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Full text of "Oeuvres posthumes"

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ANI>  BlNDIil^ 
be,  PARIS; 
it,   Nl'.VV  YORK 


ŒUVUKS    POSTIIUMKS 


DE 


PAUL  VERLAINE 


s/tyCAnz. 


(KUVHKS  1M)ST1II;MKS 


DE 


PAUL  VKH  LAINE 


I 


VERS  DE  JEUNESSE 
VARIA    —    PARALLÈLEMENT    [addltioni 

I)  Kl)  ICA  CES    (additions) 
SOUVENIRS-  HISTOIRES  COMME  ÇA 


Iimi:    DériMTlB    COLLATIONNÉ    SUS    LES    ORIGINAUX 


PARIS  I      I 

ALBERT    MESSEIN,    ÉDITEUR 

Successeur  de  LÉON    V  A  N  I E II 

l(),    iil  Al    SU>  I -MICHEL,     HJ 

i  gi  i 


IL    A    ÉTÉ    TIHÉ    : 


Dix  exemplaires  sur  papier  de  Hollande,  numérotés  de  1  à  10. 


On  i murer, t.  dans  cette  édition  définitive  du 
Tome  premier  des  Œuvres  posthumes,  toutes  les 
oeuvres i  en  effets  «  posthumes  »,  dont  se  compo- 
sait le  Tome  unique  de  la  première  édition,  mais 

dans  un  ordre  plus  clair  et  plus  logique^  et 
allégées  de  quelques  poèmes  qui,  déjà  publiés 
dans  les  précédents  recueils,  n'avaient  été  répétés 
dans  celui-ci  que  par  erreur. 


VERS 


I 
VERS  DE  JEUNESSE 


i.ks  i»n:i  \    i 


Vaincus,  mai-  tt&t  domptés,  exiles,  mais  vivants. 
El  malgré  les  édits  <  ï  »  -  l'Homme  et  Mfl  HrtWtftfMi, 

Ils  n'onl  point  abdiqué,  crispant  leurs  mains  (en., 
Sur  dis  tronçons  de  fetfptf0,  et  j/xlcn!  dans  Ifs  wnK 

Les  nuages  coureurs  aux  caprices  mouvants 
Sont  la  poudre  des  pieds  de  ces  speetred  rapaces 

El  la  foUdre  hurlant  à  travers  les  espj 

N'es!  qu  un  écho  lointain  de  leurs  durs  olifants. 

Ils  sonnent  la    révolte  à    leur  tour  contre  l'Homme, 
I.enr  vainqueur  stupéfait  encore  et  mal  remis 
D'un  tel  combat  avec  de  pareils  ennemis. 

Du  Coran,  des  Yédas  et  du  Deutéronome. 

De  tous  les    dogmes,  pleins    de  raire,  tons    les  dieux 

Sont  sortis  en  campagne  :  Alerte  !  et  veillons  mieux. 

(i)  Sonnet  de  jeunesse  publié  sur  une  copie. 


TORQUATO    TASSO 


Le  poète  est  un  fou  perdu  dans  l'aventure, 
Qui  rêve  sans  repos  de  combats  anciens, 
De  fabuleux  exploits  sans  nombre  qu'il  fait  siens, 
Puis  chante  pour  soi-même  et  la  race  future. 

Plus  tard,  indifférent  aux  soucis  qu'il  endure, 
Pauvreté,  gloire  lente,  ennuis  élyséens, 
Il  se  prend  en  les  lacs  d'amours  patriciens, 
Et  son  prénom  est  comme  une  arrhe  de  torture. 

Mais  son  nom,  c'est  bonheur  !  Ah  !  qu'il  souffre  et  jouit, 

Extasié  le  jour,  halluciné  la  nuit 

Ou,  récipi'oquement,  jusqu'à  ce  qu'il  en  meure  ! 

Armide,  Eléonore,  ô  songe,  ô  vérité  ! 

El  voici  qu'il  est  fou  pour  en  mourir  sur  l'heure 

Et  pour  ressusciter  dans  l'immortalité  ! 


SUR    II'   G  U.VAIRE   i 


Lorsque  Jésus  fui  mort,  cl  comme  une  raréole 
S'allumait  bleue  su  front  blanc  du  Nazaréen, 
Plus  paie  qu'un  cadavre  et  pi  us  tremblant  qu'un  chien, 
Le  bon  larron  prenant  brusquement  la  parole  : 

<  Compagnon,  quedis-lu  de  lout  ceci  ?  —  Moi  ?  Rien, 
Répondit  le  mauvais  larron.  Rien,  Ame  molle, 
Rien,  ô  cerveau  chélif  qu'un  tel  prodige  affole, 
Sinon  qu'en  pendant  là  cet  homme  l'on  fit  bien.  » 

Un  coin  du  ciel  s'ouvrit  soudain  comme  une  porte, 

Et  la  foudre  s'en  vint  brûler  l'audacieux 

Qui  hurla,  puis  reprit  :  «  On  a  bien  fait,  n'importe  !  » 

Un  corbeau  qui  passait  lui  creva  les  deux  yeux, 
Kt  vers  ses  pieds  mordus  se  dressait  une  louve. 
Mais  l'Obstiné  cria  :  «  Qu'est-ce  que  cela  prouve  ?  ■■ 

(i    Sonnet  de  jeunesse  publié  sur  une  copie. 


L'ENTERREMENT 


Je  ne  sais  rien  de  gai  comme  un  enterrement  ! 
Le  fossoyeur  qui  chante  et  sa  pioche  qui  brille, 
La  cloche',  au  loin,  dans  1  air,  lançant  son  svelte  trille, 
Le  prêtre,  en  blanc  surplis,  qui  prie  allègrement, 

L'enfant  de  chn-ur  avec  sa  voix  l'raiche  de  lille, 
Etquand,an  fond  du  trou, bienehaud,  douillettement, 
S'inslallc  le  cercueil,  le  mol  éboulemenf, 
De  la  terre,  édredon  du  défunt,  heureux  drille, 

Tout  cela  me  paraît  charmant,  en  vérité  ! 

Ht  puis,,  tout  rondelets  sous  leur  frac  écourté, 

Les  croque-morts  au   nez   rougi  par  les  pourboires, 

Et  puis  les  beaux  discours  concis,  mais  pleins  de  sens, 
Et   puis,  cO'urs  élargis,  fronts   où  flotte  une  gloire, 
Les  héritiers  resplendissants  ! 


1/  WIl    DE    LA    NATIII  I 


J'crach1  pai  sur  l'aris,  c'eel  rien  chouelt1  ! 
Mais  COmm1  j'ai  une  âm'  de  poèt', 

l'on-  1rs  dimanche  j'sors  de  ma  boît' 
El  j'm'en  vaia  avec  ma  compagne 

A  la  campagne. 
Vins  prenons  un  train  de  banlieu1 
Qui  nous  brouette  à  quèque  lien1 
Dans  le  vrai  pays  du  p'til  bleu, 
Car  on  nlxtit   pas  toujours  d'champa<,rne 

A  la  campagne. 
KIT  met  sa  rob'  de  la  Hein'  Blanch', 
Moi.  j'emport1  ma  pip'  la  plus  blanch'  : 
.l'ai  pas   d'rhemis',  mais  jmets  des  maneh'. 
Car  il  Tant  bien  quTéléganc1  rè^ne 

A  la  campègne. 
Nous  arrivons,  vrai,  c'est  très  batt"  ! 
Des  éeaill's  d'buîtr's  comm'  chez  Baratt' 
Et  des  cocotl's  qui  vont  à  patt', 
Car  on  est  tout  comme  chez  soi 

A  la  camp  — ■  quoi  ! 


12  VERS     DE      JEUNESSE 

Mais  j 'vois  qu'ma  machin'  vous  etn.. .terre, 
Fait's-moi  sif,rne  et  j'vous  obtempère, 
D'autant  qu'j'demand'  pas  mieux  qu'de  m'taire. 
Faut  pas  se  gêner  plus  qu'au  bagne, 
A  la  campagne, 


Ql    \  i  i;.\i.\  (i 


D'ailleura  cm  ce  temps  léthargique, 
Sana  -;;iîlé  comme  sans  remords, 
Le  seul  rire  encore  logique, 
C'est  celui  des  tètes  de  morts. 

(1)  Quatrain  écrit  en  épigraphe  à  Claire  Lenoir  de  Villicr* 
de  l'iblc  Adam. 


VARIA 


EN    17... 


Le  parc  ril  de  rayoni  tamix 

De  baisers,  d'éclats  de  voix  de  femmes... 
L'air  sent  bon,  il  est  tout  feux  tout  flammes, 
El  les  cœurs,  aussi,  vont,  embrasés. 


Une  flûte  au  loin  sonne  la  charge 
Defl  amours  altièrefl  et  frivoles, 
Des  amours  sincères  et  des  folles, 
El  «le  l'Amour  multiforme  et  large. 


Décor  charmant,  peuple  aimable  et  fier: 
Tout  n'est  là  que  jeunesse  et  que  joie, 
On  perçoit  des  frôlements  de  soie, 
On  entend  des  croisements  de  fer. 


Maintes  guitares  bourdonnent,  guêpes 
Du  désir  élégant  et   farouche  : 
— «Beaumasque, on  sait  tes yeuxet  ta  bouche». 
Des  mots  lents  flottent  comme  des  crêpes. 


18 


Pourtant,  c'est  trop  beau,  pour  dire  franc. 
Un  pressentiment  fait  connue  une  ombre 
A  ce  tableau  d'extases  sans  nombre, 
Et  du  noir  rampe  au  nuage  blanc  ! 

O  l'incroyable  mélancolie 
Tombant  soudain  sur  la  noble  fête  ! 
De  l'orage?  ô  non,   c'est  la  tempête  ! 
L'ennui,  le  souci?  —  C'est  la  folie  ! 

i5  janvier  1889. 


ÉVENTAIL    DIRECTOIRE 


/"'  groupe  de  branche*. 

Madame,  pa'mi  tant  d'amants 
Qui  vous  tou'nenl  des  compliments 
Daignes  ac'éter  les  sé'ments 
1  l'un  inc'oyable. 

2*  groupe. 

De  tous  les  feux,  en  vé'ité, 
Dont  nous  Ratifia  l'été, 
Ze  b'ûle  pou1  voVe  beauté. 

C'est  eflTovable. 

Groupe  du  milieu. 

Fi  du  fa'ouce  Messido' 
Et  de  ce  tiède  The'mido1; 
C'est  bien  le  tou'  de  F'utido', 
Mon  petit  anze. 


20 


Aimez-moi  !  Z'ai  tant  soupi'é, 
Tant  expi'é,  tant  conspi'é 
Aux  fins  de  me  voi'  ado'é, 
—  Foi  de  Do'lanze!  — 


4"-  groupe. 


Qu'il  se'ait  bien  c'uel  à  vous 
De  ne  pas  p'end'e  pou'  époux 
Fût-ce  une  heu'e  ce  moi  jaloux, 
Disez,  'ieuse  ? 

ôp  groupe. 

N'est-ce  pas,  cou'onnez  mes  feux, 
Faisez  g'âce  à  mes  meilleu's  vœux, 
0  vous,  zà  mon  cœu',  à  mes  zyeux 
Top  mé'veilleuse  ! 


ROTTERDAM    I 


Après  qu'il  ii  franchi  d'abord  les  terres  vertes, 
Pleines  d'eau  régulière  cl  qu'un  moulin  à  vent 
Gouverne  a  chaque  bout  de  champ,  plus  L'en-avant 
Et  l'en-arrière  îles  écluses  graud'ouverles 


Formant  des  lacs  d'une  mélancolie  intense, 
Presque  sinistres  dans   l'or   sanglant  de  cieux  noirs 
Où  (pielque  voile  noire,  on  dirait,  par  les  soirs, 
Où  quelque  môle  noir,  on  dirait,  rôde  et  danse, 


Le  train  comme  infernal  et  méchant  sous  la  lune 
Tout  à  coup  rôde  et  danse,  on  dirait,  à  son  tour, 
Et  tonne  et  sonne  et  tout  à  coup,  comme  en  un  four 
De  lumière  très  douce  et  très  gaie,  un  peu  brune, 

(l)  Pièce  insérée  dans  quinze  jours  en  Hollande. 


•22 


Un  peu  rose,  telle  une  femme  de  luxure 
Apaisée,  entre  en  des  barreaux  entrecroisés 
Au-dessus  d'une  ville  aux  toits  entrecroisés. 
Aux  fenêtres  d'où  la  vie  appert,  calme  et  sûre, 

Bonhomme,  et  forle  et  pure  au  fond  et  l'assurante 
Combien  !  après  tant  de  terreurs  de  cieux  et  d'eaux 
Regardant  défiler  à  travers  des  rideaux, 
Galoper  notre  caravane  délirante. 

Novembre  i8()a. 


LE    CHARME    M"    VENDREDI    SAINT 


La  cathédrale  est  grisa  admirablement. 

Tandis  que  le  jour  luit  adorablement 

VA  que  les  arbres  soul  verts  tout  doucement. 

I.e>  paysan>  sont  naïfs  cl  ili-  province, 

Pour  la  plupart  parents,  dont  la  toilette  grince. 

De  Parisiens  dont  l'orgueil  u'est  pas  mince 

De  les  promener  autour  du  fameux  monument 
(v>ni,  néanmoins  froissant  l'orgueil  de  leur  village, 
Semble  à  leurs  yeux  matois  quelque  chose  qui  ment 
Et  va,  comme  un  peu  vil,  dans  le  sillage 

Des  bateaux  mouches  d'ailleurs  pleins  abondamment 

D'une  clientèle  amusante  en  diable 

Qui  file  néanmoins,   dévots  irrémédiables. 

Voir  les  autels  déserts  et  les  tombeaux  décorés  richement. 

Paris,  jeudi  3o  mars  i8o3. 


Le  soleil  fou  de  mars  éveille  encore  un  peu  plus  la  verdure 
Des  lins  arbres  du  quai  bordant  la  beauté  pure 
Et  forte  de  la  cathédrale  on  dirait  en  guipure 

De  pierre,  on  croit,  immémoriale  et  si  dure  ! 

Les  cloches  de  la  veille  ont  fui  (leur  âme,  au  moins, 

S'est  tue)  et  pendent,  patients  témoins 

Muets  jusqu'au  samedi  lier  où,  lentes  sur  les  foins, 

Enfin,  elles  reviennent   (ou,  du   moins,  leur  âme 
Planant  sur  les  villes  légères  et  les  autres), 
Et  pendant  leur  voyage  de  miraculeux  apôtres 
A  travers  les  humanités  chastes  et  les  infâmes, 

Dans  la  nef  désolée,  où  seulement  les  flammes 
Des  Ténèbres  sévèrement  bien  plus  sur  toutes  autres, 
S'affligent,  grands  ouverts,  les  tabernacles,  âmes 
Muettes,  symbolisant  l'attente  immense  des  apôtres. 

Vendredi,  3i  mars  189'J. 


VOYAGES 


Je  voyageai  dernièrement  hors  de  Paris. 

Où  ça?  Bien  Loin,  hélas,  <lu  marbre  et  des  lambris 
Pompeux, oùj 'ai depuis  longtemps  l'honneurde  vivre 
Mal  cl  peu.  — 

J'y  grisai  mes  yeux  du  plus  lin  cuivre 
El  du  plus  rare  argent  des  Pays-lias.  De  l'or 
De  France,  non  !  Car  la  France  est  un  fier  trésor 
De  travail  cl,  disons-le,  de  patriotisme, 
D'or  aussi,  mais  saint  ;  l'or  de  mon  pays,  —  cet  isthme 
Vers  l'Alsace  et  vers  la  Lorraine,  ô  natal  Metz  !  — 
N'est  pas  pour  mes  besoins. 

Donc,  par  monts  tant  lamés, 
Par  vaux  si  renommés,  par  campagnes  trop  belles 
Que  l'amour  du  pays  a  faites  immortelles, 
Je  rôdais,  aimant,  presqu'autant  que  mon  pays, 
Ces  amis  de  là-bas,  point  de  chez  vous,  faillis 
A  l'honneur  militaire  en  dépit  de  vos  forces, 
Arbres  réduits  à  rien   en  dépit  des  écorees 
Diverses  que  donc  le  printemps  vous  flanque  au  dos, 
—  Printemps,  faiseur  de  guerre  et  leveur  de  rideaux  ! 


2t)  V  A  B  I  A 

—  Mais,  j'oubliais,  je  ne  parle  que  de  voyages 

Artistiques  —  et  ceci  n'est  guère  que  gages 

D'union  fraternelle  avec  tous  les  pays. 

Donc  vivent  Belgique  et  Hollande  et  que  haïs 

Soient  tous  les  ennemis  de  la  sainte  Alliance 

Dont  nous  serions  si  bien,  l'Allemagne  et  la  France. 

i«r  mai  1893. 


IMPRESSIONS   DE   PRINTEMPS 


Il  esl  des  jours  —  avez-voua  remarqué? 
Où  l'on  se  seul  pins  léger  qu'un  oiseau, 
Plus  jeune  qu'un  enfant,  et,  vrail  plus  gai 
Que  la  même  gaieté  d'un  damoiseau. 


L'on  se  souvient  sans  bien  se  rappeler... 

Evidemment  Ton  rêve, et  non,  pourtant. 
L'on  semble  nager  et  l'on  croirait  voler. 
L'on  aime  ardemment  sans  amour  cependant, 

Tant  esl  léger  le  cœur  sous  le  ciel  clair 
Kl  tant  l'on  va,  sûr  de  soi,  plein  de  foi 
Dans  les  autres,  (pie  Ton  trompe  avec  l'air 
D'être  plutôt  trompé  gentiment,  soi. 

l.a  vie  est  bonne  et  l'on  voudrait  mourir, 
Bien  que  n'ayant  pas  peur  du  lendemain. 
Un  désir  indécis  s'en  vient  fleurir, 
Dirait-on,  au  cœur  plus  et  moins  qu'humain. 


ÙS  VARIA 

Hélas  !  faut-il  que  meure  ce  bonheur? 
Meurent  plutôt  la  vie  et  son  tourment  ! 
0  dieux  cléments,  gardez-moi  du  malheur 
D'à  jamais  perdre  un  moment  si  charmant. 

ier  mai  r8g3, 


EX   IMii 


O  Jésus,  voni  m'avez  puni  moralement 
Quand  j'élaifl  digne  encor  d'une  noble  souffrance, 
.Maintenant  que  mes  torts  ont  dépassé  l'outrance. 
O  Jésus,  vous  nie  punissez  physiquement. 

L'âme  souffrante  est  près  de  Dieu  qui  la  conseille, 
La  console,  la  plaint,  lui  sourit,  la  guérit 
Par  une  claire,  simple  et  logique  merveille. 
La  chair,  il  la  livre  aux  lentes  lois  que  prescrit 


Le  «  Fiat  lux  »,  le  créateur  de  la  nature, 
Le  Verbe  qui  devait,  Jésus-Christ,  être  vous 
Plein  de  douceur,  mais  lors  faisait  la  créature 
Matérielle  et  l'autre  en  tout  grand  soin  jaloux. 

La  Science,  un  souci  vénérable,  tâtonne, 
l'ssaie  et,  pour  guérir,  à  son  tour,  fait  souffrir, 
Et,  le  fer  à  la  main,  comme  un  bourreau  te  donne. 
Triste  corps,  un  coup  tel  que  tu  croirais  mourir, 


30 


Ou  se  servant  du  feu  soit  flambant,  soit  sous  forme 
De  pierre  ou  d'huile  ou  d'eau  raffine  ta  douleur, 
Tu  dirais,  pour  un  bien  pourtant  ;  mais  quel  énorme 
Effort  souvent  infructueux,  chair  de  malheur  ! 

Chair,  mystère  plus  noir  et  plus  mélancolique 
Que  tous  autres,  pourquoi  toi  !  Mais  Dieu  le  voulu/, 
El  tu  fus,  et  tu  vis,  comment?  au  vent  oblique 
Des  funestes  saisons  et  du  mal  qui  t'élut. 

Et  tu  fus,  et  tu  vis,  comment  !  miracle  frêle, 
El  tu  souffres  d'affreux  supplices  pour  un  peu 
De  plaisir  mêlé  d'amertume  et  de  querelle. 
Oui,  pourquoi  toi? 

Jésus  répond  :  «  Pour  être  enfin 
Mienne  et  le  vase  pur  de  l'Esprit  de  sagesse 
Et  d'amour  et  plus  tard  glorieuse  au  divin 
Séjour  définitif  de  liesse  et  de  largesse  ! 

Encore  un  peu  de  temps,  soullre  encore  un  instant, 
Offre-moi  ta  douleur  que  d'ailleurs  la  science 
Peut  tarir,  et  surtout,  ô  mon  fils  repentant, 
Ne  perds  jamais  cette  vertu,  la  confiance  ! 

La  confiance  en  moi  seul  !  Et  je  te  le  dis 
Encore  :  patiente  et  m'offre  ta  souffrance. 
Je  l'assimilerai,  comme  j'ai  fait  jadis, 
Au  Calvaire,  à  la  mienne,  et  garde  l'espérance. 


S    Mil    \  31 

L'espérance  en  mon  Père,  Il  est  père,  il  eel  roi, 
Il  c^t  bonté  :  c'esi  le  bon  Dieu  de  ton  enfance. 

Souffre  encore  un  instant  el  »'arde  bien  la  loi, 

La  foi  dam  mon  Eglise  <•!  toul  ce  qu'elle  avance. 


Suis  humble  ei  souffre  en  paix, autant  que  tu  pourras. 
Je  - ii is  là.  Du  courage.  Il  en  faul  en  ce  monde. 
Qui  le  sail  uiieux  que  moi  ?  Lorsque  tu  souffriras 

Cent  fois  plus,  qu'est  cela  près  de  ma  ri  immonde, 


Kl  de  mou  agonie  et  du  reste?  Allons,  rois, 
('/est  l'ait  :  le  mal  n'est  plus.  Tu  peux  vivre  dans  l'aise 
Quelques  beaux  jours  encore  et  vieillir  sur  ta  chaise. 
Au  soleil,  et  mourir  et  renaître  à  ma  voix.  » 

8  aoùl  i8y3,  hôpital  Broussais. 


Ce  poème  a  été  dit  par  Paul  Verlaine  dans  les 
conférences  qu'il  lit  à  Nancy  et  à  Lu  né  ville,  en  no- 
vembre 1893.  Dans  le  compte-rendu  de  ces  confé- 
rences publié  dans  la  Lorraine  Artiste,  on  trouvera 
quelques  variantes  d' Ex  Imo,  poème  jusqu'alors 
inédit.  Le  texte  que  nous  donnons  est  celui  du 
manuscrit,  celui  de  la  Lorraine  Artiste  lui  a  été 
certainement  communiqué  par  Verlaine. 

Voici  ces  variantes  : 


32  VARIA 

3"  vers  de  la  cinquième  strophe  : 

Croirais-tu  pour  un  bien  pourtant... 
Aux  deux  dernières  strophes, quelques  différences  : 

Sois  humble  et  souffre  en  paix.  Un  répit?  prie  après. 
Je  suis  là,  du  courage.  Il  en  faut  à  ce  monde. 
Qui  le  sait  mieux  que  moi?  Lorsque  tu  souffrirais 
Cent  fois  plus,  qu'est  cela,  près  de  ma  mort  immonde 

Eli  de  mon  agonie  et  du  reste.  Allons,  vois, 
C'est  fait.  Le  mal  s'en  va  ;  tu  peux  vivre  dans  l'aise 
Quelques  beaux  jours  encore  et  vieillir  sur  ta  chaise, 
Au  soleil,  pour  mourir  et  renaître  à  ma  voix. 

La  Lorraine  Artiste  donne  comme  date  du  poème 
le  5  août  93  et  le  manuscrit  indique  le  8. 


SOUVENIR    DC    19   NOVEMBRE    1893 


Dieppe-Nevthanen. 

Mon  cœur  es1  gfTOS  comme  la  mer. 

Qui  s'exile  de  l'être  cher  ! 

Gros  comme  elle  H  plu*  <[n'elle  amer 

Ma  tète  est  comme  la  tempête, 
Elle  est  toile  et  forte,  ma  tète, 
Plus  qu'elle,  effrénée,  inquiète... 

Furieuse  et  triste  d'avoir 

Ce  doux  et  douloureux  devoir 

De  m'exiler  au  paya  noir... 

Mais  puisqu'il  le  faut  pour  ma  reine, 
Embarquons  d'une  âme  sereine, 
Et  ti  de  toute  crainte  vaine  ! 

Ah  !  quoi  que  fasse  le  bateau 

Ivre  des  colères  de  l'eau 

Qui  tantôt  s'érige  en  tombeau, 

3 


34 


Tantôt  se  creuse,  affreuse  fosse, 
Embarquons  sans  nulle  peur  fausse, 
Sans  nul  regret  menteur  !  Se  hausse 

Au  ciel  ou  s'abîme  en  l'enfer 
Le  bateau  douloureux  et  fier 
Moins  que   mon   cœur,  moins  que  la  mer 

Or,  je  pars  pour  ma  souveraine 
Et  reviendrai  l'âme  sereine, 
Chargé  pour  cette  douce  reine 

De  diamants,  de  perles,  d'ors  ! 
Et  bercé,  mer,  en  tes  bras  forts, 
Et  rêvant  de  trésors,  je  dors. 


RETOU R 


La  mer  est  douce  comme  un  cœur 

El  je  rentre  dans  la  pairie... 

La  mer  est  forte  comme  un  COBUT... 

Mon  cœur  est  doux  comme  la  mer, 
Et  je  salue  encor  la  France. 
Mon  cœur  est  fort  comme  la  mer. 

La  mer  est  dure  et  mon  cœur  dur 

Comme  La  vengeance  et  la  haine. 

La  mer  moins  que  mon  cœur  bat  dur. 

La  mer  est  calme,  et  mon  cœur  donc? 

Tout  est  passé,  trombe  et  bonace. 

La  mer  est  calme,  et  mon  cœur,  donc  ! 

La  mer  est  immobile,  —  et  moi 
Je  suis  impassible  au  possible. 
La  mer  est  immobile,  et  moi  ? 


36 


Moi  je  suis  la  mer,  et  la  mer 
C'est  moi,  pire  et  meilleur  encore, 
Moi  je  suis  pire  que  la  mer 

Et  meilleur  qu'elle,  et  bien  meilleurs 

Et  bien  pires  mes  ires  et 

Mes  amours  crachant  morts  et  Heurs, 

Fleurs  et  pleurs  et  mon  cœur  avec 
Mon  cœur  qu'escortent  des  mouettes 
Gaiement  tristes,  claquant  du  bec 

Comme  de  froid  et  voletant, 
En  faibles  et  mignards  caprices, 
Comme  sur  du  feu  voletant, 

Du  feu  qui  sourdrait  de  ce  cœur 
Emu  comme  la  mer,  et  calme 
Mieux  et  pis  qu'elle,  pauvre  cœur, 

Pauvre  cœur  d'orage  et  de  pleurs 
Plus  salés  que  toutes  les  vagues. 
Pauvre  cœur  d'orage  et  de  pleurs... 

Salut  France  !  Et  qui  m'attend  donc, 

Puisqu'enlin  voici  la  patrie? 

Le  calme  sans  doute  et  tant  donc  ! 

On  n'est  pas  toujours  accueilli 
Ainsi  qu'on  s'attendait  à  l'être. 
Qui  donc  est  toujours  accueilli  ? 


Qui  donc  esl  toujours  recueilli 

I  )cs  absents  qu'on  n'attendait  guère, 

<x)ui  donc  .1  toujours  accueilli  ? 

1 >  mer  douce  comme  mon  cœur, 

tt  mon  cœur  |>ln>  doux  qu'elle  encore, 

Voua  li  «  1  m-  aussi,  meref  cœur, 

Voua  >i  calmes,  ô  cœur  et  mer, 

Immobile  hum-,  impassible 

Cœur,  —  qu'attendre  ici,  cœur  et  mer, 

Sinon  [ilulôl  du  doux  amer... 


A  Ph... 


Depuis  ces  deux  semaines 
Où  j'ai  failli  mourir, 
Ces  heures  jà  lointaines 
Qui  m'ont  tant  fait  souffrir. 

Depuis  ce  temps,  chérie, 
Comme  d'ailleurs  depuis 
Si  longtemps,  je  marie 
Nos  cœurs,  mais  dès  ces  nuits 


Où  tu  vis  l'agonie 

Où  j'allais  m'enlisant, 

Elle  semhle  bénie 

A  nouveau,  l'âme,  hissant 


Du  tombeau  pour  sourire 
A  ta  dive  bonté. 
J>,iisse-moi  le  le  dire, 
Je  l'aime,  en  vérité, 


Comme  il  me  semble,  bonne, 
Que  je  n'ai  pat  aimé... 
Reçoit  la  (leur  d'automne» 
Que  voici.  Parfumé 

De  peu,  !••  cadeau  sombre 
\ mi  être  aussi  joyeux, 
Laisse-m'en  sun  re  l'ombre 
Au  soleil  <lf  tes  yeux. 


Fin  août  i8q3,  bApîta]  BrounaU. 


J'ai  revu,  quasiment  triomphal, 
La  ville  où  m'attendaient  ces  mois  d'ombre. 
Mon  malheur  était  lors  Bans  rival, 
Mes  soupirs,  qui  put  compter  leur  nombre? 
J'ai  revu,  quasiment  triomphal, 
Ces  murs  qu'on  avait  crus  d'oubli  sombre. 

Le  train  passait,  blanc  panache  en  l'air 
Devant  la  rougeàlre  architecture 

Où  j'eus  vécu  deux  lois  un  hiver 
Et  tout  un  été  sans  aventure. 
Le  train  passa,  blanc  panache  en  l'air 
Avec  moi  me  carrant  en  voiture. 

Sans  aventure,  ah  !  oui,  ces  hivers 
Et  cet  été,  d'aventure  aucune, 
Moi  qui  les  aime,  à  titres  divers, 
Soit  en  plein  scandale  ou  sous  la  lune  ! 
S;uis  aventure,  ah  !  oui,  les  hivers 
Et  cet  été,  la  morne  infortune  ! 


\  \\i  I  \ 

I 

Ingrat  cœur  humain  I  main  aom  iens  toi, 
(  îenl  leman  improvisé  qui  file*, 
Mais  souviens-toi  donc.  Ici  la  Foi 
T'investit  l<»iu  «lu  péché  des  villes). 
Ingrat  cœur  humain,  mais  souviens  i"i 
<xhi  i<i  la  Foi  l>nt  les  larmes  viles! 

Le  train  passe  et  les  t «-m i>>  >"nt  passés, 
Miiis  je  n'ai  p;is  oublié  la  bonne, 
La  grande  aventure  el  je  le  s.iis 
•One  Dieu  m'a  béni  plus  que  personne. 
Le  train  passe,  les  temps  sont  passée, 
M;iis  l'heure  de  irrace  reste  et  sonne. 


Il 


CORDIALITES 


A  Ernest  Delahaye. 

Dans  ce  Paris  où  l'on  est  voisin  et  si  loin 

L'un  de  l'autre  que  c'est  une  vraie  infortune 

De  s'y  voir,  de  s'y  savoir  tels,  vu  ce  besoin 

L'un  de  l'autre  pourtant,  qui  donc  vous  importune  ! 

Et  ce  désir  commun  à  nos  deux  âmes  l'une 
De  l'autre  et  de  nos  esprits,  mutuels  pingouins 
L'un  de  l'autre,  figés  sur  un  écueil  témoin 
Par  le  ilôt  qui  s'oppose  et  la  croissante  brune  ! 

Si  bien  qu'ils  sont  là,  nos  esprits,  qu'elles,  ô  ces 
Ames  nôtres,  sont  là,  pauvres  monstres  blessés, 
Dans  cette  ombre  où  l'onestsiprès  decœuret  d'âme  ! 

Ah  !  secouons  enfin  cette  torpeur  infâme 

Et  soyons,  non  plus  des  pingouins,  des  colibris! 

Prouvons  que  nous  valons  encore  notre  prix. 


Il 


1>imi\  colibris  parisiens,  deux  cancaniers, 

Sans  rose  se  disant  les  fausses  cl  les  vraies 
Nouvelles,  disputant  à  propos  d'elles,  gaies 
0«  tristes,  et  bavard  n'ayant   pas  de  derniers. 

On  Boyons,  si  Paris  nous  distance  quand  même, 
Ville  importune  en  sa  trop  factice  grandeur, 
Comme  autrefois  des  persécuteurs  de  facteur 

Par  des  lettres,  toujours  la  même,  et  la  suprême  ! 

Mais  si  drôle  en  raison  des  de.-.-ins  sans  talent 
Aucun,   mais  amusants  pour  de  pleines  journées  ! 
Envoyons-nous,  morbleu  !  des  lettres  par  fournées  ! 

Soyons  le  colibri,  non  l'oiseau  triste  et  lent  ! 

Ou  plutôt  soyons  deux  copains  bavards  de  langue 
Et  prompts  de  main,  croquis  vif  et  drôle  harangue, 


III 


Pour  une  fête. 

Impériale,  puisque  Eugénie  !  et  très  douce 
Puisqu'elle-même  et  très  royale,  puisque  moi  ! 
Sa  colère  est  ma  reine  et  sa  loi  c'est  ma  loi, 
Sa  colère,  et  non  son  caprice,  jamais  roi  ! 

Maintenant,  pourquoi  ces  ires,  que  je   repousse 
Comme  il  faut  de  mon  c<cur  irritable  pourtant, 
Trahiraient-elles  d'un  symptôme  inquiétant 
Les  rimes  que  je  fais  pour  elle  en  cet  instant? 

Est-ce  sa  faute  ou  de  la  mienne?  Ah,  de  la  mienne  ! 
On  s'aime  bien,  on  devrait  être  mien  et  tienne 
Au  lieu  de  ce  ménage  à  trois...  dont  le  Soupçon, 

Le  soupçon  et  sa  femelle  la  Jalousie, 
Autre  monstre  accoudé  sur  la  table  choisie, 
Qu'il  faut  enfin  chasser  sans  trop  plus  de  façon. 


POUR  LES  GENS 
ENTERRÉS  Al  PANTHÉON 


Mortfl  d'à-eôté,  beaucoup  de  cendre,  quelques  os. 
Cendre  obscure,  chanoine  ou  maréchal  ou  prince. 
Ofl  connus  :  grand  poêle  ou  chef  d'Etat  qu'évince 
Du  monde  nu  tueur  gOSSC,  ('iimi  <\v*  LombrOSOS, 

Etonnement des  Nordaus  !  Morts  historiques 
l);ins  la  ville  hystérique  es  quartier  tapageur, 
o  vous  du  Panthéon,  votre  tardif  vengeur, 
Môles  qui  sommeillez  sous  tant  de  rhétorique, 

Je  ne  vous  plains  pas,  eerte  :  on  jalouse  les  morts, 

Mais  on  ne   les   plaint  pas,  puisqu'ils   sont  sans  remords. 

Sans  espoirs,  morts  entiers, —  à  ce  que  des  gens  disent. 

Mais  je  voudrais  qu'autour  de  ces  dalles  où  gisent 
Vos  restes  négligés  sur  un  rite  aboli, 
l.e  silence  régnât,  cette  Heur  de  l'oubli. 


RENDEZ- VOUS 


Dans  la  chambre  encor  sépulcrale 

D.e  l'encor  fatale  maison, 

Où  la  raison  et  la  morale 

Le  tiennent  plus  que  de  raison, 

Il  semble  attendre  la  venue 
Arrivant  à  lents  mais  sûrs  pas 
De  quelque  présence  connue 
Et  s'écrie  entre  haut  et  bas  : 

«  Ta  voix  claironne  dans  mon  âme 
Et  tes  yeux  flambent  dans  mon  cœur. 
Le  monde  dit  que  c'est  infâme  ; 
Mais  que  me  fait,  ô  mon  vainqueur? 

«  J'ai  la  tristesse  et  j'ai  la  joie 
Et  j'ai  l'amour  encore  un  coup, 
L'amour  ricanant  qui  larmoie, 
O  toi  beau  comme  un  petit  loup  !  » 


Sun  œil  ij  morose  s'allume 

-  I.\  iv.  aux  lourii  pan  ers, 
S'agace  aux  barbei  de  la  plume 
Qu'il  ;i  pour  écrire  cei  »  era. 


FÉROCE 


Tu  m'as  vu  mourant  presque, 
Ou  plutôt  presque  mort, 
Formant  une  arabesque 
De  mon  bras  qui  se  tord, 

Ecarquillant  des  yeux 
De  folie  et  de  rêve, 
A  soi-même  odieux, 
Attendant  qu'on  les  crève, 

Balbutiant  des  sons 
Sans  pouvoir  les  produire, 
Moi,  chanteur  de  chansons, 
Sans  pouvoir  te  les  dire 

Je  crois,  on  me  l'assure, 
Que,  douce,  une  pitié 
Te  prit,  non  sans  mesure, 
Puis  désapitoyé, 
Ton  cœur  cria  :  c'est  bien  lui  qu'il  faut  qu'on  torture  ! 


L'AIMÉE 


Voici  des  cheveux  gris  el  de  la  I >;i rl>e  grise. 
Tu  me  lea  demandas  en  un  jour  d'enjouement, 

Pour,  disais-tu,  les  encadrer  bien  gentiment 
Autour  de  ce  portrait  où  ma  grâce  agonise. 

Pauvre  «  photo  »  !  Mais,  j'y  pense,  il  sera  de  mise, 
Quand  mes  yeux  fatigués  se  seront  clos  dûment 
Et  que  la  terre  bercera  son  iils  donnant. 
Il  sera  de  saison,  chérie,  —  alors  exquise 

Attention  !  —  de  l'aire  avec  ces  cheveux  teints 
Et  cette  barbe,  teints  en  boucles  blondes,  brunes, 
Ou  telle  autre  nuance  entre  tant  d'opportunes, 

Faire  par  un  coilléur  de  choix,  sur  des  fonds  peints 
D'avance,  le  tombeau,  lors  pleuré  sans  astuce. 
Du  jeune  homme  qu'il  aurait  fallu  que  je  fusse. 


50  VARIA 


II 


La  jalousie  est  multiforme 
Dans  sa  monotone  amertume  : 
Elle  est  minime,  elle  est  énorme. 
Elle  est  précoce,  elle  est  posthume  ! 

Méfiez -voue  quand  elle  dort: 
C'est  le  tigre  et  non  plus  le  chat. 
Elle  mord  bien  quand  «lie  mord, 
C'est  le  cliien  enragé  !  ("rachat, 

Insulte,  adultère  à  sa  face 
L'affollent,  et  le  sang  ruisselle... 
Ou  la  laissent  calme  à  sa  place, 
Froide  et  coite  comme  pucelle. 

Elle  prémédite  des  tours 
Pendables  sous  un  air  charmant 
Et  les  exécute  toujours 
AH'reusement,  terriblement... 

Nous  ne  sommes  plus  à  des  â^es 
Pour  nous  piquer  de  ces  folies  : 
Ah  !  bien  mieux  nous  vaut  être  sage», 
Ayant  eu  nos  fureurs...  jolies! 


51 


Etre  jaloux,  rien  d'aussi  toi  I 
ii  j'efface  &  l'instant  lei  \  ■ 

D'un  peu  plus  haut,  v.i-iic  Lrestaul 
I  ^encore  ce  cruel  tressaut. 


Mi 


D'ailleurs,  la  jalousie  est  hèle. 
D'abord,  elle  ne  sert  <lc  rieq 

Malgré  tout  son  martel  en  tête- 

Puis  elle  n'est  pa&  <l"un  chrétien, 
Jésus  ([ni  pardonnez  des  milliards  de  fois 
l'aria  bouche  du  prêtre  el  Votre  grâce  toujours  prête, 
Même,  cuire  tOHS,  à  ceux  qu'a   damnés  sa  menteuse  voix. 

C'est  aussi  le  péché  morose 

Portant  eu  lui  déjà  l'Enfer 

Tant  mérité  sur  toute  chose  ! 

C'est  Gaïn  et  c'est  Lucifer, 
L'un  jaloux  de   s<>n  frère  el  l'autre  de  son  Dieu 
El  tous  deux  malheureux  sans  lin  méditant  surla  cause 
Et  sur  L'effet,  auteurs  de  leur  éternité  de  feu  ! 

I  )  rien  ne  vaut  la  confiance 
Entre  deux  Cœurs  pécheurs,  mais   vrais. 
L'un  pour  l'autre  et  qu'une  nuance 
Divisait  aux  temps  jeunes,  mais 


5*2 


Qui  ne  peuvent  avoir  un  bonheur  mutuel 
Et  que  la  seule  mort  diviserait  et  que  liance 
A  la  joie  éternelle  un  franc  accord  perpétuel. 


IV 


Bah  !  confiance  ou  jalousie  ! 
Mots  oiseux  et  choses  impies. 
«  Je  te  soupçonne,   tu  m'épies,  » 
«  Tu  me  cramponnnes,  je  te  scie.  » 


()  toi,  Catulle  et  vous,  Lesbies  ! 
«  Tu  m'as  élu,  je  l'ai  choisie.  » 
Comme  eux  suivons  la  fantaisie, 
Et  non  pas  trente-six  lubies. 


Tu  m'es  clémente  et  je  crois  l'être, 
En  revanche,  soumis  et  tendre  : 
Lors  il  est  aisé  de  s'entendre. 


Plus  d'  «  infidèle  »,  plus  de  «  traître  », 
Plus  non  plus  de  serment  qui  tienne 
Ou  non  !  mais  ta  joie  et  la  mienne 


Kl  pourquoi  cet  amour  dont  plus  d'un  w>l  s'étonne, 
Qui  rerail  mieux  de  vivre  avant  de  B'étonner, 
Serait-il  à  blâmer  parce  qu'il  est  d'automne, 
Un  automne  qui  veul  tout  entier  se  donner, 

Tout  entier,  fruit  et  grain  et  le  reste  de  vie 

Et  La  mort  dans  les  liras  cl    sons    les  veux   chéris, 
Et,  depuis  cette  mort  en  extase  ravie, 

Ou  celle  que  Dieu  m'enverra,  pauvre  ou  sans  prix, 

Revivre  inaperçu  dans  la  paix  de  la  veuve, 
Paix  bénie  à  travers  de  longs  et  nombreux  jours  ? 
Ah  !  jeunes,  puissiez- vous  après  vos  temps  d'épreuve 
Concevoir  dans  vos  cœurs  de  pareilles  amours, 

llô]>it;il  Broussais,  7  sf>|itomI)rf"   1893. 


HETRAITE 


On  s'isole  à  Paris,  quelle  que  soil  l'horreur 

Apparente  de  vivre  en  ce  cirque  d'erreur, 

De  luxe  dur  et  des  trop  plausibles  rancunes 

Du  pauvre  y  voyant  rouge, —  ainsi  vont  nos  fortunes 

Sociales  depuis  ce  cher  Quatre-vingt-neuf  — 

Oui,  dit-on,  l'on  s'isole  en  ce  vieux  Paris  neuf. 

Moi,  vieux  Parisien,  ne  le  puis  :  l'habitude  ! 

.Mais  j'ai  tente,  pour  fuir  l'âpre  disquiétude 

De  tous  ces  bruits  méchants  et  de  ce  plat  soleil, 

D'habiter  dans  un  cœur  qui  soit  au   inien  pareil. 

Pauvres  cœurs  tout  meurtris,  vieux  de  deuils  et  hors  d'âge, 

Etant  restés  bien  trop  enfants  pour  tant  d'usage, 

Ah  !  consolez  vos  pleurs,  prie/  pieusement 

Pour  au  moins  un  futur  tant  soit  peu  plus  clément 

Et  dorme/.,  las  de  vains  projets  et  d'aventures, 

Loin  du  bruit  amorti  des  sols  et  des  voilures  ! 

Octobre  i8()3. 


I. 'enfant  aval!  revu  deui  bons  vous  dans  U  tête, 
Quelque  chose  de  dur  el  de  doux  à  la  fois. 

Puis  il  ;iv;iit  encore  hérité  d'une  voix 

Où  le  commandement  se  mêlai!  à  la  fête 
Cordiale  qu'on  ;i  de  craindre  s;i  maman 

Si  peu,  niais  trop  parfois,    on  dirait  une  douche  ! 
Donc  ce  moutard  était,  dans  son  charme,  farouche 

Si  peu  qu'il  en  était  unique,  croyes-m*en. 

El  j'ai  lait  ce  sonnet  qui  n'est  pas  régulier 

Pour,  quand  il  sera  grand, que  lécher  enfant  m'aime 

Kl  surtout  cpie  sa  mère,  en  attendant  de  même 

Qu'il  grandisse,  ait  pour  moi,  le  vieil  irrégulier, 

Tels  sentiments  d'amitié  franche  et  forte,  même  ! 
—  VA  que  vive  l'enfant .  pour  ne  pas  l'oublier  ! 


VISITES 


.le  n'ai  pas  vu  d'arbres  ni  d'herbe 
Ni  de  ciel,  sinon  un  seul  pan, 
Durant  tout  cet  été  superbe 
Dont  on  me  rabat  le  tympan. 
Ah  ça,  m'aurait-on  donc  jeté 
Dans  un  cachot  trop  mérité? 

Non,  je  suis  simplement  malade. 
Mais  un  malade  dès  l'abord 
En  plein  large,  à  la  débandade, 
Délire,  coma,  pris  pour  mort  ; 
Puis  je  redevins  l'alité 
Classique  —  à  perpétuité  ? 

Et  ce  n'est  pas  que  je  m'ennuie, 
Au  moins,  dans  l'asile  où  je  suis. 
Pas  de  soleil,  mais  pas  de  pluie, 
J'v  vis  au  frais,  au  chaud,  et  puis 
Des  visiteurs  assidûment 
Y  charment  mon  isolement. 


( i'eal  toi  d'abord,  à  l >i«i i  aimée, 
M'apportent  ai  ac  ta  gaité 
1  torénai  .«lit  douce,  l'armée 
Daa  victorieux  procédé! 

Par  i|iii>i  lu  m'ai  tOUJOUri  dompté, 

( lonseil  juste,  forte  bonté... 

Ki  ne  \"j|,i-i  il  pag  encore, 

(  »  miracle  renouvelé 

De  vingt  ans  |»;iss«'-s,  que  j'implore 

I tepuia  lors,  contrit,  désolé, 

Que  la  grâce  entre  et  mv  sourit 

Do  Notre-Seieneur  JéauB-Ghrial  ! 


i  tetobra  1893. 


A  Mademoiselle  Marthe. 

Mignonne  que  je  ne  connais 

Qm  par  voire  doux  nom  de  Marthe, 

Votre  oncle  veut  que  de  moi  parte 

Vers  vous  le  meilleur  des  sonnets. 

Le  meilleur,  si  je  puis  le  faire, 
.l'en  doute  fort,  mais  je  sais  bien 
Que  je  ne  refuserai  rien 
A  qui  se  montra  si  sévère 

Et  si  doux,  parfait  dans  son  art 
De  chirurgien  implacable 
Quelquefois,  mais  adroit  en  diable  ! 

Aussi,  vous  l'aimerez  plus  tard, 
J'en  suis  sûr,  comme  il  le  mérite, 
Sans  qu'à  ce  cher  devoir  comme  moi  son  bistouri  vous  invile  ! 

Hôpital  Broussais, 

3  novembre  189'j. 


IIM'ITAL 


Dé  rr\  endroit  neutre  il  s'exhale 
Quelque  chose  de  neutre  trop... 

Pourtant  les  femmes  de  ma  salle 
Sont  aimables,  sans  être  au  trot. 

Les  principes  de  ces  personne-. 
Bien  que  par  tels  us    harassés, 
Sont,  malgré  qu'elles  soient  si  lionnes. 
Tant  gentils  moins  que  jusqu'assez, 

Jusqu'à  trop  presque,  moins  la  femme 
Française,  si  méchante  ainsi 
Que  ses  rivales,  corps  et  âme, 

Hélas  !  est  donc  trop  presque,  ainsi 
Qu'il  le  fallût  et  que  réclame 
Le  poète  malade  aussi... 


LAMENTO 


Ma  m ir  pst  morte. 
Pleurez,  mes  yeux. 

Vieux  poète  du  xvi*  rièolfl 
dont  le  nom  m'échappe. 


La  ville  dresse  ses  hauts  toits 
Aux  mille  dentelures  folles. 
In  bruit  de  joyeuses  paroles 
Monte  au  ciel,  rassurante  voix. 
— ■  Que  nie  fait  cette  gaîté  vile 
De  la  ville  ! 


Quelle  paix  vaste  règne  aux  champs  ! 
L'oiseau  chante  dans  le  grand  chêne, 
Les  midis  font  blanche  la  plaine 
Que  dorent  les  soleils  couchants. 
—  l'eu  m'importe  ta  gloire  pure, 
0  nature  ! 


\    V  II  I   \  61 

Avec  lc^  signet  «If  sei  (lots, 
Avec  ia  plainte  solennelle, 
La  mer  immense  doui  appelle, 
Nous  loua,  réveun  el  matelots. 
Qu'eal  ce  que  tu  me  veux  encore, 
Mer  iom 

—  Ah  !  m  léa  (loti  <lf>  (  Icéans, 
Ni  les  campagnes  el  leur  ombre, 
Ni  1rs  cités  aux  bruits  sans  nombre, 
Qu'édifièrent  <k-s  géante, 
Rien  ne  réveillera  ma  mie 
Tant  endormie. 


OXFORD 


Oxford  est  une  ville  qui  me  consola, 
Moi  rêvant  toujours  de  ce  Moyen  Age-là. 

En  fait  de  Moyen  Age,  on  n'est  pas  difficile 
Dans  ce  pays  d'architecture  un  peu  fossile 

A  dessein,  c'est  la  mode  et  qui  s'en  moque  fault, 
Mais  Oxford  c'est  sincère,  et  tout  l'art  y  prévaut  ; 

Mais  Oxford  a  la  foi,  du  moins  en  a  la  mine 
Beaucoup,  et  sa  science  en  joyau  se  termine, 

En  joyau  précieux,  délicieux  :  les  cieux 
Ici  couronnent  d'un  prestige  précieux 

L'étude  et  le  silence  exigés  comme  on  aime, 
Et  la  sagesse  récompense  le  problème, 

La  sagesse  qu'il  faut,  cette  douce  raison, 
Que  la  Cathédrale  termine  en  oraison. 


\    \  H  I  A 

Sous  lei  arceaux  roman»  qui  virenl  tantdech< 
E1  les  rinceaux  gothiques,  fins  d'apothéo 

De  s.iints  mieux  vénérés  peut  être  qu'on  ne  croit, 
El  mon  cœur  l'humilie  al  mon  déair  l'accroll 

l>r  devenir  i«l  de  redevenir,  loin  d'elle. 

Cette  cité  glorieuse  d'être  infidèle, 

l'aris  !  l'enfant  ingrat  qui  s'imaginerait 
Briser  les  sceaux  sacrés  al  tenir  le  secret  — 

De  devenir  ou  de  redevenir  la  chose 

Agréable  au  Baigneur,  quelle  qu'en  soit  la  cause, 

Kt  parcftla  même  être  encore  doux  et  Tort, 

Otoi,  cité  charmante  et  sséniorabie,  Oxford! 

Novembre  i8(>>. 


PAUL    VERLAINE'S 


Lecture  ut  iSamard's  Jun  Hall. 

l);ms  ce  hall  troii  lois  séculaire, 
Sur  ce  fauteuil  dix  fois  trop  grand, 
A  ce  pupitre  révérend 
Qu'une  lampe,  vieux  cuivre,  éclaire, 

J'étais  comme  en  quel  temps  ancien  ! 
Et  l'âme,  un  peu,  du  Moyen  Age 
M'investissait  d'un  parrainage 
Grâce  à  mes  airs  mûrs  séant  bien. 

Ma  parole  en  l'antique  salle 
Ne  jurait  pas  trop,  célébrant 
La  Foi  du  passé,  sûr  garant, 
L'éternel  Beau,  vérité  s;iinte  ! 

J'entretenais  de  mon  pays, 
De  cette  France  athénienne, 
Une  élite  londonienne 
Dont  les  vœux  furent  obéis 


\    Mil   \ 

Puisque  de  l'estrade  §è\  ère 

11  îif  tombait,  conformémenl 

Au  réel  devoir  du  moment, 

Que  cee  mois  :  *  Bien  <lii«'  <-t  bien  foin 

Ki  tel  bel  tutre  el  cœtera 
I )mhi  l'esjouil  la  bonne  salle, 
—  Coin  de  la  ville  colossale 
(  >u.  ce  soir,  I  Esprit  se  terra.., 

Je  conserverai  la  mémoire 
Bien  profondément  et  longtemps 
De  ces  miens  sérieux  instants 
Où  j';ii  revécu  de  l'histoire. 

London,  novembre  i8q3,  on  Ihe,  21  th. 


FRONTISPICE 


Pour  un  livre  nouveau. 


L'amour  est  infatigable, 

Il  est  ardent  comme  un  diable, 

Gomme  un  ange  il  est...  aimable. 

L'amour  est  impitoyable, 

Il  est  méchant  comme  un  diable. 

Comme  un  ange,  redoutable. 


Il  va  rôdant  comme  un  loup 
Autour  du  cœur  de  beaucoup 
Et  se  lance  tout  à  coup, 


Poussant  un  sombre  «  hou,  hou  !...  » 
Soudain  le  voilà  roucou- 
Lant  ramier  gonflant  son  cou, 


\    \  Il  I   \ 


Puii  en  cenl  métamorphoi 
l ..'\  rei  rouget,  joues  i"-1 
Mouei  gaiea,  rie  moro 

Et,  pour  liuir,  mainte  ch< 
Blanche  et  noire,  il  va,  m  pœe 
ESl  meurt,  \yt  droit,  rose  écloie  ! 

IIApital  Bicliat,  7  septembre  l8o4< 


VIEILLES 
«  BONNES   CHANSONS   »  (1) 

1860-1870. 

I 
VOEU  FINAL 


O  l'Innocente  que  j'adore 
De  tout  mon  cœur,  en  attendant 
Qu'à  ce  bonheur  timide  encore 
S'ajoute  le  Plaisir  ardent, 

Vienne  l'instant,  6  Innocente, 
Où,  sous  mes  mains  libres  enfin, 
Tombera  l'armure  impuissante 
De  la  robe  et  du  ling-e  fin  ; 

(i)  Ces  trois  pièces  sont  écrites  de  la  main  de  Verlaine  sur 
papier  d'hôpital,  sans  autre  indication  de  date  que  ce  1869- 
1870.  Pourtant  ce  ne  doit  pas  être  une  copie  danciens  vers 
car  il  y  a  des  corrections  et  des  surcharges.  Le  papier  d'hô- 
pital porte  la  mention  de  série  Be-a4,  la  même  que  la  feuille 
où  est  écrite  le  Frontispice  pour  un  livre  nouveau  qui,  lui,  est 
daté  du  7  septembre  1894,  hôpital  Bichat.  Ces  trois  pièces 
ont  donc  été  faites  ou  récrites  de  mémoire  vers  Septembre 
1894.  Elles  sont  destinées  au  volume:    Varia. 


\    mu  \  •'•'•• 

El  luise  .ni  jour  chaud  de  ta  lampe 
Intime  de  ce  premier  loir, 
Ton  corpf  ingénu  vers  quoi  rampe 
\l  m  désir  guettant  ion  eepoir, 

El  \  ibre  en  la  nuit  nuptiale, 
Sons  mon  baiser jamaii  transi, 
Ta  chair  naguère  virginale, 
Nuptiale  alors,  elle  aussi  ! 


Il 


L'ÉCOLIÈRE 


Je  t'apprendrai,  chère  petite, 

Ce  qu'il  te  fallait  savoir  peu 

Jusqu'à  ce  présent  où  palpite 

Ton  beau  corps  dans  mes  bras  de  dieu 


Ta  chair  si  délicate  est  blanche, 
Telle  la  neige  et  tel  le  lys; 
Ton  sein  aux  veines  de  pervenche 
Se  dresse  en  deux  arcs  accomplis  ; 


Quant  à  ta  bouche,  rose  unique, 
Elle  appelle  mon  baiser  lier; 
Mais  sous  le  pli  de  la  tunique, 
Hit  un  baiser  encor  plus  cher. 


\     Mil   V  71 

Tu  passerai  d'humble  écolii 
J'en  suif  -m'  'i  je  t'en  réponds, 
Rien  vite  au  rang  <!<•  bachelière 
I  tant  l'arl  d'aimer  les  instants  l>"n-. 


III 


A    PROPOS     D'UN    MOT    NAÏF    D'ELLE 


Tu  parles  d'avoir  un  enfant 
Et  n'as  qu'à  moitié  la  recette. 
Nous  baiser  sur  la  bouche,  avant, 
Est  utile,  certes,  à  cette 
Besogne  d'avoir  un  enfant. 

Mais,  dùt-s'en  voir  à  tort  marri 
L'idéal  pur  qui  te  réclame, 
En  ce  monde  mal  équarri, 
11  te  faut  être,  en  sus,  ma  femme 
Et  moi  me  prouver  ton  mari. 


BERGERADES 


A  l'instar  des  bergers  de  Virgile 

Et  même  ceux  de  Plorian, 

Nous  aimons  les  belles,  tout  en  en 

Craignant  moult  pour  noire  cœur  Fragile. 

Surtout  nous  redoutons  l'option 

Qui  nous  conduirait  à  la  sottise 

De  nous  fâcher    -  Façon  mal  exquise  — 

Avec  Celles,  noire  passion  ! 

On  esi  si  malheureux,  dès  qu'on  aime. 
De  n'aimer  plus  on  est  si  penaud, 
Qu'il  semble  alors  qu'il  faille,  qu'il  faut, 
Mourir  soudain  d'une  mort  suprême. 

Et  quelle  mort  choisir,  s'il  vous  plait, 
Dans  celle  crise  et  cette  tourmente? 
Le  fer,  le  poison  ?  Plutôt,  m 'amante, 

Ne  nous  aimer  qu'au  calme  complet 


74  VARIA 

Et  ne  pas  adopter  le  manège 
Des  gens  échevelés  bien  par  trop 
Qui  mènent  leur  intrigue  au  galop, 
Cochers  branlant   toujours  sur   leur  siège, 

Ilippolvles  sans  frein  de  chevaux 
Non  pas  plus  emportés  que  leur  maître 
Et  qui  finissent  toujours  par  être 
Victimes  de  leur  course  par  vaux 

Et  par  monts,  6  princes  déplorables  ! 
Sans  un  vers  pour  consoler  leur  mort, 
Sans  un  vers  pour  chanter  leur  effort 
Et  du  moins  leurs  trépas  honorables, 

Sans   un  vers  d'Euripide  ou  Racine 
Pour  bercer  leur  plainte  amère  et  pour* 
Célébrer  leur  haine  ou  leur  amour... 
Oh,  ne  jamais  s'aimer  sous  ce  signe  ! 

C'est  pourquoi  ne  point  aimer  du  tout 
Que  d'une  amour  plutôt  sensuelle, 
Et  h  de  la  morale  usuelle... 
Conduisons-nous  suivant  le  bon  goût. 


MoNNA    H  OSA 

l>' H  [ires  lin   lnblrnu  il-  linssrtli. 


Elle  est  seule  ;ui  boudoir, 
Kn  bandeaux  d'or  liquide, 
En  robe  d'or  fluide, 
Sur  fond  blanc,  dans  l<<  soir 
Teinté  d'or  vert  et  noir. 

lu  pot  bleu  Japoniae 

Délicieusement 

I  >'oû  s'élance  gaiement, 

Dans  l'atmosphère  exquise 

Ou  l'âme  s'adonise, 

In  flot  mélodieux 

—  Selon  le  rhytbme  juste — 

De  roses,  chœur  auguste  : 

Bouquet  mélodieux. 
Aux  conseils  radieux  ! 


76 


Klle,  belle  comme  elles, 
Les  roses,  n'élit  plus, 
Dans  ses  cheveux  élus, 
Qu'une  de  ces  lleurs  belles 
Gomme  elle,  el  de  ciseaux 
Prestes,  tels  des  oiseaux, 

La  coupe  ou,  mieux,  la  cueille, 

Avec  le  soin  charmant 

D'y  laisser  joliment 

La  grâce  d'une  feuille 

Verte  comme  le  soir 

Noir  et  or  du  boudoir... 

Ce  pendant  que  persiste 
La  splendeur,  à  coté 
Du  plumage  bleuté, 
De  l'orgueil  qui  s'attriste 
D'un  paon  jadis  vainqueur 
Aux  jardins  de  ce  cœur. 


DEMI -TE  IN  TES 


O  la  Dulcinée 
De  ce  Toboso, 
Toi  qui  m'es  donnée, 
Ainsi  qu'un  oiseau 
Sur  nia  main  distraite, 
Pour  sourire  un  peu 
Ou  pleurer  au  lieu. 
Pardonne  au  poète 


L'air  indifférent, 

Bien  qu'aimable  en  somme. 
Que  parfois  il  prend, 
L'inconscient  homme 
Moins  préoccupé 
De  vie  ambiante 
Que  d'une  fuyante 
Embûche  échappé,  — 


78 


Embûche  récente 
Au  cœur  toujours  neuf!. 
Souffre  qu'il  ressente 
D'être  comme  un  veuf.. . 
Un  veuf  consolable, 
Fort  heureusement, 
De  croire  ;iu  serment 
Ecrit  sur  le  sable. 


A  Mm'  Marie  M--  (i) 


Vous  fûtea  bonne  et  douce  en  nos  tristes  tempêtes. 

L'Esprit  et  la  Raison  parmi  nos  fureura  bêtes, 
Et  si  l'on  nous  eût  crue  au  temps  qu'il  le  fallait 
On  se  fût  épargné  que  de  chagrin  plus  laid 
Encor  que  douloureux  !  Puis,  lorsque  sonna  l'heure 
Définitive  où  d'espérer  n'était  qu'un  leurre 
Dorénavant,  du  moins  vous  rites  pour  le  mieux 
Quant  à  tel  raodus  vivendi  moins  odieux 
Que  cette  guerre  sourde  ou  cette  paix  armée 
Qui  succéda  l'affreux  conflit. 

Soyez  aimée 
Kl  vénérée,  ô  morte  inopportunément  ! 
Qui  sait,  vous  là,  précise  et  sûre  au  vrai  moment, 
Votre  volonté,  toute  indulgence  et  Bagesse, 
Eût  prévalu  sans  doute  et  nous  eût  l'ait  largesse 
D'un  pardon  mutuel  obtenu  par  son  soin  ; 
Tout  serait  dans  la  norme,  avec  Dieu  pour  témoin. 

(i)  Pour  Madame  Marie  Mauté,  la  belle-mère  du  poète. 


so 


Mais  Dieu  n'a  pas  voulu,  qui  vous  a  donc  reprise, 
Pourquoi  ?... 

Dormez,  6  vous,  sous  votre  pierre  grise, 
Qui  fîtes  le  devoir  et  ne  cédâtes  pas, 
Dormez  par  ce  novembre  où  ne  peuvent  mes  pas 
Malades  vous  aller  porter  quelque  couronne. 
Mais  voici  ma  pensée,  ô  vous,  douce,  ô  vous,  bonne  ! 

Ier  novembre  1894. 


PAQ1  BS 


Ok  no6u,  Iforta 

i/urin  »tdi$ti  in  vin  ? 

De  Rome,  hier  matin,  les  cloches  revenues 
Exhalent  un  concert  glorieux  dans  les  nues. 

L'écho  puissant  qui  Hue  et  tombe  de  la  tour 

Vient  magnifier  l'air  et  la  terre  à  leur  tour. 

L'oiseau,  sanctifié  par  l'or  des  salves  saintes. 
Lui-même  entonne  un  hymne  aimable  et, las  de  plaintes 

(dame  l'alléluia  sur  un  air  de  chanson, 

Dans  l'arbre,  au  ras  des  prés,  et  parmi  le  buisson. 

I/alouetle,  un  motet  au  bec,  s'est  envolée; 
Le  rossignol  a  salué  l'aube  emperlée 

D'accents  énamourés  d'un  amour  plus  brûlant, 
Et  comme  lumineux  d'un  bonheur  calme  et  lent. 


82 


Le  printemps,  né  d'hier,  allègrement  frissonne  ; 
La  nature  frémit  d'aise,  et  voici  que  sonne 

Partout  clans  la  campagne,  au  cœur  des  vieux  beffrois, 
De  Taltier  campanile  et  du  palais  des  rois, 

Et  de  tous  les  fracas  religieux  des  villes, 

Des  Paris  aux  Moscous,  des  Londres  aux  Sévilles, 

I-e  frais  appel  pour  l'aime  célébration 
De  l'almissime  jour  de  résurrection... 

La  colombe  vole  au  sillon  et  l'agneau  broute. 
Dis-nous,  Marie,  qui  tu  rencontras  en  route? 

Le  fleuve  est  d'or  sous  le  soleil  renouvelé... 
«  C'est  le  Seigneur  :  en  Galilée  il  est  allé  !  » 

—  Ah  !  que  le  cœur  n'est-il  lavé  dans  l'or  du  lleuve  ! 
Sanctifiée  en  l'or  des  cloches,  l'âme  veuve  ! 

Et  que  l'esprit  n'est-il  humble  comme  l'agneau, 
Blanc  comme  la  colombe  en  ce  clair  renouveau, 

Et  que  l'homme,  jadis  conscience  introublée, 
N'est-il  en  route  encore  pour  la  Galilée  ! 


ASSOMPTION 


Aujourd'hui  rVst  m;i  Icte  et  j'ai  droit  à  des  lîeurfl 

(Sous  mou  autre  prénom  je  n'ai  droit  qu'à  mes  pic u  i--  . 

Car  sachez-le  bien  tous,  je  m'appelle  Marie, 

l-'.t  sous  dl  nom  puissant  d'une  mère  chérie 

Je  me  sens  protège  du  mal  et  du  péché 

Qui  m'avaient  investi  grâce  au  bien  négligé. 

Je  me  sais  à  l'abri  d'un  monde  que  j'abhorre 

Kt  dont  je  ne  saurais  me  séparer  encore. 

Je  nie  crois  détendu  contre  tout  choc  et  heurt 

Par  ce  nom  qui  s'en  vient   prier  lorsque  Ton  meurt. 

En  ce  jour  merveilleux  de  triomphe  et  de  gloire. 

Il  me  semble  que  j'ai  ma  part  de  la  victoire. 

0  ma  femme,  entrons  donc  joyeux,  c'est  notre  droit, 

Dans  le  bonheur  heureux...  et  le  devoir  qu'on  doit. 


1MUEUE 


Me  voici  devant  Vous,  contrit  comme  il  le  faut. 
.le  sais  tout  le  malheur  d'avoir  perdu  la  voie 
Et  je  n'ai  plus  d'espoir,  et  je  n'ai  plus  de  joie 
Qu'en  une  OU  qui  je  crois  chastement,  et  qui  vaut 
A  mes  yeux  mieux  que  tout,  et  l'espoir  et  la  joie. 

Elle  est  bonne,  elle  me  connaît  depuis  des  ans. 
.Nous  eûmes  des  jours  noirs, amers,  jaloux,  coupables, 
Mais  nous  allions  sans  trêve  aux  fins  inéluctables, 
Balancés,  ballottés,  en  proie  à  tous  jusants 
Sur  la  mer  où  luisaient  les  astres  favorables  : 


Franchise,  lassitude  affreuse  du  péché 
Sans  esprit  de  retour,  et  pardons  l'un  à  l'autre... 
Or,  ce  commencement  de  paix  n'est-il  point  vôtre, 
Jésus,  qui  vous  plaisez  au  repentir  caché? 
Exaucez  notre  vœu  qui  n'est  plus  que  le  vôtre. 


QUAND    Ml- M  l'- 


Ali, dis,  mon  cœur,  plutôt  que  cette  vie 
D'émotion  sans  doute  noble  encor 
(v)ui  mène  au  sein  d'un  rouge  et  noir  décor 
Ton  manque  de  toute  philosophie, 

Ton  manque  aussi,  que  personne  n'envie, 
De  ce  qu'on  va  nommant  un  heureux  sort 
Quelconque,  et  ce, .pour  jusqu'à  telle  mort 
Qui  sera  dure,  bien  que  la  délie 

VA  ton  courage,  et  ton  dégoûl  aussi, 

Ah,  dis,  mou  cœur,  plutôt  qu'un  tel  souci 

Tumultueux  parmi  ce?  crépuscules, 

Vaut-il  pas  mieux  conquérir  cette  paix 
Qu'on  eût  voulue  au  bon  temps  des  souhaits? 
—  11  est  trop  tard,  nous  serions  ridicules. 

27  décembre  1896,  hôpital  Bichat. 


ACTE    DE    FOI 


«  Le  seul  savant  c'est  encore  Moïse  »  ! 
Ainsi  disais-je  et  pensais-je  autrefois, 
Et  quand  j'y  pense  encore  et,  sans  surprise, 
Me  le  redis  avec  la  même  voix, 

Ma  conviction,  que  tous  les  problèmes 
Etalés  en  vain  à  mon  œil  naïf 
N'ont  point  mise  à  mal,  séducteurs  suprêmes, 
T'affirme  à  nouveau,  domine  primitif. 

La  doctrine  profane  et  l'art  profane 

Ont  quelque  bon,  mais,  s'ils  naissent  seuls. 

C'est  comme  des  spectres  sous  des  linceuls. 

La  Genèse  est  claire,  elle  est  diaphane, 

Et  par  elle  je  crois  avec  ardeur 

En  Dieu,  mon  fauteur  et  mon  créateur. 


A  CÊLIMÈNE 


Boa,  encore  une  trahison  ! 

Quand  serons-nous  à  la  millième? 
Ça  vaudra  mieux  que  de  raison  ! 

J'aime  en  toi  ce  trésor  sans  lin 
D'amour  en  dehors  l'un  de  l'autre 
El  j'approuve  ta  belle  faim. 

Je  ne  comprends  çuère  Strindberg 

—  In  nom  qu'à   grand'peine   on  prononce 
De  titre  froid,  tel  un  Spitsberg. 

Plus  tu  nous  auras  tous  faits  tels 
Que  tu  le  veux  j'espère,  chère, 
Qu'alors,  sur  nos  fronts  immortels 

Pousseront    aux  prés,  dans  les  bois, 
Partout,  autant  de  cornes  belles 
Que  ton  cœur  a  de  beaux  émois. 


88 


Et  ce  te  sera  sous  le  ciel, 
Témoin  de  l'auguste  mystère, 
Quel  hommage  torrentiel 

De  tous  les  cocus  de  la  terre  ! 
1 1  février  i8q,"). 


pour  i:... 


o  la  Femme  éternellement 
Bien-aimée  ! 

O  ma  Femme,  ô  sincèrement 
Estimée  ! 

O  ma  femme,  si  gentiment 

Mieux  ramée 
Que  ce  vieux  moi  si  méchamment, 

Bien-aimée, 

Calomnié  comme  il  le  faul 

Par  l'envie, 
O  ma  femme,  dont  le  cœur  vaut 

Trop  ma  vie, 

Je  me  repens,  tn  le  sais  bien, 
A  toute  heure, 

A  tout  moment,  de  tout,  de  rien, 
l't  me  leurre 


90  VARIA 

De  l'espoir  de  voir  pardonnes 
Les  torts  bêtes 

De  mon  cœnr,  noirs  lacs  sillonné;- 
De  tempêtes... 

.Mon  cœur  est  tien,  lichu  eadeau, 

Seule  amie, 
Mais  ton  cœur  si  bon  et  si  beau 

Ne  veut  mie 

Du  mien.  ()  si  sincèrement 

Estimée... 
0  la  femme  éternellement 

Bien-aimée  !... 


POUR    K. 


J'aime  ton  sourire 
Qui  m'accueille  si 
Gentiment  !  Ainsi 

Le  soleil  salue 

L'humble  Heur  des  champs 

Echappée  aux  fjens. 

J'aime  tes  yeux  d'ombre 
Et  de  clarté,  beaux 
Comme  des  tombeaux 

D'entants  et  de  vierges 
Et  j'aime  les  coins 
De  ta  bouche  moins 

Aimables  que  drôles 
Pour  si  bien  baiser 
Moi,  pour  l'apaiser, 


92 


Et  j'aime  ton  âme 
Qui  ne  m'aime  pas 
Jusques  au  trépas. 

Et  que  de  logique 
Dans  l'abstention 
Oe  cette  action, 

Car  j'aime  ta  vie, 
Et  la  mienne  aussi, 
Mais  pas  tant  ainsi. 


POUH    B. 


Quelle  colère  injuste  et  folle  ! 
Au  fond  la  colère  est  injuste 
El  folle),  mais  combien  frivole 

Cette  rancune  si  robuste! 

Car  robuste,  elle  l'est,  hélas  ! 
Jusqu'à  me  faire  du  chagrin, 
Ta  rancune,  et  je  suis  si  las 
De  l'avoir  paru  ce  marin 

Que  ballottent  quatre  yeux  de  femme, 
Comme  autant  d'astres  de  désastre. 
Qu'enfin   sans  néanmoins  d'infâmes 
Capitulations,  à  l'astre 

Qu'est  la  bonté,  qu'est  la  beauté 
De  ton  âme  et  ton  cœur  si  bons 
Et  beaux  comme  la  liberté, 
0  pardon  !  Mais  6  donc,  réponds  '. 


A     Eugénie. 


0  toi,  toi,  seule  bonne  entre  toutes  ces  femmes 

Et  tant  d'hommes  feignant  d'aimermon  triste  cœur, 

Toi  me  riant  parmi  leurs  sourires  in  lames, 

Me  riant  franchement,  d'un  rire  point  moqueur, 
Hypocrite  encor  moins,  mais  toujours  large  et  libre 
Et  qui  fait  rire  enfin  mon  cœur  et  sa  langueur, 

Large  comme  ton  cœur,  libre  dans  l'équilibre 
D'une  affection  forte  et  douce  que  ne  peut 
Déranger  tel  malheur  minime  ou  de  calibre... 

Tu  querelles  avec  justice,  s'il  le  veut 

Ou  s'il  ne  le  veut  pas,   mon  affreux  caractère... 

On  dirait,  ta  querelle,  un  jardin  où  il  pleut... 

On  dirait,  ta  querelle,  un  enfant  <|u'on  fait  taire 

Et  qu'on  baise  bien   fort  au  Iront,  du  moment  qu'il  s'est 

Pour  le  récompenser  du  bon  pli  salutaire 


\  \  m  \ 


Pria  d'obéir,  conformément  ■<  la  vertu. 

Des  enfants,  d'écouter  sana  ré| Ire  el  l'instruire 

l>.ui->  la  lagesae  <•!  le  devoir  parfois  ardu. 

o  toi,  lâchant  me  plaire  encor  mieux,  <•(  séduire 
Encore  plui  mon  âme  el  mea  sens  par  préci- 
sément ttui  finie  et  la  grâce  «j n i  sou  va  luire, 

La  grâce  de  tee  sens  aimés,    -  et  par  ainsi 
Notre  amour  s'ennoblit  d'une  grâce  meilleure 

Par  quoi  voici  j<>\eu\  mon  rieur  j.'idis  Iransi. 

Arrière  maintenant  le  vain  souci  de  l'heure 

Kl  du  ciel  Orageux,  ou  froid...  N'avous-nous  pas 

A  l'écart  des  méchants  de  qui  j'ai  fui  le  leurre 

La  certitude  die  ne  marcher  qu'à  sûrs  pas 

Dana  le  bonheur,  sans  plus  chercher,  moi,  l'ordeorgie, 

De  laquelle  je  suis  vainqueur,  non  sans  combats? 


.1  Eugénie.. 


Mais  il  te  faut  m"ètre  si  douce  ! 
Car  tu  sais  ou  lu  ue  sais  pas 
Que  je  suis  faible  el  que  mou  pas 
Flàgeolie  à  la  moindre  secousse  ; 

Que  mon  cœur  qui  trôna  jadis, 
Fier  de  sa   puissance  amoureuse, 
Tremble  et  s'alarme  à  tels  petits, 
Tout  petits  llirts,  riens,  viande  creuse  ; 

Que  mon  esprit  naguère  encor 
Triomphal  en  pleine  lumière, 
Chu  de  son  vol  d'azur  et  d'or, 
A  perdu  sa  gloire  première; 

Qu'enfin  mon  âme  toute  en  Dieu 
Lors  d'un  autrefois  dont  les  anges 
Furent  participants,  au  lieu 
Des  cieux,  erre  ès-Hmbes  étranges... 




<  >ni,  toi  douce  !  e(  toul  esl  Bni 

Dm  mal  languide  qui  m'oppresse,  — 

Kl  qu'à  ]■  un. lis  ton   nom  béni 

Ferme  les  sceaux  de  ma  d<  i 


/EGRI     SOMMA 


Depuis  dix  ans,  ma  jambe  gauche, 
Tu  me  jouas  combien  de  tours  ! 
C'en  est  lassant,  cela  me  fauche, 
Gela  va-t-il  durer  toujours? 

Si  je  marche,  je  me  figure 
Que  je  traîne  un  boulet,  forçat 
Innocent,  mais  tu  n'en  as  cure  ! 
—  Qui  donc  voulut  que  tant  pesât 

Derrière  moi  ce  membre  raide 
Et  douloureux?  le  diable  ou  Dieu? 
Est-ce  à  mes  péchés  le  remède, 
L'expiation?  Lors,  c'est  peu. 

Ou  bien  Satan,  jamais  en  faute 
Quand  il  faut  ne  pas  faire  bien, 
Veut-il  tenter,  invisible  hôte, 
Ma  patience  de  chrétien  ?... 


Bah  I  ce  n'es!  i un.  I heu  \ ..il  mon  Eèle 
\  souffrir  en  cel  aujourd'hui, 
El  ma  jambe  muée  en  aile, 
Moi  mort,  m'essorera  vers  Lui. 


10  niiir.s  i8o5t 


INTERMITTENCES 


Il  est  des  jours,  il  est   des  mois, 
Il  est  jusques  à  des  années 
Où,  fui  des  Muses  surannées, 
Déserté  par  toutes  ses  Fois, 

Froid  aux  couronnes  comme  aux  tresses, 
Aux  palmes  ainsi  qu'aux  lauriers, 
Le  Poète,    dont  vous  riez, 
Connaît  aussi  les  sécheresses. 

Tel  un  chrétien  trop  scrupuleux 
Ne  trouve  plus  dans  sa  prière 
L'oraison  douce  et  familière, 
Chaude  au  cœur  aujourd'hui  frileux, 

A  l'âme  désormais  glacée 
Qui  frémit  de  doute  en  l'horreur 
Du  seul  scrupule  d'une  erreur 
Dont  il  soupçonne  sa  pensée... 


101 


Mail  Laisse!  faire  :  l'an  \  tendra, 
l.i'  moi-  \  tendra,  la  jour  propice 
(  >ù  du  morose  précipice 
L'Ame  immortelle  surgira , 

I  >n  le  cœur  lincère  el  fidèle 
Retrouvera  l'arbre  el  les  nids 
l>r-  lions  pensera  par  Dieu  bénis, 
l'.t  s'y  rendra  d'un  grand  COUp  d'aile.., 

Ainsi  le  Poète,  guéri 

I  >r  la  torpeur  qui  l'étiolé, 
Toul  à  coup  s'essore  cl  s'envole 
Vers  le  bosquet  toujours  chéri, 

D'où,  voix  qu*a  refaite  un  long  jeûne, 
Dana  K-s  crépuscules  seuls  siens, 

II  chante  ses  chagrina  anciens 
Et  l'espérance  à  jamais  jeune  ! 


SITES    URBAINS 


Prisonnier  dans  Paris  pour  beaucoup  trop  de  causes, 
Par  ces  temps  chauds,  je  me  console  avec  les  choses 
Qui  sont  à  ma  portée  et  ne  eonlcnl  pas  trop, 
Par  exemple  la  rue  où  j'habite...  trop  haut. 
Kl  son  spectacle  primitif,  en  quelque  sorte, 
Grâce  à  la  bonhomie  évidente  qu'apporte 
La  pauvreté  des  gens  à  celle  des  voisins 
Dans  les  rapporta  quotidiens  qui  font  cousins. 

A  droite,  à  gauche,  vont  s'éehevelanl  des  squares 
Au  vent  quand  même  septcmbral,  et  des  bagarres 
De  feuilles  en  déroute  imitent  les  vols  fous 
D'oiseaux  qui  seraient  plats  et  verts  aux  refléta  roux, 
S'agitant  au-dessus  des  disputes  point  graves 
D'ouvriers  un  peu  gris,  que  le  vin  bleu  rend  braves 
A  l'excès,  s'il  s'agit  d'un  mot  pris  de  travers. 

Moi,  je  fume  ma  pipe  et  compose  des  vers 
Bonhomme,  en  jouissant  de  ces  sites  bonhomme, 
FA  quand  tombe  la  nuit,  je  m'endors  vite;  et  comme 


VARIA 


103 


Je  rêvasse  toujours,  je  rêve  a  des  vers  mieux, 

Bien  mieux  que  ceux  de  toul  à  l'heure,  vers,  grandi  Dieux  ! 

Pathétiques,  profonds,  clairs  telle  l'eau  de  roche, 

S;ms  rien  en  eux  qui  bronche  ou  leulemenl  <|ui  cloche  : 

Des  vers  ,'i  fairt  Qh  jour  fnod  renoïti  s;m<  pareil 

—  Kt  dont  je  ne  sais  plus  un  mol  a  mon  réveil... 


CLOCIII-CLOCMA 


L'église  Saint-Nicolas 

Du  Chardonnet  bat  un  glas, 
Et  l'église  Saint-Etienne 
Du  Mont  lance  à  perdre  baleine 
Des  carillons  variés 
Pour  de  jeunes  mariés, 
Taudis  que  la  cathédrale 
Notre-Dame  de  Paris, 
Nuptiale  et  sépulcrale, 
Bourdonne  dans  le  ciel  gris. 


Ainsi  la  chance  bourrue 
Qui  m'a  logé  dans  la  rue 
Saint-Victor,  seize,  le  veut  ; 
Et  l'on  fait  ce  que  l'on  peut, 
Surtout  à  l'endroit  des  cloches, 
Quand  on  a  peu  dans  ses  poches 
De  cet  or  qui  vous  rend  rois, 
Et,  lorsque  l'on  déménage, 
Vous  permet  de  faire  un  choix 
A  l'abri  d'un  tel  tapage. 


MIIIA  105 

iprèl  tOlli,  M  l'inil   u'esl   pas 

Pour  annoncer  mon  trépaa 

Ni  uns  nn.cs.   Lon,  un-  plaindre 
Ksi  oiseux,  n'ayant  à  cr;iin<lre 

I  »<•  (■<■  conflit  de  sonneurs 
Grandi  malheurs  ni  gTO*  bonheurs. 
Faut  en  prendre  l'habitude  ; 
(  S'esl  il«'  la  vie,  aussi  bien  : 
La  voix  douce  el  la  voix  rude 
Se  ibndaiil  eu  chaut  chrétien.. 


an  ni  Vers  a!  he 


L'an  dernier,  des  amis  restés 
Avaient  fêté  ma  cinquantaine, 
Instant  précis,  date  certaine, 
Bon  truc  à  porter  des  santés 

Aussi,  car  il  vaut  mieux  tout  dire,.. 
Or,  cette  année  où,  plus  perclus 
Que  jamais,  je  ne  songe  plus 
Guère  qu'à  ce  mal  tournant  pire, 

On  renouvelle  en  l'honneur  du 
Un  -H  cinquante  que  m'octroie 
Cet  an  ci,  l'hommage  de  joie 
Qui,  l'an  dernier,  semblait  mieux  dû. 


N'importe,  ah,  buvons  donc,  tandis  que 
Ce  docteur  a  le  dos  tourné, 
Un  petit  coup  à  ce  damné 
Age  mûr  venu  dont  je  bisque 


V   Ml  I    \ 


Hi- 


Mais  auquel  il  faul  bien  plier, 
I '.i  |  n  m  s  la  vie  est  ainsi  faite, 
1  louce  el  non,  qu'il  faul  que  l*on  fête 
Jusqu'au  l><>iii  l'âge  d'oublier 

Kl  de  se  souvenir.  Le  diable 
Soit  de  toutes  conclusions 
Aul  res  en  ces  occasions 
D  exploits  et  de  propos  <lo  table  ! 


3o  mar>  I9H0I 


CONSEIL 


Pour  Louis  Dnrbon. 

Je  devrais  me  borner  à  vous  dire  : 

«  Puisque  vous  n'avez  pas  vingt  ans,  continuez-  » 

C'est  l'âge  aux  gais  soucis  atténués 

Encor  par  l'espérance,  et  son  délire 

Qui  s'en  viennent,  divins,  chanter  et  luire 

En  nimbes  clairs,  en  chants  frais,  qu'a   choyés 

Encor  l'Illusion,  vieux  éployés, 

Telles  des  ailes  vibrant  comme  une  lyre. 

Mais  non,  il  faut  ci  me  montrer  pédant 
Un  peu,  cela  fait  bien,  sied  à  mon  âj^e 
Sans  effrayer  trop  le  vôtre,  je  gage... 

Or  :   «  Courage  !  »  vous  dis,  car  cependant 
Que  vont  coulant  les  tant  belles  années 
La  Parque  est  là,  filant  nos  destinées. 

4  mai  1895. 


SOUVENIRS     D'il  o  NIAI. 


La  vie  esl  si  sotte  vraiment 

Kt  le  monde  si  véhément, 
En  fait  de  méchanceté  noire. 


Qu'à  ce  prospecl  sur  l'avenir 
Trop  prochain  et  qu'au  souvenir 
l>e  lente  mon  affreuse  histoire. 


Je  préfère  enfin  L'hôpital, 

Puisque  tel   est  mon  lieu  fatal 

Et  ma  sincère  raison  d'être 

Et  le  seul  bonheur  que  j'impêtre, 

Oui,  je  préfère  en  toute  foi 
Cette  faveur  bien  due  à  moi. 
Que  tout  repousse  loin   d'un  monde 
Malpropre  et  d'une  vie  immonde. 


\ 


110 


II 


D'ailleurs,  l'hôpital  est  sain, 
On  s'y  berce  sur  le  sein 
De  tel  ou  tel  médecin, 

Bon  garçon  et  savant  homme 
Toujours  ou  presque  ou  tout  comme, 
Mais  un  compagnon,  en  somme, 

Agréable,  mpins  on  plus, 
Mais  cj u i ,  de  tous  ceux  élus 
Par  des  destins  absolus, 

Est,  avec  notre  infirmière, 
Ange  à  la  voix  coutumière, 
Encor  l'antre  de  lumière  ! 


EN    SEPTEMBRE 


Parmi  la  chaleur  accablante 
I  >'>m  nous  torréfia  l'été. 
Voici  se  glisser,  encor  lenlc 
El  timide,  à  la  vérité, 

Sur  les  eaux  el  parmi  les  feuilles, 
Jusque  dans  ta  rue,  o  Paris, 
La  rue  aride  où  tu  t'endeuilles 
De  lels  parfums  jamais  taris, 

Pantin,  Aubervilliers,  prodige 

De  la  Chimie  et  de  ses  jeux. 

Voici  venir  la  brise,  dis-je, 

La  brise  aux  sursauts  courageux... 

La  brise  purificatrice 

Des  langueurs  morbides  d'antan, 

La  brise  revendicatrice 

Qui  dit  à  la  peste  :  va-t-en  ! 


1  1  '1  V  \  R  I  A 

Et  qui  gourmande  la  paresse 
Du  poète  et  de  l'ouvrier, 
Qui  les  encourage  et  les  presse. 
«  Vive  la  brise  !  »  il  faut  crier  : 


«  Vive  la   brise,  enfin,  d'automne 
Après  tous  ces  simouns  d'enfer, 
La  bonne  brise  qui  nous  donne 
Ce  sain  premier  frisson  d'hiver  !  » 

Septembre  1890. 


l'uni    LE    NOUVEL    AN 


1  Saint-George»  </<•  Boahilier. 

La  vie  est  de  mourir  et  mourir  c'est  naître 
Psychologiquement  tout  comme  autrement, 
Et  l'année  ainsi  t'ait,  joui-,  heure,  moment. 
Condition  sine  que  non,  cause  d'être. 

L'autre  année  est  morte,   et  voici  la  nouvelle 
Qui  sort  d'elle  comme  un  enfant  du  corps  mort 
D'une  mère  mal  accouchée,  et  n'en  sort 
Qu'aux  lins  de  bientôt  mourir  mère  comme  elle. 

Pour  naître  mourons  ainsi  que  l'autre  année  : 
Four  naître,  où  cela  ?  Quelle  terre  ou  quels  cieux 
Verront  aborder  notre  envol  radieux? 

Comme  la  nouvelle  année,  eu   Dieu,  parbleu  ! 
Soit  sous  la  6gure  éternelle  incarnée. 
Soit  en  qualité  d'ange  blanc  dans  le  bleu. 


A  Mnilrmoist'llf  Sarnli. 

<)  Mademoiselle  Sarah, 
C'est  à  qui  de  nous  d'eux  sera 
Le  mieux  encore  épris  de  l'autre. 

Hélas  !  erois-je,  c'est  toujours  moi 
<v)ue  tracasse  bien  trop  d'émoi. 
Mais  votre  émoi?  Quel  est  le  vôtre? 

Je  crains  qu'il  ne  soit  trop  le  même 
Si  je  vois  votre  cœur  à  nu... 
Heureusement  c'est  l'inconnu  ! 

Et  je  veux  que  cette  fleurette 

Ne  vous  trouve  point  mal  seulette 

Dussé-je  y,  moi,  risquer  ma  tête. 


MORT!  (1) 


Les  Armes  onl  tu  I<Mirs  ordrei  on  attendant 

De  vibrer  à  nouveau  dans  des  mains  admirables 

Ou  Bcëlérates,  et,  tristes,  le  bras  pendant, 

Nous  .illous,  mal  rêveurs,  dans  le  vague  des  Fables. 

Les  Armes  mit  tu  leurs  ordres  qu'on  attendait 

Même  ehe/  les  rêveurs  mensongers  que  nous  sommes, 
Honteux  de  notre  bras  qui  pendait  et  tardait, 
Et  nous  allons,  désappointés,  parmi  les  hommes. 

Armes,  vibre/.  !  mains  admirables,  prenez-les, 
Mains  scélérates  à  défaut  des  admirables  ! 
Prenez-les  doue  et  faites  si^nc  aux  F.n-allés 
Dans  les  fables  plus  incertaines  que  les  sables. 

Tirez  du  rêve  notre  exode,  voulez-vous? 

Nous  mourons  d'être  ainsi  languides,  presque  infâmes! 

Armes,  parlez  !  Vos  ordres  vont  être  pour  nous 

La  vie  enfin  fleurie  au  bout,  s'il  faut,  des  lames. 

(i)  Vers  publiés  dans  la  Revue  Rouge  quelques  jours  avant 
la  mort  de  Verlaine. 


ll(i 


La  moii  que  nous  aimons,  que  nous  eûmes  toujours 
Pour  but  de  ce  chemin  où  prospèrent  la  ronce 
Et  l'ortie,  ô  la  mort  sans  plus  ces  émois  lourds, 
Délicieuse  et  dont  la  victoire  est  l'annonce  ! 

Décembre  i8q5. 


ÉP1L0GI  i 


lui  imniirr,'  il'mlieux  à  la  porsi- 
«  personnelle  * . 


Ainsi  donc,  adieu,  cher  moi-même, 
Que  d'honnêtes  gens  m'ont  blâmé, 
Les  pauvres  !  d'avoir  trop  aimé, 
Trop  Datte   daine,  quand  on  aime  !  . 

Adieu,  cher  moi,  chagrin  et  joie 
Dont  j'ai,  paraît-il,  tant  parlé 
Qu'on  n'en  veut  plus,  que  c'est  réglé  ! 
Désormais  faut  que  je  me  noie 


Au  sein  —  comment  dit-on  cela  ?  — 
De  l'Art  Impersonnel,  et,  digne, 
•One  j'assume  un  sang-froid  insigne 
Pour  te  chanter,  ô  Walhalla, 


118 


Pour,  Bouddha,  célébrer  tes  rites 
Et  vos  coutumes,  tous  pays  ! 
Et,  le  mien  de  pays,  ô  hisse  ! 
Dire  tes  torts  et  tes  mérites, 

Et  dans  des  drames  palpitants, 
Parmi  des  romans  synthétiques 
Ou  bien,  alors,  analytiques, 
M 'étendre  en  tropes  embêtants  ! 

Adieu,  cher  moi-même  en  retraite  : 
C'est  un  peu  déjà  du  tombeau 
Qui  nous  guigne  à  travers  ce  beau 
Projet  vers  l'art  de  seule  tête," 

Adieu,  le  Cœur  !  Il  n'en  faut  plus  : 
C'est  un  peu  déjà  de  la  terre 
Sur  la  Tête...  et  son  art...  austère, 
Que  ces  «  adieux  irrésolus. 


Mars  1 8y5. 


PARALLELKMENT 

Pour  une  édition  nouvelle. 


PROJET    KN     L'AI  H 


\  BraeM  Delahaye. 

Il  fait  bon  Bupinément, 

Mi-dormant, 
l);ms  l'aprication  douce 
D'un  déjeuner  modéré, 

1  tigéré 
Sur  un  lit  d'herbe  et  de  mousse, 

lîoii  songer  el  l»>n  rêver 

Et  trouver 

Toute  fin  el  toul  principe 

1  ),ms  les  flocons  onduleux. 

Roses,  bleus 
Et  blancs  d'une  lente  pipe. 

L'éternel  problème  ainsi 

Eclairci, 
Philosopher  est  de  mise 
Sur  maint  objet  réclamant 

Moindrement 
La  svnlhèse  et  l'analyse... 


122 


l'A  H  A  LLÈLEMENT 


Je  me  souviens  que  j'aimais 

A  jamais 
|  Pensais-je  à  sei/e  ans)  la  Gloire, 
A  Thèbes  pindariser, 

Puis  oser 
Ronsardiser  sur  la  Loire, 


Ou  bien  être  un  paladin 

(iai,  hautain, 
Dur  aux  félons,  qui  s'avance 
Toujours  la  lance  en  arrêt  ! 

J'ai  regret 
A  ces  bêtises  d'enfance... 


La  femme?  En  faut-il  encor? 

Ce  décor 
Trouble  un  peu  le  parcage 
Simple,  petit  et  surtout 

De   bon  goût 
Qu'à  la  lin  prise  le  sage. 


A  vingt  ans,  même  à  trente  ans, 

J'eus  le  temps 
De  me  plaire  aux  mines  gentes, 
Et  d'écouter  les  propos 

Faux  niais  beaux, 
Sexe  aime,  que  lu  nous  chantes.. 


PABAI  M  n  mi  123 


La  Politique,  ih,  j'en  ti~  ! 

M.>n   .i\  I--  ' 

/ni  el  bran  !  L'amitié  seule 

Km  reliée,  ;n  ee  l'espoir 

I  >e  me   \  .  » i I- 

l   n  jour  sauvr  de  l.i  gueule 


I  )e  cet  ennui  sans  motif 

Par  trop  vil', 
Qui  des  foi*  bâille,  l'affreuse! 
l'.t  de  n'endormir,  que  lai  ! 

Dans  les  bras, 
V.  terni  té  bienheureuse. 


Tire-lire  et  chante-clair  ! 

Voix  de  l'air 
VA  des  fermes,  cette  aurore 
Que  la  Mort  nous  révéla, 

Dites-la 
Si  douce  d'un  los  sonore  ! 


Nous  ne  sommes  p;is  le  troupeau  : 
C'est  pourquoi  bien  loin  desbergèret 
Nous  divertissons  notre  peau 
Sans  plus  de  phrases  mensongères. 


Amants  qui  seraient  des  amis, 
Nuls  serments  et  toujours  fidèles, 
Tout  donné  sans  rien  de  promis, 
Tels  nous,  et  nos  morales  telles. 

Nous  comptons  d'illustres  aïeux 
Parmi  les  princes  et  les  sages, 
Les  héros  et  les  demi-dieux 
De  tous  les  temps  et  tous  les  âges. 

En  ses  jours  de  gloire  et  de  deuil 
La  gloire  honorait  notre  grâce  ; 
Notre  force  était  son  orgueil 
Kl  le  rire  fier  de  sa  face. 


|»  VU    VI    I    I    I    I    Ml    \   I  135 


Rome  aussi  nom  comblait  d'égards  '■ 
Noui  éclatamea  dam  mi  I  banni 
lût  poètei  de  toute*  parti 
Nom  célébrèrent  en  queli  ternit 

(  '.lie/  les  modernes  nom  a^  oni 
Lei  Frédéric  et  lei  Shakspeare. 
No*  phalangei  en  rangs  profonds 
Allaient  noua  conquérir  l'Empire 

Du  monde  en  de  très  vieux  Olim, 
Quand,  tueurs  de  Femmes  et  d'hommes, 
Les  jaloux,  ces  durs  Elohim, 
Se  ruèrent  sur  nos  Sodomes*.. 

Sus  aux  Gomorrhes  d'à  côté  ! 


1HELET    A    MLV 


Ma  pelite  compatriote, 

M'est  avis  que  veniez  ce  soir 
Frapper  à  ma  porte  et  me  voir, 
0  la  scandaleuse  ribote 
De  gros  baisers  —  et  de  petits, 
Conforme  à  mes  forts  appétits  ! 
Mais  les  vôtres  sont-ils  si  mièvres? 


Primo,  je  baiserai  vos  lèvres, 
Toutes  !  C'est  mon  cber  entremets 
Et  les  manières  que  j'y  mets, 
Comme  en  toutes  choses  vécues, 
Sont  friandes  et  convaincues. 
Vous  passerez  vos  doigts  jolis 
Dans  ma  llave  barbe  d'apôtre 
Et  je  caresserai  la  vôtre, 
Et  sur  votre  gorge  de  lys, 
Où  mes  ardeurs  mettront  des  roses, 


l'A  II   \  I    I    I    I   I    M  I    s   I  \2' 

.\<-  powerai  ma  bouche  en  feu  ; 

Mea  brai  m  piqueront  au  jeu, 

PAméa  autour  dea  bonnea  choaea 

I  >c  deaaoua  la  taille  h  plut  baa,  — 

Puia  met  maiha,  non  aana  foli  combata 

Ave-  voa  maina  mal  courroucé* 

Flatteront  de  tendrei  reaaéea 

<>  beau  derrière  qu'étreindra 

Tout  l'effort  qui  lora  bandera 

Mu  gravite*  vers  votre  centre... 

A  mon  tour  je  Frappe.  ()  dis  :  Entre! 


DÉDICACES 


Pour  utif  édition  nouvelle. 


POUR    l..\    PLUME 


Je  veux  < I i ie  en  ces  quelques  vers 

La  bonne  opinion  que  j'ai 

Sur  les  gens  bien  et  l'endroit  },rai, 

Fût  l'endroit  triste  avec  des  cens  divers. 


(Or,  j'ai  passé  p;is  mal  d'hivers 
Et  de  printemps,  gai  comme  un  geai, 
Triste  comme  un  cygne  à  l'essai. 
Tour  à  tour  chaste  mais  pervers.) 

Ma  bonne  opinion  est  telle, 
Dans  cette  fête  qui  m'allume, 
Mesdames,  ô  vous  Imites  belles, 

Messieurs,  ô  vous  tous  un  i,rénie, 
Que  si  j'osais,  sans  ironie. 
Je  me  glorifierais  d'être  aussi,  président  delà  Plume. 

1 1  avril  1893. 


II 


Je  ne  suis  plus  encore  un  faune 
El  je  dirai  clans  mes  regrets 
Un  sonnet  k  la  Plume  après 
Que  je  ne  serai  plus  aphone 
Sans  le  faire,  hélas  !  trop  exprès. 

Ma  muse,  cpii  parfois  rit  jaune 
Et  voit  rou^e  et  noir  et  tout  près 
D'y  voir  rose,  puisque  suis  ès- 
Amis,  vous  dit  :  Amis,  mon  trône, 

Puisque  je  suis  le  Président 

De  ces  agapes  fraternelles, 

Ou  du  moins  mon  fauteuil  prudent, 

Mon  fauteuil,  ou  si  vos  prunelles 
Y  découvrent  un  trône  trop... 
Je  vous  salue,  amis,  et  m'assieds  au  galop. 

i3  avril  1893. 


FRONTISPICE   POUR    UNE   ANNÉE 
DE   LA    PLUME 


Rêveuse  au  bord  de  l'eau 
Tendrement  Boudeuse, 
Entends  chanter  l'yeuse, 
I,' ajonc  et  le  bouleau  ; 

Admire  le  tableau 
Naïf  où  la  macreuse, 
La  sarcelle  amoureuse 
Parlent  du  renouveau  ; 

Pénètre-toi  du  charme, 
Sens  monter  une  larme 
Qui  viendrait  de  ton  cœur 

A  ee  printemps  qui  muse, 
Joie  éparse  et  langueur  : 
Souris,  petite  musc. 


LE   LIVRE   D'ESTHER  (1) 

I 


Je  suis  un  ennemi  de  toute  hypocrisie, 

Aussi,  de  tout  ennui, 
Et  c'est  pourquoi,  ma  trop  chère,  je  t'ai  choisie  ! 

Je  l'avoue  aujourd'hui, 

Comme  je  l'indiquais  hier  dans  tel  volume 

Dont  Bazile  a  rougi, 
Gomme  je  l'écrirai  demain  avec  ma  plume 

D'homme  chaste  assagi, 

Comme  je  le  crierai,  fût-ce  en  face  des  balles, 

Fût-ce  «  à  travers  le  feu, 
«  Le  fer  des  bataillons  »,  ces  soûlantes  cymbales, 

Serait-ce,  nom  de  Dieu  ! 

(i)  Cette  pièce  porte  en  note,  au  coin  delà  page  ,Le  Livre 
tVEsther.  Verlaine  avait  commencé  un  volume  sous  ce  titre. 
«  Je  suis  un  ennemi  de  toute  hypocrisie  »  devait  être  la 
première  pièce  du  livre. 


i . i  i .  i  c  :  il   i 


135 


Devant  le  Diable,  e(  quand  ce  lerail  devant  pire 

Je  l'ai  nommée  assez 
Je  t'aime  mieux  que  tout,  démon,  goule,  vampire, 
—  Kl  ce  n'est  | » . i  —  assez  I 


PU VI S    1)K    CHAVANNES 


Victor  Hugo,  soleil  dont  tous  sont  le  Memnon, 

Donnant  à  nous  sa  lyre  étoilée  et  fleurie, 

Extase  du  poète,  orgueil  de  la  patrie, 

Honneur  du  genre  humain  qui  se  lève  à    son  nom  ; 

PlCABOlA  MATBH,  campagne  courageuse, 

Race  blonde  aux  corps  blancs  brunis  parle  grand  air; 

Luoua  pho  i'atria,  beaux  éphèbes,  sang  lier 

Et  chair  forte  et  des  yeux  où  rit  la   mort  songeuse  ; 

Geneviève  qui  paît  ses  ouailles,  tandis 

Que  l'oignent  de  douceur  tel  saint  et  tel  évêcpie, 

Et,  le  Hun  éloigné,  rêve  de  paradis  : 

Autant,  Gloire,  de  droits  et  de  titres  aveccpie 
Tant  d'autres  pour  ton  temple  ouvert  de  son  vivant 
A  l'artiste  impeccable,  au  maître  triomphant. 

janvier  i8<).">. 


IMH'i;    UN    ALBUM 


l    M""'  de..,  ji'iiir  MM  "ll'iim. 

Je  n'ai  jamais  été  dans  la  Bretagne,  mais 
J'en  rêve  toutes  nuits,  el  l<uii  le  jour  j'^  pense 
Comme  aux  choses  de  mon  enfance  que  j'aimais, 
Tant  qu'à  la  fin,  et  sons  forme  de  récompense, 

Je  revois  le  clocher  que  je  n'ai  vu  jamais. 

(>  la  Bretagne  el  ses  clochers  ;'i  jour,  où  danse, 

A  travers  ce  brouillard  épais  où  je  trimais, 

La  cloche  pour  bercer  un  peu  ma  vieille  enfance! 

Car  j'ai  rêvé  que  je  trimais  :  l>ète  et  malin, 
Tel,  innocent,  le  long  du  parc  de  Josselin, 
lu  berger,  contemplant  la  nuit  long-étoilée. 

Et,  de  plus,  ignorant  qu'Olivier  de  Clisson 

Fut  autrefois  maître  el  Beigneur  de  la  vallée. 
Rode  parmi  les  bois  en  sifflant  la  chanson. 


SONNET 


Pour  la  Kermesse  du  ao  juin  itf<j.">  {Caca, 

Je  voudrais  avoir,  je  le  jure, 
Croyez-en  ma  sincérité, 
Part  à  votre  festivité, 
N'était  le  mal  qui  m'iodurc, 

Qui,  lout  le  temps  que  le  jour  dure, 
Me  retient  au  lit  détesté 
Pour  me  faire  un  somme  agité 
Du  soir  obscur  à  l'aube  obscure. 

Mais  mon  cœur  bat  libre  et  sans  fera 
Et  le  bon  démon  qui  m'babitc 
Me  dicte  encor  parfois  des  vers. 

Sonnet,  pars  joyeux  et  va  vite 
Vers  ce  Caen  où  la  Charité 
(iaiment  inaugure  l'été. 


MARCELINE    DESBORDES    VALMOHE 


Telle  autre  gloire  est,  j'ose  dire,  plue  faraeut 
Dont  l'éclat  éblouit  mieux  encor  qu'il  ne  luit  : 
La  sienne  fait  plus  de  musique  que  <le  bruit, 
Bien  que  de  pleurs  brûlante  écumeuse  et  fameuse. 

Mais  la  bouté  du  cœur,  mais  l'Ame  haute  et  pure 
Tempèrent  ce  torrent  de  douleur  et  d'amour 
Et,  se  mêlant  à  la  douceur  de  la  nature, 
A  sa  souffrance  aussi,  de  nuit  comme  do  jour 

Promènent  sous  le  ciel  tout  pluie  et  tout  soleil 
A  chaque  instant,  avec  à  peine  des  nuances, 
Un  large  llcuve  harmonieux  de  confiances 

Vives  et  de  désespoirs  lents,  et,  non  pareil, 

Il  chante,  l'ample  fleuve  au  capricieux  cours. 
L'hymne  infini  de  toute  la  tendresse  humaine 
Où  la  fille  et  ramante  et  la  mère  ont  leurs  tours. 
Où  le  poète  aussi,  dans  l'horreur  qui  nous  mène. 


J4() 


DÉDICACES 


Vient  mêler  son  sanglot  qui  finit  en  prière 
l  niversclle,  cl  la  beauté  même  d'un  art 
Issu  du  sang  lui-même  et  de  la  vie  entière, 
Rires,  larmes,  désirs  et  tout,  comme  au  hasard. 

Car  elle  l'ut  artiste,  et,  sous  la  fougue  ardente 
Dont  va  battre  son  vers  vibrant  comme  son  cœur, 
On  perçoit  et  Ton  doit  admirer  l'imprudente 
Main  au  prudent  doigté  tout  vigueur  et  langueur. 

—  Les  villes,  ainsi  que  les  peuples,  ont  la  gloire 
Qu'elles  valent,  et  toi,  Douai,  tu  méritas 
Celle-ci,  pays  calme  où  vécut  de  l'histoire 
Tumultueuse  en  masse  et  formidable  au  tas, 

Cité  d'églises  et  de  beffrois,  et  campagnes 

Pleines  de  «  jeunes  Albertines  »,  mais,  encor, 

«  Où  s'assirent  longtemps  les  ferventes  Kspagnes  ». 

Tel  l'œuvre  et  tel  le  cœur,  Heurs  et  pleurs,  flûte  et  cor, 

Fin  harmonie  avec  la  femme  et  le  génie. 
11  est  juste,  il  est  temps  —  pour  l'honneur  de  ses  vers? 
Non,  ils  sont  ton  honneur  même  et   ta   Heur  bénie, 
Sa  patrie,  ô  Douai,  «  doux  lieu  de  l'univers  »  — 

11  n'est  que  temps,  il  n'est  que  grand  temps  et  que  juste, 

Ville,  son  cher  souci  dans  ce  cruel  Paris, 

De  dresser  quelque  part  sa  ressemblance  auguste 

En  quelqu'un  de  tes  «  coins  »  qu'elle  a  le  plus  chéris, 


ni  un    \.   i  Ml 


\im  que  l»'-  clochea  encor  de  Noire-Dame 
Bercent  du  moins  son  ombre  II  l'ombre  dei  ran 
Qui  furent  ramîlien  eu  repoi  de  cette  ftme 
Infatigable  e1  qui  lui  murmuraienl  !<■>  moti 

De  cet  poèmei  il<mi  non-  célébroni  la  Fête 
Intellectuelle  el  cordiale,  —  et,  fi  T<>i, 
i)  grande  Marceline,  ô  sublime  |>«n-te, 
Et  femme  exquise,  accueille  cel  acte  de  foi  ! 


LE    LIVRE    POSTHUME 


LE  I.IYHK  POSTHUME 


Le  poète  a  fini  sa  tâche, 

L'homme,  non. 
L'un  serepail  «lu  bruit  l'ait  autour  de  son  nom, 

Il  compte  ses  succès  sincères  OU  Indice-, 

l>c|>uis  l'humble  début  et  les  chastes  prémices 
Jusqu'à  ses  derniers   vers,  qu'il   sent  bien  fatigué»! 

Le  temps  n'est  plus  des  madrigaux  jolis  et  ^rais, 

l>e  l'élégie  au  tour  voluptueux  et  tendre, 

De  l'ode  au  vol  vainqueur,  du  sonnet  qu'à  l'entendre 

(Le  poète!  on  eût  cru  du  Pétrarque,  mais  mieux. 

Il  voudrait,  et  de  bonne  foi,  se  faisant  vieux, 

(Ont' tout  fût  dit  pour  lui  sans  plus  pousser  sa  gloire, 

S'en  liant  là-dessus  à  l'humaine  Mémoire. 

(l'est  un  cœur,  un  esprit,  une  àme  retraités, 

Soignant  à  loisir  ses  deux  immortalités, 

Peu  soucieux  pourtant,  quelque  ardeur  qui  l'allume 

Quant  à  son  àme  eneor,  de  celle  de  sa  plume. 

Pour  l'homme,  —  le  poète  à  part  et  lyre  et  luth 

Bien  écartés,  —  mal  occupé  de  son  «  salut  » 

Peut-être  autant  que  ce  poète  Test  lui-même. 

Son  rôle  n'est  joné  qu'à  demi,  le  problème 

10 


146  LE     LIVRE     P08THUMB 

De  sa  vie,  il  ne  l'a  résolu  que  si  peu 

Qu'il  n'est  pas  sûr  de  quoi  que  ce  soit  devant  Dieu. 

Sa  mémoire  ne  lui  dit  rien  qui  le  console 

Ou  le  désole,  ou  quoi  que  ce  soit.  Sa  parole 

Hésite,  et  l'action  semble  ôtée  à  son  bras. 

Pourtant  la  volonté,  parmi  tous  embarras, 

Ennui,  remords  peut-être,  à  coup  sûr  vœux  enquête 

Ou  las,  persiste  et  bande  et  tend  toute  sa  tète. 

Il  vit  et  prétend  vivre,  et  cela  très  longtemps, 

VA  non  pas  être  heureux  de  par  ses  vœux  contents. 

Au  feu  ses  passions,  en  tant  pourtant  que  feues, 

Satisfaites,  non,  il  aspire  à  mieux  qu'aux  queues 

Des  comètes,  et  c'est  le  soleil  qu'il  lui  faut, 

Le  bonheur!... 

Et  voici  qu'à  cette  heure  prévaut, 
Dans  l'existence  de  cet  homme  tout  tendresse, 
L'amour,  et  qu'il  a  bien  la  meilleure  maîtresse, 
(iaîté,  bonté,  raison,  et  qu'il  aime  à  mourir 
De  son  absence,  si  ce  risque  allait  courir. 
.Mais  elle  ne  s'en  ira  pas,  dis,  ma  chérie?) 
Or,  depuis  qu'elle  est  là,  l'humble  et  droite  Ef;érie, 
Le  charme  et  le  conseil,  c'est  curieux  ce  qu'il 
Gagne  en  cordial  de  ce  qu'il  perd  en  subtil. 
Il  s'intéresse  à  toute  chose  —  à  tort  ?  peut-être  ?  — 
Autant  et  mieux  qu'à  l'art  qui  fut  l'unique  maître 
De  ce  cerveau  despotiquement  lier  jadis, 
Et  maintenant  doux,  tolérant,  un  paradis, 
Une  chambre  commode,  et  bien  chaude,  et   bien  fraîche, 
Fraîche  comme  un  bosquet,  chaude  comme  une  crèche 
Pour  toute  simple  idée  et  tout  raisonnement 
Clair,  et  pour  toute  gentillesse,  bonnement. 


m      L1VM1     i'"-  i  h  i   m  i  II" 

Soui  cette  muse,  .1  i m.i hle  el  fine  inipîrati 
En  même  lempi  qu'infiniment  dominatrice 
Dana  le  mm  Le  meilleur  el  le  plue  baul  <  1  n  mot, 
L'homme  reste  poète  a,u  senscajme  qu'il  faut, 

Kl   le  livre  i(ii  i  \  .1  venir  ;ipivs  l.nil  d'.iiil  1  ■ 

Où,  Vertu,  \ < mis  planes,  <>ù,  Vice,  tu  te  vautn 
S'en  va  paisiblement,  honnête,  aoua  la  l«»i, 
Femme  en  qui  le  poète  el  l'homme  ont  mia  leur  loi. 


FRAGMENTS 

I 


Dis,  sérieusement,  lorsque  je  senti  mort, 

Plein  de  toi,  sens,  esprit,  àme,  et,  dans  la  prunelle, 

Ton  image  à  jamais  pour  la  nuit  éternelle, 

Au  cœur  tout  ce  passé  tendre  et  farouche,  sort 

Divin,  l'incomparable  entre  les  jouissances 
Enormes  de  ma  vie  excessive,  ô  toi,  dis, 
Pense  parfois  à  moi  qui  ne  pensais  jadis 
<x)u'à  t'aimer,  l'adorer  de  toutes  les  puissances 

D'un  être  fait  exprès  pour  toi  seule  l'aimer, 
Toi  seule  te  servir  et  vivre  pour  toi  seule 
Et  mourir  en  toi  seule.  0  oui,  quand,  belle  aïeule, 
Tu  penseras  à  moi,  garde-toi  d'exhumer 

Mes  jours  de  jalousie  et  mes  nuits  d'humeur  noire, 
Plutôt  évoque  l'abandon  entre  les  mains 
De  tout  moi,  toutau  bon  présent, auxehers  demains, 
Et  qu'une  bénédiction  de  ta  mémoire 

M'absolve  et  soit  mon  guide  en  les  sombres  chemins. 


II 


J'ai  magnifié  «le  vertus, 
(  Ibère  veuve,  tes  qualités. 
Ces  hommages  leur  étaienl  dus 
El  je  n'ai  «lit  que  vérités. 

Ta  patience  de  parole 

Et  d'action  à  mon  égard 

Mériterait  une  auréole. 

Toi  belle  et  moi  presque  un  vieillard, 

Presque  un  vieillard,  presque  hystérique, 
Aux  goûts  sombres  et  ruineux. 
Evocation  chimérique 
IVs  grands  types  libidineux, 

Tibère  et  tous,  —  et  la  clémence 
Vis-à-vis  de  ces  désirs  Tous, 
Ou  sols  plutôt  dans  leur  immense 
Ambition  de  quatre  sous, 


150  I>E     M  VUE     POSTHUME 

Et  la  gentillesse  divine 
Devant  nies  soupçons  odieux, 
(Quelle  que  fût  leur  origine, 
Toi  si  belle  et  moi  presque  vieux, 

VA  Ion  cœur,  dans  nos  zizanies 
Eteintes  enlin  sur  le  tard, 
Plein  des  faiblesses  infinies 
D'une  maman  pour  son  moutard, 

Mais  aussi  ton  esprit  sagace 
Tenant  tête  à  l'entêtement 
D'un  moi  triste  ensemble  et  cocasse. 
Il  est  vrai  que  je  t'aimais  tant  ! 


III 


ComptjÇIM  sa\oureuse  et  l>onne, 

\  rai  j'ai  ronflé1  le  soin 

Définitif  de  ma  personne. 

Toi,  mon  dernier,  mon  seul  témoin. 


Lorsque  je  t'écrivais  «1rs  vers 

Que  des  sots  dils  spirituels 
Trouvaient  un  peu  bien  sensuels 
Kt  d'autres  simplement  pervers, 

J'eus  soin  (le  mettre  en  tête  d'eux 
Ces  cris  si  vrais  de  mon  amour, 
Quelques  mots  graves  pour  qu'un  jour 
Se  lût  le  mensonge  hideux. 

Oui,  certes,  le  Bang  et  la  chair 

Furent  mes  complices  joyeux 
Dans  le  délice  radieux 
D'avoir  trouvé  le  maître  cher, 


152  LE     LIVRE     POSTHUME 

Le  beau  quille  en  ce  monde  laid, 
Le  conseil  franc  et  l'âme  Forte 
Et  celte  verve  qui  m'emporte 
Chez  la  femme  qu'il  me  fallait  ! 

Ah  !  conduis-moi,  lors  triomphant 
Puisque  pour  appui  j'ai  ton  bras, 
A  travers  tous  les  embarras, 
Comme  un  vieillard,  comme  un  enfant. 

Puis,  dis,  lorsque  j'aurai  quitté 
La  terre  et  la  présence,  hélas! 
Mêle  un  peu  ta  prière  au  glas 
M 'annonçant  dans  l'éternité. 


IV 


Ta  rappelleras-tu  mea  colères  injustes? 
Non,  mais  plutôt  l'élan  vers  tes  vertus  augustes 
l>c  toute  ma  pensée  à  l'entier  dévouement 
Qui  n'avait  de  bonheur  qu'en  l'agenouillement 

Devant  ta  volonté  pour  moi  douce  et  terrible 

El  toujours  pour  un  hien,  à  la  passer  au  crible, 

De  l'accomplissement  joyeux  d'un  ordre  dur, 

Ht  toujours  pour  un  bien  et  d'après  un  plan  BÛT, 

Emané  de  ton  âme  et  sorti  de  ta  bouche. 

M'auras-tu  pardonné  mon  Iront  parfois  farouche 

Et  ma  face  effarée  et  mon  geste  perdu, 

Pensant  combien  frappé,   de  quels  malheurs  battu, 

Abreuvé  de  quel  fiel,  par  une  providence 

Pleine  d'oubli  clément  et  d'exquise  prudence. 

Je  tombais  dans  les  bras  divins  qui  m'ont  sauvé? 

Mais  plutôt  tu  ressentiras  ton  cour  couvé 

Par  le  mien  et  tu  reverras  plutôt  ma  vie 

Dépendant  de  la  tienne  avec  point  d'autre  envie 

Que  ne  pas  te  déplaire  ou  te  désobéir 

En  quoi  que  ce  put  être,  et  ne  jamais  faillir 


154  LE     LIVRE     POSTHUME 

A  la  devise  confiée  à  ton  pur  zèle, 
Vivante  dans  ton  sang.  Tout  pour  Elle  et  par  Klle 
Et  peut-être  qu'alors  quelques  pleurs  précieux, 
(ilorieux  témoignage,  obscurciront  tes  yeux. 


l'.t  voici  l'instant  OÙ  tu  meurs. 
Nuit  Bupréme  en  ma  nuit  extrême, 
Deuil  de  deuils,  malheur  de  malheurs 
Il  me  semble  mourir  encor  moi-même. 


Eh  (|uoi!  l'expansion  immense 

De  cette  immense  intensité, 
Celte  saute,  cette  <,raité, 
Tout  ce  triomphe  enseveli,  démence  ! 

Mais  !  le  néant  c'est  bon  pour  moi, 
Pour  cet  être  absurde  et  Fragile 
C'esl  ce  qu'il  faut,  mais  quant  à  toi. 
Nous  ne  sommes  pas  de  la  même  argile. 

Moi  je  suis  la  destruction 
Dans  le  silence  et  les  ténèbres, 
Toi,  monte  avec  l'assomplion 
Des  femmes  <pie  l'amour  rendit  célèbres. 


15<)  LE     LIVRE      POSTHUME 


Car,  clans  l'ombre  où  l'on  s'en  ira, 
Ta  figure  entre  tontes  celles 
Des  belles  que  l'on  adora 
Passe  les  amantes  et  les  pucelles. 

Et,  dernier  don  à  ton  féal, 

Ma  tombe  sera  renommée 

De  ce  chef  divin  et  royal, 

La  gloire  de  l'avoir  surtout  aimée. 


hKHNIKH     BSPOIH 


Ilcsl  un  arbre  au  cimetière 
Poussant  en  pleine  liberté, 
Non  planté  par  un  deuil  dicté,  — 
Qui  Hotte  au  long  d'une  humble  pierre. 

Sur  cet  arbre,  été  comme  hiver. 
Un  oiseau  vient  qui  chaule  clair 
Sa  chanson  tristement  lulèle. 

Cet  arbre  et  cet  oiseau  c'est  nous  : 
Toi  le  souvenir,  moi  l'absence 
Que  le  temps  —  qui  passe  —  recense... 
Ah,  vivre  encore  à  tes  genoux  ! 

Ah,  vivre  encor  !  Mais  cpjoi,  ma  belle. 
Le  néant  est  mon  froid  vainqueur... 
Du  moins,  dis.  je  vis  dans  ton  coeur? 


II 
PROSE 


SOUVENIRS 


il 


vr   QUARTIER 


90VV1KIM    i»i :s    i>i;ii.Mi.ni.s    aw 


Van  IS.ST.  à  l'issu  de  bien  tles  événements 
minuscules  mais  doublement  et  triph-ment  poi- 
gnants dans  leur  intimité  même,  je  «  dirigeai 
mes  pas  »  de  convalescent  sortant  de  divers 
hôpitaux  devers  un  hôtel  de  la  rue  Royer- 
Collard,  intitulé  précisément  du  nom  même  de 
la  rue.  C'est  tout  près  de  cet  immeuble  qu'en 
1871  Raoul  Rigault,  que  j'avais  connu  dès 
l'enfance,  périt  dans  de  mémorables  circons- 
tances qui  lui  feront  pardonner  bien  des  fautes. 
On  ne  se  rappelle  peut-être  qu'imparfaitement 
œtU  anecdote  tinale.  tout  à  l'honneur  de  ce 
malheureux  qui  fut  coupable,  certes  !  mais  qui 
mourut  de  sorte  magnanime.  H  quittait  une  bar- 
ricade et  avait  déjà  grimpé  ses  cinq  ou  six 
étages  et  se  disposait  à  fuir  par  les  toits,  quand 


1  fi4  S  O  U  V  i  ;  mus 


une  voix  à  demi  étranglée  par  la  terreur  reten- 
tit, sinistre,  dans  l'escalier  :  «  Ce  n'est  pas  moi 
Rigault,  je  suis  le  propriétaire  !  »  En  entendant 
ces  mots,  le  vrai  Rigault  devina  qu'on  allait 
fusiller  quelqu'un  à  sa  place,  et  quel  quelqu'un, 
pour  Dieu  !  son  propriétaire  ni  plus  ni  moins. 
Et  de  descendre  aussitôt  quatre  à  quatre  et  de 
crier  aux  Versaillais  qui  avaient  déjà  collé  au 
mur  l'infortuné  «  patron  »,  en  se  désignant  du 
doigt  :  v  Voici  Rigault  et  non  cet  homme.  Et 
vive  la  Commune  !  » 

Quelle  différence  entre  cette  conduite  certaine- 
ment superbe  et  la  peut-être  raisonnable  chan- 
son des  anarchistes  d'aujourd'hui  : 

«Si  tu  veux  être  heureux. 

Nom  de  Dieu  1 
Prends  Ion  propriétaire... 

Ces  terribles  souvenirs  n'empêchent  pas  la 
table  d'hôte  de  M,,,c  Th...,  la  voisine  immédiate 
de  ce  proprio  vraiment  chançard,  d'être  assez 
amusante,  composée  aux  trois  quarts  de  Moldo- 
Valaques  et  autres  parfaits  rastns  dont  le  fran- 
çais, tant  fantaisiste  !  faisait  parfois  sourire  et 
même  rire  le  coin  petit  parisien  que  nous  for- 
mions à  quelques-uns  —  dont  un  juif  polonais. 
Ce  garçon  (Stanislas  de  son  petit  nom)  de  qui  le 


*  .  I  I     \    I    \  I  II  s 


nom  en  vy  dissimulait  mal  ls  religion,  me  n  in i 
trouver  un  jour  en  me  disant  :  ••  Cer  maître,  que 
/.<•  voudrais  bien  faire  votre  portré  '.  Il  accoucha 
bientôt  d'un  pastel  terrible  où  ma  tête,  pourtant 
plutôt  peu  patibulaire,  apparaissait  but  un  fond 
rouge-flamme,  telle  une  tète  «!<•  damné.  Portrait 
et  /'mil  furent  exposés  au  •  Blanc  ri  Noir  «  et 
L'iconographe  Félix  Fénéon  «  s'en  défia  »  de 
très  spirituelle  façon  dans  les  colonnes  d'un 
journal  d'art  de  L'époque 

Je  n'ai  jamais  aimé  poser  et  ce  me  fut  un  vé- 
ritable supplice  quand  un  autre  peintre  vint 
quelques  jours  après  me  proposer  la  même  botte 
pour  la   Revue  illustrée  ;  ma  tête  était  déjà  La 

proie  d'un  de  mes  amis,  d'ailleurs  le  plus  «  talen- 
leu\  ».  à  mon  sens,  mais  aussi  le  plus  terrible  de 
ces  tortionnaires. ,  le  ne  connais  que  lesinlcrri<>n:s 
modernes,  d'ailleurs  de  charmants  garçons, pour 
être  véritablement  plus  rasoirs  encore,  selon  le 
mot  de  cet  excellent  Raoul  Ponchon. 

Bien  que  mal  fortuné  déjà,  j'avais  mes  mer- 
credis. Et  ces  soirs-là  ma  petite  chambre,  qui 
n'avait  pourtant  rien  de  commun  avec  la  maison 
de  Socrate,  contenait  parfois  jusqu'à  quarante 
personnes  des  deux  sexes.  Yilliers  de  l'isle- 
Adam  faisait  des  grâces  à  M""'  Rachilde  qui, 
elle-même,  avait  de  l'esprit  entre  Laurent 
Tailhade  et  Jean  Moréas. 


166 


s  n  r  V  K  N  I  R  s 


Il  paraît  d'ailleurs  que  j'ai  fait,  d après  des 
croquis,  un  dessin  que  je  recommande  à  Her- 
gerat  pour  la  prochaine  exposition  de  «  Poil  et 
Plume  »  et  qu'une  revue  du  Quartier  publia. 

Parmi  mes  «  invités  >»  plusieurs  sont  morts  ; 
Villiers  de  l'Isle-Adam  et  Jules  Tellier.  De  ce 
dernier,  quelques  pieux  amis  ont  réuni  et  publié 
récemment  un  volume  (1),  qui  n'est  pas  dans  le 
commerce,  et  suffirait  à  lui  seul  pour  envoyer 
son  jeune  nom  à  la  postérité. 

Souvenir  d'autant  plus  mélancolique  qu'on 
s'amusait  ferme  au  cours  de  ces  modestes  agapes 
qui,  d'ordinaire,  se  terminaient,  vers  minuit, 
par  l'invasion  des  cafés  avoisinants,  le  François 
Premier  entre  autres.  Que  de  cheveux  !  mon 
Dieu  !  (je  ne  parle  pas  pour  moi)  et  que  de  mo- 
nocles !  Mais  aussi  quelles  discussions  litté- 
raires, jusqu'au  moment  de  la  fermeture.  Cela 
même  alla  parfois  jusqu'à  des  envois  de  témoins  ! 
Mais  je  raconterai  ces  choses  quelque  autre  jour. 

Et  voilà  pour  mon  stage  relativement  court 
en  cet  hôtel  un  peu  bien  sérieux,  mais  dont,  en 
somme,  je  n'ai  guère  à  me  plaindre  —  en  dépit 
de  la  sévérité  même,  légèrement  prud'hom- 
mesqlie,  du  patron  de  la  rue  et,  par  conséquent, 
de  la  maison. 


(l)  Les  Reliques,  de  Jules  Teluer, 


YA1WKTK  S 


AU     QUARTIER;      SOUVENIR     DES     DERNIÈRES 

ANNI.I.  I 


Hue  Saint-Jacques.  Un  escalier  terrible  :  une 
rampe  et  ses  supports  d'arbres  à  peine  équarris 
peints  rouge-sang.  Un  entresol  haut  comme  un 
second,  plutôt  par  l'aspérité  que  par  le  nombre 
des  marches.  Propriétaire  bon  garçon  inlus  et 
in  cuto,  mais...  Locataires  matutinaux,  locatrices 
volontiers  très  vespérales  avec  qui  point  n'est 
trop  dur  ni  trop  rude  de  s'entendre  à  telles  lins 
«  que  je  pense  ». 

J'y  recevais  mes  amis  aux  soirs  du  jour  accou- 
tumé de  la  semaine.  Peu  de  gaz  pour  éclairer 
les  marches  escarpées  et  la  rampe  trop  large 
pour  la  main  et  la  cage  elle-même  trop  étroite 
pour  un  corps  quelque  peu  abusif:  mais,  parles 
soins  du  digne  hôte,  une  bougie  brûlait  jusqu'aux 


1 68  SOUVENIRS 


heures  que  de  droit  sur  le  rebord  intérieur  de 
fenêtre  qu'il  fallait,  à  l'etïet  d'éclairer  les  nom- 
breux invités.  De  la  bière  plus  que  du  thé 
aux  instants  de  «  richesse  ».  Dans  l'autre 
cas,  de  l'eau  sucrée  avec  du  rhum,  fruit  quel- 
quefois d'une  «  contribution  »  des  camarades. 
Du  tabac  et  quelque  gaîté  toujours  ou  tout 
comme... 

Puis,  pour  la  deuxième  ou  troisième  fois,  l'hô- 
pital, une  suite  de  rhumatisme  revenu...  et 
d'opulence  insuffisante. 

Mais  passons  sur  cette  période  d'à  peu  près 
six  mois  par  ailleurs  racontée  et  revenons  bien 
vite  au  Quartier,  cette  fois  rue  de  Vaugirard, 
sous  les  auspices  de  Maurice  Barrés,  en  un  très 
confortable  hôtel  tout  proche  de  l'Odéon  et  qui 
eut  l'heur  d'abriter  bien  des  «  illustrations  »  de 
tous  ordres,  depuis  Gambetta  jusqu'à  Lebiez, 
sans  compter  tant  de  générations  de  littérateurs, 
d'avocats  et  de  docteurs. 

Patron  et  patronne  charmants.  Table  d'hôte 
toute  de  famille  et  en  famille,  et  très  variée. 
Jusqu'à  un  prêtre  s'y  trouvait,  et  je  n'hésite  pas 
à  confesser  —  c'est  le  mot  —  qu'éclataient 
maintes  discussions,  toujours  courtoises,  sou- 
vent plus  que  vives  à  propos  de  mille  choses  sé- 
rieuses et  autres.  Et  quand,  après  le  dessert  et 
avant  le  café,  «  Monsieur  l'abbé  »   se  retirait 


SOI  VBNIBI  160 


pour  ses  dévotions,  la  conversation  prenait  un 
tour  moins  contradictoire  ei  i«>us  et  toutes  tom- 
baient d'accord  en  propos  gentiment  Légers,  par- 
Fois,  comme  la  gaze  donl  ils  s'abstenaient  par- 
fois aussi.  Femmes  jeunes  et  d'esprit,  la  maî- 
tresse de  la  maison  en  tête,  hommes,  parmi  quels 
le  mari  d'icelle,  diserts  <t  de  belle  humeur,  j 
allaienl  de  leur  voyage  au  bleu  et  parfois  rose 
|i,i\  s  de  Fantaisies. 

Mes  mercredis  battirent  là  leur  plein,  ainsi 
qu'il  esl  di'  mode  de  s'exprimer  aujourd'hui  : 
des  amis  de  plus  en  plus  nombreux,  flanqués, 
aussi  bien,  de  simples  connaissances,  d'indiffé- 
rents, voire  de  curieux.  surabondaient  dans  mes 
salons...  composés  d'ailleurs  d'une  très  sortable 
mais  seule  et  unique  (<  carrée  ».  On  disait  peu 
de  vers,  le  prœses,  le  pater  familia»  qui  était 
donc  moi,  objectant  le  plus  souvent  à  ce  mode 
de  distraction,  mais  on  riait  et,  en  somme,  la 
cordialité  régnait. 

On  n'est  pas  de  bois  et  votre  serviteur  moins 
que  personne.  D'assez  mais  pas  trop  fréquentes 
visites  Féminines  eurent  lieu,  comme,  d'ailleurs, 
jadis  et  naguère  en  d'autres  lieux,  dans  ce  mo- 
deste et  simple  mais  confortable  asile  ;  vertueuse, 
peut-être  aussi  inquiète  de  dépenses,  ô  que  gra- 
tuitement supposées  !  la  très  aimable  dame  de 
céans  crut  devoir,  à   mon   insu,  je  vous  le  jure. 


1 70  SOUVENIRS 

Mesdames,  vous  consigner  ma  porte,  et  moi, 
pauvre  diable,  qui  vous  accusais  ! 

J'avoue  que,  dès  que  la  morale  mais  maus- 
sade vérité  finit  par  éclater  à  mes  tristes  yeux, 
je  manifestai  quelque...  étonnement  et  faillis  me 
fâcher...  pour  de  rire,  suivant  la  locution  fau- 
bourienne. N'importe,  j'étais  vexé,  —  et  un 
nouvel  accès  de  rhumatisme  me  fit  quitter  — 
pour  quelque  temps,  —  et  à  destination  d'encore 
l'hôpital,  l'hospitalité,  depuis  reéprouvée  et  ré- 
appréciée à  tout  son  prix  qui  est,  sans  nulle  tau- 
tologie, précieux  après  tout,  tant  il  y  eut,  à  tra- 
vers mille  petites  contradictions  mutuelles  et  si 
humaines,  de  véritable  et  de  belle  cordialité 
entre  ces  bonnes  gens  et  ce  brave  homme,  déci- 
dément, que  je  suis,  oui  ! 

N'importe  !  j'en  voudrai  longtemps  et  peut- 
être  avec  raison,  à  la  farouche  providence,  toute 
gentille  d'ailleurs  qu'elle  ait  été  et,  sans  nul 
doute,  admirablement  sincère  et  bien  intention- 
née, de  cette  excellente  M"10  A... 

Telles  mes  «  aventures  »,  accompagnées  de 
beaucoup  d'autres,  en  l'aménissime  mais  com- 
bien, bon  Dieu  !  réfractaireà  d'aucunes  complai- 
sances pourtant  si  simples,  hôtel  de  la  rue  de 
Vaugirard,  tout  proche  de  l'Odéon  ! 


ON/K    IOÏHS    i:\    MHLdIQUE 


Maintenant  que  tout  est  ou  semble  être  iini 
ohei  nos  voisins  Wallons  et  Flamands,  en  fait 
di  troubles  et  de  commencement  de  guerre  ei- 
vile,  voudra-t-on  permettre  à  un  pur  artiste,  in- 
vité à  une  tournée  de  conférences  dans  dille- 
rentes  villes  belges,  de  donner  brièvement  et 
comme  à  vol  d'oiseau  ses  quelques  impressions 
de  voyage  ? 

Mais  avant  d'entrer  dans  le  vif  de  mon  sujet, 
qu'on  me  laisse  féliciter  ici  la  sagesse  des  repré- 
sentants et  des  sénateurs  belges  qui,  forcés  par 
un  courant  irrésistible,  en  effet,  d'opinion,  ont 
cru  devoir  admettre  cbez  eux  le  Sutl'rage  uni- 
versel aux  seules  telles  conditions  par  lesquelles 
il  est  susceptible  de  servir  efficacement.  Le  vote 
plural  par  les  conditions  graduées  d'âge  éclairé, 
de  fortune  indépendante  et  de  capacité  intellec- 


17*2  sou  vin  i  ii  s 


tuelle  me  semble  parfait,  point  chimérique,  et 
si  nos  voisins,  même  les  pins  pauvres  d'entre 
eux,  s'y  tiennent,  j'estime  fort  qu'ils  feront 
bien... 

Inutile,  n'est-ce  pas,  de  vous  raconter  mon 
voyage  de  Paris  à  Cliarleroi  où  je  devais  dé- 
buter... comme  orateur  en  ces  régions.  L'assez 
triste  morceau  de  France,  si  intéressant  qu'il 
soit  à  beaucoup  de  points  de  vue  autres,  qu'il 
faut  traverser  pour  aller  jusque-là,  m'a  par  trop 
rappelé  le  mot  d'Alexandre  Ie1'  de  Russie,  d'après 
Chateaubriand  :  «  Dieu,  que  la  France  est  laide  !  » 
C'est  vrai  que  ce  Tsar  n'avait  vu  que  ce  coin  in- 
dustriel et  richement,  mais  platement,  agricole 
de  notre  pays. 

Mon  arrivée  à  Cliarleroi  dans  une  famille  ex- 
quise ne  m'en  a  pas  moins  fait  ramentevoir  de 
quelques  vers  écrits  par  moi...  en  1872. 

Dans  l'herbe  noire 
Les  kobolds  vont, 
Le  vent  profond 
Pleure,  on  vent  croire... 


Plutôt  des  bouges 
Que  des  maisons... 
Quels  horizons 
De  forges  rouges... 


Sol  \  i  mus 


173 


i  in  -.ni  donc  m 


U  votre  liiiliiiK -, 
SuiMir  liuin;iiii'\ 
Cri  «les  métaux  !... 


Du  reste,  succès  de  <•  bonaloi  ■■  mien,  au  1 1 1«';\  1 1 1- . 
s'il  vous  plaît,  où  ma  conférence  prit  place,  de- 
vant 1.500  personnes,  entre  an  concours  d'har- 
monies des  eux  irons  e1  une  tombola. 

De  Charleroi  à  Bruxelles,  la  route  est  courte 
et  peu  intéressante,  sinon  qu'on  passe  par  Wa- 
terloo, et  son  site  superbe  gâté,  selon  d'ailleurs 
la  parole  d'un  connaisseur,  lord  Wellington, 
par  l'absurde  monticule  <pie  surmonte  un  lion 
auquel  ceux  de  L'Institut  n'ont  rien  à  envier...  que 
le  grand  air. 

Bruxelles  !  J'y  vécus  jadis  beaucoup  trop.  Peu 
au  fond  de  changement  depuis  24  ans.  In  bou- 
levard central  assez  semblable  à  notre  avenue  de 
l'Opéra,  une  Bourse  luxueusement  laide  ;  en  re- 
vanche, un  habélique  palais  de  justice,  sombre 
intérieurement,  comme  sied,  mais  énorme  et  em- 
phatique à  l'extérieur,  avec,  tout  en  l'air,  tout  en 
l'air,  un  dôme  trop  petit  dans  l'espèce  et  trop  ou 
trop  peu  doré,  mais  le  tout  en  somme  d'un  grand 
effet. 


174  sur  VK  MHS 


Si  cela  peut  vous  intéresser,  vous  dirai-je  que 
ma  quatrième  conférence  à  Bruxelles  eut  lieu 
dans  une  chambre  de  correctionnelle,  l'orateur 
à  la  place  du  greffier,  au-dessous  du  tribunal... 
absent  «  pour  une  fois  »  au  milieu  d'environ  200 
avocats,  «  le  jeune  barreau  »  ? 

Je  ne  connaissais  pas  Gand  :  belle  ville  forte- 
ment flamande  avec  deux  curiosités  principales, 
sa  basilique  de  Saint-Bavon  et  ses  béguinages. 
Un  béguinage,  c'est  comme  qui  dirait  une  petite 
ville  en  forme  de  cour  carrée  aux  maisons  espa- 
gnoles, toutes  bâties  plus  pittoresquement  l'une 
que  l'autre,  renfermant  de  dignes  dames  mi-re- 
ligieuses, mi-laïques,  logées  chacune  chez,  soi,  — 
possédant  une  véritable  église  paroissiale,  et  des 
chapelles  dédiées  un  peu  à  tous  les  saints  et  à 
toutes  les  saintes  du  Paradis.  J'ai  beaucoup 
admiré  ces  chères  et  discrètes  personnes  et 
j'envie  leur  bonheur  de  tout  mon  cœur.., 

Anvers,  déjà  connu  de  moi,  m'a  causé  une  dé- 
sillusion grande  ;  on  en  a  démoli  les  trois  quarts 
pour  édifier  de  stupides  maisons  stucquées  à 
l'anglaise.  Il  est  vrai  qu'on  a  agrandi  le  port,  mais 
ce  m'est  une  médiocre,  sinon  triste  consolation. . . 
Je  ne  vous  parle  pas  du  musée  que  vous  con- 
naisse?; certainement  et  qui  est,  n'est-ce  pas,  de 
toute  beauté. 

Ce  qui  m'a  le  plus  intéressé  là-bas,  ce  sont  les 


I  -,  . 


riilrnvinriil-.   ;    rnilullard    nu    I    lanl    d'or    se    n- 
lévr  fii  bQMM   •  qu'on   u  lil    ronsrntir    au 

|  utinitr  abord,  la  ni  ri  m  s  aux  (|ualrr  00181  OQflUM 

pour  un  gala,  el  sur  Le  cercueil,  un  drap  rouge 
ri  or.  A  la  longue,  on  s'habitue  ft  ces  pompes 
Funèbres  qui.  du  moins,  symbolisent  — -  un  peu 
prématurément,    possible     -  la  rioire  éternelle 

dur...  pourtant  au  seul  juslr  d<\  an!  hiru! 

Liège,  que  j'avais  vue.  aussi,  —  tenez,  le  jour 
même  de  la  chute  de  M.  Thiers  m  18715,  cela 
nr  me  rajeunit  guère,  et  Dieu  sait  quel  bourvari 
dans  cette  ville  toute  française  (ou  croyant  l'être)  ! 

—  Liège,  tdlr.  n'a  pas  ehangr.  Du  reste,  pourquoi 
L'aurait-elle  lait  ?  X'a-t-elle  pas  toujours,  outre 
ses  monuments,  son  palais  de  justice  et  ses  cu- 
rieux cloîtres,  ses  bords  admirables  de  Meuse  et 
son  Mont-de-Piété,  qui  vaut  le  voyage  ?  C'est 
peut-être,  en  plein  pays  wallon,  l'échantillon  le 
plus  tlamand  de  toute  la  contrée,  y  compris 
Amsterdam  lui-même. 

Mrs  huit  conférences  projetées  se  trouvant  ter- 
minées juste  à  la  veille  de  la  mi-carême  pari- 
sienne, et  la  mi-carême  belge  n'éclatant  que  le 
dimanche  «  ensuite»,  moi  qui  n'aime  plus  ces 
fêtes  beaucoup,  je  résolus  d'accomplir  un  des 
plus  chers  (et  bien  modestes,  vous  allez  voir) 
vœux  de  ma  pauvre  vie,  je  résolus  de  passer  ce 
jour...  et  le  suivant  à  lîruges. 


I7C»  souvenirs 

0  la  plaisante  ville  aux  carillons  si  doux,  si 
berceurs,  pour  qui  sans  nul  cloute  furent  faits  ces 
vers,  dès  lors  ressuscites  pour  moi,  de  Victor 
Hugo  : 

.l'aime  le  carillon  dans  tes  cités  antiques. 

O  vieux  pays  gardien  de  tes  mœurs  domestiques. 

0  l'aimable  cité,  dormante  et  non  pas  morte, 
suivant  le  bien  trop  pessimiste  Rodenbach  !  ô 
ses  canaux  sans  navigation,  mais  non  pas  sans 
cygnes  !  ô  le  tout  petit  béguinage, et  le  tout  petit 
musée  de  l'hôpital  (si  amusant  de  calme  et  de 
bonne  vétusté)  et  quels  Memlings  !  et  ô  surtout  — 
même  après  les  hautes  tours  et  les  maisons  belle- 
ment bizarres,  parfois  presque  ou  tout  à  fait 
mystérieuses,  même  après  tout  cela,  — le  Musée 
de  dentelles,  qu'il  faudrait  la  main  d'une  belle 
dame  qui  serait  fée  pour  oser  décrire... 

Ce  devait  être  ma  dernière  impression  de  Bel- 
gique entre  mille  autres  charmantes  de  la  part  des 
choses...  et  encore  plus,  s'il  est  possible,  des  gens. 

Aussi,  à  une  dame  d'ici  qui  me  boudait  un  peu 
depuis  mon  retour,  —  pourquoi,  mon  Dieu  ?  — ne 
pus-je  m'empêcher,  vieux  fou  que  je  suis  encore 
et  déjà,  de  dire...  sur  son  album  : 

On  fait  de  la  dentelle  à  Bruges, 
Mais  on  fait  risette  à  Paris. 


JEANNE    TliKSPORTZ 


Elle  t-sl  toute  petite,  toute  blonde,  comme  toute 
irisée  H  e  est  d'un  air  mignon  au  possible  qu'elle 
porte  presque  sur  L'oreille  sa  toque  impercepti- 
ble, d'où  semble  s'envoler  un  oiseau  blanc  et 
noir,  mi-mouette  et  mi-colombelle.  Et  précisé- 
ment, elle-même  tient  de  l'oiseau  jusqu'au  mi- 
racle. Elle  marche  :  c'est  un  oiseau  qui  marche  ; 
parle-t-elle  ?  c'est  un  oiseau  qui  parlerait.  Mais 
n'allez  pas  lui  attribuer,  sur  ces  aspects,  la  fri- 
volité non  plus  (pie  la  gracilité  de  L'oiseau.  Il  va 
du  sérieux  e1  de  la  carrure  dans  cette  tête  jolie, 
et  sa  conversation,  pour  n'être  en  rien  pédante, 
sent  bon  d'une  lieue  l'esprit  le  plus  lin  poussé  en 
pleine  terre  de  rationnelle  érudition.  Méchante, 
non.  Mais  ne  vous  y  fiez  pas.  L'épigramme, 
quand  par  trop  provoquée,  sort  prompte  et  point 

!2 


178  SOUVENIRS 


très  douce  de  ces  lèvres  charmantes.  Le  regret, 
d'ordinaire  plaisamment  modeste,  sait,  alors 
qu'il  le  faut,  luire  d'une  gentille  mais  virtuelle 
vraiment  malice.  Même  on  connaît  délie  des 
pages  que  le  gros  mot  de  talent  n'accablerait 
pas,  mais  qui  valent  mille  fois  mieux  qu'un  lourd 
compliment  et  sont  exquisement  légères  et  spiri- 
tuelles. Bonne,  certes.  Et  courageuse  !  Pauvre 
elle  est  et  restera,  parce  que,  contentement  de 
vivre  pour  bien  faire  passe  richesse  et  voilà  ou 
jamais  le  cas  de  le  dire.  C'est  vers  des  buts  par- 
ticulièrement recommandables  et  pour  des  lins 
dignes  de  toutes  louanges,  que  se  dirigent  les 
pas  si  lestes  et  vocalise  l'organe  si  preste  qui 
faisaient  naguère  l'objet  d'une  juste  assimi- 
lation. 

Femme  à  l'extrême,  ce  n'est  pas  qu'elle  ait 
peur  du  sexe  laid.  Le  contraire  ne  serait  pas  tout 
à  fait  vrai  uniquement  pourtant,  parce  que  rien 
n'est  absolu  sur  ce  globe  terraqué.  De  tout  cela 
il  ressort  que,  puisqu'elle  est  très  bien,  eh  bien, 
dans  les  quelques  et  très  rares  rapports  qu'elle 
peut  avoir  avec  ou  envers  des  hommes,  elle  sait 
garder  toute  mesure  et  peut  tout  pousser  à 
l'extrême. 

Mademoiselle,  je  vous  remercie  bien.  Je  n'avais 
à  tracer  de  vous  qu'une  silhouette  et  je  pense 
que  c'est  fait. 


179 


Quant  à  oe  <|ui  est  <l<-  faire  un  poitrail  tout  du 

lontf,  ci'hi  (lfin;iii(K'r;iil  du   temps  «'I  1»'  vôtre  est 
m  précieux  qu'il  mefaudrail  assumer  de  telsmo 
lits,  en  vérité,  que  j'y  vaia  réfléchir  considéra" 
lemenl . 


NEVERMORE 


L'humble  cabaret  d'autrefois  est  plein  de  so- 
leil couchant  :  la  chaude  lueur  allume  les  vitres, 
danse  sur  le  carrelage  de  briques  rouges,  crible 
d'étincelles  sanglantes  les  faïences  peintes  du 
dressoir  de  chêne  à  plaques  de  cuivre,  et  vient 
jusque  sur  la  table  où  je  rêve,  les  mains  au  men- 
ton, empourprer  la  bière  noire  dans  la  grande 
chope. 

L'hôtesse  est  toujours  celle  que  j'ai  connue. 
elle  a  quelques  cheveux  blancs  de  plus  parmi  sa 
fauve  tignasse  :  elle  me  parle  de  son  mari  qui  est 
forgeron  et  de  ses  enfants  dont  l'aîné  tirera  au 
sort  dans  cinq  ans.  J'ai  une  certaine  difficulté  à 
la  comprendre,  parce  qu'elle  s'exprime  en  pa- 
tois, et  quelque  peine  à  lui  répondre,  —  car  je 
rêve. 

En  rêvant,  je  jette  à  travers  la  fenêtre   basse 


I   Mils  IHl 


les  yeux  mu-  la  grand'route  qui   mène  à  la  rue 
d'un  village  dont  on  n  <  »  î  i    les  première!  habita 
lions.  L'une  d'elles  esl  an  peu  plus  haute  que 
autres,  e1  les  rayons  venus  «!«■  l'ouesl  encai 
senf  le  toit  de  tuiles  avec  une  sollicitude  toute 
particulière. 

De  loin  en  loin  passe  un  cheval  tratneur  de 
herse  <>u  de  charrue  que  guide  un  rustique  sif- 
flant ou  jurant,  selon  l'allure  de  l'attelage,  ou 
bien  c*es(  un  chasseur  au  léger  bagage,  qui  re- 
grette  lea  lourds  carniers  d'il  y  a  six  semaines. 
Paysan  ei  chasseur  quelquefois  entrent,  boivent, 
paient  et  sortent,  après  une  pi pc  fumée  et  quel- 
ques nouvelles  échangées.  —  Moi,  je  rêve. 

l'.t  je  me  revois  dans  ce  même  cabaret,  moins 
vieux  d'à  peine  quelques  mois,  assis  près  de 
cette  table  où  je  m'accoude  à  L'heure  qu'il  esl  et 
y  buvant  comme  aujourd'hui,  dans  une  chope, 
une  bière  noire  que  le  soleil  couchant  vient  em- 
pourprer. 

Kt  je  pense  à  l'Amie,  à  la  Soeur  qui  chaque 
soir,  à  mon  retour,  doucement  me  grondait  d'être 
en  retard,  et  qu'un  matin  d'hiver  des  hommes  en 
vêtements  blancs  et  noirs  sont  venus  chercher  en 
chantant  du  latin. 

Et  l'horrible  abattement  des  malheurs  sans 
oubli  pénètre  en  moi,  silencieux,  tandis  que  la 
nuit,    envahissant    le    cabaret    où   je    rêve,    me 


1  H'2  s  o  u  v  1:  n  i  h  s 


chasse  vers  la  maison  du  bord  de  la  route  qui 
est  un  peu  plus  haute  que  les  autres  habitations, 
la  joyeuse  et  douce  maison  d'autrefois  où  vont 
m'accueillir,  rieuses  et  bruyantes,  deux  petites 
filles  en  robes  sombres,  qui  ne  se  souviennent 
pas,  elles,  et  qui  joueront  à  la  maman,  —  leur 
récréation  favorite,  —  jusqu'à  l'heure  du  som- 
meil. 


SOUVENIRS   SUR   TIIKODORK 

DE  BANVILLE 


J'ai  beaucoup  connu  le  si  regretté  Maître  et  je 
pense  qu'il  est  encore  temps  de  lui  apporter  mon 
hommage  comme  filial  sous  la  forme  de  ces  quel- 
ques notes  anecdotiques.  Tout  d'abord,  ma  pre- 
mière connaissance  avec  Théodore  de  Banville 
s'opéra  par  la  lecture, chez  un  libraire  du  quai  Ma* 
laquait,  des  Cariàtidêê  et  des  Stalactites, lesquels 
livres  de  sa  jeunesse  (18i2)  frappèrent  littérale- 
ment d'admiration  et  de  sympathie  mes  seize  ans 
déjà  littéraires.  Certes,  Banville  a  fait  mieux  et 
infiniment  mieux  que  ces  œuvres  de  son  adoles- 
cence poétique  (il  débuta  à  dix-neuf  ans),  mais 
il  v  a  dans  ces  Jiwenilia  une  telle  ardeur,  une 
telle  bogue,  une  telle  abondance,  une  telle  ri- 
chesse en  quelque  aorte,  que  je  ne  crains'pas  daf- 
iirmer  qu'ils  exercèrent  sur  moi  une  influence  dé- 


iHi  SOUVENIRS 


cisive.  J'étais  proprement  transporté.  Un  peu 
pins  tard,  je  1ns  les  Odes  funambulesques  qui  me 
ravirent  en  extase,  Le  Beau  Lc'nnrfrc,  Z,e  feuille- 
ton  d'Aristophane,  toute  cette  œuvre  merveilleuse. 

J'eus  bientôt  l'honneur  d'être  présenté  au  grand 
poète  par  de  chers  camarades,  Goppée,  Mendès, 
Dierx,  José-Maria  de  Ileredia.  Mérat,  et  ce 
pauvre  Yalade.  Il  était  impossible  de  trouver  un 
plus  charmant,  un  plus  brillant  causeur,  en 
même  temps  qu'un  hôte  aussi  affable,  d'une  ma- 
lice douce  et  sans  fiel,  véritablement  unique. 
Son  visage,  qui  rappelait  cplui  du  (Ville  de 
Watteau,  était  un  aimable  et  singulier  mélange 
de  bonté  presque  puérile  et  de  finesse  infinie.  Du 
reste,  un  parfait  gentleman  aux  gestes  gamins 
toujours  de  bon  aloi.  Sa  voix,  plutôt  haute,  sor- 
tait d'entre  ses  dents  un  peu  serrée,  stridente 
maisbienveillan  te.  Les  épigrammes, les  anecdotes, 
jusqu'à  des  confidences  tout  amicales  en  sor- 
taient pour  la  joie  de  ses  invités  du  salon  de  la 
rue  de  Gondé  (je  parle  de  longtemps),  dont  les 
honneurs  étaient  faits  par  la  fidèle  compagne  de 
sa  vie.  Un  fils  de  premier  lit,  qui  est  maintenant 
un  grand  artiste  —  j'ai  nommé  Rochegrosse  — 
s'était  vu  adopter  par  Banville  en  toute  paternité 
infatigable  et  dévouée.  Je  me  rappellerai  toujours 
ces  milieux  de  soirées  où  le  Maître  déshabillait 
le  tout  petit  garçon,  le  faisait  baiser  au  front  par 


SOUVBNIhM  185 

L'assistance  que  nom  étions  e<  l'allail  coucher, 
cependant  que  noua  prenions  d<  tus  et  Le 

thé  m  rhum  traditionnel.  Banville  revenait  et  la 
conversation  devenait  plus  vive  sur  l'invitation 
du  "  patron  »  : 

—  Et  maintenant,  Messieurs,  nous  allons  fu- 
mer «les  cigarettes  comme  un  tigre  I  (  «eci  ponctué 
d'un  index  ''il  l'air,  geste  si  gentil,  mais  combien 
contagieux]  Car  tous,  du  Parnasse  contempo- 
rain, plus  ou  moins  que  nous  sommes  au 
fond,  avons  conservé  cette  manière  d'accentuer 
nos  phrases,  Mendès,  Coppée,  votre  serviteur  et 
tant  d'autres!  ('.'est  vers  tes  heures  que  l'on 
voyait  Banville  tirer  de  la  poehe  de  son  veston 
de  velours  une  simple  casquette  de  soie  qu'il 
campail  gaminement  sur  une  tête  peu  chevelue 
déjà,  comme  L'expriment  d'ailleurs  ces  vers 
exquis  : 

Banville  porte  un  front  qui  n'a  rien  de  commun  : 

A  tort  il  l'accompagne 
De  trois  crins  hérissés  avec  fureur,  comme  un 

Savetier  de  campagne. 

Et  les  malices,  et  les  bonnes  méchancetés,  de 
pétiller  en  paradoxes  éblouissants,  sans,  je  le 
répète,  aucun  liel  au  grand  jamais.  Parfois,  un 
violent  coup  de  sonnette,  suivi  de  L'apparition  de 
L'immense  Glatigny,   retentissait.  Le  poète   de 


186  SOUVENIHS 


Flèches  d'or  n'était  rien  moins  qu'un  dandy, 
tout  en  restant,  bien  entendu,  un  gentleman  lui 
aussi.  Il  me  souvient  de  l'avoir  vu  dans  ces 
chères  réunions,  vêtu  dune  blouse  bleue  de  rou- 
lier.avec,  aux  pieds,  de  purs  sabots.  Par  exemple, 
en  voilà  un  qui  vous  l'imitait, ce  Banville!  Celui- 
ci,  d'ailleurs,  se  plaisantait  lui-même  à  cet  égard. 
C'est  ainsi  qu'un  soir,  les  frères  Lionnet,  en 
train  d'imitations,  s'avisèrent  —  ou  mieux  : 
s'avisa  —  de  contrefaire  les  intonations  si  amu- 
santes de  Banville,  qui  s'écria:  «  C'est  bien... 
mais  ce  n'est  pas  encore  ça...  »  Et  l'excellent 
hôte  de  «  s'imiter  »  délicieusement  et  de  se  sur- 
passer lui-même,  tâche  peu  facile,  en  esprit  gen- 
til tout  plein,  bonhomme  et  divinement  farceur. 
Et  c'est  vers  ces  époques  que  Banville  écrivait 
son  chef-d'œuvre,  peut-être,  ses  magnifiques 
Exilés,  livre  véritablement  épique  et  du  plus 
haut  lyrisme.  Le  Charivari  d'alors  imprimait  une 
nouvelle  série  d'Odes  funambulesques  qui  ne  le 
cédaient  en  rien  aux  premières  ;  et  le  National 
insérait  chaque  dimanche  soir  de  miraculeux 
articles  de  critique  dramatique.  Le  Théâtre- 
Français  jouait  (iriiu/oirc  ;  des  nouvelles,  des 
contes,  ajoutaient  en  outre  à  la  gloire  du  puis- 
sant créateur.  Parfois,  sa  mère  honorait  ces  soi- 
rées de  sa  toute  bienveillante  et  toute  gracieuse 
présence,  et  c'était  vraiment  admirable,  quoique 


\  i  \  i  ii  v  1M7 


bien    n;tlurel.    dfl    Vcàx    la    déférenee    alVretueusc 

dont  Btnvillt  L'entourait.  <m  parlai!  peu  poli- 
tique, rua  de  Coudé;  mais  quand  il  en  était 
question,  Le  maître  lavait  toujours  imposer  son 
luniiiirux  boo  sons  et  la  juste  Largeur  dt  ion 

esprit . 

Survint  la  guerre,  qui  trouva  Banvilla  fière- 
ment patriote  ai  lui  inspirales  Itli/llrs /u'iisxicnne*, 
une  œuvre  vengereaae,  la  seule  peut-être  qui  res- 
tera de  cette  période.  a\  ac  de  fort  beaux  vers  de 
Mandai  et  de  Coppée.  Dei  événements  qu'il  ne 
convient  pal  de  raconter  ici  m  éloignèrent  de 
France  et  de  Paris  pendant  de  longues  années, 
ce  qui  n'empêcha  point  le  poète  de  s'intéresser 
à  mes  humbles  travaux  en  de  précieuses  lettres 
précieusement  gardées  qui  font  partie  de  nus 
plus  chers  trésors.  La  vie,  depuis  si  sévère  et 
parfois  si  injuste  pour  moi.  m'a.  dansées  derniers 
temps,  tenu  éloigné  de  son  salon  de  la  rue  de 
l'Eperon  ;  mais,  et  c'est  là  le  cas  de  le  dire,  le 
cœur  y  était.  Et  ce  me  fut  comme  un  grand  coup 
au  cœur  quand,  ouvrant  Y  Echo  de  Paris,  certain 
matin,  j'appris  sa  mort  soudaine.  Et  moi  qui  ne 
sors  jamais,  infirme  et  sauvage  (pue  je  suis,  je  me 
départis  de  ma  discrétion  habituelle  et  assistai 
à  ces  belles  et  touchantes  funérailles,  où,  malgré 
la  pluie,  l'Intelligence  de  Paris  se  pressait.  J'ai 
ressenti  rarement  une  émotion  pareille,  encore 


188  SOUVENU!  S 


que  la  Destinée  m'ait  gâté  et  me  gâte  encore 
sous  ce  rapport-là.  Il  me  semblait  que  c'était  un 
reste  de  ma  jeunesse  qui  s'envolait.  lime  souve- 
nait d'avoir,  vingt-deux  ans  auparavant,  accom- 
pagné un  autre  cercueil,  aussi  illustre,  mais 
combien  triste  !  avec  sa  trentaine  de  suivants, 
dont  précisément  Banville,  resté  fidèle  à  son 
ami  Baudelaire.  Je  menais  en  quelque  sorte  le 
deuil  avec  V éditeur  Lemerre  ;  hier,  n  était-ce  pas 
l  éditeur  Yanier  sur  le  bras  duquel  je  m'ap- 
puyais !  Simple  coïncidence,  mais  fatalité  tout 
de  même,  preuve  et  «  sigillé  »  (dirait  l'ami  Mo- 
réas) de  ma  fatale  inféodation  à  cette  tant  aimée 
coquine  de  littérature  pour  laquelle  avait  tant  et 
si  victorieusement  fait  là  jamais  disparu  bon 
Poète  ! 


Mi: S    HOPITAUX     Vb/ei  nouvelleë  . 


On  pourrai!  appeler  cette  semaine  celle  des 
visites.  Trois  jours  OÙ  Les  parents,  amis  et  «  con- 
naissances »  îles  malades  peuvent  serrer  la  main 
aux  tristes  reclus,  les  embrasser  et  les  baiser  se- 
lon le  degré  d'intimité.  C'est  qu'une  fête  con- 
cordataire nous  est  échue  en  dehors  des  dimanche 
et  jeudi  de  rigueur  pour  l'entrée  libre  des  étran- 
gers. Précisément  ces  jours-là,  il  est  rare  que  je 
reçoive  du  monde,  étant  «  porté  sur  le  mouve- 
ment »,  c'est-à-dire  pouvant  avoir  des  visiteurs 
tons  les  jours  indifféremment.  Je  profite  de  ces 
heures  de  loisir  pour  observer  un  peu  à  ma 
droite  et  à  ma  gauche  et  mon  temps  n'est  pas 
toujours  complètement  perdu,  tant  le  populo, 
j'entends  l'honnête  populo  parisien,  a  d'expan- 
sion, d'abandon  naïf  sous  son  air  gouailleur  dans 
la  libre  expression  de  ses  sentiments,  presque  de 


190  SOUVENIRS 


ses  sensations.  Et  que  de  nuances,  d'intéressantes 
et  pourtant,  pour  parler  ainsi,  cousines  diver- 
gences parmi  ces  variées  manifestations  de  la 
vraie  âme  démocratique  qui  a  bien,  elle  aussi, 
avec  ses  prétentions,  dès  lors  absurdes,  à  l'absolu 
dans  la  justice,  liberté,  égalité,  fraternité,  et 
autres  formules,  avec  ses  préjugés  voltairiens 
sans  le  savoir  et  tous  ses  sots  emballements  vers 
quel  idéal  pour  «  travailleurs  »,  ses  délicatesses, 
ses  exquisités,  sans  compter  ses  ridicules,  com- 
bien innocents  et  gentils  à  force  d'être  intenses  ! 
D'abord, ce  qui  caractérise  ces  fêtes,  ces  véritables 
fêtes  bihebdomadaires  pour  ces  pauvres  braves 
gens,  c'est  le  nombre  du  personnel,  je  veux  dire 
du  public.  H  y  a  des  lits  autour  desquels  j'ai  vu, 
pas  plus  tard  qu'hier,  une  bonne  quinzaine  au 
bai  mot  de  camarades  d'atelier,  en  dehors  bien 
entendu  de  la  bourgeoise  et  des  gosses.  Et  c'était 
tellement  encombrant  qu'un  d'entre  la  société, 
en  manière  d'apologie,  encore  que  d'autres  lits 
fussent  quasiment  aussi  circonvenus,  s'écria  : 
«  C'est  rigolo.  On  dirait  un  enterrement.  — 
Moins  le  bistro  »,  observa  doucement  le  malade 
en  gaieté  d'avoir  tant  de  sympathie,  peut-être  un 
peu  curieuse,  autour  de  lui.  Et,  les  trois  heures 
sonnant,  heure  de  la  sortie,  tous  ou  presque 
tous,  en  lui  serrant  la  main,  de  lui  remettre  qui 
un  paquet  de  tabac,  qui  quelques  cigares  insépa- 


SnCVKMIIS  l'.U 


rables,  (|ui  des  oranges  et  ipiebpi.s  uns  trois  OU 
(jimlrts  pièces  blanches, 

Par  oontre,  bien  triati  le  lit  qu'on  m  visite 

jamais,  plus  triste  encore  Le  in.tl;uli>  (jui  in  est 
Il  titulaire.  —  Néanmoins,  il  n't'sl  pas  rare  <pi'on 

lui  parla,  qu'un  dat  viaiteurs,  qu'une  surtout  et 

plutôt  tics  visiteuses  d'à  côte  ou    d'en   face   s'in- 

quiète  tic  sa  santé,  lui  passe  même  quelque  dou- 

œur,  tant  le  pauplfl  parisien,  bien  pris  et  un  peu 
trie,  est  bon. 

D'ailleurs,   en  dehors  des    particularités  oi- 
desaua,  curieux  et  curieux  les  visiteurs  de  cet 

ordre.  Lespremières  nouvellesdonnées  et  reçue*, 
les  cordialités  épuisées,  c'est  une  procession  aux 
fenêtres  des  femmes,  des  enfants  et  de  quelques 
hommes.  Des  oh  et  des  ah.  des  «  Tiens  1  »  et  des 

«  Viens  donc  voir...  Le  chemin  de  fer  de  cein- 
ture <pii  passe  toutes  les  cinq  minutes.  Ça  doit 
être  bien  gênant  pour  dormir...  Mais  c'est  bâti 
sur  pilotis  ici.  Est-ce  solide  au  moins  ?...»  Et 
les  fidèles  restes  auprès  du  malade,  n'ayant  plus 
rien  à  lui  dire  ni  à  se  dire  entre  eux.  se  taisent 
et  laissent  errer  leur  regard,  qui  commence  à 
s'ennuyer,  sur  la  salle,  sur  les  lits,  dévisagent 
les  divers  élèves  machabées  et  font  des  réflexions 
—  quelles?  —  sotto  voce. 

Moins  touchante,  si,  touchante  aussi,  dans  un 
tout  autre   genre  la   visite   fpie   faisait    tous  les 


10:2  SOUVBNIR8 


jours  réglementaires,  de  une  heure  sonnant  à 
3  heures  et  des  minutes,  une  helle  tille,  ma  foi, 
dans  les  vingt-quatre,  vingt-cinq  ans,  à  un  épou- 
vantable petit  souteneur  de  dix-sept  ans  au  plus, 
naguère  traité  à  la  chirurgie  pour  un  coup  de  re- 
volver reçu  dans  une  rixe  de  bal  musette,  de- 
puis en  médecine  pour  une  autre  maladie,  véné- 
rienne des  mieux  caractérisée.  La  pauvre  fille, 
arrivée  toujours  la  première,  apportait  à  son 
aiïreux  avorton  d'amant  de  l'argent,  des  vic- 
tuailles —  et  des  fleurs.  0  fleurs  !  Un  jour 
qu'elle  tardait  de  deux  ou  de  trois  minutes, 
il  s'écria  :  «  G'que  j'te  la  scionnerai  à  la  sortie  !..» 

Moi,  puisque  ce  moi  qui  est  mon  poison  m'es! 
présent  pour  toujours  comme  un  remords,  comme 
je  viens  de  le  dire,  j'ai  la  faculté  de  recevoir  tous 
les  jours,  et  mes  amis  viennent  de  préférence  en 
dehors  du  règlement.  Ce  qui  fait  que  je  puis  les 
promener  dans  le  jardin  et  causeï  à  l'aise.  Les 
jours  réglementaires  on  est  forcé  de  rester  au  lit 
et  c'est  dans  cet  appareil  qu'on  est  visible. 

En  outre  d'une  admirable  chère  amie  qui  n'a 
pas  peut-être  en,  en  moyenne,  deux  ans  pleins 
d'hôpital  mien,  manqué  dix  fois  de  me  visiter, — 
quelques  amis,  faits  par  moi  le  plus  rare  possible 
par  voie  d'adresses  non  données  à  d'aucun,  des 
amis  de  derrière  les  fagots  et  les  ragots,  charment 
ma   solitude    de   leurs   potins   moins   littéraires 


101     \    I    N   I 


ni'autres,  car  ils  connaissent  mon  manque  de 
^•oùt  pour  les  premiers.  On  l'unie  des  pipes,  "ii 
\;i  ;iinsi  jusqu'à  la  soupe  de  quatre  heures  et 
L'on  se  sépare  meilleura  camarades  vraisembla- 
blement qu'en  ville. 

Ah  !  tandis  qu'il  s'agit  de  visiter,  qu'elle 
vienne  donc  bientôt,  sinon  toul  «le  suite,  la  grande 
attendue,  un  dimanche  ou  an  jeudi,  ou  tel  jour 

de  la  semaine  qu'il  lui  plaira,  me  parer  enfin  (les 

Heurs  qu'il  faut  —  point  surtout  de  rhéto- 
rique !  —  et  pareil,  moi,  dès  lors,  à  la  victime 
antique,  à  mon  tour  me  scionner  ! 

Car  on  se  lasse  des  meilleures  choses,  fùt-ee 
de  la  vie  en  ces  conditions  si  charmantes  que  je 
crois  bien  que  c'est  moi  qui  me  les  suis  laites,  au 
fond. 


13 


LE    DIABLE 


Car  il  est  «  à  la  modo  »  aujourd'hui,  Messer 
Satanas,  et  le  titre  ci-dessus  Heure  l'actualité  de- 
puis le  si  mérite  succès  du  La-Bas,  par  notre 
ami  J.  K,  llûysmans.  Fut-il  jamais  plus  ques- 
tion d'envoûtements,  de  vénéfices,  de  malengins, 
d'incubat-succubat,  Messes-Noires  et  autres  sor- 
tilèges que  durant  ce  dernier  trimestre?  Jusques 
aux  maisons-de-rapport  qui  se  mêlent  à  cette 
danse  macabre...  et  c'est  ici  que  le  Diable 
éclate  —  cette  fois,  une  fois  n'est  pas  coutume  — 
contre  ces  pauvres  propriétaires  —  car  dès  que 
les  «  daïmons  »,  comme  dirait  l'excellent  pot  te 
Jean  Moréas,  hantent  un  immeuble,  quand  même 
ce  dernier  serait  situé  sur  le  boulevard  dédié  au 
peu  occultiste  Voltaire,  tous  autres  locataires,  de 
chair  et  d'os,  et  de  ressources  épuisables  peut- 
être  ou  sans  doute,  comme  vous  et  moi, 


I  BMB1 


Volet*ntt  m  ealebutênt 

ainsi  que  profère  I»-  vers-libriste  Jean,  lui  ,hism  : 
de  La  Fontaine  récemment,  lui  aussi.  odiHé, 
voire  banqueté  .  déménagent  à  la  queue  leu  leu, 

non,  quelquei  uns.  sans  tirer  celle  des  [ntrua, 
n<»n.  d'aucuns,  sans  Le  son  discret  d'une  cloche 
mal  bénite  su  ligneux  métal... 

Oui,  le  Diable,  «las  Teufel,  the  Devil,  il  Dia- 
volo,  cl  Diablo,  comme  nous  voudrez  et  dans 
toutes  Les  langues  que  vous  voudras  avec  ou  sans 
ses  cornes,  avec  ou  sans  cette  <jiiouc  dont  je  viens 
de  parler,  oui,  le  Diable  est  de  mise,  suivant  le 
terme  des  joueurs,  et.  pour  niYxprimer  commer- 
cialement, "  de  défaite  »  en  ces  jours,  pourtant. 
de  scepticisme  un  peu  bien  poussé  trop  loin,  entre 
nous,  qui,  en  fait, 

Clignons  VœU  du  côté  du  «  Malin  ». 

Je  ne  suis  pas  beaucoup  plus  grand  clerc  en 
démonologie  qu'en  Théologie,  en  dépit  de  quel- 
ques études  à  l'intention  de  cette  dernière  science, 
ni,  surtout,  grâces  aux  dieux  immortels!  qu'en 
psy..  psv...  psychologie;  mais,  bien  qu'inexpert 
aux  tournois  de  tables  ou  de  chapeaux,  tant 
hauts  de  forme  que  mous  ou  melons  ou  etc.,  tant 
rondes  que  carrées,  vel  alias,  je  ne  suis  point 


196  S  ni' VF.  MUS 

sans  quelque  accointance  avec  le  Seigneur  des 
Ténèbres,  —  fiât  Xox  !  —  de  son  nom  lin  de 
siècle,  le  Très  lias.  —  Et  ceci,  non  pour  ressasser 
l'a  la  lin  insipide  plaisanterie  consistant  à  dire  de 
ceux-là,  vulgaire  troupeau,  vil  bétail,  sotte  en- 
geance !  de  qui  le  porte-monnaie,  velouté  de  par 
trop  denses  toiles  d'araignées,  n'a  pas  assez 
l'horreur  du  vide,  qu'ils  voient  le  Diable. 

Non,  mes  relations  avec  le  mignon  du  célèbre 
et  irrévérend  chanoine  Docre  partent  de  plus  bas 
encore,  s'il  m'est  permis  d'oser  ainsi  étaler  mes 
plaies  morales.  —  mais  ne  traversons-nous  pas 
une  époque  de  liberté...  relative,  —  heureuse- 
ment ! 

Je  ne  veux  point  non  plus  parler  de  mes  sept 
péchés  capitaux,  ni  de  la  tourbe  des  vénielles 
peccadilles  de  Yotre  indigne  serviteur  —  et  nul, 
je  crois,  de  mes  contemporains  des  deux  sexes 
ne  serait,  dans  l'occurrence,  autorisé  à  jeter  le 
premier  caillou  dans  mon  jardinet  de  coulpe  et 
d'erreur. 

Non,  encore  une  fois,  et  voici,  surtout,  et 
entre  autres  milliers  de  cas,  la  cause  et  l'effet  de 
mon  satanisme  à  moi  : 

N'avez-vous  pas  remarqué,  complices  lec- 
teurs —  et  lectrices,  combien  l'ennui  est  tenta- 
teur, d'autant  plus  tentateur  qu'il  se  manifeste 
multiforme  :   ennui  de  croupir  dans  l'obscurité 


-"I    \   I    \  I  ll>- 

pour  1rs  jeunes  de  Lettres,  dana  L'éternelle  dèche 
e(    La    dette  archi  vivaoe   pour   La  plupart 
g  glorieux  »  gloriê  in  profundiê^  ou  in  extremiê, 
au  choix  !  ennui,  côte  dea  dames,  pour  une  robe 
où  tel  grand  couturier  s'esl  trompé,  ou  pour  cel 

amant     OU     tri     auhv    .>u     d'autres    trop    <>u    |»as 

assez  assidus  ou  jaloux,  ennui  pour  L'enfant 
d'apprendre  et  pour  Le  maitre  d'enseigner,  ennui 
de  vivre,  enfin,  pour  loua  et  partout  et  tout  Le 
temps  '. 

Or,  L'ennui  esl   la  vraie  solitude,  la  solitude 
dana  Le  tumulte  des  foules  aussi  bien  que  dans 

les  tempêtes  au  désert  et  que  dans  le  ci/me  en 
mer.  Et  la  solitude.  VOS  soit]  en  même  temps 
qu'elle  porte  malheur,  est,  par  préerllence.  mau- 
vaise, détestable.  al>ominal>le  conseillère. 

C'est  t'ile  qui  détruit  reniant  la  nuit  et  parfois 

le  jour,  elle  qui  : 

Tord  sur  leurs  oreillers  les  brun»  adolescents, 

elle  qui  se  constitue  la  Muse. — pardonnez, chastes 
Piérides  !  — ■  du  criminel  et  du  filou,  elle  qui  sou- 
vent, trop  souvent,  égare  le  poète  et  l'artiste  ès- 

sinistres  Labyrinthes  du  vain  Orgueil  et  de 
L'Envie,  qu'elle  sequolibette  Emulation  ou  garde 

cyniquement  son  sale  nom.  c'est  enfin  elle  ou 
plutôt   lui.   l'ennui  de   vivre  qui...  me  diète  ces 


198  SOUVENIRS 


lignes,  horreur  !  pour,  ô  que  bénévole  dévora- 
teur  de  ma  prose,  un  peu  vous  faire  partager  mon 
ennui  de  les  écrire  —  et  d'écrire  en  général  ! 
Est-ce  assez  satanique,  dites  ? 

Et  puis,  — il  y  a  un  «  et  puis  »  — le  Mensonge 
ne  marque-t-il  pas  foncièrement  le  Maudit  et  les 
suppôts  dudit?  Et  qu'est-ce  que  je  viens  de  vous 
envoyer  là,  sinon  la  plus  effrénée,  la  plus 
effrontée,  la  plus  fallacieuse  et  pernicieuse  et 
fellatrice  et  délétrice  contre-vérité  ?  Car  j'aime 
férocement,  sachez-le,  peuples  des  continents  et 
des  îles,  j'aime,  en  vieux  Parnassien,  en,  parait- 
il  (tant  que  ça?),  symboliste  inéxpecté,  cette 
gueuse  entre  les  gueuses,  cet  ange  par-dessus  les 
Archanges,  la  nommée  Littérature,  c'est-à-dire 
les  Lettres.  Or,  les  primes  Lettres  proférées  dès 
l'aurore  de  ce  monde,  après  tout  bon,  furent, 
souvenez-vous  : 


Fiai  lux  ! 

Si  bien  que,  de  fil  en  aiguille,  mon  très  pro- 
fondément prémédité,  vénéficiard,  préjudiciable 
et  envoutementesque  discours  est  ourdi  juste  à 
l'encontre  de  mon  dessein,  et  que  le  Diable,  en- 
core une  fois,  comme  en  ce  Papefiguière  dont 
nous  informent  François  Rabelais  et  Jean  de  La 
Fontaine  —  déjà  nommé,  —  c'est  la  saison  des 


I    I    \  I  I!  - 


prix  si  bien,  dis-je,  qu'encore  une  fois,  qui  ne 
sera  pas,  espérons-le  bien,  la  dernière,  —  1« 
Diable  aura  été  berné  comme  un  simple  Sancho 
Pança,  à  L'instar  d'une  réunion  d'actionnaires, 
ou,  en  (in  <!<■  compte,  exécuté^  t»'l  un  clubman  à 
la  carte  trop  facile... 

El  Fiai  ///./-.  et  vive  la  Vie,    -  cl  au  diable  le 
Diable! 

Auùt  gi. 


MOMES-MONOCLES 


Sous  ce  titre  quasiment  générique,  je  me  pro- 
pose de  réunir  quelques-uns  de  mes  très  jeunes 
ou  jeunes  encore  amis  affligés  de  la  verrue  en 
vogue  ou  adornés  de  cette  fleur  à  la  mode, 
comme  on  voudra.  Je  place  la  présente  étude 
sous  le  haut  patronage  de  notre  cher  et  vénéré 
maître  Leconte  de  Lisle,  du  monoculiste  par 
excellence,  qui  porte  beau  et  fier,  dans  son  ar- 
cade sourcil... leuse,  l'emblème  chéri  de  la  géné- 
ration montante  de  cette  décadence-ci. 


A  Edouard  Dubits. 


Grand,  point  trop  mince,  glabre  et  pâle,  vif 
comme  le  mercure  et  causeur  comme   une   cas- 


VI    Mll>  _'0| 


«  .il.  lie    qui  serait    presque  un   torrenl .    il 
duelliste  de  naissance,  amoureux  de  complexion, 
poète  de  race  et  reporter  à  ses  heures  perdu 
Les  belles,  toutes  !  de  Montmartre  el  du  Quar 
lier  n'ont  point  d'arcanes  pour  lui  :  leur  alcôve 
est  loute  sonore  de  ses  sonnets  qu'enflamme,  par 
surcroit,   la  pyrotechnie  <lu   plus  pur  symbo- 
lisme, leurs  ni;iiiis.  et,je  crois  bien,  leurs  pieds. 
loul  roses  deses  baisers,  sans  préjudice  <!<■  leurs 
autres  trésors  et  de  ses  autres  caresses.  In  <l<>n 
Juan  à  trois  veux,  un  pacha  à...  combien  de... 
cœurs. 

La  première  lois  <|iu'  je  le  vis,  nous  nous 
gourmâmes.  La  seconde  fois  nous  dinftmes  en- 
semble. Depuis  Qotre  amitié  subit  des  fortunes 
diverses  ;  telle  toute  chose  humaine,  mais  le 
beau  fixe  a  uni  par  triompher,  et  je  défie  bien 
l'appendice  zygomatique  de  ce  charmant  com- 
pagnon, quelle  qu'en  soit  l'acuité  cl  quelque  pé- 
nétrante que  puisse  être  la  psychologie  de  son 
regard  pourtant  pénétrant  en  diable,  de  dé- 
couvrir la  moindre  arrière-pensée  dans  l'ex- 
pression actuelle  de  ma  véritable  sympathie 
pour  la  gentillesse  de  ses  procédés  —  et  de  son 
esprit,  ce  qui  ne  i^àle  rien. 


•20-2 


s  <  »  1/  v  e  N  i  n  s 


II 


A  Alain  Desvaux. 

Pourquoi  ce  doux  garçon  s'entend-il  sur- 
nommer «  l'assassin  »  ?  Serait-ce  par  anti- 
phrase et  faudrait-il  en  croire  la  légende  qui 
veut  qu'en  train  de  [suçons  sur  des  frisons  il  ait 
naguère  été  l'objet  d'une  tentative  de  meurtre 
de  la  part  d'une  Espagnole  soupçonnée  d'être 
des  Batignolles?  Je  connais  un  peu  la  dame,  cl. 
vrai,  je  ne  la  crois  pas  démonstrative  à  ce  point, 
mais  bien  très  charmante  et  sanguinaire  tout  au 
plus  comme  un  mouton  mal  enragé.  Au  de- 
meurant, que  de  revanches  cupidonesques  ne 
prit-il  pas  d'autre  part  !  Je  ne  compte  à  son 
passif,  en  outre  de  la  terrilique  aventure  ci- 
dessus  indiquée,  qu'une  défaite,  cette  fois  ci 
brésilienne  authentiquement,  et  j'y  compatis 
d'autant  plus  que  moi-même,  quelque  temps 
après, je  passais  par  les  mêmes  fourches  portugo- 
americo-caudines.  Hasards  de  la  guerre  ! 
sombres  fêtes  !  Mais  que  diable  voulez-vous  ?  On 
n'est  pas  des  princes,  ni  des  bœufs,  comme 
avait  coutume   de    dire    un    jeune    faubourien, 


01    VI   M  II  -  -'(Xt 


mon  voisin  d'hôpital,  du  temps  quand  je  n 
pas  oe  millionnaire. 

Il  s'appelle  Alain,  en  bon  breton  qu'il  esl 
bon  breton  aussi,  il  bretonne  pour  l'Egli 
pour  le  Roy,  plus  -  millénaire  .  comme  «lit 
Le. mi  Bloy,  que  gallican,  plus  p. un-  Charles  XI 
que  pour  Philippe  VII,  ce  à  quoi  j'applaudis. 
Tout  loyalisme,  tout  foi,  sinon  tout  croyance.  Il 
pratique  peu  et  ne  conspire  pas.  N'arbore  son... 
monocle  qu'à  la  rigueur. 

l'n  nez  à  la  Scudér  y.  Comment  se  pourrai  t*il, 
des  lors,  qu'il  ne  fûl  pas  le  Triomphant  habituel 

<|iir  nous  savons? 


111 


.1   Henry  Chollin. 

Il vien  Nilhoc pour  ses  Lecteurs,  car  porte  ri 
romancier.  Carliste  comme  ci-dessus  et  ultra- 
montain  nuance  Grégoire  Septième  du  nom.  Peu 
pratiquant  aussi.  Assume  ses  féroces  opinions 
cléricales  principalement  dans  son  costume  qui 
tire  fort  sur  le  prêtre  catholique  anglais,  surtout 
quand  il  complète  par  un  haut  de  forme  à  bords 
plats  son   col    comme    romain  «  piquant    il  uni' 


l'Oi 


SOI   VENIB3 


note  »  blanche  le  noir  de  la  soutanelle  (ou 
comme)  hermétiquement  fermée.  Coill'é  du  pé- 
tase  de  feutre  noir  —  toujours  !  qu'il  dispose 
en  cône  à  la  Salvator  Hosa  et  qu'il  porte  très 
enfoncé,  très  en  arrière,  il  contracte  des  airs 
mauvais  garçon  et  parle  volontiers  socialisme. 
Mais  ne  voyons-nous  pas  le  bellement  féodal, 
l'admirablcment  mystique,  le  1res  décoratif 
"\\  ilhelm  II  se  pencher,  non  sans  une  grâce  hau- 
taine, sur  ces  questions  essentiellement  cor- 
diales ? 

Supporte  bien  une  pauvreté  un  peu  volon- 
taire ;  et,  pourvu  que  son  verre,  qui  est  grand, 
s'empourpre  de  picon  ou  s'illumine  d'absinUie, 
diurnes  et  nocturnes,  il  n'y  a  pas  d'heures  poul- 
ies braves  et  fi  de  l'opportunisme  en  toutes 
choses  !  il  n'a  cure  et  peu  lui  chaut  du  souper 
non  plus  que  du  gîte...  Et  le  reste?  direz-vous. 
Dame  !  ses  principes  théologiques,  bien  qu'irré- 
ductibles, ne  lui  défendent  pas  de  se  tourner 
vers  la  Femme  autrement  que  pour  l'édifier. 
Alors,  gare  !  0  ces  jeunes  gens  ! 

Par  exemple,  je  ne  sais  pas  pourquoi  je  l'ai 
fourré  dans  ce  cénacle  de  monoclés.  Car  bien 
que  (peut-être  parce  que)  puissamment  myope, 
son  œil  est  vierge  de  tout  verre  solitaire.  L'hon- 
nête pince-nez,  les  nuits  de  vadrouille  et  de 
chapeau  mou,  des  lunettes  —  pas  moins  !  quand 


S..I     \    |.\   | 


casqué  «lu  galurin   des  jouri   habillée,   pa 
seuls  ou  déparent    son  visage  d'adolescent  as- 
cétique avec  un  soupç !'•  bonne  humeur  la- 
tente et  d'indulgente  gausserie. 

Il  n'a  doue  pas,  il  usurpe,  mais  de  par  L'amitié, 
sa  place  dans  cette  galerie  de  chers  camarades, 
d'affectueux  et  affectionnés  cadets  du  bon- 
homme un  peu  Jadis  déjà  que  devient  votre  ser- 
\  iteur. 

Kt  vite  revenons  à  l'orthodoxie  de  notre 
titre.  Aussi  bien  voilà  qui  est  réalisé,  car  nous 
avons  affaire. 


IV 


i  Franklin  Bouillon. 

«  The  Jersey  man  wich  a  jolly  glass  in   his 

eve  ».  Et  c'est  donc  que  nous  parte/.,  cher  ami. 
pour  ee  London  gothique,  riche  el  seled  bien, 
plein  d'arbres  el  de  marbres,  pour  cette  joyeuse 
vieille  Angleterre,  —  Bournemouth,  Lyming- 
ton,  Rrighton,  paix,  repos,  bénédiction  !  — 
séjour  terrible  et  charmant  «le  mes  années  d'exu- 
bérance, de  quelle  exubérance  !  où  maintenant 
grandit,  en    sagesse,  j'espère,    un   autre    moi- 


203  SOI    Yl'.NIltS 

même  à  qui  la  vie   puisse  épargner  les  joies  et 
leurs  revers  paternels  ! 

Plus  heureux  que    votre  ami,    cet  Ovide   sur 
place,  ibis y  bon  Frank,  ibis  in  Urbem  ! 


V 


A  Dauphin  Meunier  cl  Henri  Leclenj. 

Le  monocle  incarné  en  deux  personnes  ! 

Il  est  précieux  de  les  voir  côte  à  côte  ar- 
penter ou  dégringoler  le  lîouF  Mich',  tels  que 
deux  princes  mérovingiens,  superbes  pré- 
somptifs, imberbes  fumeurs  de  cigarettes,  on 
dirait  de  celte  époque-là,  tant  ils  lancent  majes- 
tueusement la  bleue  fumée  par  les  airs  où 
flottent,  savamment  déchevelées,  leurs  im- 
menses, gigantesques,  roses,  noires,  épanouies 
tignasses,  effroi  du  Philistin,  stupéfaction  des 
filles,  notre  joie  à  nous  romantiques  un  peu  re- 
venus, un  peu  trop  rameneurs,  sinon  chauves 
furieusement,  mais  vibrants  encore  à  la  vue  de 
ces  reliques  d'un  passé  qui  fut  amusant,  et  si 
pieusement  portées  par  des  ordinands  béné- 
voles. 

Je  les  crois  légèrement  «  mages  »  et  comme 


SOI       \    I     \    I    ! 


teintés  de  Bouddhisme,  oar  il  pareil  <|u'.l  fout 
imii  de  même  une  religion:  on  vient  de  dé 
o.u\ in-  ça  toul  a  L'heure.  En  tout  i  is,  os  sonl 
«If  bons  enfants,  .s|>iniu<ls  ci  gais  quand  ils 
veulent  bien,  et  leur  dernière  -  bien  bonne» 
consista  a  essayer  de  passer  pour  <!<•>  mangeurs 
d'opium  et  <lf  baschich,  mais  I  incompressible 
bon  sens  loi  éclata,  divulguant  par  leur  bouche, 
sincère  en  définitive,  qu'aucune  sensation  d'au- 
cune sorte  ii  avait  suivi  la  consommation  des 
mystérieuses  substances,  consommation  pour* 
tant  opérée  suivant  tous  les  rites,  a'est-ce  pas, 
1  lauphin? 

Affaire,  sans  doute,  de  climat  et  <!<•  tempé- 
rament, diraient  lc->  presque  convaincus,  des- 
quels je  suis. 


VI 


\  Jean  Moréas. 

Los.  los,  et  trois  fois  los  ! 

Voici  le  roi,  l'empereur,  le  demi-dieu  du  Mo- 
nocle ! 

Non  content  d'être  le  maître  incontestable 
des  rhythmes  obsolètes  ressuscites  et  des  vo- 
cables moyenâgeux  et  renaissance  accommodes 


208  souvBNias 

à  telles  et  telles  sauces  ultramodernistes,  il  veul 
encore,  et  peut  et  a  pu  s'instaurer  le  Magister, 
par  précellencc,  elegantiarum. 

L'hiver,  c'est  d'un  manteau  à  triple  ou  qua- 
druple pèlerine  qu'il  se  drape,  comme  en  1830, 
pour  subjuguer  le  sexe  aimable  ;  l'été,  maints 
boudoirs  le  voient  s'étendre  —  sur  des  canapés 
tôt  gémissant  d'un  double  poids  —  tout  de  gris 
perle  investi,  cravaté  de  clair-tendre,  bardé  du 
faux-col  moins  lier  mais  plus  rigide  que  son 
cœur  tout  aux  belles  de  tous  les  temps. 

Mais  été  comme  hiver,  erect  ou  supin,  dès 
le  dilicule  de  môme  que  vers  ces  crépus- 
cules du  soir,  il  retient,  il  accapare,  il  absorbe 
la  Marque  ésotérique,  le  Sigillé  impollu,  le 
seul,  le  vrai,  l'unique  et  multiple  et  sacro-saint 
Monocle  ! 

D'ailleurs  pas  «  môme  »  le  moins  du  monde, 
celui-ci,  et  il  ne  figure  en  ce  travail  que  comme 
l'indispensable  De  us  ex  machina.  S'il  ne  l'ait 
que  confiner  encore  non  plus  tout  à  fait  à  la 
prime  adolescence,  sa  moustache  le  désigne  suf- 
fisamment, double  virgule  ponctuant  de  leurs 
pointes  terribles  l'auréole  qu'il  a,  le  sacre  un 
homme,  que  dis-je?  le  proclame  l'homme  qu'il 
faut,  QU'IL  A  FALLU  ! 

Demande/  plutôt  à  ces  dames. 


ENFANCE   CHRÉTIENS  1 


El  tout  d'abord  salut  à  La  pauvre  chapelle  de 
Sainte-Agnès,  dans  la  vieille  et  bonne  et  belle 
ville d'Arras  !  Elle  l'ut  paroisse  après  que  la  Hé- 
volution  eut  démoli  la  plupart  des  églis 
L'était  encore  Lorsque  mes  parents  s'y  marièrent. 
D'elle  date,  par  conséquent,  ce  que  j'appellerai 
ma  conception  mystique  et  c'est  pourquoi  je 
commence  par  L'honorer  en  tout  respect  at- 
tendri.  Pauvre  d'architecture  et  d'ornement, 
c'est  comme  une  église  de  village,  en  raccourci. 
crépie  à  la  chaux,  garnie  de  deux  ou  trois  naïfs 
tableaux  et  de  quelques  statuettes  sans  mérite. 
De  minces  voix  d'orphelines,  depuis  qu'elle  est 
redevenue  la  chapelle  d'une  congrégation  i 
gnante,  y  retentissent  en  lins  cantiques,  et  de 
frais  saluts.  aux  fêtes,  enflamment  et  fleurissent 
son  humble  autel. 

I'. 


'210  SOUVENIRS 


Je  fus  baptisé  à  Metz,  où  je  suis  né.  Je  n'ai 
gardé  aucun  souvenir  de  l'église  où  cette  céré- 
monie eut  lieu,  ayant  quitté  Metz  très  jeune  et 
j'en  ai  même  oublié  le  vocable.  Mais  c'est  un  de 
mes  plus  chers  projets,  de  m'informer,  à  la  pre- 
mière occasion,  de  tous  les  détails  relatifs  à 
cette  phase  de  ma  vie  chrétienne,  pour  pouvoir, 
qui  sait  par  ces  temps-ci  ?  un  jour  de  confession 
ou  de  martyre,  répondre  à  qui  de  droit,  avec 
l'accent,  sinon  avec  le  geste  d'un  Louis  IX,  se 
réclamant  du  seul  baptistère  de  Poissy  :  «  Paul 
de  Saint  un  tel  ou  dételle  Notre-Dame.  » 

Et  de  Metz  ecclésiastique,  nulle  remembrance 
que  celle,  bien  vague,  de  la  bizarre  cathédrale 
au  bord  de  l'eau,  dont  j'ai  encore  les  vitraux 
très  harmonieux  dans  les  yeux,  malgré  tous  les 
pleurs  qu'ils  ont  versés,  malgré  toutes  les  choses 
étranges,  coupables  ou  non,  auxquelles  ils  ont 
mêlé  depuis  leurs  regards  plutôt  ingénus.  Et, 
Metz,  deux  fois  mon  pays,  par  la  naissance  et 
par  l'espérance,  adieu  sans  doute  ! 

Montpellier,  de  pompeuses  processions  sous 
des  draps  tendus.  J'y  apprends  mes  prières.  J'y 
suis  bien  sage  et  plus  près  du  bon  Dieu  que  ja- 
mais de  ma  vie. 

J'avais  sept  ans  quand  je  vins  à  Paris.  Juste 
l'âge  du  crapaud  des  Châtiments,  tué  au  i  dé- 
cembre. J'étais,  ce  jour-là,  sur  les  boulevards. 


211 


lora  du  fameux  massacre,  .'\ ec  ma  mère  qi 

promenait  en  curieuse,  comme  tout  le nde,  •  i 

nous  n'avons  été  ni  elle  ni  moi,  ni  passablement 
de  gens,  maisons-allandrousés.  Il  esl  vrai  que  le 
(loup  d'Etat  ne  m'a  pas  rapporté  autant  d'argent 
de  copie  qu'à  M.  Auguste  Vaquerie,  de  qui 
j'admire  fort,  entre  parenthèses,  le  si  amusant 
Tragaldàbas  et  cette  adaptation  des  plus 
réussies  de  Calderon,  les  FunérailleèdeVHon- 
neur,  mais  qui  n'est  pas  mort  du  toul  percé  de 

halles,   sur  le  perron  de  Tortoni    non    plus.  Mais 

me  \  oici  bien  loin  de  mon  sujet  qui  est  de  passer 
en  revue  les  divers  tabernacles,  ô  mou  Dieu,  où 
l'on  nous  adore  eu  esprii  et  en  vérité,  avec  les- 
quels ma  vie  m'a  mis   es    quelque  rapport.  — 

tant  ce  Paris  est  profane  ! 

Mon  tout    premier   souvenir    parisien,  sous  le 

rapport  des  fréquentations  d'églises,  est  pour 
l'épouvantable  Sainte-Marie  des  Batîgnolles  et 
pour  la  Trinité  en  bois  de  la  rue  de  Qichy  où 
j'assiste  à  des  froides  ou  moites  messes  b 
concurremment  avec  la  chappelle  des  caté- 
chismes de  la  rue  de  Douai,  qui  est  donc  quoi 
devenue,  depuis  le  temps?  Ma  famille  me  con- 
duit à  la  première  et  ma  pension  un  peu  plus 
tard  aux  deux  autres.  Guère  de  dévotion, 
moi.  Je  m'ennuie  simplement,  sans  plus  rien 
comprendre  à  ce  qui  se  passe  que  la  majorité 


212 


s  o  u  v  i:  n  i  ii  s 


d'ailleurs  des  assistants,  j'ai  tout  lieu  de  le 
craindre.  Ah  !  des  Te  Dcuni  pour  la  fête  de 
l'Empereur  dans  le  chœur  de  Sainte-Marie,  à 
coté  de  mon  père,  capitaine  du  génie  en  retraite, 
convoqué.  Des  services  funèbres  de  connais- 
sances. Le  rite  gallican,  chantres  en  chapes,  ar- 
pentant le  chœur  de  haut  en  bas,  un  serpent. 
Les  barrettes  n'allaient-elles  pas  encore  en 
cône  ?  Des  surplis  sans  manches,  avec  des 
bandes  plissées  au  petit  fer  voletant  derrière.  Je 
remarque  que  les  prêtres  portent  leurs  cheveux 
longs  et  très  pommadés  ou  bien  alors  assez  en 
désordre.  Ma  première  communion  faite  avec 
d'affreux  gamins,  pourtant  moins  pires  que  ceux 
d'à  présent  (pie  je  connais  bien  aussi,  pour  des 
raisons.  Menteurs,  gourmands,  méchants  et 
sensuellement  vicieux  autant  que  cet  âge  poussé 
au  pire,  dans  son  impuissance  d'autant  plus 
excitée  par  la  corruption,  est  susceptible  de 
l'être,  mes  compagnons  à  la  sainte  Table  !  Je 
fus,  j'ose  le  croire,  l'un  des  meilleurs  commu- 
niants de  cette  malédifiante  fournée  de  polis- 
sons. J'espère,  toutefois,  que  quelques  autres 
ne  commirent  pas  non  plus  un  sacrilège,  en  ce 
plus  beau  jour  de  notre  vie  ;  le  pénitent  de  Sainte- 
Hélène  n'a  jamais  dit  plus  juste.  Et  je  m'ac- 
cuse, s'il  le  faut,  de  venir  là  déjouer  le  mauvais 
rôle  dans  la  parabole,   s'évoquant,  du  Pharisien 


v  i  mus  213 


et  du  Publicain,  Pharisien  lilliputien  de  publi- 
oains-mouches.  C'est  vrai,  pour  expliquer  mes 
avantages  moraux  et  spirituels  de  «•<•  moment 
reculé,  que  j'étais  un  enfanl  aimant  et  <1<>u\. 
aimanl  ma  mère  si  merveilleusement  vertueuse 
e(  bonne,  L'aimant  à  l'adoration,  aimant  aussi 
mon  père,  un  homme  parfait  qui  m'aima  tant. 
Peu  après,  quel  mauvais  sujet  je  lis,  incroyant 
et  tout  pour  pendant  si  Longtemps,  ô  Miséri- 
corde divine  qui   m'avez  enfin  puni! 


VIEILLE  VILLE 
{Fragment  d'un  livre  perdu 


C'est  une  ville  de  province  bien  reculée, 
presque  inconnue,  même  des  artistes,  même  des 
curieux,  par  ce  temps  qui  se  donne  pour  amou- 
reux de  pittoresque  et  d'inédit,  —  Arras,  pour 
nommer  la  pauvrette  par  son  nom  qui  fut 
illustre  et  dont  rien,  je  vous  assure,  n'a  fait  dé- 
mériter la  gloire  archéologique  —  et  sociale  à 
tout  prendre,  et  si  j'ose  m'exp rimer  ainsi. 

Donc,  Arras  m'est  chère  pour  des  motifs  : 
liens  de  famille,  le  calme  —  et  la  suprême  beauté 
de  son  ensemble.  J'y  séjourne  souvent,  bien 
que  je  n'y  réside  pas,  et  je  crois  connaître  à 
fond  la  ville,  les  habitudes  et  les  habitants. 
Laissez-moi  vous  en  tracer  un  rapide  crayon. 

Vingt-sept  ou  vingt-huit  mille  habitants,  sur 
un  périmètre  assez  restreint    donnent  à  la  ville 


Mil     \    I    N   I  II  > 


une  gaité  douce  ri   boa  enfanl  que  le  i 
flegmatique  et  le  parler  gras  Là-bas,  <>n  pronon- 
œrail   e  guerâs  *    des    citadin  f    maintiennent 

dans    UO    (lcini -liruil    trèl    plaisant.    Au\    seuls 

jouri  de  marché,  in>is  fois  par  temaine,  Bette 
sourdine  se  haut**  on  peu  vers  le  matin  et  sur 

h-  soir. 

Des  diverses  portes  de  la  ville  —  ville  forte  à 
la  Vauban,  Fosses  immenses  aui  aspects  les  plus 
variés  :  ici,  de  magnifique*  peuplien  bordant  le 

noir  ruisseau  (  aiiiclnui  i  jui  COUTl  ilaiis  un  alanie 
de  verdure,  là-bas  le  dit  ruisseau,  à  sa  soin 
bondissant  à  petit  bruit  d'eaux  vives  sur  de  Irais 
cailloux  cl  aussi,  avouons-le,  parmi  des  débris 
plus  civilisés  ;  à  cette  autre  porte,  la  rivière  de 
Scarpe  remplissant  Louf  Le  fossé  <[ui  est  énorme 
entre  Lé  sombre  mur  aux  fausses  portes 
xvii!''  siècle  des   plus  jolies  et  un  haut  rempart 

OÙ  abouti!  la  roule,  pour  aller  à  un  quart  de 
lieue  plus  loin  côtoyer  le  eours  de  la  sinueuse 
rivière  sous  des  saules  et  des  peupliers,  à  tra- 
vers une  campagne  de  fortes  céréales  et 
d'étangs  poissonneux  —  des  portes,  disais-je, 
ouvrant  immédiatement  sur  de  belles  rues  tor- 
tueuses avec  assez  de  largeur  et  bouliquières 
juste  comme  il  faut,  entrent,  ces  jours-là,  char- 
rettes potagères,  bestiaux  sans  nombre  et 
lourds  transports    de    grains.    N'oublions  point 


:>H)  SOUVENIRS 


les  ânières  que  secouent  rudement  leurs  mon- 
tures surchargées  de  verdure  à  leurs  deux  flancs  ; 
quelques-unes,  vieilles  commères  ou  femmes 
mûres,  arborant  à  leurs  dents  la  courte  pipe 
noire,  au  «  toupet  »  traditionnel  dans  tout  ce 
pays  picard  et  flamand,  d'Amiens  à  Dun- 
kerque.  Tout  ce  monde  patoise,  sans  beaucoup 
trop  jurer  —  son  ignorance  l'absout  un  peu  — 
limoniers  et  bourriques  tirant  et  trottant  sous  le 
cri  :  «  lue  !  »  qui  doit  peut-être  s'orthogra- 
phier :  «  I  !  »  et  convaincre  notre  «  hue  »  pari- 
sien et  plus  généralement  français  de  corrup- 
tion de  l'impératif  d'ire.  Sur  les  places  affectées 
aux  marchés  ruraux,  le  train-train,  arrosé  de 
bière,  —  une  bière  aigrelette  assez  forte,  —  des 
transactions  de  ce  genre.  Le  soir,  quelques  ho- 
quets d'ivrognes  et  de  rares  disputes  aux  limites 
extrêmes  de  la  ville  —  mais,  en  somme,  toujours 
règne  ce  calme  provincial  et  plus  particulière- 
ment savoureux  ici,  que  ne  saurait  tout  à  fait 
apprécier  un  Parisien  pur-sang,  s'il  n'a  vécu 
en  de  petites  villes  assez  de  mois  pour  se  bien 
pénétrer  du  bon  sens  et  de  la  bonne  humeur 
à'e.rlrn-muroa.  La  garnison  anime  aussi  quelque 
peu  les  cabarets  trop  nombreux  et  mêle  ses 
sons  clairs  de  cuivre  au  bronze  des  nombreuses 
églises  et  chapelles  de  cette  religieuse  capitale 
de  l'Artois,  aujourd'hui   convertie  en   chef-lieu 


INI    \  I   Mil- 


il  un  dépariemenl    qui  correspond  enl 

pour  sa  part,  heureux  oubli  !  -  -  à  l'an<  ienne 
et  judicieuse  »  1  i  \  i  -.  1«  •  1 1  en  provinces  d'un  régime 
que  je  voudrais  voir  reparaître  jusque  dans  tout 
ses  précieux  détails. 

Des  treize  églises  paroissiales  qui  dressaient 
a\;ini  la  Révolution  leurs  graves  et  délicates  ar- 
chitectures du  sein  dentelé  de  la  cité,  um-  §eale, 
Saint-Jean-Baptiste,  esl  restée,  vestige  intén 
gant  du  w  siècle,  très  richemenl  ei  savamment 
restaurée  il  \  a  quelques  années  el  que  meuble 
magnifiquement  une  authentique  pieta  de  Ru- 
bens.  Dans  ce  désastre  irréparable,  dû  pour  la 
plus  grande  pari  à  la  main  filiale  «les  Robes- 
pierre el  des  Lebon,  Part  n'aura  jamais  assez  de 
regrets  pour  la  disparition  de  la  splendide  ca- 
thédrale dont  le  chœur  datait  du  \T  siècle  et 
dont  la  nef,  les  bas  côtés  et  les  constructions 
extérieures  remontaient  à  la  fin  du  siècle  suivant. 
A  cette  cathédrale  se  rapportent  les  origines  du 
culte  illustre  de  Notre-Dame  des  Ardents.  Voici 
l'histoire  de  ce  beau  miracle,  racontée  par  un 
vieil  auteur,  Gazet.  On  nous  saura  gré  de  donner 
en  entier  ce  chef-d'œuvre,  naïf  et  tin.  tel  que 
nous  le  copions  au  livre  si  intéressant  de  M.  le 
Gentil,  juge  au  tribunal  civil  d'Arras    I  . 

/     I.c  viril    Arras,    onn'  d'eaux-forlcs,  —  chez  E.    Bra- 
dier,  libraire,  rue  Saint-Aubert,  Arras.  Prix  :  16  francs. 


;2I<S  sorvKNins 


«  Au  temps  de  Lambert,  evesque  d'Anus. 
environ  l'an  onze  cens  et  cinq,  le  peuple  estant 
fort  débordé  et  addonné  à  tous  vices  et  péchez, 
la  saison  devint intempérée, et  l'air  si  infect  et  cor- 
rompu, <{iie  les  habitants  d'Arras  et  des  pays 
circonvoisins  furent  punis  et  affligez  d'une 
étrange  maladie,  procédant  comme  d'un  feu  ai- 
dant qui  brusloit  la  partie  du  corps  atteinte  de 
ce  mal.  Les  médecins  n'y  pou  vans  aucunement 
remédier,  plusieurs  en  mouroyent,  aucuns 
avoyent  recours  à  Dieu  et  aux  Saints  et  se  trou- 
vèrent en  grand  nombre  devant  le  portail  de 
l'église  de  Notre-Dame  en  Cité,  et  à  l'entour 
d'icelle,  s'escrians,  se  lamentans  et  requérans 
ayde  et  secours. 

«  Or,  corne  en  mesme  temps  il  y  eut  deux 
joueurs  d'instruinens  assez  fameux  et  célèbres, 
desquels  l'un  demeuroit  en  Brabant,  qui  se  nom- 
moit  Itier,  et  l'autre,  nommé  Pierre  Norman,  se 
tenoit  au  chasteau  de  Saint-Paul  en  Ternois, 
lesquels  estoyent  grands  ennemis  et  s'entre- 
chayssoyent,  pour  ce  que  le  dit  Norman  avait 
tué  le  frère  de  Itier.  Ce  nonobstant,  la  Vierge 
Marie  en  atour  magnifique  leur  apparut  séparé- 
ment à  chacun  d'eux,  le  lundy  en  la  nuict,  et, 
après  avoir  appelle  l'un  et  l'autre  par  son  nom, 
elle  leur  tinct  tout  le  mesme  discours  disant  : 
((  Levez-vous   et  vous   transportez  vers  la  ville 


SC.I      \     |     \    I    ! 


d'Arras,  où  vous  trouverez  grand  nombre  de 
malades  gisans  devanl  l'église  fi  demj  morts  de 
Feu  ardant,  et  vous  adressansâ  Lambert,  evesque 
du  lieu,  L'adverlirez  qu'il  soif  deboul  el  qu'il 
veille  la  nuicl  samedj  prochain,  visitanl  Les  ma- 
lades parmy  L'église,  et  qu'au  premier  ohanl  du 
poq  ou  voira  une  Femme  revestue  de  pareils 
atours  que  mm  descendre  <lu  chœur  de  La  <  1  i  t  *  * 
église,  tenant  en  ses  mains  un  cierge  de  cire 
qu'elle  vous  baillera,  cl  en  Ferez  dégouster 
quelque  peu  de  cire  dedans  des  vaisseaux  rem- 
plis d'eau,  que  donnerez  à  boire  à  tous  les  ma- 
lades, el  înesnie  en  Ferez  distiller  sur  la  partie 
du  corps  affligé.  Ceux  qui  se  serviront  de  ce  re- 
mède avec  une  viFve  Foy  recevronl  la  guérison, 
el  ceux  qui  Le  mespriseronl  perdront  la  vie.  » 

u  Outre  ce  discours  commun,  elle  dit  à  Nor- 
man particulièrement  qu'il  aurait  pour  compa- 
gnon Hier,  combien  qu'il  lui  fus!  ennemi  pour 
L'homicide  advenu  et  qu'en  ce  rencontre  ils  se- 
roient  réconciliez.  Norman  donc  estant  es  veillé, 
commence  à  s'escrier  :  0  combien  grande  et 
vénérable  est  la  présence  de  ta  Vierge  Mère  de 
Dieu  !  O  à  la  mienne  volonté,  que  par  son  ayde 
je  puisse  estre  réconcilié  à  mon  poufrère  Hier! 
()  pleust  à  Dieu  que  par  sa  miséricorde,  et  par 
L'intercession  de  la  Vierge  Marie,  je  puisse  an- 
noncer à  tant  de  malades  qu'ils  recevront  santé 


220  SOUVENIRS 


el  guérison  !  Néantmoins,  je  crois  fort  (disoit-il) 

que  cette  vision  ne  soit  un  phantosme  et  illusion, 
pariant,  je  veilleray  toute  la  nuict  suivante, 
pour  sçavoir  si, par  la  permission  de  Dieu,  cette 
vision  se  représentera  de  rechef.  Puis,  ayant 
ainsi  discouru,  il  se  transporta  à  l'église  de 
grand  matin,  et  assista  à  l'Office  divin,  faisant 
sa  prière  à  Dieu, qu'il  lui  pleust  donner  plus  clair 
intelligence  et  interprétation  de  la  vision  adve- 
nue en  la  nuict  précédente.  Itier  ne  fist  moins  de 
devoir  de  sa  part  ;  fut  à  veiller,  fut  à  prier.  Et 
la  nuict  suyvante,  la  mesme  vision  de  la  benoiste 
\  iergc  Marie  se  démonstra  à  chacun  d'eux,  les 
menasvant  que  s'ils  ne  se  transportent  en  dili- 
gence au  lieu  par  elle  désigné,  eux-mesmes  se- 
rovent  touchez  de  la  susdite  maladie,  qui  fut 
cause  (pie  ils  se  meirent  en  chemin  le  lende- 
main au  matin,  et  Norman  qui  estoit  le  plus 
proche  arriva  à  Arras  levendredy,  et  le  samedy 
au  matin  s'en  alla  vers  l'église  de  Notre-Dame 
où  il  trouva  l'evesque  en  prières  devant  l'autel 
Sainct-Se vérin.  11  fut  fort  confirmé  en  son  pro- 
pos quand  il  apperceut  le  grand  nombre  des  ma- 
lades, qui  se  lamentoyent  près  de  l'église, 
comme  lui  avait  esté  représenté  par  la  vision.  De 
façon  qu'estant  plus  constant  et  résolu,  il 
s'adresse  à  l'evesque  et  luv  prie  se  retirer  à 
escart,  pour  lui  communiquer   quelque    affaire 


M\lll>  *J-  I 


d'importance.  <'.<•  raid  il  lui  dit  :  »  Monsieur, 
lutnl \  dernier,  en  la  nuiet,  m'esl  apparue  une 
vision  de  la  benoiste  Vierge  Marie,  laquelle  m'a 
commandé  venir  vers  vous,  pour  vous  déclarer 
que  samedj  en  la  nuict,  vous  avez  à  visiter  les 
malades  qui  seront  dedans  et  dehors  l'église  et 
qu'après  le  premier  chant  du  coq.  pour  un  sin- 
gulier bénéfice,  elle  vous  mettra  ès-mains  un 
cierge  ardant,  duquel  en  Faisant  le  signe  dé  la 
croix  ferez  découler  quelques  gouttes  de  cire  en 
des  vaisseaux  remplis  d'eau,  et  en  donnerez  à 
boire  aux  malades,  mësme  en  arrouserez  Leurs 
charbons  et  ulcères,  Ceux  qui  ne  se  voudront 
servir  dece  remède,  ou  ne  Le  recevront  avec  une 
ferme  confiance,  ils  en  mourront.  YToyla  (dit-il), 
La  charge  et  commission  qui  m'a  esté  donnée;  si 
votre  Paternité  La  néglige  et  ne  la  met  à  exécu- 
tion, ce  ne  sera  ma  faute.  » 

«  L'evesque  fort  estonné  de  ce  discours  luv 
demanda  s. m  nom  et  de  quel  slil  et  pays  il  estoit  : 
mais  quand  il  répondit  qu'il  estoyl  joueur  d'ins- 
truments de  son  slil  :  «  lia.  mon  ami  (dict 
L'evesque)  ne  tejoùe-tu  pas  de  moy  !  »  Et  lors  le 
quitta  et  se  retira  en  son  palais  épiseopal.  ne 
faisant  estât  de  ce  que  luv  avoil  discouru  Nor- 
man, Lequel  tout  vergongneux  se  tint  encore  en 
1  église,  considérant  avec  grande  pitié  et  com- 
passion tant  de  malades  et  misérables  et  affligez, 


'2'2'2  SOUVENIRS 


Or,  quelques  heures  après,  voylà  Itier  venant  du 
plusloing,  qui  arrive  en  l'église  de  Notre-Dame, 
et. y  ayant  fait  sa  prière  à  Dieu,  s'en  va  au  palais 
épiscopal  et  entre  en  la  chapelle  où  l'evesquc 
célébrait  la  Messe.  Achevé  qu'il  eut,  Hier  le  sa- 
lue revèrement,  et  ayant  humblement  requis  au- 
dience luy  dict  :  «  Père  sainct,  il  m'est  apparu 
une  vision  par  deux  fois  d'une  femme  d'excellente 
beauté  qui  se  disoit  la  sacrée  Vierge  Marie,  la- 
quelle m'a  donné  charge  de  vous  venir  exposer 
ses  commandements.  Elle  veut  que  samedy  pro- 
chain en  la  nuict,  vous  visitiez  les  malades 
gisans  dedans  et  hors  vostre  église,  et  que  dès 
lors  elle  vous  délivrera  un  cierge  allumé,  duquel 
ferez  distiller  de  la  cire,  en  faisant  le  signe  de  la 
croix  dedans  quelque  vaisseau  plein  d'eau,  et  en 
donnerez  à  boire  à  tous  ces  malades.  Quiconque 
d'iceux  y  apportera  une  vraye  foye.  il  s'en  gué- 
rira, et  qui  ne  le  voudra  croire,  il  mourra  sou- 
dain ». 

«  Itier  ayant  achevé  ce  discours  l'evesque  lui 
demanda  comment  il  se  nommoit,  et  de  quel 
pays,  estât  et  condition  il  estoit,  il  respondit 
qu'il  avait  nom  Itier,  natif  du  pays  de  Brabant, 
gaignant  sa  vie  à  chanter  et  jouer  des  instru- 
mens.  Alors  l'evesque  lui  dit  qu'un  autre  de 
mesme  condition  nommé  Norman  lui  avait  tenu 
les  mesmes  propos,  quelque  peu  auparavant,  lui 


223 


reprochant  qu'ils  auroyenl  communiqué  por  en- 
semble pour  se  jouer  el  mocquer  de  Iu\ .  Tant 
s'en  faut,  di(  itier,  que  si  je  peneontroia  celuy 
que  tous  nommez  Norman,  je  me  vengeroisde 
l,i  morl  il»'  mou  frère,  qu'il  a  misérablement 
tué.  L'ervesque,  ayant  entendu  ce  discours,  con- 
sidéra à  pari  soj  <\ur  telle  vision  s»-  pouvorl  ma- 
nifester  par  la  permission  de  Dieu,  pour  servir 
tant  de  guerison  aux  malades,  comme  aussi  de 
bonne  réconciliation  entre  ces  deux  ennemis  : 
puis  il  incita  II  ici-  à  se  réconcilier  à  Norman, 
usant  d'une  paternelle  remonstrance  tirée  de  la 
saincte  Ecriture,  si  bien  à  propos,  qu'il  lûy  per- 
suada de  pardonner  au  dict  Norman,  sejettani 
à  genoux  devant  l'evesque,  et  se  soubmettant 
à  tout  ce  qu'il  ordonneroit  pour  le  faict  de  la 
dicte  réconciliation,  Et  lors  l'evesque  envoya 
son  secrétaire  chercher  à  L'église  le  dict  Norman, 
lequel  y  vint  aussi  tost,  et  se  mect  aussi  à  ge- 
noux, priant  mercv  à  Dieu,  à  l'evesque.  et  a 
Hier.  Et  après  <nic  l'evesque  leur  eut  faict  un 
très  beau  discours,  de  la  charité  fraternelle,  il 
leur  commanda  de  s'entrebaiser  pour  un  signal 
de  paix  et  amour,  afin  qu'estans  parfaitement  re- 
conciliez, ils  puissent  heureusement  exploicter 
la  charge  que  leur  avoit  esté  en  divers  lieux  dé- 
clarée par  la  vision  apparue  les  jours  précé- 
dents. Et  ayant  tous  trois  jeusné  fort  estroicte- 


22  i 


SOUVENIRS 


ment,  et  employé  tout  le  jour  en  bonne  et  saincte 
prière,  .sur  le  soir  ils  se  transportèrent  à  L'église 
et  y  continuèrent  leurs  oraisons  jusques  environ 
le  temps  qui  leur  avait  esté  spécifié  par  la  vi- 
sion, que  lors  leur  apparut  de  rechof  la  Vierge 
Marie  en  niesmes  attours,  laquelle  sembloil  des- 
cendre du  haut  du  chœur  de  l'église,  avec  un 
cierge  aidant  de  feu  divin  qu'elle  leur  délivra, 
leur  tenant  en  commun  les  niesmes  propos, 
qu'elle  avoit  faict  auparavant  à  ces  deux  joueurs 
en  particulier,  touchant  l'opération  de  ce  cierge, 
et  l'ordre  qu'il  falloit  observer  pour  en  bien  user 
à  l'endroict  des  malades,  leur  ordonnant  de  le 
garder  et  conserver  réveremment  en  perpétuelle 
mémoire  d'un  si  grand  et  excellent  bénéfice  puis 
elle  disparut  incontinent. 

«  Ils  furent  tous  ravis  en  admiration,  tant 
pour  la  glorieuse  apparition  de  la  Vierge  Mère 
de  Dieu,  que  pour  la  grande  clairté  qui  flam- 
boya parmy  toute  l'église  à  son  arrivée.  Ksi  ans 
donc  ainsi  illumine/,  voire  aussi  emflambés  de 
ce  feu  divin,  premièrement  louèrent  .et  remer- 
cièrent Dieu,  puis  se  meirent  en  devoir  d'ex- 
ploicter  promptement  tout  ce  que  la  dicte  Vierge 
avoit  commandé.  Et  après  que  quelques  vais- 
seaux furent  emplis  d'eau,  l'evesque  formant  le 
sitme  de  la  croix  avec  la  chandelle  feit  déjroulter 
quelque  peu  de  cire  dans  cette  eau.  et  après  il 


SOI   \  i   K 11 


déclara  aux  malades  la  vertu  d'ieelle,  et  les 
exhorta  d'en  boire  en  grande  révèrent  e,  i  I  avec 
Ferme  confiance  en  Dieu  :  puis  leur  en  donnèrent 
;i  boire,  el  en  lavèrent  leurs  charbons  el  ulcèi 
e(  ils  en  sentirent  soudainement  grande  allé- 
geance de  leur  mal,  lanl  par  dedans  aux  parties 
Dobles  qui  se  gastoyent  par  une  si  ardente  in- 
flammation, que,  ;m  dehors  de  Leurs  membi 
qui  estoyent  ja  à  demy  pourris:  ils  estoyent 
lors  environ  cent  et  cinquante  malades  et  lurent 
tous  guaris  hors  mis  un  pauvre  mal  advisé,  le- 
quel,  mesprisant  ce  divin  remède. osa  téméraire- 
ment desboucher  qu'il  aymeroit  mieux  du  vin, 

et  autres  semblables  propos  DOT  desdain  et  COn- 
temnent.  De    façon    qu'il   devint  si   embrasé  de 

ce  feu  sacre  que  tout  après  il  en  mourut  comme 
à  demy  forcené. 

p  Achevé    qu'ils  eurent,    toute    rassemblée    se 

mit  à  louer  et  magnifier  Dieu  et  ses  oeuvres  tant 
admirables.  Kl  comme  le  clergé  estoitja  arrivé 
à  l'église  pour  chanter  l'office  divin,  l'evcsque 
commença  le  cantique  spirituel  de  Sainet  Am- 
broise  et  Sainet  Augustin,  duquel  la  Saincte 
Eglise  se  sert  pour  action  de  grâce,  Te  De  um 
laudamus,  etc.  11  fut  chanté  en  musique  mélo- 
dieuse, avec  une  indicible  esjouissance  et  allé- 
gresse de  tout  ce  peuple,  qui  avoit  reçu  la  gué- 
rison  tant  désirée. 

15 


•J'JI)  SOUVENIHS 


«  Après  tous  ces  devoirs,  la  saincte  Chandelle 
fut  baillée  en  «carde  à  ces  deux  joueurs  d'instru- 
ments musicaux,  qui  l'avoycnt  reçu  de  la  Vierge 
avecl'evesque,  parl'advis  duquel  ils  instituèrent 
une  vénérable  Société  de  gens  pieux  et  dévots 
qu'ils  appelèrent  la  Confrairic  des  Ardnnts  en 
la  mémoire  de  ce  tant  signalé  miracle,  el  en 
peu  de  temps  grand  nombre  de  gens,  voire  des 
principaux  et  plus  honorables  Seigneurs  et 
Bourgeois  de  la  ville  d'Arras,  se  feirent  enrôler 
dans  cette  Confrairic. 

Deo  l'atri  sil,  gloria 
Et  Filio  qui  a  morliùs 
Siirrcx'U  ac  Paraclilo 
In  sempilcrna  sœculul  » 

—  Le  cierge  miraculeux  et  la  dévotion  qui  s'y 
attachait  ont  traversé  des  fortunes  diverses  : 
l'inepte  ouragan  de  92  a  démoli  la  chapelle  où 
la  mystérieuse  relique  était  vénérée  —  édifice 
situé  sur  la  «  petite  place  »,  composé  d'un  dôme 
et  d'une  flèche  ;  cette  dernière,  dont  il  a  été 
question  plus  haut,  était  une  des  perles  de  l'art 
gothique  français.  Le  cierge,  contenu  dans  une 
riche  custode,  fut  pendant  toute  la  révolution 
caché  par  des  soins  pieux  au  fond  d'un  puits, 
d'où  il  sortit  lors  du  rétablissement    du  culte, 


I  i  NUI  -•-'*/ 


I  m  vaste  église  .1  été  i"ui  récemmenl  édifiée  en 
l'honneur  de  Notre-Dame  dei  Ardents  ei  de  lu 
«  Sainte  Chandelle  »,  aux  frais  de  pieux  particu 
liera.  Celte  église  de  briquet  ei  de  piei 
d'un  élégant  effet.  Par  une  coïncidence  assez  cu- 
rieuse elle  es!  due  à  un  architecte  nommé  Nor- 
mand, comme  l'un  des  héros  de  la  légende  glo- 
rifiée  par  l'Eglise.  L'intérieur  esi  riche  ei 
térieusemenl  de  bon  goût.  Une  statue  de  Notre** 

Dame    «les     Ardents,    œuvre    d'un   jeune   artiste 

arrageois,  M.  Noël,  s'élève  sur  le  maître  autel. 
Délicate  el  sobrement  archaïque,  elle  rappelle 
L'époque  du  miracle  el  s'harmonise  à  merveille 
avec  l'architecture  romane,  de  la  dernière  pé- 
riode, de  l'église  même.  La  Confrérie  dont  il  est 
question  dans  le  récit  du  vieil  auteur,  après 
a\oir  Langui  dans  la  tiédeur  du  xviu"  siècle,  dis- 
parut à  la  Révolution.  Des  soins  indispensables 
et  élémentaires  requirent  trop  légitimement  les 
évéques  qui  se  succédèrent  sur  le  siège  d'Arras 
après  cette  funeste  période  pour  qu'ils  pussent 
s'occuper  efficacement  de  cette  oeuvre,  mer- 
veilleuse d'ailleurs,  de  surérogation.  Mgr  Le- 
quette  eut  la  gloire  de  restaurer  à  la  fois  culte 
et  confrérie.  Le  saint  Cierge  et  sa  custode  sont 
conservés  dans  L'église  nouvelle.  Une  cage  de 
bronze  doré,  d'un  remarquable  caractère  d'ar- 
chaïque solidité,  renferme  la  relique,  devant  la- 


228  SOUVENIRS 


quelle  brûlent  sans  cesse  des  cierges  sans 
nombre.  De  fréquents  miracles  attestés  par  de 
riches  ex-voto  récompensent  chaque  jour  la  dé- 
votion très  fervente  des  habitants  de  la  contrée 
et  des  pays  circonvoisins  à  la  Mère  de  Dieu  ho- 
norée en  son  sanctuaire. 

L'église  Saint-Nicolas,  une  Notre  Dame  de 
Lorette  presque  aussi  lourde,  a  pris  la  place  de 
l'ancienne  basilique  si  désastreusement  disparue, 
parmi  une  assez  belle  plantation  d'arbres  des- 
tinée à  masquer  l'immense  nudité  de  l'emplace- 
ment cathédral  et  claustral  :  un  très  beau  cal- 
vaire et  de  curieux  vieux  tableaux  décorent 
l'intérieur  de  cette  pièce  montée  greequo-ita- 
lienne. 

Un  architecte  de  génie,  M.  Grigny,  mort  sous 
le  second  Empire,  construisit  en  1866,  dans  le 
quartier  pauvre  de  la  ville,  l'austère  église  Saint- 
Géry,  œuvre  du  plus  pur  xvine  siècle,  que  son 
clochera  jour  signale  au  loin  dans  la  campagne. 
L'harmonie  des  trois  voûtes,  l'éclairage  admira- 
blement aménagé  bien  que  sobre  à  dessein,  le 
mobilier  parfait  et  de  très  belles  sacristies  re- 
commandent cet  édifice  à  l'admiration  attentive 
du  passant  sérieux.  Une  merveille,  d'auteur  in- 
connu, sauvée  à  grand'peine  du  pillage  des  cou- 
vents en  92,  suffirait  à  y  attirer  des  foules.  C'est 
un  grand  crucifix  de  bois  peint  des  plus   bizarre 


Sol  \  I 


au  premier  aspect,  mais  qui,  examiné  quelque 
peu,  nous  frappe  précisément  par  ta  mesure 
dans  L'originalité  profonde,  et  L'inédit  de  ses 
lignes  classique,  el  la  toute  pénétrante  douceur 
de  sa  sévérité,  et  la  scrupuleuse  perfection  des 
moindres  détails,  <|ui  viennent  se  fondre  au  plus 
grandiose  ensemble. 

Le  même  architecte  a  embelli  sa  ville  natale 
de  trois  autres  édifices  dont  deux  chapelles  con- 
\  entuelles. 

Celle  des  Ursulines  s'élève  aux  contins  de  la 
ville  dans  le  goût  sobre  de  l'église  Saint-Géry  : 
la  flèche  qui  surmonte  cette  chapelle  est  une  res- 
titution très  agrandie  de  la  fameuse  tlèche  dite 
de  la  Sainte  Chandelle  qui  datait  de  saint  Louis, 
rt  naturellement  démolie  par  la  Révolution.  Ef- 
frayant tour  de  force  de  légèreté,  de  hauteur  et 
d'équilibre  ;  un  ouragan  l'a  dernièrement  ététée 
par  suite  de  négligence  dans  la  surveillance  et 
L'entretien  des  œuvres  intérieures;  une  souscription 
qui  va  son  train,  et  attend  des  temps  meilleurs, 
permettra  de  bientôt  parfaire  à  nouveau  ce  bijou 
justement  célèbre  dans  la  contrée.  La  chapelle 
des  Dames  du  Très  Saint-Sacrement  fut  le  coup 
d'essai  du  maître,  alors  tout  jeune  Conçue  dans 
Le  style  flamboyant,  elle  a  toutes  les  grâces  exces- 
sives du  genre.  Jamais  plus  gracieuses  fantaisies 
ne  s'enroulèrent  autour  d'ogives  plus  hardies  ;  la 


230 


S  (  II   v  i;  N  I  R  s 


flèche,  elle  aussi,  bien  que  moins  haute  et  moins 
svelte  que  celle  dont  il  vient  d'être  question,  suf- 
firait à  la  gloire  d'un  artiste  comme  à  l'honneur 
architectonique  d'une  province. 

Le  petit  séminaire,  situé  dans  la  partie  élevée 
et  relativement  nouvelle  de  la  ville,  présente 
deux  façades,  brique  et  pierre,  dont  l'une  du  plus 
grand  air  Louis  XIII.  L'aménagement  intérieur, 
deux  cours  superbes  et  une  élégante  chapelle, 
contribuent  à  faire  de  ce  monument,  avec  le  dé- 
licat hôtel  gothique  appartenant  à  M.  D...,  an- 
cien député,  un  digne  complément  à  l'œuvre  ar- 
rageoise  de  M.  Grigny,  qui  compte  encore,  à 
Yalencicnnes  et  à  Genève,  des  morceaux  de  pre- 
mier ordre. 

Puisse  cet  insuffisant  hommage  à  un  ar- 
tiste mort  trop  jeune,  et  loin  d'être  apprécié  à 
son  immense  valeur,  être  considéré  comme  un 
appel  à  l'attention  des  gens  tant  soit  peu  sou- 
cieux encore  du  grand  art  !  Puisse  cet  appel 
d'une  voix  si  faible  être  entendu  de  qui  de 
droit  ! 

Une  charmante  chapelle  du  dernier  siècle, 
dite  des  Ghariottes,  mérite  encore  d'être  men- 
tionnée dans  cette  énumération  des  principaux 
édifices  religieux  de  notre  belle  et  bonne  ville. 
Signalons  encore, pour  être  scrupuleux, le  très  joli 
clocher  tout  moderne  de  la  plaisante  chapelle  des 


\  i  s  i  ii  -  23  i 

Vieillards.  Le  reste,  ne  se  oomposanl  guère,  sauf 
deux  exceptions,  l'on  retrouvera  l'une  el  L'autre 
en  s« m  lieu,  que  de  constructions  j >l u ->  on  moins 
commodes  el  solides,  n'a  aucune  prétention  ar- 
chitecturale, e(  il  n'en  sera  pas  |>lus  parlé  * [ •  n ■ 
ne  I  <»ni  pu  désirer  les  honnêtes  entrepreneurs  à 
qui  celles-ci  sont  ducs. 

L'hôtel  «le  ville d'Arraa  est  sans  contredif  le 
plus  considérable  H  le  plus  splendide  de  tous 
ceux  du  Nord  de  la  France,  je  pourrais  ajouter 
de  la  France  entière,  en  tant  que  relique  «lu 
Moyen  Ane  municipal  ;  car  <pic  sont  les  hôtels  de 
ville  de  Paris.  Lvon.  lîeims.  sinon  des  fantaisies 
nivales  des  temps  de  la  royauté  «  hors  de  pa^e  » 

et  absolue  ?  appartenant  ceux-ci  à  la  «  Renais- 
sance »,  les  autres  aux  siècles  subséquents,  sans 
caractère  primitif  ni  puissance  quelconque  d'im- 
pression historique. 

L'hôtel  de  ville  d'Anas  a  été  l'objet  de  ré- 
centes restaurations  et  reconstructions  plus  ou 
moins  heureuses.  Ces!  ainsi  qu'on  a  fait  dispa- 
raître, pour  la  remplacer  par  une  fenêtre  centrale 
à  balcon,  détail  assez  élégant  d'ailleurs,  une  ra- 
vissante «  bov-window  »  ou  bretèque,  ainsi 
qu'un  double  escalier  sis  à  droite  de  la  façade 
principale  et  surmonté  d'une  Une  coupole.  Ce 
dernier  vandalisme,  commis  en  vue  de  L'éclai- 
rage et  du  confortable  administratif,  est  double- 


'2'A'2  SOUVENIRS 

ment  déplorable  en  ce  sens  qu'en  outre  de  la 
perte  de  l'édicule  lui-même  il  démasqué  brus- 
quement la  dill'érence  de  style,  d'alignement  et 
de  direction  de  la  partie  du  pavillon  de  droite  qui 
fait  suite  à  la  façade  principale,  avec  tous  les  ca- 
ractères de  cette  façade  elle-même.  Un  excès  de 
bonne  volonté,  auquel  ne  correspondaient  point 
assez  de  scrupules  quant  à  la  confusion  de  genres, 
a  présidé  aux  additions  considérables  effectuées 
sous  le  second  Empire,  à  grands  frais  et  dans  une 
intention  des  plus  louables.  Reconnaissons  tout 
de  suite  qu'il  y  a  des  choses  ravissantes  dans 
cette  partie  neuve  qui  ne  comprend  pas  moins 
de  trois  grands  corps  de  bâtiment  dont  l'inter- 
section forme  une  cour  ouverte  commandée  par 
une  façade  postérieure  de  style  ogival  flam- 
boyant des  plus  exaspérés  ;  la  même  outrance, 
dirai-je,  sévit  sur  les  deux  façades  latérales,  où 
l'art  de  la  Renaissance  emprunte  à  tous  les  genres 
des  grâces  tant  soit  peu  hétéroclites. L'ensemble 
toutefois  est  loin  de  me  déplaire  :  cet  amoncelle- 
ment même  de  dômes,  de  pignons,  de  cariatides, 
de  balcons,  cette  profusion  de  vermicelles, 
d'achantes,  de  congélations,  de  figurines  est  d'un 
joyeux  et  luxueux  effet,  qui  s'affirme  encore  à 
l'intérieur  du  monument  où  de  vastes  salles  mer- 
veilleusement meublées  et  décorées,  cette  fois, 
avec  le  goût  le  plus  exact  et  le   plus  sûr,  don- 


ROI    \  l   NI 

aenl  bien  L'idée  d'une  ville   ^  i*.-îI1î«-  dans  l'opu- 
lenoe  et  dans  la  sagesse  ! 

Mais  le  triomphe,  c'est  L'antique  façade  j  >  i-î  i  »  - 
cipale  avec  ses  buit  hautes  fenêtres  ogivales  har- 
diment campées  sur  sept  arcades  de  même  ar- 
chitecture, et  Les  vingt-trois  croisillons  rouge 
pirouettes  d'or  éclatant  sur  son  immense  toiture. 
In  prodigieux  beffroi,  paradoxalement  mince, 
dentelé  de  nulle  caprices,  dresse  jusqu'aux 
nuages,  un  peu  à  droite  «lu  corps  de  la  façade,  en 
vertu  de  cette  irrégularité  qu'observera  tout  ar- 
chitecte visant  au  grand,  sa  niasse  énorme  et 
Légère.  Le  prestige  de  1  aniq ue  et  la  puissance 
de  Vanité  allongent  encore,  en  même  temps 
qu'elles  L'amplifient  au  second  coup  d'oeil,  cette 
tour  forte  et  charmante,  emblème  orgueilleux  de 

la  cité. 

Par  un  bonheur  que  connaissent  peu  de  mo- 
numents de  cette  importance,  l'hôtel  de  ville 
d'Arias  se  trouve  occuper  tout  un  côté  d'une 
énorme  place  rectangulaire  dont  les  maisons 
espagnoles  duxvn"  siècle  alignent  leurs  pignons 
et  leurs  arcades  dans  un  ordre  parfait  formant 
un  cadre  précieux  à  l'incomparable  édifice.  Cette 
place  s'appelle  la  «  petite  place  ».  On  croirait,  en 
en  envisageant  ses  proportions  gigantesques,  à 
une  ironie,  à  une  de  ces  plaisanteries  dont  nos 
ancêtres  étaient    coutumiers   dans  l'appellation 


334  SOUVENIRS 


des  voies  publiques  de  leurs  villes,  s'il  n'existait, 
tout  à  côté,  une  autre  place  beaucoup  plus  vaste 
encore,  exactement  dans  les  mêmes  proportions 
et  dans  le  même  style.  Une  seule  maison  y  fait 
disparate,  mais  c'est  une  exquise  relique  du 
Moyen  Age  et  d'ailleurs  elle  ne  jure  que  tout 
juste  avec  ses  voisines,  étant  également,  dans 
son  genre,  à  arcatures  et  à  pignon.  Une  récente 
mesure  administrative  a  jeté  bas,  pour  d'idiotes 
modifications  de  voirie,  à  l'angle  gauche  de  cette 
place,  nommée  la  «  grande  place  »,  bien  juste- 
ment cette  fois,  deux  maisons  du  style  commun 
aux  deux  places  et  à  la  courte  rue  qui  les  Polie 
entre  elles. 

En  fait  d'autres  places,  il  faut  signaler  celle 
«  de  la  basse  ville  »,  ample  cirque  aux  élégantes 
constructions,  qu'  «  orne  »  un  obélisque...  du 
siècle  dernier  ;  celle  «  du  théâtre  »,  témoin  des 
affres  de  93.  Le  théâtre,  élégamment  insigni- 
fiant à  l'extérieur,  renferme  une  salle  très  co- 
quette (xvmp  siècle)  et  d'une  acoustique  parfaite. 
De  vieilles  maisons,  malheureusement  désho- 
norées par  des  toits  récents  et  accommodées  aux 
«  nécessités  »  du  commerce  moderne,  méritent 
toutefois  que  l'on  s'arrête  à  leurs  sculptures. 
D'autres  places  sont  banales  et,  si  nous  parlons 
de  la  halle  au  poisson,  c'est  à  cause  de  la  ligne 
demi-circulaire  des  maisons  qui    l'entourent  en 


s  .H     \    |    M  lis 


imprimant   sa  courbe  aux   constructions  elles 
mêmes  du  marché        disposition  assez  remar- 
quable «-H  France,  <»ù  les  »  cresoents  »  sont  aussi 

rares  qu'ils  son!  pullulants  en  Angleterre. 

De  h-  s  belles,  très  belles  casernes,  datant  «lu 
wiir  siècle,  uni'  citadelle  hors  ligne,  chef- 
d'œuvre  de  Vauban,  une  admirable  promenade 
ombragée  d'ormes  géants  plus  que  centenaires  et 
flanquée  d'un  énorme  «  square  »,  le  spacieux 
hôpital  Saint-Jean,  le  palais  de  Justice,  ancien 
Biège  des  Etats  d'Artois,  beau  morceau  néo-grec 
malheureusement  intercepté  à  deux  places  par 
des  constructions  privées,  la  moderne  et  co- 
quette  façade  de  la  salle  des  Concerts,  assimi- 
lable à  celle  du  susdit  palais  de  Justice,  la  pré- 
fecture, ancien  évêché,  sis  en  dite,  palais  d'il  y 
a  deux  siècles,  magnifique  d  vaste,  parc  princier, 
dépendances  spacieuses,  sont  également  dignes 
de  mention  et  nous  forceraient  en  conscience  à 
la  description  si  le  plan  de  ce  livre  ne  s'opposait 
à  plus  de  développements  accessoires.  Car  nous 
voici  presque  arrivés  à  l'objet  de  ce  chapitre  et 
il  nous  tarde  de  clore  une  trop  longue  paren- 
thèse. Nous  nous  dirigerons  assez  lentement,  si 
vous  voulez,  pour  bien  faire,  vers  l'abbaye  de 
Saint- Vaast,  à  travers  des  rues  qui  ont  ceci  de 
charmant  qu'elles  ne  ressemblent  en  rien,  pas 
même  à  une  maison  près,  à  celle  du  Paris  actuel. 


'2'M\  SOUVENIRS 


Je  ne  veux  pas  médire  de  ce  Paris-là  qu'on  a 
positivement  trop  critiqué.  Il  est  clair,  assez  gai 
dans  sa  monotonie  voulue,  et  a,  bien  que  banal 
et  pauvre,  sauf  la  seule  rue  de  la  Paix  (1),  suf- 
fisamment grand  air  pour  la  capitale  d'une  dé- 
mocratie mesquine.  Mais  il  me  semblerait  in- 
juste de  faire  grâce  aux  imitations  provinciales 
de  ces  splendeurs  à  deux  sous,  déshonneur  de 
nos  grandes  villes  où  d'incompétentes  édilités 
ont  ruiné  toute  poésie  au  profit  de  quelles  finances 
particulières  ou  commanditées  !  Notre  chère  ville 
a  du  moins  jusqu'ici,  malgré  l'ineptie  de  ses  mu- 
nicipaux d'aujourd'hui,  évité  ces  absurdes  «  em- 
bellissements »,  et  ses  rues  se  courbent  ou 
s'allongent  selon  les  besoins  de  la  circulation  et 
de  l'aération  normales  entre  deux  rangées  de 
constructions  souvent  anciennes,  et  combien  jo- 
lies !  toujours  harmonieuses  et  de  bonne  allure. 
Mais  nous  voici  arrivés  en  face  de  l'entrée  de 
l'abbaye.  Hélas  !  c'est  l'ex-abbaye  qu'il  me  faut 
dire,  un  des  premiers  exploits  da  la  Révolution, 
en  Artois,  ayant  été  de  dépouiller  les  Béné- 
dictins de  Saint- Vaast  de  leurs  biens  meubles  et 
immeubles. 

(i)  Je  ne  puis  comprendre  dans  le  Paris  actuel  les  quel- 
ques avenues  d'iiùlcls  avoisinant  l'Arc  de  Triomphe.  C'est 
tous  étrangers  qui  ont  voulu  reproduire  les  environs  d'Hyde 
Park,  sans  y  réussir. 


SOUVENU!  231 


Cette  entrée,  maintenant  celle  de  l'évêché, 
donne  par  une  énorme  porte  oochère  rar  une 
cour  d'honneur  digne  d'un  palais  royal  «l«'  pre- 
mier ordre  :  rien  de  plue  grandiose  ai  de  plus 
beau.  La  tour  esl  circonscrite  par  trois  corps  de 
bâtiment  comptant  ;■  chaque  étage  trente  huit 
fenêtres,  plus  imis  portes-fenêtres  servant  <1  en- 
trée. L'ensemble  des  bâtiments  construits  en 
pierres  de  taille  dans  an  goût  sévère,  tout  de 
masses  et  «1»'  lignes,  forme  un  rectangle  de  220  mè- 
tres de  long  sur  Ni)  de  large.  De  magnifiques 
escaliers,  des  salles  immenses  aux  sculptures  so- 
bres  et  agréablement  déliées,  des  galeries  admi- 
rables, deux  cours  intérieures  Longées  de  cloîtres 
de  toute  beauté,  richement  décorées,  le  tout 
d'une  ordonnance  irréprochable,  font  sans  con- 
teste de  ce  palais  le  plus  remarquable  testament 
de  l'architecture  monastique  d'immédiatement 
avant  la  Révolution.  L'édifice  auquel  le  temps 
n'a  rien  ôté,  non  plus  —  heureusement  —  que 
les  hommes  rien  ajouté,  fut  construit  à  la  fin  du 
xvnr  siècle,  sur  les  ruines  d'un  monastère  go- 
thique, à  même  destination  et  sous  le  même  titre 
d'abbaye  de  Saint- Yaast. 

Quelque  déplorable  que  soit  la  disparition  de 
celte  œuvre  du  Moyen  Age,  surtout  quand  on 
en  juge  d'après  de  vieilles  gravures,  on  peut 
dire,   par   une  exception  sans  doute  unique,  et 


~2',18  SOUVENIRS 


sans  aucun  paradoxe,  que  la  perte  est  réparée, 
telles  sont  la  beauté  et  la  grandeur  de  l'abbaye 
actuelle.  L'Evêehé,  le  grand  Séminaire,  les 
Subsistances  militaires,  l'Académie  d'Arras,  dif- 
férentes administrations  publiques,  les  Archives 
départementales,  immense  répertoire,  la  Biblio- 
thèque comprenant  50.000  volumes  ayant  ap- 
partenu pour  la  plupart  aux  Pères,  et  un  très 
considérable  Musée  (sculpture,  peinture,  anti- 
quités et  collections  scientifiques  de  tout  ordre), 
tiennent  au  large  dans  cette  ancienne  forteresse 
de  la  Piété  et  de  la  Science.  Un  square  très  spa- 
cieux étale  ses  verdures  et  ses  plantes  rares  le 
long  de  l'aile  principale  de  l'abbaye,  a  la  place 
des  jardins  des  religieux,  dont  de  nombreux 
arbres  sont  restés,  séculaires  témoins.  Au  bout 
droit  de  cette  aile  principale,  qui  ne  compte  pas 
moins  de  100  fenêtres  et  à  laquelle  on  accède 
par  un  élégant  perron  central,  en  outre  d'entrées 
nombreuses  pour  les  différents  services  all'ectés 
au  monument,  se  dresse  énorme  la  cathédrale 
actuelle  qui  a  sa  courte  histoire,  et  la  voici  suc- 
cinctement. 

Les  bénédictins  de  Saint-Vaast,  à  la  Veille  de 
la  Révolution,  avaient  commencé  l'érection 
d'une  chapelle  en  rapport  avec  l'importance  de 
leur  monastère.  Ils  donnèrent  à  leur  projet  de 
gigantesques  proportions,  si  bien  que,  plus  tard, 


I0UVIK1I 


Napoléon  I  .  paa  ant  par  Arras  et  voyant  les 
constructions  déjà  très  avancées  que  la  queue  de 
l,i  Bande  ooire  s'apprêtait  à  jeter  bas  contre  une 
honteusement  dérisoire  somme  d'argent,  i  onçut 
L'idée  vraiment  impériale  de  les  achever  pour  en 
faire  une  cathédrale  en  place  de  celle  disparue. 
Cette  cathédrale  lui  inaugurée  par  Charles  X, 
mais  ne  fui  complètement  achevée  qu'en  1832, 
sous  L'épiscopat  'le  Mgr  le  cardinal  de  Laiotur 
d'Auvergne. 

C'esl  une  immense  construction  toute  nue, 
cruciforme,  au  liane  est  (le  laquelle  s'accole 
tout  mi  quartier  de  la  ville,  et  qui  communique 
avec  le  grand  séminaire  contenu,  comme  il  a 
été  dit  plus  tût.  dans  L'ancienne  abbaye.  <m  y 
inculte  par  un  majestueux  escalier  de  quarante- 
deux  marches.  Le  portail,  à  peu  près  de  Saint- 
Thomas  d'Aquin  ou  de  Saint-Roch,  est  franche- 
ment laid,  bien  entendu,  mais  d'une  sobriété 
propitiatoire. 

De  forts  arcs-boutants,  massifs  et  nus  comme 
tout  le  reste,  rayonnent  tout  autour  de  la  puis- 
sante construction,  allègent  ses  diverses  parties 

et  en  dégagent  L'irréprochable  structure.  Corps 
principal  de  l'église,  bras  de  croix,  chevet,  por- 
tail, rassortent  lourds  dans  L'air,  sévères,  cor- 
rects, trônant,  solidement  assis,  sur  une  haute 
gresserie,  au-dessus  de  la   ville  Légère  et   dvn- 


240  SOl'VEXIltS 


telée.  leur  tributaire  spirituelle  et  leur  fille  dans 
la  Foi. 

Il  est  à  espérer,  toutefois,  que  le  dôme  pro- 
jeté par  les  moines,  et  le  campanile,  dont  la 
base  seule  existe  aujourd'hui,  base  de  grès,  si 
considérable  qu'elle  enveloppe  une  magnifique 
chapelle  de  la  Sainte  Vierge,  exhaussée  d'une 
dizaine  de  marches  de  marbre  blanc  à  rampes 
de  marbre  blanc,  il  est,  dis-je,  à  espérer  que 
dôme  et  campanile  seront  avant  peu  édifiés,  — 
lorsque  les  Pères,  après  un  exil  de  bientôt  cent 
ans,  reprendront  possession  de  leur  propriété,  et 
qu'un  gouvernement  juste  se  voudra  faire  hon- 
neur de  rendre  à  la  Mère  de  Dieu  et  aux  succes- 
seurs de  l'évêque  Lambert  leur  cathédrale  re- 
bâtie sur  les  plans  antiques,  avec  ses  verrières 
étincelantes,  l'or  de  ses  autels,  et  l'argent  de  ses 
cloches  sonnant  à  toute  volée  le  long-désiré  Te 
Deuni  dans  ses  merveilleuses  tours,  suzeraines 
et  compagnes  maternelles  du  vieux  beffroi  soli- 
taire qui  s'écœure  d'assister  à  cette  fin  de  siècle  ! 

En  attendant,  Saint- Vaast,  comme  on  appelle 
la  cathédrale  provisoire,  remplit  de  son  mieux 
le  haut  office  que  les  événements  lui  ont  dé- 
cerné ;  son  imposant  vaisseau,  long  de  102  mètres, 
large  de  2G  et  haut  de  32,  dessert  à  merveille  la 
pompe  pontificale  dont  les  révolutions  modernes 
l'ont    investi  depuis  quarante-sept   ans  ;    trois 


2 1 1 


nefs  avec  déambulatoire,  chapelles  latérale!  el 
absidiales,  deux  chaires  à  prêcher  < I* >n t  la  | ni n- 
oipale  es!  toul  un  monument,  un  Immense  bane 
d'oeuvre  pour  le  Chapitre  et  !<•  grand  Séminaire 
aux  jours  de  sermons  solennels,  on  baptistère 
incomparable,  très  nombreuses  statues,  quelques- 
unes  tics  chefs-d'œuvre,  de  précieux  tableaux, 
dont  un  Christ  au  pilier  df  Rubens,  «les  gri- 
sailles, des  vitraux  en  trop  petit  nombre,  un 
vaste  chœur,  une  maîtrise  excelh  nte,  deux 
orgues  (jui  n'ont  de  rivales,  en  France,  <{u<-  les 
plus  célèbres,  tout  ce  confortable  ecclésiastique, 
tout  ce  reste  et  ce  recommencement  de  luxe  re- 
ligieux, consolent  un  peu  le  souvenir  des  ma- 
gnificences passées  et  l'ait  prendre  patience  à 
l'espoir  rétrospectif  qui  s'ennuierait  trop  sans 
quelque  escompte  sur  le  lent  avenir. 

J'aime,  lors  de  nies  séjours  à  Arras,  à  entendre, 
aussi  souvent  (pue  possible,  la  grand'messe  ca- 
nonicale  quotidienne. 

Je  doute  que  le plain-chant,  ce  sublime  plain- 
chant  catholique,  plus  beau  que  tous  les  arts, 
trouve  de  meilleurs,  de  plus  consciencieux  et 
plus  corrects  interprètes  qu'ici.  L'orgue  d'ac- 
compagnement, touché  d'ordinaire  par  un  artiste 
aveugle,  a  une  ampleur,  une  force  douce  toute 
particulière  vraiment,  qui  mêle  une  voix  surna- 
turelle   et    divinement   harmonieuse   aux    notes 

16 


242  BOUVENIRS 

très  pures  des  chantres,  en  laissant  aux  paroles 
latines  tout  leur  nombre  et  leur  si  net  le  mélodie. 
Puis  la  quasi-solitude  des  oflices  de  semaine  dis- 
tribue à  la  prière  privée  tout  l'espace  nécessaire, 
on  dirait  ;  ces  voûtes  immenses  semblent  un 
ciel,  juste  assez  lointain  pour  encourager  les 
pieuses  pensées  à  vouloir  y  planer  ;  ces  énormes 
colonnes  corinthiennes  invitent  les  intentions 
particulières  à  s'y  enrouler  pour  l'ascension  par- 
mi les  riches  chapitaux  vers  ces  sereines  régions 
de  l'adoration  enfin  sûre  de  son  vol... 

Un  jour, —  tout  le  monde  a  de  ces  distractions, 
un  pauvre  pécheur  plus  qu'un  autre,  —  je  laissais 
errer  mes  yeux  à  droite  et  à  gauche  du  transept 
vers  le  milieu  duquel  j'étais,  debout  contre  une 
chaise  inclinée,  face  au  maître-autel,  —  exacte- 
ment celui  de  Saint-Sulpice,  marbre  rose  et  su- 
jet en  bronze  doré  (l'Enfant  Jésus  au  temple),  — 
une  tiédeur  m'avait  pris,  que  je  ne  pouvais  sur- 
monter ;  mon  attention  vaincue  tournait  à  rien, 
et  j'avais  résolu  de  me  retirer  ce  jour-là,  plutôt 
que  d'assister  indignement  au  divin  sacrifice.  A 
cet  instant  un  homme  entra,  bien  mis,  cheveux 
et  barbe  trop  soignés,  du  ventre  à  vingt-cinq  ou 
vingt-six  ans,  " —  sans  prendre  d'eau  bénite  : 
évidemment  un  commis-voyageur  entre  deux 
affaires,  sur  la  route  d'un  rendez-vous  en  ville 
avec  dix  minutes  d'avance.  J'observai  cet  intrus 


\   I    Mil  -  2  tl 

quelques  instants  du  coin  de  l'oeil,  sûr  de  quelque 
chose  de  marque,  e(  des  mouvements  spontanés 
n.iïfs  du  personnage.  I H  dévol  pour  ces 
gens-la  n'existe  p;is.  même  che%  lui.  à  L'église. 
Point  de  gène  avec  lui  plus  qu'avec  un  1><>m 
chien  ou  ces  témoins  indulgents,  Les  chats. 
L'homme  regardai!  les  choses  «lu  bras  de  croix 
gauche  par  où  il  était  entré  :  I*1  royal  baptistère, 
son  triptyque  sans  prix,  sa  <  -<  >i  i  «  j  1 1  «  -  ('norme  de 
marine  noir  veiné,  merveilles  vraiment.  Se  re- 
tournant, il  contempla  sans  y  rien  comprendre. 
pauvre  être!  le  monument  de  saint  Benoit  Labre 
(saint  Hennit  Labre,  la  seule  gloire  française  du 
wiii'' siècle,  mais  quelle  gloire!  et  comment  dé- 
sespérer à  jamais  d'un  pays  à  tels  saints?  mais 
aussi  quelle  pierre  d'achoppement  pour  les  cer- 
velles titubantes  de  tous  Libres-penseurs,  grands 
ou  petits!  :  puis  ses  yeux  s'élevèrent  sur  le 
Calvaire  immense,  un  crucifix  comme  militaire 
dans  sa  torsion  vigoureuse  avec  son  long  noir 
côté  de  cheveux  pendant  presque  en  tresse 
comme  une  cadenette,  —  aux  ex-voto  sans 
nombre  et,  au  bras  de  Croix,  un  saint  Jean  et 
une  Vierge  enluminés  d'un  effort  savamment 
naïf.  Il  traversa  ensuite,  sans  même  s'incliner 
devant  le  maître-autel,  mais  savait-il  seulement 
qu'il  dût  le  faire  ?  et  s'en  allait  examiner,  dans 
l'autre  bras  de  Croix  de  la  basilique,  l'autel  du 


2 i i  SOUVENIRS 


Sacré-Cœur,  blanc  de  pierre  aux  ors  neufs, 
quand  passa  une  femme  jeune,  en  voilette,  qui 
venait  de  terminer  sa  prière  près  de  là.  Ce  fut  la 
rentrée  de  V homme  en  lui-même  ;  son  œil,  de- 
puis quelque  temps  vague  et  décent,  s'alluma, 
une  main,  celle  de  la  canne,  caressa  les  cheveux 
de  la  tempe,  mit  le  chapeau  au  port  d'arme,  les 
bottines  craquèrent  à  nouveau,  et  quatre  pas 
furent  faits  derrière  la  «  belle  enfant  »...  Mais 
l'heure  du  rendez-vous  ne  tarda  pas  à  sonner 
dans  la  tête  commerciale  un  instant  distraite 
après  avoir  peut-être  pensé  cinq  minutes,  et  les 
pieds  de  Mercure  eurent  vite  essoré  le  gros  païen 
par  le  seuil  du  bras  de  croix  qui  lui  avait  donné 
accès,  non  sans  un  fort  battement  de  portes  qui 
coupa  net  Y  Et  ideo  de  la  Préface  que  chantait 
faiblement  le  vénérable  officiant  à  ce  moment 
précis. 

Je  sortis  à  mon  tour,  l'esprit  plein  du  malheu- 
reux, le  voyant  avec  son  client,  l'entendant  dé- 
battre et  proposer  des  prix  de  sa  voix  sirupeuse, 
puis,  la  chose  «  dans  le  sac  »,  de  retour  à  son 
café,  ses  journaux  lus,  deux  ou  trois  parties  de 
rama  ou  d'écarté  jouées,  bien  parlé  femmes  et 
Gambetta  et  Brisson,  — c'était  du  vivant  de  ces 
morts,  —  et  de  la  «  sale  boîte  de  petite  ville  », 
entamant  le  chapitre  de  la  religion,  du  féti- 
chisme clérical, des  poux  du  «  fainéant  Labre  »..  : 


S  <  »  t  :  \  i 


—  «  On  va  le  ca  no  ni  ser,  vous  Bayez,  ; ■  I *  !  oh! 
«  ah  !  ces  gens  là  sonl  donc  tous.'  quel  défi  nb- 
«  Burde  à  L'esprit  moderne  !  A  ce  propos  lisez 

.-  donc  le  ('.luise  d'au  jourd'hui . . .  'l'eue/,    préeisé- 

<•  ment,  je  sors  de  ce  qu'ils  appellent  ici  laca- 
»  thédrale  —  une  belle  bagnole  tonte  en  plaire  ! 

<      ah  !    ça,    Comme   dil    Machin,    ce   malin,  ô    ce 

«  Machin  Ion  ne  foutra  donc  jamais  cesobstruc- 

»  finn.s-\;\  par  terre?      El   ce   que  j'y  ai  vu  dans 

«  leur  Saint-Yààààsi  !  !  (comme  si  <>n  s'appelait 
«  comme  ça  !)  Figurez-vous. . .  » 

Et  tout  cela,  ù  la  profondeur  de  vos  desseins, 
Dieu  vivant  !  —  à  cause  d'une  humble  femme 
(jui  passait,  après  avoir  prié  peut-être  pour  cet 
imbécile  qui  llànail  dans  voire  temple  comme 
dans  un  musée,  peut-être  encore  pour  le  chré- 
tien,   distrait    en    présence   de    vos    redoutables 

mystères,  qui  écrit  ces  lignes  vaincs! 


TRADUIT   DE    BYRON 


Et  tu  étais  triste,  encore  je  n'étais  pas  avec 
toi,  et  tu  étais  malade  et  je  n'étais  pas  là  près. 

Moi  qui  croyais  que  joie  et  santé  seules  pou- 
vaient être  là  où  je  n'étais  pas,  —  douleur  et 
chagrin  ici  ! 

Et  c'est  ainsi,  et  c'est  comme  j'avais  prédit  et 
ce  sera  de  plus  en  plus  ainsi. 

Car  l'esprit  se  replie  sur  lui-même  et  le  cœur 
naufragé  gît,  froid,  tandis  que  l'ennui  recueille 
les  dépouilles  éparses. 

Ce  n'est  ni  dans  l'orage  ni  dans  la  lutte  que 
nous  nous  sentons  accablés  et  que  nous  souhai- 
tons de  n'être  plus,  mais  dans  l'après-silencc 
sur  le  rivage,  quand  tout  est  perdu  dans  une 
petite  vie. 

Je  suis  trop  bien  vengé,  mais  c'était  mon  droit. 

Quels  que  pussent  avoir  élé  mes  péchés,  tu 


S  ti|     \   I    N  I  II  s 


il  .1. us  pas  cn\ ,,\ ée  | m .u i  i  tre  la  N'  an  lia  qui  «lui 
les  punir. 

Et  le  oie]  n'a  paa  choisi  un  instrument  aussi 
intime. 

La  misérioorde  ea\  pour  les  miséricordieux. 
Si  tu  as  été  de  ceux-là,  elle  te  sera  accordée  main- 
tenant. Tes  nuits  sont  bannies  des  royaumes  dn 
sommeil. 

Oui,  ils  peuvent  te  flatter,  mais  lu  sentiras 
une  angoisse  étreignante  qui  ne  guérira  pas,  car 
lu  as  pour  oreiller  une  malédiction  trop  pro- 
fonde. Tu  as  semé  dans   ma  tristesse  L'amère 

moisson  d'un  malheur  aussi  réel  ! 

.l'ai  eu  de   nombreux   ennemis,  mais    aucun 

comme  toi  !  Car.  contre  les  autres,  je  pouvais 
moi-même  me  défendre  et  me  venger  ou  les 
tourner  en  amis. 

Mais  toi,  dans  ton  implacable  sécurité,  tu 
n'avais  rien  à  craindre,  abritée  comme  derrière 
un  bouclier  dans  ta  propre  faiblesse  et  dans  mon 
amour  qui  n'a  que  trop  cédé,  et  épargné  plu- 
sieurs que  je  n'aurais  pas  dû  épargner. 

El  ainsi,  sur  le  monde,  confiant  en  ta  véracité, 
et  sur  la  mauvaise  réputation  de  ma  jeunesse  qui 
fut  sans  frein,  sur  des  choses  qui  n'étaient  pas 
et  sur  des  choses  qui  sont. 

Oui.  sur  de  telles  bases  tu  me  bâtis  un  monu- 
ment dont  le  ciment  fut   crime,   Chtemncslre 


•248 


S  O  U  V  E  N  I  H  S 


morale  de  ton  seigneur  et  maître  !  Et  tu  as  abattu 
d'une  épée  insoupçonnée  réputation,  paix,  espoir 
et  toute  la  vie  meilleure  qui,  sans  cette  froide 
trahison  par  ton  cœur,  pourrait  encore  avoir 
surgi  du  tombeau  de  la  querelle,  et  trouvé  une 
plus  noble  fin  cpie cette  séparation! 

Mais  de  tes  vertus  tu  as  fait  un  vice,  trafiquant 
d'elles  dans  un  froid  dessein  pour  la  colère  pré- 
sente et  l'or  futur,  —  et  achetant  à  tout  prix  le 
chagrin  d  autrui  ! 

Et  une  fois  entrée  ainsi  dans  les  voies  tor- 
tueuses, la  jeune  vérité  qui  lit  autrefois  ton  juste 
éloge  n'a  plus  marché  à  ton  côté. 

Mais  par  moments,  avec  une  poitrine  incons- 
ciente de  leurs  propres  crimes,  les  mensonges, 
les  incompatibles  responsabilités  (dvermcn/s), 
les  équivoques  et  les  esprits  de  derrière  la  tête 
(Janus),  l'œil  significatif  qui  s'apprend  à  mentir 
avec  le  silence,  la  Prudence,  prétexte  avec  les 
avantages  y  attachés,  l'acquiescement  à  tout  ce 
qui  tend,  n'importe  comme  à  la  fin  désirée, 

Tout  cela  trouve  sa  place  dans  ta  philosophie. 

Les  moyens  furent  dignes  et  la  fin  est  atteinte. 

Mais  je  ne  voudrais  pas  faire  comme  tu  as  fait. 


la  c.oi;ttk 


Il  était,  de  Paris,  revenu  au  village  qu'il 
avait  quelques  années  habité  en  y  faisant  passa- 
blement de  dépenses  pour  le  mal  plus  encore  que 
pour  le  bien,  quoique  celui-ci  eût  eu.  il  faut  le 
reconnaître,  Large  part  encore  dans  son  budget* 
A  vrai  dire,  son  retour  était  quelque  peu  dicté 
par  un  vice.  0  un  vice  !  Trop  gros  mot,  vice, 
en  bien  des  cas.  Quoiqu'il  en  soit,  après  deux 
jours,  sa  poche  était  visiblement  vide,  ce  qui  fit 
que  tout  crédit  lui  fut  refusé  dans  ce  pays  que  sa 
prodigalité,  bonne  et  main  aise,  avait,  en  somme, 
sinon  enrichi,  mis  à  l'aise.  Un  pauvre  qu'il  avait 
obligé  lui  donna  l'asile  d'une  nuit  dans  la  voiture 
OÙ  il  vivait  avec  sa  famille,  voiture  faite  par  lui- 
même  de  débris  et  que  le  mari  et  la  femme  ti- 
raient quand  la  casse  des  tas  de  cailloux,  la  ré- 
colte de  l'osier,  la  vente  de  paniers  et  de  balais. 


250  SOUVENIRS 


et  les  occasions  pour  une  petite  entreprise  de 
photographie  exigeaient  du  déplacement.  Ces 
braves  gens  lui  prêtèrent  dix  francs,  et  d'autres 
braves  gens,  des  aubergistes  nécessiteux  chez 
qui  il  avait  largement  consommé  comptant,  sans 
trop  compter,  naguère,  quinze.  Cela  lui  permet- 
tait de  se  rendre  dans  un  chef-lieu  de  canton  où 
un  notaire  avait  de  l'argent  à  lui.  Encore  ce  no- 
taire se  dessaisirait-il?  11  remercia  et  partit.  La 
petite  ville  où  il  devait  prendre  le  train  se  trou- 
vait en  fête.  Chanteuses  et  jeux  firent  tant  qu'il 
y  passa  une  nuit,  au  bout  de  laquelle  il  se  trou- 
vait juste  nanti  du  prix  de  son  billet.  Il  arriva 
à  la  gare  d'où  il  devait  faire  deux  lieues  à  pied 
sur  une  route  de  Champagne,  blanche  et  sans 
arbres  que  des  bouleaux  si  malades  !  Il  lui  res- 
tait trois  sous  qu'il  boit,  puis  il  enfile  la  longue 
venelle  par  un  soleil  de  1er  juin  (on  enterrait 
Victor  Hugo),  coitfé  d'un  haut  de  forme  et  vêtu 
d'un  pardessus  à  fourrures.  Il  avait  chaud,  mais 
l'espoir  en  le  notaire  lui  donnait  des  jambes.  A 
moitié  chemin,  comme  il  n'en  pouvait  presque 
plus,  le  voilà,  dans  un  village  à  traverser,  ac- 
costé par  un  mendiant  qu'il  connaissait.  Cet 
homme  lui  dit  :  «  Comment  va?  11  fait  soif, 
payez-vous  quelque  chose? —  Mais  je  n'ai  pas 
un  rotin.  Sans  cela,  vous  savez  bien...  Je  vais 
même  à  ,T...  pour  y  chercher  de  l'argent  qu'on 


>  I'  I     \    I.  \  I  II  .s 


me  doit.  Qu'à  cela  ne  tienne,  je  me  permets, 
moi,  de  voua  offrir  la  goutte  là-haut,  chez  Chose. 
Voulez-vous? —  Comment  donc!  « 

l'.n  face  de  l'église  une  église  <1<'  ••es  con- 
trées, ardoise  et  craie,  clocher  lourd  au  milieu, 
«m  \  M.ii  sonner  [es  cloches  pendant  lea  Te 
Ih'iiin.  —  Le  cabaret  esl  propre.  L'eau-de  vie 
d'Aisne,  marc  de  bas  Champagne,  rit  bleuâtre 
dans  les  gros  petits  *  erres  :  on  choque,  <>n  boit, 
el  c'est,  parbleu!  la  meilleure  goutte  que  j'aie 
lampée  de  ma  vie. 

—  A  charge  de  revanche,  père  Machin! 

—  Allons  donc,  c'est  de  bon  cour  ! 

El  je,  puisque  je  il  y  a,  partis  plus  allègre 
pour  chez  mou  notaire,  qui  devait  être  absent 
cl  ailleurs.  qu'Olympia  pour  son  Panthéon  pen- 
dant ce  temps-là. 


L'OBSESSKril 


Je  ne  sais  ma  foi  pas  trop  pourquoi  ma  mé- 
moire se  reporte  à  un  temps  si  ancien  sur  un 
objet  au  fond  si  peu  intéressant  pour  elle  qui  en 
a  vu  tant  d'autres. 

Quoiqu'il  en  soit,  je  veux  me  débarrasser  de 
cette  espèce  de  préoccupation,  en  mettant  sur  le 
papier  la  très  simple  histoire  que  voici. 

J'étais  pensionnaire  à  l'institution...  qui  nous 
conduisait  deux  fois  par  jour  au  lycée...  Sans 
grandes  relations  avec  mes  camarades,  pour  la 
plupart  garçons  assez  insignifiants,  deux  pour- 
tant d'entre  eux  attirèrent  bientôt  mon  atten- 
tion, non  point  par  leur  amitié,  car  ils  n'avaient 
pas  l'air  de  se  plaire  beaucoup,  moins  encore 
pour  leurs  sympathies,  leurs  goûts  communs, 
car  ils  ne  semblaient  s'entendre  sur  quoi  que  ce 
soit,  ni  même  par  leurs  habitudes  courantes,  ou 


\    I    Mils 


Leurs  manières,  car  l'un  éiàil  un  intarissable  ba- 
vard, mal  intéressant  et  des  plus  Lourds, 
d'ailleurs,  tandis  que  L'autre,  un  distrait,  un  rê- 
veur, restait  volontiers  taciturne,  mais  pour 
Leur  inséparabilité,  si  L'on  me  permet  ee  mol 
non  encore  inscrit  au  Dictionnaire  de  V Usage  et 
qui  n'aspire  point  à  y  prendre  place.  Dès  huit 
beures  du  malin,  quand  on  se  mettait  en  rang 

pour  aller  au  lycée,  l'externe  (c'était  un  externe 
(|ue  l'écolier  si  bavard  et  si  ennuyeux)  ne  man- 
quait pas  d'aller  se  mettre  auprès  de  l'interne 
(interne  était  le  lycéen  taciturne).  Et  (nielles 
nuances  entre  gamins  implique  cette  différence 
despote  de  situations  sociales  en  miniature!  — 
En  route,  le  bavard,  invariablement  vêtu  d'un 
paletot  bleu  montagnac,  nuance  insipide,  n'est- 
ce  pas  ?  el  coiffé  d'un  de  ces  chapeaux  melons 
roux,  déjà  en  usag»  ,  mais  porté  droit  sur  la  tète, 
marchait  en  crabe  et  tout  en  pérorant  combien 
fadement  !  poussait,  selon  le  hasard  de  la  place, 
son  malheureux  et  trop  patient  compagnon,  en- 
goncé dans  une  tunique  trop  large,  avec  un  képi 
tout  cabossé  sur  sa  tête,  contre  les  boutiques  ou 
vers  le  ruisseau.  Le  pauvre  garçon  répondait 
oui,  non,  à  ces  torrents  d'eau  tiède  (pie  déversait 
l'autre  :  tant  qu'ils  turent  enfants,  en  "'',  en  6e, 
ces  conversations,  ou  plutôt  ces  monologues, 
avaient    trait,  par  exemple,  à  des  encriers  nou- 


254 


SOUVENIRS 


veau  modèle,  à  des  plumes  chics,  à  des  buvards 
de  première  qualité,  à  des  connues  pour  le 
crayon  et  l'encre,  superlatives.  Tout  cela  débité 
d'une  voix  blanche,  sans  intonation  ni  rien  pour 
accrocher  l'oreille  un  peu. 

Plus  tard,  en  seconde,  en  rhétorique,  ce  fut 
une  autre  fête  pour  le  pauvre  Taciturne  qui  ne 
rêvait  que  poésie  et  que  l'horreur  du  baccalau- 
réat à  préparer  n'empêchait  pas  de  lire,  de 
droite  et  de  gauche,  de  forts  fragmenta  de  la  lit- 
térature d'alors.  L'autre  ne  lui  parlait  que  de 
romans  étrangers  commerciaux,  que  de  traduc- 
tions de  livres  de  voyage  (les  livres  de  voyages, 
uniquement  de  voyages). 

Je  me  demandais  souvent  pourquoi  le  Taci- 
turne, un  garçon  intéressant  en  somme,  n'en- 
voyait pas  promener  cette  scie  vivante,  ce  cram- 
pon, ce  lléau  venu  de  Paris,  et  je  m'en  ouvris 
un  peu  à  lui. 

—  Que  veux-tu  ?  me  répondit-il,  il  m'a 
dompté,  je  suis  sa  chose,  comme  on  est  la  chose 
d'un  chien  hargneux  ou  d'un  chat  pelé  qu'on 
garde  par  habitude,  sans  s'y  intéresser  et  sur- 
tout, ô  surtout  sans  l'aimer. 

Ces  comparaisons  disgracieuses,  et  principa- 
lement cette  répétition  «  et  surtout,  ô  surtout 
sans  l'aimer  »,  me  frappèrent  sans  m'éclairer 
alors  sur  le  mvstère  de  cette   domination  d'un 


I   I    \  I  lis 


sol  ni  1111  intellectuel.  Plus  tard,  je  reconnut  «i 
saluai  dans  cette  conduite  pusillanime  en  appa- 
rence,une  indifférence,  un  in  souci  des  ambiances 
non  sans  sa  Qerté,  une  paresse  |  >  1 1 1  (  <"»  t  noble,  — 

de  bon  daud\  sine... 

La  vie,  comme  de  juste,  nous  sépara,  OU  plu- 
tôt me  sépara  du  Taciturne,  car  je  ne  me  rap- 
pelle pas  avoir,  en  ce  temps  de  notre  première 
jeunesse,  échangé  une  seule  parole  avec  sou 
obsesseur.  Un  jour,  par  le  plus  grand  des  ha- 
sards, je  rencontrai  ce  bon  garçon,  et.  après  les 
premiers  mots  de  reconnaissance  et  de  sympa- 
thie, je  lui  demandai  s'il  voyait  toujours  un  tel. 

—  Ne  m'en  parle  pas.  Je  ne  sais  par  quel  mi- 
racle me  voici  libre  aujourd'hui.  Le  misérable 
me  fréquente  plus  que  jamais,  m'abrutissani 
maintenant  de  ses  gandineries,  courses,  crocket, 
cricket  la  bicyclette  ni  le  live  o'clock  ni  les  re- 
cords n'étaient  pas  encore  à  la  mode,  sans  quoi 
mon  pauvre  camarade  en  eût  probablement  vu 
de  plus  grises  encore).  Il  connaît,  dit-il,  telle 
lille,  marcheuse  au  Châlelet,  et  un  directeur  au- 
quel il  réserve  un  drame  scientifique.  0  le 
monstre  !  Il  me  passe  parfois  des  envies  de  le 
tuer.  Que  de  fois  n'ai-je  pas  eu  l'idée  de  le  pré- 
cipiter de  la  fenêtre  mansardée  de  ma  très  haute 
chambre.  Dernièrement,  à  l'étage  du  café  des 
Variétés oti  je  vais  quelquefois,  j'ai  failli  le  pré- 


'250  s  ou  vbnib s 


cipiter  à  travers  l'une  des  grandes  glaces-fenêtres 
sur  le  boulevard... 

Il  me  quitta,  l'air  vraiment  égaré. 

Quelques  mois  après  je  fus  accosté  par  l'ob- 
sesseur  qui  me  reconnut  sur  le  champ.  Et  moi 
donc,  si  je  le  reconnus  !  il  n'avait  pas  changé  de- 
puis le  lycée.  C'était  toujours  la  même  face  rose, 
imberbe,  avec  dents  malsaines,  aux  yeux  bleus 
de  littérale  faïence. 

—  Ah,  pauvre  cher,  me  dit-il,  sais-tu  ce  qui 
est  arrivé  dernièrement  à  X.  ?  D'abord,  sais-tu 
qu'il  vient  de  mourir? 

—  Ah  bah  !  et  de  quoi  ? 

—  Dans  un  accès  de  folie  furieuse.  Ça  avait 
commencé  par  une  scène  affreuse  avec  moi.  Il 
voulut,  devant  cent  témoins,  dans  un  restaurant, 
m'étrangler  et  peu  s'en  fallut  que  je  n'y  pas- 
sasse... On  le  soigna  chez  un  pharmacien,  car  il 
donnait  tous  les  signes  de  l'aliénation  mentale  ; 
après  lui  avoir  donné  les  plus  forts  calmants,  on 
l'envoya  d'urgence  à  l'infirmerie  du  dépôt.  De 
là,  son  état  ne  faisant  qu'empirer,  il  fut  dirigé  à 
Ville-Evrard,  où  j'obtins  pour  lui  un  régime  un 
peu  meilleur  que  le  commun...  Je  ne  suis  pas 
riche!  On  fait  ce  qu'on  peut...  De  plus,  j'eus 
l'autorisation  de  l'aller  voir  tous  les  deux  jours. 
Dès  qu'il  me  voyait,  il  reculait  au  fond  de  la 
chambre  à  barreaux,  et  me  tournait  le  dos,  sem- 


\    I     I  I  It  s 


l.l.ui  faire  tout  ses  efforts  pour  renverser  Le  mur 
»!  Fuir. 

Est-ce  étrange  !  In  #u\nii  si  doux,  si  calme 
e(  qui  m'aimait  tant  1  Avant-hier  j'appris  bs 
morl  par  congestion.  On  L'enterre  demain  s 
1 1  heures.  Train  à  toute  beure  à  la  gare  de  l'Est. 
Viens-y  donc  ?... 

La  guerre  survint,  .le  sus.  par  qui  déjà?  que 
Lui-même,  L'obsesseur,  monstre  sans  le  vouloir, 
avait  été  tué  d'un  éclat  d'obus,  au  plateau 
d'Avion  où  il  servait  comme  mobile. 

Puisse  au  moins  son  ombre  obséder  à  son  lotir 
L'artilleur  au  casque  à  boule  qui  lui  a  valu  ces 
loisirs  ! 


17 


CONTE   PÉDAGOGIQUE 


Il  y  avait  une  fois,  —  quelle  fois?  —dans une 
grande  ville,  — quelle  grande  ville?  —  trop 
d'enfants.  Ces  enfants,  en  outre,  étaient  trop 
sages.  Les  parents  ne  s'en  plaignaient  pas,  tant 
s'en  faut  ;  et  c'était  plaisir  que  de  voir  un  inté- 
rieur de  cette  ville-là  à  l'heure  de  la  rentrée  de 
l'école  qui  était  celle  du  dîner  :  toute  la  petite 
tribu  rentrant  après  avoir  déposé  soigneuse- 
ment galoches  et  socques  et  s'attabla nt  en 
chaussons,  chacun  à  sa  place,  mangeant  et  bu- 
vant sans  bruit,  causant  juste  autant  qu'il  fallait 
et  jouant  bien  paisiblement  jusqu'au  moment 
d'aller  au  lit  après  un  baiser  affectueux  et  res- 
pectueux à  leurs  père  et  mère. 

Mais  l'Etat  voyait  cela  d'un  mauvais  œil  et  ne 
connut  de  cesse  qu'il  n'eût  tiré,  d'où? un  affreux 
bonhomme  à  grosse  moustache  grisonnante  cirée 


■MPI     \    |    S  MIS  J.V.t 


sur  des    lèvrei    sèches  connue   du    parchemin    cl 

Bout  un  Q6i  crochu  et  des  yeux  ft  peine  visibles 

à  Cause  de  sourcils  noirs  en  broussaille  cl  qu'on 
devinait,  qu'on  sentait  méchants,  et  qui  boitait 
des  plus  disgraeieusement,  —  de  qui  II  lit  l'édu- 
cateur public  en  ohef  de  la  ville. 

Bientôt  les  enfants  n'obéirent  plus,  ne  111:111- 
gèrenl  plus  proprement,  eurent  des  jeux  brutaux 
(des  saute-mouton  où  Les  tilles  taisaient  leur 
partie  avec  les  garçons,  des  barres  pour  les 
deux  sexes  et  maigrissaient  à  vue  d'o-il.  Passa- 
blement d'entre  eux  moururent.  Kn  revanche, 
ils  savaient  des  choses  qui  ne  devaient  jamais 
leur  servir  à  rien,  ou  ne  pouvaient  que  leur  ai- 
der à  mal  (aire.  «  Voler»  perdit  son  nom,  on  di- 
sait «  chiper».  Répondre  aux  parents  sembla  le 
comble  de  la  crànerie  et  jouer  de  mauvais  tours 
aux  gens  Agés  être  «  dégourdi  ». 

Le  temps  passa  :  ■  les  vieux  »  (nouveau  style 
«  claquèrent  »  pour  la  plupart.  Les  survivants, 
grossis  de  quelques  jeunes,  dès  lors  grandes  per- 
sonnes, hommes  et  femmes,  qui  avaient  gardé 
les  traditions  d'il  n'y  avait  pa  ;  encore  long- 
temps formèrent  un  groupe,  tôt  accru  des  mé- 
contents de  toutes  sortes  d'opposition,  qui  iit 
son  travail,  puis  son  bruit,  puis  sa  révolution. 

L'Etat  essaya  bien  de  résister,  mais  cette  ré- 
volution était  invincible,  ayant  été  lente   et  pa- 


260  SOI   Vl-MRS 


cifîque.  On  congédia  le  grand  Educateur,  qui 
s'en  retourna  dans  son  chez  soi,  en  claudicant 
non  sans  proférer  de  ricanantes  menaces. 

On  pourvut  sans  retard  à  son  absence,  qui? 
l'Etat,  et  son  remplaçant  sembla  dès  l'abord 
réunir  tous  les  suffrages.  Jeune,  beau,  imberbe, 
avec  des  cheveux  d'or,  un  «  ange  de  lumière  », 
disait  l'opinion  publique  qui  n'en  dit  jamais 
d'autre  !  Toujours  est-il  qu'au  bout  de  peu  de 
temps  il  y  avait  en  effet  un  changement  pour  le 
mal,  ô  dans  un  tout  autre  genre  ! 

Cette  fois-ci,  les  enfants,  —  ceux  déjà  bien 
moins  nombreux  de  la  génération  élevée  par 
l'affreux  vieillard  —  ne  s'occupèrent  plus  à 
l'école  que  d'art  d'agrément  :  les  filles  ne  fai- 
saient que  du  crochet,  que  des  gammes  ;  les 
garçons  savaient,  mieux  que  nature  et  rien  que 
cela,  la  littérature  du  temps  qui  était  à  la  fois 
fade  et  pornographique  et  quelque  dessin  calli- 
graphique dont  les  ronds  et  les  déliés  affectaient 
des  rondeurs  polissonnes. 

La  mortalité  continuait  toujours.  La  dépopu- 
lation encore  plus.  L'opposition,  muette  et  inof- 
fensive, durant  environ  toute  la  prime  jeunesse 
de  cette  génération  tiède,  indifférente  à  tout  et 
au  fond  méchamment  sceptique,  se  réveilla. 
L'Etat  mit  à  la  porte  le  suave  second  sauveur. 
Celui-ci  s'en  alla  joliment  comme  il  était  venu. 


-..I    \   |    mu  v  •_>•')! 


regrette  «l«-  passablement  de  ses  anciens  élève», 
de  même  que  L'antre  n'était  pas  sans  avoir  de 
partisans.  Ces  fonctionnaires  n'avaient  p;is  été 
sans  faire  des  créatures,  —  et  n'était-ce  pas  tout 
naturel  ? 

L'Etat  alors  déclara  ne  plus  vouloir  s'occuper 
<le  rien,  —  et  tout  alla  de  nouveau  comme  sur 
des  roulettes. 


COSSES 


Comme  il  s'était  étalé  —  par  la  faute  dune 
jambe  ankylosée  —  sur  le  pavé  dur  de  ta  rue, 
tu  accourus,  enfant  qui  le  connaissais  pour,  lui, 
t'avoir  payé  des  pétards  à  la  saint  Paul — afin, 
chétif  bras,  divins  efforts  impuissants,  joints  à 
ceux  de  les  camarades  qui  le  connaissaient  aussi 
à  force  de  la  même  complicité  dans  la  violation 
si  charmante  et  qu'inolïensive  !  d'un  vague 
ordre  public,  —  de  le  relever  de  sa  chute  sur  ce 
pavé  si  dur  donc,  mais  sa  tête,  bonne  encore  à 
quelque  chose,  fut,  en  attendant,  plus  dure  en- 
core. Et  dès  que  des  bras  plus  sérieux  l'eussent 
restauré  sur  une  chaise  entourée  de  braves 
femmes  honnêtes  et  autres,  pleines  d'offres  de 
vulnéraires,  tu  le  contemplas,  cher  enfant  :  joli 
sous  tes  vêtements  si  simples  et  si  proprets,  ce 


ROI     NI    M 


tablier  blanc  et  bleu  d'écolier  que  j'eus  aussi,  ii 
pitoyable,  loi,  à  son  malheur  du  moment,  si  bien 
peigné,  si  affectueux  daiii  ta  question  :  «  au 
moins  vous  ne  vous  ries  pas  fait  trop  de  mal  >», 
que,  ô  enfant,  il  te  bénil  dans  le  secret  de  son 
oosur. 
Plus  lard  lu  deviendras  méchant,  ô  non  !  mais 

marnais,  el  auras  oublié  Cette  anecdote... 

Bah!  le  bon  Dieu  qui  voit  tout  t'aura  su  gré 

de  ce  mouvement  vers  la  pitié  et  tu  seras,  en- 
fant, béni  dans  ta  postérité  si   tu  dois  en  avoir 

une  ou  alors  et  certes  dans  cette  œuvre,  la 
meilleure  entre  les  tiennes,  je  l'atteste,  pauvre, 
doux,  cher  petit  garçon,  angélique  témoin,  — 
tels  Jésus  les  aimait  el  les  aime  — de  nos  chute- 
affreuses,  mais  consolées  par  un  regard,  par  un 
mot  naïf  et  que  ce  trop  lourd  monsieur,  PAU 
EXEMPLE,  serait  criminel  de  ne  pas  recueillir 
pieusement  dans  son  cœur  noir  qu'éclaira  pour 
toujours  le  tien  si  doux,  bon  petit  homme  in- 
connu qui  ne  liras  jamais  sans  doute  ces  lignes, 
mais  que  Jésus  reconnaîtra  et  confrontera  avec 
là-jamais  consolé  par  loi. 

Au   revoir,  petit.  Le  plus  tard  possible,  mon 
frère,  plus  jeune  en  celte  chair. 


204  S  O  U  V  E  N  I  H  s 


II 


Et  toi,  Pierrot  noiroull'e,  avec  ta  longue  face 
plutôt  méchante  pas  trop  que  les  femmes  trou- 
vent encore  laide  en  attendant  que  tu  les  fasses 
soulfrir,  ô  gosse  comme  prédit  dans  les  Voca- 
tions du  grand  Baudelaire,  soulfrir  et  mourir 
d'amour  et  de  coquetterie  au  fond,  tu  es  gentil, 
tyran  de  ta  cour,  ta  cour  ou  plutôt  ton  impasse, 
où  tu  domines  en  voix  et  en  poings  tes  cama- 
raux  parfois  beaucoup  plus  grands  et  forts  que 
toi,  mais  jamais  mieux  mal  embouchés. 

Je  t'aime  bien  parce  que,  dans  ta  rude  et  naïve 
fayon,  tu  fus  au  fond  très  bon  pour  moi  ma- 
lade et  pour  moi  convalescent  et  quand  je  te  re- 
vois maintenant,  un  peu  guéri  moi,  un  peu  grandi 
toi,  c'est  d'une  foi  instinctivement  fraternelle, 
un  brin  goguenarde,  pourquoi?  que  tu  me  de- 
mandes si  j'ai  des  cigarettes  à  te  donner  et  ajoutes 
dans  un  zézaiement  qui  t'est  naturel  et  que  tu 
exagères  faussement,  et  un  grand  geste  empha- 
tique qui  m'est  emprunté  :  «  Ou  un  cigare,  à  la 
rigueur  !  » 

Et  puis  je  t'ai  vu  pleurer  quand   ta  mère  était 


SOI    V'KNIHS 


malade  el  faire,  assis  sur  le  trottoir,  assez  sans 

-'  ii>  d'ailleurs,  un  ^rand  signe  de  crois  on  jour 

qu'un   mort    p;iss;iit  . 

Toî  aussi,   sois  licni,  BODime  toute  '■ 


III 


Là-but,  M  dil  iju'il  csl  île  longi 
combats  siiwjlunls...  o  n'y 
pouvoir  mourir  un  [teu  ! 

P.    \. 


l'.t  j)uis.  ah  !  ce  jour  où  à  propos  de  rien  qu'une 
allusion  entre  grandes  personnes,  tes  parents  e( 
moi,  à  L'éventualité  d'une  guerre  contre  l'Alle- 
magne, tu  te  renversas  sur  ta  chaise,  tendu, 
comme  bandé  comme  un  are,  t'écriant  de  la 
voix  qui  commence  à  muer  et  cette  fois  virile 
bel  et  bien,  que  ton  malheur  était  de  n'avoir  pas 
encore  l'âge  de  t'engager  pour  aller  en  tuer  de 
ces  Boches,  de  ces  tètes  de  pioches,  de  ces  têtes 
carrées,  de  ces  têtes  de  cochons;  Tu  te  foutais 
pas  mal  de  mourir  pourvu  que  tu  en  crevas- 
à  coups  de  balles,  de  baïonnette,  de  sabre  ou  de 
hache,  au  moins  vingt  pour  ta  part,  avant  !  Et 


266  SOUVENIRS 


tu  insultais  le  «  sale  gosse  »,  le  manchot,  le  scro- 
fuleux,  l'homme  à  l'oreille  qui  coule  !  Et  les 
Français  sont  les  premiers  soldats  du  monde,  on 
l'avait  vu,  on  le  verrait  !  —  Et  Irentc-six  bêtises, 
ainsi  bath,  chouetteau,  héroïques  certes  et  dans 
tous  les  cas  charmantes  dans  ta  bouche,  alors 
amère  et  pure  comme  celles  de  Bara,  de  Viala, 
aussi  de  Nvsus  et  d'Euryale,  et  de  celle  qui 
mourut  pour  sauver  l'Eucharistie,  portée  en  son 
jeune  sein,  d'un  outrage  même  puéril. 

Je  te  grondai  un  peu,  comme  il  sied,  morali- 
sant sur  la  guerre  qui,  de  nos  jours,  était  chose 
sérieuse  plutôt  hélas  !  que  d'enthousiasme,  etc., 
etc.,  ajoutant  que  ton  temps  d'être  soldat  vien- 
drait assez  vite,  qu'on  ne  s'engageait  pas  à 
l'étourdie  et  qu'on  ne  pensait  pas  à  s'engager 
quand  on  aimait  sa  mère  (et  si  tu  l'aimes,  ce 
n'est  rien  que  de  le  dire,  bon  petit  soldat  en 
herbe!),  quand  on  aimait  son  père  et  des  sœurs 
qu'une  telle  mort  même  prématurée,  même  glo- 
rieuse, allligcrait  tant  ! 

Mais  au  fond  c  nubien  je  t'aimais,  en  ce  mo- 
ment, d'être  si  spontané  pour  une  si  simple  pas- 
sion, la  Patrie,  si  ardent  et  si  exemplaire,  et 
j'eusse  donné  bien  des  choses  et  tous  les  gens, 
pour  être  tes  parents,  tout  fiers  j'en  suis  sûr, 
malgré  leur  nécessaire  calme  affecté,  de  t'en- 
tendre  ainsi  vibrer  noblement  et  vivre  pour  de 


I  i  mus 


bon,  cher  gamin  que  j'eusse  alors  embrasse  fort 
et  fort,  s  t'en  transmettre  mon  ame  d'homme, 

moi!  .'une  de  |».ilii«»l<*  aussi. 


IV 


\c/  à  la  Saiul  Charles  Borromée,  moins  gran- 
diose toutefois  que  celui  de  cet  illustre  con- 
fesseur. Une  fenêtre  de  L'appartement,  située  au 
rez-de-chaussée,  donne  sur  la  fin  d'une  rue.  en 
pente,  aboutissant  à  une  grande  artère,  comme 
on  dit.  Des  marchands  des  quatre  saisons  el 
autres  glapissent  et  chantonnent,  tout  on  po- 
pulo s'écoule:  nuirons,  trottins  et  le  reste. En 
face  «le  L'humble  maison  à  cinq  riant-,  siège  un 
hôte]  point  somptueux,  mais  en  quelque  sorte  di- 
plomatique à  force  d'héberger  de  vagues  portu- 
gais américains  et  d'étranges  belles  exotiques. 
C'est  en  été  :  la  fenêtre  est  ouverte.  Le  jeune 
homme  pioche  une  version  grecque  ou  un  thème 
latin.  N'importe!  Toujours  est-il  qu'il  s'ennuie, 
ou  (pie.  du  moins,  il  assume  l'air  de  s'ennuyer. 
Ge  pendant .  il  fait  chaud  :  les  passants  sont  in- 
téressants :  l'hôtel  d'en  face  exhibe  à  travers  des 
fenêtres   ouvertes  des  nourritures  appétissantes 


•2(}<S  SOUVENIRS 


et  des  fruits  destinés  à  la  table  d'hôte  de  cet  éta- 
blissement un  peu  primitif  dans  sa  vétusté  par- 
lementaire. 

Le  devoir  s'avance  très  peu,  à  travers  ces 
observations,  peut-être  un  peu  répréhensibles, 
car  papa  ouvre  la  porte,  et  alors  :  Dictionnaire 
d'être  feuilleté,  pages  d'être  barbouillées,  tête 
d'être  penchée,  moyennant  des  yeux  de  côté, 
main  droite  de  courir,  mais  gauche  de  couvrir  le 
front,  —  quittes,  tout  à  l'heure,  à  saisir  la 
fourchette  et  le  couteau  pour  un  devoir  entin  na- 
turel. 


—  Tiens,  monsieur  X.,  comment  vous  va?... 
C'est  monsieur  X,  qui  arrive... 

Ces  membres  de  phrases  sortaient  d'une  grosse 
tête  bornée,  au  Nord,  par  des  cheveux  très  hé- 
rissés et  très  pommadés  ;  à  l'Est  et  à  l'Ouest, 
par  des  joues  abondantes;  au  Sud,  par  un  menton 
légèrement  fuyant  —  ornée  au  centre  d'un  nez 
et  d'une  bouche  quelconques,  mais  que  des  yeux 
vifs  rendaient  sympathiques  en  dépit  de  ton 
quelque  peu  grotesque  qu'on  eût  pu  trouver  dans 
l'ensemble. 


200 


El  Le  jeune  garçon,  dont  la  taille  gourde  en- 
core, pouvait  accuser  (1«-  treize  I  quatorze  ans, 
se  rua  dans  L'arrière  'boutique  où  son  patron  le 
rabroua  d'être  si  maladroitement  poli  avec  les 

clients  an  sujet  de  leur  santé  et  si  indiscret  vis- 

à-vis  de  lui .  son  maitre,  qu'il  eut  dû  avertir   par 

une  tape  du  dos  de  1  index  contre  la  porte  de 
la  cloison  à  claire  voie.  Puis,  le  négociant  se  pré- 
cipita vers  le  client  et  Eut  tout  à  la  vente,  ce- 
pendant que  l'enfant,  clignant  d'un  œil  vers  le 
Monsieur,  tirait  par  derrière  à  l'adresse  du 
«  singe  »  une  langue  formidable  et  se  livrait  à 
des  grimaces  tout  particulièrement  significatives, 
haine  et  mépris,  et  dans  un  tel  mouvement  de 
naïve  énergie  que  X.  ne  put  s'empêcher  d'ap- 
prouver  mentalement  le  petit  insurgé,  pour  la 
cause  bonne  ou  mauvaise,  mais  plutôt  bonne  de 
L'enfance  exploitée  et,  pis  que  cela,  insultée. 


VI 


Comme  les  deux  amis  sortaient  de  ce  café 
d'ailleurs  ridicule  du  quartier  latin,  ils  furent  ac- 
costés par  ce  fameux  éphèbe.  récitateur  de 
règnes   et  vendeur  d'étranges  dessins  :  «  Encou- 


•21  0  B0UVBNIB8 


rages-moi,  Monsieur,»  disait-il.  Avec  un  sourire, 
nos  amis  lui  demandèrent  :  le  règne  de  Fran- 
çois Ipr  ?  Ht  le  gamin  de  répondre  du  ton  d'un 
élève  d'une  école  laïque,  déjà  lauréat  d'un  prix 
de  mémoire  et  de  récitation  et  qui  bataille  pour 
le  prix  d'histoire  : 

—  François  I* -succéda  à  Louis  XII  en  1515- 
Il  fut  vainqueur  à  Marignan  et  vaincu  à  Pavie.il 
signa  le  traité  de  Madrid  en  1596  et  le  traité  de 
Cambrai  en  1599,  Il  mourut  en  1547,  usé  par 
la  fatigue  et  les  plaisirs.  Il  n'était  âgé  que  de 
53  ans... 

Ainsi  fut  fait  de  plusieurs  autres  règnes  —  y 
compris  celui  du  général  Boulanger  —  en  tous 
exactitude  et  scrupules  en  même  temps  qu'il  ti- 
rait son  béret  bleu  plus  en  avant  encore  qu'il 
n'avait  coutume  de  le  porter  et  que  sa  figure 
longue  et  pâle,  assez  plaisante,  et  ses  yeux  va- 
guement en  coulisses  espéraient  une  rémunéra- 
tion peut-être  plus  au  delà  que  ses  exercices 
scolaires. 

Mais  son  petit  corps  gracieux,  et  l'on  eût  dit 
pervers,  se  détournait  en  un  geste  d'appel  vers 
quoi?  Alors  le  souvenir  vint  aux  deux  amis  du 
pauvre  enfant  pâle  de  Mallarmé,  promis  à  l'écha- 
faud  et  à  de  pires  encore  destinées  !  Et  sur  la 
demande  renouvelée  d'  «  un  petit  encourage- 
ment »  ce  fut  avec  une  immense  pitié  que  nous 


IOUVBNIBM  271 


ik.iis  refusâmes  ■>  l'offrt  al  repoussâmes  la  da 
manda. , . 
Tandia  qu*ii  s'en  allai!   parmi   lai  terrasses 

voisines,  débitanl  ses  règnes  cl  ses  propositions, 

ce  i»;ui\  ra  maia  trop  bel  enfanl  I 


Vil 


Chez,  ce  qu'on  appelle  un  (roquet,  pour  exalter 

des  cafés  somptueux  où  boivent  sans  crédit 
aucun  —  non! — les  futurs  procureur!  et  of- 
ficiers de  santé  de  Paris  ci  de  la  provint 
trouve  un  servant  qui,  sous  si  blouse  et  sa  cote 
bleues  réunies  à  la  taille  par  le  cordon  court  serré 
d'un  tablier  à  plastron,  est   très  désirable  vrai- 

mcnl  aux  veux  de  certain  roquentin.  Même  on 
dirait  que  des  choses  se  seraient  passées  si  l'on 
ne  connaissait  les  antécédents  de  ce  dernier  — 
car,  comme  l'a  chanté  Hossiiù  après  que  Beau- 
marchais l'eut  dit  et  Voltaire  : 

Mentez,  mentez  toujours, il  en  restera  (juehjue 
chose. 

En  attendant,  le  jouvenceau,  actif,  propre  et 
discret,  fait  son  travail  en  chantant  quelques 
refrains   empruntés   à    nos    opérettes    les    plus 


■2"r2  SOUVENIRS 


alertes  et  à  nos  airs  populaires  de  l'arrière- 
saison. 

11  est  plutôt  rouge  encore  que  rose,  car  il  est 
de  la  campagne  au  fond.  Nul  détestable  esprit 
parisien  ne  l'anime,  ce  qui  fait  son  mérite  réel 
aux  yeux  du  Sage.  Et  celui-ci,  non  précisément 
animé  des  meilleures  intentions  comme  le  serait 
tel  philosophe  accrédité,  se  réjouit  de  ce  jeune 
visage  perpétuellement  en  joie  et  de  ce  corps 
dessiné  à  merveille  par  son  propre  costume  pro- 
fessionnel plutôt  que  par  tel  ou  tel  dandysme. 
Aussi  ce  Sage,  pesant  tout  (comme  il  sied  à  un 
Sage),  ne  balance-t-il  pas  et  se  retire-t-il  dans 
une  haute  partialité. 

On  objectera  sans  doute  que  ce  croquis  ne  va 
pas  sans  être  trop  court.  Mais  ce  scrupule  que 
pourraient  évoquer  parmi  nos  lectrices  et  particu  - 
lièrement  parmi  certains  de  nos  lecteurs  des  dé- 
tails justes  ou  injustes  sur  ce  sujet  si  délicat,  me 
fait  une  loi  de  couvrir  de  cendre  un  souvenir 
qui  couve. 

Que  celui  qui  est  sans  péché  jette  la  première 
pierre  à  celui  qui  est  sans  péché  et  qui  a  l'honneur 
de  vous  saluer. 


H  o  u  V I K  f  1 


Mil 


Celui  ci,  je  l'ai  connu  tout  jeune  «I  presque 
tout  petit.  Il  était  blond  et  frisé,  il  reste  presque 
tel  avec  quelque  barbe  en  plus  —  une  jeune 
hnrhc.  comme  <>n  dit  dans  son  pays  qui  es!  le 
mien. 

Plutôt    [H'lit   et   gros,   pour  ainsi  dire,  ri    bien 

que  n'aimant  les  femmes  (pu-  juste  comme  il  faut . 
néanmoins  celles-ci  semblent  raffoler  de  lui.  pour 
la  plupart  du  moins.  Mille  exemples  pourraient 
paraître'  confirmer  cette  opinion  que  d'aucuns 
9  raient  susceptibles  de  formuler  en  h\  polhèse. 
Mais  ([uittons  ces  terrains  vagues,  et  procla- 
mons que  c'est  dans  l'espèce  le  meilleur  des 
garçons,  bien  qu'un  des  plus  iins  d'entre  eux  — 
des  plus  lins  et  des  plus  naïfs  dans  le  meilleur 
sens  du  mot.  Aussi  faut-il  le  voir,  mailre  dans 
une  des  plus  grandes  et  plus  illustres  institutions 
de  Paris,  avoir  pour  ses  élèves,  tour  à  tour,  des 
condescendances,  quasi  des  tendresses,  bonnes 
s'entend,  et  les  sévérités  qu'il  sied.  Voyez-le  con- 
duire au  proebain  lycée  sa  «  bande  à  Mandrin  », 
mutins  écoliers  riches  déguisés  en  petits  basques 

18 


274 


su  UVÉN I  us 


et  en  petits  marins  et  les  plus  grands  en  sortes 
d'enseignes  de  marine  qui  seraient  bien  tentés  de 
lui  taire  par  les  rues  et  par  le  Luxembourg  des 
niches  comme  nous  en  faisions,  nous,  à  nos 
pions,  entre  la  rue  Ghaplal  et  celle  de  Caumartin, 
mais  qui,  reconnaissant  sa  justice  et  lui  en'étant 
reconnaissants,  lui  gardent  tout  le  respect  non 
moins  que  l'affection  filiale  et  bientôt  fraternelle 
qu'il  mérite  tant  ! 


IX 


La  quintessence  d'un  gavroche  qui  serait  un 
artiste  puissant,  presque  un  poète  à  force  d'es- 
prit et  de  savoir-faire  dans  l'esprit.  Homme  de 
cœur  avant  tout  et  mystificateur  par  dessus  le 
marché  :  tel,  au  moral,  mon  ami. 

Tel  au  physique  lui,  de  face  :  une  tête,  pour 
ainsi  parler,  en  l'air,  enlaidie  d'un  monocle, 
mais  ornée  d'épais  sourcils  très  beaux,  avec  des 
yeux  émerillonnés  et  un  fort  nez  à  la  retroussette. 
une  bouche  aux  lèvres  charnues  perpétuellement 
souriante  et  bien  meublée  que  surmonte  une 
moustache  tantôt  latente,  tantôt  absente,  le 
tout  semblant  s'essorer  dans  de  la  bonne  hu- 
meur et  de  la  fierté. 


■oui  iNiki 


Tenue  l»i/.irifin«ni   élégante,  o—me  fia  «li 
rail    1830,    appropriée  h    nos   jouis  et    s;ms     le 
moindre  soupçon  de  fûux-toupettiême  :  vm  ohe 
peau  généralement  mou.  à    larges  borda,  porté 

en  arrière  OU  si.  Iiaul  de  forme,  de  côté.  Semble 
lui    faire   une   auréole    noire,    ee    pendant  qu'un 

faux-col  terrible  de  blancheur  el  de  hauteur,  par- 
lois  de  couleur  el    cassé,  le  plus   souvent  rigide, 

émerge  d'une  cravate  à  flots  polychrome  ;  une 
redingote  à  deux  rangs  très  serrés  de  boutons 
corrozos  dessine  sa  taille  juvénilement  épaisse  ; 
des  pantalons  à  la  hussarde  forment  accordéon 
autour  de  ses  jambes  gamines  que  terminent  de 
littéraux  souliers  à  la  poulaine. 

Fumeur  de  cigarettes  russes,  il  lui  arrive  par- 
Fois  de  humer  le  caporal  national  dans  du 
gambier  ou  de  l'ambre  —  selon  les  jours. 

Le  même  vu  de  dos  : 

I  n  dôme  de  feutre  surmonte  une  redingote 
un  peu  recon  du  premier  Empiré  (pie  met- 
traient en  mouvement  deux  hélices  des  plus  ac- 
tives, un  tirebouclionnemenl  d'étoiles  à  car- 
reaux marrons  et  bleus  ou  gratin  ;  et  des  talons 
solides  et  bien  assis  et  plats. 

La  voix  est  enfantine  et  grave  et  basse  avec 
des  /é/.aiements  plaisants  et  d'une  rapidité  par- 
fois vertigineuse. 

Grand    d  ailleurs    et,    au     demeurant,    ainsi 


276  SOUVENIRS 


qu'il  a  été  indiqué  plus  haut,  un  cœur  d'or.  Et 
c'est  pourquoi  je  termine,  en  les  modifiant  pour 
la  circonstance  : 


C'est  sur  toi  que  je  me  repose 
Mon  cher  AnaloV...  Georijc  Uu<j  m. 


\ 


A  Mademoiselle  J... 


Toute  petite,  en  dépit  de  son  âge  de  puberté, 
grassouillette  et  maigrelette  ensemble,  elle  rit 
étourdiment,  et  soyez  sûr  qu'elle  pleurerait  de 
même.  In  catogan  traverse  sa  nuque  qu'elle  a 
frêle,  mais  qu'on  devine  devoir  devenir  puis- 
sante et  même  impérieuse  un  jour.  Elle  fume, 
par  extraordinaire  et  sous  les  yeux  d'une  sœur 
tolérante  parce  qu'aimée,  des  cigarettes  qu'a 
mouillées  un  hôte  jeune  et  poli.  Du  reste,  mo- 
deste, elle  a  des  mots  comme  naïfs,  telle  une 
jeune  fille  de  conte  de  fée.  Même  en  ses  expan- 
sions si  cordiales,  sa  taille  frêle  se  cambre  et, 
s'asseyant,  la  chère  enfant  lance,  pour  ainsi 
parler,   ses   jambes  au    plafond,  ingénuement. 


D'ailleurs,  ohaste,  pure,  et  l<-  reste.  Pourtant, 
celte  cillant  qui  Ferait  et  Fers  sans  doute  et  oer 
tainemenf  une  mère,  eharmante,  de  famille,  de 
même  qu'elle  eûl  été  une  fille  exquise,  ;i  Faim 
parfois,  en  attendant  qu'elle  ait  soif  <»u  faim  en- 
core, à  cause  d'un  père  ivrogne  el  d'une  mère 
morte. 


XI 


A   Mademoiselle  II... 

Et  sa  sœur  clone  !  Une  belle  et  blonde  et 
grande  et  jolie  fille  aux  veux  clairs  et  bien  ou- 
verts. Avec  cela,  dune  allure,  d'un  goût,  d'une 
intelligence  rares  en  ces  temps  de  banalités  et 
de  médiocrités  féminines.  Son  écusson,  d'un 
chiffre  exq uis  d'ailleurs,  nous  la  désigne  enfant 
de  la  noble  Espagne  ;  elle  en  a  conservé  le  sang 
chaud,  la  franchise  et  la  fierté  comme  aussi 
toutes  libertés  de  manières  dans  l'amour  et  sur 
L'amour.  Et  je  vous  jure  que  je  donnerais  dix 
ans  de  la  vie  d'un  éditeur  pour  une  heure  de  son 
existence  partagée  (spirituellement,  s'entend!), 
car  elle  est  d'un  commerce,  d'une  fréquenta- 
tion   d'un  compagnonnage  vraiment  agréables. 


"J*(S  suivi;  m  h  s 


Et  croyez  bien  que  si  je  m'étends  sur  elle  de 
façon  si  gracieuse,  ce  n'est,  au  fond,  que  pour 
lui  dire  tout  le  mal  que  j'en  pense. 

D'abord,  elle  me  fourre,  à  mon  grand  dam  ! 
un  tas  d'idées  mythologiques  dans  la  tête  et  j'en 
avais  bien  besoin  en  vérité  !  C'est  Diane  chas- 
seresse pour  la  haute  taille  et  l'incomparable 
sveltesse  ;  c'est  Vénus  pour  la  vénusté  ;  c'est,  à 
elle  seule,  les  trois  Grâces  pour  la  grâce.  Que 
sais-je  encore,  et  que  dirai-je,  moi  profane,  en 
ce  pays  un  peu  bien  païen  pour  le  sage  que 
nous  sommes  !  J'emploie  ici  le  pluriel,  car  ce  ne 
serait  pas  trop  que  d'être  à  plusieurs,  ou  tout 
au  moins  de  déployer  le  zèle  de  plusieurs,  pour 
célébrer  cette  belle,  congruement,  —  et  voilà 
encore  un  grief  pour  l'en  accabler  dans  la  me- 
sure désirable. 

Comme  il  a  été  parlé  plus  haut  d'intelligence 
et  de  goût,  ne  siérait-il  pas  de  faire  contre-poids 
et  de  déclarer  tout  cru  qu'elle  se  refuse  à  porter 
le  moindre  bijou,  prétendant  mieux  vouloir  res- 
ter parée  de  sa  propre  beauté,  comme  si  ce 
n'était  pas  d'autant  plus  détestablement  préten- 
tieux qu'elle  est  belle  en  effet  (voir  plus  haut  et 
en  dépit  de  ses  yeux  clairs  et  bien  ouverts  qu'un 
hôte  malavisé  et  moins  galant  que  le  précédent 
comparait  à  ceux  d'un  mouton  !)  et  demandez 
en  outre,  pour  savoir  et  voir  leur  mine  en  cette 


SOI    \    I     M  11  s  '-'"<  U 


ion,  leur  a\  ii  aui  meilleures  de  les  bonnes 

.lllllrs. 

Mais   tout   cela  il.'  l'ail  \  ei  i I a I ileineu l  <  p  i«-    blali- 

i  lui',  .i  puisqu'il  a  encoi  e  él  parlé  plus  haut, 
non  sans  les  \.ru\  séants  du  iv\r  d'une  exis- 
tence partagée,  ô  spirituelleiuent,  avecelle,  di- 

si.us.  puisque   nous    nous   trouvons   décidé- 

luriit  plusieurs  ici  à  faire  l'avocat  du  diable  - 
qu'Wie  des  t  luises  les  plus  scabreuses  du 
lin  unir,  c'est  de  former  des  projets,  mais  que  la 
pire  serait  d'orienter  le  moindre  de  ceux-ci  \eis 
la  Kenune.  Kl  quand  la  femme  surtout  est 
comme  celle-ci,  laissons-la  donc  faire.  Nous 
efforcer  ne  serait  rien.  car.  et  finissons  par  ce 
trait,  je  la  crois,  et  iei  je  n'engage  ({lie  ma 
propre  parole,  très  impérieuse  mais  peu .chan- 
geante. 

Arrange/,  cela  ! 

XII 

A  Charles  Morice. 

Vous  m'avez,  mon  cher  ami,  témoigné  na- 
guère 1  honorable,  très  honorable  désir  d'un  por- 
trait en  pied,  de  vous  par  moi.  Quelle  que  soit 
mon  incompétence   pour  cette  délicate  besogne, 


'280  SOUVENIRS 

voici  ce  portrait  ou  plutôt  cette  esquisse.  Je 
vous  aurai  peint  au  physique  quand  j'aurai 
constaté  que  vous  êtes  grand,  et  permettez-moi 
d'ajouter,  beau  ;  ce  qui  est,  d'ailleurs,  l'avis  de 
la  majorité  des  dames.  Quand  j'eus  le  plaisir  de 
vous  voir  pour  la  première  fois,  vous  étiez 
extrêmement  jeune,  et  portiez  une  chevelure 
Apollonienne,  épaisse  toison  noire,  un  peu 
éclaircie  de  nos  jours  ;  mais  le  front,  votre 
front  de  penseur  et  d'artiste,  n'a  que  gagné,  si 
j'ose  ainsi  parler,  à  cette  virilisation  de  votre 
physionomie.  Vous  êtes  mince,  sans  exagéra- 
tion, et  d'une  naturelle  élégance,  tout  à  fait 
iîère  et  comme  militaire,  et  cela  m'amène  à 
parler  du  moral  qui  est  très  haut,  lui  aussi,  par- 
fois trop  haut,  s'il  est  possible  que  la  hauteur 
soit  jamais  un  défaut.  Et  c'est  pourquoi,  moitié 
en  badinant  et  moitié  pour  de  bon,  je  vous  ai, 
dès  les  premiers  jours  de  notre  liaison,  baptisé 
Néoptolème.  Du  tils  d'Achille,  en  ell'et,  vous 
avez,  avec  tous  les  tempéraments  bien  entendu 
de  notre  civilisation,  l'impétuosité,  la  généro- 
sité, j'allais  dire  la  candeur.  Ces  qualités  vous 
ont,  comme  il  est  coutume,  joué  plus  d'un  mau- 
vais tour,  et  continueront,  soyez-en  sûr,  à  le 
faire  encore.  Je  suis,  pour  ma  part,  un  Ulysse 
bien  insullisant  ;  mais  souvenez-vous  que  j'eus 
lieu,  dans  certaines  circonstances,  de  vous  don- 


OUVBNII 


lier  de  bons  conseils,  que  Vous  écoutiez  ou  non, 
iii;iis  en  v  mettant  la  déférence  due  ;<  mon  âge 
mm.  et  ;'i  ma  toute  bonne  volonté.  Du  Bis 
d'Achille,  vous  avex  encore  L'accessibilité  dans 
tous  les  bons  sentimenU  de  la  nature,  de  l'art, 
j'ajouterais  il»'  lit  littérature,  si  ce  mol  ne 
m'était  en  horreur,  comme  la  chose.  Et,  tel  que 
L'héroïque  gamin,  vous  ailes  dans  la  vie,  muni 
(railleurs  de  bonnes  armes,  qui  vous  assureront 
la  victoire  définitive,  ce  que  vous  souhaite  ici 
votre  vieil  ami,  tout  à  vous. 


XIII 

C'était  sous  le  M-sur-M  où  ce  Jean  Valjean 
s'enrichit  dans  le  commerce  des  verroteries  de 
jais.  Une  petite  ville  forte  sur  une  grande  mon- 
tagne avec  une  merveilleuse  vallée  autour 
d'elle  ;  vallée  elle-même  commandée  par  le  mo- 
nastère de  Notre-Dame-des-Prés,  vaste  et  très 
belle  restitution  en  style  gothique  primitif  de  la 
Chartreuse  là  existante  avant  la  Révolution. 

J'étais  allé,  mi-curieux,  mi-retraitant,  passer 
quelques  jours  dans  ce  pieux  asile  et  je  ne  puis 
exprimer  la  paix  que  j'y  goûtai.  Naturellement 
je   ne  manquai    pas    de    visiter  par  le  menu  tout 


282  S0UVKNI&8 


1'cHablissement  qui,  je  le  répète,  est  un  chef- 
d'œuvre,  en  même  temps  qu'un  colosse  d'archi- 
tecture spéciale  ;  chef-d'œuvre  en  solide  légè- 
reté, colosse  en  étendue.  Une  fois,  passant  au 
long  d'un  coté  du  cloître,  j'aperçus  dans  l'entre- 
bâillement d'une  porte  de  cellule  qui  se  refermait 
une  haute  forme  blanche  de  tout  jeune  homme. 

Vingt  ans  ou  vingt-cinq  ans  qui  pouvaient  en 
paraître  dix-huit  ou  seize,  la  face  étant  rasée, 
—  et  l'air  si  jeune,  si  vraiment  pur.  Et  je  me 
dis,  ne  pouvant  lui  dire,  à  ce  novice  rentré 
dans  sa  cellule  : 

—  «  Ah  !  bel  ermite  !  bel  ermite  !  »  comme 
parle  la  reine  de  Saba  de  Flaubert,  puisque  de 
seules,  hélas  !  réminiscences  et  idées  littéraires 
m'obsèdent  et  m'affligent  aujourd'hui,  —  «  mon 
cœur  défaille  »  de  ne  pouvoir,  de  ne  vouloir  déci- 
dément pas  t'imiter  malgré  le  bon  exemple,  en- 
fant de  l'Amour  divin,  bâtard  en  cette  vie  de 
boue  et  de  crachats  !  Mais  va,  fi  de  moi  et  de 
tous  mes  complices  dans  la  sale  chair  contem- 
poraine !  Et,  puisque  tu  es,  sans  nul  doute, lettré, 
perr/e,  r/encrosr  ]>iicr,  et  prie,  oh  !  prie  pour  ce 
faux  pénitent,  plutôt  amateur,  que  me  voici  pour 
mes  péchés  et  que  la  Grâce  ne  veut  atteindre, 
d'horreur  et  de  dégoût. 

Enfant,  oui,  va  prier  pour  nous  deux!  et  pour 
nous  tous  ! 


Ml-A-GU 


Une  chambre  de  malade.  In  feu  déteignant. 
De  grands  rideaux  autour  d'un  lit  e(  le  long 
d'une  vaste  Fenêtre.  Une  bougie  encore  fumante 

d'avoir  été  sou  filée.  Le  malade  bien  chaudement 
couché,  se  parle,  entre  liant  et  l'as. 

'/"/'\  Ihc  turniixj  point.  Il  n'v  a  pas  S  dire, 
il  faut  changer  de  vie,  ou  rien  !  Ceci  est  provi- 
dentiel ou  il  n'v  a  pas  de  Pro\idenee.  i-l  il  v  en 
a  une.  Les  événements  amenés  par  tes  impré- 
voyances et  ceux  d'un  hasard  malveillant  cons- 
pirent tous  à  ce  but.  Oui,  mon  vieux.  c'esl  ainsi 
c'est  bien  ainsi.  Et  tout  d'abord  il  faut  renoncer 
à  ce  rêve  où  tu  te  berces,  depuis  l'instant  lunaire 
où  s'alluma  ta  raison,  à  cette  paresse  d'irres- 
ponsabilité, crue  par  autrui.  Naïveté,  par  toi, 
sciemment  ou  non,  considérée  comme  timidité, 
mais  paresse    pure    et  simple   et  coupable,  pa- 


28  \  soiv  i:  m  ii  s 


resse  en  toute  vérité.  Debout,  dormeur  éveillé, 
pique-toi  de  scrupules,  secoue  tes  sécurités  folles, 
vis  de  la  vie,  non  de  cette  lente  mort  morale, 
intellectuelle,  morale  et  civique.  Allons,  c'est  va, 
du  courage,  des  résolutions,  sapristi  ! 

—  Mi-a-ou... 

—  Tiens,  le  chat  qu'on  aura  renfermé  tout  à 
l'heure  en  sortant  de  m'apporter  mon  dîner  ! 
Bah,  on  va  revenir  pour  remporter  les  dessertes. 
Tais-toi,  chat. —  C'est  ça,  des  résolutions.  La 
première,  de  guérir,  de  ceci,  qui  n'est  rien  et  qui 
ne  demande  plus  que  du  régime.  S'abstenir  de 
boisson,  ô  la  boisson  !  et  du  reste,  imbécile  ! 
Est-ce  étant  presque  inlirme,  avec  un  système 
rhumatisant  que...  ?  Mais  la  chair  est  si  faible  et 
tu  trouves  encore  et  toujours  ça  si  bon  !  C'était 
bien  la  peine  d'avoir  eu  ta  grande  crise  de  vertu, 
que  peu  d'hommes  eussent  soutenue,  après  ton 
sang  en  route  de  parles  fredaines  de  ta  jeunesse 
pour  en  arriver  à  cet  ithyphallisme  un  peu  hon- 
teux à  ton  âge  plus  (pie  mûr.  Allons,  d'abord  ça, 
hein  ? 

—  Miaou... 

—  Ah  oui,  les  formes  blanches,  aux  fuites 
d'ambre  et  d'ombre,  les  odeurs  despotiques, 
insinuantes,  bonnes  toutes,  la  fraîcheur  et  la 
chaleur  et  la  moiteur  et  les  satins  tissus,  puis  les 
défilés  et  les  frisés  blancs  et   rosés  et  noirs  et 


soi  \  i  NIR« 


blondi  et  Les  roux,  el  Les  drapa  caresseurs,  et 
L'élasticité  des  liia  et  L'abandon  <!«■  ta  volonté 
■ans  compter  Les  plongeons  où  ça?  Partout, 
vieux  drôle  '.  Tes  mains,  tes  lèvres...!  >ui.  abjure 
ça.  Rappelle  toi  les  belles  chastetés.  Que  c'était 
bon  aussi,  aufond!  Même  tu  crus  que  c'était 
meilleur  encore,  souviens  i<>i.  Mais  non,  tu  te 
raidis.  Ton  corps  un  peu  remis  se  bande  à  nou- 
yeau —  et  que  quelqu'un  de  gentil  vienne,  que 
\  ou  qu'Y  ou  Z  entre  :  ah  misère,  misère,  cela, 
la  \  raie,  la  seule  !  (  îar  la  boisson... 

—  Miaaaaou  ! 

—  Comme  ce  chat  miaule  bizarrement  !  On 
dirait  presque  une  voix  humaine...  Mais  j'y 
suis...  As-tu  fini,  gosse,  de  m'empécher  de 
dormir?  D'abord  c'est  bête,  ce  que  tu  fais  là.  et 
c'est  mal  imité.  Tu  ae  sais  même  pas  miauler  ! 
Et  puis,  fiche-moi  la  paix,  va-t-en,  ou  dès  de- 
main je  le  dirai  à  tes  parents. 

—  Miaouaaaou  ! 

—  Petit  insolent,  tu  me  le  paieras  ! 

Car  le  malade  s'imaginait  que  ce  cri  provenait 
du  fils  de  la  maison,  galopin  d'une  douzaine 
d'années,  plus  qu'espiègle, qui  avait  l'habitude  de 
le  servir,  d'ailleurs,  gentiment  et  suffisamment 
poliment  —  non  sans  quelque  manque  inter- 
mittent de  respect.  Et,  là-dessus,  il  frotta  une 
allumette  et  alluma  sa  bougie. 


286  SOIVKMHS 


Ce  ne  fut  pas  sans  une  certaine  et  vague  con- 
fusion qu'il  s'apereut  que  c'était  bien  le  (liai,  et 
non  le  fils,  oie  la  maison,  perché  SOT  la  cheminée, 
et  qui  le  regardait  de  ses  veux  verts,  impassible 
et  l'on  eût  dit  presque  ironique  témoin  de  ses 
bonnes  résolutions. 


ROJETS    ET    PLANS  SUN 
LA    COMÈTE 

MÉMOIRES    l»   i   >    \  il   i 


\  Ferttand  Langlois. 
o  les  deux  étranges  courses  à  travers  oe  Paris  ! 

Nous  ne  saluions,   mon    cher    ami.    VOUS  et  moi, 

que  la  chance  a  gâtés  el  sous  les  pas  de  qui  notre 
aisance  pécuniaire  aplanit,  jusqu'à  la  douceur 
d'un  tapis  de  feutre  fleuri  et  sentant  bon, le  sen- 
tier, pour  d'autres  ardu,  parait-il,  de  la  vie,  nous 
en  faire,  je  le  (.Tains,  une  idée  bien  exacte.  Je 
veux  néanmoins  essayer  de  raconter  ces  od\ 
aussi  héroïques,  pour  en  dégager  à  notre  usa^e, 
parle  plus  simple  exposé  possible  des  faits,  la 
philosophie  (pie  je  nous  crois  en  droit  d'y  at- 
tendre. 

L'un,  «  artiste-peintre  ■•.  et  l'autre,  cette 
chose  poète,  s'étaient  vus  pour  la  première  fois 
ce  soir-là.  dans  un  cale  où  un  ami  commun  avait 


288  SOUV  BN  IBS 


récité,  devant  des  tiers  des  moins  incompétents, 
des  vers  du  poète,  lesquels  avaient  eu  du  succès, 
ce  qui  avait  fait  plaisir  à  celui-ci  vraiment. 
Aussi  était-il  tout  ému  quand,  à  la  départie, 
se  fut  agi  de  rentrer  chacun  chez  soi.  Son  che- 
min se  trouvant  être  celui  du  peintre,  ils  du- 
rent faire  route  de  compagnie  et  la  conversation 
prit  un  tour  assez  rapidement  intime.  Echange 
de  renseignements  sur  la  situation  mutuelle  et 
les  circonstances  réciproques.  Le  peintre  était 
de  beaucoup  plus  jeune  que  le  poète  et  par  défé- 
rence le  laissait  parler  bien  plus  qu'il  ne  parlait 
lui-même,  et  le  poète  parla  terriblement  ce  soir 
ou  plutôt  cette  nuit-là.  Car,  ayant  dépassé  l'hôtel 
où  il  logeait  au  jour  le  jour,  il  conduisit,  à  petits 
pas,  rhumatisant  qu'il  était,  son  interlocuteur 
jusqu'à  quelques  pas  de  sa  porte,  loin,  bien 
loin,  non  loin  des  fortifications.  Le  temps  était 
superbe  bien  qu'il  n'y  eût  que  peu  d'étoiles.  Le 
long  des  quais  et  sur  le  pont  Sully  l'entretien 
eut  comme  un  grand  frisson.  Un  frisson  d'eau 
courante  attirante  et  froide.  Ils  causaient  misère 
et  généreuses  imprudences  et  loyauté  dont  on  ne 
veut  plus  et  sacrifice  dont  on  se  moque,  et  gloire  ! 
Ce  dernier  sujet  les  amena  sur  la  place  de  la 
Bastille,  absolument  vide  comme  le  mot,  mais 
impressionnante  et  mémorable  aussi.  Le  geste 
du  poète,  peu    gesticulateur  d'ordinaire,  s'exal- 


souvenu  281) 


tait.  Sa  voix  plutôl  basse  montait,  semblait  mon- 
ter  jusqu'au  ciel  noir  pour  bientôt  s'apaiser 
ainsi  que  son  geste,  comme  ils  enfilaient  la  rue 
de  Lyon  et  l'avenue  Daumesnil  qu'ils  arpen- 
tèrent très  haut,  toujours  marchant  très  lente- 
ment. En  somme,  c'était  plus  triste  qu'autre 
chose,  trop  triste  même,  car  !<•  peintre,  pour  se 
montrer  moins  lamentable  et  déplorable  que  le 
poète,  témoignait,  par  son  accent  plus  encore 
que  par  ses  discrètes  assez  confidences^  d'un 
malheur  dans  sa  vie  ou  tout  au  moins  d'une  in- 
fortune non  légère  comme  son  âge  encore  tendre 
l'eût  pu  l'aire  espérer.  Mais  le  poète,  ainsi  que 
je  viens  de  le  marquer,  était  particulièrement 
pitoyable  avec  son  interminable  expansion.  Ce 
qu'il  disait  était  vraiment  touchant,  car  c'était 
vrai  et  dit  non  sans  une  éloquence  des  plus  péné- 
trantes, dans  son  décousu  trop  nature.  Et  le 
peintre,  si  jeune  qu'il  fût,  s'était  laissé  convain- 
cre à  cette  sincérité  d'ailleurs  absolue.  11  calmait, 
conseillait,  ô  si  pudiquement  pour  ainsi  dire, 
encourageait  sans  charlatanerie  aucune,  était 
bon,  voix  douce  et  parole  grave,  mais  combien 
caressante  et  plutôt  encore  sororale,  on  eût  cru. 
(pie  fraternelle,  quoique  de  celle  d'un  frère  elle 
eut  le  sérieux,  la  force  et  l'entrain. 

Plusieurs  fois  il  avait  voulu,  non    lassé    mais 
ayant  pitié,  faire    entrer   le  pauvre   poète  dans 

19 


290  BOUVBNIBS 


quelque  hôtel,    s'offrant   même  à  le   reconduire 
chez  lui,  —  et  quel  chemin  avec  ce  boiteux  !  car 
il  n'avait  pas  un  sou  sur  lui  et  logeait  chez  un  ami 
pauvre  qui  n'eût  pu  disposer  d'une  place  conve- 
nable   de   plus   pour  coucher  quelqu'un,  tandis 
que  le  poète  ne  portait  qu'une  somme  très  peu 
vraisemblablement  suffisante   à  trouver  un  gîte 
sérieux.  Mais  rien  ne  prévalut   sur  le  poète,  qui 
s'excusait  d'ailleurs  poliment  et  all'ectueusement 
sur  l'indiscrétion  de  sa    geinte,    quand    ils  réso- 
lurent de  sonner  à  un    hôtel    d'aspect  honnête 
qui  s'offrait  à    peu  de  distance    du  domicile   du 
peintre.  Ils  venaient  de  franchir  de  larges  espaces 
déserts,  de  ces  boulevards  plus    ou  moins  neufs 
à  perte  de  vue,  foncièrement  vilains  et  mesquins 
mais,    de    nuit,  ell'rayants   comme   un    mauvais 
rêve  et  d'une  triviale  horreur.  On  leur  demanda 
pour  une  nuit  un  tiers  en   plus  de   leur  pécules 
réunis,  mais  sur  leur  mine  et  sur  leur  promesse 
d'un  complément  pour  le  lendemain  matin,  cré- 
dit fut  fait  au   client  attardé.    Rendez-vous  pris 
aux  environs  de  neuf  heures  de  relevée,  ils  se 
séparèrent,  et   le   poète,    douillettement  couché 
dans  une  belle  chambre,  se  reposa  bien  s'il  dor- 
mit peu  ;  puis  une  insomnie    fut  loin  d'être  pé- 
nible. Il  y  goûta  même  une  sorte  de  douceur  et 
qui   finit    par   envahir    tout   entier    son   esprit, 
puis  son  cœur.  Un  ami  venait  de  lui    naître.   Il 


revoyait  de  loto  le  peintre  et  se  souvenait    munis 

m*nêU€iudinië  ejus,  L'entretien  de  tout  à  l'heure 

lui  revenait  d;ms  ses    moindres  détails,  dans  scs 

plus  fugitives  intonations.  Kl  l<'  regret,  presque 
le  remords,  mais  bien  attendri,  de  sa  propre  im- 
portunité,  l'exquise  patience  de  l'autre,  m  sym- 
pathie, et  la  pudeur,  ipour  ainsi  parler,  la  can- 
deur, l'innocence  de  cette  sympathie,  tout^attisait 
ce  noble  l'eu,  grandissait  cette  flamme  souve- 
raine, d'autant  plus  pure,  lumineuse  et  délicieu- 
sement réchauffante  que  nul  détail  oiseux,  in- 
séparable d'une  liaison  de  quelque  durée,  n'obs- 
truait encore  son  élan  s'essoranl.  A  l'heure  dite, 
le  prix  de  la  chambre  dûment  complété,  les 
deux  amis  reprirent  le  chemin  du  quartier  du 
poète.  Ils  suivirent  des  rues,  des  quais,  des 
ponts  et  des  rues  autres  que  la  veille  et  se  re- 
trouvèrent près  du  Panthéon,  en  ayant  obliqué 
par  Bercy,  toute  agglomération  de  quartiers  de 
travail  aéré  avec  des  valses  d'orgues  de  barbarie 
volant  par  bribes  dans  des  arrachements  de 
vapeur  et  de  fumée.  De  quoi  parlèrent-ils,  après 
un  café  au  lait  et  un  bouillon  pris  daus  une  ei 
merie,  sinon  encore  d'eux-mêmes  ?  Et  cette  fois 
le  peintre,  à  son  tour,  se  confessa  pour  ainsi 
parler.  Le  poète,  bien  rasséréné,  l'écoutait  avec 
la  volupté  de  l'avoir  compris,  d'avoir  démêlé 
ses  «    choses  »,  la   veille.    Oui,  la  tristesse,  ou 


292  SOUVENIRS 


plutôt  la  gravité  triste  de  ce  jeune  homme  avait 
une  haute,  une  fîère  source.  Des  délicatesses  à 
l'infini,  froissées,  des  simplicités,  des  candeurs, 
si  belles,  méconnues,  que  d'orages  déjà,  quelle 
âme  en  fleur  que  blessée  ! 

La  liaison  était  faite  et  bien  faite,  quand,  à 
quelques  jours  de  là,  ils  se  réunirent  de  nouveau 
pour  une  grande  course  combien  longue,  grâce 
à  la  claudication  du  poète  !  à  travers  maintenant 
le  Paris  diurne  des  rues  Vi vienne,  des  faubourgs 
Montmartre  et  Poissonnière  et  des  grands  boule- 
vards riches,  à  la  recherche  de  quelque  argent, 
qu'on  y  devait  à  je  ne  sais  qui  des  deux  et  ce  fut 
parmi  l'opulente  trivialité  de  ces  d'ailleurs  en- 
nuyeux parages  bruyants  et  mal  brillants,  que, 
toute  affaire  cessant,  permettez-moi,  mon  ami, 
d'ainsi  caractériser  l'absolu  désintéressement  de 
leur  état  d'esprit,  ils  agitèrent,  ces  pauvres  !  le 
croiriez-vous,  des  projets. 

—  Dites  donc,  disait  l'un,  quand  je  pourrai 
me  procurer  palette,  brosses  et  couleurs,  que  le 
diable  m'emporte  si  je  ne  vous  fais  pas  un  beau, 
mais  là,  vrai  de  vrai,  un  beau  portrait  de  votre 
tête  1 

—  J'y  pensais  justement,  riposta  l'autre,  en 
toute  sincérité  arrachée  aux  conjectures.  C'est 
ça.  Va  pour  le  beau  portrait.  Et  pas  plus  tard 
que..» 


SOUVENU) 


Ici  il  éclata  de  rire,  toul  «l«-  même  !  e1  repi  il 

d'un  ton  toul  simple  : 

—  Quand  je  pourrai  vivre. 
Les  projets,  qui  tiennent  toujours, courent  <•!!- 
eore  ! 


A  PROPOS  DU   DERNIER   LIVRE 
POSTHUME  DE  VICTOR  HUGO 


MM.  Vacquerie  et  Meurice  ont-ils  eu  raison 
de  publier  Ami/  Robsard,  une  «  bêtise  »  du 
Maître  comme  dit  nettement  le  «  témoin  de  sa 
vie  »,  et  Les  Jumeaux,  ce  fragment  abandonné 
depuis  des  années  ?  Les  avis  ne  manqueront  pas 
d'être  partagés.  Pour  ce  qui  me  concerne,  je  ne 
goûte  que  mal  ces  secrets  comme  d'alcôve,  mis 
au  grand  jour  de  la  librairie. 

Ami/  liohsard  a  des  «  qualités  »  de  mélodrame 
à  outrance  et  une  mise  en  scène  et  en  œuvre  qui 
rappelle  de  très  près  les  absurdes  mais  si  diver- 
tissantes péripéties  de  Han  d'Islande,  péché 
aussi  d'extrême  jeunesse. 

Les  Jumeaux,  leur  plan  qui  n'est  qu'un  projet 
en  l'air,  d'ailleurs  assez  amusamment  jeté  sur 
une  feuille  volante,  et  leur  millier  de  vers  écrits 
de  ci,  de  là,  sans  second  travail  apparent,  sans 


nulle    df    irs    \  .niantes,     de    ers    leeonS,    linniiii 

quables  témoins  d'une  oeuvre  tenue  par  son  au- 
teur pour  viable,  Les  Jumeaux  ^<>u\  loin,  je 
L'avoue,  d'avoir  Fait  sur  moi  L'impression  grande, 
même  émouvante  el  parfois  haletante  d'admira- 
tion que  m'a  donnée  La  Lecture  de  La  oolossale 
épopée,  par  malheur  presque  inaohevée  :  Le  fin 
de  S;ii;ui.  pourtant  bien  Lâchée,  bien  faiblement 
esquissée  par  endroits.  J'y  relève,  dans  <■<  I  em- 
brjon  de  drame,  des  tirades  d'un  romantisme 
un  peu  connu,  banal,  1  >i«i  1  cjiie  sorti,  o'esi  Le  Cas 
de  Le  dire,  de  source,  en  tous  cas  ennuyeux  au 
possible,  surtout  pour  les  occurrences  mélanco- 
liques qui  ue  manquent  pas  assez  dans  celte  his- 
toire à  dormir  deboul  d'un  Masque-de-fer  en- 
core!  capable  de  geintes  du  goût  de  ceci  : 

•      Je  ne  suis  pOS  un  homme 

Allant,  venant,  parlant,  plein  île  joie  et  d'orgueil, 
Je  .fuis  un  mort  pensif  qai  ois  dans  un  cercueil, 
C'est  horrible.  Jadis  —  j'étais  enfant  eneore, 

J'avais  un  grand  jardin.,. 

Je  rayais   des  oiseaux... 

Ht  des  papillons... 

(Juoi  donc  il  s'est  trouvé  des  tigres  pour  se  dire  : 

«  Pâle  il  regardera  de  sa  prison  lointaine 

Les  femmes  an.r  pieds  sûrs  i/vi  passent  dans  la  plaine.  » 

Il  n'y  manque  plus,  n'est-ce  pas,  que  le  refrain 


296 


SOU  VIN  11(  S 


d'une  «  romance  »  intitulée  :  Le  masque  de  fer 
(toujours  !)  que  ma  petite  enfance  subit  combien 
de  fois  !  pour  mes  péchés  à  venir  : 

«  Moi,  je  n'ai  pas  eOftRU  les  baisers  (foiK  mère.  » 

Il  est  vrai  que  j'y  trouve  également  quelques 
couplets  du  bon  faiseur,  et  même  du  grand  faiseur, 
mais  passablement  connus  aussi.  Quant  à  la  fac- 
ture, à  la  tournure  et  presque  à  la  matière, 
comme  ce  débris  de  boniment  placé  dans  la 
bouche  d'un  grand  seigneur  cru,  bien  entendu  le 
saltimbanque  Guillot-Gorju  : 


Je  viens  de  Portugal  encore  !  Ils  ont  un  roi 

Tout  jeune.  Il  a  seize  ans  et  joyeux,  sur  ma  foi  ! 

Quand  V Alcade  Obregon,  maintenant  en  disgrâce, 

Lui  demanda  :  Comment  délivrer  Votre  Grâce 

Du  comte  de  Valverde  ?  il  dit  ;  «  En  Vassommant  !  » 

Avec  la  gailé  propre  à  cet  âge  charmant. 

Les  éphèbes,  entre  parenthèses,  portent  tou- 
jours bonheur  à  Victor  Hugo,  un  féminin,  en 
somme. 

Rappelez-vous  Jehan  Frollo,  le  petit  roi  <lc 
Galice,  Aymerillot,  Y  Aigle  du  Casque  —  et  ce 
combien  désirable  Sophocle  à  Salainine,  —  tandis 
que,  ô  quelles  petites  horreurs  fadasses  et  bébètes 


y  i  m  h  v 


que  toutes  ses  jeunes  t î  1  !<•->.  Esmeralda  peut-être 
et  la  sordide  maia  vivante  Eponine  exceptées, — 
cette  Cosette  presque  aussi  insupportable  que 
son  pion  de  Marins,  cette  à  bon  droit  protestante 
Deruehette  toute  d'ennui,  cette  prodigieusement 
stupide  Déa  l'aveugle,  bêlas!  point  muette,  et  la 
jeune  première  de  Torquenutdë  .' 

Doncj  à  mon  sens,  ce  dernier,  <>u  avant-der- 
nier, ou,  peut-être,  <[ui  sait?  cet  antépénultième 
livre  posthume  d'Hugo,  n'ajoutera,  comme  <»n 
dit,  rien  à  sa  gloire  et  sans  doute  j'en  viens 
d'assez  parler.  Je  ne  profiterai  pas  moins,  vu 
îniui  ancien  i  othousiasme  point  tout  entier  éva- 
noui, de  l'occasion  offerte,  pour,  en  quelque  ma- 
nière, revoir  l'ensemble  de  l'oeuvre,  reviser  de 
\  ieux  jugements  intimes,  enfin  m'assurer  moi- 
nièine.  par  une  sorte  de  confession,  de  profession 
de  foi  publique  équitable  contre.  (Tune  part, 
d'immédiates  boutades  irréfléchies,  naguère  là- 
chées,  d'autre  part,  contre  de  possibles  séniles 
retours. 

La  première  fois  que  ce  nom  si  longtemps 
prestigieux,  Hugo  !  retentit  à  mes  oreilles,  elles 
étaient  tendres  et  petites, mes  oreilles,  des  oreilles 
comme  de  souris,  dressées  naïves  aux  côtés  de 
mon  innocente  tête,  presque  toute  instinct  can- 
dide et  volonté  dans  les  limbes.  Savais-je  même 
lire?  Avais-je  sept  ans?  lors  de  mes  premières 


298 


SOl'V  E  MHS 


armes  scolaires  en  cette  rue  reculée  des  Bâti» 
gnolles,  où  tant  déjà  d'années  n'ont  rien  changé 
de  la  cour  grandelette  plantée  de  quelques  acacias 
—  mes  petits  camarades  parisiens  prononçaient 
agacias,  et  moi  venu,  ô  par  le  hasard  des  gar- 
nisons paternelles,  d'un  midi  dont  je  n'étais 
«  bouflïe  »  pas  !  je  prononçais  acacia,  —  ni  de 
l'humble  maison  d'école  aux  volets  verts,  au 
perron  qui,  les  jours  de  distributions  de  prix, 
servit  d'estrade  à  mes  jeunes  essais  de  déclama- 
tions dans  les  fables  de  La  Fontaine  ou  les  élé- 
gies si  joliment  puériles  du  bon  Giraud...  C'était 
à  l'époque  du  Coup  d'Etat  ou  peu  après.  Si  bien 
que  tant  chez  moi  qu'à  l'école,  par  la  bouche  du 
patron  ou  du  sous-maître,  ce  vocable  Victor  Hugo 
sonnait  mal,  signifiait  rouge,  fou  aussi  et,  mon 
Dieu,  parfois  saltimbanque.  Plus  tard,  quand  je 
fus  en  pension,  j'écoutais  les  r/vvmr/.s,  les  rhétori- 
ciens,  déjà  Libérée  de  la  tunique  et  faisant  faux- 
col,  le  faux-col  en  triangle  de  guillotine  de  cette 
époque,  qu'affirmaient,  d'autre  part,  de  hardis 
essais  de  sous-pieds,  déclamer  des  vers  du  grand 
homme  : 

Une  surtout,  une  jeune  Espagnole... 

...Envolez-vous  de  ce  manteau 

...   Et  s'il  n'en  reste  qu'un.. 


Mais  ce  ne  fut  que  bien  après,  j'avais  au  moins 


-..I     \    I    N   I  II   - 


hvi/c  ans,  que  la  ic\  «  - 1 .  •  t  khi  par  la  lecture  rai 
lieu  pour  ce  faible  moi  et  je  tombai  eur  le  feoond 
tome  des  Contemplations  ;  les  Mages  et  la  Bouche 
d'Ombre  eurent,  je  le  crains,  presque  nissi  peu 
•  le  clarté  pour  mon  esprit  en  miniature  d'alors 
qu'ils  en  oui  trop  pour  1»'  «  décadent  ■>  nue  me 
voici,  suivant  des  sens.,  l'ai-  contra,  les  vers  sur 
la  mort  de  Léopoldine  me  choquèrent  et  je  trou- 
vai moi,  (rais  émoulu  de  mon  catéchisme,  abac 
lumeuf  comme  je  1»'  trouve  aujourd'hui,  ce  père 
désolé,  ce  chrétien  qui  se  dit  si  soumis,  bien  té- 
méraire de  dire  au  Dieu  qu'il  l'ait  profession 
d'adorer  dans  imites  ses  manifestations 

Contidêrtl  CM  c'itt  une  chose  bien  triste... 

/.es  Orientales  nie  plurent  à  quinze  ans  —  (j'y 
voyais  des  odalisques)  —  et  me  plaisent  encore, 
comme  beau  travail  do  bimbelotterie  «  artis- 
tique »,  comme  article  de  Paris  pour  la  rue  de 
Rivoli,  de  bon  débit  parmi  la  huée  vanillée  dv 
pastilles  batignolaises  d'un  si  vague  sérail  ! 

A  leur  tour,  les  quatre  œuvres  de  demi-teintes. 
Feuilles  d'automne,  Voir  intérieures,  Chants  du 
Crépuscule,  Les  lim/ons  et  les  Ombres,  nie 
prirent  et  me  tiennent  encore  par  leur  relative 
simplicité,  un  certain  accent  sincère  et.  dans  le 
dernier  recueil  particulièrement,  par  un  tour  ar- 


,'{(»(»  SOL'V  EN  I  lis 

tistique  (je  m'exprime  mal,  avec  encore  ce  mot 
désagréable),  spécial,  intrisèque,  dirai-je  avec 
Sainte-Beuve,  modéré,  discret,  sourdine  et 
nuance,  propitiatoire  tout  à  l'ait. 

Vinrent,  pour  la  suite  de  mon  adolescence, 
Notre-Dame  de  Paris,  et  le  théâtre.  Je  passe  sous 
silence  ces  essais  parfois  très  intelligents,  les 
Odes  et  ballades,  Bug  Jargal,  Ifan  d'Islande, 
Cromwell.  Je  goûtai  moins  alors  le  roman  que  je 
ne  le  prise  aujourd'hui.  Comme  Leconte  de  Lisle, 
je  pense  que  Goethe  fut  trop  sévère  envers  ceux- 
là  et  qu'il  y  a  là  une  originalité  très  distincte  de 
Walter  Scot  et  très  supérieure  aux  Anne  RadclilV, 
aux  d'Arlinsourt  ambiants,  et  sinon  égale  à  du 
Chateaubriand,  du  moins  absolument  indé- 
pendante de  lui  et  d'une  intensité  toute  diffé- 
rente. 

Je  fus  fou  du  théâtre,  je  le  confesse  sans  trop 
de  honte,  et  par  instants  je  le  préfère  encore  im- 
mensément à  ce  qu'on  fait,  à  tout  ce  qu'on  fait, 
peut  faire  dans  le  goût  et  dans  les  tendances  d'à 
présent  :  Jiuj/  lilas  est  une  charmante  comédie 
suffisamment  psychologique  et  que  ne  me  gâte 
pas  trop  un  sot  dénouement.  Hernani  chante 
«  clair  et  beau  »  et  si  Marion  Delormc,  sauf  le  pre- 
mier acte,  et  le  Roi  s'amuse  m'assomment  fran- 
chement, j'incline  vers  plusieurs  scènes  des  Bur- 
g raves.  Quant  aux  drames  en  prose,  ils  délectent 


I    I    Mil  v  .'{ll| 


oe  que  j'ai,  spectateur  Faubourien,  •Lui'-  m. 
ronds. 

M. us  je  grandissais,  je  grandissais,  <'t   \<>i<i 
qu'il  m'est  temps  d'arriver  à  mes  contemporaine 

pour  ainsi  parler,  Les  livres  d'à  partir  de 
l.i  Légende dt»  Siècles, en  passant,  un  peu  vite, 
par  Les  Châtiments  H  si  vous  voulez  bien  par  un 
Hugo  politique  qu'illustrerait  avec  votre  permis- 
sion quelques mota  inédita  et  anecdoctes  but  lui. 


AU  PAYS  DU  MUFFLE 

l'Ali 

Laurent    Tailhadc. 


«  Sois  grandihque  et  bouz'aujot  » 

Ce  conseil  que  j'aurais  donné  si  je  n'en  avais 
pas,  hélas  !  depuis  trop  de  temps,  prêté  l'exemple. 
M.  Laurent  Tailhade  —  un  Banville  exacerbé, 
un  Martial  et  un  Catulle,  presque  un  Piron,  mé- 
chant comme  de  droit,  dur  selon  la  norme,  et 
spirituel,  et  rigolo,  plus  que  d'aucuns  —  ce 
conseil-là,  il  «  l'envoie  »  non  dans  un  sac,  à 
quelques-uns  de  nos  jeunes  trop  cravatés  et 
que...  mal  éloquents  ! 

Je  voudrais  pouvoir  louer  avec  plus  de  com- 
pétence sa  manifestation  bien  littéraire  et  très 
humaine,  mais  si  cruelle  !  Mais  je  suis  un  de  ses 
complices  et  je   ne   m'endors  pas  sur  certaines 


amitiés,  de  même  <|u«-  je  me  repose   moins  . 
core  sur  quelques  haines  que  j'ai.  Néeanmoins, 
[a  généreuse  inimitié  me  plaît,  quoi  qu'en  soui 
frenl    mes    intimités,   el   je   tends   ft    Laurent 
Tailhade  une  main  confraternelle  devers  des  In- 
vectives que  je  ferai  selon  son  esprit,  mais  j m ■  n i  - 
rhc  encore  |)lns  méchamment} el  ce  ne  gérait  pas 
des  prunes  '. 
J'adore  énormément  les  sonnets  dits  quator- 

/ains.  dont  exemple  : 


QUARTIEB  LATIN 


i    Dans  le  bar  ou  jamais  le  parfum  des  breras 
\r  dissipa  l'odeur  de  vomi  qui  la  navre. 
Triomphent  les  appas  de  In  m'ere  cadavre 

html  le  nom  est  Jameux  jusque  dut  les  Howas. 

Des  I  ultiaues.  des  rieerains  du  fleuve  Amour 
S'acoquinent  avec  des  polards  indu/estes 

<Jui  s'y  viennent  former  aux  choses  de  l'amour. 

VA  ces  Ballades  très  douces  à  l'humanité  prise 
en  général  : 


'M  )  i  BO  U  VBN  I  H  S 


Prince  d'amour  que  fêlent  les  buccins, 
Imite:  la  continence  des  Suinta, 
Mobsm  d'or,  et  gravez  lu  ehantepleure 

De  Valent ine  au  trescheur  de  vos  scinqs  ; 
Amour  s'enfuit,  nmis   1  école  demeure. 

El  si  douces,  trop  douces  au  sujet  de  nos  chers 
contemporains  : 

«  Pleur  de  niions,  Prince  Cliarmunl, 
Xon  pareille  est  celte  merveille 
([[ferle  à  votre  êlonnemcnl  : 
L'Iiomoncule  dans  la  bouteille.  » 

(  lar  je  m'inscris  en  faux  contre  toute  la  jus- 
tesse (ce  qui  ne  veut  pas  dire  la  justice)  de  ces 
sentences  sommaires  et  vestibulatoires  à  ces 
déambulatoires  choses,  sous  forme  d'antichambre, 
à  la  salle  du  Trône  où  l'on  dit  que  :  J'éclate  ! 

Exemple  : 

«  Le  save:-vous,  Ohnet,  Lcmaîlre, 
Toi,  Jean  Hameau  qui  fais  des  vers 
Pentamètres 


J  irai,  fût-ce  en  l'atagonic, 
Chercher  ce  i«EiN(;oLt),  oui,  f  irai 
Sur  la  grande  mer  infinie, 
Car  ~non  crédit  est  délabré. 


I    I    M  II  - 


Et  j*  prifèrt  soi  .■'/</'(('•>■, 
\  nthropophagti  bataillean, 
\ii.r  ricUuMlioru  ptu  gaist 

Ott  iwisln»iurls  cl  </<s  tuillrurs. 

M.  Laurent  Tailhade  est,  d'ailleurs,  un  par- 
fait gentleman  plus  heureux  que  moi  d'un  faux- 
col  bien  qu'il,  comme  votre  serviteur,  se  f...  un 
peu  de  tous  les  (juVii  <lha-t-on  quelconques  et 
autres  :  el  je  le  salue  en 

l'uni  Verlaine. 


■20 


yEGRI   SOMNIA 


Quelle  semaine  occupée!  J'entends  que  de 
nuits  de  cette  semaine  occupées,  puisque  mes 
journées  se  passaient  aussi  dans  mon  lit,  mais 
plates,  uniformes,  toutes  aux  repas  et  aux  re- 
mèdes à  heure  fixe,  aux  crises  prévues  et  aux 
somnolences  subséquentes  également  prévues  ; 
j'entends  quels  rêves  dans  que  de  nuits  !  Cinq 
nuits  sur  sept  et  seulement  cinq  rêves  ramen- 
tevés,  sur  le  cube  et  le  cube  de  ce  chiffre  ! 

Voici  : 

D'abord,  une  porte  cochère  du  vieux  Paris 
pleine  du  monde  chassé  par  une  averse  comme 
dans  la  rue  Soli  des  Treize  ;  comme  dans  la  rue 
Soli  des  Treize  aussi,  un  homme  à  figure  sinistre 
qui  me  regarde  dans  le  blanc  des  yeux  et  m'épou- 
vante. J'ai  l'impression  que  cette  figure  me  con- 
fesse :  un  tas  de  hontes  me  montent  au  visage  et 


>.n  \  i  mu- 


je  suis  sur  qu'à  mon  iv\  rii,  qui  rsi  très  brusque, 
m.    \  oici  rouge  comme  un  menteur  pi 

Je  me  pr ène  avec  des  gens  dans  une  Tille 

où  j'ai  babité  seize  mois  smis  en  avoir  entrevu 
que  l.i   gare.  C'est  en   Belgique.  Style  Ben 
sance.  Briques  et  tuiles,  angles  de  pierre.  I 

rOUgeS,  Madones  de  \elours  et  de  bijoux  au   eoiu 

des  ni.s.  Puis  ponts  de  1er,  tramways  partout, 

télégraphes  et  BÎgnaUX  de  fonte  peinte  en  som- 
bre, dorée,  rouge,  —  le  tout  géant.  Il  y  a  quelque 
fête.  Nous  suivons  l.i  Coule  vers  un  embarcadère 
vertigineux  d'où  nous  revenons  à  contre-sens  de 
la  plus  grande  partie  de  la  foule  encore  pour  la 
fête.  Des  gens  ayant  bu  m'insultent.  Un  agent  de 
police  à  chapeau  fané  de  garde-française  m'arrête 
au  moyen  d'une  corde  autour  de  mon  cou  et  me 
mène  dans  un  hôtel  de  ville  en  bois  au  rez-de- 
chaussée  duquel  il  y  a  un  estaminet  ;  mon  agent 
m'emporte  à  rebroussepoil  d'un  escalier  très  noir 
et  m'introduit  dans  la  table  du  conseil  échevinal 
(nous  sommes  en  Belgique).  Des  messieurs  très 
chic  dans  des  box.  L'un  d'eux  m'interroge.  11 
est  brun,  beau,  jeune,  barbu,  au  costume  ma- 
gistral dont  je  ne  me  souviens  plus.  11  me  re- 
proche l'impression  en  France  de  fameux  vo- 
lumes obscènes  où  les  institutions  belges  sont 
attaquées.  Ou  me  bouscule  ensuite  de  salle  en 
salle  sur  des  parquets  très  cirés  où  une  jambe 


308  SOUVENIRS 


que  j'ai  malade  glisse  douloureusement.  Finale- 
ment, un  autre  monsieur,  vieux  et  sec  celui-là, 
ordonne  à  un  huissier  à  verge  de  me  dépouiller. 
La  chaîne  de  mon  parapluie  s'entortille  autour 
de  mon  poing  et  l'homme  tire  très  fort  dessus, 
ce  qui  me  fait  mal  et  j'ouvre  les  yeux. 

Je  suis  le  roi  de  France,  et  il  paraît  que  j'ai 
abusé  de  ma  position  au  point  de  retenir  prison- 
nier, je  ne  sais  plus  dans  quel  dessein  très  pro- 
fond et  probablement  patriotique,  le  fils  du  roi 
d'Angleterre  qui,  lors  d'une  fête  donnée  par  son 
ambassadeur  dans  un  décor  d'opéra,  me  reproche 
avec  une  amertume  des  plus  éloquente  ce  manque 
absolu  de  procédé.  11  est  très  pathétique,  Mon- 
sieur mon  frère,  et  très  beau  dans  sa  barbe  brune 
et  son  habit  noir  du  bon  faiseur.  Je  réponds  in- 
solemment et  astucieusement,  et  je  sens  au  fond 
que  je  n'ai  pas  raison  au  point  de  vue  théâtral. 
Tout  cela  devant  de  magnifiques  courtisans  en 
uniformes  et  des  dames  princièrement  décolle- 
tées. Mon  habit  noir  à  moi  n'est  pas  bien.  Même 
il  est  fripé  et  limé.  Je  profite  de  la  diversion  du 
prélude  d'une  valse  pour  sortir  en  chercher  un 
autre,  et  c'est  dans  mon  lit  que  je  me  trouve. 

Allons  bon  !  D'un  ou  de  deux  coups  de  revolver 
à  peine  tirés  à  dessein,  je  viens  de  tuer  cette 
pauvre  grosse  et  jadis  belle  Madame  ***,  à  qui 
j'ai  donné  tant  de  camélias  et  de  Parmes  Je  suis 


VI     N   I  II  ^ 


rentré  chez  moi,  dans  un  appartement  d'aul 
Fois,  trèa  «m  Mit'-.  Ma  Camille,  instruite,  me  blâme, 
et  je  cherche  avec  elle  des  moyens  d'échapper. 
Ali  !  le  l">n  moment  quand  je  revoia  la  i <»i l<- 
d'araignée  vue  la  veille  dans  le  coin  gauche  de 
mon  alcôve  ! 
Sedan    prononce/.  S'dang  .  Bouillon,  Paliseul 

pro icei  Palizeû  ,  Jéhonville  prononcez  Djon- 

m  .  lieux  d'enfance.  Que  changeai  Dana  le  bois, 
à  droite,  en  venant,  le  grand  boia  murmurant 

jadis     sous  des    \  ents  parfumés    de    bruyère,    de 

myrtilliera  et  de  genêta,  et  pleine  du  cri  lointain 
des  loups  et  de  leurs  yeux  comme  tout  proches, 
il  v  a  des  becs  de  irai,  et  dans  les  clairières,  très 
nombreuses  aujourd'hui,  des  industries  mal  odo- 
rantes. 0  les  vilains  ouvriers  flamands  et  ita- 
liens !  Je  reconnais  le  chêne,  le  Père  qui  s'élève 
à  l'entrée  du  bois?...  du  bois...  Salmon  (c' 
bien  ça),  de  quelques  mètres  éloigné  des  pre- 
mières futaies.  Horreur!  un  lîohinson  s'y  est 
installé,  à  l'usage  de  couples  à  demi-paysans  : 
bières  et  sirops,  macarons  et  veau  froid,  ehel 
crasseux  et  bonnes  sales.  Du  trottoir  et  du  bi- 
tume et  du  béton.  La  campagne  autour,  quel- 
quefois Sauvage,  s'est  laite  plate  à  force  de  jar- 
dins potagers.  Les  beaux  étangs  noirs  qui 
clapotaient  gais  et  sinistres  en  plein  vent  dans 
l'àpre  jirairie.il  y  a  des  cygneset  des  bétes  cyprins 


.'}!(»  s o u  v  \.  n  i  h  s 


dedans  et  une  bordure  de  granit  rose  autour... 
Je  m'y  mire  et  j'y  vois  une  face  grassouillette 
dont  je  reste  tout  confus  en  présence  de  mon  in- 
nocence, là  vivante  jadis  et  de  tout  ce  qui  s'est 
passé  entre  ma  maigreur  d'alors  et  ce  ridicule, 
cet  odieux  embonpoint  qui  dit  tant  de  choses 
digérées,  de  choses  plates,  laides,  médiocres  et 
lâches.  —  Et  que  béni  soit  le  sursaut  vengeur  me 
rendant  tout  à  mon  réel  malheur,  fier  alors  ! 


MKS  soi  \  l.Mlîs  DE  LA  COMMUNE 


Des  Ifl  malin  les  alliches  blanches,  s'il  VOUS 
plaît,  du  «  Comité  Central  de  la  Garde  Na- 
tionale »  avaient  averti  la  population  parisienne 
da  cette  nouvelle  victoire  de  la  «vraie  démo- 
cratie »  ;  proclamations  vraiment  point  trop  mal 
tournées,  et  signées  —  enfin  !  — de  DOOM  abso- 
lument nouveaux,  kela  que  Gamélinat,  etc.  On  y 
lisait  des  choses  véritablement  raisonnables  à 
côté  d'insanités  presque  réjouissantes.  Tour  mon 
compte,  je  lus  emballé,  tout  jeune  que  j'étais 
pour  ainsi    dire     encore   et    irais  émoulu,   entre 

deux  poèmes  parnassiens,  A  qu'impassibles  !  — 

des  réunions  publiques,  et  naïves  d'ailleurs,  des 
temps  tout  proches  de  l'Empire.  Et  puis  c'était 
franc,  nullement  logomachique  et  d'une  langue 
très  sutlisante  dans  l'espèce.  Bref, j'approuvai,  du 

fond  de  mes  lectures  révolutionnaires  plutôt  hé- 


312 


SOUVEN IUS 


bertistes  et  proudhonniennes,  cette  révolution 
tenant  de  Chaumette,  de  Babœuf  et  de  Blanqui. 
Et  puis  quelle  réhabilitation  de  la  Garde  Na- 
tionale enfin  sérieuse  et  redoutable,  après  l)au- 
mier  et  tant  de  vaudevilles  Louis-Philippe  et 
faux-toupet  ! 

C  est  au  moment  où  nous  enterrions  le  pauvre 
Charles  Hugo  qu'avait  lieu  le  drame  de  la  rue 
des  Roziers.  A  la  sortie  du  cimetière,  la  triste 
nouvelle  tintait  déjà  dans  l'air  assombri.  Enmême 
temps,  les  barricades  ébauchées  le  matin  deve- 
naient formidables  et  s'armaient  de  canons,  de 
mitrailleuses  et  se  hérissaient  de  baïonnettes  au 
bout  de  fusils  chargés.  Les  passants  chuchotaient 
des  paroles  d'alarmes  et  filaient  vite.  Les  bouti- 
ques se  fermaient  et  maints  cafés  n'étaient  qu'en- 
trebâillés. Ça  sentait  la  poudre  el  ça  fleurait  le 
sang.  En  même  temps  des  incidents  comiques 
se  produisaient.  Pour  ma  part,  j'assistai,  non 
certes  à  la  frousse,  mais  à  l'indignation  un  peu 
puérile  d'un  de  mes  bons  amis,  poète  de  grand 
mérite.  A  propos  du  meurtre  évidemment  dé- 
plorable du  général  Lecomte  et  de  Clément 
Thomas,  ce  ne  fut  pas  une  fois,  ni  deux,  mais 
cinquante,  mais  cent  fois  qu'il  me  répéta,  alors 
que  moi  je  trouvais  tout  ça,  même  la  fusillade 
de  Montmartre,  très  bien  (horresco  referons  /)  ; 
<(  Mais   c'est  affreux  !  mais  c'est  l'affaire  Bréa, 


-m  mm  313 


mais,  mais...  ••    sana  compter  I- 
de  costume,   les  disparates  d'uniformes,  el  l<  - 
commandements  à  rebours  el  les  manœuvres  à 
l'envers  <le  cette  garde  nationale  à   peine  dé 
grossie  de  l'atelier  el  «lu   troquet.  El  quelle  em- 
phase, du  reste  gentille  au  f 1.  dans  le  lang 

de  ces  braves  gens  imbus  de  leurs  bétes  el  mé 
chants  journaux  ma]  digérés  en  eux  '. 

La  nuit  tombe  sur  la  ville  haletante.  On  en- 
tend des  crosses  de  fusil  tombant  sur  le  pavé... 
Parisiens,  donne/ .' 


LE  BON  LARRON 


A    Willette. 

Oui,  très  bien,  votre  «  Mauvais  Larron  ».  Tou- 
chante, la  démarche  (et  amusante)  de  cette  brave 
petite  femme  grimpée  sur  son  ànon,  pour  un  der- 
nier baiser  au  pauvre  diable  avec  qui  elle  avait 
sans  doute  tant  aimé.  Gentille  l'idée,  exquise 
l'exécution. 

Mais  le  Bon  de  Larron,  alors  ?  Je  sais,  moi 
catholique,  qu'il  est  sauvé,  qu'il  fut  même  le 
premier  saint  du  dernier  testament,  l'archi-con- 
fesseur,  que  ceci,  que  cela.  N'importe,  si  le 
«  Mauvais  Larron  »  est  si  intéressant,  grâce  à 
vous  peut-être  seulement,  combien  le  bon  le 
sera-t-il  donc  ?  (En  dehors  des  Bollandistes  dé- 
finitifs, bien  entendu.) 

Oui,  au  point  de  vue  humain,  qu'est-ce  que  le 
Bon  Larron  ? 

Un  abandonné  probablement  de   sa   femme, 


v.,|      \     |       Nil, 


d'une  veuve  trop  Rère,  peu!  être  offensée,  en 
iniis  cas  compromise  et  se  dérobant.  El  comme 
l,i  tniséricorde  de  Jésus  esl  infinie,  La  gi  fc<  b  d  aura 
pu  descendre  que  sur  un  acéléral  sans  excuse. 
Mauvais  mari,  fila  ingrat,  père  affreux,  voleur 
sans  pitié,  certainement  lâche,  tel  à  mes  veux 
ce  grand  Bain!  qu'un  sonnet  jeune  de  moi, 

l..)i'M|iie  Jésus  lut  morl  et  comme  une  auréofc 

S'allumait  bleue  au  front  blanc  du  ]\a/.arécn, 

Lo  Bon  Larron  prenant  brusquement  la  parole  : 

—  Compagnon,  que  dis-tu  de  ces  choses  ?  —  Moi,  rien. 

Sinon  qu'en  pondant  lacet  homme  l'on  fil  bien... 

et   ratera.  Maspliémait   avec  son    Rédempteur  et 
le  nôtre,  et  à  qui  j'offre  ici  mes   respectueu 
excuses  de  n'avoir  pas  compris  les  raisons. 

Espoir  des  endurcis  : 

Modèle  des  contrits  de  tout  à  l'ait  la  dernière 
heure  : 

Inventeur  de  la  Pénitence  finale  : 

Magnifique  vainqueur  de  Satan  qui  lui  fîtes  une 
blessure  plus  cuisante  que  tous  les  coups  de  tous 
les  anges  restés  fidèles,  avec  votre  cri  de  vrai 
soldat  du  Mal  reconnaissant  sa  défaite,  la  seule 
parole  de  bonne  foi  de  toute  une  coupable  vie  : 
«  Seigneur  !  ave/,  pitié  de  moi  •>  ; 

Saint  Qéophas,  priez  pour  nous. 


HISTOIRES  COMME  CA 


DEUX  MOTS  D'UNE  PILLE 


11  s'était  dégradé  depuis  belle  lurette.  Je  veux 
dire  qu'il  vivait  chez  de  petit  peuple,  dans  un 
garni  dont  m  dèche,  bien  qu'ancienne,  n'excusait 

pas  les  promiscuités. 

Aussi  vous  avait-il  de  ces  théories  !  Un  jour  ne 
me  dit-il  pas  : 

—  Mon  cher,  ces  filles  et  leurs  amants  ne  sont 
paf  ce  que  l'on  pense.  Il  v  a  chez  les  unes  un 
dévouement  et  un  héroïsme,  chez  les  autres  une 
chevalerie,  oui,  une  che-va-le-rie  et  une  tendr. 
qu'on  chercherait  en  vain  ailleurs.  Certes,  il  \  q 
des  sous-entendus  à  ces  vertua.  Mais  quelle 
médaille...?  Kst-ee  que  la  plus  belle  tille....' 
L'argent  a,  je  le  reconnais,  sa  très  forte  part 
dans  ces  existences  irrégulières.  Mais  dans  les 
régulières,  d'existences  ?  Et  encore,  voler  à  coups 
de  poings,  de  sortie  de  bal  ou  de  couteau,  (pie 


.T20  HIST0IBE8 


peut  châtier  un  revolver,  s'approprier  par  des 
sourires  et  des  caresses  le  porte-monnaie  d'un 
imbécile,  au  risque  de  plus  de  mois  à  Saint-Lazare 
que  de  juste,  n'est-il  pas  plus  noble,  oui,  noble, 
et  plus  gentil  que  d'accaparer  en  gros  ou  d'escro- 
quer en  détail?  J'aime,  je  l'avoue,  ces  beaux 
jeunes  hommes  à  qui  les  chroniqueurs  judiciaires 
décernent  sans  discerner  la  même  tète  ignoble, 
nos  pères  eussent  écrit,  patibulaire.  J'adore  ces 
vaillantes  de  la  Joie  à  qui  ta  Société  n'a  rien  à 
reprocher,  elle  qui  ne  fait  que  pressurer,  empri- 
sonner, enrôler,  marier  pour  divorcer,  saisir, 
guillotiner,  et  tout  !  —  que  de  vendre  du  plaisir, 
et  de  quel  plaisir  !  de  celui  qu'ont  chanté  tous  les 
poètes,  qui  sur  terre  est,  avec  la  vertu,  l'unique 
bonheur,  pour  quoi  périt  Troie  et  à  quoi  nos 
arrière-petits-fils  devront  de  vivre.  Et  même,  à 
ce  propos,  ces  charmantes  compagnes  d'oreiller 
nous  tiennent  quittes  des  conséquences.  Que  de 
peine  aussi  se  donnent-elles  pour  nous  plaire  en 
toute  sécurité  nôtre  !  Dessus  et  dessous  de  toi- 
lette, le  teint  fait,  toujours  prêt,  la  bouche  et  les 
yeux  perpétuellement  sur  l'exquis  qui-vive. 
Quant  à  leurs  amants,  des  chevaliers,  te  répéte- 
rai-je  à  satiété,  puisque  le  voilà  branlant  ta 
tête  de  saint  Thomas  bourgeois.  Je  te  raconterai, 
quand  tu  voudras,  des  choses  d'une  authenticité 
terrassante.  Mais,  tiens,  laisse-moi  te  chantonner 


i  m  i      ÇA 

—  en  attendant  de  l'entonner  ces  épopéei  une 
modeste  idylle  où  je  jouai  mon  bout  de  roli 

Ici  je  ooupe  la  parole  ;>  mon  ami  qui,  aana 
doute,  nous  en  baillerait  par  trop  de  trop  bel) 
et  je  vaifl  voua  donnera  la  troisième  personne, 
et  tout  bonnement,  son  récit  qui  vous  «Mit 

sans  nul  doute,  lyrique  à  l'exi 

L'hôtel  garni  en  question  était,  en  dehors  de 
ses  chambres  pour  ouvriers,  tout  petits  emplo^  es 
et  déclassés,  une  très  pou  vague  maison  dopas 

Dos   filles   en  carte,   en  outre,   y   avaient   Leur 

«  carrée  »  en  propre,  avec  amant  ou  maitresse, 
ou  rien  dedans.  L'une  d'elles  qui  couchait  seule, 
une  lois  le  o  true  l'ait  ».  eut  avec  mon  ami,  alors 
en  possession  ou  en  pouvoir  de  femme  (et  à  pro- 
pos de  cette  maîtresse  participant  à  l'entretien), 
une  altercation  assez,  violente  à  L'issue  de  laquelle 
elle  donna  immédiatement  congé,  •  ae  voulant 
pas.  <  ria-t-elle.  ear  elle  était  soûle,  être  insultée 
impunément  par  deux  vaches  !  »  A  quoi  l'iras- 
cible garçon  que  la  présence  de  sa  femme  gon- 
flait encore.  —  tel  un  dindon  —  répliqua  :  <•  Va 

dire  à  ton  m que  je  ne  réponds  pas  auxp... 

Quelque  temps  après,  naturellement,  il  se 
brouillait  avec  la  belle,  cause  de  tout  ce  tapage, 
une  grande  brune  assez  insignifiante,  puis  tom- 
bait gravement  malade.  Sa  maladie  dura  six  mois 
au  bout  desquels  une  rapide  convalescence  lui 

21 


.'J-J-J  HISTOIBKS 


remit  en  tête  quelle  foule  d'idées,  et  (jiii  est-ce 
qui  lui  trottait  le  plus  dans  sa  diable  de  cervelle  ? 

Parbleu!  la  femme  à  l'engueulade,  la  p de 

l'été  dernier.  Cœur  humain  ! 

C'était  une  imperceptible  blonde,  d'un  blond 
ardent  merveilleux.  Sa  tête  va  comme  je  le  pousse 
n'était  pas  désagréable  avec  s<m  ne/  trop  à  la  re- 
troussette,  son  teint  haut  de  buveuse  habituelle 
et  ses  cils  un  peu  de  lapin  blanc.  Elle  portait,  à 
l'époque  dont  se  souvenaient  les  sens  commen- 
çant à  s'étirer  de  l'alité,  une  camisole  rouge  à 
pois  blancs,  sur  une  jupe  pareille.  Tout  ça  lui 
donnait  l'air  d'un  petit  incendie,  et  c'était  très  ra- 
goûtant. Aussi  fut-ce  un  bon  moment  pour  X.  (il 
s'appelait  ainsi)  quand  il  appril  par  son  logeur 
que  Mlle  Marie  a  va  il  reloué  chez  lui.  Sur  le  champ 
il  se  lit  faire  sa  chambre  à  fond  et  changer  de 
draps,  commanda  un  bon  souper  à  deux  pour 
vers  six  heures  du  soir,  et  s'arrangea  de  façon  à 
ce  que  l'infante  voulût  bien  venir  dans  les  envi- 
rons de  cette  heure-là. 

Un  énorme  feu  de  charbon  anglais  flambait 
dans  la  large  grille,  et  la  réverbération  en  dan- 
sait gaîment,  on  eût  dit  malicieusement,  sur  la 
longue  étagère  d'en  face  surchargée  de  livres, 
dont  pas  mal  de  mystiques,  sur  le  marbre  et  les 
cuivres  de  la  commode,  et  jusqu'au  plafond  leudu 
de  papier  gris  clair  à  fleurs  violatres.    X.  était 


ru  m  m i       |    \ 


dans  son  hi  loui  blanc  qu'entouraient  d'iitittien 
rideaux  verl  sombre  <•!   ponceaik  Se  chevelure 
assez  olairsemée  sentait  bon  le  pommade,  el  de 
la  brillantine  parfumail  ss  barbe  rare.  Une  oh 
mise  très  fine,  non  amidonnée,  son  seul  luxe  de 
jour  et  de  nuit .  drapait  son  torse  el   ses  bras 
amaigris  mais  encore  dodus,  car,  comme  Hamlet, 
il  était  gras.  Une  étincelle  gaillarde  pétillai!  dans 
ses  petits  \  eux  à  la  chinoise. 
On  frappa. 

—  Entrez. 

La  dame  entra.  Robe  noire,  pèlerine  en  faux 
astrakan,  foulard  écarlate  autour  <lu  cou. 
Ce  dialogue  s'engagea  : 

—  Bonsoir,  monsieur  Ernest. 

—  Bonsoir,  mademoiselle  Marie.  Kl  comment 
allez-vous  depuis  que  je  n'ai  eu  le  plaisir  de 
vous  voir? 

—  C'est  à  vous  qu'il  faut  demander  cela,  mais 
je  suis  heureuse  de  vous    voir  si    bonne  mine. 

—  Oui,  ça  commence  à  r*afler.  Faut  espérer 
que  ça  rira,  comme  on  dit  chez  moi.  Dit-on 
comme  ça  chez  voUs  .' 

—  Pour  aller  mieux,  pour  ça  ira  mieti£  ?  Non, 
on  dit  aller  mieux,  ça  ira  mieux.  A  propi 

Vous  toujours  fâché  après  moi  ? 

—  El  vous  ? 

—  Moi  ? 


■  i'2  i  HISTOIRES 


—  Oui. 

—  Non. 

—  Eh  bien,  ni  moi  non  plus. 

—  Alors  si  on  soupait  ? 

On  soupa  sur  une  petite  table  toute  servie  que 
Marie  approcha  du  lit  d'où  X.  mangea  sur  ses 
coudes.  Pâté  de  foie  gras  et  bordeaux.  Quand  ce 
fut  fini,  Marie  ôta  son  fichu,  puis  sa  pèlerine,  et 
remit  la  table  dans  son  coin. 

—  Ouf,  qu'il  fait  chaud!  dit-elle,  mais  j'ai 
froid  aux  pieds, et  elle  délit  ses  bottines,  faisant 
mine  de  se  chaulfer  fort  au  foyer  qui  baissait. 

—  Marie,  venez  donc,  j'ai  quelque  chose  à 
vous  dire. 

—  Me  voici.  Quoi  ? 

—  A  l'oreille. 

L'oreille  fut  vite  à  la  portée  de  la  bouche  qui 
la  baisa  par  derière.  Puis  des  mains  d'X.  l'une 
soutint  les  reins  et  environs,  l'autre  dégrafa  la 
robe,  et  le  corset.  Marie  se  défendait  peu.  Sou- 
dain elle  lit  tomber  corset  et  robe,  ôta  ses  bas. 
alla  s'assurer  si  la  porte  était  bien  fermée  à  dou- 
ble tour,  revint  vers  X.,  rejeta  les  couvertures 
et  le  drap  à  moitié,  mit  un  genoux  dans  le  lit  et 
dit  : 

—  Zut,  j'ai  froid.  Allons,  houste  !  souille  la  ca- 
moufe  ! 

X.  obtempéra. 


1    c.M  M  I        ÇA 


II 


\|;iis  le    lover    mourant     <l;ir<l;iil     soii-^    le    dais 

pourpre  sombre  «les  rideaux  une  lueur  toute 
drôle,  el  comme  presque  diabolique.  Par  un  ea- 
priée,  Marie  s'était  comme  qui  dirait  agenouillée, 
les  bras  autour  du  cou  de  X.  qui  la  voyait 
donc  bien  en  lace.  La  mignotte  plutôt  encore 
que  mignarde  physionomie  de  la  fille  lui  appa- 
raissait dans  une  sorte  de  nimbe  sourdement 
fulgurant,  sur  lequel  rayonnait  une  chevelure 
en  or  fauve  à  la  lettre,  fauve  à  reflets  rosi 
reflets  on  eût  cru  violets,  puis  très  clairs  à  sem- 
bler blancs,  puis  mats  comme  le  plus  beau  cui- 
vre —  et  frappée  de  l'espèce,  maintenant,  de 
phosphorescence  envoyée  par  la  cheminée,  en- 
veloppée d'elle,  et,  merveille  !  eparse  en  crinière 

d'archange  avec  des  bouts  en  pointes  de  feu,  car 
Marie  tenait  ses  cheveux  à  moitié  longs,  appro- 
chant de  la  trentaine  et  sans  doute  redoutant  un 
éclaircissement  précoce  de  son  trésor  à  qui   rien 

ne  manquait  que  d'être  monnayé,  suivant  son 
mot  d'enfant.  En  même  temps,  la  cordelette  dé- 
nouée de  sa  chemise  donnait  libre  jeu  à  cette 
dernière,  et  tles  épaules  rondes,  des  seins  fermes 


if'ir»  m  s  nu  u  es 


aux  bouts  rouxsplendides,  des  hanches  grasses, 
d'un  satin,  ô  que  précieux,  d'une  senteur  vir- 
tuelle si  capiteuse,  vivaient,  vibraient  sous 
l'étreinte  jamais  assouvie  de  X. Quelle  fatigue  ex- 
quise au  terme  aigu  de  laquelle  lestement,  dans 
les  deux  sens  du  mot,  Marie,  enjambant  d'une 
jambe  une  jambe  de  l'homme,  se  laissa  rouler, 
pour  s'y  blottir,  dans  le  coin  du  lit,  au  long  du 
mur  tendu  de  la  même  perse  que  les  rideaux 
vert  foncés  sur  fond  ponceau.  X.  dormit  jusqu'au 
matin,  dans  la  fraîcheur  des  beaux  bras  nus, 
avec  sa  tête  dans  les  cheveux  de  fée  et  d'ange. 

Au  réveil,  Marie,  après  une  conversation  qui 
mit  le  comble  à  la  langueur  de  X.,  fut  tôt  hors 
du  lit,  enfila  son  jupon,  jeta  sa  pèlerine  sur  ses 
épaules,  lit  du  feu  et  procéda  à  sa  toilette. 

Après  avoir  tordu  en  un  lier  chignon  sommaire 
ses  admirables  cheveux,  elle  lit  bouillir  de  l'eau 
qu'elle  versa,  mêlée  à  de  l'eau  froide,  dans  un 
bassin  de  fer  blanc  (la  chambre  du  malade  se 
trouvait  garnie  de  tout  un  petit  ménage)  et  s'y 
lava  promptement  les  pieds  jusque  très  haut. 
Cela  fait  et  le  bassin  vidé,  elle  dit  à  X.  :  «  Tu 
permets  ?  »  en  même  temps  que  sa  pèlerine  et 
son  jupon  dégrafés  tombaient  et  que  sa  chemise 
sautait  par  dessus  sa  tête.  0  ce  corps  !  0,  du 
col  aux  orteils,  cette  blancheur  de  lait  sur  du 
marbre  rose  qui  palpiterait  à  temps   bien  égaux, 


COMMI      I    \ 


. .  1 1 .*  s.mt,'  forte  m. us  <ii  i    embonpoint 

oharmant,  tout  au  plus  ft  fossette!  renies 
droiti  juste  qu'il  faut,  nette  harmonie  des  leû 

et  dll   ventre,    cl    «1rs   cuissi   »  !    II.     par    un  prix  i- 

lège,  les  jambes  étant  hantai  relativement  an 
buste,  lea  perfections  de  L'antre  noté  n'avaient 
rien  de  ne  caricatura]  qui  trop  souvent  nous 
afflige  ohei  lea  femmes  lai  mieux  t.iii 

\.  ;i\.iii  vu  bien  dci  femmes  dans  mille  pos- 
tures. Jamais  une  pareille  beauté  de  corps.  Et 
la  tète  assez  indifférente,  je  l'ai  donné  ;'•  penser, 
grâce,  il  faut  le  dira  aussi,  à  cette  prestigieuse 
chevelure,  bénéficiait  de  ces  iplendeurs  et  sem- 
blait belle  de  très  ordinairement  gentille  qu'elle 

était  H  n'y  put  tenir,  sortit  du  lit.  l'y  ramena 
de  force,  et  les  plus  folles  c;iress,-s  les  re- 
tinrent encore  des  quarts  d'heures  et  des  quarts 
d'heures. 

—  Ce  n'est  pas  tout  ça,  dit-elle,  il  est  v-huit 
heures  et  /-ai  faim.  Laisse-moi  m'habiller  un 
peu  que  s'aille  cereer  à  manzei . 

Et  à  l'aide  d'une  vaste  cuvette,  d'une  épi 

et  de  deux  ou  trois  serviettes,  elle  baigna,  frotta. 
eSSUVa  son  sublime  corps  parmi  des  attitudes 
simiesquement  sculpturales  des  plus  éblouissan- 
tes.se  rhabilla  en  deux  temps  et  sortit  pour  reve- 
nir munie  de  chocolat  dans  une  boîte  au  lait,  dont 
elle  mit  le  contenu  dans   des   bols   à    soucoupe, 


328  HISTOIRES 


tira  de  sa  poche  quelques  croissants,  et,  comme 
honteuse   : 

—  lîète  que  je  suis,  j'oubliais  le  vin  blanc  !  et 
elle  cria  par  la  porte  entrouverte  : 

—  Patron,  une  bouteille  de  blanc  ! 
(Elle  ne  zézayait  qu'à  ses  heures). 

La  chambre  de  X.  était  au  rez»de-chaussée, 
séparée  de  la  boutique  du  marchand  de  vins 
par  seulement  un  court  corridor.  Le  patron  ne 
tarda  pas  à  apporter  la  consommation  deman- 
dée. 

Le  vin  blanc  bu  et  le  chocolat  absorbé,  elle 
balaya,  rangea  la  chambre  à  fond,  ouvrit  la  fe- 
nêtre un  instant. 

—  Maintenant,  je  monte  à  ma  chambre  m'ha- 
biller  un  peu  en  après-midi.  Tu  payes  à  déjeu- 
ner ? 

—  Et  à  dîner  et  tous  les  jours  et  ta  chambre, 
situ  en  as  encore  besoin. 

—  Tu  es  un  gros  chat  bleu.  J'accepte.  A  tout  à 
l'heure  ! 

X.  allait  se  rendormir  au  bout  de  quelques  mi- 
nutes, quand  il  fut  gratté  à  la  porte. 

—  Entrez,  cria-t-il  d'une  voix  de  mauvaise  hu- 
meur. 

Un  éclat  de  rire  sonna  par  la  chambre  où 
Marie  entrait,  portant  une  valise  qu'elle  débou- 
cla. 


...  M   M  I        .     \ 

—  Tu  ne  m'attendaispas  sitôt.  Au  moins,  tu  m- 

m'as  pas  l'ait  de  lr;iils  '.'  ZaloUS6,    nmi.  tus.nn 

Mais  dora,  chou,  tandis  que  j«-   \.iis    n'habiller 
ici.  Ça  n'incommode  pas  monsieur  .'  I  »li  !  moi,  tu 
suis,  ce  n'est  pas  pour  i<»i.  c'est  parce  qu'il 
du  feu  dans  ta  chambre. 

Et  en  dis;ini  du  •  feu  »,  elle  s'appuya  sur  sa 
cuisse  et  Le  baisa  une  vingtaine  de  foia  à  gros 
bruit. 

V.  ravi,  souriait.  C'était  charmant,  ce  «  cou- 
cher »  qui  tournait  au  «  collage  •>  avec  certes 
une  des  plus  belles  femmes  du  monde,  et  qui 
paraissait  si  bien  ! 

Tue  seconde  toilette  eut  lieu.  Cette  fois,  la 
chemise  était  bordée  au  col,  aux  épaules  et  en 
bas,  d'une  broderie  Légère  et  rendait  un  frais 
parfum  de  new  mownhay.  X.  dut  en  prendra 
L'étrenne,  ce  à  quoi  il  s'était  résigné  sans  grand 
chagrin,  quoique  bien  fatigué  pour  un  conva- 
lescent. Une  espèce  de  robe  de  chambra  en 
étoffe  de  laine  grise  à  ramages  rouges,  dessi- 
nant bien  la  taille,  assez  étroite  de  jupe,  suivit, 
et  les  pieds  se  chaussèrent  de  hauts  chaussons 
très  justes  et  pomponnés  de  moire  verte.  La 
fille  alors  dit  :  «  Dors.  Je  te  réveillerai  pour 
déjeuner  »,  prit  un  livre  et  s'endormit  bientôt 
dans  un  fauteuil,  presque  en  même  temps  que  X. 
dans  son  lit. 


330 


HISTOIRES 


Midi  sonnèrent. 

—  Petit,  cria  Marie,  allons,  debout.  Attends, 
je  vais  t'aider. 

Et  elle  l'aida  à  mettre  un  pantalon,  des  chaus- 
sons, un  gilet  de  chasse  et  un  gros  pardessus 
fané,  passé  paletot  d'inférieur. 

Ils  déjeunèrent  dans  la  boutique,  connue  X. 
en  avait  pris  l'habitude,  depuis  qu'il  pouvait  se 
lever  pendant  quelques  heures,  avec  le  patron 
et  sa  famille,  composée  d'une  femme  et  cinq 
beaux  enfants,  dont  une  petite  de  huit  ans,  un 
pur  ange  de  grâce  et  de  bon  caractère, et  un  gamin 
de  douze  ans,  espiègle  comme  cent,  si  drôle 
dans  ses  jeux,  à  froid  parfois  —  tels  ceux  de 
beaucoup  de  jeunes  garçons  parisiens,  — qu'X. 
l'avait  surnommé  Pierrot,  appellation  dont  l'en- 
fant était  mystérieusement  tout  lier. 

Après  déjeuner,  Marie  tira  de  sa  poche  quelque 
chose  qu'elle  déroula  et  se  mit  à  raccommoder, 
en  face  de  la  patronne,  déjà  occupée  à  un  tra- 
vail analogue,  et  X.  témoigna  le  désir  d'aller  se 
coucher. 

—  Ma  clef  sera  sur  la  porte.  Viens  quand  tu 
voudras. 

—  Dors  toujours  bien.  J'irai  quand  il  faudra. 
11  était  six  heures  et  demie   quand  X.  rouvrit 

les  yeux.  Marie,  assise  à   son  chevet,  surveillait 
son  sommeil. 


I  Ml      ÇA 

—  Il  \   ;t  longtemps  < 1 1 1« ■  In  'Lus  U   ' 

—  Pepuif  un  quarl  d'heurs  à  peu  près,  Mail 
je  \.u^  ir  dire  s  revoir,  Il  va  dira  ispl  heures.  Il 
i;uii  que  je  Borte,  Tu  comprends  ' 

—  Hein? 


111 


11  comprit  avant  qu'elle  pul  répondre  ce  qu'elle 
pouvait  lui  répondre.  11  s'agissait  indubitable- 
m. Mil  d'aller  travailler.  Ça  Le  dégoûte  un  instant 

et  il     eut    de   la    peine    Ù   ravaler  de   IVau  qui  lui 
était  venue  du   dedans  des  jours.    Puis  il  s.-  dit. 

prenant  son  parti  :  ((  Bah  !  » 

—  Mais  à  dîner? 

—  J'ai  niante  là-bas.  il  v  ;i  une  heure.  Toi. 
reste  couché.  Laisse  la  clef.  Je  reviendrai  à  onze 
heures.  Je  vais  dire  qu'on    t'apporte    à    maii-vr. 

l-'l  elle  partit  pour  revenir  à  onze  heures.  Les 
scènes  de  la  nuit  précédente  se  renouvelèrent. 
Mais  cette  lois,  un  colloque  prit  place  entre  les 
entractes,  dont  voici  un  résumé. 

Elle  lui  avoua  avoir  bien  étrenné  dans  la  soi- 
rée, mais  refusa  de  répondre  à  son  :  n  Combien 
tu  l'ait?  »  quasi  résigné  et  comme  de  courtoisie, 
autrement  que    par   un    «  ça,  c'est  mon  affaire  » 


'Xl'2  HISTOIRES 


très  digne  et  qui  signifiait  des  délicatesses,  car 
elle  n'était  pas  sans  l'estimer  beaucoup,  sans  Le 
respecter, pour  bien  dire  ;  puis  elle  voulut  abso- 
lument qu'il  déjeunât  et  dinàt  avec  elle  le  len- 
demain, à  ses  frais  à  elle.  Le  reste  passerait  à 
l'achat  de  bottines  dont  elle  avait  besoin.  Qu'il 
ne  se  formalisât  pas  de  ses  générosités.  Quand  il 
faudrait,  elle  ne  se  gênerait  pas  pour  demander. 
Tout  devait  se  passer  entre  eux,  entre  camarades. 
Elle  était  une  ceci,  une  cela,  mais  elle  avait  son 
amour-propre.  Vilain  métier  que  le  sien  «  va  !  » 
mais  un  métier  où  on  est  honnête  ou  pas.  Elle 
était  honnête. 

S'apercevant  qu'elle  était  un  peu  prise  de  bois- 
son, il  la  caressa  une  dernière  fois  et  ils  s'endor- 
mirent bientôt.  Au  lever,  elle  reprit  sa  causerie 
et  même  parla  souvenirs. 

Elle  était  d'Amiens.  0  La  Haufcrye  !  Un  jeune 
carabin  en  vacance  l'avait  séduite  à  quinze  ans  et 
lâchée  presque  aussitôt.  Depuis,  après  plusieurs 
autres  hommes,  elle  était  venue  à  Paris  pour 
faire  la  noce.  Mais  ça  n'allait  plus.  Même  sous 
la  Commune  ça  allait  mieux.  Enfin,  peut-être 
l'Exposition,  le  Métropolitain...  Ah!  elle  ou- 
bliait... 

—  Je  ne  t'ai  pas  encore  parlé  de  Célestin  ? 

—  Non,  qu'est-ce  que  Célestin? 
- —  Mon  amant. 


CO  M  Ml     ■    \ 

—  ai.  : 

Célestin  éiail  uo  tonnelier  <pii  Iravaillait.l] 
L'avait  soignée  pendant  une  longue  maladie.  I  n 
homme  qui  ne  buvail  jamais.  Rlle,  hélas!  avait 
celte  habitude-là.  Lui  ne  pouvait  la  souffrir  quand 
elle  était  dans  de  vilains  états.  Il  L'avait  chaa 
un  jour.  C'est  pourquoi  elle  était  revenue  au 
garnot.  Elle  L'aimait  encore,  béte  qu'elle  était. 
Il  L'avait  soignée.  Et  puis,  il  était  de  Lille.  Il 
causait  patois  un  peu  comme  «II*-. 

—  Enfin,  n'en  parlons  plus.  Ze    t'aime  bien 
aussi.  Ne  pensons  qu'à  nous  pour  le  moment. 

Par  degrés,  X.lui  lil  reconnaître  qu'au  font  Cé- 
lestin ne  travaillait  pas  tous  Les  jours:  l'ouvr 
était  si  rare  au  jour  d'aujourd'hui  —  et  qu'il 
souffrait  qu'elle  travaillât,  elle,  à  sa  e  sale  ■  ma- 
nière, bien  qu'il  ne  la  battit  pas  quand  elle  i 
trait  sans  le  sou  (quelquefois  elle  buvait  ses  bé- 
néfices, entre  parenthèses  et  ne  vint  pas  L'atten- 
dre pendant  ses  passés  ou  la  siffler  d'en  bas 
quand  elle  tardait  trop  à  en  avoir  fini  avec  un 
client  à  l'air  pas  assez,  sérieux. 

X.  opinait  du  bonnet,  berçant  L'intérêt  Lent  de 
ces  récits  île  gentillesses,  comme  de  prendra 
de  tapoter  les  mains  petites,  de   passer  la  paume 
sur  les  ondes  blondes  et  les  doigts  dans  les  tri- 
sons  d'or... 

Gela  dura  quatre  Longs   mois,  au   cours   des- 


334 


HISTOIKl-S 


quels  Marie  fut  tourà  tour  exquise  et  détestable  ; 
bien  plutôt  exquise.  La  seule  boisson  la  diminuait. 
Mais  alors  elle  n'était  pas  amusante  du  tout. 
Elle  se  grisait  si  abominablement  parfois, 
qu'elle  en  était  malade  tout  le  lendemain,  sans 
préjudice  des  inconvénients  presque  immédiats, 
et  quels  discours  !  Jamais  cependant  elle  n'in- 
sulta X.  ;  mais  elle  pleurait  d'une  façon  si  bête, 
se  montrait  jalouse,  jalouse  !  si  à  tort  et  si  à  tra- 
vers, grinçait  des  dents,  avait  presque  des  atta- 
ques de  nerfs,  et  des  propos  !  Un  jour,  ou  plutôt 
un  soir  qu'elle  devait  avoir  eu  affaire  à  du  public 
ami  de  la  bouteille,  —  mais  elle  buvait  bien  toute 
seule  aussi,  —  elle  lui  demanda  à  brûle-pour- 
point : 

—  Sais-tu  où  l'on  vend  du  vitriol? 
Et  une  autre  fois  : 

—  Veux-tu  m'écrire  une  lettre  anonyme? 
(Elle  ne  savait  ni  lire  ni  écrire). 

Il  fut  répondu  des  plus  évasivement,  bien  en- 
tendu. Il  allait  sans  dire  que  vitriol  et  lettre 
étaient  destinés  à  Célestin,  si  vaguement  il  est 
vrai!  Car,  aussitôt  à  tête  reposée,  Marie  n'avait 
plus  que  les  idées  du  meilleur  cœur  du  monde, 
demandant  pardon  pour  la  brutalité  finale  de  sa 
liaison  avec  Célestin,  disant  son  regret  d'avoir 
lassé  par  des  ivrogneries  cet  amant  qu'elle  pro- 
clamait et  croyait  honorable,  et  protestant  d'une 


i  mi      ÇA 

amitié  passionnée,  d'un  dévouement  de  s. nu-  e( 
de  maîtresse  en   titre,  d'épouse  plutôt  em 
pour  L'heureux  \. 

Heureux,  <»ui  !  oar  malgré  la  ]>1  n^  (|u<'  médio- 
erité,  Is  presque  bassesse  de  je 

mais  il  n'avait  été  aussi  1  >i«n  traité  de  toutes  les 
Façons  qu'à  présent,  jamais   il  n'avait  aussi,  js 

niais,    mon    Dieu  I  éprouvé    un    sentiment     pins 
tendre,   reconnaissance,  estime   partielle  et  j m 

admiration  humble,  enfin,  do  corps,  instrument 

parfait  de  lant   «le  belles  joies  ! 

Reconnaissant  surtout.  Elle  Taxait  soigné  dans 

plusieurs  de    ses  crises,  même  dans  une    rechute 
assez    sérieuse    pour    néeessiler  qu'oïl    le    \eillal 

plusieurs  nuits  de  suite,  ce  qu'elle  lit  à  la  per- 
fection, avec  tontes  les  délicatesses,  tontes  k  - 
douceurs,  l'as  de  répugnance  qu'elle  n'eût  snr- 
montée  gaiment  11  lui  était  arrivé  il  l'avait  m 
sans  qu'elle  s'en  doutât,  à  travers  un  demi-som- 
meil de  lièvre  de  pleurer  silencieusement  à  le 
Contempler  et  en  le  sachant  ou  le  croyant  si  ma- 
lade. Elle  marchait  si  doucement  !  Quand  quel- 
qu'un venait  s'informer  ou  aider  et  qu'il  somno- 
lait, elle  s'abstenait  de  chuchoter,  bruit  odieux 
BU  malade,  mais  ne  parlait  que  le  moins  haut 
possible.  Jamais  de  cuiller  éveillant  le  cristal, 
jamais  de  papier  froissé,  enfin  pas  une  garde- 
malade,  une  Sœurl 


'.VM\  HISTOIRES 


A  sa   presque  guérison,  un  changement,  en 

premier    lieu    quasi-insensible,     s'opéra     dans 
Marie. 

Un  peu  avant  qu'il  ne  fût  retombé,  elle  était 
rentrée  de  nuit  avec  un  œil  poché  qu'elle  lui  fit 
voir  en  riant,  «  un  cognard  »,  disait-elle  en  sa 
langue  mi-patoisante  de  quand  ivre. 

—  Célestin,  au  moins!  dit  X.,  presque  con- 
tent, —  de  quoi  ?  d'avoir  deviné  ? —  car  un  signe 
lui  répondit  en  même  temps  qu'il  interrogeait. 
Eh  bien  !  oui,  d'avoir  deviné,  là!  d'avoir  trouvé 
et  d'avoir  en  quelque  sorte  pris  ce  Célestin,  re- 
gretté toujours,  aimé  quand  même,  en  flagrant 
délit  d'affreux  procédés,  qu'une  femme,  quoi- 
qu'on en  dise  et  quelle  qu'elle  soit,  pardonne  peu 
souvent.  Presque  content,  en  vérité,  et  une  se- 
conde après  point  trop  surpris,  mais  point  trop. 
Ah  ça!... 

Etait  il  amoureux?  L'était-il,  voyons?  Amou- 
reux de  cette  pauvre  fille,  lui,  lui  en  somme,  lui 
enfin.  Lui?  Ah!  que  oui  qu'il  était  amoureux 
d'elle  !  Dans  toute  la  force  du  terme.  Mais  alors 
jaloux,  puisque  joyeux  d'une  chose  qui  devait 
diminuer  son  rival,  —  rival!  — aux  yeux  aimés, 
aux  yeux  décidément  aimés  !  0  déchéance  !  Mais 
non,  pas  déchéance,  puisque  joyeux,  puisque 
joyeux  donc  !  Mais  alors,  c'est  qu'il  acceptait  un 
partage,  ce  partage-là?  Ah!  il    s'en  apercevait  à 


tiOMMI    'V  3îtt 

présenl  !  Partage  moral,  si  oe  in«»i  était  de 
AU!  il  ne  manquait  plus  que  le  partage  physique. 

Deux  jonri  après  il   L'acceptait,   ce  pari 
\  oici  ce  qui  était  arrivé. 


IV 


Le  changement  dont  j'ai  parlé,  qui  remontait 
donc  à  quelques  jours  avant  son  entrée  en 
seconde  convalescence,  consistait  en  une  sorte 
d'espèce  de  vague  comme  qui  dirait  relâche- 
ment dans  Les  soins,  j'entends  dans  Les  petits 
soins  dont  elle  avait  câliné,  dodiné  ses  insomnies, 
ses  réveils,  ses  mauvaises  humeurs  et  ses  en- 
fantgâtismes.Maintenant  elle  parlait  raison,  faisait 
appel  à  son  énergie,  à  son  courage  quelquefois  : 
au  lieu  de  Le  bercer  si  elle  l'aidait,  le  gâtait  en- 
core un  peu.  c'était  en  mère,  non  plus  en  petite 
mère,  c'était  en  sœur,  non  plus  en  bonne- 
sœur.  Elle  ne  lui  faisait  plus  faire  dodo  ni  le 
reste,  elle  le  faisait  dormir,  etc.  Elle  le  traitait 
en  homme,  en  malade,  non  plus  en  enfant  ma- 
lade, en  amant  peut-être  encore,  non  plus  en 
amoureux,  quoi  !  pour  revenir  sur  notre  terrain 
tout  à  l'amour,  ou  à  la  sensualité  si  Ion  préfère. 


338  iiistoihI'S 


A  la  longue,  impatienté  de  ce  refroidissement 
(c'était  bien  le  mot)  il  ne  put  s'empêcher  de  le 
lui  reprocher  sous  forme  d'observation.  Elle  fut 
étonnée,  charmée  un  peu,  et  se  formalisa,  mais 
comme  pour  la  forme.  Elle  était  bien  dans  le 
rôle,  décidément,  c'était  même  nature,  en  fait. 
Puis  elle  continua  son  train  dévoué,  mais  calme, 
auquel  force  fut  bien  à  X.  de  s'habituer,  dédom- 
magé d'ailleurs  qu'il  était  dores  et  déjà  de  mille 
manières  par  l'affabilité,  l'abandon  sensuel  et  la 
science  de  Marie.  Oui,  par  sa  science  aussi  !  Tant 
il  y  a  qu'une  nuit,  au  lieu  d'en  cheveux.  s;i 
coiffure  ordinaire,  elle  lui  apparut  en  chapeau. 
Un  chapeau  vert  à  plumes  et  pompons  verts,  tirs 
haut,  qui  écrasait  sa  petitesse  et  lui  allait  à  ravir. 
Un  paletot  noir  lui  descendait  aux  pieds,  qu'elle 
avait  chaussés  de  fortes  bottines, et  son  en  tous- 
cas  à  bec  très  contourné  se  balançait  à  ses  mains 
gantées  de  chaud. 
A  l'enjoué  : 

—  Quèsaco  ? 

d'X.  Elle  répondit   bien  gentiment,   bien    posé- 
ment aussi  : 

—  J'ai  trouvé  quelqu'un.  Quelqu'un  de  comme 
il  faut.  0  pas  comme  toi.  Non,  quelqu'un  pour 
moi.  Un  monsieur  d'à  peu  près  ton  âge,  d'à  peu 
près  l'âge  de  Gélestin,  car  vous  êtes  de  la  même 
année,  toi  et  Célestin,  tu  m'as  dit.    Un  ouvrier 


COMMI      QÂ 

ftUSSt,  <pii    Iraxaille  aUSSl.  Toi.    lu    Bf  1 1  "|>  lni|»|»'- 

pour  ni"i.  Pai  comme,  t •  >i 1 1 1 1 1 •  - .  puisque  in  p 
plus  grand'ohose,  même  presque  rien,  sinon  rien 
du  tout,  pauvre  chien,  Ce  n'es!  pas  i.<  foute,  je  ae 
te  reproche  rien,  tu  m  1  >  i  «  - 1  »  gentil,  \<»n,  !<•!  ta  m 

iiii  de   l.i    li.uilf  ;ui  ti uni .    I   !!<•  luis  un  peu  remis  ;i 

neuf  de  toute  façon,  tu  aurais  bonté  de  moi.   Ne 

dis  pas  non.  .le  me  moqua  de  ta*  je  t'assure,  j<-  les 
emmène  à  la  campagne,   tes  je  t'assure,  C*i 

comme   Ça,    .le   Ifl  s.iis.   Kt  je  ne  l'en  VOUS  pM,  au 

moins.  La  preuve, o'asl  que  je  reviendrai  te  voir 

souvent  la  nuit...  F.  h  bien  !  oui.  la  nuit  .a  pics  avoir 
un    peu    travaillé.    Oui.    travaillé.    Ça   félonne? 

Quand  je  te  dis  que  tu  n'es  pas  i  Dette  ooule-là. 

Va,  mon  pauvre  Ernest,  je  no  serai  jamais,  vois- 
tu.  qu'une  putain.  Tu  avais  raison  L'autre  fois,  ne 
(lis  pas  le  contraire  maintenant.  Que  veux-tu. 
c'est  comme  ça,  Quand  je   te  le  répéterais  eent 

t'ois  !... 

Kt  elle  prit    sa  valise  qu'elle  hourra,  puis   em- 
brassa X.  sans  vouloir  rien  faire  de  plus.  m., 
sa  prière  à  bras  tendus. 

—  Mais  c'est,  dit  X..  un  peu  déménager  à  la 
cloche  de  bois.  Que  leur  dirai-je.  le  matin.  $ 

^t'iis  ? 

—  A  la  eloche  de  bois?  Je  te  cloche  dé  bois  : 
Je  ne  leur  dois  rien,  à  ces  ^ens-là.  Toi  et  moi, 
nous  avons  pavé  ma  ehambre  et  ma  nourriture 


.'{'lO  HISTOIRES 


d'à  peu  près  la  moitié  de  ces  derniers  mois,  juste 
ce  que  j'ai  mangé  chez  eux.  Parce  que  j'emporte 
mon  linge  ?  Mais  il  est  payé,  mon  linge  ! 

Et  elle  s'échauffait  presque,  comme  par  habi- 
tude... X.  l'eût  cru  avec  Célestin. 

Elle  approcha  du  lit  et  le  baisa  au  front  on  s'en 
allant,  lui  disant  : 

—  A  demain  vers  midi,  je  viendrai  prendre  le 
café.  Au  revoir,  bonne  nuit. 

Le  lendemain,  elle  vint  prendre  le  café  et  passa 
le  reste  de  la  journée,  dîner  payé  par  elle  com- 
pris, jusqu'à  minuit,  heure  à  laquelle  elle  se  rha- 
billait, quand  X.  : 

—  Et  où  vas-tu  comme  ça  ? 
Elle  : 

—  Chez  nous,  parbleu,  chez... 

—  Chez  Célestin  ? 

—  Eh  bien  !  oui,  chez  Célestin.  C'était  de  lui 
tout  ce  que  je  te  disais  hier. 

—  Et  il  accepte  que  tu  sortes  comme  ça  ? 

—  Tu  t'en  plains  ? 

—  Non,  mais... 

—  Tu  trouves  ça  maquereau,  dis  la  vérité. 

—  Ma  foi  ! . . . 

—  Que  veux-tu  ?  Aussi  son  ouvrage  ne  va  pas 
toujours.  11  me  gronde  parfois  tout  de  même  de 
sortir.  Ah  !  je  l'aime  bien,  je  te  l'avoue.  C'est 
l'homme  qu'il  me  faut.  Je  te  dis,  toi,  tu  es  trop 


i  m  i    ça  841 

chic,  tu  es  mi  monsieur,  trop  savant  pour  moi. 
Seulement,  tu  sa  été  bien  gentil,  pas  jaloux... 

Pas  jalons  !  quel  éloge  dans  quelle  bouche  ! 

...  Pas  embêtant,  pas  sciant.  Btj'ai  en  pour 
toi  un  béguin  qui  dure  encore  ei  durera,  je  te 
promets...  <>ui.  Célestin  es1  mon  grand,  «  1  •  - 
béguin.  Mais  c'esl  égal,  va,  j'ai  été  bien  contente 
de  i<>i  ce(  hiver...  et  tiens,  je  n'osais  pas  te  le  dire, 
je... 

—  Tu...? 

—  Eh  bien,  là,  si  j'ai  couché  tous  ces  iimi-  ci 
avectoi,  C'ÉTAIT  POUR  ME  CONSOLEE 

Ce  moi  c'était  pour  me  consoler  frappa  drôle- 
ment X.  Il  y  avait  là  beaucoup  de  choses  en  vé- 
rité. Quelque  impudence,  une  naïveté,  comme 
de  la  candeur  enfantine  et  <le  la  gentillesse  tout 
plein.  C'était  si  joliment  dit  d'ailleurs  !  (  Jette  tille 
avait  par  instant  des  repos  d'innocence  extraor- 
dinaires. Par  exemple,  ne  jouait-elle  pus  quel- 
quefois comme  une  perdue  avec  le  garçon  et  la 
dernière  petite  du  propriétaire,  sautant  à  la  corde 
et  y  faisant  sauter  avec  des  rires  tout  à  fait  fi 
endurant  de  la  meilleure  humeur  les  all'reiix  bleus 
que  les  coups  de  poing  inconsidérés  de  l'infernal 
gosse  lui  taisaient  aux  épaules  et  sur  les  b: 
Elle  avait  grasseyé  de  L'accent  picard  qu'elle 
prenait  en  certains  moments  et  qui  ne  manque 
pas  d'une  certaine   bonté  lourdaude,  d'une  eer- 


342  m  s  Tout  i  s 


taine  douceur  précise  el  lente,  ces  trois  syllabes 
en  se  rengorgeant  un  peu,  la  poitrine  renflée  et 
montant  dans  une  voluptueuse  pandiculation 
qui  lui  retournait  mignardement  ses  toutes 
petites  mains. 

Et  elle  ponctua  ce  «  quoi  qu'on  die  »  de  sa  fa- 
çon par  un  bon  retard  d'une  grosse  heure  à  le 
quitter. 

Ces  visites  prirent  place  dorénavant  tous  les 
deux  ou  trois  jours  en  moyenne,  s'espacèrent 
ensuite  plus  ou  moins  par  semaines.  Puis  X.  eut 
à  faire  un  voyage  d'un  certain  temps  et,  quand 
il  fut  de  retour,  Marie  n'allait  plus  chez  le  logeur 
avec  qui  elle  s'était  brouillée  pour  des  raisons 
peu  intéressantes.  Déshabitué,  il  n'y  pensa  guère 
et,  bien  ([non  étant  déshabitué,  accoutumé  à  la 
fréquentation  de  ce  genre  de  femmes,  il  en  vit 
des  demi-douzaines  et  des  douzaines  d'autres,  de 
tout  poil  et  de  toute  plume,  des  rieuses,  des  mo- 
roses, des  habillées  et  d'autres.  Ça  l'amusa,  mais 
ce  n'était  plus  Marie,  et  il  se  la  remémorait 
quand  il  la  rencontra  dans  un  restaurant  voisin 
où  elle  mangeait  seule.  Il  s'attabla  près  d'elle 
et  elle  lui  raconta  que  Célestin  et  elle  s'étaient 
lâchés,  qu'elle  refaisait  la  noce  et  que  ça  mar- 
chait bien  maintenant,  assez  bien  en  vérité.  Dans 
la  soirée  elle  lui  proposa  d'aller  avec  elle  et  ils 
montèrent  dans  un  h  hôtel  »  à  passe,  ou,   après 


I  M  I        ■     \ 

quelque  oonveraation,  elle  Loi  demanda  mi  peu 
d'argent  en  ami.  non  en  < lient,  à  non  ! 

Il  lui  tendit  ion  porte-monaie  qu'elle  empocha 
en  se  sauvant  par  L'eecalier.  Il  3  avait  dana  ion 
porte*monaie  plue  d'argent  qu'il  n'avait  jamaia 
eu  L'intention  de  lui  donner.  Ça  Le  vexa  ei  il  ae 
cacha  paa  ion  mécontentement  à  la  propriété 
àquiilavail  beureuaemenl  payé  la  chambre  au 
préalable.  Celle-ci  lui  promit,  —  maie  quoi  !  — 
de  gronder  la  fille. 

Il  ne  revit  celle-ci  que  quelquea  jours  plue  tard. 
Elle  était  au  bras  d'un  <>u  plusieurs  individua 
qu'elle  quitta  pour  prendre  1«'  sien  comme  1 
sans  Façon,  comme  s*il  ae  s'était  rien  passé. 

Elle  avait  visiblement  l>u.  Sa  toilette  flambait 
drôle  et  coquette  ce  jour-ci,  claire  et  légère  '.  et, 
de  \  rai.  sa  tête  était  en  beauté.  Elle  Be  crampon- 
nait à  lui.  s'allongeant,  s'étirant  plutôt  de  toute 

sa  petite  taille  contre  son  grand    Corps  raidi  par 

la  respectability,  car  ça  Le  gênait  d'abord  et  l'en- 
nuyait aussi.  L'exaspérait  enfin  d'avoir  une  telle 
créature,  bien  que  connue,  belle  et  si  détectable, 
à  son  côté,  à  son  liane,  après  ce  «pii  était  arrivé, 
presque  en  pareille  compagnie  et  parmi  tout  cet 
ensorcellement  de  pigeonne,  ce  roucoulement 
qu'elle  avait,  son  pelotonnement  et  cette  petite 
figure  rose  intense  et  blond  de  feu  qu'elle  tour- 
nait vers  lui  comme  anxieuse  et  rieuse. 


34-1  HISTOIRES 


—  Tu  es  fâché  de  l'autre  jour  ?  Allons  donc  ! 
Resoyons  amis,  oublie  i;a,  Viens.  Ali  !  encore 
l'autre  fois  qui  te  met  martel  en  tête.  MAIS  J'AI 
BIEN  FAIT,  tu  sais. 

Il  faut  croire  qu'il  le  savait.  Car  il  la  voit  tou- 
jours. Du  moins,  j'en  suis  sûr,  puisque  il  ne  me 
l'a  pas  dit,  et  là  pour  moi  finit  son  récit. 


LA  MAIN  Dr  MA.Ioli    MULLEH 


«  ••  \  i  i: 


—  Ah  !  ce  Ilans  avec  ses  théories!... 

Ceci  était,  comme  un  chœur  discord,  exclamé 
par  dix  ou  quinze  Maisona-mouiêueê  :  la  pipe  de 
faïence  aux  dents  et,  en  face  d'eux,  sur  la  table 
de  chêne  de  la  taverne,  d'immenses  hanaps 
pleins  de  bière  de  Bock. 

L'étudiant  ainsi  interpellé  s.-  trouvait  être  un 
grand  jeune  homme  très  barbu  et  très  chevelu 
sous  l'incommutable  petite  casquette  «1»'  velours, 
cl  vêtu  de  la  redingote  à  brandebourgs,  de  la  cu- 
lotte de  peau  el   des  huiles  à  la  SoUVarOW  :  majs 

son  visage  pâle  et  toute  sa  figure,  plus  déliés 
qu'il  n'était  de  coutume  dans  cette  assemblée  de 
futurs  docteurs  un  peu  épais,  dénotaient  un 
esprit,  peut-être  une  àme  supérieurs. 

—  Ne  rie/,  pas.  Messieurs,  dit -il.  et.  tenez,  à 


.'{i(»  HISTOIRES 


l'appui  de  ma  thèse,  qui  est,  j'y  insiste,  l'affir- 
mation d'une  solidarité  existant, même  après  une 
séparation  violente, entre  les  membres  d'un  corps 
et  ce  corps  lui-même,  je  vais  vous  raconter  une 
petite  histoire. 

—  Nous  t'écoutons  et  tâche  d'être  amusant  ! 
vociférèrent  les  sceptiques  camarades  ;  après 
quoi,  d'une  voix  posée,  Ilans  commença  : 


—  Je  fréquentais  beaucoup  avec  le  major 
Mùller,  qui  fut,  en  son  temps,  vous  le  savez,  le 
plus  beau  joueur  de  nos  stations  balnéaires.  Je 
lavais  connu  dès  ma  petite  enfance.  C'était  un 
ancien  ami  de  ma  famille  et  chaque  fois  qu'il 
venait  à  la  maison,  il  ne  manquait  pas  de  m'ap- 
porter  des  las  de  friandises.  Quand  je  commentai 
à  devenir  grand  garçon,  ce  fut  des  livres  de 
toutes  sortes,  principalement  des  romans  et  des 
ouvrages  d'art  militaire,  qu'il  me  donna  :  «  Je 
veux  que  tu  passes  un  jour  feld-maréclial,  »  me 
disait-il  souvent  en  me  tortillant  l'oreille  ;  puis, 
lors  de  mon  adolescence,  il  me  faisait  des  ca- 
deaux d'armes. 

J'avais  donc  pour  lui  un  respect  allèctueux  qui 
me  permit,  dès  cpie  je   ne  fus  plus  tout  à  fait  un 


COUtil    ÇA  •'HT 

blanc  bec,   pour  parler   obmmc   lei    Français, 
d'entrer  dana  sa  trea  gi  acieuse  intimité 
lui  on  homme  charmant,  pour  (n'exprimer,  de 
rechef,  à   L'instar  de  cea  diables   de  Français. 
D'ailleurs,  trea  débauché,  aimant  l<x  femmes,  la 
boiaaon  et  le  jeu,  mais  le  jeu  b(   la  boiaaon  en 
core  plus  que  lea  femmes. 

—  Non  aana  raiaon,  peut-être  !  obeenra  1( 
Frite* 

Ilans  reprit  : 

—  Ge  fût  précisément  à  propos  d'une  querelle 
de  jeu  et  non  pour*  une  dame,  comme  d'aucuns 
l'ont  prétendu  nui  n'avaient  aucune  autorité, 
qu'ayant  été  insulté,  il  eut,  ;>  l'épée,  un  duel  i 

laineux,  où  il  tua  SOU  adversaire;  mais  il  a\ait 
reçu  lui-même,  au  poignet,  une    si    malheureux- 

entaille  que  l'on  dut,  malgré  lea  premiers  symp- 
tômes les  moins  inquiétants,  lui   faire    la   r<'- 

section   de    la   main   droite.  Par   un    étrange 

priée,  le  major  ne  voulut   pas  se    s,  parer   d« 

organe,  qu'il  avait  fort  beau,  d'Une  beautéririle, 

s'entend.  A  ces  lins,  il  la  fit  précieusement 

turer  d'aromates,  injecter  de  hauin.s  très  puis- 
sants et  la  conserva  sous  un  globe  de  cristal. 
dans  sa  chambre  à  coucher... 


348 


Il  ISTOl  RE8 


—  Ah  !  ah  !  La  bonne  plaisanterie  !.. 

—  Fritz,  te  tairas- tu,  à  la  lin? 

—  Je  la  vois  encore,  celte  main  sèche  et  poilue 
de  vieux  militaire,  je  les  revois,  ces  doigts  qu'on 
eût  dit  crispés,  fiévreux  dans  leur  immobilité 
comme  terrible  d'effréné  joueur,  reposant  de 
quel  repos  !  sur  le  velours  rouge  et  vert  d'un 
coussinet  à  glands  d'or.  La  chair,  vi  cela,  si  cet 
objet  cruellement, quasi-fantastiquement  étrange, 
pouvait  se  dénommer  du  nom  de  chair,  la  chair, 
dis-je,  qu'on  eut  crue  de  glace  sous  le  parchemin 
bruni  qui  avait  été  la  peau,  n'avait  naturelle- 
ment pas  un  frisson,  mais  vous  donnait  le  f ris- 
son,  si  vous  voulez  bien  excuser  l'apparent  mauvais 
goût  de  cette  prétention  néanmoins  nécessaire.  A 
l'annulaire,  une  énorme  bague  sertissant  un 
lourd  rubis  que  le  soleil  ou  la  lampe  ou  la  ré- 
verbération des  flammes  résineuses  de  la  gran- 
dissime cheminée  allumait  singulièrement  ;  les 
ongles,  coupés  carrés  de  façon  soldatesque, 
n'avaient  qu'imperceptiblement  poussé  depuis  la 
fatale  amputation.  Et  large,  épaisse,  nerveuse 
avec  tout  cela,  et  nerveuse  de    façon  féroce,  la 


...  M   Ml         .      \ 

m. lin  dormait  là,  depuis  <l<^  années,  lom  de  fa 
rouches  trophées,  parmi  de  massifs  huons  :  i 
lolets  d'arçon    damasquinés,  dagues  aux  tour 
reaux  d'argent  et  de  ouivre  vieux,  cachets  aux 
bizarres  devises,  sur  une  table  de  l»<>is  de  i' 

Elle  dormait,  la  Main,  depuis  des  ann 
quand  le  major  s'alita,  au  seuil  de  la  maladie 
qui  devail  l'emporter,  au  dire  de  nos  chers  et 
illustres  professeurs,  qui  furent,  pour  la  plu- 
part, nous  ne  l'ignores  pas.  consultés  en  cette 
circonstance.  Mais  voici  la  vérité... 

En  prononçant  ces  derniers  mots,  la  voix  de 
llans  se  lit  soudain  grave,  lente,  j'allais  dire  so- 
lennelle, ft  je  îir  me  serais  trompé  que  de  peu. 

Ce  fut,  d'ailleurs,  sur  ce  ton,  qu'il  poursuivi! 
son  récit. 


—  Je  fus  appelé  à  l'hôtel  Millier,  d'une  part, 
en  qualité  de  jeune,  mais  intime  ami  du  major, 
et  sur  le  vœu  de  celui-ci;  d'autre  part,  comme 
élève  du  docteur  Schnerb,  qui  présida,  vous 
vous  en  souvenez,  les  innombrables  conférences 
tenues  par  nos  dits  illustres  et  chers  professeurs 
autour  de  ce  mémorable  efaével  :  mais  la  pre- 
mière circonstance  fut  surtout  cause  que  le  ma- 


■'{.")(►  HISTOIltlCS 


lade  me  préféra  pour  le  veiller  toutes  les  deux 
nuits. 

Le  cas  exigeait  de  nombreuses  frictions  pour 
lesquelles  les  révulsifs  les  plus  violents  étaient 
indispensables,  et  la  table  de  nuit,  non  moins 
que  les  consoles,  se  trouvait  encombrée  tant  de 
lotions  que  de  potions,  dans  nn  grand  désordre, 
il  le  faut  bien  reconnaître. 

Négligence  fatale,  ou  plutôt  non  !  car  il  appert 
que,  toutes  choses  autrement  ordonnées,  le  ré- 
sultat eût  été  le  même. 

—  Au  résultat  alors,  sans  plus  de  précautions 
oratoires  ! 

—  Monsieur  Fritz  est,  pour  la  dernière  fois, 
prié  de  se  taire. 

Ces  paroles  toujours  comme  en  chœur,  comme 
celles  du  même  sens  rapportées  plus  haut,  se 
ressentaient  maintenant  d'une  sorte  d'intérêt  im- 
patient. 

Hans  continua  : 

—  Je  passe  sur  les  pénultièmes  jours  du  major, 
qui  ne  furent  qu'une  immense  agonie.  La  force 
extraordinaire  du  moribond  le  fit  passer  par 
toutes  les  affres  possibles  ;  fièvre,  frissons, 
crampes,  délire,  délire  surtout.  Ah  !  camarades, 
quel  délire  !  Tantôt  des  cris  de  commandement, 
d'enthousiasme  militaire,  tels  des  chants  fou- 
gueux de  furie  guerrière,  de  mâle  rage  bien  ger- 


!     M  M    M   I  (      \ 

maniipie,  .1  l.i  I  il  m  li.  r  :  1 :  1 1 1 1  «  »  t  les  s.nniirs  .  I  les 

gestes  non  é^nûvoques  d'un  coureur  de  femmes 
habitué  à  les  traiter  moi  layon,  mais  non  sans 
passion  !  puii  des  annonces  de  oartes,  des  coups 
«le  des.  de  mises  it  de  surmises  *  toutes  les  rou 
lettes  de  la  création.  Bref,  une  manière  folle 
d'autobiographie  parlée,  comme  qui  eûl  «lit  !•• 
microcosme  d'une  idiosj  ncrasie. 

(  1rs  prodromes  hautement  alarmants  cessèronl 
tout  d'un  ooup,  e{  l'on  put  proire  que  le  malade 
filtrait  dans  la  phase  comateuse,  mail  l'on 

trompait.  lue  ivaetion   des  plus  rapides    s \  tant 
Opérée,    un    mieux   ('tonnant     s"ensiii\  il.  et    l'un 

oonclul  presque  à  un  commencement  <!«•  eonva* 
nce. 


Or. un  soir  que  j'1  venais  de  prendre  la  veillée, 
notre  Mnller  tomba  dans  un  grand  assoupis- 
sement et  Unit  par  dormir  d'un  sain  et  profond 
sommeil. 

Moi,  je  lisais  dans  un  fauteuil. 

La  chambre  qu'on  avait,  pour  ménager  la  vue 
du  malade,  rendue  obscure  à  l'aide  de  grands 
rideaux  de  fenêtres  d'un  vert  sombre,  était  haute 
de  plafond,  tendue  en  partie   de   tapiss 


.'{,")  '2  HISTOIRES 

présentant  des  Fêtes  galantes  ot  des  Berge- 
rades.  Çà  et  là,  des  miniatures  de  femmes,  des 
portraits  en  pied  d'officiers  supérieurs.  Cette  dé- 
coration composite,  ce  mélange  de  guerrier  et  de 
voluptueux,  n'était  pas  sans  impressionner, 
surtout  en  ce  faux  jour  des  rideaux,  le  jour,  et 
la  clarté  de  la  grande  veilleuse  d'albâtre,  aux 
heures  nocturnes. 

Je  me  souviens  distinctement  que  ce  que  je 
lisais  était  du  Jomini,  un  reste  du  goût  que 
l'excellent  major  m'avait  communiqué  au  temps 
jadis  pour  les  choses  militaires,  et  une  lecture 
aussi  peu  suggestive  de  fantastique  qu'il  est  pos- 
sible de  l'être  peu.  Petit  à  petit,  cependant,  je 
me  sentais  aller  à  de  la  somnolence,  et  décidai 
de  m'y  abandonner  pour  quelque  temps,  puis- 
que le  malade  n'avait,  en  ce  moment,  besoin  de 
rien.  Toutefois,  je  crus  bon  d'aller  voir  celui-ci 
de  près  et  constatai  que  la  respiration  était  bien 
ésrale  et  le  sommeil  aisé  comme  celui  d'un  en- 
tant.  Je  retournai  à  ma  place  avec  les  yeux  par 
hasard  tournés  vers  le  coin  où  était  la  table  sur 
laquelle  reposait  la  main. 

La  chambre,  l'ai-je  dit?  n'était  éclairée  que 
par  une  veilleuse  suspendue.  La  main  me  sembla 
remuer  :  «  Drôle  d'eifet  de  l'envie  de  dormir  », 
me  dis -je,  et  je  m'approchai  en  souriant  en  moi- 
même... 


Ml         |      l 


—  Et  la  main  remuait  toujours  ?  chantonna  cu« 
pieusement  cet  animal  de  Frits. 

Cette  fois,  personne  oe  releva  L'interruption, 
cl  Dans,  après  avoir  humé  Légèrement  un  peu  de 
la  bière  de  sa  chope  à  couvercle  détain,  reprit  : 

—  Oui,  messieurs,  la  main  remuait  toujours, 
ou  du  moins  me  parut  remuer,  de  même  les 
doigta  s'élever  et  s'abaisser  un  par  un  ou  tous 
ensemble  dans  un  sens  différent  et  intelligent, 
-<■  déerampir,  en  un  mot,  d'un  long  engourdis- 
sement. 

Pour  le  coup,  je  restai  surpris  et.  pour  ainsi 
dire,  cloué  au  tapis,  m'en  voulant  ou  plutôt  en 
voulant  à  mon  organisme  d'une  pareille  aberra- 
tion. La  main  continuait,  je  ne  puis  que  dire 
continuai/,  et  vous  allez  voir  (pie  je  ne  puis  que 
m'exprimer  ainsi,  à  remuer  de  plus  en  plus  et 
c.mme  à  reprendre  force  et  direction.  N'y  tenant 
plus  et  voulant  en  avoir  le  coeur  net,  je  levai  le 
globe  de  cristal  qui  recouvrait  l'étrange  relique 
et  mis  ainsi  cette  dernière  en  plein  air.  Ne  vira- 
t-elle  pas  aussitôt  sur  son  moignon  de  poignet 
recouvert  d'une  ample  manchette  de  dentelles  ! 

23 


351  III  S  TOI  H  liS 


et  ses  autres  doigts,  moins  le  pouce,  se  refer- 
mant, ne  signifia-t-elle  pas  de  l'index  que 
j'eusse  à  retourner  ù  ma  place?  Impérieux  était 
ce  geste.  C'était  celui  d'un  chef  militaire  dési- 
gnant un  poste  à  aller  prendre  sans  retard  et 
sans  explications.  —  Tu  souris,  Fritz  ;  je  t'as- 
sure qu'à  ce  moment  je  n'avais  guère  envie  de 
sourire  et  encore  moins  de  penser  ù  la  révoltante 
absurdité  de  cette  vision.  Sans  y  croire  le  moins 
du  monde,  en  dépit  de  mes  yeux,  j'en  étais  aba- 
sourdi et,  je  puis  l'avouer  puisque  la  lin  du  récit 
m'absoudra,  terrilié.  Si  bien  que  je  me  reculai 
jusqu'à  mon  fauteuil  où  je  tombai,  les  yeux 
tendus  pour  ainsi  dire  par  force  vers  l'affreux 
objet  qui,  maintenant,  comble  d'horreur  !  éten- 
dait ses  doigts,  les  ramenait,  les  étendait,  ainsi 
que  pour  des  passes  magnétiques... 


Vous  le  confesserai-je  ?  Oui,  puisque,  je  le 
redis,  l'événement  ne  tardera  pas  à  me  disculper 
du  tort  apparent  de  crédulité  :  je  me  sentis  mé- 
dusé, rivé  au  fauteuil,  incapable  d'un  mouve- 
ment. En  même  temps,  la  lueur  calme  de  la 
veilleuse  pâlissait  encore  et  devenait  d'une  hor- 


rible  blanoheur,  dont  L'éleotrioité  seuls  pourrait 

donner     line    imparfaite      i«  !<*«•  ;    quelque     chose 

oomme  des  moires  Lumineuses  plus  que  hirdes, 
plus  (pif  lunaires,  s'élargissait,  <■!  des  i 
de  bruits  indéfinissables,  musique  Lugubre,  il 
semblait,  de  tympanons  voilés  et  de  trompettei 
assourdies  et  d'orgues  très  lointaines,  pleu- 
raient,  ronflaient,  Quaienl  en  ondes  très  fagot 
obsédantes  à  L'infini... 

...  Tout  à  coup,  la  main  M  dressa  SUT  SOI!  né* 
diuni.  se    balança   quelques    instants   d'avant  en 

arrière  et  d'arrière  en  avant  oomme  pour 
prendre  L'élan  et  sauta  par  terre,  tel  un  chat, 
sans  bruit  aucun.  Tel  encore  un  chat  sur  le  ta- 
pis, elle  bondit,  preste,  en  mouvement  de  haut 
en  bas  et  de  bas  en  haut  et,  arrivée  près  de  la 
table  de  nuit,  fut  d'un  trait  sur  le  marbre,  y 
tâtonna  parmi  les  ilacons,  déboucha  l'un  d'entre 
eux,  le  prit  et  en  versa  quelques  gouttes  dans  le 
verre  de  tisane  :  puis,  rampant  jusqu'au  nez  du 
dormeur,  le  lui  pinça  <!«•  façon  à  ce  (mil  se  ré- 
veillât dans  un  éternuement.  plongea  dans  le 
blanc  et  le  noir  des  draps,  puis  se  précipita  par 
terre  OÙ  je  ne  la  suivis  plus  du  regard,  toute 
mon  attention  étant  désormais  concentrée  sur  le 
malade.  Celui-ci  dit  :  «  Que  j'ai  donc  soif  !  •  Ht. 
sans  que  je  pusse,  à  mon  immense,  à  mon  indi- 
cible horreur,  me  lever  du  fauteuil  où  me  rete- 


.'}.")()  HISTOIRES 


liait  je  ne   sais  quelle  force  diabolique,  saisit  le 
verre  à  tisane  et  but... 


De  cet  instant  précis,  je  me  sentis  délié  en 
quelque  sorte  et  courus  au  lit,  où  je  ne  pus  (pie 
constater  la  mort  immédiate  du  major.  Sans 
me  livrer  à  des  efforts  inutiles,  je  regardai  le 
llacon  dont  la  main  s'était  servi  (il  me  faut  bien 
parler  de  la  sorte).  Il  contenait  un  poison  fou- 
droyant, destiné  à  une  médication  pour  l'usage 
externe,  et  se  trouvait  laissé,  par  mégardc, 
parmi  les  pots  de  tisane  et  les  fioles  de  sirop  de 
julep. 

J'étais  anéanti,  comme  bien  vous  pensez,  et  il 
s'écoula  quelques  minutes  avant  que  tous  mes 
sens,  en  quelque  sorte,  me  revinssent.  Quand  ce 
fut  fait,  je  pensai  tout  de  suite  à  prévenir  les  en- 
tours  du  major,  mais,  avant  de  franchir  la 
porte,  je  jetai  d'instinct  un  coup  d'oeil  sur  la 
table  où  la  main  avait  coutume  d'être  exposée  : 
La  main  s'y  trouvait  sous  verre,  telle  que  de- 
puis des  années  et  des  années... 

—  La  bonne  farce  !  Eh  !  l'ami  Hans.  tu  as 
eu  une  belle  hallucination,  voilà  tout  ! 


COMMI     <    \ 

—  Le  fait  est  que,  eomme  hallucination, 
princepê  el  même  régule, 

—  Voire  divinum  &ut  potuu  diubolieom. 
I  [ans  termina  : 

—  La  mort  lui  attribuée  à  des  causes  nor- 
males ;  L'enterremenl  eu!  lieu,  les  jours  sep 
Rèrent.  Je  dus  aller  plus  d'une  i<»is  ft  l'hôtel 
Mûller  pour  différentes  causes.  Je  ne  manquai 
pas  d'observer  la  main  <pii  étail  restée  dans  la 
chambre  mortuaire,  infréquentée  depuis  la  ca- 
tastrophe, cl  je  constatai  sans  étonnement,  <»ui. 
sans  étonnement,  el  Iraitez-moi  <!<•  fou  si  vous 
voulez...  (j'avais  lu  el  relu  un  las  de  volumes 
dont  les  titres  mêmes  vous  seraient  inconnus, 
savants  (pu-  vous  êtes  1)  je  constatai  sans  éton- 
nement  une  déliquescence  remarquable  dans  les 
l issus  cl  la  musculature.  Seule  l'ossature  restait 
indemne,  s'accusant,  dominant  de  plus  en  plus. 
Survinrent  des  symptômes  de  déot imposition, 
lâches,  flaccidités,  etc...  Un  jour,  excuse/  ;  ce 
souvenir  me  lève  le  cœur  d'horreur  et  de  dégoût, 
un  jour  j'y  vis...  LES  VERS!!! 

—  Pouah  !  assez,  assez  ' 

—  À  bas  !  à  bas  ! 

—  N'importe  !  c'est    vrai    comme  c'est    vrai 
que  nous  voilà  vivants! 

Ayant   dit,  notre  conteur   s'éloigna,   comme 
heureux  et   tout    lier   de   l'effet   produit,    tandis 


358 


HISTOIRES 


que  ses  camarades,  restés  bouche  bée,  se  regar- 
daient, les  uns  presque  effrayés,  les  autres 
presque  rieurs,  tous  visiblement  impressionnés, 
et  qu'une  discussion  semblait  devoir  sortir  de 
leur  silence,  quanrl  Fritz,  toujours  sceptique  : 

—  Si  nous  buvions  un  truculent  verre  de 
schnaps  ?  Ça  nous  purifierait  les  idées. 

—  Accepté  ! 

Et  jusqu'au  chant  du  coq,  je  puis  vous  allir- 
mer,  sans  qu'il  m'en  coûte,  qu'on  lampa  beau- 
coup de  coups... 


Ainsi   finit   l'histoire   de   la   main   du    major 
Mùller. 


CONTE    DE    !  il  - 


Le  plus  grand   bonheur  de  sa   vie  lui  échut 
l'année  dernière,  -  -  et  quand  je  dis  bonheur,  ce 

n'est  pas  ce  que  l'on  pourrait  imaginer  en  entas- 
sant les  chances  favorables  les  plus  rares  sur 
les  plus  extraordinaires  des  hasards  cléments. 
Non.  ('-»'  n'est  pas  non  plus,  ainsi  que  la  majo- 
rité des  bons  esprits  voudrai!  Le  supposer,  qu'il 
eût  enfin  revêtu  de  lui-même,  ou  sous  le  coup 
d'une  expérience  plus  ou  moins  cruelle,  ce 
calme  absolu,  cette  pure  impassibilité  fpie  pré- 
conisent tant  de  philosophies.  Non.  (le  a  est  pas 
davantage  qu'il  fût  devenu  subitement  égoïste, 
à  ce  poussé  par  d'imméritées  infortunes  et  qu'il 
trouvât  dans  le  culte  exclusif  de  soi-même  une 
consolation  peu  noble,  mais  efficace.  Non.  Ce 
n'est  pas  encore  qu'il  eut  pris  son  parti  de 
l'existence  <•  eu    brave  »   pas   trop  dégoûté,  sans 


360 


HISTOIRES 


trop  de  morale  gênante  et  avec  juste  assez,  de 
bêtise  assumées. 

Non,  il  avait  tout  bonnement  acquis  une 
certitude,  mais  celle-là  était  la  seule  certitude 
au  monde  après  la  foi  religieuse,  et  plus  avare 
encore  qu'elle  de  se  communiquer.  Mais  quel- 
ques mots  de  son  histoire  sont  nécessaires  ici. 

D'abord  il  s'appelait  Jacques  Trébois.  Jacques 
Trébois  était  dans  la  force  de  l'âge,  dans  les 
quarante  et  quelques  années.  11  n'avait  pas 
mal  surmené  la  vie  qui  ne  le  lui  avait  pas  trop 
rendu.  Même  sa  santé  était  relativement  inso- 
lente. Par  contre,  tout  ce  qu'il  y  a  de  mieux 
achevé  comme  ruine  financière,  il  le  présentait. 
Prodigalités  et  duperies  avaient  mis  quelque 
temps  à  procurer  ce  résultat,  mais  y  étaient  par- 
venues dans  la  perfection.  Ce  n'était  plus  même 
au  jour  le  jour  qu'il  végétait  ;  désormais,  une 
heure  gagnée  sur  la  fin  de  la  journée  lui  parais- 
sait une  de  ces  conquêtes  !  Mais  vaillant  et  gai 
autant  qu'il  est  vraisemblable  dans  de  pareils 
cas.  Nulle  bohème  dans  son  fait  :  on  ne  lui 
connaissait  pas  de  dettes  et  il  n'en  avait  pas,  et 
sans  le  moins  du  monde  maudire  le  présent  ou 
craindre  l'avenir,  il  ne  regrettait  rien  du  passé 
où  il  n'avait,  disait-il,  aucun  remords.  Des  torts 
parbleu  !  il  en  comptait  dans  son  existence, 
comme  tout  un  chacun,   beaucoup  de  torts  en- 


COMMI     ÇA 

mis  beaucoup  de  gêna  et  dam  i foule  «I 

(•(iiisiiiiiccs.  maia  an  somme  des  torts  trèa  répa 
râbles  ou  tout  au  moine  point  irréparabl* 
qui  avail  principalemenl  gâtées  vie,  c'étaient  ses 
loris  envers  lui-même,  sa  pareaae  d'esprit  <>u.  si 
lOn  veut,  aa  hauteur  d'esprit,  ses  négligences, 
ses  dédains  si  vous  préférez,  ci  lea  timiditéa  de 
son  excessive  délicatease  brusquement  révoltée 
par  moment,  e(  alors  muéeen  un  donquichottisme 
asrreaaif  tout  à  l'ait  désagréable  el  même  nuisible. 

Partant,     beaucoup    d'amis     devenus    froids    ou 

hostiles.  Quelques-uns  restés  pourtant  trèa  fidèles 
ceux-là  tout  dévoués,  car  ils  connaissaient  l'ex- 
cellent, le  rare  nomme  que  c'était  au  fond  avec 
ses  terribles  défauts  et  moyennant  quelques 
vices.  Sea  principaux  ennemis  et  anciens  adver- 
saires, cohéritiers  ou  compétiteurs,  constituaient 
sa  plus  proche  famille  et  sa  belle-famille,  car  il 
avait  été  marié,  se  trouvant,  pour  ainsi  dire, 
mais  absolument,  veuf  par  suite  des  légalités 
bizarres  de  la  minute  sociale  où  nous  nous  trou- 
vons. Pour  faire  court .  3sifs  embarras 
d'argent  s'ajoutaient  d'inimaginables  mauvai- 
ses positions  partout,  toujours  et  dans  tous  les 
sens.  Guère  possibilité  de  se  retourner  de  quel- 
que côté  que  ce  Eût,  moins  encore  moyen  pour 
ses  susceptibilités  el  ses  angles  de  caser  nulle 
part    sa   bien    naturelle    ensuivante    espèce    de 


362  HISTOIRES 


d'ailleurs  anodine  misanthropie,  quel  que  fût  le 
reste  de  courage  et  de  bonne  humeur  demeurés 
dont  il  a  été  parlé  plus  haut  en  toute  réserve, 
aussi  bien. 

Son  bilan  était  donc  celui-ci  :  pas  le  sou,  vivre 
avec  cela  sans  aucun  aperçu  plausible  d'une 
amélioration,  fût-elle  infinitésimale.  Et  sa  mala- 
dresse digne  de  passer  en  proverbe  n'était  pas 
pour  l'aider  parmi  les  labyrinthes  et  les  impasses 
de  son  absurde  existence.  Mais,  il  l'a  été  dit  et 
redit,  une  sorte  de  philosophie  le  soutenait  dans 
cette  lutte  disproportionnée  avec  la  guigne.  Seu- 
lement, ce  n'était  plus  une  vie,  là,  vrai  !  quand 
lui  arriva  ce  qui  va  être  rapporté. 

Depuis  quelque  temps,  suite  d'excès  anciens 
ou  de  récentes  mais  déjà  trop  vieilles  privations  ? 
se  demandait-il  en  toute  insouciance,  il  souffrait 
vers  le  cœur  :  comme  des  amertumes  se  pas- 
saient par  là  ;  des  malaises  âpres,  s'il  eût  cru, 
de  mordillants  et  grignottants  désordres,  l'in- 
commodaient jusqu'à  l'agacement.  Force  lui 
parut  être,  finalement,  d'en  référera  un  sien 
ami.  médecin,  chez  qui  il  déjeunait  le  plus  rare- 
ment possible  au  gré  de  sa  fierté  de  pauvre  dia- 
ble toujours  un  peu  son  poing  sur  sa  hanche. 
Celui-ci  lui  déclara  cela  grave,  et  mortel,  sa- 
chant combien  vraisemblable  était  son  inditfé- 
rence  à  ce  sujet. 


MME     ÇA 

—  Mortel  ?  El  quand  .'  et  pour  quand  ' 

—  Attendei  un  peu,  répliqua  son  ami  qui 
L'ausculta  longtemps  h  finit  par  lui  dû 

—  Mais,  autant  qu'il  eal  possible  I  la  scient  e 
la  plus  exaotede  Le  prévoir,  ce  sera  bientôt,  et 
pour  bientôt, 

—  A  peu  pi i 

—  Je  dis  six  mois  ef  je  ne  me  trompe  p.'-. 
Plutôt   moins  que  plus.  Mettons  cinq  mois,  en 

évitant    tout    excès,    toutes    privations    aussi     ,-t 

il  lui  remit  six  mille  trains  que  L'autre  accepta 

en  disant:  <■  Dans  un  mois  vous  serez  rem- 
boursé, »  à  quoi  le  docteur  repartit  :  e  C'est  bon, 
c'est  bon  »).  Toute  émotion  aussi.  D'ailleurs   il 

avait  saisi  son  pouls),  je  vois  que  vous  u  êtes  dé- 
cidément guère  émotionnable  et  ça  ira  l>ien. 

Tout  alla  pour  le  mieux. 

Incroyablement,  indiciblement  rassuré^  te 
Voyant  des  bornes  protectrices,  avant  le  temps 
juste,  les  cartes  sur  la  table  et  des  verres  bien 
assortis  a  ses  veux,  il  ne  l'ut  pas  Long  à 
créer  une  méthode.  0  l'ordre  qu'il  eul  !  Son  pre- 
mier soin  fut  de  lire  les  journaux  finança 
tous,  ceux  de  pure  aventure  et  ceux  de  spé- 
culation trop  prudente.  Il  prit  une  bonne 
moyenne,  acheta,  vendit,  racheta,  si  bien  qu'au 
bout  d'un  mois  en  effet,  il  pouvait  rendre  au 
docteur  son  avance,  et  garder  par  devers  lui  un 


364 


HISTOIUKS 


joli  capital  qu'il  ne  mit  pas  à  fonds  perdus,  mais 
plaça  clans  les  plus  sûres,  sinon  dans  les  plus 
immédiatement  lucratives  conditions,  titres  de 
rente,  maisons,  terres.  Il  lui  eût  été  bien  aisé 
dans  cet  ordre  d'idées,  moyennant  de  fortes  re- 
mises, de  s'assurer  sur  la  vie  en  rentes  trans- 
missibles  après  décès  à  tels  bénéfices  qu'il  eût 
voulu,  mais  cette  idée  toute  moderne  ne  vint 
même  pas  à  sa  tête  particulièrement  honnête  et 
comme  pudique. 

Ce  mois  vers  la  richesse  n'alla  pas  sans  de 
légères  et  douces  souffrances.  Il  lui  fallait  se 
déshabituer  de  sa  vie  de  misère, vie  en  miniature, 
petits  repas  pris  à  longs  intervalles,  d'autant 
meilleurs,  —  meilleurs  !  —  et  assaisonnés  plus 
encore  par  le  délice  savouré  fugitif  du  moment 
que  par  l'antérieur  appétit  enveloppant,  petits 
luxes,  vêtements  légers  et  tendres  qui  n'étaient 
plus  que  très  propres,  mais  que  des  soins  gé- 
niaux pouvaient  parfois  faire  pimpants,  sinon 
somptueux  tout  à  fait,  petites  joies  d'amour- 
propre  ou  plutôt  d'orgueil,  à  payer  d'avance 
termes  et  blanchissages  par  exemple,  en  se  pri- 
vant ferme  sur  cette  pauvre  nourriture,  d'ailleurs 
récompensée  par  les  heures  heureuses  auxquelles 
il  vient  d'être  fait  allusion,  petites  joies  encore 
de  gourmandise,  mais  plus  intellectuelle,  quand 
deux  ou  trois  petits  verres  pouvaient  totalement 


COMMI     <    v 

cliisscr  le     souci  de  comment    s  ,n    pro<  n 
d'autres  et  dès  lors  amener  le  rêve  jusqu'à  l'illn 
sion... 

Les  dits  trente   jours  que    dura  OS    très    .0111.1 

ble  supplice  turent  misa  profit  pour  une  autre 
espèce  de  changement  plus  dm-  à  première  vue 
mais  bien  compensé  aussi  de  son  côté.  11  - 
de  la  réforme,  «le  la  refonte  totale  de  son  cai 
tère  qui  était  extrêmement  loin,  <>u  l'a  vu,  d'être 
accompli.  Tant  y  a  que  le  cours  de  ses  réflexions 
l'amena,  parallèlement  à  la  modification  radicale 
de  sa  fortune  pécuniaire,  à  être  aimable  quand, 
réservé  selon,  expansif  si,  jamais  bourru,  tou- 
jours bienfaisant, mais  bienfaisant  aussi  pour  soi, 

bref  L'homme  d'ordre  sachant  ce  qui  devait  arri- 
ver en  toute  probabilité,  le  procurant  quand  il 
fallait,  de  qui  il  avait  été  jusqu'ici  le  partait 
opposé,  —  et  que,  pour  commencement  de  la  fin 
suivant  son  expression  mentale  (car  il  se  parla 
beaucoup  durant  ce  moisd'intimeconcentration), 
il  apaisa  en  plaisanterie,  où  les  rieurs  furent  de 
son  côté, une  affaire  d'honneur  qu'il  caressait 
précédemment  de  projets  militaires  très  nets  : 
n'avait-il  pas  toute  une  teuvre  à  remplir,  tout 
une  philosophie  aussi  à  pratiquer,  laquelle,  en 
tête  de  tout,  implicitement  mais  absolument,  lui 
interdisait  le  duel  ? 

La  même  philosophie,   exigeant  l'oubli    tout 


366  HISTOIRES 


au  moins  des  injures,  il  eut  à  la  satisfaire  une 
seconde  et  une  dernière  fois  et  voici  comment  il 
y  parvint. 

Il  s'agissait  d'une  femme  autrefois,  très  autre- 
fois, mais  très  bien  aimée,  très  bien  aimée,  très 
bien,  vraiment  !  Il  avait  eu  tous  les  torts  envers 
elle,  tous  les  torts  que  les  sens  expliquent  im- 
médiatement, tous,  mais  son  repentir  avait  été 
sincère,  prouvé  cent  fois  et  son  désir  de  renouer 
autant.  Elle, —  avait  eu  envers  lui  tous  les  torts, 
juste  !  que  les  sens  n'expliquent  pas  immédiate- 
ment tous,  et  surtout  des  torts  d'argent.  Fi  !  et 
que  la  pauvreté  de  Jacques  répugnait  donc  à  l'ou- 
bli !  (Pardonner,  il  en  était  d'autant  moins  ques- 
tion que  se  venger  s'imposait,  semblait-il,  à  cette 
pauvreté.)  Mais  dès  que  la  grande  aisance  fut 
venue  de  la  façon  qu'on  a  pu  voir,  le  pardon  de- 
vint plus  facile  encore  que  l'oubli,  et  la  signifi- 
cation du  pardon,  pour  être  encore  plus  délicate, 
il  l'inscrivit  dans  son  testament  sous  la  forme 
d'un  legs  dépassant  de  beaucoup  les  sommes  plain- 
tes, sous  de  minimes  conditions  d'entretien  tuniii- 
laire  exclusivement  confiées  à  ces  mains,  en 
termes  à  désarmer  un  tigre. 

Un  homme  aussi  l'avait  beaucoup  trop  volé, 
de  par  la  loi  aussi.  (Ai-je  ainsi,  conformément  à 
la  vérité,  spécifié  le  cas  d'à  la  minute?)  Il  par- 
donna sans  en  rien  faire  savoir  qu'à  Dieu.  Mais 


I  Ml        «     V 

L'autre  étail  mort .  6  L'insu  fia  Jaoques,  si in( 
pardon,  de  façon  à  n'en  pouvoir  bénéficier  d 
L'autre  vie  que  Jacques  oroyait  qu'il  3  avait  ap 
cette  \  allée  de  Larmes. 

Il  avail  un  enfant  que  Lea  circonstances  leulM 
L'empêchaient  de  voir  depuis  des  années  et  des 
années.  Cet  enfant  était  à  cette  heure  une 
fille  dans  les  treize  ;ui\  qu'il  avait  connue, 
choyée  et  gâtée  dans  sa  première  enfance, 
blondinette  Laide  gentiment  <•!  d'un  gentil  petit 
caractère  colère  et  doux,  mais  qu'une  éduca- 
tion sans  père  et  sons  une  mère  Incompétente 
menaçait  de  pervertir.  Ah  !  qu'il  était  embar- 
rassé,quand  il  apprit  que  la  petite  venait  de  suc- 
comber  à  une  grosse  bronchite  en  pliant  pour 
lui  ! 

Dès  lors  tout  devoir  lui  tut  facile.  11  oona 
ses  derniers  mois  à  plaire  au\  gens  à  qui  plaire 
était  une  bonne  action,  distribua  jusqu'au!  cen- 
times son  argent  aux  pauvres,  lui-même  et  de  la 
main  à  la  main,  ne  réservant  que  La  somme  dont 
il  a  été  question  tout  à  l'heure  et  à  Laquelle  il  en 
avait  ajouté  une  autre  très  considérable,  à  charge 
d'exécuter  un  codicille  qui  annulait  le  Legs  tait 
à  l'enfant  décédée  et  prescrivait  l'inhumation  de 
celle-ci  au  caveau  de  la  famille  Trébois. 

11  avait  aussi  préparé   l'argent  nécessaire 
propre  inhumation  dans  le  même  caveau,  après 


;{(>(S  HISTOIHB8 

une   messe  basse   et  le   convoi  immédiatement 
avant  celui  du  pauvre. 

Et  il  mourut,  comme  son  ami  le  docteur  l'avait 
prévu,  cinq  mois  et  demi  après  la  conversation 
qui  a  été  rapportée,  subitement,  regretté  de  tout 
le  monde. 


L'ABBE    ANNE 


L'abbé   Aune  finissait   une  messe  |),issi'  (I 

mainc  dans  l'Octave  de  L'Annonciation.  Il  en  était 
au\  dernières  prières  el  se  tenait  à  droite  del'au- 

tel,  sa  chasuble  de  soie  blanche  aux  lins  attributs 

d'or  iilé  miroitant  doucement  dans  le  soleil,  ta- 
misé par  l'une  des  profondes  fenêtres  du  choeur 
de  l'humble  église.  La  haute  taille  du  jeune  cure, 
sa  chevelure  châtain-clair  coupée  rase  «pic  cou- 
ronnait une  large  tonsure,  ses  longues  mains  ner- 
veuses étendues  selon  le  rite  aux  deux  côtés  du 
missel,  son  édifiante  lenteur,  eussent  formé  un 
spectacle  net  et  simple,  doux  el  fort,  pour  un 
observateur  qui  se  fût  trouvé  parmi  les  rares 
fidèles  pieusement  absorbés  par  L'oraison  d'ac- 
tions de  grâce,éparpillés  dans  les  antiques  bancs 
de  chêne.  L'//e  M  issu  est.  puis  le  Benedteai 
prononcés  à  mi- voix  assez  énergiquement.  celui- 

21 


370  HISTOIRES 


ci  dans  un  signe  de  croix  large  et  lent  qui  mon- 
trait le  noir  de  la  soutane  entre  le  blanc  amidonné 
de  la  manchette  et  celui  dentelé  de  l'aube,  symbole 
de  l'austère  douceur  qu'exhalent  le  costume  et  les 
ornements  du  prêtre  catholique,  le  dernier  Evan- 
gile, la  génuflexion  finale  et  la  rentrée  de  la  sa- 
cristie avec  le  psaume  lionedicitc  Domino  au 
cœur  mieux  encore  que  sur  les  lèvres,  eurent  lieu 
avec  la  même  onction  qui  prend  son  temps  pour 
le  plus  dignement  employer  à  la  gloire  de  Dieu. 

Dans  la  sacristie,  ses  ornements  repliés  dans 
des  tiroirs  ou  pendus  dans  un  placard,  il  se  cou- 
vrit de  son  chapeau  et  tournant  sa  face  douce  au 
long  profil  à  la  Saint-Charles  Borromée  vers  l'en- 
fant de  chœuraussi déshabillé  qui  le  regardait  de 
ses  yeux  pleins  de  respect  aiïectueux. et  tout  gen- 
til, avec  sa  jolie  petite  frimousse  mutine  et  re- 
troussée : 

—  Eh  bien,  petit  Jean,  il  faut  te  dépêcher  main- 
tenant. L'heure  de  l'école  va  sonner.  Dis  pour  moi 
le  bonjour  à  Monsieur  le  Maître.  Sois  toujours 
sage.  Ton  père  va  mieux?  Oui,  tant  mieux  ! 
N'oublie  pas  que  ton  tour  de  messe  revient  jeudi. 
Tiens,  voilà  pour  toi. 

Et  il  lui  donna  une  image  dentelée  à  profusion, 
et  un  petit  gâteau  sec  qu'il  tirade  sa  poche,  soi- 
gneusement enveloppé  dans  du  papier.  L'enfant 
remercia  gentiment. 


com'mj    ça  •'{"  I 

—  A  jeudi  donc,  petit. 

—  Oui,  monsieur  le  Curé,  la  revoir,  monsieur 

le   (  llliv. 

—  Au  revoir.  9ois  bien  - 

—  (  Kii,  monsieur  le  Curé. 

Et  L'abbé  Anne,  de  son  pas  égal  et  vif,  rentra 
;m  presbytère,  une  petite  construction  blanchie  •> 
la  chaux  entourée  d'un  beau  jardin  cultivé  par 
ses  soins.  Sa  bonne,  qui  avait  été  sa  nourrice,  lui 
dit  : 

—  Votre  ca£é  refroidit, 

Il  prit  son  café  au  lait  dans  la  cuisine  spai  ieuse 
et  après  avoir  déposé  dans  la  sébile  pour  les 
pauvres,  sur  un  coftre  dans  le  corridor,  une 
bonne  poignée  de  deux  sous  (le  paysan  n'em- 
ployait à  cet  usage  (lia1  des  deux  centimes  lut  a 
sa  chambre  composée,  entre  des  murs  tendus  de 
clair,  de  quelques  objets  d'acajou,  lit,  chais 
un  fauteuil  de  velours  rouge,  un  prie-Dieu  en  ta- 
pisserie. Un  grand  crucifix  d'ébène  et  d'ivoire  suf 

velours   vert,    encadré    de    palissandre   SOUS   une 

glace  bombée,  une  statuette  de  la  Sainte  Yi 
et  des  petits  reliquaires  d'argent  et  de  vermeil 
suspendus  aux  murs.  La  pendule  de  bronze  doré 
au  sujet  insignifiant,  deux  flambeaux  en  bronze 
«  de  Corinthe  »  à  deux  bougies  et  aux  Bobèches 
de  métal  blanc,  un  petit  (eu  dans  l'étroite  che- 
minée. Des  journaux  locaux  et  autres,  Y l'nii 


'M '2  HISTOIRES 


le  Monde,  un  Figaro  déjà  ancien  avec  des  signes 
au  crayon  bleu,  le  Bulletin  du  Diocèse  et  la  Se- 
maine religieuse  de  l'évêché  sullragant  sur  une 
table  ronde  en  no  ver, proche  laquelle  l'abbé  s'assit 
pour  se  mettre  à  pleurer  à  grands  sanglots  dans 
ses  deux  mains. 

De  quoi  pouvait  pleurer  cet  innocent  magni- 
fique du  bon  Dieu,  cet  ange  sur  terre  et  d'ailleurs 
heureux  comme  on  peut  l'être,  puisque  aimé, 
respecté,  béni  dans  sa  petite  cure?  Ah!  voilà... 
un  grand  pressentiment  de  quelque  chose 
d'affreux?  non!  mais  d'une  déréliction  doulou- 
reuse (n'est-ce  pas  au  fond  quelque  chose  aussi 
d'affreux?)  venait  de  l'investir.  Ces  choses 
arrivent  fréquemment,  qui  ne  les  a  éprouvées? 
Sinon  des  brutes  qui  encore  ne  se  rendent  pas 
compte  ou  ne  se  souviennent  pas. 

Et  l'abbé  Anne  pleurait  depuis  une  heure,  de- 
puis deux  heures,  quand  trois  coups  frappés  à  la 
porte  le  firent  se  redresser,  essuyer  très  vite  ses 
yeux  d'un  coup  de  mouchoir,  et  : 

—  Entrez. 

—  C'est  votre  courrier. 

Et  la  vieille  servante  déposa  sur  le  coin  de  la 
cheminée,  entre  un  journal  et  quelques  lettres 
très  probablement  de  pauvres,  un  grand  pli  que 
l'abbé  reconnut  pour  provenir  de  l'Archevêché. 

Il  décacheta  d'abord  les  autres  missives,  les 


lui  attentivement    prit  dei  notes  <|u'il  terra  d 
un  teorétaire  et  se  rassit  pour,  à  s<>n  tour,  rompre 
L'enveloppe  provenant  de  L'Archevêché.  Il  mit  ■  • 
cet  acte  une  Lenteur  respectueuse,  éloigna  \ 
un  |>«»iiii  à  part  de  La  table  L'enveloppe  et  lui. 

11  lut  à  plusieurs  reprises  si  pleura  de  now 
cette  ï<>is  calmement,  droit  sur  le  dossier  du 
chaise  d  comme  un  homme  qui  prend  lentement 
un  parti. 

Puis  il  alla  à  son  prie-Dieu  d  pria  Longtemps. 

Quand  il  revint  à  la  table,  sa  Eace  déjà  pâle 
était  plus  pale  encore.  Il  écrivit  quelques  lignes 
sur  du  papier  ministre,  mil  sa  Lettre  dans  une 
enveloppe  ministre  et  susciivit  : 

.1  Se  Grandeur 
Monseigneur 
L'Archevêque  >l 

—  Mettez  ceci  à  la  poste  tout  do  suite,  Cathe- 
rine.  Monseigneur   m'envoie   tomme  vicain 
Paris. 

—  Mon  Dieu,  mon  Dieu  !... 

—  Oui,  et  ceci  est  ma  lettre  d'accusé  de  récep- 
tion. Vous  voyez  que  c'est  près 

—  Et  pour  quand,  Jésus  sauveur? 

—  Pour  dans  un  mois  juste.  Catherine. 


37 t  HI8TOIRES 


—  Ca  vous  arrange-t-il  au  moins,  mon  pauvre 
monsieur  le  Curé. 

L'abbé  sourit  tristement. 

—  Monseigneur  le  veut.  Il  nous  faut  obéir. 
L'abbé  passa  toute  cette  journée  à  prier  sans 

pleurer,  mais  non  sans  soupirer. 

11  lui  fallait  donc  quitter  son  modeste  poste  où 
sa  simplicité  (ainsi  raisonnait  ce  vertueux)  lui 
avait  valu  l'amitié  véritable  des  bonnes  gens, où 
même  les  trop  nombreux  incroyants  l'estimaient 
et  ne  lui  parlaient  qu'en  toute  cordialité,  quitter 
sescbers pauvres, sos  (hors  enfantsdu catéchisme, 
aussi  un  peu,  car  on  est  égoïste,  ses  bonnes 
petites  habitudes  de  travail  manuel  si  charmant  (il 
entendait  par  là  son  très  sérieux  jardinage)  et 
d'une  frugalité  qui  ne  lui  coûtait  guère  avec  son 
triste  estomac  (il  ne  comptait  pas  ses  privations 
en  vue  de  ses  charités),  quitter  aussi  ses  excellents 
confrères  des  environs,  —  pour  s'aller  engloutir 
dans  ce  Paris  terrible,  lui  faible  (tel  encore 
croyait-il),  ce  Paris  mangeur  d'apôtres  et  dévo- 
rateur  de  prophètes,  ce  Paris,  paraît-il,  où  les 
prêtres  ne  sont  pas  tous  dignes  de  leur  onction, 
où  ils  se  perdent,  dit-on,  plus  qu'ailleurs... 

Puis  le  courage  lui  vint  et  il  passa  une  nuit 
calme. 

Le  Dimanche  suivant,  au  prône,  il  annonça  la 
décision  de  ses  supérieurs  et  fit  un  sermon  très 


...  M  M  I        «V 

fermée!  trèe  doux  •«  propos  de  oette  ai  prochaine 
séparation  d*ai  m  mi  bien  aim<  i  pero 

11  perlai(  posément,  la   mua  droite  souvent 
portée  mu  m  poitrine,  et  la  i ■••nul. au  de  L'aube  1 1 

relie  de  l'étoile  à  peim-  lltiu  i<    il'or,  el  sa  candeur 

donnaient  à  sa  voix  tendre  et    sombre  oorama 

une  charité  de  plus,  eùl-on  d'U.  11  préeha 
l'absence  \aincue  par  loa  mêmes   cll'oils  daOI  un 

même  esprit,  puis  le  retour  e(  le  revoir  en  Dieu, 
Le  tout  en  termes  juatea  et  simples  oomme  lea 

âmes  simples  et  droîtea  oui  L'éooutaient,  pleines 

de  pleurs.  Mais  ce  fut  avec  un  tremblement  inu- 

aité  dans  les  notée  qu'il  entonna  Le  Grtdo  m  umun 

Ihuim,  repris  par  toute  l 'assistance  l»ien  pieu>>e- 
ment  ce  jour-là  !  Très  peu  de  temps  après  1  abbé 
Anne  l'ut  mandé  de  nuit  pour  administrer  quel- 
qu'un d'une  paroisse  voisine  en    L'ebeenee  par 

congé  du  curé  de  cette  paroisse.  Il  y  fut  par  uni- 
pluie  battante  et  en  revint,  son  manteau  et  m 
soutane  traversés,  tremblant  ta  fièvre.  Une  pleu- 
résie ne  tarda  pas  à  se  déclarer,  dont  il  fut  sauvé 
presque  aussitôt  par  sa  constitution  forte,  en 
somme,  et  sa  convalescence  allait  toucher  il 
fin  lorsqu' approcha  le  moment  pour  lui  de  partir 
pour  Paris,  ce  qu'il  lit,  en  dépit  des  avertisse- 
ments de  l'oiïicier  de  santé  du  chef-lieu  de  can- 
ton, parce  ([lie.  disait-il,  le  voyage  me  fera  du 
bien,  mais   en  réalité    parce    qu'il  pensait   que 


376  msToiHES 


c'était  son  devoir.  Son  départ  eut  lieu  au  milieu 
de  scènes  touchantes.  Durant  le  voyage,  qu'il  ef- 
fectua en  seconde  classe  avec  sa  vieille  servante* 
celle-ci  ne  cessa  de  L'observer  et  de  le  forcer  à  se 
mieux  couvrir  de  sa  houppelande,  qu'il  débouton- 
nait parfois,  ayant  trop  chaud. 

Son  curé,  à  Paris,  gros  homme  lin  à  binocle 
sur  le  nez,  le  reçut  non  sans  politesse,  l'invita  à 
un  déjeuner  comme  il  faut  auquel  Anne  fit  peu 
d'honneur. 

Un  sauvage,  pensa  l'ecclésiastique  de  Paris, 
quel  bon  fond  !  mais. . . 

L'abbé  Anne,  dès  le  soir  repris  de  son  mal 
négligé,  mourut  édiliant,  à  l'aube,  entre  son  curé 
qui  pleurait  et  sa  veille  bonne  qui  s'écria,  baisant 
son  nourrisson  au  front  : 

—  Pauvre  monsieur  le  Curé  ! 


l'\  l  RÊMES  0NC1  IONS 


L'hiver  dernier  un  jeune  homme  <\u  plus  grand 
monde  recevait,  à  la  sortie  du  bal  de  l'Opi 

UD  coup  de  poing  américain  qui  lui  incitait 
littéralement  le  visage  en  pièces  el  le  confinait  au 

lit  pour  dos  mois  au  bout  desquels  il  resta  dé- 
figuré à  l'extrême  de  l'oit  beau  qu'il  avait  été,  ju- 
rant d'ailleurs  de  «  se  venger  salement  ».  quand 
il  y  aurait  lieu  ;  —  mais  il  ne  devait  pas  en  èlre 
ainsi. 

Sa  laideur  actuelle  n'était  pas  supportable, 
dans  le  sens  négatif  du  mot.  Non,  elle  s'impo- 
sait. 

Les  lignes  du  profil  confondues  en  des  sortes 
de  ruines  qui  avaient  leur  harmonie  sauvage  ;les 
nuances  du  teint  et  la  physionomie  en  général 
comme   pétries  aux   mains  d'un  ogre  QUI  eût  été 


37  (S  HISTOIRES 


créateur  d'hommes  ;  le  cheveu  dressé  dru,  noir 
et  dur,  porté  court  ;  et  sous  des  yeux  infernaux, 
rubis  violets  ombrés  de  sourcils  dardants  et  de 
cils  féroces,  longs  à  s'en  frisotter  vers  les  pointes, 
et  sous  le  clou  de  girofle  macabre,  mais  que  pal- 
pitant !  de  son  nez  resté  un  peu  en  l'air,  de  na- 
guère un  peu  aquilin,  une  bouche  rouge  à  mous- 
taches et  à  dents  belles,  un  menton  comme 
déformé  dans  la  forme  en  galoche  napoléonienne, 
tout  cela,  parmi  du  ponceau  marbré  de  blanc,  le 
faisait  non  pas  horrible,  mais  terrible. 

11  continua,  partant,  d'être  aimé,  puisque  ri- 
chissime, en  outre. 

Sa  beauté  corporelle  corroborait  le  reste. 

Nu,  c'était  Hercule  à  vingt  ans,  Antinous  à 
trente.  Très  poilu,  son  corps  affectait  par  devant 
un  voile  de  satin  roussâtre  à  larges  touffes  de 
mailles  par  où  luisait  la  peau,  mate  plus  qu'oli- 
vâtre, du  pur  midi,  mais  nettement  blanche  du 
climat  qu'il  faut.  Pas  maigre,  mince  non  sans 
des  méplats  jeunes  disant  la  chair  forte,  et  qui 
éblouissaient  à  travers  un  duvet  fauve  encore. 

Quand  il  s'habillait,  correct  mieux  que  tous 
autres  élégants. 

Il  avait  séduit  une  fille,  voici  quelques  années, 
une  simple  villageoise  dont  il  avait  fait  une  fille 
à  la  mode,  aigrie  et  rusée  d'ingénue  ordinaire 
qu'elle  était.  Bien  qu'elle  fût  riche,  elle  ne  pou- 


vail  s'empêcher  de  regretter  <•■  qu'elle  appelai! 

parfois  en  souriant  a>  ac  une  101  te  d  i a  Uni 

son  innocence.  Créature  superbe  d'ailleurs, 
brune,  grande,  avec  une  pointe  d'embonpoint 
des  plus  appétissantes, 

Ce  qu'il  \  avait  de  plus  particulièremenl  «  1  •  ■  1  i - 
cieux  en    elle  c'étaient  les   mains,   de  petites 

mains  qui  n'a\  aicnl  pas  tardé  à  s.-  dégrossir   pu 

L'oisiveté,  de  petites  mains  en  vérité  «pic  Ladj 
Macbeth  fût  en>  i 

Les  relations  entre  les  deux  amants  cessèrent 
au  bout  du  temps  normal  pour  ces  sortes  de 
liaisons.  Chacun  s'en  était  allé  <!«•  son  côté  <!«•- 
puis  déjà  plusieurs  semaines  Lorsqu'eut  lieu 
L'agression  qui  vient  d'être  indiquée. 


11 


Plusieurs  mois  après,  cependant,  lorsque  les 
a  llVeuses  blessures  furent  cicatrisées,  ils  se  revi- 
rent et  se  reprirent  et  ce  lurent  des  lors  et  pour 
Longtemps  des  amours  forcenées  :  il  semblait 
que  la  passion  de  la  femme  eût  crû  en  i 
directe  de  l'épouvantable  laideur  actuelle  de 
l'homme;  laideur  épouvantable,    nous  le  répé- 


380  HISTOIRES 


tons,  mais,  insistons-y,  laideur  qui  s'imposait.  Il 
semblait  aussi  que  l'homme,  par  quelle  loi  fatale 
sinon  infernale,  ou  divine!  et  qu'Kdgard  Poe 
eût  appelée  :  Perverse,  et  par  quel  vertige! 
s'abîmât  dans  son  étrange  attraction  vers  cette 
femelle  qu'il  avait  perdue.  Du  reste,  tout  le  luxe 
et  tous  les  égards  qu'une  noceuse  récente  pût 
désirer  dans  ses  rêves  les  plus  fous  :  hôtel  dans 
un  quartier  riche,  superbes  écuries,  une  livrée, 
et  quelles  notes  toujours  payées  recta  chez  un 
grand  couturier  !  Aussi,  tous  les  et  cetera  de  la 
chose. 

In  jour,  ou  plutôt,  une  nuit,  comme  ils  reve- 
naient de  souper  du  cabaret,  à  peine  au  lit  la  fille 
eut  un  de  ces  caprices  dont  elle  était,  au  reste, 
assez  coutumière. 


III 


La  chambre  tendue  et  tapissée  de  bleue  avec 
un  lustre  d'opale,  l'immense  lit,  aux  plus  im- 
menses rideaux  clairement  sombres,  étaient  en- 
gageants vers  ces  manœuvres.  Leurs  splendides 
nudités,  comme  lactées  dans  ce  milieu  lunaire, 
d'abord   s'étreignirent,    puis   s'éteignirent,  puis 


i  m  i      Ç  A  .'iX  I 

s'étreignirent  à  nouveau,  pour,  après,  Vbn >■• 

s'agenouiller... 

Mors,  elle,  tel  le  prêtre  catholique,  dans  le 
sacrement  <!<•  L'extrême  onction,  console  tons  les 
sens,  rassure  L'âme,  assena  ^"ii  frêle  poing  os 
guère  armé  d'une  arme  immondecontre  un  simple 
visage  séducteur  qu'elle  avail  déformé  et  qui 
L'avait  éblouie,  tua,  dans  cette  génuflexion  de  rai, 
la  tête  qui  avait  conçu  ce  déshonneur  là. 


L'HISTOIRE  D'UN  REGARD 


ic  Lr;  mal  cnlrc  par  les  }cux,  dit  un  au- 
teur sacré.  —  Le  bien  aussi.  Car  tout  est 
réciproque.  » 


Aline  allait  au  laif. 

C'était  un  amour  de  petite  fille,  pâle  et  blonde, 
et  barbouillée  au  possible.  Elle  portait  des  vête- 
ments monstrueusement  pauvres  pour  son  âge  si 
frêle,  six  ans  !  Mais  qu'elle  était  tout  de  même 
gentille  à  travers  tout  et  malgré  tout  ! 

Donc,  elle  allait  au  lait,  et  son  pot  lui  battait 
au  bout  de  son  chétif  bras  charmant  :  tel  un  petit 
Chaperon  rouge,  maladif,  hélas  ! 

Soudain  un  train  princier  éclata  par  le  chemin 
où  trottinait  l'enfant.  Celle-ci  se  retourna,  s'inté- 
ressant  au  nuage  de  poussière  où  bruissaient  le 
claquement  d'un  fouet  et  le  trot  de  chevaux.  Le 
nuage  enfla  puis  creva,  laissant  voir  un  carrosse 
magnifique  tiré  par  quatre  jeunes  étalons  et  pré- 


HISTOIMII     COMMI 

cédé  «l'un  piqueur  oègi  e,  doi  é  rar  touti 

hues. 

La  petite  se  rangea,  écarquillanl  sea  yeux,  bat- 
tant des  maina  presque  à  ce  spectaclej  el  i  omme 

BeCOUée  d*Ull  rire  l'on. 

Le  carrosse  était,  en  effet,  éblouissant,  doré 

aussi,    lui.    et    peintureluré    eonime    tout.     I>eu\ 

grands  laquais  en  la  même  livrée  que  !<•  piqueur, 
et  très  poudres,  se  dandinaient  appendua  à 
l'arrière-train  de  l'équipage  qui,  maintenant, 
iilait  devant  elle,  cependant  qu'à  la  portière  une 
vieille  dame  se  montrait  qui  regarda  l'enfant. 
Mais  dès  qu'elle  l'eut  vue  si  pauvre  ei  si  jolie 
sur  le  bord  de  celte  route,  elle  lit  un  signe  et.  re- 
broussant chemin,  la  voiture  s'arrêta  devant 
Aline,  de  plus  en  plus  émerveillée.  L'un  des  la- 
quais  sauta  de  derrière  le  carrosse  dont  il  ouvrit 
la  portière,  et.  dans  une  profonde  salutation. 
s'effaça  devant  la  vieille  dame  qui  descendait  ^.iiis 
aide,  assez  prestement  pour  son  âge.  lequel  était 
si  grand,  si  grand  pourtant  ! 

Alors  ce  furent  des  caresses  gr.md'inaternelles. 
des  olîres  de  friandises  et  des  baisera  en  veux-tu 
en  voilà.  Puis  des  questions  :  «  Aw/-\  oua  encore 
Vos  parents  ?,..  Comment  t'appelles-tu.  mon 
chou,  dis-moi?  »  Mais  l'enfant  de  ne  pas  ré- 
pondre, occupée  à  croquer  ses  dragées,  non  sans 
d'ailleurs  un  regard  de  vague  et  vive  sympathie 


.'i!S  i  UI8TOIRES 


vers  les  yeux  de  cette  grande  dame,  si  vieille  et 
si  bonne,  peut-être  une  fée  !  (Car  elle  s'appuyait 
sur  une  belle  canne  à  bec  de  corbin  et  avait  une 
jolie  robe  à  paniers  où  s'épanouissaient  mille  et 
une  fleurettes.)  Mais  la  dame  reprit  plus  en  dou- 
ceur encore  :  «  Je  ne  te  fais  pas  peur,  n'est-ce  pas  ? 
Où  vas-tu  comme  cela  avec  ton  pot  ?  Veux-tu 
venir  avec  moi  en  voiture  ?  »  A  ces  mots  Aline 
ne  se  sentit  pas  de  joie  ;  elle  ouvrit  de  larges 
yeux  où  brilla  soudain  comme  un  éclair  de 
reconnaissance  :  «  Je  m'appelle  Aline,  et  j'allais 
au  lait...  » 


A  l'ébahissement  des  laquais  la  dame  l'avait 
l'ail  monter  avec  elle  pour  la  conduire  à  la  ferme 
prochaine  où  se  rendait  la  mignonne.  Celle-ci 
n'était  pas  sans  une  sorte  de  crainte  parmi  son  ra- 
vissement d'aller  ainsi  en  carrosse  :  si  la  dame 
était  une  mauvaise  fée,  qui  l'emportât  vers 
quelque  grotte  terrible  ou  quelque  forêt  enchan- 
tée ?...  Mais  elle  se  rassura  par  degrés  sous 
l'averse  des  bonnes  paroles  que  chevrotait 
l'aïeule. 

On  arriva  bien  vite  à  la  ferme,  et  l'on  en  revint 
de  même,  Aline  avec  son  pot  empli  du  lait  que 


I  M  I         <      \ 

l'avaient  envoyée  chercher  ses  parente.  La  vieille 
avait  tenu  à  reconduire  chez  ccuji  oi  l'enfant.  En 
rouir  les  questions  reprirent  de  phii  belle 
«  —  Que  font  tea  parents?  —  Ils  sont  oharrons. 
l'.u  effet,  Le  père  était  oharroa  et  la  mère  ravau- 
dait.) —  Et  quel  âge  as-tu  ?  -  Sept  ans  ••  ;  en 
<|uoi  Mine  mentait. 

Arrive   devant   l'humble  demeure.    l'éqtn 

a'arréta. 

Les  bonnes  gens  furent  loua  ébaubia  do  ce 

qu'une  ausai belle  voiture  stationnait  devant  leur 
chaumière  sans  qu'on  leur  demandât  de  répara- 
tions ;  niais  ce  fut  bien  autre  chose  quand  ils  en 
virent  sortir  Aline  et  son  pot  au  lait.  Aline  qu'un 
domestique  aidait  à  descendre,  ainsi  qu'une  mer- 
veilleuse dame  âgée  qui  leur  sourit  dès  qu'on  fut 
entré.  De  même  qu'elle  avait  interrogé  l'enfant 
durant  le  trajet,  elle  interrogea  les  parents  sur 
leurs  ressources,  le  nombre  de  leurs  enfanta,  sur. 
enfin,  ce  qu'ils  pouvaient  souhaiter.  Ceux-ci  ré- 
pondaient, timides,  du  mieux  qu'ils  pouvaient.  I 
cette  dame  du  bon  Dieu  qui  s'intéressait  à  eux. 
comme  cela,  sans  les  connaître  :  on  n'était  pas 
bien  riche,  mais  on  travaillait  pour  nourrir  lea 
enfants,  deux  petits  garçons  et  trois  petites  tilles 
(dont  Aline),  et,  avec  du  courage  et  «le  la  pei 
vérance,  on  mettait  à  peu  près  les  deux  bouts  en- 
semble. Et  autres  paroles  de  ce  genre,  dites  d  un 

25 


386  m  s  toi  m:  s 


ton  sincère  qui  toucha  la  dame  :  «  Tenez,  bonnes 
gens,  prenez  ces  pistoles  ;  tenez,  mes  enfants, 
prenez  ces  bonbons...  » 

Et,  profitant  du  trouble  et  de  la  joie  qui  agi- 
taient ces  cœurs  humbles  et  mouillaient  ces 
pauvres  visages,  elle  disparut... 


La  marquise  de  X.  avait  été  l'une  des  plus 
belles  personnes  qui  se  pût  voir,  une  des  plus  co- 
quettes aussi,  sinon  la  plus  coquine,  en  amour, 
s'entend...  Descendante  d'une  des  plus  hautes  fa- 
milles de  France,  sa  prime  jeunesse  avait  été 
vouée  à  l'éducation  d'alors,  toute  de  danses, 
d'ariettes  et  de  telles  exquises  frivolités.  Une 
instruction  suffisante  :  elle  sut  tôt  lire  les  romans, 
écrire  des  poulets  et  mal  compter.  A  quinze  ans, 
ses  parents  la  marièrent  contre  un  colonel  de 
vingt  ans,  qui  n'abandonna  pas  un  instant  la 
moindre  de  ses  maîtresses  en  l'honneur  de  l'épou- 
sée, quelque  séduisante  que  fût  celle-ci,  encore 
qu'elle  se  montrât  fidèle,  mais  sans  guère  tarder 
à  venger  son  amour-propre  plutôt  que  son  amour 
proprement  dit,  jusqu'à  pouvoir  lui  en  revendre. 

Dès  lors,  elle  se  rua  toute  à  l'intrigue  et  au 
jeu,  aux  parties  fines  où  on  s'encanaille  un  peu, 


I  Ml        |     \ 

aux  brelans  et  aux  pharaons  les  plus  vertigineux  ' 
i  n  train  de  i  le  que  11'interroaipil  i  te  b 

morl  du  oolonel,  emporté  en  nn  lourde  m. un  par 
le  trousse-galant,  aprèi  environ  nn  an  de  i 
riago. 

[Jn  jour,  oette  existence  d'orgies  de  toutes 
sortes,  soil  lassitude,  aoil  surexcitation,  tournai 
sans  cesser,  .1  une  espèce  de  misanthropie  qui  lui 
fit  détester  ses  amante,  Légèremenl  traitée  jus- 
qu'ici. Et  c'est  ainsi  qu'elle  devint  coquette  jus- 
qu'à le  eoquinerie. 

Tout  ce  qu'on  raconte  sur  elle  à  celle  époque  ! 

N'aurait-elle  pas  mie  aux  prises  deux  <le  ses 
favoris  et  leurs  témoins  non  moins  distinguée 
délie,  et  trois  sur  les  quatre  n  étaient-ils  pas  ; 
tés  sur  le  terrain,  tandis  que  1  autre  se  n  tirait 
éclopé  pour  la  vie,  ce  qui  n'eût  rien  été  si  la  - 
lérate  n'avait,  le  jour  même,  dans  des  rendez- 
vous  savamment  espacés,  donné  Legage  suprême 
à  quatres  autres  de  ses  adorateurs  évincés  jus- 
que-là ! 

N'allait-on  pas  lui  attribuant  en  outre  ce  mot 
dit  entre  deux  succès  de  RosoUo,  quelque 
temps  après,  une  fois  qu'on  lui  remémorait  cette 
huit  t'ois  criminelle  équipée  : 

—  Dame  !  ne  fallait-il  pas  assurer  mes  der- 
rières ! 

Elle  passait  aussi  pour  mal  conseiller  les  jeu- 


388  HI8TOIRE8 


liesses,  et  M.  Chauderlos  de  Laclos  ne  fut  pas 
sans  lui  emprunter  quelques  traits  pour  sa  dé- 
testable héroïne  des  Liaisons  dangereuses. 

Et  caetera  ! 

L'âge  arriva.  Les  hommes  jusqu'ici  tour  à 
tour  aimés  pour  elle-même  et  rendus  malheu- 
reux par  pur  caprice,  finalement  haïs  bien  que 
toujours  désirés  au  fond,  par  une  juste  compen- 
sation la  dédaignèrent  et  la  trahirent.  Ce  fui 
alors  le  dégoût  de  tout  et  de  tous,  des  hommes, 
des  femmes  et  des  choses,  fors  le  jeu  dont  elle 
s'était  follement  éprise,  non  pourtant  sans  cal- 
cul, car  elle  savait  compter  maintenant.  Si  bien 
que  sa  fortune,  considérablement  ébréchée  par 
ses  derniers  amants,  se  récupéra  jusqu'à  l'opu- 
lence presque  la  plus  scandaleuse.  La  vieillesse 
l'investit  d'une  sorte  de  sagesse,  et  d'une  façon 
de  bonté  ;  mais  un  fond  d'amertume  lui  restait 
au  cœur  et  dans  l'àme. 

C'est  à  cette  période  de  sa  vie  qu'elle  rencon- 
tra Aline  et  que  l'àme  et  le  cœur  s'épanouirent 
chez  elle  et  pour  toujours  en  une  sorte  de  fraî- 
cheur et  de  purification... 


COMMI      I 


Aline  n'était  pas  non  pltu  sans  défaut*.  Nous 
l'avons  vue  muser  sur  l.i  route  devant  un  spec- 
tacle, certes,  étonnant,  mais  qui  ae  devait  pas 
lui  faire  oublier,  même  on  instant,  une  commis- 
sion aussi  pressée  que  celle  d'aller  an  Uni  pour 
Le  déjeuner  de  ses  parents  el  de  ses  (rèresel 
sœurs,  puis  mentir  par  orgueil,  car,  de  même 
que  les  femmes  elierc lient  toujours  à  se  rajeunir, 
les  entants  des  deux  sexes,  mais  plu-,  particu- 
lièrement   les    petites    filles,     n'ont     dais.-    que 

quand  ils    croient    passer    pour    plus  grande 

qu'ils  ne  le  sont,  fût-ce  en  dépit  de  leur 
taille.  De  plus,  elle  était  colère,  répond*  i 
gentiment  sale,  mais  sale!  Puis,  quelque  obser- 
vation qu'on  lui  en  fit.  elle  axait  L'affreuse  ha- 
bitude de  se  fourrer  les  doigts  dans  un  ne/. 
qu'elle  moucbait  peu. 

Et  ses  défauts  s'enchevêtrant,  pour  ainsi 
parler,  les  uns  dans  les  autres,  ne  la  rendaient 
pas  moins  malheureuse  qu'ils  ne  désolaient  trop 
souvent  sa  famille.  Par  exemple,  on  lui  repro- 
chait île    ne    pas  s'être   lavée   le   matin.  Elle  ne 


.'{<><>  HISTOIRES 


manquait  pas  de  dire  que  si,  et  de  soutenir 
mordicus,  tapant  du  pied  et  faisant  une  moue 
épouvantable,  ce  qui  lui  attirait  tout  naturelle- 
ment l'épithète  de  menteuse,  contre  laquelle 
elle  se  révoltait,  quoi  qu'elle  sentît  à  merveille 
combien  elle  la  méritait,  et  c'étaient  des  quintes 
de  rage  et  de  pleurs,  et  des  accès  de  bouderie 
immanquablement  punis,  —  et  le  tout,  comme 
de  juste,  finissait  par  faire  dans  cette  tête  si 
tendre  un  brouillamini  qui  n'avait  de  compa- 
rable que  celui  d'un  long  fil  inliabilement  en- 
roulé autour  d'une  bobine  mal  faite  ou  bien  en- 
core l'embarras  des  membres  de  phrases  d'une 
proposition  mal  déduite  par  un  écrivain  sans 
talent.  D'où,  après  des  journées  à  moitié  cou- 
pables, à  moitiés  gâtées  par  ces  regrets  qui 
sont  les  remords  de  l'innocence,  des  cauche- 
mais  dans  l'horreur  desquels  le  vice  se  voyait 
puni  sans  que  la  vertu  fût  là  pour  se  voir 
récompenser. 

Mais,  dès  qu'elle  eut  subi  le  regard  attendri 
(comme  à  travers  un  long  rêve  pénible  enfin 
dissipé)  de  la  vieille  marquise,  son  petit  cœur 
et  sa  petite  âme  changèrent  comme  par  enchan- 
tement. Elle  ne  musa  plus,  elle  ne  mentit  plus, 
elle  fut  sage  et  propre,  obéissante  et  réservée. 
Bref,  elle  semblait  avoir  hérité,  proportionnées 
à  ses  forces  d'enfant  et  avec   toute  mesure,  de 


r.Xji.I  irllcc     r|      de     |.i      s.,u,ss,       i|,  i.i|l«|. 

dame  autrefois  m  méchante. 

En  --"iic  qu'on  peul  dire  qu'un   échang 
vie  ;i\;ni  eu   lieu  par  !<■   limple  échange  «I  un 
regard  entre  la  mignonne  ei  l'aïeule. 


UAMPO 


Charles  Ilusson  était  vraiment  un  garçon  fait 
et  bâti  pour  l'amour  :  force,  face  virile  et  enfan- 
tine, rose  et  grasse,  sans  un  soupçon  de  bouffis- 
sure ;  nulle  trace  de  barbe  qu'un  duvet  très  lé- 
ger, d'or  blond  clair  s'accentuant  en  très  petits 
favoris,  presque  des  frisons  comme  en  ont  les 
Ascagne  et  les  Endymion  des  peintres  français 
de  l'époque  impériale  ;  cheveux  plus  foncés  dans 
l'ardeur,  bouclés  ou  portés  plutôt  courts;  de 
giands  veux  bleus  verdàtres,  très  doux,  on  eût 
dit  humides  comme  la  bouche  adorablement 
petite,  un  peu  pouponne  et  d'un  rouge  tendre  ; 
et  ({liant  au  nez,  peu  défini,  un  peu  rond,  aux  na- 
rines ardentes,  il  disait  —  le  menton  large  et 
long  en  proportion  avec  le  reste,  comme  tout 
d'ailleurs  dans  cette  ligure  et  cette  statue  har- 
monieuses, mais  d'arêtes  molles  et  d'une  courbe 


If  HT  Ail 

comme  alanguie  \ ei     le  i  ou .   •  ni  eb 

senoe  de  volonté,  de  Lrainte  el  de  «  onti  w 

dans  l<-s   ohosea  de  II  sensualité  la  plus  brt 
lante,  Le  oorpsj       souple  mai 
et  ton   amples,    butte  un  peu  ramaasé,   a 
hanches  fortes  qui  compensaient,  jambes  bien 
en  chair  et   bien  en  musclée,  pieds  élégants  et 
d'aplomb  —  était  superbe. 

t  le  port  majestueux,  oeUe  don 

auxquels  ajoutait  une  voix  plutôt  basse  aux  in- 
tonations parfois  gravement  fémininee,  avait  fait 
de  Charles  llusson  le  plus  remarquable  et  le 
plus  aimé  des  souteneurs  de  la  plate  Maubert. 


Fils  de  berger,  berger  lui-même  dèa  son  en- 
fance un  peu  grandie  jusqu'à  quinze  ans  passés 
où  il  entra  dans  les  fermes  comme  domestique, 
bien  lui  avait  pris,  avec  cette  vocation 
fonctions  actuelles,  d'être  un  paysan  de  la  cam- 
pagne. Ce  tempérament  de  flamme  quiaexha- 
lait  de  son  extérieur  même  et  qui  l'eût  fatale- 
ment entraîné  à  toutes  les  imprudences,  comme 


394  HISTOIRES 


aussi,  certes  !  à  des  actions  belles  en  elles- 
mêmes,  était  heureusement  pour  lui  corrigé  par 

l'éducation  parcimonieuse,  par  la  circonspection 
aussi  pour  ainsi  dire  native  en  ces  âmes  des 
champs,  et  son  courage  très  réel  et  son  avidité 
de  tout  le  plaisir  se  voyaient  par  des  fois  des 
bornes  imposées  de  ces  parts. 

Il  avait  déserté  sa  famille  comme  on  déserte 
au  régiment.  Or,  sa  frontière  fut  Paris  dont  il 
ne  connaissait  ni  le  langage  à  fond  ni  la  morale 
au  fond.  Donc,  il  dut  vivre  avec  sa  beauté,  il 
tomba  souteneur  immédiatement  ;  et,  puisqu'il 
était  très  fort  comme  il  était  fort  beau,  il  devint 
redoutable  et,  dès  lors,  plus  qu'aimé  par  ses 
femmes. 

Ce  portrait,  trop  long  peut-être,  va  justifier 
l'histoire  que  nous  allons  narrer. 

Parmi  les  filles  de  qui  Charles  Husson  re- 
cueillait les  débris  de  jeunesse, —  sans,  bien  en- 
tendu, compter  les  très  nombreuses  «  victimes  », 
de  qui  la  virginité  quasi  ou  tout  à  fait  enfantine, 
qu'il  faisait  entre  temps,  lui  en  renouvelait  une 
espèce  d'une,  —  se  trouva  une  nommée  Mari- 
nette  (comme  dans  Molière  et  dans  Banville), 
fesse  mignonne  et  gentille  pour  ce  très  à  la 
mode  dans  ce  monde-là. 

La  mode  y  était  alors,  comme  à  peu  près  par- 
tout et  dans  tous  les  temps,  d'être  lâche  et  plus 


...  M  M  I        .     \ 

\  il  qu'on  ne  peul  l  il  lui  Lâche  et  plus 

\il  qu'il  n'est  même  coutume  dans  le  milieu  <»u 
sa  beauté  Le  jetail .  Marinettc  était,  non  nue 
bonne  Bile,  mais  un.-  adorable,  mais  un.  déli 

rieuse,  mais  une   ilmitr,  mais  une  amiable,  n 

une  ohère  enfant   dont    Charles  tomba  éperdu 
nuMii  amoureux. 

La  joliesse  de  |a  cléaluie  innocentai!  BO    qud- 

que  sorte  «lf  oette  mm  oommeroiale  faibli 
oe  trafiquant  île  charmes  pour  tout  sexe. 

Petite  à  proportion  et  en    proportion  àt 
hauteur  de  taille  à  lui,  mignonne  juste  autant 

qu*il  était  robuste,  elle  formait  avec  lui  comme 
une  antithèse  qui  eût  été  la    plus   parfaite    et    le 

plus  désirable  des  harmonies.  Maigrelette  plutôt 
que  grassouillette,  sans  qu'on  pùl  «lin-  pour- 
tant Laquelle  des  deux  nuances  remportait  ou  ne 
l'emportait  pas  ;  très  brune  sans  trop  de  che- 
veux et  que  joliment  ébouriffés  ou  i  aplatis,  selon 
le  conseil  matutinal  ou  vespéral  de  son  miroir; 
des  yeux  petits,  un  peu  chinois.  Longs  et  plus 
luisants  encore  que  brillants,  le  nez  peul 
un  peu  gros,  mais  très  bien  lait  et  point  trop 
court  ;  bouche  grande  et  grosse  aux  dents  larg 
d'une  blancheur  chaude  et  bien  montrées  quand 
fallait  ;  rouge  sans  vinaigre  et  grasse  sans  pom- 
mades, la  bouche  où  parfois  passait  .connue  sans 
affectation, un  bout  de  langue  rose.  Menton  court 


396  HISTOIRES 


sur  un  cou  court,  du  plus  pur  satin  rose  crème 
vivant  ;  des  seins  évidemment  riches,  ramenés 
serrés  très  en  avant,  et  le  ventre  bien  dur  sous 
d'habituels  jerseys  bien  tendus.  Ses  jupes  col- 
lantes sous  les  tournures  et  les  nœuds  moulaient 
par  intervalle.-,  des  jambes  qui  devaient  être 
émouvantes  au  possible  et  qui  l'étaient,  thésau- 
risât riees  et  piédestal  de  trésors  frissonnants  et 
frisonnants  qui  rendaient  le  beau  Charles  fou... 
et  parfois  jaloux  !  Sa  voix  était  charmante, 
d'argent  plutôt  que  d'or  à  cause  d'un  très  léger 
éraillement  causé  par  les  rogommes  de  toute- 
sorte  qu'elle  avalait  et  qui  n'avaient  pu  en- 
tièrement la  ternir.  Voix  insinuante,  insidieuse 
comme  malgré  elle  et  restée  enfantine  vrai- 
ment avec  le  velours  de  la  vierge  puberté  :  car 
la  voix  a  sa  puberté  comme  le  sexe... 

En  un  mot  la  gouge  délicieuse,  irrésistible, 
mais  que  la  perfection  même  de  sa  disposition 
amoureuse  avait,  seule,  empêchée  de  réussir, 
pécuniairement  parlant,  —  jointe  à  ce  goût  de 
crapule  que  les  plus  pures  comme  les  plus 
grandes  et  les  plus  grands  n'étouffent  pas  tou- 
jours à  leurs  tréfonds. 

Dans  ces  conditions  Charles  était  perdu  et  de 
la  simple  vilenie  dégringola  bientôt  jusqu'au  vol 
et  jusqu'au  meurtre. 

Des  prosmicuités  que  l'on  devine,  des  cama- 


IMI       .,  \ 

raderiet  de  jeu  et  de  boisson  8(  dei  oomplicitéf 
d.iiis  les  prostitutions  de  tous  genres  k\ 
préparé  oetts  Ame  de  pâtre,  cette  Ame   solitaire 
cl  contemplative  de  pâtre,  cette  Ime,  ■•  t<>us  les 

rallinements  parisiens. 


Or,  il  arriva  qu'un  jour,  chez  nn marchand  de 

vins  asseï  luxueux,  tenant  un  hôtel  très  couru 
surtout  des  miches  pas  trop  toc,  Marinette  ayant 
l'ait  verser  à  boire  de  trop  à  un  monsieur  qui 
portait  un  chapeau  haut  de  forme,  un  plastron 
blanc  sous  un  faux-col  exagéré  et  des  bottines  à 
bouts  pointus,  comme  une  partie  de  Zanzibar 
était  en  train  et  qu'un  rampo  venait  d'éclater, 
la  iille,  saccoudant  sur  l'épaule  du  monsieur 
dont  elle  tiraillait  l'oreille  en  même  temps,  dit  : 

—  Tu  es  un  homme  d'esprit,    distingué,  je  te 
gobe,  mais... 

—  Mais  quoi  ? 

—  Montes-tu? 

—  Où? 

—  Chez  moi... 

—  Où,  chez  toi  ? 

—  A  deux  pas  d'ici... 


.'V.ltS  ÎUSTOIRKS 


—  Ah  !  non  !  conclut  le  type,  malconliant,  qui 
se  dégrisait. 

C'est  ici  que  Charles  devait  intervenir. 


11  intervint  sous  une  forme  gracieuse,  presque 
gracile,  —  et  prenant  sa  voix  la  plus  flûtée,  la 
plus  voilée,  cette  voix  de  contralto  qu'il  avait, 
dit  : 

—  Quoi,  ma  Marinette?  Est-ce  que  Mon- 
sieur?... 

—  «  Monsieur  »,  mon  ami,  ne  veut  pas  mon- 
ter avec  votre  dame,  fit  le  monsieur  sèchement. 

—  Tant  pis  pour  elle,  alors...  Du  moins 
payez-vous  une  tournée  ou  la  jouez-vous  ? 

On  joua.  Et  voici  qu'il  y  eut  encore  r;un/>o. 
Marinette  dit  : 

—  Il  y  a   rnmpo... 

Le  monsieur  témoigna,  d'un  geste  absolu, 
qu'il  renonçait  à  la  conversation  ;  et,  jetant  les 
sous  des  verres  sur  le  comptoir,  se  détourna 
pour  sortir. 

Charles  Husson,  qui  était  vêtu  en  négligé  de 
voisin,  béret  et  pantoufles,  mais  coquettement 
et  coquinement,  lui  mit  la  main  sur  l'épaule. 


Le  monsieur  sentant    celle   m. un    d'homme 
évidemment  potée  là  dans   des  intenlione   b 
tiles,sc  retourna,  furieux  <•!  craintif  un  peu,  Pu 
en  présence  de  la  fulgurante el  douce  beauté  de 
Charles,  avec  un  clin  d'oeil  indiquant   l'escalier 
au  l«>ui   duquel   se  devinaient    des  cabinet 
passes,  il  articula  bas  : 

—  Moulons. 

Et,  sur  signe  impérieux  *  1  « ■  Charles  II  s.( 
Femme  qu'elle  eût  à  s'abstenir,  les  deux  hommes 
montèrent. 

Marinette  alors,  tour  à  tour  blanche  et  rouge 
de  colère  et  toute  secouée  d'hystérique  jalousie, 
cracha  : 

—  Salop,  maquereau,  tante  !  tu   n  \  ooup 
pas,  cochon  ! 

Kl  dans  un  but  de  vengeance  non  formulée 
peut-être  en  sa  pauvre  tète  «le  fille  soumise  — 
elle  sortit. 


Dès  dehors,  elle  courul  à  la  glaoe    d'un    bou- 
langer proche  où  elle  procéda  s  une   réparation 
sommaire  de  sa  figure  qu'elle  sentait  abmu 
cette  scène  et  que  deux  doigts  de  poudre  de  ris 
et  un  coup  de  peigne  de  poche   rafraîchircul, 


100  HISTOIRES 


tandis  que  des  talons  de  botte  sonnnant  sec  sur 
le  boulevard  embrumé  l'avertissaient  de  la  ve- 
nue d'un  agent.  Quand  celui-ci  passa  devant 
elle,  ce  fut  un  cri  : 

—  Tiens  !  Anatole  !  .  * 

Elle  empoigna  l'homme  par  le  bras,  lui  dit 
tout  dans  une  détente  de  volubilité  féminine  et 
non  toutefois  saws  une  sorte  de  réserve  et  de 
dignité  sui  (jencris,  ce  à  quoi  le  sergent  ne  ré- 
pondit en  toute  logique  que  par  : 

—  D'abord,  ma  belle,  je  ne  suis  pas  de  ser- 
vice, et  puis  quoi  !  nous  autres  nous  n'y  pouvons 
rien...  ce  n'est  pas  sur  la  voie  publique...  Il 
n'y  a  pas  de  scandale  avéré. 

Mais  la  femme  tenait  sa  vengence. 

Sa  vengeance  !  Ce  mot  n'est-il  pas  bien  délicat 
en  l'espèce.  Et  d'abord,  pourquoi  jalouse,  puis- 
que Charles  était  —  elle  ne  le  savait  que  trop, 
la  misérable  complice  de  tous  ses  vices  aussi 
bien  que  de  tous  ses  crimes  —  coutumier 
d'amours  ainsi, tant  pour  la  galette  qu'hélas  !  pour 
la  peau?  Et  quelle  mouche  de  luxure  honnête  et 
modérée  la  piquait  donc  ce  soir?  Mystère  dont 
toutes  les  femmes,  proportionnellement,  sont 
participantes.  Et  c'est  tout  ce  que  le  moraliste, 
en  dehors  des  morales  positives,  peut  dire,  mal- 
heureusement. 

Alors,  dans    ce    brouillard   londonien,   mais 


COMMI 

puant, presque  tubitemenl  tombée!  qui  lemblail 
égaliser  al  protégei  loi 

noire  \  ille  I  •umièi  e,il  i   piign 

la  lanterne  borgne  <!«•  quelque  autre  bolel  meu 
blé.    El   ils  montèrenl  à   leur  tour,  l<-  ili<   «pu 
n'était  pas  de  service,  el  la  fille  qui  allait  Bsire 
le  Bien  à  l'iril,   mais  pour  le  bonne 
aussi  en  toute  prévision  de  L'avenir. 


Et  c'est  ainsi  qu'encore  une  fois  la    morale  fut 
sauve,  que  force  restait  à  la  Loi.  que... 


26 


i  \i;i.i:   di:s  \i  \  i  1 1  i;i> 


A.YBHTttUMUn  . 


I 

v  brs 

VERS    DE   JEUNESSE 
Les  dieux 7 

ToRQUATO  TaSSO 

Sir  le  QALTAIM «I 

L'enterrement la 

L'ami  de  la  jcatirk 11 

()ianu\ l3 

VARIA 

Kx  17 17 

Eventail  directoire 19 

Rotterdam ai 


104 


TABLE     m:  s     MATIÈRES 


LE     CHARME     DU     VENDREDI     SAINT a3 

I.  La  cathédrale  est  grise  admirablement..      .     .  23 

II.  Le  soleil  fou  de  mars 24 

Voyages a5 

Impressions  de  printemps 27 

Ex  Imo • 29 

Souvenir  du  19  novembre  1893 33 

Retour 35 

Depuis  ces  deux  semaines 38 

J'ai  revu,  quasiment  triomphal 4o 

Cordialités 4a 

I.  Dans  ce    Paris  où  on  est  voisin  et  si  loin..     .  4a 

II.  Deux  colibris  parisiens,  deux  cancaniers..     .  43 
III.  Impériale,  puisque  Eugénie  !  et  très  douce     .  44 

Pour  les  gens  enterrés  al  Panthéon 4? 

Rendez-vous    , 46 

Féroce 48 

l'aimée 49 

I.  Voici  des  cheveux  gris  et  de  la  barbe  grise.     .  49 

II.  La  jalousie  est  multiforme 5o 

III.  D'ailleurs  la  jalousie  est  bête 5i 

IV.  Bah  !  confiance  ou  jalousie  ! 5a 

V.  Et  pourquoi   cet  amour   dont  plus   d'un   sot 
s'étonne 53 

Retraite 54 

L'enfant  avait  reçu  deux  bons  veux  dans  la  tète     .     .  55 

Visites 56 

Mignonne  que  je  ne  connais 58 

Hôpital 59 

Lamento 60 

Oxford  ...."• 6a 

Paul  Vehlaine's 64 


i mm i      DU     M v 

Klli>\ll»IMCE 

■\\|    -     •    Il  \  \M>\» 

I.  \<rll    lill. il t»8 

II.  L'éOOlU  i. -.. 

III.  \  prapoi  'l'ni i  iiinf  d'elle 

BmOMUMMi     , 73 

Moka  Rom 

DlNI-TlUTH 

Vous  lùtc",  bonne  el  d on  mm  Irietei  leeepétei 

I'm.m  n •  **i 

\mohu  nos 83 

Puii'iiE S 

Quand  mi' mi 

Acte  i>e  koi 

A  Cémiàfli 87 

PoorE 

Pour  E..     .     .     .     .     .  «Il 

Pot  r  E 

U  loi  seule  bonne  entre  toutes  ces  femmes  ....  <t'i 

Mais  il  le  faut  m'ùlre  si  douce 

.Mont  BOMRU 

Imiumittlnces IO0 

Sites  urbaius ioï 

Clociii-clociia '"I 

\NM\tnsunE 10e 

Conseil 108 

SOUVE.MRS     D'ilÔPHAL I0)jj 

I.  La  vie  est  si  sotte  vraiment 109 

II.  D'ailleurs  l'hôpital  est  sain 110 

En  BEPTRMBRI «  1  ' 

Pour  le  nouvel  an n3 

O  Mademoiselle  Sarah ni 


4()()  TABLl!     DES     MATli-lIliS 


MORT 1 10 

Epilogue 117 


PARALLÈLEMENT 

[Pour  une  édition  nouvelle). 

Projet  es  l'air 121 

Nous  ne  sommes  pas  le  troupeau \*\ 

Billet  a  Lily 136 

DÉDICACES 

Pour  une  édition  nouvelle). 

POUR     LA.     PLUME 1 3  I 

I.  Je  veux  dire  en  ces  quelques  vers     .     .      .      .  1 3 1 

II.  Je  ne  suis  plus  encore  un  faune i3a 

FRONTISPICE    POUR   UNE   ANNÉE   DE    LA    PLI ME |3'{ 

le    livre    d'estiier |3/| 

F.  Je  suis    un  ennemi  tic  toute  hypocrisie  .     .     .  i3/| 

Pu  VIS  DE  Cil  A  VANNES l3() 

Pour  un  aliium 1 37 

Sonnet 1 38 

Marceline  Deshordes  Valmore l3g 

LE    LIVRE    POSTHUME 

Le  livre  posthume i'i") 

fragments 1 48 

l.  Dis,  sérieusement,  lorsque  je  serai  mort     .      .  i/|8 


t  mu  i     di  !«•; 


II.  l'ai  nagniM  ■'•  w irluii  . 

III.  I.nrsi|ilr   |  ■   .  f 
l\      l'i-  i.'i|>|ii'|li  r.is  lu  HMI  MUrW    InjtMi  . 

V.        Bl     *"i,   i     I    ill-l.lllt    lll'l     tll       lu        h 
DllllMI   11     I  -l'uni |     ,- 

II 

PROS1 


-m  VENIRfl 

AU  QUARTIER • I  03 

Variétés ii,- 

Onze  jours  en  Bem.im  i         171 

Jeajihi  Tebstorti 177 

Vu  UMORB l8o 

Souvenirs  si .11  ThBODOBI  M  Bwviur |83 

Mes  non  i  w  \ 189 

l.i:  DIABU 19^ 

IfoatBS-MoRocLn 200 

Km  vm  1.  (  ui-.r  runmi a<>9 

Vieilli  \  illi ai4 

Traduit  db  Btrob a'ili 

I.  V    SOI  TTE 

L'obsbssbi  11 a52 

1  SOHI  I   PBBAGOGtQt  B a:>8 

- 26a 

Mi-a-ou a83 

Projets  11  puma  BOB  Là  OOKBTI 287 

A   PROPOS  DU   DERNIER   LIVRE    POSTHUME  DE  VlCTOR    1 1 1  «iO  9Q'i 

\l    PA.TS  OU    Min  E 3oa 

l'.i.iu  BOOTA pOi 


408 


TABI.l;     DES     MATIlMil.S 


Mes  souvenirs  de  la  commune 3  r  i 

Le  ron  larron 3i'i 


HISTOIRES  GOMME   ÇA 

Deux  mots  d'une  fille 3i<| 

L\  HUI  DU   MAJOR    MULLER 3£5 

Conte  de  fées. iî5() 

L'arré  Anne 36o. 

Extrî:mes-Onctions 377 

L'histoire  d'un  recard 38a 

Rampo 39a 


ACHEVÉ  niMi'nnn -■./.■ 

Il  itma  juillet   mil   neuf  cent  onze  fur 

BUSS1KHK 

A    SAINT-A1IAND  (cilKlO 
pour  le  compte  de 

A.    MESSE1N 

iditeur 

19,     QUAI    SA1NT-MIC1IKI,,     If) 
PARIS  (V«) 


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