'
s?
3wR
«i***-^
!k
L
rt**e>
1
BÔS oa .
B
236<?
-Mm
IÏ3Ï
SK:
Vô/. /-\3
OEUVRES
PHILOSOPHIQUES.
— i-»3 O-irs-—.
IMPRIMERIE DE E.-.T. BAILLY,
Place Sorbonne , 2.
OEUVRES
PHILOSOPHIQUES
DE
M. LE PRÉSIDENT RIAMBOUUG,
PUBLIÉES
Par MM. Th. FOI S SET
ET l'abbé S. FOISSET, ancien supérieur de SÉMINAIRE.
TOME I.
LIBRAIRIE CATHOLIQUE DE PERISSE FRÈRES,
Parie, Cuon,
ni'E DU njr-DE-FEB sum-siinci.
(3E Rtl
1837.
Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/oeuvresphilosoph01riam
BIOGRAPHIE
M. RIAMBOURG.
Je puis dire de lui, sans nulle flatterie, que nul autre
de son temps n'avait tout ensemble plus de vertus , et
que je n'y ai remarqué aucun défaut.
Arnauld d'Andillt, Mémoires.
Qui vidit testimonium perhibuit.
Joaxk., xix, 3->.
Ceci n'est point un éloge académique :
ce sont quelques paroles brèves et sincères
en mémoire de l'homme le moins ambi-
tieux de louange qui fut jamais. Simple
témoin, je voudrais, je n'espère point, pou-
voir dire ce que j'ai vu et ce que je sens.
M. Jean -Baptiste -Claude Riambouig
était né à Dijon, le 9 janvier 1776.
Son père, greffier en chef du présidial,
i» VIE DE M. K1AMB01WG'.
lui fut enlevé de bonne heure : mais cette
épreuve douloureuse ne fit que révéler
avant le temps , ce que valait le jeune
Riambourg. Chef de famille avant sa quin-
zième année , il en remplit tous les devoirs
avec une précocité de sagesse toute virile.
On peut dire même qu'il n'eut pas d'en-
fance, tant, dès ses plus tendres années ,
il se montra l'homme de sa jeunesse ,
comme il sut être dans sa jeunesse
l'homme de .son âge mûr.
Au collège , c'était l'écolier- modèle. Il
se distinguait déjà par sa piété, par la ré-
gularité singulière de toutes ses habitudes,
par la gailé franche, mais tempérée, qui
l'a caractérisé depuis. Malgré les vicissi-
tudes des temps, la divergence et l'intolé-
rance des opinions, tous ses condisciples
lui sont demeurés fidèles ; car c'est le pri-
vilège des hommes qui ressemblent à
M. Riambourg de ne point perdre un seul
de leurs amis. Cette âme, naïve comme
toutes les grandes âmes, avait gardé des
moindres circonstances de ces premières
liaisons l'impression la plus tendre. H !«
VIE DE M. RIAMBOURG. ▼
racontait avec un charme de simplicité
inépuisable , en y mêlant les plus tou-
chantes allusions à ses souvenirs de fa-
mille et aux joies du foyer domestique.
L'Ecole polytechnique fut créée :
M. Riambourg y entra des premiers. Là
encore , il parut ce qu'il fut toujours ,
chrétien convaincu , mais indulgent et
bon. Si l'on veut bien se rappeler que c'é-
tait le temps où Destutt-Tracy s'excusait
d'accorder au christianisme un chapitre
de son Abrégé de l'Origine de tous les
cultes , parce qu'on ne croyait non plus à
l'Evangile désormais , écrivait le philoso-
phe , qu'aux contes de sorciers et de re-
venants ; on pressentira ce qu'il fallait, à
18 ans, d'énergie calme et persévérante,
pour professer sa foi sans respect humain ,
à la face de toute l'école , sous des mai-
ires d'autant d'autorité et aussi hostiles a
la religion que l'étaient alors Monge et
Laplace.
La famine de 1795 interrompit les
études de mathématiques de M. Riam-
bourg. Il revint à Dijon chez sa mère ,
tj ME DE M. KIAMBOURG.
mais pour un temps assez court. La mé-
diocrité de son patrimoine et le besoin de
s'ouvrir une carrière , le ramenèrent à
l'Ecole polytechnique. Toutefois il ne put
tenir long-temps à la direction toute maté-
rialiste de l'enseignement qui prévalait
alors ; il ne voulut point d'un avenir qui
lui semblait devoir laisser ses facultés
morales oisives et son âme sans nourri-
ture (i); il donna sa démission.
Le sentiment des arts, inné chez lui, et
demeuré très vif depuis, malgré d'autres
préoccupations communément exclusives,
lui fit étudier quelque temps l'architecture.
Mais c'était encore là une étude tombée à
l'état de mécanisme ; un art matérialisé ,
pétrifié , sans signification actuelle, avec
ses froids pastiches grecs, sans vie dès lors
et sans portée. M. Riamhourg s'en dégoûta
bientôt.
Quelques uns de ses anciens condisci-
ples suivaient eu ce moment à Paris les
cours de Y académie de législation,, créa-
(1) Voir Y Ecole d'Athènes, p. 38.
VIE DE M. RIAMBOURG. vij
tion improvisée et bien incomplète sans
doute , mais qui a fait quelque bien dans
l'interrègne des véritables études juridi-
ques. M. Riambourg se laissa conduire
aux leçons de droit naturel qui se don-
naient dans cette espèce d'école. Il saisit
tout de suite ce qu'il y a de moral et de
social tout ensemble dans la science du
droit. Il vit là une des plus belles appli-
cations de la logique : l'art de combiner
les principes de la justice, qui est im-
muable et éternelle, avec la variété infinie
des intérêts humains. L'amour du juste ,
qui faisait le fond le plus intime de son
être, et la rigueur de déduction , qui était
l'attribut distinctif de son esprit , se trou-
vèrent à la fois satisfaits , et M. Riam-
bourg fut acquis à la jurisprudence.
Un homme excellent, que la mort a
frappé en i835, M. Poncet, avait ouvert
à Dijon des cours privés de législation :
cela s'appelait ainsi. M. Riambourg les sui-
vit avec application, avec succès. Reçu
avocat en 1806, ses contemporains n'ont
point oublié ses plaidoieries. Une méthode
▼iij VIE DE M. RIAMBOLUr..
sévère, une ordonnance parfaite, une rec-
titude, une lucidité peu communes, tel
était le caractère de sa discussion à la
barre. Mais ce qui était plus éminent en-
core en lui, c'était l'homme de bien sous
la toge; c'étaient une véracité, une impar-
tialité sans égale , dominant les préoccu-
pations de la cause et l'intérêt chaleureux
qu'il portait à ses clients. Jamais avocat ne
s'est fait avec plus de scrupule le juge des
parties qui le consultaient. Peut-être ne
put-il éviter d'être abusé quelquefois. 11
ne s'y habitua point, et le danger seul où
se trouve incessamment l'avocat d'accepter
de mauvaises causes , sans le savoir , suffit
à l'éloigner prématurément du barreau.
On venait d'établir des juges-auditeurs
dans les tribunaux d'appel. M. Riambourg
fut attaché en cette qualité au tribunal
d'appel de Dijon ; c'était en 1808. Sa ré-?
putation grandit singulièrement dans ces
fonctions , en apparence peu brillantes.
Fréquemment appelé à siéger pour le pro-
cureur-général au banc du ministère pu-
blic, ses conclusions se recommandaient
VIE DE M. RIAMBOl'RG. ix
par une telle perspicacité dans le discer-
nement des faits , par une telle justesse
dans l'application des moyens ; elles étaient
surtout si remarquables par le talent de
concentrer toute la discussion sur un point
culminant, d'où la lumière rayonnât de
toutes parts, que, lorsqu'il fut nommé
conseiller à la Cour impériale en 1812,
le cri public réclamait unanimement ce
choix , et qu'on put lui appliquer le mot
de Tacite : Fama quoque eligit.
Juge, son assiduité était exemplaire.
Son intégrité n'a jamais été suspecte,
même à ceux que les animosités de parti
lui rendirent depuis le plus hostiles. C'était
un admirable président d'assises. 11 con-
duisait le débat avec un sang-froid, avec
une sagacité supérieure. Gardien vigilant
des droits de la vérité, on cite une accu-
sation capitale où ses interrogations vives
et pressantes arrachèrent à un témoin
l'aveu qu'il calomniait le coupable, de
sorte qu'on vit à la fois l'accusé et le té-
moin condamnés, l'un comme meurtrier,
l'autre comme avant inventé des eircon-
x VIE DE M. R1AMB0URG.
slauces aggravâmes pour perdre plus sûre-
ment un ennemi.
La Restauration survint. Dès le premier
jour, M. Riambourg se trouva légitimiste.
Nul n'était plus libre de tout engagement
envers l'ancien régime. Mais, à l'âge où le
mal indigne le plus, il avait vu les clubs
et le Directoire. Plus tard il avait visité
et secouru dans leur exil les cardinaux
fidèles k Pie VU captif. Ces souvenirs
d'époques si diverses à d'autres égards ne
faisaient qu'un dans sa pensée; et quand
vinrent les Cent-Jours , celui qui , dans
les premiers mois de i8i43 avait gardé
son serment à Napoléon, en présence des
bayon nettes étrangères et malgré les exi-
gences de la victoire, refusa d'en prêter
un nouveau à l'homme de file d'Elbe , et
sacrifia sa place à ses convictions politi-
ques.
On n'a jamais accompli avec moins de
faste un acte de courage civil plus méri-
toire. M. Riambourg n'avait reçu de la
Restauration aucune faveur; il était marié,
jeune encore, et h peu près sans fortune.
VIE DE Al. KlAMBOt KG. xj
La cause des Bourbons perdue, il se fer-
mait toute carrière; il le savait, et il
n'hésita point. Bien plus , au retour de
Louis XVIII , malgré l'ordonnance du roi
qui rappelait à leurs fonctions tous ceux
que les Cent-Jours en avaient écartés, il
demeura plusieurs mois dans sa retraite,
peu pressé de jouir de l'honneur de sa con-
duite. Nommé procureur-général à Dijon,
à son insu , l'un des premiers actes de son
administration fut de conserver à la magis-
trature celui que Napoléon lui avait donné
pour successeur.
L'appréciation de M. Riambourg , pro-
cureur-général, implique celle de la ma-
jorité introuvable , dont il embrassa les
vues avec tant de conviction et un si ferme
dévouement. Mais, quand l'heure de l'his-
toire serait venue pour des temps si pleins
de passions encore toutes vives, ce n'est
point en tète des œuvres philosophiques
de M. Riambourg que cette appréciation
toute politique pourrait trouver place.
Chargé de punir une révolution et d'en
prévenir une autre , le chef du parquet de
xij VIE DE M. KIAMBOUHG.
Dijon eut a remplir des devoirs d'une ex-
trême rigueur, sans doute ; mais les hom-
mes des nuances les plus diverses n'ont pu
que rendre hommage à tout ce qu'il eut
alors de courage dans son attitude, et de
conscience dans ses actes les plus sévères.
Comment douter d'ailleurs de Fini per-
sonnalité de sa conduite et du désintéres-
sement de sa conviction , en présence de
l'opposition si ouverte de M. Riambourg à
la politique dont M. Decazes était, comme
on sait , l'expression la plus avancée ? Le
procureur-général ne s'était pas dissimulé
les conséquences de cette opposition. Le
président du collège électoral de la Côte—
d'Or, en 1816, les lui faisait nettement
pressentir. « Monsieur, répondit douce-
« ment le magistrat menacé, la personne
« qui vous a introduit dans mon cabinet,
«< est celle qui me servait quand j'étais
« avocat. S'il plaît au roi que je redevienne
« avocat, j'aurai peu à réformer dans mes
« habitudes. » — • On admire de pareils
mots dans les Vies de Plutarque.
Avant de frapper un homme aussi pur.
Y1E DE M. MAMBOl'RG. xiij
le ministère hésita long-temps. Toutefois,
une présidence de chambre vint à vaquer
en 1818, et M. Riambourg passa à cette
nouvelle charge. On peut dire que c'était
là sa place naturelle : tant il était né juge ,
tant il semblait appelé à ces austères fonc-
tions par sa raison si calme et si droite,
par son zèle infini pour le bon et pour le
juste, par ses hautes lumières, jointes à
un tact exquis du côté positif des choses.
Aussi, à l'avènement du ministère roya-
liste (1822), refusa-t-il de redevenir pro-
cureur-général.
Néanmoins, les devoirs de la judicature
et les soins dus aux établissemens de cha-
rité dont il était administrateur, ne sufiï-
saient point à son inépuisable amour du
bien \ il lui restait des loisirs, et les loisirs
d'un tel homme ne pouvaient être perdus
pour la cause de la vérité.
M. Riambourg avait grandi au milieu des
ruines que le dix-huitième siècle avait fai-
tes^ et, dès ses plus jeunes années, une
xiv me m m hiammhhc
pensée dfe réédification, l'avait saisi. Non
qu'il eût conscience encore de sa mission ,
et ({ne le plan de son apostolat fût dès lors
arrêté , mais c'était là l'instinct de sa nature
et de sa vertu ; déjà il tendait, pent-étre
sans bien s'en rendre compte , à se faire
centre dans l'intérêt dn bien; déjà son
prosélytisme s'exerçait , mais sans impa-
tience, à tirer doucement à l'Evangile ceux
sur qui il avait quelque prise. Celte même
pensée le fit écrivain. Imprimer par passe-
temps ou par gloriole lui semblait indigne
d'un homme grave et d'un chrétien; mais
vouer à la gloire de Dieu , à l'effusion de
la vérité , qui émane de lui, les deux plus
magnifiques dons que sa providence ait
faits à l'homme : la pensée et la parole,
voilà ce qui , aux yeux de M. Riambourg,
valait véritablement la peine d'écrire.
Sa première publication fut un opuscule,
composé en 1818, imprimé en 1820 : les
Principes de la Révolution française dé-
finis et discutés. Ses travaux ultérieurs fu-
rent exclusivement religieux-, plus il avan-
çait dans la vie, plus les méditations chré-
YiK DE M. KIAMKOIRG. xv
tiennes prévalaient chez lui sur les préoc-
cupations politiques.
C'est alors qu'il commença un immense
travail apologétique, dont nous reparlerons
dans V Introduction générale y œuvre gigan-
tesque, faite pour épuiser plusieurs vies de
bénédictins , et à laquelle la sienne ne
pouvait suffire. 11 ne s'en dévoua pas moins,
avec son ardeur tempérante et continue , à
amasser et à disposer des matériaux pour le
temple que d'autres seraient appelés à bâtir.
En 1827, la Société catholique des Bons
Livres avait mis au concours le tableau
général des variations de la philosophie.
M. Riambourg ne dédaigna pas de des-
cendre dans la lice, et son ouvrage fut
couronné. C'est XEcole d'Athènes^ impri-
mée en i83o, et qui ouvre cette édition.
Au milieu de ces hautes études, toutes
consacrées au triomphe de la vérité chré-
tienne, une révolution nouvelle vint sur-
prendre M. Riambourg. Ce fut un deuil
profond \ mais la sérénité de sa vie n'en fut
point troublée. Il n'hésita pas plus qu'en
18 1 5 , et renonça volontairement aux fonc-
xvj VIE DE M. RIAMBOUKG.
tions publiques. Fidèle à lui-même , il se
relira sans apparat , sans phrases, ne ces-
sant de redire (et c'était le fond le plus in-
time de sa pensée) que son exemple ne de-
vait entraîner personne, qu'il cédait à des
considérations puissantes , mais étrangères
à la plupart de ses collègues , et que la con-
science ne défendait pas généralement aux
magistrats de la Restauration de rester à
leur poste. Homme admirable en ce point
comme en tout le reste.
Depuis ce temps, il a vécu dans la paix
d'une retraite studieuse et honorée, avec
la compagne que lui avait choisie la Pro-
vidence, et qui s'est montrée parfaitement
digne de lui , dans la vie et à la mort. In-
cessamment sur la brèche, dès qu'une oc-
casion lui était offerte de rendre témoi-
gnage à sa foi, il a continué jusqu'à la fin
de servir l'Eglise, soit par des communica-
tions fréquentes aux divers recueils voués
à ce genre de polémique , soit par des tra-
vaux de longue haleine, la plupart inache-
vés , et sur lesquels nous ne pouvons insis-
ter ici.
ME DE M. RlAMBOL'llG. xvij
Un seul ouvrage est sorti de cette re-
traite; c'est celui qui a pour titre : Ratio~
nalisme et Tradition, ouvrage reçu avec un
applaudissement général dans les rangs ca-
tholiques, et dont l'opportunité singulière
a été attestée par le plus rapide succès.
Sans parler du fond de ce beau travail,
qui sera apprécié ailleurs , ce livre se re-
commande, comme presque tous les tra-
vaux de l'auteur, par un rare talent de
composition \ le style en est admirable-
ment sain, clair, substantiel, précis, et
semé parfois , comme X Ecole d'Athènes ,
d'expressions remarquablement heureuses.
Il se peut que le tour un peu lent de la
pensée, la sobriété d'ornemens et le désin-
téressement complet de tout effet oratoire,
dont M. Riambourg y fait preuve, n'atti-
rent point assez quelques esprits; car le
goût des chastes et sévères qualités des ou-
vrages du grand siècle ne s'est que trop
émoussé : beaucoup sont tombés en je ne
sais quel sybaritisme littéraire. Mais, sans
tenir compte de ces efféminés qui veulent
être amusés plutôt qu'être instruits, nous
xvii.j VIF 1>E M. KIAMBOURG.
dirons volontiers avec Tacite : Malim her-
cule Lucii Crassi maturitatem quàm ca-
lamistros Mœcenatis et tinnitus Gallionis.
On a défini M. Riam bourg une forte et
saine intelligence au service d'une vertu
supérieure. En ajoutant que c'était un
homme du dix-septième siècle naturalisé
dans le nôtre , la ressemblance eût été plus
complète encore et plus frappante. Les
qualités en quelque sorte fondamentales
qui rayonnèrent , à cette époque éminente,
dans un si grand nombre de natures d'é-
lite, il les réunissait toutes à ce degré
d'harmonie qui a manqué trop souvent aux
plus beaux génies de ce temps-ci : l'équi-
libre des facultés, la sérénité du coup-
d'œil , un grand sens , et cette force calme
et vraie qui n'a pas besoin de s'exagérer,
parce qu'elle est sûre d'elle-même.
Penseur, il rappelait Nicole; magistrat,
il faisait souvenir de Mathieu Mole; écri-
vain , il participait de Nicole et deBourda-
loue tout ensemble : c'était la marche
froide, mais sûre et allant droit au but des
Essais de morale, moins la sécheresse; c'é-
VIE DE M. K1AMB0URG. xix
tait de plus quelque chose de l'ordonnance
sévère et pleine du grand prédicateur, de
l'homme de cet âge et de tous les âges qui
a le mieux connu les secrets de la composi-
tion.
Nourri de la plus pure moelle du dix-
septième siècle, vous diriez que M. Riam-
bourg a étudié à Port-Royal même, tant
cet esprit ferme , élevé , profond , ce cœur
simple et chaleureux , s'est identifié de
bonne heure avec toutes les mâles tradi-
tions de cette école! tant il a vécu et con-
versé avec ces graves et puissantes intelli-
gences ! tant, au jansénisme près, dont
nul ne fut plus éloigné que lui, le tour
d'esprit de ces solitaires , les habitudes de
leur pensée, la direction générale de leurs
études lui sont intimes et sympathiques !
Bien peu d'hommes de notre temps sont
assez fortement trempés pour respirer li-
brement à cette hauteur d'atmosphère,
bien peu ont le goût et le sentiment de
cette austère discipline d'esprit et de cœur,
de cette dialectique, pour ainsi dire innée,
qui constitue le caractère commun des
xx VIE 1)1 1 M. ItlAMBOUIlG.
hommes de Port-Royal, ei dont la puis-
sante individualité de Pascal s'était si pro-
fondément empreinte. Mais c'est qu'attiré,
maîtrisé par tant et de si rares qualités,
M.Riambourg s'était réellement fait, sous
toutes réserves pourtant, le disciple et
bientôt comme le contemporain de ces
âmes viriles. Dès sa quinzième année, il
goûtait, il fréquentait Nicole; il ne s'en
est jamais détaché jusqu'à ses derniers
jours, et si depuis il s'était choisi, dans la
même école, un autre maître plus émi-
nent, Pascal, on peut dire que Nicole était
demeuré son père nourricier dans l'ordre
de l'intelligence, et qu'à son insu il pro-
cédait encore directement de lui à nombre
d'égards.
Ce n'est point à dire, toutefois, que
M. Riambourg fût comme un étranger au
milieu de nous. Il connaissait bien son
temps, le dix-huitième siècle, au milieu
duquel il avait grandi, et le dix-neuvième ,
où il semblait appelé à vivre de longues
aimées encore; il n'avait point accepté les
enseignements de la science encyclopédiste;
ME DE M. RIAMBOURG, xxj
mais il les avait reçus, discutés, appréciés
à leur valeur. On s'apercevait qu'il avait
passé par l'Ecole polytechnique avant de
séjourner à Port -Royal. Epris, d'ailleurs ,
dans de justes bornes, des maîtres de Do-
mat, des amis de Mathieu Mole, il n'en
eut jamais , et c'est ici un trait saillant de
son caractère, la rigidité abrupte, l'hétéro-
doxie et l'instinct d'exclusion. Au con-
traire, la vertu de M. Riambourg demeura
toujours imitable et humaine; l'esprit de
secte et de faction lui était souverainement
antipathique; son intelligence n'était pas
étroite et fermée, comme il appartient aux
sectaires, mais ouverte et compréhensive,
comme il sied à la vérité universelle. Chose
digne d'être remarquée, maintes fois les
plus jeunes d'entre nous se sont étonnés
de le voir aussi incessamment accessible
aux idées nouvelles, non pour les subir
indistinctement sans doute, mais pour pé-
nétrer jusqu'au fond avant de les juger.
Aucun don, du reste, n'avait presque
été dénié à M. Riambourg. Doué d'un sens
métaphysique éminent , merveilleusement
xxij VIE DE M. KIAMBOURG
propre aux éludes les plus arides, a la
procédure comme à l'algèbre , il possédait
en même temps à un assez haut degré le
sentiment des arts. La musique le char-
mait; il l'avait cultivée avec amour. Nous
lui avons ouï développer sur la nature in-
time de la poésie les idées les plus neuves,
les plus justes, les plus profondes. Cet es-
prit si didactique fut des premiers à rendre
hommage au génie, d'abord tant contesté,
de M. de Lamartine. Sous l'empire le plus
absolu des susceptibilités classiques , il
protestait contre la réprobation dont La-
harpe avait frappé certaines familiarités de
la muse de Racine. Dès 1 8 1 o , en désaccord
avec les bravos unanimes de la presse, il
en appelait de la sculpture peinte de Da-
vid à la peinture vivante de Raphaël. En-
lin , le dirai-je ici? cet homme excellent,
dont toutes les habitudes étaient si graves,
avait un enjouement naturel, et même un
don de raillerie que n'eût point tout-à-fait
désavoué Pascal. Aussi , Molière était-il une
de ses admirations les plus vives, et si une
charité vigilante ne l'eût sans cesse contenu
VIE DE M. RIAMBOURG. xxi j
dans les bornes les plus inoiïénsives, la
plaisanterie eût été l'un des côtés les plus
saillants de son esprit.
Mais ce qu'il faut louer par dessus tout
dans M. Riambourg, c'est le juste, dans
toute l'énergie de l'acception chrétienne
du terme. En lui, le chrétien enveloppait,
dominait, transfigurait tout l'homme. C'est
à la prépondérance de l'élément chrétien
qu'il a dû ce rare équilibre de facultés que
nous admirions tout-à-1'heure en lui. C'est
parce qu'il était de ceux qui prennent au
sérieux leur mission terrestre, qui ont foi
à quelque chose, et se tiennent pour obli-
gés d'agir selon ce qu'ils croient, qu'il ne
fut point de ceux en qui l'honneur dément
le philosophe, et qu'il n'y eut jamais de
vie plus une que la sienne. En un mot, il
ne fut un sage accompli que parce qu'il
sut être un chrétien complet.
Un de ses contemporains, un de ses col-
lègues, un des hommes qui l'ont le mieux
connu, nous prête ici l'autorité de son
témoignage, eu ajoutant au portrait de
M, Riambourg des traits de la plus saisis-
xxiv VIE b\: M. RIAMROIRC.
saule vérité. « La conformité parfaite de
ses actes à sa morale, dit M. Nault (a),
imposait à ceux-là même qui n'acceptaient
pas la règle. 11 était pour ses proches la
rectitude rendue sensible, que nul n'eût
voulu regarder en face avec la résolution
de mal faire. Dans cette âme forle , il y
avait deux types : l'honnête homme et le
chrétien. L'homme avait à lui en propre la
modération, la justice, la constance } le
chrétien était animé d'un prosélytisme ar-
dent pour le bien et soutenu par un fond
d'espérance qui résistait à toute épreuve.
Esprit logique dirigé par la foi _, né pour
la vérité, qu'il aima et défendit sans con-
sidération, ni crainte , pour elle-même, en
vue de Dieu et des hommes. Homme sim-
ple et droit, avec la conscience de sa force,
également à l'aise en toutes choses et vis-
à-vis toute personne , homme de conseil
dans les cas difficiles, et d'action quand
son devoir y était engagé ; caractère dont
(a) Aucien procureur-général à Dijon, auteur du livre inti-
tulé Vérité catholique.
VIE DE M. RIAMBOUK<;. xxv
la nature avait fourni le fond y et auquel la
religion avait donné son expression défini-
tive; aux yeux des hommes, le sage des
stoïques , moins le support de l'orgueil el
l'aiguillon de la gloire; aux yeux de Dieu,
celui de l'Evangile, le fidèle économe qui
rend au double le talent qui lui a été con-
fié. — Hanc amavi et exquisivi à juven-
tute mea, et quœsivi sponsam mi/ii eam
assumere, et amator factus sum formas il-
lius (Sap. viii , 2). »
« Pour moi, écrivait un autre de ses
amis, je ne connais pas d'homme, même
historique, qui ait autant que lui imité le
divin modèle par l'égalité d'âme en toute
circonstance. Enfant, un condisciple le
harcelait un jour jusqu'à le frapper d'un
bâton. Un homme âgé l'exhortait à châtier
l'auteur de cette insulte. « Mais.... je suis
plus fort que lui. » Ce fut toute la réponse
de l'insulté! ■ — A une autre époque, tout
loin qu'il fût de voir avec indifférence les
actes politiques de M. Decazes, il s'abste-
nait de médire de l'homme en combattant
le ministre. « Je me suis promis, disait-il,
xxvj VIE DE M. RIAMBOURG.
de ne jamais mettre le nom de M. Decazes
dans ma conversation. »
Jamais le moi ne se glissa dans son
cœur, ni sur ses lèvres j il était tout à tous
et à toute heure , et la charité fut sans con-
tredit la plus incessante, la plus inépuisa-
ble de ses vertus. Combien de fois n'a-t-il
pas interrompu , sans hésiter, ses médita-
tions les plus ardues, pour donner fami-
lièrement audience au plus pauvre villa-
geois! Dans les plus grandes épreuves, il
suffisait de l'aborder pour se sentir calme ;
tant son accueil était plein de sérénité et
de paix, tant aussi vous le sentiez prêt à
s'oublier pour vous , et prompt à trouver
les meilleurs conseils , les consolations les
plus efficaces ! Aussi , JJieu seul connaît à
combien d'âmes et d'intelligences, à com-
bien de misères de l'esprit et du corps
M. Riambourg fait défaut en ce moment;
et il leur manquera long-temps, car Dieu
n'envoie au monde que de loin en loin de
ces âmes prédestinées.
Plus il approchait du terme, plus ses
qualités et ses vertus semblaient s'élever
VIE DE M. R1AMB0ERG. xxv j
et grandir. L'horizon de sa pensée s'éten-
dait encore, et les progrès de son style en
étaient chaque jour une manifestation plus
frappante. Par une exception bien rare,
l'âge, qui rend presque toujours étroit et
exclusif, ajoutait au contraire à la largeur
de ses conceptions, comme à l'indulgence
de son caractère. Ceux qui l'ont approché
dans les derniers mois de sa vie attestent
qu'il leur a paru plus égal, plus serein,
plus impersonnel , plus parfait en un
mot, que jamais, et, si nous osons le dire,
plus saintement inspiré dans sa piété,
comme dans ses bonnes œuvres. Il gravi-
tait ainsi vers son centre, il s'élevait de
plus en plus vers le ciel, par un mouve-
ment moins délibéré que senti. Frappé
d'une apoplexie foudroyante le 16 avril
i836, il s'est endormi sans trouble, sans
angoisses même physiques; ses traits, un
moment contractés par l'invasion du mal ,
avaient presque aussitôt repris leur expres-
sion de paix habituelle , et ceux qui entou-
raient son lit de mort ont pu s'écrier,
comme le centenier de l'Evangile : Vrai»
xxviij VIE DE M. RJAMBOUKG.
ment cet homme était l'ami de Dieu !
Nous n'avons pas^ vu ses funérailles ;
mais il nous sera permis d'invoquer un
dernier témoignage, qui ne sera pas dé-
menti. « J'ai assisté fréquemment, écrivait
un témoin oculaire, à de tristes cérémo-
nies j aucune ne présentait un tel carac-
tère. L'élite de la ville de Dijon , sans dis-
tinction de partis, honorait les obsèques
de M. Riambourg, moins par sa présence
même que par la consternation profonde
empreinte sur tous les visages. »
Tel fut M. Riambourg, l'homme de tous
les devoirs, d'un esprit élevé, d'une in-
comparable fermeté de caractère, et en
même temps de la vertu la plus douce, la
plus naturelle, la plus vraie, simplement
simple y comme on l'a dit d'un autre grand
homme de bien (a), trop simple même
peut-être dans ses mœurs et dans ses écrits
pour que sa réputation ne demeure pas in-
férieure à son mérite*, infiniment éloigné,
redisons-le, de la sagesse âpre et tendue de
(a) Malesherbes.
VIE DE M. RIAMBOURG. xxix
Brutus ou de Caton , mais homme d'une
perfection intime et sans efforts, qui échap-
pait presque à l'admiration par sa conti-
nuité même; homme véritablement mo-
dèle , que ceux qui l'ont connu ne peuvent
louer comme il convient qu'en suivant de
loin ses traces, et en tâchant, s'il se peut,
de ne se point montrer tout-a-fait indignes
des exemples d'une telle vie.
Th.FOISSET.
On nous saura gré de consigner ici l'épitaphe gravée
sur la tombe de M. Riambourg et composée par l'auteur
des Annales du Moyen Age , M. Frantin.
Hic requiescit in pace domim
JOANNES-BAPTISTA CLAUDICS RIAMBOURG,
IN REGIA DIVIONBN9I JPDICIORCM CURIA OHM PRISES,
VIR IN9IGNI9
RELIGIONS ERGA I)EI M AC PIBTATE EXIMIA ,
SINGULARI BRGA AMICOS FIDE,
DOCTRINA TAM IN DITINIS QUAM IN HUMANIS EITTERI9 911MIMA,
GRAVIT ATE ET jEQUITATE IN GERENDO MAGISTRATCCONSPICUA,
inconcdssa in publicis procellis
animi fortitud1ne bt constantia.
privato otio redditu9,
philosophi e nec non tueologi e studiis
magnaih sibi paravit scienti^ atque ingbnii laudem ,
quam firmaterb
plubima haud parum commendanda scripta
ob defensionem christiani dogmatis.
Natus anno 1776 , die xxiv januarii
obiit die xvi a prie. 1836.
Bernarda SIGAULT , conjux carissima ,
HOC DOLORI9 ET AMORIS MONVMENTVM
P. c.
INTRODUCTION GÉNÉRALE
AUX OEUVRES DE M. RIAMBOUKG.
-=«^SSW©^
« Il n'est pas impossible qu'un seul
« homme ose entreprendre de prouver suc-
« cessivement que la religion n'est point
« absurde, qu'elle est raisonnable, qu'elle
« est vraie. Celui qui écrit ceci a depuis
« long-temps conçu le projet de poser lui-
« même ces trois grandes vérités, qui for-
« ment comme trois degrés à l'aide des-
« quels l'esprit peut s'élever jusqu'à la dé-
« monstration de la religion du Christ. Si
« Dieu lui accorde d'accomplir cette œu-
« vre, perpétuel objet de ses réflexions,
« but final de ses études, il pourra croire
« que sa tâche est remplie. »
ixxij INTRODUCTION GÉNÉRALE.
De très bonne heure , dans ses entre-
liens avec ses condisciples de l'Ecole poly-
technique , l'auteur des paroles qu'on vient
de lire avait été frappé d'un préjugé qui
domine et aveugle un trop grand nombre
d'esprits ; c'est que toute religion qui a des
mystères est, par cela seul, convaincue
d'absurdité et par conséquent indigne
d'examen.
Certes il a fallu toute Xinphilosophie du
siècle pour obscurcir à ce point les intel-
ligences; car pour quiconque a la première
notion des conditions essentielles du pro-
blème religieux , toute croyance qui n'im-
plique point à un certain degré la connais-
sance de l'infini, ne mérite point le nom
de religion; et toute doctrine qui admet
l'infini présuppose des mystères, ou bien
elle est convaincue d'avance de contradic-
tion , et partant d'absurdité.
Mais il faut bien prendre les questions
au point où le XVIIIe siècle les a fait des-
cendre. M. Riambourg pensait donc que
toute apologétique du christianisme, ap-
proprié aux préventions irréligieuses de la
INTRODUCTION GENERALE. xxxiij
génération an milieu de laquelle il avait
surtout vécu, devait prouver avant tout
que les mystères ne sont point une fin de
non-recevoir contre l'Evangile ; bien plus,
que loin de rejeter la foi chrétienne comme
absurde, parce qu'elle a des mystères, on
devrait au contraire la réprouver comme
telle, si elle n'en avait pas; qu'enfin, plus
une doctrine pénètre dans la connaissance
de l'infini , plus elle doit découvrir de
mystères , et qu'ainsi la religion qui en
contient le plus est dès là présumée avoir
percé plus avant qu'aucune autre dans la
science des choses divines.
Parvenu à ce point de la discussion ,
M. Riambourg suppliait son interlocuteur
de vouloir bien examiner le Christianisme
au moins comme hypothèse. 11 lui propo-
sait à ce sujet sous une nouvelle forme,
en le revêtant même de toute la rigueur de
l'appareil algébrique , le célèbre argu-
ment de Pascal aux indifférens de son
siècle : « Il faut parier, vous n'êtes point
« le maître de n'en rien faire; or le plus
« sûr est de parier pour la vérité de l'É-
xxxiv INTRODUCTION GÉNÉRALE.
« vangile, et à plus forte raison d'en peser
« la valeur. »
Là s'offraient les diverses hypothèses
philosophiques et religieuses qui se sont
produites depuis la création : judaïsme ,
idolâtrie , philosophie ancienne , christia-
nisme , mahométisme , philosophie des
derniers temps. Comparons : ou plutôt ne
suffit-il pas d'exposer ces doctrines pour
qu'éclate d'évidence la supériorité de l'E-
vangile?
Mais ce n'est point assez que la doctrine
évangélique l'emporte sur toutes les au-
tres , il faut de plus qu'elle satisfasse plei-
nement toutes les facultés humaines. Ici
M. Riambourg devait établir qu'en soi et
abstraction faite de toute comparaison, la
religion chrétienne est la plus belle des
hypothèses \ que seule elle rend compte
de tout , expliquant admirablement ce
qu'est Dieu , ce qu'est l'homme , et quels
doivent être les rapports de l'homme avec
Dieu \ que seule elle répond à tout notre
être, à ce triple instinct duvrai,du grand
et du bon, qui est inné dans l'homme;
INTRODUCTION GÉNÉRALE. yxxv
-et à scs trois facultés primordiales, intelli-
gence , admiration , amour.
Tout cela du reste, dans la pensée de
M. Riambourg, n'était encore, si je puis dire
ainsi , que la préparation évangélique. La
démonstration devait suivre, et c'est alors
seulement qu'il eût invoqué, non pas le
syllogisme métaphysique , mais l'autorité
des faits les plus matériellement prouvés,
les prophéties, les miracles, et les plus
grands, les plus irrécusables de tous, la
conversion des Gentils, la réprobation des
juifs, et la merveille de la fixité du Chris-
tianisme, non moins admirable que celle
de son établissement sur la terre.
Ainsi , la religion chrétienne est pos-
sible;
Elle est probable ;
Elle est prouvée.
Voilà quels étaient les trois grands an-
neaux de la chaîne que M. Riambourg
avait conçue, les trois degrés successifs
qu'il voulait placer au seuil de l'Église
de Jésus-Christ.
Ce fut l'illusion de son zèle de croire
xxxvj IWHOMiCTION cknïmale.
qii'bne vie d'homme suffise à de pareils
travaux. 11 a bien pu mettre à peu près la
dernière main au premier de ces trois
traités : la religion chrétienne vengée du
reproche d'absurdité. Mais il n'existe du
second que des fragments et des maté-
riaux. Le troisième, à proprement parler,
n'était point à faire ; M. Miami >ourg le re-
connaissait lui-même, et il comptait se
borner a un choix parmi les apologistes
chrétiens qui ont le mieux développé les
preuves directes de la religion.
On voit combien le second traité devait
être immense. Ce n'était rien moins que
le tour du monde depuis Noé jusqu'à nos
jours.
L'École d'Athènes, qu'on trouvera en
tête du présent volume, n'était qu'un cha-
pitre de cette encyclopédie des philoso-
phies et des religions. M. Riambourg avait
détaché de ses manuscrits ce dialogue, en
réponse à une question mise au concours
par la Société Catholique des Bons Livres ,
qui couronna l'ouvrage dans sa séance du
mois de février 1829. L'impression en fut
INTRODUCTION GKNÉRALK. wxvij
ordonnée, et railleur ne voulant pas qu'on
pût se méprendre sur l'idée-mère de son
travail et en éluder la portée , en fit res-
sortir l'intention première dans un prolo-
gue et un épilogue additionnelsqui 11e sont
pas la partie la moins importante de son
oeuvre. Jamais l'antithèse du scepticisme
et du dogmatisme purement philosophique
n'avait été mise en scène avec plus de lar-
geur et de précision; jamais l'impuissance
de toute philosophie proprement dite à con-
stituer un corps decroyances ne fut mise à
nu avec une plus irrésistible évidence (i).
Dans l'épilogue, sorte de conclusion digne
de la gravité des anciens , M. Riambourg
reprend en son propre nom la parole ; il
déduit victorieusement de l'inanité de
toutes les philosophies la nécessité d'une
(1) Nous n'entendons nullement soutenir ici que la
raison est impuissante à démontrer une vérité quelcon-
que , ce qui serait le pur scepticisme ; mais bien qu'elle
ne suffit pas à satisfaire les besoins religieux de notre
nature, et que , réduite à elle-même , elle n'a rien éta-
bli qui eût l'autorité d'un dogme incontestable. 11 n'y
a qu'à mettre le dialogue de Platon sur l'immortalité de
l'âme, le Phcdon , avec ses lueurs conjecturales, en re-
\xxviij INTRODUCTION GÉNÉRALE.
révélation, en pose les caractères incon^
testables} et la question une fois réduite
à ses véritables termes , il démontre en
peu de pages , par des preuves tout exté-
rieures et palpables , où il faut chercher
non seulement Tunique révélation , mais
l'unique église qui vienne du ciel.
A quelque égard néanmoins, la ques-
tion soulevée par le concours était plus
étendue que la solution donnée par Y Ecole
d'Athènes. La raison antique était histori-
quement convaincue d'impuissance reli-
gieuse. Mais avant d'en conclure la néces-
sité d'une source supérieure de lumières, ne
fallait-il pas interpeller la raison moderne
et lui fermer la bouche à son tour? Le pro-
gramme de la Société Catholique l'avait
ainsi compris; et pour ne pas manquer
gard des affirmations de saint Paul : Omnes quidem
resurgemus oportet corruptibile hoc induere
incorruptibilitatem , etc., etc. Nous pensons , comme
saint Thomas , que la raison avait sa mission dans les
matières religieuses , que son rôle était de reconnaître
ses propres limites , et par conséquent la nécessité d'une
Révélation, puis de constater extrinscquement où rési-
dait le dépôt de celte Révélation si nécessaire.
INTRODUCTION GÉNÉRALE. xxxix
lout-k-fait à cette condition , M. Riam-
bourg avait mis sur les lèvres des scepti-
ques de l'antiquité les principaux argu-
ments du scepticisme des temps posté-
rieurs. Mais il se promettait bien de
satisfaire pleinement plus tard à l'autre
moitié de sa tâche.
En attendant, il courait au plus pressé,
suivant la familière expression de saint
François de Sales , et l'esprit de prosély-
tisme doux et patient qui était en lui l'in-
citait à étudier d'abord les philosophies
contemporaines ; depuis long-temps il avait
porté sur les systèmes qui ont précédé
de pénétrants et attentifs regards.
Disons-le en passant , les rapports assi-
dus de M. Riambourg avec une société de
jeunes gens qui s'était constituée à Dijon
sous son patronage, ne furent pas sans in-
fluence peut-être sur cette nouvelle direc-
tion donnée à ses études. Il en déposa les
prémisses dans un journal fondé dans l'an-
cienne capitale de la Bourgogne, par trois
membres de la société dont nous parlons :
ce journal avait pour litre le Provincial.
il INTRODUCTION GÉNÉRALE.
Après que celte feuille eut cessé de pa-
raître, M. Riambourg continua sa polémi-
que dans le Correspondant ^ recueil pério-
dique rédigé à Paris par d'autres jeunes
gens, qui depuis sont devenus des hom-
mes, MM. de Carné, de Cazalès, F. de
Champagny , etc.
Enfin, quand le Saint-Simonisme eut
paru, comme pour résumer toutes les
philosophies antérieures, M. Riambourg
n'attendit pas que cette doctrine eût en-
tièrement fourni sa carrière pour faire son
oraison funèbre dans un troisième journal,
la Gazette de Bourgogne y où écrivait alors
un savant publiciste, son condisciple et
son ami, M. Frantin.
Ce sont ces publications successives que
l'auteur se proposait lui-même de réunir
sous le titre $ Ecole de Paris , et qui ser-
vent de transition à son dernier ouvrage ,
Rationalisme et Tradition.
Une même pensée anime ces trois
compositions : l'insuffisance de la raison,
quant aux vérités métaphysiques, et la
nécessité d'une foi révélée. Dans Y Ecole
INTRODUCTION GÉNÉRALE. xlj
d'Athènes, L'auteur se borne à dévoiler
le néant du rationalisme antique. Dans
Y Ecole de Paris , il s'attache à faire res-
sortir le vide et l'embarras du rationa-
lisme contemporain , non sans faire
rayonner à travers ce vide la psychologie
de saint Jean et de saint Augustin, si
supérieure à celle de Reid et de ses disci-
ples. Dans Rationalisme et Tradition ,
dernier acte de cette trilogie philosophi-
que et complément naturel de la pensée
de l'auteur, il ne se contente pas de com-
battre le rationalisme, il l'explique. Il
montre comment cette aberration de l'es-
prit humain a eu sa source et jusqu'à un
certain point son excuse dans les fables de
l'idolâtrie et l'ésotérisme des sanctuaires
de l'Egypte et de la Grèce; il cherche
comment , après avoir été vaincu par
l'Evangile , le rationalisme a eu son réveil
dans les temps modernes; et le poursui-
vant daus ses derniers échos (l'éclectisme
de M. Cousin, l'école écossaise représentée
par M. Jouffroy et le syncrétisme saint-
simonien), M. Riambourg achève sa vic^-
xlij INTRODUCTION GÉNÉRALE.
toi re, qui estcelle de la tradition chrétienne*
Il n'y a proprement qu'une erreur dans
le monde , celle que l'homme se suffit à
lui-même, que sa raison, souveraine in-
dépendante, est l'unique et infaillible me-
sure du bon et du vrai -, de même que
toutes les vérités se condensent en une
seule, savoir que Dieu est, que toute exis-
tence et toute connaissance émanent de
lui. Rationalisme et Tradition sont donc
les deux pôles du monde philosophique ;
toutes les controverses peuvent se ramener
à ces deux mots, comme à leur dernière
et plus simple expression. Nous nous abs-
tenons de louer l'ouvrage qui porte ce
titre significatif. Qui a mieux posé la ques-
tion fondamentale de la controverse con-
temporaine? Où chercher une récapitula-
lion plus brève et plus logique du passé
et du présent de la philosophie? Où trou-
ver ailleurs, sous un moindre volume,
des recherches plus multiples , plus con-
sciencieuses, rendues plus accessibles à
toutes les intelligences, et une réfutation
plus substantielle et plus péremptoire de
INTRODUCTION GÉNÉRALE. xliij
toules les philosophies de l'ère pré-
sente (i) ?
Inutile certes de montrer en quoi les
trois publications qui viennent d'être rap-
pelées se rattachaient au grand travail que
s'était imposé M. Riambourg pour mettre
en relief la vérité de cette proposition : La
religion chrétienne est probable. Une re-
marque seulement nous sera permise.
Dans le premier de ses ouvrages, dont
nous n'avons parlé que dans sa biogra-
phie, la pensée philosophique et religieuse
tient une grande place sans doute; mais
la pensée monarchique prédomine , et
voilà pourquoi nous n'avons pas compris
dans cette édition les Principes de la révo-
lution française définis et discutés. Dans
les trois autres, le philosophe chrétien se
montre seul.
Ajoutons que les plus graves questions
de la philosophie et de l'histoire y sont
non seulement remuées, mais résolues
(1) L'auteur regreltaitendernierlieud'avoirnégligé la
réfutation du rationalisme panthéiste; c'était une lacune
qu'il se proposait de remplir dans une seconde édition.
xliv INTRODUCTION GÉNÉRALE.
avec une lucidité et une Loyauté de dis-
cussion qui ne sont plus guère de notre
temps; et il est bien rare d'avoir rai-
son avec si peu d'intolérance et même de
hauteur. L'impartialité du juge dominait
en M. Riambourg , alors même que la
dialectique du censeur se montrait plus
pressante et plus victorieuse; tant il était
iidèle en tout à la maxime de l' Apôtre :
Non plus sapere quàm oportet sapere } sed
saper e ad sobrietatem !
Rationalisme et Tradition renfermait les
conclusions de M. Riambourg sur le poly-
théisme , fruit de longues recherches sur
les religions de l'Egypte, de la Syrie, de
l'Inde, de la Chine, de îa Perse et des
nations Scandinaves. Pour compléter son
livre de prédilection, il s'était, dans les
derniers temps de sa vie, attaché de pré-
férence à mettre en lumière les débris de
la tradition primitive qui sont enfouis dans
les livres sacrés des peuples idolâtres.
C'est ainsi qu'il avait publié sur l'Edda ,
dans les Annales dephilosophie chrétienne ,
un essai qu'il comptait développer plus
LNTlUWlïC TIOiN UKNKRAI.k. xlv
tard. La mort Ta surpris la plume à la
main sur les traditions chinoises. 11 vou-
lait ensuite s'enfermer en Perse, avec les
livres Zends , puis dans l'Inde , sur la-
quelle il était loin de partager les rêves de
l'orientalisme contemporain. C'est là cpi'il
eût prouvé combien les plus simples règles
de la critique s'accordent toutes à nous
montrer sur les bords du Gange le ren-
dez-vous et non le point de départ des
religions de l'Orient.
Impossible de méconnaître dans le rare
enchaînement de ses travaux, cet esprit de
suite, un des plus heureux attributs du ca-
ractère et du talent de M. Hiambourg. Toute-
fois ces hautes méditations, si persévérantes
qu'elles fussent, n'ont point suffi à l'absor-
ber entièrement.
Des questions secondaires, une surtout
d'une incontestable gravité , celle de la
certitude, étaient à l'ordre du jour et sol-
licitaient à ce titre l'activité de son zèle.
Dès l'apparition du deuxième volume
de Y Essai sur l'Indifférence , M. Riam-
bourg démêla les équivoques et les faux-
xlvj INTRODUCTION GÉNÉRALE.
fuyants d'une dialectique décevante , et il
en fit justice. On tenta en vain de l'ame-
ner plus tard à rendre, dans le prologue
ou dans l'épilogue de Y Ecole d'Athènes ,
un hommage indirect à M. de Lamen-
nais. D'importantes questions de détails ,
qu'un autre grand écrivain, M. Cou-
sin, avait faussées de son côté avec toute
l'autorité de son nom et toute la su-
périorité de son style, trouvèrent aussi en
M. Riambourg un appréciateur exact, mais
sévère comme la vérité. Avant Rationa-
lisme et Tradition, et les travaux qui en
sont l'appendice, entre autres l'aperçu
dune nouvelle direction à donner à la po-
lémique chrétienne, travaux qui furent
pour M. Riambourg le chant du cygne ,
nous avons cru devoir rapprocher et réu-
nir, comme antérieure dans l'ordre de
composition, cette double controverse avec
deux célébrités contemporaines. Nous y
avons joint quelques fragments , précieux
mélanges de philosophie religieuse; et
comme spécimen de ce que pouvait l'in-
altérable rectitude d'esprit de l'auteur,
INTRODLCTIOiN GÉNÉRALE. xlvij
transportée dans un tout autre ordre d'i-
dées, nous donnons à la suite un frag-
ment sur le beau et sur le goût, égal pour
le moins, ce nous semble, à ce que Mon-
tesquieu avait écrit sous le même titre
pour la première Encyclopédie.
Et maintenant, nous plaçons ces œu-
vres d'un homme de bien , sous le patro-
nage de toutes les âmes sincères, de tous
ceux qui cherchent la vérité avec un cœur
droit et un œil pur. Adversaires ou amis,
nous les offrons à tous avec la même con-
fiance. Mais elles s'adressent plus particu-
lièrement à ceux de nos frères qui ont
besoin d'être confirmés dans la foi en ces
temps d'épreuve : c'est à eux que nous les
dédions comme une consolation d'assez
mauvais jours, et une espérance de jours
meilleurs.
L'ÉCOLE
D'ATHÈNES.
CHRONOLOGIE
DES PHILOSOPHES CITÉS DANS L'OUVRAGE.
(VAJiT JESUS-CHRIST.
Siècles. Ann.
Thalès de Milet, chef de l'école d'Ionie, est né, à
ce qu'on croit, la lre année de la 55e olympiade.
Anacharsis, Scythe de nation, était contemporain
de Solon, il florissait, suivant Brucker, dans la
AT olymp.
Anaximandre, disciple de Thalès, plus jeune que
lui de 50 ans environ , mourut peu de temps avant
son maître, il est né la 5e année de la 42e olym-
piade.
Pythagore fut le premier qui prit le nom de philo-
sophe; il fonda l'école d'Italie. Il n'est guère pos-
sible de fixer l'époque précise à laquelle il a paru,
et plusieurs savans se sont exercés sur ce point
de critique historique. M. Fréret dans une dis-
sertation très savante insérée dans les Mémoires
de l'Académie des Inscriptions, établit avec cette
force de raisonnement qui lui est propre, que la
naissance de Pythagore ne peut pas remonter au
VII.
VII.
MI.
640
610
CHRONOLOGIE DES PHILOSOPHES
jvant jk&us-timrsr.
Siècles. Ann.
<lolà de l'an G00 avant J.-C, ni être postérieure
à l'année 509,
ânaximène, disciple d'Anaximandre, florissait au
milieu du 6e siècle avant J.-C, l'année de sa
naissance n'est pas indiquée d'une manière uni-
forme.
Xénophane, chef de la secte éléatique, parut à peu
près dans le même temps qu'Anaximène.
Heraclite, fondateur d'une secte qui n'eut pas une
longue durée, et qui n'était qu'un démembrement
de la secte italique; vivait à la lin du 6e siècle
avant J.-C.
Parménide était disciple de Xénophane; il est né à
la fin du 6e siècle également.
Anaxagore, disciple d' Anaximène, est le premier
qui ait philosophé à Athènes. Il est né l'an 1er de
la 70e olymp.
Zenon d'Elée , disciple et fils adoplif de Parménide,
est à peu près du même temps que le précédent.
Leicippe est sorti de l'école éléatique, et fut le
chef des éléatiques physiciens; il florissait au mi-
lieu du 5e siècle.
Ejipédocle, philosophe de la secte italique, vivait
à peu près dans le même temps.
Démocrite fut le disciple de Leucippc; il était d'un
an plus âgé que Socrate.
Socrate est né la 4e année de la 77e olymp.
Aristippe de Cyrène , disciple de Socrate , fonda la
VI.
M.
vr.
VI.
VI.
v.
V.
V.
V.
V.
V.
CITES DANS L'OUVRAGE.
A l 1 M Jt.il
;brisj.
Siècles. Ann.
secle cyrénaïque- il est né à la lin du 5* siècle,
et Uorissait au commencement du Ie.
Platon , le plus iilustre des disciples de Socrale , est
né la 5e année de la 87e olymp.
Aristote, après avoir liante pendant 20 années l'é-
cole de Platon, fonda lui-même une nouvelle
école, qui est celle des péripatéticiens. il est né
la lre année de la 99e olymp.
Pïriiuo.n , chef de la secte pyrrhonienne, serait né
suivant Brucker, la lre année de la 101e olym-
piade.
Théophraste, disciple d'Amtote et son premier
successeur, commença à enseigner vers l'an 320.
H serait dilïîcile de marquer d'une manière pré-
cise l'époque de sa naissance.
.Zenon de Cilium, chef des stoïciens , est né, sui-
vant Schœll, la 3e année delà 104e olymp.
Epiclue devint le chef de la secte qui porte son
nom ; on s'accorde à indiquer la 3e année de la
109e olymp. pour l'époque de sa naissance.
Siraton, disciple et successeur de Théophraste ,
prit la direction de l'école du Lycée; il serait né,
à ce qu'il paraît, à la fin du 4e siècle avant J.-C.
Akcésilas prit la direction de l'école platonique , et
fonda la seconde Académie. On place à la lrt an-
née de la 116e olympiade , l'époque approxima-
tive de sa naissance.
Anisïo.N fut d'ahord disciple de Zenon qu'il aban-
donna pour s'attacher à Polcmon. Il fonda une
V.
R
IV.
i\
IV.
IV.
130
38 i
376
;c2
316
CHRONOLOGIE DES PHILOSOPHES.
JESUt-CEMST,
iièclcs. A ni).
scclc qui subsista pou de temps. Il vivait au com-
mencement du 3e siècle avant J.-C.
Hérille, autre disciple de Zénou, devait être à
peu près du même temps.
Curysippe a été un des plus fermes appuis de la
secte stoïcienne. Il est né dans le commencement
du 3e siècle , et il est mort dans la 145e olympiade,
208 ans avant J.-C.
Carnéade est le fondateur de la 3e Académie; il est
né, selon Brucker, la 3e année de la 141e olym-
piade , et il est mort la 4e année de la 162e ,
129 ans avant J.-C.
Clitomaque, successeur de Carnéade, florissait à la
fin du 2e siècle; il est mort, suivant Brucker ,
dans la 170e olymp. , 100 ans avant J.-C.
Diodore, successeur du péripatéticien Critolaùsqui
avait été député à Rome avec Carnéade et Dio-
gène le Babylonien , vivait dans le même temps.
Indépendamment de ce Diodore dont Cicéron
parle au n0, 42 du 2e livre des Questions acadé-
miques, il y en a un plus ancien dont il est fait
mention au n* 47 du même livre , qui était de la
secte de Mégare , fondée par Euclide.
Antipater fut le disciple de Diogène le Babylonien ,
qui faisait partie de l'ambassade dont il vient
d'être question. Antipater suivit la doctrine stoï-
cienne comme son maître, et il eut pour disciple
Panœtius , qui enseigna la philosophie à Rome ,
et fut lié avec Scipion et Lélius.
III.
m.
m.
IL
II.
L'ÉCOLE D'ATHÈNES
fkolague.
Au milieu des agitations qui remuent la so-
ciété européenne , et qui semblent le plus sou-
vent prendre leur source dans quelques intérêts
matériels et par conséquent secondaires , une
lutte moins sensible peut-être, parce qu'elle
s'opère dans le monde intellectuel , mais plus
opiniâtre, plus animée , occupe les esprits sé-
rieux , inquiète ceux qui savent observer et
prévoir.
De quoi s'agit-il au fond? De rien moins que
desavoir si l'Europe abjurera, ou non, ses
croyances religieuses. Question grave assuré-
ment, et qui domine tellement les autres,
qu'elle les complique toutes et se représente
sans cesse; n'y ayant que les simples qui ne la
X ÉCOLE D'ATHÈNES.
reconnaissent pas sous les apparences qui la
déguisent , ou les indifférents qui affectent de
ne rien voir au delà de ce qui paraît être en dis-
cussion.
Or , il faut le dire, c'est une position tout-à-
fait neuve et bien étrange, que celle dans laquelle
on veut placer les nations. A plusieurs reprises,
il est vrai, on a vu des croyances rivales faire
effort l'une contre l'autre pour s'assurer l'em-
pire des esprits : mais des novateurs travaillant
dans l'unique but de détruire ce qui est , sans
s'embarrasser de ce qui pourrait être mjs à la
place; des réformateurs voulant à tout prix en
finir avec les croyances religieuses ; c'est ce dont
on chercherait vainement un exemple.
Il en est certainement dans le nombre de ceux
qui cèdent au mouvement du siècle, et peut-
être parmi ceux qui le dirigent, qui ne se ren-
dent pas compte de ce qui se prépare dans
l'avenir; ils avancent tête baissée, sans voir le
terme vers lequel ils sont poussés. Que la reli-
gion , minée par les efforts de leur fanatisme
destructeur , s'écroule à la fin , il s'établira dans
la société un vide immense ; et ce gouffre qu'ils
auront creusé , ils ne pourront le combler.
Car d'imaginer, comme il est peut-être venu
à la pensée de quelques uns, qu'après avoir
anéanti l'esprit de foi, il leur suffira de jeter
PROLOGUE. 9
comme une vile pâture au vulgaire quelques
vieilles erreurs rajeunies , méprisées de ceux-là
même qui s'en constitueraient dérisoircment les
apôtres, c'est s'abuser complètement.
Quant à ceux qui , plus habiles , auraient
conçu le plan mieux concerté, en laissant au
peuple quelques formes religieuses, et les pra-
tiques extérieures auxquelles il serait le plus
attaché, d'amener insensiblement les esprits à
substituer aux dogmes reçus d'autres dogmes
mûris dans le sanctuaire de la philosophie, ils
échoueraient également.
Des philosophes qui ne leur cédaient en rien
sous le rapport de l'étendue de l'esprit, for-
mèrent autrefois, et dans un but assurément
plus louable , l'entreprise d'une réforme dans
les croyances populaires. Ils tentèrent de purger
le paganisme, religion immorale et monstrueuse,
de ce qu'il avait d'impur et d'absurde ; sans tou-
cher aux cérémonies que le temps avait consa-
crées, sans s'écarter du respect qu'ils croyaient
devoir aux ministres de la religion. Inutiles ef-
forts , entreprise vaine! Les croyances furent
ébranlées : mais au lieu de courir aux sources
élevées de la science et de la philosophie près
desquelles les sages s'assemblaient, les peuples
voyant s'ouvrir les voies faciles de l'incrédulité,
es routes larges de hr corruption , s'y précipi-
il) ÉCOLE D'ATHÈNES,
taicnt à l'envi et de toutes parts ; quand soudain
la lumière de l'Evangile éelairant l'abîme dans
lequel la société humaine allait se perdre, le
monde crut et fut sauvé.
Il est certain cependant qu'une religion qui
n'avait rien de fixe dans les dogmes , dont l'es-
sence ne consistait que dans le narré de cer-
taines fables qu'on pouvait tourner plus ou
moins heureusement en allégories, semblait de-
voir naturellement se prêter à des modifications
qui en auraient fait une religion raisonnable :
mais elle a succombé dans ce travail ; elle s'est
évanouie comme une vapeur légère entre les
mains de ceux qui ne voulaient que l'épurer, et
qui n'avaient pas formé le plan de la détruire.
Nos philosophes se flatteraient-ils de réussir-
mieux en façonnant le Christianisme à leur ma-
nière? Si c'est leur espoir, il sera trompé : les
mêmes causes produiront les mêmes effets ; et
d'ailleurs, il s'agirait, avant tout, de savoir si
le Christianisme est de nature à se prêter aussi
facilement que le paganisme à la transformation
qu'il faudrait lui faire subir, pour en faire une
religion philosophique.
Nous conviendrons, si l'on veut, que si toutes
les nations européennes eussent embrassé la ré-
forme évangélique , ce dernier point pourrait
être mis hors de discussion. Le principe de la ré-
PROLOGUE. 1 1
lorme , en se développant, devait engendrer le
socinianisme, et plus tard conduire au déisme.
C'est ce qui est arrivé : le protestantisme n'in-
siste plus sur le dogme, il se réduit présente-
ment à des formes; et l'esprit philosophique,
pour se glisser sous ces formes, n'a point eu
d'efforts à faire, puisqu'il existait en germe dans
le cœur même du protestantisme, le jour que
celui-ci a pris naissance.
Ainsi la transformation, en ce qui regarde
le protestantisme, peut être considérée de nos
jours comme étant, à vrai dire, consommée.
Mais le catholicisme est demeuré immuable,
et les progrès du philosophisme ont trouvé de
ce côté un obstacle bien plus difficile à surmon-
ter. Cette religion antique, dont la morale est
parfaitement pure, la doctrine précise et fixe ,
le culte imposant, a résisté et résiste à toute in-
novation qu'on a tenté et qu'on tenterait de faire
subir à ses dogmes. II n'y a pas moyen de l'en-
tamer, il faut donc l'anéantir.
De là cette violence avec laquelle on l'attaque,
cette intolérance avec laquelle on le poursuit ,
cette susceptibilité à la moindre concession qu'il
réclame, tandis que le protestantisme, au con-
traire, est ménagé, préconisé, prêché même (a)\
(a) Combien celle plainte , si vraie déjà il y a dix aus , n'csl-
12 ÉCOLE D'ATHÈNES.
cl touL cola dans la vue d'étouffer la seule
croyance qui ait conservé en elle l'esprit de vie.
Ainsi la raison de cette conduite en apparence
contradictoire est facile à saisir ; on conçoit très
bien l'intérêt que pourraient avoir les novateurs
à faire prévaloir momentanément le protestan-
tisme; mais il ne leur a point été donné de faire
des miracles à l'appui de leur doctrine, et ils
n'ont pas reçu le pouvoir de rendre à un corps
malade qui tombe en dissolution la vigueur et
la santé. Le protestantisme aura le sort des
choses humaines : il touche à sa fin. Oui, le
temps est déjà venu où tout homme qui tient
encore aux dogmes révélés est sollicité puis-
samment à se ranger sous l'étendard de la foi
catholique {cl)'-, et oh tout homme qui aban-
donne ce drapeau , quelque nom qu'il prenne,
se jette dans les rangs de ceux qui rejettent
tout dogme que la raison ne s'est point fait (b).
elle pas plus légitime encore aujourd'hui que le protestantisme
se remue incroyablement sur tous les points de la France, fort
de l'appui du pouvoir et de l'insouciance avec laquelle sont re-
poussées ses aggressions et sa propagande ! — S. F.
(«) C'est ce qui explique tant de hautes conversions contem-
poraines, celles de Hamann , de Stolberg, de Frédéric Schle-
gel, d'Adam Muller, du poète Zacharie Werner, de MM. de
Haller, dTclulein , Jarke , Philips, etc., etc. — Th. F.
(b) Genève , entre autres , cette Rome protestante , en est
venue au point d'ériger ur.e statue à J.-J. Rousseau et d'en re-
PROLOGUE. IS
Ainsi le catholicisme et le philosophisme restent
seuls en présence aujourd'hui; et c'est unique-
ment entre ces deux grandes puissances que doit
avoir lieu le combat à mort qui décidera du sort
des croyances religieuses en Europe.
Qu'en sera-t-il ? Dieu le sait ; et l'homme sur
ce point est réduit aux conjectures. Car, bien
qu'il ait été révélé que l'enfer ne prévaudra ja-
mais contre l'Eglise de Dieu, nous n'avons pas
de même l'assurance que le siège de cette Église
sera fixé immuablement au milieu de nous.
Ainsi l'avenir des nations européennes est un
secret caché dans les profondeurs de la pre-
science divine. II se peut que la religion, affermie
plutôt qu'ébranlée par les attaques de l'incrédu-
lité , sorte triomphante de cette lutte ; et
qu'après cette longue tourmente , elle parvienne
à rassembler autour d'elle ses enfans au loin dis-
persés, ceux-là même qui depuis long-temps
s'en étaient volontairement séparés : il se peut,
d'un autre côté , que l'Europe blasée , ayant
abusé de tout, ait été mise dans la balance , et
qu'elle se soit trouvée trop légère, et alors les
insignes faveurs dont elle vient encore d'être
fuser une à Calvin. (V. sur ce dernier point le Rapport de M. le
comte de Sellon sur l'appel par lui fait à ses co-religionnaires , à
l'occasion du 3e jubilé de la réforme genevoise, en 1830.) —
Th. F.
U ÉCOLE D' ATHÈNES,
l'objet ne seraient que les derniers regards d'une
Providence aimable qui se retire lentement et à
regret. L'une et l'autre de ces suppositions peut
également se soutenir : mais ce que, sans être
prophète , ni fils de prophète , il est permis d'af-
firmer, c'est que si la religion du Christ dont
l'Eglise catholique a seule conservé le dépôt in-
tact , s'éteint parmi nous, aucune autre religion
ne se soutiendra, aucune autre ne s'établira;
et l'Europe sera livrée à tous les ravages que
l'irréligion systématique peut entraîner à sa
suite.
Qu'est-ce en effet qu'un peuple sans religion?
Un troupeau marchant à l'aventure sans pas-
teurs et sans gardiens. La loi civile, il est vrai,
rassemble encore ce troupeau sous la main du
magistrat qui marche entouré de licteurs pour
le maintien de l'ordre extérieur ; mais tout ce
qui tient à l'ordre intellectuel et moral est aban-
donné au caprice de chacun; et dans ce vaste
champ dépourvu de défense et de barrières, les
erreurs et les passions font invasion de toutes
parts.
C'est donc à ceux qui se sont faits les ennemis
de la religion , et qui poursuivent avec ardeur
le projet de l'anéantir, à pourvoira ce que les
doctrines et les mœurs ne soient point englou-
ties dans le même abime avec le christianisme :
PROLOGUE. \:,
c'est à eux à produire ce code de morale qui
doit remplacer l'Evangile , et ce symbole de foi
qui sera substitué à celui des apôtres. Sont-ils
en mesure pour cela? Ils n'oseraient l'affirmer.
Sont-ils bien certains d'ailleurs que le peuple,
quand il aura appris qu'il peut se soustraire à
l'autorité de ceux qui lui parlaient au nom de
Dieu , se soumettra facilement à l'autorité de
ceux qui lui parleraient au nom de la raison ? Ils
n'oseraient le dire.
Quoi qu'il en soit, la philosophie veut bien
se charger de notre enseignement : la religion
s'est tue , la philosophie va parler. Mais si la
fable menteuse donnait à la renommée cent
bouches, l'histoire , plus véridique , en peut
donner mille à la philosophie , et dire que de
ces mille bouches il sort mille voix discordantes ;
en sorte que la confusion ne peut pas avoir été
plus grande quand Dieu , pour se jouer de l'or-
gueil des enfans de Noé, fit qu'ils cessèrent de
s'entendre. Il y a cette différence toutefois que
déjà l'édifice s'élevait majestueusement dans les
plaines de Sennaar, quand la confusion des lan-
gues arriva , et qu'ici la contradiction se mani-
feste avant que la première pierre ait été posée
pour asseoir les fondements.
N'est-il pas bien étrange en effet que la phi-
losophie, qui veut entreprendre d'enseigner
1G ÉCOLE D'ATHÈNES,
toute vérité , soit encore elle-même à savoir s'il
y a une s nie vérité quelle puisse proposer avec
confiance comme empreinte du sceau de la cer-
titude (a). La philosophie ancienne, après plu-
sieurs siècles d'une discussion opiniâtre, a laisse
la question indécise ; la philosophie nouvelle
s'éteindra également avant qu'elle ait été par
elle résolue.
La secte des dogmatiques et celle des scep-
tiques ont pris naissance le même jour ; elles
ont marché constamment de iront, se livrant
perpétuellement de rudes combats; et si les
sceptiques, quand on les mettait en opposition
avec eux-mêmes, ouauxprisesavec le sens com-
mun, pliaient un moment devant leurs adver-
saires , ils reprenaient l'avantage aussitôt qu'ils
se trouvaient placés sur le terrain de l'argu-
mentation.
Mais les dogmatiques eux-mêmes étaient-ils
d'accord entre eux? L'histoire de la philosophie
est là pour répondre. On les voit se partager en
écoles, ces écoles se diviser en sectes, et ces
sectes elles mêmes se subdiviser en tant de ma-
nières, que c'est un immense travail que de
suivre jusqu'au bout toutes ces déviations.
(a) Voir l'Introduction aux Esquisses de Philosophie morale
de Dugald-Steward , par M. Jouffroy. — Th. F.
PROLOGUE. 17
Dans quelle route dès lors voudrait-on nous
engager? et si la philosophie nouvelle qui ne
fait encore que de naître , offre déjà le même
spectacle de contradiction et de désordre (e),
comment peut-on sérieusement nous proposer
de quitter la voie connue et sûre , pour entrer
dans ce labyrinthe?
Il importe donc, au temps où nous sommes,
et d'après la disposition actuelle des esprits,
d'insister sur celte vérité , que la philosophie
abandonnée à elle-même ne marche qu'au ha-
sard, semant à droite et à gauche les opinions
les plus disparates, sans jamais s'arrêter ni se
fixer. Il appartenait du reste à cette Société (a)
qui s'est formée sous l'étendard de la religion,
dans la vue de réparer et de prévenir les ravages
de l'incrédulité, de sentir le besoin de faire res-
sortir cette vérité. Un appel a été fait de sa
part ; cet appel a retenti au loin , et il est arrivé
jusqu'à nous.
Ce n'est point une histoire complète de la
philosophie ( entreprise immense qui deman-
derait un temps considérable , une connaissance
(1) Voir X École de Paris, à la fin du présent vo-
lume.
(a) I.a Société Catholique des bons livres.
\* ÉGOLK D'ATHÈNES,
générale et approfondie de l'antiquité , entre-
prise d'ailleurs que le savant Bruckcr a mise à
fin aux applaudissements de toute l'Europe), que
la Société Catholique des Bons Livres se pro-
pose de publier; mais c'est un tableau en rac-
courci des principales sectes de philosophie, avec
l'exposé succinct de leurs théories et l'histoire
abrégée de leurs variations. Or ce cadre , plus
facile h remplir, ne nous a point paru tout-à-fait
hors de notre portée, ayant déjà par avance
consacré quelques heures de nos loisirs à ce
genre de travail. Nous venons donc offrir à la
Société Catholique le fruit de nos études pri-
vées et le tribut de notre zèle. Toutefois, avant
que d'entrer en matière, nous nous permet-
trons quelques observations encore , à l'effet de
bien marquer le point de vue d'où nous avons
envisagé notre sujet.
S'il était possible de confondre l'usage ordi-
naire delà raison avcclascicnce appelée philoso-
phie , on pourrait dire que cette science est aussi
ancienne que le monde ; mais, comme il ne suffit
pas de mettre h profit les dons de l'intelligence,
comme il ne suffit pas d'être doué d'un juge-
ment sain, de faire preuve de bon sens, de sa-
voir tirer parti de l'expérience, pour être au-
torisé à prendre le titre de philosophe, bien
des siè. les se sont écoulés d'abord , qu'il faut
PROLOGUE. 41»
traverser pour arriver au premier âge de la
philosophie.
Brucker l'a reconnu ; mais ce savant toutefois
en donnant le titre de philosophie aux tradi-
tions des peuples que les Grecs appelaient bar-
bares, n'est-il pas lui-même remonté trop haut?
On l'a dit, et je pense que c'est avec juste raison.
Les peuples dans leur enfance ont cru et n'ont
pas raisonné. Ces croyances, transmises avec
autorité et reçues avec respect, n'ont pas été
à l'abri de l'altération insensible du temps ;
mais elles n'ont jamais été livrées à la discussion
comme objets de raisonnement. Cependant ces
traditions , simples d'abord , se sont progressi-
vement corrompues, assez promptement chez
les peuples où le sacerdoce passait de main en
main , plus lentement chez ceux où cette di-
gnité était héréditaire. Cependant on peut voir
par les récits d'Hérodote jusqu'à quel point, en
Orient et dans l'Egypte même, le culte public
avait dégénéré ; et combien de fables absurdes,
de superstitions honteuses ou ridicules s'étaient
introduites déjà dans la religion. Il est à croire
que les traditions s'étaient mieux conservées
dans les castes sacerdotales; mais il faut penser
aussi qu'étant l'objet exclusif des méditations
d'une classe étrangère aux affaires civiles , et
vouée par état à la contemplation religieuse,
W ÉCOLE D'ATHÈNES.
ces traditions éprouvèrent alors un antre genre
d'altération , qui tendait à leur faire perdre éga-
lement leur caractère primitif. Ainsi le peuple
d'une part, en prenant à la lettre les symboles;
les prêtres de l'autre , en subtilisant sur les idées
que ces mêmes symboles couvraient, s'éloi-
gnaient de plus en plus, par des routes oppo-
sées , du point de départ, et finirent par ne
plus rien avoir de commun que ce qui tenait
aux pratiques extérieures (a).
Il y aura lieu de s'étonner peut-être que ce
double mouvement qui s'opérait en sens in-
verse, n'ait pas fixé davantage l'attention de
ceux qui se sont exercés à suivre les progrès du
polythéisme. Dans une matière qui offre par elle-
même de bien grandes obscurités, cette obser-
vation eût répandu quelque lumière; elle eût
conduit, par exemple , à déterminer d'une ma-
nière plus précise l'origine des mystères qui ont
pris, comme on sait, naissance en Orient, et que
tout porte à croire être uneinventiondesprêtres.
Les prêtres d'Egypte, sans aller plus loin,
flattés d'être exclusivement chargés du dépôt
des sciences ; à la fois théologiens, astronomes,
géomètres, médecins ; flattés notamment d'avoir
(a) Ce point de vue sera développé au t. II, dans nationa-
lisme et Tradition. — Tli. F.
PROLOGUE* 21
en leur possession le secret des hiéroglyphes ,
dont le peuple n'entendait plus le sens, renfer-
mèrent leurs seerets au fond du sanctuaire, ci
firent de la théologie particulièrement une
science occulte et mystérieuse. Isisfut pour tout
Je monde d'abord l'astre qui présidait à la nuit,
divinité bienfaisante dont le cours et les influen-
ces supposées faisaient la matière d'allégories
plus ou moins ingénieuses. Mais le peuple,
trompé par ces fables, et dominé par les sens,
laissa échapper ce qu'il y avait de caché sous ces
apparences matérielles. Isisdevint pour le peuple
égyptien, et à la lettre, une reine, femme d'Osi-
ris, mère d'Horus, belle-sœur de Typhon. Tan-
dis que le peuple répétait naïvement son histoire
merveilleuse , les prêtres de leur coté, altérant
les traditions qu'ils avaient reçues, faisaient d'ïsis
le principe passif de l'univers : c'était l'eau ;
c'était la terre; c'était la matière en général;
enfin elle devint la nature universelle. Or, à
mesure qu'ils croyaient faire des progrès dans
cette science sublime, les prêtres étaient inté-
ressés de plus en plus à dérober au vulgaire les
connaissances qu'ils croyaient seuls posséder. De
là ces précautions infinies pour s'assurer de la
discrétion de ceux que l'on initiait à ces mystères
relevés, les épreuves qu'on leur faisait subir,
les degrés différents par lesquels on les faisait
"H ÉCOLE D'ATHÈNES,
lentement passer : quelques uns seulement ob-
tenaient une révélation complète ; la plupart
restaient en arrière, distribués sur les différentes
parties de léchelle, par laquelle on parvenait
au dernier degré; et s'il est vrai que Pythagorc
ait postulé pendant un grand nombre d'années
la faveur d'être initié à toutes les sciences de
l'Egypte , et qu'elle ne lui ait été accordée
qu'après avoir subi la circoncision, qui l'agré-
geait en quelque sorte au collège sacerdotal ,
on pourra juger quelle réserve scrupuleuse
était apportée dans la communication de cette
doctrine secrète , dont la manifestation eût
ébranlé tout le système religieux. Ainsi l'origine
et même la nature des mystères se seraient dé-
voilées, les nuances qui pouvaient les distinguer
se seraient marquées, en un mot les traces du
polythéisme dans sa marche eussent été suivies,
si l'on n'eût pas fait confusion sans cesse de l'en-
seignement extérieur qui réglait le culte public
et servait de base à la religion, avec la doctrine
intérieure et secrète qui se distribuait aux seuls
adeptes, sous le sceau des plus inviolables ser-
ments.
Serait-ce une raison toutefois pour faire de
ces prêtres et de tous ceux qui ont été depuis
admis à l'initiation des mystères autant de phi-
losophes? Nous ne le pensons pas. 11 est à rc-
PROLOGUE. 2»
marquer en effet que les initiés , recueillant
avec respect les dogmes sacrés, ne se permet-
taient pas d'en faire l'objet d'un examen cri-
tique ; que ceux même d'entre eux qu'une po-
sition plus élevée dans la hiérarchie pouvait
rendre plus hardis, n'étaient cependant pas li-
bres de donner à leur esprit tout son essor ;
qu'en commentant les dogmes sacrés, ils étaient
contraints de travailler sur un fond donné ,
de suivre, de loin au moins, les traditions ; et
que, même en altérant, ils étaient obligés de
faire croire qu'ils ne faisaient autre <- hose
qu'expliquer : partant, il nous semblerait,
comme il a paru au plus grand nombre, que les
prêtres chaldéens, égyptiens, perses et autres,
que Linus, Mélampus, Orphée et Zoroaslre
n'étaient point encore des philosophes.
La philosophie ne remonterait donc, suivant
nous , qu'au siècle de Thaïes et de Pythagore,
et de plus nous croyons pouvoir dire que l'ins-
titut pythagoricien doit être considéré comme
faisant la transition entre les collèges sacerdo-
taux et les écoles philosophiques. Le silence ob-
servé dans l'école de Pythagore , les longues
épreuves auxquelles ses disciples étaient sou-
mis, cette espèce de langage symbolique dont
les initiés seuls avaient le secret, ce respect
aveugle pour la parole du maitre, la vie coin-
U ÊCOLL D'ATHÈNES,
munc qui, eu les réunissant entre eux , les iso-
lait du reste des hommes, sont des earaetères
qui appartenaient spécialement aux collèges
sacerdotaux. Toutefois, et comme; le collège
sacerdotal et philosophique de Pylhagore n'élait
point en harmonie avec les institutions de la
Grande-Grèce; comme les dogmes qui y étaient
professés ne se liaient point avec les pratiques
religieuses des peuples au milieu desquels il fut
formé; enfin, et comme ce philosophe lui-
même, en recueillant les traditions orientales,
ne s'était pas fait scrupule de les combiner, de
les modifier, d'y introduire ses propres vues,
l'empreinte première dont avait été marquée
son école s'effaça assez rapidement; et celte
école bientôt ne présenta plus ce caractère ori-
ginal qui la distinguait , dans ie principe, de
Fécolc de Thaïes, laquelle se formait en lonie à
peu près dans le même temps, sur un plan qui
donnait à la raison toute liberté d'agir.
Voilà donc cette épi que arrivée où la raison
humaine, dégagée de toute entrave, affranchie
de toute espèce de joug, va s'exercer sans con-
trainte et pourra mesurer toute sa force : six
siècles lui sont donnés pour en connaître la
portée. C'est au centre de la civilisation, dans
la patrie des arts, dans Athènes en un mot, que
la philosophie établira le siège de son empire.
PROLOGUE, 2".
Cependant le temps s'écoule; les années se suc-
cèdent ; les siècles aussi; la philosophie arrive
au terme, lasse des efforts qu'elle a faits, hon-
teuse de son impuissance, et n'ayant d'autre res-
source, pour ne point s'affaisser sur elle-même,
que de chercher un appui étranger dans ces
mêmes traditions orientales où elle avait puisé
ses premiers enseignements.
Dès ce moment son histoire est finie et vient
se confondre avec celle du polythéisme, qui fait
de la philosophie son auxiliaire («), et qui l'en-
traîne dans sa chute; elle se relève toutefois, et
reçoit un prolongement d'existence par l'em-
ploi subalterne que quelques Pères de l'Eglise
lui permettent d'exercer à la suite de la reli-
gion ; mais, esclave soumise, elle a perdu son
indépendance, son orgueil, son nom même ;
si elle n'a pas entièrement cessé d'être , elle a
depuis long-temps cessé de régner.
Il est à remarquer en effet que ceux-là même
qui cherchent h rehausser l'éclat de la philoso-
phie sont obligés de convenir qu'à partir du
terme indiqué ci-dessus, cette science n'a fait
que dégénérer et décroître; que transplantée
à Rome, la doctrine philosophique s'y est fai-
blement soutenue et promptement altérée; que
(a) Colse, Plotin , Pon>!i>re , Jamblique. — Th. F.
20 ÉCOLE D'ATHÈNES.
portée à Alexandrie par les soins de Plolémée,
elle s'y est sur-le-champ perdue dans les tradi-
tions mystiques de l'Orient {a) ; el qu'enfin dans
les écrits des Pères, qui lui ont offert un der-
nier refuge , elle marche a la suite du dogme
religieux, et ne joue plus qu'un rôle secondaire.
Ainsi la philosophie a parcouru sa carrière.
Parlerons-nous maintenant des faibles efforts
qu'elle a faits au moyen âge pour sortir, en se
rattachant aux destinées de la religion, de l'a-
bîme d'oubli dans lequel elle était plongée de-
puis bien des siècles? Dirons-nous plutôt com-
ment, à la renaissance des lettres, celte science
a brillé du plus bel éclat dont elle ait jamais
été environnée ? Certes, si la philosophie a un
titre à faire valoir h l'hommage respectueux des
intelligences, c'est lorsque, portée sur les ai-
les de la religion, s'élevant au dessus des nues,
et fixant d'un œil assuré l'astre qui distribue la
lumière, elle proclamait par l'organe de Bos-
suet, de Pascal, de Descaries, de Fénelon et
de tant d'autres, les vérités qu'elle avait puisées
dans la source pure du christianisme. Mais il ne
peut entrer dans le plan que nous nous sommes
tracé de mettre la philosophie en scène, quand
elle reçoit d'en haut ses inspirations. C'est lors-
(a) IMotin cl les Syncrélï&e?'. — Th,F,
PROLOGUE, 27
que la philosophie a la prétention de marcher
seule et sans appui , que nous devons nous at-
tachera la suivre, faire observer ses variations
continuelles , insister sur ses contradictions ,
constater son impuissance et confondre son or-
gueil.
Nous croirions donc dépasser les limites de
notre sujet, si nous franchissions la borne que
nous avons précédemment posée. 11 est vrai
qu'aujourd'hui une nouvelle ère commence pour
la philosophie, depuis qu'elle a eu, dans ces
derniers temps, la maladresse et le tort de se
séparer de la vraie religion et de se mettre à
son égard en position hostile. Une nouvelle pé-
riode commence pour ceux qui seront à l'ave-
nir chargés d'écrire son histoire, et il pourra
êtreintéressant aloi s, en fouillant dansies fonde-
ments du protestantisme, d'y découvrir la racine
cachée de cet arbre de la science humaine qui
cherche à s'étendre de plus en plus au préjudice
de la foi: il sera curieux aussi, en suivant le phi-
losophisme dans sa marche , de le voir s'enga-
ger dans les mômes voies que Pyrrhon, Zenon,
Platon , Aristote , Epicure avaient tracées, et se
perdre dans le mf me labyrinthe dont la philo-
sophie ancienne n'a jamais pu sortir. Mais ce
serait s'engager dans une période qui n'a point
atteint son dernier terme que d'entrer dans
*K ÉCOLE D'ATHÈNES,
quelques développements sur l'état actuel des
choses sous ce rapport. ; à quoi il convient d'a-
jouter qu'il sérail difficile d'entamer celte ma-
tière sans rompre l'unité que présente le sujet.
L'histoire de la philosophie se renferme donc
poumous dans les six siècles qui l'ont vu naître,
se développer et finir au milieu des nationsd'o-
rigine grecque. Les efforts que l'esprit humain
a faits pendant ce long espace de temps ont été
assez soutenus pour qu'on puisse être fondé à
croire que tout ce qui sera imaginé par la suite
ne sera que la reproduction des idées que les
philosophes de la Grèce avaient élaborées et
essayé de mettre en œuvre : de telle sorle que
la période que nous nous proposons de parcou-
rir, peut être, en un certain sens, considérée
comme offrant l'histoire complète de la philo-
sophie.
Les limites du sujet tracées , il nous reste à
donner quelques explications sur le mode par
nous adopté pour en embrasser les diverses
parties.
Entrant dans les vues de la Société Catholi-
que y il nous a semblé qu'il s'agissait d'offrir un
tableau plutôt qu'une histoire chronologique de
la philosophie; de donner place dans ce tableau
à l'exposition sommaire des systèmes qui ont eu
le plus de vogue , et de lier entre elles toutes
UROLOGUE. 2»
ces parties, en les subordonnant ;i une idée
principale autour de laquelle elles viendraient
se grouper.
Or il nous a paru qu'aucune idée ne rempli-
rait mieux celle place, et qu'aucune question
ne se détacherait plus naturellement pour venir
occuper le devant du tableau, que celle qui se
rapporte au fondement de la certitude et à la
réalité des connaissances humaines.
Cette question soulevée , le dogmatisme et
le scepticisme se trouvent tout de suite en pré-
sence : autour d'eux se pressent à l'instant ceux
qui mettent la certitude dans les sensseulement,
ceux qui ne la voient que dans l'évidence, ceux
qui font du sentiment le seul et vrai critérium.
Dogmatiques sur un point, et sceptiques sur
tous les autres, différant entièrement de prin-
cipes, les matérialistes, les rationalistes , les
sentiment alistes forment trois grandes masses
qui se divisent et se séparent, sans qu'il reste
aucun moyen de rapprochement. Chacune de
ces divisions est bientôt elle-même en proie à
des déchirements, par la raison que chaque in-
dividu croit être en droit de se créer un sys-
tème : cependant le scepticisme rapprochant les
uns des autres ces systèmes discordants, insis-
tant sur l'opposition des principes sur lesquels
ils s'appuient, sourit à la vue de cette scène de
30 ÉCOLE D'ATHÈNES,
désordre. Ainsi le tableau s'achève et toute la
philosophie est passée en revue, sans que la
question de savoir s'il y a en effet quelque chose
de certain pour l'homme ait cessé d'être pré-
sente à l'esprit; sans que la solution de cette
question ait pu sortir de ces débats : la conclu-
sion à tirer se présente ensuite d'elle-même.
Ce plan, dont les Questions académiques de
Cicéron pourraient fournir au besoin le modèle,
et qui remplit d'ailleurs les conditions principa-
les d u p rog ra m m e de la Société Catliolique, nous
a paru le plus propre au développement de la
matière.
La forme du dialogue aussi , comme ayant
quelque chose de plus vif, nous a semblé devoir
obtenir la préférence : autorisés que nous étions
par des exemples en grand nombre et de poids,
nous l'avons adoptée sans scrupule.
Mais ce n'était rien encore d'avoir assigné à
chaque objet sa place dans le tableau ; l'essen-
tiel assurément, c'était que ce tableau fût fidèle;
or c'est h quoi nous avons donné tous nos soins.
Nous avons lu , comparé ce que plusieurs sa-
vants distingués ont écrit ayant trait à l'histoire
de la philosophie. Brucker le plus souvent nous
a servi de guide ; et bien qu'en marchant à sa
suite il soit difficile de s'égarer, nous n'avons
pas cru pour cela devoir négliger de remonter
PROLOGUE. 31
aux sources. Cicéron,Plutarque, Aristote, Pla-
ton, Diogène de Laerte , Sextus Empiricus ont
été par nous sans cesse consultés. Il n'en a pas
été de même, en ce qui regarde Plotin , Por-
phyre, Jamblique et les autresalexandrins. Ceux-
ci ayant pris à tâche non seulement de concilier
toutes les opinions philosophiques, au risque de
leur faire perdreleurcaractère véritable, maisen-
corode faire un amalgame de ces opinions philo-
sophiquesavecles doctrines mystiques et les tra-
ditions primitives de l'Orient, leurs écrits, bien
loin de servir à ceux qui s'appliqueraient à dis-
tinguer ce qu'il y a de propre à chacune d'elles,
offrent un arsenal toujours ouvert à ceux qui
voudraient porter la confusion dans ces matiè-
res, pour faire passer a l'aide de celte confusion
des opinions hasardées , ou quelque système de
pure imagination Les pères de l'Eglise eux-
mêmes, dont plusieurs avaient respiré l'air de
l'école pythagorico-plalonicicnne, et qui, pour
la plupart, s'étaient trop préoccupés de l'idée
que Platon et Pythagore avaient puisé dans les
sources hébraïques, ne sont pas toujours exacts
quand ils exposent la doctrine des anciens phi-
losophes. Saint Augustin , si admirable d'ailleurs
dans ses traités de philosophie chrétienne, saint
Augustin n'est pas toujours un guide sûr, en
fait de critique. On ne s'étonnera donc pas que
34 ÉCOLE D'ATHÈNES.
nous ne citions que rarement les Pères de l'E-
glise, et que nous ne citions jamais les néo-
platoniciens.
Puisse cet opuscule , fruit de plusieurs années
de lecture , obtenir un suffrage honorable de
ceux au jugement desquels il doit être soumis!
Puisse-t-il surtout être de quelque utilité à ceux
auxquels il est particulièrement destiné! je veux
parler de cette jeunesse studieuse que la ten-
dance du siècle vers les objets matériels n'a
point entraînée , et dont l'âme vierge a con-
servé l'instinct des hautes destinées de l'homme.
Pour cette génération non encore avilie parles
passions grossières de la brute, dont l'intelli-
gence ne s'est point jusqu'à présent circonscrite
dans les calculs de l'intérêt pécuniaire , et dont
le cœur repousse les doctrines funestes qui vont
à éteindre tout sentiment généreux, il y a quel-
que chose au dessus de ce qui passe. Mais il
est à craindre , du moins à l'égard de plusieurs,
que de tristes illusions ne prennent la place des
réalités que leur esprit poursuit. La philosophie
du siècle est Ij pour surprendre au passage ces
voyageurs inexpérimentés : sirène dangereuse ,
elle sait varier son langage suivant les disposi-
tions de ceux auxquels elle s'adresse. Elle séduit
les uns en les assurant qu'ils peuvent vivre au
gré de leurs désirs ; elle charme les autres en
PROLOGUE. 53
les assurant qu'ils peuvent aspirer à devenir des
dieux : à ceux-là elle cache ce qu'il y a de gran-
deur dans l'homme ; à ceux-ci ce qu'il y a en
lui de faiblesse et de misère : or qui pourrait
dire lequel du disciple d'Épicure , ou du disci-
ple de Zenon , est le plus éloigné du cœur de
Dieu?
L'ÉCOLE D'ATHÈNES.
Dialoijur.
■■in||8M»w
Un peintre célèbre a eu l'idée de réunir et
présenter dans un seul tableau tout ce que
l'antiquité a produit de plus remarquable,
parmi les hommes qui se sont appliqués en
divers temps, en divers lieux, à l'étude de la
philosophie : l'œil se repose avec plaisir sur
les groupes majestueux qu'offre cette belle
composition ; on se sent pénétré de respect à
la vue de tous ces sages; seulement on regrette,
en admirant l'expression de leurs ligures, qu'ils
restent sans mouvement et sans voix.
Mais ne pourrait-on pas , en s'emparant de
l'idée de Raphaël , animer ce grand tableau ;
et mettant en scène les graves personnages
36' ÉCOLE D1 ATHENES.
qu'on y voit représentés, les faire discourir
entre eux?
Cette fiction nouvelle, moins variée, moins
riche peut-être que celle du peintre , attein-
drait difficilement le même degré de perfec-
tion ; elle aurait cependant cet avantage d'of-
frir à l'esprit un champ de réflexions plus
vaste.
Je veux donc essayer de l'esquisser (a).
Ainsi voilà que le temple de la sagesse hu-
maine s'ouvre devant moi : l'entrée en est libre
pourcelui qu'un noble désirde savoirenflamme;
de même que pour celui qui veut, par l'accom-
plissement de ses devoirs, s'élever à toute la
dignité de son être.
Le seuil est franchi : j'entre ou plutôt je me
précipite dans ce lieu qui renferme ce que
l'Italie, l'Asie, la Grèce ont offert de plus dis-
tingué sous le rapport de l'intelligence. A la
vue de cette assemblée auguste , je reste un
moment saisi d'admiration.
(a) On ne s'étonnera pas Fans doute , qu'à l'exemple de Ra-
phaël , l'auteur rapproche les uns des autres des personnages
qui n'ont point été à même de se rencontrer , des hommes qui
n'ont point vécu dans le même temps. En lisant ce qui va suivre,
on aura plus d'une fois l'occasion de se rappeler celte obser-
vation.
DIALOGUE. S7
Où vas-tu? me dit d'un ton rogue, et en je-
tant sur moi un regard effronté, un homme
étendu sur le marbre , à demi nu ; si c'est pour
t'instruire des règles de la sagesse que tu viens
ici, inutile d'aller plus loin; écoute, elles
sont simples et faciles à retenir : sois indé-
pendant de la fortune, en te dépouillant de
tout; des hommes, en foulant aux pieds les
préjugés ; de toi-même , en endurcissant ton
corps contre la douleur, et ton àme contre le
mépris. Ce peu de mots et le ton d'arrogance
qui les accompagne me font reconnaître cet
homme signalé par son orgueil, redouté h
cause de son impudence, qui traite la pitié de
faiblesse , la pudeur de niaiserie; qui fait d'ail-
leurs ouvertement profession de mépriser les
hommes, de se jouer des lois, de se moquer
des Dieux (a). Etonné qu'un pareil homme ait
trouvé le moyen de s'introduire dans celte en-
ceinte sacrée, je passe près du cynique sans lui
répondre un seul mol.
(a) L'incroyable impudence de Diogène est un fail trop bien
constaté pour qu'on puisse jamais venir à bout de le rendre dou-
teux. La question de savoir si Diogène était réellement alliée
ef si les traits qu'il lançait contre la Divinité étaient seulement
dirigés contre les dieux du vulgaire, ou devaient porter plus
loin , serait peut-cire difficile à résoudre. On peut, sur ces dif-
férens points de critique , recoin ir au Dictionnaire de Bayle ,
à L'article de Diogrnë lé cynique.
38 ÉCOLE D'ATHÈNES.
Mais quel est cet autre personnage qui pa-
rait absorbé dans ses pensées, tandis que ceux
qui l'entourent considèrent attentivement les
lignes qu'il vient de tracer? Ah! c'est Archi-
mède , ce géomètre célèbre , dont le nom a re-
tenti par toute la terre.
Je révère en vous , grand Archimède , le rare
génie dont le ciel vous a doué; je ne conteste
pas l'utilité de la science à l'étude de laquelle
vous vous livrez avec ardeur; j'ai cependant
l'idée d'une science plus haute que vous sem-
blez négliger. Long-temps j'ai marché dans
les sentiers pénibles que vos disciples parcou-
rent à votre suite ; mon esprit s'est fatigué et
mon cœur s'est desséché en errant dans ces
contrées arides. Devenu étranger aux autres,
étranger à moi-même, j'ai regretté d'avoir
donné trop de temps à l'étude des sciences
mathématiques. Vos leçons me seraient donc
désormais inutiles; vos discours seraient sans
intérêt pour moi.
Autant en dirai-je à ces hommes vénérables
dont les yeux fixés attentivement sur une
sphère, cherchent à distinguer, au moyen des
constellations qui y sont figurées, la route que
suivent les astres dans leur cours. Astronomes
que l'on admire , vous essaierez de me faire en-
tendre comment il se fait que le soleil s'éclipse 7
DIALOGUE. 59
mais je suis bien plus empresse de savoir com-
ment il arrive que ma raison soit souvent en
défaut : vous me transporteriez dans les hautes
régions éthérées pour m'y faire entendre l'har-
monie des corps célestes, mais il y a dans les
choses morales une autre espèce d'harmonie
qu'il m'importe bien plus de connaître.
Quant à vous , scrutateurs infatigables des
secrets de la nature physique, vous paraissez
vous occuper davantage des choses d'ici-bas :
toutefois, vous me permettrez de le dire, lors
même que vous parviendriezà me rendre intel-
ligibles vos hypothèses obscures, quand vous
viendriez à bout de concilier entre eux tant de
systèmes qui se détruisent l'un par l'autre, je ne
me sentirais pas plus disposé à me fixer au mi-
lieu de vous. De quel avantage serait pour moi
la connaissance des lois qui régissent les êtres
matériels, si j'ignore les lois bien autrement
essentielles qui gouvernent les êtres intelli-
gens?
C'est ainsi qu'en avançant toujours, j'arrive à
ceux que je cherchais au milieu de cette as-
semblée , c'est-à-dire à ces philosophes qui se
distinguent autant des autres philosophes par
l'objet de leurs méditations, que ceux ci se dis-
tinguent du vulgaire.
40 ÉCOLE D'ATHÈNES.
Me voici donc enfin dans le sanctuaire du
temple de la sagesse , il ne me resle plus qu'à
prêter une oreille attentive aux oracles qu'elle
y rend.
Mais qu'entends-je et d'où vient ce tumulte?
Pourquoi ces éclats de voix et cette discussion
qui semble dégénérer en dispute? Y aurait-il
quelque point important sur lequel ces hom-
mes graves, ces dignes interprètes de la sa-
gesse, ne seraient point encore tombés d'ac-
cord? Approchons et écoutons (à).
pyrrhon (b).
C'est à savoir : car il ne faut pas, Zenon, que
(a) Dans le dialogue qui va suivre et qui aura pour objet de
faire passer rapidement en revue les principaux systèmes philo-
sophiques anciens, on s'est attaché à reproduire avec fidélité, au-
tant du moins qu'il était possible de le faire, les opinions des
différentes sectes ; mais on n'a pas cru devoir s'asireindre à sui-
vre dans la discussion la série des arguments que leurs chefs
employaient pour établir leurs systèmes, ou pour combattre ceux
de leurs adversaires. Les sciences naturelles ayant fait de
grands progrès , et l'esprit de subtilité qui distinguait les Grecs
dans le genre de l'argumentation , n'étant plus guère de saison,
il a fallu substituer souvent à des raisonnements qui auraient
paru peu concluans , d'autres raisons plus solides , ou tout au
moins des arguments plus spécieux.
(6) Pyrrhon ne fut point, à proprement parler, le premier
auteur du scepticisme. 11 y avait eu des sceptiques avant lui:
mais ayant, comme le dit Sextus , traité ce genre de philoso-
phie d'une manière plus ouverte que ceux qui l'avaient précédé.
DIALOGUE. 41
vous vous flattiez que ces raisonnements, qui
vous semblent sans réplique, resteront sans
réponse; et que ces principes, posés avec une
assurance si ferme, ne seront pas contredits.
En ce qui me concerne, au moins, je ne crains
pas d'avouer que jusqu'ici je n'ai trouvé aucune
marque de vérité que je puisse croire à l'é-
preuve du temps et de la discussion. En quel-
que science que ce soit, grammaire, rhétori-
que, géométrie, arithmétique, astrologie, mu-
sique, logique, rien ne s'est offert à moi qui
m'ait amené à donner pleinement mon assenti-
ment (i). Je n'ai vu partout qu'embarras, ob-
scurité, matière à controverse; et lorsque par-
fois il s'est présenté une raison qui me paraissait
d'abord avoir quelque force, je n'ai point tar-
dé à reconnaître que cette raison pouvait être
balancée par une raison contraire et de même
poids (2). D'après cela je n'affirme rien, je ne
nie rien, je suspends en tout mon jugement :
de cette sorte, sans effort, et sans y avoir son-
gé peut-être , je suis arrivé à cet état inaltéra-
il s'est acquis l'honneur d'être regardé comme le chef de celle
secte , d'où il est arrivé que les sceptiques sont désignés au'si
par le nom depyrrhoniens.
(1) Sext. Emp. adv. matlianaticos.
(2) Id. Prirhon. hrpofv/)., lib. 1, cap. G.
42 ÉCOLE D'ATHÈNES,
ble de l'âme , à cette tranquillité d'esprit par-
faite, auxquels me paraissent vainement pré-
tendre ceux qui pensent et qui affirment qu'il
y a des choses bonnes et des cho es mauvaises,
des choses vraies et des choses fausses de leur
nature (i).
zénon {a).
Ainsi Pyrrhon n'oserait affirmer, par exem-
ple , que lui et moi , sommes à l'heure qu'il est
en présence l'un de l'autre.
PYRRHON.
Je l'ai déjà dit, et je le répéterai si l'on veut:
mon scepticisme ne va pas jusqu'à mettre en
doute les apparences des choses ; ce n'est que
lorsqu'il s'agit de savoir si les choses sont telles
qu'elles apparaissent, que l'incertitude com-
mence pour moi (2). Je ne craindrai donc pas
d'avouer qu'il me paraît que Zénon discute
(a) Zénon de Cilliuui, après avoir reçu les leçons des cyniques
et étudié les doctrines des autres écoles , devint lui-même le
fondateur de l'école du portique.
(1) Sext. Emp., ibid., cap. 12.
(2) M., Hyp. Pyrrhon. , lib. 1, cap. 10.
DIALOGUE. 43
avec moi présentement. Serait-ce de ma part
une illusion , ou bien , au contraire, y aurait-il
quelque réalité cachée sous cette apparence
qui m'entraîne ? C'est ce que je n'entreprendrai
pas de décider ; car il y a si peu de fond à faire
sur le témoignage des sens, qu'on ne saurait,
suivant moi, être trop en garde contre tout ce
qui arrive à l'esprit par cette voie.
Un témoin qui chancelle dans sa déposition
ne mérite pas grande confiance : deux témoins
qui se contredisent l'un l'autre laissent le juge
dans l'embarras : or, les sens sont des témoins
vacillans, infidèles et trompeurs; ils ne racon-
tent pas les choses à celui-ci comme ils les ont
dites à celui-là ; ils parlent aujourd'hui d'une
façon , tandis qu'hier ils parlaient d'une autre ;
souvent ils sont en opposition entre eux; quel
cas peut-on faire de leurs déclarations?
Ce qui me parait petit, à moi, est d'une
grandeur démesurée pour un ciron; tandis que
si le monde est, comme Zenon le prétend, un
grand animal doué d'intelligence, ce qui me
parait énorme, à moi, n'est qu'un point im-
perceptible pour cet être immense.
A la vue, cette ligne me semble droite,
j'entends mon voisin qui dit qu'elle est brisée;
si je m'avise de prononcer que cette tour que
je vois là-bas est ronde, un contradicteur bien-
§4 ÉCOLE D'ATHÈNES.
tôt s'élève qui prétend qu'elle est carrée.
Je n'assurerais pas que cet homme, que je
vois d'ici marcher dans la plaine , ne soil, pour
un autre que pour moi, et dans ce moment
même, en parfait repos.
Ce qui paraît froid à l'un parait chaud à
l'autre ; le mouvement qui est précipité pour
celui-ci paraît lent à celui-là.
L'un dira que cette chose est polie, unie,
ronde ; l'autre qu'elle est rude , anguleuse
et poreuse : à entendre celui-ci, tel mets est
délicieux; à entendre celui-là, il est détestable.
Qui voudra se charger de concilier toutes
ces contradictions, fera bien de chercher d-a-
bord à se mettre d'accord avec lui-même ; car
lorsqu'on s'ennuie, le temps paraît long ; si l'on
éprouve du plaisir, deux heures paraissent n'a-
voir duré qu'une heure seulement.
Ce que ma main droite, en certains cas, juge
tiède, ma main gauche le trouve glacé; ce qui
me paraissait doux en santé, me devient amer
quand je suis malade; ce que je vois blanc au-
jourd'hui , sera autre pour moi demain , si je
prends cette nuit la jaunisse.
Que dire de cette rame qui me paraissait
d'abord sans courbure , et qui , plongée à moi-
tié dans la rivière, se présente ensuite à mes
yeux comme rompue? de la rive, le bateau me
DIALOGUE. 45
parait marcher; du bateau, c'est la rive qui pa-
rait s'enfuir.
Zenon.
Croyez-moi, ne vous mettez pas si fort en
peine d'établir que nos sens nous trompent
quelquefois; personne ne sera tenté de vous
contester qu'en certains cas ils nous induisent
en erreur.
Épi cure (a).
Que Zenon soit de cet avis, ou qu'il fasse
cette concession , il en est le maître ; quant à
moi, je n'y suis nullement disposé. Mon opi-
nion est que nos sens ne nous trompent jamais ,
et s'il pouvait m'ètre démontré qu'un seul sens
ait menti une seule fois, je me joindrais à Pyr-
rhon pour dire qu il faut se défier de leur té-
moignage en toute rencontre (i).
(a) Épicure avait , relativement à la véracité du témoignage
des sens , une opinion dont il faisait dériver quelques consé~
quencei assez singulières.
(1) Cic, Academ., lib. ii, cap. 25.
40 ÉCOLE D'ATHÈNES.
Zenon.
Ainsi Épicure va soutenir sérieusement que
le soleil et la lune ne sont qu'à une très petite
dislance de la terre , et qu'ils sont, à peu près,
de la largeur de la face d'un homme ; que le
diamètre de la lune est plus grand quand elle
se lève que lorsqu'elle arrive au milieu de sa
course ; que ce même astre passe réellement
de la forme circulaire qu'il présente en certain
temps aux différentes formes qu'il prend suc-
cessivement, sans qu'il y ait pour l'œil, en tout
ceci, la moindre illusion.
Epicure.
A dire le vrai , je crois que les astres ne sont
pas plus grands qu'ils ne le paraissent à nos
yeux, et que s'il y a quelque différence, soit en
plus, soit en moins, cette différence doit être
peu considérable (i). Quant aux accroissements
et aux déclins de la lune , on peut les conce-
voir très bien sans taxer les sens d'imposture.
Au surplus, pour répondre à l'avance aux ob-
(1) Epicuri epistola ad Pythoclam. apud Diog,
Laert., lib. x, seg. 91.
DIALOGUE. 47
jcctions que vous pourriez être tenté de faire
encore, comme aussi pour réduire à leur juste
valeur celles que Pyrrhon faisait valoir tout-à-
l'heurc , il ne s'agit que d'entrer dans quelques
explications que voici :
Tous les corps solides se composent d'atomes
qui en se rencontrant se sont réunis. De ces
corps il émane sans cesse d'autres corps plus
légers qui sont les images des premiers. Les
odeurs, les sons, les saveurs, les formes, les
couleurs sont composés de corpuscules dispo-
sés dans des ordres différents , doués de mou-
vements divers, qui sont reçus dans les organes
des sens, comme dans autant de canaux déliés,
par lesquels ils arrivent au centre commun de
toutes les sensations, pour faire naitre dans le
sujet sentant des images pareilles aux objets;
dont ils sont émanés (i). Or il est de fait que
ces émanations, en parcourant l'espace, s'usent,
s'altèrent et enfin dépérissent : en outre, elles
se mêlent, se combinent, et prennent divers
arrangements. De là proviennent nos erreurs.
Ces erreurs toutefois ne sont que dans nos ju-
gements, car la sensation est toujours vraie (2).
(1) Gassendi, Philos, epic. syntagm., pars secunda,
cap. 9, 11 , 12 et seq.
(2) Gassendi, ibid., pars prima, cap. 2, can. 1.
48 ÉCOLE D'ATHÈNES.
Ainsi lorsqu'une tour carrée parait ronde,
vue de loin, c'est que l'image de cette tour
parvient défigurée ; l'œil ne se trompe pas , et
il offre fidèlement à l'àme la représentation
telle qu'il l'a reçue ; mais celui qui pense que
la tour ressemble effectivement à cette image
épuisée et qui est sur le point de s'évanouir,
est trompé par son jugement , non par les sens.
De même , celui qui croit qu'un son éclatant
qui vient de loin , est aussi faible qu'il arrive à
son oreille , n'est pas trompé par l'organe qui
l'a reçu , mais il se trompe lui-même (i).
Si cette eau paraît froide aux uns, chaude
aux autres, c'est qu'elle se compose d'éléments
divers qui n'ont pas les mêmes qualités ; et
comme les organes des hommes sont eux-mêmes
diversement constitués, il arrive que deux per-
sonnes plongeant à la fois la main dans cette
eau , l'une ne touche pas les mêmes parties que
l'autre ; celle-ci touche certaines parties et elle
est saisie d'une impression de froid; celle-là en
touche d'autres, et sent de la chaleur (2).
On voit par ces exemples , qu'on pourrait
multiplier, qu'il est facile de se rendre raison ,
sans faire le procès aux sens , de tous les phé-
(1) Gassendi , ibid., pars prima, cap. 2 , can. 2.
(2) ri,uTARCH., adv. Colot., in principio .
DIALOGUE. 49
nomènes dont on cherche à s'appuyer pour
contester la véracité des témoignages qu'ils
rendent.
Non, les sens ne sont pas trompeurs; ils
sont exacts et sincères dans leurs rapports ; s'il
en était autrement , plus de certitude à espérer
en aucun genre de connaissances , puisque la
sensation est la base sur laquelle elles s'appuient
toutes ; il n'y a que nos jugements dont nous
soyons dans le cas de nous défier, car ils nous
entraînent dans l'erreur quand ils sont préci-
pites.
Zenon.
Que l'erreur soit dans nos sens , ou bien
qu'elle soit dans les jugements que nous portons
d'après les avertissements que ces mêmes sens
nous donnent , il reste toujours à savoir s'il est
permis , ou non , au sage de juger. Ainsi Épi-
cure pouvait très bien se dispenser de jeter à
travers la discussion une dissertation qui ne
mène à rien.
Quant à Pyrrhon , il persiste à soutenir qu'il
faut suspendre en tout son jugement ; et que
notamment en ce qui regarde les sens, il faut
s'abstenir d'affirmer quoi que ce soit, d'après
leur témoignage.
SO ÉCOLE D'ATHÈNES.
Si l'on s'avise de dire devant lui que le miel
est agréable et doux , il prétend qu'on n'en
peut rien savoir : celui qui oserait avancer en
sa présence que le fiel est amer , serait à coup
sûr taxé de témérité : Pyrrhon est prêt à con-
tester la blancheur de l'ivoire , comme à mettre
en doute la noirceur de lébène : il ignore si un
fer rouge est chaud.
Pour mot , quand j'entends discourir de la
sorte , je serais toujours tenté de croire qu'un
fou s'est échappé des mains de ses gardiens. Au
reste , tout en convenant que nos sens nous
trompent quelquefois, je ne crains pas de dire
que le plus souvent ils accusent vrai , puisqu'il
suffit, pour que leur témoignage soit irrécusa-
ble et certain , qu'ils soient sains, en bon état,
et dégagés de tout obstacle (i).
Pyrrhon.
Il s'ensuivrait de là, si je ne me trompe,
qu'avec des sens sains et en bon état , dégagés
d'ailleurs de tout ce qui pourrait les embarras-
ser ou les troubler, on serait toujours sûr d'ar-
river au vrai ; en sorte que tous les êtres qui
jouiraient de cet avantage d'avoir des sens sains
(1) Cic. , Acad., lib. u, n. 7.
DIALOGUE. :»l
qu'aucune entrave ne gène, pourraient se flat-
ter d'être en possession de la vérité , et seraient
d'accord entre eux. Voyons donc s'il existe cet
accord.
Et d'abord entre les êtres de nature diffé-
rente , je le cherche et ne le trouve pas.
Ce pourceau , qui se nourrit de ce que nous
rebutons , s'étonne que nous réservions pour
nos tables ce qu'il rejetterait avec dégoût , et
que nous livrions à sa voracité ce que son palais
savoure avec délices ; il ne juge donc pas des
mets comme nous.
Ce cheval , à qui l'on ne donne que la plus
mauvaise herbe de nos prairies , ne serait pas
tenté , je crois , d'échanger sa chétive nourri-
ture contre le meilleur des ragoûts qu'on doit
à l'invention de Numénius d'IIéraclée.
Ces animaux qui s'enfoncent de plus en plus
dans les régions hyperboréennes , ces bêtes
féroces qui parcourent en rugissant les sables
brûlans de la Libye, doivent avoir sur le froid et
sur le chaud des idées fort différentes les unes
des autres et aussi fort différentes des nôtres.
Quand j'entends mon chien hurler aux sons
harmonieux que tire de son instrument Antigé-
nides , j'ai peine à me persuader que cet animal
éprouve alors les mêmes impressions que moi.
Je serais curieux de savoir si le jour a de
ri* ÉCOLE D'ATHÈNES.
l'éclat et de l'agrément pour un hibou ; si le
ciel a des beautés pour une taupe ; si les (leurs
ont des parfums pour ces insectes qui se dispu-
tent des excréments.
Où est le vrai, où est le faux dans tout ceci?
je l'ignore. Je vois de part et d'autre des sens
en bon état , sains , dégagés de toute entrave,
et cependant les jugements qui sont portés. d'a-
près le témoignage de ces sens sont entièrement
opposés : que devient la règle de Zenon?
Mais Zenon va s'écrier que c'est de ma part
un nouveau trait de folie que d'imaginer de
semblables rapprochements! Il dira que l'homme
a, sur tout ce qui a vie, une prééminence in-
contestable ; qu'à l'homme seul appartient le
droit de juger des choses selon la vérité ; qu'il
est contraire à toute espèce de convenance de
mettre en opposition un homme , un sage , avec
un insecte, avec un vil pourceau.
Je conviendrai facilement qu'il y a bien quel-
que inconvenance, étant homme et parlant à
des hommes, de me permettre de discuter les
droits que la race humaine s'arroge sur les au-
tres. Mais en même temps que je suis homme ,
je fais profession d'être philosophe, et c'est à
ce titre, qu'en m'isolant de tous les êtres, je
cherche la vérité sans prévention.
Or une fois que j'ai mis de côté l'intérêt que
DIALOGUE. 55
je pourrais avoir, comme homme, à soutenir
les prétentions de l'homme, je ne vois plus sur
quoi ces prétentions pourraient être fondées.
L'homme est-il plus industrieux que l'abeille,
plus laborieux que la fourmi , plus fin que le
renard , plus constant dans ses affections que la
colombe, plus courageux que le lion? Est-ce
qu'il dépasse le cerf en vitesse? A-t-il l'œil plus
perçant que le faucon ; l'oreille plus fine que le
lièvre; l'odorat plus subtil que le chien?
Toute cette prééminence dont l'homme se
targue pourrait donc bien, en définitive, se ré-
duire aux droits qu'il a envahis par la violence
et la force sur les autres êtres que la nature
avait faits ses égaux.
Au surplus, et quand on irait jusqu'à se per-
suader qu'il existe réellement dans l'homme un
degré de supériorité quelconque, qui le mette
à même déjuger, mieux que tout autre être , de
la vérité des choses qui tombent sous les sens;
il s'agirait encore de savoir si l'homme, sous ce
rapport, n'aurait plus rien à désirer; s'il ne se-
rait pas dans le cas de regretter, par exemple ,
que sa vue ne fût pas plus étendue, sa marche
plus rapide , sa faculté d'ouïr plus développée :
quant à moi, je conçois qu'on peut se figurer
un ou plusieurs degrés au dessus de celui où
l'homme se trouve placé maintenant, et qu'on
S4 ÉCOLE D'ATHÈNES,
peul très bien soutenir, sous quelque point de
vue qu'on l'envisage, qu'il est loin de la per-
fection. Que l'homme donc ne se hâte point
d'affirmer qu'il connaît les choses telles qu'elles
sont : un seul sens de plus, ou seulement des
sens plus développés , et voilà que la nature va
peut-être changer de face à ses yeux.
Que si Zenon persiste à soutenir que nos sens
sont fidèles, et qu'on ne peut rien imaginer de
plus parfait (i), il se jette dans un grand embar-
ras. Je ne vois pas comment il expliquera cette
diversité qui se remarque dans les jugements
que les hommes font. Il n'est pas possible que
Zenon se dissimule combien il est rare de trou-
ver deux hommes, sur quelque sujet que ce
soit, pleinement d'accord entre eux. Rassem-
blez ce soir des convives à votre choix, Zenon ,
tous pourvus d'organes sains, ceux-là même,
si vous le jugez convenable, qui sont particu-
lièrement cités dans Athènes comme ayant le
palais exercé par une longue habitude de la
bonne chère , vous les verrez se partager sur le
mérite des mets qui seront servis.
Si l'homme, à tout le moins, pouvait être
constamment d'accord avec lui-même! Mais
non 5 et de même qu'il est peu ordinaire de
(1) Cic. , Acatl, lib. i, n. 7.
DIALOGUE; 55
trouver deux hommes qui soient de même
opinion , il est difficile de rencontrer un homme
qui ne se mette jamais en contradiction avec
lui-même. Car, sans m'occuper ici de cette
lutte perpétuelle qui existe entre la raison et
les passions, ni de ces combats intérieurs que
les passions dans le même homme se livrent
entre elles ; sans insister d'autre part sur les
modifications qu'apportent à notre manière de
voir et de sentir, l'âge, le changement d'état ,
les impressions de tristesse et de gaieté dont
nous sommes affectés dans le moment, j'ai cru
remarquer maintes fois que nos sens ne s'enten-
dent point entre eux, l'un nous présentant un
objet de telle manière , l'autre nous l'offrant
sous un aspect différent. Que je jette la vue
sur ce tableau, mon œil me dira que cette co-
lonne est arrondie, tandis que ma main, si je
la consulte , m'assurera qu'il n'en est rien : j'en-
tends parler quelqu'un derrière moi, je recon-
nais la voix d'un de mes disciples; je me re-
tourne, et j'aperçois la figure d'un inconnu : je
pose ma main sur ce marbre, il me parait uni,
poli au toucher; je l'examine de près, et j'y
discerne des parties saillantes d'une part, d'au-
tre part de petites cavités. Ainsi , dans le même
individu, des organes sains, en bon état, dé-
gagés de tout obstacle qui pourrait en gêner
o(i ÉCOLE D'ATHÈNES.
l'exercice, s'accusent réciproquement d'erreur
ou de mensonge.
Il est des cas cependant où nos sens parais-
sent être d'accord : aurais-je alors pleine con-
fiance dans leurs rapports? J'y serais porté
naturellement, mais la raison vient à la tra-
verse ; les sens , me dit-elle , se trompent sépa-
rément, ils peuvent être trompés conjointe-
ment. Zenon a l'air d'en douter, je veux qu'il
en fasse lui-même l'expérience. Que Zenon
jette donc les yeux sur cette médaille , qu'il la
considère attentivement sous toutes ses faces,
qu'il la soumette à l'examen de tous ses sens;
et quand il aura donné h cet examen scrupuleux
tout le temps qu'il jugera nécessaire, je le
prierai d'examiner avec la même attention
celte autre médaille que voici : même effigie,
même couleur, même poids, même son , même
odeur de cuivre, même saveur métallique, en
un mot, aucun trait de dissemblance que nos
sens puissent apprécier. Il faut donc de deux
choses l'une , ou que Zenon convienne qu'il y a
des choses tellement semblables qu'elles ne
puissent pas être distinguées; ou bien qu'en
soutenant, comme il a l'habitude de le faire,
qu'il n'y a pas dans la nature deux choses qui
se ressemblent entièrement (i), il confesse que
(1) Cic, Acad , lib. n , n. 17 et 26.
DIALOGUE. 57
les traits de dissemblance échappent à notre
sagacité : dans le premier cas, l'erreur ne sera
point imputable à nos sens; dans le second,
elle pourra leur être imputée. Mais qu'elle leur
soit imputable ou non, cette erreur; qu'elle
soit le résultat nécessaire d'une ressemblance
entière et parfaite dans les choses, ou qu'elle
soit la suite inévitable de l'imperfection des
sens inhabiles à saisir le point de différence qui
est entre elles, la vérité n'en reste pas moins
cachée , les sens n'en sont pas moins en défaut.
Eh quoi! n'y aura-t-il donc aucun moven de
dégager la vérité, si elle existe, de ces nuages
épais qui l'obscurcissent ; et notamment, dans
les choses qui tiennent à l'expérience, faudra -
t-il toujours être dans le doute? On s'accorde
universellement à regarder tel fait comme cons-
tant; ce fait est à la portée de tous, à toute
heure il peut être constaté; il n'a jamais été
contredit : se trouvera-t-il quelqu'un assez
hardi pour dire qu'il n'y a pas là certitude?
Aux yeux du vulgaire, pour qu'un point de
fait soit réputé indubitable et certain, il n'est
nullement nécessaire qu'il v en ait tant; mais
aux yeux du philosophe qui ne doit pas s'expo-
ser à prendre le faux pour le vrai, il se peut
qu'il n'y en ait point assez. Car l'assentiment
général ne saurait être à ses yeux une garantie
58 ÉCOLE D'ATHÈNES.
suffisante de la réalité du tait sur lequel cet
assentiment porte. Si un homme peut se trom-
per, deux le peuvent aussi, dix également,
tous enfin. L'infaillibilité ne peut sortir d'une
masse d'hommes sujets individuellement à faillir.
Tous les hommes jadis étaient bien persuadés
que la terre est immobile et que le soleil tourne
autour d'elle. Eh bien! Hycétas de Syracuse a
dit que c'est la terre qui se meut, tandis que le
soleil est en repos (i) : cette proposition d'abord
a paru folle ; toutefois l'opinion d'Hycétas sur
ce point commence à prendre quelque consis-
tance. Un jour viendra peut-être , ce sera dans
mille ans, dans deux mille ans, si l'on veut,
que celui qui s'aviserait de combattre ce senti-
ment passerait pour un insensé. Ainsi vont les
opinions se succédant, se combattant, sans
qu'il soit possible à l'une d'elles d'offrir ce
cachet ineffaçable de vérité qui la rendrait
susceptible d'être fortement saisie. Au milieu
de ce choc perpétuel, de cette fluctuation sans
fin, dans cette absence de tout signe qui ren-
drait la vérité reconnaissable , le vrai sage,
dans les choses ordinaires de la vie , se laisse
aller au torrent des lois, des coutumes, des
usages, en même temps qu'il subit le joug des
(1) Cic. , Acad., lib. n , n. 39.
DIALOGUE. 59
impressions sensibles (i); mais de lui-même il
n'adopte aucune opinion; il ne nie rien, il
n'affirme rien, il doute toujours, et sur quoi
que ce soit, il s'abstient de porter un juge-
ment (a).
Zenon.
Ainsi le sage formé à l'école de Pyrrhon doit
s'abstenir de juger, ou, en d'autres termes, doit
s'abstenir de penser, de parler et d'agir; car
en pensant, il formerait un jugement; en par-
lant, il énoncerait un jugement; en agissant,
il se déterminerait d'après un jugement; de
telle sorte que le sage de Pyrrhon n'offre plus
(1) Sext. Emp. , Pyrrh. hrpot., lib. i , c. 8.
(a) On s'étonnera peut-être que nous n'ayons pas saisi l'oc-
casion qui s'offrait de développer dans l'ordre indiqué par Sex-
tus, les dix tropes ou raisonnements attribués à Pyrrhon. Mais
l'ordre qu'a suivi Sextus n'est pas celui que Diogène de Laeite
a adopté , ce qui fait voir qu'il n'y a rien d'essentiel dans cet
ordre. II aurait peu convenu d'ailleurs au genre du dialogue ,
que les preuves de part et d'autre se présentassent sous une
forme trop rigoureusement didactique. Au reste, si nous n'avons
pas fait dire à Pyrrhon tout ce qu'il pouvait alléguer en faveur
de la cause qu'il soutenait, c'est qu'ayant à mettre en scène Ar-
césilas et ensuite Caméade , il fallait tenir en réserve quelques
uns des arguments du scepticisme pour leur Inieser l'avantage de
les faire valoir eux-mêmes daus la discussion.
60 ÉCOLE D'ATHÈNES.
que I idée d'une momie, qu'il faut se hâter de
porter dans le sépulcre de ses pères.
Il est certain , en effet, qu'ôter à l'homme la
faculté de juger, c'est le réduire, sous le rap-
port moral comme sous le rapport physique , à
une inaction eomplèle.
Un sceptique, s il est a^sis , doit rester im-
muablement dans cette posture ; s'il est debout,
il doit demeurer immobile comme une statue ;
s'il marche, il ne s'arrêtera que lorsqu'il tom-
bera de lassitude; s'il s'est dirigé à droite, il ne
changera plus de direction.
Cependant Pyrrhon va, vient, boit et mange ;
il parle, il raisonne, il écoule et il répond; on
le voit aux bains, aux gymnases, au théâtre :
il juge donc que c'est le cas d'aller plutôt que
de demeurer en place , de parler plutôt que de
se taire, de se diriger de ce côté-ci plutôt que
de celui-là. Il est vrai qu'il cherche à donner le
change, en insinuant qu'il est entièrement pas-
sif dans tout ce qu'il fait : comme s'il espérait
nous faire perdre de vue que l'âme cesse d'être
passive quand elle passe à l'action ! Ne sait-il
donc pas aussi bien que nous que l'action pré-
suppose toujours une détermination de l'esprit.
Lors donc que Pyrrhon convient que, dans le
cours ordinaire de la vie, il obéit aux lois, il suit
la coutume , il se conforme aux usages ; par là
DIALOGUE. m
il nous fait connaître un jugement qu'il a porté,
et duquel il résulte qu'il croit plus convenable
à l'homme en général, et à lui-même en parti-
culier, de régler sa conduite sur ce plan, que
de mettre en pratique le contraire. Il prend
donc lui-même le soin, comme on voit, de dé-
truire ce système de doute, cette étrange théo-
rie de suspension et d'équilibre, qu'il enseigne
de bouche, mais qu'il dément par ses actes. Or,
il serait à mon sens très superflu de discuter
des arguments qui n'ont convaincu personne ,
pas même celui qui les fait. A tout ce vain éta-
lage de scepticisme que Pvrrhon vient de dé-
velopper, je n'ai que ce seul mot à répondre :
Trouvez - moi un sceptique véritable, et je
m'occuperai de le réfuter. Jusque-là, je mépri-
serai de vains discours qui décèleraient la folie,
s'ils n'étaient marqués au coin de la mauvaise
foi.
Arcésilas (xi).
Un guerrier que son ardeur emporte, sou-
vent se met trop à découvert et se trouve frappé
dans le moment même que son bras était levé
(a) Arcésilas succéda à Cratès dans la direction de l'école pla-
tonique : il s'y rendit novateur en Tondant la secte qui a pris le
nom de seconde ou moyenne académie.
62 ÉCOLE D'ATHÈNES,
pour l'aire mordre la poussière à son ennemi
chancelant. Ainsi Pyrrhon , poursuivant son
adversaire avec trop de vivacité, s'est senti
blessé , lorsqu'il croyait déjà son antagoniste à
terre. Mais Zenon n'aura point, je l'espère, à
se glorifier long-temps de ce faible avantage. II
trouvera en moi, sinon un adversaire plus re-
doutable, au moins un champion mieux exercé ;
car en même temps que je le presserai avec vi-
gueur , j'aurai soin d'opposer à ses traits un
bouclier à l'épreuve, derrière lequel il me verra
toujours retranché.
Zenon.
Quel est donc ce bouclier impénétrable con-
tre lequel tous nos traits doivent s'émousser?
Serait-ce celui de Pallas?
Arcésilas.
Je m'expliquerai bientôt sur ce point; mais
réglons quelques préliminaires.
Zenon ne cesse de dire qu'il serait indigne
du sage de prendre le faux pour le vrai ; d'où
la conséquence que le sage ne doit rien croire,
que le sage ne doit rien affirmer , que ce dont
il a une certitude entière. Cependant, s'il arrive
DIALOGUE. 65
que le sage , après avoir examiné , revu, discuté
toutes les connaissances qu'il croyait avoir, s'a-
perçoive qu'il n'a de certitude sur rien, ira-t-il,
les yeux fermés, en avant? Zenon serait le pre-
mier à l'arrêter. Que fera donc le sage en ce
cas? il s'arrêtera de lui-même dans la crainte
d'être entraîné avec tant d'autres dans l'abîme
de l'erreur; il se gardera bien de juger, il se
maintiendra dans un doute philosophique ab-
solu.
Mais Zenon soutient que le sage ne peut pas
être réduit à cette extrémité , puisqu'il y a, sui-
vant lui, mille et mille choses dont l'évidence
est palpable , dont la certitude est démontrée ;
comme je n'ai nulle idée de ces choses, et n'en
ai , pour mon compte , jamais rencontré , plai-
rait-il à Zenon de me les indiquer?
Zenon.
C'est tout ce qui est imprimé en nous par ce
qui est; qui est représenté en nous tel qu'il est;
et qui ne peut point xemv de ce qui ji'est pas (1).
Arcésilas.
Vous supposez donc en premier lieu, Zenon,
(1) Diog. Laert., lib. vu, seg. 46 et 50.
<;4 ÉCOLE D'ATHÈNES.
qu'il y a hors de nous des choses qui sont , qui
existent : d'où le savez -vous? Et si on vous le
contestait, comment le prouveriez-vous? Il se
peut qu'il y ait en nous des impressions que
nous serions tentés de rapporter à des objets
extérieurs : mais ces objets extérieurs existent-
ils réellement? rien ne nous le garantit.
Vous supposez, en second lieu , que ces im-
pressions ont de la ressemblance avec les objets
que vous dites les produire, nous représentant
ces objets tels qu'ils sont; mais c'est encore là,
Zenon , une supposition toute gratuite de votre
part.
Non seulement je n'ai point de garantie que
les impressions par moi reçues sont conformes
à la nature des objets, mais j'ai de plus des rai-
sons de croire que ces impressions sont infidè-
les, et vous êtes vous-même obligé de conve-
nir qu'elles le sont en bien des cas ; quel fond
puis-je donc faire sur le rapport de mes sens ?
Vous croyez toutefois pouvoir affirmer que ces
impressions, ou sensations, seront toujours
vraies quand nos sens seront sains et libres de
toute entrave ; sur quoi Pyrrhon ayant objecté
que des sens en cet état sont néanmoins sujets
à l'erreur, cette objection est restée sans ré-
ponse.
Où avez-vous pris d'ailleurs, Zenon, que des
DIALOGUE. t>5
sens sains soient plus aptes que des sens ma-
lades à saisir ce qu'il y a de vrai dans les choses ?
C'est peut-être le contraire. Il se peut aussi
que les sens sains, de même que les sens ma-
lades , ne nous représentent jamais les objets
suivant leur véritable nature. Il reste donc que
rien ne nous assure que nous connaissons, au
moyen des sensations, les choses telles qu'elles
sont dans la réalité (supposé toutefois qu'elles
soient) , et que sur tous ces points nous en
sommes réduits à n'avoir, au lieu de certitude,
que de simples probabilités (a).
Enfin, et c'est ici le point sur lequel j'entends
insister davantage , vous allez jusqu'à supposer,
en troisième lieu, que le faux ne peut pas se
présenter à nous sous les mêmes traits que le
vrai , v ayant , suivant vous , toujours quelque
différence dans les choses qui peut être saisie
(a) Ce dernier mot a été jeté ici pour que la nuance entre la
nouvelle Académie et le pyrrhoiti'me commence à paraître.
Beaucoup d'auteurs se sont atta hés à chercher la différence qui
existait entre ces deux écoles. Sextus-Empiricus (Pyrrh. hyp.
lib. i, c. 33) la fait consister d'abord en ce que k-s académi-
ciens prononçaient dogmatiquement sur l'impOfSib lilé d'arriver
à aucune connaissance certaine; mais ce trait distinctif pouvait,
paraître assez équivoque : aussi Sextus en indi pue-t-il un autre
beaucoup plusgénéralement reconnu; c'est que les académiciens,
à la différence des pyrrhoniens , admettaient différens degrés de
vraisemblance et de probabilité , qui pouvaient servir de règles
pour les jugements et de motifs pour agir.
i
m ÉCOLE D'ATHÈNES,
par le sage , et lui donne la facilité de distin-
guer les choses qui pourraient être semblables,
et de discerner l'illusion de la réalité.
Cependant Pyrrhon vous a fait observer qu'il
y a des cas où votre prétendu sage pourrait être
tort embarrassé. Il vous a parlé de deux mé-
dailles entre lesquelles l'ouvrier le plus habile
serait dans l'impossibilité de remarquer une dif-
férence quelconque. Qu'avez-vous répondu?
Rien. Et si , a mon tour, je vous demandais a
quelle marque vous distingueriez de deux sta-
tues jetées dans le même moule, de deux im-
pressions faites avec le même cachet, celle qui
vous aurait été montrée la première, vous res-
teriez encore dans le silence.
Au reste , ce ne sont pas les ouvrages de l'art
seulement qui donnent l'idée de ces ressem-
blances parfaites; la nature se joue aussi de
notre sagacité. Car , sans parler ici de ces ju-
meaux qui se ressemblent tellement que leurs
amis et leurs proches y sont trompés, vous flat-
teriez-vous, Zenon, de distinguer toujours net-
tement un cheveu d'un autre cheveu pris sur la
même tète, un grain de froment d'un autre
grain de froment extrait du même tas , une
feuille dune autre feuille détachée du même
arbre, une abeille d'une autre abeille sortie de
la même ruche ? Que si vous ne comptez point
DIALOGUE. 67
assez sur votre perspicacité pour vous sou-
mettre à de semblables épreuves , cesse? donc
de soutenir que le sage a toujours des moyens
sûrs de parvenir à discerner le vrai du faux.
Remarquez, en effet , je vous prie , qu'il ne
s'agit pas tant de savoir s il y a , ou non, des
choses qui se ressemblent parfaitement, que de
déterminer si, en supposant avec vous qu'il n'y
a pas dans la nature deux êtres entièrement
semblables , cette dissemblance peut toujours
être saisie. Or, une fois la question réduite à
ces termes, vous ne sauriez vous empêcher de
reconnaître que nos sens sont continuellement
abusés par des ressemblances apparentes, si tou-
tefois elles ne sont pas réelles ; qu'ainsi nous
courons sans cesse le risque de prendre une
chose pour une autre, c'est-à-dire d'être induits
en erreur sur l' identité , quand nous voulons
nous en rapporter au témoignage de ces mêmes
sens.
Ce risque , au surplus, n'est pas le seul que
nous courions , en ajoutant foi à nos sensa-
tions ; car elles nous trompent aussi bien en ce
qui regarde la réalité qu'en ce qui regarde
Xidentité , nous offrant bien souvent comme
réelles des choses que nous découvrons bientôt
n'être que de purs fantômes.
Oui, les sens nous présentent, comme si elles
ftS ÉCOLE D'ATHÈNES.
étaient, des choses qui ne sont pas réellement.
En sommeillant, par exemple, nous voyons,
nous entendons, nous touchons; en un mot,
nous éprouvons toutes les sensations dont nous
pourrions être affectés si nous étions éveillés;
et cependant il n'existe alors (Zenon lui-même
en conviendra) aucun objet extérieur qui excite
en nous ces sensations : les sensations peuvent
donc être produites par ce qui vJ est pas; or, si
elles peuvent être produites par ce qui n'est
pas, elles manquent a l'un de ces caractères
généraux que vous dites appartenir au vrai ;
partant, elles ne méritent ni votre confiance,
ni la nôtre.
Qu importe , après cela , que vous disiez que
s'il nous arrive d'être momentanément abusés
pendant le sommeil, l'illusion se dissipe au ré-
veil; puisqu'il doit toujours résulter du fait
constaté de cette illusion momentanée, qu'il n'y
a pas une liaison nécessaire entre la sensation
et la réalité d'un objet extérieur qui en serait
la cause : ce réveil d'ailleurs qui nous ramène,
suivant vous, au vrai, ne pourrait-il pas être
lui-même un nouveau soriife dont un autre ré-
veil, au moment de la mort, dissipera l'illusion?
Il y a donc de la sagesse à n'attacher guère plus
d'importance aux sensations que nous éprou-
blALOGUK. 81
vons étant éveillés, qu'aux songes de la nuit,
ou aux réves d'un malade.
Mais, dites-vous, les illusions que produit
le sommeil sont fugitives; leur impression est
faible , et il est toujours possible de les distin-
guer de ce qui est réel. Faibles ou fortes, ré-
pondrai-je, elles s'emparent également de no-
tre esprit ; elles nous jettent, pendant qu'elles
durent, dans une erreur invincible; elles ont
pour nous momentanément toute la force de
la réalité.
Au surplus, si ce sont les impressions fortes
qui, dans votre opinion, s'approchent le plus
de la réalité, vous devez avoir la plus grande
confiance dans celles qu'éprouvent les frénéti-
ques. Quoi de plus vif, en effet, quoi de plus
énergique et de plus profond que les sensations
de l'homme en délire ! Les résultats en sont
prodigieux, il serait inutile de les retracer ici.
Direz-vous de cet homme qu'il extravague? il
soutiendra , lui , que c'est vous qui délirez ; es-
saierez-vous de lui faire entendre que ce qu'il
voit est fantastique, il vous répondra que vous
êtes vous-même frappé d'aveuglement. Du
reste, il est aussi ferme sur ses principes que
vous pouvez être entêté dans les vôtres; et la
même évidence qui vous frappe dans cette pro-
position que deux et deux font quatre, lui sem-
ÉCOLE D'ATHÈNES.
ble attachée bien pins fortement à cette autre
proposition que deux et deux font cinq. Vous
prévaudrez-vous contre lui de ce qu'il est seul
de son avis? mais il n'est pas encore démontre
que la sagesse soit du côté du grand nombre ;
il peut se faire d'ailleurs qu'un temps vienne
où le nombre des prétendus fous surpassant
celui des prétendus sages, cet argument vous
soit rétorqué. Prenez-y garde, Zenon, vous
avancez tous les jours vers ce terme qu'on ap-
pelle la mort; s'il arrivait, par hasard, qu'ar-
rivé à ce terme fatal , vous fussiez destiné à re-
commencer une autre vie dans un monde dif-
férent de celui-ci , où les choses iraient au re-
bours de la marche qu'elles semblent suivre ici-
bas, vous pourriez, avec vos idées fixes, vos
principes arrêtés, votre contenance si roide ,
votre ton si assuré , éprouver quelque embar-
ras, vous trouver dépaysé.
Ainsi, comme la vie présente pourrait bien
en définitive n'être qu'un songe prolongé, et
notre sagesse prétendue n'être qu'une démence
inguérissable avant la mort, il me semblerait
assez convenable de ne pas s'attacher fortement
à ces apparences que nos sens reçoivent on ne
sait d'où; non plus qu'à tous ces principes qui
s'insinuent dans l'esprit sans avoir auparavant
donné quelque garantie de leur certitude.
DIALOGL'K. 71
Resterait maintenant à résoudre
PLATON (a).
Souffrez que je vous arrête au milieu de vo-
tre course, Arcésilas, car vous avez dépassé le
but, et il faut vous hâter de revenir sur vos pas.
Tant que vous vous êtes borné à combattre
le sentiment qui attribue quelque certitude au
témoignage des sens, j'ai cru devoir vous laisser
aller, parce que la vraie science, en effet, n'est
pas dans les sensations, lesquelles ne peuvent,
tout au plus, que fonder l'opinion (1); mais
présentement qu'il s'agit de ces données primi-
tives, dont la source est mystérieuse, dont
l'empreinte dans nos âmes a précédé le jour
même de notre naissance , puisqu'elles ne sont,
à vrai dire, que des réminiscences (2); je ne
puis qu'être étonné, et même affligé profondé-
ment de vous voir essayer de les révoquer en
doute.
Non, ce ne sont point là les principes que
vous avez puisés dans cette école à laquelle
(a) Personne n'ignore que Platon fut le fondateur de l'École
connue sous le nom d'ancienne Académie.
(i) Tliéœtète , 163.
(2) Phœdon, 220, 228, 229, 230.
72 ECOLE D'ATHENES,
vous vous êtes t'ait gloire jusqu'ici d'appartenir.
Voici la doctrine de l'Académie; et à moins que
vous n'aspiriez au titre de novateur, il faut que
vous renonciez à étendre votre scepticisme au
delà des bornes que je vais iracer (a).
C'est à l'esprit seul qu'il appartient d'envisa-
ger et de saisir la vérité; les sens en sont
incapables. Dans le monde sensible rien n'est
fixe, tout est dans un flux et reflux continuel»
L'objet extérieur change continuellement,
l'organe qui le contemple change lui-même à
chaque instant ; et comme la sensation résulte
de leur rapport, ce je ne sais quoi d'intermé-
diaire en quoi elle consiste ne peut jamais être
fixe non plus (i). Ainsi dans le monde sensi-
(a) Quoique les écrits de Platon soient arrivés jusqu'à nous,
comme ils ne contiennent, pour la plupart , que ce qui faisait la
matière de ses entretiens publics, on y chercherait vainement ce
que Platon enseignait à ses disciples dans le secret de l'intimité.
Il ne faut pas croire cependant qu'il soit absolument impossible
de percer cette enveloppe première qui cachait au vulgaire la
pengée secrète du philosophe. En ce qui regarde sa théorie de la
connaissance humaine notamment, on a des données que les tra-
vaux de quelques savans modernes ont rendues plus précises et
plus nettes. En notre particulier nous aimons à reconnaître que
les explications de M. Victor Cousin nous ont été d'un grand se-
cours. C'est à la traduction qu'il a publiée de plusieurs des dia-
logues de Platon que nous renvoyons en citant , au lieu d'indi-
quer l'édition latine qui est moins à la portée des lecteurs.
(1) Thêœtète, 69, 70, 87, 88, 89, 149, 150.
DIALOGUE. 75
ble , l'unité, l'identité, l'être même, dispa-
raissent et s'évanouissent , pour ne laisser que
des apparences qui s'écoulent perpétuelle-
ment (i). Cependant l'unité, l'identité, l'exis-
tence ont leur siège quelque part, de même
que le bien, le beau, le juste; et si nous
cherchons où tout cela existe , notre esprit
remonte alors vers ce inonde intellectuel dans
lequel tout est fixe et permanent ; ce séjour
des réalités d'où les apparences sont bannies ;
ce grand et vaste empire de la science dont
l'homme le moins éclairé conserve toujours
quelque espèce de souvenir (2).
Il y a donc pour I homme deux ordres de
connaissances qu'il importe de distinguer, parce
qu'il y a deux sortes de choses qu'il faut bien
se garder de confondre : les choses sensibles
qui passent par de continuels changements; les
choses immatérielles qui restent toujours les
mêmes (3). En s'appliquant aux premières ,
lame ne peut acquérir que des connaissances
variables , incertaines , superficielles , qui ne
vont point au delà de ce qui paraît : en s'atta-
chant aux secondes, ce qu'elle ne peut faire
(1) Théœtète, 11, 78, 79, 89.
(2) Phœdon, 203, 204.
(3) Ibid., 235.
74 ÉCOLE D'ATHENES,
qu'en s'isolant du monde sensible et descen-
dant en elle-même pour y découvrir les traces
originaires du vrai , du juste et du beau, l'àme
arrive à l'essence des choses , à ce qui est un
et simple ; à ce qui est éternel et immuable (i).
Lors donc , Arcésilas , que, sans admettre
aucune distinction entre ce qui est du domaine
de la science et ce qui rentre dans le domaine
de l'opinion, vous déversez également le doute
sur les connaissances qui nous adviennent par
l'esprit et sur celles qui nous sont données par
les sens, vous effacez les traits qui font recon-
naître la vérité ; en sorte que sous votre main
le tableau des connaissances humaines n'offre pi us
qu'un amas d'objets informes et confus , sans
qu'il reste un seul point nettement prononcé
sur lequel l'œil de l'intelligence puisse arrêter
sa vue; sans qu'il reste un seul principe reconnu
comme immuable sur lequel la vie humaine
puisse se régler.
Arcésilas.
Si mon cher maître m'eût laissé le temps
d'expliquer en entier ma pensée, il m'eût peut-
être épargné cette réprimande sévère.
(1) Phœdon, 244.
DIALOGUE. Iti
Car je ne viens point ici , poussé par un sen-
timent de vaine gloire , jeter en avant quelque
proposition nouvelle ; non, je n'aspire point au
titre de novateur; je me borne à être l'écho
fidèle de ces philosophes justement renommés,
auxquels Platon ne saurait refuser son estime.
Empédocle , par exemple , dont le nom est si
vénéré, s'écriait à chaque pas : Tout est caché,
nous ne voyons rien, nous ne pouvons décou-
vrir absolument quoi que ce soit tel qiûil
est (i). D'autre part Démocrite , éminemment
distingué par la supériorité de son esprit, nie
l'existence du vrai ; il prétend que la vérité que
tant d'autres disent avoir trouvée, est noyée au
fond d'un puits (2). Métrodore de Chio , son
disciple , dès l'entrée de son livre sur la Na-
ture , s'exprime nettement à ce sujet , et dit :
Je nie que nous sachions si nous savons quel-
que chose; que nous sachions même ce que c'est
que de savoir ou de ne savoir pas ; ni absolu-
ment parlant, s'il y a quelque chose ou, s'il n'y
a lien (3). Anaxagore, dont Socrate s'est fait
honneur d'avoir écoulé les leçons, ne se con-
tentait pas de mettre en problème la blancheur
(1) Cic, Acad., lib. 11, n. 5.
(2) lbid., lib. i , n. 13; lib. 11, n. 53.
(3) lbid., lib. 11, n. 23.
76 ÉCOLE D'ATHÈNES,
de la neige , mais il a osé soutenir que la neige
était noire : comment me traiterait-on si j'en
disais autant (a) ? Quant à Socrate , notre di-
gne maître , nous l'avons constamment vu oc-
cupé à détruire ces vains systèmes que l'or-
gueil avait créés, sans se mettre en peine de
substituer quelque chose à la place : déclarant
que pour son propre compte, il n'y a qu'une
chose qu'il sache bien , c'est qu'il ne sait
rien (i). Vous-même , Platon, faisant des re-
cherches sur tout, posant le pour et le contre,
disputant beaucoup , ne décidant rien , vous
avez long-temps suivi ses traces (2). Est-ce ma
faute si depuis , abandonnant cette méthode
de douter de tout, et de ne rien affirmer, vous
ne vous êtes plus contenté , à l'exemple de So-
crate, d'exhorter les hommes à l'accomplisse-
ment de leurs devoirs ; mais vous avez prétendu
leur montrer le chemin de la science , en leur
offrant de les introduire dans le sanctuaire im-
(o) Ce trait singulier d'Anaxagore est rapporté au second livre
des Académiques de Cicéron. Sexlus Empirieus ne se contente
pas d'en faire mention, il expose {Pyr. hyp. 1. I, c. 13) le rai-
sonnement par lequel Anaxagore établissait que la neige était
noire.
(1) Cic, Acad., lib. i , n. U.
(2) Ibid., lib. i , n. 13; lib. ri, n. 21.
DIALOGUE. 77
pénétrable où la vérité se dérobe aux yeux du
vulgaire. Ne m'accusez donc pas d'être nova-
teur ; car ce titre me convient bien moins qu'à
tout autre. En disant que nous ne savons rien
et ne pouvons rien savoir, je ne fais que répé-
ter ce que Socrate a dit, ce que vous nous
avez donné vous-même mille fois à entendre.
Du reste , je suis prêt à faire , comme notre
maître commun , un sincère éloge de la vertu;
car, bien qu'il n'y ait h mes yeux rien d'abso-
lument certain , je reconnais en même temps
qu'il y a bien des choses vraisemblables, et j'ad-
mets la probabilité («).
(a) Il y en a qui ont prétendu, Bayle entre autres, qu'Arcésilas
ne s'était point écarté de la doctrine de Platon , en ce sens que
Platon fidèle au système de Vacatalepsie ou de la suspension de
tout assentiment , n'avait jamais rien affirmé , balançant toujours
le pour et le contre pour se convaincre de plus en plus que les
raisons d'affirmer n'étaient pas meilleures que les raisons de nier.
Cette opinion ne nous paraît pas soutenable , car il est on ne peut
pas plus facile de voir que la théorie des idées de Platon , et la
doctrine de la probabilité , fondée sur l'acatalepsie dans laquelle
Arcésilas s'était retranché , ne sont point du tout en harmonie.
Quant à ceux dont parle Sextus, qui ont avancé qu'Arcési'as n'était
sceptique qu'en apparence, et qu'en secret il enseignait la même
doctrine que Platon , ante Plato, Pyrrho retrô... s'ils ont voulu
dire qu'Arcésilas, en ce qui concerne la providence des Dieux ,
la différence du juste et de l'injuste , la préférence à donner à la
vertu , etc. , se rapprochait des sentiments de Platon , ils ont
énoucé une opinion qui , bien que hasardée , n'a rien qui b!e.cse
trop les vraisemblances. Mais si , comme il y a lieu de le croire .
ils ont voulu faire entendre qu'Arcénla» détenait dogmatique
78 ÉCOLE D'ATHÈNES.
Oui , il y a des choses probables ; et je trouve
très bien que , dans le cours ordinaire de la vie,
ne pouvant en quoi que ce soit atteindre la
certitude, l'homme suive ces probabilités. Ainsi
le sage usera sans répugnance de tout ce qui se
présentera ;'i lui sous une apparence vraisem-
bablc , pourvu qu'il se pénètre bien en même
temps de cette idée qu'il n'y a rien de certain
dans toutes ces apparences. Ainsi il agira, il ne
restera point dans l'inaction ; mais il ira, bride
en main, de peur d'être emporté par cette
témérité naturelle à l'homme qui le porterait à
donner son acquiescement à ce qui est douteux,
ou à ce qui est inconnu, ne pouvant y avoir
rien de plus dangereux et de plus honteux à la
fois que de faire courir l'approbation avant que
la connaissance des choses soit acquise. Que
Zenon se prévale donc contre Pyrrhon de ce
que celui-ci , après avoir pesé le pour et le con-
tre , ne voit jamais rien qui détermine la balance
dans le particulier, et abjurait , au moins en partie , son système
de l'incertitude absolue et générale qu'il enseignait publiquement,
ce n'est j>as seulement une opinion hasardée qu'ils ont émise ,
mais un fait invraisemblable qu'ils ont posé. Ce qui nou* paraît,
à nous, le mieux accrédité, c'est qu'Arcésilas, sous le manteau
d'académicien, cachait un sceptique; ce quid'ailleurs nous semble
suffisamment prouvé, c'est que ce philosophe enseignait publi-
quement le dogme de l'acatalepsie , en le combinant avec !a doc-
trine de la probabilité.
DIALOGUE. 79
à pencher, et semble par là réduire le sage à
rester dans l'inaction : en ce qui me regarde, ce
grand movcn d'inaction totale que Zenon pré-
sente à ses adversaires, comme la tète de Mé-
duse, pour les pétrifier, manque son effet. En
soutenant qu'il n'y a rien dans le monde qui
porte cette marque insigne dont la vérité
devrait offrir l'empreinte, mais qu'il v a pour-
tant des choses dans lesquelles se trouve cette
marque de vraisemblance qui peut guider à
défaut de certitude , je ne mets point ohslacle à
l'action; je n'empêche nullement les hommes
d'agir. Est-ce que Zenon , par hasard , aurait la
hardiesse de prétendre que tous les actes de sa
vie sont déterminés par des aperçus d'une cer-
titude démontrée? Cela serait fort, étant aisé
devoir que. dans mille et une occasions, ce phi-
losophe est forcé , comme tout autre , de suivre
la probabilité. Zenon, par exemple, ne saurait
avoir la certitude que le soleil se lèvera demain :
toutefois il a déjà disposé dans son esprit plu-
sieurs des choses qu'il compte faire après avoir
donné la nuit prochaine au repos. Quand Zenon
s'embarque, je crois pouvoir présumer qu'il
n'a pas une assurance positive de naviguer heu-
reusement ; et en effet, on voit qu'il fait choix
d'un bon navire, qu'il s'assure d'un pilote ex-
périmenté, qu'il attend un vent favorable:
SO ÉCOLE D'ATHÈNES,
ensuite et sur ces apparences, qui lui promet-
tent d'une manière seulement probable qu'il
n'échouera point dans la traversée , il prend son
parti, il s'éloigne du port. Où en serions-nous
si nos esclaves, imbus du principe qu'on ne
peut agir qu'avec une entière certitude, s'avi-
saient d'attendre, pour ensemencer les terres,
cultiver la vigne et planter les oliviers , qu'ils
eussent l'assurance positive que leurs travaux
ne seront pas infructueux? Quand il est ques-
tion de prendre une femme, d'entamer quel-
que négociation importante, de diriger lesaffaires
publiques ou privées, on se livre aux probabi-
lités, on s'attache aux conjectures, et l'on fait
bien; autrement toutes les affaires seraient
interrompues. Ce n'est donc pas, comme on
voit, renverser toute l'économie de îa vie hu-
maine , mais c'est au contraire en faciliter le
mouvement , que d'enseigner, comme je le fais,
qu'il n'y a rien de certain, mais qu'il y a des
probabilités sur lesquelles il est convenable de
régler sa conduite (a). Au surplus, pourquoi
insisterais-je là-dessus davantage? Platon ne me
contestera pas qu'on peut se passer de la certi-
tude pour agir, lui qui convient qu'il n'y a
(a) La plupart des raisonnements qui précèdent sont tirés du
second livre des Académiques de Cicéron.
DIALOGUE. 81
qu'apparence et probabilité dans ce qui nous
arrive par les sens., et qui cependant n'en dés-
approuve point l'usage : quant à Zenon qui
veut qu'on n'agisse qu'avec certitude, il parait
qu'il abandonne la partie : le voilà qui s'éloi-
gne, de même qu'un soldat blessé à mort se
retire du combat. Irai-je, adversaire peu géné-
reux, m'acharner sur un ennemi vaincu (a) ?
Chrysippe (£).
Certes, je ne m'attendais pas à cette conclu-
sion aussi étrange que brusque. Il y a dans ce
dernier trait quelque chose de plus que de la
hardiesse, et de la témérité.
Arcésilas.
Qu'est-ce à dire? Ne voyez-vous pas , comme
moi , qu'altéré par les raisons que j'ai déduites ,
(a) JNuménius a dit que Zenon , vivement attaqué par Arcésilas,
quoiqu'il ne manquât peut-être pas de raisons à alléguer, ne
répondit point; et que, dans l'impossibilité où il étailde combattre
les propositions d'Arcésilas qui n'en avançait aucune, il se tourna
contre la doctrine de Platon.
(6) Chry-ippe a été le champion le plus ferme et le plus infa-
tigable du Portique. 11 a eu pour maître Cléantbe qui fut le chef
des stoïciens après Zenon. Il parut après Arcésilas et avant Car-
néade.
fi
82 ÉCOLE D'ATHÈNES.
Zenon ne sachant que répondre , prend le parti
de faire retraite , et qu'il me laisse le champ
libre. Si la chose n'est pas claire à vos yeux , elle
l'est aux miens, je vous l'assure, et personne
autre que vous ne s'y méprendra. Zenon se
retire ; Zenon n'a donc rien à répliquer; celte
conséquence est non seulement naturelle , mais
elle est rigoureuse et forcée.
Chrysippe.
Ainsi voilà qu'Arcésilas , ce philosophe cir-
conspect, qui doute toujours, qui ne sait pas
s'il y a quelque chose dans le monde hors
de lui, et hésite peut-être sur la question de
savoir si lui-même existe ; qui , dans tous les
cas, ignore s'il dort ou s'il veille ; qui va tâton-
nant et toujours bride en main , de peur d'être
dupe d'une illusion ou d'être trompé par une
ressemblance ; non seulement affirme sur le
témoignage de ses sens, que Zenon se retire et
fait retraite devant lui ; mais il ose encore in-
duire hardiment de ce fait , que Zenon n'a rien
à répondre ; qu'il est réduit aux abois. En vé-
rité, c'est à faire rire aux éclats.
DIALOGUE. 85
Carnéade (a).
Riez , mon cher Chrysippe , puisque vous
trouvez la chose plaisante, riez ; mais que ce
soit de meilleure grâce , autrement vous nous
mettriez dans le cas de pleurer bientôt nous-
mêmes sur la sotte figure que vous et les vôtres
faites ici, n'ayant à opposer à des observations
pleines de sens que des mots insignifians et de
misérables grimaces (b).
Vous feignez de ne pas comprendre la doc-
trine de la probabilité, et vous abusez de quel-
ques expressions échappées à la vivacité d'Ar-
césilas pour jeterdu ridicule sur les sentiments
de l'Académie; mais il me sera très facile de
vous renvoyer ce trait si gauchement décoché;
il me suffira d'exposer, dans ieur simplicité et
avec plus de précision que ne l'a fait Arcésilas,
les principes par nous avoués (c). Après cela
(a) Carnéade établit la troisième Académie. Il fut pour les stoi--
ciens un antagoniste redoutable, et il s'attacha surtout à réfuter
Chrysippe.
(b) Ceux qui seraient tentés de trouver ces expressions trop
dures, sauront que les philosophes, dans leurs débals, n'étaient
guère plus polis que les héros d'Homère sur le champ d • bataille.
Le traité de Plutarque contre l'épicurien Culotès en fournirait ai-
sément la preuve.
(c) Ou s'est beaucoup exercé sur la détermination des points
qui établissaient la différence entre l'enseignement de Carnéade
84 ÉCOLE D'ATHÈNES.
vous serez libre de suivre voire maître , pour
concerter avec lui ce qu'il serait à propos de
répondre ; car il y aura dans tout ceci, je vous
le déclare , matière pour vous et pour lui à
réfléchir plus d'un jour.
Nous n'entendons point dépouiller l'homme
d'aucun de ses sens , ni contester sur le point
de savoir s'il y a quelque chose de vrai dans ce
monde ; seulement nous pensons qu'on ne sau-
rait trouver dans les sensations , non plus
qu'ailleurs, la marque propre du vrai, n'y ayant
et c'el ii d'Arcésilas, ou en d'autres termes entre les principes de
la :il Académie et ceux de la 2e; mais la nuance est assez délicate.
Carnéade fut le défenseur de l'incertitude absolue aussi ardem-
ment qu'Arcésflàs , plusieurs pas âges de Cicéron en feraient foi.
Il paraîtrai le p^mlant que Carnéade accordait formellement qu'il
y a des choses vraie* , se bornant à soutenir que nous manquons
de moyens pour les reconnaître. On a dit aussi qu'il permettait
au sage de donner son assentiment en quelques rencontres, d'où
l'on a inféré qu'Arcésilas était plus conséquent que lui dans son
système de suspension. Enfin on a attribué à Carnéade une dis-
tinction subtile entre l'acataleptique et l'incertain. De tout cela,
il nous semble qu'il résulte que Carnéade ,dans la vue de se main-
tenir avec plus d'avantage , dans son système de Pincoupréhensi-
bilité , avait fait quelques concessions; mais, a dit Numénius, il
parut reculer comme les bêtes féroces, pour s'élancer ensuite avec
plus d'impétuosité. Au reste, comme les modifications que Phi-
Ion a apportées lui-même à la doctrine d'Arcésilas et qui ont fourni
l'occasion de distinguer une quatrième Académie se sont confon-
dues avec celles qu'avait apportées Carnéade, il serait inutile de
cherchera marquer plus nettement le caractère dhtinclif de la
troisième.
DIALOGUE. 85
que des vraisemblances plus ou moins fortes.
D'après cela nous réservons notre approbation,
m ,is nous suivons dans le cours de la vie la pro-
babilité : ainsi nous n'entravons point Sa faculté
d'agir, et de plus nous conservons entière la
faculté de répondre d'après l'opinion qu'on
peut avoir des choses. Aussi approuvons-nous
que celui qui suspend son jugement, et qui
refuse son acquiescement , se remue et agisse ;
qu'interrogé sur certaines questions, il dise oui
ou non, suivant les apparences qui le frappent,
pourvu qu'en admettant les choses comme pro-
bables , il ne les tienne jamais pour certai-
nes (i). De plus, nous demandons, s'il s'agit
de choses tant soit peu importantes, que les
premières apparences ne se trouvent point con-
tredites par d'autres apparences tirées de la
raison ou des sens; et enfin nous exigeons, s'il
y va d'un très grand intérêt, que les probabili-
tés aient été mûrement examinées; attendu qu'il
y a des choses probables , d'autres plus proba-
bles encore , et qu'enfin il y en a de très pro-
bables (2).
Tels sont nos principes ; s'ils n'ont pas votre
assentiment, dites, si vous voulez, qu'ils vous
(1) Acad., Iib. u, c. 23.
(2) lbid., Iib. 11, c. 11, 32., 33.
86 ÉCOLE D'ATHÈNES.
paraissent faux ; mais ne vous donnez pas l'air
de les tourner en ridicule; car vous me force-
riez de répéter qu'il n'y a de ridicule ici que la 1
présomption de ces philosophes qui, réduits à
l'impossibilité de répondre , et ne pouvant don-
ner aucune raison plausible à l'appui de leur
opinion , font les hautains, et semblent dédai-
gner d'entrer sérieusement en discussion.
Chrysippe.
Faut-il donc se donner la peine de chercher
à convaincre par la raison, celui qui ferme
volontairement les yeux pour ne pas être frappé
de son éclat? Non : ce qu'il y a de mieux à faire ,
c'est d'abandonner à lui-même cet aveugle vo-
lontaire, en lui laissant le soin de se démentir
dans l'occasion ; et c'est le parti que vient de
prendre Sénon en tournant le dos à cet incon-
sidéré, à ce pyrrhonien déguisé, à ce pertur-
bateur séditieux (i), dont la mauvaise foi s'est
manifestée sur-le-champ. Quant à vous, Car-
néade , qui ne permettez pas que le sage pro-
nonce affirmativement, mais qui tolérez (du
moins votre exemple l'indiquerait) qu'il s'irrite
(1) Cic. , Acad., hb. ii , n. h.
DIALOGUE. «ST
et qu'il se fâche quand son sentiment n'est point
partagé , je pourrais vous faire observer déjà
que vous m'avez dispensé , par le ton que vous
venez de prendre, d'argumenter contre votre
système de suspension et de doute, n'étant pas
à supposer qu'un sage tel que Carnéade puisse
embrasser avec tant d'ardeur une doctrine
quelconque, et puisse la défendre avec tant
d'àpreté, s'il n'a pas une assurance bien ferme
que cette doctrine est véritable. Je pourrais
donc me borner à vous dire : Si vous voulez
me persuader qu'il faut douter, commencez
par douter vous-même. Mais rassurez-vous; je
ne me prévaudrai pas de cet avantage; et comme
vous ne cessez d'interpréter en votre faveur le
silence dédaigneux dont quelques uns de nous
accueillent vos sophismes (i), je romprai ce si-
lence , si ce n'est pour vous convaincre , tout au
moins pour vous faire voir que si le stoïcien
quelquefois se tait, ce n'est pas qu'il soit dans
l'impuissance de répondre.
Les connaissances viennent à l'âme par les
sens et par l'entendement ; elles commencent
toutes par les perceptions, qui sont les maté-
riaux que la raison ensuite emploie.
11 y a des perceptions vraies, et ci'aulres qui
(1) Cir.., .4cAid. , lit). u,n. b.
88 ÉCOLK D'ATHÈNES.
sont fausses ; de certaines, et d'autres qui ne le
sont pas.
Ainsi il ne faut p3s ajouter foi indistinctement
à toutes les perceptions, mais seulement ii celles
qui portent d'une façon particulière l'empreinte
des objets qu'elles représentent et qui entraî-
nent nécessairement la croyance. Quand le sage
en rencontre de celte sorte, il est de son devoir
alors , non seulement d'y adhérer, non seule-
ment de les saisir, mais de les saisir forte-
ment (i).
Les sens peuvent-ils en offrir réellement ?
Oui ; pourvu qu'ils soient sains et qu'on ait
écarté tout ce qui pourrait donner lieu à l'illu-
sion. Car de soutenir que les sens ne nous
trompent jamais, c'est l'affaire d'Epicure. Sui-
vant nous, il n'y a de certitude dans leur
témoignage que lorsque ce témoignage con-
court avec certaines circonstances. Lois donc
que nous avons la conscience que nos sens sont
en bon élat ; quand nous a\ons pris toutes les
précautions convenables pour nous assurer de
la vérité de leurs rapports ; quand nous les
avons fortifiés par l'habitude, puiseLCore porlés
à un plus haut degré de perfection par l'art ,
nous n'hésitons plus à leur accorder une pleine
(1) Cic, Acad., lib. n, n. 8.
DIALOGUE. 89
confiance. Toutes les objections qu'on peut
accumuler après cela pour rendre douteux ce
qu'ils nous donnent pour certain , viennent se
briser contre notre conviction, de même que
la vague se brise au pied du rocher (i).
Examinons-les toutefois, ces objections, et
parcourons-les rapidement.
L'homme qui rêve a des perceptions ; il en
est de même de celui qu'un violent accès de
frénésie tourmente; or rien ne distingue ces
perceptions de celles qu'un homme éveillé et
raisonnable peut éprouver; d'ailleurs il y a des
ressemblances qui portent la confusion dans
nos perceptions les mieux éprouvées ; celles
qni procèdent du vrai n;ont donc pas une
marque qui les différencie de celles qui viennent
du faux : ainsi la vérité n'a pas un cachet parti-
culier ; on ne peut jamais être certain de n'être
pas trompé.
Je réponds à cela qu'il faut bien, quoi qu'on
dise, qu'il y ait quelque différence entre l'illu-
sion et la réalité, puisque l'homme le moins in-
telligent sait les distinguer nettement. Un enfant
qui est encore au berceau apprécie déjà la vanité
d'un songe, et l'homme qui sort du délire re-
connaît tout aussitôt combien il a été abusé. Car
(1) Cic, Acad., lib. n, n. 7.
SKI ÉCOLE D'ATHÈNES.
il y a dans les illusions du sommeil et de la fo-
lie un caractère de frivolité, d'incohérence et
d'aberration si prononcé, qu'il est impossible, à
la vue de la réalité, de n'être pas frappé du con-
traste. Qu'on ne dise donc pas que les per-
ceptions d'un homme qui rêve sont semblables
à celles d'un homme éveillé , n'y ayant pas
moyen de se dissimuler que la force, l'entière
liberté d'esprit et des sens n'appartiennent qu'à
ces dernières. 11 est certain, d'autre part , qu'un
insensé n'aura jamais la conscience de cet ordre,
de cette liaison , de cet enchaînement dans les
idées que l'homme raisonnable peut remarquer
en soi quand il médite un projet, ou qu'il suit
un raisonnement. Nous demandons, pour fonder
la certitude, un jugement qui soit accompagné
de gravité, de constance, de force, de fermeté,
qui soit préparé par la réflexion, qui ne soit
point en opposition avec la raison ; et vous nous
présentez, pour prouverque la certitude ne peut
pas résulter d'un semblable jugement, les jeux
d'une imagination qui s'égare pendant le som-
meil, ou bien les extravagances d'un esprit en
délire : nous voulons dans celui qui se meta la
recherche de la vérité un sens droit, du calme,
du sang-froid, des facultés physiques et intellec-
tuelles libres et non viciées; vous nous amenez
DIALOGUE. 91
des rêveurs et des fous. Est-ce là remplir les
conditions demandées (i)?
Quant aux objections que vous tirez de la
ressemblance des objets , pour détourner les
hommes de prononcer un jugement, elles sont à
peu près de la môme force ; elles ont de plus un
fond de puérilité qui les rend aussi ridicules
qu'elles sont vaines. Sans doute, il y a des res-
semblancesapparentes , et nous ne le nions pas ;
mais aussi il y a des différences palpables qu'on
saisit très bien, et sur lesquelles on peut se pro-
noncer sans courir le moindre risque de se trom-
per. De ce que deux abeilles se ressemblent, s'en-
suit-il qu'on ne puisse pas distinguer un rat d'un
éléphant? Dans ces choses même qui paraîtraient
au premier coup d'œil être semblables, il y a
toujours un trait de dissemblance qu'une obser-
vation plus exacte peut mettre à même de saisir ;
car la nature ne fait pas deux êtres semblables en
tout. Concluez donc, si vous le voulez, de ce
qu'il y a des ressemblances apparentes, que le
sage en certains cas doit être circonspect, même
qu'il doit quelquefois s'abstenir de juger : mais
ne prétendez pas qu'il doit être constamment
(1) Cic, Acad., lib. u , n. 15 , 16 et 17.
V-l ÉCOLE D'ATHÈNES.
sur la réserve , et se bien garder, sur quoi que
ce soit, de rien affirmer (1).
Laissons donc ces objections frivoles qu'on
propose pour infirmer le témoignage des sens,
plutôt par manière de jeu qu'en traitant les
choses sérieusement ; et comme je suis persuadé
que Carnéade est pour le moins tout autant con-
vaincu que je puis l'être , qu'il ne marche pas à
quatre pattes, et qu'il n'a pas de nageoires aux
côtés, je crois pouvoir me dispenser de lui en
fournir la preuve.
J'aborderai maintenant des questions plus
graves.
Or je disais, il n'y a qu'un instant, que nos
connaissances venaient des sens et de l'entende-
ment; mais qu'elles commençaient toutes par
les perceptions ou sensations (2).
Quand les perceptions ont été placées et
gardées dans l'entendement , elles deviennent
des notions. Il y a des notions qui s'acquièrent
sans art ; c'est dans le jeune âge qu'elles se
forment ; elles se conservent au moyen de la
mémoire; elles se confirment de plus en plus
par l'expérience , et elles fournissent ensuite à
l'homme , à mesure que son intelligence se
(1) Cic, Acad., lib. 11, 11. 17, 18.
(2) P. Valenti.e , Acad., § h , n. 18.
DIALOGUE. 95
développe , les moyens d'acquérir de nouvelles
notions. Ainsi l'entendement guidé par la dia-
lectique forme des raisonnements et se remplit
de vérités qui ne sont pas moins certaines que
ces premières notions, dont la certitude, comme
nous venons de le faire observer, se démontre
d'elle-même , sans le secours de l'art et du rai-
sonnement, dès que nous commençons à pen-
ser (i').
Quand les choses nous agréent , et nous sem-
blent conformes à notre nature , nous nous y
portons ; si c'est le contraire , nous en sommes
détournés; et, dans l'un comme dans l'autre de
ces cas, nous sommes déterminés à agir pour
rechercher l'objet ou le fuir, par suite du juge-
ment que nous prononçons en nous-mêmes
sur la convenance ou la disconvenance que
peut avoir cet objet avec notre nature. Ainsi
l'action est toujours précédée d'un jugement ;
et vouloir agir sans juger, c'est tenter l'impos-
sible (2}.
La différence qu'il v a h cet égard entre le
sage et le commun des hommes, c'est que
ceux-ci acquiescent par légèreté à ce qui est
douteux, ou croient faiblement ce qui est cer-
(1) P. Valenti.e, Jcad., § h, n. 22, 23 et 24.
(2) Id., ibid., n. 21, 27.
<H ÉCOLE D'ATHÈNES.
tain; d'où résulte, dans leur manière d'agir,
inconstance, faiblesse, incertitude : tandis que
le sage, qui n'approuve que ce qui est certain,
et s'attache fortement à ce qui est vrai , mar-
che à son but avec constance , vigueur, fer-
meté , sans que rien puisse le déterminer à
changer (i).
Mais, dit-on , quand Zenon est sur le point
de s'embarquer, il hésite; et quand il monte
sur le navire , il ne se hasarde que sur des pro-
babilités. Eh bien! concluez de là, si vous le
voulez, que Zenon n'a point encore atteint ce
degré où la sagesse se place ; mais ne dites
point que le sage est contraint de suivre en
certains cas les probabilités. Quand on parle
du sage, ce n'est point de Zenon qu'il s'agit. Le
vrai sage est encore à trouver (2). Cette haute
vertu, cette science parfaite qui constitue la
sagesse, est placée trop au delà de notre por-
tée , pour qu'on puisse y atteindre sans de très
grands efforts. Quelques uns s'en sont appro-
chés; Zenon peut être plus qu'un autre ; mais
ni lui, ni aucun philosophe jusqu'ici n'a pu
arriver jusqu'au sommet de ce mont où la sa-
gesse a son temple (3). Laissons donc les per-
(1) P. Valenti^e , Acad , n. 31.
(2) Id., ibid., n. 31.
(3) Id., ibid.
DIALOGUE. 95
sonnes de côté , et ne nous attachons qu'aux
principes.
Or, il est certain que Zenon a raison de sou-
tenir que tout philosophe qui veut interdire la
faculté déjuger et d'acquiescer dans les choses
douteuses, s'il prétend en même temps, comme
vous, que tout est douteux, réduit l'homme à
l'inaction la plus complète.
Carnéade.
Mais vous supposez toujours qu'on ne peut
agir sans donner aux choses un acquiescement
formel : or, c'est en cela qu'est votre erreur.
Car les perceptions n'étant que de simples
affections de l'àme, non accompagnées d'abord
d'aucun sentiment de peine ou de plaisir, et en-
core moins d'approbation, il dépend toujours
de nous de n'y pas adhérer. Notre âme, en effet,
peut être affectée de trois manières : elle reçoit
des perceptions , elle appète , elle acquiesce. On
ne saurait, même quand on le voudrait , empê-
cher les perceptions d'arriver à l'àme , puisque
nous sommes nécessairement frappés, soit que
nous le voulions, soit que nous ne le voulions pas,
des images, des objets qui se présentent à nous.
D'un autre côté, la faculté appétive, excitée par
les perceptions à rechercher ce qui est conforme
98 ÉCOLE D'ATHÈNES.
à la nature, nous fait agir par un penchant qui
nous porte naturellement vers un objet. Mais
la faculté qu'a Târnc de saisir et d'approuver
n'est point engagée jusque-là , et reste libre.
Ainsi, en voyant l'objet, et même en l'appé-
tant, on peut encore se réserverledroitde juger
ce qui en est : en sorte que ceux qui suspendent
leur jugement n'entendent pas détruire cette
faculté de voir et d'appéter. Ils sont affectés de
la vue de l'objet, ils se prêtent aux appétits;
mais ils s'abstiennent d'acquiescer pour n'être
pas induits en erreur. Ils tiennent donc en bride
la légèreté qui engage à croire ce qui n'est pas
certain ; cependant ils perçoivent , ils appètent ;
et cela suffit pour qu'ils ne soient pas condam-
nés à linaction (i).
Ainsi nous disons à nos disciples : Agissez en
suivant les apparences, en pesant les probabili-
tés , mais que ce soit toujours sans vous per-
mettre de faire aucun jugement sur ce qu'il y a
de vrai ou de faux, de réel ou de fantastique,
de bien ou de mal dans les choses.
Chrysippe.
Leur interdisant la faculté de prononcer sur
(1) Plutarch. adv. Co/of.
DIALOGUE. 97
le vrai et sur le faux, leur laisserez-vous celle
de juger du degré de vraisemblance qu'il peut
y avoir dans les choses?
Carnéade.
Mais — pourquoi pas?
Chrysippe.
Les jugements qu'ils formeront alors sur le
plus ou moins de vraisemblance qu'il peut y
avoir dans chaque chose auront-ils à vos yeux
le caractère de la certitude?
Carnéade.
Non ; car je ne connais rien de certain.
Chrysippe.
Vous permettez donc au sage de former des
jugements incertains; ou, en d'autres termes,
vous souffrez que le sage opine.
Carnéade.
A la bonne heure (i).
Chrysippe.
Ainsi Carnéade abandonne le poste qu'Arcé-
(1) Cic, Acad., lib. h, n. 18 et 24.
7
08 ÉCOLE D'ATHÈNES.
silas l'avait chargé de "défendre : cette suspen-
sion fameuse, qui, en garrottant l'intelligence,
détruisait dans l'homme tout principe d'action ,
e^t livrée aux assaillants (i). Cependant Car-
ncade se réserve le droit de dire qu'il n'y a rien
au dessus de la vraisemblance, et que la certi-
tude n'est nulle part : mais ce système mitigé
qui laisse bien à l'homme quelque liberté d'agir,
n'en est pas moins destructif de la science ; et il
coupe le nerf à la vertu.
Celui qui doute que deux et deux égalent
quatre , ne peut faire deux pas dans les mathé-
matiques ; celui qui n'est pas sûr que la ligne
droite soit le plus court chemin d'un point à un
autre , se trouve arrêté tout court dans la géo-
métrie : quelle démonstration sera à la portée de
celui qui n'oserait affirmer que deux quantités
égales à une troisième sont égales entre elles?
Toutes les sciences s'appuient sur des prin-
cipes et se développent au moyen du raison-
nement Douter des principes, dénier l'autorité
de la raison , c'est éteindre le flambeau de la vie.
Les arts eux-mêmes ne se soutiennent qu'à
l'aide des connaissances acquises et sont as-
treints à des règles. Supprimez ces connaissan-
ces, révoquez en doute ces règles, vous jetez
(1) Euseb , Prœp. Ev., lib. xiv, c. 7.
DIALOGUE. *$
la confusion dans les arts , vous les ramenez à
leur enfance , vous ôtez les moyens de distin-
guer l'artiste de celui qui ne l'est pas.
Que devient, d'un autre côté, la sagesse, cet
art de bien vivre qui suppose des principes im-
muables , si rien de certain ne peut «tre connu ?
Peut-il y avoir sagesse où il n'y a ni fixité, ni
constance? Le vrai sage doit avoir sans cesse
les yeux fixés vers le but auquel il tend, et
avancer d'un pas ferme dans le chemin qui y
mène. Votre sage, à vous, n'est qu'un aveugle
qui marche au hasard sans avoir un but déter-
miné; qui se dirige à droite, qui se dirige à
gauche, sans ssvoir d'avance où il veut aller;
qui tantôt avance et tantôt revient sur ses pas :
prudence, fermeté, constance, raison, sont
des qualités qui lui sont étrangères. J'aime à
vous entendre parler d'une sagesse qui doute
toujours et qui n'affirme jamais; d'une sagesse
qui se méconnaît elle-même et qui est incapable
de se rendre compte si elle est ou si elle n'est
pas sagesse.
Et la philosophie, qu'en ferons-nous, si nous
lui ôtons les moyens de juger du vrai, et de con-
naître le souverain bien ? Son but n'est-il pas de
nous assurer sur les principes de nos connais-
sances, et de chercher quelle doit être la fin de
nos désirs? Mais non, ce n'est plus a
m ÉCOLE D'ATHÈNES,
doit se réduire simplement à reconnaître qu'il
n'y a rien de certain ; et c'est à ce point unique
que se trouve désormais restreint le vaste do-
maine dont elle était précédemment en pos-
session.
Il ne s'agit donc que d'encourager vos nobles
efforts, et l'on verra bientôt les arls dispa-
raître, les sciences s'écrouler d'elles-mêmes, la
vertu s'évanouir, la lumière de la raison s'étein-
dre , et le monde moral tout entier s'en-
gloutir dans une mer de doutes sans rives et
sans fond (a).
Carnéade.
Rassurez-vous, Chrysippe, les ateliers ne se-
ront.pas fermés; nos écoles ne deviendront pas
désertes ; car nous laissons aux artistes toute la
liberté de suivre leurs règles, et aux philosophes
la faculté d'argumenter à leur gré. Seulement
nous disons que ce qui vous parait certain , nous
paraît, à nous, probable ; et comme le monde
peut aussi bien rouler sur le pivot de la pro-
babilité, que sur celui d'une certitude chimé-
(a) On reconnaîtra facilement dans ce discours de Chrysippe
le fond des idées qui sont développées dans le discours de Lu-
cullus , avocat des stoïciens , au second livre des Académiques
de Cicéron.
DIALOGUE. 101
rique , nous n'arrêtons point le mouvement des
choses humaines.
Chrysippe.
La vérité est pour tous les hommes un be-
soin ; et jamais le vraisemblable ne pourra leur
être proposé comme la fin de leurs recherches.
Si les principes dont ils partent ne sont pour
eux que probables , et si le raisonnement qui
doit les conduire de ces principes aux consé-
quences dernières n'est pas une voie sûre, ils
ne peuvent plus conserver le moindre espoir
d'arriver quelque jour au vrai. Alors toute
ardeur s'éteint ; les sciences restent abandon-
nées.
De même la vertu qui demande tant d'efforts
ne doit plus trouver de partisans. Si l'homme
n'a pas une idée nette du devoir, il ne sera pas
disposé ;v« faire à la vertu le moindre sacrifice.
Où trouverait-on alors de ces âmes généreuses
qui souffriront tout plutôt que de trahir la foi
donnée? Il n'y a que celui qui y est déterminé
par des motifs clairs, fixes, invariables, qui peut
s'imposer la loi rigoureuse de mettre la droiture
et la bonne foi au dessus de tout En vérité,
pour celui qui douterait de ses propres prin-
cipes, ce serait une grande folie de sacrifier
102 ÉCOLE D'ATHÈNES.
l'agrément de sa vie, et quelquefois sa vie
même, à l'accomplissement d'un devoir (a).
Sans certitude donc, il n'y a plus ni science,
ni vertu. La raison est le principe des connais-
sances , comme elle est la source des bonnes
actions. Anéantissez la raison dans l'homme ,
vous anéantissez l'homme tout entier ; car il est
dans la nature de l'homme de chercher d'abord
la vérité et de régler ensuite d'après elle sa con-
duite; or, comment parviendrait-il à la con-
naissance de la vérité s'il ne prenait la raison
pour guide ?
Carnéade.
Faisons donc alors, Chrysippe, le procès de
concert à la nature. En effet, si la chose est
comme vous le dites, nous ne devons plus voir
en elle, au lieu d'une bonne mère, qu'une in-
juste et cruelle marâtre qui se joue indignement
de ses enfants, en les poussant incessamment
vers un but qu'elle sait bien qu'ils ne pourront
jamais atteindre , et en leur donnant un guide
qui n'est propre qu'à les égarer.
Suivez les ces êtres inquiets et malheureux ,
(a) Cette belle pensée est encore une de celles que Lucullus,
etposant la doctrine des stoïciens , fait valoir dans le second
livre des Qtiestions Académiques.
DIALOGUE. 105
qui poursuivent avec une sorte de fureur les
fantômes légers, les vaines chimères que leur
raison déçue ou décevante leur fait prendre
pour le vrai : vous les verrez choisir chacun une
voie différente, s'engager dans mille détours,
s'écarter de plus en plus les uns des autres.
Cependant ils tendaient au même but , ils mar-
chaient à la lueur du même flambeau.
Et sur quels points sont-ils de la sorte discor-
dants ces prétendus sages que la raison guide ?
Serait-ce sur quelques questions oiseuses dont
la solution ne nous importe guère? Non; c'est
lorsqu'il s'agit d'expliquer la nature des dieux,
d'en revenir aux premiers principes, de remon-
ter aux causes premières, de déterminer les
vrais biens, les vrais maux, de tracer les devoirs
de la vie, qu'ils se divisent entre eux, et parlent
chacun un langage différent.
S'agit il, par exemple, de remonter aux prin-
cipes des choses («), Thaïes dit que c'est l'eau
(a) Jusqu'ici nous avions marché avec assez d'assurance, rarce
que indépendamment des secours que nous pouvions tirer des
auteurs modernes, nous trouvions, dans les Questions Académi-
ques de Cicéron , et dans les divers traités de Sextus-Enipirieus,
des ressources abondantes [sur ce qui faisait l'objet de notre
examen. Dans la nouvelle carrière qui s'ouvre, les mêmes res-
sources ne s'offriront pas. Ce n'est pas que les écritsdes anciens,
dans ce qui nous en reste, soient absolument muets ; ni que sur
les grandes questions qui vont être indiquées et qui ont exercé la
lOi ÉCOLE D'ATHÈNES,
qui produit tout(i); il donne à l'élément hu-
mide comme principe d'action, et pour diriger
ses opérations , une intelligence qu'il ne sépare
point du principe matériel, et qu'il semble iden-
sagacité des plus grands philosophes, il n'y ait encore des do-
cuments précieux à recueillir , même en s'abstenant de puiser
dans les sources suspectes. En ce qui regarde notamment la
théorie des premiers principes et des cause», Cicéron, Àrislote
et Plutarque ,dans quelques traités qui ont échappé au naufrage,
ont été conduits à faire passer en revue les divers systèmes qui
ont eu cours. Mais ces explications , le plus souvent incomplètes
et ordinairement trop sommaires, ont laissé un grand travail à
faire aux commentateurs des derniers temps. C'est après avoir
comparé plusieurs de ces commentaires, c'est après avoir con-
sulté nous-mêmes le9 textes 9ur lesquels ils ont été faits, que
nous nous sommes hasardé à tracer le tableau analytique qui va
suivre. Il serait sans doute plus exact si les écrits des anciens
philosophes étaient arrivés jusqu'à nous. Qu'on ne croie pas
toutefois qu'il soit purement idéal : il y a des données assez po-
sitives qui fixent le caractère principal de la plupart des systè-
mes ; et s'il y a des points qui soient restés en contestation
parmi les savants , il en est beaucoup sur lesquels ils sont d'ac-
cord.
Quant à la confusion qui pourra résulter du rapprochement
de tous ces systèmes, il y aurait de l'injustice à nous l'imputer r
car nous avons élagué tout ce qu'il était possible de retrancher,
et le reste , nous l'avons disposé de manière à en rendre l'expo-
sition aussi claire que la matière pouvait le comporter. Il faut
donc s'en prendre au sujet même, s'il y a encore pour l'esprit
quelque embarras à suivre la raison humaine, divaguant au gré
de ses caprices.
(1) Cic, Jcad.,\\b. ii, n. 37. — Arist., Met., lib. i,
c. 3 — Plutarch., De plac. philos., lib. i, c. S.
DIALOGUE, m
tifier avec lui (i). Or, cette opinion que s'est
faite Thaïes , il n'a pas eu le crédit de la faire
adopter par Anaximandre, son compatriote et
son ami; car celui-ci rapporte tout à une sub-
stance matérielle qui n'est ni eau, ni air, ni
terre , ni autre chose déterminée , mais un cer-
tain infini dans la nature, d'où toutes choses
procèdent, où toutes choses retournent; im-
muable dans son tout, muable dans ses parties,
ce qui donne lieu à des mondes innombrables
de s'engendrer, pour ensuite disparaître (2).
C'est par suite de ces transmutations que le
monde tel que nous le voyons, et les astres
notamment, qui sont autant de divinités (3), ont
été formés; en sorte que les dieux, suivant
Anaximandre , reçoivent l'être , naissent et
meurent (4). Quant aux hommes et aux ani-
maux , il leur donne une singulière origine:
formés d'abord d une liqueur épaisse revêtue
d'une ccorce épineuse, ils devinrent avec l'âge
plus secs; puis l'écorce alors se rompant, la
(l)Cic, Denat. Deor., lib. 1, n. 10. — Plutarch.,
De plac. philos., lib. 1, c. 7.
(2) Plutarch., De plac. philo s., lib. 1, c. 3. — Diog.
LAERT.,lib. 11, seg. 1. — Cic, Acad., lib. n, n. 37.
(3) Plut., De plac.phil., lib. 1 , c. 7.
(d) Cic, Acad., lib. 1 , n. 10.
loti ÉCOLE D'ATHÈNES.
race humaine fut produite (1). C'est ainsi
qu'Anaximandre fait sortir de l'infini, comme
d'un principe unique, tout ce qui a été, est
et sera.
Anaximène , disciple de ce dernier, tout en
retenant l'idée d une substance unique et infi-
niment étendue, par qui toutes choses sont
engendrées, dans laquelle toutes choses se ré-
solvent, se la représente d'une autre manière :
il prétend que c'est l'air qui est le premier
principe. Cet air, à l'en croire, est infini et tou-
jours en mouvement ; ce mouvement est par
lui communiqué avec la vie à tout ce qui
existe (2); en se raréfiant, en se condensant,
il engendre les éléments d'où sortent les êtres
composés. Les dieux mêmes sont une de ses
productions (3).
Tandis que ces choses se débitent de ce côté,
j'entends Heraclite qui annonce d'autre part
que c'est le feu qui est le principe générateur.
Éternel , incréé , ce feu donna naissance à l'air
en se condensant; l'air ^n s'épaississanta formé
l'eau; cette eau en devenant plus dense a en-
Ci) Plut. , Deplac.phiL, lib. v, c. 19.
(2) Id., lib. 1 , c. 3. — Cic, Acad., lib. 11 , n. 37. —
Arist., Metaph., lib. 1, c. 3. — Diog. Laert., lib. 11 ,
seg. 3.
(3) S. Aug. , De civ. Dei , lib. vm , c. 2.
DIALOGUE. 107
suite produit la terre : le feu , l'eau , l'air et la
terre d'abord séparés, puis réunis et combinés,
ont donné la forme aux choses que nous voyons,
lesquelles , après avoir pris la même route en
sens inverse , se résoudront toutes en feu
éthéré (i). Ainsi, d'après Heraclite, c'est le feu
élémentaire qui est la cause première : il a l'in-
telligence en partage; il donne la vie; il com-
munique le mouvement ; et par son action qui
pénètre toute la substance de l'univers, il
constitue pour tous les êtres la nécessité invin-
cible (2\
Empédocle , formant un amalgame de ces
systèmes différents, divinise les quatre éléments
si connus (3). Il dit que les parcelles primitives
de ces quatre éléments qu'il se représente
comme indivisibles, matérielles et éternelles,
formaient d'abord une sorte de chaos d'où elles
se sont dégagées par les efforts de deux prin-
cipes opposés, l'amour et la discorde. Ces prin-
cipes agissant consomment l'un contre l'autre,
donnent lieu par là tantôt à l'agrégation , et
(1) Plut., Deplac.phiL, lib.t, c. 3. — Diog. Laert.,
lib. ix, seg. 7.
(2) Plut. , ibid., c. 27 et 28.
(5) Cic, Acad., lib. u,ç.o7. — \D.,£)enat.Deor.,
lib. i,c. 12.
108 ÉCOLE D'ATHÈNES.
tantôt à la division des parcelles élémentaires,
ce qui amène toutes les combinaisons que nous
voyons ( 1 ) ; au reste la suite des transformations
ne serait, dansle système d'Empédocle, soumise
qu'à la seule influence des causes mécaniques;
l'intelligence n'y aurait aucune part (2).
Ce n'est point sur ces principes que Pytha-
gore avait originairement posé les fondements
de l'école d'Italie. Pylhagore faisait de l'univer-
salité des êtres un tout auquel il donnait une
àme pour ranimer (5). Ressort actif, principe
intelligent, cette âme répandue dans toute la
nature, a tout formé en suivant certaines propor-
tions harmoniques (4) , au moyen des nombres
qui sont les premiers éléments de toutes
choses (5). De cette âme universelle toutes les
autres âmes sont sorties ; en sorte que les âmes
humaines, de même que les âmes des animaux,
ne sont que des particules de cette substance
unique qui pénètre toutes les parties du
(1) Diog. Laert., lib. vin, seg. 76. — Plut., De
plac.phiL, lib. 1, c. 3.
(2) Plut. adv. Colot., n. 11.
(3) Cic, Denat. Deor., lib. 1, 11. 11.— Diog. Laert.,
lib. vin, seg. 25.
(4) Arist., Métaphi, lib. 1, c. 5.
(5) Id., ibid.
DIALOGUE. 10!?
monde (1). Unité merveilleuse , elle est à elle-
même son principe, sa racine, son carré et son
cube : Monade féconde, elle a produit la Dyade,
ou le multiple : de la monade et de la dyade
les nombres sont sortis ; les nombres ont donné
naissance aux points ; les points aux lignes; les
lignes aux surfaces; les surfaces aux solides,
c'est-à-dire aux quatre éléments dont tous les
corps se composent (2). Ainsi du concours de
la monade, principe actif, cause universelle,
et de la dyade, principe passif, ou la matière
produite par voie d'émanation de la cause pre-
mière , s'est formée la Tryadt ou le monde ,
être vivant , intelligent et sphérique (3).
Xénophane, enchérissant sur les idées de
Pylhagore, ne voit qu'un seul être dans la
nature , et il n'y admet aucun changement :
substance unique, douée d'intelligence, non
produite, éternelle, immuable, de figure ronde,
qui est Dieu (4). Ainsi, d'après Xénophane,
Dieu et le monde ne seraient qu'un seul être
qui n'est susceptible d'aucune modification,
(1) Cic, De nat. Deor., lib. 1 , n. 11.
(2) Diog. Laert., lib. vin, seg. 25.
(3) Id., ibid.
(U) Cic, Acad., lib. xi, n. 37. — Sext. Emp., Pyrrh.
hypot., lib. 1, c. 33. — Diog. Laert., lib. ix, seg 19.
lit ÉCOLE D'ATHÈNES.
d'aucun mouvement. Si on lui objecte que de
toutes parts on ne voit que générations et cor-
ruptions, changements de toute nature, modi-
fications de toute espèce, multiplicité, variation
et mouvement : il repond que ces apparences
n'ont point de réalité, et il prouve que rien,
à vrai dire, ne s'engendre ; que rien ne périt;
que rien n'est en mouvement (i).
Parménide ne reconnaît, comme son maître,
qu'un seul être, une substance unique et per-
manente. De cet être il dit qu'il est tout et qu'il
est un; qu'il subsiste de toute éternité; qu'il
est immobile ; qu'il est immuable (2). Ce ne
sont donc, suivant lui, que des mots vides de
réalité ceux qu'emploie le préjugé humain, en
parlant de commencement et de fin, de nais-
sance et de mort , de génération et de corrup-
tion (3 . Cependant ce philosophe ne disconvient
pas qu'à s'en tenir aux apparences il semblerait
qu'il y a plusieurs êtres ; et s'accommodant aux
apparences quand il raisonne sur les choses
sensibles, il suppose deux principes, le chaud
et le froid, en d'autres termes, le feu et la
terre, regardant le feu comme la cause effi-
(1) Arist., Met., 1, 5. Id. de Xénophane , c. 1.
(2) Arist., Phys., lib. 1, c. 2, 3, h.
(3) Plut., De plac.phiL, lib. 1, c. 24;
DIALOGUE. m
ciente et la terre comme le principe maté-
riel (i). Il se figure, d'après cela, une sphère
de feu et de lumière qui embrasse et pénètre
l'univers ; c'est cela qu'il appelle Dieu (2).
Les sentiments de Zenon d'Élée sur l'unité
et sur l'immutabilité de la substance unique ne
différaient pas sensiblement d'abord de ceux
de Xénophane et de Parménide (3); mais, à
force d'insister sur cette prétendue vérité, qu'il
n'y a pas dans la nature, aux yeux de la raison,
pluralité y il a fini par douter de l'existence de
Vuîiité elle même ; en sorte qu'il soutient pré-
sentement que rien n'existe (4). Du reste et
sur l'impossibilité du mouvement, il déduit
avec habileté une suite d'arguments très sub-
tils, dont aucun de ses adversaires n'a pu jus-
qu'ici rompre l'enchaînement (5).
Tandis que l'école d'Elée, détachée de celle
de Pythagore , se perd dans ses abstractions,
voici qu'Anaxagore introduit dans l'école d'Io-
(1) Arist., Met., lib. 1, c. 5. — Plut. adv. Col.,
n. \h. — Diog. Laert., lib. ix, seg. 22.
(2)Cic, De nat. Deor., lib. 1, n. 11. — Id. ,Acad.,
lib. n, n. 37.
(3) Arist., De Xenoph. Zen. et Gorg., c. 3.
(h) Senec, Epist., 58.
(5) Bayle, Dict. , art. Zenon.
112 ÉCOLE D'ATHÈNES,
nie des nouveautés fort étranges (1). Non seu-
lement il admet , en opposition au sentiment
qui vient d'être exposé , qu'il y a plusieurs
êtres dans la nature, mais en outre et modifiant
l'opinion d'Anaximène son maître, il soutient
qu'il y a plusieurs principes. Il distingue donc
en premier lieu le principe intelligent du prin-
cipe matériel , assujettissant tellement le der-
nierdeces principes aux premiers, qu'il va jus-
qu'à supposer la matière destituée par elle-même
de toute tendance au mouvement (2). Ainsi il
conçoit d'abord une matière sans bornes, com-
posée de parties très petites, éparses et con-
fuses. Cette masse primitive sans ordre, sans
mouvement, sans beauté, renferme les élé-
ments de toutes les espèces de choses, distin-
gués les uns des autres parleur essence propre,
et se différenciant par leurs qualités particu-
lières (3). L'intelligence divine portant son ac-
tion sur cette masse informe, y mit l'ordre, lui
imprima le mouvement; le monde en est ré-
sulté (4). Telle est l'opinion d'Anaxagore qui
(1) Cic, De nat. Deor., lib. 1, c. 11.
(2) Arist., Phys., lib. vm , c. 1. — Id., De anima ,
lib. 1, c. 2. — Plut., Deplac.phiL, lib. 1, c. 7.
(3) Plut. , Deplac.phiL, lib. 1 , c. 3.
(k) Cic, Acad., lib. 11 , n. 37. — Plut. , De plac.
phil, lib. 1, c. 7. — Td., ibid., lib. 1, c. 3. — Id. in
DIALOGUE. 115
repose sur l'idée d'un esprit simple et pur,
n'ayant rien de commun avec la matière ; d'où
naît la distinction de deux principes coéter-
nels, essentiellement différents par leur nature,
dont l'un se trouve être naturellement subor-
donné à l'autre (i).
Que cette idée d'une substance immatérielle
ait été adoptée par Platon , comme plusieurs
se le figurent , c'est ce que je n'entreprendrai
point de décider, car Platon là-dessus , comme
sur bien d'autres choses, laisse planer le doute
et ne découvre pas le fond de sa pensée : ainsi
tantùt il dira que Dieu est incorporel ; tantôt il
énoncera, en parlant du monde, du ciel , des
astres, de la terre, que tout cela est Dieu. Ses
opinions prises en particulier manquent ordi-
nairement de vraisemblance; rapprochées les
unes des autres, il est difficile de les conci-
lier^). Cependant il semblerait qu'il reconnaît
l'existence de deux principes, si ce n'est pas de
trois ; car il nous représente un Dieu incorporel
et immatériel comme l'artisan, la matière
Pericl. — Diog. Laert., lib. n , seg. 6. — Arist., Met.,
13). i , c. h.
(1) Arist., De anùnd, lib. ni, c. 5. — Plut, in
Pericle.
(2) Cic, Denat. JDeor., lib. i, 12.
8
114 ÉCOLE D'ATHÈNES,
comme étant le sujet sur lequel Dieu a opéré,
et Vidée comme étant le type primitif sur lequel
Dieu s'est réglé (i). Sur ce type primitif,
lorsque Platon s'explique davantage, il nous dit
que las idées sont les exemplaires et les formes
éternelles des choses et constituent leur es-
sence; qu'elles n'ont point été produites;
qu'elles existent par elles-mêmes, et que seules
elles méritent le nom d'êtres : toujours pré-
sentes à la raison de l'auteur de toutes choses,
elles composent le monde intelligible, mais
elles ne sont point la Divinité même. L'unité est
leur caractère, elles en impriment le sceau au
multiple quand elles soumettent la matière à
des formes pour en tirer les choses sensibles et
constituer le monde extérieur (2). Ainsi Platon
a l'air de ranger les idées au nombre des pre-
miers principes des choses; et de celte sorte,
il paraîtrait qu'il en établit nettement trois (3).
Cependant il arrive que Platon , dans d'autres
circonstances, semble n'en reconnaître plus
que deux, à savoir Dieu et la matière, tous deux
(1) Brucker, Period. 1, part, post., lib. 11, c. 6 ,
sect. 1,§1.
(2) Id., ibid., § 21 et 22. — Degérando, lre partie,
c. 11.— Arist., Met., lib. 1, c. 6.
(3) Plut., Deptac.phîl., lib. 1, c. 11. — Brucker,
ibid.
DIALOGUE. US
éternels et tous deux indépendants l'un de
l'autre (i). Alors il se rapproche des idées d'A-
naxngore, mais en y mêlant les siennes propres,
puisqu'il attribue à la matière (ce que ne fait
point Anaxagore) une force qui fait qu'elle se
meut d'elle-même , un principe d'activité qui
lui est propre (2); on pourrait même dire une
âme malfaisante, agissant sans règle et sans
raison, se portanlaudésordre naturellement(3) :
c'est alors que retombant dans l'hypothèse d'Em-
pédocle , Platon se figure deux principes exer-
çant leur influence en sens contraires sur toutes
les choses de ce monde ; d'où se forme le Des-
tin (4)- Enfin lorsque Platon imagine de donner
au monde une âme , on croirait qu'il va repro-
duire le sentiment de Pythagore ; mais bientôt,
quand on l'entend s'expliquer sur la nature de
cette âme, à laquelle il donne un commence-
ment v'5), et qu'il tire du sein de la Divinité
pour en faire avec le principe d'activité de la
matière un être composé (6) , chargé d'animer
(1) Diog. Laert., lib. m, seg. 69. — Brucker,/^/^.,
S 18, n. 2.
(2) Brucker , ibid.
(3) Plut., Deprocr. ex mente Timœi, n. 5 et seq.
(U) Plut., Deplac. phil., lib. 1 , c. 26, 27 et 28.
(5) Arist., Met., lib. xiv, c. 6.
(6) Plato, Jimœ.
H fi ÉCOLE D'ATHÈNES.
et d'ordonner le monde, de lui donner toule
la beauté dont il est susceptible ( i) , on s'aper-
çoit que Platon, comme de coutume, en s'em-
parant des pensées d'autrui , semble s'attacher
à les rendre moins nettes, plus vagues, plus
confuses (cl).
Si l'on peut reprocher à Platon de la tergi-
versation, le même reproche ne sera point fait
à Zenon de Cittie, car l'hésitation et le doute
sont à jamais bannis du Portique. Vous êtes
donc tenu, Chrysippe, si vous êtes resté fidèle
à l'enseignement de votre maître , d'affirmer,
avec autant d'assurance que si vous eussiez as-
sisté au débrouillement du chaos, que le monde
est un être sage, un grand animal de figure
(a) On pourrait s'étonner qu'ayant à faire l'exposé de ta doc-
trine de Platon , nous ayons négligé de le citer plus souvent.
Mais il est peu de textes de Platon qui puissent s'appliquer
d'une manière précise aux diverses propositions dont l'enchaî-
nement compose son système. Ce philosophe ne voulait point
mettre à découvert entièrement sa doctrine ; et il a toujours
évité de donner à ses vues une forme systématique. Ce n'est donc
que par le rapprochement des indications qui sont éparscs dans
ses nombreux écriis que les auteurs anciens et modernes, dont
nous avons appelé le témoignage à notre appui, ont établi les
points principaux de cette théorie brillante qui a donné lieu à
tant de commentaires.
(1) Plato, Cratyl.
DIALOGUE. 117
sphérique , qui nage dans le vide (i); qu'en
lui réside une intelligence qui a présidé à sa
formation; que la même intelligence, ou âme
du monde, que vous confondez avec l'éther,
c'est-à-dire la partie la plus subtile de la ma-
tière (car vous ne voulez pas d'un Dieu incor-
porel (2)), anime tout, meut tout, gouverne
tout , en suivant l'impulsion nécessaire de sa
propre nature, modifiée par la composition
des parties grossières de la matière qu'il fa-
çonne et qu'il met en action (3). Vous ajoute-
rez h cela que le soleil , la lune, les étoiles ,
comme étant des corps ignés; la terre, !a mer,
comme ayant pour àme le feu céleste ; sont au-
tant de dieux (4). Que toutes les choses où l'on
voit quelque efficacité particulière méritent le
nomde Divinité; et que les grands hommes
eux-mêmes dans l'âme desquels étincelle ce feu
divin , ont droit à ce titre (5). Enfin vous direz
que ce monde, après certaines périodes, périra
pour revenir à l'état de feu primitif, renaitra
ensuite, pour se dissoudre encore; annonçant
(1) Diog. Laeut., lib. vu, seg. 139. —Plut., De
plac. phil., lib. 11 , c. 1 et 2.
(2) BmckF.u , ibtd., e. 9, sect. 1,'§ 6, 7, 9, 10.
(3) Id., ibid., % 43, 16, 18, 19, 20.
{h) Cic, Jcad., lib. u, n. 37.
(5) Ii> , Dena'. //cor., Mb. 11 . c. îi.
118 ÉCOLE D'ATHÈNES.
que , dans cette conflagration générale , non
seulement le monde, mais aussi tous les dieux
rentreront dans le sein de la Divinité suprême ,
c'est-à-dire qu'ils seront absorbés dans l'étlier
ou feu primitif (t).
Mais, pendant que vous vous complaisez à
développer ces belles choses, Aristote survient,
qui traite tout cela de chimères : car il ne sup-
porte pas qu'on dise que le monde a commencé ;
et quand on lui parle de sa dissolution, il sou-
rit de pitié (2). Aristote, en effet, croit que le
monde a toujours été et sera toujours. Voici
donc le système d'Aristote, autant du moins
qu'il est possible de le saisir : partant de ce
principe, que tout ce qui se. meut, est mu par
un autre, Aristote arrive à cette conséquence
qu'il y a un premier moteur qui n'est point
susceptible de mouvement , et qui est l'origine
de tout mouvement, non point en agissant par
lui-même comme cause efficiente, mais en se
présentant comme cause finale aux intelligences
inférieures (3). Ce premier moteur est imma-
tériel ; il est en outre éternel, intelligent; c'est
(1) Plut., De stoïc. répugnant., n. 35 et 36.
(2) Arist., De cœlo , lib. 11, c. 1.
(3) Id., Metaph., lib. xiv, c. 7 et 8. — Phys.,
lib. vm , c. U, 5, 6.
DIALOGUE. lia
une substance indivisible, infinie ; c'est Dieu (i) :
il réside au plus haut des cieux; au dessous de
lui est le moteur du ciel avec d'autres intelli-
gences immatérielles et éternelles qui président
au mouvement des astres; plus bas, et au
centre, est la terre, se our des êtres péris-
sables (u). Dès lors trois sortes de substances
ou êtres ; la substance immobile et incorrup-
tible qui remplit la sphère supérieure et enve-
loppe l'univers; les substances mobiles et in-
corruptibles qui s'étendent depuis la sphère
supérieure jusqu'à l'orbite de la lune ; les
substances mobiles et corruptibles qui des-
cendent depuis l'orbite de la lune jusqu'au
centre de la terre (3). Comme il n'y a que les
substances du second et du troisième ordre qui
soient mobiles, il n'y a aussi que deux mouve-
ments simples, le mouvement circulaire qui
s'opère dans le ciel, le mouvement rectiligne
dans la sphère sublunairc (4). Ce mouvement
rectiligne de la circonférence au centre, ou du
centre à la circonférence, déterminé par la
(1) Arist., Phys., lib. vui, c. 7 et 9. — Metaph.,
lib. xiv, c. 8.
(2) Id., Metaph., lib. xiv, c. S. — De cœlo , lib. u,
c. Ik.
(3) Id., Metaph., lib.xiv, c. 8.
(A) Id., De cœlo, lib. u , c. 3; — lib iv, c. 1.
420 ÉCOLE D'ATHÈNES.
gravite ou la légèreté dont les objets sublu-
naires sont susceptibles, a eu pour effet que
la partie la plus grossière de la matière s'est
portée \crs le centre, le feu élémentaire est
monté à la circonférence, l'eau et l'air se sont
placés entre deux (i) : ainsi , dans l'étendue de
la sphère sublunaire, quatre espèces de corps
élémentaires, la terre, l'eau, l'air et le feu ,
distribués en remontant du centre à la circon-
férence, suivant leur pesanteur et leur légèreté
spécifiques (2) ; éléments sujets à toutes sortes
de vicissitudes et de changements, convertibles
les uns dans les autres , ayant pour principe
commun la matière, et entrant dans la compo-
sition de tous les corps (3). Ne pourrait-on pas
croire, d'après cet exposé, qu'Aristotc entend
réduire h un seul principe , qui est la matière,
tous les objets que renferme notre sphère par-
ticulière , et qu'il soumet à l'action d'une cause
unique l'univers tout entier? Or, il n'en est
rien : car Aristote, en premier lieu, s'élève
fortement contre ces philosophes qui n'ad-
mettent qu'un seul principe pour les êtres cor-
porels; il en distingue trois : deux contraires,
(1) Arist., De cœlo, lib. 111 , c. 3; — lib. iv, c. 5.
(2) Id., ibid., lib. m, c. 5.
Ço) In., De gen. et corrupt., lib. 11 , c. 2; U et 8.
DIALOGUE. 121
la forme cl la privation ■ un troisième qui est
soumis aux deux autres, \&;matière (i). D'autre
part, et quand il s'agit des causes, Aristotc,
au lieu d'une, en compte quatre ; à savoir : la
matérielle dont tout est, la formelle par qui
tout est ce qu'il est , X efficiente qui produit
tout, et la finale pour qui tout est (2). Aristote
convient d'ailleurs que la fortune et le hasard
sont eux-mêmes causesde beaucoup d'effets (3) ;
et même il leur donne la plus grande part à
tout ce qui se passe dans le monde sublunaire,
semblant réserver l'attention de son premier
moteur pour ce qui a lieu dans le ciel {J\). En-
fin quelquefois le clicf de l'école péripatéti-
cienne perd de vue ce premier moteur, et il
paraîtrait alors qu'il attribue tout à la nature (5) :
car on l'entend dire, en parlant de la nature,
que c'est un principe effectif, une cause ple-
ine re , qui réside dans les choses corporelles,
s'y confond avec la forme et la matière dont
elle est le lien, et rend tous les corps suscep-
tibles du mouvement ou du repos (6). Ce phi-
(1) Arist., Pli) s., lib. i,c. 8.
(2) Id., ibid , lib. ir, c. 3.
(3) Id., ibid., c. 5 et 6.
(U) Id , ibid.
(.5) Id., ibid., bit, 11 , c. 1.
(6) \i>.,ibid.
122 ÉCOLE D'ATHÈNES.
losophe suppose donc que les substances, même
du dernier ordre, ont par elles-mêmes, de toute
éternité, leurs qualités naturelles, en vertu
desquelles elles ont pris leurs formes et leurs
positions respectives; d'où il y aurait lieu de
conclure, ce me semble , que le monde aurait
pu se former de lui même , sans l'intervention
de celle substance éternelle, incorruptible et
immobile, qui reste au plus haut des cieux en
contemplation d'elle-même, tandis que la na-
ture seule agit sous la loi de la nécessité (i).
Nous étonnerons-nous, après cela, que Stra-
ton de Lampsaque , sorti de l'école fondée par
Arislote , soutienne que tout s'est fait et se main-
tient par les seules forces de la nature (2)? Non
sans doute; car en concevant la chose ainsi, il
ne fait que supprimer un ressort entièrement
inutile , qui ne tendait qu'à compliquer la ma-
chine. Straton prétend donc que louts'est formé,
se conserve et se meut au moyen de certaines
qualités inhérentes à la matière, sans le con-
cours d'aucune intelligence (3) : ainsi , d'après
lui, c'est en vertu des lois de la pesanteur, et par
l'effet d'une force vitale qui est propre à chaque
(1) Brucker , lib. 11 , c. 7, §18.
(2) Cic, De nat. Deor., lib. 1, c. 13.
(3) ïc, Jcad., 1b. 11 , n. 3S.
DIALOGUE. 123
parcelle élémentaire , que tous les mouvements
s'exécutent, et que tous lesètres sont engendrés,
puis détruits. Les princ'pes composants, agis-
sant , dit-il , chacun à leur manière , ont produit
des rencontres fortuites, et , par suite de ces ren-
contres, des combinaisons de toute espèce, dont
les unes , se trouvant bien ordonnées , sont res-
tées dans la nature et y ont fondé des espèces ;
dont les autres, ne renfermant pas les acces-
soires nécessaires pour conserver leurs espèces,
ont péri après avoir eu plus ou moins de du-
rée (i). Straton pense donc que le monde est
purement et simplement l'ouvrage d'une nature
aveugle et privée d'intelligence comme de sen-
timent , aux opérations de laquelle le hasard a
présidé (2).
Ce système est très simple, il faut en conve-
nir ; il pourrait se faire toutefois que celui
d'Epicure eût le mérite de l être encore davan-
tage. Le monde , s'il faut en croire Epicure ,
s'est formé de lui-même par la renconlre for-
tuite des atomes (3). Eternels, indivisibles, ces
(1) Plut. adu. Calot., 11. 15.
(2) Xe Mémoire de Le Batteux sur le principe actif
de runivers , t. xxxix de la collection des Mémoires de
l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.
(.3) Cic, Acad., lib. n, n. 38.
l«2i ÉCOLE D'ATHÈNES.
atomcssontles premiers principes des choses(i).
Se portant de haut en bas dans le vide, ensuivant
une ligne droite dont ils s'éloignent quelquefois
par un léger mouvement de déclinaison (2) , ils
sesontrencontrés, accrochés, onlformédivcrses
concrétions, d'où sont résultés des mondes en
grand nombre, et le nôtre en particulier (3).
Ainsi, au moyen de quelques particules indivi-
sibles , qui n'ont d'autres qualités que celles qui
se rapportent à la figure , la grosseur, la pesan-
teur, Epicure , sans le moindre embarras , sans
mettre en jeu aucune cause intelligente (4), lais-
sant aller le tout au hasard, arrive à composer ,
avec le vide et les atomes, l'univers en son en-
tier. Cependant il a l'air de croire qu'il v a des
Dieux; mais ces Dieux, il les relègue dans un
petit coin de l'univers ; il leur donne la forme
humaine avec des corps très subtils, et il les
établit là dans un repos absolu , libres de soins,
dans une ignorance absolue et heureuse de tout
ce qui se passe ici-bas (5).
Ce n'est point à Epicure, du reste, que l'on
(1) Diog.Laert., lib. x, seg. 40 et 41.
(2) Cic, De finibus , lib. 1, c. 6.
(3) Plct., Deplac.phiL, lib. 1, c. h et 0.
(4) Diog., Laert., lib. x, seg. 76 et 77.
(5) Cic, De nul. Deor., lib. 1, c. 17 et 1S.
DIALOGUE. 125
doit l'invention des atomes (i). Leucippe,
avant lui, réduisant à deux seulement les pre-
miers principes des choses, n'avait vu dans toute
la nature que le vide et le plein ; tous deux exis-
tant également par eux-mêmes, tous deux éter-
nelset indestructibles : le vide infini en étendue ;
le plein infini en nombre : le vide continu; le
plein partagé en corpuscules solides, indivi-
sibles, insécables, et pour cette raison appelés
atomes (2). En partant de là, ce philosophe éta-
blissait, au moyen du mouvement naturel qui
faisait tourbillonner ces corpuscules dans l'es-
pace, l'existence d'une infinité de mondes,
tous formés par le concours fortuit des atomes,
et se détruisant ensuite par leur dispersion (3).
Démocrite aussi , s'emparant de l'idée de Leu-
cippe, avait dit, avant qu'Epicure en parlât,
que tout s'est fait par le hasard des rencontres,
sans le concours d'une cause intelligente (4).
Toutefois Démocrite semble vouloir attribuer
quelque sentiment à ses atomes; il va niême jus-
qu'à voir quelque chose de divin dans les images
(1) Cic, De nat. Deor., lib. 1 , c. 26.
(2) Diog. Laert., lib. ix, scg. 30 et hk. — Cic,
Acad., lib. 11 , n. 37. — De nat. Deor., loco citato.
(3) Diog Laert., lib. ix , seg. 31 , 32 et 33.
(h) Cic, De nat. Deor., lib. 1 , n. 2/».
126 ÉCOLE D'ATHÈNES.
qui nous arrivent des objets, ainsi que dans l'acte
denotre entendementpar lequclnous percevons
ces mêmes objets (i). Or, il faut avouer que ce
sont des dieux assez singuliers que les dieux de
Démocrite , qu'il suppose émaner des objets,
voltiger de tous côtés à l'aventure, pour périr
l'instant d'après. Je crois donc Protagoras , lors-
qu'il déclare qu'il ne saurait dire s'il y a des
dieux, plus sensé que Démocrite et que bien
d'autres; quant à Diagoras et Théodore qui
nient tout nettement qu'il y en ait (2), ils me
paraissent plus francs qu'Epicure.
N'allez pas toutefois vous figurer, Chrysippe,
que j'acquiesce à leurs idées, et que je rejette les
vôtres; non : mais je pèse les vraisemblances; et
sur ces différentes questions que cherchent à ré-
soudre tous ces grands fabricateurs de systèmes,
je suspends mon jugement. Or, je voudrais ob-
tenir de vous, Chrysippe, de Straton, d'Epi-
cure et autres , qu'ils y apportassent la même
réserve. Mais au lieu de cela qu'arrive-t-il? On
va toujours ; on pousse en avant ; les yeux cou-
verts d'un bandeau, on se jette étourdiment à
travers ces broussailles épaisses; on crie, on
s'agite , on se heurte : l'un nous dit que la terre
(1) Cic, De nat. Deor., lib. 1 , n. 12 et 43.
(2) Id., ibid., lib. 1, n. 23.
DIALOGUE. 127
est fixe, l'autre qu'elle est en mouvement; ce-
lui-ci, qu'elle repose sur des fondements solides;
celui-là, qu'elle est suspendue dans les airs;
Xénophane s'avance pour annoncer qu'il y a
des villes et des habitants dans la lune ; on se dit
tout bas que le bonhomme radote : Chrysippe à
son tour veut parler des antipodes; de toutes
parts s'élèvent autour de lui des éclats de rire
bruyants (1).
Chrysippe.
C'est aussi par trop exiger, vous l'avouerez,
Carnéade , que ce vouloir que les hommes s'ac-
cordent sur ce qui se passe si loin d'eux : lais-
sons donc de côté les habitant- de la lune, et
même les antipodes , dont je ne reçois pas, il
faut que j'en convienne, des nouvelles bien fré-
quemment; parlons un peu de ce qui se passe
au milieu de nous.
Carnéade.
J'v consens très volontiers ; car je ne demande
pas mieux que de rapprocher, pour le mettre à
notre portée, l'objet de notre contemplation.
(1) Cic.^Academ., Hb. n, n. 39.
)C2S ÉCOLE D'ATHÈNES.
Eh bien! Chrysippe, |)Osons l'homme au milieu
de cette docte assemblée ; et après avoir invité
ceux qui la composent à détourner un moment
leurs regards du ciel, pour les abaisser vers la
terre, prions les de s'expliquer sur la nature,
la destination, et les devoirs de l'homme, en
général.
La première chose qui les frappe , à la vue de
l'homme , c'est son corps ; et tout de suite ils
veulent en expliquer la structure : s'apercevant
que ce corps est animé par un principe doué
d'intelligence et de sentiment auquel ils donnent
le nom d'âme, ils s'efforcent d'arriver jusqu'à
ce principe intérieur. Mais ils ont beau exami-
ner avec soin le corps humain, l'envisager sous
toutes ses faces, l'ouvrir même et le disséquer ,
il y a mille parties en lui qui échappent à leurs
investigations ; en outre , le jeu de ces parties ,
leur action les unes sur les autres, sont pour eux
des secrets impénétrables. D'autre part, cette
âme qui est le principe du mouvement et de la
vie , la source de l'intelligence et du sentiment ,
se dérobe à leurs recherches; tellement qu'il y
en a qui nient formellement son existence, di-
sant, les uns que ce n'est qu'une harmonie,
c'est-a-dire , le résultat de la disposition respec-
tive des parties du corps humain entre elles ; les
autres que l'âme n'est absolument rien, que c'est
DIALOGUE. 12!)
un mot vide de sens (i). Quant à ceux qui veu-
lent que l'âme soit réellement quelque chose;
ils prétendent, ceux-ci que c'est le cœur, ceux-
là que c'est le cerveau ; tandis qu'il en est d'au-
tres qui soutiennent que le cœur ni le cerveau
ne sont point l'âme elle-même, et qu'ils doivent
être considérés seulement comme étant le siège
de l'âme qui est sang , qui est eau , qui est air,
qui est feu, qui est simple, qui est un composé,
suivant qu'il convient à chacun d'eux de l'ima-
giner (2). Que ferons-nous, Chrysippe, au mi-
lieu de cette confusion? Sera-ce dans la tête ou
dans la poitrine, sera-ce dans les régions infé-
rieures que nous placerons l'àme, supposé toute-
fois que nous admettions qu'elle existe ; ou bien
la disséminerons-nous dans toutes les parties du
corps également? Dirons-nous avec Pvthagore
que notre âme est double , y ayant dans chaque
homme une âme qui connaît , et une âme qui
désire (3); avec Aristote , qu'elle est triple, v
avant une âme intellectuelle, une Ame sensitive,
une àme végétative dans chaque individu (4)?
avec Platon , que l'âme humaine a trois parties,
(l)Cic, Tusc, lib. 1, n. 10.
(2) Id., ibid., lib. 1, n. 9. — Aristot., De anima,
lib. 1, 0. 2.
(3) Plut., De plac.phil., lib. iv, c. h.
(ti) Artst., De anima, lib. ni, c. 12.
150 ÉCOLE D'ATHÈNES.
dont la principale, savoir la raison, a son siège
dans la tète d'où elle doit commander aux deux
autres qui sont la partie irascible placée dans le
cœur, et la partie concupiscente placée au
dessous (i)? Si nous la faisons une et simple,
cette àme, que sera-ce? un feu, un souffle, un
nombre, un je ne sais quoi que nous appelle-
rons première entéléchie , ou enfin, comme
quelques uns l'ont prétendu, une intelligence
pure (2)? Cette àme, du reste, et quelle qu'en
soit la nature , sera-t-elle active , sera-t-elle pas-
sive ? Agit-elle librement, est-elle au contraire
déterminée dans ses actes nécessairement? Au-
rait-elle existé avant que d'être unie au corps?
n'a-t-elle commencé à exister qu'en s'unissant
avec lui ? Doit-elle périr en entier quand le corps
se dissoudra , ou périr en partie seulement , ou
bien survivre au corps pxmr le tout ? Si elle sur-
vit au corps en partie , ou pour le tout, que de-
viendra-t-elle quand elle en sera séparée? passe-
ra-t-ellesuccessivement dans d'autres corps, ou
bien son état sera-t-il fixe ? Si son état demeure
fixe , sera-ce pour un temps plus ou moins long ,
sera-ce pour toujours? Si c'est pour toujours,
(1) Cic, Tusc, lib. 1. n. 10. — Acad., lib. h, n. 39.
(2) Cic, Jcad., ibid.
DIALOGUE. 4T>1
conservera-t-elle la conscience de son individua-
lité, ou bien sera-t-elle de nouveau confondue
et absorbée entièrement dans cette âme univer-
selle dont on prétend qu'originairement elle
était émanée? Mais je ne finirais pas, Chrysippe,
si je voulais passer en revue toutes les questions
qui se sont élevées entre les philosophes, rela-
tivement à l'âme seulement (i).
Ces philosophes qui n'ont pu tomber d'ac-
cordsureeque l'homme doit penserde sa propre
nature , se sont-ils mieux entendus quand il s'est
agi de fixer ce que l'homme doit faire pour rem-
plir sa destination sur la terre? Sont-ils parvenus
à déterminer de concert quels sont les vrais
biens , les vrais maux? à marquer , en désignant
tous le même point, le but auquel doivent
tendre toutes les actions d'une vie bien réglée?
à préciser, de manière à ce qu'il n'y ait point de
contradiction entre eux, en quoi consistent les
devoirs et ce qui peut constituer la vertu ? Vous
le savez, Chrysippe, et vous n'ignorez pas que
c'est encore ici un nouveau champ de bataille
où les philosophes se livrent journellement de
rudes combats.
Laissant à part tous ces sentiments qui sont
peu suivis , pour ne parler que des opinions qui
(1) Cic. , Acad., lib. u , n. 30.
152 ÉCOLE D'ATHÈNES,
semblent élrc le plus en vogue, nous rencon-
trons d'abord Aristippe et Kpicure (//)qui pré-
tendent que la volupté est le souverain bien , la
seule chose qui soit à rechercher pour elle-
même, la véritable fin de l'homme (i). Après
eux vient Iliéronyme qui place le souverain bien
dans l'absence de ce qui est douloureux : il dit
que les premiers mouvements de la nature nous
portent ;i craindre la douleur; que nos plus
grandes jouissances dans la vie consistent;» être
débarrassés de ces souffrances et de ces maux qui
affligent l'humanité, lorsque nous avons eu le
malheur d'y être en butte ; qu'enfin l'exemption
de toute douleur est le dernier terme des dé-
sirs de l'homme (2). Diodore qui partage jus-
qu'à un certain point cette opinion, veut cepen-
dant qu'on ajoute l'honnête à la privation de la
douleur pour composer la vie heureuse (3).
Calliphon et Clitomaque de leur côté, en sou-
tenant le parti de la volupté, lui adjoignent la
vertu pour en faire le souverain bien (4). Aris-
(a) Dan9 l'exposition qui va suivre, les personnages se présen-
teront , non pas d'après l'ordre chronologique , mais d'après un
certain ordre que la nature des différents systèmes indiquait.
(1) Cic, De fin., lib. 1. —Acad., lib. 11 , c. kl.
(2) Id., ibid., lib. v, n. 7, 25.— Acad., lib 11, n. hl.
(3) Id., ibid., lib v, n. 8 et Ih.—Acad., lib. 11, n. 42.
(U) Id., ibid., lib. v,n.Set25. — Acad. ,l\b. 11, n.'42.
DIALOGUE. 15 j
lote se prononce j)our la vertu plus fortement,
disant qu'elle contribue plus que toute autre
chose à rendre l'homme heureux : ce n'est pas
qu'il refuse de mettre au nombre des biens les
avantages corporels, ainsi que ceux de la for-
tune; car il déclare au contraire que la posses-
sion de ces avantages met le complément au
souverain bien ; mais il croit que l'on peut être ,
sinon très heureux, au moins heureux sans en
jouir (i). Pour Zenon, tout le monde sait qu'il
met le souverain bien uniquement dans la vertu,
et le mal dans son contraire : il ne veut pas que
la santé, l'exemption de la douleur, et encore
moins, que les richesses , la bonne renommée
soient regardées comme des biens; toutefois il
permet qu'on en fasse quelque estime , et que,
lorsqu'on les rencontre, on leur donne la pré-
férence sur ce qui y est contraire (2). Or, en
cela, il n'a point été suivi par Ariston son
disciple qui prétend qu'à l'exception de ce qu'il
peut y avoir d'honnête ou de honteux en chaque
chose , il n'y a nul motif d'eslimer l'une plus
que l'autre, n'y ayant aucune différence à faire
entre les choses que Zenon déclare être h pré-
(1) Cic, De fin., lib. iv, n. 7. — lib. v, n. S.
Âcad., lib. n, n. kï.
(2) li»., ibid., lib. m. — Acad.\ lib. n, 11. 'r2.
\U ÉCOLE D'ATHÈNES
férer, et celles qu'il dit être à rejeter (i). D'autre
part, Hérille, disciple aussi de Zenon, séloi-
gnant encore plus des principes de son maître.,
et ne voyant rien qui soit digne d'être recherché
par soi-même, hors ce qui se rapporte à la con-
naissance des choses, place le souverain bien
dans la science exclusivement (2). Quant à moi,
si je m'avisais jamais d'avoir sur ce point une
opinion, ce qui pourrait m 'arriver quelque jour
dans la vue de m'exercer, je me rangerais vo-
lontiers à l'avis de certains philosophes qui pen-
sent que celui là est heureux parfaitement qui
joint à tous les avantages du corps les qualités
brillantes de l'esprit, réunissant de cette sorte
en lui les dons les plus précieux de la nature (3).
Les philosophes étant ainsi divisés sur la vé-
ritable nature du souverain bien, il n'est pas
étonnant qu'ils soient en contradiction sur les
devoirs de la vie. Ainsi les uns vous diront qu'il
faut tout rapporter à la volupté dans ses ac-
tions , et que c'est une folie de renoncer aux
plaisirs de la vie , de se consumer en vains
efforts, de s'imposer toutes sortes de sacrifices,
(1) Cic, De fin., lib. iv, n. 16 et 17. — lib. v, n. S
et 25. — Acad., lib. 11 , n. 42.
(21 Id., ibid., lib. iv, d. ïh. — lib. v, n. 8 et 25. —
Acad., lib. n, n. kï.
(S) Id., ibid., lib. v,'n. 7. — Acad., lifr. n,n.A5.
DIALOGUE. 13S
pour sortir des voies de la nature et courir
après un fantôme que l'imagination de quelques
esprits ardents a créé. Les autres au contraire
tâcheront de vous persuader qu'il faut être con-
tinuellement en garde contre l'attrait de la vo-
lupté, résister à ses penchants, mépriser la
douleur, ne se proposant d'autre règle que la
justice, d'autre but que l'honnête. Ces derniers,
du reste , ne sont pas long-temps d'accord , car
les disciples de Zenon , au moyen de ce qu'ils
admettent, indépendamment de la distinction
entre ce qui est honnête ou honteux, une autre
distinction entre les choses préférables et les
choses ù rejeter, assignent un but fixe aux ac-
tions qui ne se rapportent point directement
à l'honnête (i); tandis que ceux qui suivent
Âriston , lequel n'a jamais admis d'autre dis-
tinction que celle qui existe entre les choses
honnêtes et les choses honteuses, livrent aux
caprices de l'imagination la conduite de chacun
pour ce qui regarde la santé , la conservation
des facultés corporelles, l'intégrité des sens,
les intérêts de fortune, les soins de h famille ,
l'avantage de la chose publique, etc. (2). D'un
autre côté , les partisans de la volupté ne s'en-
(1) Cic, De fin., lib. m, n. 17. — lib. iv, n. 25.
{1) ïd , ibid., lib. iv. n. 16 , 17 et 25.
136 ÉCOLE UNES. AT1IK
tendent pas mieux entre eux; ear en parlant
l'un et l'autre de ce principe que tout doit être
fait dans la vue de fuir la douleur et de recher-
cher le plaisir,, lorsqu'ils entrent ensuite dans
le détail des devoirs de la vie, Épicure donne
des leçons de sobriété , et Aristippe prêche la
débauche. Les péripatéticiens également, quoi-
qu'ils posent en principe tous qu'il faut prendre
en considération ce qui regarde l'âme et le
corps, et même faire état des biens extérieurs,
c'est-à-dire des richesses, des honneurs, de la
réputation, des amis, des proches, se rompent
et se séparent quand il s'agit d'établir quelle
importance on doit mettre à l'acquisition de
ces biens qui sont hors de nous, et à la con-
servation des avantages corporels; en effet,
Théophraste est d'avis qu'ils sont essentiels au
bonheur, de la vie ; Aristote au contraire pré-
tend que la vie humaine peut être heureuse
sans cela (i). Quant à Hiéronyme et Calliphon,
comme ils donnent pour compagnes à la vertu,
le premier l'exemption de la douleur, le second
la volupté, en subordonnant toutefois la vertu
à sa compagne, on sent qu'ils doivent se faire
un plan de conduite particulier dans lequel les
intérêts de la vertu ne sont point placés en
(1) Cic, De fin., lib. v, n. 5.
DIALOGUE. »57
premier ordre. Enfin Hérille va plus loin, car
il anéantit tous les devoirs de la vie , au moyen
de ce qu'il pose en principe que la science est
le seul bien véritable ( 1) ; il en résulte en effet
que la culture de l'esprit doit être notre unique
soin : aussi, lorsqu'on demande à Hérille quelle
doit être la fin des actions humaines, il répond
que le sage ne doit se proposer d'autre but que
d'acquérir la science et de fuir l'ignorance ; il
admet cependant pour le vulgaire je ne sais
quelle autre fin en vue de laquelle sa conduite
se dirige (2).
Ce n'est donc encore sur l'article qui se ré-
fère aux devoirs de la vie, comme sur ceux
dont nous nous sommes occupés précédem-
ment, que diversité par rapport aux principes,
et en outre divergence d opinions, quand il
s'agit de tirer du même principe les consé-
quences qui peuvent en être déduites.
Au milieu de ce conflit, témoin de cette lutte
interminable , quel parti enfin prendrai-je ?
Irai-je , de guerre lasse , me ranger à la suite
de Zenon , ou bien me confondre avec les dis-
ciples d'Épicure? S'il s'agit de la nature de
(1) Cic, De fin., lib. v, n. S.
(2) Id , ibid., lib. iv, n. 15. — Diog. Laert., Iil).
mi , seg. 165.
f$9 ÉCOLE D?ATHÈNES.
l'homme, en pâflefai-je comme Lcucippe ou
bien comme Platon? Quand il sera question
des premiers principes des choses, embrasscrai-
je le système de Straton, ou bien donnerai-je
la préférence à celui d'Anaxagore ? La chose
mérite qu'on y pense ; car aussitôt que mon
choix sera fait, je me verrai nécessairement en
butte à tous ceux que j'aurai mis de côté : mieux
vaut donc, ce me semble, pour rester en paix
avec tout le monde, me maintenir dans le poste
où je me suis placé, adoptant ce qui me paraît
être le plus probable, mais n'affirmant rien.
Cependant Chrysippe me presse; la nature,
dit-il, vous fait une loi de choisir, la raison vous
fait un devoir de préférer notre système à tout
autre. Mais, Chrysippe, il n'est pas un de ces
honorables personnages qui ne me tienne le
même langage, et qui ne fasse valoir en sa fa-
veur l'autorité de la raison ; ainsi mon embar-
ras reste le même. Consultez alors votre propre
raison, me dit Chrysippe : elle vous indiquera
où se trouve la vérité, elle vous apprendra
qu'elle n'est que parmi nous. Ah! mon cher
Chrysippe, que vous êtes loin de compte si
vous en appelez à ma propre raison! Voulez-
vous savoir ce qu'elle me dit intérieurement de
vous et des stoïciens en général? il m'est aisé
de vous satisfaire.
DIALOGUE. 139
« Gardez- vous, me dit-elle, de ces faux
« docteurs, hérissés, âpres et farouches. \ oyez
« combien il y a, dans ce qu'ils enseignent, de
n choses hasardées , invraisemblables , niaises
« et choquantes. Eh quoi ! la divination, dont
c< ils font un de leurs dogmes , la fatalité, qui,
m suivant eux , enchaîne tout , auraient elles à
« vos yeux le moindre degré de probabilité (i)?
f< et lorsqu'ils soutiennent que toutes les fautes
« sont égales ; que ceux qui ne sont point cn-
u core parvenus à être vertueux complètement,
<( sont aussi misérables que les plus grands scé-
« lérats, appuyant cette belle doctrine sur
« l'exemple gracieux de gens qui se noient,
« dont les uns sont plus enfoncés dans l'eau ,
u les autres moins : seriez-vous disposé à ac-
« quiescer à de pareilles idées (2)? De plus,
« quand ils annoncentavec emphase qu'au sage
(f seul appartient la science, la beauté, la puis-
« sance; que seul il est libre , riche, savant,
« roi, maître de toutes choses, ne penserez -
« vous pas que l'orgueil a rendu fous tout ce
i< qu'il y a de stoïciens dans le monde (3)?
« Leur opinion sur le souverain bien ne vous
(1) Cic, Acad , lib. 11 , n. 40.
(2) Cic, De fin., Iib. ni , n. L'i.— lib. îv, n. 9.
(3) Id , ibid., lib. ni , n. 52. — Acad., lib. n, n. kk.
140 ÉCOLE D'ATHÈNES.
(( parait-elle pasd'aillcurs exagérée? Us oublient
u que l'homme est un composé , qu'il a une
« âme et un corps, et ils ne veulent pas voir
« que le bien-être de ce corps doit entrer pour
<c beaucoup dans la félicité de la vie (i) : ainsi
« ils se forment l'idée d'un bonheur chimé-
» rique ; et, pour s'y maintenir, ils font abslrac-
a tion de tout ce que le corps peut éprouver
(( de pénible et de fâcheux ; après cela cepen-
t< dant , ils vous parleront des choses qu'il faut
« préférer, mais qu'il faut se garder de recher-
« cher, n'étant pas mises par eux au nombre
« des biens (2) : ils veulent donc que nous re-
<( gardions comme chose indifférente au bon-
« heur de la vie, la santé , la privation de la
« douleur, les richesses, une réputation sans
« tache ; et toutefois ils nous permettent de
« préférer ces choses à celles qui y sont con-
« traires; ils nous en font même un devoir,
« disant très gravement, et en continuant
« d'employer des comparaisons ingénieuses ,
« que si à une vie vertueuse on ajoutait une
« étrille ou une bouteille de plus, le sage de-
w vrait choisir la vie où ces choses-là seraient
« ajoutées, plutôt que celle où elles ne le se-
' l) Gic, De fin., hb. iv, n. 14.
(2) li»., ïbtd), Hb. iv, n. 23.
DIALOGUE. 141
« raient pas (i). Laissez, croyez-moi, à ceux
« qui ont imaginé ces rêveries le soin de les
« défendre, et la pénible tâche de les soutenir
m une à une jusqu'à la dernière , car ils en sont
« tellement entichés que rien ne pourrait les
« en faire démordre, déclarant hautement
« qu'on ne peut changer une seule lettre de
« leur doctrine, sans la détruire tout entière (2) ;
« ce qui n'empêche pas qu'ils ne se divisent
<( entre eux sur des points fort importants :
0 car Zenon , par exemple, soutient que Pé-
« ther est le Dieusuprême, tandisque Cléanthe,
« son disciple , prétend que le Dieu suprême
« c'est le soleil ; de telle sorte qu'ils sont en-
ce core à savoir si c'est de Péther ou du soleil
« qu'ils relèvent (5). »
Tel est, en ce qui regarde vous et les vôtres,
Chrysippe, le langage de ma raison. Du reste
elle n'est pas mieux disposée à l'égard de ceux
qui vous sont opposés, ne trouvant dans aucun
de ces systèmes qui sont établis de part et
d'autre, aucun fonds de certitude, et décou-
vrant dans chacun des invraisemblances dont
(1) Cic, De fin., lib. m, n. 15. — lil>. iv, n. 8, 12
et 25.
(2) In., tbid., lib. iv, n. 19.
(3) ïn., Acad., lib. 11, n. 'il.
U2 ÉCOLE D'ATHÈNES.
elle est choquée Je dois donc m 'attendre qu'à
la fin vous vous réunirez pour m'engager à me
défier de cette raison qui vous condamne cha-
cun séparément. Le conseil est bon , et j'en-
tends le suivre; mais, en y déférant , je me
permettrai de vous donner à mon tour le même
avis, vous invitant à vous mettre en garde
contre les erreurs ou les tromperies d'un guide
qui ne connaît pas les voies, ou qui se joue de
vous. Cette raison , si incertaine dans ses vues,
qui parle mille langages à la fois , qui soutient
le pour et le contre avec une égale facilité, ne
saurait être à mes yeux et ne peut pas être aux
vôtres l'organe de cette vérité qu on nous dit
être une et simple, invariable et fixe, en un
mot, toujours la même.
Chrysippe.
Puisque vous insistez si fortement sur l'op-
position qui se manifeste entre les philosophes,
relativementà certains points de leursdoctrines ;
puisque vous semblez réduire à cette seule ob-
jection votre système d'argumentation en com-
battant la raison , qu'aurez-vous à dire quand
vous entendrez ces mêmes philosophes procla-
mer certaines vérités d'une voix unanime? Or
il est des principes sur lesquels il n'y a jamais
DIALOGUE. 14:,
eu de dissentiment. Citez- moi, je ne dis pas
un philosophe, mais un homme qui ait jamais
osé professer ouvertement que le bien indivi-
duel est à préférer au bien de tous ; qu'il est
beau de trahir sa patrie ; qu'il est honorable de
manquer :'i la foi donnée; qu'un fils a le droit
de maltraiter son père; que l'ingratitude est
une vertu; que la reconnaissance est un vice;
qu'on peut tuer et voler sans crime ; qu'on ne
doit tenir aucun compte des lois divines et hu-
maines : alors je commencerai à douter de mes
principes; je croirai que la vertu pourrait bien
n'être qu'une chimère. Mais non, vos efforts à
cet égard seront vains : ces maximes impies,
que la droite raison réprouve , n'ont jamais été
soutenues publiquement ; elles sont en oppo-
sition trop manifeste avec les principes d'équité
naturelle dont les hommes sont tous imbus.
Cette loi de nature, cette règle de justice, dont
l'étendue est universelle et dont la durée est
éternelle, a constamment prévalu. Elle résiste
à l'action lente du temps ; elle s'est maintenue
contre les attaques réitérées du vice et de la
méchanceté : il faut donc qu'elle renferme en
soi quelque chose de vrai. Ainsi il v a des véri-
tés primitives sur lesquelles il ne s'élève pas de
discussion.
U4 ÉCOLE D'ATHÈNES.
Carnéade.
Chaque pays a ses usages, ses lois, ses cou-
tumes; et quoique ce soit le hasard ou le ca-
price qui a déterminé la plupart de ces choses
dans l'origine, l'habitude les enracine tellement
dans l'esprit de ceux qui y sont façonnés, qu'en
s'y pliant, ils croient sérieusement n'obéir qu'à
la voix de la nature et suivre le chemin de la vé-
rité. Mais la vérité , non plus que la nature, ne
saurait se prêter à tant de variétés. La nature
est uniforme , et la vérité n'est qu'une. Cepen-
dant il n'y a rien de plus ordinaire que de voir,
par rapport aux notions du juste et de l'injuste,
du bien et du mal, non seulement une diffé-
rence marquée entre les différents peuples,
mais souvent une opposition prononcée entre
les lois et les coutumes du même peuple.
Dans la Grèce, l'étranger est accueilli; dans
certaines contrées il est dépouillé ; dans la Tau-
ride il est massacré (i). A Athènes, le tien et
le mien sont fort distincts ; à Sparte , il y a bien
des choses qui sont communes; dans la répu-
blique que Platon propose comme modèle, non
seulement les biens seront en commun, mais
(1) HERODOT.Jib. iv, n. 103.
DIALOGUE. U5
encore les enfants et les femmes. Il est de règle
parmi nous qu'un mari ne peut avoir qu'une
femme ; en avançant vers l'Orient , je vois qu'il
est établi qu'un mari peut s'en donner autant
qu'il veut; peut-être qu'en nous dirigeant vers
l'Occident nous trouverions un pays où la cou-
tume aurait consacré pour la femme le droit
d'avoir à la fois plusieurs maris (ci). Solon,qui
a donné des lois à Athènes, autorise le frère à
épouser sa sœur consanguine ; Lycurgue, dans
ses lois données aux Spartiates, proscrit cette
union; il permet cependant au frère d'épouser
sa sœur utérine ; les Egyptiens sans avoir égard
à aucune de ces distinctions, se marient avec
leurs sœurs; quant aux Perses, non seulement
ils sont libres de prendre pour femmes leurs
sœurs, mais encore leurs filles et même leurs
mères (1) Ce n'est pas vous , Chrysippe , qui
blâmerez cette coutume , vous qui dites très
clairement que vous ne voyez pas ce qu'il pour-
rait y avoir d'illicite dans l'union d'un père avec
sa fille, d'une mère avec son fils (2). Zenon de
(a) Au rapport de César, les femmes avaient dans la Bretagne
jusqu'à dix ou douze maris. Strabon dit aussi que chez les Mèdes
on méprisait une femme qui avait moins de cinq maris.
(1) Sext. Emp. , Pyrrh. hypot., lib. m, c. 24. —
Minutius Félix , c. 31.
(2) Sext. Emp., Pyrrh. hyp., lib. m, c. 24.
10
146 ÉCOLE D'ATHÈNES,
son côté, qui non seulement trouve fort excu-
sable, mais qui va même jusqu'à trouver louable
l'inceste d'OEdipc avec sa mère, s'exprimaut à
cet égard dans des termes qu'il me serait im-
possible de, rapporter sans rougir (i), ne re-
prochera sans doute pas aux Perses d'être sur
ce point en contradiction avec les autresnations.
J'ignore si Zenon approuve également cette
autre coutume de certains Indiens qui usent
des droits du mariage publiquement, mais ce
que je sais, c'est que le mari de la belle Hyp-
parchia, le philosophe Cratès, nous a donné
plus d'une fois ce spectacle à nous-mêmes, di-
sant qu'il n'y a rien de honteux ni de répréhen-
sible à en agir de la sorte (2); et cependant ce
fait est regardé généralement comme un trait
d'impudence inouie. Sur la force du lien con-
jugal, je ne vois pas qu'il y ait plus d'harmonie,
car, sans parler ici des Garamantes, des Aga-
thyrsiens et autres peuples chez lesquels on
dit que la coutume de se marier ne s'est point
introduite, les deux sexes se mêlant indistincte-
ment (3) ; sans parler non plus des Massagètes
(1) Sext. Emp., Pyrrh. hyp., lib. ni, c. 24 et 25.
(2) Ib., ibid., lib. 1 , c. 14, et lib. ni, c. 24.
(3) Histoire universelle, traduite de l'anglais, t. xn,
p. 413, et t. xiii, p. 9.
DIALOGUE. 147
où chaque homme ,bien que le mariage soit en
usage parmi eux, a des droits sur toute femme
qu'il rencontre (i); je vois des peuples où
l'adultère est mis au rang des crimes énormes ,
et d'autre part des nations où l'adultère n'est
nullement réprimé : bien plus, il y a des légis-
lateurs, comme Lycurgue et Numa , par
exemple, qui l'ont introduit légalement dans
les mœurs, en permettant aux maris de prêter
leurs femmes dans l'occasion (2). Ces relations
que l'amour forme entre nos jeunes garçons, et
qu'il n'est pas rare de voir s'établir entre un
maître et son élève chéri, relations que vous
ne blâmez pas,Chrysippe, que l'austère Zenon
traite d'indifférentes (3); que le sage Minos,
législateur de l'île de Crète , autorise formelle-
ment (4), sont d'un autre côté condamnées
hautement par Platon, et en outre, dans plu-
sieurs pays sont réputées criminelles, odieuses,
abominables. Ici on recommande aux jeunes
filles d'être chastes afin qu'elles trouvent des
maris; et non loin d'ici, à Paphos, ainsi que
chez les Lydiens , les filles sont obligées de se
(1) Herod., lib. 1 , ad finem.
(2) Hîst. univ., t. iv, p. 578, et t. vin, p. US.
(3) Sext. Emp., Pyrrhon. hypotyp., lib. m, c. 24.
(4) Aristot., de JRep., lib. 11 , c. 10.
UN ÉCOLE D'ATHÈNES,
prostituer pour se faire une dot et se marier
ensuite plus avantageusement (1); tandis que
dans la Scythic , une vierge qui n'a pas eu le
bonheur do tuer un ennemi, se voit eondamnée
à garder le célibat 2). Nous étonnerons-nous
qu'il v ait des pays où les enfants se débarrassent
de leurs parenls vieux et infirmes , les uns,
comme chez les Mèdes, en les donnant à dévo-
rer à des chiens (3); les autres, comme chez
les Massagètes , en les égorgeant pour faire
bouillir leurs chairs avec celles d'autres victimes
qu'ils mangent ensuite (4); ceux-ci en les atta-
chant à la queue d'un taureau (5j; ceux-là en
les étranglant, après quoi leurs corps sont livrés
aux flammes (6) ; puisque dans cette cité même,
dans cette ville d'Athènes, si renommée parla
douceur de ses mœurs, il y a des lois qui auto-
risent le père à donner la mort à son enfant
qui vient de naître ? Usage du reste qui n'est
point particulier à la ville d'Athènes, mais qui
est presque sans exception dans toute la Grèce,
(1) Hist. univ., t. iv, p. 240, et t. v, p. 437.
(T) îbid., t. iv, p. ihl.
(3) Bardesanes, apud Euseb . prœp . evang., lib. vi,
<:. 8.
(4) Herod., lib. 1, c. 216.
(5) Hist. univ., t. xu , p. 463.
(6) Ibid., î. xni, p. 388.
DIALOGUE. M9
et dont la pratique s'exerce à Lacédémone plus
rigoureusement que partout ailleurs; puisque
ce n'est point au père lui-même, mais aux an-
ciens de la tribu, qu'il appartient de décider si
l'enfant vivra , ou s'il sera précipité dans l'af-
freuse caverne du mont Taygète (i). A Rome,
les choses vont encore plus loin; car ce n'est
point seulement sur l'enfant, au moment qu'il
vient à la vie , que le droit du père est dans le
cas de s'exercer ; mais le père, tant qu'il existe,
a le droit de vie et de mort sur son enfant ; les
biens que ce dernier acquiert entrent dans le do-
maine du père qui a même en certains cas la
faculté de vendre son fils comme il vendrait un
esclave (2). Cette législation qu'on retrouve
ailleurs, a paru toutefois odieuse et tvrannique
à certains peuples, et ceux-ci l'ont rejetée.
C'est ce qui fait qu'il y a des contrées où la
vieillesse est entourée d'un respect profond ,
tandis qu'il y en a d'autres au contraire où elle
est l'objet du mépris (3). Il en est de même
pour la royauté : de ce côté du détroit elle est
en horreur aux peuples libres, il n'v a rien do
plus méritoire que d'égorger un tyran; de
(1) Hist. univ., t. iv, p. 577.
(2) Cod. Just., ïit. de pat. potest. et Tit. de pat.
qui fil. dis.
3) Hist univ., I. xm . p. 387, et t. xvii, p. 34.
150 ÊCOLi: D'ATHÈNES,
l'autre côte de ce môme détroit, l'esclavage
n'est point un joug, le monarque est craint et
vénéré , il est pour ses sujets comme un dieu :
de cette sorte la même action , suivant les di-
vers degrés de longitude, est réputée tantôt
un acte d'héroïsme , tantôt un horrible parri-
cide. Que dirai-je des funérailles? Les Thraces
les célèbrent avec des démonstrations de joie ,
ils les accompagnent de festins et autres signes
d'allégresse (i) ; à Lacédémone , tout s'y passe
dans le silence, et l'indifférence semble présider
à ces cérémonies; ailleurs, ce sont des cris, des
lamentations sans fin; il y a même beaucoup de
pays où les femmes se donnent la mort pour ac-
compagnerau tombeau leurs maris, où les ser-
viteurs les plus affïdés ne veulent pas survivre à
leurs princes décédés (2). En ce qui regarde les
sépultures, chez les Égyptiens, ce serait le plus
grand des malheurs que d'en être privé, ils
embaument les corps afin qu'ils puissent être
éternellement conservés (3); ailleurs, il y a le
plus grand empressement à ce qu'ils soient
promptement détruits, et à cet effet, ils sont
de suite placés sur le bûcher où ils doivent être
(1) Herod., lib. v, c. 7.
(2) Id., ïib. iv, c. 71 et 72 ; lib. v, c. h et 5. — Htst.
univ., t. xiii, p. 55 et 388 ; t. xiv, p. 28 et 29.
(3) Dîod. Sic, lib. 1. — Herod., lib. 11.
DIALOGUE. 151
réduits en cendre (a); en Perse, les mages les
donnent en pâture aux vautours (1); les Bac-
triens ne voient rien de plus honorable pour
eux que d'être dévorés après leur mort par
d'horribles matins qu'ils appellent chiens sépul-
craux, et qu'ils nourrissent à cet effet (2}.
Chrysippe juge tous ces soins superflus, il
voudrait qu'on pût faire servir la chair humaine
à quelque emploi utile; il ne désapprouverait
pas qu'on s'en nourrît ; loin de là, et il conseille
à un homme dont le membre vient d'être am-
puté , de manger ce membre s'il est sain (3).
Ce philosophe est donc tout disposé à aller s'as-
seoir au banquet des Mélanchéniens et autres
peuplesanthropophages, sans partager l'horreur
que le vulgaire témoigne pour de semblables
festins. Poursuivons cependant notre examen :
Vous dites, Chrysippe , qu'il est universelle-
ment avoué qu'on ne saurait sans crime s'em-
parer du bien d'autrui : demandez aux Thraces,
aux Ciliciens, et à tous ces peuples qui vivent
de rapines et qui s'en glorifient, ce que l'on en
(a) C'était la coutume des Grecs, des Ilouaams, des Gaulois ,
des Germains.
(1) Cic, Tusc, lib. 1 , c. 1G. — Herod., Iib. 1, c. 140.
(2) Plin., lib. vi , c. 16.
(3) Sext. Emp., Hyp. pyrrh., lib. 111 , c. 25.
152 ÉCOLE D'ATHÈNES.
pense chez eux (i) : expliquez-moi d'autre part
comment il se fait que chez les Lacédémoniens,
l'enfant qui commet adroitement un larcin , au
lieu d'être châtié , reçoit des applaudissements.
Vous ajoutez qu'une loi sacrée de la nature
interdit aux hommes de s'entretuer : pourquoi
donc ces combats de gladiateurs chez les Ro-
mains («)? Pourquoi chez nous ces jeux olym-
piques où souvent l'un des athlètes succombe
sous les coups de son adversaire? Pourquoi en
Scythie la considération se mesure-t-elle d'après
le nombre de tètes que chaque guerrier peut
apporter aux pieds de son chef (2)? Pourquoi le
Sarmate étale-t-il avec orgueil aux yeux de ses
convives, le crâne de son ennemi dont il s'est
fait une coupe (b) ? Et vous-mêmes , ô Grecs,
qui appelez les autres peuples des barbares,
comme si vous possédiez seuls les principes qui
fondent la société humaine , pourquoi rendez-
fa) Le premier combat des gladiateurs eut lieu en l'an 490 de
Rome , l'an 264 avant J.-C, près d'un siècle avant que Carnéade
tînt école de philosophie dans la Grèce. (Val. Max., de Inst.
antiq., lib. 11, c. 4, art. 7.)
(b) Cette coutume était particulière aux Huns, peuple qui
faisait partie de ceux que les anciens appelaient tantôt Scythes
et tantôt Sarmates. On la trouve aussi chez les Lombards.
(1) Herod., lib. v.
(2) Id., lib. iv.
DIALOGUE. 153
vous des honneurs divins à ceux qui n'ont eu
d'autre mérite souvent que d'avoir porté le ra-
vage au loin, livrant à la mort ou à l'esclavage
des hommes ignorés et paisibles, dont ils n'a-
vaient jamais reçu d'offense? Au surplus, si je
voulais relever toutes les contradictions que
présentent les lois, les mœurs, les coutumes,
sur les notions du bien et du mal ; de même que
si j'entreprenais de suivre les variations que le
temps leur fait éprouver, il y aurait à parler
une journée entière, sans que la matière fut
épuisée.
Or, il faut cependant que vous en conveniez,
Chrysippe , c'est une plaisante justice , celle
qu'une montagne borne, celle qu'une rivière
délimite ! justice en deçà du détroit , injustice
au delà. C'est de même une étrange vérité,
celle quia ses vicissitudes, ses phases, ses
époques! vérité hier, erreur aujourd'hui.
Avouez-le donc franchement, s'il y a une vé-
ritable justice , nous n'en connaissons guère les
règles : et s'il y a des vérités que personne ne
conteste, ce ne sont point à coup sûr celles dont
vous nous entreteniez tout à l'heure.
Chrysippe.
Ayant sur les premières notions du juste et
154 ÉCOLK D'ATHÈNES.
de l'injuste des idées si peu fixes, il serait cu-
rieux de savoir comment Carnéadc se rend
compte du premier établissement des lois, et
quel motif plausible il donnerait de l'obéissance
qu'on leur doit.
Carnéade.
11 en est des lois comme des coutumes , elles
ne sont le plus ordinairement qu'une affaire de
hasard; quelquefois elles sont tout simplement
l'expression de la fantaisie de celui qui les a fai-
tes : et alors c'est la force qui les soutient, c'est
la force qui les détruit (a). C'est donc la force,
bien plus que la justice , qui mène les choses de
ce bas monde. L'opinion aussi influe puissam-
ment sur elles; jusque là que l'opinion fait
quelquefois reculer la force devant elle. L'opi-
nion est la reine du monde , la force en est le
tyran, et ils s'en partagent l'empire. Quanta la
(a) Pascal en suivant le plan qu'il s'était tracé pour le grand
ouvrage qu'il méditait, avant laissé tomber de ?a plume, sur le
sujet que nous traitons, des pensées qui portent l'empreinte de
son génie vigoureux , nous nous sommes permis d'en insérer
quelques unes dans le discours que nous mettons dans la bouche
de Carnéade sur l'origine des coutumes et sur l'autorité des lois :
on y trouvera d'ailleurs le fond des idées développées par Philus
dans le traité de la République de Cicéron.
DIALOGUE. 155
justice, si elle existe réellement, elle n'a de
puissance sur les hommes qu'autant qu'elle est
accompagnée de la force, ou qu'elle a pour elle
la faveur de l'opinion : faible et débile par elle-
même, sa voix peut difficilement se faire enten-
dre, son pouvoir est méconnu. Les maximes
qu'elle jette dans le monde sont entraînées pêle-
mêle avec des milliers de préjugés; bien loin
qu'elles offrent à l'œil ce cachet ineffaçable de
vérité dont elles devraient être marquées, elles
présentent à peine quelques traces de probabi-
lité, apparences trompeuses , dont l'injustice
peut, aussi bien que la justice, se couvrir et
se parer.
Suivons donc les lois et les coutumes, puis-
que nous n'avons aucun moven sûr de connaî-
tre ce qui est réellement juste en soi : attachons-
nous à ce qui est , parce que c'est la seule ma-
nière de maintenir la paix entre les hommes et
de prévenir le désordre : ainsi nous marcherons
avec la pluralité , non pas que la justice soit
toujours du côté du grand nombre , mais parce
que de fait la force y est ; nous tiendrons à la
coutume , non pas comme étant ce qu'il y a de
plus raisonnable , mais par le simple motif
qu'elle est coutume; et nous ne nous fatigue-
rons pas à poursuivre un fantôme de justice et
de vérité , qui échappe toujours au moment
qu'on croit le saisir.
15« ÉCOLE D'ATHÈNES.
Chrysippe.
Comme ce ne serait pas à coup sûr un moyen
bien efficace de maintenir l'ordre et d'assurer
la paix entre les hommes , que d'obéir à des
lois qui consacreraient elles-mêmes le désordre,
il faut que mon adversaire suppose que ces lois,
dont l'observance doit être, suivant lui , la ga-
rantie du bon ordre, contiennent un principe
de conservation et d'ordre ; puisque autrement
elles seraient frappées de stérilité, ou ne pro-
duiraient que des fruits de division. Or, où
trouver ce principe d'ordre , si ce n'est dans les
rapports justes et vrais que les êtres naturelle-
ment ont entre eux. Il faut donc que les lois ,
pour atteindre le but qu'elles se proposent,
consacrent et maintiennent , autant qu'il est
possible , ces rapports naturels.
Il y a donc , antérieurement aux lois positives
que chaque pays se donne , une loi primitive
et nullement arbitraire qui détermine dans quel
esprit ces lois doivent être faites, et qui en tra-
ce , en quelque sorte , par avance, les disposi-
tions (i).
(1) Cic., de Rep. — Apud Lactant., de div. fitsL,
iib. \i, c. 8.
DIALOGUE. i:»7
Une loi qui serait en opposition formelle avec
cette loi primitive, serait une mauvaise loi ; elle
aurait à lutter sans cesse contre l'ascendant de
cette loi plus ancienne et plus forte; elle s'affai-
blirait à la longue par cette lutte ; elle dispa-
raîtrait enfin. De même une coutume qui con-
sacrerait manifestement une violation de la loi
originelle, de la loi dénature, serait abusive ;
elle éprouverait des frottements continuels; elle
finirait par tomber en désuétude.
Ainsi les lois ne sont point abandonnées au
caprice de celui qui les fait ; ni les coutumes aux
chances fortuites du hasard : les unes et les au-
tres sont entées sur un tronc majestueux qui a
ses racines dans les profondeurs de la nature.
Il se peut toutefois que , dans l'application
qu'on fait des principes de la loi naturelle, et
lorsqu'on arrive aux dernières conséquences, il
se rencontre de ces cas douteux où la sépara-
tion du juste et de l'injuste soit difficile à tracer;
et alors les philosophes se divisent; les coutu-
mes offrent de la diversité ; les lois elles-mêmes
présentent de la contradiction : mais il n'y a pas
plus de motifs pour induire de ces différences,
qu'il n'y a point de distinction à faire entre le
juste et l'injuste, qu'il n'y aurait de raisons de
conclure de ce qu'on peut passer du blanc au
noir par des nuances insensibles dont la couleur
158 ECOLE D'ATHENES.
n'est pas facile à déterminer, qu'il n'y a en effet
entre le blanc et le noir aucune différence es-
sentielle.
Il est possible d'autre part qu'il y ait des peu-
ples assez barbares pour que les notions de la
justice, celles du moins qui demandent un cer-
tain degré d'intelligence, soient encore ignorées
d'eux; mais ce serait bien à tort qu'on voudrait
en tirer la conséquence que ces règles sont ima-
ginaires. Car de ce qu'il peut se faire qu'il existe
dans le monde quelque pays où l'éclat du soieil
soit toujours obscurci par des brouillards , il
ne s'en suit certes pas que le soleil soit un être
chimérique.
Enfin il est vrai de dire qu'il y a, au sein
même des nations très éclairées, des gens qu'une
mauvaise éducation a gâtés , ou que le vice a dé-
pravés, en qui les principes naturels de justice
et de droiture sont altérés singulièrement;
mais ces êtres, tout corrompus qu'ils sont , res-
tent encore sous la puissance de la loi qu'ils
enfreignent ; au milieu de leurs déportements
sa voix sévère les gourmande; et si elle ne par-
vient point à les détourner du mal et à leur
faire pratiquer le bien , elle se venge de leur
rébellion en excitant en eux des remords qui
les déchirent.
On voit donc que ceux-là même qui auraient
DIALOGUE. 159
le plus d'intérêt à nier l'existence de la loi natu-
relle sont forcés d'en subir le joug , et qu'ils lui
rendent un hommage secret alors même qu'ils
la violent.
Il est certain en effet que l'homme , s'il ne
se laissait pas entraîner par le torrent des pas-
sions , suivrait naturellement la voix de la
droite raison , qu'il se porterait au bien sans
effort, et se tromperait rarement dans l'ap-
plication qu'il ferait des règles de la justice (a).
Ainsi tombent les objections que vous pré-
tendiez tirer de certaines oppositions dans les
mœurs et les lois contre la clarté des principes
naturels appliqués à la science des devoirs. La
cause de toutes ces oppositions est connue, il ne
faut pas la chercher dans l'obscurité des prin-
cipes eux-mêmes, mais dans les passions, dans
l'ignorance, et quelquefois aussi dans l'embarras
de certaines circonstances qui rendent l'appli-
cation des règles moins facile.
Au surplus , il est un moyen simple de mettre
un terme à cette discussion. De quoi s'agit-il
pour le moment entre nous? De savoir s'il y a
(a) Ces considérations ont été développées par Clarke avec un
talent remarquable , dans eon Traité des Devoirs de la Religion
naturelle. Sans faire tort à Chrysippe dont les stoïciens faisaient
tant de cas, on peut croire qu'il ne s'exprimait pas sur ce sujet
mieux que ne l'a faille savant anglais dans l'ouvrage cité.
160 ÉCOLE D'ATHÈNES.
quelques vérités sur lesquelles il y ait un accord
unanime. Eh bien ! trouvez-moi un pays dans le
monde où il ne soit pas généralement reconnu
que deux et deux /ont quatre, que deux choses
égales à une troisième sont égales entre elles :
ce pays, fût-il relégué aux dernières extrémités
de la terre , si vous parvenez à me le désigner ,
je n'insiste plus.
Carnéade.
Chrysippe a senti que le pied lui glissait, et
il voudrait m'attirer sur un nouveau champ de
bataille, dans l'espoir apparemment de trouver,
sur ce terrain qu'il croit plus ferme, moins de
difficulté à se soutenir : il se peut qu'en cela il
s'abuse : et c'est ce que nous aurons à examiner
tout à l'heure. Pour le moment, il faut qu'il ait
la bonté de permettre que je fasse encore quel-
ques observations sur toutes les belles choses
qu'il vient de dire en dernier lieu.
Cette loi de justice éternelle et universelle
dont Chrysippe atteste l'existence ne sera pour
nous qu'un être de raison, si Chrysippe ne s'at-
tache point à nous faire connaître en quoi elle
consiste, d'où elle tire son origine, où elle est.
Il le sent, et il essaie de répondre sur ce point à
notre juste attente ; mais, voyant combien il se-
DIALOGUE. 161
rait difficile d'offrir , comme étant le type de la
justice , l'ensemble de ces législations particu-
lières qui se modifient selon les lieux , qui va-
rient suivant les temps, qui se contrarient en
tant de manières, il le place au dessus d'elles ;
il en trouve le principe dans la nature; et il se
figureune loi primitive dont les lois particulières
ne seraient que des conséquences éloignées.
Or, il s'agirait de s'expliquer dans ce système
comment il peut se faire que, du même principe,
il dérive des conséquences si différentes, et quel-
quefois diamétralement opposées. Quant à moi,
je pencherais à croire que chaque législateur est
parti d'un principe qu'il s'est fait , s'attachant à
contrarier plutôt qu'à suivre la nature ; ce dont
:e suis loin de le blâmer : car, en examinant
quels sont les penchants qui viennent de la nature
on voit que chaque être est porté à chercher son
bien-être aux dépens de qui il appartient. Ainsi
j\ n'est pas contre la nature que les loups man-
gent les brebis, que le tigre dévore sa proie, et
que les hommes se déchirent entre eux, l'espèce
humaine ayant cela de particulier que l'homme
est naturellement l'ennemi de son semblable.
Abandonnez les hommes à eux-mêmes; laissez-
les agir en toute liberté ; qu'ils soient affranchis
de la crainte du blâme , comme aussi de celle
des châtiments; et vous les verrez alors se ruer
11
162 ÉCOLE D'ATHÈNES,
les uns contre les autres ; ils se nuiront à l'envi.
Avarice, ingratitude, égoïsme, dissimulation,
désir de vengeance, envie de dominer, amour
du plaisir, voilà ce^qu'on trouve au fond du cœur
de chaque homme, ce sont là les sentiments qui
le dirigent ordinairement : en sorte que s'il y a
pour l'homme une loi de nature, ce doit être
une loi de mort et de sang, jointe au goût le plus
décidé pour le plaisir. Le vrai moyen d'anéantir
l'espèce humaine serait donc que les coutumes
et les lois fussent calquées sur cette loi primitive.
Laissons plutôt au caprice et au hasard le soin
d'en dicter les dispositions ; au moins pourra-t-il
dans ce cas se présenter quelques chances favo-
rables à l'humanité. Que si l'on préfère que les
lois soient tracées d'après les principes équi-
voques d'une justice qu'on ignore, en mon par-
ticulier j'y acquiesce ; et c'est une autre espèce
de hasard dont je consens à subir le joug, pourvu
toutefois qu'il n'en doive résulter aucun trouble,
aucun mouvement dans l'État : cars'ily aquelque
opposition à redouter, je trouve bien plus sage
en ce cas de ne rien innover.
Où sont donc alors ces vérités primitives, ob-
jet d'un accord universel, ces règles de justice
et de raison devant lesquelles tous les hommes
se courbent naturellement? Je les cherche, et
ne les trouveras.
DIALOGUE. \K7>
Mais voici qu'on me présente, comme réu-
nissant en leur faveur un assentiment universel,
ces vérités de spéculation , qui sont la base des
sciencesmathématiques.Nommez-moi,ditChry-
sippe , un seul peuple où Ton ait mis en doute
que deux et deux font quatre. Oui, Chrysippe,
je vous le nommerai ; mais il faut auparavant
que vous ayez fait passer en revue devant moi
tous les peuples de la terre : car de donner le
nom d'universelle à telle ou telle opinion qui
n'aurait cours que dans cette partie restreinte
dont se compose la Grèce, ou dans cette portion
plus étendue dont les mœurs et les usages sont
connus par suite des rapports fréquents que les
peuplesqui l'habitent ontavec la Grèce, ce serait
unedérision. Faitesdonccomparaitredevant moi
ces hommes dont parle Hérodote, qui n'ont qu'un
seul œil au front ; ces autres hommes qui ont des
pieds de chèvre; menez-moi dans ces contrées
hyperboréennes où l'on dort six mois de suite ;
dans ce pays des antipodes où vous dites que les
hommes marchent de manière qu'ils ont par rap-
port à nous la tête en bas; et je me flatte d'y
trouver des savants qui enseignent et deshommes
qui croient que deux et deux ne font pas quatre.
Si je suis trompé dans mon attente, je vous pro-
poserai de parcourir avec moi ces différents glo-
bes dont notre monde particulier se compose;
164 ÉCOLE D'ATHÈNES,
car enfin, puisque Xcnophane nous assure qu'il
y a des habitants dans la lune, il importe de sa-
voir ce qu'ils pensent : ensuite , et si le courage
ne vous manque pas, de notre monde nous pas-
serons dans celui qui est le plus voisin, et ainsi
de proche en proche dans les autres, jusqu'à ce
que nous ayons visité les cent quatre-vingt-trois
mondes dont Pélrond'Himère peuple l'univers;
sans cela, Chrysippe, nous n'aurons jamais des
moyens d'être bien assurés si c'est ou non, une
croyance universelle, que l'on peut faire le nom-
bre quatre en prenant deux fois le nombre
deux.
Or, il me semble, Chrysippe, que voilà un
assez vaste champ qui s'ouvre devant nous; en
sorte que si mon seul but était, comme vous pa-
raissez vouloir le donner à entendre, de prolon-
ger la discussion et de la rendre interminable,
j'en aurais bien la facilite. Mais en cela vous
vous trompez et je vais vous en fournir la
preuve ; car je veux vous accorder plus que vous
n'auriez osé demander. Vous prétendez qu'il
n'y a pas un seul homme sur la terre qui ne re-
connaisse que deux et deux font quatre : je l'ad-
mets, et ferai plus encore; j'embrasserai dans
la proposition l'univers tout entier ; je l'éten-
drai môme à tous les temps, pour peu que la
chose vous convienne ; en un mot je dirai que
DIALOGUE. 165
dans le ciel et sur la terre il ne s'est jamais
élevé , par rapport à cet axiome , une seule voix
qui se soit mise en discordance. Qu'en con-
clurez-vous, Chrysippe ? Qu'il y a dans le monde
des choses évidentes auxquelles tous les hommes
acquiescent? — Je vous laisse aller. — Qu'il y
a dans le monde des choses vraies ? — Je vous
arrête.
L'évidence est la persuasion intime que nous
avons qu'une proposition est vraie, sur le simple
énoncé qu'on en fait. Mais d'où nous vient cette
persuasion? Comment s'est-elle introduite dans
notre esprit? Qui l'y a mise ? C'est ce que per-
sonne ne sait. Or, ne serait-il pas possible que
l'erreur partageât avec la vérité le pouvoir de
s'emparer de notre esprit avec cette force qui
constitue l'évidence? Qui le nierait serait bien
hardi. Eh quoi ! cet homme qui se rend tous les
jours au Pirée , persuadé qu'il est que toutes
les marchandises qu'on y débarque sont à lui ,
est-il moins fortement imbu de cette idée que
ne le sont de l'idée contraire ceux qui le traitent
defou? Cetautre qui s'imagine être le plus puis-
sant des dieux, est-il moins convaincu que Ju-
piter et lui ne sont qu'un , que ne le sont de
son erreur ceux qui se moquent de lui? Il se
peut donc que l'erreur porte le cachet de l'évi-
dence aussi bien que la vérité ; de ce qu'une
f66 ÉCOLL D'ATHÈNES.
chose est évidente, il ne suit donc pas nécessai-
rement qu'elle est vraie. Ce que nous sentons,
nous le sentons en nous ; rien ne démontre po-
sitivement que nos sentiments soient déterminés
par une cause qui serait hors de nous; rien ne
prouve d'ailleurs que cette cause qui peut être
en nous, qui peut être hors de nous, imprime
dans nos âmes un sentiment qui soit conforme
à la vérité : ainsi nous ne devons rien affirmer
d'après l'évidence et le sentiment.
Chrysippe.
Mais au moins y aurait-il dans tout ceci quel-
que chose de certain : c'est qu'à tort ou à rai-
son , nous sommes sans cesse frappés de l'évi-
dence des choses; c'est que notre âme éprouve
bien réellement des sentiments et des impres-
sions; voilà donc que sur ce point, il y a néces-
sité pour vous d'être aussi affirmatif que nous
le sommes.
Carnéade.
Vous vous abusez encore ; car sur ce point
comme sur tout autre, je resterai dans le doute,
sans rien affirmer, sans rien nier, n'ayant point
une certitude entière ; ce qui n'empêchera pas
DIALOGUE. 167
toutefois que je ne disserte aussi librement que
vous, sur quelque sujet que ce soit, en me
fondant sur la probabilité.
Chrysippe.
Ce doute philosophique ira-t-il jusqu'à vous
mettre en garde contre le sentiment intime que
nous avons, chacun à part nous, de notre propre
existence?
Carnéade.
Sur mon existence personnelle , je ne vois
rien qui m'autorise suffisamment à acquiescer
sans réserve au sentiment que j'en ai.
Chrysippe.
Ainsi vous doutez de votre propre exis-
tence ?
Carnéade.
Sur cette question , vous avez déjà ma ré-
ponse (a).
(«) Carnéade n'admettait aucun axiome comme vrai, pas même
168 ECOLE D'ATHÈNES
Aristippe de Cyrène (rt).
Si vous persistez, mon cher Carnéade, à sou
tenir qu'il faut douter aussi de ses sentiments
et même de sa propre existence , c'en est fait,
nous allons rompre ensemble. Arcésilas avait
attaqué le témoignage des sens avec un grand
avantage ; de votre côté , vous aviez mis à nu
celui-ci que deux quantités égales à uue troisième sont égales
entre elles ; cependant il serait assez difficile de produire un texte
duquel il résulterait que ce philosophe regardât comme proba-
ble seulement le fait de son existence personnelle. Mais à dé-
faut d'un texte précis qui se rapporte à Carnéade, il serait aisé
de faire voir que , d'après le principe des éléatiques métaphysi-
ciens, l'existence individuelle disparaissait ; que, dans le système
d'Heraclite et des autres éléatiques physiciens , rien ne devait
exister en soi , et d'une existence substantielle ; que les scep-
tiques n'accordant jamais qu'il y eût rien de vrai dans aucune
chose , étaient amenés à révoquer en doute la réalité de l'être
en général et de toute existence particulière ; qu'enfin Carnéade
n'aurait pu lui-même , sans porter atteinte au dogme de l'aca-
lalepsie, convenir que le fait de son eiisteuce personnelle était
pour lui une connaissance cataleptique. Or, comme il C9t re-
connu que Carnéade , s'il a quelquefois fléchi sur le dogme de
la suspension en permettant d'opiner, est resté inébranlable
sur le dogme de l'acalalepsie , nous ne pouvions pas lui prêter
une autre réponse que celle qu'il vient de faire , sans le mettre
en contradiction avec lui-même.
(a) Arislippe fut le chef de la «ecte Cyrénaïque. Il était dis-
ciple de Socrate ; il ne voyait de certitude que dans les connais-
sances que nous acquérons par le sentiment ; 11 plaçait le sou-
\erain bien dans la volupté.
DIALOGUE. 10'J
la faiblesse de la raison ; il fallait vous en tenir
là : ear en ce qui regarde la conscience que
nous avons de nos perceptions, et le sentiment
intime par lequel nous nous rendons compte
à nous-mêmes de notre existence , il ne peut
pas y avoir le moindre doute à former. Il n'en
est pas des affections de l'àme comme des choses
qui sont hors de nous; de celles-ci on ne peut
dire autre chose, sinon elles paroi s sent être,
mais de celles-là on dit sans hésitation , elles
sont. Ainsi , par rapport à la douleur et au
plaisir, le sentiment qu'on en a est vrai. Je
vous livre donc l'évidence et la raison, parce
que je n'y vois pas une garantie suffisante de
certitude; je rejette avec vous, ou plutôt je
révoque en doute le témoignage des senscomme
étant une source d'illusions, mais je tiens ferme
sur la réalité de nos affections et la vérité de
nos sentiments. Quand je souffre , je sais très
Lien que je souffre, et celui qui voudrait me
persuader que je dois être en doute sur ce point
dans le moment que la douleur m'arrache des
cris aigus , perdrait assurément bien son
temps (i).
Sur le fait de mon existence, je serais, si la
(1) Cic, Acad.y lib. h, n. 7. — Sext. Emp., Pyrrlt.
//r/j., lib. i, c. 31. — Id.} adv. Mat., lib. vu, seç. 191.
170 ÉCOLE D'ATHÈNES.
chose était possible, plus affirmatif encore :
quand je serais en doute sur tout le reste, ne
sachant pas au juste si je veille ou si je dors , si
j'ai l'esprit sain ou si je suis en démence; si je
me trompe, ou non , dans mes raisonnements ;
toujours me suffirait-il que je sente et que je
pense, pour être bien convaincu que j'existe ;
car il m'est tout-à-fait impossible de séparer
l'être de la pensée , et l'existence du senti-
ment.
Carnéade.
Mais quand vous dormez profondément, vous
n'avez ni sentiment , ni pensée ; vous cessez
donc d'exister : si vous cessez d'exister, vous
n'avez aucune raison , en vous éveillant, de lier
cette nouvelle existence que vous allez com-
mencer avec votre existence précédente. Cette
existence ne vous appartient pas plus qu'à tout
autre. Alors votre sens intime est en défaut
puisqu'il cherche toujours à lier cette existence
passée avec l'existence présente, pour n'en
faire qu'une seule et même existence : se trou-
vant en défaut sur ce point , il devient avec
raison suspect.
Direz-vous, pour échapper à cette difficulté,
que le sommeil ne rompt pas le fil de votre exis-
DIALOGUE. 471
tence , quoiqu'il interrompe le cours de vos
sentiments et de vos pensées, posant de cette
sorte implicitement en principe que l'on peut
cesser de sentir et de penser, sans pour cela
cesser d'être ; mais ce nouveau principe serait
en opposition formelle avec celui que vous
énonciez tout à l'heure; rappelez-vous en effet
que vous disiez qu'il n'est pas possible de sépa-
rer l'idée de l'être de l'idée du sentiment et de
celle de la pensée.
Si vous reconnaissez présentement qu'être et
penser sont deux choses, que ces idées ne sont
point liées entre elles de telle sorte qu'on ne
puisse les séparer ; alors il s'ensuivra qu'on peut
être sans penser : mais il s'ensuivra probable-
ment aussi qu'on peut penser sans être; et la
preuve de votre existence vous échappe.
Quel que soit donc le parti que vous preniez,
il vous sera difficile de sortir d'embarras.
Quant à moi, je ne conçois guère l'être sans
le sentiment et la pensée ; vous-même, vous ne
le concevez pas mieux que moi sans cela ; tous
les jours il vous arrive de dire d'un homme qui
a perdu sans retour la faculté de penser et de
sentir, que cethomme est mort, que cet homme
n'existe plus.
Ainsi l'idée de l'être se confond naturellement
avec l'idée du sentiment et de la pensée. Donc,
172 ÉCOLE D'ATHÈNES.
en cessant de penser et de sentir, ne fût-ce
qu'un moment, on cesse d'être ; donc, en chan-
geant de sentiment et de pensée , ce qui arrive
à chaque instant, on change d'être ; or ce n'est
pas là ce que vous dit le sens intime ; le sens
intime vous trompe donc.
Mais s'il vous trompe en vous persuadant que
ce qui est interrompu est continu , que ce qui
est variable est identique à lui-même, il vous
trompe encore bien mieux en vous pénétrant
de cette conviction que dans la réalité vous êtes ;
car il suit de vos principes , qu'à proprement
parler jamais vous n'êtes. En réduisant, comme
vous faites , toute la science au sentiment ,
l'homme devient un être purement sentant ;
hors du sentiment il n'y a plus rien de réel et de
vrai dans l'homme. Or, comment fixerait-on
l'état d'un être purement sentant, c'est-à-dire
d'un être qui change sans cesse, qui s'altère
continuellement? Au moment qu'on voudrait
déterminer ce qu'il est , il ne serait déjà plus ce
qu'il était ; il passe , il s'écoule , il flue , mais il
n'est jamais. Il faudrait, pour qu'on pût dire
qu'il existe réellement, supposer en lui quelque
chose de fixe et permanent, sujet immuable et
toujours identique de ces modifications, sensa-
tions et sentiments dont la vie humaine se com-
pose Or, ce je ne sais quoi que je ne puis com-
DIALOGUE. 173
prendre et que je ne saurais nommer, doit
vous paraître encore plus qu^ moi un être de
raison, puisque vous ne voyez de réalité que
dans les modifications et sensations qui se suc-
cèdent les unes aux autres, et que vous l'ex-
cluez de tout le reste. Vous êtes donc induit
en erreur par votre sens intime, toutes les fois
que vous vous imaginez être réellement (a).
Au surplus , qu'est-il en lui-même ce sens in-
time? sinon, et de même que l'évidence, une
persuasion forte et en quelque sorte irrésis-
tible, qui s'empare, on ne sait comment, de
notre esprit. Mais tout à l'heure vous recon-
naissiez qu'en ce qui regarde les choses exté-
rieures, cette persuasion est susceptible d'er-
reur; je ne vois pas d'après cela , comment il
se ferait qu'elle pût vous paraître une règle
infaillible, quand il s'agit des choses intérieures.
En ce qui me concerne, je sens que si j'arrivais
jamais à être pleinement certain que j'existe ,
j'en viendrais bientôt à ce point de croire aussi
que deux et deux font quatre. En attendant, je
continuerai à mettre au rang des choses vrai-
semblables tout ce qui tient à la conscience, de
(a) Ce dernier argument a été développé avec un talent re-
marquable par M. Victor Cousin , dans son Introduction au dia-
logue de Platon, intitulé Théœtète.
174 ÉCOLE D'ATHÈNES.
même que ce qui se rapporte à l'évidence , n'y
voyant encore aucune certitude, y trouvant
seulement un très grand degré de probabilité.
Je ne craindrai donc pas de dire, en parlant de
mon existence, que si ce n'est pas pour moi
une chose tout à-fait certaine , c*est cependant
de toutes les choses probables, sauf une, la plus
probable à mes yeux.
Antipater (a).
Vous parlez sans cesse du vraisemblable, et
il faut que vous attachiez quelque sens à ce
mot. Comme je dois penser que vous le prenez
dans l'acception qu'on lui donne d'ordinaire,
je suis fondé à croire que vous entendez, par
une chose vraisemblable, celle qui se rapproche
du vrai , qui a de la ressemblance avec la vé-
rité : or, comment pourriez-vous juger de cette
ressemblance si vous n'aviez jamais vu la vérité ?
Il y a donc pour vous des vérités connues, et
ce n'est qu'en vous rappelant l'impression que
vous en avez reçue, que vous dites de chaque
(a) Anlipater, le stoïcien, avait été disciple de Diogène le ba-
bylonien qui avait été contemporain de Caniéade. Il était de Si-
don, et il a eu de la réputation comme philosophe.
DIALOGIE. 17»
chose , qu'elle est , ou qu'elle n'est pas vrai-
semblable (i).
Carnéade.
N'est-ce pas vous, Antipater, qui disiez, il y
a peu de jours, en examinant cette statue qu'on
se propose d'ériger à l'honneur de Solon, que
cette statue ne lui ressemble pas? cependant
vous n'avez jamais vu Solon. Il y a donc des
moyens de juger la ressemblance sans avoir vu
l'original auquel se rapporte la copie ; moyens
qui ne sont pas , il est vrai , de nature à établir
une certitude parfaite, mais qui constituent une
probabilité suffisante.
J'ai connu un paysan de l'Attique, si pauvre,
qu'il n'avait jamais vu de pièces d'or : il savait
toutefois qu'il y en a, et il avait quelque idée
de la couleur de ce métal; un jour il lui fut
donné une pièce fausse qui fut ensuite refusée
quand il la présenta; depuis, il n'a jamais
voulu recevoir une pièce d'or en échange de ce
qu'il apporte au marché, alléguant pour motif,
que n'ayant pas une pierre de touche, il crain-
drait encore d'être trompé. Pensez vous que ce
brave homme soit en cela mal avisé?
(1) Cic, Acad., lib. n, n. il.
i:r, ÉCOLE D'ATHÈNES.
Nous savons de notre côté , Antipatcr, qu'il
y a des choses vraies et des choses fausses dans
le monde ; mais n'ayant pu jusqu'ici découvrir
aucun signe qui nous mette à même de discer-
ner le vrai du faux, nous n'affirmons jamais
d'aucune chose dogmatiquement qu'elle est
vraie ou qu'elle est fausse. Nous convenons
cependant qu'il y a des apparences fortes qui
rendent probable que telle chose est vraie, que
telle chose est fausse ; et dans le cours de la
vie , nous suivons ces probabilités ; mais quand
il s'agit de passer outre , de prononcer que ce
qui nous paraît vrai, est vrai en soi, nous
sommes arrêtés tout court et notre jugement
reste en suspens.
Antipater.
En répétant jusqu'à satiété qu'il n'y a rien de
certain (#), et en fortifiant cette assertion de
toutes les preuves que votre génie subtil peut
inventer, vous prétendez assurer la pierre fon-
damentale sur laquelle votre système repose ;
(a) Je ferai remarquer que je me sers du mot certain comme
synonyme dans notre langue de celui de cataleptique, qui pa-
raîtrait sans doute barbare, et cela sans m'attacher à une dis-
tinction qu'on a attribuée à Carnéade comme nous l'avons dit
dans la note pare 83.
DIALOGUE. 17T
voilà donc toute votre science réduite à cette
maxime fondamentale, à ce dogme unique, qu'il
n'est pas possible de rien savoir ; mais ce dogme,
à tout le moins, échappe au naufrage ; il n'est
pas englouti avec tous les autres. Ainsi cette
proposition qu'il n'y a rien de certain, est pour
vous une proposition certaine (i).
Carnéade.
Point du tout, et cette proposition qu'il n'y
a rien de certain étant générale , elle se trouve
enveloppée elle-même dans cette généralité
qui n'admet aucune restriction (2).
Antipater.
Votre système alors n'a plus de base, et s'é-
croule sur lui-même : car si ce principe que
rien au monde n'est certain, dont vous prétendez
vous faire un point d'appui pour soulever et
renverser tout le reste, ne porte lui-même sur
rien , vous ne viendrez jamais à bout d'ébranler
notre conviction ; vous n'arriverez point à vos
fins. Archimède , il n'y a qu'un moment, de-
(1) Cic, Acad., lib. n, n. 9 et 34.
(2) Id., ibid.
n
178 ÉCOLE D'ATHÈNES,
mandait un point d'appui , se faisant fort de
déplacer la terre ; qu'on aille lui proposer d'ap-
puyer son levier sur ce léger nuage qui passe
et que le vent emporte, la proposition sera
bien reçue.
Carnéade.
Le batelier qui lutte contre la vague, s'ap-
puie-t-il sur autre chose que sur la vague elle-
même? L'oiseau qui fend l'air, a-t-il un autre
point d'appui que ce même air qui le soutient?
Il n'est donc pas nécessaire que le point d'ap-
pui soit immobile et fixe. Mais laissons là les
comparaisons : il n'y a point de proposition ,
sans en excepter une, qui me paraisse plus pro-
bable que celle-ci : Il n'y a rien de certain. Je
puis donc, en discutant, l'opposer avec avan-
tage à toute autre proposition qui tendrait à
établir qu'il y a quelque chose de certain, sans
pour cela en faire un dogme.
Antipater.
Toujours des arguties à la place de raisonne-
ments solides!
DIALÛT.UE. 179
Carnéade.
Toujours l'impuissance de répondre se cou-
vrant de l'apparence du dédain!
Anacharsis l'ancien (a).
Voilà donc, 6 sages de la Grèce, où viennent
aboutir vos infatigables travaux! des disputes
sans fin ; des systèmes qui se combattent y des
écoles opposées l'une à l'autre; des sectes qui
se divisent , puis se subdivisent elles-mêmes à
l'infini.
Poussé par je ne sais quel désir inquiet de
voir et de connaître , je me suis arraché aux
charmes du désert, j'ai quitté la Scythie qui m'a
vu naître, et je suis venu me jeter au milieu de
(a) II n'est pas inutile de faire observer que le discours d'A-
nacharsis , qui fait la conclusion de cette composition dramati-
que, est une fiction. Anacharsis cependant n'est point un per-
sonnage imaginaire : il était scythe d'origine, d'une naissance
distinguée, et vint à Athènes où il se lia avec les hommes les plus
marquants de cette ville. Diogène de Laërte cite de lui plusieurs
réponses et plusieurs traits qui annonceraient qu'à un grand
sen3 il joignait un esprit observateur, élevé, libre dans ses ju-
gements. On raconte qu'il fut tué par ses compatriotes, à son
retour en Scythie , à l'occasion de quelques nouveautés qu'il
voulait introduire dans la religion.
xi) ÉCOLE D'ATHÈNES.
vous, persuadé que la Grèce si vanléc recelait
tous les trésors de la sagesse.
Quelle a été ma surprise en premier lieu ,
quittant un peuple laborieux , guerrier, où le
mépris du luxe et des richesses , l'habitude de
la tempérance , un esprit de justice semblent
innés; de trouver ce peuple nouveau, que je
croyais si éclairé , inconstant et léger ; aimant à
l'excès les plaisirs et la gloire ; traitant les
grandes affaires comme un jeu; donnant aux
petites une attention sérieuse ; passant avec la
rapidité de l'éclair du découragement à l'inso-
lence, de l'exaltation à l'abattement: frivole et
mobile en tout.
Toutefois cette première surprise a fait place
à une surprise plus grande encore, lorsqu'ad-
mis dans le sanctuaire de la philosophie, j'ai
entendu les sages discourir, j'ai eu connaissance
de leurs débats.
Tel celui qui s'embarque plein de sécurité ,
la mer étant calme et le ciel sans nuages, s'é-
tonne ensuite à la vue de la tempête et jette
de tristes regards vers le port qu'il a quitté.
Tantôt emporté par un mouvement rapide,
je me suis vu élevé jusque dans les régions cé-
lestes ; tantôt je me suis vu entraîné par un
mouvement contraire , roulant d'abîme en
abîme, près d'être englouti dans le néant.
DIALOGUE. 1S1
Ignorance et simplicité de mes aïeux, seriez--
vous donc à regretter!
En abordant sur cette plage , j'avais quelque
idée de la puissance des dieux, un sentiment
vague de la dignité de mon être, des notions
confuses de la justice et de mes devoirs.
Aujourd'hui , que sais-je ?
De retour dans ma patrie , qu'aurai-je à. ré-
pondre à ceux qui me presseront de questions ?
Je pourrai leur dire que j'ai vu des hommes
doués d'un génie rare, qui se sont voués exclu-
sivement à la recherche de la vérité ; qui ont ,
pour v réussir plus sûrement, renoncé la plu-
part a leurs biens , leurs parents , leur pairie,
et se sont dégagés de tout autre soin. Mais
quand ils me demanderont ce que ces hommes
d'un esprit si pénétrant, si vaste, si profond,
m'ont appris ; je baisserai la tête.
Cependant il y a quelque chose en moi qui
me ramène sans cesse à l'idée d'une vérité ca-
chée, et me presse du désir de la trouver,
où qu'elle soit. Qui m'apprendra donc quelle
terre la recèle ; quel peuple a le bonheur de la
posséder? Vous restez muets; personne de
vous ne se présente pour me faire connaître la
voie qui conduit à cette région que je cherche ;
n'importe, j'irai, je visiterai tous les lieux d'où
l'étranger n'est pas repoussé ; et je m'assurerai
182 ÉCOLE D'ATHÈNES.
si dans quelque coin de la terre, jusqu'àprésent
ignoré, la vérité n'a pas été mise en dépôt
pour être ensuite proclamée, quand les temps
seront arrivés.
Adieu donc, 6 Grèce si vantée , qui de loin
brillez comme un phare, et de près n'êtes plus
qu'un volcan enflammé, dont la lueur intermit-
tente éblouit , mais n'éclaire point.
L'ÉCOLE D'ATHÈNES.
Cpilogur.
i.
Sans prétendre établir un parallèle entre l'ou-
vrage qu'on vient de lire et le premier essai de
l'orateur romain , dans le genre philosophique ,
c'est-à-dire , entre YEcole d'Athènes et les
Questions Académiques , nous croyons pou-
voir hasarder un rapprochement; c'est que les
deux auteurs, quoiqu'ils aient à peu près suivi
la même route , ne sont point arrivés au même
but.
Cicéron , prenant la parole en son propre
nom, s'est attaché à faire ressortir les contradic-
tions des philosophes , et il a sapé lui même
184 ÉCOLE D'ATHÈNES.
avec force les fondements des connaissances
humaines; sans autre vue que celle de faire pré-
valoir l'opinion de l'Académie qui réduisait tout
à la probabilité et qui rejetait la certitude. Pour
nous, évitant de prendre une part active à la
lutte, nous avons ouvert la lice, et nous sommes
resté simple spectateur du combat ; quand
ensuite , et à l'aspect de l'horrible confusion
que le choc de tant d'opinions diverses devait
nécessairement entraîner, nous avons pris sur
nous d'intervenir et de proclamer, sous le nom
d'Anacharsis, l'inutilité de ces débats ; ce n'a
pas été dans l'intention de pousser la raison hu-
maine à bout , mais d'engager l'homme à de-
mander à la religion ce que la philosophie n<e
saurait lui donner. Ainsi la conséquence à tirer
de Y Ecole d'Athènes , à la différence de celle
qui découle naturellement des Questions Aca-
démiques, n'a rien de désespérant pour celui
qui cherche de bonne foi la vérité.
Toutefois, ne serait-ce point ici une nouvelle
illusion qui se présente? N'y a-t-il pas eu, n'y
a-t-il pas encore un grand nombre de religions,
dont chacune réclame pour elle, et à l'exclu-
sion de toutes les autres , l'avantage d'être
fondée sur la parole de Dieu? Ces religions ont
produit bien des sectes ; ces sectes se sont elles-
ÉPILOGUE. 18-,
mêmes divisées, puis sous-divisées encore; ce
n'est donc pas une porte de secours ouverte à
l'esprit humain dans sa détresse ; mais un second
dédale, un labyrinthe aussi inextricable que le
premier, qui s'offre à l'homme fatigué.
Si cette objection, qui ne laisse pas que d'être
spécieuse, pouvait être solide au fond, alors il
faudrait penser que l'homme a été frappé d'ana-
thème en naissant; et que cet anathème a été
prononcé sur lui d'une manière irrémissible,
puisqu'avant reçu l'intelligence en partage , la
vérité cependant échapperait continuellement à
sa poursuite.
Mais il n'en est point ainsi.
L'homme , il est vrai , porte sur son front le
signe d'un être déchu ; il reste toutefois assez
de grandeur en lui, pour qu'on reconnaisse que
ce n'est pas un être entièrement dégradé. Fai-
ble , il lui faut un appui ; malade, il a besoin de
secours : il le sent, et il appelle ordinairement
la religion à son aide.
Ce sentiment de faiblesse morale , du reste ,
est tellement inhérent à la conscience de
l'homme , qu'il ne serait pas en son pouvoir de
l'arracher entièrement. Ceux-là même qu'un
fol orgueil porte à repousser le secours de la
révélation , cherchent une assurance hors d'eux
par l'espèce de foi qu'ils accordent d'abord à la
180 ÉCOLE D'ATHÈNES.
parole du maître; et cet homme aussi par le-
quel les autres jurent, s'effraierait de son isole-
ment, s'il ne voyait autour de lui quelques dis-
ciples qui l'admirent.
Mais le grand nombre, disons mieux, le genre
humain tout entier, par un instinct qui ne le
trompe pas, attend de plus haut le secours dont
son impuissance lui fait un besoin ; c'est vers le
ciel qu'il élève la vue quand il veut réclamer
assistance.
Ainsi la religion , en tant qu'elle émane direc-
tement du ciel, est appelée naturellement à de-
venir le soutien de l'homme, et le guide de sa
raison.
Or, il se présente à la fois plusieurs religions
qui prétendent avoir exclusivement le droit
d'être regardées comme divines ; dans ce con-
tlit, il importe de reconnaître quelle est celle
qui justifie le mieux sa prétention. Cet examen,
au premier coup d'œil, paraît ouvrir un champ
bien vaste à la discussion; cependant nous ver-
rons tout à l'heure que l'embarras n'est pas aussj
grand que d'abord il semble l'être.
De quoi s'agit-il en effet? d'arriver a déter-
miner, d'une manière précise, quelle est, de
toutes les religions, celle qui porte le véritable
cachet de la révélation ; une fois la question ré-
duite à ces termes , le champ de la discussion
ÉPILOGUE. 187
se resserre , le fond sur lequel elle s'établit de-
vient ferme.
Quelque soin qu'on puisse apporter à re-
trouver la trace de toutes les religions qui ont
eu cours dans le monde , quelque exagération
qu'on puisse mettre dans l'énumération de celles
qui existent présentement , toujours sera-t-on
forcé de convenir qu'il n'y a , sous le rapport
de la mobilité , nulle comparaison à faire entre
les opinions philosophiques et les opinions reli-
gieuses.
La philosophie, par cela seul qu'elle procède
par voie d'examen , en s'exerçant sur des ma-
tières trop élevées pour que l'esprit humain
puisse y atteindre de lui-même, porte en elle
naturellement le principe d'une mobilité perpé-
tuelle : aucun philosophe n'a le droit d'impo-
ser , par voie d'autorité , sa propre opinion à
son disciple; et celui-ci, en discutant l'opinion
du maître sera conduit insensiblement à la mo-
difier. Il serait difficile en effet qu'en cherchant
a résoudre ces grands problèmes , pour lesquels
l'esprit humain a trop peu de données, le
maître et le disciple fussent toujours d'accord
J8* ÉCOLE D'ATHÈNES,
entre eux (a). De là, celte instabilité qui pénètre,
comme un venin, toutes les parties de la philo-
sophie : maladie incurable, dont elle ne pourra
jamais extirper le germe , puisqu'il a sa racine
dans la nature même du principe philosophique.
Qui, plus que Socrate, aurait eu le droit de
penser qu'il jetait les fondements d'un édifice
solide? La sagesse semblait s'exprimer par sa
bouche ; et cependant il n'est aucun de ses dis-
ciples, parmi ceux au moins qui se sont livrés
à l'enseignement philosophique, qui ait con-
servé intact le dépôt qu'il avait reçu : presque
tous sont devenus chefs de sectes. Platon, lui-
même r pénétré d'un si grand respect pour la
mémoire de Socrate, s'est établi jugé de sa
doctrine , et l'a singulièrement altérée. Si Pla-
ton ensuite a trouvé dans Speusippe un élève
docile, il a rencontré dans Aristote, le plus dis-
tingué, sans contredit, de tous ceux qui ont.
(a) Admettons ce que le mon Je ne vit jamais, non seulement
deux intelligences, mais deux natures rigoureusement identi-
ques; supposons en outre que ces deux hommes, naturellement
inégaux par l'âge , se soient trouvés dans les mêmes conditions
d'expérience et d'observation : il est bien clair que les impres-
sions du maître et du disciple n'auront pu être adéquatement
semblables ; et l'eussent-elles été , il y a bien évidemment dans
l'indépendance et l'esprit philosophique proprement dit , une
impulsion qui empêcherait le disciple d'en tirer toujours los
roémes inductions que son maître. —Tu. F.
ÉPILOGUE. 18y
hanté l'Académie, un antagoniste déclaré. Théo-
phraste , de son côté, qui reçut des mains d'A-
ristote la direction de l'école péripatéticienne,
s'écarta sur beaucoup de points de l'enseigne-
ment de ce dernier. Straton, venant immédia-
tement après, changea tout. Ainsi les grands
maîtres, malgré leurs efforts, n'ont pu réussir
à donner à la philosophie quelque peu de con-
sistance. Socrate n'a pas formé d'école ; Platon,
s'il eût atteint le dernier terme de la longévité
humaine, eût vu la fin de celle qu'il avait fon-
dée ; Aristote meurt à un âge peu avancé, et
déjà Straton, qui doit porter le trouble dans le
Lycée, est à la veille de paraître.
Le mouvement est tellement inhérent à la
nature du principe philosophique, que là où ce
mouvement cesse , on peut être sûr que ce
principe est faussé. La philosophie, en effet,
ne devient stationnaire que lorsque l'esprit de
foi s'y est subrepticement introduit ; et alors
elle perd son caractère : le moyen âge en offre
un exemple frappant.
Si la fluctuation est dans la nature de l'esprit
philosophique, la stabilité est au contraire une
des qualités essentielles aux systèmes religieux,
parce que , en effet , il appartient à celui qui se
dit envoyé d'en haut , d'imposer la soumission
d'esprit, et de commander impérieusement la
490 ÉCOLE D'ATHÈNES,
foi. Toute religion dès lors qui admettrait le
libre examen sur un autre point que celui de la
mission de l'envoyé, toute religion qui ouvri-
rait à chacun le champ de la discussion sur le
fond même du dogme , introduirait dans son
propre sein un principe de contradiction, d'où
résulterait à la longue la ruine entière de l'es-
prit de foi.
Or, une religion qui a perdu l'esprit de foi ,
est dépouillée de son caractère; ce n'est plus
qu'un système philosophique déguisé. Nous ne
saurions donc , dans le rapprochement à faire
des croyances religieuses, pour connaître celle
qui porte le cachet de la révélation, faire en-
trer en concurrence ces productions que l'es-
prit philosophique, appliqué mal à proposa la
religion, a enfantées si souvent : compositions
mixtes, que la philosophie rejette parce que la
raison trouve encore des entraves dans ce qui
reste du dogme religieux ; et que la religion ,
de son côté, repousse, comme donnant à la
raison plus qu'elle n'a le droit de prétendre.
Toutefois cette stabilité qui est le propre
des systèmes religieux, n'est point à l'épreuve
du temps , si la vérité n'en fait la base ; car il y
a dans les ouvrages de l'homme un principe de
destruction qui se développe plus ou moins
vite. L'homme mortel ne peut imprimer à au-
ÉPILOGUE. 191
cunc de ses produclions le cachet de l'immor-
talité ; et l'œuvre de l'imposture n'a pas ce qu'il
faut pour durer toujours. Si donc la stabilité
est une qualité inhérente aux religions qui com-
mandent la foi, \a perpétuité doit être la marque
particulière de celle qui a véritablement le droit
de l'imposer.
Ce principe admis, toutes les religions qui
ont cessé d'exister sont jugées irrévocablement.
Ainsi nous laisserons dormir dans leur poussière
ces religions de l'antiquité dont les savants re-
trouvent à grand'peine la trace, de même que
ces cultes idolâtriques dont les vestiges plus
récents attestent qu'ils ont régné dans un temps
plus rapproché du nôtre.
Quant aux religions , en petit nombre , dont
les bannières flottent encore, elles seront ap-
pelées à produire leurs titres et à faire preuve
de perpétuité. Le brahmanisme , le boud-
dhaïsme , l'islamisme d'une part, le christia-
nisme, le judaïsme d'autre part, comparaîtront:
entre ces religions, y en aura-t-il plusieurs,
en pourra-t-on compter jusqu'à trois qui prou-
veront qu'elles remontent jusqu'aux premiers
âges du monde? J'en doute.
En tout cas, ce ne sera point l'islamisme.
On peut fixer l'année, le jour et même l'heure
à laquelle ce colosse formidable s'est élancé du
102 ÉCOLE D'ATHÈNES,
désert pour exterminer la religion du Christ.
Long-temps il a prévalu; pendant bien des
siècles il s'est maintenu fièrement : de nos jours
il s'ébranle, il chancelle : on dirait qu'il va tom-
ber. Quoi qu'il en arrive, ses destinées sont
marquées : il a commencé, tôt ou tard il doit
finir.
Autant en dirai-je du bouddhaïsme et même
du brahmanisme, quoique ce dernier ait plus
de droit à l'ancienneté : car lorsque cette mo-
mie informe , qui se conserve parce qu'elle est
embaumée, sera enfin produite au grand jour
et débarrassée de ses langes, on reconnaîtra
qu'elle n'a point une origine céleste, et qu'elle
a été tirée du limon de la terre, en un mot
que , dans sa forme actuelle , c'est l'œuvre de
l'homme : d'après ce qu'on en sait, on peut
l'affirmer déjà (a).
Ainsi le champ de la discussion , au premier
coup d'œil si vaste, se resserre de plus en plus ;
et dans les limites étroites qui le circonscrivent
présentement, je ne vois que deux religions,
celle du chrétien et celle du juif, qui aient vrai-
ment le droit de s'y placer : encore est-il à re-
(a) Voir sur les Védas et sur Bouddha Rationalisme et Tradi-
tion.— Th. F.
ÉPILOGUE. 193
marquer que ces deux religions ont une origine
commune : ce sont deux branches attachées
sur le même tronc-
* *
*
Le chrétien et Je juif se disent issus du même
<père ; car ils prétendent que le genre humain
-est sorti d'un seul homme. Ils racontent de la
même manière la chute d'Adam et les suites
funestes qu'elle a eues , désastre lamentable
sur lequel il y aurait eu à gémir sans fin , si le
réparateur n'eût été montré aussitôt après la
faute commise! Ainsi le dogme du péché ori-
ginel , qui a donné lieu à la promesse d'un ré-
dempteur, est commun au juif et au chrétien.
Tous deux parlent ensuite d'une autre cata-
strophe qui a bouleversé le monde et dépeuplé
la terre. Une seule famille échappa; et le chef
de celte famille est pour le juif, comme il l'est
pour le chrétien , le nouveau rejeton duquel
la race humaine une seconde fois est sortie.
Cependant la famille de Noc se disperse ; les
traditions s'altèrent; l'idolâtrie prend naissance :
Dieu choisit Abraham et l'appelle pour être le
père des vrais croyants. A ce nom d'Abraham,
le chrétien et le juif s'inclinent avec respect;
tous deux se présentent comme héritiers des
13
194 ECOLE D'ATHENES,
promesses qui furent laites à ce patriarche vé-
nérable. Les enfants d'Abraham selon la chair
se multiplient , bien qu'ils gémissent sous une
dure oppression : or il est temps qu'ils soient
délivrés , pour être mis en possession de la
terre de Chanaan, image et symbole de la pa-
trie céleste réservée aux enfants d'Abraham
selon l'esprit , Moïse donc reçoit l'ordre de
tirer le peuple hébreu de la captivité; et il est
revêtu d'uï) pouvoir extraordinaire qui le met
à portée d'accomplir sa haute mission. Israël
sort en triomphe de l'Egypte ; et voilà que ce
peuple , introduit enfin dans la terre promise ,
devient le gardien et le dépositaire spécial des
traditions primitives , de la loi morale et reli-
gieuse , et enfin de la promesse du rédempteur
futur. Israël , malgré ses infidélités passagères,
conserve intact ce dépôt : l'attente du Messie
se soutient; de jour en jour elle devient plus
vive : des prophètes animés de l'esprit de Dieu
se succèdent pour en rappeler le souvenir et
décrire jusqu'aux plus minutieuses circonstances
de son avènement; néanmoins ils disent qu'ils
ne seront compris que du petit nombre.
Ce n'est pas que les traits qui doivent carac-
tériser le Messie soient équivoques : mais c'est
qu'ils semblent être contradictoires. Ainsi le
temps de sa venue est marqué ; on sait qu'il
ÉPILOGUE. 19:>
sera armé d'une puissance insurmontable, qu'il
brisera le joug qui pèse sur son peuple, et
qu'il foulera aux pieds ses ennemis vaincus : ce
sera un prophète plus grand que Moïse ; il fera
des miracles plus étonnants; les idoles tombe-
ront à son approche ; les rois et les peuples se
prosterneront devant lui. Mais la face du Messie
quelquefois est voilée, et alors tout ce grand
éclat s'obscurcit; le prophète qui nous le mon-
trait d'abord sous l'apparence d'un conquérant
invincible , maintenant nous offre à sa place un
homme profondément humilié : il passe ina-
perçu, ou, s'il attire un moment les regards,
ce n'est que pour appeler sur sa tète l'injure et
l'outrage, la persécution et la mort : les Juifs
le rejettent; les gentils le poursuivent; il est
en butte à tous ; il succombe enfin sous les coups
de ses ennemis. Que sera-t-il donc? sera-ce un
Dieu? sera-ce le dernier des hommes?
Même difficulté à concilier le langage des
prophètes en ce qui concerne le peuple de
Dieu. D'une part on voit l'annonce pour ce
peuple des plus hautes destinées : il descendra
de la montagne de Sion pour marchera la con-
quête du monde; rien ne pourra l'arrêter; et,
sous la conduite du Messie , de ce chef invin-
cible sorti de la tribu de Juda,il pénétrera
dans les régions les plus reculées, et jettera
196 ÉCOLE D'ATHÈNES.
les fondements d'un vaste empire que le temps
ne détruira point. Cependant il est dit, d'autre
part, que le sceptre sera arraché des mains de
Juda; que Jérusalem sera détruite; que les
Juifs seront errants et dispersés, sans rois, sans
princes, sans prophètes, sans sacrifices, sans
autel , attendant le salut et ne le trouvant pas.
Mais quoi ! ce temple, qui devait être ouvert
à toutes les nations , sera-t-il donc lui-même
détruit? Oui, il sera ruiné de fond en comble,
ce temple dont la Jérusalem terrestre se glorifie :
une nouvelle alliance aura lieu par le Messie;
une loi plus parfaite sera promulguée ; l'ordre
de sacrificature d'Aaron sera réprouvé, et celui
de Melchisédech introduit; en tous lieux on
offrira une hostie pure à Dieu en remplacement
des sacrifices d'animaux; les anciennes choses
seront oubliées; ce qui sera mis à la place sera
meilleur ; enfin , et c'est là le mot caché de l'é-
nigme , la réalité se montrera, l'ombre et la
figure disparaîtront ; le tableau de la loi par-
faite sera exposé au grand jour, et celui qui
n'en présentait que l'ébauche sera mis de côté.
Voilà ce que les prophètes ont vu bien long-
temps à l'avance, et ce qu'ils ont consigné dans
les livres saints, dont le chrétien et le juif con-
servent très précieusement, et chacun de leur
côté, un exemplaire. Toutes ces choses, du
ÉPILOGUE. 197
rcstG , ne devaient commencer a s'accomplir
qu'après la venue du Messie. Il arrive enfin , et
alors que se passe-t-il? Le saducéen le mécon-
naît ; le pharisien le méprise : le premier,
tout préoccupé de l'idée d'une grandeur tem-
porelle, ne daigne pas jeter un regard sur le
fils de Marie ; le second , infatué de sa science
vaine et encore plus de sa fausse sagesse, esf
choqué de la simplicité apparente du Messie.
Rien en effet ne le distingue aux yeux du vul-
gaire que l'éclat extérieur séduit; ni aux yeux
de l'homme superbe qui cherche la singularité.
Jésus est réputé fils d'un artisan ; il n'exerce
aucun pouvoir dans l'Etat ; il ne commande
point d'armées; il ne médite aucune conquête :
comment pourrait-il être le Messie? D'autre
part, il est humble, et marche dans la voie
commune ; il ne se fait point entendre dans les
carrefours , et n'a point revêtu le cilice et le
sac; enfin il n'a point la science du scribe; il
dédaigne les pratiques du pharisien : comment
ose-t-il se donner pour prophète? Ainsi la vraie
grandeur du Messie, cette grandeur qui consiste
dans le mépris de ce qui est vain et passager ,
la connaissance intime des choses qui se rap-
portent à Dieu, l'épanchement d'une charité
sans bornes , échappe aussi bien au juif charnel
qui cherche un conquérant dans le Messie, qu'au
198 ÉCOLE D'ATIlKSKS.
juif spirituel qui veut y trouver un prophète
d'après le modèle qu'il s'est fait. Quelques
hommes simples, dont le cœur est droit, ont
cependant distingué celui qui était générale-
ment attendu. Ils l'ont reconnu à la sainteté de
sa vie , à la sagesse de ses discours , et surtout
à l'éclat des œuvres merveilleuses par lesquelles
il manifeste à chaque instant sa puissance et sa
bonté. Le pharisien est aussi témoin de ses mi-
racles ; mais , dans son aveugle prévention , il ne
craint pas de les attribuer au démon : le sadu-
céen en est frappé lui-même ; mais cette im-
pression bientôt s'efface. Jésus-Christ devient
donc, ainsi qu'il avait été prédit du Messie, une
pierre de scandale pour le peuple d'Israël. En
effet la scission s'opère ; et de ce peuple uni
dans la même foi aux promesses qui regardaient
le rédempteur futur, se forment deux peuples
ennemis, qui se séparent à l'occasion de son avè-
nement.
Ainsi le juif s'obstinera à attendre celui qui
est venu : il s'attachera de plus en plus à la lettre;
mais, après avoir étouffé l'esprit qui vivifie, il
torturera la lettre elle-même qui le condamne,
de telle sorte que ce qu'il entendait auparavant,
il ne le concevra plus , et que ce qu'il voyait
clairement se couvrira de ténèbres. Le chré-
tien , au contraire, marchant d'un pas ferme à
ÉPILOGUE. iyu
la clarté du jour nouveau qui a lui , s'attachera
aux pas du rédempteur des hommes et du divin
libérateur des nations : il conciliera les prophé-
ties, en tant qu'elles se rapportent aux choses
temporelles qui sont figures et aux choses éter-
nelles qui sont figurées ; il concevra qu'il fallait
que le Messie, pour entrer dans la gloire, passât
par les humiliations; il verra nettement que le
Christ est cette pierre angulaire que des ou-
vriers entêtés et grandement coupables ont re-
jetée, bien qu'elle fût destinée à former le lien
de l'ancien et du nouveau Testament. Ainsi les
deux Eglises, marchant en sens opposé, s'éloi-
gnent de plus en plus ; et toutefois elles restent
encore aux yeux des païens confondues, quand
la persécution est suscitée.
Cette persécution, au surplus, présente des
résultats bien divers, selon qu'elle s'applique
à l'une ou à l'autre des Eglises. Ainsi, tandis
qu'elle devient pour l'Eglise rabbinique le com-
mencement de cette désolation dont elle avait
été menacée par les prophètes , elle fournit à
l'Eglise chrétienne , au contraire, l'occasion de
voir s'accomplir les promesses qui la regardent.
La première reste abattue sous les coups qu'on
lui porte , et ne se relèvera jamais ; la seconde,
à chaque blessure qu'elle reçoit, se ranime et
se montre plus forte ; ni l'une ni l'autre cepen-
300 ÉCOLE D'ATHÈNES,
dant ne peuvent s'éteindre entièrement : cclle~
là , en effet , est condamnée à expier jusqu'à
l'approche des derniers jours le crime énorme
qu'elle a commis , et de plus à porter sans cesse
témoignage contre elle-même en faveur de son
ennemie ; celle-ci est destinée à répandre la lu-
mière jusqu'à la consommation des temps; et
quoique vulnérable, il est dit qu'elle ne sera
jamais vaincue.
Il y a donc véritablement dans ces deux re-
ligions quelque chose de divin qui les met à
l'épreuve du temps; pour la religion rabbi-
nique , c'est la malédiction dont elle porte le
sceau empreint sur son front ; pour la religion
chrétienne, c'est la grâce vivifiante qui la ra-
jeunit perpétuellement. Ainsi, et tandis que les
religions humaines se forment , se modifient ,
s'altèrent et meurent enfin, tandis que les sectes
philosophiques , venant à la suite les unes des
autres, se pressent, ayant hâte de fournir leur
carrière d'un jour ; le christianisme et le rab-
binisme restent debout, survivent à tout, et
peuvent se glorifier également d'une origine
qui remonte au premier âge du monde. C'est
donc à choisir entre elles; mais ce choix ne sau-
rait être difficile : eh quoi ! un enfant bien ne
pourrait-il hésiter entre la faveur de l'hérédité
ou le malheur de l'exhérédation, entre la béné-
ÉPILOGUE. 20!
diction ou la malédiction du père do famille !
Laissons donc à l'écart ce culte rabbinique ,
qui ne doit plus embarrasser notre marche.
Fixons toute notre attention sur l'Eglise de Jé-
sus-Christ : il est temps que nous cherchions à
discerner, au milieu des diverses communions
chrétiennes, qui toutes voudraient se rattacher
à l'Eglise primitive et s'en disentissues légitime-
ment, celle qui produit, à l'appui de sa filia-
tion, le titre le plus formel.
202 ÉCOLE D'ATHÈNES
EPILOGUE.
II.
La mission du Messie comprenait en soi l'éta-
blissement de l'Eglise , ou, en d'autres termes,
le rassemblement de tout ce qu'il y avait
d'hommes de bonne volonté sur la terre, juifs
et gentils , pour en former le peuple chrétien :
car l'ancienne société hébraïque était sur le
point d'être dissoute, et la synagogue tirait à
sa fin.
La loi mosaïque elle-même allait subir des
changements : et d'abord, dans ce qu'elle avait
de figuratif, cette loi se trouvait abolie par le
seul fait de l'apparition de celui qui devait être
le terme de toutes les figures; d'autre part,
les ordonnances qui se rapportaient à l'ordre
civil et politique , temporaires de leur nature ,
n'étaient pas destinées à survivre à la dispersion
du peuple pour lequel elles avaient été faites.
Il ne pouvait donc y avoir dans l'ancienne loi
que ce qui se référait à la connaissance de
l'homme et de Dieu, ainsi qu'à la règle générale
ÉPILOGUE. S»3
des devoirs religieux et sociaux , qui fût dans le
cas d'être maintenu. Cette partie elle-même
allait recevoir, sinon des modifications, du moins
de l'extension ; le Messie étant appelé à donner
à la révélation un plus grand développement,
et à la morale un degré de perfection que ne
comportait point l'état où se trouvait le genre
humain avant qu'il eût été racheté.
Ainsi la promulgation de la loi de grâce et
la réunion du peuple qui devait se gouverner
d'après elle entraient dans la mission du Messie.
Ce n'est donc pas simplement un prophète ,
mais c'est un législateur souverain dans l'ordre
des choses intellectuelles que tout chrétien doit
voir dans le Christ issu de David selon la chair.
Or il est un principe que jamais législateur
ne s'est avisé de méconnaître : c'est qu'une
société, de quelque nature qu'elle soit, quelque
restreinte qu'elle puisse être, ne saurait se
maintenir, s'il n'y a pas une autorité qui la
règle. En vain la loi existerait-elle ; s'il est per-
mis à chacun de l'interpréter à son gré, de
l'appliquer à sa gnise, c'est comme si elle
n'existait pas. La loi, par elle-même, n'a au-
cun moyen de répliquer à celui qui l'entend
mal, ni de réprimer celui qui la viole ; il y aura
donc nécessairement anarchie, même après
que la loi aura été promulguée , s'il n'y a pas
20i ÉCOLE D'ATHÈNES,
un corps de magistrature établi pour détermr-
ner le sens dans lequel la lettre doit être en-
tendue, et pour donner force à la loi.
D'après cela il est naturel de penser que le
divin législateur, qui a eu pour objet , en pu-
bliant la loi de vérité , de mettre fin à l'anar-
chie des esprits, n'aura point omis de constituer
une magistrature suprême investie du droit de
prononcer sur les doctrines; et qu'il lui aura
conféré le pouvoir de terminer les différends
par une décision infaillible , puisqu'il n'y a
qu'une décision de ce genre qui puisse impo-
ser la loi aux intelligences et les concentrer
dans l'unité.
Aussi a-t-elle été créée, cette institution,
sans laquelle la loi évangéliquc n'eût été qu'une
lettre morte, et sans laquelle aussi l'ordre n'eût
jamais pu s'introduire dans le monde intellec-
tuel. On voit en effet que le Christ ne s'est pas
contenté de semer sur sa route les vérités du
salut; mais qu'il en a confié le dépôt aux
apôtres, et à Pierre notamment, pour qu'ils
en devinssent les dispensateurs; établissant de
cette sorte des pasteurs pour les simples fidèles,
et au dessus des pasteurs un chef chargé de
conduire tout le troupeau dans ses voies.
La voilà donc fondée, cette Église de Jésus-
Christ. Tant qu'elle existera , elle portera sur
ÉPILOGUL. 205
Pierre ; c'est le divin fondateur qui l'a dit : assise
sur ce roc inébranlable, elle défiera toutes les
puissances de l'enfer, elle déjouera tous les ar-
tifices du démon , car l'esprit de vérité sera
toujours en elle, et la puissante main de Dieu
la soutiendra perpétuellement.
Enrichie des dons de la grâce, confiante dans
les promesses de celui qui ne trompa jamais,
nous la verrons bientôt s'élancer au milieu des
juifs et des gentils, pour continuer la mission
du Messie et commencer elle-même son œuvre.
Or il ne s'agissait de rien moins que de chan-
ger la face du monde. A considérer la chose
humainement, cette entreprise était irréfléchie,
téméraire. Tous les peuples, un seul excepté,
étaient livrés à des superstitions qu'une longue
suite de siècles avaient consacrées : c'étaient
des croyances qui se liaient aux institutions po-
litiques, qui avaient jeté de profondes racines
dans les mœurs, qui se trouvaient en rapport
avec les habitudes de la vie privée : l'intérêt
particulier veillait à leur conservation ; la puis-
sance publique avait charge de les maintenir :
voilà ce qu'il fallait renverser. Si du moins il y
eût eu quelque raison de croire que les passions
mises en jeu se prononceraient et accourraient
comme auxiliaires, on concevrait mieux la ten-
tative, puisque c'est à l'aide des passions que la
206 ÉCOLE D'ATHÈNES,
plupart des révolutions se sont faites. Mais une
religion qui prêche la surbordination et la pa-
tience, qui fait une loi de la pénitence et de
l'abnégation de soi-même , une religion qui
prend à tâche de contrarier la nature dans ce
qu'elle a de vif et d'emporté , n'a rien qui ré-
ponde aux passions du cœur de l'homme ; bien
loin de les flatter, elle les combat. Ainsi les
passions d'une part, les préjuges de l'autre, se
trouvant intéressés fortement au maintien de
ce qui est, vont se liguer et agir de concert à
l'encontre de la mission apostolique.
Cependant il est une classe d'hommes qui se
fait gloire de n'être point, comme les autres,
asservie au joug du préjugé : ils affichent l'in-
dépendance 5 ils ont la prétention d'agir en
toutes choses par raison. L'Évangile aura-t-il
un plus libre accès auprès d'eux? la chose est
douteuse , il est à craindre même que l'oppo-
sition de ce côté ne se manifeste plus forte. Si
la religion du Christ se fût bornée à proscrire
les vices grossiers, laissant un libre cours à l'or-
gueil , elle eût peut-être trouvé des partisans
dans cette secte fameuse qui déclamait elle-
même contre la volupté; si elle eût, au con-
traire, fait grâce aux penchants impurs, diri-
geant uniquement les efforts de son zèle contre
le pédanlisme et la morgue des stoïciens , elle
ÉPILOGUE. I(B
eût vraisemblablement rencontré, parmi les
disciples d'Epicure, quelques philosophes dis-
posés à faire cause commune avec elle ; mais
l'Évangile ne se prête point à ces sortes de mé-
nagements: et Paul , l'intrépide apôtre des na-
tions, n'est pas homme à transiger. Du haut de
son siège apostolique , il lance un analhème
général contre les œuvres de la chair; et de
cette sorte il frappe d'un seul coup les deux
sectes : car il comprend dans l'énumération
qu'il fait des œuvres de la chair, aussi bien les
actions dont l'orgueil est le principe, que celles
dont la sensualité est la source. Ainsi l'apôtre
ne craint pas de heurter à la fois Epicure et
Zenon. Il va plus loin ; et prenant la philoso-
phie elle-même à partie , il lui reproche son
inutilité , il montre combien elle est vaine : La
science des savants, dit-il, sera rejetée; et,
puisque la sagesse humaine n'a pas réussi à faire
connaître Dieu au monde , c'est par la folie de
la prédication que cette connaissance lui vien-
dra et qu'il sera sauvé.
Mais quel est-il, ce Paul qui gourmande ainsi
la sagesse humaine? Un avorton, s'il faut l'en
croire (a) ; un homme de rien, s'il faut en juger
d'après les idées communes : et cependant,
(a) Miki tanquam abortivo visus. I. Cok-, x\, B,
208 ÉCOLE D'ATHÈNES,
sous le rapport tics avantages auxquels s'attache
la considération en ce bas monde, et dont il
déclare lui-même qu'il est dépourvu, les autres
apôtres sont encore au dessous de lui.
Jésus-Christ, en effet, pour établir l'empire
universel de la croix , n'a pas voulu s'associer
dans le principe les puissances de la terre ; et
pour former le collège apostolique, il n'a pas
cherché non plus ce qu'il y avait de plus émi-
nent en doctrine, ou de plus distingué par le
talent : il semble qu'il ait pris à tâche de mettre
la faiblesse aux prises avec la force (<z), à cette
fin que, par rapport au succès de la prédication
évangélique, il n'y eût rien à attribuer à
l'homme. Dans cette vue, il sépare du milieu
de la nation juive , qui est elle-même aux yeux
des gentils un peuple méprisable , douze indi-
vidus, nés de parents obscurs, vivant du pro-
duit de leur travail journalier; il place à leur
tête un pêcheur de la Galilée : et voilà cette
armée formidable qui doit soumettre au joug
de la nouvelle loi les Grecs et les barbares, les
sages et les insensés, les savants elles ignorants,
les juifs et les gentils ; car c'est pour cela qu'ils
sont envoyés.
(a) Quœ slulta sunt mundi elegit Deus , ut confundat fortia.
I. Cor., i,27.
ÉPILOGUE. m
Quelle mission étrange ! comment a-t-elle
pu être donnée, comment a-t-elle pu être
accueillie? Cependant les apôtres ne l'ont point
rejetée ; loin de là , ils se sont félicités d'avoir
été jugés dignes de sacrifier leur vie pour la
remplir.
Le premier soin des apôtres, après qu'ils ont
recula plénitude des grâces, est de rassembler,
pour les faire entrer dans l'Eglise chrétienne ,
ceux de leurs frères qui habitent la Judée , et
qu'ils trouvent disposés à reconnaître dans la
personne de Jésus, le Messie promis. Les
apôtres ensuite se dispersent : Pierre s'arrête à
Antioche et y séjourne ; enfin il arrive au lieu
qui devait être le dernier terme de sa course.
Cependant le mouvement opéré par la prédi-
cation évangélique a donné au monde un ébran-
lement qui signale l'existence de l'Église : les
puissances de la terre s'émeuvent, et de toutes
parts s'élève une opposition violente. Les Juifs
ont commencé la persécution, les gentils la con-
tinuent ; ils entourent, ils pressent cette Eglise
qui vient de naître ; ils voudraient l'étouffer
dans le sang. Rien n'y fait : elle lutte, sans em-
ployer d'autres armes que la patience ; elle croît,
sans mettre en œuvre aucun des moyens hu-
mains qui facilitent le succès; elle s'étend au
loin ; elle pénètre partout. Enfin après trois
14
tiO ÉCOLE D'ATHÈNES.
cents ans d'une persécution très vive , le plus
souvent atroce , et rarement interrompue , les
Césars eux-mêmes courbent la tète et se rangent
au nombre des adorateurs du Christ.
Rome alors voit avec étonnement le vicaire
de Jésus-Christ et le prince temporel de la plus
grande monarchie qui ait existé sur la terre ,
exerçant dans son sein , et chacun dans son
ordre, le pouvoir qui leur est départi. Mais la
Providence avait réglé que les choses ne reste-
raient pas long-temps sur ce pied. Ces deux
puissances sont trop grandes pour être ainsi
rapprochées ; et l'Église eût eu bientôt à re-
douter, par rapport à l'exercice de sa juridic-
tion , des embarras d'un autre genre, et plus
difficiles peut-être à vaincre que ceux qu'elle
avait précédemment surmontés. Protégée d'a-
bord, elle eût fini par être asservie. Il est donc
arrêté que le maître de l'empire cédera la
place au sucesseur des apôtres; et Constantin,
qui croit agir dans l'intérêt de l'état seulement ,
tandis qu'il ne fait qu'exécuter le décret d'en
haut par lequel il est pourvu à l'indépendance
du pouvoir spirituel, quitte Rome et transfère
le siège de l'empire à Byzance.
Le danger par là devient moins imminent;
toutefois il n'est pas entièrement et pour tou-
jours écarté. Les oscillations, les intrigues et
ÉPILOGUE. 211
les violences de la cour de Byzance, qui s'ingère
à temps et à conti e-temps dans toutes les dis-
cussions religieuses , portent sans cesse le
trouble dans l'Église d'Orient. Le flot de la
tempête quelquefois s'élève si haut que l'Occi-
dent à son tour est menacé , et la barque de
saint Pierre mise en péril ; mais Dieu veille sur
son Église : Rome décidément sera soustraite à
l'influence de Byzance ; et malgré les efforts
qu'elle-même fera pour se rattacher au gouver-
nement impérial , les liens qui les unissaient ,
relâchés de plus en plus, à la fin se détache-
ront et tomberont. En effet, et après avoir été
souvent déçue, attendant inutilement le secours
qu'elle réclamait du chef de l'empire , Rome ,
abandonnée à elle-même, s'est insensiblement
habituée à se ranger sous l'égide de la puissance
spirituelle. De cette sorte, et naturellement,
les papes se sont trouvés engagés à prendre
part aux événements désastreux qui ont marqué
pour les peuples de l'Italie l'époque de la déca-
dence du Bas-Empire. Ainsi les vicaires de Jé-
sus-Christ , long-temps avant que Pépin et
Charlemagne leur eussent concédé aucune por-
tion de territoire, avaient été, par la force
des choses, poussés au timon des affaires ; et ils
exerçaient dans Rome une sorte de juridiction
mixte.
•2\1 ÉCOLE IVATIIÈNES.
Enfin il s'accomplir, cet événement impor-
tnnt que la Providence préparait de longue
main : le pape devient indépendant et souve-
rain.
Ainsi le voilà, ce siège apostolique, centre
du pouvoir spirituel, source de la lumière qui
doit se répandre dans toute la suite des Ages,
porté maintenant assez haut pour n'être point
exposé continuellement aux envahissements de
la force matérielle ; le voilà qui s'élève comme
un phare au milieu de la chrétienté!
* *
Tandis que l'Église s'affermit sur sa base, et
s'étend du côté de l'Occident, en Orient elle
tait des pertes. Une secte ennemie du christia-
nisme a pris naissance en Arabie : fanatique et
violente de sa nature, elle subjugue par la
force des armes la contrée qui la vue naître ;
puis elle en dépasse les limites, et se précipite
comme un torrent sur les provinces de l'empire.
En moins de cinq années, trois des quatre
grands patriarcats de l'Orient passent sous la
domination musulmane : et partout où le ma-
hométan s'établit , le chrétien est dans l'op-
pression ; il est persécuté.
Mais l'épreuve des persécutions n'est pas
ÉPILOGUE. 213
toujours ce qu'il y a le plus à redouter pour le
peuple fidèle ; souvent il arrive que la foi s'épure
au feu des tribulations : ainsi l'Eglise d'Orient
aurait pu se soutenir et dans tous les cas se re-
lever, si elle-même, en se séparant de l'Eglise-
mère par un schisme qui dure encore , n'eût
point aggravé sa situation.
La prééminence de l'Eglise romaine , en se
reportant aux premiers siècles de l'ère chré-
tienne , était un point universellement établi :
on s'accordait à voir dans l'évêque de Rome le
successeur de saint Pierre, c'est-à-dire de celui
que saint Chrysostôme , cet illustre Père de
l'Eglise grecque , ne croyait point exalter outre
mesure en le désignant comme le coryphée du
chœur des apôtres, la tête et le chef de cette
sainte famille, le fondement de l'Eglise, le préfet
du monde entier ; et de même qu'il n'y avait
pas un seul évêque qui ne se crût fondé à exer-
cer les pouvoirs que les apôtres avaient reçus,
par la raison que ces pouvoirs, en vertu de
l'institution divine, étaient transmissiblcs à leurs
successeurs; de même aussi n'y avait-il aucun
d'eux qui contestât à l'évêque de Rome le droit
de faire valoir les prérogatives d'honneur et de
juridiction attachées à son siège , comme ayant
succédé lui-même au prince des apôtres. Ainsi
de toutes les parties de la chrétienté, les yeux
2 M ÉCOLfcl D'ATHÈNES.
étaient fixés sur la chaire de saint Pierre, et
l'Eglise convergeait à ce point comme à son
centre.. La vérité y cherchait un refuge quand
elle était poursuivie injustement; et l'erreur
elle-même, tant que Rome n'avait pas pro-
noncé, ne se regardait point comme définitive-
ment condamnée.
Le déclin de la puissance impériale en Europe
ne changea rien à cet état de choses ; et bien
que les empereurs eussent perdu leur influence
en Occident, les papes n'éprouvèrent aucune
atteinte dans leurs droits. Cependant, et par
suite des événements qui établirent entre les
provinces d'Orient et celles de l'Occident une
ligue de démarcation prononcée , les relations
entre ces deux parties du monde chrétien in-
sensiblementdevinrent plus rares ; on vit même,
à la longue, s'établir entre elles une sorte de
rivalité.
Néanmoins les deux Eglises restaient unies ;
et il est à croire que jamais l'Orient n'eût été
entraîné dans le schisme, si les patriarches de
Constantinople , dans la vue de faire prévaloir
des prétentions insoutenables, n'eussent eu in-
térêt à fomenter la division.
Obscure dans le principe, et soumise à la ju-
ridiction du métropolitain d'Héraclée, l'Eglise
de Byzance resta pendant long-temps ignorée j
ÉPILOGUE. 215
clic ne figurait qu'au dernier rang de l'ordre
hiérarchique. Mais les empereurs ayant établi
leur résidence à Byzance et donné à cette ville
un nouveau nom, le siège de Constantinople
de ce moment acquiert de l'importance. 11 ob-
tient d'abord au second concile général des pré-
rogatives honorifiques; plus tard il se fait céder
sur des provinces étendues des droits de haute
juridiction; placé de la sorte au niveau desgrands
patriarcats de TOrient, il s'élève insensiblement
au dessus d'eux ; enfin un patriarche de Constan-
tinople se hasarde à prendre le titre d'évêque
universel : il ne restait plus qu'un pas à faire,
un dernier obstacle à franchir; c'était d'arriver
au plein exercice des droits que ce titre semblait
attribuer. Photius , au neuvième siècle, forme
une entreprise qui devait le conduire à ce but :
il échoue en Occident, il a plus de succès en
Orient ; toutefois il finit par succomber. Ainsi il
était réservé à Cérularius de consommer le
schisme ; et lorsqu'on voit sur quels motifs fri-
voles la séparation a eu lieu , on demeure très
convaincu que l'Eglise d'Orient ne cherchait
alors qu'un prétexte pour rompre avec l'Eglise
d'Occident. Plusieurs tentatives ensuite ont été
faites pour mettre fin à ce schisme déplorable ;
elles ont manqué leur effet par suite de l'obsti-
nation invincible des Grecs, et notamment de
2l(i ÉCOLE D'ATHÈNES.
ceux qui habitaient la ville impériale. Enfin la
mesure étant comblée, et la patience divine à
bout, cette nouvelle Samarie a été abandonnée
totalement : Constantinople est tombée au pou-
voir des sectateurs de Mahomet.
Ainsi l'ambitieuse Eglise qui s'était constituée
la rivale de Rome a reçu le châtiment qu'elle
méritait. Elle n'a pu supporter que l'Eglise ro-
maine conservât la primauté ; et maintenant un
joug de fer pèse sur sa tête coupable. Non seu-
lement elle est déchue des hautes prétentions
qu'elle avait osé former, mais encore elle est
gênée dans l'exercice du moindre de ses droits ;
elle a perdu son indépendance ; elle gémit dans
l'esclavage. Le patriarcat de Constantinople est
mis journellement à l'enchère; pour être promu
à cette dignité, jadis si relevée , aujourd'hui tant
avilie, il faut satisfaire l'avidité d'un barbare qui
la livre au plus offrant, en marquant le mépris
qu'il en fait. Opprimée au dehors , ravagée au
dedans par l'intrusion et la simonie, l'Eglise
grecque n'est plus que l'ombre de ce qu'elle
fut antérieurement au schisme. Cependant, et
comme elle a conservé presque tous les dogmes
de la foi, il est possible d'espérer de sa part le
retour à l'unité ; et alors les sources de la vie
se rouvriraient pour cette église désolée.
ÉPILOGUE. 21?
La fin que se proposaient les auteurs du
schisme de l'Orient était de déplacer l'autorité ;
le schisme d Occident, qui a éclaté au seizième
siècle, a eu pour objet de l'anéantir. Ainsi les
auteurs du schisme de l'Occident sont allés plus
loin que ceux qui avaient entraîné l'Orient hors
des voies ; ils ont entrepris de saper l'édifice dans
ses fondements, tandis que les autres ne s'étaient
attachés qu'à démolir le faite. L'orgueil humain
adonc dépassé, dans cette dernière circonstance,
les limites qu'il avait respectées précédemment ;
il a détruit l'esprit de foi, et il a ouvert la porte
à l'esprit d'indépendance qui fait tant de ravages
aujourd'hui.
Mais l'homme a beau faire ; il ne sera jamais
qu'un être dépendant : qu'il relève tant qu'il
voudra dans son esprit l'idée qu'il conçoit de lui-
même, il ne trouvera jamais dans le fond du
moi, et comme lui étant propres, ni l'être, ni la
vérité. Il n'y a que Dieu qui puisse dire Je suis
celui qui est (a) ; et il n'appartient qu'à la sa-
gesse divine incarnée de faire entendre ces pa-
(«) Ego sum qui sum , exod , in, l 'i
218 ÉCOLE D'ATHÈNES.
rôles : Je suis la vérité {a). L'homme est donc,
en ce qui Le fait être, dans la dépendance de
celui qui seul existe par lui même ; et par rap-
port à la vérité, dans la nécessité de la rece-
voir d'où elle découle, sans pouvoir la consti-
tuer.
Ainsi la vérité ne peut arriver à l'homme
qu'autant qu'elle lui est, soit intérieurement ,
soit extérieurement révélée.
Quand elle lui arrive par voie de révélation
intérieure ou naturelle, l'action de la Divinité
est moins sensible , et l'homme alors est très
disposé à se faire illusion : il s'imagine d'abord
qu'il tire du moi les principes sur lesquels la rai-
son humaine s'appuie; tout ce qu'il fait sortir
ensuitedeces principes, il se l'approprie comme
une conquête ; il se regarde comme créateur
dans l'ordre des choses intellectuelles : et son
amour-propre est satisfait. Quand elle lui arrive
par voie de révélation extérieure ou surnatu-
relle , il n'est plus possible à l'homme de se glo-
rifier des connaissances qu'il acquiert : la vérité
lui est transmise du dehors, et il ne peut plus
se figurer qu'il l'extraitde son propre fonds ; elle
lui est donnée toute faite, et il ne peut plusse
complaire dans l'idée que c'est lui qui l'a con-
(a) Ego sum via, et vekitas el vita. Joaïnin., xiv, (i.
ÉPILOGUE. i\'J
struite; elle lui est imposée d'autorité , et il n'a
plus d'autre mérite que celui de l'accepter avec
soumission : l'amour-propre ici trouve moins
son compte. Ainsi des deux voies par lesquelles
la vérité peut s'insinuer dans l'esprit de l'homme,
la première exalte l'orgueil et la seconde le ra-
baisse ; du reste celle-ci est bien assurément la
plus sûre.
Il est à remarquer en effet que le nombre des
vérités révélées naturellement à l'intelligence
humaine est extraordinairement circonscrit;
tout se réduit à quelques axiomes , qui souvent
encore sonteontestés; en sorte que pour étendre
le cercle des vérités nécessaires, de manière à
ce qu'il embrasse et le système religieux et les
grands préceptes de la morale , il faut recourir
au raisonnement : or , ici le danger commence ,
caria voie du raisonnement, quand il s'agit de
pénétrer dans les profondeurs de la nature di-
vine et dans les secrets de notre propre nature ,
est une route semée d'écueils. Il y a donc plus
d'assurance à croire ce que Dieu veut bien nous
en apprendre, qu'à chercher nous-mêmes ce
qui en est ; c'est-à-dire qu'il est plus sûr, pour
arriver à la connaissance des devoirs qui nous
obligent, de suivre la voie de X autorité que de
prendre celle du libre examen.
Cependant il est des hommes qui s'obstinent
220 ÉCOLE D'ATHÈNES.
à rejeter toute révélation surnaturelle ; ils en
contestent l'avantage , ils en dénient l'existence.
Us n'ont donc pas encore vu que l'acte de loi ,
qui est un hommage rendu à la véracité de Dieu ,
fait nécessairement partie des obligations de la
créature dépendante : autrement , et s'ils s'en
fussent rendu compte, comme il ne saurait y
avoir un acte de foi méritoire sans une révéla-
tion surnaturelle, ils en auraient conclu la néces-
sité de cette révélation. D'autre part, et malgré
l'expérience qu'ils font tous les jours de l'affai-
blissement de la nature humaine , il paraît qu'ils
n'ont point encore soupçonné qu'elle a dû subir
quelque altération ; autrement ils auraient ap-
précié l'avantage d'un secours extraordinaire ,
destiné à réparer les pertes qu'elle a faites.
Mais l'orgueil les aveugle : ils ne veulent pas
que l'esprit de l'homme fléchisse sous le poids
de l'autorité ; ensuite ils se dissimulent la dé-
gradation de la nature humaine; partant ils s'af-
franchissent de l'obligation , et ils rejettent le
bienfait.
Toutefois il n'est point en leur pouvoir de
modifier le plan que Dieu lui-même a tracé.
Or Dieu n'a pas voulu que les rapports de
l'homme avec son créateur, d'où les devoirs re-
ligieux découlent , que les rapports de l'homme
avec ses semblable^, d'où les devoirs sociaux
ÊPÏLOGUE. 221
dérivent, fussent abandonnés aux investigations
de la raison humaine ; et il en a fait l'objet d'une
révélation spéciale.
Après avoir pourvu de cette sorte à ce qui
peut avoir de l'influence sur les destinées éter-
nelles des fils d'Adam, Dieu ensuite a négligé
ce qui ne devait être pour eux qu'un simple
objet de curiosité ; et c'est là ce monde qui est
resté dans le domaine de la raison humaine ,
comme un champ livré à la dispute. Ainsi la
voie d'examen est ouverte aux scrutateurs des
lois de la nature; mais la voie d'autorité a été
tracée pour ceux qui veulent pénétrer dans le
sanctuaire de la Religion.
Les peuples primitifs n'en ont pas suivi d'au-
tres ; et le genre humain pendant long-temps
n'a vécu que sur des traditions. Ces traditions
s'altérant, Dieu a jugé à propos qu'elles fussent
concentrées dans un peuple mis à part : l'en-
nemi continuant à semer l'ivraie dans le champ
du père de famille, l'erreur et le mal enfin ont
prévalu dans le monde ; le système religieux
notamment est arrivé à ce point de n'être plus
tolérable : frappés de ce désordre , des hommes
de génie ont entrepris de rassembler, afin de
les rétablir sur leurs bases, les principes de la
morale et de la religion ; mais, au lieu de cher-
cher dans les profondeurs de l'antiquité les fon~
222 ÉCOLE D'ATHÈNES.
déments de l'édifice ancien pour le reconstruire
sur le même plan, ou , ce qui eût été plus simple,
de recourir à ce peuple privilégié qui avait été
établi dépositaire des traditions primitives, pour
les recevoir de lui comme étant l'expression de
la vérité pure, ils ont préféré s'en rapporter
à eux-mêmes, s'imaginant qu'à l'aide de la rai-
son , ils pourraient réédifier le monde intellec-
tuel : ils avaient présumé de leurs forces; aussi
leurs immenses travaux n'ont-ils abouti qu'à
rendre la confusion plus grande.
C'est alors que le Fils de Dieu est sorti du
sein de son Père et s'est rendu visible aux
hommes. Il n'est pas descendu sur la terre
pour argumenter et raisonner; mais il est venu
pour rappeler aux hommes ce qui avait été pri-
mitivement révélé , et donner à la révélation
une plus grande extension; il est venu pour
intimer ce qu'il faut croire et prescrire ce qu'il
faut faire , sans admettre la raison à discuter.
Les apôtres , investis eux-mêmes du pouvoir
d'enseigner, et formés à l'école du divin Maître,
suivent la route qu'il a tracée : ils rendent té-
moignage de ce qu'ils ont vu, ils transmettent
fidèlement ce qu'ils ont appris; mais ils n'entrent
point en discussion : ils prêchent, et ne dis-
sertent pas. Les successeurs des apôtres mar-
chent sur leurs traces, annonçant avec simpli-
ÉPILOGUE. 225
cité les vérités du salut, évitant de s'engager
dans la voie périlleuse du raisonnement, ter-
minant les débats , s'il s'en élève , par un décret
formel qui devient pour les fidèles un oracle
de l'Esprit saint. Ainsi l'Église , dont les apôtres
ont été les premiers pasteurs, héritière des
promesses qui leur furent faites, exerçant tous
les pouvoirs qui leur avaient été délégués, n'a
jamais dévié. Toutes les fois qu'une nouveauté
a essayé de s'introduire , ce n'est point par la
force des arguments qu'on l'a combattue, mais
c'est en l'accablant sous le poids de l'autorité;
les monuments de l'histoire ecclésiastique l'at-
testent : on voit en effet que l'Eglise, en cas de
dissentiment , n'a jamais fait autre chose que
de constater par un jugement solennel la tradi-
tion universelle et constante, sans rien accor-
der à la curiosité indiscrète , sans se prêter aux
exigences de la raison. Ce mode d'enseigne-
ment si simple a donc été constamment suivi,
et l'Eglise le maintiendra, parce qu'il est d'insti-
tution divine ; parce qu'il est le seul d'ailleurs
qui puisse, dans l'état actuel des choses, con-
venir à la majesté de Dieu, et suppléer effica-
cement à la faiblesse de l'homme.
Que penser dès lors de ceux qui ont imaginé ,
au seizième siècle, d'opérer sur ce point une
réforme, et de faire intervenir la raison dans la
224 ÉCOLE D'ATHÈNES,
discussion des dogmes de la foi? Certes ils ont
bien mérité le titre de novateurs qu'on leur
donne ; et s'il était permis de croire que les
suites de cette démarche ont été par eux cal-
culées à l'avance , ils seraient dans le cas d'être
qualifiés plus sévèrement.
Les auteurs de la réforme ont posé en prin-
cipe que l'Écriture sainte est la seule règle de
foi, et que chaque particulier est le juge du
sens de l'Ecriture.
Voilà donc le simple fidèle constitué juge
des controverses de la foi; tandis que l'Eglise
se trouve dépouillée , et du pouvoir d'ensei-
gner, et du droit d'imposer sa décision comme
une loi.
Mais le simple fidèle interprétera-t-il l'Écri-
ture au moyen d'une inspiration particulière,
ou seulement avec le secours de la raison? Cette
question a été résolue dans le sens qui attribue
le droit d'interprétation à la raison ; c'est-à-dire
que les protestants se sont vus forcés de s'en
tenir à la voie de l'examen, et d'abandonner
celle de l'inspiration individuelle, parce que
cette dernière ouvrait la porte à toutes sortes
d'extravagances et de folies.
Chaque protestant est donc appelé à dresser
lui-même son propre symbole : on lui met
l'Écriture à la main et puis on l'abandonne à
ÉPILOGUE. 225
îui-méme. Il admettra tout ce que sa raison
comprendra facilement; mais si la lettre offre
un sens qui ne s'accorde point avec ses propres
idées, il mettra de côté le sens littéral, et s'at-
tachera à quelques explications arbitraires, selon
que son esprit le guidera.
C'est en procédant de la sorte que Luther et
Calvin sont venus heurter contre le dogme de
l'Eucharistie, Ce dogme, à s'en tenir au sens
littéral, est aussi clairement exprimé, aussi net-
tement défini qu'aucun dogme puisse l'être
<]ans l'Écriture ; cependant il semble contredire
le rapport des sens , et Luther l'a falsifié ; il
présente d'ailleurs des idées que la raison a
peine à concilier; et Calvin l'a rejeté. Ainsi,
d'après ce premier essai, il était aisé de voir
que le dogme serait sacrifié toutes les fois que
la raison humaine se trouverait embarrassée
pour l'expliquer.
Mais il y a dans le Christianisme bien d'autres
dogmes que celui de l'Eucharistie qui offrent
des mystères à l'homme. Le mystère de la Tri-
nité, celui de la Rédemption , celui de l'Incar-
nation et d'autres encore, présentent en effet
des rapports que la raison ne peut envisager
sans demeurer confondue : et pour ne parler
ici que du mystère qui fait le fondement du
Christianisme, est-il une intelligence au monde
226 ÉCOLE D'ATHÈNES,
qui puisse se flatter de lier entre elles les idées
dont le mystère de l'Incarnation induit à faire
le rapprochement? Quoi! l'humanité et la divi-
nité s'unissant pour former le Verbe incarné ;
Etre étonnant, qui est à la fois immortel et
sujet à la mort ; impassible et sujet aux souf-
frances ; éternel et cependant né dans le temps :
sont-ce là des difficultés moins grandes , des
obscurités moins impénétrables que celles qui
résultent de la doctrine catholique sur le dogme
de l'Eucharistie? Assurément non. Il y avait
donc lieu de s'attendre que la raison mise en
présence de ce mystère reculerait épouvantée,
et se réfugierait dans les explications allégo-
riques : aussi dès les premiers temps s'est-il
trouvé, comme il s'en trouve encore aujour-
d'hui, des gens disposés à croire qu'on ne doit
voir dans le mystère de l'Incarnation , et dans
tout ce qui a été dit sur le Verbe incarné, que
figure , symbole et poésie.
Ainsi la réforme, en vertu du mouvement
qu'elle avait reçu, descendait naturellement et
par degrés au socinianisme , écartant l'un après
l'autre les différentsdogmesquifaisaientobstacle
à la raison.
Cependant les auteurs de la réforme ne s'é-
taient point attendus que les choses iraient si
loin : ils avaient pris soin de marquer un but ,
ÉPILOGUE. 227
et croyaient qu'il ne serait point dépassé. Ef-
frayés eux-mêmes de la rapidité du mouvement
qui entraînait l'esprit humain dans la voie du
libre examen, ils ont tenté de modérer ce mou-
vement et de fixer un point d'arrêt : effort
inutile! le principe avait été admis, les consé-
quences arrivaient naturellement à la suite.
Voilà ce qui donnait à Fauste Socin un si
grand avantage dans ses discussions avec les
ministres protestants : un docteur catholique
mis en présence de Socin n'eût point éprouvé
le même embarras, car il eût décliné sur-le-
champ la juridiction, sur le fondement que la
raison individuelle n'est point investie du droit
de prononcer sur le dogme ; mais Luther et
Calvin ayant eux-mêmes traduit le catholicisme
par devant ce tribunal incompétent, pour dé-
battre le point dogmatique relatif à l'Eucha-
ristie, les ministres sentaient qu'il y avait de
leur part mauvaise grâce à se refuser d'y com-
paraître , quand Socin les invitait à discuter de
la même manière le dogme de la Trinité et
celui de l'Incarnation : ils se trouvaient donc
dans une position fausse. Aussi qu'arriva-t-il?
Socin fut inquiété, sans avoir été réfuté solide-
ment; il fut poursuivi comme un novateur dan-
gereux par les novateurs eux-mêmes; et ce-
pendant il n'avait à leur égard d'autre tort que
238 ÉCOLE D'ATHÈNES.
d'avoir pris les devants et d'avoir marché dans
la voie que Luther avait ouverte; car du reste
on ne pouvait pas lui faire le reproche de s'en
être jamais écarté.
Il y a donc bien véritablement dans la ré-
forme une force qui pousse incessamment toutes
les sectes qui la composent à nier successive-
ment les mystères de notre Religion. Cette
force ne cessera d'agir que lorsque la réforme,
après avoir traversé le socinianisme , sera enfin
arrivée au pur déisme : le protestantisme , s'i-
dentifiant alors avec la philosophie spiritualiste,
en suivra tous les mouvements irréguliers; on
pourra peut-être , à s'en tenir aux simples de-
hors, remarquer encore une légère différence
entre le protestant et le philosophe; mais au
fond ils ne se distingueront plus.
Lors donc qu'on verra les ministres protes-
tants éviter de s'engager dans l'exposition du
dogme , et borner leur enseignement au déve-
loppement de quelques vérités morales , dont
le texte pourrait être pris dans les traités de Ci-
céron aussi bien que dans l'Évangile; lorsque
l'animosité entre les diverses sectes s'éteindra
faute d'aliment , c'est-à-dire par suite de l'in-
différence dans laquelle elles seront tombées,
relativement aux points de doctrine sur lesquels
«lies étaient en discordance; lorsqu'enfin une
ÉPILOGUE. 229
sorte de sympathie se manifestera entre le pro-
testantisme et le spiritualisme (ri), bien que ce
dernier se soit déjà prononcé nettement contre
toute révélation surnaturelle : alors il sera per-
mis de penser que la réforme est prés d'attein-
dre son terme, et l'on pourra sans crainte
affirmer que ses destinées sont accomplies.
Jusqu'ici nous n'avons considéré la réforme
que sous une seule de ses faces ; il serait h pro-
pos de l'envisager maintenant sous un autre
point de vue : car non seulement elle est sou-
mise à l'action d'une force qui l'entraîne hors
de la sphère du Christianisme , mais en outre
elle est intérieurement travaillée par un prin-
cipe d'anarchie qui ne lui permet pas d'arriver
à l'unité.
Où il y a multitude , il ne peut y avoir unité,
à moins qu'une autorité reconnue, imposant la
loi, agissant avec force , n'introduise et ne main-
tienne l'ordre dans ce qui n'était d'abord qu'une
masse confuse : or, avant que la réforme eût
paru dans le monde, il y avait une autorité re-
connue dans le monde, il y avait une autorité
reconnue dans l'Eglise; elle avait été établie
(a) Inutile d'avertir que spiritualisme est ici un synonyme
de déisme. Quand spiritualisme est employé par oppositiou à
matérialisme , il a un tout autre sens, et se prend eu bonne
part. — S. F.
m ÉCOLE D'ATHÈNES.
par le divin Législateur, et tous les fidèles
étaient tenus, en ce qui se rapportait à la foi
et aux mœurs, de recevoir ses décrets comme
une règle infaillible. Luther était, comme tout
autre, pénétré de l'idée que cette obligation
était de rigueur : mais ayant éprouvé quelque
résistance à l'occasion de certaines opinions hé-
térodoxes qu'il soutenait avec emportement,
au lieu de céder, il se roidit; et se voyant con-
damné, il s'est constitué en pleine révolte : c'est
alors, et pour justifier cette démarche auda-
cieuse , qu'il s'avisa de contester au pouvoir lé-
gitime son droit de souveraineté, sous le pré-
texte que la multitude en avait été dépossédée
injustement. Il proclama donc ce principe si
fécond en conséquences désastreuses , à savoir
que le droit d'interpréter l'Écriture appartient
à chaque individu, sans qu'il y ait pour cet in-
dividu aucune obligation d'assujettir son propre
jugement à celui que porteraient d'autres
hommes. En faisant ainsi un appel aux masses,
et en les soulevant contre l'autorité, Luther
échappait au danger le plus pressant; mais il
se préparait bien des traverses : car, en vertu
de l'indépendance proclamée , chaque individu
ayant le droit de s'emparer du texte de l'Écri-
ture, et de l'interpréter à son gré, il était à
croire que bientôt il s'élèverait dans le sein de
EPILOGUE. -231
ta reforme des contradicteurs que Lulhcr au-
rait à combattre.
11 eût été difficile en effet que toutes ces in*
vestigations particulières sur le sens des Écri-
tures aboutissent en dernier résultat à l'unani-
mité. Les lois les plus claires, celles même qui
ont pour objet de statuer sur des intérêts peu
compliqués , sont susceptibles d'interprétations
diverses : on voit des hommes éclairés, des ma-
gistrats impartiaux , être embarrassés quand il
s'agit de faire l'application de ces lois; et quel-
quefois ils sont en opposition directe par rap-
port à la manière dont la lettre doit être en-
tendue. Il était donc aisé de prévoir que le
texte des livres saints, abandonné à l'examen
individuel de chacun, livré sans défense à l'inter-
prétation de la raison humaine, qui est, comme
on sait , un juge facile à corrompre, et dont les
lumièressont souvent en défaut, subiraitbien des
transformations ; il était aisé de prévoir que ce
texte, expliqué par l'ignorance, commenté
par le faux savoir, allégorisé par l'esprit philo-
sophique, mis aux prises avec les passions,
serait torturé dans tous les sens , de telle sorte
que la doctrine profonde et mystérieuse qu'il
contient, non seulement éprouverait quelque
altération dans son essence, mais encore four-
nirait matière à mille systèmes divers : il y avait
ttl ÉCOLE D'ATHÈNES.
donc lieu de s'attendre que des dissensions
éclateraient parmi les réformés.
Cependant Luther aspirait à dominer exclu-
sivement, et après avoir rejeté l'autorité su-
prême de l'Église comme une tyrannie insup-
portable, il ne souffrait pas d'être contredit;
enflé de ses succès, il avait pris le ton et l'au-
torité d'un prophète ; il se donnait le titre
U ccclésiaste : or il s'éleva d'autres enthousiastes
à son exemple; et l'Allemagne vit bientôt surgir
une foule de sectes fanatiques et séditieuses,
qui fatiguèrent jusqu'à sa mort Yecclésiaste de
TVittemberg. D'un autre côté Zuingle jetait les
fondements de l'Eglise des sacramentaires , et
Calvin à Genève dressait pour ses adhérents un
nouveau symbole : ainsi la discorde pénétrait
de toutes parts , et le désordre allait toujours
croissant ; car aussitôt qu'une secte était for-
mée, elle se divisait en plusieurs autres. Ces
sectes, au surplus, n'étaient pas moins oppo-
sées entre elles qu'ennemies de l'Église ro-
maine; les tentatives faites dans le but de les
rapprocher et de les unir échouaient toujours.
Cependant la confusion, quoiqu'elle fût très
grande, n'était point encore arrivée jusqu'à son
terme, puisque dans chaque secte particulière,
il y avait une profession de foi commune, et
quelque ombre d'autorité : mais de même qu'il.
ÉPILOGUE. 233
s'était trouve clans la reforme des esprits har-
dis qui n'avaient pas craint de pousser le prin-
cipe de discussion jusqu'à sa dernière consé-
quence, il s'en est également présenté qui ont
voulu donner au principe de division tout le
développement dont il était susceptible.
Il se forma donc une secte qui cherchait à
s'affranchir de l'autorité que s'étaient attribuée
les colloques et les synodes; et en effet, les in-
dépendants soutenaient que chaque fidèle doit
suivre leslumièresde sa conscience, que chaque
Eglise doit se gouverner d'après ses propres
lois, sans aucune dépendance de personne, et
sans obligation de reconnaître l'autorité d'aucun
corps ou d'aucune assemblée ecclésiastique.
C'était, il faut le dire, une très juste applica-
tion du principe ; mais en même temps c'était
proclamer l'anarchie. Aussi les ministres, juste-
ment alarmés de cette attaque, qui tendait évi-
demment à compromettre l'existence de la
réforme, en ruinant ce fantôme d'autorité dont
ils avaient investi leurs colloques et leurs sy-
nodes, fulminèrent contre la secte des indé-
pendants : Cette secte, disaient-ils, « est autant
« préjudiciable à l'État qu'à l'Eglise, elle ouvre
« la porte à toutes sortes d'irrégularités et
« d'extravagances ; elle ôte tous les moyens d'y
« apporter le remède; et si elle avait lieu, il
234 ÉCOLE H'ATMENKS.
u pourrait se former autant de religions que de
« paroisses ou assemblées particulières [a). »
Ces réflexions assurément étaient judicieuses ;
mais convenait-il bien aux ministres qui com-
posaient l'assemblée de Charenton de les pré-
senter? était-ce bien aux sectateurs de Calvin,
lequel avait décliné la juridiction des évoques,
des papes, de l'Eglise entière, pour en appeler
à lui seul, qu'il appartenait de proscrire le juge-
ment individuel, et d'insister sur la nécessité
dune autorité, comme moyen de terminer les
débats? était-ce bien à ceux qui avaient aboli
le gouvernement épiscopal , dont l'origine re-
monte au temps des apôtres, qui couvraient de
leur mépris la chaire de saint Pierre, dont le
fondement repose sur le texte même de l'E-
vangile , qui réduisaient à néant l'autorité des
conciles œcuméniques formés par la réunion
des évèques de toute la chrétienté, à créer, de
leur propre office, des juges pour statuer sur
les différends en matière de doctrine, établis-
sant divers degrés de juridiction, et plaçant au
sommet le synode national , comme étant le
tribunal suprême chargé de rendre la décision
entière et finale : décision à laquelle, suivant
(a) Ce sont les propres termes dont se servit le synode calvi-
niste tenu à Charenton en 1G(>5. — S. F,
ÉPILOGUE. 235
eux, les dissidents seront tenus d'acquiescer
de point en point et avec exprès désaveu de
leurs erreurs, s'ils ne veulent pas encourir la
peine d'être retranchés de F Eglise?
Non, ce n'était point à eux qu'il appartenait
d'insister sur toutes ces considérations, non plus
que d'établir une dépendance en matière de foi
ou de d scipline ; toutefois il est heureux que les
protestants aient été forcés de reconnaître qu'il
faut une autorité dans l'Eglise, et d'avouer qu'à
défaut de cette autorité , la porte sera ouverte à
toutes sortes d'irrégularités et d'extravagances ,
que tous les moyens seront ôtés d'y apporter le
remède , et qu'il pourra se former autant de re-
ligions qu'il y a de paroisses, d'assemblées par-
ticulières et même de têtes. Mais le divin fonda-
teur de la religion chrétienne avait lui-même
prévu ces inconvénients, et cela bien avant que
les ministres calvinistes, assemblés en 1664, ^es
eussent signalés : aussi avait-il voulu que les
particuliers fussent assujettis à des supérieurs
qu'il avait institués , et que ces derniers de leur
côté rendissent hommage à celui qui leur avait
été donné pour chef. Dès le temps des apôtres,
l'Eglise se présente comme une société gou-
vernée par des ministres, lesquels ont de droit
divin la mission d'enseigner et de juger : ces
ministres ne sont pas du même ordre , ils exer-
23G ECOLE D'ATHÈNES,
cent des fonctions subordonnées les unes aux
autres : dans chaque Eglise on voit un évèque
assisté par des prêtres et des diacres; au centre
de toutes les Eglises le vicaire de Jésus-Christ,
dont la juridiction s'étend sur l'universalité.
Ainsi les parties de ce grand corps se trouvaient
intimement liées entre elles; l'autorité de l'épi—
scopat établissant l'unité dans les Eglises parti-
culières, et la primauté du Saint-Siège l'unité
dans toute l'Eglise catholique. Cet ordre de
choses n'avait pas seulement été constitué pour
un temps ; il devait durer toujours : de plus il
avait été promis , et cette promesse émanait de
bien haut, que l'esprit de Dieu résiderait dans
cette Eglise jusqu'à la fin des siècles. Il avait
donc été pourvu à tout dans l'intérêt de la vé-
rité ; en sorte que le simple fidèle , en s'atta-
chant immuablement aux décisions de l'Eglise,
était sûr de ne passe tromper.
Tel était l'ordre subsistant; et voilà ce que
les auteurs de la réforme, après un long inter-
valle de siècles, ont entrepris de renverser. En-
gagés dans une lutte sérieuse avec l'autorité,
ils l'ont méconnue et se sont hâtés d'appeler à
eux tous ceux que l'appât de la liberté pouvait
séduire. Le nombre en a été grand ; mais comme
l'anarchie suit ordinairement de près la révolte,
la discorde s'est introduite sur-le-champ dans
ÉPILOGUE. 257
le camp de la réforme. Il s'est agi d'y porter
remède : la chose n'était point facile , car il
fallait créer une autorité, sans porter atteinte
au principe de l'indépendance individuelle; or
il y avait au fond de tout cela non seulement
embarras , mais en outre contradiction. C'est
ce que les indépendants ont bien senti, et ils
n'ont pas manqué de s'en prévaloir; s'étant donc
attachés à faire ressortir cette contradiction, ils
se donnaient sur leurs adversaires un immense
avantage.
Il est à remarquer en effet que les ministres
protestants n'ont jamais abjuré le principe qui
confère à tout individu la liberté du libre exa-
men ; ce principe est ancré trop profondément
dans la réforme pour qu'on puisse essayer de
l'en arracher ; et d'ailleurs, les ministres eux-
mêmes, quand ils veulent justifier le schisme ,
sont obligés d'y recourir. Ils sont donc dans la
nécessité de soutenir que l'Ecriture est la seule
règle de foi ; que tout fidèle est juge du sens de
l'Ecriture ; qu'un particulier a le droit de se sé-
parer de la société qui lui parait être tombée
dans l'erreur, de s'attacher à une autre, d'en
former lui-même une nouvelle, en prenant sa
conscience pour guide et la parole de Dieu pour
règle; que, bien loin que le fidèle, en ce cas,
soit tenu de soumettre son jugement à l'autorité
258 ÉCOLE D'ATHÈNES.
de qui que ce soit, il doit tenir pour certain qu'il
lui peut arriver d'entendre mieux la parole de
Dieu que tout un concile , fût-il assemblé des
quatre parties du monde et du milieu. Voilà ce
qu'un ministre , quand il est pressé sur ce point ,
est hors d'état de désavouer (i). Or, après de
tels aveux, est- il besoin de faire observer que
cet échafaudage de juridictions entées les unes
sur les autres, n'est, en ce qui peut se rapporter
à la découverte de la vérité, qu'un appareil de
théâtre propre à fasciner les yeux de la multi-
tude ; et que ce jugement qui doit tout terminer,
portant excommunication avec lui, n'est qu'un
vain épouvantail , qui ne peut faire d'impression
que sur les simples ? A quoi peuvent aboutir en
effet ces décisions qui ne décident rien , cette
résolution entière et finale qui ne résout rien ?
Tout cela peut servir, si l'on veut , à constater
qu'il y a dissidence d'opinions ; mais quant à la
question de savoir de quel côté la vérité se
trouve, tout reste indéterminé. Car il n'est que
trop visible que ce jugement solennel , qu'on
présente comme décisif et souverain, se réduit,
en dernière analyse, à une simple déclaration
portant que le synode national est en discor-
(1) Voyez la Conférence de Bossuet avec le ministre
Claude, n. 2.
ÉPILOGUE. 239
dance avec tel particulier dénommé : il est cer-
tain également que la sentence d'excommunica-
tion prononcée n'est au fond qu'une mesure de
discipline intérieure , qui exclut d'une assem-
blée celui qui n'en partage plus les sentiments.
Voilà bien la dissidence constatée ; mais, après
cela, qui a tort, qui a raison? est-ce le synode,
est-ce le dissident? L'examen est ouvert ; cha-
cun en jugera suivant les lumières de sa con-
science, et prononcera suivant qu'il lui paraîtra:
car le synode ne se donne pas pour infaillible ;
dès lors il a pu se tromper, et il faut examiner
après lui. D'un autre côté, le particulier a pu
tomber dans l'erreur ; il ne faut donc pas s'en
rapporter aveuglément à lui , quelque éclairé
qu'il puisse être. Ainsi la question est encore à
résoudre, même après la décision rendue, et le
débat, comme on voit, n'est pas terminé.
C'est que, dans le fait, il n'y a qu'un juge-
ment émanant d'une autorité infaillible qui
puisse, en matière de doctrine , mettre fin aux
disputes , et forcer la raison humaine à se sou-
mettre. Tant que l'homme est placé vis-à-vis
de l'homme , il a le droit de résister aussi long-
temps que sa propre conviction n'est pas for-
mée ; mais quand il se retrouve en présence
d'une autorité infaillible, l'homme au contraire
doit céder; et s'il éprouve quelque répugnance
240 ÉCOLE D'ATHÈNES,
à le faire , il doit s'expliquer cette opposition
en l'attribuant à quelque défaut de raisonne-
ment, ou bien à l'incapacité de son esprit.
Ainsi, quand Dieu se manifeste, soit par voie
de révélation naturelle , soit par voie de révé-
lation surnaturelle, il faut acquiescer.
Or il est à remarquer que la révélation na-
turelle est muette sur ce qui constitue, à pro-
prement parler, la religion ; car elle ne nous
apprend point ce qu'est Dieu, et ne nous dit
point ce à quoi les hommes sont obligés envers
lui : tout ce que nous pouvons connaître, en
mettant de côté la révélation surnaturelle , par
rapport à ces obligations si importantes , ainsi
que sur la nature de Dieu , se réduit à quelques
vérités, qui, lors même qu'elles auraient le
caractère de l'évidence , ne porteraient pas le
sceau de l'infaillibilité, puisqu'elles ne peuvent
être établies que par voie de démonstration,
et n'arrivent point à l'esprit de l'homme immé-
diatement. Ainsi le philosophe qui rejette la
révélation surnaturelle se voit obligé, dans le
silence de la révélation naturelle, de constituer
la religion comme une science. Il aura à se
démontrer que Dieu existe et à se rendre
compte de ses divers attributs ; il faudra qu'il
étudie la nature humaine à fond et s'explique
les contradictions étonnantes qu'elle présente ;
ÉPILOGUE. 2il
enfin les rapports de l'homme avec Dieu de-
vront être déterminés par lui rationnellement :
le voilà donc engagé dans une périlleuse entre-
prise, s'étant hasardé, avec les moyens que sa
raison bornée peut lui fournir, à parcourir le
champ de l'infini.
H n'en est pas de même du simple fidèle qui
reçoit avec reconnaissance le bienfait de la ré-
vélation surnaturelle ; il se trouve par là même
délivré du péril d'un examen qui a été pour
tant d'autres l'occasion de faire naufrage : ap-
puyé sur l'autorité infaillible de l'Eglise comme
sur un roc inébranlable, il est calme au milieu
de la tempête, et contemple sans effroi le mou-
vement des vagues agitées , qui se succèdent
l'une à l'autre pour venir toutes mourir à ses
pieds.
Entre ces deux positions si différentes, il
semblerait qu'il n'est pas difficile de choisir :
d'une part c'est l'esprit philosophique, entouré
de ses incertitudes, qui se présente pour diri-
ger l'homme à travers les abîmes de l'infini ;
d'autre part c'est l'esprit de Dieu, muni du
flambeau de l'infaillibilité, qui s'engage à con-
duire le fidèle directement à son but. Cepen-
dant l'orgueil humain s'opiniâtre, et de nos
jours il n'est que trop souvent écouté.
Aus-i que voyons-nous? La psychologie est
242 ÉCOLE D'ATHÈNES.
soumise à des variations perpétuelles; ce que
l'un a fait hier, l'autre le défait aujourd'hui;
ainsi la science de l'homme ne s'achève pas :
d'autre part l'ontologie est si ardue , que les
philosophes un peu circonspects n'osent plus
l'aborder ; ainsi la science de Dieu est en quelque
sorte abandonnée. Si donc il n'eût pas été
pourvu, au moyen de la révélation surnatu-
relle , à ce que l'homme connût ce qu'il faut
qu'il sache, et sur la nature de la cause pre-
mière, et sur ses propres destinées, nous serions
sur tous ces points dans une incertitude acca-
blante. Car, au lieu de répandre sur ces hautes
questions des lumières vives, la philosophie, à
mesure qu'elle avance , épaissit les ténèbres
davantage : insensiblement elle obscurcit ce
qui paraissait auparavant clair à tout le monde,
et là où régnait l'harmonie , elle finit par éta-
blir la division. C'est là, en effet, la tendance
de l'esprit philosophique ; il pousse naturelle-
ment la raison humaine au scepticisme, et il
réussit merveilleusement à mettre en désaccord
les esprits. Ce n'est pas que la faculté de rai-
sonner ne soit en elle-même un don précieux;
mais il faut qu'elle s'arrête aux faits et aux prin-
cipes, surtout il convient qu'elle laisse en de-
hors tout ce qu'on peut reconnaître avoir été
révélé. Quand elle dépasse ces limites, elle
ÉPILOGUE. 245
bouleverse tout : ainsi dans la morale , l'esprit
philosophique , s'il n'est bien réglé , tu^ra le
sentiment ; dans l'histoire, il contredira les faits
■avérés ; dans la physique , il anéantira le monde
extérieur; dans la métaphysique, il rendra
problématiques les axiomes; enfin dans la re-
ligion , il niera les dogmes révélés. Il importe
donc grandement de ne pas le laisser pénétrer
dans le sein de la religion, si l'on veut y main-
tenir \& fixité ' , si l'on veut y entretenir Y unité.
Dans le vrai , quand il s'agit de révélation sur-
naturelle, la mission de l'envové est le seul
objet qui puisse être mis en discussion ; et si
cette mission est constatée, la raison a épuisé
tous les droits de sa juridiction : elle n'est pas
compétente sur le reste : lors donc qu'il s'agit
de statuer sur le dogme , il n'y a point à hésiter
entre la voie du libre examen et celle de l'au-
torité.
Cependant le protestantisme a essayé de se
frayer une route entre ces deux voies, posant
en principe d'une part l'autorité de l'Écriture,
attribuant à la raison d'autre part le droit d'in-
terprétation ; c'était livrer le dogme à la dis-
cussion et donner entrée à l'esprit philoso-
phique : aussi n'a-t-il pas tardé à manifester sa
présence , poussant la réforme au socinianisme,
qui est le scepticisme applique à la religion
214 ÉCOLE D'ATHÈNES.
chrétienne, et à Vin lépendantisme , qui est
l'anarchie en fait de socié é religieuse. Vaine-
ment a-t-on essayé ensuite de comprimer le
développement de ces germes pernicieux, il n'a
pas été possible d'en arrêter le progrès ; main-
tenant l'indépendantisme est un sentiment qui
prédomine dans la réforme , et le socinianisme
est au fond de tous les esprits : il n'y a pas un
protestant, du moins parmi ceux qui ont la pré-
tention de raisonner leur opinion (prétention ,
du reste, que les travaux des sociétés bibliques
étendent de plus en plus), qui ne se regarde
comme indépendant , et qui , s'il voulait en
même temps énoncer franchement son symbole,
ne réduisît à un très petit nombre d'articles ce
qu'il croit fermement.
Toutefois il est un point sur lequel les pro-
testants sont d'accord, et n'hésitent pas ; c'est la
négation du catholicisme : tout autre dogme du
christianisme, énoncé positivement, trouverait
indubitablement un contradicteur dans la ré-
forme ; mais sur celui-là point de dissentiment.
Aussi lévêque de Saint-David, zélé protestant
du reste, voulant définir le protestantisme,
n'a pas cru pouvoir le caractériser mieux qu'en
disant : Le protestantisme, c'est V abjuration
du papisme. Voilà donc le seul lien d'union
qui existe entre les membres de celte préten-
ÉPILOGUE. 245
due société religieuse; c'est là le seul dogme
qu'elle professe unanimement : mettezee dogme
négatif à part, tout devient objet de contro-
verse dans la réforme.
Ainsi le protestantisme, c'est Y abjuration du
papisme : d'où il suit que , dans l'opinion de
l'évêque de Saint-David et des protestants en
général, où se trouve le pape , là ne peut être
l'Église. On ne l'entendait pas de la sorte au
quatrième siècle de l'ère chrétienne ; car un
illustre docteur de l'Église, saint Ambroise,
archevêque de Milan , disait , au contraire , que
là où se trouve le pape, \h aussi est l'Église,
ubi Petrus , ibi Ecclesia (i). Si nous remon-
tons plus haut, au troisième siècle par exemple,
le vénérable saint Cyprien, évêque de Carthage,
se présente et nous dit : qiCility aqiCun Dieu,
un Clwist , une Eglise , une chaire fondée sur
Pierre , par la parole du SeigTieur ; qiûon ne
peut élever un autre autel, ni établir un nou-
veau sacerdoce (u). Nous laisserons à l'évêque
de Saint-David le soin de concilier cette doc-
trine des premiers siècles avec celle des ré-
formés.
De tout ce qui précède , il résulte que les
(1) Saint Ambroise, sur le psaume 41.
(2) Saint Cyprien , lettre Ud.
Un ÉCOLE D'ATHÈNES.
auteurs du schisme de l'Occident (a) ont de
beaucoup dépassé les auteurs du schisme de
l'Orient. Luther et Calvin n'ont pas seulement
travaillé h faire changer l'autorité de main , ils
l'ont sapée dans sa base ; en sorte qu'il n'a pas
tenu a eux que l'édifice majestueux, élevé par
le Sauveur des hommes, ne fût ruiné totale-
ment. Ainsi ils ont rompu l'unité ; ils se sont
ingérés sans mission à réformer l'Eglise ; après
avoir eux-mêmes altéré le dogme, ils l'ont livré
sans défense à des novateurs plus entreprenants
qu'eux; enfin ils ont précipité la réforme dans
un abîme de confusion tel, qu'il n'est plus pos-
sible même de donner le nom d'église à cette
masse hétérogène qu'on désigne sous celui de
protestantisme. Ce mot d'église, en effet, rap-
pelle l'idée d'un corps dont les membres sont
en rapport avec le tout et sont soumis à la loi
de l'unité , d'une société spirituelle dont les in-
dividus sont unis par des liens de fraternité, et
professent la même doctrine , d'une association
religieuse, fondée sur des croyances communes
et sur la participation au même culte ; or, rien
(a) Les historiens ecclésiastiques nomment communément
ainsi le scliif-nie cau^é par les antipapes au xive siècle. Mais
celîe appellation r.e convient-elle pas beaucoup mieux à la
grande scission opérée au xvie siècle dans l'Occident par la
Réforme ?— S. F.
ÉPILOGUE. 247
de tout cela n'existe dans le protestantisme.
C'est un mélange d'opinions contradictoires;
c'est un composé de mille sectes différentes;
toutes les anciennes hérésies s'y sont renouve-
lées : d'autres, en grand nombre, y ont pris
naissance ; le déisme, sous le nom de socianisme,
s'y est lui-même introduit. A Dieu ne plaise
que nous appelions jamais du nom d'église, cette
étrange et déplorable confusion !
Ainsi le schisme d'Occident, soit qu'on re-
monte à son origine, soit qu'on s'attache à ses
conséquences désastreuses, ne peut pas être
considéré comme ayant de l'analogie avec le
schisme d'Orient.
Cependant, et à la faveur de l'ébranlement
que ces deux schismes ont produit, il est arrivé
que la puissance temporelle, en certains lieux,
s'est agrandie, en s'emparant de l'autorité qui
échappait à celui que le divin fondateur du
christianisme avait donné pour chef à l'Eglise.
De là se sont formées ces églises particulières
portant le nom des peuplesqu'ellesgouvernent,
lesquelles cherchant à se soustraire à la supré-
matie de la chaire de saint Pierre, sont tombées
sous la domination des princes de la terre. Ainsi
l'église moscovite, l'église d'Angleterre, et
d'autres encore sont dans ce cas : comme elles
lonl partie des communions chrétiennes et
US ÉCOLE D'ATHENES,
offrent des caractères particuliers, qui ne per-
mettent pas de les confondre entièrement soit
avec l'église grecque , soit avec la reforme ,
elles doivent fixer un moment notre attention.
* *
Ces églises, qu'on désigne assez communé-
ment sous le nom d'églises nationales, ont
perdu leur indépendance; mais elles ne sont
point opprimées, ni avilies : elles ont été incor-
porées dans l'État, elles participent aux avan-
tages dont jouissent les institutions du pays; et
la puissance publique fait rejaillir sur elles une
partie de l'éclat qui l'environne. Comme elles
ne sont pas livrées à l'action de l'esprit parti-
culier, puisqu'il y a une autorité qui s'est
chargée de régler les croyances, et qui a en
main des moyens de force pour appuyer ses
décrets , elles ne présentent point, à l'extérieur
du moins, ce désordre qu'on remarque dans
les autres sectesdissidentes: on reconnaît même
dans la plupart d'entre elles les vestiges de
l'ancienne hiérarchie , on retrouve dans quel-
ques unes la trace de la succession apostolique.
Mais tout cela n'est qu'apparence ; le fond
manque : et semblables à ces idoles revêtues
d'or et d'argent dont parle l'Écriture, ces
ÉPILOGUE. 240
églises ont tics pieds et ne marchent pas; elles
ont des yeux et ne voient pas ; elles ont l'or-
gane de la voix et ne parlent pas.
Lorsque nous disons que les églises natio-
nales n'ont pas la faculté de marcher, il est
bien loin de notre pensée de leur reprocher
d'être constantes dans leurs dogmes; car jamais
la variation ne sera pour nous une marque de
vérité : mais nous voulons dire qu'elles sont
resserrées et circonscrites dans un cercle dont
elles ne peuvent sortir; et que de plus elles
n'ont aucun mouvement spontané. Ces églises ,
en effet, s'étant identifiées avec le gouverne-
ment qui s'en est constitué le régulateur, si le
gouvernement avance, l'église alors s'étend
avec lui ; s'il recule , elle est entraînée dans ce
mouvement rétrograde ; car, d'elle-même elle
est incapable de se mouvoir. Il peut arriver
que l'église nationale ne domine pas sur toute
l'étendue du territoire soumis à la loi politique
de l'État; mais, du reste, elle n'en dépasse
jamais les limites. Ainsi l'église anglicane, par
exemple, ne couvre pas, et même il s'en faut
beaucoup , toutes les parties du vaste empire
que la loi d'Angleterre régit ; mais il est d'autre
part bien certain qu'elle ne saurait se maintenir
et encore moins s'étendre au delà des fron-
tières de ce même empire. Aussi a-t-on vu
2o<) ÉCOLE D'ATHÈNES,
l'église des Etats-Unis se séparer Je l'église
d'Angleterre par suite de la révolution ; et biea
loin que cetteseparation ait causé la moindre sur-
prise, on eût vu avec étonnement, au contraire,
les Anglo- Américains reconnaître encore la
suprématie religieuse du roi et du parlement
d'Angleterre, après que les liens poliliquesqui
unissaient la colonie à la métropole avaient été
rompus.
Ainsi les églises nationales reçoivent le mou-
vement du dehors , et ce mouvement emprunte
ne peut s'exercer que dans certaines limites;
elles sont, par la nature même de leur institu-
tion , bornées de toutes parts : dès lors il n'est
aucune d'elles qui puisse aspirer à l'universalité
et prétendre au titre d'Eglise catholique; en
sorte que sans aller plus loin , l'illégitimité des
églises nationales se trouve être déjà constatée.
Nous avons dit aussi que ces églises ont des
yeux, et ne voient pas : jadis elles ont vu ; alors
elles avaient, pour se guider, la lumière de l Es-
prit saint, celte lumière qui a lui avec un nou-
vel éclat à l'avénement du Messie, et qui ne
s'éteindra jamais au milieu de la catholicité.
Mais elles ont fermé les yeux à cette lumière di-
vine ; elles se sont volontairement privées de la
clarté qui descendait des cieux; et maintenant
elles ne voient, dans les choses qui se rapportent
ÉPILOGUE. 251
à Dieu , que par les yeux de ceux qu'elles étaient
elles-mêmes chargées de conduire.
De même, elles ne font que répéter, sans se
permettre d'y rien ajouter, les paroles que leur
suggèrent ceux qu'elles avaient elies-mêmes
charge d'instruire; en sorte que, sous ce rap-
port, l'ordre est encore renversé : car les princes
de la terre n'ont pas reçu d'en haut la mission
de diriger les pasteurs et de conduire le trou-
peau dans ses voies; ce n'est pas à eux qu'a été
concédé par le divin Législateur le droit de lier
et de délier , d'enseigner et de prêcher, d'exa-
miner et de juger : leur mission particulière ne
se rapporte qu'au maintien de l'ordre exté-
rieur; l'ordre intellectuel n'est pas soumis à leurs
lois : si donc le chef de l'Etat en vient à ce point
d'imposer à l'Eglise ce qu'elle doit dire et faire,
il y a de sa part empiétement sur le pouvoir spi-
rituel; et si l'Eglise acquiesce elle-même à celte
usurpation, la consacre, en fait un dogme, elle
renonce à faire partie de l'Eglise de Jésus-Christ,
pour se réduire à n'être qu'un instrument entre
les mains du pouvoir séculier.
Ces réflexions s'appliquent généralement à
toutes les églises qui se sont séparées de Pvomc
pour reconnaître la suprématie du chef de l'Etat :
cependant, il esta remarquer que les églises ré-
formées qui sont dans ce cas, offrent une sin-
25-2 ÉCOI.L D'ATHÈNES.
gulièrc anomalie, car le pricipedu libre examen
n'en est point exclu, et le droit que peut avoir
chaque particulier d'expliquer et de commenter
l'Ecriture, y est, au moins implicitement, re-
connu ; toutefois les matières qui se réfèrent à
la discipline et au dogme sont réglées par les
lois du prince, sous la sanction de peines sé-
vères ou de privation de certains avantages
temporels : le fait semble donc cire ici en op-
position avec le droit. Pour les mettre en har-
monie , il faudrait aller jusqu'à supposer une
chose évidemment impossible : à savoir que
dans ces églises, les individus qui les com-
posent ont été constamment amenés par l'exa-
men particulier auquel ils ont dû se livrer, à
partager le sentiment de ceux qui gouvernent
l'Etat : qu'ainsi, et en nous attachant plus spé-
cialement à l'Angleterre, chaque Anglais, par
la force de sa propre conviction, sera devenu
schismatique avec Henri VIII, luthérien sous la
minorité d'Edouard VI, puis catholique avec
Marie, et enfin conformiste sous Elisabeth, sans
que depuis lors il se soit élevé dans l'esprit d'un
seul anglican un doute sérieux sur l'un des ar-
ticles du règlement de i562. Cette mobilité
dans les consciences , à mesure que la loi de
l'Etat se modifiait et changeait , cette fixité
dans les esprits depuis qu'elle n'a plus varié ,
ÉPILOGUE. 255
enfin cet accord constant de l'esprit particulier
avec les actes émanant du pouvoir politique,
présenteraient un phénomène bien étrange , si
tout cela pouvait être réel.
Mais il n y a là que fiction : la vérité est que
Henri VIII, placé entre les Anglais catholiques,
qui croyaient devoir le ménager dans la crainte
qu'il ne consommât entièrement l'œuvre de la
réforme, etles Anglaisprotestantsqui espéraient
l'attirer à eux tout-à-fait, a su profiter habilement
de cette position , pour faire adopter par le par-
lement et la nation tout ce qu'il lui plaisait de
prescrire. C'est ainsi qu'après avoir rompu tous
les liens spirituels qui unissaient l'église d'An-
gleterre avec Rome , et s'être fait conférer le
titre de chef suprême de l'église anglicane, il
s est avisé qu'il fallait sur tous les autres points
confirmer la doctrine catholique; et la loi des
six articles fut alors par lui promulguée : cette loi
qui portait contre les contrevenants la peine du
gibet et du feu, a fixé en Angleterre jusqu'à la
mort de Henri VIII l'état de la religion. Après
lui sont venus les gouverneurs d'Edouard VI,
lesquels étant partisans de la réforme , se sont
appuyés de l'assentiment d'une partie de la na-
tion, pour faire révoquer la loi des six articles et
pousser l'Eglise anglicane dans la voie du pro-
testantisme. Marie, survenant, essaya de rétablir
354 ÉCOLE D'ATHENES.
les choses sur l'ancien pied, et faisant usage des
mêmes moyens que ses prédécesseurs avaient
employés, elle a ramené l'église anglicane a la
profession du catholicisme pur. Enfin Elisabeth
arrivant immédiatement après , a pensé qu'il
convenait de prendre un moyen terme : la pro-
fession de foi de l'église anglicane fut rédigée
dans ce sens ; et cette profession de foi , qui
tient le milieu entre les erreurs des prolestants,
et les dogmes de l'Eglise catholique, fut ap-
prouvée dans le synode de Londres de i56i.
Est-il à croire que la nation anglaise, pendant
ce court espace de trente ans, ait changé réel-
lement et par suite du libre examen, quatre fois
de religion? Non, sans doute ; et il est plus clair
que le jour que tout ce mouvement n'est que
le résultat de la contrariété des vues de ceux
qui ont successivement gouverné. Si les Indivi-
dus eussent été abandonnés à eux-mêmes, on
eût vu la nation anglaise se diviser naturelle-
ment en catholiques et en protestants, puis ces
derniers se subdiviser en plusieurs sectes;
quant h l'église anglicane , elle serait encore à
naître.
Ainsi l'église d'Angleterre , de même que
toutes celles auxquelles on peut donner le nom
^églises nationales , ne sont que des membres
détachés de l'ancienne Eglise, qui ont subi ,
ÉPILOGUE. 25S
sous Tinlluence du pouvoir temporel, des alté-
rations plus ou moins profondes, suivant le
caprice des gouvernants et d'après la disposition
des peuples. Elles se sont formées à la suite
des grandes commotions religieuses, et ne se
maintiennent que par Ja force de pression
qu'exerce sur elles l'autorité séculière. Mais
cette force de pression ne peut produire qu'une
unité apparente et extérieure ; sous cette ap-
parence il peut régner une grande confusion.
Dans les pays surtout ou le protestantisme a
déposé le ferment de l'anarchie, la dissolution
doit être fort avancée. Quoi qu'il en soit, il
doit venir un temps, où l'on essaiera de s'ex-
pliquer l'origine du pouvoir que l'État exerce
sur les consciences; et si l'on demande alors
aux dépositaires de la force publique qu'ils pro-
duisent le titre en vertu duquel ils prétendent
être les dépositaires de l'immuable vérité, ils
seront embarrassés.
La force et la vérité ne sont pas des choses
de même nature; il n'y a point entre elles de
connexité. La force, par elle-même, n'a de
prise que sur ce qui est matériel : le corps peut
être soumis à son action; quant à l'àme , elle
est hors de sa portée. Non , ce n'est pas en em-
ployant la force qu'on arrive au cœur de
l'homme; ce n'est point en inspirant la crainte
m ÉCOLE D'ATHEliES.
qu'on parvient à convaincre son esprit. 11 est
vrai cependant que la force peut exercer une
grande influence sur les actes de la vie humaine,
car elle a les moyens d'atteindre le corps, et le
bien-être du corps entre pour beaucoup dans
les déterminations de l'homme. Ainsi la force,
dans certains cas, comprimera la manifestation
du sentiment et de la pensée; quelquefois
même elle amènera la volonté à produire au
dehors certains actes, auxquels elle ne se serait
pas portée naturellement : mais là finit l'empire
de la force , c'est là que se termine le pouvoir
de l'homme puissant. Nul, en effet, n'a le droit
d'intimer à son semblable l'ordre d'aimer ce
qu'il aime et de croire ce qu'il croit : un pareil
ordre d'ailleurs serait tout-îi-fait illusoire. Dès
lors une loi qui prescrirait de tenir pour vrai tel
dogme, de rejeter tel autre comme faux, ne
peut être aux yeux d'un homme sensé qu'un
acte très ridicule; à moins que le législateur,
avant tout, n'ait justifié, ou tout au moins n'ait
réussi à persuader qu'il est infaillible et qu'il a
mission d'en haut. Hors ce cas, le potentat le
plus absolu ne réussira point à imposer une
croyance ; et fût-il encore le philosophe le plus
distingué, il échouera s'il veut établir une reli-
gion : car, la force , ainsi que nous lavons dit,
n'a pas de pouvoir sur les esprits. D'autre part
ÉPILOGUE. 257
celui que la philosophie peut s'attribuer, tend
tien plutôt à détruire qu'à créer l'esprit de foi.
Pour fonder une religion, il faut donc de toute
nécessité se donner pour prophète : aussi Marc
Aurèle n'aurait pu faire ce que Mahomet a
opéré. Cependant il est arrivé de nos jours que
la force et l'esprit philosophique se sont ligués
pour donner aux Français un système religieux :
qu'a produit cette union éphémère ? Une parade
au Champ-de-Mars; une suite de représenta-
tions insignifiantes et presque burlesques, dans
nos temples; mais cette religion improvisée n'a
pas fait un seul prosélyte.
Les hommes du pouvoir se tromperaient
donc, et les philosophes, d'un autre côté, se-
raient dans l'erreur, s'ils pensaient jamais les
uns ou les autres, qu'il dépend d'eux de créer
à volonté un système religieux (a). Quand les
princes de l'Europe ont imaginé d'envahir la
suprématie et de régler le dogme, ils se sont
donnés pour réformateurs , et ils ont éprouvé
de la résistance ; elle eût été bien plus grande ,
disons mieux , elle eût été insurmontable, s'ils
(a) Voyez plutôt ce qu'il est advenu du Saiut-Simonisme. Les
hommes de talent ne lui ont pourtant pas manqué. Mais c'est
qu'une religion n'ert pas seulement un beau partage, un spec-
tacle , une utopie : il faut qu'elle vienne du ciel et qu'elle ait ses
racines dans lecnpur. — S. F.
17
25,8 ÉCOLE D'ATHÈNES.
se lussent présentés comme fondateurs, et s'ils
eussent tenté de substituera l'ancienne religion
une croyance toute nouvelle. Au surplus, leur
succès n'a pas été complet ; et d'ailleurs ils n'ont
pas grandement à s'applaudir de celui qu'ils ont
enfin obtenu : car, du moment que l'autorité
séculière a eu , de sa main glacée , saisi la por-
tion de l'Église qu'elle avait à sa portée, l'esprit
de vie s'est retiré, et il n'est resté entre les
mains du pouvoir qu'un membre paralysé , qui
ne peut plus se mouvoir de lui-même et que la
puissance temporelle est obligée de soutenir.
Ainsi toutes les églises qui reconnaissent le
souverain temporel pour chef, ayant été sépa-
rées du tronc qui les portait, sont maintenant
autant de branches desséchées , et la sève n'y
circule plus. Il en est qui offrent encore, en
ce qui regarde le culte extérieur, un appareil
de cérémonies qui rappelle les vieilles tradi-
tions ; mais il en est d'autres qui ont pris à tâche
de n'en pas conserver le moindre vestige; en
sorte que sous le rapport de la forme , comme
sous celui du fond, les églises nationales pré-
sentent beaucoup de diversité : il n'y a de com-
mun entre elles que la sujétion qui les asservit
aux princes de la terre.
ÉPILOGUE. 289
EPILOGUE
m.
Il nous semble qu'il doit résulter de tout ce
qui vient d'être dit sur les sectes dissidentes,
que ce n'est point en cherchant au milieu des
églises qui se sont formées à l'occasion des
deux grands schismes , qu'on trouvera l'héri-
tière des promesses de Jésus-Christ. La plupart
seraient fort embarrassées, s'il leur fallait pro-
duire un seul des titres exigés pour que la légi-
timité soit constatée; il en est même dans le
nombre qui ne peuvent plus prétendre au nom
d'églises, parce qu'elles sont tombées, d'après
la nature du principe qu'elles se sont fait, dans
la catégorie des sectes philosophiques; enfin,
il est à remarquer à l'égard de toutes, qu'ayant
cessé de s'appuyer sur la base que le divin fon-
dateur avait établie , il n'est aucune d'elles qui
ne porte maintenant à faux.
C'est ce qu'on ne saurait dire de la grande
association religieuse dont se forme l'Eglise ca-
tholique : car elle est bien assurément posée
200 ÉCOLE D'ATHÈNES.
sur la pierre que Jésus-Christ avait choisie pour
être le fondement de son Église. Le pape, en
effet , est le successeur légitime de saint Pierre.
Cette succession est établie de telle sorte que,
s'étant trouvé , parmi les réformés, quelques
hommes assez hardis pour contredire la tradi-
tion sur ce point, il s'est élevé, du sein même
de la réforme, des savants pour les réfuter :
ainsi sur ce point nulle difficulté sérieuse à
craindre. D'autre part, il est certain , et les
protestants sont loin de le nier, que le pape est
le chef delà société religieuse catholique , que
le siège de Rome est le centre auquel tous les
divers rayons aboutissent. Le système catho-
lique s'appuie donc en définitive sur l'Église
dont Pierre a jeté les fondements ; et dès lors
on ne peut pas dire que le catholicisme est
assis sur une base fausse; puisque dès l'origine,
et d'après le plan que le divin architecte a tracé,
la chaire de saint Pierre a été fondée pour ser-
vir de supporta l'Église, elle a été établie pour
constituer un centre d'unité auquel les églises
particulières resteraient immuablement liées.
Dans le catholicisme, cette unité n'est point
seulement apparente, au moyen de ce que l'E-
glise catholique ne formerait qu'un seul corps
sous un même chef; mais elle est en outre in-
térieure et foncière, au moyen de ce que tous
ÉPILOGUE. 201
les membres de celte société spirituelle disent
le même symbole , l'entendent de la même
façon et croient les mêmes vérités. Celui-là,
en effet, cesserait de faire partie du corps mys-
tique dont Jésus-Christ est le chef invisible,
dont le pape est le chef visible sur la terre ,
qui hésiterait à prononcer que l'Église est in-
faillible et qui refuserait d'acquiescer parla foi
à ce qu'elle aurait prononcé. La diversité ne
peut donc pas s'introduire dans le sein de l'É-
glise catholique, sa constitution y répugne;
elle est une naturellement. Pourrait-on en dire
autant des églises reformées , fussent-elles du
nombre de celles que le chef de l'État gouverne
et qui font corps extérieurement? assurément
non : car toutes ces églises ayant indistincte-
ment écarté le principe de l'infaillibilité , ont
par là détruit l'esprit de foi , et sans l'esprit de
foi il est impossible que les intelligences se
mettent en accord et se concentrent dans l'u-
nilé. La doctrine catholique contient donc
réellement, et à l'exclusion du protestantisme,
le principe qui est le fondement de l'unité in-
térieure, de cette unité qui gît dans l'union des
esprits.
Cette doctrine au surplus n'est point une af-
faire de convention ; ce n'est pas une invention
de la sagesse humaine, une sorte de fiction
262 ÉCOLE D'ATHÈNES.
imaginée à l'effet de prévenir les désordres de
l'anarchie dans le monde spirituel ; elle a Dieu
pour auteur; elle a pour appui, indépendam-
ment de la tradition, les paroles même du Sau-
veur: Allez, dit-il à ses apôtres, au moment
de les quitter, et enseignez toutes les nations ,
les baptisant au nom du Père , du Fils , et du
Saint-Esprit , en leur apprenant à garder
tout ce que je vous ai commandé. Et voici ,
je suis toujours avec vous jusqiûà la fin du
monde. Sur quoi Bossuet ajoute, par forme
de commentaire : « Avec vous enseignant, avec
« vous baptisant, avec vous apprenant à mes
« fidèles à garder tout ce que je vous ai com-
a mandé, avec vous, par conséquent, exer-
« çant dans mon Église un ministère extérieur :
Ki c'est avec vous, c'est avec ceux qui vous suc-
er céderont , c'est avec la société assemblée
« sous leur conduite que je serai dès mainte-
u nant jusqu'à ce que le monde finisse; tou-
tf jours , sans interruption : car il n'y aura pas
u un seul moment où je vous délaisse, et,
«• quoique absent de corps, je serai toujours
« présent par mon esprit (i). »
Ainsi l'établissement d'une autorité infaillible
et perpétuelle, ayant pour objet d'absorber et
(1) Bossuet, Conférence avec le ministre Claude, n° \ ,
ÉPILOGUE. 263
de confondre tous les esprits dans l'unité de la
toi, est clairement exprimé dans l'Évangile. Il
est donc bien singulier que les protestants
arguent les catholiques sur ce point, leur im-
putant à erreur de croire qu'il y a une autorité
infaillible dans l'Eglise , et de penser qu'il y a
obligation de s'y soumettre ; c'est à vrai dire
nous reprocher d'ajouter foi aux promesses de
Jésus-Christ, et nous faire un crime de con-
server intacte la seule et unique doctrine qui
puisse fonder et cimenter l'unité : ah! puissions-
nous long-temps encore mériter ce reproche
honorable !
Autant en dirai-je de cette imputation qui
consiste à accuser l'Eglise catholique d'intolé-
rance en matière religieuse ; car il est à remar-
quer que de la part des protestants , chaque
reproche qu'ils nous font, est une sorte d'hom-
mage qu'ils rendent à la vérité catholique ;
puisque ce reproche ne tend qu'à faire ressortir
un des caractères de la vraie Eglise , en faisant
voir qu'il nous est propre et qu'eux-mêmes en
sont privés.
Oui, sans doute, elle est intolérante, l'Église
catholique ; mais elle l'est en ce sens , qu'aucun
motif n'est capable de l'amener à transiger,
quand il s'agit de la vérité révélée ; en ce sens
qu'aucun membre de la société catholique, qui
264 ÉCOLE D'ATHÈNES.
persiste à soutenir une opinion solennellement
condamnée, ne peut se soustraire à l'a na thème;
en ce sens qu'aucun sectaire n'est admis à pé-
nétrer dans ses rangs, qu'au préalable il n'ait
abjuré l'erreur qui le séparait des enfants de
l'Église : qu'en peut-on conclure? sinon que
l'Eglise catholique est ennemie du mensonge ,
et que la doctrine qu'elle transmet est sans
alliage. Sera-t-il permis de le lui imputer à
crime ? Eh quoi ! voudrait-on nous faire en-
tendre qu'il y a quelque alliance possible entre
le vrai et le faux? Mais cette proposition ne se-
rait pas soutenable; ou bien prétendrait- on
qu'il est du devoir du sage d'hésiter long-temps
avant que de prendre un parti et de ne se pro-
noncer qu'avec circonspection et réserve? Mais
ces règles de la sagesse humaine ne sauraient
trouver ici d'application. Il n'appartient qu'à
ceux qui ont des raisons de douter de leurs
propres principes, de mettre de l'hésitation,
et ce n'est qu'à l'égard des choses indifférentes
qu'il est permis d'user de cette sorte de con-
descendance qui fait tolérer l'erreur. La règle
que s'est faite l'Église est plus exacte et lui
convient parfaitement : dans les choses qui sont
de foi, il faut maintenir l'unité, in necessariis
imitas ; dans celles qui ne font pas partie des
vérités révélées , il faut de la liberté , in dubiis
ÉPILOGUE. 263
libei'tas ; enfin dans les discussions il ne faut
jamais perdre de vue les règles de la charité,
in omnibus charitas (i).
Rien n'empêche donc que l'Eglise catholique
ne veille avec soin au dépôt dont elle a été
constituée gardienne , et lorsqu'à cette occa-
sion elle sera taxée d'intolérance par ceux que
sa vigilance déconcerte, nous serons tentés de
nous féliciter qu'elle ait été jugée digne d'être
ainsi notée ; puisque nous découvrirons au fond
de ce reproche un éloge caché, c'est-à dire une
reconnaissance tacite de la pureté de sa doc-
trine, un hommage rendu forcément à sa
sainteté.
Elle est sainte , en effet, cette Eglise , par sa
fidélité scrupuleuse à conserver le dogme dans
son intégrité ; elle est sainte par son adhésion
intime à celui de qui toute sainteté dérive :
quand elle parle de Dieu, ses discours sont su-
blimes ; quand elle entre dans l'explication des
devoirs, sa morale est admirable; son culte du
reste est plein de dignité; et ses sacrements
sont autant de sources de vie; si tous ceux qu'elle
compte au nombre de ses enfants, ne sont pas
des hommes parfaits, il est certain néanmoins
qu'elle peut offrir, dans tous les genres de
(1) S. Augustin.
266 ÉCOLE D'ATHÈNES.
beautés morales, des modèles si accomplis, que
l'idéal de la perfection humaine est surpassé.
De plus, et s'il est vrai, comme l'a dit un An-
glais protestant, <c qu'il est impossible d'établir
<f la vertu, la justice, la morale sur des bases
« tant soit peu solides , sans le tribunal de la
u pénitence ; et qu'il est impossible d'établir
« le tribunal de la pénitence sans la croyance à
« la présence réelle, principale base de la foi
« catholique romaine (a) ; » alors se justifie
pleinement, aux yeux de la raison humaine
elle-même, cette maxime théologique, qu'il
n'y a des saints que dans la société catholique.
Faut-il s'étonner, d'après cela, que l'Eglise
catholique attache tant de prix à augmenter le
nombre de ses enfants? Cependant il est des
hommes que cette sollicitude maternelle fa-
tigue ; et bien qu'ils essaient d'autre part de
nous persuader que le catholicisme est gisant
par terre, ils n'en persistent pas moins à faire
entendre des plaintes sur ce qu'ils appellent
son prosélytisme ardent.
Or, il faut opter; car l'inconséquence ici se
(a) Voir le Résumé de l'ouvrage intitulé Lettres d'Atticus.
L'auteur de cet ouvrage est lord Fiiz William. Il paraît que de
mures réflexions l'avaient amené à reconnaître la vérité du ca-
tholicisme : cependant il est mort sans avoir fait abjuration pu-
blique du proîeslanlisme.
ÉPILOGUE. 267
montre à découvert : il faut qu'on se résigne à
tenirle catholicisme pour existant, ou bien qu'on
s'abstienne de signaler avec aigreur son inquiète
activité.
Oui, ie catholicisme est plein de vie ; et quoi-
que chaque jour on ait soin de répéter que de-
puis long-temps il est mort , cette assertion n'est
que l'expression d'un coupable désir, mais elle
est démentie par les faits. Ce n'est pas que nous
prétendions élever des doutes sur ce qui n'est que
trop avéré , à savoir que dans la société euro-
péenne l'esprit de foi et le sentiment religieux
se sont considérablement affaiblis; mais nous
voulons constater ce qui n'est pas moins certain
d'autre part, c'est que dans la lutte qui s'est éta-
blie entre ies croyances et l'esprit d'incrédulité,
le catholicisme a figuré toujours au premier
rang. Seul il soutient l'effort du combat. On
l'a vu, à l'époque du déchaînement de l'im-
piété, résister courageusement aux puissances
de l'enfer conjurées, et retracer auv yeux de
l'Europe, attentive et surprise, l'héroïsme des
premiers temps. Plus récemment, et dans la
personne de son chef, respectable vieillard,
qui ne s'était fait connaître jusque-là que par
sa mansuétude, il a donné l'exemple dune fer-
meté inébranlable , lorsque tout pliait sous la
main de cet homme qui portait un cœur d'acier :
2GS ECOLE D'ATHENES.
aujourd'hui, le zèle du catholicisme prend une
autre direction ; il s'occupe activement et avec
fruit à rassembler sous la bannière catholique,
ceux qui, sentant que le sol est ébranlé, cher-
chent avec inquiétude un terrain ferme sur
lequel ils puissent être en sûreté. On peut dire
en effet que jamais, à partir du commencement
de la réforme, il ne s'est fait autant de conver-
sions remarquables. L'Allemagne et la Suisse [a)
ont offert à la vraie foi des prémices que l'Eglise
peut étaler avec ostentation; le catholicisme
s'est introduit en Russie, et dans ce pays que
la Providence semble tenir en réserve pour
l'accomplissement de quelque grand dessein, il
a fait d'illustres prosélytes <Kb)\ en Angleterre,
il marche à grands pas- (c) ; aux Etals-Unis, il a
(a) Yoirla noie, p. 12. — S. F„
(6) La comtesse Rostopchin .. femme du célèbre gouverneur
de Moscou ; le prince Galilzin , aujourd'hui missionnaire dans
les monts Alleghains, etc., etc. — S. F.
(c) Sans s'exagérer sous ce rapport le contre-coup des prédi-
cations politiques d'O'Connell , nous rappellerons le succès des
conférences de M. Wiseman , en 1836 , les conversions écla-
tantes de M. Auibroise Philips, de M. Georges Spencer, frère
de lord Spencer, plus connu sous le nom de lord Àlthorp , de
miss Hardwel , etc. : et nous dirons qu'en 1796 , l'Angleterre i;e
comptait que vingt-quatre chapelles catholiques au lieu de six
cents qu'elle possède en 1837, et deux écoles orthodoxes, tan*-
rîisqu'il y en a maintenant plus de cent. — S. F.
DIALOGUE. ->(;;>
des succès prodigieux (a); enfin, dans la France
dont l'irréligion systématique a fait en quelque
sorte sa place d'armes, le catholicisme se main-
tient noblement, et il cherche, plutôt qu'il ne
fuit, la rencontre de son adversaire; car on le
voit se porter avec empressement partout où
le danger se manifeste ; et souvent il suffit qu'un
seul prêtre arrive au milieu d'une grande cité ,
pour qu'en peu de jours la foi se ravive et que
l'impiété soit attérée (b). Non ; le catholicisme
n'est point mort : s'il était mort, il ne donne-
rait pas des signes aussi éclatants de sa puis-
sante énergie ; s'il était mort, l'esprit des impies
ne serait pas monte à un degré si haut d'ir-
ritation ; s'il était mort , il ne serait pas traduit
journellement au ban de la philosophie, pour
avoir à répondre sur l'imputation de prosély-
tisme, qu'on renouvelle sans cesse contre lui (c).
(a) En 1789, quand M. de Chaleaubriaud visita l'Union Amé-
ricaine, la population catholique n'y dépassait pas 18,000 âmes.
Aujourd'hui elle s'élève à près d'un million. — S. F.
(6) Ces paroles, imprimées en 1829, ne semblent-elles pas une
prophétie de ce que nos yeux ont vu depuis quatre ans à Paris et
ailleurs?— S. F.
(c) Nous déplorons tous les côtés faibles de l'ère présente ;
mais nous supplions qu'on veuille bien réfléchir sur ceci : A
quelle époque, depuis quarante ans, la science a-t-elle été
moins hostile à la révélation ? Quand les dogmes chrétiens ont-
ils rencontré moins de répulsion dans la jeunesse des écoles?
Quand les études ecclésiastiques ont-elles été plus progressive?,
270 ÉCOLE D'ATHÈNES.
Le prosélytisme, en effet, quelle que soit du
reste sa nature, dénote à tout le moins qu'il y a
non seulement un principe de vie, mais encore
une surabondance de force, dans l'opinion qui
cherche à se répandre. Toutes les sectes reli-
gieuses, dans leur origine, éprouvent le besoin
de faire des prosélytes : mais par la raison que
le prosélytisme des sectaires ne peut puiser autre
part que dans le fond de la nature humaine,
l'énergie qui le pousse en avant, ce prosélytisme
est ordinairement passionné. Aussi voit-on que
les hérésies ont presque toujours employé,
pour se soutenir et s'étendre, des moyens de
ruse et de violence. Ces opinions, du reste, après
avoir agité les esprits, causé du désordre, et
fait plus ou moins de bruit dans le monde, se
sont usées peu à peu, et ont fini par s'éteindre.
Il en est qui ont bouleversé la chrétienté, et
qui n'ont laissé d'autres traces de leur passage ,
que celles qu'on trouve dans l'histoire. Voilà
comment les passions, quand elles se déguisent
sous l'apparence du zèle religieux, procèdent
et finissent. Le zèle véritable, celui qui prend
sa source dans la charité, suit une autre marche :
l'unité de foi plus manifeste , les œuvres de charité plii9 abon-
dantes? Comparez, et jn^ez... sont-ce là ou non des signes de
vie? — S. F.
ÉPILOGUE. 271
il insiste, mais c'est avec douceur; il presse,
mais il se garde bien de violenter ; s'il rencontre
des obstacles qui soient invincibles, il se dé-
tourne et cherche ailleurs des cœurs moins re-
belles, des esprits moins obstinés; si les puis-
sances s'élèvent avec fureur contre lui, il ne
fléchit pas, mais en résistant, il respecte les
droits du pouvoir temporel.
C'est ainsi que le christianisme s'est avancé à
travers dix persécutions successives, sans rien
céder, et sans que jamais, pour se mettre à
couvert, il ait fait un appel à la révolte : cepen-
dant on ne dira pas que les chrétiens étaient
alors en petit nombre, on ne prétendra pas
que c'étaient des hommes timides. Celte condui le
des premiers chrétiens est bien remarquable;
elle contraste singulièrement avec celle des hé-
rétiques, beaucoup plus encore avec la violence
des sectateurs de Mahomet. Du reste , elle ne
s'est point démentie : qu'on suive , à partir des
premiers siècles, ces hommes apostoliques qui
ont porté la foi dans toutes les parties du monde
connu, et l'on verra qu'ils ont marché dans la
voie que Tierre et Paul avaient tracée , tempé-
rant par la douceur évangélique ce que leur
zèle pouvait avoir de vif et d'ardent, baignant
de leurs sueurs et quelquefois de leur sang, la
terre qu'ils étaient venus féconder. C'était assu-
272 ÉCOLE D'ATHÈNES.
renient des conquérants pacifiques, ceux qui
ont successivement soumis au joug de l'Evangile
lespeupladesduNordquand elleseurent partagé
les provinces de l'empire. Aussi, et nonobstant
l'antipathie qu'elle témoigne aujourd'hui pour
le papisme (<?), l'Angleterre a conservé le sou-
venir de la mission d'Augustin, et se rappelle
avec attendrissement ce que fit pour elle , à cette
époque, le saint Pontife qui occupait la chaire
de saint Pierre. On pourrait en dire autant de
plusieurs autres contrées où la prétendue ré-
forme s'est établie ; car les préventions que ces
peuples nourrissent contre l'Eglise mère , n'em-
pêchent pas que le nom de l'homme apostolique
qui avait été par elle envoyé ., et qui a porté
chez eux les premières semences de la foi, ne
soit prononcé toujours avec respect. Le prosé-
lytisme catholique , en se rapprochant des der-
niers temps, aurait-il par hasard changé de na-
ture? Eh quoi! ce François-Xavier dont la vie
retrace celle du grand apôtre des nations, ces
disciples de saint Ignace , qui se précipitaient à
l'envi dans les pays nouvellement ouverts à leur
zèle , et se jetaient au milieu des sauvages, pour
en faire d'abord des hommes et ensuite des
(a) Il ne faut point perdre de vue que M. ftiambourg écrivait
ceci en 1828. — S. F.
ÉPILOGUE. 27r,
chrétiens, étaient ils donc des ennemis de l'hu-
manité? S'il est parfois arrivé que la mission
apostolique se soit exercée au milieu du tumulte
des armes et des scènes déplorables que l'abus
de la force entraîne après soi , le missionnaire en
a gémi tout le premier; il s'est interposé, autant
qu'il l'a pu , entre le vainqueur et le vaincu ; il a
pris en main la cause du faible, cherchant à le
soustraire aux rigueurs de l'esclavage, et se plai-
gnant avec amertume des vexations qu'on lui
faisait endurer (ci). Ces missions du Paraguay
dont la mémoire est récente et ne mourra jamais,
avaient-elles un autre but que de rendre les In-
diens du continent de l'Amérique à la fois meil-
leurs et plus heureux? Elles fourniraient, à elles
seules, une preuve sans réplique que le prosély-
tisme catholique a conservé son premier carac-
tère ; et que jusqu'à ces derniers temps, il ne
s'est point ralenti. Oui , il se présente encore de
ces hommes enflammés de charité , qui donne-
raient leur sang, leur vie, pour gagner des âmes
à Jésus-Christ!
Tel est le prosélytisme pur : c'est celui que
le catholicisme inspire; tout autre serait par lui
désavoué. Après dix-huit siècles , il s'offre sous
(a) Voir à ce sujet le témoignage récent et non suspect d'un
ex-Saint-Simonien , M. Michel Chevalier, Journal des Délats ,
août 1837. — S. F.
18
274 ÉCOLE D'ATHÈNES.
les [peines traits; de plus, il est au^ssi vif qu'au
commencement. Ce noble sentiment, comme
on voit, n'est autre chose que la charité s'ap-
pliquantà étendre l'empire de la foi. De môme
donc que la sœur hospitalière , en se consacrant
au soulagement des maladies qui affligent le
corps , pratique une des belles fonctions de la
charité , de même aussi le missionnaire qui se
dévoue à la guérisonde 1 aveuglement spirituel,
exerce un ministère charitable et bien relevé;
l'amour divin en est l'âme, le bonheur éternel
de l'homme en est la fin. C'est donc, à propre-
ment parler, la charité elle-même, dans une de
ses plus belles applications, qu'on voudrait dé-
précier et rendre odieuse sous le nom de pro-
sélytisme : mais quelque nom qu'on lui donne,
l'appelàt-on folie, comme au temps des apôtres,
fanatisme , comme il était d'usage à la fin du
siècle dernier, le zèle apostolique sera toujours,
aux yeux de l'homme religieux, une vertu surna-
turelle et divine; et même pour l'impie un je
ne sais quoi de magnanime et d'imposant : il y a ,
en effet, dans ce dévouement qui comprend une
entière abnégation de soi-même, dans ce sen-
timent mêlé d'une force invincible et d'une dou-
ceur angélique, quelque chose qui force l'ad-
miration et fait impression sur les cœurs les
plus endurcis.
ÉPILOGUE. 27;,
Ainsi l'Eglise catholique, bien loin d'avoir à
rougir, doit, au contraire, tenir à honneur de ce
qu'on la signale au monde entier par son pro-
sélytisme ; car ce prosélytisme, tant qu'il con-
serve son vrai caractère, ne peut apparaître que
comme un don surnaturel, auquel l'Eglise est
redevable du succès de la prédication évangé-
lique, comme aussi d'avoir soutenu jusqu'à ce
jour son titre à? universelle, ou de catholique
qu'elle a porté dès les premiers temps.
L'Eglise chrétienne, en effet, était à peine
constituée , que déjà on la désignait générale-
ment sous le nom de catholique ; les hérétiques
eux-mêmes lui donnaientcette dénomination, et
ceux qui ont paru dans ces derniers temps n'ont
pas pu l'en dépouiller. Ainsi la remarque de
saint Augustin trouverait encore sa place au-
jourd'hui : « l'Eglise est catholique, disait-il, et
« elle est appelée catholique, non seulement
« par tes siens , mais encore par ses ennemis;
« cela est si vrai , que si un étranger demande à
« un hérétique où est l'église des catholiques ,
« il lui montrera nos églises et non pas ses
<t temples (1). »
Cependant il est des gens qui s'efforcent
maintenant de faire croire que le titre de catho-
(ï) S. August., Deverdrel., vu.
27»i ÉCOLE D'ATHÈNES.
liques est par nous usurpé ; ils voudraient per-
suader que l'Eglise dont Rome est le centre , ne
saurait être l'Eglise universelle , attendu que ses
principes seraient, suivant eux, incompatibles
avec ceux qu'une bonne législation doit consa-
crer. (( La religion catholique , disent-ils , con-
« vient aux gouvernements despotiques ; mais
« partout où le pouvoir a reçu des limites et
« n'est point absolu , elle est déplacée, ou pour
« mieux dire, elle est en opposition directe avec
« les institutions du pays. » Tel est le langage
de nos jeunes publicistes.
Or, il est quelque peu singulier qu'on se soit
aperçu si tardivement que le catholicisme n'a
de sympathie qu'avec le gouvernement absolu :
la proposition contraire a souvent été mise en
avant et pouvait être soutenue avec un plus
grand avantage. 11 est certain que le catholi-
cisme, par cela seul qu'il sait maintenir, sous
quelque gouvernement que ce soit, son indé-
pendance religieuse , est peu favorable au dé-
veloppement du despotisme. Qui ne voit, par
exemple, que si l'Angleterre fût restée catho-
lique, Henri VIII eût trouvé des obstacles qui
l'auraient entravé dans sa marche, et eussent
arrêté le cours de ses excès déplorables? Du
haut de la chaire catholique, il arrive jusqu'à
l'oreille des rois des vérités fortes et des aver-
ÉPILOGt E. -277
tisscments salutaires : les princes de la terre ,
obligés d'ailleurs de se soumettre, comme les
derniers de leurs sujets , à la censure sévère du
tribunal de la pénitence, et de se confondre
dans la foule des fidèles , quand ils sont admis à
la table sainte, se trouvent dans le cas de se
rappeler qu'ils sont hommes; et même de re-
connaître qu'aux yeux du Maître souverain ,
s'il y a quelque différence à faire entre eux et
ceux auxquels ils commandent, cette différence
est rarement à leur avantage. Ainsi le catholi-
cisme serait plutôt un obstacle à la tyrannie,
qu'un moyen d'oppression entre les mains des
hommes du pouvoir. Au surplus les faits sont
là ; et tous les sophismes réunis ne sauraient
prévaloir contre eux : une expérience de près
de deux mille ans a parfaitement démontré que
la religion de nos pères s'adapte aisément à tout
gouvernement régulier ; que les prescriptions
de la foi catholique se marient tout aussi bien
avec les institutions républicaines qu'avec les
institutions monarchiques; qu'elles s'allient
tout aussi facilement aux principes de la dé-
mocratie qu'à ceux de l'oligarchie : il n'y a que
les maximes qui tendraient à constituer un état
de choses contre nature qui sont en opposition,
avec la doctrine caLholique.
Ainsi la tyrannie qui aurait voulu domine!1 les
27S ÉCOLE D'ATHÈNES.
consciences, l'anarchie qui aurait voulu anéan-
tir l'autorité , ont toujours trouvé dans le ca-
tholicisme un obstacle contre lequel il leur est
arrivé plusieurs fois de se briser. C'est là le
secret de cette antipathie que l'esprit révolu-
tionnaire manifeste à l'aspect du catholicisme;
c'est aussi par là que s'expliquent bien des dis-
sensions auxquelles les prétentions exagérées
du pouvoir ont donné lieu : mais, dans un état
bien réglé, le catholicisme, loin de porter au-
cun préjudice aux droits acquis, leur donne
une puissante garantie , puisqu'il fait de leur
conservation un devoir de conscience. Seule-
ment, s'il y a dans les institutions quelque
vice qui change la nature des rapports sociaux,
à la longue , il le détruit entièrement , ou tout
au moins il en atténue les effets. C'est ainsi que
l'esclavage s'est aboli peu à peu ; que la con-
dition des femmes s'est améliorée ; que les
états despotiques se sont convertis en monar-
chies tempérées ; et que les républiques, jadis
en proie aux orages les plus fréquents , ont
pris un caractère de stabilité qu'elles n'avaient
pas (a).
(n) Ces considérations n'ont-elles pas conservé tout leur à-pro-
pos en présence d'une aggression trop fameuse contre l'Eglise
romaine ? — S. F.
ÉPILOGUE 279
Ainsi la loi catholique est susceptible de se
prêter à toutes les formes de gouvernement :
celui qui voudrait l'exclure comme étant incon-
ciliable avec les principes d'après lesquels il se
régit, sans alléguer d'autre cause, décèlerait
un vice inhérent à sa constitution primitive ;
c'est-à-dire un principe de tyrannie incompa-
tible avec la liberté des enfants de Dieu , ou
bien un germe d'anarchie opposé naturelle-
ment à tout ce qui tend au maintien de l'ordre.
La religion catholique ne peut donc, et sous
aucun rapport, être confondue avec ces reli-
gions que leur principe constitutif réduit à ne
pouvoir pas s'étendre au delà de certaines lo-
calités; elle n'est point non plus, comme l'an-
cienne religion hébraïque, affectée particuliè-
rement à un seul peuple ; elle est universelle
par sa nature , et rien ne limite sa sphère d'ac-
tivité. On l'appelle romaine, il est vrai, en
même temps qu'on lui donne le titre de catho-
lique; mais ce n'est pas pour indiquer qu'elle
doit être circonscrite dans cette partie très res-
treinte de l'Italie dont se compose l'Etat ro-
main , c'est pour faire connaitre que son centre
est à Rome , et que de là ses ramifications s'é-
tendent jusqu'aux extrémités de la terre habi-
table. En Europe, des niasses imposantes se
groupent autour du père commun des fidèles :
180 KCOJ,L D'ATHÈNES.
et dans les parties européennes qui se sont
soustraites à son autorité spirituelle, il compte
encore des enfants par milliers : en Asie , le ca-
tholicisme n'est point une religion inconnue,
tant s'en faut ; on voit même que , dans les con-
trées où les Européens ont de la peine à s'in-
troduire, dans le vaste empire de la Chine,
par exemple, où le commerce, malgré son
activité , n'a pu jusqu'ici se faire jour, le mis-
sionnaire catholique a trouvé le moven de pé-
nétrer : l'Amérique, dans son immense éten-
due, est couverte de catholiques; l'Afrique
elle-même, quoiqu'elle soit inaccessible, four-
nit au catholicisme son tribut. Ainsi des hommes
de toutes langues et de toutes nations, soumis
à des maîtres différents, entre lesquels, sous
le rapport des mœurs , il n'y a souvent rien de
commun, dont les uns sont encore dans l'état
sauvage, tandis que les autres ont atteint le
dernier degré de la civilisation , récitent en-
semble le même symbole, sont unis dans la
même foi , et marchent dans les voies spiri-
tuelles sous la houlette du même pasteur. Qui
pourrait méconnaître à ces traits, cette grande
association que les apôtres ont eu mission de
former ? Ils s'y sont portés avec ardeur ; l'œuvre
a été continuée par leurs successeurs; et elle
sera poussée jusqu'à ce que le nombre des élus
ÉP1L0CLE. 2Sr
soit rempli : car jusque là l'enseignement ca-
tholique ne doit pas souffrir d'interruption , et
l'Église de Jésus-Christ ne doit pas cesser de
prêcher publiquement.
Oui, l'Eglise de Jésus-Christ, d'après les pro-
messes de celui qui l'a fondée, doit être jusqu'à
la fin du monde en pleine possession d'en-
seigner la vérité. 11 faut donc qu'elle soit vi-
sible , cette Eglise , pour qu'on puisse aller à
elle ; il faut qu'elle soit infaillible , afin que l'er-
reur ne se mêle point à la vérité dans ses
dogmes ; il faut enfin qu'elle soit perpétuelle ,
autrement elle n'accomplirait sa mission qu'en
partie : or, il n'y a que l'Eglise catholique qui
puisse encore se flatter de remplir entièrement
ces trois conditions.
Et d'abord, en fait de chaire doctrinale, il
n'y a rien de plus apparent dans le monde que
la chaire de saint Pierre; non seulement elle
est visible, mais elle est de plus entourée d'un
tel éclat extérieur, qu'il est impossible que son
existence ne soit pas connue au loin : le suc-
cesseur de saint Pierre a pris rang parmi les
rois; il traite d'égal à égal avec les souverains;
et la généalogie des princes de la terre n'est
pas mieux établie que ne l'est à sa manière
celle des pontifes romains. Ainsi le nom de
Rome a retenti partout ; et ce n'est pas sans
283 ÉCOLE D'ATHÈNES.
dessein que Dieu a élevé si haut le ehcf de
l'Église catholique ; il a voulu tenir constam-
ment en vue celui qui est son vicaire sur la
terre.
L'Église catholique est donc véritablement
accessible à tous les regards ; de plus elle a la
prétention, en s'appliquant un des caractères
de l'Eglise de Jésus-Christ, d'être infaillible.
Nous ne reviendrons pas sur ce que nous
avons dit précédemment touchant la nécessité
d'une autorité infaillible dans l'Eglise, mais
nous croyons qu'il est convenable de faire re-
marquer en ce lieu qu'aucune secte, parmi
celles qu'a produites la réforme , n'oserait ré-
clamer le privilège de l'infaillibilité. Cependant
il est vrai de dire que les premiers réformateurs
ont quelquefois laissé pressentir qu'ils se regar-
daient comme inspirés; et que dans les pays
où la réforme a prévalu, en Angleterre notam-
ment, les dépositaires de la puissance publique
ont souvent agi comme s'ils étaient infaillibles;
mais, en théorie, jamais ce principe n'a été
posé dogmatiquement. Aussi le protestantisme,
obligé de renoncer pour son propre compte à
toute prétention par rapport à l'infaillibilité ,
est réduit à contester à l'Eglise catholique le
droit qu'elle a d'y prétendre.
Enfin , la perpétuité dont l'Eglise catholique
ÉPILOGUE. 285
fait preuve en outre, est ce qui gêne le plus
les protestants ; et c'est pour cela qu'on les a
vus , se repliant en cent façons diverses , em-
ployer successivement tout ce que la chicane
peut suggérer de moyens , tantôt pour échap-
per au reproche de nouveauté, et tantôt pour
essayer de rendre problématique l'ancienneté
de l'Eglise dont ils s'étaient séparés : mais les
faits étaient constants; et le protestantisme, né
de la veille , était trop jeune encore pour qu'on
pût avoir déjà perdu la mémoire de son appa-
rition dans le monde.
En l'année i5i6, l'Europe était tranquille,
et tous les chrétiens vivaient dans la commu-
nion de l'Eglise de Rome, dont la suprématie
n'était pas contestée. Luther, Zuingle et Cal-
vin, ainsi que ceux qu'ils ont ensuite entraînés,
croyaient alors tout ce que nous croyons pré-
sentement; ils invoquaient les saints, hono-
raient leurs reliques, priaient pour les morts;
ils prenaient part au sacrifice de la messe où
l'on nomme le pape comme étant le chef des
orthodoxes , où l'on adore Jésus-Christ comme
étant présent sur l'autel : il y a plus, Luther et
Zuingle étaient prêtres, et en cette qualité ils
célébraient les saints mystères depuis nombre
d'années.
La publication de l'indulgence accordée pai
28i ÉCOLE D'ATHÈNES.
Léon X devient pour Luther une pierre d'a-
choppement :en i5 17 il commence à déclamer;
cependant il écrivait au pape qu'il écouterait sa
décision comme un oracle sorti de la bouche de
Jésus Christ: mais au lieu de s'y soumettre,
après qu'elle est rendue, il donne le signal de
la défection ; et le schisme d'Occident est con-
sommé.
En se séparant de l'Eglise qui les avait jusque
là nourris dans son sein, les fauteurs du schisme
ne se sont pas unis à une autre église; ils ne
sont entrés en communion avec aucune de celles
qui fussent alors sur la terre ; ils se sont établis
d'eux-mêmes, sans se mettre en peine de justi-
fier par des prophéties et des miracles qu'ils
eussent autorité pour cela.
Cependant cette église manquait de pasteurs,
et l'embarras était d'y pourvoir : Luther ima-
gine d'enseigner que tous les chrétiens, hommes
et femmes, jeunes et vieux, jusqu'aux petits
enfants, sont prêtres ; et qu'il leur suffit de la
présentation, pour être en droit d'exercer la
puissance pastorale. Sur ce principe, un nou-
veau ministère est formé, le gouvernement
épiscopal est aboli , et la chaîne de la succes-
sion apostolique est rompue.
Voilà donc une église telle qu'il ne s'en était
jamais vu dans le Christianisme. Elle repose sur
ÉPILOGUE. 2$r>
une base nouvelle, c'est-à-dire sur le principe
du libre examen ; elle change le dogme qui était
publiquement et généralement enseigné ; elle
réduit à trois , puis à deux seulement le nombre
des sacrements ; elle se fait un culte à part ; enfin
elle compose sur un nouveau plan, un ministère
sans autorité, lequel ne se rattache à aucun
ministère précédent : il y avait là des innova-
tions de tout genre.
Cette église improvisée portait donc empreint
très visiblement sur son front le signe de la nou-
veauté ; aussi ne lui vint-il pas d'abord à l'idée
de prétendre que l'ordre de choses ainsi établi
avait perpétuellement existé; elle se bornait à
soutenir qu'en le constituant, on avait tout re-
mis sur l'ancien pied : car elle alléguait sans
cesse, et répétait jusqu'à satiété, que l'erreur
avait prévalu dans l'Église , qu'une foule d'abus
s'y étaient introduits, et qu'enfin l'idolâtrie y
avait été formellement consacrée. Les nova-
teurs, en conséquence, ne faisaient point diffi-
culté d'énoncer clairement dans leur confession
de foi que Vétat de V Eglise a été interrompu ,
et qiCil Va fallu dresser de nouveau , parce
qiûelle était en ruine et désolation. Mais les ca-
tholiques ayant objecté qu'une pareille suppo-
sition donnerait nécessairement à penser que
le Sauveur des hommes avait manqué de pré-
•2S(i ÉCOLE D'ATHÈNES.
voyance, et de plus qu'il s'était engagé témé-
rairement, puisqu'il avait solennellement pro-
testé que l'assistance divine ne manquerait ja-
mais à son Eglise , les novateurs ont éprouvé
de l'embarras ; ils ont hésité sur ce qu'il y avait
à dire; et enfin ils ont avisé qu'il fallait hardi-
ment poser en fait et soutenir que leur église
avait toujours subsisté.
Cette thèse singulière a été longuement dé-
battue. Les ministres protestants pressés par
leurs adversaires ont changé plus d'une fois de
batteries; ils ont essayé de mille subtilités; la
ressource des équivoques a été complètement
épuisée ; jusqu'à ce qu'enfin , tout autre moyen
de se donner la perpétuité leur échappant, ils
se sont vus contraints de se précipiter eux-
mêmes dans le sein de l'Eglise catholique , et
de s'identifier avec elle pour tous les temps qui
se sont écoulés jusqu'à l'époque de la réforme.
Ils n'en ont pas moins persisté à dire que le
catholicisme n'avait pas lui-même la perpétuité :
et d'abord ils auraient bien désiré n'avoir point
à faire à l'Eglise catholique cette première con-
cession , à savoir que tous les pasteurs qui l'ont
gouvernée se sont transmis de main en main le
pouvoir sacerdotal à partir des apôtres; mais
comme il eût été difficile de rompre cette chaîne
continue par laquelle , non seulement l'évèque
ÉPILOGUE. 2S7
de Rome , mais encore chaque évêque remonte
à l'apôtre qui a fondé son siège, ou à l'institu-
tion du premier de ses prédécesseurs par d'au-
tres évêques légitimes ; comme il était impossible
de citer un fait positif duquel il eût résulté qu'un
seul siège s'était érigé de lui-même, et qu'un seul
évêque avait reçu ses pouvoirs autrement que
par voie de succession ; force a été de reconnaître
que le ministère catholique avait sa racine dans
l'Eglise primitive, et que sous ce rapport l'Eglise
catholique pouvait revendiquer le titre d'apos-
tolique. Toutefois les dissidents ont cru qu'ils
sauveraient ce que cet aveu pouvait avoir de pé-
nible , en alléguant que bien qu'elle eût la per-
pétuité du ministère, l'Eglise catholique se trou-
vait en défaut, n'ayant pas conservé intacte la
doctrine des apôtres, l'ayant au contraire sur-
chargée de pratiques abusives, et en outre fal-
sifiée par l'introduction des erreurs les plus
graves; et comme l'esprit de chicane se trouvait
plus à l'aise sur ce terrain, le protestantisme
s'y est retranché.
Toutefois et par un seul mot il était aisé de
terminer la discussion : car les protestants se
trouvant forcés d'avouer que le corps mystique
de Jésus-Christ, avant que la réforme eût lieu,
ne pouvait être autre que l'Eglise catholique,
celle-ci se présentait alors comme étant l'Eglise
288 ÉCOLE D'ATHÈNES,
à laquelle le divin fondateur a dit qu'il serait
avec elle jusqu'à la consommation des siècles ;
dès lors, à moins que d'imaginer que ces pro-
messes avaient été vaines, il faut tenir pour cer-
tain que la société visible, composée de pasteurs
et de peuples, désignée sous le nom d'Eglise
catholique, n'a jamais pu faillir, ni enseigner
une doctrine erronée, encore moins se plonger
dans l'idolâtrie : cet argument était de la plus
grande force ; il subsiste encore en son entier.
Cependant comme les réformés, revenant
toujours à la charge, continuaient à faire grand
bruit des innovations prétendues qu'ils repro-
chaient à l'Eglise catholique, de savants théo-
logiens ont jugé qu'il était nécessaire d'entrer
plus avant dans le fond de la matière, et d'im-
menses travaux ont été par eux entrepris : alors
il est arrivé que les protestants obligés de re-
culer de siècle en siècle, se sont trouvés réduits
à placer au quatrième siècle de l'ère chrétienne
et même au troisième, l'origine de la plus grande
partie des erreurs qu'il leur plaît de nous attri-
buer : ils ont été contraints également de sup-
poser que ces erreurs se seraient insensiblement,
sans bruit, sans secousse , sans que personne s'en
aperçût, insinuées dans le catholicisme et in-
troduites dans l'enseignement ; mais si c'est là
que les protestants ont jugé à propos de s'arrêter
ÉPILOGUE. 289
pour fixer le commencement des croyances et
des pratiques qu'ils ont depuis rejetées, leurs
antagonistes ont remonté plus haut, et ils ont
lait voir que la doctrine de l'Eglise romaine
n'était pas autre que celle de l'Eglise primitive.
Au surplus, il y a quelque satisfaction à voir
que les ennemis de notre Eglise sont eux-
mêmes forces de constater à son avantage une
si haute antiquité ; de convenir que notre doc-
trine se trouve en harmonie avec les décisions
des conciles qui se sont assemblés depuis qua-
torze ou quinze siècles; d'avouer que sur la
plupart des points en litige , nous sommes dans
le cas de nous prévaloir contre eux de l'aulorité
des saints Pères , et de citer à notre appui saint
Grégoire de Nazianze , saint Basile, saint Am-
broise, saint Jérôme, saint Jean Chrysostôme,
saint Augustin. De tels aveux, en effet, sont
précieux; et nous ne pensons pas qu'un homme
de bonne foi, après les avoir recueillis, doive
avoir grand besoin de recourir aux lumineuses
dissertations d'Arnaud, de Nicole et de Bossuet,
pour former son jugement et se décider sur le
point de savoir si c'est dans l'Eglise catholique,
ou bien dans celle de Luther, qu'est le dépôt
des traditions apostoliques. En ce qui nous con-
cerne, il nous est arrivé plus d'une fois de faire
un rapprochement : si Luther aujourd'hui reve-
19
290 ÉCOLE D' ATHÈNES,
nait au monde et prêchait de nouveau sa doc-
trine, il ne serait plus compris : les universités
protestantes l'accueilleraient avec froideur; les
partisans de la nouvelle exégèse le regarde-
raient avec mépris; et cet homme impétueux,
à l'aspect des changements survenus dans la ré-
forme , ne pourrait pas contenir sa colère. Si
Calvin, d'un autre côté, apparaissait à Genève,
il est à croire qu'il serait peu fêté : que dis-je?
on le qualifierait de méthodiste ; on lui donne-
rait le nom de momier ; et il n'aurait rien de
mieux à faire que d'en sortir au plus tôt (a).
Mais saint Ambroise pourrait aujourd'hui ré-
péter, à la grande édification de son peuple, les
homélies qu'il prêchait autrefois dans la cathé-
drale de Milan ; saint Chrysostôme pourrait,
dans la basilique de Saint-Pierre à Rome, en
présence du saint Père et du sacré collège, ex-
citer de nos jours le même enthousiasme que
le peuple d'Antioche exprimait jadis en l'écou-
tant, et prononcer avec assurance tous les dis-
cours où il explique si nettement la doctrine de
l'Église sur le sacrement de nos autels. II est
très remarquable , en effet , que nos prédica-
(a) On a rappelé ailleurs (p. 12) les inutiles efforts de M. le
comte de Sellon pour que le père du Calvinisme eût une statue
dans la ville qui s'est appelée depuis trois siècles la ville de
Calvin. — S. F.
ÉPILOGUE. 291
leurs modernes, quand ils veulent exposer le
dogme et traiter la morale, en un mot inter-
préter les divines Ecritures, se croient d'autant
mieux fondés à penser qu'ils suivent la foi ca-
tholique, que le sens par eux donné est plus
conforme à la doctrine des Pères de l'Église ;
aussi ne manquent-ils pas de les citer : il y a
tel sermon qui n'est autre chose que la para-
phrase d'une homélie ; et s'il y a quelques traits
retranchés, ce ne sont pas ceux où le point de
doctrine est défini, mais ceux-là seulement qui
auraient rapport à quelque circonstance parti-
culière, ou bien à quelque règle de discipline
que le temps aurait modifiée.
Ainsi le dogme est immuable , et l'Eglise ca-
tholique ne fait que transmettre à ses enfants
les saints livres qu'elle a reçus, et les vérités
qui lui sont venues par tradition. Cette tradi-
tion remonte de siècle en siècle, et son origine
se perd dans les premiers temps ; ceux qui ont
entrepris d'en rompre la chaîne, ont été telle-
ment confondus, qu'ils ne peuvent guère
échapper maintenant au reproche de mauvaise
foi. Disons donc hardiment avec Bossuet qu'un
des caractères éclatants de l'Eglise catholique,
c'est : (( qu'elle est la seule de toutes les sociétés
« qui sont au monde , à laquelle nul ne peut
« montrer son commencement, ni aucune in-
Î92 ÉCOLE D'ATHÈNES.
K terruption de son état visible et extérieur
« par aucun fait avéré , pendant qu'elle le
« montre à toutes les autres sociétés qui l'en-
te vironnent par des faits qu'elles-mêmes ne
« peuvent nier (i). » Ajoutons encore d'après
lui, que jamais personne ne pourra signaler
dans le catholicisme, avec quelque apparence
de raison, aucune interruption , aucune inno-
oation , aucun changement (:>). Concluons en-
fin que dans l'Eglise catholique, à l'exclusion
de toute autre, se trouve h perpétuité.
Mais pourquoi insisterions-nous sur ce point
davantage? Ce n'est plus de cela qu'il s'agit:
le protestantisme , celui-là du moins qui se pré-
tend éclairé, fort de son alliance avec le philo-
sophisme, nous reproche actuellement de res-
ter immobiles lorsque tout marche ; et en
même temps il mesure avec orgueil les pas
qu'il a faits dans le chemin de l'incrédulité,
s'imaginant constater ainsi les progrès de la ré-
forme.
Nous laisserons le protestantisme se targuer
de ce qui, suivant nous, dénote son entière dé-
composition et sa fin. Une religion qui se laisse
'(1) Réflexions de Bossuet sur un écrit du ministre
Claude. Quatrième réflexion.
(2) Id., Cinquième réflexion ,
EPILOGUE. 21*3
aller au mouvement du siècle , qui modifie et
abandonne ses croyances pour se mettre en har-
monie avec la philosophie contemporaine , est
une religion finie ; elle est totalement vide do
foi. Le catholicisme n'en est pas là; aussi res-
tera-t-il ce qu'il est : non seulement il repous-
sera les changements qui pourraient altérer
son symbole ; mais il n'admettra jamais d'autres
interprétations que celles qui portent le sceau
de l'infaillibilité, ayant été données par l'Eglise.
Le catholicisme n'a pas même besoin de nou-
veaux développements; car ce n'est point une
religion simplement ébauchée : Moïse avait an-
noncé qu'il viendrait un autre législateur après
lui, et prescrit aux Juifs d'écouter ce nouvel
envoyé ; Jésus-Christ n'a rien dit de semblable,
mais il a parlé des faux prophètes qui précéde-
raient son dernier avènement et recommandé
qu'on s'en défiât. Il n'y a donc plus de révéla-
tion nouvelle à attendre, quant à la loi reli-
gieuse et morale, cette loi ayant reçu, à l'époque
du premier avènement, toute sa perfection.
Ceux qui seront bien pénétrés de cette idée
apprécieront l'avantage de celte immobilité
qu'on essaie de tourner en dérision : ils conce-
vront qu'une religion qui varie, est par \.t
même convaincue de fausseté : et qu'une reli-
gion qui a pour elle la perpétuité , parte h
2'M ECOEE D'ATHENES.
marque du vrai : en conséquence, ils s'empres-
seront de venir chercher au milieu de nous un
sur asile.
Le catholicisme de loin frappe la vue ; de
près il excite l'admiration. Extérieurement il
présente un système d'organisation complet;
on v trouve intérieurement unité, sainteté,
mouvement, chaleur et vie. Son autorité est
extrêmement imposante : son nom seul indique
qu'il a Dieu, et non pas quelque sectaire, pour
auteur : sa base est cachée très profondément ;
il n'y a que lui qui porte réellement sur Pierre,
et lorsqu'on creuse encore davantage, on
trouve successivement les prophètes, Moïse,
les patriarches, et enfin Adam, qui lui-même,
à l'époque de sa chute, a reçu la première an-
nonce de la rédemption. Ainsi tout concourt à
donner au catholicisme une prééminence in-
contestable sur les autres communions chré-
tiennes; et de même que le Christianisme s'é-
lève majestueusement au dessus des autres
religions qui ne marchent pas sous la bannière
du Christ, de même aussi le catholicisme se
distingue au milieu des sectes chrétiennes qui
ne sont plus en communion avec le successeur
de saint Pierre. Il n'y a donc aucunement à
craindre pour celui qui s'est dégagé du laby-
rinthe des systèmes philosophiques, et qui veut
ÉPILOGUE. 29$
désormais chercher dans la religion ce que la
science humaine n'a pu lui donner, que cette
tentative aboutisse à le lancer dans un dédale
nouveau : on le verra d'abord se diriger sans
hésitation vers le Christianisme , et bientôt
après monter rapidement les degrés du temple
catholique.
L'ÉCOLE
DE PARIS.
Nous conservons aux fragments quisui-
vent , le titre sous lequel l'auteur voulait
lui-même les réunir et les publier de nou-
veau. Nous ne dissimulons point qu'ils
avaient successivement paru dans diverses
feuilles périodiques de 1828 à i833. Mais
rien ne ressemblait moins à des travaux
de circonstance , et le lecteur jugera, nous
l'espérons, qu'ils n'ont rien perdu de leur
à propos , de Leui' actualité j comme on
dit aujourd'hui. Sans doute l'Eclectisme ,
la philosophie écossaise, et la doctrine
même du progrès indéfini, qui faisait le
fond du Saint-Simonisme , ont perdu leur
première auréole de nouveauté. Toutefois
les germes que ces écoles ont déposés dans
nombre d'intelligences ne sont point dé-
truits. Bien plus, les chaires de MM. Jouf-
iroy et Damiron sont debout; M. Cousin
est le grand-maître de l'instruction philo-
sophique dans tous les collèges de l'Etal :
la superstition du progrès a ses pontifes et
ses néophytes dans une œuvre qu'on vou-
drait pouvoir rendre populaire, X Encyclo-
pédie moderne. Avouons-le même , malgré
quelques démonstrations panthéistiques
assez vaines , nulles autres doctrines de-
puis dix ans ne se sont produites en de-
hors de l'enseignement chrétien. L'ap-
préciation détaillée des trois philosophies
réservées à notre temps, est donc pleine
encore d'opportunité.
Qui ne sent d'ailleurs à quel point l'o-
mission de ce beau travail ferait lacune
dans l'œuvre de M. Riambourg ? Avant de
conclure définitivement contre le rationa-
lisme, il fallait en constater l'inanité chez
les modernes comme chez les anciens.
\J Ecole de Paris est donc le pendant na-
turel et légitime de 1 Ecole cU Athènes ; puis
Rationalisme et Tradition , dernier acte
de cette sorte de trilogie philosophique,
achève de résumer toute la controverse ,
dans le passé comme dans le présent, et
complète la sentence portée par l'auteur.
Disons-le aussi, telle était la rigueur
logique de la conception chez M. Riam-
bourg, qu'ici toute soudure a paru super-
flue aux éditeurs : tant ces articles publiés
à d'assez longs intervalles , à travers des
préoccupations si diverses, s'enchaînent
l'un à l'autre, comme s'ils eussent été
écrits d'un seul jet, dans le développe-
ment continu d'une même pensée. C'est le
cas de se rappeler le mot d'Horace :
Tantùm séries juncluraque polie!
Tanlùm de medio sumplis acoedet honoris ?
A peine la solution de continuité se
laisse-t-elle apercevoir une seule fois,
entre la seconde et la troisième série. Par-
tout ailleurs il a suffi de juxtaposer ces
fragments, et l'édifice s'est construit comme
de lui-même.
Tranchons le mot, c'était un livre que
M. Riambourg se trouvait avoir composé
sous forme d'articles de journaux. La gra-
vité des matières, celle du style, et surtout
l'étroite cohésion des pensées se prêtaient
mal à la mesure d'attention qu'on accorde
communément à la lecture des papiers pu-
blics. Rassembler ces feuilles éparses ,
n'est-ce pas les restituer à leur destination
naturelle ?
L'abbé FOISSET.
L'ÉCOLE DE PARIS.
l.
<£colt Œclcrtîqur.
Le xixe siècle est bien jeune encore, et déjà
se présente un auteur pour tracer le plan his-
torique de la philosophie en France pendant
les vingt-huit dernières années (i). On pour-
rait demander comment il se fait que le xvmc
(1) Essai sur {histoire de la Philosophie en
France au xixe siècle , par M. Damiron.
504 ÉCOLE DE PARIS.
siècle entièrement révolu-, et pour lequel la
postérité est déjà venue , n'ait pas eu l'avan-
tage aussi de trouver en France un historien
qui marquât les progrès de la philosophie dans
ce pays , depuis que l'autorité de Descartes eut
commencé à déchoir. La réponse à cette ques-
tion est simple : où il n'y a pas d'éléments his-
toriques, il ne peut se présenter un historien.
Qu'est-ce à dire? Le xvme siècle, ce siècle
de philosophie par excellence , pourrait-il être
une mine inféconde pour l'histoire de la philo-
sophie ? Plusieurs en seront surpris, et pourtant
lien n'est plus vrai.
Il est certain en effet, que lorsqu'on a nommé
Condillac et dit qu'il a simplifié la doctrine de
Locke, laissant h Helvétius le soin d'en tirer
les conséquences, l'histoire de la philosophie
française au xviiic siècle est faite.
Quoi donc! Voltaire, Diderot, d'Alembert,
d'Holbach, n'étaient-ils pas des philosophes?
Non, en vérité (a). Il n'y avait point là d'école ,
(a) Nous avouerons néanmoins que Diderot, dans les inter-
valles lucides de son talent, offre quelques lueurs de vraie phi-
losophie. Les prétentions en ce genre ne manquaient pas à d'A-
lembert. Mais là, comme en littérature, ses vues sont étroites,
mesquines, sans chaleur, sans élévation , sans originalité aucune.
La fortune incroyable de sa prélace de l'Encyclopédie, tant louée
par La Harpe , même converti , accusera toujours la faiblesse
des études philosophiques en 1750. — i Helvétius est un corn-
ÉCLECTISME. 305
point de corps d'enseignement, point de tradi-
tions , mais bien une cabale : ces hommes ne
s'étaient ligués que pour détruire.
C'étaient donc des sceptiques? Point du tont :
car le scepticisme de sa nature est exempt de
fanatisme. Le sceptique hésite et doute; le
sceptique d'ailleurs fait profession de respecter
les lois, de suivre les coutumes, d'admettre
les croyances reçues. Or, il est visible que l'es-
prit dominant au siècle dernier avait une autre
tendance.
Celui qui marchait à la tête du mouvement
nouveau , le xvme siècle personnifié , Voltaire ,
dont Montesquieu disait si bien : « lia, plus que
a tout le monde, l'esprit que tout le monde a; »
Voltaire ne se serait point accommodé de cette
impassibilité que les Pyrrhoniens proposaient
comme le souverain bien. Les charmes de
« pilateur d'idées hardie?. Il emprunte à Montesquieu, à Vol-
« taire , à Rousseau ; et il gâte ce qu'il leur prend. Il se fait le
« plagiaire de toutes les personnes spirituelles de son temps, et
« compose un livre de métaphysique avec des bons mots de
« société. Le baron d'Holbach avait une excellente maison , et
« donnait à dîner à toute la philosophie. Mais son système de la
« nature, écrit d'une manière fausse, pédantesque, rbstraiteet
« violente tout à la fois , a choqué , a révolté le bon goût de
« Voltaire , quid'impalience écrivait sur les pages de son exem-
« plaire, des sarcasmes contre les mauvais principes et surtout
<i le mauvais style du livre. » Ce n'est pas nous qui disons cela ,
c'est M. Villemain. (7e leçon sténographiée, 1828.) — Th. F.
20
StHi KCOU: DK PARIS.
Yataraxie ne l'avaient point séduit ; loin de là,
une activité brûlante le consumait, et cette
activité le poussait au désordre. Toute sa vie
s'est passée à nier. Créateur de ce genre odieux
de persiflage qui déconcerte la droite raison ,
doué de cette gaîté qui porte à rire des maux
qu'on a faits, son intarissable ironie allait se
répandant sans fin sur la Religion, sur la mo-
rale , sur tout ce qui fait battre le cœur de
l'homme, et il nous apparaît encore aujour-
d'hui « comme un être d'une autre nature, in-
différent à notre sort, content de nos souf-
frances, et riant, comme un démon ou comme
un singe , des misères de cette espèce humaine
avec laquelle il n'a rien de commun (i). »
Que pouvait-on attendre d'un siècle qui s'est
prosterné devant une telle idole? Que pou-
vait-il sortir de grand et de durable de ce dé-
bordement de sarcasmes, d'impiétés et de so-
phismes?
Aussi, lorsqu'on veut aujourd'hui rendre
compte de la science philosophique à celte
époque, on est réduit , je le répète , à signaler
le développement insensible que la doctrine de
Locke avait pris en France , non sans remar-
quer tout ce qu'un tel développement devait
(1) Mme de Staël, de t Allemagne, t. m, e. h.
ÉCLECTISME. 307
lui- même à l'analogie qu'avaient les consé-
quences matérialistes de cette doctrine avec la
disposition déréglée des esprits.
Ce n'est pas que les suivants de Voltaire
n'aient essayé de poser à leur tour quelques
principes, et que le déisme et l'athéisme, la
liberté morale et la nécessité , le fatalisme et le
dogme de la Providence, le matérialisme et le
spiritualisme n'aient été jetés pêle-mêle au
peuple. Mais le maître n'a point permis que
ces grandes questions fussent débatlues sérieu-
sement. Il avait dit en vers, que Locke avait
« posé la borne de l'esprit humain. » C'était
assez de cette affirmation pour un philosophe
qui touchait à tout et n'approfondissait rien,
infatigable du reste dans la guerre qu'il avait
déclarée au Christianisme, et tendant la main
sans distinction à tous ceux qui partageaient sa
haine.
Ainsi, encore une fois, l'école de Voltaire,
si c'en est une , ne s'est point formée h l'ombre
d'une doctrine, et ne peut être régulièrement
classée parmi les sectes philosophiques. Quant
à cet amas d'opinions hétérogènes que le
xvnr siècle a léguées à notre âge comme un
fonds inépuisable de raison et de sagesse , l'hé-
ritage en a été répudié formellement. Ceux-là
même qui prétendent aujourd'hui relever le
3tW ÉCOLE DE PARIS,
temple de la philosophie humaine et l'asseoir
sur les débris des autels chrétiens, veulent pro-
fiter de ce qui s'est fait sans en accepter la res-
ponsabilité. Leur langage est haut et fier, leur
ton méprisant ; mais il y a de la gravité dans
leurs discours, de l'élévation dans leur esprit ,
de la conviction dans leurs âmes. La philoso-
phie du xixe siècle s'avance donc avec une sorte
île dignité (i).
OÏL
Est-ce à dire que le xixe siècle soit plus reli-
gieux que son devancier?
Est-ce à dire que les intelligencessupérieures
se soient enfin ralliées autour de l'étendard de la
loi ? Plût à Dieu ! Mais pourquoi se faire illusion ?
Les pères avaient semé du vent, les fils
ont recueilli des tempêtes : ainsi les doctrines
du xvnr siècle ont produit leurs fruits, et ces
fruits ont été amers. Le siècle alors s'est-il
amendé? Non. Car si les classes élevées de la
société, naguère si coupables et depuis si hau-
tement châtiées , reconnurent la main qui les
frappait, les autres ne cherchèrent point à re-
dresser leurs voies. Les mauvaises doctrines
avaient perdu de leur crédit sans que les bonnes
(1) Provincial, 12 juin 182*.
ECLECTISME. SB9
eussent repris leur autorité ; et quand vint l'é-
poque où lechefdu gouvernement crut devoir
reconnaître que la France avait une religion ,
la révolution se tut. Elle consentit h ne voir
dans cet acte que l'œuvre de la politique, clic
avait raison. Elle pensa d'ailleurs qu'elle trou-
verait toujours dans les dispositions de ceux
qui étaient investis du pouvoir des garantie»
suffisantes, et elle n'eut pas tort.
Cependant la Religion avait trouve des apo-
logistes éloquents. La foi se ranimait dans de
hautes intelligences; on pouvait avouer qu'on
était chrétien. L'incrédulité s'en indigna; mais
qu'y faire? Ses armes, suivant l'expression de
La Harpe, «avaient été rouillées par le sang. >♦
A la Restauration , les positions changent.
Etonnée d'abord , l'incrédulité bientôt devient
menaçante ; mais les temps sont bien autres, et
ce n'est pas dans les écrits que la presse vient de
reproduire avec une si ardente profusion (a),
que les hommes éclairés de ces derniers temps
iront chercher la vraie méthode d'enseigne-
ment , ni des principes fixes de doctrines. Ce
qui au xvnT siècle ébranlait le monde, ne sau-
rait maîtriser entièrement le mouvement nou-
veau imprimé à l'époque présente.
(a) De 1825 à 18301a librairie fut inondée d'une multitude d'é-
ditions nouvelles de Voltaire, J.-J. Rousseau, Diderqt, Dnpui* .
Volucyj etc., ele. — S. lr.
310 ÉCOLE DE PAMS.
On ne peut nier toutefois que la Religion
compte encore beaucoup d'ennemis, et que
dans le monde savant, où elle a fait de pré-
cieuses conquêtes, elle rencontre aussi d'assez
nombreux adversaires. Ce qu'il y a donc en
ceci de réel et de vrai, c'est que les discussions
ont pris de nos jours un caractère grave, c'est
que les doctrines commencent à se poser systé-
matiquement ; en sorte que, s'il n'est pas per-
mis de dire qu'en France il y ait aujourd'hui
plus de loi, au moins y a-t-il plus de philoso-
phie qu'au siècle dernier.
En effet , la science philosophique a pris une
apparence régulière , une sorte d'organisation.
Les grandes masses se sont formées ; les écoles
se séparent , les sectes se distinguent : témoin
de ce mouvement, M. Damiron a voulu le dé-
crire ; mais voyons s'il a rempli sa lâche.
L'histoire de la philosophie , comme toute
autre histoire, peut être traitée ou générale-
ment, ou partiellement; c'est-à-dire que l'his-
torien est le maître d'embrasser son sujet tout
entier, ou de n'en prendre qu'une partie. Dans
ce dernier cas, il s'attachera à telle époque en
particulier, à telle école spécialement considé-
rée ; il suivra telle secte depuis son origine
jusqu'à son terme ; ou bien, se renfermant dans
l'étude d'un seul système , il en épuisera l'exa-
ÉCLECTISME. 311
mcn. Le sujet alors aura de l'unité , parce qu'il
sera toujours possible d'en coordonner les di-
verses parties.
Mais, s il arrivait que l'historien s'avisât de
choisir pour point de départ la première année
de tel siècle , et s'imposât la loi de circonscrire
le sujet qu'il doit traiter d'après les limites de
telle contrée, on s'en étonnerait avec raison;
car le commencement de chaque siècle ne
marque pas une époque nouvelle pour la phi-
losophie; et chaque royaume ne renferme pas
une école de philosophie spéciale et isolée.
Que si parfois, en parlant de l'école de Vol-
taire, on a dit : la philosophie du xvin" siècle ,
en parlant du système de Kant, la philosophie
edlemande , ces expressions et autres du même
genre sont autant de manières de désigner une
opinion dominante ; elles ne sauraients'entendre
autrement.
Toute histoire philosophique est l'histoire
d'une opinion ; or je ne sache pas qu'une opi-
nion attende toujours le commencement d'un
siècle pour se produire; et qu'une ligne de
douanes puisse marquer la dernière limite de
son extension.
Que dire donc d'une histoire philosophique
qui commencerait au premier jour de l'an 1800,
et qui s'arrêterait aux bords du Rhin, du côté
312 ECOLE DE PARIS
de l'Orient , au détroit de la Manche , du cot
de l'Occident?
Telle est pourtant celle qui va nous oc-
cuper.
M. Damiron entre en matière brusquement,
sans jeter un regard en arrière, sans se per-
mettre une excursion au delà de la frontière ,
prenant chaque école, abstraction faite de ses
antécédents, au point de développement qu'elle
pouvait avoir reçu en France , au commence-
ment de ce siècle.
Ce n'est donc ni une histoire générale, ni
une histoire particulière de la philosophie que
M. Damiron nous donne ; mais une suite d'ar-
ticles sans rapports entre eux, dans lesquels les
doctrines des philosophes français de l'époque
sont exposées avec un rare talent d'analyse ;
articles qui figuraient très bien dans le Globe
où ils ont été insérés la plupart, mais qui ne
sauraient former un tout et ne constituent pas
un ouvrage.
Toutefois l'auteur, pour lier entre eux ces
membres épars , a imaginé de les disposer dans
un certain ordre, d'après la division des écoies;
et à ce sujet il distingue en France présente-
ment trois écoles principales : celle de la Sen-
sation, celle de la Révélation, celle de YEclec-
tisme ou du spiritualisme rationnel. Mais celte
ÉCLECTISMK. ' 3*5
classification des systèmes qui ont paru de nos
jours est-elle exacte? Offre-t-elle une expression
fidèle de l'état actuel de la science au milieu de
nous ? C'est ce que nous nous proposons d'exa-
miner (i).
L'homme est pour l'homme une énigme.
Tandis qu'on voit les autres êtres parcourir,
sans jamais s'en écarter , le cercle qu'ils doivent
décrire , l'homme apparaît, égaré dans le vague
de l'espace , comme un astre qui aurait été vio-
lemment jeté hors de sa sphère. Il ignore d'où
il vient, où il va ; il ressent un trouble intérieur
qui semble indiquer que les diverses parties
dont le fond de son être se compose , ne sont
point d'accord entre elles. Qui donnera le mot
de l'énigme? Qui pourra rétablir l'harmonie
dans cette nature si étrangement altérée? Sera-
ce l'homme, sera-ce Dieu? la philosophie, ou
la religion?
Cette question que le bon sens du genre hu-
main a depuis long-temps résolue , transportée
aujourd'hui dans la région des disputes, partage
les intelligences élevées. Les théologiens de-
meurent persuadés que l'homme, s il n'est as-
(1) Provincial , !J<j juin 1626;
314 ECOLE l)E PARIS.
sislc d'un secours surnaturel , ne peut rentrer
dans l'ordre ni s'y maintenir; d'où le besoin de
la grâce et la nécessité d'une révélation : les
philosophes de ces derniers temps pensent au
contraire qu'ayant reçu de la nature les moyens
d'arriver à ces fins, l'homme, pour être ce
qu'il doit être , peut se passer d'un secours
étranger.
Il ne faut pas croire cependant que le théolo-
gien et le philosophe soient à une telle distance
l'un de l'autre qu'ils ne puissent jamais se ren-
contrer : ils se trouvent sans cesse ramenés sur
le même terrain ; et d'ailleurs il est de fait que
leur point de départ est commun.
Oui, leur point de départ est commun; car
il est certain que les connaissances que l'un et
l'autre acquièrent, de quelque nature qu'elles
soient, ont toutes également pour premier fon-
dement la foi.
Ceci demande une explication; donnons-la
en peu de mots :
L'homme en vain se dissimule sa faiblesse ; il
a beau relever dans son esprit l'idée du moi; il
ne trouvera jamais dans le fond de ce moi, et
comme lui étant propres, ni l'être ni la vérité.
Il n'y a que Dieu qui puisse dire, Je suis celui
qui est (rt); et il n'appartenait qu'à la sagesse
(a) Ego stini qui sum. Exoi>.. III , 1'».
ÈGLECriSME. 5ii>
divine incarnée défaire entendre ces paroles, Je
suis la vérité (a) ; l'homme est donc, en ce qui
le fait être, dans la dépendance de celui qui
seul existe par lui-même; et par rapport à la
vérité , dans l'obligation de la recevoir d'où elle
découle, sans pouvoir lui-même la constituer.
Aussi, pour chaque raisonnement qu'il fait , y
a-t-il une première vérité qui en est la base, dont
il chercherait vainement a se démontrer la cer-
titude. Il ignore pourquoi elle est vraie; et toute-
fois il est obligé de la prendre pour telle; en
sorte que pour cette première vérité il subit la
loi de l'autorité; il fait un acte de foi.
Kant lui-même l'a reconnu quand il a dit,
parlant des vérités de sens intime et de senti-
ment, qui sont, suivant lui , les seules qui aient
de la réalité : « Je ne saurai rien d'elles, et sur
« ce qui les regarde, j'aurai soin de fuir la
« science ; mais si par toute autre voie, je me
« trouve forcé à les reconnaître, j'appellerai
« ma conviction croyance et non savoir. »
Ainsi , en ce qui regarde ces notions fonda-
mentales sur lesquelles toute science s'appuie,
il faut dire que ce sont des vérités de foi , dont
la nature, de sa propre autorité, impose la
croyance à l'homme sans les livrer à son exa-
men.
(a) Ego $um via , et teritjs et vila. Joa>>v *i*> 6-
516 ÉCOLE DE PARIS.
L'acte de foi n'est donc pas tellement parti-
culier à la théologie, qu'il puisse- former son
caractère distinctif : ce qui réellement la diffé-
rencie, c'est que la foi du théologien ne s'arrête
pas , comme celle du philosophe , à ces vérités
que Dieu nous révèle par une parole intérieure,
mais s'étend encore à celte autre révélation que
la parole extérieure a opérée.
Il ne faut pas s'imaginer d'autre part que le
raisonnement soit du domaine exclusif de la
philosophie, et que pour arriver à la connais-
sance de Dieu et de soi-même , le théologien ne
puisse être autorisé à en faire usage; ce serait
établir entre la raison et la foi une sorte d'in-
compatibilité que Dieu, dont elles émanent , n'a
pu introduire dans son œuvre.
Pascal, assurément, était moins que tout
autre disposé à étendre les droils de la raison
au préjudice de ceux de la foi ; et c'est lui cepen-
dant qui signale comme excès également dan-
gereux, d'exclure la raisoji, de n'admettre que
la raison. « Dieu n'entend pas , dit Pascal , que
« nous soumettions notre croyance à lui sans
« raison. » Quel sera donc, en matière de reli-
gion , l'office de la raison? Il y a dix-huit siècles
qu'on l'a dit : de s'assurer que Dieu a parlé,
puis de se soumettre.
Il y en a qui donnent à la raison plus de jeu,
ÉCLECTISME. -17
et l'associent en quelque sorte ù la révélation
pour construire l'édifice des vérités religieuses.
Donc, et quoiqu'il soit très vrai que le ca-
ractère distinctif de l'enseignement religieux soit
de procéder par voie d'autorité, et celui de l'en-
seignement philosophique de suivre la voie du
libre examen, il ne faut pas se hâter de pro-
noncer que la religion et la philosophie sont
ennemies naturelles et que ces deux mois phi-
losophie religieuse impliquent par eux-mêmes
contradiction.
La religion chrétienne a pour les âmes élevées
des vues sublimes; pour les cœurs tendres des
douceurs ineffables; pour les esprits positifs des
démonstrations certaines ; elle flétrit le vice ; elle
repousse l'orgueil ; mais elle accueille la bonne
foi et s^associe volontiers la raison.
Cette circonstance toutefois qu'on peut être
philosophe sans cesser d'être chrétien , et de-
venir chrétien sans renoncer à la philosophie ,
autoriserait-elle à classer la théologie parmi les
écoles philosophiques? Nous ne le pensons pas :
ce serait ravaler cette science divine; et de plus
méconnaître son caractère. Le théologien , en
tant que théologien, n'appartient à aucune
école ; en tant que philosophe , il admet , avec
les modifications nécessaires , le système philo-
sophique qu'il juge être le plus en rapport avec
7,18 ÉCOLE DE PARIS.
ses idées. Saint Justin était platonicien; Didyme
s'accommodait mieux de la doctrine d'Aristote;
Saint Clément d'Alexandrie penchait vers l'é-
clectisme ; les scholastiques ont presque tous
été péripatéticiens ; Bossuct etFénelon , Male-
branche et Nicole étaient cartésiens ; en Alle-
magne, la philosophie de Leibnitz était goûtée
par de très savants théologiens; celle de Locke,
elle-même , a trouvé des disciples dans les
mêmes rangs, n'eût-on à citer qu'Abbadie.
Ainsi les théologiens, quand ils philosophent,
se (Jisséminent dans les diverses écoles; et lors
même qu'ils se trouveraient, à certaine époque
déterminée , tous réunis dans la même école ,
il n'en résulterait pas que celte école pût être
classée sous le nom d' Ecole théologique.
Ondoitdonc s'étonner que l'auteur de Y Essai
sur l'histoire de la philosophie en France au
xixe siècle , ait imaginé de se servir de cette
expression pour désigner une école ; et lors-
qu'ensuite il se charge de nous expliquer lui-
même que, pour composer celte école, il a
groupé « ceux qui se sont proposé comme objet
«commun de leurs travaux (mais du reste,
« chacun suivant son point de vue et son sys-
« tème) la défense et la restauration des doc-
« trines de l'Eglise, » on s'aperçoit aisément
qu'il y a plus ici que de l'inexactitude dans l'ex-
ÉCLECTISME. 519
pression, qn'il y a de toute nécessité quelque
confusion dans les idées.
Il paraît en effet que M. Damiron ayant l'es-
prit fortement préoccupé de deux objets, n'est
point parvenu à les dégager l'un de l'autre,
quand il a tracé son plan ; ce plan dès lors ne
pouvait être que défectueux.
M. Damiron s'est placé en observation vis-à-
vis du siècle présent.
Or, à celui qui cherche à se rendre compte
de l'état actuel des esprits en France , deux
spectacles d'un grand intérêt s'offrent simulta-
nément : sur le premier plan on voit la Religion
aux prises avec l'incrédulité; sur le second, le
spiritualisme et le matérialisme se disputant
l'empire de la philosophie.
Témoin de cette lutte animée, dans laquelle
la Religion est obligée de faire face à deux enne-
mis qui la pressent , ayant à combattre , d'une
part, des passions haineuses et violentes, d'autre
part, les prétentions de l'orgueil philosophique,
M. Damiron eût pu concevoir l'idée d'en faire
le sujet d'un tableau : ce tableau aurait eu de
l'intérêt, et la théologie y aurait naturellement
trouvé place.
Que si M. Damiron est moins occupé des des-
tinées de la Religion que du développement de
la philosophie, il aurait pu décrire le mouve-
320 ÉCOLE I>K PARIS.
ment des deux grandes écoles, l'école sensua-
lisle et l'école spiritualiste, agissant l'une contre
l'autre ; après quoi il aurait signalé celte école
moyenne qu'il appelle Eclectique; dont la pré-
tention serait de s'interposer comme médiatrice.
Au lieu de cela, qu'a fait l'auteur de /' Essai?
Rassemblant dans le même cadre ces deux su-
jets très distincts, il a fait choix d'un plan arbi-
traire qui ne répond à aucune de ces vues, et
qui les confond en les dénaturant. Ainsi il place
l'école sensualiste et la religion chrétienne en
regard, pour faire planer sur l'une et sur l'autre
son éclectisme. Il n'est pas besoin d'insister pour
faire sentir combien ce plan est vicieux. On voit
tout d'abord qu'il y a des lacunes ; et bientôt on
s'aperçoit qu'il y a confusion, puisque les idées
d'après lesquelles cette division est conçue ap-
partiennent à deux ordres de choses différents.
Faut-il donc placer M. Damiron dans le rang
de ces esprits médiocres qui s'étonnent à la vue
d'un sujet compliqué et qui échouent dans le
projet d'en coordonner les diverses parties?
Non assurément : mais, il faut le dire, M. Da-
miron n'est point resté en dehors du mouve-
ment irréligieux de ce siècle; il dédaigne le
bienfait de la révélation : tandis qu'il cherche
ce qui pourrait être mis à la place , il partage
l'impatience de ceux qui voudraient que les
ÉCLECTISME. 321
croyances eussent déjà perdu leur crédit; et
toutefois il s'inquiète, en pensant que le maté-
rialisme pourrait tirer avantage de ce grand
bouleversement. Voilà tout le secret de cette
composition qui s'annonce comme une revue
des systèmes philosophiques, et dans laquelle
les principes de la théologie sont eux-mêmes
discutés ; de cette composition présentée sous
la forme historique et qui n'est au fond qu'un
ouvrage polémique.
Considéré sous ce point de vue, le livre de
M. Damiron a plus d'importance que son titre
ne l'indiquerait : on peut y chercher non pas
les principes («), car ils sont encore incertains,
mais la direction de cette école qui s'élève au
milieu de nous et dont le Globe est l'organe ha-
bituel (i).
(a) Pour cette recherche , les écrits de M. Jouffroy ne de-
vraient point être séparés de ceuv de M. Damiron , parce que
31. Jouffroy est lui-même un des chefs de cette école. Quant à
ceux que M. Victor Cousin a publiés, nous ne les plaçons pas
dans cette catégorie ; ils méritent un examen particulier. 31. Cou-
sin est un homme à part; il avance en suivant une direction qui
pourrait le ramener au milieu de nous , car il serait possible
qu'à force de savoir, il comprît , quant aux mystères , la néces-
sité de croire.
(1) Provincial, ïh juillet 1828.
51
522 ÉCOLE DE PARIS.
iw<
L'étonncmenl fut grand en France , au com-
mencement du xixe siècle, quand une rumeur
sourde circula , annonçant que la doctrine de
Condillac pouvait être controversée : car le
condillacisme avait acquis parmi nous toute
/autorité d'une croyance. Les sciences morales
en étaient imprégnées ; les sciences physiques
y puisaient des principes de matérialisme ; et
du reste l'enseignement philosophique se ren-
fermait strictement dans le cercle étroit de l'i-
déologie, telle que Condillac l'avait faite. Ainsi
le condillacisme régnait souverainement dans
nos écoles. Ce n'est pas que l'étude de la phi-
losophie fût alors en grande faveur ; mais le
préjugé n'en était pas moins dominant. Locke
avait jeté les fondements de la science; Con-
dillac avait couronné l'œuvre; l'édifice était
achevé. Voilà ce qu'il fallait croire comme ar-
ticle de foi ; voilà ce qu'il fallait professer pu-
bliquement, sous peine d'être déclaréanathème.
Cependant la doctrine de Locke, accueillie
froidement en Angleterre, singulièrement mo-
difiée en Ecosse , était combattue vivement en
Allemagne. Nos savants ignoraient cela ; s'in-
<juiétant peu de ce qui se passait au dehors , le
ÉCLECTISME. 523
nom de Reid était à peine arrivé jusqu'à eux ;
celui de Kant, en l'année 1S00, leur était à
peu près inconnu (a).
Le XIXe siècle commence : le condillacisme
parait encore plein de vie et il domine tou-
jours ; mais déjà dans certains esprits quelques
doutes s'élevent : sur ces entrefaites M. Royer-
€ollard ouvre son cours. Appuyé de Reid, il
met en opposition aux principes de l'auteur du
Traité des sensations , ceux de l'école écos-
saise: les yeux se dessillent; le charme est
rompu; enfin il est permis de soupçonner que
Condillac, écrivain d'ailleurs si froid, pourrait
bien n'être au fond qu'un philosophe très mé-
diocre.
Trois ans après , M. Cousin parait sur la
scène; il prend la place de M. Royer-Collard
dont il a reçu les leçons : d'abord il le suit, et
bientôt il le dépasse. Après avoir marché quel-
que temps à la suite de l'école écossaise, il se
fait kantiste ; et ses auditeurs alors se trouvent
initiés aux mystères de cette philosophie trans-
cendentale dont l'Allemagne avait été engouée,
et qui devait paraître bien étrange en France ,
(a) Ce n'est qu'en l'année 1801 , qu'a paru l'ouvrage de
M. Charles Villers qui a fait connaître en France les principes
fondamentaux de la philosophie de liant.
534 ÉCOLE 1>K PARIS,
pays si long-temps courbé sous le joug i\u sen-
sualisme. Plus tard, M. Cousin se sentant assez
fort, se fait des principes particuliers.
C'est dans le sein de l'école normale que
M. Cousin développe avec étendue son ensei-
gnement ; et c'est là aussi qu'il trouve des dis-
ciples. Cependant l'école normale est dissoute;
les élèves pour la plupart se dispersent; quel-
ques uns forment le projet de travailler de
concert , chacun suivant ses études spéciales,
à la rédaction d'un ouvrage périodique; de
ce jour là , le Globe prend naissance.
MM. Jouffroy et Damiron, tous deux élèves
distingués de M. Cousin, s'étant, dans cette en-
treprise , plus particulièrement chargés de la
partie philosophique et religieuse, c'est à leurs
articles qu'il convient de s'attacher pour con-
naître sous ce rapport la tendance des doctrines
du Globe ; et comme ces deux écrivains ont en
outre publié quelques ouvrages à part , nous
aurons plus d'une fois l'occasion d'y recourir,
pour fixer notre opinion sur les principes de
l'école philosophique que le Globe a mise en
vogue. Les articles de M. Dubois nous seront
aussi de quelque utilité.
Il serait difficile de dire si les rédacteurs du
Globe, quand ils se sont présentés à l'entrée
de la carrière, avaient un but bien déterminé,
ÉCLECTISME. m
et si déjà ils avaient conçu l'idée de la haute
mission que depuis ils se sont attribuée : leur
marche, au début, présentait quelque embar-
ras; cependant ils paraissaient avoir confiance
en eux-mêmes, et on attendait qu'ils prissent
position. Mais, quand on les a vus se placerau
centre de toutes les opinions, et arborer pour-
toute devise, sur leur drapeau, le mot Eclec-
tisme, l'attente a été trompée et le fond de
leur doctrine n'a pas été dévoilé.
Rien de plus vague en effet que le mot Eclec-
tisme. Il ne désigne pas une doctrine particu-
lière; il ne rappelle point l idée de telle ou
telle opinion ; car l'Eclectique a la prétention
de puiser à toutes les sources, et , sans adopter
aucun des systèmes qui ont cours, de s'en faire
un à lui-même de tout ce qui lui parait vrai
dans ce qui a été précédemment dit et soutenu.
Ainsi le titre d'Eclectique n'a rien de précis en
soi (a) ; tout au plus indiquerait-il la méthode
que se propose de suivre le philosophe qui
s'en pare, et cela d'après la conviction qu'il
aurait antérieurement acquise de l'inutilité de
(a) En fanl-il d'autre preuve que V Essai historique de M. I)a-
mikoiv qui jette pêle-mêle sous celte dénomination commune
feu Laromiguière et M. Cousin , Maine de Biran et M. \iie>».
M. Ilover-Collard et M, Droz?elc, etc. —S. E.
32G ÉCOLE DE PAMS.
recherches ultérieures sur une matière qui lui
semble entièrement épuisée.
Cette dénomination au surplus n'est pas nou-
velle, l'antiquité également a eu ses Éclec-
tiques : Plotin, Jamblique, Porphyre etProclus
peuvent être cités dans le nombre. Toutefois
il importe de remarquer que sous ombre d'E-
clectisme, ils ont travaillé très activement au
rapprochement de toutes les sectes et à l'amal-
game de toutes les doctrines. Dès long-temps
et avant eux, les philosophes harcelés par les
sceptiques, fatigués d'ailleurs de leurs propres
divisions, avaient essayé d'identifier Platon
avecPythagore et de concilier ce même Platon
d'abord avec Arislote, et ensuite avec Zenon.
Ainsi ce genre d'Éclectisme existait en germe,
bien avant que Potamon l'eût réduit en système.
Il se développait lentement dans le sein des
écoles philosophiques. Mais à l'époque où la
science divine du salut commença à se répandre
au loin ; et notamment après que l'école chré-
tienne d'Alexandrie, sous la direction successive
de Pantœnus, d'Athénagorc et de Clément, eut
jeté au milieu de cette ville célèbre un éclat qui
effaçait la gloire du Musée («), l'Eclectisme
(a) On sait que le Musée désigne l'école d'Alexandrie, comme
fc Lycée l'école d'Aiistole, et le l'orlique celle de Zéuon.— S. F,
ÉCLECTISME. 327
prit une extension prodigieuse. Toutes les
erreurs qui fascinaient le monde , ayant alors
senti le besoin de s'unir étroitement contre la
vérité, cette grande fusion des doctrines my-
thologiques, mystiques et philosophiques, con-
nue depuis sous le nom àe syncrétisme, s'opéra;
et toutefois le Christianisme prévalut.
Y aurait-il donc quelque rapprochement à
faire entre ce qui se passa alors et ce que nous
voyons aujourd'hui? Oui-, car déjà l'étendard
de l'Éclectisme est levé, et de plus les symp-
tômes d'un syncrétisme se manifestent.
Cependant on nous disait naguère que la
philosophie moderne ne date que d'hier; et
celte asssertion en un certain sens est vraie.
Mais c'est que la philosophie , depuis qu'elle a
fait scission avec la théologie qui la modérait et
l'éclairait, va vite; elle est poussée rapidement
dans ses voies : la philosophie de Locke a passé
brusquement au matérialisme; celle de Kant
s'est perdue tout aussitôt dans l'idéalisme; à
peine l'Éclectisme parait-il que déjà il se résout
en syncrétisme.
En effet l'Éclectisme moderne appelle à lui
et recueille indifféremment dans son sein tous
les systèmes. Plus large encore dans ses con-
cessions que l'Eclectisme ancien , qui toujours
repoussa l'cpicurcismc et combattit le scepli-
528 ECOLE DE PAK1S.
cisme , il embrasse dans son vaste plan de con-
ciliation non seulement le sensualisme de Con-
dillac , mais encore le scepticisme dévergondé
de l'école de Voltaire. En même temps les
sectes religieuses sont invitées formellement à
prendre part au traité, la philosophie consen-
tant à abjurer ses préventions anti-religieuses ,
pourvu que les religions de leur côté fassent le
sacrifice du vieux dogme. Telles sont les bases
de ce « pacte entre tous ces systèmes qui se
« prépare en silence, et qu'il est peut-être
f< dans les destinées de la France de voir signer
« à Paris (i). » Il en coûtera peu au protes-
tantisme, qui doit reconnaître ici le dévelop-
pement de son propre principe, de souscrire
à ces conditions et de suivre la philosophie dans
les voies du syncrétisme où elle s'est engagée ;
mais le catholicisme restera de toute nécessité
en dehors de ce mouvement.
Qu'en arrivera-t-il? il est aisé de le prévoir,
dans le cas où le syncrétisme moderne parvien-
drait à se développer complètement. Car alors
les sectes dissidentes, de plus en plus indiffé-
rentes sur le dogme , s'uniront aux sectes phi-
losophiques qui marchent elles-mêmes à leur
rencontre. Celte grande coalition du raliona-
(1) Le Globe, t. i, n. !>:.'.
ÉCLECTISME. 329
lisme contre la révélation n'aura d'autre lien
que le fond d'antipathie que ces sectes couvent
par rapport à la seule religion qui conserve in-
tact le dépôt des doctrines révélées. Divisées,
elles s'entendront seulement sur ce point que la
raison humaine doit être libre à l'avenir, et s'af-
franchir à jamais du joug de la loi. Il y aura
donc un dernier effort contre le catholicisme
lequel se sera de son côté renforcé de tout ce
qu'il y aura de chrétiens encore dans les diverses
communions, de tout ce qu'il y aura de pur,
de vraiment religieux, et de plus éclairé dans
les rangs des philosophes. Ainsi l'on verra ,
comme aux premiers siècles de l'Eglise, toutes
les doctrines fondées sur l'erreur, usant d'une
tolérance réciproque , se soulever à la fois
contre la vérité. La lutte sera sans doute opi-
niâtre ; mais le Christianisme une seconde fois
prévaudra (i).
V<
La philosophie, si elle était vraiment fille du
ciel, serait, comme la vérité, éternelle et im-
muable; mais elle est fille de la terre, et dès
lors elle participe à l'instabilité de toutes les
1 Provinôial , 2(i septembre 182&;
550 ÉCOLE DJE PARIS,
choses humaines : elle a commencé , elle tend
à sa fin ; pendant le cours de son existence,
elle est sujette au changement, elle subit toutes
sortes de variations : si quelquefois elle s'arrête,
c'est que l'autorité d'un nom imposant suspend
pour quelque temps le mouvement qui l'en-
traîne, mais aussitôt que le disciple a ressaisi
le droit de discuter l'opinion de son maître , la
philosophie reprend son cours, pour accom-
plir ses destinées périssables. Nous avons vu,
en France , la philosophie stationnaire ; c'était
le temps où le condillacisme dominait impé-
rieusement ; maintenant elle marche, et quand
on se rappelle avec quelle confiance était pro-
posée, avec quelle docilité était reçue la doc-
trine de Locke, dont le condillacisme est le
commentaire, on peut s'étonner que le mouve-
ment qui a dégagé la philosophie se soit opéré
si facilement.
Il est à croire que si M. Cousin eût eu le
temps, avant que l'école normale fût dissoute,
de compléter son système et de l'inculquer dans
l'esprit de ses élèves, ceux-ci n'auraient pas,
tout en débutant, professé une doctrine autre
que celle de leur maître, et que le Globe, en
ce cas, eût simplement reflété les rayons de
cette théorie brillante que M. Cousin préparait
dans le secret de ses méditations.
ÉCLECTISME. 531
Mais il n'en a pas été de la sorte , et les ré-
dacteurs du Globe abandonnés ù eux-mêmes ,
se sont trouvés en face du public, sans avoir
un système arrêté , l'esprit imbu de principes
divers qu'ils avaient tirés de l'école allemande
et de l'école écossaise, ou bien qu'ils avaient
recueillis de l'enseignement particulier de
M. Cousin.
Or, il y en avait un dans le nombre , qui
convenait trop bien à la position des rédacteurs
du Globe, pour qu'ils négligeassent de s'y at-
tacher; je veux parler de cette opinion qu'il
n'y a pas de système faux en philosophie, mais
que tous sont incomplets et pèchent en cela.
Cette maxime fondamentale de l'éclectisme
moderne avait été , s'il faut en croire M. Jouf-
froy, développée par M. Cousin, dans son
cours, avant qu'il l'eût reproduite dans ses
fragments philosophiques : quoi qu'il en soit de
l'assertion , qui parait du reste confirmée , il
est certain que cette maxime devint pour les
jeunes philosophes du Globe un dogme, et
que ce dogme, ils l'ont depuis professé ouver-
tement.
Au surplus, quand nous disons que l'éclec-
tisme convenait à la position où s'étaient placés
les élèves de M. Cousin, notre intention n'est
pas seulement de faire entendre qu'obligés
":»2 ÉCOLE DE PARIS,
d'entrer cri campagne avant que d'avoir un
plan arrêté, ils se donnaient le temps d'v pour-
voir ; notre pensée va plus loin , en ce que
nous imaginons qu'il leur eût été difficile , dans
les circonstances où ils se trouvaient , d'après
les dispositions qu'ils apportaient, de ne pas
entrer dans la voie qu'ils ont suivie.
Jeunes, ayant la conscience de leurs forces,
et s'en exagérant probablement la portée; for-
més d'ailleurs à l'école d'un maître non encore
fixé sur ses propres doctrines, les élèves de
M. Cousin , assis sur les bancs de l'école , le
cœur plein d'orgueil, l'esprit vide de foi,
avaient déjà savouré la douceur enivrante de
l'indépendance. Cependant le sentiment reli-
gieux n'était point entièrement éteint dans leur
âme. En outre ils avaient puisé dans l'école
écossaise des règles de bon sens, et dans l'é-
cole allemande un fond de spiritualisme, qui
leur inspirait de l'éloignement pour les doc-
trines licencieuses et impies du dix-huitième
siècle : ainsi tout naturellement ils venaient se
placer entre le dix-septième siècle et le dix-
huitième, entre la Sorbonne et l'école de Vol-
taire, entre la religion et l'impiété.
D'autre part, et comme philosophes, ils
étaient appelés à faire un choix. Le spiritualisme
de l'école allemande était descendu rapidement
ÉCLECTISME. 335
à l'idéalisme ; le sensualisme de Locke était ar-
rivé en Angleterre et en France au matérialisme ;
s'ils se font idéalistes , le monde matériel leur
échappe ; s'ils passent dans les rangs des maté-
rialistes, le monde intellectuel pour eux s'éva-
nouit. Que feront-ils? comment éviter ce double
écueil? Ils se tiendront à l'écart, sans se pro-
noncer ouvertement.
C'en est donc fait; et leurs tentes sont dres-
sées à égale distance des deux camps. En philo-
sophie comme en religion, même détermina-
tion de tenir le milieu entre les deux opinions
opposées. Cette position prise, il ne leur restait
plus, pour se constituer dans l'éclectisme, qu'à
concevoir l'idée de rallier à leur drapeau toutes
les sectes , afin de les unir en un seul faisceau ;
et cette idée leur est venue.
Ce plan une fois arrêté , il a été suivi avec
beaucoup de persévérance et conduit avec ha-
bileté. Négociateurs adroits, les écrivains du
Globe savent ménager les amours-propres, et
s'entendent très bien à rapprocher les opinions.
Toutes sont vraies, s'il faut les en croire, ou du
moins il n'y en a aucune qui soit , à proprement
parler, erronée. « Nul système n'a manqué de
« la vérité de son temps, de sa position , de son
« point de vue; car ce n'est pas de la vérité l\
« l'erreur, ou de l'erreur à la vérité, que voyage
534 ÉCOLE DE PARIS.
« l'esprit humain, mais d'une face à l'autre...
<( Ainsi nos milliers d'opinions peuvent repré-
« senter chacune par un côté la raison (i). »
Toutefois, et comme il arrive que certaines
opinions, tandis que la civilisation avance tou-
jours, restent elles-mêmes en arrière, il n'est
guère possible qu'il n'y ait pas quelques em-
barras dans la marche , et de loin en loin quel-
ques déchirements; mais ordinairement il y a
plus de malentendu que de véritables contra-
dictions dans ces luttes inévitables. Il est cer-
tain , par exemple , que c'est à tort qu'on ima-
ginerait aujourd'hui qu'il s'agit d'innover dans
les systèmes religieux ; non , disent en substance
les écrivains du Globe , l'esprit du siècle tend
seulement à purger la religion d'un mysticisme
jadis nécessaire , maintenant hors de saison ,
puisque la raison humaine , devenue assez forte,
peut établir par elle-même les vérités qui jadis
reposaient sur la foi. Il ne faut pas croire non
plus que le matérialisme de nos physiologistes
modernes soit si éloigné du spiritualisme qu'on
le pense communément; car déjà le physiolo-
giste entrevoit dans le fond de ses théories des
principes d'activité d'une nature particulière ;
qu'il fasse quelques pas , et bientôt il tendra la
(1) Le Globe, t. i , n. 35 et 56. — T. vi, n. 68.
ÉCLECTISME. 335
main «tu psychologistc qui s'avance lui-même à
sa rencontre.
De cette sorte, accomplissant avec zèle l'of-
fice de médiateur, qu'il s'est attribué, le Globe
cherche à persuader à tous qu'ils sont sur le
point d'être d'accord ; mais ce langage paraît
étrange à plusieurs. Ceux qui ont vieilli dans les
combats , et qui jugent avec raison que ce n'est
qu'en dénaturant les doctrines qu'on pourrait
parvenir à les amalgamer, résistent à la séduc-
tion. C'est donc à la jeunesse particulièrement
que le Globe s'adresse : ce Les enfants, dit-il,
« ont dépassé leurs pères; l'espérance de nos
u nouveaux jours est en eux , et c'est dans leurs
« mains qu'est le salut du monde (1). »
En même temps, le Globe a grand soin de
prévenir toute rivalité; car il craint que la pré-
éminence qu'il accorde en définitive à la philo-
sophie ne devienne un sujet de contradiction;
ainsi l'industrie, les beaux-arts, les sciences na-
turelles, la physiologie, trouveront leur place
et même sont destinées à occuper un rang ho-
norable dans le nouvel ordre de choses, elles se
grouperont autour de la philosophie , qui con-
sent à partager l'empire avec elles, en abandon-
nant à chacune d'elles une portion du domaine
(i) Le Globe, t. h, n. 3 , supplément.
ô-.ti ÉCOLE DE PARIS.
de l'intelligence pour la cultiver. Il n'y a que la
théologie qui soit exclue de ce partage, son
règne est fini; elle n'a plus rien à faire en ce
monde. Bien loin que sa coopération pût offrir
le moindre avantage , comme tous ses efforts ne
pourraient tendre qu'à entraver la marche des
choses, qu'à gêner le développement naturel
de la raison , cette coopération ne pourrait
avoir qu'un résultat fâcheux: la théologie et le
rationalisme ne sauraient vivre long-temps
sous le même toit.
Ceci donne l'explication du peu de faveur
que le catholicisme, fidèle gardien de la révé-
lation , et défenseur exclusif du principe de
l'autorité en matière religieuse, a obtenu près
des chefs de l'école nouvelle. Malgré tous les
efforts qu'ils font pour cacher un sentiment
d'antipathie qu'ils voudraient se déguiser à
eux-mêmes, les rédacteurs du Globe ont grande
peine , s'ils parlent du dogme catholique et de
ceux qui le professent, à garder ces ménage-
ments qu'ils emploient sans se faire violence,
quand leur critique s'exerce dans le cercle du
rationalisme. M. Damiron lui-même, qui en-
tend si bien l'art de répandre sur ses discours
le vernis de la modération, et sur ses jugements
l'apparence de l'impartialité, échoue quand il
s'agit de l'antique croyance de ses pères. S'il
ECLECTISME. 537
expose notre dogme, il le rend méconnais-
sable (a) ; s'il veut peindre les apologistes de la
foi catholique , il les rapetisse : M. Damiron ,
si bienveillant d'ailleurs , n'est point alors assez
maître de lui pour arriver à ce point de n'être
pas injuste. Quant à M. Jouffroy, dont l'allure
plus vive , plus naturelle et plus franche , est
moins façonnée à supporter ce qui pourrait
tendre à gêner ses mouvements , il a plus d'une
fois laissé voir sa pensée , et donné l'essor à ses
véritables sentiments (i).
Il ne saurait donc y avoir le moindre doute
sur la tendance anti-catholique des doctrines du
Globe. Le doute serait d'autant moins fondé ,
que cette tendance est en quelque sorte néces-
sitée ; puisque le Globe, entraîné par la force
du principe qu'il s'est fait sur les droits illimités
de la raison , doit tendre à ruiner le dogme ca-
tholique, qui n'admet ces mêmes droits qu'avec
des restrictions importantes.
Ainsi la ruine du catholicisme , considéré
(a) On ne saurait voir sans quelque ctonnement la manière
dont M. Damiron travestit le dogme catholique dari9 l'intro-
duction de son Essai sur l'histoire de la philosophie en France
au dix-neuvième siècle.
(1) On peut voir, au t. n, n. 3 du Globe, l'article de
M. Jouffroy, ayant ce titre : Comment les dogmes
finissent.
±2
338 ÉCOLE I>K PARIS.
comme obstacle au progrès tics lumières, doit
entrer nécessairement dans le plan de ceux qui
ne veulent pas reconnaître la nécessité d'une
révélation surnaturelle; et le protestantisme
lui-même n'échapperait point à la proscription,
si Ion supposait qu'il pût apporter à la défense
du dogme révélé le même intérêt et la même
énergie que l'Eglise catholique : mais celte sup-
position ne se fait pas.
Toutefois l'entreprise que les éclectiques mo-
dernes se proposent de mener à fin offre plus
de difficultés qu'ils ne le pensaient d'abord.
Avant que la lime d'acier soit entamée, les dents
du serpent seront fortement ébranlées ; d'ail-
leurs il ne s'agit pas seulement de détruire, il
faut encore édifier; ces peuples , qu'on vou-
drait détourner des sentiers de la foi pour les
entraîner dans les voies du rationalisme, récla-
meront bientôt ce dogme nouveau qui doit
remplacer l'ancien , et le culte qui doit être
substitué aux cérémonies imposantes de la reli-
gion ; or il sera curieux de voir ce qu'on essaiera
de mettre à la place.
Cette impuissance de créer, celte difficulté
qu'il y a à détruire ce qui est, pèsent donc à la
fois sur les réformateurs de ces derniers temps;
ils gémissent accablés sous ce double poids.
Pour faire diversion, ils proclament sans cesse
ÉCLECTISME. 35!)
comme prochain l'avènement du nouveau
dogme ; ils cherchent à constater de plus en plus
la ruine du vieux dogme. Ce ne sont là que des
illusions : l'ancien dogme se maintient; le nou-
veau ne parait pas.
Cependant un cri s'est élevé du camp du ra-
tionalisme , du lieu même où le Globe a dressé
son pavillon, ces paroles sont venues jusqu'à
nous : La science est faite. Nous allons voir ce
qu'on doit penser de cette annonce impré-
vue (i).
Ile
Serait-il donc vrai que la philosophie, après
tant d'essais malheureux , fût enfin arrivée à ce
point , de pouvoir justifier désormais ses pré-
tentions? M. Jouffroy le certifie : toutes les
grandes questions, s'il faut l'en croire, ont été
résolues ; la science est faite.
a Quand on songe, dit-il, aux puissantes
« intelligences qui , depuis Pythagore jusqu'à
<( nos jours, ont soulevé et remué dans tous
« les sens le champ de la philosophie ; quand
« surtout on a parcouru quelques uns des ad-
« mirables monuments de leurs recherches,
(1) Correspondant , 17 mars 1829.
:>to> ÉCOLE i»t I'auis.
« on ne peut guère échapper à la conviction
m que toutes les solutions des questions philo-
tî sophiques n'aient été développées ou indi-
« quées avant le commencement du xixe siècle,
m et que , par conséquent , il ne soit très dil-
'< ficile, pour ne pas dire impossible , de tom-
« ber en pareille matière sur une idée neuve
<( de quelque importance. Or, si cetle convic-
<( lion est fondée , il s'en suit que la science est
h faite , quoiqu'elle soit inconnue à notre
« siècle; et que, par conséquent, au lieu de
« la recommencer pour lui sur de nouveaux
« frais, il est plus simple et plus sûr de la
« lui apprendre telle qu'elle existe dans les
« ouvrages des immortels génies qui l'ont
« créée (a). »
Ce procédé que M. Jouffroy considère comme
le plus sûj' et le plus simple, ne laisse pas que
d'offrir des embarras ; il en convient :
v Les questions, dit-il , sont immor-
« telles, parce qu'elles touchent aux intérêts
« les plus sérieux de l'humanité. Le public les
a pèse donc de nouveau, et demande des so-
« lutions. Platon, Aristote, Proclus, Descartes,
» Leibnitz, Malebranche , Kant, sont là pour
(a) Ce morceau, ainsi que ceux suivront, sont extraits du
%, t. iv, de la collection du Globe.
ÉCLECTISME. 3»f
« lui répondre. Mais comment trouver leurs
« ouvrages et comment les entendre? la plu-
« part sont écrits dans des langues qui nous
« sont peu familières; quelques uns dorment
« encore en manuscrits dans la poudre desbi-
« bliothèques. En outre chacun de ces grands
<( hommes parle le langage philosophique qui
h lui est propre , et n'est point celui du siècle.
« Chacun a considéré les questions sous son
« point de vue , et dans chacun , la question
« que l'on voudrait étudier occupe une place
« différente et se trouve enchaînée aux autres
« d'une manière particulière, en sorte que c'est
u un premier travail de la découvrir dans chaque
u système , un autre de la dégager, un autre
« de la comprendre, un autre de rapprocher
« les solutions différentes qu'on lui a données
« dans les autres systèmes, et un dernier en-
« tin, de tirer de la comparaison de toutes ces
« solutions, qui contiennent chacune une por-
u tion de vérité , la solution complète qui est
« la véritable. »
« La philosophie existe donc , mais elle
« n'existe pas pour le commun des hommes,
« ni même pour les hommes très éclairés, ni
u même pour les simples savants, ni même
« pour les simples philosophes : elle n'existe
« que pour le petit nombre de ceux qui étant
3i2 ÉCOLE DE PARIS.
« à la lois très érudits et très philosophes, ont
<< passe leur vie à en chercher les membres
« épars dans les monuments qui la con-
u tiennent. »
Ainsi la science est faite , mais pour un petit
nombre d'hommes seulement ; et il lui manque,
pour être à la portée de tous, que les ouvrages
qui en contiennent les diverses parties, soient
traduits fidèlement ; et que ces parties soient
ensuite rapprochées et liées entre elles, de ma-
nière à former un ensemble parfait. C'est du
reste ce que semble indiquer M. Jouffroy,
quand il dit :
« Il manque à la philosophie , pour être vé-
.. ritablement , qu'on la connaisse et qu'on
« l'organise: qu'on la connaisse, c'est-à-dire
k qu'on traduise et qu'on publie tous les grands
« monuments qui la renferment; qu'on l'or-
« ganise, c'est-à-dire qu'on arrange les ques-
« tions dans leur ordre légitime, avec les véri-
« tés découvertes sur chacune par les diffé-
« rents philosophes, de manière que le tout
(( forme une science méthodique ou Von puisse
« voir d'un coup d'oeil , et ce que l'on sait et
» ce qui reste à trouver. »
Ces dernières paroles donneraient à penser
que M. Jouffroy perd un instant de vue ce
qu'il a dit en commençant, ce qu'il répétera
ÉCLECTISME. 543
en finissant, à savoir que la réunion de tous les
systèmes incomplets doit donner une philoso-
phie complète. Mais ce n'est pas tout; et à
mesure qu'il avance dans le détail de ce qui
serait à faire pour que la science devint popu-
laire, M. Jouffroy s'embarrasse dans ses propres
pensées ; son langage devient obscur, et finit
par être inintelligible, ou peu s'en faut.
En effet, lorsque M. Joufroy, après avoir
insisté sur les difficultés presque insurmontables
qu'offre l'entreprise de traduire, non seule-
ment le texte, mais encore les idées des ou-
vrages philosophiques, arrive à l'organisation
de la science, il annonce que cette organisation
ne peut s'opérer qu'à l'aide de deux vérités :
'.< La première, c'est que tous les systèmes
a ne sont que des points de vue divers de la
<( vérité; la seconde, c'est que la vérité n'est
« pas d'une autre nature en métaphysique qu'en
<( physique; qu'en métaphysique comme en
« physique, elle n'est autre chose que la con-
« naissance de la réalité, et par conséquent se
« compose uniquement de faits observés dans
<( la partie observable de la réalité , et d'induc-
a lions tirées de ces faits sur la partie de la
« réalité qui se dérobe à notre observation.
« Ces deux vérités , disons-nous , organise-
« raient la science. En effet, la dernière don-
544 ÉCOLE DE PARIS.
« nerait l'ordre légitime des questions : elle
« les distinguerait en deux classes, les ques-
« tionsde fait, et les questions d'induction : les
« premières que l'observation peut résoudre ;
« les secondes qui ne peuvent l'être que par les
« conséquences tirées de l'observation. Elle
« donnerait en même temps et le critérium de
« vérité de la science , et sa méthode : son cri-
« iériuni de vérité , qui est le même que celui
« des sciences naturelles, à savoir, que cela
« seul est vrai qui a été constaté par l'observa-
« lion ou qui dérive rigoureusement de ses
<( données ; sa méthode qui est encore la même
h que celle des sciences naturelles; c'est-à-
« dire l'observation attentive des faits et la dé-
<( duction prudente et rigoureuse des induc-
<f tions. Ainsi par cette première vérité , le
« critérium, la méthode et le cadre seraient
« donnés. L'autre vérité apprendrait à loger
<( dans ce cadre les découvertes de tous les
<( philosophes » •
Il n'est pas besoin de faire remarquer qu'il
r^gne en tout ceci bien de la confusion. D'où
provient-elle ? De ce que l'auteur de l'article ,
s'écartant de la ligne qu'il suivait, entreprend
de faire l'amalgame des principes de l'école
écossaise et de ceux de l'éclectisme. Cependant
M. Jouffroy, après cet écart momentané, se
ÉCLECTISME. 345
hâte de rentrer dans la voie de l'éclectisme , et
alors, empruntant les expressions du maître,
il proc lame de nouveau :
u Qu'il n'y a pas de systèmes faux , mais beau-
i< coup de systèmes incomplets , assez vrais en
u eux-mêmes, mais vicieux dans la prétention
« de contenir en chacun d'eux l'absolue vérité
« qui ne se trouve que dans tous (P D'où il
« suit qu'en réunissant tous les systèmes incom-
« plels on aurait une philosophie complète ,
« adéquate à la totalité de la conscience (2). »
En dégageant donc l'idée principale que
M. Jouffroy avait eu l'intention de faire ressortir
dans l'article que nous commentons, on arrive
évidemment à ceci : que la science philoso-
phique, dont les diverses parties ont été con-
fectionnées séparément, n'a besoin, pour être
achevée, que d'une opération par laquelle toutes
ces parties seraient liées entre elles , tous ces
membres épars seraient réunis, pour ne faire
qu'un seul corps de doctrines.
Et en effet voilà l'éclectisme tel que la nou-
velle école nous l'a fait; car il est à remarquer
que M. Cousin, en cherchant à relever ce mo-
nument depuis tant d'années enseveli sous ses
(1) Fragments philosophiques de M. Cousin, p. 21^.
(2) lbid., préface, p. xlviii.
•>i(; 1CCQLE DE PARIS.
ruines, n'a pas juge à propos de l'asseoir sur les
anciennes bases qui le soutenaient.
Nous l'avons dit, le mot d'Eclectisme est
vague, il n'indique point une doctrine particu-
lière ; il réveille seulement l'idée d'un mode de
philosopher, qui consisterait à chercher dans
tous les systèmes ce qu'il peut y avoir de vrai,
pour s'en emparer et le mettre à profit.
Or il est manifeste que si l'éclectisme au fond
n'avait jamais été que cela, on pourrait dire
qu'il est fort ancien ; car il y a très peu de phi-
losophes qui se soient entièrement abstenus de
puiser dans les écrits de leurs devanciers : à ce
compte Platon , Aristote, Zenon surtout, pour-
raient être rangés dans la classe des éclectiques;
Epicure lui-même, bien qu'il ait pris à tâche de
faire croire qu'il n'avait rien emprunté de per-
sonne, pourrait également passer pour un éclec-
tique , puisqu'il est constant qu'il a mis à con-
tribution Leucippe et Démocritc , qui ont avant
lui fait usage de l'hypothèse des atomes.
Cependant la secte éclectique ne date pas de
si loin. On convient assez généralement que
c'est Potamon qui l'a fondée ; et lorsqu'on veut
désigner ceux qui ont été les propagateurs les
plus zélés de l'éclectisme, on cite Plotin, Jam-
blique, Porphyre et Proclus.
Il faut donc qu'il y ait dans l'éclectisme autre
ÉCLECTISME. 517
chose que ce que le mot , suivant son aceeption
naturelle , indiquerait.
En effet quand on cherche à se rendre compte
de ce qu'il y a de caché sous cette dénomina-
tion trompeuse, on s'aperçoit que l'éclectisme
n'est autre chose qu'un système de fusion non
encore développé , qui tend à rapprocher ce qui
est différent, et même à unir ce qui est contraire.
Toutefois il existe entre l'éclectisme alexan-
drin et l'éclectisme de l'école française une dif-
férence qu'il importe de signaler. L'éclectisme
alexandrin était établi sur ce fondement que tous
les grands maîtres avaient au fond professé la
même doctrine, l'éclectisme français présuppose
au contraire que chaque philosophe a eu sa doc-
trine particulière. Ainsi les éclectiques modernes
ont abandonné l'idée fondamentale du système
éclectique ancien ; et dans le fait il leur eut été
difficile de la reproduire; elle a été tellement
décriée qu'elle n'osera jamais affronter les re-
gards du public. Aussi nos jeunes éclectiques
n'ont-ils pas tenté d'asseoir l'éclectisme du dix-
neuvième siècle sur cette base ruinée. Ils avouent
donc que les philosophes dans tous les temps ont
été fort divisés, mais ils soutiennent que, bien
qu'ils aient été dissidents, aucun d'eux cepen-
dant ne s'est trompé. Comment l'cntendent-ils?
Nous le savons maintenant : chacun de ces phi-
348 ÉCOLE DK PARIS.
losophcs, disent-ils, a vu la vérité; mais il ne
l'a vue que sous une de ses faces; ils auraient
été bientôt d'accord s'ils eussent voulu se rendre
compte de cette circonstance; au lieu de cela,
ils se sont imaginé que la vérité leur avait ap-
paru tout entière , et par suite ils se sont trouvés
engagés dans d'éternelles disputes : or le mo-
ment est venu d'y mettre fin. Pour cela, au
lieu d'opposer les philosophes lesuns auxautres,
rapprochons leurs différents systèmes et con-
statons ce que chacun d'eux a vu séparément.
Du contingent qu'ils offriront individuellement ,
il se formera un trésor immense de connais-
sances philosophiques, disons mieux, une phi-
losophie complète; car a on ne peut guère
« échapper à la conviction, que toutes les so-
« luttons des questions philosophiques n'aient
a été développées ou indiquées avant le corn-
et mencement du dix-neuvième siècle (a). » Il
doit donc résulter de cette réunion de toutes les
parties de la science jusqu'ici disséminées çà et
là un système général , qui non seulement con-
tiendra la vérité, mais la vérité tout entière.
Or si c'est bien là, et je ne crois pas qu'il soit
possible d'en douter, l'idée-rnère du système
(a) Ces paroles de M. Jouffroy oui élé déjà citées précédem-
ment.
ÉCLECTISME. 549
éclectique moderne , il y a vraiment lien de
s'étonner que des hommes de mérite (car je ne
me dissimule point que ceux qui ont jeté parmi
nous les semences de l'éclectisme soient des
hommes distingués) aient adopté cette idée
bizarre avec tant de légèreté , et l'aient sou-
tenue depuis si persévéramment.
Non, il n'est point exact de dire qu'en réunis-
sant tous les systèmes imaginés jusqu'à ce jour,
on aurait une philosophie complète : qu'on en
fasse l'essai , et l'on verra que de ce rapproche-
ment et de ce mélange il ne peut résulter que
désordre , embarras, confusion , contradiction,
en un mot une masse d'éléments hétérogènes
qui donnera l'idée du chaos.
Et comment pourrait-il en être autrement?
Il est certain, quoi qu'on dise, qu'il n'y a pas
un seul de ces systèmes qui ne contienne une
foule d'erreurs mêlées avec quelques vérités ;
or est-il raisonnable de penserquede ce mélange
d'erreurs et de vérités il puisse sortir, par le
seul effet de l'amalgame, un tout homogène,
un système régulier? Aussi sont-ils obligés
d'aller jusqu'à dire, ceux qui ont imaginé ce
mode de constituer la philosophie et de la
venger de ses détracteurs, que tout est vérité,
ou à tout le moins portion de vérité dans les
systèmes philosophiques : ils iront même plus
350 école DE 1>AK1S.
loin encore, car ils ajouteront : « Qu'il ne peut
« y avoir de philosophie absolument fausse;
« car l'auteur dune pareille philosophie aurait
ff pu se placer hors de sa propre pensée, c'est-
« à-dire hors de l'humanité. Cette puissance
a n'a été donnée à nul homme (i). »
Quant à nous, forts de notre expérience jour-
nalière , nous demeurons persuadés qu'un
homme , sans se placer hors de f humanité ,
peut tromper en parlant contre sa pensée, et
peut se tromper en suivant sa propre pensée.
De plus, nous sommes convaincus que l'auteur
d'un système, quel qu'il soit, s'il part d'un
principe erroné, et s'il raisonne ensuite consc-
quemment, doit être constamment , et du com-
mencement à la fin , dans le faux. Donc , et
jusqu'à ce qu'il ait été clairement démontré
qu'un homme , aussitôt qu'il passe sous les dra-
peaux de la philosophie , dépouille absolument
le vieil homme, et ne peut plus participer aux
faiblesses de notre nature ; que de ce moment,
exempt de toute espèce de dissimulation, il
n'affirme jamais que ce dont il est intimement
convaincu : de précipitation, il ne hasarde rien;
de prévention, il pèse tout; d'orgueil, il ne
s'entête pas : jusqu'à ce qu'il soit d'ailleurs établi
(1) Fragments philosophiques de M. Cousin.
ÉCLECTISME. 55!
qu'après avoir dépassé les bornes posées à l'es-
prit humain, il a pénétré jusqu'à la source de
l'être, et mesuré le champ de l'infini, nous
croirons être en droit de penser que les philo-
sophes sont faillibles , de soutenir qu'il y a des
systèmes faux , d'assurer qu'il n'y en a pas un
qui présente la vérité sans quelque mélange
d'erreurs.
Que s'il pouvait être nécessaire d'appuyer de
quelque autorité nos précédentes conclusions,
M. Jouffrov viendrait lui-même à notre aide.
Nous l'avons entendu soutenir qu'il n'y a pas de
système faux et que la science est faite ; nous
l'entendrons bientôt dire qu'il y a du faux dans
tous les systèmes et que la science n'est point
faite (i).
Il n'est pas nécessaire de suivre long-temps
les traces de M. Jouffrov, pour s'apercevoir
qu'il ne marche pas constamment dans la même
voie : parfois c'est l'élève de M. Cousin qui
parle, le plus souvent c'est le disciple de l'école
écossaise qui disserte; et il en faut dire autant
de M Damiron.
(1) Correspondant , 7 avril, 1829.
353 ÉCOLE DE l'AKIS.
La doctrine de l'élève de M. Cousin a été
développée ; il nous reste à exposer celle du
disciple de Reid.
Or il ne sera plus question ici de cette mé-
thode , à la fois sûre et simple, de constituer
la philosophie en la composant de pièces rappor-
tées : on ne dira plus maintenant que la science
est faite , c'est-à-dire qu'elle n'attend, pour
être achevée, qu'un ouvrier habile qui en
assemble les parties : ce n'est plus de cela qu'il
s'agit. Mais les méthodes employées jusqu'ici
étaient défectueuses ; les critérium faux ; la
science n'est pas faite, elle est à peine com-
mencée, elle ne s'achèvera jamais : voilà le
nouveau texte , suivons-en le développement.
L'école écossaise, sans admettre le système
de Locke , a cru devoir retenir sa méthode
comme étant la seule qui puisse être employée
avec fruit. Cette méthode consiste à s'abstenir
de toute hypothèse , pour ne s'attacher qu'à
l'observation. Ainsi le docteur Reid s'élève
sans cesse contre les philosophes anciens et
modernes qui ont toujours substitué la spécu-
lation à la simple observation des faits. Il attri-
bue à cette déviation qui a successivement en-
traîné toutes les écoles le peu de progrès qu'a
faits la science , et les paradoxes étranges de
ceux qui l'ont cultivée. Il dit « que les philo-
ÉCLECTISME. 355
« sophes , dans tous les siècles, ont corrompu
« la science par l'alliance du vrai et du faux,
« et par le mélange des vains rêves de leur
« imagination avec les lois de la nature (i). »
Il fait remarquer « qu'il n'y a aucune partie
« de la science humaine où les hommes du
« génie le plus élevé soient tombés dans des
« erreurs aussi grandes et même dans des
« absurdités aussi grossières (2). » Enfin il
convient qu'il faut beaucoup d'attention , et y
regarder de près , pour voir autre chose dans
l'histoire de la philosophie , qu'un « labyrinthe
« de rêveries , de contradictions, d'absurdités,
« où se rencontrent à peine quelques rares
« vérités (5). »
D'après cela, Reid avait à chercher le moyen
« de restituer la philosophie et de la tirer de
« ce dédale d'opinions où elle est ensevelie
(( toute vivante (4). » Or il ne s'est point avisé
de celui qui consisterait, comme nous l'avons
vu, à réunir tous les systèmes pour avoir une
philosophie complète. Convaincu que la science
(1) Essais sur les facultés de l'esprit humain , pu-
bliés par M. Jouffrov, 1. 1, p. 99.
(2) Ibid., p. 78.
(3) Ibid., p. 10.
{h) Expressions employées par M. Jouffrov, t. iv,
D . 96 du Globe.
•23
334 ÉCOLE DK PARIS.
avait été corrompue dès le principe , persuadé
que les systèmes inventés jusqu'alors four-
millent d'erreurs et renferment des absurdités
palpables, le judicieux Reid ne pouvait conce-
voir qu'une seule pensée : c'est que la science
était à refaire, et qu'on devait , en la reprenant
dès ses fondements, éviter avec grand soin de
suivre le mode de construction que précédem-
ment on avait toujours employé.
En conséquence , et frappé des avantages
que les sciences naturelles, depuis Galilée et
surtout depuis Newton, ont tirés de la méthode
expérimentale , Reid s'est efforcé de démon-
trer qu'il n'y a de méthode sûre que celle qui
consiste à partir des faits réels et constatés par
l'observation, à en tirer les lois de la nature
par une induction rigoureuse , puis à se servir
de ces lois une fois découvertes pour rendre
compte des autres phénomènes qui n'ont pas
été soumis eux-mêmes à l'observation.
Déterminé sur le choix de la méthode , Reid
se place au centre des facultés de l'esprit hu-
main, parce que ce point, suivant lui, est le
seul d'où la vue puisse embrasser entièrement
l'horizon philosophique. « Soit qu'on considère
« la dignité du sujet, dit-il, soit qu'on consi-
« dère son utilité pour la science en général ,
« l'étude de l'esprit humain mérite de fixer
ÉCLECTISME; 585
« notre attention , car la connaissance de l'es-
« prit humain est la racine commune de toutes
« les sciences et le tronc qui les nourrit. »
Commençant par les objets qui sont le plus à sa
portée , ce philosophe les soumet à une obser-
vation attentive, sans se permettre aucune con-
jecture; puis il enregistre successivement les
connaissances qu'il acquiert, de même que
celles qu'il déduit des lois de la nature , dont
cette méthode scientifique lui a procuré la dé-
couverte.
Tel est l'esprit qui a dirigé cette école écos-
saise dont Reid a jeté les fondements, et que
M. Royer-Collard a voulu naturaliser parmi
nous.
Bien que les principes de cette école aient
très peu de rapport avec ceux de l'éclectisme
moderne, il est certain que les rédacteurs du
Globe exaltent sans cesse la prudente réserve
des Écossais; qu'ils insistent à tout propos sur
les avantages de la méthode d'observation ;
qu'ils recommandent avec force la lecture des
ouvrages de Reid et de Dugald-Stewart ; et que,
pour faciliter la lecture de ces ouvrages, ils les
traduisent dans notre langue.
Ainsi i\l. Jouffroy, à l'exemple de Reid, s'é-
lève avec force contre la philosophie « qui s'est
« précipitée en tentatives hardies dans toutes
3S<; ÉCOLE DE PAKIS.
« les directions , sans douter de rien et avec
« une folle témérité (i). » La philosophie mo-
derne , sous ce rapport, lui parait mériter les
mêmes reproches que l'ancienne : « D'autres
« formules pour exprimer la même chose ,
« d'autres hommes pour représenter les mêmes
« doctrines, mais toujours les éternelles ques-
« tions de la philosophie , toujours par consé-
»< quent la même incertitude et la même
« accusation de vanité portée contre la philo-
« sophie (2). »
M. Jouffroy toutefois entrevoit « le com-
« mencement d'une nouvelleère pourelle(3);»
il espère « qu'en voyant où l'ont conduite une
(( aveugle liberté et une ambition irréfléchie,
« elle sentira le besoin de la méthode et de la
u circonspection (4), alors elle se rendra
« compte de ses moyens, de son but, de ses
« limites, toutes choses qu'elle a fort négligé
<( de constater jusqu'ici (5). »
M. Damiron, de son côté, partage la manière
de voir de M. Jouffroy ; et, s'il ne gourmande
pas avec autant de sévérité que lui « celte
(1) Voir le Globe , t. i,n. 35.
(2) Ibid.
(3) Ibid.
Qx) Ibid.
(5) Ibid.
ÉCLECTISME. 357
« science assez hardie pour se mesurer à luni-
« vers, et qui, dans son ambition, vaste
« comme la vérité, prétend à tout, » en re-
vanche, il ne tarit pas sur l'éloge qu'il fait de
<( cette autre philosophie , plus modeste et
« plus sage, qui , au lieu de porter ses vues si
« haut, et d'aspirer à l'universalité, n'a pour
« but que de connaître la nature et la destinée
ce de l'homme (i). »
Au surplus, c'est à la méthode encore plus
qu'à la philosophie des Ecossais que s'adressent
les louanges du Globe : le grand mérite des
chefs de cette école serait, aux yeux de
M. Jouffroy et de M. Damiron , d'avoir cir-
conscrit la philosophie et marqué son but, en
lui indiquant la nature humaine comme unique
objet de ses recherches, et d'avoir en même
temps constaté la nécessité d'employer à cette
recherche la méthode d'observation. * La pen-
« sée, nous dit M. Jouffroy, de soumettre les
« phénomènes de l'esprit à la méthode expéri-
u mentale ne date guère que du xvin* siècle.
<( Descartes ne conçut pas l'idée de la science
« des phénomènes intérieurs ; on peut en dire
(( autant de Malebranche et de Leibnitz ; Locke
<( et Condillac sont les véritables précurseurs
(4) N°63,t. i du Globe.
358 ÉCOLE DE PARIS.
« de la science des faits internes. Toutefois t
u avant le docteur Reid , on peut dire que
o personne n'avait eu la conception nette et du
« but véritable de la philosophie et de la mé-
« thode qui lui convient (i). »
Ainsi, et depuis qu'elle a fait son entrée
dans le monde, dans un espace de temps qui
embrasse plus de deux mille ans, la philoso-
phie a marché dans toutes les directions, sans
connaître au juste le but vers lequel elle devait
tendre , non plus que la route qu'elle avait à
suivre pour y arriver sûrement.
Mais voilà que ce but ( c'est M. Jouffroy du
moins qui l'assure ) est connu ; la route d'autre
part est tracée, le tout grâce aux soins de Reid
et de ses successeurs : la philosophie depuis
lors a-t-elle fait beaucoup de chemin? A cette
question M. Damiron se hàtc de répondre que
déjà l'existence du moi est constatée, et que
même on est à peu près d'accord que ce, moi
est un , simple , actif, identique, en sorte que
chacun de nous peut être à peu près certain
qu'il y a quelque chose en lui qui constitue
une personne. Certes! voilà une découverte
précieuse, très piquante surtout par sa nou-
(1) Préface de M. Jouffroy, en tète de sa traduction
des Esquisses de Duyald-StewarL
ÉCLECTISME. 559
veauté. Mais ce quelque chose est-il matériel
ou immatériel? en d'autres termrs, pouvons-
nous affirmer que nous avons une âme? « Les
« arguments ne manqueraient pas, dit M. Da-
te miron, pour soutenir l'affirmative; mais il
u vaut mieux attendre; la science en avançant
« ne peut que répandre de nouvelles lumières
« sur un sujet qui en exige tant (i). » M. Jouf-
froy pense aussi que , dans l'état actuel de la
science, « cette question est prématurée; » il
se croit obligé d'avouer que « jusqu'ici rien de
<( complètement décisif n'a été produit; » en
sorte que m l'opinion qui attribue les faits de
« conscience à un principe distinct de tout or-
« gane corporel, peut jusqu'à présent être
« considérée comme une hypothèse (2). »
Qu'y a-t-il donc à faire pour arriver sur ce
point, et sur tant d'autres qu'il importe de
fixer, à une solution ? Se renfermer strictement
dans l'étude de l'homme , observer les faits de
conscience, en tirer par une induction rigou-
reuse les lois qui gouvernent notre nature, pour
descendre ensuite par le raisonnement à l'ex-
(1) Essai sur l'histoire de la philosophie en France
au xixc siècle, p. Ulb.
(2) Esquisses de philosophie morale , préface de
M. Jouffroy, p. 123 et 136.
.-GO ÉCOLE DE PA1US.
plication des faits qui ne tombent pas sous l'ob-
servation.
Mais quel sera le terme de ce travail impor-
tant? Il n'est pas possible de l'assigner : « Car
« c'est une méprise qui s'est vingt fois repro-
« duite dans l'histoire de la science ( c'est
« M. Jouffroy qui parle). Cette méprise con-
« siste à supposer qu'une philosophie peut
u épuiser l'objet de la philosophie, et que la
u science de l'homme est une chose qui peut
« s'achever (i). »
Ainsi gardons-nous de suspendre un seul
instant « cette recherche éternellement néces-
« saire , parce que son objet est inépuisable,
« des lois de la nature intellectuelle et morale
<c qui est la philosophie même (2). » Suivons
donc le mouvement scientifique imprimé par
l'école écossaise « qui , sous les auspices d'une
<( méthode qui ne proscrit rien , et qui pro-
a fesse que les recherches philosophiques n'ont
« point de terme, aspire à élever peu à peu,
<( avec l'aide des siècles et de l'observation, une
« véritable science de l'esprit humain (3). »
(1) Introduction de M. Jouffroy* aux Fragments
de M. Royer-Collard, p. 301 dut. m des œuvres de
Reid.
(2) Ibid., p. 303.
(3) Ibid., p. 315.
ÉCLECTISME. OUI
Ainsi M. Jouffroy, quand il marche à la suite
des Écossais, imite leur prudente réserve, et
il enchérit sur eux en fait de circonspection.
Alors il nous présente la science comme un
enfant nouveau-né , qui est encore au berceau ;
il nous prévient qu'elle ne se développera que
lentement et à l'aide des siècles; même il
semble douter qu'elle puisse jamais arriver jus-
qu'à l'âge parfait.
Du reste il ne faut pas perdre de vue que
cette science, dont l'objet, suivant M. Jouf-
froy , serait inépuisable , n'est autre chose que
la psychologie ; or s'il est vrai, comme l'a dit
M. Cousin (i) , que cette science psychologique
n'est elle-même qu'une science de préparation ;
qu'après avoir été jusqu'au bout de la psycho-
logie que M. Cousin appelle X antichambre de
la science, il faut de toute nécessité la dépasser,
si l'on veut se faire « un système qui puisse
« rendre compte de tous les besoins de la
« pensée ; et qu'il faut entrer dans l'ontologie,
« dans la métaphysique, dans la logique; »
alors il convient de dire que la carrière s'agran-
dissant de plus en plus, devient immense, et
(1) Cours de M. Coisi>, l,c année, cahier XIII,
p. 14 et 21.
362 ÉGQLE DE PAIUS.
qu'il y aurait sagesse pour ceux qui s'y sont
engagés, à revenir sur leurs pas.
Quoi qu'il en soit, il est très certain qu'il ne
faut pas chercher dans le Globe , ni dans les
autres écrits de ceux qui le rédigent, ce sys-
tème dont parle M. Cousin, qui doit répondre
à tous les besoins de la pensée ; car les rédac-
teurs du Globe n'entendent pas dépasser les
limites de la psychologie, et dans ce cercle où
l'esprit humain se trouvera toujours trop à
l'étroit, rien encore n'est fixé. Ces philosophes
n'ont point osé , jusqu'à ce jour, porter sur une
seule des questions importantes qu'il s'agit de
résoudre, un jugement doctrinal, Renfermés
dans le moi comme dans un fort, ils n'en sortent
qu'à la dérobée pour y rentrer aussitôt; ils
s'abstiennent de parler de la Divinité; ils hé-
sitent à prononcer que nous ayons une àme.
Aussi leur philosophie , en ce qui regarde le
dogme, est-elle vide et pauvre. Mais en re-
vanche, ils se présentent armés de deux mé-
thodes, à l'aide desquelles ils se ilattent de se
faire jour eufin jusqu'à la vérité. Sous ce rap-
port on pourrait leur reprocher du luxe;
qu'est-il besoin en effet de la méthode éclec-
tique, si la méthode d'observation est sûre?
D'autre part, s'il est possible avec l'éclectisme
de composer d'un seul jet une philosophie
ÉCLECTISME. Ô85
complète , à quoi bon se traîner pendant des
siècles dans la voie de l'observation?
Cette réflexion , toute simple qu'elle est, au-
rait-elle échappé à M. Jouffroy et à M. Dami-
ron?je l'ignore; ce qu'il y a de positif, c'est
que si elle leur est venue, ils ne s'v sont point
arrêtés: puisque c'est en combinant la méthode
qui convient à l'éclectisme, et celle que l'école
écossaise a constamment pratiquée , qu'ils en-
tendent fonder cette science psychologique
dans laquelle ils voudraient que la philosophie
se concentrât. Or il nous parait que cette com-
binaison artificielle est peu propre à remplir
l'objet qu'ils se proposent. La fusion de ces
deux systèmes, l'emploi simultané de ces deux
méthodes ne peuvent engendrer que des con-
tradictions. Cette conclusion sort déjà naturel-
lement de l'exposition que nous avons faite
séparément de l'éclectisme et de la philosophie
écossaise (i).
On l'a vu , M. Royer-Collard a professé les
principes de l'école écossaise, sans aucun mé-
lange d'une doctrine qui lui aurait été person-
(1) Correspondant, 5 mai 18*9.
5G4 ÉCOLE DE PARIS,
nclle ; M. Cousin a reproduit l'éclectisme alexan-
drin, mais en lui imprimant son cachet particu-
lier; quant aux rédacteurs du Globe, ils se sont
placés entre ces deux professeurs habiles, et ils
ont imaginé qu'ils pourraient être éclectiques et
écossais à la fois.
Or nous disons : cette conception n'est point
heureuse; car il n'y a réellement aucun point
de contact, il y a même une opposition assez
marquée, entre l'électisme de M. Cousin et la
philosophie de l'école d'Edimbourg.
Retraçons en peu de mots les traits principaux
qui peuvent servir à déterminer le caractère de
l'éclectisme moderne et celui de la doctrine de
Reid ; le contraste de ces deux systèmes sortira
déjà de ce simple rapprochement; et il ne faudra
pas de grands efforts ensuite pour établir qu'en
effet le langage de l'école écossaise et celui de
l'école éclectique sont tout-à-fait discordants.
Que dit l'éclectique? « La science est faite,
« quoiqu'elle soit inconnue à notre siècle; en
u conséquence , au lieu de la recommencer
« pour lui sur nouveaux frais, il est plus sûr et
« plus simple de la lui apprendre telle qu'elle
« existe dans les ouvrages des immortels génies
« qui l'ont créée. »
Il suit de là que s'il reste un travail à accom-
plir, pour mettre la science à lu portée du
ÉCLECTISME. 3<i;>
siècle , ce ne peut être qu'un travail de critique
et d'érudition ; puisqu'il ne s'agit que de cher-
cher dans les monuments qui les contiennent,
les membres épars de la science, pour les réunir,
et en faire un corps de doctrine complet.
Cette conséquence , au surplus , a été déduite
en termes très formels par le chef de l'école
éclectique : M. Cousin partant de ce principe,
« qu'il n'y a pas de systèmes faux, mais beau-
« coup de systèmes incomplets, assez Vrais en
« eux-mêmes, mais vicieux dans la prétention
« de contenir en chacun d'eux l'absolue vérité
« qui ne se trouve que dans tous, a du arriver
« à cette conséquence, qu'en réunissant tous
« ces systèmes incomplets, on aurait une phi-
(t losophie complète. »
Lors donc que le public posera quelques unes
de ces questions qui touchent aux intérêts les
plus sérieux de l'humanité, et qu'il en deman-
dera la solution , on fera (dit M. Jouffroy) com-
paraître devant lui Platon , Aristote , Procius,
Descartes, Leibnitz, Malebranche et Kant qui
seront chargés de lui répondre ; car il suffira de
constater la solution différente que chacun d'eux
a donnée, et de tirer ensuite « de la compa-
« raison de toutes ces solutions qui contiennent
<.(. chacune une portion de vérité, la solution
« complète qui est la véritable. »
:>(■>() IICOLK DE PARIS;
Ainsi la marche de l'éclectisme est tracée , et
sa méthode est connue : cette méthode est par-
ticulière et spéciale ; elle n'a rien de commun
avec l'analyse ou la synthèse; elle les exclurait
plutôt : en tous cas elle diffère essentiellement
de celle que l'école écossaise a elle-même
adoptée.
Car au lieu de chercher les éléments de la
vraie science dans les systèmes imaginés jus-
qu'alors, cette dernière école a eu grand soin de
mettre à l'écart tous ces systèmes où l'esprit de
spéculation domine : elle les jugeait imprégnés
d'erreur ; mais elle n'a pas craint de leur im-
putera tous un vice d'origine ineffaçable. D'autre
part , et en ce qui regarde la méthode, les Ecos-
sais ont répété jusqu'à satiété, que la méthode
qui convient aux sciences morales n'est pas
autre que celle qui a fait faire tant de chemin
aux sciences physiques : or comme il n'est ja-
mais venu à l'idée de Galilée et de Newton ,
qu'il pût leur être fort utile de connaître tout
ce que l'antiquité et le moyen âge leur avaient
légué touchant l'objet particulier de leurs étu-
des ; comme ils se seraient bien gardés surtout
de faire l'amalgame de tous ces systèmes inco-
hérents et faux, dans la vue d'obtenir par là un
ensemble de doctrines parfait; on voit déjà que
la méthode de fusion ne pouvait pas être celle
ÉCLECMSME. 7^7
que Reid et Dugald-Stewart étaient dans le cas
de croire applicable à leurs recherches; aussi
ne trouve-t-on dans leurs écrits aucune trace de
syncrétisme; et c'est la méthode d'observation
qu'ils ont employée exclusivement.
Maisavant de s'engager dans les investigations
difficiles et laborieuses que nécessitait l'emploi
de cette méthode, ils ont cru devoir poser les
limites de la science , pour ne pas s'épuiser à la
poursuite d'objets qu'il ne serait pas donné à
l'esprit humain d'atteindre. C'est alors, et en
procédant avec cette réserve, qu'ils ont cru né-
cessaire de circonscrire la science dans le cercle
de la psychologie, c'est-à-dire de la renfermer
dans 1 étude de l'esprit humain.
Après avoir ainsi ramené la philosophie sur
le terrain de la psychologie, écartant les recher-
ches ontologiques, source de tant d'erreurs,
les Ecossais se sont mis à l'œuvre, avançant
lentement à la lueur du flambeau de l'expé-
rience ; observant avec une attention minu-
tieuse , analysant les faits avec scrupule ; tâchant
de remontera l'aide d'une induction sévère des
faits observés aux lois primitives de la nature
intellectuelleet morale, pourdcscendre ensuite,
par voie de déduction , de ces mêmes lois à
l'explication des faits qui échappent eux-mêmes
à l'analyse.
36$ ÉCOLE DE PARIS.
Telle a été la marche de Reid ; telle aussi
celle de Dugald-Stewart. S'il leur est arrivé par-
fois, en suivant la route qu'ils s'étaient tracée,
de s'occuper de leurs devanciers, ce n'a été le
plus souvent que dans la vue de signaler leurs
écarts, appelant alors de leurs décisions au tri-
bunal du bon sens; et leur faisant tête à tous,
quand ils les trouvaient par hasard unanimes
sur ce qu'ils jugeaient être une erreur.
Il est à remarquer, en effet, que les philoso-
phes, si rarement d'accord entre eux, se sont
entendus sur quelques points. Par rapport au
fait de la perception, par exemple , ils se sont
accordés à penser que nous ne percevons pas
immédiatement les objets extérieurs, et que
l'objet immédiat de notre perception ne peut
être que quelque image, à laquelle on a donné
le nom d'idée. Ils sont ici (dit le chef de l'école
écossaise) d'une unanimité bien rare. A coup
sûr un électique, trouvant sur ce point la con-
ciliation tout opérée, n'aurait pas manqué d'en-
registrer comme une vérité désormais incontes-
table , l'hypothèse des idées; mais Reid et ses
successeurs , au contraire, l'ont combattue; ils
l'ont combattue constamment et avec énergie ;
parce qu'il leur a paru que l'observation, loin
de sanctionner cette hypothèse , la démentait
entièrement.
ÉCLECTISME. 569
11 n'est donc pas aisé , comme on voit , d'être
éclectique et écossais en même temps. Il doit
résulter, en effet, du rapprochement que nous
venons de faire , que l'éclectisme du xixe siècle
et la philosophie écossaise n?ont rien de com-
mun : caractère, méthode, système, tout est
différent. Il serait facile , d'ailleurs , de s'assurer
que ces deux philosophies, ensuivant les voies
qu'elles parcourent séparément, n'arriveront
point au même but.
Un exemple, qui nous offrira l'application
successive de chacun de ces systèmes au même
objet, va répandre du jour sur ces conclusions
déjà si claires.
Supposons qu'au xix" siècle un physiologiste,
animé de je ne sais quel zèle , s'élève et prenant
à partie les psychologistes de l'époque , leur re-
proche avec amertume d'entraver la marche de
la science, en cherchant à faire revivre cette
vieille hypothèse des spiritualistes , qui ont in-
troduit dans l'explication de la nature humaine
un principe immatériel qu'ils appellent âme.
Qu'arrivera-t-il alors, et que verrons-nous?
Le philosophe écossais rassemblant toutes les
raisons qui rendent probable à ses veux le dogme
de l'immatérialité de l'âme, les fera valoir avec
habileté ; mais comme il n'est pas lui-même
pleinement convaincu que ses arguments soient
24
370 ÉCOLE I>F. PARIS.
sans réplique , il se ménagera des moyens de
retraite, pour assurer, dans tous les cas, à la
psychologie une capitulation honorable.
ï/éelectique, de son côté, se voyant dans
l'impuissance de réunir, et de lier en faisceau
tant d'opinions diverses qui ont été émises sur
la nature de l'âme , cherchera à s'établir sur un
terrain plus favorable au développement de
l'éclectisme , et il se placera à côté de la ques-
tion.
Or, est-il bien nécessaire de dire que ce qui
vient d'être présenté sous forme de supposition,
n'est que le récit de ce qui s'est passé tout ré-
cemment entre le docteur Broussais d'une part,
et les écrivains du Globe de l'autre.
Mécontent, à ce qu'il parait, du lot que la
jeune école attribue à la physiologie , dans le
partage du domaine de la science , et voyant
surtout avec humeur que la partie morale de
l'homme ait été revendiquée par les psycholo-
gistes, le docteur Broussais a éclaté.
M. Damiron s'est Offert le premier pour sou-
tenir le choc , et il a consacré trois articles qui
ont paru successivement dans le Globe, à la ré-
futation de la doctrine matérialiste dont le
traité de l' Irritation et de la jolie est imprégné.
Tant qu'il disserte sur le moi, M. Damiron
se soutient avec vigueur; mais toutes les fois
ÉCLECTISME. 57i
qu'il touche en passant la question de l'imma-
térialité de l'àme , l'hésitation se manifeste; et
il n'y a pas lieu de s'en étonner : car il ne faut
pas perdre de vue que l'école à laquelle appar-
tient ce jeune philosophe , n'a point encore ad-
mis au nombre de ses dogmes , que l'àme est
immatérielle; au contraire, elle se croit obligée
d'avouer que jusqu'ici , et sur ce point , rien de
complètement décisif n'a été produit ; aussi n'a-
t-elle pas osé jusqu'à présent faire sortir du
rang des simples hypothèses, pour la faire pas-
ser dans la catégorie des choses qu'elle regarde
comme certaines et démontrées, l'opinion qui
attribue les faits de conscience à un principe
distinct de tout organe corporel : seulement
elle croit qu'il est possible de soutenir que cette
opinion, bien qu'hypothétique, est plus vrai-
semblable que l'opinion contraire. Il eût donc
très fort convenu, soit à M. Jouffroy, soit à
M. Damiron , « qu'on eût laissé dormir encore
« quelque temps ce problème de la nature de
« l'àme , qui a de l'importance relativement à
« notre immortalité, mais qui n'intéresse nulle*
« ment l'étude des faits internes, la science
u n'étant pas en mesure pour l'aborder. »
Il n'est pas étonnant, d'après cela, que M. Da-
miron ait éprouvé de la répugnance à entrer
dans le fond de la question , et qu'il se soit ar-
Tri ÉCOLE l>K PARIS,
rêté rie préférence sar des points qu'on peut
soumettre à l'opération analytique , sans péné-
trer jusqu'au vif. Ainsi M. Damiron pose avec
assurance l'existence du moi; il constate très
bien son unité ; lorsqu'ensuite il met en opposi-
tion la pensée et l'étendue , il fait ressortir avec
netteté le contraste que présentent les diverses
idées qui se classent sous chacune de ces déno-
minations ; mais lorsqu'il s'agit d'affirmer posi-
tivement que la matière et l'esprit ne sauraient
en aucun cas être identiques; de prononcer
d'une manière définitive que l'élément matériel
est absolument incapable de recevoir les attri-
buts de la pensée , M. Damiron hésite ; et pas-
sant rapidement sur ce point, il se hâte d'arriver
à des considérations qui seraient de nature à mé-
nager un accommodement entre la psychologie
et la phvsiologie, si cette dernière devenait
enfin plus traitablc.
C'est alors, en effet, que M. Damiron, expli-
quant ses vues sur la science psychologique ,
essaie de faire entendre qu'elle n'a rien d'hostile
par rapport à la science dont le docteur Brous-
sais s'est fait le champion. La théorie des idées
et des passions, qui serait, dans le système de
M. Damiron , l'objet spécial des recherches des
psychologistes , peut très bien , à l'en croire ,
s'établir en laissant en dehors} le problème de
ÉCLECTISME. ïïH
la nature de l'âme; ainsi le psycholôgistè, en
s'exerçant sur les phénomènes que le sens in-
time atteste , et le physiologiste , en s appli-
quant a ceux que la perception découvre , che-
mineront sans se faire obstacle, et sans se heurter
mutuellement. Mais il faut que , de part et
d'autre, on s'abstienne de résoudre par voie
d'hypothèse , la question de la nature de l'âme ;
et qu'elle reste dans l'indécision, tant que la
science d'observation n'aura pas répandu do
nouvelles lumières sur un sujet qui en exige
tant.
C'est ainsi et en se livrant à des considérations
de ce genre, que M. Damiron termine sa dis-
sertation sur le livre du docteur Broussais.
Parlerons-nous maintenant d'une lettre pu-
bliée peu de jours après dans le Globe, et qui
roule en entier sur la même matière ? L'auteur
de cette lettre s'élève avec plus de force que
M. Damiron contre les prétentions de l'école
matérialiste; c'est un plaidoyer dans un style
plus vif en faveur de la psychologie ; une réfu-
tation plus animée du traité de Y Irritation et
de la folie ; mais au fond ce n'est pas une autre
doctrine que celle dont nous venons de faire
l'exposition. Il serait donc inutile de s'étendre
sur le contenu de cette lettre. Il y a cependant
une chose l\ noter , c'est que l'auteur de l'ar-
374 ÉCOLE DL PAftIS.
ticle sous forme de lettre , qui assurément est un
homme d'esprit, et psychologiste à la façon du
Globe , livre sans regret au docteur Broussais
les ontologistes, contre lesquels il lui permet
àcfulminer à son aise ; et comme M. Damiron ,
d'autre part , avait déjà répudié formellement
toute espèce de coopération de la part des spi-
ritualistes chrétiens, il s'ensuit que dans l'opi-
nion de ces deux psychologistes , le dogme
important sur lequel reposent toutes nos espé-
rances d'immortalité, doit être laissé à leur
garde exclusivement : or on peut voir par ce
qui précède, comme ils se disposent à le dé-
fendre (i).
32^
La controverse qui s'est élevée au sujet du
matérialisme, entre le Globe et M. Broussais,
a inspiré à M. Jouffroy une dissertation tout-à-
fait dans le genre des premières productions de
cet écrivain, et dont l'examen mettra de plus
en plus en saillie l'impossibilité radicale de
fondre ensemble la méthode éclectique et la
méthode écossaise.
On serait tenté de croire que cette disserla-
(1) Correspondant, 26 mai 182.U.
ÉCLECTISME. 37â»
lion {du matérialisme et du spiritualisme)
se rapporte à un temps où M. Jouffroy n'avait
point encore entrevu toutes les difficultés de la
matière, et qu'elle remonte à une époque où
ce jeune adepte de l'éclectisme cherchait à
faire l'essai de ses forces.
C'est donc ici une décision éclectique que le
Globe nous présente , par rapport à la question
soulevée, après nous avoir offert, dans les ar-
ticles précédents, la solution du problème d'a-
près les principes de l'école écossaise.
Analysons rapidement ce dernier écrit : « Il
« existe, dit M. Jouffroy , deux mondes diffé-
c rents , qui tombent l'un et l'autre, mais non
« pas de la même manière , sous l'œil de l'in-
« telligence; car en même temps que l'homme
« perçoit au moyen de ses sens les objets ma-
« tériels, il est informé par le sens intime de
« tout ce qui se passe en lui.
m Ainsi deux genres de phénomènes dis-
« tincts ; à savoir, les phénomènes dont la con-
« naissance arrive à l'homme par la voie de la
« perception, et ceux qui lui sont donnés par
« les avertissements qu'il reçoit de sa con-
« science.
« Tous les hommes ne font pas un usage
fj égal de ces deux facultés de l'intelligence.
« Le naturaliste, par exemple, dont l'attention
376 ECOLE DE PARIS.
u se jette tout entière sur les objets extérieurs,
<( et se retire tout-à-fait de la perspective in-
« térieure, finit par associer exclusivement aux
« perceptions de la vue et du tact, l'idée de
« certitude, et par se persuader que lctémoi-
« gnage des sens est seul véritable ; tandis
« qu'un métaphysicien comme Malebranche ,
« concentré dans la contemplation du monde
« intérieur, finira par croire que la conscience
« seule est la source de la solide certitude, et
h ne se fiera qu'à moitié au témoignage de ses
u sens.
« Le premier marche au matérialisme, c'est-
«. à-dire à la négation de l'esprit; le second suit
« la pente qui conduit à l'idéalisme, c'est-à-
« dire à la négation de la matière.
« Pour l'homme qui croit à ce qu'il aperçoit
« autour de lui , et à ce qu'il sent au dedans
(( de lui , il y a deux ordres distincts , mais éga-
u lement réels, de phénomènes; et comme
« ces deux ordres de phénomènes ne se res-
<( semblent pas, il croit que les deux réalités
« qui les manifestent sont différentes aussi. Il y
« a donc pour un homme de bon sens deuv
« réalités également incontestables : l'une qu'il
« voit au dehors étendue, figurée, colorée,
<( la matière ; l'autre qu'il sent au dedans , ac-
« tive, intelligente, sensible, Vdme ou l'esprit»
ÉCLECTISME. 577
« Celui-là donc qui s'obstine à renfermer
« dans la matière tout ce qu'il y a de réalité au
« monde, ne saisit que la moitié des choses;
a comme aussi celui qui ne reconnaît d'autre
(( réalité que celle de l'esprit, ne voit de la
« vérité qu'une seule face; pour être dans le
(c vrai , il faut, en se plaçant entre le matéria-
« liste et l'idéaliste, affirmer l'existence simul-
er tanée de la matière et de l'esprit. C'est ainsi
« que de ces deux solutions, dont chacune est
« vraie, mais incomplète, l'éclectique, en les
(( réunissant, tirera la solution complète, et
<( obtiendra l'absolue vérité. »
Tout cela serait au mieux, et viendrait à
point, si la discussion s'était établie sur le ter-
rain même que M. Jouffroy a choisi; mais il
doit savoir que la question de l'immatérialité
de l'àme a presque toujours été agitée entre
adversaires qui sont parfaitement d'accord sur
l'existence de la matière, et qui se divisent sur
la nature du principe pensant. Le spiritualiste,
que M. Jouffroy confond mal à propos avec
l'idéaliste , ne conteste pas que l'homme ait un
corps, mais il prétend que ce qui pense en
nous est esprit pur; le matérialiste de son côté
veut bien reconnaître deux ordres de phéno-
mènes distincts, mais ces phénomènes il les
rattache tous à un seul principe, cl ce principe
378 ÉCOLE DE PARIS,
il le fait matériel. C'est donc uniquement sur fa
nature de l'âme que le spiritualiste et le maté-
rialiste sont en discorde. Ainsi, et pour en re-
venir au cas particulier, le docteur Broussais a
jeté dans le public un livre qui était de nature
à faire sensation : l'auteur de ce livre a rencon-
tré sur son chemin des adversaires en grand
nombre ; or je n'imagine pas qu'aucun d'eux
ait eu l'idée d'arguer de faux la doctrine du
traité de l'irritation , sur le fondement que
M. Broussais aurait attribué à l'homme mal à
propos des organes corporels. Sur ce point, il
n'y a pas de contradiction ; mais de toute part
on reproche à ce physiologiste d'avoir placé
dans le cerveau, ou, pour mieux dire, d'avoir
confondu avec cet organe corporel le principe
qui fait que l'homme sent, pense et veut.
Qu'avait donc à faire M. Jouffroy, s'il vou-
lait intervenir dans la querelle , et donner une
solution éclectique sur l'objet en discussion ?
S'agissant de la nature de l'àme , il devait re-
cueillir les diverses opinions que les philo-
sophes ont émises à ce sujet; et, réunissant
tous ces éléments épars, offrir aux spiritua-
listes et à leurs adversaires une solution finale,
mosaïque précieuse, où chaque opinion aurait
figuré.
Ce travail que M. Jouffroy n'a pas jugé à pro-
ÉCLECTISME. 579
pos d'entreprendre, n'aurait point été difficile,
ni bien long, par la raison qu'il se trouve en
quelque sorte déjà fait. Il est certain qu'Aris-
tote , Cicéron , Plutarque et autres, ont fait
des rapprochements très curieux en rappelant
ce que leurs devanciers avaient dit sur cette
matière. Nous pourrions, après avoir indiqué
les sources , citer les textes mêmes; mais vou-
lant donner à M. Jouffroy plus de facilité dans
l'application du principe éclectique, nous ne
produirons qu'un seul passage qui présente un
résumé tout fait : c'est l'auteur du commentaire
sur le songe de Scipion qui nous le fournira ; il
était platonicien et de plus il était éclectique.
Voici le passage de Macrobe :
« Il ne sera pas hors de propos, en termi-
« nant cette dissertation sur la nature de l'àme,
« d'exposer les opinions de tous ceux qui ont
« émisleursenliment sur le même sujet. Platon
« ditquel'àmeestune esseneequise meutd'elle-
« même ; Xénocrate, un nombre se mouvant ;
« Aristote, une entéléchie ; Pythagore etPhilo-
« laûs , une harmonie ; Possidonius , une idée ;
« Asclépiade , l'exercice des cinq sens en par-
« fait accord; Héraclide du Pont, un rayon
« lumineux ; Heraclite le physicien, une étin-
<( celle de l'essence des astres; Zenon, de
« l'éthcr condensé; Démocrite,un esprit qui
SSO ÉCOLE DE PARIS.
« pénètre les atomes, et qui se meut avec tant
« de facilité, qu'il s'insinue dans toutes les
« parties du corps; Critolaûs le péripatéticicn
« tire l'âme de la cinquième essence ; Hippar-
« chus la compose de feu; Anaximène, d'air;
« Empédocle et Critias, de sang; Parménide,
« de terre et de feu; Xénophane, de terre et
« d'eau; Boéthus, d'air et de feu; Épicure en
« fait un composé de feu , d'air et de vapeur.
<c Cependant l'opinion qui fait l'âme incorpo-
« relie, et en même temps immortelle, a pré-
« valu (1). »
Telles sont, d'après Macrobe , les opinions
qui auraient été soutenues par les philosophes
(a) Aurel. Macrob., in Somn. Scip., lib. i, cap. xiv.
M. Charles du Rosoy, dans la traduction qu'il a donnée en
1827, a remplacé le mot d'incorporel par celui d'immatériel , ce
qui n'est point exact; car ces mots, dans le langage de l'ancienne
philosophie , avaient une acception différente : il y aurait en-
core d'autres inexactitudes assez graves à relever dans la tra-
duction de ce passage , mais nous ne les ferons pas ressortir :
seulement nous croyons devoir signaler le contresens bien ex-
traordinaire qui en fait la conclusion. M. du Rosoy fait dire
à Macrobe en finissant : Tous s'accordent cependant à la re-
garder comme immatérielle et comme immortelle. Or, il n'a ja-r
mais pu venir à l'idée de Macrobe , après avoir rapporté l'opi-
nion d'Epicure et Ce tant d'autres qui faisaient l'âme matérielle,
de conclure de la sorte ; c'eût été par trop fort : aussi se con-
tente-t-il de dire que l'opinion qui fait l'âme incorporelle et im-
mortelle a prévalu : Obtinuit tatnen nec minus de incorpora-
iitate ejus quàm de immortalilute sententia.
ÉCLECTISME. 581
de l'antiquité sur la nature de l'âme; telles
sont, pour parler le langage de l'éclectisme,
les solutions vraies mais incomplètes, qu'ils au-
raient données sur cette grande question. Que
reste-t-il à faire pour avoir la solution com-
plète? Il ne reste plus, en appliquant le pro-
cédé dont la moderne école éclectique a fait
l'heureuse découverte, qu'à réunir ces membres
épars , qu'à rassembler ces porlioncules de vé-
rité, pour avoir une solution complète. Il faut
donc, et sans plus tarder, proclamer, de par
l'éclectisme, que désormais on ait à tenir pour
constant que l'àme est à la fois terre , eau , air,
feu, éther, sang, nombre, essence, entélé-
chie, etc., etc., etc. Ce qui paraîtra sans doute
satisfaisant à tout le monde, et mettra fin aux
disputes.
Mais peut-être M. Jouffroy se plaindra-t-il
que la base sur laquelle la discussion entre les
spiritualistcs et les matérialistes se trouvait en-
gagée, ait été, par suite des observations qui
précèdent, élargie singulièrement? resserrons-
la , j'y consens ; et , sans embrasser dans toute
sa généralité la question de la nature de l'àme,
fixons uniquement notre attention sur le point
de savoir si elle est immatérielle. Or M. Jouf-
froy n'ignore pas que cette question a été ré-
solue en sens inverse par les adversaires que
5S2 ÉCOLE DE PAKIS
nous venons de nommer; doue, et pour rem-
plir son office de médiateur, pour être consé-
quent à lui même, il doit dire que le spiritua-
liste a raison, que le matérialiste n'a pas tort;
mais que chacun d'eux ne voit que la moitié
des choses ! Ainsi l'éclectique , par la force du
principe qu:il a embrassé , et qu'il applique à
tout, se trouvera conduit à donner cette con-
clusion finale que l'àme est immatérielle et ma-
térielle en même temps.
Nous avons laissé le philosophe écossais em-
barrassé dans sa marche , entravé par des
obstacles; voici maintenant le philosophe éclec-
tique , entraîné rapidement dans la sienne , et
poussé vers l'absurde : l'un a trouvé pour terme
un roc escarpé; et l'autre termine sa course en
roulant dans un abîme. On doit bien voir, d'a-
près cela, que les routes différentes qu'ils ont
prises, ne se dirigeaient point vers le même but.
Nous pourrions facilement démontrer que ,
sur la plupart des questions dont la solution
est réclamée, et qui ont été débattues dans les
écoles, les conclusions de l'éclectisme et celles
de l'école de Reid seront en opposition. Mais
nous croyons en avoir assez dit pour qu'on de-
meure convaincu qu'il y a entre l'éclectisme
et la philosophie inductive, antipathie plutôt
que sympathie.
ÉCLECTISME. 38*
Ce n'est donc pas un plan raisonnable ni
susceptible d'exécution, celui que les rédac-
teurs du Globe ont conçu de fondre ensemble
les deux systèmes, et d'amalgamer les deux
méthodes. Eclectiques par position , écossais
par conviction , les jeunes philosophes du
Globe hésitent sur le choix qu'ils ont à faire
entre la philosophie de Reid et. celle de M. Cou-
sin. En attendant, ils vont de l'une à l'autre;
ils en essaient la fusion ; et de cette sorte ils
sont perpétuellement en contradiction avec
eux-mêmes. M. Jouffroy, qui exprime sa pen-
sée très nettement, et qui pousse son raison-
nement avec vigueur, est encore plus exposé
que M. Damiron à se contredire , et c'est ainsi
qu'en le suivant de prés, on l'entend procla-
mer successivement que la science est faite, et
que la science est à faire ; que toutes les ques-
tions sont résolues, et qu'il n'y en a pas une
qu'on puisse aborder quant à présent; qu'il
faut chercher les éléments de la science dans
les livres, et qu'on ne peut les trouver que
dans la conscience ; qu:il n'y a rien que de
vrai dans les divers systèmes philosophiques, et
que dans tout système philosophique il y a né-
cessairement du vrai et du faux. Ces contradic-
tions, il faut le croire, disparaîtront quand
M. Jouffroy aura décidément pris son parti;
384 ÉCOLE DE PARIS,
mais jusque là il demeure condamné a subir
les conséquences de la fausse position qu'il a
prise : car en philosophie , de même qu'en re-
ligion , il n'est guère possible de servir deux
maîtres à la fois (i).
Jusqu'ici nous nous sommes occupés des doc-
trines philosophiques du Globe : nous allons es-
sayer de montrer en quoi consistent ses doc-
trines religieuses.
Nous avons donc à rechercher quels sont les
dogmes dont se compose le symbole que pro-
fessent les écrivains du Globe; et nous serons
bientôt dans le cas de faire remarquer que ce
symbole est peu chargé.
Toutefois il faut se hâter de le dire , ce serait
à tort que l'on confondrait , sous le rapport du
principe religieux, la nouvelle école avec celle
du philosophe de Ferney. Ce fanatisme anti-
religieux , qui faisait le caractère propre et dis-
tinctif de la secte dont Voltaire s'était constitué
le patriarche , n'a point pénétré avec toute l'in-
tensité du venin qu'il renfermait, dans l'école
du Globe; elle a su se garantir, sinon entière-
(1) Correspondant , 2 juin 1829.
ECLECTISME. :»:,
ment, au moins en partie, de cette funeste con-
tagion.
Ce n'est pas que le christianisme en général ,
et le catholicisme particulièrement , aient beau-
coup à se louer des dispositions que manifes-
tent à l'égard du dogme révélé les jeunes
écrivains du Globe • mais en cessant d'être chré-
tiens , ils ne se sont pas faits impies , et voilà ce
que nous voulions exprimer.
Tout ceci, au surplus, va s'éclaircir au moyen
de quelques développements.
Mais avant que d'entrer en matière, nous
croyons devoir faire observer que les principes
qui forment le fond de la doctrine dont il s'agit
d'offrir l'analyse, sont disséminés dans une foule
d'articles, et ne sont pas toujours exprimés
bien nettement : il a donc fallu peser avec soin
les expressions, rapprocher divers passages, re-
courir par fois à d'autres écrits , qui sont sortis
de la même plume ; et c'est en procédant de la
sorte que nous avons été amenés à concevoir
le plan systématique des opinions religieuses du
Globe, tel que nous allons le tracer :
« Le christianisme est un système religieux
« plus complet et mieux en rapport avec la
« conscience humaine que bien d'autres ; mais
« il laisse encore beaucoup à désirer. On peut
« lui accorder sur le mahométisme et sur le
25
586 ÉCOLE DE PARIS.
« brahmanisme une supériorité de raison et de
<( vérité, qui doit lui assurer l'avantage dans
<« la lutte qu'il soutient contre eux; toutefois il
« ne faut pas se le dissimuler , le christianisme
« n'est point une œuvre parfaite : ce n'est point
a l'absolue vérité (i). »
<( La vérité absolue ne pourrait se trouver
(( que dans un système qui interpréterait fidè-
« lement la conscience humaine, et qui la re-
u produirait sans addition ni retranchement.
« Or , ce système n'est point encore définitive-
« ment constitué ; il se prépare graduellement ,
« et s'élabore tous les jours.
« Les catéchismes , les codes , les systèmes
« philosophiques imaginés jusqu'ici , ne sont
« que des interprétations, des expressions,
a des traductions de la conscience du genre
a humain; et comme, d'une part, toute tra-
ce duction suppose le texte , et le reproduit
d plus ou moins; et que, de l'autre, aucune
« traduction ne peut atteindre à la complète
« exactitude, tous les catéchismes, tous les
« codes, tous les systèmes, représentent né-
« cessairement la conscience, mais toujours
« plus ou moins altérée (2). »
(1) Le Globe, n. 50, 21 novembre 1826.
(2) Le Globe, n. 57, 18 janvier 1825.
ÉCLECTISME, 583
« L'homme raisonnable ne doit donc se dé-
« clarer ni pour ni contre aucun catéchisme,
« aucun code, aucun système; car il sait que
« tous contiennent inévitablement quelque
« chose de vrai qu'il ne voudrait point rejeter,
« et quelque chose de faux qu'il ne voudrait
« point admettre ; mais il cherchera dans chaque
k opinion le coté de la conscience humaine
<( qu'elle exprime, et il les ralliera toutes au
u sens commun , leur point de départ néces-
« saire. Du reste , il pourra préférer tel code,
« tel catéchisme, tel système; toutefois, et
« par amour même de la vérité, il ne consen-
ti tira point à affirmer que tel code, tel caté-
<i chisme, tel système, contienne toute la vé-
« rite, et rien que la vérité (i).»
« En ce qui regarde la religion du Christ,
« il serait injuste de méconnaître les avantages
« qu'en a tirés la civilisation; mais le chris-
« tianisme a vieilli dans ces contrées; il a subi
« la loi de cette force qui pousse le monde en
« avant; de cette force qui flétrit le passé et
« embellit l'avenir; qui rend impuissant ce qui
« est vieux , et puissant ce qui est nouveau :
« le christianisme est usé parmi nous (2). »
« Ainsi la vérité telle, que le catholicisme ,
(1) Le Globe , t. vr , n. 9 , et n. 92, avril 18.25.
(2) Le Globe, n. 92 , avril 1825
388 fclCOLt: l)K PAK1S
« telle même que le christianisme l'avait pro-
<( clamée, a cessé d'être la vérité universelle.
« Travaillées de tous les cloutes en présence de
« mille religions diverses, de mille systèmes
<< contradictoires, cherchant sans tutelle et sans
« prêtres la solution du grand problème de
« Dieu , de la nature et de l'homme, les intel-
« ligences se sont proclamées souveraines, cha-
« cune de son côté. Qu'il y ait heur ou malheur
« à cette émancipation audacieuse , qu'il y ait
h faiblesse ou force dans cette anarchie des es-
« prils, il n:importe ; elle est aujourd'hui notre
u premier bien, notre vie. Ainsi sont tombées
« sous la juridiction de chacun toutes les ré-
« délations , tous les sacerdoces , tous les li-
« vres saints. L'Evangile , comme la loi de
(( Moïse, comme les Védas, comme le Coran ,
« est le domaine de tous (i). »
« Ce fait, au surplus , ne constitue pas une
« usurpation ; car ce n'est que la réintégration
ce de la raison humaine dans ses droits les plus
« légitimes. Doué de liberté, P homme n'a point
« pour fin V esclavage ; doué de raison , il ne
f< peut abdiquer son jugement ; fait pour con-
« naître la vérité, il lui faut des croyances
0) Le Globe, t. i, n. 56 , 15 janvier 1825; n. 111
supplément, ih avril 1825.
ÉCLECTISME. 38«
« qii* il comprenne. Il peut se faire que des es-
<c prits de bonne foi, pour avoir des croyances
u à tout prix , en demandent à une foi servile ,
« plutôt que de les attendre d'un long et pé-
« nible effort. Mais telle ne peut pas être, nous
u osons le dire, la destinée de l'humanité.
« Malgré les déclamations de quelques esprits
« à système, et le triomphe de leur éloquence
« sur quelques âmes faibles , la civilisation n'en
« poursuit pas moins sa marche nécessaire , ré-
« glée par les lois de notre nature; les pre-
« mières reformations dont on nous parle
u tant n'ont été que V expression de ces lois ( i ) .
« En se développant de plus en plus, ces
u mêmes lois devaient opérer d'autres change-
« ments, c'est-à-dire que la réforme du sei-
u zième siècle ne pouvait être que le prélude
a d'une autre réforme plus importante. La
u première, en brisant le joug sacerdotal, pré-
« parait naturellement l'entier affranchisse-
« ment de la raison; car il fallait de toute né-
i» cessité que tôt ou tard on en vint à compren-
<( dre que chaque homme porte en lui-même,
« c'est-à-dire dans le fond de sa propre cons-
« cience, un exemplaire de la loi, et que c'est
« à la raison qu'il appartient exclusivement de
m commenter ce texte divin.
(i) Le Globe , n. 92 , avril 1825.-
590 ÉCOLE DE l'AKIS.
<( Celte dernière conséquence d'un principe
« qui tendait perpétuellement à se faire jour,
« s'est enfin dégagée pure et nette. Le dix-
ce huitième siècle a dévoilé ce que le seizième
« siècle n'avait fait qu'entrevoir; et l'œuvre
« qu'avaient entamée les théologiens, auteurs
« de la réforme , a été consommée par les phi-
« losophes des derniers temps. Ainsi la supré-
<c matie de la raison a été définitivement pro-
ie clamée.
rt Les philosophes du dix-huitième siècle ont
(c donc, sous ce rapport, acquis de justes droits
« à la reconnaissance de ceux qui s'intéressent
(c aux progrès des lumières et à la marche de
(( la civilisation. Ce n'est point exagérer que de
« dire qu'ils ont été les apôtres du bon sens et
« de la vérité. Ce bon sens les a d'abord con-
(c duits à proclamer l'absurdité du vieux
.< dogme, puis à le rendre ridicule; mais il n'a
« pas pu les faire aller au delà. Leur vie s'est
a usée :'i combattre l'ancien dogme , et ils n'ont
« pas pu trouver ensuite en eux la force d'é-
« tablir le dogme nouveau ; ils en sont restés au
K scepticisme. C'est à la génération qui succède
te à celle qui a eu mission de détruire et de
« renverser le faux, qu'il appartient d'édifier
« et de reconstruire l'édifice du vrai , en le po-
< s&nt sur des bases solides, sur des principes
ÉCLECTISME. 31)1
« rationnels. Aujourd'hui, les obstaclessontren-
« versés, les esprits sont disposés , les temps
a paraissent accomplis ; en conséquence , deux-
« choses sont devenues inévitables ; c'est en
<( premier lieu, que la loi nouvelle soit pu-
(( bliée. C'est en second lieu, qu'elle envahisse
« toute la société. Quant au vieux dogme, il
a serait inutile de s'en occuper davantage, il
« est mort depuis long-temps (t). »
On pourrait être étonné, si l'état actuel des
communions dissidentes était moins connu , que
le protestantisme reste muet et demeure im-
passible , lorsqu'en sa présence on proclame de
semblables doctrines! mais personne n'ignore
que le protestantisme n'est plus qu'une ombre
dont la forme indique à peine ce qu'il fut au
temps qu'il avait vie. Toutefois, et malgré l'in-
différence que les protestants en général témoi-
gnent aujourd'hui pour le dogme révélé, comme
il ne leur convient point encore d'abjurer for-
mellement le titre de chrétiens qui les gêne
un peu , il y avait peut-être de la part des écri-
vains du Globe plus de franchise que d'adresse,
à parler aussi ouvertement qu'ils l'ont fait.
Or, il s'est trouvé des gens, ou plus avisés
ou moins prévenus, qui ont pris un autre lan-
l L" Globe , n. 111 supplément, 26 mai 1825.
7,!»"2 ÉCOLE DE PARIS.
gage , et qui ont suivi un plan de conduite diffé-
rent. Leur projet, h ce qu'il paraît, serait de
nous faire descendre insensiblement au rationa-
lisme pur, h l'aide d'une pente douce et légè-
rement inclinée. Toute vraie philosophie, di-
sent-ils, est en germe dans les mystères chré-
tiens, il faut se hâter de l'en extraire ; car la foi
est dépossédée de l'empire qu'elle exerçait dans
le monde; il est donc bien essentiel que le
dogme auquel on se soumettait sans examen
soit posé désormais rationnellement.
Tel est leur langage ; et s'il en est qui l'em-
ploient insidieusement , dans la vue de trom-
per les simples et d'endormir les indifférents;
il en est aussi qui s'en servent de bonne foi,
ayant commencé par se faire illusion à eux-
mêmes.
Quoi qu'il en soit , M. Damiron , que je con-
sidère comme le théologien de l'école du Globe,
a cru devoir se conformer lui-même à ce lan-
gage. Dans son Essai sur l histoire de la phi-
losophie en France, ait xix" siècle , ce jeune
écrivain semble affecter de se servir des expres-
sions consacrées dans nos symboles de foi; on
dirait qu'il cherche à se mettre en harmonie
avec ceux qui font encore extérieurement pro-
fession du christianisme : ainsi M. Damiron ne
se révolte pas contre le principe de l'autorité,
ÉCLECTISME. 305
il a du respect pour les anciennes traditions , il
admet la révélation, il reconnaît la nécessité
delà foi, il laisse entre nos mains l'Évangile,
enfin il est prêta souscrire, moyennant cer-
taines conditions, au dogme de l'incarnation,
et celui du péché originel , jusqu'à un certain
point, ne l'effraierait pas.
Toutefois il pourrait y avoir quelque mé-
compte , si l'on s'empressait, d'après ce simple
exposé , d'inscrire ce jeune philosophe au nom-
bre des vrais croyants ; car aussitôt qu'il en vient
à développer sa pensée, à déterminer le sens
qu'il attache aux mots dont il fait usage en pa-
reil cas, on s'aperçoit tout d'abord que M. Da-
miron est loin d'être un chrétien orthodoxe.
On va en juger :
M. Damiron déclare qu'il ne rejette pas l'au-
torité ; mais Une P admet que dans ses limites.
Faits de l'autorité, tradition, histoire, il ac-
cueille tout , mais à une condition : c'est de
tout concilier avec cette science de soi-même ,
directe , immédiate , contre laquelle 7'ien ne
prévaut. Il conçoit de la vérité dans le témoi-
gnage , mais cette vérité tout extérieure, il la
subordonne à une autre , à la vérité intime
avec laquelle il juge tout (1).
(I) Essai suri' histoire de la philosophie en Fiance
au xix"-' siècle, préface , page 25,
594 ÉCOLE DE PARIS.
De cette explication il résulte que M. Dami-*-
ron, en fait d'histoire, n'est pas sceptique ; il ad-
met les faits anciens quand ils sont appuyés sur
des documents qu'il juge authentiques; mais il
faut qu'ils ne sortent pas de Tordre naturel des
choses; car s'il en est autrement, il les re-
pousse : ainsi M. Damiron n'est pas disposé à
croire aux miracles , quelque avérés qu'ils puis-
sent être. Dès lors, il ne faudrait pas qu'on
essayât de lui persuader qu'un homme juste
crucifié sur le mont Calvaire , Ponce Pilate étant
gouverneur de la Judée , est ressuscité le troi-
sième jour.
La révélation , dont M. Damiron ne conteste
pas le pouvoir, sera-t-elle soumise aux condi-
tions qu'il exige quand il s'agit de faits histo-
riques? La réponse est facile à faire , quand on
sait que M. Damiron n'admet pas d'autre révé-
lation que celle dont on peut découvrir le prin-
cipe dans les facultés que l'homme a reçues de
la nature.
La révélation , dans le sens que M. Damiron
donne à ce mot, ne serait en effet que ce trait
de lumière qui pénètre l'esprit et l'éclairé sans
qu'il y mette rien du sien; ce mouvement ins-
tinctif et spontané de l'intelligence , qui va
droit au vrai et s'en empare sans y penser,
sans le vouloir. Dans ce cas et de prime abord,
ÉCLECTISME. 305
dit-il, lame sent ce qu'il y a de constant et
d'universel dans les choses; elle le trouve
comme d'instinct, « et quand elle a sous les
« veux des vérités de cette espèce, elle ne se
« dit pas comme quelquefois, il me semble , il
« me parait; elle dit, il est : et cela sans hési-
te ter, sans chercher un moment. Ce n'est pas
« une opinion , c'est un axiome qu'elle possède,
« c'est de la joi la plus ferme , et en même
« temps la plus vraie ; c'est de la pure rêvé-
« latioTi : seulement cest une révélation qui ne
« porte pas sur des mystères , mais sur des
« principes rationnels... De ce nombre, sont
« tous les axiomes physiques, mathématiques,
u métaphvsiques et moraux (ij. »
M. Damiron toutefois, croyant devoir donner
à l'idée qu'il s'est faite de la révélation un peu
plus d'extension encore, y comprend aussi ces
inspirations soudaines qu\me intelligence vive
et neuve conçoit à la vue d'un objet qui fait sur
elle une grande impression ; ces jugements qui
se forment avec la rapidité de l'éclair, sans lais-
ser dans l'esprit aucune trace de l'opération ,
ces aperçus de l'homme de génie qui saisit, à la
première vue, ce qu'il y a de grand et de poé-
tique dans la nature. •> Nos idées alors tiennent
(1) Le Globe, p. 19 et 20.
396 ÉCOLÇ DE PARIS.
« de l'enchantement; elles sont une véritable
« révélation.... A ce compte, il est peu de
« siècles qui n'aient eu leur révélation : mais
« c'est particulièrement au premier âge du
« monde, qu'a dû se développer, plus naïve et
« plus pleine, cette faculté de simple vue,
« cette intelligence d'un seul jet, dont l'homme,
« dans sa nudité native , avait un si pressant
« besoin (i). »
Qui ne voit , d'après cela , que tous ces mots
révélation , inspiration , foi , révélation primi-
tive, ne sont entendus par M. Damiron que
dans un sens tout-à-fait naturel , et sont dé-
tournés de leur acception ordinaire. Aussi prend-
il soin de nous avertir que la révélation et la foi
dont il parle , ne portent pas sur des mystères,
mais sur des p?i?icipes rationnels ; en sorte que
ce n'est point pour établir la trinité en Dieu, la
rédemption de l'homme , et les autres dogmes
du christianisme , qu'il en appelle à la révéla-
tion , mais c'est quand il veut que nous croyions
que tout corps est étendu, que la ligne droite
est la plus courte de toutes celles qiûon peut
tirer d'un point à un autre; que tout effet sup-
pose une cause; qu'il faut rendre à chacun ce
qui lui appartient '■, etc. Ce sont là en effet les,
(1) Le Globe, p. 386 el o87.
ÉCLECTISME. 3i>7
dogmes qu'il propose à notre foi , par forme
d'exemple, dans le passage que nous avons cité.
Ne disions-nous pas tout à l'heure que M. Da-
miron n'est pas éloigné de souscrire à la doc-
trine qui consacre le péché originel , et qu'il ne
rejette pas d'une manière absolue le dogme de
l'incarnation ?
h Le dogme du péché originel, en effet , ne
<( l'effraierait pas, pourvu qu'en place d'un
« mystère , que la raison ne comprend point,
<( il y trouvât une connaissance de haute phi-
« losophie ; la connaissance d'une force qui
« créée _, non pas coupable , mais imparfaite ,
« non pas méchante, mais faible, aurait pour
« destinée , non l'expiation , mais l'épreuve ,
« non le châtiment, mais l'exercice (i). »
Quant au dogme de l'incarnation , M. Dami-
ron pense que Dieu a dû se rapprocher de
l'homme et se révélera lui, après l'avoir créé,
« non qu'à cet effet il ait pris visage et corps,
« et se soit incarné sous quelque forme ; tout
<( ce qui s'est dit de semblable sur cette matière
« est figure et poésie ; il n'a point eu voix et
« langage , il n'a enseigné que sous voile ,
<( et n'a révélé que par symbole : c'est comme
« père des humains, comme auteur de tout ce
(1) Le Globe, p. 26 de l'introduction.
308 ÉCOLE DE 1WIWS.
« qui est et paraît, que, se manifestant par
» toutes les puissances de la nature et tous les
« phénomènes de l'univers, il s'est fait sentir
<( aux âmes, et les a inspirées (i). »
Voilà ce que M. Damiron appelle éclaircir
nos dogmes , et dégager le catholicisme de ce
mysticisme qui l'encombre. Du reste, il paraît
qu'il regarde le protestantisme comme étant suf-
fisamment dégage \ car c'est toujours au catho-
licisme qu'il en revient, quand il s'agit de ces
mystères que les premiers auteurs de la réforme
faisaient profession de croire aussi bien que
nous.
Ainsi nous pouvons apprécier à l'avance ce
travail important dont on s'occupe , et qui
doit mettre l'Evangile en harmonie avec les
connaissances actuelles. Il est bon que l'on
sache en effet a que l'Evangile n'est pas une
(( lettre morte, que rien ne change et ne mo-
« difie Ce n'est pas un livre qui ait parlé
« une fois pour toutes La philosophie, en
« expliquant d'après l'expérience la nature et
u la destinée que l'homme a en partage, doit
« nécessairement conduire à une théorie mo-
« raie qui développe , précise et systématise
« V Evangile (2). »
(1) Le Globe, p. 388.
(2) Jbid., p. 53.
ÉCLECTISME. 39!)
Que doit-il résulter de tout ccei ? Suivant
nous, il est nécessaire d'en conclure que l'opi-
nion de M. Damiron et celle de ses jeunes
amis, nonobstant le contraste qu'elles peuvent
offrir sous le rapport de l'exposition et de la
forme, ne présentent aucune différence essen-
tielle au fond. Ils s'accordent à nier qu'il y ait
jamais eu de révélation surnaturelle , dont l'ex-
pression inaltérable aurait été consignée dans
les livres que nous tenons pour divinement
inspirés. Suivant eux, les livres de l'Ancien et
du Nouveau Testament ne seraient comme les
Védas , les livres Zends, les Kings , le Coran,
qu'une traduction incomplète et peu fidèle de
cette loi de vérité dont les caractères sont
gravés par la nature dans la conscience de
chaque homme : à leurs yeux, Jésus-Christ,
Mahomet, Zoroastre, Bouddha, Zamolxis, sont
des sages que l'ignorance seule a pu élever au
rang qu'ils occupent dans les annales reli-
gieuses. Pour les uns comme pour les autres,
la prétendue réforme du xvie siècle aurait été
un grand pas de fait, et la philosophie du
xvnr siècle un mouvement encore plus déci-
sif vers le point qui doit marquer le dernier
terme de la perfectibilité humaine. Enfin tous
proclament de concert que le règne de la foi
400 ÉCOLli DE PARIS.
est passé, et que la philosophie est appelée de
toute part à régir le monde spirituel.
Ce sont là, en effet, des points arrêtés pour
tous ceux qui font partie de l'école philoso-
phique que le Globe a fondée. Mais ces dogmes,
presque tous négatifs , puisqu'ils n'ont pour la
plupart d'autre objet que de nier certains
points fondamentaux de la doctrine catholique,
ne sauraient constituer par eux-mêmes un sys-
tème religieux. Il reste donc à rechercher ce
o
qu'il peut y avoir de positif dans les doctrines
religieuses du Globe; c'est à quoi nous allons
nous appliquer (i).
^lîc
Nous avouerons tout d'abord qu'après avoir,
avec assez de facilité , reconnu ce qu'il y a de
négatif dans le système religieux du Globe,
maintenant qu'il s'agit de découvrir ce que ce
système a de positif, nous éprouvons de l'em-
barras ; car le Globe, à cet égard, nous offre
bien peu de lumières. Dans maint article , il est
vrai, on fait mention du dogme nouveau; mais
ce dogme, quel qu'il soit, ne se produit nulle
part au grand jour.
(1) Le Correspondant, 4 août 1829.
ÉCLECTISME. 401
En vain, pour suppléer aux explications que
le Globe ne donne pas, avons-nous eu recours
aux écrits particuliers de M. Jouffroy et de
M. Damiron , nous r/avons trouvé , au lieu
d'une exposition claire de ce qui doit entrer
dans la composition du symbole nouveau, que
desimpies aperçus, et quelques vues éparses.
Toutefois , et en rassemblant ce que les écri-
vains du Globe ont ainsi semé le long de leur
route , on finit par s'assurer que le système re-
ligieux du Globe, en même temps qu'il exclut
toute espèce de révélation surnaturelle , n'ad-
met au plus que deux dogmes : à savoir, le
dogme de l'existence de Dieu, et celui de l'im-
mortalité de l'àme.
En outre , on demeure convaincu que
M. Jouffroy et M. Damiron, bien qu'ils soient
très disposés à faire de ces dogmes la base de
leur édifice religieux, sont encore à chercher
les raisons qui peuvent déterminer un philo-
sophe à croire que notre àme est immortelle,
et que Dieu existe réellement. On voit, en
effet, qu'ils évitent de s'engager dans une dis-
cussion sérieuse à ce sujet ; et que si , par ha-
sard, il s'offre à eux une question qui s'y rap-
porte, au lieu de l'aborder franchement , ils
se détournent et passent vite.
Ainsi ^ et pour donner un exemple , M. Da-
402 ÉCOLE DE PARIS.
miron s'est trouve dans le cas de parler du ca-
téchisme de Volney et d'en discuter les prin-
cipes. L'occasion de faire une profession de foi
nette et franche, positive et raisonnéc, s'of-
frait opportune ; M. Damiron ne l'a pas saisie :
placé en face de l'athéisme , ce jeune philo-
sophe hésite, il ose à peine convenir qu'il
croit en Dieu, et qu'il a l'espérance d'une autre
vie; du reste, n'ayant pas lui-même une pleine
foi dans ses doctrines, il n'entreprend pas de
les soutenir avec force.
Cependant il essaie de les mettre à couvert.
Il commence par déclarer que, sous le rap-
port de la morale pratique , la théorie du ca-
téchisme de la loi naturelle lui parait à peu
près irréprochahle ; seulement, dit-il, h on
« regrette d'y trouver deux lacunes assez
« graves , l'une relative aux arts , et l'autre
« à la religion. Sans doute Volney ne juge
« pas ces deux formes de l'activité humaine
« assez positivement utiles à la conservation
« de l'individu, pour en tenir compte et enre-
« commander l'usage. C'est un tort et une er-
« reur (1). »
C'est ainsi que M. Damiron prélude : or il
(1) Essai sur l'histoire de la philosophie au xix*
siècle, p. 35.
ÉCLECTISME. 405
est des gens que ce début ne satisfera point :
ils penseront d'abord que l'expression de la-
cune assez grave, en parlant de l'omission de
la religion dans un traité des devoirs de
l'homme, est , en quelque sorte, dérisoire ; ils
pourront être choqués ensuite que la religion
et les arts, ou, pour mieux dire, que les aj'ts
et la religion soient appelés à figurer ensemble
et au même titre, dans un catéchisme de
morale.
Quoi qu'il en soit, il paraît que M. Damiron
a sur tout cela d'autres idées.
Il fait donc un premier reproche à Volney,
c'est d'avoir négligé de faire entrer la culture
des arts dans son plan d'éducation morale.
Nous laisserons M. Damiron s'évertuer à sou-
tenir cette thèse singulière , que les arts doivent
compter parmi les pratiques dont l'ensemble
constitue la vertu. Les poètes, les musiciens
et les peintres pourront lui savoir quelque gré
d'avoir fait de l'application des facultés hu-
maines aux arts, une sorte de nécessité, une
espèce d'obligation morale; un mérite devant
Dieu, une vertu particulière qu'on ne saurait
omettre sans se rendre coupable ; quant à nous,
qui sommes pressés de connaître ce que
M. Damiron peut avoir à proposer en faveur
de la religion , nous passons très rapidement
404 ÉCOLE DE PAIUS.
sur cette première partie, afin d'arriver plus
vite à ce qui fait la matière du second re-
proche.
Or il est bon d'avertir que Volney ne s'est
pas contenté de mettre à l'écart, par une
simple omission, le devoir religieux; mais qu'il
le proscrit ouvertement , convertissant ainsi
l'athéisme pratique en règle ; c'est ce qui fait
l'objet du second reproche ; et voici de quelle
manière M. Damiron s'exprime sur ce point :
« Quant au sentiment religieux, Volney fait
'< plus que le négliger, il le repousse et le
a proscrit; il ne veut ni de la foi, ni de l'es-
u pérance : ce sont , dit-il , les vertus des
« dupes au profit des fripons. La sentence est
K bien dure ; voyons si elle est juste. Et d'à-
« bord l'espérance et la foi , ne fussent-elles
« que des illusions, il semblerait encore qu'il
« faudrait les laisser aux âmes qu'elles sou-
« tiennent, puisque après tout, il n'y a pas
<( grand mal à croire en Dieu et à l'adorer.
c< Mais sont-elles, en effet , sans réalité ni rai-
« son? Nous ne le pensons pas, et nous avons
(( de notre avis l'humanité tout entière : tou-
« jours et partout religieuse , elle a constam-
« ment conclu, de ce qu'elle sait ici-bas du
« monde et d'elle-même, un être premier,
(( suprême, éternel, tout puissant, sous la loi
ÉCLECTISME. WS
« duquel elle est destinée à vivre d'abord de la
« vie présente, et puis d'une autre vie qui
« sert de complément et d'explication à la
(( première : voilà sa croyance universelle. La
(( forme n'y fait rien ; elle tient au développe-
« ment des facultés extérieures et variables.
« Variable elle-même, elle change selon les
« temps et les pays ; mais le fond toujours le
<c même tient au plus profond de la conscience,
k et repose sur le sentiment si vrai de ce qu'il
« y a d'obscur, d'incomplet et d'absurde dans
« l'existence humaine, à défaut de Providence
« et d'avenir. Sans chercher d'autres preuves ,
(c sans discuter en elle-même une question que
« nous ne voudrions pas traiter à demi, et
« que cependant nous ne pourrions pas traiter
<■- ici dans toute son étendue , nous pensons
» qu'il y a du vrai dans les crovances reli-
(( gieuses ; qu'il y a du bon , puisqu'il y a du
ce vrai (i). »
L'auteur entre encore dans quelques déve-
loppements pour établir qu'il y a plutôt à ga-
gner qu'à perdre à suivre l'impulsion du sen-
timent religieux ; enfin il termine en protestant
contre l'imputation de mauvaise foi et de char-
(1) Essai sur l'histoire de la philosophie au xix*
siècle, p. 37 et 35.
iOG ECOLE DF. PARIS.
latanisme trop souvent prodiguée aux ministres
de la religion.
Toute l'argumentation de M. Damiron se ré-
duit donc à ceci : « Il n'y a pas grand mal à
croire en Dieu, il n'y a nul inconvénient non
plus à attendre une autre vie; il y aurait plu-
tôt de l'avantage à être bien pénétré de l'idée
qu'il y a du vrai dans le fond de ces croyances,
dont il paraît, au surplus, que la racine tient
à ce qu'il y a de plus intime dans la conscience
de l'homme : pourquoi donc les rejeter? »
Telles sont les considérations que fait valoir
M. Damiron : du reste il est loin de leur attri-
buer, en ce qui le concerne, l'autorité d'une
démonstration scientifique ; il donne à entendre
très clairement qu'il aurait autre chose à dire
s'il s'agissait de traiter la matière à fond; mais
pour le moment, il ne lui parait pas conve-
nable d'entrer plus avant dans l'examen de ces
questions.
Or, on ne voit pas que depuis lors M. Dami-
ron et ses collaborateurs aient été tentés de
revenir sur cet objet. Cependant ils n'ignorent
pas qu'une jeunesse impatiente et fatiguée de
ses doutes, dont les yeux sont fixés sur le Globe,
réclame des croyances en remplacement de
celles qu'on lui a fait abjurer.
Mais voici qu'on nous fait entrevoir, dans
ÉCLECTISME. 407
un avenir lointain , un temps auquel la science
pourra incidemment aborder la grande ques-
tion de l'existence de Dieu. Lorsque la psycho-
logie , nous dit-on, aura enfin épuisé toutes
les recherches qui peuvent se rapporter à
l'homme, tant sous le rapport physique que
sous le rapport moral, elle devra s'appliquer
à l'étudier dans ses rapports avec les autres
êtres; c'est-à-dire dans ses rapports avec la na-
ture, avec ses semblables et avec Dieu, afin
d'asseoir sur cette base une théorie complète
des différents devoirs que l'homme peut avoir
à remplir. C'est alors, et en lui parlant des
devoirs de la troisième espèce , qu'on lui ap-
prendra à élever son âme à Dieu avec pureté et
avec amour, à appeler sur soi ses grâces, à se
fier à sa Providence (i). Que , si le disciple s'a-
vise d'interroger les maîtres pour savoir quel
est donc ce Dieu dont on lui parle pour la pre-
mière lois, il lui sera répondu que c'est la
force des forces , l'âme par excellence , le type
de tout bien, l'idéal de tout ordre , être sou-
verainement parfait dont il suffit de s1 appro-
cher de pensée ou d'action, pour se sentir
meilleur, plus fort et mieux disposé (2) ; que,
(1) Essai sur l'histoire de la philosophie au xi\f
siècle, conclusion, p. UUi.
(2) Met.
40.S ÉCOLE L>K PAlilS.
s'il insiste, afin de connaître d'où il vient, ce
Dieu , et qui l'a fait? il faudra bien, en laissant
de côté ce langage embarrassé, s'expliquer
d'une manière plus nette , et annoncer enfin
que ce Dieu n'a point été fait; qu'il trouve le
principe de son être en lui-même; qu'il donne
tout sans avoir jamais rien reçu; qu'il soutient
tout sans être lui-même soutenu; que c'est un
pur esprit de qui la matière tient tout ce qu'elle
est; qu'exempt de parties, il remplit tout;
qu'opérant successivement, il est immuable;
qu'il est immense, éternel, tout-puissant, in-
fini en bonté, et doué d'une justice parfaite.
Or il s'agit de savoir comment le disciple ac-
cueillera ces sublimes vérités, ou plutôt com-
ment le maître s'y prendra pour les rendre
parfaitement intelligibles; car il ne faut pas
perdre de vue qiCiljaut à l'homme aujour-
d'hui des croyances qiû il comprenne (i).
La philosophie humaine va donc essayer en-
core une fois de sonder ces abîmes sans fond
que l'imagination la plus hardie ne peut envisa-
ger sans effroi. Elle n'a pu déterminer jus-
qu'ici quelle est la nature de l'homme, et ce-
pendant il faut qu'elle entreprenne d'expliquer
quelle est la nature de Dieu : elle serait fort
Ci) Voyez le Globe, n" 57, 18 janvier 1827.
ÉCLECTISME. 40S
embarrassée de dire au juste ce que c'est que
la perception , ce que c'est que la mémoire ; et
cependant il faut qu'elle arrive à taire com-
prendre l'existence par soi-même, l'éternité et
l'immensité dans Dieu ; elle s'épuise en vains
efforts quand il s'agit de concilier l'acte spon-
tané qui constitue en nous la liberté morale,
avec le motif déterminant qui semble exclure
cette spontanéité, et cependant il faut qu'elle
parvienne, en rapprochant les divers attributs
de la divinité, à faire disparaître les contradic-
tions apparentes, que ce rapprochement fait
ressortir aux yeux de la raison étonnée. Ainsi
ce qu'elle ne peut opérer à l'égard des choses
finies , elle se trouve engagée à l'accomplir en
ce qui regarde l'infini! On peut prévoir quelle
sera l'issue de cette entreprise. Il faudrait à
l'homme pour comprendre les choses de Dieu
une intelligence infinie; et comme il est im-
possible que l'esprit humain soit élevé jamais à
ce degré d'excellence, tout essai qui sera fait
dans la vue de constituer rationnellement la
science des choses divines, ne peut tourner
qu'à la honte de celui qui le tentera.
C'est donc une témérité bien grande pour
un philosophe, quelle que soit l'école à laquelle
il appartienne, de s'attribuer la mission de
fonder un système religieux. Toutefois, et de
410 ÉCOLE DE PARIS,
la part d'un ontologiste , la chose encore se
conçoit; mais un psvchologistc timide, qui va
terre à terre , qui ne marche qu'à l'aide de
l'observation, qui s'arrête devant les causes;
qui s'assigne à lui-même pour le terme de ses
travaux la simple connaissance des lois de la
nature , annoncer qu'il se propose d'établir,
chemin faisant, les rapports de l'homme avec
Dieu, et qu'il élèvera sur cette base la théorie
des devoirs religieux, c'est une prétention
qu'on ne sait comment qualifier.
Cependant les psychologistes de l'école du
Globe n'ont pas craint de la mettre en avant ;
du reste, ils ne se pressent pas de la justifier;
ils sentent eux-mêmes leur impuissance à cet
égard ; et voilà pourquoi ils éludent les ques-
tions au lieu de les discuter ; voilà pourquoi en
parlant de la divinité , ils se servent d'expres-
sions loul-à-fait insolites; voilà pourquoi ils
laissent à l'écart, nonobstant toutes les raisons
qui leur font un devoir de le résoudre, ce
grand problème de l'existence de Dieu, sur le-
quel nous les avons vus glisser si rapidement.
Le problème de l'immortalité de l'âme reste
aussi sans solution; et en effet il siérait mal à
ceux qui ajournent, comme étant prématurée ,
la question de l'immatérialité de l'âme, desc
prononcer sur son immortalité. Aussi la ques-
ÉCLECTISME. 411
lion de la vie future a-t-ellc élé mise de côté,
sans que rien indique qu'il y ait un projet
formé d'y revenir ultérieurement; mais il sem-
blerait que décidément elle aurait été reléguée
parmi les questions du second ordre, qu'on peut
négliger impunément : car, s'il est vrai, comme le
pense M. Damiron, que la science en général,
que la religion, la morale et la théorie du bon-
heur en particulier, peuvent et doivent être
constituées, indépendamment de la solution
que pourrait recevoir la question de l'immorta-
lité de l'àme, cette question alors perd, aux
yeux du philosophe, toute son importance, et
devient un objet de pure curiosité (a).
(a) M. Damiron , en terminant son ouvrage sur la philosophie
du xix' siècle , a jugé à propos de dérouler aux yeux de ses lec-
teurs le tableau général des connaissances que la science doit
embrasser, et de faire passer en revue les questions principales
qu'elle a à résoudre. Or il est à remarquer que celle qui se rap-
porte aux destinées futures de lhomme après cette courte vie ,
n'y figure en aucune façon. Ainsi la psychologie , qui doit être ,
dans le système de 31. Damiron, le centre et le lien naturel de
toutes les scieuces morales, la physiologie, la morale, l'his-
toire , la religion elle-même ss composent et se forment succes-
sivement, sans qu'aucune d'elles réclame la question de l'im-
mortalité de l'âme', comme étant de son domaine. Ainsi M. Da-
miron, dans cette partie de son ouvrage, qui en fait la conclusion ,
morceau du reste très soigné et mûrement réfléchi , pose les ba-
ses de toutes les sciences morales , fixe la nature du bien, con-
struit la théorie du bonheur, sans que la considération d'une
autre vie entre pour rien dans ce travail. C'était donc de la part
412 KCOJi: DE IWKIS.
Ceci nous amène naturellement à rappeler
ce que nous annoncions dès le principe en di-
sant que le symbole des écrivains du Globe se-
rait vraisemblablement peu chargé : car, après
avoir indiqué d'abord l'existence d'un être su-
prême et l'immortalité de lame comme étant
les deux articles fondamentaux de leur système
religieux ; nous voilà maintenant forcés de re-
connaître que le dogme de l'immortalité de
l'âme n'entre pas, comme élément essentiel ,
dans le plan qu'ils en ont tracé.
Le système religieux du Globe se réduirait
donc, en dernière analyse, à un dogme seule-
ment; et ce dogme lui-même reste isolé, sans
appui, aucun des écrivains du Globe n'ayant
osé, jusqu'à ce jour, entreprendre de l'établir
sur une base scientifique , et de le poser ration-
nellement.
Ainsi la doctrine religieuse du Globe, vue de
près, se résout en un déisme pâle, sans force,
sans consistance et sans vie , que le plus léger
souille de l'athéisme renverserait aisément; et
voilà ce qu'on voudrait, à l'aide de quelques
interprétations arbitraires de nos dogmes, et
ileM. Damiron un parti bien décidément pris à l'avance, de
laisser en dehors du vaste plan sur lequel il projette toute la
science la question de l'immortalité de l'àme. (Voy. l'Essai sur
l'Misloire de la philosophie en France au %ixr siècle , conclusions
!Je partie. "\
ÉCLECTISME. il 3
en réduisant tous nos mystères à n'être que des
expressions symboliques, nous donner et nous
faire prendre comme une théorie qui tend à
développer, préciser et systématiser V Evangile.
Ceux-là seuls y seront trompés qui voudront
l'être; car il n'est pas à présumer que le titre
d'apôtre et de restaurateur du Christianisme
soit jamais conféré sérieusement, soit à l'un soit
à l'autre des écrivains du Globe. La méprise
serait trop forte , et le danger n'est pas là. Mais
il est un autre genre de séduction auquel une
jeunesse impatiente du joug doit être néces-
sairement accessible. Dans le nombre de ceux
qui ont déserté les croyances de leurs pères,
plusieurs se sont trouvés entraînés l\ suivre les
traces du Globe; or, il n'y a pas de doute
qu'aux yeux de ces jeunes adeptes, M. Dami-
ron et M. Jouffroy ne soient des apôtres du bon
sens y et cette erreur est plus excusable. Il est
certain qu'à s'en tenir aux apparences , on pour-
rait croire qu'il y a du fond dans les doctrines
philosophiques et religieuses de cette école.
Mais lorsqu'on a percé la première enveloppe,
que trouve-t-on? Pour toute philosophie, un
mélange de principes opposés, puisés à deux
sources différentes, et qui se heurtent aussitôt
qu'on les met en contact; d'autre part, et pour
toute religion, un instinct vague, un fantôme,
414 ÉCOLE DE PARIS.
un être de raison, privé d'âme, dépourvu de
corps, lequel échappe aux mains qui veulent le
saisir.
Nouvel exemple de l'impuissance du philo-
sophe et de l'incapacité de l'homme, lorsqu'il
entreprend de se donner à lui-même sa loi! Ce
n'est pas l'esprit , l'instruction et le talent qui
manquent aux écrivains du Globe; cependant,
et en ce qui se rapporte à la vraie science, que
savent-ils? qu'ont-ils vu? Peut-être dira-t-on
qu'ils préparent dans le silence un système qui
mettra enfin au jour leur pensée; alors qu'ils
se hâtent, car les systèmes vont se succédant
l'un à l'autre ; la chaîne filesans discontinuation ;
et il leur sera difficile , pour peu qu'ils mettent
de retard , de la saisir, en passant, pour y atta-
cher un anneau. Peut-être même l'occasion de
le faire est-elle déjà perdue pour eux sans re-
tour ; ils voulaient mettre en honneur parmi
nous la philosophie écossaise; et M. Cousin les
devançant, a rendu inutile pour l'avenir tout
ce qu'ils pourraient entreprendre dans cette
vue. Ils voulaient , arrêtant l'essor d'une géné-
ration ardente , la retenir dans les limites de la
psychologie, et voilà que cette génération , en-
traînée par une voix plus puissante, a franchi
ces limites, même avant qu'elles fussent tra-
cées, pour gravir les monts escarpés de l'on-
ÉGLECTISME. 415
tologie. Ainsi, la philosophie du Globe , qui ne
fait que de naître, se trouve déjà surannée.
Frappés de cette mobilité qui s'attache à tou-
tes les opinions humaines, ces jeunes philoso-
phes arriveront-ils enfin à dire que tout cela au
fond n'est que vanité. Je le désire, et veux en
conserver l'espoir, ils reconnaissent déjà, par
rapport à tout ce qui a eu cours et vogue avant
eux , combien il y a peu de solidité dans ce qui
a été entrepris. Mais ce n'est point assez; il
faut qu'ils portent le même jugement sur leurs
propres conceptions, et qu'ils rendent à Dieu
ce qu'ils lui ont refusé jusqu'ici , c'est-ci-dire le
culte de croyance , qui ne lui est pas moins dû
que celui d 'adoration et d'amour. Ainsi, après
avoir puisé dans la philosophie écossaise des
principes de modestie, il est temps qu'ils s'a-
dressent à cette philosophie plus parfaite , qui
donne des leçons d'humilité ; car l'humilité est
la seule voie pour parveniroù ils tendent. Qu'ils
s'en rapportent sur ce point à ceux qui les ont
devancés, notamment à ceux qui, d'abord jetés
au loin , ont enfin retrouvé le chemin de la vé-
rité. J'en citerai un dont le nom est imposant :
or il disait, avec cette simplicité qui sied si
bien à l'homme supérieur:
« Lorsque j'étais dans ma première jeunesse,
« une certaine timidité d'enfant , qui tenait de
4 l(i ECOLE DE PAKIS.
a la superstition , me faisait craindre d'entrer
« dans l'examen de la vérité. Mais l'acre
<( m'ayant enflé le cœur, je me jetai dans une
« autre extrémité. J'entendis parler de gens
a qui assuraient que, sans se servir de la voix
« impérieuse de l'autorité, ils délivreraient de
« toute erreur quiconque voudrait se ranger
« sous leur discipline , et qu'ils montreraient
(t la vérité à découvert. J'étais plein alors de
« tout le feu et de toute l'inconsidération de
« la jeunesse, amoureux de la vérité, mais en-
te fié de cette sorte d'orgueil que l'on prend
« d'ordinaire dans l'école à entendre disputer
« sur toutes les matières des hommes qui pas-
ce sent pour être habiles; ne demandant moi-
ce même qu'à entrer en lice; et méprisant,
« comme autant de fables, tout ce qui s'éle-
« vait au dessus de mon intelligence et de mes
« sens. Aveugle que j'étais! je cherchais dans
« le sentier de l'orgueil ce qu'on ne trouve
« que dans la voie de l'humilité (i). »
Le dernier mot est dit. Qu'ajouterais-je ?
J'en ai fini avec le Globe (2).
(1) S. Aug. , serin, li.
(2) Correspondant, 8 septembre 1829.
L'ÉCOLE DE PARIS
II.
En traçant l'esquisse des doctrines philoso-
phiques du Globe, nous disions, après avoir
fait ressortir l'opposition du principe éclec-
tique et du principe écossais, que la jeune
école se verrait forcée d'abandonner ses pro-
jets de fusion ; nous ajoutions qu'à la fin
M. Jouffroy lui-même serait obligé d'opter
entre la philosophie de Reid et celle de M. Cou-
27
4IK ÉCOLE DE PARIS.
s^n , n'étant pas possible qu'un esprit aussi
juste que le sien pût se maintenir bien long-
temps dans la position où il s'était placé (i).
Ce que nous prévoyions est arrivé. Le Globe.
comme journal philosophique, a cessé d'être;
il renonce à faire école : de plus, il nous parait
suffisamment établi que M. Jouffroy, après
avoir hésité pendant quelques années entre la
synthèse éclectique et l'analyse écossaise , s'est
porté de ce dernier côté.
Mais il faut que M. Jouffroy se tienne sur ses
gardes; car en marchant sur les pas de Reid, il
pourrait être entraîné plus loin qu'il ne pense :
il serait possible qu'en suivant la voie que Reid
a tracée , et qui n'a point encore été reconnue
jusqu'au bout, ce jeune philosophe trouvât au
terme de la carrière la foi catholique : son
étonnement alors serait grand ! M. Jouffroy
sourira peut-être à l'annonce de ce danger, qui
ne lui parait point encore très imminent ; la
chose cependant est sérieuse.
Toute philosophie qui combat la présomp-
tion , et qui s'attache à réprimer les écarts de
la raison humaine, en montrant ses limites,
peut être regardée comme une sorte de prépa-
ration à la foi.
(1) Voir ci-dessus , p. ;î8.n>.
ÉCOLE ÉCOSSAISE. 419
La philosophie écossaise, sous ce rapport,
nous parait très propre à mettre sur la voie qui
conduit à reconnaître la nécessité d'une révé-
lation surnaturelle : ce n'est pas que nous vou-
lions dire que ce soit là le but qu'elle s'est pro-
posé dès son point de départ ; nous voulons
seulement faire entendre que celui qui mar-
chera dans la direction que cette école a suivie,
doit arriver à ce terme , s'il est doué d'un ju-
gement sain et s'il n'est point aveuglé par la
prévention.
La philosophie de Reid a beaucoup d'analo-
gie avec la philosophie de Socrate. Cette ana-
logie se découvre, non seulement en ce qu'elles
auraient pour qualité commune de présumer
très peu de leurs forces, elle peut résulter en-
core de quelques autres rapprochements. So-
crate voyait avec peine les esprits d'un certain
ordre se livrer avec ardeur aux spéculations les
plus hardies, tandis que la science de l'homme
était par eux dédaignée : son zèle s'animait à la
vue de ce désordre ; et sans cesse il essayait de
ramener les esprits méditatifs à l'étude d'eux-
mêmes. 11 eut à combattre d'une part les so-
phistes, qui se faisaient un jeu de soutenir le
pour et le contre, et répandaient ainsi dans
Athènes lespremières semences du scepticisme;
d'autre part les sectateurs de la philosophie
490 KCOLK DE i'AHlS.
dogmatique , dont l'esprit entreprenant osait
se mesurer à tout. Tels étaient les adversaires
que Socrate entreprit de combattre ; il le fit
avec succès. De son côté le docteur Reid a
trouvé dans Hume un autre Protagoras, et
dans les sceptiques modernes de nouveaux so-
phistes avec lesquels il s'est mesuré : du reste
il s'est prononcé aussi fortement que le philo-
sophe athénien , contre les prétentions ambi-
tieuses de ceux qui veulent sonder les mystères
de la nature. La métaphysique lui paraissait
une science vaine , non pas qu'elle poursuivît
des chimères, mais par la raison qu'elle vou-
lait embrasser plusqu'ellene pouvait étreindre.
La psychologie , au contraire, par cela seul
qu'elle se bornait à l'étude de la nature hu-
maine , était à ses yeux une science véritable.
Au surplus , Socrate et Reid ont mieux réussi à
démontrer l'illusion des systèmes, qu'à fonder
eux-mêmes la science psychologique : il n'est
pas même bien certain que Socrate ait jamais
songé à faire autre chose qu'à raviver certains
principes de morale, cherchant en même temps
à prémunir la jeunesse contemporaine contre
la vaine science et la fausse sagesse : il affectait
l'ignorance; il se moquait de ceux qui faisaient
un grand étalage de savoir : « Toute la sagesse
« humaine, disait-il, n'est pas grand'chose;
ÉCOLE ÉCOSSAISE. 4-21
« ou plutôt elle n'est rien; Apollon seul est
« sage : » ces derniers mots sont remarquables.
Le philosophe écossais n'a point porté la mo-
destie jusque là : tout en convenant que l'es-
prit humain est incapable d'aborder les hautes
questions de la métaphysique, et qu'il est tout-
à-fait hors d'état de remonter jusqu'à la source
de l'être, Reid a cependant eu l'idée d'une
philosophie qui s'appliquerait aussi bien à la
découverte des lois de la nature intellectuelle
qu'à celle des lois de la nature physique ; et
cette philosophie, en ce qui regarde les fa-
cultés de l'esprit humain, il a essayé de la
fonder.
Or il s'agirait de savoir jusqu'où cette philo-
sophie peut se promettre d'aller?
Quand on accorderait à l'école d'Edimbourg
que l'homme peut, à l'aide de la méthode d'in-
duction , arriver à saisir quelques vues nou-
velles sur les lois de la nature; quand on sup-
poserait qu'au moyen de ces découvertes, la
psychologie reposera désormais sur une base
inébranlable ; enfin , et lors même que par une
dernière supposition , qui étonnerait l'école
d'Edimbourg elle-même, on irait jusqu'à don-
ner à l'emploi de la méthode inductive une telle
efficacité, que par elle bientôt tous les mys-
tères qui dérobent à nos yeux la vue claire
122 ÉCOLE DE PARIS.
des principes constitutifs de notre propre na-
ture, se trouveraient expliqués; le disciple de
Rcid serait-il en droit pour cela de conclure
que la philosophie enfin a touché le but, et
que la science qui doit répondre à tous les
besoins de l'humanité est définitivement con-
stituée? Non : cette conclusion serait fausse.
Tout n'est pas renfermé dans les étroites
limites de la psychologie : l'homme aurait ac-
quis sur ce qui le concerne personnellement ,
et en particulier sur la nature du principe intel-
lectuel , les connaissances les plus positives et
les plus étendues, qu'il ne serait point encore
fort avancé dans la solution des grands pro-
blèmes.
L'homme, il est vrai , saurait alors ce qu'il
est : mais aussi long-temps qu'il manquerait
des mêmes données sur la nature des êtres avec
lesquels il est en rapport, il ignorerait ses droits
et ses devoirs.
Tout rapport suppose nécessairement deux
termes : celui qui ne connaît qu'un seul de ces
termes, est hors d'état d'établir exactement le
rapport; pour qu'il pût le faire, il faudrait que
la connaissance du second ternie lui fût aussi
donnée.
Pourquoi le rapport de deux à quatre est-il
à. la portée des esprits les plus communs? c'est
ÉCOLE ÉCOSSAISE. m
que ces deux nombres sont l'un et l'autre bien
connus : mais le rapport de 2 à x , c'est-à-dire
le rapport d'une quantité connue à une autre
qui ne l'est pas , reste dans le vague indéter-
miné; il n'est pas possible en effet de dire
combien deux est contenu de fois dans oc : le
problème en cet état se refuse à toute solution
exacte.
Revenons à l'homme : il est en rapport avec
la nature, en rapport avec ses semblables, et
en rapport avec Dieu. Pour établir au juste ces
relations diverses d'où ses droits et ses devoirs
découlent, pour en acquérir une connaissance
qu'on puisse dire scientifique , il ne suffit pas
que l'homme ait sur ce qui le regarde person-
nellement les données les plus exactes; car
aussi long-temps que sa science ne s'étendra
pas au delà du moi, tant qu'elle sera circon-
scrite dans les bornes de la psychologie, il sera
dans l'impossibilité de déterminer avec une
certaine précision jusqu'où s'étendent réelle-
ment les droits qu'il peut s'attribuer sur la na-
ture , quelle règle de conduite il doit se faire
relativement à ses devoirs sociaux, et de quelle
manière il honorera le grand Etre en supposant
qu'il lui soit dû quelque hommage.
N'est-il pas clair, en effet, pour ne s'atta-
cher qu'à celle dernière partie des devoirs,
424 ÉCOLE DE PARIS,
que suivant les idées différentes que l'on se
fera du grand Etre, il doit y avoir diverses ma-
nières d'envisager nos rapports avec lui ? et que,
de plus, à l'égard du simple psychologiste,
qui veut rester étranger à tout ce qui n'est
point abordable par la méthode inductive, le
système religieux n'existe pas ?
Un philosophe pythagoricien de grand re-
nom , qu'Aristote a souvent pris pour guide , a
fait un traité sur l'Univers, c'est Ocellus Luca-
nus ; or il a vu dans l'universalité des choses le
grand Etre. Il serait bien difficile , ce nous
semble , d'établir sur une pareille idée un culte
raisonnable ; le panthéisme , en effet , nous pa-
raît peu propre à servir de base à la religion.
Quels rapports de reconnaissance et d'amour,
de respect et de crainte filiale , pourraient
exister entre ce grand Etre de figure sphérique,
immuable en lui-même, éternel, infini, et
cette portioncule imperceptible , être chétif et
misérable, qui reçoit pour un moment la vie
et bientôt s'évanouira dans, le tout? Le grand
Etre l'a produit en vertu de la loi de né-
cessité; il l'absorbera tout aussitôt par suite
de la même fatalité ; et voilà le seul rapport qui
puisse être signalé entre eux. Que l'homme
porte donc ailleurs son hommage ; Pan le dé-
daignerait cet hommage, s'il pouvait arriver
ÉCOLE ÉCOSSAISE. 425
jusqu'à lui. L'homme alors se tournerait-il vers
ces êtres qui roulent majestueusement dans les
cieux, parcourant leur orbite toujours de la
même manière , se mouvant par eux-mêmes de
toute éternité , ne changeant jamais de nature
ni d'essence ? mais le même Ocellus nous ap-
prend qu'une ligne immuable, que les destins
eux-mêmes ont tracée, sépare le monde im-
mortel de celui qui se reproduit, et que dans
ce monde sublunaire, théâtre perpétuel de
productions et de destructions, la nature et la
discorde ont établi leur empire. Sera-ce donc
à la nature , puissance aveugle et sourde ; sera-
ce à la discorde, principe éternel de la dissolu-
tion des choses périssables , que l'homme pré-
sentera ses demandes , qu'il adressera ses
prières? Le philosophe embarrassé répondra ,
pour ménager l'opinion du vulgaire, que ce
sont les dieux du pays qu'il faut adorer ; et au
besoin , il fera de ces dieux autant de génies
qui peuplent l'air, et dont il n'est point inutile
de s'attirer la faveur par des offrandes réité-
rées. Ainsi le philosophe consacrera lui-même,
par ses théories, les superstitions les plus
grossières, tandis que, pour ce qui le concerne,
la religion se réduira en une vaine et stérile
spéculation.
Aristote, de son côté, quand il cherche à se
I2(j ÉCOLE DE PAJUS.
rapprocher des croyances communes, nous
parle d'un mouvement simple qui de la pre-
mière région où le grand Etre réside , se com-
munique de proche en proche, mais toujours
en s'affaiblissant jusqu'à la région la plus basse,
où ce mouvement déjà affaibli se trouve encore
modifie par la nature essentielle des êtres qui
le reçoivent (a). Voilà tout ce qu'Aristote peut
faire pour accommoder son système philoso-
phique à l'opinion si généralement répandue
de l'intervention de la Providence dans les
choses d'ici-bas. Mais lorsque ce philosophe ex-
prime sa pensée plus librement, il place au
haut des cieux son premier moteur, essence
éternelle, immatérielle et intelligente, prin-
cipe régulateur de tous les mouvements qui
s'exécutent avec un ordre immuable dans les
régions supérieures, abandonnant aux chances
du hasard le mouvement irrégulier des choses
humaines, qui s'opère sous l'influence d'une
certaine vertu secrète, d'un je ne sais quoi,
qu il appelle la nature, qui serait douée d'ac-
(a) C'est dans son livre de Mundo , qu'Aristote émet des opi-
nions plus favorables à l'idée d'une Providence agissant dans les
affaires de ce bas monde. De lrè.« habiles gens, frappés du peu
d'accord qui existe entre les principes du livre en question , et
ceux qu'Aristote a émis ailleurs, ont douté qu'il fut de lui; nous
n'entrerons pas dans celle discussion.
ÉCOLE ECOSSAISE. 127
tivité, niais privée de liberté , et même dé-
pourvue d'intelligence. Or il est aisé de voir
que sur un tel fondement , il est impossible
d'établir un système religieux qui puisse satis-
faire la raison , et répondre aux besoins du
cœur de l'homme.
Y aurait-il quelque chose de mieux à at-
tendre, pour asseoir une religion, de l'athéisme
de Straton , du fatalisme des stoïciens , de la
doctrine d'Epicure sur les dieux, en un mot
de ces innombrables rêveries qui ont été débi-
tées par les philosophes au sujet des causes
premières? Mais ces grands génies ont échoué
tous quand ils ont voulu aborder ces hautes
questions ; et toutes les fois qu'ils ont voulu
parler des devoirs de l'homme envers la Divi-
nité , ils n'ont pu dire des choses raisonnables ,
qu'en faisant violence à leurs principes méta-
physiques.
Si Platon a été plus heureux, s'il a mieux
conçu les rapports de l'homme avec Dieu, c'est
qu'il avait du grand Etre une idée plus rap-
prochée de la vérité, et que d'autre paît la na-
ture humaine était mieux connue de lui. Ce-
pendant Platon laisse beaucoup à désirer.
Quand la science est en défaut, il se livre à des
hypothèses hardies : son imagination devenant
alors son seul guide , il disparait et se perd
128 ÉCOLE DE PARIS,
dans la nue , ou bien il tombe au fond de l'a-
bîme.
Aucun philosophe de l'antiquité ne s'est
élevé jusqu'à l'idée sublime de la création (a).
Ils ont tous, sans en excepter un, posé en
principe que la matière est éternelle; et, en
conséquence, ils ont fait tous, les uns plus,
les autres moins, une part au destin dans le
gouvernement du monde. Ainsi l'idée de la
Providence n'est sortie pure d'aucun des sys-
tèmes philosophiques que la Grèce nous a lé-
gués. En général, il faut dire que toutes ces
disputes des philosophes touchant la nature
des premiers principes, bien loin de faire jail-
lir la lumière, n'ont servi qu'à répandre des
ténèbres sur ce point si important. Platon est
resté bien au dessous de l'idée que l'on doit se
faire de la puissance, de la sagesse, de la bonté
de Dieu. Il a entrevu la Trinité; mais il n'en a
pas saisi le caractère véritable. Il n'a pas connu
non plus tout ce qu'il y a de grandeur et de
misère dans l'homme. Il a cependant indiqué
quelque part que l'homme pourrait bien être
un pécheur que la justice divine a condamné à
(a) Quelques savants ont pensé que Platon avaiJ eu l'idée de
la création ; mais les raisons qu'ils donnent à l'appui de leur opi-
nion sont bien faibles: Brucker a discuté cette opinion, et il en
a fait voir la fausseté.
ÉCOLE ÉCOSSAISE. 429
expier sur la terre une grande faute antérieure-
ment commise ; mais il a laissé tout aussitôt
échapper ce rayon lumineux, et le grand pro-
blème de l'origine du mal est resté pour lui
sans solution. Ce n'était donc point à Platon ,
et encore moins aux autres philosophes qui
sont restés en arrière de lui , qu'il était réservé
de fixer les principes de la religion vraie, et
de déterminer les formes d'un culte agréable à
la Divinité. Les philosophes de ces derniers
temps auront-ils plus de succès? Viendront-ils
à bout, comme ils l'espèrent, de fonder la
morale religieuse sans le secours de la foi?
Prononçons hardiment que c'est en vain qu'ils
s'en flattent. Ii faut connaître l'homme, il faut
connaître Dieu , pour apprécier les rapports
de l'homme avec Dieu : mais l'homme est pour
lui-même une énigme ; et l'idée de Dieu ren-
ferme une foule de mystères auxquels la raison
finie de l'homme est dans l'impuissance d'at-
teindre ; c'est donc à Dieu seul qu'il appartient
de tracer d'une main ferme les préceptes de
la loi.
Ainsi, et lors même qu'en continuant notre
première supposition , nous admettrions que
la nature humaine, cette grande énigme dont
la philosophie a vainement cherché le mot,
soumise à une nouvelle investigation, soit bien
i30 ÉCOLE DE PARIS.
prés d'être expliquée; toujours serait- il vrai
(juc , si la nature divine reste cachée , la philo-
sophie est en défaut.
Tentera-t-elle d'arriver jusqu'à Dieu? elle
l'a essayé maintes fois ; elle s'est précipitée avec
ardeur dans les profondeurs de la métaphy-
sique, dans les mystères de l'ontologie; mais
la philosophie écossaise a blâmé hautement
cette présomptueuse entreprise ; elle a constaté
que ces tentatives hardies n'avaient abouti qu'à
rendre la science méprisable ; et en consé-
quence, elle a manifesté clairement l'intention
de se renfermer elle-même dans le cercle delà
psychologie.
Mais quoi ! se serait-elle donc résignée, cette
école si sage, à laisser en dehors de ses re-
cherches la solution des questions qui touchent
aux intérêts les plus pressants de l'humanité?
Se serait-elle interdit la faculté, en parlant de
la morale, de s'occuper de cette branche si im-
portante des devoirs qui se rapportent à la
Divinité? Se serait-elle enfin imposé l'obliga-
tion de ne prononcer jamais le nom de Dieu?
Non, certes; au contraire, elle a cherché à
établir les principes de la religion naturelle;
et faisant l'énumération des devoirs dont l'ac-
complissement constitue l'homme moral , elle
place en tête et au premier rang ceux qui se
ÉCOLE ÉCOSSAISE. 131
rapportent à la Divinité. Ainsi, entraînée elle-
même par la force des choses, elle a franchi
les bornes qu'elle avait posées; elle a mieux
aime tomber dans l'inconséquence que de se
précipiter dans l'absurde.
Il est visible, en effet, et sur ce nous n'au-
rons pas besoin d'invoquer l'autorité de M. Cou-
sin , qu'un système philosophique qui voudrait
satisfaire l'esprit humain sans faire mention de la
cause première, et qui croirait pouvoir répondre
à tous les besoins du cœur de l'homme, sans
parler de la Divinité, serait le plus vain des
systèmes. Dieu occupe une trop grande place
dans le monde pour qu'on puisse si facilement
le mettre à l'écart; il a, d'ailleurs, avec l'homme
des rapports trop essentiels pour qu'on puisse
les négliger.
Le philosophe écossais se trouve donc en-
gagé dans un défilé : s'il veut être strictement
psychologiste , il faut qu'il s'abstienne de parler
de la Divinité; persiste-t-il , au contraire «à faire
mention de Dieu? il faut qu'il sorte du cercle
de la psychologie, et pénètre fort avant dans
le domaine de la métaphysique : en vain, pour
dissimuler aux autres ce mouvement, et peut-
être se faire illusion a lui-même, essaiera -t-il
de distraire l'attention ; mais il aura beau me-
surer ses termes, en tempérer l'énergie, éviter,
432 ÉCOLE DE PARIS,
en me parlant de Dieu , de le représenter sous
les grands traits qui le caractérisent, et le dési-
gner d'une manière vague, en disant que c'est
lajorce des forces , V âme par excellence , etc.
Ces expressions et autres du même genre qu'il
pourrait employer, ne sauraient répondre à
l'idée, tout imparfaite qu'elle soit, que je me
fais de Dieu, qu'autant que je verrais au fond
de sa pensée l'existence par soi-même, l'éter-
nité, l'immensité, l'infini en un mot : car, s'il
m'est permis de supposer que , sous ces expres-
sions pompeuses, se cache un être borné, je
prononcerai hardiment que ce n'est point là le
grand Etre ; et le psychologiste alors sera obligé
de s'expliquer nettement.
Je le répète donc , le philosophe écossais se
trouve engagé dans un défilé. S'il se renferme
rigoureusement dans les bornes de la psycho-
logie , il est obligé de mettre Dieu de côté , et
c'est à quoi difficilement il se résoudra; s'il dé-
passe ces bornes, il s'engage dans les labyrinthes
de la métaphysique, et c'est ce qu'il redoute
par dessus tout. Dans cet embarras, que fera-
t-il? S'il n'est point aveuglé par l'orgueil, ilre-
connaîtra qu'il faut se soumettre au joug de la
foi. Désabusé de la philosophie humaine, il jet-
tera vers le ciel un regard , et , comme Socrate ,
il s'écriera : « Toute la sagesse humaine n'est
ÉCOLE ÉCOSSAISE. 453
« rien ; Apollon seul est sage. » Ou bien avec
l'Ecclésiaste, il dira : « J'ai tenté tout pour ac-
« quérir la sagesse. J'ai dit en moi-même : Je
« deviendrai sage ; et la sagesse s'est retirée loin
« de moi , encore beaucoup plus qu'elle n'était
u auparavant. Oh ! combien est grande sa pro-
« fondeur, et qui pourra la sonder? » Ainsi la
nécessité d'une révélation surnaturelle se ma-
nifestera tôt ou tard au philosophe écossais, s'il
a véritablement à cœur de connaître ses devoirs
religieux, et d'arriver jusqu'à Dieu.
Au surplus, il est à remarquer que c'est en
accordant à l'école écossaise , par voie de sup-
position, plus qu'elle ne se croit dans le cas
d'exiger elle-même, que nous sommes arrivés
à cette conclusion. Car Reid est loin de prétendre
que l'homme ait aucun moyen de pénétrer jus-
qu'à la racine des facultés dont l'âme humaine
est pourvue : et cependant nous admettions que
la chose était possible. Notre raisonnement de-
viendra donc encore plus pressant , quand nous
aurons, laissant de côté toute hypothèse, dé-
terminé jusqu'où la science inductive peut con-
duire le philosophe écossais, dans la connais-
sance de lui-même (i).
(1) Correspondant , ii mars 1830.
28
r.'» ÉCOLE DE PARIS.
HIIo
L'insuffisance de la philosophie écossaise ré-
sulte , à ce qu'il nous semble, déjà fort claire-
ment des considérations que nous avons pré-
sentées. Cependant nous avons annoncé qu'elle
se manifesterait davantage , quand la discussion
se trouverait établie sur le terrain même que
l'école écossaise a choisi pour se développer :
nous allons donc , après l'avoir entendue ex-
poser sa méthode et ses principes, après qu'elle
aura elle-même marqué les limites dans les-
quelles elle doit se renfermer, constater, par
ses propres aveux , que le cercle dans lequel
nous l'avions circonscrite est encore trop
étendu.
« Il est une science assez hardie pour se me-
surer à l'univers, et qui dans son ambition vaste
comme la vérité, prétend à tout, s'applique à
tout, à l'invisible comme au visible, à l'infini
comme au fini, h Dieu comme au monde. Les
formes physiques et morales, le principe qui
les a créées, les êtres et leur raison, il n'est
rien qu'elle n'embrasse dans ses immenses re-
cherches. Elle veut des solutions pour tous les
problèmes , des explications pour tous les mys-
tères , des démonstrations pour tous les ûicon-
ÉCOLE ECOSSAISE. 4.V>
nus : c'est la toute-science. Telle est une espèce
de philosophie.
« Il en est une autre plus modeste et plus
sage, qui , au lieu de porter ses vues si haut et
d'aspirer à l'universalité, n'a pour but que de
reconnaître la nature et la destinée de l'homme.
A l'exemple de toutes les vraies sciences, qui
limitent leur domaine, et n'embrassent chacune
que certains êtres et certains faits, elle se borne
à la question de l'humanité, qu'elle trouve en-
core assez grande, assez complexe, et assez
difficile à résoudre (i). »
Dans ce passage où M. Damiron établit entre
l'ontologie et la psychologie un rapprochement
qui en fait jaillir l'opposition , il s'explique de
manière à ne laisser aucun doute sur la préfé-
rence qu'il accorde à la psychologie ; et quand
il ajoute qu'entre ces deux philosophies le choix
ne saurait être douteux, on entend très bien
que ce n'est pas sur l'ontologie que son choix
est tombé.
Cependant « l'ontologie n'est pas une
chose vaine, dit-il ailleurs; mais elle est
d'une grande difficulté. Ce qu'elle recherche
dans l'homme et la nature , ce n'est pas
(1) M. Damiron, Essai sur l'histoire de la philoso-
phie eu France au xix' siècle, article Ancillon.
43C ÉCOLE DE PARIS.
seulement ee qu'ils ont d actuel et de vi-
sible : c'est leur passé et leur avenir, leur
origine et leur destinée , c'est-à-dire ce qu'il y a
en eux de plus intime et de plus caché. En
outre, du créé elle passe à lincréé , elle s'é-
lève au Créateur, elle plonge dans les ténèbres
de cette mystérieuse existence, elle en con-
temple profondément les ineffables attri-
buts (i), »
Ainsi , ce n'est point à raison de la futilité de
la science ontologique que Reidet ses disciples
ont cru devoir s'interdire les recherches qui
s'y rapportent; c'est une autre considération
qui les a déterminés ; M. Damiron vient déjà
de l'indiquer , mais il va l'expliquer plus au
long.
« Un système ontologique est un voyage
autour du monde; il faut de la force et de
l'audace pour le tenter : s'il a quelque chose
de séduisant pour l'ardente curiosité de la jeu-
nesse, il n'a que des difficultés et des périls
aux yeux de l'homme dont l'expérience a mûri
la raison. Quand on est instruit par l'histoire
des erreurs dans lesquelles sont tombés les an-
ciens philosophes; quand on a été témoin de
(1) M. Damiron, Essai sur l' histoire delà philo-
sophie en France au xixe siècle, article Kératrv.
ÉCOLE ÉCOSSAISE. loi
celles auxquelles ont été entraînés les philo-
sophes contemporains; quand peut-être soi-
même on s'est égaré sur les pas des uns ou des
autres, et qu'enfin on reconnaît que le mal
vient de l'ambition de tout voir, de tout ex-
pliquer, de tout comprendre , on est moins
porté à ces vastes recherches , qui souvent ne
mènent à rien; et l'on aime à borner sa vue
pour être plus sur de la reposer sur la
réalité (i). »
Voilà donc ce qui doit faire craindre à tout
ami prudent du vrai, de s'engager dans un
système ontologique; c'est-à-dire, et d'après
la définition que M. Damiron nous a donnée de
l'ontologie, de rechercher, en ce qui regarde
les choses créées , leur passé et leur avenir,
leur origine et leur destinée , et , en outre ,
de passer du créé à V incréé , de s élever au
Créateur ; ces recherches, en effet, placeraient
le philosophe qui voudrait s'y livrer au centre
même de l'ontologie.
Renfermée dans le cercle de la psychologie,
uniquement appliquée à ce qu'il y a d'actuel
et de visible dans l1 homme , la philosophie ré-
soudra-t-elle complètement la question de
(1) M. Damiron , Essai sur F histoire de la philoso-
phie en France au xixe siècle, article Ancillon.
458 ÉCOLE DE PARIS.
V humanité? Qu'elle se garde bien de le croire:
si elle avait la hardiesse d'annoncer cette pré-
tention , l'école écossaise s'élèverait simultané-
ment pour la prescrire et la repousser.
Un des points fondamentaux de la doctrine
écossaise , c'est que la philosophie , si jamais
elle parvient à se constituer, ne devra cet avan-
tage qu'au bon emploi qui sera fait de la mé-
thode d'induction. Cependant, et quoique l'é-
cole écossaise articule à tout propos qu'il n'y a
pas d'autre clef qui puisse introduire dans le
temple de la science , elle n'a garde de pré-
tendre que ce soit aussi le moyen de pénétrer
dans le sanctuaire; loin de là, elle est la pre-
mière à faire remarquer que l'emploi de la mé-
thode d'induction est limité; elle est la pre-
mière à proclamer que le sanctuaire de la science
est impénétrable à tous. Ainsi l'usage qu'on
peut faire de la méthode en question doit se
restreindre , d'après les principes des Ecossais
eux-mêmes, à la recherche des lois de la na-
ture , c'est-à-dire des faits primitifs qui résis-
tent à l'analyse, et ne sont pas susceptibles
d'explication. La philosophie inductive, nous
disent-ils, est une science dejaits : elle s'at-
tache d'abord aux faits particuliers , et les sou-
met à une analyse sévère ; de ces premiers
faits, «lie ûchc de remonter à d'autres, qui
ÉCOLE ÉCOSSAISE. 459
présentent plus de généralité; et de proche en
proche, elle arrive, s'il se peut, jusqu'aux
faits primitifs, auxquels elle impose le nom de
lois : avant atteint ce terme, enfin elle s'arrête,
parce qu'elle se trouve en face des causes, et
que là finit la portée de l'entendement humain.
Cette méthode, du reste, s'applique aussi bien
aux sciences naturellesqu'aux sciences morales;
et si les premières ont fait , depuis quelque
temps et assez vite , beaucoup de chemin , il ne
faut pas chercher de ce progrès une autre rai-
son que l'application faite par des hommes
habiles de la méthode d'induction à la science
qu'ils cultivaient. C'est ainsi que Newton a pro-
cédé dans les recherches qui lui ont acquis , et
à juste titre, un si grand renom. Il s'est élevé
par degrés, sans jamais s'écarter de la voie de
l'induction, jusqu'à ce fait primitif : à savoir,
que les corps tendent à s'approcher avec une
force qui varie selon leurs dislances mutuelles ;
or, étant parvenu là, et l'induction ne lui four-
nissant plus aucun moyen de s'élever plus haut,
cette loi générale de la nature , connue sous le
nom de gravitation , a été par lui posée. S'il
arrivait cependant qu'un philosophe plus heu-
reux vînt à constater, par la même voie, l'exis-
tence d'un clhcr invisible, que Newton parais-
sait soupçonner, et dont la gravitation serait h
MO ÉCOLE DE PARIS.
résultat immédiat; cet éther invisible devien-
drait, en ce cas, le fait primitif : ce serait un
pas de plus que la science aurait fait, en sui-
vant la chaîne qui lie tous les effets les uns aux
autres, mais pour aboutir toujours à un fait
inexplicable. Car, et c'est le cri de toute l'école,
la philosophie ne peut aller au delà des faits
primitifs. Au surplus , laissons les maîtres s'ex-
pliquer eux-mêmes, et citons leurs expres-
sions :
« Quand on se révolte contre les faits primi-
tifs (c'est M. Royer-Collard qui parle), on mé-
connaît également la constitution de notre intel-
ligence et le but de la philosophie. Expliquer
un fait, est-ce donc autre chose que le dériver
d'un autre fait; et ce genre d'explication, s'il
doit s'arrêter quelque part, ne suppose-t-il pas
des faits inexplicables : n'y aspire-t-il pas né-
cessairement (:)? »
Aussi Dugald-Stewart semble-t-il borner
l'œuvre du philosophe à rattacher des faits
particuliers à des faits généraux, ajoutant
que nos plus heureuses tentatives ne peuvent
jamais avoir d'autre terme que la découverte
(1) Fragments de M. Royer-Collard, recueillis
par M. Jouffroy , l. iv de la traduction des œuvres de
Reid, p. 305.
ÉCOLE ÉCOSSAISE. Ml
de ipielque loi de la nature dont V explication
est impossible (i). Pourquoi cette explication
est-elle impossible? Reid va nous l'apprendre :
« Les causes explicatives des phénomènes
sont des faits qui sont eux-mêmes sans explica-
tion. Sans doute ils ont une cause; mais cette
cause est inconnue, et nous les appelons lois
de la nature, parce que nous ne leur connais-
sons pas d'autre explication que la volonté de
l'Etre suprême (n). »
Ainsi la doctrine de l'école écossaise n'est
point équivoque sur ce point; elle consacre
formellement en principe qu'il n'est pas donné
à la philosophie d'aller au delà des faits primi-
tifs. La philosophie bien souvent restera en ar-
rière de ces faits; mais si elle a le bonheur d'y
atteindre , il ne faut pas qu'elle essaie de re-
monter plus haut, puisque ce serait vouloir
pénétrer dans la nature intime des causes effi-
cientes : or elle peut constater à chaque instant
l'existence des causes; mais jamais elle ne par-
viendra à se rendre compte entièrement de ce
qu'elles sont.
(1) Esquisses de philosophie morale , ouvrage
traduit par M. Jouitroy, p. G et 7.
("2) OEuvres de Reid, publiées par M. Jouffroy, < m,
p. 136.
442 ÉCOLE DE PARIS.
Du reste il ne faut pas se méprendre sur le
sens qu'on doit attacher à ce mot de cause. Il
n'y a de cause véritable que celle qui renferme
en soil'idée d'une substance qui agit librement :
d'après cela une cause, c'est un être doué d'un
pouvoir au moins égal à l'effet qu'il a produit,
et qu'il a eu la volonté de produire. La cau-
salité ne peut exister réellement que dans les
êtres libres. Toutes ces causes secondes, privées
de connaissance et de volonté, qui ne font
autre chose que transmettre le mouvement
qu'elles ont reçu, ne sont pas à proprement
parler des causes ; il faut chercher par delà
une cause intelligente à laquelle on puisse rap-
porter l'origine du premier mouvement im-
primé. L'homme étant un être doué d'un cer-
tain pouvoir et de volonté, la causalité peut
résider en lui.
Tels sont les principes de l'école écossaise ;
M. Royer-Collard les pose très clairement dans
le passage que voici :
<( L'homme est une cause; et, selon la nature
des facultés auxquelles elle s'applique, c'est
une cause intellectuelle ou une force motrice.
Une cause , c'est un être doué d'un pouvoir au
moins égal h l'effet , et qui a eu la volonté de le
produire. Là finit l'analyse ; la dernière raison
ÉCOLE ÉCOSSAISE. 445
des déterminations libres de la volonté est en
elle-même (i). »
Ainsi la philosophie inductive s'arrête en pré-
sence des causes; et sous ce premier rapport,
déjà le philosophe est obligé de convenir que
l'âme, comme force motrice, et comme cause
intellectuelle , échappe à son analyse , et se
trouve placée hors de la portée de ses investiga-
tions psychologiques.
Mais en continuant à développer ses idées
sur le principe de la causalité, M. Royer-Collard
nous ouvre un champ plus vaste de réflexions;
ou pour mieux dire, nous fait entrevoir des
sytèmes nouveaux. « Cause, dit-il, c'est pouvoir
« et volonté; pouvoir et volonté sont des idées
« abstraites prises dans un être qui peut et qui
<( veut : cause est donc inséparable de sub-
« slance ; il y a substance partout où il v a
« cause (2). » Ainsi la notion de cause appelle
nécessairement à elle la notion de substance.
L'analyse qui s'arrête à la notion de cause aura-
t-elle plus de prise sur celle de substance ? non ;
car des substances nous ne pouvons affirmer
également qu'une chose, c'est qu'elles existent ;
(1) Fragments de M. Royer-Collarc , recueillis par
M. Jouffroy, t. iv des OEuvres de Reid, p. 437.
(2) Ibid., p. ool.
lîi ÉCOLE DE PARIS.
leur nature intime échappe toujours à notre
analyse. Cette substance qui constitue le moi
ne se dévoilera donc jamais à mon intel-
ligence; il n'y a que celui qui l'a faite qui puisse
la connaître intimement. Je sais que j'existe ;
mais la source de l'existence est placée bien
au delà du point où mes facultés peuvent at-
teindre : je sais qu'il y a quelque chose en moi
qui sent, qui perçoit, qui juge, qui veut;
mais ce quelque chose, celte racine profondé-
ment cachée à laquelle ces facultés viennent se
rattacher, échappe à l'œil le plus pénétrant :
ma conscience me dit que le moi est un, simple,
identique ; mais sur l'essence de ce moi qui
est le sujet de ces attributs de simplicité, d'i-
dentité, elle ne m'apprend rien. Il faut donc
renoncer à connaître la nature intime du moi.
Au surplus ce n'est pas de mes propres idées
que je rends compte, en parlant de la sorte;
ce sont les principes de l'école écossaise que je
transmets. Voici dans quels termes M. Royer-
Collard, qui s'en est approprié les dogmes,
s'exprime à ce sujet : « Le moi séparé de ses
u affections et de ses opérations est réduit au
« fait de l'existence (i). » Inutile donc de de-
mander au philosophe écossais quelle est la
(1) Fragments , t. îv des OEuvres de lieitl, |>. 314,
ÉCOLE ÉCOSSAISE. 449
nature, interne de la chose qui pense; car, pour
toute réponse, il nous dira « que nous l'igno-
u rons et que nous l'ignorerons toujours (i). »
Ne l'interrogeons pas non plus sur ce qui con-
stitue pour chaque homme son essence parti-
culière ; car il répondra : « Que nos facultés ne
a pénètrent pas jusqu'à l'essence , que la por-
u tée de l'entendement humain ne s'étend pas
(( jusque là (2). » Inutile encore de s'enquérir
du philosophe sur la nature de la conscience,
de la perception , de la mémoire , et de nos
autres facultés, car la science ne va pas jusque
là : '( Distinguer et nommer ces facultés, nous
« dirait-il , c'est tout ce que nous avons fait et
« pu faire ; mais leurs noms n'expliquent ni
« l'action propre à chacune d'elles, ni l'irré-
« sistible conviction qu'elles exigent de nous.
« Leur nature est couverte pour nous d'un
« voile impénétrable (3). »
Ainsi constater les faits, de l'observation des
faits remonter par la voie de l'induction aux
faits primitifs, aux lois de la nature intellec-
tuelle , et dans tout le cours de ces recherches,
(1) Fragments, t. iv des OEuvres tleKeid, p. :>16.
(2) Essais de lleid sur tes facultés de l 'esprit hu-
main , t. iv de ses œuvres , p. 208.
(3) Ibid., p. 57.
m ÉCOLE DE PARIS.
se maintenir si bien au dessous des questions
qui peuvent se référer à la nature même de
l'esprit, que le système puisse s'adapter égale-
ment au matérialisme et au spiritualisme : tel
est le plan de philosophie que l'école écossaise
a conçu.
S'il pouvait rester quelque doute à cet égard ,
ii serait facile de le lever; j'invoquerais le té-
moignage de Dugald-Stewart , ce témoignage
est formel ; je transcrirai le passage en son en-
tier.
« Le caractère distinclif de la science induc-
tive de l'esprit est de s'abstenir de toute spécu-
lation sur la nature et l'essence de ce même
esprit, et de borner son attention aux phéno-
mènes dont tout homme qui veut exercer les
facultés de son entendement peut se donner le
spectacle. À cet égard, elle s'éloigne donc
également de ces discussions pneumatologiques
sur le siège de l'âme et sur l'impossibilité de
ses rapports avec l'espace et le temps ; de ces
discussions, dis-je , qui ont exercé si long-temps
la subtilité des scolastiques ; et des hypothèses
physiologiques sur les conditions nécessaires aux
opérations intellectuelles dont on a fait tant de
bruit dans le siècle dernier. Elle diffère des unes
comme les recherches de Galilée sur les lois du
mouvement différaient des disputes des anciens
ÉCOLE ÉCOSSAISE. 447
sophistes sur l'existence et la nature de ce
phénomène ; elle est aux autres ce qu'étaient les
conclusions de Newton sur la loi de la gravita-
tion à la question qu'il élevait sur l'éther invisible
dont cettte loi pouvait n'être qu'un résultat.
Nous remarquerons, en passant, que si les dis-
ciples de Newton s'accordent unanimement sur
les conclusions physiques de leur maître , la
divergence de leurs sentiments sur la vraisem-
blance de la question dont nous venons de
parler, montre évidemment combien la science
inductive est en sûreté contre les écarts de
l'imagination dans ces régions inaccessibles à la
raison humaine. Quelle que soit donc notre
opinion, sur la cause inconnue, phvsique ou
immatérielle de la gravitation, nos raisonne-
ments n'en seront pas moins justes , si nous ad-
mettons seulement ce fait général, qu'en vertu
d'une certaine loi, les corps tendent à s'appro-
cher les uns des autres avec une force qui varie
selon leurs distances mutuelles. Il en est pré-
cisément de même de ces conclusions sur l'es-
prit humain, auxquelles nous conduit naturel-
lement la méthode d'induction. Elles sont à
elles-mêmes leur base solide et inébranlable;
et, comme je l'ai remarqué ailleurs, elles s'ar-
rangent également des systèmes métaphysiques
US ÉCOLE DE PARIS.
des matérialistes et de ceux des partisans de
Berkeley (i). »
Et en eiTet, s'il faut s'en rapporter à ce que
dit M. Jouffroy, les matérialistes et les spiri-
tualistcs seraient parfaitement d'accord surtout
ce qui est d'observation.
« Où commence la dissidence ? Au delà des
faits, au delà des inductions rigoureuses de ces
laits, au point où commencent les hypothèses. Car
les physiologistes n'ont jamais vu et ne pourront
jamais voir si c'est le cerveau lui-même qui
sent, veut et pense; et, en second lieu, toutes
leurs expériences sur la liaison qui existe entre
cet organe et les phénomènes de conscience,
peuvent aussi bien s'expliquer dans la supposi-
tion que le cerveau n'est, comme les nerfs,
qu'un intermédiaire entre le principe volon-
taire, intelligent et sensible, et les choses exté-
rieures, que dans la supposition qu'il est lui-
même ce principe. D'où il suit que cette dernière
assertion est purement hypothétique. Il est pos-
sible , d'un autre cùté , qu'on puisse trouver
(1) Essais philosophiques , par Dugald-Stewart,
discours préliminaire, p. 10, 11 et 12 de la traduction
de M. Charles Huret. En recourant aux Éléments de la
philosophie de l esprit humain, par le même auteur,
on trouvera la même opinion exprimée.
ÉCOLE ÉCOSSAISE. U»
<dans une connaissance plus étendue et plus
profonde des faits de conscience des raisons dé-
monstratives en faveur de l'opinion qui les rap-
porte à un principe distinct de l'organecérébral,
ou qu'en examinant de près l'hypothèse des
physiologistes, on puisse la réduire à l'absurde ;
nous avons même des motifs particuliers de le
croire : mais jusqu'ici on est forcé de convenir
que rien de complètement décisif n'a été pro-
duit ; autrement les physiologistes se seraient
rendus à l'évidence, comme ils se sont rendus
à l'évidence des autres faits de conscience , dont
ils conviennent, et la question n'en serait plus
une. L'opinion qui attribue les faits de con-
science à un principe distinct de tout organe
corporel y peut donc aussi, jusqu'à présent,
être considérée comme une hypothèse ( i ) . »
La science inductive doit donc, au moins
quant à présent, si ce n'est pour toujours,
laisser en dehors la question de l'immatérialité
de l'esprit, celle de l'immortalité de l'âme, le
dogme de la vie future, celui des peines et des
récompenses à venir, et tous autres du même
genre.
(1) Préface de M Jouffroy, en tête de sa traduction
des Esquisses de philosophie morale de Dugald-Stc-
wart, pages 121, 122, 123.
29
m ÉCOLE I>E TARIS.
<c Cependant l'immortalité de l'àmc, a dit
Pascal, est une chose qui nous importe si fort,
et qui nous touche si profondément, qu'il faut
avoir perdu tout sentiment pour être dans l'in-
différence de savoir ce qui en est. Toutes nos
actions et toutes nos pensées doivent prendre
des routes si différentes, selon qu'il y aura des
biens éternels à espérer ou non , qu'il est im-
possible de faire une démarche avec sens et ju-
gement qu'en la réglant par la vue de ce point
qui doit être notre dernier objet. Ainsi notre
premier intérêt et notre premier devoir est de
nous éclaircir sur ce sujet, d'où dépend toute
notre conduite. »
Si ce que dit Pascal est vrai , la science induc-
tive est bien en arrière de nos besoins : elle
se traîne péniblement dans les sentiers de l'a-
nalyse ; elle se consume en travaux qui ne
doivent pas s'étendre au delà des descriptions
de nos facultés ; elle renonce, en quelquesorte,
à l'examen de la grande question qui se réfère
aux destinées futures de l'homme ; et cepen-
dant elle nous promet un code de morale com-
plet , et même un chapitre , dans ce code , qui
traitera spécialement de nos devoirs envers
Dieu.
Eh quoi ! serait-elle donc à savoir que ces
devoirs importants ne sauraient être établis
ÉCOLE ÉCOSSAISE. 451
d'une manière scientifique que sur la connais-
sance préalable des rapports qui peuvent exis-
ter entre l'homme et Dieu ; or, comme la science
inductive a renoncé à toute recherche ontolo-
gique, à toute entreprise dont l'objet pourrait
être placé au dessus de l'humanité, il s'ensuit
que Dieu , soit qu'on le considère dans son
essence , soit qu'on s'arrête à ses attributs, est
tout-à-fait en dehors de la sphère dans laquelle
la philosophie de l'esprit humain prétend s'exer-
cer; ainsi Dieu restera pour elle un inconnu, et
dès lors toute détermination , même approxi-
mative , du rapport de la divinité et de l'hu-
manité lui est rendue impossible.
D'autre part , et sur la question de l'huma-
nité , on a vu combien la science inductive se
tient en arrière des hypothèses qui se rappor-
teraient de près oude loin à la nature de l'àme,
et qui fixeraient l'incertitude de l'homme sur
son origine et sur sa fin. C'est à un tel point,
qu'on pourrait se demander comment il se fait
que les disciples de l'école d'Edimbourg se
qualifient de spiritualistes , et donnent à la
science qu'ils cultivent le nom de psychologie ;
car un système qui peut s'adaptera l'hypothèse
des matérialistes aussi bien qu'à l'hypothèse
des idéalistes, n'a point le caractère qui con-
vient au spiritualisme , et serait mieux désigné
452 ECOLE DE PARIS;
sous le nom de science du moi, que sous celui
de psychologie. Quoi qu'il en soit, la question
est loin d'être résolue en son entier; et sous ce
nouveau rapport , le problème des devoirs re-
ligieux manque des données nécessaires.
Serait-ce donc le cas de conclure que la phi-
losophie écossaise ne peut porter aucun fruit,
et qu'elle ne mérite que notre dédain? Cette
conclusion serait dure : les services que l'école
écossaise a déjà rendus, et ceux qu'elle peut
rendre encore , doivent lui concilier quelque
faveur. Mais il importe de bien fixer le genre
d'utilité dont elle peut être (i).
usa*
Nous ne reviendrons pas sur ce que nous
avons dit précédemment, en parlant de l'es-
prit de retenue qui distingue éminemment
l'école d'Edimbourg ; nous n'entrerons pas non
plus dans de nouveaux détails sur le fond de la
doctrine qu'elle professe ; nous rappellerons
seulement , avant dVntrer en matière sur ce
qui doit faire le sujet du présent article, que
l'élude de l'esprit humain est l'unique objet
des travaux de cette école ; et qu'elle ne pousse
(1) Correspondant, 6 avril 1830.
KCOLE ÉCOSSAISE. 4S3
point ses recherches au delà des faits primitifs,
qui constituent les lois de la nature intellec-
tuelle. La raison qu'elle donne pour ne point
aller au delà , c'est que la science , du moment
qu'elle dépasse cette limite , tombe dans l'hy-
pothèse , marche en aveugle , et s'égare
bientôt.
Voilà donc la philosophie ramenée à la simple
observation des faits : distinguer nos facultés,
les nommer, les classer; c'est, nous disent les
Ecossais, la dernière fin que puisse se proposer
une philosophie raisonnable; ce doit être là le
dernier terme de ses prétentions.
Or ce champ, qui paraît d'abord si limité,
s'agrandit à mesure qu'on le parcourt; et d'ail-
leurs, pour être mis en rapport, il demande
une culture approfondie. Reid et ses disciples
se sont attachés à le défricher ; ils ont fait de
grands efforts, ils ont consumé à ce travail
leur vie entière ; et cependant il est peu
avancé.
Quelques unes de nos facultés ont été sou-
mises à l'analyse ; quelques unes des erreurs
qu'on professe dans les écoles ont été relevées
et combattues; certaines notions du bon sens
ont été justifiées, et voilà tout. Ce n'est donc
pas sous ce rapport que la philosophie écossaise
nous parait avoir grandement mérité: mais
45-i ÉCOLE DE PARIS,
c'est pour avoir dissipe les prestiges de l'or-
gueil scientifique, réduite leurvéritable valeur
les explications données sur les mystères de la
nature, insisté sur l'impossibilité de résoudre
la plupart des problèmes que les philosophes
ont posés, que l'école écossaise s'est acquis des
droits à l'estime des gens sensés, en attendant
qu'elle puisse offrir des titres qui la recom-
mandent à l'attention des hommes religieux.
Car il est certain que l'école écossaise, si elle
parvient, en suivant une bonne direction, à
entrer dans les grandes voies de la psychologie,
se mettra d'elle-même en harmonie avec l'en-
seignement de l'Église chrétienne sur les points
qui se rapportent à la connaissance de l'homme :
mais il faut pour cela que cette école ait épuisé
d'abord le travail ingrat et minutieux qui l'a
absorbée jusqu'à ce jour.
Cette analyse des facultés humaines à laquelle
elle s'est livrée peut bien, comme travail pré-
liminaire , avoir son genre d'utilité ; mais
l'homme ne sera bien connu d'elle qu'après
que les diverses pièces, examinées une à une,
auront été rassemblées, d'après un ordre de
composition naturel ; car ce n'est que de ce
moment que les grands traits de la physiono-
mie humaine se dessineront et pourront être
saisis.
ÉCOLE ÉCOSSAISE. 4jtf
Ainsi les travaux psychologiques de l'école
écossaise ne commenceront à prendre de l'inté-
rêt que lorsque, ayant atteint le terme qui a
servi de point de départ à Pascal, cette école
entrera enfin dans les voies que le génie de cet
homme extraordinaire a ouvertes à l'esprit
d'observation , en laissant de son passage des
traces si profondes.
C'est alors en effet que le philosophe écos-
sais aura à s'occuper sérieusement d'une clas-
sification dont les bases seront prises dans la
nature, et sans laquelle l'être intelligent ne
pourrait être conçu dans son ensemble.
Or, il faut le dire , la philosophie jusqu'à ce
jour n'a pas été heureuse quand elle a voulu
de son chef établir la division des facultés de
l'esprit humain. Elle a bien cru remarquer
qu'il serait difficile de les faire rentrer les unes
dans les autres , de telle sorte qu'on put les ré-
duire à une seule; mais, lorsqu'il s'est agi de
déterminer au juste comment elles se divisent ,
se groupent naturellement, la philosophie a
échoué.
Reid est convenu que jamais on n'avait pro-
posé une division de nos facultés qui ne fût
sujette à beaucoup d'objections, et il ne s'en
étonne pas; car elles sont si nombreuses et si
variées, elles se mêlent et se confondent telle*
436 ÉCOLE DE l'Alils
meut dans la plupart des opérations de l'esprit,
qu'il lui a paru lout-à-fait hasardeux de s'en-
gager dans ce labyrinthe. Aussi n'a-t-il pas jugé
à propos de le faire; et il a mieux aimé s'ar-
rêter à la division la plus commune qui range
toutes nos facultés sous deux chefs, Y entende*
ment et la volonté , bien qu'il fût très persuadé
que cette division est défectueuse.
Il est donc , comme on voit , très difficile
d arriver à quelque chose de satisfaisant sur ce
point , par les seules vues que la raison hu-
maine peut fournir : toutefois il ne me parait
pas entièrement impossible qu'à l'aide d'obser-
vations long temps répétées les traits princi-
paux, qui donnent à la physionomie humaine
son caractère propre, ne se détachent aux yeux
d'un homme doué d'une grande sagacité qui au-
rait déjà quelques données sur la constitution
de l'homme moral.
Il pourra , je crois , remarquer d'abord que
les besoins auxquels se rapportent les diverses
facultés de l'homme , ne sont pas tous du même
ordre ; qu'il en est dont l'étendue ne peut pas
aller au delà de la vie présente, en sorte que ,
si nous n'en éprouvions que de cette sorte ,
nous pourrions rester confondus avec les ani-
maux. Ainsi l'instinct de la propre conservation ,
l'attrait qui rapproche les deux sexes , l'amour
ÉCOLE ÉCOSSAISE. 457
de la progéniture, et autres mouvements in-
stinctifs du même genre, sont communs à
l'homme qui est doué de raison, et à l'animal
qui ne suit que l'impulsion de l'instinct.
Mais il est d'autres besoins, d'une nature plus
relevée, qui sont propres à la nature humaine,
et auxquels correspondent des facultés plus
nobles que celles que nous venons d'énoncer.
Ainsi tout naturellement , une première divi-
sion se présente, qui place d'un côté les fa-
cultés instinctives dont l'homme animal a été
pourvu, et de l'autre les facultés dont l'homme ,
considéré comme un être raisonnable, a été
doué.
Or, en s'attachant à ces dernières, il nous
semble que tout ce qu'il y a de moral dans
l'homme peut se rapporter à trois genres de
facultés que les philosophes n'ont jamais distin-
gués nettement , et que le bon sens du vulgaire
a mieux saisis.
Je ne crois pas qu'il y ait un seul peuple où
les idées de puissance, de sagesse et de bonté
soient restées confondues ; et une seule langue,
dans laquelle ces mots aient été regardés comme
synonymes; dans la langue philosophique, au
contraire , j'ai vu souvent ces mots employés,
comme si les idées qui s'v réfèrent pouvaient,
en dernière analyse, rentrer Tune dans l'autre .
458 ÉCOLE bK PARIS.
Ainsi le peuple sait très bien distinguer
l'homme qui a des sentiments élevés, de celui
qui possède les qualités qui font l'homme habile ;
et il ne confond pas ce dernier avec celui qui a
la bonté en partage : il dira du premier qu'il a
de l'àme, du second qu'il a de l'esprit, et du
troisième qu'il est bienveillant. Mais les philo-
sophes, quand ils dissertent sur cette matière,
confondent souvent les qualités de l'esprit et
celles du cœur ; du reste , et par rapport à cette
faculté que madame de Staël a désignée sous le
nom d'enthousiasme , dont Corneille a fait le
ressort principal de ses pièces dramatiques,
que Walter Scott nous fait admirer dans ces
hommes même que leurs actions placeraient au
rang des scélérats, le plus souvent ils n'en
tiennent pas compte.
Elle est donc incomplète , cette division des
"acuités humaines, que la philosophie nous
donne communément en distinguant celles qui
se rapportent à l'entendement et celles qui se
rapportent à la volonté. De plus, et comme
Reid le remarque , elle est très vicieuse en soi,
puisque la volonté s'applique également à toutes
nosfacultés, etnese renferme pas dans celles qui
se rapportent aux affections du cœur seulement.
Dans l'ordre moral, trois besoins impérieux
se font sentir, celui d'admirer, celui de con-
ÉCOLE ÉCOSSAISE. 459
naître , celui d'aimer ; trois facultés répondent
à ces trois besoins primitifs; au centre se place
la substance qui veut; substance une et simple,
qui dans sa simplicité réveille l'idée de trinité ;
ajoutez à cela le raisonnement, instrument qui
s'applique à tous les principes , de quelque na-
ture qu'ils soient, et qui sert à en développer
les conséquences : vous aurez tout l'homme
moral.
En effet, il serait, suivant nous, tout aussi
difficile de résoudre en une seule faculté le sen-
timent de ce qui est grand, le sentiment de ce
qui est vrai, le sentiment de ce qui est bon,
que d'imaginer une quatrième faculté, qui ne
serait pas une dérivation ou une combinaison
de celles qu'on vient de nommer. Ainsi le sen-
timent du beau moral, par exemple, quand
l'idée du beau moral, dans la pensée de celui
qui parle, ne se confond point avec l'héroïsme,
devient un sentiment composé qui se rapporte
à un objet dans lequel on croit découvrir gran-
deur et bonté, et même vérité, diversement
combinées.
La nature humaine , dans ce qu'elle a de
propre et de particulier, peut donc être ra-
menée à quelques éléments simples.
On voit en effet que de cette souche antique
s'élancent trois branches principales que l'œil
460 ÉCOLE DE PARIS,
de l'intelligence peut apercevoir à l'aide d'une
attention soutenue; c'est d'une part un désir
ardent de connaître le vrai ; un besoin d'aimer
qui se dirige vers le bien naturellement; enfin
un sentiment d'admiration qui s'élève vers le
grand. Ces trois branches se divisent elles-mêmes
en une infinité de rameaux qui se croisent et
s'entrelacent.
Voir, aimer, admirer ; c'est la vie de l'âme.
Qu'une seule de ces facultés se trouve para-
lysée , l'âme ne vit plus que d'une manière in-
complète ; elle est privée d'un de ses sens : si
la paralysie s'étendait à tous , alors la vie intel-
lectuelle serait éteinte ; la vie animale seule pour-
rait avoir son cours.
Cependant il y aurait quelque chose de pis
encore que cette espèce d'abrutissement moral ;
ce serait que l'âme , non seulement restât in-
différente sur le vrai, sur ce qui est bien, sur
ce qui est grand et noble , mais que par une
dépravation qui la rendrait encore plus cou-
pable, elle se portât librement aux choses con-
traires , c'est-à-dire, vers ce qui est faux, ce
qui est mauvais, ce qui est bas et vil; or les
exemples de cette dégradation ne sont pas
rares, ils peuvent à chaque instant se pré-
senter.
Il y aurait beaucoup à dire si l'on voulais
ÉCOLE ÉCOSSAISE. 461
entrer à ce sujet dans le détail, mais ce n'est
pas ici le lieu. Du reste nous sommes persuadé
que tout homme pourvu d'un sens droit et
fin , qui se livrera avec conscience et bonne foi
aux travaux psychologiques , en tant qu'ils se
rapportent à cet ordre d'idées, s'assurera de
plus en plus que cette division des penchants
naturels de l'homme moral dont l'esquisse vient
d'être tracée, est fondée sur une base solide,
et n'est point un jeu de pure imagination.
Tout ceci du reste peut être constaté , sans
qu'il soit besoin de sortir du cercle de l'obser-
vation ; et dès lors je ne vois pas pourquoi la
science d'induction ne pourrait pas, avec le
temps, entrant dans les mêmes voies que saint
Augustin , Pascal et Bossuet ont parcourues à
la lueur de la révélation, arriver à ce résultat,
que le vrai, le bon, le grand sont les fins de
l'homme, vers lesquelles sa volonté, quand
elle est droite, se dirige naturellement ; et que
si, par l'abus qu'elle fait de sa liberté, elle se
détourne de ces fins, par là même elle tombe
dans le désordre.
Mais si la science d'induction peut conduire
le philosophe jusque là, elle est incapable de le
diriger plus loin ; c'est-à-dire qu'elle l'aban-
donne dans le moment où se fait sentir à
l'homme qui veut se Connaître, le besoin d'in-
462 ÉCOLE DE PARIS.
terroger la science sur ce qui lui reste encore
à savoir.
Comment se fait-il que l'homme soit sans
cesse détourné de ses fi ri3 ? Telle est la ques-
tion qui se présente alors.
L'homme cherche la vérité ; et , s'il veut
s'y appliquer, presque toujours il donne dans
le faux.
L'homme est fait pour aimer ; et s'il se livre
à ce penchant , c'est pour abandonner son
cœur à des objets qui ne sont pas dignes de le
fixer.
L'homme n'est pas fait pour la terre, il tend
à s'élever; et si parfois il prend son essor,
c'est une grandeur imaginaire qu'il poursuit.
Aussi l'homme est-il pour lui-même un pro-
blème dont il cherche depuis long-temps,
mais toujours en vain , la solution.
Sera-ce la philosophie de Reid qui la lui don-
nera ? Non; car cette solution n'a aucun rap-
port avec la science d'induction. Le nœud de
la difficulté est placé bien au delà du cercle
dans lequel elle s'est elle-même circonscrite.
Cependant, et sans le dépasser, elle sera né-
cessairement amenée à reconnaître quelque
jour les étonnants contrastes que la nature hu-
maine offre dans son ensemble; car il serait
bien étrange que la science qui s'applique ex-
ÉCOLE ÉCOSSAISE. 465
clusivement à l'étude de l'homme, ne distin-
guât point ce qui a frappé tous les yeux.
Elles sont tellement visibles en effet ces con-
tradictions du cœur humain, que plusieurs,
pour en rendre raison , n'ont pas fait difficulté
d'imaginer qu'en l'homme il y a une double
nature. Cette opinion de deux principes , l'un
bon , l'autre mauvais , qui auraient présidé à la
formation des choses , puissances adversaires,
Vune qui nous dirige et conduit à côté droit et
par la droite voie ; et Vautre qui , au con-
traire, nous en détourne et nous rebute, serait,
s'il faut en croire Plutarque, une opinion bien
ancienne et extraordinairement répandue. On
sait que le système religieux de Zoroastre por-
tait en entier sur cette base; les livres Zends
enseignaient que l'homme , dans le principe,
n'avait qu'une seule âme ; c'était un Féroner
pur issu d'Ormuzd; mais Ahriman s'étant rendu
maître de l'homme , lui donna une autre âme
issue de lui, c'était un Dew; en sorte que les
enfants naissent avec deux âmes, l'une bonne,
l'autre mauvaise. Ces choses ont été plusieurs
fois remarquées, et les conséquences à en tirer
ont été souvent déduites. En ce qui me regarde,
ce dont j'ai toujours été plus particulièrement
frappé , c'est de voir que tous les philosophes
s'accordant en ce point que l'homme, pour agir
464 ÉCOLE 1>K PARIS.
régulièrement, doit suivre sa nature , se divi-
sent tout aussitôt , quand il est question d'en
venir à l'application de ce principe ; les uns in-
diquant à l'homme la voie facile des penchants,
les autres la route pénible et rigoureuse du de-
voir. Il faut donc qu il y ait dans l'homme, je
ne dirai pas une double nature, mais un prin-
cipe de contradiction inhérent à sa nature, qui
le pousse en des sens opposés, d'où résulte ce
combat intérieur, qui se termine le plus ordi-
nairement à l'avantage des passions.
Ce principe de contradiction a été et sera
toujours une pierre d'achoppement pour la
philosophie. On ne doit pas en être surpris :
car la difficulté prend sa source dans un mys-
tère très profond dont la tradition a conservé
la trace, que la philosophie a quelquefois ef-
fleuré légèrement en passant , et que la reli-
gion chrétienne a très franchement abordé.
Nous Talions voir (i).
w<
La nature humaine se présente sous la forme
d'un assemblage très compliqué : c'est un com-
posé d'éléments divers et même hétérogènes ,
(1) Correspondant, 7 mai 1830.
ÉCOLE ÉCOSSAISE. 46S
qui semblent n'avoir aucun rapport entre eux;
tout cela cependant, en dernière analyse, vient
se fondre dans l'individualité et se résoudre
dans l'unité. Cette individualité une et mixte
offre un phénomène bien remarquable.
Mais ce qu'il y a de plus inexplicable dans la
nature de l'homme , c'est l'opposition des élé-
ments qui la composent; ce sont les contrarié-
tés qui se manifestent dans ce quelle a de plus
intime : car ce n'est pas seulement le corps et
l'esprit qui sont opposés l'un à l'autre; l'âme
elle-même est en proie à une guerre intestine ,
qui n'admet ni paix ni trêve , et à la faveur de
laquelle le mal ordinairement prévaut.
Enfin, et par une sorte de dérogation à la loi
qui régit tous les êtres , l'homme a des lins
déterminées, et cependant il en est détourné;
la nature lui marque un but ; mais ce but, il ne
peut pas l'atteindre.
Que s'est-il donc passé lors de la création,
ou depuis? Car il est certain que l'homme, tel
qu'il est aujourd'hui constitué, n'est plus un
être harmonique en lui-même ; et ce fait pri-
mitif une fois constaté, il importe d'en recher-
cher la cause.
Les philosophes qui ont pris ce soin n'ont
rien pu découvrir : le problème est resté pour
eux insoluble ; laissons donc à l'écart les hypo-
30
4-Gr, ÉCOLE DE PAKIS.
thèses de tous genres que leur imagination leur
a suggérées; consultons les annales sacrées du
peuple chrétien.
Or il résulte de ce que disent nos livres saints
que la nature humaine , en sortant des mains
du Créateur, était exempte d'imperfection, et
offrait une harmonie parfaite.
Ils nous apprennent , en effet, que, sur les
degrés de cette échelle immense, le long de la-
quelle tous les êtres sont distribués, le Créa-
teur avait assigné à l'homme un rang honorable;
car il se trouvait immédiatement placé au des-
sous des esprits purs, et devait jouir comme
eux du privilège d'être en rapport direct avec
Dieu : toutefois, et par suite de cette infinie
variété que le grand ordonnateur des choses a
introduite dans les œuvres de la création, les
hommes devaient naître successivement les uns
des autres , à la différence des anges du ciel qui
ont été créés simultanément.
Ainsi le genre humain , dans l'origine , était
renfermé dans un seul couple, et même il fut
un moment où l'humanité tout entière se trou-
vait contenue dans Adam. De l'homme Dieu fit
sortir Eve d'abord, et les deux sexes furent
distincts ; puis la loi de la génération ordinaire
ayant été constituée , le genre humain s'est
multiplié sous l'influence de cette loi, par le
ÉCOLK ÉEOSSMSE. 467
rapprochement de l'homme et de la femme.
Pour former le corps d'Adam , Dieu avait
employé le limon de la terre ; quand il s'est agi
de créer l'àme, il a soufflé sur la face de
l'homme, et l'âme humaine, esprit pur, a
rayonné.
Cette âme immatérielle portait le cachet de
son auteur; image et ressemblance de la Divi-
nité , elle devait en retracer les traits princi-
paux , et comme il y a en Dieu trois hy-
postases, il devait se trouver dans l'homme
quelque chose d'analogue.
En effet, il y a dans l'homme quelque chose
qui se rapporte à la majesté du Très-Haut ,
quelque chose, en outre, qui correspond à la
vérité éternelle , quelque chose enfin qui est
en relation avec le divin amour. Ainsi les trois
hypostases se réfléchissaient dans l'àme hu-
maine, comme dans un miroir fidèle, et si
l'homme eût toujours, usant de sa liberté con-
venablement, dirigé vers le but auquel elles
devaient tendre toutes les puissances de son
âme , s'il eût continué à rendre à Dieu le triple
hommage d'adoration, de croyance et d'amour
dont aucune créature en rapport direct avec le
grand Etre ne saurait être dispensée , jamais il
n'eût éprouvé le remords, il n'eut jamais été
malheureux.
4<;r école de palus.
Mais l'homme s'est volontairement détourné
rie son principe , et de concert avec la femme,
il a enfreint la loi qui leur était commune- de
ce moment il y a eu dans la nature humaine
équilibre rompu, germe de corruption intro-
duit, guerre intestine soulevée ; misère, afflic-
tion et mort s'en sont suivies : les rapports de
l'homme avec Dieu ont changé; l'humanité dé-
gradée a perdu ses prérogatives et ses droits.
Car le vice que nos premiers parents ont
contracté par leur révolte s'est transmis à tous
leurs descendants; et bien que la raison ait
peine à concevoir comment cette transmission
s'est faite, et continue d'avoir lieu, l'expé-
rience , pleinement d'accord avec la révélation
sur ce point, confirme de plus en plus que
tous les hommes naissent enclins au mal et qu'à
leur entrée dans le monde ils sont destinés à
souffrir.
Ainsi la nature humaine a été corrompue
dans sa source ; l'homme, jeté loin de sa sphère,
a perdu de vue le centre vers lequel il devait
graviter : tout en lui et hors de lui offre l'as-
pect du désordre : la terre est devenue stérile ;
les animaux ont méconnu leur roi; le corps
s'est soulevé contre l'esprit; le bonheur a fui;
enfin les plus nobles puissances de l'âme , dé-
viées de leur route, égarées dans le vague,
ÉCOLE ÉCOSSAIS!.. 469
cherchent inutilement le terme où naturelle-
ment elles devaient aboutir.
Ainsi ces trois grandes facultés d'admirer, de
connaître et d'aimer, qui devaient être dirigées
constamment vers l'Etre souverain en qui ré-
sident sublimité, sagesse et bonté, se sont dé-
tournées de leur fin élevée pour s'incliner vers
la terre. Elles se sont repliées sur le moi , et se
sont abîmées dans la protondeur de l'égoïsme :
si parfois elles s'élèvent du fond de ce gouffre,
c'est pour se répandre sur des créatures impar-
faites, ou se disperser au loin sur les êtres ina-
nimés.
Par suite , le besoin d'aimer a produit la vo-
lupté ; le besoin de connaître a donné naissance
à la vaine curiosité; et le besoin d'admirer s'est
fixé particulièrement sur le moi. Sensualité,
curiosité, orgueil, voilà ce qui donne le mou-
vement à la vie, et ces grandes passions, qui
absorbent toutes les autres , parce que toutes
les autres s'y résolvent, bouleversent sans cesse
le monde. Ce sont là ces trois concupiscences
dont parle saint Jean, qui vicient la nature hu-
maine, et la rendent méconnaissable; ce sont
là ces trois racines de péché qu'il faut extirper,
et dont saint Augustin, à plusieurs reprises ,
marque d'un trait le caractère ; ce sont là ces
trois grands llcuvcs donl Bossuet, dans son
470 ÉCOLE DE PAKIS
7 'rai té de la Concupiscence , trace le cours et
décrit les ravages ; fleuves de feu qui embrasent
la terre plutôt qu'ils ne l'arrosent, a dit Pascal,
rappelant, à ce sujet, les paroles de l'apôtre; à
savoir, que tout ce qui est au inonde est con-
cupiscence de la chair, ou concupiscence des
yeux, ou orgueil de la vie, libido sentiendi,
libido sciendi , libido dominandi. Malheur donc
à ceux qui se laissent entraîner à ce qui peut
flatteries sens, et qui ne sont occupés que des
moyens de les satisfaire ; ils sont emportés bien
loin de cette félicité qu'ils se proposaient d'at-
teindre ; le passé est pour eux un sujet de re-
mords, le présent ne leur offre aucune jouis-
sance réelle , la pensée de l'avenir les effraie.
Malheur également à ceux qui se consument en
recherches inutiles et vaines; leur ardente cu-
riosité se dissipe en mille objets , se repaît de
sciences frivoles ; et même en ce qui regarde les
sciences véritables , elle ne sait pas les mettre à
profit. Malheur enfin à ceux que possède l'es-
prit d'orgueil ; l'envie les tourmente , l'ambition
les dévore, ils troublent le monde, ils se ren-
dent malheureux , et à la fin, dussent-ils par-
venir au sommet de la gloire , quelle récom-
pense auront-ils? Une récompense aussi vaine
que leurs projets; vani vanam.
C'est ainsi que les Augustin, les Pascal , les
ÉCOLE ÉCOSSAISE. 471
Bossuet, en commentant le texte de saint Jean ,
sont entrés dans les profondeurs de la corrup-
tion humaine, et ont mis à découvert les racines
des dispositions vicieuses que l'homme aban-
donné de Dieu nourrit dans son sein. Ils ont
pénétré bien plus avant que tous les philoso-
phes ensemble , dans le sanctuaire de la science
du cœur humain , et cependant ils n'ont pas
suivi d'autre école que celle du fils de Zébédée.
Où donc avait-il pris ces belles choses, ce bar-
bare, dira peut-être quelque philosophe de
nos jours, aussi infatué de sa science que l'était
le platonicien Amélius dont j'emprunte ici les
paroles? Je réponds qu'il les avait puisées à la
source même de la vérité ; c'est-à-dire . que
Jean, pauvre pêcheur de la Judée, fils <i< Zé-
bédée, pêcheur comme lui, avait appris de son
divin maître que l'homme avait été mis au
monde pour aimer Dieu et diriger toutes les
puissances de son âme vers cet être incompa-
rable ; pour l'aimer de tout- son esprit, en
Fembrassant comme la vérité pure ; de tout
son cœur , en voyant tout ce qu'il y a d'aimable
en lui ; de toute son âme, en s'élevant à la con-
templation de son infinie grandeur; mais que
l'antique serpent ayant tenté l'homme par les
voies de la curiosité, de l'orgueil, de la son.
sualilé, et l'homme ayant succombé, le mal
472 ÉCOLE DE PARIS,
alors s'est répandu sur la terre par ces trois
sources empoisonnées que le péché de nos pre-
miers parentsa malheureusement ouvertes*, que
l'esprit de ténèbres ayant essayé dans des temps
plus rapprochés, d'attaquer par les mêmes
moyens le nouvel Adam dans le désert, il est
resté confondu : qu'enfin le grand sacrifice qui
devait opérer la rédemption , ayant été con-
sommé, la nature humaine est rentrée dans ses
droits. Jean a donc connu la grandeur primi-
tive de l'homme, sa chute déplorable, la raison
des contrariétés qui s'y trouvent, la cause des
maladies qui le travaillent , et le remède qui
devait y être apporté. Ainsi la science de cet
homme était grande; et de plus, en prêchant la
doctrine qu'il enseignait, il pouvait se rendre à
lui-même témoignage que tout ce qu'il annon-
çait était vrai : et scimus quia verum est testi-
monium ejus.
Mais ce n'est pas seulement le disciple bien-
aimé qui a été initié à ces grands mystères, tout
chrétien a le privilège d'y être admis. Il n'en
est aucun à qui on laisse ignorer ce qu'il im-
porte qu'il sache sur son origine et sur sa fin.
Il ne s'étonne pas de se trouver à la fois si grand
et si misérable; car il connaît à quoi tient le
malaise qu'il éprouve, et comment ce désordre
peut être réparé. Il sait que s'il marche dans la
ÉCOLE ÉCOSSAISE. 4Ï5
voie des eomii^andements du Seigneur, que s'il
lui rend exactement ici-bas le culte de foi par
lequel l'esprit se soumet à la vérité éternelle,
le culte d'amour par lequel le cœur se livre à
celui qui est tout aimable, le culte d'adoration
par lequel l'âme s'incline devant la toute-puis-
sance divine, il sera mis en possession et pour
toujours de la suprême félicité. Alors commen-
cera ce jour qui n'aura pas de soir, dans cette
patrie qui n'aura pas d'ennemis. Oui, c'est là,
dit saint Augustin , c'est dans la Jérusalem cé-
leste, que nous nous reposerons et que nous
verrons , que nous verrons et que nous aime-
rons, que nous aimerons et que nous louerons.
Nos penchants se dirigeront avec une incroyable
vivacité vers celui qui, sans le péché, en aurait
toujours été l'objet, vers celui qu'on verra sans
fin , qu'on aimera sutis dégoût , qu'on louera
sans lassitude. L'ordre le plus parfait régnera
dans la cité sainte; il n'y aura plus de combats à
soutenir, plus de misères à supporter : la vertu
sera facile, le bonheurl'accompagnera toujours ;
et ce bel ordre ne sera jamais troublé. J oilà
ce qui sera à la fin, xwilà ce qui sera sans fin.
Telles sont les révélations importantes que
reçoit le chrétien sur ses destinées futures : et
l'on peut voir, d'après ce court exposé , com-
bien la religion pousse l'homme en avant dans
474 ÉCOLE DE PARIS,
la connaissance de sa propre nature. La science
inductive ne conduira jamais jusque là; et lors
même qu'elle arriverait un jour à se rendre
compte des contradictions du cœur humain, et
à décrire d'une manière exacte toutes les con-
séquences de ce phénomène étrange , il lui res-
terait à en découvrir la cause ; or c'est ce qu'elle
ne fera pas, disons mieux, c'est ce qu'elle
ne peut pas même essayer de faire , d'après les
principes qu'elle a posés.
En effet, et d'après ce qu'elle a toujours
professé , la philosophie écossaise ne peut pas
s'étendre au delà des faits primitifs; il lui arri-
vera souvent de rester en arrière; mais elle ne
doit jamais les dépasser ; son enseignement sous
ce rapport laisse donc un grand vide à remplir;
toutefois, et comme science préparatoire, elle
est susceptible de prendre de l'intérêt; puis en
s'associant à une philosophie plus relevée, elle
peut acquérir un degré d'importance qu'elle
n'atteindra pas sans cela.
Du reste ce n'est point 3vec l'ontologie,
qu'elle a signalée si souvent , et avec juste rai-
son, comme une science hasardeuse qui tré-
buche à chaque pas , qu'elle peut essayer de
s'associer; mais la religion qui offre des garan-
ties incontestables, au moyen des titres qui auto-
risent sa mission , lui servira de guide dans 1er
ÉCOLE ÉCOSSAISE. 475
labyrinthe de la psychologie ; elle la dirigera
dans cette voie, puis s'élèvera avec elle quand
il s'agira de pénétrer dans les cieux.
Si le secours de la religion est par elle dé-
daigné, la philosophie écossaise ne sortira point
du cercle étroit dans lequel elle s'est elle-même
renfermée, et cette science stérile ne répondra
point aux besoins de l'humanité. Réduite à ses
propres forces, elle cheminera à peine jusqu'au
dogme de l'immatérialité de l'àme, et dans tous
les cas, elle ne pourra jamais établir, que sous
forme d hypothèse, le principe de son immor-
talité ; ainsi l'origine et la fin de l'homme , la
raison des contradictions qui sont le propre de
la nature humaine, telle qu'elle est aujourd'hui
faite, resteront perpétuellement en dehors du
cercle de ses investigations : elle sera d'ailleurs
dans l'impuissance d'établir un code de morale
complet et basé solidement : enfin elle sera tou-
jours incapable de poser les principes d'un
système religieux quelconque.
Il s'agit donc de savoir si M. Jouffroy et
M. Damiron , qui voudraient transplanter en-
France cette philosophie étrangère, laquelle
dépérit au lieu même qui l'a vue naître , com-
prendront la nécessité qu'il y a, pour la rani-
mer, de souffler sur elle l'esprit de vie.
Or il ne parait pas qu'ils aient senti jusqu'ici
476 ÉCOLE DE PARIS,
combien celte nécessité est impérieuse , puis-
qu'au lieu d'appeler au secours de la philoso-
phie écossaise la religion chrétienne et la foi ,
ils ont imaginé d'insinuer en elle le principe de
l'éclectisme. Il est vrai qu'ils ont abandonné
depuis ce projet inexécutable, mais ils sont tou-
jours fort éloignés de concevoir que la philoso-
phie écossaise , pour marcher avec quelque
assurance et fournir une noble carrière, ait
besoin de la religion. Pleins de cette idée que
les Ecossais, en adoptant l'usage exclusif de la
méthode d'induction, ont enfin trouvé ce crité-
rium véritable à la poursuite duquel la philoso-
phie s'est épuisée jusqu'ici vainement, ils es-
saient de soumettre à l'épreuve de cette mé-
thode les hypothèses qui ont été faites sur la
nature de l'homme ; et tous les jours ils désap-
prennent quelque chose. Ainsi leur marche,
au lieu d'être progressive , est au contraire ré-
trograde. Il est certain, par exemple, que
M. Jouffroy est beaucoup moins avancé que
ne l'était Reid , puisqu'il tient pour insolubles
des questions vitales que le fondateur de l'école
écossaise s'était permis de décider. Dirons-
nous que M. Jouffroy est blâmable en cela ?
Non , car il nous parait que pour résoudre ces
grands problèmes, Kcid n'avait point assez de
ÉCOLE ÉCOSSAISE. 477
données : mais on peut reprocher à M. Jouf-
froy comme à M. Damiron de s'aveugler sur
l'insuffisance de la science qu'ils veulent consti-
tuer, et de se méprendre l'un et l'autre sur la
vraie nature de l'esprit philosophique. Inquiet
et toujours agité, l'esprit philosophique ne
peut pas demeurer stationnaire; il faut qu'il
marche , et de nos jours il se précipite : quel
est l'homme qui pourra l'arrêter ? quel est
l'insensé qui se flattera de le faire reculer?
M. Cousin a mieux apprécié l'état des choses :
il a vu que le sensualisme était épuisé, que le
spiritualisme avait été poussé jusqu'à sa der-
nière conséquence : il s'est jeté dans l'éclec-
tisme : c'était là , en effet, que l'esprit humain
tendait! Entraîné par sa fougue, M. Cousin dès
lors a montré qu'il jugeait avec discernement
ce qui pouvait convenir à son siècle. Il aura la
gloire d'avoir accéléré le mouvementqui pousse
le philosophisme à son terme, c'est-à-dire au
scepticisme. Lorsque tout est vrai, il n'y a plus
rien de vrai : lorsque tout est bien , il n'y a
plus rien de bien. Ainsi l'éclectisme n'est
qu'une dernière illusion. Mais ce n'est point ici
le lieu d'entrer dans l'examen de ce système,
ayant l'intention de traiter sous peu la matière
à fond. Quant à V insuffisance de la philosophie
478 ÉCOLE DE PARIS.
écossaise, il nous parait qu'elle est démon-
trée. Que reste-t-il donc h faire, si ce n'est de
recourir à la source de toute lumière, de toute
vérité (i)?
(1) Correspondant, 11 juin 1830.
FIN DU PREMIER VOLUME.
TABLE
DES MATIERES CONTENUES DANS LE PREMIER
VOLUME.
Vie de M. Riambourg. i
Introduction générale à ses œuvres. xxxj
École d'Athènes.
Chronologie des philosophes cités dans l'ou-
vrage. 3
Prologue. 7
Dialogue. 35
Epilogue. 483
Ecole de Paris. — Avant propos. 299
I. Eclectisme. 303
II. Ecole écossaise. M7
m
Vf;
■
&^
.VC.A JKTTvwwÇTV I