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Full text of "Oeuvres philosophiques"

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OEUVRES 
PHILOSOPHIQUES. 


— i-»3  O-irs-—. 

IMPRIMERIE  DE  E.-.T.  BAILLY, 

Place  Sorbonne  ,  2. 


OEUVRES 

PHILOSOPHIQUES 

DE 

M.  LE  PRÉSIDENT  RIAMBOUUG, 

PUBLIÉES 

Par  MM.  Th.  FOI  S  SET 
ET  l'abbé  S.  FOISSET,  ancien  supérieur  de  SÉMINAIRE. 


TOME  I. 


LIBRAIRIE  CATHOLIQUE    DE    PERISSE   FRÈRES, 

Parie,  Cuon, 


ni'E    DU    njr-DE-FEB  sum-siinci. 


(3E     Rtl 


1837. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/oeuvresphilosoph01riam 


BIOGRAPHIE 


M.  RIAMBOURG. 


Je  puis  dire  de  lui,  sans  nulle  flatterie,  que  nul  autre 
de  son  temps  n'avait  tout  ensemble  plus  de  vertus ,  et 
que  je  n'y  ai  remarqué  aucun  défaut. 

Arnauld  d'Andillt,  Mémoires. 


Qui  vidit  testimonium  perhibuit. 
Joaxk.,  xix,  3->. 


Ceci  n'est  point  un  éloge  académique  : 
ce  sont  quelques  paroles  brèves  et  sincères 
en  mémoire  de  l'homme  le  moins  ambi- 
tieux de  louange  qui  fut  jamais.  Simple 
témoin,  je  voudrais,  je  n'espère  point,  pou- 
voir dire  ce  que  j'ai  vu  et  ce  que  je  sens. 


M.    Jean -Baptiste -Claude   Riambouig 
était  né  à  Dijon,  le  9  janvier  1776. 
Son  père,  greffier  en  chef  du  présidial, 


i»  VIE  DE  M.  K1AMB01WG'. 

lui  fut  enlevé  de  bonne  heure  :  mais  cette 
épreuve  douloureuse  ne  fit  que  révéler 
avant  le  temps  ,  ce  que  valait  le  jeune 
Riambourg.  Chef  de  famille  avant  sa  quin- 
zième année  ,  il  en  remplit  tous  les  devoirs 
avec  une  précocité  de  sagesse  toute  virile. 
On  peut  dire  même  qu'il  n'eut  pas  d'en- 
fance,  tant,  dès  ses  plus  tendres  années  , 
il  se  montra  l'homme  de  sa  jeunesse , 
comme  il  sut  être  dans  sa  jeunesse 
l'homme  de  .son  âge  mûr. 

Au  collège ,  c'était  l'écolier- modèle.  Il 
se  distinguait  déjà  par  sa  piété,  par  la  ré- 
gularité singulière  de  toutes  ses  habitudes, 
par  la  gailé  franche,  mais  tempérée,  qui 
l'a  caractérisé  depuis.  Malgré  les  vicissi- 
tudes des  temps,  la  divergence  et  l'intolé- 
rance des  opinions,  tous  ses  condisciples 
lui  sont  demeurés  fidèles  ;  car  c'est  le  pri- 
vilège des  hommes  qui  ressemblent  à 
M.  Riambourg  de  ne  point  perdre  un  seul 
de  leurs  amis.  Cette  âme,  naïve  comme 
toutes  les  grandes  âmes,  avait  gardé  des 
moindres  circonstances  de  ces  premières 
liaisons  l'impression  la  plus  tendre.  H  !« 


VIE  DE  M.  RIAMBOURG.  ▼ 

racontait  avec  un  charme  de  simplicité 
inépuisable ,  en  y  mêlant  les  plus  tou- 
chantes allusions  à  ses  souvenirs  de  fa- 
mille et  aux  joies  du  foyer  domestique. 

L'Ecole  polytechnique  fut  créée  : 
M.  Riambourg  y  entra  des  premiers.  Là 
encore ,  il  parut  ce  qu'il  fut  toujours , 
chrétien  convaincu ,  mais  indulgent  et 
bon.  Si  l'on  veut  bien  se  rappeler  que  c'é- 
tait le  temps  où  Destutt-Tracy  s'excusait 
d'accorder  au  christianisme  un  chapitre 
de  son  Abrégé  de  l'Origine  de  tous  les 
cultes  ,  parce  qu'on  ne  croyait  non  plus  à 
l'Evangile  désormais ,  écrivait  le  philoso- 
phe ,  qu'aux  contes  de  sorciers  et  de  re- 
venants ;  on  pressentira  ce  qu'il  fallait,  à 
18  ans,  d'énergie  calme  et  persévérante, 
pour  professer  sa  foi  sans  respect  humain  , 
à  la  face  de  toute  l'école ,  sous  des  mai- 
ires  d'autant  d'autorité  et  aussi  hostiles  a 
la  religion  que  l'étaient  alors  Monge  et 
Laplace. 

La  famine  de  1795  interrompit  les 
études  de  mathématiques  de  M.  Riam- 
bourg. Il  revint  à  Dijon  chez   sa  mère , 


tj  ME  DE  M.  KIAMBOURG. 

mais  pour  un  temps  assez  court.  La  mé- 
diocrité de  son  patrimoine  et  le  besoin  de 
s'ouvrir  une  carrière ,  le  ramenèrent  à 
l'Ecole  polytechnique.  Toutefois  il  ne  put 
tenir  long-temps  à  la  direction  toute  maté- 
rialiste de  l'enseignement  qui  prévalait 
alors  ;  il  ne  voulut  point  d'un  avenir  qui 
lui  semblait  devoir  laisser  ses  facultés 
morales  oisives  et  son  âme  sans  nourri- 
ture (i);  il  donna  sa  démission. 

Le  sentiment  des  arts,  inné  chez  lui,  et 
demeuré  très  vif  depuis,  malgré  d'autres 
préoccupations  communément  exclusives, 
lui  fit  étudier  quelque  temps  l'architecture. 
Mais  c'était  encore  là  une  étude  tombée  à 
l'état  de  mécanisme  ;  un  art  matérialisé , 
pétrifié  ,  sans  signification  actuelle,  avec 
ses  froids  pastiches  grecs,  sans  vie  dès  lors 
et  sans  portée.  M.  Riamhourg  s'en  dégoûta 
bientôt. 

Quelques  uns  de  ses  anciens  condisci- 
ples suivaient  eu  ce  moment  à  Paris  les 
cours  de   Y  académie  de  législation,,  créa- 

(1)  Voir  Y  Ecole  d'Athènes,  p.  38. 


VIE  DE  M.  RIAMBOURG.  vij 

tion  improvisée  et  bien  incomplète   sans 
doute ,  mais  qui  a  fait  quelque  bien  dans 
l'interrègne  des  véritables  études  juridi- 
ques. M.   Riambourg  se   laissa  conduire 
aux   leçons  de  droit  naturel  qui  se  don- 
naient dans  cette  espèce  d'école.  Il  saisit 
tout  de  suite  ce  qu'il  y  a  de  moral  et  de 
social  tout  ensemble  dans  la  science  du 
droit.  Il  vit  là  une  des  plus  belles  appli- 
cations de  la  logique  :  l'art  de  combiner 
les  principes  de   la  justice,   qui   est  im- 
muable et  éternelle,  avec  la  variété  infinie 
des  intérêts  humains.   L'amour  du  juste  , 
qui  faisait  le   fond  le  plus  intime  de  son 
être,  et  la  rigueur  de  déduction  ,  qui  était 
l'attribut  distinctif  de  son  esprit ,  se  trou- 
vèrent à  la   fois   satisfaits  ,   et  M.  Riam- 
bourg fut  acquis  à  la  jurisprudence. 

Un  homme  excellent,  que  la  mort  a 
frappé  en  i835,  M.  Poncet,  avait  ouvert 
à  Dijon  des  cours  privés  de  législation  : 
cela  s'appelait  ainsi.  M.  Riambourg  les  sui- 
vit avec  application,  avec  succès.  Reçu 
avocat  en  1806,  ses  contemporains  n'ont 
point  oublié  ses  plaidoieries.  Une  méthode 


▼iij  VIE  DE  M.  RIAMBOLUr.. 

sévère,  une  ordonnance  parfaite,  une  rec- 
titude, une  lucidité  peu  communes,  tel 
était  le  caractère  de  sa  discussion  à  la 
barre.  Mais  ce  qui  était  plus  éminent  en- 
core en  lui,  c'était  l'homme  de  bien  sous 
la  toge;  c'étaient  une  véracité,  une  impar- 
tialité sans  égale ,  dominant  les  préoccu- 
pations de  la  cause  et  l'intérêt  chaleureux 
qu'il  portait  à  ses  clients.  Jamais  avocat  ne 
s'est  fait  avec  plus  de  scrupule  le  juge  des 
parties  qui  le  consultaient.  Peut-être  ne 
put-il  éviter  d'être  abusé  quelquefois.  11 
ne  s'y  habitua  point,  et  le  danger  seul  où 
se  trouve  incessamment  l'avocat  d'accepter 
de  mauvaises  causes ,  sans  le  savoir ,  suffit 
à  l'éloigner  prématurément  du  barreau. 

On  venait  d'établir  des  juges-auditeurs 
dans  les  tribunaux  d'appel.  M.  Riambourg 
fut  attaché  en  cette  qualité  au  tribunal 
d'appel  de  Dijon  ;  c'était  en  1808.  Sa  ré-? 
putation  grandit  singulièrement  dans  ces 
fonctions ,  en  apparence  peu  brillantes. 
Fréquemment  appelé  à  siéger  pour  le  pro- 
cureur-général au  banc  du  ministère  pu- 
blic, ses   conclusions  se  recommandaient 


VIE  DE  M.  RIAMBOl'RG.  ix 

par  une  telle  perspicacité  dans  le  discer- 
nement des  faits ,  par  une  telle  justesse 
dans  l'application  des  moyens  ;  elles  étaient 
surtout  si  remarquables  par  le  talent  de 
concentrer  toute  la  discussion  sur  un  point 
culminant,  d'où  la  lumière  rayonnât  de 
toutes  parts,  que,  lorsqu'il  fut  nommé 
conseiller  à  la  Cour  impériale  en  1812, 
le  cri  public  réclamait  unanimement  ce 
choix ,  et  qu'on  put  lui  appliquer  le  mot 
de  Tacite  :  Fama  quoque  eligit. 

Juge,  son  assiduité  était  exemplaire. 
Son  intégrité  n'a  jamais  été  suspecte, 
même  à  ceux  que  les  animosités  de  parti 
lui  rendirent  depuis  le  plus  hostiles.  C'était 
un  admirable  président  d'assises.  11  con- 
duisait le  débat  avec  un  sang-froid,  avec 
une  sagacité  supérieure.  Gardien  vigilant 
des  droits  de  la  vérité,  on  cite  une  accu- 
sation capitale  où  ses  interrogations  vives 
et  pressantes  arrachèrent  à  un  témoin 
l'aveu  qu'il  calomniait  le  coupable,  de 
sorte  qu'on  vit  à  la  fois  l'accusé  et  le  té- 
moin condamnés,  l'un  comme  meurtrier, 
l'autre   comme  avant  inventé  des  eircon- 


x  VIE  DE  M.  R1AMB0URG. 

slauces  aggravâmes  pour  perdre  plus  sûre- 
ment un  ennemi. 

La  Restauration  survint.  Dès  le  premier 
jour,  M.  Riambourg  se  trouva  légitimiste. 
Nul  n'était  plus  libre  de  tout  engagement 
envers  l'ancien  régime.  Mais,  à  l'âge  où  le 
mal  indigne  le  plus,  il  avait  vu  les  clubs 
et  le  Directoire.  Plus  tard  il  avait  visité 
et  secouru  dans  leur  exil  les  cardinaux 
fidèles  k  Pie  VU  captif.  Ces  souvenirs 
d'époques  si  diverses  à  d'autres  égards  ne 
faisaient  qu'un  dans  sa  pensée;  et  quand 
vinrent  les  Cent-Jours  ,  celui  qui ,  dans 
les  premiers  mois  de  i8i43  avait  gardé 
son  serment  à  Napoléon,  en  présence  des 
bayon nettes  étrangères  et  malgré  les  exi- 
gences de  la  victoire,  refusa  d'en  prêter 
un  nouveau  à  l'homme  de  file  d'Elbe ,  et 
sacrifia  sa  place  à  ses  convictions  politi- 
ques. 

On  n'a  jamais  accompli  avec  moins  de 
faste  un  acte  de  courage  civil  plus  méri- 
toire. M.  Riambourg  n'avait  reçu  de  la 
Restauration  aucune  faveur;  il  était  marié, 
jeune  encore,  et  h  peu  près  sans  fortune. 


VIE  DE  Al.  KlAMBOt  KG.  xj 

La  cause  des  Bourbons  perdue,  il  se  fer- 
mait toute  carrière;  il  le  savait,  et  il 
n'hésita  point.  Bien  plus ,  au  retour  de 
Louis  XVIII ,  malgré  l'ordonnance  du  roi 
qui  rappelait  à  leurs  fonctions  tous  ceux 
que  les  Cent-Jours  en  avaient  écartés,  il 
demeura  plusieurs  mois  dans  sa  retraite, 
peu  pressé  de  jouir  de  l'honneur  de  sa  con- 
duite. Nommé  procureur-général  à  Dijon, 
à  son  insu  ,  l'un  des  premiers  actes  de  son 
administration  fut  de  conserver  à  la  magis- 
trature celui  que  Napoléon  lui  avait  donné 
pour  successeur. 

L'appréciation  de  M.  Riambourg  ,  pro- 
cureur-général, implique  celle  de  la  ma- 
jorité introuvable ,  dont  il  embrassa  les 
vues  avec  tant  de  conviction  et  un  si  ferme 
dévouement.  Mais,  quand  l'heure  de  l'his- 
toire serait  venue  pour  des  temps  si  pleins 
de  passions  encore  toutes  vives,  ce  n'est 
point  en  tète  des  œuvres  philosophiques 
de  M.  Riambourg  que  cette  appréciation 
toute  politique  pourrait  trouver  place. 
Chargé  de  punir  une  révolution  et  d'en 
prévenir  une  autre  ,  le  chef  du  parquet  de 


xij  VIE  DE  M.  KIAMBOUHG. 

Dijon  eut  a  remplir  des  devoirs  d'une  ex- 
trême rigueur,  sans  doute  ;  mais  les  hom- 
mes des  nuances  les  plus  diverses  n'ont  pu 
que  rendre  hommage  à  tout  ce  qu'il  eut 
alors  de  courage  dans  son  attitude,  et  de 
conscience  dans  ses  actes  les  plus  sévères. 

Comment  douter  d'ailleurs  de  Fini  per- 
sonnalité de  sa  conduite  et  du  désintéres- 
sement de  sa  conviction  ,  en  présence  de 
l'opposition  si  ouverte  de  M.  Riambourg  à 
la  politique  dont  M.  Decazes  était,  comme 
on  sait ,  l'expression  la  plus  avancée  ?  Le 
procureur-général  ne  s'était  pas  dissimulé 
les  conséquences  de  cette  opposition.  Le 
président  du  collège  électoral  de  la  Côte— 
d'Or,  en  1816,  les  lui  faisait  nettement 
pressentir.  «  Monsieur,  répondit  douce- 
«  ment  le  magistrat  menacé,  la  personne 
«  qui  vous  a  introduit  dans  mon  cabinet, 
«<  est  celle  qui  me  servait  quand  j'étais 
«  avocat.  S'il  plaît  au  roi  que  je  redevienne 
«  avocat,  j'aurai  peu  à  réformer  dans  mes 
«  habitudes.  »  — •  On  admire  de  pareils 
mots  dans  les  Vies  de  Plutarque. 

Avant  de  frapper  un  homme  aussi  pur. 


Y1E  DE  M.  MAMBOl'RG.  xiij 

le  ministère  hésita  long-temps.  Toutefois, 
une  présidence  de  chambre  vint  à  vaquer 
en  1818,  et  M.  Riambourg  passa  à  cette 
nouvelle  charge.  On  peut  dire  que  c'était 
là  sa  place  naturelle  :  tant  il  était  né  juge , 
tant  il  semblait  appelé  à  ces  austères  fonc- 
tions par  sa  raison  si  calme  et  si  droite, 
par  son  zèle  infini  pour  le  bon  et  pour  le 
juste,  par  ses  hautes  lumières,  jointes  à 
un  tact  exquis  du  côté  positif  des  choses. 
Aussi,  à  l'avènement  du  ministère  roya- 
liste (1822),  refusa-t-il  de  redevenir  pro- 


cureur-général. 


Néanmoins,  les  devoirs  de  la  judicature 
et  les  soins  dus  aux  établissemens  de  cha- 
rité dont  il  était  administrateur,  ne  sufiï- 
saient  point  à  son  inépuisable  amour  du 
bien  \  il  lui  restait  des  loisirs,  et  les  loisirs 
d'un  tel  homme  ne  pouvaient  être  perdus 
pour  la  cause  de  la  vérité. 

M.  Riambourg  avait  grandi  au  milieu  des 
ruines  que  le  dix-huitième  siècle  avait  fai- 
tes^ et,  dès  ses  plus  jeunes  années,  une 


xiv  me  m  m  hiammhhc 

pensée  dfe  réédification,  l'avait  saisi.  Non 
qu'il  eût  conscience  encore  de  sa  mission , 
et  ({ne  le  plan  de  son  apostolat  fût  dès  lors 
arrêté ,  mais  c'était  là  l'instinct  de  sa  nature 
et  de  sa  vertu  ;  déjà  il  tendait,  pent-étre 
sans  bien  s'en  rendre  compte ,  à  se  faire 
centre  dans  l'intérêt  dn  bien;  déjà  son 
prosélytisme  s'exerçait  ,  mais  sans  impa- 
tience, à  tirer  doucement  à  l'Evangile  ceux 
sur  qui  il  avait  quelque  prise.  Celte  même 
pensée  le  fit  écrivain.  Imprimer  par  passe- 
temps  ou  par  gloriole  lui  semblait  indigne 
d'un  homme  grave  et  d'un  chrétien;  mais 
vouer  à  la  gloire  de  Dieu  ,  à  l'effusion  de 
la  vérité ,  qui  émane  de  lui,  les  deux  plus 
magnifiques  dons  que  sa  providence  ait 
faits  à  l'homme  :  la  pensée  et  la  parole, 
voilà  ce  qui ,  aux  yeux  de  M.  Riambourg, 
valait  véritablement  la  peine  d'écrire. 

Sa  première  publication  fut  un  opuscule, 
composé  en  1818,  imprimé  en  1820  :  les 
Principes  de  la  Révolution  française  dé- 
finis et  discutés.  Ses  travaux  ultérieurs  fu- 
rent exclusivement  religieux-,  plus  il  avan- 
çait dans  la  vie,  plus  les  méditations  chré- 


YiK  DE  M.  KIAMKOIRG.  xv 

tiennes  prévalaient  chez  lui  sur  les  préoc- 
cupations politiques. 

C'est  alors  qu'il  commença  un  immense 
travail  apologétique,  dont  nous  reparlerons 
dans  V Introduction  générale  y  œuvre  gigan- 
tesque, faite  pour  épuiser  plusieurs  vies  de 
bénédictins ,  et  à  laquelle  la  sienne  ne 
pouvait  suffire.  11  ne  s'en  dévoua  pas  moins, 
avec  son  ardeur  tempérante  et  continue ,  à 
amasser  et  à  disposer  des  matériaux  pour  le 
temple  que  d'autres  seraient  appelés  à  bâtir. 

En  1827,  la  Société  catholique  des  Bons 
Livres  avait  mis  au  concours  le  tableau 
général  des  variations  de  la  philosophie. 
M.  Riambourg  ne  dédaigna  pas  de  des- 
cendre dans  la  lice,  et  son  ouvrage  fut 
couronné.  C'est  XEcole  d'Athènes^  impri- 
mée en  i83o,  et  qui  ouvre  cette  édition. 

Au  milieu  de  ces  hautes  études,  toutes 
consacrées  au  triomphe  de  la  vérité  chré- 
tienne, une  révolution  nouvelle  vint  sur- 
prendre M.  Riambourg.  Ce  fut  un  deuil 
profond \  mais  la  sérénité  de  sa  vie  n'en  fut 
point  troublée.  Il  n'hésita  pas  plus  qu'en 
18 1 5 ,  et  renonça  volontairement  aux  fonc- 


xvj  VIE  DE  M.  RIAMBOUKG. 

tions  publiques.  Fidèle  à  lui-même  ,  il  se 
relira  sans  apparat ,  sans  phrases,  ne  ces- 
sant de  redire  (et  c'était  le  fond  le  plus  in- 
time de  sa  pensée)  que  son  exemple  ne  de- 
vait entraîner  personne,  qu'il  cédait  à  des 
considérations  puissantes  ,  mais  étrangères 
à  la  plupart  de  ses  collègues ,  et  que  la  con- 
science ne  défendait  pas  généralement  aux 
magistrats  de  la  Restauration  de  rester  à 
leur  poste.  Homme  admirable  en  ce  point 
comme  en  tout  le  reste. 

Depuis  ce  temps,  il  a  vécu  dans  la  paix 
d'une  retraite  studieuse  et  honorée,  avec 
la  compagne  que  lui  avait  choisie  la  Pro- 
vidence, et  qui  s'est  montrée  parfaitement 
digne  de  lui ,  dans  la  vie  et  à  la  mort.  In- 
cessamment sur  la  brèche,  dès  qu'une  oc- 
casion lui  était  offerte  de  rendre  témoi- 
gnage à  sa  foi,  il  a  continué  jusqu'à  la  fin 
de  servir  l'Eglise,  soit  par  des  communica- 
tions fréquentes  aux  divers  recueils  voués 
à  ce  genre  de  polémique ,  soit  par  des  tra- 
vaux de  longue  haleine,  la  plupart  inache- 
vés ,  et  sur  lesquels  nous  ne  pouvons  insis- 
ter ici. 


ME  DE  M.  RlAMBOL'llG.  xvij 

Un  seul  ouvrage  est  sorti  de  cette  re- 
traite; c'est  celui  qui  a  pour  titre  :  Ratio~ 
nalisme  et  Tradition,  ouvrage  reçu  avec  un 
applaudissement  général  dans  les  rangs  ca- 
tholiques, et  dont  l'opportunité  singulière 
a  été  attestée  par  le  plus  rapide  succès. 
Sans  parler  du  fond  de  ce  beau  travail, 
qui  sera  apprécié  ailleurs ,  ce  livre  se  re- 
commande, comme  presque  tous  les  tra- 
vaux de  l'auteur,  par  un  rare  talent  de 
composition  \  le  style  en  est  admirable- 
ment sain,  clair,  substantiel,  précis,  et 
semé  parfois ,  comme  X Ecole  d'Athènes , 
d'expressions  remarquablement  heureuses. 
Il  se  peut  que  le  tour  un  peu  lent  de  la 
pensée,  la  sobriété  d'ornemens  et  le  désin- 
téressement complet  de  tout  effet  oratoire, 
dont  M.  Riambourg  y  fait  preuve,  n'atti- 
rent point  assez  quelques  esprits;  car  le 
goût  des  chastes  et  sévères  qualités  des  ou- 
vrages du  grand  siècle  ne  s'est  que  trop 
émoussé  :  beaucoup  sont  tombés  en  je  ne 
sais  quel  sybaritisme  littéraire.  Mais,  sans 
tenir  compte  de  ces  efféminés  qui  veulent 
être  amusés  plutôt  qu'être  instruits,  nous 


xvii.j  VIF  1>E  M.  KIAMBOURG. 

dirons  volontiers  avec  Tacite  :  Malim  her- 
cule Lucii  Crassi  maturitatem  quàm  ca- 
lamistros  Mœcenatis  et  tinnitus  Gallionis. 
On  a  défini  M.  Riam bourg  une  forte  et 
saine  intelligence  au  service  d'une  vertu 
supérieure.   En  ajoutant    que   c'était    un 
homme  du  dix-septième  siècle  naturalisé 
dans  le  nôtre ,  la  ressemblance  eût  été  plus 
complète  encore  et    plus  frappante.  Les 
qualités  en  quelque  sorte  fondamentales 
qui  rayonnèrent ,  à  cette  époque  éminente, 
dans  un  si  grand  nombre  de  natures  d'é- 
lite, il  les  réunissait  toutes  à  ce  degré 
d'harmonie  qui  a  manqué  trop  souvent  aux 
plus  beaux  génies  de  ce  temps-ci  :  l'équi- 
libre des   facultés,  la  sérénité  du  coup- 
d'œil ,  un  grand  sens ,  et  cette  force  calme 
et  vraie  qui  n'a  pas  besoin  de  s'exagérer, 
parce  qu'elle  est  sûre  d'elle-même. 

Penseur,  il  rappelait  Nicole;  magistrat, 
il  faisait  souvenir  de  Mathieu  Mole;  écri- 
vain ,  il  participait  de  Nicole  et  deBourda- 
loue  tout  ensemble  :  c'était  la  marche 
froide,  mais  sûre  et  allant  droit  au  but  des 
Essais  de  morale,  moins  la  sécheresse;  c'é- 


VIE  DE  M.  K1AMB0URG.  xix 

tait  de  plus  quelque  chose  de  l'ordonnance 
sévère  et  pleine  du  grand  prédicateur,  de 
l'homme  de  cet  âge  et  de  tous  les  âges  qui 
a  le  mieux  connu  les  secrets  de  la  composi- 
tion. 

Nourri  de  la  plus  pure  moelle  du  dix- 
septième  siècle,  vous  diriez  que  M.  Riam- 
bourg  a  étudié  à  Port-Royal  même,  tant 
cet  esprit  ferme ,  élevé ,  profond ,  ce  cœur 
simple  et  chaleureux ,  s'est  identifié  de 
bonne  heure  avec  toutes  les  mâles  tradi- 
tions de  cette  école!  tant  il  a  vécu  et  con- 
versé avec  ces  graves  et  puissantes  intelli- 
gences !  tant,  au  jansénisme  près,  dont 
nul  ne  fut  plus  éloigné  que  lui,  le  tour 
d'esprit  de  ces  solitaires ,  les  habitudes  de 
leur  pensée,  la  direction  générale  de  leurs 
études  lui  sont  intimes  et  sympathiques  ! 
Bien  peu  d'hommes  de  notre  temps  sont 
assez  fortement  trempés  pour  respirer  li- 
brement à  cette  hauteur  d'atmosphère, 
bien  peu  ont  le  goût  et  le  sentiment  de 
cette  austère  discipline  d'esprit  et  de  cœur, 
de  cette  dialectique,  pour  ainsi  dire  innée, 
qui  constitue   le  caractère  commun  des 


xx  VIE  1)1 1  M.  ItlAMBOUIlG. 

hommes  de  Port-Royal,  ei  dont  la  puis- 
sante individualité  de  Pascal  s'était  si  pro- 
fondément empreinte.  Mais  c'est  qu'attiré, 
maîtrisé  par  tant  et  de  si  rares  qualités, 
M.Riambourg  s'était  réellement  fait,  sous 
toutes  réserves  pourtant,  le  disciple  et 
bientôt  comme  le  contemporain  de  ces 
âmes  viriles.  Dès  sa  quinzième  année,  il 
goûtait,  il  fréquentait  Nicole;  il  ne  s'en 
est  jamais  détaché  jusqu'à  ses  derniers 
jours,  et  si  depuis  il  s'était  choisi,  dans  la 
même  école,  un  autre  maître  plus  émi- 
nent,  Pascal,  on  peut  dire  que  Nicole  était 
demeuré  son  père  nourricier  dans  l'ordre 
de  l'intelligence,  et  qu'à  son  insu  il  pro- 
cédait encore  directement  de  lui  à  nombre 
d'égards. 

Ce  n'est  point  à  dire,  toutefois,  que 
M.  Riambourg  fût  comme  un  étranger  au 
milieu  de  nous.  Il  connaissait  bien  son 
temps,  le  dix-huitième  siècle,  au  milieu 
duquel  il  avait  grandi,  et  le  dix-neuvième , 
où  il  semblait  appelé  à  vivre  de  longues 
aimées  encore;  il  n'avait  point  accepté  les 
enseignements  de  la  science  encyclopédiste; 


ME  DE  M.  RIAMBOURG,  xxj 

mais  il  les  avait  reçus,  discutés,  appréciés 
à  leur  valeur.  On  s'apercevait  qu'il  avait 
passé  par  l'Ecole  polytechnique  avant  de 
séjourner  à  Port -Royal.  Epris,  d'ailleurs  , 
dans  de  justes  bornes,  des  maîtres  de  Do- 
mat,  des  amis  de  Mathieu  Mole,  il  n'en 
eut  jamais  ,  et  c'est  ici  un  trait  saillant  de 
son  caractère,  la  rigidité  abrupte,  l'hétéro- 
doxie et  l'instinct  d'exclusion.  Au  con- 
traire, la  vertu  de  M.  Riambourg  demeura 
toujours  imitable  et  humaine;  l'esprit  de 
secte  et  de  faction  lui  était  souverainement 
antipathique;  son  intelligence  n'était  pas 
étroite  et  fermée,  comme  il  appartient  aux 
sectaires,  mais  ouverte  et  compréhensive, 
comme  il  sied  à  la  vérité  universelle.  Chose 
digne  d'être  remarquée,  maintes  fois  les 
plus  jeunes  d'entre  nous  se  sont  étonnés 
de  le  voir  aussi  incessamment  accessible 
aux  idées  nouvelles,  non  pour  les  subir 
indistinctement  sans  doute,  mais  pour  pé- 
nétrer jusqu'au  fond  avant  de  les  juger. 

Aucun  don,  du  reste,  n'avait  presque 
été  dénié  à  M.  Riambourg.  Doué  d'un  sens 
métaphysique  éminent ,  merveilleusement 


xxij  VIE  DE  M.  KIAMBOURG 

propre  aux  éludes  les  plus  arides,  a  la 
procédure  comme  à  l'algèbre  ,  il  possédait 
en  même  temps  à  un  assez  haut  degré  le 
sentiment  des  arts.  La  musique  le  char- 
mait; il  l'avait  cultivée  avec  amour.  Nous 
lui  avons  ouï  développer  sur  la  nature  in- 
time de  la  poésie  les  idées  les  plus  neuves, 
les  plus  justes,  les  plus  profondes.  Cet  es- 
prit si  didactique  fut  des  premiers  à  rendre 
hommage  au  génie,  d'abord  tant  contesté, 
de  M.  de  Lamartine.  Sous  l'empire  le  plus 
absolu  des  susceptibilités  classiques ,  il 
protestait  contre  la  réprobation  dont  La- 
harpe  avait  frappé  certaines  familiarités  de 
la  muse  de  Racine.  Dès  1 8 1  o ,  en  désaccord 
avec  les  bravos  unanimes  de  la  presse,  il 
en  appelait  de  la  sculpture  peinte  de  Da- 
vid à  la  peinture  vivante  de  Raphaël.  En- 
lin ,  le  dirai-je  ici?  cet  homme  excellent, 
dont  toutes  les  habitudes  étaient  si  graves, 
avait  un  enjouement  naturel,  et  même  un 
don  de  raillerie  que  n'eût  point  tout-à-fait 
désavoué  Pascal.  Aussi ,  Molière  était-il  une 
de  ses  admirations  les  plus  vives,  et  si  une 
charité  vigilante  ne  l'eût  sans  cesse  contenu 


VIE  DE  M.  RIAMBOURG.  xxi  j 

dans  les  bornes  les  plus  inoiïénsives,  la 
plaisanterie  eût  été  l'un  des  côtés  les  plus 
saillants  de  son  esprit. 

Mais  ce  qu'il  faut  louer  par  dessus  tout 
dans  M.  Riambourg,  c'est  le  juste,  dans 
toute  l'énergie  de  l'acception  chrétienne 
du  terme.  En  lui,  le  chrétien  enveloppait, 
dominait,  transfigurait  tout  l'homme.  C'est 
à  la  prépondérance  de  l'élément  chrétien 
qu'il  a  dû  ce  rare  équilibre  de  facultés  que 
nous  admirions  tout-à-1'heure  en  lui.  C'est 
parce  qu'il  était  de  ceux  qui  prennent  au 
sérieux  leur  mission  terrestre,  qui  ont  foi 
à  quelque  chose,  et  se  tiennent  pour  obli- 
gés d'agir  selon  ce  qu'ils  croient,  qu'il  ne 
fut  point  de  ceux  en  qui  l'honneur  dément 
le  philosophe,  et  qu'il  n'y  eut  jamais  de 
vie  plus  une  que  la  sienne.  En  un  mot,  il 
ne  fut  un  sage  accompli  que  parce  qu'il 
sut  être  un  chrétien  complet. 

Un  de  ses  contemporains,  un  de  ses  col- 
lègues, un  des  hommes  qui  l'ont  le  mieux 
connu,  nous  prête  ici  l'autorité  de  son 
témoignage,  eu  ajoutant  au  portrait  de 
M,  Riambourg  des  traits  de  la  plus  saisis- 


xxiv  VIE  b\:  M.  RIAMROIRC. 

saule  vérité.  «  La  conformité  parfaite  de 
ses  actes  à  sa  morale,  dit  M.  Nault  (a), 
imposait  à  ceux-là  même  qui  n'acceptaient 
pas  la  règle.  11  était  pour  ses  proches  la 
rectitude  rendue  sensible,  que  nul  n'eût 
voulu  regarder  en  face  avec  la  résolution 
de  mal  faire.  Dans  cette  âme  forle ,  il  y 
avait  deux  types  :  l'honnête  homme  et  le 
chrétien.  L'homme  avait  à  lui  en  propre  la 
modération,  la  justice,  la  constance }  le 
chrétien  était  animé  d'un  prosélytisme  ar- 
dent pour  le  bien  et  soutenu  par  un  fond 
d'espérance  qui  résistait  à  toute  épreuve. 
Esprit  logique  dirigé  par  la  foi _,  né  pour 
la  vérité,  qu'il  aima  et  défendit  sans  con- 
sidération, ni  crainte ,  pour  elle-même,  en 
vue  de  Dieu  et  des  hommes.  Homme  sim- 
ple et  droit,  avec  la  conscience  de  sa  force, 
également  à  l'aise  en  toutes  choses  et  vis- 
à-vis  toute  personne ,  homme  de  conseil 
dans  les  cas  difficiles,  et  d'action  quand 
son  devoir  y  était  engagé  ;   caractère  dont 


(a)  Aucien  procureur-général  à  Dijon,  auteur  du  livre  inti- 
tulé Vérité  catholique. 


VIE  DE  M.  RIAMBOUK<;.  xxv 

la  nature  avait fourni  le  fond  y  et  auquel  la 
religion  avait  donné  son  expression  défini- 
tive; aux  yeux  des  hommes,  le  sage  des 
stoïques ,  moins  le  support  de  l'orgueil  el 
l'aiguillon  de  la  gloire;  aux  yeux  de  Dieu, 
celui  de  l'Evangile,  le  fidèle  économe  qui 
rend  au  double  le  talent  qui  lui  a  été  con- 
fié. —  Hanc  amavi  et  exquisivi  à  juven- 
tute  mea,  et  quœsivi  sponsam  mi/ii  eam 
assumere,  et  amator factus  sum  formas  il- 
lius  (Sap.  viii  ,  2).  » 

«  Pour  moi,  écrivait  un  autre  de  ses 
amis,  je  ne  connais  pas  d'homme,  même 
historique,  qui  ait  autant  que  lui  imité  le 
divin  modèle  par  l'égalité  d'âme  en  toute 
circonstance.  Enfant,  un  condisciple  le 
harcelait  un  jour  jusqu'à  le  frapper  d'un 
bâton.  Un  homme  âgé  l'exhortait  à  châtier 
l'auteur  de  cette  insulte.  «  Mais....  je  suis 
plus  fort  que  lui.  »  Ce  fut  toute  la  réponse 
de  l'insulté!  ■ —  A  une  autre  époque,  tout 
loin  qu'il  fût  de  voir  avec  indifférence  les 
actes  politiques  de  M.  Decazes,  il  s'abste- 
nait de  médire  de  l'homme  en  combattant 
le  ministre.  «  Je  me  suis  promis,  disait-il, 


xxvj  VIE  DE  M.  RIAMBOURG. 

de  ne  jamais  mettre  le  nom  de  M.  Decazes 
dans  ma  conversation.  » 

Jamais  le  moi  ne   se   glissa   dans  son 
cœur,  ni  sur  ses  lèvres j  il  était  tout  à  tous 
et  à  toute  heure  ,  et  la  charité  fut  sans  con- 
tredit la  plus  incessante,  la  plus  inépuisa- 
ble de  ses  vertus.  Combien  de  fois  n'a-t-il 
pas  interrompu  ,  sans  hésiter,  ses  médita- 
tions les  plus  ardues,  pour  donner  fami- 
lièrement audience  au  plus  pauvre  villa- 
geois! Dans  les  plus  grandes  épreuves,  il 
suffisait  de  l'aborder  pour  se  sentir  calme  ; 
tant  son  accueil  était  plein  de  sérénité  et 
de  paix,  tant  aussi  vous  le  sentiez  prêt  à 
s'oublier  pour  vous  ,  et  prompt  à  trouver 
les  meilleurs  conseils  ,  les  consolations  les 
plus  efficaces  !  Aussi ,  JJieu  seul  connaît  à 
combien  d'âmes  et  d'intelligences,  à  com- 
bien de  misères  de  l'esprit  et  du  corps 
M.  Riambourg  fait  défaut  en  ce  moment; 
et  il  leur  manquera  long-temps,  car  Dieu 
n'envoie  au  monde  que  de  loin  en  loin  de 
ces  âmes  prédestinées. 

Plus  il   approchait  du  terme,  plus  ses 
qualités  et  ses  vertus  semblaient   s'élever 


VIE  DE  M.  R1AMB0ERG.  xxv  j 

et  grandir.  L'horizon  de  sa  pensée  s'éten- 
dait encore,  et  les  progrès  de  son  style  en 
étaient  chaque  jour  une  manifestation  plus 
frappante.  Par  une  exception  bien  rare, 
l'âge,  qui  rend  presque  toujours  étroit  et 
exclusif,  ajoutait  au  contraire  à  la  largeur 
de  ses  conceptions,  comme  à  l'indulgence 
de  son  caractère.  Ceux  qui  l'ont  approché 
dans  les  derniers  mois  de  sa  vie  attestent 
qu'il  leur  a  paru  plus  égal,  plus  serein, 
plus  impersonnel ,  plus  parfait  en  un 
mot,  que  jamais,  et,  si  nous  osons  le  dire, 
plus  saintement  inspiré  dans  sa  piété, 
comme  dans  ses  bonnes  œuvres.  Il  gravi- 
tait ainsi  vers  son  centre,  il  s'élevait  de 
plus  en  plus  vers  le  ciel,  par  un  mouve- 
ment moins  délibéré  que  senti.  Frappé 
d'une  apoplexie  foudroyante  le  16  avril 
i836,  il  s'est  endormi  sans  trouble,  sans 
angoisses  même  physiques;  ses  traits,  un 
moment  contractés  par  l'invasion  du  mal , 
avaient  presque  aussitôt  repris  leur  expres- 
sion de  paix  habituelle  ,  et  ceux  qui  entou- 
raient son  lit  de  mort  ont  pu  s'écrier, 
comme  le  centenier  de  l'Evangile  :  Vrai» 


xxviij  VIE  DE  M.  RJAMBOUKG. 

ment  cet  homme   était  l'ami  de   Dieu  ! 

Nous  n'avons  pas^  vu  ses  funérailles  ; 
mais  il  nous  sera  permis  d'invoquer  un 
dernier  témoignage,  qui  ne  sera  pas  dé- 
menti. «  J'ai  assisté  fréquemment,  écrivait 
un  témoin  oculaire,  à  de  tristes  cérémo- 
nies j  aucune  ne  présentait  un  tel  carac- 
tère. L'élite  de  la  ville  de  Dijon  ,  sans  dis- 
tinction de  partis,  honorait  les  obsèques 
de  M.  Riambourg,  moins  par  sa  présence 
même  que  par  la  consternation  profonde 
empreinte  sur  tous  les  visages.  » 

Tel  fut  M.  Riambourg,  l'homme  de  tous 
les  devoirs,  d'un  esprit  élevé,  d'une  in- 
comparable fermeté  de  caractère,  et  en 
même  temps  de  la  vertu  la  plus  douce,  la 
plus  naturelle,  la  plus  vraie,  simplement 
simple  y  comme  on  l'a  dit  d'un  autre  grand 
homme  de  bien  (a),  trop  simple  même 
peut-être  dans  ses  mœurs  et  dans  ses  écrits 
pour  que  sa  réputation  ne  demeure  pas  in- 
férieure à  son  mérite*,  infiniment  éloigné, 
redisons-le,  de  la  sagesse  âpre  et  tendue  de 

(a)  Malesherbes. 


VIE  DE  M.  RIAMBOURG.  xxix 

Brutus  ou  de  Caton ,  mais  homme  d'une 
perfection  intime  et  sans  efforts,  qui  échap- 
pait presque  à  l'admiration  par  sa  conti- 
nuité même;  homme  véritablement  mo- 
dèle ,  que  ceux  qui  l'ont  connu  ne  peuvent 
louer  comme  il  convient  qu'en  suivant  de 
loin  ses  traces,  et  en  tâchant,  s'il  se  peut, 
de  ne  se  point  montrer  tout-a-fait  indignes 
des  exemples  d'une  telle  vie. 

Th.FOISSET. 


On  nous  saura  gré  de  consigner  ici  l'épitaphe  gravée 
sur  la  tombe  de  M.  Riambourg  et  composée  par  l'auteur 
des  Annales  du  Moyen  Age ,  M.  Frantin. 


Hic  requiescit  in  pace  domim 

JOANNES-BAPTISTA  CLAUDICS  RIAMBOURG, 

IN  REGIA  DIVIONBN9I  JPDICIORCM   CURIA   OHM  PRISES, 

VIR  IN9IGNI9 

RELIGIONS   ERGA   I)EI  M   AC   PIBTATE   EXIMIA  , 

SINGULARI  BRGA  AMICOS   FIDE, 

DOCTRINA  TAM  IN  DITINIS  QUAM  IN  HUMANIS  EITTERI9  911MIMA, 

GRAVIT ATE  ET  jEQUITATE  IN  GERENDO  MAGISTRATCCONSPICUA, 

inconcdssa  in  publicis  procellis 

animi   fortitud1ne   bt  constantia. 

privato  otio  redditu9, 

philosophi  e  nec  non  tueologi  e  studiis 

magnaih  sibi  paravit  scienti^  atque  ingbnii  laudem  , 

quam  firmaterb 

plubima  haud  parum  commendanda  scripta 

ob  defensionem  christiani  dogmatis. 

Natus  anno  1776 ,  die  xxiv  januarii 
obiit  die  xvi  a  prie.  1836. 

Bernarda  SIGAULT ,  conjux  carissima  , 

HOC  DOLORI9  ET  AMORIS  MONVMENTVM 

P.  c. 


INTRODUCTION  GÉNÉRALE 


AUX  OEUVRES  DE  M.  RIAMBOUKG. 


-=«^SSW©^ 


«  Il  n'est  pas  impossible  qu'un  seul 
«  homme  ose  entreprendre  de  prouver  suc- 
«  cessivement  que  la  religion  n'est  point 
«  absurde,  qu'elle  est  raisonnable,  qu'elle 
«  est  vraie.  Celui  qui  écrit  ceci  a  depuis 
«  long-temps  conçu  le  projet  de  poser  lui- 
«  même  ces  trois  grandes  vérités, qui for- 
«  ment  comme  trois  degrés  à  l'aide  des- 
«  quels  l'esprit  peut  s'élever  jusqu'à  la  dé- 
«  monstration  de  la  religion  du  Christ.  Si 
«  Dieu  lui  accorde  d'accomplir  cette  œu- 
«  vre,  perpétuel  objet  de  ses  réflexions, 
«  but  final  de  ses  études,  il  pourra  croire 
«  que  sa  tâche  est  remplie.  » 


ixxij  INTRODUCTION  GÉNÉRALE. 

De  très  bonne  heure ,  dans  ses  entre- 
liens avec  ses  condisciples  de  l'Ecole  poly- 
technique ,  l'auteur  des  paroles  qu'on  vient 
de  lire  avait  été  frappé  d'un  préjugé  qui 
domine  et  aveugle  un  trop  grand  nombre 
d'esprits  ;  c'est  que  toute  religion  qui  a  des 
mystères  est,  par  cela  seul,  convaincue 
d'absurdité  et  par  conséquent  indigne 
d'examen. 

Certes  il  a  fallu  toute  Xinphilosophie  du 
siècle  pour  obscurcir  à  ce  point  les  intel- 
ligences; car  pour  quiconque  a  la  première 
notion  des  conditions  essentielles  du  pro- 
blème religieux ,  toute  croyance  qui  n'im- 
plique point  à  un  certain  degré  la  connais- 
sance de  l'infini,  ne  mérite  point  le  nom 
de  religion;  et  toute  doctrine  qui  admet 
l'infini  présuppose  des  mystères,  ou  bien 
elle  est  convaincue  d'avance  de  contradic- 
tion ,  et  partant  d'absurdité. 

Mais  il  faut  bien  prendre  les  questions 
au  point  où  le  XVIIIe  siècle  les  a  fait  des- 
cendre. M.  Riambourg  pensait  donc  que 
toute  apologétique  du  christianisme,  ap- 
proprié aux  préventions  irréligieuses  de  la 


INTRODUCTION  GENERALE.  xxxiij 

génération  an  milieu  de  laquelle  il  avait 
surtout  vécu,  devait  prouver  avant  tout 
que  les  mystères  ne  sont  point  une  fin  de 
non-recevoir  contre  l'Evangile  ;  bien  plus, 
que  loin  de  rejeter  la  foi  chrétienne  comme 
absurde,  parce  qu'elle  a  des  mystères,  on 
devrait  au  contraire  la  réprouver  comme 
telle,  si  elle  n'en  avait  pas;  qu'enfin,  plus 
une  doctrine  pénètre  dans  la  connaissance 
de  l'infini ,  plus  elle  doit  découvrir  de 
mystères ,  et  qu'ainsi  la  religion  qui  en 
contient  le  plus  est  dès  là  présumée  avoir 
percé  plus  avant  qu'aucune  autre  dans  la 
science  des  choses  divines. 

Parvenu  à  ce  point  de  la  discussion , 
M.  Riambourg  suppliait  son  interlocuteur 
de  vouloir  bien  examiner  le  Christianisme 
au  moins  comme  hypothèse.  11  lui  propo- 
sait à  ce  sujet  sous  une  nouvelle  forme, 
en  le  revêtant  même  de  toute  la  rigueur  de 
l'appareil    algébrique ,    le    célèbre    argu- 
ment   de    Pascal    aux  indifférens  de  son 
siècle  :  «  Il  faut  parier,  vous  n'êtes  point 
«  le  maître  de  n'en  rien  faire;  or  le  plus 
«  sûr  est  de  parier  pour  la  vérité  de  l'É- 


xxxiv  INTRODUCTION  GÉNÉRALE. 

«  vangile,  et  à  plus  forte  raison  d'en  peser 
«  la  valeur.  » 

Là  s'offraient  les  diverses  hypothèses 
philosophiques  et  religieuses  qui  se  sont 
produites  depuis  la  création  :  judaïsme , 
idolâtrie ,  philosophie  ancienne ,  christia- 
nisme ,  mahométisme ,  philosophie  des 
derniers  temps.  Comparons  :  ou  plutôt  ne 
suffit-il  pas  d'exposer  ces  doctrines  pour 
qu'éclate  d'évidence  la  supériorité  de  l'E- 
vangile? 

Mais  ce  n'est  point  assez  que  la  doctrine 
évangélique  l'emporte  sur  toutes  les  au- 
tres ,  il  faut  de  plus  qu'elle  satisfasse  plei- 
nement toutes  les  facultés  humaines.  Ici 
M.  Riambourg  devait  établir  qu'en  soi  et 
abstraction  faite  de  toute  comparaison,  la 
religion  chrétienne  est  la  plus  belle  des 
hypothèses  \  que  seule  elle  rend  compte 
de  tout ,  expliquant  admirablement  ce 
qu'est  Dieu ,  ce  qu'est  l'homme ,  et  quels 
doivent  être  les  rapports  de  l'homme  avec 
Dieu  \  que  seule  elle  répond  à  tout  notre 
être,  à  ce  triple  instinct  duvrai,du  grand 
et  du  bon,  qui  est  inné  dans  l'homme; 


INTRODUCTION  GÉNÉRALE.  yxxv 

-et  à  scs  trois  facultés  primordiales,  intelli- 
gence ,  admiration ,  amour. 

Tout  cela  du  reste,  dans  la  pensée  de 
M.  Riambourg,  n'était  encore,  si  je  puis  dire 
ainsi ,  que  la  préparation  évangélique.  La 
démonstration  devait  suivre,  et  c'est  alors 
seulement  qu'il  eût  invoqué,  non  pas  le 
syllogisme  métaphysique ,  mais  l'autorité 
des  faits  les  plus  matériellement  prouvés, 
les  prophéties,  les  miracles,  et  les  plus 
grands,  les  plus  irrécusables  de  tous,  la 
conversion  des  Gentils,  la  réprobation  des 
juifs,  et  la  merveille  de  la  fixité  du  Chris- 
tianisme, non  moins  admirable  que  celle 
de  son  établissement  sur  la  terre. 

Ainsi ,  la  religion  chrétienne  est  pos- 
sible; 

Elle  est  probable  ; 

Elle  est  prouvée. 

Voilà  quels  étaient  les  trois  grands  an- 
neaux de  la  chaîne  que  M.  Riambourg 
avait  conçue,  les  trois  degrés  successifs 
qu'il  voulait  placer  au  seuil  de  l'Église 
de  Jésus-Christ. 

Ce  fut  l'illusion  de  son  zèle  de  croire 


xxxvj  IWHOMiCTION  cknïmale. 

qii'bne  vie  d'homme  suffise  à  de  pareils 
travaux.  11  a  bien  pu  mettre  à  peu  près  la 
dernière  main  au  premier  de  ces  trois 
traités  :  la  religion  chrétienne  vengée  du 
reproche  d'absurdité.  Mais  il  n'existe  du 
second  que  des  fragments  et  des  maté- 
riaux. Le  troisième,  à  proprement  parler, 
n'était  point  à  faire  ;  M.  Miami  >ourg  le  re- 
connaissait lui-même,  et  il  comptait  se 
borner  a  un  choix  parmi  les  apologistes 
chrétiens  qui  ont  le  mieux  développé  les 
preuves  directes  de  la  religion. 

On  voit  combien  le  second  traité  devait 
être  immense.  Ce  n'était  rien  moins  que 
le  tour  du  monde  depuis  Noé  jusqu'à  nos 
jours. 

L'École  d'Athènes,  qu'on  trouvera  en 
tête  du  présent  volume,  n'était  qu'un  cha- 
pitre de  cette  encyclopédie  des  philoso- 
phies  et  des  religions.  M.  Riambourg  avait 
détaché  de  ses  manuscrits  ce  dialogue,  en 
réponse  à  une  question  mise  au  concours 
par  la  Société  Catholique  des  Bons  Livres , 
qui  couronna  l'ouvrage  dans  sa  séance  du 
mois  de  février  1829.  L'impression  en  fut 


INTRODUCTION  GKNÉRALK.  wxvij 

ordonnée,  et  railleur  ne  voulant  pas  qu'on 
pût  se  méprendre  sur  l'idée-mère  de  son 
travail  et  en  éluder  la  portée ,  en  fit  res- 
sortir l'intention  première  dans  un  prolo- 
gue et  un  épilogue  additionnelsqui  11e  sont 
pas  la  partie  la  moins  importante  de  son 
oeuvre.  Jamais  l'antithèse  du  scepticisme 
et  du  dogmatisme  purement  philosophique 
n'avait  été  mise  en  scène  avec  plus  de  lar- 
geur et  de  précision;  jamais  l'impuissance 
de  toute  philosophie  proprement  dite  à  con- 
stituer un  corps  decroyances  ne  fut  mise  à 
nu  avec  une  plus  irrésistible  évidence  (i). 
Dans  l'épilogue,  sorte  de  conclusion  digne 
de  la  gravité  des  anciens  ,  M.  Riambourg 
reprend  en  son  propre  nom  la  parole  ;  il 
déduit  victorieusement  de  l'inanité  de 
toutes  les  philosophies  la  nécessité  d'une 

(1)  Nous  n'entendons  nullement  soutenir  ici  que  la 
raison  est  impuissante  à  démontrer  une  vérité  quelcon- 
que ,  ce  qui  serait  le  pur  scepticisme  ;  mais  bien  qu'elle 
ne  suffit  pas  à  satisfaire  les  besoins  religieux  de  notre 
nature,  et  que ,  réduite  à  elle-même ,  elle  n'a  rien  éta- 
bli qui  eût  l'autorité  d'un  dogme  incontestable.  11  n'y 
a  qu'à  mettre  le  dialogue  de  Platon  sur  l'immortalité  de 
l'âme,  le  Phcdon  ,  avec  ses  lueurs  conjecturales,  en  re- 


\xxviij  INTRODUCTION  GÉNÉRALE. 

révélation,  en  pose  les  caractères  incon^ 
testables}  et  la  question  une  fois  réduite 
à  ses  véritables  termes ,  il  démontre  en 
peu  de  pages ,  par  des  preuves  tout  exté- 
rieures et  palpables ,  où  il  faut  chercher 
non  seulement  Tunique  révélation ,  mais 
l'unique  église  qui  vienne  du  ciel. 

A  quelque  égard  néanmoins,  la  ques- 
tion soulevée  par  le  concours  était  plus 
étendue  que  la  solution  donnée  par  Y  Ecole 
d'Athènes.  La  raison  antique  était  histori- 
quement convaincue  d'impuissance  reli- 
gieuse. Mais  avant  d'en  conclure  la  néces- 
sité d'une  source  supérieure  de  lumières,  ne 
fallait-il  pas  interpeller  la  raison  moderne 
et  lui  fermer  la  bouche  à  son  tour?  Le  pro- 
gramme de  la  Société  Catholique  l'avait 
ainsi  compris;  et   pour  ne  pas   manquer 

gard  des  affirmations  de  saint  Paul  :  Omnes  quidem 

resurgemus oportet   corruptibile  hoc  induere 

incorruptibilitatem ,  etc.,  etc.  Nous  pensons ,  comme 
saint  Thomas ,  que  la  raison  avait  sa  mission  dans  les 
matières  religieuses ,  que  son  rôle  était  de  reconnaître 
ses  propres  limites ,  et  par  conséquent  la  nécessité  d'une 
Révélation,  puis  de  constater  extrinscquement  où  rési- 
dait le  dépôt  de  celte  Révélation  si  nécessaire. 


INTRODUCTION  GÉNÉRALE.  xxxix 

lout-k-fait  à  cette  condition ,  M.  Riam- 
bourg  avait  mis  sur  les  lèvres  des  scepti- 
ques de  l'antiquité  les  principaux  argu- 
ments du  scepticisme  des  temps  posté- 
rieurs. Mais  il  se  promettait  bien  de 
satisfaire  pleinement  plus  tard  à  l'autre 
moitié  de  sa  tâche. 

En  attendant,  il  courait  au  plus  pressé, 
suivant  la  familière  expression  de  saint 
François  de  Sales ,  et  l'esprit  de  prosély- 
tisme doux  et  patient  qui  était  en  lui  l'in- 
citait à  étudier  d'abord  les  philosophies 
contemporaines  ;  depuis  long-temps  il  avait 
porté  sur  les  systèmes  qui  ont  précédé 
de  pénétrants  et  attentifs  regards. 

Disons-le  en  passant ,  les  rapports  assi- 
dus de  M.  Riambourg  avec  une  société  de 
jeunes  gens  qui  s'était  constituée  à  Dijon 
sous  son  patronage,  ne  furent  pas  sans  in- 
fluence peut-être  sur  cette  nouvelle  direc- 
tion donnée  à  ses  études.  Il  en  déposa  les 
prémisses  dans  un  journal  fondé  dans  l'an- 
cienne capitale  de  la  Bourgogne,  par  trois 
membres  de  la  société  dont  nous  parlons  : 
ce  journal  avait  pour  litre  le  Provincial. 


il  INTRODUCTION  GÉNÉRALE. 

Après  que  celte  feuille  eut  cessé  de  pa- 
raître, M.  Riambourg  continua  sa  polémi- 
que dans  le  Correspondant  ^  recueil  pério- 
dique rédigé  à  Paris  par  d'autres  jeunes 
gens,  qui  depuis  sont  devenus  des  hom- 
mes, MM.  de  Carné,  de  Cazalès,  F.  de 
Champagny ,  etc. 

Enfin,  quand  le  Saint-Simonisme  eut 
paru,  comme  pour  résumer  toutes  les 
philosophies  antérieures,  M.  Riambourg 
n'attendit  pas  que  cette  doctrine  eût  en- 
tièrement fourni  sa  carrière  pour  faire  son 
oraison  funèbre  dans  un  troisième  journal, 
la  Gazette  de  Bourgogne  y  où  écrivait  alors 
un  savant  publiciste,  son  condisciple  et 
son  ami,  M.  Frantin. 

Ce  sont  ces  publications  successives  que 
l'auteur  se  proposait  lui-même  de  réunir 
sous  le  titre  $  Ecole  de  Paris  ,  et  qui  ser- 
vent de  transition  à  son  dernier  ouvrage , 
Rationalisme  et  Tradition. 

Une  même  pensée  anime  ces  trois 
compositions  :  l'insuffisance  de  la  raison, 
quant  aux  vérités  métaphysiques,  et  la 
nécessité  d'une  foi  révélée.  Dans  Y  Ecole 


INTRODUCTION  GÉNÉRALE.  xlj 

d'Athènes,  L'auteur  se  borne  à  dévoiler 
le  néant  du  rationalisme  antique.  Dans 
Y  Ecole  de  Paris  ,  il  s'attache  à  faire  res- 
sortir le  vide  et  l'embarras  du  rationa- 
lisme contemporain ,  non  sans  faire 
rayonner  à  travers  ce  vide  la  psychologie 
de  saint  Jean  et  de  saint  Augustin,  si 
supérieure  à  celle  de  Reid  et  de  ses  disci- 
ples. Dans  Rationalisme  et  Tradition , 
dernier  acte  de  cette  trilogie  philosophi- 
que et  complément  naturel  de  la  pensée 
de  l'auteur,  il  ne  se  contente  pas  de  com- 
battre le  rationalisme,  il  l'explique.  Il 
montre  comment  cette  aberration  de  l'es- 
prit humain  a  eu  sa  source  et  jusqu'à  un 
certain  point  son  excuse  dans  les  fables  de 
l'idolâtrie  et  l'ésotérisme  des  sanctuaires 
de  l'Egypte  et  de  la  Grèce;  il  cherche 
comment  ,  après  avoir  été  vaincu  par 
l'Evangile  ,  le  rationalisme  a  eu  son  réveil 
dans  les  temps  modernes;  et  le  poursui- 
vant daus  ses  derniers  échos  (l'éclectisme 
de  M.  Cousin,  l'école  écossaise  représentée 
par  M.  Jouffroy  et  le  syncrétisme  saint- 
simonien),  M.  Riambourg  achève  sa  vic^- 


xlij  INTRODUCTION  GÉNÉRALE. 

toi re, qui  estcelle  de  la  tradition  chrétienne* 
Il  n'y  a  proprement  qu'une  erreur  dans 
le  monde ,  celle  que  l'homme  se  suffit  à 
lui-même,  que  sa  raison,  souveraine  in- 
dépendante, est  l'unique  et  infaillible  me- 
sure du  bon  et  du  vrai  -,  de  même  que 
toutes  les  vérités  se  condensent  en  une 
seule,  savoir  que  Dieu  est,  que  toute  exis- 
tence et  toute  connaissance  émanent  de 
lui.  Rationalisme  et  Tradition  sont  donc 
les  deux  pôles  du  monde  philosophique  ; 
toutes  les  controverses  peuvent  se  ramener 
à  ces  deux  mots,  comme  à  leur  dernière 
et  plus  simple  expression.  Nous  nous  abs- 
tenons de  louer  l'ouvrage  qui  porte  ce 
titre  significatif.  Qui  a  mieux  posé  la  ques- 
tion fondamentale  de  la  controverse  con- 
temporaine? Où  chercher  une  récapitula- 
lion  plus  brève  et  plus  logique  du  passé 
et  du  présent  de  la  philosophie?  Où  trou- 
ver ailleurs,  sous  un  moindre  volume, 
des  recherches  plus  multiples ,  plus  con- 
sciencieuses, rendues  plus  accessibles  à 
toutes  les  intelligences,  et  une  réfutation 
plus  substantielle  et  plus  péremptoire  de 


INTRODUCTION  GÉNÉRALE.  xliij 

toules  les  philosophies  de  l'ère  pré- 
sente (i)  ? 

Inutile  certes  de  montrer  en  quoi  les 
trois  publications  qui  viennent  d'être  rap- 
pelées se  rattachaient  au  grand  travail  que 
s'était  imposé  M.  Riambourg  pour  mettre 
en  relief  la  vérité  de  cette  proposition  :  La 
religion  chrétienne  est  probable.  Une  re- 
marque seulement  nous  sera  permise. 
Dans  le  premier  de  ses  ouvrages,  dont 
nous  n'avons  parlé  que  dans  sa  biogra- 
phie, la  pensée  philosophique  et  religieuse 
tient  une  grande  place  sans  doute;  mais 
la  pensée  monarchique  prédomine ,  et 
voilà  pourquoi  nous  n'avons  pas  compris 
dans  cette  édition  les  Principes  de  la  révo- 
lution française  définis  et  discutés.  Dans 
les  trois  autres,  le  philosophe  chrétien  se 
montre  seul. 

Ajoutons  que  les  plus  graves  questions 
de  la  philosophie  et  de  l'histoire  y  sont 
non   seulement    remuées,    mais    résolues 

(1)  L'auteur  regreltaitendernierlieud'avoirnégligé  la 
réfutation  du  rationalisme  panthéiste;  c'était  une  lacune 
qu'il  se  proposait  de  remplir  dans  une  seconde  édition. 


xliv  INTRODUCTION  GÉNÉRALE. 

avec  une  lucidité  et  une  Loyauté  de  dis- 
cussion qui  ne  sont  plus  guère  de  notre 
temps;  et  il  est  bien  rare  d'avoir  rai- 
son avec  si  peu  d'intolérance  et  même  de 
hauteur.  L'impartialité  du  juge  dominait 
en  M.  Riambourg ,  alors  même  que  la 
dialectique  du  censeur  se  montrait  plus 
pressante  et  plus  victorieuse;  tant  il  était 
iidèle  en  tout  à  la  maxime  de  l' Apôtre  : 
Non  plus  sapere  quàm  oportet  sapere  }  sed 
saper e  ad  sobrietatem  ! 

Rationalisme  et  Tradition  renfermait  les 
conclusions  de  M.  Riambourg  sur  le  poly- 
théisme ,  fruit  de  longues  recherches  sur 
les  religions  de  l'Egypte,  de  la  Syrie,  de 
l'Inde,  de  la  Chine,  de  îa  Perse  et  des 
nations  Scandinaves.  Pour  compléter  son 
livre  de  prédilection,  il  s'était,  dans  les 
derniers  temps  de  sa  vie,  attaché  de  pré- 
férence à  mettre  en  lumière  les  débris  de 
la  tradition  primitive  qui  sont  enfouis  dans 
les  livres  sacrés  des  peuples  idolâtres. 
C'est  ainsi  qu'il  avait  publié  sur  l'Edda , 
dans  les  Annales  dephilosophie  chrétienne , 
un  essai  qu'il   comptait  développer   plus 


LNTlUWlïC TIOiN  UKNKRAI.k.  xlv 

tard.  La  mort  Ta  surpris  la  plume  à  la 
main  sur  les  traditions  chinoises.  11  vou- 
lait ensuite  s'enfermer  en  Perse,  avec  les 
livres  Zends ,  puis  dans  l'Inde ,  sur  la- 
quelle il  était  loin  de  partager  les  rêves  de 
l'orientalisme  contemporain.  C'est  là  cpi'il 
eût  prouvé  combien  les  plus  simples  règles 
de  la  critique  s'accordent  toutes  à  nous 
montrer  sur  les  bords  du  Gange  le  ren- 
dez-vous et  non  le  point  de  départ  des 
religions  de  l'Orient. 

Impossible  de  méconnaître  dans  le  rare 
enchaînement  de  ses  travaux,  cet  esprit  de 
suite,  un  des  plus  heureux  attributs  du  ca- 
ractère et  du  talent  de  M.  Hiambourg.  Toute- 
fois ces  hautes  méditations,  si  persévérantes 
qu'elles  fussent,  n'ont  point  suffi  à  l'absor- 
ber entièrement. 

Des  questions  secondaires,  une  surtout 
d'une  incontestable  gravité ,  celle  de  la 
certitude,  étaient  à  l'ordre  du  jour  et  sol- 
licitaient à  ce  titre  l'activité  de  son  zèle. 
Dès  l'apparition  du  deuxième  volume 
de  Y  Essai  sur  l'Indifférence ,  M.  Riam- 
bourg  démêla  les  équivoques  et  les  faux- 


xlvj  INTRODUCTION  GÉNÉRALE. 

fuyants  d'une  dialectique  décevante ,  et  il 
en  fit  justice.  On  tenta  en  vain  de  l'ame- 
ner plus  tard  à  rendre,  dans  le  prologue 
ou  dans  l'épilogue  de  Y  Ecole  d'Athènes  , 
un  hommage  indirect  à  M.  de  Lamen- 
nais. D'importantes  questions  de  détails  , 
qu'un  autre  grand  écrivain,  M.  Cou- 
sin, avait  faussées  de  son  côté  avec  toute 
l'autorité  de  son  nom  et  toute  la  su- 
périorité de  son  style,  trouvèrent  aussi  en 
M.  Riambourg  un  appréciateur  exact,  mais 
sévère  comme  la  vérité.  Avant  Rationa- 
lisme et  Tradition,  et  les  travaux  qui  en 
sont  l'appendice,  entre  autres  l'aperçu 
dune  nouvelle  direction  à  donner  à  la  po- 
lémique chrétienne,  travaux  qui  furent 
pour  M.  Riambourg  le  chant  du  cygne , 
nous  avons  cru  devoir  rapprocher  et  réu- 
nir, comme  antérieure  dans  l'ordre  de 
composition,  cette  double  controverse  avec 
deux  célébrités  contemporaines.  Nous  y 
avons  joint  quelques  fragments ,  précieux 
mélanges  de  philosophie  religieuse;  et 
comme  spécimen  de  ce  que  pouvait  l'in- 
altérable rectitude  d'esprit   de    l'auteur, 


INTRODLCTIOiN  GÉNÉRALE.  xlvij 

transportée  dans  un  tout  autre  ordre  d'i- 
dées, nous  donnons  à  la  suite  un  frag- 
ment sur  le  beau  et  sur  le  goût,  égal  pour 
le  moins,  ce  nous  semble,  à  ce  que  Mon- 
tesquieu avait  écrit  sous  le  même  titre 
pour  la  première  Encyclopédie. 

Et  maintenant,  nous  plaçons  ces  œu- 
vres d'un  homme  de  bien ,  sous  le  patro- 
nage de  toutes  les  âmes  sincères,  de  tous 
ceux  qui  cherchent  la  vérité  avec  un  cœur 
droit  et  un  œil  pur.  Adversaires  ou  amis, 
nous  les  offrons  à  tous  avec  la  même  con- 
fiance. Mais  elles  s'adressent  plus  particu- 
lièrement à  ceux  de  nos  frères  qui  ont 
besoin  d'être  confirmés  dans  la  foi  en  ces 
temps  d'épreuve  :  c'est  à  eux  que  nous  les 
dédions  comme  une  consolation  d'assez 
mauvais  jours,  et  une  espérance  de  jours 
meilleurs. 


L'ÉCOLE 


D'ATHÈNES. 


CHRONOLOGIE 


DES  PHILOSOPHES  CITÉS  DANS  L'OUVRAGE. 


(VAJiT    JESUS-CHRIST. 


Siècles.  Ann. 


Thalès  de  Milet,  chef  de  l'école  d'Ionie,  est  né,  à 
ce  qu'on  croit,  la  lre  année  de  la  55e  olympiade. 

Anacharsis,  Scythe  de  nation,  était  contemporain 
de  Solon,  il  florissait,  suivant  Brucker,  dans  la 
AT  olymp. 

Anaximandre,  disciple  de  Thalès,  plus  jeune  que 
lui  de  50  ans  environ ,  mourut  peu  de  temps  avant 
son  maître,  il  est  né  la  5e  année  de  la  42e  olym- 
piade. 

Pythagore  fut  le  premier  qui  prit  le  nom  de  philo- 
sophe; il  fonda  l'école  d'Italie.  Il  n'est  guère  pos- 
sible de  fixer  l'époque  précise  à  laquelle  il  a  paru, 
et  plusieurs  savans  se  sont  exercés  sur  ce  point 
de  critique  historique.  M.  Fréret  dans  une  dis- 
sertation très  savante  insérée  dans  les  Mémoires 
de  l'Académie  des  Inscriptions,  établit  avec  cette 
force  de  raisonnement  qui  lui  est  propre,  que  la 
naissance  de  Pythagore  ne  peut  pas  remonter  au 


VII. 


VII. 


MI. 


640 


610 


CHRONOLOGIE  DES  PHILOSOPHES 


jvant  jk&us-timrsr. 


Siècles.  Ann. 


<lolà  de  l'an  G00  avant  J.-C,  ni  être  postérieure 
à  l'année  509, 

ânaximène,  disciple  d'Anaximandre,  florissait  au 
milieu  du  6e  siècle  avant  J.-C,  l'année  de  sa 
naissance  n'est  pas  indiquée  d'une  manière  uni- 
forme. 

Xénophane,  chef  de  la  secte  éléatique,  parut  à  peu 
près  dans  le  même  temps  qu'Anaximène. 

Heraclite,  fondateur  d'une  secte  qui  n'eut  pas  une 
longue  durée,  et  qui  n'était  qu'un  démembrement 
de  la  secte  italique;  vivait  à  la  lin  du  6e  siècle 
avant  J.-C. 

Parménide  était  disciple  de  Xénophane;  il  est  né  à 
la  fin  du  6e  siècle  également. 

Anaxagore,  disciple  d' Anaximène,  est  le  premier 
qui  ait  philosophé  à  Athènes.  Il  est  né  l'an  1er  de 
la  70e  olymp. 

Zenon  d'Elée ,  disciple  et  fils  adoplif  de  Parménide, 
est  à  peu  près  du  même  temps  que  le  précédent. 

Leicippe  est  sorti  de  l'école  éléatique,  et  fut  le 
chef  des  éléatiques  physiciens;  il  florissait  au  mi- 
lieu du  5e  siècle. 

Ejipédocle,  philosophe  de  la  secte  italique,  vivait 
à  peu  près  dans  le  même  temps. 

Démocrite  fut  le  disciple  de  Leucippc;  il  était  d'un 
an  plus  âgé  que  Socrate. 

Socrate  est  né  la  4e  année  de  la  77e  olymp. 

Aristippe  de  Cyrène ,  disciple  de  Socrate ,  fonda  la 


VI. 

M. 

vr. 

VI. 
VI. 

v. 

V. 

V. 
V. 

V. 
V. 


CITES  DANS  L'OUVRAGE. 


A  l    1 M     Jt.il 


;brisj. 

Siècles.  Ann. 


secle  cyrénaïque-  il  est  né  à  la  lin  du  5*  siècle, 
et  Uorissait  au  commencement  du  Ie. 

Platon  ,  le  plus  iilustre  des  disciples  de  Socrale ,  est 
né  la  5e  année  de  la  87e  olymp. 

Aristote,  après  avoir  liante  pendant  20  années  l'é- 
cole de  Platon,  fonda  lui-même  une  nouvelle 
école,  qui  est  celle  des  péripatéticiens.  il  est  né 
la  lre  année  de  la  99e  olymp. 

Pïriiuo.n  ,  chef  de  la  secte  pyrrhonienne,  serait  né 
suivant  Brucker,  la  lre  année  de  la  101e  olym- 
piade. 

Théophraste,  disciple  d'Amtote  et  son  premier 
successeur,  commença  à  enseigner  vers  l'an  320. 
H  serait  dilïîcile  de  marquer  d'une  manière  pré- 
cise l'époque  de  sa  naissance. 

.Zenon  de  Cilium,  chef  des  stoïciens  ,  est  né,  sui- 
vant Schœll,  la  3e  année  delà  104e  olymp. 

Epiclue  devint  le  chef  de  la  secte  qui  porte  son 
nom  ;  on  s'accorde  à  indiquer  la  3e  année  de  la 
109e  olymp.  pour  l'époque  de  sa  naissance. 

Siraton,  disciple  et  successeur  de  Théophraste  , 
prit  la  direction  de  l'école  du  Lycée;  il  serait  né, 
à  ce  qu'il  paraît,  à  la  fin  du  4e  siècle  avant  J.-C. 

Akcésilas  prit  la  direction  de  l'école  platonique  ,  et 
fonda  la  seconde  Académie.  On  place  à  la  lrt  an- 
née de  la  116e  olympiade  ,  l'époque  approxima- 
tive de  sa  naissance. 

Anisïo.N  fut  d'ahord  disciple  de  Zenon  qu'il  aban- 
donna pour  s'attacher  à  Polcmon.  Il  fonda  une 


V. 


R 


IV. 


i\ 


IV. 


IV. 


130 


38  i 


376 


;c2 


316 


CHRONOLOGIE  DES  PHILOSOPHES. 


JESUt-CEMST, 

iièclcs.   A  ni). 


scclc  qui  subsista  pou  de  temps.  Il  vivait  au  com- 
mencement du  3e  siècle  avant  J.-C. 

Hérille,  autre  disciple  de  Zénou,  devait  être  à 
peu  près  du  même  temps. 

Curysippe  a  été  un  des  plus  fermes  appuis  de  la 
secte  stoïcienne.  Il  est  né  dans  le  commencement 
du  3e  siècle ,  et  il  est  mort  dans  la  145e  olympiade, 
208  ans  avant  J.-C. 

Carnéade  est  le  fondateur  de  la  3e  Académie;  il  est 
né,  selon  Brucker,  la  3e  année  de  la  141e  olym- 
piade ,  et  il  est  mort  la  4e  année  de  la  162e , 

129  ans  avant  J.-C. 

Clitomaque,  successeur  de  Carnéade,  florissait  à  la 
fin  du  2e  siècle;  il  est  mort,  suivant  Brucker  , 
dans  la  170e  olymp. ,  100  ans  avant  J.-C. 

Diodore,  successeur  du  péripatéticien  Critolaùsqui 
avait  été  député  à  Rome  avec  Carnéade  et  Dio- 
gène  le  Babylonien ,  vivait  dans  le  même  temps. 
Indépendamment  de  ce  Diodore  dont  Cicéron 
parle  au  n0,  42  du  2e  livre  des  Questions  acadé- 
miques, il  y  en  a  un  plus  ancien  dont  il  est  fait 
mention  au  n*  47  du  même  livre ,  qui  était  de  la 
secte  de  Mégare ,  fondée  par  Euclide. 

Antipater  fut  le  disciple  de  Diogène  le  Babylonien  , 
qui  faisait  partie  de  l'ambassade  dont  il  vient 
d'être  question.  Antipater  suivit  la  doctrine  stoï- 
cienne comme  son  maître,  et  il  eut  pour  disciple 
Panœtius  ,  qui  enseigna  la  philosophie  à  Rome  , 
et  fut  lié  avec  Scipion  et  Lélius. 


III. 


m. 


m. 


IL 


II. 


L'ÉCOLE  D'ATHÈNES 


fkolague. 


Au  milieu  des  agitations  qui  remuent  la  so- 
ciété européenne  ,  et  qui  semblent  le  plus  sou- 
vent prendre  leur  source  dans  quelques  intérêts 
matériels  et  par  conséquent  secondaires  ,  une 
lutte  moins  sensible  peut-être,  parce  qu'elle 
s'opère  dans  le  monde  intellectuel ,  mais  plus 
opiniâtre,  plus  animée  ,  occupe  les  esprits  sé- 
rieux ,  inquiète  ceux  qui  savent  observer  et 
prévoir. 

De  quoi  s'agit-il  au  fond?  De  rien  moins  que 
desavoir  si  l'Europe  abjurera,  ou  non,  ses 
croyances  religieuses.  Question  grave  assuré- 
ment,  et  qui  domine  tellement  les  autres, 
qu'elle  les  complique  toutes  et  se  représente 
sans  cesse;  n'y  ayant  que  les  simples  qui  ne  la 


X  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

reconnaissent  pas  sous  les  apparences  qui  la 
déguisent ,  ou  les  indifférents  qui  affectent  de 
ne  rien  voir  au  delà  de  ce  qui  paraît  être  en  dis- 
cussion. 

Or  ,  il  faut  le  dire,  c'est  une  position  tout-à- 
fait  neuve  et  bien  étrange,  que  celle  dans  laquelle 
on  veut  placer  les  nations.  A  plusieurs  reprises, 
il  est  vrai,  on  a  vu  des  croyances  rivales  faire 
effort  l'une  contre  l'autre  pour  s'assurer  l'em- 
pire des  esprits  :  mais  des  novateurs  travaillant 
dans  l'unique  but  de  détruire  ce  qui  est ,  sans 
s'embarrasser  de  ce  qui  pourrait  être  mjs  à  la 
place;  des  réformateurs  voulant  à  tout  prix  en 
finir  avec  les  croyances  religieuses  ;  c'est  ce  dont 
on  chercherait  vainement  un  exemple. 

Il  en  est  certainement  dans  le  nombre  de  ceux 
qui  cèdent  au  mouvement  du  siècle,  et  peut- 
être  parmi  ceux  qui  le  dirigent,  qui  ne  se  ren- 
dent pas  compte  de  ce  qui  se  prépare  dans 
l'avenir;  ils  avancent  tête  baissée,  sans  voir  le 
terme  vers  lequel  ils  sont  poussés.  Que  la  reli- 
gion ,  minée  par  les  efforts  de  leur  fanatisme 
destructeur  ,  s'écroule  à  la  fin ,  il  s'établira  dans 
la  société  un  vide  immense  ;  et  ce  gouffre  qu'ils 
auront  creusé ,  ils  ne  pourront  le  combler. 
Car  d'imaginer,  comme  il  est  peut-être  venu 
à  la  pensée  de  quelques  uns,  qu'après  avoir 
anéanti  l'esprit  de  foi,  il  leur  suffira  de  jeter 


PROLOGUE.  9 

comme  une  vile  pâture  au  vulgaire  quelques 
vieilles  erreurs  rajeunies  ,  méprisées  de  ceux-là 
même  qui  s'en  constitueraient  dérisoircment  les 
apôtres,  c'est  s'abuser  complètement. 

Quant  à  ceux  qui ,  plus  habiles  ,  auraient 
conçu  le  plan  mieux  concerté,  en  laissant  au 
peuple  quelques  formes  religieuses,  et  les  pra- 
tiques extérieures  auxquelles  il  serait  le  plus 
attaché,  d'amener  insensiblement  les  esprits  à 
substituer  aux  dogmes  reçus  d'autres  dogmes 
mûris  dans  le  sanctuaire  de  la  philosophie,  ils 
échoueraient  également. 

Des  philosophes  qui  ne  leur  cédaient  en  rien 
sous  le  rapport  de  l'étendue  de  l'esprit,  for- 
mèrent autrefois,  et  dans  un  but  assurément 
plus  louable ,  l'entreprise  d'une  réforme  dans 
les  croyances  populaires.  Ils  tentèrent  de  purger 
le  paganisme,  religion  immorale  et  monstrueuse, 
de  ce  qu'il  avait  d'impur  et  d'absurde  ;  sans  tou- 
cher aux  cérémonies  que  le  temps  avait  consa- 
crées, sans  s'écarter  du  respect  qu'ils  croyaient 
devoir  aux  ministres  de  la  religion.  Inutiles  ef- 
forts ,  entreprise  vaine!  Les  croyances  furent 
ébranlées  :  mais  au  lieu  de  courir  aux  sources 
élevées  de  la  science  et  de  la  philosophie  près 
desquelles  les  sages  s'assemblaient,  les  peuples 
voyant  s'ouvrir  les  voies  faciles  de  l'incrédulité, 
es  routes  larges  de  hr  corruption  ,  s'y  précipi- 


il)  ÉCOLE  D'ATHÈNES, 

taicnt  à  l'envi  et  de  toutes  parts  ;  quand  soudain 
la  lumière  de  l'Evangile  éelairant  l'abîme  dans 
lequel  la  société  humaine  allait  se  perdre,  le 
monde  crut  et  fut  sauvé. 

Il  est  certain  cependant  qu'une  religion  qui 
n'avait  rien  de  fixe  dans  les  dogmes ,  dont  l'es- 
sence ne  consistait  que  dans  le  narré  de  cer- 
taines fables  qu'on  pouvait  tourner  plus  ou 
moins  heureusement  en  allégories,  semblait  de- 
voir naturellement  se  prêter  à  des  modifications 
qui  en  auraient  fait  une  religion  raisonnable  : 
mais  elle  a  succombé  dans  ce  travail  ;  elle  s'est 
évanouie  comme  une  vapeur  légère  entre  les 
mains  de  ceux  qui  ne  voulaient  que  l'épurer,  et 
qui  n'avaient  pas  formé  le  plan  de  la  détruire. 

Nos  philosophes  se  flatteraient-ils  de  réussir- 
mieux  en  façonnant  le  Christianisme  à  leur  ma- 
nière? Si  c'est  leur  espoir,  il  sera  trompé  :  les 
mêmes  causes  produiront  les  mêmes  effets  ;  et 
d'ailleurs,  il  s'agirait,  avant  tout,  de  savoir  si 
le  Christianisme  est  de  nature  à  se  prêter  aussi 
facilement  que  le  paganisme  à  la  transformation 
qu'il  faudrait  lui  faire  subir,  pour  en  faire  une 
religion  philosophique. 

Nous  conviendrons,  si  l'on  veut,  que  si  toutes 
les  nations  européennes  eussent  embrassé  la  ré- 
forme évangélique  ,  ce  dernier  point  pourrait 
être  mis  hors  de  discussion.  Le  principe  de  la  ré- 


PROLOGUE.  1 1 

lorme  ,  en  se  développant,  devait  engendrer  le 
socinianisme,  et  plus  tard  conduire  au  déisme. 
C'est  ce  qui  est  arrivé  :  le  protestantisme  n'in- 
siste plus  sur  le  dogme,  il  se  réduit  présente- 
ment à  des  formes;  et  l'esprit  philosophique, 
pour  se  glisser  sous  ces  formes,  n'a  point  eu 
d'efforts  à  faire,  puisqu'il  existait  en  germe  dans 
le  cœur  même  du  protestantisme,  le  jour  que 
celui-ci  a  pris  naissance. 

Ainsi  la  transformation,  en  ce  qui  regarde 
le  protestantisme,  peut  être  considérée  de  nos 
jours  comme  étant,  à  vrai  dire,  consommée. 

Mais  le  catholicisme  est  demeuré  immuable, 
et  les  progrès  du  philosophisme  ont  trouvé  de 
ce  côté  un  obstacle  bien  plus  difficile  à  surmon- 
ter. Cette  religion  antique,  dont  la  morale  est 
parfaitement  pure,  la  doctrine  précise  et  fixe  , 
le  culte  imposant,  a  résisté  et  résiste  à  toute  in- 
novation qu'on  a  tenté  et  qu'on  tenterait  de  faire 
subir  à  ses  dogmes.  II  n'y  a  pas  moyen  de  l'en- 
tamer, il  faut  donc  l'anéantir. 

De  là  cette  violence  avec  laquelle  on  l'attaque, 
cette  intolérance  avec  laquelle  on  le  poursuit , 
cette  susceptibilité  à  la  moindre  concession  qu'il 
réclame,  tandis  que  le  protestantisme,  au  con- 
traire, est  ménagé,  préconisé,  prêché  même  (a)\ 

(a)    Combien  celle  plainte  ,  si  vraie  déjà  il  y  a  dix  aus  ,  n'csl- 


12  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

cl  touL  cola  dans  la  vue  d'étouffer  la  seule 
croyance  qui  ait  conservé  en  elle  l'esprit  de  vie. 
Ainsi  la  raison  de  cette  conduite  en  apparence 
contradictoire  est  facile  à  saisir  ;  on  conçoit  très 
bien  l'intérêt  que  pourraient  avoir  les  novateurs 
à  faire  prévaloir  momentanément  le  protestan- 
tisme; mais  il  ne  leur  a  point  été  donné  de  faire 
des  miracles  à  l'appui  de  leur  doctrine,  et  ils 
n'ont  pas  reçu  le  pouvoir  de  rendre  à  un  corps 
malade  qui  tombe  en  dissolution  la  vigueur  et 
la  santé.  Le  protestantisme  aura  le  sort  des 
choses  humaines  :  il  touche  à  sa  fin.  Oui,  le 
temps  est  déjà  venu  où  tout  homme  qui  tient 
encore  aux  dogmes  révélés  est  sollicité  puis- 
samment à  se  ranger  sous  l'étendard  de  la  foi 
catholique  {cl)'-,  et  oh  tout  homme  qui  aban- 
donne ce  drapeau  ,  quelque  nom  qu'il  prenne, 
se  jette  dans  les  rangs  de  ceux  qui  rejettent 
tout  dogme  que  la  raison  ne  s'est  point  fait  (b). 


elle  pas  plus  légitime  encore  aujourd'hui  que  le  protestantisme 
se  remue  incroyablement  sur  tous  les  points  de  la  France,  fort 
de  l'appui  du  pouvoir  et  de  l'insouciance  avec  laquelle  sont  re- 
poussées ses  aggressions  et  sa  propagande  !  —  S.  F. 

(«)  C'est  ce  qui  explique  tant  de  hautes  conversions  contem- 
poraines, celles  de  Hamann  ,  de  Stolberg,  de  Frédéric  Schle- 
gel,  d'Adam  Muller,  du  poète  Zacharie  Werner,  de  MM.  de 
Haller,  dTclulein  ,  Jarke  ,  Philips,  etc.,  etc.  —  Th.  F. 

(b)  Genève  ,  entre  autres  ,  cette  Rome  protestante ,  en  est 
venue  au  point  d'ériger  ur.e  statue  à  J.-J.  Rousseau  et  d'en  re- 


PROLOGUE.  IS 

Ainsi  le  catholicisme  et  le  philosophisme  restent 
seuls  en  présence  aujourd'hui;  et  c'est  unique- 
ment entre  ces  deux  grandes  puissances  que  doit 
avoir  lieu  le  combat  à  mort  qui  décidera  du  sort 
des  croyances  religieuses  en  Europe. 

Qu'en  sera-t-il  ?  Dieu  le  sait  ;  et  l'homme  sur 
ce  point  est  réduit  aux  conjectures.  Car,  bien 
qu'il  ait  été  révélé  que  l'enfer  ne  prévaudra  ja- 
mais contre  l'Eglise  de  Dieu,  nous  n'avons  pas 
de  même  l'assurance  que  le  siège  de  cette  Église 
sera  fixé  immuablement  au  milieu  de  nous. 
Ainsi  l'avenir  des  nations  européennes  est  un 
secret  caché  dans  les  profondeurs  de  la  pre- 
science divine.  II  se  peut  que  la  religion,  affermie 
plutôt  qu'ébranlée  par  les  attaques  de  l'incrédu- 
lité ,  sorte  triomphante  de  cette  lutte  ;  et 
qu'après  cette  longue  tourmente ,  elle  parvienne 
à  rassembler  autour  d'elle  ses  enfans  au  loin  dis- 
persés, ceux-là  même  qui  depuis  long-temps 
s'en  étaient  volontairement  séparés  :  il  se  peut, 
d'un  autre  côté  ,  que  l'Europe  blasée  ,  ayant 
abusé  de  tout,  ait  été  mise  dans  la  balance  ,  et 
qu'elle  se  soit  trouvée  trop  légère,  et  alors  les 
insignes  faveurs  dont  elle  vient   encore  d'être 

fuser  une  à  Calvin.  (V.  sur  ce  dernier  point  le  Rapport  de  M.  le 
comte  de  Sellon  sur  l'appel  par  lui  fait  à  ses  co-religionnaires  ,  à 
l'occasion  du  3e  jubilé  de  la  réforme  genevoise,  en  1830.)  — 
Th.  F. 


U  ÉCOLE  D' ATHÈNES, 

l'objet  ne  seraient  que  les  derniers  regards  d'une 
Providence  aimable  qui  se  retire  lentement  et  à 
regret.  L'une  et  l'autre  de  ces  suppositions  peut 
également  se  soutenir  :  mais  ce  que,  sans  être 
prophète ,  ni  fils  de  prophète  ,  il  est  permis  d'af- 
firmer, c'est  que  si  la  religion  du  Christ  dont 
l'Eglise  catholique  a  seule  conservé  le  dépôt  in- 
tact ,  s'éteint  parmi  nous,  aucune  autre  religion 
ne  se  soutiendra,  aucune  autre  ne  s'établira; 
et  l'Europe  sera  livrée  à  tous  les  ravages  que 
l'irréligion  systématique  peut  entraîner  à  sa 
suite. 

Qu'est-ce  en  effet  qu'un  peuple  sans  religion? 
Un  troupeau  marchant  à  l'aventure  sans  pas- 
teurs et  sans  gardiens.  La  loi  civile,  il  est  vrai, 
rassemble  encore  ce  troupeau  sous  la  main  du 
magistrat  qui  marche  entouré  de  licteurs  pour 
le  maintien  de  l'ordre  extérieur  ;  mais  tout  ce 
qui  tient  à  l'ordre  intellectuel  et  moral  est  aban- 
donné au  caprice  de  chacun;  et  dans  ce  vaste 
champ  dépourvu  de  défense  et  de  barrières,  les 
erreurs  et  les  passions  font  invasion  de  toutes 
parts. 

C'est  donc  à  ceux  qui  se  sont  faits  les  ennemis 
de  la  religion  ,  et  qui  poursuivent  avec  ardeur 
le  projet  de  l'anéantir,  à  pourvoira  ce  que  les 
doctrines  et  les  mœurs  ne  soient  point  englou- 
ties dans  le  même  abime  avec  le  christianisme  : 


PROLOGUE.  \:, 

c'est  à  eux  à  produire  ce  code  de  morale  qui 
doit  remplacer  l'Evangile  ,  et  ce  symbole  de  foi 
qui  sera  substitué  à  celui  des  apôtres.  Sont-ils 
en  mesure  pour  cela?  Ils  n'oseraient  l'affirmer. 
Sont-ils  bien  certains  d'ailleurs  que  le  peuple, 
quand  il  aura  appris  qu'il  peut  se  soustraire  à 
l'autorité  de  ceux  qui  lui  parlaient  au  nom  de 
Dieu  ,  se  soumettra  facilement  à  l'autorité  de 
ceux  qui  lui  parleraient  au  nom  de  la  raison  ?  Ils 
n'oseraient  le  dire. 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  philosophie  veut  bien 
se  charger  de  notre  enseignement  :  la  religion 
s'est  tue  ,  la  philosophie  va  parler.  Mais  si  la 
fable  menteuse  donnait  à  la  renommée  cent 
bouches,  l'histoire ,  plus  véridique  ,  en  peut 
donner  mille  à  la  philosophie  ,  et  dire  que  de 
ces  mille  bouches  il  sort  mille  voix  discordantes  ; 
en  sorte  que  la  confusion  ne  peut  pas  avoir  été 
plus  grande  quand  Dieu  ,  pour  se  jouer  de  l'or- 
gueil des  enfans  de  Noé,  fit  qu'ils  cessèrent  de 
s'entendre.  Il  y  a  cette  différence  toutefois  que 
déjà  l'édifice  s'élevait  majestueusement  dans  les 
plaines  de  Sennaar,  quand  la  confusion  des  lan- 
gues arriva ,  et  qu'ici  la  contradiction  se  mani- 
feste avant  que  la  première  pierre  ait  été  posée 
pour  asseoir  les  fondements. 

N'est-il  pas  bien  étrange  en  effet  que  la  phi- 
losophie,  qui  veut  entreprendre   d'enseigner 


1G  ÉCOLE  D'ATHÈNES, 

toute  vérité  ,  soit  encore  elle-même  à  savoir  s'il 
y  a  une  s  nie  vérité  quelle  puisse  proposer  avec 
confiance  comme  empreinte  du  sceau  de  la  cer- 
titude (a).  La  philosophie  ancienne,  après  plu- 
sieurs siècles  d'une  discussion  opiniâtre,  a  laisse 
la  question  indécise  ;  la  philosophie  nouvelle 
s'éteindra  également  avant  qu'elle  ait  été  par 
elle  résolue. 

La  secte  des  dogmatiques  et  celle  des  scep- 
tiques ont  pris  naissance  le  même  jour  ;  elles 
ont  marché  constamment  de  iront,  se  livrant 
perpétuellement  de  rudes  combats;  et  si  les 
sceptiques,  quand  on  les  mettait  en  opposition 
avec  eux-mêmes,  ouauxprisesavec  le  sens  com- 
mun, pliaient  un  moment  devant  leurs  adver- 
saires ,  ils  reprenaient  l'avantage  aussitôt  qu'ils 
se  trouvaient  placés  sur  le  terrain  de  l'argu- 
mentation. 

Mais  les  dogmatiques  eux-mêmes  étaient-ils 
d'accord  entre  eux?  L'histoire  de  la  philosophie 
est  là  pour  répondre.  On  les  voit  se  partager  en 
écoles,  ces  écoles  se  diviser  en  sectes,  et  ces 
sectes  elles  mêmes  se  subdiviser  en  tant  de  ma- 
nières, que  c'est  un  immense  travail  que  de 
suivre  jusqu'au  bout  toutes  ces  déviations. 


(a)  Voir  l'Introduction  aux   Esquisses  de  Philosophie  morale 
de  Dugald-Steward ,  par  M.  Jouffroy.  —  Th.  F. 


PROLOGUE.  17 

Dans  quelle  route  dès  lors  voudrait-on  nous 
engager?  et  si  la  philosophie  nouvelle  qui  ne 
fait  encore  que  de  naître  ,  offre  déjà  le  même 
spectacle  de  contradiction  et  de  désordre  (e), 
comment  peut-on  sérieusement  nous  proposer 
de  quitter  la  voie  connue  et  sûre  ,  pour  entrer 
dans  ce  labyrinthe? 

Il  importe  donc,  au  temps  où  nous  sommes, 
et  d'après   la  disposition   actuelle  des  esprits, 
d'insister  sur  celte  vérité  ,  que   la  philosophie 
abandonnée  à  elle-même  ne  marche  qu'au  ha- 
sard,  semant  à  droite  et  à  gauche  les  opinions 
les  plus  disparates,  sans  jamais  s'arrêter  ni  se 
fixer.  Il  appartenait  du  reste  à  cette  Société  (a) 
qui  s'est  formée  sous  l'étendard  de  la  religion, 
dans  la  vue  de  réparer  et  de  prévenir  les  ravages 
de  l'incrédulité,  de  sentir  le  besoin  de  faire  res- 
sortir cette  vérité.   Un  appel  a  été  fait  de  sa 
part  ;  cet  appel  a  retenti  au  loin  ,  et  il  est  arrivé 
jusqu'à  nous. 

Ce  n'est  point  une  histoire  complète  de  la 
philosophie  (  entreprise  immense  qui  deman- 
derait un  temps  considérable  ,  une  connaissance 


(1)  Voir  X École  de  Paris,  à  la  fin  du  présent  vo- 
lume. 

(a)  I.a  Société  Catholique  des  bons  livres. 


\*  ÉGOLK  D'ATHÈNES, 

générale  et  approfondie  de  l'antiquité  ,  entre- 
prise d'ailleurs  que  le  savant  Bruckcr  a  mise  à 
fin  aux  applaudissements  de  toute  l'Europe),  que 
la  Société  Catholique  des  Bons  Livres  se  pro- 
pose de  publier;  mais  c'est  un  tableau  en  rac- 
courci des  principales  sectes  de  philosophie,  avec 
l'exposé  succinct  de  leurs  théories  et  l'histoire 
abrégée  de  leurs  variations.  Or  ce  cadre  ,  plus 
facile  h  remplir,  ne  nous  a  point  paru  tout-à-fait 
hors  de  notre  portée,  ayant  déjà  par  avance 
consacré  quelques  heures  de  nos  loisirs  à  ce 
genre  de  travail.  Nous  venons  donc  offrir  à  la 
Société  Catholique  le  fruit  de  nos  études  pri- 
vées et  le  tribut  de  notre  zèle.  Toutefois,  avant 
que  d'entrer  en  matière,  nous  nous  permet- 
trons quelques  observations  encore  ,  à  l'effet  de 
bien  marquer  le  point  de  vue  d'où  nous  avons 
envisagé  notre  sujet. 

S'il  était  possible  de  confondre  l'usage  ordi- 
naire delà  raison  avcclascicnce  appelée  philoso- 
phie ,  on  pourrait  dire  que  cette  science  est  aussi 
ancienne  que  le  monde  ;  mais,  comme  il  ne  suffit 
pas  de  mettre  h  profit  les  dons  de  l'intelligence, 
comme  il  ne  suffit  pas  d'être  doué  d'un  juge- 
ment sain,  de  faire  preuve  de  bon  sens,  de  sa- 
voir tirer  parti  de  l'expérience,  pour  être  au- 
torisé à  prendre  le  titre  de  philosophe,  bien 
des  siè.  les  se  sont  écoulés  d'abord  ,  qu'il  faut 


PROLOGUE.  41» 

traverser  pour   arriver  au   premier  âge  de  la 
philosophie. 

Brucker  l'a  reconnu  ;  mais  ce  savant  toutefois 
en  donnant  le  titre  de  philosophie  aux   tradi- 
tions des  peuples  que  les  Grecs  appelaient  bar- 
bares, n'est-il  pas  lui-même  remonté  trop  haut? 
On  l'a  dit,  et  je  pense  que  c'est  avec  juste  raison. 
Les  peuples  dans  leur  enfance  ont  cru  et  n'ont 
pas  raisonné.   Ces  croyances,  transmises  avec 
autorité  et  reçues  avec  respect,   n'ont  pas  été 
à   l'abri   de   l'altération    insensible   du  temps  ; 
mais  elles  n'ont  jamais  été  livrées  à  la  discussion 
comme  objets  de  raisonnement.  Cependant  ces 
traditions ,  simples  d'abord ,  se  sont  progressi- 
vement corrompues,  assez  promptement  chez 
les  peuples  où  le  sacerdoce  passait  de  main  en 
main  ,  plus  lentement  chez  ceux   où  cette   di- 
gnité était  héréditaire.  Cependant  on  peut  voir 
par  les  récits  d'Hérodote  jusqu'à  quel  point,  en 
Orient  et  dans  l'Egypte  même,  le  culte  public 
avait  dégénéré  ;  et  combien  de  fables  absurdes, 
de  superstitions  honteuses  ou  ridicules  s'étaient 
introduites  déjà  dans  la  religion.  Il  est  à  croire 
que  les  traditions  s'étaient  mieux  conservées 
dans  les  castes  sacerdotales;  mais  il  faut  penser 
aussi  qu'étant  l'objet  exclusif  des   méditations 
d'une  classe  étrangère  aux  affaires    civiles  ,    et 
vouée  par  état  à  la  contemplation  religieuse, 


W  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

ces  traditions  éprouvèrent  alors  un  antre  genre 
d'altération  ,  qui  tendait  à  leur  faire  perdre  éga- 
lement leur  caractère  primitif.  Ainsi  le  peuple 
d'une  part,  en  prenant  à  la  lettre  les  symboles; 
les  prêtres  de  l'autre  ,  en  subtilisant  sur  les  idées 
que  ces  mêmes  symboles  couvraient,  s'éloi- 
gnaient de  plus  en  plus,  par  des  routes  oppo- 
sées ,  du  point  de  départ,  et  finirent  par  ne 
plus  rien  avoir  de  commun  que  ce  qui  tenait 
aux  pratiques  extérieures  (a). 

Il  y  aura  lieu  de  s'étonner  peut-être  que  ce 
double  mouvement  qui  s'opérait  en  sens  in- 
verse, n'ait  pas  fixé  davantage  l'attention  de 
ceux  qui  se  sont  exercés  à  suivre  les  progrès  du 
polythéisme.  Dans  une  matière  qui  offre  par  elle- 
même  de  bien  grandes  obscurités,  cette  obser- 
vation eût  répandu  quelque  lumière;  elle  eût 
conduit,  par  exemple  ,  à  déterminer  d'une  ma- 
nière plus  précise  l'origine  des  mystères  qui  ont 
pris,  comme  on  sait,  naissance  en  Orient,  et  que 
tout  porte  à  croire  être  uneinventiondesprêtres. 

Les  prêtres  d'Egypte,  sans  aller  plus  loin, 
flattés  d'être  exclusivement  chargés  du  dépôt 
des  sciences  ;  à  la  fois  théologiens,  astronomes, 
géomètres,  médecins  ;  flattés  notamment  d'avoir 

(a)  Ce  point  de  vue  sera  développé  au  t.  II,  dans  nationa- 
lisme et  Tradition.  —  Tli.  F. 


PROLOGUE*  21 

en  leur  possession  le  secret  des  hiéroglyphes , 
dont  le  peuple  n'entendait  plus  le  sens,  renfer- 
mèrent leurs  seerets  au  fond  du  sanctuaire,  ci 
firent  de  la  théologie  particulièrement  une 
science  occulte  et  mystérieuse.  Isisfut  pour  tout 
Je  monde  d'abord  l'astre  qui  présidait  à  la  nuit, 
divinité  bienfaisante  dont  le  cours  et  les  influen- 
ces supposées  faisaient  la  matière  d'allégories 
plus  ou  moins  ingénieuses.  Mais  le  peuple, 
trompé  par  ces  fables,  et  dominé  par  les  sens, 
laissa  échapper  ce  qu'il  y  avait  de  caché  sous  ces 
apparences  matérielles.  Isisdevint  pour  le  peuple 
égyptien,  et  à  la  lettre,  une  reine,  femme  d'Osi- 
ris,  mère  d'Horus,  belle-sœur  de  Typhon.  Tan- 
dis que  le  peuple  répétait  naïvement  son  histoire 
merveilleuse  ,  les  prêtres  de  leur  coté,  altérant 
les  traditions  qu'ils  avaient  reçues,  faisaient  d'ïsis 
le  principe  passif  de  l'univers  :  c'était  l'eau  ; 
c'était  la  terre;  c'était  la  matière  en  général; 
enfin  elle  devint  la  nature  universelle.  Or,  à 
mesure  qu'ils  croyaient  faire  des  progrès  dans 
cette  science  sublime,  les  prêtres  étaient  inté- 
ressés de  plus  en  plus  à  dérober  au  vulgaire  les 
connaissances  qu'ils  croyaient  seuls  posséder.  De 
là  ces  précautions  infinies  pour  s'assurer  de  la 
discrétion  de  ceux  que  l'on  initiait  à  ces  mystères 
relevés,  les  épreuves  qu'on  leur  faisait  subir, 
les  degrés  différents  par  lesquels  on  les  faisait 


"H  ÉCOLE  D'ATHÈNES, 

lentement  passer  :  quelques  uns  seulement  ob- 
tenaient une  révélation  complète  ;  la  plupart 
restaient  en  arrière,  distribués  sur  les  différentes 
parties  de  léchelle,  par  laquelle  on    parvenait 
au  dernier  degré;  et  s'il  est  vrai  que  Pythagorc 
ait  postulé  pendant  un  grand  nombre  d'années 
la  faveur  d'être  initié   à   toutes  les  sciences  de 
l'Egypte  ,    et  qu'elle   ne  lui  ait   été  accordée 
qu'après  avoir  subi  la  circoncision,  qui  l'agré- 
geait en  quelque  sorte  au   collège  sacerdotal , 
on    pourra  juger  quelle    réserve   scrupuleuse 
était  apportée  dans  la  communication  de  cette 
doctrine    secrète  ,    dont    la    manifestation    eût 
ébranlé  tout  le  système  religieux.  Ainsi  l'origine 
et  même  la  nature  des  mystères  se  seraient  dé- 
voilées, les  nuances  qui  pouvaient  les  distinguer 
se  seraient  marquées,  en  un  mot  les  traces  du 
polythéisme  dans  sa  marche  eussent  été  suivies, 
si  l'on  n'eût  pas  fait  confusion  sans  cesse  de  l'en- 
seignement extérieur  qui  réglait  le  culte  public 
et  servait  de  base  à  la  religion,  avec  la  doctrine 
intérieure  et  secrète  qui  se  distribuait  aux  seuls 
adeptes,  sous  le  sceau  des  plus  inviolables  ser- 
ments. 

Serait-ce  une  raison  toutefois  pour  faire  de 
ces  prêtres  et  de  tous  ceux  qui  ont  été  depuis 
admis  à  l'initiation  des  mystères  autant  de  phi- 
losophes? Nous  ne  le  pensons  pas.  11  est  à  rc- 


PROLOGUE.  2» 

marquer  en  effet  que  les  initiés  ,  recueillant 
avec  respect  les  dogmes  sacrés,  ne  se  permet- 
taient pas  d'en  faire  l'objet  d'un  examen  cri- 
tique ;  que  ceux  même  d'entre  eux  qu'une  po- 
sition plus  élevée  dans  la  hiérarchie  pouvait 
rendre  plus  hardis,  n'étaient  cependant  pas  li- 
bres de  donner  à  leur  esprit  tout  son  essor  ; 
qu'en  commentant  les  dogmes  sacrés,  ils  étaient 
contraints  de  travailler  sur  un  fond  donné , 
de  suivre,  de  loin  au  moins,  les  traditions  ;  et 
que,  même  en  altérant,  ils  étaient  obligés  de 
faire  croire  qu'ils  ne  faisaient  autre  <-  hose 
qu'expliquer  :  partant,  il  nous  semblerait, 
comme  il  a  paru  au  plus  grand  nombre,  que  les 
prêtres  chaldéens,  égyptiens,  perses  et  autres, 
que  Linus,  Mélampus,  Orphée  et  Zoroaslre 
n'étaient  point  encore  des  philosophes. 

La  philosophie  ne  remonterait  donc,  suivant 
nous  ,  qu'au  siècle  de  Thaïes  et  de  Pythagore, 
et  de  plus  nous  croyons  pouvoir  dire  que  l'ins- 
titut pythagoricien  doit  être  considéré  comme 
faisant  la  transition  entre  les  collèges  sacerdo- 
taux et  les  écoles  philosophiques.  Le  silence  ob- 
servé dans  l'école  de  Pythagore  ,  les  longues 
épreuves  auxquelles  ses  disciples  étaient  sou- 
mis, cette  espèce  de  langage  symbolique  dont 
les  initiés  seuls  avaient  le  secret,  ce  respect 
aveugle  pour  la  parole  du  maitre,  la  vie  coin- 


U  ÊCOLL  D'ATHÈNES, 

munc  qui,  eu  les  réunissant  entre  eux  ,  les  iso- 
lait du  reste  des  hommes,  sont  des  earaetères 
qui  appartenaient  spécialement  aux  collèges 
sacerdotaux.  Toutefois,  et  comme;  le  collège 
sacerdotal  et  philosophique  de  Pylhagore  n'élait 
point  en  harmonie  avec  les  institutions  de  la 
Grande-Grèce;  comme  les  dogmes  qui  y  étaient 
professés  ne  se  liaient  point  avec  les  pratiques 
religieuses  des  peuples  au  milieu  desquels  il  fut 
formé;  enfin,  et  comme  ce  philosophe  lui- 
même,  en  recueillant  les  traditions  orientales, 
ne  s'était  pas  fait  scrupule  de  les  combiner,  de 
les  modifier,  d'y  introduire  ses  propres  vues, 
l'empreinte  première  dont  avait  été  marquée 
son  école  s'effaça  assez  rapidement;  et  celte 
école  bientôt  ne  présenta  plus  ce  caractère  ori- 
ginal qui  la  distinguait ,  dans  ie  principe,  de 
Fécolc  de  Thaïes,  laquelle  se  formait  en  lonie  à 
peu  près  dans  le  même  temps,  sur  un  plan  qui 
donnait  à  la  raison  toute  liberté  d'agir. 

Voilà  donc  cette  épi  que  arrivée  où  la  raison 
humaine,  dégagée  de  toute  entrave,  affranchie 
de  toute  espèce  de  joug,  va  s'exercer  sans  con- 
trainte et  pourra  mesurer  toute  sa  force  :  six 
siècles  lui  sont  donnés  pour  en  connaître  la 
portée.  C'est  au  centre  de  la  civilisation,  dans 
la  patrie  des  arts,  dans  Athènes  en  un  mot,  que 
la  philosophie  établira  le  siège  de  son  empire. 


PROLOGUE,  2". 

Cependant  le  temps  s'écoule;  les  années  se  suc- 
cèdent ;  les  siècles  aussi;  la  philosophie  arrive 
au  terme,  lasse  des  efforts  qu'elle  a  faits,  hon- 
teuse de  son  impuissance,  et  n'ayant  d'autre  res- 
source, pour  ne  point  s'affaisser  sur  elle-même, 
que  de  chercher  un  appui  étranger  dans  ces 
mêmes  traditions  orientales  où  elle  avait  puisé 
ses  premiers  enseignements. 

Dès  ce  moment  son  histoire  est  finie  et  vient 
se  confondre  avec  celle  du  polythéisme,  qui  fait 
de  la  philosophie  son  auxiliaire  («),  et  qui  l'en- 
traîne dans  sa  chute;  elle  se  relève  toutefois,  et 
reçoit  un  prolongement  d'existence  par  l'em- 
ploi subalterne  que  quelques  Pères  de  l'Eglise 
lui  permettent  d'exercer  à  la  suite  de  la  reli- 
gion ;  mais,  esclave  soumise,  elle  a  perdu  son 
indépendance,  son  orgueil,  son  nom  même  ; 
si  elle  n'a  pas  entièrement  cessé  d'être  ,  elle  a 
depuis  long-temps  cessé  de  régner. 

Il  est  à  remarquer  en  effet  que  ceux-là  même 
qui  cherchent  h  rehausser  l'éclat  de  la  philoso- 
phie sont  obligés  de  convenir  qu'à  partir  du 
terme  indiqué  ci-dessus,  cette  science  n'a  fait 
que  dégénérer  et  décroître;  que  transplantée 
à  Rome,  la  doctrine  philosophique  s'y  est  fai- 
blement soutenue  et  promptement  altérée;  que 

(a)  Colse,  Plotin  ,  Pon>!i>re  ,  Jamblique.  —  Th.  F. 


20  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

portée  à  Alexandrie  par  les  soins  de  Plolémée, 
elle  s'y  est  sur-le-champ  perdue  dans  les  tradi- 
tions mystiques  de  l'Orient  {a)  ;  el  qu'enfin  dans 
les  écrits  des  Pères,  qui  lui  ont  offert  un  der- 
nier refuge  ,  elle  marche  a  la  suite  du  dogme 
religieux,  et  ne  joue  plus  qu'un  rôle  secondaire. 

Ainsi  la  philosophie  a  parcouru  sa  carrière. 

Parlerons-nous  maintenant  des  faibles  efforts 
qu'elle  a  faits  au  moyen  âge  pour  sortir,  en  se 
rattachant  aux  destinées  de  la  religion,  de  l'a- 
bîme d'oubli  dans  lequel  elle  était  plongée  de- 
puis bien  des  siècles?  Dirons-nous  plutôt  com- 
ment, à  la  renaissance  des  lettres,  celte  science 
a  brillé  du  plus  bel  éclat  dont  elle  ait  jamais 
été  environnée  ?  Certes,  si  la  philosophie  a  un 
titre  à  faire  valoir  h  l'hommage  respectueux  des 
intelligences,  c'est  lorsque,  portée  sur  les  ai- 
les de  la  religion,  s'élevant  au  dessus  des  nues, 
et  fixant  d'un  œil  assuré  l'astre  qui  distribue  la 
lumière,  elle  proclamait  par  l'organe  de  Bos- 
suet,  de  Pascal,  de  Descaries,  de  Fénelon  et 
de  tant  d'autres,  les  vérités  qu'elle  avait  puisées 
dans  la  source  pure  du  christianisme.  Mais  il  ne 
peut  entrer  dans  le  plan  que  nous  nous  sommes 
tracé  de  mettre  la  philosophie  en  scène,  quand 
elle  reçoit  d'en  haut  ses  inspirations.  C'est  lors- 

(a)  IMotin  cl  les  Syncrélï&e?'.  —  Th,F, 


PROLOGUE,  27 

que  la  philosophie  a  la  prétention  de  marcher 
seule  et  sans  appui  ,  que  nous  devons  nous  at- 
tachera la  suivre,  faire  observer  ses  variations 
continuelles  ,  insister  sur  ses  contradictions  , 
constater  son  impuissance  et  confondre  son  or- 
gueil. 

Nous  croirions  donc  dépasser  les  limites  de 
notre  sujet,  si  nous  franchissions  la  borne  que 
nous  avons  précédemment  posée.  11  est  vrai 
qu'aujourd'hui  une  nouvelle  ère  commence  pour 
la  philosophie,  depuis  qu'elle  a  eu,  dans  ces 
derniers  temps,  la  maladresse  et  le  tort  de  se 
séparer  de  la  vraie  religion  et  de  se  mettre  à 
son  égard  en  position  hostile.  Une  nouvelle  pé- 
riode commence  pour  ceux  qui  seront  à  l'ave- 
nir chargés  d'écrire  son  histoire,  et  il  pourra 
êtreintéressant  aloi  s,  en  fouillant  dansies  fonde- 
ments du  protestantisme,  d'y  découvrir  la  racine 
cachée  de  cet  arbre  de  la  science  humaine  qui 
cherche  à  s'étendre  de  plus  en  plus  au  préjudice 
de  la  foi:  il  sera  curieux  aussi,  en  suivant  le  phi- 
losophisme dans  sa  marche  ,  de  le  voir  s'enga- 
ger dans  les  mômes  voies  que  Pyrrhon,  Zenon, 
Platon  ,  Aristote  ,  Epicure  avaient  tracées,  et  se 
perdre  dans  le  mf  me  labyrinthe  dont  la  philo- 
sophie ancienne  n'a  jamais  pu  sortir.  Mais  ce 
serait  s'engager  dans  une  période  qui  n'a  point 
atteint   son    dernier  terme  que  d'entrer  dans 


*K  ÉCOLE  D'ATHÈNES, 

quelques  développements  sur  l'état  actuel  des 
choses  sous  ce  rapport.  ;  à  quoi  il  convient  d'a- 
jouter qu'il  sérail  difficile  d'entamer  celte  ma- 
tière sans  rompre  l'unité  que  présente  le  sujet. 
L'histoire  de  la  philosophie  se  renferme  donc 
poumous  dans  les  six  siècles  qui  l'ont  vu  naître, 
se  développer  et  finir  au  milieu  des nationsd'o- 
rigine  grecque.  Les  efforts  que  l'esprit  humain 
a  faits  pendant  ce  long  espace  de  temps  ont  été 
assez  soutenus  pour  qu'on  puisse  être  fondé  à 
croire  que  tout  ce  qui  sera  imaginé  par  la  suite 
ne  sera  que  la  reproduction  des  idées  que  les 
philosophes  de  la  Grèce  avaient  élaborées  et 
essayé  de  mettre  en  œuvre  :  de  telle  sorle  que 
la  période  que  nous  nous  proposons  de  parcou- 
rir, peut  être,  en  un  certain  sens,  considérée 
comme  offrant  l'histoire  complète  de  la  philo- 
sophie. 

Les  limites  du  sujet  tracées  ,  il  nous  reste  à 
donner  quelques  explications  sur  le  mode  par 
nous  adopté  pour  en  embrasser  les  diverses 
parties. 

Entrant  dans  les  vues  de  la  Société  Catholi- 
que y  il  nous  a  semblé  qu'il  s'agissait  d'offrir  un 
tableau  plutôt  qu'une  histoire  chronologique  de 
la  philosophie;  de  donner  place  dans  ce  tableau 
à  l'exposition  sommaire  des  systèmes  qui  ont  eu 
le  plus  de  vogue  ,  et  de  lier  entre  elles  toutes 


UROLOGUE.  2» 

ces  parties,  en  les  subordonnant  ;i  une  idée 
principale  autour  de  laquelle  elles  viendraient 
se  grouper. 

Or  il  nous  a  paru  qu'aucune  idée  ne  rempli- 
rait mieux  celle  place,  et  qu'aucune  question 
ne  se  détacherait  plus  naturellement  pour  venir 
occuper  le  devant  du  tableau,  que  celle  qui  se 
rapporte  au  fondement  de  la  certitude  et  à  la 
réalité  des  connaissances  humaines. 

Cette   question    soulevée  ,  le  dogmatisme  et 
le  scepticisme  se  trouvent  tout  de  suite  en  pré- 
sence :  autour  d'eux  se  pressent  à  l'instant  ceux 
qui  mettent  la  certitude  dans  les  sensseulement, 
ceux  qui  ne  la  voient  que  dans  l'évidence,  ceux 
qui  font  du  sentiment  le  seul  et  vrai  critérium. 
Dogmatiques    sur  un  point,  et  sceptiques  sur 
tous  les  autres,  différant  entièrement  de  prin- 
cipes, les  matérialistes,    les  rationalistes ,  les 
sentiment alistes  forment  trois  grandes  masses 
qui  se  divisent  et  se  séparent,  sans  qu'il   reste 
aucun  moyen  de  rapprochement.   Chacune  de 
ces  divisions  est  bientôt  elle-même  en  proie  à 
des  déchirements,  par  la  raison  que  chaque  in- 
dividu croit   être  en  droit  de  se  créer  un  sys- 
tème :  cependant  le  scepticisme  rapprochant  les 
uns  des  autres  ces  systèmes  discordants,  insis- 
tant sur  l'opposition  des  principes  sur  lesquels 
ils  s'appuient,  sourit  à  la  vue  de  cette  scène  de 


30  ÉCOLE  D'ATHÈNES, 

désordre.  Ainsi  le  tableau  s'achève  et  toute  la 
philosophie  est  passée  en  revue,  sans  que  la 
question  de  savoir  s'il  y  a  en  effet  quelque  chose 
de  certain  pour  l'homme  ait  cessé  d'être  pré- 
sente à  l'esprit;  sans  que  la  solution  de  cette 
question  ait  pu  sortir  de  ces  débats  :  la  conclu- 
sion à  tirer  se  présente  ensuite  d'elle-même. 

Ce  plan,  dont  les  Questions  académiques  de 
Cicéron  pourraient  fournir  au  besoin  le  modèle, 
et  qui  remplit  d'ailleurs  les  conditions  principa- 
les d  u  p  rog  ra  m  m  e  de  la  Société  Catliolique,  nous 
a  paru  le  plus  propre  au  développement  de  la 
matière. 

La  forme  du  dialogue  aussi  ,  comme  ayant 
quelque  chose  de  plus  vif,  nous  a  semblé  devoir 
obtenir  la  préférence  :  autorisés  que  nous  étions 
par  des  exemples  en  grand  nombre  et  de  poids, 
nous  l'avons  adoptée  sans  scrupule. 

Mais  ce  n'était  rien  encore  d'avoir  assigné  à 
chaque  objet  sa  place  dans  le  tableau  ;  l'essen- 
tiel assurément,  c'était  que  ce  tableau  fût  fidèle; 
or  c'est  h  quoi  nous  avons  donné  tous  nos  soins. 
Nous  avons  lu  ,  comparé  ce  que  plusieurs  sa- 
vants distingués  ont  écrit  ayant  trait  à  l'histoire 
de  la  philosophie.  Brucker  le  plus  souvent  nous 
a  servi  de  guide  ;  et  bien  qu'en  marchant  à  sa 
suite  il  soit  difficile  de  s'égarer,  nous  n'avons 
pas  cru  pour  cela  devoir  négliger  de  remonter 


PROLOGUE.  31 

aux  sources.  Cicéron,Plutarque,  Aristote,  Pla- 
ton, Diogène  de  Laerte  ,  Sextus  Empiricus  ont 
été  par  nous  sans  cesse  consultés.  Il  n'en  a  pas 
été  de  même,  en  ce  qui  regarde  Plotin  ,  Por- 
phyre, Jamblique  et  les  autresalexandrins.  Ceux- 
ci  ayant  pris  à  tâche  non  seulement  de  concilier 
toutes  les  opinions  philosophiques,  au  risque  de 
leur  faire  perdreleurcaractère  véritable,  maisen- 
corode  faire  un  amalgame  de  ces  opinions  philo- 
sophiquesavecles  doctrines  mystiques  et  les  tra- 
ditions primitives  de  l'Orient,  leurs  écrits,  bien 
loin  de  servir  à  ceux  qui  s'appliqueraient  à  dis- 
tinguer ce  qu'il  y  a  de  propre  à  chacune  d'elles, 
offrent  un  arsenal  toujours  ouvert  à  ceux  qui 
voudraient  porter  la  confusion  dans  ces  matiè- 
res, pour  faire  passer  a  l'aide  de  celte  confusion 
des  opinions  hasardées  ,  ou  quelque  système  de 
pure  imagination    Les  pères  de  l'Eglise  eux- 
mêmes,  dont  plusieurs  avaient  respiré  l'air  de 
l'école  pythagorico-plalonicicnne,  et  qui,  pour 
la  plupart,  s'étaient  trop  préoccupés  de  l'idée 
que  Platon  et  Pythagore  avaient  puisé  dans  les 
sources  hébraïques,  ne  sont  pas  toujours  exacts 
quand  ils  exposent  la  doctrine  des  anciens  phi- 
losophes. Saint  Augustin  ,  si  admirable  d'ailleurs 
dans  ses  traités  de  philosophie  chrétienne,  saint 
Augustin  n'est  pas  toujours  un   guide  sûr,  en 
fait  de  critique.  On  ne  s'étonnera  donc  pas  que 


34  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

nous  ne  citions  que  rarement  les  Pères  de  l'E- 
glise, et  que  nous  ne  citions  jamais  les  néo- 
platoniciens. 

Puisse  cet  opuscule  ,  fruit  de  plusieurs  années 
de  lecture  ,  obtenir  un  suffrage  honorable  de 
ceux  au  jugement  desquels  il  doit  être  soumis! 
Puisse-t-il  surtout  être  de  quelque  utilité  à  ceux 
auxquels  il  est  particulièrement  destiné!  je  veux 
parler  de  cette  jeunesse  studieuse  que  la  ten- 
dance du  siècle  vers  les  objets  matériels  n'a 
point  entraînée  ,  et  dont  l'âme  vierge  a  con- 
servé l'instinct  des  hautes  destinées  de  l'homme. 
Pour  cette  génération  non  encore  avilie  parles 
passions  grossières  de  la  brute,  dont  l'intelli- 
gence ne  s'est  point  jusqu'à  présent  circonscrite 
dans  les  calculs  de  l'intérêt  pécuniaire  ,  et  dont 
le  cœur  repousse  les  doctrines  funestes  qui  vont 
à  éteindre  tout  sentiment  généreux,  il  y  a  quel- 
que chose  au  dessus  de  ce  qui  passe.  Mais  il 
est  à  craindre  ,  du  moins  à  l'égard  de  plusieurs, 
que  de  tristes  illusions  ne  prennent  la  place  des 
réalités  que  leur  esprit  poursuit.  La  philosophie 
du  siècle  est  Ij  pour  surprendre  au  passage  ces 
voyageurs  inexpérimentés  :  sirène  dangereuse  , 
elle  sait  varier  son  langage  suivant  les  disposi- 
tions de  ceux  auxquels  elle  s'adresse.  Elle  séduit 
les  uns  en  les  assurant  qu'ils  peuvent  vivre  au 
gré  de  leurs  désirs  ;   elle  charme  les  autres  en 


PROLOGUE.  53 

les  assurant  qu'ils  peuvent  aspirer  à  devenir  des 
dieux  :  à  ceux-là  elle  cache  ce  qu'il  y  a  de  gran- 
deur dans  l'homme  ;  à  ceux-ci  ce  qu'il  y  a  en 
lui  de  faiblesse  et  de  misère  :  or  qui  pourrait 
dire  lequel  du  disciple  d'Épicure  ,  ou  du  disci- 
ple de  Zenon ,  est  le  plus  éloigné  du  cœur  de 
Dieu? 


L'ÉCOLE  D'ATHÈNES. 


Dialoijur. 


■■in||8M»w 


Un  peintre  célèbre  a  eu  l'idée  de  réunir  et 
présenter  dans  un  seul  tableau  tout  ce  que 
l'antiquité  a  produit  de  plus  remarquable, 
parmi  les  hommes  qui  se  sont  appliqués  en 
divers  temps,  en  divers  lieux,  à  l'étude  de  la 
philosophie  :  l'œil  se  repose  avec  plaisir  sur 
les  groupes  majestueux  qu'offre  cette  belle 
composition  ;  on  se  sent  pénétré  de  respect  à 
la  vue  de  tous  ces  sages;  seulement  on  regrette, 
en  admirant  l'expression  de  leurs  ligures,  qu'ils 
restent  sans  mouvement  et  sans  voix. 

Mais  ne  pourrait-on  pas ,  en  s'emparant  de 
l'idée  de  Raphaël ,  animer  ce  grand  tableau  ; 
et  mettant  en   scène  les  graves  personnages 


36'  ÉCOLE  D1  ATHENES. 

qu'on  y  voit  représentés,  les  faire  discourir 
entre  eux? 

Cette  fiction  nouvelle,  moins  variée,  moins 
riche  peut-être  que  celle  du  peintre  ,  attein- 
drait difficilement  le  même  degré  de  perfec- 
tion ;  elle  aurait  cependant  cet  avantage  d'of- 
frir à  l'esprit  un  champ  de  réflexions  plus 
vaste. 

Je  veux  donc  essayer  de  l'esquisser  (a). 

Ainsi  voilà  que  le  temple  de  la  sagesse  hu- 
maine s'ouvre  devant  moi  :  l'entrée  en  est  libre 
pourcelui  qu'un  noble  désirde  savoirenflamme; 
de  même  que  pour  celui  qui  veut,  par  l'accom- 
plissement de  ses  devoirs,  s'élever  à  toute  la 
dignité  de  son  être. 

Le  seuil  est  franchi  :  j'entre  ou  plutôt  je  me 
précipite  dans  ce  lieu  qui  renferme  ce  que 
l'Italie,  l'Asie,  la  Grèce  ont  offert  de  plus  dis- 
tingué sous  le  rapport  de  l'intelligence.  A  la 
vue  de  cette  assemblée  auguste ,  je  reste  un 
moment  saisi  d'admiration. 


(a)  On  ne  s'étonnera  pas  Fans  doute  ,  qu'à  l'exemple  de  Ra- 
phaël ,  l'auteur  rapproche  les  uns  des  autres  des  personnages 
qui  n'ont  point  été  à  même  de  se  rencontrer ,  des  hommes  qui 
n'ont  point  vécu  dans  le  même  temps.  En  lisant  ce  qui  va  suivre, 
on  aura  plus  d'une  fois  l'occasion  de  se  rappeler  celte  obser- 
vation. 


DIALOGUE.  S7 

Où  vas-tu?  me  dit  d'un  ton  rogue,  et  en  je- 
tant sur  moi  un  regard  effronté,  un  homme 
étendu  sur  le  marbre  ,  à  demi  nu  ;  si  c'est  pour 
t'instruire  des  règles  de  la  sagesse  que  tu  viens 
ici,  inutile  d'aller  plus  loin;  écoute,  elles 
sont  simples  et  faciles  à  retenir  :  sois  indé- 
pendant de  la  fortune,  en  te  dépouillant  de 
tout;  des  hommes,  en  foulant  aux  pieds  les 
préjugés  ;  de  toi-même ,  en  endurcissant  ton 
corps  contre  la  douleur,  et  ton  àme  contre  le 
mépris.  Ce  peu  de  mots  et  le  ton  d'arrogance 
qui  les  accompagne  me  font  reconnaître  cet 
homme  signalé  par  son  orgueil,  redouté  h 
cause  de  son  impudence,  qui  traite  la  pitié  de 
faiblesse  ,  la  pudeur  de  niaiserie;  qui  fait  d'ail- 
leurs ouvertement  profession  de  mépriser  les 
hommes,  de  se  jouer  des  lois,  de  se  moquer 
des  Dieux  (a).  Etonné  qu'un  pareil  homme  ait 
trouvé  le  moyen  de  s'introduire  dans  celte  en- 
ceinte sacrée,  je  passe  près  du  cynique  sans  lui 
répondre  un  seul  mol. 

(a)  L'incroyable  impudence  de  Diogène  est  un  fail  trop  bien 
constaté  pour  qu'on  puisse  jamais  venir  à  bout  de  le  rendre  dou- 
teux. La  question  de  savoir  si  Diogène  était  réellement  alliée 
ef  si  les  traits  qu'il  lançait  contre  la  Divinité  étaient  seulement 
dirigés  contre  les  dieux  du  vulgaire,  ou  devaient  porter  plus 
loin ,  serait  peut-cire  difficile  à  résoudre.  On  peut,  sur  ces  dif- 
férens  points  de  critique  ,  recoin  ir  au  Dictionnaire  de  Bayle  , 
à  L'article  de  Diogrnë  lé  cynique. 


38  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

Mais  quel  est  cet  autre  personnage  qui  pa- 
rait absorbé  dans  ses  pensées,  tandis  que  ceux 
qui  l'entourent  considèrent  attentivement  les 
lignes  qu'il  vient  de  tracer?  Ah!  c'est  Archi- 
mède  ,  ce  géomètre  célèbre  ,  dont  le  nom  a  re- 
tenti par  toute  la  terre. 

Je  révère  en  vous ,  grand  Archimède ,  le  rare 
génie  dont  le  ciel  vous  a  doué;  je  ne  conteste 
pas  l'utilité  de  la  science  à  l'étude  de  laquelle 
vous  vous  livrez  avec  ardeur;  j'ai  cependant 
l'idée  d'une  science  plus  haute  que  vous  sem- 
blez  négliger.  Long-temps  j'ai  marché  dans 
les  sentiers  pénibles  que  vos  disciples  parcou- 
rent à  votre  suite  ;  mon  esprit  s'est  fatigué  et 
mon  cœur  s'est  desséché  en  errant  dans  ces 
contrées  arides.  Devenu  étranger  aux  autres, 
étranger  à  moi-même,  j'ai  regretté  d'avoir 
donné  trop  de  temps  à  l'étude  des  sciences 
mathématiques.  Vos  leçons  me  seraient  donc 
désormais  inutiles;  vos  discours  seraient  sans 
intérêt  pour  moi. 

Autant  en  dirai-je  à  ces  hommes  vénérables 
dont  les  yeux  fixés  attentivement  sur  une 
sphère,  cherchent  à  distinguer,  au  moyen  des 
constellations  qui  y  sont  figurées,  la  route  que 
suivent  les  astres  dans  leur  cours.  Astronomes 
que  l'on  admire  ,  vous  essaierez  de  me  faire  en- 
tendre comment  il  se  fait  que  le  soleil  s'éclipse  7 


DIALOGUE.  59 

mais  je  suis  bien  plus  empresse  de  savoir  com- 
ment il  arrive  que  ma  raison  soit  souvent  en 
défaut  :  vous  me  transporteriez  dans  les  hautes 
régions  éthérées  pour  m'y  faire  entendre  l'har- 
monie des  corps  célestes,  mais  il  y  a  dans  les 
choses  morales  une  autre  espèce  d'harmonie 
qu'il  m'importe  bien  plus  de  connaître. 

Quant  à  vous ,  scrutateurs  infatigables  des 
secrets  de  la  nature  physique,  vous  paraissez 
vous  occuper  davantage  des  choses  d'ici-bas  : 
toutefois,  vous  me  permettrez  de  le  dire,  lors 
même  que  vous  parviendriezà  me  rendre  intel- 
ligibles vos  hypothèses  obscures,  quand  vous 
viendriez  à  bout  de  concilier  entre  eux  tant  de 
systèmes  qui  se  détruisent  l'un  par  l'autre,  je  ne 
me  sentirais  pas  plus  disposé  à  me  fixer  au  mi- 
lieu de  vous.  De  quel  avantage  serait  pour  moi 
la  connaissance  des  lois  qui  régissent  les  êtres 
matériels,  si  j'ignore  les  lois  bien  autrement 
essentielles  qui  gouvernent  les  êtres  intelli- 
gens? 

C'est  ainsi  qu'en  avançant  toujours,  j'arrive  à 
ceux  que  je  cherchais  au  milieu  de  cette  as- 
semblée ,  c'est-à-dire  à  ces  philosophes  qui  se 
distinguent  autant  des  autres  philosophes  par 
l'objet  de  leurs  méditations,  que  ceux  ci  se  dis- 
tinguent du  vulgaire. 


40  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

Me  voici  donc  enfin  dans  le  sanctuaire  du 
temple  de  la  sagesse  ,  il  ne  me  resle  plus  qu'à 
prêter  une  oreille  attentive  aux  oracles  qu'elle 
y  rend. 

Mais  qu'entends-je  et  d'où  vient  ce  tumulte? 
Pourquoi  ces  éclats  de  voix  et  cette  discussion 
qui  semble  dégénérer  en  dispute?  Y  aurait-il 
quelque  point  important  sur  lequel  ces  hom- 
mes graves,  ces  dignes  interprètes  de  la  sa- 
gesse, ne  seraient  point  encore  tombés  d'ac- 
cord? Approchons  et  écoutons  (à). 

pyrrhon  (b). 
C'est  à  savoir  :  car  il  ne  faut  pas,  Zenon,  que 

(a)  Dans  le  dialogue  qui  va  suivre  et  qui  aura  pour  objet  de 
faire  passer  rapidement  en  revue  les  principaux  systèmes  philo- 
sophiques anciens,  on  s'est  attaché  à  reproduire  avec  fidélité,  au- 
tant du  moins  qu'il  était  possible  de  le  faire,  les  opinions  des 
différentes  sectes  ;  mais  on  n'a  pas  cru  devoir  s'asireindre  à  sui- 
vre dans  la  discussion  la  série  des  arguments  que  leurs  chefs 
employaient  pour  établir  leurs  systèmes,  ou  pour  combattre  ceux 
de  leurs  adversaires.  Les  sciences  naturelles  ayant  fait  de 
grands  progrès  ,  et  l'esprit  de  subtilité  qui  distinguait  les  Grecs 
dans  le  genre  de  l'argumentation ,  n'étant  plus  guère  de  saison, 
il  a  fallu  substituer  souvent  à  des  raisonnements  qui  auraient 
paru  peu  concluans  ,  d'autres  raisons  plus  solides  ,  ou  tout  au 
moins  des  arguments  plus  spécieux. 

(6)  Pyrrhon  ne  fut  point,  à  proprement  parler,  le  premier 
auteur  du  scepticisme.  11  y  avait  eu  des  sceptiques  avant  lui: 
mais  ayant,  comme  le  dit  Sextus  ,  traité  ce  genre  de  philoso- 
phie d'une  manière  plus  ouverte  que  ceux  qui  l'avaient  précédé. 


DIALOGUE.  41 

vous  vous  flattiez  que  ces  raisonnements,  qui 
vous  semblent  sans  réplique,  resteront  sans 
réponse;  et  que  ces  principes,  posés  avec  une 
assurance  si  ferme,  ne  seront  pas  contredits. 
En  ce  qui  me  concerne,  au  moins,  je  ne  crains 
pas  d'avouer  que  jusqu'ici  je  n'ai  trouvé  aucune 
marque  de  vérité  que  je  puisse  croire  à  l'é- 
preuve du  temps  et  de  la  discussion.  En  quel- 
que science  que  ce  soit,  grammaire,  rhétori- 
que, géométrie,  arithmétique,  astrologie,  mu- 
sique, logique,  rien  ne  s'est  offert  à  moi  qui 
m'ait  amené  à  donner  pleinement  mon  assenti- 
ment (i).  Je  n'ai  vu  partout  qu'embarras,  ob- 
scurité, matière  à  controverse;  et  lorsque  par- 
fois il  s'est  présenté  une  raison  qui  me  paraissait 
d'abord  avoir  quelque  force,  je  n'ai  point  tar- 
dé à  reconnaître  que  cette  raison  pouvait  être 
balancée  par  une  raison  contraire  et  de  même 
poids  (2).  D'après  cela  je  n'affirme  rien,  je  ne 
nie  rien,  je  suspends  en  tout  mon  jugement  : 
de  cette  sorte,  sans  effort,  et  sans  y  avoir  son- 
gé peut-être  ,  je  suis  arrivé  à  cet  état  inaltéra- 


il  s'est  acquis  l'honneur  d'être  regardé  comme  le  chef  de  celle 
secte  ,  d'où  il  est  arrivé  que  les  sceptiques  sont  désignés  au'si 
par  le  nom  depyrrhoniens. 

(1)  Sext.  Emp.  adv.  matlianaticos. 

(2)  Id.  Prirhon.  hrpofv/).,  lib.  1,  cap.  G. 


42  ÉCOLE  D'ATHÈNES, 

ble  de  l'âme ,  à  cette  tranquillité  d'esprit  par- 
faite, auxquels  me  paraissent  vainement  pré- 
tendre ceux  qui  pensent  et  qui  affirment  qu'il 
y  a  des  choses  bonnes  et  des  cho  es  mauvaises, 
des  choses  vraies  et  des  choses  fausses  de  leur 
nature  (i). 

zénon  {a). 

Ainsi  Pyrrhon  n'oserait  affirmer,  par  exem- 
ple ,  que  lui  et  moi ,  sommes  à  l'heure  qu'il  est 
en  présence  l'un  de  l'autre. 

PYRRHON. 

Je  l'ai  déjà  dit,  et  je  le  répéterai  si  l'on  veut: 
mon  scepticisme  ne  va  pas  jusqu'à  mettre  en 
doute  les  apparences  des  choses  ;  ce  n'est  que 
lorsqu'il  s'agit  de  savoir  si  les  choses  sont  telles 
qu'elles  apparaissent,  que  l'incertitude  com- 
mence pour  moi  (2).  Je  ne  craindrai  donc  pas 
d'avouer  qu'il   me   paraît  que  Zénon   discute 

(a)  Zénon  de  Cilliuui,  après  avoir  reçu  les  leçons  des  cyniques 
et  étudié  les  doctrines  des  autres  écoles ,  devint  lui-même  le 
fondateur  de  l'école  du  portique. 

(1)  Sext.  Emp.,  ibid.,  cap.  12. 

(2)  M.,  Hyp.  Pyrrhon. ,  lib.  1,  cap.  10. 


DIALOGUE.  43 

avec  moi  présentement.  Serait-ce  de  ma  part 
une  illusion  ,  ou  bien  ,  au  contraire,  y  aurait-il 
quelque  réalité  cachée  sous  cette  apparence 
qui  m'entraîne  ?  C'est  ce  que  je  n'entreprendrai 
pas  de  décider  ;  car  il  y  a  si  peu  de  fond  à  faire 
sur  le  témoignage  des  sens,  qu'on  ne  saurait, 
suivant  moi,  être  trop  en  garde  contre  tout  ce 
qui  arrive  à  l'esprit  par  cette  voie. 

Un  témoin  qui  chancelle  dans  sa  déposition 
ne  mérite  pas  grande  confiance  :  deux  témoins 
qui  se  contredisent  l'un  l'autre  laissent  le  juge 
dans  l'embarras  :  or,  les  sens  sont  des  témoins 
vacillans,  infidèles  et  trompeurs;  ils  ne  racon- 
tent pas  les  choses  à  celui-ci  comme  ils  les  ont 
dites  à  celui-là  ;  ils  parlent  aujourd'hui  d'une 
façon  ,  tandis  qu'hier  ils  parlaient  d'une  autre  ; 
souvent  ils  sont  en  opposition  entre  eux;  quel 
cas  peut-on  faire  de  leurs  déclarations? 

Ce  qui  me  parait  petit,  à  moi,  est  d'une 
grandeur  démesurée  pour  un  ciron;  tandis  que 
si  le  monde  est,  comme  Zenon  le  prétend,  un 
grand  animal  doué  d'intelligence,  ce  qui  me 
parait  énorme,  à  moi,  n'est  qu'un  point  im- 
perceptible pour  cet  être  immense. 

A  la  vue,  cette  ligne  me  semble  droite, 
j'entends  mon  voisin  qui  dit  qu'elle  est  brisée; 
si  je  m'avise  de  prononcer  que  cette  tour  que 
je  vois  là-bas  est  ronde,  un  contradicteur  bien- 


§4  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

tôt    s'élève   qui    prétend    qu'elle     est    carrée. 

Je  n'assurerais  pas  que  cet  homme,  que  je 
vois  d'ici  marcher  dans  la  plaine  ,  ne  soil,  pour 
un  autre  que  pour  moi,  et  dans  ce  moment 
même,  en  parfait  repos. 

Ce  qui  paraît  froid  à  l'un  parait  chaud  à 
l'autre  ;  le  mouvement  qui  est  précipité  pour 
celui-ci  paraît  lent  à  celui-là. 

L'un  dira  que  cette  chose  est  polie,  unie, 
ronde  ;  l'autre  qu'elle  est  rude ,  anguleuse 
et  poreuse  :  à  entendre  celui-ci,  tel  mets  est 
délicieux;  à  entendre  celui-là,  il  est  détestable. 

Qui  voudra  se  charger  de  concilier  toutes 
ces  contradictions,  fera  bien  de  chercher  d-a- 
bord  à  se  mettre  d'accord  avec  lui-même  ;  car 
lorsqu'on  s'ennuie,  le  temps  paraît  long  ;  si  l'on 
éprouve  du  plaisir,  deux  heures  paraissent  n'a- 
voir duré  qu'une  heure  seulement. 

Ce  que  ma  main  droite,  en  certains  cas,  juge 
tiède,  ma  main  gauche  le  trouve  glacé;  ce  qui 
me  paraissait  doux  en  santé,  me  devient  amer 
quand  je  suis  malade;  ce  que  je  vois  blanc  au- 
jourd'hui ,  sera  autre  pour  moi  demain  ,  si  je 
prends  cette  nuit  la  jaunisse. 

Que  dire  de  cette  rame  qui  me  paraissait 
d'abord  sans  courbure  ,  et  qui ,  plongée  à  moi- 
tié dans  la  rivière,  se  présente  ensuite  à  mes 
yeux  comme  rompue?  de  la  rive,  le  bateau  me 


DIALOGUE.  45 

parait  marcher;  du  bateau,  c'est  la  rive  qui  pa- 
rait s'enfuir. 

Zenon. 

Croyez-moi,  ne  vous  mettez  pas  si  fort  en 
peine  d'établir  que  nos  sens  nous  trompent 
quelquefois;  personne  ne  sera  tenté  de  vous 
contester  qu'en  certains  cas  ils  nous  induisent 
en  erreur. 

Épi  cure  (a). 

Que  Zenon  soit  de  cet  avis,  ou  qu'il  fasse 
cette  concession  ,  il  en  est  le  maître  ;  quant  à 
moi,  je  n'y  suis  nullement  disposé.  Mon  opi- 
nion est  que  nos  sens  ne  nous  trompent  jamais  , 
et  s'il  pouvait  m'ètre  démontré  qu'un  seul  sens 
ait  menti  une  seule  fois,  je  me  joindrais  à  Pyr- 
rhon  pour  dire  qu  il  faut  se  défier  de  leur  té- 
moignage en  toute  rencontre  (i). 


(a)  Épicure  avait ,  relativement  à  la  véracité  du  témoignage 
des  sens ,  une  opinion  dont  il  faisait  dériver  quelques  consé~ 
quencei  assez  singulières. 

(1)  Cic,  Academ.,  lib.  ii,  cap.  25. 


40  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

Zenon. 

Ainsi  Épicure  va  soutenir  sérieusement  que 
le  soleil  et  la  lune  ne  sont  qu'à  une  très  petite 
dislance  de  la  terre  ,  et  qu'ils  sont,  à  peu  près, 
de  la  largeur  de  la  face  d'un  homme  ;  que  le 
diamètre  de  la  lune  est  plus  grand  quand  elle 
se  lève  que  lorsqu'elle  arrive  au  milieu  de  sa 
course  ;  que  ce  même  astre  passe  réellement 
de  la  forme  circulaire  qu'il  présente  en  certain 
temps  aux  différentes  formes  qu'il  prend  suc- 
cessivement, sans  qu'il  y  ait  pour  l'œil,  en  tout 
ceci,  la  moindre  illusion. 

Epicure. 

A  dire  le  vrai ,  je  crois  que  les  astres  ne  sont 
pas  plus  grands  qu'ils  ne  le  paraissent  à  nos 
yeux,  et  que  s'il  y  a  quelque  différence,  soit  en 
plus,  soit  en  moins,  cette  différence  doit  être 
peu  considérable  (i).  Quant  aux  accroissements 
et  aux  déclins  de  la  lune ,  on  peut  les  conce- 
voir très  bien  sans  taxer  les  sens  d'imposture. 
Au  surplus,  pour  répondre  à  l'avance  aux  ob- 


(1)  Epicuri  epistola  ad  Pythoclam.  apud  Diog, 
Laert.,  lib.  x,  seg.  91. 


DIALOGUE.  47 

jcctions  que  vous  pourriez  être  tenté  de  faire 
encore,  comme  aussi  pour  réduire  à  leur  juste 
valeur  celles  que  Pyrrhon  faisait  valoir  tout-à- 
l'heurc  ,  il  ne  s'agit  que  d'entrer  dans  quelques 
explications  que  voici  : 

Tous  les  corps  solides  se  composent  d'atomes 
qui  en  se  rencontrant  se  sont  réunis.  De  ces 
corps  il  émane  sans  cesse  d'autres  corps  plus 
légers  qui  sont  les  images  des  premiers.  Les 
odeurs,  les  sons,  les  saveurs,  les  formes,  les 
couleurs  sont  composés  de  corpuscules  dispo- 
sés dans  des  ordres  différents ,  doués  de  mou- 
vements divers,  qui  sont  reçus  dans  les  organes 
des  sens,  comme  dans  autant  de  canaux  déliés, 
par  lesquels  ils  arrivent  au  centre  commun  de 
toutes  les  sensations,  pour  faire  naitre  dans  le 
sujet  sentant  des  images  pareilles  aux  objets; 
dont  ils  sont  émanés  (i).  Or  il  est  de  fait  que 
ces  émanations,  en  parcourant  l'espace,  s'usent, 
s'altèrent  et  enfin  dépérissent  :  en  outre,  elles 
se  mêlent,  se  combinent,  et  prennent  divers 
arrangements.  De  là  proviennent  nos  erreurs. 
Ces  erreurs  toutefois  ne  sont  que  dans  nos  ju- 
gements, car  la  sensation  est  toujours  vraie  (2). 

(1)  Gassendi, Philos,  epic.  syntagm.,  pars  secunda, 
cap.  9,  11  ,  12  et  seq. 

(2)  Gassendi,  ibid.,  pars  prima,  cap.  2,  can.  1. 


48  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

Ainsi  lorsqu'une  tour  carrée  parait  ronde, 
vue  de  loin,  c'est  que  l'image  de  cette  tour 
parvient  défigurée  ;  l'œil  ne  se  trompe  pas ,  et 
il  offre  fidèlement  à  l'àme  la  représentation 
telle  qu'il  l'a  reçue  ;  mais  celui  qui  pense  que 
la  tour  ressemble  effectivement  à  cette  image 
épuisée  et  qui  est  sur  le  point  de  s'évanouir, 
est  trompé  par  son  jugement ,  non  par  les  sens. 
De  même  ,  celui  qui  croit  qu'un  son  éclatant 
qui  vient  de  loin  ,  est  aussi  faible  qu'il  arrive  à 
son  oreille  ,  n'est  pas  trompé  par  l'organe  qui 
l'a  reçu  ,  mais  il  se  trompe  lui-même  (i). 

Si  cette  eau  paraît  froide  aux  uns,  chaude 
aux  autres,  c'est  qu'elle  se  compose  d'éléments 
divers  qui  n'ont  pas  les  mêmes  qualités  ;  et 
comme  les  organes  des  hommes  sont  eux-mêmes 
diversement  constitués,  il  arrive  que  deux  per- 
sonnes plongeant  à  la  fois  la  main  dans  cette 
eau  ,  l'une  ne  touche  pas  les  mêmes  parties  que 
l'autre  ;  celle-ci  touche  certaines  parties  et  elle 
est  saisie  d'une  impression  de  froid;  celle-là  en 
touche  d'autres,  et  sent  de  la  chaleur  (2). 

On  voit  par  ces  exemples  ,  qu'on  pourrait 
multiplier,  qu'il  est  facile  de  se  rendre  raison , 
sans  faire  le  procès  aux  sens ,  de  tous  les  phé- 

(1)  Gassendi  ,  ibid.,  pars  prima,  cap.  2  ,  can.  2. 

(2)  ri,uTARCH.,  adv.  Colot.,  in principio . 


DIALOGUE.  49 

nomènes  dont  on  cherche  à  s'appuyer  pour 
contester  la  véracité  des  témoignages  qu'ils 
rendent. 

Non,  les  sens  ne  sont  pas  trompeurs;  ils 
sont  exacts  et  sincères  dans  leurs  rapports  ;  s'il 
en  était  autrement ,  plus  de  certitude  à  espérer 
en  aucun  genre  de  connaissances ,  puisque  la 
sensation  est  la  base  sur  laquelle  elles  s'appuient 
toutes  ;  il  n'y  a  que  nos  jugements  dont  nous 
soyons  dans  le  cas  de  nous  défier,  car  ils  nous 
entraînent  dans  l'erreur  quand  ils  sont  préci- 
pites. 

Zenon. 

Que  l'erreur  soit  dans  nos  sens  ,  ou  bien 
qu'elle  soit  dans  les  jugements  que  nous  portons 
d'après  les  avertissements  que  ces  mêmes  sens 
nous  donnent ,  il  reste  toujours  à  savoir  s'il  est 
permis  ,  ou  non  ,  au  sage  de  juger.  Ainsi  Épi- 
cure  pouvait  très  bien  se  dispenser  de  jeter  à 
travers  la  discussion  une  dissertation  qui  ne 
mène  à  rien. 

Quant  à  Pyrrhon  ,  il  persiste  à  soutenir  qu'il 
faut  suspendre  en  tout  son  jugement  ;  et  que 
notamment  en  ce  qui  regarde  les  sens,  il  faut 
s'abstenir  d'affirmer  quoi  que  ce  soit,  d'après 
leur  témoignage. 


SO  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

Si  l'on  s'avise  de  dire  devant  lui  que  le  miel 
est  agréable  et  doux  ,  il  prétend  qu'on  n'en 
peut  rien  savoir  :  celui  qui  oserait  avancer  en 
sa  présence  que  le  fiel  est  amer  ,  serait  à  coup 
sûr  taxé  de  témérité  :  Pyrrhon  est  prêt  à  con- 
tester la  blancheur  de  l'ivoire  ,  comme  à  mettre 
en  doute  la  noirceur  de  lébène  :  il  ignore  si  un 
fer  rouge  est  chaud. 

Pour  mot ,  quand  j'entends  discourir  de  la 
sorte ,  je  serais  toujours  tenté  de  croire  qu'un 
fou  s'est  échappé  des  mains  de  ses  gardiens.  Au 
reste  ,  tout  en  convenant  que  nos  sens  nous 
trompent  quelquefois,  je  ne  crains  pas  de  dire 
que  le  plus  souvent  ils  accusent  vrai  ,  puisqu'il 
suffit,  pour  que  leur  témoignage  soit  irrécusa- 
ble et  certain  ,  qu'ils  soient  sains,  en  bon  état, 
et  dégagés  de  tout  obstacle  (i). 

Pyrrhon. 

Il  s'ensuivrait  de  là,  si  je  ne  me  trompe, 
qu'avec  des  sens  sains  et  en  bon  état ,  dégagés 
d'ailleurs  de  tout  ce  qui  pourrait  les  embarras- 
ser ou  les  troubler,  on  serait  toujours  sûr  d'ar- 
river au  vrai  ;  en  sorte  que  tous  les  êtres  qui 
jouiraient  de  cet  avantage  d'avoir  des  sens  sains 

(1)  Cic. ,  Acad.,  lib.  u,  n.  7. 


DIALOGUE.  :»l 

qu'aucune  entrave  ne  gène,  pourraient  se  flat- 
ter d'être  en  possession  de  la  vérité  ,  et  seraient 
d'accord  entre  eux.  Voyons  donc  s'il  existe  cet 
accord. 

Et  d'abord  entre  les  êtres  de  nature  diffé- 
rente ,  je  le  cherche  et  ne  le  trouve  pas. 

Ce  pourceau  ,  qui  se  nourrit  de  ce  que  nous 
rebutons  ,  s'étonne  que  nous  réservions  pour 
nos  tables  ce  qu'il  rejetterait  avec  dégoût ,  et 
que  nous  livrions  à  sa  voracité  ce  que  son  palais 
savoure  avec  délices  ;  il  ne  juge  donc  pas  des 
mets  comme  nous. 

Ce  cheval ,  à  qui  l'on  ne  donne  que  la  plus 
mauvaise  herbe  de  nos  prairies ,  ne  serait  pas 
tenté  ,  je  crois ,  d'échanger  sa  chétive  nourri- 
ture contre  le  meilleur  des  ragoûts  qu'on  doit 
à  l'invention  de  Numénius  d'IIéraclée. 

Ces  animaux  qui  s'enfoncent  de  plus  en  plus 
dans  les  régions  hyperboréennes  ,  ces  bêtes 
féroces  qui  parcourent  en  rugissant  les  sables 
brûlans  de  la  Libye,  doivent  avoir  sur  le  froid  et 
sur  le  chaud  des  idées  fort  différentes  les  unes 
des  autres  et  aussi  fort  différentes  des  nôtres. 

Quand  j'entends  mon  chien  hurler  aux  sons 
harmonieux  que  tire  de  son  instrument  Antigé- 
nides  ,  j'ai  peine  à  me  persuader  que  cet  animal 
éprouve  alors  les  mêmes  impressions  que  moi. 

Je  serais  curieux  de  savoir  si  le  jour  a  de 


ri*  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

l'éclat  et  de  l'agrément  pour  un  hibou  ;  si  le 
ciel  a  des  beautés  pour  une  taupe  ;  si  les  (leurs 
ont  des  parfums  pour  ces  insectes  qui  se  dispu- 
tent des  excréments. 

Où  est  le  vrai,  où  est  le  faux  dans  tout  ceci? 
je  l'ignore.  Je  vois  de  part  et  d'autre  des  sens 
en  bon  état ,  sains  ,  dégagés  de  toute  entrave, 
et  cependant  les  jugements  qui  sont  portés. d'a- 
près le  témoignage  de  ces  sens  sont  entièrement 
opposés  :  que  devient  la  règle  de  Zenon? 

Mais  Zenon  va  s'écrier  que  c'est  de  ma  part 
un  nouveau  trait  de  folie  que  d'imaginer  de 
semblables  rapprochements!  Il  dira  que  l'homme 
a,  sur  tout  ce  qui  a  vie,  une  prééminence  in- 
contestable ;  qu'à  l'homme  seul  appartient  le 
droit  de  juger  des  choses  selon  la  vérité  ;  qu'il 
est  contraire  à  toute  espèce  de  convenance  de 
mettre  en  opposition  un  homme  ,  un  sage  ,  avec 
un  insecte,  avec  un  vil  pourceau. 

Je  conviendrai  facilement  qu'il  y  a  bien  quel- 
que inconvenance,  étant  homme  et  parlant  à 
des  hommes,  de  me  permettre  de  discuter  les 
droits  que  la  race  humaine  s'arroge  sur  les  au- 
tres. Mais  en  même  temps  que  je  suis  homme  , 
je  fais  profession  d'être  philosophe,  et  c'est  à 
ce  titre,  qu'en  m'isolant  de  tous  les  êtres,  je 
cherche  la  vérité  sans  prévention. 

Or  une  fois  que  j'ai  mis  de  côté  l'intérêt  que 


DIALOGUE.  55 

je  pourrais  avoir,  comme  homme,  à  soutenir 
les  prétentions  de  l'homme,  je  ne  vois  plus  sur 
quoi  ces  prétentions  pourraient  être  fondées. 

L'homme  est-il  plus  industrieux  que  l'abeille, 
plus  laborieux  que  la  fourmi  ,  plus  fin  que  le 
renard  ,  plus  constant  dans  ses  affections  que  la 
colombe,  plus  courageux  que  le  lion?  Est-ce 
qu'il  dépasse  le  cerf  en  vitesse?  A-t-il  l'œil  plus 
perçant  que  le  faucon  ;  l'oreille  plus  fine  que  le 
lièvre;  l'odorat  plus  subtil  que  le  chien? 

Toute  cette  prééminence  dont  l'homme  se 
targue  pourrait  donc  bien,  en  définitive,  se  ré- 
duire aux  droits  qu'il  a  envahis  par  la  violence 
et  la  force  sur  les  autres  êtres  que  la  nature 
avait  faits  ses  égaux. 

Au  surplus,  et  quand  on  irait  jusqu'à  se  per- 
suader qu'il  existe  réellement  dans  l'homme  un 
degré  de  supériorité  quelconque,  qui  le  mette 
à  même  déjuger,  mieux  que  tout  autre  être  ,  de 
la  vérité  des  choses  qui  tombent  sous  les  sens; 
il  s'agirait  encore  de  savoir  si  l'homme,  sous  ce 
rapport,  n'aurait  plus  rien  à  désirer;  s'il  ne  se- 
rait pas  dans  le  cas  de  regretter,  par  exemple  , 
que  sa  vue  ne  fût  pas  plus  étendue,  sa  marche 
plus  rapide  ,  sa  faculté  d'ouïr  plus  développée  : 
quant  à  moi,  je  conçois  qu'on  peut  se  figurer 
un  ou  plusieurs  degrés  au  dessus  de  celui  où 
l'homme  se  trouve  placé  maintenant,  et  qu'on 


S4  ÉCOLE  D'ATHÈNES, 

peul  très  bien  soutenir,  sous  quelque  point  de 
vue  qu'on  l'envisage,  qu'il  est  loin  de  la  per- 
fection. Que  l'homme  donc  ne  se  hâte  point 
d'affirmer  qu'il  connaît  les  choses  telles  qu'elles 
sont  :  un  seul  sens  de  plus,  ou  seulement  des 
sens  plus  développés  ,  et  voilà  que  la  nature  va 
peut-être  changer  de  face  à  ses  yeux. 

Que  si  Zenon  persiste  à  soutenir  que  nos  sens 
sont  fidèles,  et  qu'on  ne  peut  rien  imaginer  de 
plus  parfait  (i),  il  se  jette  dans  un  grand  embar- 
ras. Je  ne  vois  pas  comment  il  expliquera  cette 
diversité  qui  se  remarque  dans  les  jugements 
que  les  hommes  font.  Il  n'est  pas  possible  que 
Zenon  se  dissimule  combien  il  est  rare  de  trou- 
ver deux  hommes,  sur  quelque  sujet  que  ce 
soit,  pleinement  d'accord  entre  eux.  Rassem- 
blez ce  soir  des  convives  à  votre  choix,  Zenon , 
tous  pourvus  d'organes  sains,  ceux-là  même, 
si  vous  le  jugez  convenable,  qui  sont  particu- 
lièrement cités  dans  Athènes  comme  ayant  le 
palais  exercé  par  une  longue  habitude  de  la 
bonne  chère  ,  vous  les  verrez  se  partager  sur  le 
mérite  des  mets  qui  seront  servis. 

Si  l'homme,  à  tout  le  moins,  pouvait  être 
constamment  d'accord  avec  lui-même!  Mais 
non  5   et  de  même   qu'il  est   peu  ordinaire  de 

(1)  Cic. ,  Acatl,  lib.  i,  n.  7. 


DIALOGUE;  55 

trouver  deux  hommes  qui  soient  de  même 
opinion ,  il  est  difficile  de  rencontrer  un  homme 
qui  ne  se  mette  jamais  en  contradiction  avec 
lui-même.  Car,  sans  m'occuper  ici  de  cette 
lutte  perpétuelle  qui  existe  entre  la  raison  et 
les  passions,  ni  de  ces  combats  intérieurs  que 
les  passions  dans  le  même  homme  se  livrent 
entre  elles  ;  sans  insister  d'autre  part  sur  les 
modifications  qu'apportent  à  notre  manière  de 
voir  et  de  sentir,  l'âge,  le  changement  d'état , 
les  impressions  de  tristesse  et  de  gaieté  dont 
nous  sommes  affectés  dans  le  moment,  j'ai  cru 
remarquer  maintes  fois  que  nos  sens  ne  s'enten- 
dent point  entre  eux,  l'un  nous  présentant  un 
objet  de  telle  manière  ,  l'autre  nous  l'offrant 
sous  un  aspect  différent.  Que  je  jette  la  vue 
sur  ce  tableau,  mon  œil  me  dira  que  cette  co- 
lonne est  arrondie,  tandis  que  ma  main,  si  je 
la  consulte ,  m'assurera  qu'il  n'en  est  rien  :  j'en- 
tends parler  quelqu'un  derrière  moi,  je  recon- 
nais la  voix  d'un  de  mes  disciples;  je  me  re- 
tourne, et  j'aperçois  la  figure  d'un  inconnu  :  je 
pose  ma  main  sur  ce  marbre,  il  me  parait  uni, 
poli  au  toucher;  je  l'examine  de  près,  et  j'y 
discerne  des  parties  saillantes  d'une  part,  d'au- 
tre part  de  petites  cavités.  Ainsi ,  dans  le  même 
individu,  des  organes  sains,  en  bon  état,  dé- 
gagés de  tout  obstacle  qui   pourrait   en  gêner 


o(i  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

l'exercice,  s'accusent  réciproquement  d'erreur 

ou  de  mensonge. 

Il  est  des  cas  cependant  où  nos  sens  parais- 
sent être  d'accord  :  aurais-je  alors  pleine  con- 
fiance dans  leurs  rapports?  J'y  serais  porté 
naturellement,  mais  la  raison  vient  à  la  tra- 
verse ;  les  sens  ,  me  dit-elle ,  se  trompent  sépa- 
rément, ils  peuvent  être  trompés  conjointe- 
ment. Zenon  a  l'air  d'en  douter,  je  veux  qu'il 
en  fasse  lui-même  l'expérience.  Que  Zenon 
jette  donc  les  yeux  sur  cette  médaille  ,  qu'il  la 
considère  attentivement  sous  toutes  ses  faces, 
qu'il  la  soumette  à  l'examen  de  tous  ses  sens; 
et  quand  il  aura  donné  h  cet  examen  scrupuleux 
tout  le  temps  qu'il  jugera  nécessaire,  je  le 
prierai  d'examiner  avec  la  même  attention 
celte  autre  médaille  que  voici  :  même  effigie, 
même  couleur,  même  poids,  même  son  ,  même 
odeur  de  cuivre,  même  saveur  métallique,  en 
un  mot,  aucun  trait  de  dissemblance  que  nos 
sens  puissent  apprécier.  Il  faut  donc  de  deux 
choses  l'une ,  ou  que  Zenon  convienne  qu'il  y  a 
des  choses  tellement  semblables  qu'elles  ne 
puissent  pas  être  distinguées;  ou  bien  qu'en 
soutenant,  comme  il  a  l'habitude  de  le  faire, 
qu'il  n'y  a  pas  dans  la  nature  deux  choses  qui 
se  ressemblent  entièrement  (i),  il  confesse  que 

(1)  Cic,  Acad ,  lib.  n ,  n.  17  et  26. 


DIALOGUE.  57 

les  traits  de  dissemblance  échappent  à  notre 
sagacité  :  dans  le  premier  cas,  l'erreur  ne  sera 
point  imputable  à  nos  sens;  dans  le  second, 
elle  pourra  leur  être  imputée.  Mais  qu'elle  leur 
soit  imputable  ou  non,  cette  erreur;  qu'elle 
soit  le  résultat  nécessaire  d'une  ressemblance 
entière  et  parfaite  dans  les  choses,  ou  qu'elle 
soit  la  suite  inévitable  de  l'imperfection  des 
sens  inhabiles  à  saisir  le  point  de  différence  qui 
est  entre  elles,  la  vérité  n'en  reste  pas  moins 
cachée  ,  les  sens  n'en  sont  pas  moins  en  défaut. 

Eh  quoi!  n'y  aura-t-il  donc  aucun  moven  de 
dégager  la  vérité,  si  elle  existe,  de  ces  nuages 
épais  qui  l'obscurcissent  ;  et  notamment,  dans 
les  choses  qui  tiennent  à  l'expérience,  faudra  - 
t-il  toujours  être  dans  le  doute?  On  s'accorde 
universellement  à  regarder  tel  fait  comme  cons- 
tant; ce  fait  est  à  la  portée  de  tous,  à  toute 
heure  il  peut  être  constaté;  il  n'a  jamais  été 
contredit  :  se  trouvera-t-il  quelqu'un  assez 
hardi  pour  dire  qu'il  n'y  a  pas  là  certitude? 

Aux  yeux  du  vulgaire,  pour  qu'un  point  de 
fait  soit  réputé  indubitable  et  certain,  il  n'est 
nullement  nécessaire  qu'il  v  en  ait  tant;  mais 
aux  yeux  du  philosophe  qui  ne  doit  pas  s'expo- 
ser à  prendre  le  faux  pour  le  vrai,  il  se  peut 
qu'il  n'y  en  ait  point  assez.  Car  l'assentiment 
général  ne  saurait  être  à  ses  yeux  une  garantie 


58  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

suffisante  de  la  réalité  du  tait  sur  lequel  cet 
assentiment  porte.  Si  un  homme  peut  se  trom- 
per,  deux  le  peuvent  aussi,  dix  également, 
tous  enfin.  L'infaillibilité  ne  peut  sortir  d'une 
masse  d'hommes  sujets  individuellement  à  faillir. 
Tous  les  hommes  jadis  étaient  bien  persuadés 
que  la  terre  est  immobile  et  que  le  soleil  tourne 
autour  d'elle.  Eh  bien!  Hycétas  de  Syracuse  a 
dit  que  c'est  la  terre  qui  se  meut,  tandis  que  le 
soleil  est  en  repos  (i)  :  cette  proposition  d'abord 
a  paru  folle  ;  toutefois  l'opinion  d'Hycétas  sur 
ce  point  commence  à  prendre  quelque  consis- 
tance. Un  jour  viendra  peut-être  ,  ce  sera  dans 
mille  ans,  dans  deux  mille  ans,  si  l'on  veut, 
que  celui  qui  s'aviserait  de  combattre  ce  senti- 
ment passerait  pour  un  insensé.  Ainsi  vont  les 
opinions  se  succédant,  se  combattant,  sans 
qu'il  soit  possible  à  l'une  d'elles  d'offrir  ce 
cachet  ineffaçable  de  vérité  qui  la  rendrait 
susceptible  d'être  fortement  saisie.  Au  milieu 
de  ce  choc  perpétuel,  de  cette  fluctuation  sans 
fin,  dans  cette  absence  de  tout  signe  qui  ren- 
drait la  vérité  reconnaissable ,  le  vrai  sage, 
dans  les  choses  ordinaires  de  la  vie ,  se  laisse 
aller  au  torrent  des  lois,  des  coutumes,  des 
usages,  en  même  temps  qu'il  subit  le  joug  des 

(1)  Cic. ,  Acad.,  lib.  n ,  n.  39. 


DIALOGUE.  59 

impressions  sensibles  (i);  mais  de  lui-même  il 
n'adopte  aucune  opinion;  il  ne  nie  rien,  il 
n'affirme  rien,  il  doute  toujours,  et  sur  quoi 
que  ce  soit,  il  s'abstient  de  porter  un  juge- 
ment (a). 

Zenon. 

Ainsi  le  sage  formé  à  l'école  de  Pyrrhon  doit 
s'abstenir  de  juger,  ou,  en  d'autres  termes,  doit 
s'abstenir  de  penser,  de  parler  et  d'agir;  car 
en  pensant,  il  formerait  un  jugement;  en  par- 
lant, il  énoncerait  un  jugement;  en  agissant, 
il  se  déterminerait  d'après  un  jugement;  de 
telle  sorte  que  le  sage  de  Pyrrhon  n'offre  plus 

(1)  Sext.  Emp.  ,  Pyrrh.  hrpot.,  lib.  i ,  c.  8. 

(a)  On  s'étonnera  peut-être  que  nous  n'ayons  pas  saisi  l'oc- 
casion qui  s'offrait  de  développer  dans  l'ordre  indiqué  par  Sex- 
tus,  les  dix  tropes  ou  raisonnements  attribués  à  Pyrrhon.  Mais 
l'ordre  qu'a  suivi  Sextus  n'est  pas  celui  que  Diogène  de  Laeite 
a  adopté  ,  ce  qui  fait  voir  qu'il  n'y  a  rien  d'essentiel  dans  cet 
ordre.  II  aurait  peu  convenu  d'ailleurs  au  genre  du  dialogue  , 
que  les  preuves  de  part  et  d'autre  se  présentassent  sous  une 
forme  trop  rigoureusement  didactique.  Au  reste,  si  nous  n'avons 
pas  fait  dire  à  Pyrrhon  tout  ce  qu'il  pouvait  alléguer  en  faveur 
de  la  cause  qu'il  soutenait,  c'est  qu'ayant  à  mettre  en  scène  Ar- 
césilas  et  ensuite  Caméade ,  il  fallait  tenir  en  réserve  quelques 
uns  des  arguments  du  scepticisme  pour  leur  Inieser  l'avantage  de 
les  faire  valoir  eux-mêmes  daus  la  discussion. 


60  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

que  I  idée  d'une  momie,  qu'il  faut  se  hâter  de 
porter  dans  le  sépulcre  de  ses  pères. 

Il  est  certain  ,  en  effet,  qu'ôter  à  l'homme  la 
faculté  de  juger,  c'est  le  réduire,  sous  le  rap- 
port moral  comme  sous  le  rapport  physique ,  à 
une  inaction  eomplèle. 

Un  sceptique,  s  il  est  a^sis  ,  doit  rester  im- 
muablement dans  cette  posture  ;  s'il  est  debout, 
il  doit  demeurer  immobile  comme  une  statue  ; 
s'il  marche,  il  ne  s'arrêtera  que  lorsqu'il  tom- 
bera de  lassitude;  s'il  s'est  dirigé  à  droite,  il  ne 
changera  plus  de  direction. 

Cependant  Pyrrhon  va,  vient,  boit  et  mange  ; 
il  parle,  il  raisonne,  il  écoule  et  il  répond;  on 
le  voit  aux  bains,  aux  gymnases,  au  théâtre  : 
il  juge  donc  que  c'est  le  cas  d'aller  plutôt  que 
de  demeurer  en  place  ,  de  parler  plutôt  que  de 
se  taire,  de  se  diriger  de  ce  côté-ci  plutôt  que 
de  celui-là.  Il  est  vrai  qu'il  cherche  à  donner  le 
change,  en  insinuant  qu'il  est  entièrement  pas- 
sif dans  tout  ce  qu'il  fait  :  comme  s'il  espérait 
nous  faire  perdre  de  vue  que  l'âme  cesse  d'être 
passive  quand  elle  passe  à  l'action  !  Ne  sait-il 
donc  pas  aussi  bien  que  nous  que  l'action  pré- 
suppose toujours  une  détermination  de  l'esprit. 
Lors  donc  que  Pyrrhon  convient  que,  dans  le 
cours  ordinaire  de  la  vie,  il  obéit  aux  lois,  il  suit 
la  coutume ,  il  se  conforme  aux  usages  ;  par  là 


DIALOGUE.  m 

il  nous  fait  connaître  un  jugement  qu'il  a  porté, 
et  duquel  il  résulte  qu'il  croit  plus  convenable 
à  l'homme  en  général,  et  à  lui-même  en  parti- 
culier, de  régler  sa  conduite  sur  ce  plan,  que 
de  mettre  en  pratique  le  contraire.  Il  prend 
donc  lui-même  le  soin,  comme  on  voit,  de  dé- 
truire ce  système  de  doute,  cette  étrange  théo- 
rie de  suspension  et  d'équilibre,  qu'il  enseigne 
de  bouche,  mais  qu'il  dément  par  ses  actes.  Or, 
il  serait  à  mon  sens  très  superflu  de  discuter 
des  arguments  qui  n'ont  convaincu  personne  , 
pas  même  celui  qui  les  fait.  A  tout  ce  vain  éta- 
lage de  scepticisme  que  Pvrrhon  vient  de  dé- 
velopper, je  n'ai  que  ce  seul  mot  à  répondre  : 
Trouvez  -  moi  un  sceptique  véritable,  et  je 
m'occuperai  de  le  réfuter.  Jusque-là,  je  mépri- 
serai de  vains  discours  qui  décèleraient  la  folie, 
s'ils  n'étaient  marqués  au  coin  de  la  mauvaise 
foi. 

Arcésilas  (xi). 

Un  guerrier  que  son  ardeur  emporte,  sou- 
vent se  met  trop  à  découvert  et  se  trouve  frappé 
dans  le  moment  même  que  son  bras  était  levé 

(a)  Arcésilas  succéda  à  Cratès  dans  la  direction  de  l'école  pla- 
tonique :  il  s'y  rendit  novateur  en  Tondant  la  secte  qui  a  pris  le 
nom  de  seconde  ou  moyenne  académie. 


62  ÉCOLE  D'ATHÈNES, 

pour  l'aire  mordre  la  poussière  à  son  ennemi 
chancelant.  Ainsi  Pyrrhon  ,  poursuivant  son 
adversaire  avec  trop  de  vivacité,  s'est  senti 
blessé  ,  lorsqu'il  croyait  déjà  son  antagoniste  à 
terre.  Mais  Zenon  n'aura  point,  je  l'espère,  à 
se  glorifier  long-temps  de  ce  faible  avantage.  II 
trouvera  en  moi,  sinon  un  adversaire  plus  re- 
doutable, au  moins  un  champion  mieux  exercé  ; 
car  en  même  temps  que  je  le  presserai  avec  vi- 
gueur ,  j'aurai  soin  d'opposer  à  ses  traits  un 
bouclier  à  l'épreuve,  derrière  lequel  il  me  verra 
toujours  retranché. 

Zenon. 

Quel  est  donc  ce  bouclier  impénétrable  con- 
tre lequel  tous  nos  traits  doivent  s'émousser? 
Serait-ce  celui  de  Pallas? 

Arcésilas. 

Je  m'expliquerai  bientôt  sur  ce  point;  mais 
réglons  quelques  préliminaires. 

Zenon  ne  cesse  de  dire  qu'il  serait  indigne 
du  sage  de  prendre  le  faux  pour  le  vrai  ;  d'où 
la  conséquence  que  le  sage  ne  doit  rien  croire, 
que  le  sage  ne  doit  rien  affirmer ,  que  ce  dont 
il  a  une  certitude  entière.  Cependant,  s'il  arrive 


DIALOGUE.  65 

que  le  sage  ,  après  avoir  examiné  ,  revu,  discuté 
toutes  les  connaissances  qu'il  croyait  avoir,  s'a- 
perçoive qu'il  n'a  de  certitude  sur  rien,  ira-t-il, 
les  yeux  fermés,  en  avant?  Zenon  serait  le  pre- 
mier à  l'arrêter.  Que  fera  donc  le  sage  en  ce 
cas?  il  s'arrêtera  de  lui-même  dans  la  crainte 
d'être  entraîné  avec  tant  d'autres  dans  l'abîme 
de  l'erreur;  il  se  gardera  bien  de  juger,  il  se 
maintiendra  dans  un  doute  philosophique  ab- 
solu. 

Mais  Zenon  soutient  que  le  sage  ne  peut  pas 
être  réduit  à  cette  extrémité  ,  puisqu'il  y  a,  sui- 
vant lui,  mille  et  mille  choses  dont  l'évidence 
est  palpable  ,  dont  la  certitude  est  démontrée  ; 
comme  je  n'ai  nulle  idée  de  ces  choses,  et  n'en 
ai ,  pour  mon  compte  ,  jamais  rencontré  ,  plai- 
rait-il à  Zenon  de  me  les  indiquer? 

Zenon. 

C'est  tout  ce  qui  est  imprimé  en  nous  par  ce 
qui  est;  qui  est  représenté  en  nous  tel  qu'il  est; 
et  qui  ne  peut  point  xemv  de  ce  qui  ji'est  pas  (1). 

Arcésilas. 
Vous  supposez  donc  en  premier  lieu,  Zenon, 

(1)  Diog.  Laert.,  lib.  vu,  seg.  46  et  50. 


<;4  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

qu'il  y  a  hors  de  nous  des  choses  qui  sont ,  qui 
existent  :  d'où  le  savez -vous?  Et  si  on  vous  le 
contestait,  comment  le  prouveriez-vous?  Il  se 
peut  qu'il  y  ait  en  nous  des  impressions  que 
nous  serions  tentés  de  rapporter  à  des  objets 
extérieurs  :  mais  ces  objets  extérieurs  existent- 
ils  réellement?  rien  ne  nous  le  garantit. 

Vous  supposez,  en  second  lieu  ,  que  ces  im- 
pressions ont  de  la  ressemblance  avec  les  objets 
que  vous  dites  les  produire,  nous  représentant 
ces  objets  tels  qu'ils  sont;  mais  c'est  encore  là, 
Zenon  ,  une  supposition  toute  gratuite  de  votre 
part. 

Non  seulement  je  n'ai  point  de  garantie  que 
les  impressions  par  moi  reçues  sont  conformes 
à  la  nature  des  objets,  mais  j'ai  de  plus  des  rai- 
sons de  croire  que  ces  impressions  sont  infidè- 
les, et  vous  êtes  vous-même  obligé  de  conve- 
nir qu'elles  le  sont  en  bien  des  cas  ;  quel  fond 
puis-je  donc  faire  sur  le  rapport  de  mes  sens  ? 
Vous  croyez  toutefois  pouvoir  affirmer  que  ces 
impressions,  ou  sensations,  seront  toujours 
vraies  quand  nos  sens  seront  sains  et  libres  de 
toute  entrave  ;  sur  quoi  Pyrrhon  ayant  objecté 
que  des  sens  en  cet  état  sont  néanmoins  sujets 
à  l'erreur,  cette  objection  est  restée  sans  ré- 
ponse. 

Où  avez-vous  pris  d'ailleurs,  Zenon,  que  des 


DIALOGUE.  t>5 

sens  sains  soient  plus  aptes  que  des  sens  ma- 
lades à  saisir  ce  qu'il  y  a  de  vrai  dans  les  choses  ? 
C'est  peut-être  le  contraire.  Il  se  peut  aussi 
que  les  sens  sains,  de  même  que  les  sens  ma- 
lades ,  ne  nous  représentent  jamais  les  objets 
suivant  leur  véritable  nature.  Il  reste  donc  que 
rien  ne  nous  assure  que  nous  connaissons,  au 
moyen  des  sensations,  les  choses  telles  qu'elles 
sont  dans  la  réalité  (supposé  toutefois  qu'elles 
soient)  ,  et  que  sur  tous  ces  points  nous  en 
sommes  réduits  à  n'avoir,  au  lieu  de  certitude, 
que  de  simples  probabilités  (a). 

Enfin,  et  c'est  ici  le  point  sur  lequel  j'entends 
insister  davantage  ,  vous  allez  jusqu'à  supposer, 
en  troisième  lieu,  que  le  faux  ne  peut  pas  se 
présenter  à  nous  sous  les  mêmes  traits  que  le 
vrai  ,  v  ayant ,  suivant  vous  ,  toujours  quelque 
différence  dans  les  choses  qui  peut  être  saisie 


(a)  Ce  dernier  mot  a  été  jeté  ici  pour  que  la  nuance  entre  la 
nouvelle  Académie  et  le  pyrrhoiti'me  commence  à  paraître. 
Beaucoup  d'auteurs  se  sont  atta  hés  à  chercher  la  différence  qui 
existait  entre  ces  deux  écoles.  Sextus-Empiricus  (Pyrrh.  hyp. 
lib.  i,  c.  33)  la  fait  consister  d'abord  en  ce  que  k-s  académi- 
ciens prononçaient  dogmatiquement  sur  l'impOfSib  lilé  d'arriver 
à  aucune  connaissance  certaine;  mais  ce  trait  distinctif  pouvait, 
paraître  assez  équivoque  :  aussi  Sextus  en  indi  pue-t-il  un  autre 
beaucoup  plusgénéralement  reconnu;  c'est  que  les  académiciens, 
à  la  différence  des  pyrrhoniens ,  admettaient  différens  degrés  de 
vraisemblance  et  de  probabilité ,  qui  pouvaient  servir  de  règles 
pour  les  jugements  et  de  motifs  pour  agir. 

i 


m  ÉCOLE  D'ATHÈNES, 

par  le  sage  ,  et  lui  donne  la  facilité  de  distin- 
guer les  choses  qui  pourraient  être  semblables, 
et  de  discerner  l'illusion  de  la  réalité. 

Cependant  Pyrrhon  vous  a  fait  observer  qu'il 
y  a  des  cas  où  votre  prétendu  sage  pourrait  être 
tort  embarrassé.  Il  vous  a  parlé  de  deux  mé- 
dailles entre  lesquelles  l'ouvrier  le  plus  habile 
serait  dans  l'impossibilité  de  remarquer  une  dif- 
férence quelconque.  Qu'avez-vous  répondu? 
Rien.  Et  si  ,  a  mon  tour,  je  vous  demandais  a 
quelle  marque  vous  distingueriez  de  deux  sta- 
tues jetées  dans  le  même  moule,  de  deux  im- 
pressions faites  avec  le  même  cachet,  celle  qui 
vous  aurait  été  montrée  la  première,  vous  res- 
teriez encore  dans  le  silence. 

Au  reste  ,  ce  ne  sont  pas  les  ouvrages  de  l'art 
seulement  qui  donnent  l'idée  de  ces  ressem- 
blances parfaites;  la  nature  se  joue  aussi  de 
notre  sagacité.  Car  ,  sans  parler  ici  de  ces  ju- 
meaux qui  se  ressemblent  tellement  que  leurs 
amis  et  leurs  proches  y  sont  trompés,  vous  flat- 
teriez-vous,  Zenon,  de  distinguer  toujours  net- 
tement un  cheveu  d'un  autre  cheveu  pris  sur  la 
même  tète,  un  grain  de  froment  d'un  autre 
grain  de  froment  extrait  du  même  tas  ,  une 
feuille  dune  autre  feuille  détachée  du  même 
arbre,  une  abeille  d'une  autre  abeille  sortie  de 
la  même  ruche  ?  Que  si  vous  ne  comptez  point 


DIALOGUE.  67 

assez  sur  votre  perspicacité  pour  vous  sou- 
mettre à  de  semblables  épreuves  ,  cesse?  donc 
de  soutenir  que  le  sage  a  toujours  des  moyens 
sûrs  de  parvenir  à  discerner  le  vrai  du  faux. 

Remarquez,  en  effet ,  je  vous  prie  ,  qu'il  ne 
s'agit  pas  tant  de  savoir  s  il  y  a  ,  ou  non,  des 
choses  qui  se  ressemblent  parfaitement,  que  de 
déterminer  si,  en  supposant  avec  vous  qu'il  n'y 
a  pas  dans  la  nature  deux  êtres  entièrement 
semblables  ,  cette  dissemblance  peut  toujours 
être  saisie.  Or,  une  fois  la  question  réduite  à 
ces  termes,  vous  ne  sauriez  vous  empêcher  de 
reconnaître  que  nos  sens  sont  continuellement 
abusés  par  des  ressemblances  apparentes,  si  tou- 
tefois elles  ne  sont  pas  réelles  ;  qu'ainsi  nous 
courons  sans  cesse  le  risque  de  prendre  une 
chose  pour  une  autre,  c'est-à-dire  d'être  induits 
en  erreur  sur  l' identité ,  quand  nous  voulons 
nous  en  rapporter  au  témoignage  de  ces  mêmes 
sens. 

Ce  risque  ,  au  surplus,  n'est  pas  le  seul  que 
nous  courions  ,  en  ajoutant  foi  à  nos  sensa- 
tions ;  car  elles  nous  trompent  aussi  bien  en  ce 
qui  regarde  la  réalité  qu'en  ce  qui  regarde 
Xidentité ,  nous  offrant  bien  souvent  comme 
réelles  des  choses  que  nous  découvrons  bientôt 
n'être  que  de  purs  fantômes. 

Oui,  les  sens  nous  présentent,  comme  si  elles 


ftS  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

étaient,  des  choses  qui  ne  sont  pas  réellement. 

En  sommeillant,  par  exemple,  nous  voyons, 
nous  entendons,  nous  touchons;  en  un  mot, 
nous  éprouvons  toutes  les  sensations  dont  nous 
pourrions  être  affectés  si  nous  étions  éveillés; 
et  cependant  il  n'existe  alors  (Zenon  lui-même 
en  conviendra)  aucun  objet  extérieur  qui  excite 
en  nous  ces  sensations  :  les  sensations  peuvent 
donc  être  produites  par  ce  qui  vJ est  pas;  or,  si 
elles  peuvent  être  produites  par  ce  qui  n'est 
pas,  elles  manquent  a  l'un  de  ces  caractères 
généraux  que  vous  dites  appartenir  au  vrai  ; 
partant,  elles  ne  méritent  ni  votre  confiance, 
ni  la  nôtre. 

Qu  importe  ,  après  cela  ,  que  vous  disiez  que 
s'il  nous  arrive  d'être  momentanément  abusés 
pendant  le  sommeil,  l'illusion  se  dissipe  au  ré- 
veil; puisqu'il  doit  toujours  résulter  du  fait 
constaté  de  cette  illusion  momentanée,  qu'il  n'y 
a  pas  une  liaison  nécessaire  entre  la  sensation 
et  la  réalité  d'un  objet  extérieur  qui  en  serait 
la  cause  :  ce  réveil  d'ailleurs  qui  nous  ramène, 
suivant  vous,  au  vrai,  ne  pourrait-il  pas  être 
lui-même  un  nouveau  soriife  dont  un  autre  ré- 
veil, au  moment  de  la  mort,  dissipera  l'illusion? 
Il  y  a  donc  de  la  sagesse  à  n'attacher  guère  plus 
d'importance  aux  sensations  que  nous  éprou- 


blALOGUK.  81 

vons  étant  éveillés,  qu'aux  songes  de  la  nuit, 
ou  aux  réves  d'un  malade. 

Mais,  dites-vous,  les  illusions  que  produit 
le  sommeil  sont  fugitives;  leur  impression  est 
faible  ,  et  il  est  toujours  possible  de  les  distin- 
guer de  ce  qui  est  réel.  Faibles  ou  fortes,  ré- 
pondrai-je,  elles  s'emparent  également  de  no- 
tre esprit  ;  elles  nous  jettent,  pendant  qu'elles 
durent,  dans  une  erreur  invincible;  elles  ont 
pour  nous  momentanément  toute  la  force  de 
la  réalité. 

Au  surplus,  si  ce  sont  les  impressions  fortes 
qui,  dans  votre  opinion,  s'approchent  le  plus 
de  la  réalité,  vous  devez  avoir  la  plus  grande 
confiance  dans  celles  qu'éprouvent  les  frénéti- 
ques. Quoi  de  plus  vif,  en  effet,  quoi  de  plus 
énergique  et  de  plus  profond  que  les  sensations 
de  l'homme  en  délire  !  Les  résultats  en  sont 
prodigieux,  il  serait  inutile  de  les  retracer  ici. 
Direz-vous  de  cet  homme  qu'il  extravague?  il 
soutiendra  ,  lui ,  que  c'est  vous  qui  délirez  ;  es- 
saierez-vous  de  lui  faire  entendre  que  ce  qu'il 
voit  est  fantastique,  il  vous  répondra  que  vous 
êtes  vous-même  frappé  d'aveuglement.  Du 
reste,  il  est  aussi  ferme  sur  ses  principes  que 
vous  pouvez  être  entêté  dans  les  vôtres;  et  la 
même  évidence  qui  vous  frappe  dans  cette  pro- 
position que  deux  et  deux  font  quatre,  lui  sem- 


ÉCOLE  D'ATHÈNES. 
ble  attachée  bien  pins  fortement  à  cette  autre 
proposition  que  deux  et  deux  font  cinq.  Vous 
prévaudrez-vous  contre  lui  de  ce  qu'il  est  seul 
de  son  avis?  mais  il  n'est  pas  encore  démontre 
que  la  sagesse  soit  du  côté  du  grand  nombre  ; 
il  peut  se  faire  d'ailleurs  qu'un  temps  vienne 
où  le  nombre  des  prétendus  fous  surpassant 
celui  des  prétendus  sages,  cet  argument  vous 
soit  rétorqué.  Prenez-y  garde,  Zenon,  vous 
avancez  tous  les  jours  vers  ce  terme  qu'on  ap- 
pelle la  mort;  s'il  arrivait,  par  hasard,  qu'ar- 
rivé à  ce  terme  fatal  ,  vous  fussiez  destiné  à  re- 
commencer une  autre  vie  dans  un  monde  dif- 
férent de  celui-ci ,  où  les  choses  iraient  au  re- 
bours de  la  marche  qu'elles  semblent  suivre  ici- 
bas,  vous  pourriez,  avec  vos  idées  fixes,  vos 
principes  arrêtés,  votre  contenance  si  roide , 
votre  ton  si  assuré  ,  éprouver  quelque  embar- 
ras, vous  trouver  dépaysé. 

Ainsi,  comme  la  vie  présente  pourrait  bien 
en  définitive  n'être  qu'un  songe  prolongé,  et 
notre  sagesse  prétendue  n'être  qu'une  démence 
inguérissable  avant  la  mort,  il  me  semblerait 
assez  convenable  de  ne  pas  s'attacher  fortement 
à  ces  apparences  que  nos  sens  reçoivent  on  ne 
sait  d'où;  non  plus  qu'à  tous  ces  principes  qui 
s'insinuent  dans  l'esprit  sans  avoir  auparavant 
donné  quelque  garantie  de  leur  certitude. 


DIALOGL'K.  71 

Resterait  maintenant  à  résoudre 

PLATON   (a). 

Souffrez  que  je  vous  arrête  au  milieu  de  vo- 
tre course,  Arcésilas,  car  vous  avez  dépassé  le 
but,  et  il  faut  vous  hâter  de  revenir  sur  vos  pas. 

Tant  que  vous  vous  êtes  borné  à  combattre 
le  sentiment  qui  attribue  quelque  certitude  au 
témoignage  des  sens,  j'ai  cru  devoir  vous  laisser 
aller,  parce  que  la  vraie  science,  en  effet,  n'est 
pas  dans  les  sensations,  lesquelles  ne  peuvent, 
tout  au  plus,  que  fonder  l'opinion  (1);  mais 
présentement  qu'il  s'agit  de  ces  données  primi- 
tives, dont  la  source  est  mystérieuse,  dont 
l'empreinte  dans  nos  âmes  a  précédé  le  jour 
même  de  notre  naissance  ,  puisqu'elles  ne  sont, 
à  vrai  dire,  que  des  réminiscences  (2);  je  ne 
puis  qu'être  étonné,  et  même  affligé  profondé- 
ment de  vous  voir  essayer  de  les  révoquer  en 
doute. 

Non,  ce  ne  sont  point  là  les  principes  que 
vous  avez  puisés  dans  cette   école  à   laquelle 

(a)  Personne  n'ignore  que  Platon  fut  le  fondateur  de  l'École 
connue  sous  le  nom  d'ancienne  Académie. 

(i)  Tliéœtète ,  163. 

(2)  Phœdon,  220,  228,  229,  230. 


72  ECOLE  D'ATHENES, 

vous  vous  êtes  t'ait  gloire  jusqu'ici  d'appartenir. 
Voici  la  doctrine  de  l'Académie;  et  à  moins  que 
vous  n'aspiriez  au  titre  de  novateur,  il  faut  que 
vous  renonciez  à  étendre  votre  scepticisme  au 
delà  des  bornes  que  je  vais  iracer  (a). 

C'est  à  l'esprit  seul  qu'il  appartient  d'envisa- 
ger et  de  saisir  la  vérité;  les  sens  en  sont 
incapables.  Dans  le  monde  sensible  rien  n'est 
fixe,  tout  est  dans  un  flux  et  reflux  continuel» 
L'objet  extérieur  change  continuellement, 
l'organe  qui  le  contemple  change  lui-même  à 
chaque  instant  ;  et  comme  la  sensation  résulte 
de  leur  rapport,  ce  je  ne  sais  quoi  d'intermé- 
diaire en  quoi  elle  consiste  ne  peut  jamais  être 
fixe  non   plus  (i).  Ainsi  dans  le  monde  sensi- 


(a)  Quoique  les  écrits  de  Platon  soient  arrivés  jusqu'à  nous, 
comme  ils  ne  contiennent,  pour  la  plupart ,  que  ce  qui  faisait  la 
matière  de  ses  entretiens  publics,  on  y  chercherait  vainement  ce 
que  Platon  enseignait  à  ses  disciples  dans  le  secret  de  l'intimité. 
Il  ne  faut  pas  croire  cependant  qu'il  soit  absolument  impossible 
de  percer  cette  enveloppe  première  qui  cachait  au  vulgaire  la 
pengée  secrète  du  philosophe.  En  ce  qui  regarde  sa  théorie  de  la 
connaissance  humaine  notamment,  on  a  des  données  que  les  tra- 
vaux de  quelques  savans  modernes  ont  rendues  plus  précises  et 
plus  nettes.  En  notre  particulier  nous  aimons  à  reconnaître  que 
les  explications  de  M.  Victor  Cousin  nous  ont  été  d'un  grand  se- 
cours. C'est  à  la  traduction  qu'il  a  publiée  de  plusieurs  des  dia- 
logues de  Platon  que  nous  renvoyons  en  citant  ,  au  lieu  d'indi- 
quer l'édition  latine  qui  est  moins  à  la  portée  des  lecteurs. 

(1)  Thêœtète,  69,  70,  87,  88,  89,  149,  150. 


DIALOGUE.  75 

ble  ,  l'unité,  l'identité,  l'être  même,  dispa- 
raissent et  s'évanouissent ,  pour  ne  laisser  que 
des  apparences  qui  s'écoulent  perpétuelle- 
ment (i).  Cependant  l'unité,  l'identité,  l'exis- 
tence ont  leur  siège  quelque  part,  de  même 
que  le  bien,  le  beau,  le  juste;  et  si  nous 
cherchons  où  tout  cela  existe  ,  notre  esprit 
remonte  alors  vers  ce  inonde  intellectuel  dans 
lequel  tout  est  fixe  et  permanent  ;  ce  séjour 
des  réalités  d'où  les  apparences  sont  bannies  ; 
ce  grand  et  vaste  empire  de  la  science  dont 
l'homme  le  moins  éclairé  conserve  toujours 
quelque  espèce  de  souvenir  (2). 

Il  y  a  donc  pour  I  homme  deux  ordres  de 
connaissances  qu'il  importe  de  distinguer,  parce 
qu'il  y  a  deux  sortes  de  choses  qu'il  faut  bien 
se  garder  de  confondre  :  les  choses  sensibles 
qui  passent  par  de  continuels  changements;  les 
choses  immatérielles  qui  restent  toujours  les 
mêmes  (3).  En  s'appliquant  aux  premières  , 
lame  ne  peut  acquérir  que  des  connaissances 
variables  ,  incertaines  ,  superficielles  ,  qui  ne 
vont  point  au  delà  de  ce  qui  paraît  :  en  s'atta- 
chant  aux  secondes,  ce  qu'elle   ne  peut  faire 


(1)  Théœtète,  11,  78,  79,  89. 

(2)  Phœdon,  203,  204. 

(3)  Ibid.,  235. 


74  ÉCOLE  D'ATHENES, 

qu'en  s'isolant  du  monde  sensible  et  descen- 
dant en  elle-même  pour  y  découvrir  les  traces 
originaires  du  vrai  ,  du  juste  et  du  beau,  l'àme 
arrive  à  l'essence  des  choses  ,  à  ce  qui  est  un 
et  simple  ;  à  ce  qui  est  éternel  et  immuable  (i). 
Lors  donc  ,  Arcésilas  ,  que,  sans  admettre 
aucune  distinction  entre  ce  qui  est  du  domaine 
de  la  science  et  ce  qui  rentre  dans  le  domaine 
de  l'opinion,  vous  déversez  également  le  doute 
sur  les  connaissances  qui  nous  adviennent  par 
l'esprit  et  sur  celles  qui  nous  sont  données  par 
les  sens,  vous  effacez  les  traits  qui  font  recon- 
naître la  vérité  ;  en  sorte  que  sous  votre  main 
le  tableau  des  connaissances  humaines  n'offre  pi  us 
qu'un  amas  d'objets  informes  et  confus  ,  sans 
qu'il  reste  un  seul  point  nettement  prononcé 
sur  lequel  l'œil  de  l'intelligence  puisse  arrêter 
sa  vue;  sans  qu'il  reste  un  seul  principe  reconnu 
comme  immuable  sur  lequel  la  vie  humaine 
puisse  se  régler. 

Arcésilas. 

Si  mon  cher  maître  m'eût  laissé  le  temps 
d'expliquer  en  entier  ma  pensée,  il  m'eût  peut- 
être  épargné  cette  réprimande  sévère. 

(1)  Phœdon,  244. 


DIALOGUE.  Iti 

Car  je  ne  viens  point  ici ,  poussé  par  un  sen- 
timent de  vaine  gloire  ,  jeter  en  avant  quelque 
proposition  nouvelle  ;  non,  je  n'aspire  point  au 
titre  de  novateur;  je  me  borne  à  être  l'écho 
fidèle  de  ces  philosophes  justement  renommés, 
auxquels  Platon  ne  saurait  refuser  son  estime. 
Empédocle  ,  par  exemple  ,  dont  le  nom  est  si 
vénéré,  s'écriait  à  chaque  pas  :  Tout  est  caché, 
nous  ne  voyons  rien,  nous  ne  pouvons  décou- 
vrir absolument  quoi  que  ce  soit  tel  qiûil 
est  (i).  D'autre  part  Démocrite  ,  éminemment 
distingué  par  la  supériorité  de  son  esprit,  nie 
l'existence  du  vrai  ;  il  prétend  que  la  vérité  que 
tant  d'autres  disent  avoir  trouvée,  est  noyée  au 
fond  d'un  puits  (2).  Métrodore  de  Chio  ,  son 
disciple ,  dès  l'entrée  de  son  livre  sur  la  Na- 
ture ,  s'exprime  nettement  à  ce  sujet ,  et  dit  : 
Je  nie  que  nous  sachions  si  nous  savons  quel- 
que chose;  que  nous  sachions  même  ce  que  c'est 
que  de  savoir  ou  de  ne  savoir  pas  ;  ni  absolu- 
ment parlant,  s'il  y  a  quelque  chose  ou,  s'il  n'y 
a  lien  (3).  Anaxagore,  dont  Socrate  s'est  fait 
honneur  d'avoir  écoulé  les  leçons,  ne  se  con- 
tentait pas  de  mettre  en  problème  la  blancheur 


(1)  Cic,  Acad.,  lib.  11,  n.  5. 

(2)  lbid.,  lib.  i ,  n.  13;  lib.  11,  n.  53. 

(3)  lbid.,  lib.  11,  n.  23. 


76  ÉCOLE  D'ATHÈNES, 

de  la  neige  ,  mais  il  a  osé  soutenir  que  la  neige 
était  noire  :  comment  me  traiterait-on  si  j'en 
disais  autant  (a)  ?  Quant  à  Socrate ,  notre  di- 
gne maître  ,  nous  l'avons  constamment  vu  oc- 
cupé à  détruire  ces  vains  systèmes  que  l'or- 
gueil avait  créés,  sans  se  mettre  en  peine  de 
substituer  quelque  chose  à  la  place  :  déclarant 
que  pour  son  propre  compte,  il  n'y  a  qu'une 
chose  qu'il  sache  bien  ,  c'est  qu'il  ne  sait 
rien  (i).  Vous-même  ,  Platon,  faisant  des  re- 
cherches sur  tout,  posant  le  pour  et  le  contre, 
disputant  beaucoup  ,  ne  décidant  rien  ,  vous 
avez  long-temps  suivi  ses  traces  (2).  Est-ce  ma 
faute  si  depuis  ,  abandonnant  cette  méthode 
de  douter  de  tout,  et  de  ne  rien  affirmer,  vous 
ne  vous  êtes  plus  contenté  ,  à  l'exemple  de  So- 
crate, d'exhorter  les  hommes  à  l'accomplisse- 
ment de  leurs  devoirs  ;  mais  vous  avez  prétendu 
leur  montrer  le  chemin  de  la  science  ,  en  leur 
offrant  de  les  introduire  dans  le  sanctuaire  im- 


(o)  Ce  trait  singulier  d'Anaxagore  est  rapporté  au  second  livre 
des  Académiques  de  Cicéron.  Sexlus  Empirieus  ne  se  contente 
pas  d'en  faire  mention,  il  expose  {Pyr.  hyp.  1.  I,  c.  13)  le  rai- 
sonnement par  lequel  Anaxagore  établissait  que  la  neige  était 
noire. 


(1)  Cic,  Acad.,  lib.  i ,  n.  U. 

(2)  Ibid.,  lib.  i ,  n.  13;  lib.  ri,  n.  21. 


DIALOGUE.  77 

pénétrable  où  la  vérité  se  dérobe  aux  yeux  du 
vulgaire.  Ne  m'accusez  donc  pas  d'être  nova- 
teur ;  car  ce  titre  me  convient  bien  moins  qu'à 
tout  autre.  En  disant  que  nous  ne  savons  rien 
et  ne  pouvons  rien  savoir,  je  ne  fais  que  répé- 
ter ce  que  Socrate  a  dit,  ce  que  vous  nous 
avez  donné  vous-même  mille  fois  à  entendre. 
Du  reste  ,  je  suis  prêt  à  faire  ,  comme  notre 
maître  commun  ,  un  sincère  éloge  de  la  vertu; 
car,  bien  qu'il  n'y  ait  h  mes  yeux  rien  d'abso- 
lument certain  ,  je  reconnais  en  même  temps 
qu'il  y  a  bien  des  choses  vraisemblables,  et  j'ad- 
mets la  probabilité  («). 

(a)  Il  y  en  a  qui  ont  prétendu,  Bayle  entre  autres,  qu'Arcésilas 
ne  s'était  point  écarté  de  la  doctrine  de  Platon ,  en  ce  sens  que 
Platon  fidèle  au  système  de  Vacatalepsie  ou  de  la  suspension  de 
tout  assentiment ,  n'avait  jamais  rien  affirmé  ,  balançant  toujours 
le  pour  et  le  contre  pour  se  convaincre  de  plus  en  plus  que  les 
raisons  d'affirmer  n'étaient  pas  meilleures  que  les  raisons  de  nier. 
Cette  opinion  ne  nous  paraît  pas  soutenable  ,  car  il  est  on  ne  peut 
pas  plus  facile  de  voir  que  la  théorie  des  idées  de  Platon  ,  et  la 
doctrine  de  la  probabilité  ,  fondée  sur  l'acatalepsie  dans  laquelle 
Arcésilas  s'était  retranché ,  ne  sont  point  du  tout  en  harmonie. 
Quant  à  ceux  dont  parle  Sextus,  qui  ont  avancé  qu'Arcési'as  n'était 
sceptique  qu'en  apparence,  et  qu'en  secret  il  enseignait  la  même 
doctrine  que  Platon  ,  ante  Plato,  Pyrrho  retrô...  s'ils  ont  voulu 
dire  qu'Arcésilas,  en  ce  qui  concerne  la  providence  des  Dieux  , 
la  différence  du  juste  et  de  l'injuste ,  la  préférence  à  donner  à  la 
vertu ,  etc.  ,  se  rapprochait  des  sentiments  de  Platon  ,  ils  ont 
énoucé  une  opinion  qui ,  bien  que  hasardée ,  n'a  rien  qui  b!e.cse 
trop  les  vraisemblances.  Mais  si ,  comme  il  y  a  lieu  de  le  croire  . 
ils  ont  voulu  faire  entendre  qu'Arcénla»  détenait  dogmatique 


78  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

Oui ,  il  y  a  des  choses  probables  ;  et  je  trouve 
très  bien  que  ,  dans  le  cours  ordinaire  de  la  vie, 
ne  pouvant  en  quoi  que  ce  soit  atteindre  la 
certitude,  l'homme  suive  ces  probabilités.  Ainsi 
le  sage  usera  sans  répugnance  de  tout  ce  qui  se 
présentera  ;'i  lui  sous  une  apparence  vraisem- 
bablc  ,  pourvu  qu'il  se  pénètre  bien  en  même 
temps  de  cette  idée  qu'il  n'y  a  rien  de  certain 
dans  toutes  ces  apparences.  Ainsi  il  agira,  il  ne 
restera  point  dans  l'inaction  ;  mais  il  ira,  bride 
en  main,  de  peur  d'être  emporté  par  cette 
témérité  naturelle  à  l'homme  qui  le  porterait  à 
donner  son  acquiescement  à  ce  qui  est  douteux, 
ou  à  ce  qui  est  inconnu,  ne  pouvant  y  avoir 
rien  de  plus  dangereux  et  de  plus  honteux  à  la 
fois  que  de  faire  courir  l'approbation  avant  que 
la  connaissance  des  choses  soit  acquise.  Que 
Zenon  se  prévale  donc  contre  Pyrrhon  de  ce 
que  celui-ci ,  après  avoir  pesé  le  pour  et  le  con- 
tre ,  ne  voit  jamais  rien  qui  détermine  la  balance 


dans  le  particulier,  et  abjurait ,  au  moins  en  partie ,  son  système 
de  l'incertitude  absolue  et  générale  qu'il  enseignait  publiquement, 
ce  n'est  j>as  seulement  une  opinion  hasardée  qu'ils  ont  émise , 
mais  un  fait  invraisemblable  qu'ils  ont  posé.  Ce  qui  nou*  paraît, 
à  nous,  le  mieux  accrédité,  c'est  qu'Arcésilas,  sous  le  manteau 
d'académicien,  cachait  un  sceptique;  ce  quid'ailleurs  nous  semble 
suffisamment  prouvé,  c'est  que  ce  philosophe  enseignait  publi- 
quement le  dogme  de  l'acatalepsie ,  en  le  combinant  avec  !a  doc- 
trine de  la  probabilité. 


DIALOGUE.  79 

à  pencher,  et  semble  par  là  réduire  le  sage  à 
rester  dans  l'inaction  :  en  ce  qui  me  regarde,  ce 
grand  movcn  d'inaction  totale  que  Zenon  pré- 
sente à  ses  adversaires,  comme  la  tète  de  Mé- 
duse, pour  les  pétrifier,  manque  son  effet.  En 
soutenant  qu'il  n'y  a  rien  dans  le  monde  qui 
porte  cette  marque  insigne  dont  la  vérité 
devrait  offrir  l'empreinte,  mais  qu'il  v  a  pour- 
tant des  choses  dans  lesquelles  se  trouve  cette 
marque  de  vraisemblance  qui  peut  guider  à 
défaut  de  certitude ,  je  ne  mets  point  ohslacle  à 
l'action;  je  n'empêche  nullement  les  hommes 
d'agir.  Est-ce  que  Zenon ,  par  hasard  ,  aurait  la 
hardiesse  de  prétendre  que  tous  les  actes  de  sa 
vie  sont  déterminés  par  des  aperçus  d'une  cer- 
titude démontrée?  Cela  serait  fort,  étant  aisé 
devoir  que.  dans  mille  et  une  occasions,  ce  phi- 
losophe est  forcé  ,  comme  tout  autre ,  de  suivre 
la  probabilité.  Zenon,  par  exemple,  ne  saurait 
avoir  la  certitude  que  le  soleil  se  lèvera  demain  : 
toutefois  il  a  déjà  disposé  dans  son  esprit  plu- 
sieurs des  choses  qu'il  compte  faire  après  avoir 
donné  la  nuit  prochaine  au  repos.  Quand  Zenon 
s'embarque,  je  crois  pouvoir  présumer  qu'il 
n'a  pas  une  assurance  positive  de  naviguer  heu- 
reusement ;  et  en  effet,  on  voit  qu'il  fait  choix 
d'un  bon  navire,  qu'il  s'assure  d'un  pilote  ex- 
périmenté,  qu'il    attend    un    vent    favorable: 


SO  ÉCOLE  D'ATHÈNES, 

ensuite  et  sur  ces  apparences,  qui  lui  promet- 
tent d'une  manière  seulement  probable  qu'il 
n'échouera  point  dans  la  traversée ,  il  prend  son 
parti,  il  s'éloigne  du  port.  Où  en  serions-nous 
si  nos  esclaves,  imbus  du  principe  qu'on  ne 
peut  agir  qu'avec  une  entière  certitude,  s'avi- 
saient d'attendre,  pour  ensemencer  les  terres, 
cultiver  la  vigne  et  planter  les  oliviers  ,  qu'ils 
eussent  l'assurance  positive  que  leurs  travaux 
ne  seront  pas  infructueux?  Quand  il  est  ques- 
tion de  prendre  une  femme,  d'entamer  quel- 
que négociation  importante,  de  diriger  lesaffaires 
publiques  ou  privées,  on  se  livre  aux  probabi- 
lités, on  s'attache  aux  conjectures,  et  l'on  fait 
bien;  autrement  toutes  les  affaires  seraient 
interrompues.  Ce  n'est  donc  pas,  comme  on 
voit,  renverser  toute  l'économie  de  îa  vie  hu- 
maine ,  mais  c'est  au  contraire  en  faciliter  le 
mouvement ,  que  d'enseigner,  comme  je  le  fais, 
qu'il  n'y  a  rien  de  certain,  mais  qu'il  y  a  des 
probabilités  sur  lesquelles  il  est  convenable  de 
régler  sa  conduite  (a).  Au  surplus,  pourquoi 
insisterais-je  là-dessus  davantage?  Platon  ne  me 
contestera  pas  qu'on  peut  se  passer  de  la  certi- 
tude   pour  agir,  lui    qui  convient  qu'il  n'y  a 


(a)  La  plupart  des  raisonnements  qui  précèdent  sont  tirés  du 
second  livre  des  Académiques  de  Cicéron. 


DIALOGUE.  81 

qu'apparence  et  probabilité  dans  ce  qui  nous 
arrive  par  les  sens.,  et  qui  cependant  n'en  dés- 
approuve point  l'usage  :  quant  à  Zenon  qui 
veut  qu'on  n'agisse  qu'avec  certitude,  il  parait 
qu'il  abandonne  la  partie  :  le  voilà  qui  s'éloi- 
gne, de  même  qu'un  soldat  blessé  à  mort  se 
retire  du  combat.  Irai-je,  adversaire  peu  géné- 
reux, m'acharner  sur  un  ennemi  vaincu  (a)  ? 

Chrysippe  (£). 

Certes,  je  ne  m'attendais  pas  à  cette  conclu- 
sion aussi  étrange  que  brusque.  Il  y  a  dans  ce 
dernier  trait  quelque  chose  de  plus  que  de  la 
hardiesse,  et  de  la  témérité. 

Arcésilas. 

Qu'est-ce  à  dire?  Ne  voyez-vous  pas ,  comme 
moi ,  qu'altéré  par  les  raisons  que  j'ai  déduites  , 


(a)  JNuménius  a  dit  que  Zenon ,  vivement  attaqué  par  Arcésilas, 
quoiqu'il  ne  manquât  peut-être  pas  de  raisons  à  alléguer,  ne 
répondit  point;  et  que,  dans  l'impossibilité  où  il  étailde  combattre 
les  propositions  d'Arcésilas  qui  n'en  avançait  aucune,  il  se  tourna 
contre  la  doctrine  de  Platon. 

(6)  Chry-ippe  a  été  le  champion  le  plus  ferme  et  le  plus  infa- 
tigable du  Portique.  11  a  eu  pour  maître  Cléantbe  qui  fut  le  chef 
des  stoïciens  après  Zenon.  Il  parut  après  Arcésilas  et  avant  Car- 
néade. 

fi 


82  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

Zenon  ne  sachant  que  répondre  ,  prend  le  parti 
de  faire  retraite ,  et  qu'il  me  laisse  le  champ 
libre.  Si  la  chose  n'est  pas  claire  à  vos  yeux ,  elle 
l'est  aux  miens,  je  vous  l'assure,  et  personne 
autre  que  vous  ne  s'y  méprendra.  Zenon  se 
retire  ;  Zenon  n'a  donc  rien  à  répliquer;  celte 
conséquence  est  non  seulement  naturelle  ,  mais 
elle  est  rigoureuse  et  forcée. 


Chrysippe. 


Ainsi  voilà  qu'Arcésilas  ,  ce  philosophe  cir- 
conspect,  qui  doute  toujours,  qui  ne  sait  pas 
s'il  y  a  quelque  chose  dans  le  monde  hors 
de  lui,  et  hésite  peut-être  sur  la  question  de 
savoir  si  lui-même  existe  ;  qui ,  dans  tous  les 
cas,  ignore  s'il  dort  ou  s'il  veille  ;  qui  va  tâton- 
nant et  toujours  bride  en  main  ,  de  peur  d'être 
dupe  d'une  illusion  ou  d'être  trompé  par  une 
ressemblance  ;  non  seulement  affirme  sur  le 
témoignage  de  ses  sens,  que  Zenon  se  retire  et 
fait  retraite  devant  lui  ;  mais  il  ose  encore  in- 
duire hardiment  de  ce  fait ,  que  Zenon  n'a  rien 
à  répondre  ;  qu'il  est  réduit  aux  abois.  En  vé- 
rité, c'est  à  faire  rire  aux  éclats. 


DIALOGUE.  85 

Carnéade  (a). 

Riez  ,  mon  cher  Chrysippe  ,  puisque  vous 
trouvez  la  chose  plaisante,  riez  ;  mais  que  ce 
soit  de  meilleure  grâce  ,  autrement  vous  nous 
mettriez  dans  le  cas  de  pleurer  bientôt  nous- 
mêmes  sur  la  sotte  figure  que  vous  et  les  vôtres 
faites  ici,  n'ayant  à  opposer  à  des  observations 
pleines  de  sens  que  des  mots  insignifians  et  de 
misérables  grimaces  (b). 

Vous  feignez  de  ne  pas  comprendre  la  doc- 
trine de  la  probabilité,  et  vous  abusez  de  quel- 
ques expressions  échappées  à  la  vivacité  d'Ar- 
césilas  pour  jeterdu  ridicule  sur  les  sentiments 
de  l'Académie;  mais  il  me  sera  très  facile  de 
vous  renvoyer  ce  trait  si  gauchement  décoché; 
il  me  suffira  d'exposer,  dans  ieur  simplicité  et 
avec  plus  de  précision  que  ne  l'a  fait  Arcésilas, 
les  principes  par  nous  avoués  (c).  Après  cela 

(a)  Carnéade  établit  la  troisième  Académie.  Il  fut  pour  les  stoi-- 
ciens  un  antagoniste  redoutable,  et  il  s'attacha  surtout  à  réfuter 
Chrysippe. 

(b)  Ceux  qui  seraient  tentés  de  trouver  ces  expressions  trop 
dures,  sauront  que  les  philosophes,  dans  leurs  débals,  n'étaient 
guère  plus  polis  que  les  héros  d'Homère  sur  le  champ  d  •  bataille. 
Le  traité  de  Plutarque  contre  l'épicurien  Culotès  en  fournirait  ai- 
sément la  preuve. 

(c)  Ou  s'est  beaucoup  exercé  sur  la  détermination  des  points 
qui  établissaient  la  différence  entre  l'enseignement  de  Carnéade 


84  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

vous  serez  libre  de  suivre  voire  maître  ,  pour 
concerter  avec  lui  ce  qu'il  serait  à  propos  de 
répondre  ;  car  il  y  aura  dans  tout  ceci,  je  vous 
le  déclare  ,  matière  pour  vous  et  pour  lui  à 
réfléchir  plus  d'un  jour. 

Nous  n'entendons  point  dépouiller  l'homme 
d'aucun  de  ses  sens  ,  ni  contester  sur  le  point 
de  savoir  s'il  y  a  quelque  chose  de  vrai  dans  ce 
monde  ;  seulement  nous  pensons  qu'on  ne  sau- 
rait trouver  dans  les  sensations  ,  non  plus 
qu'ailleurs,  la  marque  propre  du  vrai,  n'y  ayant 


et  c'el  ii  d'Arcésilas,  ou  en  d'autres  termes  entre  les  principes  de 
la  :il  Académie  et  ceux  de  la  2e;  mais  la  nuance  est  assez  délicate. 
Carnéade  fut  le  défenseur  de  l'incertitude  absolue  aussi  ardem- 
ment qu'Arcésflàs  ,  plusieurs  pas  âges  de  Cicéron  en  feraient  foi. 
Il  paraîtrai  le  p^mlant  que  Carnéade  accordait  formellement  qu'il 
y  a  des  choses  vraie*  ,  se  bornant  à  soutenir  que  nous  manquons 
de  moyens  pour  les  reconnaître.  On  a  dit  aussi  qu'il  permettait 
au  sage  de  donner  son  assentiment  en  quelques  rencontres,  d'où 
l'on  a  inféré  qu'Arcésilas  était  plus  conséquent  que  lui  dans  son 
système  de  suspension.  Enfin  on  a  attribué  à  Carnéade  une  dis- 
tinction subtile  entre  l'acataleptique  et  l'incertain.  De  tout  cela, 
il  nous  semble  qu'il  résulte  que  Carnéade  ,dans  la  vue  de  se  main- 
tenir avec  plus  d'avantage  ,  dans  son  système  de  Pincoupréhensi- 
bilité  ,  avait  fait  quelques  concessions;  mais,  a  dit  Numénius,  il 
parut  reculer  comme  les  bêtes  féroces,  pour  s'élancer  ensuite  avec 
plus  d'impétuosité.  Au  reste,  comme  les  modifications  que  Phi- 
Ion  a  apportées  lui-même  à  la  doctrine  d'Arcésilas  et  qui  ont  fourni 
l'occasion  de  distinguer  une  quatrième  Académie  se  sont  confon- 
dues avec  celles  qu'avait  apportées  Carnéade,  il  serait  inutile  de 
cherchera  marquer  plus  nettement  le  caractère  dhtinclif  de  la 
troisième. 


DIALOGUE.  85 

que  des  vraisemblances  plus  ou  moins  fortes. 
D'après  cela  nous  réservons  notre  approbation, 
m  ,is  nous  suivons  dans  le  cours  de  la  vie  la  pro- 
babilité :  ainsi  nous  n'entravons  point  Sa  faculté 
d'agir,  et  de  plus  nous  conservons  entière  la 
faculté  de  répondre  d'après  l'opinion  qu'on 
peut  avoir  des  choses.  Aussi  approuvons-nous 
que  celui  qui  suspend  son  jugement,  et  qui 
refuse  son  acquiescement ,  se  remue  et  agisse  ; 
qu'interrogé  sur  certaines  questions,  il  dise  oui 
ou  non,  suivant  les  apparences  qui  le  frappent, 
pourvu  qu'en  admettant  les  choses  comme  pro- 
bables ,  il  ne  les  tienne  jamais  pour  certai- 
nes (i).  De  plus,  nous  demandons,  s'il  s'agit 
de  choses  tant  soit  peu  importantes,  que  les 
premières  apparences  ne  se  trouvent  point  con- 
tredites par  d'autres  apparences  tirées  de  la 
raison  ou  des  sens;  et  enfin  nous  exigeons,  s'il 
y  va  d'un  très  grand  intérêt,  que  les  probabili- 
tés aient  été  mûrement  examinées;  attendu  qu'il 
y  a  des  choses  probables  ,  d'autres  plus  proba- 
bles encore  ,  et  qu'enfin  il  y  en  a  de  très  pro- 
bables (2). 

Tels  sont  nos  principes  ;  s'ils  n'ont  pas  votre 
assentiment,  dites,  si  vous  voulez,  qu'ils  vous 


(1)  Acad.,  Iib.  u,  c.  23. 

(2)  lbid.,  Iib.  11,  c.  11,  32.,  33. 


86  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

paraissent  faux  ;  mais  ne  vous  donnez  pas  l'air 
de  les  tourner  en  ridicule;  car  vous  me  force- 
riez de  répéter  qu'il  n'y  a  de  ridicule  ici  que  la  1 
présomption  de  ces  philosophes  qui,  réduits  à 
l'impossibilité  de  répondre ,  et  ne  pouvant  don- 
ner aucune  raison  plausible  à  l'appui  de  leur 
opinion  ,  font  les  hautains,  et  semblent  dédai- 
gner d'entrer  sérieusement  en  discussion. 


Chrysippe. 

Faut-il  donc  se  donner  la  peine  de  chercher 
à  convaincre  par  la  raison,  celui  qui  ferme 
volontairement  les  yeux  pour  ne  pas  être  frappé 
de  son  éclat?  Non  :  ce  qu'il  y  a  de  mieux  à  faire  , 
c'est  d'abandonner  à  lui-même  cet  aveugle  vo- 
lontaire, en  lui  laissant  le  soin  de  se  démentir 
dans  l'occasion  ;  et  c'est  le  parti  que  vient  de 
prendre  Sénon  en  tournant  le  dos  à  cet  incon- 
sidéré, à  ce  pyrrhonien  déguisé,  à  ce  pertur- 
bateur séditieux  (i),  dont  la  mauvaise  foi  s'est 
manifestée  sur-le-champ.  Quant  à  vous,  Car- 
néade  ,  qui  ne  permettez  pas  que  le  sage  pro- 
nonce affirmativement,  mais  qui  tolérez  (du 
moins  votre  exemple  l'indiquerait)  qu'il  s'irrite 

(1)  Cic. ,  Acad.,  hb.  ii  ,  n.  h. 


DIALOGUE.  «ST 

et  qu'il  se  fâche  quand  son  sentiment  n'est  point 
partagé ,  je  pourrais  vous  faire  observer  déjà 
que  vous  m'avez  dispensé ,  par  le  ton  que  vous 
venez  de  prendre,  d'argumenter  contre  votre 
système  de  suspension  et  de  doute,  n'étant  pas 
à  supposer  qu'un  sage  tel  que  Carnéade  puisse 
embrasser    avec    tant   d'ardeur    une    doctrine 
quelconque,  et  puisse    la  défendre  avec  tant 
d'àpreté,  s'il  n'a  pas  une  assurance  bien  ferme 
que  cette  doctrine   est  véritable.    Je  pourrais 
donc  me  borner  à  vous  dire   :  Si  vous  voulez 
me  persuader    qu'il  faut  douter,  commencez 
par  douter  vous-même.  Mais  rassurez-vous;  je 
ne  me  prévaudrai  pas  de  cet  avantage;  et  comme 
vous  ne  cessez  d'interpréter  en  votre  faveur  le 
silence  dédaigneux  dont  quelques  uns  de  nous 
accueillent  vos  sophismes  (i),  je  romprai  ce  si- 
lence ,  si  ce  n'est  pour  vous  convaincre  ,  tout  au 
moins  pour  vous  faire   voir  que  si  le  stoïcien 
quelquefois  se  tait,  ce  n'est  pas  qu'il  soit  dans 
l'impuissance  de  répondre. 

Les  connaissances  viennent  à  l'âme  par  les 
sens  et  par  l'entendement  ;  elles  commencent 
toutes  par  les  perceptions,  qui  sont  les  maté- 
riaux que  la  raison  ensuite  emploie. 

11  y  a  des  perceptions  vraies,  et  ci'aulres  qui 

(1)  Cir..,  .4cAid. ,  lit).  u,n.  b. 


88  ÉCOLK  D'ATHÈNES. 

sont  fausses  ;  de  certaines,  et  d'autres  qui  ne  le 

sont  pas. 

Ainsi  il  ne  faut  p3s  ajouter  foi  indistinctement 
à  toutes  les  perceptions,  mais  seulement  ii  celles 
qui  portent  d'une  façon  particulière  l'empreinte 
des  objets  qu'elles  représentent  et  qui  entraî- 
nent nécessairement  la  croyance.  Quand  le  sage 
en  rencontre  de  celte  sorte,  il  est  de  son  devoir 
alors  ,  non  seulement  d'y  adhérer,  non  seule- 
ment de  les  saisir,  mais  de  les  saisir  forte- 
ment (i). 

Les  sens  peuvent-ils  en  offrir  réellement  ? 
Oui  ;  pourvu  qu'ils  soient  sains  et  qu'on  ait 
écarté  tout  ce  qui  pourrait  donner  lieu  à  l'illu- 
sion. Car  de  soutenir  que  les  sens  ne  nous 
trompent  jamais,  c'est  l'affaire  d'Epicure.  Sui- 
vant nous,  il  n'y  a  de  certitude  dans  leur 
témoignage  que  lorsque  ce  témoignage  con- 
court avec  certaines  circonstances.  Lois  donc 
que  nous  avons  la  conscience  que  nos  sens  sont 
en  bon  élat  ;  quand  nous  a\ons  pris  toutes  les 
précautions  convenables  pour  nous  assurer  de 
la  vérité  de  leurs  rapports  ;  quand  nous  les 
avons  fortifiés  par  l'habitude,  puiseLCore  porlés 
à  un  plus  haut  degré  de  perfection  par  l'art  , 
nous  n'hésitons  plus  à  leur  accorder  une  pleine 

(1)  Cic,  Acad.,  lib.  n,  n.  8. 


DIALOGUE.  89 

confiance.  Toutes  les  objections  qu'on  peut 
accumuler  après  cela  pour  rendre  douteux  ce 
qu'ils  nous  donnent  pour  certain  ,  viennent  se 
briser  contre  notre  conviction,  de  même  que 
la  vague  se  brise  au  pied  du  rocher  (i). 

Examinons-les  toutefois,  ces  objections,  et 
parcourons-les  rapidement. 

L'homme  qui  rêve  a  des  perceptions  ;  il  en 
est  de  même  de  celui  qu'un  violent  accès  de 
frénésie  tourmente;  or  rien  ne  distingue  ces 
perceptions  de  celles  qu'un  homme  éveillé  et 
raisonnable  peut  éprouver;  d'ailleurs  il  y  a  des 
ressemblances  qui  portent  la  confusion  dans 
nos  perceptions  les  mieux  éprouvées  ;  celles 
qni  procèdent  du  vrai  n;ont  donc  pas  une 
marque  qui  les  différencie  de  celles  qui  viennent 
du  faux  :  ainsi  la  vérité  n'a  pas  un  cachet  parti- 
culier ;  on  ne  peut  jamais  être  certain  de  n'être 
pas  trompé. 

Je  réponds  à  cela  qu'il  faut  bien,  quoi  qu'on 
dise,  qu'il  y  ait  quelque  différence  entre  l'illu- 
sion et  la  réalité,  puisque  l'homme  le  moins  in- 
telligent sait  les  distinguer  nettement.  Un  enfant 
qui  est  encore  au  berceau  apprécie  déjà  la  vanité 
d'un  songe,  et  l'homme  qui  sort  du  délire  re- 
connaît tout  aussitôt  combien  il  a  été  abusé.  Car 

(1)  Cic,  Acad.,  lib.  n,  n.  7. 


SKI  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

il  y  a  dans  les  illusions  du  sommeil  et  de  la  fo- 
lie un  caractère  de  frivolité,  d'incohérence  et 
d'aberration  si  prononcé,  qu'il  est  impossible,  à 
la  vue  de  la  réalité,  de  n'être  pas  frappé  du  con- 
traste. Qu'on  ne  dise  donc  pas  que  les  per- 
ceptions d'un  homme  qui  rêve  sont  semblables 
à  celles  d'un  homme  éveillé  ,  n'y  ayant  pas 
moyen  de  se  dissimuler  que  la  force,  l'entière 
liberté  d'esprit  et  des  sens  n'appartiennent  qu'à 
ces  dernières.  11  est  certain,  d'autre  part ,  qu'un 
insensé  n'aura  jamais  la  conscience  de  cet  ordre, 
de  cette  liaison  ,  de  cet  enchaînement  dans  les 
idées  que  l'homme  raisonnable  peut  remarquer 
en  soi  quand  il  médite  un  projet,  ou  qu'il  suit 
un  raisonnement.  Nous  demandons,  pour  fonder 
la  certitude,  un  jugement  qui  soit  accompagné 
de  gravité,  de  constance,  de  force,  de  fermeté, 
qui  soit  préparé  par  la  réflexion,  qui  ne  soit 
point  en  opposition  avec  la  raison  ;  et  vous  nous 
présentez,  pour  prouverque  la  certitude  ne  peut 
pas  résulter  d'un  semblable  jugement,  les  jeux 
d'une  imagination  qui  s'égare  pendant  le  som- 
meil, ou  bien  les  extravagances  d'un  esprit  en 
délire  :  nous  voulons  dans  celui  qui  se  meta  la 
recherche  de  la  vérité  un  sens  droit,  du  calme, 
du  sang-froid,  des  facultés  physiques  et  intellec- 
tuelles libres  et  non  viciées;   vous  nous  amenez 


DIALOGUE.  91 

des  rêveurs   et  des  fous.  Est-ce  là  remplir  les 
conditions  demandées   (i)? 

Quant  aux  objections  que  vous  tirez  de  la 
ressemblance  des  objets  ,  pour  détourner  les 
hommes  de  prononcer  un  jugement,  elles  sont  à 
peu  près  de  la  môme  force  ;  elles  ont  de  plus  un 
fond  de  puérilité  qui  les  rend  aussi  ridicules 
qu'elles  sont  vaines.  Sans  doute,  il  y  a  des  res- 
semblancesapparentes ,  et  nous  ne  le  nions  pas  ; 
mais  aussi  il  y  a  des  différences  palpables  qu'on 
saisit  très  bien,  et  sur  lesquelles  on  peut  se  pro- 
noncer sans  courir  le  moindre  risque  de  se  trom- 
per. De  ce  que  deux  abeilles  se  ressemblent,  s'en- 
suit-il qu'on  ne  puisse  pas  distinguer  un  rat  d'un 
éléphant?  Dans  ces  choses  même  qui  paraîtraient 
au  premier  coup  d'œil  être  semblables,  il  y  a 
toujours  un  trait  de  dissemblance  qu'une  obser- 
vation plus  exacte  peut  mettre  à  même  de  saisir  ; 
car  la  nature  ne  fait  pas  deux  êtres  semblables  en 
tout.  Concluez  donc,  si  vous  le  voulez,  de  ce 
qu'il  y  a  des  ressemblances  apparentes,  que  le 
sage  en  certains  cas  doit  être  circonspect,  même 
qu'il  doit  quelquefois  s'abstenir  de  juger  :  mais 
ne  prétendez  pas  qu'il  doit  être  constamment 


(1)  Cic,  Acad.,  lib.  u ,  n.  15 ,  16  et  17. 


V-l  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

sur  la  réserve  ,  et  se  bien  garder,  sur  quoi  que 
ce  soit,  de  rien  affirmer  (1). 

Laissons  donc  ces  objections  frivoles  qu'on 
propose  pour  infirmer  le  témoignage  des  sens, 
plutôt  par  manière  de  jeu  qu'en  traitant  les 
choses  sérieusement  ;  et  comme  je  suis  persuadé 
que  Carnéade  est  pour  le  moins  tout  autant  con- 
vaincu que  je  puis  l'être  ,  qu'il  ne  marche  pas  à 
quatre  pattes,  et  qu'il  n'a  pas  de  nageoires  aux 
côtés,  je  crois  pouvoir  me  dispenser  de  lui  en 
fournir  la  preuve. 

J'aborderai  maintenant  des  questions  plus 
graves. 

Or  je  disais,  il  n'y  a  qu'un  instant,  que  nos 
connaissances  venaient  des  sens  et  de  l'entende- 
ment; mais  qu'elles  commençaient  toutes  par 
les  perceptions  ou  sensations  (2). 

Quand  les  perceptions  ont  été  placées  et 
gardées  dans  l'entendement ,  elles  deviennent 
des  notions.  Il  y  a  des  notions  qui  s'acquièrent 
sans  art  ;  c'est  dans  le  jeune  âge  qu'elles  se 
forment  ;  elles  se  conservent  au  moyen  de  la 
mémoire;  elles  se  confirment  de  plus  en  plus 
par  l'expérience  ,  et  elles  fournissent  ensuite  à 
l'homme ,  à    mesure   que  son  intelligence   se 


(1)  Cic,  Acad.,  lib.  11, 11.  17,  18. 

(2)  P.  Valenti.e  ,  Acad.,  §  h  ,  n.  18. 


DIALOGUE.  95 

développe  ,  les  moyens  d'acquérir  de  nouvelles 
notions.  Ainsi  l'entendement  guidé  par  la  dia- 
lectique forme  des  raisonnements  et  se  remplit 
de  vérités  qui  ne  sont  pas  moins  certaines  que 
ces  premières  notions,  dont  la  certitude,  comme 
nous  venons  de  le  faire  observer,  se  démontre 
d'elle-même ,  sans  le  secours  de  l'art  et  du  rai- 
sonnement, dès  que  nous  commençons  à  pen- 
ser (i'). 

Quand  les  choses  nous  agréent ,  et  nous  sem- 
blent conformes  à  notre  nature  ,  nous  nous  y 
portons  ;  si  c'est  le  contraire  ,  nous  en  sommes 
détournés;  et,  dans  l'un  comme  dans  l'autre  de 
ces  cas,  nous  sommes  déterminés  à  agir  pour 
rechercher  l'objet  ou  le  fuir,  par  suite  du  juge- 
ment que  nous  prononçons  en  nous-mêmes 
sur  la  convenance  ou  la  disconvenance  que 
peut  avoir  cet  objet  avec  notre  nature.  Ainsi 
l'action  est  toujours  précédée  d'un  jugement  ; 
et  vouloir  agir  sans  juger,  c'est  tenter  l'impos- 
sible (2}. 

La  différence  qu'il  v  a  h  cet  égard  entre  le 
sage  et  le  commun  des  hommes,  c'est  que 
ceux-ci  acquiescent  par  légèreté  à  ce  qui  est 
douteux,  ou  croient  faiblement  ce  qui  est  cer- 


(1)  P.  Valenti.e,  Jcad.,  §  h,  n.  22,  23  et  24. 

(2)  Id.,  ibid.,  n.  21,  27. 


<H  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

tain;  d'où  résulte,  dans  leur  manière  d'agir, 
inconstance,  faiblesse,  incertitude  :  tandis  que 
le  sage,  qui  n'approuve  que  ce  qui  est  certain, 
et  s'attache  fortement  à  ce  qui  est  vrai  ,  mar- 
che à  son  but  avec  constance  ,  vigueur,  fer- 
meté ,  sans  que  rien  puisse  le  déterminer  à 
changer  (i). 

Mais,  dit-on  ,  quand  Zenon  est  sur  le  point 
de  s'embarquer,  il  hésite;  et  quand  il  monte 
sur  le  navire ,  il  ne  se  hasarde  que  sur  des  pro- 
babilités. Eh  bien!  concluez  de  là,  si  vous  le 
voulez,  que  Zenon  n'a  point  encore  atteint  ce 
degré  où  la  sagesse  se  place  ;  mais  ne  dites 
point  que  le  sage  est  contraint  de  suivre  en 
certains  cas  les  probabilités.  Quand  on  parle 
du  sage,  ce  n'est  point  de  Zenon  qu'il  s'agit.  Le 
vrai  sage  est  encore  à  trouver  (2).  Cette  haute 
vertu,  cette  science  parfaite  qui  constitue  la 
sagesse,  est  placée  trop  au  delà  de  notre  por- 
tée ,  pour  qu'on  puisse  y  atteindre  sans  de  très 
grands  efforts.  Quelques  uns  s'en  sont  appro- 
chés; Zenon  peut  être  plus  qu'un  autre  ;  mais 
ni  lui,  ni  aucun  philosophe  jusqu'ici  n'a  pu 
arriver  jusqu'au  sommet  de  ce  mont  où  la  sa- 
gesse a  son  temple  (3).  Laissons  donc  les  per- 

(1)  P.  Valenti^e  ,  Acad  ,  n.  31. 

(2)  Id.,  ibid.,  n.  31. 

(3)  Id.,  ibid. 


DIALOGUE.  95 

sonnes  de  côté  ,  et   ne  nous   attachons  qu'aux 
principes. 

Or,  il  est  certain  que  Zenon  a  raison  de  sou- 
tenir que  tout  philosophe  qui  veut  interdire  la 
faculté  déjuger  et  d'acquiescer  dans  les  choses 
douteuses,  s'il  prétend  en  même  temps,  comme 
vous,  que  tout  est  douteux,  réduit  l'homme  à 
l'inaction  la  plus  complète. 

Carnéade. 

Mais  vous  supposez  toujours  qu'on  ne  peut 
agir  sans  donner  aux  choses  un  acquiescement 
formel  :  or,  c'est  en  cela  qu'est  votre  erreur. 

Car  les  perceptions  n'étant  que  de  simples 
affections  de  l'àme,  non  accompagnées  d'abord 
d'aucun  sentiment  de  peine  ou  de  plaisir,  et  en- 
core moins  d'approbation,  il  dépend  toujours 
de  nous  de  n'y  pas  adhérer.  Notre  âme,  en  effet, 
peut  être  affectée  de  trois  manières  :  elle  reçoit 
des  perceptions ,  elle  appète ,  elle  acquiesce.  On 
ne  saurait,  même  quand  on  le  voudrait ,  empê- 
cher les  perceptions  d'arriver  à  l'àme  ,  puisque 
nous  sommes  nécessairement  frappés,  soit  que 
nous  le  voulions,  soit  que  nous  ne  le  voulions  pas, 
des  images,  des  objets  qui  se  présentent  à  nous. 
D'un  autre  côté,  la  faculté  appétive,  excitée  par 
les  perceptions  à  rechercher  ce  qui  est  conforme 


98  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

à  la  nature,  nous  fait  agir  par  un  penchant  qui 
nous  porte  naturellement  vers  un  objet.  Mais 
la  faculté  qu'a  Târnc  de  saisir  et  d'approuver 
n'est  point  engagée  jusque-là  ,  et  reste  libre. 
Ainsi,  en  voyant  l'objet,  et  même  en  l'appé- 
tant,  on  peut  encore  se  réserverledroitde  juger 
ce  qui  en  est  :  en  sorte  que  ceux  qui  suspendent 
leur  jugement  n'entendent  pas  détruire  cette 
faculté  de  voir  et  d'appéter.  Ils  sont  affectés  de 
la  vue  de  l'objet,  ils  se  prêtent  aux  appétits; 
mais  ils  s'abstiennent  d'acquiescer  pour  n'être 
pas  induits  en  erreur.  Ils  tiennent  donc  en  bride 
la  légèreté  qui  engage  à  croire  ce  qui  n'est  pas 
certain  ;  cependant  ils  perçoivent ,  ils  appètent  ; 
et  cela  suffit  pour  qu'ils  ne  soient  pas  condam- 
nés à  linaction  (i). 

Ainsi  nous  disons  à  nos  disciples  :  Agissez  en 
suivant  les  apparences,  en  pesant  les  probabili- 
tés ,  mais  que  ce  soit  toujours  sans  vous  per- 
mettre de  faire  aucun  jugement  sur  ce  qu'il  y  a 
de  vrai  ou  de  faux,  de  réel  ou  de  fantastique, 
de  bien  ou  de  mal  dans  les  choses. 

Chrysippe. 

Leur  interdisant  la  faculté  de  prononcer  sur 

(1)  Plutarch.  adv.  Co/of. 


DIALOGUE.  97 

le  vrai  et  sur  le  faux,  leur  laisserez-vous  celle 
de  juger  du  degré  de  vraisemblance  qu'il  peut 
y  avoir  dans  les  choses? 

Carnéade. 

Mais —  pourquoi  pas? 

Chrysippe. 

Les  jugements  qu'ils  formeront  alors  sur  le 
plus  ou  moins  de  vraisemblance  qu'il  peut  y 
avoir  dans  chaque  chose  auront-ils  à  vos  yeux 
le  caractère  de  la  certitude? 

Carnéade. 

Non  ;  car  je  ne  connais  rien  de  certain. 

Chrysippe. 

Vous  permettez  donc  au  sage  de  former  des 
jugements  incertains;  ou,  en  d'autres  termes, 
vous  souffrez  que  le  sage  opine. 

Carnéade. 
A  la  bonne  heure  (i). 

Chrysippe. 
Ainsi  Carnéade  abandonne  le  poste  qu'Arcé- 

(1)  Cic,  Acad.,  lib.  h,  n.  18  et  24. 

7 


08  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

silas  l'avait  chargé  de  "défendre  :  cette  suspen- 
sion fameuse,  qui,  en  garrottant  l'intelligence, 
détruisait  dans  l'homme  tout  principe  d'action  , 
e^t  livrée  aux  assaillants  (i).  Cependant  Car- 
ncade  se  réserve  le  droit  de  dire  qu'il  n'y  a  rien 
au  dessus  de  la  vraisemblance,  et  que  la  certi- 
tude n'est  nulle  part  :  mais  ce  système  mitigé 
qui  laisse  bien  à  l'homme  quelque  liberté  d'agir, 
n'en  est  pas  moins  destructif  de  la  science  ;  et  il 
coupe  le  nerf  à  la  vertu. 

Celui  qui  doute  que  deux  et  deux  égalent 
quatre ,  ne  peut  faire  deux  pas  dans  les  mathé- 
matiques ;  celui  qui  n'est  pas  sûr  que  la  ligne 
droite  soit  le  plus  court  chemin  d'un  point  à  un 
autre  ,  se  trouve  arrêté  tout  court  dans  la  géo- 
métrie :  quelle  démonstration  sera  à  la  portée  de 
celui  qui  n'oserait  affirmer  que  deux  quantités 
égales  à  une  troisième  sont  égales  entre  elles? 
Toutes  les  sciences  s'appuient  sur  des  prin- 
cipes et  se  développent  au  moyen  du  raison- 
nement Douter  des  principes,  dénier  l'autorité 
de  la  raison ,  c'est  éteindre  le  flambeau  de  la  vie. 

Les  arts  eux-mêmes  ne  se  soutiennent  qu'à 
l'aide  des  connaissances  acquises  et  sont  as- 
treints à  des  règles.  Supprimez  ces  connaissan- 
ces, révoquez  en  doute  ces  règles,  vous  jetez 

(1)  Euseb  ,  Prœp.  Ev.,  lib.  xiv,  c.  7. 


DIALOGUE.  *$ 

la  confusion  dans  les  arts ,  vous  les  ramenez  à 
leur  enfance  ,  vous  ôtez  les  moyens  de  distin- 
guer l'artiste  de  celui  qui  ne  l'est  pas. 

Que  devient,  d'un  autre  côté,  la  sagesse,  cet 
art  de  bien  vivre  qui  suppose  des  principes  im- 
muables ,  si  rien  de  certain  ne  peut  «tre  connu  ? 
Peut-il  y  avoir  sagesse  où  il  n'y  a  ni  fixité,  ni 
constance?  Le  vrai  sage  doit  avoir  sans  cesse 
les  yeux  fixés  vers  le  but  auquel  il  tend,  et 
avancer  d'un  pas  ferme  dans  le  chemin  qui  y 
mène.  Votre  sage,  à  vous,  n'est  qu'un  aveugle 
qui  marche  au  hasard  sans  avoir  un  but  déter- 
miné; qui  se  dirige  à  droite,  qui  se  dirige  à 
gauche,  sans  ssvoir  d'avance  où  il  veut  aller; 
qui  tantôt  avance  et  tantôt  revient  sur  ses  pas  : 
prudence,  fermeté,  constance,  raison,  sont 
des  qualités  qui  lui  sont  étrangères.  J'aime  à 
vous  entendre  parler  d'une  sagesse  qui  doute 
toujours  et  qui  n'affirme  jamais;  d'une  sagesse 
qui  se  méconnaît  elle-même  et  qui  est  incapable 
de  se  rendre  compte  si  elle  est  ou  si  elle  n'est 
pas  sagesse. 

Et  la  philosophie,  qu'en  ferons-nous,  si  nous 
lui  ôtons  les  moyens  de  juger  du  vrai,  et  de  con- 
naître le  souverain  bien  ?  Son  but  n'est-il  pas  de 
nous  assurer  sur  les  principes  de  nos  connais- 
sances, et  de  chercher  quelle  doit  être  la  fin  de 
nos  désirs?  Mais  non,  ce  n'est  plus  a 


m  ÉCOLE  D'ATHÈNES, 

doit  se  réduire  simplement  à  reconnaître  qu'il 
n'y  a  rien  de  certain  ;  et  c'est  à  ce  point  unique 
que  se  trouve  désormais  restreint  le  vaste  do- 
maine dont  elle  était  précédemment  en  pos- 
session. 

Il  ne  s'agit  donc  que  d'encourager  vos  nobles 
efforts,  et  l'on  verra  bientôt  les  arls  dispa- 
raître, les  sciences  s'écrouler  d'elles-mêmes,  la 
vertu  s'évanouir,  la  lumière  de  la  raison  s'étein- 
dre ,  et  le  monde  moral  tout  entier  s'en- 
gloutir dans  une  mer  de  doutes  sans  rives  et 
sans  fond  (a). 

Carnéade. 

Rassurez-vous,  Chrysippe,  les  ateliers  ne  se- 
ront.pas  fermés;  nos  écoles  ne  deviendront  pas 
désertes  ;  car  nous  laissons  aux  artistes  toute  la 
liberté  de  suivre  leurs  règles,  et  aux  philosophes 
la  faculté  d'argumenter  à  leur  gré.  Seulement 
nous  disons  que  ce  qui  vous  parait  certain ,  nous 
paraît,  à  nous,  probable  ;  et  comme  le  monde 
peut  aussi  bien  rouler  sur  le  pivot  de  la  pro- 
babilité, que  sur  celui  d'une  certitude  chimé- 

(a)  On  reconnaîtra  facilement  dans  ce  discours  de  Chrysippe 
le  fond  des  idées  qui  sont  développées  dans  le  discours  de  Lu- 
cullus ,  avocat  des  stoïciens ,  au  second  livre  des  Académiques 
de  Cicéron. 


DIALOGUE.  101 

rique  ,  nous  n'arrêtons  point  le  mouvement  des 
choses  humaines. 

Chrysippe. 

La  vérité  est  pour  tous  les  hommes  un  be- 
soin ;  et  jamais  le  vraisemblable  ne  pourra  leur 
être  proposé  comme  la  fin  de  leurs  recherches. 
Si  les  principes  dont  ils  partent  ne  sont  pour 
eux  que  probables  ,  et  si  le  raisonnement  qui 
doit  les  conduire  de  ces  principes  aux  consé- 
quences dernières  n'est  pas  une  voie  sûre,  ils 
ne  peuvent  plus  conserver  le  moindre  espoir 
d'arriver  quelque  jour  au  vrai.  Alors  toute 
ardeur  s'éteint  ;  les  sciences  restent  abandon- 
nées. 

De  même  la  vertu  qui  demande  tant  d'efforts 
ne  doit  plus  trouver  de  partisans.  Si  l'homme 
n'a  pas  une  idée  nette  du  devoir,  il  ne  sera  pas 
disposé  ;v«  faire  à  la  vertu  le  moindre  sacrifice. 
Où  trouverait-on  alors  de  ces  âmes  généreuses 
qui  souffriront  tout  plutôt  que  de  trahir  la  foi 
donnée?  Il  n'y  a  que  celui  qui  y  est  déterminé 
par  des  motifs  clairs,  fixes,  invariables,  qui  peut 
s'imposer  la  loi  rigoureuse  de  mettre  la  droiture 
et  la  bonne  foi  au  dessus  de  tout  En  vérité, 
pour  celui  qui  douterait  de  ses  propres  prin- 
cipes,   ce   serait   une    grande  folie  de  sacrifier 


102  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

l'agrément  de    sa  vie,  et  quelquefois   sa    vie 

même,  à  l'accomplissement  d'un  devoir  (a). 

Sans  certitude  donc,  il  n'y  a  plus  ni  science, 
ni  vertu.  La  raison  est  le  principe  des  connais- 
sances ,  comme  elle  est  la  source  des  bonnes 
actions.  Anéantissez  la  raison  dans  l'homme  , 
vous  anéantissez  l'homme  tout  entier  ;  car  il  est 
dans  la  nature  de  l'homme  de  chercher  d'abord 
la  vérité  et  de  régler  ensuite  d'après  elle  sa  con- 
duite; or,  comment  parviendrait-il  à  la  con- 
naissance de  la  vérité  s'il  ne  prenait  la  raison 
pour  guide  ? 

Carnéade. 

Faisons  donc  alors,  Chrysippe,  le  procès  de 
concert  à  la  nature.  En  effet,  si  la  chose  est 
comme  vous  le  dites,  nous  ne  devons  plus  voir 
en  elle,  au  lieu  d'une  bonne  mère,  qu'une  in- 
juste et  cruelle  marâtre  qui  se  joue  indignement 
de  ses  enfants,  en  les  poussant  incessamment 
vers  un  but  qu'elle  sait  bien  qu'ils  ne  pourront 
jamais  atteindre  ,  et  en  leur  donnant  un  guide 
qui  n'est  propre  qu'à  les  égarer. 

Suivez  les  ces  êtres  inquiets  et  malheureux  , 

(a)  Cette  belle  pensée  est  encore  une  de  celles  que  Lucullus, 
etposant  la  doctrine  des  stoïciens  ,  fait  valoir  dans  le  second 
livre  des  Qtiestions  Académiques. 


DIALOGUE.  105 

qui  poursuivent  avec  une  sorte  de  fureur  les 
fantômes  légers,  les  vaines  chimères  que  leur 
raison  déçue  ou  décevante  leur  fait  prendre 
pour  le  vrai  :  vous  les  verrez  choisir  chacun  une 
voie  différente,  s'engager  dans  mille  détours, 
s'écarter  de  plus  en  plus  les  uns  des  autres. 
Cependant  ils  tendaient  au  même  but ,  ils  mar- 
chaient à  la  lueur  du  même  flambeau. 

Et  sur  quels  points  sont-ils  de  la  sorte  discor- 
dants ces  prétendus  sages  que  la  raison  guide  ? 
Serait-ce  sur  quelques  questions  oiseuses  dont 
la  solution  ne  nous  importe  guère?  Non;  c'est 
lorsqu'il  s'agit  d'expliquer  la  nature  des  dieux, 
d'en  revenir  aux  premiers  principes,  de  remon- 
ter aux  causes  premières,  de  déterminer  les 
vrais  biens,  les  vrais  maux,  de  tracer  les  devoirs 
de  la  vie,  qu'ils  se  divisent  entre  eux,  et  parlent 
chacun  un  langage  différent. 

S'agit  il,  par  exemple,  de  remonter  aux  prin- 
cipes des  choses  («),  Thaïes  dit  que  c'est  l'eau 


(a)  Jusqu'ici  nous  avions  marché  avec  assez  d'assurance,  rarce 
que  indépendamment  des  secours  que  nous  pouvions  tirer  des 
auteurs  modernes,  nous  trouvions,  dans  les  Questions  Académi- 
ques de  Cicéron  ,  et  dans  les  divers  traités  de  Sextus-Enipirieus, 
des  ressources  abondantes  [sur  ce  qui  faisait  l'objet  de  notre 
examen.  Dans  la  nouvelle  carrière  qui  s'ouvre,  les  mêmes  res- 
sources ne  s'offriront  pas.  Ce  n'est  pas  que  les  écritsdes anciens, 
dans  ce  qui  nous  en  reste,  soient  absolument  muets  ;  ni  que  sur 
les  grandes  questions  qui  vont  être  indiquées  et  qui  ont  exercé  la 


lOi  ÉCOLE  D'ATHÈNES, 

qui  produit  tout(i);  il  donne  à  l'élément  hu- 
mide comme  principe  d'action,  et  pour  diriger 
ses  opérations  ,  une  intelligence  qu'il  ne  sépare 
point  du  principe  matériel,  et  qu'il  semble  iden- 


sagacité  des  plus  grands  philosophes,  il  n'y  ait  encore  des  do- 
cuments précieux  à  recueillir  ,  même  en  s'abstenant  de  puiser 
dans  les  sources  suspectes.  En  ce  qui  regarde  notamment  la 
théorie  des  premiers  principes  et  des  cause»,  Cicéron,  Àrislote 
et  Plutarque  ,dans  quelques  traités  qui  ont  échappé  au  naufrage, 
ont  été  conduits  à  faire  passer  en  revue  les  divers  systèmes  qui 
ont  eu  cours.  Mais  ces  explications ,  le  plus  souvent  incomplètes 
et  ordinairement  trop  sommaires,  ont  laissé  un  grand  travail  à 
faire  aux  commentateurs  des  derniers  temps.  C'est  après  avoir 
comparé  plusieurs  de  ces  commentaires,  c'est  après  avoir  con- 
sulté nous-mêmes  le9  textes  9ur  lesquels  ils  ont  été  faits,  que 
nous  nous  sommes  hasardé  à  tracer  le  tableau  analytique  qui  va 
suivre.  Il  serait  sans  doute  plus  exact  si  les  écrits  des  anciens 
philosophes  étaient  arrivés  jusqu'à  nous.  Qu'on  ne  croie  pas 
toutefois  qu'il  soit  purement  idéal  :  il  y  a  des  données  assez  po- 
sitives qui  fixent  le  caractère  principal  de  la  plupart  des  systè- 
mes ;  et  s'il  y  a  des  points  qui  soient  restés  en  contestation 
parmi  les  savants  ,  il  en  est  beaucoup  sur  lesquels  ils  sont  d'ac- 
cord. 

Quant  à  la  confusion  qui  pourra  résulter  du  rapprochement 
de  tous  ces  systèmes,  il  y  aurait  de  l'injustice  à  nous  l'imputer  r 
car  nous  avons  élagué  tout  ce  qu'il  était  possible  de  retrancher, 
et  le  reste  ,  nous  l'avons  disposé  de  manière  à  en  rendre  l'expo- 
sition aussi  claire  que  la  matière  pouvait  le  comporter.  Il  faut 
donc  s'en  prendre  au  sujet  même,  s'il  y  a  encore  pour  l'esprit 
quelque  embarras  à  suivre  la  raison  humaine,  divaguant  au  gré 
de  ses  caprices. 

(1)  Cic,  Jcad.,\\b.  ii,  n.  37.  — Arist.,  Met.,  lib.  i, 
c.  3  —  Plutarch.,  De  plac.  philos.,  lib.  i,  c.  S. 


DIALOGUE,  m 

tifier  avec  lui  (i).  Or,  cette  opinion  que  s'est 
faite  Thaïes  ,  il  n'a  pas  eu  le  crédit  de  la  faire 
adopter  par  Anaximandre,  son  compatriote  et 
son  ami;  car  celui-ci  rapporte  tout  à  une  sub- 
stance matérielle  qui  n'est  ni  eau,  ni  air,  ni 
terre  ,  ni  autre  chose  déterminée  ,  mais  un  cer- 
tain infini  dans  la  nature,  d'où  toutes  choses 
procèdent,  où  toutes  choses  retournent;  im- 
muable dans  son  tout,  muable  dans  ses  parties, 
ce  qui  donne  lieu  à  des  mondes  innombrables 
de  s'engendrer,  pour  ensuite  disparaître  (2). 
C'est  par  suite  de  ces  transmutations  que  le 
monde  tel  que  nous  le  voyons,  et  les  astres 
notamment,  qui  sont  autant  de  divinités  (3),  ont 
été  formés;  en  sorte  que  les  dieux,  suivant 
Anaximandre  ,  reçoivent  l'être  ,  naissent  et 
meurent  (4).  Quant  aux  hommes  et  aux  ani- 
maux ,  il  leur  donne  une  singulière  origine: 
formés  d'abord  d  une  liqueur  épaisse  revêtue 
d'une  ccorce  épineuse,  ils  devinrent  avec  l'âge 
plus  secs;  puis  l'écorce  alors  se  rompant,  la 


(l)Cic,  Denat.  Deor.,  lib.  1,  n.  10.  —  Plutarch., 
De plac.  philos.,  lib.  1,  c.  7. 

(2)  Plutarch.,  De  plac.  philo  s.,  lib.  1,  c.  3. —  Diog. 
LAERT.,lib.  11,  seg.  1.  — Cic,  Acad.,  lib.  n,  n.  37. 

(3)  Plut.,  De plac.phil.,  lib.  1 ,  c.  7. 
(d)  Cic,  Acad.,  lib.  1 ,  n.  10. 


loti  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

race  humaine  fut  produite  (1).  C'est  ainsi 
qu'Anaximandre  fait  sortir  de  l'infini,  comme 
d'un  principe  unique,  tout  ce  qui  a  été,  est 
et  sera. 

Anaximène  ,  disciple  de  ce  dernier,  tout  en 
retenant  l'idée  d  une  substance  unique  et  infi- 
niment étendue,  par  qui  toutes  choses  sont 
engendrées,  dans  laquelle  toutes  choses  se  ré- 
solvent, se  la  représente  d'une  autre  manière  : 
il  prétend  que  c'est  l'air  qui  est  le  premier 
principe.  Cet  air,  à  l'en  croire,  est  infini  et  tou- 
jours en  mouvement  ;  ce  mouvement  est  par 
lui  communiqué  avec  la  vie  à  tout  ce  qui 
existe  (2);  en  se  raréfiant,  en  se  condensant, 
il  engendre  les  éléments  d'où  sortent  les  êtres 
composés.  Les  dieux  mêmes  sont  une  de  ses 
productions  (3). 

Tandis  que  ces  choses  se  débitent  de  ce  côté, 
j'entends  Heraclite  qui  annonce  d'autre  part 
que  c'est  le  feu  qui  est  le  principe  générateur. 
Éternel ,  incréé  ,  ce  feu  donna  naissance  à  l'air 
en  se  condensant;  l'air  ^n  s'épaississanta  formé 
l'eau;  cette  eau  en  devenant  plus  dense  a  en- 
Ci)  Plut.  ,  Deplac.phiL,  lib.  v,  c.  19. 

(2)  Id.,  lib.  1 ,  c.  3.  —  Cic,  Acad.,  lib.  11 ,  n.  37.  — 
Arist.,  Metaph.,  lib.  1,  c.  3.  —  Diog.  Laert.,  lib.  11 , 
seg.  3. 

(3)  S.  Aug.  ,  De  civ.  Dei ,  lib.  vm  ,  c.  2. 


DIALOGUE.  107 

suite  produit  la  terre  :  le  feu  ,  l'eau  ,  l'air  et  la 
terre  d'abord  séparés,  puis  réunis  et  combinés, 
ont  donné  la  forme  aux  choses  que  nous  voyons, 
lesquelles  ,  après  avoir  pris  la  même  route  en 
sens  inverse ,  se  résoudront  toutes  en  feu 
éthéré  (i).  Ainsi,  d'après  Heraclite,  c'est  le  feu 
élémentaire  qui  est  la  cause  première  :  il  a  l'in- 
telligence en  partage;  il  donne  la  vie;  il  com- 
munique le  mouvement  ;  et  par  son  action  qui 
pénètre  toute  la  substance  de  l'univers,  il 
constitue  pour  tous  les  êtres  la  nécessité  invin- 
cible (2\ 

Empédocle  ,  formant  un  amalgame  de  ces 
systèmes  différents,  divinise  les  quatre  éléments 
si  connus  (3).  Il  dit  que  les  parcelles  primitives 
de  ces  quatre  éléments  qu'il  se  représente 
comme  indivisibles,  matérielles  et  éternelles, 
formaient  d'abord  une  sorte  de  chaos  d'où  elles 
se  sont  dégagées  par  les  efforts  de  deux  prin- 
cipes opposés,  l'amour  et  la  discorde.  Ces  prin- 
cipes agissant  consomment  l'un  contre  l'autre, 
donnent  lieu    par  là  tantôt   à  l'agrégation  ,  et 


(1)  Plut.,  Deplac.phiL,  lib.t,  c.  3. — Diog.  Laert., 
lib.  ix,  seg.  7. 

(2)  Plut.  ,  ibid.,  c.  27  et  28. 

(5)  Cic,  Acad.,  lib.  u,ç.o7.  —  \D.,£)enat.Deor., 
lib.  i,c.  12. 


108  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

tantôt  à  la  division  des  parcelles  élémentaires, 
ce  qui  amène  toutes  les  combinaisons  que  nous 
voyons  (  1  )  ;  au  reste  la  suite  des  transformations 
ne  serait,  dansle  système  d'Empédocle,  soumise 
qu'à  la  seule  influence  des  causes  mécaniques; 
l'intelligence  n'y  aurait  aucune  part  (2). 

Ce  n'est  point  sur  ces  principes  que  Pytha- 
gore  avait  originairement  posé  les  fondements 
de  l'école  d'Italie.  Pylhagore  faisait  de  l'univer- 
salité des  êtres  un  tout  auquel  il  donnait  une 
àme  pour  ranimer  (5).  Ressort  actif,  principe 
intelligent,  cette  âme  répandue  dans  toute  la 
nature, a  tout  formé  en  suivant  certaines  propor- 
tions harmoniques  (4) ,  au  moyen  des  nombres 
qui  sont  les  premiers  éléments  de  toutes 
choses  (5).  De  cette  âme  universelle  toutes  les 
autres  âmes  sont  sorties  ;  en  sorte  que  les  âmes 
humaines,  de  même  que  les  âmes  des  animaux, 
ne  sont  que  des  particules  de  cette  substance 
unique    qui     pénètre     toutes    les     parties    du 


(1)  Diog.  Laert.,  lib.  vin,  seg.  76.  — Plut.,  De 
plac.phiL,  lib.  1,  c.  3. 

(2)  Plut.  adv.  Colot.,  n.  11. 

(3)  Cic,  Denat.  Deor.,  lib.  1, 11. 11.— Diog.  Laert., 
lib.  vin,  seg.  25. 

(4)  Arist.,  Métaphi,  lib.  1,  c.  5. 

(5)  Id.,  ibid. 


DIALOGUE.  10!? 

monde  (1).  Unité  merveilleuse  ,  elle  est  à  elle- 
même  son  principe,  sa  racine,  son  carré  et  son 
cube  :  Monade  féconde,  elle  a  produit  la Dyade, 
ou  le  multiple  :  de  la  monade  et  de  la  dyade 
les  nombres  sont  sortis  ;  les  nombres  ont  donné 
naissance  aux  points  ;  les  points  aux  lignes;  les 
lignes  aux  surfaces;  les  surfaces  aux  solides, 
c'est-à-dire  aux  quatre  éléments  dont  tous  les 
corps  se  composent  (2).  Ainsi  du  concours  de 
la  monade,  principe  actif,  cause  universelle, 
et  de  la  dyade,  principe  passif,  ou  la  matière 
produite  par  voie  d'émanation  de  la  cause  pre- 
mière ,  s'est  formée  la  Tryadt  ou  le  monde , 
être  vivant ,  intelligent  et  sphérique  (3). 

Xénophane,  enchérissant  sur  les  idées  de 
Pylhagore,  ne  voit  qu'un  seul  être  dans  la 
nature  ,  et  il  n'y  admet  aucun  changement  : 
substance  unique,  douée  d'intelligence,  non 
produite,  éternelle,  immuable,  de  figure  ronde, 
qui  est  Dieu  (4).  Ainsi,  d'après  Xénophane, 
Dieu  et  le  monde  ne  seraient  qu'un  seul  être 
qui  n'est   susceptible   d'aucune    modification, 


(1)  Cic,  De  nat.  Deor.,  lib.  1 ,  n.  11. 

(2)  Diog.  Laert.,  lib.  vin,  seg.  25. 

(3)  Id.,  ibid. 

(U)  Cic,  Acad.,  lib.  xi,  n.  37.  —  Sext.  Emp.,  Pyrrh. 
hypot.,  lib.  1,  c.  33.  — Diog.  Laert.,  lib.  ix,  seg  19. 


lit  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

d'aucun  mouvement.  Si  on  lui  objecte  que  de 
toutes  parts  on  ne  voit  que  générations  et  cor- 
ruptions, changements  de  toute  nature,  modi- 
fications de  toute  espèce,  multiplicité,  variation 
et  mouvement  :  il  repond  que  ces  apparences 
n'ont  point  de  réalité,  et  il  prouve  que  rien, 
à  vrai  dire,  ne  s'engendre  ;  que  rien  ne  périt; 
que  rien  n'est  en  mouvement  (i). 

Parménide  ne  reconnaît,  comme  son  maître, 
qu'un  seul  être,  une  substance  unique  et  per- 
manente. De  cet  être  il  dit  qu'il  est  tout  et  qu'il 
est  un;  qu'il  subsiste  de  toute  éternité;  qu'il 
est  immobile  ;  qu'il  est  immuable  (2).  Ce  ne 
sont  donc,  suivant  lui,  que  des  mots  vides  de 
réalité  ceux  qu'emploie  le  préjugé  humain,  en 
parlant  de  commencement  et  de  fin,  de  nais- 
sance et  de  mort ,  de  génération  et  de  corrup- 
tion (3  .  Cependant  ce  philosophe  ne  disconvient 
pas  qu'à  s'en  tenir  aux  apparences  il  semblerait 
qu'il  y  a  plusieurs  êtres  ;  et  s'accommodant  aux 
apparences  quand  il  raisonne  sur  les  choses 
sensibles,  il  suppose  deux  principes,  le  chaud 
et  le  froid,  en  d'autres  termes,  le  feu  et  la 
terre,  regardant   le   feu  comme  la  cause  effi- 

(1)  Arist.,  Met.,  1,  5.  Id.  de  Xénophane ,  c.  1. 

(2)  Arist.,  Phys.,  lib.  1,  c.  2,  3,  h. 

(3)  Plut.,  De plac.phiL,  lib.  1,  c.  24; 


DIALOGUE.  m 

ciente  et  la  terre  comme  le  principe  maté- 
riel (i).  Il  se  figure,  d'après  cela,  une  sphère 
de  feu  et  de  lumière  qui  embrasse  et  pénètre 
l'univers  ;  c'est  cela  qu'il  appelle  Dieu  (2). 

Les  sentiments  de  Zenon  d'Élée  sur  l'unité 
et  sur  l'immutabilité  de  la  substance  unique  ne 
différaient  pas  sensiblement  d'abord  de  ceux 
de  Xénophane  et  de  Parménide  (3);  mais,  à 
force  d'insister  sur  cette  prétendue  vérité,  qu'il 
n'y  a  pas  dans  la  nature,  aux  yeux  de  la  raison, 
pluralité  y  il  a  fini  par  douter  de  l'existence  de 
Vuîiité  elle  même  ;  en  sorte  qu'il  soutient  pré- 
sentement que  rien  n'existe  (4).  Du  reste  et 
sur  l'impossibilité  du  mouvement,  il  déduit 
avec  habileté  une  suite  d'arguments  très  sub- 
tils,  dont  aucun  de  ses  adversaires  n'a  pu  jus- 
qu'ici rompre  l'enchaînement  (5). 

Tandis  que  l'école  d'Elée,  détachée  de  celle 
de  Pythagore ,  se  perd  dans  ses  abstractions, 
voici  qu'Anaxagore  introduit  dans  l'école  d'Io- 


(1)  Arist.,  Met.,  lib.  1,  c.  5. — Plut.  adv.  Col., 
n.  \h.  —  Diog.  Laert.,  lib.  ix,  seg.  22. 

(2)Cic,  De  nat.  Deor.,  lib.  1,  n.  11.  —  Id. ,Acad., 
lib.  n,  n.  37. 

(3)  Arist.,  De  Xenoph.  Zen.  et  Gorg.,  c.  3. 

(h)  Senec,  Epist.,  58. 

(5)  Bayle,  Dict. ,  art.  Zenon. 


112  ÉCOLE  D'ATHÈNES, 

nie  des  nouveautés  fort  étranges  (1).  Non  seu- 
lement il  admet ,  en  opposition  au  sentiment 
qui  vient  d'être  exposé ,  qu'il  y  a  plusieurs 
êtres  dans  la  nature,  mais  en  outre  et  modifiant 
l'opinion  d'Anaximène  son  maître,  il  soutient 
qu'il  y  a  plusieurs  principes.  Il  distingue  donc 
en  premier  lieu  le  principe  intelligent  du  prin- 
cipe matériel ,  assujettissant  tellement  le  der- 
nierdeces  principes  aux  premiers,  qu'il  va  jus- 
qu'à supposer  la  matière  destituée  par  elle-même 
de  toute  tendance  au  mouvement  (2).  Ainsi  il 
conçoit  d'abord  une  matière  sans  bornes,  com- 
posée de  parties  très  petites,  éparses  et  con- 
fuses. Cette  masse  primitive  sans  ordre,  sans 
mouvement,  sans  beauté,  renferme  les  élé- 
ments de  toutes  les  espèces  de  choses,  distin- 
gués les  uns  des  autres  parleur  essence  propre, 
et  se  différenciant  par  leurs  qualités  particu- 
lières (3).  L'intelligence  divine  portant  son  ac- 
tion sur  cette  masse  informe,  y  mit  l'ordre,  lui 
imprima  le  mouvement;  le  monde  en  est  ré- 
sulté (4).  Telle  est  l'opinion  d'Anaxagore  qui 

(1)  Cic,  De  nat.  Deor.,  lib.  1,  c.  11. 

(2)  Arist.,  Phys.,  lib.  vm  ,  c.  1.  —  Id.,  De  anima , 
lib.  1,  c.  2.  — Plut.,  Deplac.phiL,  lib.  1,  c.  7. 

(3)  Plut.  ,  Deplac.phiL,  lib.  1 ,  c.  3. 

(k)  Cic,  Acad.,  lib.  11 ,  n.  37.  —  Plut.  ,  De  plac. 
phil,  lib.  1,  c.  7.  —  Td.,  ibid.,  lib.  1,  c.  3.  —  Id.  in 


DIALOGUE.  115 

repose  sur  l'idée  d'un  esprit  simple  et  pur, 
n'ayant  rien  de  commun  avec  la  matière  ;  d'où 
naît  la  distinction  de  deux  principes  coéter- 
nels,  essentiellement  différents  par  leur  nature, 
dont  l'un  se  trouve  être  naturellement  subor- 
donné à  l'autre  (i). 

Que  cette  idée  d'une  substance  immatérielle 
ait  été  adoptée  par  Platon  ,  comme  plusieurs 
se  le  figurent ,  c'est  ce  que  je  n'entreprendrai 
point  de  décider,  car  Platon  là-dessus  ,  comme 
sur  bien  d'autres  choses,  laisse  planer  le  doute 
et  ne  découvre  pas  le  fond  de  sa  pensée  :  ainsi 
tantùt  il  dira  que  Dieu  est  incorporel  ;  tantôt  il 
énoncera,  en  parlant  du  monde,  du  ciel ,  des 
astres,  de  la  terre,  que  tout  cela  est  Dieu.  Ses 
opinions  prises  en  particulier  manquent  ordi- 
nairement de  vraisemblance;  rapprochées  les 
unes  des  autres,  il  est  difficile  de  les  conci- 
lier^). Cependant  il  semblerait  qu'il  reconnaît 
l'existence  de  deux  principes,  si  ce  n'est  pas  de 
trois  ;  car  il  nous  représente  un  Dieu  incorporel 
et    immatériel    comme    l'artisan,    la    matière 


Pericl.  —  Diog.  Laert.,  lib.  n ,  seg.  6. — Arist.,  Met., 
13).  i  ,  c.  h. 

(1)  Arist.,  De  anùnd,  lib.  ni,  c.  5.  —  Plut,  in 
Pericle. 

(2)  Cic,  Denat.  JDeor.,  lib.  i,  12. 

8 


114  ÉCOLE  D'ATHÈNES, 

comme  étant  le  sujet  sur  lequel  Dieu  a  opéré, 
et  Vidée  comme  étant  le  type  primitif  sur  lequel 
Dieu  s'est  réglé  (i).  Sur  ce  type  primitif, 
lorsque  Platon  s'explique  davantage,  il  nous  dit 
que  las  idées  sont  les  exemplaires  et  les  formes 
éternelles  des  choses  et  constituent  leur  es- 
sence; qu'elles  n'ont  point  été  produites; 
qu'elles  existent  par  elles-mêmes,  et  que  seules 
elles  méritent  le  nom  d'êtres  :  toujours  pré- 
sentes à  la  raison  de  l'auteur  de  toutes  choses, 
elles  composent  le  monde  intelligible,  mais 
elles  ne  sont  point  la  Divinité  même.  L'unité  est 
leur  caractère,  elles  en  impriment  le  sceau  au 
multiple  quand  elles  soumettent  la  matière  à 
des  formes  pour  en  tirer  les  choses  sensibles  et 
constituer  le  monde  extérieur  (2).  Ainsi  Platon 
a  l'air  de  ranger  les  idées  au  nombre  des  pre- 
miers principes  des  choses;  et  de  celte  sorte, 
il  paraîtrait  qu'il  en  établit  nettement  trois  (3). 
Cependant  il  arrive  que  Platon  ,  dans  d'autres 
circonstances,  semble  n'en  reconnaître  plus 
que  deux,  à  savoir  Dieu  et  la  matière,  tous  deux 

(1)  Brucker,  Period.  1,  part,  post.,  lib.  11,  c.  6  , 
sect.  1,§1. 

(2)  Id.,  ibid.,  §  21  et  22.  —  Degérando,  lre  partie, 
c.  11.—  Arist.,  Met.,  lib.  1,  c.  6. 

(3)  Plut.,  Deptac.phîl.,  lib.  1,  c.  11.  — Brucker, 
ibid. 


DIALOGUE.  US 

éternels  et  tous  deux  indépendants  l'un  de 
l'autre  (i).  Alors  il  se  rapproche  des  idées  d'A- 
naxngore,  mais  en  y  mêlant  les  siennes  propres, 
puisqu'il  attribue  à  la  matière  (ce  que  ne  fait 
point  Anaxagore)  une  force  qui  fait  qu'elle  se 
meut  d'elle-même  ,  un  principe  d'activité  qui 
lui  est  propre  (2);  on  pourrait  même  dire  une 
âme  malfaisante,  agissant  sans  règle  et  sans 
raison, se portanlaudésordre  naturellement(3)  : 
c'est  alors  que  retombant  dans  l'hypothèse  d'Em- 
pédocle  ,  Platon  se  figure  deux  principes  exer- 
çant leur  influence  en  sens  contraires  sur  toutes 
les  choses  de  ce  monde  ;  d'où  se  forme  le  Des- 
tin (4)-  Enfin  lorsque  Platon  imagine  de  donner 
au  monde  une  âme  ,  on  croirait  qu'il  va  repro- 
duire le  sentiment  de  Pythagore  ;  mais  bientôt, 
quand  on  l'entend  s'expliquer  sur  la  nature  de 
cette  âme,  à  laquelle  il  donne  un  commence- 
ment v'5),  et  qu'il  tire  du  sein  de  la  Divinité 
pour  en  faire  avec  le  principe  d'activité  de  la 
matière  un  être  composé  (6) ,  chargé  d'animer 

(1)  Diog.  Laert.,  lib.  m,  seg.  69. —  Brucker,/^/^., 
S  18,  n.  2. 

(2)  Brucker  ,  ibid. 

(3)  Plut.,  Deprocr.  ex  mente  Timœi,  n.  5  et  seq. 
(U)  Plut.,  Deplac. phil.,  lib.  1 ,  c.  26,  27  et  28. 

(5)  Arist.,  Met.,  lib.  xiv,  c.  6. 

(6)  Plato,  Jimœ. 


H  fi  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

et  d'ordonner  le  monde,  de  lui  donner  toule 
la  beauté  dont  il  est  susceptible  (  i)  ,  on  s'aper- 
çoit que  Platon,  comme  de  coutume,  en  s'em- 
parant  des  pensées  d'autrui ,  semble  s'attacher 
à  les  rendre  moins  nettes,  plus  vagues,  plus 
confuses  (cl). 

Si  l'on  peut  reprocher  à  Platon  de  la  tergi- 
versation, le  même  reproche  ne  sera  point  fait 
à  Zenon  de  Cittie,  car  l'hésitation  et  le  doute 
sont  à  jamais  bannis  du  Portique.  Vous  êtes 
donc  tenu,  Chrysippe,  si  vous  êtes  resté  fidèle 
à  l'enseignement  de  votre  maître ,  d'affirmer, 
avec  autant  d'assurance  que  si  vous  eussiez  as- 
sisté au  débrouillement  du  chaos,  que  le  monde 
est  un  être  sage,  un  grand  animal  de  figure 


(a)  On  pourrait  s'étonner  qu'ayant  à  faire  l'exposé  de  ta  doc- 
trine de  Platon ,  nous  ayons  négligé  de  le  citer  plus  souvent. 
Mais  il  est  peu  de  textes  de  Platon  qui  puissent  s'appliquer 
d'une  manière  précise  aux  diverses  propositions  dont  l'enchaî- 
nement compose  son  système.  Ce  philosophe  ne  voulait  point 
mettre  à  découvert  entièrement  sa  doctrine  ;  et  il  a  toujours 
évité  de  donner  à  ses  vues  une  forme  systématique.  Ce  n'est  donc 
que  par  le  rapprochement  des  indications  qui  sont  éparscs  dans 
ses  nombreux  écriis  que  les  auteurs  anciens  et  modernes,  dont 
nous  avons  appelé  le  témoignage  à  notre  appui,  ont  établi  les 
points  principaux  de  cette  théorie  brillante  qui  a  donné  lieu  à 
tant  de  commentaires. 


(1)  Plato,  Cratyl. 


DIALOGUE.  117 

sphérique  ,  qui  nage  dans  le  vide  (i);  qu'en 
lui  réside  une  intelligence  qui  a  présidé  à  sa 
formation;  que  la  même  intelligence,  ou  âme 
du  monde,  que  vous  confondez  avec  l'éther, 
c'est-à-dire  la  partie  la  plus  subtile  de  la  ma- 
tière (car  vous  ne  voulez  pas  d'un  Dieu  incor- 
porel (2)),  anime  tout,  meut  tout,  gouverne 
tout ,  en  suivant  l'impulsion  nécessaire  de  sa 
propre  nature,  modifiée  par  la  composition 
des  parties  grossières  de  la  matière  qu'il  fa- 
çonne et  qu'il  met  en  action  (3).  Vous  ajoute- 
rez h  cela  que  le  soleil ,  la  lune,  les  étoiles  , 
comme  étant  des  corps  ignés;  la  terre,  !a  mer, 
comme  ayant  pour  àme  le  feu  céleste  ;  sont  au- 
tant de  dieux  (4).  Que  toutes  les  choses  où  l'on 
voit  quelque  efficacité  particulière  méritent  le 
nomde  Divinité;  et  que  les  grands  hommes 
eux-mêmes  dans  l'âme  desquels  étincelle  ce  feu 
divin  ,  ont  droit  à  ce  titre  (5).  Enfin  vous  direz 
que  ce  monde,  après  certaines  périodes,  périra 
pour  revenir  à  l'état  de  feu  primitif,  renaitra 
ensuite,  pour  se  dissoudre  encore;  annonçant 

(1)  Diog.  Laeut.,  lib.  vu,  seg.  139. —Plut.,  De 
plac.  phil.,  lib.  11 ,  c.  1  et  2. 

(2)  BmckF.u  ,  ibtd.,  e.  9,  sect.  1,'§  6,  7,  9,  10. 

(3)  Id.,  ibid.,  %  43,  16,  18,  19,  20. 
{h)  Cic,  Jcad.,  lib.  u,  n.  37. 

(5)  Ii>  ,  Dena'.  //cor.,  Mb.  11  .  c.  îi. 


118  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

que  ,  dans  cette  conflagration  générale  ,  non 
seulement  le  monde,  mais  aussi  tous  les  dieux 
rentreront  dans  le  sein  de  la  Divinité  suprême  , 
c'est-à-dire  qu'ils  seront  absorbés  dans  l'étlier 
ou  feu  primitif  (t). 

Mais,  pendant  que  vous  vous  complaisez  à 
développer  ces  belles  choses,  Aristote  survient, 
qui  traite  tout  cela  de  chimères  :  car  il  ne  sup- 
porte pas  qu'on  dise  que  le  monde  a  commencé  ; 
et  quand  on  lui  parle  de  sa  dissolution,  il  sou- 
rit de  pitié  (2).  Aristote,  en  effet,  croit  que  le 
monde  a  toujours  été  et  sera  toujours.  Voici 
donc  le  système  d'Aristote,  autant  du  moins 
qu'il  est  possible  de  le  saisir  :  partant  de  ce 
principe,  que  tout  ce  qui  se. meut,  est  mu  par 
un  autre,  Aristote  arrive  à  cette  conséquence 
qu'il  y  a  un  premier  moteur  qui  n'est  point 
susceptible  de  mouvement ,  et  qui  est  l'origine 
de  tout  mouvement,  non  point  en  agissant  par 
lui-même  comme  cause  efficiente,  mais  en  se 
présentant  comme  cause  finale  aux  intelligences 
inférieures  (3).  Ce  premier  moteur  est  imma- 
tériel ;  il  est  en  outre  éternel,  intelligent;  c'est 


(1)  Plut.,  De  stoïc.  répugnant.,  n.  35  et  36. 

(2)  Arist.,  De  cœlo ,  lib.  11,  c.  1. 

(3)  Id.,  Metaph.,   lib.  xiv,  c.  7  et  8.  —  Phys., 
lib.  vm  ,  c.  U,  5,  6. 


DIALOGUE.  lia 

une  substance  indivisible,  infinie  ;  c'est  Dieu  (i)  : 
il  réside  au  plus  haut  des  cieux;  au  dessous  de 
lui  est  le  moteur  du  ciel  avec  d'autres  intelli- 
gences immatérielles  et  éternelles  qui  président 
au  mouvement  des  astres;  plus  bas,  et  au 
centre,  est  la  terre,  se  our  des  êtres  péris- 
sables (u).  Dès  lors  trois  sortes  de  substances 
ou  êtres  ;  la  substance  immobile  et  incorrup- 
tible qui  remplit  la  sphère  supérieure  et  enve- 
loppe l'univers;  les  substances  mobiles  et  in- 
corruptibles qui  s'étendent  depuis  la  sphère 
supérieure  jusqu'à  l'orbite  de  la  lune  ;  les 
substances  mobiles  et  corruptibles  qui  des- 
cendent depuis  l'orbite  de  la  lune  jusqu'au 
centre  de  la  terre  (3).  Comme  il  n'y  a  que  les 
substances  du  second  et  du  troisième  ordre  qui 
soient  mobiles,  il  n'y  a  aussi  que  deux  mouve- 
ments simples,  le  mouvement  circulaire  qui 
s'opère  dans  le  ciel,  le  mouvement  rectiligne 
dans  la  sphère  sublunairc  (4).  Ce  mouvement 
rectiligne  de  la  circonférence  au  centre,  ou  du 
centre  à    la   circonférence,   déterminé   par  la 

(1)  Arist.,  Phys.,  lib.  vui,  c.  7  et  9.  —  Metaph., 
lib.  xiv,  c.  8. 

(2)  Id.,  Metaph.,  lib.  xiv,  c.  S. —  De  cœlo ,  lib.  u, 
c.  Ik. 

(3)  Id.,  Metaph.,  lib.xiv,  c.  8. 

(A)  Id.,  De  cœlo,  lib.  u  ,  c.  3; — lib  iv,  c.  1. 


420  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

gravite  ou  la  légèreté  dont  les  objets  sublu- 
naires sont  susceptibles,  a  eu  pour  effet  que 
la  partie  la  plus  grossière  de  la  matière  s'est 
portée  \crs  le  centre,  le  feu  élémentaire  est 
monté  à  la  circonférence,  l'eau  et  l'air  se  sont 
placés  entre  deux  (i)  :  ainsi ,  dans  l'étendue  de 
la  sphère  sublunaire,  quatre  espèces  de  corps 
élémentaires,  la  terre,  l'eau,  l'air  et  le  feu  , 
distribués  en  remontant  du  centre  à  la  circon- 
férence, suivant  leur  pesanteur  et  leur  légèreté 
spécifiques  (2)  ;  éléments  sujets  à  toutes  sortes 
de  vicissitudes  et  de  changements,  convertibles 
les  uns  dans  les  autres  ,  ayant  pour  principe 
commun  la  matière,  et  entrant  dans  la  compo- 
sition de  tous  les  corps  (3).  Ne  pourrait-on  pas 
croire,  d'après  cet  exposé,  qu'Aristotc  entend 
réduire  h  un  seul  principe  ,  qui  est  la  matière, 
tous  les  objets  que  renferme  notre  sphère  par- 
ticulière ,  et  qu'il  soumet  à  l'action  d'une  cause 
unique  l'univers  tout  entier?  Or,  il  n'en  est 
rien  :  car  Aristote,  en  premier  lieu,  s'élève 
fortement  contre  ces  philosophes  qui  n'ad- 
mettent qu'un  seul  principe  pour  les  êtres  cor- 
porels; il  en  distingue  trois  :  deux  contraires, 


(1)  Arist.,  De  cœlo,  lib.  111 ,  c.  3; —  lib.  iv,  c.  5. 

(2)  Id.,  ibid.,  lib.  m,  c.  5. 

Ço)  In.,  De  gen.  et  corrupt.,  lib.  11 ,  c.  2;  U  et  8. 


DIALOGUE.  121 

la  forme  cl  la  privation  ■  un  troisième  qui  est 
soumis  aux  deux  autres,  \&;matière  (i).  D'autre 
part,  et  quand  il  s'agit  des  causes,  Aristotc, 
au  lieu  d'une,  en  compte  quatre  ;  à  savoir  :  la 
matérielle  dont  tout  est,  la  formelle  par  qui 
tout  est  ce  qu'il  est ,  X efficiente  qui  produit 
tout,  et  la  finale  pour  qui  tout  est  (2).  Aristote 
convient  d'ailleurs  que  la  fortune  et  le  hasard 
sont  eux-mêmes causesde  beaucoup  d'effets  (3)  ; 
et  même  il  leur  donne  la  plus  grande  part  à 
tout  ce  qui  se  passe  dans  le  monde  sublunaire, 
semblant  réserver  l'attention  de  son  premier 
moteur  pour  ce  qui  a  lieu  dans  le  ciel  {J\).  En- 
fin quelquefois  le  clicf  de  l'école  péripatéti- 
cienne perd  de  vue  ce  premier  moteur,  et  il 
paraîtrait  alors  qu'il  attribue  tout  à  la  nature  (5)  : 
car  on  l'entend  dire,  en  parlant  de  la  nature, 
que  c'est  un  principe  effectif,  une  cause  ple- 
ine re  ,  qui  réside  dans  les  choses  corporelles, 
s'y  confond  avec  la  forme  et  la  matière  dont 
elle  est  le  lien,  et  rend  tous  les  corps  suscep- 
tibles du  mouvement  ou  du  repos  (6).  Ce  phi- 

(1)  Arist.,  Pli) s.,  lib.  i,c.  8. 

(2)  Id.,  ibid  ,  lib.  ir,  c.  3. 

(3)  Id.,  ibid.,  c.  5  et  6. 
(U)  Id  ,  ibid. 

(.5)  Id.,  ibid.,  bit,  11  ,  c.  1. 
(6)  \i>.,ibid. 


122  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

losophe  suppose  donc  que  les  substances,  même 
du  dernier  ordre,  ont  par  elles-mêmes,  de  toute 
éternité,  leurs  qualités  naturelles,  en  vertu 
desquelles  elles  ont  pris  leurs  formes  et  leurs 
positions  respectives;  d'où  il  y  aurait  lieu  de 
conclure,  ce  me  semble  ,  que  le  monde  aurait 
pu  se  former  de  lui  même  ,  sans  l'intervention 
de  celle  substance  éternelle,  incorruptible  et 
immobile,  qui  reste  au  plus  haut  des  cieux  en 
contemplation  d'elle-même,  tandis  que  la  na- 
ture seule  agit  sous  la  loi  de  la  nécessité  (i). 

Nous  étonnerons-nous,  après  cela,  que  Stra- 
ton  de  Lampsaque  ,  sorti  de  l'école  fondée  par 
Arislote ,  soutienne  que  tout  s'est  fait  et  se  main- 
tient par  les  seules  forces  de  la  nature  (2)?  Non 
sans  doute;  car  en  concevant  la  chose  ainsi,  il 
ne  fait  que  supprimer  un  ressort  entièrement 
inutile  ,  qui  ne  tendait  qu'à  compliquer  la  ma- 
chine. Straton  prétend  donc  que  louts'est  formé, 
se  conserve  et  se  meut  au  moyen  de  certaines 
qualités  inhérentes  à  la  matière,  sans  le  con- 
cours d'aucune  intelligence  (3)  :  ainsi ,  d'après 
lui,  c'est  en  vertu  des  lois  de  la  pesanteur,  et  par 
l'effet  d'une  force  vitale  qui  est  propre  à  chaque 

(1)  Brucker  ,  lib.  11 ,  c.  7,  §18. 

(2)  Cic,  De  nat.  Deor.,  lib.  1,  c.  13. 

(3)  ïc,  Jcad.,  1b.  11 ,  n.  3S. 


DIALOGUE.  123 

parcelle  élémentaire  ,  que  tous  les  mouvements 
s'exécutent,  et  que  tous  lesètres  sont  engendrés, 
puis  détruits.  Les  princ'pes  composants,  agis- 
sant ,  dit-il ,  chacun  à  leur  manière  ,  ont  produit 
des  rencontres  fortuites,  et ,  par  suite  de  ces  ren- 
contres, des  combinaisons  de  toute  espèce,  dont 
les  unes  ,  se  trouvant  bien  ordonnées ,  sont  res- 
tées dans  la  nature  et  y  ont  fondé  des  espèces  ; 
dont  les  autres,  ne  renfermant  pas  les  acces- 
soires nécessaires  pour  conserver  leurs  espèces, 
ont  péri  après  avoir  eu  plus  ou  moins  de  du- 
rée (i).  Straton  pense  donc  que  le  monde  est 
purement  et  simplement  l'ouvrage  d'une  nature 
aveugle  et  privée  d'intelligence  comme  de  sen- 
timent ,  aux  opérations  de  laquelle  le  hasard  a 
présidé  (2). 

Ce  système  est  très  simple,  il  faut  en  conve- 
nir ;  il  pourrait  se  faire  toutefois  que  celui 
d'Epicure  eût  le  mérite  de  l  être  encore  davan- 
tage. Le  monde  ,  s'il  faut  en  croire  Epicure  , 
s'est  formé  de  lui-même  par  la  renconlre  for- 
tuite des  atomes  (3).  Eternels,  indivisibles,  ces 


(1)  Plut.  adu.  Calot.,  11.  15. 

(2)  Xe  Mémoire  de  Le  Batteux  sur  le  principe  actif 
de  runivers  ,  t.  xxxix  de  la  collection  des  Mémoires  de 
l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres. 

(.3)  Cic,  Acad.,  lib.  n,  n.  38. 


l«2i  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

atomcssontles  premiers  principes  des  choses(i). 
Se  portant  de  haut  en  bas  dans  le  vide,  ensuivant 
une  ligne  droite  dont  ils  s'éloignent  quelquefois 
par  un  léger  mouvement  de  déclinaison  (2)  ,  ils 
sesontrencontrés,  accrochés,  onlformédivcrses 
concrétions,  d'où  sont  résultés  des  mondes  en 
grand  nombre,  et  le  nôtre  en  particulier  (3). 
Ainsi,  au  moyen  de  quelques  particules  indivi- 
sibles ,  qui  n'ont  d'autres  qualités  que  celles  qui 
se  rapportent  à  la  figure ,  la  grosseur,  la  pesan- 
teur, Epicure  ,  sans  le  moindre  embarras  ,  sans 
mettre  en  jeu  aucune  cause  intelligente  (4),  lais- 
sant aller  le  tout  au  hasard,  arrive  à  composer  , 
avec  le  vide  et  les  atomes,  l'univers  en  son  en- 
tier. Cependant  il  a  l'air  de  croire  qu'il  v  a  des 
Dieux;  mais  ces  Dieux,  il  les  relègue  dans  un 
petit  coin  de  l'univers  ;  il  leur  donne  la  forme 
humaine  avec  des  corps  très  subtils,  et  il  les 
établit  là  dans  un  repos  absolu  ,  libres  de  soins, 
dans  une  ignorance  absolue  et  heureuse  de  tout 
ce  qui  se  passe  ici-bas  (5). 

Ce  n'est  point  à  Epicure,  du  reste,  que  l'on 


(1)  Diog.Laert.,  lib.  x,  seg.  40  et  41. 

(2)  Cic,  De  finibus ,  lib.  1,  c.  6. 

(3)  Plct.,  Deplac.phiL,  lib.  1,  c.  h  et  0. 

(4)  Diog.,  Laert.,  lib.  x,  seg.  76  et  77. 

(5)  Cic,  De  nul.  Deor.,  lib.  1,  c.  17  et  1S. 


DIALOGUE.  125 

doit  l'invention  des  atomes  (i).  Leucippe, 
avant  lui,  réduisant  à  deux  seulement  les  pre- 
miers principes  des  choses,  n'avait  vu  dans  toute 
la  nature  que  le  vide  et  le  plein  ;  tous  deux  exis- 
tant également  par  eux-mêmes,  tous  deux  éter- 
nelset  indestructibles  :  le  vide  infini  en  étendue  ; 
le  plein  infini  en  nombre  :  le  vide  continu;  le 
plein  partagé  en  corpuscules  solides,  indivi- 
sibles, insécables,  et  pour  cette  raison  appelés 
atomes  (2).  En  partant  de  là,  ce  philosophe  éta- 
blissait, au  moyen  du  mouvement  naturel  qui 
faisait  tourbillonner  ces  corpuscules  dans  l'es- 
pace, l'existence  d'une  infinité  de  mondes, 
tous  formés  par  le  concours  fortuit  des  atomes, 
et  se  détruisant  ensuite  par  leur  dispersion  (3). 
Démocrite  aussi ,  s'emparant  de  l'idée  de  Leu- 
cippe,  avait  dit,  avant  qu'Epicure  en  parlât, 
que  tout  s'est  fait  par  le  hasard  des  rencontres, 
sans  le  concours  d'une  cause  intelligente  (4). 
Toutefois  Démocrite  semble  vouloir  attribuer 
quelque  sentiment  à  ses  atomes;  il  va  niême  jus- 
qu'à voir  quelque  chose  de  divin  dans  les  images 


(1)  Cic,  De  nat.  Deor.,  lib.  1 ,  c.  26. 

(2)  Diog.  Laert.,  lib.  ix,  scg.  30  et  hk.  —  Cic, 
Acad.,  lib.  11 ,  n.  37.  — De  nat.  Deor.,  loco  citato. 

(3)  Diog  Laert.,  lib.  ix  ,  seg.  31 ,  32  et  33. 
(h)  Cic,  De  nat.  Deor.,  lib.  1 ,  n.  2/». 


126  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

qui  nous  arrivent  des  objets,  ainsi  que  dans  l'acte 
denotre  entendementpar  lequclnous  percevons 
ces  mêmes  objets  (i).  Or,  il  faut  avouer  que  ce 
sont  des  dieux  assez  singuliers  que  les  dieux  de 
Démocrite  ,  qu'il  suppose  émaner  des  objets, 
voltiger  de  tous  côtés  à  l'aventure,  pour  périr 
l'instant  d'après.  Je  crois  donc  Protagoras ,  lors- 
qu'il déclare  qu'il  ne  saurait  dire  s'il  y  a  des 
dieux,  plus  sensé  que  Démocrite  et  que  bien 
d'autres;  quant  à  Diagoras  et  Théodore  qui 
nient  tout  nettement  qu'il  y  en  ait  (2),  ils  me 
paraissent  plus  francs  qu'Epicure. 

N'allez  pas  toutefois  vous  figurer,  Chrysippe, 
que  j'acquiesce  à  leurs  idées,  et  que  je  rejette  les 
vôtres;  non  :  mais  je  pèse  les  vraisemblances;  et 
sur  ces  différentes  questions  que  cherchent  à  ré- 
soudre tous  ces  grands  fabricateurs  de  systèmes, 
je  suspends  mon  jugement.  Or,  je  voudrais  ob- 
tenir de  vous,  Chrysippe,  de  Straton,  d'Epi- 
cure  et  autres  ,  qu'ils  y  apportassent  la  même 
réserve.  Mais  au  lieu  de  cela  qu'arrive-t-il?  On 
va  toujours  ;  on  pousse  en  avant  ;  les  yeux  cou- 
verts d'un  bandeau,  on  se  jette  étourdiment  à 
travers  ces  broussailles  épaisses;  on  crie,  on 
s'agite ,  on  se  heurte  :  l'un  nous  dit  que  la  terre 

(1)  Cic,  De  nat.  Deor.,  lib.  1 ,  n.  12  et  43. 

(2)  Id.,  ibid.,  lib.  1,  n.  23. 


DIALOGUE.  127 

est  fixe,  l'autre  qu'elle  est  en  mouvement;  ce- 
lui-ci, qu'elle  repose  sur  des  fondements  solides; 
celui-là,  qu'elle  est  suspendue  dans  les  airs; 
Xénophane  s'avance  pour  annoncer  qu'il  y  a 
des  villes  et  des  habitants  dans  la  lune  ;  on  se  dit 
tout  bas  que  le  bonhomme  radote  :  Chrysippe  à 
son  tour  veut  parler  des  antipodes;  de  toutes 
parts  s'élèvent  autour  de  lui  des  éclats  de  rire 
bruyants  (1). 

Chrysippe. 

C'est  aussi  par  trop  exiger,  vous  l'avouerez, 
Carnéade  ,  que  ce  vouloir  que  les  hommes  s'ac- 
cordent sur  ce  qui  se  passe  si  loin  d'eux  :  lais- 
sons donc  de  côté  les  habitant-  de  la  lune,  et 
même  les  antipodes ,  dont  je  ne  reçois  pas,  il 
faut  que  j'en  convienne,  des  nouvelles  bien  fré- 
quemment; parlons  un  peu  de  ce  qui  se  passe 
au  milieu  de  nous. 

Carnéade. 

J'v  consens  très  volontiers  ;  car  je  ne  demande 
pas  mieux  que  de  rapprocher,  pour  le  mettre  à 
notre  portée,  l'objet  de  notre  contemplation. 

(1)  Cic.^Academ.,  Hb.  n,  n.  39. 


)C2S  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

Eh  bien!  Chrysippe,  |)Osons  l'homme  au  milieu 
de  cette  docte  assemblée  ;  et  après  avoir  invité 
ceux  qui  la  composent  à  détourner  un  moment 
leurs  regards  du  ciel,  pour  les  abaisser  vers  la 
terre,  prions  les  de  s'expliquer  sur  la  nature, 
la  destination,  et  les  devoirs  de  l'homme,  en 
général. 

La  première  chose  qui  les  frappe  ,  à  la  vue  de 
l'homme  ,  c'est  son  corps  ;  et  tout  de  suite  ils 
veulent  en  expliquer  la  structure  :  s'apercevant 
que  ce  corps  est  animé  par  un  principe  doué 
d'intelligence  et  de  sentiment  auquel  ils  donnent 
le  nom  d'âme,  ils  s'efforcent  d'arriver  jusqu'à 
ce  principe  intérieur.  Mais  ils  ont  beau  exami- 
ner avec  soin  le  corps  humain,  l'envisager  sous 
toutes  ses  faces,  l'ouvrir  même  et  le  disséquer  , 
il  y  a  mille  parties  en  lui  qui  échappent  à  leurs 
investigations  ;  en  outre  ,  le  jeu  de  ces  parties , 
leur  action  les  unes  sur  les  autres,  sont  pour  eux 
des  secrets  impénétrables.  D'autre  part,  cette 
âme  qui  est  le  principe  du  mouvement  et  de  la 
vie  ,  la  source  de  l'intelligence  et  du  sentiment , 
se  dérobe  à  leurs  recherches;  tellement  qu'il  y 
en  a  qui  nient  formellement  son  existence,  di- 
sant, les  uns  que  ce  n'est  qu'une  harmonie, 
c'est-a-dire  ,  le  résultat  de  la  disposition  respec- 
tive des  parties  du  corps  humain  entre  elles  ;  les 
autres  que  l'âme  n'est  absolument  rien,  que  c'est 


DIALOGUE.  12!) 

un  mot  vide  de  sens  (i).  Quant  à  ceux  qui  veu- 
lent que  l'âme  soit  réellement  quelque  chose; 
ils  prétendent,  ceux-ci  que  c'est  le  cœur,  ceux- 
là  que  c'est  le  cerveau  ;  tandis  qu'il  en  est  d'au- 
tres qui  soutiennent  que  le  cœur  ni  le  cerveau 
ne  sont  point  l'âme  elle-même,  et  qu'ils  doivent 
être  considérés  seulement  comme  étant  le  siège 
de  l'âme  qui  est  sang ,  qui  est  eau ,  qui  est  air, 
qui  est  feu,  qui  est  simple,  qui  est  un  composé, 
suivant  qu'il  convient  à  chacun  d'eux  de  l'ima- 
giner (2).  Que  ferons-nous,  Chrysippe,  au  mi- 
lieu de  cette  confusion?  Sera-ce  dans  la  tête  ou 
dans  la  poitrine,  sera-ce  dans  les  régions  infé- 
rieures que  nous  placerons  l'àme,  supposé  toute- 
fois que  nous  admettions  qu'elle  existe  ;  ou  bien 
la  disséminerons-nous  dans  toutes  les  parties  du 
corps  également?  Dirons-nous  avec  Pvthagore 
que  notre  âme  est  double ,  y  ayant  dans  chaque 
homme  une  âme  qui  connaît ,  et  une  âme  qui 
désire  (3);  avec  Aristote ,  qu'elle  est  triple,  v 
avant  une  âme  intellectuelle,  une  Ame  sensitive, 
une  àme  végétative  dans  chaque  individu  (4)? 
avec  Platon  ,  que  l'âme  humaine  a  trois  parties, 

(l)Cic,  Tusc,  lib.  1,  n.  10. 

(2)  Id.,  ibid.,  lib.  1,  n.  9.  —  Aristot.,  De  anima, 
lib.  1,  0.  2. 

(3)  Plut.,  De  plac.phil.,  lib.  iv,  c.  h. 
(ti)  Artst.,  De  anima,  lib.  ni,  c.  12. 


150  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

dont  la  principale,  savoir  la  raison,  a  son  siège 
dans  la  tète  d'où  elle  doit  commander  aux  deux 
autres  qui  sont  la  partie  irascible  placée  dans  le 
cœur,  et  la  partie  concupiscente  placée  au 
dessous  (i)?  Si  nous  la  faisons  une  et  simple, 
cette  àme,  que  sera-ce?  un  feu,  un  souffle,  un 
nombre,  un  je  ne  sais  quoi  que  nous  appelle- 
rons première  entéléchie ,  ou  enfin,  comme 
quelques  uns  l'ont  prétendu,  une  intelligence 
pure  (2)?  Cette  àme,  du  reste,  et  quelle  qu'en 
soit  la  nature ,  sera-t-elle  active ,  sera-t-elle  pas- 
sive ?  Agit-elle  librement,  est-elle  au  contraire 
déterminée  dans  ses  actes  nécessairement?  Au- 
rait-elle existé  avant  que  d'être  unie  au  corps? 
n'a-t-elle  commencé  à  exister  qu'en  s'unissant 
avec  lui  ?  Doit-elle  périr  en  entier  quand  le  corps 
se  dissoudra  ,  ou  périr  en  partie  seulement ,  ou 
bien  survivre  au  corps  pxmr  le  tout  ?  Si  elle  sur- 
vit au  corps  en  partie  ,  ou  pour  le  tout,  que  de- 
viendra-t-elle  quand  elle  en  sera  séparée?  passe- 
ra-t-ellesuccessivement  dans  d'autres  corps,  ou 
bien  son  état  sera-t-il  fixe  ?  Si  son  état  demeure 
fixe ,  sera-ce  pour  un  temps  plus  ou  moins  long , 
sera-ce  pour  toujours?  Si  c'est  pour  toujours, 


(1)  Cic,  Tusc,  lib.  1.  n.  10.  —  Acad.,  lib.  h,  n.  39. 

(2)  Cic,  Jcad.,  ibid. 


DIALOGUE.  4T>1 

conservera-t-elle  la  conscience  de  son  individua- 
lité, ou  bien  sera-t-elle  de  nouveau  confondue 
et  absorbée  entièrement  dans  cette  âme  univer- 
selle dont  on  prétend  qu'originairement  elle 
était  émanée?  Mais  je  ne  finirais  pas,  Chrysippe, 
si  je  voulais  passer  en  revue  toutes  les  questions 
qui  se  sont  élevées  entre  les  philosophes,  rela- 
tivement à  l'âme  seulement  (i). 

Ces  philosophes  qui  n'ont  pu  tomber  d'ac- 
cordsureeque  l'homme  doit  penserde  sa  propre 
nature ,  se  sont-ils  mieux  entendus  quand  il  s'est 
agi  de  fixer  ce  que  l'homme  doit  faire  pour  rem- 
plir sa  destination  sur  la  terre?  Sont-ils  parvenus 
à  déterminer  de  concert  quels  sont  les  vrais 
biens ,  les  vrais  maux?  à  marquer  ,  en  désignant 
tous  le  même  point,  le  but  auquel  doivent 
tendre  toutes  les  actions  d'une  vie  bien  réglée? 
à  préciser,  de  manière  à  ce  qu'il  n'y  ait  point  de 
contradiction  entre  eux,  en  quoi  consistent  les 
devoirs  et  ce  qui  peut  constituer  la  vertu  ?  Vous 
le  savez,  Chrysippe,  et  vous  n'ignorez  pas  que 
c'est  encore  ici  un  nouveau  champ  de  bataille 
où  les  philosophes  se  livrent  journellement  de 
rudes  combats. 

Laissant  à  part  tous  ces  sentiments  qui  sont 
peu  suivis ,  pour  ne  parler  que  des  opinions  qui 

(1)  Cic. ,  Acad.,  lib.  u ,  n.  30. 


152  ÉCOLE  D'ATHÈNES, 

semblent  élrc  le  plus  en  vogue,  nous  rencon- 
trons d'abord  Aristippe  et  Kpicure  (//)qui  pré- 
tendent que  la  volupté  est  le  souverain  bien  ,  la 
seule  chose  qui  soit  à  rechercher  pour  elle- 
même,  la  véritable  fin  de  l'homme  (i).  Après 
eux  vient  Iliéronyme  qui  place  le  souverain  bien 
dans  l'absence  de  ce  qui  est  douloureux  :  il  dit 
que  les  premiers  mouvements  de  la  nature  nous 
portent  ;i  craindre  la  douleur;  que  nos  plus 
grandes  jouissances  dans  la  vie  consistent;»  être 
débarrassés  de  ces  souffrances  et  de  ces  maux  qui 
affligent  l'humanité,  lorsque  nous  avons  eu  le 
malheur  d'y  être  en  butte  ;  qu'enfin  l'exemption 
de  toute  douleur  est  le  dernier  terme  des  dé- 
sirs de  l'homme  (2).  Diodore  qui  partage  jus- 
qu'à un  certain  point  cette  opinion,  veut  cepen- 
dant qu'on  ajoute  l'honnête  à  la  privation  de  la 
douleur  pour  composer  la  vie  heureuse  (3). 
Calliphon  et  Clitomaque  de  leur  côté,  en  sou- 
tenant le  parti  de  la  volupté,  lui  adjoignent  la 
vertu  pour  en  faire  le  souverain  bien  (4).  Aris- 

(a)  Dan9  l'exposition  qui  va  suivre,  les  personnages  se  présen- 
teront ,  non  pas  d'après  l'ordre  chronologique ,  mais  d'après  un 
certain  ordre  que  la  nature  des  différents  systèmes  indiquait. 

(1)  Cic,  De  fin.,  lib.  1.  —Acad.,  lib.  11 ,  c.  kl. 

(2)  Id.,  ibid.,  lib.  v,  n.  7,  25.—  Acad.,  lib  11,  n.  hl. 

(3)  Id.,  ibid.,  lib  v,  n.  8  et  Ih.—Acad.,  lib.  11,  n.  42. 
(U)  Id.,  ibid.,  lib.  v,n.Set25. — Acad. ,l\b.  11,  n.'42. 


DIALOGUE.  15  j 

lote  se  prononce  j)our  la  vertu  plus  fortement, 
disant  qu'elle  contribue  plus  que  toute  autre 
chose  à  rendre  l'homme  heureux  :  ce  n'est  pas 
qu'il  refuse  de  mettre  au  nombre  des  biens  les 
avantages  corporels,  ainsi  que  ceux  de  la  for- 
tune; car  il  déclare  au  contraire  que  la  posses- 
sion de  ces  avantages  met  le  complément  au 
souverain  bien  ;  mais  il  croit  que  l'on  peut  être , 
sinon  très  heureux,  au  moins  heureux  sans  en 
jouir  (i).  Pour  Zenon,  tout  le  monde  sait  qu'il 
met  le  souverain  bien  uniquement  dans  la  vertu, 
et  le  mal  dans  son  contraire  :  il  ne  veut  pas  que 
la  santé,  l'exemption  de  la  douleur,  et  encore 
moins,  que  les  richesses  ,  la  bonne  renommée 
soient  regardées  comme  des  biens;  toutefois  il 
permet  qu'on  en  fasse  quelque  estime  ,  et  que, 
lorsqu'on  les  rencontre,  on  leur  donne  la  pré- 
férence sur  ce  qui  y  est  contraire  (2).  Or,  en 
cela,  il  n'a  point  été  suivi  par  Ariston  son 
disciple  qui  prétend  qu'à  l'exception  de  ce  qu'il 
peut  y  avoir  d'honnête  ou  de  honteux  en  chaque 
chose  ,  il  n'y  a  nul  motif  d'eslimer  l'une  plus 
que  l'autre,  n'y  ayant  aucune  différence  à  faire 
entre  les  choses  que  Zenon  déclare  être  h  pré- 


(1)  Cic,  De  fin.,   lib.  iv,  n.  7.  —  lib.  v,  n.  S. 
Âcad.,  lib.  n,  n.  kï. 

(2)  li».,  ibid.,  lib.  m.  —  Acad.\  lib.  n,  11.  'r2. 


\U  ÉCOLE  D'ATHÈNES 

férer,  et  celles  qu'il  dit  être  à  rejeter  (i).  D'autre 
part,  Hérille,  disciple  aussi  de  Zenon,  séloi- 
gnant  encore  plus  des  principes  de  son  maître., 
et  ne  voyant  rien  qui  soit  digne  d'être  recherché 
par  soi-même,  hors  ce  qui  se  rapporte  à  la  con- 
naissance des  choses,  place  le  souverain  bien 
dans  la  science  exclusivement  (2).  Quant  à  moi, 
si  je  m'avisais  jamais  d'avoir  sur  ce  point  une 
opinion,  ce  qui  pourrait  m 'arriver  quelque  jour 
dans  la  vue  de  m'exercer,  je  me  rangerais  vo- 
lontiers à  l'avis  de  certains  philosophes  qui  pen- 
sent que  celui  là  est  heureux  parfaitement  qui 
joint  à  tous  les  avantages  du  corps  les  qualités 
brillantes  de  l'esprit,  réunissant  de  cette  sorte 
en  lui  les  dons  les  plus  précieux  de  la  nature  (3). 
Les  philosophes  étant  ainsi  divisés  sur  la  vé- 
ritable nature  du  souverain  bien,  il  n'est  pas 
étonnant  qu'ils  soient  en  contradiction  sur  les 
devoirs  de  la  vie.  Ainsi  les  uns  vous  diront  qu'il 
faut  tout  rapporter  à  la  volupté  dans  ses  ac- 
tions ,  et  que  c'est  une  folie  de  renoncer  aux 
plaisirs  de  la  vie ,  de  se  consumer  en  vains 
efforts,  de  s'imposer  toutes  sortes  de  sacrifices, 

(1)  Cic,  De  fin.,  lib.  iv,  n.  16  et  17.  —  lib.  v,  n.  S 
et  25.  —  Acad.,  lib.  11 ,  n.  42. 

(21  Id.,  ibid.,  lib.  iv,  d.  ïh.  —  lib.  v,  n.  8  et  25.  — 
Acad.,  lib.  n,  n.  kï. 

(S)  Id.,  ibid.,  lib.  v,'n.  7.  — Acad.,  lifr.  n,n.A5. 


DIALOGUE.  13S 

pour  sortir  des  voies  de  la  nature  et  courir 
après  un  fantôme  que  l'imagination  de  quelques 
esprits  ardents  a  créé.  Les  autres  au  contraire 
tâcheront  de  vous  persuader  qu'il  faut  être  con- 
tinuellement en  garde  contre  l'attrait  de  la  vo- 
lupté, résister  à  ses  penchants,  mépriser  la 
douleur,  ne  se  proposant  d'autre  règle  que  la 
justice,  d'autre  but  que  l'honnête.  Ces  derniers, 
du  reste  ,  ne  sont  pas  long-temps  d'accord ,  car 
les  disciples  de  Zenon  ,  au  moyen  de  ce  qu'ils 
admettent,  indépendamment  de  la  distinction 
entre  ce  qui  est  honnête  ou  honteux,  une  autre 
distinction  entre  les  choses  préférables  et  les 
choses  ù  rejeter,  assignent  un  but  fixe  aux  ac- 
tions qui  ne  se  rapportent  point  directement 
à  l'honnête  (i);  tandis  que  ceux  qui  suivent 
Âriston  ,  lequel  n'a  jamais  admis  d'autre  dis- 
tinction que  celle  qui  existe  entre  les  choses 
honnêtes  et  les  choses  honteuses,  livrent  aux 
caprices  de  l'imagination  la  conduite  de  chacun 
pour  ce  qui  regarde  la  santé  ,  la  conservation 
des  facultés  corporelles,  l'intégrité  des  sens, 
les  intérêts  de  fortune,  les  soins  de  h  famille  , 
l'avantage  de  la  chose  publique,  etc.  (2).  D'un 
autre  côté  ,  les  partisans  de  la  volupté  ne   s'en- 

(1)  Cic,  De  fin.,  lib.  m,  n.  17.  —  lib.  iv,  n.  25. 
{1)  ïd  ,  ibid.,  lib.  iv.  n.  16 ,  17  et  25. 


136  ÉCOLE  UNES.  AT1IK 

tendent  pas  mieux  entre  eux;  ear   en   parlant 
l'un  et  l'autre  de  ce  principe  que  tout  doit  être 
fait  dans  la  vue  de  fuir  la  douleur  et  de  recher- 
cher le  plaisir,,  lorsqu'ils  entrent  ensuite   dans 
le  détail  des  devoirs  de  la  vie,  Épicure  donne 
des  leçons  de  sobriété  ,  et  Aristippe  prêche  la 
débauche.  Les  péripatéticiens  également,  quoi- 
qu'ils posent  en  principe  tous  qu'il  faut  prendre 
en    considération    ce    qui  regarde  l'âme  et    le 
corps,  et  même  faire  état  des  biens  extérieurs, 
c'est-à-dire  des  richesses,  des  honneurs,  de  la 
réputation,  des  amis,  des  proches,  se  rompent 
et  se  séparent   quand  il  s'agit  d'établir  quelle 
importance   on    doit   mettre   à  l'acquisition  de 
ces  biens  qui  sont  hors  de  nous,  et  à   la  con- 
servation   des  avantages  corporels;   en   effet, 
Théophraste  est  d'avis  qu'ils  sont  essentiels  au 
bonheur,  de  la  vie  ;  Aristote  au  contraire  pré- 
tend que    la  vie  humaine   peut  être   heureuse 
sans  cela  (i).  Quant  à  Hiéronyme  et  Calliphon, 
comme  ils  donnent  pour  compagnes  à  la  vertu, 
le  premier  l'exemption  de  la  douleur,  le  second 
la  volupté,  en  subordonnant  toutefois  la  vertu 
à  sa  compagne,  on  sent  qu'ils  doivent  se  faire 
un  plan  de  conduite  particulier  dans  lequel  les 
intérêts  de  la  vertu  ne  sont    point   placés   en 

(1)  Cic,  De  fin.,  lib.  v,  n.  5. 


DIALOGUE.  »57 

premier  ordre.  Enfin  Hérille  va  plus  loin,  car 
il  anéantit  tous  les  devoirs  de  la  vie ,  au  moyen 
de  ce  qu'il  pose  en  principe  que  la  science  est 
le  seul  bien  véritable  (  1)  ;  il  en  résulte  en  effet 
que  la  culture  de  l'esprit  doit  être  notre  unique 
soin  :  aussi,  lorsqu'on  demande  à  Hérille  quelle 
doit  être  la  fin  des  actions  humaines,  il  répond 
que  le  sage  ne  doit  se  proposer  d'autre  but  que 
d'acquérir  la  science  et  de  fuir  l'ignorance  ;  il 
admet  cependant  pour  le  vulgaire  je  ne  sais 
quelle  autre  fin  en  vue  de  laquelle  sa  conduite 
se  dirige  (2). 

Ce  n'est  donc  encore  sur  l'article  qui  se  ré- 
fère aux  devoirs  de  la  vie,  comme  sur  ceux 
dont  nous  nous  sommes  occupés  précédem- 
ment, que  diversité  par  rapport  aux  principes, 
et  en  outre  divergence  d  opinions,  quand  il 
s'agit  de  tirer  du  même  principe  les  consé- 
quences qui  peuvent  en  être  déduites. 

Au  milieu  de  ce  conflit,  témoin  de  cette  lutte 
interminable ,  quel  parti  enfin  prendrai-je  ? 
Irai-je ,  de  guerre  lasse  ,  me  ranger  à  la  suite 
de  Zenon  ,  ou  bien  me  confondre  avec  les  dis- 
ciples d'Épicure?    S'il    s'agit   de   la    nature  de 

(1)  Cic,  De  fin.,  lib.  v,  n.  S. 

(2)  Id  ,  ibid.,  lib.  iv,  n.  15.  —  Diog.  Laert.,  Iil). 
mi  ,  seg.  165. 


f$9  ÉCOLE  D?ATHÈNES. 

l'homme,  en  pâflefai-je  comme  Lcucippe  ou 
bien  comme  Platon?  Quand  il  sera  question 
des  premiers  principes  des  choses,  embrasscrai- 
je  le  système  de  Straton,  ou  bien  donnerai-je 
la  préférence  à  celui  d'Anaxagore  ?  La  chose 
mérite  qu'on  y  pense  ;  car  aussitôt  que  mon 
choix  sera  fait,  je  me  verrai  nécessairement  en 
butte  à  tous  ceux  que  j'aurai  mis  de  côté  :  mieux 
vaut  donc,  ce  me  semble,  pour  rester  en  paix 
avec  tout  le  monde,  me  maintenir  dans  le  poste 
où  je  me  suis  placé,  adoptant  ce  qui  me  paraît 
être  le  plus  probable,  mais  n'affirmant  rien. 
Cependant  Chrysippe  me  presse;  la  nature, 
dit-il,  vous  fait  une  loi  de  choisir,  la  raison  vous 
fait  un  devoir  de  préférer  notre  système  à  tout 
autre.  Mais,  Chrysippe,  il  n'est  pas  un  de  ces 
honorables  personnages  qui  ne  me  tienne  le 
même  langage,  et  qui  ne  fasse  valoir  en  sa  fa- 
veur l'autorité  de  la  raison  ;  ainsi  mon  embar- 
ras reste  le  même.  Consultez  alors  votre  propre 
raison,  me  dit  Chrysippe  :  elle  vous  indiquera 
où  se  trouve  la  vérité,  elle  vous  apprendra 
qu'elle  n'est  que  parmi  nous.  Ah!  mon  cher 
Chrysippe,  que  vous  êtes  loin  de  compte  si 
vous  en  appelez  à  ma  propre  raison!  Voulez- 
vous  savoir  ce  qu'elle  me  dit  intérieurement  de 
vous  et  des  stoïciens  en  général?  il  m'est  aisé 
de  vous  satisfaire. 


DIALOGUE.  139 

«  Gardez- vous,  me  dit-elle,  de  ces  faux 
«  docteurs,  hérissés,  âpres  et  farouches.  \  oyez 
«  combien  il  y  a,  dans  ce  qu'ils  enseignent,  de 
n  choses  hasardées  ,  invraisemblables  ,  niaises 
«  et  choquantes.  Eh  quoi  !  la  divination,  dont 
c<  ils  font  un  de  leurs  dogmes  ,  la  fatalité,  qui, 
m  suivant  eux  ,  enchaîne  tout ,  auraient  elles  à 
«  vos  yeux  le  moindre  degré  de  probabilité  (i)? 
f<  et  lorsqu'ils  soutiennent  que  toutes  les  fautes 
«  sont  égales  ;  que  ceux  qui  ne  sont  point  cn- 
u  core  parvenus  à  être  vertueux  complètement, 
<(  sont  aussi  misérables  que  les  plus  grands  scé- 
«  lérats,  appuyant  cette  belle  doctrine  sur 
«  l'exemple  gracieux  de  gens  qui  se  noient, 
«  dont  les  uns  sont  plus  enfoncés  dans  l'eau  , 
u  les  autres  moins  :  seriez-vous  disposé  à  ac- 
«  quiescer  à  de  pareilles  idées  (2)?  De  plus, 
«  quand  ils  annoncentavec  emphase  qu'au  sage 
(f  seul  appartient  la  science,  la  beauté,  la  puis- 
«  sance;  que  seul  il  est  libre ,  riche,  savant, 
«  roi,  maître  de  toutes  choses,  ne  penserez - 
«  vous  pas  que  l'orgueil  a  rendu  fous  tout  ce 
i<  qu'il  y  a  de  stoïciens  dans  le  monde  (3)? 
«  Leur  opinion  sur  le  souverain  bien  ne  vous 

(1)  Cic,  Acad  ,  lib.  11 ,  n.  40. 

(2)  Cic,  De  fin.,  Iib.  ni  ,  n.  L'i.—  lib.  îv,  n.  9. 

(3)  Id  ,  ibid.,  lib.  ni ,  n.  52.  —  Acad.,  lib.  n,  n.  kk. 


140  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

((  parait-elle  pasd'aillcurs  exagérée?  Us  oublient 
u  que  l'homme  est  un  composé  ,  qu'il  a  une 
«  âme  et  un  corps,  et  ils  ne  veulent  pas  voir 
«  que  le  bien-être  de  ce  corps  doit  entrer  pour 
<c  beaucoup  dans  la  félicité  de  la  vie  (i)  :  ainsi 
«  ils  se  forment  l'idée  d'un  bonheur  chimé- 
»  rique  ;  et,  pour  s'y  maintenir,  ils  font  abslrac- 
a  tion  de  tout  ce  que  le  corps  peut  éprouver 
((  de  pénible  et  de  fâcheux  ;  après  cela  cepen- 
t<  dant ,  ils  vous  parleront  des  choses  qu'il  faut 
«  préférer,  mais  qu'il  faut  se  garder  de  recher- 
«  cher,  n'étant  pas  mises  par  eux  au  nombre 
«  des  biens  (2)  :  ils  veulent  donc  que  nous  re- 
<(  gardions  comme  chose  indifférente  au  bon- 
«  heur  de  la  vie,  la  santé  ,  la  privation  de  la 
«  douleur,  les  richesses,  une  réputation  sans 
«  tache  ;  et  toutefois  ils  nous  permettent  de 
«  préférer  ces  choses  à  celles  qui  y  sont  con- 
«  traires;  ils  nous  en  font  même  un  devoir, 
«  disant  très  gravement,  et  en  continuant 
«  d'employer  des  comparaisons  ingénieuses  , 
«  que  si  à  une  vie  vertueuse  on  ajoutait  une 
«  étrille  ou  une  bouteille  de  plus,  le  sage  de- 
w  vrait  choisir  la  vie  où  ces  choses-là  seraient 
«   ajoutées,  plutôt  que  celle  où  elles  ne  le  se- 

'  l)  Gic,  De  fin.,  hb.  iv,  n.  14. 
(2)  li».,  ïbtd),  Hb.  iv,  n.  23. 


DIALOGUE.  141 

«  raient  pas  (i).  Laissez,  croyez-moi,  à  ceux 
«  qui  ont  imaginé  ces  rêveries  le  soin  de  les 
«  défendre,  et  la  pénible  tâche  de  les  soutenir 
m  une  à  une  jusqu'à  la  dernière  ,  car  ils  en  sont 
«  tellement  entichés  que  rien  ne  pourrait  les 
«  en  faire  démordre,  déclarant  hautement 
«  qu'on  ne  peut  changer  une  seule  lettre  de 
«  leur  doctrine,  sans  la  détruire  tout  entière  (2)  ; 
«  ce  qui  n'empêche  pas  qu'ils  ne  se  divisent 
<(  entre  eux  sur  des  points  fort  importants  : 
0  car  Zenon  ,  par  exemple,  soutient  que  Pé- 
«  ther  est  le  Dieusuprême,  tandisque  Cléanthe, 
«  son  disciple  ,  prétend  que  le  Dieu  suprême 
«  c'est  le  soleil  ;  de  telle  sorte  qu'ils  sont  en- 
ce  core  à  savoir  si  c'est  de  Péther  ou  du  soleil 
«  qu'ils  relèvent  (5).  » 

Tel  est,  en  ce  qui  regarde  vous  et  les  vôtres, 
Chrysippe,  le  langage  de  ma  raison.  Du  reste 
elle  n'est  pas  mieux  disposée  à  l'égard  de  ceux 
qui  vous  sont  opposés,  ne  trouvant  dans  aucun 
de  ces  systèmes  qui  sont  établis  de  part  et 
d'autre,  aucun  fonds  de  certitude,  et  décou- 
vrant dans  chacun    des  invraisemblances  dont 


(1)  Cic,  De  fin.,  lib.  m,  n.  15.  —  lil>.  iv,  n.  8,  12 
et  25. 

(2)  In.,  tbid.,  lib.  iv,  n.  19. 

(3)  ïn.,  Acad.,  lib.  11,  n.  'il. 


U2  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

elle  est  choquée  Je  dois  donc  m 'attendre  qu'à 
la  fin  vous  vous  réunirez  pour  m'engager  à  me 
défier  de  cette  raison  qui  vous  condamne  cha- 
cun séparément.  Le  conseil  est  bon  ,  et  j'en- 
tends le  suivre;  mais,  en  y  déférant ,  je  me 
permettrai  de  vous  donner  à  mon  tour  le  même 
avis,  vous  invitant  à  vous  mettre  en  garde 
contre  les  erreurs  ou  les  tromperies  d'un  guide 
qui  ne  connaît  pas  les  voies,  ou  qui  se  joue  de 
vous.  Cette  raison ,  si  incertaine  dans  ses  vues, 
qui  parle  mille  langages  à  la  fois  ,  qui  soutient 
le  pour  et  le  contre  avec  une  égale  facilité,  ne 
saurait  être  à  mes  yeux  et  ne  peut  pas  être  aux 
vôtres  l'organe  de  cette  vérité  qu  on  nous  dit 
être  une  et  simple,  invariable  et  fixe,  en  un 
mot,  toujours  la  même. 

Chrysippe. 

Puisque  vous  insistez  si  fortement  sur  l'op- 
position qui  se  manifeste  entre  les  philosophes, 
relativementà  certains  points  de  leursdoctrines  ; 
puisque  vous  semblez  réduire  à  cette  seule  ob- 
jection votre  système  d'argumentation  en  com- 
battant la  raison  ,  qu'aurez-vous  à  dire  quand 
vous  entendrez  ces  mêmes  philosophes  procla- 
mer certaines  vérités  d'une  voix  unanime?  Or 
il  est  des  principes  sur  lesquels  il  n'y  a  jamais 


DIALOGUE.  14:, 

eu  de  dissentiment.  Citez- moi,  je  ne  dis  pas 
un  philosophe,  mais  un  homme  qui  ait  jamais 
osé  professer  ouvertement  que  le  bien  indivi- 
duel est  à  préférer  au  bien  de  tous  ;  qu'il  est 
beau  de  trahir  sa  patrie  ;  qu'il  est  honorable  de 
manquer  :'i  la  foi  donnée;  qu'un  fils  a  le  droit 
de  maltraiter  son  père;  que  l'ingratitude  est 
une  vertu;  que  la  reconnaissance  est  un  vice; 
qu'on  peut  tuer  et  voler  sans  crime  ;  qu'on  ne 
doit  tenir  aucun  compte  des  lois  divines  et  hu- 
maines :  alors  je  commencerai  à  douter  de  mes 
principes;  je  croirai  que  la  vertu  pourrait  bien 
n'être  qu'une  chimère.  Mais  non,  vos  efforts  à 
cet  égard  seront  vains  :  ces  maximes  impies, 
que  la  droite  raison  réprouve  ,  n'ont  jamais  été 
soutenues  publiquement  ;  elles  sont  en  oppo- 
sition trop  manifeste  avec  les  principes  d'équité 
naturelle  dont  les  hommes  sont  tous  imbus. 
Cette  loi  de  nature,  cette  règle  de  justice,  dont 
l'étendue  est  universelle  et  dont  la  durée  est 
éternelle,  a  constamment  prévalu.  Elle  résiste 
à  l'action  lente  du  temps  ;  elle  s'est  maintenue 
contre  les  attaques  réitérées  du  vice  et  de  la 
méchanceté  :  il  faut  donc  qu'elle  renferme  en 
soi  quelque  chose  de  vrai.  Ainsi  il  v  a  des  véri- 
tés primitives  sur  lesquelles  il  ne  s'élève  pas  de 
discussion. 


U4  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

Carnéade. 

Chaque  pays  a  ses  usages,  ses  lois,  ses  cou- 
tumes; et  quoique  ce  soit  le  hasard  ou  le  ca- 
price qui  a  déterminé  la  plupart  de  ces  choses 
dans  l'origine,  l'habitude  les  enracine  tellement 
dans  l'esprit  de  ceux  qui  y  sont  façonnés,  qu'en 
s'y  pliant,  ils  croient  sérieusement  n'obéir  qu'à 
la  voix  de  la  nature  et  suivre  le  chemin  de  la  vé- 
rité. Mais  la  vérité ,  non  plus  que  la  nature,  ne 
saurait  se  prêter  à  tant  de  variétés.  La  nature 
est  uniforme  ,  et  la  vérité  n'est  qu'une.  Cepen- 
dant il  n'y  a  rien  de  plus  ordinaire  que  de  voir, 
par  rapport  aux  notions  du  juste  et  de  l'injuste, 
du  bien  et  du  mal,  non  seulement  une  diffé- 
rence marquée  entre  les  différents  peuples, 
mais  souvent  une  opposition  prononcée  entre 
les  lois  et  les  coutumes  du  même  peuple. 

Dans  la  Grèce,  l'étranger  est  accueilli;  dans 
certaines  contrées  il  est  dépouillé  ;  dans  la  Tau- 
ride  il  est  massacré  (i).  A  Athènes,  le  tien  et 
le  mien  sont  fort  distincts  ;  à  Sparte  ,  il  y  a  bien 
des  choses  qui  sont  communes;  dans  la  répu- 
blique que  Platon  propose  comme  modèle,  non 
seulement  les  biens  seront  en  commun,  mais 

(1)  HERODOT.Jib.  iv,  n.  103. 


DIALOGUE.  U5 

encore  les  enfants  et  les  femmes.  Il  est  de  règle 
parmi  nous  qu'un   mari  ne  peut   avoir  qu'une 
femme  ;  en  avançant  vers  l'Orient ,  je  vois  qu'il 
est  établi  qu'un  mari  peut  s'en  donner  autant 
qu'il  veut;  peut-être  qu'en  nous  dirigeant  vers 
l'Occident  nous  trouverions  un  pays  où  la  cou- 
tume aurait  consacré  pour  la  femme  le  droit 
d'avoir  à  la  fois  plusieurs  maris  (ci).  Solon,qui 
a  donné  des  lois  à  Athènes,  autorise  le  frère  à 
épouser  sa  sœur  consanguine  ;  Lycurgue,  dans 
ses  lois  données  aux  Spartiates,  proscrit  cette 
union;  il  permet  cependant  au  frère  d'épouser 
sa  sœur  utérine  ;  les  Egyptiens  sans  avoir  égard 
à  aucune  de  ces  distinctions,  se  marient  avec 
leurs  sœurs;  quant  aux  Perses,  non  seulement 
ils  sont  libres  de  prendre  pour  femmes  leurs 
sœurs,  mais  encore  leurs  filles  et  même  leurs 
mères  (1)    Ce  n'est  pas  vous  ,  Chrysippe  ,  qui 
blâmerez   cette  coutume  ,  vous  qui  dites  très 
clairement  que  vous  ne  voyez  pas  ce  qu'il  pour- 
rait y  avoir  d'illicite  dans  l'union  d'un  père  avec 
sa  fille,  d'une  mère  avec  son  fils  (2).  Zenon  de 

(a)  Au  rapport  de  César,  les  femmes  avaient  dans  la  Bretagne 
jusqu'à  dix  ou  douze  maris.  Strabon  dit  aussi  que  chez  les  Mèdes 
on  méprisait  une  femme  qui  avait  moins  de  cinq  maris. 

(1)  Sext.  Emp.  ,  Pyrrh.  hypot.,  lib.  m,  c.  24.  — 
Minutius  Félix  ,  c.  31. 

(2)  Sext.  Emp.,  Pyrrh.  hyp.,  lib.  m,  c.  24. 

10 


146  ÉCOLE  D'ATHÈNES, 

son  côté,  qui  non  seulement  trouve  fort  excu- 
sable, mais  qui  va  même  jusqu'à  trouver  louable 
l'inceste  d'OEdipc  avec  sa  mère,  s'exprimaut  à 
cet  égard  dans  des  termes  qu'il  me  serait  im- 
possible de,  rapporter  sans  rougir  (i),  ne  re- 
prochera sans  doute  pas  aux  Perses  d'être  sur 
ce  point  en  contradiction  avec  les  autresnations. 
J'ignore  si  Zenon  approuve  également  cette 
autre  coutume  de  certains  Indiens  qui  usent 
des  droits  du  mariage  publiquement,  mais  ce 
que  je  sais,  c'est  que  le  mari  de  la  belle  Hyp- 
parchia,  le  philosophe  Cratès,  nous  a  donné 
plus  d'une  fois  ce  spectacle  à  nous-mêmes,  di- 
sant qu'il  n'y  a  rien  de  honteux  ni  de  répréhen- 
sible  à  en  agir  de  la  sorte  (2);  et  cependant  ce 
fait  est  regardé  généralement  comme  un  trait 
d'impudence  inouie.  Sur  la  force  du  lien  con- 
jugal, je  ne  vois  pas  qu'il  y  ait  plus  d'harmonie, 
car,  sans  parler  ici  des  Garamantes,  des  Aga- 
thyrsiens  et  autres  peuples  chez  lesquels  on 
dit  que  la  coutume  de  se  marier  ne  s'est  point 
introduite,  les  deux  sexes  se  mêlant  indistincte- 
ment (3)  ;  sans  parler  non  plus  des  Massagètes 


(1)  Sext.  Emp.,  Pyrrh.  hyp.,  lib.  ni,  c.  24  et  25. 

(2)  Ib.,  ibid.,  lib.  1 ,  c.  14,  et  lib.  ni,  c.  24. 

(3)  Histoire  universelle,  traduite  de  l'anglais,  t.  xn, 
p.  413,  et  t.  xiii,  p.  9. 


DIALOGUE.  147 

où  chaque  homme  ,bien  que  le  mariage  soit  en 
usage  parmi  eux,  a  des  droits  sur  toute  femme 
qu'il  rencontre   (i);  je  vois  des  peuples    où 
l'adultère  est  mis  au  rang  des  crimes  énormes , 
et  d'autre  part  des  nations  où  l'adultère  n'est 
nullement  réprimé  :  bien  plus,  il  y  a  des  légis- 
lateurs,   comme    Lycurgue     et    Numa ,    par 
exemple,  qui  l'ont  introduit  légalement  dans 
les  mœurs,  en  permettant  aux  maris  de  prêter 
leurs  femmes  dans  l'occasion  (2).  Ces  relations 
que  l'amour  forme  entre  nos  jeunes  garçons,  et 
qu'il  n'est  pas  rare  de  voir  s'établir  entre  un 
maître  et  son  élève  chéri,  relations  que  vous 
ne  blâmez  pas,Chrysippe,  que  l'austère  Zenon 
traite  d'indifférentes  (3);  que   le  sage  Minos, 
législateur  de  l'île  de  Crète  ,  autorise  formelle- 
ment (4),    sont  d'un  autre  côté   condamnées 
hautement  par  Platon,  et  en  outre,  dans  plu- 
sieurs pays  sont  réputées  criminelles,  odieuses, 
abominables.    Ici  on  recommande  aux  jeunes 
filles  d'être   chastes  afin   qu'elles  trouvent  des 
maris;  et    non  loin  d'ici,  à  Paphos,  ainsi  que 
chez  les  Lydiens ,  les  filles  sont  obligées  de  se 


(1)  Herod.,  lib.  1 ,  ad  finem. 

(2)  Hîst.  univ.,  t.  iv,  p.  578,  et  t.  vin,  p.  US. 

(3)  Sext.  Emp.,  Pyrrhon.  hypotyp.,  lib.  m,  c.  24. 

(4)  Aristot.,  de  JRep.,  lib.  11 ,  c.  10. 


UN  ÉCOLE  D'ATHÈNES, 

prostituer  pour  se  faire  une  dot  et  se  marier 
ensuite  plus  avantageusement  (1);  tandis  que 
dans  la  Scythic  ,  une  vierge  qui  n'a  pas  eu  le 
bonheur  do  tuer  un  ennemi,  se  voit  eondamnée 
à  garder  le  célibat  2).  Nous  étonnerons-nous 
qu'il  v  ait  des  pays  où  les  enfants  se  débarrassent 
de  leurs  parenls  vieux  et  infirmes  ,  les  uns, 
comme  chez  les  Mèdes,  en  les  donnant  à  dévo- 
rer à  des  chiens  (3);  les  autres,  comme  chez 
les  Massagètes ,  en  les  égorgeant  pour  faire 
bouillir  leurs  chairs  avec  celles  d'autres  victimes 
qu'ils  mangent  ensuite  (4);  ceux-ci  en  les  atta- 
chant à  la  queue  d'un  taureau  (5j;  ceux-là  en 
les  étranglant,  après  quoi  leurs  corps  sont  livrés 
aux  flammes  (6)  ;  puisque  dans  cette  cité  même, 
dans  cette  ville  d'Athènes,  si  renommée  parla 
douceur  de  ses  mœurs,  il  y  a  des  lois  qui  auto- 
risent le  père  à  donner  la  mort  à  son  enfant 
qui  vient  de  naître  ?  Usage  du  reste  qui  n'est 
point  particulier  à  la  ville  d'Athènes,  mais  qui 
est  presque  sans  exception  dans  toute  la  Grèce, 

(1)  Hist.  univ.,  t.  iv,  p.  240,  et  t.  v,  p.  437. 
(T)  îbid.,  t.  iv,  p.  ihl. 

(3)  Bardesanes,  apud  Euseb . prœp .  evang.,  lib.  vi, 
<:.  8. 

(4)  Herod.,  lib.  1,  c.  216. 

(5)  Hist.  univ.,  t.  xu  ,  p.  463. 

(6)  Ibid.,  î.  xni,  p.  388. 


DIALOGUE.  M9 

et  dont  la  pratique  s'exerce  à  Lacédémone  plus 
rigoureusement  que  partout  ailleurs;  puisque 
ce  n'est  point  au  père  lui-même,  mais  aux  an- 
ciens de  la  tribu,  qu'il  appartient  de  décider  si 
l'enfant  vivra ,  ou  s'il  sera  précipité  dans  l'af- 
freuse caverne  du  mont  Taygète  (i).  A  Rome, 
les  choses  vont  encore  plus  loin;  car  ce  n'est 
point  seulement  sur  l'enfant,  au  moment  qu'il 
vient  à  la  vie  ,  que  le  droit  du  père  est  dans  le 
cas  de  s'exercer  ;  mais  le  père,  tant  qu'il  existe, 
a  le  droit  de  vie  et  de  mort  sur  son  enfant  ;  les 
biens  que  ce  dernier  acquiert  entrent  dans  le  do- 
maine du  père  qui  a  même  en  certains  cas  la 
faculté  de  vendre  son  fils  comme  il  vendrait  un 
esclave  (2).  Cette  législation  qu'on  retrouve 
ailleurs,  a  paru  toutefois  odieuse  et  tvrannique 
à  certains  peuples,  et  ceux-ci  l'ont  rejetée. 
C'est  ce  qui  fait  qu'il  y  a  des  contrées  où  la 
vieillesse  est  entourée  d'un  respect  profond  , 
tandis  qu'il  y  en  a  d'autres  au  contraire  où  elle 
est  l'objet  du  mépris  (3).  Il  en  est  de  même 
pour  la  royauté  :  de  ce  côté  du  détroit  elle  est 
en  horreur  aux  peuples  libres,  il  n'v  a  rien  do 
plus  méritoire    que    d'égorger    un    tyran;   de 

(1)  Hist.  univ.,  t.  iv,  p.  577. 

(2)  Cod.  Just.,  ïit.  de  pat.  potest.  et  Tit.  de  pat. 
qui  fil.  dis. 

3)  Hist   univ.,  I.  xm  .  p.  387,  et  t.  xvii,  p.  34. 


150  ÊCOLi:  D'ATHÈNES, 

l'autre  côte  de  ce  môme  détroit,  l'esclavage 
n'est  point  un  joug,  le  monarque  est  craint  et 
vénéré ,  il  est  pour  ses  sujets  comme  un  dieu  : 
de  cette  sorte  la  même  action  ,  suivant  les  di- 
vers degrés  de  longitude,  est  réputée  tantôt 
un  acte  d'héroïsme  ,  tantôt  un  horrible  parri- 
cide. Que  dirai-je  des  funérailles?  Les  Thraces 
les  célèbrent  avec  des  démonstrations  de  joie  , 
ils  les  accompagnent  de  festins  et  autres  signes 
d'allégresse  (i)  ;  à  Lacédémone  ,  tout  s'y  passe 
dans  le  silence,  et  l'indifférence  semble  présider 
à  ces  cérémonies;  ailleurs,  ce  sont  des  cris,  des 
lamentations  sans  fin;  il  y  a  même  beaucoup  de 
pays  où  les  femmes  se  donnent  la  mort  pour  ac- 
compagnerau  tombeau  leurs  maris,  où  les  ser- 
viteurs les  plus  affïdés  ne  veulent  pas  survivre  à 
leurs  princes  décédés  (2).  En  ce  qui  regarde  les 
sépultures,  chez  les  Égyptiens,  ce  serait  le  plus 
grand  des  malheurs  que  d'en  être  privé,  ils 
embaument  les  corps  afin  qu'ils  puissent  être 
éternellement  conservés  (3);  ailleurs,  il  y  a  le 
plus  grand  empressement  à  ce  qu'ils  soient 
promptement  détruits,  et  à  cet  effet,  ils  sont 
de  suite  placés  sur  le  bûcher  où  ils  doivent  être 

(1)  Herod.,  lib.  v,  c.  7. 

(2)  Id.,  ïib.  iv,  c.  71  et  72  ;  lib.  v,  c.  h  et  5.  —  Htst. 
univ.,  t.  xiii,  p.  55  et  388  ;  t.  xiv,  p.  28  et  29. 

(3)  Dîod.  Sic,  lib.  1.  —  Herod., lib.  11. 


DIALOGUE.  151 

réduits  en  cendre  (a);  en  Perse,  les  mages  les 
donnent  en  pâture  aux  vautours  (1);  les  Bac- 
triens  ne  voient  rien  de  plus  honorable  pour 
eux  que  d'être  dévorés  après  leur  mort  par 
d'horribles  matins  qu'ils  appellent  chiens  sépul- 
craux, et  qu'ils  nourrissent  à  cet  effet  (2}. 
Chrysippe  juge  tous  ces  soins  superflus,  il 
voudrait  qu'on  pût  faire  servir  la  chair  humaine 
à  quelque  emploi  utile;  il  ne  désapprouverait 
pas  qu'on  s'en  nourrît  ;  loin  de  là,  et  il  conseille 
à  un  homme  dont  le  membre  vient  d'être  am- 
puté ,  de  manger  ce  membre  s'il  est  sain  (3). 
Ce  philosophe  est  donc  tout  disposé  à  aller  s'as- 
seoir au  banquet  des  Mélanchéniens  et  autres 
peuplesanthropophages,  sans  partager  l'horreur 
que  le  vulgaire  témoigne  pour  de  semblables 
festins.  Poursuivons  cependant  notre  examen  : 
Vous  dites,  Chrysippe  ,  qu'il  est  universelle- 
ment avoué  qu'on  ne  saurait  sans  crime  s'em- 
parer du  bien  d'autrui  :  demandez  aux  Thraces, 
aux  Ciliciens,  et  à  tous  ces  peuples  qui  vivent 
de  rapines  et  qui  s'en  glorifient,  ce  que  l'on  en 


(a)  C'était  la  coutume  des  Grecs,  des  Ilouaams,  des  Gaulois  , 
des  Germains. 


(1)  Cic,  Tusc,  lib.  1 ,  c.  1G. — Herod.,  Iib.  1,  c.  140. 

(2)  Plin.,  lib.  vi ,  c.  16. 

(3)  Sext.  Emp.,  Hyp.  pyrrh.,  lib.  111 ,  c.  25. 


152  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

pense  chez  eux  (i)  :  expliquez-moi  d'autre  part 
comment  il  se  fait  que  chez  les  Lacédémoniens, 
l'enfant  qui  commet  adroitement  un  larcin  ,  au 
lieu  d'être  châtié  ,  reçoit  des  applaudissements. 
Vous  ajoutez  qu'une  loi  sacrée  de  la  nature 
interdit  aux  hommes  de  s'entretuer  :  pourquoi 
donc  ces  combats  de  gladiateurs  chez  les  Ro- 
mains («)?  Pourquoi  chez  nous  ces  jeux  olym- 
piques où  souvent  l'un  des  athlètes  succombe 
sous  les  coups  de  son  adversaire?  Pourquoi  en 
Scythie  la  considération  se  mesure-t-elle  d'après 
le  nombre  de  tètes  que  chaque  guerrier  peut 
apporter  aux  pieds  de  son  chef  (2)?  Pourquoi  le 
Sarmate  étale-t-il  avec  orgueil  aux  yeux  de  ses 
convives,  le  crâne  de  son  ennemi  dont  il  s'est 
fait  une  coupe  (b)  ?  Et  vous-mêmes ,  ô  Grecs, 
qui  appelez  les  autres  peuples  des  barbares, 
comme  si  vous  possédiez  seuls  les  principes  qui 
fondent  la  société  humaine  ,  pourquoi  rendez- 


fa)  Le  premier  combat  des  gladiateurs  eut  lieu  en  l'an  490  de 
Rome  ,  l'an  264  avant  J.-C,  près  d'un  siècle  avant  que Carnéade 
tînt  école  de  philosophie  dans  la  Grèce.  (Val.  Max.,  de  Inst. 
antiq.,  lib.  11,  c.  4,  art.  7.) 

(b)  Cette  coutume  était  particulière  aux  Huns,  peuple  qui 
faisait  partie  de  ceux  que  les  anciens  appelaient  tantôt  Scythes 
et  tantôt  Sarmates.  On  la  trouve  aussi  chez  les  Lombards. 


(1)  Herod.,  lib.  v. 

(2)  Id.,  lib.  iv. 


DIALOGUE.  153 

vous  des  honneurs  divins  à  ceux  qui  n'ont  eu 
d'autre  mérite  souvent  que  d'avoir  porté  le  ra- 
vage au  loin,  livrant  à  la  mort  ou  à  l'esclavage 
des  hommes  ignorés  et  paisibles,  dont  ils  n'a- 
vaient jamais  reçu  d'offense?  Au  surplus,  si  je 
voulais  relever  toutes  les  contradictions  que 
présentent  les  lois,  les  mœurs,  les  coutumes, 
sur  les  notions  du  bien  et  du  mal  ;  de  même  que 
si  j'entreprenais  de  suivre  les  variations  que  le 
temps  leur  fait  éprouver,  il  y  aurait  à  parler 
une  journée  entière,  sans  que  la  matière  fut 
épuisée. 

Or,  il  faut  cependant  que  vous  en  conveniez, 
Chrysippe  ,  c'est  une  plaisante  justice  ,  celle 
qu'une  montagne  borne,  celle  qu'une  rivière 
délimite  !  justice  en  deçà  du  détroit ,  injustice 
au  delà.  C'est  de  même  une  étrange  vérité, 
celle  quia  ses  vicissitudes,  ses  phases,  ses 
époques!  vérité  hier,  erreur  aujourd'hui. 
Avouez-le  donc  franchement,  s'il  y  a  une  vé- 
ritable justice ,  nous  n'en  connaissons  guère  les 
règles  :  et  s'il  y  a  des  vérités  que  personne  ne 
conteste,  ce  ne  sont  point  à  coup  sûr  celles  dont 
vous  nous  entreteniez  tout  à  l'heure. 

Chrysippe. 
Ayant  sur  les  premières  notions   du  juste  et 


154  ÉCOLK  D'ATHÈNES. 

de  l'injuste  des  idées  si  peu  fixes,  il  serait  cu- 
rieux de  savoir  comment  Carnéadc  se  rend 
compte  du  premier  établissement  des  lois,  et 
quel  motif  plausible  il  donnerait  de  l'obéissance 
qu'on  leur  doit. 

Carnéade. 

11  en  est  des  lois  comme  des  coutumes  ,  elles 
ne  sont  le  plus  ordinairement  qu'une  affaire  de 
hasard;  quelquefois  elles  sont  tout  simplement 
l'expression  de  la  fantaisie  de  celui  qui  les  a  fai- 
tes :  et  alors  c'est  la  force  qui  les  soutient,  c'est 
la  force  qui  les  détruit  (a).  C'est  donc  la  force, 
bien  plus  que  la  justice  ,  qui  mène  les  choses  de 
ce  bas  monde.  L'opinion  aussi  influe  puissam- 
ment sur  elles;  jusque  là  que  l'opinion  fait 
quelquefois  reculer  la  force  devant  elle.  L'opi- 
nion est  la  reine  du  monde ,  la  force  en  est  le 
tyran,  et  ils  s'en  partagent  l'empire.  Quanta  la 


(a)  Pascal  en  suivant  le  plan  qu'il  s'était  tracé  pour  le  grand 
ouvrage  qu'il  méditait,  avant  laissé  tomber  de  ?a  plume,  sur  le 
sujet  que  nous  traitons,  des  pensées  qui  portent  l'empreinte  de 
son  génie  vigoureux ,  nous  nous  sommes  permis  d'en  insérer 
quelques  unes  dans  le  discours  que  nous  mettons  dans  la  bouche 
de  Carnéade  sur  l'origine  des  coutumes  et  sur  l'autorité  des  lois  : 
on  y  trouvera  d'ailleurs  le  fond  des  idées  développées  par  Philus 
dans  le  traité  de  la  République  de  Cicéron. 


DIALOGUE.  155 

justice,  si  elle  existe  réellement,  elle  n'a  de 
puissance  sur  les  hommes  qu'autant  qu'elle  est 
accompagnée  de  la  force,  ou  qu'elle  a  pour  elle 
la  faveur  de  l'opinion  :  faible  et  débile  par  elle- 
même,  sa  voix  peut  difficilement  se  faire  enten- 
dre, son  pouvoir  est  méconnu.  Les  maximes 
qu'elle  jette  dans  le  monde  sont  entraînées  pêle- 
mêle  avec  des  milliers  de  préjugés;  bien  loin 
qu'elles  offrent  à  l'œil  ce  cachet  ineffaçable  de 
vérité  dont  elles  devraient  être  marquées,  elles 
présentent  à  peine  quelques  traces  de  probabi- 
lité, apparences  trompeuses ,  dont  l'injustice 
peut,  aussi  bien  que  la  justice,  se  couvrir  et 
se  parer. 

Suivons  donc  les  lois  et  les  coutumes,  puis- 
que nous  n'avons  aucun  moven  sûr  de  connaî- 
tre ce  qui  est  réellement  juste  en  soi  :  attachons- 
nous  à  ce  qui  est ,  parce  que  c'est  la  seule  ma- 
nière de  maintenir  la  paix  entre  les  hommes  et 
de  prévenir  le  désordre  :  ainsi  nous  marcherons 
avec  la  pluralité  ,  non  pas  que  la  justice  soit 
toujours  du  côté  du  grand  nombre  ,  mais  parce 
que  de  fait  la  force  y  est  ;  nous  tiendrons  à  la 
coutume  ,  non  pas  comme  étant  ce  qu'il  y  a  de 
plus  raisonnable  ,  mais  par  le  simple  motif 
qu'elle  est  coutume;  et  nous  ne  nous  fatigue- 
rons pas  à  poursuivre  un  fantôme  de  justice  et 
de  vérité  ,  qui  échappe  toujours  au  moment 
qu'on  croit  le  saisir. 


15«  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

Chrysippe. 

Comme  ce  ne  serait  pas  à  coup  sûr  un  moyen 
bien  efficace  de  maintenir  l'ordre  et  d'assurer 
la  paix  entre  les  hommes  ,  que  d'obéir  à  des 
lois  qui  consacreraient  elles-mêmes  le  désordre, 
il  faut  que  mon  adversaire  suppose  que  ces  lois, 
dont  l'observance  doit  être,  suivant  lui  ,  la  ga- 
rantie du  bon  ordre,  contiennent  un  principe 
de  conservation  et  d'ordre  ;  puisque  autrement 
elles  seraient  frappées  de  stérilité,  ou  ne  pro- 
duiraient que  des  fruits  de  division.  Or,  où 
trouver  ce  principe  d'ordre  ,  si  ce  n'est  dans  les 
rapports  justes  et  vrais  que  les  êtres  naturelle- 
ment ont  entre  eux.  Il  faut  donc  que  les  lois  , 
pour  atteindre  le  but  qu'elles  se  proposent, 
consacrent  et  maintiennent  ,  autant  qu'il  est 
possible  ,  ces  rapports  naturels. 

Il  y  a  donc ,  antérieurement  aux  lois  positives 
que  chaque  pays  se  donne  ,  une  loi  primitive 
et  nullement  arbitraire  qui  détermine  dans  quel 
esprit  ces  lois  doivent  être  faites,  et  qui  en  tra- 
ce ,  en  quelque  sorte  ,  par  avance,  les  disposi- 
tions (i). 

(1)  Cic.,  de  Rep.  —  Apud  Lactant.,  de  div.  fitsL, 
iib.  \i,  c.  8. 


DIALOGUE.  i:»7 

Une  loi  qui  serait  en  opposition  formelle  avec 
cette  loi  primitive,  serait  une  mauvaise  loi  ;  elle 
aurait  à  lutter  sans  cesse  contre  l'ascendant  de 
cette  loi  plus  ancienne  et  plus  forte;  elle  s'affai- 
blirait à  la  longue  par  cette  lutte  ;  elle  dispa- 
raîtrait enfin.  De  même  une  coutume  qui  con- 
sacrerait manifestement  une  violation  de  la  loi 
originelle,  de  la  loi  dénature,  serait  abusive  ; 
elle  éprouverait  des  frottements  continuels;  elle 
finirait  par  tomber  en  désuétude. 

Ainsi  les  lois  ne  sont  point  abandonnées  au 
caprice  de  celui  qui  les  fait  ;  ni  les  coutumes  aux 
chances  fortuites  du  hasard  :  les  unes  et  les  au- 
tres sont  entées  sur  un  tronc  majestueux  qui  a 
ses  racines  dans  les  profondeurs  de  la  nature. 
Il  se  peut  toutefois  que  ,  dans  l'application 
qu'on  fait  des  principes  de  la  loi  naturelle,  et 
lorsqu'on  arrive  aux  dernières  conséquences,  il 
se  rencontre  de  ces  cas  douteux  où  la  sépara- 
tion du  juste  et  de  l'injuste  soit  difficile  à  tracer; 
et  alors  les  philosophes  se  divisent;  les  coutu- 
mes offrent  de  la  diversité  ;  les  lois  elles-mêmes 
présentent  de  la  contradiction  :  mais  il  n'y  a  pas 
plus  de  motifs  pour  induire  de  ces  différences, 
qu'il  n'y  a  point  de  distinction  à  faire  entre  le 
juste  et  l'injuste,  qu'il  n'y  aurait  de  raisons  de 
conclure  de  ce  qu'on  peut  passer  du  blanc  au 
noir  par  des  nuances  insensibles  dont  la  couleur 


158  ECOLE  D'ATHENES. 

n'est  pas  facile  à  déterminer,  qu'il  n'y  a  en  effet 
entre  le  blanc  et  le  noir  aucune  différence  es- 
sentielle. 

Il  est  possible  d'autre  part  qu'il  y  ait  des  peu- 
ples assez  barbares  pour  que  les  notions  de  la 
justice,  celles  du  moins  qui  demandent  un  cer- 
tain degré  d'intelligence,  soient  encore  ignorées 
d'eux;  mais  ce  serait  bien  à  tort  qu'on  voudrait 
en  tirer  la  conséquence  que  ces  règles  sont  ima- 
ginaires. Car  de  ce  qu'il  peut  se  faire  qu'il  existe 
dans  le  monde  quelque  pays  où  l'éclat  du  soieil 
soit  toujours  obscurci  par  des  brouillards ,  il 
ne  s'en  suit  certes  pas  que  le  soleil  soit  un  être 
chimérique. 

Enfin  il  est  vrai  de  dire  qu'il  y  a,  au  sein 
même  des  nations  très  éclairées,  des  gens  qu'une 
mauvaise  éducation  a  gâtés  ,  ou  que  le  vice  a  dé- 
pravés, en  qui  les  principes  naturels  de  justice 
et  de  droiture  sont  altérés  singulièrement; 
mais  ces  êtres,  tout  corrompus  qu'ils  sont ,  res- 
tent encore  sous  la  puissance  de  la  loi  qu'ils 
enfreignent  ;  au  milieu  de  leurs  déportements 
sa  voix  sévère  les  gourmande;  et  si  elle  ne  par- 
vient point  à  les  détourner  du  mal  et  à  leur 
faire  pratiquer  le  bien ,  elle  se  venge  de  leur 
rébellion  en  excitant  en  eux  des  remords  qui 
les  déchirent. 

On  voit  donc  que  ceux-là  même  qui  auraient 


DIALOGUE.  159 

le  plus  d'intérêt  à  nier  l'existence  de  la  loi  natu- 
relle sont  forcés  d'en  subir  le  joug  ,  et  qu'ils  lui 
rendent  un  hommage  secret  alors  même  qu'ils 
la  violent. 

Il  est  certain  en  effet  que  l'homme ,  s'il  ne 
se  laissait  pas  entraîner  par  le  torrent  des  pas- 
sions ,  suivrait  naturellement  la  voix  de  la 
droite  raison  ,  qu'il  se  porterait  au  bien  sans 
effort,  et  se  tromperait  rarement  dans  l'ap- 
plication qu'il  ferait  des  règles  de  la  justice  (a). 

Ainsi  tombent  les  objections  que  vous  pré- 
tendiez tirer  de  certaines  oppositions  dans  les 
mœurs  et  les  lois  contre  la  clarté  des  principes 
naturels  appliqués  à  la  science  des  devoirs.  La 
cause  de  toutes  ces  oppositions  est  connue,  il  ne 
faut  pas  la  chercher  dans  l'obscurité  des  prin- 
cipes eux-mêmes,  mais  dans  les  passions,  dans 
l'ignorance,  et  quelquefois  aussi  dans  l'embarras 
de  certaines  circonstances  qui  rendent  l'appli- 
cation des  règles  moins  facile. 

Au  surplus ,  il  est  un  moyen  simple  de  mettre 
un  terme  à  cette  discussion.  De  quoi  s'agit-il 
pour  le  moment  entre  nous?  De  savoir  s'il  y  a 


(a)  Ces  considérations  ont  été  développées  par  Clarke  avec  un 
talent  remarquable ,  dans  eon  Traité  des  Devoirs  de  la  Religion 
naturelle.  Sans  faire  tort  à  Chrysippe  dont  les  stoïciens  faisaient 
tant  de  cas,  on  peut  croire  qu'il  ne  s'exprimait  pas  sur  ce  sujet 
mieux  que  ne  l'a  faille  savant  anglais  dans  l'ouvrage  cité. 


160  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

quelques  vérités  sur  lesquelles  il  y  ait  un  accord 
unanime.  Eh  bien  !  trouvez-moi  un  pays  dans  le 
monde  où  il  ne  soit  pas  généralement  reconnu 
que  deux  et  deux  /ont  quatre,  que  deux  choses 
égales  à  une  troisième  sont  égales  entre  elles  : 
ce  pays,  fût-il  relégué  aux  dernières  extrémités 
de  la  terre  ,  si  vous  parvenez  à  me  le  désigner , 
je  n'insiste  plus. 

Carnéade. 

Chrysippe  a  senti  que  le  pied  lui  glissait,  et 
il  voudrait  m'attirer  sur  un  nouveau  champ  de 
bataille,  dans  l'espoir  apparemment  de  trouver, 
sur  ce  terrain  qu'il  croit  plus  ferme,  moins  de 
difficulté  à  se  soutenir  :  il  se  peut  qu'en  cela  il 
s'abuse  :  et  c'est  ce  que  nous  aurons  à  examiner 
tout  à  l'heure.  Pour  le  moment,  il  faut  qu'il  ait 
la  bonté  de  permettre  que  je  fasse  encore  quel- 
ques observations  sur  toutes  les  belles  choses 
qu'il  vient  de  dire  en  dernier  lieu. 

Cette  loi  de  justice  éternelle  et  universelle 
dont  Chrysippe  atteste  l'existence  ne  sera  pour 
nous  qu'un  être  de  raison,  si  Chrysippe  ne  s'at- 
tache point  à  nous  faire  connaître  en  quoi  elle 
consiste,  d'où  elle  tire  son  origine,  où  elle  est. 
Il  le  sent,  et  il  essaie  de  répondre  sur  ce  point  à 
notre  juste  attente  ;  mais,  voyant  combien  il  se- 


DIALOGUE.  161 

rait  difficile  d'offrir ,  comme  étant  le  type  de  la 
justice ,  l'ensemble  de  ces  législations  particu- 
lières qui  se  modifient  selon  les  lieux ,  qui  va- 
rient suivant  les  temps,  qui  se  contrarient  en 
tant  de  manières,  il  le  place  au  dessus  d'elles  ; 
il  en  trouve  le  principe  dans  la  nature;  et  il  se 
figureune  loi  primitive  dont  les  lois  particulières 
ne  seraient  que  des  conséquences  éloignées. 

Or,  il  s'agirait  de  s'expliquer  dans  ce  système 
comment  il  peut  se  faire  que, du  même  principe, 
il  dérive  des  conséquences  si  différentes,  et  quel- 
quefois diamétralement  opposées.  Quant  à  moi, 
je  pencherais  à  croire  que  chaque  législateur  est 
parti  d'un  principe  qu'il  s'est  fait ,  s'attachant  à 
contrarier  plutôt  qu'à  suivre  la  nature  ;  ce  dont 
:e  suis  loin  de  le  blâmer  :  car,  en  examinant 
quels  sont  les  penchants  qui  viennent  de  la  nature 
on  voit  que  chaque  être  est  porté  à  chercher  son 
bien-être  aux  dépens  de  qui  il  appartient.  Ainsi 
j\  n'est  pas  contre  la  nature  que  les  loups  man- 
gent les  brebis,  que  le  tigre  dévore  sa  proie,  et 
que  les  hommes  se  déchirent  entre  eux,  l'espèce 
humaine  ayant  cela  de  particulier  que  l'homme 
est  naturellement  l'ennemi  de  son  semblable. 
Abandonnez  les  hommes  à  eux-mêmes;  laissez- 
les  agir  en  toute  liberté  ;  qu'ils  soient  affranchis 
de  la  crainte  du  blâme  ,  comme  aussi  de  celle 
des  châtiments;  et  vous  les  verrez  alors  se  ruer 

11 


162  ÉCOLE  D'ATHÈNES, 

les  uns  contre  les  autres  ;  ils  se  nuiront  à  l'envi. 
Avarice,  ingratitude,  égoïsme,  dissimulation, 
désir  de  vengeance,  envie  de  dominer,  amour 
du  plaisir,  voilà  ce^qu'on  trouve  au  fond  du  cœur 
de  chaque  homme,  ce  sont  là  les  sentiments  qui 
le  dirigent  ordinairement  :  en  sorte  que  s'il  y  a 
pour  l'homme  une  loi  de  nature,  ce  doit  être 
une  loi  de  mort  et  de  sang,  jointe  au  goût  le  plus 
décidé  pour  le  plaisir.  Le  vrai  moyen  d'anéantir 
l'espèce  humaine  serait  donc  que  les  coutumes 
et  les  lois  fussent  calquées  sur  cette  loi  primitive. 
Laissons  plutôt  au  caprice  et  au  hasard  le  soin 
d'en  dicter  les  dispositions  ;  au  moins  pourra-t-il 
dans  ce  cas  se  présenter  quelques  chances  favo- 
rables à  l'humanité.  Que  si  l'on  préfère  que  les 
lois  soient  tracées  d'après  les  principes  équi- 
voques d'une  justice  qu'on  ignore,  en  mon  par- 
ticulier j'y  acquiesce  ;  et  c'est  une  autre  espèce 
de  hasard  dont  je  consens  à  subir  le  joug,  pourvu 
toutefois  qu'il  n'en  doive  résulter  aucun  trouble, 
aucun  mouvement  dans  l'État  :  cars'ily  aquelque 
opposition  à  redouter,  je  trouve  bien  plus  sage 
en  ce  cas  de  ne  rien  innover. 

Où  sont  donc  alors  ces  vérités  primitives,  ob- 
jet d'un  accord  universel,  ces  règles  de  justice 
et  de  raison  devant  lesquelles  tous  les  hommes 
se  courbent  naturellement?  Je  les  cherche,  et 
ne  les  trouveras. 


DIALOGUE.  \K7> 

Mais  voici  qu'on  me  présente,  comme  réu- 
nissant en  leur  faveur  un  assentiment  universel, 
ces  vérités  de  spéculation ,  qui  sont  la  base  des 
sciencesmathématiques.Nommez-moi,ditChry- 
sippe ,  un  seul  peuple  où  Ton  ait  mis  en  doute 
que  deux  et  deux  font  quatre.  Oui,  Chrysippe, 
je  vous  le  nommerai  ;   mais  il  faut  auparavant 
que  vous  ayez  fait  passer  en  revue  devant  moi 
tous  les  peuples  de  la  terre  :  car  de  donner  le 
nom   d'universelle  à  telle  ou  telle  opinion  qui 
n'aurait  cours  que  dans  cette  partie  restreinte 
dont  se  compose  la  Grèce,  ou  dans  cette  portion 
plus  étendue  dont  les  mœurs  et  les  usages  sont 
connus  par  suite  des  rapports  fréquents  que  les 
peuplesqui  l'habitent  ontavec  la  Grèce,  ce  serait 
unedérision.  Faitesdonccomparaitredevant  moi 
ces  hommes  dont  parle  Hérodote,  qui  n'ont  qu'un 
seul  œil  au  front  ;  ces  autres  hommes  qui  ont  des 
pieds  de  chèvre;  menez-moi  dans  ces  contrées 
hyperboréennes  où  l'on  dort  six  mois  de  suite  ; 
dans  ce  pays  des  antipodes  où  vous  dites  que  les 
hommes  marchent  de  manière  qu'ils  ont  par  rap- 
port à  nous  la  tête  en  bas;  et  je  me  flatte  d'y 
trouver  des  savants  qui  enseignent  et  deshommes 
qui  croient  que  deux  et  deux  ne  font  pas  quatre. 
Si  je  suis  trompé  dans  mon  attente,  je  vous  pro- 
poserai de  parcourir  avec  moi  ces  différents  glo- 
bes dont  notre  monde  particulier  se  compose; 


164  ÉCOLE  D'ATHÈNES, 

car  enfin,  puisque  Xcnophane  nous  assure  qu'il 
y  a  des  habitants  dans  la  lune,  il  importe  de  sa- 
voir ce  qu'ils  pensent  :  ensuite  ,  et  si  le  courage 
ne  vous  manque  pas,  de  notre  monde  nous  pas- 
serons dans  celui  qui  est  le  plus  voisin,  et  ainsi 
de  proche  en  proche  dans  les  autres,  jusqu'à  ce 
que  nous  ayons  visité  les  cent  quatre-vingt-trois 
mondes  dont  Pélrond'Himère  peuple  l'univers; 
sans  cela,  Chrysippe,  nous  n'aurons  jamais  des 
moyens  d'être  bien  assurés  si  c'est  ou  non,  une 
croyance  universelle,  que  l'on  peut  faire  le  nom- 
bre quatre  en  prenant  deux  fois  le  nombre 
deux. 

Or,  il  me  semble,  Chrysippe,  que  voilà  un 
assez  vaste  champ  qui  s'ouvre  devant  nous;  en 
sorte  que  si  mon  seul  but  était,  comme  vous  pa- 
raissez vouloir  le  donner  à  entendre,  de  prolon- 
ger la  discussion  et  de  la  rendre  interminable, 
j'en  aurais  bien  la  facilite.  Mais  en  cela  vous 
vous  trompez  et  je  vais  vous  en  fournir  la 
preuve  ;  car  je  veux  vous  accorder  plus  que  vous 
n'auriez  osé  demander.  Vous  prétendez  qu'il 
n'y  a  pas  un  seul  homme  sur  la  terre  qui  ne  re- 
connaisse que  deux  et  deux  font  quatre  :  je  l'ad- 
mets, et  ferai  plus  encore;  j'embrasserai  dans 
la  proposition  l'univers  tout  entier  ;  je  l'éten- 
drai  môme  à  tous  les  temps,  pour  peu  que  la 
chose  vous  convienne  ;  en  un  mot  je  dirai  que 


DIALOGUE.  165 

dans  le  ciel  et  sur  la  terre  il  ne  s'est  jamais 
élevé  ,  par  rapport  à  cet  axiome  ,  une  seule  voix 
qui  se  soit  mise  en  discordance.  Qu'en  con- 
clurez-vous,  Chrysippe  ?  Qu'il  y  a  dans  le  monde 
des  choses  évidentes  auxquelles  tous  les  hommes 
acquiescent?  —  Je  vous  laisse  aller.  —  Qu'il  y 
a  dans  le  monde  des  choses  vraies  ?  —  Je  vous 
arrête. 

L'évidence  est  la  persuasion  intime  que  nous 
avons  qu'une  proposition  est  vraie,  sur  le  simple 
énoncé  qu'on  en  fait.  Mais  d'où  nous  vient  cette 
persuasion?  Comment  s'est-elle  introduite  dans 
notre  esprit?  Qui  l'y  a  mise  ?  C'est  ce  que  per- 
sonne ne  sait.  Or,  ne  serait-il  pas  possible  que 
l'erreur  partageât  avec  la  vérité  le  pouvoir  de 
s'emparer  de  notre  esprit  avec  cette  force  qui 
constitue  l'évidence?  Qui  le  nierait  serait  bien 
hardi.  Eh  quoi  !  cet  homme  qui  se  rend  tous  les 
jours  au  Pirée  ,  persuadé  qu'il  est  que  toutes 
les  marchandises  qu'on  y  débarque  sont  à  lui , 
est-il  moins  fortement  imbu  de  cette  idée  que 
ne  le  sont  de  l'idée  contraire  ceux  qui  le  traitent 
defou?  Cetautre  qui  s'imagine  être  le  plus  puis- 
sant des  dieux,  est-il  moins  convaincu  que  Ju- 
piter et  lui  ne  sont  qu'un  ,  que  ne  le  sont  de 
son  erreur  ceux  qui  se  moquent  de  lui?  Il  se 
peut  donc  que  l'erreur  porte  le  cachet  de  l'évi- 
dence aussi  bien  que  la   vérité  ;  de  ce  qu'une 


f66  ÉCOLL  D'ATHÈNES. 

chose  est  évidente,  il  ne  suit  donc  pas  nécessai- 
rement qu'elle  est  vraie.  Ce  que  nous  sentons, 
nous  le  sentons  en  nous  ;  rien  ne  démontre  po- 
sitivement que  nos  sentiments  soient  déterminés 
par  une  cause  qui  serait  hors  de  nous;  rien  ne 
prouve  d'ailleurs  que  cette  cause  qui  peut  être 
en  nous,  qui  peut  être  hors  de  nous,  imprime 
dans  nos  âmes  un  sentiment  qui  soit  conforme 
à  la  vérité  :  ainsi  nous  ne  devons  rien  affirmer 
d'après  l'évidence  et  le  sentiment. 

Chrysippe. 

Mais  au  moins  y  aurait-il  dans  tout  ceci  quel- 
que chose  de  certain  :  c'est  qu'à  tort  ou  à  rai- 
son ,  nous  sommes  sans  cesse  frappés  de  l'évi- 
dence des  choses;  c'est  que  notre  âme  éprouve 
bien  réellement  des  sentiments  et  des  impres- 
sions; voilà  donc  que  sur  ce  point,  il  y  a  néces- 
sité pour  vous  d'être  aussi  affirmatif  que  nous 
le  sommes. 

Carnéade. 

Vous  vous  abusez  encore  ;  car  sur  ce  point 
comme  sur  tout  autre,  je  resterai  dans  le  doute, 
sans  rien  affirmer,  sans  rien  nier,  n'ayant  point 
une  certitude  entière  ;  ce  qui  n'empêchera  pas 


DIALOGUE.  167 

toutefois  que  je  ne  disserte  aussi  librement  que 
vous,  sur  quelque  sujet  que  ce  soit,  en  me 
fondant  sur  la  probabilité. 

Chrysippe. 

Ce  doute  philosophique  ira-t-il  jusqu'à  vous 
mettre  en  garde  contre  le  sentiment  intime  que 
nous  avons,  chacun  à  part  nous,  de  notre  propre 
existence? 

Carnéade. 

Sur  mon  existence  personnelle ,  je  ne  vois 
rien  qui  m'autorise  suffisamment  à  acquiescer 
sans  réserve  au  sentiment  que  j'en  ai. 

Chrysippe. 

Ainsi  vous  doutez  de  votre  propre  exis- 
tence ? 

Carnéade. 

Sur  cette  question ,  vous  avez  déjà  ma  ré- 
ponse (a). 

(«)  Carnéade  n'admettait  aucun  axiome  comme  vrai,  pas  même 


168  ECOLE  D'ATHÈNES 

Aristippe  de  Cyrène  (rt). 

Si  vous  persistez,  mon  cher  Carnéade,  à  sou 
tenir  qu'il  faut  douter  aussi  de  ses  sentiments 
et  même  de  sa  propre  existence  ,  c'en  est  fait, 
nous  allons  rompre  ensemble.  Arcésilas  avait 
attaqué  le  témoignage  des  sens  avec  un  grand 
avantage  ;  de   votre  côté  ,  vous  aviez  mis  à  nu 


celui-ci  que  deux  quantités  égales  à  uue  troisième  sont  égales 
entre  elles  ;  cependant  il  serait  assez  difficile  de  produire  un  texte 
duquel  il  résulterait  que  ce  philosophe  regardât  comme  proba- 
ble seulement  le  fait  de  son  existence  personnelle.  Mais  à  dé- 
faut d'un  texte  précis  qui  se  rapporte  à  Carnéade,  il  serait  aisé 
de  faire  voir  que ,  d'après  le  principe  des  éléatiques  métaphysi- 
ciens, l'existence  individuelle  disparaissait  ;  que,  dans  le  système 
d'Heraclite  et  des  autres  éléatiques  physiciens  ,  rien  ne  devait 
exister  en  soi ,  et  d'une  existence  substantielle  ;  que  les  scep- 
tiques n'accordant  jamais  qu'il  y  eût  rien  de  vrai  dans  aucune 
chose ,  étaient  amenés  à  révoquer  en  doute  la  réalité  de  l'être 
en  général  et  de  toute  existence  particulière  ;  qu'enfin  Carnéade 
n'aurait  pu  lui-même  ,  sans  porter  atteinte  au  dogme  de  l'aca- 
lalepsie,  convenir  que  le  fait  de  son  eiisteuce  personnelle  était 
pour  lui  une  connaissance  cataleptique.  Or,  comme  il  C9t  re- 
connu que  Carnéade  ,  s'il  a  quelquefois  fléchi  sur  le  dogme  de 
la  suspension  en  permettant  d'opiner,  est  resté  inébranlable 
sur  le  dogme  de  l'acalalepsie  ,  nous  ne  pouvions  pas  lui  prêter 
une  autre  réponse  que  celle  qu'il  vient  de  faire  ,  sans  le  mettre 
en  contradiction  avec  lui-même. 

(a)  Arislippe  fut  le  chef  de  la  «ecte  Cyrénaïque.  Il  était  dis- 
ciple de  Socrate  ;  il  ne  voyait  de  certitude  que  dans  les  connais- 
sances que  nous  acquérons  par  le  sentiment  ;  11  plaçait  le  sou- 
\erain  bien  dans  la  volupté. 


DIALOGUE.  10'J 

la  faiblesse  de  la  raison  ;  il  fallait  vous  en  tenir 
là  :  ear  en  ce  qui  regarde  la  conscience  que 
nous  avons  de  nos  perceptions,  et  le  sentiment 
intime  par  lequel  nous  nous  rendons  compte 
à  nous-mêmes  de  notre  existence  ,  il  ne  peut 
pas  y  avoir  le  moindre  doute  à  former.  Il  n'en 
est  pas  des  affections  de  l'àme  comme  des  choses 
qui  sont  hors  de  nous;  de  celles-ci  on  ne  peut 
dire  autre  chose,  sinon  elles  paroi  s  sent  être, 
mais  de  celles-là  on  dit  sans  hésitation  ,  elles 
sont.  Ainsi ,  par  rapport  à  la  douleur  et  au 
plaisir,  le  sentiment  qu'on  en  a  est  vrai.  Je 
vous  livre  donc  l'évidence  et  la  raison,  parce 
que  je  n'y  vois  pas  une  garantie  suffisante  de 
certitude;  je  rejette  avec  vous,  ou  plutôt  je 
révoque  en  doute  le  témoignage  des  senscomme 
étant  une  source  d'illusions,  mais  je  tiens  ferme 
sur  la  réalité  de  nos  affections  et  la  vérité  de 
nos  sentiments.  Quand  je  souffre ,  je  sais  très 
Lien  que  je  souffre,  et  celui  qui  voudrait  me 
persuader  que  je  dois  être  en  doute  sur  ce  point 
dans  le  moment  que  la  douleur  m'arrache  des 
cris  aigus  ,  perdrait  assurément  bien  son 
temps  (i). 

Sur  le  fait  de  mon  existence,  je  serais,  si  la 

(1)  Cic,  Acad.y  lib.  h,  n.  7.  —  Sext.  Emp.,  Pyrrlt. 
//r/j.,  lib.  i,  c.  31.  —  Id.}  adv.  Mat.,  lib.  vu,  seç.  191. 


170  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

chose  était  possible,  plus  affirmatif  encore  : 
quand  je  serais  en  doute  sur  tout  le  reste,  ne 
sachant  pas  au  juste  si  je  veille  ou  si  je  dors  ,  si 
j'ai  l'esprit  sain  ou  si  je  suis  en  démence;  si  je 
me  trompe,  ou  non  ,  dans  mes  raisonnements  ; 
toujours  me  suffirait-il  que  je  sente  et  que  je 
pense,  pour  être  bien  convaincu  que  j'existe  ; 
car  il  m'est  tout-à-fait  impossible  de  séparer 
l'être  de  la  pensée  ,  et  l'existence  du  senti- 
ment. 

Carnéade. 

Mais  quand  vous  dormez  profondément,  vous 
n'avez  ni  sentiment ,  ni  pensée  ;  vous  cessez 
donc  d'exister  :  si  vous  cessez  d'exister,  vous 
n'avez  aucune  raison  ,  en  vous  éveillant,  de  lier 
cette  nouvelle  existence  que  vous  allez  com- 
mencer avec  votre  existence  précédente.  Cette 
existence  ne  vous  appartient  pas  plus  qu'à  tout 
autre.  Alors  votre  sens  intime  est  en  défaut 
puisqu'il  cherche  toujours  à  lier  cette  existence 
passée  avec  l'existence  présente,  pour  n'en 
faire  qu'une  seule  et  même  existence  :  se  trou- 
vant en  défaut  sur  ce  point ,  il  devient  avec 
raison  suspect. 

Direz-vous,  pour  échapper  à  cette  difficulté, 
que  le  sommeil  ne  rompt  pas  le  fil  de  votre  exis- 


DIALOGUE.  471 

tence ,  quoiqu'il  interrompe  le  cours  de  vos 
sentiments  et  de  vos  pensées,  posant  de  cette 
sorte  implicitement  en  principe  que  l'on  peut 
cesser  de  sentir  et  de  penser,  sans  pour  cela 
cesser  d'être  ;  mais  ce  nouveau  principe  serait 
en  opposition  formelle  avec  celui  que  vous 
énonciez  tout  à  l'heure;  rappelez-vous  en  effet 
que  vous  disiez  qu'il  n'est  pas  possible  de  sépa- 
rer l'idée  de  l'être  de  l'idée  du  sentiment  et  de 
celle  de  la  pensée. 

Si  vous  reconnaissez  présentement  qu'être  et 
penser  sont  deux  choses,  que  ces  idées  ne  sont 
point  liées  entre  elles  de  telle  sorte  qu'on  ne 
puisse  les  séparer  ;  alors  il  s'ensuivra  qu'on  peut 
être  sans  penser  :  mais  il  s'ensuivra  probable- 
ment aussi  qu'on  peut  penser  sans  être;  et  la 
preuve  de  votre  existence  vous  échappe. 

Quel  que  soit  donc  le  parti  que  vous  preniez, 
il  vous  sera  difficile  de  sortir  d'embarras. 

Quant  à  moi,  je  ne  conçois  guère  l'être  sans 
le  sentiment  et  la  pensée  ;  vous-même,  vous  ne 
le  concevez  pas  mieux  que  moi  sans  cela  ;  tous 
les  jours  il  vous  arrive  de  dire  d'un  homme  qui 
a  perdu  sans  retour  la  faculté  de  penser  et  de 
sentir,  que  cethomme  est  mort,  que  cet  homme 
n'existe  plus. 

Ainsi  l'idée  de  l'être  se  confond  naturellement 
avec  l'idée  du  sentiment  et  de  la  pensée.  Donc, 


172  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

en  cessant  de  penser  et  de  sentir,  ne  fût-ce 
qu'un  moment,  on  cesse  d'être  ;  donc,  en  chan- 
geant de  sentiment  et  de  pensée ,  ce  qui  arrive 
à  chaque  instant,  on  change  d'être  ;  or  ce  n'est 
pas  là  ce  que  vous  dit  le  sens  intime  ;  le  sens 
intime  vous  trompe  donc. 

Mais  s'il  vous  trompe  en  vous  persuadant  que 
ce  qui  est  interrompu  est  continu  ,  que  ce  qui 
est  variable  est  identique  à  lui-même,  il  vous 
trompe  encore  bien  mieux  en  vous  pénétrant 
de  cette  conviction  que  dans  la  réalité  vous  êtes  ; 
car  il  suit  de  vos  principes ,  qu'à  proprement 
parler  jamais  vous  n'êtes.  En  réduisant,  comme 
vous  faites ,  toute  la  science  au  sentiment , 
l'homme  devient  un  être  purement  sentant  ; 
hors  du  sentiment  il  n'y  a  plus  rien  de  réel  et  de 
vrai  dans  l'homme.  Or,  comment  fixerait-on 
l'état  d'un  être  purement  sentant,  c'est-à-dire 
d'un  être  qui  change  sans  cesse,  qui  s'altère 
continuellement?  Au  moment  qu'on  voudrait 
déterminer  ce  qu'il  est ,  il  ne  serait  déjà  plus  ce 
qu'il  était  ;  il  passe  ,  il  s'écoule  ,  il  flue  ,  mais  il 
n'est  jamais.  Il  faudrait,  pour  qu'on  pût  dire 
qu'il  existe  réellement,  supposer  en  lui  quelque 
chose  de  fixe  et  permanent,  sujet  immuable  et 
toujours  identique  de  ces  modifications,  sensa- 
tions et  sentiments  dont  la  vie  humaine  se  com- 
pose Or,  ce  je  ne  sais  quoi  que  je  ne  puis  com- 


DIALOGUE.  173 

prendre  et  que  je  ne  saurais  nommer,  doit 
vous  paraître  encore  plus  qu^  moi  un  être  de 
raison,  puisque  vous  ne  voyez  de  réalité  que 
dans  les  modifications  et  sensations  qui  se  suc- 
cèdent les  unes  aux  autres,  et  que  vous  l'ex- 
cluez de  tout  le  reste.  Vous  êtes  donc  induit 
en  erreur  par  votre  sens  intime,  toutes  les  fois 
que  vous  vous  imaginez  être  réellement  (a). 

Au  surplus ,  qu'est-il  en  lui-même  ce  sens  in- 
time? sinon,  et  de  même  que  l'évidence,  une 
persuasion  forte  et  en  quelque  sorte  irrésis- 
tible, qui  s'empare,  on  ne  sait  comment,  de 
notre  esprit.  Mais  tout  à  l'heure  vous  recon- 
naissiez qu'en  ce  qui  regarde  les  choses  exté- 
rieures, cette  persuasion  est  susceptible  d'er- 
reur; je  ne  vois  pas  d'après  cela  ,  comment  il 
se  ferait  qu'elle  pût  vous  paraître  une  règle 
infaillible,  quand  il  s'agit  des  choses  intérieures. 
En  ce  qui  me  concerne,  je  sens  que  si  j'arrivais 
jamais  à  être  pleinement  certain  que  j'existe  , 
j'en  viendrais  bientôt  à  ce  point  de  croire  aussi 
que  deux  et  deux  font  quatre.  En  attendant,  je 
continuerai  à  mettre  au  rang  des  choses  vrai- 
semblables tout  ce  qui  tient  à  la  conscience,  de 


(a)  Ce  dernier  argument  a  été  développé  avec  un  talent  re- 
marquable par  M.  Victor  Cousin  ,  dans  son  Introduction  au  dia- 
logue de  Platon,  intitulé  Théœtète. 


174  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

même  que  ce  qui  se  rapporte  à  l'évidence ,  n'y 
voyant  encore  aucune  certitude,  y  trouvant 
seulement  un  très  grand  degré  de  probabilité. 
Je  ne  craindrai  donc  pas  de  dire,  en  parlant  de 
mon  existence,  que  si  ce  n'est  pas  pour  moi 
une  chose  tout  à-fait  certaine ,  c*est  cependant 
de  toutes  les  choses  probables,  sauf  une,  la  plus 
probable  à  mes  yeux. 

Antipater  (a). 

Vous  parlez  sans  cesse  du  vraisemblable,  et 
il  faut  que  vous  attachiez  quelque  sens  à  ce 
mot.  Comme  je  dois  penser  que  vous  le  prenez 
dans  l'acception  qu'on  lui  donne  d'ordinaire, 
je  suis  fondé  à  croire  que  vous  entendez,  par 
une  chose  vraisemblable,  celle  qui  se  rapproche 
du  vrai ,  qui  a  de  la  ressemblance  avec  la  vé- 
rité :  or,  comment  pourriez-vous  juger  de  cette 
ressemblance  si  vous  n'aviez  jamais  vu  la  vérité  ? 
Il  y  a  donc  pour  vous  des  vérités  connues,  et 
ce  n'est  qu'en  vous  rappelant  l'impression  que 
vous  en  avez  reçue,  que  vous  dites  de  chaque 


(a)  Anlipater,  le  stoïcien,  avait  été  disciple  de  Diogène  le  ba- 
bylonien qui  avait  été  contemporain  de  Caniéade.  Il  était  de  Si- 
don,  et  il  a  eu  de  la  réputation  comme  philosophe. 


DIALOGIE.  17» 

chose ,  qu'elle  est ,  ou  qu'elle  n'est  pas  vrai- 
semblable (i). 

Carnéade. 

N'est-ce  pas  vous,  Antipater,  qui  disiez,  il  y 
a  peu  de  jours,  en  examinant  cette  statue  qu'on 
se  propose  d'ériger  à  l'honneur  de  Solon,  que 
cette  statue  ne  lui  ressemble  pas?  cependant 
vous  n'avez  jamais  vu  Solon.  Il  y  a  donc  des 
moyens  de  juger  la  ressemblance  sans  avoir  vu 
l'original  auquel  se  rapporte  la  copie  ;  moyens 
qui  ne  sont  pas  ,  il  est  vrai ,  de  nature  à  établir 
une  certitude  parfaite,  mais  qui  constituent  une 
probabilité  suffisante. 

J'ai  connu  un  paysan  de  l'Attique,  si  pauvre, 
qu'il  n'avait  jamais  vu  de  pièces  d'or  :  il  savait 
toutefois  qu'il  y  en  a,  et  il  avait  quelque  idée 
de  la  couleur  de  ce  métal;  un  jour  il  lui  fut 
donné  une  pièce  fausse  qui  fut  ensuite  refusée 
quand  il  la  présenta;  depuis,  il  n'a  jamais 
voulu  recevoir  une  pièce  d'or  en  échange  de  ce 
qu'il  apporte  au  marché,  alléguant  pour  motif, 
que  n'ayant  pas  une  pierre  de  touche,  il  crain- 
drait encore  d'être  trompé.  Pensez  vous  que  ce 
brave  homme  soit  en  cela  mal  avisé? 

(1)  Cic,  Acad.,  lib.  n,  n.  il. 


i:r,  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

Nous  savons  de  notre  côté  ,  Antipatcr,  qu'il 
y  a  des  choses  vraies  et  des  choses  fausses  dans 
le  monde  ;  mais  n'ayant  pu  jusqu'ici  découvrir 
aucun  signe  qui  nous  mette  à  même  de  discer- 
ner le  vrai  du  faux,  nous  n'affirmons  jamais 
d'aucune  chose  dogmatiquement  qu'elle  est 
vraie  ou  qu'elle  est  fausse.  Nous  convenons 
cependant  qu'il  y  a  des  apparences  fortes  qui 
rendent  probable  que  telle  chose  est  vraie,  que 
telle  chose  est  fausse  ;  et  dans  le  cours  de  la 
vie  ,  nous  suivons  ces  probabilités  ;  mais  quand 
il  s'agit  de  passer  outre  ,  de  prononcer  que  ce 
qui  nous  paraît  vrai,  est  vrai  en  soi,  nous 
sommes  arrêtés  tout  court  et  notre  jugement 
reste  en  suspens. 

Antipater. 

En  répétant  jusqu'à  satiété  qu'il  n'y  a  rien  de 
certain  (#),  et  en  fortifiant  cette  assertion  de 
toutes  les  preuves  que  votre  génie  subtil  peut 
inventer,  vous  prétendez  assurer  la  pierre  fon- 
damentale sur  laquelle  votre  système  repose  ; 

(a)  Je  ferai  remarquer  que  je  me  sers  du  mot  certain  comme 
synonyme  dans  notre  langue  de  celui  de  cataleptique,  qui  pa- 
raîtrait sans  doute  barbare,  et  cela  sans  m'attacher  à  une  dis- 
tinction qu'on  a  attribuée  à  Carnéade  comme  nous  l'avons  dit 
dans  la  note  pare  83. 


DIALOGUE.  17T 

voilà  donc  toute  votre  science  réduite  à  cette 
maxime  fondamentale,  à  ce  dogme  unique,  qu'il 
n'est  pas  possible  de  rien  savoir  ;  mais  ce  dogme, 
à  tout  le  moins,  échappe  au  naufrage  ;  il  n'est 
pas  englouti  avec  tous  les  autres.  Ainsi  cette 
proposition  qu'il  n'y  a  rien  de  certain,  est  pour 
vous  une  proposition  certaine  (i). 

Carnéade. 

Point  du  tout,  et  cette  proposition  qu'il  n'y 
a  rien  de  certain  étant  générale ,  elle  se  trouve 
enveloppée  elle-même  dans  cette  généralité 
qui  n'admet  aucune  restriction  (2). 

Antipater. 

Votre  système  alors  n'a  plus  de  base,  et  s'é- 
croule sur  lui-même  :  car  si  ce  principe  que 
rien  au  monde  n'est  certain,  dont  vous  prétendez 
vous  faire  un  point  d'appui  pour  soulever  et 
renverser  tout  le  reste,  ne  porte  lui-même  sur 
rien  ,  vous  ne  viendrez  jamais  à  bout  d'ébranler 
notre  conviction  ;  vous  n'arriverez  point  à  vos 
fins.  Archimède  ,   il  n'y  a  qu'un  moment,  de- 


(1)  Cic,  Acad.,  lib.  n,  n.  9  et  34. 

(2)  Id.,  ibid. 

n 


178  ÉCOLE  D'ATHÈNES, 

mandait  un  point  d'appui ,  se  faisant  fort  de 
déplacer  la  terre  ;  qu'on  aille  lui  proposer  d'ap- 
puyer son  levier  sur  ce  léger  nuage  qui  passe 
et  que  le  vent  emporte,  la  proposition  sera 
bien  reçue. 

Carnéade. 

Le  batelier  qui  lutte  contre  la  vague,  s'ap- 
puie-t-il  sur  autre  chose  que  sur  la  vague  elle- 
même?  L'oiseau  qui  fend  l'air,  a-t-il  un  autre 
point  d'appui  que  ce  même  air  qui  le  soutient? 
Il  n'est  donc  pas  nécessaire  que  le  point  d'ap- 
pui soit  immobile  et  fixe.  Mais  laissons  là  les 
comparaisons  :  il  n'y  a  point  de  proposition  , 
sans  en  excepter  une,  qui  me  paraisse  plus  pro- 
bable que  celle-ci  :  Il  n'y  a  rien  de  certain.  Je 
puis  donc,  en  discutant,  l'opposer  avec  avan- 
tage à  toute  autre  proposition  qui  tendrait  à 
établir  qu'il  y  a  quelque  chose  de  certain,  sans 
pour  cela  en  faire  un  dogme. 

Antipater. 


Toujours  des  arguties  à  la  place  de  raisonne- 
ments solides! 


DIALÛT.UE.  179 

Carnéade. 

Toujours  l'impuissance  de  répondre  se  cou- 
vrant de  l'apparence  du  dédain! 

Anacharsis  l'ancien  (a). 

Voilà  donc,  6  sages  de  la  Grèce,  où  viennent 
aboutir  vos  infatigables  travaux!  des  disputes 
sans  fin  ;  des  systèmes  qui  se  combattent  y  des 
écoles  opposées  l'une  à  l'autre;  des  sectes  qui 
se  divisent ,  puis  se  subdivisent  elles-mêmes  à 
l'infini. 

Poussé  par  je  ne  sais  quel  désir  inquiet  de 
voir  et  de  connaître  ,  je  me  suis  arraché  aux 
charmes  du  désert,  j'ai  quitté  la  Scythie  qui  m'a 
vu  naître,  et  je  suis  venu  me  jeter  au  milieu  de 


(a)  II  n'est  pas  inutile  de  faire  observer  que  le  discours  d'A- 
nacharsis ,  qui  fait  la  conclusion  de  cette  composition  dramati- 
que, est  une  fiction.  Anacharsis  cependant  n'est  point  un  per- 
sonnage imaginaire  :  il  était  scythe  d'origine,  d'une  naissance 
distinguée,  et  vint  à  Athènes  où  il  se  lia  avec  les  hommes  les  plus 
marquants  de  cette  ville.  Diogène  de  Laërte  cite  de  lui  plusieurs 
réponses  et  plusieurs  traits  qui  annonceraient  qu'à  un  grand 
sen3  il  joignait  un  esprit  observateur,  élevé,  libre  dans  ses  ju- 
gements. On  raconte  qu'il  fut  tué  par  ses  compatriotes,  à  son 
retour  en  Scythie ,  à  l'occasion  de  quelques  nouveautés  qu'il 
voulait  introduire  dans  la  religion. 


xi)  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

vous,  persuadé  que  la  Grèce  si  vanléc  recelait 
tous  les  trésors  de  la  sagesse. 

Quelle  a  été  ma  surprise  en  premier  lieu  , 
quittant  un  peuple  laborieux  ,  guerrier,  où  le 
mépris  du  luxe  et  des  richesses  ,  l'habitude  de 
la  tempérance ,  un  esprit  de  justice  semblent 
innés;  de  trouver  ce  peuple  nouveau,  que  je 
croyais  si  éclairé  ,  inconstant  et  léger  ;  aimant  à 
l'excès  les  plaisirs  et  la  gloire  ;  traitant  les 
grandes  affaires  comme  un  jeu;  donnant  aux 
petites  une  attention  sérieuse  ;  passant  avec  la 
rapidité  de  l'éclair  du  découragement  à  l'inso- 
lence, de  l'exaltation  à  l'abattement:  frivole  et 
mobile  en  tout. 

Toutefois  cette  première  surprise  a  fait  place 
à  une  surprise  plus  grande  encore,  lorsqu'ad- 
mis  dans  le  sanctuaire  de  la  philosophie,  j'ai 
entendu  les  sages  discourir,  j'ai  eu  connaissance 
de  leurs  débats. 

Tel  celui  qui  s'embarque  plein  de  sécurité  , 
la  mer  étant  calme  et  le  ciel  sans  nuages,  s'é- 
tonne ensuite  à  la  vue  de  la  tempête  et  jette 
de  tristes  regards  vers  le  port  qu'il  a  quitté. 

Tantôt  emporté  par  un  mouvement  rapide, 
je  me  suis  vu  élevé  jusque  dans  les  régions  cé- 
lestes ;  tantôt  je  me  suis  vu  entraîné  par  un 
mouvement  contraire ,  roulant  d'abîme  en 
abîme,  près  d'être  englouti  dans  le  néant. 


DIALOGUE.  1S1 

Ignorance  et  simplicité  de  mes  aïeux,  seriez-- 
vous  donc  à  regretter! 

En  abordant  sur  cette  plage  ,  j'avais  quelque 
idée  de  la  puissance  des  dieux,  un  sentiment 
vague  de  la  dignité  de  mon  être,  des  notions 
confuses  de  la  justice  et  de  mes  devoirs. 

Aujourd'hui ,  que  sais-je  ? 

De  retour  dans  ma  patrie ,  qu'aurai-je  à.  ré- 
pondre à  ceux  qui  me  presseront  de  questions  ? 

Je  pourrai  leur  dire  que  j'ai  vu  des  hommes 
doués  d'un  génie  rare,  qui  se  sont  voués  exclu- 
sivement à  la  recherche  de  la  vérité  ;  qui  ont , 
pour  v  réussir  plus  sûrement,  renoncé  la  plu- 
part a  leurs  biens  ,  leurs  parents  ,  leur  pairie, 
et  se  sont  dégagés  de  tout  autre  soin.  Mais 
quand  ils  me  demanderont  ce  que  ces  hommes 
d'un  esprit  si  pénétrant,  si  vaste,  si  profond, 
m'ont  appris  ;  je  baisserai  la  tête. 

Cependant  il  y  a  quelque  chose  en  moi  qui 
me  ramène  sans  cesse  à  l'idée  d'une  vérité  ca- 
chée, et  me  presse  du  désir  de  la  trouver, 
où  qu'elle  soit.  Qui  m'apprendra  donc  quelle 
terre  la  recèle  ;  quel  peuple  a  le  bonheur  de  la 
posséder?  Vous  restez  muets;  personne  de 
vous  ne  se  présente  pour  me  faire  connaître  la 
voie  qui  conduit  à  cette  région  que  je  cherche  ; 
n'importe,  j'irai,  je  visiterai  tous  les  lieux  d'où 
l'étranger  n'est  pas  repoussé  ;  et  je  m'assurerai 


182  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

si  dans  quelque  coin  de  la  terre,  jusqu'àprésent 
ignoré,  la  vérité  n'a  pas  été  mise  en  dépôt 
pour  être  ensuite  proclamée,  quand  les  temps 
seront  arrivés. 

Adieu  donc,  6  Grèce  si  vantée  ,  qui  de  loin 
brillez  comme  un  phare,  et  de  près  n'êtes  plus 
qu'un  volcan  enflammé,  dont  la  lueur  intermit- 
tente éblouit ,  mais  n'éclaire  point. 


L'ÉCOLE  D'ATHÈNES. 


Cpilogur. 


i. 


Sans  prétendre  établir  un  parallèle  entre  l'ou- 
vrage qu'on  vient  de  lire  et  le  premier  essai  de 
l'orateur  romain  ,  dans  le  genre  philosophique  , 
c'est-à-dire  ,  entre  YEcole  d'Athènes  et  les 
Questions  Académiques ,  nous  croyons  pou- 
voir hasarder  un  rapprochement;  c'est  que  les 
deux  auteurs,  quoiqu'ils  aient  à  peu  près  suivi 
la  même  route  ,  ne  sont  point  arrivés  au  même 
but. 

Cicéron  ,  prenant  la  parole  en  son  propre 
nom,  s'est  attaché  à  faire  ressortir  les  contradic- 
tions   des  philosophes ,  et  il  a   sapé  lui  même 


184  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

avec  force  les  fondements  des  connaissances 
humaines;  sans  autre  vue  que  celle  de  faire  pré- 
valoir l'opinion  de  l'Académie  qui  réduisait  tout 
à  la  probabilité  et  qui  rejetait  la  certitude.  Pour 
nous,  évitant  de  prendre  une  part  active  à  la 
lutte,  nous  avons  ouvert  la  lice,  et  nous  sommes 
resté  simple  spectateur  du  combat  ;  quand 
ensuite ,  et  à  l'aspect  de  l'horrible  confusion 
que  le  choc  de  tant  d'opinions  diverses  devait 
nécessairement  entraîner,  nous  avons  pris  sur 
nous  d'intervenir  et  de  proclamer,  sous  le  nom 
d'Anacharsis,  l'inutilité  de  ces  débats  ;  ce  n'a 
pas  été  dans  l'intention  de  pousser  la  raison  hu- 
maine à  bout ,  mais  d'engager  l'homme  à  de- 
mander à  la  religion  ce  que  la  philosophie  n<e 
saurait  lui  donner.  Ainsi  la  conséquence  à  tirer 
de  Y  Ecole  d'Athènes ,  à  la  différence  de  celle 
qui  découle  naturellement  des  Questions  Aca- 
démiques,  n'a  rien  de  désespérant  pour  celui 
qui  cherche  de  bonne  foi  la  vérité. 

Toutefois,  ne  serait-ce  point  ici  une  nouvelle 
illusion  qui  se  présente?  N'y  a-t-il  pas  eu,  n'y 
a-t-il  pas  encore  un  grand  nombre  de  religions, 
dont  chacune  réclame  pour  elle,  et  à  l'exclu- 
sion de  toutes  les  autres  ,  l'avantage  d'être 
fondée  sur  la  parole  de  Dieu?  Ces  religions  ont 
produit  bien  des  sectes  ;  ces  sectes  se  sont  elles- 


ÉPILOGUE.  18-, 

mêmes  divisées,  puis  sous-divisées  encore;  ce 
n'est  donc  pas  une  porte  de  secours  ouverte  à 
l'esprit  humain  dans  sa  détresse  ;  mais  un  second 
dédale,  un  labyrinthe  aussi  inextricable  que  le 
premier,  qui  s'offre  à  l'homme  fatigué. 

Si  cette  objection,  qui  ne  laisse  pas  que  d'être 
spécieuse,  pouvait  être  solide  au  fond,  alors  il 
faudrait  penser  que  l'homme  a  été  frappé  d'ana- 
thème  en  naissant;  et  que  cet  anathème  a  été 
prononcé  sur  lui  d'une  manière  irrémissible, 
puisqu'avant  reçu  l'intelligence  en  partage  ,  la 
vérité  cependant  échapperait  continuellement  à 
sa  poursuite. 

Mais  il  n'en  est  point  ainsi. 

L'homme  ,  il  est  vrai ,  porte  sur  son  front  le 
signe  d'un  être  déchu  ;  il  reste  toutefois  assez 
de  grandeur  en  lui,  pour  qu'on  reconnaisse  que 
ce  n'est  pas  un  être  entièrement  dégradé.  Fai- 
ble ,  il  lui  faut  un  appui  ;  malade,  il  a  besoin  de 
secours  :  il  le  sent,  et  il  appelle  ordinairement 
la  religion  à  son  aide. 

Ce  sentiment  de  faiblesse  morale  ,  du  reste , 
est  tellement  inhérent  à  la  conscience  de 
l'homme  ,  qu'il  ne  serait  pas  en  son  pouvoir  de 
l'arracher  entièrement.  Ceux-là  même  qu'un 
fol  orgueil  porte  à  repousser  le  secours  de  la 
révélation  ,  cherchent  une  assurance  hors  d'eux 
par  l'espèce  de  foi  qu'ils  accordent  d'abord  à  la 


180  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

parole  du  maître;  et  cet  homme  aussi  par  le- 
quel les  autres  jurent,  s'effraierait  de  son  isole- 
ment, s'il  ne  voyait  autour  de  lui  quelques  dis- 
ciples qui  l'admirent. 

Mais  le  grand  nombre,  disons  mieux,  le  genre 
humain  tout  entier,  par  un  instinct  qui  ne  le 
trompe  pas,  attend  de  plus  haut  le  secours  dont 
son  impuissance  lui  fait  un  besoin  ;  c'est  vers  le 
ciel  qu'il  élève  la  vue  quand  il  veut  réclamer 
assistance. 

Ainsi  la  religion  ,  en  tant  qu'elle  émane  direc- 
tement du  ciel,  est  appelée  naturellement  à  de- 
venir le  soutien  de  l'homme,  et  le  guide  de  sa 
raison. 

Or,  il  se  présente  à  la  fois  plusieurs  religions 
qui  prétendent  avoir  exclusivement  le  droit 
d'être  regardées  comme  divines  ;  dans  ce  con- 
tlit,  il  importe  de  reconnaître  quelle  est  celle 
qui  justifie  le  mieux  sa  prétention.  Cet  examen, 
au  premier  coup  d'œil,  paraît  ouvrir  un  champ 
bien  vaste  à  la  discussion;  cependant  nous  ver- 
rons tout  à  l'heure  que  l'embarras  n'est  pas  aussj 
grand  que  d'abord  il  semble  l'être. 

De  quoi  s'agit-il  en  effet?  d'arriver  a  déter- 
miner, d'une  manière  précise,  quelle  est,  de 
toutes  les  religions,  celle  qui  porte  le  véritable 
cachet  de  la  révélation  ;  une  fois  la  question  ré- 
duite à  ces  termes ,  le  champ  de  la  discussion 


ÉPILOGUE.  187 

se  resserre  ,  le  fond  sur  lequel  elle  s'établit  de- 
vient ferme. 


Quelque  soin  qu'on  puisse  apporter  à  re- 
trouver la  trace  de  toutes  les  religions  qui  ont 
eu  cours  dans  le  monde  ,  quelque  exagération 
qu'on  puisse  mettre  dans  l'énumération  de  celles 
qui  existent  présentement  ,  toujours  sera-t-on 
forcé  de  convenir  qu'il  n'y  a  ,  sous  le  rapport 
de  la  mobilité ,  nulle  comparaison  à  faire  entre 
les  opinions  philosophiques  et  les  opinions  reli- 
gieuses. 

La  philosophie,  par  cela  seul  qu'elle  procède 
par  voie  d'examen  ,  en  s'exerçant  sur  des  ma- 
tières trop  élevées  pour  que  l'esprit  humain 
puisse  y  atteindre  de  lui-même,  porte  en  elle 
naturellement  le  principe  d'une  mobilité  perpé- 
tuelle :  aucun  philosophe  n'a  le  droit  d'impo- 
ser ,  par  voie  d'autorité ,  sa  propre  opinion  à 
son  disciple;  et  celui-ci,  en  discutant  l'opinion 
du  maître  sera  conduit  insensiblement  à  la  mo- 
difier. Il  serait  difficile  en  effet  qu'en  cherchant 
a  résoudre  ces  grands  problèmes ,  pour  lesquels 
l'esprit  humain  a  trop  peu  de  données,  le 
maître  et  le  disciple  fussent  toujours  d'accord 


J8*  ÉCOLE  D'ATHÈNES, 

entre  eux  (a).  De  là,  celte  instabilité  qui  pénètre, 
comme  un  venin,  toutes  les  parties  de  la  philo- 
sophie :  maladie  incurable,  dont  elle  ne  pourra 
jamais  extirper  le  germe ,  puisqu'il  a  sa  racine 
dans  la  nature  même  du  principe  philosophique. 
Qui,  plus  que  Socrate,  aurait  eu  le  droit  de 
penser  qu'il  jetait  les  fondements  d'un  édifice 
solide?  La  sagesse  semblait  s'exprimer  par  sa 
bouche  ;  et  cependant  il  n'est  aucun  de  ses  dis- 
ciples, parmi  ceux  au  moins  qui  se  sont  livrés 
à  l'enseignement  philosophique,  qui  ait  con- 
servé intact  le  dépôt  qu'il  avait  reçu  :  presque 
tous  sont  devenus  chefs  de  sectes.  Platon,  lui- 
même  r  pénétré  d'un  si  grand  respect  pour  la 
mémoire  de  Socrate,  s'est  établi  jugé  de  sa 
doctrine ,  et  l'a  singulièrement  altérée.  Si  Pla- 
ton ensuite  a  trouvé  dans  Speusippe  un  élève 
docile,  il  a  rencontré  dans  Aristote,  le  plus  dis- 
tingué, sans  contredit,  de   tous  ceux  qui  ont. 


(a)  Admettons  ce  que  le  mon  Je  ne  vit  jamais,  non  seulement 
deux  intelligences,  mais  deux  natures  rigoureusement  identi- 
ques; supposons  en  outre  que  ces  deux  hommes,  naturellement 
inégaux  par  l'âge ,  se  soient  trouvés  dans  les  mêmes  conditions 
d'expérience  et  d'observation  :  il  est  bien  clair  que  les  impres- 
sions du  maître  et  du  disciple  n'auront  pu  être  adéquatement 
semblables  ;  et  l'eussent-elles  été ,  il  y  a  bien  évidemment  dans 
l'indépendance  et  l'esprit  philosophique  proprement  dit ,  une 
impulsion  qui  empêcherait  le  disciple  d'en  tirer  toujours  los 
roémes  inductions  que  son  maître.  —Tu.  F. 


ÉPILOGUE.  18y 

hanté  l'Académie,  un  antagoniste  déclaré.  Théo- 
phraste  ,  de  son  côté,  qui  reçut  des  mains  d'A- 
ristote  la  direction  de  l'école  péripatéticienne, 
s'écarta  sur  beaucoup  de  points  de  l'enseigne- 
ment de  ce  dernier.  Straton,  venant  immédia- 
tement après,  changea  tout.  Ainsi  les  grands 
maîtres,  malgré  leurs  efforts,  n'ont  pu  réussir 
à  donner  à  la  philosophie  quelque  peu  de  con- 
sistance. Socrate  n'a  pas  formé  d'école  ;  Platon, 
s'il  eût  atteint  le  dernier  terme  de  la  longévité 
humaine,  eût  vu  la  fin  de  celle  qu'il  avait  fon- 
dée ;  Aristote  meurt  à  un  âge  peu  avancé,  et 
déjà  Straton,  qui  doit  porter  le  trouble  dans  le 
Lycée,  est  à  la  veille  de  paraître. 

Le  mouvement  est  tellement  inhérent  à  la 
nature  du  principe  philosophique,  que  là  où  ce 
mouvement  cesse ,  on  peut  être  sûr  que  ce 
principe  est  faussé.  La  philosophie,  en  effet, 
ne  devient  stationnaire  que  lorsque  l'esprit  de 
foi  s'y  est  subrepticement  introduit  ;  et  alors 
elle  perd  son  caractère  :  le  moyen  âge  en  offre 
un  exemple  frappant. 

Si  la  fluctuation  est  dans  la  nature  de  l'esprit 
philosophique,  la  stabilité  est  au  contraire  une 
des  qualités  essentielles  aux  systèmes  religieux, 
parce  que  ,  en  effet ,  il  appartient  à  celui  qui  se 
dit  envoyé  d'en  haut ,  d'imposer  la  soumission 
d'esprit,  et  de  commander  impérieusement  la 


490  ÉCOLE  D'ATHÈNES, 

foi.  Toute  religion  dès  lors  qui  admettrait  le 
libre  examen  sur  un  autre  point  que  celui  de  la 
mission  de  l'envoyé,  toute  religion  qui  ouvri- 
rait à  chacun  le  champ  de  la  discussion  sur  le 
fond  même  du  dogme  ,  introduirait  dans  son 
propre  sein  un  principe  de  contradiction,  d'où 
résulterait  à  la  longue  la  ruine  entière  de  l'es- 
prit de  foi. 

Or,  une  religion  qui  a  perdu  l'esprit  de  foi , 
est  dépouillée  de  son  caractère;  ce  n'est  plus 
qu'un  système  philosophique  déguisé.  Nous  ne 
saurions  donc ,  dans  le  rapprochement  à  faire 
des  croyances  religieuses,  pour  connaître  celle 
qui  porte  le  cachet  de  la  révélation,  faire  en- 
trer en  concurrence  ces  productions  que  l'es- 
prit philosophique,  appliqué  mal  à  proposa  la 
religion,  a  enfantées  si  souvent  :  compositions 
mixtes,  que  la  philosophie  rejette  parce  que  la 
raison  trouve  encore  des  entraves  dans  ce  qui 
reste  du  dogme  religieux  ;  et  que  la  religion  , 
de  son  côté,  repousse,  comme  donnant  à  la 
raison   plus  qu'elle  n'a   le   droit  de  prétendre. 

Toutefois  cette  stabilité  qui  est  le  propre 
des  systèmes  religieux,  n'est  point  à  l'épreuve 
du  temps ,  si  la  vérité  n'en  fait  la  base  ;  car  il  y 
a  dans  les  ouvrages  de  l'homme  un  principe  de 
destruction  qui  se  développe  plus  ou  moins 
vite.  L'homme  mortel  ne  peut  imprimer  à  au- 


ÉPILOGUE.  191 

cunc  de  ses  produclions  le  cachet  de  l'immor- 
talité ;  et  l'œuvre  de  l'imposture  n'a  pas  ce  qu'il 
faut  pour  durer  toujours.  Si  donc  la  stabilité 
est  une  qualité  inhérente  aux  religions  qui  com- 
mandent la  foi,  \a  perpétuité  doit  être  la  marque 
particulière  de  celle  qui  a  véritablement  le  droit 
de  l'imposer. 

Ce  principe  admis,  toutes  les  religions  qui 
ont  cessé  d'exister  sont  jugées  irrévocablement. 
Ainsi  nous  laisserons  dormir  dans  leur  poussière 
ces  religions  de  l'antiquité  dont  les  savants  re- 
trouvent à  grand'peine  la  trace,  de  même  que 
ces  cultes  idolâtriques  dont  les  vestiges  plus 
récents  attestent  qu'ils  ont  régné  dans  un  temps 
plus  rapproché  du  nôtre. 

Quant  aux  religions  ,  en  petit  nombre ,  dont 
les  bannières  flottent  encore,  elles  seront  ap- 
pelées à  produire  leurs  titres  et  à  faire  preuve 
de  perpétuité.  Le  brahmanisme  ,  le  boud- 
dhaïsme  ,  l'islamisme  d'une  part,  le  christia- 
nisme, le  judaïsme  d'autre  part,  comparaîtront: 
entre  ces  religions,  y  en  aura-t-il  plusieurs, 
en  pourra-t-on  compter  jusqu'à  trois  qui  prou- 
veront qu'elles  remontent  jusqu'aux  premiers 
âges  du  monde?  J'en  doute. 

En  tout  cas,  ce  ne  sera  point  l'islamisme. 
On  peut  fixer  l'année,  le  jour  et  même  l'heure 
à  laquelle  ce  colosse  formidable  s'est  élancé  du 


102  ÉCOLE  D'ATHÈNES, 

désert  pour  exterminer  la  religion  du  Christ. 
Long-temps  il  a  prévalu;  pendant  bien  des 
siècles  il  s'est  maintenu  fièrement  :  de  nos  jours 
il  s'ébranle,  il  chancelle  :  on  dirait  qu'il  va  tom- 
ber. Quoi  qu'il  en  arrive,  ses  destinées  sont 
marquées  :  il  a  commencé,  tôt  ou  tard  il  doit 
finir. 

Autant  en  dirai-je  du  bouddhaïsme  et  même 
du  brahmanisme,  quoique  ce  dernier  ait  plus 
de  droit  à  l'ancienneté  :  car  lorsque  cette  mo- 
mie informe  ,  qui  se  conserve  parce  qu'elle  est 
embaumée,  sera  enfin  produite  au  grand  jour 
et  débarrassée  de  ses  langes,  on  reconnaîtra 
qu'elle  n'a  point  une  origine  céleste,  et  qu'elle 
a  été  tirée  du  limon  de  la  terre,  en  un  mot 
que ,  dans  sa  forme  actuelle ,  c'est  l'œuvre  de 
l'homme  :  d'après  ce  qu'on  en  sait,  on  peut 
l'affirmer  déjà  (a). 

Ainsi  le  champ  de  la  discussion ,  au  premier 
coup  d'œil  si  vaste,  se  resserre  de  plus  en  plus  ; 
et  dans  les  limites  étroites  qui  le  circonscrivent 
présentement,  je  ne  vois  que  deux  religions, 
celle  du  chrétien  et  celle  du  juif,  qui  aient  vrai- 
ment le  droit  de  s'y  placer  :  encore  est-il  à  re- 

(a)  Voir  sur  les  Védas  et  sur  Bouddha  Rationalisme  et  Tradi- 
tion.— Th.  F. 


ÉPILOGUE.  193 

marquer  que  ces  deux  religions  ont  une  origine 
commune  :  ce  sont  deux  branches  attachées 
sur  le  même  tronc- 


*  * 
* 


Le  chrétien  et  Je  juif  se  disent  issus  du  même 
<père  ;  car  ils  prétendent  que  le  genre  humain 
-est  sorti  d'un  seul  homme.  Ils  racontent  de  la 
même  manière  la  chute  d'Adam  et  les  suites 
funestes  qu'elle  a  eues ,  désastre  lamentable 
sur  lequel  il  y  aurait  eu  à  gémir  sans  fin ,  si  le 
réparateur  n'eût  été  montré  aussitôt  après  la 
faute  commise!  Ainsi  le  dogme  du  péché  ori- 
ginel ,  qui  a  donné  lieu  à  la  promesse  d'un  ré- 
dempteur, est  commun  au  juif  et  au  chrétien. 
Tous  deux  parlent  ensuite  d'une  autre  cata- 
strophe qui  a  bouleversé  le  monde  et  dépeuplé 
la  terre.  Une  seule  famille  échappa;  et  le  chef 
de  celte  famille  est  pour  le  juif,  comme  il  l'est 
pour  le  chrétien  ,  le  nouveau  rejeton  duquel 
la  race  humaine  une  seconde  fois  est  sortie. 
Cependant  la  famille  de  Noc  se  disperse  ;  les 
traditions  s'altèrent;  l'idolâtrie  prend  naissance  : 
Dieu  choisit  Abraham  et  l'appelle  pour  être  le 
père  des  vrais  croyants.  A  ce  nom  d'Abraham, 
le  chrétien  et  le  juif  s'inclinent  avec  respect; 
tous  deux  se   présentent  comme  héritiers  des 

13 


194  ECOLE  D'ATHENES, 

promesses  qui  furent  laites  à  ce  patriarche  vé- 
nérable. Les  enfants  d'Abraham  selon  la  chair 
se  multiplient ,  bien  qu'ils  gémissent  sous  une 
dure  oppression  :  or  il  est  temps  qu'ils  soient 
délivrés  ,  pour  être  mis  en  possession  de  la 
terre  de  Chanaan,  image  et  symbole  de  la  pa- 
trie céleste  réservée  aux  enfants  d'Abraham 
selon  l'esprit ,  Moïse  donc  reçoit  l'ordre  de 
tirer  le  peuple  hébreu  de  la  captivité;  et  il  est 
revêtu  d'uï)  pouvoir  extraordinaire  qui  le  met 
à  portée  d'accomplir  sa  haute  mission.  Israël 
sort  en  triomphe  de  l'Egypte  ;  et  voilà  que  ce 
peuple  ,  introduit  enfin  dans  la  terre  promise  , 
devient  le  gardien  et  le  dépositaire  spécial  des 
traditions  primitives  ,  de  la  loi  morale  et  reli- 
gieuse ,  et  enfin  de  la  promesse  du  rédempteur 
futur.  Israël ,  malgré  ses  infidélités  passagères, 
conserve  intact  ce  dépôt  :  l'attente  du  Messie 
se  soutient;  de  jour  en  jour  elle  devient  plus 
vive  :  des  prophètes  animés  de  l'esprit  de  Dieu 
se  succèdent  pour  en  rappeler  le  souvenir  et 
décrire  jusqu'aux  plus  minutieuses  circonstances 
de  son  avènement;  néanmoins  ils  disent  qu'ils 
ne  seront  compris  que  du  petit  nombre. 

Ce  n'est  pas  que  les  traits  qui  doivent  carac- 
tériser le  Messie  soient  équivoques  :  mais  c'est 
qu'ils  semblent  être  contradictoires.  Ainsi  le 
temps  de  sa   venue  est  marqué  ;  on  sait  qu'il 


ÉPILOGUE.  19:> 

sera  armé  d'une  puissance  insurmontable,  qu'il 
brisera  le  joug  qui  pèse  sur  son  peuple,  et 
qu'il  foulera  aux  pieds  ses  ennemis  vaincus  :  ce 
sera  un  prophète  plus  grand  que  Moïse  ;  il  fera 
des  miracles  plus  étonnants;  les  idoles  tombe- 
ront à  son  approche  ;  les  rois  et  les  peuples  se 
prosterneront  devant  lui.  Mais  la  face  du  Messie 
quelquefois  est  voilée,  et  alors  tout  ce  grand 
éclat  s'obscurcit;  le  prophète  qui  nous  le  mon- 
trait d'abord  sous  l'apparence  d'un  conquérant 
invincible  ,  maintenant  nous  offre  à  sa  place  un 
homme  profondément  humilié  :  il  passe  ina- 
perçu,  ou,  s'il  attire  un  moment  les  regards, 
ce  n'est  que  pour  appeler  sur  sa  tète  l'injure  et 
l'outrage,  la  persécution  et  la  mort  :  les  Juifs 
le  rejettent;  les  gentils  le  poursuivent;  il  est 
en  butte  à  tous  ;  il  succombe  enfin  sous  les  coups 
de  ses  ennemis.  Que  sera-t-il  donc?  sera-ce  un 
Dieu?  sera-ce  le  dernier  des  hommes? 

Même  difficulté  à  concilier  le  langage  des 
prophètes  en  ce  qui  concerne  le  peuple  de 
Dieu.  D'une  part  on  voit  l'annonce  pour  ce 
peuple  des  plus  hautes  destinées  :  il  descendra 
de  la  montagne  de  Sion  pour  marchera  la  con- 
quête du  monde;  rien  ne  pourra  l'arrêter;  et, 
sous  la  conduite  du  Messie  ,  de  ce  chef  invin- 
cible sorti  de  la  tribu  de  Juda,il  pénétrera 
dans  les   régions  les  plus  reculées,  et  jettera 


196  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

les  fondements  d'un  vaste  empire  que  le  temps 
ne  détruira  point.  Cependant  il  est  dit,  d'autre 
part,  que  le  sceptre  sera  arraché  des  mains  de 
Juda;  que  Jérusalem  sera  détruite;  que  les 
Juifs  seront  errants  et  dispersés,  sans  rois,  sans 
princes,  sans  prophètes,  sans  sacrifices,  sans 
autel ,  attendant  le  salut  et  ne  le  trouvant  pas. 

Mais  quoi  !  ce  temple,  qui  devait  être  ouvert 
à  toutes  les  nations ,  sera-t-il  donc  lui-même 
détruit?  Oui,  il  sera  ruiné  de  fond  en  comble, 
ce  temple  dont  la  Jérusalem  terrestre  se  glorifie  : 
une  nouvelle  alliance  aura  lieu  par  le  Messie; 
une  loi  plus  parfaite  sera  promulguée  ;  l'ordre 
de  sacrificature  d'Aaron  sera  réprouvé,  et  celui 
de  Melchisédech  introduit;  en  tous  lieux  on 
offrira  une  hostie  pure  à  Dieu  en  remplacement 
des  sacrifices  d'animaux;  les  anciennes  choses 
seront  oubliées;  ce  qui  sera  mis  à  la  place  sera 
meilleur  ;  enfin  ,  et  c'est  là  le  mot  caché  de  l'é- 
nigme ,  la  réalité  se  montrera,  l'ombre  et  la 
figure  disparaîtront  ;  le  tableau  de  la  loi  par- 
faite sera  exposé  au  grand  jour,  et  celui  qui 
n'en  présentait  que  l'ébauche  sera  mis  de  côté. 

Voilà  ce  que  les  prophètes  ont  vu  bien  long- 
temps à  l'avance,  et  ce  qu'ils  ont  consigné  dans 
les  livres  saints,  dont  le  chrétien  et  le  juif  con- 
servent très  précieusement,  et  chacun  de  leur 
côté,  un  exemplaire.  Toutes  ces  choses,  du 


ÉPILOGUE.  197 

rcstG  ,  ne  devaient  commencer  a  s'accomplir 
qu'après  la  venue  du  Messie.  Il  arrive  enfin ,  et 
alors  que  se  passe-t-il?  Le  saducéen  le  mécon- 
naît ;  le  pharisien  le  méprise  :  le  premier, 
tout  préoccupé  de  l'idée  d'une  grandeur  tem- 
porelle, ne  daigne  pas  jeter  un  regard  sur  le 
fils  de  Marie  ;  le  second  ,  infatué  de  sa  science 
vaine  et  encore  plus  de  sa  fausse  sagesse,  esf 
choqué  de  la  simplicité  apparente  du  Messie. 
Rien  en  effet  ne  le  distingue  aux  yeux  du  vul- 
gaire que  l'éclat  extérieur  séduit;  ni  aux  yeux 
de  l'homme  superbe  qui  cherche  la  singularité. 
Jésus  est  réputé  fils  d'un  artisan  ;  il  n'exerce 
aucun  pouvoir  dans  l'Etat  ;  il  ne  commande 
point  d'armées;  il  ne  médite  aucune  conquête  : 
comment  pourrait-il  être  le  Messie?  D'autre 
part,  il  est  humble,  et  marche  dans  la  voie 
commune  ;  il  ne  se  fait  point  entendre  dans  les 
carrefours ,  et  n'a  point  revêtu  le  cilice  et  le 
sac;  enfin  il  n'a  point  la  science  du  scribe;  il 
dédaigne  les  pratiques  du  pharisien  :  comment 
ose-t-il  se  donner  pour  prophète?  Ainsi  la  vraie 
grandeur  du  Messie,  cette  grandeur  qui  consiste 
dans  le  mépris  de  ce  qui  est  vain  et  passager , 
la  connaissance  intime  des  choses  qui  se  rap- 
portent à  Dieu,  l'épanchement  d'une  charité 
sans  bornes  ,  échappe  aussi  bien  au  juif  charnel 
qui  cherche  un  conquérant  dans  le  Messie,  qu'au 


198  ÉCOLE  D'ATIlKSKS. 

juif  spirituel  qui  veut  y  trouver  un  prophète 
d'après  le  modèle  qu'il  s'est  fait.  Quelques 
hommes  simples,  dont  le  cœur  est  droit,  ont 
cependant  distingué  celui  qui  était  générale- 
ment attendu.  Ils  l'ont  reconnu  à  la  sainteté  de 
sa  vie ,  à  la  sagesse  de  ses  discours  ,  et  surtout 
à  l'éclat  des  œuvres  merveilleuses  par  lesquelles 
il  manifeste  à  chaque  instant  sa  puissance  et  sa 
bonté.  Le  pharisien  est  aussi  témoin  de  ses  mi- 
racles ;  mais ,  dans  son  aveugle  prévention  ,  il  ne 
craint  pas  de  les  attribuer  au  démon  :  le  sadu- 
céen  en  est  frappé  lui-même  ;  mais  cette  im- 
pression bientôt  s'efface.  Jésus-Christ  devient 
donc,  ainsi  qu'il  avait  été  prédit  du  Messie,  une 
pierre  de  scandale  pour  le  peuple  d'Israël.  En 
effet  la  scission  s'opère  ;  et  de  ce  peuple  uni 
dans  la  même  foi  aux  promesses  qui  regardaient 
le  rédempteur  futur,  se  forment  deux  peuples 
ennemis,  qui  se  séparent  à  l'occasion  de  son  avè- 
nement. 

Ainsi  le  juif  s'obstinera  à  attendre  celui  qui 
est  venu  :  il  s'attachera  de  plus  en  plus  à  la  lettre; 
mais,  après  avoir  étouffé  l'esprit  qui  vivifie,  il 
torturera  la  lettre  elle-même  qui  le  condamne, 
de  telle  sorte  que  ce  qu'il  entendait  auparavant, 
il  ne  le  concevra  plus  ,  et  que  ce  qu'il  voyait 
clairement  se  couvrira  de  ténèbres.  Le  chré- 
tien ,  au  contraire,  marchant  d'un  pas  ferme  à 


ÉPILOGUE.  iyu 

la  clarté  du  jour  nouveau  qui  a  lui ,  s'attachera 
aux  pas  du  rédempteur  des  hommes  et  du  divin 
libérateur  des  nations  :  il  conciliera  les  prophé- 
ties, en  tant  qu'elles  se  rapportent  aux  choses 
temporelles  qui  sont  figures  et  aux  choses  éter- 
nelles qui  sont  figurées  ;  il  concevra  qu'il  fallait 
que  le  Messie,  pour  entrer  dans  la  gloire,  passât 
par  les  humiliations;  il  verra  nettement  que  le 
Christ  est  cette  pierre  angulaire  que  des  ou- 
vriers entêtés  et  grandement  coupables  ont  re- 
jetée, bien  qu'elle  fût  destinée  à  former  le  lien 
de  l'ancien  et  du  nouveau  Testament.  Ainsi  les 
deux  Eglises,  marchant  en  sens  opposé,  s'éloi- 
gnent de  plus  en  plus  ;  et  toutefois  elles  restent 
encore  aux  yeux  des  païens  confondues,  quand 
la  persécution  est  suscitée. 

Cette  persécution,  au  surplus,  présente  des 
résultats  bien  divers,  selon  qu'elle  s'applique 
à  l'une  ou  à  l'autre  des  Eglises.  Ainsi,  tandis 
qu'elle  devient  pour  l'Eglise  rabbinique  le  com- 
mencement de  cette  désolation  dont  elle  avait 
été  menacée  par  les  prophètes  ,  elle  fournit  à 
l'Eglise  chrétienne  ,  au  contraire,  l'occasion  de 
voir  s'accomplir  les  promesses  qui  la  regardent. 
La  première  reste  abattue  sous  les  coups  qu'on 
lui  porte  ,  et  ne  se  relèvera  jamais  ;  la  seconde, 
à  chaque  blessure  qu'elle  reçoit,  se  ranime  et 
se  montre  plus  forte  ;  ni  l'une  ni  l'autre  cepen- 


300  ÉCOLE  D'ATHÈNES, 

dant  ne  peuvent  s'éteindre  entièrement  :  cclle~ 
là ,  en  effet ,  est  condamnée  à  expier  jusqu'à 
l'approche  des  derniers  jours  le  crime  énorme 
qu'elle  a  commis ,  et  de  plus  à  porter  sans  cesse 
témoignage  contre  elle-même  en  faveur  de  son 
ennemie  ;  celle-ci  est  destinée  à  répandre  la  lu- 
mière jusqu'à  la  consommation  des  temps;  et 
quoique  vulnérable,  il  est  dit  qu'elle  ne  sera 
jamais  vaincue. 

Il  y  a  donc  véritablement  dans  ces  deux  re- 
ligions quelque  chose  de  divin  qui  les  met  à 
l'épreuve  du  temps;  pour  la  religion  rabbi- 
nique  ,  c'est  la  malédiction  dont  elle  porte  le 
sceau  empreint  sur  son  front  ;  pour  la  religion 
chrétienne,  c'est  la  grâce  vivifiante  qui  la  ra- 
jeunit perpétuellement.  Ainsi,  et  tandis  que  les 
religions  humaines  se  forment ,  se  modifient , 
s'altèrent  et  meurent  enfin,  tandis  que  les  sectes 
philosophiques ,  venant  à  la  suite  les  unes  des 
autres,  se  pressent,  ayant  hâte  de  fournir  leur 
carrière  d'un  jour  ;  le  christianisme  et  le  rab- 
binisme  restent  debout,  survivent  à  tout,  et 
peuvent  se  glorifier  également  d'une  origine 
qui  remonte  au  premier  âge  du  monde.  C'est 
donc  à  choisir  entre  elles;  mais  ce  choix  ne  sau- 
rait être  difficile  :  eh  quoi  !  un  enfant  bien  ne 
pourrait-il  hésiter  entre  la  faveur  de  l'hérédité 
ou  le  malheur  de  l'exhérédation,  entre  la  béné- 


ÉPILOGUE.  20! 

diction  ou  la  malédiction  du  père  do  famille  ! 

Laissons  donc  à  l'écart  ce  culte  rabbinique  , 
qui  ne  doit  plus  embarrasser  notre  marche. 
Fixons  toute  notre  attention  sur  l'Eglise  de  Jé- 
sus-Christ :  il  est  temps  que  nous  cherchions  à 
discerner,  au  milieu  des  diverses  communions 
chrétiennes,  qui  toutes  voudraient  se  rattacher 
à  l'Eglise  primitive  et  s'en  disentissues  légitime- 
ment, celle  qui  produit,  à  l'appui  de  sa  filia- 
tion, le  titre  le  plus  formel. 


202  ÉCOLE  D'ATHÈNES 


EPILOGUE. 


II. 


La  mission  du  Messie  comprenait  en  soi  l'éta- 
blissement de  l'Eglise  ,  ou,  en  d'autres  termes, 
le  rassemblement  de  tout  ce  qu'il  y  avait 
d'hommes  de  bonne  volonté  sur  la  terre,  juifs 
et  gentils  ,  pour  en  former  le  peuple  chrétien  : 
car  l'ancienne  société  hébraïque  était  sur  le 
point  d'être  dissoute,  et  la  synagogue  tirait  à 
sa  fin. 

La  loi  mosaïque  elle-même  allait  subir  des 
changements  :  et  d'abord,  dans  ce  qu'elle  avait 
de  figuratif,  cette  loi  se  trouvait  abolie  par  le 
seul  fait  de  l'apparition  de  celui  qui  devait  être 
le  terme  de  toutes  les  figures;  d'autre  part, 
les  ordonnances  qui  se  rapportaient  à  l'ordre 
civil  et  politique  ,  temporaires  de  leur  nature  , 
n'étaient  pas  destinées  à  survivre  à  la  dispersion 
du  peuple  pour  lequel  elles  avaient  été  faites. 
Il  ne  pouvait  donc  y  avoir  dans  l'ancienne  loi 
que  ce  qui  se  référait  à  la  connaissance  de 
l'homme  et  de  Dieu,  ainsi  qu'à  la  règle  générale 


ÉPILOGUE.  S»3 

des  devoirs  religieux  et  sociaux  ,  qui  fût  dans  le 
cas  d'être  maintenu.  Cette  partie  elle-même 
allait  recevoir,  sinon  des  modifications,  du  moins 
de  l'extension  ;  le  Messie  étant  appelé  à  donner 
à  la  révélation  un  plus  grand  développement, 
et  à  la  morale  un  degré  de  perfection  que  ne 
comportait  point  l'état  où  se  trouvait  le  genre 
humain  avant  qu'il  eût  été  racheté. 

Ainsi  la  promulgation  de  la  loi  de  grâce  et 
la  réunion  du  peuple  qui  devait  se  gouverner 
d'après  elle  entraient  dans  la  mission  du  Messie. 

Ce  n'est  donc  pas  simplement  un  prophète  , 
mais  c'est  un  législateur  souverain  dans  l'ordre 
des  choses  intellectuelles  que  tout  chrétien  doit 
voir  dans  le  Christ  issu  de  David  selon  la  chair. 

Or  il  est  un  principe  que  jamais  législateur 
ne  s'est  avisé  de  méconnaître  :  c'est  qu'une 
société,  de  quelque  nature  qu'elle  soit,  quelque 
restreinte  qu'elle  puisse  être,  ne  saurait  se 
maintenir,  s'il  n'y  a  pas  une  autorité  qui  la 
règle.  En  vain  la  loi  existerait-elle  ;  s'il  est  per- 
mis à  chacun  de  l'interpréter  à  son  gré,  de 
l'appliquer  à  sa  gnise,  c'est  comme  si  elle 
n'existait  pas.  La  loi,  par  elle-même,  n'a  au- 
cun moyen  de  répliquer  à  celui  qui  l'entend 
mal,  ni  de  réprimer  celui  qui  la  viole  ;  il  y  aura 
donc  nécessairement  anarchie,  même  après 
que  la  loi  aura  été  promulguée  ,  s'il  n'y  a  pas 


20i  ÉCOLE  D'ATHÈNES, 

un  corps  de  magistrature  établi  pour  détermr- 
ner  le  sens  dans  lequel  la  lettre  doit  être  en- 
tendue, et  pour  donner  force  à  la  loi. 

D'après  cela  il  est  naturel  de  penser  que  le 
divin  législateur,  qui  a  eu  pour  objet  ,  en  pu- 
bliant la  loi  de  vérité  ,  de  mettre  fin  à  l'anar- 
chie des  esprits,  n'aura  point  omis  de  constituer 
une  magistrature  suprême  investie  du  droit  de 
prononcer  sur  les  doctrines;  et  qu'il  lui  aura 
conféré  le  pouvoir  de  terminer  les  différends 
par  une  décision  infaillible ,  puisqu'il  n'y  a 
qu'une  décision  de  ce  genre  qui  puisse  impo- 
ser la  loi  aux  intelligences  et  les  concentrer 
dans  l'unité. 

Aussi  a-t-elle  été  créée,  cette  institution, 
sans  laquelle  la  loi  évangéliquc  n'eût  été  qu'une 
lettre  morte,  et  sans  laquelle  aussi  l'ordre  n'eût 
jamais  pu  s'introduire  dans  le  monde  intellec- 
tuel. On  voit  en  effet  que  le  Christ  ne  s'est  pas 
contenté  de  semer  sur  sa  route  les  vérités  du 
salut;  mais  qu'il  en  a  confié  le  dépôt  aux 
apôtres,  et  à  Pierre  notamment,  pour  qu'ils 
en  devinssent  les  dispensateurs;  établissant  de 
cette  sorte  des  pasteurs  pour  les  simples  fidèles, 
et  au  dessus  des  pasteurs  un  chef  chargé  de 
conduire  tout  le  troupeau  dans  ses  voies. 

La  voilà  donc  fondée,  cette  Église  de  Jésus- 
Christ.  Tant  qu'elle  existera  ,  elle  portera  sur 


ÉPILOGUL.  205 

Pierre  ;  c'est  le  divin  fondateur  qui  l'a  dit  :  assise 
sur  ce  roc  inébranlable,  elle  défiera  toutes  les 
puissances  de  l'enfer,  elle  déjouera  tous  les  ar- 
tifices du  démon  ,  car  l'esprit  de  vérité  sera 
toujours  en  elle,  et  la  puissante  main  de  Dieu 
la  soutiendra  perpétuellement. 

Enrichie  des  dons  de  la  grâce,  confiante  dans 
les  promesses  de  celui  qui  ne  trompa  jamais, 
nous  la  verrons  bientôt  s'élancer  au  milieu  des 
juifs  et  des  gentils,  pour  continuer  la  mission 
du  Messie  et  commencer  elle-même  son  œuvre. 

Or  il  ne  s'agissait  de  rien  moins  que  de  chan- 
ger la  face  du  monde.  A  considérer  la  chose 
humainement,  cette  entreprise  était  irréfléchie, 
téméraire.  Tous  les  peuples,  un  seul  excepté, 
étaient  livrés  à  des  superstitions  qu'une  longue 
suite  de  siècles  avaient  consacrées  :  c'étaient 
des  croyances  qui  se  liaient  aux  institutions  po- 
litiques, qui  avaient  jeté  de  profondes  racines 
dans  les  mœurs,  qui  se  trouvaient  en  rapport 
avec  les  habitudes  de  la  vie  privée  :  l'intérêt 
particulier  veillait  à  leur  conservation  ;  la  puis- 
sance publique  avait  charge  de  les  maintenir  : 
voilà  ce  qu'il  fallait  renverser.  Si  du  moins  il  y 
eût  eu  quelque  raison  de  croire  que  les  passions 
mises  en  jeu  se  prononceraient  et  accourraient 
comme  auxiliaires,  on  concevrait  mieux  la  ten- 
tative, puisque  c'est  à  l'aide  des  passions  que  la 


206  ÉCOLE  D'ATHÈNES, 

plupart  des  révolutions  se  sont  faites.  Mais  une 
religion  qui  prêche  la  surbordination  et  la  pa- 
tience, qui  fait  une  loi  de  la  pénitence  et  de 
l'abnégation  de  soi-même ,  une  religion  qui 
prend  à  tâche  de  contrarier  la  nature  dans  ce 
qu'elle  a  de  vif  et  d'emporté  ,  n'a  rien  qui  ré- 
ponde aux  passions  du  cœur  de  l'homme  ;  bien 
loin  de  les  flatter,  elle  les  combat.  Ainsi  les 
passions  d'une  part,  les  préjuges  de  l'autre,  se 
trouvant  intéressés  fortement  au  maintien  de 
ce  qui  est,  vont  se  liguer  et  agir  de  concert  à 
l'encontre  de  la  mission  apostolique. 

Cependant  il  est  une  classe  d'hommes  qui  se 
fait  gloire  de  n'être  point,  comme  les  autres, 
asservie  au  joug  du  préjugé  :  ils  affichent  l'in- 
dépendance 5  ils  ont  la  prétention  d'agir  en 
toutes  choses  par  raison.  L'Évangile  aura-t-il 
un  plus  libre  accès  auprès  d'eux?  la  chose  est 
douteuse ,  il  est  à  craindre  même  que  l'oppo- 
sition de  ce  côté  ne  se  manifeste  plus  forte.  Si 
la  religion  du  Christ  se  fût  bornée  à  proscrire 
les  vices  grossiers,  laissant  un  libre  cours  à  l'or- 
gueil ,  elle  eût  peut-être  trouvé  des  partisans 
dans  cette  secte  fameuse  qui  déclamait  elle- 
même  contre  la  volupté;  si  elle  eût,  au  con- 
traire, fait  grâce  aux  penchants  impurs,  diri- 
geant uniquement  les  efforts  de  son  zèle  contre 
le  pédanlisme  et  la  morgue  des  stoïciens ,  elle 


ÉPILOGUE.  I(B 

eût    vraisemblablement  rencontré,   parmi  les 
disciples  d'Epicure,  quelques  philosophes  dis- 
posés à  faire  cause   commune  avec  elle  ;  mais 
l'Évangile  ne  se  prête  point  à  ces  sortes  de  mé- 
nagements: et  Paul ,  l'intrépide  apôtre  des  na- 
tions, n'est  pas  homme  à  transiger.  Du  haut  de 
son   siège  apostolique  ,  il  lance  un  analhème 
général  contre  les  œuvres  de  la   chair;  et  de 
cette  sorte  il  frappe  d'un  seul  coup   les  deux 
sectes  :  car   il   comprend  dans   l'énumération 
qu'il  fait  des  œuvres  de  la  chair,  aussi  bien  les 
actions  dont  l'orgueil  est  le  principe,  que  celles 
dont  la  sensualité  est  la  source.  Ainsi   l'apôtre 
ne  craint  pas  de   heurter  à  la  fois  Epicure  et 
Zenon.  Il  va  plus  loin  ;  et  prenant  la  philoso- 
phie elle-même  à  partie  ,   il  lui  reproche  son 
inutilité  ,  il  montre  combien  elle  est  vaine  :  La 
science  des  savants,   dit-il,  sera   rejetée;   et, 
puisque  la  sagesse  humaine  n'a  pas  réussi  à  faire 
connaître  Dieu  au  monde ,  c'est  par  la  folie  de 
la  prédication  que  cette  connaissance  lui  vien- 
dra et  qu'il  sera  sauvé. 

Mais  quel  est-il,  ce  Paul  qui  gourmande  ainsi 
la  sagesse  humaine?  Un  avorton,  s'il  faut  l'en 
croire  (a)  ;  un  homme  de  rien,  s'il  faut  en  juger 
d'après   les  idées   communes  :  et  cependant, 

(a)  Miki  tanquam  abortivo  visus.  I.  Cok-,  x\,  B, 


208  ÉCOLE  D'ATHÈNES, 

sous  le  rapport  tics  avantages  auxquels  s'attache 
la  considération  en  ce  bas  monde,  et  dont  il 
déclare  lui-même  qu'il  est  dépourvu,  les  autres 
apôtres  sont  encore  au  dessous  de  lui. 

Jésus-Christ,  en  effet,  pour  établir  l'empire 
universel  de  la  croix ,  n'a  pas  voulu  s'associer 
dans  le  principe  les  puissances  de  la  terre  ;  et 
pour  former  le  collège  apostolique,  il  n'a  pas 
cherché  non  plus  ce  qu'il  y  avait  de  plus  émi- 
nent  en  doctrine,  ou  de  plus  distingué  par  le 
talent  :  il  semble  qu'il  ait  pris  à  tâche  de  mettre 
la  faiblesse  aux  prises  avec  la  force  (<z),  à  cette 
fin  que,  par  rapport  au  succès  de  la  prédication 
évangélique,  il  n'y  eût  rien  à  attribuer  à 
l'homme.  Dans  cette  vue,  il  sépare  du  milieu 
de  la  nation  juive  ,  qui  est  elle-même  aux  yeux 
des  gentils  un  peuple  méprisable ,  douze  indi- 
vidus, nés  de  parents  obscurs,  vivant  du  pro- 
duit de  leur  travail  journalier;  il  place  à  leur 
tête  un  pêcheur  de  la  Galilée  :  et  voilà  cette 
armée  formidable  qui  doit  soumettre  au  joug 
de  la  nouvelle  loi  les  Grecs  et  les  barbares,  les 
sages  et  les  insensés,  les  savants  elles  ignorants, 
les  juifs  et  les  gentils  ;  car  c'est  pour  cela  qu'ils 
sont  envoyés. 


(a)  Quœ  slulta  sunt  mundi  elegit  Deus ,  ut  confundat  fortia. 
I.  Cor.,  i,27. 


ÉPILOGUE.  m 

Quelle  mission  étrange  !  comment  a-t-elle 
pu  être  donnée,  comment  a-t-elle  pu  être 
accueillie?  Cependant  les  apôtres  ne  l'ont  point 
rejetée  ;  loin  de  là ,  ils  se  sont  félicités  d'avoir 
été  jugés  dignes  de  sacrifier  leur  vie  pour  la 
remplir. 

Le  premier  soin  des  apôtres,  après  qu'ils  ont 
recula  plénitude  des  grâces,  est  de  rassembler, 
pour  les  faire  entrer  dans  l'Eglise  chrétienne , 
ceux  de  leurs  frères  qui  habitent  la  Judée ,  et 
qu'ils  trouvent  disposés  à  reconnaître  dans  la 
personne  de  Jésus,  le  Messie  promis.  Les 
apôtres  ensuite  se  dispersent  :  Pierre  s'arrête  à 
Antioche  et  y  séjourne  ;  enfin  il  arrive  au  lieu 
qui  devait  être  le  dernier  terme  de  sa  course. 

Cependant  le  mouvement  opéré  par  la  prédi- 
cation évangélique  a  donné  au  monde  un  ébran- 
lement qui  signale  l'existence  de  l'Église  :  les 
puissances  de  la  terre  s'émeuvent,  et  de  toutes 
parts  s'élève  une  opposition  violente.  Les  Juifs 
ont  commencé  la  persécution,  les  gentils  la  con- 
tinuent ;  ils  entourent,  ils  pressent  cette  Eglise 
qui  vient  de  naître  ;  ils  voudraient  l'étouffer 
dans  le  sang.  Rien  n'y  fait  :  elle  lutte,  sans  em- 
ployer d'autres  armes  que  la  patience  ;  elle  croît, 
sans  mettre  en  œuvre  aucun  des  moyens  hu- 
mains qui  facilitent  le  succès;  elle  s'étend  au 
loin  ;  elle    pénètre   partout.   Enfin  après  trois 

14 


tiO  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

cents  ans  d'une  persécution  très  vive  ,  le  plus 
souvent  atroce  ,  et  rarement  interrompue  ,  les 
Césars  eux-mêmes  courbent  la  tète  et  se  rangent 
au  nombre  des  adorateurs  du  Christ. 

Rome  alors  voit  avec  étonnement  le  vicaire 
de  Jésus-Christ  et  le  prince  temporel  de  la  plus 
grande  monarchie  qui  ait  existé  sur  la  terre , 
exerçant  dans  son  sein ,  et  chacun  dans  son 
ordre,  le  pouvoir  qui  leur  est  départi.  Mais  la 
Providence  avait  réglé  que  les  choses  ne  reste- 
raient pas  long-temps  sur  ce  pied.  Ces  deux 
puissances  sont  trop  grandes  pour  être  ainsi 
rapprochées  ;  et  l'Église  eût  eu  bientôt  à  re- 
douter, par  rapport  à  l'exercice  de  sa  juridic- 
tion ,  des  embarras  d'un  autre  genre,  et  plus 
difficiles  peut-être  à  vaincre  que  ceux  qu'elle 
avait  précédemment  surmontés.  Protégée  d'a- 
bord, elle  eût  fini  par  être  asservie.  Il  est  donc 
arrêté  que  le  maître  de  l'empire  cédera  la 
place  au  sucesseur  des  apôtres;  et  Constantin, 
qui  croit  agir  dans  l'intérêt  de  l'état  seulement , 
tandis  qu'il  ne  fait  qu'exécuter  le  décret  d'en 
haut  par  lequel  il  est  pourvu  à  l'indépendance 
du  pouvoir  spirituel,  quitte  Rome  et  transfère 
le  siège  de  l'empire  à  Byzance. 

Le  danger  par  là  devient  moins  imminent; 
toutefois  il  n'est  pas  entièrement  et  pour  tou- 
jours écarté.   Les  oscillations,  les  intrigues  et 


ÉPILOGUE.  211 

les  violences  de  la  cour  de  Byzance,  qui  s'ingère 
à  temps  et  à  conti  e-temps  dans  toutes  les  dis- 
cussions  religieuses ,    portent    sans    cesse    le 
trouble  dans   l'Église   d'Orient.   Le  flot  de  la 
tempête  quelquefois  s'élève  si  haut  que  l'Occi- 
dent à  son  tour  est  menacé  ,  et  la   barque  de 
saint  Pierre  mise  en  péril  ;  mais  Dieu  veille  sur 
son  Église  :  Rome  décidément  sera  soustraite  à 
l'influence  de  Byzance  ;   et   malgré  les  efforts 
qu'elle-même  fera  pour  se  rattacher  au  gouver- 
nement impérial ,  les  liens  qui  les  unissaient , 
relâchés  de  plus  en  plus,  à   la  fin  se   détache- 
ront et  tomberont.  En  effet,  et  après  avoir  été 
souvent  déçue,  attendant  inutilement  le  secours 
qu'elle  réclamait  du  chef  de  l'empire  ,  Rome  , 
abandonnée  à  elle-même,  s'est  insensiblement 
habituée  à  se  ranger  sous  l'égide  de  la  puissance 
spirituelle.  De  cette  sorte,   et  naturellement, 
les  papes  se  sont  trouvés  engagés  à  prendre 
part  aux  événements  désastreux  qui  ont  marqué 
pour  les  peuples  de  l'Italie  l'époque  de  la  déca- 
dence du  Bas-Empire.  Ainsi  les  vicaires  de  Jé- 
sus-Christ ,   long-temps  avant   que   Pépin    et 
Charlemagne  leur  eussent  concédé  aucune  por- 
tion   de  territoire,    avaient  été,  par   la    force 
des  choses,  poussés  au  timon  des  affaires  ;  et  ils 
exerçaient  dans  Rome  une  sorte  de  juridiction 
mixte. 


•2\1  ÉCOLE  IVATIIÈNES. 

Enfin  il  s'accomplir,  cet  événement  impor- 
tnnt  que  la  Providence  préparait  de  longue 
main  :  le  pape  devient  indépendant  et  souve- 
rain. 

Ainsi  le  voilà,  ce  siège  apostolique,  centre 
du  pouvoir  spirituel,  source  de  la  lumière  qui 
doit  se  répandre  dans  toute  la  suite  des  Ages, 
porté  maintenant  assez  haut  pour  n'être  point 
exposé  continuellement  aux  envahissements  de 
la  force  matérielle  ;  le  voilà  qui  s'élève  comme 
un  phare  au  milieu  de  la  chrétienté! 


*   * 


Tandis  que  l'Église  s'affermit  sur  sa  base,  et 
s'étend  du  côté  de  l'Occident,  en  Orient  elle 
tait  des  pertes.  Une  secte  ennemie  du  christia- 
nisme a  pris  naissance  en  Arabie  :  fanatique  et 
violente  de  sa  nature,  elle  subjugue  par  la 
force  des  armes  la  contrée  qui  la  vue  naître  ; 
puis  elle  en  dépasse  les  limites,  et  se  précipite 
comme  un  torrent  sur  les  provinces  de  l'empire. 
En  moins  de  cinq  années,  trois  des  quatre 
grands  patriarcats  de  l'Orient  passent  sous  la 
domination  musulmane  :  et  partout  où  le  ma- 
hométan  s'établit ,  le  chrétien  est  dans  l'op- 
pression ;  il  est  persécuté. 

Mais  l'épreuve   des   persécutions   n'est    pas 


ÉPILOGUE.  213 

toujours  ce  qu'il  y  a  le  plus  à  redouter  pour  le 
peuple  fidèle  ;  souvent  il  arrive  que  la  foi  s'épure 
au  feu  des  tribulations  :  ainsi  l'Eglise  d'Orient 
aurait  pu  se  soutenir  et  dans  tous  les  cas  se  re- 
lever, si  elle-même,  en  se  séparant  de  l'Eglise- 
mère  par  un  schisme  qui  dure  encore ,  n'eût 
point  aggravé  sa  situation. 

La  prééminence  de  l'Eglise  romaine  ,  en  se 
reportant  aux  premiers  siècles  de  l'ère  chré- 
tienne ,  était  un  point  universellement  établi  : 
on  s'accordait  à  voir  dans  l'évêque  de  Rome  le 
successeur  de  saint  Pierre,  c'est-à-dire  de  celui 
que  saint  Chrysostôme  ,  cet  illustre  Père  de 
l'Eglise  grecque  ,  ne  croyait  point  exalter  outre 
mesure  en  le  désignant  comme  le  coryphée  du 
chœur  des  apôtres,  la  tête  et  le  chef  de  cette 
sainte  famille,  le  fondement  de  l'Eglise,  le  préfet 
du  monde  entier  ;  et  de  même  qu'il  n'y  avait 
pas  un  seul  évêque  qui  ne  se  crût  fondé  à  exer- 
cer les  pouvoirs  que  les  apôtres  avaient  reçus, 
par  la  raison  que  ces  pouvoirs,  en  vertu  de 
l'institution  divine,  étaient  transmissiblcs  à  leurs 
successeurs;  de  même  aussi  n'y  avait-il  aucun 
d'eux  qui  contestât  à  l'évêque  de  Rome  le  droit 
de  faire  valoir  les  prérogatives  d'honneur  et  de 
juridiction  attachées  à  son  siège  ,  comme  ayant 
succédé  lui-même  au  prince  des  apôtres.  Ainsi 
de  toutes  les  parties  de  la  chrétienté,  les  yeux 


2  M  ÉCOLfcl  D'ATHÈNES. 

étaient  fixés  sur  la  chaire  de  saint  Pierre,  et 
l'Eglise  convergeait  à  ce  point  comme  à  son 
centre.. La  vérité  y  cherchait  un  refuge  quand 
elle  était  poursuivie  injustement;  et  l'erreur 
elle-même,  tant  que  Rome  n'avait  pas  pro- 
noncé, ne  se  regardait  point  comme  définitive- 
ment condamnée. 

Le  déclin  de  la  puissance  impériale  en  Europe 
ne  changea  rien  à  cet  état  de  choses  ;  et  bien 
que  les  empereurs  eussent  perdu  leur  influence 
en  Occident,  les  papes  n'éprouvèrent  aucune 
atteinte  dans  leurs  droits.  Cependant,  et  par 
suite  des  événements  qui  établirent  entre  les 
provinces  d'Orient  et  celles  de  l'Occident  une 
ligue  de  démarcation  prononcée ,  les  relations 
entre  ces  deux  parties  du  monde  chrétien  in- 
sensiblementdevinrent  plus  rares  ;  on  vit  même, 
à  la  longue,  s'établir  entre  elles  une  sorte  de 
rivalité. 

Néanmoins  les  deux  Eglises  restaient  unies  ; 
et  il  est  à  croire  que  jamais  l'Orient  n'eût  été 
entraîné  dans  le  schisme,  si  les  patriarches  de 
Constantinople  ,  dans  la  vue  de  faire  prévaloir 
des  prétentions  insoutenables,  n'eussent  eu  in- 
térêt à  fomenter  la  division. 

Obscure  dans  le  principe,  et  soumise  à  la  ju- 
ridiction du  métropolitain  d'Héraclée,  l'Eglise 
de  Byzance  resta  pendant  long-temps  ignorée  j 


ÉPILOGUE.  215 

clic  ne  figurait  qu'au  dernier  rang  de  l'ordre 
hiérarchique.  Mais  les  empereurs  ayant  établi 
leur  résidence  à  Byzance  et  donné  à  cette  ville 
un  nouveau  nom,  le  siège  de  Constantinople 
de  ce  moment  acquiert  de  l'importance.  11  ob- 
tient d'abord  au  second  concile  général  des  pré- 
rogatives honorifiques;  plus  tard  il  se  fait  céder 
sur  des  provinces  étendues  des  droits  de  haute 
juridiction;  placé  de  la  sorte  au  niveau  desgrands 
patriarcats  de  TOrient,  il  s'élève  insensiblement 
au  dessus  d'eux  ;  enfin  un  patriarche  de  Constan- 
tinople se  hasarde  à  prendre  le  titre  d'évêque 
universel  :  il  ne  restait  plus  qu'un  pas  à  faire, 
un  dernier  obstacle  à  franchir;  c'était  d'arriver 
au  plein  exercice  des  droits  que  ce  titre  semblait 
attribuer.  Photius ,  au  neuvième  siècle,  forme 
une  entreprise  qui  devait  le  conduire  à  ce  but  : 
il  échoue  en  Occident,  il  a  plus  de  succès  en 
Orient  ;  toutefois  il  finit  par  succomber.  Ainsi  il 
était  réservé  à  Cérularius  de  consommer  le 
schisme  ;  et  lorsqu'on  voit  sur  quels  motifs  fri- 
voles la  séparation  a  eu  lieu ,  on  demeure  très 
convaincu  que  l'Eglise  d'Orient  ne  cherchait 
alors  qu'un  prétexte  pour  rompre  avec  l'Eglise 
d'Occident.  Plusieurs  tentatives  ensuite  ont  été 
faites  pour  mettre  fin  à  ce  schisme  déplorable  ; 
elles  ont  manqué  leur  effet  par  suite  de  l'obsti- 
nation invincible  des  Grecs,  et  notamment  de 


2l(i  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

ceux  qui  habitaient  la  ville  impériale.  Enfin  la 
mesure  étant  comblée,  et  la  patience  divine  à 
bout,  cette  nouvelle  Samarie  a  été  abandonnée 
totalement  :  Constantinople  est  tombée  au  pou- 
voir des  sectateurs  de  Mahomet. 

Ainsi  l'ambitieuse  Eglise  qui  s'était  constituée 
la  rivale  de  Rome  a  reçu  le  châtiment  qu'elle 
méritait.  Elle  n'a  pu  supporter  que  l'Eglise  ro- 
maine conservât  la  primauté  ;  et  maintenant  un 
joug  de  fer  pèse  sur  sa  tête  coupable.  Non  seu- 
lement elle  est  déchue  des  hautes  prétentions 
qu'elle  avait  osé  former,  mais  encore  elle  est 
gênée  dans  l'exercice  du  moindre  de  ses  droits  ; 
elle  a  perdu  son  indépendance  ;  elle  gémit  dans 
l'esclavage.  Le  patriarcat  de  Constantinople  est 
mis  journellement  à  l'enchère;  pour  être  promu 
à  cette  dignité,  jadis  si  relevée ,  aujourd'hui  tant 
avilie,  il  faut  satisfaire  l'avidité  d'un  barbare  qui 
la  livre  au  plus  offrant,  en  marquant  le  mépris 
qu'il  en  fait.  Opprimée  au  dehors  ,  ravagée  au 
dedans  par  l'intrusion  et  la  simonie,  l'Eglise 
grecque  n'est  plus  que  l'ombre  de  ce  qu'elle 
fut  antérieurement  au  schisme.  Cependant,  et 
comme  elle  a  conservé  presque  tous  les  dogmes 
de  la  foi,  il  est  possible  d'espérer  de  sa  part  le 
retour  à  l'unité  ;  et  alors  les  sources  de  la  vie 
se  rouvriraient  pour  cette  église  désolée. 


ÉPILOGUE.  21? 


La  fin  que  se  proposaient  les  auteurs  du 
schisme  de  l'Orient  était  de  déplacer  l'autorité  ; 
le  schisme  d  Occident,  qui  a  éclaté  au  seizième 
siècle,  a  eu  pour  objet  de  l'anéantir.  Ainsi  les 
auteurs  du  schisme  de  l'Occident  sont  allés  plus 
loin  que  ceux  qui  avaient  entraîné  l'Orient  hors 
des  voies  ;  ils  ont  entrepris  de  saper  l'édifice  dans 
ses  fondements,  tandis  que  les  autres  ne  s'étaient 
attachés  qu'à  démolir  le  faite.  L'orgueil  humain 
adonc  dépassé,  dans  cette  dernière  circonstance, 
les  limites  qu'il  avait  respectées  précédemment  ; 
il  a  détruit  l'esprit  de  foi,  et  il  a  ouvert  la  porte 
à  l'esprit  d'indépendance  qui  fait  tant  de  ravages 
aujourd'hui. 

Mais  l'homme  a  beau  faire  ;  il  ne  sera  jamais 
qu'un  être  dépendant  :  qu'il  relève  tant  qu'il 
voudra  dans  son  esprit  l'idée  qu'il  conçoit  de  lui- 
même,  il  ne  trouvera  jamais  dans  le  fond  du 
moi,  et  comme  lui  étant  propres,  ni  l'être,  ni  la 
vérité.  Il  n'y  a  que  Dieu  qui  puisse  dire  Je  suis 
celui  qui  est  (a)  ;  et  il  n'appartient  qu'à  la  sa- 
gesse divine  incarnée  de  faire  entendre  ces  pa- 

(«)  Ego  sum  qui  sum  ,  exod  ,  in,  l 'i 


218  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

rôles  :  Je  suis  la  vérité  {a).  L'homme  est  donc, 
en  ce  qui  Le  fait  être,  dans  la  dépendance  de 
celui  qui  seul  existe  par  lui  même  ;  et  par  rap- 
port à  la  vérité,  dans  la  nécessité  de  la  rece- 
voir d'où  elle  découle,  sans  pouvoir  la  consti- 
tuer. 

Ainsi  la  vérité  ne  peut  arriver  à  l'homme 
qu'autant  qu'elle  lui  est,  soit  intérieurement , 
soit  extérieurement  révélée. 

Quand  elle  lui  arrive  par  voie  de  révélation 
intérieure  ou  naturelle,  l'action  de  la  Divinité 
est  moins  sensible ,  et  l'homme  alors  est  très 
disposé  à  se  faire  illusion  :  il  s'imagine  d'abord 
qu'il  tire  du  moi  les  principes  sur  lesquels  la  rai- 
son humaine  s'appuie;  tout  ce  qu'il  fait  sortir 
ensuitedeces  principes,  il  se  l'approprie  comme 
une  conquête  ;  il  se  regarde  comme  créateur 
dans  l'ordre  des  choses  intellectuelles  :  et  son 
amour-propre  est  satisfait.  Quand  elle  lui  arrive 
par  voie  de  révélation  extérieure  ou  surnatu- 
relle ,  il  n'est  plus  possible  à  l'homme  de  se  glo- 
rifier des  connaissances  qu'il  acquiert  :  la  vérité 
lui  est  transmise  du  dehors,  et  il  ne  peut  plus 
se  figurer  qu'il  l'extraitde  son  propre  fonds  ;  elle 
lui  est  donnée  toute  faite,  et  il  ne  peut  plusse 
complaire  dans  l'idée  que  c'est  lui  qui  l'a  con- 

(a)  Ego  sum  via, et  vekitas  el  vita.  Joaïnin.,  xiv,  (i. 


ÉPILOGUE.  i\'J 

struite;  elle  lui  est  imposée  d'autorité  ,  et  il  n'a 
plus  d'autre  mérite  que  celui  de  l'accepter  avec 
soumission  :  l'amour-propre  ici  trouve  moins 
son  compte.  Ainsi  des  deux  voies  par  lesquelles 
la  vérité  peut  s'insinuer  dans  l'esprit  de  l'homme, 
la  première  exalte  l'orgueil  et  la  seconde  le  ra- 
baisse ;  du  reste  celle-ci  est  bien  assurément  la 
plus  sûre. 

Il  est  à  remarquer  en  effet  que  le  nombre  des 
vérités  révélées  naturellement  à  l'intelligence 
humaine  est  extraordinairement  circonscrit; 
tout  se  réduit  à  quelques  axiomes  ,  qui  souvent 
encore  sonteontestés;  en  sorte  que  pour  étendre 
le  cercle  des  vérités  nécessaires,  de  manière  à 
ce  qu'il  embrasse  et  le  système  religieux  et  les 
grands  préceptes  de  la  morale  ,  il  faut  recourir 
au  raisonnement  :  or  ,  ici  le  danger  commence  , 
caria  voie  du  raisonnement,  quand  il  s'agit  de 
pénétrer  dans  les  profondeurs  de  la  nature  di- 
vine et  dans  les  secrets  de  notre  propre  nature  , 
est  une  route  semée  d'écueils.  Il  y  a  donc  plus 
d'assurance  à  croire  ce  que  Dieu  veut  bien  nous 
en  apprendre,  qu'à  chercher  nous-mêmes  ce 
qui  en  est  ;  c'est-à-dire  qu'il  est  plus  sûr,  pour 
arriver  à  la  connaissance  des  devoirs  qui  nous 
obligent,  de  suivre  la  voie  de  X autorité  que  de 
prendre  celle  du  libre  examen. 

Cependant  il  est  des  hommes  qui  s'obstinent 


220  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

à  rejeter  toute  révélation  surnaturelle  ;  ils  en 
contestent  l'avantage ,  ils  en  dénient  l'existence. 
Us  n'ont  donc  pas  encore  vu  que  l'acte  de  loi , 
qui  est  un  hommage  rendu  à  la  véracité  de  Dieu , 
fait  nécessairement  partie  des  obligations  de  la 
créature  dépendante  :  autrement ,  et  s'ils  s'en 
fussent  rendu  compte,  comme  il  ne  saurait  y 
avoir  un  acte  de  foi  méritoire  sans  une  révéla- 
tion surnaturelle,  ils  en  auraient  conclu  la  néces- 
sité de  cette  révélation.  D'autre  part,  et  malgré 
l'expérience  qu'ils  font  tous  les  jours  de  l'affai- 
blissement de  la  nature  humaine ,  il  paraît  qu'ils 
n'ont  point  encore  soupçonné  qu'elle  a  dû  subir 
quelque  altération  ;  autrement  ils  auraient  ap- 
précié l'avantage  d'un  secours  extraordinaire  , 
destiné  à  réparer  les  pertes  qu'elle  a  faites. 
Mais  l'orgueil  les  aveugle  :  ils  ne  veulent  pas 
que  l'esprit  de  l'homme  fléchisse  sous  le  poids 
de  l'autorité  ;  ensuite  ils  se  dissimulent  la  dé- 
gradation de  la  nature  humaine;  partant  ils  s'af- 
franchissent de  l'obligation ,  et  ils  rejettent  le 
bienfait. 

Toutefois  il  n'est  point  en  leur  pouvoir  de 
modifier  le  plan  que  Dieu  lui-même  a  tracé. 

Or  Dieu  n'a  pas  voulu  que  les  rapports  de 
l'homme  avec  son  créateur,  d'où  les  devoirs  re- 
ligieux découlent ,  que  les  rapports  de  l'homme 
avec  ses  semblable^,  d'où   les  devoirs  sociaux 


ÊPÏLOGUE.  221 

dérivent,  fussent  abandonnés  aux  investigations 
de  la  raison  humaine  ;  et  il  en  a  fait  l'objet  d'une 
révélation  spéciale. 

Après  avoir  pourvu  de  cette  sorte  à  ce  qui 
peut  avoir  de  l'influence  sur  les  destinées  éter- 
nelles des  fils  d'Adam,  Dieu  ensuite  a  négligé 
ce  qui  ne  devait  être  pour  eux  qu'un  simple 
objet  de  curiosité  ;  et  c'est  là  ce  monde  qui  est 
resté  dans  le  domaine  de  la  raison  humaine , 
comme  un  champ  livré  à  la  dispute.  Ainsi  la 
voie  d'examen  est  ouverte  aux  scrutateurs  des 
lois  de  la  nature;  mais  la  voie  d'autorité  a  été 
tracée  pour  ceux  qui  veulent  pénétrer  dans  le 
sanctuaire  de  la  Religion. 

Les  peuples  primitifs  n'en  ont  pas  suivi  d'au- 
tres ;  et  le  genre  humain  pendant  long-temps 
n'a  vécu  que  sur  des  traditions.  Ces  traditions 
s'altérant,  Dieu  a  jugé  à  propos  qu'elles  fussent 
concentrées  dans  un  peuple  mis  à  part  :  l'en- 
nemi continuant  à  semer  l'ivraie  dans  le  champ 
du  père  de  famille,  l'erreur  et  le  mal  enfin  ont 
prévalu  dans  le  monde  ;  le  système  religieux 
notamment  est  arrivé  à  ce  point  de  n'être  plus 
tolérable  :  frappés  de  ce  désordre  ,  des  hommes 
de  génie  ont  entrepris  de  rassembler,  afin  de 
les  rétablir  sur  leurs  bases,  les  principes  de  la 
morale  et  de  la  religion  ;  mais,  au  lieu  de  cher- 
cher dans  les  profondeurs  de  l'antiquité  les  fon~ 


222  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

déments  de  l'édifice  ancien  pour  le  reconstruire 
sur  le  même  plan,  ou ,  ce  qui  eût  été  plus  simple, 
de  recourir  à  ce  peuple  privilégié  qui  avait  été 
établi  dépositaire  des  traditions  primitives,  pour 
les  recevoir  de  lui  comme  étant  l'expression  de 
la  vérité  pure,  ils  ont  préféré  s'en  rapporter 
à  eux-mêmes,  s'imaginant  qu'à  l'aide  de  la  rai- 
son ,  ils  pourraient  réédifier  le  monde  intellec- 
tuel :  ils  avaient  présumé  de  leurs  forces;  aussi 
leurs  immenses  travaux  n'ont-ils  abouti  qu'à 
rendre  la  confusion  plus  grande. 

C'est  alors  que  le  Fils  de  Dieu  est  sorti  du 
sein  de  son  Père  et  s'est  rendu  visible  aux 
hommes.  Il  n'est  pas  descendu  sur  la  terre 
pour  argumenter  et  raisonner;  mais  il  est  venu 
pour  rappeler  aux  hommes  ce  qui  avait  été  pri- 
mitivement révélé  ,  et  donner  à  la  révélation 
une  plus  grande  extension;  il  est  venu  pour 
intimer  ce  qu'il  faut  croire  et  prescrire  ce  qu'il 
faut  faire  ,  sans  admettre  la  raison  à  discuter. 
Les  apôtres ,  investis  eux-mêmes  du  pouvoir 
d'enseigner,  et  formés  à  l'école  du  divin  Maître, 
suivent  la  route  qu'il  a  tracée  :  ils  rendent  té- 
moignage de  ce  qu'ils  ont  vu,  ils  transmettent 
fidèlement  ce  qu'ils  ont  appris;  mais  ils  n'entrent 
point  en  discussion  :  ils  prêchent,  et  ne  dis- 
sertent pas.  Les  successeurs  des  apôtres  mar- 
chent sur  leurs  traces,  annonçant  avec  simpli- 


ÉPILOGUE.  225 

cité  les  vérités  du  salut,  évitant  de  s'engager 
dans  la  voie  périlleuse  du  raisonnement,  ter- 
minant les  débats  ,  s'il  s'en  élève ,  par  un  décret 
formel  qui  devient  pour  les  fidèles  un  oracle 
de  l'Esprit  saint.  Ainsi  l'Église ,  dont  les  apôtres 
ont  été  les  premiers  pasteurs,  héritière  des 
promesses  qui  leur  furent  faites,  exerçant  tous 
les  pouvoirs  qui  leur  avaient  été  délégués,  n'a 
jamais  dévié.  Toutes  les  fois  qu'une  nouveauté 
a  essayé  de  s'introduire ,  ce  n'est  point  par  la 
force  des  arguments  qu'on  l'a  combattue,  mais 
c'est  en  l'accablant  sous  le  poids  de  l'autorité; 
les  monuments  de  l'histoire  ecclésiastique  l'at- 
testent :  on  voit  en  effet  que  l'Eglise,  en  cas  de 
dissentiment ,  n'a  jamais  fait  autre  chose  que 
de  constater  par  un  jugement  solennel  la  tradi- 
tion universelle  et  constante,  sans  rien  accor- 
der à  la  curiosité  indiscrète  ,  sans  se  prêter  aux 
exigences  de  la  raison.  Ce  mode  d'enseigne- 
ment si  simple  a  donc  été  constamment  suivi, 
et  l'Eglise  le  maintiendra,  parce  qu'il  est  d'insti- 
tution divine  ;  parce  qu'il  est  le  seul  d'ailleurs 
qui  puisse,  dans  l'état  actuel  des  choses,  con- 
venir à  la  majesté  de  Dieu,  et  suppléer  effica- 
cement à  la  faiblesse  de  l'homme. 

Que  penser  dès  lors  de  ceux  qui  ont  imaginé , 
au  seizième  siècle,  d'opérer  sur  ce  point  une 
réforme,  et  de  faire  intervenir  la  raison  dans  la 


224  ÉCOLE  D'ATHÈNES, 

discussion  des  dogmes  de  la  foi?  Certes  ils  ont 
bien  mérité  le  titre  de  novateurs  qu'on  leur 
donne  ;  et  s'il  était  permis  de  croire  que  les 
suites  de  cette  démarche  ont  été  par  eux  cal- 
culées à  l'avance ,  ils  seraient  dans  le  cas  d'être 
qualifiés  plus  sévèrement. 

Les  auteurs  de  la  réforme  ont  posé  en  prin- 
cipe que  l'Écriture  sainte  est  la  seule  règle  de 
foi,  et  que  chaque  particulier  est  le  juge  du 
sens  de  l'Ecriture. 

Voilà  donc  le  simple  fidèle  constitué  juge 
des  controverses  de  la  foi;  tandis  que  l'Eglise 
se  trouve  dépouillée ,  et  du  pouvoir  d'ensei- 
gner, et  du  droit  d'imposer  sa  décision  comme 
une  loi. 

Mais  le  simple  fidèle  interprétera-t-il  l'Écri- 
ture au  moyen  d'une  inspiration  particulière, 
ou  seulement  avec  le  secours  de  la  raison?  Cette 
question  a  été  résolue  dans  le  sens  qui  attribue 
le  droit  d'interprétation  à  la  raison  ;  c'est-à-dire 
que  les  protestants  se  sont  vus  forcés  de  s'en 
tenir  à  la  voie  de  l'examen,  et  d'abandonner 
celle  de  l'inspiration  individuelle,  parce  que 
cette  dernière  ouvrait  la  porte  à  toutes  sortes 
d'extravagances  et  de  folies. 

Chaque  protestant  est  donc  appelé  à  dresser 
lui-même  son  propre  symbole  :  on  lui  met 
l'Écriture  à  la   main  et  puis  on  l'abandonne  à 


ÉPILOGUE.  225 

îui-méme.  Il  admettra  tout  ce  que  sa  raison 
comprendra  facilement;  mais  si  la  lettre  offre 
un  sens  qui  ne  s'accorde  point  avec  ses  propres 
idées,  il  mettra  de  côté  le  sens  littéral,  et  s'at- 
tachera à  quelques  explications  arbitraires,  selon 
que  son  esprit  le  guidera. 

C'est  en  procédant  de  la  sorte  que  Luther  et 
Calvin  sont  venus  heurter  contre  le  dogme  de 
l'Eucharistie,  Ce  dogme,  à  s'en  tenir  au  sens 
littéral,  est  aussi  clairement  exprimé,  aussi  net- 
tement défini  qu'aucun  dogme  puisse  l'être 
<]ans  l'Écriture  ;  cependant  il  semble  contredire 
le  rapport  des  sens ,  et  Luther  l'a  falsifié  ;  il 
présente  d'ailleurs  des  idées  que  la  raison  a 
peine  à  concilier;  et  Calvin  l'a  rejeté.  Ainsi, 
d'après  ce  premier  essai,  il  était  aisé  de  voir 
que  le  dogme  serait  sacrifié  toutes  les  fois  que 
la  raison  humaine  se  trouverait  embarrassée 
pour  l'expliquer. 

Mais  il  y  a  dans  le  Christianisme  bien  d'autres 
dogmes  que  celui  de  l'Eucharistie  qui  offrent 
des  mystères  à  l'homme.  Le  mystère  de  la  Tri- 
nité, celui  de  la  Rédemption  ,  celui  de  l'Incar- 
nation et  d'autres  encore,  présentent  en  effet 
des  rapports  que  la  raison  ne  peut  envisager 
sans  demeurer  confondue  :  et  pour  ne  parler 
ici  que  du  mystère  qui  fait  le  fondement  du 
Christianisme,  est-il  une  intelligence  au  monde 


226  ÉCOLE  D'ATHÈNES, 

qui  puisse  se  flatter  de  lier  entre  elles  les  idées 
dont  le  mystère  de  l'Incarnation  induit  à  faire 
le  rapprochement?  Quoi!  l'humanité  et  la  divi- 
nité s'unissant  pour  former  le  Verbe  incarné  ; 
Etre  étonnant,  qui  est  à  la  fois  immortel  et 
sujet  à  la  mort  ;  impassible  et  sujet  aux  souf- 
frances ;  éternel  et  cependant  né  dans  le  temps  : 
sont-ce  là  des  difficultés  moins  grandes  ,  des 
obscurités  moins  impénétrables  que  celles  qui 
résultent  de  la  doctrine  catholique  sur  le  dogme 
de  l'Eucharistie?  Assurément  non.  Il  y  avait 
donc  lieu  de  s'attendre  que  la  raison  mise  en 
présence  de  ce  mystère  reculerait  épouvantée, 
et  se  réfugierait  dans  les  explications  allégo- 
riques :  aussi  dès  les  premiers  temps  s'est-il 
trouvé,  comme  il  s'en  trouve  encore  aujour- 
d'hui, des  gens  disposés  à  croire  qu'on  ne  doit 
voir  dans  le  mystère  de  l'Incarnation ,  et  dans 
tout  ce  qui  a  été  dit  sur  le  Verbe  incarné,  que 
figure  ,  symbole  et  poésie. 

Ainsi  la  réforme,  en  vertu  du  mouvement 
qu'elle  avait  reçu,  descendait  naturellement  et 
par  degrés  au  socinianisme ,  écartant  l'un  après 
l'autre  les  différentsdogmesquifaisaientobstacle 
à  la  raison. 

Cependant  les  auteurs  de  la  réforme  ne  s'é- 
taient point  attendus  que  les  choses  iraient  si 
loin  :  ils  avaient  pris  soin  de  marquer  un  but , 


ÉPILOGUE.  227 

et  croyaient  qu'il  ne  serait  point  dépassé.  Ef- 
frayés eux-mêmes  de  la  rapidité  du  mouvement 
qui  entraînait  l'esprit  humain  dans  la  voie  du 
libre  examen,  ils  ont  tenté  de  modérer  ce  mou- 
vement et  de  fixer  un  point  d'arrêt  :  effort 
inutile!  le  principe  avait  été  admis,  les  consé- 
quences arrivaient  naturellement  à  la  suite. 

Voilà  ce  qui  donnait  à  Fauste   Socin   un   si 
grand   avantage  dans  ses  discussions  avec   les 
ministres  protestants   :   un  docteur  catholique 
mis  en  présence  de  Socin  n'eût  point  éprouvé 
le  même  embarras,   car  il  eût  décliné  sur-le- 
champ  la  juridiction,   sur  le  fondement  que  la 
raison  individuelle  n'est  point  investie  du  droit 
de  prononcer  sur  le  dogme  ;    mais  Luther  et 
Calvin  ayant  eux-mêmes  traduit  le  catholicisme 
par  devant  ce  tribunal  incompétent,  pour  dé- 
battre le  point  dogmatique  relatif  à  l'Eucha- 
ristie, les   ministres  sentaient  qu'il  y  avait  de 
leur  part  mauvaise  grâce  à  se  refuser  d'y  com- 
paraître ,  quand  Socin  les  invitait  à  discuter  de 
la  même  manière  le  dogme  de   la  Trinité  et 
celui  de  l'Incarnation  :  ils  se   trouvaient  donc 
dans  une  position  fausse.   Aussi  qu'arriva-t-il? 
Socin  fut  inquiété,  sans  avoir  été  réfuté  solide- 
ment; il  fut  poursuivi  comme  un  novateur  dan- 
gereux par   les  novateurs  eux-mêmes;  et  ce- 
pendant il  n'avait  à  leur  égard  d'autre  tort  que 


238  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

d'avoir  pris  les  devants  et  d'avoir  marché  dans 
la  voie  que  Luther  avait  ouverte;  car  du  reste 
on  ne  pouvait  pas  lui  faire  le  reproche  de  s'en 
être  jamais  écarté. 

Il  y  a  donc  bien  véritablement  dans  la  ré- 
forme une  force  qui  pousse  incessamment  toutes 
les  sectes  qui  la  composent  à  nier  successive- 
ment les  mystères  de  notre  Religion.  Cette 
force  ne  cessera  d'agir  que  lorsque  la  réforme, 
après  avoir  traversé  le  socinianisme  ,  sera  enfin 
arrivée  au  pur  déisme  :  le  protestantisme ,  s'i- 
dentifiant  alors  avec  la  philosophie  spiritualiste, 
en  suivra  tous  les  mouvements  irréguliers;  on 
pourra  peut-être  ,  à  s'en  tenir  aux  simples  de- 
hors, remarquer  encore  une  légère  différence 
entre  le  protestant  et  le  philosophe;  mais  au 
fond  ils  ne  se  distingueront  plus. 

Lors  donc  qu'on  verra  les  ministres  protes- 
tants éviter  de  s'engager  dans  l'exposition  du 
dogme  ,  et  borner  leur  enseignement  au  déve- 
loppement de  quelques  vérités  morales  ,  dont 
le  texte  pourrait  être  pris  dans  les  traités  de  Ci- 
céron  aussi  bien  que  dans  l'Évangile;  lorsque 
l'animosité  entre  les  diverses  sectes  s'éteindra 
faute  d'aliment ,  c'est-à-dire  par  suite  de  l'in- 
différence dans  laquelle  elles  seront  tombées, 
relativement  aux  points  de  doctrine  sur  lesquels 
«lies  étaient  en  discordance;  lorsqu'enfin  une 


ÉPILOGUE.  229 

sorte  de  sympathie  se  manifestera  entre  le  pro- 
testantisme et  le  spiritualisme  (ri),  bien  que  ce 
dernier  se  soit  déjà  prononcé  nettement  contre 
toute  révélation  surnaturelle  :  alors  il  sera  per- 
mis de  penser  que  la  réforme  est  prés  d'attein- 
dre son  terme,  et  l'on  pourra  sans  crainte 
affirmer  que  ses  destinées  sont  accomplies. 

Jusqu'ici  nous  n'avons  considéré  la  réforme 
que  sous  une  seule  de  ses  faces  ;  il  serait  h  pro- 
pos de  l'envisager  maintenant  sous  un  autre 
point  de  vue  :  car  non  seulement  elle  est  sou- 
mise à  l'action  d'une  force  qui  l'entraîne  hors 
de  la  sphère  du  Christianisme ,  mais  en  outre 
elle  est  intérieurement  travaillée  par  un  prin- 
cipe d'anarchie  qui  ne  lui  permet  pas  d'arriver 
à  l'unité. 

Où  il  y  a  multitude ,  il  ne  peut  y  avoir  unité, 
à  moins  qu'une  autorité  reconnue,  imposant  la 
loi,  agissant  avec  force  ,  n'introduise  et  ne  main- 
tienne l'ordre  dans  ce  qui  n'était  d'abord  qu'une 
masse  confuse  :  or,  avant  que  la  réforme  eût 
paru  dans  le  monde,  il  y  avait  une  autorité  re- 
connue dans  le  monde,  il  y  avait  une  autorité 
reconnue  dans  l'Eglise;  elle   avait   été   établie 

(a)  Inutile  d'avertir  que  spiritualisme  est  ici  un  synonyme 
de  déisme.  Quand  spiritualisme  est  employé  par  oppositiou  à 
matérialisme  ,  il  a  un  tout  autre  sens,  et  se  prend  eu  bonne 
part.  —  S.  F. 


m  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

par   le   divin    Législateur,    et   tous   les   fidèles 
étaient  tenus,  en  ce   qui  se  rapportait  à  la  foi 
et  aux  mœurs,  de  recevoir  ses  décrets  comme 
une  règle  infaillible.  Luther  était,  comme  tout 
autre,  pénétré  de  l'idée  que  cette  obligation 
était  de  rigueur  :  mais  ayant  éprouvé  quelque 
résistance  à  l'occasion  de  certaines  opinions  hé- 
térodoxes qu'il  soutenait  avec  emportement, 
au  lieu  de  céder,  il  se  roidit;  et  se  voyant  con- 
damné, il  s'est  constitué  en  pleine  révolte  :  c'est 
alors,  et  pour  justifier  cette  démarche  auda- 
cieuse ,  qu'il  s'avisa  de  contester  au  pouvoir  lé- 
gitime son  droit  de  souveraineté,  sous  le  pré- 
texte que  la  multitude  en  avait  été  dépossédée 
injustement.    Il   proclama   donc  ce  principe  si 
fécond  en  conséquences  désastreuses  ,  à  savoir 
que  le  droit  d'interpréter  l'Écriture  appartient 
à  chaque  individu,  sans  qu'il  y  ait  pour  cet  in- 
dividu aucune  obligation  d'assujettir  son  propre 
jugement    à    celui    que    porteraient    d'autres 
hommes.  En  faisant  ainsi  un  appel  aux  masses, 
et   en   les  soulevant  contre  l'autorité,  Luther 
échappait  au  danger  le  plus  pressant;  mais  il 
se  préparait  bien  des  traverses  :  car,  en  vertu 
de  l'indépendance  proclamée  ,  chaque  individu 
ayant  le  droit  de  s'emparer  du  texte  de  l'Écri- 
ture, et  de  l'interpréter  à  son  gré,  il  était  à 
croire  que  bientôt  il  s'élèverait  dans  le  sein  de 


EPILOGUE.  -231 

ta  reforme  des  contradicteurs  que  Lulhcr  au- 
rait à  combattre. 

11  eût  été  difficile  en  effet  que  toutes  ces  in* 
vestigations  particulières  sur  le  sens  des  Écri- 
tures aboutissent  en  dernier  résultat  à  l'unani- 
mité. Les  lois  les  plus  claires,  celles  même  qui 
ont  pour  objet  de  statuer  sur  des  intérêts  peu 
compliqués  ,  sont  susceptibles  d'interprétations 
diverses  :  on  voit  des  hommes  éclairés,  des  ma- 
gistrats impartiaux  ,  être  embarrassés  quand  il 
s'agit  de  faire  l'application  de  ces  lois;  et  quel- 
quefois ils  sont  en  opposition  directe  par  rap- 
port à  la  manière  dont  la  lettre  doit  être  en- 
tendue. Il  était  donc  aisé  de  prévoir  que  le 
texte  des  livres  saints,  abandonné  à  l'examen 
individuel  de  chacun,  livré  sans  défense  à  l'inter- 
prétation de  la  raison  humaine,  qui  est,  comme 
on  sait ,  un  juge  facile  à  corrompre,  et  dont  les 
lumièressont  souvent  en  défaut,  subiraitbien  des 
transformations  ;  il  était  aisé  de  prévoir  que  ce 
texte,  expliqué  par  l'ignorance,  commenté 
par  le  faux  savoir,  allégorisé  par  l'esprit  philo- 
sophique, mis  aux  prises  avec  les  passions, 
serait  torturé  dans  tous  les  sens  ,  de  telle  sorte 
que  la  doctrine  profonde  et  mystérieuse  qu'il 
contient,  non  seulement  éprouverait  quelque 
altération  dans  son  essence,  mais  encore  four- 
nirait matière  à  mille  systèmes  divers  :  il  y  avait 


ttl  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

donc    lieu  de   s'attendre  que   des  dissensions 

éclateraient  parmi  les  réformés. 

Cependant  Luther  aspirait  à  dominer  exclu- 
sivement, et  après  avoir  rejeté  l'autorité  su- 
prême de  l'Église  comme  une  tyrannie  insup- 
portable,  il  ne  souffrait  pas  d'être  contredit; 
enflé  de  ses  succès,  il  avait  pris  le  ton  et  l'au- 
torité d'un  prophète  ;  il  se  donnait  le  titre 
U  ccclésiaste  :  or  il  s'éleva  d'autres  enthousiastes 
à  son  exemple;  et  l'Allemagne  vit  bientôt  surgir 
une  foule  de  sectes  fanatiques  et  séditieuses, 
qui  fatiguèrent  jusqu'à  sa  mort  Yecclésiaste  de 
TVittemberg.  D'un  autre  côté  Zuingle  jetait  les 
fondements  de  l'Eglise  des  sacramentaires ,  et 
Calvin  à  Genève  dressait  pour  ses  adhérents  un 
nouveau  symbole  :  ainsi  la  discorde  pénétrait 
de  toutes  parts ,  et  le  désordre  allait  toujours 
croissant  ;  car  aussitôt  qu'une  secte  était  for- 
mée, elle  se  divisait  en  plusieurs  autres.  Ces 
sectes,  au  surplus,  n'étaient  pas  moins  oppo- 
sées entre  elles  qu'ennemies  de  l'Église  ro- 
maine; les  tentatives  faites  dans  le  but  de  les 
rapprocher  et  de  les  unir  échouaient  toujours. 
Cependant  la  confusion,  quoiqu'elle  fût  très 
grande,  n'était  point  encore  arrivée  jusqu'à  son 
terme,  puisque  dans  chaque  secte  particulière, 
il  y  avait  une  profession  de  foi  commune,  et 
quelque  ombre  d'autorité  :  mais  de  même  qu'il. 


ÉPILOGUE.  233 

s'était  trouve  clans  la  reforme  des  esprits  har- 
dis qui  n'avaient  pas  craint  de  pousser  le  prin- 
cipe de  discussion  jusqu'à  sa  dernière  consé- 
quence, il  s'en  est  également  présenté  qui  ont 
voulu  donner  au  principe  de  division  tout  le 
développement  dont  il  était  susceptible. 

Il  se  forma  donc  une  secte  qui  cherchait  à 
s'affranchir  de  l'autorité  que  s'étaient  attribuée 
les  colloques  et  les  synodes; et  en  effet,  les  in- 
dépendants soutenaient  que  chaque  fidèle  doit 
suivre  leslumièresde  sa  conscience,  que  chaque 
Eglise  doit  se  gouverner  d'après  ses  propres 
lois,  sans  aucune  dépendance  de  personne,  et 
sans  obligation  de  reconnaître  l'autorité  d'aucun 
corps  ou  d'aucune  assemblée  ecclésiastique. 
C'était,  il  faut  le  dire,  une  très  juste  applica- 
tion du  principe  ;  mais  en  même  temps  c'était 
proclamer  l'anarchie.  Aussi  les  ministres,  juste- 
ment alarmés  de  cette  attaque,  qui  tendait  évi- 
demment à  compromettre  l'existence  de  la 
réforme,  en  ruinant  ce  fantôme  d'autorité  dont 
ils  avaient  investi  leurs  colloques  et  leurs  sy- 
nodes, fulminèrent  contre  la  secte  des  indé- 
pendants :  Cette  secte,  disaient-ils,  «  est  autant 
«  préjudiciable  à  l'État  qu'à  l'Eglise,  elle  ouvre 
«  la  porte  à  toutes  sortes  d'irrégularités  et 
«  d'extravagances  ;  elle  ôte  tous  les  moyens  d'y 
«  apporter  le  remède;  et  si  elle  avait  lieu,  il 


234  ÉCOLE  H'ATMENKS. 

u  pourrait  se  former  autant  de  religions  que  de 
«  paroisses  ou  assemblées  particulières  [a).  » 
Ces  réflexions  assurément  étaient  judicieuses  ; 
mais  convenait-il  bien  aux  ministres  qui  com- 
posaient l'assemblée  de  Charenton  de  les  pré- 
senter? était-ce  bien  aux  sectateurs  de  Calvin, 
lequel  avait  décliné  la  juridiction  des  évoques, 
des  papes,  de  l'Eglise  entière,  pour  en  appeler 
à  lui  seul,  qu'il  appartenait  de  proscrire  le  juge- 
ment individuel,  et  d'insister  sur  la  nécessité 
dune  autorité,  comme  moyen  de  terminer  les 
débats?  était-ce  bien  à  ceux  qui  avaient  aboli 
le  gouvernement  épiscopal ,  dont  l'origine  re- 
monte au  temps  des  apôtres,  qui  couvraient  de 
leur  mépris  la  chaire  de  saint  Pierre,  dont  le 
fondement  repose  sur  le  texte  même  de  l'E- 
vangile ,  qui  réduisaient  à  néant  l'autorité  des 
conciles  œcuméniques  formés  par  la  réunion 
des  évèques  de  toute  la  chrétienté,  à  créer,  de 
leur  propre  office,  des  juges  pour  statuer  sur 
les  différends  en  matière  de  doctrine,  établis- 
sant divers  degrés  de  juridiction,  et  plaçant  au 
sommet  le  synode  national ,  comme  étant  le 
tribunal  suprême  chargé  de  rendre  la  décision 
entière  et  finale  :  décision  à  laquelle,  suivant 


(a)  Ce  sont  les  propres  termes  dont  se  servit  le  synode  calvi- 
niste tenu  à  Charenton  en  1G(>5.  —  S.  F, 


ÉPILOGUE.  235 

eux,  les  dissidents  seront  tenus  d'acquiescer 
de  point  en  point  et  avec  exprès  désaveu  de 
leurs  erreurs,  s'ils  ne  veulent  pas  encourir  la 
peine  d'être  retranchés  de  F  Eglise? 

Non,  ce  n'était  point  à  eux  qu'il  appartenait 
d'insister  sur  toutes  ces  considérations,  non  plus 
que  d'établir  une  dépendance  en  matière  de  foi 
ou  de  d  scipline  ;  toutefois  il  est  heureux  que  les 
protestants  aient  été  forcés  de  reconnaître  qu'il 
faut  une  autorité  dans  l'Eglise,  et  d'avouer  qu'à 
défaut  de  cette  autorité ,  la  porte  sera  ouverte  à 
toutes  sortes  d'irrégularités  et  d'extravagances  , 
que  tous  les  moyens  seront  ôtés  d'y  apporter  le 
remède  ,  et  qu'il  pourra  se  former  autant  de  re- 
ligions qu'il  y  a  de  paroisses,  d'assemblées  par- 
ticulières et  même  de  têtes.  Mais  le  divin  fonda- 
teur de  la  religion  chrétienne  avait  lui-même 
prévu  ces  inconvénients,  et  cela  bien  avant  que 
les  ministres  calvinistes,  assemblés  en  1664,  ^es 
eussent  signalés  :  aussi  avait-il   voulu  que   les 
particuliers  fussent  assujettis  à  des  supérieurs 
qu'il  avait  institués  ,  et  que  ces  derniers  de  leur 
côté  rendissent  hommage  à  celui  qui  leur  avait 
été  donné  pour  chef.  Dès  le  temps  des  apôtres, 
l'Eglise  se   présente  comme  une  société  gou- 
vernée par  des  ministres,  lesquels  ont  de  droit 
divin  la  mission  d'enseigner  et  de  juger  :  ces 
ministres  ne  sont  pas  du  même  ordre  ,  ils  exer- 


23G  ECOLE  D'ATHÈNES, 

cent  des  fonctions  subordonnées  les  unes  aux 
autres  :  dans  chaque  Eglise  on  voit  un  évèque 
assisté  par  des  prêtres  et  des  diacres;  au  centre 
de  toutes  les  Eglises  le  vicaire  de  Jésus-Christ, 
dont  la  juridiction  s'étend  sur  l'universalité. 
Ainsi  les  parties  de  ce  grand  corps  se  trouvaient 
intimement  liées  entre  elles;  l'autorité  de  l'épi— 
scopat  établissant  l'unité  dans  les  Eglises  parti- 
culières, et  la  primauté  du  Saint-Siège  l'unité 
dans  toute  l'Eglise  catholique.  Cet  ordre  de 
choses  n'avait  pas  seulement  été  constitué  pour 
un  temps  ;  il  devait  durer  toujours  :  de  plus  il 
avait  été  promis ,  et  cette  promesse  émanait  de 
bien  haut,  que  l'esprit  de  Dieu  résiderait  dans 
cette  Eglise  jusqu'à  la  fin  des  siècles.  Il  avait 
donc  été  pourvu  à  tout  dans  l'intérêt  de  la  vé- 
rité ;  en  sorte  que  le  simple  fidèle  ,  en  s'atta- 
chant  immuablement  aux  décisions  de  l'Eglise, 
était  sûr  de  ne  passe  tromper. 

Tel  était  l'ordre  subsistant;  et  voilà  ce  que 
les  auteurs  de  la  réforme,  après  un  long  inter- 
valle de  siècles,  ont  entrepris  de  renverser.  En- 
gagés dans  une  lutte  sérieuse  avec  l'autorité, 
ils  l'ont  méconnue  et  se  sont  hâtés  d'appeler  à 
eux  tous  ceux  que  l'appât  de  la  liberté  pouvait 
séduire.  Le  nombre  en  a  été  grand  ;  mais  comme 
l'anarchie  suit  ordinairement  de  près  la  révolte, 
la  discorde  s'est  introduite  sur-le-champ  dans 


ÉPILOGUE.  257 

le  camp  de  la  réforme.  Il  s'est  agi  d'y  porter 
remède  :  la  chose  n'était  point  facile  ,  car  il 
fallait  créer  une  autorité,  sans  porter  atteinte 
au  principe  de  l'indépendance  individuelle;  or 
il  y  avait  au  fond  de  tout  cela  non  seulement 
embarras  ,  mais  en  outre  contradiction.  C'est 
ce  que  les  indépendants  ont  bien  senti,  et  ils 
n'ont  pas  manqué  de  s'en  prévaloir;  s'étant  donc 
attachés  à  faire  ressortir  cette  contradiction,  ils 
se  donnaient  sur  leurs  adversaires  un  immense 


avantage. 


Il  est  à  remarquer  en  effet  que  les  ministres 
protestants  n'ont  jamais  abjuré  le  principe  qui 
confère  à  tout  individu  la  liberté  du  libre  exa- 
men ;  ce  principe  est  ancré  trop  profondément 
dans  la  réforme  pour  qu'on  puisse  essayer  de 
l'en  arracher  ;  et  d'ailleurs,  les  ministres  eux- 
mêmes,  quand  ils  veulent  justifier  le  schisme  , 
sont  obligés  d'y  recourir.  Ils  sont  donc  dans  la 
nécessité  de  soutenir  que  l'Ecriture  est  la  seule 
règle  de  foi  ;  que  tout  fidèle  est  juge  du  sens  de 
l'Ecriture  ;  qu'un  particulier  a  le  droit  de  se  sé- 
parer de  la  société  qui  lui  parait  être  tombée 
dans  l'erreur,  de  s'attacher  à  une  autre,  d'en 
former  lui-même  une  nouvelle,  en  prenant  sa 
conscience  pour  guide  et  la  parole  de  Dieu  pour 
règle;  que,  bien  loin  que  le  fidèle,  en  ce  cas, 
soit  tenu  de  soumettre  son  jugement  à  l'autorité 


258  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

de  qui  que  ce  soit,  il  doit  tenir  pour  certain  qu'il 
lui  peut  arriver  d'entendre  mieux  la  parole  de 
Dieu  que  tout  un  concile ,  fût-il  assemblé  des 
quatre  parties  du  monde  et  du  milieu.  Voilà  ce 
qu'un  ministre  ,  quand  il  est  pressé  sur  ce  point , 
est  hors  d'état  de  désavouer  (i).  Or,  après  de 
tels  aveux,   est- il  besoin  de  faire  observer  que 
cet  échafaudage  de  juridictions  entées  les  unes 
sur  les  autres,  n'est,  en  ce  qui  peut  se  rapporter 
à  la  découverte  de  la  vérité,  qu'un  appareil  de 
théâtre  propre  à  fasciner  les  yeux  de  la  multi- 
tude ;  et  que  ce  jugement  qui  doit  tout  terminer, 
portant  excommunication  avec  lui,  n'est  qu'un 
vain  épouvantail ,  qui  ne  peut  faire  d'impression 
que  sur  les  simples  ?  A  quoi  peuvent  aboutir  en 
effet  ces  décisions  qui  ne  décident  rien  ,  cette 
résolution  entière  et  finale  qui  ne  résout  rien  ? 
Tout  cela  peut  servir,  si  l'on  veut ,  à  constater 
qu'il  y  a  dissidence  d'opinions  ;  mais  quant  à  la 
question  de  savoir  de  quel  côté  la   vérité  se 
trouve,  tout  reste  indéterminé.  Car  il  n'est  que 
trop  visible   que  ce  jugement  solennel ,  qu'on 
présente  comme  décisif  et  souverain,  se  réduit, 
en  dernière  analyse,  à  une  simple  déclaration 
portant  que   le  synode  national  est  en  discor- 

(1)  Voyez  la  Conférence  de  Bossuet  avec  le  ministre 
Claude,  n.  2. 


ÉPILOGUE.  239 

dance  avec  tel  particulier  dénommé  :  il  est  cer- 
tain également  que  la  sentence  d'excommunica- 
tion prononcée  n'est  au  fond  qu'une  mesure  de 
discipline  intérieure ,  qui  exclut  d'une  assem- 
blée celui  qui  n'en  partage  plus  les  sentiments. 
Voilà  bien  la  dissidence  constatée  ;  mais,  après 
cela,  qui  a  tort,  qui  a  raison?  est-ce  le  synode, 
est-ce  le  dissident?  L'examen  est  ouvert  ;  cha- 
cun en  jugera  suivant  les  lumières  de  sa  con- 
science, et  prononcera  suivant  qu'il  lui  paraîtra: 
car  le  synode  ne  se  donne  pas  pour  infaillible  ; 
dès  lors  il  a  pu  se  tromper,  et  il  faut  examiner 
après  lui.  D'un  autre  côté,  le  particulier  a  pu 
tomber  dans  l'erreur  ;  il  ne  faut  donc  pas  s'en 
rapporter  aveuglément  à  lui ,  quelque  éclairé 
qu'il  puisse  être.  Ainsi  la  question  est  encore  à 
résoudre,  même  après  la  décision  rendue,  et  le 
débat,  comme  on  voit,  n'est  pas  terminé. 

C'est  que,  dans  le  fait,  il  n'y  a  qu'un  juge- 
ment émanant  d'une  autorité  infaillible  qui 
puisse,  en  matière  de  doctrine  ,  mettre  fin  aux 
disputes  ,  et  forcer  la  raison  humaine  à  se  sou- 
mettre. Tant  que  l'homme  est  placé  vis-à-vis 
de  l'homme  ,  il  a  le  droit  de  résister  aussi  long- 
temps que  sa  propre  conviction  n'est  pas  for- 
mée ;  mais  quand  il  se  retrouve  en  présence 
d'une  autorité  infaillible,  l'homme  au  contraire 
doit  céder;  et  s'il  éprouve  quelque  répugnance 


240  ÉCOLE  D'ATHÈNES, 

à  le  faire ,  il  doit  s'expliquer  cette  opposition 
en  l'attribuant  à  quelque  défaut  de  raisonne- 
ment, ou  bien  à  l'incapacité  de  son  esprit. 
Ainsi,  quand  Dieu  se  manifeste,  soit  par  voie 
de  révélation  naturelle  ,  soit  par  voie  de  révé- 
lation surnaturelle,  il  faut  acquiescer. 

Or  il  est  à  remarquer  que  la  révélation  na- 
turelle est  muette  sur  ce  qui  constitue,  à  pro- 
prement parler,  la  religion  ;  car  elle  ne  nous 
apprend  point  ce  qu'est  Dieu,  et  ne  nous  dit 
point  ce  à  quoi  les  hommes  sont  obligés  envers 
lui  :  tout  ce  que  nous  pouvons  connaître,  en 
mettant  de  côté  la  révélation  surnaturelle  ,  par 
rapport  à  ces  obligations  si  importantes  ,  ainsi 
que  sur  la  nature  de  Dieu ,  se  réduit  à  quelques 
vérités,  qui,  lors  même  qu'elles  auraient  le 
caractère  de  l'évidence ,  ne  porteraient  pas  le 
sceau  de  l'infaillibilité,  puisqu'elles  ne  peuvent 
être  établies  que  par  voie  de  démonstration, 
et  n'arrivent  point  à  l'esprit  de  l'homme  immé- 
diatement. Ainsi  le  philosophe  qui  rejette  la 
révélation  surnaturelle  se  voit  obligé,  dans  le 
silence  de  la  révélation  naturelle,  de  constituer 
la  religion  comme  une  science.  Il  aura  à  se 
démontrer  que  Dieu  existe  et  à  se  rendre 
compte  de  ses  divers  attributs  ;  il  faudra  qu'il 
étudie  la  nature  humaine  à  fond  et  s'explique 
les  contradictions  étonnantes  qu'elle  présente  ; 


ÉPILOGUE.  2il 

enfin  les  rapports  de  l'homme  avec  Dieu  de- 
vront être  déterminés  par  lui  rationnellement  : 
le  voilà  donc  engagé  dans  une  périlleuse  entre- 
prise, s'étant  hasardé,  avec  les  moyens  que  sa 
raison  bornée  peut  lui  fournir,  à  parcourir  le 
champ  de  l'infini. 

H  n'en  est  pas  de  même  du  simple  fidèle  qui 
reçoit  avec  reconnaissance  le  bienfait  de  la  ré- 
vélation surnaturelle  ;  il  se  trouve  par  là  même 
délivré  du  péril  d'un  examen  qui  a  été  pour 
tant  d'autres  l'occasion  de  faire  naufrage  :  ap- 
puyé sur  l'autorité  infaillible  de  l'Eglise  comme 
sur  un  roc  inébranlable,  il  est  calme  au  milieu 
de  la  tempête,  et  contemple  sans  effroi  le  mou- 
vement des  vagues  agitées ,  qui  se  succèdent 
l'une  à  l'autre  pour  venir  toutes  mourir  à  ses 
pieds. 

Entre  ces  deux  positions  si  différentes,  il 
semblerait  qu'il  n'est  pas  difficile  de  choisir  : 
d'une  part  c'est  l'esprit  philosophique,  entouré 
de  ses  incertitudes,  qui  se  présente  pour  diri- 
ger l'homme  à  travers  les  abîmes  de  l'infini  ; 
d'autre  part  c'est  l'esprit  de  Dieu,  muni  du 
flambeau  de  l'infaillibilité,  qui  s'engage  à  con- 
duire le  fidèle  directement  à  son  but.  Cepen- 
dant l'orgueil  humain  s'opiniâtre,  et  de  nos 
jours  il  n'est  que  trop  souvent  écouté. 

Aus-i  que  voyons-nous?   La  psychologie  est 


242  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

soumise  à  des  variations  perpétuelles;  ce  que 
l'un  a  fait  hier,    l'autre  le  défait  aujourd'hui; 
ainsi  la  science   de  l'homme   ne  s'achève  pas  : 
d'autre  part  l'ontologie  est  si   ardue  ,  que  les 
philosophes  un   peu  circonspects  n'osent  plus 
l'aborder  ;  ainsi  la  science  de  Dieu  est  en  quelque 
sorte   abandonnée.    Si   donc   il   n'eût   pas  été 
pourvu,  au  moyen  de   la    révélation  surnatu- 
relle ,  à  ce  que  l'homme  connût  ce  qu'il  faut 
qu'il  sache,  et  sur    la  nature  de   la  cause  pre- 
mière, et  sur  ses  propres  destinées,  nous  serions 
sur  tous  ces  points  dans  une  incertitude  acca- 
blante. Car,  au  lieu  de  répandre  sur  ces  hautes 
questions  des  lumières  vives,  la  philosophie,  à 
mesure    qu'elle   avance ,  épaissit  les   ténèbres 
davantage  :  insensiblement  elle    obscurcit  ce 
qui  paraissait  auparavant  clair  à  tout  le  monde, 
et  là  où  régnait  l'harmonie ,  elle  finit  par  éta- 
blir la  division.  C'est  là,  en  effet,  la  tendance 
de  l'esprit  philosophique  ;  il   pousse  naturelle- 
ment la  raison   humaine  au  scepticisme,  et  il 
réussit  merveilleusement  à  mettre  en  désaccord 
les  esprits.  Ce  n'est  pas  que  la  faculté  de  rai- 
sonner ne  soit  en  elle-même  un  don  précieux; 
mais  il  faut  qu'elle  s'arrête  aux  faits  et  aux  prin- 
cipes, surtout  il  convient  qu'elle  laisse  en  de- 
hors tout  ce  qu'on  peut  reconnaître  avoir  été 
révélé.    Quand   elle  dépasse   ces   limites,  elle 


ÉPILOGUE.  245 

bouleverse  tout  :  ainsi  dans  la  morale ,  l'esprit 
philosophique ,  s'il  n'est  bien  réglé ,  tu^ra  le 
sentiment  ;  dans  l'histoire,  il  contredira  les  faits 
■avérés  ;  dans  la  physique  ,  il  anéantira  le  monde 
extérieur;  dans  la  métaphysique,  il  rendra 
problématiques  les  axiomes;  enfin  dans  la  re- 
ligion ,  il  niera  les  dogmes  révélés.  Il  importe 
donc  grandement  de  ne  pas  le  laisser  pénétrer 
dans  le  sein  de  la  religion,  si  l'on  veut  y  main- 
tenir \&  fixité ' ,  si  l'on  veut  y  entretenir  Y  unité. 
Dans  le  vrai ,  quand  il  s'agit  de  révélation  sur- 
naturelle, la  mission  de  l'envové  est  le  seul 
objet  qui  puisse  être  mis  en  discussion  ;  et  si 
cette  mission  est  constatée,  la  raison  a  épuisé 
tous  les  droits  de  sa  juridiction  :  elle  n'est  pas 
compétente  sur  le  reste  :  lors  donc  qu'il  s'agit 
de  statuer  sur  le  dogme  ,  il  n'y  a  point  à  hésiter 
entre  la  voie  du  libre  examen  et  celle  de  l'au- 
torité. 

Cependant  le  protestantisme  a  essayé  de  se 
frayer  une  route  entre  ces  deux  voies,  posant 
en  principe  d'une  part  l'autorité  de  l'Écriture, 
attribuant  à  la  raison  d'autre  part  le  droit  d'in- 
terprétation ;  c'était  livrer  le  dogme  à  la  dis- 
cussion et  donner  entrée  à  l'esprit  philoso- 
phique :  aussi  n'a-t-il  pas  tardé  à  manifester  sa 
présence  ,  poussant  la  réforme  au  socinianisme, 
qui    est    le    scepticisme   applique  à    la   religion 


214  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

chrétienne,  et  à  Vin  lépendantisme ,  qui  est 
l'anarchie  en  fait  de  socié  é  religieuse.  Vaine- 
ment a-t-on  essayé  ensuite  de  comprimer  le 
développement  de  ces  germes  pernicieux,  il  n'a 
pas  été  possible  d'en  arrêter  le  progrès  ;  main- 
tenant l'indépendantisme  est  un  sentiment  qui 
prédomine  dans  la  réforme  ,  et  le  socinianisme 
est  au  fond  de  tous  les  esprits  :  il  n'y  a  pas  un 
protestant,  du  moins  parmi  ceux  qui  ont  la  pré- 
tention de  raisonner  leur  opinion  (prétention  , 
du  reste,  que  les  travaux  des  sociétés  bibliques 
étendent  de  plus  en  plus),  qui  ne  se  regarde 
comme  indépendant  ,  et  qui ,  s'il  voulait  en 
même  temps  énoncer  franchement  son  symbole, 
ne  réduisît  à  un  très  petit  nombre  d'articles  ce 
qu'il  croit  fermement. 

Toutefois  il  est  un  point  sur  lequel  les  pro- 
testants sont  d'accord,  et  n'hésitent  pas  ;  c'est  la 
négation  du  catholicisme  :  tout  autre  dogme  du 
christianisme,  énoncé  positivement,  trouverait 
indubitablement  un  contradicteur  dans  la  ré- 
forme ;  mais  sur  celui-là  point  de  dissentiment. 
Aussi  lévêque  de  Saint-David,  zélé  protestant 
du  reste,  voulant  définir  le  protestantisme, 
n'a  pas  cru  pouvoir  le  caractériser  mieux  qu'en 
disant  :  Le  protestantisme,  c'est  V abjuration 
du  papisme.  Voilà  donc  le  seul  lien  d'union 
qui  existe  entre  les  membres  de  celte  préten- 


ÉPILOGUE.  245 

due  société  religieuse;  c'est  là  le  seul  dogme 
qu'elle  professe  unanimement  :  mettezee  dogme 
négatif  à  part,  tout  devient  objet  de  contro- 
verse dans  la  réforme. 

Ainsi  le  protestantisme,  c'est  Y  abjuration  du 
papisme  :  d'où  il  suit  que  ,  dans  l'opinion  de 
l'évêque  de  Saint-David  et  des  protestants  en 
général,  où  se  trouve  le  pape  ,  là  ne  peut  être 
l'Église.  On  ne  l'entendait  pas  de  la  sorte  au 
quatrième  siècle  de  l'ère  chrétienne  ;  car  un 
illustre  docteur  de  l'Église,  saint  Ambroise, 
archevêque  de  Milan  ,  disait ,  au  contraire  ,  que 
là  où  se  trouve  le  pape,  \h  aussi  est  l'Église, 
ubi  Petrus ,  ibi  Ecclesia  (i).  Si  nous  remon- 
tons plus  haut,  au  troisième  siècle  par  exemple, 
le  vénérable  saint  Cyprien,  évêque  de  Carthage, 
se  présente  et  nous  dit  :  qiCility  aqiCun  Dieu, 
un  Clwist ,  une  Eglise ,  une  chaire  fondée  sur 
Pierre ,  par  la  parole  du  SeigTieur  ;  qiûon  ne 
peut  élever  un  autre  autel,  ni  établir  un  nou- 
veau sacerdoce  (u).  Nous  laisserons  à  l'évêque 
de  Saint-David  le  soin  de  concilier  cette  doc- 
trine des  premiers  siècles  avec  celle  des  ré- 
formés. 

De  tout  ce  qui  précède ,  il   résulte  que  les 

(1)  Saint  Ambroise,  sur  le  psaume  41. 

(2)  Saint  Cyprien  ,  lettre  Ud. 


Un  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

auteurs  du  schisme  de  l'Occident  (a)  ont  de 
beaucoup  dépassé  les  auteurs  du  schisme  de 
l'Orient.  Luther  et  Calvin  n'ont  pas  seulement 
travaillé  h  faire  changer  l'autorité  de  main  ,  ils 
l'ont  sapée  dans  sa  base  ;  en  sorte  qu'il  n'a  pas 
tenu  a  eux  que  l'édifice  majestueux,  élevé  par 
le  Sauveur  des  hommes,  ne  fût  ruiné  totale- 
ment. Ainsi  ils  ont  rompu  l'unité  ;  ils  se  sont 
ingérés  sans  mission  à  réformer  l'Eglise  ;  après 
avoir  eux-mêmes  altéré  le  dogme,  ils  l'ont  livré 
sans  défense  à  des  novateurs  plus  entreprenants 
qu'eux;  enfin  ils  ont  précipité  la  réforme  dans 
un  abîme  de  confusion  tel,  qu'il  n'est  plus  pos- 
sible même  de  donner  le  nom  d'église  à  cette 
masse  hétérogène  qu'on  désigne  sous  celui  de 
protestantisme.  Ce  mot  d'église,  en  effet,  rap- 
pelle l'idée  d'un  corps  dont  les  membres  sont 
en  rapport  avec  le  tout  et  sont  soumis  à  la  loi 
de  l'unité  ,  d'une  société  spirituelle  dont  les  in- 
dividus sont  unis  par  des  liens  de  fraternité,  et 
professent  la  même  doctrine  ,  d'une  association 
religieuse,  fondée  sur  des  croyances  communes 
et  sur  la  participation  au  même  culte  ;  or,  rien 


(a)  Les  historiens  ecclésiastiques  nomment  communément 
ainsi  le  scliif-nie  cau^é  par  les  antipapes  au  xive  siècle.  Mais 
celîe  appellation  r.e  convient-elle  pas  beaucoup  mieux  à  la 
grande  scission  opérée  au  xvie  siècle  dans  l'Occident  par  la 
Réforme  ?—  S.  F. 


ÉPILOGUE.  247 

de  tout  cela  n'existe  dans  le  protestantisme. 
C'est  un  mélange  d'opinions  contradictoires; 
c'est  un  composé  de  mille  sectes  différentes; 
toutes  les  anciennes  hérésies  s'y  sont  renouve- 
lées :  d'autres,  en  grand  nombre,  y  ont  pris 
naissance  ;  le  déisme,  sous  le  nom  de  socianisme, 
s'y  est  lui-même  introduit.  A  Dieu  ne  plaise 
que  nous  appelions  jamais  du  nom  d'église,  cette 
étrange  et  déplorable  confusion  ! 

Ainsi  le  schisme  d'Occident,  soit  qu'on  re- 
monte à  son  origine,  soit  qu'on  s'attache  à  ses 
conséquences  désastreuses,  ne  peut  pas  être 
considéré  comme  ayant  de  l'analogie  avec  le 
schisme  d'Orient. 

Cependant,  et  à  la  faveur  de  l'ébranlement 
que  ces  deux  schismes  ont  produit,  il  est  arrivé 
que  la  puissance  temporelle,  en  certains  lieux, 
s'est  agrandie,  en  s'emparant  de  l'autorité  qui 
échappait  à  celui  que  le  divin  fondateur  du 
christianisme  avait  donné  pour  chef  à  l'Eglise. 
De  là  se  sont  formées  ces  églises  particulières 
portant  le  nom  des  peuplesqu'ellesgouvernent, 
lesquelles  cherchant  à  se  soustraire  à  la  supré- 
matie de  la  chaire  de  saint  Pierre,  sont  tombées 
sous  la  domination  des  princes  de  la  terre.  Ainsi 
l'église  moscovite,  l'église  d'Angleterre,  et 
d'autres  encore  sont  dans  ce  cas  :  comme  elles 
lonl    partie    des    communions   chrétiennes   et 


US  ÉCOLE  D'ATHENES, 

offrent  des  caractères  particuliers,  qui  ne  per- 
mettent pas  de  les  confondre  entièrement  soit 
avec  l'église  grecque ,  soit  avec  la  reforme , 
elles  doivent  fixer  un  moment  notre  attention. 


*   * 


Ces  églises,  qu'on  désigne  assez  communé- 
ment sous  le  nom  d'églises  nationales,  ont 
perdu  leur  indépendance;  mais  elles  ne  sont 
point  opprimées,  ni  avilies  :  elles  ont  été  incor- 
porées dans  l'État,  elles  participent  aux  avan- 
tages dont  jouissent  les  institutions  du  pays;  et 
la  puissance  publique  fait  rejaillir  sur  elles  une 
partie  de  l'éclat  qui  l'environne.  Comme  elles 
ne  sont  pas  livrées  à  l'action  de  l'esprit  parti- 
culier, puisqu'il  y  a  une  autorité  qui  s'est 
chargée  de  régler  les  croyances,  et  qui  a  en 
main  des  moyens  de  force  pour  appuyer  ses 
décrets  ,  elles  ne  présentent  point,  à  l'extérieur 
du  moins,  ce  désordre  qu'on  remarque  dans 
les  autres  sectesdissidentes:  on  reconnaît  même 
dans  la  plupart  d'entre  elles  les  vestiges  de 
l'ancienne  hiérarchie  ,  on  retrouve  dans  quel- 
ques unes  la  trace  de  la  succession  apostolique. 
Mais  tout  cela  n'est  qu'apparence  ;  le  fond 
manque  :  et  semblables  à  ces  idoles  revêtues 
d'or   et   d'argent    dont    parle    l'Écriture,    ces 


ÉPILOGUE.  240 

églises  ont  tics  pieds  et  ne  marchent  pas;  elles 
ont  des  yeux  et  ne  voient  pas  ;  elles  ont  l'or- 
gane de  la  voix  et  ne  parlent  pas. 

Lorsque  nous  disons  que  les  églises  natio- 
nales n'ont  pas  la  faculté  de  marcher,  il  est 
bien  loin  de  notre  pensée  de  leur  reprocher 
d'être  constantes  dans  leurs  dogmes;  car  jamais 
la  variation  ne  sera  pour  nous  une  marque  de 
vérité  :  mais  nous  voulons  dire  qu'elles  sont 
resserrées  et  circonscrites  dans  un  cercle  dont 
elles  ne  peuvent  sortir;  et  que  de  plus  elles 
n'ont  aucun  mouvement  spontané.  Ces  églises , 
en  effet,  s'étant  identifiées  avec  le  gouverne- 
ment qui  s'en  est  constitué  le  régulateur,  si  le 
gouvernement  avance,  l'église  alors  s'étend 
avec  lui  ;  s'il  recule  ,  elle  est  entraînée  dans  ce 
mouvement  rétrograde  ;  car,  d'elle-même  elle 
est  incapable  de  se  mouvoir.  Il  peut  arriver 
que  l'église  nationale  ne  domine  pas  sur  toute 
l'étendue  du  territoire  soumis  à  la  loi  politique 
de  l'État;  mais,  du  reste,  elle  n'en  dépasse 
jamais  les  limites.  Ainsi  l'église  anglicane,  par 
exemple,  ne  couvre  pas,  et  même  il  s'en  faut 
beaucoup  ,  toutes  les  parties  du  vaste  empire 
que  la  loi  d'Angleterre  régit  ;  mais  il  est  d'autre 
part  bien  certain  qu'elle  ne  saurait  se  maintenir 
et  encore  moins  s'étendre  au  delà  des  fron- 
tières de   ce    même  empire.    Aussi  a-t-on   vu 


2o<)  ÉCOLE  D'ATHÈNES, 

l'église  des  Etats-Unis  se  séparer  Je  l'église 
d'Angleterre  par  suite  de  la  révolution  ;  et  biea 
loin  que  cetteseparation  ait  causé  la  moindre  sur- 
prise, on  eût  vu  avec  étonnement,  au  contraire, 
les  Anglo- Américains  reconnaître  encore  la 
suprématie  religieuse  du  roi  et  du  parlement 
d'Angleterre,  après  que  les  liens  poliliquesqui 
unissaient  la  colonie  à  la  métropole  avaient  été 
rompus. 

Ainsi  les  églises  nationales  reçoivent  le  mou- 
vement du  dehors  ,  et  ce  mouvement  emprunte 
ne  peut  s'exercer  que  dans  certaines  limites; 
elles  sont,  par  la  nature  même  de  leur  institu- 
tion ,  bornées  de  toutes  parts  :  dès  lors  il  n'est 
aucune  d'elles  qui  puisse  aspirer  à  l'universalité 
et  prétendre  au  titre  d'Eglise  catholique;  en 
sorte  que  sans  aller  plus  loin  ,  l'illégitimité  des 
églises  nationales  se  trouve  être  déjà  constatée. 

Nous  avons  dit  aussi  que  ces  églises  ont  des 
yeux,  et  ne  voient  pas  :  jadis  elles  ont  vu  ;  alors 
elles  avaient,  pour  se  guider,  la  lumière  de  l  Es- 
prit saint,  celte  lumière  qui  a  lui  avec  un  nou- 
vel éclat  à  l'avénement  du  Messie,  et  qui  ne 
s'éteindra  jamais  au  milieu  de  la  catholicité. 
Mais  elles  ont  fermé  les  yeux  à  cette  lumière  di- 
vine ;  elles  se  sont  volontairement  privées  de  la 
clarté  qui  descendait  des  cieux;  et  maintenant 
elles  ne  voient,  dans  les  choses  qui  se  rapportent 


ÉPILOGUE.  251 

à  Dieu ,  que  par  les  yeux  de  ceux  qu'elles  étaient 
elles-mêmes  chargées  de  conduire. 

De  même,  elles  ne  font  que  répéter,  sans  se 
permettre  d'y  rien  ajouter,  les  paroles  que  leur 
suggèrent  ceux  qu'elles  avaient  elies-mêmes 
charge  d'instruire;  en  sorte  que,  sous  ce  rap- 
port, l'ordre  est  encore  renversé  :  car  les  princes 
de  la  terre  n'ont  pas  reçu  d'en  haut  la  mission 
de  diriger  les  pasteurs  et  de  conduire  le  trou- 
peau dans  ses  voies;  ce  n'est  pas  à  eux  qu'a  été 
concédé  par  le  divin  Législateur  le  droit  de  lier 
et  de  délier  ,  d'enseigner  et  de  prêcher,  d'exa- 
miner et  de  juger  :  leur  mission  particulière  ne 
se  rapporte  qu'au  maintien  de  l'ordre  exté- 
rieur; l'ordre  intellectuel  n'est  pas  soumis  à  leurs 
lois  :  si  donc  le  chef  de  l'Etat  en  vient  à  ce  point 
d'imposer  à  l'Eglise  ce  qu'elle  doit  dire  et  faire, 
il  y  a  de  sa  part  empiétement  sur  le  pouvoir  spi- 
rituel; et  si  l'Eglise  acquiesce  elle-même  à  celte 
usurpation,  la  consacre,  en  fait  un  dogme,  elle 
renonce  à  faire  partie  de  l'Eglise  de  Jésus-Christ, 
pour  se  réduire  à  n'être  qu'un  instrument  entre 
les  mains  du  pouvoir  séculier. 

Ces  réflexions  s'appliquent  généralement  à 
toutes  les  églises  qui  se  sont  séparées  de  Pvomc 
pour  reconnaître  la  suprématie  du  chef  de  l'Etat  : 
cependant,  il  esta  remarquer  que  les  églises  ré- 
formées qui  sont  dans  ce  cas,  offrent  une  sin- 


25-2  ÉCOI.L  D'ATHÈNES. 

gulièrc  anomalie,  car  le  pricipedu  libre  examen 
n'en  est  point  exclu,  et  le  droit  que  peut  avoir 
chaque  particulier  d'expliquer  et  de  commenter 
l'Ecriture,  y  est,  au  moins  implicitement,  re- 
connu ;  toutefois  les  matières  qui  se  réfèrent  à 
la  discipline  et  au  dogme  sont  réglées  par  les 
lois  du  prince,  sous  la  sanction  de  peines  sé- 
vères ou  de  privation  de  certains  avantages 
temporels  :  le  fait  semble  donc  cire  ici  en  op- 
position avec  le  droit.  Pour  les  mettre  en  har- 
monie ,  il  faudrait  aller  jusqu'à  supposer  une 
chose  évidemment  impossible  :  à  savoir  que 
dans  ces  églises,  les  individus  qui  les  com- 
posent ont  été  constamment  amenés  par  l'exa- 
men particulier  auquel  ils  ont  dû  se  livrer,  à 
partager  le  sentiment  de  ceux  qui  gouvernent 
l'Etat  :  qu'ainsi,  et  en  nous  attachant  plus  spé- 
cialement à  l'Angleterre,  chaque  Anglais,  par 
la  force  de  sa  propre  conviction,  sera  devenu 
schismatique  avec  Henri  VIII,  luthérien  sous  la 
minorité  d'Edouard  VI,  puis  catholique  avec 
Marie,  et  enfin  conformiste  sous  Elisabeth,  sans 
que  depuis  lors  il  se  soit  élevé  dans  l'esprit  d'un 
seul  anglican  un  doute  sérieux  sur  l'un  des  ar- 
ticles du  règlement  de  i562.  Cette  mobilité 
dans  les  consciences ,  à  mesure  que  la  loi  de 
l'Etat  se  modifiait  et  changeait ,  cette  fixité 
dans  les  esprits  depuis  qu'elle  n'a  plus  varié  , 


ÉPILOGUE.  255 

enfin  cet  accord  constant  de  l'esprit  particulier 
avec  les  actes  émanant  du  pouvoir  politique, 
présenteraient  un  phénomène  bien  étrange ,  si 
tout  cela  pouvait  être  réel. 

Mais  il  n  y  a  là  que  fiction  :  la  vérité  est  que 
Henri  VIII,  placé  entre  les  Anglais  catholiques, 
qui  croyaient  devoir  le  ménager  dans  la  crainte 
qu'il  ne  consommât  entièrement  l'œuvre  de  la 
réforme, etles  Anglaisprotestantsqui  espéraient 
l'attirer  à  eux  tout-à-fait,  a  su  profiter  habilement 
de  cette  position ,  pour  faire  adopter  par  le  par- 
lement et  la  nation  tout  ce  qu'il  lui  plaisait  de 
prescrire.  C'est  ainsi  qu'après  avoir  rompu  tous 
les  liens  spirituels  qui  unissaient  l'église  d'An- 
gleterre avec  Rome  ,  et  s'être  fait  conférer  le 
titre  de  chef  suprême  de  l'église  anglicane,  il 
s  est  avisé  qu'il  fallait  sur  tous  les  autres  points 
confirmer  la  doctrine  catholique;  et  la  loi  des 
six  articles  fut  alors  par  lui  promulguée  :  cette  loi 
qui  portait  contre  les  contrevenants  la  peine  du 
gibet  et  du  feu,  a  fixé  en  Angleterre  jusqu'à  la 
mort  de  Henri  VIII  l'état  de  la  religion.  Après 
lui  sont  venus  les  gouverneurs  d'Edouard  VI, 
lesquels  étant  partisans  de  la  réforme  ,  se  sont 
appuyés  de  l'assentiment  d'une  partie  de  la  na- 
tion, pour  faire  révoquer  la  loi  des  six  articles  et 
pousser  l'Eglise  anglicane  dans  la  voie  du  pro- 
testantisme. Marie,  survenant,  essaya  de  rétablir 


354  ÉCOLE  D'ATHENES. 

les  choses  sur  l'ancien  pied,  et  faisant  usage  des 
mêmes  moyens  que  ses  prédécesseurs  avaient 
employés,  elle  a  ramené  l'église  anglicane  a  la 
profession  du  catholicisme  pur.  Enfin  Elisabeth 
arrivant  immédiatement  après ,  a  pensé  qu'il 
convenait  de  prendre  un  moyen  terme  :  la  pro- 
fession de  foi  de  l'église  anglicane  fut  rédigée 
dans  ce  sens  ;  et  cette  profession  de  foi  ,  qui 
tient  le  milieu  entre  les  erreurs  des  prolestants, 
et  les  dogmes  de  l'Eglise  catholique,  fut  ap- 
prouvée dans  le  synode  de  Londres  de  i56i. 
Est-il  à  croire  que  la  nation  anglaise,  pendant 
ce  court  espace  de  trente  ans,  ait  changé  réel- 
lement et  par  suite  du  libre  examen,  quatre  fois 
de  religion?  Non,  sans  doute  ;  et  il  est  plus  clair 
que  le  jour  que  tout  ce  mouvement  n'est  que 
le  résultat  de  la  contrariété  des  vues  de  ceux 
qui  ont  successivement  gouverné.  Si  les  Indivi- 
dus eussent  été  abandonnés  à  eux-mêmes,  on 
eût  vu  la  nation  anglaise  se  diviser  naturelle- 
ment en  catholiques  et  en  protestants,  puis  ces 
derniers  se  subdiviser  en  plusieurs  sectes; 
quant  h  l'église  anglicane  ,  elle  serait  encore  à 
naître. 

Ainsi  l'église  d'Angleterre ,  de  même  que 
toutes  celles  auxquelles  on  peut  donner  le  nom 
^églises  nationales  ,  ne  sont  que  des  membres 
détachés   de  l'ancienne    Eglise,  qui    ont  subi , 


ÉPILOGUE.  25S 

sous  Tinlluence  du  pouvoir  temporel,  des  alté- 
rations plus  ou  moins  profondes,  suivant  le 
caprice  des  gouvernants  et  d'après  la  disposition 
des  peuples.  Elles  se  sont  formées  à  la  suite 
des  grandes  commotions  religieuses,  et  ne  se 
maintiennent  que  par  Ja  force  de  pression 
qu'exerce  sur  elles  l'autorité  séculière.  Mais 
cette  force  de  pression  ne  peut  produire  qu'une 
unité  apparente  et  extérieure  ;  sous  cette  ap- 
parence il  peut  régner  une  grande  confusion. 
Dans  les  pays  surtout  ou  le  protestantisme  a 
déposé  le  ferment  de  l'anarchie,  la  dissolution 
doit  être  fort  avancée.  Quoi  qu'il  en  soit,  il 
doit  venir  un  temps,  où  l'on  essaiera  de  s'ex- 
pliquer l'origine  du  pouvoir  que  l'État  exerce 
sur  les  consciences;  et  si  l'on  demande  alors 
aux  dépositaires  de  la  force  publique  qu'ils  pro- 
duisent le  titre  en  vertu  duquel  ils  prétendent 
être  les  dépositaires  de  l'immuable  vérité,  ils 
seront  embarrassés. 

La  force  et  la  vérité  ne  sont  pas  des  choses 
de  même  nature;  il  n'y  a  point  entre  elles  de 
connexité.  La  force,  par  elle-même,  n'a  de 
prise  que  sur  ce  qui  est  matériel  :  le  corps  peut 
être  soumis  à  son  action;  quant  à  l'àme ,  elle 
est  hors  de  sa  portée.  Non  ,  ce  n'est  pas  en  em- 
ployant la  force  qu'on  arrive  au  cœur  de 
l'homme;  ce  n'est  point  en  inspirant  la  crainte 


m  ÉCOLE  D'ATHEliES. 

qu'on  parvient  à  convaincre  son  esprit.  11  est 
vrai  cependant  que  la  force  peut  exercer  une 
grande  influence  sur  les  actes  de  la  vie  humaine, 
car  elle  a  les  moyens  d'atteindre  le  corps,  et  le 
bien-être  du  corps  entre  pour  beaucoup  dans 
les  déterminations  de  l'homme.  Ainsi  la  force, 
dans  certains  cas,  comprimera  la  manifestation 
du  sentiment  et  de  la  pensée;  quelquefois 
même  elle  amènera  la  volonté  à  produire  au 
dehors  certains  actes,  auxquels  elle  ne  se  serait 
pas  portée  naturellement  :  mais  là  finit  l'empire 
de  la  force ,  c'est  là  que  se  termine  le  pouvoir 
de  l'homme  puissant.  Nul,  en  effet,  n'a  le  droit 
d'intimer  à  son  semblable  l'ordre  d'aimer  ce 
qu'il  aime  et  de  croire  ce  qu'il  croit  :  un  pareil 
ordre  d'ailleurs  serait  tout-îi-fait  illusoire.  Dès 
lors  une  loi  qui  prescrirait  de  tenir  pour  vrai  tel 
dogme,  de  rejeter  tel  autre  comme  faux,  ne 
peut  être  aux  yeux  d'un  homme  sensé  qu'un 
acte  très  ridicule;  à  moins  que  le  législateur, 
avant  tout,  n'ait  justifié,  ou  tout  au  moins  n'ait 
réussi  à  persuader  qu'il  est  infaillible  et  qu'il  a 
mission  d'en  haut.  Hors  ce  cas,  le  potentat  le 
plus  absolu  ne  réussira  point  à  imposer  une 
croyance  ;  et  fût-il  encore  le  philosophe  le  plus 
distingué,  il  échouera  s'il  veut  établir  une  reli- 
gion :  car,  la  force  ,  ainsi  que  nous  lavons  dit, 
n'a  pas  de  pouvoir  sur  les  esprits.  D'autre  part 


ÉPILOGUE.  257 

celui  que  la  philosophie  peut  s'attribuer,  tend 
tien  plutôt  à  détruire  qu'à  créer  l'esprit  de  foi. 
Pour  fonder  une  religion,  il  faut  donc  de  toute 
nécessité  se  donner  pour  prophète  :  aussi  Marc 
Aurèle  n'aurait  pu  faire  ce  que  Mahomet  a 
opéré.  Cependant  il  est  arrivé  de  nos  jours  que 
la  force  et  l'esprit  philosophique  se  sont  ligués 
pour  donner  aux  Français  un  système  religieux  : 
qu'a  produit  cette  union  éphémère  ?  Une  parade 
au  Champ-de-Mars;  une  suite  de  représenta- 
tions insignifiantes  et  presque  burlesques,  dans 
nos  temples;  mais  cette  religion  improvisée  n'a 
pas  fait  un  seul  prosélyte. 

Les  hommes  du  pouvoir  se  tromperaient 
donc,  et  les  philosophes,  d'un  autre  côté,  se- 
raient dans  l'erreur,  s'ils  pensaient  jamais  les 
uns  ou  les  autres,  qu'il  dépend  d'eux  de  créer 
à  volonté  un  système  religieux  (a).  Quand  les 
princes  de  l'Europe  ont  imaginé  d'envahir  la 
suprématie  et  de  régler  le  dogme,  ils  se  sont 
donnés  pour  réformateurs  ,  et  ils  ont  éprouvé 
de  la  résistance  ;  elle  eût  été  bien  plus  grande  , 
disons  mieux  ,  elle  eût  été  insurmontable,  s'ils 


(a)  Voyez  plutôt  ce  qu'il  est  advenu  du  Saiut-Simonisme.  Les 
hommes  de  talent  ne  lui  ont  pourtant  pas  manqué.  Mais  c'est 
qu'une  religion  n'ert  pas  seulement  un  beau  partage,  un  spec- 
tacle ,  une  utopie  :  il  faut  qu'elle  vienne  du  ciel  et  qu'elle  ait  ses 
racines  dans  lecnpur.  —  S.  F. 

17 


25,8  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

se  lussent  présentés  comme  fondateurs,  et  s'ils 
eussent  tenté  de  substituera  l'ancienne  religion 
une  croyance  toute  nouvelle.  Au  surplus,  leur 
succès  n'a  pas  été  complet  ;  et  d'ailleurs  ils  n'ont 
pas  grandement  à  s'applaudir  de  celui  qu'ils  ont 
enfin  obtenu  :  car,  du  moment  que  l'autorité 
séculière  a  eu  ,  de  sa  main  glacée ,  saisi  la  por- 
tion de  l'Église  qu'elle  avait  à  sa  portée,  l'esprit 
de  vie  s'est  retiré,  et  il  n'est  resté  entre  les 
mains  du  pouvoir  qu'un  membre  paralysé ,  qui 
ne  peut  plus  se  mouvoir  de  lui-même  et  que  la 
puissance  temporelle  est  obligée  de  soutenir. 

Ainsi  toutes  les  églises  qui  reconnaissent  le 
souverain  temporel  pour  chef,  ayant  été  sépa- 
rées du  tronc  qui  les  portait,  sont  maintenant 
autant  de  branches  desséchées  ,  et  la  sève  n'y 
circule  plus.  Il  en  est  qui  offrent  encore,  en 
ce  qui  regarde  le  culte  extérieur,  un  appareil 
de  cérémonies  qui  rappelle  les  vieilles  tradi- 
tions ;  mais  il  en  est  d'autres  qui  ont  pris  à  tâche 
de  n'en  pas  conserver  le  moindre  vestige;  en 
sorte  que  sous  le  rapport  de  la  forme  ,  comme 
sous  celui  du  fond,  les  églises  nationales  pré- 
sentent beaucoup  de  diversité  :  il  n'y  a  de  com- 
mun entre  elles  que  la  sujétion  qui  les  asservit 
aux  princes  de  la  terre. 


ÉPILOGUE.  289 


EPILOGUE 


m. 


Il  nous  semble  qu'il  doit  résulter  de  tout  ce 
qui  vient  d'être  dit  sur  les  sectes  dissidentes, 
que  ce  n'est  point  en  cherchant  au  milieu  des 
églises  qui  se  sont  formées  à  l'occasion  des 
deux  grands  schismes  ,  qu'on  trouvera  l'héri- 
tière des  promesses  de  Jésus-Christ.  La  plupart 
seraient  fort  embarrassées,  s'il  leur  fallait  pro- 
duire un  seul  des  titres  exigés  pour  que  la  légi- 
timité soit  constatée;  il  en  est  même  dans  le 
nombre  qui  ne  peuvent  plus  prétendre  au  nom 
d'églises,  parce  qu'elles  sont  tombées,  d'après 
la  nature  du  principe  qu'elles  se  sont  fait,  dans 
la  catégorie  des  sectes  philosophiques;  enfin, 
il  est  à  remarquer  à  l'égard  de  toutes,  qu'ayant 
cessé  de  s'appuyer  sur  la  base  que  le  divin  fon- 
dateur avait  établie  ,  il  n'est  aucune  d'elles  qui 
ne  porte  maintenant  à  faux. 

C'est  ce  qu'on  ne  saurait  dire  de  la  grande 
association  religieuse  dont  se  forme  l'Eglise  ca- 
tholique :   car  elle  est  bien  assurément  posée 


200  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

sur  la  pierre  que  Jésus-Christ  avait  choisie  pour 
être  le  fondement  de  son  Église.  Le  pape,  en 
effet ,  est  le  successeur  légitime  de  saint  Pierre. 
Cette  succession  est  établie  de  telle  sorte  que, 
s'étant  trouvé  ,  parmi  les    réformés,  quelques 
hommes  assez  hardis  pour  contredire  la  tradi- 
tion sur  ce  point,  il  s'est  élevé,  du  sein  même 
de  la  réforme,  des  savants  pour  les  réfuter  : 
ainsi  sur  ce   point    nulle   difficulté    sérieuse  à 
craindre.    D'autre  part,    il  est  certain  ,   et  les 
protestants  sont  loin  de  le  nier,  que  le  pape  est 
le  chef  delà  société  religieuse  catholique  ,  que 
le  siège  de  Rome  est  le  centre  auquel  tous  les 
divers  rayons  aboutissent.   Le  système  catho- 
lique s'appuie  donc  en   définitive   sur   l'Église 
dont  Pierre  a  jeté  les  fondements  ;    et  dès  lors 
on  ne  peut  pas   dire   que   le   catholicisme   est 
assis  sur  une  base  fausse;  puisque  dès  l'origine, 
et  d'après  le  plan  que  le  divin  architecte  a  tracé, 
la  chaire  de  saint  Pierre  a  été  fondée  pour  ser- 
vir de  supporta  l'Église,  elle  a  été  établie  pour 
constituer  un  centre  d'unité  auquel  les  églises 
particulières  resteraient  immuablement   liées. 
Dans  le  catholicisme,  cette  unité  n'est  point 
seulement  apparente,  au  moyen  de  ce  que  l'E- 
glise  catholique  ne  formerait  qu'un  seul  corps 
sous  un  même  chef;  mais  elle  est  en  outre  in- 
térieure et  foncière,  au  moyen  de  ce  que  tous 


ÉPILOGUE.  201 

les  membres  de  celte  société  spirituelle  disent 
le  même  symbole  ,  l'entendent  de  la  même 
façon  et  croient  les  mêmes  vérités.  Celui-là, 
en  effet,  cesserait  de  faire  partie  du  corps  mys- 
tique dont  Jésus-Christ  est  le  chef  invisible, 
dont  le  pape  est  le  chef  visible  sur  la  terre  , 
qui  hésiterait  à  prononcer  que  l'Église  est  in- 
faillible et  qui  refuserait  d'acquiescer  parla  foi 
à  ce  qu'elle  aurait  prononcé.  La  diversité  ne 
peut  donc  pas  s'introduire  dans  le  sein  de  l'É- 
glise catholique,  sa  constitution  y  répugne; 
elle  est  une  naturellement.  Pourrait-on  en  dire 
autant  des  églises  reformées  ,  fussent-elles  du 
nombre  de  celles  que  le  chef  de  l'État  gouverne 
et  qui  font  corps  extérieurement?  assurément 
non  :  car  toutes  ces  églises  ayant  indistincte- 
ment écarté  le  principe  de  l'infaillibilité  ,  ont 
par  là  détruit  l'esprit  de  foi ,  et  sans  l'esprit  de 
foi  il  est  impossible  que  les  intelligences  se 
mettent  en  accord  et  se  concentrent  dans  l'u- 
nilé.  La  doctrine  catholique  contient  donc 
réellement,  et  à  l'exclusion  du  protestantisme, 
le  principe  qui  est  le  fondement  de  l'unité  in- 
térieure, de  cette  unité  qui  gît  dans  l'union  des 
esprits. 

Cette  doctrine  au  surplus  n'est  point  une  af- 
faire de  convention  ;  ce  n'est  pas  une  invention 
de   la    sagesse  humaine,  une  sorte   de  fiction 


262  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

imaginée  à  l'effet  de  prévenir  les  désordres  de 
l'anarchie  dans  le  monde  spirituel  ;  elle  a  Dieu 
pour  auteur;  elle  a  pour  appui,  indépendam- 
ment de  la  tradition,  les  paroles  même  du  Sau- 
veur: Allez,  dit-il  à  ses  apôtres,  au  moment 
de  les  quitter,  et  enseignez  toutes  les  nations , 
les  baptisant  au  nom  du  Père  ,  du  Fils  ,  et  du 
Saint-Esprit ,  en  leur  apprenant  à  garder 
tout  ce  que  je  vous  ai  commandé.  Et  voici  , 
je  suis  toujours  avec  vous  jusqiûà  la  fin  du 
monde.  Sur  quoi  Bossuet  ajoute,  par  forme 
de  commentaire  :  «  Avec  vous  enseignant,  avec 
«  vous  baptisant,  avec  vous  apprenant  à  mes 
«  fidèles  à  garder  tout  ce  que  je  vous  ai  com- 
a  mandé,  avec  vous,  par  conséquent,  exer- 
«  çant  dans  mon  Église  un  ministère  extérieur  : 
Ki  c'est  avec  vous,  c'est  avec  ceux  qui  vous  suc- 
er céderont ,  c'est  avec  la  société  assemblée 
«  sous  leur  conduite  que  je  serai  dès  mainte- 
u  nant  jusqu'à  ce  que  le  monde  finisse;  tou- 
tf  jours  ,  sans  interruption  :  car  il  n'y  aura  pas 
u  un  seul  moment  où  je  vous  délaisse,  et, 
«•  quoique  absent  de  corps,  je  serai  toujours 
«  présent  par  mon  esprit  (i).  » 

Ainsi  l'établissement  d'une  autorité  infaillible 
et  perpétuelle,  ayant  pour  objet  d'absorber  et 

(1)  Bossuet,  Conférence  avec  le  ministre  Claude,  n°  \ , 


ÉPILOGUE.  263 

de  confondre  tous  les  esprits  dans  l'unité  de  la 
toi,  est  clairement  exprimé  dans  l'Évangile.  Il 
est  donc  bien  singulier  que  les  protestants 
arguent  les  catholiques  sur  ce  point,  leur  im- 
putant à  erreur  de  croire  qu'il  y  a  une  autorité 
infaillible  dans  l'Eglise  ,  et  de  penser  qu'il  y  a 
obligation  de  s'y  soumettre  ;  c'est  à  vrai  dire 
nous  reprocher  d'ajouter  foi  aux  promesses  de 
Jésus-Christ,  et  nous  faire  un  crime  de  con- 
server intacte  la  seule  et  unique  doctrine  qui 
puisse  fonder  et  cimenter  l'unité  :  ah!  puissions- 
nous  long-temps  encore  mériter  ce  reproche 
honorable  ! 

Autant  en  dirai-je  de  cette  imputation  qui 
consiste  à  accuser  l'Eglise  catholique  d'intolé- 
rance en  matière  religieuse  ;  car  il  est  à  remar- 
quer que  de  la  part  des  protestants  ,  chaque 
reproche  qu'ils  nous  font,  est  une  sorte  d'hom- 
mage qu'ils  rendent  à  la  vérité  catholique  ; 
puisque  ce  reproche  ne  tend  qu'à  faire  ressortir 
un  des  caractères  de  la  vraie  Eglise ,  en  faisant 
voir  qu'il  nous  est  propre  et  qu'eux-mêmes  en 
sont  privés. 

Oui,  sans  doute,  elle  est  intolérante,  l'Église 
catholique  ;  mais  elle  l'est  en  ce  sens  ,  qu'aucun 
motif  n'est  capable  de  l'amener  à  transiger, 
quand  il  s'agit  de  la  vérité  révélée  ;  en  ce  sens 
qu'aucun  membre  de  la  société  catholique,  qui 


264  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

persiste  à  soutenir  une  opinion  solennellement 
condamnée,  ne  peut  se  soustraire  à  l'a na thème; 
en  ce  sens  qu'aucun  sectaire  n'est  admis  à  pé- 
nétrer dans  ses  rangs,  qu'au  préalable   il  n'ait 
abjuré  l'erreur  qui  le    séparait  des  enfants  de 
l'Église  :  qu'en   peut-on   conclure?  sinon  que 
l'Eglise  catholique  est  ennemie  du  mensonge  , 
et   que   la  doctrine   qu'elle  transmet  est  sans 
alliage.    Sera-t-il   permis  de    le  lui  imputer  à 
crime  ?   Eh   quoi  !   voudrait-on  nous  faire  en- 
tendre qu'il  y  a  quelque  alliance  possible  entre 
le  vrai  et  le  faux?  Mais  cette  proposition  ne  se- 
rait pas    soutenable;  ou    bien    prétendrait- on 
qu'il  est  du  devoir  du  sage  d'hésiter  long-temps 
avant  que  de  prendre  un  parti  et  de  ne  se  pro- 
noncer qu'avec  circonspection  et  réserve? Mais 
ces  règles  de  la    sagesse  humaine  ne  sauraient 
trouver  ici  d'application.  Il  n'appartient   qu'à 
ceux  qui  ont  des    raisons  de  douter  de  leurs 
propres  principes,   de  mettre  de  l'hésitation, 
et  ce  n'est  qu'à  l'égard  des  choses  indifférentes 
qu'il  est  permis  d'user  de  cette  sorte  de   con- 
descendance qui  fait  tolérer  l'erreur.  La  règle 
que    s'est  faite   l'Église   est   plus  exacte  et  lui 
convient  parfaitement  :  dans  les  choses  qui  sont 
de  foi,  il  faut  maintenir  l'unité,  in  necessariis 
imitas  ;  dans  celles  qui  ne  font  pas  partie  des 
vérités  révélées  ,  il  faut  de  la  liberté ,  in  dubiis 


ÉPILOGUE.  263 

libei'tas ;  enfin  dans  les  discussions  il  ne  faut 
jamais  perdre  de  vue  les  règles  de  la  charité, 
in  omnibus  charitas  (i). 

Rien  n'empêche  donc  que  l'Eglise  catholique 
ne  veille  avec  soin  au  dépôt  dont  elle  a  été 
constituée  gardienne  ,  et  lorsqu'à  cette  occa- 
sion elle  sera  taxée  d'intolérance  par  ceux  que 
sa  vigilance  déconcerte,  nous  serons  tentés  de 
nous  féliciter  qu'elle  ait  été  jugée  digne  d'être 
ainsi  notée  ;  puisque  nous  découvrirons  au  fond 
de  ce  reproche  un  éloge  caché,  c'est-à  dire  une 
reconnaissance  tacite  de  la  pureté  de  sa  doc- 
trine, un  hommage  rendu  forcément  à  sa 
sainteté. 

Elle  est  sainte  ,  en  effet,  cette  Eglise  ,  par  sa 
fidélité  scrupuleuse  à  conserver  le  dogme  dans 
son  intégrité  ;  elle  est  sainte  par  son  adhésion 
intime  à  celui  de  qui  toute  sainteté  dérive  : 
quand  elle  parle  de  Dieu,  ses  discours  sont  su- 
blimes ;  quand  elle  entre  dans  l'explication  des 
devoirs,  sa  morale  est  admirable;  son  culte  du 
reste  est  plein  de  dignité;  et  ses  sacrements 
sont  autant  de  sources  de  vie;  si  tous  ceux  qu'elle 
compte  au  nombre  de  ses  enfants,  ne  sont  pas 
des  hommes  parfaits,  il  est  certain  néanmoins 
qu'elle  peut   offrir,  dans   tous   les    genres  de 

(1)  S.  Augustin. 


266  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

beautés  morales,  des  modèles  si  accomplis,  que 
l'idéal  de  la  perfection  humaine  est  surpassé. 
De  plus,  et  s'il  est  vrai,  comme  l'a  dit  un  An- 
glais protestant,  <c  qu'il  est  impossible  d'établir 
<f  la  vertu,  la  justice,  la  morale  sur  des  bases 
«  tant  soit  peu  solides ,  sans  le  tribunal  de  la 
u  pénitence  ;  et  qu'il  est  impossible  d'établir 
«  le  tribunal  de  la  pénitence  sans  la  croyance  à 
«  la  présence  réelle,  principale  base  de  la  foi 
«  catholique  romaine  (a)  ;  »  alors  se  justifie 
pleinement,  aux  yeux  de  la  raison  humaine 
elle-même,  cette  maxime  théologique,  qu'il 
n'y  a  des  saints  que  dans  la  société  catholique. 

Faut-il  s'étonner,  d'après  cela,  que  l'Eglise 
catholique  attache  tant  de  prix  à  augmenter  le 
nombre  de  ses  enfants?  Cependant  il  est  des 
hommes  que  cette  sollicitude  maternelle  fa- 
tigue ;  et  bien  qu'ils  essaient  d'autre  part  de 
nous  persuader  que  le  catholicisme  est  gisant 
par  terre,  ils  n'en  persistent  pas  moins  à  faire 
entendre  des  plaintes  sur  ce  qu'ils  appellent 
son  prosélytisme  ardent. 

Or,  il  faut  opter;  car  l'inconséquence  ici  se 

(a)  Voir  le  Résumé  de  l'ouvrage  intitulé  Lettres  d'Atticus. 
L'auteur  de  cet  ouvrage  est  lord  Fiiz  William.  Il  paraît  que  de 
mures  réflexions  l'avaient  amené  à  reconnaître  la  vérité  du  ca- 
tholicisme :  cependant  il  est  mort  sans  avoir  fait  abjuration  pu- 
blique du  proîeslanlisme. 


ÉPILOGUE.  267 

montre  à  découvert  :  il  faut  qu'on  se  résigne  à 
tenirle  catholicisme  pour  existant,  ou  bien  qu'on 
s'abstienne  de  signaler  avec  aigreur  son  inquiète 
activité. 

Oui,  ie  catholicisme  est  plein  de  vie  ;  et  quoi- 
que chaque  jour  on  ait  soin  de  répéter  que  de- 
puis long-temps  il  est  mort ,  cette  assertion  n'est 
que  l'expression  d'un  coupable  désir,  mais  elle 
est  démentie  par  les  faits.  Ce  n'est  pas  que  nous 
prétendions  élever  des  doutes  sur  ce  qui  n'est  que 
trop  avéré  ,  à  savoir  que  dans  la  société  euro- 
péenne l'esprit  de  foi  et  le  sentiment  religieux 
se  sont  considérablement  affaiblis;   mais  nous 
voulons  constater  ce  qui  n'est  pas  moins  certain 
d'autre  part,  c'est  que  dans  la  lutte  qui  s'est  éta- 
blie entre  ies  croyances  et  l'esprit  d'incrédulité, 
le    catholicisme  a   figuré   toujours  au   premier 
rang.  Seul  il  soutient  l'effort   du  combat.    On 
l'a  vu,  à  l'époque    du  déchaînement  de    l'im- 
piété, résister  courageusement  aux  puissances 
de  l'enfer  conjurées,  et  retracer  auv  yeux  de 
l'Europe,  attentive  et  surprise,  l'héroïsme  des 
premiers  temps.   Plus  récemment,  et  dans  la 
personne  de  son   chef,   respectable   vieillard, 
qui  ne  s'était  fait  connaître  jusque-là  que  par 
sa  mansuétude,  il  a  donné  l'exemple  dune  fer- 
meté inébranlable  ,   lorsque  tout  pliait  sous  la 
main  de  cet  homme  qui  portait  un  cœur  d'acier  : 


2GS  ECOLE  D'ATHENES. 

aujourd'hui,  le  zèle  du  catholicisme  prend  une 
autre  direction  ;  il  s'occupe  activement  et  avec 
fruit  à  rassembler  sous  la  bannière  catholique, 
ceux  qui,  sentant  que  le  sol  est  ébranlé,  cher- 
chent avec  inquiétude  un  terrain  ferme  sur 
lequel  ils  puissent  être  en  sûreté.  On  peut  dire 
en  effet  que  jamais,  à  partir  du  commencement 
de  la  réforme,  il  ne  s'est  fait  autant  de  conver- 
sions remarquables.  L'Allemagne  et  la  Suisse  [a) 
ont  offert  à  la  vraie  foi  des  prémices  que  l'Eglise 
peut  étaler  avec  ostentation;  le  catholicisme 
s'est  introduit  en  Russie,  et  dans  ce  pays  que 
la  Providence  semble  tenir  en  réserve  pour 
l'accomplissement  de  quelque  grand  dessein,  il 
a  fait  d'illustres  prosélytes  <Kb)\  en  Angleterre, 
il  marche  à  grands  pas- (c)  ;  aux  Etals-Unis,  il  a 


(a)  Yoirla  noie,  p.  12.  —  S.  F„ 

(6)  La  comtesse  Rostopchin ..  femme  du  célèbre  gouverneur 
de  Moscou  ;  le  prince  Galilzin  ,  aujourd'hui  missionnaire  dans 
les  monts  Alleghains,  etc.,  etc.  — S.  F. 

(c)  Sans  s'exagérer  sous  ce  rapport  le  contre-coup  des  prédi- 
cations politiques  d'O'Connell ,  nous  rappellerons  le  succès  des 
conférences  de  M.  Wiseman  ,  en  1836 ,  les  conversions  écla- 
tantes de  M.  Auibroise  Philips,  de  M.  Georges  Spencer,  frère 
de  lord  Spencer,  plus  connu  sous  le  nom  de  lord  Àlthorp ,  de 
miss  Hardwel ,  etc.  :  et  nous  dirons  qu'en  1796 ,  l'Angleterre  i;e 
comptait  que  vingt-quatre  chapelles  catholiques  au  lieu  de  six 
cents  qu'elle  possède  en  1837,  et  deux  écoles  orthodoxes,  tan*- 
rîisqu'il  y  en  a  maintenant  plus  de  cent.  —  S.  F. 


DIALOGUE.  ->(;;> 

des  succès  prodigieux  (a);  enfin,  dans  la  France 
dont  l'irréligion  systématique  a  fait  en  quelque 
sorte  sa  place  d'armes,  le  catholicisme  se  main- 
tient noblement,  et  il  cherche,  plutôt  qu'il  ne 
fuit,  la  rencontre  de  son  adversaire;  car  on  le 
voit  se  porter  avec  empressement  partout  où 
le  danger  se  manifeste  ;  et  souvent  il  suffit  qu'un 
seul  prêtre  arrive  au  milieu  d'une  grande  cité  , 
pour  qu'en  peu  de  jours  la  foi  se  ravive  et  que 
l'impiété  soit  attérée  (b).  Non  ;   le  catholicisme 
n'est  point  mort  :  s'il  était  mort,  il  ne  donne- 
rait pas  des  signes  aussi  éclatants  de  sa  puis- 
sante énergie  ;  s'il  était  mort,  l'esprit  des  impies 
ne  serait  pas  monte  à  un  degré  si  haut  d'ir- 
ritation ;  s'il  était  mort ,  il  ne  serait  pas  traduit 
journellement  au  ban  de  la  philosophie,  pour 
avoir  à  répondre  sur  l'imputation  de  prosély- 
tisme, qu'on  renouvelle  sans  cesse  contre  lui  (c). 

(a)  En  1789,  quand  M.  de  Chaleaubriaud  visita  l'Union  Amé- 
ricaine, la  population  catholique  n'y  dépassait  pas  18,000  âmes. 
Aujourd'hui  elle  s'élève  à  près  d'un  million.  —  S.  F. 

(6)  Ces  paroles,  imprimées  en  1829,  ne  semblent-elles  pas  une 
prophétie  de  ce  que  nos  yeux  ont  vu  depuis  quatre  ans  à  Paris  et 
ailleurs?—  S.  F. 

(c)  Nous  déplorons  tous  les  côtés  faibles  de  l'ère  présente  ; 
mais  nous  supplions  qu'on  veuille  bien  réfléchir  sur  ceci  :  A 
quelle  époque,  depuis  quarante  ans,  la  science  a-t-elle  été 
moins  hostile  à  la  révélation  ?  Quand  les  dogmes  chrétiens  ont- 
ils  rencontré  moins  de  répulsion  dans  la  jeunesse  des  écoles? 
Quand  les  études  ecclésiastiques  ont-elles  été  plus  progressive?, 


270  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

Le  prosélytisme,  en  effet,  quelle  que  soit  du 
reste  sa  nature,  dénote  à  tout  le  moins  qu'il  y  a 
non  seulement  un  principe  de  vie,  mais  encore 
une  surabondance  de  force,  dans  l'opinion  qui 
cherche  à  se  répandre.  Toutes  les  sectes  reli- 
gieuses, dans  leur  origine,  éprouvent  le  besoin 
de  faire  des  prosélytes  :  mais  par  la  raison  que 
le  prosélytisme  des  sectaires  ne  peut  puiser  autre 
part   que  dans  le  fond  de  la  nature  humaine, 
l'énergie  qui  le  pousse  en  avant,  ce  prosélytisme 
est  ordinairement  passionné.  Aussi  voit-on  que 
les  hérésies   ont   presque    toujours   employé, 
pour  se  soutenir  et  s'étendre,  des  moyens  de 
ruse  et  de  violence.  Ces  opinions,  du  reste,  après 
avoir  agité  les  esprits,  causé  du  désordre,  et 
fait  plus  ou  moins  de  bruit  dans  le  monde,  se 
sont  usées  peu  à  peu,  et  ont  fini  par  s'éteindre. 
Il  en  est  qui  ont  bouleversé  la  chrétienté,  et 
qui  n'ont  laissé  d'autres  traces  de  leur  passage  , 
que  celles  qu'on  trouve  dans   l'histoire.   Voilà 
comment  les  passions,  quand  elles  se  déguisent 
sous  l'apparence  du  zèle  religieux,  procèdent 
et  finissent.  Le  zèle  véritable,  celui  qui  prend 
sa  source  dans  la  charité,  suit  une  autre  marche  : 


l'unité  de  foi  plus  manifeste  ,  les  œuvres  de  charité  plii9  abon- 
dantes? Comparez,  et  jn^ez...  sont-ce  là  ou  non  des  signes  de 
vie?  —  S.  F. 


ÉPILOGUE.  271 

il  insiste,  mais  c'est  avec  douceur;  il  presse, 
mais  il  se  garde  bien  de  violenter  ;  s'il  rencontre 
des  obstacles  qui  soient  invincibles,  il  se  dé- 
tourne et  cherche  ailleurs  des  cœurs  moins  re- 
belles, des  esprits  moins  obstinés;  si  les  puis- 
sances s'élèvent  avec  fureur  contre  lui,  il  ne 
fléchit  pas,  mais  en  résistant,  il  respecte  les 
droits  du  pouvoir  temporel. 

C'est  ainsi  que  le  christianisme  s'est  avancé  à 
travers  dix  persécutions  successives,  sans  rien 
céder,  et  sans  que  jamais,  pour  se  mettre  à 
couvert,  il  ait  fait  un  appel  à  la  révolte  :  cepen- 
dant on  ne  dira  pas  que  les  chrétiens  étaient 
alors  en  petit  nombre,  on  ne  prétendra  pas 
que  c'étaient  des  hommes  timides.  Celte  condui le 
des  premiers  chrétiens  est  bien  remarquable; 
elle  contraste  singulièrement  avec  celle  des  hé- 
rétiques, beaucoup  plus  encore  avec  la  violence 
des  sectateurs  de  Mahomet.  Du  reste  ,  elle  ne 
s'est  point  démentie  :  qu'on  suive  ,  à  partir  des 
premiers  siècles,  ces  hommes  apostoliques  qui 
ont  porté  la  foi  dans  toutes  les  parties  du  monde 
connu,  et  l'on  verra  qu'ils  ont  marché  dans  la 
voie  que  Tierre  et  Paul  avaient  tracée  ,  tempé- 
rant par  la  douceur  évangélique  ce  que  leur 
zèle  pouvait  avoir  de  vif  et  d'ardent,  baignant 
de  leurs  sueurs  et  quelquefois  de  leur  sang,  la 
terre  qu'ils  étaient  venus  féconder.  C'était  assu- 


272  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

renient  des  conquérants  pacifiques,  ceux  qui 
ont  successivement  soumis  au  joug  de  l'Evangile 
lespeupladesduNordquand  elleseurent  partagé 
les  provinces  de  l'empire.  Aussi,  et  nonobstant 
l'antipathie  qu'elle  témoigne  aujourd'hui  pour 
le  papisme  (<?),  l'Angleterre  a  conservé  le  sou- 
venir de  la  mission  d'Augustin,  et  se  rappelle 
avec  attendrissement  ce  que  fit  pour  elle ,  à  cette 
époque,  le  saint  Pontife  qui  occupait  la  chaire 
de  saint  Pierre.  On  pourrait  en  dire  autant  de 
plusieurs  autres  contrées  où  la  prétendue  ré- 
forme s'est  établie  ;  car  les  préventions  que  ces 
peuples  nourrissent  contre  l'Eglise  mère  ,  n'em- 
pêchent pas  que  le  nom  de  l'homme  apostolique 
qui  avait  été  par  elle  envoyé .,  et  qui  a  porté 
chez  eux  les  premières  semences  de  la  foi,  ne 
soit  prononcé  toujours  avec  respect.  Le  prosé- 
lytisme catholique  ,  en  se  rapprochant  des  der- 
niers temps,  aurait-il  par  hasard  changé  de  na- 
ture? Eh  quoi!  ce  François-Xavier  dont  la  vie 
retrace  celle  du  grand  apôtre  des  nations,  ces 
disciples  de  saint  Ignace  ,  qui  se  précipitaient  à 
l'envi  dans  les  pays  nouvellement  ouverts  à  leur 
zèle  ,  et  se  jetaient  au  milieu  des  sauvages,  pour 
en   faire  d'abord  des  hommes    et  ensuite  des 


(a)  Il  ne  faut  point  perdre  de  vue  que  M.  ftiambourg  écrivait 
ceci  en  1828.  —  S.  F. 


ÉPILOGUE.  27r, 

chrétiens,  étaient  ils  donc  des  ennemis  de  l'hu- 
manité? S'il  est  parfois  arrivé  que   la  mission 
apostolique  se  soit  exercée  au  milieu  du  tumulte 
des  armes  et  des  scènes  déplorables  que  l'abus 
de  la  force  entraîne  après  soi ,  le  missionnaire  en 
a  gémi  tout  le  premier;  il  s'est  interposé,  autant 
qu'il  l'a  pu  ,  entre  le  vainqueur  et  le  vaincu  ;  il  a 
pris  en  main  la  cause  du  faible,  cherchant  à  le 
soustraire  aux  rigueurs  de  l'esclavage,  et  se  plai- 
gnant avec  amertume  des  vexations  qu'on  lui 
faisait  endurer  (ci).  Ces  missions  du  Paraguay 
dont  la  mémoire  est  récente  et  ne  mourra  jamais, 
avaient-elles  un  autre  but  que  de  rendre  les  In- 
diens du  continent  de  l'Amérique  à  la  fois  meil- 
leurs et  plus  heureux?  Elles  fourniraient,  à  elles 
seules,  une  preuve  sans  réplique  que  le  prosély- 
tisme catholique  a  conservé  son  premier  carac- 
tère ;  et  que  jusqu'à  ces  derniers  temps,  il  ne 
s'est  point  ralenti.  Oui ,  il  se  présente  encore  de 
ces  hommes  enflammés  de  charité ,  qui  donne- 
raient leur  sang,  leur  vie,  pour  gagner  des  âmes 
à  Jésus-Christ! 

Tel  est  le  prosélytisme  pur  :  c'est  celui  que 
le  catholicisme  inspire;  tout  autre  serait  par  lui 
désavoué.  Après  dix-huit  siècles  ,  il  s'offre  sous 

(a)  Voir  à  ce  sujet  le  témoignage  récent  et  non  suspect  d'un 
ex-Saint-Simonien  ,  M.  Michel  Chevalier,  Journal  des  Délats , 
août  1837.  —  S.  F. 

18 


274  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

les  [peines  traits;  de  plus,  il  est  au^ssi  vif  qu'au 
commencement.  Ce  noble  sentiment,  comme 
on  voit,  n'est  autre  chose  que  la  charité  s'ap- 
pliquantà  étendre  l'empire  de  la  foi.  De  môme 
donc  que  la  sœur  hospitalière  ,  en  se  consacrant 
au  soulagement  des  maladies  qui  affligent  le 
corps  ,  pratique  une  des  belles  fonctions  de  la 
charité  ,  de  même  aussi  le  missionnaire  qui  se 
dévoue  à  la  guérisonde  1  aveuglement  spirituel, 
exerce  un  ministère  charitable  et  bien  relevé; 
l'amour  divin  en  est  l'âme,  le  bonheur  éternel 
de  l'homme  en  est  la  fin.  C'est  donc,  à  propre- 
ment parler,  la  charité  elle-même,  dans  une  de 
ses  plus  belles  applications,  qu'on  voudrait  dé- 
précier et  rendre  odieuse  sous  le  nom  de  pro- 
sélytisme :  mais  quelque  nom  qu'on  lui  donne, 
l'appelàt-on  folie,  comme  au  temps  des  apôtres, 
fanatisme ,  comme  il  était  d'usage  à  la  fin  du 
siècle  dernier,  le  zèle  apostolique  sera  toujours, 
aux  yeux  de  l'homme  religieux,  une  vertu  surna- 
turelle et  divine;  et  même  pour  l'impie  un  je 
ne  sais  quoi  de  magnanime  et  d'imposant  :  il  y  a , 
en  effet,  dans  ce  dévouement  qui  comprend  une 
entière  abnégation  de  soi-même,  dans  ce  sen- 
timent mêlé  d'une  force  invincible  et  d'une  dou- 
ceur angélique,  quelque  chose  qui  force  l'ad- 
miration et  fait  impression  sur  les  cœurs  les 
plus  endurcis. 


ÉPILOGUE.  27;, 

Ainsi  l'Eglise  catholique,  bien  loin  d'avoir  à 
rougir,  doit,  au  contraire,  tenir  à  honneur  de  ce 
qu'on  la  signale  au  monde  entier  par  son  pro- 
sélytisme ;  car  ce  prosélytisme,  tant  qu'il  con- 
serve son  vrai  caractère,  ne  peut  apparaître  que 
comme  un  don  surnaturel,  auquel  l'Eglise  est 
redevable  du  succès  de  la  prédication  évangé- 
lique,  comme  aussi  d'avoir  soutenu  jusqu'à  ce 
jour  son  titre  à? universelle,  ou  de  catholique 
qu'elle  a  porté  dès  les  premiers  temps. 

L'Eglise  chrétienne,  en  effet,  était  à  peine 
constituée  ,  que  déjà  on  la  désignait  générale- 
ment sous  le  nom  de  catholique  ;  les  hérétiques 
eux-mêmes  lui donnaientcette dénomination,  et 
ceux  qui  ont  paru  dans  ces  derniers  temps  n'ont 
pas  pu  l'en   dépouiller.   Ainsi  la  remarque  de 
saint  Augustin  trouverait   encore  sa  place  au- 
jourd'hui :  «  l'Eglise  est  catholique,  disait-il,  et 
«  elle  est  appelée    catholique,   non  seulement 
«  par  tes  siens  ,  mais  encore  par  ses  ennemis; 
«  cela  est  si  vrai ,  que  si  un  étranger  demande  à 
«  un  hérétique  où  est  l'église  des  catholiques , 
«  il  lui  montrera  nos  églises    et   non    pas  ses 
<t  temples  (1).  » 

Cependant  il    est   des  gens    qui    s'efforcent 
maintenant  de  faire  croire  que  le  titre  de  catho- 

(ï)  S.  August.,  Deverdrel.,  vu. 


27»i  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

liques  est  par  nous  usurpé  ;  ils  voudraient  per- 
suader que  l'Eglise  dont  Rome  est  le  centre ,  ne 
saurait  être  l'Eglise  universelle  ,  attendu  que  ses 
principes  seraient,  suivant  eux,  incompatibles 
avec  ceux  qu'une  bonne  législation  doit  consa- 
crer. ((  La  religion  catholique  ,  disent-ils  ,  con- 
«  vient  aux  gouvernements  despotiques  ;  mais 
«  partout  où  le  pouvoir  a  reçu  des  limites  et 
«  n'est  point  absolu  ,  elle  est  déplacée,  ou  pour 
«  mieux  dire,  elle  est  en  opposition  directe  avec 
«  les  institutions  du  pays.  »  Tel  est  le  langage 
de  nos  jeunes  publicistes. 

Or,  il  est  quelque  peu  singulier  qu'on  se  soit 
aperçu  si  tardivement  que  le  catholicisme  n'a 
de  sympathie  qu'avec  le  gouvernement  absolu  : 
la  proposition  contraire  a  souvent  été  mise  en 
avant  et  pouvait  être  soutenue  avec  un  plus 
grand  avantage.  11  est  certain  que  le  catholi- 
cisme, par  cela  seul  qu'il  sait  maintenir,  sous 
quelque  gouvernement  que  ce  soit,  son  indé- 
pendance religieuse  ,  est  peu  favorable  au  dé- 
veloppement du  despotisme.  Qui  ne  voit,  par 
exemple,  que  si  l'Angleterre  fût  restée  catho- 
lique, Henri  VIII  eût  trouvé  des  obstacles  qui 
l'auraient  entravé  dans  sa  marche,  et  eussent 
arrêté  le  cours  de  ses  excès  déplorables?  Du 
haut  de  la  chaire  catholique,  il  arrive  jusqu'à 
l'oreille  des  rois  des  vérités  fortes  et  des  aver- 


ÉPILOGt  E.  -277 

tisscments  salutaires  :  les  princes  de  la  terre  , 
obligés  d'ailleurs  de  se  soumettre,  comme  les 
derniers  de  leurs  sujets  ,  à  la  censure  sévère  du 
tribunal  de  la  pénitence,  et  de  se  confondre 
dans  la  foule  des  fidèles  ,  quand  ils  sont  admis  à 
la  table  sainte,  se  trouvent  dans  le  cas  de  se 
rappeler  qu'ils  sont  hommes;  et  même  de  re- 
connaître qu'aux  yeux  du  Maître  souverain , 
s'il  y  a  quelque  différence  à  faire  entre  eux  et 
ceux  auxquels  ils  commandent,  cette  différence 
est  rarement  à  leur  avantage.  Ainsi  le  catholi- 
cisme serait  plutôt  un  obstacle  à  la  tyrannie, 
qu'un  moyen  d'oppression  entre  les  mains  des 
hommes  du  pouvoir.  Au  surplus  les  faits  sont 
là  ;  et  tous  les  sophismes  réunis  ne  sauraient 
prévaloir  contre  eux  :  une  expérience  de  près 
de  deux  mille  ans  a  parfaitement  démontré  que 
la  religion  de  nos  pères  s'adapte  aisément  à  tout 
gouvernement  régulier  ;  que  les  prescriptions 
de  la  foi  catholique  se  marient  tout  aussi  bien 
avec  les  institutions  républicaines  qu'avec  les 
institutions  monarchiques;  qu'elles  s'allient 
tout  aussi  facilement  aux  principes  de  la  dé- 
mocratie qu'à  ceux  de  l'oligarchie  :  il  n'y  a  que 
les  maximes  qui  tendraient  à  constituer  un  état 
de  choses  contre  nature  qui  sont  en  opposition, 
avec  la  doctrine  caLholique. 

Ainsi  la  tyrannie  qui  aurait  voulu  domine!1  les 


27S  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

consciences,  l'anarchie  qui  aurait  voulu  anéan- 
tir l'autorité  ,  ont  toujours  trouvé  dans  le  ca- 
tholicisme un  obstacle  contre  lequel  il  leur  est 
arrivé  plusieurs  fois  de  se  briser.  C'est  là  le 
secret  de  cette  antipathie  que  l'esprit  révolu- 
tionnaire manifeste  à  l'aspect  du  catholicisme; 
c'est  aussi  par  là  que  s'expliquent  bien  des  dis- 
sensions auxquelles  les  prétentions  exagérées 
du  pouvoir  ont  donné  lieu  :  mais,  dans  un  état 
bien  réglé,  le  catholicisme,  loin  de  porter  au- 
cun préjudice  aux  droits  acquis,  leur  donne 
une  puissante  garantie  ,  puisqu'il  fait  de  leur 
conservation  un  devoir  de  conscience.  Seule- 
ment, s'il  y  a  dans  les  institutions  quelque 
vice  qui  change  la  nature  des  rapports  sociaux, 
à  la  longue  ,  il  le  détruit  entièrement ,  ou  tout 
au  moins  il  en  atténue  les  effets.  C'est  ainsi  que 
l'esclavage  s'est  aboli  peu  à  peu  ;  que  la  con- 
dition des  femmes  s'est  améliorée  ;  que  les 
états  despotiques  se  sont  convertis  en  monar- 
chies tempérées  ;  et  que  les  républiques,  jadis 
en  proie  aux  orages  les  plus  fréquents ,  ont 
pris  un  caractère  de  stabilité  qu'elles  n'avaient 
pas  (a). 


(n)  Ces  considérations  n'ont-elles  pas  conservé  tout  leur  à-pro- 
pos en  présence  d'une  aggression  trop  fameuse  contre  l'Eglise 
romaine  ?  —  S.  F. 


ÉPILOGUE  279 

Ainsi  la  loi  catholique  est  susceptible  de  se 
prêter  à  toutes  les  formes  de  gouvernement  : 
celui  qui  voudrait  l'exclure  comme  étant  incon- 
ciliable avec  les  principes  d'après  lesquels  il  se 
régit,  sans  alléguer  d'autre  cause,  décèlerait 
un  vice  inhérent  à  sa  constitution  primitive  ; 
c'est-à-dire  un  principe  de  tyrannie  incompa- 
tible avec  la  liberté  des  enfants  de  Dieu  ,  ou 
bien  un  germe  d'anarchie  opposé  naturelle- 
ment à  tout  ce  qui  tend  au  maintien  de  l'ordre. 
La  religion  catholique  ne  peut  donc,  et  sous 
aucun  rapport,  être  confondue  avec  ces  reli- 
gions que  leur  principe  constitutif  réduit  à  ne 
pouvoir  pas  s'étendre  au  delà  de  certaines  lo- 
calités; elle  n'est  point  non  plus,  comme  l'an- 
cienne religion  hébraïque,  affectée  particuliè- 
rement à  un  seul  peuple  ;  elle  est  universelle 
par  sa  nature  ,  et  rien  ne  limite  sa  sphère  d'ac- 
tivité. On  l'appelle  romaine,  il  est  vrai,  en 
même  temps  qu'on  lui  donne  le  titre  de  catho- 
lique; mais  ce  n'est  pas  pour  indiquer  qu'elle 
doit  être  circonscrite  dans  cette  partie  très  res- 
treinte de  l'Italie  dont  se  compose  l'Etat  ro- 
main ,  c'est  pour  faire  connaitre  que  son  centre 
est  à  Rome  ,  et  que  de  là  ses  ramifications  s'é- 
tendent jusqu'aux  extrémités  de  la  terre  habi- 
table. En  Europe,  des  niasses  imposantes  se 
groupent  autour  du  père  commun  des  fidèles  : 


180  KCOJ,L  D'ATHÈNES. 

et  dans  les  parties  européennes  qui    se   sont 
soustraites  à  son  autorité  spirituelle,  il  compte 
encore  des  enfants  par  milliers  :  en  Asie  ,  le  ca- 
tholicisme n'est  point  une  religion   inconnue, 
tant  s'en  faut  ;  on  voit  même  que ,  dans  les  con- 
trées où  les  Européens  ont  de  la  peine  à  s'in- 
troduire, dans  le   vaste  empire  de  la  Chine, 
par  exemple,  où   le  commerce,  malgré   son 
activité  ,  n'a  pu  jusqu'ici  se  faire  jour,  le  mis- 
sionnaire catholique  a  trouvé  le  moven  de  pé- 
nétrer :  l'Amérique,   dans  son  immense  éten- 
due,  est  couverte   de   catholiques;   l'Afrique 
elle-même,  quoiqu'elle  soit  inaccessible,  four- 
nit au  catholicisme  son  tribut.  Ainsi  des  hommes 
de  toutes  langues  et  de  toutes  nations,  soumis 
à  des   maîtres  différents,  entre  lesquels,  sous 
le  rapport  des  mœurs ,  il  n'y  a  souvent  rien  de 
commun,  dont  les  uns  sont  encore  dans  l'état 
sauvage,  tandis  que  les  autres  ont  atteint   le 
dernier  degré  de   la   civilisation  ,   récitent  en- 
semble le  même  symbole,   sont  unis  dans  la 
même   foi ,  et  marchent   dans  les  voies  spiri- 
tuelles sous  la  houlette  du  même  pasteur.  Qui 
pourrait  méconnaître  à  ces  traits,  cette  grande 
association  que  les  apôtres  ont  eu  mission  de 
former  ?  Ils  s'y  sont  portés  avec  ardeur  ;  l'œuvre 
a  été  continuée  par  leurs  successeurs;  et  elle 
sera  poussée  jusqu'à  ce  que  le  nombre  des  élus 


ÉP1L0CLE.  2Sr 

soit  rempli  :  car  jusque  là  l'enseignement  ca- 
tholique ne  doit  pas  souffrir  d'interruption  ,  et 
l'Église  de  Jésus-Christ  ne  doit  pas  cesser  de 
prêcher  publiquement. 

Oui,  l'Eglise  de  Jésus-Christ,  d'après  les  pro- 
messes de  celui  qui  l'a  fondée,  doit  être  jusqu'à 
la  fin  du  monde  en  pleine  possession  d'en- 
seigner la  vérité.  11  faut  donc  qu'elle  soit  vi- 
sible ,  cette  Eglise ,  pour  qu'on  puisse  aller  à 
elle  ;  il  faut  qu'elle  soit  infaillible ,  afin  que  l'er- 
reur ne  se  mêle  point  à  la  vérité  dans  ses 
dogmes  ;  il  faut  enfin  qu'elle  soit  perpétuelle  , 
autrement  elle  n'accomplirait  sa  mission  qu'en 
partie  :  or,  il  n'y  a  que  l'Eglise  catholique  qui 
puisse  encore  se  flatter  de  remplir  entièrement 
ces  trois  conditions. 

Et  d'abord,  en  fait  de  chaire  doctrinale,  il 
n'y  a  rien  de  plus  apparent  dans  le  monde  que 
la  chaire  de  saint  Pierre;  non  seulement  elle 
est  visible,  mais  elle  est  de  plus  entourée  d'un 
tel  éclat  extérieur,  qu'il  est  impossible  que  son 
existence  ne  soit  pas  connue  au  loin  :  le  suc- 
cesseur de  saint  Pierre  a  pris  rang  parmi  les 
rois;  il  traite  d'égal  à  égal  avec  les  souverains; 
et  la  généalogie  des  princes  de  la  terre  n'est 
pas  mieux  établie  que  ne  l'est  à  sa  manière 
celle  des  pontifes  romains.  Ainsi  le  nom  de 
Rome  a  retenti  partout  ;  et  ce  n'est  pas  sans 


283  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

dessein  que  Dieu  a  élevé  si  haut  le  ehcf  de 
l'Église  catholique  ;  il  a  voulu  tenir  constam- 
ment en  vue  celui  qui  est  son  vicaire  sur  la 
terre. 

L'Église  catholique  est  donc  véritablement 
accessible  à  tous  les  regards  ;  de  plus  elle  a  la 
prétention,  en  s'appliquant  un  des  caractères 
de  l'Eglise  de  Jésus-Christ,  d'être  infaillible. 

Nous  ne  reviendrons  pas  sur  ce  que  nous 
avons  dit  précédemment  touchant  la  nécessité 
d'une  autorité  infaillible  dans  l'Eglise,  mais 
nous  croyons  qu'il  est  convenable  de  faire  re- 
marquer en  ce  lieu  qu'aucune  secte,  parmi 
celles  qu'a  produites  la  réforme  ,  n'oserait  ré- 
clamer le  privilège  de  l'infaillibilité.  Cependant 
il  est  vrai  de  dire  que  les  premiers  réformateurs 
ont  quelquefois  laissé  pressentir  qu'ils  se  regar- 
daient comme  inspirés;  et  que  dans  les  pays 
où  la  réforme  a  prévalu,  en  Angleterre  notam- 
ment, les  dépositaires  de  la  puissance  publique 
ont  souvent  agi  comme  s'ils  étaient  infaillibles; 
mais,  en  théorie,  jamais  ce  principe  n'a  été 
posé  dogmatiquement.  Aussi  le  protestantisme, 
obligé  de  renoncer  pour  son  propre  compte  à 
toute  prétention  par  rapport  à  l'infaillibilité  , 
est  réduit  à  contester  à  l'Eglise  catholique  le 
droit  qu'elle  a  d'y  prétendre. 

Enfin  ,  la  perpétuité  dont  l'Eglise  catholique 


ÉPILOGUE.  285 

fait  preuve  en  outre,  est  ce  qui  gêne  le  plus 
les  protestants  ;  et  c'est  pour  cela  qu'on  les  a 
vus ,  se  repliant  en  cent  façons  diverses  ,  em- 
ployer successivement  tout  ce  que  la  chicane 
peut  suggérer  de  moyens ,  tantôt  pour  échap- 
per au  reproche  de  nouveauté,  et  tantôt  pour 
essayer  de  rendre  problématique  l'ancienneté 
de  l'Eglise  dont  ils  s'étaient  séparés  :  mais  les 
faits  étaient  constants;  et  le  protestantisme,  né 
de  la  veille  ,  était  trop  jeune  encore  pour  qu'on 
pût  avoir  déjà  perdu  la  mémoire  de  son  appa- 
rition dans  le  monde. 

En  l'année  i5i6,  l'Europe  était  tranquille, 
et  tous  les  chrétiens  vivaient  dans  la  commu- 
nion de  l'Eglise  de  Rome,  dont  la  suprématie 
n'était  pas  contestée.  Luther,  Zuingle  et  Cal- 
vin, ainsi  que  ceux  qu'ils  ont  ensuite  entraînés, 
croyaient  alors  tout  ce  que  nous  croyons  pré- 
sentement; ils  invoquaient  les  saints,  hono- 
raient leurs  reliques,  priaient  pour  les  morts; 
ils  prenaient  part  au  sacrifice  de  la  messe  où 
l'on  nomme  le  pape  comme  étant  le  chef  des 
orthodoxes  ,  où  l'on  adore  Jésus-Christ  comme 
étant  présent  sur  l'autel  :  il  y  a  plus,  Luther  et 
Zuingle  étaient  prêtres,  et  en  cette  qualité  ils 
célébraient  les  saints  mystères  depuis  nombre 
d'années. 

La  publication  de  l'indulgence  accordée  pai 


28i  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

Léon  X  devient  pour  Luther  une  pierre  d'a- 
choppement :en  i5  17  il  commence  à  déclamer; 
cependant  il  écrivait  au  pape  qu'il  écouterait  sa 
décision  comme  un  oracle  sorti  de  la  bouche  de 
Jésus  Christ:  mais  au  lieu  de  s'y  soumettre, 
après  qu'elle  est  rendue,  il  donne  le  signal  de 
la  défection  ;  et  le  schisme  d'Occident  est  con- 
sommé. 

En  se  séparant  de  l'Eglise  qui  les  avait  jusque 
là  nourris  dans  son  sein,  les  fauteurs  du  schisme 
ne  se  sont  pas  unis  à  une  autre  église;  ils  ne 
sont  entrés  en  communion  avec  aucune  de  celles 
qui  fussent  alors  sur  la  terre  ;  ils  se  sont  établis 
d'eux-mêmes,  sans  se  mettre  en  peine  de  justi- 
fier par  des  prophéties  et  des  miracles  qu'ils 
eussent  autorité  pour  cela. 

Cependant  cette  église  manquait  de  pasteurs, 
et  l'embarras  était  d'y  pourvoir  :  Luther  ima- 
gine d'enseigner  que  tous  les  chrétiens,  hommes 
et  femmes,  jeunes  et  vieux,  jusqu'aux  petits 
enfants,  sont  prêtres  ;  et  qu'il  leur  suffit  de  la 
présentation,  pour  être  en  droit  d'exercer  la 
puissance  pastorale.  Sur  ce  principe,  un  nou- 
veau ministère  est  formé,  le  gouvernement 
épiscopal  est  aboli ,  et  la  chaîne  de  la  succes- 
sion apostolique  est  rompue. 

Voilà  donc  une  église  telle  qu'il  ne  s'en  était 
jamais  vu  dans  le  Christianisme.  Elle  repose  sur 


ÉPILOGUE.  2$r> 

une  base  nouvelle,  c'est-à-dire  sur  le  principe 
du  libre  examen  ;  elle  change  le  dogme  qui  était 
publiquement  et  généralement  enseigné  ;  elle 
réduit  à  trois  ,  puis  à  deux  seulement  le  nombre 
des  sacrements  ;  elle  se  fait  un  culte  à  part  ;  enfin 
elle  compose  sur  un  nouveau  plan,  un  ministère 
sans  autorité,  lequel  ne  se  rattache  à  aucun 
ministère  précédent  :  il  y  avait  là  des  innova- 
tions de  tout  genre. 

Cette  église  improvisée  portait  donc  empreint 
très  visiblement  sur  son  front  le  signe  de  la  nou- 
veauté ;  aussi  ne  lui  vint-il  pas  d'abord  à  l'idée 
de  prétendre  que  l'ordre  de  choses  ainsi  établi 
avait  perpétuellement  existé;  elle  se  bornait  à 
soutenir  qu'en  le  constituant,  on  avait  tout  re- 
mis sur  l'ancien  pied  :  car  elle  alléguait  sans 
cesse,  et  répétait  jusqu'à  satiété,  que  l'erreur 
avait  prévalu  dans  l'Église  ,  qu'une  foule  d'abus 
s'y  étaient  introduits,  et  qu'enfin  l'idolâtrie  y 
avait  été  formellement  consacrée.  Les  nova- 
teurs, en  conséquence,  ne  faisaient  point  diffi- 
culté d'énoncer  clairement  dans  leur  confession 
de  foi  que  Vétat  de  V Eglise  a  été  interrompu  , 
et  qiCil  Va  fallu  dresser  de  nouveau ,  parce 
qiûelle  était  en  ruine  et  désolation.  Mais  les  ca- 
tholiques ayant  objecté  qu'une  pareille  suppo- 
sition donnerait  nécessairement  à  penser  que 
le  Sauveur  des  hommes  avait  manqué  de  pré- 


•2S(i  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

voyance,  et  de  plus  qu'il  s'était  engagé  témé- 
rairement, puisqu'il  avait  solennellement  pro- 
testé que  l'assistance  divine  ne  manquerait  ja- 
mais à  son  Eglise  ,  les  novateurs  ont  éprouvé 
de  l'embarras  ;  ils  ont  hésité  sur  ce  qu'il  y  avait 
à  dire;  et  enfin  ils  ont  avisé  qu'il  fallait  hardi- 
ment poser  en  fait  et  soutenir  que  leur  église 
avait  toujours  subsisté. 

Cette  thèse  singulière  a  été  longuement  dé- 
battue. Les  ministres  protestants  pressés  par 
leurs  adversaires  ont  changé  plus  d'une  fois  de 
batteries;  ils  ont  essayé  de  mille  subtilités;  la 
ressource  des  équivoques  a  été  complètement 
épuisée  ;  jusqu'à  ce  qu'enfin ,  tout  autre  moyen 
de  se  donner  la  perpétuité  leur  échappant,  ils 
se  sont  vus  contraints  de  se  précipiter  eux- 
mêmes  dans  le  sein  de  l'Eglise  catholique ,  et 
de  s'identifier  avec  elle  pour  tous  les  temps  qui 
se  sont  écoulés  jusqu'à  l'époque  de  la  réforme. 

Ils  n'en  ont  pas  moins  persisté  à  dire  que  le 
catholicisme  n'avait  pas  lui-même  la  perpétuité  : 
et  d'abord  ils  auraient  bien  désiré  n'avoir  point 
à  faire  à  l'Eglise  catholique  cette  première  con- 
cession ,  à  savoir  que  tous  les  pasteurs  qui  l'ont 
gouvernée  se  sont  transmis  de  main  en  main  le 
pouvoir  sacerdotal  à  partir  des  apôtres;  mais 
comme  il  eût  été  difficile  de  rompre  cette  chaîne 
continue  par  laquelle  ,  non  seulement  l'évèque 


ÉPILOGUE.  2S7 

de  Rome  ,  mais  encore  chaque  évêque  remonte 
à  l'apôtre  qui  a  fondé  son  siège,  ou  à  l'institu- 
tion du  premier  de  ses  prédécesseurs  par  d'au- 
tres évêques  légitimes  ;  comme  il  était  impossible 
de  citer  un  fait  positif  duquel  il  eût  résulté  qu'un 
seul  siège  s'était  érigé  de  lui-même,  et  qu'un  seul 
évêque  avait  reçu  ses  pouvoirs  autrement  que 
par  voie  de  succession  ;  force  a  été  de  reconnaître 
que  le  ministère  catholique  avait  sa  racine  dans 
l'Eglise  primitive,  et  que  sous  ce  rapport  l'Eglise 
catholique  pouvait  revendiquer  le  titre  d'apos- 
tolique. Toutefois  les  dissidents  ont  cru  qu'ils 
sauveraient  ce  que  cet  aveu  pouvait  avoir  de  pé- 
nible ,  en  alléguant  que  bien  qu'elle  eût  la  per- 
pétuité du  ministère,  l'Eglise  catholique  se  trou- 
vait en  défaut,  n'ayant  pas  conservé  intacte  la 
doctrine  des  apôtres,  l'ayant  au  contraire  sur- 
chargée de  pratiques  abusives,  et  en  outre  fal- 
sifiée par  l'introduction  des  erreurs  les  plus 
graves;  et  comme  l'esprit  de  chicane  se  trouvait 
plus  à  l'aise  sur  ce  terrain,  le  protestantisme 
s'y  est  retranché. 

Toutefois  et  par  un  seul  mot  il  était  aisé  de 
terminer  la  discussion  :  car  les  protestants  se 
trouvant  forcés  d'avouer  que  le  corps  mystique 
de  Jésus-Christ,  avant  que  la  réforme  eût  lieu, 
ne  pouvait  être  autre  que  l'Eglise  catholique, 
celle-ci  se  présentait  alors  comme  étant  l'Eglise 


288  ÉCOLE  D'ATHÈNES, 

à  laquelle  le  divin  fondateur  a  dit  qu'il  serait 
avec  elle  jusqu'à  la  consommation  des  siècles  ; 
dès  lors,  à  moins  que  d'imaginer  que  ces  pro- 
messes avaient  été  vaines,  il  faut  tenir  pour  cer- 
tain que  la  société  visible,  composée  de  pasteurs 
et  de  peuples,  désignée  sous  le  nom  d'Eglise 
catholique,  n'a  jamais  pu  faillir,  ni  enseigner 
une  doctrine  erronée,  encore  moins  se  plonger 
dans  l'idolâtrie  :  cet  argument  était  de  la  plus 
grande  force  ;  il  subsiste  encore  en  son  entier. 
Cependant  comme  les  réformés,  revenant 
toujours  à  la  charge,  continuaient  à  faire  grand 
bruit  des  innovations  prétendues  qu'ils  repro- 
chaient à  l'Eglise  catholique,  de  savants  théo- 
logiens ont  jugé  qu'il  était  nécessaire  d'entrer 
plus  avant  dans  le  fond  de  la  matière,  et  d'im- 
menses travaux  ont  été  par  eux  entrepris  :  alors 
il  est  arrivé  que  les  protestants  obligés  de  re- 
culer de  siècle  en  siècle,  se  sont  trouvés  réduits 
à  placer  au  quatrième  siècle  de  l'ère  chrétienne 
et  même  au  troisième,  l'origine  de  la  plus  grande 
partie  des  erreurs  qu'il  leur  plaît  de  nous  attri- 
buer :  ils  ont  été  contraints  également  de  sup- 
poser que  ces  erreurs  se  seraient  insensiblement, 
sans  bruit,  sans  secousse ,  sans  que  personne  s'en 
aperçût,  insinuées  dans  le  catholicisme  et  in- 
troduites dans  l'enseignement  ;  mais  si  c'est  là 
que  les  protestants  ont  jugé  à  propos  de  s'arrêter 


ÉPILOGUE.  289 

pour  fixer  le  commencement  des  croyances  et 
des  pratiques  qu'ils  ont  depuis  rejetées,  leurs 
antagonistes  ont  remonté  plus  haut,  et  ils  ont 
lait  voir  que  la  doctrine  de  l'Eglise  romaine 
n'était  pas  autre  que  celle  de  l'Eglise  primitive. 
Au  surplus,  il  y  a  quelque  satisfaction  à  voir 
que  les  ennemis  de  notre  Eglise  sont  eux- 
mêmes  forces  de  constater  à  son  avantage  une 
si  haute  antiquité  ;  de  convenir  que  notre  doc- 
trine se  trouve  en  harmonie  avec  les  décisions 
des  conciles  qui  se  sont  assemblés  depuis  qua- 
torze ou  quinze  siècles;  d'avouer  que  sur  la 
plupart  des  points  en  litige  ,  nous  sommes  dans 
le  cas  de  nous  prévaloir  contre  eux  de  l'aulorité 
des  saints  Pères  ,  et  de  citer  à  notre  appui  saint 
Grégoire  de  Nazianze  ,  saint  Basile,  saint  Am- 
broise,  saint  Jérôme,  saint  Jean  Chrysostôme, 
saint  Augustin.  De  tels  aveux,  en  effet,  sont 
précieux;  et  nous  ne  pensons  pas  qu'un  homme 
de  bonne  foi,  après  les  avoir  recueillis,  doive 
avoir  grand  besoin  de  recourir  aux  lumineuses 
dissertations  d'Arnaud,  de  Nicole  et  de  Bossuet, 
pour  former  son  jugement  et  se  décider  sur  le 
point  de  savoir  si  c'est  dans  l'Eglise  catholique, 
ou  bien  dans  celle  de  Luther,  qu'est  le  dépôt 
des  traditions  apostoliques.  En  ce  qui  nous  con- 
cerne, il  nous  est  arrivé  plus  d'une  fois  de  faire 
un  rapprochement  :  si  Luther  aujourd'hui  reve- 

19 


290  ÉCOLE  D' ATHÈNES, 

nait  au  monde  et  prêchait  de  nouveau  sa  doc- 
trine, il  ne  serait  plus  compris  :  les  universités 
protestantes  l'accueilleraient  avec  froideur;  les 
partisans  de  la  nouvelle  exégèse  le  regarde- 
raient avec  mépris;  et  cet  homme  impétueux, 
à  l'aspect  des  changements  survenus  dans  la  ré- 
forme ,  ne  pourrait  pas  contenir  sa  colère.  Si 
Calvin,  d'un  autre  côté,  apparaissait  à  Genève, 
il  est  à  croire  qu'il  serait  peu  fêté  :  que  dis-je? 
on  le  qualifierait  de  méthodiste  ;  on  lui  donne- 
rait le  nom  de  momier  ;  et  il  n'aurait  rien  de 
mieux  à  faire  que  d'en  sortir  au  plus  tôt  (a). 
Mais  saint  Ambroise  pourrait  aujourd'hui  ré- 
péter, à  la  grande  édification  de  son  peuple,  les 
homélies  qu'il  prêchait  autrefois  dans  la  cathé- 
drale de  Milan  ;  saint  Chrysostôme  pourrait, 
dans  la  basilique  de  Saint-Pierre  à  Rome,  en 
présence  du  saint  Père  et  du  sacré  collège,  ex- 
citer de  nos  jours  le  même  enthousiasme  que 
le  peuple  d'Antioche  exprimait  jadis  en  l'écou- 
tant, et  prononcer  avec  assurance  tous  les  dis- 
cours où  il  explique  si  nettement  la  doctrine  de 
l'Église  sur  le  sacrement  de  nos  autels.  II  est 
très  remarquable  ,  en  effet ,  que  nos  prédica- 

(a)  On  a  rappelé  ailleurs  (p.  12)  les  inutiles  efforts  de  M.  le 
comte  de  Sellon  pour  que  le  père  du  Calvinisme  eût  une  statue 
dans  la  ville  qui  s'est  appelée  depuis  trois  siècles  la  ville  de 
Calvin.  — S.  F. 


ÉPILOGUE.  291 

leurs  modernes,  quand  ils  veulent  exposer  le 
dogme  et  traiter  la  morale,  en  un  mot  inter- 
préter les  divines  Ecritures,  se  croient  d'autant 
mieux  fondés  à  penser  qu'ils  suivent  la  foi  ca- 
tholique,  que  le  sens  par  eux  donné  est  plus 
conforme  à  la  doctrine  des  Pères  de  l'Église  ; 
aussi  ne  manquent-ils  pas  de  les  citer  :  il  y  a 
tel  sermon  qui  n'est  autre  chose  que  la  para- 
phrase d'une  homélie  ;  et  s'il  y  a  quelques  traits 
retranchés,  ce  ne  sont  pas  ceux  où  le  point  de 
doctrine  est  défini,  mais  ceux-là  seulement  qui 
auraient  rapport  à  quelque  circonstance  parti- 
culière, ou  bien  à  quelque  règle  de  discipline 
que  le  temps  aurait  modifiée. 

Ainsi  le  dogme  est  immuable  ,  et  l'Eglise  ca- 
tholique ne  fait  que  transmettre  à  ses  enfants 
les  saints  livres  qu'elle  a  reçus,   et  les  vérités 
qui  lui  sont  venues  par  tradition.  Cette   tradi- 
tion remonte  de  siècle  en  siècle,  et  son  origine 
se  perd  dans  les  premiers  temps  ;  ceux  qui  ont 
entrepris  d'en  rompre  la  chaîne,  ont  été  telle- 
ment  confondus,    qu'ils    ne    peuvent    guère 
échapper  maintenant  au  reproche  de  mauvaise 
foi.  Disons  donc  hardiment  avec  Bossuet  qu'un 
des  caractères  éclatants  de  l'Eglise  catholique, 
c'est  :  ((  qu'elle  est  la  seule  de  toutes  les  sociétés 
«   qui  sont  au  monde ,  à  laquelle  nul  ne  peut 
«   montrer  son  commencement,  ni  aucune  in- 


Î92  ÉCOLE  D'ATHÈNES. 

K  terruption  de  son  état  visible  et  extérieur 
«  par  aucun  fait  avéré ,  pendant  qu'elle  le 
«  montre  à  toutes  les  autres  sociétés  qui  l'en- 
te vironnent  par  des  faits  qu'elles-mêmes  ne 
«  peuvent  nier  (i).  »  Ajoutons  encore  d'après 
lui,  que  jamais  personne  ne  pourra  signaler 
dans  le  catholicisme,  avec  quelque  apparence 
de  raison,  aucune  interruption  ,  aucune  inno- 
oation  ,  aucun  changement  (:>).  Concluons  en- 
fin que  dans  l'Eglise  catholique,  à  l'exclusion 
de  toute  autre,  se  trouve  h  perpétuité. 

Mais  pourquoi  insisterions-nous  sur  ce  point 
davantage?  Ce  n'est  plus  de  cela  qu'il  s'agit: 
le  protestantisme  ,  celui-là  du  moins  qui  se  pré- 
tend éclairé,  fort  de  son  alliance  avec  le  philo- 
sophisme,  nous  reproche  actuellement  de  res- 
ter immobiles  lorsque  tout  marche  ;  et  en 
même  temps  il  mesure  avec  orgueil  les  pas 
qu'il  a  faits  dans  le  chemin  de  l'incrédulité, 
s'imaginant  constater  ainsi  les  progrès  de  la  ré- 
forme. 

Nous  laisserons  le  protestantisme  se  targuer 
de  ce  qui,  suivant  nous,  dénote  son  entière  dé- 
composition et  sa  fin.  Une  religion  qui  se  laisse 

'(1)  Réflexions  de  Bossuet  sur  un  écrit  du  ministre 
Claude.  Quatrième  réflexion. 
(2)  Id.,  Cinquième  réflexion , 


EPILOGUE.  21*3 

aller  au  mouvement  du  siècle  ,  qui  modifie  et 
abandonne  ses  croyances  pour  se  mettre  en  har- 
monie avec  la  philosophie  contemporaine ,  est 
une  religion  finie  ;  elle  est  totalement  vide  do 
foi.  Le  catholicisme  n'en  est  pas  là;  aussi  res- 
tera-t-il  ce  qu'il  est  :  non  seulement  il  repous- 
sera les  changements  qui  pourraient  altérer 
son  symbole  ;  mais  il  n'admettra  jamais  d'autres 
interprétations  que  celles  qui  portent  le  sceau 
de  l'infaillibilité,  ayant  été  données  par  l'Eglise. 
Le  catholicisme  n'a  pas  même  besoin  de  nou- 
veaux développements;  car  ce  n'est  point  une 
religion  simplement  ébauchée  :  Moïse  avait  an- 
noncé qu'il  viendrait  un  autre  législateur  après 
lui,  et  prescrit  aux  Juifs  d'écouter  ce  nouvel 
envoyé  ;  Jésus-Christ  n'a  rien  dit  de  semblable, 
mais  il  a  parlé  des  faux  prophètes  qui  précéde- 
raient son  dernier  avènement  et  recommandé 
qu'on  s'en  défiât.  Il  n'y  a  donc  plus  de  révéla- 
tion nouvelle  à  attendre,  quant  à  la  loi  reli- 
gieuse et  morale,  cette  loi  ayant  reçu,  à  l'époque 
du  premier  avènement,  toute  sa  perfection. 
Ceux  qui  seront  bien  pénétrés  de  cette  idée 
apprécieront  l'avantage  de  celte  immobilité 
qu'on  essaie  de  tourner  en  dérision  :  ils  conce- 
vront qu'une  religion  qui  varie,  est  par  \.t 
même  convaincue  de  fausseté  :  et  qu'une  reli- 
gion qui   a    pour  elle  la    perpétuité  ,  parte   h 


2'M  ECOEE  D'ATHENES. 

marque  du  vrai  :  en  conséquence,  ils  s'empres- 
seront de  venir  chercher  au  milieu  de  nous  un 
sur  asile. 

Le  catholicisme  de  loin  frappe  la  vue  ;  de 
près  il  excite  l'admiration.  Extérieurement  il 
présente  un  système  d'organisation  complet; 
on  v  trouve  intérieurement  unité,  sainteté, 
mouvement,  chaleur  et  vie.  Son  autorité  est 
extrêmement  imposante  :  son  nom  seul  indique 
qu'il  a  Dieu,  et  non  pas  quelque  sectaire,  pour 
auteur  :  sa  base  est  cachée  très  profondément  ; 
il  n'y  a  que  lui  qui  porte  réellement  sur  Pierre, 
et  lorsqu'on  creuse  encore  davantage,  on 
trouve  successivement  les  prophètes,  Moïse, 
les  patriarches,  et  enfin  Adam,  qui  lui-même, 
à  l'époque  de  sa  chute,  a  reçu  la  première  an- 
nonce de  la  rédemption.  Ainsi  tout  concourt  à 
donner  au  catholicisme  une  prééminence  in- 
contestable sur  les  autres  communions  chré- 
tiennes; et  de  même  que  le  Christianisme  s'é- 
lève majestueusement  au  dessus  des  autres 
religions  qui  ne  marchent  pas  sous  la  bannière 
du  Christ,  de  même  aussi  le  catholicisme  se 
distingue  au  milieu  des  sectes  chrétiennes  qui 
ne  sont  plus  en  communion  avec  le  successeur 
de  saint  Pierre.  Il  n'y  a  donc  aucunement  à 
craindre  pour  celui  qui  s'est  dégagé  du  laby- 
rinthe des  systèmes  philosophiques,  et  qui  veut 


ÉPILOGUE.  29$ 

désormais  chercher  dans  la  religion  ce  que  la 
science  humaine  n'a  pu  lui  donner,  que  cette 
tentative  aboutisse  à  le  lancer  dans  un  dédale 
nouveau  :  on  le  verra  d'abord  se  diriger  sans 
hésitation  vers  le  Christianisme ,  et  bientôt 
après  monter  rapidement  les  degrés  du  temple 
catholique. 


L'ÉCOLE 

DE    PARIS. 


Nous  conservons  aux  fragments  quisui- 
vent ,  le  titre  sous  lequel  l'auteur  voulait 
lui-même  les  réunir  et  les  publier  de  nou- 
veau. Nous  ne  dissimulons  point  qu'ils 
avaient  successivement  paru  dans  diverses 
feuilles  périodiques  de  1828  à  i833.  Mais 
rien  ne  ressemblait  moins  à  des  travaux 
de  circonstance ,  et  le  lecteur  jugera,  nous 
l'espérons,  qu'ils  n'ont  rien  perdu  de  leur 


à  propos ,  de  Leui'  actualité j  comme  on 
dit  aujourd'hui.  Sans  doute  l'Eclectisme  , 
la  philosophie  écossaise,  et  la  doctrine 
même  du  progrès  indéfini,  qui  faisait  le 
fond  du  Saint-Simonisme  ,  ont  perdu  leur 
première  auréole  de  nouveauté.  Toutefois 
les  germes  que  ces  écoles  ont  déposés  dans 
nombre  d'intelligences  ne  sont  point  dé- 
truits. Bien  plus,  les  chaires  de  MM.  Jouf- 
iroy  et  Damiron  sont  debout;  M.  Cousin 
est  le  grand-maître  de  l'instruction  philo- 
sophique dans  tous  les  collèges  de  l'Etal  : 
la  superstition  du  progrès  a  ses  pontifes  et 
ses  néophytes  dans  une  œuvre  qu'on  vou- 
drait pouvoir  rendre  populaire,  X Encyclo- 
pédie moderne.  Avouons-le  même ,  malgré 
quelques  démonstrations  panthéistiques 
assez  vaines  ,  nulles  autres  doctrines  de- 
puis dix  ans  ne  se  sont  produites  en  de- 
hors de  l'enseignement  chrétien.  L'ap- 
préciation détaillée  des  trois  philosophies 
réservées  à  notre  temps,  est  donc  pleine 
encore  d'opportunité. 

Qui  ne  sent  d'ailleurs  à  quel  point  l'o- 
mission de  ce  beau  travail  ferait    lacune 


dans  l'œuvre  de  M.  Riambourg ?  Avant  de 
conclure  définitivement  contre  le  rationa- 
lisme, il  fallait  en  constater  l'inanité  chez 
les  modernes  comme  chez  les  anciens. 
\J Ecole  de  Paris  est  donc  le  pendant  na- 
turel et  légitime  de  1 Ecole  cU Athènes  ;  puis 
Rationalisme  et  Tradition ,  dernier  acte 
de  cette  sorte  de  trilogie  philosophique, 
achève  de  résumer  toute  la  controverse  , 
dans  le  passé  comme  dans  le  présent,  et 
complète  la  sentence  portée  par  l'auteur. 

Disons-le  aussi,  telle  était  la  rigueur 
logique  de  la  conception  chez  M.  Riam- 
bourg, qu'ici  toute  soudure  a  paru  super- 
flue aux  éditeurs  :  tant  ces  articles  publiés 
à  d'assez  longs  intervalles ,  à  travers  des 
préoccupations  si  diverses,  s'enchaînent 
l'un  à  l'autre,  comme  s'ils  eussent  été 
écrits  d'un  seul  jet,  dans  le  développe- 
ment continu  d'une  même  pensée.  C'est  le 
cas  de  se  rappeler  le  mot  d'Horace  : 

Tantùm  séries  juncluraque  polie! 
Tanlùm  de  medio  sumplis  acoedet  honoris  ? 

A    peine  la  solution    de  continuité  se 


laisse-t-elle  apercevoir  une  seule  fois, 
entre  la  seconde  et  la  troisième  série.  Par- 
tout ailleurs  il  a  suffi  de  juxtaposer  ces 
fragments,  et  l'édifice  s'est  construit  comme 
de  lui-même. 

Tranchons  le  mot,  c'était  un  livre  que 
M.  Riambourg  se  trouvait  avoir  composé 
sous  forme  d'articles  de  journaux.  La  gra- 
vité des  matières,  celle  du  style,  et  surtout 
l'étroite  cohésion  des  pensées  se  prêtaient 
mal  à  la  mesure  d'attention  qu'on  accorde 
communément  à  la  lecture  des  papiers  pu- 
blics. Rassembler  ces  feuilles  éparses  , 
n'est-ce  pas  les  restituer  à  leur  destination 
naturelle  ? 

L'abbé  FOISSET. 


L'ÉCOLE  DE  PARIS. 


l. 


<£colt  Œclcrtîqur. 


Le  xixe  siècle  est  bien  jeune  encore,  et  déjà 
se  présente  un  auteur  pour  tracer  le  plan  his- 
torique de  la  philosophie  en  France  pendant 
les  vingt-huit  dernières  années  (i).  On  pour- 
rait demander  comment  il  se  fait  que  le  xvmc 

(1)  Essai  sur  {histoire  de  la  Philosophie  en 
France  au  xixe  siècle ,  par  M.  Damiron. 


504  ÉCOLE  DE  PARIS. 

siècle  entièrement  révolu-,  et  pour  lequel  la 
postérité  est  déjà  venue ,  n'ait  pas  eu  l'avan- 
tage aussi  de  trouver  en  France  un  historien 
qui  marquât  les  progrès  de  la  philosophie  dans 
ce  pays  ,  depuis  que  l'autorité  de  Descartes  eut 
commencé  à  déchoir.  La  réponse  à  cette  ques- 
tion est  simple  :  où  il  n'y  a  pas  d'éléments  his- 
toriques, il  ne  peut  se  présenter  un  historien. 

Qu'est-ce  à  dire?  Le  xvme  siècle,  ce  siècle 
de  philosophie  par  excellence  ,  pourrait-il  être 
une  mine  inféconde  pour  l'histoire  de  la  philo- 
sophie ?  Plusieurs  en  seront  surpris,  et  pourtant 
lien  n'est  plus  vrai. 

Il  est  certain  en  effet,  que  lorsqu'on  a  nommé 
Condillac  et  dit  qu'il  a  simplifié  la  doctrine  de 
Locke,  laissant  h  Helvétius  le  soin  d'en  tirer 
les  conséquences,  l'histoire  de  la  philosophie 
française  au  xviiic  siècle  est  faite. 

Quoi  donc!  Voltaire,  Diderot,  d'Alembert, 
d'Holbach,  n'étaient-ils  pas  des  philosophes? 
Non,  en  vérité  (a).  Il  n'y  avait  point  là  d'école  , 

(a)  Nous  avouerons  néanmoins  que  Diderot,  dans  les  inter- 
valles lucides  de  son  talent,  offre  quelques  lueurs  de  vraie  phi- 
losophie. Les  prétentions  en  ce  genre  ne  manquaient  pas  à  d'A- 
lembert. Mais  là,  comme  en  littérature,  ses  vues  sont  étroites, 
mesquines,  sans  chaleur,  sans  élévation  ,  sans  originalité  aucune. 
La  fortune  incroyable  de  sa  prélace  de  l'Encyclopédie,  tant  louée 
par  La  Harpe  ,  même  converti ,  accusera  toujours  la  faiblesse 
des  études  philosophiques  en  1750.  —  i  Helvétius  est  un  corn- 


ÉCLECTISME.  305 

point  de  corps  d'enseignement,  point  de  tradi- 
tions ,  mais  bien  une  cabale  :  ces  hommes  ne 
s'étaient  ligués  que  pour  détruire. 

C'étaient  donc  des  sceptiques?  Point  du  tont  : 
car  le  scepticisme  de  sa  nature  est  exempt  de 
fanatisme.  Le  sceptique  hésite  et  doute;  le 
sceptique  d'ailleurs  fait  profession  de  respecter 
les  lois,  de  suivre  les  coutumes,  d'admettre 
les  croyances  reçues.  Or,  il  est  visible  que  l'es- 
prit dominant  au  siècle  dernier  avait  une  autre 
tendance. 

Celui  qui  marchait  à  la  tête  du  mouvement 
nouveau  ,  le  xvme  siècle  personnifié  ,  Voltaire  , 
dont  Montesquieu  disait  si  bien  :  «  lia,  plus  que 
a  tout  le  monde,  l'esprit  que  tout  le  monde  a;  » 
Voltaire  ne  se  serait  point  accommodé  de  cette 
impassibilité  que  les  Pyrrhoniens  proposaient 
comme    le   souverain    bien.   Les    charmes   de 

«  pilateur  d'idées  hardie?.  Il  emprunte  à  Montesquieu,  à  Vol- 
«  taire  ,  à  Rousseau  ;  et  il  gâte  ce  qu'il  leur  prend.  Il  se  fait  le 
«  plagiaire  de  toutes  les  personnes  spirituelles  de  son  temps,  et 
«  compose  un  livre  de  métaphysique  avec  des  bons  mots  de 
«  société.  Le  baron  d'Holbach  avait  une  excellente  maison ,  et 
«  donnait  à  dîner  à  toute  la  philosophie.  Mais  son  système  de  la 
«  nature,  écrit  d'une  manière  fausse,  pédantesque,  rbstraiteet 
«  violente  tout  à  la  fois ,  a  choqué  ,  a  révolté  le  bon  goût  de 
«  Voltaire ,  quid'impalience  écrivait  sur  les  pages  de  son  exem- 
«  plaire,  des  sarcasmes  contre  les  mauvais  principes  et  surtout 
<i  le  mauvais  style  du  livre.  »  Ce  n'est  pas  nous  qui  disons  cela  , 
c'est  M.  Villemain.  (7e  leçon  sténographiée,  1828.)  —  Th.  F. 

20 


StHi  KCOU:  DK  PARIS. 

Yataraxie  ne  l'avaient  point  séduit  ;  loin  de  là, 
une  activité  brûlante  le  consumait,  et  cette 
activité  le  poussait  au  désordre.  Toute  sa  vie 
s'est  passée  à  nier.  Créateur  de  ce  genre  odieux 
de  persiflage  qui  déconcerte  la  droite  raison  , 
doué  de  cette  gaîté  qui  porte  à  rire  des  maux 
qu'on  a  faits,  son  intarissable  ironie  allait  se 
répandant  sans  fin  sur  la  Religion,  sur  la  mo- 
rale ,  sur  tout  ce  qui  fait  battre  le  cœur  de 
l'homme,  et  il  nous  apparaît  encore  aujour- 
d'hui «  comme  un  être  d'une  autre  nature,  in- 
différent à  notre  sort,  content  de  nos  souf- 
frances, et  riant,  comme  un  démon  ou  comme 
un  singe  ,  des  misères  de  cette  espèce  humaine 
avec  laquelle  il  n'a  rien  de  commun  (i).  » 

Que  pouvait-on  attendre  d'un  siècle  qui  s'est 
prosterné  devant  une  telle  idole?  Que  pou- 
vait-il sortir  de  grand  et  de  durable  de  ce  dé- 
bordement de  sarcasmes,  d'impiétés  et  de  so- 
phismes? 

Aussi,  lorsqu'on  veut  aujourd'hui  rendre 
compte  de  la  science  philosophique  à  celte 
époque,  on  est  réduit ,  je  le  répète  ,  à  signaler 
le  développement  insensible  que  la  doctrine  de 
Locke  avait  pris  en  France  ,  non  sans  remar- 
quer tout  ce   qu'un  tel  développement  devait 

(1)  Mme  de  Staël,  de t Allemagne,  t.  m,  e.  h. 


ÉCLECTISME.  307 

lui- même  à  l'analogie  qu'avaient  les  consé- 
quences matérialistes  de  cette  doctrine  avec  la 
disposition  déréglée  des  esprits. 

Ce  n'est  pas  que  les  suivants  de  Voltaire 
n'aient  essayé  de  poser  à  leur  tour  quelques 
principes,  et  que  le  déisme  et  l'athéisme,  la 
liberté  morale  et  la  nécessité  ,  le  fatalisme  et  le 
dogme  de  la  Providence,  le  matérialisme  et  le 
spiritualisme  n'aient  été  jetés  pêle-mêle  au 
peuple.  Mais  le  maître  n'a  point  permis  que 
ces  grandes  questions  fussent  débatlues  sérieu- 
sement. Il  avait  dit  en  vers,  que  Locke  avait 
«  posé  la  borne  de  l'esprit  humain.  »  C'était 
assez  de  cette  affirmation  pour  un  philosophe 
qui  touchait  à  tout  et  n'approfondissait  rien, 
infatigable  du  reste  dans  la  guerre  qu'il  avait 
déclarée  au  Christianisme,  et  tendant  la  main 
sans  distinction  à  tous  ceux  qui  partageaient  sa 
haine. 

Ainsi,  encore  une  fois,  l'école  de  Voltaire, 
si  c'en  est  une  ,  ne  s'est  point  formée  h  l'ombre 
d'une  doctrine,  et  ne  peut  être  régulièrement 
classée  parmi  les  sectes  philosophiques.  Quant 
à  cet  amas  d'opinions  hétérogènes  que  le 
xvnr  siècle  a  léguées  à  notre  âge  comme  un 
fonds  inépuisable  de  raison  et  de  sagesse  ,  l'hé- 
ritage en  a  été  répudié  formellement.  Ceux-là 
même  qui    prétendent  aujourd'hui    relever    le 


3tW  ÉCOLE  DE  PARIS, 

temple  de  la  philosophie  humaine  et  l'asseoir 
sur  les  débris  des  autels  chrétiens,  veulent  pro- 
fiter de  ce  qui  s'est  fait  sans  en  accepter  la  res- 
ponsabilité. Leur  langage  est  haut  et  fier,  leur 
ton  méprisant  ;  mais  il  y  a  de  la  gravité  dans 
leurs  discours,  de  l'élévation  dans  leur  esprit , 
de  la  conviction  dans  leurs  âmes.  La  philoso- 
phie du  xixe  siècle  s'avance  donc  avec  une  sorte 
île  dignité  (i). 


OÏL 


Est-ce  à  dire  que  le  xixe  siècle  soit  plus  reli- 
gieux que  son  devancier? 

Est-ce  à  dire  que  les  intelligencessupérieures 
se  soient  enfin  ralliées  autour  de  l'étendard  de  la 
loi  ?  Plût  à  Dieu  !  Mais  pourquoi  se  faire  illusion  ? 

Les  pères  avaient  semé  du  vent,  les  fils 
ont  recueilli  des  tempêtes  :  ainsi  les  doctrines 
du  xvnr  siècle  ont  produit  leurs  fruits,  et  ces 
fruits  ont  été  amers.  Le  siècle  alors  s'est-il 
amendé?  Non.  Car  si  les  classes  élevées  de  la 
société,  naguère  si  coupables  et  depuis  si  hau- 
tement châtiées  ,  reconnurent  la  main  qui  les 
frappait,  les  autres  ne  cherchèrent  point  à  re- 
dresser leurs  voies.  Les  mauvaises  doctrines 
avaient  perdu  de  leur  crédit  sans  que  les  bonnes 

(1)  Provincial,  12  juin  182*. 


ECLECTISME.  SB9 

eussent  repris  leur  autorité  ;  et  quand  vint  l'é- 
poque où  lechefdu  gouvernement  crut  devoir 
reconnaître  que  la  France  avait  une  religion , 
la  révolution  se  tut.  Elle  consentit  h  ne  voir 
dans  cet  acte  que  l'œuvre  de  la  politique,  clic 
avait  raison.  Elle  pensa  d'ailleurs  qu'elle  trou- 
verait toujours  dans  les  dispositions  de  ceux 
qui  étaient  investis  du  pouvoir  des  garantie» 
suffisantes,  et  elle  n'eut  pas  tort. 

Cependant  la  Religion  avait  trouve  des  apo- 
logistes éloquents.  La  foi  se  ranimait  dans  de 
hautes  intelligences;  on  pouvait  avouer  qu'on 
était  chrétien.  L'incrédulité  s'en  indigna;  mais 
qu'y  faire?  Ses  armes,  suivant  l'expression  de 
La  Harpe,  «avaient  été  rouillées  par  le  sang.  >♦ 

A  la  Restauration  ,  les  positions  changent. 
Etonnée  d'abord  ,  l'incrédulité  bientôt  devient 
menaçante  ;  mais  les  temps  sont  bien  autres,  et 
ce  n'est  pas  dans  les  écrits  que  la  presse  vient  de 
reproduire  avec  une  si  ardente  profusion  (a), 
que  les  hommes  éclairés  de  ces  derniers  temps 
iront  chercher  la  vraie  méthode  d'enseigne- 
ment ,  ni  des  principes  fixes  de  doctrines.  Ce 
qui  au  xvnT  siècle  ébranlait  le  monde,  ne  sau- 
rait maîtriser  entièrement  le  mouvement  nou- 
veau imprimé  à  l'époque  présente. 

(a)  De  1825  à  18301a  librairie  fut  inondée  d'une  multitude  d'é- 
ditions nouvelles  de  Voltaire,  J.-J.  Rousseau,  Diderqt,  Dnpui* . 
Volucyj  etc.,  ele.  — S.  lr. 


310  ÉCOLE  DE  PAMS. 

On  ne  peut  nier  toutefois  que  la  Religion 
compte  encore  beaucoup  d'ennemis,  et  que 
dans  le  monde  savant,  où  elle  a  fait  de  pré- 
cieuses conquêtes,  elle  rencontre  aussi  d'assez 
nombreux  adversaires.  Ce  qu'il  y  a  donc  en 
ceci  de  réel  et  de  vrai,  c'est  que  les  discussions 
ont  pris  de  nos  jours  un  caractère  grave,  c'est 
que  les  doctrines  commencent  à  se  poser  systé- 
matiquement ;  en  sorte  que,  s'il  n'est  pas  per- 
mis de  dire  qu'en  France  il  y  ait  aujourd'hui 
plus  de  loi,  au  moins  y  a-t-il  plus  de  philoso- 
phie qu'au  siècle  dernier. 

En  effet ,  la  science  philosophique  a  pris  une 
apparence  régulière  ,  une  sorte  d'organisation. 
Les  grandes  masses  se  sont  formées  ;  les  écoles 
se  séparent ,  les  sectes  se  distinguent  :  témoin 
de  ce  mouvement,  M.  Damiron  a  voulu  le  dé- 
crire ;  mais  voyons  s'il  a  rempli  sa  lâche. 

L'histoire  de  la  philosophie  ,  comme  toute 
autre  histoire,  peut  être  traitée  ou  générale- 
ment, ou  partiellement;  c'est-à-dire  que  l'his- 
torien est  le  maître  d'embrasser  son  sujet  tout 
entier,  ou  de  n'en  prendre  qu'une  partie.  Dans 
ce  dernier  cas,  il  s'attachera  à  telle  époque  en 
particulier,  à  telle  école  spécialement  considé- 
rée ;  il  suivra  telle  secte  depuis  son  origine 
jusqu'à  son  terme  ;  ou  bien,  se  renfermant  dans 
l'étude  d'un  seul  système  ,  il  en  épuisera  l'exa- 


ÉCLECTISME.  311 

mcn.  Le  sujet  alors  aura  de  l'unité  ,  parce  qu'il 
sera  toujours  possible  d'en  coordonner  les  di- 
verses parties. 

Mais,  s  il  arrivait  que  l'historien  s'avisât  de 
choisir  pour  point  de  départ  la  première  année 
de  tel  siècle  ,  et  s'imposât  la  loi  de  circonscrire 
le  sujet  qu'il  doit  traiter  d'après  les  limites  de 
telle  contrée,  on  s'en  étonnerait  avec  raison; 
car  le  commencement  de  chaque  siècle  ne 
marque  pas  une  époque  nouvelle  pour  la  phi- 
losophie; et  chaque  royaume  ne  renferme  pas 
une  école  de  philosophie  spéciale  et  isolée. 

Que  si  parfois,  en  parlant  de  l'école  de  Vol- 
taire, on  a  dit  :  la  philosophie  du  xvin"  siècle , 
en  parlant  du  système  de  Kant,  la  philosophie 
edlemande  ,  ces  expressions  et  autres  du  même 
genre  sont  autant  de  manières  de  désigner  une 
opinion  dominante  ;  elles  ne  sauraients'entendre 
autrement. 

Toute  histoire  philosophique  est  l'histoire 
d'une  opinion  ;  or  je  ne  sache  pas  qu'une  opi- 
nion attende  toujours  le  commencement  d'un 
siècle  pour  se  produire;  et  qu'une  ligne  de 
douanes  puisse  marquer  la  dernière  limite  de 
son  extension. 

Que  dire  donc  d'une  histoire  philosophique 
qui  commencerait  au  premier  jour  de  l'an  1800, 
et  qui  s'arrêterait  aux  bords  du  Rhin,  du  côté 


312  ECOLE  DE  PARIS 

de  l'Orient ,  au  détroit  de  la  Manche  ,  du  cot 

de  l'Occident? 

Telle  est  pourtant  celle  qui  va  nous  oc- 
cuper. 

M.  Damiron  entre  en  matière  brusquement, 
sans  jeter  un  regard  en  arrière,  sans  se  per- 
mettre une  excursion  au  delà  de  la  frontière  , 
prenant  chaque  école,  abstraction  faite  de  ses 
antécédents,  au  point  de  développement  qu'elle 
pouvait  avoir  reçu  en  France ,  au  commence- 
ment de  ce  siècle. 

Ce  n'est  donc  ni  une  histoire  générale,  ni 
une  histoire  particulière  de  la  philosophie  que 
M.  Damiron  nous  donne  ;  mais  une  suite  d'ar- 
ticles sans  rapports  entre  eux,  dans  lesquels  les 
doctrines  des  philosophes  français  de  l'époque 
sont  exposées  avec  un  rare  talent  d'analyse  ; 
articles  qui  figuraient  très  bien  dans  le  Globe 
où  ils  ont  été  insérés  la  plupart,  mais  qui  ne 
sauraient  former  un  tout  et  ne  constituent  pas 
un  ouvrage. 

Toutefois  l'auteur,  pour  lier  entre  eux  ces 
membres  épars  ,  a  imaginé  de  les  disposer  dans 
un  certain  ordre,  d'après  la  division  des  écoies; 
et  à  ce  sujet  il  distingue  en  France  présente- 
ment trois  écoles  principales  :  celle  de  la  Sen- 
sation, celle  de  la  Révélation,  celle  de  YEclec- 
tisme  ou  du  spiritualisme  rationnel.  Mais  celte 


ÉCLECTISMK.  '  3*5 

classification  des  systèmes  qui  ont  paru  de  nos 
jours  est-elle  exacte?  Offre-t-elle  une  expression 
fidèle  de  l'état  actuel  de  la  science  au  milieu  de 
nous  ?  C'est  ce  que  nous  nous  proposons  d'exa- 
miner (i). 

L'homme  est  pour  l'homme  une  énigme. 
Tandis  qu'on  voit  les  autres  êtres  parcourir, 
sans  jamais  s'en  écarter  ,  le  cercle  qu'ils  doivent 
décrire  ,  l'homme  apparaît,  égaré  dans  le  vague 
de  l'espace  ,  comme  un  astre  qui  aurait  été  vio- 
lemment jeté  hors  de  sa  sphère.  Il  ignore  d'où 
il  vient,  où  il  va  ;  il  ressent  un  trouble  intérieur 
qui  semble  indiquer  que  les  diverses  parties 
dont  le  fond  de  son  être  se  compose  ,  ne  sont 
point  d'accord  entre  elles.  Qui  donnera  le  mot 
de  l'énigme?  Qui  pourra  rétablir  l'harmonie 
dans  cette  nature  si  étrangement  altérée?  Sera- 
ce  l'homme,  sera-ce  Dieu?  la  philosophie,  ou 
la  religion? 

Cette  question  que  le  bon  sens  du  genre  hu- 
main a  depuis  long-temps  résolue  ,  transportée 
aujourd'hui  dans  la  région  des  disputes,  partage 
les  intelligences  élevées.  Les  théologiens  de- 
meurent persuadés  que  l'homme,  s  il  n'est  as- 

(1)  Provincial ,  !J<j  juin  1626; 


314  ECOLE  l)E  PARIS. 

sislc  d'un  secours  surnaturel ,  ne  peut  rentrer 
dans  l'ordre  ni  s'y  maintenir;  d'où  le  besoin  de 
la  grâce  et  la  nécessité  d'une  révélation  :  les 
philosophes  de  ces  derniers  temps  pensent  au 
contraire  qu'ayant  reçu  de  la  nature  les  moyens 
d'arriver  à  ces  fins,  l'homme,  pour  être  ce 
qu'il  doit  être  ,  peut  se  passer  d'un  secours 
étranger. 

Il  ne  faut  pas  croire  cependant  que  le  théolo- 
gien et  le  philosophe  soient  à  une  telle  distance 
l'un  de  l'autre  qu'ils  ne  puissent  jamais  se  ren- 
contrer :  ils  se  trouvent  sans  cesse  ramenés  sur 
le  même  terrain  ;  et  d'ailleurs  il  est  de  fait  que 
leur  point  de  départ  est  commun. 

Oui,  leur  point  de  départ  est  commun;  car 
il  est  certain  que  les  connaissances  que  l'un  et 
l'autre  acquièrent,  de  quelque  nature  qu'elles 
soient,  ont  toutes  également  pour  premier  fon- 
dement la  foi. 

Ceci  demande  une  explication;  donnons-la 
en  peu  de  mots  : 

L'homme  en  vain  se  dissimule  sa  faiblesse  ;  il 
a  beau  relever  dans  son  esprit  l'idée  du  moi;  il 
ne  trouvera  jamais  dans  le  fond  de  ce  moi,  et 
comme  lui  étant  propres,  ni  l'être  ni  la  vérité. 
Il  n'y  a  que  Dieu  qui  puisse  dire,  Je  suis  celui 
qui  est  (rt);  et  il  n'appartenait  qu'à  la  sagesse 

(a)  Ego  stini  qui  sum.  Exoi>..  III  ,  1'». 


ÈGLECriSME.  5ii> 

divine  incarnée  défaire  entendre  ces  paroles,  Je 
suis  la  vérité  (a)  ;  l'homme  est  donc,  en  ce  qui 
le  fait  être,  dans  la  dépendance  de  celui  qui 
seul  existe  par  lui-même;  et  par  rapport  à  la 
vérité  ,  dans  l'obligation  de  la  recevoir  d'où  elle 
découle,  sans  pouvoir  lui-même  la  constituer. 
Aussi,  pour  chaque  raisonnement  qu'il  fait ,  y 
a-t-il  une  première  vérité  qui  en  est  la  base, dont 
il  chercherait  vainement  a  se  démontrer  la  cer- 
titude. Il  ignore  pourquoi  elle  est  vraie;  et  toute- 
fois il  est  obligé  de  la  prendre  pour  telle;  en 
sorte  que  pour  cette  première  vérité  il  subit  la 
loi  de  l'autorité;  il  fait  un  acte  de  foi. 

Kant  lui-même  l'a  reconnu  quand  il  a  dit, 
parlant  des  vérités  de  sens  intime  et  de  senti- 
ment, qui  sont,  suivant  lui ,  les  seules  qui  aient 
de  la  réalité  :  «  Je  ne  saurai  rien  d'elles,  et  sur 
«  ce  qui  les  regarde,  j'aurai  soin  de  fuir  la 
«  science  ;  mais  si  par  toute  autre  voie,  je  me 
«  trouve  forcé  à  les  reconnaître,  j'appellerai 
«  ma  conviction  croyance  et  non  savoir.  » 

Ainsi ,  en  ce  qui  regarde  ces  notions  fonda- 
mentales sur  lesquelles  toute  science  s'appuie, 
il  faut  dire  que  ce  sont  des  vérités  de  foi ,  dont 
la  nature,  de  sa  propre  autorité,  impose  la 
croyance  à  l'homme  sans  les  livrer  à  son  exa- 
men. 

(a)  Ego  $um  via  ,  et  teritjs  et  vila.  Joa>>v  *i*>  6- 


516  ÉCOLE  DE  PARIS. 

L'acte  de  foi  n'est  donc  pas  tellement  parti- 
culier à  la  théologie,  qu'il  puisse-  former  son 
caractère  distinctif  :  ce  qui  réellement  la  diffé- 
rencie, c'est  que  la  foi  du  théologien  ne  s'arrête 
pas  ,  comme  celle  du  philosophe  ,  à  ces  vérités 
que  Dieu  nous  révèle  par  une  parole  intérieure, 
mais  s'étend  encore  à  celte  autre  révélation  que 
la  parole  extérieure  a  opérée. 

Il  ne  faut  pas  s'imaginer  d'autre  part  que  le 
raisonnement  soit  du  domaine  exclusif  de  la 
philosophie,  et  que  pour  arriver  à  la  connais- 
sance de  Dieu  et  de  soi-même  ,  le  théologien  ne 
puisse  être  autorisé  à  en  faire  usage;  ce  serait 
établir  entre  la  raison  et  la  foi  une  sorte  d'in- 
compatibilité que  Dieu,  dont  elles  émanent ,  n'a 
pu  introduire  dans  son  œuvre. 

Pascal,  assurément,  était  moins  que  tout 
autre  disposé  à  étendre  les  droils  de  la  raison 
au  préjudice  de  ceux  de  la  foi  ;  et  c'est  lui  cepen- 
dant qui  signale  comme  excès  également  dan- 
gereux, d'exclure  la  raisoji,  de  n'admettre  que 
la  raison.  «  Dieu  n'entend  pas  ,  dit  Pascal ,  que 
«  nous  soumettions  notre  croyance  à  lui  sans 
«  raison.  »  Quel  sera  donc,  en  matière  de  reli- 
gion ,  l'office  de  la  raison?  Il  y  a  dix-huit  siècles 
qu'on  l'a  dit  :  de  s'assurer  que  Dieu  a  parlé, 
puis  de  se  soumettre. 

Il  y  en  a  qui  donnent  à  la  raison  plus  de  jeu, 


ÉCLECTISME.  -17 

et  l'associent  en  quelque  sorte  ù  la  révélation 
pour  construire  l'édifice  des  vérités  religieuses. 

Donc,  et  quoiqu'il  soit  très  vrai  que  le  ca- 
ractère distinctif  de  l'enseignement  religieux  soit 
de  procéder  par  voie  d'autorité,  et  celui  de  l'en- 
seignement philosophique  de  suivre  la  voie  du 
libre  examen,  il  ne  faut  pas  se  hâter  de  pro- 
noncer que  la  religion  et  la  philosophie  sont 
ennemies  naturelles  et  que  ces  deux  mois  phi- 
losophie religieuse  impliquent  par  eux-mêmes 
contradiction. 

La  religion  chrétienne  a  pour  les  âmes  élevées 
des  vues  sublimes;  pour  les  cœurs  tendres  des 
douceurs  ineffables;  pour  les  esprits  positifs  des 
démonstrations  certaines  ;  elle  flétrit  le  vice  ;  elle 
repousse  l'orgueil  ;  mais  elle  accueille  la  bonne 
foi  et  s^associe  volontiers  la  raison. 

Cette  circonstance  toutefois  qu'on  peut  être 
philosophe  sans  cesser  d'être  chrétien  ,  et  de- 
venir chrétien  sans  renoncer  à  la  philosophie  , 
autoriserait-elle  à  classer  la  théologie  parmi  les 
écoles  philosophiques?  Nous  ne  le  pensons  pas  : 
ce  serait  ravaler  cette  science  divine;  et  de  plus 
méconnaître  son  caractère.  Le  théologien  ,  en 
tant  que  théologien,  n'appartient  à  aucune 
école  ;  en  tant  que  philosophe  ,  il  admet ,  avec 
les  modifications  nécessaires ,  le  système  philo- 
sophique qu'il  juge  être  le  plus  en  rapport  avec 


7,18  ÉCOLE  DE  PARIS. 

ses  idées.  Saint  Justin  était  platonicien;  Didyme 
s'accommodait  mieux  de  la  doctrine  d'Aristote; 
Saint  Clément  d'Alexandrie  penchait  vers  l'é- 
clectisme ;  les  scholastiques  ont  presque  tous 
été  péripatéticiens  ;  Bossuct  etFénelon  ,  Male- 
branche  et  Nicole  étaient  cartésiens  ;  en  Alle- 
magne, la  philosophie  de  Leibnitz  était  goûtée 
par  de  très  savants  théologiens;  celle  de  Locke, 
elle-même ,  a  trouvé  des  disciples  dans  les 
mêmes  rangs,  n'eût-on  à  citer  qu'Abbadie. 
Ainsi  les  théologiens,  quand  ils  philosophent, 
se  (Jisséminent  dans  les  diverses  écoles;  et  lors 
même  qu'ils  se  trouveraient,  à  certaine  époque 
déterminée  ,  tous  réunis  dans  la  même  école  , 
il  n'en  résulterait  pas  que  celte  école  pût  être 
classée  sous  le  nom  d' Ecole  théologique. 

Ondoitdonc  s'étonner  que  l'auteur  de  Y  Essai 
sur  l'histoire  de  la  philosophie  en  France  au 
xixe  siècle ,  ait  imaginé  de  se  servir  de  cette 
expression  pour  désigner  une  école  ;  et  lors- 
qu'ensuite  il  se  charge  de  nous  expliquer  lui- 
même  que,  pour  composer  celte  école,  il  a 
groupé  «  ceux  qui  se  sont  proposé  comme  objet 
«commun  de  leurs  travaux  (mais  du  reste, 
«  chacun  suivant  son  point  de  vue  et  son  sys- 
«  tème)  la  défense  et  la  restauration  des  doc- 
«  trines  de  l'Eglise,  »  on  s'aperçoit  aisément 
qu'il  y  a  plus  ici  que  de  l'inexactitude  dans  l'ex- 


ÉCLECTISME.  519 

pression,  qn'il  y  a  de  toute  nécessité  quelque 
confusion  dans  les  idées. 

Il  paraît  en  effet  que  M.  Damiron  ayant  l'es- 
prit fortement  préoccupé  de  deux  objets,  n'est 
point  parvenu  à  les  dégager  l'un  de  l'autre, 
quand  il  a  tracé  son  plan  ;  ce  plan  dès  lors  ne 
pouvait  être  que  défectueux. 

M.  Damiron  s'est  placé  en  observation  vis-à- 
vis  du  siècle  présent. 

Or,  à  celui  qui  cherche  à  se  rendre  compte 
de  l'état  actuel  des  esprits  en  France ,  deux 
spectacles  d'un  grand  intérêt  s'offrent  simulta- 
nément :  sur  le  premier  plan  on  voit  la  Religion 
aux  prises  avec  l'incrédulité;  sur  le  second,  le 
spiritualisme  et  le  matérialisme  se  disputant 
l'empire  de  la  philosophie. 

Témoin  de  cette  lutte  animée,  dans  laquelle 
la  Religion  est  obligée  de  faire  face  à  deux  enne- 
mis qui  la  pressent ,  ayant  à  combattre  ,  d'une 
part,  des  passions  haineuses  et  violentes,  d'autre 
part,  les  prétentions  de  l'orgueil  philosophique, 
M.  Damiron  eût  pu  concevoir  l'idée  d'en  faire 
le  sujet  d'un  tableau  :  ce  tableau  aurait  eu  de 
l'intérêt,  et  la  théologie  y  aurait  naturellement 
trouvé  place. 

Que  si  M.  Damiron  est  moins  occupé  des  des- 
tinées de  la  Religion  que  du  développement  de 
la  philosophie,  il  aurait  pu  décrire  le  mouve- 


320  ÉCOLE  I>K  PARIS. 

ment  des  deux  grandes  écoles,  l'école  sensua- 
lisle  et  l'école  spiritualiste,  agissant  l'une  contre 
l'autre  ;  après  quoi  il  aurait  signalé  celte  école 
moyenne  qu'il  appelle  Eclectique;  dont  la  pré- 
tention serait  de  s'interposer  comme  médiatrice. 

Au  lieu  de  cela,  qu'a  fait  l'auteur  de  /' Essai? 
Rassemblant  dans  le  même  cadre  ces  deux  su- 
jets très  distincts,  il  a  fait  choix  d'un  plan  arbi- 
traire qui  ne  répond  à  aucune  de  ces  vues,  et 
qui  les  confond  en  les  dénaturant.  Ainsi  il  place 
l'école  sensualiste  et  la  religion  chrétienne  en 
regard,  pour  faire  planer  sur  l'une  et  sur  l'autre 
son  éclectisme.  Il  n'est  pas  besoin  d'insister  pour 
faire  sentir  combien  ce  plan  est  vicieux.  On  voit 
tout  d'abord  qu'il  y  a  des  lacunes  ;  et  bientôt  on 
s'aperçoit  qu'il  y  a  confusion,  puisque  les  idées 
d'après  lesquelles  cette  division  est  conçue  ap- 
partiennent à  deux  ordres  de  choses  différents. 

Faut-il  donc  placer  M.  Damiron  dans  le  rang 
de  ces  esprits  médiocres  qui  s'étonnent  à  la  vue 
d'un  sujet  compliqué  et  qui  échouent  dans  le 
projet  d'en  coordonner  les  diverses  parties? 
Non  assurément  :  mais,  il  faut  le  dire,  M.  Da- 
miron n'est  point  resté  en  dehors  du  mouve- 
ment irréligieux  de  ce  siècle;  il  dédaigne  le 
bienfait  de  la  révélation  :  tandis  qu'il  cherche 
ce  qui  pourrait  être  mis  à  la  place ,  il  partage 
l'impatience  de  ceux  qui    voudraient  que   les 


ÉCLECTISME.  321 

croyances  eussent  déjà  perdu  leur  crédit;  et 
toutefois  il  s'inquiète,  en  pensant  que  le  maté- 
rialisme pourrait  tirer  avantage  de  ce  grand 
bouleversement.  Voilà  tout  le  secret  de  cette 
composition  qui  s'annonce  comme  une  revue 
des  systèmes  philosophiques,  et  dans  laquelle 
les  principes  de  la  théologie  sont  eux-mêmes 
discutés  ;  de  cette  composition  présentée  sous 
la  forme  historique  et  qui  n'est  au  fond  qu'un 
ouvrage  polémique. 

Considéré  sous  ce  point  de  vue,  le  livre  de 
M.  Damiron  a  plus  d'importance  que  son  titre 
ne  l'indiquerait  :  on  peut  y  chercher  non  pas 
les  principes  («),  car  ils  sont  encore  incertains, 
mais  la  direction  de  cette  école  qui  s'élève  au 
milieu  de  nous  et  dont  le  Globe  est  l'organe  ha- 
bituel (i). 

(a)  Pour  cette  recherche ,  les  écrits  de  M.  Jouffroy  ne  de- 
vraient point  être  séparés  de  ceuv  de  M.  Damiron ,  parce  que 
31.  Jouffroy  est  lui-même  un  des  chefs  de  cette  école.  Quant  à 
ceux  que  M.  Victor  Cousin  a  publiés,  nous  ne  les  plaçons  pas 
dans  cette  catégorie  ;  ils  méritent  un  examen  particulier.  31.  Cou- 
sin est  un  homme  à  part;  il  avance  en  suivant  une  direction  qui 
pourrait  le  ramener  au  milieu  de  nous ,  car  il  serait  possible 
qu'à  force  de  savoir,  il  comprît ,  quant  aux  mystères ,  la  néces- 
sité de  croire. 

(1)  Provincial,  ïh juillet  1828. 


51 


522  ÉCOLE  DE  PARIS. 


iw< 


L'étonncmenl  fut  grand  en  France  ,  au  com- 
mencement du  xixe  siècle,  quand  une  rumeur 
sourde  circula ,  annonçant  que  la  doctrine  de 
Condillac  pouvait  être  controversée  :  car  le 
condillacisme  avait  acquis  parmi  nous  toute 
/autorité  d'une  croyance.  Les  sciences  morales 
en  étaient  imprégnées  ;  les  sciences  physiques 
y  puisaient  des  principes  de  matérialisme  ;  et 
du  reste  l'enseignement  philosophique  se  ren- 
fermait strictement  dans  le  cercle  étroit  de  l'i- 
déologie, telle  que  Condillac  l'avait  faite.  Ainsi 
le  condillacisme  régnait  souverainement  dans 
nos  écoles.  Ce  n'est  pas  que  l'étude  de  la  phi- 
losophie fût  alors  en  grande  faveur  ;  mais  le 
préjugé  n'en  était  pas  moins  dominant.  Locke 
avait  jeté  les  fondements  de  la  science;  Con- 
dillac avait  couronné  l'œuvre;  l'édifice  était 
achevé.  Voilà  ce  qu'il  fallait  croire  comme  ar- 
ticle de  foi  ;  voilà  ce  qu'il  fallait  professer  pu- 
bliquement, sous  peine  d'être  déclaréanathème. 
Cependant  la  doctrine  de  Locke,  accueillie 
froidement  en  Angleterre,  singulièrement  mo- 
difiée en  Ecosse  ,  était  combattue  vivement  en 
Allemagne.  Nos  savants  ignoraient  cela  ;  s'in- 
<juiétant  peu  de  ce  qui  se  passait  au  dehors  ,  le 


ÉCLECTISME.  523 

nom  de  Reid  était  à  peine  arrivé  jusqu'à  eux  ; 
celui  de  Kant,  en  l'année  1S00,  leur  était  à 
peu  près  inconnu  (a). 

Le  XIXe  siècle  commence  :  le  condillacisme 
parait  encore  plein  de  vie  et  il  domine  tou- 
jours ;  mais  déjà  dans  certains  esprits  quelques 
doutes  s'élevent  :  sur  ces  entrefaites  M.  Royer- 
€ollard  ouvre  son  cours.  Appuyé  de  Reid,  il 
met  en  opposition  aux  principes  de  l'auteur  du 
Traité  des  sensations ,  ceux  de  l'école  écos- 
saise: les  yeux  se  dessillent;  le  charme  est 
rompu;  enfin  il  est  permis  de  soupçonner  que 
Condillac,  écrivain  d'ailleurs  si  froid,  pourrait 
bien  n'être  au  fond  qu'un  philosophe  très  mé- 
diocre. 

Trois  ans  après ,  M.  Cousin  parait  sur  la 
scène;  il  prend  la  place  de  M.  Royer-Collard 
dont  il  a  reçu  les  leçons  :  d'abord  il  le  suit,  et 
bientôt  il  le  dépasse.  Après  avoir  marché  quel- 
que temps  à  la  suite  de  l'école  écossaise,  il  se 
fait  kantiste  ;  et  ses  auditeurs  alors  se  trouvent 
initiés  aux  mystères  de  cette  philosophie  trans- 
cendentale  dont  l'Allemagne  avait  été  engouée, 
et  qui  devait  paraître  bien  étrange  en  France , 


(a)  Ce  n'est  qu'en  l'année  1801 ,  qu'a  paru  l'ouvrage  de 
M.  Charles  Villers  qui  a  fait  connaître  en  France  les  principes 
fondamentaux  de  la  philosophie  de  liant. 


534  ÉCOLE  1>K  PARIS, 

pays  si  long-temps  courbé  sous  le  joug  i\u  sen- 
sualisme. Plus  tard,  M.  Cousin  se  sentant  assez 
fort,  se  fait  des  principes  particuliers. 

C'est  dans  le  sein  de  l'école  normale  que 
M.  Cousin  développe  avec  étendue  son  ensei- 
gnement ;  et  c'est  là  aussi  qu'il  trouve  des  dis- 
ciples. Cependant  l'école  normale  est  dissoute; 
les  élèves  pour  la  plupart  se  dispersent;  quel- 
ques uns  forment  le  projet  de  travailler  de 
concert ,  chacun  suivant  ses  études  spéciales, 
à  la  rédaction  d'un  ouvrage  périodique;  de 
ce  jour  là  ,  le  Globe  prend  naissance. 

MM.  Jouffroy  et  Damiron,  tous  deux  élèves 
distingués  de  M.  Cousin,  s'étant,  dans  cette  en- 
treprise ,  plus  particulièrement  chargés  de  la 
partie  philosophique  et  religieuse,  c'est  à  leurs 
articles  qu'il  convient  de  s'attacher  pour  con- 
naître sous  ce  rapport  la  tendance  des  doctrines 
du  Globe  ;  et  comme  ces  deux  écrivains  ont  en 
outre  publié  quelques  ouvrages  à  part ,  nous 
aurons  plus  d'une  fois  l'occasion  d'y  recourir, 
pour  fixer  notre  opinion  sur  les  principes  de 
l'école  philosophique  que  le  Globe  a  mise  en 
vogue.  Les  articles  de  M.  Dubois  nous  seront 
aussi  de  quelque  utilité. 

Il  serait  difficile  de  dire  si  les  rédacteurs  du 
Globe,  quand  ils  se  sont  présentés  à  l'entrée 
de  la  carrière,  avaient  un  but  bien  déterminé, 


ÉCLECTISME.  m 

et  si  déjà  ils  avaient  conçu  l'idée  de  la  haute 
mission  que  depuis  ils  se  sont  attribuée  :  leur 
marche,  au  début,  présentait  quelque  embar- 
ras; cependant  ils  paraissaient  avoir  confiance 
en  eux-mêmes,  et  on  attendait  qu'ils  prissent 
position.  Mais,  quand  on  les  a  vus  se  placerau 
centre  de  toutes  les  opinions,  et  arborer  pour- 
toute  devise,  sur  leur  drapeau,  le  mot  Eclec- 
tisme, l'attente  a  été  trompée  et  le  fond  de 
leur  doctrine  n'a  pas  été  dévoilé. 

Rien  de  plus  vague  en  effet  que  le  mot  Eclec- 
tisme. Il  ne  désigne  pas  une  doctrine  particu- 
lière; il  ne  rappelle  point  l  idée  de  telle  ou 
telle  opinion  ;  car  l'Eclectique  a  la  prétention 
de  puiser  à  toutes  les  sources,  et ,  sans  adopter 
aucun  des  systèmes  qui  ont  cours,  de  s'en  faire 
un  à  lui-même  de  tout  ce  qui  lui  parait  vrai 
dans  ce  qui  a  été  précédemment  dit  et  soutenu. 
Ainsi  le  titre  d'Eclectique  n'a  rien  de  précis  en 
soi  (a)  ;  tout  au  plus  indiquerait-il  la  méthode 
que  se  propose  de  suivre  le  philosophe  qui 
s'en  pare,  et  cela  d'après  la  conviction  qu'il 
aurait  antérieurement  acquise  de  l'inutilité  de 


(a)  En  fanl-il  d'autre  preuve  que  V Essai  historique  de  M.  I)a- 
mikoiv  qui  jette  pêle-mêle  sous  celte  dénomination  commune 
feu   Laromiguière  et  M.  Cousin , Maine   de  Biran  et   M.  \iie>». 
M.  Ilover-Collard  et  M,  Droz?elc,  etc.  —S.  E. 


32G  ÉCOLE  DE  PAMS. 

recherches  ultérieures  sur  une  matière  qui  lui 

semble  entièrement  épuisée. 

Cette  dénomination  au  surplus  n'est  pas  nou- 
velle,   l'antiquité  également  a    eu  ses  Éclec- 
tiques :  Plotin,  Jamblique,  Porphyre  etProclus 
peuvent  être  cités  dans  le  nombre.   Toutefois 
il  importe  de  remarquer  que  sous  ombre  d'E- 
clectisme, ils  ont  travaillé  très  activement  au 
rapprochement  de  toutes  les  sectes  et  à  l'amal- 
game de  toutes  les  doctrines.  Dès  long-temps 
et  avant  eux,  les  philosophes  harcelés  par  les 
sceptiques,  fatigués  d'ailleurs  de  leurs  propres 
divisions,    avaient   essayé    d'identifier    Platon 
avecPythagore  et  de  concilier  ce  même  Platon 
d'abord  avec  Arislote,  et  ensuite  avec  Zenon. 
Ainsi  ce  genre  d'Éclectisme  existait  en  germe, 
bien  avant  que  Potamon  l'eût  réduit  en  système. 
Il  se  développait   lentement  dans   le  sein   des 
écoles  philosophiques.   Mais  à  l'époque  où  la 
science  divine  du  salut  commença  à  se  répandre 
au  loin  ;  et  notamment  après  que  l'école  chré- 
tienne d'Alexandrie,  sous  la  direction  successive 
de  Pantœnus,  d'Athénagorc  et  de  Clément,  eut 
jeté  au  milieu  de  cette  ville  célèbre  un  éclat  qui 
effaçait   la  gloire  du   Musée  («),   l'Eclectisme 


(a)  On  sait  que  le  Musée  désigne  l'école  d'Alexandrie,  comme 
fc  Lycée   l'école  d'Aiistole,  et  le  l'orlique  celle  de  Zéuon.— S.  F, 


ÉCLECTISME.  327 

prit  une  extension  prodigieuse.  Toutes  les 
erreurs  qui  fascinaient  le  monde ,  ayant  alors 
senti  le  besoin  de  s'unir  étroitement  contre  la 
vérité,  cette  grande  fusion  des  doctrines  my- 
thologiques, mystiques  et  philosophiques,  con- 
nue depuis  sous  le  nom  àe  syncrétisme,  s'opéra; 
et  toutefois  le  Christianisme  prévalut. 

Y  aurait-il  donc  quelque  rapprochement  à 
faire  entre  ce  qui  se  passa  alors  et  ce  que  nous 
voyons  aujourd'hui?  Oui-,  car  déjà  l'étendard 
de  l'Éclectisme  est  levé,  et  de  plus  les  symp- 
tômes d'un  syncrétisme  se  manifestent. 

Cependant  on  nous  disait  naguère  que  la 
philosophie  moderne  ne  date  que  d'hier;  et 
celte  asssertion  en  un  certain  sens  est  vraie. 
Mais  c'est  que  la  philosophie ,  depuis  qu'elle  a 
fait  scission  avec  la  théologie  qui  la  modérait  et 
l'éclairait,  va  vite;  elle  est  poussée  rapidement 
dans  ses  voies  :  la  philosophie  de  Locke  a  passé 
brusquement  au  matérialisme;  celle  de  Kant 
s'est  perdue  tout  aussitôt  dans  l'idéalisme;  à 
peine  l'Éclectisme  parait-il  que  déjà  il  se  résout 
en  syncrétisme. 

En  effet  l'Éclectisme  moderne  appelle  à  lui 
et  recueille  indifféremment  dans  son  sein  tous 
les  systèmes.  Plus  large  encore  dans  ses  con- 
cessions que  l'Eclectisme  ancien  ,  qui  toujours 
repoussa  l'cpicurcismc  et  combattit  le  scepli- 


528  ECOLE  DE  PAK1S. 

cisme ,  il  embrasse  dans  son  vaste  plan  de  con- 
ciliation non  seulement  le  sensualisme  de  Con- 
dillac ,  mais  encore  le  scepticisme  dévergondé 
de  l'école  de  Voltaire.  En  même  temps  les 
sectes  religieuses  sont  invitées  formellement  à 
prendre  part  au  traité,  la  philosophie  consen- 
tant à  abjurer  ses  préventions  anti-religieuses , 
pourvu  que  les  religions  de  leur  côté  fassent  le 
sacrifice  du  vieux  dogme.  Telles  sont  les  bases 
de  ce  «  pacte  entre  tous  ces  systèmes  qui  se 
«  prépare  en  silence,  et  qu'il  est  peut-être 
f<  dans  les  destinées  de  la  France  de  voir  signer 
«  à  Paris  (i).  »  Il  en  coûtera  peu  au  protes- 
tantisme, qui  doit  reconnaître  ici  le  dévelop- 
pement de  son  propre  principe,  de  souscrire 
à  ces  conditions  et  de  suivre  la  philosophie  dans 
les  voies  du  syncrétisme  où  elle  s'est  engagée  ; 
mais  le  catholicisme  restera  de  toute  nécessité 
en  dehors  de  ce  mouvement. 

Qu'en  arrivera-t-il?  il  est  aisé  de  le  prévoir, 
dans  le  cas  où  le  syncrétisme  moderne  parvien- 
drait à  se  développer  complètement.  Car  alors 
les  sectes  dissidentes,  de  plus  en  plus  indiffé- 
rentes sur  le  dogme  ,  s'uniront  aux  sectes  phi- 
losophiques qui  marchent  elles-mêmes  à  leur 
rencontre.  Celte  grande   coalition  du  raliona- 

(1)  Le  Globe,  t.  i,  n.  !>:.'. 


ÉCLECTISME.  329 

lisme  contre  la  révélation  n'aura  d'autre  lien 
que  le  fond  d'antipathie  que  ces  sectes  couvent 
par  rapport  à  la  seule  religion  qui  conserve  in- 
tact le  dépôt  des  doctrines  révélées.  Divisées, 
elles  s'entendront  seulement  sur  ce  point  que  la 
raison  humaine  doit  être  libre  à  l'avenir,  et  s'af- 
franchir à  jamais  du  joug  de  la  loi.  Il  y  aura 
donc  un  dernier  effort  contre  le  catholicisme 
lequel  se  sera  de  son  côté  renforcé  de  tout  ce 
qu'il  y  aura  de  chrétiens  encore  dans  les  diverses 
communions,  de  tout  ce  qu'il  y  aura  de  pur, 
de  vraiment  religieux,  et  de  plus  éclairé  dans 
les  rangs  des  philosophes.  Ainsi  l'on  verra , 
comme  aux  premiers  siècles  de  l'Eglise,  toutes 
les  doctrines  fondées  sur  l'erreur,  usant  d'une 
tolérance  réciproque ,  se  soulever  à  la  fois 
contre  la  vérité.  La  lutte  sera  sans  doute  opi- 
niâtre ;  mais  le  Christianisme  une  seconde  fois 
prévaudra  (i). 


V< 


La  philosophie,  si  elle  était  vraiment  fille  du 
ciel,  serait,  comme  la  vérité,  éternelle  et  im- 
muable; mais  elle  est  fille  de  la  terre,  et  dès 
lors  elle  participe  à  l'instabilité   de  toutes   les 


1    Provinôial ,  2(i  septembre  182&; 


550  ÉCOLE  DJE  PARIS, 

choses  humaines  :  elle  a  commencé  ,  elle  tend 
à  sa  fin  ;  pendant  le  cours  de  son  existence, 
elle  est  sujette  au  changement,  elle  subit  toutes 
sortes  de  variations  :  si  quelquefois  elle  s'arrête, 
c'est  que  l'autorité  d'un  nom  imposant  suspend 
pour  quelque  temps  le  mouvement  qui  l'en- 
traîne, mais  aussitôt  que  le  disciple  a  ressaisi 
le  droit  de  discuter  l'opinion  de  son  maître ,  la 
philosophie  reprend  son  cours,  pour  accom- 
plir ses  destinées  périssables.  Nous  avons  vu, 
en  France  ,  la  philosophie  stationnaire  ;  c'était 
le  temps  où  le  condillacisme  dominait  impé- 
rieusement ;  maintenant  elle  marche,  et  quand 
on  se  rappelle  avec  quelle  confiance  était  pro- 
posée,  avec  quelle  docilité  était  reçue  la  doc- 
trine de  Locke,  dont  le  condillacisme  est  le 
commentaire,  on  peut  s'étonner  que  le  mouve- 
ment qui  a  dégagé  la  philosophie  se  soit  opéré 
si  facilement. 

Il  est  à  croire  que  si  M.  Cousin  eût  eu  le 
temps,  avant  que  l'école  normale  fût  dissoute, 
de  compléter  son  système  et  de  l'inculquer  dans 
l'esprit  de  ses  élèves,  ceux-ci  n'auraient  pas, 
tout  en  débutant,  professé  une  doctrine  autre 
que  celle  de  leur  maître,  et  que  le  Globe,  en 
ce  cas,  eût  simplement  reflété  les  rayons  de 
cette  théorie  brillante  que  M.  Cousin  préparait 
dans  le  secret  de  ses  méditations. 


ÉCLECTISME.  531 

Mais  il  n'en  a  pas  été  de  la  sorte ,  et  les  ré- 
dacteurs du  Globe  abandonnés  ù  eux-mêmes  , 
se  sont  trouvés  en  face  du  public,  sans  avoir 
un  système  arrêté ,  l'esprit  imbu  de  principes 
divers  qu'ils  avaient  tirés  de  l'école  allemande 
et  de  l'école  écossaise,  ou  bien  qu'ils  avaient 
recueillis  de  l'enseignement  particulier  de 
M.  Cousin. 

Or,  il  y  en  avait  un  dans  le  nombre  ,  qui 
convenait  trop  bien  à  la  position  des  rédacteurs 
du  Globe,  pour  qu'ils  négligeassent  de  s'y  at- 
tacher; je  veux  parler  de  cette  opinion  qu'il 
n'y  a  pas  de  système  faux  en  philosophie,  mais 
que  tous  sont  incomplets  et  pèchent  en  cela. 
Cette  maxime  fondamentale  de  l'éclectisme 
moderne  avait  été  ,  s'il  faut  en  croire  M.  Jouf- 
froy,  développée  par  M.  Cousin,  dans  son 
cours,  avant  qu'il  l'eût  reproduite  dans  ses 
fragments  philosophiques  :  quoi  qu'il  en  soit  de 
l'assertion ,  qui  parait  du  reste  confirmée  ,  il 
est  certain  que  cette  maxime  devint  pour  les 
jeunes  philosophes  du  Globe  un  dogme,  et 
que  ce  dogme,  ils  l'ont  depuis  professé  ouver- 
tement. 

Au  surplus,  quand  nous  disons  que  l'éclec- 
tisme convenait  à  la  position  où  s'étaient  placés 
les  élèves  de  M.  Cousin,  notre  intention  n'est 
pas  seulement   de    faire    entendre   qu'obligés 


":»2  ÉCOLE  DE  PARIS, 

d'entrer  cri  campagne  avant  que  d'avoir  un 
plan  arrêté,  ils  se  donnaient  le  temps  d'v  pour- 
voir ;  notre  pensée  va  plus  loin  ,  en  ce  que 
nous  imaginons  qu'il  leur  eût  été  difficile  ,  dans 
les  circonstances  où  ils  se  trouvaient ,  d'après 
les  dispositions  qu'ils  apportaient,  de  ne  pas 
entrer  dans  la  voie  qu'ils  ont  suivie. 

Jeunes,  ayant  la  conscience  de  leurs  forces, 
et  s'en  exagérant  probablement  la  portée;  for- 
més d'ailleurs  à  l'école  d'un  maître  non  encore 
fixé  sur  ses  propres  doctrines,  les  élèves  de 
M.  Cousin ,  assis  sur  les  bancs  de  l'école ,  le 
cœur  plein  d'orgueil,  l'esprit  vide  de  foi, 
avaient  déjà  savouré  la  douceur  enivrante  de 
l'indépendance.  Cependant  le  sentiment  reli- 
gieux n'était  point  entièrement  éteint  dans  leur 
âme.  En  outre  ils  avaient  puisé  dans  l'école 
écossaise  des  règles  de  bon  sens,  et  dans  l'é- 
cole allemande  un  fond  de  spiritualisme,  qui 
leur  inspirait  de  l'éloignement  pour  les  doc- 
trines licencieuses  et  impies  du  dix-huitième 
siècle  :  ainsi  tout  naturellement  ils  venaient  se 
placer  entre  le  dix-septième  siècle  et  le  dix- 
huitième,  entre  la  Sorbonne  et  l'école  de  Vol- 
taire, entre  la  religion  et  l'impiété. 

D'autre  part,  et  comme  philosophes,  ils 
étaient  appelés  à  faire  un  choix.  Le  spiritualisme 
de  l'école  allemande  était  descendu  rapidement 


ÉCLECTISME.  335 

à  l'idéalisme  ;  le  sensualisme  de  Locke  était  ar- 
rivé en  Angleterre  et  en  France  au  matérialisme  ; 
s'ils  se  font  idéalistes ,  le  monde  matériel  leur 
échappe  ;  s'ils  passent  dans  les  rangs  des  maté- 
rialistes, le  monde  intellectuel  pour  eux  s'éva- 
nouit. Que  feront-ils?  comment  éviter  ce  double 
écueil?  Ils  se  tiendront  à  l'écart,  sans  se  pro- 
noncer ouvertement. 

C'en  est  donc  fait;  et  leurs  tentes  sont  dres- 
sées à  égale  distance  des  deux  camps.  En  philo- 
sophie comme  en  religion,  même  détermina- 
tion de  tenir  le  milieu  entre  les  deux  opinions 
opposées.  Cette  position  prise,  il  ne  leur  restait 
plus,  pour  se  constituer  dans  l'éclectisme,  qu'à 
concevoir  l'idée  de  rallier  à  leur  drapeau  toutes 
les  sectes  ,  afin  de  les  unir  en  un  seul  faisceau  ; 
et  cette  idée  leur  est  venue. 

Ce  plan  une  fois  arrêté ,  il  a  été  suivi  avec 
beaucoup  de  persévérance  et  conduit  avec  ha- 
bileté. Négociateurs  adroits,  les  écrivains  du 
Globe  savent  ménager  les  amours-propres,  et 
s'entendent  très  bien  à  rapprocher  les  opinions. 
Toutes  sont  vraies,  s'il  faut  les  en  croire,  ou  du 
moins  il  n'y  en  a  aucune  qui  soit ,  à  proprement 
parler,  erronée.  «  Nul  système  n'a  manqué  de 
«  la  vérité  de  son  temps,  de  sa  position  ,  de  son 
«  point  de  vue;  car  ce  n'est  pas  de  la  vérité  l\ 
«  l'erreur,  ou  de  l'erreur  à  la  vérité,  que  voyage 


534  ÉCOLE  DE  PARIS. 

«  l'esprit  humain,  mais  d'une  face  à  l'autre... 
<(  Ainsi  nos  milliers  d'opinions  peuvent  repré- 
«  senter  chacune  par  un  côté  la  raison  (i).  » 

Toutefois,  et  comme  il  arrive  que  certaines 
opinions,  tandis  que  la  civilisation  avance  tou- 
jours, restent  elles-mêmes  en  arrière,  il  n'est 
guère  possible  qu'il  n'y  ait  pas  quelques  em- 
barras dans  la  marche  ,  et  de  loin  en  loin  quel- 
ques déchirements;  mais  ordinairement  il  y  a 
plus  de  malentendu  que  de  véritables  contra- 
dictions dans  ces  luttes  inévitables.  Il  est  cer- 
tain ,  par  exemple ,  que  c'est  à  tort  qu'on  ima- 
ginerait aujourd'hui  qu'il  s'agit  d'innover  dans 
les  systèmes  religieux  ;  non ,  disent  en  substance 
les  écrivains  du  Globe ,  l'esprit  du  siècle  tend 
seulement  à  purger  la  religion  d'un  mysticisme 
jadis  nécessaire ,  maintenant  hors  de  saison , 
puisque  la  raison  humaine  ,  devenue  assez  forte, 
peut  établir  par  elle-même  les  vérités  qui  jadis 
reposaient  sur  la  foi.  Il  ne  faut  pas  croire  non 
plus  que  le  matérialisme  de  nos  physiologistes 
modernes  soit  si  éloigné  du  spiritualisme  qu'on 
le  pense  communément;  car  déjà  le  physiolo- 
giste entrevoit  dans  le  fond  de  ses  théories  des 
principes  d'activité  d'une  nature  particulière  ; 
qu'il  fasse  quelques  pas ,  et  bientôt  il  tendra  la 

(1)  Le  Globe,  t.  i ,  n.  35  et  56.  —  T.  vi,  n.  68. 


ÉCLECTISME.  335 

main  «tu  psychologistc  qui  s'avance  lui-même  à 
sa  rencontre. 

De  cette  sorte,  accomplissant  avec  zèle  l'of- 
fice de  médiateur,  qu'il  s'est  attribué,  le  Globe 
cherche  à  persuader  à  tous  qu'ils  sont  sur  le 
point  d'être  d'accord  ;  mais  ce  langage  paraît 
étrange  à  plusieurs.  Ceux  qui  ont  vieilli  dans  les 
combats ,  et  qui  jugent  avec  raison  que  ce  n'est 
qu'en  dénaturant  les  doctrines  qu'on  pourrait 
parvenir  à  les  amalgamer,  résistent  à  la  séduc- 
tion. C'est  donc  à  la  jeunesse  particulièrement 
que  le  Globe  s'adresse  :  ce  Les  enfants,  dit-il, 
«  ont  dépassé  leurs  pères;  l'espérance  de  nos 
u  nouveaux  jours  est  en  eux  ,  et  c'est  dans  leurs 
«  mains  qu'est  le  salut  du  monde  (1).  » 

En  même  temps,  le  Globe  a  grand  soin  de 
prévenir  toute  rivalité;  car  il  craint  que  la  pré- 
éminence qu'il  accorde  en  définitive  à  la  philo- 
sophie ne  devienne  un  sujet  de  contradiction; 
ainsi  l'industrie,  les  beaux-arts,  les  sciences  na- 
turelles, la  physiologie,  trouveront  leur  place 
et  même  sont  destinées  à  occuper  un  rang  ho- 
norable dans  le  nouvel  ordre  de  choses,  elles  se 
grouperont  autour  de  la  philosophie  ,  qui  con- 
sent à  partager  l'empire  avec  elles,  en  abandon- 
nant à  chacune  d'elles  une  portion  du  domaine 

(i)  Le  Globe,  t.  h,  n.  3 ,  supplément. 


ô-.ti  ÉCOLE  DE  PARIS. 

de  l'intelligence  pour  la  cultiver.  Il  n'y  a  que  la 
théologie  qui  soit  exclue  de  ce  partage,  son 
règne  est  fini;  elle  n'a  plus  rien  à  faire  en  ce 
monde.  Bien  loin  que  sa  coopération  pût  offrir 
le  moindre  avantage  ,  comme  tous  ses  efforts  ne 
pourraient  tendre  qu'à  entraver  la  marche  des 
choses,  qu'à  gêner  le  développement  naturel 
de  la  raison ,  cette  coopération  ne  pourrait 
avoir  qu'un  résultat  fâcheux:  la  théologie  et  le 
rationalisme  ne  sauraient  vivre  long-temps 
sous  le  même  toit. 

Ceci  donne  l'explication  du  peu  de  faveur 
que  le  catholicisme,  fidèle  gardien  de  la  révé- 
lation ,  et  défenseur  exclusif  du  principe  de 
l'autorité  en  matière  religieuse,  a  obtenu  près 
des  chefs  de  l'école  nouvelle.  Malgré  tous  les 
efforts  qu'ils  font  pour  cacher  un  sentiment 
d'antipathie  qu'ils  voudraient  se  déguiser  à 
eux-mêmes,  les  rédacteurs  du  Globe  ont  grande 
peine  ,  s'ils  parlent  du  dogme  catholique  et  de 
ceux  qui  le  professent,  à  garder  ces  ménage- 
ments qu'ils  emploient  sans  se  faire  violence, 
quand  leur  critique  s'exerce  dans  le  cercle  du 
rationalisme.  M.  Damiron  lui-même,  qui  en- 
tend si  bien  l'art  de  répandre  sur  ses  discours 
le  vernis  de  la  modération,  et  sur  ses  jugements 
l'apparence  de  l'impartialité,  échoue  quand  il 
s'agit  de  l'antique  croyance  de  ses  pères.  S'il 


ECLECTISME.  537 

expose  notre  dogme,  il  le  rend  méconnais- 
sable (a)  ;  s'il  veut  peindre  les  apologistes  de  la 
foi  catholique  ,  il  les  rapetisse  :  M.  Damiron  , 
si  bienveillant  d'ailleurs  ,  n'est  point  alors  assez 
maître  de  lui  pour  arriver  à  ce  point  de  n'être 
pas  injuste.  Quant  à  M.  Jouffroy,  dont  l'allure 
plus  vive  ,  plus  naturelle  et  plus  franche  ,  est 
moins  façonnée  à  supporter  ce  qui  pourrait 
tendre  à  gêner  ses  mouvements  ,  il  a  plus  d'une 
fois  laissé  voir  sa  pensée  ,  et  donné  l'essor  à  ses 
véritables  sentiments  (i). 

Il  ne  saurait  donc  y  avoir  le  moindre  doute 
sur  la  tendance  anti-catholique  des  doctrines  du 
Globe.  Le  doute  serait  d'autant  moins  fondé , 
que  cette  tendance  est  en  quelque  sorte  néces- 
sitée ;  puisque  le  Globe,  entraîné  par  la  force 
du  principe  qu'il  s'est  fait  sur  les  droits  illimités 
de  la  raison  ,  doit  tendre  à  ruiner  le  dogme  ca- 
tholique, qui  n'admet  ces  mêmes  droits  qu'avec 
des  restrictions  importantes. 

Ainsi  la    ruine    du    catholicisme ,    considéré 


(a)  On  ne  saurait  voir  sans  quelque  ctonnement  la  manière 
dont  M.  Damiron  travestit  le  dogme  catholique  dari9  l'intro- 
duction de  son  Essai  sur  l'histoire  de  la  philosophie  en  France 
au  dix-neuvième  siècle. 

(1)  On  peut  voir,  au  t.  n,  n.  3  du  Globe,  l'article  de 
M.  Jouffroy,  ayant  ce  titre  :  Comment  les  dogmes 
finissent. 

±2 


338  ÉCOLE  I>K  PARIS. 

comme  obstacle  au  progrès  tics  lumières,  doit 
entrer  nécessairement  dans  le  plan  de  ceux  qui 
ne  veulent  pas  reconnaître  la  nécessité  d'une 
révélation  surnaturelle;  et  le  protestantisme 
lui-même  n'échapperait  point  à  la  proscription, 
si  Ion  supposait  qu'il  pût  apporter  à  la  défense 
du  dogme  révélé  le  même  intérêt  et  la  même 
énergie  que  l'Eglise  catholique  :  mais  celte  sup- 
position ne  se  fait  pas. 

Toutefois  l'entreprise  que  les  éclectiques  mo- 
dernes se  proposent  de  mener  à  fin  offre  plus 
de  difficultés  qu'ils  ne  le  pensaient  d'abord. 
Avant  que  la  lime  d'acier  soit  entamée,  les  dents 
du  serpent  seront  fortement  ébranlées  ;  d'ail- 
leurs il  ne  s'agit  pas  seulement  de  détruire,  il 
faut  encore  édifier;  ces  peuples  ,  qu'on  vou- 
drait détourner  des  sentiers  de  la  foi  pour  les 
entraîner  dans  les  voies  du  rationalisme,  récla- 
meront bientôt  ce  dogme  nouveau  qui  doit 
remplacer  l'ancien ,  et  le  culte  qui  doit  être 
substitué  aux  cérémonies  imposantes  de  la  reli- 
gion ;  or  il  sera  curieux  de  voir  ce  qu'on  essaiera 
de  mettre  à  la  place. 

Cette  impuissance  de  créer,  celte  difficulté 
qu'il  y  a  à  détruire  ce  qui  est,  pèsent  donc  à  la 
fois  sur  les  réformateurs  de  ces  derniers  temps; 
ils  gémissent  accablés  sous  ce  double  poids. 
Pour  faire  diversion,  ils  proclament  sans  cesse 


ÉCLECTISME.  35!) 

comme  prochain  l'avènement  du  nouveau 
dogme  ;  ils  cherchent  à  constater  de  plus  en  plus 
la  ruine  du  vieux  dogme.  Ce  ne  sont  là  que  des 
illusions  :  l'ancien  dogme  se  maintient;  le  nou- 
veau ne  parait  pas. 

Cependant  un  cri  s'est  élevé  du  camp  du  ra- 
tionalisme ,  du  lieu  même  où  le  Globe  a  dressé 
son  pavillon,  ces  paroles  sont  venues  jusqu'à 
nous  :  La  science  est  faite.  Nous  allons  voir  ce 
qu'on  doit  penser  de  cette  annonce  impré- 
vue (i). 


Ile 


Serait-il  donc  vrai  que  la  philosophie,  après 
tant  d'essais  malheureux  ,  fût  enfin  arrivée  à  ce 
point ,  de  pouvoir  justifier  désormais  ses  pré- 
tentions? M.  Jouffroy  le  certifie  :  toutes  les 
grandes  questions,  s'il  faut  l'en  croire,  ont  été 
résolues  ;  la  science  est  faite. 

a  Quand  on  songe,  dit-il,  aux  puissantes 
«  intelligences  qui  ,  depuis  Pythagore  jusqu'à 
<(  nos  jours,  ont  soulevé  et  remué  dans  tous 
«  les  sens  le  champ  de  la  philosophie  ;  quand 
«  surtout  on  a  parcouru  quelques  uns  des  ad- 
«   mirables   monuments  de  leurs   recherches, 

(1)  Correspondant ,  17  mars  1829. 


:>to>  ÉCOLE  i»t  I'auis. 

«  on  ne  peut  guère  échapper  à  la  conviction 
m  que  toutes  les  solutions  des  questions  philo- 
tî  sophiques  n'aient  été  développées  ou  indi- 
«  quées  avant  le  commencement  du  xixe  siècle, 
m  et  que  ,  par  conséquent ,  il  ne  soit  très  dil- 
'<  ficile,  pour  ne  pas  dire  impossible  ,  de  tom- 
«  ber  en  pareille  matière  sur  une  idée  neuve 
<(  de  quelque  importance.  Or,  si  cetle  convic- 
<(  lion  est  fondée  ,  il  s'en  suit  que  la  science  est 
h  faite ,  quoiqu'elle  soit  inconnue  à  notre 
«  siècle;  et  que,  par  conséquent,  au  lieu  de 
«  la  recommencer  pour  lui  sur  de  nouveaux 
«  frais,  il  est  plus  simple  et  plus  sûr  de  la 
«  lui  apprendre  telle  qu'elle  existe  dans  les 
«  ouvrages  des  immortels  génies  qui  l'ont 
«   créée  (a).  » 

Ce  procédé  que  M.  Jouffroy  considère  comme 
le  plus  sûj'  et  le  plus  simple,  ne  laisse  pas  que 
d'offrir  des  embarras  ;  il  en  convient  : 

v Les   questions,  dit-il ,  sont  immor- 

«  telles,  parce  qu'elles  touchent  aux  intérêts 
«  les  plus  sérieux  de  l'humanité.  Le  public  les 
a  pèse  donc  de  nouveau,  et  demande  des  so- 
«  lutions.  Platon,  Aristote,  Proclus,  Descartes, 
»  Leibnitz,   Malebranche  ,  Kant,  sont  là  pour 


(a)  Ce  morceau,  ainsi  que   ceux  suivront,  sont  extraits  du 
%,  t.  iv,  de  la  collection  du  Globe. 


ÉCLECTISME.  3»f 

«  lui  répondre.  Mais  comment  trouver  leurs 
«  ouvrages  et  comment  les  entendre?  la  plu- 
«  part  sont  écrits  dans  des  langues  qui  nous 
«  sont  peu  familières;  quelques  uns  dorment 
«  encore  en  manuscrits  dans  la  poudre  desbi- 
«  bliothèques.  En  outre  chacun  de  ces  grands 
<(  hommes  parle  le  langage  philosophique  qui 
h  lui  est  propre  ,  et  n'est  point  celui  du  siècle. 
«  Chacun  a  considéré  les  questions  sous  son 
«  point  de  vue  ,  et  dans  chacun  ,  la  question 
«  que  l'on  voudrait  étudier  occupe  une  place 
«  différente  et  se  trouve  enchaînée  aux  autres 
«  d'une  manière  particulière,  en  sorte  que  c'est 
u  un  premier  travail  de  la  découvrir  dans  chaque 
u  système ,  un  autre  de  la  dégager,  un  autre 
«  de  la  comprendre,  un  autre  de  rapprocher 
«  les  solutions  différentes  qu'on  lui  a  données 
«  dans  les  autres  systèmes,  et  un  dernier  en- 
«  tin,  de  tirer  de  la  comparaison  de  toutes  ces 
«  solutions,  qui  contiennent  chacune  une  por- 
u  tion  de  vérité ,  la  solution  complète  qui  est 
«   la  véritable.  » 

«  La  philosophie  existe  donc ,  mais  elle 
«  n'existe  pas  pour  le  commun  des  hommes, 
«  ni  même  pour  les  hommes  très  éclairés,  ni 
u  même  pour  les  simples  savants,  ni  même 
«  pour  les  simples  philosophes  :  elle  n'existe 
«  que  pour  le  petit  nombre  de  ceux  qui  étant 


3i2  ÉCOLE  DE  PARIS. 

«  à  la  lois  très  érudits  et  très  philosophes,  ont 
<<  passe  leur  vie  à  en  chercher  les  membres 
«  épars  dans  les  monuments  qui  la  con- 
u  tiennent.  » 

Ainsi  la  science  est  faite  ,  mais  pour  un  petit 
nombre  d'hommes  seulement  ;  et  il  lui  manque, 
pour  être  à  la  portée  de  tous,  que  les  ouvrages 
qui  en  contiennent  les  diverses  parties,  soient 
traduits  fidèlement  ;  et  que  ces  parties  soient 
ensuite  rapprochées  et  liées  entre  elles,  de  ma- 
nière à  former  un  ensemble  parfait.  C'est  du 
reste  ce  que  semble  indiquer  M.  Jouffroy, 
quand  il  dit  : 

«  Il  manque  à  la  philosophie  ,  pour  être  vé- 
..  ritablement ,  qu'on  la  connaisse  et  qu'on 
«  l'organise:  qu'on  la  connaisse,  c'est-à-dire 
k  qu'on  traduise  et  qu'on  publie  tous  les  grands 
«  monuments  qui  la  renferment;  qu'on  l'or- 
«  ganise,  c'est-à-dire  qu'on  arrange  les  ques- 
«  tions  dans  leur  ordre  légitime,  avec  les  véri- 
«  tés  découvertes  sur  chacune  par  les  diffé- 
«  rents  philosophes,  de  manière  que  le  tout 
((  forme  une  science  méthodique  ou  Von  puisse 
«  voir  d'un  coup  d'oeil ,  et  ce  que  l'on  sait  et 
»   ce  qui  reste  à  trouver.  » 

Ces  dernières  paroles  donneraient  à  penser 
que  M.  Jouffroy  perd  un  instant  de  vue  ce 
qu'il  a  dit   en  commençant,  ce  qu'il   répétera 


ÉCLECTISME.  543 

en  finissant,  à  savoir  que  la  réunion  de  tous  les 
systèmes  incomplets  doit  donner  une  philoso- 
phie complète.  Mais  ce  n'est  pas  tout;  et  à 
mesure  qu'il  avance  dans  le  détail  de  ce  qui 
serait  à  faire  pour  que  la  science  devint  popu- 
laire, M.  Jouffroy  s'embarrasse  dans  ses  propres 
pensées  ;  son  langage  devient  obscur,  et  finit 
par  être  inintelligible,  ou  peu  s'en  faut. 

En  effet,  lorsque  M.  Joufroy,  après  avoir 
insisté  sur  les  difficultés  presque  insurmontables 
qu'offre  l'entreprise  de  traduire,  non  seule- 
ment le  texte,  mais  encore  les  idées  des  ou- 
vrages philosophiques,  arrive  à  l'organisation 
de  la  science,  il  annonce  que  cette  organisation 
ne  peut  s'opérer  qu'à  l'aide  de  deux  vérités  : 

'.<  La  première,  c'est  que  tous  les  systèmes 
a  ne  sont  que  des  points  de  vue  divers  de  la 
<(  vérité;  la  seconde,  c'est  que  la  vérité  n'est 
«  pas  d'une  autre  nature  en  métaphysique  qu'en 
<(  physique;  qu'en  métaphysique  comme  en 
«  physique,  elle  n'est  autre  chose  que  la  con- 
«  naissance  de  la  réalité,  et  par  conséquent  se 
«  compose  uniquement  de  faits  observés  dans 
<(  la  partie  observable  de  la  réalité  ,  et  d'induc- 
a  lions  tirées  de  ces  faits  sur  la  partie  de  la 
«  réalité  qui  se  dérobe  à  notre  observation. 
«  Ces  deux  vérités ,  disons-nous ,  organise- 
«   raient  la  science.  En  effet,  la  dernière  don- 


544  ÉCOLE  DE  PARIS. 

«   nerait  l'ordre    légitime   des  questions  :  elle 
«   les  distinguerait  en  deux  classes,   les  ques- 
«    tionsde  fait,  et  les  questions  d'induction  :  les 
«   premières  que  l'observation  peut  résoudre  ; 
«  les  secondes  qui  ne  peuvent  l'être  que  par  les 
«   conséquences  tirées  de   l'observation.   Elle 
«   donnerait  en  même  temps  et  le  critérium  de 
«  vérité  de  la  science  ,  et  sa  méthode  :  son  cri- 
«  iériuni  de  vérité  ,  qui  est  le  même  que  celui 
«  des  sciences  naturelles,  à   savoir,  que  cela 
«  seul  est  vrai  qui  a  été  constaté  par  l'observa- 
«  lion   ou  qui  dérive  rigoureusement  de   ses 
<(   données  ;  sa  méthode  qui  est  encore  la  même 
h   que  celle   des  sciences  naturelles;   c'est-à- 
«   dire  l'observation  attentive  des  faits  et  la  dé- 
<(   duction  prudente  et  rigoureuse  des  induc- 
<f   tions.   Ainsi  par   cette    première  vérité ,  le 
«  critérium,  la  méthode  et  le  cadre  seraient 
«   donnés.  L'autre  vérité  apprendrait   à  loger 
<(   dans  ce  cadre  les   découvertes  de  tous   les 

<(   philosophes »  • 

Il  n'est  pas  besoin  de  faire  remarquer  qu'il 
r^gne  en  tout  ceci  bien  de  la  confusion.  D'où 
provient-elle  ?  De  ce  que  l'auteur  de  l'article  , 
s'écartant  de  la  ligne  qu'il  suivait,  entreprend 
de  faire  l'amalgame  des  principes  de  l'école 
écossaise  et  de  ceux  de  l'éclectisme.  Cependant 
M.  Jouffroy,  après  cet  écart   momentané,  se 


ÉCLECTISME.  345 

hâte  de  rentrer  dans  la  voie  de  l'éclectisme ,  et 
alors,  empruntant  les  expressions  du  maître, 
il  proc  lame  de  nouveau  : 

u  Qu'il  n'y  a  pas  de  systèmes  faux  ,  mais  beau- 
i<  coup  de  systèmes  incomplets  ,  assez  vrais  en 
u  eux-mêmes,  mais  vicieux  dans  la  prétention 
«  de  contenir  en  chacun  d'eux  l'absolue  vérité 

«  qui  ne  se  trouve  que  dans  tous  (P D'où  il 

«  suit  qu'en  réunissant  tous  les  systèmes  incom- 
«  plels  on  aurait  une  philosophie  complète  , 
«  adéquate  à  la  totalité  de  la  conscience  (2).  » 

En  dégageant  donc  l'idée  principale  que 
M.  Jouffroy  avait  eu  l'intention  de  faire  ressortir 
dans  l'article  que  nous  commentons,  on  arrive 
évidemment  à  ceci  :  que  la  science  philoso- 
phique, dont  les  diverses  parties  ont  été  con- 
fectionnées séparément,  n'a  besoin,  pour  être 
achevée,  que  d'une  opération  par  laquelle  toutes 
ces  parties  seraient  liées  entre  elles ,  tous  ces 
membres  épars  seraient  réunis,  pour  ne  faire 
qu'un  seul  corps  de  doctrines. 

Et  en  effet  voilà  l'éclectisme  tel  que  la  nou- 
velle école  nous  l'a  fait;  car  il  est  à  remarquer 
que  M.  Cousin,  en  cherchant  à  relever  ce  mo- 
nument depuis  tant  d'années  enseveli  sous  ses 

(1)  Fragments  philosophiques  de  M.  Cousin,  p.  21^. 

(2)  lbid.,  préface,  p.  xlviii. 


•>i(;  1CCQLE  DE  PARIS. 

ruines,  n'a  pas  juge  à  propos  de  l'asseoir  sur  les 
anciennes  bases  qui  le  soutenaient. 

Nous  l'avons  dit,  le  mot  d'Eclectisme  est 
vague,  il  n'indique  point  une  doctrine  particu- 
lière ;  il  réveille  seulement  l'idée  d'un  mode  de 
philosopher,  qui  consisterait  à  chercher  dans 
tous  les  systèmes  ce  qu'il  peut  y  avoir  de  vrai, 
pour  s'en  emparer  et  le  mettre  à  profit. 

Or  il  est  manifeste  que  si  l'éclectisme  au  fond 
n'avait  jamais  été  que  cela,  on  pourrait  dire 
qu'il  est  fort  ancien  ;  car  il  y  a  très  peu  de  phi- 
losophes qui  se  soient  entièrement  abstenus  de 
puiser  dans  les  écrits  de  leurs  devanciers  :  à  ce 
compte  Platon ,  Aristote,  Zenon  surtout,  pour- 
raient être  rangés  dans  la  classe  des  éclectiques; 
Epicure  lui-même,  bien  qu'il  ait  pris  à  tâche  de 
faire  croire  qu'il  n'avait  rien  emprunté  de  per- 
sonne, pourrait  également  passer  pour  un  éclec- 
tique ,  puisqu'il  est  constant  qu'il  a  mis  à  con- 
tribution Leucippe  et  Démocritc  ,  qui  ont  avant 
lui  fait  usage  de  l'hypothèse  des  atomes. 

Cependant  la  secte  éclectique  ne  date  pas  de 
si  loin.  On  convient  assez  généralement  que 
c'est  Potamon  qui  l'a  fondée  ;  et  lorsqu'on  veut 
désigner  ceux  qui  ont  été  les  propagateurs  les 
plus  zélés  de  l'éclectisme,  on  cite  Plotin,  Jam- 
blique,  Porphyre  et  Proclus. 

Il  faut  donc  qu'il  y  ait  dans  l'éclectisme  autre 


ÉCLECTISME.  517 

chose  que  ce  que  le  mot ,  suivant  son  aceeption 
naturelle  ,  indiquerait. 

En  effet  quand  on  cherche  à  se  rendre  compte 
de  ce  qu'il  y  a  de  caché  sous  cette  dénomina- 
tion trompeuse,  on  s'aperçoit  que  l'éclectisme 
n'est  autre  chose  qu'un  système  de  fusion  non 
encore  développé ,  qui  tend  à  rapprocher  ce  qui 
est  différent,  et  même  à  unir  ce  qui  est  contraire. 

Toutefois  il  existe  entre  l'éclectisme  alexan- 
drin et  l'éclectisme  de  l'école  française  une  dif- 
férence qu'il  importe  de  signaler.  L'éclectisme 
alexandrin  était  établi  sur  ce  fondement  que  tous 
les  grands  maîtres  avaient  au  fond  professé  la 
même  doctrine,  l'éclectisme  français  présuppose 
au  contraire  que  chaque  philosophe  a  eu  sa  doc- 
trine particulière.  Ainsi  les  éclectiques  modernes 
ont  abandonné  l'idée  fondamentale  du  système 
éclectique  ancien  ;  et  dans  le  fait  il  leur  eut  été 
difficile  de  la  reproduire;  elle  a  été  tellement 
décriée  qu'elle  n'osera  jamais  affronter  les  re- 
gards du  public.  Aussi  nos  jeunes  éclectiques 
n'ont-ils  pas  tenté  d'asseoir  l'éclectisme  du  dix- 
neuvième  siècle  sur  cette  base  ruinée.  Ils  avouent 
donc  que  les  philosophes  dans  tous  les  temps  ont 
été  fort  divisés,  mais  ils  soutiennent  que,  bien 
qu'ils  aient  été  dissidents,  aucun  d'eux  cepen- 
dant ne  s'est  trompé.  Comment  l'cntendent-ils? 
Nous  le  savons  maintenant  :  chacun  de  ces  phi- 


348  ÉCOLE  DK  PARIS. 

losophcs,  disent-ils,  a  vu  la  vérité;  mais  il  ne 
l'a  vue  que  sous  une  de  ses  faces;  ils  auraient 
été  bientôt  d'accord  s'ils  eussent  voulu  se  rendre 
compte  de  cette  circonstance;  au  lieu  de  cela, 
ils  se  sont  imaginé  que  la  vérité  leur  avait  ap- 
paru tout  entière ,  et  par  suite  ils  se  sont  trouvés 
engagés  dans  d'éternelles  disputes  :  or  le  mo- 
ment est  venu  d'y  mettre  fin.  Pour  cela,  au 
lieu  d'opposer  les  philosophes  lesuns  auxautres, 
rapprochons  leurs  différents  systèmes  et  con- 
statons ce  que  chacun  d'eux  a  vu  séparément. 
Du  contingent  qu'ils  offriront  individuellement , 
il  se  formera  un  trésor  immense  de  connais- 
sances philosophiques,  disons  mieux,  une  phi- 
losophie complète;  car  a  on  ne  peut  guère 
«  échapper  à  la  conviction,  que  toutes  les  so- 
«  luttons  des  questions  philosophiques  n'aient 
a  été  développées  ou  indiquées  avant  le  corn- 
et mencement  du  dix-neuvième  siècle  (a).  »  Il 
doit  donc  résulter  de  cette  réunion  de  toutes  les 
parties  de  la  science  jusqu'ici  disséminées  çà  et 
là  un  système  général ,  qui  non  seulement  con- 
tiendra la  vérité,  mais  la  vérité  tout  entière. 

Or  si  c'est  bien  là,  et  je  ne  crois  pas  qu'il  soit 
possible  d'en   douter,  l'idée-rnère  du  système 


(a)  Ces  paroles  de  M.  Jouffroy  oui  élé  déjà  citées  précédem- 
ment. 


ÉCLECTISME.  549 

éclectique  moderne  ,  il  y  a  vraiment  lien  de 
s'étonner  que  des  hommes  de  mérite  (car  je  ne 
me  dissimule  point  que  ceux  qui  ont  jeté  parmi 
nous  les  semences  de  l'éclectisme  soient  des 
hommes  distingués)  aient  adopté  cette  idée 
bizarre  avec  tant  de  légèreté  ,  et  l'aient  sou- 
tenue depuis  si  persévéramment. 

Non,  il  n'est  point  exact  de  dire  qu'en  réunis- 
sant tous  les  systèmes  imaginés  jusqu'à  ce  jour, 
on  aurait  une  philosophie  complète  :  qu'on  en 
fasse  l'essai ,  et  l'on  verra  que  de  ce  rapproche- 
ment et  de  ce  mélange  il  ne  peut  résulter  que 
désordre  ,  embarras,  confusion  ,  contradiction, 
en  un  mot  une  masse  d'éléments  hétérogènes 
qui  donnera  l'idée  du  chaos. 

Et  comment  pourrait-il  en  être  autrement? 
Il  est  certain,  quoi  qu'on  dise,  qu'il  n'y  a  pas 
un  seul  de  ces  systèmes  qui  ne  contienne  une 
foule  d'erreurs  mêlées  avec  quelques  vérités  ; 
or  est-il  raisonnable  de  penserquede  ce  mélange 
d'erreurs  et  de  vérités  il  puisse  sortir,  par  le 
seul  effet  de  l'amalgame,  un  tout  homogène, 
un  système  régulier?  Aussi  sont-ils  obligés 
d'aller  jusqu'à  dire,  ceux  qui  ont  imaginé  ce 
mode  de  constituer  la  philosophie  et  de  la 
venger  de  ses  détracteurs,  que  tout  est  vérité, 
ou  à  tout  le  moins  portion  de  vérité  dans  les 
systèmes  philosophiques  :  ils  iront   même  plus 


350  école  DE  1>AK1S. 

loin  encore,  car  ils  ajouteront  :  «  Qu'il  ne  peut 
«  y  avoir  de  philosophie  absolument  fausse; 
«  car  l'auteur  dune  pareille  philosophie  aurait 
ff  pu  se  placer  hors  de  sa  propre  pensée,  c'est- 
«  à-dire  hors  de  l'humanité.  Cette  puissance 
a  n'a  été  donnée  à  nul  homme  (i).  » 

Quant  à  nous,  forts  de  notre  expérience  jour- 
nalière ,  nous  demeurons  persuadés  qu'un 
homme ,  sans  se  placer  hors  de  f  humanité , 
peut  tromper  en  parlant  contre  sa  pensée,  et 
peut  se  tromper  en  suivant  sa  propre  pensée. 
De  plus,  nous  sommes  convaincus  que  l'auteur 
d'un  système,  quel  qu'il  soit,  s'il  part  d'un 
principe  erroné,  et  s'il  raisonne  ensuite  consc- 
quemment,  doit  être  constamment ,  et  du  com- 
mencement à  la  fin  ,  dans  le  faux.  Donc ,  et 
jusqu'à  ce  qu'il  ait  été  clairement  démontré 
qu'un  homme  ,  aussitôt  qu'il  passe  sous  les  dra- 
peaux de  la  philosophie  ,  dépouille  absolument 
le  vieil  homme,  et  ne  peut  plus  participer  aux 
faiblesses  de  notre  nature  ;  que  de  ce  moment, 
exempt  de  toute  espèce  de  dissimulation,  il 
n'affirme  jamais  que  ce  dont  il  est  intimement 
convaincu  :  de  précipitation,  il  ne  hasarde  rien; 
de  prévention,  il  pèse  tout;  d'orgueil,  il  ne 
s'entête  pas  :  jusqu'à  ce  qu'il  soit  d'ailleurs  établi 

(1)  Fragments  philosophiques  de  M.  Cousin. 


ÉCLECTISME.  55! 

qu'après  avoir  dépassé  les  bornes  posées  à  l'es- 
prit humain,  il  a  pénétré  jusqu'à  la  source  de 
l'être,  et  mesuré  le  champ  de  l'infini,  nous 
croirons  être  en  droit  de  penser  que  les  philo- 
sophes sont  faillibles  ,  de  soutenir  qu'il  y  a  des 
systèmes  faux  ,  d'assurer  qu'il  n'y  en  a  pas  un 
qui  présente  la  vérité  sans  quelque  mélange 
d'erreurs. 

Que  s'il  pouvait  être  nécessaire  d'appuyer  de 
quelque  autorité  nos  précédentes  conclusions, 
M.  Jouffrov  viendrait  lui-même  à  notre  aide. 
Nous  l'avons  entendu  soutenir  qu'il  n'y  a  pas  de 
système  faux  et  que  la  science  est  faite  ;  nous 
l'entendrons  bientôt  dire  qu'il  y  a  du  faux  dans 
tous  les  systèmes  et  que  la  science  n'est  point 
faite  (i). 

Il  n'est  pas  nécessaire  de  suivre  long-temps 
les  traces  de  M.  Jouffrov,  pour  s'apercevoir 
qu'il  ne  marche  pas  constamment  dans  la  même 
voie  :  parfois  c'est  l'élève  de  M.  Cousin  qui 
parle,  le  plus  souvent  c'est  le  disciple  de  l'école 
écossaise  qui  disserte;  et  il  en  faut  dire  autant 
de  M  Damiron. 

(1)  Correspondant ,  7  avril,  1829. 


353  ÉCOLE  DE  l'AKIS. 

La  doctrine  de  l'élève  de  M.  Cousin  a  été 
développée  ;  il  nous  reste  à  exposer  celle  du 
disciple  de  Reid. 

Or  il  ne  sera  plus  question  ici  de  cette  mé- 
thode ,  à  la  fois  sûre  et  simple,  de  constituer 
la  philosophie  en  la  composant  de  pièces  rappor- 
tées :  on  ne  dira  plus  maintenant  que  la  science 
est  faite ,  c'est-à-dire  qu'elle  n'attend,  pour 
être  achevée,  qu'un  ouvrier  habile  qui  en 
assemble  les  parties  :  ce  n'est  plus  de  cela  qu'il 
s'agit.  Mais  les  méthodes  employées  jusqu'ici 
étaient  défectueuses  ;  les  critérium  faux  ;  la 
science  n'est  pas  faite,  elle  est  à  peine  com- 
mencée, elle  ne  s'achèvera  jamais  :  voilà  le 
nouveau  texte  ,  suivons-en  le  développement. 

L'école  écossaise,  sans  admettre  le  système 
de  Locke ,  a  cru  devoir  retenir  sa  méthode 
comme  étant  la  seule  qui  puisse  être  employée 
avec  fruit.  Cette  méthode  consiste  à  s'abstenir 
de  toute  hypothèse  ,  pour  ne  s'attacher  qu'à 
l'observation.  Ainsi  le  docteur  Reid  s'élève 
sans  cesse  contre  les  philosophes  anciens  et 
modernes  qui  ont  toujours  substitué  la  spécu- 
lation à  la  simple  observation  des  faits.  Il  attri- 
bue à  cette  déviation  qui  a  successivement  en- 
traîné toutes  les  écoles  le  peu  de  progrès  qu'a 
faits  la  science ,  et  les  paradoxes  étranges  de 
ceux  qui  l'ont  cultivée.  Il  dit  «  que  les  philo- 


ÉCLECTISME.  355 

«  sophes ,  dans  tous  les  siècles,  ont  corrompu 
«  la  science  par  l'alliance  du  vrai  et  du  faux, 
«  et  par  le  mélange  des  vains  rêves  de  leur 
«  imagination  avec  les  lois  de  la  nature  (i).  » 

Il  fait  remarquer  «  qu'il  n'y  a  aucune  partie 
«  de  la  science  humaine  où  les  hommes  du 
«  génie  le  plus  élevé  soient  tombés  dans  des 
«  erreurs  aussi  grandes  et  même  dans  des 
«  absurdités  aussi  grossières  (2).  »  Enfin  il 
convient  qu'il  faut  beaucoup  d'attention ,  et  y 
regarder  de  près  ,  pour  voir  autre  chose  dans 
l'histoire  de  la  philosophie  ,  qu'un  «  labyrinthe 
«  de  rêveries  ,  de  contradictions,  d'absurdités, 
«  où  se  rencontrent  à  peine  quelques  rares 
«  vérités  (5).  » 

D'après  cela,  Reid  avait  à  chercher  le  moyen 
«  de  restituer  la  philosophie  et  de  la  tirer  de 
«  ce  dédale  d'opinions  où  elle  est  ensevelie 
((  toute  vivante  (4).  »  Or  il  ne  s'est  point  avisé 
de  celui  qui  consisterait,  comme  nous  l'avons 
vu,  à  réunir  tous  les  systèmes  pour  avoir  une 
philosophie  complète.  Convaincu  que  la  science 

(1)  Essais  sur  les  facultés  de  l'esprit  humain ,  pu- 
bliés par  M.  Jouffrov,  1. 1,  p.  99. 

(2)  Ibid.,  p.  78. 

(3)  Ibid.,  p.  10. 

{h)  Expressions  employées  par  M.  Jouffrov,  t.  iv, 
D .  96  du  Globe. 

•23 


334  ÉCOLE  DK  PARIS. 

avait  été  corrompue  dès  le  principe  ,  persuadé 
que  les  systèmes  inventés  jusqu'alors  four- 
millent d'erreurs  et  renferment  des  absurdités 
palpables,  le  judicieux  Reid  ne  pouvait  conce- 
voir qu'une  seule  pensée  :  c'est  que  la  science 
était  à  refaire,  et  qu'on  devait ,  en  la  reprenant 
dès  ses  fondements,  éviter  avec  grand  soin  de 
suivre  le  mode  de  construction  que  précédem- 
ment on  avait  toujours  employé. 

En  conséquence ,  et  frappé  des  avantages 
que  les  sciences  naturelles,  depuis  Galilée  et 
surtout  depuis  Newton,  ont  tirés  de  la  méthode 
expérimentale ,  Reid  s'est  efforcé  de  démon- 
trer qu'il  n'y  a  de  méthode  sûre  que  celle  qui 
consiste  à  partir  des  faits  réels  et  constatés  par 
l'observation,  à  en  tirer  les  lois  de  la  nature 
par  une  induction  rigoureuse  ,  puis  à  se  servir 
de  ces  lois  une  fois  découvertes  pour  rendre 
compte  des  autres  phénomènes  qui  n'ont  pas 
été  soumis  eux-mêmes  à  l'observation. 

Déterminé  sur  le  choix  de  la  méthode  ,  Reid 
se  place  au  centre  des  facultés  de  l'esprit  hu- 
main,  parce  que  ce  point,  suivant  lui,  est  le 
seul  d'où  la  vue  puisse  embrasser  entièrement 
l'horizon  philosophique.  «  Soit  qu'on  considère 
«  la  dignité  du  sujet,  dit-il,  soit  qu'on  consi- 
«  dère  son  utilité  pour  la  science  en  général , 
«  l'étude  de   l'esprit  humain    mérite  de   fixer 


ÉCLECTISME;  585 

«  notre  attention  ,  car  la  connaissance  de  l'es- 
«  prit  humain  est  la  racine  commune  de  toutes 
«  les  sciences  et  le  tronc  qui  les  nourrit.  » 
Commençant  par  les  objets  qui  sont  le  plus  à  sa 
portée ,  ce  philosophe  les  soumet  à  une  obser- 
vation attentive,  sans  se  permettre  aucune  con- 
jecture; puis  il  enregistre  successivement  les 
connaissances  qu'il  acquiert,  de  même  que 
celles  qu'il  déduit  des  lois  de  la  nature  ,  dont 
cette  méthode  scientifique  lui  a  procuré  la  dé- 
couverte. 

Tel  est  l'esprit  qui  a  dirigé  cette  école  écos- 
saise dont  Reid  a  jeté  les  fondements,  et  que 
M.  Royer-Collard  a  voulu  naturaliser  parmi 
nous. 

Bien  que  les  principes  de  cette  école  aient 
très  peu  de  rapport  avec  ceux  de  l'éclectisme 
moderne,  il  est  certain  que  les  rédacteurs  du 
Globe  exaltent  sans  cesse  la  prudente  réserve 
des  Écossais;  qu'ils  insistent  à  tout  propos  sur 
les  avantages  de  la  méthode  d'observation  ; 
qu'ils  recommandent  avec  force  la  lecture  des 
ouvrages  de  Reid  et  de  Dugald-Stewart  ;  et  que, 
pour  faciliter  la  lecture  de  ces  ouvrages,  ils  les 
traduisent  dans  notre  langue. 

Ainsi  i\l.  Jouffroy,  à  l'exemple  de  Reid,  s'é- 
lève avec  force  contre  la  philosophie  «  qui  s'est 
«  précipitée  en  tentatives  hardies  dans  toutes 


3S<;  ÉCOLE  DE  PAKIS. 

«  les  directions ,  sans  douter  de  rien  et  avec 
«  une  folle  témérité  (i).  »  La  philosophie  mo- 
derne ,  sous  ce  rapport,  lui  parait  mériter  les 
mêmes  reproches  que  l'ancienne  :  «  D'autres 
«  formules  pour  exprimer  la  même  chose , 
«  d'autres  hommes  pour  représenter  les  mêmes 
«  doctrines,  mais  toujours  les  éternelles  ques- 
«  tions  de  la  philosophie ,  toujours  par  consé- 
»<  quent  la  même  incertitude  et  la  même 
«  accusation  de  vanité  portée  contre  la  philo- 
«  sophie  (2).  » 

M.  Jouffroy  toutefois  entrevoit  «  le  com- 
«  mencement d'une  nouvelleère  pourelle(3);» 
il  espère  «  qu'en  voyant  où  l'ont  conduite  une 
((  aveugle  liberté  et  une  ambition  irréfléchie, 
«  elle  sentira  le  besoin  de  la  méthode  et  de  la 
u  circonspection  (4),  alors  elle  se  rendra 
«  compte  de  ses  moyens,  de  son  but,  de  ses 
«  limites,  toutes  choses  qu'elle  a  fort  négligé 
<(  de  constater  jusqu'ici  (5).  » 

M.  Damiron,  de  son  côté,  partage  la  manière 
de  voir  de  M.  Jouffroy  ;  et,  s'il  ne  gourmande 
pas  avec  autant   de  sévérité   que    lui  «  celte 

(1)  Voir  le  Globe ,  t.  i,n.  35. 

(2)  Ibid. 

(3)  Ibid. 
Qx)  Ibid. 
(5)  Ibid. 


ÉCLECTISME.  357 

«  science  assez  hardie  pour  se  mesurer  à  luni- 
«  vers,  et  qui,  dans  son  ambition,  vaste 
«  comme  la  vérité,  prétend  à  tout,  »  en  re- 
vanche, il  ne  tarit  pas  sur  l'éloge  qu'il  fait  de 
<(  cette  autre  philosophie ,  plus  modeste  et 
«  plus  sage,  qui ,  au  lieu  de  porter  ses  vues  si 
«  haut,  et  d'aspirer  à  l'universalité,  n'a  pour 
«  but  que  de  connaître  la  nature  et  la  destinée 
ce   de  l'homme  (i).  » 

Au  surplus,  c'est  à  la  méthode  encore  plus 
qu'à  la  philosophie  des  Ecossais  que  s'adressent 
les  louanges  du  Globe  :  le  grand  mérite  des 
chefs  de  cette  école  serait,  aux  yeux  de 
M.  Jouffroy  et  de  M.  Damiron  ,  d'avoir  cir- 
conscrit la  philosophie  et  marqué  son  but,  en 
lui  indiquant  la  nature  humaine  comme  unique 
objet  de  ses  recherches,  et  d'avoir  en  même 
temps  constaté  la  nécessité  d'employer  à  cette 
recherche  la  méthode  d'observation.  *  La  pen- 
«  sée,  nous  dit  M.  Jouffroy,  de  soumettre  les 
«  phénomènes  de  l'esprit  à  la  méthode  expéri- 
u  mentale  ne  date  guère  que  du  xvin*  siècle. 
<(  Descartes  ne  conçut  pas  l'idée  de  la  science 
«  des  phénomènes  intérieurs  ;  on  peut  en  dire 
((  autant  de  Malebranche  et  de  Leibnitz  ;  Locke 
<(   et  Condillac  sont   les  véritables  précurseurs 

(4)  N°63,t.  i  du  Globe. 


358  ÉCOLE  DE  PARIS. 

«  de  la  science  des  faits  internes.  Toutefois  t 
u  avant  le  docteur  Reid ,  on  peut  dire  que 
o  personne  n'avait  eu  la  conception  nette  et  du 
«  but  véritable  de  la  philosophie  et  de  la  mé- 
«   thode  qui  lui  convient  (i).  » 

Ainsi,  et  depuis  qu'elle  a  fait  son  entrée 
dans  le  monde,  dans  un  espace  de  temps  qui 
embrasse  plus  de  deux  mille  ans,  la  philoso- 
phie a  marché  dans  toutes  les  directions,  sans 
connaître  au  juste  le  but  vers  lequel  elle  devait 
tendre  ,  non  plus  que  la  route  qu'elle  avait  à 
suivre  pour  y  arriver  sûrement. 

Mais  voilà  que  ce  but  (  c'est  M.  Jouffroy  du 
moins  qui  l'assure  )  est  connu  ;  la  route  d'autre 
part  est  tracée,  le  tout  grâce  aux  soins  de  Reid 
et  de  ses  successeurs  :  la  philosophie  depuis 
lors  a-t-elle  fait  beaucoup  de  chemin?  A  cette 
question  M.  Damiron  se  hàtc  de  répondre  que 
déjà  l'existence  du  moi  est  constatée,  et  que 
même  on  est  à  peu  près  d'accord  que  ce,  moi 
est  un  ,  simple  ,  actif,  identique,  en  sorte  que 
chacun  de  nous  peut  être  à  peu  près  certain 
qu'il  y  a  quelque  chose  en  lui  qui  constitue 
une  personne.  Certes!  voilà  une  découverte 
précieuse,  très  piquante  surtout  par  sa  nou- 

(1)  Préface  de  M.  Jouffroy,  en  tète  de  sa  traduction 
des  Esquisses  de  Duyald-StewarL 


ÉCLECTISME.  559 

veauté.  Mais  ce  quelque  chose  est-il  matériel 
ou  immatériel?  en  d'autres  termrs,  pouvons- 
nous  affirmer  que  nous  avons  une  âme?  «  Les 
«  arguments  ne  manqueraient  pas,  dit  M.  Da- 
te miron,  pour  soutenir  l'affirmative;  mais  il 
u  vaut  mieux  attendre;  la  science  en  avançant 
«  ne  peut  que  répandre  de  nouvelles  lumières 
«  sur  un  sujet  qui  en  exige  tant  (i).  »  M.  Jouf- 
froy  pense  aussi  que  ,  dans  l'état  actuel  de  la 
science,  «  cette  question  est  prématurée;  »  il 
se  croit  obligé  d'avouer  que  «  jusqu'ici  rien  de 
<(  complètement  décisif  n'a  été  produit;  »  en 
sorte  que  m  l'opinion  qui  attribue  les  faits  de 
«  conscience  à  un  principe  distinct  de  tout  or- 
«  gane  corporel,  peut  jusqu'à  présent  être 
«  considérée  comme  une  hypothèse  (2).  » 

Qu'y  a-t-il  donc  à  faire  pour  arriver  sur  ce 
point,  et  sur  tant  d'autres  qu'il  importe  de 
fixer,  à  une  solution  ?  Se  renfermer  strictement 
dans  l'étude  de  l'homme  ,  observer  les  faits  de 
conscience,  en  tirer  par  une  induction  rigou- 
reuse les  lois  qui  gouvernent  notre  nature,  pour 
descendre  ensuite  par  le  raisonnement  à  l'ex- 


(1)  Essai  sur  l'histoire  de  la  philosophie  en  France 
au  xixc  siècle,  p.  Ulb. 

(2)  Esquisses  de  philosophie  morale ,  préface  de 
M.  Jouffroy,  p.  123  et  136. 


.-GO  ÉCOLE  DE  PA1US. 

plication  des  faits  qui  ne  tombent  pas  sous  l'ob- 
servation. 

Mais  quel  sera  le  terme  de  ce  travail  impor- 
tant? Il  n'est  pas  possible  de  l'assigner  :  «  Car 
«  c'est  une  méprise  qui  s'est  vingt  fois  repro- 
«  duite  dans  l'histoire  de  la  science  (  c'est 
«  M.  Jouffroy  qui  parle).  Cette  méprise  con- 
«  siste  à  supposer  qu'une  philosophie  peut 
u  épuiser  l'objet  de  la  philosophie,  et  que  la 
u  science  de  l'homme  est  une  chose  qui  peut 
«   s'achever  (i).  » 

Ainsi  gardons-nous  de  suspendre  un  seul 
instant  «  cette  recherche  éternellement  néces- 
«  saire ,  parce  que  son  objet  est  inépuisable, 
«  des  lois  de  la  nature  intellectuelle  et  morale 
<c  qui  est  la  philosophie  même  (2).  »  Suivons 
donc  le  mouvement  scientifique  imprimé  par 
l'école  écossaise  «  qui ,  sous  les  auspices  d'une 
<(  méthode  qui  ne  proscrit  rien  ,  et  qui  pro- 
a  fesse  que  les  recherches  philosophiques  n'ont 
«  point  de  terme,  aspire  à  élever  peu  à  peu, 
<(  avec  l'aide  des  siècles  et  de  l'observation,  une 
«  véritable  science  de  l'esprit  humain  (3).  » 

(1)  Introduction  de  M.  Jouffroy*  aux  Fragments 
de  M.  Royer-Collard,  p.  301  dut.  m  des  œuvres  de 
Reid. 

(2)  Ibid.,  p.  303. 

(3)  Ibid.,  p.  315. 


ÉCLECTISME.  OUI 

Ainsi  M.  Jouffroy,  quand  il  marche  à  la  suite 
des  Écossais,  imite  leur  prudente  réserve,  et 
il  enchérit  sur  eux  en  fait  de  circonspection. 
Alors  il  nous  présente  la  science  comme  un 
enfant  nouveau-né  ,  qui  est  encore  au  berceau  ; 
il  nous  prévient  qu'elle  ne  se  développera  que 
lentement  et  à  l'aide  des  siècles;  même  il 
semble  douter  qu'elle  puisse  jamais  arriver  jus- 
qu'à l'âge  parfait. 

Du  reste  il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  que 
cette  science,  dont  l'objet,  suivant  M.  Jouf- 
froy ,  serait  inépuisable  ,  n'est  autre  chose  que 
la  psychologie  ;  or  s'il  est  vrai,  comme  l'a  dit 
M.  Cousin  (i) ,  que  cette  science  psychologique 
n'est  elle-même  qu'une  science  de  préparation  ; 
qu'après  avoir  été  jusqu'au  bout  de  la  psycho- 
logie que  M.  Cousin  appelle  X antichambre  de 
la  science,  il  faut  de  toute  nécessité  la  dépasser, 
si  l'on  veut  se  faire  «  un  système  qui  puisse 
«  rendre  compte  de  tous  les  besoins  de  la 
«  pensée  ;  et  qu'il  faut  entrer  dans  l'ontologie, 
«  dans  la  métaphysique,  dans  la  logique;  » 
alors  il  convient  de  dire  que  la  carrière  s'agran- 
dissant  de  plus  en  plus,  devient  immense,  et 


(1)  Cours  de  M.  Coisi>,  l,c  année,  cahier  XIII, 
p. 14  et  21. 


362  ÉGQLE  DE  PAIUS. 

qu'il  y  aurait  sagesse   pour  ceux   qui  s'y  sont 

engagés,  à  revenir  sur  leurs  pas. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  très  certain  qu'il  ne 
faut  pas  chercher  dans  le  Globe ,  ni  dans  les 
autres  écrits  de  ceux  qui  le  rédigent,  ce  sys- 
tème dont  parle  M.  Cousin,  qui  doit  répondre 
à  tous  les  besoins  de  la  pensée  ;  car  les  rédac- 
teurs du  Globe  n'entendent  pas  dépasser  les 
limites  de  la  psychologie,  et  dans  ce  cercle  où 
l'esprit  humain  se  trouvera  toujours  trop  à 
l'étroit,  rien  encore  n'est  fixé.  Ces  philosophes 
n'ont  point  osé  ,  jusqu'à  ce  jour,  porter  sur  une 
seule  des  questions  importantes  qu'il  s'agit  de 
résoudre,  un  jugement  doctrinal,  Renfermés 
dans  le  moi  comme  dans  un  fort,  ils  n'en  sortent 
qu'à  la  dérobée  pour  y  rentrer  aussitôt;  ils 
s'abstiennent  de  parler  de  la  Divinité;  ils  hé- 
sitent à  prononcer  que  nous  ayons  une  àme. 
Aussi  leur  philosophie ,  en  ce  qui  regarde  le 
dogme,  est-elle  vide  et  pauvre.  Mais  en  re- 
vanche, ils  se  présentent  armés  de  deux  mé- 
thodes, à  l'aide  desquelles  ils  se  ilattent  de  se 
faire  jour  eufin  jusqu'à  la  vérité.  Sous  ce  rap- 
port on  pourrait  leur  reprocher  du  luxe; 
qu'est-il  besoin  en  effet  de  la  méthode  éclec- 
tique,  si  la  méthode  d'observation  est  sûre? 
D'autre  part,  s'il  est  possible  avec  l'éclectisme 
de    composer  d'un    seul  jet  une    philosophie 


ÉCLECTISME.  Ô85 

complète ,  à  quoi  bon  se  traîner  pendant  des 
siècles  dans  la  voie  de  l'observation? 

Cette  réflexion  ,  toute  simple  qu'elle  est, au- 
rait-elle échappé  à  M.  Jouffroy  et  à  M.  Dami- 
ron?je  l'ignore;  ce  qu'il  y  a  de  positif,  c'est 
que  si  elle  leur  est  venue,  ils  ne  s'v  sont  point 
arrêtés:  puisque  c'est  en  combinant  la  méthode 
qui  convient  à  l'éclectisme,  et  celle  que  l'école 
écossaise  a  constamment  pratiquée  ,  qu'ils  en- 
tendent fonder  cette  science  psychologique 
dans  laquelle  ils  voudraient  que  la  philosophie 
se  concentrât.  Or  il  nous  parait  que  cette  com- 
binaison artificielle  est  peu  propre  à  remplir 
l'objet  qu'ils  se  proposent.  La  fusion  de  ces 
deux  systèmes,  l'emploi  simultané  de  ces  deux 
méthodes  ne  peuvent  engendrer  que  des  con- 
tradictions. Cette  conclusion  sort  déjà  naturel- 
lement de  l'exposition  que  nous  avons  faite 
séparément  de  l'éclectisme  et  de  la  philosophie 
écossaise  (i). 

On  l'a  vu  ,  M.  Royer-Collard  a  professé  les 
principes  de  l'école  écossaise,  sans  aucun  mé- 
lange d'une  doctrine  qui  lui  aurait  été  person- 

(1)  Correspondant,  5  mai  18*9. 


5G4  ÉCOLE  DE  PARIS, 

nclle  ;  M.  Cousin  a  reproduit  l'éclectisme  alexan- 
drin, mais  en  lui  imprimant  son  cachet  particu- 
lier; quant  aux  rédacteurs  du  Globe,  ils  se  sont 
placés  entre  ces  deux  professeurs  habiles,  et  ils 
ont  imaginé  qu'ils  pourraient  être  éclectiques  et 
écossais  à  la  fois. 

Or  nous  disons  :  cette  conception  n'est  point 
heureuse;  car  il  n'y  a  réellement  aucun  point 
de  contact,  il  y  a  même  une  opposition  assez 
marquée,  entre  l'électisme  de  M.  Cousin  et  la 
philosophie  de  l'école  d'Edimbourg. 

Retraçons  en  peu  de  mots  les  traits  principaux 
qui  peuvent  servir  à  déterminer  le  caractère  de 
l'éclectisme  moderne  et  celui  de  la  doctrine  de 
Reid  ;  le  contraste  de  ces  deux  systèmes  sortira 
déjà  de  ce  simple  rapprochement;  et  il  ne  faudra 
pas  de  grands  efforts  ensuite  pour  établir  qu'en 
effet  le  langage  de  l'école  écossaise  et  celui  de 
l'école  éclectique  sont  tout-à-fait  discordants. 

Que  dit  l'éclectique?  «  La  science  est  faite, 
«  quoiqu'elle  soit  inconnue  à  notre  siècle;  en 
u  conséquence  ,  au  lieu  de  la  recommencer 
«  pour  lui  sur  nouveaux  frais,  il  est  plus  sûr  et 
«  plus  simple  de  la  lui  apprendre  telle  qu'elle 
«  existe  dans  les  ouvrages  des  immortels  génies 
«  qui  l'ont  créée.  » 

Il  suit  de  là  que  s'il  reste  un  travail  à  accom- 
plir, pour  mettre  la  science  à   lu   portée   du 


ÉCLECTISME.  3<i;> 

siècle  ,  ce  ne  peut  être  qu'un  travail  de  critique 
et  d'érudition  ;  puisqu'il  ne  s'agit  que  de  cher- 
cher dans  les  monuments  qui  les  contiennent, 
les  membres  épars  de  la  science,  pour  les  réunir, 
et  en  faire  un  corps  de  doctrine  complet. 

Cette  conséquence ,  au  surplus ,  a  été  déduite 
en  termes  très  formels  par  le  chef  de  l'école 
éclectique  :  M.  Cousin  partant  de  ce  principe, 
«  qu'il  n'y  a  pas  de  systèmes  faux,  mais  beau- 
«  coup  de  systèmes  incomplets,  assez  Vrais  en 
«  eux-mêmes,  mais  vicieux  dans  la  prétention 
«  de  contenir  en  chacun  d'eux  l'absolue  vérité 
«  qui  ne  se  trouve  que  dans  tous,  a  du  arriver 
«  à  cette  conséquence,  qu'en  réunissant  tous 
«  ces  systèmes  incomplets,  on  aurait  une  phi- 
(t   losophie  complète.  » 

Lors  donc  que  le  public  posera  quelques  unes 
de  ces  questions  qui  touchent  aux  intérêts  les 
plus  sérieux  de  l'humanité,  et  qu'il  en  deman- 
dera la  solution  ,  on  fera  (dit  M.  Jouffroy)  com- 
paraître devant  lui  Platon  ,  Aristote  ,  Procius, 
Descartes,  Leibnitz,  Malebranche  et  Kant  qui 
seront  chargés  de  lui  répondre  ;  car  il  suffira  de 
constater  la  solution  différente  que  chacun  d'eux 
a  donnée,  et  de  tirer  ensuite  «  de  la  compa- 
«  raison  de  toutes  ces  solutions  qui  contiennent 
<.(.  chacune  une  portion  de  vérité,  la  solution 
«   complète  qui  est  la  véritable.  » 


:>(■>()  IICOLK  DE  PARIS; 

Ainsi  la  marche  de  l'éclectisme  est  tracée  ,  et 
sa  méthode  est  connue  :  cette  méthode  est  par- 
ticulière et  spéciale  ;  elle  n'a  rien  de  commun 
avec  l'analyse  ou  la  synthèse;  elle  les  exclurait 
plutôt  :  en  tous  cas  elle  diffère  essentiellement 
de  celle  que  l'école  écossaise  a  elle-même 
adoptée. 

Car  au  lieu  de  chercher  les  éléments  de  la 
vraie  science  dans  les  systèmes  imaginés  jus- 
qu'alors, cette  dernière  école  a  eu  grand  soin  de 
mettre  à  l'écart  tous  ces  systèmes  où  l'esprit  de 
spéculation  domine  :  elle  les  jugeait  imprégnés 
d'erreur  ;  mais  elle  n'a  pas  craint  de  leur  im- 
putera tous  un  vice  d'origine  ineffaçable.  D'autre 
part ,  et  en  ce  qui  regarde  la  méthode,  les  Ecos- 
sais ont  répété  jusqu'à  satiété,  que  la  méthode 
qui  convient  aux  sciences  morales  n'est  pas 
autre  que  celle  qui  a  fait  faire  tant  de  chemin 
aux  sciences  physiques  :  or  comme  il  n'est  ja- 
mais venu  à  l'idée  de  Galilée  et  de  Newton  , 
qu'il  pût  leur  être  fort  utile  de  connaître  tout 
ce  que  l'antiquité  et  le  moyen  âge  leur  avaient 
légué  touchant  l'objet  particulier  de  leurs  étu- 
des ;  comme  ils  se  seraient  bien  gardés  surtout 
de  faire  l'amalgame  de  tous  ces  systèmes  inco- 
hérents et  faux,  dans  la  vue  d'obtenir  par  là  un 
ensemble  de  doctrines  parfait;  on  voit  déjà  que 
la  méthode  de  fusion  ne  pouvait  pas  être  celle 


ÉCLECMSME.  7^7 

que  Reid  et  Dugald-Stewart  étaient  dans  le  cas 
de  croire  applicable  à  leurs  recherches;  aussi 
ne  trouve-t-on  dans  leurs  écrits  aucune  trace  de 
syncrétisme;  et  c'est  la  méthode  d'observation 
qu'ils  ont  employée  exclusivement. 

Maisavant  de  s'engager  dans  les  investigations 
difficiles  et  laborieuses  que  nécessitait  l'emploi 
de  cette  méthode,  ils  ont  cru  devoir  poser  les 
limites  de  la  science  ,  pour  ne  pas  s'épuiser  à  la 
poursuite  d'objets  qu'il  ne  serait  pas  donné  à 
l'esprit  humain  d'atteindre.  C'est  alors,  et  en 
procédant  avec  cette  réserve,  qu'ils  ont  cru  né- 
cessaire de  circonscrire  la  science  dans  le  cercle 
de  la  psychologie,  c'est-à-dire  de  la  renfermer 
dans  1  étude  de  l'esprit  humain. 

Après  avoir  ainsi  ramené  la  philosophie  sur 
le  terrain  de  la  psychologie,  écartant  les  recher- 
ches ontologiques,  source  de  tant  d'erreurs, 
les  Ecossais  se  sont  mis  à  l'œuvre,  avançant 
lentement  à  la  lueur  du  flambeau  de  l'expé- 
rience ;  observant  avec  une  attention  minu- 
tieuse ,  analysant  les  faits  avec  scrupule  ;  tâchant 
de  remontera  l'aide  d'une  induction  sévère  des 
faits  observés  aux  lois  primitives  de  la  nature 
intellectuelleet  morale,  pourdcscendre  ensuite, 
par  voie  de  déduction ,  de  ces  mêmes  lois  à 
l'explication  des  faits  qui  échappent  eux-mêmes 
à  l'analyse. 


36$  ÉCOLE  DE  PARIS. 

Telle  a  été  la  marche  de  Reid  ;  telle  aussi 
celle  de  Dugald-Stewart.  S'il  leur  est  arrivé  par- 
fois, en  suivant  la  route  qu'ils  s'étaient  tracée, 
de  s'occuper  de  leurs  devanciers,  ce  n'a  été  le 
plus  souvent  que  dans  la  vue  de  signaler  leurs 
écarts,  appelant  alors  de  leurs  décisions  au  tri- 
bunal du  bon  sens;  et  leur  faisant  tête  à  tous, 
quand  ils  les  trouvaient  par  hasard  unanimes 
sur  ce  qu'ils  jugeaient  être  une  erreur. 

Il  est  à  remarquer,  en  effet,  que  les  philoso- 
phes, si  rarement  d'accord  entre  eux,  se  sont 
entendus  sur  quelques  points.  Par  rapport  au 
fait  de  la  perception,  par  exemple  ,  ils  se  sont 
accordés  à  penser  que  nous  ne  percevons  pas 
immédiatement  les  objets  extérieurs,  et  que 
l'objet  immédiat  de  notre  perception  ne  peut 
être  que  quelque  image,  à  laquelle  on  a  donné 
le  nom  d'idée.  Ils  sont  ici  (dit  le  chef  de  l'école 
écossaise)  d'une  unanimité  bien  rare.  A  coup 
sûr  un  électique,  trouvant  sur  ce  point  la  con- 
ciliation tout  opérée,  n'aurait  pas  manqué  d'en- 
registrer comme  une  vérité  désormais  incontes- 
table ,  l'hypothèse  des  idées;  mais  Reid  et  ses 
successeurs  ,  au  contraire,  l'ont  combattue;  ils 
l'ont  combattue  constamment  et  avec  énergie  ; 
parce  qu'il  leur  a  paru  que  l'observation,  loin 
de  sanctionner  cette  hypothèse ,  la  démentait 
entièrement. 


ÉCLECTISME.  569 

11  n'est  donc  pas  aisé  ,  comme  on  voit ,  d'être 
éclectique  et  écossais  en  même  temps.  Il  doit 
résulter,  en  effet,  du  rapprochement  que  nous 
venons  de  faire ,  que  l'éclectisme  du  xixe  siècle 
et  la  philosophie  écossaise  n?ont  rien  de  com- 
mun :  caractère,  méthode,  système,  tout  est 
différent.  Il  serait  facile ,  d'ailleurs ,  de  s'assurer 
que  ces  deux  philosophies,  ensuivant  les  voies 
qu'elles  parcourent  séparément,  n'arriveront 
point  au  même  but. 

Un  exemple,  qui  nous  offrira  l'application 
successive  de  chacun  de  ces  systèmes  au  même 
objet,  va  répandre  du  jour  sur  ces  conclusions 
déjà  si  claires. 

Supposons  qu'au  xix"  siècle  un  physiologiste, 
animé  de  je  ne  sais  quel  zèle  ,  s'élève  et  prenant 
à  partie  les  psychologistes  de  l'époque  ,  leur  re- 
proche avec  amertume  d'entraver  la  marche  de 
la  science,  en  cherchant  à  faire  revivre  cette 
vieille  hypothèse  des  spiritualistes ,  qui  ont  in- 
troduit dans  l'explication  de  la  nature  humaine 
un  principe  immatériel  qu'ils  appellent  âme. 

Qu'arrivera-t-il  alors,  et  que  verrons-nous? 
Le  philosophe  écossais  rassemblant  toutes  les 
raisons  qui  rendent  probable  à  ses  veux  le  dogme 
de  l'immatérialité  de  l'âme,  les  fera  valoir  avec 
habileté  ;  mais  comme  il  n'est  pas  lui-même 
pleinement  convaincu  que  ses  arguments  soient 

24 


370  ÉCOLE  I>F.  PARIS. 

sans  réplique  ,  il  se  ménagera  des  moyens  de 
retraite,  pour  assurer,  dans  tous  les  cas,  à  la 
psychologie  une  capitulation  honorable. 

ï/éelectique,  de  son  côté,  se  voyant  dans 
l'impuissance  de  réunir,  et  de  lier  en  faisceau 
tant  d'opinions  diverses  qui  ont  été  émises  sur 
la  nature  de  l'âme  ,  cherchera  à  s'établir  sur  un 
terrain  plus  favorable  au  développement  de 
l'éclectisme ,  et  il  se  placera  à  côté  de  la  ques- 
tion. 

Or,  est-il  bien  nécessaire  de  dire  que  ce  qui 
vient  d'être  présenté  sous  forme  de  supposition, 
n'est  que  le  récit  de  ce  qui  s'est  passé  tout  ré- 
cemment entre  le  docteur  Broussais  d'une  part, 
et  les  écrivains  du  Globe  de  l'autre. 

Mécontent,  à  ce  qu'il  parait,  du  lot  que  la 
jeune  école  attribue  à  la  physiologie  ,  dans  le 
partage  du  domaine  de  la  science  ,  et  voyant 
surtout  avec  humeur  que  la  partie  morale  de 
l'homme  ait  été  revendiquée  par  les  psycholo- 
gistes,  le  docteur  Broussais  a  éclaté. 

M.  Damiron  s'est  Offert  le  premier  pour  sou- 
tenir le  choc ,  et  il  a  consacré  trois  articles  qui 
ont  paru  successivement  dans  le  Globe,  à  la  ré- 
futation de  la  doctrine  matérialiste  dont  le 
traité  de  l' Irritation  et  de  la  jolie  est  imprégné. 

Tant  qu'il  disserte  sur  le  moi,  M.  Damiron 
se  soutient   avec  vigueur;  mais  toutes  les  fois 


ÉCLECTISME.  57i 

qu'il  touche  en  passant  la  question  de  l'imma- 
térialité de  l'àme ,  l'hésitation  se  manifeste;  et 
il  n'y  a  pas  lieu  de  s'en  étonner  :  car  il  ne  faut 
pas  perdre  de  vue  que  l'école  à  laquelle  appar- 
tient ce  jeune  philosophe  ,  n'a  point  encore  ad- 
mis au  nombre  de  ses  dogmes  ,  que  l'àme  est 
immatérielle;  au  contraire,  elle  se  croit  obligée 
d'avouer  que  jusqu'ici ,  et  sur  ce  point ,  rien  de 
complètement  décisif  n'a  été  produit  ;  aussi  n'a- 
t-elle  pas  osé  jusqu'à  présent  faire  sortir  du 
rang  des  simples  hypothèses,  pour  la  faire  pas- 
ser dans  la  catégorie  des  choses  qu'elle  regarde 
comme  certaines  et  démontrées,  l'opinion  qui 
attribue  les  faits  de  conscience  à  un  principe 
distinct  de  tout  organe  corporel  :  seulement 
elle  croit  qu'il  est  possible  de  soutenir  que  cette 
opinion,  bien  qu'hypothétique,  est  plus  vrai- 
semblable que  l'opinion  contraire.  Il  eût  donc 
très  fort  convenu,  soit  à  M.   Jouffroy,  soit  à 
M.  Damiron  ,  «  qu'on  eût  laissé  dormir  encore 
«   quelque  temps  ce  problème  de  la  nature  de 
«  l'àme  ,  qui  a  de  l'importance  relativement  à 
«  notre  immortalité,  mais  qui  n'intéresse  nulle* 
«   ment  l'étude  des  faits   internes,    la  science 
u   n'étant  pas  en  mesure  pour  l'aborder.  » 

Il  n'est  pas  étonnant,  d'après  cela,  que  M.  Da- 
miron ait  éprouvé  de  la  répugnance  à  entrer 
dans  le  fond  de  la  question ,  et  qu'il  se  soit  ar- 


Tri  ÉCOLE  l>K  PARIS, 

rêté  rie  préférence  sar  des  points  qu'on  peut 
soumettre  à  l'opération  analytique  ,  sans  péné- 
trer jusqu'au  vif.  Ainsi  M.  Damiron  pose  avec 
assurance  l'existence  du  moi;  il  constate  très 
bien  son  unité  ;  lorsqu'ensuite  il  met  en  opposi- 
tion la  pensée  et  l'étendue  ,  il  fait  ressortir  avec 
netteté  le  contraste  que  présentent  les  diverses 
idées  qui  se  classent  sous  chacune  de  ces  déno- 
minations ;  mais  lorsqu'il  s'agit  d'affirmer  posi- 
tivement que  la  matière  et  l'esprit  ne  sauraient 
en  aucun  cas  être  identiques;  de  prononcer 
d'une  manière  définitive  que  l'élément  matériel 
est  absolument  incapable  de  recevoir  les  attri- 
buts de  la  pensée ,  M.  Damiron  hésite  ;  et  pas- 
sant rapidement  sur  ce  point,  il  se  hâte  d'arriver 
à  des  considérations  qui  seraient  de  nature  à  mé- 
nager un  accommodement  entre  la  psychologie 
et  la  phvsiologie,  si  cette  dernière  devenait 
enfin  plus  traitablc. 

C'est  alors,  en  effet,  que  M.  Damiron,  expli- 
quant ses  vues  sur  la  science  psychologique , 
essaie  de  faire  entendre  qu'elle  n'a  rien  d'hostile 
par  rapport  à  la  science  dont  le  docteur  Brous- 
sais  s'est  fait  le  champion.  La  théorie  des  idées 
et  des  passions,  qui  serait,  dans  le  système  de 
M.  Damiron ,  l'objet  spécial  des  recherches  des 
psychologistes ,  peut  très  bien  ,  à  l'en  croire  , 
s'établir  en  laissant  en  dehors} le  problème  de 


ÉCLECTISME.  ïïH 

la  nature  de  l'âme;  ainsi  le  psycholôgistè,  en 
s'exerçant  sur  les  phénomènes  que  le  sens  in- 
time atteste  ,  et  le  physiologiste  ,  en  s  appli- 
quant a  ceux  que  la  perception  découvre  ,  che- 
mineront sans  se  faire  obstacle,  et  sans  se  heurter 
mutuellement.  Mais  il  faut  que ,  de  part  et 
d'autre,  on  s'abstienne  de  résoudre  par  voie 
d'hypothèse  ,  la  question  de  la  nature  de  l'âme  ; 
et  qu'elle  reste  dans  l'indécision,  tant  que  la 
science  d'observation  n'aura  pas  répandu  do 
nouvelles  lumières  sur  un  sujet  qui  en  exige 
tant. 

C'est  ainsi  et  en  se  livrant  à  des  considérations 
de  ce  genre,  que  M.  Damiron  termine  sa  dis- 
sertation sur  le  livre  du  docteur  Broussais. 

Parlerons-nous  maintenant  d'une  lettre  pu- 
bliée peu  de  jours  après  dans  le  Globe,  et  qui 
roule  en  entier  sur  la  même  matière  ?  L'auteur 
de  cette  lettre  s'élève  avec  plus  de  force  que 
M.  Damiron  contre  les  prétentions  de  l'école 
matérialiste;  c'est  un  plaidoyer  dans  un  style 
plus  vif  en  faveur  de  la  psychologie  ;  une  réfu- 
tation plus  animée  du  traité  de  Y  Irritation  et 
de  la  folie  ;  mais  au  fond  ce  n'est  pas  une  autre 
doctrine  que  celle  dont  nous  venons  de  faire 
l'exposition.  Il  serait  donc  inutile  de  s'étendre 
sur  le  contenu  de  cette  lettre.  Il  y  a  cependant 
une  chose  l\  noter  ,  c'est   que  l'auteur  de  l'ar- 


374  ÉCOLE  DL  PAftIS. 

ticle  sous  forme  de  lettre  ,  qui  assurément  est  un 
homme  d'esprit,  et  psychologiste  à  la  façon  du 
Globe ,  livre  sans  regret  au  docteur  Broussais 
les  ontologistes,  contre  lesquels  il  lui  permet 
àcfulminer  à  son  aise  ;  et  comme  M.  Damiron , 
d'autre  part ,  avait  déjà  répudié  formellement 
toute  espèce  de  coopération  de  la  part  des  spi- 
ritualistes  chrétiens,  il  s'ensuit  que  dans  l'opi- 
nion de  ces  deux  psychologistes  ,  le  dogme 
important  sur  lequel  reposent  toutes  nos  espé- 
rances d'immortalité,  doit  être  laissé  à  leur 
garde  exclusivement  :  or  on  peut  voir  par  ce 
qui  précède,  comme  ils  se  disposent  à  le  dé- 
fendre (i). 


32^ 


La  controverse  qui  s'est  élevée  au  sujet  du 
matérialisme,  entre  le  Globe  et  M.  Broussais, 
a  inspiré  à  M.  Jouffroy  une  dissertation  tout-à- 
fait  dans  le  genre  des  premières  productions  de 
cet  écrivain,  et  dont  l'examen  mettra  de  plus 
en  plus  en  saillie  l'impossibilité  radicale  de 
fondre  ensemble  la  méthode  éclectique  et  la 
méthode  écossaise. 

On  serait  tenté  de  croire  que  cette  disserla- 

(1)  Correspondant,   26  mai  182.U. 


ÉCLECTISME.  37â» 

lion  {du  matérialisme  et  du  spiritualisme) 
se  rapporte  à  un  temps  où  M.  Jouffroy  n'avait 
point  encore  entrevu  toutes  les  difficultés  de  la 
matière,  et  qu'elle  remonte  à  une  époque  où 
ce  jeune  adepte  de  l'éclectisme  cherchait  à 
faire  l'essai  de  ses  forces. 

C'est  donc  ici  une  décision  éclectique  que  le 
Globe  nous  présente  ,  par  rapport  à  la  question 
soulevée,  après  nous  avoir  offert,  dans  les  ar- 
ticles précédents,  la  solution  du  problème  d'a- 
près les  principes  de  l'école  écossaise. 

Analysons  rapidement  ce  dernier  écrit  :  «  Il 
«  existe,  dit  M.  Jouffroy  ,  deux  mondes  diffé- 
c  rents ,  qui  tombent  l'un  et  l'autre,  mais  non 
«  pas  de  la  même  manière  ,  sous  l'œil  de  l'in- 
«  telligence;  car  en  même  temps  que  l'homme 
«  perçoit  au  moyen  de  ses  sens  les  objets  ma- 
«  tériels,  il  est  informé  par  le  sens  intime  de 
«  tout  ce  qui  se  passe  en  lui. 

m  Ainsi  deux  genres  de  phénomènes  dis- 
«  tincts  ;  à  savoir,  les  phénomènes  dont  la  con- 
«  naissance  arrive  à  l'homme  par  la  voie  de  la 
«  perception,  et  ceux  qui  lui  sont  donnés  par 
«  les  avertissements  qu'il  reçoit  de  sa  con- 
«  science. 

«  Tous  les  hommes  ne  font  pas  un  usage 
fj  égal  de  ces  deux  facultés  de  l'intelligence. 
«  Le  naturaliste,  par  exemple,  dont  l'attention 


376  ECOLE  DE  PARIS. 

u  se  jette  tout  entière  sur  les  objets  extérieurs, 
<(  et  se  retire  tout-à-fait  de  la  perspective  in- 
«  térieure,  finit  par  associer  exclusivement  aux 
«  perceptions  de  la  vue  et  du  tact,  l'idée  de 
«  certitude,  et  par  se  persuader  que  lctémoi- 
«  gnage  des  sens  est  seul  véritable  ;  tandis 
«  qu'un  métaphysicien  comme  Malebranche , 
«  concentré  dans  la  contemplation  du  monde 
«  intérieur,  finira  par  croire  que  la  conscience 
«  seule  est  la  source  de  la  solide  certitude,  et 
h  ne  se  fiera  qu'à  moitié  au  témoignage  de  ses 
u  sens. 

«  Le  premier  marche  au  matérialisme,  c'est- 
«.  à-dire  à  la  négation  de  l'esprit;  le  second  suit 
«  la  pente  qui  conduit  à  l'idéalisme,  c'est-à- 
«   dire  à  la  négation  de  la  matière. 

«  Pour  l'homme  qui  croit  à  ce  qu'il  aperçoit 
«  autour  de  lui ,  et  à  ce  qu'il  sent  au  dedans 
((  de  lui ,  il  y  a  deux  ordres  distincts ,  mais  éga- 
u  lement  réels,  de  phénomènes;  et  comme 
«  ces  deux  ordres  de  phénomènes  ne  se  res- 
<(  semblent  pas,  il  croit  que  les  deux  réalités 
«  qui  les  manifestent  sont  différentes  aussi.  Il  y 
«  a  donc  pour  un  homme  de  bon  sens  deuv 
«  réalités  également  incontestables  :  l'une  qu'il 
«  voit  au  dehors  étendue,  figurée,  colorée, 
<(  la  matière  ;  l'autre  qu'il  sent  au  dedans ,  ac- 
«  tive,  intelligente,  sensible,  Vdme  ou  l'esprit» 


ÉCLECTISME.  577 

«  Celui-là  donc  qui  s'obstine  à  renfermer 
«  dans  la  matière  tout  ce  qu'il  y  a  de  réalité  au 
«  monde,  ne  saisit  que  la  moitié  des  choses; 
a  comme  aussi  celui  qui  ne  reconnaît  d'autre 
((  réalité  que  celle  de  l'esprit,  ne  voit  de  la 
«  vérité  qu'une  seule  face;  pour  être  dans  le 
(c  vrai ,  il  faut,  en  se  plaçant  entre  le  matéria- 
«  liste  et  l'idéaliste,  affirmer  l'existence  simul- 
er tanée  de  la  matière  et  de  l'esprit.  C'est  ainsi 
«  que  de  ces  deux  solutions,  dont  chacune  est 
«  vraie,  mais  incomplète,  l'éclectique,  en  les 
((  réunissant,  tirera  la  solution  complète,  et 
<(   obtiendra  l'absolue  vérité.  » 

Tout  cela  serait  au  mieux,  et  viendrait  à 
point,  si  la  discussion  s'était  établie  sur  le  ter- 
rain même  que  M.  Jouffroy  a  choisi;  mais  il 
doit  savoir  que  la  question  de  l'immatérialité 
de  l'àme  a  presque  toujours  été  agitée  entre 
adversaires  qui  sont  parfaitement  d'accord  sur 
l'existence  de  la  matière,  et  qui  se  divisent  sur 
la  nature  du  principe  pensant.  Le  spiritualiste, 
que  M.  Jouffroy  confond  mal  à  propos  avec 
l'idéaliste  ,  ne  conteste  pas  que  l'homme  ait  un 
corps,  mais  il  prétend  que  ce  qui  pense  en 
nous  est  esprit  pur;  le  matérialiste  de  son  côté 
veut  bien  reconnaître  deux  ordres  de  phéno- 
mènes distincts,  mais  ces  phénomènes  il  les 
rattache  tous  à  un  seul  principe,  cl  ce  principe 


378  ÉCOLE  DE  PARIS, 

il  le  fait  matériel.  C'est  donc  uniquement  sur  fa 
nature  de  l'âme  que  le  spiritualiste  et  le  maté- 
rialiste sont  en  discorde.  Ainsi,  et  pour  en  re- 
venir au  cas  particulier,  le  docteur  Broussais  a 
jeté  dans  le  public  un  livre  qui  était  de  nature 
à  faire  sensation  :  l'auteur  de  ce  livre  a  rencon- 
tré sur  son  chemin  des  adversaires  en  grand 
nombre  ;  or  je  n'imagine  pas  qu'aucun  d'eux 
ait  eu  l'idée  d'arguer  de  faux  la  doctrine  du 
traité  de  l'irritation ,  sur  le  fondement  que 
M.  Broussais  aurait  attribué  à  l'homme  mal  à 
propos  des  organes  corporels.  Sur  ce  point,  il 
n'y  a  pas  de  contradiction  ;  mais  de  toute  part 
on  reproche  à  ce  physiologiste  d'avoir  placé 
dans  le  cerveau,  ou,  pour  mieux  dire,  d'avoir 
confondu  avec  cet  organe  corporel  le  principe 
qui  fait  que  l'homme  sent,  pense  et  veut. 

Qu'avait  donc  à  faire  M.  Jouffroy,  s'il  vou- 
lait intervenir  dans  la  querelle  ,  et  donner  une 
solution  éclectique  sur  l'objet  en  discussion  ? 
S'agissant  de  la  nature  de  l'àme  ,  il  devait  re- 
cueillir les  diverses  opinions  que  les  philo- 
sophes ont  émises  à  ce  sujet;  et,  réunissant 
tous  ces  éléments  épars,  offrir  aux  spiritua- 
listes  et  à  leurs  adversaires  une  solution  finale, 
mosaïque  précieuse,  où  chaque  opinion  aurait 
figuré. 

Ce  travail  que  M.  Jouffroy  n'a  pas  jugé  à  pro- 


ÉCLECTISME.  579 

pos  d'entreprendre,  n'aurait  point  été  difficile, 
ni  bien  long,  par  la  raison  qu'il  se   trouve  en 
quelque  sorte  déjà  fait.   Il  est  certain  qu'Aris- 
tote  ,  Cicéron ,   Plutarque  et   autres,   ont   fait 
des  rapprochements  très  curieux  en  rappelant 
ce  que   leurs  devanciers  avaient  dit  sur   cette 
matière.  Nous  pourrions,  après  avoir  indiqué 
les  sources  ,  citer  les  textes  mêmes;  mais  vou- 
lant donner  à  M.  Jouffroy  plus  de  facilité  dans 
l'application  du  principe  éclectique,  nous  ne 
produirons  qu'un  seul  passage  qui  présente  un 
résumé  tout  fait  :  c'est  l'auteur  du  commentaire 
sur  le  songe  de  Scipion  qui  nous  le  fournira  ;  il 
était  platonicien  et  de  plus  il  était  éclectique. 
Voici   le  passage  de  Macrobe  : 
«  Il  ne   sera  pas  hors  de  propos,  en  termi- 
«  nant  cette  dissertation  sur  la  nature  de  l'àme, 
«  d'exposer  les  opinions  de  tous  ceux  qui  ont 
«  émisleursenliment  sur  le  même  sujet.  Platon 
«  ditquel'àmeestune esseneequise meutd'elle- 
«   même  ;  Xénocrate,  un  nombre  se  mouvant  ; 
«  Aristote,  une  entéléchie ;  Pythagore  etPhilo- 
«   laûs  ,  une  harmonie  ;  Possidonius ,  une  idée  ; 
«  Asclépiade ,  l'exercice  des  cinq  sens  en  par- 
«  fait  accord;   Héraclide   du  Pont,   un  rayon 
«  lumineux  ;  Heraclite  le  physicien,  une  étin- 
<(  celle  de   l'essence   des  astres;    Zenon,    de 
«   l'éthcr  condensé;  Démocrite,un   esprit  qui 


SSO  ÉCOLE  DE  PARIS. 

«  pénètre  les  atomes,  et  qui  se  meut  avec  tant 
«  de  facilité,  qu'il  s'insinue  dans  toutes  les 
«  parties  du  corps;  Critolaûs  le  péripatéticicn 
«  tire  l'âme  de  la  cinquième  essence  ;  Hippar- 
«  chus  la  compose  de  feu;  Anaximène,  d'air; 
«  Empédocle  et  Critias,  de  sang;  Parménide, 
«  de  terre  et  de  feu;  Xénophane,  de  terre  et 
«  d'eau;  Boéthus,  d'air  et  de  feu;  Épicure  en 
«  fait  un  composé  de  feu  ,  d'air  et  de  vapeur. 
<c  Cependant  l'opinion  qui  fait  l'âme  incorpo- 
«  relie,  et  en  même  temps  immortelle,  a  pré- 
«  valu  (1).  » 

Telles  sont,  d'après  Macrobe  ,  les  opinions 
qui  auraient  été  soutenues  par  les  philosophes 


(a)  Aurel.  Macrob.,  in  Somn.  Scip.,  lib.  i,  cap.  xiv. 

M.  Charles  du  Rosoy,  dans  la  traduction  qu'il  a  donnée  en 
1827,  a  remplacé  le  mot  d'incorporel  par  celui  d'immatériel ,  ce 
qui  n'est  point  exact; car  ces  mots,  dans  le  langage  de  l'ancienne 
philosophie  ,  avaient  une  acception  différente  :  il  y  aurait  en- 
core d'autres  inexactitudes  assez  graves  à  relever  dans  la  tra- 
duction de  ce  passage  ,  mais  nous  ne  les  ferons  pas  ressortir  : 
seulement  nous  croyons  devoir  signaler  le  contresens  bien  ex- 
traordinaire qui  en  fait  la  conclusion.  M.  du  Rosoy  fait  dire 
à  Macrobe  en  finissant  :  Tous  s'accordent  cependant  à  la  re- 
garder comme  immatérielle  et  comme  immortelle.  Or,  il  n'a  ja-r 
mais  pu  venir  à  l'idée  de  Macrobe ,  après  avoir  rapporté  l'opi- 
nion d'Epicure  et  Ce  tant  d'autres  qui  faisaient  l'âme  matérielle, 
de  conclure  de  la  sorte  ;  c'eût  été  par  trop  fort  :  aussi  se  con- 
tente-t-il  de  dire  que  l'opinion  qui  fait  l'âme  incorporelle  et  im- 
mortelle a  prévalu  :  Obtinuit  tatnen  nec  minus  de  incorpora- 
iitate  ejus  quàm  de  immortalilute  sententia. 


ÉCLECTISME.  581 

de  l'antiquité  sur  la  nature  de  l'âme;  telles 
sont,  pour  parler  le  langage  de  l'éclectisme, 
les  solutions  vraies  mais  incomplètes,  qu'ils  au- 
raient données  sur  cette  grande  question.  Que 
reste-t-il  à  faire  pour  avoir  la  solution  com- 
plète? Il  ne  reste  plus,  en  appliquant  le  pro- 
cédé dont  la  moderne  école  éclectique  a  fait 
l'heureuse  découverte,  qu'à  réunir  ces  membres 
épars  ,  qu'à  rassembler  ces  porlioncules  de  vé- 
rité, pour  avoir  une  solution  complète.  Il  faut 
donc,  et  sans  plus  tarder,  proclamer,  de  par 
l'éclectisme,  que  désormais  on  ait  à  tenir  pour 
constant  que  l'àme  est  à  la  fois  terre ,  eau  ,  air, 
feu,  éther,  sang,  nombre,  essence,  entélé- 
chie,  etc.,  etc.,  etc.  Ce  qui  paraîtra  sans  doute 
satisfaisant  à  tout  le  monde,  et  mettra  fin  aux 
disputes. 

Mais  peut-être  M.  Jouffroy  se  plaindra-t-il 
que  la  base  sur  laquelle  la  discussion  entre  les 
spiritualistcs  et  les  matérialistes  se  trouvait  en- 
gagée,  ait  été,  par  suite  des  observations  qui 
précèdent,  élargie  singulièrement?  resserrons- 
la  ,  j'y  consens  ;  et ,  sans  embrasser  dans  toute 
sa  généralité  la  question  de  la  nature  de  l'àme, 
fixons  uniquement  notre  attention  sur  le  point 
de  savoir  si  elle  est  immatérielle.  Or  M.  Jouf- 
froy n'ignore  pas  que  cette  question  a  été  ré- 
solue en  sens  inverse  par  les  adversaires  que 


5S2  ÉCOLE  DE  PAKIS 

nous  venons  de  nommer;  doue,  et  pour  rem- 
plir son  office  de  médiateur,  pour  être  consé- 
quent à  lui  même,  il  doit  dire  que  le  spiritua- 
liste  a  raison,  que  le  matérialiste  n'a  pas  tort; 
mais  que  chacun  d'eux  ne  voit  que  la  moitié 
des  choses  !  Ainsi  l'éclectique  ,  par  la  force  du 
principe  qu:il  a  embrassé  ,  et  qu'il  applique  à 
tout,  se  trouvera  conduit  à  donner  cette  con- 
clusion finale  que  l'àme  est  immatérielle  et  ma- 
térielle en  même  temps. 

Nous  avons  laissé  le  philosophe  écossais  em- 
barrassé   dans    sa   marche ,    entravé    par   des 
obstacles;  voici  maintenant  le  philosophe  éclec- 
tique ,  entraîné  rapidement  dans  la  sienne ,  et 
poussé  vers  l'absurde  :  l'un  a  trouvé  pour  terme 
un  roc  escarpé;  et  l'autre  termine  sa  course  en 
roulant  dans  un  abîme.  On  doit  bien  voir,  d'a- 
près cela,  que  les  routes  différentes  qu'ils  ont 
prises,  ne  se  dirigeaient  point  vers  le  même  but. 
Nous  pourrions  facilement  démontrer  que  , 
sur  la  plupart  des  questions  dont  la  solution 
est  réclamée,  et  qui  ont  été  débattues  dans  les 
écoles,  les  conclusions  de  l'éclectisme  et  celles 
de   l'école  de  Reid  seront  en  opposition.  Mais 
nous  croyons  en  avoir  assez  dit  pour  qu'on  de- 
meure convaincu   qu'il  y  a  entre   l'éclectisme 
et  la  philosophie  inductive,  antipathie  plutôt 
que  sympathie. 


ÉCLECTISME.  38* 

Ce  n'est  donc  pas  un  plan  raisonnable  ni 
susceptible  d'exécution,  celui  que  les  rédac- 
teurs du  Globe  ont  conçu  de  fondre  ensemble 
les  deux  systèmes,  et  d'amalgamer  les  deux 
méthodes.  Eclectiques  par  position  ,  écossais 
par  conviction  ,  les  jeunes  philosophes  du 
Globe  hésitent  sur  le  choix  qu'ils  ont  à  faire 
entre  la  philosophie  de  Reid  et.  celle  de  M.  Cou- 
sin. En  attendant,  ils  vont  de  l'une  à  l'autre; 
ils  en  essaient  la  fusion  ;  et  de  cette  sorte  ils 
sont  perpétuellement  en  contradiction  avec 
eux-mêmes.  M.  Jouffroy,  qui  exprime  sa  pen- 
sée très  nettement,  et  qui  pousse  son  raison- 
nement avec  vigueur,  est  encore  plus  exposé 
que  M.  Damiron  à  se  contredire  ,  et  c'est  ainsi 
qu'en  le  suivant  de  prés,  on  l'entend  procla- 
mer successivement  que  la  science  est  faite,  et 
que  la  science  est  à  faire  ;  que  toutes  les  ques- 
tions sont  résolues,  et  qu'il  n'y  en  a  pas  une 
qu'on  puisse  aborder  quant  à  présent;  qu'il 
faut  chercher  les  éléments  de  la  science  dans 
les  livres,  et  qu'on  ne  peut  les  trouver  que 
dans  la  conscience  ;  qu:il  n'y  a  rien  que  de 
vrai  dans  les  divers  systèmes  philosophiques,  et 
que  dans  tout  système  philosophique  il  y  a  né- 
cessairement du  vrai  et  du  faux.  Ces  contradic- 
tions, il  faut  le  croire,  disparaîtront  quand 
M.   Jouffroy  aura  décidément  pris  son   parti; 


384  ÉCOLE  DE  PARIS, 

mais  jusque  là  il  demeure  condamné  a  subir 
les  conséquences  de  la  fausse  position  qu'il  a 
prise  :  car  en  philosophie  ,  de  même  qu'en  re- 
ligion ,  il  n'est  guère  possible  de  servir  deux 
maîtres  à  la  fois  (i). 


Jusqu'ici  nous  nous  sommes  occupés  des  doc- 
trines philosophiques  du  Globe  :  nous  allons  es- 
sayer de  montrer  en  quoi  consistent  ses  doc- 
trines religieuses. 

Nous  avons  donc  à  rechercher  quels  sont  les 
dogmes  dont  se  compose  le  symbole  que  pro- 
fessent les  écrivains  du  Globe;  et  nous  serons 
bientôt  dans  le  cas  de  faire  remarquer  que  ce 
symbole  est  peu  chargé. 

Toutefois  il  faut  se  hâter  de  le  dire  ,  ce  serait 
à  tort  que  l'on  confondrait ,  sous  le  rapport  du 
principe  religieux,  la  nouvelle  école  avec  celle 
du  philosophe  de  Ferney.  Ce  fanatisme  anti- 
religieux ,  qui  faisait  le  caractère  propre  et  dis- 
tinctif  de  la  secte  dont  Voltaire  s'était  constitué 
le  patriarche  ,  n'a  point  pénétré  avec  toute  l'in- 
tensité du  venin  qu'il  renfermait,  dans  l'école 
du  Globe;  elle  a  su  se  garantir,  sinon  entière- 

(1)  Correspondant ,  2 juin  1829. 


ECLECTISME.  :»:, 

ment,  au  moins  en  partie,  de  cette  funeste  con- 


tagion. 


Ce  n'est  pas  que  le  christianisme  en  général , 
et  le  catholicisme  particulièrement ,  aient  beau- 
coup à  se  louer  des  dispositions  que  manifes- 
tent à  l'égard  du  dogme  révélé  les  jeunes 
écrivains  du  Globe  •  mais  en  cessant  d'être  chré- 
tiens ,  ils  ne  se  sont  pas  faits  impies ,  et  voilà  ce 
que  nous  voulions  exprimer. 

Tout  ceci,  au  surplus,  va  s'éclaircir  au  moyen 
de  quelques  développements. 

Mais  avant  que  d'entrer  en  matière,  nous 
croyons  devoir  faire  observer  que  les  principes 
qui  forment  le  fond  de  la  doctrine  dont  il  s'agit 
d'offrir  l'analyse,  sont  disséminés  dans  une  foule 
d'articles,  et  ne  sont  pas  toujours  exprimés 
bien  nettement  :  il  a  donc  fallu  peser  avec  soin 
les  expressions,  rapprocher  divers  passages,  re- 
courir par  fois  à  d'autres  écrits  ,  qui  sont  sortis 
de  la  même  plume  ;  et  c'est  en  procédant  de  la 
sorte  que  nous  avons  été  amenés  à  concevoir 
le  plan  systématique  des  opinions  religieuses  du 
Globe,  tel  que  nous  allons  le  tracer  : 

«  Le  christianisme  est  un  système  religieux 
«  plus  complet  et  mieux  en  rapport  avec  la 
«  conscience  humaine  que  bien  d'autres  ;  mais 
«  il  laisse  encore  beaucoup  à  désirer.  On  peut 
«  lui  accorder  sur  le  mahométisme  et  sur  le 

25 


586  ÉCOLE  DE  PARIS. 

«  brahmanisme  une  supériorité  de  raison  et  de 
<(  vérité,  qui  doit  lui  assurer  l'avantage  dans 
<«  la  lutte  qu'il  soutient  contre  eux;  toutefois  il 
«  ne  faut  pas  se  le  dissimuler  ,  le  christianisme 
«  n'est  point  une  œuvre  parfaite  :  ce  n'est  point 
a   l'absolue  vérité  (i).  » 

<(  La  vérité  absolue  ne  pourrait  se  trouver 
((  que  dans  un  système  qui  interpréterait  fidè- 
«  lement  la  conscience  humaine,  et  qui  la  re- 
u  produirait  sans  addition  ni  retranchement. 
«  Or  ,  ce  système  n'est  point  encore  définitive- 
«  ment  constitué  ;  il  se  prépare  graduellement , 
«   et  s'élabore  tous  les  jours. 

«  Les  catéchismes  ,  les  codes ,  les  systèmes 
«  philosophiques  imaginés  jusqu'ici ,  ne  sont 
«  que  des  interprétations,  des  expressions, 
a  des  traductions  de  la  conscience  du  genre 
a  humain;  et  comme,  d'une  part,  toute  tra- 
ce duction  suppose  le  texte ,  et  le  reproduit 
d  plus  ou  moins;  et  que,  de  l'autre,  aucune 
«  traduction  ne  peut  atteindre  à  la  complète 
«  exactitude,  tous  les  catéchismes,  tous  les 
«  codes,  tous  les  systèmes,  représentent  né- 
«  cessairement  la  conscience,  mais  toujours 
«   plus  ou  moins  altérée  (2).  » 

(1)  Le  Globe,  n.  50,  21  novembre  1826. 

(2)  Le  Globe,  n.  57,  18 janvier  1825. 


ÉCLECTISME,  583 

«   L'homme  raisonnable  ne  doit  donc  se  dé- 
«  clarer  ni  pour  ni  contre   aucun   catéchisme, 
«  aucun  code,  aucun  système;  car  il  sait  que 
«   tous    contiennent    inévitablement    quelque 
«  chose  de  vrai  qu'il  ne  voudrait  point  rejeter, 
«   et  quelque  chose   de  faux  qu'il  ne  voudrait 
«    point  admettre  ;  mais  il  cherchera  dans  chaque 
k  opinion  le   coté  de    la   conscience   humaine 
<(   qu'elle  exprime,  et  il  les  ralliera  toutes  au 
u   sens  commun  ,  leur  point  de  départ  néces- 
«  saire.  Du  reste  ,  il  pourra  préférer  tel  code, 
«   tel   catéchisme,  tel  système;    toutefois,   et 
«  par  amour  même  de  la  vérité,  il  ne  consen- 
ti  tira  point  à  affirmer  que  tel  code,  tel  caté- 
<i   chisme,  tel  système,  contienne  toute  la  vé- 
«   rite,  et  rien  que  la  vérité  (i).» 

«  En  ce  qui  regarde  la  religion  du  Christ, 
«  il  serait  injuste  de  méconnaître  les  avantages 
«  qu'en  a  tirés  la  civilisation;  mais  le  chris- 
«  tianisme  a  vieilli  dans  ces  contrées;  il  a  subi 
«  la  loi  de  cette  force  qui  pousse  le  monde  en 
«  avant;  de  cette  force  qui  flétrit  le  passé  et 
«  embellit  l'avenir;  qui  rend  impuissant  ce  qui 
«  est  vieux  ,  et  puissant  ce  qui  est  nouveau  : 
«  le  christianisme  est  usé  parmi  nous  (2).  » 
«  Ainsi  la  vérité  telle,  que  le  catholicisme , 

(1)  Le  Globe ,  t.  vr ,  n.  9 ,  et  n.  92,  avril  18.25. 

(2)  Le  Globe,  n.  92  ,  avril  1825 


388  fclCOLt:  l)K  PAK1S 

«  telle  même  que  le  christianisme  l'avait  pro- 
<(  clamée,  a  cessé  d'être  la  vérité  universelle. 
«  Travaillées  de  tous  les  cloutes  en  présence  de 
«  mille  religions  diverses,  de  mille  systèmes 
<<  contradictoires,  cherchant  sans  tutelle  et  sans 
«  prêtres  la  solution  du  grand  problème  de 
«  Dieu  ,  de  la  nature  et  de  l'homme,  les  intel- 
«  ligences  se  sont  proclamées  souveraines,  cha- 
«  cune  de  son  côté.  Qu'il  y  ait  heur  ou  malheur 
«  à  cette  émancipation  audacieuse  ,  qu'il  y  ait 
h  faiblesse  ou  force  dans  cette  anarchie  des  es- 
«  prils,  il  n:importe  ;  elle  est  aujourd'hui  notre 
u  premier  bien,  notre  vie.  Ainsi  sont  tombées 
«  sous  la  juridiction  de  chacun  toutes  les  ré- 
«  délations ,  tous  les  sacerdoces ,  tous  les  li- 
«  vres  saints.  L'Evangile ,  comme  la  loi  de 
((  Moïse,  comme  les  Védas,  comme  le  Coran  , 
«   est  le  domaine  de  tous  (i).  » 

«  Ce  fait,  au  surplus  ,  ne  constitue  pas  une 
«  usurpation  ;  car  ce  n'est  que  la  réintégration 
ce  de  la  raison  humaine  dans  ses  droits  les  plus 
«  légitimes.  Doué  de  liberté,  P homme  n'a  point 
«  pour  fin  V esclavage  ;  doué  de  raison ,  il  ne 
f<  peut  abdiquer  son  jugement  ;  fait  pour  con- 
«   naître  la  vérité,  il  lui  faut  des  croyances 


0)  Le  Globe,  t.  i,  n.  56  ,  15  janvier  1825;  n.  111 
supplément,  ih  avril  1825. 


ÉCLECTISME.  38« 

«  qii* il  comprenne.  Il  peut  se  faire  que  des  es- 
<c  prits  de  bonne  foi,  pour  avoir  des  croyances 
u  à  tout  prix  ,  en  demandent  à  une  foi  servile , 
«  plutôt  que  de  les  attendre  d'un  long  et  pé- 
«  nible  effort.  Mais  telle  ne  peut  pas  être,  nous 
u  osons  le  dire,  la  destinée  de  l'humanité. 
«  Malgré  les  déclamations  de  quelques  esprits 
«  à  système,  et  le  triomphe  de  leur  éloquence 
«  sur  quelques  âmes  faibles ,  la  civilisation  n'en 
«  poursuit  pas  moins  sa  marche  nécessaire  ,  ré- 
«  glée  par  les  lois  de  notre  nature;  les  pre- 
«  mières  reformations  dont  on  nous  parle 
u  tant  n'ont  été  que  V expression  de  ces  lois  (  i  ) . 
«  En  se  développant  de  plus  en  plus,  ces 
u  mêmes  lois  devaient  opérer  d'autres  change- 
«  ments,  c'est-à-dire  que  la  réforme  du  sei- 
u  zième  siècle  ne  pouvait  être  que  le  prélude 
a  d'une  autre  réforme  plus  importante.  La 
u  première,  en  brisant  le  joug  sacerdotal,  pré- 
«  parait  naturellement  l'entier  affranchisse- 
«  ment  de  la  raison;  car  il  fallait  de  toute  né- 
i»  cessité  que  tôt  ou  tard  on  en  vint  à  compren- 
<(  dre  que  chaque  homme  porte  en  lui-même, 
«  c'est-à-dire  dans  le  fond  de  sa  propre  cons- 
«  cience,  un  exemplaire  de  la  loi,  et  que  c'est 
«  à  la  raison  qu'il  appartient  exclusivement  de 
m   commenter  ce  texte  divin. 

(i)  Le  Globe ,  n.  92 ,  avril  1825.- 


590  ÉCOLE  DE  l'AKIS. 

<(  Celte  dernière  conséquence  d'un  principe 
«  qui  tendait  perpétuellement  à  se  faire  jour, 
«  s'est  enfin  dégagée  pure  et  nette.  Le  dix- 
ce  huitième  siècle  a  dévoilé  ce  que  le  seizième 
«  siècle  n'avait  fait  qu'entrevoir;  et  l'œuvre 
«  qu'avaient  entamée  les  théologiens,  auteurs 
«  de  la  réforme  ,  a  été  consommée  par  les  phi- 
«  losophes  des  derniers  temps.  Ainsi  la  supré- 
<c  matie  de  la  raison  a  été  définitivement  pro- 
ie  clamée. 

rt  Les  philosophes  du  dix-huitième  siècle  ont 
(c  donc,  sous  ce  rapport,  acquis  de  justes  droits 
«  à  la  reconnaissance  de  ceux  qui  s'intéressent 
(c  aux  progrès  des  lumières  et  à  la  marche  de 
((  la  civilisation.  Ce  n'est  point  exagérer  que  de 
«  dire  qu'ils  ont  été  les  apôtres  du  bon  sens  et 
«  de  la  vérité.  Ce  bon  sens  les  a  d'abord  con- 
(c  duits  à  proclamer  l'absurdité  du  vieux 
.<  dogme,  puis  à  le  rendre  ridicule;  mais  il  n'a 
«  pas  pu  les  faire  aller  au  delà.  Leur  vie  s'est 
a  usée  :'i  combattre  l'ancien  dogme  ,  et  ils  n'ont 
«  pas  pu  trouver  ensuite  en  eux  la  force  d'é- 
«  tablir  le  dogme  nouveau  ;  ils  en  sont  restés  au 
K  scepticisme.  C'est  à  la  génération  qui  succède 
te  à  celle  qui  a  eu  mission  de  détruire  et  de 
«  renverser  le  faux,  qu'il  appartient  d'édifier 
«  et  de  reconstruire  l'édifice  du  vrai ,  en  le  po- 
<    s&nt  sur  des   bases  solides,  sur  des  principes 


ÉCLECTISME.  31)1 

«  rationnels.  Aujourd'hui,  les  obstaclessontren- 
«  versés,  les  esprits  sont  disposés ,  les  temps 
a  paraissent  accomplis  ;  en  conséquence  ,  deux- 
«  choses  sont  devenues  inévitables  ;  c'est  en 
<(  premier  lieu,  que  la  loi  nouvelle  soit  pu- 
((  bliée.  C'est  en  second  lieu,  qu'elle  envahisse 
«  toute  la  société.  Quant  au  vieux  dogme,  il 
a  serait  inutile  de  s'en  occuper  davantage,  il 
«  est  mort  depuis  long-temps  (t).  » 

On  pourrait  être  étonné,  si  l'état  actuel  des 
communions  dissidentes  était  moins  connu  ,  que 
le  protestantisme  reste  muet  et  demeure  im- 
passible ,  lorsqu'en  sa  présence  on  proclame  de 
semblables  doctrines!  mais  personne  n'ignore 
que  le  protestantisme  n'est  plus  qu'une  ombre 
dont  la  forme  indique  à  peine  ce  qu'il  fut  au 
temps  qu'il  avait  vie.  Toutefois,  et  malgré  l'in- 
différence que  les  protestants  en  général  témoi- 
gnent aujourd'hui  pour  le  dogme  révélé,  comme 
il  ne  leur  convient  point  encore  d'abjurer  for- 
mellement le  titre  de  chrétiens  qui  les  gêne 
un  peu  ,  il  y  avait  peut-être  de  la  part  des  écri- 
vains du  Globe  plus  de  franchise  que  d'adresse, 
à  parler  aussi  ouvertement  qu'ils  l'ont  fait. 

Or,  il  s'est  trouvé  des  gens,  ou  plus  avisés 
ou  moins  prévenus,  qui  ont  pris  un  autre  lan- 

l     L"  Globe ,  n.  111    supplément,  26  mai  1825. 


7,!»"2  ÉCOLE  DE  PARIS. 

gage  ,  et  qui  ont  suivi  un  plan  de  conduite  diffé- 
rent. Leur  projet,  h  ce  qu'il  paraît,  serait  de 
nous  faire  descendre  insensiblement  au  rationa- 
lisme pur,  h  l'aide  d'une  pente  douce  et  légè- 
rement inclinée.  Toute  vraie  philosophie,  di- 
sent-ils, est  en  germe  dans  les  mystères  chré- 
tiens, il  faut  se  hâter  de  l'en  extraire  ;  car  la  foi 
est  dépossédée  de  l'empire  qu'elle  exerçait  dans 
le  monde;  il  est  donc  bien  essentiel  que  le 
dogme  auquel  on  se  soumettait  sans  examen 
soit  posé  désormais  rationnellement. 

Tel  est  leur  langage  ;  et  s'il  en  est  qui  l'em- 
ploient insidieusement ,  dans  la  vue  de  trom- 
per les  simples  et  d'endormir  les  indifférents; 
il  en  est  aussi  qui  s'en  servent  de  bonne  foi, 
ayant  commencé  par  se  faire  illusion  à  eux- 
mêmes. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  M.  Damiron ,  que  je  con- 
sidère comme  le  théologien  de  l'école  du  Globe, 
a  cru  devoir  se  conformer  lui-même  à  ce  lan- 
gage. Dans  son  Essai  sur  l  histoire  de  la  phi- 
losophie en  France,  ait  xix"  siècle ,  ce  jeune 
écrivain  semble  affecter  de  se  servir  des  expres- 
sions consacrées  dans  nos  symboles  de  foi;  on 
dirait  qu'il  cherche  à  se  mettre  en  harmonie 
avec  ceux  qui  font  encore  extérieurement  pro- 
fession du  christianisme  :  ainsi  M.  Damiron  ne 
se  révolte  pas  contre  le  principe  de  l'autorité, 


ÉCLECTISME.  305 

il  a  du  respect  pour  les  anciennes  traditions  ,  il 
admet  la  révélation,  il  reconnaît  la  nécessité 
delà  foi,  il  laisse  entre  nos  mains  l'Évangile, 
enfin  il  est  prêta  souscrire,  moyennant  cer- 
taines conditions,  au  dogme  de  l'incarnation, 
et  celui  du  péché  originel ,  jusqu'à  un  certain 
point,  ne  l'effraierait  pas. 

Toutefois  il  pourrait  y  avoir  quelque  mé- 
compte ,  si  l'on  s'empressait,  d'après  ce  simple 
exposé  ,  d'inscrire  ce  jeune  philosophe  au  nom- 
bre des  vrais  croyants  ;  car  aussitôt  qu'il  en  vient 
à  développer  sa  pensée,  à  déterminer  le  sens 
qu'il  attache  aux  mots  dont  il  fait  usage  en  pa- 
reil cas,  on  s'aperçoit  tout  d'abord  que  M.  Da- 
miron  est  loin  d'être  un  chrétien  orthodoxe. 

On  va  en  juger  : 

M.  Damiron  déclare  qu'il  ne  rejette  pas  l'au- 
torité ;  mais  Une  P  admet  que  dans  ses  limites. 
Faits  de  l'autorité,  tradition,  histoire,  il  ac- 
cueille tout ,  mais  à  une  condition  :  c'est  de 
tout  concilier  avec  cette  science  de  soi-même , 
directe ,  immédiate ,  contre  laquelle  7'ien  ne 
prévaut.  Il  conçoit  de  la  vérité  dans  le  témoi- 
gnage ,  mais  cette  vérité  tout  extérieure,  il  la 
subordonne  à  une  autre  ,  à  la  vérité  intime 
avec  laquelle  il  juge  tout  (1). 

(I)  Essai  suri' histoire  de  la  philosophie  en  Fiance 
au  xix"-'  siècle,  préface ,  page  25, 


594  ÉCOLE  DE  PARIS. 

De  cette  explication  il  résulte  que  M.  Dami-*- 
ron,  en  fait  d'histoire,  n'est  pas  sceptique  ;  il  ad- 
met les  faits  anciens  quand  ils  sont  appuyés  sur 
des  documents  qu'il  juge  authentiques;  mais  il 
faut  qu'ils  ne  sortent  pas  de  Tordre  naturel  des 
choses;  car  s'il  en  est  autrement,  il  les  re- 
pousse :  ainsi  M.  Damiron  n'est  pas  disposé  à 
croire  aux  miracles ,  quelque  avérés  qu'ils  puis- 
sent être.  Dès  lors,  il  ne  faudrait  pas  qu'on 
essayât  de  lui  persuader  qu'un  homme  juste 
crucifié  sur  le  mont  Calvaire  ,  Ponce  Pilate  étant 
gouverneur  de  la  Judée ,  est  ressuscité  le  troi- 
sième jour. 

La  révélation ,  dont  M.  Damiron  ne  conteste 
pas  le  pouvoir,  sera-t-elle  soumise  aux  condi- 
tions qu'il  exige  quand  il  s'agit  de  faits  histo- 
riques? La  réponse  est  facile  à  faire ,  quand  on 
sait  que  M.  Damiron  n'admet  pas  d'autre  révé- 
lation que  celle  dont  on  peut  découvrir  le  prin- 
cipe dans  les  facultés  que  l'homme  a  reçues  de 
la  nature. 

La  révélation  ,  dans  le  sens  que  M.  Damiron 
donne  à  ce  mot,  ne  serait  en  effet  que  ce  trait 
de  lumière  qui  pénètre  l'esprit  et  l'éclairé  sans 
qu'il  y  mette  rien  du  sien;  ce  mouvement  ins- 
tinctif et  spontané  de  l'intelligence ,  qui  va 
droit  au  vrai  et  s'en  empare  sans  y  penser, 
sans  le  vouloir.  Dans  ce  cas  et  de  prime  abord, 


ÉCLECTISME.  305 

dit-il,  lame  sent  ce  qu'il  y  a  de  constant  et 
d'universel  dans  les  choses;  elle  le  trouve 
comme  d'instinct,  «  et  quand  elle  a  sous  les 
«  veux  des  vérités  de  cette  espèce,  elle  ne  se 
«  dit  pas  comme  quelquefois,  il  me  semble  ,  il 
«  me  parait;  elle  dit,  il  est  :  et  cela  sans  hési- 
te ter,  sans  chercher  un  moment.  Ce  n'est  pas 
«  une  opinion  ,  c'est  un  axiome  qu'elle  possède, 
«  c'est  de  la  joi  la  plus  ferme ,  et  en  même 
«  temps  la  plus  vraie  ;  c'est  de  la  pure  rêvé- 
«  latioTi  :  seulement  cest  une  révélation  qui  ne 
«  porte  pas  sur  des  mystères ,  mais  sur  des 
«  principes  rationnels...  De  ce  nombre,  sont 
«  tous  les  axiomes  physiques,  mathématiques, 
u   métaphvsiques  et  moraux  (ij.  » 

M.  Damiron  toutefois,  croyant  devoir  donner 
à  l'idée  qu'il  s'est  faite  de  la  révélation  un  peu 
plus  d'extension  encore,  y  comprend  aussi  ces 
inspirations  soudaines  qu\me  intelligence  vive 
et  neuve  conçoit  à  la  vue  d'un  objet  qui  fait  sur 
elle  une  grande  impression  ;  ces  jugements  qui 
se  forment  avec  la  rapidité  de  l'éclair,  sans  lais- 
ser dans  l'esprit  aucune  trace  de  l'opération , 
ces  aperçus  de  l'homme  de  génie  qui  saisit,  à  la 
première  vue,  ce  qu'il  y  a  de  grand  et  de  poé- 
tique dans  la  nature.   •>  Nos  idées  alors  tiennent 

(1)  Le  Globe,  p.  19  et  20. 


396  ÉCOLÇ  DE  PARIS. 

«  de  l'enchantement;  elles  sont  une  véritable 
«  révélation....  A  ce  compte,  il  est  peu  de 
«  siècles  qui  n'aient  eu  leur  révélation  :  mais 
«  c'est  particulièrement  au  premier  âge  du 
«  monde,  qu'a  dû  se  développer,  plus  naïve  et 
«  plus  pleine,  cette  faculté  de  simple  vue, 
«  cette  intelligence  d'un  seul  jet,  dont  l'homme, 
«  dans  sa  nudité  native  ,  avait  un  si  pressant 
«  besoin  (i).  » 

Qui  ne  voit ,  d'après  cela ,  que  tous  ces  mots 
révélation ,  inspiration ,  foi ,  révélation  primi- 
tive,  ne  sont  entendus  par  M.  Damiron  que 
dans  un  sens  tout-à-fait  naturel ,  et  sont  dé- 
tournés de  leur  acception  ordinaire.  Aussi  prend- 
il  soin  de  nous  avertir  que  la  révélation  et  la  foi 
dont  il  parle  ,  ne  portent  pas  sur  des  mystères, 
mais  sur  des  p?i?icipes  rationnels  ;  en  sorte  que 
ce  n'est  point  pour  établir  la  trinité  en  Dieu,  la 
rédemption  de  l'homme  ,  et  les  autres  dogmes 
du  christianisme  ,  qu'il  en  appelle  à  la  révéla- 
tion ,  mais  c'est  quand  il  veut  que  nous  croyions 
que  tout  corps  est  étendu,  que  la  ligne  droite 
est  la  plus  courte  de  toutes  celles  qiûon  peut 
tirer  d'un  point  à  un  autre;  que  tout  effet  sup- 
pose une  cause;  qu'il  faut  rendre  à  chacun  ce 
qui  lui  appartient '■,  etc.  Ce  sont  là  en  effet  les, 

(1)  Le  Globe,  p.  386  el  o87. 


ÉCLECTISME.  3i>7 

dogmes  qu'il  propose  à  notre  foi ,  par  forme 
d'exemple,  dans  le  passage  que  nous  avons  cité. 

Ne  disions-nous  pas  tout  à  l'heure  que  M.  Da- 
miron  n'est  pas  éloigné  de  souscrire  à  la  doc- 
trine qui  consacre  le  péché  originel ,  et  qu'il  ne 
rejette  pas  d'une  manière  absolue  le  dogme  de 
l'incarnation  ? 

h  Le  dogme  du  péché  originel,  en  effet ,  ne 
<(  l'effraierait  pas,  pourvu  qu'en  place  d'un 
«  mystère  ,  que  la  raison  ne  comprend  point, 
<(  il  y  trouvât  une  connaissance  de  haute  phi- 
«  losophie  ;  la  connaissance  d'une  force  qui 
«  créée  _,  non  pas  coupable ,  mais  imparfaite , 
«  non  pas  méchante,  mais  faible,  aurait  pour 
«  destinée ,  non  l'expiation ,  mais  l'épreuve , 
«  non  le  châtiment,  mais  l'exercice  (i).  » 

Quant  au  dogme  de  l'incarnation  ,  M.  Dami- 
ron  pense  que  Dieu  a  dû  se  rapprocher  de 
l'homme  et  se  révélera  lui,  après  l'avoir  créé, 
«  non  qu'à  cet  effet  il  ait  pris  visage  et  corps, 
«  et  se  soit  incarné  sous  quelque  forme  ;  tout 
<(  ce  qui  s'est  dit  de  semblable  sur  cette  matière 
«  est  figure  et  poésie  ;  il  n'a  point  eu  voix  et 
«  langage ,  il  n'a  enseigné  que  sous  voile , 
<(  et  n'a  révélé  que  par  symbole  :  c'est  comme 
«  père  des  humains,  comme  auteur  de  tout  ce 

(1)  Le  Globe,  p.  26  de  l'introduction. 


308  ÉCOLE  DE  1WIWS. 

«  qui  est  et  paraît,  que,  se  manifestant  par 
»  toutes  les  puissances  de  la  nature  et  tous  les 
«  phénomènes  de  l'univers,  il  s'est  fait  sentir 
<(   aux  âmes,  et  les  a  inspirées  (i).  » 

Voilà  ce  que  M.  Damiron  appelle  éclaircir 
nos  dogmes  ,  et  dégager  le  catholicisme  de  ce 
mysticisme  qui  l'encombre.  Du  reste,  il  paraît 
qu'il  regarde  le  protestantisme  comme  étant  suf- 
fisamment dégage  \  car  c'est  toujours  au  catho- 
licisme qu'il  en  revient,  quand  il  s'agit  de  ces 
mystères  que  les  premiers  auteurs  de  la  réforme 
faisaient  profession  de  croire  aussi  bien  que 
nous. 

Ainsi  nous  pouvons  apprécier  à  l'avance  ce 
travail  important  dont  on  s'occupe  ,  et  qui 
doit  mettre  l'Evangile  en  harmonie  avec  les 
connaissances  actuelles.  Il  est  bon  que  l'on 
sache  en  effet  a  que  l'Evangile  n'est  pas  une 
((   lettre  morte,  que  rien  ne  change  et  ne  mo- 

«  difie Ce  n'est  pas  un  livre  qui  ait  parlé 

«  une  fois  pour  toutes La  philosophie,  en 

«  expliquant  d'après  l'expérience  la  nature  et 
u  la  destinée  que  l'homme  a  en  partage,  doit 
«  nécessairement  conduire  à  une  théorie  mo- 
«  raie  qui  développe ,  précise  et  systématise 
«  V Evangile  (2).  » 

(1)  Le  Globe,  p.  388. 

(2)  Jbid.,  p.  53. 


ÉCLECTISME.  39!) 

Que  doit-il  résulter  de  tout  ccei  ?  Suivant 
nous,  il  est  nécessaire  d'en  conclure  que  l'opi- 
nion de  M.  Damiron  et  celle  de  ses  jeunes 
amis,  nonobstant  le  contraste  qu'elles  peuvent 
offrir  sous  le  rapport  de  l'exposition  et  de  la 
forme,  ne  présentent  aucune  différence  essen- 
tielle au  fond.  Ils  s'accordent  à  nier  qu'il  y  ait 
jamais  eu  de  révélation  surnaturelle  ,  dont  l'ex- 
pression inaltérable  aurait  été  consignée  dans 
les  livres  que  nous  tenons  pour  divinement 
inspirés.  Suivant  eux,  les  livres  de  l'Ancien  et 
du  Nouveau  Testament  ne  seraient  comme  les 
Védas ,  les  livres  Zends,  les  Kings ,  le  Coran, 
qu'une  traduction  incomplète  et  peu  fidèle  de 
cette  loi  de  vérité  dont  les  caractères  sont 
gravés  par  la  nature  dans  la  conscience  de 
chaque  homme  :  à  leurs  yeux,  Jésus-Christ, 
Mahomet,  Zoroastre,  Bouddha,  Zamolxis,  sont 
des  sages  que  l'ignorance  seule  a  pu  élever  au 
rang  qu'ils  occupent  dans  les  annales  reli- 
gieuses. Pour  les  uns  comme  pour  les  autres, 
la  prétendue  réforme  du  xvie  siècle  aurait  été 
un  grand  pas  de  fait,  et  la  philosophie  du 
xvnr  siècle  un  mouvement  encore  plus  déci- 
sif vers  le  point  qui  doit  marquer  le  dernier 
terme  de  la  perfectibilité  humaine.  Enfin  tous 
proclament  de  concert  que  le  règne   de  la  foi 


400  ÉCOLli  DE  PARIS. 

est  passé,  et  que  la  philosophie  est  appelée  de 

toute  part  à  régir  le  monde  spirituel. 

Ce  sont  là,  en  effet,  des  points  arrêtés  pour 
tous  ceux  qui  font  partie  de  l'école  philoso- 
phique que  le  Globe  a  fondée.  Mais  ces  dogmes, 
presque  tous  négatifs  ,  puisqu'ils  n'ont  pour  la 
plupart  d'autre  objet  que  de  nier  certains 
points  fondamentaux  de  la  doctrine  catholique, 
ne  sauraient  constituer  par  eux-mêmes  un  sys- 
tème religieux.  Il  reste  donc  à  rechercher  ce 
o 

qu'il  peut  y  avoir  de  positif  dans  les  doctrines 
religieuses  du  Globe;  c'est  à  quoi  nous  allons 
nous  appliquer  (i). 


^lîc 


Nous  avouerons  tout  d'abord  qu'après  avoir, 
avec  assez  de  facilité  ,  reconnu  ce  qu'il  y  a  de 
négatif  dans  le  système  religieux  du  Globe, 
maintenant  qu'il  s'agit  de  découvrir  ce  que  ce 
système  a  de  positif,  nous  éprouvons  de  l'em- 
barras ;  car  le  Globe,  à  cet  égard,  nous  offre 
bien  peu  de  lumières.  Dans  maint  article ,  il  est 
vrai,  on  fait  mention  du  dogme  nouveau;  mais 
ce  dogme,  quel  qu'il  soit,  ne  se  produit  nulle 
part  au  grand  jour. 

(1)  Le  Correspondant,  4  août  1829. 


ÉCLECTISME.  401 

En  vain,  pour  suppléer  aux  explications  que 
le  Globe  ne  donne  pas,  avons-nous  eu  recours 
aux  écrits  particuliers  de  M.  Jouffroy  et  de 
M.  Damiron ,  nous  r/avons  trouvé ,  au  lieu 
d'une  exposition  claire  de  ce  qui  doit  entrer 
dans  la  composition  du  symbole  nouveau,  que 
desimpies  aperçus,  et  quelques  vues  éparses. 

Toutefois  ,  et  en  rassemblant  ce  que  les  écri- 
vains du  Globe  ont  ainsi  semé  le  long  de  leur 
route  ,  on  finit  par  s'assurer  que  le  système  re- 
ligieux du  Globe,  en  même  temps  qu'il  exclut 
toute  espèce  de  révélation  surnaturelle  ,  n'ad- 
met au  plus  que  deux  dogmes  :  à  savoir,  le 
dogme  de  l'existence  de  Dieu,  et  celui  de  l'im- 
mortalité de  l'àme. 

En  outre  ,  on  demeure  convaincu  que 
M.  Jouffroy  et  M.  Damiron,  bien  qu'ils  soient 
très  disposés  à  faire  de  ces  dogmes  la  base  de 
leur  édifice  religieux,  sont  encore  à  chercher 
les  raisons  qui  peuvent  déterminer  un  philo- 
sophe à  croire  que  notre  àme  est  immortelle, 
et  que  Dieu  existe  réellement.  On  voit,  en 
effet,  qu'ils  évitent  de  s'engager  dans  une  dis- 
cussion sérieuse  à  ce  sujet  ;  et  que  si ,  par  ha- 
sard, il  s'offre  à  eux  une  question  qui  s'y  rap- 
porte, au  lieu  de  l'aborder  franchement ,  ils 
se  détournent  et  passent  vite. 

Ainsi  ^  et  pour  donner  un  exemple  ,  M.  Da- 


402  ÉCOLE  DE  PARIS. 

miron  s'est  trouve  dans  le  cas  de  parler  du  ca- 
téchisme de  Volney  et  d'en  discuter  les  prin- 
cipes. L'occasion  de  faire  une  profession  de  foi 
nette  et  franche,  positive  et  raisonnéc,  s'of- 
frait opportune  ;  M.  Damiron  ne  l'a  pas  saisie  : 
placé  en  face  de  l'athéisme  ,  ce  jeune  philo- 
sophe hésite,  il  ose  à  peine  convenir  qu'il 
croit  en  Dieu,  et  qu'il  a  l'espérance  d'une  autre 
vie;  du  reste,  n'ayant  pas  lui-même  une  pleine 
foi  dans  ses  doctrines,  il  n'entreprend  pas  de 
les  soutenir  avec  force. 

Cependant  il  essaie  de  les  mettre  à  couvert. 
Il  commence  par  déclarer  que,  sous  le  rap- 
port de  la  morale  pratique ,  la  théorie  du  ca- 
téchisme de  la  loi  naturelle  lui  parait  à  peu 
près  irréprochahle  ;  seulement,  dit-il,  h  on 
«  regrette  d'y  trouver  deux  lacunes  assez 
«  graves ,  l'une  relative  aux  arts ,  et  l'autre 
«  à  la  religion.  Sans  doute  Volney  ne  juge 
«  pas  ces  deux  formes  de  l'activité  humaine 
«  assez  positivement  utiles  à  la  conservation 
«  de  l'individu,  pour  en  tenir  compte  et  enre- 
«  commander  l'usage.  C'est  un  tort  et  une  er- 
«   reur  (1).  » 

C'est  ainsi   que  M.    Damiron  prélude  :  or  il 

(1)  Essai  sur  l'histoire  de  la  philosophie  au  xix* 

siècle,  p.  35. 


ÉCLECTISME.  405 

est  des  gens  que  ce  début  ne  satisfera  point  : 
ils  penseront  d'abord  que  l'expression  de  la- 
cune assez  grave,  en  parlant  de  l'omission  de 
la  religion  dans  un  traité  des  devoirs  de 
l'homme,  est ,  en  quelque  sorte,  dérisoire  ;  ils 
pourront  être  choqués  ensuite  que  la  religion 
et  les  arts,  ou,  pour  mieux  dire,  que  les  aj'ts 
et  la  religion  soient  appelés  à  figurer  ensemble 
et  au  même  titre,  dans  un  catéchisme  de 
morale. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  paraît  que  M.  Damiron 
a  sur  tout  cela  d'autres  idées. 

Il  fait  donc  un  premier  reproche  à  Volney, 
c'est  d'avoir  négligé  de  faire  entrer  la  culture 
des  arts  dans  son  plan  d'éducation  morale. 
Nous  laisserons  M.  Damiron  s'évertuer  à  sou- 
tenir cette  thèse  singulière ,  que  les  arts  doivent 
compter  parmi  les  pratiques  dont  l'ensemble 
constitue  la  vertu.  Les  poètes,  les  musiciens 
et  les  peintres  pourront  lui  savoir  quelque  gré 
d'avoir  fait  de  l'application  des  facultés  hu- 
maines aux  arts,  une  sorte  de  nécessité,  une 
espèce  d'obligation  morale;  un  mérite  devant 
Dieu,  une  vertu  particulière  qu'on  ne  saurait 
omettre  sans  se  rendre  coupable  ;  quant  à  nous, 
qui  sommes  pressés  de  connaître  ce  que 
M.  Damiron  peut  avoir  à  proposer  en  faveur 
de  la  religion  ,  nous    passons   très  rapidement 


404  ÉCOLE  DE  PAIUS. 

sur  cette  première  partie,  afin  d'arriver  plus 
vite  à  ce  qui  fait  la  matière  du  second  re- 
proche. 

Or  il  est  bon  d'avertir  que  Volney  ne  s'est 
pas    contenté    de    mettre    à    l'écart,   par  une 
simple  omission,  le  devoir  religieux;  mais  qu'il 
le    proscrit    ouvertement ,   convertissant   ainsi 
l'athéisme  pratique  en  règle  ;  c'est  ce   qui  fait 
l'objet  du  second  reproche  ;  et  voici  de  quelle 
manière  M.  Damiron  s'exprime  sur  ce  point  : 
«  Quant  au  sentiment  religieux,  Volney  fait 
'<   plus  que   le  négliger,  il   le   repousse   et  le 
a   proscrit;  il  ne  veut  ni  de  la  foi,  ni  de   l'es- 
u   pérance  :   ce  sont ,    dit-il ,   les  vertus    des 
«   dupes  au  profit  des  fripons.  La  sentence  est 
K   bien  dure  ;  voyons  si  elle  est  juste.  Et  d'à- 
«  bord  l'espérance  et  la  foi ,   ne  fussent-elles 
«   que  des  illusions,  il  semblerait  encore  qu'il 
«   faudrait  les  laisser  aux   âmes   qu'elles  sou- 
«   tiennent,    puisque  après  tout,   il   n'y  a  pas 
<(   grand  mal  à  croire  en   Dieu  et  à   l'adorer. 
c<   Mais  sont-elles,  en  effet ,  sans  réalité  ni  rai- 
«  son?  Nous  ne  le  pensons  pas,  et  nous  avons 
((  de  notre  avis  l'humanité  tout  entière  :  tou- 
«  jours  et  partout  religieuse ,  elle  a  constam- 
«   ment  conclu,  de  ce   qu'elle  sait   ici-bas  du 
«   monde  et   d'elle-même,   un   être   premier, 
((   suprême,  éternel,  tout  puissant,  sous  la  loi 


ÉCLECTISME.  WS 

«  duquel  elle  est  destinée  à  vivre  d'abord  de  la 
«  vie  présente,  et  puis  d'une  autre  vie  qui 
«  sert  de  complément  et  d'explication  à  la 
((  première  :  voilà  sa  croyance  universelle.  La 
((  forme  n'y  fait  rien  ;  elle  tient  au  développe- 
«  ment  des  facultés  extérieures  et  variables. 
«  Variable  elle-même,  elle  change  selon  les 
«  temps  et  les  pays  ;  mais  le  fond  toujours  le 
<c  même  tient  au  plus  profond  de  la  conscience, 
k  et  repose  sur  le  sentiment  si  vrai  de  ce  qu'il 
«  y  a  d'obscur,  d'incomplet  et  d'absurde  dans 
«  l'existence  humaine,  à  défaut  de  Providence 
«  et  d'avenir.  Sans  chercher  d'autres  preuves , 
(c  sans  discuter  en  elle-même  une  question  que 
«  nous  ne  voudrions  pas  traiter  à  demi,  et 
«  que  cependant  nous  ne  pourrions  pas  traiter 
<■-  ici  dans  toute  son  étendue ,  nous  pensons 
»  qu'il  y  a  du  vrai  dans  les  crovances  reli- 
((   gieuses  ;  qu'il  y  a  du  bon  ,  puisqu'il  y  a  du 

ce  vrai (i).  » 

L'auteur  entre  encore  dans  quelques  déve- 
loppements pour  établir  qu'il  y  a  plutôt  à  ga- 
gner qu'à  perdre  à  suivre  l'impulsion  du  sen- 
timent religieux  ;  enfin  il  termine  en  protestant 
contre  l'imputation  de  mauvaise  foi  et  de  char- 

(1)  Essai  sur  l'histoire  de  la  philosophie  au  xix* 
siècle,  p.  37  et  35. 


iOG  ECOLE  DF.  PARIS. 

latanisme  trop  souvent  prodiguée  aux  ministres 
de  la  religion. 

Toute  l'argumentation  de  M.  Damiron  se  ré- 
duit donc  à  ceci  :  «  Il  n'y  a  pas  grand  mal  à 
croire  en  Dieu,  il  n'y  a  nul  inconvénient  non 
plus  à  attendre  une  autre  vie;  il  y  aurait  plu- 
tôt de  l'avantage  à  être  bien  pénétré  de  l'idée 
qu'il  y  a  du  vrai  dans  le  fond  de  ces  croyances, 
dont  il  paraît,  au  surplus,  que  la  racine  tient 
à  ce  qu'il  y  a  de  plus  intime  dans  la  conscience 
de  l'homme  :  pourquoi  donc  les  rejeter?  » 

Telles  sont  les  considérations  que  fait  valoir 
M.  Damiron  :  du  reste  il  est  loin  de  leur  attri- 
buer, en  ce  qui  le  concerne,  l'autorité  d'une 
démonstration  scientifique  ;  il  donne  à  entendre 
très  clairement  qu'il  aurait  autre  chose  à  dire 
s'il  s'agissait  de  traiter  la  matière  à  fond;  mais 
pour  le  moment,  il  ne  lui  parait  pas  conve- 
nable d'entrer  plus  avant  dans  l'examen  de  ces 
questions. 

Or,  on  ne  voit  pas  que  depuis  lors  M.  Dami- 
ron et  ses  collaborateurs  aient  été  tentés  de 
revenir  sur  cet  objet.  Cependant  ils  n'ignorent 
pas  qu'une  jeunesse  impatiente  et  fatiguée  de 
ses  doutes,  dont  les  yeux  sont  fixés  sur  le  Globe, 
réclame  des  croyances  en  remplacement  de 
celles  qu'on  lui  a  fait  abjurer. 

Mais  voici  qu'on   nous  fait   entrevoir,   dans 


ÉCLECTISME.  407 

un  avenir  lointain  ,  un  temps  auquel  la  science 
pourra    incidemment  aborder  la  grande  ques- 
tion de  l'existence  de  Dieu.  Lorsque  la  psycho- 
logie ,  nous   dit-on,  aura  enfin   épuisé  toutes 
les  recherches    qui    peuvent    se    rapporter    à 
l'homme,  tant  sous   le  rapport  physique   que 
sous  le  rapport   moral,  elle   devra  s'appliquer 
à  l'étudier  dans  ses  rapports   avec  les  autres 
êtres;  c'est-à-dire  dans  ses  rapports  avec  la  na- 
ture, avec  ses  semblables  et    avec  Dieu,  afin 
d'asseoir   sur  cette  base  une  théorie   complète 
des  différents  devoirs  que  l'homme  peut  avoir 
à  remplir.    C'est   alors,  et  en  lui  parlant  des 
devoirs   de  la  troisième  espèce ,  qu'on  lui  ap- 
prendra à  élever  son  âme  à  Dieu  avec  pureté  et 
avec  amour,  à  appeler  sur  soi  ses  grâces,  à  se 
fier  à  sa  Providence  (i).  Que ,  si  le  disciple  s'a- 
vise d'interroger   les   maîtres  pour  savoir  quel 
est  donc  ce  Dieu  dont  on  lui  parle  pour  la  pre- 
mière  lois,    il  lui  sera  répondu    que   c'est  la 
force  des  forces ,  l'âme  par  excellence ,  le  type 
de  tout  bien,  l'idéal  de  tout  ordre  ,   être  sou- 
verainement parfait  dont  il  suffit  de  s1  appro- 
cher de  pensée  ou    d'action,  pour  se  sentir 
meilleur,  plus  fort  et  mieux  disposé  (2)  ;  que, 

(1)  Essai  sur  l'histoire  de  la  philosophie  au  xi\f 
siècle,  conclusion,  p.  UUi. 

(2)  Met. 


40.S  ÉCOLE  L>K  PAlilS. 

s'il  insiste,  afin  de  connaître  d'où  il  vient,  ce 
Dieu  ,  et  qui  l'a  fait?  il  faudra  bien,  en  laissant 
de  côté  ce  langage  embarrassé,  s'expliquer 
d'une  manière  plus  nette  ,  et  annoncer  enfin 
que  ce  Dieu  n'a  point  été  fait;  qu'il  trouve  le 
principe  de  son  être  en  lui-même;  qu'il  donne 
tout  sans  avoir  jamais  rien  reçu;  qu'il  soutient 
tout  sans  être  lui-même  soutenu;  que  c'est  un 
pur  esprit  de  qui  la  matière  tient  tout  ce  qu'elle 
est;  qu'exempt  de  parties,  il  remplit  tout; 
qu'opérant  successivement,  il  est  immuable; 
qu'il  est  immense,  éternel,  tout-puissant,  in- 
fini en  bonté,  et  doué  d'une  justice  parfaite. 
Or  il  s'agit  de  savoir  comment  le  disciple  ac- 
cueillera ces  sublimes  vérités,  ou  plutôt  com- 
ment le  maître  s'y  prendra  pour  les  rendre 
parfaitement  intelligibles;  car  il  ne  faut  pas 
perdre  de  vue  qiCiljaut  à  l'homme  aujour- 
d'hui des  croyances  qiû il  comprenne  (i). 

La  philosophie  humaine  va  donc  essayer  en- 
core une  fois  de  sonder  ces  abîmes  sans  fond 
que  l'imagination  la  plus  hardie  ne  peut  envisa- 
ger sans  effroi.  Elle  n'a  pu  déterminer  jus- 
qu'ici quelle  est  la  nature  de  l'homme,  et  ce- 
pendant il  faut  qu'elle  entreprenne  d'expliquer 
quelle  est   la  nature  de  Dieu  :  elle  serait  fort 

Ci)  Voyez  le  Globe,  n"  57, 18  janvier  1827. 


ÉCLECTISME.  40S 

embarrassée  de  dire  au  juste  ce  que  c'est  que 
la  perception  ,  ce  que  c'est  que  la  mémoire  ;  et 
cependant  il  faut  qu'elle  arrive  à  taire  com- 
prendre l'existence  par  soi-même,  l'éternité  et 
l'immensité  dans  Dieu  ;  elle  s'épuise  en  vains 
efforts  quand  il  s'agit  de  concilier  l'acte  spon- 
tané qui  constitue  en  nous  la  liberté  morale, 
avec  le  motif  déterminant  qui  semble  exclure 
cette  spontanéité,  et  cependant  il  faut  qu'elle 
parvienne,  en  rapprochant  les  divers  attributs 
de  la  divinité,  à  faire  disparaître  les  contradic- 
tions apparentes,  que  ce  rapprochement  fait 
ressortir  aux  yeux  de  la  raison  étonnée.  Ainsi 
ce  qu'elle  ne  peut  opérer  à  l'égard  des  choses 
finies  ,  elle  se  trouve  engagée  à  l'accomplir  en 
ce  qui  regarde  l'infini!  On  peut  prévoir  quelle 
sera  l'issue  de  cette  entreprise.  Il  faudrait  à 
l'homme  pour  comprendre  les  choses  de  Dieu 
une  intelligence  infinie;  et  comme  il  est  im- 
possible que  l'esprit  humain  soit  élevé  jamais  à 
ce  degré  d'excellence,  tout  essai  qui  sera  fait 
dans  la  vue  de  constituer  rationnellement  la 
science  des  choses  divines,  ne  peut  tourner 
qu'à  la  honte  de  celui  qui  le  tentera. 

C'est  donc  une  témérité  bien  grande  pour 
un  philosophe,  quelle  que  soit  l'école  à  laquelle 
il  appartienne,  de  s'attribuer  la  mission  de 
fonder  un  système  religieux.  Toutefois,  et  de 


410  ÉCOLE  DE  PARIS, 

la  part  d'un  ontologiste ,  la  chose  encore  se 
conçoit;  mais  un  psvchologistc  timide,  qui  va 
terre  à  terre  ,  qui  ne  marche  qu'à  l'aide  de 
l'observation,  qui  s'arrête  devant  les  causes; 
qui  s'assigne  à  lui-même  pour  le  terme  de  ses 
travaux  la  simple  connaissance  des  lois  de  la 
nature  ,  annoncer  qu'il  se  propose  d'établir, 
chemin  faisant,  les  rapports  de  l'homme  avec 
Dieu,  et  qu'il  élèvera  sur  cette  base  la  théorie 
des  devoirs  religieux,  c'est  une  prétention 
qu'on  ne  sait  comment  qualifier. 

Cependant   les  psychologistes  de  l'école  du 
Globe  n'ont   pas  craint  de  la  mettre  en  avant  ; 
du  reste,  ils  ne  se  pressent  pas  de  la  justifier; 
ils   sentent  eux-mêmes  leur  impuissance  à  cet 
égard  ;  et  voilà  pourquoi  ils  éludent  les  ques- 
tions au  lieu  de  les  discuter  ;  voilà  pourquoi  en 
parlant  de  la  divinité  ,  ils  se  servent  d'expres- 
sions  loul-à-fait   insolites;    voilà  pourquoi    ils 
laissent  à  l'écart,  nonobstant  toutes  les  raisons 
qui   leur   font    un    devoir  de    le    résoudre,    ce 
grand  problème  de  l'existence  de  Dieu,  sur  le- 
quel nous  les  avons  vus  glisser  si  rapidement. 
Le  problème  de  l'immortalité  de  l'âme  reste 
aussi  sans  solution;  et  en   effet  il  siérait  mal  à 
ceux  qui  ajournent,  comme  étant  prématurée , 
la  question  de   l'immatérialité  de  l'âme,  desc 
prononcer  sur  son  immortalité.  Aussi  la  ques- 


ÉCLECTISME.  411 

lion  de  la  vie  future  a-t-ellc  élé  mise  de  côté, 
sans  que  rien  indique  qu'il  y  ait  un  projet 
formé  d'y  revenir  ultérieurement;  mais  il  sem- 
blerait que  décidément  elle  aurait  été  reléguée 
parmi  les  questions  du  second  ordre,  qu'on  peut 
négliger  impunément  :  car,  s'il  est  vrai,  comme  le 
pense  M.  Damiron,  que  la  science  en  général, 
que  la  religion,  la  morale  et  la  théorie  du  bon- 
heur en  particulier,  peuvent  et  doivent  être 
constituées,  indépendamment  de  la  solution 
que  pourrait  recevoir  la  question  de  l'immorta- 
lité de  l'àme,  cette  question  alors  perd,  aux 
yeux  du  philosophe,  toute  son  importance,  et 
devient  un  objet  de  pure  curiosité  (a). 

(a)  M.  Damiron  ,  en  terminant  son  ouvrage  sur  la  philosophie 
du  xix'  siècle  ,  a  jugé  à  propos  de  dérouler  aux  yeux  de  ses  lec- 
teurs le  tableau  général  des  connaissances  que  la  science  doit 
embrasser,  et  de  faire  passer  en  revue  les  questions  principales 
qu'elle  a  à  résoudre.  Or  il  est  à  remarquer  que  celle  qui  se  rap- 
porte aux  destinées  futures  de  lhomme  après  cette  courte  vie  , 
n'y  figure  en  aucune  façon.  Ainsi  la  psychologie  ,  qui  doit  être  , 
dans  le  système  de  31.  Damiron,  le  centre  et  le  lien  naturel  de 
toutes  les  scieuces  morales,  la  physiologie,  la  morale,  l'his- 
toire ,  la  religion  elle-même  ss  composent  et  se  forment  succes- 
sivement,  sans  qu'aucune  d'elles  réclame  la  question  de  l'im- 
mortalité de  l'âme',  comme  étant  de  son  domaine.  Ainsi  M.  Da- 
miron, dans  cette  partie  de  son  ouvrage,  qui  en  fait  la  conclusion  , 
morceau  du  reste  très  soigné  et  mûrement  réfléchi ,  pose  les  ba- 
ses de  toutes  les  sciences  morales  ,  fixe  la  nature  du  bien,  con- 
struit la  théorie  du  bonheur,  sans  que  la  considération  d'une 
autre  vie  entre  pour  rien  dans  ce  travail.  C'était  donc  de  la  part 


412  KCOJi:  DE  IWKIS. 

Ceci  nous  amène  naturellement  à  rappeler 
ce  que  nous  annoncions  dès  le  principe  en  di- 
sant que  le  symbole  des  écrivains  du  Globe  se- 
rait vraisemblablement  peu  chargé  :  car,  après 
avoir  indiqué  d'abord  l'existence  d'un  être  su- 
prême et  l'immortalité  de  lame  comme  étant 
les  deux  articles  fondamentaux  de  leur  système 
religieux  ;  nous  voilà  maintenant  forcés  de  re- 
connaître que  le  dogme  de  l'immortalité  de 
l'âme  n'entre  pas,  comme  élément  essentiel , 
dans  le  plan  qu'ils  en  ont  tracé. 

Le  système  religieux  du  Globe  se  réduirait 
donc,  en  dernière  analyse,  à  un  dogme  seule- 
ment; et  ce  dogme  lui-même  reste  isolé,  sans 
appui,  aucun  des  écrivains  du  Globe  n'ayant 
osé,  jusqu'à  ce  jour,  entreprendre  de  l'établir 
sur  une  base  scientifique ,  et  de  le  poser  ration- 
nellement. 

Ainsi  la  doctrine  religieuse  du  Globe,  vue  de 
près,  se  résout  en  un  déisme  pâle,  sans  force, 
sans  consistance  et  sans  vie  ,  que  le  plus  léger 
souille  de  l'athéisme  renverserait  aisément;  et 
voilà  ce  qu'on  voudrait,  à  l'aide  de  quelques 
interprétations  arbitraires  de  nos  dogmes,  et 

ileM.  Damiron  un  parti  bien  décidément  pris  à  l'avance,  de 
laisser  en  dehors  du  vaste  plan  sur  lequel  il  projette  toute  la 
science  la  question  de  l'immortalité  de  l'àme.  (Voy.  l'Essai  sur 
l'Misloire  de  la  philosophie  en  France  au  %ixr  siècle ,  conclusions 
!Je  partie. "\ 


ÉCLECTISME.  il  3 

en  réduisant  tous  nos  mystères  à  n'être  que  des 
expressions  symboliques,  nous  donner  et  nous 
faire  prendre  comme  une  théorie  qui  tend  à 
développer,  préciser  et  systématiser  V Evangile. 
Ceux-là  seuls  y  seront  trompés  qui  voudront 
l'être;  car  il  n'est  pas  à  présumer  que  le  titre 
d'apôtre  et  de  restaurateur  du  Christianisme 
soit  jamais  conféré  sérieusement,  soit  à  l'un  soit 
à  l'autre  des  écrivains  du  Globe.  La  méprise 
serait  trop  forte  ,  et  le  danger  n'est  pas  là.  Mais 
il  est  un  autre  genre  de  séduction  auquel  une 
jeunesse  impatiente  du  joug  doit  être  néces- 
sairement accessible.  Dans  le  nombre  de  ceux 
qui  ont  déserté  les  croyances  de  leurs  pères, 
plusieurs  se  sont  trouvés  entraînés  l\  suivre  les 
traces  du  Globe;  or,  il  n'y  a  pas  de  doute 
qu'aux  yeux  de  ces  jeunes  adeptes,  M.  Dami- 
ron  et  M.  Jouffroy  ne  soient  des  apôtres  du  bon 
sens y  et  cette  erreur  est  plus  excusable.  Il  est 
certain  qu'à  s'en  tenir  aux  apparences  ,  on  pour- 
rait croire  qu'il  y  a  du  fond  dans  les  doctrines 
philosophiques  et  religieuses  de  cette  école. 
Mais  lorsqu'on  a  percé  la  première  enveloppe, 
que  trouve-t-on?  Pour  toute  philosophie,  un 
mélange  de  principes  opposés,  puisés  à  deux 
sources  différentes,  et  qui  se  heurtent  aussitôt 
qu'on  les  met  en  contact;  d'autre  part,  et  pour 
toute  religion,  un  instinct  vague,  un  fantôme, 


414  ÉCOLE  DE  PARIS. 

un  être  de  raison,  privé  d'âme,  dépourvu  de 
corps,  lequel  échappe  aux  mains  qui  veulent  le 
saisir. 

Nouvel  exemple  de  l'impuissance  du  philo- 
sophe et  de  l'incapacité  de  l'homme,  lorsqu'il 
entreprend  de  se  donner  à  lui-même  sa  loi!  Ce 
n'est  pas  l'esprit ,  l'instruction  et  le  talent  qui 
manquent  aux  écrivains  du  Globe;  cependant, 
et  en  ce  qui  se  rapporte  à  la  vraie  science,  que 
savent-ils?  qu'ont-ils  vu?  Peut-être  dira-t-on 
qu'ils  préparent  dans  le  silence  un  système  qui 
mettra  enfin  au  jour  leur  pensée;  alors  qu'ils 
se  hâtent,  car  les  systèmes  vont  se  succédant 
l'un  à  l'autre  ;  la  chaîne  filesans  discontinuation  ; 
et  il  leur  sera  difficile ,  pour  peu  qu'ils  mettent 
de  retard  ,  de  la  saisir,  en  passant,  pour  y  atta- 
cher un  anneau.  Peut-être  même  l'occasion  de 
le  faire  est-elle  déjà  perdue  pour  eux  sans  re- 
tour ;  ils  voulaient  mettre  en  honneur  parmi 
nous  la  philosophie  écossaise;  et  M.  Cousin  les 
devançant,  a  rendu  inutile  pour  l'avenir  tout 
ce  qu'ils  pourraient  entreprendre  dans  cette 
vue.  Ils  voulaient ,  arrêtant  l'essor  d'une  géné- 
ration ardente  ,  la  retenir  dans  les  limites  de  la 
psychologie,  et  voilà  que  cette  génération  ,  en- 
traînée par  une  voix  plus  puissante,  a  franchi 
ces  limites,  même  avant  qu'elles  fussent  tra- 
cées, pour  gravir  les  monts  escarpés  de  l'on- 


ÉGLECTISME.  415 

tologie.  Ainsi,  la  philosophie  du  Globe ,  qui  ne 
fait  que  de  naître,  se  trouve  déjà  surannée. 

Frappés  de  cette  mobilité  qui  s'attache  à  tou- 
tes les  opinions  humaines,   ces  jeunes  philoso- 
phes arriveront-ils  enfin  à  dire  que  tout  cela  au 
fond  n'est  que  vanité.  Je  le  désire,  et  veux  en 
conserver  l'espoir,  ils   reconnaissent  déjà,  par 
rapport  à  tout  ce  qui  a  eu  cours  et  vogue  avant 
eux  ,  combien  il  y  a  peu  de  solidité  dans  ce  qui 
a   été  entrepris.  Mais   ce    n'est  point   assez;  il 
faut  qu'ils  portent  le  même  jugement  sur  leurs 
propres  conceptions,  et  qu'ils  rendent  à  Dieu 
ce  qu'ils  lui  ont  refusé  jusqu'ici ,  c'est-ci-dire  le 
culte  de  croyance ,  qui  ne  lui  est  pas  moins  dû 
que  celui  d 'adoration  et  d'amour.  Ainsi,  après 
avoir  puisé   dans   la  philosophie   écossaise  des 
principes  de  modestie,  il  est  temps  qu'ils  s'a- 
dressent à  cette  philosophie  plus  parfaite ,  qui 
donne  des  leçons  d'humilité  ;  car  l'humilité  est 
la  seule  voie  pour  parveniroù  ils  tendent.  Qu'ils 
s'en  rapportent  sur  ce  point  à  ceux  qui  les  ont 
devancés,  notamment  à  ceux  qui,  d'abord  jetés 
au  loin ,  ont  enfin  retrouvé  le  chemin  de  la  vé- 
rité. J'en  citerai  un  dont  le  nom  est  imposant  : 
or  il  disait,   avec    cette  simplicité  qui  sied  si 
bien  à  l'homme  supérieur: 

«  Lorsque  j'étais  dans  ma  première  jeunesse, 
«   une  certaine  timidité  d'enfant  ,  qui  tenait  de 


4 l(i  ECOLE  DE  PAKIS. 
a  la  superstition  ,  me  faisait  craindre  d'entrer 
«  dans  l'examen  de  la  vérité.  Mais  l'acre 
<(  m'ayant  enflé  le  cœur,  je  me  jetai  dans  une 
«  autre  extrémité.  J'entendis  parler  de  gens 
a  qui  assuraient  que,  sans  se  servir  de  la  voix 
«  impérieuse  de  l'autorité,  ils  délivreraient  de 
«  toute  erreur  quiconque  voudrait  se  ranger 
«  sous  leur  discipline  ,  et  qu'ils  montreraient 
(t  la  vérité  à  découvert.  J'étais  plein  alors  de 
«  tout  le  feu  et  de  toute  l'inconsidération  de 
«  la  jeunesse,  amoureux  de  la  vérité,  mais  en- 
te fié  de  cette  sorte  d'orgueil  que  l'on  prend 
«  d'ordinaire  dans  l'école  à  entendre  disputer 
«  sur  toutes  les  matières  des  hommes  qui  pas- 
ce  sent  pour  être  habiles;  ne  demandant  moi- 
ce  même  qu'à  entrer  en  lice;  et  méprisant, 
«  comme  autant  de  fables,  tout  ce  qui  s'éle- 
«  vait  au  dessus  de  mon  intelligence  et  de  mes 
«  sens.  Aveugle  que  j'étais!  je  cherchais  dans 
«  le  sentier  de  l'orgueil  ce  qu'on  ne  trouve 
«  que  dans  la  voie  de  l'humilité  (i).  » 

Le   dernier  mot    est  dit.    Qu'ajouterais-je  ? 
J'en  ai  fini  avec  le  Globe  (2). 

(1)  S.  Aug.  ,  serin,  li. 

(2)  Correspondant,  8  septembre  1829. 


L'ÉCOLE  DE  PARIS 
II. 


En  traçant  l'esquisse  des  doctrines  philoso- 
phiques du  Globe,  nous  disions,  après  avoir 
fait  ressortir  l'opposition  du  principe  éclec- 
tique et  du  principe  écossais,  que  la  jeune 
école  se  verrait  forcée  d'abandonner  ses  pro- 
jets de  fusion  ;  nous  ajoutions  qu'à  la  fin 
M.  Jouffroy  lui-même  serait  obligé  d'opter 
entre  la  philosophie  de  Reid  et  celle  de  M.  Cou- 

27 


4IK  ÉCOLE  DE  PARIS. 

s^n  ,  n'étant  pas  possible  qu'un  esprit  aussi 
juste  que  le  sien  pût  se  maintenir  bien  long- 
temps dans  la  position  où  il  s'était  placé  (i). 

Ce  que  nous  prévoyions  est  arrivé.  Le  Globe. 
comme  journal  philosophique,  a  cessé  d'être; 
il  renonce  à  faire  école  :  de  plus,  il  nous  parait 
suffisamment  établi  que  M.  Jouffroy,  après 
avoir  hésité  pendant  quelques  années  entre  la 
synthèse  éclectique  et  l'analyse  écossaise ,  s'est 
porté  de  ce  dernier  côté. 

Mais  il  faut  que  M.  Jouffroy  se  tienne  sur  ses 
gardes;  car  en  marchant  sur  les  pas  de  Reid,  il 
pourrait  être  entraîné  plus  loin  qu'il  ne  pense  : 
il  serait  possible  qu'en  suivant  la  voie  que  Reid 
a  tracée  ,  et  qui  n'a  point  encore  été  reconnue 
jusqu'au  bout,  ce  jeune  philosophe  trouvât  au 
terme  de  la  carrière  la  foi  catholique  :  son 
étonnement  alors  serait  grand  !  M.  Jouffroy 
sourira  peut-être  à  l'annonce  de  ce  danger,  qui 
ne  lui  parait  point  encore  très  imminent  ;  la 
chose  cependant  est  sérieuse. 

Toute  philosophie  qui  combat  la  présomp- 
tion ,  et  qui  s'attache  à  réprimer  les  écarts  de 
la  raison  humaine,  en  montrant  ses  limites, 
peut  être  regardée  comme  une  sorte  de  prépa- 
ration à  la  foi. 

(1)  Voir  ci-dessus ,  p.  ;î8.n>. 


ÉCOLE  ÉCOSSAISE.  419 

La  philosophie  écossaise,  sous  ce  rapport, 
nous  parait  très  propre  à  mettre  sur  la  voie  qui 
conduit  à  reconnaître  la  nécessité  d'une  révé- 
lation surnaturelle  :  ce  n'est  pas  que  nous  vou- 
lions dire  que  ce  soit  là  le  but  qu'elle  s'est  pro- 
posé dès  son  point  de  départ  ;  nous  voulons 
seulement  faire  entendre  que  celui  qui  mar- 
chera dans  la  direction  que  cette  école  a  suivie, 
doit  arriver  à  ce  terme  ,  s'il  est  doué  d'un  ju- 
gement sain  et  s'il  n'est  point  aveuglé  par  la 
prévention. 

La  philosophie  de  Reid  a  beaucoup  d'analo- 
gie avec  la  philosophie  de  Socrate.  Cette  ana- 
logie se  découvre,  non  seulement  en  ce  qu'elles 
auraient  pour  qualité  commune  de  présumer 
très  peu  de  leurs  forces,  elle  peut  résulter  en- 
core de  quelques  autres  rapprochements.  So- 
crate voyait  avec  peine  les  esprits  d'un  certain 
ordre  se  livrer  avec  ardeur  aux  spéculations  les 
plus  hardies,  tandis  que  la  science  de  l'homme 
était  par  eux  dédaignée  :  son  zèle  s'animait  à  la 
vue  de  ce  désordre  ;  et  sans  cesse  il  essayait  de 
ramener  les  esprits  méditatifs  à  l'étude  d'eux- 
mêmes.  11  eut  à  combattre  d'une  part  les  so- 
phistes, qui  se  faisaient  un  jeu  de  soutenir  le 
pour  et  le  contre,  et  répandaient  ainsi  dans 
Athènes lespremières  semences  du  scepticisme; 
d'autre   part  les  sectateurs   de   la    philosophie 


490  KCOLK  DE  i'AHlS. 

dogmatique  ,  dont  l'esprit   entreprenant  osait 
se  mesurer  à  tout.  Tels  étaient  les  adversaires 
que  Socrate    entreprit  de   combattre  ;  il  le  fit 
avec   succès.   De   son   côté  le  docteur  Reid  a 
trouvé   dans  Hume   un    autre  Protagoras,   et 
dans  les  sceptiques  modernes  de  nouveaux  so- 
phistes avec   lesquels  il  s'est  mesuré  :  du  reste 
il  s'est  prononcé  aussi  fortement  que  le  philo- 
sophe athénien  ,  contre  les  prétentions  ambi- 
tieuses de  ceux  qui  veulent  sonder  les  mystères 
de  la  nature.    La   métaphysique   lui   paraissait 
une  science  vaine ,  non  pas  qu'elle  poursuivît 
des  chimères,  mais  par  la  raison  qu'elle  vou- 
lait embrasser  plusqu'ellene  pouvait  étreindre. 
La    psychologie ,  au  contraire,  par  cela   seul 
qu'elle   se  bornait  à  l'étude  de  la  nature  hu- 
maine ,  était  à  ses  yeux  une  science  véritable. 
Au  surplus  ,  Socrate  et  Reid  ont  mieux  réussi  à 
démontrer  l'illusion  des  systèmes,  qu'à  fonder 
eux-mêmes   la  science  psychologique  :  il  n'est 
pas  même  bien  certain  que  Socrate  ait  jamais 
songé  à  faire  autre  chose  qu'à  raviver  certains 
principes  de  morale,  cherchant  en  même  temps 
à  prémunir  la  jeunesse  contemporaine  contre 
la  vaine  science  et  la  fausse  sagesse  :  il  affectait 
l'ignorance;  il  se  moquait  de  ceux  qui  faisaient 
un  grand  étalage  de  savoir  :  «  Toute  la  sagesse 
«  humaine,    disait-il,   n'est   pas  grand'chose; 


ÉCOLE  ÉCOSSAISE.  4-21 

«  ou  plutôt  elle  n'est  rien;  Apollon  seul  est 
«  sage  :  »  ces  derniers  mots  sont  remarquables. 
Le  philosophe  écossais  n'a  point  porté  la  mo- 
destie jusque  là  :  tout  en  convenant  que  l'es- 
prit humain  est  incapable  d'aborder  les  hautes 
questions  de  la  métaphysique,  et  qu'il  est  tout- 
à-fait  hors  d'état  de  remonter  jusqu'à  la  source 
de  l'être,  Reid  a  cependant  eu  l'idée  d'une 
philosophie  qui  s'appliquerait  aussi  bien  à  la 
découverte  des  lois  de  la  nature  intellectuelle 
qu'à  celle  des  lois  de  la  nature  physique  ;  et 
cette  philosophie,  en  ce  qui  regarde  les  fa- 
cultés de  l'esprit  humain,  il  a  essayé  de  la 
fonder. 

Or  il  s'agirait  de  savoir  jusqu'où  cette  philo- 
sophie peut  se  promettre  d'aller? 

Quand  on  accorderait  à  l'école  d'Edimbourg 
que  l'homme  peut,  à  l'aide  de  la  méthode  d'in- 
duction ,  arriver  à  saisir  quelques  vues  nou- 
velles sur  les  lois  de  la  nature;  quand  on  sup- 
poserait qu'au  moyen  de  ces  découvertes,  la 
psychologie  reposera  désormais  sur  une  base 
inébranlable  ;  enfin  ,  et  lors  même  que  par  une 
dernière  supposition ,  qui  étonnerait  l'école 
d'Edimbourg  elle-même,  on  irait  jusqu'à  don- 
ner à  l'emploi  de  la  méthode  inductive  une  telle 
efficacité,  que  par  elle  bientôt  tous  les  mys- 
tères qui   dérobent    à  nos  yeux   la   vue  claire 


122  ÉCOLE  DE  PARIS. 

des  principes  constitutifs  de  notre  propre  na- 
ture, se  trouveraient  expliqués;  le  disciple  de 
Rcid  serait-il  en  droit  pour  cela  de  conclure 
que  la  philosophie  enfin  a  touché  le  but,  et 
que  la  science  qui  doit  répondre  à  tous  les 
besoins  de  l'humanité  est  définitivement  con- 
stituée? Non  :  cette  conclusion  serait  fausse. 

Tout  n'est  pas  renfermé  dans  les  étroites 
limites  de  la  psychologie  :  l'homme  aurait  ac- 
quis sur  ce  qui  le  concerne  personnellement , 
et  en  particulier  sur  la  nature  du  principe  intel- 
lectuel ,  les  connaissances  les  plus  positives  et 
les  plus  étendues,  qu'il  ne  serait  point  encore 
fort  avancé  dans  la  solution  des  grands  pro- 
blèmes. 

L'homme,  il  est  vrai  ,  saurait  alors  ce  qu'il 
est  :  mais  aussi  long-temps  qu'il  manquerait 
des  mêmes  données  sur  la  nature  des  êtres  avec 
lesquels  il  est  en  rapport,  il  ignorerait  ses  droits 
et  ses  devoirs. 

Tout  rapport  suppose  nécessairement  deux 
termes  :  celui  qui  ne  connaît  qu'un  seul  de  ces 
termes,  est  hors  d'état  d'établir  exactement  le 
rapport;  pour  qu'il  pût  le  faire,  il  faudrait  que 
la  connaissance  du  second  ternie  lui  fût  aussi 
donnée. 

Pourquoi  le  rapport  de  deux  à  quatre  est-il 
à.  la  portée  des  esprits  les  plus  communs?  c'est 


ÉCOLE  ÉCOSSAISE.  m 

que  ces  deux  nombres  sont  l'un  et  l'autre  bien 
connus  :  mais  le  rapport  de  2  à  x ,  c'est-à-dire 
le  rapport  d'une  quantité  connue  à  une  autre 
qui  ne  l'est  pas  ,  reste  dans  le  vague  indéter- 
miné; il  n'est  pas  possible  en  effet  de  dire 
combien  deux  est  contenu  de  fois  dans  oc  :  le 
problème  en  cet  état  se  refuse  à  toute  solution 
exacte. 

Revenons  à  l'homme  :  il  est  en  rapport  avec 
la  nature,  en  rapport  avec  ses  semblables,  et 
en  rapport  avec  Dieu.  Pour  établir  au  juste  ces 
relations  diverses  d'où  ses  droits  et  ses  devoirs 
découlent,  pour  en  acquérir  une  connaissance 
qu'on  puisse  dire  scientifique ,  il  ne  suffit  pas 
que  l'homme  ait  sur  ce  qui  le  regarde  person- 
nellement les  données  les  plus  exactes;  car 
aussi  long-temps  que  sa  science  ne  s'étendra 
pas  au  delà  du  moi,  tant  qu'elle  sera  circon- 
scrite dans  les  bornes  de  la  psychologie,  il  sera 
dans  l'impossibilité  de  déterminer  avec  une 
certaine  précision  jusqu'où  s'étendent  réelle- 
ment les  droits  qu'il  peut  s'attribuer  sur  la  na- 
ture ,  quelle  règle  de  conduite  il  doit  se  faire 
relativement  à  ses  devoirs  sociaux,  et  de  quelle 
manière  il  honorera  le  grand  Etre  en  supposant 
qu'il  lui  soit  dû  quelque  hommage. 

N'est-il  pas  clair,  en  effet,  pour  ne  s'atta- 
cher qu'à  celle    dernière   partie   des    devoirs, 


424  ÉCOLE  DE  PARIS, 

que  suivant  les  idées  différentes  que  l'on  se 
fera  du  grand  Etre,  il  doit  y  avoir  diverses  ma- 
nières d'envisager  nos  rapports  avec  lui  ?  et  que, 
de  plus,  à  l'égard  du  simple  psychologiste, 
qui  veut  rester  étranger  à  tout  ce  qui  n'est 
point  abordable  par  la  méthode  inductive,  le 
système  religieux  n'existe  pas  ? 

Un  philosophe  pythagoricien  de  grand  re- 
nom ,  qu'Aristote  a  souvent  pris  pour  guide ,  a 
fait  un  traité  sur  l'Univers,  c'est  Ocellus  Luca- 
nus  ;  or  il  a  vu  dans  l'universalité  des  choses  le 
grand  Etre.  Il  serait  bien  difficile ,  ce  nous 
semble  ,  d'établir  sur  une  pareille  idée  un  culte 
raisonnable  ;  le  panthéisme  ,  en  effet ,  nous  pa- 
raît peu  propre  à  servir  de  base  à  la  religion. 
Quels  rapports  de  reconnaissance  et  d'amour, 
de  respect  et  de  crainte  filiale  ,  pourraient 
exister  entre  ce  grand  Etre  de  figure  sphérique, 
immuable  en  lui-même,  éternel,  infini,  et 
cette  portioncule  imperceptible  ,  être  chétif  et 
misérable,  qui  reçoit  pour  un  moment  la  vie 
et  bientôt  s'évanouira  dans,  le  tout?  Le  grand 
Etre  l'a  produit  en  vertu  de  la  loi  de  né- 
cessité; il  l'absorbera  tout  aussitôt  par  suite 
de  la  même  fatalité  ;  et  voilà  le  seul  rapport  qui 
puisse  être  signalé  entre  eux.  Que  l'homme 
porte  donc  ailleurs  son  hommage  ;  Pan  le  dé- 
daignerait cet  hommage,  s'il  pouvait  arriver 


ÉCOLE  ÉCOSSAISE.  425 

jusqu'à  lui.  L'homme  alors  se  tournerait-il  vers 
ces  êtres  qui  roulent  majestueusement  dans  les 
cieux,  parcourant  leur   orbite  toujours  de   la 
même  manière  ,  se  mouvant  par  eux-mêmes  de 
toute  éternité  ,  ne  changeant  jamais  de  nature 
ni  d'essence  ?  mais  le  même  Ocellus  nous  ap- 
prend qu'une  ligne  immuable,  que  les  destins 
eux-mêmes  ont  tracée,  sépare  le  monde  im- 
mortel de  celui  qui   se  reproduit,  et  que  dans 
ce  monde    sublunaire,   théâtre   perpétuel  de 
productions  et  de  destructions,  la  nature  et  la 
discorde  ont  établi  leur  empire.  Sera-ce  donc 
à  la  nature  ,  puissance  aveugle  et  sourde  ;  sera- 
ce  à  la  discorde,  principe  éternel  de  la  dissolu- 
tion des  choses  périssables ,  que  l'homme  pré- 
sentera   ses    demandes ,    qu'il    adressera    ses 
prières?  Le  philosophe  embarrassé  répondra , 
pour  ménager   l'opinion  du  vulgaire,  que  ce 
sont  les  dieux  du  pays  qu'il  faut  adorer  ;  et  au 
besoin  ,   il  fera  de  ces  dieux  autant  de  génies 
qui  peuplent  l'air,  et  dont  il  n'est  point  inutile 
de  s'attirer  la  faveur   par  des  offrandes  réité- 
rées. Ainsi  le  philosophe  consacrera  lui-même, 
par    ses   théories,   les    superstitions   les    plus 
grossières,  tandis  que,  pour  ce  qui  le  concerne, 
la  religion  se  réduira  en   une  vaine  et   stérile 
spéculation. 

Aristote,  de  son  côté,  quand  il  cherche  à  se 


I2(j  ÉCOLE  DE  PAJUS. 

rapprocher  des  croyances  communes,  nous 
parle  d'un  mouvement  simple  qui  de  la  pre- 
mière région  où  le  grand  Etre  réside  ,  se  com- 
munique de  proche  en  proche,  mais  toujours 
en  s'affaiblissant  jusqu'à  la  région  la  plus  basse, 
où  ce  mouvement  déjà  affaibli  se  trouve  encore 
modifie  par  la  nature  essentielle  des  êtres  qui 
le  reçoivent  (a).  Voilà  tout  ce  qu'Aristote  peut 
faire  pour  accommoder  son  système  philoso- 
phique à  l'opinion  si  généralement  répandue 
de  l'intervention  de  la  Providence  dans  les 
choses  d'ici-bas.  Mais  lorsque  ce  philosophe  ex- 
prime sa  pensée  plus  librement,  il  place  au 
haut  des  cieux  son  premier  moteur,  essence 
éternelle,  immatérielle  et  intelligente,  prin- 
cipe régulateur  de  tous  les  mouvements  qui 
s'exécutent  avec  un  ordre  immuable  dans  les 
régions  supérieures,  abandonnant  aux  chances 
du  hasard  le  mouvement  irrégulier  des  choses 
humaines,  qui  s'opère  sous  l'influence  d'une 
certaine  vertu  secrète,  d'un  je  ne  sais  quoi, 
qu  il  appelle  la  nature,  qui  serait  douée  d'ac- 


(a)  C'est  dans  son  livre  de  Mundo ,  qu'Aristote  émet  des  opi- 
nions plus  favorables  à  l'idée  d'une  Providence  agissant  dans  les 
affaires  de  ce  bas  monde.  De  lrè.«  habiles  gens,  frappés  du  peu 
d'accord  qui  existe  entre  les  principes  du  livre  en  question  ,  et 
ceux  qu'Aristote  a  émis  ailleurs,  ont  douté  qu'il  fut  de  lui;  nous 
n'entrerons  pas  dans  celle  discussion. 


ÉCOLE  ECOSSAISE.  127 

tivité,  niais  privée  de  liberté  ,  et  même  dé- 
pourvue d'intelligence.  Or  il  est  aisé  de  voir 
que  sur  un  tel  fondement ,  il  est  impossible 
d'établir  un  système  religieux  qui  puisse  satis- 
faire la  raison  ,  et  répondre  aux  besoins  du 
cœur  de  l'homme. 

Y  aurait-il  quelque  chose  de  mieux  à  at- 
tendre, pour  asseoir  une  religion,  de  l'athéisme 
de  Straton  ,  du  fatalisme  des  stoïciens  ,  de  la 
doctrine  d'Epicure  sur  les  dieux,  en  un  mot 
de  ces  innombrables  rêveries  qui  ont  été  débi- 
tées par  les  philosophes  au  sujet  des  causes 
premières?  Mais  ces  grands  génies  ont  échoué 
tous  quand  ils  ont  voulu  aborder  ces  hautes 
questions  ;  et  toutes  les  fois  qu'ils  ont  voulu 
parler  des  devoirs  de  l'homme  envers  la  Divi- 
nité ,  ils  n'ont  pu  dire  des  choses  raisonnables , 
qu'en  faisant  violence  à  leurs  principes  méta- 
physiques. 

Si  Platon  a  été  plus  heureux,  s'il  a  mieux 
conçu  les  rapports  de  l'homme  avec  Dieu,  c'est 
qu'il  avait  du  grand  Etre  une  idée  plus  rap- 
prochée de  la  vérité,  et  que  d'autre  paît  la  na- 
ture humaine  était  mieux  connue  de  lui.  Ce- 
pendant Platon  laisse  beaucoup  à  désirer. 
Quand  la  science  est  en  défaut,  il  se  livre  à  des 
hypothèses  hardies  :  son  imagination  devenant 
alors  son  seul   guide  ,  il  disparait   et  se    perd 


128  ÉCOLE  DE  PARIS, 

dans  la  nue ,  ou  bien  il  tombe  au  fond  de  l'a- 
bîme. 

Aucun  philosophe  de  l'antiquité  ne  s'est 
élevé  jusqu'à  l'idée  sublime  de  la  création  (a). 
Ils  ont  tous,  sans  en  excepter  un,  posé  en 
principe  que  la  matière  est  éternelle;  et,  en 
conséquence,  ils  ont  fait  tous,  les  uns  plus, 
les  autres  moins,  une  part  au  destin  dans  le 
gouvernement  du  monde.  Ainsi  l'idée  de  la 
Providence  n'est  sortie  pure  d'aucun  des  sys- 
tèmes philosophiques  que  la  Grèce  nous  a  lé- 
gués. En  général,  il  faut  dire  que  toutes  ces 
disputes  des  philosophes  touchant  la  nature 
des  premiers  principes,  bien  loin  de  faire  jail- 
lir la  lumière,  n'ont  servi  qu'à  répandre  des 
ténèbres  sur  ce  point  si  important.  Platon  est 
resté  bien  au  dessous  de  l'idée  que  l'on  doit  se 
faire  de  la  puissance,  de  la  sagesse,  de  la  bonté 
de  Dieu.  Il  a  entrevu  la  Trinité;  mais  il  n'en  a 
pas  saisi  le  caractère  véritable.  Il  n'a  pas  connu 
non  plus  tout  ce  qu'il  y  a  de  grandeur  et  de 
misère  dans  l'homme.  Il  a  cependant  indiqué 
quelque  part  que  l'homme  pourrait  bien  être 
un  pécheur  que  la  justice  divine  a  condamné  à 

(a)  Quelques  savants  ont  pensé  que  Platon  avaiJ  eu  l'idée  de 
la  création  ;  mais  les  raisons  qu'ils  donnent  à  l'appui  de  leur  opi- 
nion sont  bien  faibles:  Brucker  a  discuté  cette  opinion,  et  il  en 
a  fait  voir  la  fausseté. 


ÉCOLE  ÉCOSSAISE.  429 

expier  sur  la  terre  une  grande  faute  antérieure- 
ment commise  ;  mais  il  a  laissé  tout  aussitôt 
échapper  ce  rayon  lumineux,  et  le  grand  pro- 
blème de  l'origine  du  mal  est  resté  pour  lui 
sans  solution.  Ce  n'était  donc  point  à  Platon  , 
et  encore  moins  aux  autres  philosophes  qui 
sont  restés  en  arrière  de  lui ,  qu'il  était  réservé 
de  fixer  les  principes  de  la  religion  vraie,  et 
de  déterminer  les  formes  d'un  culte  agréable  à 
la  Divinité.  Les  philosophes  de  ces  derniers 
temps  auront-ils  plus  de  succès?  Viendront-ils 
à  bout,  comme  ils  l'espèrent,  de  fonder  la 
morale  religieuse  sans  le  secours  de  la  foi? 
Prononçons  hardiment  que  c'est  en  vain  qu'ils 
s'en  flattent.  Ii  faut  connaître  l'homme,  il  faut 
connaître  Dieu ,  pour  apprécier  les  rapports 
de  l'homme  avec  Dieu  :  mais  l'homme  est  pour 
lui-même  une  énigme  ;  et  l'idée  de  Dieu  ren- 
ferme une  foule  de  mystères  auxquels  la  raison 
finie  de  l'homme  est  dans  l'impuissance  d'at- 
teindre ;  c'est  donc  à  Dieu  seul  qu'il  appartient 
de  tracer  d'une  main  ferme  les  préceptes  de 
la  loi. 

Ainsi,  et  lors  même  qu'en  continuant  notre 
première  supposition  ,  nous  admettrions  que 
la  nature  humaine,  cette  grande  énigme  dont 
la  philosophie  a  vainement  cherché  le  mot, 
soumise  à  une  nouvelle  investigation,  soit  bien 


i30  ÉCOLE  DE  PARIS. 

prés  d'être  expliquée;  toujours  serait- il  vrai 
(juc  ,  si  la  nature  divine  reste  cachée ,  la  philo- 
sophie est  en  défaut. 

Tentera-t-elle  d'arriver  jusqu'à  Dieu?  elle 
l'a  essayé  maintes  fois  ;  elle  s'est  précipitée  avec 
ardeur  dans  les  profondeurs  de  la  métaphy- 
sique, dans  les  mystères  de  l'ontologie;  mais 
la  philosophie  écossaise  a  blâmé  hautement 
cette  présomptueuse  entreprise  ;  elle  a  constaté 
que  ces  tentatives  hardies  n'avaient  abouti  qu'à 
rendre  la  science  méprisable  ;  et  en  consé- 
quence, elle  a  manifesté  clairement  l'intention 
de  se  renfermer  elle-même  dans  le  cercle  delà 
psychologie. 

Mais  quoi  !  se  serait-elle  donc  résignée,  cette 
école  si  sage,  à  laisser  en  dehors  de  ses  re- 
cherches la  solution  des  questions  qui  touchent 
aux  intérêts  les  plus  pressants  de  l'humanité? 
Se  serait-elle  interdit  la  faculté,  en  parlant  de 
la  morale,  de  s'occuper  de  cette  branche  si  im- 
portante des  devoirs  qui  se  rapportent  à  la 
Divinité?  Se  serait-elle  enfin  imposé  l'obliga- 
tion de  ne  prononcer  jamais  le  nom  de  Dieu? 
Non,  certes;  au  contraire,  elle  a  cherché  à 
établir  les  principes  de  la  religion  naturelle; 
et  faisant  l'énumération  des  devoirs  dont  l'ac- 
complissement constitue  l'homme  moral ,  elle 
place  en  tête   et  au  premier  rang  ceux  qui  se 


ÉCOLE  ÉCOSSAISE.  131 

rapportent  à  la  Divinité.  Ainsi,  entraînée  elle- 
même  par  la  force  des  choses,  elle  a  franchi 
les  bornes  qu'elle  avait  posées;  elle  a  mieux 
aime  tomber  dans  l'inconséquence  que  de  se 
précipiter  dans  l'absurde. 

Il  est  visible,  en  effet,  et  sur  ce  nous  n'au- 
rons pas  besoin  d'invoquer  l'autorité  de  M.  Cou- 
sin ,  qu'un  système  philosophique  qui  voudrait 
satisfaire  l'esprit  humain  sans  faire  mention  de  la 
cause  première,  et  qui  croirait  pouvoir  répondre 
à  tous  les  besoins  du  cœur  de  l'homme,  sans 
parler  de  la  Divinité,  serait  le  plus  vain  des 
systèmes.  Dieu  occupe  une  trop  grande  place 
dans  le  monde  pour  qu'on  puisse  si  facilement 
le  mettre  à  l'écart;  il  a,  d'ailleurs,  avec  l'homme 
des  rapports  trop  essentiels  pour  qu'on  puisse 
les  négliger. 

Le  philosophe  écossais  se  trouve  donc  en- 
gagé dans  un  défilé  :  s'il  veut  être  strictement 
psychologiste  ,  il  faut  qu'il  s'abstienne  de  parler 
de  la  Divinité;  persiste-t-il ,  au  contraire  «à  faire 
mention  de  Dieu?  il  faut  qu'il  sorte  du  cercle 
de  la  psychologie,  et  pénètre  fort  avant  dans 
le  domaine  de  la  métaphysique  :  en  vain,  pour 
dissimuler  aux  autres  ce  mouvement,  et  peut- 
être  se  faire  illusion  a  lui-même,  essaiera -t-il 
de  distraire  l'attention  ;  mais  il  aura  beau  me- 
surer ses  termes,  en  tempérer  l'énergie,  éviter, 


432  ÉCOLE  DE  PARIS, 

en  me  parlant  de  Dieu ,  de  le  représenter  sous 
les  grands  traits  qui  le  caractérisent,  et  le  dési- 
gner d'une  manière  vague,  en  disant  que  c'est 
lajorce  des  forces ,  V âme  par  excellence ,  etc. 
Ces  expressions  et  autres  du  même  genre  qu'il 
pourrait  employer,  ne  sauraient  répondre  à 
l'idée,  tout  imparfaite  qu'elle  soit,  que  je  me 
fais  de  Dieu,  qu'autant  que  je  verrais  au  fond 
de  sa  pensée  l'existence  par  soi-même,  l'éter- 
nité, l'immensité,  l'infini  en  un  mot  :  car,  s'il 
m'est  permis  de  supposer  que  ,  sous  ces  expres- 
sions pompeuses,  se  cache  un  être  borné,  je 
prononcerai  hardiment  que  ce  n'est  point  là  le 
grand  Etre  ;  et  le  psychologiste  alors  sera  obligé 
de  s'expliquer  nettement. 

Je  le  répète  donc ,  le  philosophe  écossais  se 
trouve  engagé  dans  un  défilé.  S'il  se  renferme 
rigoureusement  dans  les  bornes  de  la  psycho- 
logie ,  il  est  obligé  de  mettre  Dieu  de  côté ,  et 
c'est  à  quoi  difficilement  il  se  résoudra;  s'il  dé- 
passe ces  bornes,  il  s'engage  dans  les  labyrinthes 
de  la  métaphysique,  et  c'est  ce  qu'il  redoute 
par  dessus  tout.  Dans  cet  embarras,  que  fera- 
t-il?  S'il  n'est  point  aveuglé  par  l'orgueil,  ilre- 
connaîtra  qu'il  faut  se  soumettre  au  joug  de  la 
foi.  Désabusé  de  la  philosophie  humaine,  il  jet- 
tera vers  le  ciel  un  regard ,  et ,  comme  Socrate , 
il  s'écriera  :  «  Toute  la  sagesse  humaine  n'est 


ÉCOLE  ÉCOSSAISE.  453 

«  rien  ;  Apollon  seul  est  sage.  »  Ou  bien  avec 
l'Ecclésiaste,  il  dira  :  «  J'ai  tenté  tout  pour  ac- 
«  quérir  la  sagesse.  J'ai  dit  en  moi-même  :  Je 
«  deviendrai  sage  ;  et  la  sagesse  s'est  retirée  loin 
«  de  moi ,  encore  beaucoup  plus  qu'elle  n'était 
u  auparavant.  Oh  !  combien  est  grande  sa  pro- 
«  fondeur,  et  qui  pourra  la  sonder?  »  Ainsi  la 
nécessité  d'une  révélation  surnaturelle  se  ma- 
nifestera tôt  ou  tard  au  philosophe  écossais,  s'il 
a  véritablement  à  cœur  de  connaître  ses  devoirs 
religieux,  et  d'arriver  jusqu'à  Dieu. 

Au  surplus,  il  est  à  remarquer  que  c'est  en 
accordant  à  l'école  écossaise ,  par  voie  de  sup- 
position, plus  qu'elle  ne  se  croit  dans  le  cas 
d'exiger  elle-même,  que  nous  sommes  arrivés 
à  cette  conclusion.  Car  Reid  est  loin  de  prétendre 
que  l'homme  ait  aucun  moyen  de  pénétrer  jus- 
qu'à la  racine  des  facultés  dont  l'âme  humaine 
est  pourvue  :  et  cependant  nous  admettions  que 
la  chose  était  possible.  Notre  raisonnement  de- 
viendra donc  encore  plus  pressant ,  quand  nous 
aurons,  laissant  de  côté  toute  hypothèse,  dé- 
terminé jusqu'où  la  science  inductive  peut  con- 
duire le  philosophe  écossais,  dans  la  connais- 
sance de  lui-même  (i). 

(1)  Correspondant ,  ii  mars  1830. 


28 


r.'»  ÉCOLE  DE  PARIS. 

HIIo 

L'insuffisance  de  la  philosophie  écossaise  ré- 
sulte ,  à  ce  qu'il  nous  semble,  déjà  fort  claire- 
ment des  considérations  que  nous  avons  pré- 
sentées. Cependant  nous  avons  annoncé  qu'elle 
se  manifesterait  davantage  ,  quand  la  discussion 
se  trouverait  établie  sur  le  terrain  même  que 
l'école  écossaise  a  choisi  pour  se  développer  : 
nous  allons  donc  ,  après  l'avoir  entendue  ex- 
poser sa  méthode  et  ses  principes,  après  qu'elle 
aura  elle-même  marqué  les  limites  dans  les- 
quelles elle  doit  se  renfermer,  constater,  par 
ses  propres  aveux  ,  que  le  cercle  dans  lequel 
nous  l'avions  circonscrite  est  encore  trop 
étendu. 

«  Il  est  une  science  assez  hardie  pour  se  me- 
surer à  l'univers,  et  qui  dans  son  ambition  vaste 
comme  la  vérité,  prétend  à  tout,  s'applique  à 
tout,  à  l'invisible  comme  au  visible,  à  l'infini 
comme  au  fini,  h  Dieu  comme  au  monde.  Les 
formes  physiques  et  morales,  le  principe  qui 
les  a  créées,  les  êtres  et  leur  raison,  il  n'est 
rien  qu'elle  n'embrasse  dans  ses  immenses  re- 
cherches. Elle  veut  des  solutions  pour  tous  les 
problèmes  ,  des  explications  pour  tous  les  mys- 
tères ,  des  démonstrations  pour  tous  les  ûicon- 


ÉCOLE  ECOSSAISE.  4.V> 

nus  :  c'est  la  toute-science.  Telle  est  une  espèce 
de  philosophie. 

«  Il  en  est  une  autre  plus  modeste  et  plus 
sage,  qui ,  au  lieu  de  porter  ses  vues  si  haut  et 
d'aspirer  à  l'universalité,  n'a  pour  but  que  de 
reconnaître  la  nature  et  la  destinée  de  l'homme. 
A  l'exemple  de  toutes  les  vraies  sciences,  qui 
limitent  leur  domaine,  et  n'embrassent  chacune 
que  certains  êtres  et  certains  faits,  elle  se  borne 
à  la  question  de  l'humanité,  qu'elle  trouve  en- 
core assez  grande,  assez  complexe,  et  assez 
difficile  à  résoudre  (i).  » 

Dans  ce  passage  où  M.  Damiron  établit  entre 
l'ontologie  et  la  psychologie  un  rapprochement 
qui  en  fait  jaillir  l'opposition  ,  il  s'explique  de 
manière  à  ne  laisser  aucun  doute  sur  la  préfé- 
rence qu'il  accorde  à  la  psychologie  ;  et  quand 
il  ajoute  qu'entre  ces  deux  philosophies  le  choix 
ne  saurait  être  douteux,  on  entend  très  bien 
que  ce  n'est  pas  sur  l'ontologie  que  son  choix 
est  tombé. 

Cependant  «  l'ontologie  n'est  pas  une 
chose  vaine,  dit-il  ailleurs;  mais  elle  est 
d'une  grande  difficulté.  Ce  qu'elle  recherche 
dans  l'homme    et    la    nature  ,     ce    n'est    pas 

(1)  M.  Damiron,  Essai  sur  l'histoire  de  la  philoso- 
phie eu  France  au  xix'  siècle,  article  Ancillon. 


43C  ÉCOLE  DE  PARIS. 

seulement  ee  qu'ils  ont  d  actuel  et  de  vi- 
sible :  c'est  leur  passé  et  leur  avenir,  leur 
origine  et  leur  destinée  ,  c'est-à-dire  ce  qu'il  y  a 
en  eux  de  plus  intime  et  de  plus  caché.  En 
outre,  du  créé  elle  passe  à  lincréé ,  elle  s'é- 
lève au  Créateur,  elle  plonge  dans  les  ténèbres 
de  cette  mystérieuse  existence,  elle  en  con- 
temple profondément  les  ineffables  attri- 
buts (i),  » 

Ainsi ,  ce  n'est  point  à  raison  de  la  futilité  de 
la  science  ontologique  que  Reidet  ses  disciples 
ont  cru  devoir  s'interdire  les  recherches  qui 
s'y  rapportent;  c'est  une  autre  considération 
qui  les  a  déterminés  ;  M.  Damiron  vient  déjà 
de  l'indiquer  ,  mais  il  va  l'expliquer  plus  au 
long. 

«  Un  système  ontologique  est  un  voyage 
autour  du  monde;  il  faut  de  la  force  et  de 
l'audace  pour  le  tenter  :  s'il  a  quelque  chose 
de  séduisant  pour  l'ardente  curiosité  de  la  jeu- 
nesse, il  n'a  que  des  difficultés  et  des  périls 
aux  yeux  de  l'homme  dont  l'expérience  a  mûri 
la  raison.  Quand  on  est  instruit  par  l'histoire 
des  erreurs  dans  lesquelles  sont  tombés  les  an- 
ciens philosophes;  quand  on  a  été  témoin  de 

(1)  M.  Damiron,  Essai  sur  l' histoire  delà  philo- 
sophie en  France  au  xixe  siècle,  article  Kératrv. 


ÉCOLE  ÉCOSSAISE.  loi 

celles  auxquelles  ont  été  entraînés  les  philo- 
sophes contemporains;  quand  peut-être  soi- 
même  on  s'est  égaré  sur  les  pas  des  uns  ou  des 
autres,  et  qu'enfin  on  reconnaît  que  le  mal 
vient  de  l'ambition  de  tout  voir,  de  tout  ex- 
pliquer, de  tout  comprendre ,  on  est  moins 
porté  à  ces  vastes  recherches  ,  qui  souvent  ne 
mènent  à  rien;  et  l'on  aime  à  borner  sa  vue 
pour  être  plus  sur  de  la  reposer  sur  la 
réalité  (i).  » 

Voilà  donc  ce  qui  doit  faire  craindre  à  tout 
ami  prudent  du  vrai,  de  s'engager  dans  un 
système  ontologique;  c'est-à-dire,  et  d'après 
la  définition  que  M.  Damiron  nous  a  donnée  de 
l'ontologie,  de  rechercher,  en  ce  qui  regarde 
les  choses  créées ,  leur  passé  et  leur  avenir, 
leur  origine  et  leur  destinée  ,  et ,  en  outre , 
de  passer  du  créé  à  V incréé ,  de  s  élever  au 
Créateur  ;  ces  recherches,  en  effet,  placeraient 
le  philosophe  qui  voudrait  s'y  livrer  au  centre 
même  de  l'ontologie. 

Renfermée  dans  le  cercle  de  la  psychologie, 
uniquement  appliquée  à  ce  qu'il  y  a  d'actuel 
et  de  visible  dans  l1  homme  ,  la  philosophie  ré- 
soudra-t-elle    complètement    la    question    de 

(1)  M.  Damiron  ,  Essai  sur  F  histoire  de  la  philoso- 
phie en  France  au  xixe  siècle,  article  Ancillon. 


458  ÉCOLE  DE  PARIS. 

V  humanité?  Qu'elle  se  garde  bien  de  le  croire: 
si  elle  avait  la  hardiesse  d'annoncer  cette  pré- 
tention ,  l'école  écossaise  s'élèverait  simultané- 
ment pour  la  prescrire  et  la  repousser. 

Un  des  points  fondamentaux  de  la  doctrine 
écossaise  ,  c'est  que  la  philosophie  ,  si  jamais 
elle  parvient  à  se  constituer,  ne  devra  cet  avan- 
tage qu'au  bon  emploi  qui  sera  fait  de  la  mé- 
thode d'induction.  Cependant,  et  quoique  l'é- 
cole écossaise  articule  à  tout  propos  qu'il  n'y  a 
pas  d'autre  clef  qui  puisse  introduire  dans  le 
temple  de  la  science ,  elle  n'a  garde  de  pré- 
tendre que  ce  soit  aussi  le  moyen  de  pénétrer 
dans  le  sanctuaire;  loin  de  là,  elle  est  la  pre- 
mière à  faire  remarquer  que  l'emploi  de  la  mé- 
thode d'induction  est  limité;  elle  est  la  pre- 
mière à  proclamer  que  le  sanctuaire  de  la  science 
est  impénétrable  à  tous.  Ainsi  l'usage  qu'on 
peut  faire  de  la  méthode  en  question  doit  se 
restreindre  ,  d'après  les  principes  des  Ecossais 
eux-mêmes,  à  la  recherche  des  lois  de  la  na- 
ture ,  c'est-à-dire  des  faits  primitifs  qui  résis- 
tent à  l'analyse,  et  ne  sont  pas  susceptibles 
d'explication.  La  philosophie  inductive,  nous 
disent-ils,  est  une  science  dejaits  :  elle  s'at- 
tache d'abord  aux  faits  particuliers ,  et  les  sou- 
met à  une  analyse  sévère  ;  de  ces  premiers 
faits,  «lie  ûchc  de  remonter  à   d'autres,  qui 


ÉCOLE  ÉCOSSAISE.  459 

présentent  plus  de  généralité;  et  de  proche  en 
proche,  elle  arrive,  s'il  se  peut,  jusqu'aux 
faits  primitifs,  auxquels  elle  impose  le  nom  de 
lois  :  avant  atteint  ce  terme,  enfin  elle  s'arrête, 
parce  qu'elle  se  trouve  en  face  des  causes,  et 
que  là  finit  la  portée  de  l'entendement  humain. 
Cette  méthode,  du  reste,  s'applique  aussi  bien 
aux  sciences  naturellesqu'aux  sciences  morales; 
et  si  les  premières  ont  fait ,  depuis  quelque 
temps  et  assez  vite ,  beaucoup  de  chemin  ,  il  ne 
faut  pas  chercher  de  ce  progrès  une  autre  rai- 
son que  l'application  faite  par  des  hommes 
habiles  de  la  méthode  d'induction  à  la  science 
qu'ils  cultivaient.  C'est  ainsi  que  Newton  a  pro- 
cédé dans  les  recherches  qui  lui  ont  acquis ,  et 
à  juste  titre,  un  si  grand  renom.  Il  s'est  élevé 
par  degrés,  sans  jamais  s'écarter  de  la  voie  de 
l'induction,  jusqu'à  ce  fait  primitif  :  à  savoir, 
que  les  corps  tendent  à  s'approcher  avec  une 
force  qui  varie  selon  leurs  dislances  mutuelles  ; 
or,  étant  parvenu  là,  et  l'induction  ne  lui  four- 
nissant plus  aucun  moyen  de  s'élever  plus  haut, 
cette  loi  générale  de  la  nature  ,  connue  sous  le 
nom  de  gravitation ,  a  été  par  lui  posée.  S'il 
arrivait  cependant  qu'un  philosophe  plus  heu- 
reux vînt  à  constater,  par  la  même  voie,  l'exis- 
tence d'un  clhcr  invisible,  que  Newton  parais- 
sait soupçonner,  et  dont  la  gravitation  serait  h 


MO  ÉCOLE  DE  PARIS. 

résultat  immédiat;  cet  éther  invisible  devien- 
drait, en  ce  cas,  le  fait  primitif  :  ce  serait  un 
pas  de  plus  que  la  science  aurait  fait,  en  sui- 
vant la  chaîne  qui  lie  tous  les  effets  les  uns  aux 
autres,  mais  pour  aboutir  toujours  à  un  fait 
inexplicable.  Car,  et  c'est  le  cri  de  toute  l'école, 
la  philosophie  ne  peut  aller  au  delà  des  faits 
primitifs.  Au  surplus  ,  laissons  les  maîtres  s'ex- 
pliquer eux-mêmes,  et  citons  leurs  expres- 
sions : 

«  Quand  on  se  révolte  contre  les  faits  primi- 
tifs (c'est  M.  Royer-Collard  qui  parle),  on  mé- 
connaît également  la  constitution  de  notre  intel- 
ligence et  le  but  de  la  philosophie.  Expliquer 
un  fait,  est-ce  donc  autre  chose  que  le  dériver 
d'un  autre  fait;  et  ce  genre  d'explication,  s'il 
doit  s'arrêter  quelque  part,  ne  suppose-t-il  pas 
des  faits  inexplicables  :  n'y  aspire-t-il  pas  né- 
cessairement (:)?  » 

Aussi  Dugald-Stewart  semble-t-il  borner 
l'œuvre  du  philosophe  à  rattacher  des  faits 
particuliers  à  des  faits  généraux,  ajoutant 
que  nos  plus  heureuses  tentatives  ne  peuvent 
jamais  avoir  d'autre  terme  que  la  découverte 

(1)  Fragments  de  M.  Royer-Collard,  recueillis 
par  M.  Jouffroy ,  l.  iv  de  la  traduction  des  œuvres  de 
Reid,  p.  305. 


ÉCOLE  ÉCOSSAISE.  Ml 

de  ipielque  loi  de  la  nature  dont  V explication 
est  impossible  (i).  Pourquoi  cette  explication 
est-elle  impossible?  Reid  va  nous  l'apprendre  : 

«  Les  causes  explicatives  des  phénomènes 
sont  des  faits  qui  sont  eux-mêmes  sans  explica- 
tion. Sans  doute  ils  ont  une  cause;  mais  cette 
cause  est  inconnue,  et  nous  les  appelons  lois 
de  la  nature,  parce  que  nous  ne  leur  connais- 
sons pas  d'autre  explication  que  la  volonté  de 
l'Etre  suprême  (n).  » 

Ainsi  la  doctrine  de  l'école  écossaise  n'est 
point  équivoque  sur  ce  point;  elle  consacre 
formellement  en  principe  qu'il  n'est  pas  donné 
à  la  philosophie  d'aller  au  delà  des  faits  primi- 
tifs. La  philosophie  bien  souvent  restera  en  ar- 
rière de  ces  faits;  mais  si  elle  a  le  bonheur  d'y 
atteindre  ,  il  ne  faut  pas  qu'elle  essaie  de  re- 
monter plus  haut,  puisque  ce  serait  vouloir 
pénétrer  dans  la  nature  intime  des  causes  effi- 
cientes :  or  elle  peut  constater  à  chaque  instant 
l'existence  des  causes;  mais  jamais  elle  ne  par- 
viendra à  se  rendre  compte  entièrement  de  ce 
qu'elles  sont. 


(1)  Esquisses  de  philosophie  morale ,  ouvrage 
traduit  par  M.  Jouitroy,  p.  G  et  7. 

("2)  OEuvres  de  Reid, publiées  par  M.  Jouffroy,  <  m, 
p.  136. 


442  ÉCOLE  DE  PARIS. 

Du  reste  il  ne  faut  pas  se  méprendre  sur  le 
sens  qu'on  doit  attacher  à  ce  mot  de  cause.  Il 
n'y  a  de  cause  véritable  que  celle  qui  renferme 
en  soil'idée  d'une  substance  qui  agit  librement  : 
d'après  cela  une  cause,  c'est  un  être  doué  d'un 
pouvoir  au  moins  égal  à  l'effet  qu'il  a  produit, 
et  qu'il  a  eu  la  volonté  de  produire.  La  cau- 
salité ne  peut  exister  réellement  que  dans  les 
êtres  libres.  Toutes  ces  causes  secondes,  privées 
de  connaissance  et  de  volonté,  qui  ne  font 
autre  chose  que  transmettre  le  mouvement 
qu'elles  ont  reçu,  ne  sont  pas  à  proprement 
parler  des  causes  ;  il  faut  chercher  par  delà 
une  cause  intelligente  à  laquelle  on  puisse  rap- 
porter l'origine  du  premier  mouvement  im- 
primé. L'homme  étant  un  être  doué  d'un  cer- 
tain pouvoir  et  de  volonté,  la  causalité  peut 
résider  en  lui. 

Tels  sont  les  principes  de  l'école  écossaise  ; 
M.  Royer-Collard  les  pose  très  clairement  dans 
le  passage  que  voici  : 

<(  L'homme  est  une  cause;  et,  selon  la  nature 
des  facultés  auxquelles  elle  s'applique,  c'est 
une  cause  intellectuelle  ou  une  force  motrice. 
Une  cause ,  c'est  un  être  doué  d'un  pouvoir  au 
moins  égal  h  l'effet ,  et  qui  a  eu  la  volonté  de  le 
produire.  Là  finit  l'analyse  ;  la  dernière  raison 


ÉCOLE  ÉCOSSAISE.  445 

des  déterminations  libres  de  la  volonté  est  en 
elle-même  (i).  » 

Ainsi  la  philosophie  inductive  s'arrête  en  pré- 
sence des  causes;  et  sous  ce  premier  rapport, 
déjà  le  philosophe  est  obligé  de  convenir  que 
l'âme,  comme  force  motrice,  et  comme  cause 
intellectuelle  ,  échappe  à  son  analyse ,  et  se 
trouve  placée  hors  de  la  portée  de  ses  investiga- 
tions psychologiques. 

Mais  en  continuant  à  développer  ses  idées 
sur  le  principe  de  la  causalité,  M.  Royer-Collard 
nous  ouvre  un  champ  plus  vaste  de  réflexions; 
ou  pour  mieux  dire,  nous  fait  entrevoir  des 
sytèmes  nouveaux.  «  Cause,  dit-il,  c'est  pouvoir 
«  et  volonté;  pouvoir  et  volonté  sont  des  idées 
«  abstraites  prises  dans  un  être  qui  peut  et  qui 
<(  veut  :  cause  est  donc  inséparable  de  sub- 
«  slance  ;  il  y  a  substance  partout  où  il  v  a 
«  cause  (2).  »  Ainsi  la  notion  de  cause  appelle 
nécessairement  à  elle  la  notion  de  substance. 
L'analyse  qui  s'arrête  à  la  notion  de  cause  aura- 
t-elle  plus  de  prise  sur  celle  de  substance  ?  non  ; 
car  des  substances  nous  ne  pouvons  affirmer 
également  qu'une  chose,  c'est  qu'elles  existent  ; 

(1)  Fragments  de  M.  Royer-Collarc  ,  recueillis  par 
M.  Jouffroy,  t.  iv  des  OEuvres  de  Reid,  p.  437. 

(2)  Ibid.,  p.  ool. 


lîi  ÉCOLE  DE  PARIS. 

leur  nature  intime  échappe  toujours  à  notre 
analyse.  Cette  substance  qui  constitue  le  moi 
ne  se  dévoilera  donc  jamais  à  mon  intel- 
ligence; il  n'y  a  que  celui  qui  l'a  faite  qui  puisse 
la  connaître  intimement.  Je  sais  que  j'existe  ; 
mais  la  source  de  l'existence  est  placée  bien 
au  delà  du  point  où  mes  facultés  peuvent  at- 
teindre :  je  sais  qu'il  y  a  quelque  chose  en  moi 
qui  sent,  qui  perçoit,  qui  juge,  qui  veut; 
mais  ce  quelque  chose,  celte  racine  profondé- 
ment cachée  à  laquelle  ces  facultés  viennent  se 
rattacher,  échappe  à  l'œil  le  plus  pénétrant  : 
ma  conscience  me  dit  que  le  moi  est  un,  simple, 
identique  ;  mais  sur  l'essence  de  ce  moi  qui 
est  le  sujet  de  ces  attributs  de  simplicité,  d'i- 
dentité, elle  ne  m'apprend  rien.  Il  faut  donc 
renoncer  à  connaître  la  nature  intime  du  moi. 
Au  surplus  ce  n'est  pas  de  mes  propres  idées 
que  je  rends  compte,  en  parlant  de  la  sorte; 
ce  sont  les  principes  de  l'école  écossaise  que  je 
transmets.  Voici  dans  quels  termes  M.  Royer- 
Collard,  qui  s'en  est  approprié  les  dogmes, 
s'exprime  à  ce  sujet  :  «  Le  moi  séparé  de  ses 
u  affections  et  de  ses  opérations  est  réduit  au 
«  fait  de  l'existence  (i).  »  Inutile  donc  de  de- 
mander au  philosophe    écossais    quelle  est    la 

(1)  Fragments ,  t.  îv  des  OEuvres  de  lieitl,  |>.  314, 


ÉCOLE  ÉCOSSAISE.  449 

nature,  interne  de  la  chose  qui  pense;  car,  pour 
toute  réponse,  il  nous  dira  «  que  nous  l'igno- 
u  rons  et  que  nous  l'ignorerons  toujours  (i).  » 
Ne  l'interrogeons  pas  non  plus  sur  ce  qui  con- 
stitue pour  chaque  homme  son  essence  parti- 
culière ;  car  il  répondra  :  «  Que  nos  facultés  ne 
a  pénètrent  pas  jusqu'à  l'essence  ,  que  la  por- 
u  tée  de  l'entendement  humain  ne  s'étend  pas 
((  jusque  là  (2).  »  Inutile  encore  de  s'enquérir 
du  philosophe  sur  la  nature  de  la  conscience, 
de  la  perception  ,  de  la  mémoire ,  et  de  nos 
autres  facultés,  car  la  science  ne  va  pas  jusque 
là  :  '(  Distinguer  et  nommer  ces  facultés,  nous 
«  dirait-il ,  c'est  tout  ce  que  nous  avons  fait  et 
«  pu  faire  ;  mais  leurs  noms  n'expliquent  ni 
«  l'action  propre  à  chacune  d'elles,  ni  l'irré- 
«  sistible  conviction  qu'elles  exigent  de  nous. 
«  Leur  nature  est  couverte  pour  nous  d'un 
«   voile  impénétrable  (3).  » 

Ainsi  constater  les  faits,  de  l'observation  des 
faits  remonter  par  la  voie  de  l'induction  aux 
faits  primitifs,  aux  lois  de  la  nature  intellec- 
tuelle ,  et  dans  tout  le  cours  de  ces  recherches, 


(1)  Fragments,  t.  iv  des  OEuvres  tleKeid,  p.  :>16. 

(2)  Essais  de  lleid  sur  tes  facultés  de  l 'esprit  hu- 
main ,  t.  iv  de  ses  œuvres ,  p.  208. 

(3)  Ibid.,  p.  57. 


m  ÉCOLE  DE  PARIS. 

se  maintenir  si  bien  au  dessous  des  questions 
qui  peuvent  se  référer  à  la  nature  même  de 
l'esprit,  que  le  système  puisse  s'adapter  égale- 
ment au  matérialisme  et  au  spiritualisme  :  tel 
est  le  plan  de  philosophie  que  l'école  écossaise 
a  conçu. 

S'il  pouvait  rester  quelque  doute  à  cet  égard , 
ii  serait  facile  de  le  lever;  j'invoquerais  le  té- 
moignage de  Dugald-Stewart ,  ce  témoignage 
est  formel  ;  je  transcrirai  le  passage  en  son  en- 
tier. 

«  Le  caractère  distinclif  de  la  science  induc- 
tive  de  l'esprit  est  de  s'abstenir  de  toute  spécu- 
lation sur   la  nature  et  l'essence  de  ce  même 
esprit,  et  de  borner  son  attention  aux  phéno- 
mènes dont  tout  homme  qui  veut  exercer  les 
facultés  de  son  entendement  peut  se  donner  le 
spectacle.    À   cet   égard,   elle    s'éloigne    donc 
également  de  ces  discussions  pneumatologiques 
sur  le  siège  de   l'âme  et  sur  l'impossibilité  de 
ses  rapports  avec  l'espace  et  le  temps  ;  de  ces 
discussions,  dis-je  ,  qui  ont  exercé  si  long-temps 
la  subtilité  des  scolastiques  ;  et  des  hypothèses 
physiologiques  sur  les  conditions  nécessaires  aux 
opérations  intellectuelles  dont  on  a  fait  tant  de 
bruit  dans  le  siècle  dernier.  Elle  diffère  des  unes 
comme  les  recherches  de  Galilée  sur  les  lois  du 
mouvement  différaient  des  disputes  des  anciens 


ÉCOLE  ÉCOSSAISE.  447 

sophistes  sur  l'existence  et  la  nature  de  ce 
phénomène  ;  elle  est  aux  autres  ce  qu'étaient  les 
conclusions  de  Newton  sur  la  loi  de  la  gravita- 
tion à  la  question  qu'il  élevait  sur  l'éther  invisible 
dont  cettte  loi  pouvait  n'être  qu'un  résultat. 
Nous  remarquerons,  en  passant,  que  si  les  dis- 
ciples de  Newton  s'accordent  unanimement  sur 
les  conclusions  physiques  de  leur  maître ,  la 
divergence  de  leurs  sentiments  sur  la  vraisem- 
blance de  la  question  dont  nous  venons  de 
parler,  montre  évidemment  combien  la  science 
inductive  est  en  sûreté  contre  les  écarts  de 
l'imagination  dans  ces  régions  inaccessibles  à  la 
raison  humaine.  Quelle  que  soit  donc  notre 
opinion,  sur  la  cause  inconnue,  phvsique  ou 
immatérielle  de  la  gravitation,  nos  raisonne- 
ments n'en  seront  pas  moins  justes  ,  si  nous  ad- 
mettons seulement  ce  fait  général,  qu'en  vertu 
d'une  certaine  loi,  les  corps  tendent  à  s'appro- 
cher les  uns  des  autres  avec  une  force  qui  varie 
selon  leurs  distances  mutuelles.  Il  en  est  pré- 
cisément de  même  de  ces  conclusions  sur  l'es- 
prit humain,  auxquelles  nous  conduit  naturel- 
lement la  méthode  d'induction.  Elles  sont  à 
elles-mêmes  leur  base  solide  et  inébranlable; 
et,  comme  je  l'ai  remarqué  ailleurs,  elles  s'ar- 
rangent également  des  systèmes  métaphysiques 


US  ÉCOLE  DE  PARIS. 

des  matérialistes  et  de  ceux  des  partisans  de 

Berkeley  (i).  » 

Et  en  eiTet,  s'il  faut  s'en  rapporter  à  ce  que 
dit  M.  Jouffroy,  les  matérialistes  et  les  spiri- 
tualistcs  seraient  parfaitement  d'accord  surtout 
ce  qui  est  d'observation. 

«  Où  commence  la  dissidence  ?  Au  delà  des 
faits,  au  delà  des  inductions  rigoureuses  de  ces 
laits,  au  point  où  commencent  les  hypothèses.  Car 
les  physiologistes  n'ont  jamais  vu  et  ne  pourront 
jamais  voir  si  c'est  le  cerveau  lui-même  qui 
sent,  veut  et  pense;  et,  en  second  lieu,  toutes 
leurs  expériences  sur  la  liaison  qui  existe  entre 
cet  organe  et  les  phénomènes  de  conscience, 
peuvent  aussi  bien  s'expliquer  dans  la  supposi- 
tion que  le  cerveau  n'est,  comme  les  nerfs, 
qu'un  intermédiaire  entre  le  principe  volon- 
taire, intelligent  et  sensible,  et  les  choses  exté- 
rieures, que  dans  la  supposition  qu'il  est  lui- 
même  ce  principe.  D'où  il  suit  que  cette  dernière 
assertion  est  purement  hypothétique.  Il  est  pos- 
sible ,  d'un  autre  cùté ,   qu'on  puisse   trouver 


(1)  Essais  philosophiques ,  par  Dugald-Stewart, 
discours  préliminaire,  p.  10,  11  et  12  de  la  traduction 
de  M.  Charles  Huret.  En  recourant  aux  Éléments  de  la 
philosophie  de  l esprit  humain,  par  le  même  auteur, 
on  trouvera  la  même  opinion  exprimée. 


ÉCOLE  ÉCOSSAISE.  U» 

<dans  une  connaissance  plus  étendue  et  plus 
profonde  des  faits  de  conscience  des  raisons  dé- 
monstratives en  faveur  de  l'opinion  qui  les  rap- 
porte à  un  principe  distinct  de  l'organecérébral, 
ou  qu'en  examinant  de  près  l'hypothèse  des 
physiologistes,  on  puisse  la  réduire  à  l'absurde  ; 
nous  avons  même  des  motifs  particuliers  de  le 
croire  :  mais  jusqu'ici  on  est  forcé  de  convenir 
que  rien  de  complètement  décisif  n'a  été  pro- 
duit ;  autrement  les  physiologistes  se  seraient 
rendus  à  l'évidence,  comme  ils  se  sont  rendus 
à  l'évidence  des  autres  faits  de  conscience ,  dont 
ils  conviennent,  et  la  question  n'en  serait  plus 
une.  L'opinion  qui  attribue  les  faits  de  con- 
science à  un  principe  distinct  de  tout  organe 
corporel y  peut  donc  aussi,  jusqu'à  présent, 
être  considérée  comme  une  hypothèse  (  i  ) .  » 

La  science  inductive  doit  donc,  au  moins 
quant  à  présent,  si  ce  n'est  pour  toujours, 
laisser  en  dehors  la  question  de  l'immatérialité 
de  l'esprit,  celle  de  l'immortalité  de  l'âme,  le 
dogme  de  la  vie  future,  celui  des  peines  et  des 
récompenses  à  venir,  et  tous  autres  du  même 
genre. 

(1)  Préface  de  M  Jouffroy,  en  tête  de  sa  traduction 
des  Esquisses  de  philosophie  morale  de  Dugald-Stc- 
wart,  pages  121, 122,  123. 

29 


m  ÉCOLE  I>E  TARIS. 

<c  Cependant  l'immortalité  de  l'àmc,  a  dit 
Pascal,  est  une  chose  qui  nous  importe  si  fort, 
et  qui  nous  touche  si  profondément,  qu'il  faut 
avoir  perdu  tout  sentiment  pour  être  dans  l'in- 
différence de  savoir  ce  qui  en  est.  Toutes  nos 
actions  et  toutes  nos  pensées  doivent  prendre 
des  routes  si  différentes,  selon  qu'il  y  aura  des 
biens  éternels  à  espérer  ou  non  ,  qu'il  est  im- 
possible de  faire  une  démarche  avec  sens  et  ju- 
gement qu'en  la  réglant  par  la  vue  de  ce  point 
qui  doit  être  notre  dernier  objet.  Ainsi  notre 
premier  intérêt  et  notre  premier  devoir  est  de 
nous  éclaircir  sur  ce  sujet,  d'où  dépend  toute 
notre  conduite.  » 

Si  ce  que  dit  Pascal  est  vrai ,  la  science  induc- 
tive  est  bien  en  arrière  de  nos  besoins  :  elle 
se  traîne  péniblement  dans  les  sentiers  de  l'a- 
nalyse ;  elle  se  consume  en  travaux  qui  ne 
doivent  pas  s'étendre  au  delà  des  descriptions 
de  nos  facultés  ;  elle  renonce,  en  quelquesorte, 
à  l'examen  de  la  grande  question  qui  se  réfère 
aux  destinées  futures  de  l'homme  ;  et  cepen- 
dant elle  nous  promet  un  code  de  morale  com- 
plet ,  et  même  un  chapitre  ,  dans  ce  code  ,  qui 
traitera  spécialement  de  nos  devoirs  envers 
Dieu. 

Eh  quoi  !  serait-elle  donc  à  savoir  que  ces 
devoirs  importants    ne   sauraient   être  établis 


ÉCOLE  ÉCOSSAISE.  451 

d'une  manière  scientifique  que  sur  la  connais- 
sance préalable  des  rapports  qui  peuvent  exis- 
ter entre  l'homme  et  Dieu  ;  or,  comme  la  science 
inductive  a  renoncé  à  toute  recherche  ontolo- 
gique,  à  toute  entreprise  dont  l'objet  pourrait 
être  placé  au  dessus  de  l'humanité,  il  s'ensuit 
que  Dieu ,  soit  qu'on  le  considère  dans  son 
essence  ,  soit  qu'on  s'arrête  à  ses  attributs,  est 
tout-à-fait  en  dehors  de  la  sphère  dans  laquelle 
la  philosophie  de  l'esprit  humain  prétend  s'exer- 
cer; ainsi  Dieu  restera  pour  elle  un  inconnu,  et 
dès  lors  toute  détermination ,  même  approxi- 
mative ,  du  rapport  de  la  divinité  et  de  l'hu- 
manité lui  est  rendue  impossible. 

D'autre  part ,  et  sur  la  question  de  l'huma- 
nité ,  on  a  vu  combien  la  science  inductive  se 
tient  en  arrière  des  hypothèses  qui  se  rappor- 
teraient de  près  oude  loin  à  la  nature  de  l'àme, 
et  qui  fixeraient  l'incertitude  de  l'homme  sur 
son  origine  et  sur  sa  fin.  C'est  à  un  tel  point, 
qu'on  pourrait  se  demander  comment  il  se  fait 
que  les  disciples  de  l'école  d'Edimbourg  se 
qualifient  de  spiritualistes ,  et  donnent  à  la 
science  qu'ils  cultivent  le  nom  de  psychologie  ; 
car  un  système  qui  peut  s'adaptera  l'hypothèse 
des  matérialistes  aussi  bien  qu'à  l'hypothèse 
des  idéalistes,  n'a  point  le  caractère  qui  con- 
vient au  spiritualisme ,  et  serait  mieux  désigné 


452  ECOLE  DE  PARIS; 

sous  le  nom  de  science  du  moi,  que  sous  celui 
de  psychologie.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  question 
est  loin  d'être  résolue  en  son  entier;  et  sous  ce 
nouveau  rapport ,  le  problème  des  devoirs  re- 
ligieux manque  des  données  nécessaires. 

Serait-ce  donc  le  cas  de  conclure  que  la  phi- 
losophie écossaise  ne  peut  porter  aucun  fruit, 
et  qu'elle  ne  mérite  que  notre  dédain?  Cette 
conclusion  serait  dure  :  les  services  que  l'école 
écossaise  a  déjà  rendus,  et  ceux  qu'elle  peut 
rendre  encore  ,  doivent  lui  concilier  quelque 
faveur.  Mais  il  importe  de  bien  fixer  le  genre 
d'utilité  dont  elle  peut  être  (i). 

usa* 

Nous  ne  reviendrons  pas  sur  ce  que  nous 
avons  dit  précédemment,  en  parlant  de  l'es- 
prit de  retenue  qui  distingue  éminemment 
l'école  d'Edimbourg  ;  nous  n'entrerons  pas  non 
plus  dans  de  nouveaux  détails  sur  le  fond  de  la 
doctrine  qu'elle  professe  ;  nous  rappellerons 
seulement ,  avant  dVntrer  en  matière  sur  ce 
qui  doit  faire  le  sujet  du  présent  article,  que 
l'élude  de  l'esprit  humain  est  l'unique  objet 
des  travaux  de  cette  école  ;  et  qu'elle  ne  pousse 

(1)  Correspondant,   6  avril  1830. 


KCOLE  ÉCOSSAISE.  4S3 

point  ses  recherches  au  delà  des  faits  primitifs, 
qui  constituent  les  lois  de  la  nature  intellec- 
tuelle. La  raison  qu'elle  donne  pour  ne  point 
aller  au  delà  ,  c'est  que  la  science  ,  du  moment 
qu'elle  dépasse  cette  limite  ,  tombe  dans  l'hy- 
pothèse ,  marche  en  aveugle  ,  et  s'égare 
bientôt. 

Voilà  donc  la  philosophie  ramenée  à  la  simple 
observation  des  faits  :  distinguer  nos  facultés, 
les  nommer,  les  classer;  c'est,  nous  disent  les 
Ecossais,  la  dernière  fin  que  puisse  se  proposer 
une  philosophie  raisonnable;  ce  doit  être  là  le 
dernier  terme  de  ses  prétentions. 

Or  ce  champ,  qui  paraît  d'abord  si  limité, 
s'agrandit  à  mesure  qu'on  le  parcourt;  et  d'ail- 
leurs, pour  être  mis  en  rapport,  il  demande 
une  culture  approfondie.  Reid  et  ses  disciples 
se  sont  attachés  à  le  défricher  ;  ils  ont  fait  de 
grands  efforts,  ils  ont  consumé  à  ce  travail 
leur  vie  entière  ;  et  cependant  il  est  peu 
avancé. 

Quelques  unes  de  nos  facultés  ont  été  sou- 
mises à  l'analyse  ;  quelques  unes  des  erreurs 
qu'on  professe  dans  les  écoles  ont  été  relevées 
et  combattues;  certaines  notions  du  bon  sens 
ont  été  justifiées,  et  voilà  tout.  Ce  n'est  donc 
pas  sous  ce  rapport  que  la  philosophie  écossaise 
nous   parait   avoir   grandement    mérité:    mais 


45-i  ÉCOLE  DE  PARIS, 

c'est  pour  avoir  dissipe  les  prestiges  de  l'or- 
gueil scientifique,  réduite  leurvéritable  valeur 
les  explications  données  sur  les  mystères  de  la 
nature,  insisté  sur  l'impossibilité  de  résoudre 
la  plupart  des  problèmes  que  les  philosophes 
ont  posés,  que  l'école  écossaise  s'est  acquis  des 
droits  à  l'estime  des  gens  sensés,  en  attendant 
qu'elle  puisse  offrir  des  titres  qui  la  recom- 
mandent à  l'attention  des  hommes  religieux. 

Car  il  est  certain  que  l'école  écossaise,  si  elle 
parvient,  en  suivant  une  bonne  direction,  à 
entrer  dans  les  grandes  voies  de  la  psychologie, 
se  mettra  d'elle-même  en  harmonie  avec  l'en- 
seignement de  l'Église  chrétienne  sur  les  points 
qui  se  rapportent  à  la  connaissance  de  l'homme  : 
mais  il  faut  pour  cela  que  cette  école  ait  épuisé 
d'abord  le  travail  ingrat  et  minutieux  qui  l'a 
absorbée  jusqu'à  ce  jour. 

Cette  analyse  des  facultés  humaines  à  laquelle 
elle  s'est  livrée  peut  bien,  comme  travail  pré- 
liminaire ,  avoir  son  genre  d'utilité  ;  mais 
l'homme  ne  sera  bien  connu  d'elle  qu'après 
que  les  diverses  pièces,  examinées  une  à  une, 
auront  été  rassemblées,  d'après  un  ordre  de 
composition  naturel  ;  car  ce  n'est  que  de  ce 
moment  que  les  grands  traits  de  la  physiono- 
mie humaine  se  dessineront  et  pourront  être 
saisis. 


ÉCOLE  ÉCOSSAISE.  4jtf 

Ainsi  les  travaux  psychologiques  de  l'école 
écossaise  ne  commenceront  à  prendre  de  l'inté- 
rêt que  lorsque,  ayant  atteint  le  terme  qui  a 
servi  de  point  de  départ  à  Pascal,  cette  école 
entrera  enfin  dans  les  voies  que  le  génie  de  cet 
homme  extraordinaire  a  ouvertes  à  l'esprit 
d'observation ,  en  laissant  de  son  passage  des 
traces  si  profondes. 

C'est  alors  en  effet  que  le  philosophe  écos- 
sais aura  à  s'occuper  sérieusement  d'une  clas- 
sification dont  les  bases  seront  prises  dans  la 
nature,  et  sans  laquelle  l'être  intelligent  ne 
pourrait  être  conçu  dans  son  ensemble. 

Or,  il  faut  le  dire ,  la  philosophie  jusqu'à  ce 
jour  n'a  pas  été  heureuse  quand  elle  a  voulu 
de  son  chef  établir  la  division  des  facultés  de 
l'esprit  humain.  Elle  a  bien  cru  remarquer 
qu'il  serait  difficile  de  les  faire  rentrer  les  unes 
dans  les  autres ,  de  telle  sorte  qu'on  put  les  ré- 
duire à  une  seule;  mais,  lorsqu'il  s'est  agi  de 
déterminer  au  juste  comment  elles  se  divisent , 
se  groupent  naturellement,  la  philosophie  a 
échoué. 

Reid  est  convenu  que  jamais  on  n'avait  pro- 
posé une  division  de  nos  facultés  qui  ne  fût 
sujette  à  beaucoup  d'objections,  et  il  ne  s'en 
étonne  pas;  car  elles  sont  si  nombreuses  et  si 
variées,  elles  se  mêlent  et  se  confondent  telle* 


436  ÉCOLE  DE  l'Alils 

meut  dans  la  plupart  des  opérations  de  l'esprit, 
qu'il  lui  a  paru  lout-à-fait  hasardeux  de  s'en- 
gager dans  ce  labyrinthe.  Aussi  n'a-t-il  pas  jugé 
à  propos  de  le  faire;  et  il  a  mieux  aimé  s'ar- 
rêter à  la  division  la  plus  commune  qui  range 
toutes  nos  facultés  sous  deux  chefs,  Y  entende* 
ment  et  la  volonté ,  bien  qu'il  fût  très  persuadé 
que  cette  division  est  défectueuse. 

Il  est  donc ,  comme  on  voit ,  très  difficile 
d  arriver  à  quelque  chose  de  satisfaisant  sur  ce 
point ,  par  les  seules  vues  que  la  raison  hu- 
maine peut  fournir  :  toutefois  il  ne  me  parait 
pas  entièrement  impossible  qu'à  l'aide  d'obser- 
vations long  temps  répétées  les  traits  princi- 
paux, qui  donnent  à  la  physionomie  humaine 
son  caractère  propre,  ne  se  détachent  aux  yeux 
d'un  homme  doué  d'une  grande  sagacité  qui  au- 
rait déjà  quelques  données  sur  la  constitution 
de  l'homme  moral. 

Il  pourra  ,  je  crois  ,  remarquer  d'abord  que 
les  besoins  auxquels  se  rapportent  les  diverses 
facultés  de  l'homme  ,  ne  sont  pas  tous  du  même 
ordre  ;  qu'il  en  est  dont  l'étendue  ne  peut  pas 
aller  au  delà  de  la  vie  présente,  en  sorte  que  , 
si  nous  n'en  éprouvions  que  de  cette  sorte  , 
nous  pourrions  rester  confondus  avec  les  ani- 
maux. Ainsi  l'instinct  de  la  propre  conservation , 
l'attrait  qui  rapproche  les  deux  sexes ,  l'amour 


ÉCOLE  ÉCOSSAISE.  457 

de  la  progéniture,  et  autres  mouvements  in- 
stinctifs du  même  genre,  sont  communs  à 
l'homme  qui  est  doué  de  raison,  et  à  l'animal 
qui  ne  suit  que  l'impulsion  de  l'instinct. 

Mais  il  est  d'autres  besoins,  d'une  nature  plus 
relevée,  qui  sont  propres  à  la  nature  humaine, 
et  auxquels  correspondent  des  facultés  plus 
nobles  que  celles  que  nous  venons  d'énoncer. 
Ainsi  tout  naturellement ,  une  première  divi- 
sion se  présente,  qui  place  d'un  côté  les  fa- 
cultés instinctives  dont  l'homme  animal  a  été 
pourvu,  et  de  l'autre  les  facultés  dont  l'homme  , 
considéré  comme  un  être  raisonnable,  a  été 
doué. 

Or,  en  s'attachant  à  ces  dernières,  il  nous 
semble  que  tout  ce  qu'il  y  a  de  moral  dans 
l'homme  peut  se  rapporter  à  trois  genres  de 
facultés  que  les  philosophes  n'ont  jamais  distin- 
gués nettement ,  et  que  le  bon  sens  du  vulgaire 
a  mieux  saisis. 

Je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  un  seul  peuple  où 
les  idées  de  puissance,  de  sagesse  et  de  bonté 
soient  restées  confondues  ;  et  une  seule  langue, 
dans  laquelle  ces  mots  aient  été  regardés  comme 
synonymes;  dans  la  langue  philosophique,  au 
contraire  ,  j'ai  vu  souvent  ces  mots  employés, 
comme  si  les  idées  qui  s'v  réfèrent  pouvaient, 
en  dernière  analyse,  rentrer  Tune  dans  l'autre . 


458  ÉCOLE  bK  PARIS. 

Ainsi  le  peuple  sait  très  bien  distinguer 
l'homme  qui  a  des  sentiments  élevés,  de  celui 
qui  possède  les  qualités  qui  font  l'homme  habile  ; 
et  il  ne  confond  pas  ce  dernier  avec  celui  qui  a 
la  bonté  en  partage  :  il  dira  du  premier  qu'il  a 
de  l'àme,  du  second  qu'il  a  de  l'esprit,  et  du 
troisième  qu'il  est  bienveillant.  Mais  les  philo- 
sophes, quand  ils  dissertent  sur  cette  matière, 
confondent  souvent  les  qualités  de  l'esprit  et 
celles  du  cœur  ;  du  reste ,  et  par  rapport  à  cette 
faculté  que  madame  de  Staël  a  désignée  sous  le 
nom  d'enthousiasme ,  dont  Corneille  a  fait  le 
ressort  principal  de  ses  pièces  dramatiques, 
que  Walter  Scott  nous  fait  admirer  dans  ces 
hommes  même  que  leurs  actions  placeraient  au 
rang  des  scélérats,  le  plus  souvent  ils  n'en 
tiennent  pas  compte. 

Elle  est  donc  incomplète  ,  cette  division  des 
"acuités  humaines,  que  la  philosophie  nous 
donne  communément  en  distinguant  celles  qui 
se  rapportent  à  l'entendement  et  celles  qui  se 
rapportent  à  la  volonté.  De  plus,  et  comme 
Reid  le  remarque  ,  elle  est  très  vicieuse  en  soi, 
puisque  la  volonté  s'applique  également  à  toutes 
nosfacultés,  etnese  renferme  pas  dans  celles  qui 
se  rapportent  aux  affections  du  cœur  seulement. 

Dans  l'ordre  moral,  trois  besoins  impérieux 
se  font  sentir,  celui  d'admirer,  celui  de  con- 


ÉCOLE  ÉCOSSAISE.  459 

naître ,  celui  d'aimer  ;  trois  facultés  répondent 
à  ces  trois  besoins  primitifs;  au  centre  se  place 
la  substance  qui  veut;  substance  une  et  simple, 
qui  dans  sa  simplicité  réveille  l'idée  de  trinité  ; 
ajoutez  à  cela  le  raisonnement,  instrument  qui 
s'applique  à  tous  les  principes ,  de  quelque  na- 
ture qu'ils  soient,  et  qui  sert  à  en  développer 
les  conséquences  :  vous  aurez  tout  l'homme 
moral. 

En  effet,  il  serait,  suivant  nous,  tout  aussi 
difficile  de  résoudre  en  une  seule  faculté  le  sen- 
timent de  ce  qui  est  grand,  le  sentiment  de  ce 
qui  est  vrai,  le  sentiment  de  ce  qui  est  bon, 
que  d'imaginer  une  quatrième  faculté,  qui  ne 
serait  pas  une  dérivation  ou  une  combinaison 
de  celles  qu'on  vient  de  nommer.  Ainsi  le  sen- 
timent du  beau  moral,  par  exemple,  quand 
l'idée  du  beau  moral,  dans  la  pensée  de  celui 
qui  parle,  ne  se  confond  point  avec  l'héroïsme, 
devient  un  sentiment  composé  qui  se  rapporte 
à  un  objet  dans  lequel  on  croit  découvrir  gran- 
deur et  bonté,  et  même  vérité,  diversement 
combinées. 

La  nature  humaine ,  dans  ce  qu'elle  a  de 
propre  et  de  particulier,  peut  donc  être  ra- 
menée à  quelques  éléments  simples. 

On  voit  en  effet  que  de  cette  souche  antique 
s'élancent  trois  branches  principales  que  l'œil 


460  ÉCOLE   DE  PARIS, 

de  l'intelligence  peut  apercevoir  à  l'aide  d'une 
attention  soutenue;  c'est  d'une  part  un  désir 
ardent  de  connaître  le  vrai  ;  un  besoin  d'aimer 
qui  se  dirige  vers  le  bien  naturellement;  enfin 
un  sentiment  d'admiration  qui  s'élève  vers  le 
grand.  Ces  trois  branches  se  divisent  elles-mêmes 
en  une  infinité  de  rameaux  qui  se  croisent  et 
s'entrelacent. 

Voir,  aimer,  admirer  ;  c'est  la  vie  de  l'âme. 
Qu'une  seule  de  ces  facultés  se  trouve  para- 
lysée ,  l'âme  ne  vit  plus  que  d'une  manière  in- 
complète ;  elle  est  privée  d'un  de  ses  sens  :  si 
la  paralysie  s'étendait  à  tous  ,  alors  la  vie  intel- 
lectuelle serait  éteinte  ;  la  vie  animale  seule  pour- 
rait avoir  son  cours. 

Cependant  il  y  aurait  quelque  chose  de  pis 
encore  que  cette  espèce  d'abrutissement  moral  ; 
ce  serait  que  l'âme ,  non  seulement  restât  in- 
différente sur  le  vrai,  sur  ce  qui  est  bien,  sur 
ce  qui  est  grand  et  noble ,  mais  que  par  une 
dépravation  qui  la  rendrait  encore  plus  cou- 
pable, elle  se  portât  librement  aux  choses  con- 
traires ,  c'est-à-dire,  vers  ce  qui  est  faux,  ce 
qui  est  mauvais,  ce  qui  est  bas  et  vil;  or  les 
exemples  de  cette  dégradation  ne  sont  pas 
rares,  ils  peuvent  à  chaque  instant  se  pré- 
senter. 

Il  y  aurait  beaucoup  à  dire   si  l'on    voulais 


ÉCOLE  ÉCOSSAISE.  461 

entrer  à  ce  sujet  dans  le  détail,  mais  ce  n'est 
pas  ici  le  lieu.  Du  reste  nous  sommes  persuadé 
que  tout  homme  pourvu  d'un  sens  droit  et 
fin  ,  qui  se  livrera  avec  conscience  et  bonne  foi 
aux  travaux  psychologiques  ,  en  tant  qu'ils  se 
rapportent  à  cet  ordre  d'idées,  s'assurera  de 
plus  en  plus  que  cette  division  des  penchants 
naturels  de  l'homme  moral  dont  l'esquisse  vient 
d'être  tracée,  est  fondée  sur  une  base  solide, 
et  n'est  point  un  jeu  de  pure  imagination. 

Tout  ceci  du  reste  peut  être  constaté ,  sans 
qu'il  soit  besoin  de  sortir  du  cercle  de  l'obser- 
vation ;  et  dès  lors  je  ne  vois  pas  pourquoi  la 
science  d'induction  ne  pourrait  pas,  avec  le 
temps,  entrant  dans  les  mêmes  voies  que  saint 
Augustin ,  Pascal  et  Bossuet  ont  parcourues  à 
la  lueur  de  la  révélation,  arriver  à  ce  résultat, 
que  le  vrai,  le  bon,  le  grand  sont  les  fins  de 
l'homme,  vers  lesquelles  sa  volonté,  quand 
elle  est  droite,  se  dirige  naturellement  ;  et  que 
si,  par  l'abus  qu'elle  fait  de  sa  liberté,  elle  se 
détourne  de  ces  fins,  par  là  même  elle  tombe 
dans  le  désordre. 

Mais  si  la  science  d'induction  peut  conduire 
le  philosophe  jusque  là,  elle  est  incapable  de  le 
diriger  plus  loin  ;  c'est-à-dire  qu'elle  l'aban- 
donne dans  le  moment  où  se  fait  sentir  à 
l'homme  qui  veut  se  Connaître,  le  besoin  d'in- 


462  ÉCOLE  DE  PARIS. 

terroger  la  science  sur  ce  qui  lui  reste  encore 

à  savoir. 

Comment  se  fait-il  que  l'homme  soit  sans 
cesse  détourné  de  ses  fi ri3  ?  Telle  est  la  ques- 
tion qui  se  présente  alors. 

L'homme  cherche  la  vérité  ;  et ,  s'il  veut 
s'y  appliquer,  presque  toujours  il  donne  dans 
le  faux. 

L'homme  est  fait  pour  aimer  ;  et  s'il  se  livre 
à  ce  penchant  ,  c'est  pour  abandonner  son 
cœur  à  des  objets  qui  ne  sont  pas  dignes  de  le 
fixer. 

L'homme  n'est  pas  fait  pour  la  terre,  il  tend 
à  s'élever;  et  si  parfois  il  prend  son  essor, 
c'est  une  grandeur  imaginaire  qu'il  poursuit. 

Aussi  l'homme  est-il  pour  lui-même  un  pro- 
blème dont  il  cherche  depuis  long-temps, 
mais  toujours  en  vain  ,  la  solution. 

Sera-ce  la  philosophie  de  Reid  qui  la  lui  don- 
nera ?  Non;  car  cette  solution  n'a  aucun  rap- 
port avec  la  science  d'induction.  Le  nœud  de 
la  difficulté  est  placé  bien  au  delà  du  cercle 
dans  lequel  elle  s'est  elle-même  circonscrite. 

Cependant,  et  sans  le  dépasser,  elle  sera  né- 
cessairement amenée  à  reconnaître  quelque 
jour  les  étonnants  contrastes  que  la  nature  hu- 
maine offre  dans  son  ensemble;  car  il  serait 
bien  étrange  que  la  science  qui  s'applique  ex- 


ÉCOLE  ÉCOSSAISE.  465 

clusivement  à  l'étude  de  l'homme,  ne  distin- 
guât point  ce  qui  a  frappé  tous  les  yeux. 

Elles  sont  tellement  visibles  en  effet  ces  con- 
tradictions du  cœur  humain,  que  plusieurs, 
pour  en  rendre  raison ,  n'ont  pas  fait  difficulté 
d'imaginer  qu'en  l'homme  il  y  a  une  double 
nature.  Cette  opinion  de  deux  principes  ,  l'un 
bon ,  l'autre  mauvais ,  qui  auraient  présidé  à  la 
formation  des  choses  ,  puissances  adversaires, 
Vune  qui  nous  dirige  et  conduit  à  côté  droit  et 
par  la  droite  voie  ;  et  Vautre  qui ,  au  con- 
traire, nous  en  détourne  et  nous  rebute,  serait, 
s'il  faut  en  croire  Plutarque,  une  opinion  bien 
ancienne  et  extraordinairement  répandue.  On 
sait  que  le  système  religieux  de  Zoroastre  por- 
tait en  entier  sur  cette  base;  les  livres  Zends 
enseignaient  que  l'homme  ,  dans  le  principe, 
n'avait  qu'une  seule  âme  ;  c'était  un  Féroner 
pur  issu  d'Ormuzd;  mais  Ahriman  s'étant  rendu 
maître  de  l'homme ,  lui  donna  une  autre  âme 
issue  de  lui,  c'était  un  Dew;  en  sorte  que  les 
enfants  naissent  avec  deux  âmes,  l'une  bonne, 
l'autre  mauvaise.  Ces  choses  ont  été  plusieurs 
fois  remarquées,  et  les  conséquences  à  en  tirer 
ont  été  souvent  déduites.  En  ce  qui  me  regarde, 
ce  dont  j'ai  toujours  été  plus  particulièrement 
frappé  ,  c'est  de  voir  que  tous  les  philosophes 
s'accordant  en  ce  point  que  l'homme,  pour  agir 


464  ÉCOLE  1>K  PARIS. 

régulièrement,  doit  suivre  sa  nature  ,  se  divi- 
sent tout  aussitôt ,  quand  il  est  question  d'en 
venir  à  l'application  de  ce  principe  ;  les  uns  in- 
diquant à  l'homme  la  voie  facile  des  penchants, 
les  autres  la  route  pénible  et  rigoureuse  du  de- 
voir. Il  faut  donc  qu  il  y  ait  dans  l'homme,  je 
ne  dirai  pas  une  double  nature,  mais  un  prin- 
cipe de  contradiction  inhérent  à  sa  nature,  qui 
le  pousse  en  des  sens  opposés,  d'où  résulte  ce 
combat  intérieur,  qui  se  termine  le  plus  ordi- 
nairement à  l'avantage  des  passions. 

Ce  principe  de  contradiction  a  été  et  sera 
toujours  une  pierre  d'achoppement  pour  la 
philosophie.  On  ne  doit  pas  en  être  surpris  : 
car  la  difficulté  prend  sa  source  dans  un  mys- 
tère très  profond  dont  la  tradition  a  conservé 
la  trace,  que  la  philosophie  a  quelquefois  ef- 
fleuré légèrement  en  passant ,  et  que  la  reli- 
gion chrétienne  a  très  franchement  abordé. 
Nous  Talions  voir  (i). 


w< 


La  nature  humaine  se  présente  sous  la  forme 
d'un  assemblage  très  compliqué  :  c'est  un  com- 
posé d'éléments  divers  et  même  hétérogènes  , 


(1)  Correspondant,  7  mai  1830. 


ÉCOLE  ÉCOSSAISE.  46S 

qui  semblent  n'avoir  aucun  rapport  entre  eux; 
tout  cela  cependant,  en  dernière  analyse,  vient 
se  fondre  dans  l'individualité  et  se  résoudre 
dans  l'unité.  Cette  individualité  une  et  mixte 
offre  un  phénomène  bien  remarquable. 

Mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  inexplicable  dans  la 
nature  de  l'homme  ,  c'est  l'opposition  des  élé- 
ments qui  la  composent;  ce  sont  les  contrarié- 
tés qui  se  manifestent  dans  ce  quelle  a  de  plus 
intime  :  car  ce  n'est  pas  seulement  le  corps  et 
l'esprit  qui  sont  opposés  l'un  à  l'autre;  l'âme 
elle-même  est  en  proie  à  une  guerre  intestine  , 
qui  n'admet  ni  paix  ni  trêve ,  et  à  la  faveur  de 
laquelle  le  mal  ordinairement  prévaut. 

Enfin,  et  par  une  sorte  de  dérogation  à  la  loi 
qui  régit  tous  les  êtres  ,  l'homme  a  des  lins 
déterminées,  et  cependant  il  en  est  détourné; 
la  nature  lui  marque  un  but  ;  mais  ce  but,  il  ne 
peut  pas  l'atteindre. 

Que  s'est-il  donc  passé  lors  de  la  création, 
ou  depuis?  Car  il  est  certain  que  l'homme,  tel 
qu'il  est  aujourd'hui  constitué,  n'est  plus  un 
être  harmonique  en  lui-même  ;  et  ce  fait  pri- 
mitif une  fois  constaté,  il  importe  d'en  recher- 
cher la  cause. 

Les  philosophes  qui  ont  pris  ce  soin  n'ont 
rien  pu  découvrir  :  le  problème  est  resté  pour 
eux  insoluble  ;  laissons  donc  à  l'écart  les  hypo- 

30 


4-Gr,  ÉCOLE  DE  PAKIS. 

thèses  de  tous  genres  que  leur  imagination  leur 
a  suggérées;  consultons  les  annales  sacrées  du 
peuple  chrétien. 

Or  il  résulte  de  ce  que  disent  nos  livres  saints 
que  la  nature  humaine  ,  en  sortant  des  mains 
du  Créateur,  était  exempte  d'imperfection,  et 
offrait  une  harmonie  parfaite. 

Ils  nous  apprennent ,  en  effet,  que,  sur  les 
degrés  de  cette  échelle  immense,  le  long  de  la- 
quelle tous  les  êtres  sont  distribués,  le  Créa- 
teur avait  assigné  à  l'homme  un  rang  honorable; 
car  il  se  trouvait  immédiatement  placé  au  des- 
sous des  esprits  purs,  et  devait  jouir  comme 
eux  du  privilège  d'être  en  rapport  direct  avec 
Dieu  :  toutefois,  et  par  suite  de  cette  infinie 
variété  que  le  grand  ordonnateur  des  choses  a 
introduite  dans  les  œuvres  de  la  création,  les 
hommes  devaient  naître  successivement  les  uns 
des  autres ,  à  la  différence  des  anges  du  ciel  qui 
ont  été  créés  simultanément. 

Ainsi  le  genre  humain ,  dans  l'origine ,  était 
renfermé  dans  un  seul  couple,  et  même  il  fut 
un  moment  où  l'humanité  tout  entière  se  trou- 
vait contenue  dans  Adam.  De  l'homme  Dieu  fit 
sortir  Eve  d'abord,  et  les  deux  sexes  furent 
distincts  ;  puis  la  loi  de  la  génération  ordinaire 
ayant  été  constituée ,  le  genre  humain  s'est 
multiplié  sous  l'influence  de  cette  loi,  par  le 


ÉCOLK  ÉEOSSMSE.  467 

rapprochement  de  l'homme  et  de  la  femme. 

Pour  former  le  corps  d'Adam  ,  Dieu  avait 
employé  le  limon  de  la  terre  ;  quand  il  s'est  agi 
de  créer  l'àme,  il  a  soufflé  sur  la  face  de 
l'homme,  et  l'âme  humaine,  esprit  pur,  a 
rayonné. 

Cette  âme  immatérielle  portait  le  cachet  de 
son  auteur;  image  et  ressemblance  de  la  Divi- 
nité ,  elle  devait  en  retracer  les  traits  princi- 
paux ,  et  comme  il  y  a  en  Dieu  trois  hy- 
postases,  il  devait  se  trouver  dans  l'homme 
quelque  chose  d'analogue. 

En  effet,  il  y  a  dans  l'homme  quelque  chose 
qui  se  rapporte  à  la  majesté  du  Très-Haut , 
quelque  chose,  en  outre,  qui  correspond  à  la 
vérité  éternelle  ,  quelque  chose  enfin  qui  est 
en  relation  avec  le  divin  amour.  Ainsi  les  trois 
hypostases  se  réfléchissaient  dans  l'àme  hu- 
maine, comme  dans  un  miroir  fidèle,  et  si 
l'homme  eût  toujours,  usant  de  sa  liberté  con- 
venablement, dirigé  vers  le  but  auquel  elles 
devaient  tendre  toutes  les  puissances  de  son 
âme  ,  s'il  eût  continué  à  rendre  à  Dieu  le  triple 
hommage  d'adoration,  de  croyance  et  d'amour 
dont  aucune  créature  en  rapport  direct  avec  le 
grand  Etre  ne  saurait  être  dispensée  ,  jamais  il 
n'eût  éprouvé  le  remords,  il  n'eut  jamais  été 
malheureux. 


4<;r  école  de  palus. 

Mais  l'homme  s'est  volontairement  détourné 
rie  son  principe  ,  et  de  concert  avec  la  femme, 
il  a  enfreint  la  loi  qui  leur  était  commune-  de 
ce  moment  il  y  a  eu  dans  la  nature  humaine 
équilibre  rompu,  germe  de  corruption  intro- 
duit, guerre  intestine  soulevée  ;  misère,  afflic- 
tion et  mort  s'en  sont  suivies  :  les  rapports  de 
l'homme  avec  Dieu  ont  changé;  l'humanité  dé- 
gradée a  perdu  ses  prérogatives  et  ses  droits. 

Car  le  vice  que  nos  premiers  parents  ont 
contracté  par  leur  révolte  s'est  transmis  à  tous 
leurs  descendants;  et  bien  que  la  raison  ait 
peine  à  concevoir  comment  cette  transmission 
s'est  faite,  et  continue  d'avoir  lieu,  l'expé- 
rience ,  pleinement  d'accord  avec  la  révélation 
sur  ce  point,  confirme  de  plus  en  plus  que 
tous  les  hommes  naissent  enclins  au  mal  et  qu'à 
leur  entrée  dans  le  monde  ils  sont  destinés  à 
souffrir. 

Ainsi  la  nature  humaine  a  été  corrompue 
dans  sa  source  ;  l'homme,  jeté  loin  de  sa  sphère, 
a  perdu  de  vue  le  centre  vers  lequel  il  devait 
graviter  :  tout  en  lui  et  hors  de  lui  offre  l'as- 
pect du  désordre  :  la  terre  est  devenue  stérile  ; 
les  animaux  ont  méconnu  leur  roi;  le  corps 
s'est  soulevé  contre  l'esprit;  le  bonheur  a  fui; 
enfin  les  plus  nobles  puissances  de  l'âme  ,  dé- 
viées de  leur  route,  égarées  dans    le  vague, 


ÉCOLE  ÉCOSSAIS!..  469 

cherchent  inutilement  le  terme  où  naturelle- 
ment elles  devaient  aboutir. 

Ainsi  ces  trois  grandes  facultés  d'admirer,  de 
connaître  et  d'aimer,  qui  devaient  être  dirigées 
constamment  vers  l'Etre  souverain  en  qui  ré- 
sident sublimité,  sagesse  et  bonté,  se  sont  dé- 
tournées de  leur  fin  élevée  pour  s'incliner  vers 
la  terre.  Elles  se  sont  repliées  sur  le  moi ,  et  se 
sont  abîmées  dans  la  protondeur  de  l'égoïsme  : 
si  parfois  elles  s'élèvent  du  fond  de  ce  gouffre, 
c'est  pour  se  répandre  sur  des  créatures  impar- 
faites, ou  se  disperser  au  loin  sur  les  êtres  ina- 
nimés. 

Par  suite  ,  le  besoin  d'aimer  a  produit  la  vo- 
lupté ;  le  besoin  de  connaître  a  donné  naissance 
à  la  vaine  curiosité;  et  le  besoin  d'admirer  s'est 
fixé  particulièrement  sur  le  moi.  Sensualité, 
curiosité,  orgueil,  voilà  ce  qui  donne  le  mou- 
vement à  la  vie,  et  ces  grandes  passions,  qui 
absorbent  toutes  les  autres ,  parce  que  toutes 
les  autres  s'y  résolvent,  bouleversent  sans  cesse 
le  monde.  Ce  sont  là  ces  trois  concupiscences 
dont  parle  saint  Jean,  qui  vicient  la  nature  hu- 
maine, et  la  rendent  méconnaissable;  ce  sont 
là  ces  trois  racines  de  péché  qu'il  faut  extirper, 
et  dont  saint  Augustin,  à  plusieurs  reprises , 
marque  d'un  trait  le  caractère  ;  ce  sont  là  ces 
trois  grands  llcuvcs    donl    Bossuet,    dans  son 


470  ÉCOLE  DE  PAKIS 

7 'rai té  de  la  Concupiscence ,  trace  le  cours  et 
décrit  les  ravages  ;  fleuves  de  feu  qui  embrasent 
la  terre  plutôt  qu'ils  ne  l'arrosent,  a  dit  Pascal, 
rappelant,  à  ce  sujet,  les  paroles  de  l'apôtre;  à 
savoir,  que  tout  ce  qui  est  au  inonde  est  con- 
cupiscence de  la  chair,  ou  concupiscence  des 
yeux,  ou  orgueil  de  la  vie,  libido  sentiendi, 
libido  sciendi ,  libido  dominandi.  Malheur  donc 
à  ceux  qui  se  laissent  entraîner  à  ce  qui  peut 
flatteries  sens,  et  qui  ne  sont  occupés  que  des 
moyens  de  les  satisfaire  ;  ils  sont  emportés  bien 
loin  de  cette  félicité  qu'ils  se  proposaient  d'at- 
teindre ;  le  passé  est  pour  eux  un  sujet  de  re- 
mords,  le  présent  ne  leur  offre  aucune  jouis- 
sance réelle  ,  la  pensée  de  l'avenir  les  effraie. 
Malheur  également  à  ceux  qui  se  consument  en 
recherches  inutiles  et  vaines;  leur  ardente  cu- 
riosité se  dissipe  en  mille  objets  ,  se  repaît  de 
sciences  frivoles  ;  et  même  en  ce  qui  regarde  les 
sciences  véritables  ,  elle  ne  sait  pas  les  mettre  à 
profit.  Malheur  enfin  à  ceux  que  possède  l'es- 
prit d'orgueil  ;  l'envie  les  tourmente  ,  l'ambition 
les  dévore,  ils  troublent  le  monde,  ils  se  ren- 
dent malheureux  ,  et  à  la  fin,  dussent-ils  par- 
venir au  sommet  de  la  gloire  ,  quelle  récom- 
pense auront-ils?  Une  récompense  aussi  vaine 
que  leurs  projets;  vani  vanam. 

C'est  ainsi  que  les  Augustin,  les  Pascal ,  les 


ÉCOLE  ÉCOSSAISE.  471 

Bossuet,  en  commentant  le  texte  de  saint  Jean  , 
sont  entrés  dans  les  profondeurs  de  la  corrup- 
tion humaine,  et  ont  mis  à  découvert  les  racines 
des  dispositions  vicieuses  que  l'homme  aban- 
donné de  Dieu  nourrit  dans  son  sein.  Ils  ont 
pénétré  bien  plus  avant  que  tous  les  philoso- 
phes ensemble  ,  dans  le  sanctuaire  de  la  science 
du  cœur  humain  ,  et  cependant  ils  n'ont  pas 
suivi  d'autre  école  que  celle  du  fils  de  Zébédée. 
Où  donc  avait-il  pris  ces  belles  choses,  ce  bar- 
bare, dira  peut-être  quelque  philosophe  de 
nos  jours,  aussi  infatué  de  sa  science  que  l'était 
le  platonicien  Amélius  dont  j'emprunte  ici  les 
paroles?  Je  réponds  qu'il  les  avait  puisées  à  la 
source  même  de  la  vérité  ;  c'est-à-dire  .  que 
Jean,  pauvre  pêcheur  de  la  Judée,  fils  <i<  Zé- 
bédée, pêcheur  comme  lui,  avait  appris  de  son 
divin  maître  que  l'homme  avait  été  mis  au 
monde  pour  aimer  Dieu  et  diriger  toutes  les 
puissances  de  son  âme  vers  cet  être  incompa- 
rable ;  pour  l'aimer  de  tout-  son  esprit,  en 
Fembrassant  comme  la  vérité  pure  ;  de  tout 
son  cœur ,  en  voyant  tout  ce  qu'il  y  a  d'aimable 
en  lui  ;  de  toute  son  âme,  en  s'élevant  à  la  con- 
templation de  son  infinie  grandeur;  mais  que 
l'antique  serpent  ayant  tenté  l'homme  par  les 
voies  de  la  curiosité,  de  l'orgueil,  de  la  son. 
sualilé,   et  l'homme  ayant  succombé,    le  mal 


472  ÉCOLE  DE  PARIS, 

alors  s'est  répandu  sur  la  terre  par  ces  trois 
sources  empoisonnées  que  le  péché  de  nos  pre- 
miers parentsa  malheureusement  ouvertes*,  que 
l'esprit  de  ténèbres  ayant  essayé  dans  des  temps 
plus  rapprochés,  d'attaquer  par  les  mêmes 
moyens  le  nouvel  Adam  dans  le  désert,  il  est 
resté  confondu  :  qu'enfin  le  grand  sacrifice  qui 
devait  opérer  la  rédemption  ,  ayant  été  con- 
sommé, la  nature  humaine  est  rentrée  dans  ses 
droits.  Jean  a  donc  connu  la  grandeur  primi- 
tive de  l'homme,  sa  chute  déplorable,  la  raison 
des  contrariétés  qui  s'y  trouvent,  la  cause  des 
maladies  qui  le  travaillent ,  et  le  remède  qui 
devait  y  être  apporté.  Ainsi  la  science  de  cet 
homme  était  grande;  et  de  plus,  en  prêchant  la 
doctrine  qu'il  enseignait,  il  pouvait  se  rendre  à 
lui-même  témoignage  que  tout  ce  qu'il  annon- 
çait était  vrai  :  et  scimus  quia  verum  est  testi- 
monium  ejus. 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  le  disciple  bien- 
aimé  qui  a  été  initié  à  ces  grands  mystères,  tout 
chrétien  a  le  privilège  d'y  être  admis.  Il  n'en 
est  aucun  à  qui  on  laisse  ignorer  ce  qu'il  im- 
porte qu'il  sache  sur  son  origine  et  sur  sa  fin. 
Il  ne  s'étonne  pas  de  se  trouver  à  la  fois  si  grand 
et  si  misérable;  car  il  connaît  à  quoi  tient  le 
malaise  qu'il  éprouve,  et  comment  ce  désordre 
peut  être  réparé.  Il  sait  que  s'il  marche  dans  la 


ÉCOLE  ÉCOSSAISE.  4Ï5 

voie  des  eomii^andements  du  Seigneur,  que  s'il 
lui  rend  exactement  ici-bas  le  culte  de  foi  par 
lequel  l'esprit  se  soumet  à  la  vérité  éternelle, 
le  culte  d'amour  par  lequel  le  cœur  se  livre  à 
celui  qui  est  tout  aimable,  le  culte  d'adoration 
par  lequel  l'âme  s'incline  devant  la  toute-puis- 
sance divine,  il  sera  mis  en  possession  et  pour 
toujours  de  la  suprême  félicité.  Alors  commen- 
cera ce  jour  qui  n'aura  pas  de  soir,  dans  cette 
patrie  qui  n'aura  pas  d'ennemis.  Oui,  c'est  là, 
dit  saint  Augustin  ,  c'est  dans  la  Jérusalem  cé- 
leste, que  nous  nous  reposerons  et  que  nous 
verrons ,  que  nous  verrons  et  que  nous  aime- 
rons, que  nous  aimerons  et  que  nous  louerons. 
Nos  penchants  se  dirigeront  avec  une  incroyable 
vivacité  vers  celui  qui,  sans  le  péché,  en  aurait 
toujours  été  l'objet,  vers  celui  qu'on  verra  sans 
fin ,  qu'on  aimera  sutis  dégoût ,  qu'on  louera 
sans  lassitude.  L'ordre  le  plus  parfait  régnera 
dans  la  cité  sainte;  il  n'y  aura  plus  de  combats  à 
soutenir,  plus  de  misères  à  supporter  :  la  vertu 
sera  facile,  le  bonheurl'accompagnera  toujours  ; 
et  ce  bel  ordre  ne  sera  jamais  troublé.  J  oilà 
ce  qui  sera  à  la  fin,  xwilà  ce  qui  sera  sans  fin. 
Telles  sont  les  révélations  importantes  que 
reçoit  le  chrétien  sur  ses  destinées  futures  :  et 
l'on  peut  voir,  d'après  ce  court  exposé  ,  com- 
bien la  religion  pousse  l'homme  en  avant  dans 


474  ÉCOLE  DE  PARIS, 

la  connaissance  de  sa  propre  nature.  La  science 
inductive  ne  conduira  jamais  jusque  là;  et  lors 
même  qu'elle  arriverait  un  jour  à  se  rendre 
compte  des  contradictions  du  cœur  humain,  et 
à  décrire  d'une  manière  exacte  toutes  les  con- 
séquences de  ce  phénomène  étrange  ,  il  lui  res- 
terait à  en  découvrir  la  cause  ;  or  c'est  ce  qu'elle 
ne  fera  pas,  disons  mieux,  c'est  ce  qu'elle 
ne  peut  pas  même  essayer  de  faire ,  d'après  les 
principes  qu'elle  a  posés. 

En  effet,  et  d'après  ce  qu'elle  a  toujours 
professé ,  la  philosophie  écossaise  ne  peut  pas 
s'étendre  au  delà  des  faits  primitifs;  il  lui  arri- 
vera souvent  de  rester  en  arrière;  mais  elle  ne 
doit  jamais  les  dépasser  ;  son  enseignement  sous 
ce  rapport  laisse  donc  un  grand  vide  à  remplir; 
toutefois,  et  comme  science  préparatoire,  elle 
est  susceptible  de  prendre  de  l'intérêt;  puis  en 
s'associant  à  une  philosophie  plus  relevée,  elle 
peut  acquérir  un  degré  d'importance  qu'elle 
n'atteindra  pas  sans  cela. 

Du  reste  ce  n'est  point  3vec  l'ontologie, 
qu'elle  a  signalée  si  souvent ,  et  avec  juste  rai- 
son, comme  une  science  hasardeuse  qui  tré- 
buche à  chaque  pas ,  qu'elle  peut  essayer  de 
s'associer;  mais  la  religion  qui  offre  des  garan- 
ties incontestables,  au  moyen  des  titres  qui  auto- 
risent sa  mission ,  lui  servira  de  guide  dans  1er 


ÉCOLE  ÉCOSSAISE.  475 

labyrinthe  de  la  psychologie  ;  elle  la  dirigera 
dans  cette  voie,  puis  s'élèvera  avec  elle  quand 
il  s'agira  de  pénétrer  dans  les  cieux. 

Si  le  secours  de  la  religion  est  par  elle  dé- 
daigné, la  philosophie  écossaise  ne  sortira  point 
du  cercle  étroit  dans  lequel  elle  s'est  elle-même 
renfermée,  et  cette  science  stérile  ne  répondra 
point  aux  besoins  de  l'humanité.  Réduite  à  ses 
propres  forces,  elle  cheminera  à  peine  jusqu'au 
dogme  de  l'immatérialité  de  l'àme,  et  dans  tous 
les  cas,  elle  ne  pourra  jamais  établir,  que  sous 
forme  d  hypothèse,  le  principe  de  son  immor- 
talité ;  ainsi  l'origine  et  la  fin  de  l'homme ,  la 
raison  des  contradictions  qui  sont  le  propre  de 
la  nature  humaine,  telle  qu'elle  est  aujourd'hui 
faite,  resteront  perpétuellement  en  dehors  du 
cercle  de  ses  investigations  :  elle  sera  d'ailleurs 
dans  l'impuissance  d'établir  un  code  de  morale 
complet  et  basé  solidement  :  enfin  elle  sera  tou- 
jours incapable  de  poser  les  principes  d'un 
système  religieux  quelconque. 

Il  s'agit  donc  de  savoir  si  M.  Jouffroy  et 
M.  Damiron  ,  qui  voudraient  transplanter  en- 
France  cette  philosophie  étrangère,  laquelle 
dépérit  au  lieu  même  qui  l'a  vue  naître  ,  com- 
prendront la  nécessité  qu'il  y  a,  pour  la  rani- 
mer, de  souffler  sur  elle  l'esprit  de  vie. 

Or  il  ne  parait  pas  qu'ils  aient  senti  jusqu'ici 


476  ÉCOLE  DE  PARIS, 

combien  celte  nécessité  est  impérieuse  ,  puis- 
qu'au  lieu  d'appeler  au  secours  de  la  philoso- 
phie écossaise  la  religion  chrétienne  et  la  foi , 
ils  ont  imaginé  d'insinuer  en  elle  le  principe  de 
l'éclectisme.  Il  est  vrai  qu'ils  ont  abandonné 
depuis  ce  projet  inexécutable,  mais  ils  sont  tou- 
jours fort  éloignés  de  concevoir  que  la  philoso- 
phie écossaise  ,  pour  marcher  avec  quelque 
assurance  et  fournir  une  noble  carrière,  ait 
besoin  de  la  religion.  Pleins  de  cette  idée  que 
les  Ecossais,  en  adoptant  l'usage  exclusif  de  la 
méthode  d'induction,  ont  enfin  trouvé  ce  crité- 
rium véritable  à  la  poursuite  duquel  la  philoso- 
phie s'est  épuisée  jusqu'ici  vainement,  ils  es- 
saient de  soumettre  à  l'épreuve  de  cette  mé- 
thode les  hypothèses  qui  ont  été  faites  sur  la 
nature  de  l'homme  ;  et  tous  les  jours  ils  désap- 
prennent quelque  chose.  Ainsi  leur  marche, 
au  lieu  d'être  progressive  ,  est  au  contraire  ré- 
trograde. Il  est  certain,  par  exemple,  que 
M.  Jouffroy  est  beaucoup  moins  avancé  que 
ne  l'était  Reid  ,  puisqu'il  tient  pour  insolubles 
des  questions  vitales  que  le  fondateur  de  l'école 
écossaise  s'était  permis  de  décider.  Dirons- 
nous  que  M.  Jouffroy  est  blâmable  en  cela  ? 
Non  ,  car  il  nous  parait  que  pour  résoudre  ces 
grands  problèmes,  Kcid  n'avait  point  assez  de 


ÉCOLE  ÉCOSSAISE.  477 

données  :  mais  on  peut  reprocher  à  M.  Jouf- 
froy  comme  à  M.  Damiron  de  s'aveugler  sur 
l'insuffisance  de  la  science  qu'ils  veulent  consti- 
tuer, et  de  se  méprendre  l'un  et  l'autre  sur  la 
vraie  nature  de  l'esprit  philosophique.  Inquiet 
et  toujours  agité,  l'esprit  philosophique  ne 
peut  pas  demeurer  stationnaire;  il  faut  qu'il 
marche ,  et  de  nos  jours  il  se  précipite  :  quel 
est  l'homme  qui  pourra  l'arrêter  ?  quel  est 
l'insensé  qui  se  flattera  de  le  faire  reculer? 
M.  Cousin  a  mieux  apprécié  l'état  des  choses  : 
il  a  vu  que  le  sensualisme  était  épuisé,  que  le 
spiritualisme  avait  été  poussé  jusqu'à  sa  der- 
nière conséquence  :  il  s'est  jeté  dans  l'éclec- 
tisme :  c'était  là  ,  en  effet,  que  l'esprit  humain 
tendait!  Entraîné  par  sa  fougue,  M.  Cousin  dès 
lors  a  montré  qu'il  jugeait  avec  discernement 
ce  qui  pouvait  convenir  à  son  siècle.  Il  aura  la 
gloire  d'avoir  accéléré  le  mouvementqui  pousse 
le  philosophisme  à  son  terme,  c'est-à-dire  au 
scepticisme.  Lorsque  tout  est  vrai,  il  n'y  a  plus 
rien  de  vrai  :  lorsque  tout  est  bien  ,  il  n'y  a 
plus  rien  de  bien.  Ainsi  l'éclectisme  n'est 
qu'une  dernière  illusion.  Mais  ce  n'est  point  ici 
le  lieu  d'entrer  dans  l'examen  de  ce  système, 
ayant  l'intention  de  traiter  sous  peu  la  matière 
à  fond.  Quant  à  V insuffisance  de  la  philosophie 


478  ÉCOLE  DE  PARIS. 

écossaise,  il  nous  parait  qu'elle  est  démon- 
trée. Que  reste-t-il  donc  h  faire,  si  ce  n'est  de 
recourir  à  la  source  de  toute  lumière,  de  toute 
vérité  (i)? 

(1)  Correspondant,  11  juin  1830. 


FIN  DU  PREMIER  VOLUME. 


TABLE 


DES  MATIERES  CONTENUES  DANS   LE  PREMIER 
VOLUME. 


Vie  de  M.  Riambourg.  i 

Introduction  générale  à  ses  œuvres.  xxxj 

École  d'Athènes. 

Chronologie  des  philosophes  cités  dans  l'ou- 
vrage. 3 

Prologue.  7 

Dialogue.  35 

Epilogue.  483 

Ecole  de  Paris.  —  Avant  propos.  299 

I.  Eclectisme.  303 

II.  Ecole  écossaise.  M7 


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