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Full text of "Oeuvres posthumes de Frédéric II, roi de Prusse"

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N  THE  CU5T0DY  Or  ThE 

BOSTON     PUBLIC   LIBRÀRY. 


5HELF    N° 


OEUVRES 


PO  STHUMES 


DE 


FREDERIC   II, 


R  O  I    D  E     PRUSSE. 


»i»i.Mi  ,L»ii«iiuj—  ■a»»— nuu JM j«i II 


Tome    IL 


BERLIN, 

CHEZ    VOSS    FT    FILS    ET   DECKER   kt    FILS. 

I   7  8  S. 


MtMVjmMim.^kv.i^H^rtb.mM  tiuiui^mmiLUXBPmmaf 


TABLE   DES  CHAPITRES 

D  E 

L'HISTOIRE  DE  MON  TEMPS. 
Tome    II. 


C  H  A  p.     V  1 1 1. 


Evénemens  des  années  1743  et  1744,  et  tout 
ce  qui  précéda  la  guerre  des  Prussiens.     3. 

C  H  AP.       IX. 

Des  négociations  de  F  année  1744  et  de  tout  ce 
qui  précéda  la  guerre  que  la  Prusse  entre- 
prit contre  la  maison  d'Autriche,  ■  5o. 

C  H  A  P.      X. 

Campagnes  d Italie  en  Flandre  ^  sur  le  Rhin  , 
et  enfin  celle  du  Roi.  77. 


tHAP.      XI. 

tes  Autrichiens  font  une  invasion  danslahautè 
Silésie  et  dans  le  comté  de  Glatz  ;  ils  sont  re* 
poussés  par  le  prince  d'Anhalt  et  le  général 
Lehwald.    Négociations    en    France.     Mort 
de  Charles    VIL   Intrigues  des  François  en 
Saxe.    Autres   négociations    avec  les  Fraji-^ 
çois.  Négociatiojis  avec  les  Anglois  pour  la 
paix  :  difficulté  qu'y  met  le  traité  de  Varso- 
vie.   LAngleterre  promet  ses   bons  offices. 
Préparatifs  pour  la  campagne.  Le  Roi  part 
pour  la  Silésie.    Le  jeune    électeur  de  Ba-- 
vière  fait  en  1745  la  paix   de  Fussen  avec 
ï  Autriche,  144. 

Chap.    XIL 

Campagne  d! Italie.  Campagne  de  Flandre.  Ce 
qui  se  passa  sur  le  Rhin.  Evénemens  qui 
précédèrent  les  opérations  de  tannée  1 745. 

174. 

Chap.    XIIL 

Bataille  de  Friedberg.  Marche  en  Bohème^  ce 
qui  s'y  passa.  Bataille  de  Sorr.  Retour  des 
troupes  en  Silésie,  199. 


Chap.    XIV. 

Révolution  à! Ecosse^  qui  fait  quitter  Hanovre 
au  roi  d'Angleterre^  et  rallentit  les  négocia- 
iions  de  la  paix.  Dessein  des  Autrichiens  et 
des  Saxons  sur  le  Brandebourg  découvert. 
Contradictions  dans  le  conseil  des  ministres. 
Projets  de  campagne.  Le  prince  d'Anhalt 
rassemble  son  armée  à  Halle,  Le  Roi  part 
pour  la  Silésie.  Expédition  de  la  Lusace, 
Le  prince  d'Anhalt  marche  à  Meissen.  Ba- 
taille de  Kesselsdorf.  Prise  de  Dresde.  Né" 
gociaiion  et  conclusion  de  la  paix.         268. 


^ 


HISTOIRE 


HISTO 


DE    MON    TEMPS, 


t  a  M  E    II. 


Tome  II. 


CHAPITRE     VII  I. 

Evénemens  des  années  1743  et  1744,  et 
tout  ce  qui  précéda  la  guerre  des  Prus- 
siens. 


N  dit  que  c'est  une  faute  cnpitale  en  poli- 
tique de  se  fier  à  un  ennemi  réconcilié,  et  l'on 
a  raison;  mais  c'en  est  une  plus  grande  encore 
à  une  puissance  foible  de  lutter  à  la  longue 
contre  une  monarchie  puissante,  qui  a  des  res- 
sources dont  la  première  manque.  Cette  ré- 
flexion étoit  nécessaire  pour  répondre  d'avance 
aux  critiques  qui  censuroient  la  conduite  du 
Pvoi.  Falloit-il,   disoit-on,  se  mettre  à  la  tête 
d'une  ligue  pour  écraser  la  nouvelle  maison 
d'Autriche  et  laisser  ensuite  reprendre  le  des- 
siis  àcette  même  maison,  pour  chasser  les  Fran- 
çois et  les  Bavarois  de  l'Allemagne?  Mais  quel 
étoit  le  projet  du  Roi?  ?>I'étoit-ce  pas  de  con- 
quérir la  Silésie  ?  Comment  pouvoit-il  l'exécu- 
ter, si  la  guerre  avoit  continué  ,  n'ayant  pas  as-* 
seZ  de  ressources  pour  fournir  aux  grandes  dé- 

A  Q 


4       HISTOIRE    DE     MON    TEMPS. 

penses  qu'elle  entraînoit  de  nécessité?  Tout 
ce  quidépendoit  de  lui,  c'étoit  d'agir  par  des 
négociations  et,  autant  que  cela  étoit  faisable, 
de  conserver  l'équilibre 'entre  les  puissances 
belligérantes.  La  paix  lui  donnoitle  temps  de 
respirer  et  de  se  préparer  à  la  guerre-  d'ailleurs 
l'animosité  étoit  si  forte  entre  la  France  et  l'Au- 
triche, et  leurs  intérêts  étoient  si  opposés  5  que 
la  réconciliation  entre  ces  puissances  ennemies 
paroissoit  encore  bien  éloignée;  il  falloit  se  ré- 
server pour  les  grandes  occasions.  Les  mauvais 
succès  des   armées  françoises  avoient  fait  une 
assez  forte  impression  sur  l'esprit  du  cardinal  de 
Fleuri  pour  que  sa  santé  s'en  ressentît;  une  ma- 
ladie l'emporta  au  commencement  de   cette 
année.  Il  avoit  été  ancien  évêque  de  Fréjus, 
précepteur  de  Louis  XV,  cardinal  de  l'église 
romaine  et  depuis  17  ans  premier  ministre.  Il 
s'étoit  soutenu  dans  ce  poste  ,  où  peu  de  mini- 
stres vieillissent,  par  l'art  de  captiver  la  con- 
fiance de  son  maître,  et  en  écartant  avec  soin 
delà  cour  ceux  dont  le  génie  pouvoit  lui  don- 
ner de  l'ombrage.  Il  adoucit  les  plaies  que  la 
guerre  de   succession    et  le   système  de  Law 
avoient  faites  à  la  France.  Son  économie  fut 


CHAPITRE      VIII.  5 

aussi  utile  au  royaume  que  l'acquisition  de  la 
Lorraine  lui  fut  glorieuse.  S'il  négligea  le  mili- 
taire et  la  marine  ,  c'est  qu'il  vouloit  tout  de- 
voir à  la  négociation  ,  pour  laquelle  il  avoit  du 
talent.  Son  esprit  succomba  ainsi  que  son  corps 
sous  le  poids  des  années.  Qn  dit  trop  de  bien 
de  lui  pendant  sa  vie,,  on  le  blâma  trop  après 
sa  mort.  Ce  n'étoit  point  l'ame  altière  de  Ri- 
chelieu ,  ni  l'esprit  artificieux  de  Mazarin  ; 
c'étoient  des  lions  qui  déchiroient  des  brebis. 
Fleuri  étoit  un  pasteur  sage  ,  qui  veilloit  à  la 
conservation  de  son  troupeau.  Louis  XV  vou- 
lut élever  à  la  mémoire  de  ce  cardinal  un  mo- 
nument, dont  on  fit  un  dessein  qui  ne  fut  ja- 
mais exécuté:  à  peine  fut-il  mort  qu'on  l'ou- 
blia. Chauvelin,  que  le  cardinal  de  Fleuri 
avoit  fait  exiler  ,  crut  du  fond  de  son  exil  pou- 
voir emporter  ce  poste  vacant;  il  écrivit  à 
Louis  XV  5  blâmant  l'administration  de  son 
ennemi  et  seVantant  beaucoup  lui-même.  Cette 
démarche  précipitée  fit  qu'on  lui  marqua  pour 
son  exil  un  lieu  plus  éloigné  de  la  cour  que 
Bourges  où  il  étoit  relégué.  Le  roi  de  France 
notifia  la  mort  de  son  ministre  aux  cours  étran- 
gères,  à  peu  prés  dans  le  stile  d'un  prince  qui 

A  3 


6       HISTOIRE    DE    MON    TEMPS. 

annonce  son  avènement  à  la  couronne.  Voici 
la  lettre  qu'il  écrivit  au  Roi  ;  nous  l'avons  co- 
piée mot  pour  mot.  „  Monsieur  mon  frère  , 
„  après  la  perte  que  je  viens  de  faire  du  car- 
„  dinal  de  Fleiu'i,  en  qui  j'avois  mis  toute  ma 
„  confiance  dans  l'administration  de  mes  af- 
„  faires,  et  dont  je  ne  puis  assez  regretter  la 
„  sagesse  et  les  lumières,  je  ne  veux  pas  difîè- 
„  rer  de  renouveler  moi-même  à  votre  Ma- 
,.  jesté  les  assurances  c[u'il  vous  a  données  en 
^,  mon  nom,  et  que  je  l'ai  souvent  chargé  de 
„  vous  réitérer,  de  l'amitié  parfaite  que  j'ai 
„  pour  la  personne  de  votre  Majesté,  et  du 
„  désir  sincéreque  j'ai  toujours  eu  de  pouvoir 
„  concerter  avec  elle  tout  ce  qui  peut  être  de 
„  nos  intérêts  communs.  Je  ne  puis  douter  que 
„  votre  Majesté  n'y  réponde  de  sa  part  comme 
„  je  le  puis  désirer,  et  elle  peut  compter 
„  qu'elle  trouvera  en  moi  dans  toutes  les  occa- 
„  sions  la  même  disposition  de  contribuer  à 
„  sa  gloire  et  à  son  avantage,  et  à  lui  marquer 
55  que  je  suis,  &c. 

Le  département  des  affaires  étrangères  noti- 
fia en  même-temps  que  le  Roi  ayant  résolu  de 
gouverner  désorm.ais  par  lui-même,  vouloit 


CHAPITRE      VII  I.  7 

qu'on  s'adressât  directement  à  lui.  Jusqu'alors 
Louis  XV  avoit  été  le  pupille  et  le  cardinal  de 
P'ieuri  son  tuteur.  Après  la  mort  de  Mazarin , 
Louis  XIV  porta  lui-même  le  deuil  de  son 
ministre;  personne  ne  le  porta  pour  Fleuri;  il 
fut  oublié  avant  qu'on  eût  prononcé  son  orai- 
son funèbre.  Pendant  l'administration  de  ce 
cardinal  les  différentes  rênes  du  gouvernement 
aboutissoiènt  toutes  à  lui  etvenoient  toutes  se 
joindre  dans  ses  mains  :  il  étoit  le  point  de 
ralliement,  qui  réunissant  les  finances,  la  guer- 
re, la  marine  et  la  politique,  les  dirigeoit  au 
moins  à  un  même  but.  Depuis  sa  mort  le  Roi 
voulut  travailler  lui-même  avec  les  ministres 
qui  étoient  à  la  tête  de  ces  quatre  départe- 
mens.  Son  ardeur  s'éteignit  au  bout'  de  huit 
jours  et  la  France  fut  gouvernée  par  quatre 
rois  subalternes,  indépendans  les  uns  des  au- 
tres. Ce  gouvernement  mixte  produisit  des 
détails  de  département;  mais  les  vues  générales 
qui  réunissent  et  embrassent  en  grand  le  bien 
de  l'état  et  son  intérêt ,  manquèrent  dans  les 
conseils.  Pour  se  faire  une  idée  du  choix  des 
ministres',  qu'on  se  représente  un  chancelier  du 
duc  d'Orléans,  rempli  de  Cujas  et  de  Barthole, 

A  4 


8       HISTOIRE    DE    MON    TEMPS; 

qui  devient  ministre    de  la  guerre  dans    ces 
temps  où  toute  l'Europe  étoit  en  feu;  etun  an- 
cien capitaine  de  dragons ,  nommé  Ori,  qu'on 
met  à  la  tête  des  finances.  Maurepas  s'imaginoit 
rendre  Louis  XV  souverain  des  merSjCtleRoi 
le  seroit  devenu,  si  les  discours  d'un  homme 
aimable  avoient  pu  opérer  ce  miracle.  Amelot 
étoit  de  ces  esprits  rétrécis,  qui  comme  les  yeux 
myopes  distinguent  à  peine  les  objets  de  prés. 
Cet  aréopage  gouverna  donc  la  France;  c'étoit 
proprement   une   aristocratie  ,    ou   bien   un 
vaisseau  qui  navigeant  sans  boussole  sur  une 
mer  orageuse  ,  ne  suivoit  pour  système  que 
l'impulsion  des  vents.  Les  armées  ne  prospé- 
rèrent pas  sous  cette  nouvelle  administration. 
Quoique'l'armée  de  Maillebois  joint  aux  Ba- 
varois fût  encore  sur  les  frontières  de  rAutri-» 
che,le  prince  de  Lobkowitz  avec  16,000  hon- 
grois tenoit  toujours  le  maréchal  deBelle-Isle 
bloqué  dans  Prague  avec  16.000  françois.    Le 
corps  de  Mr  de  Belle-Isle  étoit  presque  tout 
composé  d'infanterie ,  et  celui  des  Autrichiens 
de  cavalerie.  Cette  situation  inquiétoitMr  d'Ar- 
genson:  soit  par  impatience  ,  soit  par  humeur , 
soit  par  légèreté  ce  robin  fit  expédier  au  mare- 


CHAPITRE      VIII.  9 

chai  de  Belle-Isle  l'ordre  d'évacuer  Prague. 
Cet  ordre  étoit  plus  facile  à  donner  qu'à  exé- 
cuter. Le  maréchal  de  Belle-Isle  fit  ses  dispo- 
sitions en  conséquence;  il  fit  sortir  la  garnison 
le  18  de  Décembre  au  soir  par  un  froid  trés- 
piquant:  il  gagna  trois  marches  sur  le  prince 
Lobkovvitz  et  enfilant  un  chemin  difficile  qui 
donnoit  peu  de  prise  à  la  cavalerie  de  l'ennemi, 
il  continua  de  longer  l'Eger  et  arriva  le  dixiè- 
me jour  de  sa  marche  à  la  ville  d'Eger:  4000 
hommes  périrent  de  misère  et  de  froid  par  les 
marches  forcées  qu'on  leur  fit  faire  ;  et  cette 
armée  délabrée,  réduite  à  8000  combattans  , 
fut  partagée.  Ce  qui  étoit  encore  en  état  de  ser- 
vir joignit  Mr  de  Maillebois  en  Bavière,  et  les 
corps  entièrement  ruinés  furent  envoyés  en 
Alsace  pour  se  recruter.  La  Bohème  fut  ainsi 
conquise  et  perdue ,  sans  qu'aucune  victoire  ni 
des  François  ni  des  Autrichiens  eût  décidé  en- 
tr'eux  du  sort  des  empires.  Dans  tout  autre  pays 
que  la  France  une  retraite  comme  celle  de  Mr 
de  Belle-Isle  auroit  causé  une  consternation 
générale:  en  France,  où  les  petites  choses  se 
traitent  avec  dignité  etles  grandes  légèrement, 
pn  ne  fif  qu'en  rire,   et  Mr  de  Belle  -  Isle  fut 


10      HISTOIRE     DE     31 0  N    TEMPS. 

chansonné:  des  couplets  ne  mériteroient  cer- 
tainement pas  d'entrer  dans  un  ouvrage  aussi 
grave  que  le  nôtre;  mais  comme  ces  sortes  de 
traits  marquent  le  génie  de  la  nation ,  nous 
croyons  ne  point  devoir  omettre  celui-ci  : 

Ouajid  Belle-Isle  partit  une  nuit 
De  Prague  à  petit  bruit ^ 
Il  dit  voyant  la  Lune: 
Lumière  de  mes  jours  ^ 
Asti' e  de  ma  fortune^ 
Conduisez-moi  toujours. 

En  pareille  occasion  on  auroit  jeûné  à  Lon- 
dres 5  exposé  le  sacrement  à  Rome  ,  coupé  des 
têtes  à  Vienne.  Il  valoit  mieux  se  consoler  par 
une  épigramme.  La  retraite  du  maréchal  Belle- 
Isle  eut  le  sort  de  toutes  les  actions  des  hom- 
mes :   il  y  eut  des  fanatiques  qui   par  zélé  la 
comparèrent  à  la  retraite  des  dix  mille  deXé- 
nophon  ;  d'autres  trouvoient   que  cette  fuite 
honteuse  ne  pouvoit  se  comparer  qu'à  la  dé- 
faite de  Guine^ast.  Ils  avoient  tort  les   uns  et 
les  autres  ;  i6,ooo  hommes  qui  évacuentPra- 
gue  et  se  retirent  de  la  Bohème  devant  i6,ooo 
hommes  qui  les  poursuivent,  n'ont  ni  les  mê- 
mes dangers  à  courir,  ni  des  chemins  aiîssi  longs 


C  H  A  P  I  T  I^  E       V  I  I  I.  11 

à  traverser  que  les  troupes  de  Xénophon  pour 
retourner  du  fond  de  la  Perse  en  Grèce;  mais 
aussi  nefaut-il  pas  outrer  les  choses  etcomparer 
unemarche  où  les  François  ne  purentêtre  enta- 
més par  les  ennemis,  à  une  défaite  totale.  Les 
dispositions  de  Mr  Belle-Isle  étoient  bonnes  :  le 
seul  reproche  qu'on  puisse  lui  faire ,  est  de 
n'avoir  pas  dans  sa  marche  assez  ménagé  ses 
troupes. 

Dés-lors  la  fortune  de  la  Reine  prit  un  air 
plus  riant.  Le  maréchal  Traun  défit  en  Ita- 
lie Mr  de  Ga2;es,  qui  passoit  le  Panaro  pour 
l'attaquer.  Cette  victoire  ne  satisfit  point  la 
cour  de  Vienne;  elle  trouva  que  le  maréchal 
Traunn'enavoit  pas  assez  fait,  elle  vouloitdes 
batailles  qui  eussent  de  grandes  suites.  Enfin  ce 
maréchal  fut  jugé  comme  Apollon  par  Midas , 
et  c'étoit  cependant  le  premier  de  leurs  géné- 
raux qui  eut  triomphé  de  leurs  ennemis.  La 
maison  d'Autriche  commençoit  à  regagner  des 
provinces  perdues  et  assuroit  celles  qui  étoient 
menacées.  Cela  ne  l'empêchoit  pas  d'être  ac- 
cablée par  le  poids  de  cette  guerre;  peut-être 
y  auroit-elle  succombé  .  si  ces  premières  lueurs 
de  prospérité  n'eussent  ranimé  la  bonne  volon- 


12     HISTOIRE   DE    MON    TEMPS, 

té  de  ses  alliés.  Le  roi  d'Angleterre  donna  des 
marques  du  plus  grand  zèle  pour  le  soutien  de 
la  reine  de  Hongrie.  Les  motifs  qui  le  faisoient 
agir  ainsi  étoient  en  grande  partie  une  haine 
invétérée  qu'il  portoit  à  la  France.  Il  avoit 
servi  dans  sa  jeunesse  contre  cette  puissance; 
il  s'étoit  trouvé  à  la  bataille  d'Oudenarde  ,  où 
il  avoit  cliargé  à  la  tête  d'un  escadron  hano- 
vrien,  en  donnant  des  marques  d'une  valeur 
distinguée;  il  ambitionnoit  de  se  trouvera  la 
tête  des  armées  pour  jouir  de  la  gloire  des 
héros.  L'occasion  s'en  présentoit  ;  il  avoit  des 
troupes  en  Flandre:  en  se  déclarant  pour  la 
Reine,  enpassantla mer,  personne  ne  pouvoit 
lui  disputer  le  commandement  de  ses  troupes; 
de  plus,  il  alloit  augmenter  son  trésor  de  Ha- 
novre parles  subsides  que  les  Anglois  lui  paie- 
roientpour  ses  Hanovriens.  Pour  le  lord  Car- 
teret,  il  avoit  besoin  de  la  guerre  afin  de  se  sou- 
tenir auprès  de  son  maître  et  auprès  de  la  na- 
tion ancrloise.  Le  commerce  de  ces   insulaires 

o 

étoit  gêné  depuis  qu'ils  étoient  en  guerre  avec 
l'Espagne  :  pour  qu'un  grandcoup  décidâtces 
affaires  de  commerce,  il  falloit  le  frapper  sur  ter- 
re et  enEurope.  La  France  passoitpour  à-demi 


CHAPITRE       VI  IL  l3 

ruinée  par  les  efforts  qu'elle  avoit  faits  pour 
soutenir  la  Bavière  et  la  Bohème  :  elle  étoit 
l'alliée  de  l'Espagne  ;  en  afPoiblissant  l'une  de 
ces  puissances  on  affoiblissoit  l'autre.  Il  falloit 
donc  battre  les  P'rançois  soit  en  Allemagne  soit 
en  Flandre  ,  pour  gagner  sur  mer  une  supério- 
rité qui  pût  produire  un  avantage  réel  au  com- 
merce de  l'Angleterre.  Le  Roi ,  son  ministre 
et  la  nation  tendant  au  même  but  ,  quoique 
par  des  vues  différentes,  il  fut  résolu  d'envoyer 
au  coeur  de  l'Allemagne  ces  troupes  angloises, 
hanovrienneset  hessoisesqui  se  trouvoient  en. 
Flandre.  Autant  ce  projet  pouvoit  convenir 
au  roi  d'Angleterre,  autant  convenoit- il  peu 
au  roi  de  Prusse  :  il  ne  devoit  pas  perdre  de 
vue  cet  équilil^re  politique  que  pendant  la 
guerre  même  son  intérêt  l'obligeoit  de  main- 
tenir entre  les  puissances  belligérantes.  Si  la 
inaison  d'Autriche  gagnoit  une  supériorité  dé- 
cidée dans  l'empire  sur  la  maison  de  Bavière ,  la 
Prusse  perdoit  son  influence  dans  les  affaires 
générales;  il  falloit  donc  errpêcher  que  le  roi 
d'Angleterre  et  la  reine  de  Hongrie ,  aveuglés 
par  les  succès  auxquels  ils  dévoient  s'attendre, 
aie  détrônassent  l'Empereur.  Lavoie  desrepré- 


14      HISTOIRE    DE    MON    TEMPS. 

sentations  étoit  la  seule  qui  convînt  au  roi  de 
Prusî^e-  et  se  servant  des  argumens  que  peut 
employer  un  prince  allemand,  zélé  pour  sa 
patrie  et  pour  la  liberté  du  corps  germanique, 
il  conjurale  roi  d'Angleterre  de  ne  pas  rendre, 
sans  clés  raisons  très-importantes,  l'empire  le 
théâtre  d'une  guerre  qui  étoitprès  de  s'allumer, 
et  de  se  souvenir  qu'il  n'est  point  permis  à  un 
membre  du  corps  germanique  d'introduire  , 
sans  la  sanction  de  la  diète,  des  troupes  étran- 
gères dans  sa  patrie.  C'étoittoutce  que  ce  prin- 
ce pouvoit  faire  dans  les  conjonctures  où  il  se 
trouvoit  :  il  ne  pouvoit  pas  compter  sur  la 
France,  qu'il  avoit indisposée  contre  lui  parla 
paix  de  Breslau  ;  il  ne  pouvoit  se  brouiller  avec 
les  Anglois ,  qui  étoient  les  seuls  garans  qu'il 
eût  de  cette  paix.  Les  choses  n'en  étoient  pas 
venues  à  une  extrémité  assez  grande  pour 
replonger  ses  états  dans  une  nouvelle  guerre  ; 
il  falloit  donc  se  contenter  de  la  promesse  du 
roi  d'Angleterre,  qui  s'engagea  de  ne  rien  en- 
treprendre 5  ni  contre  la  dignité  de  l'Empe- 
reur, ni   contre  ses  états  patrimoniaux. 

Ce  n'étoit  pas  avec  les  Anglois  seuls  cni'on 
négocioit.  Le  Roi  avoit  entamé  une  autre  né- 


CHAPITRE       VIII.  l5 

gociation  à  Péterbourg  pour  des  intérêts  qui 
le  touchoient  plus  directement  :  il  s'agissoit 
d'obtenir  de  l'impératrice  de  Russie  la  garantie 
du  traité  de  Breslau.  Ce  furent  les  Ani^lois  et 

o 

les  Autrichiens  qui  s'y  opposèrent  de  toutes 
leurs  forces,  quoique  sous  main.  Les  deux 
frères  Bestuchew,  ministres  de  l'Impératrice, 
trouvèrent  par  les  difficultés  qu'ils  firent  naître 
le  moyen  d'accrocher  continuellement  la  fin 
de  cette  affaire.  La  reine  de  Hongrie  reo;ardoit 
la  cession  qu'elle  avoit  faite  de  la  Silésie  com- 
me un  acte  de  contrainte,  dont  elle  pouvoit 
appeler  avec  le  temps ,  en  rej  étant  sur  la  néces- 
sité ce  que  la  rigueur  des  conjonctures  l'avoit 
forcée  d'accepter.  Les  Anglois  vouloient  isoler 
le  roi  de  Prusse  et  le  priver  de  tout  appui  , 
pourl'avoir  entièrement  sous  leur  dépendance. 
De  quelque  façon  que  les  princes  cachent  ces 
sortes  de  vues,  il  leur  est  bien  difficile  de  les 
rendre  impénétrables.  Ce  fut  alors  que  la  paix 
de  Friedricsham  fut  ratifiée  entre  la  Russie  et 
la  Suède  :  la  perte  d'une  partie  inculte  de  la 
Finlande  fut  le  moindre  mal  dont  la  Suède 
eut  à  se  plaindre  j  le  despotisme  que  les  Russes 
exercèrent  à  Stockholm ,  mit  le  comble  à  l'op- 
probre 3e  cette  nation;  un  sujet  de  l'Impéra- 


l6     HISTOIRE    DE    MON   TEMP^. 

trice  étoit  considéré  en  Suède  comme  un  séna-* 
teur  romain  du  temps  de  César  pouvoit  l'être 
dans  les  Gaules.  Une  nation  malheureuse  ne 
manque  jamais  d'ennemis.  Les  Danois  voulu- 
rent profiter  des  calamités  de  la  Suéde.  La  diète 
de  Stockholm  étoit  assemblée  pour  ratifier  la 
paix  qui  venoit  de  se  conclure  avec  la  Russie  et 
pour  nommer  un  successeur  au  trône  :  le  roi 
de  Danemarck,  dans  le  dessein  d'unir  les  trois 
couronnes  de  la  Suéde,  du  Danemarck  et  de 
la  Norvège  sur  la  tête  de  son  fils  le  prince 
royal  5  excita  une  rébellion  dans  la  Carélie, 
souleva  des  prêtres ,  corrompit  quelques  bour- 
çeois:  mais  il  trouva  tant  de  difficultés  dans 
l'exécution  desonplaUjqueceplanavortaavant 
sa  naissance.  Les  troupes  danoises  et  suédoises 
s'assembloient  déjà  sur. les  frontières;  la  diète 
de  Stockholm  s'empressoit  à  trouver  des  se- 
cours; elle  demanda  les  bons  offices  du  roi  de 
Prusse  pour  moyenner  un  accomodementavec 
ses' voisins.  Le  Roi  s'intéressapour  eux,  et  le  roi 
de  Danemarck  lui  répondit  qu'eu  égard  à  ses 
exhortations  il  ne  précipiteroit  pas  les  choses. 
Mais  ce  quiparoîtra  presque  incroyable,  c'est 
que  ces  mêmes  Suédois  qui  venoient  de  faire 

une 


CHAPITRE       VIII.  17 

une    paix    si  déshonorante   avec   la  Russie , 
implorèrent    la  protection   de   l'Impératrice 
contre  les  Danois.  Elisabeth  la  leur  accorda, 
et  elle  fit  partir  le  général  Keith  sur  des  galères 
qui  portoient  10,000  hommes  de  secours.  Ce 
fut  alors  qu'à  la   faveur   de    ces    troupes    le 
prince  de  Holstein,  évêque  de  Lubeck  ,  fut 
élu,  au  lieu  du  prince  danois  ,  successeur  du 
vieux    roi   de  Suède  ,    landgrave     de    Hesse. 
Ainsi  à  peu  près  dans  le  cours  de  la  même 
année  la  Suéde  fut  battue,  protégée  et  enfin 
donnée  au  prince  de  Holstein  par  l'impéra- 
trice de  Russie.    Le  sénat   de  Stockholm   se 
consola  de  tant  d'infortunes  par  des  cruautés  ; 
il  ht  périr  les  généraux  de  Buddenbrock  et  de 
Loewenhaupt  sur  l'échafaud.   On  les  accusa 
de  trahisons  et  de  perfidies,  mais  rien  ne  fut 
prouvé  ;  ils  n'étoient  coupables  que  d'igno- 
rance et  de  trop  de  foiblesse. 

Mais  il  est  temps  de  quitter  ces  scènes 
tragiques  du  nord  pour  retourner  au  sud  ,  et 
voir  ce  qui  se  passa  dans  la  Bohème  après  que 
les  François  l'eurent  abandonnée.  La  reine 
de  Hongrie  se  rendit  à  Prague  pour  recevoir 
l'hommage  de  ce  royaume,  au  recouvrement 
Tome  IL  B 


iS       HISTOIRE    DE    MON    TEMPS. 

duquel  sa  fermeté  avoit  autant  et  plus  contri- 
bué que  la  force  de  ses  armes.  Le  jour  même 
de  son  couronnement  elle  apprit  que  le  maré- 
chal de  Khevenhuller  ayant  marché  de  Schar- 
ding  à  Braunau.  en  avoit  chassé  le  général  Mi- 
nucci,  qui  conmiandoit  un  corps  de  7  à  8000 
impériaux:  les  détails  de  cette  affaire  nous  sont 
parvenus  par  des  officiers  prussiens  ,  qui  firent 
cette  campa(Tne  en  qualité  de  volontaires  avec 
les  Autrichiens.  Mr  de  Khevenhuller  s'avança 
vers  Scharding,  place  située  sur  l'Inn ,  proche 
des  frontières  de  l'Autriche  ;  ses  troupes  sor- 
tant de  leurs  quartiers  d'hiver  s'y  rendirent 
par  différentes  routes.  Malgré  les  précautions 
que  cet  habile  officier  prit  de  caclier  ses  des- 
seins ,  le  maréchal  de  Seckendorff  en  fut  in- 
formé ,  et  il  donna  ordre  à  Mr  de  Minucci  de 
se  retirer  de  Braunau.  Ce  général  peu  intelli- 
gent ne  sut  ni  disposer  sa  retraite  pour  obéir 
aux  ordres  de  son  chef,  ni  choisir  un  terrain 
avantageux  pour  attendre  l'ennemi  et  pour  lui 
résister.  Mr  de  Khevenhuller  se  trouva  bientôt 
en  présence  des  Bavarois  ;  il  trouva  le  front  de 
Minucci  inattaquable.,  ayant  un  profond  ravin 
qui  séparoit  les  deux  armées;  sa  droite  étoit 
appuyée  à  Braunau,  que  l'on  avoit  fortifié  en 


CHAPITRE       V  I  I  L  1  g 

hâte  durant  le  dernier  hiver.  Mais  autant  ce 
poste  étoit  fort  par  sa  droite  et  par  son  front, 
autant  étoit  -  il  foible  sur  sa  gauche.  Mr  de 
KhevenhuUer  s'en  apperçut  au  premier  coup- 
d'oeil;  il  détacha  Mr  de  Berlichingen  avec  un 
gros  de  cavalerie,  qui  tourna  les  Impériaux;  et 
prenant  des  chemins  détournésjtombasur  cette 
aile  qui  étoit  en  l'air,  tandis  que  Nadasti  avec 
ses  housards  attaqua  les  troupes  de  Minuccide 
front.  Ce  ne  fut  point  une  bataille;  les  Bava- 
rois s'enfuirent  sans  être  défendus;  une  par- 
tie de  leur  cavalerie  se  sauva  dans  Braunau. 
leur  infanterie  se  réfugia  sur  les  glacis  de  la 
ville.  Minucci ,  la  plus  grande  partie  de  ses 
troupes  et  la  ville  deBraunau  se  rendh'enttout 
de  suite  à  leur  vainqueur;  quelques  débris  de 
cette  cavalerie  prirent  le  chemin  de  Burghau- 
sen,  où  les  Impériaux  avoient  encore  un  corps 
de  troupes.  Les  François  qui  étoient  à  Osterho- 
fen  n'attendirent  pas  l'approche  des  Autri- 
chiens. Le  vieux  Broglio  ,  qui  commandoit 
cette  armée  avec  les  maréchaux  de  Maillebois 
et  de  Seckendorfï  ,  avoit  été  vivement  pressé 
par  Seckendorfï  de  prévenir  l'ennemi  et  d'as- 
sembler ses  troupes  avant  que  Mr  de  Kheven^ 

B   2 


20     histoihe  de  mon  temps. 

huiler  fût  en  état  de  rien  entreprendre  5  mais  ce 
fut  en  vain.  Ses  ennemis  prétendoient  même 
qu'il  n'étoit  pas  fâché  de  voir  le  mauvais  succès 
d'une  guerre  à  laquelle  le  maréchal  de  Belle- 
Isle  avoit  le  plus  contribué  5  d'autres  soutien- 
nent, avec  plus  d'apparence,  qu'il  avoit  des 
ordres  de  la  cour  de  retourner  en  France  et 
d'abandonner  la  Bavière.  Quoi  qu'il  en  soit, 
sa  conduite  sembla  autoriser  cette  dernière 
opinion  ,  et  la  cour  ne  lui  témoigna  aucun 
mécontentement  à  son  retour.  Les  Autrichiens 
surent  profiter  de  l'avantage  qu'ils  avoient  d'ê- 
tre en  corps  et  d'agir  contre  des  troupes  sépa- 
rées par  bandes.  Le  prince  de  Lorraine  arriva 
au  camp ,  et  sans  s'arrêter ,  délogea  les  François 
deDeckendorff;  tout  plia  devant  lui:  à  mesure 
qu'il  s'avançoit,  les  troupes  françoises  rece- 
voient  ordre  de  se  retirer.  Quelques  rivières 
assez  considérables ,  qui  ont  leur  source  dans  le 
Tyrol  5  qui  traversent  la  Bavière  et  vont  se  jeter 
dans  le  Danube  ,  fournissent  aux  généraux 
qui  veulent  se  défendre  la  facilité  d'en  disputer 
1-es  bords;  mais  le  prince  de  Lorraine  les  passa 
sans  y  trouver  de  résistance.  Broglio  décampa 
de  Straubingen ,  où  il  avoit  un  gros  magasin  , 
en  y  laissant  une  foible  garnison,  qui  fut  sacri- 


CHAPITRE      VIII.  21 

fiée  à  l'ennemi.  Un  secours  de  10,000  françois 
étoit  déjà  arrivé  àDonawerth  pour  le  joindre; 
ils  devinrent  les  compagnons  de  sa  fuite;  et 
malgré  les  plus  fortes  représentations  de  Mr  de 
Seckendorff",  les  François  l'abandonnèrent  et 
ne  s'arrêtèrent  qu'à  Strasbourg,  où  Mr  de 
Eroglio  donna  un  bal  le  jour  de  son  arrivée, 
apparemment  pour  célébrer  la  campagne  bril- 
lante qu'il  venoit  de  terminer.  Le  malheureux 
SeckendorfP  s'occupant  à  rassembler  les  débris 
de  ses  Impériaux  qui  s'étoient  si  mal  conduits 
à  Braunau  ,  les  joignit  au  corps  qui  étoit  à 
Burghausen  et  se  retira  en  hâte  sur  Munich, 
cj^u'il  abandonna  pour  se'  joindre  à  l'armée 
françoise  ;  mais  assuré  que  ces  troupes  vou^ 
loient  repasser  le  Rhin,  il  écrivit  au  maréchal 
de  Broglio  que  comme  les  François  abandon- 
noient  l'Empereur  ,  ce  prince  se  voyoit  con- 
traint de  les  abandonner  de  même  et  de  cher- 
cher ses  sûretés  où  il  les  trouveroit.  Aussitôt 
il  demanda  au  prince  de  Lorraine  et  à  Mr  de 
Khevenhuller  de  convenir  avec  lui  d'une  sus- 
pension d'armes,  dont  il  obtint  l'équivalent; 
car  les  Autrichiens  lui  promirent  de  respecter 
les  troupes   impériales  tant  qu'elles  occupe- 

B  3 


22       HISTOIP^E    DE     MON    TEMPS. 

roient  un  territoire  neutre  de  l'Empire.  Les 
Autrichiens ,  aveuglés  par  leurs  succès  ,  nicpri- 
soient  trop  ces  troupes  pour  vouloir  les  désar- 
mer ;  ils  voloient  vers  le  Rhin ,  soutenus  de  la 
chimérique  espérance  de  reconquérir  la  Lor- 
raine. La  prospérité  est  à  la  guerre  souvent  plus 
dangereuse  cjue  l'infortune  ;  aux  uns  elle  ins- 
pire une  trop  grande  sécurité ,  et  aux  autres 
trop  de  témérité.  Le  plus  grand  général  du 
monde  seroit  celui  qui  dans  les  diverses  fortu- 
nes conserveroit  un  esprit  égal  et  qui  ne  sépa- 
reroit  jamais  l'activité  de  la  prudence.  Tandis 
que  le  prince  de  Lorraine  s'acheminoit  vers  le 
Rhin  ,  rAllemarne  étoit  inondée  d'une  nou- 
velle  armée  étrangère,  qui  sous  prétexte  de  la 
protéger,  concouroitàsaruine.  Le  roi  d'Angle- 
terre avoit  envoyé  vers  le  bas  Rhin  ses  troupes 
hanovriennes  et  ancrjoises  sous  le  commande- 

o 

ment  du  lord  Stairs.  George  passa  lui-même  la 
mer  ,  et  vint  à  Hanovre  pour  se  mettre  ensuite 
à  la  tête  de  son  armée.  Le  lord  Stairs,  qui 
étoit  à  Hoechst,  risqua  de  passer  le  Mein;  les 
François  qui  Fépioient,  l'ol^ligèrent  d'abord  à 
reprendre  sa  première  position.  Ce  pas  de 
clerc  fit  appréhender  au  roi  d'Angleterre  que 
son  général  trop  foiiizueux  par  tempérament  ne, 


CHAPITRE       V 1 1 1.  23 

commît  quelque  imprudence  plus  forte,  et  il  se 
hâta  de  prendre  lui-même  le  commandement 
de  ses  troupes.  Ce  corps  étoit  composé  de 
17,000  anglois  ,  16,000  hanovriens  et  10,000 
autrichiens,  ce  qui  f.iisoit  4.3,000  combattans; 
6000  hessois  et  quelques  régimens  hanovriens 
étoient  encore  en  marche  pour  le  joindre.  Le 
lord  Stairs  avoit  agi  avec  si  peu  de  prudence, 
que  ses  soldats  manquoient  de  pain  et  ses  che- 
vaux de  fourrage.  Pour  subvenir  à  cet  incon- 
vénient, le  Roi  vint  se  camper  auprès  d'Aschaf- 
fenbourgj  mais  ce  moyen  ne  suffit  pas  pour 
remédier  à  la  néglifrence  qu'on  avoit  eue  de  ne 
pas  amasser  assez  de  vivres.  Le  Rhin  pouvoit 
fournir  des  secoiu's  ,  et  le  Roi  s'éloignant  de 
cette  rivière,  se  trouva  plus  resserré  qu'aupa- 
ravant par  le  Mein  et  par  les  François  qui  gar- 
doient  l'autre  bord,  et  sur  ses  derrières  par  les 
montagnes  arides  duSpeshard:  il  ne  s'apper- 
çut  que  trop  tôt  de  sa  faute.  Le  maréchal  de 
Noailles  affama  le  monarque  anglois  dans  son 
camp;  et  comme  il  prévit  qu'il  ne  pouvoit  y 
rester  que  peu  de  jours,  Noailles  conçut  un 
dessein  digne  du  plus  grand  capitaine.  Il  prit 
Dettingen ,  et  ht  construire  deux  ponts  sur  le 

B  4 


24      HISTOIRE    DE    MON    TEMPS. 

Mein  et  préparer  à  côté  des  guets  pour  sa 
cavalerie.  Toutes  ces  choses  s'exécutèrent  sans 
que  îe  roi  d'Angleterre  en  eût  vent  :  c'étoit  le 
prélude  de  la  bataille  c[ui  devoit  se  donner 
bientôt.  Pour  en  avoir  une  idée  précise,  il  est 
bon  de  savoir  que  l'armée  angloise  ,  affamée 
vers  les  sources  du  Mein,  ne  pouvoit  trouver 
des  subsistances  qu'en  prenant  le  chemin  de 
Hanau.  Sa  gauche  longeant  toujours  le  Mein 
au  sortir  de  ces  monticules ,  traversoit  la  petite 
plaine  de  Dettingen.  Mr  de  Noailles  en  consé- 
quence tenoit  im  détachement  tout  prêt  pour 
occuper  Aschaffenbourg  au  moment  où  les 
Anglois  en  sortiroient.  Il  avoit  fait  dresser  tout 
le  long  du  Mein  des  batteries  masquées  dont  il 
pouvoit  tirer  à  bout-portant  sur  les  colonnes 
des  alliés  en  marche  ;  la  plus  forte  partie  de 
son  armée  devait  passer  le  Mein ,  pour  se  ran- 
ger derrière  un  ruisseau  qui  du  Speshard  coule 
devant  ce  front  et  va  se  jeter  dans  le  Mein  ;  ces 
troupes  coupoient  précisément  le  chemin  de 
Hanau.  Le  roi  d'Angleterre  trouvoit  donc  à  ce 
débouché  une  armée  en  face  et  des  batteries  en 
flanc.  Si  le  maréchal  de  Noailles  avoit  aussi 
exactement  exécuté  ce  projet  qu'il  Favoit  con- 
çu avec  sagesse  5  le  roi  d'Angleterre  auroit  été 


CHAPITRE      VI  IL  2  5 

forcé,  on  d'attaquer  l'armée  Françoise  dans  un 
poste  trés-avantageux,  pour  s'ouvrir  l'épée  à  la 
main  le  passage  à  Hanau,  ou  de  se  retirer  par 
les  déserts  du  Speshard,  ce  qui  infailliblement 
aur.oit  fait  débander  les  troupes  faute  de  sub- 
sistances. La  faim  chassa  les  Anglois  d'Aschaf- 
fenbourg  ,  comme  Noailles  l'avoit  prévu.  Les 
troupes  5  qui  avoient  campé  par  corps  ,  ne 
marchoient  point  par  colonnes  ,  mais  se  sui- 
voient  par  distances,  d'abord  les  Hanovriens, 
puis  les  Anglois  et  enfin  les  Autrichiens.  Le  Roi 
étoit  dans  son  carrosse  auprès  des  troupes  de 
Hanovre;  on  l'avertit  pendant  la  marche  que 
son  avant-garde  étoit  attaquée  par  un  gros  de 
cavalerie  françoise,  et  bientôt  après,  que  toute 
l'armée  françoise  avoit  passé  le  Mein  et  se 
trouvoit  en  bataille  vis-à-vis  de  lui.  Le  Roi 
monte  à  cheval  ,  il  veut  voir  par  lui-même. 
La  canonade  des  François  commence  ;  son 
cheval  prend  l'épouvante,  et  alloit  l'emporter 
au  milieu  des  ennemis,  si  un  écuyer  ne  se  fût 
jeté  en  avant  pour  l'arrêter.  George  renvoya 
le  cheval  et  combattit  à  pied  à  la  tête  d'un  de 
ses  bataillons  anglois.  Les  troupes  avoient  un 
petit  bosquet  à  passer  3  ce  qui  leur  donna  le 


26       HISTOIRE    DE    MON    TEMPS. 

temps  d'avertir  les  autres  corps  du  danger  qui 
les  menaçoit.  Le  duc  d'Aremberg  et  Mr  de 
Neuperg  accoururent  avec  leurs  Autrichiens 
et  formèrent  leur  armée  vis-à-vis  de  celle  des 
François  aussi  bien  que  les  circonstances  le 
permettoient.  Ce  champ  de  bataille  n'ayant 
que  iQoo  pas  de  front,  obligea  les  alliés  à  se 
mettre  sur  7  ou  8  lignes.  Les  François  ne  leur 
laissèrent  pas  le  temps  de  finir  tranquillement 
leur  disposition  ;  la  maison  du  Roi  les  attaqua , 
perça  quatre  lignes  de  cavalerie,  renversa  tout 
ce  qu'elle  rencontra  et  fit  des  prodiges  de  va- 
leur: elle  auroit  peut-être  remporté  l'honneur 
de  cette  journée ,  si  elle  n'avoit  pas  sans  cesse 
trouvé  de  nouvelles  lignes  à  combattre.  Ces 
attaques  réitérées  l'ayant  mise  en  désordre,  le 
régiment  de  Stirheim.  autrichien  s'en  apperçut 
et  la  fit  reculer  à  son  tour.  Cela  n'auroit  pas 
fait  perdre  la  bataille  aux  François:  la  vérita- 
ble cause  ne  doit  s'attribuer  qu'au  mouvement 
imprudent  de  Mr  de  Harcourt  et  de  Mr  de 
Grammont.  Ils  étoient  à  la  droite  de  l'armée 
avec  la  briçrade  des  p-ardes  francoises  :  ils 
quittent  leur  poste  sans  ordre  et  s'avisent  de 
prendre  en  flanc  la  gauche  des  alliés  qui  tiroit 


CHAPITRE        VIII.  27 

vers  le  Mein  :  par  cette  manoeuvre  ils  empê- 
chèrent leurs  batteries,  qui  étoient  au  delV 
du  Mein  et  qui  incommodoient  beaucoup  les 
alliés  de  tirer.  Les  gardes  francoises  ne  sou- 
tinrent  pas  la  première  décharge  des  Autri- 
chiens ;  elles  prirent  la  fuite  d'une  manière 
honteuse  et  se  précipitèrent  dans  le  Mein  , 
où  elles  se  noyèrent  •  d'autres  portèrent  le 
découragement  et  l'épouvante  dans  le  reste 
de  l'armée.  Le  prince  Louis  de  Bronswic  , 
qui  servoit  dans  les  troupes  autrichiennes,  eut 
toutes  les  peines  du  monde  à  persuader  au 
roi  d'Angleterre  de  faire  avancer  les  Anglois  ; 
ce  furent  cependant  eux  qui  décidèrent  les 
François  à  la  retraite  et  à  repasser  le  Mein. 
Les  François  plaisantèrent  là-dessus.  On  a})- 
pela  cette  action  la  journée  des  bàîojis  rompus  ^ 
parce  que  Mr  de  Harcourt  et  Mr  de  Gram- 
mont  n'avoient  attaqué  que  dans  l'espérance 
d'obtenir  le  bâton  de  maréchal  comme  une 
récompense  due  à  leur  valeur:  on  donna  aux 
gardes  francoises  le  sobriquet  de  canards  du 
Mein  :  on  pendit  une  épée  h.  Fliôtel  deNoailles 
avec  l'inscription  ,  point  hojnicidc  ne  seras. 
Sans  doute  que  ce  marécluil  ne  devoit  pas  se 


28     HISTOIRE    DE    MON    TEMPS. 

tenir  auprès  de  sa  batterie  au  delà  du  Mein. 
S'il  avoit  été  présent  à  l'armée  ,  il  n'auroit 
jamais  permis  aux  gardes  françoii'es  d'attaquer 
û  mal  à  propos  ;  et  si  les  troupes  étoient 
demeurées  dans  leur  poste  ,  jamais  les  alliés 
ne  les  y  auroient  forcés.  Cette  journée  ne 
valut  au  roi  d'Angleterre  que  des  subsistances 
pour  ses  troupes.  Le  canon  des  Hanovriens 
fut  bien  servi  ;  quelques  régimens  de  leurs 
troupes  et  quelques  régimens  autrichiens  , 
surtout  celui  de  Sdrheim,  se  distinguèrent. 
Mr  de  Neuperg  eut  le  plus  de  part  au  gain  de 
cette  bataille  et  fut  bien  secondé  par  le  prince 
Louis  de  Bronswic.  Je  sais  d'un  officier  qui  se 
trouva  sur  les  lieux,  que  le  roi  d'Angleterre 
se  tint  pendant  toute  la  bataille  devant  son 
bataillon  hanovrien,  le  pied  gauche  en  arriè- 
re 5  l'épée  à  la  main  et  le  bras  étendu,  à  peu 
près  dans  l'attitude  où  se  mettent  les  maîtres 
d'escrime  pour  pousser  la  quarte:  il  donna  des 
marques  de  valeur,  mais  aucun  ordre  relatif 
à  la  bataille.  Le  duc  de  Cumberland  combat- 
tit avec  les  Anglois  à  la  tête  des  gardes  ;  il  se  fit 
admirer  par  sa  bravoure  et  par  son  humanité  : 
blessé  lui-même,  il  voulut  que  le  chirurgien 


CHAPITRE       VIII.  29 

pansât  avant  Lii  un  prisonnier  françois  criblé 
de  coups.  Les  alliés  ne  pensèrentpoint  àpour- 
suivre  les  François  ,  iJs  ne  pensèrent  qu'à  trou- 
ver   des  subsistances   dans   leur   magasin  de 
Hanau.  Le  vainqueur,  après  avoir  soupe  sur  le 
champ  de  bataille ,  poursuivit  incessamment 
sa  route  pour  se  rapprocher  de  ses  vivres.   Ce 
qu'il  y  eut  de  fort  extraordinaire,  c'est  qu'après 
cette  bataille  gagnée  5  le  lordStairs  pria  par  un 
billet  le  maréchal  de  Noailles  d'avoir  soin  des 
blessés  qui  se  trouvoient  sur  le  champ  de  batail- 
le que  les  vainqueurs  abandonnoient.  Comme 
les  alliés  portoient  tous  des  rubans  verts  sur 
leurs  chapeaux,  on  attacha  une  branche  de  lau- 
rier à  celui  du  Roi,  qui  la  porta  sans  scrupule: 
ce  sont  des  misères,  mais  elles  peignent  les 
hommes.  Cette  victoire  ne  fit  pas  autant  de 
plaisir  au  roi  de  Prusse  qu'en  avoit  ressenti  le 
roi   d'Angleterre.    Il  étoit  à   craindre  que  le 
ministère  françois,  peu  ferme,  et  découragé 
par  une  suite  de  revers,  ne  sacrifiât  la  gloire 
de  Louis  XV  et  les  intérêts  de  l'Empereur , 
pour  se  tirer  des  embarras  toujours  renaissans 
qui  l'environnoient.  Pour  éclairer  les  démar- 
ches des  alliés ,  le  Roi  htpartir  le  jeune  comtq 


30       HISTOIRE    DE   MON  TEMPS. 

Finck,  sous  prétexte  de  féliciter  le  roi  d'Angle- 
terre sur  sa  victoire  ,  mais  réellement  pour 
veiller  à  la  conduite  du  lord  Carteret  et  pour 
découvrir  les  négociations  qui  pourroient 
s'entamer  dans  ce  camp.  Le  prince  de  Hesse, 
Guillaume,  frère  du  roi  de  Suède,  étoit  très- 
bien  intentionné  pour  les  intérêts  de  l'Empe- 
reur. On  se  servit  de  son  canal  pour  faire  par- 
venir au  lord  Carteret  quelques  propositions 
d'accommodement  tendantes  à  concilier  la 
Bavière  et  l'Autriche;  mais  cet  Anglois  ne  fut 
pas  assez  fin  pour  dissimuler  le  fond  de  ses 
pensées  ,  et  l'on  s'apperçut  qu'il  ne  vouloit 
point  d'accommodement  ,  que  son  maître 
vouloit  la  guerre  ,  la  reine  de  Hongrie  le  trône 
impérial  pour  son  époux,  et  que  les  uns  et  les 
autres  désiroient  és^alement  la  ruine  du  Bziva- 
rois.  Le  roi  d'Angleterre  abandonna  bientôi;le 
caractère  de  protecteur  de  l'empire  qu'il  avoit 
pris;  un  rôle  d'emprunt  est  difficile  à  soutenir, 
on  n'est  jamais  bien  c[ue  soi-même.  Il  refusa 
avec  fierté  les  dédommagemens  que  divers 
souverains  lui  demandoient  pour  le  dégât  que 
ses  troupes  avoient  commis  dans  leur  pays  , 
et  refusa  de  même  le  payement  des  denrées 


CHAPITRE       VII  I.  3l 

et  des  fourrages  que  ces  princes  lui  avoient 
livrés.  Il  se  survit  d'une  expression  singulière 
dans  une  pièce  qu'il  fit  imprimer  pour  éluder 
ces  bonifications  ;  il  y  dit  :  „  que  c'est  le  moins 
„  que  les  princes  de  l'empire  puissent  faire 
„  que  de  défrayer  l'armée  de  leur  libérateur 
„  et  de  leur  sauveur;  que  cependant  il  avise- 
„  roit  à  les  payer  selon  que  ces  états  se  con- 
„  duiroient  envers  lui.  .,,.  Cette  hauteur  ache- 
va d'aliéner  les  esprits.  Le  monarque  le  plus 
despotique  ne  s'exprime  pas  en  termes  plus 
impérieux.  Le  Roi  agissoit  par  intérêt;  Carte- 
ret  étoit  violent  ;  ces  sortes  de  caractères 
n'emploient  que  rarement  des  expressions 
modérées. 

Pendant  que  tous  ces  événemens  s'étoient 
passés  sur  leMein,  le  prince  de  Lorraine  pour- 
suivoit  les  François  j  usqu'au  bord  du  Rhin.  Son 
armée  étoit  partagée  en  trois  colonnes;  tandis 
qu'elle  s'avançoit  vers  les  frontières  de  l'Alsace, 
,  lui  et  le  maréchal  de  Khevenhiiller  se  rendirent 
à  l'armée  angloise  ;  ce  qui  étoit  d'autant  plus 
facile  que  Mr  deNoailles  avoit  repassé  le  Rhin 
à  Oppenheim.  Le  roi  d'Angleterre  voulut  éta- 
blir un  concert  moyennant  lequel  les  mouve- 


Î2       HISTOIR.E    DE    MON    TEMPS. 

mens  des  deux  armées  seroient  si  bien  compas- 
sés les  uns  avec  les  autres,  qu'ils  tendroient  au 
même  but,  qui  étoit,  selon  le  projet  dont  on 
convint,  de  reprendre  la  Lorraine.  A  cette  fin 
le  roi  d'Angleterre  devoit  passer  le  Rhin  à 
Maïence  et  se  porter  en  droiture  en  Alsace, 
pour  faciliter  au  prince  de  Lorraine  les  moyens 
de  passer  le  Rhin  à  Baie  ,  de  prendre  la  Lor- 
raine, et  ensuite  de  distribuer  les  troupes  victo- 
rieuses en  quartiers  d'hiver,  tant  en  Bourgogne 
qu'en  Champagne.  Ces  desseins  étoient  vastes , 
l'exécution  répondit  mal  à  leur  grandeur.  Le 
roi  d'Angleterre  ,  qui  ne  se  voyoit  arrêté  par 
■  aucune  difliculté,  passa  le  Rhin  à  Maïence  et 
se  porta  sur  Worms.  Le  prince  de  Lorraine, 
moins  heureux ,  fit  passer  quelques  troupes 
dans  une  île  du  Rhin  et  quelques  hongrois  à 
l'autre  bord  j  celles-là  furent  repoussées  avec 
perte:  l'île  du  Rhin  fut  abandonnée,  et  ce  prince 
traîna  languissamment  dans  le  Brisgau  la  fin 
d'une    campagne   dont    les     commencemens 
avoient  été  si  brillans.  Le  camp  de  Worms  de- 
vint alors  par  l'inaction  des  troupes  le  centre 
des  négociations.  Les  François  se  servirent  de 
toutes  sortes  de  voies  pour  tâtex  le  terrain:  ils 

firent 


C'  H  A  P  1  T  II  E      V  î  I  r  33 

firent  des  ouvertures  au  lord  Carteret  et  hasar- 
dèrent quelques  propos  pour  sonder  le  guet  et 
voir  <à  quelles  conditions  on  pourroit  convenir 
de  lanaix.  Les  desseins  du  roi  d'Angleterre  aî- 
loient beaucoup  au  delà  de  tout  ce  que  la  Fran- 
ce pouvoit  lui  offrir  avec  bienséance.  Le  roi 
George,  qui  savoit  que  le  roi  de  Prusse  étoit 
informé  de  ses  pourparlers,  vdrdut  se  servir 
de  ces  circonstances  povudui  faire  illusion.  îl  lui 
communiqua  un  projet  de  pacification ,  par 
lequel  la  France  s'offroit  d'assister  la  reine  de 
Hongrie  dans  la  conquête  de  la  Silésie,  à  con- 
dition que  celle-ci  reconnût  l'Empereur  et  le 
remît  dans  la  paisible  possession  de  la  Bavière. 
LelordHindfort  se  rendit  en  Silésie  où  le  Roi 
étoit  alors,  pour  lui  faire  cette  ouverture;  mais 
c'étoit  d'un  air  si  empressé,  qu'au  lieu  de  con- 
vaincre ce  prince  de  la  vérité  de  la  chose  ,  on 
lui  lit  soupçonner  que  ces  propositions  de  la 
France  étoient  fausses  et  controuvées.  Les  dis- 
positions du  roi  d'Angleterre  envers  la  Prusse 
étoient  trop  connues  •  sa  mauvaise  volonté  se 
manifestoit  à  l'égard  du  comte  de  Finck.  Tout 
cela  confirma  le  Roi  dans  l'opinion  que  cette 
communication  cordiale  étoit  un  piège  que  h^i 
Tome  IL  Q 


34     HISTOIRE    DE     MON    TEMPS. 

tenctoit  la  politique  rusée  deCarteret;  il  répon- 
dit cependant  au  lord  Hindfort  qu'il  étoit 
très-sensible  aux  marques  d'amitié  que  le  roi 
d'Angleterre  lui  donnoit  dans  cette  occasion  , 
mais  que  comptant  sur  la  bonne  foi  de  la  reine 
de  Hongrie,  sur  la  sagesse  du  roi  George  et 
sur  sa  garantie  même,  il  étoit  sûr  que  ces  deux 
puissances  n'entreroient  jamais  dans  des  vues 
aussi  opposées  à  leurs  engagemens,  et  dont 
l'accomplissement  seroit  plus  difficile  à  effec- 
tuer qu'on  ne  le  pensoit.  Le  ministre  anglois  ne 
s'attendoit  pas  à  cette  réponse  et  ne  put  em- 
pêcher que  son  mécontentement  n'éclatât  5ur 
son  visage.  Mais  cruelle  apparence  que  le  roi 
de  France  eût  recours  à  un  expédient  aussi 
ridicule  pour  m^oyenner  sa  paix  avec  Flmpéra- 
trice-reine,  que  celui  de  se  plonger  dans  une 
nouvelle  guerre  et  de  se  rendre  lui-même  l'ar- 
tisan de  la  grandeur  de  la  maison  d'Autriche, 
que  les  intérêts  permanens  de  son  royaum/e 
l'obligeoientà  rabaisser  ?  N'étoit-il  pas  plus  na- 
turel de  supposer  que  c'étoit  une  fable  inventée 
par  le  lord  Carteret,  pour  indisposer  le  roi  de 
Prusse  contre  la  France  ?  Carteret  ne  pouvoit- 
il  pas  raisonner  ainsi  ;  Le  roi  de  Prusse  est  vif. 


CHAPITRE       VIII.  35 

il  prend  feu  aisément ,  une  ouverture  pareille  à 
celle  que  nous  lui  faisons  ,  le  transportera  de 
colère;  le  lord  Hindfort  en  profitera  en  l'ai- 
grissant au  point  de  le  faire  déclarer  contre  la 
France,  et  en  ce  cas  nous  aurons  acheté  ce  se- 
cours à  bon  marché  ?  Il  faut  avoiier  cependant 
que  cet  avis  du  lord  Hindfort  étoit  accompa- 
gné de  détails  si  spécieux,  qu'il  méritoit  qu'on 
s'en  éclaircît  avant  que  de  le  rejeter  tout- à-fait. 
Voici  ces  dctailsiun  certain  Hertzel,  émissai- 
re de  la  France ,  étoit  venu  chez  l'électeur  de 
Ma'ïence  pour  insinuer  à  ce  prince  les  propo- 
sitions qu'il  vouloit  faire  parvenir  auxAnglois. 
Les  intrigues  des  Autrichiens  avoientfait  élire 
ce  comte  d'Ostein  électeur  de  Maïence  à  la 
place  de  Schoenborn  qui  avoit  couronné  Char- 
les VIL  C'étoit  une  créature  des  Autrichiens  ; 
il  étoit  de  plus  soudoyé  par  les  Anglois,  aux- 
quels il  s'étoit  vendu  sans  réserve.  On  envoya 
le  comte  de  Finck  à  Maïence  pour  éclaircir  ce 
fait,  et  l'on  mit  tout  en  mouvement  en  France 
pour  voir  s'il  y  auroit  moyen  de  pénétrer  la 
.vérité  :  toutes  ces  peines  furent  perdues.  Peut- 
être  que  Hertzel  avoit  tenu  de  lui-même  des 
propos  qui  donnèrent  lieu  à  cette   histoire  -, 

C    Q 


36       HISTOIR.E    DE    MON   TEMPS. 

* 

c'étoit  un  abyme  de  mauvaise  foi  ;  il  auroit 
fallu  un  nouvel  Oedipe  pour  expliquer  ce 
mystère. 

Une  négociation  plus  importante  com.men- 
çoit  à  se  lier  alors.  La  cour  de  Versailles  se 
proposoit  de  faire  entrer  le  roi  de  Sardaigne 
dans  les  intérêts  de  la  France  et  de  l'Espagne. 
Ilsubsistoit  à,  la  vérité  un  traité  provisionnel 
entre  Charles  Emanuel  et  Marie  Thérèse ,  mais 
conçu  avec  tant  d'ambiguité  et  en  termes  si 
généraux,  qu'on  pouvoit  le  rom^pre  sans  man- 
quer de  foi.  La  négociation  des  François  avan- 
çoit  à  Turin  5  et  auroit  pu  se  conclure,  si  les 
François  et  les  Espagnols  n'eussent  pas  trop 
marchandé  sur  de  petits  intérêts.  Le  lord  Carte- 
ret  fut  informé  de  ce  cj^ui  se  tramoit  à  Turin.  Il 
ne  marchanda  point:  ses  offres,  aux  dépens  des 
Autrichiens, surpassèrent  celles  des  François  , 
et  il  l'emporta  auprès  du  roi  de  Sardaigne.  Par 
ce  traité  la  reine  de  Flongrie  lui  cédoit  le  Vi- 
gévanasc ,  le  Tortonois  et  une  partie  du  duché 
de  Parme  ,  et  le  roi  de  Sardaio;ne  lui  garantis- 
soit  tout  ce  qu'elle  possédoiten  Italie  ,  s'enga- 
geant  à  la  défendre  de  toutes  ses  forces.  Ce 
traité  fut  ainsi  arrangé  et  conclu  à  Worms.  La 


CHAPITRE       VI  IL  37 

cour  de  Vienne  étoit  outrée  des  cessions  que 
les  Angloisl'obliaeoient  de  faire  sans  cesse  ;  on 
y  envisa^eoit  les  Anglois  comme  de  plaisans 
garans  de  la  pragmatique  sanction  ,  quil'ébré- 
choient  sans  cesse.  Le  roi  de  Prusse  jugea  cette 
disposition  favorable  pour  inspirer  aux  ArUri- 
chiens  des  sentimens  plus  pacifiques  5  il  leur 
fit  représenter  que  le  rôle  qu'ils  jouoient  en 
Europe  ne  leur  étoit  pas  convenable;  que  si 
l'Empereur  passoit  pour  la  marionette  de  Louis 
XV,  ils  passoient  eux  pour  être  celle  de  Geor- 
ge II,  et  que  la  paix  étoit  pour  eux  le  seul 
moyen  ds  se  tirer  delà  tutelle  de  l'Anrrleterre. 
Ces  représentations  les  piquèrent  d'autant 
plus  que  les  faits  étoient  véritables;  mais  cela 
n'empêcha  pas  que  >-respoir  de  conquérir  la 
Lorraine  ne  les  entraînât  à  poursuivre  leurs  me- 
sures. Le  roi  de  Prusse  vouloit  la  paix;  il  prê- 
choit  la  modération  à  toutes'res  puissances;  il 
tâchoit  d'adoucir  les  unes  et  d'arrêter  les  au- 
tres. C'étoit  beaucoup  que  d'empêcher  qu'on 
ne  jetât  de  l'huile  dans  le  feu  ,  il  se  seroit  éteint 
à  la  fin  faute  d'aliment.  Mais  les  meilleures  in- 
tentions ne  s'accomplissent  pas  toujours.  Les 
guinées  angloises  commençoient  à  mettre  en 

C  3 


38      HISTOIRE  DE  MON  TEMPS. 

fermentation  la  république  de  Hollande.  Ceux 
qui'  étoient  du  parti  d'Orange  vouloient  la 
guerre  ;  les  vrais  républicains  vouloient  le 
maintien  de  la  paix.  La  force  des  guinées  l'em- 
porta enfin  sur  l'éloquence  des  meilleurs  ci- 
toyens, et  les  Provinces-Unies  épousèrent  les 
intérêts  de  la  reine  de  Hongrie  qui  leur  étoient 
étrangers,  et  les  desseins  de  Carteret  qu'ils 
ignoroient:  ils  envoyèrent''')  qo,ooo  hommes 
pour  renforcer  l'armée  de  Worms,  dont  14,000 
la  joignirent  et  le  reste  se  débanda. 

Le  maréchal  de  Noailles ,  après  avoir  passé 
Aine  partie  de  cette  campagne  derrière  le 
Speyerbach,  abandonna  cette  position  pour  se 
rapprocher  de  Landau,  et  se  trouver  à  portée 
de  joindre  le  maréchal  de  Coigni  qui  avoitpris 
le  commandement  des  troupes  du  vieux Bro- 
glio  ,  au  cas  que  le  prince  de  Lorraine  forçât  le 
passage  du  Rhin  et  pénétrât  en  Alsace.  Le  roi 
George  suivit  lesFrançoisjusqu'au  Speyerbach, 
où  il  termina  les  opérations  de  cette  campagne, 
après  avoir  fait  raser  les  lignes  que  les  François 
avoient  fait  construire  sur  ses  bords.  Il  retour- 
na à  Hanovre,  et  les  troupes  prirent  des  quar- 

*)  Août. 


CHAPITRE      VIII.  39 

tiers  dans  le  Brabant  et  dans  révêché  de  Mun- 
ster. George,  pendant  son  séjour  à  Hanovre, 
maria  sa  fille  Marie  avec  le  prince  royal  de 
Danemarck-  après  quoi  il  prit  le  chemin  de 
Londres,  pour  y  faire  à  son  parlement,  dans 
une  harangue  pompeuse  ,  le  récit  de  ses  ex- 
ploits. Pour  se  convaincre  du  peu  de  suite  qu  il 
y  a  dans  les  actions  des  hommes  ,  il  n'y  a  qu'à 
faire  l'analyse  de  cette  campagne.  On  assem- 
ble une  armée  sur  le  Mein,  sans  pourvoir  à 
ses  subsistances  :  la  faim  et  la  surprise  obli- 
gent les  alliés  à  se  battre-  ils  sont  vainqueurs 
des  François;  ils, passent  le  Rhin;  ils  vont  i 
Worms  ;  le  Speyerbaeh  les  arrête  ,  sans  qu'ils 
trouvent  des  expédiens  pour  en  déposter  les 
ennemis  ;  ils  avancent  enfin  sur  le  Speyerbaeh, 
que  Mr  de  Noailles  leur  abandonne,  et  ils  ne 
reçoivent  les  secours  des  Hollandois  que  pour 
prendre  des  c^uartiers  d'hiver  dans  le  Brabant 
et  dans  la  Westphalie.  Rien  n'est  conséquent 
dans  cette  conduite  ;  elle  ressemble  à  l'opéra- 
tion d'un  chimiste  qui  cherchant  la  pierre  phi- 
losophale,  trouve  une  couleur  dont  il  pouvoit 
se  passer.  Ce  n'est  point  dans  l'intention  de 
critiquer  la  conduite  du  roi  d'Angleterre  que 

c  4 


40       HISTOIPvE    DE    MON    TEMPg, 

îîous  faisons  ces  réflexions ,  car  bien  d'aiitres 
gén  raux  en  ont  fait  autant;  mais  seulement 
pour  conyaincre  les  lecteurs  que  l'espèce  hu- 
maine n'est  pas  aussi  raisonnable  qu'on  vou-r 
droit  le  persuader.  Le  peu  de  succès  cju'eurent 
les  Autrichiens  et  les  Anglois  dans  cette  cam- 
pagne de  174.3  ,  dofina  aux  François  le  temps 
de  se  reconnoître  et  de  prendre  quelques  me- 
sures. Ils  avoient  à  la  vérité  perdu  la  Bavière; 
mais  leur  am.our  propre  étoit  flatté  d'avoir 
empêché  leurs  ennemis  de  passer  le  Rhin  et 
de  pénétrer  en  Alsace.  Si  la  fortune  changea 
souvent  de  parti  dans  cette  guerre  ,  Fintérêt 
ne  changea  pas  moins  la  politique  des  souve- 
rains.  Nous  avons  dit  que  le  roi  de  Sardaigne 
avoit  siiuié  le  traité  de  Worms.  Ce  traité  fut 
publié  dans  le  temps  rnènie  qu'il  négocioit  en- 
core avec  la  France  et  l'Espagne,  et  qu'on  s'at- 
tendoità  Versailles  à  recevoir  d'un  jour  à  l'au- 
tre des  nouvelles  de  la  conclusion  du  traité. 
Les  ministres  de  Louis  XV  ne  furent  pas  les 
maîtres  ç{e  dissimuler  leur  ressentiment ,  et 
trouvant  dans  la  conduite  du  roi  de  Sardaiane 
4es  marques  de  duplicité  et  de  mépris,  ils  écla- 
tèrent Le  ministre  de  France  fut  incessamment 


CHAPITRE       VII  I.  41 

rappelé  de  Turin  ;  im  corps  de  10,000  hommes 
de  troupes  françolses  se  joignit  au  marquis  de 
la  Mina,  qui  commandoit  sous  Don  Philippe 
dans  la  rivière  de  Gènes.  La  Mina,  pour  forcer 
les  passages  du  Piémont,  tenta  de  pénétrer  par 
Château-Dauphin,   mais  le  roi  de   Sardaigne 
l'avoit  prévenu;  il  s'y  étoit  retranché  et  occu- 
poit  detixforts  qui  sont  sur  des  collines  à  droite 
et  à  gauche  du    passage.  Les  Sardes  défendi- 
rent si  vigoureusement  cette  gorge  ,   que  les, 
François  et  les  Espagnols  repoussés  de  tous  cô- 
tés, se  retirèrent  en  Dauphiné ,  après  avoir  per- 
du6ooo  hommes  dans  cette  expédition  infruc- 
tueuse. La  facilité  qu'eut  la  cour  de  Vienne  à 
faire  entrer  le  roi  de  Sardaig;ne  dans    son  al- 
liance ,  lui  persuada  qu'elle  pourroit  se  procu- 
rer un  avantage  semblable  en  Pt.ussie,  pour  for- 
tifier par  son  assistance  ce  cpi'elle  appeloit  la 
bonne  cause.  La  France  le  sut  et  renvoya  le 
marquis  de  la  Chétardie  à  Péterbourg  pour 
s'opposer  aux  desseins  de  ses  ennemis.  Cet  en- 
voyé, qui  par  son  adresse  avoit  placé  Elisabeth 
sur  le  trône,  compta  de  recevoir  dans  sa  mis- 
sion des  marques  de  reconnoissance  de   cette 
cour;  il  n'en  emporta  que  des  témoiirnagesd'in- 


42      HISiroIIlE  DE  MON  TEMPS, 

gratitude.  Ce  pays  étoit  en  grande  fermenta- 
tion. Tant  de  souverains  déposés  avoient  indis- 
posé ceux  des  grands  qui  avoient  tenu  à  leur 
fortune,-  il  ne  manquoit  qu'un  chef  à  la  rébel- 
lion pour  la  faire  éclater.  Les  puissances  qui 
vouloient  à  toute  force  des  secours  de  la  Rus- 
sie et  qui  nepouvoientles  obtenir,  profitèrent 
de  ces  germes  de  mécontentement  qui  com- 
mençoient  à  fermenter,  pour  tramer  contre 
rimpératrice  une  conspiration  qui  par  bon- 
heur pour  cette  princesse  fut  découverte.  Pour 
développer  cette  dangereuse  intrigue ,  il  faut 
rappeler  que  la  cour  de  Vienne  avoit  vu  avec 
chagrin  la  catastrophe  qui  perdit  le  prince  An- 
toine de  Bronswic  et  son  épouse  :  c'étoit  assez 
que  la  France  eût  travaillé  à  cette  révolution 
pour  la  rendre  odieuse  ,  d'autant  .  plus  qu'il 
étoit  à  présumer  que  l'impératrice  Elisabeth 
n'oublieroit  pas  le  service  que  la  France  lui 
avoitrendu,  et  marqueroitplus  de  prédilection 
pour  cette  puissance  que  pour  l'Autriche,  sur- 
tout à  cause  de  la  proche  parenté  de  la  reine 
de  Hongrie  avec  la  famille  détrônée.  Cette 
supposition  étoitsuffisantepour  que  le ministi'e 

devienne  se  crût  en  droit  de  tout  entrepren- 


CHAPITRE      VIII.  43 

dre  pour  travailler  à  la  ruine  de  l'impératrice 
de  Russie.  Le  marquis  de  Botta  Adorno,  en- 
voyé de  la  reine  de  Hongrie  à  Péterbourg , 
avôit  des  instructions  secrètes  pour  ourdir  cette 
trame:  il  étoit  dans  cette  cour  comme  un  le- 
vain qui  aigrissoit  les  esprits  de  ceux  qu'il  fré- 
quentoit;  il  excita  des  femmes  et  s'associa  avec 
des  personnes  de  tout  rang  et  de  tout  carac- 
tère :  il  ajouta  la  calomnie  à  la  trahison,  en  as- 
surant de  la  protection  du  roi  de  Prusse  ceux 
qui  travailleroientpour  son  beau-ftère  et  pour 
son  neveu  le  jeune  Empereur  détrôné.  L'in- 
tention du  marquis  de  Botta  en  se  servant  du 
nom  du  Roi  dans  cette  intrigue  étoitde  brouil- 
ler ce  prince  avec  la  Russie ,  en  cas  que  la  con- 
juration fût  découverte.  Elle  le  fut  effective- 
ment; mais  le  knout  apprit  à  l'impératrice  de 
Russie  cpie  Botta  en  étoit  Fauteur.  La  chose 
se  découvrit  par  un  russe  étourdi  et  plein  de 
vin  qui  tint  quelques  propos  séditieux  dans  un 
des  caffés  de  Péterbourg.  Il  fut  arrêté  par  la 
police  :  lui  et  ceux  de  ses  complices  qu'on  ar^ 
rêta,  avouèrent  tout  par  la  crainte  des  tour- 
mens.  On  arrêta  40  personnes  à  Moscow  , 
dont  la  déposition  fut  semblable  à  celle  des 


44       HISTOIRE    DE     MON    TEMPS. 

premiers.  La  comtesse  Bestuchew  eut  la-  lan- 
gue coupée,  la  femme  d'un  Bestuchew,  frère 
du  ministre,  fut  reléguée   en   Sibérie,  et   un 
grand  nombre  de  personnes  durent  les  jours 
infortunés  qu'elles  passèrent  dans  la  suite  au3e 
séductions  du  marquis  de  Botta.  Ce  ministre 
avoit  eu  la  précaution  de  se  faire  relever  par 
un  nouveau  ministre  avant  que  la  conjuration 
éclatât .  pour  ne  point  exposer  sa  personne  et 
son  caractère,  au  cas  que  les  choses  ne  réussis- 
sent point.  Il  étoit  accrédité  à  la  cour  de  Ber- 
lin lorsque  la  conjuration  se  découvrit.  Le  Roi 
ayant  appris  ce  qui  se  passoit  en  Ptussie  ,   lui 
fit  défendre  la  cour,  et  il  se  joignit  à  l'impéra- 
trice de  Russie  pour  en  demander  satisfaction 
à  la  reine  de  Hongrie,  parce  que  Botta  avoit 
également  offensé  l'Impératrice  et  le  roi  de 
Prusse.  Ce  qu'il  y  avoit  d'odieux  dans  la  con- 
duite de  Botta  réjaillit  en  partie  sur  sa  cour.  Si 
les  François  donnèrent  l'exemple  d'une  sem- 
blable entreprise,  les  Autrichiens  ne  dévoient 
pas  les  imiter.  Q^ie  cleviendroit  la  sûreté  pu- 
blique et  celle  des  Rois  mêmes,  si  l'on  ouvroit 
la  porte  aux  rebellions  ,  aux  empoisonnemens, 
aux  assassinats?    Quelle  jurisprudence  peut 


CHAPITRE      VIII.  45 

autoriser  de  telles  entreprises  ?  La  politique 
n'a-t-elle  pas  des  voies  honnêtes  dont  elle 
peut  se  servir  ,  et  faut-il  perdre  tous  les  sen- 
timens  de  probité  et  d'honneur  pour  des  vues 
d'intérêt  qui  même  sont  trompeuses  ?  Il  est  fâ- 
cheux que  dans  ce  XVIII  siècle,  plus  humain, 
plus  éclairé  que  ceux  qui  l'ont  précédé  ,  la 
France  et  l'Autriche  aient  de  semblables  re- 
proches à  se  faire. 

La  reine  de  Hongrie  n'avoua  ni  ne  désa- 
voua son  ministre.  Cette  fausse  démarche  de 
la  cour  de  Vienne  pouvoit  fournir  à  celle  de 
Berlin  les  moyens  de  s'unir  plus  étroitement 
avec  celle  de  Péterbourg.  Le  Roi  en  écrivit 
à  Mr  de  Mardefeld ,  son  ministre  auprès  de 
l'Impératrice.  Cet  habile  négociateur  essaya 
de  donner  plus  d'étendue  au  traité  qui  sub- 
sistoit  entre  les  deux  puissances.  Après  bien 
des  longueurs  il  nq  put  obtenir  qu'une  garantie 
assez  vague  des  états  prussiens,  conçue  en 
termes  si  ambigus,  qu'il  ne  valoit  pas  la  peine 
de  l'avoir.  Quoique  ce  traité  n'eût  aucune 
force,  il  pouvoit  en  imposer  aux  cours  mal  in- 
tentionnées à  l'égard  de  la  Prusse:  pour  faire 
illusion  ,  un  stras  vaut  un  diamant.  C'étoit  U 


46    HISTOIRE    DE    MON    TEMPS, 

comte  Bestuchew  qui  dissuadoit  rimpératrice 
de  conclure  une  alliance  plus  intime  avec  le 
roi  de  Prusse.  Mr  de  la  Chétardie  ,  mécontent 
de  ce  ministre ,  travailloit  à  le  déplacer  ;  Mr  de 
Mardefeld  fut  autorisé  à  le  seconder  :  l'expé- 
rience de  Mardefeld  ne  put  rien  contre  l'étoile 
de  Bestuchew.  Nous  nous  réservons  à  parler 
plus  amplement  dans  la  suite  de  cet  ouvrage 
de  toutes  les  intrigues  des  ministres  à  la  cour 
cle  Russie.  Les  cours  étrangères   intriguoient 
également  à  Berlin.  Les  Anglois  ne  quittoient 
pas  leur  projet  d'engager  insensiblement  le  Roi 
dans  la  guerre  qu'ils  faisoient  à  la  France  ;  et 
les  François  désiroient  qu'il  vînt  à  leur  secours 
et  les  assistât  par  quelque  diversion.  Sur  ces 
entrefaites  Voltaire  arriva  à  Berlin.  Comme  il 
avoit  quelques  protecteurs  à  Versailles  ,11  crut 
que  cela  suffisoit  pour  se  donner  les  airs  de  né- 
gociateur. Son  imagination  brillante  s'élançoit 
sans  retenue  dans  le  vaste  champ  de  la  poli- 
tique. Il  n'avoit  point  de  lettre    de  créance 
et  sa  mission  devint  un  jeu  ,  une  simple  plai- 
santerie. 

Dans  cette  paix  dont  jouissoitla  Prusse,  deux 
objets  intéressans  lui  étoient  toujours  présens^ 


CHAPITRE     V  I  I  I.  47 

le  soutien  de  l'Empereur,  et  la  paix  générale. 
Pour  ce  qui  regardoit  l'Empereur ,  comme,  la 
France  l'avoit  abandonné,  le  seul  moyen  qu'il 
y  eût  pour  le  soutenir,  étoit  de  former,  com- 
me nous  l'avons  dit,  une  ligue  des  princes 
de  l'Allemagne,  qui  levassent  l'étendard  pour 
secourir  le  chef  de  l'empire  germanique.  On 
avoit  déjà  essayé  d'inspirer  ces  sentimens  aux 
souverains  de  l'Allemagne,  mais  en  vain.  Le 
Roi ,  pour  essayer  par  de  nouveaux  efforts 
s'il  ne  pourroitpasles  déterminer  à  ce  que  leur 
intérêt  et  la  gloire  demandoient  d'eux  ,  entre- 
prit lui-même  de  s'aboucher  avec  quelques- 
uns  d'entr'eux.  Sous  prétexte  de  rendre  visite 
aux  margraves  de  Bareuth  et  d'Anspach  ses 
soeurs,  il  se  rendit  dans  l'empire  ;  il  poussa  mê- 
me jusqu'à  Hohen-Oettingen,  feignant  la  cu- 
riosité de  voiries  débris  de  Farmée^avaroise'; 
mais  dans  le  fond  pour  délibérer  avec  le  ma- 
réchal de  Secî^endorf  sur  les  ressorts  qu'on 
pourroit  mettre  en  jeu  pour  assister  l'Empe- 
reur. Toutes  les  tentatives,  toutes  les  représen- 
tations, toutes  les  raisons  furent  inutiles.  Les 
enthousiastes  de  la  maison  d'Autriche  se  se- 
rolcnt  sacrifiés  pour  elle  ,  et  ceux  qui  étoient 


>      48     HISTOIRE    DE    MON    TEMPS. 

attachés  à  rEmpereur  étoient  si  intimidés  par 
tant  de  revers  qui  accabloient  ce  prince,  qu'ils 
croyoient  perdre  leurs  états  au  moment  même 
où  ils  serésoudroient  à  le  secourir.  La  duches- 
se douairière  de  Wurtemberg  se  trouvoit  alors 
à  Bareuth;  elle  désira  que  le  Roi  lui  rendît  ses 
fils  dont  elle  lui  avoit  confié  l'éducation.  Le 
Roijugea  Cju'ilseroitplus  décent  ciUe  ces  prin- 
ces partissent  sous  de  plus  favorables  auspi- 
ces- pour  cet  effet  ,  il  obtint  de  l'Empereur 
une  dispense  d'âge  avant  le  terme  ordinaire. 

^  C'étoitun  moyen  d'attacher  ces  jeunes  princes 
aux  intérêts  de  la  France  et  de  la  Bavière. 

1743.       En  pensant  à  la   politique,  le  R.oi  ne  né- 

gligeoit  pas  le  gouvernement  intérieur  de  ses 

états.  Les  fortifications  de  la  Silésie  avançoient 

à  vue  d'oeil.  On  fit  le  grand  canal  de    Plauen 

o 

pour  abréger  la  communication  de  l'Elbe  à 
l'Oder.  On  avoit  creusé  le  port  de  Stcttin  et 
rendu  navigable  le  canal  de  la  Swine.  Des 
manufactures  de  soie  s'élevèrent;  l'insecte  qui 
produit  cette  matière  précieuse,  devint  une 
source  nouvelle  de  richesse  pour  les  habitans 
de  la  campagne  ,  et  l'on  ouvrit  toutes  les  portes 
â  l'industrie.  L'académie  des  sciences   fut  re- 

nou- 


CHAPITRE       VIII.  49 

noiivelée;  les  Euîer,  les  Lieberkuhn,  lesPott, 
les  Margraf  en  devinrent  les  orneniens.  Mr  de 
Manpertuis  ,  si  célèbre  par  ses  connoissances  et 
par  son  voyage  de  Lapponie,  devint  le  prési- 
dent de  cette  compagnie.  Ainsi  finit  l'année 
1743.  Toute  l'Europe  étoit  en  guerre,  tout  le 
monde  intriguoit.  Les  cabinets  des  princes 
agissoient  avec  plus  d'activité  que  les  armées. 
La  guerre  avoit  changé  de  cause.  Il  ne  s'agi^soit 
au  commencement  que  du  soutien  de  la  mai- 
son d'Autriche;  et  alors,  que  de  ses  projets  de 
conquête.  L'Angleterre  commençoit  à  gagner 
un  ascendant  dans  la  balance  des  pouvoirs 
qui  ne  pronostiquoit  que  des  malheurs  à  la 
France  ;  la  fermeté  de  l'Impératrice-reine  dégé- 
néroit  en  opiniâtreté,  et  la  générosité  appa- 
rente du  roi  d'Angleterre  en  vil  intérêt  pour 
sonélectorat.  Mais  la  Russie  demeuroit  encore 
en  paix.  Le  roi  de  Prusse,  toujours  occupé  à 
tenir  en  équilibre  les  puissances  belligérantes, 
se  flattoit  d'y  parvenir,  soit  par  des  insinuations 
amicales,  soit  par  des  déclarations  plus  fortes, 
soit  même  par  quelque  ostentation.  Mais  que 
sont  les  projets  des  hommes!  L'avenir  leur  est 
caché  ;  ils  ignorent  ce  qui  doit  arriver  le  lende- 
Tome  II  D 


5o      HISTOIRE    DE    MON    TEMPS, 

maiii ,  comment  poiirroient-ils  prévoir  les  évé- 
nemens  que  l'enchaînement  des  causes  secon- 
des amènera  dans  six  miois  ?  Les  conjonctures 
les  forcent  souvent  d'agir  malgré  leur  volonté. 
Dans  ce  flux  et  reflux  de  la  fortune,  la  pru- 
dence ne  peut  que  s'y  prêter,  agirconséquem- 
ment ,  ne  point  perdre  son  système  de  vue  ; 
mais  jamais  elle  ne  pourra  tout  prévoir. 

—1111  i»iuwt«»>|Ulllimil|lillJII  ■ "' MiMUj-liju— at  iJUi.  ■J.ijm»j«JM^l.-'.i'jjJ>jlim*liUllliMtMiujm-ujiUijwa«Bj«;>M^.m 

CHAPITRE     IX. 

Des  négociations  de  l'année  1744  et  de 
tout  ce  qui  précéda  la  guerre  que  la 
Prusse  entreprit  contre  la  maison 
d  Autriche, 


Xj  r^  s  affaires  de  l'empire  s'embrouilîoient 
de  plus  en  plus.  Les  succès  des  Autrichiens 
faisoient  éclater  leur  ambition.  Il  n'étoit  plus 
douteux  qu'ils  ne  voulussent  détrôner  l'Empe- 
Teur  ;  le  roi  d'Angleterre  travailloit  sourdement 
au  même  but.  La  foiblesse  de  Charles  VII  et 
l'énormité  des  prétentions  de  la  reine  de 
Hongrie  avertissoient  surtout  les  princes  amou- 


CHAPITRE        IX.  5l 

reux  de  leur  liberté ,  qu'ils  ne  seroient  pas  long- 
temps spectateurs  d'une  guerre  où  leur  intérêt 
et  leur  gloire  exigeoient  de  ne  pas  laisser  pren- 
dre le  dessus  aux  anciens  ennemis  de  la  liberté 
germanique.  A  ces  considérations  générales  il 
s'en  joignit  de  plus  fortes  pour  le  roi  de  Prusse. 
Ni  la  reine  de  Hongrie,  ni  le  rpi  d'Angleterre 
ne  savoient  assez  bien  dissimuler  leur  mau- 
vaise volonté  5  elle  se  manifestoit  en  toute  ren- 
contre. Marie  Thérèse  se  plaignant  au  roi 
George  des  cessions  qu'il  l'obligeoit  de  faire , 
surtout  de  celle  de  la  Silésie,  George  lui  ré- 
pondit :  „  Madame  ,  ce  qui  est  bon  à  prendre  , 
„  est  bon  à  rendre.  „  Cette  anecdote  est  cer- 
taine, et  l'auteur  a  vu  la  copie  de  cette  lettre. 
Enfin  l'on  savoit  que  l'Angleterre  et  l'Autriche 
se  proposoient  de  forcer  la  France  à  faire  sa 
paix,  de  manière  que  la  garantie  de  la  Silésie 
n'y  fût  pas  insérée.  Qu'on  ajoute  à  ces  choses 
la  conduite  du  marquis  de  Botta  à  Péterbourg , 
et  il  paroîtra  clair  que  le  roi  de  Prusse  n'avoit 
pas  tort  d'être  sur  ses  gardes ,  et  de  se  préparer 
même  à  la  guerre,  si  la  nécessité  la  rendoit 
nécessaire.  Comme  le  Roi  s'étoit  touj  ours  défié 
des  ennemis  avec  lesquels  il  avoit  fait  la  paix  , 

D  Q 


52        HISTOIE.E    DE     MON    TEMPS. 

il  avoit  eu  une  attention  particulière  à  se  pré- 
parer à  tout  événement.  Une  bonne  économie 
avoit  en  cuielque  manière  réparé  les  brèches 
de  la  dernière  guerre,  et  l'on  avoit  amassé  des 
sommes  qui  pouvoient  suffire  ,  en  les  em- 
ployant avec  prudence  ,  aux  frais  de  deux 
campagnes.  A  la  vérité  les  forteresses  étoient 
plutôt  ébauchées  qu'en  état  de  défense  j  mais 
les  augmentations  dans  l'année  étoient  ache- 
vées,  les  munitions  de  guerre  et  de  bouche 
amassées  pour  une  campagne.  En  un  mot ,  l'ac- 
quisition de  la  Silésie  ayant  donné  de  nouvelles 
forces  à  l'état,  la  Prusse  étoit  capable  d'exécu* 
ter  avec  vigueur  les  desseins  de  celui  qui  la 
gouvernoit.  Il  restoit  à  prendre  des  mesures 
pour  ne  rien  appréhender  de  ses  voisins,  sur- 
tout pour  se  conserver  le  dos  libre,  si  l'on  se 
proposoit  d'agir  d'un  autre  côté.  De  tous  les 
voisins  de  la  Prusse  ,  l'empire  de  Russie  mérite 
le  plus  d'attention ,  comme  le  plus  dangereux  • 
il  est  puissant,  et  il  est  voisin.  Le  Roi  appré- 
ïiendoit  moins  le  nombre  de  ses  troupes  que 
cet  essaim  de  Cosaques  et  de  Tartares  qui 
brûlent  les  contrées,  tuent  les  habitans  ou  les 
amènent  en  esclavage;  ils  font  la  ruine  des 
états    qu'ils    inondent.    D'ailleurs    à  d'autres 


CHAPITRE      IX.  53 

ennemis  on  peut  rendre  le  mal  pour  le  mal , 
ce  qui  devientimpossible  à  l'égard  de  laRussie, 
à  moins  d'avoir  une  flotte  considérable  pour 
protéger  et  nourrir  l'armée  qui  dirigeroit  ses 
opérations  sur  Péterbourg  même.  Dans  la  vue 
de  se  concilier  l'amitié  de  la  Russie,  le  Roi 
mit  tout  en  oeuvre  pour  y  parvenir:  Il  poussa 
même  ses  négociations  jusqu'en  Suéde.  L'imr 
pératrice  Elisabeth  se  proposoit  alors  de  ma- 
rier le  grand  Duc  son  neveu,  afin  de  s'assurer 
d'une  lignée.  Qnoique  son  choix  ne  fut  pas 
hxé  5  son  penchant  la  portoit  à  donner  la  pré- 
férence à  la  princesse  Uirique,  soeur  du  Roi. 
La  cour  de  Saxe  avoit  dessein  de  donner  la 
princesse  Marianne  ,  seconde  fille  d'Auguste, 
au  grand  Duc  ,  pour  gagner  du  crédit  à  la 
faveur  de  cette  alliance  auprès  de  l'Impéra- 
trice. Le  ministre  de  Russie ,  dont  la  vénalité 
auroit  mis  sa  maîtresse  à  l'enchère,  s'il  avoit 
trouvé  quelqu'un  d'assez  riche  pour  la  lui 
payer,  vendit  aux  Saxons  un  contrat  de  ma- 
riage précoce.  Le  roi  de  Pologne  le  paya  ,  et 
n'eut  que  des  paroles  pour  son  argent.  Rien 
n'étoit  plus  contraire  au  bien  de  l'état  de  la, 
.Prusse  5  ([ue  de  soufrrir    qu'il  se  format  \uie 

D  3 


54    HISTOIRE    DE    MON    TEMPS. 

alliance  entre  la  Saxe  et  la  Russie ,  et  rien  n'au- 
roit  paru  plus  dénaturé  que  de  sacrifier  une 
princesse  du  sang  royal  pour  débusquer  la 
saxonne.  On  eut  recours  à  un  autre  expédient. 
De  toutes  les  princesses  d'Allemagne  en  âgô 
de  se  marier,  aucime  ne  convenoit  m.ieux  à 
la  Russie  et  aux  intérêts  prussiens  que  la  prin- 
cesse de  Zerbst.  Son  père  étoit  maréchal  des 
armées  du  Roi  et  sa  mère  princesse  de  Hol- 
stein,  soeur  du  prince  successeur  au  trône  de 
Suéde  5  et  tante  du  grand  duc  de  Russie.  Nous 
n'entrons  pas  dans  les  détails  minutieux  de 
cette  négociation;  il  suffit  de  savoir  qu'il  fallut 
employer  plus  de  peine  pour  lui  faire  prendre 
de  la  consistance ,  que  s'il  se  fût  agi  de  la  chose 
du  monde  la  plus  importante.   Le  père  de  la 
princesse  même  y  répugnoit  :  luthérien  coni- 
me  on  l'étoit  du  temps  de  la  réforme,  il  ne 
voulut  consentir  à  voir  sa  fille  se  faire  schis- 
matique,  qu'après  qu'un  prêtre  plus  traitable 
lui  eut  démontré  que  la  religion  grecque  étoit 
à  peu  près  la  même  que  la  luthérienne.  En 
Russie  Mr  de  Mardefeld  cacha  si  bien  au  chan- 
celier Bestuchevv  les  ressorts  qu'il  mettoit  en 
jeu,  que  la  princesse  de  Zerbst  arriva  à  Pé- 
terbourg  au  grand  étonnement  de  FEurope, 


CHAPITRE       IX.  55 

et  que  l'Impératiice  la'reçat  à  Moscow  avec 
de  sensibles  marques  de  satisfaction  et  d'ami- 
tié. Tout  n'étoit  pas  applani;  il  restoit  encore 
une  difficulté  à  vaincre:  c'étoit  que  les  jeunes 
promis  étoient  parens  au  degré  de  cousinage. 
Pour  lever  cet  empêchement ,  on  gagna  les 
popes  et  les  évêques,  qui  décidèrent  que  ce 
mariage  étoit  très-conforme  aux  lois  de  l'église 
grecque.  Le  baron  deMardefeld,  non  content 
de  ce  premier  succès,  entreprit  de  transférer 
la  prison  de  la  famille  malheureuse ,  de  Riga 
dans  quelqu'autre  lieu  de  la  Russie  ,  et  il  y 
réussit.  La  sûreté  de  l'Impératrice  demandoit 
qu'elle  éloignât  du  voisinage  de  Péterbourg 
ces-  personnes  ,  qu'une  révolution  avoit  fait 
descendre  du  trône  et  qu'une  autre  révolu- 
tion pouvoit  y  replacer.  On  les  mena  au  delà 
d'Archangel ,  dans  un  lieu  si  barbare  ,  que  le 
nom  même  en  est  inconnu.  Dans  le  temps  que 
nous  écrivons  cesniémoires,  le  prince  Antoine 
Ulric  de  Bronswic  s'y  trouve  encore.  Mr  de 
Mardefeld  et  le  marquis  de  la  Chétardie,  qui 
se  crurent  forts  après  l'arrivée  de  la  princesse 
de  Zerbst ,  voulurent  couronner  l'oeuvre  en 
faisant  renvoyer  le  grand  cliancelier  de  Bestu- 

D  4 


56       HISTOIUE  DE  MON  TEMPS. 

chew  ,  ennemi  de  la  France  par  caprice  et 
attaché  à  l'Angleterre.  C'étoit  un  homme  sans 
génie,  peu  habile  dans  les  affaires,  her  par 
ignorance,  faux  par  caractère,  double  même 
avec  ceux  qui  l'avoient  acheté.  Les  intrigues 
de  ces  ministres  eurent  assez  d'influence  pour 
séparer  les  deux  frères.  Le  grand  maréchal 
Bestuchew  fut  envoyé  à  Berhn  en  qualité  de 
ministre  plénipotentiaire  de  la  Russie;  mais 
le  chancelier ,  trop  bi^en  ancré  à  la  cour  ,  se 
soutint  contre  tous  les  assauts  qu'on  lui  donna. 
Mr  de  Mardefeld  fut  assez  habile  pour  ne  point 
paroître  m.êlé  dans  ces  intrigues.  Mr  de  la 
Chétardie  ,  moins  prévoyant  ,  s'y  montra  à 
découvert.  Dés-lors  ,  sans  que  la  cour  eût 
d'égard  pour  son  caractère  ni  pour  les  services 
qu'il  avoit  rendus ,  on  l'obligea  de  quitter  la 
Russie  avec  précipitation  et  d'une  manière 
peu  honorable.  Après  que  l'Impératrice  se  fut 
déterminée  au  choix  de  la  princesse  deZerbst 
pour  le  mariage  du  grand  duc,  on  eut  moins 
de  peine  à  la  faire  consentir  à  celui  de  la 
princesse.de  Prusse  Ulrique  avec  le  nouveau 
prince  royal  de  Suède.  C'étoit  sur  ces  deux 
alliances  que  la  Prusse  fondoit  sa  sûreté.  Une 
princesse  dePrusse  près  du  trône  de  Suède  ne 


C  PI  A  P  I  T  U  E       IX.  57 

pouvoit  être  l'ennemie  du  Roi  son  frère ,  et  une 
Q-rande  duchesse  de  Russie,  élevée  et  nourrie 
dans  les  terres  prussiennes ,  devant  au  Roi  sa 
fortune ,  ne  pouvoit  le  desservir  sans  ingrati- 
tude. Quoiqu'on  ne  pût  alors  rendre  l'alliance 
de  la  Russie  plus  solide,  ni  remplacer  le  chan- 
celier Bestuchew  par  un  ministre  mieux  inten- 
tionné ,  on  eut  recours  à  d'autres  moyens  pour 
ouvrir  un  coeur  à  portes  de  fer  :  ce  fut  là  la 
rhétorique  dont  Mr  de  Mardefeld  se  servit 
jusqu'à  l'année  1743,  pour  tempérer  la  mau- 
vaise volonté  d'un  homme  aussi  mal  disposé. 
Tous  ces  faits  que  nous  venons  de  détailler  , 
montrent  bien  que  le  roi  de  Prusse  n'avoit  pas 
parfaitement  réussi  dans  ses  intrigues,  et  que 
ce  qu'il  put  obtenir  de  la  Russie  ne  répondoit 
pas  entièrement  à  ses  espérances.  C'étoit  tou- 
jours beaucoup  que  d'avoir  assoupi  pour  un 
temps  la  mauvaise  volonté  d'une  puissance 
aussi  dangereuse  ;  et  qui  gagne  du  temps  a 
tout  gagné.  On  fit  encore  un  essai  pour  une 
association  des  princes  de  l'empu'e.  On  pou- 
voit compter  sur  le  landgrave  de  Hesse  ,  sur 
le  duc  de  Wurtemberg  ,  sur  l'électeur  de 
Cologne    et    l'électeur    Palatin  ;     on    avoit 


5S        HISTOIRE    DE    MON    TEMPS. 

ébranlé  l'évêqne  de  Bamberg  :  mais  il  falloit 
acheter  leur  assistance;  point  d'argent,  point 
de  prince  d'Allemagne.  La  France  ne  voulut 
point  consentir  aux  subsides  qu'il  lui  en  eût 
coûté  5  et  la  chose  m.anqua  une  troisième  fois. 
Il  auroit  été  à  souhaiter  qu'on  eût  pu  s'enten- 
dre avec  la  cour  de  Saxe  ;  mais  on  y  rencontra 
plus  d'obstacles  que  partout  ailleurs.  Le  roi  de 
Pologne  étoit  mécontent  de  ce  que  la  paix  de 
Breslau  ne  l'avoit  pas  mis-  en  possession  de  la 
Moravie;  il  croyoit  conquérir  des  provinces  à 
coups  de  plume.  Il  étoit  jaloux  de  ce  que  la 
maison  de  Brandebourg  avoit  acquâs  la  Silésie 
et  de  ce  qu'il  n'avoit  rien  gagné  à  cette  guerre  : 
il  cioyoit  ses  prétentions  sur  la  succession  de 
Charles  VI  les  mieux  fondées  :  il  envioit  la 
couronne  impériale  à  l'électeur  de  Bavière  et 
détestoit  les  François,  qu'il  accusoit  de  l'avoir 
trompé.  Des  dispositions  aussi  favorables 
n'échappèrent  pas  à  la  cour  de  Vienne.  Ce 
négociateur  féminin  ,  la  vieille  demoiselle 
Kling,  étoit  toujours  à  Dresde  ;  elle  ménagea 
si  bien  l'esprit  du  Roi  ,  de  la  Reine  ,  du 
comte •'■"••''*''  et  du  confesseur,  qu'elle  les  ainena 
à  la  résolution  de  s'allier  avec  la  reine  de 
Hongrie.  Bientôt  la  négociation  ne  rencontra 


CHAPITRE      IX.  5g 

plus  d'obstacles.  On  conclut  une  alliancç 
défensive  entre  l'Autriche  ,  l'Angleterre  et  la 
Saxe,  dont  les  articles  secrets  furent  signés  à 
Varsovie.  Les  parties  contractantes  se  gardè- 
rent bien  de  les  publier.  Cela  n'empêcha  pas 
que  le  roi  de  Prusse  ne  s'en  procurât  une 
copie;  et  comme  ce  traité  fut  une  des  causes 
principales  de  la  guerre  que  le  Roi  déclara 
dans  la  suite  à  la  reine  de  Hongrie  ,  il  sera 
nécessaire  que  nous  en  rapportions  quelques 
articles  5  qui  justifieront  aux  yeux  de  la  pos- 
térité la  guerre  qu'elles  produisirent.  Art.  2. 
„  Pour  cet  effet  les  alliés  s'engagent  de  rechef 
„  à  une  garantie  toute  expresse  de  tout 
„  royaume  ,  états  ,  pays  et  domaines  qu'ils 
„  possèdent  actuellement  ou  doivent  posséder 
„  en  vertu  du  traité  d alliance  fait  à  Turin  en 
,5  1703,  des  traités  de  paix  d'Utrecht  et  de 
,«  Bréda,  du  traité  de  paix  et  d'alliance  com- 
„  munément  appelé  la  quadruple  alliance, 
„  du  traité  de  pacification  et  d'alliance  conclu 
„  à  Vienne  le  10  Mars  i/ji ,  de  l'acte  de  garan- 
„  tie  donné  en  conséquence  et  passe  en  loi  de 
„  l'Empire  le  11  Février  i73q,  de  l'acte  d'ac- 
„  cession  signé  pareillement  en  consécjuence 
,5  à  la  Haye  le  Qo  Février  il'h^^  du  traité  de 


6o        HISTOIRE    DE    MON    TEI^ÎPS. 

^,  paix  signé  à  Vienne  le  18  Novembre  3/38, 
„  de  l'accession  qui  y  a  été  faite  et  signée  à 
„  Versailles  le  3  Février  3  73g;  tous  lesquels 
„  traités  sont  pleinement  rappelés  et  confir- 
„  mes  ici,  autant  qu'ils  peuvent  concerner  les 
„  alliés,  et  qu'ils  n'y  ont  pas  dérogé  spéciale- 
„  ment  par  le  présent  traité.  „  Quiconque  lit 
cet  article  avec  impartialité,  doit  y  trouver  le 
germe  d'une  alliance  offensive  préparée  con- 
tre le  roi  de  Prusse.  La  reine  de  Hongrie  se 
fait  garantir  des  états  qu'elle  possédoit  du 
temps  de  ces  traités  allén"ués  et  qu'elle  a  per- 
dus par  la  suite.  Si  cette  princesse  et  le  roi 
d'Angleterre  avoient  agi  de  bonne  foi ,  ne  de- 
%*oient-ils  pas  rappeler  également  dans  cette 
alliance  le  traité  de  Breslau  P  Si  nous  dépouil- 
lons cet  article  du  stile  énigmatique  dont  il  est 
enveloppé  ,  on  y  voit  une  garantie  formelle 
des  états  quel'Impératrice-reine  doit  posséder 
conformément  à  la  pragmatique  sanction,  et 
par  conséquent  de  la  Silésie.  Mais  l'article  i3 
de  ce  traité  de  Worms ,  auquel  le  roi  de  Polo- 
gne avoit  accédé ,  explique  mcme  les  i^ioyens 
dont  la  cour  de  Vienne  se  servira  pour  récu- 
pérer ses  provinces  perdues  ;  le  voici  :  Art.  i3. 
„   Et  aussitôt  que  l'Italie  sera  délivrée  d'enne- 


CHAPITRE       IX.  61 

„  mis  et  hors  de  dangers  apparens  d'être  en- 
„  vahie  de  recbef,  non  seulement  sa  majesté 
„  la  reine  de  Hongrie  pourra  en  retirer  une 
„  partie  de  ses  troupes,  mais  si  elle  le  dem.ande, 
„  le  roi  de  Sardaigne  lui  fournira  ses  propres 
„  troupes ,  pour  les  employer  à  la  sûreté  des 
„  états  de  sa  majesté  la  Reine  en  Lombardie, 
„  afin  qu'elle  puisse  se  servir  d'un  plus  grand 
^,  nombres    des   siennes    en    Allemagne  ;   tout 
„  comme  à  la  réquisition  du  roi  de  Sardaigne, 
„  la  reine  de  Hongrie  fera  passer  ses  troupes 
,,  dans  les  états  dudit  Roi,  s'il  le  falloit,  pour 
„  en  défendre  les  passages  qu'une  armée  en- 
„  nemie  entreprendroit  de   forcer ,   et  pour 
„  délivrer  d'ennemis  tous  les  états  du  roi  de 
„  Sardaigne,  et  les  mettre  hors  de  danger  d'être 
„  envahis  de  rechef ,,  Voilà  donc  la  reine  de 
Hongrie  qui  veut  retirer  ses  troupes  d'Italie 
pour  les  employer  en  Allemagne,  Contre  qui 
sera-ce  ?  Contre  la  Saxe  ?  elle  a  fait  une  alliance 
avec  le  Roi,  électeur  de  ce  pays.   Contre  la 
Bavière  ?  elle  a  si  bien  humilié  l'Empereur  , 
qu'elle  possède  son  patrimoine.   Ce  ne  peut 
donc  être  que  contre  le  roi  de  Prusse  qu'elle 
médite  une  nouvelle  guerre.  Le  roi  d'Angle- 
terre 5  selon  les  engagement  qu'il  avoit  pris 


62      HISTOIRE    DE    MON    TEMPS. 

.     par  le  traité  de  Breslau,  devoit  communiquer 
fidèlement  à  celui  de  Prusse  tous  les  traités 
qu'il  feroit.   Il  se  garda  bien  de  rien  dire  de 
celui-ci.  La  raison  en  étoit  claire.   Ce  qui  s'é- 
toit  forgé  àWorms  et  ce  qui  fut  ratifié  à  Turin 
et  à  Varsovie  ,  renversoit  tout  ce  que  le  roi 
d'Angleterre  même  avoit  stipulé  par  le  traité 
de   Breslau.    Ces    nouvelles    alliances    furent 
communiquées  aux  états  généraux,  et  ce  fut 
de  la  Haye  qu'on  apprit  ce  qui  en  faisoit  la 
teneur.  Selon  les  règles  de  la  saine  politique, 
les  coins  de  Vienne  et  de  Londres  n'auroient 
pas  dû  démasquer  si  vite  leurs  desseins.    Ces 
cours  avoient  encore  les  armes  à  la  main  et 
combattoient  contre  la  France  et  l'Espagne, 
de  la  Lombardie  au  Rhin  et  même  en  Flandre. 
Ne  pouvoit-on  pas  prévoir,  à  moins  que  le  roi 
de  Prusse  ne  fût  devenu  entièrement  stupide, 
qu'il  n'attendroit  pas  de  sang;  froid  qu'on  prît 
des  mesures  pour  l'accabler  ,  et  que  plutôt  il 
feroit  les  derniers  efforts  pour  prévenir  les 
desseins  de  ses  ennemis?  Il  est  évident  que  la 
Prusse  ne  trouvoit  plus  de  sûreté  dans  la  paix 
de  Breslau  ;  il  falloit  donc  en  chercher  ailleurs. 
La  situation  étoit  critique.  Il  falloit ,  ou  que 


CHAPITRE      IX.  63 

le  Roi  s'abandonnât  au  hasard  des  événemen? , 
ou  qu'il  prît  un  parti  violent  ,  sujet  aux  plus 
grandes  vicissitudes.  Les  ministres  représen- 
toient  à  ce  prince ,  cjue  quiconque  se  trouve 
bien  5  ne  doit  pas  se  mouvoir:  que  c'est  luie 
mauvaise  assertion  en  politique  de  faire  la 
guerre  pour  l'éviter,  et  qu'il  falloit  tout  atten- 
dre du  bénéfice  du  temps.  Le  Roi  leur  répon- 
doit  que  leur  timidité  les  aveugloit;  que  c'étoit 
une  grande  imprudence  de  ne  pas  prévenir  à 
temps  im  malheur,  quand  on  a  les  moyens  de 
s'en  garantir;  qu'il  sentoit  qu'en  faisant  la  guerre 
il  exposoit  sa  noblesse,  ses  sujets,  son  état  et 
sa  personne  à  des  hasards  inévitables;  mais  que 
cette  crise  demandoit  une  décision  ,  et  qu'en 
pareil  cas  le  plus  mauvais  parti  étoit  celui^de 
n'en  prendre  aucun. 

Pour  voir  d'un  coup-d'oeil  les  raisons  que 
le  Roi  crut  avoir  de  déclarer  la  guerre  à  la 
reine  de  Hongrie  et  les  raisons  que  lui  oppo- 
soient  ses  ministres  ,  nous  ferons  usage  d'un 
mémoire  qu'il  leur  envoya  écrit  de  sa  main  , 
dont  voici  la  copie:  „  Pour  prendre  un  parti 
„  judicieux,  il  ne  faut  point  se  précipiter.  J'ai 
,,  mûrement  réfléchi  sur  la  situation  où  nous 
„  nous  trouvons ,  et  voici  les  rembarques  que  ]Q 


64     HISTOIRE    DE    MON    TEMPS. 

„  fais  sur  la  conduite  de  mes  ennemis ,  en  la 
„  résumant  pour  mieux  constater  leurs  des- 
,,  seins,  i  )  Pourquoi,  par  la  paix  de  Breslau, 
„  la  reine  de  Hongrie  s'est-elle  si  obstinément 
„  opiniâtrée  à  se  réserver  les  hautes  montagnes 
„  de  la  haute  Silésie ,  qui  sont  d'un  si  modi- 
„  que  rapport  ?  Certainement  l'intérêt  n'y  a 
,,  aucune  part.  J'y  découvre  un  autre  dessein  ; 
„  c'est  de  se  conserver,  par  la  possession  de 
„  ces   montagnes  ,    des   chemins   avantageux 
„  pour   s'en    assurer    l'entrée   lorsqu'elle    le 
„  jugera  à  propos,  q  )  Quelle  raison  a  obligé 
„  les  Autrichiens  et  les  Anglois   à  s'opposer 
„  sous  main  à  la  garantie  du  traité  de  Breslau 
„  que  Mardefeld  négocioit  à  Péterbourg,  si 
„  ce  n'est  que  cette  garantie    empêchoit  ces 
,j  puissances  de  rompre  le  traité  ?  Vous  répon- 
„  dez  que  la  politique  des  Anglois  est  simple  ; 
„  qu'ils  veulent  m'isoler,  ahn  que  n'ayant  d'au- 
„  tre  garantie  que  la  leur,  je  dépende  unique- 
„  ment  d'eux.  J'ose  demander  à  messieurs  les 
„  ministres,  si,  supposant  auxAnglois  l'une  ou 
„  l'autre  de  ces  intentions  ,  elles  nous    sont 
,5  favorables  ou  désavantageuses  ?  3  )  Pourquoi 
,5  le  lord  Carteretne  se  hàte-t-ilpas  de  termi- 
.  ..  ner 


CHAPITRÉ       I  X^  65 

nerles  petits  clifférens  au  sujet  de  quelques 

frontières  litigieuses  entre  le  pays  de  Min- 

,  den  et  celui  de  Hanovre,  pour  un  péage  des 

Hanovriens  sur  l'Elbe  ,  enfin  pour  les  bail- 

„  liages  qui  nous  sont   hypothéqués  dans  le 

^,  Mecklenbourg  ?  C'est  qu'il  ne  se  souciepoint 

„  du  tout  d'établir  une  bonne  harmonie  entre 

„  nos  deux  cours.  Le  comte  de  Podewils  sup- 

„  pose  que   la  maison  de  Hanovre  a  autant 

„  d'intérêt  que  celle  de  Brandebôiirg  à  termi- 

i,,  ner  ces  difïérens.  Pourquoi  donc  ïie  le  fait- 

„  elle  pas.  Mais  le  roi  d' Angleterre  voudrdit 

„  envahir  le  Mecklenbourg,  Paderborn,  Osna- 

,,  bruck  et  l'ét^êché  de  Hildesheim,  et  il  voit 

„  que  ces  vues  d'agrandissement  sont  incom- 

^,  patibles   avec  une   étroite  liaison  entre  la 

„  Prusse  et  l'Angleterre.  4)  Peut-on  compter 

„  sur  les  promesses  d'un  prince  qui  manque 

^,  à  ses  engagemens?  Le  roi  d'Angleterre  pro- 

„  mit,  lorsqu'il    assembla    l'année    1743   son 

„  armée  sur  le  Rhin ,  de  ne  rien  entreprendre, 

,5  ni  contre  les  états  héréditaires  de  l'Empe- 

„  reur,  ni  contre   sa   dignité  j  et  à  présent  ^ 

„  coîljointement  avecla  reine  de  Hongrie,  il 

,5  prend  des  mesures  poUr  le  forcer  à  Tabdica- 

Tom€  II  E 


Î9 


^5 


66     Histoire  de  mon  temps. 

„  tion.  5)  Rappelez-vous  les  intrigues  du  mar- 
„  quis  de  Botta  à  la  cour  de  Péterbourg  ;  ne 
tendoient-elles  pas  à  remettre  la  famille 
exilée  sur  le  trône?  Pourquoi?  parce  qu'il 
savoit  que  l'impératrice  Elisabeth  étoit  dans 
,j  nos  intérêts  et  qu'il  s'attendoit  que  le  prince 
„  Antoine  devant  le  rétablissement  de  sa  fa- 
„  mille  à  la  cour  de  Vienne,  il  lui  seroit  àja* 
,5  mais  dévoué  et  partageroit  sa  haine  pour 
„  tout  ce  qui  est  prussien.  De  plus,  à  quel  des- 
„  sein  fit-il  usage  démon  nom  dans  cette  abo- 
„  minable  conjuration,  si  ce  n'étoit  pour  me 
„  brouiller  avec  l'Impératrice,  au  cas  que  sa 
<,,  trame  fût  découverte?  C'étoit,  dites-vous, 
„  par  un  effet  de  la  tendresse  que  la  reine  de 
„  Hongrie  a  pour  ses  parens.  Hélas!  trouvez- 
„  moi  de  grands  princes  qui  respectent  les 
liens  du  sang.  6  )  Vous  croyez  qu'on  ne  doit 
pas  mépriser  la  garantie  du  traité  de  Breslau 
qu'a  donnée  le  roi  d'Angleterre.  Et  je  vous 
„  réponds  que  toutes  les  garanties  sont  comme 
„  des  ouvrages  de  filigrane,  plus  propres  à  sa- 
„  tisfaire  les  yeux  qu'à  être  de  quelque  utilité. 
7  )  Mais  je  veux  bien  vous  abandonner  tout 
ce  queje  viens  de  vous  marquer.  Vous  sera- 
,  t-il  possible  de  donner  une  interprétation  au 


^» 


59 


CHAPITRE      IX.  67 

,,  traité  de  Worms  et  à  celui  de  Varsovie?  Le 

„  langage  des  ministres   autrichiens  est  cjuc 

„  ce  traité  n'a  pour  objet  c{ue  l'Italie.  Lisez 

,^  les  deux  articles  que  j'ai  cités,  et  vous  ver- 

„  rez  clairement  qu'ils  regardent  en  général 

„  l'Allemagne  et  qu'en  particulier  ces  articles 

„  m'ont  directement  en  vue.  8  )  Cette  alliance 

„  avec  la  Saxe  est  encore  moins  innocente  ; 

,5  elle  livre  aux  Autrichiens  un  passage  et  des 

^,  secours  pour  m'attaquer  dans  mes  propres 

„  foyers.  Vous  soutenez  que  cetjte  alliance  ne 

„  s'est  faite  que  pour  procurer  des  présens  ré- 

„  ciproques  aux  ministres  qui  sont  à  la  tête 

„  des  affaires  dans  les  deux  cours.  En  x^érité  je 
^,  ne  m'y  attendpis  pas  ;  il  faut  avouer  que  vous 

„  avez  l'esprit  transcendant.  9)  Voici  une  autre 

^5  question:  Attendra-t-on    que   la  reine  de 

* 

,.  Hongrie  soit  délivrée  de  tous  ses  embafras, 
,,  qu'elle  ait  la  paix  avec  les  François,  qu'elle 
^,  force  l'Empereur  à  l'abdication?  Attendra- 
,,  t-on,  dis-je,  qu'elle  puisse  se  servir  de  toutes 
^,  ses  forces,  de  celles  des  Saxons  et  de  l'argent 
„  de  l'Angleterre,  pour  nous  attaquer  avec 
-5,  tous  ces  avantages  au  moment  que  nous  se- 
^5  rons  dépourvus  d'alliés,  et  c|ue  nous  n'an- 

E  q 


68      HISTOIKE    DE    MON    TEMPS. 

„  rons  d'autres   ressources  que  celles  de  nos 

„  propres  forces  ?  Vous  soutenez  que  la  reine 

„  de  Hongrie  ne  terminera  pas  cette  guerre 

„  dans  une  seule  campagne  ,  que  ses  pays  sont 

„  ruinés,  ses  revenus  arriérés  de  lo  ans,    et 

„  qu'elle  ne  sentira  son  épuisement  qu'après 

„  la  paix.  Je  réponds  que  tout  le  monde  ne 

„  convient  pas  que  ses  finances  soient  aussi 

„  épuisées  que  vous  le  supposez.   De  vastes 

„  états  lui  fournissent  de  grandes  ressourses, 

„  Qu'on  se  souvienne  qu'à  la  fin  de  la  guerre 

„  de  succession,, guerre  quiavoit  englouti  des 

„  trésors,  l'empereur  Charles  VI  soutint  en- 

„  core  toute  une  campagne  contre  les  Fran- 

„  çois  sans  subsides  étrangers,  lorsque  la  reine 

„  Anne    fit   la   paix    d'Utrecht    séparément. 

„  Faut-il  attendre  qu'Annibal  soit  aux  portes 

„  pour  se  déclarer  contre  lui?  Qu'on  se  sou- 

„  vienne  qu'en  l'année   1/33  le  comte  Zint- 

,5  zendorff  parioit  que  les  François  ne  passe- 

„  roient  pas  le  Rhin,  pendant  qu'ils  bombar- 

„  doient  etprenoient  Kehl.  La  sécurité  ajoute 

„  que  lorsque  le  feu  Roi  acquit  la  Poméranie 

„  ultérieure,  tout  le  monde  crut  que  la  Suède 

„  feroit  revivre  tôt  ou  tard  ses  droits  sur  cette 

V  province ,    et  cependant  cela  n'arriva  pas. 


CHAPITRE      IX.  69 

^,  Cette  comparaison  est  fausse,  et  ce  raison- 

„  nement    tombe    de    lui-même.    Comment 

„  mettre    en    parallèle   un   royaume  ruiné  , 

„  épuisé  et  démembré  comme  la  Suède,  avec 

„  la  puissante  maison    d'Autriche  ,  qui  loin 

„  d'avoir  fait  des  pertes,  médite  actuellement   " 

„  des  conquêtes  ?  Les  partisans  outrés  de  la 

„  reine   de   Hongrie  soutiennent   qu'il  n'y  a 

„  point  d'exernple  que  la  maison  d'Autriche 

„  ait  commencé  une  guerre  pour  récupérer 

„  des  provinces  perdues.  Il   ne  faut  citer  de 

„  tels  faits  qu'à  des  ignorans.  Cette  maison  n'a- 

„  t-elle  pas  voulu  reconquérir  la  Suisse  ?  Com- 

„  bien   de  guerres    n'a-t-elle   pas  faites  pour 

,,  rendre  la  Hongrie  héréditaire  ?   Et    quelle 

„  étoit  cette  guerre  entreprise  par  Ferdinand 

„  n  pour  chasser  Frédéric  V,  électeur  pala- 

,,  tin,  de  la  Bohème,    dont  il  avoit  été  élu  roi 

„  par  les  voeux  des   peuples?  Ne  fut-ce  pas 

„  une  guerre  sanglante  que  la  maison  d'Autri- 

„  che  ht  à  Bethlem  Gabor  pour  lui  ravir  la 

„  Transylvanie?  Enfin  qu'est-ce  qui  excite  à 

„  présent  la  reine    de  Hongrie  à  presser  les 

„  François  avec  tant  d'ardeur,  si  ce  n'est l'es- 

„  pérance  de  reconquérir  l'Alsace  ,  la  Lorrai- 

E   3 


70       HISTOIRE    DE    MON  TEMPS. 

,,  îie,  et  de  détrôner  l'Empereur?  Raisoniioit- 
,.  on  bien  à  Vrenne  quand  on  y  disoit  :  il  est 
5,  impossible  que  le  roi  de  Prusse  nous  attaque, 
ç,  Cc'.r  aucun  de  ses  aïeux  ne  nous  a  fait  la 
,,  guerre?  Ne  nous  trompons  point:  les  exem- 
„  pies  du  passé,  fussent-ils  même  yrais,  ne 
5,  peuvent  rien  pour  l'ayenir.  Cette  assertion- 
„  ci  est  plus  sûre  :  tout  ce  qui  est  possible  peut 
„  arriver,  lo)  Pour  fortifier  tous  cesargumens 
„  par  des  preuves  plus  palpables,  je  n'ai  qu'à 
„  vous  rappeler  un  propos  cpie  Mr  de  Mole, 
,,  général  autrichien  passant  par  Berlin  ,  tint 
„  à  Mr  de,Sçhmettau  :  ma  cour  n'est  pas  asse? 
„  mal  avisée  pour  attaquer  la  Silésie  •  nous 
,5  sommes  alliés  avec  la  cour  de  Dresde  ;  le 
„  chemin  de  la  Lusace  mène  à  Berlin  le  plus 
„  directement  5  c'est  là  où  il  nous  convient  de 
„  faire  la  paix.  Vous  direz  que  Mole  parloit 
,5  au  hasard.  Mais  voyez  ce  qui  confirme  que 
„  le  dessein  de  faire  la  paix  à  Berlin  étoit 
„  celui  de  la  cour  de  Vienne.  Le  prince  Louis 
„  de  Bronswic  avoit  entendu  parler  de  ce 
„  même  plan  à  la  reine  de  Hongrie,  au  ?er- 
„  vice  de  laquelle  il  étoit;  ilenavpit  jfiit  confi- 
5,  dence  à  son  frère  le  duc  régnant,  et  eelu^- 
„  là  me  l'avoit  communiqué.  Un  aveu  de  la 


CHAPITRE      IX.  71 

,,  bouche  de  l'ennemi  tientlieu  d'une  démons- 
„  tration.  Je  conclus  que  nous  n'avons  rien  à 
„  gagner  en  attendant,  mais  tout  à  perdre; 
„  qu'il  faut  donc  faire  la  guerre  et  qu'il  vaut 
„  mieux,  s'il  le  faut,  périr  avec  honneur  que 
„  de  se  laisser  accabler  avec  honte  quand  on 
„  ne  peut  plus  se  défendre.  „ 

Cependant  le  Roi  ne  se  précipita  point.  Le 
temps  n'étoit  pas  encore  venu  d'éclater  ;  il 
attendoit  des  conj onctures  favorable  ,  pour  le 
faire  avec  tout  l'avantage  possible.  Dans  ce 
temps-là  l'Empereur  croyant  ses  affaires  dé- 
sespérées ,  envoya  le  comte  de  Seckendorf 
à  Berlin,  pour  engager  le  roi  de  Prusse  aie 
soutenir.  Seckendorf  se  croyoit  assez  fort  pour 
obliger  la  Saxe  à  changer  de  parti.  Il  assura 
que  les  François  agiroient  avec  vigueur,  que 
leurs  intentions  étoient  sincères  :  il  pressa 
beaucoup  le  Roi  de  se  déclarer;  l'heure  n'en 
étoit  pas  encore  venue,  et  il  lui  ht  la  réponse 
contenue  dans  ces  points  : 

1  )  Avant  de  s'engager  avec  l'Empereur  et 
la  France,  sa  Majesté  regarde  comme  un  préa- 
lable que  l'alliance  du  Roi  avec  la  Russie  et 
la  Suéde  soit  conclue.  2)  La  Suéde  promettra 

E4 


72       HISTOIRE    DE    MON    TEMPS. 

de  faire  une  diversiion  dans  le  pays  de  Brème , 
en  même-temps  qu'une  armée  françoise  atta- 
quera le  pays  de  Hanovre.  3  )  La  France  pro- 
mettra d'a2:ir  ofîensivement  sur  le  Rhin  et  de 

■  o 

poursuivre  vivement  les  Autrichiens,  lorsque 
la  diversion  que  le  Roi  se  propose  de  faire  les 
attirera  en  Bohème.  4)  La  Bohème  sera  dé- 
membrée des  états  de  la  reine  de  Hongrie,  et 
le  Roi  eu  possédera  les  trois  cercles  les  plus 
voisins  de  la  Silésie.  5  )  Les  puissances  alliées 
ne  feront  point  de  paix  séparée,  mais  reste- 
ront constamment  unies  pour  travailler  à  l'a- 
baissement de  la  nouvelle  maison  d'Autriche. 
L'article  des  conquêtes  n'étoit  ajouté  à  ce 
projet  qu'à  tout  hasard  ,  au  cas  que  la  fortune 
favorisât  cette  entreprise.  Il  étoit  prudent  de 
s'accorder  d'avance  sur  un  partage  c[ui  dans 
la  suite  auroit  pu  brouiller  les   alliés, 

Ces  mesurer  se  prenoient  cependant  avec 
beaucoup  de  circonspection,  Le  Roi  connois- 
soit  la  mollesse  des  François  dans  leurs  opéra- 
tions de  guerre  et  le  peu  d'attachement  qu'ils 
avoient  montré  pour  les  intérêts  de  leurs  alliés^ 
il  n'y  avoit  que  la  nécessité  qui  pût  amener 
cette    nouvelle  liaison.   Il  falloit   se  préparer 


CHAPITRE      IX.  73 

aux  oppositions  qu'on  éprouveroit  de  la  part 
de  l'Angleterre,  gouvernée  par  un  roi  vindi- 
catif et  un  ministre  fougueux.  Le  parlement 
avoit  accordé  au  Roi  toutes  les  sommes  qu'il 
lui  avoit  demandées:  soutenu  de  ces  richesses, 
le  Roi  pouvoit  faire  sortir  des  armées  de  terre 
et  porter  la  guerre  jusqu  au  bout  du  monde. 
Cependant  ces  premières  propositions  d'aï* 
liance  ne  furent  pas  reçues  à  Versailles  avec, 
l'accueil  auquel  on  devoit  s'attendre.  On  con^ 
tinua  néanmoins  à  négocier  ,  pour  conduire 
cette  crise  politique  à  une  heureuse  fin.  Deux 
pédans,  l'un  françois  et  l'autre  allemand,  s'é^ 
toient  avisés  de  former  un  projet  d'association 
pour  les  cercles  de  l'Empire;  l'un  étoit  le  Sr 
de  Chavigni  et  l'autre  le  Sr  de  Bunau  ;  ils  y 
procédèrent  avec  toutes  les  restrictions  des 
formalités ,  selon  les  lois  de  TEmpire  et  la  bulle 
d'or:  cet  ouvrage  lourd  et  pesant  fut  aussitôt 
publié  que  lu.  Au  lieu  de  penser  à  cette  asso-  \1 

ciation  la  cour  de  Versailles  prit,  moyennant 
des  subsides  ,  les  troupes  hessoises  au  service 
de  l'Empereur.  Cela  dérangea  les  mesures  du 
roi  d'Angleterre ,  qui  comptoit  les  joindre  à 
son  armée.  On  essaya  encore  de  dissuader  le 
duc  de  Gotha  de  donner  ses  troupes  aux  puis- 


74       HISTOIRE  DE  MON  TEMPS. 

sances  maritimes;  cela  ne  réussit  pas,  car  le 
duc  avoit  déjà  reçu  des  subsides.  Le  ministère 
de  Versailles  é toit  nouveau;  ils'étoit  peu  mis 
au  fait  des  affaires,  de  sorte  qu'il  attribuôit  la 
paix  séparée  que  le  Roi  avoit  fait  avec  la  reine 
de  Hongrie  à  la  légèreté  de  son  esprit.  Un 
préalable  nécessaire  ,  dès  qu'on  vouloit  se  lier 
a'/ec  la  France,  étoit  de  rectifier  les  idées  des 
ministres  sur  ce  point.  Le  baron  de  Cham- 
brier ,  depuis  qo  ans  ministre  de  Prusse  à  la 
cour  de  Versailles,  étant  âgé,  et  n'ayant  pas 
assez  de  liaisons  avec  les  gens  en  place  pour  se 
servir  auprès  du  Roi  de  leur  crédit,  avoit 
d'ailleurs  peu  traité  de  grandes  choses  et  étoit 
scrupuleusernent  circonspect.  Cela  fit  juger 
au  Roi  qu'il  falloit  envoyer  quelqu'un  à  cette 
cour  qui  fût  plus  délié  et  plus  actif,  pour  sa- 
voir à  quoi  s'en  tenir  avec  elle.  Son  choix 
tomba  sur  le  comte  de  Rottembourg.  En  i  740 
il  avoit  passé  du  service  de  France  à  celui  dç 
Prusse  ;  il  étoit  en  liaison  de  parenté  avec  tout 
ce  qu'il  y  avoit  de  plus  ilhistre  à  la  cour;  il 
pouvoitpar  cesraisonsseprocurer  des  connois-- 
çances  qui  auroient  éhappé  à  d'autres  ,  et  par 
conséquent  informer  le  Roi  de  la  façon  de  pen- 
ser de  Louis  XV,  de  ses  ministres  et  dç  ses 


CHAPITRE      IX.  75 

maîtresses;  car  il  falloit  une  boussole  pour  s'o-* 
rienter.  Le  trop  grand  feu  du  comte  Rottem- 
bourg  étoit  tempéré  par  le  phlegme  de  Mr  de 
Chambrier;  tous  deux  pou  voient  rendre  des 
services  utiles  à  l'état.  Le  comte  de  Rottem- 
bourg  partit  donc  pour  Versailles.  Il  fit  faire 
ses  premières  insinuations  par  le  duc  de  Ri- 
chelieu et  par  la  ducliesse  de  Châteauroux:  on 
l'envoya  à  Mr  Amelot,  ministre   des  affaires 
étrangères,   qui  ne  passoit  pas  pour  partisan 
delà  Prusse.  Mais  le  cardinalTencin,  le  maré- 
chal de  Belle-Isle,   d'Argenson,    ministre   de 
la  guerre,  Richelieu  et  la  m.aîtresse  du  Roi  se 
déclarèrent  pour   le  comte  de  Rottembourg. 
Les  articles  proposés  au  niaréeh,al  de  Seclcen- 
dorf  servirent    de  base  à  la    négociation  qui 
s'entama  avec  la  France.    On  insistoit  îe  plus 
siu'  ce  que  l'armée  françoise  de  l'Alsace  pour- 
suivît les  Autrichiens  et  leur  reprît  la  Bavière, 
et  qu'une    autre  armée    françoise    entrât   en 
même-temps  en  Westphalie.    Le  Roi  de  son 
côté  se  réservoit  de  n'entrer  en  jeu  qu'après 
avoir  conclu  son  alliance  avec  la  Suède  et  la 
Russie.  Ce  dernier  article  lui  laissoit  la  liberté 
çl'agir  ou  de  n'agir  paSj  selon  que  les  évéi|e- 


76       HISTOIRE    DE    MON    TEMPS. 

mens  luiparoîtroient  favorables  ou  contraires, 
îl  se  flattoit  de  suspendre  encore  le  moment 
de  la  rupture  ;  mais  la  tournure  que  prirent 
les  affaires  générales,  ainsi  que  les  succès  des 
armées  autrichiennes  en  Alsace,  l'obligèrent 
bientôt  à  se  déclarer  contre  la  reine  de  Hon- 
grie. L'alliance  des  Prussiens  étoit  tout  ce  qui 
•Douvoit  arriver  alors  de  plus  avantageux  à  la 
France,  Son  propre  intérêt  devoit  le  plus  for- 
tement l'animer  à  faciliter  ces  arrangemens; 
mais  qui  peut  compter  sur  le  système  d'une 
cour  gouvernée  et  balottée  par  des  intrigues, 
et  sur  la  vigueur  etfactivité  des  troupes,  lors- 
que des  généraux  timides  et  sans  nerf  les  com- 
mandent? Vers  l'été  '*■')  de  la  même  année ,  le 
comte  de  Tessin  vint  à  Berlin,  en  qualité 
d'ambassadeur  de  Suède,  demander  la  prin« 
cesse  de  Prusse  Ulrique  en  mariage  pour  le 
prince  de  Holstein  ,  élu  successeur  au  trône 
de  Suède,  Il  étoit  suivi  par  la  fleur  de  la  no- 
blesse; il  avoit  toutes  les  qualités  qu'il  faut 
pour  la  représentation,  de  la  dignité,  même 
de  l'éloquence,  mais  l'esprit  frivole  et  super- 
ficiel. Les  noces  se  célébrèrent  '^'••'  )  à  Berlin 

■^  )  Mois  de  Mai.  ^-^  Août, 


CHAPITRE      I  X.  77 

avec  magnificence.  Le  princç  Guillaume  ^ 
irère  du  Roi ,  épousa  la  princesse  par  procura- 
tion du  prince  royal.  On  remarqua  plus  de 
magnificence  dans  ces  fêtes  que  dans  les  précé- 
dentes: tenir  un  juste  milieu  entre  la  fruga- 
lité et  laproTusion  est  ce  qui  convient  à  tous  les 
princes.  Mais  pendant  qu'on  dansoit  et  se  ré- 
jouissoit  à  la  cour,  on  travailloit  aux  prépara- 
tifs de  la  campagne  qu'on  étoit  sur  le  point 
d'ouvrir. 


CHAPITRE    X. 

Campagnes  (T Italie  ^  en  Flandre^  sur 
le  Rhin  ,  et  enfin  celle  du  Roi. 


jLja  campagne  d'Italie  s'ouvrit  au  mois  d'A- 
vril par  le  passage  du  Tanaro  et  la  prise  de 
Nice  et  de  Villefranche.  Les  généraux  françois 
et  espagnols  ne  purent  s'accorder  sur  leurs 
opérationsultérieures.  Le  prince  de  Conti  pré- 
tendoitque  les  passages  qui  conduisent  de  Nice 
en  Piémont  n'étoient  pas  praticables  et  qu'il 
falloit  chercher  d'autres  chemins  pour  y  péné- 


78       HISTOIRE  DE  MON  TEMPS. 

trer.  Dans  cette  vue  il  enfile  le  col  de  Tende  ^ 
attaque  les  troupes  savoyardes  à  Montalbon  ^ 
force  leurs  barricades  et  la  nature  même,  prend 
d'assaut  le  fort  Dauphin,  et  pénètre  ainsi  en 
Piémont.  Il  faut  avouer  que  ce  début  de  cam- 
pagne est  un  des  plus  brillans  qu'on  ait  vus 
dans  cette  guerre.  Le  prince  de  Conti  avance* 
il  assiège  Coni.  Le  roi  de  Sardaigne,  pour 
faire  lever  ce  siège,  marche  à  lui.  Conti  le 
bat 5  mais  la  crue  des  eaux,  la  vigoureuse  ré- 
sistance des  assiégés  et  le  manque  de  subsis- 
tances ,  obligent  ce  prince  à  lever  le  siège  et  à 
se  retirer  en  Savoie,  après  avoir  fait  sauteries 
fortifications  de  Démont.  Cette  campagne  fit 
plus  d'honneur  à  ses  talens  qu'elle  ne  fut  utile 
à  la  France.  Le  prince  de  Lobkowitz ,  qui  alors 
étoit  en  pleine  marche  pour  attaquer  le  roi 
de  Naples,  informé  des  succès  du  prince  de 
Conti,  se  décontenance  :  il  désespère  de  sa 
fortune,  se  retire  à  Monte  Rotondo  et  de  là 
à  Florence,  toujours  talonné  par  Don  Carlos 
et  le  marquis  de  Gages.  Nous  supprimons  les 
petits  avantages  que  les  François  et  les  Espa- 
gnols eurent  sur  les  Autrichiens ,  pour  en  venir 
aux  expéditions  maritimes.  Les  liottes  françoi- 


CHAPITRE       X.  79 

ses  et  espagnoles  sortirent  au  commencement 
du  printemps  de  la  rade  de  Toulon  :  elles  atta- 
quèrent dans  la  Méditerranée  la  flotte  angloise. 
commandée  par  l'amiral  Matthews.  Après   la 
bataille,  les  François  et  les  Espagnols  se  reti- 
rèrent   à   Carthagène  et  les  Anglois  à  Port- 
Mahon.  L'action  fut  sans  doute  indécise,  puis- 
que les  deux  flottes  se  retirèrent;   cependant 
elle  ne  laissa  pas  de  faire   honneur  à   l'amiral 
espagnol  Navaro  et  au  capitaine  françois.  La 
cour  de    France   envoya  l'amiral    Court    en 
exil,  et    en   punissant  difîerens  officiers  qui 
avoient  servi  sur  cette  flotte  ,    elle  témoigna 
son  mécontentement.  De  leur  côté  les  Anglois 
traduisirent  l'amiral  Matthews  devant  le  con- 
seil de  guerre;  le  vice-amiral  fut  conduit  en 
prison:  les  deux  partis  étoient  donc  aussi  peu 
satisfaits  l'un  que  l'autre  d'une  bataille  indé- 
cise, dont  les  François  et  les  Anglois  eurent  la 
iionte  et  les  Espagnols  la  réputation.  Ces  ac- 
tions de  mer   n'étoient  que  le   prélude    des 
<Trands  coups  que  la  cour  de  Versailles  se  pro- 
posoit  de  frapper  dans  cette  campagne.  Son 
objet  capital  étoit  d'obliger  les  Anglois  à  rap- 
peler dans  leur  île  les  troupes  qu'ils  avoient  en 
Flandre.  Pour  cet  effet,  avant  même  l'ouver- 


Sô        HISTOIRE  DE  MON  TEMPS. 

ture  de  la  campagne,  le  comte  de  Saxe  con- 
duisit à  Dunkerque  10,000  hommes,  le  fils  du 
Prétendant^  nommé  le  prince  Edouard ,  s'y 
rendit  aussi.  On  fit  des  préparatifs  pour  un  em- 
barquement. L'Angleterre  alarmée  appela  des 
secours  étrangers;  6000  hollandois  et  6000  an- 
glois  des  troupes  du  lord  Stairs  furent  trans- 
portés dans  ce  royaume.  Les  Hollandois,  qui 
manquoient  de  vaisseaux  de  guerre^  armèrent 
des  vaisseaux  marchands  et  les  envoyèrent  à 
leurs  alliés  pour  remplir  leurs  engagemens.Le 
roi  de  la  Grande  Bretagne,  saisi  d'épouvante^ 
réclama  m*eme  le  contingent  prussien.  Le  Roi 
répondit  qu'il  se  mettroit  à  la  tête  de  3o,ooo 
hommes  pour  passer  dans  cette  île  ,  si  le  Roi 
étoit  attaqué.  George  trouva  ce  secours  trop 
fort  et  se  désista  de  ses  poursuites.  C'étoit  pour 
l'Europe  un  problème  politique  que  les  inten- 
tions du  conseil  de  Versailles  dans  cette  entre- 
prise. Vouloit-il  établir  le  prince  Edouard  en 
Angleterre ,  ou  étoit-ce  un  leurre  pour  affoiblir 
les  troupes  alliées  en  Flandre?  Ces  simples  pré- 
paratifs d'une  descente  produisirent  aux  Fran- 
çois pour  le  commencement  de  la  campagne 
tout  ce  qu'auroit  produit  une  diversion  réelle. 

Pour 


CHAPITRE       X.  81 

Pour  ce  qui  regarde  le  projet  d'établir  le  prince 
Edouard  en  Angleterre ,  il  avoit  été  formé  parle 
cardinal Tencin;  iltenoit  son  chapeau  de  la  no- 
mination du  prétendant ,  et  pour  lui  témoigner 
sareconnoissance  ,  il  essaya,  autant  qu'il  étoit 
en  lui  5  de  procurer  à  son  iils  la  couronne  d'An- 
gleterre. L'expédition  manqua,  parce  que  les 
vents  furent  contraires  :  excuse  banale  de  tous 
les  marins.  Ce  qu'il  y  a  de  sûr  ,  c'est  que  l'a- 
miral de  cette  flotte,  nommé  Roquefeuille  , 
n'osa  tenter  le  passage  de  la  Manche  en  pré- 
sence d'une  Hotte  supérieure.  Les  troupes  fran- 
çoises  n'avcient'poiiit  vu  de  roi  à  leur  tête  de- 
puis que  Louis  XIV  avoit  cessé  d'y  paroître. 
Quelques  campagnes  malheureuses  avoient 
découragé  les  armées:  on  crut  que  la  présence 
du  maître  seroit  le  seul  aiguillon  capable  de 
réveiller  dans  les  troupes  l'instinct  de  l'hon- 
neur et  de  la  gloire.  Une  femme,  par  amour 
pour  la  patrie  ,  entreprit  de  tirer  Louis  XV  de 
la  vie  oisive  qu'il  menoit,  pour  ren\  oyer  com- 
mander ses  armées  :  elle  sacrifia  à  la  f'rance  les 
intérêts  de  son  coeur  et  de  sa  foi  tune  j  c'étoit 
Madame  de  Châteauroux.  EiL^  pal.  avec 
tant  de  force,  elle  exhorti,  elle  pressa  si  vive 
Tome  IL  F 


82       HISTOIRE    DE    MON   TEMPS. 

ment  le  Roi ,  que  le  voyage  de  Flandre    fut 
résolu.    Une    action  aussi  généreuse  et  même 
héroïque  ,  mérite  d'autant  plus  d'être  insérée 
dans  les  fastes  de  l'histoire ,  que  les  maîtresses 
qui  l'ont  précédée,  n'ont  employé  leur  crédit 
que  pour  le  malheur  du  royaume.  Louis  XV 
ouvrit  la  campagne  en  Flandre  par  le  siège  de 
Menin.  Le  gouverneur  de  la  place,  peu  versé 
dans  son  métier,  la  rendit  après   une  légère 
résistance.  Immédiatement  après,  les  François 
entreprirent  le  siège  d'Ypres  ,    qui   quoique 
mieux  défendue,  essuya  le  même  destin.  La 
force  des  armes  françoises  consis-te  dans  les  siè- 
ges; ils  ont  les  plus  habiles  ingénieurs  de  l'Eu- 
rope 5  l'artillerie  nombreuse  qu'ils  emploient 
dans  leurs  opérations,  les  assure  de  la  réussite 
de  leurs  entreprises.  Le  Brabant  et  la  Flandre 
sont  le  théâtre  de  leurs  exploits,  parce  qu'ils  y 
peuvent  étaler  tout  l'art  de  leurs  ingénieurs. 
Quantité  de  canaux  et  de  rivières  facilitent  le 
transport  de  leurs  munitions  de  guerre  et  ils  ont 
leurs  frontières,  à  dos.  Ils  réussissent  mieux 
dans  la  guerre  de  sièges  que  dans  celle  de  cam- 
pagne. 

Mais  revenons  aux  alliés    que  nous   avons 
quittés  pour  un  temps.  Les    troupes  que   le 


C  H  A  P  I  T  K  E       X.  83 

roi  d'Angleterre   avoit   commandées    l'année 

o 

précédente,  avoient hiverné,  comme  nous  l'a- 
vons dit,  dans  le  Brabant  et  en  Westphalie. 
Les  troupes  du  prince  de  Lorraine  avoient  pris 
leurs  quartiers  dans  le  Brisgau  et  dans  la  Ba- 
vière. Le  maréchal  de  Coigni  commandoit 
en  Alsace.  Les  débris  des  troupes  impériales 
étoient  distribués  chez  des  amis  de  l'Empereur, 
la  plupart  cependant  aux  environs  d'Oettin- 
gen.  La  cour  de  Vienne  perdit  cet  hiver  le 
maréchal  de  Khevenhuller  :  la  reine  de  Hon- 
grie honora  sa  mémoire  de  quelques  larmes. 
Le  maréchal  Traun  le  remplaça  et  reçut  le 
commandement  de  la  grande  armée,  qui  por- 
toit  le  nom  du  prince  de  Lorraine,  mais  dont 
en  effet  il  étoit  le  chef.  Comme  ce  prince  de 
Lorraine  jouera  un  grand  rôle  dans  cette  his- 
toire, nous  croyons  qu'il  ne  sera  pas  inutile 
de  le  faire  connoître.  Il  étoit  brave  ,  aimé 
des  troupes,  possédoit  bien  le  détail  de  vi- 
vres ,  étoit  peut-être  trop  facile  à  suivre  les 
impressions  que  ses  favoris  lui  donnoient ,  et 
se  livrant  aux  charmes  de  la  société  ,  passoit 
pour  boire  quelquefois  avec  excès.  Ce  prince 
épousa  à  Vienne  l'archiduchesse  Marianne, 

F  ^ 


84    HISTOIRE    DE    MON    TEMPS. 

soeur  cadette  de  la  Reine  ;  il  conduisit  sa  nou- 
velle épouse  dans  le  Brabant,  dont  on  l'avoit 
fait  gouverneur  ;  après  quoi  il  revintà  Vienne 
recevoir  les  ordres  de  la  cour  pour  la  campa- 
gne qui  alloits'ouvrir.Le  dessein  desAutrichiens 
étoit  de  reprendre  la  Lorraine  ,  et  de  porter 
l'Empereur  à  l'abdication  de  l'Empire  ,  pour 
recouvrer  par  ce  sacrifice  ses  pays  héréditaires. 
Leur  armée  s'assembla  àHeilbronn;  de  là  elle 
s'avança  sur  Philippsbourg,  où  Seckendorf 
s'étoit  réfugié  avec  les  débris  des  troupes  bava- 
roises. A  la  nouvelle  de  l'approche  du  prince 
de  Lorraine  ,  Mr  de  Coigni  renforça  les  trou- 
pes impériales  de  tous  les  régimens  allemands 
qui  servoient  dans  son  armée.  Tous  les  prépa- 
ratifs du  prince  de  Lorraine  annonçoient  qu'il 
avoit  intention  de  passer  le  Rhin  :  ce  passage 
lui  étoit  facilité  par  le  traité  que  le  roi  d'An- 
gleterre venoit  de  conclure  avec  l'électeur  de 
Maïence.  La  partialité  de  ce  prince  pour  la 
cour  de  Vienne  étoit  trop  marquée  pour  qu'on 
s'y  trompât ,  et  les  subsides  qu'il  tiroit  des  An- 
glois  ne  laissoient  aucun  doute  que ,  malgré  sa 
neutralité,  il  n'accordât  aux  troupes  de  la  Reine 
le  passage  par  Maïence,  si  on  l'exigeoit  de  lui. 


CHAPITRE      X.  85 

Les  Autrichiens,  qui  jouissoient  déjà  en  ima- 
gination de  leur  fortune,  ne  pouvoient  s'em- 
pêcher de  laisser  échapper  de  temps  en  temps 
des  traits  de  fierté  et  d'arrogance.  Ils    f  aisoient 

o 

construire  un  pont  à  Manheim  et  agissoient 
despotiquement  dans  le  Palatinat.  L'électeur 
s'en  trouva  offensé,  comme  de  raison.  Cela 
donna  lieu  à  des  brouilleries  et  finit  par  un 
message  du  prince  de  Lorraine  à  l'électeur 
pour  lui  signifier  que  s'il  ne  donnoit  pas  son 
pont  de  Manheim  sur  le  champ ,  il  le  lui  feroit 
enlever  de  force.  En  attendant  le  maréchal 
de  Coignidont  l'intention  étoit  de  défendre  les 
bords  du  Rhin  depuis  Maïence  jusqu'au  Fort- 
Louis,  s'étoit  posté  avec  ses  forces  principales 
sur  les  bords  delà  Oueich,  d'où  il  s'avança 
vers  Spire,  et  poussa  ses  détachemens  jusqu'à 
Worms  et  même  jusqu'à  Oppenheim.  Ce 
mouvement  se  fit  sur  ce  qu'il  apprit  que  Mr 
de  Baerenklau  avec  un  détachement  de  l'ar- 
mée de  la  Reine  avoit  marché  à  Germersheim 
vers  Fribourg.  Baerenklau  ht  jeter  im  pont 
sur  un  bras  du  Rhin  près  deStockstadt,  pour 
donner  le  change  aux  François  et  les  attirer 
de  ce  côté-là.  En  même -temps  le  prince  de 

F  3 


86     HISTOIRE    DE    MON    TEMPS; 

Lorraine  fit  un  mouvement  avec   son  armée 
comme  s'il  avoit  intention  de  passer  leNecker 
avec  sa  droite  pour  se  joindre  à  Baerenklau. 
Le  maréchal  de  Coigni,trop  crédule,  se  laissa 
abuser  par  ces  vaines  démonstrations,  et  com-^ 
mit  deux  fautes  tout  de  suite  ;  l'une  en  faisant 
passer  le  Rhin  à  Seckendorf ,  qu'il  chargea  de 
défendre  la  partie  de  ce  fleuve  qui  coule  entre 
Spire  et  Lauterbourg  ;   l'autre   en  se  portant 
avec  son  armée  vers  VVcrms  et  Frankenthal. 
Illuiétott  facile  déjuger  que  le  prince  de  Lor- 
raine avoit  résolu  de  pénétrer  en  Alsace  et  d'u- 
ser de  toutes  les  ruses  de  la   guerre  pour  l'en 
éloigner  le   plus   qu'il   lui  seroit   possible.   Il 
devoit  savoir  d'ailleurs  que  ce  prince  pouvoit 
disposer  du  pont  de  Maïence,  à  quoi  l'armée 
françoise   n'étoit  en  état  de  porter  aucun  obs- 
tacle. Il  semble    que  son   projet  de    défense 
étoit  défectueux  en  tout  point.  Son  armée  étoit 
séparée  par  corps-,  qui  n'occupoient  pas  même 
les  vrais  postes  d'où  ils  auroient  pu  disputer 
aux  ennemis  le  passage  du  Rhin.  Les  experts  ' 
ontété  del'opinion  qu'il  auroit  dû  rassembler 
en  un  corps  les  troupes  tant  impériales  que 
françoises  ;    qu'il  devoit  sp  camper  entre  la 


CHAPITRE      X.  87 

Qiieicli  et  le  Speyerbach,  garnir  de  petits  dé- 
tachemens  les  bords  du  Rhin  'depuis  Fort- 
Louis  jusqu'à  Philippsbourg,  faire  battre  l'es- 
trade par  cette  cavalerie,  pour  être  averti  à 
temps  de  l'endroit  oùles  ennemis  se  préparoient 
à  passer,  tenir  ses  troupes  prêtes  à  marcher  au 
premier  ordre  et  attaquer  sans  balancer  avec 
toutes  ses  forces  le  premier  corps  autrichien 
qui  auroit  passé  le  Rhin.  Si  le  prince  Charles 
passoit  ce  fleuve  à  Maïence,^  il  restoit  à  Mr  de 
Coi^ni  à  choisir  les  postes  de  la  Oueich  ou  du 
Speyerbach ,  que  le  prince  n'auroit  osé  atta- 
quer. De  plus  ,  Mr  de  Coigni  couvroit  égale- 
ment par  cette  position  la  basse  Alsace  et  la 
Lorraine.  Ce  maréchal,  dontl'arméen'étoitpas 
aussi  forte  que  celle  des  ennemis  et  qui  avoit 
des  ordres  trop  restreints,  prit  des  mesures  bien 
différentes.  Dès  que  le  prince  de  Lorraine  et 
Traun  furent  informés  des  fausses  démarches 
des  François ,  ils  détachèrent  Mr  de  Nadastipar 
leur  gauche,  avectous  les  bateaux  qu'ils  avoient 
assemblés  à.  la  sourdine,  pour  jeter  des  ponts 
sur  le  Rhin  à  un  village  appelé  Schreck.  Na- 
dasti  fit  aussitôt  passer  le  Rhin  en  bateau  à 
Qooo  pandours  sous   les   ordres  du    partisan 


88     HISTOIRE    DE    31 0  N    TEMPS. 

Trenck;  ils  surprirent  et  défirent  un  détache- 
ment de  trois  régimens  impériaux,  quipar  une 
néTli-rence  impardonnable  ne  s'étoient  en  au- 
cune  manière  précautionnés  contre  les  surpri- 
ses. Nadasti  lui-même  avoit  déjà  passé  le  Rhin'*') 
à  la  tête  de  9000  housards,  tandis  que  l'on  ache- 
voit  tranquillement  derrière  lui  la  construc- 
tion des  ponts.  Au  bruit  de  ce  passage,  Sec- 
kendorfaA'ec  qo.,ooo  hommes  se  joignit  à  un 
corps  de  François  que  le  jeune  Coigni  com- 
mandoit;  ils  volèrent  au  secours  de  ces  trois 
régimens  impériaux  dont  nous  avons  fait  men- 
tion 5  avant  que  le  prince  de  Waldeck  eût  levé 
son  camp  de  Retingheiin  pour  joindre  Nadasti. 
Tous  les  officiers  de  cette  armée  conjurèrent 
Seckendorf  d'attaquer  Nadasti,  qu'il  auroit  pu 
facilement  culbuter  dans  le  Rhin;  par  ce  seul 
coup  il  auroit  anéanti  les  desseins  du  Prince 
de  Lorraine.  Seckendorf  ne  voulut  jamais  s'y 
prêter;  il  se  contenta  d'engager  une  légère  es-^ 
carmouche  avec  les  Hongrois-  et  comme  il  ap- 
prit que  le  maréchal  de  Coigni  s'éîoit  retiré  à 
Landau  j  il  marcha  par  Germersheim  pour  le 
joindre  au  plutôt.  Dès  le  a  de  Juillet  le  prince 
de  Lorraine  se  vit  maître  du  cours  du  Rhin 

■'■'■)   1  Juillet. 


CHAPITRE      X.  89 

depuis  Schreck  jusqu'à  Maïence.  Nadasti  et 
le  prince  de  Waldeck  étoient  déjà  à  l'autre 
bord.  Baerenklau  avoit  de  même  passé  ce 
fleuve  du  côté  de  Maïence.  Le  prince  de  Lorrai- 
ne employa  trois  jours  à  passer  ses  ponts  avec 
la  grande  armée.  A  peine  y  eut-il  une  tête 
sur  l'autre  bord  ,  qu'il  envoya  un  détachement 
pour  prendre  Lauterbourg  et  s'emparer  de  ses 
lignes.  Nadasti  poussa  jusqu'à  Weissenbourg; 
il  le  prit  de  même  et  se  posta  dans  ses  lignes; 
les  Autrichiens  firent  1600  prisonniers  dans 
cette  expédition.  Mr  de  Coigni  s'apperçut  alors 
combien  il  lui  importoit  de  gagner  la  basse 
Alsace  avant  le  prince  de  Lorraine  ,  et  il  le 
prévint  en  prenant  Weissenbourg  par  esca- 
lade,  et  en  forçant  les  retranchemens,  où  il 
éprouva  une  résistance  vigoureuse.  Nadasti, 
délogé  de  ce  poste,  se  retira  sur  la  grande 
armée  qui  campoit  auprès  de  Lauterbourg,  et 
qui  n'osa  secourir  Weissenbourg,  parce  que 
les  détachemens  de  Baerenklau  et  de  Léopold 
Daunnel'avoientpas  encore  jointe.  Mr  de  Coi- 
gni tira  parti  de  ces  délais ,  et  de  la  crue  du 
Rhin  qui  empêchoit  la  jonction  des  corps  en- 
nemis; il  passa  la  Motter  auprès  de  Hnguenau 


go      HISTOIRE   DE    MON    TEMPS. 

et  se  campa  à  Biscliweiler.  L'éloignement  de 
Mrde  Coigni  fitnaîl.eridée  au  prince  de  Lor- 
raine de  bloquer  Fort-Louis  5  qu'on  disoit  mal 
approvisionné. En  conséquence  NadastietBae- 
renklau  prirent  poste '^)  àWoerd,  àBeinheim 
et  sur  les  îles  qui  entourent  Fort  -  Louis.  La 
crue  du  Rhin  sauva  cette  place  :  la  garnison  re- 
gagna la  communication  de  Strasbourg;  on  la 
renforça  et  on  la  pourvut  de  vivres.  Ge  coup 
manqué  ,  le  prince  de  Lorraine  porta  ses  trou- 
pes légères  sur  les  ailes  de  l'armée  françoise  et 
daiis  le  bois  de  Haguenau,  ce  qui  empêchoit 
celle-ci  d'envoyer  des  partis  au-delà  de  la 
Motter.  Le  tnaréchai  de  Coigni  embarrassé,  de 
îa  situation  où  il  se  trouvoit,  en  avoitinformé 
la  cour.  Louis XV,  pour  sauver  l'Alsace,  réso- 
lut de  mener  lui  -  m.ême  40,000  honrimes  de 
l'élite  de  son  armée  de  Flandre  au  secours  de 
Mrde  Coigni  ,  à  qui  l'on  ordonna  de  tem.po- 
riser  et  surtout  de  conserver  ses  troupes.  Ce 
fut  ce  qui  détermina  Mr  de  Coigni  à  changer 
de  mesures  et  à  éviter  tout  eno-ao-ement.  Nadasti, 
renforcé  de  troupesréglées ,  commençoit  à  s'é- 
t(?ndrevers  les  hauteurs  deReichshofen  etWa- 

*)  12  Juillet. 


CHAPITRE       X.  91 

senberg,  comme   s'il  avoit  dessein  de  to\ir- 
ner    le    camp   françois  par     Lichtenberg    et 
Buchsweiler  ;    sur    quoi  Mr    de    Coigni    se 
retira   par    Brumat    à  Strasbourg.     '^  )    Il  se 
posta  sur  le  canal  de  Molsheim  ,  qu'il  aban- 
donna  bientôt    pour  gagner    les   défilés    de 
Pfalzbourg  et  de  Ste.  Marie-aux-mines.  Il  fit 
ces  mouvemens  pour  empêcher  le  Prince  de 
Lorraine,   qui  étoit  à  Brumat,  et  qui   faisoit 
construire  des  ponts  sur  la  Motter ,  d'occuper 
lesgorges  des  montagnes  par  lesquellesTarmée 
du  Roi  devoit  passer  pour  le  j  oindre.  Le  Roi  de 
France  étoit  arrivé  le  4  d'Août  à  Metz  ,  où  il 
attendoitles  troupes  de  Flandre,  pour  fondre 
à  leur  tête  sur  l'armée  du  prince  de  Lorraine  et 
la  détruire  s'il  étoit  possible.  Le  maréchal  de 
Schmettau  avoit  été   envoyé  par  le   roi    de 
Prusse  auprès  de  Louis  XV ,  tant  pour  rendre 
compte  des  mouvemens  de  l'armée  Françoise, 
que  pour  presser  le  Roi  de  remiplir  ses  engage- 
mens,  en  poursuivant  jusqu'en  Bavière   les 
troupes  de  la  Reine  lorsqu'elles  repasseroient 
le  Rhin.  Schmettau  appr i  t  au  Roi  très-Chrétien 
que  le  Roi  de  Prusse  entreroit  en  campagne  le 

*)  3i  Juillet. 

Tome  IL  '"' 


g2    HISTOIRE    DE    MON    TEMPS5 

1 7  d'Août  et  qu'il  emploieroit  1 00,000  hommes 
à  la  diversion  qu'il  alloit  faire  en  faveur  de 
l'Alsace.  Ce  Maréchal  mit  tout  en  usage  pour 
donner  aux  armées  françoises  plus  d'activité  et 
de  vigueur  ;  et  peut-être  y  seroit-il  parvenu  , 
si  Louis  XV  ne  fût  pas  tombé  malade  à  Metz. 
Cette  maladie  commença  par  des  maux  de 
tête,  que  ses  médecins  et  chirurgiens  crurent 
provenir  d'un  abcès  dans  le  cerveau;  ils  décla- 
rèrent le  mal  sans  ressource.  Aussitôt  on  en- 
toura le  Roi  de  confesseurs ,  de  prêtres  ,  et  de 
toutes  les  ressources  dont  se  sert  l'Eglise  Ro- 

o 

maine  pour  préparer  les  mourans.  L'Evêque 
de  Soissons  5  n'écoutant  que  son  zèle ,  dont  on 
lui  sçut  peu  de  gré  dans  la  suite,  exigea  du 
Prince, pour  recevoir  les  sacremens,le  renvoi 
de  Madame  de  Châteauroux.  La  Duchesse  fut 
obligée  de  partir  de  Metz  ,  ayant  reçu  l'ordre 
rigoureuxdenejamaisreparoîtredevantleRoi. 
Ce  sacrifice  accompli,  Louis  XV  reçut  les  sa- 
<:remens.  Le  danger  devenant  pressant ,  un  chi- 
rurgien très-ordinaire  se  présenta,  et  assura  qu'- 
il le  tir  eroit  d'affairCypourvu  qu'on  lui  donnât  la 
liberté  d'agir;  il  ne  trouva  point  de  concurrent, 
et  moyennant  une  bonne  dose  d'émétique,  ce 
prince  releva,  de  cette  maladie  ,  qui  n'avoit 


C  H  A  P  I  TR  E      X.  93 

été  causée  que  par  une  indigestion.   Les  mé- 
decins delà  cour  perdirent  leur  réputation  ; 
mais  les  affaires  générales  en  souffrirent  davan- 
tage. Pendant  la  maladie  du  Roi,  le  duc  de 
HarcourtétoitarrivéàPfalzbourg.Nadastiavoit 
déjà  pris  Saverne  et  se  disposoit  à  pénétrer  par 
les  gorges  que   le  duc  occupoit,  mais  infruc- 
tueusement: quoique  souvent  attaqué  ,  le  duc 
y  tint  jusqu'au  16  ,  que  le  secours  de  Flandre 
s'approcha  pour  joindre  l'armée.  Le  prince  de 
Lorraine  avoit  déjà  reçu  l'ordre  de  se  retirer; 
ilprenoit  des  mesures  pour  l'exécuter,  et  il 
ne  tenoit  qu'au  maréchal  de  Noailles  d'en  pro- 
fiter ;  mais  sa  circonspection  outrée  gâta  tout; 
Schmettau  perdoit  sa  peine  et  son  temps  à 
l'encourager.  Et  quel  risque  couroit  la  France  ? 
Quand  Mr  de  Noailles  auroit  été  battu,  les 
troupes  de  la  Reine  étoient  également  obligées 
de  quitter  l'Alsace ,  et  si  les  François  étoient 
victorieux,  ils  détruisoient l'armée  autrichien- 
ne, qui  vivement  poursuivie ,  au  lieu  de  repas- 
ser ses  ponts  du  Rhin  ,  se  seroit  noyée  dans  ce 
iieuve.  Alors  les  François  et  les  Bavarois  s'avan- 
cèrent à  pas  lents  vers  Hochfeld,  où  Nadasti 
ft'étoit  déjà  retiré.  Noailles  fit  trois  détache- 


g4      HISTOIRE    DE     MON    TEMPS. 

mens  sur  la  Motter  y  et  il  apprit  par    Mr  de 
Loewendahl,  qui  avoit  marché  versDrusenlieini 
que  les  Autrichiens  avoient  abandonné  leur 
camp  de  Brumat,  pour  s'approcher  de  leurs 
ponts  de  Beinlieim.  Le  comte   de   Belle-Isle 
fut  alors  envoyé  deSuffelsheim  avec  un  corps; 
les  François  passèrent  la  Motter  et  suivirent 
les  Autrichiens.  Mr  de  Belle-Isle  obligea  l'en- 
nemi cà  quitter  le  village  de  Suffelsheim  avec 
perte,  etMr  de  Noailles  se  mit  en  marche  pour 
joindre  Mr  de  Loewendahl.  Le  soir  même  les 
grenadiers  françois  attaquèrent  le  village  d'A- 
chenheim,  défendu. par  des  grenadiers  autri- 
chiens etdes  troupes  hongroises.  Les  François 
emportèrent  le  village  et  s'amusèrent  à  des  for- 
malités superflues,  tandis  que  le  prince  de  Lor- 
raine mit   ce  temps  à  profit  pour  repasser  le 
Rhin  sur  ses  ponts  de  Beinheim,  qu'il  rompit 
avant  l'aube  du  jour.  Le§  François  hrent sonner 
cette  affaire  fort  haut:  c'étoient  des  rodomon- 
tades ;  la  perte  de  part  et  d'autre  ne  monta  pas 
à  600  hommes  5  et  le  prince  de  Lorraine  con- 
tinua paisiblement  samarclie  par  laSouabe  et 
le  haut  Palatinat  ,  pour   entrer  en  Bohème. 
SchmettaUj  qui  étoit  auprès  de  la  personne  du 


CHAPITRE      X.  95 

Roi,  étoit  désespéré  de  la  mollesse  des  Fran- 
çois. Il  présentoit  des  mémoires  au  Roi,  ilpres- 
soit  les  ministres,  il  écrivoit  aux  maréchaux  ; 
mais  il  eût  plutôt  transporté  des  montagnes  que 
de  tirer  cette  nation  de  son  engourdissement. 
Le  moment  décisif  où  les  François  pouvoient 
ruiner  l'armée  de  la  Reine   étant  passé   sans 
qu'ils  daignassent  en  profiter,  Schmettau  tâcha 
de  dissuader  les  maréchaux  du  dessein  qu'ils 
a  voient  de  mettre   le   siège  devant  Fribourg; 
ce  fut  encore  en  vain.  Tout  ce  qu'il  put  ob- 
tenir,  ce  furent  quelques   renforts  de    trou- 
pes allemandes  qu'on  s'engagea  de  donner  aux 
troupes  impériales,  pour  que  Mr  de  Secken- 
dorf  pût  déloger  les  Autrichiens  de  la  Baviè- 
re. La  cour  promit  qu'au  printemps  de  l'année 
1745  on  porteroit  ces  troupes  au  nombre  de 
605OOO  hommes.  Ainsi  dés  le  commencement 
de  l'alliance  des  Prussiens  et  des  François ,  ces 
derniers  manquèrent  aux'deux  articles  princi- 
paux de  leur  traité.  Ils  laissèrent  échapper  le 
prince  de  Lorraine  sans  le  poursuivre ,  et  cette 
armée  qu'ils  dévoient  envoyer  en  Westphalie, 
n'y  parut  point.  Cependant  Mr  de  Seckendorf 
marcha  pesam.ment  et  à   pas    comptés  pour 
s'approcher  du  Lech,  et  Louis  XV  à  la  tète  de 


g6    HISTOIUE    DE    MON    TEMPS. 

7O5OOO  françols  fit  le  siège  de  Fribourg.  prit 
cette  place  à  la  fin  de  la  campagne  et  en  fit 
raser  les  fortifications. 

Les  avantages  du  prince  de  Lorraine  en  Alsa- 
ce engagèrent  le  roi  de  Prusse  à  se  déclarer  plu- 
tôt qu'il  ne  l'avoit  projeté.  II  étoit  fort  à  crain- 
dre que  l'ascendant  des  troupes  autrichiennes 
ne  forçâtles  François  à  en  passer  par  les  condi- 
tions que  l'arrogance  de  ses  ennemis  leur  vou- 
droitprescrire  ;  et  dans  ce  cas  il  n'étoit  pas  dou- 
teux que  la  Reine  n'eût  employé  toutes  ses  for- 
ces pour  reprendre  la  Silésie.  Cependant  les  ar- 
rangemenspolitiquesquelacour  de  Berlin  s'é- 
toit  proposé  de  prendre,  étoient  encore  bien 
éloignés  de  se  réaliser.  Le  comte  Bestuchew,  qui 
se  crut  affermi  depuis^qu'il  avoitfait  chasser  de 
Russie  Mr  de  la  Chétardie,  engagea  l'impéra- 
trice Elisabeth  à  faire  le   voyage  de  Moscow  ' 
pour  s'y  faire  couronner ,  et  ensuite  à  entre- 
prendre le  pèlerinage  de  Kiovvie  en  faveur  de 
je  ne  sais  quelSaint.  L'Impératrice  avoit  des  fa- 
vorisjBestuchewvoulutleur  susciter  desrivaux. 
Une  nouvelle  occupation  rendit  l'Impératrice 
invisible  à  sa  cour  :  c'étoitle  triomphe  du  minis- 
tre Bientôt  les  ordres  furent  donnés  que  ceux 

qui 


CHAPITRE      X.  97 

qui  avoient  à  négocier  avec  la  Russie ,  au  lieu  de 
s'adresser  à  l'Impératrice,  s'adressassent  doré- 
navant à  son  ministre.  Ce  nouvel  arrangement 
valut  de  grosses  sommes  au  comte  de  Bestu- 
chevv^  et  Mr  de  Mardefeid  s'apperçut  à  re- 
gret que  les  guinées  angloises  commençoient 
à  prévaloir  chez  ce  ministre  sur  les  écus  prus- 
siens. Dans  tous  les  projets  que  l'on  forme ^  il 
faut  se  contenter  des  à  peu  près.  L'alliance 
de  la  Russie  n'étoit  pas  telle  qu'on  auroit  pu 
la  désirer^  mais  en  poussant  la  guerre  avec 
vigueur,  le  Roi  pouvoit  espérer  de  la  finir, 
avant  que  la  Russie  ,  lente  dans  ses  résolu-» 
tions,  en  eût  pris  d'assez  décisives  pour  le 
gêner  dans  ses  opérations  de  campagne. 

Voici  l'arrangement  général  qui  fut  pris 
pour  entrer  en  Bohème  ,  et  pour  forcer  la 
Reine  à  rappeler  ses  troupes  de  l'Alsace.  La 
grande  armée  prussienne  devoir  entrer  sur 
trois  colonnes  en  Bohème.  Celle  que  le  Roi 
voulut  conduire,  devoit  longer  la  rive  gauche 
de  l'Elbe,  en  la  remontant  jusqu'à  Prague; 
la  seconde,  sous  la  conduite  du  prince  Léo- 
pold  d'Anhalt,  devoit  traverser  la  Lusace,  et 
gardant  l'Elbe  à  droite  se  rendre  en  même" 
Tome  IL  G 


gS      HISTOIUE  DE  MOK  TEMPS. 

temps  à  Prague  :  ces  colonnes  couvroient  l'ar- 
tillerie et  des  vivres  pour  trois  mois  qu'on  avoit 
embarqués  sur  l'Elbe  afin  de  les  conduire  à 
Leutmeritz.  Le  maréchal  de  Schwérin,  avec 
une  troisième  colonne,  devoit  déboucher  de 
la  Silésie  par  Braunau  et  se  joindre  au  reste 
de  l'armée,  pour  former  en  même-temps 
l'investissement  de  Prague.  Outre  cette  armée 

o 

le  vieux  prince  d'Anhalt  avoit  un  corps  de  i  7 
mille  hommes  dont  il  couvroit  l'électorat,  et 
Mr  de  Marwitz  commandoit  22,000  hommes 
destinés  à  la  défense  de  la  haute  Silésie.  L'Em- 
pereur avoit  fait  expédier  des  lettres  réquisi- 
toriales  au  roi  de  Pologne,  électeur  de  Saxe, 
par  lesquelles  il  lui  demandoit  le  passage  par 
ses  états  pour  ses  troupes  auxiliaires  de  Prusse 
qui  dévoient  entrer  en  Bohème.  Auguste  étoit 
alors  à  Varsovie.  Ces  lettres  furent  insinuées  à 
ses  ministres,  quigouvernoient  la  Saxe  en  son 
absence,  par  ce  Winterfeld  qui  avoit  négocié 
à  Péterbourg  et  s'étoit  si  fort  distingué  dans 
les  premières  campagnes.  Les  Saxons  furent 
étourdis  de  cette  proposition;  ils  vouloient 
gagner  du  temps,  mais  les  Prussiens  étoient  déj  à 
sur  leur  territoire.  Ils  protestèrent  et  se  récrié- 


CHAPITRE     X.  gg 

fent  inutilement  contre  une  démarche  dont  le 
ÎDUt  principal  étoit  d'empêcher  que  l'Empire 
iie  reçût  l'afïront  de  voir  opprimer  et  détrôner 
son  Empereur.  Pendant  qu'on  murmuroit  à 
Dresde,  qu'on  étoit  furieux  à  Varsovie  ^  qu'à 
Londres  on  se  voyoit  prévenu  j  et  que  la  crain- 
te se  répandoit  à  Vienne ,  le  Roi  marcha  droit 
sur  Pirna  ,  où  les  régimens  du  duché  de  Mag- 
debourg,  qUi  avoient  pris  leur  route  par  Leip- 
sic,  le  joignirent.  Toute  la  Saxe  étoit  en  mou- 
vement. Les  troupes  s'assembloient  par  pelo- 
tons aux  environs  de  Dresde  :  l'on  se  hâtoit 
de  fortifier  cette  capitale^  les  bras  des  artisans 
mêmes  furent  employés  pour  faire  des  coupu- 
res dans  le  quartier  qu'on  appelle  la  Nouvelle 
Ville.  Les  ministres  saxons  vouloient  marquer 
de  la  fierté  et  ils  étoient  en  même-temps  saisis 
de  crainte;  ils  accordoient  trop  d'un  côté  et 
refusoient  obstinément  des  bagatelles.  Si  le 
Roi  avoit  voulu  s'emparer  de  ce  pays,  cette 
besogne  auroit  été  expédiée  en  huit  jours. 
Enfin  ils  donnèrent  des  subsistances,  ils  prêtè- 
rent des  bateaux  pour  traverser  l'Elbe,  ils  laissè- 
rent passer  la  flotte  chargée  de  vivreâ  au  milieu 
de  Dresde;  mais  on  y  doubla  la  garnison  ,  les 

G  (? 


100    HISTOIRE  DE  MON  TEMPS. 

canons  furent  mis  en  batterie,  les  portes  fer- 
mées et  barricadées,  et  l'on  en  refusa  l'entrée 
aux  officiers  prussiens.  Cette  conduite  des  Sa- 
xons annonçoit  clairement  leur  mauvaise  vo- 
lonté. On  les  jugea  de  mauvais  voisins,  capa- 
bles de  profiter  des  malheurs  qui  pourroient 
arriver  aux  Prussiens  dans  cette  guerre;  mais 
on  ne  les  crut  pas  assez  téméraires  pour  se  sa- 
crifier en  faveur  de  la  reine  de  Hongrie  ,  d'au- 
tant plus  que  le  corps  qui  étoit  à  la  disposition 
du  vieux  prince  d'Anhalt,  devoitleur  inspirer 
îane  conduite  plus  prudente. 

On  fit  précéder  la  marche  des  troupes  d'un 
manifeste  qui  contenoit  en  gros  les  motifs  de 
la  ligue  de  Francfort,  formée  entre  l'Empe- 
reur, la  Prusse,  l'électeur  Palatin  et  le  land- 
grave de  Hesse,  pour  le  soutien  du  système  et 
des  libertés  de  l'Empire  ,  et  pour  maintenir 
son  chef:  l'on  publia  en  même-temps  des  let- 
tres patentes  en  Bohème,  par  lesquelles  on 
avertissoitles  sujets  de  ce  royaume  de  ne  point 
prendre  fait  et  cause  contre  les  troupes  auxiliai- 
res de  l'Empereur,  lequel  ils  dévoient  désor- 
mais considérer  comme  leur   souverain  léwi- 

o 

time. 

Ce  fut  le  Q.3  d'Août  que  le  Roi  arriva  «ur 


CHAPITRE        X.  iOl 

les  frontières  de  la  Bohème  :  4  régimens  de 
housardset  4  bataillons  précédoient  d'un  jour 
la  marche  de  l'armée,  pour  amasser  les  vivres 
nécessaires  aux  troupes.  Le  margrave ,  qui 
commandoit  la  seconde  ligne,  entra  dans  le 
camp  que  le  Roi  venoit  de  quitter  5  aucun  en- 
nemi ne  s'opposa  aux  opérations  des  troupes. 
La  petite  flotte  chargée  des  magasins  fut  la 
première  qui  rencontra  des  obstacles  en  en- 
trant en  Bohémej  elle  étoit  obligée  de  passer 
au  pied  d'un  rocher  sur  lequel  est  situé  le 
château  de  Tetschen  :  les  ennemis  qui  l'oecu- 
poient,  roulèrent  de  grosses  pierres  dans  l'El- 
be, et  y  ajoutèrent  une  estacade  pour  en 
rendre  la  navigation  impraticable.  On  fut 
obligé  de  détacher  avec  quelques  troupes  le 
général  Bonin,  qui  attaqua  et  fit  prisonnier 
un  capitaine  hongrois  avec  70  hommes.  La  ^ 
rivière  fut  promptement  déblayée  et  la  na- 
vigation redevint  libre:  cet  incident  retarda 
la  marche  de  deux  jours.  L'armée  se  porta  sur 
la  rivière  d'Eger.  Les  housards  surprirent  au- 
près d'un  bourg  nommé  Miirzifai  des  troupes 
de  l'ennemi;  ils  en  défirent  3oo,  et  en  ame- 
nèrent 5o  prisonniers.  On  apprit  par  leur  dé- 

G  3 


102    HISTOIHE   DE   MON  TEMPS* 

position  que  Mr  de  Batliyani  étoit  venu  de 
Bavière  sur  la  Béraun  avec  un  corps  de  iQjOOQ 
hommes;  on  sut  aussi  qu'il  avoit  jeté  3ooo 
hommes  dans  Prague,  auxquels  on  ayoit  joint- 
un  corps  de  milice  de  12,000  combattans.  Le 
E-oi  arriva  le  q  de  Septembre  auprès  de  Pra- 
gue avec  tous  les  corps  qui  composoient  sor\ 
armée ^-  il  se  campa  près  de  la  chapelle  de  la 
Victoire;  le  maréchal  de  Schwérin  et  le  prince 
Léopoldinvestirent  ce  cju'on  appelle  le  grand 
côté  de  la  ville,  îl  feUut  8  jours  pour  trans- 
porter de  Leutmeritz  au  cam^p  la  grosse  artil- 
lerie et  les  vivres.  Leutmeritz  reçut  un  batail- 
lon en  garnison,  pour  veiller  à  la  sûreté  des. 
magasins  5  qu'on  ne  pouvoit  pas  faire  avancer 
faute  de  chevaux;  car  la  Muldau,  Cjui  se  jette 
à  Melnick  dans  l'Elbe,  n'est  point  navigable  • 
ce  temps  fut  employé  â  faire  tous  les  prépa- 
ratifs du  siège.  Dans  cet  intervalle  on  fut  in- 
formé par  des  espions,  que  Mr  de  Bathyani 
rassembloit  u^  gros  magasin  dans  la  ville  de 
Béraun,  des  houaards  qu'on  détacha  pour  re- 
connaître les  chemins  qui  mènent  à  cette  ville^ 
confirmèrent  le  rapport,  Le  Roi  fut  tenté  d'en- 
lever ce  magasin;  U  détacha  le  général  liaaka 


'  CHAPITRE        X.'  103 

avec  5  bataillons  et  600  housards  pour  s'en 
emparer.  Mr  de  Bathyani  en  eut  vent ,  quoi- 
qu'on eût  pris  toutes  les  précautions  possibles 
pour  que  le  secret  fût  gardé.  Bathyani  renfor- 
ça ce  poste,  et  lorsque  Mr  de  Haake  passa  le 
pont  de  Béraun  et  qu'il  eut  forcé  la  porte  de 
la  ville,  il  apperçut  deux  gros  corps  de  cava- 
lerie qui  passoient  la  rivière  à  sa  droite  et  à  sa 
gauche  pour  tomber  sur  ses  deux  flancs.  Il 
abandonna  aussitôt  l'attaque  et  se  posta  sur  des 
hauteurs  où  il  forma  un  quarrc  de  son  infan- 
terie. Ayant  été  vivement  attaqué  par  cette 
cavalerie  et  par  un  gros  corps  d'infanterie  hon- 
groise ,  il  trouva  le  moyen  de  faire  savoir  au 
camp  de  Prague  le  danger  qui  le  menaçoit. 
Le  Roi  vola  à  son  secours  avec  80  escadrons  et 
16  bataillons  ;  mais  Mr  de  Haake  avoit  vaillam- 
ment repoussé  les  ennemis  et  s'étoit  dégagé 
lui-même  avant  que  le  secours  pût  le  joindre, 
Le  projet  sur  Béraun  manqua  ainsi  et  Mr  de 
Bathyani  ht  transporter  en  hâte  son  magasin 
de  cette  ville  à  Pilsen.  Il  auroit  fallu  sans  doute 
retourner  à  Béraun,  chasser  MrdeBathyani  de 
Pilçen  et  lai  enlever  son  magasin;  c'étoit  le 
Hioyen  d'empêcher  l'armée  autrichienne   io 

G  \ 


104   HISTOIRE    DE    MON   TEMPS. 

profiter  des  vivres  qu'il  avoit  eu  le  temps  d'a- 
masser, de  rejeter  le  prince  de  Lorraine  dans 
la  haute  Autriche,  et  de  gagner  la  fin  de  cette 
campagne  en  demeurant  en  possession  de  la 
Bohème;  mais  les  vivres  de  l'armée  étoient 
mal  administrés  et  les  Prussiens  manquoient 
d'un  Mr  de  Sechelles. 

Le  10  au  soir  on  ouvrit  la  tranchée  devant 
Prague  à  trois  endroits  difïerens;  savoir  au  pla- 
teau de  St  Laurent,  à  Bubenitz  vis-à-vis  du 
moulin  de  la  î^asse  Muldau,  et  à  la  montagne 
de  Ziska.  Le  comte  de  Truchses  commandoit 
la  première  attaque ,  le  margrave  Charles  la 
seconde;  la  troisième  étoit  sous  la  direction  du 
maréchal  de  Schwérin.  On  ne  perdit  rien  la 
première  nuit.  Le  lendemain  le  maréchal  fit 
attaquer  le  fort  de  Ziska  en  plein  jour,  l'em- 
porta après  y  avoir  fait  jeter  des  boip^bes,  et 
prit  tout  de  suite  deux  petites  redoutes  qui 
étoient  derrière  le  premier  et  que  les  François 
qui  les  avoient  construites  appeloient  des  nids 
d'hirondelles.  Le  Roi  se  trouvoit  précisément 
à  la  tranchée  de  Bubenitz;  il  en  sortit  avec 
beaucoup  d'oihciers,  pourvoir  comment  tour- 
ner oit  l'attaque  de  Ziskao  Les  ennemis  apper- 


CHAPITRE      X.  lo5 

curent  cette  foule  de  monde,  tournèrent  leur 
canon  de  ce  côté,  et  un  malheureux  coup  em- 
porta le  prince  Guillaume,  frère  du  m.argrave 
Charles  ,  le  même  qui  avoit  si  vaillamment 
combattu  à  Molwitz  pour  la  gloire  de  sa  pa- 
trie. On  fit  avancer  incontinent  les  batteries , 
de  sorte  qu'elles  battoient  en  brèche  la  cour- 
tine qui  est  entre  le  bastion  de  St  Nicolas  et  St 
Pierre.  Le  i5  les  batteries  du  margrave  Char- 
les, à  force  de  jeter  des  bombes,  mirent  le  feu 
au  moulin  à  eau  et  détruisirent  les  écluses  de 
la  Muldau.  Les  eaux  en  devinrent  si  basses, 
qu'elle  étoit  partout  guéable  et  qu'on  pouvoit 
prendre  la  ville  d'emblée,  y  ayant  de  ce  côté- 
là  un  assez  grand  espace  sans  rempart  et  sans 
muraille.  Mr  de  Harsch,  qui  commandoit  dans 
la  ville,  commença  à  désespérer  de  son  salut: 
ce  gouverneur  s'apperçut  que  le  16  de  grand 
matin  un  gros  corps  de  grenadiers  défiloit  du 
côté  de  Bubenitz;  il  prévit  l'assaut  qu'on  se 
préparoità  lui  donner,  demanda  de  capituler 
et  se  rendit  prisonnier  de  guerre  avec  sa  gar- 
nison ,  qui  consistoit  en  iq,ooo  hommes.  Ce 
siège  ne  dura  que  6  jours;  il  coûta  aux  assié- 
geans  40  morts  et  80  blessés.  Le  même  jour  les 


lo6    HISTOIHE   DE   MONTEMB.S. 

portes  furent  consignées ,  et  la  garnison  fut 
conduite  en  Silésie,  où  elle  fut  distribuée  dans 
les  places.  La  prise  de  Prague  faisoit  un  beau 
commencement  de  campagne.  On  devoit  sup- 
poser qu'il  feroit  impression  sur  les  Saxons  et 
qu'ils  se  déclarer  oient  moins  que  jamais  pour 
la  reine  de  Hongrie  j  il  étoit  à  présumer  qu'en 
dégarnissant  leur  électorat ,  ils  ne  le  livreroient 
pas  eux-mêmes  au  prince  d'Anhalt,  qui  pou-' 
voit  ruiner  Leipsic,  le  siège  de  leur  commerce, 
le  nerf  de  leur  état  et  la  ressource  de  leur  cré- 
dit; maisl'or  desAng-loisl'emDortaàDresdesur 
des  intérêts  plus  durables.  Ilseprésentoit  alors 
pour  l'armée  prussienne  le  choix  de  deux  opé- 
rations. L'une,  que  le  Roi  préféroit,  étoit  de 
passer  laBéraun,  de  chasser  Mr  deBathyanide 
la  Bohème,  de  s'emparer  de  Pilsen  et  du  ma- 
gasin considérable  qu'on  y  formoit  pour  l'ar- 
mée du  prince  de  Lorraine  et  de  pousser  jus-^ 
ques  aux  gorges  de  Com  et  de  Fort  qui  ou- 
vroient  les  chemins  de  la  Bohème  aux  Autri- 
chiens du  côté  du  haut  Palatinat.  Il  est  sûr  que 
l,e prince  de  Lorraine  pouvoit se  jeter  sur  Eger, 
où  les  Saxons  l'auroient  joint^  qu'il  pouvoit 
suivre,  en  longeant  l'E^er,  le  chemin  quç  le 


CHAPITRE      X.  107 

maréchal  de  Eelle-Isle  avoitpris  dans  sa  retraite 
de  Prague;  mais  d'où  seroient  venues  les  sub- 
sistances pour  cette  armée?  Le  margraviat  de 
Bareuth  étoit  trop  stérile  pour  en  fournir,  et 
déplus,  qui  auroit  défendu  l'Autriche,  dont 
Mr  de  Marvvitz  étoit  en  état  de  faire  seul  1^ 
conquête,  ne  trouvant  rien  devant  lui  qui  pût 
l'arrêter?  C'étoit  donc  sans  contredit  le  projet 
qu'on  auroit  dû  exécuter,  L'Empereur,  le  roi 
de  France,  particulièrement  le  rnaréchal  de 
Belle-Isle,  insistèrent  pour  que  les  Prussiens  se 
portassent  du  côtédeTabor,  de  Budweis,  de 
Neuhaus,  afin  d'établir  une  communication, 
^ivec  la  Bavière,  et  de  donner  au  prince  de 
Lorraine  de  la  jalousie  au  sujet  de  l'Autriche. 
Le  maréchal  de  Belle-Isie  soutenoit  que  la  faute 
de  n'avoir  pas  occupé  ces  postes  l'année  1  741 , 
avoit  été  cause  de  tous  les  malheurs  que  les 
François  et  les  Bavarois  avoient  essuyés;  mais 
ce  qui  est  bon  dans  une  conjoncture,  l'est-il 
de  même  dans  une  autre?  Sans  doute  que  ces 
postes  étoient  nécessaires  en  1741  aux  alliés , 
qui  possédoient  encore  la  Bavière  et  même  la 
haute  Autriche;  mais  en  1744  il  n'y  avoit  que 
^e.3  Autrichiens  dans  ces  provinces ,  d'ailleurs 


108    HISTOIRE    DE    MON    TEMPS. 

c'étoit  donner  beau  jeu  aux  ennemis  que  de 
pousser  une  pointe  qui  éloignant  l'armée  du 
roi  de  Prusse  de  ses  frontières,  donnoit  aux 
Saxons  la  liberté  de  se  joindre  au  prince  de 
Lorraine  ou  de  faire  même  quelque  entreprise 
sur  Prague.  De  tous  les  partis  le  plus  sage  au- 
roit  été  de  nepoint  trop  s'éloigner  de  Prague, 
d'amasser  dans  cette  capitale  ,  ainsi  qu'à  Par- 
dubitz  et  dans  d'autres  villes,  des  vivres  pour 
les  troupes  et  de  voir  venir  les  ennemis.  Le 
Roi  marqua  dans  ce  moment  trop  defoiblesse; 
par  condescendance  pour  ses  alliés  il  déféra 
trop  à  leurs  sentimens,  et  craignant  d'être  ac- 
cusé, s'iltenoit  son  armée  clouée  à  Prague,  de 
n'avoir  d'autre  objet  que  de  s'assurer  des  trois 
cercles  qu'on  lui  avoit  promis,  il  entreprit 
cette  malheureuse  expédition.  On  ne  fit  pas 
moins  de  fautes  dans,  l'exécution  de  ce  projet* 
On  négligea  le  transport  des  farines^  de 
Leutmeritz  à  Prague  *  on  ne  renvoya  point 
en  Silésie  l'artillerie  qui  avoit  servi  au  siège 
de  Prag;ue,  et  l'on  ne  laissa  en  Garnison  dans 
cette  ville  immense  que  six  bataillons ,  qui 
ne  suffisoient  pas  pour  en  défendre  la  moi- 
tié. Quand  vous    remontez   à  la    droite  de 


CHAPITRE      X.  109 

la  Muldau ,  laissant  Prague  derrière  vous ,  vous 
trouvez  un  pays  montueux  et  difficile  ,   aussi 
mal  peuplé  qu'aride.    Si  vous  avancez   onze 
milles   en  tirant  vers  l'orient ,  vous    décou- 
vrez la  ville  de  Tabor,  située  sur  un  rocher, 
bâtie   au  quinzième  siècle  par  Ziska  ,  ce  fa- 
m.eux  brigand  hussite,  qui  ravagea  sa  patrie 
en  combattant    pour   elle.   Dans    ces   temps 
reculés,  Tabor  passoit  pour  imprenable;  de 
îios  jours  elle  se  prendroit  d'emblée. La  situa- 
tion est  avantageuse  ;  mais  la  ville  est  petite 
et  n'a  pour  défense  qu'une  mauvaise  muraille. 
De  là  en  tirant  vers  le  midi  vous  trouvez  la 
Luschnitze,  petite   rivière   guéable  de  toute 
part,  mais  dont  les  bords  dans  beaucoup  d'en- 
droits sont  escarpés;  après  l'avoir  passée,  vous 
traversez  dans  l'espace  de  trois  milles  des  bois 
et  des  rochers ,  au  sortir  desquels  vous  entrez 
dans  une  plaine  abondante  et  trouvez  Budweis 
à    deux   milles  devant  vous.   Cette  ville  est 
située  sur  la  Muldau,  fortifiée  d'ouvrages  de 
Terre,  et  d'une  enveloppe  que  d'un  côté  l'on 
avoit  commencée   vis-à-vis  de  Budweis  vers 
le  sud.  A  trois  quarts  de  mille  de  l'autre  côté 
de  la  Muldau  se  trouve  Frauenberg,   Ce  châ- 


ïiÔ     HISTOIRE    DÉ    MON    TEMÎ>Sr* 

teau  occupe  le  haut  d'une  colline  et  est  de- 
venu fameux  par  un  siège  de  6  mois  que  les 
François  y  ont  soutenu.  Tel  étoit  le  pays 
où  l'armée  prussienne  allôit  agir. 

Comme  lès  Saxons  ne  s'étoient  point  en- 
core déclarés,  l'armée  se  mit  en  marche  le  17 
Septembre  pour  Conraditze.  De  là  le  général 
de  Nassau  fut  détaché  avec  10  bataillons  et 
40  escadrons  pour  faire  l'avant-garde  dé  l'ar- 
mée ,  et  celle-ci  fut  partagée  en  deux  colonnes  ; 
la  droite,  sous  lej?  ordres  du  prince  Léopold, 
côtoyoit  la  Muldau  et  fut  obligée  de  se  faire 
des  chemins;  la  colonne  de  la  gauche,  con- 
duite par  le  maréchal  Schwérin  enfiloit  le 
grand  chemin  de  Prague  à  Tabor,  en  suivant 
pied  à  pied  l'avant-garde.  On  avoit  réglé  de 
plus  que  ces  colonnes  ne  laisseroient  entre  leurs 
camps  qu'une  étendue  au  plus  d'un  demi-mille 
d'Allemagne;  derrière  la  colonne  de  la;  gauche 
suivoient  les  caissons  de  farine  couverts  par 
i5oo  hommes,  sous  la  direction  du  général 
Posadowsky.  Tabor,  Budweis  et  Frauenberg 
se  rendirent  presque  sans  se  défendre  au  géné- 
ral Nassau.  L'armée  arriva  le  q6  à  Tabor,  oii 
les  colonnes  se  rejoignirent;  mais  Posadowsky 


CHAPITRE      X.  lii 

n'amena  que  la  moitié  de  ses  caissons ,  c'est  à 
dire  pour  i5  jours  de  farine;  les  chevaux  et  les 
boeufs  de  cet  attirail  avoient  été  négligés  au 
point,  que  la  moitié  enavoit  péri,  sans  cepen- 
dant qu'on  eût  vu  d'ennemi  pendant  toute  la 
marche.    Ce   fut  là    le   principe  de   tous  les 
malheurs  qui  arrivèrent  depuis.  A  peine  l'ar- 
mée étoit-elle  à  deux  marches  de  Prague  que 
Mr  de  Bathyani  envoya  un  détachement  de 
quelques  milliers  de  Croates  et  de  housards  à 
Béraun  et  à  Koenigsaal;  cette  dernière  ville  est 
située  au  confluent  de  la  Béraun  dans  la  Mul- 
dau  à  deux  milles  au-dessus  de  Prague.  Ces 
troupes  légères  infestèrent  tellement  les  ave- 
nues, qu'elles  interceptèrent  toutes  les  livrai- 
sons que  le  plat  pays  devoit  faire,   et  que  les 
communications  étant  coupées,  l'arméeprus- 
sienne  fut  4  semaines  sans  recevoir  de  nouvelles 
ni  de  Prague   ni  de  ce  qui  se  passoit  dans  le 
jeste   de    l'Europe.  On  enleva   deux   malles 
destinées  pour  le  Roi,  de  sorte  qu'il  ignoroit 
non  seulement  la   marche  des  Saxons ,   mais 
encore  où  pouvoit  être  l'armée  du  prince  de 
Lorraine.  Il  doit  paroître  étrange  qu'une  ar- 
mée aussi  forte  que  la  prussienne  n'ait  pu  tenir 


/ 


112      HISTOIRE    DE    MON    TEMPS. 

le  plat  pays  en  respect,  le  contraindre  aux 
livraisons  nécessaires,  se  procurer  des  subsistan- 
ces 5>  et  avoir  des  espions  en  abondance  pour 
être  informée  du  moindre  mouvement  des  en- 
nemis; mais  il  faut  savoir  qu'en  Bohème  la 
grande  noblesse,  les  prêtres  et  les  baillis  sont 
trés-affectionnés  à  la  maison  d'Autriche;  que 
la  différence  de  religion  inspiroit  une  aver- 
sion invincible  à  ce  peuple  aussi  stupide  que 
superstitieux,  et  que  la  cour  avoit  ordonné 
aux  paysans  ,  qui  tous  sont  serfs  ,  d'abandon- 
ner leurs  chaumières  à  l'approche  des  Prus- 
siens,  d'enfouir  leurs  bléds,  et  de  se  réfugier 
dans  les  forêts  voisines;  elle  avoit  ajouté  la 
promesse  de  réparer  tout  le  dommage  qu'ils 
pourroient  souffrir  de  la  part  des  Prussiens. 
L'armée  ne  trouvoit  donc  que  des  déserts  sur 
son  passage,  des  villages  vides  :  personne 
n'apportoit  au  camp  des  denrées  à  vendre,  et 
le  peuple,  qui  craignoit  les  punitions  rigou- 
reuses des  Autrichiens ,  ne  pouvoit  être  engagé 
par  quelque  somme  que  ce  fût  à  donner  les 
nouvelles  qu'on  lui  demandoit  des  ennemis. 
Ces  embarras  furent  encore  augmentés  par  un 
corps  de   10,000  housards  que  les  Autrichiens 

avoient 


CHAPITRE      X;  1 1 3 

avoient  fait  venir  de  Hongrie  et  qui  coupèrent 
les  communications  à  l'armée  dans  un  pays  qui 
n'étoit qu'un  composé  de  marais  ,  de  bois,  de 
rochers  et  de  tous  les  défilés  qu'un  terrain  peut 
renfermer  :  l'ennemi  avoit ,  avec  cette  supério- 
rité en  troupes  légères,  l'avantage  de  savoir 
tout  ce  qui  se  faisoit  dans  le  camp  du  Roi,  et 
les  Prussiens  n'osoient  aventurer  leurs  batteurs 
d'estrade  •  à  moins  de  les  compter  pour  perdus. 
Vu  la  supériorité  de  ceux  des  ennemis;  de  sorte 
que  l'armée  du  Roi,  toujours  retranchée  à  la 
romaine ,    étoit  réduite   à  l'enceinte   de  sort 
camp.  Le  manque  de  vivres  joint  à  cette  gêne 
où  se  trouvoient  les  Prussiens ,  les  obligea  de 
retourner  sur  leurs  pas.  Le  maréchal  de  Schwé- 
rin  étoit  d'avis  de  se  porter  sur  Neuhaus,  pour 
augmenter  la  jalousie  que  les  ennemis  pou- 
voient  avoir  à  l'égard  de  l'Autriche.  Le  prince 
Léopold  soutenoit  qu'il  falloit  se  porter  sur 
BudweiS)  qui  étoit  occupé  par  Mr  de  Nassau, 
Sur  ces  entrefaites  un  espion  apporte  la  nou- 
velle que  l'armée  du  prince  de  Lorraine  étoit 
à  Protiwin.  Cet  avis  décida  sur  le  parti  qu'il  y 
aVoit  à  prendre.  L'armée  repassa  la  Muldati  et 
se  dàiupa  sur  les  hauteurs  de  Wodnian;  mais  à 
Tome  II,  H 


Î14    HISTOIRE    DE    MON    TEMPS. 

peine  y  fut-on  arrivé,  qu'on  reconnut  la  faus- 
seté de  l'avis  :  cela  mit  de  la  mésintelligence 
entre  Mr  de  Schwérin  et  le  prince  Léopold  , 
et  le  Roi  fut  souvent  dans  le  cas  d'interposer 
son  autorité  pour  empêcher  que  la  jalousie  de 
ces  deux  maréchaux  ne  nuisît  au  bien  général. 
Mr  de  Janus,  lieutenant-colonel  dans  les  hou- 
sards  de  Thierry,  avoit  été  détaché  pour  pres- 
ser les  livraisons  que  les  habitans  de  ces  con- 
trées dévoient  faire  à  Tabor  :  le  besoin  en  étoit 
d'autant  plus  pressant,  que  les  farines  de  l'ar- 
mée tiroient  vers  leur  fin.  Janus  marcha  avec 
200  housards  à  un  village  nommé  Muhlhausen, 
situé  au  bord  de  la  Muldau.  L'ennemi  en  fut 
informé,  un  corps  considérable  de  housards 
tomba  sur  lui  :  c'étoit  un  brave  homme  et  il 
perdit  la  vie  pour  ne  point  avoir  la  réputation 
d'avoir  été  battu  :  tout  son  corps  fut  dissipé. 
Nadasti  fit  des  ponts  à  cet  endroit  même  et 
s'avança  droit  à  Tabor  pour  l'attaquer.  Le 
prince  Henri,  frère  du  Roi,  qui  y  étoit  tombé 
malade,  et  le  colonel  Kalnein  qui  y  comman- 
doit ,  lui  firent  comprendre  qu'on  ne  s'empare 
pas  d'une  ville  défendue  par  des  Prussiens , 
avec  de  la  cavalerie  légère.  Ce  fut  alors  qu'on 


CHAPITRE      X.  Il5 

apprit  que  le  prince  de  Lorraine  occupoit  un 
camp  fort,  derrière  la  Wotavva,  à  deux  milles 
de  Pisek  j  que  les  Saxons  l'avoient  joint,  et  que 
son  intention  étoit  de  couper  les  Prussiens  de 
la  Sasawa  et  par  conséquent  de  Prague  ,  en 
passant  la  Muldau  derrière  l'armée.  Le  manque 
de  subsistances,  l'obstacle  que  Nadasti  mettoit 
à  en  amasser,  lapossibilité  pour  les  Autrichiens 
de  faire  ce  mouvement,  détermina  les  Prus- 
siens à  s'approcher  de  Tabor;  ils  passèrent  le 
8  (^'Octobre  la  Muldau  sur  le  pont  de  Teyn. 
L'arrière-garde  fut  vivement  harcelée  par  des 
pandours   et   des  housards  ;  ils  ne  réussirent 
point  à  l'entamer  comme  ils  s'y  étoient  atten- 
dus. Le  brave  colonel  Rouch  des  housards  leur 
prit  un  bataillon  de  Dalmatiens  qui  s'aventura 
trop,  et  rejoignit  l'armée,  triomphant  d'un 
corps  bien  supérieur  au  sien,  qui  Favoit  atta- 
qué. L'armée  reprit  le  camp  de  Tabor  ,  pour 
donner  au  général  Du  Moulin,  qui  étoit  déta- 
ché à  N euhaus ,  le  texiips  de  la  rejoindre.  Les 
Autrichiens  étoient  si  sûrs  de  couper  l'armée 
prussienne  de  Prague,  que  par  leurs  ordres  on 
amassoit  des  magasins  pour  eux  à  Beneschau 
et  même  dans  le  cercle  de  Chrudim.  Le  Roi 

H  Q 


Il6    HISTOIRE    DE   MON    TEMPS* 

se  repentit  trop  tard  de  n'avoir  pas  mieux 
garni  la  ville  de  Prague  de  troupes.  Le  projet 
de  prendre  des  quartiers  d'hiver  entre  Tabor, 
Neuhaus ,  Budweis  et  Frauenberg  étoit  mal  | 
conçu  ',  il  n'y  avoit  de-là  à  Prague  aucune 
ville  qui  eût  seulement  des  murailles  ,  et  dont 
on  pût  par  conséquent  se  servir  pour  établir  la 
communication  avec  la  capitale.  La  Muldau 
étoit  partout  guéable  et  couverte  à  sa  rive 
gauche  de  forêts  impénétrables  ,  dont  des 
troupes  légères  pouvoient  tirer  parti  pour  har- 
celer sans  cesse  les  quartiers  des  Prussiens.  Si 
cependant  les  vivres  n'eussent  pas  manqué,  le 
Roi  auroit  pu  se  soutenir  entre  la  Sasawa  et  la 
Luschnitz  -,  mais  le  manque  de  vivres  est  le 
plus  fort  argument  à  la  guerre,  et  le  danger  de 
perdre  Prague  s'y  joignant,  l'armée  prussienne 
fut  obligée  de  rétrograder.  On  étoit  encore 
irrésolu  si  l'on  abandonneroit  ou  conserveroit 
les  postes  de  Tabor  et  de  Budweis ,  en  s'en 
éloignant  entièrement  avec  l'armée.  On  avoit 
sans  doute  à  craindre  que  l'ennemi  ne  forçât 
ces  villes  ;  d'autre  part  il  falloit  considérer 
qu'on  avoit  été  obligé  de  laisser  à  Tabor  3oo 
malades  ou  blessés  qu'on  n'avoit  pu  transpor- 


CHAPITRE       X.  117 

ter  faute  de  voitures.  On  ne  vouloit  pas  aban- 
donner ces  braves  gens  ;  on  résolut  donc  de 
laisser  garnison  dans  ces  deux  endroits,  et  l'on 
espéroit  que  si  l'on  en  venoit  à  une  bataille 
avec  les  Autrichiens ,  comme  cela  paroissoit 
probable  après  leur  jonction  avec  les  Saxons, 
les  ennemis  battus  trouveroient  ces  postes  sur 
leur  chemin  et  seroient  contraints  de  se  rejeter 
versPilsen.  Ce  raisonnement  étoit  entièrement 
faux;  car  dans  un  cas  pressant,  il  vaut  mieux 
perdre  3oo  malades  que  de  hasarder  quelques 
milliers  d'hommes  dans  des  villes  où  ils  ne 
peuvent  se  défendre.  Au  contraire,  si  l'on  se 
proposoit  de  se  battre  ,  il  falioit  rassembler 
toutes  ses  forces,  pour  être  mieux  en  état  de 
battre  l'ennemi,  et  ces  deux  misérables  trous 
ne  pouvoient  pas  empêcher  le  prince  de  Lor- 
raine de  faire  sa  retraite  comme  il  le  jugeroit 
à  propos.  Mais,  disoit-on,  le  maréchal  de  Sec- 
kendorf  étoit  déjà  arrivé  en  Bavière;  il  avoit 
rejeté  Baerenklau  en  Autriche,  il  avoit  nettoyé 
d'ennemis  tout  cet  électorat,  à  la  réserve  d'In- 
golstadt,  de  Braunau  et  de  Straubingen,  Soit: 
mais  les  succès  des  Impériaux  ne  dévoient  pas 
empêcher  les  Prussiens  de  se  conduire  prudem- 

H  3 


Il8    HISTOIRE  DÉ  MON  TEMPS. 

ment,  et  ces  avantages  n'étoientpas  assez  forts 
pour  qu'on  pût  impunément  commettre  des 
fautes.  Dans  cette  situation  le  poste  de  Benes- 
cliau  devenoit  de  la  dernière  importance  ;  il 
falloit  l'occuper  avant  le  prince  de  Lorraine  , 
parce  qu'il  étoit  inattaquable  et  qu'il  pouvoit 
décider  entre  les  mains  des  ennemis  du  destin 
de  l'armée  :  la  seule  ressource  qu'on  auroit  eue 
encore,  auroit  été  dépasser  laSasawâàRattay, 
pour  tirer  des  vivres  clePardubitz.  Le  maréchal 
de  Schwérin  se  mit  pour  cet  effet  à  la  tête  de 
1 5,000  hommes;  il  prit  non  seulement  le  camp 
de  Beneschau  ,   mais   il  s'em.para  encore  des 
magasins  considérables  qu'on  y  avoit  amassés 
pour  les  Autricliiens.  Le  Roi  le  joignit  le  14 
d'Octobre ^l'avant-garde  de  l'ennemi  étoit  déjà 
en  marche  pour  s'y  rendre.  L'armxée  séjourna 
huit  jours  entre  Beneschau  etKonopitz.  On  y 
apprit  la  nouvelle  désagréable,  à  laquelle  Ce- 
pendant on  devoit  s'attendre,  qu'un  détache- 
ment de  10,000  hongrois  avoit  fait  prisonnier 
à  Bud^veis  le  régiment  de  Creutz  et  à  Tabor 
celui  des  pionniers.  Ainsi ,  pour  sauver  3oo 
malades,  on  perdit  3ooo hommes.  Le  Roi,  qui 
se  repentoit  d'avoir ,  pour  ainsi  dire  ,  aban- 


CHAPITRE      X.  lig 

donné  ces  régimens ,  envoya  ordre  par  huit 
personnes  différentes  au  général  Creutz  qui 
commandoit  dans  Budweis  ,  d'évacuer  la  ville 
et  de  suivre  l'armée,-  mais  aucun  n'arriva  jus- 
qu'à lui,  Budweis  se  rendit,  après  avoir  con- 
sommé toutes  les  munitions  que  les  circonstan- 
ces avoient  permis  d'y  laisser.  Tabor  fut  pris  à 
tranchée  ouverte ,  par  une  brèche  que  l'ennemi 
avoit  faite  à  la  muraille.  La  première  de  ces 
villes  soutint  un  siège  de  8  jours,  Tabor  un  de 
4  et  Frauenberg  se  rendit ,  parce  que  les  Autri- 
chiens avoient  coupé  le  seul  canal  par  lequel 
la  garnison  recevoit  ses  eaux.  Comme  il  étoit 
à  craindre  que  les  vivres  ne  manquassent  àl'ar- 
mée ,  Mr  de  Winterfeld  fut  détaché,  avec  quel- 
ques bataillons  et  un  régiment  de  housards, 
pour  assurer  la  communication  avec  le  magasin 
de  Leutmeritz.  Mais  l'avant-garde  du  prince 
de  Lorraine  dont  nous  avons  parlé,  s'étant  ap- 
perçue  que  les  Prussiens  les  avoient  prévenus 
à  Beneschau  ,  se  retira  sur  Neweclow  et  delà 
sur  Mars chowitz,  où  elle  futj  ointe  par  l'armée 
combinée  des  Autrichiens  et  des  Saxons.  Le  Roi 
apprit  cette  nouvelle  avec  plaisir,  dans  l'espé" 
rance  que  le  moment  de  venger  les  affronts 

iH  4 


120    ELISTOIKE   DE  MON   TEMPS. 

qu'il  avoit  reçus  à  Tabor  et  à  Budweis  étoit 
arrivé.  Dans  cette  vue,  le  24  d'Octobre  après 
midi  5  il  mit  l'armée  en  marche  sur  8  colonnes 
pour  attaquer  l'ennemi,  après  avoir  passé  des 
chemins  que  jamais  troupes  n'avoient  traver- 
sés- il  arriva  au  déclin  du  jour  sur  une  hau- 
teur qui  n'étoit  qu'à  un  quart  de  mille  de  l'ar- 
mée autrichienne;  les  Prussiens  s'y  formèrent 
et  y  passèrent  la  nuit.  Le  lendemain  le  Roi  et 
les  principaux  officiers  allèrent  reconnoître 
l'ennemi  dès  la  pointe  du  j  our .  On  trouva  qu"  il 
avoit  changé  de  camp  et  qu'il  s'étoit  posté  vis- 
à-vis  du  flanc  droit  des  Prussiens  ,  sur  une 
hauteur  escarpée,  au  pied  de  laquelle  dans  un 
terrain  marécageux  couloitune  eau  bourbeu- 

o 

se;  ce  fond  séparoit  les  deux  armées.  Ce  côté 
étoit  entièrement  inattaquable.  On  plaça 
quelques  bataillons  de  grenadiers  dans  un 
taillis  d'où  la  droite  de  l'ennemi  pouvoit  être 
vue;  on  la  trouva  aussi  avantageusement  pla- 
cée que  sa  gauche.  L'impossibilité  de  réussir 
dans  une  telle  attaque  en  fit  abandonner  le 
dessein.^  et  l'on  résolut  de  retourner  au  camp 
de  Beneschau.  Les  grenadiers  qui  avoient  servi 
à  reconrioître  l'ennemi,  firent  l'arrière-garde. 
Les  Autrichiens,  qui  s'attendoient  à  être  atta- 


CHAPITRE       X.  121 

qués ,  ne  s'apperçurent  pas  de  la  retraite  de 
leurs  ennemis,  dont  une  montagne  leur  déro- 
boit  les  mouvemens  :  il  n'y  eut  qu'une  légère 
escarmouche  àl'arrière-garde,  et  les  Prussiens 
reprirent  paisiblement  leur  poste  de  Benes- 
chau.  Lorsqu'une  armée  où  il  se  trouve  i5o 
escadrons,  séjourne  au-delà  de  huit  jours  dans 
le  même  camp,  il  n'est  pas  étonnant  que  les 
fourrages  viennent  à  lui  m.anquer  ,  surtout 
lorsque  c'est  un  pays  de  montagnes  et  de  bois, 
et  qu'il  est  impossible  d'obliger  le  plat  pays  à 
livrer  des  subsistances.  C'est  ce  qui  força  le  Roi 
à  choisir  un  autre  camp,  où  il  pût  trouver  des 
fourrages  et  qui  en  même-temps  le  rapprochât 
de  sa  boulangerie.  L'armée  décampa  donc  le 
lendemain,  passa  la  Sasawa  à  Borschitz  et  vint 
se  poster  auprès  de  Pyscheli.  En  même-temps 
Mr  de  Nassau  fut  détaché  avec  lo  bataillons  et 
3o  escadrons,  pour  déloger  de  Kamerbourgun 
corps  ennemi  de  lo.ooo  hommes,  tant  troupes 
réglées  que  hongroises.  Mr  de  Nassau  l'attaqua 
sur  une  hauteur  avantageuse  qu'il  occupoit  ; 
quelques  coups  de  canons  mirent  l'ennemi  en 
désordre;  il  abandonna  son  poste  pour  repas- 
ser la  Sasavya  à  Rattay.  Mr  de  Nassau  les  côtoya. 


122     HISTOIRE  DE  MON  TEMPS. 

et  s'appercevant  qu'ils  vouloient  gagner  Kollin 
avant  lui ,  il  les  prévint ,  et  s'empara  de  ce 
poste.  Depuis  l'escarmouche  de  Kamerbourg, 
personne  n'eut  des  nouvelles  de  Mr  de  Nassau, 
qui  de  son  côté  ne  put  en  faire  parvenir  aucu- 
ne, tant  les  troupes  légères  des  Autrichiens 
avoient  par  leur  nombre  la  supériorité  sur 
celles  des  Prussiens  :  ils  étoient  dans  un  terrain 
fourré  ,  avoient  la  faveur  du  pays  ,  étoient 
informés  de  tout,  tandis  que  les  Prussiens 
n'étoient  instruits  de  rien.  Les  Autrichiens 
agissoient  de  tous  les  côtés  pour  se  procurer 
cette  supériorité  sur  les  Prussiens  ;  ils  pensèrent 
surprendre  à  Pardubitz  avec  son  régiment  le 
colonel  Zimernau ,  qui  avoit  dans  ce  fort  la 
garde  du  magasin:  i5oo grenadiers  et  600  liou- 
sards,  venus  de  la  Moravie,  se  déguisèrent  en 
paysans ,  et  sous  prétexte  de  livrer  au  magasin  , 
ils  essayèrent  de  s'introduire  dans  la  ville  au 
moven  de  leurs  chariots.  La  trame  fut  décou- 
verte  par  un  autrichien  qui  lâcha  imprudem- 
ment un  coup  de  pistolet  ;  les  gardes  des  portes 
et  des  rnvelins  firent  feu  sur  cette  troupe,  qui 
perdit  soixante  hommes.  Cette  défense  fit 
beaucoup  d'honneur  à  la  vigilance  de  Mr  de 
Zimernau  ,   et   laissa  aux  ennemis  le  regret 


CHAPITRE       X.  123 

d'avoir  inutilement  perdu  du  monde.  Peu 
après  que  le  Roi  eut  pris  le  camp  de  Pyscheli, 
le  prince  de  Lorraine  prit  celui  de  Beneschau; 
il  avoit  le  pays  à  sa  dévotion ,  les  cercles  lui 
livroient  ses  vivres  et  il  parvint  à  subsister  quel- 
ques jours  encore  là  où  les  Prussiens  auroient 
péri  de  faim  s'ils  y  fussent  restés  :  il  se  porta 
ensuite  sur  Kamerbourg,  où  il  passa  laSasawa, 
dirigeant  sa  marche  sur  Janowitz  en  gardant  ces 
marais  à  dos.  Le  dessein  du  prince,  ou  pour 
mieux  dire  du  vieux  maréchal  Traun  ,  étoit 
d'obliger  le  Roi  d'opter  entre  la  Siiésie  ou  la 
Bohème.  Si  le  Roi  restoit  auprès  de  Prague, 
les  ennemis  lui  coupoient  la  communication 
avec  la  Siiésie  •  et  si  le  Roi  tiroit  vers  Pardubitz, 
Prague  et  la  Bohème  étoient  perdus.  Ce  projet 
étoit  beau  et  digne  d'admiration  :  le  maréchal 
Traun  y  ajoutoit  la  sage  précaution  de  choisir 
toujours  des  camps  inattaquables,  pour  ne 
point  être  obligé  de  combattre  malgré  lui.  Si 
le  Ptoi  avoit  pu  aller  aux  ennemis  au  moment 
où  ils  décampèrent,  il  auroit  pu  les  forcer  au 
combat,  ou  il  auroit  gagné  sur  eux  le  poste  de 
Kuttenberg  ,  ce  qui  auroit  ruiné  tous  leurs 
desseins.  Le  manque  de  pain ,  raison  si  souvent 


124    HISTOIUE    DE   MON  TEMPS. 

alléguée  dans  le  récit  de  cette  campagne,  em- 
pêcha cette  opéi'ation,  Cependant,  pour  tenter 
l'impossible,  le  Roi  avança  le  lendemain  avec 
l'aile  de  l'armée;  le  prince  Léopold  devoit  sui- 
vre avec  le  pain  qu'on  attendoit  de  Prague.  Le 
bonheur  voulut  qu'à  Kosteletz ,  où  le  Roi  prit 
son  camp,  il  trouvât  pour  trois  jours  du  pain, 
du  vin  et  des  viandes  destinées  aux  ennemis; 
il  fit  distribuer  ces  provisions  à  ses  troupes.  Son 
intention  étoit  de  gagner  le  lendemain  Tano^ 
YfltZ'y  mais  il  fut  trompé  par  des  espions  qui 
assurèrent  que  le  prince  de  Lorraine  y  étoit 
déjà.  On  tourna  donc  sur  la  gauche  et  l'armée 
se  campa  à  Kaurzim,  à  un  mille  de  l'Elbe.  Ce 
ne  fut  qu'alors  qu'on  apprit  que  Mr  de  Nassau 
étoit  à  Kollin  et  qu'un  convoi  de  pain  arrive- 
roit  incessamment  de  Leutmeritz  à  l'armée; 
pour  en  faciliter  le  transport ,  on  garnit  de 
<ïrenadiers  Brandeis  et  Nienbura.  Le  lende- 
main  le  prince  Léopold  rejoignit  l'armée;  le 
jour  d'après  on  se  porta  sur  Planiany,  L'enne- 
mi avoit  eu  dessein  d'y  venir;  aussi  y  trouva- 
t-on  d'abondantes  subsistances.  L'aile  droite 
des  Prussiens  étoit  au  couvent  de  Zasmuky, 
éloigné  d'un  quart  de  mille  de  la  gauche  des 


CHAPITRE       X.  125 

Autrichiens  :  des  marais  et  des  bois  séparoient 
les  deux  armées.  Cependant  il  y  avoit  tout  à 
craindre  pour  Pardubitzj  les  Autrichiens  en 
étoient  plus  prés  d'une  demi-marche  que  les 
Prussiens.  On  y  envoya  avec  8  bataillons  et  lo 
escadrons  Mr  Du  Moulin  qui  passa  par  KolUn 
et  couvrit  Pardubitz  et  les  magasins.  Le  point 
principal  alors  étoit  de  gagner  Kuttenberg  :  il 
n'y  avoit  point  de  temps  à  perdre,  si  l'on  y 
vouloit  devancer  les  ennemis.  Quoique  les 
troupes  fussent  fatiguées  de  trois  marches  con- 
sécutives ,  il  fut  résolu  que  par  un  effort  on 
arriveroit  le  lendemain  à  Kuttenberg,  ou  que 
l'on  forceroit  le  prince  Charles  au  combat.  Ni 
l'un  ni  l'autre  n'arriva.  Un  brouillard  épais,  qui 
dura  depuis  6  heures  du  matin  jusqu'à  midi, 
fit  perdre  la  moitié  de  cette  journée  ;  et  quelque 
diligence  qu'on  fît  dans  la  suite,  il  fut  impossi- 
ble d'arriver  à  la  fin  du  jour  plus  loin  qu'à 
Gross-Gubel,  où  l'on  dressa  les  tentes.  L'armée 
avoit  la  ville  de  Kollin  et  l'Elbe  à  dos  à  la  dis- 
tance d'un  demi-mille-  ses  deux  ailes  étoient 
appuyées  à  des  villages;  une  petite  plaine  étoit 
devant  le  front  bornée  par  un  bois  touffu,  où 
campoit  le  prince  de  Lorraine  ;  ce  prince  se 


120    HISTOIRE  DE  MON   TEMPS- 

servit  de  l'avance  que  sa  position  lui  donnoit 
sur  celle  des  Prussiens,  et  dès  le  soir  il  envoya 
un,  gros  détachement  pour  occuper  la  hauteur 
de  Jean  Baptiste,  fort  escarpée  et  qui  domine 
sur  tous  les  environs.  Le  Roi  auroit  voulu  se 
battre  avant  d'avoir  consommé  ses  magasins; 
une  affaire  générale  convenoit  à  ses  intérêts; 
mais  elle  ne  convenoit  pas  à  ceux  des  Autri- 
chiens,  et  ils  l'évitèrent  toujours  soigneuse- 
,  ment.  Tandis  que  le  prince  de  Lorraine  et 
Traun  s'établissoient  sur  la  cime  des  rochers, 
Nadasti  vint  se  placer  sur  la  droite  des  Prussiens 
avec   6000  hongrois  ;  Guilan ,  avec  un  corps 
de  la  même  force ,  se  mit  dans  le  bois  qui  bor- 
noit  le  front  de  la  plaine  ;  Trenck  et  Moratz 
se  mirent  sur   la  gauche  avec   leurs  troupes 
légères,  pour  resserrer  l'armée  dans  son  camp 
et  l'empêcher  d'en  sortir  pour  aller  fourrager. 
Il  paroîtra  peut-être  étrange  que  les  Prussiens 
n'ayent  rien  tenté  pour  déloger  ces  corps  de 
leur  voisinage;  mais  ces  corps  avoient  des  défi- 
lés devant  eux,  et  on  ne  pouvoit  venir  à  eux 
qu'avec  désavantage.  La  mauvaise  nourriture 
des  troupes ,  la  misère  et  les  fatigues  qu'elles 
avoient  souffertes ,  occasionnèrent  un  grand 


CHAPITRE      X.  127 

nombre  de  maladies;  il  n'y  avoit  pas  100  hom- 
mes par  régiment  exempts  de  la  dyssenterie; 
les  ofRciers  n'étoient  pas  mieux;  les  fourrages 
du  camp  étoient  consommés;  on  ne  pouvoit 
avoir  des  vivres  que  de  l'autre  côté  de  l'Elbe; 
la  saison  devenoit  plus  rude  de  jour  en  jour; 
toutes  ces  raisons  obligèrent  à  repasser  l'Elbe 
àKollin  et  à  cantonnerles  troupes  pour  conser- 
ver et  rétablir  les  malades.  L'armée  décampa 
le  9  de  Novembre  et  fit  sa  retraite  en  si  bon 
ordre,  que  quand  même  le  prince  de  Lorraine 
auroit  voulu  l'entamer,  on  auroit  pu  sur  ce 
terrain  engager  avec  avantage  une  affaire  géné- 
rale. Dix  bataillons  garnirent  la  ville  de  Kollin, 
postés  derrière  des  murailles  qui  formoient  un 
retranchement  naturel;  on  plaça  les  batteries 
sur  des  éminences  plus  près  de-  la  ville,  d'où 
elles  dominoient  sur  tout  le  terrain:  Kollin  et 
Pardubitz  devenoient  alors  des  postes  impor- 
tans ,  parce  qu'ils  assuroient  la  communication 
avec  la  Silèsie  comme  avec  Prague.  Entre  ces 

o 

deux  têtes  on  établit  des  postes  le  long  de  la 
rivière,  et  derrière  cantonnoient  les  troupes. 
A  peine  les  Prussiens  eurent-ils  passé  l'Elbe  , 
que  ies  pandours  attaquèrent  Kollin;  mais  ils 


128    HISTOIRE   DE    MON    TEMPS* 

y  furent  si  mal  reçus,  qu'ils  perdirent  l'envie 
d'y  revenir.  La  huit  du  12  les  grenadiers  de 
la  Reine  avec  toutes  les  troupes  hongroises 
tentèrent  une  nouvelle  attaque  et  furent  par- 
tout repoussés  vigoureusement,  ils  y  perdirent 
3oo  soldats  tués  :  Trenck ,  ce  fameux  pillard  y 
y  fut  blessé.  Le  prince  de  Lorraine  croyoit  la 
campagne  finie  et  auroit  voulu  donner  aux 
troupes  un  repos  qu'elles  avoient  bien  mérité 
par  les  fatigues  qu'elles  avoient  essuyées  en. 
Alsace  et  en  Bohème  :  la  cour  de  Vienne  pensa 
autrement,  et  elle  donna  des  ordres  exprès  au 
prince  de  Lorraine  de  continuer  les  opérations. 
Le  Roi  se  flattoit  de  l'idée  que  l'ennemi  pren- 
droit  ses  quartiers  entre  l'Elbe  et  la  Sasawa , 
dans  le  dessein  où  il  étoit  de  tomber  dessus 
par  Pardubitz  et  KoUin,  et  de  nettoyer  d'Autri- 
chiens les  cercles  de  Czaslau  et  de  Chrudim.  Il 
avoit  pris  son  quartier  à  Turnow,  proche  de 
Bardubitzj  celui  du  prince  Léopold  étoit  peu 
éloigné  deKollin.  L'ennemi  fit  dans  ce  temps-* 
là  des  mouvemens  qui  sembloient  dénoter 
qu'il  avoit  quelque  dessein  sur  Pardubitz  ;  ce 
qui  engagea  ce  prince  à  s'approcher  davantage 
des  quartiers  de  la  gauche.  Sur  ces  entrefaites 

OB 


CHAPITRE       X.  12g 

on  intercepta  des  lettres  de  Vienne  ;  elles 
annonçoient  un  grand  dessein  ,  qui  devoit 
s'exécuter  le  18  de  Novembre.  Le  général 
d'Einsiedel,  c^ui  commandoit  à  Prague,  man- 
doit  que  l'ennemi  faisoit  travailler  à  des  échel- 
les dans  tous  les  villages  voisins,  et  le  général 
Nassau  avertissoit  qu'il  s'attendoit  dans  quel- 
ques jours  à  être  attaqué  àKolin,-  il  n'y  avoit 
rien  à  craindre  pour  Pardubitz  ^  où  se  trou- 
voit  l'aile  gauche  de  l'armée. 

De  mille  en  mille  le  long  de  l'Elbe  il  y 
avoit  des  postes  d'infanterie,  et  40  escadrons 
de  housards  étoient  distribués  entre  deux  , 
pour  veiller  auxpatrouilles  et  sur  les  moindres 
mouvemens  des  troupes  de  la  Reine.  Par  ces  . 
précautions  le  Roi  devoit  toujours  être  averti 
d'avance,  au  cas  que  l'ennemi  tentât  le  passage 
de  l'Elbe;  il  n'y  avoit  donc  proprement  que  la 
ville  de  Prague  pour  laquelle  il  y  eût  à  appré- 
hender. Le  Roi  y  envoya  Mr  de  Rottembourg 
avec  ses  dragons  et  trois  bataillons,  pour  en 
renforcer  la  garnison.  Ce  jour  critique,  le  18, 
arriva  enfin  et  ne  produisit  de  la  part  de  l'en- 
nemi que  beaucoup  de  rnarches  et  de  contre- 
marches; le  ig  parut  plus  décisif.  On  entendit 

Tome  IL  I 


l30    HISTOIRE    DE    MON    TEMPS. 

dés  les  5  iieiires  du  matin  des  dé.cliarges  du 
gros  canon  €t  un  feu  d'infanterie  assez  vif.  Le 
E.oi  envoya  de  tous  côtés  pour  savoir  où  ion 
tiroit  ;  tout  le  monde  étoit  dans  la  prévention 
que  c'étoit  quelque  nouvelle  tentative  sur 
Kolin.  Les  coups  qu'on  entendoit,  se  tiroient 
à  la  droite  de  l'armée;  et  comme  le  général 
Nassau  s'étoit  attendu  à  quelque  entreprise 
du  prince  de  Lorraine  sur  son  poste  et  qu'on 
ne  recevoit  point  d'autre  nouvelle  ,  on  ajouta 
trop  légèrement  foi  à  ces  apparences.  On 
demeura  dans  cette  incertitude  jusqu'à  midi , 
qu'un  officier  de  housar.ds  fit  au  Roi  le  rapport , 
que  pendant  la  nuit  les  troupes  de  la  Reine 
avoient  fait  des  ponts  auprès  de  Solnitz;  qïie 
la  négligence  des  patrouilles  avoit  été  cau,se 
qu'on  ne  s'en  étoit  apperçu  qu'à  la  pointe  du 
jour;  que  le  lieutenant  colonel  de  Wédel , 
dont  le  bataillon  se  trouvoit  le  plus  proche ,  y 
avoit  marché  ;  que  malgré  le  feu  de  5o  canons, 
il  avoit  repoussé  trois  fois  les  grenadiers  autri- 
chiens; que  pendant  5  iicures  il  avoit  disputé 
ce  passage  au  prince  de  Lorraine;  que  les  hou- 
sards  qu'il  avoit  envoyés  à  l'armée  pour  laver- 
tir  de  sa  situation,  ayant  été  tués  en  cliemin 


CHAPITRE        X.  l3l 

par  des  ulans  qui  s'étoient  glissés  dans  les  bois 
voisins,  faute  de  secours  il  s'étoit  retiré  en  bon 
ordre   par   la  forêt  de  Wischenjovvitz  pour 
rejoindre  l'armée.  Ce  passage  de  l'Elbe  étoit 
fâcheux ,  soit  que  la  négligence  des  housards  en 
fût  cause  ou  non,  et  cette  entreprise  décidoit 
de  toute  la  campagne.  Le  temps  employé  à  se 
plaindre  du  destin  auroit  été  perdu  ,  on  ne 
songea  qu'à  remédier  au  mal  autant  que  les 
circonstances  le  permettoient.  L'armée  reçut 
d'abord  ordre  de  se  rassembler  à  VVischenjo- 
witz,  qui  étoit  au  centre  de  ses  cantonnemens; 
on  ne  laissa  àPardubitz  Cjue  3  bataillons  sous  les 
ordres  du  colonel  Retzow.  L'armée  se  trouva 
à  son  rendez-vous,  le  soir  à  9  heures,  campée 
en  front  de  bandiére ,  à  l'exception  du  corps 
de  Mr  de  Nassau  qui  étoit  à  Kolin,  et  de    2 
bataillons  détachés,  l'un  à  Brandeis  et  l'autre 
à  Nienbourg.  Le  bataillon  de  Wédel  perdit  2 
officiers  et  100  hommes  tant  morts  que  blessés 
à  l'affaire  de  Solnitz,  qui  sera  à  jamais  mémo- 
rable dans  les  fastes  prussiens.  Cette  belle  action 
valut  à  Wédel  le  nom  de  Léonidas.  Le  prince 
de  Lorraine ,  surpris  qu'un  seul  bataillon  prus- 
sien lui  eût  disputé  pendant  5  heures  le  passage 

I    2 


l32    HISTOIRE    DE    MON    TEMPS. 

de  lElbe ,  dit  aux  officiers  qui  l'accompa- 
gnoient  :  la  Reine  seroit  trop  heureuse  si  elle 
avoit  dans  son  armée  des  officiers"  comme  ce 
héros. 

La  situation  critique  où  se  trouvoient  les 
affaires ,  porta  le  Roi  à  rassembler  les  princi- 
paux officiers  de  ses  troupes ,  pour  délibérer 
avec  eux  sur  le  parti  qu'il  y  avoit  à  prendre. 
La  question  rouloit  sur  deux  objets:  marche- 
roit-on  à  Prague  pour  se  maintenir  dans  ce 
royaume  ,  ou  évacueroit  -  on  Prague  et  la 
Bohème  pour  se  retirer  en  Silésie.  Chacun  de 
ces  partis  avoit  des  inconvéniens.  Le  prince 
Léopold  étoit  d'avis  de  marcher  à  Prague  , 
puisqu'il  y  avoit  encore  quelque  amas  de  farine 
à  Leutmeritz,  et  qu'en  abandonnant  Prague 
on  seroit  en  même-temps  obligé  d'abandonner 
la  grosse  artillerie  que  les  chemins  ne  permet- 
troient  pas  de  traîner  avec  soi,  outre  le  risque 
que  la  garnison  avoit  à  courir  par  une  retraite , 
au  moins  de  3o  milles ,  jusqu'à  ce  qu'elle  pût 
regagner  par  Leutmeritz  et  la  Lusace  les  fron- 
tières de  la  Silésie.  Le  Roi  étoit  du  sentiment 
qu'il  falloit  marcher  en  Silésie  ,  parce  que 
c'étoit  le  parti  le  plus  sûr.  Le  projet  de  se  main- 


CHAPITRE      X.  l33 

tenir  à  Prague  donnoit  à  l'ennemi  la  facilité  de 
couper  à  l'armée  toute  communication  avec 
la  Silésie.  Les  Saxons  en  auroient  fait  autant 
sur  leurs  frontières,  de  sorte  que  cette  armée 
auroit  été  ruinée  avant  le  printemps,  faute  de 
vivres,  de  recrues,  d'armes,  de  munitions  de 
guerre,   et  de  chevaux  de  remonte  pour  la 
cavalerie.  D'ailleurs  les  communications  fer- 
mées,  d'où  seroient  venues  les  sommes  pour 
payer  les  troupes,  acheter  des  magasins  ,  etc. 
Comment  le  général  de  Marwitz  avec  qq.ooo 
hommes  pouvoit-il  couvrir  les  deux  Silésies 
contre  l'armée  du  prince  de  Lorraine  ?   Ces 
raisons  décidèrent  pour  le  retour  en  Silésie, 
où  l'armée  trouvoit  toutes  les  ressources  dont 
elle  avoit  besoin  pour  se  rétablir,  où  les  places 
fortes  étoiciit  rem.plies  de  magasins ,   le  pays^ 
de  subsistances,  où  l'on  regagnoit  la  commu- 
nication avec  le  Brandebouro-,  où  enhn  ni  ar- 
gent,  ni  chevaux,  ni  ressources  ne  pouvoient 
manquer.  Et  pour  prendre  les  choses  réelle- 
ment telles  qu'elles  étoient,  le  Roi  ne  faisoit  de 
perte  en  se  retirant  de  la  Bohème  que  celle  de 
sa  grosse  artillerie.  Tous  les  généraux  se  ran- 
gèrent de  cet  avis. 

I  3 


l34    HISTOIKE    DE    MON    TEMPS.' 

La.  résolution  qui  av'oit  été  prise  sur  le 
champ ,  devoit  être  exécutée  de  même.  Le  Roi 
lit  partir  un  homme  de  confiance  et  de  res- 
source, nommé  Bulow ,  son  aide  de  camp ,  pour 
porter  à  tous  les  corps  détachés,  ainsi  qu'à  la 
garnison  de  Prague  ,  l'ordre  d'évacuer  la 
Bohême.  IVfr  de  Nassau  fut  instruit  de  prendrq, 
le  chemin  de  Chlumetz  ou  de  Néchanitz  pour 
.rejoindre  l'armée,  tandis  que  le  Roi  feroit  vis- 
à-vis  du  prince  de  Lorraine  lesmouvemens  les 
plus  convenables  pour  faciliter  cette  jonction. 
Bulow  fut  assez  heureux  pour  traverser  des 
détachemens  de  housards  ennemis,  et  pour 
porter  ses  ordres  à  ceux  auxquels  il  devoit  les 
rendre.  Ce  parti  devenoit  d'autant  plus  néces- 
saire ,  que  la  garnison  de  Prague  n'avoit  de 
subsistances  que  pour  six  semaines,  et  que  la 
faim  l'auroit  contrainte  de  se  rendre,  si  l'on 
avoit  attendu  ce  terme.  Le  qo  de  Novembre  le 
Roi  s'approcha  de  Chlumetz,  afin  de  seconder 
les  mouvemens  de  Mr  de  Nassau^  il  demeura 
dans  ce  poste,  pouf  laisser  à  ce  détachement 
le  temps  de  gagner  Bitschow  et  Néchanitz.  Le 
2  2"  l'armée  se  mit  entre  Pardubitz  et  Koeni^s- 
graetz,  au  village  de  Woititz,  qui  couvroit  le 


CHAPITRE        X.  l35 

défilé  de  NécJianltz.  Les  malades  et  le  bagage 
sous  une  bonne  escorte  prirent  les  devans  pour 
la  Silésie,  afin  d'alléger  la  marche  des  troupes. 
Mr  de  Retzovv  évacua  Pardubitz;  le  24  toute 
la  cavalerie  marcha  à  la  rencontre  de  Mr  de 
Nîssau  et  Tamena  rejoindre  l'armée.  On  fit 
défiler  l'infanterie  par  Koenigsgraetz,  pour  se 
cantoimer  dans  les  villages  qid  sont  en  deçà 
de  FElbe.  On  resta  le  q5  et  le  q6  dans  cette 
position.  Le  Q7  l'armée  se  partagea  en  trois 
colonnes,  dont  l'une  prit  le  chemin  du  comté 
'de  Glatz  ;  la  seconde,  cjue  le  Roi  conduisoit, 
passafpar  les  gorges  de  Braunau  ;  et  la  troisième, 
conduite  par  Mr  Du  Moulin,  enfila  le  chemin 
de  Trautenau  à  Schatzlar.  La  première  co- 
lonne ne  fut  point  inquiétée  dans  sa  marche. 
La  brigade  deTruchsés,  qvù  étoit  va  la  seconde 
colonne  et  qui  en  faisoit  l'arrière -garde,  fut 
attaquée  en  passant  le  ruisseau  de  la  Métau 
proclie  du  village  de  Pless.  Truchsès  s'amusa 
mal  à  pro})os  à  escarmoucher  avec  les  pan- 
dours  ,  et  il  eut  40  hommes  tant  morts  que 
blessés.  Ce  qui  caractérise  bien  l'esprit  hoîi- 
grois,  c'est  qu'au  milieu  de  cette  escarmoiu:he 
quelques  cochons  se  mJ^'ent   à  crier  dans  le 

1 4 


l36     HISTOIRE    DE    MON    TEMPS. 

village  de  Pless  j  ce  fut  le  signal  de  la  trêve ,  les 
pandours  abandonnèrent  les  Prussiens  et  cou^ 
lurent  tous  au  village  égorger  des  bêtes  qu'ils 
aimoient  mieux  manger  que  de  se  battre  :  il  y  a 
sûrement  dans  l'histoire  peu  d'exemples  d'es- 
carmouches aussi  vives ,  qui  aient  eu  un 
dénouement  aussi  grotesque.  La  colonne  de 
Mr  Du  Moulin  fut  attaquée  au  village  d'Else, 
mais  avec  si  peu  de  vigueur ,  que  cela  ne  mérite 
aucune  considération.  La  colonne  où  étoit  le 
E-oi  arriva  le  4  Décembre  à  Tannhausen  •  le 
vieux  prince  d'Anhalt  y  arriva  presque  en 
même-temps.  Le  prince  Léopold  étoit  attaqué 
d'une  maladie  qui  faisoit  craindre  pour  ses 
jours.  Le  maréchal  de  Schwérin  avoit  pris  de 
l'homeur  et  quitta  l'armée  avant  le  retour  en 
Silésie.  Le  Roi  fut  obligé  de  se  rendre  à  Berlin, 
afin  d'y  prendre  les  arrangemens  nécessaires 
pour  la  campagne  prochaine  ,  et  de  préparer 
en  même-temps  les  voies  à  quelques  négocia- 
tions, que  l'on  pouvoit  rendre  plus  vives  au 
cas  que  les  circonstances  l'exigeassent.  Voici 
ce  qui  arriva  aux  autres  corps  dans  leur  retrai- 
té :  Mr  de  Winterfeld  ramena  heureusement 
son  détachement  de  Leutmeritz  en  Silésie;  il 


CHAPITRE      X.  137 

fut  harcelé  en  chemin,  mais  ses  bonnes  dispo- 
sitions tinrent  les  Hongrois  en  respect.  La  gar- 
nison de  Prague  ne  suivit  pas  littéralement  les 
ordres  qu'elle  avoit  reçus.    Mr  de  Einsiedel 
devoit  faire  sauter  les  ouvrages  de  Wischerad 
et  de  St  Laurent  ,  il  devoit  faire  crever  les 
canons  de  la  grosse  artillerie  et  en  brûler  les 
aiïûts,  jeter  dans  l'eau  les  fusils  dont  la  garnison 
de  la  Reine  avoit  été  armée.  Mr  de  Einsiedel 
crut  faussement  que  ce  premier  ordre  seroit 
révoqué;  il  en  suspendit  l'exécution  jusqu'au 
moment  de  son  départ  :  il  fut  trop  tard  alors. 
Lorsqu'il  vit  que  le  moment  d'évacuer  la  ville 
approchoit ,  il  rassembla  tous  les  chevaux  qu'il 
put  trouver,  pour  amener  avec  lui  42  pièces 
de  campagne  autrichiennes,  à  la  place  du  gros 
canon  qu'il  falloit  abandonner.  Ce  fut  le  q6  de 
Novembre  que  la  garnison  sortit  de  Prague. 
Mr  de  Einsiedel  avoit  si  mal  pris  ses  précau- 
tions,  que  ses  troupes  défiloient  encore  par 
la  porte  St  Charles ,   que  déjà  400  pandours 
s'étoient  d'iui   autre   côté  introduits  dans  la 
ville.  Ces  hongrois  attaquèrent  l'arrière-gar- 
de.  Mr  de  Rottembourg,  qui  s'y  trouvoit,  fit 
tirer  sur  eux  quelques  canons  chargés  à  mi- 


l38      HISTOIRE  DE   MON   TEMPS. 

traille  qui  les  continrent.  Cette  garnison  arriva 
le  3o  à  Leutmeritz.   On  s'y  arrêta  quelques 
iours ,  afin  de  s'y  pourvoir  de  pain  et  de  provi- 
fÀons.  Quand  Mr  de  Einsiedel  arriva  à  Leipe, 
il  apprit  que  les  Saxons  vouloient  lui  disputer 
le  chemin  de  la  Silésie  ;  car  le  prince  de  Lor- 
raine n'avoit  suivi  le  R.oi  que  jusqu'à  Nachod, 
cFoù  il  avoit  pris  la  route  de  la  Moravie  ,   et 
les  Saxons  celle  des  cercles  de  Buntzlau  et  de 
Leutmeritz.  Il  y  eut  quelques  escarmouches  ■ 
en  chemin  avec  les  troupes  légères  des  enne- 
mis, mais  peu  im^portantes.  Comme  il  arriva  à 
Hochwald .  bourg  situé  à  deux  milles  de  Fried- 
land  et  à  trois  des  frontières  de  la  Silésie  ,  il 
apperçut  un  gros  corps  et  appritparcles  tr?îns- 
fuges  et  des  espions  que  c'étoit  une  partie  du 
corps  saxon  aux  ordres  du  chevalier  de  Saxe, 
.auquel  2000  grenadiers  autrichiens  s'étoient 
joints.  Mr  de  Einsiedel,  cjui  ne  s'étoit  jamais 
trouvé  en  pareil  cas,  perdit  entièrement  con- 
tenance; il  fut  long -temps  indécis   s'il  atta- 
queroit  ces  saxons  qui  s'étoient  fait  des  retran- 
chemens  avec  de  la  neige  entassée,  ou  s'il  tra- 
verseroit  la  Lusace  pour  rentrer  en  Silésie.  Les 
ennemis  avoient  fait  de  si  grands  abattis  sur  le 


C  H  A  ï»  I  T  R  E       X.  iSg 

chemin  de  Frieclland,  qu'il  étoit  devenu  impra- 
ticable dans  cette  saison.  Mr  deRottembourg 
voyant  que  l'incertitude  de  Mr  de  Einsiedel 
laisseroit  périr  les  troupes  de  froid  et  de  misère, 
fit  reconnoître  les  chemins  de  laLusace  et  prit 
en  même-temps  la  résolution  d'attaquer  le 
chevalier  de  Saxe,  en  se  chargeant  de  l'événe- 
ment. Un  capitaine,  nommé  Cottvvitz,  saxon 
de  naissance,  déserta  la  nuit  et  avertit  le  che- 
valier  des  desseins  de  Rottembours;.  Rottem- 
bourg  se  voyant  trahi,  profita  de  la  trahison 
même.  Il  se  mit  le  lendemain  de  bon  matin  en 
marche  par  sa  gauche  et  entra  en  Lusace.  Les 
Saxons  n'étoient  occupés  qu'à  leur  défense,  et 
ils  furent  instruits  en  même-temps  qu'un  gros 
corps  prussien ,  aux  ordres  de  Mr  de  Nassau , 
déhloit  par  la  Silésie  pour  leur  tomber  à  dos; 
ils  étoient  si  occupés  de  ces  nouvelles,  quQ  la 
garnison  de  Prague  leur  échappa  heureuse- 
ment.   Mr   de  RottembourîT   cheminoit  tou- 

o 

jours;  un  colonel  Vitzthum,  qid  commandoit 
sur  la  frontière  de  laLusace,  A^oidut  s'opposer 
à  son  passage^  mais  lorsqu'il  vit  le  nombre  des 
Prussiens  auc[uel  il  auroit  à  faire,  il  se  désista 
de  son  opposition.  Le  général  saxon  Arnheim? 


140    HISTOIRE    DE    MON   TEMPS. 

sous  les  ordres  duquel  il  étoit,  envoya  un  autre 
officier  pour  interdire  le  passage  aux  Prussiens; 
mais  Rottembourg,  en  l'accablant  de  polites- 
ses, poursuivit  sa  route  et  arriva  le  i3  Décem- 
bre aux  frontières  de  laSilésie,  où  ces  troupes 
furent  employées  à  former  la  chaîne  des  quar- 
tiers depuis  la  Lusace  jusqu'au  comté  de  Glatz. 
Telle  fut  la  fin  de  cette  campagne ,  dont  les 
préparatifs  annonçoient  de  plus  heureux  suc- 
cès. Ce  grand  armement,  qui  devoit  engloutir 
la  Bohème  et  même  inonder  l'Autriche,  eut  le 
sort  de  cette  flotte,  nommée  l'invincible,  que 
Philippe  II  d  Espagne  mit  en  mer  pour  con- 
quérir l'Angleterre. 

Il  faut  convenir  qu'il  est  plus  difficile  de  faire 
la  guerre  en  Bohème  que  partout  ailleurs.  Ce 
royaume  est  environné  d'une  chaîne  de  mon- 
tagnes qui  en  rendent  l'entrée  et  la  sortie  éga- 
lement dangereuses.  Prît-on  même  la  ville  de 
Prague,  il  faudroit  une  armée  pour  la  garder  j 
ce  qui  affoiblit  trop  le  corps  qui  doit  agir  con- 
tre l'ennemi.  Onn'y  peut  assembler  des  maga- 
sins qu'en  hiver,  où  les  habitans  sont  contraints 
par  la  rigueur  de  la  saison  de  demeurer  dans 
leurs  villages.  Quelques  contrées  fertiles  peu-*^ 


CHAPITRE       X.  141 

vent  fournir  des  subsistances  pour  de  grandes 
armées;  les  fourrages  secs  et  le  fourrage  verd 
ne  sauroient  y  manquer  :  mais  d'autres  cercles 
montueux  et  chargés  de  bois  sont  trop  stériles 
pour  qu'une  armée  y  séjourne  long -temps. 
D'ailleurs  on  n'y  trouve  aucune  place  tenable; 
et  si  les  Autrichiens  veulent  chasser  l'ennemi 
de  ce  royaume  sans  en  venir  à  une  bataille, 
ils  sont  maîtres  de  l'affamer,  en  lui  coupant 
ses  communications;  à  quoi  cette  chaîne  de 
montagnes,  dont  la  Bohème  est  environnée, 
fournit  tout  ce  qu'un  officier  intelligent  peut 
désirer  en  fait  de  gorges  et  de  postes  propres 
à  intercepter  les  convois.  Il  n'y  a  qu'une  seule 
méthode  à  suivre  pour  prendre  ce  royaume. 

Aucun  général  ne  commit  plus  de  fautes 
que  n'en  fit  le  Roi  dans  cette  campagne.  La 
première  fut  certainement  de  ne  s'être  pas 
pourvu  de  magasins  assez  considérables  pour 
se  soutenir  au  moins  six  mois  en  Bohème.  On 
sait  que  pour  bâtir  l'édifice  d'une  armée,  il 
faut  se  souvenir  que  le  ventre  en  est  le  fonde- 
meat;  mais  ce  n'est  pas  tout.  Il  entre  en  Saxe, 
sans  ignorer  que  les  Saxons  avoient  accédé  au 
traité  de  Worms  j   ou  il  falloit  les  forcer  à 


14-2    HISTOIRE   DE    MON   TEMPS. 

changer  de  parti,  ou  il  falloit  les  écraser  avant 
de  mettre  le  pied  en  Bohème.  Il  fait  le  siège 
de  Prague  et  envoie  lui  foible  détachement 
à  Béraun  contre  Mr  de  Bathyani;  si  les  troupe* 
n'avoient  pas  fait  des  prodiges  de  valeur,"  il 
auroit  été  cause  de  leur  perte.  Prague  prise,  il 
étoit  certainement  de  la  bonne  politique  de 
marcher  avec  la  moitié  de  l'armée  droit  à  Mr 
de  Bathyani,  de  l'écraser  avant  l'arrivée  du 
prince  de  Lorraine,  et  de  prendre  le  magasin 
de  Pilsen,  la  perte  duquel  auroit  empêché  les 
Autrichiens    de    reiourner   en    Bohème  :    ils 
auroient  été  oblis^és  d'amasser  de  nouveau  des 
subsistances ,  ce  qui  demande  du  temps  ;  de 
sorte  que  cette  campagne  auroit  été  perdue 
pour  eux.  Si  l'on  ne  s'y  est  pas  pris  avec  assez 
de  zèle  pour  remplir  les  magasins  prussiens,  il 
ne  faut  point  l'imputer    au   Eoi,    mais   aux 
commis  des  vivres ,  qui  se  faisoient  payer  le* 
livraisons  et  laissoient  les  magasins  vides.  Mais 
comment  ce  prince  eut-il  la  foiblesse  d'adop- 
ter le  projet  de   campagne   du   maréchal  do 
Belle-Isle  qui  le  mena  à  Tabor  et  à  Budueis , 
lorsqu'il  convenoit  lui-mcme   que   ce  projet 
3'i'étoit  conformie  ni  aux  conjonctures,  ni  à  ses 


CHAPITRE       X.  143 

intérêts,  ni  aux  lois  de  la  guerre?  îl  n'est  pa,s 
permis   de  pousser   la  coiidescendance    aussi 
loin.  Cette  faute  en  entraîna  une  foule  d'au- 
tres à  sa  suite.  Enhn  étoit-il  bien  permis  de 
mettre  son  armée  en  cantonnemens,  l'ennemi 
ne  campant  qu'à  une  marche  de  ces  quartiers? 
Tout  l'avantage  de  cette  campagne  fut  pour 
les  Autrichiens.  Mr  de  Traun  y  joua  le  rôle 
de  Sertorius  ,  et  le  P.oi  celui  de  Pom.pée.  La 
conduite  de  Mr  de  Traun  est  un  modèle  de 
perfection  que    toiit  militaire  qui   aime  son 
métier  doit  étudier,  pour  l'imiter  s'il  en  a  les 
talens.   Le  Roi  est  convenu   lui-même  qu'il 
regardoit   cette  campagne  comme  son  école 
dans   Fart    de  la  guerre,    et   Mr    de    Traun 
cornme  son  précepteur.  La  fortune  est  souvent 
plus  funeste  aux  princes  que  l'adversité  :   la 
premnère  les  enivre  de  présomption  ;'  la  se- 
conde les  rend  circonspects  et  modestes. 


144   HISTOIRE    DE    MON    TEMPS." 

CHAPITRE    XI. 

Les  Autrichiens  font  une  invasion  dans 
la  haute  Silésie  et  dans  le  comté  de 
Glatz  ;  ils  sont  repousses  par  le  prince 
d Anhalt  et  le  général  LehwalcL 
Négociations  en  France.  Mort  de 
Charles  VU.  Intrigues  des  François 
en  Saxe.  Autres  négociations  avec  les 
François.  Négociations  avec  les  An- 
glois  pour  la  paix:  difficulté  qu'y  met 
le  traité  de  Varsovie.  F  Angleterre 
promet  ses  bons  offices.  Préparatifs 
pour  la  campagne.  Fe  Roi  part  pour 
la  Silésie.  Fe  jeune  électeur  de  Bavière 
fait  en  1743  la  paix  de  Fussen  avec 
l'Autriche. 


»745.  Fx.  peine  le  Roi  eut-il  quitté  Tarniée  que 
les  Autrichiens  voulurent  profiter  de  ce  qu'ils 
appeloient  la  terreur  des  Prussiens.  Ils  entrè- 
rent dans  la  haute  Silésie  et  dans  le  comté  de 
Glatz.  Mr  de  Marwitz,  dont  le  corps  canton- 
noit  aux  environs  de  Troppau,  se  retira  avant 
^  l'approchç 


cnAPitKE     XL         145 

l'approche  de  l'ennemi  à  Ratibor  ,  où  il  mou- 
rut. Le  prince  Thierry  reconduisit  ce  corps 
par  Cosel  et  Brieg,  pour  joindre  l'armée  aux 
environs  de  Neisse.  Mr  deLehwald,  qui  com- 
mandoit  dans  le  comté  de  Glatz  ,  se  retira  de 
même  vers  la  capitale  ,  avant  que  l'ennemi  fût 
à  portée.  Ces  retraites  se  firent  sans  perte  ,  par- 
ce qu'en  rétrogradant  à  propos,  on  ht  man- 
quer aux  Autrichiens  l'occasion  d'ehprohter. 
Le  Roi  se   vit  alors  oblicré    de   retourner  en 

o 

Silésie,  pour  prendre  avec  le  vieux  prince  d'An^ 
hait  des  rriesiu'es  capables  de  déranger  les  pro- 
jets  du  prince  de  Lorraine.  Le  prince  d'An- 
halt  amassa  un  gros   corps  auprès  de   Neisse. 
Le  7  Janvier"-")  il  passa  la  rivière  et  marcha 
droit  à  l'ennemi;  ses  troupes  s'assembloient 
à  b  pointe  du  jour  et  passoient  les  nuits  en 
cantonnemens   resserrés.   A   son    approche 
Traun   abandonna  le   poste  de   Neustadt  et 
reprit  le  chemin  de  la  Moravie.  Dans  cette 
retraite  les  Autrichiens  couchèrent  cinq  jours 
sur  la  neige;  il  en  périt  beaucoup    de  froid 
et  beaucoup  désertèrent.  Le  prince  d'Anhalt 
ne  put  entamer  qu'une  partie  de  leur  arrière- 

•^)  1745.- 

Tome  IL  K 


146    HISTOIUE    DE    MON    TEMPS. 

garde,  sur  laquelle  il  fit  quelques  prisonniers, 
après  quoi  il  prit  poste  à  Jaegerndorfet  àTrop- 
pau.  Mr  de  Nassau,  avec  un  corps  de  6000 
hommes ,  nettoya  la  haute  Silésie,  vers  Ratibor 
et  de  l'autre  côté  de  l'Oder  ,  des  Hongrois  qui 
rinfestoient;Mr  deLehwald,  avec  un  nombre 
pareil  de  troupes ,  revint  à  Glatz,  pourchasser 
de  ce  comté  les  Autrichiens  qui  vouloient  s'y 
établir.  Nassau  délogea  sans  peine  les  Hon- 
grois de  Troppau,  et  fondit  brusquement  sur 
Oderberg  et  de  là  sur  Ratibor,  dès  que  Mr  de 
Traun  fut  de  retour  en  Moravie  :  3ooo  enne- 
mis furent  surpris  dans  Ratibor  ;  les  Hongrois 
ayant  vainement  tenté  de  s'ouvrir  un  passage . 
à  la  pointe  de  l'épée  ,  voulurent  se  sauver 
par  le  pont  de  l'Oder-  mais  la  foule  qui  se 
pressoit  d'y  passer  ,  le  fit  rompre-  en  même- 
temps  les  Prussiens  forcèrent  la  ville,  et  ce 
qu'ils  ne  passèrent  pas  au  hl  de  l'épée ,  se  noya 
ou  fut  pris.  Un  autre  corps  hongrois,  comman- 
dé par  le  général  Caroli,  n'attendit  pas  l'appro- 
che deMr  de  Nassau  et  se  retira  de  Plesse  dans 
la  principauté  de  Teschen.  Dans  ce  temps-là 
Mr  de  Lehwald  s*avançoit  vers  Wenzel  Wallis. 
qui  s'étoit  porté  sur  Habelschwerd.  Cette  ville 


CHAPITRE      XL  147 

est  située  dans  une  vallée  qui  confine  à  la  Mo- 
ravie. Lehwald  entra  par  Johannesberg  dans 
le  pays  de  Glatz  5  et  se  trouva  bientôt  vis-à-vis 
des  ennemis ,  postés  dans  un  terrain  avanta- 
geux auprès  du  village  de   Plomnitzj  devant 
leur  front    serpentoit    un    ruisseau  dont  les 
bords  en  bien  des  endroits  étoient  d'un  accès 
difficile.  Rien  n'arrêta  Mr  de  Lehwald  ;   il  *  ) 
attaqua  les  Autrichiens,  les  troupes  surmon- 
tèrent tous  les  obstacles,  elles  franchirent  le 
ruisseau,  gravirent  lamontagne  et  fondirent  si 
brusquement  et  avec  tant  d'audace  sur  l'enne- 
mi ,  qu'ils  le  chassèrent  de  son  poste.  Les  Autri- 
chiens tentèrent  de  se  reformer  dans  un  bois 
qui   étoit  derrière  le  champ  de  bataille;  mais 
ils  en  furent  empêchés  parles  grenadiers  prus- 
siens ,  qui  les  poursuivirent  la  bayonnette  au 
bout  du  fusil.  Derrière  ce  bois  il  y  avoit  une 
petite  plaine,  puis  un  taillis,  dont  l'ennemi 
tenta  pour  la  seconde  fois  de  profiter;  maison 
l'attaqua  si  impétue^usement  ,  que  la    confu- 
sion devint  entière  et  la  fuite  générale.  Leh- 
wald n'avoit  que  400  housards,    qu'on   crut 
suffire  dans  un  pays  montueux  et  difficile  ;  s'il 
*)  i3  Février.  ^ 

K  2 


148    HISTOIRE    DE    MON    TEMPS. 

avoit  eu  plus  de  cavalerie,  peu  d'ennemis au- 
roient  échappés.  Ce  corps  ,  qui  s'enfuit  en  Bo- 
hème, perdit  goo  hommes  à  cette  affaire.  Les 
Prussiens  prirent  3  canons  et  firent  100  hom- 
mes prisonniers  ;  il  ne  leur  en  coûta  que  3o 
soldats  tant  morts  que  blessés.  On  regretta 
beaucoup  le  brave  colonel  Gaudi,  officier  de 
réputation;  il  avoit  rendu  un  service  impor- 
tant au  feu  Roi  au  siège  de  Stralsund  ;  il  indi- 
qua un  passage  par  lequel  on  se  rendit  maître 
du  retranchement  des  Suédois  en  le  tournant 
du  côté  delà  mer,  qui  alors  étoit  basse.  Tant 
de  succès  aussi  rapides  encouragèrent  les 
Prussiens  et  ôtérent  aux  troupes  de  la  Reine 
Tenvie  de  prolonger  davantage  cette  campa- 
gne. Chacun  retourna  de  son  côté  dans  les 
quartiers  d'hiver  etdemeura  tranquille  chez  soi. 

La  fortune  avoit  encore  marqué  sa  faveur 
aux  Prussiens  par  la  naissance  d'un  fils  dont  la 
princesse  de  Pi^usse  étoit  accouchée  ••')  ,•  ce  qui 
assuroit  la  succession  à  la  branche  régnante  , 
qui  jusqu'alors  ne  s'étoit  étendue  qu'aux  trois 
frères  du  Roi.  A  Berlin  la  cour  attendoit  l'arri- 
vée du  maréchal  de  Belle-Isle,  que  Louis  XV 

*)  25  Septembre  1744. 


CHAPITRE       XL  14g 

■  envoyoit  à  ses  alliés,  pour  concerter  avec  eux 
les  mesures  à  prendre  pour  l'ouverture  de  la 
campagne  prochaine.  Le  maréchal  s'étoit  rendu 
à  Munich, de  là  àCassel,  où  ilfut  averti  d'évi- 
ter pour  se  rendre  à  Berlin  le  chemin  par  le 
pays  d'Hanovre.  On  lui  indiqua  une  route  plus 
sûre  qui  menoitparle  Eichsfeld  à  Halberstadt. 
Le  maréchal,  imbu  de  son  caractère  d'ambas- 
sadeur et  du  titre  de  prince  d'Allemagne  ,  re- 
jeta cet  avis,  et  par  une  suite  de  cet  aveugle- 
ment, prit  le  chemin  ordinaire.  A  peine  arri- 
ve-t-il  à  Elbingerode,  que  des  dragons  hano- 
vriens  l'arrêtent:  il  a  la  présence  d'esprit  de 
déchirer  tous  ses  papiers.  On  le  mène  en  tri- 
omiplie  à  Hanovre ,  où  le  conseil  s'applaudit  d'a- 
voir pris  un  maréchal  de  France,  l'homme  de 
conhance  de  la  ligue  de  Francfort,  enfin  un 
homme  qui  jouoit  un  si  grand  rôle  en  Europe: 
il  est  transféré  en  Angleterre;  on  lui  donne 
pourprisonle  château  de  Windsor,  où  il  reste 
quelques  mois,  et  il  n'est  échangé  qu'après  la 
bataille  de  Fontenoy.  La  fierté  du  roi  de  Fran- 
ce soufîroit  del'afiront  que  les  Hanovriens  lui 
faisoient  dans  la  personne  de  son  ambassa- 
deur. On  disoit  à    Versailles   que  les  Hano^ 

K  3 


l5o   HISTOIRE    DE    MON   TEMPS. 

vriens  avoient  manqué  dans  cette  occasion  au 
respect  dû  à  la  majesté  impériale  et  au  droit 
des  gens ,  en  arrêtant  sur  les  grands  chemins  et 
comme  un  voleur  un  homme  revêtu  d'un  ca- 
ractère public.  On  disoit  à  Londres  qu'après 
la  déclaration  de  guerre,  tout  officier  françois 
qui  passoit  sans  passe-port  sur  les  terres  du  roi 
d'Angleterre,  pouvoit  être  arrêté  de  bon  droit: 
qu'on  regardoit  le  maréchal  de  Belle-Isle  com- 
mie  officier  et  non  comme  ambassadeur,  ce  ca- 
ractère n'étant  point  indélébile  etn'étant  vala- 
ble qu'à  la  cour  où  le  ministre  est  accrédité.  Il 
n'y  avoit  proprement  que  la  vengeance  du 
toi  d'Angleterre  d'intéressée  à  l'humiliation 
du  maréchal  de  Belle-Isle.  GeorQ;e  le  regar- 
doit  comme  l'auteur  de  la  guerre  d'Allemagne , 
comme  un  homme  qui  l'avoit  forcé  à  donner 
sa  voix  à  l'empereur  Charles  Vîï ,  et  qui  l'a- 
voit contraint  l'année  1741  d'accepter  la  neu- 
tralité ,  lorsque  le  maréchal  de  Maillebois  me- 
naçoit  l'électoratde  Hanovre.  Le  maréchal  de 
Belle-Isle  étoit  donc  regardé  comme  l'ennemi 
juré  de  la  m.aison  de  Bronswic.  A  ces  désagré- 
mens  publics  qu'essuyoit  Louis  XV,  il  s'en 
joignoit  de  particuliers.  La  duchesse  de  Châ-, 


CHAPITRE      XL  l5l 

teauroux  ,  exilée  de  Metz,  mourut  de  douleur 
d'avoir  essuyé  un  traitement  si  rigoureux.  La 
convalescence  du  Roi  réveilla  ses    premiers 
feux;  l'amour  que  la  religion  avoit  offensé, 
s'en  vengea  à  son  tour  en  ranimant  plus  vive- 
ment que  jamais  dans  le  coeur  du  Roi  sa  pas- 
sion pour  sa  maîtresse.  Dans  le  temps   qu'on 
négocioit  son  retour,   il  apprend  qu'elle  est 
morte.  Jamais  sacrement  ne  causa  tant  de  re- 
mords que  celui  que  Louis  XV  avoit  reçu  à 
Metz;  il  se  reprocha  la  mort  d'une  personne 
qu'il  avoit  tendrement  aimée ,  des  désirs  qu'il 
ne  pouvoit  plus  satisfaire;  et  des  regrets  inu- 
tiles émurent  si  vivement  sa  sensibilité  ,  qu'il 
se  retira  pour  quelque  temps  du   monde.  La 
maladie  de  ce  prince,  funeste  à  ses  alliés  et  à 
sa  maîtresse,  lui  procura  au  moins  la  satisfac- 
tion la  plus    douce  qu'un    souverain   puisse 
avoir,  celle  d'obtenir  le  nom  de  Louis  le  Bien- 
aimé,  désignation  préférable  au  titre  de  Saint 
et  de  Grand  que  la  flatterie  et  rarement  la  vé- 
rité donne  aux  rois. 

Si  le  roi  de  France  éprouvoit  des  contre- 
temps ,  la  Prusse  étoit  exposée  à  des  malheurs 
plus  réels,  depuis  la  fâcheuse  campagne  de 

K  4 


132    HISTOIRE    DE    MON    TEMPS. 

1744  en  Bohème  :  d'auxiliaire  elle  étoit  deve^ 
nue  partie  belligérante,  et  le  théâtre  de  la 
guerre,  qui  avoir  été  en  Alsace,  s'étoit  trans- 
porté sur  les  frontières  de  la  Silésie.  La  mau- 
vaise volonté  des  Saxons  s'étoit  manifestée  as- 
sez ouvertement  pour  qu'on  pût  prévoir  que 
si  cela  dépendoit  d'eux ,  ils  tâcheroient  d'attirer 
la  guerre  au  coeur  des  anciens  états  prussiens. 
ïl  falloir,  pour  résister  à  ces  ennemis,  des  dé- 
penses exorbitantes,  et  avec  cela  même  il  au- 
roit  été  presque  im.possible  d'éviter  la  ruine  du 
plat  pays.  Ces  considérations  faisoient  envisa- 
ger la  paix  comme  l'unique  moyen  de  se  tirer 
d'une  situation  au^si  critique.  La  France  s-é- 
toit  engagée  d'assister  efficacement  les  Prus- 
siens. Le  Roi  écrivit  une  lettre  pathétique  à 
Louis  XV,  pour  lui  rappeler  ses  engagemens; 
il  parut  par  sa  réponse  qu'il  étoit  aussi  froid 
pour  l'intérêt  de  ses  alliés  que  sensible  auk 
siens  propres;  cependant  la  guerre  de  Bohém^e 
ne  s'étoit  faite  que  pour  sauver  l'Alsace. 

Il  ne  manquoit  plus  pour  embrouiller  da-^ 
vantage  la  politique  clés  puissances  européen- 
nes, que  la  mort  de  l'empereur  Charles  VIL  Ce 
prince  décéda  la  18  de  Janvier  de  l'année  1 745^ 
ïlnousoalabienfaisance  à  l'excès,  et  la  libéralité 


CHAPITRE      XL  l53 

à  un  tel  point,  qu'il  fut  réduit  lui-même  à 
l'indigence  :  il  perdit  deux  fois  ses  états ,  et  sans 
sa  mort  qui  prévint  les  malheurs  qui  l'atten- 
doient,  il  seroit  sorti  pour  la  troisième  fois  de 
sa  capitale  en  fugitif  Ce  fut  là  le  moment  de 
la  dissolution  de  la  ligue  de  Francfort,  à  la- 
quelle les  François  avoient  déjà  porté  atteinte 
en  ne  remplissant  aucun  des  articles  de  cette 
alliance.  Le  nom  de  l'Empereur  avoit  légiti- 
mé l'association  des  princes  qui  avoient  pris  sa 
défense;  toutes  leurs  démarches  avoient  été 
conformes  aux  lois  de  l'Empire;  dès  qu'il  ne 
fut  pkis,  l'objet  de  cette  liaison  étoit  détruit. 
Les  princes  de  l'Empire  n'avoient  plus  un  but 
commun ,  et  les  mêmes  intérêts  ne  les  atta- 
thoientplus  à  ceux  de  la  Prusse.  Il  étoit  facile  de 
prévoir  que  la  nouvelle  mxaison  d'Autriche  ^ 
tenteroitl'impossible  pour  faire  rentrer  dans  sa 
maison  la  couronne  impériale.  A  Versailles  on 
regardoiten  secret  la  mort  de  l'Emipereur  com- 
me un  heureux  dénouement,  qui  alloit termi- 
ner les  embarras  de  la  France.  On  étoit  las  de 
luipayer  des  subsides  considérables,  et  l'on  se 
flattoit  de  faire  avec  la  reine  de  Hong-rieuntroc 

o 

de  la  couronne  impériale  contre  une  bonne 


l54   HISTOIRE   DE   MON   TEMPS. 

paix.  Ce  qui  donnoit  le  plus  d'avantage  à  la 
cour  de  Vienne  pour  l'élection,  c'étoit  que 
le  tiers  des  électeurs  étoit    aux  (rages  du  roi 

o    o 

d'Angleterre  et  que  l'électeur  de  Maïence,dont 
l'influence  avoit  du  poids  dans  les  délibérations 
de  l'Empire,  étoit  dévoué  à  la  reine  de  Hon- 
grie. De  plus,  quel  candidat  pouvoit-on  oppo- 
ser au  grand  duc  de  Toscane?  L'électeur  Pa- 
latin étoit  trop  foible,  le  jeune  électeur  de- 
Bavière  n'avoit  point  encore  l'âge  prescrit  par  la 
bulle  d'orpourêtre  éligible.  Le  trône  impérial 
étoit  regardé  comme  incompatible  avec  celui 
delaPologne,  ce  qui  sembloit  exclure  l'électeur 
de  Saxe;  il  ne  restoit  donc  que  le  grand  duc 
de  Toscane ,  soutenu  par  les  armées  de  la  reine 
de  Hongrie,  par  l'argent  des  Anglois  et  par  les 
intrigues  du  clergé.  La  cour  de  Versailles  sen- 
toit  les  difficultés  qu'elle  rencontreroit  cette 
fois  à  exclure  le  grand  Duc  du  trône;  elle 
voulut  cependant  lui  susciter  des  rivaux,  pour 
rendre  les  conditions  de  son  accommodement 
plus  avantageuses.  Le  comte  de  Saxe  contri- 
bua le  plus  à  faire  tomber  le  choix  de  la  cour 
sur  Auguste  III,  roi  de  Pologne.  Mr  d'Argen- 
son  saisit  vivement  cette  idée,  dans  la  vue  de 


C  H  A  P  IT  RE      XL  l55 

brouiller  par  cette  rivalité  le  roi  de  Pologne 
et  la  reine  de  Hongrie  :  il  ne  crut  trouver  d'op- 
position à  l'exécution  de  ce  projet  que  de  la 
part  de  la  Prusse  ,  étant  exactement  informé 
des  sujets  de  mécontentement  qui  subsistoient 
entre  ces  deux  princes. 

En  effet  le  roi  de  Pologne  n'avoit  rien  né- 
gligé pour  rendre  le  roi  de  Prusse  irréconci- 
liable. Dés  le  commencement  de  l'année  1744 
Auguste  avoit  essayé  de  faire  accéder  la  répu- 
blique de  Pologne  à  l'alliance  qu'il  venoit  de 
conclure  avec  la  maison  d'Autriche,  etquin'é- 
toit  proprement  qu'un  renouvellement  de  ga- 
rantie de  la  pragmatique  sanction.  Il  représen- 
ta à  la  diète  de  Varsovie  la  nécessité  d'augmen- 
ter l'armée  de  la  couronne  de  QO5O00  hommes, 
pourrésisterauxdesseins  d'un  voisin  ambitieux 
qui  alloit  incontinent  fondre  sur  la  république  : 
il  conclut  une  alliance  offensive  et  défensive 
avec  la  Russie  ;  tout  le  monde  se  disoit  à  l'oreil- 
le que  c'étoit  contre  la  Prusse.  Le  roi  de  Polo- 
gne ayant  passé  par  la  Silésie  pour  se  rendre  à 
la  diète  de  Pologne ,  il  n'y  eut  point  d'impos- 
tures qu'il  ne  débitât,  tant  à  Varsovie  qu'aux 
autres  cours  de  l'Europe  5  sur  le  peu  d'égards 


i56    HISTOIRE    DE   MON    TEMPS. 

qu'on  dvoit  eus  pour  sa  famille  et  pour  sa  per^ 
sonne,  quoique  tous  les  respects  qu'on  doit 
aux  têtes  couronnées  lui  eussent  été  rendus.  Le 
passage  des  troupes  prussiennes  par  la  Saxe 
fit  crier  encore  plus  fort  :  on  leur  alléguoit 
comme  exemple  pareil,  qu'en  l'année  1711  les 
Saxons  avoient  passé  par  le  Brandebourg  pour 
attaquer  les  Suédois;  ils  trouvoient  ces  exem-^ 
pies  bons  pour  eux  et  mauvais  pour  les  autres. 
On  avoit  offert  au  roi  de  Pologne  d'avoir  soin 
de  ses  intérêts,  de  marier  la  princesse  Marian- 
ne sa  fille  au  fils  de  l'Empereur.  Les  ministres 
françois  et  prussiens  n'épargnèrent  pas  miême 
des  offres  considérables  pour  gagner  le  comte 
de  ^^^  et  pour  lui  persuader  de  prendre  le 
parti  de  l'Empereur  :  le  tout  en  vain.  La  place 
étoit  déjà  prise  et  occupée  par  les  Anglois, 
les  Autrichiens  et  les  Pvusses.  Tant  de  traits  de 
mauvaise  volonté  de  la  part  des  Saxons  n'emi- 
pêchérentpas  qu'avant  la  guerre  le  Roi  ne  per- 
mît à  6  régimens  qu'ils  avoient  en  Pologne  de 
traverser  la  Silésie  pour  se  rendre  en  Lusace. 
Selon  le  traité  du  roi  de  Pologne  avec  la 
reine  de  Hongrie ,  il  ne  devoit  en  cas  de  guerre 
lui  fournir   que   6000  liommes.   Des   que  les. 


CHAPITRE      XL  AJ*] 

Prussiens  furent  en  Bohème  ,  '2a,ooo  Saxons  se 
joignirent  aux  Autricliiens  ,  et  la  Saxe  interdit 
aux  Prussiens  le  passage  des  vivres  et  des  mu- 
nitions de  guerre  ;  cela  étoit  équivalent  à  une 
déclaration  de  guerre  dans  les  formes.  Le  roi 
de  Prusse  crut    devoir  avertir  ces   voisins    s» 
acharnés   contre  lui ,    des  mauvaises    afhiires 
qu'ils  alloient  s'attirer  à  eux-mêmes  :  cette  dé- 
claration ,  peut-être  faite  à  contretemps ,  révol- 
ta leur  amour  propre  et  augmenta  encore  la 
haine  qu'ils  avoient  pour  les  Prussiens.  Lors- 
que  ceux-ci  abandonnèrent  la  Bohème  ,    le 
comte  *'"*  attribua  leur  malheur  à  son  habile- 
té ;  il  dit  que  la  reine  de  Hongrie  devoit  la  Bo- 
hème à  la  valeur  des  troupes  saxonnes  ,  et  se 
vanta  d'en  avoir  chassé  les  Prussiens. 

'^•''''^,  non  content  de  ces  fanfaronades,  avoit 
surtout  à  coeur  de  brouiller  le  roi  de  Prusse 
avec  la  république  de  Pologne.  Il  faut  se  rap- 
peler qu'il  y  a  une  loi  sévère  dans  cette  répu- 
blique contre  ceux  qui  corrompent  un  mem- 
bre de  la  diète.  -^ '•'=•',  à  force  de  récompenses, 
engagea  un  Staroste  nommé  Wilczewsky,  à 
déclarer  en  pleine  diète,  que  le  ministre  prus- 
»ien  l'avoit  corrompu  moyennant  la  somme 


l58    HISTOIRE   DE   MON   TEMPS. 

de  5ooo  ducats  5  ce  qu'il  fit  d  un  air  repentant 
et  d'un  ton  de  vérité  qui  auroit  pu  séduire; 
mais  il  fut  sévèrement  examiné  et  confondu  par 
ses  propres  dépositions.  La  diète  de  Grodno  fut 
rompue  incontinent,  après  qu'elle  eut  rejeté 
l'alliance  de  l'Autriche  et  l'augmentation  de  l'ar- 
mée. La  Pologne  fourmilloit  alors  de  mécon- 
tens,  comme  c'est  l'ordinaire  dans  les  états  ré- 
publicains 5  où  la  liberté  ne  subsiste  que  par  les 
partis  difïèrens   qui  contiennent   alternative- 
ment l'ambition  des  factions  contraires.    Ces 
mécontens  offrirent  au  roi  de  Prusse  de  faire 
une  confédération  contre  les  Czartorinskyjles 
Potocky,  ou  proprem.ent  contre  Auguste  III. 
Ç'auroit  été  le  moyen  de  susciter  bien  des  em- 
barras au  roi  de  Pologne;  mais  le  roi  de  Prusse 
qui  5  loin  de  vouloir  attiser  le  feu  de  la  guerre, 
désiroitde  l'éteindre,  eut  assez  dem^odération 
pour  conseiller  à  ces  palatins  de  ne  point  trou- 
bler la  tranquillité  de  leur  patrie  ;  il  fit  même 
offrira  ce  prince  qui  l'avoitsi  vivement  offen- 
sé 5  et  qui  vouloit  retourner  en  Saxe ,  toutes  les 
sûretés  qu'il  pouvoit  souhaiter  pour  son  passa- 
ge par  la  Silésie.  Les  refus  d'Auguste  III  ne  se 
ressentirent  pas  de  la  politesse  quirégnoit  au- 


CHAPITRE     XL  iSg 

trefois  à  sa  cour,  il  prit  le  chemin  de  la  Mora- 
vie, province  dont  il  méditoit  la  conquête  en  . 
174Q.Il  s'aboucha  avec  l'Empereur  àOlmutz, 
d'où  il  poursuivit  son  chemin  par  Prague  pour 
se  rendre  àDresde. '^''''^  et  son  épouse  se  rendi- 
rent à  Vienne,  où  ils  recueillirent  les  fruits  de 
leur  politique. 

Dés  que  '^  '^'^fut  de  retour  à  Dresde ,  il  expé- 
dia son  premier  commis,  son  homme  de  con- 
fiance, un  certain  Saiil,  à  la  cour  de  Vienne  , 
pour  régler  avec  Bartenstein,   m.inistre  de  la 
Reine  ,  le  partage  de  la  Silésie.  Ce  fut  un  article 
secret,  qu'on  ajouta  au  traité  de  Varsovie.  On 
promettoit  au  roi  de  Pologne  la  principauté 
de  Glogau  et  celle  de  Sagan;  il  s'engageoit  à 
faire  agir  offensivement  ses  troupes  en  Silésie, 
à  renoncer  à  ses  prétentions  à  la  couronne  im- 
périale et  à  donner  sa  voix  au  grand  duc  de 
Toscane; il offroit  de  plus  de  porter  son  corps 
d'auxiliaires  à  3o,ooo  hommes.  On  diffère  sur 
les  avantages  que  la  reine  de  Hongrie  promit 
au  roi  de  Pologne;  quelques  personnes  préten- 
dent que  la  cour  de  Vienne  se  chargea  simple- 
ment d'avoir  soin  de  ses  intérêts  à  la  pacifica- 
tion générale  5  et  qu'elle  promit  au  comte  ^'zt 


l6o    HISTOÎIIE    DE    MON   TEMPSJ 

la  p'rincîpauté  de  Teschen  avec  la  dignité  de 
prince  de  l'empire.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  n'est 
pas  naturel  que  le  Roi  ait  été  séduit  par  ces  der-« 
nières  conditions  :  la  vraisemblance  donne  du 
poids  au  partap'e  de  la  Silésie  stipulé  par  le 
traité  j  et  ce  qui  augmente  les  apparences  , 
c'est  que  le  comte  de  St  Séverin,  qui  étoitpour 
lors  ambassadeur  de  France  en  Pologne,  crut 
avoir  découvert  cette  particularité,  dont  1^ 
bruit  étoit  assez  généralement  répandu. 

Tant  de  traités  entre  la  cour  de  Vienne  et 
celle  de  Dresde  augmentvoient  les  ombragés 
que  la  Prusse  endevoitprendre.  Le  temps  d'ou- 
frirla  campagne  approchoit.  Cagnoni,  chargé 
des  affaires  de  la  Prusse  à  Dresde,  reçut  ordre 
de  faire  expliquer  le  comte  de  '^''-'^  sur  l'usage 
auquel  il  destinoit  les  troupes  saxonnes  qiri 
étoient  en  Bohème,  et  en  un  mot  de  tirer  de 
lui  une  déclaration  cathégorique,  si  ces  troupes 
attaqueroient  les  provinces  de  la  domination 
prussienne  ou  non.  ^^^  battit  la  campagne 
et  crut  dissimuler  ses  intentions ,  qui  étoient 
connues  à  toute  l'Europe.  Ces  deux  cours 
étoient  en  ces  termes,  lorsque  la  France  fit  pro- 
poser au  Roi  dç  mettre  la  couronne  impériale 

sur' 


CHAPITRE      XI.     .        161 

sur  la  tête  d'un  ennemi  qui  l'avoit  si  griéve^ 
ment  offensé.  Si  ce  prince  n'avoit  consulté 
que  son  ressentiment ,  il  auroit  rejeté  bien 
loin  une  semblable  proposition.  Il  prit  un 
parti  plus  modéré:  La  saine  politique  deman- 
doit  qu'il  employât  tous  les  moyens  possibles 
de  désunir  deux  cours  qui  s'étoient  liguées 
contre  lui  :  au  cas  que  le  titre  d'empereur 
flattât  le  roi  de  Pologne,  ses  prétentions  et 
celles  de  la  reine  de  Hongrie  dévoient  les 
rendre  irréconciliables  •  alors  le  Roi  avoit 
beau  jeu,  car  en  s'accommodant  avec  la  mai- 
son d'Autriche,  il  pouvoit  frustrer  Auguste  du 
trône  qu'il  briguoit.  Mais  ce  qui  rendoit  ce 
projet  de  la  France  impossible  dans  l'exécu- 
tion, c'est  que  la  couronne  impériale  et  celle 
de  Pologne  ne  pouvant  pas  se  réunir  sur  la 
même  tête  ,  il  auroit  fallu  préalablement 
qu'Auguste  abdiquât  celle  de  Pologne,  ce  qui 
ne  lui  étoit  pas  permis  selon  les  lois  de  ce 
royaume.  Le  roi  de  Prusse  ne  fit  donc  point 
le  difficile,  se  prêtant  à  tout  ce  c[ue  la  France 
cxigeoit  de  lui  pour  travailler  conjointement 
avec  elle  à  ce  projet  chimérique.  Mr  le  cheva- 
lier de  Court  avoit  été  chargé  de  cette  négo- 
Tome  IL  L 


l62    HISTOIRE    DE    MON    TEMPS. 

dation  à  Berlin  :  il  s'étoit  attendu  à  trouver  de 
la  part  du  Roi  plus  de  résistance  à  consentir  à 
Télévation  de  son  ennemi,  et  il  regarda  son 
consentement  comme  une  marque  de  la  con- 
descendance de  ce  prince  pour  sa  cour. 

Mais  le  Roi  n'eut  pas  lieu  d'être  aussi  satis- 
fait des  plans  que  ce  ministre  proposoit  pour 
ia  campagne  prochaine.  Malgré  ses  paroles 
emmiellées ,  on  s'appercevoit  que  le  dessein  de 
ia  France  n'étoit  point  de  faire  des  efforts  en 
faveur  de  ses  alliés.  On  ne  vouloit  prendre 
aucun  arrangement  pour  les  subsistances  de 
l'armée  de  Bavière;  on  vouloit  différer  le  plus 
eue  Tonpourroit  l'ouverture  de  la  campagne. 
Les  Allemands  dévoient  assiéger  Passau,  les 
François  Ingolstadt,  et  personne  ne  pensoit 
aux  entreprises  que  les  Autrichiens  pouvoient 
tenter  dans  cet  intervalle.  L'armée  de  Mr  de 
Maillebois  s'étoit  retirée  de  la  Lahn  derrière 
le  Mein;  les  François  vouloient  la  renforcer 
et  la  laisser  dan?  l'inaction.  Les  principales 
forces  de  cette  monarchie  dévoient  se  porter 
en  Flandre,  où  Louis  XV  avoit  résolu  de  faire 
une  seconde  campagne;  et  la  diversion  dans 
le  pays  de  Hanovre,  stipulée  par  le  traité  de 


CHAPITRE      XL  l63 

Versailles ,  fut  absolument  rejetée  alors  par 
le  ministère.  Après  que  le  Roi  eut  épuisé 
toutes  les  raisons  qui  auroient  pu  faire  changer 
de  sentiment  le  ministre  de  France,  il  dressa 
ime  espèce  de  mémoire  ,  qu'il  envoya  à 
Louis  XV ,  dans  lequel  les  opérations  militai- 
res des  armées  étoient  adaptées  aux  vues  poli- 
tiques des  deux  cours,  et  leurs  mouvemens 
compassés  d'après  la  situation  actuelle  où  elles 
se  trouvoient,  d'après  les  conjonctures  présen- 
tes, et  la  possibilité  de  Tcxécution.  Il  y  étoit 
proposé  de  porter  l'armée  de  Maillebois  au  delà 
de  la  Lahn  entre  la  Franconie,  la  Westphalie 
et  le  bas  Rhin,  ahn  de  brider  l'électeur  de 
Hanovre  par  ce  voisinage  et  de  l'empêcher 
d'envoyer  des  secours  en  Bohème  pour  favo- 
riser l'élection  du  grand  Duc.  Cette  armée 
servoit  de  plus  à  tenir  tous  ces  cercles  en  res- 
pect, de  même  qu'à  protéger  rélecteur  Pala- 
tin, le  landgrave  de  Hesss  et  tous  les  alliés  du 
défunt  Empereur.  Quand  même  ce  moyen 
n'auroit  pas  été  suffisant  pour  exclure  entière- 
ment le  grand  Duc  du  trône  impérial,  il  ren- 
doit  toujours  les  François  maîtres  de  traîner 
en  longueur  cette  élection  ,  et  qui  gagne  du 

L   2 


164     HISTOIRE   DE  MON   TEMPS. 

temps  atout  gagné.  Le  Roi  insistoit  également 
pour  qu'on  pourvût  l'armée  de  Bavière  de 
subsistances,  ainsi  que  d'un  bon  général,  et 
qu'elle  s'assemblât  aussitôt  que  les  Autrichiens 
commenceroient  à  remuer  dans  leurs  quar- 
tiers ,  afin  que  les  Prussiens  et  les  B§,varois 
fissent  leurs  efforts  en  même  -  temps  contre 
leurs  communs  ennemis.  Il  avertissoit  aussi  ses 
alliés  que  la  campagne  de  1744  l'ayant  fait 
revenir  de  la  maxime  de  poursuivre  avec 
ardeur  sa  pointe,  il  ne  s'enfonceroit  plus  dans 
le  pays  de  la  Reine,  qu'autant  qu'il  pourroit 
être  suivi  de  ses  subsistances  ;  qu'ayant  les 
Autrichiens  et  les  Saxons  sur  les  bras,  éxant 
de  plus  mei>acé  des  Russes,  il  avoit  besoin  de 
redoubler  de  prudence,  et  que  si  les  François 
neprenoient  pas  de  bonnes  mesures  pour  tra- 
verser l'élection  impériale  ,  il  se  trouveroit 
nécessité  à  faire  sa  paix  avec  la  reine  de  Hon- 
grie. Les  François  envoyèrent  sur  cela  Mr  de 
Valori  à  Dresde  ,  pour  persuader  au  roi  de 
Pologne  de  briguer  le  trône  impérial;  mais  le 
traité  de  Varsovie,  l'ascendant  des  Russes  à 
cette  cour,  et  les  guinées  angloises  lioient  les 
ïnains  aux  Saxons. 


C  H  AP  IT  H  E      XL  l65, 

Ce  prélude  conftrmoit  la  cour  de  Berlin, 
dans  l'opinion  que  le  grand  Duc  deviendroit 
empereur  5  que  l'armée  des  alliés  seroit  mal- 
heureuse en  Bavière,  que  les  François  n'au- 
roient  à  coeur  que  leur  campagne  de  Flandre 
et  que  leurs  alliés  feroient  sagement  de  penser 
à  eux-mêmes.  Il  auroit  été  à  souhaiter  qu'on 
eût  pu  parvenir  à  pacifier  tous  ces  troubles , 
afin  de  prévenir  une  effusion  de  sang  inutile; 
mais  les  tisons  de  la  discorde  jetoient  de 
nouvelles  étincelles  sur  toute  l'Europe,  et  la 
bourse  des  grandes  puissances  n'étoient  pas 
encore  épuisée.  Les  Prussiens  entamèrent  à 
tout  hasard  une  négociation  avec  les  Anglois; 
ils  se  fondoient  sur  l'espérance  de  trouver 
alors  les  esprits  plus  enclins  à  la  paix,  et  sur 
une  révolution  qui  venoit  d'arriver  dans  le 
ministère  anglois.  Depuis  que  le  lordCarteret 
avoit  fait  le  traité  de  Worms,  la  nation  angloi- 
se  avoit  changé  de  dispositions  à  son  égard.  On 
lui  reprochoit  d'être  emporté  et  fougueux,  et 
d'outrer  tout  par  un  efiet  de  sa  vivacité.  Un 
mécontentement  général  obligea  le  Roi  à  ren- 
voyer un  ministre  qui  étoit  entré  dans  toutes 
ses  vues,  et  qui  couvroit  sous  l'apparence  de? 

L  3 


l66     HISTOIRE  D  îr  M  O  N  T  EM  P  3. 

l'intérêt  national  tduslespas  que  George  faisoit 
en  faveur  de  son  électorat:  ce  prince  eut  la 
mortification  de  ne  pas  pouvoir  disposer  des 
sceaux,  et  fut  obligé  de  les  remettre  au  duc 
de  Newcastle.  Le  lord  Harrington  devint  mi- 
nistre ;  le  peuple  appela  ce  nouveau  conseil 
la  faction  des  Pelhams,  parce  que  ceux  c[ui  le 
composoient ,  étoient  de  cette  famille.    Ces 
nouveaux  ministres  écartèrent  toutes  les  créa- 
tures   de    Carteret  ;    mais    ils    ne   pouvoient 
rompre    les   traités    qu'il   avoit   conclus  ,    ni 
changer  subitement  le  mouvement  impulsif 
qu'il   avoit  donné  aux   affaires  générales  de 
l'Europe.  Carteret  étoit  faux ,  sans  garder  les 
ménagemens  que  les  caractères  les  plus  mal- 
honnêtes emploient  pour  déguiser  leurs  vices. 
Harrington  avoit  la  réputation  d'homme  de 
probité;  plus  timide  que  son  prédécesseur,  il 
réparoit  ce  défaut  par  toutes  les  qualités  d'une 
ame  bien  néev  Prévenu  par  le  caractère  per- 
sonnel du  ministre  ,  on  tenta  par  son  moyen 
de  trouver  quelque  acheminement  à  la  paix 
générale.  Voici  quelques  idées  esquissées  qu'on 
lui  communiqua:  On  pourvoira  Don  Philippe 
d'un  établissement  en  Italie;  la  France  Q;ardera 


CHAPITRE      XL  167 

^e  ses  conquêtes,  Ypres  et  Fumes  j,  moyen- 
nant quoi  l'Espagne  prolongera  pour  ao 
années,  ou  plus,  la  contrebande  des  Anglois* 
tous  les  alliés  reconnoîtront  empereur  le 
grand  duc  de  Toscane  ;  la  Prusse  demeurera 
en  possession  de  la  Silésie  selon  la  teneur  du 
traité  de  Breslau.  Les  ministres  anglois  décli- 

o 

nèrent  la  négociation  sur  ces  articles  ;  c'est  que 
le  Roi  désiroit  la  continuation  de  la  guerre, 
et  qu'il  contrecarra  toutes  les  mesures  des 
Pelhams  pour  la  terminer.  La  cause  de  ces 
refus  obstinés  fut  enfin  découverte  à  la  Haye. 
Le  plus  beau  génie  et  en  même-temps  l'hom- 
me  le  plus  éloquent  de  l'Angleterre  ,  le  lord 
Chesterfield,  étoit  alors  ambassadeur  en  Hol- 
lande; il  ne  cacha  point  au  comte  de  Podé»- 
'wiîs,  ministre  de  Prusse  auprès  des  états  q;éné- 
raux,  que  le  traité  de  A'^arsovie  mettoit  des 
entraves  à  la  bonne  volonté  des  Pelhams,  que 
par  conséquent  le  roi  de  Prusse  ne  pouvoit 
point  se  flatter  de  réussir  par  des  négociations, 
mais  devoit  s'opposer  vigoureusement  aux 
desseins  de  ses  ennemis,  qui  tramoient  sa  perte. 
Cela  n'empêcha  pas  que  les  fréquentes  insi- 
nuations du  ministre  prussien  à  Londres  ne 

L  4 


l68     HISTOIHE  DE  MON  TEMPS. 

conciliassent  entièrement  au  roi  de  Prusse 
l'affection  du  nouveau  ministère,  qui  fit  assu- 
rer ce  prince  qu'il  n'attendoit  que  les  occasions 
pour  le  servir.  Le  conseil  de  mylord  Chester- 
field  étoit  le  meilleur  qu'on  pût  suivre. 

On  continua  de  négocier,  mais  l'attention 
principale  du  Roi  se  tourna  sur  tous  les  objets 
qui  pouvoient  lui  assurer  d'heureux  succès 
pour  la  campagne  prochaine.  Un  des  plus 
importans  ,  sans  doute  ,  étoit  de  former  en 
Silésie  de  gros  magasins  ;  rien  ne  fut  épargné 
pour  les  rendre  considérables.  On  fit  des  efforts 
pour  recompléter  les  troupes.  Le  soldat  étoit 
largement  entretenu  dans  les  quartiers  d'hiver, 
la  cavalerie  étoit  remontée  et  complète j  plus 
de  6,000,000  furent  tirés  du  trésor  pour  fournir 
à  tant  de  frais;  outre  cela  les  états  avancèrent 
à  titre  d'emprunt  1,500,000  écus.  Toutes  ces 
sommes  furent  dépensées  pour  que  le  Roi  pût 
réparer  en  1745  les  fautes  qu'il  avoit  faites  en 
Bohème  en  1  744.  Après  avoir  mis  la  dernière 
main  à  ces  préparatifs  ,  le  Roi  partit  '''  )  de 
Berlin  pour  se  rendre  en  Silésie. 

Il  apprit  en  chemin  que  l'électeur  de  Ba- 
*)  i5  Mars, 


CHAPITRE      XL  iRg 

vière  avoit  signé  avec  la  reine  de  Hongrie  le 
traité  de  Fussen.  Voici  comment  cette  paix  fut 
amenée  :   Immédiatement  après   la  mort  de 
l'Empereur  ,    Seckendorf   s'étoit   déinis    du 
commandement  de  l'armée^  mais  il  en  avoit  si 
mal   disposé   les   quartiers  ,   que   ces  troupes 
étoient  toutes  éparpillées  j  le  terrain  qu'elles 
occupoient,  étoit  trop  vaste.  Les  Autrichiens, 
maîtres  des  places  fortes  et  du  cours  du  Danu- 
be, voyoient  de  quelle  importance  il  étoit  pour 
eux  de  finir  d'un  côté,  avant  de  commencer 
leurs  opérations  d'un  autre,  et  jugèrent  par  la 
position  des  Bavarois  et  de  leurs  alliés  qu'ils  en 
auroient  bon  marché.  Mr  de  Bathyani  prévint 
ses  ennemis,  qui  étoient  trois  fois  plus  forts 
que  lui,  mais  qui  ne  vouloient  se  rassembler 
qu'à  la  fin  de  Mai.  A  la  tête  de  1 2,000  hommes, 
qui  faisoient  toutes  ses  forces,  il  paroît  entre 
Braunau  et  Scharding,  fond  sur  les  quartiers 
dispersés  des  alliés  et  leur  prend  Pfarrkirchen, 
Wilshofen  etLandshut,  avec  le  peu  de  maga- 
sins que  les  Bavarois  y  avoient  amassés  ,  en 
même-temps  qu'un  autre  détachement  d'Au- 
trichiens passe   le  Danube   à   Deckendorff, 
coupe  les  Hessois  des  Bavarois,  les  obliije  à 


l^O    HISTOIRE    DE    MON    TEMPS. 

passer  ITnn,  ensuite  à  mettre  les  armes  bas,  et 
chasse  les  Bavarois  fugitifs  au  delà  de  Munich. 
Lejeune  électeur,  à  peine  souverain,  est  obligé 
de  quitter  sa  capitale  à  l'exemple  de  son  père 
et  de  son  grand-pére;  il  se  retire  à  Augsbourg. 
Mr  de  Ségur,  avec  les  François  et  les  Palatins 
qu'il  avoit  sous  son  commandement,  n'épron- 
va  pas  un  sort  phis  favorable;  il  fut  battu  en 
se  retirant  auprès  de  PfaffenhofeTi  ;  les  Autri- 
chiens occupèrent  en  même-temps  le  pont  du 
Khin,  ce  qui  le  mit  dans  la  nécessité  de  gagner 
Donawert  avant  l'ertnemi.  Tandis  que  les 
Bavarois ,  fuyant  comme  un  troupeau  sans 
berger,  se  sauvoient  à  Friedberg,  Seckendorf 
reparut  à  la  cour  del'électeur  de  Bavière,  dans 
ce  bouleversement  total ,  non  point  comme  un 
Iiéros  qui  trouve  des  ressources  dans  son  génie 
lorsque  le  vil  peuple  désespère,  mais  comme 
une  créature  de  la  cour  de  Vienne  et  avec 
l'intention  de  séduire  un  jeune  prince  sans 
expérience  et  accablé  de  malheurs.  Les  Fran- 
çois avoient  déjà  ,  dés  la  campagne  précé- 
dente, soupçonné  ce  maréchal  de  s'être  laissé 
corrompre,  parce  qu'en  Alsace  il  n'avoit  pas 
agi  contre  les  Autrichiens  conformément  à  ce 


CHAPITRE       XI.  171 

qu'on  devoit  attendre  de  lui  :  on  i'avoit  trouvé 
sans  énergie  lorsqu'il  attaquoit  l'ennemi ,  et 
mou  dans  la  poursuite  lorsqu'il  pouvoit  le 
détruire.  On  l'accusoit  d'avoir  exprès  séparé 
les  quartiers  des  alliés,  pour  les  livrer  ,  pieds 
tt  poings  liés  ,  à  leurs  ennemis.  On  avançoit 
même  qu  il  avoit  reçu  de  la  reine  de  Hongrie 
3oo,ooo  florins  des  arrérages  qui  lui  étoient 
dûs  par  l'empereur  Charles  VI,  pour  décider 
l'électevu'  de  Bavière  à  faire  sa  paix.  Il  y  a 
apparence  que  la  cour  de  Vienne  lui  avoit  fait 
entrevoir  des  avantages;  on  pouvoit  lui  avoir 
promis  cette  somme  ;  mais  alors  la  cour  de 
Vienne  n'étoit  guère  en  état  de  l'acquitter. 
Ce  qui  dépose  le  plus  contre  lui,  ce  sont  les 
mouvemens  qu'il  se  donna  pour  accélérer  ce 
traité  de  Fussen.  Il  produisit  de  fausses  pièces 
au  jeune  électeur  ;  il  lui  montra  des  lettres 
supposées  du  roi  de  Prusse  ,  dans  lesquelles 
celui-ci  lui  faisoit  part  de  la  paix  qu'il  alloit 
conclure  avec  la  reine  de  Hongrie;  il  releva 
des  avantages  imaginaires  que  les  armes  de 
cette  princesse  avoient  remportés  en  Flandre 
et  en  Italie;  enfui  il  le  conjura  de  terminer  ses 
diflérens  avec  elle,  pour  éviter  sa  ruine  totale. 


172    HISTOIRE  BE  MON  TEMPS. 

L'électeur,  jeune  et  sans  expérience,  se  laissa 
entraîner  par  les  créatures  de  la  cour  de 
Vienne  ,  dont  Seckendorf  l'avoit  environné. 
L'Empereur  son  père  lui  avoit  dit  en  mourant  : 
„  N'oubliez  jamais  les  services  que  le  roi  de 
„  France  et  le  roi  de  Prusse  vous  ont  rendus, 
,,  et  ne  les  payez  pas  d'ingratitude.  „  Ces  pa- 
roles, qu'il  avoit  dans  l'esprit,  rendirent  un 
moment  sa  plume  immobile  entre  ses  doigts» 
mais  l'abyme  où  il  se  trouvoit,  les  impostures 
de  Seckendorf  et  l'espérance  d'une  meilleure 
fortune,  le  déterminèrent  à  signer  le  traité  de 
Fussen  le  Q2  d'Avril  de  l'année  1745.  Par  ce 
traité  ,  la  reine  de  Hongrie  renonça  à  tout 
dédommagement  et  promit  de  rétablir  l'élec- 
teur dans  la  possession  entière  de  ses  états-  de 
son  côté  l'électeur  renonça  pour  lui  et  pour  sa 
postérité  à  toutes  les  prétentions  que  la  mai- 
son de  Bavière  avoit  aux  états  de  la  maison 
d'Autriche  :  il  adhéra  à  l'activité  de  la  voix  de 
Bohème  et  engagea  la  sienne  pour  l'élection 
du  grand  Duc  à  la  dignité  impériale;  il  promit 
de  plus  de  renvoyer  ses  auxiliaires ,  à  condition 
qu'ils  ne  seroient  point  inquiétés  dans  leur 
retraite ,  et  que  la  reine  de  Hongrie  s'engageroit 


CHAPITRE      XI.  ïyS 

à  ne  plus  tirer  de  contributions  de  la  Bavière. 
Ces  derniers  articles  furent  si  mal  observés 
par  les  Autrichiens  ,  qu'ils  désarmèrent  les 
Hessois  et  les  menèrent  comme  prisonniers  en 
Hongrie,  et  que  sous  prétejcte  d'arrérages,  ils 
tirèrent  encore  de  grosses  contributions  de  la 
Bavière.  C'est  ainsi  que  finit  la  ligue  de  P'ranc- 
fort,  et  que  les  Autrichiens  firent  voir  que 
lorsqu'ils  sont  soutenus  par  la  prospérité,  rien 
n'est  plus  dur  que  le  joug  qu'ils  imposent. 
Mais  quel  spectacle  plus  instructif  pour  les 
hisognosi  dl  gloria ,  et  pour  les  politiques  qui 
se  flattent  de  déterminer  les  futurs  contin-^ 
gens,  que  le  résumé  de  ce  qui  arriva  au  com- 
mencement de  cette  année  ?  L'Empereur 
décède  ,  son  fils  fait  la  paix  avec  la  reine  do 
Hongrie,  le  grand  duc  de  Toscane  va  devenir 
empereur,  le  traité  de  Varsovie  ligue  la  moi- 
tié de  l'Europe  contre  la  Prusse  ,  l'argent 
prussien  retient  la  Russie  dans  l'inaction  , 
l'Angleterre  commence  à  pencher  pour  la 
Prusse.  Le  Roi  avoit  bien  pris  ses  mesures  pour 
.se  défendre;  c'étoit  donc  de  la  campagne  qui 
alloit  s'ouvrir,  qu'alloient  dépendre  la  repu-: 
tation  et  la  fortune  des  Prussiens. 


174      HISTOIRE    DE    MON    TEMPS. 


CHAPITRE    XIL 

Campagne  d Italie.  Campagne  de  Flan- 
dre. Ce  qui  se  passa  sur  le  Rhin. 
Evénemens  qui  précédèrent  les  opéra- 
tions de  l'année  1745. 


J_  oiir  ne  point  interrompre  dans  la  suite  le 
fil  de  notre  narration,  nous  croyons  qu'il  est  à 
propos  de  rapporter  en  abrégé  ce  qui  se  passa 
en  Italie,  en  Flandre  et  sur  le  Rhin,  avant  que 
d'en  venir  aux  opérations  des  troupes  prussien- 
nes en  Silésie.   Il  faut  se  rappeler  que  Mr  de 
Gages  avoit  pris  son  quartier  àTerny,  et  qu'il 
établit  ses  Espagnols  et  ses  Napolitains  des  deux 
côtés  du  Tibre.  Mr  de  Lobkowitz  avoit  son 
quartier  à  Imola^  l'armée  d^  Don  Philippe  étoi  t 
en  partie  en  Savoie  et  en  partie  dans  le  comté 
de  Nice.  Les  Espagnols  ouvrirent  la  campagne 
par  la' prise  d'Oneglia.  L'armée  françoise  et 
espagnole  s'assembla  aux  environs  de  Nice.  Le 
prince  de  Lobkowitz  s'avança  alors  jusqu'à 
Césène;  Mr  de  Gages  marcha  à  lui,  le  battit  le 
3i  Mars  auprès  de  Rimini,  lui  prit  700  prison- 


CHAPITRE       XII.  175 

niers ,  le  poursuivit  jusqu'à  Lugo  :  le  prince 
Lobkowitz  se  retira  de  là  par  Boulogne,  passa 
le  Panaro  et  se  post-a  à  Campo  Santo.  Mr  de 
Gages  passa  presque  en  même-temps  le  Panaro 
auprès  de  Modène,  et  s'avança  sur  les  bords  de 
laTrébie,  d'où  il  s'ouvrit  une  communication 
avec  l'infant  par  l'état  de  Gènes.  Mr  de  Lob- 
kowitz marcha  à  Parme,  où  il  assembla  i5,ooo 
hommes  ,    dans    Tespérance   d'empêcher    la 
jonction  des  deux  armées^  mais  Mr  de  Gages 
passa  l'Apennin  et  la  rivière  de  Magra,  sans 
s'embarrasser  des  troupes  qui  harceloient  son 
arriére-garde,  il  déftla  sous  les  murs  de  Gènes 
et  gagna  la  vallée  de  Polsevero  ;  ce  qui  engagea 
les  Autrichiens  à  se  porter  sur  Tortone.  Don 
Philippe  et  Maillebois  quittèrent  les  environs 
de  Nice  le  1  de  Juin,  marchèrent  le  long  de 
la  mer  en  remontant  la  rivière  de  Gènes,  et 
continuèrent  leur  route,  sans  s'inquiéter  de  12 
vaisseaux  de  guerre  anglois  qui  leur  lâchèrent 
de  grandes  bordées  de  canon  à  leur  passage , 
et  leur  tuèrent  quelque  monde.  Les  Espagnols 
éprouvèrent  alors  à  la  fois  les  efiets  de  la  bonne 
et  de   la   mauvaise  fortune.  Les  Piémontois 
furent  assez  rusés  pour  leur  brûler  huit  maga- 


176    HîSTOIE,E   DE  MON  TEMPS. 

sins   aux  environs  de  Ventimiglia  ,    dans   ce 
temps  même  les  Génois  se,  déclarèrent  contre 
le  roi  de  Sar daigne  et  joignirent  leurs  trou- 
pes,  consistant  en  10,000  hommes,  à  celles 
de  l'infant.  Les  Autrichiens,  qui  ne  connois- 
soient  ni  le  mérite  ni  le  prix  des  bons  géné- 
raux ,  avoient  renvoyé  le  maréchal  Traun  , 
qui  s'étoit  surpassé  l'année  précédente,  tant 
en  Alsace  qu'en  Bohème  :  ils  choisirent   le 
prince  Lobkowitz,  pour  le  placer  à  côté  du 
prince  de  Lorraine.  Lobkowitz  fut  donc  rap- 
pelé d'Italie,  et  le  comte  de  Schulenbourgprit 
son  poste  jusqu'à  l'arrivée  du  prince  de  Lich- 
tenstein,  auquel  la  cour  avoit  déféré  le  com- 
mandement de  son  armée  d'Italie.  Schulen- 
bouro;  ne  fut  pas  dIus  heureux  contre  Mr  de 
Gages  que  ne  l'avoit  été  son  prédécesseur,  tant 
le  génie  de  cet  espagnol  avoit  d'ascendant  sur 
celui   des    généraux    autrichiens.    De   Gages 
poussa  son  nouvel  adversaire  de  Novi  jusqu'à 
Rivalta ,  tandis  que  Don  Philippe  pénétra  dans 
le  Montferratpar  Cairo,  s'empara  d'Aqui,  et  se 
joignit  avec  l'armée  napolitaine  et  espagnole 
à  Asti.  Schulenbourg  passa  le  Tanaro  et  se 
posta  au  confluent  de  cette  rivière  dans  le  Pô 

auprès 


CHAPITRE      XII.  177 

auprès  du  bourg  nommé  Bassignano.  L'Infant 
saisit  cette  occasion^   il  fit  investir  Tortone  et 
marcha  aux  Autrichiens,  qui  se  retirèrent  au 
delà  du  Pô,  brûlant  et  détruisant  derrière  eux 
tous  leurs  ponts.  Tortone  avec  sa  citadelle  se 
rendit    aux  Espagnols.  Un   secours   de  8000 
espagnols  et  napolitains  arriva  de  la  Romagne 
sous  les  ordres  du  duc  de  la  Vieuxville ,  passa 
par  le  grand-duché  de  Florence,  prit   Plai- 
sance et  sa   citadelle,    et   contraignit  les  Au- 
trichiens à  quitter  le  territoire  de  Parme.  De 
Gages  passe  aussitôt  le  Pô  à  Parpanasso ,  tandis 
que  l'Infant  quitte  Alexandrie,  franchit  le  Ta- 
naro,  attaque  les  Autrichiens  le  27  Septembre 
à  Bassignano  et  remporte  la  victoire  j  il  met  le 
siège  devant  Alexandrie,  qui  se  soumet  à  la 
citadelle  prés.  Valence ,  Vigevano  et  beaucoup 
d'autres  villes  que  nous  supprimons,  reçurent 
la  loi  du  vainqueur.  Dans   ces   conjonctures 
arrive  le  prince  de  Lichtenstein,  pour  prendre 
le  commandement  d'une  armée  battue,  aftoi- 
blie  et  découragée.  Il  ne  s'agit  point  d'exami- 
ner si  la  cour  de  Vienne  auroit  pu   faire  un 
choix  de  généraux  différent  3  il  est  toujours  sûr 
que  celui-ci  ne  porta  aucun  remède  au  delà- 
Tome  IL  M 


178     HISTOIRE   DE    MON   TEMPS. 

brement  des  affaires  :  personne  ne  s'oppo5a  aux 
progrés  des  vainqueurs  5  ils  prirent  Casai,  Asti 
et  Lodi  au  roi  de  Sardaigne.  L'înfant  entra 
victorieux  dans  Milan  et  bloqua  avec  18,000 
hommes  la  citadelle  de  cette  ville.  Les  Espa- 
gnols étoient  donc  à  la  fin  de  cette  campagne 
maîtres  de  presque  toute  la  Lombar die,  à  l'ex- 
ception de  Turin ,  de  Mantoue  et  de  quelques 
citadelles  qu'ils  tenoient  bloquées.  Ces  succès 
rapides  étoient  dûs  au  génie  de  Mr  de  Gages 
et  en  partie  au  secours  des  Génois.  La  pros^ 
périté,  comme  nous  l'avons  dit  5  est  confian- 
te; elle  assoupit  ces  vainqueurs  de  l'Italie   à 
Tombre  de  leurs  lauriers.  Il  étoit  indispensa- 
ble, pour  assurer  leurs  quartiers,  qu'ils  possé- 
dassent les  citadelles  de  Milan  et  d'Alexandrie  : 
un  peu  d'activité  auroit  suffi  pour  les  en  rendre 
maîtres 3  mais  ils  manquèrent  d'haleine,  lors- 
qu'il ne  leur  restoit  que  quelques  pas  à  faire 
pour  remporter  le  prix  de  leur  course. 

Les  armes  des  Bourbons  prospérèrent  cette 
année  en  Flandre  comme  en  Italie.  Louis  XV 
s' étoit  mis  à  la  tête  de  son  armée  de  Flandre, 
composée  de  80,000  hommes.  Le  maréchal 
de  Saxe  commandoit  sous  lui.  A  l'ouverture 


CHAPlTilE      XI  L  17g 

de  la  campagne  les  François  firent  de  fausses  dé- 
monstrations sur  diiiérentesplaces,  et  ils  inve- 
stirent subitement  Tournay.  Cette  ville,  une 
des  principales  places  de  la  barrière,  étoit  dé- 
fendue par  une  garnison  de  9000  hollandois: 
la  bonté  de  ses  ouvrages,  et  la  force  delà  cita- 
delle, que  Vaubanavoit  construite,  préparoit 
aux  assiégeans  bien  des  obstacles  et  des  difficul- 
tés à  surmonter.  Les  alliés,  sous  le  commande- 
ment du  duc  de  Cumberland  et  du  maréchal 
Koenigseck  n'avoient   que  5o,ooo  hommes  à 
opposer  aux  forces  des  François  j  ils  s'avancè- 
rent cependant  du  côté  de  Tournay  et  vinrent 
camper  dans  les  plaines  d'Anderlech.  Ce  voi- 
sinage n'empêcha  pas  les  François  d'ouvrir  la 
tranchée  le  1  de  Mai.  Les  alliés  sentant  de  quelle 
importance  il  étoit  pour  eux  de  sauver  Tour- 
nay, résolurent  de  tout  hasarder  pour  obliger 
Louis  XV  à  lever  ce  siège.  Du  côté  du  sud , 
en  remontant  la  rive  droite  de  l'Escaut,    est 
situé  le  village  de  Fontenoy  ,  lieu  jusqu'alors 
obscur,  mais  qui  est  devenu  célèbre  par  l'évé- 
nement qui  porte  son  nom.  Ce  fut  dans  cette 
contrée  que  le  maréchal  de  Saxe  choisit  un  ter- 
rain qu'il  crut  assez  avantageux  pour  renverser 

M  2 


150   HIST01B.E    DE    MON    TEMPS. 

les  projets  du  duc  de  Cumberland  en  s'y  pré- 
sentant. Il  ne  laissa  au  siège  qu'un  nombre  suffi- 
sant de  troupes  pour  le  continuer:  il  appuya 
sa  droite  à  l'Escaut,  garnit  d'infanterie  et  de 
canons  le  village  d'Antoing  situé  au  bord  de 
cette  rivière,  forma  ses  deux  lignes  d'infante- 
rie en  potence  vers  le  mont  de  la  Trinité  ,  qui 
se  trouvoit  à  l'extrémité  de  sa  gauche,  sa  cava- 
lerie rangée  derrière  son  infanterie  faisoit  sa 
troisième  ligne;  de  plus,  le  village  d'Antoing 
étoit  flanqué  d'une  batterie  qui  s'élevoit  sur 
l'autre  rive  de  l'Escaut;  trois  redoutes  lardées 
d'infanterie  et  de  canon  couvroient  son  front 
de  bataille;  vers  la  gauche  de  son  armée  ré- 
gnoit  un  bois  où  les  François  firent  des  abattis 
pour  le  rendre  impraticable.  Le  1 1  de  Mai ,  dés 
l'aube  du  jour,  l'armée  des  alliés  déboucha  du 
bois  de  Bary  et  se  forma  dans  la  plaine  sur  deux 
lignes  vis-à-vis  de  l'armée  françoise.  La  gauche 
des  alliés  engagea  l'affaire.  Les  troupes  holîan- 
doises  dévoient  attaquer  les  villages  de  Fonte- 
noy  et  d'Antoing;  elles  s'y  portèrent  molle- 
ment et  furent  deux  fois  de  suite  vigoureuse- 
ment repoussées  par  les  François.  Alors  les 
Anglois  détachèrent  quelques  brigades  poui' 


CHAPITRE      XI  I.  181 

s'emparer  des  redoutes  qui  couvroient  le  front 
de  l'armée  Françoise.  Le  général  qui  fut  char^/é 
de  cette  commission,  la  trouva  peut-être  dan- 
gereuse et  ne  l'exécuta  pas.  Mr  deKoenigseck, 
jugeant  qu'il  perdoit  du  monde  en  détail  et 
qu'il  n'avançoit  pas,  voidut  brusquer TaiTaire. 
Il  attaqua  l'armée  Françoise,  en  laissant  les  vil- 
lages et  les  redoutes  derrière  lui.  Si  ce  projet 
lui  avoit  réussi,  tout  ce  qu'il  y  avoit  de  Fran- 
çois enfermés  dans  ces  postes  auroit  été  fait 
prisonnier  après  la  victoire,  ce  qui  auroit  rendu 
cette  bataille  le  pendant  de  la  fameuse  bataille 
de  Hoeclistaedt;  mais  l'événement  ne  répon- 
dit pas  à  son  attente,  Mr  de  Koenigseck  forma 
deux  lignes  d'infanterie  vis-à-vis  de  la  trouée 
qui  est  entre  Antoing  et  le  bois  de  Bary  ;  eu 
avançant  il  reçut  le  feu  croisé  qui  partoit  du 
village  et  des  redoutes;  ses  flancs  en  souffrirent 
et  se  rétrécirent;  son  centre,  qui  en  soufîroit 
moins,  continuoit  d'avancer,  et  comme  ses  ailes 
sereplioienten  arrière,soncorps'prit  une  forme 
triangulaire,  qui  par  la  continuation  du  mou- 
vement du  centre  et  par  la  confusion  se  chan-- 
gea  en  colonne.  Ce  corps,  tout  informe  qu'il 
étoit,  attaqua  et  renversa  les  gardes  françoises^ 

M  3^ 


lS2        HISTOIRE  DE  MON  TEMPS. 

perça  les  deux  lignes  et  auroit  peut-être  rem- 
porté une  victoire  complète,  si  les  généraux 
des  alliés  avoient  mieux  su  profiter  de  la  con- 
fusion où  étoient  leurs  ennemis.  Ils  avoient 
ouvert  le  centre  de  l'armée  françoise;  il  étoit 
aisé  de  séparer  leurs  colonnes  en  deux,  et  par 
un  à  droit  et  un  à  gauche  ils  prenoient  en  flanc 
toute  l'infanterie  qui  leur  restoit  opposée;  ils 
auroient  dû  en  même-temps  faire  avancer  la 
cavalerie  pour  soutenir  leurs  colonnes  ainsi 
divisées;  il  est  probable  que  c'en  auroit  été 
fait  des  François,  si  les  alliés  avoient  suivi  ces 
idées.  Mais  dans  le  temps  que  ceux-ci  vouloient 
remédier  à  leur  propre  confusion,  le  maréchal 
de  Saxe  les  fit  attaquer  par  la  maison  du  Roi 
et  par  les  ïrlandois  qu'il  avoit  mis  en  réserve, 
et  il  fortifia  cette  attaque  par  les  décharges  de 
quelques  batteries  formées  à  la  hâte.  Les  Anglois 
se  virent  ainsi  assaillis  à  leur  tour;  on  les  pressa 
de  tous  côtés,  en  front  comme  sur  leurs  flancs: 
après  une  vigoureuse  résistance  ils  plièrent,  se 
rompirent,  et  les  François  les  poursuivirent 
jusqu'au  bois  de  Bary,  Selon  l'opinion  com- 
mune cette  bataille  coûta  aux  alliés  i  o,  ooo  hom- 
mes ,  quelques  canons ,  et  une  partie  de  leur 


CHAPITRE      XI I.  l83 

bagage.  Ils  se  retirèrent  par  Leuse  sous  le 
canon  d'Ath  au  camp  de  Lessines ,  abandon- 
nant aux  François  et  le  champ  de  bataille  et 
la  ville  de  Tournay.  Louis  XV  et  le  Dauphin 
se  trouvèrent  en  personne  à  cette  action.  On 
les  avoit  placés  auprès  d'un  moulin  à  vent  qui 
ëtoit  en  arriére;  depuis,  les  soldats  François 
n'appeloient  leur  Roi  que  Louis  du  moulin. 
Ce  qu'il  y  a  de  certain  ,  c'est  que  le  lendemain 
de  cette  bataille  Louis  XV  dit  au  Dauphin  en 
passant  sur  le  champ  de  bataille  tout  ensan- 
glanté et  couvert  de  morts:  „  Vous  voyez  ici 
„  les  victimes  immolées  aux  haines  politiques 
„  et  aux  passions  de  nos  ennemis;  conservez- 
„  en  la  mémoire  5  pour  ne  point  vous  jouer  de 
„  la  vie  de  vos  suj  ets ,  et  pour  ne  pas  prodiguer, 
„  leur  sang  dans  ^des  guerres  injustes.  „  Le 
maréchal  de  Saxe,  que  l'hydi'opisie  dont  il 
étoit  attaqué  n'avoit  pas  empêché  d'agir  en 
Général,  reçut  du  Roi  les  éloges  les  plus  flat- 
teurs; il  sembloit  qu'il  s'étoit  arraché  aux  bras 
de  la  mort  pour  vaincre  les  ennemis  de  la 
Ftance.  Le  roi  de  Prusse  le  félicita  sur  la  aloire 

o 

dont  il  venoit  de  se  couvrir,  regardant  sa  vic- 
toire comme  un  engagement  qu'il  prenoit  avec 

M  4 


l84     HISTOIRE    BE    MON    TEMPS. 

le  public  5  qui  attendoit  de  plus  grandes  cho- 
ses encore  du  maréchal  de  Saxe  en  santé  que 
du  maréchal  de  Saxe  à  l'agonie.  L'Europe  se  vit 
inondée  de  gazettes  versiftées,  qui  annonçoient 
ce  grand  événement;  mais  il  faut  avouer  qu'en 
cette  occasion  le  temple  de  la  Victoire  l'em- 
porta sur  celui  des  Muses.  La  prise  deTournay 
attesta  la  victoire  des  François.  La  garnison, 
quis'étoit  réfugiée  dans  la  citadelle,  se  rendit 
le  ig  de  Juin.  La  capitulation  fut^  signée  à 
condition  que  les  4000  hommes  qui  l'évacue- 
roient,  ne  feroient  aucun  service  pendant 
l'espace  de  18  mois  contre  les  François. 

Louis  XV  renforça  son  armée  de  Flandre 
par  un  détachement  de  20,000  hommes  que 
lui  fournit  l'armée  du  Rhin.  Le  prince  de 
Conti  en  prit  le  commandement  à  la  place  de 
Mr  de  Maillebois ,  qui  servoit  en  Italie.  Un 
détachement  fait  si  mal  à  propos,  choque  éga- 
lement les  régies  de  la  guerre  et  de  la  politi- 
que; mais  comme  ce  qui  donna  lieu  à  cette 
conduite  demande  quelque  discussion,  le  lec- 
teur trouvera  bon,  pour  son  intelligence,  que 
nous  lui  en  développions  les  motifs.  La  France 
avoit  épuisé  tous  les  ressorts  de  sa  politique 


CHAPITRE       XII.  l85 

pour  persuader  au  roi  de  Pologne  d'ambition- 
ner le  trône  impérial.  Le  j:)eu  de  succès  de  ses 
intrigues  ne  l'avoient  point  rebutée,  au  con- 
traire, elle  continuoit  à  négocier  à  Dresde. 
Le  comte  de  St  Séverin,  qui  a  voit  bien  servi 
la  France  dfins  cette  cour,  s'étoit  attiré  la  haine 
du  comte  de  '''••'''%  parce  que  la  finesse  du  saxon 
ne  s'accommodoit  pas  de  l'esprit  clairvoyant 
du  négociateur  françois.  '^ ''-'•'  fit  tant  que  Mr 
de  St  Séverin  fut  relevé  par  le  marquis  de 
Vaugrenant.  Celui-ci  se  crut  plus  fin  que  =-•-"'• 
réellement  ils  ne  l'étoient  ni  l'un  ni  l'autre  ; 
toutefois  dans  cette  négociation,  Vaugrenant 
fut  la  dupe  du  saxon.  ,''''"''*'  lui  persuada  que 
pour  faire  une  paix  avantageuse  avec  la  reine 
de  Hongrie,  l'unique  parti  que  la  France  eût 
à  prendre,  étoit  de  ne  point  s'opposer  à  l'é- 
lection du  grand  duc  de  Toscane,  et  de  tenir 
dans  l'inaction  l'armée  que  le  prince  de  Conti 
commandoit  sur  le  Pthin  ;  d'autant  plus  que  la 
France  pouvoit  tirer  plus  d'utilité  de  ces  trou- 
pes sur  l'Escaut  que  sur  le  Mein.  Les  ministres 
de  Louis  XV  donnèrent  aveuglément  dans  ce 
piège-  ils  n'examinèrent  ni  le  peu  de  sincérité 
de  ce  conseil,  ni  si  le  parti  qu'on  leur  propo- 


l86    HISTOIRE    BE.   MON   TEMPS. 

soit,  étoit  conforme  aux  engagemens  Qu'ils 
avoient  pris  avec  leurs  alliés.  En  affoiblissant 
ainsi  l'armée  du  prince  de  Conti,  on  le  mit 
hors  d'état  de  s'opposer  aux  entreprises  de  la 
cour  de  Vienne.  Le  i^rand  Duc  fut  élu  mal- 
gi'é  la  France;  la  paix  ne  se  fit  pqint ,  et  l'a- 
mour propre  du  ministère  de  Versailles  lui 
interdit  jusques  aux  reproches. 

Les  troupes  tirées  de  cette  armée  arrivèrent 
en  Flandre  ,  lorsqu'après  la  réduction  de  la 
citadelle  de  Tournay  l'armée  françoise  en  dé- 
campoit.  Elle  se  mit  en  trois  corps,  dont  l'un 
se  posta  à  Courtray,  le  second  à  St  Guislain, 

et  le  troisième  à  Condé.   Mr  du  Chaila  battit 

• 

un  détachement  de  5ooo  hommes  sous  les  or- 
dres du  général  Mole,  que  le  duc  de  Cumber- 
land  avoit  fait  partir  de  son  armée  pour  se 
jeter  dans  Gand.  Ce  petit  échec  répandit  la 
terreur  dans  l'armée  des  alliés;  elle  décampa 
de  Bruxelles;  Gand,  Brugges  et  Oudenarde 
n  étant  plus  protégées,  se  rendirent  aux  Fran- 
çois, et  cette  campagne  se  termina  par  la  prise 
de  Nieuport ,  de  Dendermonde,  d'Ostende 
et  d'Ath  ,  après  quoi  le  maréchal  de  Saxe  fit 
entrer  ses  troupes  en  quartiers  d'hiver  derrière 


CHAPITRE      XI  I.  187 

la  Dendre.  Cette  campagne  rendoit  aux  armes 
françoises  l'honneur  que  celle  de  Bohème  leur 
avoit  fait  perdre.  Si  Louis  XIV  subjugua  plus 
de  terrain  en  l'année  1672,  il  le  perdit  aussi 
vite  qu'il  l'avoit  conquis*  au  lieu  que  Louis 
XV  assura  ces  possessions  et  ne  perdit  rien  de 
ce  qu'il  avoit  gagné. 

I^es  Espagnols  et  les  François  avoient  ou- 
vert la  campagne  en  Italie  et  en  Flandre  plus 
d'un  mois  avant  que  les  troupes  entrassent  en 
action  en  Silésie.  L'armée  prussienne  et  celle 
des  Autrichiens  n'avoient  pris  des  quartiers 
paisibles  qu'à  la  fin  de  Février ,  et  elles  avoient 
également  besoin  de  repos  pour  se  remettre 
de  leurs  fatigues.  Le  Roi  pouvoit  prévenir  ses 
ennemis,  il  ne  dépendoit  que  de  lui  de  fon- 
dre sur  les  quartiers  des  Autrichiens  en  Bohê- 
me; mais  il  risquoit  plus  en  s'enfonçant  dans 
ce  royaume  qu'en  voyant  venir  l'ennemi. 
Cette  considération  ht  qu'il  resserra  ses  quar- 
tiers de  cantonnement  au  centre  de  la  Silésie 
d'une  manière  qui  l'approchoit  également  des 
gorges  des  montagnes  par  où  l'ennemi  pouvoit 
déboucher.  Ç'auroit  été  un  projet  insensé  que 
de  vouloir  disputer   quinze    ou  vingt  mille 


l88       HISTOIRE   DE   MON   TEMPS. 

chemins  qui  conduisent  de  la  Bohème  et  de 
la  Moravie  en  Silésie  dans  une  étendue  de  «24. 
milles  d'Allemagne.  Le  plus  sûr  étoit  d'atta- 
quer le  duc  de  Lorraine  au  moment  qu'il 
sortiroit  de  ces  gorges,  de  le  poursuivre  en 
Bohème,  de  fourrager  le  pays  à  IQ  milles  à  la 
ronde  le  long-  des  frontières   de  la  Silésie  et 

o 

d'amener  à  la  fin  de  l'arriére  saison  les  troupes 
dans  ce  duché  pour  leur  procurer  des  quartiers 
tranquilles.  Ce  projet  étoit  simple,  il  étoit 
proportionné  à  ce  qu'il  étoit  possible  d'exécu- 
ter, il  étoit  adapté  -aux  conjonctures-  il  y 
avoit  donc  tout  lieu  d'espérer  qu'il  réussiroit. 
L'armée  étoit  distribuée  de  façon  que  10  ba- 
taillons,  10  escadrons  et  5oo  housards  for- 
nioient  une  chaîne  depuis  la  Lusace  jusqu'au 
comté  de  Giatz.  Les  patrouilles  alloient  vers 
Schatzlar,  Braunau  et  Boehmisch-Friedland; 
ce  corps  étoit  sous  les  ordres  du  lieutenant 
général  Truchsès.  Le  général  de  Lehwald  avec 
10  bataillons  et  5oo  housards  gardoit  le  pays 
de  Glatz,  sans  compter  3  bataillons  qui  étoient 
en  garnison  dans  la  forteresse,  dont  Mr  de 
P  oucjiiet  étoit  gouverneur.  Lemarprave  Char- 
les  défendoit  les  frontières  de  la  haute  Silésie 


CHAPITRE      X  I  L  1  Sg 

avec  16  bataillons  et  QO  escadrons.  Mr  de 
Hautcharmoy  avec  5  bataillons  et  16  esca- 
drons occupoit  et  couvroit  la  partie  de  la 
haute  Silésie  située  au-delà  de  l'Oder.  Le  gros 
de  l'armée  étoit  entre  Breslau ,  Brieg ,  Schvveid- 
ïiitz,  Glatz  et  Neisse.  Le  Roi  établit  son  quar- 
tier dans  cette  dernière  ville,  il  y  règnoit  une 
maladie  contagieuse;  des  charbons  donnoient 
la  mort  en  peu  de  jours.  Si  on  avoit  dit  que 
c'étoit  la  peste,  toute  communication  auroit 
été  interrompue,  ainsi  que  la  livraison  des 
magasins;  et  la  crainte  de  cette  maladie  auroit 
été  plus  funeste  pour  l'ouverture  de  la  cam- 
pagne que  tout  ce  que  l'ennemi  pouvoit  en- 
treprendre. On  adoucit  donc  ce  nom  redou- 
table; on  appela  cette  contagion  une  fièvre 
putride,  et  tout  continua  d'aller  son  train  or- 
dinaire ;  tant  les  mots  font  plus  d'impression 
sur  les  hommes  que  les  choses  mêmes.  Peu 
après  l'arrivée  du  Pvoi,  la  petite  guerre  recom- 
mença avec  beaucoup  de  vivacité.  Les  enne- 
mis se  flattoient  qu'en  harcelant  continuelle- 
ment les  Prussiens,  ils  lesconsumeroient à  pe- 
tit feu;  10  à  iQ,ooo  hongrois,  sous  les  ordres 
d'd  vieux  maréchal  I^terhazi,  des  généraux 


îgO    HISTOIRE    DE    MON    TEMPS. 

Caroli,  Festetisch,  Spleni,  etGuillani,  faisoient 
des  incursions  dans  la  haute  Silésie  et  péné- 
troient  le  plus  avant  qu'il  leur  étoit  possible. 
Un  major  Schafstedt ,   qui  étoit  détaché  avec 
200  hommes  dans  le  petit  bourg  deRosenberg, 
fut  attaqué  par  eux.  Les  ennemis  mirent  d'a- 
bord le  feu  au  bourg;  le  major  fit  bonne  con- 
tenance, mais  environné  de  tous  côtés,  il  ne 
put  se  sauver  et  obtint  une  capitulation  pour 
rejoindre  son  régiment  à  Creutzbourg.  Il  fal- 
loit  réparer  cet  affront  et  rabattre  la  présom- 
ption de  ces  troupes  hongroises  nouvellement 
levées.  Le  Roi  fit  donc  des  détachemens  con- 
tr'eux  ;  il  se  livra  de  petites  batailles  qui  ser- 
virent  de  prélude  aux   actions   décisives:  et 
comme  cet  ouvrage  est  destiné  à  servir  de  mo- 
nument à  la  valeur  et  à  la  gloire  des  officiers 
qui  ont  si  bien  mérité  de  la  patrie,  nous  nous 
croyons,  par  devoir,  obligé  d'informer  la  pos- 
térité de  leurs  belles  actions,  pour  l'engager 
par  ces  exemples  de  magnanimité  à  les  imiter. 
Le  rare  mérite  de  Mr  de  Winterfeld  le  fit 
choisir  pour  présider  à  cette  expédition.  On 
lui  donna  6  bataillons  et  iQoo  housards,  avec 
lesquels  il  passa  l'Oder  à  Cosel,  tandis  que  Mr 


CHAPITRE       XI  I.         loi 

./ 

de  Goltz  avec  un  bataillon  et  5oo    liousards 
passoit  la  même  rivière  à  Oppeln,  pour  atta- 
quer  de    concert  Esterhazi  et   ses    hongrois. 
Winterfeld  tomba  sur  le  village  de  Slowentzit, 
où  il  fit  1 20  prisonniers  :  il  entendit  un  feu  assez 
vif  sur  sa  gauche ,  il  s'y  porta  d'abord;  c'étoient 
5ooo  hongrois  qui  entouroientle  détachement 
de  Goltz;   ils   furent  attaqués  et  Winterfeld 
remporta  un  avantage  complet  sur  eux.  Spleni 
«e  sauva  avec  ses  housards,  après  avoir  perdu 
3oo  hommes  et  son  bagage.  Winterfeld  ne  crut 
point  en  avoir  fait  assez  ;  il  continua  sa  pour- 
suite et  rencontra  le  lendemain  2000  housards 
postés  le  dos  contre  un  marais;  il  les  jeta  dans 
ce  marais  5  oùlaplupart  périrent  ou  furent  pris. 
Ces   avantages  commencèrent  à  donner  aux 
housards  prussiens  un  ton  de  supériorité  sur 
ceux  de  la  Reine.  Le  colonel  Wartenberg  des 
housards  battit  encore  un  gros  d'Insurgens  au- 
près de  Creutzbourg  et  les  dissipa  entièrement. 
Pendant  ce  préambule  de  guerre,  le  prin- 
temps s'avançoit,  le  mois  d'Avril  tiroit  vers  sa 
fin  ;  il  étoit  temps  de  rassembler  l'armée;  elle 
entra  dans  des  quartiers  de  cantonnemens  entre 
Patskau  et  Frankenstein.  On  prépara  des  che- 


192        HISTOIRE  DE  MON  TEMPS. 

inins  pour  4  colonnes  et  des-  cantonnemens  à 
Jaegerndorff,  àGlatz  etàSchweidnitz,  comme 
étant  les  lieux  vers  lesquels  l'ennemi  devoit  dé- 
boucher des  montagnes.  Les  magasins  que  les 
Autrichiens  avoient  formés,  les  lieux  où  leurs 
troupes  réglées  commençoient  à  s'assembler, 
dénotoient  assez  leurs  desseins,  on  compre- 
noit  que  ces  Insurgens  et  ces  Hongrois  qu'ils 
avoient  dans  la  haute  Silésie,  dévoient  donner 
le  change  aux  Prussiens,  pour  les  attirer  de  ce 
côté  5  et  que  leur  grande  armée  pénétreroit  en 
Silésie  par  Landshut.  Ce  projet  n'étoit  pas  ré- 
préhensible  en  lui-même;  il  ne  manqua  que 
par  l'exécution.  Si  les  Prussiens  avoient  par- 
tagé leurs  forces  pour  faire  face  à  l'ennemi  de 
tous  côtés,  ils  auroient  été  trop  foibles  pour 
frapper  un  grand  coup  sur  la  grande  armée  du 
prince  de  Lorraine ,  et  s'ils  restoient  assemblés, 
cette  multitude  de  troupes  légères,  c^ui  ne  trou- 
voit  rien  qui  l'arrêtât,  les  auroit  affamés  à  la 
longue  en  leur  coupant  les  vivres.  Le  plus  sûr 
parti  étoit  donc  celui  de  demeurer  en  for- 
ce, mais  en  même-temps  de  hâter  la  fin  de 
cette  crise  par  l'engagement  d'une  affaire  géné- 
rale. Les  mesures  furent  prises  pour  évacuer 

la 


T 

CHAPITRE      XI  I.  193 

la  haute  Silésie  vers  la  fin  de  Mai  5  à  l'excep- 
tion de  la  forteresse  de  Cosel.  Les  mao;asins  de 
Troppau  et  de  Jaegerndorff  furent  transportés 
à  Neisse  :  Mr  de  Rochow  couvrit  ce  convoi 
avec  iQoo  chevaux  et  un  bataillon  de  grena- 

o 

diers  ;  4000  hongrois,  moitié  housards,  moitié 
pandours  ,  l'attaquèrent  sans  pouvoir  l'enta- 
mer; la  cavalerie  y  fit  la  première  expérience 
de  ses  nouvelles  manoeuvres  ,  et  en  éprouva 
la  solidité.  Il  étoit  nécessaire  d'inspirer  de  la 
sécurité  aux  ennemis ,  pour  que  leur  présomp- 
tion les  rendît  négligens  dans  l'expédition 
qu'ils  méditoient.  A  ce  dessein  le  Roi  se  servit 
d'un  homme  de  Schoenberg  ,  qui  étoit  un 
double  espion;  il  le  fit  largement  payer,  après 
quoi  il  lui  dit  que  le  plus  grand  service  qu'il 
pût  lui  rendre, -seroit  de  Tavertir  à  temps  de 
la  marche  du  prince  de  Lorraine,  pour  pou- 
voir se  retirer  à  Breslau,  avant  que  les  Autri- 
chiens eussent  débouché  des  montagnes:  pour 
induire  encore  plus  cet  espion  en  erreur,  on  fit 
réparer  des  chemins  qui  menoient  à  Breslau. 
L'espion  promit  tout;  il  eut  nouvelle  de  ces 
chemins,  et  s'empressa  de  rejoindre  le  prince 
de  Lorraine  ,  pour  lui  apprendre  que  tout  le 
Tome  IL  N 


194   HISTOIRE   DE    MON   TEMPS. 

inonde  s'en  alloit  et  qu'il  ne  trouveroit  plus 
d'ennemis  à  combattre.  Comme  Laiidshut 
devenoit  alors  l'objet  principal  de  l'attention, 
le  Roi  détacha  le  général  Winterfeld,  pour 
observer  de  ce  poste  les  mouvemens  des  Au- 
trichiens 'y  on  lui  donna  quelques  bataillons  et 
Q  régimens  de  housards  de  Rusch  et  de  Broni- 
kowsky  :  il  ne  tarda  pas  à  se  signaler  j  il  défit 
auprès  de  Hirschberg  800  hongrois,  comman- 
dés par  un  partisan ,  nommé  Putaschitz,  et  fit 
3oo  prisonniers.  Nadasti ,  pour  venger  cet 
affront  fait  à  la  nation  hongroise,  marcha  à  la 
tête  de  7000  hommes,  dans  le  dessein  d'atta- 
quer auprès  de  Landshut  Winterfeld  ,  qui 
n'avoit  que  2400  hommes  sous  lui.  Après  un 
combat  de  quatre  heures ,  l'infanterie  hon- 
groise fut  totalement  battue  •  et  dans  le 
moment  que  Nadasti  se  disposoit  à  faire  sa 
retraite,  arrive  le  général  Still  à  la  tête  de  10 
escadrons  du  vieux  Moellendorff  5  il  fond  sur 
les  ennemis ,  et  les  Hongrois  sont  défaits  et 
ramenés  battant  jusqu'aux  frontières  de  la 
Bohème.  Les  Autrichiens  perdirent  600  hom- 
mes à  cette  affaire,  avec  quelques-uns  de  leurs 
principaux  officiers  blessés ,  qui  furent  pris. 


CHAPITRE     XI L  igS 

On  sut  des  prisonniers  que  Mr  de  Nadasti 
avoit  ordj'e  de  prendre  poste  à  Landshut ,  et 
que  s'il  avoit  réussi ,  le  prince  de  Lorraine 
l'auroit  suivi  infailliblement.  Tant  de  capacité 
et  une  conduite   si  sage   valurent    à  Mr  de 

o 

Winterfeld  le  caractère  de  maj  or  général.  II 
n'y  avoit  plus  un  moment  à  perdre  pour  rap- 
peler le  margrave  Charles  de  la  haute  Silésie. 
La  milice  hongroise  avoit  profité  de  la  levée 
des  quartiers  pour  infester  de  partis  toute  la 
haute  Silésie  :  6000  housards  voltigeoient  entre 
JaegerndorfF    et  Neustadt ,    dans   l'intention 
d'empêcher  la  communication  du  margrave 
Charles  avec  l'armée.  Pour  lui  faire  tenir  l'or- 
dre de  se  retirer  sur  Neisse ,  le  Roi  lui  détacha 
les  housards  de  Ziethen ,  qui  se  firent  jour^ 
l'épée  à  la  main,  à  travei^s  les  Hongrois  et  lui 
rendirent  sa  lettre.  Le  margrave  se  mit  en 
marche  le  qq  de  Mai  5  les  troupes  qu'il  com^ 
mandoit ,  faisoient  environ  12,000  hommes. 
Les  ennemis  ,  qui  prévoyoient   sa  retraite  ^ 
s'étoient  renforcés,  jusqu'au  nombre  de  20,000 
hommes ,  d'un  ramas  de  nations  barbares ,  et 
de  quelques  troupes  réglées  qui  leur  étoient 
yenues  de  Moravie  :  ils  occupèrent  la  veille 

N  a 


îgS    HISTOIRE    DE    MON  TEMPS. 

toutes  les  hauteurs  qui  étoient  sur  le  chemin 
du  margrave  et  y  établirent  trois  batteries  qui 
tiroient  en  écharpe ,  dont  les  troupes  prussien- 
nes furent  fort  incommodées  dans  leur  marche. 
Le  margrave,  sans  s'embarrasser  des  obstacles 
que  l'ennemi  lui  opposoit,  s'empara  des  hau- 
teurs voisines  et  des  déhlés  les  plus  considéra- 
bles avec  quelques  bataillons  j  et  au  débouché 
des  gorges,  il  forma  les  régimens  de  Gésier  et 
de  Louis  cavalerie,  qui  tombèrent  avec  toute 
l'impétuosité  possible  sur  le  régiment  d'Ogilvi, 
en  taillèrent  en  pièces  la  plus  grande  partie, 
puis  fondirent  sur  celui  d'Esterhazi ,  qui  fai- 
soit  la  seconde  ligne  ,  le  passèrent  au  fil  de 
l'épée  ;  et  après  s'être  ralliés,  attaquèrent  les 
dragons  de  Gotha,  qui  dévoient  soutenir  cette 
infanterie  autrichienne,  les  mirent  en  déroute  « 
et  firent  un  grand  massacre  des  fuyards.  Les 
ennemis  laissèrent  plus  de  800  morts  sur  la 
place;  leurs  troupes  irréguliéres,  qui  étoient 
spectatrices  de  ce  combat,  ayant  vu  le  triste 
sort  des  troupes  réglées,  s'enfuirent  dans  le 
bois  en  jetant  des  cris  affreux.  Le  margrave 
donna  dans  cette  journée  des  marques  de 
valeur  dignes  du  sang  de  son  grand  -  père  ^ 


CHAPITKE      XII.  197 

l'électeur  Frédéric  Guillaume.  Le  général  de 
Schwérin ,  en  chargeant  à  la  tête  de  cette 
cavalerie  qui  défit  tout  de  suite  trois  corps 
différens  ,  s'acquit  une  réputation  d'autant 
plus  éclatante,  qu'elle  servit  d'époque  à  celle 
de  la  cavalerie  prussienne.  C'est  une  chose 
étonnante  que  la  promptitude  avec  laquelle 
l'audace  ou  la  terreur  se  communique  à  la 
multitude.  L'année  1741  la  cavalerie  des  Prus- 
siens étoit  le  corps  le  plus  lourd,  et  en  même- 
temps  le  moins  animé  qu'il  y  eût  dans  les 
armées  européendies  ;  en  l'exerçant  ,  en  lui 
donnant  de  l'adresse ,  de  la  vivacité  et  de  la 
confiance  dans  ses  propres  forces,  il  en  fit  l'es- 
sai; il  réussit  et  devint  audacieux.  Les  peines, 
les  récompenses  ,  le  blâme  et  la  louange  , 
employés  à  propos  ,  changent  l'esprit  des 
hommes  et  leur  inspirent  des  sentimens  dont 
on  les  auroit  crus  peu  susceptibles  dans  l'état 
abruti  de  leur  nature;  joignez  à  cela  quelques 
grands  exemples  de  valeur  qui  les  frappent, 
ct)mme  celui  que  nous  venons  de  rapporter  : 
alors  l'émulation  gagne  les  esprits ,  l'un  veut 
l'emporter  sur  l'autre  ,  et  des  hommes  ordi- 
naires deviennent  des  héros.  Les  talens  sont 

N  3 


igS    HISTOIRE  DE  MON  TEMPS. 

souvent  engourdis  par  une  espèce  de  létliar^ 
gie;  des  secousses  fortes  les  réveillent,  et  ils 
s'évertuent  et  se  développent.  Le  mérite  estimé 
et  récompensé  excite  l'amour  propre  de  ceux 
qui  en  sont  les  témoins.  Dans  l'ancienne  Rome 
les  couronnes  civiques  et  murales ,  et  surtout 
les  triomphes ,  aiguillonnoient  ceux  qui  pou-r 
voient  y  prétendre.  Il  étoit  donc  nécessaire 
d'exalter  dans  l'armée  la  glorieuse  action  de 
JaegerndorfF.  Le  margrave,  le  général  Seîiwé- 
rin  et  ceux  qui  s'y  étoient  signalés  ,  furent 
reçus  comme  en  triomphe-  la  cavalerie  atten- 
doit  avec  impatience  l'occasion  d'égaler  , 
même  de  surpasser  ces  héros ,  tous  brûloient 
de  l'ardeur  de  combattre  et  de  vaincre.  Sous 
ces  heureux  auspices  toute  l'armée  fut  rassem- 
blée le  q8  de  Mai  dans  le  camp  de  Franken- 
stein,  à  l'exception  des  troupes  qui  gardoient 
les  places,  et  d'un  corps  de  6  bataillons  et  de 
ço  escadrons  avec  lesquels  Mr  de  Hautchar- 
moy  faisoit  face  à  Esterhazi ,  pouvant  se  retirer 
dans  les  forteresses  de  Cosel ,  de  Bries  et  de 
Neisse  ,  au  cas  que  la  supériorité  de  l'ennenii 
l'y  forçât, 


CHAPITRE       XIII. 


199 


CHAPITRE    XIII. 

Bataille  de  Friedberg.  Marche  en  Bo-' 
hème  ;  ce  qui  sy  passa.  Bataille  de 
Soit,  Retour  des  troupes  en  Silésie. 


JLja  situation  du  Roi  étoit  toujours  critique. 
La  politique  lui  présentoit  des  abymes  ,  la 
guerre  des  hasards,  et  les  finarrces  un  épuise- 
ment de  ressources  presque  total.  C'est  dans 
ces  occasions  où  l'ame  doit  déployer  sa  force, 
pour  envisager  d'un  oeil  ferme  les  dangers  qui 
l'entourent;  où  il  ne  faut  point  se  laisser  trou- 
bler par  les  fantômes  de  l'avenir,  et  se  servir 
de  tous  les  moyens  possibles  ou  imaginables  de 
prévenir  sa  ruine  ,  lorsqu'il  en  est  encore 
temps  i  surtout  ne  pas  s'écarter  des  prin- 
cipes fondamentaux  sur  lesquels  on  a  établi 
son  système  militaire  et  politique.  Le  projet 
de  campagne  du  Roi  étoit  réglé;  cependant, 
pour  ne  rien  négliger,  il  s'adressa  à  ses  alliés.  IL 
employa,  dans  cette  négociation,  tout  le  feu 
imaginable ,  afin  d'essayer  d'en  tirer  des  se- 
cours. La  France  étoit  la  seule  puissance  dont 

N  4 


200     HISTOIRE    DE    MON   TEMPS; 

vil  pût  attendre  quelque  chose.  Le  Roi  lui  fit 
représenter  l'impossibilité  où  il  se  trouvoit  de 
soutenir  long-temps  cette  guerre,  dont  tout  le 
fardeau  pesoit  sur  lui:  il  la  somma  de  remplir 
ses  traités  à  la  lettre;  et  comme  l'ennemi  se 
préparoit  à  faire  une  invasion  dans  ses  états,  il 
pressoit  Louis  XV  de  lui  donner  l'assistance 
qu'il  lui  devoit  dans  ce  cas,  ou  de  faire  une 
diversion  réelle,  qui  lui  procurât  quelque  sou- 
lagement. Le  ministère  François  parut  peu 
touché  de  ces  représentations;  il  les  traita  à  la 
légère,  et  voulut  que  la  bataille  de  Fontenoy 
et  la  prise  de  quelques  places  en  Flandre  pas- 
sassent pour  une  diversion  considérable.  Le 
Roi  s'adressa  encore  directement  à  Louis  XVj 
il  lui  marqua  le  peu  de  satisfaction  qu'il  avoit 
de  la  froideur  des  ministres  de  Versailles;  qu'il 
se  trouvoit  dans  une  situation  désagréable  et 
embarrassante ,  où  il  s'étoit  mis  par  amitié  pour 
sa  Majesté  très-chrétienne;  qu'il  croyoit  que  ce 
prince  lui  devoit  quelque  retour  pour  l'avoir 
secondé  dans  un  moment  où  les  Autrichiens 
commençoient  à  faire  des  progrés  en  Alsace; 
que  la  bataille  de  Fontenoy  et  la  prise  de 
Tournay  étoient  à  la  vérité  des  événemens 


CHAPITRE     XIII.  201 

glorieux  pour  lapersonneduRoi  et  avantageux 
à  la  France,  mais  que  pour  l'intérêt  direct  de 
la  Prusse ,  une  bataille  gagnée  aux  bords  da 
Scamandre  ou  la  prise  de  Peckin  seroient  des 
diversions  égales.  Le  Roi  ajouta  que  les  Fran- 
çois occupoient  à  peine  6000  Autrichiens  en 
Flandre,  et  que  le  péril  où  il  se  trouvoit,  Fem- 
pêchoit  de  se  contenter  de  belles  paroles ,  et 
l'obligeoient  à  demander  instamment  des  effets 
plus  réels.  La  comparaison  du  Scamandre  et 
de  Peckin  déplurent  au  Roi  très-chrétien;  son 
humeur  perça  dans  la  lettre  par  laquelle  il  ré- 
pondit au  roi  de  Prusse;  et  celui-ci  se  piqua, 
à  son  tour ,  du  ton  de  hauteur  et  de  froideur 
qui  caractérisoit  cette  réponse. 

Pendant  ces  altercations,  nuisibles  à  l'union 
qui  doit  régner  entre  des  alliés,  les  Autrichiens 
étoient  à  la  veille  de  commencer  leurs  opéra- 
tions de  campagne.  Leur  armée,  composée  des 
troupes  de  la  Reine  et  de  celles  de  Saxe,  s'appro- 
choit  insensiblement  des  frontières  de  la  Silésie. 
Les  Autrichiens  étoient  venus  de  Koenigsgraetz 
et  des  environs  de  Jaromirz ,  et  les  Saxons  de 
Bunzlau  et  de  Koenigshofï;  ils  se  joignirent  à 
Trautenau,  d'où  ils  avancèrent  à  Schatzlar.  Ily 


202    HISTOIRE   DE   MON  TEMPS. 

ne  pouvoient  guère  s'arrêter  en  chemin ,  on 
pouvoit  calculer  leurs  mouvemens  à  peu  de 
chose  près  ;   il  étoit  donc  temps  d'avertir   à 
Landshut  le  général  Winterfeld  de  se  retirer  à 
l'approche  de  l'ennemi,  en  se  repliant  sur  le 
corps  de  Du  Moulin,  et  de  poursuivre  ensuite 
tous  deux  leur  retraite  jusqu'à  Schweidnitz ,  en 
semant ,  le  plus  adroitement  qu'ils  pourroient , 
le  bruit  des  préparatifs  qu'on  faisoitpour  aban- 
donner le  pied  des  montagnes  et  pour  se  mettre 
sous  le  canon  de  Breslau.  Le  double  espion 
dont  nous  avons  parlé  d'avance,  recueillit  avi- 
dement ces  bruits,  et  se  hâta  de  confirmer  lui- 
même  au  prince  de  Lorraine  la  retraite  des 
Prussiens  qu'il   lui   avoit   annoncée    quelque 
temps  auparavant.  Les  ruses  servent  souvent 
ïnieux  à  la  guerre  que  la  force  j  il  ne  faut  pas  les 
prodiguer,  de  peur  qu'elles  ne  perdent  leur 
rï;iérite,  mais  en  réserver  l'usage  pour  les  occa- 
sions importantes  ;    et  lorsque  les  nouvelles 
qu'on  fait  parvenir  à  l'ennemi  flattent  ses  pas- 
sions, on  est  presque  sûr  de  l'entraîner  dans  le 
piège  qu'on  lui  prépare.  Comme  Winterfeld 
et  Du  Moulin  avoient  une  marche  d'avance 
sur  l'enneftii ,  ils  se  replièrent  sur  Schweidnitz, 


CHAPITRE      XII  I.  203 

sans  avoir  souffert  dans  cette  marche.  L'armée 
du  Roi  quitta  Frankenstein,  et  occupa,  le  Q9 
Mai,  le  camp  cleReichenbach,  d'où  elle  n'avoit 
qu'une  petite  marche  jusqu'à  Schweidnitz  •  elle 
passa  cette  forteresse  le  1  de  Juin;  les  corps  de 
Du  Moulin  et  de  Winterfeld  firent  son  avant- 
garde  et  occupèrent  la  hauteur  de  Strigau  en 
deçà  du  Strigauer-Wasser.  Mr  de  Nassau  avec 
son  corps  garnit  le  Nonnen-Busch,  et  l'armée 
se  campa  dans  la  plaine  qui  est  entre  Jauer- 
nick  et  Schweidnitz  5  de  sorte  qu'un  terrain  de 
deux  milles  qui  sépare  Strigau  deSchweidnitz, 
étoit  occupé  par  une  ligne  presque  continue 
de  troupes  prussieniiies;  cette  position  mettoit 
le  Roi  à  portée  de  se  procurer  les  plus  grands 
avantages.  Le  général  Wallis,  qui  commandoit 
l'avant-garde  des  ennemis ,  et  Nadasti  furent 
les  premiers  qui  se  présentèrent  sur  les  liau- 
teurs  deFribourg.  Le  prince  de  Lorraine  avoit 
pénétré  en  Silésie  par  Landshut;  delà  il  avoit 
poursuivi  sa  marche  sur  Reichenau,  d'où  il  se 
transporta  à  Hohen-Hennersdorfî.  Il  pouvoit 
de  ce  camp  descendre  dans  la  plaine  par  quatre 
chemins,  savoir  :  Fribourg,  Hohen-Friedberg, 
SchvvinahausetCauder.  LePioifutreconnoître 


204      HISTOIKE  DE  MON  TEMPS; 

ces  environs  ,  pour  examiner  les  lieux  et  le 
terrain  où  il  pourroit  placer  son  armée,  et  il 
employa  trois  jours  à  faire  préparer  les  che- 
mins 5  afin  qu'aucun  empêchement  n'arrêtât 
ses  troupes ,  et  qu'elles  pussent  voler  à  l'enne- 
mi, lorsqu'il  paroîtroit  dans  la  plaine,-  c'étoit 
oter  au  hasard  tout  ce  que  la  prudence  lui 
pouvoit  dérober.  Le  q  de  Juin  les  généraux 
autrichiens  et  saxons  tinrent  conseil  de  guerre 
auprès  du  o;ibet  de  Hohen-Friedberg,   Quoi- 
qu'ils  eussent  de  cette  hauteur  la  vue  sur  toute 
la  plaine,  ils  n'apperçurent  que  de  petits  corps 
de  l'armée  prussienne.  La  partie  la  plus  consi- 
dérable étoit  couverte  par  le  Nonnen-busch,  et 
par  des  ravins,  derrière  lesquels  on  s' étoit  placé 
exprés  pour  tenir  l'ennemi  dans  l'ignorance  des 
forces  prussiennes,  et  pour  le  confirmer  dans 
l'opinion  où  il  étoit  qu'il  entroit  dans  un  pays 
où  il  ne  trouveroit  aucune  résistance.  Leprince 
de  Lorraine  choisit  le  village  de  Langenoels 
pour  s'y  camper  le  lendemain.  Wenzel  WaUis 
eut  ordre  de  s'emparer  en  même-temps  du  ma- 
gasin de  Schweidnitz  avec  son  avant-garde,  et 
delà  il  devoit  poursuivre  les  Prussiens  à  Breslau. 
Le  duc  de  Weissenfels  avec  ^es  saxons  devoit 


CHAPITRE       XII I.         205 

prendre  Strigau  et  delà  se  porter  sur  Glogau, 
pour  en  faire  le  siège.  Le  prince  de  Lorraine 
avoit  oublié,  dans  son  projet,  qu'il  auroit  à 
combattre  une  armée  de  70,000  hommes,  bien 
résolus  à  ne  lui  pas  abandonner  un  pouce  de 
terrain  sans  l'avoir  défendu  jusqu'à  l'extré- 
mité. Ainsi  les  desseins  des  Autrichiens  et  des 
Prussiens  se  croisoient,  comme  des  vents  con- 
traires qui  assemblent  des  nuages  dont  le  choc 
produit  la  foudre  et  le  tonnerre.  Le  Roi  visi- 
toit  tous  les  jours  ses  postes  avancés;  ilétoit  le 
Q  sur  une  hauteur  devant  le  camp  de  Du  Mou- 
lin, dont  on  découvroit  toute  la  campagne,  les 
hauteurs  deFurstenstein  et  même  un  bout  du 
camp  autrichien  prés  de  Reicfhenau.  Le  Roi 
s'y  étoit  arrêté  assez  long-temps ,  lorsqu'il  vit 
une  nuée  de  poussière  qui  s'élevoit  dans  les 
montagnes ,  qui  avançoit  et  descendoit  dans  la 
plaine  et  qui  alloit  en  serpentant  de  Cauder  à 
Fegebeutel  et  Ronstock  :  la  poussière  tomba 
ensuite,  et  l'on  apperçut  distinctement  l'armée 
des  Autrichiens  qui  étoit  sortie  des  montagnes 
sur  huit  grandes  colonnes  ;  leur  droite  s'ap- 
puyoit  au  ruisseau  de  Strigau,  et  tiroit  delà 
vers  Ronstock  et  Hausdoril  j  les  Saxons  5  qui 


206   HISTOIHE   DE    MON    TEMPS.' 

faisoient  la  gauche  ,  s'étendoient  jusqu'à  Pil- 
grimshain.  Pvlr  Du  Moulin  reçut  aussitôt  ordre 
de  lever  le  camp  à  8  heures  du  soir,  de  passer 
le  ruisseau  de  Strigau  et  de  se  poster  sur  un 
rocher  devant  la  ville  ^  où  il  y  a  une  carrière  de 
topaze  et  qui  en  a  pris  son  nom.  L'armée  se  mit 
en  mouvement  le  soir  à  8  heures,  filant  sur  la 
droite  en  deux  lignes  et  observant  le  plus  grand 
silence  ;  il  étoit  même  défendu  au  soldat  de 
fumer.   La  tête  des  troupes  arriva   à  minuit 
auprès  des  ponts  de  Strigau,  où  l'on  attendit 
que  tous  les  corps  fussent  bien  serrés  ensemble. 
Le  4  Juin,  à  2  heures  du  matin,  le  Roi  rassem- 
bla les  principaux  officiers  de  l'armée,  pour 
leur  donner  la  disposition  du  combat  j  nous 
l'omettrions,  si  tout  ce  qui  a  rapport  à  une 
bataille  décisive,  nedevenoitde  conséquence. 
Voici  cette  disposition  :  L'armée  se  mettra  in- 
cessamment en  marche  par  la  droite  sur  deux 
lignes;  elle  passera  le  ruisseau  de  Striegau;  la 
cavalerie  se  mettra  en  bataille  vis-à-vis  de  la 
gauche  de  l'ennemi  du  côté  de  Pilgrimshain; 
le  corps  de  Du  Moulin  couvrira  sa  droite;  la 
droite  de  l'infanterie  se  formera  à  la  ^auche  de 

o 

la  cavalerie,  vis*à-vis  desbosquets  de  Ronstock^ 


CHAPITRE      XII  L  207 

la  cavalerie  de  la  gauche  s'appuyera  au  ruisseau 
de  Strigau,  gardant  au  loin  à  dos  la  ville  de 
cenom^  10  escadrons  de  dragons  et  Qodehou- 
sards,  qui  composent  la  réserve,  se  posteront 
derrière  le  centre  de  la  seconde  ligne  3  pour 
être  employés  où  il  sera  besoin;  derrière  cha- 
que aile  de  cavalerie  un  régiment  de  housards 
se  formera  en  troisième  ligne,  pour  garantir  le 
dos  et  le  flanc  de  la  cavalerie,  si  le  terrain  va 
en  s'élargissant ,  ou  pour  servir  à  la  poursuite  : 
la  cavalerie   chargera  impétueusement   l'en- 
nemi l'épée  à  la  main  ;  elle  ne  fera  point  de 
prisonniersdansla  chaleur  de  l'action;  elle  por- 
tera ses  coups  au  visage-  après  avoir  renversé  et 
dispersé  la  cavalerie  contre  laquelle  elle  aura 
choqué,  elle  retournera  sur  l'infanterie  enne- 
mie et  la  prendra  en  flanc  ou  à  dos,  selon  que 
l'occasion  s'en  présentera;   l'infanterie  prus- 
sienne marchera  à  grands  pas  à  l'ennemi:  pour 
peu  que  les  circonstances  le  permettent,  elle 
fondra  sur  lui  avec  la  bayonnette  ;  s'il  faut 
charger,  elle  ne  tirera  qu'à  i5opas;  si  les  géné- 
raux trouvent  quelque  village  sur  les  ailes  ou 
devant  le  front  de  l'ennemi  qu'il  n'ait  pas  garni, 
ils  l'occuperont  et  le  borderont  extérieurement 


20S   KÏSTOIRE   DE    MON   TEMPS. 

d'infanterie,  pour  s'en  servir,  si  les  circonstan- 
ces le  permettent,  à  prendre  l'ennemi  en  flanc; 
mais  ils  ne  placeront  de  troupes  ni  dans  les 
maisons  ni  dans  des  jardins,  pour  que  rien  ne 
les  gêne ,  et  ne  les  empêche  de  poursuivre  ceux 
qu'ils  auront  vaincus.  Dés  que  chacun  fut  de 
retour  à  son  poste,  l'armée  s'ébranla.  A  peine 
la  tête  commençoit-elle  à  passer  le  ruisseau,  que 
Mr  Du  Moulin  fit  avertir  qu'ayant  apperçu  de 
l'infanterie  ennemie  vis-à-vis  de  lui  sur  une 
éminence,  il  avoit  corrigé  sa  position;  qu'il 
avoit  pris  par  sa  droite,  pour  se  former  sur  une 
hauteur  opposée  à  l'autre  et  par  laquelle  il 
débordoit  même  la  gauche  de  l'ennemi.  C'étoit 
des  saxons  qu'il  voyoit ,  qui ,  ayant  eu  ordre 
de  prendre  la  ville  de    Strigau  ,    furent  fort 
étonnés  de  trouver  des  Prussiens  devant  eux. 
Le  Roi  se  hâta  d'établir  une  batterie  de  6  pièces 
de  24  sur  ce  mont  Topaze ,  laquelle  fut  très- 
utile  par  la  grande  confusion  qu'elle  mit  dans 
les  ennemis.  Les  Saxons  venoient  avec  tous 
leurs  corps  pour  soutenir  l'avant -garde  qui 
devoit  prendre  Strigau;  ils  reçurent  cette  ca- 
nonade,  à  laquelle  ils  ne  s'attendoient  pas;  en 
même-temps  l'aile  droite  de  la  cavalerie  prus- 
sienne 


CHAPITÎIÈ       XII  i.  20^ 

sienne  se  forma  sous  cette  batterie,  les  gardes 
du  corps  joignant  le  corps  de  Du  Moulin,  et 
la  gauche  de  l'aile  aboutissant  à  ces  bouquets 
du  bois  de  Pvonstocki  Les  Prussiens,  après  deux 
charges  consécutives,  culbutèrent  la  cavalerie 
saxonne  ,  qui  s'enfuit  à  vau  de  route ,  et  les 
gardes-du-corps  taillèrent  en  pièces  ces  deux 
bataillons  d'infanterie  qui  s'étoient  présentés 
au  commencement  de  l'affaire  devant  Mr  Du 
Moulin.  Alors  les  grenadiers  prussiens  et  le 
régiment    d'Anhalt    attaquèrent    l'infanterie 
saxonne   dans  ces  bouquets  de  bois  où  elle 
commençoit  à  se  former  ;  ils  les  poussèrent ,  et 
les  délogèrent  d'une  diaue  où  ils  vouloient  se 
réformer;  delà  ils  traversèrent  un  étang  pour 
attaquer  la  seconde  ligne  sur  un  terrain  maré- 
cageux :  ce  combat ,  plus  meurtrier  que  le 
premier,  fut  terminé  aussi  vite  :  les  Saxons  fu- 
rent encore  obligés  de  s'enfuir;  leurs  généraux 
rallièrent  quelques    bataillons    en   forme  de 
triangle  sur  une  hauteur  ,  pour  couvrir  îeuî* 
retraite  ;  mais  la  cavalerie  prussienne  de   la 
droite  j  déjà  victorieuse,  se  présenta  sur  leur 
flanc  ^  en  même-temps  cj^Ue  l'infanterie  prus- 
sienne déboucha  du  bois  pour  les  assaillir.  Mr 
Tome  11^  O 


2IO    HISTOIRE   DE   MON  TEMPS. 

4e  Kalckstein  vint  encore  avec  quelques  trou- 
pes de  la  seconde  ligne  ,  qui  débordoit  de 
beaucoup  les  Saxons  ;  ils  virent  l'extrémité  où 
ils  étoient,  n'attendirent  pas  l'attaque  ,  mais 
prirent  bientôt  la  fuite.  Les  Saxons  furent  ainsi 
totalement  battus  ,  avant  que  la  gauche  de 
l'arm.ée  fût  entièrement  formée.  Il  se  passa 
bien  un  gros  quart  d'heure  avant  que  xette 
gauche  s'engageât  avec  les  Autrichiens. 

L'on  avoit  averti  le  prince  de  Lorraine  à 
Hausdorf,  où  il  avoit  son  quartier,  du  feu  de 
canon  et  des  petites  armes  qu'on  entendoit  ; 
il  crut  bonnement  que  c'étoient  les  Saxons  qui 
attaquoient  Strigau,  et  n'en  tint  aucun  comp- 
te; on  lui  dit  enhn  que  les  Saxons  étoient  en 
fuite  et  que  tous  les  champs  en  étoient  parse- 
més ;  surquoi  il  s'habilla  à  la  hâte  et  ordonna 
à  l'armée  d'avancer.  Les  Autrichiens  mar- 
choient  donc  à  pas  comptés  dans  la  plaine  5 
entre  le  ruisseau  de  Strigau  et  les  bosquets  de 
RoQstock,  qui  n'est  coupée  cpae  par  des  fossés 
qui  séparent  les  possessions  des  paysans.  Dés 
que  le  margrave  Charles  et  le  prince  de  Prusse 
furent  àportée  des  ennemis,  ils  les  chargèrent 
si  vivement ,  qu'ils  plièrent.  Les  grenadiers  des 


CHAPITP.  E       XIII.  211 

Autrichiens  se  servirent  avec  intellio-ence  de 

o 

ces  fossés  dont  nous  avons  fuit  mention,  et  ils 
auroient  pu  mettre  de  la  récrie  dans  leur  retrai- 
te  5  si  le  régiment  des  gardes  ne  les  eût  chassés 
deux  fois  à  coups  de  bayonnette.Le  récrimeiit 
de  Hacke,  celui  de  Bévern  et  tous  ceux  cpii 
furent  au  feu ,  se  distinguèrent  par  des  actions 
de  valeur.  Comme  il  n'y  avoit  plus  d'ennemis 
devant  la  droite,  le  Roi  fit  faire  un  quart  de 
conversion,  pour  se  porter  sur  le  fl.nic  gauche 
et  derrière  les  Autrichiens  ;  cette  droite  brossa 
dans  les  bois  et  dans  les  marais  de  Ronstock, 
et  lorsqu'elle  en  sortit  pour  attaquer  l'ennemi, 
la  gauche  des  Prussiens  avoit  déjà  gagné  un 
terrain  considérable.  La  cavalerie  de  cette 
gauche  avoit  essuyé  im  contre-temps:  à  peine 
Kiau  avec  sa  brigade  de  lo  escadrons  avoit-il 
passé  le  pont  du  ruisseau  de  Strigau,  qu'il  se 
rompit.  Kiau  prit  le  parti  d'attaquer  la  cavale- 
rie ennemie  avec  la  sienne,  le  général  de  Zie- 
then  le  joignit  avec  la  réserve,  culbuta  devant 
lui  tout  ce  qui  voulut  lui  résister,  et  donna  à 
Mr  de  Nassau,  qui  commandoit  cette  gauche, 
le  temps  de  la  faire  passer  à  gué.  Dès  que  Mr 
de  Nassau  eut  formé  son  aile  ,  il  dcmna  sur  ce 

O   a 


212    HISTOIRE    DE    MON   TEMPS* 

qu'il  y   avoit  encore   de    cavalerie   ennemie 
devant  lui  et  la  mit  en  déroute.  Le  général 

o 

Polentz  contribua  beaucoup  â  ce  succès  ;  il 
s'étoit  glissé  avec  son  infanterie  dans  le  village 
de  Fegebeutel,  d'où  il  enfiloit  la  cavalerie  autri- 
chienne j  quelques  décharges  qu'elle  reçut  en 
flanc  5  la  mit  en  confusion  et  prépara  sa  défaite. 
Mr  de  Gésier  ,  qui  commandoit  la  seconde 
ligne,  voyant  qu'il  n'y  avoit  là  aucun  laurier  à 
cueilUr  5  se  tourna  versl'infanterie prussienne, 
et  trouvant  les  Autrichiens  en  confusion,  il  fit 
ouvrir  l'infanterie  pour  y  passer,  et  se  formant 
sur  trois  colonnes ,  il  fondit  sur  ces  Autrichiens 
avec  une  vivacité  incroyable,  les  dragons  en 
massacrèrent  un  grand  nombre;  ils  firent  pri- 
sonniers Q 1  bataillons  des  régimens  deMarchal, 
Graun,  Tungen  ,  Traun,  Colowrad,  Wurm- 
brand  et  d'un  régiment  encore  dont  le  nom 
nous  manque  :  il  y  en  eut  beaucoup  de  tués  ^  et 
cependant  on  fit  4000  prisonniers  et  on  s'empa- 
ra de  66  drapeaux»  Un  fait  aussi  rare  ,  aussi 
glorieux ,  mérite  d'être  écrit  en  lettres  d'or  dans 
les  fastes  prussiens.  Un  général  de  Schwérin 
(  cousin  de  celui  de  Jaegerndorff  )  et  une  infi- 
nité d'of^ciers  que  leur  8;rand  nombre  nous 


CHAPITRE      XIII.  2l3 

empêche  d'indiquer ,  y  acquirent  un  nom  im- 
mortel. Cette  belle  action  se  fit  en  même-temps 
que  la  droite  des  Prussiens  se  portoit  sur  le  flanc 
du  prince  de  Lorraine;  ce  qui  rendit  le  désordre 
de  ses  troupes  complet  :  tout  se  débanda  et 
s'enfuit  dans  la  plus  grande  confusion  vers  les 
montagnes.  Les  Saxons  se  retirèrent  par  Seyf- 
fersdorf;  le  corps  de  bataille  des  Autrichiens  se 
sauva  par  Kauder  et  leur  aile  par  Hohenfried- 
berg  ,  où  heureusement  Wallis  et  Nadasti 
étoient  venus  pour  couvrir  leur  retraite:  les 
Prussiens  les  poursuivirent  jusque  sur  les  hau- 
teurs de  Kauder ,  où  ils  s'arrêtèrent  pour  pren- 
dre quelque  repos.  Les  trophées  que  les  Prus- 
siens remportèrent  en  cette  journée,  furent,  en 
fait  de  prisonniers:  4 généraux,  qoo officiers  et 
7000  hommes:  en  fait  de  drapeaux,  timbales, 
canons, etc.  76 drapeaux,  7  étendards,  8 paires 
de  timbales  et  5o  canons.  Le  champ  de  bataille 
étoit  jonché  de  morts;  les  ennemis  y  perdirent 
4000  hommes,  parmi  lesquels  il  y  avoit  cjuel- 
cjues  officiers  de  marque.  La  perte  de  l'armée 
prussienne,  en  morts  et  blessés,  alloit  à  peine 
à  1800  hommes.  Quelques  officiers,  qui  devin- 
rent dans  cette  journée  les  victimes  de  la  patrie, 

O  3 


214    HISTOIRE    DE    MON    TEMPS. 

en  méritèrent  les  regrets;  de  ce  nombre  furent 
le  général  Truchsés  ,  les  colonels  Massow  , 
Schwérin  et  Diiring. 

Ce  fut  là  la  troisième  bataille  qui  se  donna 
pour  décider  à  qui  appartiendroit  la  Silésie  ,  et 
ce  ne  fut  pas  la  dernière.  Quand  les  souverains 
jouent  des  provinces  ,  les  hommes  sont  les 
jetons  qui  les  payent.  La  ruse  prépara  cette 
action  ,  et  la  valeur  l'exécuta.  Si  le  prince  de 
Lorraine  n'avoit  pas  été  trompé  par  ses  espions, 
qui  Tétoient  eux-mêmes,  il  n'auroit  jamais 
donné  aussi  grossièrement  dans  le  piège  qui  lui 
étoit  préparé;  ce  qui  confirme  la  maxime  ,  de 
ne  jamais  s'écarter  des  principes  que  Fart  de  la 
guerre  prescrit ,  et  de  la  circonspection  qui  doit 
obliger  tout  général  qui  commande  à  suivre 
invariablement  les  règles  que  la  sûreté  exi-re 
pour  1  exécution  de  ses  projets.  Lors  même 
que  tout  semble  favoriser  les  projets  que  Ton 
médite  ,  le  plus  sûr  est  toujours  de  ne  pas  assez 
mépriser  son  ennemi  pour  le  croire  incapable 
de  résistance.  Le  hasard  conserve  toujours  ses 
droits.  Dans  cette  action  même  un  quiproquo 
pensa  devenir  funeste  aux  Prussiens.  Au  com- 
mencement du  combat,  le  Roi  tira  dix  batail- 


CHAPITRE       X  î  I  î.  2  1  5 

Jons  de  sa  seconde  ligne  sons  les  ordres  du 
lieutenant  général  deKalckstein,  pour  renfor- 
cer le  corps  de  Du  Moulin ,  et  il  envoya  un  de 
ses  aides  de  camp  pour  avertir  le  margrave 
Cliarles  de  prendre  le  conmiandement  de  la 
seconde  ligne  d'infanterie  pendant  Tabsence 
de  Mr  de  Kalckstein.  Cet  officier,  peu  intelli- 
gent, dit  au  margrave  de  renforcer  la  seconde 
ligne  de  sa  brigade,  qui  étoit  à  l'extrémité  de 
la  gauche.  Le  lloi  s'apperçut  à  temps  de  cette 
bévue,  et  il  la  redressa  avec  promptitude.  Si  le 
prince  de  Lorraine  avoit  profité  de  ce  faux 
mouvement,  il  auroit  pu  prendre  en  flanc  la 
gauche  des  Prussiens  qui  n'étoit  pas  encore 
appuyée  au  ruisseau  de  Strigau  ,  tant  le 
sort  des  états  et  la  réputation  des  généraux 
tient  à  peu  de  chose.  Un  seul  instant  décide 
de  la  fortune.  Mais  il  faut  avouer  ,  vu  la 
valeur  des  troupes  qui  combattirent  à  Fried- 
berg,  que  l'état  ne  couroit  aucun  risque;  il  n'y 
eut  aucun  corps  de  repoussé:  de  64  bataillons 
Q7  seulement  furent  au  feu  et  remportèrent  la 
victoire.  Le  monde  ne  repose  pas  plus  sûre- 
ment sur  les  épaules  d'Atlas,  cjue  la  Prusse  sur 
nue  telle  armée. 

O  4 


2l6     HISTOIRE    DE    MON    TEMl^S, 

ïl  ne  doit  pas  paroître  surprenant  que  l'on 
ne  poursuivît  pas   les  Autrichiens   avec  plus 
d'ardeur.  La  nuit  du  3  au  4  avoit  été  employée 
à  marcher  à  l'ennemi.    La  bataille,   quoique 
courte ,  avoit  été  une  suite  d'efforts  continuels  5; 
les  munitions  de  guerre  étoient  épuisées;  les 
équipages   et  les  munitions  de  o;uerre  et  de 
bouche  étoient  à  Schweidnitz  :  il  falloit  les  con- 
duire à  l'armée.  L'arrière-garde  du  prince  de 
Lorraine  étoit  composée  des  corps  de  Wallis  et 
de  Nadasti  qui  n'avoient  point  combattu  ;  ils 
cccupoientles  hauteurs  deHohen-Friedberg, 
dont  il   auroit  été   témér-aire    de   vouloir  les 
déloger  :  les  Prussiens  occupoient  la  hauteur 
de  Kauder  ;  mais  celle  de  Hohen-Fricdberg 
étoit  à  leur  gauche;  il  ne  falloit  donc  pas  per- 
dre ,  par  une   foule  imprudente  ,    ce    qu'on 
avoit  gagné  par  la  sagesse.  Le  lendemain  Mrs 
Du  Mouhn  et  Winterfeld  furent  détachés  à  la 
poursuite  de  l'ennemi;  ils  atteignirent  le  prince 
de  Lorraine  auprès  de  Landshut.  Ce  prince  ne 
les  attendit  pas;  il  leva  son  camp  à  leur  appro- 
che, et  charo;ea  Nadasti  de  couvrir  sa  retraite. 
Winterfeld  attaaua  ce  dernier,  le  mit  en  fuite 
§t  le  poursuivit  jusqu'aux  frontières   de   la 


CHAPITRE      XIII.  217 

Bohème ,  après  lui  avoir  tué  Qoo  hommes  et 
pris  i3o  prisonniers.  Mr  Du  MouHn  occupa 
le  camp  miême  que  les  Autrichiens  venoient 
d'abandonner.  Après  cette  victoire  ,  le  Roi 
rappela  Cagnoni  ,  son  ministre  de  Dresde, 
Bulau  5  accrédité  à  Berlin  de  la  part  du  roi  de 
Pologne,  fut  obligé  d'en  partir,  ainsi  qu'un 
résident  de  Saxe  de  Breslau.  Le  Roi  déclara 
qu'il  regardoit  l'invasion  des  Saxons  en  Silésie 
comme  une  rupture  ouverte. 

L'armée  suivit  le  6  le  corps  de  Du  INIouhii 
et  se  porta  sur  Landshut.  Lorsque  le  Roi  y 
arriva ,  il  fut  entouré  d'une  troupe  de  Qooo 
paysans,  qui  lui  demandèrent  la  permission 
d'égorger  tout  ce  qui  étoit  catholique  dans 
cette  contrée.  Cette  animosité  venoit  de  la  du- 
reté des  persécutions  que  les  protestans  avoient 
souffertes  de  la  part  des  curés  dans  le  temps  de 
la  domination  autrichienne,  où  l'on  avoit  ôté 
les  églises  aux  luthériens,  pour  les  donnera  des 
prêtres  catholiques.  Le  Roi  étoit  bien  éloigné 
de  leur  accorder  une  permission  aussi  barbare. 
Il  leur  dit  qu'ils  dévoient  plutôt  se  conformer 
aux  préceptes  de  l'Ecriture  ,  bénir  ceux  qui 
les  ofiensoient.  prier  Dieu  pour  ceux  qui  les 


2l8    HISTOIRE   DE    MON    TEMPS, 

perséciitoient ,  afin  d'hériter  le  ro^raume  des 
cieux.  Les  paysans  lui  répondirent  qu'il  avoit 
raison  et  se  désistèrent  de  leur  cruelle  préten- 
tion. L'avant-garde  avança  jusqu'à  Starkstadt, 
où  elle  apprit  que  les  ennemis  avoient  quitté 
Trautenau  et  qu'ils  dénloient  à  Jaromirz:  sur 
cela  elle  se  posta  à  Scalitz.  L'armée  prit  le  clie- 
min  deFriedland  et^eNachod,  qui  étoitplus 
commode  pour  les  subsistances  ;  après  quoi  elle 
déboucha  des  m.ontagnes  et  se  déploya  le  lonp- 
de  la  Métau,  petit  ruisseau  dont  les  bords  sont 
escarpés,  qui  vient  de  Neustadt  et  va  se  jeter 
dans  l'Elbe  auprès  de  Pless.  Le  camp  des  Au- 
trichiens étoit  derrière  l'Elbe  entre  Sclimirgitz 
et  Jaromirz.  Nadasti,  dont  le  corps  étoit  envi- 
ron de  6000  hommes,  fit  mine  de  disputer  à 
l'avant-garde  prussienne  le  passage  de  la  Métau; 
rnais  Mr  de  Lehwald  cliassa  les  Hongrois  sans 

o 

effusion  de  sang,  passa  le  ruisseau  et  se  campa 
à  un  quart  de  mille  à  l'autre  bord.  Le  lende- 
main l'avant-garde  fut  renforcée  de  11  batail- 
lons et  se  porta  à  Caravalhota,  d'où  le  Roi,  se 
mettant  à  sa  tête,  poussa  jusqu'àKoenigsgraetz  • 
et  occupa  le  terrain  entre  Ruseck  qui  est  vers 
l'Elbe  et  Divetz  qui  est  sur  l'Adler;  ce  ruis- 


CHAPITE.E       XlII.  2ig 

seau-ci  vient  des  montagnes  deGlatz  et  se  jette 
dans  l'Elbe  auprès  de  Koenigsgraetz.  L'armée, 
sous  le  commandement  du  prince  Léopold, 
se  campa  à  un  quart  de  mille  derrière  l'avant- 
garde.  Ces  mouvemens  obligèrent  le  prince  de 
Lorraine  a  s'approcher  de  Koenigsgraetz.  Il  se 
posta  sur  une  hauteur  au  confluent  de  l'Adler 
et  de  l'Elbe  vis-à-vis  des  Prussiens;  il  avoit 
appuyé  sa  droite  à  un  marais,  sa  gauche  se 
recourboitversPardubitz,  et  à  dos  il  avoit  une 
forêt  de  deux  milles  c|ui  s'étend  vers  Holitsch  : 
ce  prince  avoit  établi,  moyennant  trois  ponts 
sur  l'Adler  ,  sa  communication  avec  Kotinic;3- 
graetz  ,  où  il  tenoit  un  détachem.ent  de  Soo 
hommes;  il  ht  élever  une  redoute  devant  la. 
ville  sur  ime  petite  hauteur  qui  en  ciéfendoit 
l'approche  aux  Prussiens.  Sa  position  étoit 
inattaquable;  le  Roi  se  borna  à  garnir  d'infan- 
terie les  villes  dejaromirz  et  de  Smirgitz,  pour 
tenir  l'Elbe  par  des  détachemens  de  dragons 
et  de  housards  ,  et  pour  assurer  et  protéger  ses 
fourrao;es.  A  voir  ces  deux  armées  ran2;ées 
autour  de  Koenigsgraetz  ,  on  aiu'oit  dit  que 
c'étoit  un  même  corps  qui  en  formoit  le  siège. 
Cependant  i'avant-garde  et  le  corps  de  bataille 


220   HISTOIRE   DE   MON   TEMPS. 

des  Prussiens  étoient  si  avantageusement  pla- 
cés, qu'il  auroit  été  impossible  à  l'ennemi  de 
les  entamer.  On  auroit  pu  tenter  quelque 
entreprise  sur  Koenigsgraetz,  et  il  auroit  été 
possible  de  prendre  la  ville;  mais  qu'auroit-on 
gagné  ?  La  ville  n'avoit  ni  fortifications,  ni  ma- 
gasins, et  l'on  auroit  été  oblii^é  de  l'abandon^ 
îier  tôt  ou  tard  ;  ç'auroit  été  verser  du  sang 
inutilement.  Ceux  quinejugeoientque  super- 
ficiellement des  choses  ,  croyoient  que  dans 
cette  heureuse  situation ,  le  Roi  devoit  changer 
le  projet  de  campagne  qu'il  avoit  fait  à  Neisse 
et  que  ses  vues  dévoient  s'étendre  avec  sa 
fortune.  îl  n'en  étoit  pas  ainsi  cependant.  La 
bataille  de  Friedberg  avoit  sauvé  la  Silésie  : 
l'ennemi  étoit  battu;  mais  il  n'etoitpas  détruit: 
cette  bataille  n'avoit  pas  applani  les  montagnes 
de  la  Bohème  par  lesquelles  étoient  obligés  de 
passer  les  vivres  pour  l'armée.  On  avoit  perdu 
l'année  1744  les  caissons  des  vivres;  les  sub- 
sistances ne  pouvoient  donc  arriver  au  camp 
que  sur  des  chariots  de  paysans  de  la  Silésie. 
Depuis  le  départ  du  margrave  de  la  haute  Silé- 
sie, les  Hongrois  avoient  surpris  laforteresse  de 
Cosel,  et  ils  étendoient  leurs  courses  jusqu'au 


CPÎAPITRE       XII  I.  22  1 

Voisinafre  de  Schvveidnitz  et  de  Breslau  :  ils 

o 

alloient  se  porter  sur  les  derrières  de  Farinée 
et  en  intercepter  les  subsistances  ;  d'ailleurs 
le  Roi  ne  pouvoit  s'éloigner  que  de  dix  ou 
quinze  milles  de  Schweidnitz,  d'où  il  ne  rece- 
voit  des  vivres  que  de  cinq  en  cinq  jours.  S'il 
avoit  voulu  transporter  le  théâtre  de  la  guerre 
en  Saxe  ,  il  auroit  abandonné  la  Silésie  à  la 
discrétion  des  Autrichiens.  Tant  de  considéra- 
tions importantes  firent  que  ce  prince  resta 
ferme  dans  son  premier  projet,  c'est-à-dire 
d'aflamer  les  frontières  de  la  Bohème,  pour 
empêcher  l'ennemi  d'y  pouvoir  hiverner. 

Les  François  firent  encore  quelques  tentati- 
ves auprès  du  roi  de  Pologne  ,  lui  présentant 
toujours  comme  une  amorce  la  couronne  im- 
périale 5  à  laquelle  il  avoit  renoncé  pour  long*- 
temps.  La  seule  négociation  qui  convînt  alors 
aux  Prussiens ,  c'étoit  celle  avec  l'Angleterre  ; 
parce  que  cette  puissance  seule  pouvait  ména- 
ger la  paix  avec  la  reine  de  Hongrie.  Le  roi 
d'Angleterre  étoit  alors  à  Hanovre,  et  il  avoit 
mené  le  lord  Harrington  avec  lui.  Le  jeune 
comte  de  Podewils  ,  qui  étoit  ministre  à  la 
Haye ,  reçut  ordre  de  se  rendre  à  Hanovre  pour 


222    HISTOIRE    DE    MON    TEMPS. 

sonder  le  terrain  et  voir  dans  quelles  disposi- 
tions étoient  le  lord  Harrinaton  et  la  cour. 

Pour  ce  qui  regardoit  les  opérations  de  la 
guerre ,  il  fut  résolu  de  se  soutenir  le  plus  long- 
temps qu'il  seroitpossible en  Bohème,  de  choi- 
sir avec  soin  les  meilleurs  camps  qu'on  pour- 
roit  trouver  ,  d'exposer  d'autant  moins  les 
troupes  que  Mr  de  Nassau  ailoit  être  détaché 
pour  la  haute  Silésie  afin  de  reprendre  Cosel, 
etd'aftecter  en  toutes  les  occasions  les  démon- 
strations d'une  guerre  offensive ,  pour  en  impo- 
ser à  l'ennemi  et  lui  cacher  le  véritable  dessein 
que  l'on  avoit  de  ne  rien  donner  au  hasard. 
Mr  de  Nassau  partit  le  q5  de  Juin  avec  iq,ooo 
hommes  ;  il  passa  par  Glatz  etReicheinstein,  et 
rejeta  d'abord  les  Hongrois  sur  Neustadt,  dont 
il  les  délogea  avec  perte  de  leur  côté  ;  il 
s'avança  ensuite  jusqu'à  Cosel,  et  fit  les  prépa- 
ratifs du  siège.  Cette  place  avoit  été  prise  par 
la  perfidie  d'un  officier  de  la  garnison  qui 
déserta  :  ce  traître  apprit  aux  ennemis  que  le 
fossé  n'étoit  pas  perfectionné  et  qu'il  éîoit 
guéable  à  l'angle  d'un  bastion  qu'il  leur  indi- 
qua. Avec  Qooo  pandours  il  passa  le  fossé  , 
escalada  le  bastion  et  la  place,  dontForis  étoit 


C  K  A  "P  î  T  R  E       X  î  î  T.  2  2-3 

commandant  ;  il  y  eut  qui::;lque  monde  de 
massacré;  le  reste  au  nombre  de  35o  hommes 
fut  fait  prisonnier;  cela  arriva  deux  jours  après 
que  le  margrave  eut  évacué  la  haute  Silésie. 

Pendant    que    Mr    de    Nassau    étoit    ainsi 
occupé  dans  la  haute  Silésie ,  le  Roi  mettoit 
tous  ses  soins  à  faire   subsister   les    troupes. 
Pour  cet  effet  il  détacha  sa  grosse  cavalerie 
vers  Opotschna,  qui  étoit  à  un  demi-mille  à 
la  gauche  des  deux  corps  de  l'armée  prussien- 
ne :  toutes  les  nuits  cette  cavalerie  donnoit 
l'alarme  au  prince  de  Lorraine  ,  pour  éprouver 
sa  contenance ,  souvent  assez  mauvaise,  etpour 
le  confirmer  dans  l'opinion  que  le  Roi  médi- 
toit  quelque  grand  dessem,  qu'il  exécuteroit 
à  l'im^proviste.  Les  Autrichiens  furent  entrete- 
nus dans  ces  inquiétudes  pendant  quatre  semai- 
nes. Le  Pvoi  a  voit  sur  sa  gauche  un  détachement 
àHohenbruch;  et  par  la  jalousie  que  ce  camp 
donnoit  aux  ennemis  ,  ils  craignoient  d'être 
attaqués  par  derrière.  Réellementles  Prussiens 
pouvoient  se  porter  sur  Reichenau  et  sur  FIo- 
lienmauth ,  et  le  prince  de  Lorraine  se  seroit  vu 
contraint  de  couvrir  la  Moravie ,  d'où  il  tiroit 
ses  vivres.    Ses    magasins   étoient   établis    en 


Û24   HISTOIÙE    DE   MON   TEMPSi 

échelons;  le  plus  voisin  étoit  celui  de  Pardubitz; 
derrière  celui-là  venoit  celui  de  Chrudim,  et 
plus  vers  la  Moravie  celui  de  Teutschbrod.  Si 
cette  marche  se  fût  exécutée ,  elle  dérangeoit 
toute  l'économie  des  Autrichiens;  elle  mettoit 
l'armée  du  Roi  en  état  de  tirer  ses  farines  de 
Glatz ,  au  lieu  de  les  faire  venir  de  Schweidnitz, 
ce  qui  étoit  égal.  Si  le  Roi  préféroit  d'agir  vers 
sa  droite,  il  pouvoit  passer  l'Elbe  non  loin  de 
Smirgitz  et  prendre  le  camp  de  Clumetz ,  qui 
étoit  bon  et  trés-avantageux  ;  il  avoit  derrière 
lui  de  grandes  plaines ,  qui  fournissoient  des 
fourrages  en  abondance:  delà  il  donnoit  de  la 
jalousie  aux  Autrichiens  sur  Pardubitz,  et  cou- 
poit  en  quelque  façon  la  communication  des 
Saxons  avec  la  Lusace.  Ce  dernier  parti  fut 
préféré  au  premier ,  surtout  à  cause  des  Saxons , 
le  Roi  ayant  eu  vent  que  le  comte  de  '*"  ■''  * 
méditoit  quelque  dessein  sur  la  Marche  électo- 
rale. Pour  mieux  cacher  ses  vues  à  l'ennemi  ^ 
le  Roi  détacha  Mr  de  Winterfeld  avec  3ooo 
hommespourlecampdeReichenau,.enm_ême^ 
temps  que  l'armée  fit  un  mouvement  sur  sa. 
droite  pour  passer  l'Elbe  non  loin  de  Jaromirz  ^ 
où  tous  ses  détachemens  la  rejoignirent.  La 

grande 


CHAPITRE      XII  I.         225 

grande  armée  appuya  sa  droite  sur  un  bois ,  où 
l'on  pratiqua  un  abattis^  sa  gauche  s'appuyoit 
à  l'Eibe  auprès  du  village  de  Néchanitz ,  ayant 
l'avantage  des  hauteurs  et  du  glacis  d'un  bout 
du  camp  à  l'autre.  Mr  Du  Moulin  repassa  la 
Métau  avec  6  bataillons  et  40  escadrons ,  et  se 
posta  à  Skaliiz ,  pour  assurer  la  communication 
des  vivres  entre  Jaromirz  et  Neustadt,  où  il  y 
av  jit  un  bataillon  en  garnison.  Peut-être  le 
premier  projet  dont  nous  avons  parlé  auroit-il 
été  meilleur  que  celui  qu'on  exécuta.  On  a  su 
depuis,  que  Je  duc  de  Weissenfels  n'auroit  pas 
suivi  le  duc  de  Lorraine  vers  les  frontières  de  la 
Moravie.  De  E,cichenau  à  Glatz  il  n'y  a  que 
cinq  milles,  au  lieu  qu'il  y  en  avoit  dix  de 
Clum  àSchweidnitz,  ce  qui  rendolt  le  trans- 
port des  vivres  plus  difficile  j  mais  les  hommes 
font  des  fautes  5  et  celui  qui  en  fait  le  moins,' 
a  des  avantages  sur  ceux  qui  en  font  plus  que 
lui.  Tout  le  temps  que  l'armée  séjourna  à 
Clum  ne  fut  employé  cju'à  des  fourrages  de  la 
part  des  deux  armées,  et  à  pousser  de  part  et 
d'autre  des  partis  pour  les  empêcher.  De  tous 
les  officiers  autrichiens,  il  n'y  eut  que  le  seul 
colonel  Derchofi  qui  se  signalât  à  la  petite 
Tome  IL  P 


226    HISTOIRE  DE  MON  TEMPS. 

guerre;  il  fit  quelques  prises,  que  Mr  de  Fou- 
quet  vengea  par  les  partis  qu'il  envoyoit  de 
Glatz  sur  les  derrières. de  Tarmée  autrichienne 
et  qui  les  désoloient  par  de  fréquentes  prises 
qu'ils  faisoient  sur  eux.  Il  y  avoit  un  poste 
détaché  àSchmirsitz,  qui  mit  un  nouveau  stra- 
tagème en  usage  pour  intimider  les  Hongrois 
qui  venoient  tirer  sur  une  redoute  et  sur  une 
sentinelle  placée  près  du  pont  de  l'Elbe;  c'est 
une  plaisanterie  qui  délassera  le  lecteur  de  la 
gravité  des  matières  qu'il  a  sous  les  yeux. 
Quelques  sentinelles  ayant  été  blessées  par  des 
pandours,  les  grenadiers  deKalckstein  s'avisè- 
rent de  faire  un  manequin ,  de  l'habiller  en 
grenadier  et  de  le  placer  à  l'endroit  où  étoit  la 
sentinelle;  ils  faisoient  mouvoir  cette  poupée 
avec  des  cordes,  de  sorte  qu'à  une  certaine 
distance  on  la  prenoit  pour  un  homme  ;  ils 
s'embusquèrent  en  même  -  temps  dans  des 
broussailles  voisines.  Les  pandours  arrivent  et 
tirent;  le  manequin  tombe,  les  voilà  qui  veu- 
lent se  jeter  dessus;  aussitôt  part  un  feu  très-vif 
des  broussailles ,  les  grenadiers  fondent  sur  eux 
et  font  prisonniers  tous  ceux  qu'ils  avoient 
blessés  :  depuis  ce  temps-là  ce  poste  fut  tran- 
quille. 


CHAPITRE      XII  L  227 

Mais  revenons  à  des  objets  plus  importans. 

» 

Depuis  la  bataille  de  Friedberg  le  prince  de 
Lorraine  n'avoit  cessé  d'importuner  la  cour 
pour  qu'elle  le  renforçât.  On  lui  envoya  alors  8 
régimens,  tirés  en  partie  de  la  Bavière,  de  l'ar- 
mée du  Rhin,  et  de  la  garnison  de  Fribourg,^ 
dont  l'échange  venoit  de  se  faire  avec  les  Fran- 
çois; mais  en  même-temps  que  ces  secours 
arrivèrent,  le  duc  de  Weissenfels  le  quitta, 
ne  lui  laissant  que  6000  saxons  ,  au  lieu  de 
Q4,ooo  qu'il  y  avoit.  Voici  la  raison  de  cette 
retraite  :  le  Roi  avoit  été  informé  que  le  roi 
de  Pologne  étoit  en  négociation  avec  les  Bava- 
rois, pour  prendre,  moyennant  des  subsides, 
6000  hommes  de  ses  troupes  à  son  service.  Ces 
troupes  auroient  pu  faire  une  fâcheuse  diver- 
sion dans  le  Brandebourg.  Les  voies  d'accom- 
modement étoient  fermées  en  Saxe;  la  seule 
façon  de  contenir  cette  cour  étoit  celle  de 
l'intimider.  Pour  cet  effet  le  prince  d'Anhalt 
rassembla  ses  troupes  auprès  de  Halle;  il  fut 
renforcé  par  4  régimens  d'infanterie  et  3  de 
cavalerie  que  Mr  de  Gessler  lui  mena  de  Bo- 
hème. Les  Saxons  pouvoient  s'attendre  que  le 
prince  d'Anhalt  agiroit  offensivement  contre 

F    G5 


228    HISTOIRE  DE  MON  TEMPS- 

euxj  ce  corps  étoit  assez  fort  pour  les  subjuguer. 
Un  manifeste  parut  en  même  -  temps ,  dans 
lequel  on  déclaroit  que  le  Roi  ayant  devant  lui 
l'exemple  de  la  reine  de  Hongrie,  qui  avoit 
traité  en  ennemis  les  alliés  et  les  troupes  auxi- 
liaires du  défunt  Empereur ,  savoir  :  les  Hessois^ 
les  Palatins  et  les  Prussiens  j  que  le  Roi,  dis-je, 
se  croyoit  autorisé  à  traiter  également  en  enne- 
mis les  Saxons  5  auxiliaires  de  la  reine  de  Hon- 
grie, et  à  leur  faire  éprouver  tout  le  mal  qu'ils 
avoient  fait  ou  médité  de  faire  aux  états  du 
Roi.  Le  prince  d'Anhalt  avoit  déjà  le  bras 
levé;  il  alloit  frapper,  lorsque  la  signature  de 
la  convention  de  Hanovre  suspendit  le  coup 
qu'il  alloit  porter. 

Il  faut  se  souvenir  que  les  François  n'avoient 
accompli  aucun  des  articles  du  traité  de  Ver- 
sailles 3  qu'ils  refusoient  tout  secours  aux  Prus- 
siens,- que  la  retraite  du  prince  de  Conti  aban-* 
donnant  le  trône  impérial  au  premier  occu- 
pant, les  François  rompoient  tous  les  lieus  qui 
les  unissoient  aux  princes  d'Allemagne.  Il  faut 
joindre  à  ces  raisons  une  raison  plus  forte  enco- 
re, l'épuisement  total  des  finances.  Ces  motifs 
portèrent  le  Ptoi  à  négocier  la  paix;  la  conven- 
tion de  Hanovre  avoit  pour  base  la  paix  de 


CHAPITRE      XIII.         22g 

Breslau,  et  le  roi  George  s'engageoit  de  plus 
d'en  procurer  la  garantie  de  la  part  de  toutes 
les  puissances  de  l'Europe  à  la  paix  générale. 
Le  Roi  promettoit  de  son  côté  de  reconnoître 
empereur  le  grand  duc  de  Toscane.  George, 
après  avoir  été  long-temps  balloté  entre  ses 
ministres  de  Hanovre  et  le  lord  Harrington, 
signa  ce  traité  le  22  Septembre.  Il  paroissoit 
alors  que  la  pacification  de  l'Empire  suivroit 
immédiatement  la  convention  de  Hanovre  : 
mais  ilnesuffisoitpas  d'avoir  calmé  les  passions 
du  roi  d'Angleterre  ;  il  y  avoit  des  ennemis  plus 
irréconciliables  qui  vouloient  abattre  la  puis- 
sance naissante  des  Prussiens.  '•'"''*'  à  Dresde,  et 
Bartenstein  à  Vienne  jugeoient  que  le  moment 
en  étoit  venu,  et  ils  vouloient  profiter  des  cir- 
constances qu'ils  croyoient  leur  être  favorables. 
La  couronne  impériale  rehaussoit  la  fierté  de 
la  cour  de  Vienne ,  et  le  désir  de  partager  les 
dépouilles  d'un  ennemi  donnoit  de  la  fermeté 
à  celle  de  Dresde. 

Il  sera  peut-être  nécessaire ,  pour  l'intelli- 
gence des  faits ,  de  rapporter  de  quelle  manière 
la  dignité  impériale  retourna  à  la  nouvelle 
maison  d'Autriche.  Depuis  la  paix  de  Fussen  , 

P   '> 


230    HISTOIRE    DE    MON  TEMPS. 

le  comte  de  Ségur  avoit  pris  le  chemin  du 
Necker,  pour  se  joindre  au  prince  de  Conti.  Mr 
de  Bathyani  le  suivit  et  traversa  l'Empire ,  afin 
de  se  join-dre  au  corps  dii  duc  d'Aremberg,  qui 
avoit  son  quartier  à  Weilbourg.  La  France 
auroit  dû  dans  ce  moment  faire  les  derniers 
efforts  pour  empêcher  cette  jonction^  mais  elle 
n'agissoit  pas.  Le  prétexte  de  la  guerre  étoit 
d'empêcher  que  la  dignité  impériale  ne  rentrât 
dans  la  nouvelle  maison  d'Autriche:  la  France 
devoit  donc  rassembler  des  forces  aux  environs 
de  Francfort,  ce  qui  l'auroit  rendue  maîtresse 
de  l'élection  j  il  falloit  autoriser  le  prince  de 
Conti  à  chasser  le  duc  d'Aremiberg^  du  voisi- 
nage  de  cette  ville  ,  et  empêcher  surtout  sa 
jonction  avec  Mr  de  Bathyani,  qui  donnoit 
une  supériorité  marquée  aux  Autrichiens  sur 
les  François.  Louis  XV  et  le  prince  de  Conti 
avoient  souvent  assuré  le  Roi  dans  leurs  lettres, 
C[u'au  risque  d'une  bataille  ils  s'opposeroient  à 
l'élection  du  grand  Duc  ;  c'étoient  de  belles 
paroles.  Labataiile  ne  se  donnapoint.  Le  prince 
de  Conti  fut  obligé  de  détacher  i5,ooo  hom- 
mes pour  la  Flandre.  Le  comte  de  Traun  eut 
Je  com.mandement  de  l'armée  de  l'Empire.  Il 
détacha  Baerenlvlau  et  lui  lit  passer  le  llhin  à 


CHAPITRE       XII  I.  23 1 

Biberich.  Le  prince  de  Conti  en  prit  l'alarme; 
il  fit  sauter  son  pont  d'Aschafîenbourg  5  rompre 
celui  de  Hoechst ,  et  se  retira  à  Gerau  su%  le 
Rhin.  Le  grand  Duc  se  rendit  en  personne  à 
son  armée.  Traun  passa  le  Mein.  Baerenklau 
délit  quelques  compagnies  franches  du  prince 
de  Conti  auprès  d'Oppenheim.  Sur  cela  les 
François  n'y  tinrent  plus.  Le  prince  de  Conti 
repassa  le  Rliin  à  Germersheim  et  àRheinturk- 
heim.  Son  équipage  fut  pris  par  les  ennemis, 
qui  l'inquiétèrent  fort  dans  sa  retraite  ;  il  se 
campa  à  Worms  derrière  le  ruisseau  d'Ostho- 
fen  5  se  retira  de  là  à  Mouterstadt,  où  il  finit 
une  campagne  peu  glorieuse  pour  les  armes 
françoises. 

La  retraite  du  prince  de  Conti  fut  le  signal 
qui  fit  éclater  l'esprit  de  vertige  des  princes  de 
l'Empire  et  leur  attachement  pour  la  maison 
d'Autriche.  On  s'étonne  avec  raison,  en  con- 
sidérant la  hauteur  et  le  despotisme  avec  les- 
quels cette  maison  avoit gouverné  l'Allemagne, 
qu'il  se  trouvât  des  esclaves  assez  vils  pour  se 
soumettre  au  joug  qu'elle  leur  imposoit  ;  et 
cependant  le  grand  nombre  étoit  dans  ces 
eciitiniens.  Le  roi  d'Angleterre  avoit  à  sa  dispo^ 

P4 


232    HISTOIRE    DE    MON    TEMPS. 

sition  tout  le  collège  électoral  ;  il  étoit  maître 
de  la  diète  de  l'Empire.  L'électeur  de  May  ence 
devoit  sa  fortune  à  la  maison  d'Autriche,  et 
n'étoit  que  l'organe  de  ses  volontés.  C'est  un 
ancien  usage  que  le  doyen  du  collège  électoral 
invite  les  électeurs  à  la  diète  d'élection.  Après 
lâ  mort  de  Charles  VU,  l'électeur  deMayence 
s'acquitta  de  ce  devoir  et  fixa  l'ouverture  de 
la  diète  au  i  de  Juin.  Le  baron  d'Erthal,  chargé 
de  cette  ambassade ,  se  rendit  à  Prague  et  fit 
la  mêm.e  invitation  au  royaume  de  Bohème 
qu'aux  autres  électeurs,  ce  qui  étoit  contraire 
aux  décisions  de  la  dernière  diète,  quiportoit 
qu'on  laisseroit  dormir  la  voix  de  Bohème. 
On  avoit  craint  au  commencement  de  l'année 
1745  ,  tant  à  Vienne  qu'à  Hanovre  ,  que  l'ar- 
mée du  prince  de  Conti  n'empêchât  à  Franc- 
fort les  partisans  du  grand  duc  de  Toscane  de 
lui  donner  leurs  voix,  et  l'on  avoit  jeté  les 
yeux  sur  la  ville  d'Erfort  pour  y  assembler 
la  diète  ;  cela  aussi  étoit  contraire  aux  lois 
fondam<<|tales  du  corps  germanique ,  surtout 
à  la  bulle  d'or  :  la  foiblesse  des  François  sauva 
cette  transgression  à  la  reine  de  Flongrie.  La 
diète  de  l'Empire  s'assembla  donc  à  Francfort 


CHAPITRE       XII  I.  233 

le  l  de  Juin.  La  France  donna  l'exclusion  au 
grand  Duc;  mais  l'armée  du  prince  de  Conti, 
qui  devoit  appuyer  cette  déclaration  ,  ayant 
déjà  disparu,  c'étoit  de  la  part  des  François 
un  aveu  tacite  d'impuissance,  qui  leur  aliéna 
le  coeur  de  tous  leurs  alliés.  Les  ministres  de 
Brandebourg  et  de  l'électeur  Palatin  remirent 
un  mémoire  à  la  diète  ,  lequel  demandoit 
Texamen  de  trois  points  :  i.  si  les  ambassadeurs 
invitésparl'électeur  deMayence  étoient  admis- 
sibles à  donner  leur  sufïrag;e?  q.  si  leurs  cours 
avoient  toute  la  liberté  requise  selon  la  bulle 
d'or?  3.  si  quelques-uns  ne  s'en  étoient  pas  pri- 
vés eux-mêmes,  ou  par  des  promesses,  ou  par 
vénalité  ?  Le  premier  de  ces  points  regardoit 
l'ambassadeur  de  Bohème,  c|ui  ne  devoit  point 
être  admis*  le  second  désignoit  l'ambassadeur 
palatin,  dont  le  secrétaire  avoit  été  enlevé  par 
les  Autrichiens  aux  portes  de  Francfort  ;  et 
presque  tout  le  collège  électoral  se  trouvoit 
dans  le  troisième  cas.  Ils  finirent  en  protestant 
contre  l'assemblée  de  la  diète,  qui  seroit  censée 
illégale  jusqu'au  redressement  de  ces  griefs,  et 
se  retirèrent.  Comme  une  fausse  démarche  en 
entraîne  une  autre  ,   la  cabale  autrichienne 


234    HISTOIRE   DE  MON   TEMPS. 

passa  par-dessus  toutes  les  bienséances  j  et  sans 
avoir  égard  à  ces  protestations  ,  le  jour  de 
l'élection  fut  déterminé  au  i3  de  Septembre. 
L'ambassadeur  brandebourçeois  et  le  palatin 
se  retirèrent  à  Hanau ,  en  protestant  contre 
cette  assemblée  illicite  et  schismatique  ,  dont 
les  résolutions  et  les  opérations  dévoient  être 
regardées  comme  nulles. 

Le  grand  Duc  fut  élu  le  1 3  de  Septembre , 
au  grand  contentement  du  roi  d'Angleterre  et 
de  la  reine  de  Hong;rie.  Restoit.à  savoir  s'il 
convenoit  mieux  au  Roi  de  reconnoître  pure- 
ment et  simplement  le  nouvel  Empereur,  ou 
de  lui  rompre  entièrement  en  visière  ,  en 
déclarant  qu'il  ne  reconnoissoit  ni  élection  ni 
élu.  Ce  prince  tint  un  juste  milieu  entre  ces 
deux  partis.  Il  garda  un  profond  silence ,  parce 
que,  1^.  il  ne  pouvoit  mettre  la  France  en 
action  pour  renverser  ce  qui  s'étoit  fait  à 
Francfort,  et  qu'en  second  lieu  reconnoître 
FEm.pereur  sans  nul  besoin  ,  ç'auroit  été  se 
priver  à  la  paix  du  mérite  d'une  complaisance 
qu'on  pouvoit  alors  faire  valoir.  La  reine  de 
Hongrie  jouissoit  déjà  paisiblement  à  Franc- 
fort du  spectacle  de  cette  couronne  impériale 


CHAPITRE      XIII.  235 

qu'elle  avoit  placée  avec  tant  de  peine  sur  la 
tête  de  son  époux;  elielaissoitlareprésentation 
à  l'Empereur ,  et  réservoit  pour  elle  l'autorité  ; 
elle  n'étoit  pas  même  fâchée  qu'on  remarquât 
que  le  grand  Duc  étoit  le  fantôme  de  cette  di- 
gnité et  qu'elle  en  étoit  l'ame.  Cette  princesse 
montra  trop  de  hauteur  pendant  son  séjour  â 
Francfort;  elle  traitoit  les  princes  comme  ses 
sujets,  elle  fut  même  plus  qu'impolie  à  l'égard 
du  prince  Guillaume  de  Hesse.  Elle  annonçoit 
ouvertement  dans  ses  discours,  qu'elle  aim.eroit 
mieux  perdre  son  cotillon  que  la  Silésie^  elle 
disoit  du  roi  de  Prusse  ,  qu'il  avoit  quelques 
qualités,  mais  qu'elles  étoient  ternies  par  l'in- 
constance et  par  l'injustice.  Par  le  moyen  d'é- 
missaires secrets  ,  le  Roi  avoit  fait  lâcher   à 
Francfort  quelques  propos  de  paix ,  qui  furent 
tous  rejetés.  La  fermeté  de  l'Impératrice  dégé- 
néroit  quelquefois  en  opiniâtreté  ;  elle  étoit 
comme  enivrée  de  la  dignité  impériale  qu'elle 
venoit  de  remettre  dans  sa  maison.  Unique- 
ment occupée  de  perspectives  riantes  ,    elle 
croyoit  déroger  à  sa  grandeur  en  entrant  en 
négociation  d'égal  à  égal  avec  un  prince  qu'elle 
accusait  de  rébellion.  A  ce  motif  de  vanité  se 


236     HISTOIRE  DE  MON  TEMPS. 

joignoient  des  raisons  d'état  plus  solides.  De- 
puis Ferdinand  I  les  principes  de  la  maison 
d'Autriche  tendoient  à  établir  le  despotisme 
en  Allemagne  :  rien  n'étoit  donc  plus  contraire 
à  ce  dessein,  que  de  soufîrir  qu'un  électeur 
acquît  trop  de  puissance  ;  qu'un  roi  de  Prusse , 
fortifié  des  dépouilles  de  l'empereur  Charles 
VI ,  employant  ses  forces  contre  l'ambition 
autrichienne ,  soutînt  contre  elle  ,  avec  trop 
d'efficace ,  les  libertés  du  corps  germanique. 

Voilà  les  véritables  raisons  qui  empêchèrent 
la  cour  de  Vienne  d'accéder  au  traité  de  Hano- 
vre. Le  roi  de  Pologne  avoit  des  raisons  diffé- 
rentes.  Son  objet  principal  étoit  de  conserver 
la  couronne  de  Pologne  dans  sa  maison  ,  et 
pour  s'en  assurer  davantage  ,  il  espéroit  par 
cette  guerre  gagner  une  communication  de  la 
Saxe  en  Pologne  par  la  Silésie  ;  il  ambitionnoit 
la  possession  du  duché  de  Glogau ,  ou  de  plus 
même,  s'il  pouvoit  l'obtenir,  et  -^  * -^  ,  qui 
croyoit  le  roi  de  Prusse  aux  abois,  ne  vouloit 
point  de  composition.  Les  espérances  bien  ou 
mal  fondées  de  ces  deux  cours,  empêchèrent 
que  la  convention  de  Hanovre  ne  devînt  alors 
une  paix  entre  ces  trois  puissances  belligérant 


CHAPITRE      XII  I.  287 

tes.  Cependant  le  roi  d'Angleterre  se  flattoit, 
àforced'insistersurlamême  chose,  de  ramener 
enfin  l'Impératrice  et  le  roi  de  Pologne  à  son 
sentiment  3  les  assurances  qu'il  en  donnoit  au 
roi  de  Prusse ,  firent  suspendre  l'expédition  de 
Saxe.  Dans  ces  circonstances  d'ailleurs,  iln'au- 
roit  pas  été  convenable  d'embrouiller  les  afiai- 
resplus  qu'elles  ne  l'étoient  déjà  ,  et  d'entre- 
prendre une  nouvelle  guerre.  Cette  modéra- 
tion que  le  Roi  mit  dans  sa  conduite,  ne  pou- 
volt  tourner  qu'à  la  confusion  de  ses  ennemis, 
qui  tàchoient,  en  calomniant  ses  démarches, 
d'attirer  sur  lui  la  haine  des  souverains  de 
toute  l'Europe. 

Mais  ces  mesures  que   l'on   vouloit  garder 

avec  la  Saxe,  n'empechoient  pas  de  pousser  la 

i^uerre    avec   vigueur    contre    l'Impératrice- 

reine.  On  se  trompe  lorsqu'on  croit  fléchir  son 

ennemi  en  le  ménageant  les  armes  à  la  mainj 

les  victoires  seules  le  forcent  à  la  paix.  C'est  ce 

qui  fit  qu'on  pressa  les  opérations  de  Mr  de 

Nassau.  Cosel  lui  opposa  une  foible  résistance  j 

il  ouvrit  la  tranchée  du  côté  de  la  basse  Oder^ 

le  feu  prit  par  accident  à  quelques  maisons;  ce 

qui  obligea  le  commandant  à  se  rendre  le  6 


23S    HISTOIRE    DE    MON    TEMPS* 

de  Septembre.  Mr  de  Nassau  y  fit  prisonniers 
3ooo  croates  ,  et  ne  perdit  au  siège  que  45 
hommes.  Ce  général ,  après  avoir  ravitaillé  la 
ville  et  y  avoir  laissé  une  garnison  de  iqoo 
hommes,  se  porta  sur  Troppau  avec  sa  petite 
armée;  de  là  ses  partis  mirent  à  contribution 
quelques  cercles  de  la  Moravie  ;  il  eut  de  petites 
affaires  avec  les  Hongrois,  dont  il  sortit  tou- 
jours avec  avantage  et  avec  gloire. 

Mais  il  est  temps  de  retourner  en  Bohème  , 
où  nous  avons  laissé   l'armée  prussienne   au 
camp  de  Clum  et  celle  des  Autrichiens  à  celui 
deKoenigsgraetz.  Les  ennemis  tentèrent  deux 
fois  d'emporter  de  vive  force  la  petite  ville  de 
Neustadt,  où  commandoit  le  major  Tauen- 
zien;  mais  ils  furent  toujours  repoussés  par  la 
valeur  de  ce  digne  officier.  Ce  poste  étoit  très- 
important,  parce  qu'il  assuroit  la  communica- 
tion de  la  Silésie.  Le  prince  de  Lorraine ,  qui  se 
croyoit  plus  fort  par  les  secours  qu'il  avoit  re- 
çus, qu'affoibli  par  le  départ  des  Saxons,  passa 
l'Adler,  et  s'établit  dans  le  camp  que  les  Prus- 
siens avoienteu  entre Koenigsgraetz  et  Caraval- 
hota.  Les  Prussiens  hrent  un  mouvement  en 
conséquence  j  ils  mirent  l'Elbe   devant  leur 


C  H  x\  P  I  T  E,  E       X  I  I  î.  239 

front  5  leur  droite  à  Schniirsitz  et  leur  gauche 
à  Jaromirz.  Mr  Du  Moulin  garda  son  poste  de 
Skalitz  5  ^et  le  général  Lehwald  occupa  la  hau- 
teur de  Pless  au  confluent  de  la  Métau  dans 
l'Elbe;  d#, sorte  que  les  Prussiens  tenoient  ces 
deux  rivières.  Mr  de  Valori  avoit  pris  un  loge- 
ment  dans  le  faubourg  de  Jaromirz;  on  l'aver- 
tit qu'il  valoit  mieux  entrer  en  ville  et  il  n'en 
voulut  rien  croire.    Un  partisan  autrichien  , 
nommé  Franquini,  qui  entretenoit  des  intel- 
ligences avec  l'hôte  du  marquis,  tenta  de  l'en- 
lever. Il  se  glissa  par  des  granges  et  des  jardins  j 
mais  par  méprise  il  enleva  le  secrétaire  au  lieu 
du  ministre.  Ce  secrétaire,  nommé  d'Arget , 
eut  l'esprit  de  déchirer  toutes  ses  lettrée;  pour 
sauver  son  maître,  il  dit  qu'il  étoit Valori,  et 
ne  détrompa  Franquini  que  lorsqu'il  n'étoit 
plus  temps  de  prendre  le  ministre.  Par  sa  posi- 
tion  l'armée   prussienne  étoit    inattaquable. 
Supposé  même  que  le  prince  de  Lorraine  eût 
voulu  tenter  le  Dassa2;e  de  la  Métau  à  l'aide  de 
plusieurs  ponts  construits  sur  lElbe,  le  Roi 
pouvoit  se  porter  derrière  l'ennemi  et  le  cou- 
per de  Koenigsgraetz.  P^ranqumi  étoit  le  seul 
qui  donnât  quelques   inquiétudes   pour    les 
vivres;  il  s'étoit  posté  dans  une  forêt  nommée 


240    HISTOIRE    DE    MON    TEMPS. 

vulgairement  le  royaume  de  Silva  ;  ce  bois 
communique  aux  chemins  de  Braunau,  Starck- 
stadt  et  Trautenau;  il  tomboit  de  ce  repaire 
sur  les  convois  qui  venoient  de  laSilésie.  Cha- 
que convoi  avoit  une  petite  bataille  à  livrer  ; 
souvent  il  falloit  y  envoyer  des  secours  ;  cela 
fatiguoit  les  troupes,  et  l'on  ne  se  nourrissoit 
que  l'épée  à  la  main. 

L'Impératrice -reine  cependant  commen- 
çoit  à  s'ennuyer  de  cette  guerre,  qui  ne  déci- 
doit  rien.  Pressée  par  le  roi  d'Angleterre  de 
faire  la  paix ,  elle  voulut  au  moins  tenter 
encore  la  fortune  avant  de  quitter  la  partie,  et 
donna  au  prince  de  Lorraine  l'ordre  précis 
d'agir  offensivement ,  et  s'il  le  pouvoit  avec 
avantage,  d'engag;er  une  affaire  générale  avec 

O      ''  O     CD  O 

les  Prussiens.  Pour  l'aider  dans  une  entreprise 
aussi  importante,  elle  lui  avoit  formé  une  es- 
pèce de  conseil,  composé  du  duc  d'Aremberg 
et  du  prince  Lobkowitz  :  elle  les  envoya  tous 
deux  à  l'armée,  se  flattant  d'avoir  pourvu  à 
tout,  et  que  la  fortune  qui  avoit  couronné  son 
époux  à  Francfort ,  lui  gagneroit  des  batailles 
en  Bohème.  On  sut  bientôt  dans  le  camp  prus- 
sien que  Mrs  d'Aremberg  et  de  Lobkowitz 

avoient 


I 

CHAPITRE      Xîlî.  241 

avoient  joint  le  Y^rince  de  Lorraine,  et  l'on  de- 
vina à  peu  prés  les  intentions  de  cette  prin- 
cesse. Le  prince  Lobkovvitz  ,  d'un  tempéra- 
ment violent  et  impétueux ,  vouloit  attaquer 
et  ferrailler  sans  cesse,  il  envoyoit  tous  les  jours 
les  housards  à  la  petite  guerre,  souvent  mêm.é 
mal  à  propos,  et  s'emportoit  lorsque  Nadasti 
ou  Franquini  avoient  essuyé  quelque  échec. 
Le  prince  de  Lorraine,  qui  connoissoit  les 
Prussiens  pour  avoir  fait  trois  campagnes  con- 
tre eux,  auroit  préféré  la  guerre  de  chicane  à 
celle  qu'on  lui  ordonnoit  de  faire;  il  se  seroit 
contenté  de  disputer  les  subsistances,  de  con- 
sumer son  ennemi  à  petit  feu  et  d'accumuler 
beaucoup  dé  petits  avantages,  qui  réunis  font 
l'équivalent  des  plus  grands  succès.  Pour  le 
duc  d'Aremberg,  appesanti  par  l'âge,  il  étoit 
de  l'avis  du  dernier  qui  opinoit.  Les  deux 
armées  n'étoient  distantes  l'une  de  l'autre  que 
d'une  demi-portée  de  canon.  Le  Roi ,  de  sa 
tente ,  qui  étoit  sur  une  hauteur ,  voyoit  tous 
lesj  ours  les  généraux  ennemis  venir  reconnoî- 
tre  sa  position  :  on  les  auroit  pris  pour  des  as- 
tronomes, car  ils  observoient  les  Prussiens  avec 
de  grands  tubes;   ensuite  ils  délibéroient  en- 

Tome  IL  Q 


242    HISTOIRE  DE  MON  TEMPS. 

semble^  mais  ils  ne  pouvoient  rien  entrepren- 
dre contre  un  camp  qui  étoit  trop  avantageux 
et  trop  fort  pour  être  brusqué.  Bientôt  les  en- 
nemis donnèrent  l'alarme  au  corps  du  général 
Lehwald^  i5oo  pandours  passèrent  la  Métau 
pendant  la  nuit  et  se  retranchèrent  sur  une 
hauteur  voisine  de  celle  des  Prussiens^  un  essaim 
de  troupes  légères  devoit  les  suivre.  Mr  de 
Lehwald  ne  leur  en  laissa  pas  le  temps  ;   il 
marcha  à  eux  à  la  tête   de   2  bataillons,  les 
chassa  la  bayonnette  au  bout  du  fusil  de  leur 
redoute,  leur  prit  40  hommes  et  les  fit  pour- 
suivre par  ses  housards.  Le  pont  de  la  Métau 
se  rompit  pendant  leur  fuite  précipitée  et  plu- 
sieurs se  noyèrent.   Cette  belle  action  de  Mr 
de  Lehwald  empêcha  les  Autrichiens  d'établir 
une  communication  avec Franquini,  qui  vou- 
loit  empêcher  les  convois  d'arriver  au  camp 
prussien.  Le  prince  de  Lobkowitz  ne  se  rebu- 
toit  pas  pour  avoir  manqué  quelques  projets; 
il  en  formoit  sans  cesse  de  nouveaux  et  tenta 
pour  la  troisième  fois  de  prendre  Neustadt. 
La  ville  fut  investie  le  /Septembre  par  10,000 
hommes  j  le  Roi  n'en  fut  informé  que  le  iq.  Il 
envoya  incontinent  Du  Moulin  ^t  Winterfeld 


CHAPITRE     XII  ï.  243 

à  son  secours.  Winterfeld,  avec  3oo  fantassins 
du  régiment  de  Schwérin ,  força  le  passage  d'utt 
bois  défendu  par  Qooo  paridoUrsj  les  Hongrois 
perdirent  q  canons^   et  furent  jetés  dans  une 
espèce  de  précipice  qu'ils  avoient  derrière  leur 
front.  A  l'approche  des  Prussiens,  le  siège  de 
Neustadt  fut  levé  ;  ils  repassèrent  la  Métau  et 
se  retirèrent  dans  leur  camp.  Mr   de  Tauen- 
feien,  enfermé  dans  une  bicoque  sans  défense^ 
dont  la  muraille  étoit  crevassée  en  beaucoup 
d'endroits,  avoit  âoutenu  5  jours  de  tranchée 
ouverte  contre  1  ooooennemis  qui  l'assiégeoient 
et  qui,  les  deux  derniers  jours,   lui  avoient 
coupé  les  canaux  qui  portoient  l'eau  aux  fon- 
taines de  la  ville  :  les  murailles  avoient  été  bat- 
tues par  dix  pièces  d'artillerie,  qui  en  avoient 
fait  écrouler  un  pan  considérable.  Nous  avons 
vu  des  places  fortifiées  par  les  Vauban  et  les 
Coehorn  ne  tenir  pas  aussi  long-temps  à  pro- 
portion: ce  n'est  donc  pas  toujours  la  force 
des  ouvrages  qui  défend  les  places,  mais  plutôt 
îa  valeur  et  l'intelligence  de  l'officier  qui  y 
comtnande.  Le  poste  de  Neustadt  ne  pouvoit 
plus  se  défendre ,  depuis  que  l'eau  y  manquoit; 
mais  en  l'abandonnant  on  perdoit  à  l'égard  da 

Q  5 


^44      HISTOIRE  DE  MON  TEMPS. 

la  sûreté  des  convois  :  cependant  les  fourrages 
étant  tous  consumés  dans  le  voisinage,  il  étoit 
à  propos  de  changer  de  position,  et  l'on  ruina 
les  murailles  de  cette  ville.  Le  18  Septembre 
l'armée  passa  l'Elbe  auprès  de  Jaromirz  et  se 
campa  à  Kowalkowitz ,  sans  que  l'ennemi  fît  le 
moindre  mouvement  pour  s'y  opposer.  Il  fal- 
lut de  ce  camp  détacher  le  général  Polentz 
avec  1000  chevaux  et  3  bataillons,  pour  cou- 
vrir la  nouvelle  Marche  et  l'Oder  contre  un 
corps  de  6000  ulans  que  le  roi  de  Pologne 
avoit  levé,  et  qu'il  vouloit  attirer  en  Saxe, 
pour  y  joindre  ses  autres  troupes  j  les  autres 
détachemens  rentrèrent  dans  l'armée  et  Mr 
Du  Moulin  en  couvrit  la  gauche. 

Il  se  fit  ce  jôur-là  un  feu  de  joie  dans  l'ar- 
mée autrichienne,  pour  célébrer  l'élection  du 
grand  Duc  ;  le  nom  d'armée  impériale  réjouis- 
soit  les  officiers  qui  la  composoient  ;  deux  j  ours 
se  passèrent  en  festins ,  où  le  vin  ne  fut  pas 
épargné.  Peut-être  auroit-ce  été  le  moment 
d'attaquer^  mais  le  Roi  ne  voulut  point  s'écar- 
ter de  son  plan  de  campagne.  Il  résolut  donc 
de  transporter  son  camp  à  Staudentz^  le  che- 
min qui  y  conduit,  passe  par  une  vallée  bor- 


CHAPITRE       XIII,  245 

dée  de  bois  et  de  montagnes  qui  tiennent  à  la 
forêt  de  Silva.  Franquini  s'embusqua  auprès 
du  village  de  Liebenthal,  sur  le  chemin  où  la 
seconde  colonne  devoitpass^r.  Le  prince  Léo- 
pold,  qui  la  conduisoit,  détacha  quelques  ba- 
taillons,  qui  traquèrent  le  bois,  en  même- 
temps  que  Mr  de  Malachowsky ,  à  la  tête  de 
quelques  centaines  de  housards,  grimpant  sur 
ces  rochers  escarpés,  aida  l'infanterie  à  chasser 
ce  partisan  de  son  embuscade:  cette  action, 
la  plus  hardie  que  la  cavalerie  puisse  entre- 
prendre, combla  Mr  de  Malachowsky  de  gloire. 
Il  eut  cependant  Qo  hommes  de  tués  et  40  de 
blessés  dans  cette  affaire.  L'armée  n'entra  que 
sur  le  tard  dans  le  camp  de  Staudentz.  Mr  de 
Lehwald  avec  son  corps  occupa  Starckstadt, 
et  Mr  Du  Moulin  se  rendit  à  Trautenau  avec 
son  détachement,  pour  couvrir  les  convois  qui 
venoient  de  la  Silésie.  Les  Prussiens  embras- 
soient  ainsi  toute  la  chaîne  des  montagnes  qui 
côtoient  les  frontières  de  la  Silésie  depuis  Trau- 
tenau vers  Braunau^  cette  partie  fut  radicale- 
ment fourragée,  et  l'ennemi  n'auroit  pas  été 
en  état  d'y  subsister  pendant  l'hiver.  Cela  for- 
moit  une  barrière  qui  mettoit  jusqu'au  prin- 

Q3 


24t>    HISTOIUE    BE   MOIT  TEMPS. 

temps  prochain  la  Silésie  à  couvert  d'incur- 
sions. Les  fourrages  se  faisoient  toutefois  avec 
bien  plus  de  difficulté  que  dans  les  plaines  , 
par  la  nature  du  terrain  coupé  et  difficile  qui 
environnoit  le  camp;  afin  de  ne  point  exposer 
les  troupes  à  quelque  affront,  il  falloitdes  con- 
vois de  3ooo  chevaux  et  de  7  à.  8000  hommes 
d'infanterie  pour  couvrir  les  fourrageurs;  cha- 
que botte  de  paille  coûtoit  un  combat.  Mo- 
ratz,  Trenck,  Nadasti,  Franquini  étoienttous 
les  jours  aux  champs;  enfin  c'étoit  une  école 
pour  la  petite  guerre.  De  tous  les  officiers  au- 
trichiens Franquini  étoit  celui  qui  avoit  la 
connoissance  la  plus  exacte  des  chemins  qui 
vont  de  Bohème  en  Silésie;  il  attaqua  avec 
4000  pandours  entre  Schatzlar  et  Trautenau 
un  convoi  de  farine  escorté  par  3oo  fantassins. 
Le  jeune  Moellendorff",  aide  de  camp  du  Roi, 
conduisoit  ce  convoi;  il  soutint  tous  les  efforts 
des  ennemis,  et  s'empara  d'un  cirnetiére  qui 
dominoitledéhlé,  d'où  il  protégea  les  chariots 
et  se  défendit  durant  trois  heures  jusqu'à  l'ar- 
rivée du  secours  de  Du  Moulin,  qui  le  déga- 
gea entièrement.  Les  ennemis  laissèrent  40 
p:iorts  sur  la  place  :  la  perte  de  l'escorte  fut 


CHAPITRE       XII  I.  247 

légère,  à  cela  près  que  Franquini  détala  une 
trentaine  de  chariots,  dont  il  emmena  les  che- 
vaux. Quoique  ces  petites  actions  ne  soient 
que  des  bagatelles,  elles  font  trop  d'honneur  à 
la  nation  et  à  ceux  qui  y  ont  eu  part ,  pour 
laisser  ensevelir  dans  l'oubli  ce  qui  peut  deve- 
nir un  germe  d'émulation  pour  la  postérité, 
C'étoient  chaque  jour  de  nouvelles  entrepri- 
ses de  la  part  de  l'ennemi  •  ayant  la  faveur  du 
pays  5  il  étoit  instruit  que  le  dépôt  des  vivres 
et  la  boulangerie  de  l'armée  étoient  établis  à 
Trautenau,  et  cette  connoissance  lui  suffit 
pour  faire  mettre  le  feu  aux  quatre  coins  de 
cette  malheureuse  ville;  en  trois  heures  de 
temps  toutes  les  maisons  ne  firent  plus  qu'un 
monceau  de  cendres.  Comme  on  avoit  eu  la 
précaution  de  placer  les  tonneaux  de  farine 
dans  des  caves  bien  voûtées ,  il  n'y  eut  de  perdu 
que  quelques  chariots  de  bagage  que  les  flam- 
mes consumèrent.  Cette  action  inhumaine  re- 
tomba sur  ses  auteurs ,  etl'ïmpératrice-reine, 
au  lieu  d'y  gagner,  eut  en  Bohème  une  ville 
de  plus  de  ruinée. 

Ces  tentatives  n'étoient  que  le  prélude  de 
ce  que  la  cour  de  Vienne  et  ses  généraux  mé- 

Q4 


248       IIISTOIJRE  DE  MON  TEMPS. 

xlitoient  depuis    long-temps   d'exécuter.    Lé 
prince  de  Lorraine  voyoitqueles  Prussiens  se 
préparoient  à  quitter  la  Bohème;  il  les  suivit 
et  vint  se  camper  à  Koenigssaal ,  pour  les  ob- 
server   de  plus  près.  Le  camp   de  Staudentz 
n'avoit  pas  été  pris  selon  toutes  les  règles  de 
l'art.  Le  Roi  avoit  afïoibii   son  armée  par  ses 
détachemens,  et  il  ne  lui  restoit  pas  assçz  de 
troupes  pour   remplir  l'espace   qu'il  avoit  à 
garnir.  Mr  de  Nassau  étpit  dans  la  haute  Silésie, 
Mr  de  Polentz  dans  la  nouvelle  Marche,  Mr  Du 
Moulin  à  Trautenau,  lequel,  depuis  que  Fran- 
quini  avoit  fait  quelques  tentatives  sur  Schatz- 
lar,  obligé  d'y  marcher,  fut  relevé  par  Mr  de 
Lehwald  à  Trautenau  :  il  ne  restoit  après  tous 
ces    détachemens   que    18,000    hommes  dans 
l'armée  que  le  Roi  commandoit  ^  de  sorte  qu'ils 
n'occupoient  pas  tout  le  terrain  que  le  caprice 
de  la  nature  avoit  formé  pour  une  plus  nom- 
breuse armée.   Ce  corps  dominoit  en  certains 
endroits  les  hauteurs  voisines  ;  mais  la  droite 
étoit  entièrement  dominée  par  un  monticule 
que  la  foiblesse  de  l'armée  ne  permettoit  pas 
^'occuper;    cependant    on   avoit    placé    des 
gardes  de  cavalerie  et  des  corps  de  hqusards 
sur  ces  fauteurs,  pour  en  être  maître  en  cas  de 


CHAPITRE      XIII.  249 

besoin.  La  cavalerie  à  la  vérité  ne  pouvoit 
guère  aller  à  la  découverte  au  delà  d'un  demi- 
mille,  à  cause  des  bois  ,  des  défilés  et  des  gor- 
ges des  montagnes;  l'ennemi  en  revanche  en- 
voyoit  tous  les  jours  des  partis  de  4  à  5oo  che- 
vaux, qui  rodoient  autour  du  camp  prussien; 
ils  défiloient,  alloient  et  venoient  le  long  de. 
la  forêt  de  Silva,  en  tirant  vers  Marchendorf, 
où  Franquini  avoit  son  petit  camp.  L'armée 
autrichienne  n'étoit  qu'aune  marche  de  celle 
du  Roi,  ce  qui  fit  appréhender  à  celui-ci  que 
le  dessein  du  prince  de  Lorraine  ne  fût  de  ga- 
gner Trautenau  avant  lui.  Pour  prévenir  l'en- 
nemi, qui  ciuroit  par  là  coupé  son  corps  de  la 
Silésie ,  le  Roi  résolut  de  se  mettre  en  marche 
le  lendemain;  mais  pour  être  préalablement 
mieux  informé  des  mouvemens  des  Autri- 
chiens ,  il  fit  partir  sur  le  champ  un  détache- 
ment de  Qooo  chevaux  commandés  par  le  gé- 
néral Katzler,  pour  aller  à  la  découverte  sur 
les  chemins  d'Arnau  et  de  Koenigssaal,  avec 
ordre  de  faire  des  prisonniers  et  de  prendre 
des  paysans  des  environs,  aftn  d'avoir  des  nou- 
velles de  ce  qui  se  passoit  dans  le  camp  du 
prince  de  Lorraine.  Mr  de  Katzler  s'ayança  avec 


25o    HISTOIRE    I>E    MON    TEMPS. 

sa  troupe,  et  se  trouva,  sans  le  savoir,  entre 
deux  colonnes  d'Autrichiens  qui  se  glissoient 
dans  les  forêts  pour  lui  dérober  la  connoissance 
de  leur  marche j  il  apperçut  devant  lui  un 
grand  nombre  de  troupes  légères ,  et  un  corps 
de  cavalerie,  de  beaucoup  supérieur  au  sien, 
qui  les  suivoit-  sur  quoi  il  se  replia  en  bon  or- 
dre sur  le  champ  et  rendit  compte  au  Roi  de 
ce  qu'il  avoit  vu;  mais  il  n'avoit  pasvugrand'- 
chose.  Les  troupes  reçurent  ordre  de  se  mettre 
en  marche  le  lendemain  à  lo  heures,  et  le  3o 
de  Septembre  àcj^uatre  heures  du  matin,  pen- 
dant que  le  Roi  avoit  auprès  de  lui  les  géné- 
raux du  jour  ,  pour  leur  dicter  la  disposition 
de  la  marche,  un  officier  vint  l'avertir  que  les 
grandes  gardes  de  la  droite  du  camp  décou- 
vroient  une  longue  ligne  de  cavalerie ,  et  qu'au- 
tant qu'on  en  pouvoit  juger  par  l'étendue  de 
la  poussière,  ce  devoit  être  toute  l'armée  en- 
nemie; quelques  officiers  vinrent  un  moment 
aprésTapporter  que  quelques  corps  autrichiens 
çommençoient  à  se  déployer  vis-à-vis  du  flanc 
droit  du  camp.  Sur  ces  nouvelles  les  troupes 
reçurent  ordre  de  prendre  incessamment  les 
armes,  et  le  Roi  se  rendit  auprès  des  grandes 


CHAPITRE      XII  I.  î^5l 

gardes,  pour  juger  par  ses  propres  yeux  de  l'é- 
tat des  choses  et  du  parti  qu'il  y  avoit  à  pren- 
dre. Il  fout  5  pour  se  faire  une  juste  idée  de  la 
bataille  de  Sorr,  se  représenter  exactement  le 
terrain  sur  lequel  elle  se  donna.  Dans  la  posi- 
tion où  étoit  l'armée  avant  la  bataille  ,  sa  droite 
s'appuyoit  à  lui  petit  bois  gardé  par  un  batail- 
lon de  î^renadiers,  et  le  village  de  Burckersdorf 
étoit  sur  le  flanc  droit,  prenant  de  Prusenitz 
au  chemin  de  Trautenau  ;  il  n'étoit  point  oc- 
cupé ,  parce  qu'il  est  situé  dans  un  fond  et  que 
les  maisons  en  sont  isolées  ;  ce  fond  bas  règnoit 
depuis  le  front  j  usqu'à  l'extrémité  de  la  droite, 
etséparoitle  campd'upe  hauteur  assez  élevée, 
qui  s'étendoit  du  chemin  de  Burckersdorf  à 
Prusenitz,  et  sur  laquelle  on  avoit  placé  les 
housards  et  les  gardes  du  camp.  Le  front  de 
l'armée  étoit  couvert  par  le  village  de  Stau- 
dentz,  au  delà,  duquel  règnoit  des  montagnes 
et  des  bois  qui  tenoient  au  royaume  de  Silva, 
La  gauche  de  la  petite  armée  étoit  appuyée 
à  un  ravin  impraticable.  Deux  chemins  me- 
n  oient  du  camp  à  Trautenau;  l'un  parla  droite 
du  camp,  laissant  Burckersdorf  à  gauche,  pas- 
soit  par  un  petit  défilé  et  conduisoit  ensuite 


232    HISTOIRE    DE    MON    TEMPS. 

par  une  plaine  unie  à  Trautenau,*  l'autre  par- 
toit  de  la  gauche  de  l'armée,  passoit  par  une 
vallée  pleine  de  défilés  et  par  le  village  de  Ru- 
dersdorf,  menant  à  Trautenau  plutôt  par  des 
Bentiers  que  par  une  route  battue.  Lorsque  le 
Roi  arriva  à  ses  grandes  gardes,  il  vit  que  les 
autrichiens  comm.ençoient  à  se  former ,  et  il 
jugea  qu'il  seroit  plus  téméraire  de  se  retirer 
à  travers  des   défilés  devant  une  armée  qu'il 
avoit  si  prés  de  lui,  que  de  l'attaquer  malgré 
la  prodigieuse  infériorité  du  nombre.  Le  prince 
de  Lorraine  avoit  bien  compté  que  le  Roi  pren- 
droit  le  parti  de  la  retraite,  et  c'étoit  sur  quoi  il 
avoit  fait  sa  disposition;  il  vouloit  engager  une 
affaire  d'arrière-garde,  et  il  est  sûr  que  celle-là 
lui  auroit  réu&si.  Mais  le  Roi  prit  sans  balancer 
le  parti  de  l'attaquer,  parce  qu'il  auroit  étéplus 
glorieux  d'être  écrasé  en  vendant  chèrement 
sa  vie,  que  dépérir  dans  une  retraite  qui  auroit 
assurément  dégénéré  en  fuite  ignominieuse. 

Quelque  danger  qu'il  y  ait  à  manoeuvrer 
en  présence  d'un  ennemi  déjà  rangé  en  battail- 
le ,  les  Prussiens  passèrent  par-dessus  ces  règles 
et  firent  un  quart  de  conversion  à  droite  pour 
présenterun  front  parallèle  à  celui  de  l'ennemi- 


\ 


CHAPITRE       XII  I.  2  53 


cette  manoeuvre  délicate  se  fit  avec  un  ordre 
et  une  célérité  inconcevable  ;  mais  les  Prus- 
siens ne  se  présentèrent  que  sur  une  ligne  vis- 
à-vis  des  Autrichiens ,  qui    étoient  sur   trois 
lignes  de  profondeur;  il  fallut  même  que  ce 
déploiement  s'exécutât  sous  le  feu  de  q8  pièces 
de  canon  que  les  ennemis  avoient  disposées 
en  deux  batteries,   et  d'un  bon  nombre  de 
grenades  royales  qu'ils  jetoient  parmi  la  cava- 
lerie. Mais  rien  ne  déconcerta  les  Prussiens  5 
aucun  soldat    ne  parut    craindre,  aucun  ne 
quitta  son  rang.  Quelque  diligence  que  l'on 
employât  à  se  former  ainsi  ,  la  droite  fut  ex- 
posée prés    d'une  demi-heure   au    canon    de 
l'ennemi,  avant  c^ue  la  gauche  fût  entièrement 
sortie  du  camp.  Alors  le  maréchal  deBudden- 
brock  reçut  ordre  d'attaquer  avec  la  cavalerie  ; 
ce  qu'il  exécuta  sans  balancer.  Les  Autrichiens 
avoient  mal  choisi  leur  terrain;   la  cavalerie 
avoit  upe  espèce  de  précipice  derrière  elle  ; 
elle  étoit  sur  trois  lignes,  auxquelles  le  terrain 
étroit  n'avoit  pas  permis  de  donner  une   dis- 
tance   convenable;   à  peine   y  avoit-il  entre 
chaque  ligne  vingt  pas  d'intervalle:  ils  tirèrent 
de  la  carabine  selon  leur  usage  5  mais  n'eurent 


254   HISTOÎUE   DÉ   MON  TEMPS. 

pas  le  temps  de  mettre  l'épée  à  la  main^ 
ayant  été  culbutés  en  partie  dans  le  fond  qu'ils 
avoient  derrière  eux  et  en  partie  jetés  sur  leur 
propre  infanterie.  Cela  deVoit  arriver;  car  la 
première  ligne  renversée  devoit  nécessaire- 
ment sejeter  sur  la  seconde,  celle-là  sur  la  troi- 
sième,et  il  n*y  avoit  jpoint  d'espace  où  ces  corps, 
qui  faisoient  5o  escadrons ,  pussent  se  réformer. 
La  première  brigade  de  l'infanterie  de  la  droite 
des  Prussiens ,  animée  par  ce  succès  ,  se  hâta 
trop  d'attaquer  ces  batteries  des  Autrichiens 
dont  nous  avons  parlé;  q8  canons  chargés  à 
mitraille  éclaircirent  dans  un  moment  les  rangs 
des  assaillans  et  les  firent  plier  :  5  bataillons 
dans  lesquels  consistoit  la  réserve,  arrivèrent 
fort  à  propos;  ceux  qui  avoient  été  repoussés 
se  réformèrent  auprès  d'eux,  et  d'un  effort 
commun  ces  lo  bataillons  emportèrent  la  bat- 
terie. Mr  deBonin,  lieutenant  général,  etMr 
de  Geist,  colonel,  eurent  la  principale  part  à 
cette  belle  action.  Alors  on  apperçut  une  gros-- 
se  colonne  d'ennemis  qui  venoit  de  leur  droite 
et  qui  descendoit  des  hauteurs  pour  s'emparer 
dé  Burckersdorf  ;  le  Roi  les  prévint  en  bor- 
dant ce  village  d'un  bataillon  de  Kalckstein. 


CHAPITRÉ        XI  II.         253 

On  mit  le  feu  aux  maisons  les  plus  écartées 
vers  la  gauche ,  pour  couvrir  ce  bataillon  , 
pendant  que  l'infanterie  de  la  gauche  se  for- 
moit  derrière;  ce  bataillon  tira  par  pelotons 
contre  l'ennemi  comme  il  eût  fait  dans  une 
place  d'exercice ,  et  la  colonne  se  retira  en 
fuyant-  La  cavalerie  de  la  droite  des  Prussiens 
devenoit  dès-lors  inutile  à  l'endroit  où  elle 
étoit.  Ce  précipice  dans  lequel  elle  avoit  jeté 
lés  Autrichiens,  prenoit  depuis  le  chemin  de 
Trautenau  et  alloit  en  diminuant  toujours  de 
largeur  vers  le  centre  des  Prussiens,: mais  en 
tirant  vers  le  village  deSorr ,  qui  étoit  en  avant. 
On  laissa  donc  les  cuirassiers  de  Buddenbrock 
et  quelques  housards  pour  suivre  l'infanterie 
en  seconde  ligne.  Lesgendarmes 5  Prusse,  Rot- 
tembourget  Kiau,  qui  faisoient  Qo  escadrons, 
furent  envoyés  à  la  gauche  de  l'armée,  pour  y 
renforcer  cette  aile,  tandis  que  l'infanterie  de 
la  droite  prenoit  celle  de  l'ennemi  en  flanc,  et 
la  menoit  battant  devant  elle  en  la  faisant  re- 
plier sur  la  droite  des  Impériaux.  Les  gardes, 
qui  étoient  au  centre  de  la  ligne,  conduites  par 
le  prince  Ferdinand  de  Bronswic ,  attaquèrent 
alors  une  hauteur  que  les  ennemis  tenoient 
encore;  elle  étoit  escarpée  et  chargée  de  bois; 


l56     HISTOIRE    DE    MON    TEMPS. 

elle  fut  emportée  cependant- et  ce  qu'il  y  avoit 
de  singulier,  c'est  que  le  prince  Louis  de  Brons- 
vvic  la  défendoit  contre  son  frère.  Le  prince 
Ferdinand  se  distingua  beaucoup  dans  cette 
occasion.  Le  terrain  du  combat  n'étoit  alterna- 
tivement que  fonds  et  hauteurs,  ce  qui  enga- 
geoit  sans  cesse  de  nouveaux  combats  j  caries 
Autrichiens  tâchoient  de  se  rallier  sur  ces  hau- 
teurs •  mais  repoussés  à  plusieurs  reprises,  la' 
confusion  devint  générale  et  à  la  retraite  succé- 
da  la  fuite.  Toute  la  campagne  étoit  couverte 
de  soldats  débandés;  cavaliers  et  fantassins  ^ 
tout  étoit  mêlé.  Tandis  que  l'armée  prussienne 
victorieuse  poursuivoit  à  grands  pas  les  vain- 
cus, les  cuirassiers  de  Bornstaedt,  qui  combat- 
toient  à  la  gauche,  enveloppèrent  le  régiment 
de  Damnitz  et  un  bataillon  de  Collowrat,  pri- 
rent lo  drapeaux  et  firent  7000  prisonniers.  Le      I 
reste  de  la  cavalerie  de  la  gauche  ne  put  attein- 
dre la  cavalerie  autrichienne,  qui  évita  de  s'en- 
gager, et  se  retira  en  assez  bon  ordre  dans  la  forêt 
de  Silva.  Le  Roi  arrêta  la  poursuite  au  village 
de  Sorr ,  dont  la  bataille  porte  le  nom  ;  derrière 
ce  village  est  la  forêt  de  Silva  dont  nous  avons 
tant  parlé;  il  ne  falloit  pas  y  suivre  l'ennemi; 

ç'auroit 


C  H  A  P  I  T  p.  È      XIII.  ^55^ 

Ç*aurolt  été  risquer  mal  à  propos  et  sans  né-^ 
c'essité  de  perdre  tous  les  avantagesqu'onvfiiioit 
d'obtenir  :  c'étoit  bien  assez  qu'un  corps  de 
18,000  hommes  en  eût  battu  au  delà  de 
4O5OO03  etmiêmeiln'y  avoit  rien  à  gagner  en 
se  hasardant  d'aller  plus  loin.  Les  vainqueurs 
perdirent  le  prince  Albert  de  Bronswâc-  le  gé- 
néral Blanckensée;  lescolonelsBrédo^v,  Blan- 
ckenbourg,  DohnajLedebourjles  lieutenaris- 
colonels  Lange  et  Wédel  des  p-ardes  et  1000 
soldats:  victimes  illustres  oui  sacrifièrent  leur 
vie  pour  le  salut  de  l'état.  On  comptoitquè  le 
nombre  des  blessés  iTiontoit  à  qooo.  Lés  vain- 
cus perdirent  22  canons,  lo  drapeaux,  2  éten- 
dards, 3o  officiers  et  qooo  soldats  qui  furent 
faits  prisonniers. Le  prince  Léopbld  se  distingua 
dans  cette  journée,  et  surtout  le  maréchal  de 
Buddenbrock  et  le  général  Goltz ,  qui  avec 
douze  escadrons  eh  battirent  cinquante.  Si 
cette  bataille  ne  fut  pas  aussi  décisive  que  cells 
de  Friedberg,  il  fauts'en prendre  au  terrain  ou 
elle  se  donna.  L'ennemi  qui  fuit  dans  une 
plaine  5  doit  souffrir  des  pertes  considérables  5 
celui  c|ui  a  le  dessous  dans  un  pays  montueux, 
est  à  l'abri  de  la  cavalerie^  qui  ne  peut  l'en- 
Tome  IL  R 


258     HISTOIRE    DE    MON    TEMPS* 

tamer  considérablement  j  et  quelque  petit  que 
soit  le  nombre  de  ceux  qui  se  rallient  sur  la 
crête  des  hauteurs ,  ce  nombre  est  suffisant 
pour  rallentir  la  poursuite  du  vainqueur. 

Le  projet  de  cette  bataille,  conçu  par  le 
prince  de  Lorraine,  oupar Franquini,  auquel 
d'autres  l'attribuent,  étoit  beau  et  bienimaginé. 
Leposte  des  Prussiens  étoitsanscontreditmau- 
vais  ;  l'on  ne  peut  les  excuser  de  n'avoir  pensé 
qu'à  leur  front  et  d'avoir  négligé  leur  droite, 
qui  étoit  dans  un  fond  dominé  par  une  hauteur 
éloignée  de  mille  pas  seulement.  Mais  si  les 
Autrichiens  savoient imaginer, ils  n'avoientpas 
le  talent  de  l'exécution  :  voici  les  fautes  qu'ils 
commirent.  Le  prince  de  Lorraine  auroit  dû 
former  sa  cavalerie  de  la  gauche  devant  le  che- 
min  de  Trautenau  et  à  dos  du  camp  prussien; 
en  barrant  ce  chemin,  l'armée  du  Roi  n'avoit 
ni  terrain  pour  se  former , ni  moyen  d'appuyer 
sa  droite.  Le  prince  de  Lorraine  pouvoit  aussi 
en  arrivant  sur  le  terrain  lâcher  cette  cavalerie 
pour  donner  à  bride  abattue  dans  le  camp 
prussien.  Le  soldat  n'auroit  eu  le  temps  ni  de 
courir  aux  armes,  ni  de  se  former,  ni  de  se 
défendre  5  ç'auroit  été  se  procurer  une  victoire 


CHAPITRE      XIII.  259 

certaine.  On  dit  que  Mr  d'Aremberg  avoit  égâ^ 
ré  sa  colonne  pendant  la  nuit,  et  qu'il  s'étoit 
formé  à  rebours,  le  dos  tourné  Vers  le  camp  du 
Roi:  cela  ressemble  assez  au  duc  d'Aremberg, 
et  c'est,  dit-on,  ce  qui  fit  perdre  du  temps  au 
prince  de  Lorraine^  qui  s'occupa  long-temps  à 
réparer  ce  désordre.  Mais  lorsque  les  Prussiens 
commencèrent  à  se  présenter  sur  le  champ 
de  bataille,  qui  enipechoit  alors  le  prince  de 
Lorraine  de  les  faire  attaquer  tout  de  suite  avec 
sa  cavalerie?  Cette  gauche  auroit  fondu  d'une 
hauteur  sur  des  troupes  occupées  à  se  former^ 
et  sur  d'autres  qui  défiloient  encore»  On  trou- 
voit  que  le  Roi  n'avoit  pas  commis  moins  de 
fautes  que  son  adversaire.  On  lui  reprochoit 
surtout  de  s'être  mis  par  le  choix  d'un  mauvais 
poste  dans  la  nécessité  de  combattre,  au  lieu 
qu'un  général  habile  ne  doit  se  battre  que  lors- 
qu'il le  juge  à  propos*  On  disoit  qu'au  moins 
le  Roi  auroit  dû  être  averti  de  la  marche  des 
Autrichiens*  Il répondoit  à.  cette  accusation, 
que  l'ennemi  lui  étant  de  beaucoup  supérieur 
en  troupes  légères^  il  ne  pouvoit  aventurer  fort 
loin  les  5oo  housards  qui  lui  restoient  après 
tous  les  détachemens  qu'il  venoit  de  faire. 

R  2         * 


260   HISTOIRE   DE   MON  TEMPS.' 

Mais,  objectoit-on,  il  ne  falloit  pas  tant  faire 
de  détachemens  et  s'afFoiblir  si  fort  vis-à-vis 
d'une  armée  supérieure.  Il  répondoit  que  le 
corps  de  Gessler  et  de  Polentz  qui  alla  joindre 
le  Prince  d'Anhaltjpouvoit  être  regardé  comme 
faisant  l'équivalent  des  Saxons  qui  s'en  retour- 
iièrent  chez  eux  ;  que  le  détachement  du 
général  de  Nassau  avoit  été  nécessaire  pour 
pouvoir  tirer  de  la  Silésie  ses  subsistances,  qui  , 
auroient  manqué  tout-à-fait  si  les  Hongrois 
qui  infestoient  tout  ce  duché  ,  n'en  eussent  ' 
été  chassés;  que  les  détachemens  de  Du  Mou- 
lin et  de  Lehvvald  avoient  été  indispensables 
dans  les  gorges  des  montagnes ,  qu'il  falloit 
garder,  ou  risquer  d'être  affamé  par  l'ennemi. 
On  n'avoit  qu^autant  de  chevaux  qu  il  en  fal- 
loit pour  amener,  à  chaque  transport,  de  la  fa- 
rine pour  cinq  jours.  Si  un  de  ces  convois  eût 
manqué,  l'armée  auroit  été  sans  pain  et  sans 
subsistances.  On  disoit  que  le  Roi  auroit  dû  se 
retirer  en  Silésie  plutôt  que  de  hasarder  une 
bataille  en  Bohème  ;  mais  le  Roi  étoit  dans  l'i- 
dée qu'une  bataille  perdue  en  Bohème  étoit 
de  moindre  conséquence  qu'une  bataille  per- 
due en  Silésie  ;  et  d'ailleurs  une  retraite  pré- 


CHAPITRE      XIII.  261 

cipitée  auroit  indubitablement  attiré  la  guerre 
dans  ce  duché.  Ajoutez  à  cela  que  l'on  consom- 
moit  en  Bohème  les  subsistances  de  l'ennemi, 
et  qu'en  Silésie  on  auroit  consomiTié  les  sien- 
nes 5  mais  nous  laissons  au  lecteur  la  liberté  de 
peser  ces  raisons  et  d'en  juger.  On  ne  peut  at- 
tribuer le  gain  de  cette  bataille  qu'au  terrain 
étroit  par  lequel  le  prince  de  Lorraine  vint  at- 
taquer le  Roi  ;  ce  terrain  ôtoit  àl'erînemi  l'avan- 
tage de  la  supériorité  du  nombre.  Les  Prussiens 
purent  lui  opposer  un  front  aussi  large  que  ce- 
lui qu'il  leur  présentoit.  La  multitude  des  sol- 
dats devenoit  inutile  au  prince  de  Lorraine, 
parce  que  ses  trois  lignes,  presque  saris  dis- 
tance, pressées  les  unes  sur  les  autres,  n'avoient 
pas  la  facilité  de  combattre,  et  que  la  confu- 
sion s'y  mettant  une  fois,  elle  rendoit  le  mal 
irrémédiable.  Mais  heureusement  pour  la 
Prusse,  la  valeur  des  troupes  répara  les  fautes 
de  leur  chef  et  punit  les  ennemis  des  leurs. 

Pendant  que  les  deux  armées  se  battoient, 
les  housards  impériaux  pilloient le  camp  prus- 
sien ,  la  gauche  et  le  centre  n'ayant  pas  eu  le 
temps  d'abattre  les  tentes.  Nadasti  et  Trenck 
s'en  prévalurent;   le  Roi  et  beaucoup  d'offi- 

R  3 


^Gi    HISTOIRE   DE    MON    TEMPg; 

eiers  y  perdirent  tous  leurs  équipages  ;  les  se-^ 
erétalres  du  Roi  furent  même  pris  ,  et  ils  eu- 
rent la  présence  d'esprit  de  déchirer  tous  leurs 
papiers,   Mais  comment  penser    à  ces   baga- 
telles,  lorsque  l'esprit    est  occupé   des   plus 
grands  objets  d'intérêt,  devant  lesquels  tous 
les  autres  doivent  se  taire,  de  la  gloire  et  du 
salut  de  l'état?    Mr    de  Lehwald  ,   attiré  par 
le  bruit  du  combat,  vint  encore  à  temps  pour 
sauver  les  équipages,  de  la  droite  et  mettre  fin 
aux  cruautés  affreuses  que  ces  troupes  de  Hon- 
grois effrénés  et  sans  discipline  exerçoient  sur 
quelques  malades  et  sur  des  femmes  qui  étoient 
restés  dans  le  camp.  De  telles   actions  révol- 
tent l'humanité   et  couvrent  d'infamie  ceux 
qui  les  font  ou  qui  les  tolèrent.  Il  faut  dire  à 
la  louange  du  soldatprussien  qu'il  est  vaillant 
sans  être  cruel,  et  qu'on  l'a  souvent  vu  donner 
des  preuves  d'une  grandeur  d'ame  qu'on    ne 
doit  pas  attendre  de  gens  de  basse  condition. 
La  postérité  sera  peut-être  surprise  qu'une 
armée,  victorieuse  dans  deuxbatailles  rangées, 
se  retire  devant  Tarmée  vaincue  et  ne  recueille 
aucun  fruit  de  ses  triomphes.  Les  montagnes 
qui  entourent  la  Bohème,  les  gorges  qui  la  se-  , 


CHAPITRE      XII  I.        263 

parent  de  la  Silésie ,  la  difficulté  de  nourrir  les 
troupes  5  lasupériorité  de  l'ennemi  en  troupes 
légères  ,  et  enfin  raiïoiblissement  de  l'armée, 
fournissent  la  solution  de  ce  problème.  Sup- 
posé que  le  Roi  eût  voulu  établir  ses  quartiers 
d'hiver  dans  ce  royaume,  voici  les  difficultés 
qui  se  présentoient  :  tout  le  pays  étoit  entière- 
ment fourragé  5  on  trouve  dans  ces  contrées 
peu  de  villes,  encore  sont-elles  petites  et  ont- 
elles  la  plupart  de  mauvaises  murailles  ;  il  auroit 
fallu,  pour  la  sûreté,  y  entasser  les  soldats  les 
uns  sur  les  autres,  ce  qui  auroit  ruiné  l'armée 
par  des  maladies  contagieuses  ;  à  peine  avoit- 
on  des  chariots  pour  les  farines,  comment  en 
auroit-on  trouvé  pour  amener  le  fourrage  à  la 
cavalerie?  Mais  en  quittant  la  Bohême  le  Roi 
pouvoit  remonter ,  recruter,  équiper  les  trou- 
pes 5  les  mettre  dans  l'abondance  et  leur  don- 
ner du  repos,  pour  s'en  servir  s'il  le  falloit  le 
printemps  prochain;  outre  qu'il  paroissoitpro- 
bable  qu'après  la  bataille  de  Sorr  l'Impératrice- 
reine  seroit  plus  disposée  qu'auparavant  à  l'ac- 
cession au   traité  de  Hanovre. 

Après  avoir  campé  par  honneur  cinq  jours 
sur  le  champ  de  bataille  de  Sorr,  le  Roi  rame- 

R  4 


2D4    HISTOIRE    DE    IMON    TEMPS. 

na  se  s  troupes  àTraiitenau.  Le  prince  de  Loiv 
raine  étoit  encore  à  Ertina,  prêt  à  retourner  a 
Koenigs:^raetzaubruit  de  l'approche  des  Prus- 
siens.  On  apprit  d,ai]s  ce  camp  que  Mr  de  Nas- 
sau avait  b,attu,  le  jour  de  la  bataille  de  Sorr  , 
un  corps  de  Tîongrois  auprès  de  Léobschutz 
et  qu'il  avoit  fait  i  70  prisonniers,  Mr  de  Fou- 
quet  avoit  aussi  trouvé  moyen  d'enlever  400 
housard^  entre  Grniichet  Habelschwerdt,  qui 
furep,t  conduits  à  Glaîz.  Mr  Warneri ,  qui 
étoit  avec  3oo  chevaux  à  Landshut,  ayant  ap- 
pris qu'un  nouveau  régiraent hongrois  de  Léo- 
pold  Palfy  ayoi!;  marché  à  Boehm.isch-Fried- 
landj  les  tourna  5  les  surprit  et  ramena  de  son 
e^spédition  8  officiers  etiz]  0  soldatsprisonniers; 
inais  comme  l'infortune  se  mêle  souvent  au 
boyihciir  2  Mr  de  Cliazot,  du  corps  lie  Du 
Moulin,  ne  fut  pas  si  heureux  dans  son  entre- 
prise sur  Marchendorf^  il  fut  attaqué  et  battu 
par  l'eunerai  et  perdit  80  hommes.  Après  que 
l'armée  eutachevé  de  consumer  lessubsistances 
î^es  environs  de  Trautenau,  elle  se  prépara  à 
retourner  en  Silésie  pr^r  le  chemin  de  Schatz- 
lar.  De  toutes  les  gorges  et  de  tous  les  déhlés. 
^e  la  Bohème  ,  les  plus  mauvais  se  trouvçmt 


CHAPITRE      XIII.  265 

sur  ce  chemin  :  soit  qu'on  avance,  soit  qu'on 
recule,  il  faut  user  de  toutes  les  précautions 
possibles  pour  y  mener  les  troupes  avec  sure- 
té.  Le  petitruisseau  deTrautenbach  couloit  en 
ligne  parallèle  derrière  le  camp  du  Roi  ;  des 
rochers  et  des  forêts  formoient  l'autre  bord. 
Le  14  d'Octobre  les  bagages  prirent  les  devans 
sous  bonne  escorte,  pour  rendre  la  marche 
plus  facile.  On  posta  le  i5  cinq  bataillons  sur 
les  montagnes,  po  ur  protéger  la  retraite  de  l'ar- 
mée et  lui  servir  ensuite  d'arrière-earde.  L'ar- 
mée  décampa  le  16  •  elle  marcha  sur  2  colon- 
nes. Le  prince  Léopold.,  qui  conduisoit  celle 
de  la  gauche  qui  passa  par  Trautenbach,  arriva 
en  Silésie  sans  avdir  vu  d'ennemis.  La  colonne 
de  la  droite,  dont  le  Roi  s'étoit  chargé,  fut 
précédée  par  la  cavalerie;  l'infanterie  passa  le 
ruisseau,  avant  queFranquini ,  Nadasti ,  Mo- 
ratz,  Sec.  fussent  avertis  de  la  marche  des  Prus- 
siens; ils  accoururent  ensuite  avec  7  ou  8000 
hommes.  Quoique  toutes  les  hauteurs  fussent 
garnies  d  infanterie,  le  progrès  de  la  marche 
obligeait  successivement  l'arrière-garde  à  les 
quitter;  les  pandours  profitoient  alors  de  ces 
niêmes  hauteurs  abandonnées,  pour  faire  feu 


266    HISTOIRE    DE   MON    TEMPSJ 

sur  rarrière-garde.  Cette  tiraillerie  dura  depuis 
huit  heures  dumatinjusqu'à  six  heures  du  soir; 
ils  tuèrent  un  capitaine  et  3o  hommes ,  et  en 
blessèrent  environ  80.  Tout  le  corps  de  Du 
Moulin  avoit  été  employé  à  couvrir  le  dernier 
délilé  qui  mène  à  Schatzlar  par  une  vallée.  Ce 
corps  arrêta  l'ennemi,  auquel  une  attaque  de 
cavalerie  que  la  petite  plaine  de  Schatzlar  per- 
mit de  faire,  causa  une  perte  de  3oo  hommes  ; 
il  se  mit  à  l'écart,  et  Mr  Du  Moulin  défilant  à 
sa  droite  passa  parles  Rehberge  et  entra  dans 
le  camp  par  la  route  que  le  Roi  lui  avoit  mé- 
nagée. L'armée  séjourna  à  Schatzlar  jusqu'au 
T9 ,  qu'elle  vint  camper  à  Liebau  sur  le  terri- 
toire de  la  Silésie.  Le  corps  de  Du  Moulin  fut 
destiné  à  former  un  cordon  le  long  des  frontiè- 
res. Le  reste  de  l'armée  entra  en  quartiers  de 
cantonnement  entre  Ronstock  et  Schweidnitz  ; 
elle  pouvoit  se  rassembler  en  six  heures  de 
temps  et  se  trouvoit  au  large  par  la  quantité 
de  villes  et  de  villages  qu'ily  adans  cettee  con- 
trée florissante.  Ce  fut  là  que  le  Roi  attendit  la 
séparation  de  l'armée  autrichienne ,  avant  que 
de  prendre  des  quartiers  d'hiver.  Mr  de  Nassau, 
qui  vouloit  s'en  procurer  dans  la  haute  Silésie^ 


CHAPITRE      XIII.         267 

surprit  un  corps  de  Hongrois  à  Hastehim  et 
chassa  le  maréchal  Esterhazi  d'Oderberg  ;  les 
housards  de  Wartenberg,  qui  étoient  de  ce 
corps ,  se  distinguèrent  également  ;  ils  battirent 
les  dragons  de  Gotha,  leur  enlevèrent  un  éten- 
dard et  firent  111  prisonniers.  Après  cela  Mr  de 
Nassau  marcha  à  Ponubaet  les  Hongrois  s'en- 
fuirent  àTeschen  et  de  là  vers  Jablunka.  Mr 
de  Fpuquet ,  qui  ne  vouloit  pas  être  inutile  à 
Glatz,  fit  enlever  (^oo  housards  qui  s'étoient 
imprudemment  enfermés  dans  Nachod.  Cet 
habile  ofhcier  donna  des  marques  de  génie  et 
de  capacité  pendant  tout  le  cours  de  cette 
guerre.  Nous  nous  contenterons  de  dire  que 
quarante  partis  qui  sortirent  de  sa  garnison 
durant  cette  campagne  ,  enlevèrent  plus  de 
800  hommes  à  l'ennemi. 

Le  Roi  apprit  le  34  d'Octobre  que  le  prince 
de  Lorraine  avoit  séparé  son  armée  en  trois 
corps ^  il  supposa  que  c'étoit  dans  le  dessein 
de  les  étendre  dans  la  suite ,  parce  que  la  sai- 
son des  opérations  militaires  étoit  passée  :  il 
laissa  le  commandement  des  troupes  au  prince 
Léopold,  en  lui  enjoignant  de  ne  lespointsépa- 
rer  davantage,  avant  d'en  avoir  reçu  les  ordres. 


26S    HISTOIRE    DE    MON   TEMPS. 

Le  Roi  partit  pour  Berlin,  où  sa  présence 
devenoit  nécessaire,  tant  pour  réchauffer  les 
négociations  qui  commençoientà  languir  qu'a- 
fin  de  trouver  des  fonds  pour  la  campagne 
prochaine,  au  cas  que  la  paix  ne  pût  pas  se 
conclure  pendant  l'hiver. 

CHAPITRE    XIV. 

Révolution  d'Ecosse^  qui  fait  quitter  Hanovre 
au  roi  d'Angleterre  ,  et  rallentit  les  négocia- 
tions de  la  paix.  Dessein  des  Autrichiens  et 
des  Saxons  sur  le  Brandebourg  découvert. 
Contradictions  dans  le  conseil  des  ministres. 
Projets  de  campagne.  Le  Prince  d'Anhalt  ras-' 
semble  son  armée  à  Halle.  Le  Roi  part  pour 
la  Silésie.  Expéditio?!  de  la  Lus  ace.  Le  prince 
dAnhalt  marche  à  Meissen.  Bataille  de  Kes-^ 
selsdorf.  Prise  de  Dresde.  Négociation  et 
conclusion  de  la  paix. 


Oi  durant  l'année  1745  les  négociations  des 
Prussiens  eussent  eu  autant  de  succès  que  leurs 


CHAPITRE      XIV.  269 

armes,  ils  auroient  pu  s'épargner  aussi  bien 
qu'à  leurs  ennemis  une  effusion  de  sang  inutile  j, 
et  l'on  auroit  eu  la  paix  plutôt  :  mais  plusieurs 
incidens  auxquels  on  ne  pouvoit  s'attendre , 
rendirent  les  bonnes  intentions  du  Roi  impuis- 
santes. A  peine  le  roi  d'Angleterre  eut-il  signé, 
presque  malgré  lui ,  la  convention  de  Hanovre, 
que  la  rébellion  d'Ecosse  venant  à  éclater,  elle 
l'obligea  de  hâter  plus  qu'il  n'auroit  voulu  , 
son  retour  à  Londres.  Un  jeune  homme,  c'é- 
toit  le  fils  du  prétendant,  passe  furtivement  en 
Ecosse  ,   accompagné  de  quelques  personnes 
fidèles  j  il  se  tient  caché  dans  une  île  vers  le 
nord  des  côtes,  pour  donner  à  ses  partisans 
le  temps  d'assembler  et  d'armer  leurs  paysans, 
d'ameuter  les  montagnards  et  de  former  une 
milice  qui  fût  au  moins  l'ombre  d'une  armée. 
Par  cette  diversion  la  France  armoit  l'Angle- 
terre contre  l'Angleterre  j  et  un  enfant,  débar- 
qué en  Ecosse  ,  sans  troupes  et  sans  secours , 
force  le  roi  George  à  rappeler  ses  anglois  qui 
défendoient  la  Flandre  ,  pour   soutenir  son 
trône  ébranlé.  La  France  se  conduisit  sagement 
dans  ce  projet ,  et  elle  dut  à  cette  diversion 
toutes    les   conquêtes   qu'elle    fit  depuis    en 


270       HISTOIRE  DE  MON  TEMPS* 

Flandre  comme  en  Brabant.  Au  commence- 
ment le  roi  d'Angleterre  et  ses  ministres  mépri- 
sèrent le  jeune  Edouard,  son  foibîe  parti,  et 
cette  rébellion  naissante.  On  disoit  à  Londres 
que  c'étoit  la  saillie  d'un  prêtre  Jacobite,  (  le 
cardinal  Tencin  ,   )  et  l'équipée  d'un  jeune 
étourdi.  Cependant  ce  jeune  étourdi  battit  et 
chassa  le  général  Cop ,  que  le  gouvernement 
avoit  envoyé  contre  lui  avec  ce  qu'on  avoitpu 
en  hâte  rassembler  de  troupes.  Cet  échec  ouvrit 
les  yeux  au  Roi;  il  lui  apprit  que  dans  un  gou- 
vernement aristocratique  une  étincelle  peut 
allumer  un  incendie.  Les  affaires  de  l'Ecc  sse 
absorbèrent  toute  l'attention  de  son  conseil  : 
les  négociations  étrangères  tombèrent  en  lan- 
gueur; les  alliés  de  l'Angleterre  la  croyant  aux 
abois,  n'eurent  plus  pour  elle  la  même  consi^ 
dération.  Cecju'ily  avoit  de  fâcheux,  c'est  que 
la  convention  de  Hanovre  commençoit  àtran^ 
spirer  ;  les  Autrichiens  et  les  Saxons  l'avoient 
ébruitée ,  et  cela  pouvoit  produire  un  mauvais 
effet  chez  les  François,  qui  étoient  cependant 
les  seuls  alliés  qu'eût  la  Prusse.  Il  arriva  donc 
que  la  diversion  que  le  jeune  Edouard  faisoit 
en  Ecosse,  en  devint  une  pour  la  reine  de 


CHAPITRE      XIV.  271 

Hongrie,  en  ce  qu'elle  lui  procura  la  liberté 
de  faire  contre  le  roi  de  Prusse  les  derniers 
efforts  ,  malgré  le  roi  d'Angleterre,  dont  alors 
à  Vienne  on  méprisoit  les  conseils. 

te  Roi ,  qui  se  trouvoit  à  Berlin ,  épuisoit 
tous  les  expédiens  pour  trouver  des  fonds  qui 
le  missent  en  état  de  continuer  la  guerre.  Les 
revenus  de  la  Sil'ésie  ne  s'étoient  pas  perçus 
comme  en  temps  de  paix  ;  les  deux  tiers  en 
avoient  manqué  :  il  falloit  chercher  des  ressour- 
ces, et  il  étoit  bien  difficile  de  s'en  procurer. 
Cet  embarras  étoit  grand;  les  dangers  que  les 
ennemis  préparoient  à  l'état,  étoient  bien  plus 
terribles.  Voici  comment  le  Roi  en  fut  informé  : 
Depuis  le  mariage  du  prince  successeur  au 
trône  de  Suéde,  aveclaprincesseUlrique,  soeur 
du  Roi ,  les  Suédois  étoient  en  partie  portés 
pour  les  intérêts  de  la  Prusse.  Mr  de  Rudens- 
child  etMrW^olfenstirna,  ministres  de  Suéde, 
l'un  à  la  cour  de  Berlin  ,  l'autre  à  Dresde , 
étoient  particulièrement  attachés  àla  personne 
du  Pvoi.  W^olfenstirna  étoit  bien  dans  la  maison 
^Q  -i;  Kt  ::: .  Il  f^isoit  la  partie  de  jeu  du  minis- 
tre. '^  '*'  '*'  n'étoit  pas  aussi  circonspect  en  sa 
présence  qu'un  premier  ministre,  dépositaire 


25^2    HISTOlkE    DE    MON    TEMPS.' 

des  secrets  de  son  maître,  doit  l'être  générale^ 
.nient   envers   tout  le    monde.    Wolfenstirna 
découvrit  sans  peine  que  le  plan  de  la  cour  de 
Vienne  et  de  Dresde  étoit  d'envoyer  l'armée 
du  prince  de  Lorraine  par  la  Saxe ,  d'où  joint 
aux  troupes  saxonnes  il  devoit  pendant  l'hiver 
marcher  droit  à  Berlin  :  il  fit  part  de  sa  décou- 
verte à  Rudenschild ,  qui  en  avertit  le  Roi  le 
8  de  Novembre,  jour  où  l'on  suspendoit  dans 
les  églises  les  trophées  de  Friedberg  et  de  Sorr. 
Rudenschild  ajouta  que  ce  projet  avoit  été  fait 
par  '^  '^  ''%  corrigé  par  Bartenstein ,  amplifié  par 
Rutowsky ,  envoyé  par  Saiil  à  Francfort  à  11 
reine  de  Hongrie  ;  que  ■''  '^  '^  étoit  convaincu 
qu'on  écraseroit  la  Prusse  par  ce  coup  ,  et  que 
c'étoit  cette  ferme  espérance ,  qui  avoit  empê- 
ché la  cour  de  Vienne  et  celle  de  Dresde  d'ad- 
hérer aux  sentimens  pacifiques  du  roi  d'Angle- 
terre; qu'on  avoit  de  plus  partagé  les  dépouilles 
de  la  Prusse  5  de  façon  que  le  roi  de  Pologne  au- 
roit  les  évêchés  de  Ma^debourg; ,  de  Halber- 
stadt,  avec  Halle  et  son  territoire,  etquel'Im-^ 
pératrice  reprendroit  la  Silésie.  Il  apprit  de 
plus  au  Roi  la  cause  de  la  haine  que  '^  '^  '^  lu  i 
portoit.  Tl  avoit  été  outré  d'un  manifeste  que 


CHAPITRE       XIV.  273 

le  Roi  avoit  fait  publier  ,  et  surtout  de  ces 
passages  :  „    Pendant  que  tant  d'horreurs   se 

„  commettoient  en  Silésie ,  et  que  le  ciel ,  j  uste 

„  vengeur  des  crimes,  se  plaisoit  à  les  punir 

„  d'une  façon  si  palpable,  si  éclatante  et  si 

„  sévère  ,  on  soutenoit  froidement  à  Dresde 

„  que  la  Saxe  n'étoit  point  en  guerre  avec  la 

„  Prusse ,  que  le  duc  de  Weissenfels  etles  trou- 

„  pes  qu'il  avoit  sous  ses  ordres  n'avoient  point 

^5  attaqué  les  états  héréditaires  du  Roi ,  mais 

,,  seulement   de   nouvelles   acquisitions.    Le 

„  ministère  de  Dresde  se  berçoit  de  ces  sortes 

,,  de  raisonnemens  captieux  ,  comme   si  de 

„  petites  distinctions  scolastiques  étoient  des 

„  motifs  assez  puissans  pour  justifier  l'illégalité 

„  de  ses  procédés.  Rien  de  plus  facile  que  de 

„  réfuter  ,  etc.  ,,  et  du  passage  suivant  :  „  Il 

.,,  paroît  que  c'étoit  enfin  ici  le  terme  de  la 

,,  patience  et  de  la  modération  du  Roi  ;  mais 

„  sa  Majesté  ayant  compassion  d'un  peuple 

,5  voisin,  innocent  des  offenses  qu'elle  areçues, 

„  et  connoissant  les  malheurs  et  les  désolations 

„  inévitables  qu'entraîne  la  guerre,  suspendit 

„  encore  les  justes  effets  de  son  ressentiment, 

„  pour  tenter  de  nouvelle^  voies  d'accommo- 
Tome  IL                                            S 


274    HISTOIRE  DE  MON  TEMPS. 

„  dément  avec  la  cour  de  Dresde.  Il  y  a  lieu 
„  de  présumer ,  après  ces  nouveau:^  et  der- 
„  niers  refus  qu'elle  vient  de  recevoir,  que  la 
„  confiance  du  roi  de  Pologne  a  été  surprise 
„  par  l'indigne  perfidie  de  ses  ministres.  Les 
„  représentations  les  plus  pathétiques ,  et  les 
„  offres  les  plus  avantageuses  ont  été  prodi- 
„  guées  en  pure  perte.  „  Il  fiiut  avouer  que '^'^'^ 
étoit  vivement  attaqué  dans  ces  passages  et 
que  personne  ne  pouvoit  s'y  méprendre;  car 
les  ministres  qu'on  nommoit  au  pluriel,  étoient 
plutôt  ses  commis  que  ses  égaux.  Ce  rapport 
parut  d'autant  plus  vrai ,  que  le  Roi  connoissoit 
le  caractère  du  comte  de  '•'  •''  '*'  et  la  fierté  de 
rimpératrice-reine.  Si  le  projet  des  Saxons 
étoit  dangereux  pour  la  Prusse,  il  n'étoit  pas 
moins  hasardeux  pour  la  Saxe;  mais  les  passions 
et  surtout  le  désir  de  la  vengeance  aveuglent  si 
fort  les  hommes,  qu'ils  sont  capables  de  tout 
risquer  dans  l'espérance  de  se  satisfaire. 

Cette  crise  violente  demandoit  donc  un 
prompt  remède.  L'armée  du  prince  d'Anhalt 
reçut  ordre  de  s'assembler  incontinent  à  Halle. 
Et ,  comme  il  s'agissoit  de  prendre  un  parti 
décisif,  le  Roi  crut  que,  sans  déroger  à  son 
autorité  ,  il  pouvoit  assembler  un  conseil 


CHAPITRE       XIV.  275 

écouter  la  voix  de  l'expérience ,  et  suivre  ce 
Cju'ily  auroit  de  sage  dans  l'avis  de  ceux  qu'il 
consultait.  Quiconque  est  chargé  des  intérêts 
d'une  nation,  ne  doit  rien  négliger  de  ce   qui 
peut  en  procurer  le  salut.  Le  prince  d'Aaihalt 
fut  un  des  premiers  auxquels  le  Roi  fit  l'ou- 
verture du  projet  de '^'^'^  Ce  prince  étoit  un  de 
ces  hommes   qui  prévenus   d'amour  propre 
abondent  en  leur  sens,  et  sont  pour  la  négati- 
ve lorsque  les  autres  affirment.  Il  parut  avoir 
pitié  de  la  facilité  avec  laquelle  on  ajoutoitfoi 
à  cette  accusation  contre  '•'  '•'  '"  ;  il  dit  qu'il  n'étoit 
pas  naturel  qu'un  ministre  du  roi  de  Pologne, 
saxon  de  naissance,  voulût  attirer  de  gaieté  de 
coeur  quatre  armées  dans  les  états  de  son  maî- 
tre et  les    exposer  à  une  ruine  inévitable.   Le 
Roi  lui  montra  une  lettre  qui  portoit  que  dans 
deux  jours  le  général  Grune    arriveroit  avec 
son  corps  à  Géra,  pour  joindre  les  Saxons  à 
Leipsic:il  lui  produisit  différentes  lettres  de  la 
Silésie,  qui  toutes  constatoientque  les  Saxons 
amassoientde  gros  magasins  en  Lusace  pour 
les  troupes  du  prince  de  Lorraine,  qu'on  y  at- 
tendoit  dans  peu:  il  finit  par  lui  dire  qu'il  lui 
conTioitle  commandement  de  l'armée  qui  s'as- 

S    2 


276     HISTOIRE    DE    MON    TEMPS. 

sembloit  à  Halle.  Le  prince  d'Anhalt  persista 
dans  son  incrédulité;  cependant  on  lisoit  sur 
son  visage  qu'il  etoit  flatté  de  se  voir  à  la  tête 
d'un  corps  qui  pouvoit  lui  fournir  le  moyen  de 
raj  eunir  son  ancienne  réputation.  Le  comte  Po- 
dewils  entra  un  moment  après.  Le  Roi  le  trou- 
va tout  aussi  incrédule  que  le  prince  d'Anhalt; 
ce  n'étoit  point  par  esprit  de  contradiction, 
mais  par  timidité.  Ce  ministre  avoit  quelques 
fonds  placés  à  la  SteueràLeipsic  ;  il  craignoit 
de  les  perdre;  incorruptible  d'ailleurs,  sa  foi- 
blesse  seule  éloignoit  de  son  esprit  toute  idée 
derupture  avec  la  Saxe  comme  im  objet  désa- 
gréable, et  croyant  les  autre^î  aussi  timides  que 
lui,il  jugeoit  '^*'''  incapable  d'un  projet  si  har- 
di. Enftn  dans  ce  beau  conseil  on  discutoit  la 
faussetéou  la  vérité  du  fait,  et  personne  ne  pen- 
soit  à  prévenir  le  mal  qui  étoit  sur  le  point  d'é- 
clater. Le  Roi  fut  obligé  demployer  son  auto- 
rité pourquele  prince  d'Anhalt  fit  les  disposi- 
tionsnécessaires  àla  subsistance  de  Tarniée  de 
Halle  ,  et  pour  c]ue  le  comte  Podewils  dressât 
les  dépêches  aux  cours  étrangères,  par  lesquel- 
les on  les  avertissoitdes  complots  de  la  Saxe,  et 
de  la  résolution  où  étoit  le  Roi  de  les  prévenir. 


CHAPITRE       XIV.  277 

Et  comme  si  ce  n'en  étoit  pas  assez  de  tant 
d'embarras,  il  en  survint  encore  de  nouveaux. 
L'envoyé  de  Ptussie  vint  déclarer  au  Roi ,  au 
nom  de  l'Impératrice;  qu'elle  espéroit  que  le 
Rois'ahstiendroitd'atraquerrélectoratdeSaxe, 
parce  qu'une  semblable  démarche  l'obligeroit 
à  envoyer  son  contingent  au  roi  de  Pologne  , 
coipme  elle  y  étoit  tenue  par  son  alliance  avec 
ce  prince.  Le  Roi  lui  fit  répondre  que  sa  Ma- 
jesté étoit  dans  l'intention  de  vivre  enpaixavec 
tous  ses  voisins,  mais  que  si  quelqu'un  d'eux 
coflvoitdes  desseins pernicieuxcontre  ses  états, 
aucune  puissance  de  TEiu^ope  ne  l'empêclie- 
roit  de  se  défendre  et  de  confondre  ses  enne- 
mis. Cependant  toutes  les  lettres  de  la  Saxe  et 
de  la  Silésie  confirmoient  les  avis  de  Mr  de 
Rudenschild.  Pour  être  encore  mieux  informé 
des  mouvemens  du  prince  de  Lorraine,  le  Roi 
forma  un  corps  de  troupes  mêlées,  cavalerie, 
infanterie  et  housards,  avec  lequel  Mr  de  Win- 
terfeld  s'avança  vers  Friedland  sur  les  frontiè- 
res  de  la  Bohèm.e  et  de  la  Lusace  ,  avec  ordre, 
si  le  prince  de  Lorraine  entroit  en  Lusace,  à<:^ 
le  côtoyer  et  de  longer  le  Queis,  qui  coule  sur 
la  frontière  de  la  Silésie.  Le  dessein  du   Roi 

S  3 


278       HISTOIUE    DE    MON    TEMPS. 

étoit  de  tomber  sur  les  Saxons  de  deux  côtés  à 
la  fois.  L'armée  de  Silésie  devoit  agir  contre 
celle  du  prince  de  Lorraine,  la  surprendre,  s'il 
se  pouvoit,  dansses  cantonnemens  en  Lusace, 
ou  la  combattre  5  pour  la  rechasser  en  Bohême. 
Dans  ce  danger  qui  mettoit  toute  la  ville  de 
Berlin  en  alarme ,    le  Roi  affecta  la  meilleure 
contenance  possible  5  afin  de  rassurer  le  public. 
Son  partiétoit  pris  ;  la  déclaration  des  Russes 
ne  l'inquiétoit  point ,    car   cette  puissance  ne 
pouvoit  agir  que  dans  six  mois,  et  c'étoit  plus 
de  temps  qu'il  n'en  falloit  pour  décider  du'sort 
des  Prussiens  et  des  Saxons  :  les   choses  en 
étoient  à  cette  extrémité,  qu'il  falloit  vaincre 
ou  périr.  Le  Roi  appréhendoit  l'incrédulité  et 
la  lenteur  du  prince  d'Anhalt;  il  craignoit  aus- 
si que  le   corps  de  Grune  ,  qui   étoit  de  7000 
hommes  effectifs  ,  ne  marchât  droit  à  Berlin. 
Ahn  de  pourvoir  autant  qu'il  se  pouvoit  à  la- 
sureté  de  cette   capitale ,  le  général  Haake  y 
étoitresté  avec  une  srarnison  de  5ooo  hommes  ; 
mais  l'enceinte  de  cette  ville  ayant  deux  mil- 
les de  circonférence  il  étoit  impossible   de  la 
défendre,  et  Mr  de  Haake  devoit  aller  au-de- 
vant de  l'ennemi  et  le  combattre ,  avant  qu'il 


CHAPITRE       XIV.  279 

en  approchât.  Cette  précaution  étoit  à  la  vé- 
rité insuffisante;  mais  les  moyens  n'en  permet- 
toient  pas  une  meilleure.  On  fit  des  arrange- 
mens  pour  transporter  en  cas  de  malheur  la  fa- 
mille royale,  les  archives,  les  bureaux,  les  con- 
seils suprêmes  à  Stettin  comme  dans  un  asile  . 
si  la  fortune  abandonnoit  les  armes  prussien- 
nes. Le  Roi  écrivit  encore  une  lettre  pathéti- 
que au  roi  de  France,  dans  laquelle  il  luifai- 
soit  une  vive  peinture  de  sa  situation  et  lui  de- 
mandoitinstammentles  secours  qu'il  lui  devoit 
selon  les  traités.  Il  seroit  bien  difficile  de  devi- 
ner par  quelle  raison  le  prince  d'Anhalt  tâcha 
de  dissuader  le  Roi  de  prendre  le  commande- 
ment de  l'armée  de  Silésie  :  il  poussa  si  loin 
ses  représentations  importunes  ,  qu'enfin  le 
Roi  lui  dit  qu'il  avoit  résolu  de  se  mettre  à  la 
tête  de  ses  troupes,  et  que  lorsque  le  prince 
d'Anhalt  entretiendroit  une  armée,  il  pourroit 
en  donner  le  commandement  à  qui  bon  lui 
sembleroit-  après  quoi  il  fut  obligé  de  se  ren- 
dre à  Halle,  et  leRoi  partit  le  14  de  Novembre 
pour  la  Silésie,  laissant  Berlin  dans  la  conster- 
nation, les  Saxons  clans  l'espérance  et  toute 
l'Europe  attentive  à  l'événement  de  cette  cam- 
pagne d'hiver.  S  4 


28o    HISTOIRE    BE    MON    TEMPS. 

Le  Roi  arriva  le  ]5  à  Lignitz;  il  y  trouva  le 
prince  Léopold ,  et  le  général  Goltz  ,  (  qui  avoit 
l'inspection  des  vivres.)  Des  lettres  du  général 
Winterfeld,  arrivées  en  même-temps,  appri- 
rent que  6000  saxons  qui  faisoient  Favant- 
garde  du  prince  de  Lorraine,  étoient  entrés 
en  Lusace  par  Zittau,  et  que  les  troupes  au- 
trichiennes alloient  les  suivre.  Le  prince  Léo- 
pold fut  instruit  de  toutes  les  opérations  que 
le  Roi  avoit  projetées.  L'armée  de  Silésieétoit 
effectivement  de  3o,ooo  hommes,  tous  vieux 
soldats  d'élite ,  accoutumés  à  vaincre  ;  refaits 
par  quatre  semaines  de  repos,  ils  étoient  dis- 
posés à  tout  entreprendre.  Il  y  avoit  cepen- 
dant des  précautions  nécessaires  encore  avant 
de^quitterla  Silésie.  On  ne  pouvoit  abandon- 
ner la  ville  de  Schweidnitz,  où  il  y  avoit  des 
magasins  et  qui  alors  n'étoit  pas  fortifiée;  il  fal- 
lut donc  que  Mr  de  Nassau  quittât  la  haute  Si- 
lésie, pour  aller  vers  Landshut  s'opposer  au 
corps  de  Mr  de  Hohenems ,  qui  avoit  ordre  de 
sa  cour  de  faire  une  invasion  dans  la  basse  Si- 
lésie du  côté  de  Hirschberg.  La  situation  duRoi 
étolt  cà  peu  près  sem.blabîe  à  celle  oîi  il  se  vit 
avant  la  bataille  de  Lioherifriedbergj  il  eut  re- 


CHAPITRE       XIV.         281 

cours  aux  mêmes  ruses,  pour  attirer  les  enne- 
mis dans  les  mêmes  pièges.  On  afî'ecta  de  res- 
pecter scrupuleusement  les  frontières  de    la 
Saxe  5  et  de  borner  son  attention  à  gagner  Cros- 
sen  avant  le  prince  de  Lorraine.  Pour  fortifier 
cette  opinion,  Winterfeld  fit  punir  quelques 
housards  qui  avoient  commis  des  désordres  en 
Lusace.  On  prépara  des  chemins  à  Crossen,  on 
amassa  des  vivres  sur  la  route,  en  sorte  que  les 
gens  du  pays,  qu'il  faut  toujours  tromper  les 
premiers,  crurent  bonnement   qu'on  n'avoit 
aucun  autre  objet.  Mr  de  Winterfeld  venoit 
d'occuper  Naumbourg  sur  le  Oueis  et  publioit 
qu'il  n'étoit  là  que  pour  côtoyer  l'ennemi  en 
longeant  cette  rivière  et  le  prévenir  à  Crossen. 
Le  prince  de  Lorraine,  qui  étoit  dans  l'idée 
flatteuse  que  les  Prussiens  se  reposoient  tran- 
quillement dans  leurs  quartiers  d'hiver,   que 
leurs  troupes  étoient  découragées,  et  qu'il  n'a- 
voit à  redouter  qu'un  corps  de  3ooo  hommes 
qui  l'observoit,  s'endorm.it  dans  une  dangereu- 
se sécurité,  et  ce  même  stratagème  réussitpour 
la  seconde  fois.  Tant  il  est  vrai  que  la  défiance 
est  la  mère  de  la  sûreté,  et  qu'un  général  sage 
ne  doit  jamais  mépriser  l'ennemi,  mais  veiller 


202    HISTOIRE    D  K    MON    TEMPS. 

sur  ses  démarches,  afin  qu'elles  lui  servent  de 
boussole  dans  toutes  ses  opérations.  Pour  em- 
pêcher autant  qu'il  étoit  possible  que  les  Au- 
trichiens ne  fussent  instruits  des  mouvemens 
de  l'armée  5  le  Roi  avoitfait  border  trois  riviè- 
res qu'il  avoit  devant  lui  ,  le  Quels  par  Mrde 
Winterfeld,laNeisse  par  des  troupes  légères  et 
leBoberpar  d'autres  détachemens.  Tout  ce 
qui  venoit  de  la  Lusace  avoit  le  passage  libre, 
mais  il  étoit  interdit  à  tous  ceux  qui  vouloient 
passer  ces  rivières  pour  aller  en  Saxe;  de  sorte 
qu'on  se  procuroit  des  nouvelles  et  qu'on  em- 
pêchoit  l'ennemi  d'en  avoir  .^Bientôt ,  sur  celles 
qu'on  eutde  l'ennemi,  l'armée  s'avança  en  can- 
tonnant sur  le  Quels.  Le  Roi  prit  son  quartier 
à  Holstein  ;  c'étoit  le  qq  de  Novembre,  et  il 
n'étoit  qu'à  un  mille  de  Naumbourg.  On  fit 
construire  quatre  ponts  sur  la  rivière,  pour 
pouvoir  la  passer  rapidement  sur  quatre  co- 
lonnes. Le  dessein  du  Roi  étoit  de  se  laisser  dé- 
passer par  les  Impériaux,  puis  de  les  prendre 
par  derrière ,  pour  leur  couper  les  vivres,  et  les 
forcer  ainsi,  ou  à  se  battre  ,  ou  à  s'enfuir  hon- 
teusemeîit  vers  les  frontières  de  la  Bohème. 
Mais  pour  suivre  le  projet  qu'on  avoit  une  fois 


CHAPITRE      XIV.  283 

adopté,  on  s'étoit  interdit  d'envoyer  des  par- 
tis en  Lusace  ,  et  l'on  ne  pouvoit  avoir  des 
nouvelles  que  par  des  espions  :  ce  qui  n'est 
jamais  aussi  sûr  que  ce  que  rapportent  les 
troupes.  De  plus  l'expédition  étoit  si  impor- 
tante, qu'il  falloit  préférer  la  sûreté  au  brillant. 
Mr  de  Winterfeld,  instruit  des  projets  du 
Roi,  l'avertit  que  les  ennemis  avançoient  par 
cantonnemens ,  mais  qu'ils  s'étendoientsi  fort, 
que  leur  gauche  étoit  à  Lauban  et  leur  droite 
à  Goerlitz:il  ajouta  qu'ils  marcheroient le  len- 
demain ,  selon  l'avis  de  ses  espions,  et  qu'il 
croyoit  que  le  moment  d'agir  étoit  arrivé.  Sur 
cela  l'armée  marcha  le  <23  sur  quatre  colonnes, 
dont  chacune  étoit  conduite  par  un  lieute- 
nant général.  Le  rendez-vous  de  ces  colon- 
nes étoit  à  Naumbourg;  ce  fut  là  que  le  Roi 
leur  donna  les  dispositions  ultérieures.  Il  s'é- 
leva ce  matin  un  brouillard  d'autant  plus  favo- 
rable 5  qu'il  cachoit  à  l'ennemi  jusqu'au  moin- 
^  dre  mouvement  de  l'armée.  A  Naumbourg  il 
y  a  un  pont  de  pierre  sur  le  Quels;  à  côté  il 
y  avoit  deux  guets  pour  la  cavalerie  :  on  fit  en 
hâte  un  pont  pour  la  seconde  colonne  d'infan- 
terie. Toutcela  étant  arrangé,  les  conducteurs 


204    HISTOI7:lE    DE    MON    TEMPS. 

des  colonnes,  je  veux  dire  les  généraux,  se 
rendirent  à  Naunibour^  et  eurent  ordre  de 
passer  incessamment  le  Queis.  On  leur  donna 
desguides  pour  les  conduire  àCatholiscliHen- 
nersdorf,  avec  ordre  de  se  seconder  mutuelle- 
ment, selon  qu'une  colonne  quidonneroit  sur 
les  quartiers  de  l'ennemi  auroit  besoin  de  ca- 
valerie ou  d'infanterie  pour  réussir  dans  son 
opération;  car  on  manquoit  d'informafions 
assez  exactes  sur  les  lieux  où  l'armée  du  prince 
de  Lorraine  séjournoit,  pour  faire  des  dispo- 
sitions plus  détaillées.  Le  brouillard  tomba 
au  moment  que  les  colonnes  eurent  passé  le 
Queis.  Celles  de  la  droite  et  de  la  gauche 
étoient  de  cavalerie ,  les  deux  du  centre  étoient 
d'infanterie.  Un  régiment  de  housards  précé- 
doit  la  marche  de  chacune  d'elles,  pour  aver- 
tir à  temps  les  généraux  de  ce  qui  se  pas- 
soit  devant  eux.  Le  Roi  étoit  à  la  tête  de  la 
première  colonne  d'infanterie  ;  elle  avoitpour 
guide  un  garçon  meunier,  qui  la  mena  à  un 
marais  où  les  bestiaux  paissoient  en  été,  et 
qui  n'étoit  guère  praticable  dans  l'arrière-sai- 
son.  On  eut  de  la  peine  à  se  tirer  de  là;  mais 
à  force  de  chercher  ,  on  trouva  un    chemin 


CHAPITRE       X  î  V.  285 

qui  côtoyoit  un  bois  et  par  lequel  onpouvoit 
passer.  Pendant  que  les  troupes  défiloient,  les 
housards  de  Zietben  donnèrent  dans  le  village 
de  Catholisch  Hennersdorf ,  et  avertirent  qu'il 
étoit  garni  de  2  bataillons  et  de  6  escadrons 
de  saxons;  ils  ajoutèrent  qu'ils  amuseroient 
assez  Tennemi  pour  donner  à  la  colonne  le 
temps  d'arriver.  On  fit  à  l'instant  avancer  'Z 
régimens  de  cuirassiers  de  la  4^  colonne  qui 
étoit  la  plus  proche,  et  Mr  deRochow  emme- 
na les  régimens  de  Gésier  et  de  Bornstaedt; 
Mr  de  Polentz  fut  cociniandé  avec  3  batail- 
lons de  grenadiers  pour  les  soutenir.  C'étoit 
ce  soi-disant  marais  qu'on  croyoit  imprati- 
cable qui  avoit  trompé  les  Saxons  ;  ils  n'a- 
voient  aucune  garde  de  ce  côté-là  ,  ce  qui 
donna  moyen  de  les  surprendre.  Le  village  de 
Hennersdorf  a  un  demi-m.ille  de  longueur. 
L'action  commença  à  quatre  heures  vers  la  par- 
tie orientale  et  finit  à  six  vers  l'extrémité  qui 
est  au  couchant.  Polentz  prit  les  Saxons  à  re- 
vers ,  Rochow  les  attaqua  de  front  et  Win- 
terfeld  en  flanc.  Les  régimens  de  Gotha,  de 
Dalvvitz  et  la  plus  grande  partie  de  celui  d'O- 
birn  furent  faits  prisonniers-  le  général  Dal- 


286    HISTOIRE    DE    MON   TEMPS. 

witz,  le  colonel  Obirn  et  3o  officiers  furent 
de  ce  nombre;  en  tout  les  Saxons  perdirent 
6  canons  ,1100  hommes .  2  paires  de  timbales, 
Q  étendards  et  3drapeaux;  leurs  équipages  tom- 
bèrent en  partage  aux  liousards  ,  qui  avoient 
bien  mérité  cette  petite  récompense.  L'armée 
campa  à  CatholischHennersdorf ,  et  l'on  aver- 
tit les  troupes  que  si  l'on  étoit  obligé  de  les 
fatiguer  pendant  quelques  jours,  c'étoit  pour 
leur  épargner  des  batailles.  Quoique  la  moitié 
de  l'armée  manquât  de  tentes  ,  que  plusieurs 
régimens  n'eussent  que  des  culottes  de  toile, 
ils  se  prêtèrenttous  de  bonne  grâce  à  ce  cju'ils 
voyoient  que  la  nécessité  exigeoit  d'eux.  Cet 
heureux  début  fit  augurer  que  le  prince  de 
Lorraine  netiendroitpas  contre  les  Prussiens. 
On  se  proposa  de  profiter  de  la  consternation 
„  que  l'enlèvement  d'un  de  ses  quartiers  devoit 
causer  dans  son  armée,  et  delà  talonner  tout 
de  suite  pour  ne  lui  pas  laisser  le  temps  d'en 
revenir.  Le  lendem^ain  Q4  le  temps  étoit  si 
obscur  et  le  brouillard  si  épais,  qu'on  fut  obligé 
d'avancer  en  tâtonnant.  On  se  campa  derrière 
le  village  de  Leopoldshain,  et  pour  plus  de 
sûreté,  l'on  plaça  i5   bataillons  dans  ce  village. 


CHAPITRE      XIV.  287 

Les  coureurs  rapportèrent  que  rennemi  se 
retiroit  partout  ;  qu'on  ne  trouvoit  dans  les 
chemins  que  chariots  dételés,  bagages  ren- 
versés, chariots  de  poudre  abandonnés,  en 
un  mot  5  tout  ce  qui  pouvoit  attester  leur  fuite. 
Les  déserteurs,  qui  arrivoient  en  grand  nom- 
bre, disoient  que  la  confusion  s'étoit  mise 
dans  leurs  troupes  ,  à  cause  que  les  deux  der- 
niers jours  on  leur  avoit  donné  vingt  ordres 
difîérens  ou  contradictoires. 

Toutefois  on  apprit  le  q 5  de  bon  matin  que 
le  prince  de  Lorraine  avoit  rassemblé  son  ar- 
mée àSchoenfeldàune  lieue  du  camp  du  Roi. 
Le  Roi  ne  balança  pas  :  le  jour  étoit  serein,  il 
se  mit  incontinent  en  marche  dans  le  dessein 
d'attaquer  les  ennemis.  Comme  il  approchoit 
de  Goerlitz  ses  partis  lui  rapportèrent  que  les 
ennemis  avoient  décampé  à  petit  bruit,  et  qu'ils 
avoient  pris  le  chemin  de  Zittau.  L'armée 
prussienne  se  campa  auprès  de  Goerlitz,  qui 
se  rendit  par  composition  ;  60  officiers  et  Qio 
hommes  y  furent  faits  prisonniers  de  guerre; 
parmi  ces  officiers  il  y  en  avoit  de  malades, 
et  quelques-uns  qui  ayant  été  blessés  à  Catho- 
lis-chHennersdorf  avoient  trouvé  le  moyen  de 


288    HISÏOIP.E    DE    MON    TEMPS. 

se  sauver.  Il  y  avoit  à  Goerlitz  un  magasin  qui 
fut  d'un  grand  secours  pour  faciliter  cette  ex- 
pédition. Le  q6  l'armée  se  porta  en  avant  sur 
le  couvent  de  Radomiritz,  et  l'on  mit  les  trou- 
pes en  cantonnemens.  Mrs  de  Bonin  et  de 
Winterfeld  furent  commandés  avec  70  esca- 
drons et  10  bataillons  pour  longer  une  petite 
rivière  qu'on  nomme  la  Neisse.  Ce  mouve- 
ment ,  qui  menaçoit  l'ennemi  d'être  coupé  de 
Zittau,  fit  que  le  prince  de  Lorraine  abandon- 
na son  camp  d'Ostritz,  pour  gagner  Zittau 
avant  les  Prussiens.  Comme  cette  retraite  se 
faisoit  à  la  hâte,  les  housards  prussiens  firent 
des  prises  considérables  sur  les  bagages  des 
Autrichiens.  Le  Roi  s'avança  à  Ostritz  le  q;, 
et  envoya  Mr  de  Winterfeld  à  Zittau  ;  l'arrière- 
garde  du  prince  de  Lorraine  défiloit  précisé- 
ment par  cette  ville.  Mr  de  Winterfeld  donna 
dessus  et  fit35o  prisonniers;  les  ennemis  perdi- 
rent tous  leurs  bagages,  et  mirent  eux-mêmes 
le  feu  à  leurs  chariots ,  pour  qu'ils  ne  tom- 
bassent pas  entre  les  mains  de  ceux  qui  les 
poursuivoient.  Cette  expédition  ne  dura  que 
5  jours.  Les  Autrichiens  y  perdirent  des  ma- 
gasins, leurs  bagages ,  et  rentrèrent  en  Bohème 

affoiblis 


CHAPITRE      XIV.  289 

affoiblis  de  5ooo  hommes.  On  laissa  10  ba- 
taillons et  Qo  escadrons  dans  le  voisinage  de 
Zittau,  pour  garder  ce  poste  important,  et 
Mr  de  Winterfeld  fut  obligé  de  retourner  en 

o 

Silésie  avec  5  bataillons  et  5  escadrons,  pour 
tomber  sur  les  flancs  de  Mr  de  Hohenems ,  tan- 
dis que  Mr  de  Nassau  se  préparoit  à  l'attaquer 
de  front.  Cette  expédition  fut  si  heureuse, 
qu'en  moins  de  24  heures  il  ne  resta  plus 
d'Autrichiens  en  Silésie.  Les  draQ;ons  de  Phili- 
bert  furent  défa.its  par  les  housards  de  War- 
tenbers;,  et  Mr  de  Hohenems  ne  le  céda  au 
prince  de  Lorraine,  ni  par  la  promptitude  de 
sa  retraite,  ni  par  la  perte  de  ses  bagages.  Les 
troupes  prussiennes  qui  étoient  en  Lusace  se 
mirent  en  quartiers  de  rafraîchissement  aux  en- 
virons de  Goerlitz,  à  l'exception  de  Mr  de 
Lehwald,  qui  fut  détaché  avec  10  bataillons  et 
20  escadrons  pour  Bautzen,  avec  ordre  de 
pousser  de  là  vers  TElbe  ,  afin  de  donner  aux 
Saxons  des  inquiétudes  pour  leur  capitale,  et 
de  faciliter  les  opérations  du  prince  d'Anhalt. 
Le  colonel  Brandis,  qui  avec  o,  bataillons étoit 
demeuré  à  Crossen  ,  s'empara  de  Guben,  où 
il  prit  un  gros  magasin  aux  Saxons. 

Tome  IL  T 


290        HISTOIRE    DE    MON    TEMPS. 

Durant  cette  expédition  de  Lusace  on  n'eut 
aucune  nouvelle  du  prince  d'Anlialt;  mais  les 
Saxons  divulguoient  que  Mr  de  Grune  avoit 
passé  l'Elbe  à  Torgau   et  ma r choit  à  Berlin. 
Pendant  que  ces  bruits  donnoient  lieu  à  d'é- 
tranges réflexions,   un  officier  vint  de   Halle 
annoncer  que  le  prince  d'Anhalts'étoitmis  en 
marche  le  3o   Novembre  ,  qu'il   avoit  voulu 
attaquer  les  Saxons  dans  leurs  retranchemens 
de  Leipsic,  mais  les  avoit  trouvés  abandonnés, 
que  Leipsic  s'étoit  soumis  ,  et  que  les  Saxons 
fiiyoient  vers  Dresde.  Le   R,oi    renvoya  d'a- 
bord cet  officier  pour  presser  le  prince  d'An- 
halt  de  gagner  Meissen  le  plutôt  qu'il  le  pour- 
roit,  et  l'avertir  que  le  corps  de  Lehvvald  n'at- 
tendoit  que  son  arrivée  pour  le  joindre.  Lors* 
qu'on  apprit  à  Dresde  que  le  prince  de  Lor- 
raine avoit  été  si  vite  expédié,  la  consterna- 
tion fut  si  grande,  qu'on  fit  sur  le  champ  re- 
brousser chemin  au  corps   de  Grune  et  que 
le  comte  de  Rutowsky  fut  obligé  de  ramener 
son  armée  pour  couvrir  Dresde. 

Pendant  que  le  prince  d'Anhalt  marchoit 
vers  Meissen  et  que  l'armée  du  Roi  demeuroit 
en  panne ,  celui-ci  emjploya  ce  temps  à  re- 


CHAPITRE       XIV.  2gi 

nouer  avec  les  Saxons  une  négociation  tant 
de  fois  rompue  ,  et  que  les  conjonctures  pa- 
roissoient  éloigner  plus  que  jamais.  Il  écrivit 
pour  cet  effet  à  Mr  de  Villiers,  ministre 
d'Angleterre  à  la  cour  de  Dresde,  lui  déclarant 
que  malgré  l'animosité  que  ses  ennemis  ve- 
noient  encore  de  manifester  si  ouvertement 
contre  lui,  et  les  avantages  qu'il  venoit  de 
remporter  sur  eux  ,  il  persévéroit  dans  la  réso- 
lution qu'il  avoit  une  fois  prise  de  préférer  la 
modération  aux  parties  extrêmes  ;  qu'il  offroit 
la  paix  au  roi  de  Pologne ,  avec  l'oubli  du 
passé,  en  posant  la  convention  de  Hanovre 
pour  base  de  cette  réconciliation.  Ce  parti 
n'avoit  été  pris  qu'après  de  mûres  réflexions, 
parce  qu'on  peut  faire  la  paix  lorsque  les  ar- 
mes sont  heureuses;  mais  si  l'on  a  du  dessous, 
l'ennemi  ne  se  trouve  guère  dans  la  disposi- 
tion de  se  réconcilier.  La  paix  pouvoit  épar- 
gner le  sang  de  tant  de  braves  officiers  ,  qui 
alloient  le  sacrifierpour  remporter  la  victoire. 
Il  falloit  considérer,  que  quelque  heureuse 
que  fût  la  guerre  en  Saxe,  c'étoitun  incendie 
dans  la  maison  du  voisin  qui  pouvoit  se  com- 
muniquer à  la  nôtre;  il  falloit  outre  cela  le  plus 

T  <x 


2g2    HISTOIRE    DE    MON    TEMPS. 

promptement  qu'il  étoit  possible  terminer 
cette  guerre,  afin  d'empêcher  la  Russie  de  s'en 
mêler.  Le  roin'avoitrienà  espérer  des  secours 
de  la  France,  et  si  l'on  nemettoitfinà  ces  trou- 
bles pendant  l'hiver,  on  devoit  s'attendre  au 
printemps  que  la  reine  de  Hongrie  rappelleroit 
du  Rhin  son  armée,  qui  lui  devenoit  inutile, 
pour  la  joindre  à  celle  de  la  Bohême*  ce  qui 
lui  auroit donné  une  grande  supériorité:  enfin 
le  prétexte  de  la  guerre  ne  subsistoit  plus  de- 
puis la  mort  de  Charles  VIL  Ajoutez  encore 
que  la  récolte  de  l'année  ayant  été  mauvaise, 
elle  avoit  rendu  les  blés  aussi  rares  que  chers, 
et  que  les  finances  étoient  entièrement  épui- 
sées. La  paix  étoit  donc  l'unique  remède  à  tous 
ces  maux.  On  s'étonnera  peut-être  que  le  Roi 
-  parût  si  modéré  dans  les  conditions  qu'il  pro- 
posoit  pour  la  paix;  mais  qu'on  observe  qu'il 
étoit  dans  une  situation  cjui  l'engageoit  à  cal- 
culer toutes  ses  démarches  et  à  ne  rien  hasarder 
légèrement.  Premièrement,  il  soutenoit  les 
principes  de  désintéressement  qu'il  avoit  an- 
noncés dans  des  manifestes  de  l'année  1 744 
et  1745  j  s'il  avoit  extorqué  quelque  cession  au 
roi  de  Pologne,  il  auroit  confondu  les  intérêts 


CHAPITRE        XIV.  293 

de  ce  prince  avec  ceux  des  Autrichiens,  et 
seroit  devenu  l'artisan  d'une  union  que  la  bon- 
ne politique  exigeoit  qu'il  tâchât  de  dissoudre. 
Ensuite  l'Europe  n'étoit  que  trop  jalouse  de 
l'acquisition  cjue  le  Roi  avoitfaite  de  laSilésie; 
il  falloit  effacer  ces  impressions  ,  et  non  les 
renouveler.  Ajoutez  encore  que  le  moyen  le 
plus  court  de  parvenir  à  la  paix,  étoit  de  ré- 
t^ablir  l'ordre  des  possessions  sur  le  pied  où  elles 
étoient  avant  la  dernière  guerre.  Comme  les 
conditions  proposées  n'étoient  ni  dures  ni  oné- 
reuses, elles  pouvoient  procurer  une  paix  d'au- 
tant plus  stable,  qu'elle  ne  laissoit  aucune 
semence  ni  d'animosité  ni  de  jalousie.  Ces 
principes  servirent  de  loi,  et  l'on  verra  dans 
la  suite  que  malgré  les  succès  qui  couronnè- 
rent les  entreprises  dece  prince,  il  ne  s'en  dé- 
partit jamais.  Ouin'auroit  cru  que  des  propo- 
sitions aussi  raisonnables  seroient  bien  accueil- 
lies par  le  roi  de  Pologne?  Il  en  fat  tout  le 
contraire  cependant.  Le  comte  ^^'^  n'avoit 
Cjue  son  projet  en  tète.  Il  avoit  fait  revenir  en 
Saxe  le  prince  de  Lorraine,  dans  l'intention 
de  joindre  cette  armée  à  celle  de  Rutowsky 
et  au  corps  du  comte  de  Grunej  fier  de  ces 

T  3 


294     HISTOIRE    DE    MON    TEMPS. 

forces,  il  se  proposa  de  commettre  le  sort  dé 
son  Roi  et  le  salât  de  sa  patrie  à  la  fortune  d'un 
combat ,  sacrifiant  ainsi  tous  les  intérêts  qui 
sont  sacrés  pour  la  plupart  des  hommes,  afin 
de  satisfaire  sa  vengeance  particulière. 

\^iHiers  se  rendit  à  la  cour  avec  l'air  d'un 
homme  qui  annonce  une  bonne  nouvelle  5  il 
demanda  audience  et  ajouta  aux  propositions 
dont  il  étoit  chargé,  les  exhortations  les  plus 
pathétiques,  pour  porter  Auguste  à  éviter  les 
malheurs  qui  menaçoient  ses  peuples  et  sa 
personne.  Le  Roi  lui  répondit  sèchement  qu'il 
aviseroit  à  ce  qu'il  y  auroit  a  faire.  •"'''•''*"  s'ex- 
pliqua plus  clairement  avec  le  ministre  angloisj 
il  ht  sonner  de  fort  haut  le  secours  qu'il  atten- 
doit  des  Russes,  parla  avec  emphase  des  gran- 
des ressources  de  la  Saxe,  et  finit  par  lui  dire 
que  par  déférence  pour  le  roi  d'Angleterre  il 
feroit  délivrer  au  Sr  Villiersun  mémoire  con- 
tenant les  conditions  auxquelles  le  roi  de  Po- 
logne pourroit  se  résoudre  à  faire  la  paix.  Le 
lendemain,  1  de  Décembre,  le  roi  de  Pologne 
partit  pour  Prague,  et  les  deux  princes  aînés 
pour  Nurnberg.  Quel  contraste  de  hauteur  et 
de  foiblesseî  Après  le  départ  delà  cour 5  un  des 


CHAPITRE       XIV.         295 

conseillers  saxons  l'emit  au  Sr  Villiers  ce  mé- 
moire, qui  contenoit  en  substance  :  que  le  roi 
de  Pologne  accéderoit  à  la  convention  de  Ha- 
novre, à  condition  qu'au  moment  même  les 
Prussiens feroient cesser  toute  hostilité,  n'exi- 
geroient  plus  de  contributions,  restitueroient 
celles  qu'ils  avoient  reçues  ,  évacueroient  la 
Saxe  sans  plus  différer,  et  paieroient  tous  les 
dommages précédens,  et  ceux  que  causeroitla 
retraite  des  troupes.  Villiers  augura  mal  d'une 
paix  dont  la  Saxe  dictoit  les  conditions  avec 
hauteur.  Il  envoya  ce  mémoire  au  Roi  ,  en 
l'assurant  des  bonnes  intentions  du  roi  d'An- 
gleterre, et  il  ajouta  qu'il  ne  garantissoit  pas 
la  déclaration  des  ministres  deSaxe^  c'étoit  en 
dire  assez. 

Le  Roi  fut  informé  en  même-temps  que  le 
prince  de  Lorraine  avoit  passé  l'Elbe  à  Leut- 
meritz ,  et  qu'il  dirigeoit  sa  marche  vers  Dresde. 
En  combinant  le  mouvement  de  cette  armée 
et  la  fuite  précipitée  du  roi  de  Pologne  et  de 
ses  enfans,  ilparoissoit  évidemment  que  •^-•^^'-ne 
vouloit  point  la  paix.  Pour  être  donc  plus  à 
portée  d'anéantir  les  projets  d'ennemis  aussi 
acharnés,  le  Roi  transporta  se  a  quartier  à  Bau- 

T  4 


296    HISTOIRE    DE    MON    TEMPS. 

tzen  ,  et  Mr  de  Lehwald  se  porta  sur  Koenigs- 
bruck  à  un  mille  de  Meissen.  En  attendant  sa 
Majesté  répondit  au  Sr  Villiers ,  qu'elle  avoit 
fait  venir  le  comte  Podewils  auprès  de  sa  per- 
sonne, pour  faciliter  tout  ce  qui  pourroit  con- 
tribuer à  la  paix;  qu'elle  se  flattoit  que  le  roi 
de  Pologne  voudroit  bien  également  nommer 
un  de  ses  ministres,  'pour  qu'on  pût  mettre  la 
dernière  main  à  cet  ouvrage  salutaire,  et  que 
les  préliminaires  signés  mettroient  fin  aux  hos- 
tilités; que  pour  l'article  des  fourrages  et  des 
contributions  dont  on  devoit  indemniser,  le 
Roi  pourroit  évaluer  également  les  dégâts  que 
les  troupes  saxonnes  avoient  faits  en  Silésie  , 
,  mais  que  le  plus  sûr  seroit  de  rayer  entièrement 
cet  article.  Le  Roi  ajouta  qu'il  espéroit  que 
les  ministres  de  Russie  et  de  Hollande  vou- 
droient  bien  se  rendre  les  aarans  de  ce  traité 

o 

de  paix,  et  se  plaignit  du  départ  du  roi  de 
Pologne  comme  d'une  démarche  peu  amiable, 
injurieuse  à  sa  façon  de  penser,  et  de  mauvais 
augure  pour  la  négociation  entamée.  •''  '^  * 
avoit  conduit  son  maître  à  Prague,  pour  l'ob- 
séder plus  librement  et  l'empêcher  de  voiries 
malheurs  de  la  guerre  et  d'entendre  la  voix 


CHAPITKE      XI  V.  297 

de  sa  patrie  gémissante  ;  ilvouloit  le  mainte- 
nir par  îe  secours  des  Autrichiens  dans  la  dis- 
position où  il  étoit  de  continuer  la  guerre. 
C'est  ainsi  que  '^ '•'••'•  sacrifioit  tout  aux  inté- 
rêts de  la  reine  de  Hongrie. 

Le  Roi  vit  bien  qu'il  ne  falloit  désormais 
négocier  qu'à  la  faveur  des  victoires.  Il  étoit 
temps  de  reprendre  avec  ardeur  les  opérations 
de  la  campagne.  La  Lusace  étoit  conquise; 
tout  alloit  dépendre  des  entreprises  que  l'ar- 
mée du  prince  d'Anhalt  pourroit  exécuter.  Il 
y  avoit  8  jours  que  le  Roi  n'avoit  reçu  des 
lettres  de  ce  prince.  Cette  incertitude  l'embar- 
rassoit  d'autant  plus,  qu'il  n'y  avoit  pas  un^ 
moment  à  perdre  pour  être  à  portée  d'agir 
de  concert.  Le  pont  de  Meissen  étoit  de  la  der- 
nière importance;  il  falloit  s'en  saisir  avant  que 
l'ennemi  pensât  à  le  ruiner;  mais  Mr  de  Leh- 
wald  ne  pouvoit  s'emparer  de  la  ville,  située 
sur  la  rive  gauche  de  l'Elbe,  qu'à  l'aide  du 
prince  d'Anhalt.  Faute  de  nouvelles,  le  Roî 
supputa  les  jours  de  marche  de  ce  prince,  et 
calcula  qu'il  pourroit  arriver  à  Meissen  le  8  ou 
le  9  de  Décembre  au  plus  tard.  Lehvvald  s'y 
rendit  vers  ce  temps-là,   le  prince  d'Anhalt 


2g5    HÏSTOIB.E    DE    MON    TEMPS. 

n'arriva  point:  la  rivière,  qui  charioit  des  gk- 
ces,  empêcha  Mr  de  Lehwald  d'y  construire 
un  pont  avec  des  pontons;  tous  ces  incidens 
retardèrent  cette  expédition. 

Le  Sr  de  Villiers ,  qui  étoit  â  Prague ,  expé- 
dia un  courrier  au  Roi,  dont  les  dépêches por- 
toîent,  que  le  roi  de  Pologne  n'enverroit  au- 
cun ministre  avec  des  pleins-pouvoirs  ;  que 
bien  loin  de  là  il  attendoit  de  nombreux  se- 
cours de  ses  alliés,  avec  lesquels  il  se  vengeroit 
dans  l'électorat  deBrandebourg  des  dégâts  cju'il 
prétendoit  que  les  Prussiens  avoient  faits  en 
Saxe,  qu'il  avoit pensé  devoir  quitter  Dresde, 
s'attendant  à  être  moins  ménaçré  encore  dans 
une  guerre  ouverte  qu'il  ne  l'avoit  été  dans 
les  écrits  qui  l'avoient  précédée.  On  voit  qu'il 
s'agit  bien  plus  de  ^^^  dans  ce  dernier  article 
que  du  Ptoi  même.  Le  Roi  répondit  en  sub- 
stance au  Sr  Villiers:  qu'il admiroit  la  hauteur 
et  l'inflexibilité  du  roi  de  Pologne;  que  sans 
avoir  d'animosité  contre  ce  prince,  ilétoit  im- 
possible de  nourrir  une  armée  de  80,000  hom- 
mes dans  un  pays,  sans  lui  fiire  éprouver  des 
calamités;  que  si  les  ennemis  avoient  eu  la 
fortune  propice ,  comme  elle  leur  étoit  con- 


CHAPITRE       XIV.  29V3 

^i^aire,  ils  n'auroient  pas  usé  d'autant  de  mo- 
dération dans  le  Brandebourg  que  le  Roi  en 
montroit  en  Saxe;  qu'ils  auroient  tout  pille  , 
brûlé,  abymé,  comme  on  en  avoit  eu  des 
exemples  en  Silésie  :  mais  que  puisque  le  roi 
de  Pologne  vouloit  la  auerre  ,  on  la  lui  fer  oit 
plus  vivement  que  jamais. 

Le  g  arrivent  des  dépêches  du  prince  d'An- 
halt  datées  de  Torgau.  11  mandoit  qu'il  avoit 
fait  Qoo  prisonniers  dans  cette  ville,  et  rejetoit 
la  lenteur  de  sa  m.arche  sur  les  difficultés  d'a- 
m.asser  des  vivres  et  des  chariots;  c'étoient  des 
prétextes  pour  excuser  ses  délais  ;  il  employa 
neuf  jours  à  faire    neuf  milles.   Sa   conduite 
étoit  d'autant  moins  excusable,  qu'il  avoit  un 
magasin  à  sa  disposition  à  Halle ,  qu'il  en  avoit 
pris  un  aux  ennemis  à  Leipsic  ,  cpi'il  n'avoit 
point  d'ennemi  devant  lui,  et  que  par  consé- 
quent il  étoit  maître  des  fourrages,  des  vivres, 
des  chevaux  et  des  livraisons  du  pays.  Sa  len- 
teur ne  peut  s'attribuer  qu'à  son  esprit  de  con- 
tradiction et   à  son  âge;    il  n'auroit  pas   été 
fâché  de  faire  passer  l'expédition  de  la  Lusace^ 
pour  l'heureuse  étourderie  d'un  jeune  homme; 
il  affectoit  un  air  de  circonspection  et  de  sa- 


JOO    HISTOIRE    DE    MON    TEMPS. 

gesse,  qui  joint  à  sa  longue  expérience  ,  devoit 
former  un  contraste  avec  le  feu  c|ue  le  Roi 
niettoit  dans  ses  opérations.  Le  prince  d'An- 
halt  ne  fut  point  loué  de  sa  lenteur.  Le  Roi 
lui  écrivit  qu'elle  étoit  très-préjudiciable'  au 
bien  de  son  service  ,  par  la  raison  qu'il  avoit 
donné  aux  Autrichiens  le  temps  de  se  joindre 
aux  Saxons  et  de  détruire  le  pont  de  Meissen; 
ce  qui  rendroit  la  jonction  des  deux  armées 
presque  impossible;  il  lui  enjoignit  d'user  de 
diligence  pour  s'approcher  le  plus  prompte- 
ment  qu'il  pourroit.  Le  prince  promit  dans  sa 
réponse  qu'il  seroit  le  12  Décembre  à  Meissen. 
Sur  cela  tous  les  quartiers  furent  rassemblés. 
Le  Roi  ne  laissa  que  4.  bataillons  et  quelques 
Kousards  à  Zittau,  1  bataillon  à  Goerlitz  et  2 
à  Bautzen.  Ces  troupes  se  joignirent  le  i3  à 
Camentz,  à  l'exception  de  Mr  de  Lehwald, 
qui  étoit  déjà  vis-à-vis  de  Meissen;  le  prince 
d'Anhalt  y  arriva  le  1 2  ;  mais  la  garnison  sa- 
xonne s'en  étoit  sauvée  par  une  poterne,  et 
avoit  regagné  le  gros  de  l'armée.  Pendant  que 
l'infanterie  du  prince  entroit  dans  Meissen, 
les  cavaliers ,  qui  avoient  un  chemin  creux 
à  traverser,  ne  le  pas3oient  qu'un  à  un.  Les 


CHAPITRE       XI  V.  301 

deux  derniers  réaimens  ,   savoir   les  dragons 
de  Roeiil  et  de  Holstein,  mirent  pied  à  terre 
pour  attendre  leur  tour;  Sibilsky  s'en  apper- 
çut;  il  se  glissa  avec  ses  saxons  dans  un  bois 
épais ,  d'oii  il  fondit  ài'improvistesur  les  dra- 
gons prussiens  ,  leur  enleva  q  paires  de  tim- 
bales, 3   étendards  et   180  hommes;  d'autres 
escadrons  montèrent  à  cheval  et  rechassérent 
l'ennemi;  mais  l'affront  étoitreçu  etleremèd© 
vint  trop  tard.  Il  en  coûta  la  vie  au  général 
Roehl,  qui  étoit  malade,  et  qui  suivoit  la  co-' 
lonne  en  carrosse.  Il  faut  convenir  que  le  froid 
étoit  excessif,  que  la  cavalerie  avoit  été  douze 
heures  à  cheval;  mais  on  pécha  en  passant  un 
bois  que  l'on  n'avoit  pas  fait  reconnoître  d'a- 
vance. Les  moindres  fautes  à  la  auerre  sont 
punies,  car  l'ennemi  ne  pardonne  pas. 

Le  iQ  fut  employé  à  réparer  le  pont  de 
l'Elbe  ,  et  le  i3  le  général  Lehwald  se  joignit 
au  prince  d'Anhalt.  C étoit  ce  pont  de  Meis- 
sen  pour  lequel  on  craignoit  tant,  que  les 
Saxons  auroient  dû  détruire.  Mais  le  ministère 
saxon  qui  dominoitles  généraux,  ne  compre- 
noit  pas  qu'un  pont  peut  contribuera  la  perte 
d'un  pays;  ce  pont  étoit  .en  partie  de  pierre 


302    HISTOIRE    DE    MON    TEMPS. 

de  taille,  il  avoit  coûté  i5o,ooo  écus  à  cons- 
truire; on  ne  voulut  jamais  consentir  qu'il  fût 
démoli.  Le  conseil  étoit  composé  d'un  mé- 
lange de  pédans  et  de  parvenus.  Henecke  , 
qui  étoit  à  leur  tête,  élevé  par  la  fortune 
de  l'état  de  valet  de  pied  au  grade  de  ministre, 
joignoit  au  talent  d'un  financier  l'art  défouler 
méthodiquement  les  sujets.  Son  économie 
fournissoit  aux  prodigalités  du  Roi  comme  aux 
dissipassions  de  son  favori;  avec  ce  crédit  il 
gouvernoit  la   Saxe    en    subalterne    sous  le 

o 

comte  ^^^  ;  de  lui  émanoient  les  ordres  à  l'ar- 
mée, il  en  dirigeoit  les  opérations,  et  c  est 
à  son  incapacité  qu'il  faut  attribuer  les  fau- 
tes grossières  des  généraux  saxons  dans  cette 
campagne  d'hiver. 

L'armée  du  Roi  arriva  le  14  à  Koenigsbruck, 
et  à  force  d'aiguillonner  le  prince  d'Anhalt , 
^'avança  le  même  jour  à  Neustadt  ,  où  les 
troupes  furent  obligées  de  camper  malgré  le 
froid  perçant  qu'il  faisoit  alors.  Le  prince  de 
Lorraine  étoit  arrivé  le  i3  Décembre  avec 
son  armée  auprès  de  Dresde.  Henecke  ,  qui 
régloittout,  étendit  si  fort  les  quartiers  des 
Autrichiens,  qu'il  le.ur  auroit  fallu  vingt-quatre 


CHAPITRE       XI  V. 


ju:; 


heures  pour  se  rassembler.  Le  prince  de  Lor- 
raine fit  des  représentations  convenables  pour 
qu'on    changeât  cette   disposition;  mais  He- 
necke ,  accoutumé  à  donner  hi  loi  aux  fermiers 
et  auxtraitans,  n'en  tint  aucun   compte.  Le 
prince  de    Lorraine  ,    qui   prévoyolt   que  le 
comte  Kutowsky  alloit  être  attaqué ,  le  pria  de 
l'avertir  à  temps  s'il  avoit  besoin  de  lui,  par- 
ce qu'il  lui  falloit  du  temps  pour  rassembler 
ses  troupes  dispersées;   miais  le  comte  répon- 
dit qu'il  n'avoit  pas  besoin  de  secours,  qu'il 
étoit  assez  fort  dans   le  poste   qu"il  occupoit 
et  que  jamais   les    Prussiens  n'auroient  l'au- 
dace de  l'attaquer.  Depuis  la  bataille  de  Fon- 
tenoy,  que  le   comte  de  Saxe   avoit  gagnée 
par   la  supériorité    de   son  artillerie,  on  vit 
beaucoup  de  généraux  suivre  cette  méthode. 
La  disposition  des  Autrichiens  à  la  bataille  de 
Sorr  en  devoit  être  une  copie,  et  le  poste  que  le 
comte  Ruto'.vsky  avoit  à  Kesseîsdorf  étoit  de 
même  modelé  sur  celui  de  Fontenoy.  La  diffé- 
rence du  comte  de  Saxe  à  ses  imitateurs  mit 
de  la  difîérence  dans  leurs  succès.  Cependant 
les  deux  armées  prussiennes  se  mirent  en  mar- 
che; celle  du  prince  d'Anhaîtpour  s'approclier 


304     HISTOIRE    DE     MON    TEMPS. 

des  ennemis,  et  celle  du  Roi  pour  passer 
l'Elbe  à  Meissen.  Le  Roi  fit  entrer  14  bataillons 
dans  cette  ville  ;  le  reste  de  l'infanterie  et  de 
la  cavalerie  étoit  cantonné  à  la  rive  droite  de 
l'Elbe,  de  sorte  cju'au  besoin  ,  en  rassemblant 
ses  troupes,  le  Roi  pouvoit  secourir  le  prince 
d'Anhalt,  et  en  casque  les  Autrichiens  eussent 
passé  l'Elbe  à  Dresde  ,  le  Roi  leur  faisoit  tête 
de  ce  côté. 

Il  reçut  en  arrivant  à  Meissen  une  lettre 
de  Mr  Villiers,  qui  lui  apprenoit  que  le  dé- 
labrement extrême  des  affaires  d'Auguste  ÎII, 
,et  la  nécessité  où  il  étoit  réduit,  l'avoient  enfin 
déterminé  à  donner  les  mains  à  un  accommo- 
dement; queSaul,  le  mercure  de  '----,  alloit 
partir  pour  Dresde  avec  des  instructions  et  des 
pleins-pouvoirs  pour  les  ministres,  afin  qu'ils 
pussent  travailler  avec  les  ministres  prussiens 
au  rétablissement  de  la  paix;  que  la  reine  de 
Hongrie  vouloit  y  accéder  aussi,  moyennant 
quelques  adoucissemens  à  la  convention  de 
Hanovre;  que  lui  Villiers  se  rendroit  au  plu- 
tôt à  Dresde,  pour  intervenir  entre  les  parties, 
au  cas  qu'il  en  fut  besoin,  et  rendre  leur  ré- 
conciliation plus  facile.  Le  Roi  avoit  à  peine 

achevé 


CHAPITRE       X  I  V»  3o5 

achevé  de  lire  cette  lettre,  qu'on  vint  l'avertir 
que  du  coté  de  Dresde  toute  l'atmosphère 
paroissoit  embrasée  et  qu'pn  entendoit  le  bruit 
d'une  canonade  terrible.  Le  Roi  se  douta  bien 
que  le  prince  d'Anhalt  étoit  engagé  avec  les 
ennemis.  Incontinent  la  cavalerie  eut  ordre  de 
seller,  l'infanterie  de  se  mettre  sous  les  arm.es , 
et  le  Roi  courut  avec  une  centame  de  housards 
sur  le  chemin  de  Dresde  j  il  envoya  de  petits 
partis  de  tous  côtés  ;  l'un  d'eux  lui  amena  six 
fuyards  du  corps  de  Sibilsky,  qui  assurèrent  que 
les  Saxons  étoient  battus  :  ce  qui  fit  ajouter  foi 
à  leurs  discours,  c'est  cju'on  ne  vit  paroître 
aucun  prussien  ,  et  cela  seroit  arrivé ,  si  les 
affaires  étoient  allées  mal.  Mais  la  nuit  qui 
survint,  obligea  le  Roi  à  retourner  à  Meissen, 
pour  ne  pas  s'exposer  à  quelque  affront,  satis- 
fait d'avoir  des  probabilités  de  la  victoire  du 
prince.  Si  la  fortune  n'avoit  pas  secondé  le 
prince  dAnhalt,  le  Roi  avoit  résolu  de  rassem- 
bler ses  troupes  sur  les  hauteurs  de  Meissen, 
pour  aller  au-devant  des  troupes  battues,  de 
mettre  celles-ci  en  seconde  ligne,  son  armée 
dans  la  première  ,  d'attaquer  de  nouveau  les 
ennemis  et  de  les  vaincre  à  quelque  prix  que 
Tome  IL  V 


3o6    HISTOIRE  DE  MON  TEMPS, 

ce  fût.  Le  prince  d'Anhalt  lui  épargna  cette 
peine  :  le  soir  même  un  officier  de  cette  armée 
arriva,  et  rendit  compte  au  Roi  des  circonstan- 
ces suivantes  de  cette  glorieuse  bataille.    Le 
prince  d'Anhalt  avoit  décampé  le  1 5  de  grand 
matin ,  et  avoit  pris  par  Wilsdruf  le  droit  che- 
min de  Dresde.  Ayant  passé  Wilsdruf,  ses  hou- 
sards  donnèrent  sur  un  gros  d'ulans ,  qu'ils 
poussèrent  devant  eux  jusqu'à  Kesselsdorf,  où 
ils  apperçurent  toute  l'armée  saxonne  rangée 
en  ordre  de  bataille;  ils  en  avertirent  inconti- 
nent le  prince  d'Anhalt,    Un  profond  ravin , 
dont  en  certains  endroits  le  fond  étoit  maré- 
cageux, couvroit  le   front  des    ennemis  :    sa 
grande  profondeur  est  du  côté  de  l'Elbe;  il  va 
toujours  en  s'applanissant  vers  Kesselsdorf  et 
se  perd  entièrement  au-delà  vers  la  forêt  du 
Tarrant.  Les  Saxons  avoient  appuyé  leur  gau- 
che à  Kesselsdorf;  le  terrain  y  étoit,  comme 
je  l'ai  dit,  entièrement  uni;  ce  village  étoit 
défendu  par  tous  les  grenadiers  de  leur  armée 
et  par  le  régiment  de  Rutowslcy;  une  batterie 
de  Q4  pièces  de  gros  canon  en  rendoit  Tabord 
^meurtrier.  Le  corps  de  Grune  étoit  à  l'aile  droi- 
te-de  cette  armée,  qui  s'appuyoit  à  Benerich 
proche  de  l'Elbe.  Ce  lieu  étoit  inattaquable, 


CHAPITRE      XIV.  307 

à  cause  des  rochers  et  des  précipices  qui  en 
interdisent  l'abord.  Avant  la  bataille  la  cava- 
lerie saxonne  étoit  à  la  gauche  de  Kesselsdorf , 
rangée  en  ligne  avec  le  reste  de  l'armée,  la 
gauche  vers  le  Tarrant.  On  ne  sait  pourquoi 
le  comte  Rutowsky  la  déplaça  et  la  mit  en 
troisième  lio;ne  derrière  son  infanterie.  Lors- 
que  le  prince  d'Anhalt  arriva  sur  les  lieux  avec 
la  tête  de  son  armée  ,  il  jugea  d'abord  que  le 
succès  de  cette  journée  dépendoit  de  la  prise 
du  village  de  Kesselsdorf,  et  il  fit  ses  arrange- 
mens  pour  l'emporter.  Il  commença  par  for- 
mer ses  troupes  vis-à-vis  celles  de  l'ennemi  ; 
l'infanterie  destinée  pour  donner  sur  le  village 
fut  mise  sur  trois  lignes  et  les  drag-ons  de  Bonin 
formèrent  la  quatrième.  Dés  que  ses  troupes 
furent  ainsi  disposées,  3  bataillons  de  grena- 
diers avec  3  de  son  régiment  attaquèrent  le 
village  de  front;  Mr  de  Lehwald  le  prit  en 
flanc;  Q4  ca!nons  chargés  de  mitraille,  les  gre- 
nadiers saxons  et  le  régiment   de  Rutowsky 
firent  reculer  les  assaillans.  La  seconde  attaque 
ne  fut  pas  plus  heureuse;  car  le  feu  étoit  trop 
violent  ;  mais  le  régiment  de  Rutowsky  sortit 
du  village  et  voulut  poursuivre  les  Prussiens  j 

V  ^ 


3o8    HISTOIRE    DE     MON    TEMPS. 

il  se  mit  donc  devant  ses  batteries ,  qu'il  empê- 
choit  de  tirer.  Le  prince  d'Anhalt  profita  de 
ce  moment,  et  ordonna  au  colonel  Luderitz, 
qui  commandoitles  dragons,  de  charger;  celui- 
ci  fondit  alors  avec  impétuosité  sur  les  Saxons  ^ 
tout  ce  qui  résista  fut  passé  au  fil  de  l'épée;  le 
reste  fut  pris;  l'infanterie  s'empara  en  même- 
temps  du  village,  y  entra  de  tous  les  cotés  et 
prit  la  batterie  qui  avoit  rendu  ce  poste  si  for- 
midable. Le  général  Lehwald  mit  le  comble  à 
cette  victoire,  en  obligeant  toutes  les  troupes 
qui  avoient  défendu  le  village,  à  mettre  les 
armes  bas.  Le  prince  d'Anhalt  profita  de  ce  ' 
premier  succès  en  habile  capitaine  ,  il  gagna 
aussitôt  le  flanc  gauche  de  l'ennemi;  la  cavale- 
rie de  sa  droite  renversa  d'un  seul  choc  la  cava- 
lerie saxonne,  et  la  dissipa  de  manière  qu'elle 
ne  put  se  rallier.  Tout  prit  la  fuite  avec  assez 
de  promptitude  pour  échapper  à  des  troupes 
accoutumées  à  conserver  l'ordre  et  à  ne  point 
se  débander.  La  gauche  des  Prussiens,  sous  les 
ordres  du  prince  Maurice  ,  se  canonna  avec 
l'ennemi,  jusqu'à  ce  que  le  village  de  Kessels- 
dorf  fût  emporté;  mais  impatiente  alors  d'avoir 
part  à  la  gloire  de  cette  journée,  elle  marcha 


CHAPITRE      XIV.  309 

aux  Saxons  en  bravant  tous  les  obstacles;  des 
rochers  à  gravir,  des  neiges  qui  rendoient  le 
terrain  glissant,  la    difficulté  d'assaillir  et  de 
forcer   les   ennemis   qui    combattoient  pour 
leurs  foyers,  tout  cela  fut  entrepris,  et  tout 
céda  au  courage  des  vainqueurs.  Les  Saxons  et 
les  Autrichiens  furent  chassés  des  rochers  escar- 
pés de  Benerich.  Les  Prussiens  ne  purent  con- 
server ni  l'ordre  des  bataillons,  ni  même  des 
pelotons  formés ,  tant  ces  hauteurs  qu'ils  esca- 
ladoient,  étoient  escarpées;  la  cavalerie  enne- 
mie les  attaqua  ainsi  dispersés. .  Il  est  certain 
que  si  les  Saxons  avoient  été  valeureux,  l'in- 
fanterie prussienne  aiiroit  dû  être  taillée  en 
pièces  ;  mais  cette  cavalerie  attaqua  si  molle- 
ment et  fut  si  mal  soutenue,   qu'après  quel- 
ques décharges  que   les  Prussiens  firent    sur 
elle,  elle  disparut  et  céda  le  champ  de  batciille 
aux  vainqueurs.  La  cavalerie  de  la  gauche  des 
Prussiens    n'avoit    pu  agir   pendant   tout    le 
combat ,  à  cause  des  précipices  impraticables 
qui  la  séparoient  des  ennemis;  le  prince  d  An- 
halt  l'envoya  à  la  poursuite  des  fuyards  ,  sur 
lesquels  Mr  de  Gésier  (it  encore  un  bon  nom- 
bre de  prisonniers.  Le  prince  d'Anlialt  donna 

V  3 


3X0    HISTOIUE    DE   MON   TEMPS. 

dans  cette  action  de  grandes  marques  de  son 
expérience  et  de  sa  capacité.  Les  généraux, 
les  officiers  et  les  soldats,  tous  s'y  distinguèrent  : 
leur  succès  justifia  leur  témérité.  Du  côté  des 
Saxons  il  resta  3ooo  morts  sur  la  place  ;  on  fit 
prisonniers  2i5  officiers  et  65oo  soldats  ;  ils 
perdirent  de  plus  5  drapeaux,  3  étendards, 
une  paire  de  timbales  et  48  canons.  Les  Prus- 
siens eurent  4.1  officiers  et  i6qi  soldats  de  tués, 
et  le  double  de  blessés. 

Si  nous  examinons  les  fautes  commises  des 
deux  parts  dans  cette  bataille,  nous  trouvons 
premièrement  que  le  comte  de  Rutowsky  n'a- 
voit  pensé  dans  son  poste  qu'à  la  sûreté  de  sa 
droite;  la  gauche  étoit  en  Tair  et  l'on  pouvoit 
tourner  le  village  de  Kesselsdorf.  Si  les  Prus- 
siens avoien t  plus  pris  par  leur  droite ,  le  prince 
d'Anhalt  auroit  pu  tourner  entièrement  le  vil- 
lage et  l'emporter  à  moins  de  frais  •  mais  il  ne 
faisoit  que  d'arriver,  et  n'ayant  pas  eu  le  temps 
de  reconnoître  le  terrain,  cela  seul  suffit  pour 
lui  servir  d'excuse.  La  plus  grande  faute  des 
Saxons  fut  sans  doute  de  sortir  du  village;  car 
ils  empêclièrent  leur  propre  canon  d'agir 
contre  les  Prussiens,  et  c'étoit  leur  meilleure 
défense.  Une  faute  non  moins  considérable  fut 


C  H 


APITRE      XIV.  3ll 


que  cette  infanterie  postée  de  Kesselsdorf  à 
Benerich  n'étoit  pas  sur  la  crête  des  hauteurs, 
mais  en  arriére  de  plus  de  cent  pas,  de  sorte 
qu'ils  ne  défendirent  pas  avec  les  petites  armes 
le  passage  du  précipice  et  le  laissèrent  escala- 
der, se  réservant  à  tirer  lorsque  l'ennemi  au- 
roit  vaincu  la  plus  grande  difîiculté.  Mais  de 
pareilles  remarques  peuvent  avoir  lieu  sur  la 
plupart  des  actions  des  hommes  j  ils  font  tous 
des  fautes,  parce  qu'aucun  d'eux  n'est  parfait; 
et  si  nous  résumons  celles  qui  se  sont  commi- 
ses dans  cette  bataille,  c'est  pour  que  la  pos- 
térité apprenne  à  n'en  pas  faire  d'aussi  grossiè- 
res que  celles  des  Saxons. 

Le  comte  Rutowsky  et  toute  son  armée  ar- 
rivèrent à  Dresde  en  pleine  course;  ils  y  trou- 
vèrent le  prince  de  Lorraine  occupé  à  rassem- 
bler ses  troupes  éparses.  Il  offrit  au  comte  d'at- 
taquer le  lendemain  les  Prussiens  conjointe- 
ment avec  lui;  mais  le  Saxon  en  avoit  de  reste. 
Il  allégua  pour  excuse  que  son  infanterie  étoit 
presque  .détruite  ,  qu'il  avoit  perdu  10,000 
hommes,  qu'il  manquoit  d'armes  et  de  muni- 
tions, et  que  ses  soldats  n'ctoicnt  pas  encore 
revenus  de  leur  terreur  :  il  ajouta  cpie  le  roi 

V  4 


3l2    HISTOIRE    DE    MON    TEMPS. 

de  Prusse  alloit  se  joindre  au  prince  d'Anhaît, 
que  Dresde  manquoit  de  provisions  de  bouche 
et  de  munitions  de  guerre,  que  pour  sauver  les 
débris  de  Kesselsdorf,  il  falloit  se  sauver  à  Zest, 
village  voisin  des  montagnes  qui  regardent  la 
Bohème.  Ce  projet  fut  exécuté.  Les  Saxons 
évacuèrent  Dresde  et  n'y  laissèrent  que  des 
milices;  le  1 6  i!s  se  campèrent  auprès  de  Koenig- 
stein  et  reni^oyèrent  leur  cavalerie  en  Bohème, 
faute  de  moyens  pour  la  nourrir  plus  long- 
temps sur  le  territoire  saxon.  L'armée  du  Roi 
avança  le  16  jusqu'à  Wilsdruf,  et  le  17  ses 
troupes  formèrent  la  première  ligne  et  se  por- 
tèrent sur  le  ruisseau  de  Plauen.  L'heureux 
succèsde  cette  expédition  fit  oublier  la  lenteur 
que  le  prince  d'Anhalt  avoit  affectée  à  son 
début;  la  journée  de  Kesselsdorf  avoit  jeté  un 
beau  voile  sur  cette  faute.  Le  Roi  lui  dit  les 
choses  les  plus  flatteuses  sur  la  gloire  qu'il  s'é- 
foit  acquise,  et  n'omit  rien  de  ce  cjui  pouvoit 
cajoler  son  amour  propre.  Ce  prince  mena  le 
Roi  sur  le  champ  de  bataille.  L'on  fut  moins 
surpris  des  difficultés,  quoique  grandes,  que 
les  troupes  avoient  eues  à  surmonter ,  et  du 
nombre  considérable  des  prisonniers ,  que  de 


CHAPITRE       XIV.  3l3 

voir  toute  cette  campagne  couverte  d'habitans 
de  Dresde,  qui  venoient  tranquillement  à  la 
rencontre  des  Prussiens.  Lorsque  le  Roi  tra- 
versa la  Saxe  en  1744,  le  duc  de  Weissenfels 
avoit  jeté  10  bataillons  dans  Dresde  5  on  y  éle- 
voit  des  batteries,  onfaisoit  des  coupures  dans 
les  rues,  on  mettoit  des  palissades  partout  où 
un  pieu  pouvoit  entrer  en  terre,  aucun  Prus- 
sien n'osoit  mettre  le  pied  dans  cette  capitale; 
et  en  1  743,  lorsque  le  Roi  entra  dans  le  pays 
à  la  tête  de  80,000  hommes  ,  que  les  troiq:)es 
saxonnes  venoient  d'être  battues ,  les  portes  de 
Dresde  restèrent  ouvertes,  et  les  princes  cadets 
de  la  famille  royale,  les  ministres,  les  conseils 
suprêmes  du  pays,  tout  se  rendit  à  discrétion. 
Telles  sont  les  contradictions  dont  l'esprit  hu- 
main est  capable,  quand  il  n'agit  pas  systéma- 
tiquement ,  et  que  ceux  qui  le  gouvernent ,  ont 
une  mauvaise  dialectique.  Il  est  vraisemblable 
que  la  ville  étoit  dépourvue  de  provisions,  et 
que  des  délibérations  confuses,  et  la  conster- 
nation qui  régnoit  parmi  les  principaux  minis- 
tres du  roi  de  Pologne,  causèrent  cet  abandon 
général.  Les  princes  pouvoient  se  sauver,  les 
ministres  également  ;   il  n'y  avoit  qu'à  faire 


3l4    HISTOIRE  DE  MON  TEMPS. 

quatre  milles  pour  gagner  la  Bohème.  Une 
chose  non  moins  étonnante  est  que  ces  Saxons 
qui  vouloient  abandonner  Dresde,  y  jetèrent 
6000  hommes  de  leurs  miliciens  ,  dont  ils 
auroient  pu  se  servir  pour  recompléter  leurs 
troupes.  Bientôt  le  Roi  fit  occuper  le  faubourg 
de  Dresde.  Le  commandant  fut  sommé  de  se 
rendre.  Il  répondit  que  Dresde  n'étoit  point 
une  place  de  guerre  -,  et  les  ministres  envoyè- 
rent un  mémoire  qui  devoit  tenir  lieu  d'une 
espèce  de  capitulation.  Le  Roi  en  régla  les 
conditions  selon  son  bon  plaisir.  Le  18  les 
Prussiens  entrèrent  dans  la  ville.  La  milice  fut 
désarmée  et  servit  à  recruter  les  troupes;  on  y 
prit  415  officiers  et  i5oo  blessés  de  la  bataille 
de  Kesselsdorf.  Le  Roi  établit  son  quartier  à 
Dresde  avec  l'état-major  des  deux  armées.  On 
divulgua  dans  le  monde  les  bruits  les  plus  inju- 
rieux au  sujet  des  intentions  du  Roi  sur  cette 
capitale.  On  disoit  que  le  prince  d'Anhaltavoit 
demandé  le  pillage  de  Dresde  pour  son  armée,  - 
à  laquelle  le  sac  de  cette  ville  avoit  été  promis 
pour  l'encourager  pendant  l'action.  Le  pen- 
chant des  hommes  à  la  crédulité  pouvoit  seul 
accréditer  de  telles  calomnies.  Jamais  le  prince 


CHAPITRE       XIV.  3l5 

d'Anhalt  n'auroit  osé  faire  au  Roi  une  proposi- 
tion aussi  barbare  ;  et  d'ailleurs  ces  sortes  de 
promesses  peuvent  se  faire  à  des  troupes  indisci- 
plinées, et  non  à  des  Prussiens  qui  ne  combat- 
tent que  pour  Thonneur  et  pour  la  gloire.  Le 
principe  de  leurs  succès  doit  s'attribuer  uni- 
quement à  l'ambition  des  officiers  comme  à 
l'obéissance  des  soldats. 

A  peine  leRoi  fut-il  à  Dresde  qu'il  rendit  visi- 
te aux  enfans  du  Roi,  pour  calmer  leur  crainte  . 
et  les  rassurer  entièrement.  Il  tâcha  d'adoucir 
leur  infortune,  en  leur  faisant  rendre  scrupu- 
leusement tous  les  honneurs  qui  leur  étoient 
dûs-  la  garde  du  château  fut  même  soumise  à 
leurs  ordres.  Le  Roi  répondit  ensuite  auSrVil- 
liers,  qu'il  avoit  été  assez  étonné  de  recevoir 
des  propositions  de  paix  un  jour  de  bataille; 
que  pour  abréger  les  négociations  il  s'étoit ren- 
du lui-même  à  Dresde  ;  que  la  fortune  qui  avoit 
secondé  sa  cause,  l'avoit  mis  en  situation  de 
ressentir  vivement  les  mauvais  procédés  ,  la 
duplicité  et  la  perfidie  dont  le  comte  de  ••'  '•'  '•• 
avoit  fait  usac^e  dans  toutes  ses  nécrociations  ; 
qu'éloigné  cependant  d'avoir  une  façon  de 
penser  aussi  basse,  il  ofïroit,  mais  pour  la  dcr- 


3l6    HISTOIRE  DE  MON  TEMPS. 

niere  fois,  son  amitié  au  roi  de  Pologne;  qu'il 
attendoit  que  les  Srs  de  Bulau  et  de  Rex  eussent 
reçu  leurs  pleins-pouvoirs  ,  pour  qu'on  pût 
conclure  avec  eux  sans  autre  délai;  qu'enfin  il 
ne  se  départiroit  en  rien  des  engagemens  qu  il 
avoit  pris  avec  le  roi  d'Angleterre  par  la  con- 
vention de  Hanovre;  que  pour  lui,  loin  d'être 
aveuglé  par  la  fortune,  il  ne  hausseroit  ni  ne 
baîsseroit  ses  prétentions  ,  et  qu'ainsi  la  reine 
,  de  Hongrie  ne  devoit  pas  s'attendre  à  le  faire 
changer  de  résolution:  le  Roi  finit  en  recom- 

o 

mandant  à  Mr  de  Viiliers  de  lui  rapporter  exac- 
tement le  dernier  mot  du  roi  de  Pologne ,  afin 
que  des  ce  moment  rien  ne  mît  de  nouveaux 
eiîipechemens  à  la  pacification  de  l'Allemagne 
et  du  Nord.  Bientôt  le  Roi  fit  inviter  chez  lui 
tous  les  ministres  saxons;  il  récapitula  tout  ce 
qui  s'étoit  passé,  leur  exposa  avec  vérité  ses 
sentimens  et  les  conditions  de  paix  modérées 
qu'il  olïroit  à  ses  ennemis  :  il  fut  assez  heureux 
pour  les  convaincre  que  ces  conditions  étoient 
telles  qu'ils  auroient  pu  les  souhaiter  ou  les 
dicter  eux-mêmes ,  et  que  leur  Roi  n'avoit 
d'autre  parti  à  prendre  que  de  les  signer.  On 
fit  aussi  des  airangemens  pour  que  les  troupes 


CHAPITRE       XIV.  3î7 

observassent  un  très-grand  ordre.  Le  Roi  mit 
dans  ses  procédés  toute  la  douceur  possible, 
afin  que  ce  pays  voisin  et  niallieureux  ne  se 
ressentît  que  légèrement  des  fléaux  d'une 
guerre  dont  le  peuple  étoit  innocent.  Pour 
s'accommoder  à  la  coutume,  on  chanta  dans  les 
églises  le  Te  Deum,  accompagné  d'une  triple 
décharge  de  l'artillerie  de  la  ville,  et  le  soir  on 
fit  représenter  l'opéra  d'Arminius.  On  ne  fait 
mention  de  ces  bagatelles  qu'à  cause  des  anec- 
dotes auxquelles  elles  tiennent.  Tout  jusqu'à 
l'opéra  devenoit  entre  les  mains  de  *  '•"  "•''  un 
ressort  pour  gouverner  l'esprit  de  son  maître; 
il  avoit  fait  représenter  la  clémence  de  Titus  au 
sujet  de  la  disgrâce  de  Sulkofsky  et  des  préten- 
dus crimes  que  le  Roi  lui  pardonna.  Arminius 
fut  joué  pendant  cette  dernière  guerre;  ce  qui 
devoit  faire  allusion  au  secours  qu'Auguste  III 
donnoit  à  la  reine  de  Hongrie  contre  les  Fran- 
çois et  les  Prussiens,  qu'on  accusoit  de  vouloir 
tout  subjuguer.  Les  louanges  flatteuses  de  la 
poésie  italienne  ,  rehaussées  du  charme  de 
l'harmonie,  et  rendues  par  le  gosier  flexible 
des  châtrés ,  persuadoient  au  roi  de  Pologne 
qu'il  étoit  l'exemple  des  princes  et  un  modèle 


3l8     HISTOIRE  DE  MON   TEMPS. 

d'humanité.  Les  musiciens  supprimèrent  un 
choeur  de  l'opéra,  qu'ils  n'osèrent  produire  en 
présence  des  Prussiens,  parce  que  les  paroles 
pouvoient  être  justement  appliquées  après  ce 
qui  venoit  d'arriver  en  Saxe  ;  les  voici  : 

Sulle  rovine  altruï  alzar  non  pensï  il  sogl'io 
Colui  che  al  sol'  orgoglio  rîduce  ogni  virtà. 

Les  choeurs  des  opéra  d'Auguste  valoient  les 
prologues  de  ceux  de  Louis  XÏV. 

Pendant  qu'on  chantoit  à  Dresde  des  Te 
Deum  et  des  opéra,  Mr  de  Villiers,  qu'on  y 
attendoit  avec  impatience,  arriva  de  Prague 
avec  les  pleins-pouvoirs  et  toutes  les  autorisa- 
tions nécessaires  aux  ministres  saxons  pour 
conclure  la  paix  :  il  fut  suivi  par  le  comte  Fré- 
déric Harrach,  qui  venoit  de  la  part  de  l'Impé- 
ratrice-reine  pour  le  même  sujet.  Lorsque  tout 
se  préparoit  à  Dresde  à  pacifier  les  troubles  de 
l'Allemagne ,  le  Roi  reçut  la  réponse  suivante 
de  Louis  XV  à  la  lettre  touchante  qu'il  lui 
avoit  écrite  de  Berlin  pour  lui  demander  son 
assistante.  Cette  réponse  avoit  été  minutée  par 
ses  ministres  j  le  Roi  n'avoit  prêté  que  sa  main 
pour  la  transcrire,  la  voici  :  „  Monsieur  mon 


CHAPITRE      XIV.  319 

„  frère 5  votre  Majesté  me  confirme» ,  dans  sa 
„  lettre  du  1 5  de  Novembre,  ce  que  je  savois 
,5  déjà  de  la  convention  de  Hanovre  du  26 
„  d'Août.  J'ai  dû  être  surpris  d'un  traité  négo- 
.,,  cié,  conclu,  signé  et  ratifié  avec  un  prince 
,5  mon  ennemi,  sans  m'en  avoir  donné  la  moin- 
„  dre  connoissance.  Je  ne  suis  point  étonné  de 
,5  vos  refiis  de  vous  prêter  à  des  mesures  vio- 
,5  lentes  et  à  un  enaa^ement  direct  et  formel 
,9  contre  moi^  mes  ennemis  doivent  connoître 
,5  V.  M.  C'est  une  nouvelle  injure  d'avoir  osé 
,5  lui  faire  des  propositions  indignes  d'elle.  Je 
,5  comptois  sur  votre  diversion  5  j'en  faisois 
,5  deux  puissantes  en  Flandre  et  en  Italie  5 
,5  j'occupois  sur  le  Rhin  la  plus  grosse  armée 
„  de  la  reine  de  Hongrie.  Mes  dépenses  ,  mes 
„  efforts  ont  été  couronnés  des  plus  grands 
,5  succès.  V.  M.  en  a  fort  exposé  les  suites  par  le 
„  traité  qu'elle  a  conclu  à  mon  insu.  Si  cette 
„  princesse  y  avoit  souscrit,  toute  son  armée 
„  de  Bohème  se  seroit  subitement  tournée  con- 
„  tremoij  ce  ne  sont  pas  là  des  moyens  de  paix. 
„  Je  n'en  ressens  pas  moins  l'horreur  du  péril 
,5  que  vous  courez;  rien  n'égalera  l'impatience 
,î  de  vous  savoir  en  sûreté,  et  votre  tranquil- 


320    HISTOIRE    DE    MON    TEMPS. 

„  lité  fera  la  mienne.  Votre  Maj  esté  est  en  force 
^,  et  la  terreur  de  nos  ennemis,  et  a  emporté 
„  sur  eux  des  avantages  considérables  et  glo- 
„  rieux;  l'hiver  avec  cela,  qui  suspend  les  opé- 
„  rations  militaires  ,  suffit  seul  pour  la  défen- 
„  dre.   Qui  est  plus  capable  que  V.  M.  de  se 
„  donner  de  bons  conseils  à  elle-même  ?  Elle 
„  n'a  qu'à  suivre  ce  que  lui  dictera  son  esprit, 
„  son  expérience,  et  par-dessus  tout  son  hon- 
„  neur.  Quant  aux  secours  qui  de  ma  part  ne 
„  peuvent  consister  qu'en  subsides  et  en  diver- 
„  sions ,  j'ai  fait  toutes  celles  qui  me  sont  pos- 
„  sibles,  et  je  continuerai  par  les  moyens  qui 
„  assurent  le  mieux  le  succès.  J'augmente  mes 
„  troupes ,  j e  ne  néglige  rien ,  j e  presse  tout  ce 
„  qui  pourra  pousser  la  campagne  prochaine 
„  avec  la  plus  grande  vigueur.  Si  votre  Maj  esté 
„  a  des  projets  capables  de  fortifier  mes  entre- 
„  prises,  je  la  prie  de  me  les  communiquer, 
„  et  je  me  concerterai  toujours  de  grand  plaisir 
„  avec  elle,  etc.  „  D'abord  cette  lettre  paroît 
douce  et  polie;  mais  quand  on  considère  les 
circonstances  fâcheuses  où  se  trouvoit  le  roi  de 
Prusse  et  les  difiérentes  négociations  avec  la 

o 

France  qui  l'avoient  précédée,  on  y  remarque 

un 


CHAPITRE       XIV.  321 

un  ton  d'ironie  d'autant  plus  déplacé ,  que  l'on 
n'étoit  pas  convenu  de  remplir  par  des  épi- 
grammes  les  engagemens  réciproques  contrac- 
tés par  le   traité    de    Versailles.  Dépouillons 
cette  lettre   de  tout  verbiage,  et  examinons 
ce   qu'elle  dit  réellement  :  Je  suis  fort  fâché 
que  vous  ayez  conclu  le  traité  de  Hanovre 
sans  m'en  avertir,  car  le  prince  de  Lorraine 
reviendroit  en  Alsace,  si  la  reine  de  Hongrie 
J'acceptoit.  Ne  voyez-vous  pas  que  la  guerre 
d'Italie  et    de    Flandre  que   je  soutiens,   est 
une  diversion  c|ue  jefais  en  votre  faveur?  Car 
je  n'ai  nul  intérêt  à  la  conquête  de  la  Flandre, 
et  l'établissement  de  mon  gendre  Don  Phi- 
lippe en  Italie,  me  touche  peu.  Conti  sait  si 
bien  contenir  les  forces  principales  de  la  reine 
de  Hongrie  en  Allemagne ,  qu'il  a  repassé  le 
Rhin ,  laissé  faire  un  Empereur  à  qui  l'a  voulu; 
que  Traunapu  détacher  Grune  pour  la  Saxe 
et  pourra  le  suivre  avec  le  reste  de  ses  trou- 
pes, si  la  reine  de  Hongrie  trouve  à  propos 
de  l'employer  contre  vous.  J'ai  fait  de  gran- 
des choses  cette  campagne  :  on  a  aussi  parlé 
de  vous.  Je  plains  la  situation  dangereuse  où 
vous  vous  êtes  mis  pour  l'amour  de  moi;  on 
Tome  IL  X 


322    HISTOIRE    DE   MON    TEMPS. 

ii*acquiert  de  la  gloire  qu'en  se  sacrifiant  pour 
la  France  j  témoignez  delà  constance  et  souf- 
frez toujours,  imitez  l'exemple  de  mes  autres 
alliés  j  que  j'ai  abandonnés  à  la  vérité,  mais 
auxquels  j'ai  donné  l'aumône  lorsqu'on  les 
avoit  dépouillés  de  toutes  leurs  possessions. 
Prenez  conseil  de  votre  esprit  et  de  la  pré- 
somption avec  laquelle  vous  vous  êtes  ingéré 
quelquefois  à  me  donner  des  avisj  vous  au- 
rez sans  doute  assez  d'habileté  pour  vous  tirer 
d'embarras^  d'ailleurs  le  froid  de  l'hiver  en- 
gourdira vos  ennemis,  et  ils  ne  pourront  vous 
combattre.  Si  cependant  il  vous  arrivoit  mal- 
heur ,  je  vous  promets  que  l'académie  fran- 
çoise  fera  l'oraison  funèbre  de  votre  empire, 
que  vos  ennemis  auront  détruit.  Votre  nom 
sera  placé  dans  le  martyrologe  où  se  trouve 
le  nom  des  enthousiastes  qui  se  sont  perdus 
pour  le  service  de  la  France  et  celui  des  alliés 
qu'elle  a  daigné  abandonner.  Vous  voyez  que 
j'ai  fait  des  diversions;  je  vous  ai  offert  jus- 
qu'à un  million  de  livres  d&  subsides.  Espérez 
beaucoup  dans  la  belle  campagne  que  je  ferai 
Tété  prochain,  pour  laquelle  je  prépare  tout 
dés  à  présent,  et  comptez  que  je  me  concer- 


CHAPITRE      XI  V.  32  3 

terai  avec  vous  sur  tous  les  sujets  où  vous 
voudrez  suivre  aveuglément  mes  volontés,  et 
vous  conformer  à  tout  ce  qui  s'accorde  avec 
mes  intérêts. 

Dès  que  les  négociations  de  la  paix  furent 
assez  avancées  pour  être  sûr  de  leur  réussite, 
le  Roi  répondit  au  roi  de  France  par  cette 
lettre,  dont  nous  rapporterons  le  contenu, 
parce  que  la  matière  dont  il  s'agit  étoit  aussi 
importante  que  délicate.  „  Monsieur  mon 
„  frère,  après  la  lettre  que  j'avois  écrite  à 
„  votre  Majesté,  en  date  du  i5  de  Novembre, 
,,  je  devois  m'attendre  de  sa  part  à  des  se- 
„  cours  réels.  Je  n'entre  point  dans  les  raisons 
„  qu'elle  peut  avoir  d'abandonner  ses  alliés 
^,  aux  caprices  de  la  fortune.  Pour  cette  fois 
„  la  valeur  seule  de  mes  troupes  m'a  tiré  du 
„  pas  scabreux  où  je  me  trouvois.  Si  le  nom- 
„  bre  de  mes  ennemis  m'eût  accablé,  votre 
„  Majesté  se  seroit  contentée  de  me  plain- 
„  dre,  et  j'aurois  été  sans  ressources.  Comment 
„  une  alliance  peut-elle  subsister  si  les  parties 
„  contractantes  ne  concourent  pas  avec  une 
„  même  ardeur  à  leur  conservation  commu- 
„  ne?  Votre  Majesté  me  dit  de  me  conseiller 

X  s 


324    HISTOIRE    DE    MON    TEMPS. 

„  moi-même;  je  le  fais,  puisqu'elle  le  juge 
,5  à  propos.  La  raison  médit  démettre  promp- 
^,  tement  lin  à  une  guerre  quin'aplus  d'objet, 
„  depuis  que  les  troupes  autrichiennes  ne 
„  sont  plus  en  Alsace,  et  depuis  la  mort  de 
„  l'Empereur.  Les  batailles  cju'on  donneroit 
„  désormais,  ne  produiroient  qu'une  effusion 
„  de  sang  inutile.  La  raison  m'avertit  de  pen- 
.,  ser  à  ma  propre  sûreté,  et  de  considérer  le 
„  grand  armement  des  Russes,  qui  menace  le 
„  royaunie  du  côté  de  la  Courlande;  l'armée 
,5  que  Mr  de  Traun  commande  sur  le  Rliin , 
,,  qui  pourroit  aisément  refluer  vers  la  Saxe; 
„  l'inconstance  de  la  fortune  ;  et  enfin  que 
„  dans  la  circonstance  où  je  me  trouve,  je 
„  ne  puis  m'attendre  à  aucun  secours  de  la 
„  part  de  mes  alliés.  Les  Autrichiens  et  les 
,,  Saxons  viennent  d'envoyer  ici  des  ministres 
„  pour  négocier  lapaix;  je  n'ai  donc  d'autre 
„  parti  à  prendre  que  de  la  signer.  Après 
„  m'être  acquitté  ainsi  de  mon  devoir  envers 
„  l'état  que  je  gouverne  et  envers  ma  famille, 
„  aucun  objet  ne  me  tiendra  plus  ci  coeur 
„  que  de  pouvoir  me  rendre  utile  aux  inté- 
„  rets    de  votre  Majegté.  Paissé-je  être  assez 


CHAPITRE      XIV.  325 

„  heureux  pour  servir  d'instrument  à  la  pa- 
,5  cification  générale!  Votre  Majesté  ne  pourra 
,5  confier  ses  vues  à  personne  qui  lui  soit  plus 
„  attaché  que  je  ne  le  suis,  et  qui  travaille 
„  avec  plus  de  zèle  à  rétablir  la  concorde  et 
„  la  bonne  intelligence  entre  les  puissanses 
„  que  ces  longs  démêlés  ont  rendues  enne- 
„  mies.  Je  la  prie  de  me  conserver  son  ami- 
,5  tié ,  qui  me  sera  toujours  précieuse  ,  et 
„  d'être  persuadée  que  je  suis,  etc.  „  C'étoit 
se  congédier  honnêtement,  et  alléguer  des 
raisons  si  valables  ,  qu'il  auroit  été  impossible 
aux  François  d'y  répondre. 

Cependant  les  Autrichiens  et  les  Saxons 
étoientencore  aux  environs  de  Pirna;  il  falloit 
les  éloigner  davantage,  pour  travailler  plus 
tranquillemeut  à  la  paix.  Dans  cette  vue  Mr 
de  Retzovv  fut  détaché  avec  5  bataillons  et 
quelque  cavalerie  du  côté  de  Freyberg  ;  la  ja- 
lousie qu'il  donnoit  de  ce  côté  ,  accéléra  la 
retraite  des  alliés  en  Bohème.  Les  troupes 
saxonnes  faisoient  à  peine  i5,ooo  hommes. 
Le  roi  de  Pologne  ,  privé  de  ses  revenus , 
n'avoit  plus  d'argent  pour  payer  ses  troupes; 
il   ne    pouvoit    pas    attendre  jusqu'au   piiu- 

X  3 


326      HISTOIRE    DE    MON    TEMPS. 

teinp.5  que  les  Russes  se  missent  en  mouve- 
ment; il  sentoit  la  nullité  de  ce  secours;  en- 
fin la  nécessité  du  moment  le  forçoit  à  con- 
sentir à  la  paix.  Sur  ces  entrefaites  le  comte 
de  Harracli  arriva  à  Dresde.  Il  supposoit  que 
fier  de  ses  succès,  à  l'instar  des  Autrichiens, 
le  Roi  en  rehaussant  ses  prétentions  les  ren- 
droit  excessives ,  mais  bientôt  détrompé  de 
ce  préjuré  ,  il  remercia  niême  ce  prince  de 
la  fariiué  avec  laquelle  il  se  prêtoit  a  cette 
nefjociation.  Le  Roi  lui  répondit  que  la  cause 
de  la  guerre  ayant  cessé  par  la  mort  de 
Charles  VII,  il  avoit  été  depuis  ce  moment 
dans  les  mêmes  dispositions  où  il  le  voyoit 
aujourd'hui.  Mr  de  Harrach  lâcha  quelques 
prop^^' tiens  sur  une  entrevue  entre  le  roi  et 
la  reine  de  Hongrie  ;  elles  furent  éludées  par 
l'exemple  de  l'inutilité  et  des  mauvaises  sui- 
tes de  semblables  entrevues  ;  mais  les  louan- 
ges de  cette  princesse  adroitement  mêlées  aux 
refus  parurent  satisfaire  le  comte.  La  paix  fut 
signée  le  q5  Décembre  3745.  L'accession  de 
la  reine  de  Hongrie  à  la  convention  de  Ha- 
novre n'étoit  qu'un  renouvellement  pur  et 
simple   de  là  paix   de  Breslau.    Les   Saxons 


CHAPITRE      XIV.  327 

promirent  de  ne  jamais  accorder  de  passage 
par  leur  pays  aux  ennemis  du  Roi,  sous 
quelque  prétexte  que  ce  pût  être.  On  con- 
,vint  d'échanger  le  péage  de  Furstenberg  con- 
tre quelques  terres  de  la  même  valeur.  Le  roi 
de  Pologne  garantit  le  paiemient  d'ini  million 
de  contributions  auquel  l'électoral  s'étoit  en- 
gagé j  il  renonça  par  le  même  article  à  toute 
indemnisation  des  frais  de  la  guerre.  Le  Roi 
promit  en  revanche  de  faire  cesser  les  con- 
tributions du  jour  de  la  signature,  et  de  re- 
tirer incessamment  ses  troupes  de  la  Saxe , 
à  l'exception  de  Meissen,  où  étoit  l'hôpital 
prussien;  ce  qui  lui  fut  accordé  jusqu'à  la 
guérison  des   blessés. 

Ainsi  huit  cette  seconde  guerre,  qui  dura 
en  tout  seize  mois;  qui  se  fit  de  part  et  d'au- 
tre avec  un  acharnement  extrême;  où  les 
Saxons  découvrirent  toute  la  haine  qu'ils 
avoient  contre  la  Prusse  et  l'envie  que  leur 
inspiroit  l'agrandissement  de  cette  puissance 
voisine  ,  où  les  Autrichiens  combattoient 
pour  l'Empire  et  pour  l'influence  dans  les 
affaires  de  l'Empire,  dans  lesquelles  ils  crai- 
gnoient  que  les  Russes  n'en  gagnassent  une 


328    HISTOIRE   DE  MON  TEMPS. 

trop  grande;  où  l'on  vit  la  Prusse  exposée  â 
des  dangers  imminens ,  dont  elle  triompha 
par  la  discipline  et  la  valeur  héroïque  de  ses 
troupes.  Cette  guerre  ne  donna  pas  lieu  à 
ces  grandes  révolutions  qui  changent  la  des- 
tinée des  empires  :  mais  elle  enipêcha  que  de 
pareils  bouleversemens  n'arivassent  alors,  en 
obligeant  le  prince  de  Lorraine  d'abandon- 
ner l'Alsace.  La  mort  de  Charles  VII  fut  un 
de  ces  événemens  qu'on  ne  sauroit  prévoir. 
Elle  dérangea  le  projet  d'arracher  pour  jamais 
la  dignité  impériale  à  la  nouvelle  maison  d'Au- 
triche. Ainsi  en  appréciant  les  choses  à  leur 
juste  valeur,  on  est  obligé  de  convenir  qu'à 
certains  égards  cette  guerre  causa  une  effusion 
de  sang  inutile,  et  qu'un  enchaînement  de 
victoires  ne  servit  uniquement  qu'à  confirmer 
la  Prusse  dans  la  possession  de  la  Silésie.  Si 
nous  n'envisageons  cette  guerre  que  relative- 
ment à  l'accroissement  ou  à  l'affolblissement 
des  puissances  belligérantes,  nous  trouvons 
qu'elle  coûta  aux  Prussiens  huit  millions  d'é- 
cus,  mais  qu'à  la  signature  de  la  paix  il  leur 
restoit  pour  toute  ressource  i5o,ooo  écus  pour 
la  continuation  de   la  guerre.    Les  Prussiens 


CHAPITRE       XIV.  32g 

firent  dans  ces  deux  campagnes  45,666  pri- 
sonniers sur  leurs  ennemis  :  savoir  1 2,000  hom- 
mes à  Prague^  1  73g  par  de  petits  partis;  25o 
aux  affaires  de  Plomnitz  et  de  Reinertz  du 
général  Lehwald;  71 36  à  la  bataille  de  Fried- 
berg;  3ooo  à  la  prise  de  Cosel,  et  5ooo  en 
différentes  occasions  par  le  général  Nassau  ; 
q5o  par  les  housards  de  Ziethen  ;  c>o3o  à  la 
bataille  de  Sorr  j  400  par  les  troupes  du  mar- 
grave Charles  dans  la  haute  Silésie  ;  427  par 
les  partis  de  la  garnison  de  Glatz;  1342  par 
le  général  de  Winterfeld  ;  271  par  le  major 
Warnerij  i3g2  à  Catholisch  Hennersdorff; 
6638  à  la  bataille  de  Kesselsdorf  et  3758  à  la 
prise  de  Dresde.  Voici  ce  que  prirent  les  Au- 
trichiens :  le  régiment  de  Creutz  à  Budweis 
1400  hommes;  un  bataillon  de  pionniers  à 
Tabor  700,  et  de  plus  400  malades  de  l'ar- 
mée ;  3oo  hommes  à  la  sortie  de  Prague;  300 
à  Cosel,  et  1340  dans  diverses  petites  affaires. 
Somme  totale  4440;  nombre  bien  inférieur 
aux  pertes  que  les  Autrichiens  avoient  faites. 
La  haute  Silésie  soufîrit  le  plus  de  cette  guerre, 
ainsi  que  quelques  parties  de  la  basse,  voisines 
de  la  Cohénie,  comme  les  cercles  de  Hirsch- 


330   HISTOIRE  DE   MON   TEMPS. 

berg  ,  de  Strigau  et  de  Landshut.  Mais  c'é- 
toient  de  ces  maux  qu'une  bonne  adminis- 
tration répare  facilement.  La  Bohème  et  la 
Saxe  se  ressentirent  également  du  séjour  de 
grandes  armées;  cependant  rien  n'y  étoit  to- 
talement ruiné.  La  reine  de  Hongrie  fut  obli- 
gée d'employer  tout  son  crédit  pour  se  pro- 
curer des  ressources  qui  la  missent  en  état 
-de  continuer  la  o-uerre:  elle  tiroit  à  la  vérité 
des  subsides  de  la  nation  angloise;  mais  ils  n'é- 
toient  passuffisans  pour  l'indemniser  dessorri- 
mes  que  lui  coûtoient  les  opérations  de  ses 
armées  en  Flandre  sur  le  Rhin,  en  Italie/en 
Bohème  et  en  Saxe.  La  Guerre  coûta  au  roi 

o 

de  Pologne  "au-delà  de  5  millions  d'écus.  Il 
paya  ses  dettes  en  papiers,  en  créa  de  nou- 
veaux; car  ''''''"''^  possédoit  l'art  de  ruiner  mé- 
thodiquement son  maître. 

Le  roi  de  Prusse  donna  ses  premiers  soins 
au  rétablissement  de  son  armée  ;  il  la  recom- 
pléta en  grande  partie  par  les  prisonniers  au- 
trichiens et  saxons  dont  il  avoit  le  choix.  Les 
troupes  furent  ainsi  recrutées  aux  dépens  des 
étrangers,  et  il  n'en  coûta  que  7000  hommes 
à  la  patrie  pour   réparer  les  pertes  que  tant 


CHAPITRE      XIV.         33l 

de  batailles  sanglantes  avoient  occasionnées. 
Depuis  qu'en  Europe  l'art  de  la  guerre  s'est 
perfectionné,   depuis  que    la   politique  a  su 
établir  une  certaine  balance  de  pouvoir  entre 
les  souverains,  le  sort  commun  des  plus  gran- 
des entreprises  ne  produit  que  rarement  les 
effets    a;axquels    on    devroit    s'attendre  :    des 
forces  égales  des  deux  côtés  et  l'alternative 
des  pertes  et  des  succès  font    qu'à  la  fin  de 
la   guerre  la   plus    acharnée  les    ennemis  se 
trouvent  chacun  à  peu  prés  dans  l'état  où  ils 
étoient  avant  de  l'entreprendre.  L'épuisement 
des  finances  produit  enfin  la  paix,  qui  devroit 
être  l'ouvrage  de  l'humanité  et  non  de  la  né- 
cessité. En  un  mot,  si  la  considération  et  la 
réputation  des  armes  méritent  qu'on  fasse  des 
efforts  pour  les  obtenir ,  la  Prusse  en  les  ga- 
gnant a    été  récompensée  d'avoir  entrepris 
cette  seconde  guerre;  mais  voilà  tout  ce  qu'ellq 
y  acquit,  et  cette  fumée  encore  lui  suscitoit 
des  envieux. 


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