*i
'^
N THE CU5T0DY Or ThE
BOSTON PUBLIC LIBRÀRY.
5HELF N°
OEUVRES
PO STHUMES
DE
FREDERIC II,
R O I D E PRUSSE.
»i»i.Mi ,L»ii«iiuj— ■a»»— nuu JM j«i II
Tome IL
BERLIN,
CHEZ VOSS FT FILS ET DECKER kt FILS.
I 7 8 S.
MtMVjmMim.^kv.i^H^rtb.mM tiuiui^mmiLUXBPmmaf
TABLE DES CHAPITRES
D E
L'HISTOIRE DE MON TEMPS.
Tome II.
C H A p. V 1 1 1.
Evénemens des années 1743 et 1744, et tout
ce qui précéda la guerre des Prussiens. 3.
C H AP. IX.
Des négociations de F année 1744 et de tout ce
qui précéda la guerre que la Prusse entre-
prit contre la maison d'Autriche, ■ 5o.
C H A P. X.
Campagnes d Italie en Flandre ^ sur le Rhin ,
et enfin celle du Roi. 77.
tHAP. XI.
tes Autrichiens font une invasion danslahautè
Silésie et dans le comté de Glatz ; ils sont re*
poussés par le prince d'Anhalt et le général
Lehwald. Négociations en France. Mort
de Charles VIL Intrigues des François en
Saxe. Autres négociations avec les Fraji-^
çois. Négociatiojis avec les Anglois pour la
paix : difficulté qu'y met le traité de Varso-
vie. LAngleterre promet ses bons offices.
Préparatifs pour la campagne. Le Roi part
pour la Silésie. Le jeune électeur de Ba--
vière fait en 1745 la paix de Fussen avec
ï Autriche, 144.
Chap. XIL
Campagne d! Italie. Campagne de Flandre. Ce
qui se passa sur le Rhin. Evénemens qui
précédèrent les opérations de tannée 1 745.
174.
Chap. XIIL
Bataille de Friedberg. Marche en Bohème^ ce
qui s'y passa. Bataille de Sorr. Retour des
troupes en Silésie, 199.
Chap. XIV.
Révolution à! Ecosse^ qui fait quitter Hanovre
au roi d'Angleterre^ et rallentit les négocia-
iions de la paix. Dessein des Autrichiens et
des Saxons sur le Brandebourg découvert.
Contradictions dans le conseil des ministres.
Projets de campagne. Le prince d'Anhalt
rassemble son armée à Halle, Le Roi part
pour la Silésie. Expédition de la Lusace,
Le prince d'Anhalt marche à Meissen. Ba-
taille de Kesselsdorf. Prise de Dresde. Né"
gociaiion et conclusion de la paix. 268.
^
HISTOIRE
HISTO
DE MON TEMPS,
t a M E II.
Tome II.
CHAPITRE VII I.
Evénemens des années 1743 et 1744, et
tout ce qui précéda la guerre des Prus-
siens.
N dit que c'est une faute cnpitale en poli-
tique de se fier à un ennemi réconcilié, et l'on
a raison; mais c'en est une plus grande encore
à une puissance foible de lutter à la longue
contre une monarchie puissante, qui a des res-
sources dont la première manque. Cette ré-
flexion étoit nécessaire pour répondre d'avance
aux critiques qui censuroient la conduite du
Pvoi. Falloit-il, disoit-on, se mettre à la tête
d'une ligue pour écraser la nouvelle maison
d'Autriche et laisser ensuite reprendre le des-
siis àcette même maison, pour chasser les Fran-
çois et les Bavarois de l'Allemagne? Mais quel
étoit le projet du Roi? ?>I'étoit-ce pas de con-
quérir la Silésie ? Comment pouvoit-il l'exécu-
ter, si la guerre avoit continué , n'ayant pas as-*
seZ de ressources pour fournir aux grandes dé-
A Q
4 HISTOIRE DE MON TEMPS.
penses qu'elle entraînoit de nécessité? Tout
ce quidépendoit de lui, c'étoit d'agir par des
négociations et, autant que cela étoit faisable,
de conserver l'équilibre 'entre les puissances
belligérantes. La paix lui donnoitle temps de
respirer et de se préparer à la guerre- d'ailleurs
l'animosité étoit si forte entre la France et l'Au-
triche, et leurs intérêts étoient si opposés 5 que
la réconciliation entre ces puissances ennemies
paroissoit encore bien éloignée; il falloit se ré-
server pour les grandes occasions. Les mauvais
succès des armées françoises avoient fait une
assez forte impression sur l'esprit du cardinal de
Fleuri pour que sa santé s'en ressentît; une ma-
ladie l'emporta au commencement de cette
année. Il avoit été ancien évêque de Fréjus,
précepteur de Louis XV, cardinal de l'église
romaine et depuis 17 ans premier ministre. Il
s'étoit soutenu dans ce poste , où peu de mini-
stres vieillissent, par l'art de captiver la con-
fiance de son maître, et en écartant avec soin
delà cour ceux dont le génie pouvoit lui don-
ner de l'ombrage. Il adoucit les plaies que la
guerre de succession et le système de Law
avoient faites à la France. Son économie fut
CHAPITRE VIII. 5
aussi utile au royaume que l'acquisition de la
Lorraine lui fut glorieuse. S'il négligea le mili-
taire et la marine , c'est qu'il vouloit tout de-
voir à la négociation , pour laquelle il avoit du
talent. Son esprit succomba ainsi que son corps
sous le poids des années. Qn dit trop de bien
de lui pendant sa vie,, on le blâma trop après
sa mort. Ce n'étoit point l'ame altière de Ri-
chelieu , ni l'esprit artificieux de Mazarin ;
c'étoient des lions qui déchiroient des brebis.
Fleuri étoit un pasteur sage , qui veilloit à la
conservation de son troupeau. Louis XV vou-
lut élever à la mémoire de ce cardinal un mo-
nument, dont on fit un dessein qui ne fut ja-
mais exécuté: à peine fut-il mort qu'on l'ou-
blia. Chauvelin, que le cardinal de Fleuri
avoit fait exiler , crut du fond de son exil pou-
voir emporter ce poste vacant; il écrivit à
Louis XV 5 blâmant l'administration de son
ennemi et seVantant beaucoup lui-même. Cette
démarche précipitée fit qu'on lui marqua pour
son exil un lieu plus éloigné de la cour que
Bourges où il étoit relégué. Le roi de France
notifia la mort de son ministre aux cours étran-
gères, à peu prés dans le stile d'un prince qui
A 3
6 HISTOIRE DE MON TEMPS.
annonce son avènement à la couronne. Voici
la lettre qu'il écrivit au Roi ; nous l'avons co-
piée mot pour mot. „ Monsieur mon frère ,
„ après la perte que je viens de faire du car-
„ dinal de Fleiu'i, en qui j'avois mis toute ma
„ confiance dans l'administration de mes af-
„ faires, et dont je ne puis assez regretter la
„ sagesse et les lumières, je ne veux pas difîè-
„ rer de renouveler moi-même à votre Ma-
,. jesté les assurances c[u'il vous a données en
^, mon nom, et que je l'ai souvent chargé de
„ vous réitérer, de l'amitié parfaite que j'ai
„ pour la personne de votre Majesté, et du
„ désir sincéreque j'ai toujours eu de pouvoir
„ concerter avec elle tout ce qui peut être de
„ nos intérêts communs. Je ne puis douter que
„ votre Majesté n'y réponde de sa part comme
„ je le puis désirer, et elle peut compter
„ qu'elle trouvera en moi dans toutes les occa-
„ sions la même disposition de contribuer à
„ sa gloire et à son avantage, et à lui marquer
55 que je suis, &c.
Le département des affaires étrangères noti-
fia en même-temps que le Roi ayant résolu de
gouverner désorm.ais par lui-même, vouloit
CHAPITRE VII I. 7
qu'on s'adressât directement à lui. Jusqu'alors
Louis XV avoit été le pupille et le cardinal de
P'ieuri son tuteur. Après la mort de Mazarin ,
Louis XIV porta lui-même le deuil de son
ministre; personne ne le porta pour Fleuri; il
fut oublié avant qu'on eût prononcé son orai-
son funèbre. Pendant l'administration de ce
cardinal les différentes rênes du gouvernement
aboutissoiènt toutes à lui etvenoient toutes se
joindre dans ses mains : il étoit le point de
ralliement, qui réunissant les finances, la guer-
re, la marine et la politique, les dirigeoit au
moins à un même but. Depuis sa mort le Roi
voulut travailler lui-même avec les ministres
qui étoient à la tête de ces quatre départe-
mens. Son ardeur s'éteignit au bout' de huit
jours et la France fut gouvernée par quatre
rois subalternes, indépendans les uns des au-
tres. Ce gouvernement mixte produisit des
détails de département; mais les vues générales
qui réunissent et embrassent en grand le bien
de l'état et son intérêt , manquèrent dans les
conseils. Pour se faire une idée du choix des
ministres', qu'on se représente un chancelier du
duc d'Orléans, rempli de Cujas et de Barthole,
A 4
8 HISTOIRE DE MON TEMPS;
qui devient ministre de la guerre dans ces
temps où toute l'Europe étoit en feu; etun an-
cien capitaine de dragons , nommé Ori, qu'on
met à la tête des finances. Maurepas s'imaginoit
rendre Louis XV souverain des merSjCtleRoi
le seroit devenu, si les discours d'un homme
aimable avoient pu opérer ce miracle. Amelot
étoit de ces esprits rétrécis, qui comme les yeux
myopes distinguent à peine les objets de prés.
Cet aréopage gouverna donc la France; c'étoit
proprement une aristocratie , ou bien un
vaisseau qui navigeant sans boussole sur une
mer orageuse , ne suivoit pour système que
l'impulsion des vents. Les armées ne prospé-
rèrent pas sous cette nouvelle administration.
Quoique'l'armée de Maillebois joint aux Ba-
varois fût encore sur les frontières de rAutri-»
che,le prince de Lobkowitz avec 16,000 hon-
grois tenoit toujours le maréchal deBelle-Isle
bloqué dans Prague avec 16.000 françois. Le
corps de Mr de Belle-Isle étoit presque tout
composé d'infanterie , et celui des Autrichiens
de cavalerie. Cette situation inquiétoitMr d'Ar-
genson: soit par impatience , soit par humeur ,
soit par légèreté ce robin fit expédier au mare-
CHAPITRE VIII. 9
chai de Belle-Isle l'ordre d'évacuer Prague.
Cet ordre étoit plus facile à donner qu'à exé-
cuter. Le maréchal de Belle-Isle fit ses dispo-
sitions en conséquence; il fit sortir la garnison
le 18 de Décembre au soir par un froid trés-
piquant: il gagna trois marches sur le prince
Lobkovvitz et enfilant un chemin difficile qui
donnoit peu de prise à la cavalerie de l'ennemi,
il continua de longer l'Eger et arriva le dixiè-
me jour de sa marche à la ville d'Eger: 4000
hommes périrent de misère et de froid par les
marches forcées qu'on leur fit faire ; et cette
armée délabrée, réduite à 8000 combattans ,
fut partagée. Ce qui étoit encore en état de ser-
vir joignit Mr de Maillebois en Bavière, et les
corps entièrement ruinés furent envoyés en
Alsace pour se recruter. La Bohème fut ainsi
conquise et perdue , sans qu'aucune victoire ni
des François ni des Autrichiens eût décidé en-
tr'eux du sort des empires. Dans tout autre pays
que la France une retraite comme celle de Mr
de Belle-Isle auroit causé une consternation
générale: en France, où les petites choses se
traitent avec dignité etles grandes légèrement,
pn ne fif qu'en rire, et Mr de Belle - Isle fut
10 HISTOIRE DE 31 0 N TEMPS.
chansonné: des couplets ne mériteroient cer-
tainement pas d'entrer dans un ouvrage aussi
grave que le nôtre; mais comme ces sortes de
traits marquent le génie de la nation , nous
croyons ne point devoir omettre celui-ci :
Ouajid Belle-Isle partit une nuit
De Prague à petit bruit ^
Il dit voyant la Lune:
Lumière de mes jours ^
Asti' e de ma fortune^
Conduisez-moi toujours.
En pareille occasion on auroit jeûné à Lon-
dres 5 exposé le sacrement à Rome , coupé des
têtes à Vienne. Il valoit mieux se consoler par
une épigramme. La retraite du maréchal Belle-
Isle eut le sort de toutes les actions des hom-
mes : il y eut des fanatiques qui par zélé la
comparèrent à la retraite des dix mille deXé-
nophon ; d'autres trouvoient que cette fuite
honteuse ne pouvoit se comparer qu'à la dé-
faite de Guine^ast. Ils avoient tort les uns et
les autres ; i6,ooo hommes qui évacuentPra-
gue et se retirent de la Bohème devant i6,ooo
hommes qui les poursuivent, n'ont ni les mê-
mes dangers à courir, ni des chemins aiîssi longs
C H A P I T I^ E V I I I. 11
à traverser que les troupes de Xénophon pour
retourner du fond de la Perse en Grèce; mais
aussi nefaut-il pas outrer les choses etcomparer
unemarche où les François ne purentêtre enta-
més par les ennemis, à une défaite totale. Les
dispositions de Mr Belle-Isle étoient bonnes : le
seul reproche qu'on puisse lui faire , est de
n'avoir pas dans sa marche assez ménagé ses
troupes.
Dés-lors la fortune de la Reine prit un air
plus riant. Le maréchal Traun défit en Ita-
lie Mr de Ga2;es, qui passoit le Panaro pour
l'attaquer. Cette victoire ne satisfit point la
cour de Vienne; elle trouva que le maréchal
Traunn'enavoit pas assez fait, elle vouloitdes
batailles qui eussent de grandes suites. Enfin ce
maréchal fut jugé comme Apollon par Midas ,
et c'étoit cependant le premier de leurs géné-
raux qui eut triomphé de leurs ennemis. La
maison d'Autriche commençoit à regagner des
provinces perdues et assuroit celles qui étoient
menacées. Cela ne l'empêchoit pas d'être ac-
cablée par le poids de cette guerre; peut-être
y auroit-elle succombé . si ces premières lueurs
de prospérité n'eussent ranimé la bonne volon-
12 HISTOIRE DE MON TEMPS,
té de ses alliés. Le roi d'Angleterre donna des
marques du plus grand zèle pour le soutien de
la reine de Hongrie. Les motifs qui le faisoient
agir ainsi étoient en grande partie une haine
invétérée qu'il portoit à la France. Il avoit
servi dans sa jeunesse contre cette puissance;
il s'étoit trouvé à la bataille d'Oudenarde , où
il avoit cliargé à la tête d'un escadron hano-
vrien, en donnant des marques d'une valeur
distinguée; il ambitionnoit de se trouvera la
tête des armées pour jouir de la gloire des
héros. L'occasion s'en présentoit ; il avoit des
troupes en Flandre: en se déclarant pour la
Reine, enpassantla mer, personne ne pouvoit
lui disputer le commandement de ses troupes;
de plus, il alloit augmenter son trésor de Ha-
novre parles subsides que les Anglois lui paie-
roientpour ses Hanovriens. Pour le lord Car-
teret, il avoit besoin de la guerre afin de se sou-
tenir auprès de son maître et auprès de la na-
tion ancrloise. Le commerce de ces insulaires
o
étoit gêné depuis qu'ils étoient en guerre avec
l'Espagne : pour qu'un grandcoup décidâtces
affaires de commerce, il falloit le frapper sur ter-
re et enEurope. La France passoitpour à-demi
CHAPITRE VI IL l3
ruinée par les efforts qu'elle avoit faits pour
soutenir la Bavière et la Bohème : elle étoit
l'alliée de l'Espagne ; en afPoiblissant l'une de
ces puissances on affoiblissoit l'autre. Il falloit
donc battre les P'rançois soit en Allemagne soit
en Flandre , pour gagner sur mer une supério-
rité qui pût produire un avantage réel au com-
merce de l'Angleterre. Le Roi , son ministre
et la nation tendant au même but , quoique
par des vues différentes, il fut résolu d'envoyer
au coeur de l'Allemagne ces troupes angloises,
hanovrienneset hessoisesqui se trouvoient en.
Flandre. Autant ce projet pouvoit convenir
au roi d'Angleterre, autant convenoit- il peu
au roi de Prusse : il ne devoit pas perdre de
vue cet équilil^re politique que pendant la
guerre même son intérêt l'obligeoit de main-
tenir entre les puissances belligérantes. Si la
inaison d'Autriche gagnoit une supériorité dé-
cidée dans l'empire sur la maison de Bavière , la
Prusse perdoit son influence dans les affaires
générales; il falloit donc errpêcher que le roi
d'Angleterre et la reine de Hongrie , aveuglés
par les succès auxquels ils dévoient s'attendre,
aie détrônassent l'Empereur. Lavoie desrepré-
14 HISTOIRE DE MON TEMPS.
sentations étoit la seule qui convînt au roi de
Prusî^e- et se servant des argumens que peut
employer un prince allemand, zélé pour sa
patrie et pour la liberté du corps germanique,
il conjurale roi d'Angleterre de ne pas rendre,
sans clés raisons très-importantes, l'empire le
théâtre d'une guerre qui étoitprès de s'allumer,
et de se souvenir qu'il n'est point permis à un
membre du corps germanique d'introduire ,
sans la sanction de la diète, des troupes étran-
gères dans sa patrie. C'étoittoutce que ce prin-
ce pouvoit faire dans les conjonctures où il se
trouvoit : il ne pouvoit pas compter sur la
France, qu'il avoit indisposée contre lui parla
paix de Breslau ; il ne pouvoit se brouiller avec
les Anglois , qui étoient les seuls garans qu'il
eût de cette paix. Les choses n'en étoient pas
venues à une extrémité assez grande pour
replonger ses états dans une nouvelle guerre ;
il falloit donc se contenter de la promesse du
roi d'Angleterre, qui s'engagea de ne rien en-
treprendre 5 ni contre la dignité de l'Empe-
reur, ni contre ses états patrimoniaux.
Ce n'étoit pas avec les Anglois seuls cni'on
négocioit. Le Roi avoit entamé une autre né-
CHAPITRE VIII. l5
gociation à Péterbourg pour des intérêts qui
le touchoient plus directement : il s'agissoit
d'obtenir de l'impératrice de Russie la garantie
du traité de Breslau. Ce furent les Ani^lois et
o
les Autrichiens qui s'y opposèrent de toutes
leurs forces, quoique sous main. Les deux
frères Bestuchew, ministres de l'Impératrice,
trouvèrent par les difficultés qu'ils firent naître
le moyen d'accrocher continuellement la fin
de cette affaire. La reine de Hongrie reo;ardoit
la cession qu'elle avoit faite de la Silésie com-
me un acte de contrainte, dont elle pouvoit
appeler avec le temps , en rej étant sur la néces-
sité ce que la rigueur des conjonctures l'avoit
forcée d'accepter. Les Anglois vouloient isoler
le roi de Prusse et le priver de tout appui ,
pourl'avoir entièrement sous leur dépendance.
De quelque façon que les princes cachent ces
sortes de vues, il leur est bien difficile de les
rendre impénétrables. Ce fut alors que la paix
de Friedricsham fut ratifiée entre la Russie et
la Suède : la perte d'une partie inculte de la
Finlande fut le moindre mal dont la Suède
eut à se plaindre j le despotisme que les Russes
exercèrent à Stockholm , mit le comble à l'op-
probre 3e cette nation; un sujet de l'Impéra-
l6 HISTOIRE DE MON TEMP^.
trice étoit considéré en Suède comme un séna-*
teur romain du temps de César pouvoit l'être
dans les Gaules. Une nation malheureuse ne
manque jamais d'ennemis. Les Danois voulu-
rent profiter des calamités de la Suéde. La diète
de Stockholm étoit assemblée pour ratifier la
paix qui venoit de se conclure avec la Russie et
pour nommer un successeur au trône : le roi
de Danemarck, dans le dessein d'unir les trois
couronnes de la Suéde, du Danemarck et de
la Norvège sur la tête de son fils le prince
royal 5 excita une rébellion dans la Carélie,
souleva des prêtres , corrompit quelques bour-
çeois: mais il trouva tant de difficultés dans
l'exécution desonplaUjqueceplanavortaavant
sa naissance. Les troupes danoises et suédoises
s'assembloient déjà sur. les frontières; la diète
de Stockholm s'empressoit à trouver des se-
cours; elle demanda les bons offices du roi de
Prusse pour moyenner un accomodementavec
ses' voisins. Le Roi s'intéressapour eux, et le roi
de Danemarck lui répondit qu'eu égard à ses
exhortations il ne précipiteroit pas les choses.
Mais ce quiparoîtra presque incroyable, c'est
que ces mêmes Suédois qui venoient de faire
une
CHAPITRE VIII. 17
une paix si déshonorante avec la Russie ,
implorèrent la protection de l'Impératrice
contre les Danois. Elisabeth la leur accorda,
et elle fit partir le général Keith sur des galères
qui portoient 10,000 hommes de secours. Ce
fut alors qu'à la faveur de ces troupes le
prince de Holstein, évêque de Lubeck , fut
élu, au lieu du prince danois , successeur du
vieux roi de Suède , landgrave de Hesse.
Ainsi à peu près dans le cours de la même
année la Suéde fut battue, protégée et enfin
donnée au prince de Holstein par l'impéra-
trice de Russie. Le sénat de Stockholm se
consola de tant d'infortunes par des cruautés ;
il ht périr les généraux de Buddenbrock et de
Loewenhaupt sur l'échafaud. On les accusa
de trahisons et de perfidies, mais rien ne fut
prouvé ; ils n'étoient coupables que d'igno-
rance et de trop de foiblesse.
Mais il est temps de quitter ces scènes
tragiques du nord pour retourner au sud , et
voir ce qui se passa dans la Bohème après que
les François l'eurent abandonnée. La reine
de Hongrie se rendit à Prague pour recevoir
l'hommage de ce royaume, au recouvrement
Tome IL B
iS HISTOIRE DE MON TEMPS.
duquel sa fermeté avoit autant et plus contri-
bué que la force de ses armes. Le jour même
de son couronnement elle apprit que le maré-
chal de Khevenhuller ayant marché de Schar-
ding à Braunau. en avoit chassé le général Mi-
nucci, qui conmiandoit un corps de 7 à 8000
impériaux: les détails de cette affaire nous sont
parvenus par des officiers prussiens , qui firent
cette campa(Tne en qualité de volontaires avec
les Autrichiens. Mr de Khevenhuller s'avança
vers Scharding, place située sur l'Inn , proche
des frontières de l'Autriche ; ses troupes sor-
tant de leurs quartiers d'hiver s'y rendirent
par différentes routes. Malgré les précautions
que cet habile officier prit de caclier ses des-
seins , le maréchal de Seckendorff en fut in-
formé , et il donna ordre à Mr de Minucci de
se retirer de Braunau. Ce général peu intelli-
gent ne sut ni disposer sa retraite pour obéir
aux ordres de son chef, ni choisir un terrain
avantageux pour attendre l'ennemi et pour lui
résister. Mr de Khevenhuller se trouva bientôt
en présence des Bavarois ; il trouva le front de
Minucci inattaquable., ayant un profond ravin
qui séparoit les deux armées; sa droite étoit
appuyée à Braunau, que l'on avoit fortifié en
CHAPITRE V I I L 1 g
hâte durant le dernier hiver. Mais autant ce
poste étoit fort par sa droite et par son front,
autant étoit - il foible sur sa gauche. Mr de
KhevenhuUer s'en apperçut au premier coup-
d'oeil; il détacha Mr de Berlichingen avec un
gros de cavalerie, qui tourna les Impériaux; et
prenant des chemins détournésjtombasur cette
aile qui étoit en l'air, tandis que Nadasti avec
ses housards attaqua les troupes de Minuccide
front. Ce ne fut point une bataille; les Bava-
rois s'enfuirent sans être défendus; une par-
tie de leur cavalerie se sauva dans Braunau.
leur infanterie se réfugia sur les glacis de la
ville. Minucci , la plus grande partie de ses
troupes et la ville deBraunau se rendh'enttout
de suite à leur vainqueur; quelques débris de
cette cavalerie prirent le chemin de Burghau-
sen, où les Impériaux avoient encore un corps
de troupes. Les François qui étoient à Osterho-
fen n'attendirent pas l'approche des Autri-
chiens. Le vieux Broglio , qui commandoit
cette armée avec les maréchaux de Maillebois
et de Seckendorfï , avoit été vivement pressé
par Seckendorfï de prévenir l'ennemi et d'as-
sembler ses troupes avant que Mr de Kheven^
B 2
20 histoihe de mon temps.
huiler fût en état de rien entreprendre 5 mais ce
fut en vain. Ses ennemis prétendoient même
qu'il n'étoit pas fâché de voir le mauvais succès
d'une guerre à laquelle le maréchal de Belle-
Isle avoit le plus contribué 5 d'autres soutien-
nent, avec plus d'apparence, qu'il avoit des
ordres de la cour de retourner en France et
d'abandonner la Bavière. Quoi qu'il en soit,
sa conduite sembla autoriser cette dernière
opinion , et la cour ne lui témoigna aucun
mécontentement à son retour. Les Autrichiens
surent profiter de l'avantage qu'ils avoient d'ê-
tre en corps et d'agir contre des troupes sépa-
rées par bandes. Le prince de Lorraine arriva
au camp , et sans s'arrêter , délogea les François
deDeckendorff; tout plia devant lui: à mesure
qu'il s'avançoit, les troupes françoises rece-
voient ordre de se retirer. Quelques rivières
assez considérables , qui ont leur source dans le
Tyrol 5 qui traversent la Bavière et vont se jeter
dans le Danube , fournissent aux généraux
qui veulent se défendre la facilité d'en disputer
1-es bords; mais le prince de Lorraine les passa
sans y trouver de résistance. Broglio décampa
de Straubingen , où il avoit un gros magasin ,
en y laissant une foible garnison, qui fut sacri-
CHAPITRE VIII. 21
fiée à l'ennemi. Un secours de 10,000 françois
étoit déjà arrivé àDonawerth pour le joindre;
ils devinrent les compagnons de sa fuite; et
malgré les plus fortes représentations de Mr de
Seckendorff", les François l'abandonnèrent et
ne s'arrêtèrent qu'à Strasbourg, où Mr de
Eroglio donna un bal le jour de son arrivée,
apparemment pour célébrer la campagne bril-
lante qu'il venoit de terminer. Le malheureux
SeckendorfP s'occupant à rassembler les débris
de ses Impériaux qui s'étoient si mal conduits
à Braunau , les joignit au corps qui étoit à
Burghausen et se retira en hâte sur Munich,
cj^u'il abandonna pour se' joindre à l'armée
françoise ; mais assuré que ces troupes vou^
loient repasser le Rhin, il écrivit au maréchal
de Broglio que comme les François abandon-
noient l'Empereur , ce prince se voyoit con-
traint de les abandonner de même et de cher-
cher ses sûretés où il les trouveroit. Aussitôt
il demanda au prince de Lorraine et à Mr de
Khevenhuller de convenir avec lui d'une sus-
pension d'armes, dont il obtint l'équivalent;
car les Autrichiens lui promirent de respecter
les troupes impériales tant qu'elles occupe-
B 3
22 HISTOIP^E DE MON TEMPS.
roient un territoire neutre de l'Empire. Les
Autrichiens , aveuglés par leurs succès , nicpri-
soient trop ces troupes pour vouloir les désar-
mer ; ils voloient vers le Rhin , soutenus de la
chimérique espérance de reconquérir la Lor-
raine. La prospérité est à la guerre souvent plus
dangereuse cjue l'infortune ; aux uns elle ins-
pire une trop grande sécurité , et aux autres
trop de témérité. Le plus grand général du
monde seroit celui qui dans les diverses fortu-
nes conserveroit un esprit égal et qui ne sépa-
reroit jamais l'activité de la prudence. Tandis
que le prince de Lorraine s'acheminoit vers le
Rhin , rAllemarne étoit inondée d'une nou-
velle armée étrangère, qui sous prétexte de la
protéger, concouroitàsaruine. Le roi d'Angle-
terre avoit envoyé vers le bas Rhin ses troupes
hanovriennes et ancrjoises sous le commande-
o
ment du lord Stairs. George passa lui-même la
mer , et vint à Hanovre pour se mettre ensuite
à la tête de son armée. Le lord Stairs, qui
étoit à Hoechst, risqua de passer le Mein; les
François qui Fépioient, l'ol^ligèrent d'abord à
reprendre sa première position. Ce pas de
clerc fit appréhender au roi d'Angleterre que
son général trop foiiizueux par tempérament ne,
CHAPITRE V 1 1 1. 23
commît quelque imprudence plus forte, et il se
hâta de prendre lui-même le commandement
de ses troupes. Ce corps étoit composé de
17,000 anglois , 16,000 hanovriens et 10,000
autrichiens, ce qui f.iisoit 4.3,000 combattans;
6000 hessois et quelques régimens hanovriens
étoient encore en marche pour le joindre. Le
lord Stairs avoit agi avec si peu de prudence,
que ses soldats manquoient de pain et ses che-
vaux de fourrage. Pour subvenir à cet incon-
vénient, le Roi vint se camper auprès d'Aschaf-
fenbourgj mais ce moyen ne suffit pas pour
remédier à la néglifrence qu'on avoit eue de ne
pas amasser assez de vivres. Le Rhin pouvoit
fournir des secoiu's , et le Roi s'éloignant de
cette rivière, se trouva plus resserré qu'aupa-
ravant par le Mein et par les François qui gar-
doient l'autre bord, et sur ses derrières par les
montagnes arides duSpeshard: il ne s'apper-
çut que trop tôt de sa faute. Le maréchal de
Noailles affama le monarque anglois dans son
camp; et comme il prévit qu'il ne pouvoit y
rester que peu de jours, Noailles conçut un
dessein digne du plus grand capitaine. Il prit
Dettingen , et ht construire deux ponts sur le
B 4
24 HISTOIRE DE MON TEMPS.
Mein et préparer à côté des guets pour sa
cavalerie. Toutes ces choses s'exécutèrent sans
que îe roi d'Angleterre en eût vent : c'étoit le
prélude de la bataille c[ui devoit se donner
bientôt. Pour en avoir une idée précise, il est
bon de savoir que l'armée angloise , affamée
vers les sources du Mein, ne pouvoit trouver
des subsistances qu'en prenant le chemin de
Hanau. Sa gauche longeant toujours le Mein
au sortir de ces monticules , traversoit la petite
plaine de Dettingen. Mr de Noailles en consé-
quence tenoit im détachement tout prêt pour
occuper Aschaffenbourg au moment où les
Anglois en sortiroient. Il avoit fait dresser tout
le long du Mein des batteries masquées dont il
pouvoit tirer à bout-portant sur les colonnes
des alliés en marche ; la plus forte partie de
son armée devait passer le Mein , pour se ran-
ger derrière un ruisseau qui du Speshard coule
devant ce front et va se jeter dans le Mein ; ces
troupes coupoient précisément le chemin de
Hanau. Le roi d'Angleterre trouvoit donc à ce
débouché une armée en face et des batteries en
flanc. Si le maréchal de Noailles avoit aussi
exactement exécuté ce projet qu'il Favoit con-
çu avec sagesse 5 le roi d'Angleterre auroit été
CHAPITRE VI IL 2 5
forcé, on d'attaquer l'armée Françoise dans un
poste trés-avantageux, pour s'ouvrir l'épée à la
main le passage à Hanau, ou de se retirer par
les déserts du Speshard, ce qui infailliblement
aur.oit fait débander les troupes faute de sub-
sistances. La faim chassa les Anglois d'Aschaf-
fenbourg , comme Noailles l'avoit prévu. Les
troupes 5 qui avoient campé par corps , ne
marchoient point par colonnes , mais se sui-
voient par distances, d'abord les Hanovriens,
puis les Anglois et enfin les Autrichiens. Le Roi
étoit dans son carrosse auprès des troupes de
Hanovre; on l'avertit pendant la marche que
son avant-garde étoit attaquée par un gros de
cavalerie françoise, et bientôt après, que toute
l'armée françoise avoit passé le Mein et se
trouvoit en bataille vis-à-vis de lui. Le Roi
monte à cheval , il veut voir par lui-même.
La canonade des François commence ; son
cheval prend l'épouvante, et alloit l'emporter
au milieu des ennemis, si un écuyer ne se fût
jeté en avant pour l'arrêter. George renvoya
le cheval et combattit à pied à la tête d'un de
ses bataillons anglois. Les troupes avoient un
petit bosquet à passer 3 ce qui leur donna le
26 HISTOIRE DE MON TEMPS.
temps d'avertir les autres corps du danger qui
les menaçoit. Le duc d'Aremberg et Mr de
Neuperg accoururent avec leurs Autrichiens
et formèrent leur armée vis-à-vis de celle des
François aussi bien que les circonstances le
permettoient. Ce champ de bataille n'ayant
que iQoo pas de front, obligea les alliés à se
mettre sur 7 ou 8 lignes. Les François ne leur
laissèrent pas le temps de finir tranquillement
leur disposition ; la maison du Roi les attaqua ,
perça quatre lignes de cavalerie, renversa tout
ce qu'elle rencontra et fit des prodiges de va-
leur: elle auroit peut-être remporté l'honneur
de cette journée , si elle n'avoit pas sans cesse
trouvé de nouvelles lignes à combattre. Ces
attaques réitérées l'ayant mise en désordre, le
régiment de Stirheim. autrichien s'en apperçut
et la fit reculer à son tour. Cela n'auroit pas
fait perdre la bataille aux François: la vérita-
ble cause ne doit s'attribuer qu'au mouvement
imprudent de Mr de Harcourt et de Mr de
Grammont. Ils étoient à la droite de l'armée
avec la briçrade des p-ardes francoises : ils
quittent leur poste sans ordre et s'avisent de
prendre en flanc la gauche des alliés qui tiroit
CHAPITRE VIII. 27
vers le Mein : par cette manoeuvre ils empê-
chèrent leurs batteries, qui étoient au delV
du Mein et qui incommodoient beaucoup les
alliés de tirer. Les gardes francoises ne sou-
tinrent pas la première décharge des Autri-
chiens ; elles prirent la fuite d'une manière
honteuse et se précipitèrent dans le Mein ,
où elles se noyèrent • d'autres portèrent le
découragement et l'épouvante dans le reste
de l'armée. Le prince Louis de Bronswic ,
qui servoit dans les troupes autrichiennes, eut
toutes les peines du monde à persuader au
roi d'Angleterre de faire avancer les Anglois ;
ce furent cependant eux qui décidèrent les
François à la retraite et à repasser le Mein.
Les François plaisantèrent là-dessus. On a})-
pela cette action la journée des bàîojis rompus ^
parce que Mr de Harcourt et Mr de Gram-
mont n'avoient attaqué que dans l'espérance
d'obtenir le bâton de maréchal comme une
récompense due à leur valeur: on donna aux
gardes francoises le sobriquet de canards du
Mein : on pendit une épée h. Fliôtel deNoailles
avec l'inscription , point hojnicidc ne seras.
Sans doute que ce marécluil ne devoit pas se
28 HISTOIRE DE MON TEMPS.
tenir auprès de sa batterie au delà du Mein.
S'il avoit été présent à l'armée , il n'auroit
jamais permis aux gardes françoii'es d'attaquer
û mal à propos ; et si les troupes étoient
demeurées dans leur poste , jamais les alliés
ne les y auroient forcés. Cette journée ne
valut au roi d'Angleterre que des subsistances
pour ses troupes. Le canon des Hanovriens
fut bien servi ; quelques régimens de leurs
troupes et quelques régimens autrichiens ,
surtout celui de Sdrheim, se distinguèrent.
Mr de Neuperg eut le plus de part au gain de
cette bataille et fut bien secondé par le prince
Louis de Bronswic. Je sais d'un officier qui se
trouva sur les lieux, que le roi d'Angleterre
se tint pendant toute la bataille devant son
bataillon hanovrien, le pied gauche en arriè-
re 5 l'épée à la main et le bras étendu, à peu
près dans l'attitude où se mettent les maîtres
d'escrime pour pousser la quarte: il donna des
marques de valeur, mais aucun ordre relatif
à la bataille. Le duc de Cumberland combat-
tit avec les Anglois à la tête des gardes ; il se fit
admirer par sa bravoure et par son humanité :
blessé lui-même, il voulut que le chirurgien
CHAPITRE VIII. 29
pansât avant Lii un prisonnier françois criblé
de coups. Les alliés ne pensèrentpoint àpour-
suivre les François , iJs ne pensèrent qu'à trou-
ver des subsistances dans leur magasin de
Hanau. Le vainqueur, après avoir soupe sur le
champ de bataille , poursuivit incessamment
sa route pour se rapprocher de ses vivres. Ce
qu'il y eut de fort extraordinaire, c'est qu'après
cette bataille gagnée 5 le lordStairs pria par un
billet le maréchal de Noailles d'avoir soin des
blessés qui se trouvoient sur le champ de batail-
le que les vainqueurs abandonnoient. Comme
les alliés portoient tous des rubans verts sur
leurs chapeaux, on attacha une branche de lau-
rier à celui du Roi, qui la porta sans scrupule:
ce sont des misères, mais elles peignent les
hommes. Cette victoire ne fit pas autant de
plaisir au roi de Prusse qu'en avoit ressenti le
roi d'Angleterre. Il étoit à craindre que le
ministère françois, peu ferme, et découragé
par une suite de revers, ne sacrifiât la gloire
de Louis XV et les intérêts de l'Empereur ,
pour se tirer des embarras toujours renaissans
qui l'environnoient. Pour éclairer les démar-
ches des alliés , le Roi htpartir le jeune comtq
30 HISTOIRE DE MON TEMPS.
Finck, sous prétexte de féliciter le roi d'Angle-
terre sur sa victoire , mais réellement pour
veiller à la conduite du lord Carteret et pour
découvrir les négociations qui pourroient
s'entamer dans ce camp. Le prince de Hesse,
Guillaume, frère du roi de Suède, étoit très-
bien intentionné pour les intérêts de l'Empe-
reur. On se servit de son canal pour faire par-
venir au lord Carteret quelques propositions
d'accommodement tendantes à concilier la
Bavière et l'Autriche; mais cet Anglois ne fut
pas assez fin pour dissimuler le fond de ses
pensées , et l'on s'apperçut qu'il ne vouloit
point d'accommodement , que son maître
vouloit la guerre , la reine de Hongrie le trône
impérial pour son époux, et que les uns et les
autres désiroient és^alement la ruine du Bziva-
rois. Le roi d'Angleterre abandonna bientôi;le
caractère de protecteur de l'empire qu'il avoit
pris; un rôle d'emprunt est difficile à soutenir,
on n'est jamais bien c[ue soi-même. Il refusa
avec fierté les dédommagemens que divers
souverains lui demandoient pour le dégât que
ses troupes avoient commis dans leur pays ,
et refusa de même le payement des denrées
CHAPITRE VII I. 3l
et des fourrages que ces princes lui avoient
livrés. Il se survit d'une expression singulière
dans une pièce qu'il fit imprimer pour éluder
ces bonifications ; il y dit : „ que c'est le moins
„ que les princes de l'empire puissent faire
„ que de défrayer l'armée de leur libérateur
„ et de leur sauveur; que cependant il avise-
„ roit à les payer selon que ces états se con-
„ duiroient envers lui. .,,. Cette hauteur ache-
va d'aliéner les esprits. Le monarque le plus
despotique ne s'exprime pas en termes plus
impérieux. Le Roi agissoit par intérêt; Carte-
ret étoit violent ; ces sortes de caractères
n'emploient que rarement des expressions
modérées.
Pendant que tous ces événemens s'étoient
passés sur leMein, le prince de Lorraine pour-
suivoit les François j usqu'au bord du Rhin. Son
armée étoit partagée en trois colonnes; tandis
qu'elle s'avançoit vers les frontières de l'Alsace,
, lui et le maréchal de Khevenhiiller se rendirent
à l'armée angloise ; ce qui étoit d'autant plus
facile que Mr deNoailles avoit repassé le Rhin
à Oppenheim. Le roi d'Angleterre voulut éta-
blir un concert moyennant lequel les mouve-
Î2 HISTOIR.E DE MON TEMPS.
mens des deux armées seroient si bien compas-
sés les uns avec les autres, qu'ils tendroient au
même but, qui étoit, selon le projet dont on
convint, de reprendre la Lorraine. A cette fin
le roi d'Angleterre devoit passer le Rhin à
Maïence et se porter en droiture en Alsace,
pour faciliter au prince de Lorraine les moyens
de passer le Rhin à Baie , de prendre la Lor-
raine, et ensuite de distribuer les troupes victo-
rieuses en quartiers d'hiver, tant en Bourgogne
qu'en Champagne. Ces desseins étoient vastes ,
l'exécution répondit mal à leur grandeur. Le
roi d'Angleterre , qui ne se voyoit arrêté par
■ aucune difliculté, passa le Rhin à Maïence et
se porta sur Worms. Le prince de Lorraine,
moins heureux , fit passer quelques troupes
dans une île du Rhin et quelques hongrois à
l'autre bord j celles-là furent repoussées avec
perte: l'île du Rhin fut abandonnée, et ce prince
traîna languissamment dans le Brisgau la fin
d'une campagne dont les commencemens
avoient été si brillans. Le camp de Worms de-
vint alors par l'inaction des troupes le centre
des négociations. Les François se servirent de
toutes sortes de voies pour tâtex le terrain: ils
firent
C' H A P 1 T II E V î I r 33
firent des ouvertures au lord Carteret et hasar-
dèrent quelques propos pour sonder le guet et
voir <à quelles conditions on pourroit convenir
de lanaix. Les desseins du roi d'Angleterre aî-
loient beaucoup au delà de tout ce que la Fran-
ce pouvoit lui offrir avec bienséance. Le roi
George, qui savoit que le roi de Prusse étoit
informé de ses pourparlers, vdrdut se servir
de ces circonstances povudui faire illusion. îl lui
communiqua un projet de pacification , par
lequel la France s'offroit d'assister la reine de
Hongrie dans la conquête de la Silésie, à con-
dition que celle-ci reconnût l'Empereur et le
remît dans la paisible possession de la Bavière.
LelordHindfort se rendit en Silésie où le Roi
étoit alors, pour lui faire cette ouverture; mais
c'étoit d'un air si empressé, qu'au lieu de con-
vaincre ce prince de la vérité de la chose , on
lui lit soupçonner que ces propositions de la
France étoient fausses et controuvées. Les dis-
positions du roi d'Angleterre envers la Prusse
étoient trop connues • sa mauvaise volonté se
manifestoit à l'égard du comte de Finck. Tout
cela confirma le Roi dans l'opinion que cette
communication cordiale étoit un piège que h^i
Tome IL Q
34 HISTOIRE DE MON TEMPS.
tenctoit la politique rusée deCarteret; il répon-
dit cependant au lord Hindfort qu'il étoit
très-sensible aux marques d'amitié que le roi
d'Angleterre lui donnoit dans cette occasion ,
mais que comptant sur la bonne foi de la reine
de Hongrie, sur la sagesse du roi George et
sur sa garantie même, il étoit sûr que ces deux
puissances n'entreroient jamais dans des vues
aussi opposées à leurs engagemens, et dont
l'accomplissement seroit plus difficile à effec-
tuer qu'on ne le pensoit. Le ministre anglois ne
s'attendoit pas à cette réponse et ne put em-
pêcher que son mécontentement n'éclatât 5ur
son visage. Mais cruelle apparence que le roi
de France eût recours à un expédient aussi
ridicule pour m^oyenner sa paix avec Flmpéra-
trice-reine, que celui de se plonger dans une
nouvelle guerre et de se rendre lui-même l'ar-
tisan de la grandeur de la maison d'Autriche,
que les intérêts permanens de son royaum/e
l'obligeoientà rabaisser ? N'étoit-il pas plus na-
turel de supposer que c'étoit une fable inventée
par le lord Carteret, pour indisposer le roi de
Prusse contre la France ? Carteret ne pouvoit-
il pas raisonner ainsi ; Le roi de Prusse est vif.
CHAPITRE VIII. 35
il prend feu aisément , une ouverture pareille à
celle que nous lui faisons , le transportera de
colère; le lord Hindfort en profitera en l'ai-
grissant au point de le faire déclarer contre la
France, et en ce cas nous aurons acheté ce se-
cours à bon marché ? Il faut avoiier cependant
que cet avis du lord Hindfort étoit accompa-
gné de détails si spécieux, qu'il méritoit qu'on
s'en éclaircît avant que de le rejeter tout- à-fait.
Voici ces dctailsiun certain Hertzel, émissai-
re de la France , étoit venu chez l'électeur de
Ma'ïence pour insinuer à ce prince les propo-
sitions qu'il vouloit faire parvenir auxAnglois.
Les intrigues des Autrichiens avoientfait élire
ce comte d'Ostein électeur de Maïence à la
place de Schoenborn qui avoit couronné Char-
les VIL C'étoit une créature des Autrichiens ;
il étoit de plus soudoyé par les Anglois, aux-
quels il s'étoit vendu sans réserve. On envoya
le comte de Finck à Maïence pour éclaircir ce
fait, et l'on mit tout en mouvement en France
pour voir s'il y auroit moyen de pénétrer la
.vérité : toutes ces peines furent perdues. Peut-
être que Hertzel avoit tenu de lui-même des
propos qui donnèrent lieu à cette histoire -,
C Q
36 HISTOIR.E DE MON TEMPS.
*
c'étoit un abyme de mauvaise foi ; il auroit
fallu un nouvel Oedipe pour expliquer ce
mystère.
Une négociation plus importante com.men-
çoit à se lier alors. La cour de Versailles se
proposoit de faire entrer le roi de Sardaigne
dans les intérêts de la France et de l'Espagne.
Ilsubsistoit à, la vérité un traité provisionnel
entre Charles Emanuel et Marie Thérèse , mais
conçu avec tant d'ambiguité et en termes si
généraux, qu'on pouvoit le rom^pre sans man-
quer de foi. La négociation des François avan-
çoit à Turin 5 et auroit pu se conclure, si les
François et les Espagnols n'eussent pas trop
marchandé sur de petits intérêts. Le lord Carte-
ret fut informé de ce cj^ui se tramoit à Turin. Il
ne marchanda point: ses offres, aux dépens des
Autrichiens, surpassèrent celles des François ,
et il l'emporta auprès du roi de Sardaigne. Par
ce traité la reine de Flongrie lui cédoit le Vi-
gévanasc , le Tortonois et une partie du duché
de Parme , et le roi de Sardaio;ne lui garantis-
soit tout ce qu'elle possédoiten Italie , s'enga-
geant à la défendre de toutes ses forces. Ce
traité fut ainsi arrangé et conclu à Worms. La
CHAPITRE VI IL 37
cour de Vienne étoit outrée des cessions que
les Angloisl'obliaeoient de faire sans cesse ; on
y envisa^eoit les Anglois comme de plaisans
garans de la pragmatique sanction , quil'ébré-
choient sans cesse. Le roi de Prusse jugea cette
disposition favorable pour inspirer aux ArUri-
chiens des sentimens plus pacifiques 5 il leur
fit représenter que le rôle qu'ils jouoient en
Europe ne leur étoit pas convenable; que si
l'Empereur passoit pour la marionette de Louis
XV, ils passoient eux pour être celle de Geor-
ge II, et que la paix étoit pour eux le seul
moyen ds se tirer delà tutelle de l'Anrrleterre.
Ces représentations les piquèrent d'autant
plus que les faits étoient véritables; mais cela
n'empêcha pas que >-respoir de conquérir la
Lorraine ne les entraînât à poursuivre leurs me-
sures. Le roi de Prusse vouloit la paix; il prê-
choit la modération à toutes'res puissances; il
tâchoit d'adoucir les unes et d'arrêter les au-
tres. C'étoit beaucoup que d'empêcher qu'on
ne jetât de l'huile dans le feu , il se seroit éteint
à la fin faute d'aliment. Mais les meilleures in-
tentions ne s'accomplissent pas toujours. Les
guinées angloises commençoient à mettre en
C 3
38 HISTOIRE DE MON TEMPS.
fermentation la république de Hollande. Ceux
qui' étoient du parti d'Orange vouloient la
guerre ; les vrais républicains vouloient le
maintien de la paix. La force des guinées l'em-
porta enfin sur l'éloquence des meilleurs ci-
toyens, et les Provinces-Unies épousèrent les
intérêts de la reine de Hongrie qui leur étoient
étrangers, et les desseins de Carteret qu'ils
ignoroient: ils envoyèrent''') qo,ooo hommes
pour renforcer l'armée de Worms, dont 14,000
la joignirent et le reste se débanda.
Le maréchal de Noailles , après avoir passé
Aine partie de cette campagne derrière le
Speyerbach, abandonna cette position pour se
rapprocher de Landau, et se trouver à portée
de joindre le maréchal de Coigni qui avoitpris
le commandement des troupes du vieux Bro-
glio , au cas que le prince de Lorraine forçât le
passage du Rhin et pénétrât en Alsace. Le roi
George suivit lesFrançoisjusqu'au Speyerbach,
où il termina les opérations de cette campagne,
après avoir fait raser les lignes que les François
avoient fait construire sur ses bords. Il retour-
na à Hanovre, et les troupes prirent des quar-
*) Août.
CHAPITRE VIII. 39
tiers dans le Brabant et dans révêché de Mun-
ster. George, pendant son séjour à Hanovre,
maria sa fille Marie avec le prince royal de
Danemarck- après quoi il prit le chemin de
Londres, pour y faire à son parlement, dans
une harangue pompeuse , le récit de ses ex-
ploits. Pour se convaincre du peu de suite qu il
y a dans les actions des hommes , il n'y a qu'à
faire l'analyse de cette campagne. On assem-
ble une armée sur le Mein, sans pourvoir à
ses subsistances : la faim et la surprise obli-
gent les alliés à se battre- ils sont vainqueurs
des François; ils, passent le Rhin; ils vont i
Worms ; le Speyerbaeh les arrête , sans qu'ils
trouvent des expédiens pour en déposter les
ennemis ; ils avancent enfin sur le Speyerbaeh,
que Mr de Noailles leur abandonne, et ils ne
reçoivent les secours des Hollandois que pour
prendre des c^uartiers d'hiver dans le Brabant
et dans la Westphalie. Rien n'est conséquent
dans cette conduite ; elle ressemble à l'opéra-
tion d'un chimiste qui cherchant la pierre phi-
losophale, trouve une couleur dont il pouvoit
se passer. Ce n'est point dans l'intention de
critiquer la conduite du roi d'Angleterre que
c 4
40 HISTOIPvE DE MON TEMPg,
îîous faisons ces réflexions , car bien d'aiitres
gén raux en ont fait autant; mais seulement
pour conyaincre les lecteurs que l'espèce hu-
maine n'est pas aussi raisonnable qu'on vou-r
droit le persuader. Le peu de succès cju'eurent
les Autrichiens et les Anglois dans cette cam-
pagne de 174.3 , dofina aux François le temps
de se reconnoître et de prendre quelques me-
sures. Ils avoient à la vérité perdu la Bavière;
mais leur am.our propre étoit flatté d'avoir
empêché leurs ennemis de passer le Rhin et
de pénétrer en Alsace. Si la fortune changea
souvent de parti dans cette guerre , Fintérêt
ne changea pas moins la politique des souve-
rains. Nous avons dit que le roi de Sardaigne
avoit siiuié le traité de Worms. Ce traité fut
publié dans le temps rnènie qu'il négocioit en-
core avec la France et l'Espagne, et qu'on s'at-
tendoità Versailles à recevoir d'un jour à l'au-
tre des nouvelles de la conclusion du traité.
Les ministres de Louis XV ne furent pas les
maîtres ç{e dissimuler leur ressentiment , et
trouvant dans la conduite du roi de Sardaiane
4es marques de duplicité et de mépris, ils écla-
tèrent Le ministre de France fut incessamment
CHAPITRE VII I. 41
rappelé de Turin ; im corps de 10,000 hommes
de troupes françolses se joignit au marquis de
la Mina, qui commandoit sous Don Philippe
dans la rivière de Gènes. La Mina, pour forcer
les passages du Piémont, tenta de pénétrer par
Château-Dauphin, mais le roi de Sardaigne
l'avoit prévenu; il s'y étoit retranché et occu-
poit detixforts qui sont sur des collines à droite
et à gauche du passage. Les Sardes défendi-
rent si vigoureusement cette gorge , que les,
François et les Espagnols repoussés de tous cô-
tés, se retirèrent en Dauphiné , après avoir per-
du6ooo hommes dans cette expédition infruc-
tueuse. La facilité qu'eut la cour de Vienne à
faire entrer le roi de Sardaig;ne dans son al-
liance , lui persuada qu'elle pourroit se procu-
rer un avantage semblable en Pt.ussie, pour for-
tifier par son assistance ce cpi'elle appeloit la
bonne cause. La France le sut et renvoya le
marquis de la Chétardie à Péterbourg pour
s'opposer aux desseins de ses ennemis. Cet en-
voyé, qui par son adresse avoit placé Elisabeth
sur le trône, compta de recevoir dans sa mis-
sion des marques de reconnoissance de cette
cour; il n'en emporta que des témoiirnagesd'in-
42 HISiroIIlE DE MON TEMPS,
gratitude. Ce pays étoit en grande fermenta-
tion. Tant de souverains déposés avoient indis-
posé ceux des grands qui avoient tenu à leur
fortune,- il ne manquoit qu'un chef à la rébel-
lion pour la faire éclater. Les puissances qui
vouloient à toute force des secours de la Rus-
sie et qui nepouvoientles obtenir, profitèrent
de ces germes de mécontentement qui com-
mençoient à fermenter, pour tramer contre
rimpératrice une conspiration qui par bon-
heur pour cette princesse fut découverte. Pour
développer cette dangereuse intrigue , il faut
rappeler que la cour de Vienne avoit vu avec
chagrin la catastrophe qui perdit le prince An-
toine de Bronswic et son épouse : c'étoit assez
que la France eût travaillé à cette révolution
pour la rendre odieuse , d'autant . plus qu'il
étoit à présumer que l'impératrice Elisabeth
n'oublieroit pas le service que la France lui
avoitrendu, et marqueroitplus de prédilection
pour cette puissance que pour l'Autriche, sur-
tout à cause de la proche parenté de la reine
de Hongrie avec la famille détrônée. Cette
supposition étoitsuffisantepour que le ministi'e
devienne se crût en droit de tout entrepren-
CHAPITRE VIII. 43
dre pour travailler à la ruine de l'impératrice
de Russie. Le marquis de Botta Adorno, en-
voyé de la reine de Hongrie à Péterbourg ,
avôit des instructions secrètes pour ourdir cette
trame: il étoit dans cette cour comme un le-
vain qui aigrissoit les esprits de ceux qu'il fré-
quentoit; il excita des femmes et s'associa avec
des personnes de tout rang et de tout carac-
tère : il ajouta la calomnie à la trahison, en as-
surant de la protection du roi de Prusse ceux
qui travailleroientpour son beau-ftère et pour
son neveu le jeune Empereur détrôné. L'in-
tention du marquis de Botta en se servant du
nom du Roi dans cette intrigue étoitde brouil-
ler ce prince avec la Russie , en cas que la con-
juration fût découverte. Elle le fut effective-
ment; mais le knout apprit à l'impératrice de
Russie cpie Botta en étoit Fauteur. La chose
se découvrit par un russe étourdi et plein de
vin qui tint quelques propos séditieux dans un
des caffés de Péterbourg. Il fut arrêté par la
police : lui et ceux de ses complices qu'on ar^
rêta, avouèrent tout par la crainte des tour-
mens. On arrêta 40 personnes à Moscow ,
dont la déposition fut semblable à celle des
44 HISTOIRE DE MON TEMPS.
premiers. La comtesse Bestuchew eut la- lan-
gue coupée, la femme d'un Bestuchew, frère
du ministre, fut reléguée en Sibérie, et un
grand nombre de personnes durent les jours
infortunés qu'elles passèrent dans la suite au3e
séductions du marquis de Botta. Ce ministre
avoit eu la précaution de se faire relever par
un nouveau ministre avant que la conjuration
éclatât . pour ne point exposer sa personne et
son caractère, au cas que les choses ne réussis-
sent point. Il étoit accrédité à la cour de Ber-
lin lorsque la conjuration se découvrit. Le Roi
ayant appris ce qui se passoit en Ptussie , lui
fit défendre la cour, et il se joignit à l'impéra-
trice de Russie pour en demander satisfaction
à la reine de Hongrie, parce que Botta avoit
également offensé l'Impératrice et le roi de
Prusse. Ce qu'il y avoit d'odieux dans la con-
duite de Botta réjaillit en partie sur sa cour. Si
les François donnèrent l'exemple d'une sem-
blable entreprise, les Autrichiens ne dévoient
pas les imiter. Q^ie cleviendroit la sûreté pu-
blique et celle des Rois mêmes, si l'on ouvroit
la porte aux rebellions , aux empoisonnemens,
aux assassinats? Quelle jurisprudence peut
CHAPITRE VIII. 45
autoriser de telles entreprises ? La politique
n'a-t-elle pas des voies honnêtes dont elle
peut se servir , et faut-il perdre tous les sen-
timens de probité et d'honneur pour des vues
d'intérêt qui même sont trompeuses ? Il est fâ-
cheux que dans ce XVIII siècle, plus humain,
plus éclairé que ceux qui l'ont précédé , la
France et l'Autriche aient de semblables re-
proches à se faire.
La reine de Hongrie n'avoua ni ne désa-
voua son ministre. Cette fausse démarche de
la cour de Vienne pouvoit fournir à celle de
Berlin les moyens de s'unir plus étroitement
avec celle de Péterbourg. Le Roi en écrivit
à Mr de Mardefeld , son ministre auprès de
l'Impératrice. Cet habile négociateur essaya
de donner plus d'étendue au traité qui sub-
sistoit entre les deux puissances. Après bien
des longueurs il nq put obtenir qu'une garantie
assez vague des états prussiens, conçue en
termes si ambigus, qu'il ne valoit pas la peine
de l'avoir. Quoique ce traité n'eût aucune
force, il pouvoit en imposer aux cours mal in-
tentionnées à l'égard de la Prusse: pour faire
illusion , un stras vaut un diamant. C'étoit U
46 HISTOIRE DE MON TEMPS,
comte Bestuchew qui dissuadoit rimpératrice
de conclure une alliance plus intime avec le
roi de Prusse. Mr de la Chétardie , mécontent
de ce ministre , travailloit à le déplacer ; Mr de
Mardefeld fut autorisé à le seconder : l'expé-
rience de Mardefeld ne put rien contre l'étoile
de Bestuchew. Nous nous réservons à parler
plus amplement dans la suite de cet ouvrage
de toutes les intrigues des ministres à la cour
cle Russie. Les cours étrangères intriguoient
également à Berlin. Les Anglois ne quittoient
pas leur projet d'engager insensiblement le Roi
dans la guerre qu'ils faisoient à la France ; et
les François désiroient qu'il vînt à leur secours
et les assistât par quelque diversion. Sur ces
entrefaites Voltaire arriva à Berlin. Comme il
avoit quelques protecteurs à Versailles ,11 crut
que cela suffisoit pour se donner les airs de né-
gociateur. Son imagination brillante s'élançoit
sans retenue dans le vaste champ de la poli-
tique. Il n'avoit point de lettre de créance
et sa mission devint un jeu , une simple plai-
santerie.
Dans cette paix dont jouissoitla Prusse, deux
objets intéressans lui étoient toujours présens^
CHAPITRE V I I I. 47
le soutien de l'Empereur, et la paix générale.
Pour ce qui regardoit l'Empereur , comme, la
France l'avoit abandonné, le seul moyen qu'il
y eût pour le soutenir, étoit de former, com-
me nous l'avons dit, une ligue des princes
de l'Allemagne, qui levassent l'étendard pour
secourir le chef de l'empire germanique. On
avoit déjà essayé d'inspirer ces sentimens aux
souverains de l'Allemagne, mais en vain. Le
Roi , pour essayer par de nouveaux efforts
s'il ne pourroitpasles déterminer à ce que leur
intérêt et la gloire demandoient d'eux , entre-
prit lui-même de s'aboucher avec quelques-
uns d'entr'eux. Sous prétexte de rendre visite
aux margraves de Bareuth et d'Anspach ses
soeurs, il se rendit dans l'empire ; il poussa mê-
me jusqu'à Hohen-Oettingen, feignant la cu-
riosité de voiries débris de Farmée^avaroise';
mais dans le fond pour délibérer avec le ma-
réchal de Secî^endorf sur les ressorts qu'on
pourroit mettre en jeu pour assister l'Empe-
reur. Toutes les tentatives, toutes les représen-
tations, toutes les raisons furent inutiles. Les
enthousiastes de la maison d'Autriche se se-
rolcnt sacrifiés pour elle , et ceux qui étoient
> 48 HISTOIRE DE MON TEMPS.
attachés à rEmpereur étoient si intimidés par
tant de revers qui accabloient ce prince, qu'ils
croyoient perdre leurs états au moment même
où ils serésoudroient à le secourir. La duches-
se douairière de Wurtemberg se trouvoit alors
à Bareuth; elle désira que le Roi lui rendît ses
fils dont elle lui avoit confié l'éducation. Le
Roijugea Cju'ilseroitplus décent ciUe ces prin-
ces partissent sous de plus favorables auspi-
ces- pour cet effet , il obtint de l'Empereur
une dispense d'âge avant le terme ordinaire.
^ C'étoitun moyen d'attacher ces jeunes princes
aux intérêts de la France et de la Bavière.
1743. En pensant à la politique, le R.oi ne né-
gligeoit pas le gouvernement intérieur de ses
états. Les fortifications de la Silésie avançoient
à vue d'oeil. On fit le grand canal de Plauen
o
pour abréger la communication de l'Elbe à
l'Oder. On avoit creusé le port de Stcttin et
rendu navigable le canal de la Swine. Des
manufactures de soie s'élevèrent; l'insecte qui
produit cette matière précieuse, devint une
source nouvelle de richesse pour les habitans
de la campagne , et l'on ouvrit toutes les portes
â l'industrie. L'académie des sciences fut re-
nou-
CHAPITRE VIII. 49
noiivelée; les Euîer, les Lieberkuhn, lesPott,
les Margraf en devinrent les orneniens. Mr de
Manpertuis , si célèbre par ses connoissances et
par son voyage de Lapponie, devint le prési-
dent de cette compagnie. Ainsi finit l'année
1743. Toute l'Europe étoit en guerre, tout le
monde intriguoit. Les cabinets des princes
agissoient avec plus d'activité que les armées.
La guerre avoit changé de cause. Il ne s'agi^soit
au commencement que du soutien de la mai-
son d'Autriche; et alors, que de ses projets de
conquête. L'Angleterre commençoit à gagner
un ascendant dans la balance des pouvoirs
qui ne pronostiquoit que des malheurs à la
France ; la fermeté de l'Impératrice-reine dégé-
néroit en opiniâtreté, et la générosité appa-
rente du roi d'Angleterre en vil intérêt pour
sonélectorat. Mais la Russie demeuroit encore
en paix. Le roi de Prusse, toujours occupé à
tenir en équilibre les puissances belligérantes,
se flattoit d'y parvenir, soit par des insinuations
amicales, soit par des déclarations plus fortes,
soit même par quelque ostentation. Mais que
sont les projets des hommes! L'avenir leur est
caché ; ils ignorent ce qui doit arriver le lende-
Tome II D
5o HISTOIRE DE MON TEMPS,
maiii , comment poiirroient-ils prévoir les évé-
nemens que l'enchaînement des causes secon-
des amènera dans six miois ? Les conjonctures
les forcent souvent d'agir malgré leur volonté.
Dans ce flux et reflux de la fortune, la pru-
dence ne peut que s'y prêter, agirconséquem-
ment , ne point perdre son système de vue ;
mais jamais elle ne pourra tout prévoir.
—1111 i»iuwt«»>|Ulllimil|lillJII ■ "' MiMUj-liju— at iJUi. ■J.ijm»j«JM^l.-'.i'jjJ>jlim*liUllliMtMiujm-ujiUijwa«Bj«;>M^.m
CHAPITRE IX.
Des négociations de l'année 1744 et de
tout ce qui précéda la guerre que la
Prusse entreprit contre la maison
d Autriche,
Xj r^ s affaires de l'empire s'embrouilîoient
de plus en plus. Les succès des Autrichiens
faisoient éclater leur ambition. Il n'étoit plus
douteux qu'ils ne voulussent détrôner l'Empe-
Teur ; le roi d'Angleterre travailloit sourdement
au même but. La foiblesse de Charles VII et
l'énormité des prétentions de la reine de
Hongrie avertissoient surtout les princes amou-
CHAPITRE IX. 5l
reux de leur liberté , qu'ils ne seroient pas long-
temps spectateurs d'une guerre où leur intérêt
et leur gloire exigeoient de ne pas laisser pren-
dre le dessus aux anciens ennemis de la liberté
germanique. A ces considérations générales il
s'en joignit de plus fortes pour le roi de Prusse.
Ni la reine de Hongrie, ni le rpi d'Angleterre
ne savoient assez bien dissimuler leur mau-
vaise volonté 5 elle se manifestoit en toute ren-
contre. Marie Thérèse se plaignant au roi
George des cessions qu'il l'obligeoit de faire ,
surtout de celle de la Silésie, George lui ré-
pondit : „ Madame , ce qui est bon à prendre ,
„ est bon à rendre. „ Cette anecdote est cer-
taine, et l'auteur a vu la copie de cette lettre.
Enfin l'on savoit que l'Angleterre et l'Autriche
se proposoient de forcer la France à faire sa
paix, de manière que la garantie de la Silésie
n'y fût pas insérée. Qu'on ajoute à ces choses
la conduite du marquis de Botta à Péterbourg ,
et il paroîtra clair que le roi de Prusse n'avoit
pas tort d'être sur ses gardes , et de se préparer
même à la guerre, si la nécessité la rendoit
nécessaire. Comme le Roi s'étoit touj ours défié
des ennemis avec lesquels il avoit fait la paix ,
D Q
52 HISTOIE.E DE MON TEMPS.
il avoit eu une attention particulière à se pré-
parer à tout événement. Une bonne économie
avoit en cuielque manière réparé les brèches
de la dernière guerre, et l'on avoit amassé des
sommes qui pouvoient suffire , en les em-
ployant avec prudence , aux frais de deux
campagnes. A la vérité les forteresses étoient
plutôt ébauchées qu'en état de défense j mais
les augmentations dans l'année étoient ache-
vées, les munitions de guerre et de bouche
amassées pour une campagne. En un mot , l'ac-
quisition de la Silésie ayant donné de nouvelles
forces à l'état, la Prusse étoit capable d'exécu*
ter avec vigueur les desseins de celui qui la
gouvernoit. Il restoit à prendre des mesures
pour ne rien appréhender de ses voisins, sur-
tout pour se conserver le dos libre, si l'on se
proposoit d'agir d'un autre côté. De tous les
voisins de la Prusse , l'empire de Russie mérite
le plus d'attention , comme le plus dangereux •
il est puissant, et il est voisin. Le Roi appré-
ïiendoit moins le nombre de ses troupes que
cet essaim de Cosaques et de Tartares qui
brûlent les contrées, tuent les habitans ou les
amènent en esclavage; ils font la ruine des
états qu'ils inondent. D'ailleurs à d'autres
CHAPITRE IX. 53
ennemis on peut rendre le mal pour le mal ,
ce qui devientimpossible à l'égard de laRussie,
à moins d'avoir une flotte considérable pour
protéger et nourrir l'armée qui dirigeroit ses
opérations sur Péterbourg même. Dans la vue
de se concilier l'amitié de la Russie, le Roi
mit tout en oeuvre pour y parvenir: Il poussa
même ses négociations jusqu'en Suéde. L'imr
pératrice Elisabeth se proposoit alors de ma-
rier le grand Duc son neveu, afin de s'assurer
d'une lignée. Qnoique son choix ne fut pas
hxé 5 son penchant la portoit à donner la pré-
férence à la princesse Uirique, soeur du Roi.
La cour de Saxe avoit dessein de donner la
princesse Marianne , seconde fille d'Auguste,
au grand Duc , pour gagner du crédit à la
faveur de cette alliance auprès de l'Impéra-
trice. Le ministre de Russie , dont la vénalité
auroit mis sa maîtresse à l'enchère, s'il avoit
trouvé quelqu'un d'assez riche pour la lui
payer, vendit aux Saxons un contrat de ma-
riage précoce. Le roi de Pologne le paya , et
n'eut que des paroles pour son argent. Rien
n'étoit plus contraire au bien de l'état de la,
.Prusse 5 ([ue de soufrrir qu'il se format \uie
D 3
54 HISTOIRE DE MON TEMPS.
alliance entre la Saxe et la Russie , et rien n'au-
roit paru plus dénaturé que de sacrifier une
princesse du sang royal pour débusquer la
saxonne. On eut recours à un autre expédient.
De toutes les princesses d'Allemagne en âgô
de se marier, aucime ne convenoit m.ieux à
la Russie et aux intérêts prussiens que la prin-
cesse de Zerbst. Son père étoit maréchal des
armées du Roi et sa mère princesse de Hol-
stein, soeur du prince successeur au trône de
Suéde 5 et tante du grand duc de Russie. Nous
n'entrons pas dans les détails minutieux de
cette négociation; il suffit de savoir qu'il fallut
employer plus de peine pour lui faire prendre
de la consistance , que s'il se fût agi de la chose
du monde la plus importante. Le père de la
princesse même y répugnoit : luthérien coni-
me on l'étoit du temps de la réforme, il ne
voulut consentir à voir sa fille se faire schis-
matique, qu'après qu'un prêtre plus traitable
lui eut démontré que la religion grecque étoit
à peu près la même que la luthérienne. En
Russie Mr de Mardefeld cacha si bien au chan-
celier Bestuchevv les ressorts qu'il mettoit en
jeu, que la princesse de Zerbst arriva à Pé-
terbourg au grand étonnement de FEurope,
CHAPITRE IX. 55
et que l'Impératiice la'reçat à Moscow avec
de sensibles marques de satisfaction et d'ami-
tié. Tout n'étoit pas applani; il restoit encore
une difficulté à vaincre: c'étoit que les jeunes
promis étoient parens au degré de cousinage.
Pour lever cet empêchement , on gagna les
popes et les évêques, qui décidèrent que ce
mariage étoit très-conforme aux lois de l'église
grecque. Le baron deMardefeld, non content
de ce premier succès, entreprit de transférer
la prison de la famille malheureuse , de Riga
dans quelqu'autre lieu de la Russie , et il y
réussit. La sûreté de l'Impératrice demandoit
qu'elle éloignât du voisinage de Péterbourg
ces- personnes , qu'une révolution avoit fait
descendre du trône et qu'une autre révolu-
tion pouvoit y replacer. On les mena au delà
d'Archangel , dans un lieu si barbare , que le
nom même en est inconnu. Dans le temps que
nous écrivons cesniémoires, le prince Antoine
Ulric de Bronswic s'y trouve encore. Mr de
Mardefeld et le marquis de la Chétardie, qui
se crurent forts après l'arrivée de la princesse
de Zerbst , voulurent couronner l'oeuvre en
faisant renvoyer le grand cliancelier de Bestu-
D 4
56 HISTOIUE DE MON TEMPS.
chew , ennemi de la France par caprice et
attaché à l'Angleterre. C'étoit un homme sans
génie, peu habile dans les affaires, her par
ignorance, faux par caractère, double même
avec ceux qui l'avoient acheté. Les intrigues
de ces ministres eurent assez d'influence pour
séparer les deux frères. Le grand maréchal
Bestuchew fut envoyé à Berhn en qualité de
ministre plénipotentiaire de la Russie; mais
le chancelier , trop bi^en ancré à la cour , se
soutint contre tous les assauts qu'on lui donna.
Mr de Mardefeld fut assez habile pour ne point
paroître m.êlé dans ces intrigues. Mr de la
Chétardie , moins prévoyant , s'y montra à
découvert. Dés-lors , sans que la cour eût
d'égard pour son caractère ni pour les services
qu'il avoit rendus , on l'obligea de quitter la
Russie avec précipitation et d'une manière
peu honorable. Après que l'Impératrice se fut
déterminée au choix de la princesse deZerbst
pour le mariage du grand duc, on eut moins
de peine à la faire consentir à celui de la
princesse.de Prusse Ulrique avec le nouveau
prince royal de Suède. C'étoit sur ces deux
alliances que la Prusse fondoit sa sûreté. Une
princesse dePrusse près du trône de Suède ne
C PI A P I T U E IX. 57
pouvoit être l'ennemie du Roi son frère , et une
Q-rande duchesse de Russie, élevée et nourrie
dans les terres prussiennes , devant au Roi sa
fortune , ne pouvoit le desservir sans ingrati-
tude. Quoiqu'on ne pût alors rendre l'alliance
de la Russie plus solide, ni remplacer le chan-
celier Bestuchew par un ministre mieux inten-
tionné , on eut recours à d'autres moyens pour
ouvrir un coeur à portes de fer : ce fut là la
rhétorique dont Mr de Mardefeld se servit
jusqu'à l'année 1743, pour tempérer la mau-
vaise volonté d'un homme aussi mal disposé.
Tous ces faits que nous venons de détailler ,
montrent bien que le roi de Prusse n'avoit pas
parfaitement réussi dans ses intrigues, et que
ce qu'il put obtenir de la Russie ne répondoit
pas entièrement à ses espérances. C'étoit tou-
jours beaucoup que d'avoir assoupi pour un
temps la mauvaise volonté d'une puissance
aussi dangereuse ; et qui gagne du temps a
tout gagné. On fit encore un essai pour une
association des princes de l'empu'e. On pou-
voit compter sur le landgrave de Hesse , sur
le duc de Wurtemberg , sur l'électeur de
Cologne et l'électeur Palatin ; on avoit
5S HISTOIRE DE MON TEMPS.
ébranlé l'évêqne de Bamberg : mais il falloit
acheter leur assistance; point d'argent, point
de prince d'Allemagne. La France ne voulut
point consentir aux subsides qu'il lui en eût
coûté 5 et la chose m.anqua une troisième fois.
Il auroit été à souhaiter qu'on eût pu s'enten-
dre avec la cour de Saxe ; mais on y rencontra
plus d'obstacles que partout ailleurs. Le roi de
Pologne étoit mécontent de ce que la paix de
Breslau ne l'avoit pas mis- en possession de la
Moravie; il croyoit conquérir des provinces à
coups de plume. Il étoit jaloux de ce que la
maison de Brandebourg avoit acquâs la Silésie
et de ce qu'il n'avoit rien gagné à cette guerre :
il cioyoit ses prétentions sur la succession de
Charles VI les mieux fondées : il envioit la
couronne impériale à l'électeur de Bavière et
détestoit les François, qu'il accusoit de l'avoir
trompé. Des dispositions aussi favorables
n'échappèrent pas à la cour de Vienne. Ce
négociateur féminin , la vieille demoiselle
Kling, étoit toujours à Dresde ; elle ménagea
si bien l'esprit du Roi , de la Reine , du
comte •'■"••''*'' et du confesseur, qu'elle les ainena
à la résolution de s'allier avec la reine de
Hongrie. Bientôt la négociation ne rencontra
CHAPITRE IX. 5g
plus d'obstacles. On conclut une alliancç
défensive entre l'Autriche , l'Angleterre et la
Saxe, dont les articles secrets furent signés à
Varsovie. Les parties contractantes se gardè-
rent bien de les publier. Cela n'empêcha pas
que le roi de Prusse ne s'en procurât une
copie; et comme ce traité fut une des causes
principales de la guerre que le Roi déclara
dans la suite à la reine de Hongrie , il sera
nécessaire que nous en rapportions quelques
articles 5 qui justifieront aux yeux de la pos-
térité la guerre qu'elles produisirent. Art. 2.
„ Pour cet effet les alliés s'engagent de rechef
„ à une garantie toute expresse de tout
„ royaume , états , pays et domaines qu'ils
„ possèdent actuellement ou doivent posséder
„ en vertu du traité d alliance fait à Turin en
,5 1703, des traités de paix d'Utrecht et de
,« Bréda, du traité de paix et d'alliance com-
„ munément appelé la quadruple alliance,
„ du traité de pacification et d'alliance conclu
„ à Vienne le 10 Mars i/ji , de l'acte de garan-
„ tie donné en conséquence et passe en loi de
„ l'Empire le 11 Février i73q, de l'acte d'ac-
„ cession signé pareillement en consécjuence
,5 à la Haye le Qo Février il'h^^ du traité de
6o HISTOIRE DE MON TEI^ÎPS.
^, paix signé à Vienne le 18 Novembre 3/38,
„ de l'accession qui y a été faite et signée à
„ Versailles le 3 Février 3 73g; tous lesquels
„ traités sont pleinement rappelés et confir-
„ mes ici, autant qu'ils peuvent concerner les
„ alliés, et qu'ils n'y ont pas dérogé spéciale-
„ ment par le présent traité. „ Quiconque lit
cet article avec impartialité, doit y trouver le
germe d'une alliance offensive préparée con-
tre le roi de Prusse. La reine de Hongrie se
fait garantir des états qu'elle possédoit du
temps de ces traités allén"ués et qu'elle a per-
dus par la suite. Si cette princesse et le roi
d'Angleterre avoient agi de bonne foi , ne de-
%*oient-ils pas rappeler également dans cette
alliance le traité de Breslau P Si nous dépouil-
lons cet article du stile énigmatique dont il est
enveloppé , on y voit une garantie formelle
des états quel'Impératrice-reine doit posséder
conformément à la pragmatique sanction, et
par conséquent de la Silésie. Mais l'article i3
de ce traité de Worms , auquel le roi de Polo-
gne avoit accédé , explique mcme les i^ioyens
dont la cour de Vienne se servira pour récu-
pérer ses provinces perdues ; le voici : Art. i3.
„ Et aussitôt que l'Italie sera délivrée d'enne-
CHAPITRE IX. 61
„ mis et hors de dangers apparens d'être en-
„ vahie de recbef, non seulement sa majesté
„ la reine de Hongrie pourra en retirer une
„ partie de ses troupes, mais si elle le dem.ande,
„ le roi de Sardaigne lui fournira ses propres
„ troupes , pour les employer à la sûreté des
„ états de sa majesté la Reine en Lombardie,
„ afin qu'elle puisse se servir d'un plus grand
^, nombres des siennes en Allemagne ; tout
„ comme à la réquisition du roi de Sardaigne,
„ la reine de Hongrie fera passer ses troupes
,, dans les états dudit Roi, s'il le falloit, pour
„ en défendre les passages qu'une armée en-
„ nemie entreprendroit de forcer , et pour
„ délivrer d'ennemis tous les états du roi de
„ Sardaigne, et les mettre hors de danger d'être
„ envahis de rechef ,, Voilà donc la reine de
Hongrie qui veut retirer ses troupes d'Italie
pour les employer en Allemagne, Contre qui
sera-ce ? Contre la Saxe ? elle a fait une alliance
avec le Roi, électeur de ce pays. Contre la
Bavière ? elle a si bien humilié l'Empereur ,
qu'elle possède son patrimoine. Ce ne peut
donc être que contre le roi de Prusse qu'elle
médite une nouvelle guerre. Le roi d'Angle-
terre 5 selon les engagement qu'il avoit pris
62 HISTOIRE DE MON TEMPS.
. par le traité de Breslau, devoit communiquer
fidèlement à celui de Prusse tous les traités
qu'il feroit. Il se garda bien de rien dire de
celui-ci. La raison en étoit claire. Ce qui s'é-
toit forgé àWorms et ce qui fut ratifié à Turin
et à Varsovie , renversoit tout ce que le roi
d'Angleterre même avoit stipulé par le traité
de Breslau. Ces nouvelles alliances furent
communiquées aux états généraux, et ce fut
de la Haye qu'on apprit ce qui en faisoit la
teneur. Selon les règles de la saine politique,
les coins de Vienne et de Londres n'auroient
pas dû démasquer si vite leurs desseins. Ces
cours avoient encore les armes à la main et
combattoient contre la France et l'Espagne,
de la Lombardie au Rhin et même en Flandre.
Ne pouvoit-on pas prévoir, à moins que le roi
de Prusse ne fût devenu entièrement stupide,
qu'il n'attendroit pas de sang; froid qu'on prît
des mesures pour l'accabler , et que plutôt il
feroit les derniers efforts pour prévenir les
desseins de ses ennemis? Il est évident que la
Prusse ne trouvoit plus de sûreté dans la paix
de Breslau ; il falloit donc en chercher ailleurs.
La situation étoit critique. Il falloit , ou que
CHAPITRE IX. 63
le Roi s'abandonnât au hasard des événemen? ,
ou qu'il prît un parti violent , sujet aux plus
grandes vicissitudes. Les ministres représen-
toient à ce prince , cjue quiconque se trouve
bien 5 ne doit pas se mouvoir: que c'est luie
mauvaise assertion en politique de faire la
guerre pour l'éviter, et qu'il falloit tout atten-
dre du bénéfice du temps. Le Roi leur répon-
doit que leur timidité les aveugloit; que c'étoit
une grande imprudence de ne pas prévenir à
temps im malheur, quand on a les moyens de
s'en garantir; qu'il sentoit qu'en faisant la guerre
il exposoit sa noblesse, ses sujets, son état et
sa personne à des hasards inévitables; mais que
cette crise demandoit une décision , et qu'en
pareil cas le plus mauvais parti étoit celui^de
n'en prendre aucun.
Pour voir d'un coup-d'oeil les raisons que
le Roi crut avoir de déclarer la guerre à la
reine de Hongrie et les raisons que lui oppo-
soient ses ministres , nous ferons usage d'un
mémoire qu'il leur envoya écrit de sa main ,
dont voici la copie: „ Pour prendre un parti
„ judicieux, il ne faut point se précipiter. J'ai
,, mûrement réfléchi sur la situation où nous
„ nous trouvons , et voici les rembarques que ]Q
64 HISTOIRE DE MON TEMPS.
„ fais sur la conduite de mes ennemis , en la
„ résumant pour mieux constater leurs des-
,, seins, i ) Pourquoi, par la paix de Breslau,
„ la reine de Hongrie s'est-elle si obstinément
„ opiniâtrée à se réserver les hautes montagnes
„ de la haute Silésie , qui sont d'un si modi-
„ que rapport ? Certainement l'intérêt n'y a
,, aucune part. J'y découvre un autre dessein ;
„ c'est de se conserver, par la possession de
„ ces montagnes , des chemins avantageux
„ pour s'en assurer l'entrée lorsqu'elle le
„ jugera à propos, q ) Quelle raison a obligé
„ les Autrichiens et les Anglois à s'opposer
„ sous main à la garantie du traité de Breslau
„ que Mardefeld négocioit à Péterbourg, si
„ ce n'est que cette garantie empêchoit ces
,j puissances de rompre le traité ? Vous répon-
„ dez que la politique des Anglois est simple ;
„ qu'ils veulent m'isoler, ahn que n'ayant d'au-
„ tre garantie que la leur, je dépende unique-
„ ment d'eux. J'ose demander à messieurs les
„ ministres, si, supposant auxAnglois l'une ou
„ l'autre de ces intentions , elles nous sont
,5 favorables ou désavantageuses ? 3 ) Pourquoi
,5 le lord Carteretne se hàte-t-ilpas de termi-
. .. ner
CHAPITRÉ I X^ 65
nerles petits clifférens au sujet de quelques
frontières litigieuses entre le pays de Min-
, den et celui de Hanovre, pour un péage des
Hanovriens sur l'Elbe , enfin pour les bail-
„ liages qui nous sont hypothéqués dans le
^, Mecklenbourg ? C'est qu'il ne se souciepoint
„ du tout d'établir une bonne harmonie entre
„ nos deux cours. Le comte de Podewils sup-
„ pose que la maison de Hanovre a autant
„ d'intérêt que celle de Brandebôiirg à termi-
i,, ner ces difïérens. Pourquoi donc ïie le fait-
„ elle pas. Mais le roi d' Angleterre voudrdit
„ envahir le Mecklenbourg, Paderborn, Osna-
,, bruck et l'ét^êché de Hildesheim, et il voit
„ que ces vues d'agrandissement sont incom-
^, patibles avec une étroite liaison entre la
„ Prusse et l'Angleterre. 4) Peut-on compter
„ sur les promesses d'un prince qui manque
^, à ses engagemens? Le roi d'Angleterre pro-
„ mit, lorsqu'il assembla l'année 1743 son
„ armée sur le Rhin , de ne rien entreprendre,
,5 ni contre les états héréditaires de l'Empe-
„ reur, ni contre sa dignité j et à présent ^
„ coîljointement avecla reine de Hongrie, il
,5 prend des mesures poUr le forcer à Tabdica-
Tom€ II E
Î9
^5
66 Histoire de mon temps.
„ tion. 5) Rappelez-vous les intrigues du mar-
„ quis de Botta à la cour de Péterbourg ; ne
tendoient-elles pas à remettre la famille
exilée sur le trône? Pourquoi? parce qu'il
savoit que l'impératrice Elisabeth étoit dans
,j nos intérêts et qu'il s'attendoit que le prince
„ Antoine devant le rétablissement de sa fa-
„ mille à la cour de Vienne, il lui seroit àja*
,5 mais dévoué et partageroit sa haine pour
„ tout ce qui est prussien. De plus, à quel des-
„ sein fit-il usage démon nom dans cette abo-
„ minable conjuration, si ce n'étoit pour me
„ brouiller avec l'Impératrice, au cas que sa
<,, trame fût découverte? C'étoit, dites-vous,
„ par un effet de la tendresse que la reine de
„ Hongrie a pour ses parens. Hélas! trouvez-
„ moi de grands princes qui respectent les
liens du sang. 6 ) Vous croyez qu'on ne doit
pas mépriser la garantie du traité de Breslau
qu'a donnée le roi d'Angleterre. Et je vous
„ réponds que toutes les garanties sont comme
„ des ouvrages de filigrane, plus propres à sa-
„ tisfaire les yeux qu'à être de quelque utilité.
7 ) Mais je veux bien vous abandonner tout
ce queje viens de vous marquer. Vous sera-
, t-il possible de donner une interprétation au
^»
59
CHAPITRE IX. 67
,, traité de Worms et à celui de Varsovie? Le
„ langage des ministres autrichiens est cjuc
„ ce traité n'a pour objet c{ue l'Italie. Lisez
,^ les deux articles que j'ai cités, et vous ver-
„ rez clairement qu'ils regardent en général
„ l'Allemagne et qu'en particulier ces articles
„ m'ont directement en vue. 8 ) Cette alliance
„ avec la Saxe est encore moins innocente ;
,5 elle livre aux Autrichiens un passage et des
^, secours pour m'attaquer dans mes propres
„ foyers. Vous soutenez que cetjte alliance ne
„ s'est faite que pour procurer des présens ré-
„ ciproques aux ministres qui sont à la tête
„ des affaires dans les deux cours. En x^érité je
^, ne m'y attendpis pas ; il faut avouer que vous
„ avez l'esprit transcendant. 9) Voici une autre
^5 question: Attendra-t-on que la reine de
*
,. Hongrie soit délivrée de tous ses embafras,
,, qu'elle ait la paix avec les François, qu'elle
^, force l'Empereur à l'abdication? Attendra-
,, t-on, dis-je, qu'elle puisse se servir de toutes
^, ses forces, de celles des Saxons et de l'argent
„ de l'Angleterre, pour nous attaquer avec
-5, tous ces avantages au moment que nous se-
^5 rons dépourvus d'alliés, et c|ue nous n'an-
E q
68 HISTOIKE DE MON TEMPS.
„ rons d'autres ressources que celles de nos
„ propres forces ? Vous soutenez que la reine
„ de Hongrie ne terminera pas cette guerre
„ dans une seule campagne , que ses pays sont
„ ruinés, ses revenus arriérés de lo ans, et
„ qu'elle ne sentira son épuisement qu'après
„ la paix. Je réponds que tout le monde ne
„ convient pas que ses finances soient aussi
„ épuisées que vous le supposez. De vastes
„ états lui fournissent de grandes ressourses,
„ Qu'on se souvienne qu'à la fin de la guerre
„ de succession,, guerre quiavoit englouti des
„ trésors, l'empereur Charles VI soutint en-
„ core toute une campagne contre les Fran-
„ çois sans subsides étrangers, lorsque la reine
„ Anne fit la paix d'Utrecht séparément.
„ Faut-il attendre qu'Annibal soit aux portes
„ pour se déclarer contre lui? Qu'on se sou-
„ vienne qu'en l'année 1/33 le comte Zint-
,5 zendorff parioit que les François ne passe-
„ roient pas le Rhin, pendant qu'ils bombar-
„ doient etprenoient Kehl. La sécurité ajoute
„ que lorsque le feu Roi acquit la Poméranie
„ ultérieure, tout le monde crut que la Suède
„ feroit revivre tôt ou tard ses droits sur cette
V province , et cependant cela n'arriva pas.
CHAPITRE IX. 69
^, Cette comparaison est fausse, et ce raison-
„ nement tombe de lui-même. Comment
„ mettre en parallèle un royaume ruiné ,
„ épuisé et démembré comme la Suède, avec
„ la puissante maison d'Autriche , qui loin
„ d'avoir fait des pertes, médite actuellement "
„ des conquêtes ? Les partisans outrés de la
„ reine de Hongrie soutiennent qu'il n'y a
„ point d'exernple que la maison d'Autriche
„ ait commencé une guerre pour récupérer
„ des provinces perdues. Il ne faut citer de
„ tels faits qu'à des ignorans. Cette maison n'a-
„ t-elle pas voulu reconquérir la Suisse ? Com-
„ bien de guerres n'a-t-elle pas faites pour
,, rendre la Hongrie héréditaire ? Et quelle
„ étoit cette guerre entreprise par Ferdinand
„ n pour chasser Frédéric V, électeur pala-
,, tin, de la Bohème, dont il avoit été élu roi
„ par les voeux des peuples? Ne fut-ce pas
„ une guerre sanglante que la maison d'Autri-
„ che ht à Bethlem Gabor pour lui ravir la
„ Transylvanie? Enfin qu'est-ce qui excite à
„ présent la reine de Hongrie à presser les
„ François avec tant d'ardeur, si ce n'est l'es-
„ pérance de reconquérir l'Alsace , la Lorrai-
E 3
70 HISTOIRE DE MON TEMPS.
,, îie, et de détrôner l'Empereur? Raisoniioit-
,. on bien à Vrenne quand on y disoit : il est
5, impossible que le roi de Prusse nous attaque,
ç, Cc'.r aucun de ses aïeux ne nous a fait la
,, guerre? Ne nous trompons point: les exem-
„ pies du passé, fussent-ils même yrais, ne
5, peuvent rien pour l'ayenir. Cette assertion-
„ ci est plus sûre : tout ce qui est possible peut
„ arriver, lo) Pour fortifier tous cesargumens
„ par des preuves plus palpables, je n'ai qu'à
„ vous rappeler un propos cpie Mr de Mole,
,, général autrichien passant par Berlin , tint
„ à Mr de,Sçhmettau : ma cour n'est pas asse?
„ mal avisée pour attaquer la Silésie • nous
,5 sommes alliés avec la cour de Dresde ; le
„ chemin de la Lusace mène à Berlin le plus
„ directement 5 c'est là où il nous convient de
„ faire la paix. Vous direz que Mole parloit
,5 au hasard. Mais voyez ce qui confirme que
„ le dessein de faire la paix à Berlin étoit
„ celui de la cour de Vienne. Le prince Louis
„ de Bronswic avoit entendu parler de ce
„ même plan à la reine de Hongrie, au ?er-
„ vice de laquelle il étoit; ilenavpit jfiit confi-
5, dence à son frère le duc régnant, et eelu^-
„ là me l'avoit communiqué. Un aveu de la
CHAPITRE IX. 71
,, bouche de l'ennemi tientlieu d'une démons-
„ tration. Je conclus que nous n'avons rien à
„ gagner en attendant, mais tout à perdre;
„ qu'il faut donc faire la guerre et qu'il vaut
„ mieux, s'il le faut, périr avec honneur que
„ de se laisser accabler avec honte quand on
„ ne peut plus se défendre. „
Cependant le Roi ne se précipita point. Le
temps n'étoit pas encore venu d'éclater ; il
attendoit des conj onctures favorable , pour le
faire avec tout l'avantage possible. Dans ce
temps-là l'Empereur croyant ses affaires dé-
sespérées , envoya le comte de Seckendorf
à Berlin, pour engager le roi de Prusse aie
soutenir. Seckendorf se croyoit assez fort pour
obliger la Saxe à changer de parti. Il assura
que les François agiroient avec vigueur, que
leurs intentions étoient sincères : il pressa
beaucoup le Roi de se déclarer; l'heure n'en
étoit pas encore venue, et il lui ht la réponse
contenue dans ces points :
1 ) Avant de s'engager avec l'Empereur et
la France, sa Majesté regarde comme un préa-
lable que l'alliance du Roi avec la Russie et
la Suéde soit conclue. 2) La Suéde promettra
E4
72 HISTOIRE DE MON TEMPS.
de faire une diversiion dans le pays de Brème ,
en même-temps qu'une armée françoise atta-
quera le pays de Hanovre. 3 ) La France pro-
mettra d'a2:ir ofîensivement sur le Rhin et de
■ o
poursuivre vivement les Autrichiens, lorsque
la diversion que le Roi se propose de faire les
attirera en Bohème. 4) La Bohème sera dé-
membrée des états de la reine de Hongrie, et
le Roi eu possédera les trois cercles les plus
voisins de la Silésie. 5 ) Les puissances alliées
ne feront point de paix séparée, mais reste-
ront constamment unies pour travailler à l'a-
baissement de la nouvelle maison d'Autriche.
L'article des conquêtes n'étoit ajouté à ce
projet qu'à tout hasard , au cas que la fortune
favorisât cette entreprise. Il étoit prudent de
s'accorder d'avance sur un partage c[ui dans
la suite auroit pu brouiller les alliés,
Ces mesurer se prenoient cependant avec
beaucoup de circonspection, Le Roi connois-
soit la mollesse des François dans leurs opéra-
tions de guerre et le peu d'attachement qu'ils
avoient montré pour les intérêts de leurs alliés^
il n'y avoit que la nécessité qui pût amener
cette nouvelle liaison. Il falloit se préparer
CHAPITRE IX. 73
aux oppositions qu'on éprouveroit de la part
de l'Angleterre, gouvernée par un roi vindi-
catif et un ministre fougueux. Le parlement
avoit accordé au Roi toutes les sommes qu'il
lui avoit demandées: soutenu de ces richesses,
le Roi pouvoit faire sortir des armées de terre
et porter la guerre jusqu au bout du monde.
Cependant ces premières propositions d'aï*
liance ne furent pas reçues à Versailles avec,
l'accueil auquel on devoit s'attendre. On con^
tinua néanmoins à négocier , pour conduire
cette crise politique à une heureuse fin. Deux
pédans, l'un françois et l'autre allemand, s'é^
toient avisés de former un projet d'association
pour les cercles de l'Empire; l'un étoit le Sr
de Chavigni et l'autre le Sr de Bunau ; ils y
procédèrent avec toutes les restrictions des
formalités , selon les lois de TEmpire et la bulle
d'or: cet ouvrage lourd et pesant fut aussitôt
publié que lu. Au lieu de penser à cette asso- \1
ciation la cour de Versailles prit, moyennant
des subsides , les troupes hessoises au service
de l'Empereur. Cela dérangea les mesures du
roi d'Angleterre , qui comptoit les joindre à
son armée. On essaya encore de dissuader le
duc de Gotha de donner ses troupes aux puis-
74 HISTOIRE DE MON TEMPS.
sances maritimes; cela ne réussit pas, car le
duc avoit déjà reçu des subsides. Le ministère
de Versailles é toit nouveau; ils'étoit peu mis
au fait des affaires, de sorte qu'il attribuôit la
paix séparée que le Roi avoit fait avec la reine
de Hongrie à la légèreté de son esprit. Un
préalable nécessaire , dès qu'on vouloit se lier
a'/ec la France, étoit de rectifier les idées des
ministres sur ce point. Le baron de Cham-
brier , depuis qo ans ministre de Prusse à la
cour de Versailles, étant âgé, et n'ayant pas
assez de liaisons avec les gens en place pour se
servir auprès du Roi de leur crédit, avoit
d'ailleurs peu traité de grandes choses et étoit
scrupuleusernent circonspect. Cela fit juger
au Roi qu'il falloit envoyer quelqu'un à cette
cour qui fût plus délié et plus actif, pour sa-
voir à quoi s'en tenir avec elle. Son choix
tomba sur le comte de Rottembourg. En i 740
il avoit passé du service de France à celui dç
Prusse ; il étoit en liaison de parenté avec tout
ce qu'il y avoit de plus ilhistre à la cour; il
pouvoitpar cesraisonsseprocurer des connois--
çances qui auroient éhappé à d'autres , et par
conséquent informer le Roi de la façon de pen-
ser de Louis XV, de ses ministres et dç ses
CHAPITRE IX. 75
maîtresses; car il falloit une boussole pour s'o-*
rienter. Le trop grand feu du comte Rottem-
bourg étoit tempéré par le phlegme de Mr de
Chambrier; tous deux pou voient rendre des
services utiles à l'état. Le comte de Rottem-
bourg partit donc pour Versailles. Il fit faire
ses premières insinuations par le duc de Ri-
chelieu et par la ducliesse de Châteauroux: on
l'envoya à Mr Amelot, ministre des affaires
étrangères, qui ne passoit pas pour partisan
delà Prusse. Mais le cardinalTencin, le maré-
chal de Belle-Isle, d'Argenson, ministre de
la guerre, Richelieu et la m.aîtresse du Roi se
déclarèrent pour le comte de Rottembourg.
Les articles proposés au niaréeh,al de Seclcen-
dorf servirent de base à la négociation qui
s'entama avec la France. On insistoit îe plus
siu' ce que l'armée françoise de l'Alsace pour-
suivît les Autrichiens et leur reprît la Bavière,
et qu'une autre armée françoise entrât en
même-temps en Westphalie. Le Roi de son
côté se réservoit de n'entrer en jeu qu'après
avoir conclu son alliance avec la Suède et la
Russie. Ce dernier article lui laissoit la liberté
çl'agir ou de n'agir paSj selon que les évéi|e-
76 HISTOIRE DE MON TEMPS.
mens luiparoîtroient favorables ou contraires,
îl se flattoit de suspendre encore le moment
de la rupture ; mais la tournure que prirent
les affaires générales, ainsi que les succès des
armées autrichiennes en Alsace, l'obligèrent
bientôt à se déclarer contre la reine de Hon-
grie. L'alliance des Prussiens étoit tout ce qui
•Douvoit arriver alors de plus avantageux à la
France, Son propre intérêt devoit le plus for-
tement l'animer à faciliter ces arrangemens;
mais qui peut compter sur le système d'une
cour gouvernée et balottée par des intrigues,
et sur la vigueur etfactivité des troupes, lors-
que des généraux timides et sans nerf les com-
mandent? Vers l'été '*■') de la même année , le
comte de Tessin vint à Berlin, en qualité
d'ambassadeur de Suède, demander la prin«
cesse de Prusse Ulrique en mariage pour le
prince de Holstein , élu successeur au trône
de Suède, Il étoit suivi par la fleur de la no-
blesse; il avoit toutes les qualités qu'il faut
pour la représentation, de la dignité, même
de l'éloquence, mais l'esprit frivole et super-
ficiel. Les noces se célébrèrent '^'••' ) à Berlin
■^ ) Mois de Mai. ^-^ Août,
CHAPITRE I X. 77
avec magnificence. Le princç Guillaume ^
irère du Roi , épousa la princesse par procura-
tion du prince royal. On remarqua plus de
magnificence dans ces fêtes que dans les précé-
dentes: tenir un juste milieu entre la fruga-
lité et laproTusion est ce qui convient à tous les
princes. Mais pendant qu'on dansoit et se ré-
jouissoit à la cour, on travailloit aux prépara-
tifs de la campagne qu'on étoit sur le point
d'ouvrir.
CHAPITRE X.
Campagnes (T Italie ^ en Flandre^ sur
le Rhin , et enfin celle du Roi.
jLja campagne d'Italie s'ouvrit au mois d'A-
vril par le passage du Tanaro et la prise de
Nice et de Villefranche. Les généraux françois
et espagnols ne purent s'accorder sur leurs
opérationsultérieures. Le prince de Conti pré-
tendoitque les passages qui conduisent de Nice
en Piémont n'étoient pas praticables et qu'il
falloit chercher d'autres chemins pour y péné-
78 HISTOIRE DE MON TEMPS.
trer. Dans cette vue il enfile le col de Tende ^
attaque les troupes savoyardes à Montalbon ^
force leurs barricades et la nature même, prend
d'assaut le fort Dauphin, et pénètre ainsi en
Piémont. Il faut avouer que ce début de cam-
pagne est un des plus brillans qu'on ait vus
dans cette guerre. Le prince de Conti avance*
il assiège Coni. Le roi de Sardaigne, pour
faire lever ce siège, marche à lui. Conti le
bat 5 mais la crue des eaux, la vigoureuse ré-
sistance des assiégés et le manque de subsis-
tances , obligent ce prince à lever le siège et à
se retirer en Savoie, après avoir fait sauteries
fortifications de Démont. Cette campagne fit
plus d'honneur à ses talens qu'elle ne fut utile
à la France. Le prince de Lobkowitz , qui alors
étoit en pleine marche pour attaquer le roi
de Naples, informé des succès du prince de
Conti, se décontenance : il désespère de sa
fortune, se retire à Monte Rotondo et de là
à Florence, toujours talonné par Don Carlos
et le marquis de Gages. Nous supprimons les
petits avantages que les François et les Espa-
gnols eurent sur les Autrichiens , pour en venir
aux expéditions maritimes. Les liottes françoi-
CHAPITRE X. 79
ses et espagnoles sortirent au commencement
du printemps de la rade de Toulon : elles atta-
quèrent dans la Méditerranée la flotte angloise.
commandée par l'amiral Matthews. Après la
bataille, les François et les Espagnols se reti-
rèrent à Carthagène et les Anglois à Port-
Mahon. L'action fut sans doute indécise, puis-
que les deux flottes se retirèrent; cependant
elle ne laissa pas de faire honneur à l'amiral
espagnol Navaro et au capitaine françois. La
cour de France envoya l'amiral Court en
exil, et en punissant difîerens officiers qui
avoient servi sur cette flotte , elle témoigna
son mécontentement. De leur côté les Anglois
traduisirent l'amiral Matthews devant le con-
seil de guerre; le vice-amiral fut conduit en
prison: les deux partis étoient donc aussi peu
satisfaits l'un que l'autre d'une bataille indé-
cise, dont les François et les Anglois eurent la
iionte et les Espagnols la réputation. Ces ac-
tions de mer n'étoient que le prélude des
<Trands coups que la cour de Versailles se pro-
posoit de frapper dans cette campagne. Son
objet capital étoit d'obliger les Anglois à rap-
peler dans leur île les troupes qu'ils avoient en
Flandre. Pour cet effet, avant même l'ouver-
Sô HISTOIRE DE MON TEMPS.
ture de la campagne, le comte de Saxe con-
duisit à Dunkerque 10,000 hommes, le fils du
Prétendant^ nommé le prince Edouard , s'y
rendit aussi. On fit des préparatifs pour un em-
barquement. L'Angleterre alarmée appela des
secours étrangers; 6000 hollandois et 6000 an-
glois des troupes du lord Stairs furent trans-
portés dans ce royaume. Les Hollandois, qui
manquoient de vaisseaux de guerre^ armèrent
des vaisseaux marchands et les envoyèrent à
leurs alliés pour remplir leurs engagemens.Le
roi de la Grande Bretagne, saisi d'épouvante^
réclama m*eme le contingent prussien. Le Roi
répondit qu'il se mettroit à la tête de 3o,ooo
hommes pour passer dans cette île , si le Roi
étoit attaqué. George trouva ce secours trop
fort et se désista de ses poursuites. C'étoit pour
l'Europe un problème politique que les inten-
tions du conseil de Versailles dans cette entre-
prise. Vouloit-il établir le prince Edouard en
Angleterre , ou étoit-ce un leurre pour affoiblir
les troupes alliées en Flandre? Ces simples pré-
paratifs d'une descente produisirent aux Fran-
çois pour le commencement de la campagne
tout ce qu'auroit produit une diversion réelle.
Pour
CHAPITRE X. 81
Pour ce qui regarde le projet d'établir le prince
Edouard en Angleterre , il avoit été formé parle
cardinal Tencin; iltenoit son chapeau de la no-
mination du prétendant , et pour lui témoigner
sareconnoissance , il essaya, autant qu'il étoit
en lui 5 de procurer à son iils la couronne d'An-
gleterre. L'expédition manqua, parce que les
vents furent contraires : excuse banale de tous
les marins. Ce qu'il y a de sûr , c'est que l'a-
miral de cette flotte, nommé Roquefeuille ,
n'osa tenter le passage de la Manche en pré-
sence d'une Hotte supérieure. Les troupes fran-
çoises n'avcient'poiiit vu de roi à leur tête de-
puis que Louis XIV avoit cessé d'y paroître.
Quelques campagnes malheureuses avoient
découragé les armées: on crut que la présence
du maître seroit le seul aiguillon capable de
réveiller dans les troupes l'instinct de l'hon-
neur et de la gloire. Une femme, par amour
pour la patrie , entreprit de tirer Louis XV de
la vie oisive qu'il menoit, pour ren\ oyer com-
mander ses armées : elle sacrifia à la f'rance les
intérêts de son coeur et de sa foi tune j c'étoit
Madame de Châteauroux. EiL^ pal. avec
tant de force, elle exhorti, elle pressa si vive
Tome IL F
82 HISTOIRE DE MON TEMPS.
ment le Roi , que le voyage de Flandre fut
résolu. Une action aussi généreuse et même
héroïque , mérite d'autant plus d'être insérée
dans les fastes de l'histoire , que les maîtresses
qui l'ont précédée, n'ont employé leur crédit
que pour le malheur du royaume. Louis XV
ouvrit la campagne en Flandre par le siège de
Menin. Le gouverneur de la place, peu versé
dans son métier, la rendit après une légère
résistance. Immédiatement après, les François
entreprirent le siège d'Ypres , qui quoique
mieux défendue, essuya le même destin. La
force des armes françoises consis-te dans les siè-
ges; ils ont les plus habiles ingénieurs de l'Eu-
rope 5 l'artillerie nombreuse qu'ils emploient
dans leurs opérations, les assure de la réussite
de leurs entreprises. Le Brabant et la Flandre
sont le théâtre de leurs exploits, parce qu'ils y
peuvent étaler tout l'art de leurs ingénieurs.
Quantité de canaux et de rivières facilitent le
transport de leurs munitions de guerre et ils ont
leurs frontières, à dos. Ils réussissent mieux
dans la guerre de sièges que dans celle de cam-
pagne.
Mais revenons aux alliés que nous avons
quittés pour un temps. Les troupes que le
C H A P I T K E X. 83
roi d'Angleterre avoit commandées l'année
o
précédente, avoient hiverné, comme nous l'a-
vons dit, dans le Brabant et en Westphalie.
Les troupes du prince de Lorraine avoient pris
leurs quartiers dans le Brisgau et dans la Ba-
vière. Le maréchal de Coigni commandoit
en Alsace. Les débris des troupes impériales
étoient distribués chez des amis de l'Empereur,
la plupart cependant aux environs d'Oettin-
gen. La cour de Vienne perdit cet hiver le
maréchal de Khevenhuller : la reine de Hon-
grie honora sa mémoire de quelques larmes.
Le maréchal Traun le remplaça et reçut le
commandement de la grande armée, qui por-
toit le nom du prince de Lorraine, mais dont
en effet il étoit le chef. Comme ce prince de
Lorraine jouera un grand rôle dans cette his-
toire, nous croyons qu'il ne sera pas inutile
de le faire connoître. Il étoit brave , aimé
des troupes, possédoit bien le détail de vi-
vres , étoit peut-être trop facile à suivre les
impressions que ses favoris lui donnoient , et
se livrant aux charmes de la société , passoit
pour boire quelquefois avec excès. Ce prince
épousa à Vienne l'archiduchesse Marianne,
F ^
84 HISTOIRE DE MON TEMPS.
soeur cadette de la Reine ; il conduisit sa nou-
velle épouse dans le Brabant, dont on l'avoit
fait gouverneur ; après quoi il revintà Vienne
recevoir les ordres de la cour pour la campa-
gne qui alloits'ouvrir.Le dessein desAutrichiens
étoit de reprendre la Lorraine , et de porter
l'Empereur à l'abdication de l'Empire , pour
recouvrer par ce sacrifice ses pays héréditaires.
Leur armée s'assembla àHeilbronn; de là elle
s'avança sur Philippsbourg, où Seckendorf
s'étoit réfugié avec les débris des troupes bava-
roises. A la nouvelle de l'approche du prince
de Lorraine , Mr de Coigni renforça les trou-
pes impériales de tous les régimens allemands
qui servoient dans son armée. Tous les prépa-
ratifs du prince de Lorraine annonçoient qu'il
avoit intention de passer le Rhin : ce passage
lui étoit facilité par le traité que le roi d'An-
gleterre venoit de conclure avec l'électeur de
Maïence. La partialité de ce prince pour la
cour de Vienne étoit trop marquée pour qu'on
s'y trompât , et les subsides qu'il tiroit des An-
glois ne laissoient aucun doute que , malgré sa
neutralité, il n'accordât aux troupes de la Reine
le passage par Maïence, si on l'exigeoit de lui.
CHAPITRE X. 85
Les Autrichiens, qui jouissoient déjà en ima-
gination de leur fortune, ne pouvoient s'em-
pêcher de laisser échapper de temps en temps
des traits de fierté et d'arrogance. Ils f aisoient
o
construire un pont à Manheim et agissoient
despotiquement dans le Palatinat. L'électeur
s'en trouva offensé, comme de raison. Cela
donna lieu à des brouilleries et finit par un
message du prince de Lorraine à l'électeur
pour lui signifier que s'il ne donnoit pas son
pont de Manheim sur le champ , il le lui feroit
enlever de force. En attendant le maréchal
de Coignidont l'intention étoit de défendre les
bords du Rhin depuis Maïence jusqu'au Fort-
Louis, s'étoit posté avec ses forces principales
sur les bords delà Oueich, d'où il s'avança
vers Spire, et poussa ses détachemens jusqu'à
Worms et même jusqu'à Oppenheim. Ce
mouvement se fit sur ce qu'il apprit que Mr
de Baerenklau avec un détachement de l'ar-
mée de la Reine avoit marché à Germersheim
vers Fribourg. Baerenklau ht jeter im pont
sur un bras du Rhin près deStockstadt, pour
donner le change aux François et les attirer
de ce côté-là. En même -temps le prince de
F 3
86 HISTOIRE DE MON TEMPS;
Lorraine fit un mouvement avec son armée
comme s'il avoit intention de passer leNecker
avec sa droite pour se joindre à Baerenklau.
Le maréchal de Coigni,trop crédule, se laissa
abuser par ces vaines démonstrations, et com-^
mit deux fautes tout de suite ; l'une en faisant
passer le Rhin à Seckendorf , qu'il chargea de
défendre la partie de ce fleuve qui coule entre
Spire et Lauterbourg ; l'autre en se portant
avec son armée vers VVcrms et Frankenthal.
Illuiétott facile déjuger que le prince de Lor-
raine avoit résolu de pénétrer en Alsace et d'u-
ser de toutes les ruses de la guerre pour l'en
éloigner le plus qu'il lui seroit possible. Il
devoit savoir d'ailleurs que ce prince pouvoit
disposer du pont de Maïence, à quoi l'armée
françoise n'étoit en état de porter aucun obs-
tacle. Il semble que son projet de défense
étoit défectueux en tout point. Son armée étoit
séparée par corps-, qui n'occupoient pas même
les vrais postes d'où ils auroient pu disputer
aux ennemis le passage du Rhin. Les experts '
ontété del'opinion qu'il auroit dû rassembler
en un corps les troupes tant impériales que
françoises ; qu'il devoit sp camper entre la
CHAPITRE X. 87
Qiieicli et le Speyerbach, garnir de petits dé-
tachemens les bords du Rhin 'depuis Fort-
Louis jusqu'à Philippsbourg, faire battre l'es-
trade par cette cavalerie, pour être averti à
temps de l'endroit oùles ennemis se préparoient
à passer, tenir ses troupes prêtes à marcher au
premier ordre et attaquer sans balancer avec
toutes ses forces le premier corps autrichien
qui auroit passé le Rhin. Si le prince Charles
passoit ce fleuve à Maïence,^ il restoit à Mr de
Coi^ni à choisir les postes de la Oueich ou du
Speyerbach , que le prince n'auroit osé atta-
quer. De plus , Mr de Coigni couvroit égale-
ment par cette position la basse Alsace et la
Lorraine. Ce maréchal, dontl'arméen'étoitpas
aussi forte que celle des ennemis et qui avoit
des ordres trop restreints, prit des mesures bien
différentes. Dès que le prince de Lorraine et
Traun furent informés des fausses démarches
des François , ils détachèrent Mr de Nadastipar
leur gauche, avectous les bateaux qu'ils avoient
assemblés à. la sourdine, pour jeter des ponts
sur le Rhin à un village appelé Schreck. Na-
dasti fit aussitôt passer le Rhin en bateau à
Qooo pandours sous les ordres du partisan
88 HISTOIRE DE 31 0 N TEMPS.
Trenck; ils surprirent et défirent un détache-
ment de trois régimens impériaux, quipar une
néTli-rence impardonnable ne s'étoient en au-
cune manière précautionnés contre les surpri-
ses. Nadasti lui-même avoit déjà passé le Rhin'*')
à la tête de 9000 housards, tandis que l'on ache-
voit tranquillement derrière lui la construc-
tion des ponts. Au bruit de ce passage, Sec-
kendorfaA'ec qo.,ooo hommes se joignit à un
corps de François que le jeune Coigni com-
mandoit; ils volèrent au secours de ces trois
régimens impériaux dont nous avons fait men-
tion 5 avant que le prince de Waldeck eût levé
son camp de Retingheiin pour joindre Nadasti.
Tous les officiers de cette armée conjurèrent
Seckendorf d'attaquer Nadasti, qu'il auroit pu
facilement culbuter dans le Rhin; par ce seul
coup il auroit anéanti les desseins du Prince
de Lorraine. Seckendorf ne voulut jamais s'y
prêter; il se contenta d'engager une légère es-^
carmouche avec les Hongrois- et comme il ap-
prit que le maréchal de Coigni s'éîoit retiré à
Landau j il marcha par Germersheim pour le
joindre au plutôt. Dès le a de Juillet le prince
de Lorraine se vit maître du cours du Rhin
■'■'■) 1 Juillet.
CHAPITRE X. 89
depuis Schreck jusqu'à Maïence. Nadasti et
le prince de Waldeck étoient déjà à l'autre
bord. Baerenklau avoit de même passé ce
fleuve du côté de Maïence. Le prince de Lorrai-
ne employa trois jours à passer ses ponts avec
la grande armée. A peine y eut-il une tête
sur l'autre bord , qu'il envoya un détachement
pour prendre Lauterbourg et s'emparer de ses
lignes. Nadasti poussa jusqu'à Weissenbourg;
il le prit de même et se posta dans ses lignes;
les Autrichiens firent 1600 prisonniers dans
cette expédition. Mr de Coigni s'apperçut alors
combien il lui importoit de gagner la basse
Alsace avant le prince de Lorraine , et il le
prévint en prenant Weissenbourg par esca-
lade, et en forçant les retranchemens, où il
éprouva une résistance vigoureuse. Nadasti,
délogé de ce poste, se retira sur la grande
armée qui campoit auprès de Lauterbourg, et
qui n'osa secourir Weissenbourg, parce que
les détachemens de Baerenklau et de Léopold
Daunnel'avoientpas encore jointe. Mr de Coi-
gni tira parti de ces délais , et de la crue du
Rhin qui empêchoit la jonction des corps en-
nemis; il passa la Motter auprès de Hnguenau
go HISTOIRE DE MON TEMPS.
et se campa à Biscliweiler. L'éloignement de
Mrde Coigni fitnaîl.eridée au prince de Lor-
raine de bloquer Fort-Louis 5 qu'on disoit mal
approvisionné. En conséquence NadastietBae-
renklau prirent poste '^) àWoerd, àBeinheim
et sur les îles qui entourent Fort - Louis. La
crue du Rhin sauva cette place : la garnison re-
gagna la communication de Strasbourg; on la
renforça et on la pourvut de vivres. Ge coup
manqué , le prince de Lorraine porta ses trou-
pes légères sur les ailes de l'armée françoise et
daiis le bois de Haguenau, ce qui empêchoit
celle-ci d'envoyer des partis au-delà de la
Motter. Le tnaréchai de Coigni embarrassé, de
îa situation où il se trouvoit, en avoitinformé
la cour. Louis XV, pour sauver l'Alsace, réso-
lut de mener lui - m.ême 40,000 honrimes de
l'élite de son armée de Flandre au secours de
Mrde Coigni , à qui l'on ordonna de tem.po-
riser et surtout de conserver ses troupes. Ce
fut ce qui détermina Mr de Coigni à changer
de mesures et à éviter tout eno-ao-ement. Nadasti,
renforcé de troupesréglées , commençoit à s'é-
t(?ndrevers les hauteurs deReichshofen etWa-
*) 12 Juillet.
CHAPITRE X. 91
senberg, comme s'il avoit dessein de to\ir-
ner le camp françois par Lichtenberg et
Buchsweiler ; sur quoi Mr de Coigni se
retira par Brumat à Strasbourg. '^ ) Il se
posta sur le canal de Molsheim , qu'il aban-
donna bientôt pour gagner les défilés de
Pfalzbourg et de Ste. Marie-aux-mines. Il fit
ces mouvemens pour empêcher le Prince de
Lorraine, qui étoit à Brumat, et qui faisoit
construire des ponts sur la Motter , d'occuper
lesgorges des montagnes par lesquellesTarmée
du Roi devoit passer pour le j oindre. Le Roi de
France étoit arrivé le 4 d'Août à Metz , où il
attendoitles troupes de Flandre, pour fondre
à leur tête sur l'armée du prince de Lorraine et
la détruire s'il étoit possible. Le maréchal de
Schmettau avoit été envoyé par le roi de
Prusse auprès de Louis XV , tant pour rendre
compte des mouvemens de l'armée Françoise,
que pour presser le Roi de remiplir ses engage-
mens, en poursuivant jusqu'en Bavière les
troupes de la Reine lorsqu'elles repasseroient
le Rhin. Schmettau appr i t au Roi très-Chrétien
que le Roi de Prusse entreroit en campagne le
*) 3i Juillet.
Tome IL '"'
g2 HISTOIRE DE MON TEMPS5
1 7 d'Août et qu'il emploieroit 1 00,000 hommes
à la diversion qu'il alloit faire en faveur de
l'Alsace. Ce Maréchal mit tout en usage pour
donner aux armées françoises plus d'activité et
de vigueur ; et peut-être y seroit-il parvenu ,
si Louis XV ne fût pas tombé malade à Metz.
Cette maladie commença par des maux de
tête, que ses médecins et chirurgiens crurent
provenir d'un abcès dans le cerveau; ils décla-
rèrent le mal sans ressource. Aussitôt on en-
toura le Roi de confesseurs , de prêtres , et de
toutes les ressources dont se sert l'Eglise Ro-
o
maine pour préparer les mourans. L'Evêque
de Soissons 5 n'écoutant que son zèle , dont on
lui sçut peu de gré dans la suite, exigea du
Prince, pour recevoir les sacremens,le renvoi
de Madame de Châteauroux. La Duchesse fut
obligée de partir de Metz , ayant reçu l'ordre
rigoureuxdenejamaisreparoîtredevantleRoi.
Ce sacrifice accompli, Louis XV reçut les sa-
<:remens. Le danger devenant pressant , un chi-
rurgien très-ordinaire se présenta, et assura qu'-
il le tir eroit d'affairCypourvu qu'on lui donnât la
liberté d'agir; il ne trouva point de concurrent,
et moyennant une bonne dose d'émétique, ce
prince releva, de cette maladie , qui n'avoit
C H A P I TR E X. 93
été causée que par une indigestion. Les mé-
decins delà cour perdirent leur réputation ;
mais les affaires générales en souffrirent davan-
tage. Pendant la maladie du Roi, le duc de
HarcourtétoitarrivéàPfalzbourg.Nadastiavoit
déjà pris Saverne et se disposoit à pénétrer par
les gorges que le duc occupoit, mais infruc-
tueusement: quoique souvent attaqué , le duc
y tint jusqu'au 16 , que le secours de Flandre
s'approcha pour joindre l'armée. Le prince de
Lorraine avoit déjà reçu l'ordre de se retirer;
ilprenoit des mesures pour l'exécuter, et il
ne tenoit qu'au maréchal de Noailles d'en pro-
fiter ; mais sa circonspection outrée gâta tout;
Schmettau perdoit sa peine et son temps à
l'encourager. Et quel risque couroit la France ?
Quand Mr de Noailles auroit été battu, les
troupes de la Reine étoient également obligées
de quitter l'Alsace , et si les François étoient
victorieux, ils détruisoient l'armée autrichien-
ne, qui vivement poursuivie , au lieu de repas-
ser ses ponts du Rhin , se seroit noyée dans ce
iieuve. Alors les François et les Bavarois s'avan-
cèrent à pas lents vers Hochfeld, où Nadasti
ft'étoit déjà retiré. Noailles fit trois détache-
g4 HISTOIRE DE MON TEMPS.
mens sur la Motter y et il apprit par Mr de
Loewendahl, qui avoit marché versDrusenlieini
que les Autrichiens avoient abandonné leur
camp de Brumat, pour s'approcher de leurs
ponts de Beinlieim. Le comte de Belle-Isle
fut alors envoyé deSuffelsheim avec un corps;
les François passèrent la Motter et suivirent
les Autrichiens. Mr de Belle-Isle obligea l'en-
nemi cà quitter le village de Suffelsheim avec
perte, etMr de Noailles se mit en marche pour
joindre Mr de Loewendahl. Le soir même les
grenadiers françois attaquèrent le village d'A-
chenheim, défendu. par des grenadiers autri-
chiens etdes troupes hongroises. Les François
emportèrent le village et s'amusèrent à des for-
malités superflues, tandis que le prince de Lor-
raine mit ce temps à profit pour repasser le
Rhin sur ses ponts de Beinheim, qu'il rompit
avant l'aube du jour. Le§ François hrent sonner
cette affaire fort haut: c'étoient des rodomon-
tades ; la perte de part et d'autre ne monta pas
à 600 hommes 5 et le prince de Lorraine con-
tinua paisiblement samarclie par laSouabe et
le haut Palatinat , pour entrer en Bohème.
SchmettaUj qui étoit auprès de la personne du
CHAPITRE X. 95
Roi, étoit désespéré de la mollesse des Fran-
çois. Il présentoit des mémoires au Roi, ilpres-
soit les ministres, il écrivoit aux maréchaux ;
mais il eût plutôt transporté des montagnes que
de tirer cette nation de son engourdissement.
Le moment décisif où les François pouvoient
ruiner l'armée de la Reine étant passé sans
qu'ils daignassent en profiter, Schmettau tâcha
de dissuader les maréchaux du dessein qu'ils
a voient de mettre le siège devant Fribourg;
ce fut encore en vain. Tout ce qu'il put ob-
tenir, ce furent quelques renforts de trou-
pes allemandes qu'on s'engagea de donner aux
troupes impériales, pour que Mr de Secken-
dorf pût déloger les Autrichiens de la Baviè-
re. La cour promit qu'au printemps de l'année
1745 on porteroit ces troupes au nombre de
605OOO hommes. Ainsi dés le commencement
de l'alliance des Prussiens et des François , ces
derniers manquèrent aux'deux articles princi-
paux de leur traité. Ils laissèrent échapper le
prince de Lorraine sans le poursuivre , et cette
armée qu'ils dévoient envoyer en Westphalie,
n'y parut point. Cependant Mr de Seckendorf
marcha pesam.ment et à pas comptés pour
s'approcher du Lech, et Louis XV à la tète de
g6 HISTOIUE DE MON TEMPS.
7O5OOO françols fit le siège de Fribourg. prit
cette place à la fin de la campagne et en fit
raser les fortifications.
Les avantages du prince de Lorraine en Alsa-
ce engagèrent le roi de Prusse à se déclarer plu-
tôt qu'il ne l'avoit projeté. II étoit fort à crain-
dre que l'ascendant des troupes autrichiennes
ne forçâtles François à en passer par les condi-
tions que l'arrogance de ses ennemis leur vou-
droitprescrire ; et dans ce cas il n'étoit pas dou-
teux que la Reine n'eût employé toutes ses for-
ces pour reprendre la Silésie. Cependant les ar-
rangemenspolitiquesquelacour de Berlin s'é-
toit proposé de prendre, étoient encore bien
éloignés de se réaliser. Le comte Bestuchew, qui
se crut affermi depuis^qu'il avoitfait chasser de
Russie Mr de la Chétardie, engagea l'impéra-
trice Elisabeth à faire le voyage de Moscow '
pour s'y faire couronner , et ensuite à entre-
prendre le pèlerinage de Kiovvie en faveur de
je ne sais quelSaint. L'Impératrice avoit des fa-
vorisjBestuchewvoulutleur susciter desrivaux.
Une nouvelle occupation rendit l'Impératrice
invisible à sa cour : c'étoitle triomphe du minis-
tre Bientôt les ordres furent donnés que ceux
qui
CHAPITRE X. 97
qui avoient à négocier avec la Russie , au lieu de
s'adresser à l'Impératrice, s'adressassent doré-
navant à son ministre. Ce nouvel arrangement
valut de grosses sommes au comte de Bestu-
chevv^ et Mr de Mardefeid s'apperçut à re-
gret que les guinées angloises commençoient
à prévaloir chez ce ministre sur les écus prus-
siens. Dans tous les projets que l'on forme ^ il
faut se contenter des à peu près. L'alliance
de la Russie n'étoit pas telle qu'on auroit pu
la désirer^ mais en poussant la guerre avec
vigueur, le Roi pouvoit espérer de la finir,
avant que la Russie , lente dans ses résolu-»
tions, en eût pris d'assez décisives pour le
gêner dans ses opérations de campagne.
Voici l'arrangement général qui fut pris
pour entrer en Bohème , et pour forcer la
Reine à rappeler ses troupes de l'Alsace. La
grande armée prussienne devoir entrer sur
trois colonnes en Bohème. Celle que le Roi
voulut conduire, devoit longer la rive gauche
de l'Elbe, en la remontant jusqu'à Prague;
la seconde, sous la conduite du prince Léo-
pold d'Anhalt, devoit traverser la Lusace, et
gardant l'Elbe à droite se rendre en même"
Tome IL G
gS HISTOIUE DE MOK TEMPS.
temps à Prague : ces colonnes couvroient l'ar-
tillerie et des vivres pour trois mois qu'on avoit
embarqués sur l'Elbe afin de les conduire à
Leutmeritz. Le maréchal de Schwérin, avec
une troisième colonne, devoit déboucher de
la Silésie par Braunau et se joindre au reste
de l'armée, pour former en même-temps
l'investissement de Prague. Outre cette armée
o
le vieux prince d'Anhalt avoit un corps de i 7
mille hommes dont il couvroit l'électorat, et
Mr de Marwitz commandoit 22,000 hommes
destinés à la défense de la haute Silésie. L'Em-
pereur avoit fait expédier des lettres réquisi-
toriales au roi de Pologne, électeur de Saxe,
par lesquelles il lui demandoit le passage par
ses états pour ses troupes auxiliaires de Prusse
qui dévoient entrer en Bohème. Auguste étoit
alors à Varsovie. Ces lettres furent insinuées à
ses ministres, quigouvernoient la Saxe en son
absence, par ce Winterfeld qui avoit négocié
à Péterbourg et s'étoit si fort distingué dans
les premières campagnes. Les Saxons furent
étourdis de cette proposition; ils vouloient
gagner du temps, mais les Prussiens étoient déj à
sur leur territoire. Ils protestèrent et se récrié-
CHAPITRE X. gg
fent inutilement contre une démarche dont le
ÎDUt principal étoit d'empêcher que l'Empire
iie reçût l'afïront de voir opprimer et détrôner
son Empereur. Pendant qu'on murmuroit à
Dresde, qu'on étoit furieux à Varsovie ^ qu'à
Londres on se voyoit prévenu j et que la crain-
te se répandoit à Vienne , le Roi marcha droit
sur Pirna , où les régimens du duché de Mag-
debourg, qUi avoient pris leur route par Leip-
sic, le joignirent. Toute la Saxe étoit en mou-
vement. Les troupes s'assembloient par pelo-
tons aux environs de Dresde : l'on se hâtoit
de fortifier cette capitale^ les bras des artisans
mêmes furent employés pour faire des coupu-
res dans le quartier qu'on appelle la Nouvelle
Ville. Les ministres saxons vouloient marquer
de la fierté et ils étoient en même-temps saisis
de crainte; ils accordoient trop d'un côté et
refusoient obstinément des bagatelles. Si le
Roi avoit voulu s'emparer de ce pays, cette
besogne auroit été expédiée en huit jours.
Enfin ils donnèrent des subsistances, ils prêtè-
rent des bateaux pour traverser l'Elbe, ils laissè-
rent passer la flotte chargée de vivreâ au milieu
de Dresde; mais on y doubla la garnison , les
G (?
100 HISTOIRE DE MON TEMPS.
canons furent mis en batterie, les portes fer-
mées et barricadées, et l'on en refusa l'entrée
aux officiers prussiens. Cette conduite des Sa-
xons annonçoit clairement leur mauvaise vo-
lonté. On les jugea de mauvais voisins, capa-
bles de profiter des malheurs qui pourroient
arriver aux Prussiens dans cette guerre; mais
on ne les crut pas assez téméraires pour se sa-
crifier en faveur de la reine de Hongrie , d'au-
tant plus que le corps qui étoit à la disposition
du vieux prince d'Anhalt, devoitleur inspirer
îane conduite plus prudente.
On fit précéder la marche des troupes d'un
manifeste qui contenoit en gros les motifs de
la ligue de Francfort, formée entre l'Empe-
reur, la Prusse, l'électeur Palatin et le land-
grave de Hesse, pour le soutien du système et
des libertés de l'Empire , et pour maintenir
son chef: l'on publia en même-temps des let-
tres patentes en Bohème, par lesquelles on
avertissoitles sujets de ce royaume de ne point
prendre fait et cause contre les troupes auxiliai-
res de l'Empereur, lequel ils dévoient désor-
mais considérer comme leur souverain léwi-
o
time.
Ce fut le Q.3 d'Août que le Roi arriva «ur
CHAPITRE X. iOl
les frontières de la Bohème : 4 régimens de
housardset 4 bataillons précédoient d'un jour
la marche de l'armée, pour amasser les vivres
nécessaires aux troupes. Le margrave , qui
commandoit la seconde ligne, entra dans le
camp que le Roi venoit de quitter 5 aucun en-
nemi ne s'opposa aux opérations des troupes.
La petite flotte chargée des magasins fut la
première qui rencontra des obstacles en en-
trant en Bohémej elle étoit obligée de passer
au pied d'un rocher sur lequel est situé le
château de Tetschen : les ennemis qui l'oecu-
poient, roulèrent de grosses pierres dans l'El-
be, et y ajoutèrent une estacade pour en
rendre la navigation impraticable. On fut
obligé de détacher avec quelques troupes le
général Bonin, qui attaqua et fit prisonnier
un capitaine hongrois avec 70 hommes. La ^
rivière fut promptement déblayée et la na-
vigation redevint libre: cet incident retarda
la marche de deux jours. L'armée se porta sur
la rivière d'Eger. Les housards surprirent au-
près d'un bourg nommé Miirzifai des troupes
de l'ennemi; ils en défirent 3oo, et en ame-
nèrent 5o prisonniers. On apprit par leur dé-
G 3
102 HISTOIHE DE MON TEMPS*
position que Mr de Batliyani étoit venu de
Bavière sur la Béraun avec un corps de iQjOOQ
hommes; on sut aussi qu'il avoit jeté 3ooo
hommes dans Prague, auxquels on ayoit joint-
un corps de milice de 12,000 combattans. Le
E-oi arriva le q de Septembre auprès de Pra-
gue avec tous les corps qui composoient sor\
armée ^- il se campa près de la chapelle de la
Victoire; le maréchal de Schwérin et le prince
Léopoldinvestirent ce cju'on appelle le grand
côté de la ville, îl feUut 8 jours pour trans-
porter de Leutmeritz au cam^p la grosse artil-
lerie et les vivres. Leutmeritz reçut un batail-
lon en garnison, pour veiller à la sûreté des.
magasins 5 qu'on ne pouvoit pas faire avancer
faute de chevaux; car la Muldau, Cjui se jette
à Melnick dans l'Elbe, n'est point navigable •
ce temps fut employé â faire tous les prépa-
ratifs du siège. Dans cet intervalle on fut in-
formé par des espions, que Mr de Bathyani
rassembloit u^ gros magasin dans la ville de
Béraun, des houaards qu'on détacha pour re-
connaître les chemins qui mènent à cette ville^
confirmèrent le rapport, Le Roi fut tenté d'en-
lever ce magasin; U détacha le général liaaka
' CHAPITRE X.' 103
avec 5 bataillons et 600 housards pour s'en
emparer. Mr de Bathyani en eut vent , quoi-
qu'on eût pris toutes les précautions possibles
pour que le secret fût gardé. Bathyani renfor-
ça ce poste, et lorsque Mr de Haake passa le
pont de Béraun et qu'il eut forcé la porte de
la ville, il apperçut deux gros corps de cava-
lerie qui passoient la rivière à sa droite et à sa
gauche pour tomber sur ses deux flancs. Il
abandonna aussitôt l'attaque et se posta sur des
hauteurs où il forma un quarrc de son infan-
terie. Ayant été vivement attaqué par cette
cavalerie et par un gros corps d'infanterie hon-
groise , il trouva le moyen de faire savoir au
camp de Prague le danger qui le menaçoit.
Le Roi vola à son secours avec 80 escadrons et
16 bataillons ; mais Mr de Haake avoit vaillam-
ment repoussé les ennemis et s'étoit dégagé
lui-même avant que le secours pût le joindre,
Le projet sur Béraun manqua ainsi et Mr de
Bathyani ht transporter en hâte son magasin
de cette ville à Pilsen. Il auroit fallu sans doute
retourner à Béraun, chasser MrdeBathyani de
Pilçen et lai enlever son magasin; c'étoit le
Hioyen d'empêcher l'armée autrichienne io
G \
104 HISTOIRE DE MON TEMPS.
profiter des vivres qu'il avoit eu le temps d'a-
masser, de rejeter le prince de Lorraine dans
la haute Autriche, et de gagner la fin de cette
campagne en demeurant en possession de la
Bohème; mais les vivres de l'armée étoient
mal administrés et les Prussiens manquoient
d'un Mr de Sechelles.
Le 10 au soir on ouvrit la tranchée devant
Prague à trois endroits difïerens; savoir au pla-
teau de St Laurent, à Bubenitz vis-à-vis du
moulin de la î^asse Muldau, et à la montagne
de Ziska. Le comte de Truchses commandoit
la première attaque , le margrave Charles la
seconde; la troisième étoit sous la direction du
maréchal de Schwérin. On ne perdit rien la
première nuit. Le lendemain le maréchal fit
attaquer le fort de Ziska en plein jour, l'em-
porta après y avoir fait jeter des boip^bes, et
prit tout de suite deux petites redoutes qui
étoient derrière le premier et que les François
qui les avoient construites appeloient des nids
d'hirondelles. Le Roi se trouvoit précisément
à la tranchée de Bubenitz; il en sortit avec
beaucoup d'oihciers, pourvoir comment tour-
ner oit l'attaque de Ziskao Les ennemis apper-
CHAPITRE X. lo5
curent cette foule de monde, tournèrent leur
canon de ce côté, et un malheureux coup em-
porta le prince Guillaume, frère du m.argrave
Charles , le même qui avoit si vaillamment
combattu à Molwitz pour la gloire de sa pa-
trie. On fit avancer incontinent les batteries ,
de sorte qu'elles battoient en brèche la cour-
tine qui est entre le bastion de St Nicolas et St
Pierre. Le i5 les batteries du margrave Char-
les, à force de jeter des bombes, mirent le feu
au moulin à eau et détruisirent les écluses de
la Muldau. Les eaux en devinrent si basses,
qu'elle étoit partout guéable et qu'on pouvoit
prendre la ville d'emblée, y ayant de ce côté-
là un assez grand espace sans rempart et sans
muraille. Mr de Harsch, qui commandoit dans
la ville, commença à désespérer de son salut:
ce gouverneur s'apperçut que le 16 de grand
matin un gros corps de grenadiers défiloit du
côté de Bubenitz; il prévit l'assaut qu'on se
préparoità lui donner, demanda de capituler
et se rendit prisonnier de guerre avec sa gar-
nison , qui consistoit en iq,ooo hommes. Ce
siège ne dura que 6 jours; il coûta aux assié-
geans 40 morts et 80 blessés. Le même jour les
lo6 HISTOIHE DE MONTEMB.S.
portes furent consignées , et la garnison fut
conduite en Silésie, où elle fut distribuée dans
les places. La prise de Prague faisoit un beau
commencement de campagne. On devoit sup-
poser qu'il feroit impression sur les Saxons et
qu'ils se déclarer oient moins que jamais pour
la reine de Hongrie j il étoit à présumer qu'en
dégarnissant leur électorat , ils ne le livreroient
pas eux-mêmes au prince d'Anhalt, qui pou-'
voit ruiner Leipsic, le siège de leur commerce,
le nerf de leur état et la ressource de leur cré-
dit; maisl'or desAng-loisl'emDortaàDresdesur
des intérêts plus durables. Ilseprésentoit alors
pour l'armée prussienne le choix de deux opé-
rations. L'une, que le Roi préféroit, étoit de
passer laBéraun, de chasser Mr deBathyanide
la Bohème, de s'emparer de Pilsen et du ma-
gasin considérable qu'on y formoit pour l'ar-
mée du prince de Lorraine et de pousser jus-^
ques aux gorges de Com et de Fort qui ou-
vroient les chemins de la Bohème aux Autri-
chiens du côté du haut Palatinat. Il est sûr que
l,e prince de Lorraine pouvoit se jeter sur Eger,
où les Saxons l'auroient joint^ qu'il pouvoit
suivre, en longeant l'E^er, le chemin quç le
CHAPITRE X. 107
maréchal de Eelle-Isle avoitpris dans sa retraite
de Prague; mais d'où seroient venues les sub-
sistances pour cette armée? Le margraviat de
Bareuth étoit trop stérile pour en fournir, et
déplus, qui auroit défendu l'Autriche, dont
Mr de Marvvitz étoit en état de faire seul 1^
conquête, ne trouvant rien devant lui qui pût
l'arrêter? C'étoit donc sans contredit le projet
qu'on auroit dû exécuter, L'Empereur, le roi
de France, particulièrement le rnaréchal de
Belle-Isle, insistèrent pour que les Prussiens se
portassent du côtédeTabor, de Budweis, de
Neuhaus, afin d'établir une communication,
^ivec la Bavière, et de donner au prince de
Lorraine de la jalousie au sujet de l'Autriche.
Le maréchal de Belle-Isie soutenoit que la faute
de n'avoir pas occupé ces postes l'année 1 741 ,
avoit été cause de tous les malheurs que les
François et les Bavarois avoient essuyés; mais
ce qui est bon dans une conjoncture, l'est-il
de même dans une autre? Sans doute que ces
postes étoient nécessaires en 1741 aux alliés ,
qui possédoient encore la Bavière et même la
haute Autriche; mais en 1744 il n'y avoit que
^e.3 Autrichiens dans ces provinces , d'ailleurs
108 HISTOIRE DE MON TEMPS.
c'étoit donner beau jeu aux ennemis que de
pousser une pointe qui éloignant l'armée du
roi de Prusse de ses frontières, donnoit aux
Saxons la liberté de se joindre au prince de
Lorraine ou de faire même quelque entreprise
sur Prague. De tous les partis le plus sage au-
roit été de nepoint trop s'éloigner de Prague,
d'amasser dans cette capitale , ainsi qu'à Par-
dubitz et dans d'autres villes, des vivres pour
les troupes et de voir venir les ennemis. Le
Roi marqua dans ce moment trop defoiblesse;
par condescendance pour ses alliés il déféra
trop à leurs sentimens, et craignant d'être ac-
cusé, s'iltenoit son armée clouée à Prague, de
n'avoir d'autre objet que de s'assurer des trois
cercles qu'on lui avoit promis, il entreprit
cette malheureuse expédition. On ne fit pas
moins de fautes dans, l'exécution de ce projet*
On négligea le transport des farines^ de
Leutmeritz à Prague * on ne renvoya point
en Silésie l'artillerie qui avoit servi au siège
de Prag;ue, et l'on ne laissa en Garnison dans
cette ville immense que six bataillons , qui
ne suffisoient pas pour en défendre la moi-
tié. Quand vous remontez à la droite de
CHAPITRE X. 109
la Muldau , laissant Prague derrière vous , vous
trouvez un pays montueux et difficile , aussi
mal peuplé qu'aride. Si vous avancez onze
milles en tirant vers l'orient , vous décou-
vrez la ville de Tabor, située sur un rocher,
bâtie au quinzième siècle par Ziska , ce fa-
m.eux brigand hussite, qui ravagea sa patrie
en combattant pour elle. Dans ces temps
reculés, Tabor passoit pour imprenable; de
îios jours elle se prendroit d'emblée. La situa-
tion est avantageuse ; mais la ville est petite
et n'a pour défense qu'une mauvaise muraille.
De là en tirant vers le midi vous trouvez la
Luschnitze, petite rivière guéable de toute
part, mais dont les bords dans beaucoup d'en-
droits sont escarpés; après l'avoir passée, vous
traversez dans l'espace de trois milles des bois
et des rochers , au sortir desquels vous entrez
dans une plaine abondante et trouvez Budweis
à deux milles devant vous. Cette ville est
située sur la Muldau, fortifiée d'ouvrages de
Terre, et d'une enveloppe que d'un côté l'on
avoit commencée vis-à-vis de Budweis vers
le sud. A trois quarts de mille de l'autre côté
de la Muldau se trouve Frauenberg, Ce châ-
ïiÔ HISTOIRE DÉ MON TEMÎ>Sr*
teau occupe le haut d'une colline et est de-
venu fameux par un siège de 6 mois que les
François y ont soutenu. Tel étoit le pays
où l'armée prussienne allôit agir.
Comme lès Saxons ne s'étoient point en-
core déclarés, l'armée se mit en marche le 17
Septembre pour Conraditze. De là le général
de Nassau fut détaché avec 10 bataillons et
40 escadrons pour faire l'avant-garde dé l'ar-
mée , et celle-ci fut partagée en deux colonnes ;
la droite, sous lej? ordres du prince Léopold,
côtoyoit la Muldau et fut obligée de se faire
des chemins; la colonne de la gauche, con-
duite par le maréchal Schwérin enfiloit le
grand chemin de Prague à Tabor, en suivant
pied à pied l'avant-garde. On avoit réglé de
plus que ces colonnes ne laisseroient entre leurs
camps qu'une étendue au plus d'un demi-mille
d'Allemagne; derrière la colonne de la; gauche
suivoient les caissons de farine couverts par
i5oo hommes, sous la direction du général
Posadowsky. Tabor, Budweis et Frauenberg
se rendirent presque sans se défendre au géné-
ral Nassau. L'armée arriva le q6 à Tabor, oii
les colonnes se rejoignirent; mais Posadowsky
CHAPITRE X. lii
n'amena que la moitié de ses caissons , c'est à
dire pour i5 jours de farine; les chevaux et les
boeufs de cet attirail avoient été négligés au
point, que la moitié enavoit péri, sans cepen-
dant qu'on eût vu d'ennemi pendant toute la
marche. Ce fut là le principe de tous les
malheurs qui arrivèrent depuis. A peine l'ar-
mée étoit-elle à deux marches de Prague que
Mr de Bathyani envoya un détachement de
quelques milliers de Croates et de housards à
Béraun et à Koenigsaal; cette dernière ville est
située au confluent de la Béraun dans la Mul-
dau à deux milles au-dessus de Prague. Ces
troupes légères infestèrent tellement les ave-
nues, qu'elles interceptèrent toutes les livrai-
sons que le plat pays devoit faire, et que les
communications étant coupées, l'arméeprus-
sienne fut 4 semaines sans recevoir de nouvelles
ni de Prague ni de ce qui se passoit dans le
jeste de l'Europe. On enleva deux malles
destinées pour le Roi, de sorte qu'il ignoroit
non seulement la marche des Saxons , mais
encore où pouvoit être l'armée du prince de
Lorraine. Il doit paroître étrange qu'une ar-
mée aussi forte que la prussienne n'ait pu tenir
/
112 HISTOIRE DE MON TEMPS.
le plat pays en respect, le contraindre aux
livraisons nécessaires, se procurer des subsistan-
ces 5> et avoir des espions en abondance pour
être informée du moindre mouvement des en-
nemis; mais il faut savoir qu'en Bohème la
grande noblesse, les prêtres et les baillis sont
trés-affectionnés à la maison d'Autriche; que
la différence de religion inspiroit une aver-
sion invincible à ce peuple aussi stupide que
superstitieux, et que la cour avoit ordonné
aux paysans , qui tous sont serfs , d'abandon-
ner leurs chaumières à l'approche des Prus-
siens, d'enfouir leurs bléds, et de se réfugier
dans les forêts voisines; elle avoit ajouté la
promesse de réparer tout le dommage qu'ils
pourroient souffrir de la part des Prussiens.
L'armée ne trouvoit donc que des déserts sur
son passage, des villages vides : personne
n'apportoit au camp des denrées à vendre, et
le peuple, qui craignoit les punitions rigou-
reuses des Autrichiens , ne pouvoit être engagé
par quelque somme que ce fût à donner les
nouvelles qu'on lui demandoit des ennemis.
Ces embarras furent encore augmentés par un
corps de 10,000 housards que les Autrichiens
avoient
CHAPITRE X; 1 1 3
avoient fait venir de Hongrie et qui coupèrent
les communications à l'armée dans un pays qui
n'étoit qu'un composé de marais , de bois, de
rochers et de tous les défilés qu'un terrain peut
renfermer : l'ennemi avoit , avec cette supério-
rité en troupes légères, l'avantage de savoir
tout ce qui se faisoit dans le camp du Roi, et
les Prussiens n'osoient aventurer leurs batteurs
d'estrade • à moins de les compter pour perdus.
Vu la supériorité de ceux des ennemis; de sorte
que l'armée du Roi, toujours retranchée à la
romaine , étoit réduite à l'enceinte de sort
camp. Le manque de vivres joint à cette gêne
où se trouvoient les Prussiens , les obligea de
retourner sur leurs pas. Le maréchal de Schwé-
rin étoit d'avis de se porter sur Neuhaus, pour
augmenter la jalousie que les ennemis pou-
voient avoir à l'égard de l'Autriche. Le prince
Léopold soutenoit qu'il falloit se porter sur
BudweiS) qui étoit occupé par Mr de Nassau,
Sur ces entrefaites un espion apporte la nou-
velle que l'armée du prince de Lorraine étoit
à Protiwin. Cet avis décida sur le parti qu'il y
aVoit à prendre. L'armée repassa la Muldati et
se dàiupa sur les hauteurs de Wodnian; mais à
Tome II, H
Î14 HISTOIRE DE MON TEMPS.
peine y fut-on arrivé, qu'on reconnut la faus-
seté de l'avis : cela mit de la mésintelligence
entre Mr de Schwérin et le prince Léopold ,
et le Roi fut souvent dans le cas d'interposer
son autorité pour empêcher que la jalousie de
ces deux maréchaux ne nuisît au bien général.
Mr de Janus, lieutenant-colonel dans les hou-
sards de Thierry, avoit été détaché pour pres-
ser les livraisons que les habitans de ces con-
trées dévoient faire à Tabor : le besoin en étoit
d'autant plus pressant, que les farines de l'ar-
mée tiroient vers leur fin. Janus marcha avec
200 housards à un village nommé Muhlhausen,
situé au bord de la Muldau. L'ennemi en fut
informé, un corps considérable de housards
tomba sur lui : c'étoit un brave homme et il
perdit la vie pour ne point avoir la réputation
d'avoir été battu : tout son corps fut dissipé.
Nadasti fit des ponts à cet endroit même et
s'avança droit à Tabor pour l'attaquer. Le
prince Henri, frère du Roi, qui y étoit tombé
malade, et le colonel Kalnein qui y comman-
doit , lui firent comprendre qu'on ne s'empare
pas d'une ville défendue par des Prussiens ,
avec de la cavalerie légère. Ce fut alors qu'on
CHAPITRE X. Il5
apprit que le prince de Lorraine occupoit un
camp fort, derrière la Wotavva, à deux milles
de Pisek j que les Saxons l'avoient joint, et que
son intention étoit de couper les Prussiens de
la Sasawa et par conséquent de Prague , en
passant la Muldau derrière l'armée. Le manque
de subsistances, l'obstacle que Nadasti mettoit
à en amasser, lapossibilité pour les Autrichiens
de faire ce mouvement, détermina les Prus-
siens à s'approcher de Tabor; ils passèrent le
8 (^'Octobre la Muldau sur le pont de Teyn.
L'arrière-garde fut vivement harcelée par des
pandours et des housards ; ils ne réussirent
point à l'entamer comme ils s'y étoient atten-
dus. Le brave colonel Rouch des housards leur
prit un bataillon de Dalmatiens qui s'aventura
trop, et rejoignit l'armée, triomphant d'un
corps bien supérieur au sien, qui Favoit atta-
qué. L'armée reprit le camp de Tabor , pour
donner au général Du Moulin, qui étoit déta-
ché à N euhaus , le texiips de la rejoindre. Les
Autrichiens étoient si sûrs de couper l'armée
prussienne de Prague, que par leurs ordres on
amassoit des magasins pour eux à Beneschau
et même dans le cercle de Chrudim. Le Roi
H Q
Il6 HISTOIRE DE MON TEMPS*
se repentit trop tard de n'avoir pas mieux
garni la ville de Prague de troupes. Le projet
de prendre des quartiers d'hiver entre Tabor,
Neuhaus , Budweis et Frauenberg étoit mal |
conçu ', il n'y avoit de-là à Prague aucune
ville qui eût seulement des murailles , et dont
on pût par conséquent se servir pour établir la
communication avec la capitale. La Muldau
étoit partout guéable et couverte à sa rive
gauche de forêts impénétrables , dont des
troupes légères pouvoient tirer parti pour har-
celer sans cesse les quartiers des Prussiens. Si
cependant les vivres n'eussent pas manqué, le
Roi auroit pu se soutenir entre la Sasawa et la
Luschnitz -, mais le manque de vivres est le
plus fort argument à la guerre, et le danger de
perdre Prague s'y joignant, l'armée prussienne
fut obligée de rétrograder. On étoit encore
irrésolu si l'on abandonneroit ou conserveroit
les postes de Tabor et de Budweis , en s'en
éloignant entièrement avec l'armée. On avoit
sans doute à craindre que l'ennemi ne forçât
ces villes ; d'autre part il falloit considérer
qu'on avoit été obligé de laisser à Tabor 3oo
malades ou blessés qu'on n'avoit pu transpor-
CHAPITRE X. 117
ter faute de voitures. On ne vouloit pas aban-
donner ces braves gens ; on résolut donc de
laisser garnison dans ces deux endroits, et l'on
espéroit que si l'on en venoit à une bataille
avec les Autrichiens , comme cela paroissoit
probable après leur jonction avec les Saxons,
les ennemis battus trouveroient ces postes sur
leur chemin et seroient contraints de se rejeter
versPilsen. Ce raisonnement étoit entièrement
faux; car dans un cas pressant, il vaut mieux
perdre 3oo malades que de hasarder quelques
milliers d'hommes dans des villes où ils ne
peuvent se défendre. Au contraire, si l'on se
proposoit de se battre , il falioit rassembler
toutes ses forces, pour être mieux en état de
battre l'ennemi, et ces deux misérables trous
ne pouvoient pas empêcher le prince de Lor-
raine de faire sa retraite comme il le jugeroit
à propos. Mais, disoit-on, le maréchal de Sec-
kendorf étoit déjà arrivé en Bavière; il avoit
rejeté Baerenklau en Autriche, il avoit nettoyé
d'ennemis tout cet électorat, à la réserve d'In-
golstadt, de Braunau et de Straubingen, Soit:
mais les succès des Impériaux ne dévoient pas
empêcher les Prussiens de se conduire prudem-
H 3
Il8 HISTOIRE DÉ MON TEMPS.
ment, et ces avantages n'étoientpas assez forts
pour qu'on pût impunément commettre des
fautes. Dans cette situation le poste de Benes-
cliau devenoit de la dernière importance ; il
falloit l'occuper avant le prince de Lorraine ,
parce qu'il étoit inattaquable et qu'il pouvoit
décider entre les mains des ennemis du destin
de l'armée : la seule ressource qu'on auroit eue
encore, auroit été dépasser laSasawâàRattay,
pour tirer des vivres clePardubitz. Le maréchal
de Schwérin se mit pour cet effet à la tête de
1 5,000 hommes; il prit non seulement le camp
de Beneschau , mais il s'em.para encore des
magasins considérables qu'on y avoit amassés
pour les Autricliiens. Le Roi le joignit le 14
d'Octobre ^l'avant-garde de l'ennemi étoit déjà
en marche pour s'y rendre. L'armxée séjourna
huit jours entre Beneschau etKonopitz. On y
apprit la nouvelle désagréable, à laquelle Ce-
pendant on devoit s'attendre, qu'un détache-
ment de 10,000 hongrois avoit fait prisonnier
à Bud^veis le régiment de Creutz et à Tabor
celui des pionniers. Ainsi , pour sauver 3oo
malades, on perdit 3ooo hommes. Le Roi, qui
se repentoit d'avoir , pour ainsi dire , aban-
CHAPITRE X. lig
donné ces régimens , envoya ordre par huit
personnes différentes au général Creutz qui
commandoit dans Budweis , d'évacuer la ville
et de suivre l'armée,- mais aucun n'arriva jus-
qu'à lui, Budweis se rendit, après avoir con-
sommé toutes les munitions que les circonstan-
ces avoient permis d'y laisser. Tabor fut pris à
tranchée ouverte , par une brèche que l'ennemi
avoit faite à la muraille. La première de ces
villes soutint un siège de 8 jours, Tabor un de
4 et Frauenberg se rendit , parce que les Autri-
chiens avoient coupé le seul canal par lequel
la garnison recevoit ses eaux. Comme il étoit
à craindre que les vivres ne manquassent àl'ar-
mée , Mr de Winterfeld fut détaché, avec quel-
ques bataillons et un régiment de housards,
pour assurer la communication avec le magasin
de Leutmeritz. Mais l'avant-garde du prince
de Lorraine dont nous avons parlé, s'étant ap-
perçue que les Prussiens les avoient prévenus
à Beneschau , se retira sur Neweclow et delà
sur Mars chowitz, où elle futj ointe par l'armée
combinée des Autrichiens et des Saxons. Le Roi
apprit cette nouvelle avec plaisir, dans l'espé"
rance que le moment de venger les affronts
iH 4
120 ELISTOIKE DE MON TEMPS.
qu'il avoit reçus à Tabor et à Budweis étoit
arrivé. Dans cette vue, le 24 d'Octobre après
midi 5 il mit l'armée en marche sur 8 colonnes
pour attaquer l'ennemi, après avoir passé des
chemins que jamais troupes n'avoient traver-
sés- il arriva au déclin du jour sur une hau-
teur qui n'étoit qu'à un quart de mille de l'ar-
mée autrichienne; les Prussiens s'y formèrent
et y passèrent la nuit. Le lendemain le Roi et
les principaux officiers allèrent reconnoître
l'ennemi dès la pointe du j our . On trouva qu" il
avoit changé de camp et qu'il s'étoit posté vis-
à-vis du flanc droit des Prussiens , sur une
hauteur escarpée, au pied de laquelle dans un
terrain marécageux couloitune eau bourbeu-
o
se; ce fond séparoit les deux armées. Ce côté
étoit entièrement inattaquable. On plaça
quelques bataillons de grenadiers dans un
taillis d'où la droite de l'ennemi pouvoit être
vue; on la trouva aussi avantageusement pla-
cée que sa gauche. L'impossibilité de réussir
dans une telle attaque en fit abandonner le
dessein.^ et l'on résolut de retourner au camp
de Beneschau. Les grenadiers qui avoient servi
à reconrioître l'ennemi, firent l'arrière-garde.
Les Autrichiens, qui s'attendoient à être atta-
CHAPITRE X. 121
qués , ne s'apperçurent pas de la retraite de
leurs ennemis, dont une montagne leur déro-
boit les mouvemens : il n'y eut qu'une légère
escarmouche àl'arrière-garde, et les Prussiens
reprirent paisiblement leur poste de Benes-
chau. Lorsqu'une armée où il se trouve i5o
escadrons, séjourne au-delà de huit jours dans
le même camp, il n'est pas étonnant que les
fourrages viennent à lui m.anquer , surtout
lorsque c'est un pays de montagnes et de bois,
et qu'il est impossible d'obliger le plat pays à
livrer des subsistances. C'est ce qui força le Roi
à choisir un autre camp, où il pût trouver des
fourrages et qui en même-temps le rapprochât
de sa boulangerie. L'armée décampa donc le
lendemain, passa la Sasawa à Borschitz et vint
se poster auprès de Pyscheli. En même-temps
Mr de Nassau fut détaché avec lo bataillons et
3o escadrons, pour déloger de Kamerbourgun
corps ennemi de lo.ooo hommes, tant troupes
réglées que hongroises. Mr de Nassau l'attaqua
sur une hauteur avantageuse qu'il occupoit ;
quelques coups de canons mirent l'ennemi en
désordre; il abandonna son poste pour repas-
ser la Sasavya à Rattay. Mr de Nassau les côtoya.
122 HISTOIRE DE MON TEMPS.
et s'appercevant qu'ils vouloient gagner Kollin
avant lui , il les prévint , et s'empara de ce
poste. Depuis l'escarmouche de Kamerbourg,
personne n'eut des nouvelles de Mr de Nassau,
qui de son côté ne put en faire parvenir aucu-
ne, tant les troupes légères des Autrichiens
avoient par leur nombre la supériorité sur
celles des Prussiens : ils étoient dans un terrain
fourré , avoient la faveur du pays , étoient
informés de tout, tandis que les Prussiens
n'étoient instruits de rien. Les Autrichiens
agissoient de tous les côtés pour se procurer
cette supériorité sur les Prussiens ; ils pensèrent
surprendre à Pardubitz avec son régiment le
colonel Zimernau , qui avoit dans ce fort la
garde du magasin: i5oo grenadiers et 600 liou-
sards, venus de la Moravie, se déguisèrent en
paysans , et sous prétexte de livrer au magasin ,
ils essayèrent de s'introduire dans la ville au
moven de leurs chariots. La trame fut décou-
verte par un autrichien qui lâcha imprudem-
ment un coup de pistolet ; les gardes des portes
et des rnvelins firent feu sur cette troupe, qui
perdit soixante hommes. Cette défense fit
beaucoup d'honneur à la vigilance de Mr de
Zimernau , et laissa aux ennemis le regret
CHAPITRE X. 123
d'avoir inutilement perdu du monde. Peu
après que le Roi eut pris le camp de Pyscheli,
le prince de Lorraine prit celui de Beneschau;
il avoit le pays à sa dévotion , les cercles lui
livroient ses vivres et il parvint à subsister quel-
ques jours encore là où les Prussiens auroient
péri de faim s'ils y fussent restés : il se porta
ensuite sur Kamerbourg, où il passa laSasawa,
dirigeant sa marche sur Janowitz en gardant ces
marais à dos. Le dessein du prince, ou pour
mieux dire du vieux maréchal Traun , étoit
d'obliger le Roi d'opter entre la Siiésie ou la
Bohème. Si le Roi restoit auprès de Prague,
les ennemis lui coupoient la communication
avec la Siiésie • et si le Roi tiroit vers Pardubitz,
Prague et la Bohème étoient perdus. Ce projet
étoit beau et digne d'admiration : le maréchal
Traun y ajoutoit la sage précaution de choisir
toujours des camps inattaquables, pour ne
point être obligé de combattre malgré lui. Si
le Ptoi avoit pu aller aux ennemis au moment
où ils décampèrent, il auroit pu les forcer au
combat, ou il auroit gagné sur eux le poste de
Kuttenberg , ce qui auroit ruiné tous leurs
desseins. Le manque de pain , raison si souvent
124 HISTOIUE DE MON TEMPS.
alléguée dans le récit de cette campagne, em-
pêcha cette opéi'ation, Cependant, pour tenter
l'impossible, le Roi avança le lendemain avec
l'aile de l'armée; le prince Léopold devoit sui-
vre avec le pain qu'on attendoit de Prague. Le
bonheur voulut qu'à Kosteletz , où le Roi prit
son camp, il trouvât pour trois jours du pain,
du vin et des viandes destinées aux ennemis;
il fit distribuer ces provisions à ses troupes. Son
intention étoit de gagner le lendemain Tano^
YfltZ'y mais il fut trompé par des espions qui
assurèrent que le prince de Lorraine y étoit
déjà. On tourna donc sur la gauche et l'armée
se campa à Kaurzim, à un mille de l'Elbe. Ce
ne fut qu'alors qu'on apprit que Mr de Nassau
étoit à Kollin et qu'un convoi de pain arrive-
roit incessamment de Leutmeritz à l'armée;
pour en faciliter le transport , on garnit de
<ïrenadiers Brandeis et Nienbura. Le lende-
main le prince Léopold rejoignit l'armée; le
jour d'après on se porta sur Planiany, L'enne-
mi avoit eu dessein d'y venir; aussi y trouva-
t-on d'abondantes subsistances. L'aile droite
des Prussiens étoit au couvent de Zasmuky,
éloigné d'un quart de mille de la gauche des
CHAPITRE X. 125
Autrichiens : des marais et des bois séparoient
les deux armées. Cependant il y avoit tout à
craindre pour Pardubitzj les Autrichiens en
étoient plus prés d'une demi-marche que les
Prussiens. On y envoya avec 8 bataillons et lo
escadrons Mr Du Moulin qui passa par KolUn
et couvrit Pardubitz et les magasins. Le point
principal alors étoit de gagner Kuttenberg : il
n'y avoit point de temps à perdre, si l'on y
vouloit devancer les ennemis. Quoique les
troupes fussent fatiguées de trois marches con-
sécutives , il fut résolu que par un effort on
arriveroit le lendemain à Kuttenberg, ou que
l'on forceroit le prince Charles au combat. Ni
l'un ni l'autre n'arriva. Un brouillard épais, qui
dura depuis 6 heures du matin jusqu'à midi,
fit perdre la moitié de cette journée ; et quelque
diligence qu'on fît dans la suite, il fut impossi-
ble d'arriver à la fin du jour plus loin qu'à
Gross-Gubel, où l'on dressa les tentes. L'armée
avoit la ville de Kollin et l'Elbe à dos à la dis-
tance d'un demi-mille- ses deux ailes étoient
appuyées à des villages; une petite plaine étoit
devant le front bornée par un bois touffu, où
campoit le prince de Lorraine ; ce prince se
120 HISTOIRE DE MON TEMPS-
servit de l'avance que sa position lui donnoit
sur celle des Prussiens, et dès le soir il envoya
un, gros détachement pour occuper la hauteur
de Jean Baptiste, fort escarpée et qui domine
sur tous les environs. Le Roi auroit voulu se
battre avant d'avoir consommé ses magasins;
une affaire générale convenoit à ses intérêts;
mais elle ne convenoit pas à ceux des Autri-
chiens, et ils l'évitèrent toujours soigneuse-
, ment. Tandis que le prince de Lorraine et
Traun s'établissoient sur la cime des rochers,
Nadasti vint se placer sur la droite des Prussiens
avec 6000 hongrois ; Guilan , avec un corps
de la même force , se mit dans le bois qui bor-
noit le front de la plaine ; Trenck et Moratz
se mirent sur la gauche avec leurs troupes
légères, pour resserrer l'armée dans son camp
et l'empêcher d'en sortir pour aller fourrager.
Il paroîtra peut-être étrange que les Prussiens
n'ayent rien tenté pour déloger ces corps de
leur voisinage; mais ces corps avoient des défi-
lés devant eux, et on ne pouvoit venir à eux
qu'avec désavantage. La mauvaise nourriture
des troupes , la misère et les fatigues qu'elles
avoient souffertes , occasionnèrent un grand
CHAPITRE X. 127
nombre de maladies; il n'y avoit pas 100 hom-
mes par régiment exempts de la dyssenterie;
les ofRciers n'étoient pas mieux; les fourrages
du camp étoient consommés; on ne pouvoit
avoir des vivres que de l'autre côté de l'Elbe;
la saison devenoit plus rude de jour en jour;
toutes ces raisons obligèrent à repasser l'Elbe
àKollin et à cantonnerles troupes pour conser-
ver et rétablir les malades. L'armée décampa
le 9 de Novembre et fit sa retraite en si bon
ordre, que quand même le prince de Lorraine
auroit voulu l'entamer, on auroit pu sur ce
terrain engager avec avantage une affaire géné-
rale. Dix bataillons garnirent la ville de Kollin,
postés derrière des murailles qui formoient un
retranchement naturel; on plaça les batteries
sur des éminences plus près de- la ville, d'où
elles dominoient sur tout le terrain: Kollin et
Pardubitz devenoient alors des postes impor-
tans , parce qu'ils assuroient la communication
avec la Silèsie comme avec Prague. Entre ces
o
deux têtes on établit des postes le long de la
rivière, et derrière cantonnoient les troupes.
A peine les Prussiens eurent-ils passé l'Elbe ,
que ies pandours attaquèrent Kollin; mais ils
128 HISTOIRE DE MON TEMPS*
y furent si mal reçus, qu'ils perdirent l'envie
d'y revenir. La huit du 12 les grenadiers de
la Reine avec toutes les troupes hongroises
tentèrent une nouvelle attaque et furent par-
tout repoussés vigoureusement, ils y perdirent
3oo soldats tués : Trenck , ce fameux pillard y
y fut blessé. Le prince de Lorraine croyoit la
campagne finie et auroit voulu donner aux
troupes un repos qu'elles avoient bien mérité
par les fatigues qu'elles avoient essuyées en.
Alsace et en Bohème : la cour de Vienne pensa
autrement, et elle donna des ordres exprès au
prince de Lorraine de continuer les opérations.
Le Roi se flattoit de l'idée que l'ennemi pren-
droit ses quartiers entre l'Elbe et la Sasawa ,
dans le dessein où il étoit de tomber dessus
par Pardubitz et KoUin, et de nettoyer d'Autri-
chiens les cercles de Czaslau et de Chrudim. Il
avoit pris son quartier à Turnow, proche de
Bardubitzj celui du prince Léopold étoit peu
éloigné deKollin. L'ennemi fit dans ce temps-*
là des mouvemens qui sembloient dénoter
qu'il avoit quelque dessein sur Pardubitz ; ce
qui engagea ce prince à s'approcher davantage
des quartiers de la gauche. Sur ces entrefaites
OB
CHAPITRE X. 12g
on intercepta des lettres de Vienne ; elles
annonçoient un grand dessein , qui devoit
s'exécuter le 18 de Novembre. Le général
d'Einsiedel, c^ui commandoit à Prague, man-
doit que l'ennemi faisoit travailler à des échel-
les dans tous les villages voisins, et le général
Nassau avertissoit qu'il s'attendoit dans quel-
ques jours à être attaqué àKolin,- il n'y avoit
rien à craindre pour Pardubitz ^ où se trou-
voit l'aile gauche de l'armée.
De mille en mille le long de l'Elbe il y
avoit des postes d'infanterie, et 40 escadrons
de housards étoient distribués entre deux ,
pour veiller auxpatrouilles et sur les moindres
mouvemens des troupes de la Reine. Par ces .
précautions le Roi devoit toujours être averti
d'avance, au cas que l'ennemi tentât le passage
de l'Elbe; il n'y avoit donc proprement que la
ville de Prague pour laquelle il y eût à appré-
hender. Le Roi y envoya Mr de Rottembourg
avec ses dragons et trois bataillons, pour en
renforcer la garnison. Ce jour critique, le 18,
arriva enfin et ne produisit de la part de l'en-
nemi que beaucoup de rnarches et de contre-
marches; le ig parut plus décisif. On entendit
Tome IL I
l30 HISTOIRE DE MON TEMPS.
dés les 5 iieiires du matin des dé.cliarges du
gros canon €t un feu d'infanterie assez vif. Le
E.oi envoya de tous côtés pour savoir où ion
tiroit ; tout le monde étoit dans la prévention
que c'étoit quelque nouvelle tentative sur
Kolin. Les coups qu'on entendoit, se tiroient
à la droite de l'armée; et comme le général
Nassau s'étoit attendu à quelque entreprise
du prince de Lorraine sur son poste et qu'on
ne recevoit point d'autre nouvelle , on ajouta
trop légèrement foi à ces apparences. On
demeura dans cette incertitude jusqu'à midi ,
qu'un officier de housar.ds fit au Roi le rapport ,
que pendant la nuit les troupes de la Reine
avoient fait des ponts auprès de Solnitz; qïie
la négligence des patrouilles avoit été cau,se
qu'on ne s'en étoit apperçu qu'à la pointe du
jour; que le lieutenant colonel de Wédel ,
dont le bataillon se trouvoit le plus proche , y
avoit marché ; que malgré le feu de 5o canons,
il avoit repoussé trois fois les grenadiers autri-
chiens; que pendant 5 iicures il avoit disputé
ce passage au prince de Lorraine; que les hou-
sards qu'il avoit envoyés à l'armée pour laver-
tir de sa situation, ayant été tués en cliemin
CHAPITRE X. l3l
par des ulans qui s'étoient glissés dans les bois
voisins, faute de secours il s'étoit retiré en bon
ordre par la forêt de Wischenjovvitz pour
rejoindre l'armée. Ce passage de l'Elbe étoit
fâcheux , soit que la négligence des housards en
fût cause ou non, et cette entreprise décidoit
de toute la campagne. Le temps employé à se
plaindre du destin auroit été perdu , on ne
songea qu'à remédier au mal autant que les
circonstances le permettoient. L'armée reçut
d'abord ordre de se rassembler à VVischenjo-
witz, qui étoit au centre de ses cantonnemens;
on ne laissa àPardubitz Cjue 3 bataillons sous les
ordres du colonel Retzow. L'armée se trouva
à son rendez-vous, le soir à 9 heures, campée
en front de bandiére , à l'exception du corps
de Mr de Nassau qui étoit à Kolin, et de 2
bataillons détachés, l'un à Brandeis et l'autre
à Nienbourg. Le bataillon de Wédel perdit 2
officiers et 100 hommes tant morts que blessés
à l'affaire de Solnitz, qui sera à jamais mémo-
rable dans les fastes prussiens. Cette belle action
valut à Wédel le nom de Léonidas. Le prince
de Lorraine , surpris qu'un seul bataillon prus-
sien lui eût disputé pendant 5 heures le passage
I 2
l32 HISTOIRE DE MON TEMPS.
de lElbe , dit aux officiers qui l'accompa-
gnoient : la Reine seroit trop heureuse si elle
avoit dans son armée des officiers" comme ce
héros.
La situation critique où se trouvoient les
affaires , porta le Roi à rassembler les princi-
paux officiers de ses troupes , pour délibérer
avec eux sur le parti qu'il y avoit à prendre.
La question rouloit sur deux objets: marche-
roit-on à Prague pour se maintenir dans ce
royaume , ou évacueroit - on Prague et la
Bohème pour se retirer en Silésie. Chacun de
ces partis avoit des inconvéniens. Le prince
Léopold étoit d'avis de marcher à Prague ,
puisqu'il y avoit encore quelque amas de farine
à Leutmeritz, et qu'en abandonnant Prague
on seroit en même-temps obligé d'abandonner
la grosse artillerie que les chemins ne permet-
troient pas de traîner avec soi, outre le risque
que la garnison avoit à courir par une retraite ,
au moins de 3o milles , jusqu'à ce qu'elle pût
regagner par Leutmeritz et la Lusace les fron-
tières de la Silésie. Le Roi étoit du sentiment
qu'il falloit marcher en Silésie , parce que
c'étoit le parti le plus sûr. Le projet de se main-
CHAPITRE X. l33
tenir à Prague donnoit à l'ennemi la facilité de
couper à l'armée toute communication avec
la Silésie. Les Saxons en auroient fait autant
sur leurs frontières, de sorte que cette armée
auroit été ruinée avant le printemps, faute de
vivres, de recrues, d'armes, de munitions de
guerre, et de chevaux de remonte pour la
cavalerie. D'ailleurs les communications fer-
mées, d'où seroient venues les sommes pour
payer les troupes, acheter des magasins , etc.
Comment le général de Marwitz avec qq.ooo
hommes pouvoit-il couvrir les deux Silésies
contre l'armée du prince de Lorraine ? Ces
raisons décidèrent pour le retour en Silésie,
où l'armée trouvoit toutes les ressources dont
elle avoit besoin pour se rétablir, où les places
fortes étoiciit rem.plies de magasins , le pays^
de subsistances, où l'on regagnoit la commu-
nication avec le Brandebouro-, où enhn ni ar-
gent, ni chevaux, ni ressources ne pouvoient
manquer. Et pour prendre les choses réelle-
ment telles qu'elles étoient, le Roi ne faisoit de
perte en se retirant de la Bohème que celle de
sa grosse artillerie. Tous les généraux se ran-
gèrent de cet avis.
I 3
l34 HISTOIKE DE MON TEMPS.'
La. résolution qui av'oit été prise sur le
champ , devoit être exécutée de même. Le Roi
lit partir un homme de confiance et de res-
source, nommé Bulow , son aide de camp , pour
porter à tous les corps détachés, ainsi qu'à la
garnison de Prague , l'ordre d'évacuer la
Bohême. IVfr de Nassau fut instruit de prendrq,
le chemin de Chlumetz ou de Néchanitz pour
.rejoindre l'armée, tandis que le Roi feroit vis-
à-vis du prince de Lorraine lesmouvemens les
plus convenables pour faciliter cette jonction.
Bulow fut assez heureux pour traverser des
détachemens de housards ennemis, et pour
porter ses ordres à ceux auxquels il devoit les
rendre. Ce parti devenoit d'autant plus néces-
saire , que la garnison de Prague n'avoit de
subsistances que pour six semaines, et que la
faim l'auroit contrainte de se rendre, si l'on
avoit attendu ce terme. Le qo de Novembre le
Roi s'approcha de Chlumetz, afin de seconder
les mouvemens de Mr de Nassau^ il demeura
dans ce poste, pouf laisser à ce détachement
le temps de gagner Bitschow et Néchanitz. Le
2 2" l'armée se mit entre Pardubitz et Koeni^s-
graetz, au village de Woititz, qui couvroit le
CHAPITRE X. l35
défilé de NécJianltz. Les malades et le bagage
sous une bonne escorte prirent les devans pour
la Silésie, afin d'alléger la marche des troupes.
Mr de Retzovv évacua Pardubitz; le 24 toute
la cavalerie marcha à la rencontre de Mr de
Nîssau et Tamena rejoindre l'armée. On fit
défiler l'infanterie par Koenigsgraetz, pour se
cantoimer dans les villages qid sont en deçà
de FElbe. On resta le q5 et le q6 dans cette
position. Le Q7 l'armée se partagea en trois
colonnes, dont l'une prit le chemin du comté
'de Glatz ; la seconde, cjue le Roi conduisoit,
passafpar les gorges de Braunau ; et la troisième,
conduite par Mr Du Moulin, enfila le chemin
de Trautenau à Schatzlar. La première co-
lonne ne fut point inquiétée dans sa marche.
La brigade deTruchsés, qvù étoit va la seconde
colonne et qui en faisoit l'arrière -garde, fut
attaquée en passant le ruisseau de la Métau
proclie du village de Pless. Truchsès s'amusa
mal à pro})os à escarmoucher avec les pan-
dours , et il eut 40 hommes tant morts que
blessés. Ce qui caractérise bien l'esprit hoîi-
grois, c'est qu'au milieu de cette escarmoiu:he
quelques cochons se mJ^'ent à crier dans le
1 4
l36 HISTOIRE DE MON TEMPS.
village de Pless j ce fut le signal de la trêve , les
pandours abandonnèrent les Prussiens et cou^
lurent tous au village égorger des bêtes qu'ils
aimoient mieux manger que de se battre : il y a
sûrement dans l'histoire peu d'exemples d'es-
carmouches aussi vives , qui aient eu un
dénouement aussi grotesque. La colonne de
Mr Du Moulin fut attaquée au village d'Else,
mais avec si peu de vigueur , que cela ne mérite
aucune considération. La colonne où étoit le
E-oi arriva le 4 Décembre à Tannhausen • le
vieux prince d'Anhalt y arriva presque en
même-temps. Le prince Léopold étoit attaqué
d'une maladie qui faisoit craindre pour ses
jours. Le maréchal de Schwérin avoit pris de
l'homeur et quitta l'armée avant le retour en
Silésie. Le Roi fut obligé de se rendre à Berlin,
afin d'y prendre les arrangemens nécessaires
pour la campagne prochaine , et de préparer
en même-temps les voies à quelques négocia-
tions, que l'on pouvoit rendre plus vives au
cas que les circonstances l'exigeassent. Voici
ce qui arriva aux autres corps dans leur retrai-
té : Mr de Winterfeld ramena heureusement
son détachement de Leutmeritz en Silésie; il
CHAPITRE X. 137
fut harcelé en chemin, mais ses bonnes dispo-
sitions tinrent les Hongrois en respect. La gar-
nison de Prague ne suivit pas littéralement les
ordres qu'elle avoit reçus. Mr de Einsiedel
devoit faire sauter les ouvrages de Wischerad
et de St Laurent , il devoit faire crever les
canons de la grosse artillerie et en brûler les
aiïûts, jeter dans l'eau les fusils dont la garnison
de la Reine avoit été armée. Mr de Einsiedel
crut faussement que ce premier ordre seroit
révoqué; il en suspendit l'exécution jusqu'au
moment de son départ : il fut trop tard alors.
Lorsqu'il vit que le moment d'évacuer la ville
approchoit , il rassembla tous les chevaux qu'il
put trouver, pour amener avec lui 42 pièces
de campagne autrichiennes, à la place du gros
canon qu'il falloit abandonner. Ce fut le q6 de
Novembre que la garnison sortit de Prague.
Mr de Einsiedel avoit si mal pris ses précau-
tions, que ses troupes défiloient encore par
la porte St Charles , que déjà 400 pandours
s'étoient d'iui autre côté introduits dans la
ville. Ces hongrois attaquèrent l'arrière-gar-
de. Mr de Rottembourg, qui s'y trouvoit, fit
tirer sur eux quelques canons chargés à mi-
l38 HISTOIRE DE MON TEMPS.
traille qui les continrent. Cette garnison arriva
le 3o à Leutmeritz. On s'y arrêta quelques
iours , afin de s'y pourvoir de pain et de provi-
fÀons. Quand Mr de Einsiedel arriva à Leipe,
il apprit que les Saxons vouloient lui disputer
le chemin de la Silésie ; car le prince de Lor-
raine n'avoit suivi le R.oi que jusqu'à Nachod,
cFoù il avoit pris la route de la Moravie , et
les Saxons celle des cercles de Buntzlau et de
Leutmeritz. Il y eut quelques escarmouches ■
en chemin avec les troupes légères des enne-
mis, mais peu im^portantes. Comme il arriva à
Hochwald . bourg situé à deux milles de Fried-
land et à trois des frontières de la Silésie , il
apperçut un gros corps et appritparcles tr?îns-
fuges et des espions que c'étoit une partie du
corps saxon aux ordres du chevalier de Saxe,
.auquel 2000 grenadiers autrichiens s'étoient
joints. Mr de Einsiedel, cjui ne s'étoit jamais
trouvé en pareil cas, perdit entièrement con-
tenance; il fut long -temps indécis s'il atta-
queroit ces saxons qui s'étoient fait des retran-
chemens avec de la neige entassée, ou s'il tra-
verseroit la Lusace pour rentrer en Silésie. Les
ennemis avoient fait de si grands abattis sur le
C H A ï» I T R E X. iSg
chemin de Frieclland, qu'il étoit devenu impra-
ticable dans cette saison. Mr deRottembourg
voyant que l'incertitude de Mr de Einsiedel
laisseroit périr les troupes de froid et de misère,
fit reconnoître les chemins de laLusace et prit
en même-temps la résolution d'attaquer le
chevalier de Saxe, en se chargeant de l'événe-
ment. Un capitaine, nommé Cottvvitz, saxon
de naissance, déserta la nuit et avertit le che-
valier des desseins de Rottembours;. Rottem-
bourg se voyant trahi, profita de la trahison
même. Il se mit le lendemain de bon matin en
marche par sa gauche et entra en Lusace. Les
Saxons n'étoient occupés qu'à leur défense, et
ils furent instruits en même-temps qu'un gros
corps prussien , aux ordres de Mr de Nassau ,
déhloit par la Silésie pour leur tomber à dos;
ils étoient si occupés de ces nouvelles, quQ la
garnison de Prague leur échappa heureuse-
ment. Mr de RottembourîT cheminoit tou-
o
jours; un colonel Vitzthum, qid commandoit
sur la frontière de laLusace, A^oidut s'opposer
à son passage^ mais lorsqu'il vit le nombre des
Prussiens auc[uel il auroit à faire, il se désista
de son opposition. Le général saxon Arnheim?
140 HISTOIRE DE MON TEMPS.
sous les ordres duquel il étoit, envoya un autre
officier pour interdire le passage aux Prussiens;
mais Rottembourg, en l'accablant de polites-
ses, poursuivit sa route et arriva le i3 Décem-
bre aux frontières de laSilésie, où ces troupes
furent employées à former la chaîne des quar-
tiers depuis la Lusace jusqu'au comté de Glatz.
Telle fut la fin de cette campagne , dont les
préparatifs annonçoient de plus heureux suc-
cès. Ce grand armement, qui devoit engloutir
la Bohème et même inonder l'Autriche, eut le
sort de cette flotte, nommée l'invincible, que
Philippe II d Espagne mit en mer pour con-
quérir l'Angleterre.
Il faut convenir qu'il est plus difficile de faire
la guerre en Bohème que partout ailleurs. Ce
royaume est environné d'une chaîne de mon-
tagnes qui en rendent l'entrée et la sortie éga-
lement dangereuses. Prît-on même la ville de
Prague, il faudroit une armée pour la garder j
ce qui affoiblit trop le corps qui doit agir con-
tre l'ennemi. Onn'y peut assembler des maga-
sins qu'en hiver, où les habitans sont contraints
par la rigueur de la saison de demeurer dans
leurs villages. Quelques contrées fertiles peu-*^
CHAPITRE X. 141
vent fournir des subsistances pour de grandes
armées; les fourrages secs et le fourrage verd
ne sauroient y manquer : mais d'autres cercles
montueux et chargés de bois sont trop stériles
pour qu'une armée y séjourne long -temps.
D'ailleurs on n'y trouve aucune place tenable;
et si les Autrichiens veulent chasser l'ennemi
de ce royaume sans en venir à une bataille,
ils sont maîtres de l'affamer, en lui coupant
ses communications; à quoi cette chaîne de
montagnes, dont la Bohème est environnée,
fournit tout ce qu'un officier intelligent peut
désirer en fait de gorges et de postes propres
à intercepter les convois. Il n'y a qu'une seule
méthode à suivre pour prendre ce royaume.
Aucun général ne commit plus de fautes
que n'en fit le Roi dans cette campagne. La
première fut certainement de ne s'être pas
pourvu de magasins assez considérables pour
se soutenir au moins six mois en Bohème. On
sait que pour bâtir l'édifice d'une armée, il
faut se souvenir que le ventre en est le fonde-
meat; mais ce n'est pas tout. Il entre en Saxe,
sans ignorer que les Saxons avoient accédé au
traité de Worms j ou il falloit les forcer à
14-2 HISTOIRE DE MON TEMPS.
changer de parti, ou il falloit les écraser avant
de mettre le pied en Bohème. Il fait le siège
de Prague et envoie lui foible détachement
à Béraun contre Mr de Bathyani; si les troupe*
n'avoient pas fait des prodiges de valeur," il
auroit été cause de leur perte. Prague prise, il
étoit certainement de la bonne politique de
marcher avec la moitié de l'armée droit à Mr
de Bathyani, de l'écraser avant l'arrivée du
prince de Lorraine, et de prendre le magasin
de Pilsen, la perte duquel auroit empêché les
Autrichiens de reiourner en Bohème : ils
auroient été oblis^és d'amasser de nouveau des
subsistances , ce qui demande du temps ; de
sorte que cette campagne auroit été perdue
pour eux. Si l'on ne s'y est pas pris avec assez
de zèle pour remplir les magasins prussiens, il
ne faut point l'imputer au Eoi, mais aux
commis des vivres , qui se faisoient payer le*
livraisons et laissoient les magasins vides. Mais
comment ce prince eut-il la foiblesse d'adop-
ter le projet de campagne du maréchal do
Belle-Isle qui le mena à Tabor et à Budueis ,
lorsqu'il convenoit lui-mcme que ce projet
3'i'étoit conformie ni aux conjonctures, ni à ses
CHAPITRE X. 143
intérêts, ni aux lois de la guerre? îl n'est pa,s
permis de pousser la coiidescendance aussi
loin. Cette faute en entraîna une foule d'au-
tres à sa suite. Enhn étoit-il bien permis de
mettre son armée en cantonnemens, l'ennemi
ne campant qu'à une marche de ces quartiers?
Tout l'avantage de cette campagne fut pour
les Autrichiens. Mr de Traun y joua le rôle
de Sertorius , et le P.oi celui de Pom.pée. La
conduite de Mr de Traun est un modèle de
perfection que toiit militaire qui aime son
métier doit étudier, pour l'imiter s'il en a les
talens. Le Roi est convenu lui-même qu'il
regardoit cette campagne comme son école
dans Fart de la guerre, et Mr de Traun
cornme son précepteur. La fortune est souvent
plus funeste aux princes que l'adversité : la
premnère les enivre de présomption ;' la se-
conde les rend circonspects et modestes.
144 HISTOIRE DE MON TEMPS."
CHAPITRE XI.
Les Autrichiens font une invasion dans
la haute Silésie et dans le comté de
Glatz ; ils sont repousses par le prince
d Anhalt et le général LehwalcL
Négociations en France. Mort de
Charles VU. Intrigues des François
en Saxe. Autres négociations avec les
François. Négociations avec les An-
glois pour la paix: difficulté qu'y met
le traité de Varsovie. F Angleterre
promet ses bons offices. Préparatifs
pour la campagne. Fe Roi part pour
la Silésie. Fe jeune électeur de Bavière
fait en 1743 la paix de Fussen avec
l'Autriche.
»745. Fx. peine le Roi eut-il quitté Tarniée que
les Autrichiens voulurent profiter de ce qu'ils
appeloient la terreur des Prussiens. Ils entrè-
rent dans la haute Silésie et dans le comté de
Glatz. Mr de Marwitz, dont le corps canton-
noit aux environs de Troppau, se retira avant
^ l'approchç
cnAPitKE XL 145
l'approche de l'ennemi à Ratibor , où il mou-
rut. Le prince Thierry reconduisit ce corps
par Cosel et Brieg, pour joindre l'armée aux
environs de Neisse. Mr deLehwald, qui com-
mandoit dans le comté de Glatz , se retira de
même vers la capitale , avant que l'ennemi fût
à portée. Ces retraites se firent sans perte , par-
ce qu'en rétrogradant à propos, on ht man-
quer aux Autrichiens l'occasion d'ehprohter.
Le Roi se vit alors oblicré de retourner en
o
Silésie, pour prendre avec le vieux prince d'An^
hait des rriesiu'es capables de déranger les pro-
jets du prince de Lorraine. Le prince d'An-
halt amassa un gros corps auprès de Neisse.
Le 7 Janvier"-") il passa la rivière et marcha
droit à l'ennemi; ses troupes s'assembloient
à b pointe du jour et passoient les nuits en
cantonnemens resserrés. A son approche
Traun abandonna le poste de Neustadt et
reprit le chemin de la Moravie. Dans cette
retraite les Autrichiens couchèrent cinq jours
sur la neige; il en périt beaucoup de froid
et beaucoup désertèrent. Le prince d'Anhalt
ne put entamer qu'une partie de leur arrière-
•^) 1745.-
Tome IL K
146 HISTOIUE DE MON TEMPS.
garde, sur laquelle il fit quelques prisonniers,
après quoi il prit poste à Jaegerndorfet àTrop-
pau. Mr de Nassau, avec un corps de 6000
hommes , nettoya la haute Silésie, vers Ratibor
et de l'autre côté de l'Oder , des Hongrois qui
rinfestoient;Mr deLehwald, avec un nombre
pareil de troupes , revint à Glatz, pourchasser
de ce comté les Autrichiens qui vouloient s'y
établir. Nassau délogea sans peine les Hon-
grois de Troppau, et fondit brusquement sur
Oderberg et de là sur Ratibor, dès que Mr de
Traun fut de retour en Moravie : 3ooo enne-
mis furent surpris dans Ratibor ; les Hongrois
ayant vainement tenté de s'ouvrir un passage .
à la pointe de l'épée , voulurent se sauver
par le pont de l'Oder- mais la foule qui se
pressoit d'y passer , le fit rompre- en même-
temps les Prussiens forcèrent la ville, et ce
qu'ils ne passèrent pas au hl de l'épée , se noya
ou fut pris. Un autre corps hongrois, comman-
dé par le général Caroli, n'attendit pas l'appro-
che deMr de Nassau et se retira de Plesse dans
la principauté de Teschen. Dans ce temps-là
Mr de Lehwald s*avançoit vers Wenzel Wallis.
qui s'étoit porté sur Habelschwerd. Cette ville
CHAPITRE XL 147
est située dans une vallée qui confine à la Mo-
ravie. Lehwald entra par Johannesberg dans
le pays de Glatz 5 et se trouva bientôt vis-à-vis
des ennemis , postés dans un terrain avanta-
geux auprès du village de Plomnitzj devant
leur front serpentoit un ruisseau dont les
bords en bien des endroits étoient d'un accès
difficile. Rien n'arrêta Mr de Lehwald ; il * )
attaqua les Autrichiens, les troupes surmon-
tèrent tous les obstacles, elles franchirent le
ruisseau, gravirent lamontagne et fondirent si
brusquement et avec tant d'audace sur l'enne-
mi , qu'ils le chassèrent de son poste. Les Autri-
chiens tentèrent de se reformer dans un bois
qui étoit derrière le champ de bataille; mais
ils en furent empêchés parles grenadiers prus-
siens , qui les poursuivirent la bayonnette au
bout du fusil. Derrière ce bois il y avoit une
petite plaine, puis un taillis, dont l'ennemi
tenta pour la seconde fois de profiter; maison
l'attaqua si impétue^usement , que la confu-
sion devint entière et la fuite générale. Leh-
wald n'avoit que 400 housards, qu'on crut
suffire dans un pays montueux et difficile ; s'il
*) i3 Février. ^
K 2
148 HISTOIRE DE MON TEMPS.
avoit eu plus de cavalerie, peu d'ennemis au-
roient échappés. Ce corps , qui s'enfuit en Bo-
hème, perdit goo hommes à cette affaire. Les
Prussiens prirent 3 canons et firent 100 hom-
mes prisonniers ; il ne leur en coûta que 3o
soldats tant morts que blessés. On regretta
beaucoup le brave colonel Gaudi, officier de
réputation; il avoit rendu un service impor-
tant au feu Roi au siège de Stralsund ; il indi-
qua un passage par lequel on se rendit maître
du retranchement des Suédois en le tournant
du côté delà mer, qui alors étoit basse. Tant
de succès aussi rapides encouragèrent les
Prussiens et ôtérent aux troupes de la Reine
Tenvie de prolonger davantage cette campa-
gne. Chacun retourna de son côté dans les
quartiers d'hiver etdemeura tranquille chez soi.
La fortune avoit encore marqué sa faveur
aux Prussiens par la naissance d'un fils dont la
princesse de Pi^usse étoit accouchée ••') ,• ce qui
assuroit la succession à la branche régnante ,
qui jusqu'alors ne s'étoit étendue qu'aux trois
frères du Roi. A Berlin la cour attendoit l'arri-
vée du maréchal de Belle-Isle, que Louis XV
*) 25 Septembre 1744.
CHAPITRE XL 14g
■ envoyoit à ses alliés, pour concerter avec eux
les mesures à prendre pour l'ouverture de la
campagne prochaine. Le maréchal s'étoit rendu
à Munich, de là àCassel, où ilfut averti d'évi-
ter pour se rendre à Berlin le chemin par le
pays d'Hanovre. On lui indiqua une route plus
sûre qui menoitparle Eichsfeld à Halberstadt.
Le maréchal, imbu de son caractère d'ambas-
sadeur et du titre de prince d'Allemagne , re-
jeta cet avis, et par une suite de cet aveugle-
ment, prit le chemin ordinaire. A peine arri-
ve-t-il à Elbingerode, que des dragons hano-
vriens l'arrêtent: il a la présence d'esprit de
déchirer tous ses papiers. On le mène en tri-
omiplie à Hanovre , où le conseil s'applaudit d'a-
voir pris un maréchal de France, l'homme de
conhance de la ligue de Francfort, enfin un
homme qui jouoit un si grand rôle en Europe:
il est transféré en Angleterre; on lui donne
pourprisonle château de Windsor, où il reste
quelques mois, et il n'est échangé qu'après la
bataille de Fontenoy. La fierté du roi de Fran-
ce soufîroit del'afiront que les Hanovriens lui
faisoient dans la personne de son ambassa-
deur. On disoit à Versailles que les Hano^
K 3
l5o HISTOIRE DE MON TEMPS.
vriens avoient manqué dans cette occasion au
respect dû à la majesté impériale et au droit
des gens , en arrêtant sur les grands chemins et
comme un voleur un homme revêtu d'un ca-
ractère public. On disoit à Londres qu'après
la déclaration de guerre, tout officier françois
qui passoit sans passe-port sur les terres du roi
d'Angleterre, pouvoit être arrêté de bon droit:
qu'on regardoit le maréchal de Belle-Isle com-
mie officier et non comme ambassadeur, ce ca-
ractère n'étant point indélébile etn'étant vala-
ble qu'à la cour où le ministre est accrédité. Il
n'y avoit proprement que la vengeance du
toi d'Angleterre d'intéressée à l'humiliation
du maréchal de Belle-Isle. GeorQ;e le regar-
doit comme l'auteur de la guerre d'Allemagne ,
comme un homme qui l'avoit forcé à donner
sa voix à l'empereur Charles Vîï , et qui l'a-
voit contraint l'année 1741 d'accepter la neu-
tralité , lorsque le maréchal de Maillebois me-
naçoit l'électoratde Hanovre. Le maréchal de
Belle-Isle étoit donc regardé comme l'ennemi
juré de la m.aison de Bronswic. A ces désagré-
mens publics qu'essuyoit Louis XV, il s'en
joignoit de particuliers. La duchesse de Châ-,
CHAPITRE XL l5l
teauroux , exilée de Metz, mourut de douleur
d'avoir essuyé un traitement si rigoureux. La
convalescence du Roi réveilla ses premiers
feux; l'amour que la religion avoit offensé,
s'en vengea à son tour en ranimant plus vive-
ment que jamais dans le coeur du Roi sa pas-
sion pour sa maîtresse. Dans le temps qu'on
négocioit son retour, il apprend qu'elle est
morte. Jamais sacrement ne causa tant de re-
mords que celui que Louis XV avoit reçu à
Metz; il se reprocha la mort d'une personne
qu'il avoit tendrement aimée , des désirs qu'il
ne pouvoit plus satisfaire; et des regrets inu-
tiles émurent si vivement sa sensibilité , qu'il
se retira pour quelque temps du monde. La
maladie de ce prince, funeste à ses alliés et à
sa maîtresse, lui procura au moins la satisfac-
tion la plus douce qu'un souverain puisse
avoir, celle d'obtenir le nom de Louis le Bien-
aimé, désignation préférable au titre de Saint
et de Grand que la flatterie et rarement la vé-
rité donne aux rois.
Si le roi de France éprouvoit des contre-
temps , la Prusse étoit exposée à des malheurs
plus réels, depuis la fâcheuse campagne de
K 4
132 HISTOIRE DE MON TEMPS.
1744 en Bohème : d'auxiliaire elle étoit deve^
nue partie belligérante, et le théâtre de la
guerre, qui avoir été en Alsace, s'étoit trans-
porté sur les frontières de la Silésie. La mau-
vaise volonté des Saxons s'étoit manifestée as-
sez ouvertement pour qu'on pût prévoir que
si cela dépendoit d'eux , ils tâcheroient d'attirer
la guerre au coeur des anciens états prussiens.
ïl falloir, pour résister à ces ennemis, des dé-
penses exorbitantes, et avec cela même il au-
roit été presque im.possible d'éviter la ruine du
plat pays. Ces considérations faisoient envisa-
ger la paix comme l'unique moyen de se tirer
d'une situation au^si critique. La France s-é-
toit engagée d'assister efficacement les Prus-
siens. Le Roi écrivit une lettre pathétique à
Louis XV, pour lui rappeler ses engagemens;
il parut par sa réponse qu'il étoit aussi froid
pour l'intérêt de ses alliés que sensible auk
siens propres; cependant la guerre de Bohém^e
ne s'étoit faite que pour sauver l'Alsace.
Il ne manquoit plus pour embrouiller da-^
vantage la politique clés puissances européen-
nes, que la mort de l'empereur Charles VIL Ce
prince décéda la 18 de Janvier de l'année 1 745^
ïlnousoalabienfaisance à l'excès, et la libéralité
CHAPITRE XL l53
à un tel point, qu'il fut réduit lui-même à
l'indigence : il perdit deux fois ses états , et sans
sa mort qui prévint les malheurs qui l'atten-
doient, il seroit sorti pour la troisième fois de
sa capitale en fugitif Ce fut là le moment de
la dissolution de la ligue de Francfort, à la-
quelle les François avoient déjà porté atteinte
en ne remplissant aucun des articles de cette
alliance. Le nom de l'Empereur avoit légiti-
mé l'association des princes qui avoient pris sa
défense; toutes leurs démarches avoient été
conformes aux lois de l'Empire; dès qu'il ne
fut pkis, l'objet de cette liaison étoit détruit.
Les princes de l'Empire n'avoient plus un but
commun , et les mêmes intérêts ne les atta-
thoientplus à ceux de la Prusse. Il étoit facile de
prévoir que la nouvelle mxaison d'Autriche ^
tenteroitl'impossible pour faire rentrer dans sa
maison la couronne impériale. A Versailles on
regardoiten secret la mort de l'Emipereur com-
me un heureux dénouement, qui alloit termi-
ner les embarras de la France. On étoit las de
luipayer des subsides considérables, et l'on se
flattoit de faire avec la reine de Hong-rieuntroc
o
de la couronne impériale contre une bonne
l54 HISTOIRE DE MON TEMPS.
paix. Ce qui donnoit le plus d'avantage à la
cour de Vienne pour l'élection, c'étoit que
le tiers des électeurs étoit aux (rages du roi
o o
d'Angleterre et que l'électeur de Maïence,dont
l'influence avoit du poids dans les délibérations
de l'Empire, étoit dévoué à la reine de Hon-
grie. De plus, quel candidat pouvoit-on oppo-
ser au grand duc de Toscane? L'électeur Pa-
latin étoit trop foible, le jeune électeur de-
Bavière n'avoit point encore l'âge prescrit par la
bulle d'orpourêtre éligible. Le trône impérial
étoit regardé comme incompatible avec celui
delaPologne, ce qui sembloit exclure l'électeur
de Saxe; il ne restoit donc que le grand duc
de Toscane , soutenu par les armées de la reine
de Hongrie, par l'argent des Anglois et par les
intrigues du clergé. La cour de Versailles sen-
toit les difficultés qu'elle rencontreroit cette
fois à exclure le grand Duc du trône; elle
voulut cependant lui susciter des rivaux, pour
rendre les conditions de son accommodement
plus avantageuses. Le comte de Saxe contri-
bua le plus à faire tomber le choix de la cour
sur Auguste III, roi de Pologne. Mr d'Argen-
son saisit vivement cette idée, dans la vue de
C H A P IT RE XL l55
brouiller par cette rivalité le roi de Pologne
et la reine de Hongrie : il ne crut trouver d'op-
position à l'exécution de ce projet que de la
part de la Prusse , étant exactement informé
des sujets de mécontentement qui subsistoient
entre ces deux princes.
En effet le roi de Pologne n'avoit rien né-
gligé pour rendre le roi de Prusse irréconci-
liable. Dés le commencement de l'année 1744
Auguste avoit essayé de faire accéder la répu-
blique de Pologne à l'alliance qu'il venoit de
conclure avec la maison d'Autriche, etquin'é-
toit proprement qu'un renouvellement de ga-
rantie de la pragmatique sanction. Il représen-
ta à la diète de Varsovie la nécessité d'augmen-
ter l'armée de la couronne de QO5O00 hommes,
pourrésisterauxdesseins d'un voisin ambitieux
qui alloit incontinent fondre sur la république :
il conclut une alliance offensive et défensive
avec la Russie ; tout le monde se disoit à l'oreil-
le que c'étoit contre la Prusse. Le roi de Polo-
gne ayant passé par la Silésie pour se rendre à
la diète de Pologne , il n'y eut point d'impos-
tures qu'il ne débitât, tant à Varsovie qu'aux
autres cours de l'Europe 5 sur le peu d'égards
i56 HISTOIRE DE MON TEMPS.
qu'on dvoit eus pour sa famille et pour sa per^
sonne, quoique tous les respects qu'on doit
aux têtes couronnées lui eussent été rendus. Le
passage des troupes prussiennes par la Saxe
fit crier encore plus fort : on leur alléguoit
comme exemple pareil, qu'en l'année 1711 les
Saxons avoient passé par le Brandebourg pour
attaquer les Suédois; ils trouvoient ces exem-^
pies bons pour eux et mauvais pour les autres.
On avoit offert au roi de Pologne d'avoir soin
de ses intérêts, de marier la princesse Marian-
ne sa fille au fils de l'Empereur. Les ministres
françois et prussiens n'épargnèrent pas miême
des offres considérables pour gagner le comte
de ^^^ et pour lui persuader de prendre le
parti de l'Empereur : le tout en vain. La place
étoit déjà prise et occupée par les Anglois,
les Autrichiens et les Pvusses. Tant de traits de
mauvaise volonté de la part des Saxons n'emi-
pêchérentpas qu'avant la guerre le Roi ne per-
mît à 6 régimens qu'ils avoient en Pologne de
traverser la Silésie pour se rendre en Lusace.
Selon le traité du roi de Pologne avec la
reine de Hongrie , il ne devoit en cas de guerre
lui fournir que 6000 liommes. Des que les.
CHAPITRE XL AJ*]
Prussiens furent en Bohème , '2a,ooo Saxons se
joignirent aux Autricliiens , et la Saxe interdit
aux Prussiens le passage des vivres et des mu-
nitions de guerre ; cela étoit équivalent à une
déclaration de guerre dans les formes. Le roi
de Prusse crut devoir avertir ces voisins s»
acharnés contre lui , des mauvaises afhiires
qu'ils alloient s'attirer à eux-mêmes : cette dé-
claration , peut-être faite à contretemps , révol-
ta leur amour propre et augmenta encore la
haine qu'ils avoient pour les Prussiens. Lors-
que ceux-ci abandonnèrent la Bohème , le
comte *'"* attribua leur malheur à son habile-
té ; il dit que la reine de Hongrie devoit la Bo-
hème à la valeur des troupes saxonnes , et se
vanta d'en avoir chassé les Prussiens.
'^•''''^, non content de ces fanfaronades, avoit
surtout à coeur de brouiller le roi de Prusse
avec la république de Pologne. Il faut se rap-
peler qu'il y a une loi sévère dans cette répu-
blique contre ceux qui corrompent un mem-
bre de la diète. -^ '•'=•', à force de récompenses,
engagea un Staroste nommé Wilczewsky, à
déclarer en pleine diète, que le ministre prus-
»ien l'avoit corrompu moyennant la somme
l58 HISTOIRE DE MON TEMPS.
de 5ooo ducats 5 ce qu'il fit d un air repentant
et d'un ton de vérité qui auroit pu séduire;
mais il fut sévèrement examiné et confondu par
ses propres dépositions. La diète de Grodno fut
rompue incontinent, après qu'elle eut rejeté
l'alliance de l'Autriche et l'augmentation de l'ar-
mée. La Pologne fourmilloit alors de mécon-
tens, comme c'est l'ordinaire dans les états ré-
publicains 5 où la liberté ne subsiste que par les
partis difïèrens qui contiennent alternative-
ment l'ambition des factions contraires. Ces
mécontens offrirent au roi de Prusse de faire
une confédération contre les Czartorinskyjles
Potocky, ou proprem.ent contre Auguste III.
Ç'auroit été le moyen de susciter bien des em-
barras au roi de Pologne; mais le roi de Prusse
qui 5 loin de vouloir attiser le feu de la guerre,
désiroitde l'éteindre, eut assez dem^odération
pour conseiller à ces palatins de ne point trou-
bler la tranquillité de leur patrie ; il fit même
offrira ce prince qui l'avoitsi vivement offen-
sé 5 et qui vouloit retourner en Saxe , toutes les
sûretés qu'il pouvoit souhaiter pour son passa-
ge par la Silésie. Les refus d'Auguste III ne se
ressentirent pas de la politesse quirégnoit au-
CHAPITRE XL iSg
trefois à sa cour, il prit le chemin de la Mora-
vie, province dont il méditoit la conquête en .
174Q.Il s'aboucha avec l'Empereur àOlmutz,
d'où il poursuivit son chemin par Prague pour
se rendre àDresde. '^''''^ et son épouse se rendi-
rent à Vienne, où ils recueillirent les fruits de
leur politique.
Dés que '^ '^'^fut de retour à Dresde , il expé-
dia son premier commis, son homme de con-
fiance, un certain Saiil, à la cour de Vienne ,
pour régler avec Bartenstein, m.inistre de la
Reine , le partage de la Silésie. Ce fut un article
secret, qu'on ajouta au traité de Varsovie. On
promettoit au roi de Pologne la principauté
de Glogau et celle de Sagan; il s'engageoit à
faire agir offensivement ses troupes en Silésie,
à renoncer à ses prétentions à la couronne im-
périale et à donner sa voix au grand duc de
Toscane; il offroit de plus de porter son corps
d'auxiliaires à 3o,ooo hommes. On diffère sur
les avantages que la reine de Hongrie promit
au roi de Pologne; quelques personnes préten-
dent que la cour de Vienne se chargea simple-
ment d'avoir soin de ses intérêts à la pacifica-
tion générale 5 et qu'elle promit au comte ^'zt
l6o HISTOÎIIE DE MON TEMPSJ
la p'rincîpauté de Teschen avec la dignité de
prince de l'empire. Quoi qu'il en soit, il n'est
pas naturel que le Roi ait été séduit par ces der-«
nières conditions : la vraisemblance donne du
poids au partap'e de la Silésie stipulé par le
traité j et ce qui augmente les apparences ,
c'est que le comte de St Séverin, qui étoitpour
lors ambassadeur de France en Pologne, crut
avoir découvert cette particularité, dont 1^
bruit étoit assez généralement répandu.
Tant de traités entre la cour de Vienne et
celle de Dresde augmentvoient les ombragés
que la Prusse endevoitprendre. Le temps d'ou-
frirla campagne approchoit. Cagnoni, chargé
des affaires de la Prusse à Dresde, reçut ordre
de faire expliquer le comte de '^''-'^ sur l'usage
auquel il destinoit les troupes saxonnes qiri
étoient en Bohème, et en un mot de tirer de
lui une déclaration cathégorique, si ces troupes
attaqueroient les provinces de la domination
prussienne ou non. ^^^ battit la campagne
et crut dissimuler ses intentions , qui étoient
connues à toute l'Europe. Ces deux cours
étoient en ces termes, lorsque la France fit pro-
poser au Roi dç mettre la couronne impériale
sur'
CHAPITRE XI. . 161
sur la tête d'un ennemi qui l'avoit si griéve^
ment offensé. Si ce prince n'avoit consulté
que son ressentiment , il auroit rejeté bien
loin une semblable proposition. Il prit un
parti plus modéré: La saine politique deman-
doit qu'il employât tous les moyens possibles
de désunir deux cours qui s'étoient liguées
contre lui : au cas que le titre d'empereur
flattât le roi de Pologne, ses prétentions et
celles de la reine de Hongrie dévoient les
rendre irréconciliables • alors le Roi avoit
beau jeu, car en s'accommodant avec la mai-
son d'Autriche, il pouvoit frustrer Auguste du
trône qu'il briguoit. Mais ce qui rendoit ce
projet de la France impossible dans l'exécu-
tion, c'est que la couronne impériale et celle
de Pologne ne pouvant pas se réunir sur la
même tête , il auroit fallu préalablement
qu'Auguste abdiquât celle de Pologne, ce qui
ne lui étoit pas permis selon les lois de ce
royaume. Le roi de Prusse ne fit donc point
le difficile, se prêtant à tout ce c[ue la France
cxigeoit de lui pour travailler conjointement
avec elle à ce projet chimérique. Mr le cheva-
lier de Court avoit été chargé de cette négo-
Tome IL L
l62 HISTOIRE DE MON TEMPS.
dation à Berlin : il s'étoit attendu à trouver de
la part du Roi plus de résistance à consentir à
Télévation de son ennemi, et il regarda son
consentement comme une marque de la con-
descendance de ce prince pour sa cour.
Mais le Roi n'eut pas lieu d'être aussi satis-
fait des plans que ce ministre proposoit pour
ia campagne prochaine. Malgré ses paroles
emmiellées , on s'appercevoit que le dessein de
ia France n'étoit point de faire des efforts en
faveur de ses alliés. On ne vouloit prendre
aucun arrangement pour les subsistances de
l'armée de Bavière; on vouloit différer le plus
eue Tonpourroit l'ouverture de la campagne.
Les Allemands dévoient assiéger Passau, les
François Ingolstadt, et personne ne pensoit
aux entreprises que les Autrichiens pouvoient
tenter dans cet intervalle. L'armée de Mr de
Maillebois s'étoit retirée de la Lahn derrière
le Mein; les François vouloient la renforcer
et la laisser dan? l'inaction. Les principales
forces de cette monarchie dévoient se porter
en Flandre, où Louis XV avoit résolu de faire
une seconde campagne; et la diversion dans
le pays de Hanovre, stipulée par le traité de
CHAPITRE XL l63
Versailles , fut absolument rejetée alors par
le ministère. Après que le Roi eut épuisé
toutes les raisons qui auroient pu faire changer
de sentiment le ministre de France, il dressa
ime espèce de mémoire , qu'il envoya à
Louis XV , dans lequel les opérations militai-
res des armées étoient adaptées aux vues poli-
tiques des deux cours, et leurs mouvemens
compassés d'après la situation actuelle où elles
se trouvoient, d'après les conjonctures présen-
tes, et la possibilité de Tcxécution. Il y étoit
proposé de porter l'armée de Maillebois au delà
de la Lahn entre la Franconie, la Westphalie
et le bas Rhin, ahn de brider l'électeur de
Hanovre par ce voisinage et de l'empêcher
d'envoyer des secours en Bohème pour favo-
riser l'élection du grand Duc. Cette armée
servoit de plus à tenir tous ces cercles en res-
pect, de même qu'à protéger rélecteur Pala-
tin, le landgrave de Hesss et tous les alliés du
défunt Empereur. Quand même ce moyen
n'auroit pas été suffisant pour exclure entière-
ment le grand Duc du trône impérial, il ren-
doit toujours les François maîtres de traîner
en longueur cette élection , et qui gagne du
L 2
164 HISTOIRE DE MON TEMPS.
temps atout gagné. Le Roi insistoit également
pour qu'on pourvût l'armée de Bavière de
subsistances, ainsi que d'un bon général, et
qu'elle s'assemblât aussitôt que les Autrichiens
commenceroient à remuer dans leurs quar-
tiers , afin que les Prussiens et les B§,varois
fissent leurs efforts en même - temps contre
leurs communs ennemis. Il avertissoit aussi ses
alliés que la campagne de 1744 l'ayant fait
revenir de la maxime de poursuivre avec
ardeur sa pointe, il ne s'enfonceroit plus dans
le pays de la Reine, qu'autant qu'il pourroit
être suivi de ses subsistances ; qu'ayant les
Autrichiens et les Saxons sur les bras, éxant
de plus mei>acé des Russes, il avoit besoin de
redoubler de prudence, et que si les François
neprenoient pas de bonnes mesures pour tra-
verser l'élection impériale , il se trouveroit
nécessité à faire sa paix avec la reine de Hon-
grie. Les François envoyèrent sur cela Mr de
Valori à Dresde , pour persuader au roi de
Pologne de briguer le trône impérial; mais le
traité de Varsovie, l'ascendant des Russes à
cette cour, et les guinées angloises lioient les
ïnains aux Saxons.
C H AP IT H E XL l65,
Ce prélude conftrmoit la cour de Berlin,
dans l'opinion que le grand Duc deviendroit
empereur 5 que l'armée des alliés seroit mal-
heureuse en Bavière, que les François n'au-
roient à coeur que leur campagne de Flandre
et que leurs alliés feroient sagement de penser
à eux-mêmes. Il auroit été à souhaiter qu'on
eût pu parvenir à pacifier tous ces troubles ,
afin de prévenir une effusion de sang inutile;
mais les tisons de la discorde jetoient de
nouvelles étincelles sur toute l'Europe, et la
bourse des grandes puissances n'étoient pas
encore épuisée. Les Prussiens entamèrent à
tout hasard une négociation avec les Anglois;
ils se fondoient sur l'espérance de trouver
alors les esprits plus enclins à la paix, et sur
une révolution qui venoit d'arriver dans le
ministère anglois. Depuis que le lordCarteret
avoit fait le traité de Worms, la nation angloi-
se avoit changé de dispositions à son égard. On
lui reprochoit d'être emporté et fougueux, et
d'outrer tout par un efiet de sa vivacité. Un
mécontentement général obligea le Roi à ren-
voyer un ministre qui étoit entré dans toutes
ses vues, et qui couvroit sous l'apparence de?
L 3
l66 HISTOIRE D îr M O N T EM P 3.
l'intérêt national tduslespas que George faisoit
en faveur de son électorat: ce prince eut la
mortification de ne pas pouvoir disposer des
sceaux, et fut obligé de les remettre au duc
de Newcastle. Le lord Harrington devint mi-
nistre ; le peuple appela ce nouveau conseil
la faction des Pelhams, parce que ceux c[ui le
composoient , étoient de cette famille. Ces
nouveaux ministres écartèrent toutes les créa-
tures de Carteret ; mais ils ne pouvoient
rompre les traités qu'il avoit conclus , ni
changer subitement le mouvement impulsif
qu'il avoit donné aux affaires générales de
l'Europe. Carteret étoit faux , sans garder les
ménagemens que les caractères les plus mal-
honnêtes emploient pour déguiser leurs vices.
Harrington avoit la réputation d'homme de
probité; plus timide que son prédécesseur, il
réparoit ce défaut par toutes les qualités d'une
ame bien néev Prévenu par le caractère per-
sonnel du ministre , on tenta par son moyen
de trouver quelque acheminement à la paix
générale. Voici quelques idées esquissées qu'on
lui communiqua: On pourvoira Don Philippe
d'un établissement en Italie; la France Q;ardera
CHAPITRE XL 167
^e ses conquêtes, Ypres et Fumes j, moyen-
nant quoi l'Espagne prolongera pour ao
années, ou plus, la contrebande des Anglois*
tous les alliés reconnoîtront empereur le
grand duc de Toscane ; la Prusse demeurera
en possession de la Silésie selon la teneur du
traité de Breslau. Les ministres anglois décli-
o
nèrent la négociation sur ces articles ; c'est que
le Roi désiroit la continuation de la guerre,
et qu'il contrecarra toutes les mesures des
Pelhams pour la terminer. La cause de ces
refus obstinés fut enfin découverte à la Haye.
Le plus beau génie et en même-temps l'hom-
me le plus éloquent de l'Angleterre , le lord
Chesterfield, étoit alors ambassadeur en Hol-
lande; il ne cacha point au comte de Podé»-
'wiîs, ministre de Prusse auprès des états q;éné-
raux, que le traité de A'^arsovie mettoit des
entraves à la bonne volonté des Pelhams, que
par conséquent le roi de Prusse ne pouvoit
point se flatter de réussir par des négociations,
mais devoit s'opposer vigoureusement aux
desseins de ses ennemis, qui tramoient sa perte.
Cela n'empêcha pas que les fréquentes insi-
nuations du ministre prussien à Londres ne
L 4
l68 HISTOIHE DE MON TEMPS.
conciliassent entièrement au roi de Prusse
l'affection du nouveau ministère, qui fit assu-
rer ce prince qu'il n'attendoit que les occasions
pour le servir. Le conseil de mylord Chester-
field étoit le meilleur qu'on pût suivre.
On continua de négocier, mais l'attention
principale du Roi se tourna sur tous les objets
qui pouvoient lui assurer d'heureux succès
pour la campagne prochaine. Un des plus
importans , sans doute , étoit de former en
Silésie de gros magasins ; rien ne fut épargné
pour les rendre considérables. On fit des efforts
pour recompléter les troupes. Le soldat étoit
largement entretenu dans les quartiers d'hiver,
la cavalerie étoit remontée et complète j plus
de 6,000,000 furent tirés du trésor pour fournir
à tant de frais; outre cela les états avancèrent
à titre d'emprunt 1,500,000 écus. Toutes ces
sommes furent dépensées pour que le Roi pût
réparer en 1745 les fautes qu'il avoit faites en
Bohème en 1 744. Après avoir mis la dernière
main à ces préparatifs , le Roi partit ''' ) de
Berlin pour se rendre en Silésie.
Il apprit en chemin que l'électeur de Ba-
*) i5 Mars,
CHAPITRE XL iRg
vière avoit signé avec la reine de Hongrie le
traité de Fussen. Voici comment cette paix fut
amenée : Immédiatement après la mort de
l'Empereur , Seckendorf s'étoit déinis du
commandement de l'armée^ mais il en avoit si
mal disposé les quartiers , que ces troupes
étoient toutes éparpillées j le terrain qu'elles
occupoient, étoit trop vaste. Les Autrichiens,
maîtres des places fortes et du cours du Danu-
be, voyoient de quelle importance il étoit pour
eux de finir d'un côté, avant de commencer
leurs opérations d'un autre, et jugèrent par la
position des Bavarois et de leurs alliés qu'ils en
auroient bon marché. Mr de Bathyani prévint
ses ennemis, qui étoient trois fois plus forts
que lui, mais qui ne vouloient se rassembler
qu'à la fin de Mai. A la tête de 1 2,000 hommes,
qui faisoient toutes ses forces, il paroît entre
Braunau et Scharding, fond sur les quartiers
dispersés des alliés et leur prend Pfarrkirchen,
Wilshofen etLandshut, avec le peu de maga-
sins que les Bavarois y avoient amassés , en
même-temps qu'un autre détachement d'Au-
trichiens passe le Danube à Deckendorff,
coupe les Hessois des Bavarois, les obliije à
l^O HISTOIRE DE MON TEMPS.
passer ITnn, ensuite à mettre les armes bas, et
chasse les Bavarois fugitifs au delà de Munich.
Lejeune électeur, à peine souverain, est obligé
de quitter sa capitale à l'exemple de son père
et de son grand-pére; il se retire à Augsbourg.
Mr de Ségur, avec les François et les Palatins
qu'il avoit sous son commandement, n'épron-
va pas un sort phis favorable; il fut battu en
se retirant auprès de PfaffenhofeTi ; les Autri-
chiens occupèrent en même-temps le pont du
Khin, ce qui le mit dans la nécessité de gagner
Donawert avant l'ertnemi. Tandis que les
Bavarois , fuyant comme un troupeau sans
berger, se sauvoient à Friedberg, Seckendorf
reparut à la cour del'électeur de Bavière, dans
ce bouleversement total , non point comme un
Iiéros qui trouve des ressources dans son génie
lorsque le vil peuple désespère, mais comme
une créature de la cour de Vienne et avec
l'intention de séduire un jeune prince sans
expérience et accablé de malheurs. Les Fran-
çois avoient déjà , dés la campagne précé-
dente, soupçonné ce maréchal de s'être laissé
corrompre, parce qu'en Alsace il n'avoit pas
agi contre les Autrichiens conformément à ce
CHAPITRE XI. 171
qu'on devoit attendre de lui : on i'avoit trouvé
sans énergie lorsqu'il attaquoit l'ennemi , et
mou dans la poursuite lorsqu'il pouvoit le
détruire. On l'accusoit d'avoir exprès séparé
les quartiers des alliés, pour les livrer , pieds
tt poings liés , à leurs ennemis. On avançoit
même qu il avoit reçu de la reine de Hongrie
3oo,ooo florins des arrérages qui lui étoient
dûs par l'empereur Charles VI, pour décider
l'électevu' de Bavière à faire sa paix. Il y a
apparence que la cour de Vienne lui avoit fait
entrevoir des avantages; on pouvoit lui avoir
promis cette somme ; mais alors la cour de
Vienne n'étoit guère en état de l'acquitter.
Ce qui dépose le plus contre lui, ce sont les
mouvemens qu'il se donna pour accélérer ce
traité de Fussen. Il produisit de fausses pièces
au jeune électeur ; il lui montra des lettres
supposées du roi de Prusse , dans lesquelles
celui-ci lui faisoit part de la paix qu'il alloit
conclure avec la reine de Hongrie; il releva
des avantages imaginaires que les armes de
cette princesse avoient remportés en Flandre
et en Italie; enfui il le conjura de terminer ses
diflérens avec elle, pour éviter sa ruine totale.
172 HISTOIRE BE MON TEMPS.
L'électeur, jeune et sans expérience, se laissa
entraîner par les créatures de la cour de
Vienne , dont Seckendorf l'avoit environné.
L'Empereur son père lui avoit dit en mourant :
„ N'oubliez jamais les services que le roi de
„ France et le roi de Prusse vous ont rendus,
,, et ne les payez pas d'ingratitude. „ Ces pa-
roles, qu'il avoit dans l'esprit, rendirent un
moment sa plume immobile entre ses doigts»
mais l'abyme où il se trouvoit, les impostures
de Seckendorf et l'espérance d'une meilleure
fortune, le déterminèrent à signer le traité de
Fussen le Q2 d'Avril de l'année 1745. Par ce
traité , la reine de Hongrie renonça à tout
dédommagement et promit de rétablir l'élec-
teur dans la possession entière de ses états- de
son côté l'électeur renonça pour lui et pour sa
postérité à toutes les prétentions que la mai-
son de Bavière avoit aux états de la maison
d'Autriche : il adhéra à l'activité de la voix de
Bohème et engagea la sienne pour l'élection
du grand Duc à la dignité impériale; il promit
de plus de renvoyer ses auxiliaires , à condition
qu'ils ne seroient point inquiétés dans leur
retraite , et que la reine de Hongrie s'engageroit
CHAPITRE XI. ïyS
à ne plus tirer de contributions de la Bavière.
Ces derniers articles furent si mal observés
par les Autrichiens , qu'ils désarmèrent les
Hessois et les menèrent comme prisonniers en
Hongrie, et que sous prétejcte d'arrérages, ils
tirèrent encore de grosses contributions de la
Bavière. C'est ainsi que finit la ligue de P'ranc-
fort, et que les Autrichiens firent voir que
lorsqu'ils sont soutenus par la prospérité, rien
n'est plus dur que le joug qu'ils imposent.
Mais quel spectacle plus instructif pour les
hisognosi dl gloria , et pour les politiques qui
se flattent de déterminer les futurs contin-^
gens, que le résumé de ce qui arriva au com-
mencement de cette année ? L'Empereur
décède , son fils fait la paix avec la reine do
Hongrie, le grand duc de Toscane va devenir
empereur, le traité de Varsovie ligue la moi-
tié de l'Europe contre la Prusse , l'argent
prussien retient la Russie dans l'inaction ,
l'Angleterre commence à pencher pour la
Prusse. Le Roi avoit bien pris ses mesures pour
.se défendre; c'étoit donc de la campagne qui
alloit s'ouvrir, qu'alloient dépendre la repu-:
tation et la fortune des Prussiens.
174 HISTOIRE DE MON TEMPS.
CHAPITRE XIL
Campagne d Italie. Campagne de Flan-
dre. Ce qui se passa sur le Rhin.
Evénemens qui précédèrent les opéra-
tions de l'année 1745.
J_ oiir ne point interrompre dans la suite le
fil de notre narration, nous croyons qu'il est à
propos de rapporter en abrégé ce qui se passa
en Italie, en Flandre et sur le Rhin, avant que
d'en venir aux opérations des troupes prussien-
nes en Silésie. Il faut se rappeler que Mr de
Gages avoit pris son quartier àTerny, et qu'il
établit ses Espagnols et ses Napolitains des deux
côtés du Tibre. Mr de Lobkowitz avoit son
quartier à Imola^ l'armée d^ Don Philippe étoi t
en partie en Savoie et en partie dans le comté
de Nice. Les Espagnols ouvrirent la campagne
par la' prise d'Oneglia. L'armée françoise et
espagnole s'assembla aux environs de Nice. Le
prince de Lobkowitz s'avança alors jusqu'à
Césène; Mr de Gages marcha à lui, le battit le
3i Mars auprès de Rimini, lui prit 700 prison-
CHAPITRE XII. 175
niers , le poursuivit jusqu'à Lugo : le prince
Lobkowitz se retira de là par Boulogne, passa
le Panaro et se post-a à Campo Santo. Mr de
Gages passa presque en même-temps le Panaro
auprès de Modène, et s'avança sur les bords de
laTrébie, d'où il s'ouvrit une communication
avec l'infant par l'état de Gènes. Mr de Lob-
kowitz marcha à Parme, où il assembla i5,ooo
hommes , dans Tespérance d'empêcher la
jonction des deux armées^ mais Mr de Gages
passa l'Apennin et la rivière de Magra, sans
s'embarrasser des troupes qui harceloient son
arriére-garde, il déftla sous les murs de Gènes
et gagna la vallée de Polsevero ; ce qui engagea
les Autrichiens à se porter sur Tortone. Don
Philippe et Maillebois quittèrent les environs
de Nice le 1 de Juin, marchèrent le long de
la mer en remontant la rivière de Gènes, et
continuèrent leur route, sans s'inquiéter de 12
vaisseaux de guerre anglois qui leur lâchèrent
de grandes bordées de canon à leur passage ,
et leur tuèrent quelque monde. Les Espagnols
éprouvèrent alors à la fois les efiets de la bonne
et de la mauvaise fortune. Les Piémontois
furent assez rusés pour leur brûler huit maga-
176 HîSTOIE,E DE MON TEMPS.
sins aux environs de Ventimiglia , dans ce
temps même les Génois se, déclarèrent contre
le roi de Sar daigne et joignirent leurs trou-
pes, consistant en 10,000 hommes, à celles
de l'infant. Les Autrichiens, qui ne connois-
soient ni le mérite ni le prix des bons géné-
raux , avoient renvoyé le maréchal Traun ,
qui s'étoit surpassé l'année précédente, tant
en Alsace qu'en Bohème : ils choisirent le
prince Lobkowitz, pour le placer à côté du
prince de Lorraine. Lobkowitz fut donc rap-
pelé d'Italie, et le comte de Schulenbourgprit
son poste jusqu'à l'arrivée du prince de Lich-
tenstein, auquel la cour avoit déféré le com-
mandement de son armée d'Italie. Schulen-
bouro; ne fut pas dIus heureux contre Mr de
Gages que ne l'avoit été son prédécesseur, tant
le génie de cet espagnol avoit d'ascendant sur
celui des généraux autrichiens. De Gages
poussa son nouvel adversaire de Novi jusqu'à
Rivalta , tandis que Don Philippe pénétra dans
le Montferratpar Cairo, s'empara d'Aqui, et se
joignit avec l'armée napolitaine et espagnole
à Asti. Schulenbourg passa le Tanaro et se
posta au confluent de cette rivière dans le Pô
auprès
CHAPITRE XII. 177
auprès du bourg nommé Bassignano. L'Infant
saisit cette occasion^ il fit investir Tortone et
marcha aux Autrichiens, qui se retirèrent au
delà du Pô, brûlant et détruisant derrière eux
tous leurs ponts. Tortone avec sa citadelle se
rendit aux Espagnols. Un secours de 8000
espagnols et napolitains arriva de la Romagne
sous les ordres du duc de la Vieuxville , passa
par le grand-duché de Florence, prit Plai-
sance et sa citadelle, et contraignit les Au-
trichiens à quitter le territoire de Parme. De
Gages passe aussitôt le Pô à Parpanasso , tandis
que l'Infant quitte Alexandrie, franchit le Ta-
naro, attaque les Autrichiens le 27 Septembre
à Bassignano et remporte la victoire j il met le
siège devant Alexandrie, qui se soumet à la
citadelle prés. Valence , Vigevano et beaucoup
d'autres villes que nous supprimons, reçurent
la loi du vainqueur. Dans ces conjonctures
arrive le prince de Lichtenstein, pour prendre
le commandement d'une armée battue, aftoi-
blie et découragée. Il ne s'agit point d'exami-
ner si la cour de Vienne auroit pu faire un
choix de généraux différent 3 il est toujours sûr
que celui-ci ne porta aucun remède au delà-
Tome IL M
178 HISTOIRE DE MON TEMPS.
brement des affaires : personne ne s'oppo5a aux
progrés des vainqueurs 5 ils prirent Casai, Asti
et Lodi au roi de Sardaigne. L'înfant entra
victorieux dans Milan et bloqua avec 18,000
hommes la citadelle de cette ville. Les Espa-
gnols étoient donc à la fin de cette campagne
maîtres de presque toute la Lombar die, à l'ex-
ception de Turin , de Mantoue et de quelques
citadelles qu'ils tenoient bloquées. Ces succès
rapides étoient dûs au génie de Mr de Gages
et en partie au secours des Génois. La pros^
périté, comme nous l'avons dit 5 est confian-
te; elle assoupit ces vainqueurs de l'Italie à
Tombre de leurs lauriers. Il étoit indispensa-
ble, pour assurer leurs quartiers, qu'ils possé-
dassent les citadelles de Milan et d'Alexandrie :
un peu d'activité auroit suffi pour les en rendre
maîtres 3 mais ils manquèrent d'haleine, lors-
qu'il ne leur restoit que quelques pas à faire
pour remporter le prix de leur course.
Les armes des Bourbons prospérèrent cette
année en Flandre comme en Italie. Louis XV
s' étoit mis à la tête de son armée de Flandre,
composée de 80,000 hommes. Le maréchal
de Saxe commandoit sous lui. A l'ouverture
CHAPlTilE XI L 17g
de la campagne les François firent de fausses dé-
monstrations sur diiiérentesplaces, et ils inve-
stirent subitement Tournay. Cette ville, une
des principales places de la barrière, étoit dé-
fendue par une garnison de 9000 hollandois:
la bonté de ses ouvrages, et la force delà cita-
delle, que Vaubanavoit construite, préparoit
aux assiégeans bien des obstacles et des difficul-
tés à surmonter. Les alliés, sous le commande-
ment du duc de Cumberland et du maréchal
Koenigseck n'avoient que 5o,ooo hommes à
opposer aux forces des François j ils s'avancè-
rent cependant du côté de Tournay et vinrent
camper dans les plaines d'Anderlech. Ce voi-
sinage n'empêcha pas les François d'ouvrir la
tranchée le 1 de Mai. Les alliés sentant de quelle
importance il étoit pour eux de sauver Tour-
nay, résolurent de tout hasarder pour obliger
Louis XV à lever ce siège. Du côté du sud ,
en remontant la rive droite de l'Escaut, est
situé le village de Fontenoy , lieu jusqu'alors
obscur, mais qui est devenu célèbre par l'évé-
nement qui porte son nom. Ce fut dans cette
contrée que le maréchal de Saxe choisit un ter-
rain qu'il crut assez avantageux pour renverser
M 2
150 HIST01B.E DE MON TEMPS.
les projets du duc de Cumberland en s'y pré-
sentant. Il ne laissa au siège qu'un nombre suffi-
sant de troupes pour le continuer: il appuya
sa droite à l'Escaut, garnit d'infanterie et de
canons le village d'Antoing situé au bord de
cette rivière, forma ses deux lignes d'infante-
rie en potence vers le mont de la Trinité , qui
se trouvoit à l'extrémité de sa gauche, sa cava-
lerie rangée derrière son infanterie faisoit sa
troisième ligne; de plus, le village d'Antoing
étoit flanqué d'une batterie qui s'élevoit sur
l'autre rive de l'Escaut; trois redoutes lardées
d'infanterie et de canon couvroient son front
de bataille; vers la gauche de son armée ré-
gnoit un bois où les François firent des abattis
pour le rendre impraticable. Le 1 1 de Mai , dés
l'aube du jour, l'armée des alliés déboucha du
bois de Bary et se forma dans la plaine sur deux
lignes vis-à-vis de l'armée françoise. La gauche
des alliés engagea l'affaire. Les troupes holîan-
doises dévoient attaquer les villages de Fonte-
noy et d'Antoing; elles s'y portèrent molle-
ment et furent deux fois de suite vigoureuse-
ment repoussées par les François. Alors les
Anglois détachèrent quelques brigades poui'
CHAPITRE XI I. 181
s'emparer des redoutes qui couvroient le front
de l'armée Françoise. Le général qui fut char^/é
de cette commission, la trouva peut-être dan-
gereuse et ne l'exécuta pas. Mr deKoenigseck,
jugeant qu'il perdoit du monde en détail et
qu'il n'avançoit pas, voidut brusquer TaiTaire.
Il attaqua l'armée Françoise, en laissant les vil-
lages et les redoutes derrière lui. Si ce projet
lui avoit réussi, tout ce qu'il y avoit de Fran-
çois enfermés dans ces postes auroit été fait
prisonnier après la victoire, ce qui auroit rendu
cette bataille le pendant de la fameuse bataille
de Hoeclistaedt; mais l'événement ne répon-
dit pas à son attente, Mr de Koenigseck forma
deux lignes d'infanterie vis-à-vis de la trouée
qui est entre Antoing et le bois de Bary ; eu
avançant il reçut le feu croisé qui partoit du
village et des redoutes; ses flancs en souffrirent
et se rétrécirent; son centre, qui en soufîroit
moins, continuoit d'avancer, et comme ses ailes
sereplioienten arrière,soncorps'prit une forme
triangulaire, qui par la continuation du mou-
vement du centre et par la confusion se chan--
gea en colonne. Ce corps, tout informe qu'il
étoit, attaqua et renversa les gardes françoises^
M 3^
lS2 HISTOIRE DE MON TEMPS.
perça les deux lignes et auroit peut-être rem-
porté une victoire complète, si les généraux
des alliés avoient mieux su profiter de la con-
fusion où étoient leurs ennemis. Ils avoient
ouvert le centre de l'armée françoise; il étoit
aisé de séparer leurs colonnes en deux, et par
un à droit et un à gauche ils prenoient en flanc
toute l'infanterie qui leur restoit opposée; ils
auroient dû en même-temps faire avancer la
cavalerie pour soutenir leurs colonnes ainsi
divisées; il est probable que c'en auroit été
fait des François, si les alliés avoient suivi ces
idées. Mais dans le temps que ceux-ci vouloient
remédier à leur propre confusion, le maréchal
de Saxe les fit attaquer par la maison du Roi
et par les ïrlandois qu'il avoit mis en réserve,
et il fortifia cette attaque par les décharges de
quelques batteries formées à la hâte. Les Anglois
se virent ainsi assaillis à leur tour; on les pressa
de tous côtés, en front comme sur leurs flancs:
après une vigoureuse résistance ils plièrent, se
rompirent, et les François les poursuivirent
jusqu'au bois de Bary, Selon l'opinion com-
mune cette bataille coûta aux alliés i o, ooo hom-
mes , quelques canons , et une partie de leur
CHAPITRE XI I. l83
bagage. Ils se retirèrent par Leuse sous le
canon d'Ath au camp de Lessines , abandon-
nant aux François et le champ de bataille et
la ville de Tournay. Louis XV et le Dauphin
se trouvèrent en personne à cette action. On
les avoit placés auprès d'un moulin à vent qui
ëtoit en arriére; depuis, les soldats François
n'appeloient leur Roi que Louis du moulin.
Ce qu'il y a de certain , c'est que le lendemain
de cette bataille Louis XV dit au Dauphin en
passant sur le champ de bataille tout ensan-
glanté et couvert de morts: „ Vous voyez ici
„ les victimes immolées aux haines politiques
„ et aux passions de nos ennemis; conservez-
„ en la mémoire 5 pour ne point vous jouer de
„ la vie de vos suj ets , et pour ne pas prodiguer,
„ leur sang dans ^des guerres injustes. „ Le
maréchal de Saxe, que l'hydi'opisie dont il
étoit attaqué n'avoit pas empêché d'agir en
Général, reçut du Roi les éloges les plus flat-
teurs; il sembloit qu'il s'étoit arraché aux bras
de la mort pour vaincre les ennemis de la
Ftance. Le roi de Prusse le félicita sur la aloire
o
dont il venoit de se couvrir, regardant sa vic-
toire comme un engagement qu'il prenoit avec
M 4
l84 HISTOIRE BE MON TEMPS.
le public 5 qui attendoit de plus grandes cho-
ses encore du maréchal de Saxe en santé que
du maréchal de Saxe à l'agonie. L'Europe se vit
inondée de gazettes versiftées, qui annonçoient
ce grand événement; mais il faut avouer qu'en
cette occasion le temple de la Victoire l'em-
porta sur celui des Muses. La prise deTournay
attesta la victoire des François. La garnison,
quis'étoit réfugiée dans la citadelle, se rendit
le ig de Juin. La capitulation fut^ signée à
condition que les 4000 hommes qui l'évacue-
roient, ne feroient aucun service pendant
l'espace de 18 mois contre les François.
Louis XV renforça son armée de Flandre
par un détachement de 20,000 hommes que
lui fournit l'armée du Rhin. Le prince de
Conti en prit le commandement à la place de
Mr de Maillebois , qui servoit en Italie. Un
détachement fait si mal à propos, choque éga-
lement les régies de la guerre et de la politi-
que; mais comme ce qui donna lieu à cette
conduite demande quelque discussion, le lec-
teur trouvera bon, pour son intelligence, que
nous lui en développions les motifs. La France
avoit épuisé tous les ressorts de sa politique
CHAPITRE XII. l85
pour persuader au roi de Pologne d'ambition-
ner le trône impérial. Le j:)eu de succès de ses
intrigues ne l'avoient point rebutée, au con-
traire, elle continuoit à négocier à Dresde.
Le comte de St Séverin, qui a voit bien servi
la France dfins cette cour, s'étoit attiré la haine
du comte de '''••'''% parce que la finesse du saxon
ne s'accommodoit pas de l'esprit clairvoyant
du négociateur françois. '^ ''-'•' fit tant que Mr
de St Séverin fut relevé par le marquis de
Vaugrenant. Celui-ci se crut plus fin que =-•-"'•
réellement ils ne l'étoient ni l'un ni l'autre ;
toutefois dans cette négociation, Vaugrenant
fut la dupe du saxon. ,''''"''*' lui persuada que
pour faire une paix avantageuse avec la reine
de Hongrie, l'unique parti que la France eût
à prendre, étoit de ne point s'opposer à l'é-
lection du grand duc de Toscane, et de tenir
dans l'inaction l'armée que le prince de Conti
commandoit sur le Pthin ; d'autant plus que la
France pouvoit tirer plus d'utilité de ces trou-
pes sur l'Escaut que sur le Mein. Les ministres
de Louis XV donnèrent aveuglément dans ce
piège- ils n'examinèrent ni le peu de sincérité
de ce conseil, ni si le parti qu'on leur propo-
l86 HISTOIRE BE. MON TEMPS.
soit, étoit conforme aux engagemens Qu'ils
avoient pris avec leurs alliés. En affoiblissant
ainsi l'armée du prince de Conti, on le mit
hors d'état de s'opposer aux entreprises de la
cour de Vienne. Le i^rand Duc fut élu mal-
gi'é la France; la paix ne se fit pqint , et l'a-
mour propre du ministère de Versailles lui
interdit jusques aux reproches.
Les troupes tirées de cette armée arrivèrent
en Flandre , lorsqu'après la réduction de la
citadelle de Tournay l'armée françoise en dé-
campoit. Elle se mit en trois corps, dont l'un
se posta à Courtray, le second à St Guislain,
et le troisième à Condé. Mr du Chaila battit
•
un détachement de 5ooo hommes sous les or-
dres du général Mole, que le duc de Cumber-
land avoit fait partir de son armée pour se
jeter dans Gand. Ce petit échec répandit la
terreur dans l'armée des alliés; elle décampa
de Bruxelles; Gand, Brugges et Oudenarde
n étant plus protégées, se rendirent aux Fran-
çois, et cette campagne se termina par la prise
de Nieuport , de Dendermonde, d'Ostende
et d'Ath , après quoi le maréchal de Saxe fit
entrer ses troupes en quartiers d'hiver derrière
CHAPITRE XI I. 187
la Dendre. Cette campagne rendoit aux armes
françoises l'honneur que celle de Bohème leur
avoit fait perdre. Si Louis XIV subjugua plus
de terrain en l'année 1672, il le perdit aussi
vite qu'il l'avoit conquis* au lieu que Louis
XV assura ces possessions et ne perdit rien de
ce qu'il avoit gagné.
I^es Espagnols et les François avoient ou-
vert la campagne en Italie et en Flandre plus
d'un mois avant que les troupes entrassent en
action en Silésie. L'armée prussienne et celle
des Autrichiens n'avoient pris des quartiers
paisibles qu'à la fin de Février , et elles avoient
également besoin de repos pour se remettre
de leurs fatigues. Le Roi pouvoit prévenir ses
ennemis, il ne dépendoit que de lui de fon-
dre sur les quartiers des Autrichiens en Bohê-
me; mais il risquoit plus en s'enfonçant dans
ce royaume qu'en voyant venir l'ennemi.
Cette considération ht qu'il resserra ses quar-
tiers de cantonnement au centre de la Silésie
d'une manière qui l'approchoit également des
gorges des montagnes par où l'ennemi pouvoit
déboucher. Ç'auroit été un projet insensé que
de vouloir disputer quinze ou vingt mille
l88 HISTOIRE DE MON TEMPS.
chemins qui conduisent de la Bohème et de
la Moravie en Silésie dans une étendue de «24.
milles d'Allemagne. Le plus sûr étoit d'atta-
quer le duc de Lorraine au moment qu'il
sortiroit de ces gorges, de le poursuivre en
Bohème, de fourrager le pays à IQ milles à la
ronde le long- des frontières de la Silésie et
o
d'amener à la fin de l'arriére saison les troupes
dans ce duché pour leur procurer des quartiers
tranquilles. Ce projet étoit simple, il étoit
proportionné à ce qu'il étoit possible d'exécu-
ter, il étoit adapté -aux conjonctures- il y
avoit donc tout lieu d'espérer qu'il réussiroit.
L'armée étoit distribuée de façon que 10 ba-
taillons, 10 escadrons et 5oo housards for-
nioient une chaîne depuis la Lusace jusqu'au
comté de Giatz. Les patrouilles alloient vers
Schatzlar, Braunau et Boehmisch-Friedland;
ce corps étoit sous les ordres du lieutenant
général Truchsès. Le général de Lehwald avec
10 bataillons et 5oo housards gardoit le pays
de Glatz, sans compter 3 bataillons qui étoient
en garnison dans la forteresse, dont Mr de
P oucjiiet étoit gouverneur. Lemarprave Char-
les défendoit les frontières de la haute Silésie
CHAPITRE X I L 1 Sg
avec 16 bataillons et QO escadrons. Mr de
Hautcharmoy avec 5 bataillons et 16 esca-
drons occupoit et couvroit la partie de la
haute Silésie située au-delà de l'Oder. Le gros
de l'armée étoit entre Breslau , Brieg , Schvveid-
ïiitz, Glatz et Neisse. Le Roi établit son quar-
tier dans cette dernière ville, il y règnoit une
maladie contagieuse; des charbons donnoient
la mort en peu de jours. Si on avoit dit que
c'étoit la peste, toute communication auroit
été interrompue, ainsi que la livraison des
magasins; et la crainte de cette maladie auroit
été plus funeste pour l'ouverture de la cam-
pagne que tout ce que l'ennemi pouvoit en-
treprendre. On adoucit donc ce nom redou-
table; on appela cette contagion une fièvre
putride, et tout continua d'aller son train or-
dinaire ; tant les mots font plus d'impression
sur les hommes que les choses mêmes. Peu
après l'arrivée du Pvoi, la petite guerre recom-
mença avec beaucoup de vivacité. Les enne-
mis se flattoient qu'en harcelant continuelle-
ment les Prussiens, ils lesconsumeroient à pe-
tit feu; 10 à iQ,ooo hongrois, sous les ordres
d'd vieux maréchal I^terhazi, des généraux
îgO HISTOIRE DE MON TEMPS.
Caroli, Festetisch, Spleni, etGuillani, faisoient
des incursions dans la haute Silésie et péné-
troient le plus avant qu'il leur étoit possible.
Un major Schafstedt , qui étoit détaché avec
200 hommes dans le petit bourg deRosenberg,
fut attaqué par eux. Les ennemis mirent d'a-
bord le feu au bourg; le major fit bonne con-
tenance, mais environné de tous côtés, il ne
put se sauver et obtint une capitulation pour
rejoindre son régiment à Creutzbourg. Il fal-
loit réparer cet affront et rabattre la présom-
ption de ces troupes hongroises nouvellement
levées. Le Roi fit donc des détachemens con-
tr'eux ; il se livra de petites batailles qui ser-
virent de prélude aux actions décisives: et
comme cet ouvrage est destiné à servir de mo-
nument à la valeur et à la gloire des officiers
qui ont si bien mérité de la patrie, nous nous
croyons, par devoir, obligé d'informer la pos-
térité de leurs belles actions, pour l'engager
par ces exemples de magnanimité à les imiter.
Le rare mérite de Mr de Winterfeld le fit
choisir pour présider à cette expédition. On
lui donna 6 bataillons et iQoo housards, avec
lesquels il passa l'Oder à Cosel, tandis que Mr
CHAPITRE XI I. loi
./
de Goltz avec un bataillon et 5oo liousards
passoit la même rivière à Oppeln, pour atta-
quer de concert Esterhazi et ses hongrois.
Winterfeld tomba sur le village de Slowentzit,
où il fit 1 20 prisonniers : il entendit un feu assez
vif sur sa gauche , il s'y porta d'abord; c'étoient
5ooo hongrois qui entouroientle détachement
de Goltz; ils furent attaqués et Winterfeld
remporta un avantage complet sur eux. Spleni
«e sauva avec ses housards, après avoir perdu
3oo hommes et son bagage. Winterfeld ne crut
point en avoir fait assez ; il continua sa pour-
suite et rencontra le lendemain 2000 housards
postés le dos contre un marais; il les jeta dans
ce marais 5 oùlaplupart périrent ou furent pris.
Ces avantages commencèrent à donner aux
housards prussiens un ton de supériorité sur
ceux de la Reine. Le colonel Wartenberg des
housards battit encore un gros d'Insurgens au-
près de Creutzbourg et les dissipa entièrement.
Pendant ce préambule de guerre, le prin-
temps s'avançoit, le mois d'Avril tiroit vers sa
fin ; il étoit temps de rassembler l'armée; elle
entra dans des quartiers de cantonnemens entre
Patskau et Frankenstein. On prépara des che-
192 HISTOIRE DE MON TEMPS.
inins pour 4 colonnes et des- cantonnemens à
Jaegerndorff, àGlatz etàSchweidnitz, comme
étant les lieux vers lesquels l'ennemi devoit dé-
boucher des montagnes. Les magasins que les
Autrichiens avoient formés, les lieux où leurs
troupes réglées commençoient à s'assembler,
dénotoient assez leurs desseins, on compre-
noit que ces Insurgens et ces Hongrois qu'ils
avoient dans la haute Silésie, dévoient donner
le change aux Prussiens, pour les attirer de ce
côté 5 et que leur grande armée pénétreroit en
Silésie par Landshut. Ce projet n'étoit pas ré-
préhensible en lui-même; il ne manqua que
par l'exécution. Si les Prussiens avoient par-
tagé leurs forces pour faire face à l'ennemi de
tous côtés, ils auroient été trop foibles pour
frapper un grand coup sur la grande armée du
prince de Lorraine , et s'ils restoient assemblés,
cette multitude de troupes légères, c^ui ne trou-
voit rien qui l'arrêtât, les auroit affamés à la
longue en leur coupant les vivres. Le plus sûr
parti étoit donc celui de demeurer en for-
ce, mais en même-temps de hâter la fin de
cette crise par l'engagement d'une affaire géné-
rale. Les mesures furent prises pour évacuer
la
T
CHAPITRE XI I. 193
la haute Silésie vers la fin de Mai 5 à l'excep-
tion de la forteresse de Cosel. Les mao;asins de
Troppau et de Jaegerndorff furent transportés
à Neisse : Mr de Rochow couvrit ce convoi
avec iQoo chevaux et un bataillon de grena-
o
diers ; 4000 hongrois, moitié housards, moitié
pandours , l'attaquèrent sans pouvoir l'enta-
mer; la cavalerie y fit la première expérience
de ses nouvelles manoeuvres , et en éprouva
la solidité. Il étoit nécessaire d'inspirer de la
sécurité aux ennemis , pour que leur présomp-
tion les rendît négligens dans l'expédition
qu'ils méditoient. A ce dessein le Roi se servit
d'un homme de Schoenberg , qui étoit un
double espion; il le fit largement payer, après
quoi il lui dit que le plus grand service qu'il
pût lui rendre, -seroit de Tavertir à temps de
la marche du prince de Lorraine, pour pou-
voir se retirer à Breslau, avant que les Autri-
chiens eussent débouché des montagnes: pour
induire encore plus cet espion en erreur, on fit
réparer des chemins qui menoient à Breslau.
L'espion promit tout; il eut nouvelle de ces
chemins, et s'empressa de rejoindre le prince
de Lorraine , pour lui apprendre que tout le
Tome IL N
194 HISTOIRE DE MON TEMPS.
inonde s'en alloit et qu'il ne trouveroit plus
d'ennemis à combattre. Comme Laiidshut
devenoit alors l'objet principal de l'attention,
le Roi détacha le général Winterfeld, pour
observer de ce poste les mouvemens des Au-
trichiens 'y on lui donna quelques bataillons et
Q régimens de housards de Rusch et de Broni-
kowsky : il ne tarda pas à se signaler j il défit
auprès de Hirschberg 800 hongrois, comman-
dés par un partisan , nommé Putaschitz, et fit
3oo prisonniers. Nadasti , pour venger cet
affront fait à la nation hongroise, marcha à la
tête de 7000 hommes, dans le dessein d'atta-
quer auprès de Landshut Winterfeld , qui
n'avoit que 2400 hommes sous lui. Après un
combat de quatre heures , l'infanterie hon-
groise fut totalement battue • et dans le
moment que Nadasti se disposoit à faire sa
retraite, arrive le général Still à la tête de 10
escadrons du vieux Moellendorff 5 il fond sur
les ennemis , et les Hongrois sont défaits et
ramenés battant jusqu'aux frontières de la
Bohème. Les Autrichiens perdirent 600 hom-
mes à cette affaire, avec quelques-uns de leurs
principaux officiers blessés , qui furent pris.
CHAPITRE XI L igS
On sut des prisonniers que Mr de Nadasti
avoit ordj'e de prendre poste à Landshut , et
que s'il avoit réussi , le prince de Lorraine
l'auroit suivi infailliblement. Tant de capacité
et une conduite si sage valurent à Mr de
o
Winterfeld le caractère de maj or général. II
n'y avoit plus un moment à perdre pour rap-
peler le margrave Charles de la haute Silésie.
La milice hongroise avoit profité de la levée
des quartiers pour infester de partis toute la
haute Silésie : 6000 housards voltigeoient entre
JaegerndorfF et Neustadt , dans l'intention
d'empêcher la communication du margrave
Charles avec l'armée. Pour lui faire tenir l'or-
dre de se retirer sur Neisse , le Roi lui détacha
les housards de Ziethen , qui se firent jour^
l'épée à la main, à travei^s les Hongrois et lui
rendirent sa lettre. Le margrave se mit en
marche le qq de Mai 5 les troupes qu'il com^
mandoit , faisoient environ 12,000 hommes.
Les ennemis , qui prévoyoient sa retraite ^
s'étoient renforcés, jusqu'au nombre de 20,000
hommes , d'un ramas de nations barbares , et
de quelques troupes réglées qui leur étoient
yenues de Moravie : ils occupèrent la veille
N a
îgS HISTOIRE DE MON TEMPS.
toutes les hauteurs qui étoient sur le chemin
du margrave et y établirent trois batteries qui
tiroient en écharpe , dont les troupes prussien-
nes furent fort incommodées dans leur marche.
Le margrave, sans s'embarrasser des obstacles
que l'ennemi lui opposoit, s'empara des hau-
teurs voisines et des déhlés les plus considéra-
bles avec quelques bataillons j et au débouché
des gorges, il forma les régimens de Gésier et
de Louis cavalerie, qui tombèrent avec toute
l'impétuosité possible sur le régiment d'Ogilvi,
en taillèrent en pièces la plus grande partie,
puis fondirent sur celui d'Esterhazi , qui fai-
soit la seconde ligne , le passèrent au fil de
l'épée ; et après s'être ralliés, attaquèrent les
dragons de Gotha, qui dévoient soutenir cette
infanterie autrichienne, les mirent en déroute «
et firent un grand massacre des fuyards. Les
ennemis laissèrent plus de 800 morts sur la
place; leurs troupes irréguliéres, qui étoient
spectatrices de ce combat, ayant vu le triste
sort des troupes réglées, s'enfuirent dans le
bois en jetant des cris affreux. Le margrave
donna dans cette journée des marques de
valeur dignes du sang de son grand - père ^
CHAPITKE XII. 197
l'électeur Frédéric Guillaume. Le général de
Schwérin , en chargeant à la tête de cette
cavalerie qui défit tout de suite trois corps
différens , s'acquit une réputation d'autant
plus éclatante, qu'elle servit d'époque à celle
de la cavalerie prussienne. C'est une chose
étonnante que la promptitude avec laquelle
l'audace ou la terreur se communique à la
multitude. L'année 1741 la cavalerie des Prus-
siens étoit le corps le plus lourd, et en même-
temps le moins animé qu'il y eût dans les
armées européendies ; en l'exerçant , en lui
donnant de l'adresse , de la vivacité et de la
confiance dans ses propres forces, il en fit l'es-
sai; il réussit et devint audacieux. Les peines,
les récompenses , le blâme et la louange ,
employés à propos , changent l'esprit des
hommes et leur inspirent des sentimens dont
on les auroit crus peu susceptibles dans l'état
abruti de leur nature; joignez à cela quelques
grands exemples de valeur qui les frappent,
ct)mme celui que nous venons de rapporter :
alors l'émulation gagne les esprits , l'un veut
l'emporter sur l'autre , et des hommes ordi-
naires deviennent des héros. Les talens sont
N 3
igS HISTOIRE DE MON TEMPS.
souvent engourdis par une espèce de létliar^
gie; des secousses fortes les réveillent, et ils
s'évertuent et se développent. Le mérite estimé
et récompensé excite l'amour propre de ceux
qui en sont les témoins. Dans l'ancienne Rome
les couronnes civiques et murales , et surtout
les triomphes , aiguillonnoient ceux qui pou-r
voient y prétendre. Il étoit donc nécessaire
d'exalter dans l'armée la glorieuse action de
JaegerndorfF. Le margrave, le général Seîiwé-
rin et ceux qui s'y étoient signalés , furent
reçus comme en triomphe- la cavalerie atten-
doit avec impatience l'occasion d'égaler ,
même de surpasser ces héros , tous brûloient
de l'ardeur de combattre et de vaincre. Sous
ces heureux auspices toute l'armée fut rassem-
blée le q8 de Mai dans le camp de Franken-
stein, à l'exception des troupes qui gardoient
les places, et d'un corps de 6 bataillons et de
ço escadrons avec lesquels Mr de Hautchar-
moy faisoit face à Esterhazi , pouvant se retirer
dans les forteresses de Cosel , de Bries et de
Neisse , au cas que la supériorité de l'ennenii
l'y forçât,
CHAPITRE XIII.
199
CHAPITRE XIII.
Bataille de Friedberg. Marche en Bo-'
hème ; ce qui sy passa. Bataille de
Soit, Retour des troupes en Silésie.
JLja situation du Roi étoit toujours critique.
La politique lui présentoit des abymes , la
guerre des hasards, et les finarrces un épuise-
ment de ressources presque total. C'est dans
ces occasions où l'ame doit déployer sa force,
pour envisager d'un oeil ferme les dangers qui
l'entourent; où il ne faut point se laisser trou-
bler par les fantômes de l'avenir, et se servir
de tous les moyens possibles ou imaginables de
prévenir sa ruine , lorsqu'il en est encore
temps i surtout ne pas s'écarter des prin-
cipes fondamentaux sur lesquels on a établi
son système militaire et politique. Le projet
de campagne du Roi étoit réglé; cependant,
pour ne rien négliger, il s'adressa à ses alliés. IL
employa, dans cette négociation, tout le feu
imaginable , afin d'essayer d'en tirer des se-
cours. La France étoit la seule puissance dont
N 4
200 HISTOIRE DE MON TEMPS;
vil pût attendre quelque chose. Le Roi lui fit
représenter l'impossibilité où il se trouvoit de
soutenir long-temps cette guerre, dont tout le
fardeau pesoit sur lui: il la somma de remplir
ses traités à la lettre; et comme l'ennemi se
préparoit à faire une invasion dans ses états, il
pressoit Louis XV de lui donner l'assistance
qu'il lui devoit dans ce cas, ou de faire une
diversion réelle, qui lui procurât quelque sou-
lagement. Le ministère François parut peu
touché de ces représentations; il les traita à la
légère, et voulut que la bataille de Fontenoy
et la prise de quelques places en Flandre pas-
sassent pour une diversion considérable. Le
Roi s'adressa encore directement à Louis XVj
il lui marqua le peu de satisfaction qu'il avoit
de la froideur des ministres de Versailles; qu'il
se trouvoit dans une situation désagréable et
embarrassante , où il s'étoit mis par amitié pour
sa Majesté très-chrétienne; qu'il croyoit que ce
prince lui devoit quelque retour pour l'avoir
secondé dans un moment où les Autrichiens
commençoient à faire des progrés en Alsace;
que la bataille de Fontenoy et la prise de
Tournay étoient à la vérité des événemens
CHAPITRE XIII. 201
glorieux pour lapersonneduRoi et avantageux
à la France, mais que pour l'intérêt direct de
la Prusse , une bataille gagnée aux bords da
Scamandre ou la prise de Peckin seroient des
diversions égales. Le Roi ajouta que les Fran-
çois occupoient à peine 6000 Autrichiens en
Flandre, et que le péril où il se trouvoit, Fem-
pêchoit de se contenter de belles paroles , et
l'obligeoient à demander instamment des effets
plus réels. La comparaison du Scamandre et
de Peckin déplurent au Roi très-chrétien; son
humeur perça dans la lettre par laquelle il ré-
pondit au roi de Prusse; et celui-ci se piqua,
à son tour , du ton de hauteur et de froideur
qui caractérisoit cette réponse.
Pendant ces altercations, nuisibles à l'union
qui doit régner entre des alliés, les Autrichiens
étoient à la veille de commencer leurs opéra-
tions de campagne. Leur armée, composée des
troupes de la Reine et de celles de Saxe, s'appro-
choit insensiblement des frontières de la Silésie.
Les Autrichiens étoient venus de Koenigsgraetz
et des environs de Jaromirz , et les Saxons de
Bunzlau et de Koenigshofï; ils se joignirent à
Trautenau, d'où ils avancèrent à Schatzlar. Ily
202 HISTOIRE DE MON TEMPS.
ne pouvoient guère s'arrêter en chemin , on
pouvoit calculer leurs mouvemens à peu de
chose près ; il étoit donc temps d'avertir à
Landshut le général Winterfeld de se retirer à
l'approche de l'ennemi, en se repliant sur le
corps de Du Moulin, et de poursuivre ensuite
tous deux leur retraite jusqu'à Schweidnitz , en
semant , le plus adroitement qu'ils pourroient ,
le bruit des préparatifs qu'on faisoitpour aban-
donner le pied des montagnes et pour se mettre
sous le canon de Breslau. Le double espion
dont nous avons parlé d'avance, recueillit avi-
dement ces bruits, et se hâta de confirmer lui-
même au prince de Lorraine la retraite des
Prussiens qu'il lui avoit annoncée quelque
temps auparavant. Les ruses servent souvent
ïnieux à la guerre que la force j il ne faut pas les
prodiguer, de peur qu'elles ne perdent leur
rï;iérite, mais en réserver l'usage pour les occa-
sions importantes ; et lorsque les nouvelles
qu'on fait parvenir à l'ennemi flattent ses pas-
sions, on est presque sûr de l'entraîner dans le
piège qu'on lui prépare. Comme Winterfeld
et Du Moulin avoient une marche d'avance
sur l'enneftii , ils se replièrent sur Schweidnitz,
CHAPITRE XII I. 203
sans avoir souffert dans cette marche. L'armée
du Roi quitta Frankenstein, et occupa, le Q9
Mai, le camp cleReichenbach, d'où elle n'avoit
qu'une petite marche jusqu'à Schweidnitz • elle
passa cette forteresse le 1 de Juin; les corps de
Du Moulin et de Winterfeld firent son avant-
garde et occupèrent la hauteur de Strigau en
deçà du Strigauer-Wasser. Mr de Nassau avec
son corps garnit le Nonnen-Busch, et l'armée
se campa dans la plaine qui est entre Jauer-
nick et Schweidnitz 5 de sorte qu'un terrain de
deux milles qui sépare Strigau deSchweidnitz,
étoit occupé par une ligne presque continue
de troupes prussieniiies; cette position mettoit
le Roi à portée de se procurer les plus grands
avantages. Le général Wallis, qui commandoit
l'avant-garde des ennemis , et Nadasti furent
les premiers qui se présentèrent sur les liau-
teurs deFribourg. Le prince de Lorraine avoit
pénétré en Silésie par Landshut; delà il avoit
poursuivi sa marche sur Reichenau, d'où il se
transporta à Hohen-Hennersdorfî. Il pouvoit
de ce camp descendre dans la plaine par quatre
chemins, savoir : Fribourg, Hohen-Friedberg,
SchvvinahausetCauder. LePioifutreconnoître
204 HISTOIKE DE MON TEMPS;
ces environs , pour examiner les lieux et le
terrain où il pourroit placer son armée, et il
employa trois jours à faire préparer les che-
mins 5 afin qu'aucun empêchement n'arrêtât
ses troupes , et qu'elles pussent voler à l'enne-
mi, lorsqu'il paroîtroit dans la plaine,- c'étoit
oter au hasard tout ce que la prudence lui
pouvoit dérober. Le q de Juin les généraux
autrichiens et saxons tinrent conseil de guerre
auprès du o;ibet de Hohen-Friedberg, Quoi-
qu'ils eussent de cette hauteur la vue sur toute
la plaine, ils n'apperçurent que de petits corps
de l'armée prussienne. La partie la plus consi-
dérable étoit couverte par le Nonnen-busch, et
par des ravins, derrière lesquels on s' étoit placé
exprés pour tenir l'ennemi dans l'ignorance des
forces prussiennes, et pour le confirmer dans
l'opinion où il étoit qu'il entroit dans un pays
où il ne trouveroit aucune résistance. Leprince
de Lorraine choisit le village de Langenoels
pour s'y camper le lendemain. Wenzel WaUis
eut ordre de s'emparer en même-temps du ma-
gasin de Schweidnitz avec son avant-garde, et
delà il devoit poursuivre les Prussiens à Breslau.
Le duc de Weissenfels avec ^es saxons devoit
CHAPITRE XII I. 205
prendre Strigau et delà se porter sur Glogau,
pour en faire le siège. Le prince de Lorraine
avoit oublié, dans son projet, qu'il auroit à
combattre une armée de 70,000 hommes, bien
résolus à ne lui pas abandonner un pouce de
terrain sans l'avoir défendu jusqu'à l'extré-
mité. Ainsi les desseins des Autrichiens et des
Prussiens se croisoient, comme des vents con-
traires qui assemblent des nuages dont le choc
produit la foudre et le tonnerre. Le Roi visi-
toit tous les jours ses postes avancés; ilétoit le
Q sur une hauteur devant le camp de Du Mou-
lin, dont on découvroit toute la campagne, les
hauteurs deFurstenstein et même un bout du
camp autrichien prés de Reicfhenau. Le Roi
s'y étoit arrêté assez long-temps , lorsqu'il vit
une nuée de poussière qui s'élevoit dans les
montagnes , qui avançoit et descendoit dans la
plaine et qui alloit en serpentant de Cauder à
Fegebeutel et Ronstock : la poussière tomba
ensuite, et l'on apperçut distinctement l'armée
des Autrichiens qui étoit sortie des montagnes
sur huit grandes colonnes ; leur droite s'ap-
puyoit au ruisseau de Strigau, et tiroit delà
vers Ronstock et Hausdoril j les Saxons 5 qui
206 HISTOIHE DE MON TEMPS.'
faisoient la gauche , s'étendoient jusqu'à Pil-
grimshain. Pvlr Du Moulin reçut aussitôt ordre
de lever le camp à 8 heures du soir, de passer
le ruisseau de Strigau et de se poster sur un
rocher devant la ville ^ où il y a une carrière de
topaze et qui en a pris son nom. L'armée se mit
en mouvement le soir à 8 heures, filant sur la
droite en deux lignes et observant le plus grand
silence ; il étoit même défendu au soldat de
fumer. La tête des troupes arriva à minuit
auprès des ponts de Strigau, où l'on attendit
que tous les corps fussent bien serrés ensemble.
Le 4 Juin, à 2 heures du matin, le Roi rassem-
bla les principaux officiers de l'armée, pour
leur donner la disposition du combat j nous
l'omettrions, si tout ce qui a rapport à une
bataille décisive, nedevenoitde conséquence.
Voici cette disposition : L'armée se mettra in-
cessamment en marche par la droite sur deux
lignes; elle passera le ruisseau de Striegau; la
cavalerie se mettra en bataille vis-à-vis de la
gauche de l'ennemi du côté de Pilgrimshain;
le corps de Du Moulin couvrira sa droite; la
droite de l'infanterie se formera à la ^auche de
o
la cavalerie, vis*à-vis desbosquets de Ronstock^
CHAPITRE XII L 207
la cavalerie de la gauche s'appuyera au ruisseau
de Strigau, gardant au loin à dos la ville de
cenom^ 10 escadrons de dragons et Qodehou-
sards, qui composent la réserve, se posteront
derrière le centre de la seconde ligne 3 pour
être employés où il sera besoin; derrière cha-
que aile de cavalerie un régiment de housards
se formera en troisième ligne, pour garantir le
dos et le flanc de la cavalerie, si le terrain va
en s'élargissant , ou pour servir à la poursuite :
la cavalerie chargera impétueusement l'en-
nemi l'épée à la main ; elle ne fera point de
prisonniersdansla chaleur de l'action; elle por-
tera ses coups au visage- après avoir renversé et
dispersé la cavalerie contre laquelle elle aura
choqué, elle retournera sur l'infanterie enne-
mie et la prendra en flanc ou à dos, selon que
l'occasion s'en présentera; l'infanterie prus-
sienne marchera à grands pas à l'ennemi: pour
peu que les circonstances le permettent, elle
fondra sur lui avec la bayonnette ; s'il faut
charger, elle ne tirera qu'à i5opas; si les géné-
raux trouvent quelque village sur les ailes ou
devant le front de l'ennemi qu'il n'ait pas garni,
ils l'occuperont et le borderont extérieurement
20S KÏSTOIRE DE MON TEMPS.
d'infanterie, pour s'en servir, si les circonstan-
ces le permettent, à prendre l'ennemi en flanc;
mais ils ne placeront de troupes ni dans les
maisons ni dans des jardins, pour que rien ne
les gêne , et ne les empêche de poursuivre ceux
qu'ils auront vaincus. Dés que chacun fut de
retour à son poste, l'armée s'ébranla. A peine
la tête commençoit-elle à passer le ruisseau, que
Mr Du Moulin fit avertir qu'ayant apperçu de
l'infanterie ennemie vis-à-vis de lui sur une
éminence, il avoit corrigé sa position; qu'il
avoit pris par sa droite, pour se former sur une
hauteur opposée à l'autre et par laquelle il
débordoit même la gauche de l'ennemi. C'étoit
des saxons qu'il voyoit , qui , ayant eu ordre
de prendre la ville de Strigau , furent fort
étonnés de trouver des Prussiens devant eux.
Le Roi se hâta d'établir une batterie de 6 pièces
de 24 sur ce mont Topaze , laquelle fut très-
utile par la grande confusion qu'elle mit dans
les ennemis. Les Saxons venoient avec tous
leurs corps pour soutenir l'avant -garde qui
devoit prendre Strigau; ils reçurent cette ca-
nonade, à laquelle ils ne s'attendoient pas; en
même-temps l'aile droite de la cavalerie prus-
sienne
CHAPITÎIÈ XII i. 20^
sienne se forma sous cette batterie, les gardes
du corps joignant le corps de Du Moulin, et
la gauche de l'aile aboutissant à ces bouquets
du bois de Pvonstocki Les Prussiens, après deux
charges consécutives, culbutèrent la cavalerie
saxonne , qui s'enfuit à vau de route , et les
gardes-du-corps taillèrent en pièces ces deux
bataillons d'infanterie qui s'étoient présentés
au commencement de l'affaire devant Mr Du
Moulin. Alors les grenadiers prussiens et le
régiment d'Anhalt attaquèrent l'infanterie
saxonne dans ces bouquets de bois où elle
commençoit à se former ; ils les poussèrent , et
les délogèrent d'une diaue où ils vouloient se
réformer; delà ils traversèrent un étang pour
attaquer la seconde ligne sur un terrain maré-
cageux : ce combat , plus meurtrier que le
premier, fut terminé aussi vite : les Saxons fu-
rent encore obligés de s'enfuir; leurs généraux
rallièrent quelques bataillons en forme de
triangle sur une hauteur , pour couvrir îeuî*
retraite ; mais la cavalerie prussienne de la
droite j déjà victorieuse, se présenta sur leur
flanc ^ en même-temps cj^Ue l'infanterie prus-
sienne déboucha du bois pour les assaillir. Mr
Tome 11^ O
2IO HISTOIRE DE MON TEMPS.
4e Kalckstein vint encore avec quelques trou-
pes de la seconde ligne , qui débordoit de
beaucoup les Saxons ; ils virent l'extrémité où
ils étoient, n'attendirent pas l'attaque , mais
prirent bientôt la fuite. Les Saxons furent ainsi
totalement battus , avant que la gauche de
l'arm.ée fût entièrement formée. Il se passa
bien un gros quart d'heure avant que xette
gauche s'engageât avec les Autrichiens.
L'on avoit averti le prince de Lorraine à
Hausdorf, où il avoit son quartier, du feu de
canon et des petites armes qu'on entendoit ;
il crut bonnement que c'étoient les Saxons qui
attaquoient Strigau, et n'en tint aucun comp-
te; on lui dit enhn que les Saxons étoient en
fuite et que tous les champs en étoient parse-
més ; surquoi il s'habilla à la hâte et ordonna
à l'armée d'avancer. Les Autrichiens mar-
choient donc à pas comptés dans la plaine 5
entre le ruisseau de Strigau et les bosquets de
RoQstock, qui n'est coupée cpae par des fossés
qui séparent les possessions des paysans. Dés
que le margrave Charles et le prince de Prusse
furent àportée des ennemis, ils les chargèrent
si vivement , qu'ils plièrent. Les grenadiers des
CHAPITP. E XIII. 211
Autrichiens se servirent avec intellio-ence de
o
ces fossés dont nous avons fuit mention, et ils
auroient pu mettre de la récrie dans leur retrai-
te 5 si le régiment des gardes ne les eût chassés
deux fois à coups de bayonnette.Le récrimeiit
de Hacke, celui de Bévern et tous ceux cpii
furent au feu , se distinguèrent par des actions
de valeur. Comme il n'y avoit plus d'ennemis
devant la droite, le Roi fit faire un quart de
conversion, pour se porter sur le fl.nic gauche
et derrière les Autrichiens ; cette droite brossa
dans les bois et dans les marais de Ronstock,
et lorsqu'elle en sortit pour attaquer l'ennemi,
la gauche des Prussiens avoit déjà gagné un
terrain considérable. La cavalerie de cette
gauche avoit essuyé im contre-temps: à peine
Kiau avec sa brigade de lo escadrons avoit-il
passé le pont du ruisseau de Strigau, qu'il se
rompit. Kiau prit le parti d'attaquer la cavale-
rie ennemie avec la sienne, le général de Zie-
then le joignit avec la réserve, culbuta devant
lui tout ce qui voulut lui résister, et donna à
Mr de Nassau, qui commandoit cette gauche,
le temps de la faire passer à gué. Dès que Mr
de Nassau eut formé son aile , il dcmna sur ce
O a
212 HISTOIRE DE MON TEMPS*
qu'il y avoit encore de cavalerie ennemie
devant lui et la mit en déroute. Le général
o
Polentz contribua beaucoup â ce succès ; il
s'étoit glissé avec son infanterie dans le village
de Fegebeutel, d'où il enfiloit la cavalerie autri-
chienne j quelques décharges qu'elle reçut en
flanc 5 la mit en confusion et prépara sa défaite.
Mr de Gésier , qui commandoit la seconde
ligne, voyant qu'il n'y avoit là aucun laurier à
cueilUr 5 se tourna versl'infanterie prussienne,
et trouvant les Autrichiens en confusion, il fit
ouvrir l'infanterie pour y passer, et se formant
sur trois colonnes , il fondit sur ces Autrichiens
avec une vivacité incroyable, les dragons en
massacrèrent un grand nombre; ils firent pri-
sonniers Q 1 bataillons des régimens deMarchal,
Graun, Tungen , Traun, Colowrad, Wurm-
brand et d'un régiment encore dont le nom
nous manque : il y en eut beaucoup de tués ^ et
cependant on fit 4000 prisonniers et on s'empa-
ra de 66 drapeaux» Un fait aussi rare , aussi
glorieux , mérite d'être écrit en lettres d'or dans
les fastes prussiens. Un général de Schwérin
( cousin de celui de Jaegerndorff ) et une infi-
nité d'of^ciers que leur 8;rand nombre nous
CHAPITRE XIII. 2l3
empêche d'indiquer , y acquirent un nom im-
mortel. Cette belle action se fit en même-temps
que la droite des Prussiens se portoit sur le flanc
du prince de Lorraine; ce qui rendit le désordre
de ses troupes complet : tout se débanda et
s'enfuit dans la plus grande confusion vers les
montagnes. Les Saxons se retirèrent par Seyf-
fersdorf; le corps de bataille des Autrichiens se
sauva par Kauder et leur aile par Hohenfried-
berg , où heureusement Wallis et Nadasti
étoient venus pour couvrir leur retraite: les
Prussiens les poursuivirent jusque sur les hau-
teurs de Kauder , où ils s'arrêtèrent pour pren-
dre quelque repos. Les trophées que les Prus-
siens remportèrent en cette journée, furent, en
fait de prisonniers: 4 généraux, qoo officiers et
7000 hommes: en fait de drapeaux, timbales,
canons, etc. 76 drapeaux, 7 étendards, 8 paires
de timbales et 5o canons. Le champ de bataille
étoit jonché de morts; les ennemis y perdirent
4000 hommes, parmi lesquels il y avoit cjuel-
cjues officiers de marque. La perte de l'armée
prussienne, en morts et blessés, alloit à peine
à 1800 hommes. Quelques officiers, qui devin-
rent dans cette journée les victimes de la patrie,
O 3
214 HISTOIRE DE MON TEMPS.
en méritèrent les regrets; de ce nombre furent
le général Truchsés , les colonels Massow ,
Schwérin et Diiring.
Ce fut là la troisième bataille qui se donna
pour décider à qui appartiendroit la Silésie , et
ce ne fut pas la dernière. Quand les souverains
jouent des provinces , les hommes sont les
jetons qui les payent. La ruse prépara cette
action , et la valeur l'exécuta. Si le prince de
Lorraine n'avoit pas été trompé par ses espions,
qui Tétoient eux-mêmes, il n'auroit jamais
donné aussi grossièrement dans le piège qui lui
étoit préparé; ce qui confirme la maxime , de
ne jamais s'écarter des principes que Fart de la
guerre prescrit , et de la circonspection qui doit
obliger tout général qui commande à suivre
invariablement les règles que la sûreté exi-re
pour 1 exécution de ses projets. Lors même
que tout semble favoriser les projets que Ton
médite , le plus sûr est toujours de ne pas assez
mépriser son ennemi pour le croire incapable
de résistance. Le hasard conserve toujours ses
droits. Dans cette action même un quiproquo
pensa devenir funeste aux Prussiens. Au com-
mencement du combat, le Roi tira dix batail-
CHAPITRE X î I î. 2 1 5
Jons de sa seconde ligne sons les ordres du
lieutenant général deKalckstein, pour renfor-
cer le corps de Du Moulin , et il envoya un de
ses aides de camp pour avertir le margrave
Cliarles de prendre le conmiandement de la
seconde ligne d'infanterie pendant Tabsence
de Mr de Kalckstein. Cet officier, peu intelli-
gent, dit au margrave de renforcer la seconde
ligne de sa brigade, qui étoit à l'extrémité de
la gauche. Le lloi s'apperçut à temps de cette
bévue, et il la redressa avec promptitude. Si le
prince de Lorraine avoit profité de ce faux
mouvement, il auroit pu prendre en flanc la
gauche des Prussiens qui n'étoit pas encore
appuyée au ruisseau de Strigau , tant le
sort des états et la réputation des généraux
tient à peu de chose. Un seul instant décide
de la fortune. Mais il faut avouer , vu la
valeur des troupes qui combattirent à Fried-
berg, que l'état ne couroit aucun risque; il n'y
eut aucun corps de repoussé: de 64 bataillons
Q7 seulement furent au feu et remportèrent la
victoire. Le monde ne repose pas plus sûre-
ment sur les épaules d'Atlas, cjue la Prusse sur
nue telle armée.
O 4
2l6 HISTOIRE DE MON TEMl^S,
ïl ne doit pas paroître surprenant que l'on
ne poursuivît pas les Autrichiens avec plus
d'ardeur. La nuit du 3 au 4 avoit été employée
à marcher à l'ennemi. La bataille, quoique
courte , avoit été une suite d'efforts continuels 5;
les munitions de guerre étoient épuisées; les
équipages et les munitions de o;uerre et de
bouche étoient à Schweidnitz : il falloit les con-
duire à l'armée. L'arrière-garde du prince de
Lorraine étoit composée des corps de Wallis et
de Nadasti qui n'avoient point combattu ; ils
cccupoientles hauteurs deHohen-Friedberg,
dont il auroit été témér-aire de vouloir les
déloger : les Prussiens occupoient la hauteur
de Kauder ; mais celle de Hohen-Fricdberg
étoit à leur gauche; il ne falloit donc pas per-
dre , par une foule imprudente , ce qu'on
avoit gagné par la sagesse. Le lendemain Mrs
Du Mouhn et Winterfeld furent détachés à la
poursuite de l'ennemi; ils atteignirent le prince
de Lorraine auprès de Landshut. Ce prince ne
les attendit pas; il leva son camp à leur appro-
che, et charo;ea Nadasti de couvrir sa retraite.
Winterfeld attaaua ce dernier, le mit en fuite
§t le poursuivit jusqu'aux frontières de la
CHAPITRE XIII. 217
Bohème , après lui avoir tué Qoo hommes et
pris i3o prisonniers. Mr Du MouHn occupa
le camp miême que les Autrichiens venoient
d'abandonner. Après cette victoire , le Roi
rappela Cagnoni , son ministre de Dresde,
Bulau 5 accrédité à Berlin de la part du roi de
Pologne, fut obligé d'en partir, ainsi qu'un
résident de Saxe de Breslau. Le Roi déclara
qu'il regardoit l'invasion des Saxons en Silésie
comme une rupture ouverte.
L'armée suivit le 6 le corps de Du INIouhii
et se porta sur Landshut. Lorsque le Roi y
arriva , il fut entouré d'une troupe de Qooo
paysans, qui lui demandèrent la permission
d'égorger tout ce qui étoit catholique dans
cette contrée. Cette animosité venoit de la du-
reté des persécutions que les protestans avoient
souffertes de la part des curés dans le temps de
la domination autrichienne, où l'on avoit ôté
les églises aux luthériens, pour les donnera des
prêtres catholiques. Le Roi étoit bien éloigné
de leur accorder une permission aussi barbare.
Il leur dit qu'ils dévoient plutôt se conformer
aux préceptes de l'Ecriture , bénir ceux qui
les ofiensoient. prier Dieu pour ceux qui les
2l8 HISTOIRE DE MON TEMPS,
perséciitoient , afin d'hériter le ro^raume des
cieux. Les paysans lui répondirent qu'il avoit
raison et se désistèrent de leur cruelle préten-
tion. L'avant-garde avança jusqu'à Starkstadt,
où elle apprit que les ennemis avoient quitté
Trautenau et qu'ils dénloient à Jaromirz: sur
cela elle se posta à Scalitz. L'armée prit le clie-
min deFriedland et^eNachod, qui étoitplus
commode pour les subsistances ; après quoi elle
déboucha des m.ontagnes et se déploya le lonp-
de la Métau, petit ruisseau dont les bords sont
escarpés, qui vient de Neustadt et va se jeter
dans l'Elbe auprès de Pless. Le camp des Au-
trichiens étoit derrière l'Elbe entre Sclimirgitz
et Jaromirz. Nadasti, dont le corps étoit envi-
ron de 6000 hommes, fit mine de disputer à
l'avant-garde prussienne le passage de la Métau;
rnais Mr de Lehwald cliassa les Hongrois sans
o
effusion de sang, passa le ruisseau et se campa
à un quart de mille à l'autre bord. Le lende-
main l'avant-garde fut renforcée de 11 batail-
lons et se porta à Caravalhota, d'où le Roi, se
mettant à sa tête, poussa jusqu'àKoenigsgraetz •
et occupa le terrain entre Ruseck qui est vers
l'Elbe et Divetz qui est sur l'Adler; ce ruis-
CHAPITE.E XlII. 2ig
seau-ci vient des montagnes deGlatz et se jette
dans l'Elbe auprès de Koenigsgraetz. L'armée,
sous le commandement du prince Léopold,
se campa à un quart de mille derrière l'avant-
garde. Ces mouvemens obligèrent le prince de
Lorraine a s'approcher de Koenigsgraetz. Il se
posta sur une hauteur au confluent de l'Adler
et de l'Elbe vis-à-vis des Prussiens; il avoit
appuyé sa droite à un marais, sa gauche se
recourboitversPardubitz, et à dos il avoit une
forêt de deux milles c|ui s'étend vers Holitsch :
ce prince avoit établi, moyennant trois ponts
sur l'Adler , sa communication avec Kotinic;3-
graetz , où il tenoit un détachem.ent de Soo
hommes; il ht élever une redoute devant la.
ville sur ime petite hauteur qui en ciéfendoit
l'approche aux Prussiens. Sa position étoit
inattaquable; le Roi se borna à garnir d'infan-
terie les villes dejaromirz et de Smirgitz, pour
tenir l'Elbe par des détachemens de dragons
et de housards , et pour assurer et protéger ses
fourrao;es. A voir ces deux armées ran2;ées
autour de Koenigsgraetz , on aiu'oit dit que
c'étoit un même corps qui en formoit le siège.
Cependant i'avant-garde et le corps de bataille
220 HISTOIRE DE MON TEMPS.
des Prussiens étoient si avantageusement pla-
cés, qu'il auroit été impossible à l'ennemi de
les entamer. On auroit pu tenter quelque
entreprise sur Koenigsgraetz, et il auroit été
possible de prendre la ville; mais qu'auroit-on
gagné ? La ville n'avoit ni fortifications, ni ma-
gasins, et l'on auroit été oblii^é de l'abandon^
îier tôt ou tard ; ç'auroit été verser du sang
inutilement. Ceux quinejugeoientque super-
ficiellement des choses , croyoient que dans
cette heureuse situation , le Roi devoit changer
le projet de campagne qu'il avoit fait à Neisse
et que ses vues dévoient s'étendre avec sa
fortune. îl n'en étoit pas ainsi cependant. La
bataille de Friedberg avoit sauvé la Silésie :
l'ennemi étoit battu; mais il n'etoitpas détruit:
cette bataille n'avoit pas applani les montagnes
de la Bohème par lesquelles étoient obligés de
passer les vivres pour l'armée. On avoit perdu
l'année 1744 les caissons des vivres; les sub-
sistances ne pouvoient donc arriver au camp
que sur des chariots de paysans de la Silésie.
Depuis le départ du margrave de la haute Silé-
sie, les Hongrois avoient surpris laforteresse de
Cosel, et ils étendoient leurs courses jusqu'au
CPÎAPITRE XII I. 22 1
Voisinafre de Schvveidnitz et de Breslau : ils
o
alloient se porter sur les derrières de Farinée
et en intercepter les subsistances ; d'ailleurs
le Roi ne pouvoit s'éloigner que de dix ou
quinze milles de Schweidnitz, d'où il ne rece-
voit des vivres que de cinq en cinq jours. S'il
avoit voulu transporter le théâtre de la guerre
en Saxe , il auroit abandonné la Silésie à la
discrétion des Autrichiens. Tant de considéra-
tions importantes firent que ce prince resta
ferme dans son premier projet, c'est-à-dire
d'aflamer les frontières de la Bohème, pour
empêcher l'ennemi d'y pouvoir hiverner.
Les François firent encore quelques tentati-
ves auprès du roi de Pologne , lui présentant
toujours comme une amorce la couronne im-
périale 5 à laquelle il avoit renoncé pour long*-
temps. La seule négociation qui convînt alors
aux Prussiens , c'étoit celle avec l'Angleterre ;
parce que cette puissance seule pouvait ména-
ger la paix avec la reine de Hongrie. Le roi
d'Angleterre étoit alors à Hanovre, et il avoit
mené le lord Harrington avec lui. Le jeune
comte de Podewils , qui étoit ministre à la
Haye , reçut ordre de se rendre à Hanovre pour
222 HISTOIRE DE MON TEMPS.
sonder le terrain et voir dans quelles disposi-
tions étoient le lord Harrinaton et la cour.
Pour ce qui regardoit les opérations de la
guerre , il fut résolu de se soutenir le plus long-
temps qu'il seroitpossible en Bohème, de choi-
sir avec soin les meilleurs camps qu'on pour-
roit trouver , d'exposer d'autant moins les
troupes que Mr de Nassau ailoit être détaché
pour la haute Silésie afin de reprendre Cosel,
etd'aftecter en toutes les occasions les démon-
strations d'une guerre offensive , pour en impo-
ser à l'ennemi et lui cacher le véritable dessein
que l'on avoit de ne rien donner au hasard.
Mr de Nassau partit le q5 de Juin avec iq,ooo
hommes ; il passa par Glatz etReicheinstein, et
rejeta d'abord les Hongrois sur Neustadt, dont
il les délogea avec perte de leur côté ; il
s'avança ensuite jusqu'à Cosel, et fit les prépa-
ratifs du siège. Cette place avoit été prise par
la perfidie d'un officier de la garnison qui
déserta : ce traître apprit aux ennemis que le
fossé n'étoit pas perfectionné et qu'il éîoit
guéable à l'angle d'un bastion qu'il leur indi-
qua. Avec Qooo pandours il passa le fossé ,
escalada le bastion et la place, dontForis étoit
C K A "P î T R E X î î T. 2 2-3
commandant ; il y eut qui::;lque monde de
massacré; le reste au nombre de 35o hommes
fut fait prisonnier; cela arriva deux jours après
que le margrave eut évacué la haute Silésie.
Pendant que Mr de Nassau étoit ainsi
occupé dans la haute Silésie , le Roi mettoit
tous ses soins à faire subsister les troupes.
Pour cet effet il détacha sa grosse cavalerie
vers Opotschna, qui étoit à un demi-mille à
la gauche des deux corps de l'armée prussien-
ne : toutes les nuits cette cavalerie donnoit
l'alarme au prince de Lorraine , pour éprouver
sa contenance , souvent assez mauvaise, etpour
le confirmer dans l'opinion que le Roi médi-
toit quelque grand dessem, qu'il exécuteroit
à l'im^proviste. Les Autrichiens furent entrete-
nus dans ces inquiétudes pendant quatre semai-
nes. Le Pvoi a voit sur sa gauche un détachement
àHohenbruch; et par la jalousie que ce camp
donnoit aux ennemis , ils craignoient d'être
attaqués par derrière. Réellementles Prussiens
pouvoient se porter sur Reichenau et sur FIo-
lienmauth , et le prince de Lorraine se seroit vu
contraint de couvrir la Moravie , d'où il tiroit
ses vivres. Ses magasins étoient établis en
Û24 HISTOIÙE DE MON TEMPSi
échelons; le plus voisin étoit celui de Pardubitz;
derrière celui-là venoit celui de Chrudim, et
plus vers la Moravie celui de Teutschbrod. Si
cette marche se fût exécutée , elle dérangeoit
toute l'économie des Autrichiens; elle mettoit
l'armée du Roi en état de tirer ses farines de
Glatz , au lieu de les faire venir de Schweidnitz,
ce qui étoit égal. Si le Roi préféroit d'agir vers
sa droite, il pouvoit passer l'Elbe non loin de
Smirgitz et prendre le camp de Clumetz , qui
étoit bon et trés-avantageux ; il avoit derrière
lui de grandes plaines , qui fournissoient des
fourrages en abondance: delà il donnoit de la
jalousie aux Autrichiens sur Pardubitz, et cou-
poit en quelque façon la communication des
Saxons avec la Lusace. Ce dernier parti fut
préféré au premier , surtout à cause des Saxons ,
le Roi ayant eu vent que le comte de '*" ■'' *
méditoit quelque dessein sur la Marche électo-
rale. Pour mieux cacher ses vues à l'ennemi ^
le Roi détacha Mr de Winterfeld avec 3ooo
hommespourlecampdeReichenau,.enm_ême^
temps que l'armée fit un mouvement sur sa.
droite pour passer l'Elbe non loin de Jaromirz ^
où tous ses détachemens la rejoignirent. La
grande
CHAPITRE XII I. 225
grande armée appuya sa droite sur un bois , où
l'on pratiqua un abattis^ sa gauche s'appuyoit
à l'Eibe auprès du village de Néchanitz , ayant
l'avantage des hauteurs et du glacis d'un bout
du camp à l'autre. Mr Du Moulin repassa la
Métau avec 6 bataillons et 40 escadrons , et se
posta à Skaliiz , pour assurer la communication
des vivres entre Jaromirz et Neustadt, où il y
av jit un bataillon en garnison. Peut-être le
premier projet dont nous avons parlé auroit-il
été meilleur que celui qu'on exécuta. On a su
depuis, que Je duc de Weissenfels n'auroit pas
suivi le duc de Lorraine vers les frontières de la
Moravie. De E,cichenau à Glatz il n'y a que
cinq milles, au lieu qu'il y en avoit dix de
Clum àSchweidnitz, ce qui rendolt le trans-
port des vivres plus difficile j mais les hommes
font des fautes 5 et celui qui en fait le moins,'
a des avantages sur ceux qui en font plus que
lui. Tout le temps que l'armée séjourna à
Clum ne fut employé cju'à des fourrages de la
part des deux armées, et à pousser de part et
d'autre des partis pour les empêcher. De tous
les officiers autrichiens, il n'y eut que le seul
colonel Derchofi qui se signalât à la petite
Tome IL P
226 HISTOIRE DE MON TEMPS.
guerre; il fit quelques prises, que Mr de Fou-
quet vengea par les partis qu'il envoyoit de
Glatz sur les derrières. de Tarmée autrichienne
et qui les désoloient par de fréquentes prises
qu'ils faisoient sur eux. Il y avoit un poste
détaché àSchmirsitz, qui mit un nouveau stra-
tagème en usage pour intimider les Hongrois
qui venoient tirer sur une redoute et sur une
sentinelle placée près du pont de l'Elbe; c'est
une plaisanterie qui délassera le lecteur de la
gravité des matières qu'il a sous les yeux.
Quelques sentinelles ayant été blessées par des
pandours, les grenadiers deKalckstein s'avisè-
rent de faire un manequin , de l'habiller en
grenadier et de le placer à l'endroit où étoit la
sentinelle; ils faisoient mouvoir cette poupée
avec des cordes, de sorte qu'à une certaine
distance on la prenoit pour un homme ; ils
s'embusquèrent en même - temps dans des
broussailles voisines. Les pandours arrivent et
tirent; le manequin tombe, les voilà qui veu-
lent se jeter dessus; aussitôt part un feu très-vif
des broussailles , les grenadiers fondent sur eux
et font prisonniers tous ceux qu'ils avoient
blessés : depuis ce temps-là ce poste fut tran-
quille.
CHAPITRE XII L 227
Mais revenons à des objets plus importans.
»
Depuis la bataille de Friedberg le prince de
Lorraine n'avoit cessé d'importuner la cour
pour qu'elle le renforçât. On lui envoya alors 8
régimens, tirés en partie de la Bavière, de l'ar-
mée du Rhin, et de la garnison de Fribourg,^
dont l'échange venoit de se faire avec les Fran-
çois; mais en même-temps que ces secours
arrivèrent, le duc de Weissenfels le quitta,
ne lui laissant que 6000 saxons , au lieu de
Q4,ooo qu'il y avoit. Voici la raison de cette
retraite : le Roi avoit été informé que le roi
de Pologne étoit en négociation avec les Bava-
rois, pour prendre, moyennant des subsides,
6000 hommes de ses troupes à son service. Ces
troupes auroient pu faire une fâcheuse diver-
sion dans le Brandebourg. Les voies d'accom-
modement étoient fermées en Saxe; la seule
façon de contenir cette cour étoit celle de
l'intimider. Pour cet effet le prince d'Anhalt
rassembla ses troupes auprès de Halle; il fut
renforcé par 4 régimens d'infanterie et 3 de
cavalerie que Mr de Gessler lui mena de Bo-
hème. Les Saxons pouvoient s'attendre que le
prince d'Anhalt agiroit offensivement contre
F G5
228 HISTOIRE DE MON TEMPS-
euxj ce corps étoit assez fort pour les subjuguer.
Un manifeste parut en même - temps , dans
lequel on déclaroit que le Roi ayant devant lui
l'exemple de la reine de Hongrie, qui avoit
traité en ennemis les alliés et les troupes auxi-
liaires du défunt Empereur , savoir : les Hessois^
les Palatins et les Prussiens j que le Roi, dis-je,
se croyoit autorisé à traiter également en enne-
mis les Saxons 5 auxiliaires de la reine de Hon-
grie, et à leur faire éprouver tout le mal qu'ils
avoient fait ou médité de faire aux états du
Roi. Le prince d'Anhalt avoit déjà le bras
levé; il alloit frapper, lorsque la signature de
la convention de Hanovre suspendit le coup
qu'il alloit porter.
Il faut se souvenir que les François n'avoient
accompli aucun des articles du traité de Ver-
sailles 3 qu'ils refusoient tout secours aux Prus-
siens,- que la retraite du prince de Conti aban-*
donnant le trône impérial au premier occu-
pant, les François rompoient tous les lieus qui
les unissoient aux princes d'Allemagne. Il faut
joindre à ces raisons une raison plus forte enco-
re, l'épuisement total des finances. Ces motifs
portèrent le Ptoi à négocier la paix; la conven-
tion de Hanovre avoit pour base la paix de
CHAPITRE XIII. 22g
Breslau, et le roi George s'engageoit de plus
d'en procurer la garantie de la part de toutes
les puissances de l'Europe à la paix générale.
Le Roi promettoit de son côté de reconnoître
empereur le grand duc de Toscane. George,
après avoir été long-temps balloté entre ses
ministres de Hanovre et le lord Harrington,
signa ce traité le 22 Septembre. Il paroissoit
alors que la pacification de l'Empire suivroit
immédiatement la convention de Hanovre :
mais ilnesuffisoitpas d'avoir calmé les passions
du roi d'Angleterre ; il y avoit des ennemis plus
irréconciliables qui vouloient abattre la puis-
sance naissante des Prussiens. '•'"''*' à Dresde, et
Bartenstein à Vienne jugeoient que le moment
en étoit venu, et ils vouloient profiter des cir-
constances qu'ils croyoient leur être favorables.
La couronne impériale rehaussoit la fierté de
la cour de Vienne , et le désir de partager les
dépouilles d'un ennemi donnoit de la fermeté
à celle de Dresde.
Il sera peut-être nécessaire , pour l'intelli-
gence des faits , de rapporter de quelle manière
la dignité impériale retourna à la nouvelle
maison d'Autriche. Depuis la paix de Fussen ,
P '>
230 HISTOIRE DE MON TEMPS.
le comte de Ségur avoit pris le chemin du
Necker, pour se joindre au prince de Conti. Mr
de Bathyani le suivit et traversa l'Empire , afin
de se join-dre au corps dii duc d'Aremberg, qui
avoit son quartier à Weilbourg. La France
auroit dû dans ce moment faire les derniers
efforts pour empêcher cette jonction^ mais elle
n'agissoit pas. Le prétexte de la guerre étoit
d'empêcher que la dignité impériale ne rentrât
dans la nouvelle maison d'Autriche: la France
devoit donc rassembler des forces aux environs
de Francfort, ce qui l'auroit rendue maîtresse
de l'élection j il falloit autoriser le prince de
Conti à chasser le duc d'Aremiberg^ du voisi-
nage de cette ville , et empêcher surtout sa
jonction avec Mr de Bathyani, qui donnoit
une supériorité marquée aux Autrichiens sur
les François. Louis XV et le prince de Conti
avoient souvent assuré le Roi dans leurs lettres,
C[u'au risque d'une bataille ils s'opposeroient à
l'élection du grand Duc ; c'étoient de belles
paroles. Labataiile ne se donnapoint. Le prince
de Conti fut obligé de détacher i5,ooo hom-
mes pour la Flandre. Le comte de Traun eut
Je com.mandement de l'armée de l'Empire. Il
détacha Baerenlvlau et lui lit passer le llhin à
CHAPITRE XII I. 23 1
Biberich. Le prince de Conti en prit l'alarme;
il fit sauter son pont d'Aschafîenbourg 5 rompre
celui de Hoechst , et se retira à Gerau su% le
Rhin. Le grand Duc se rendit en personne à
son armée. Traun passa le Mein. Baerenklau
délit quelques compagnies franches du prince
de Conti auprès d'Oppenheim. Sur cela les
François n'y tinrent plus. Le prince de Conti
repassa le Rliin à Germersheim et àRheinturk-
heim. Son équipage fut pris par les ennemis,
qui l'inquiétèrent fort dans sa retraite ; il se
campa à Worms derrière le ruisseau d'Ostho-
fen 5 se retira de là à Mouterstadt, où il finit
une campagne peu glorieuse pour les armes
françoises.
La retraite du prince de Conti fut le signal
qui fit éclater l'esprit de vertige des princes de
l'Empire et leur attachement pour la maison
d'Autriche. On s'étonne avec raison, en con-
sidérant la hauteur et le despotisme avec les-
quels cette maison avoit gouverné l'Allemagne,
qu'il se trouvât des esclaves assez vils pour se
soumettre au joug qu'elle leur imposoit ; et
cependant le grand nombre étoit dans ces
eciitiniens. Le roi d'Angleterre avoit à sa dispo^
P4
232 HISTOIRE DE MON TEMPS.
sition tout le collège électoral ; il étoit maître
de la diète de l'Empire. L'électeur de May ence
devoit sa fortune à la maison d'Autriche, et
n'étoit que l'organe de ses volontés. C'est un
ancien usage que le doyen du collège électoral
invite les électeurs à la diète d'élection. Après
lâ mort de Charles VU, l'électeur deMayence
s'acquitta de ce devoir et fixa l'ouverture de
la diète au i de Juin. Le baron d'Erthal, chargé
de cette ambassade , se rendit à Prague et fit
la mêm.e invitation au royaume de Bohème
qu'aux autres électeurs, ce qui étoit contraire
aux décisions de la dernière diète, quiportoit
qu'on laisseroit dormir la voix de Bohème.
On avoit craint au commencement de l'année
1745 , tant à Vienne qu'à Hanovre , que l'ar-
mée du prince de Conti n'empêchât à Franc-
fort les partisans du grand duc de Toscane de
lui donner leurs voix, et l'on avoit jeté les
yeux sur la ville d'Erfort pour y assembler
la diète ; cela aussi étoit contraire aux lois
fondam<<|tales du corps germanique , surtout
à la bulle d'or : la foiblesse des François sauva
cette transgression à la reine de Flongrie. La
diète de l'Empire s'assembla donc à Francfort
CHAPITRE XII I. 233
le l de Juin. La France donna l'exclusion au
grand Duc; mais l'armée du prince de Conti,
qui devoit appuyer cette déclaration , ayant
déjà disparu, c'étoit de la part des François
un aveu tacite d'impuissance, qui leur aliéna
le coeur de tous leurs alliés. Les ministres de
Brandebourg et de l'électeur Palatin remirent
un mémoire à la diète , lequel demandoit
Texamen de trois points : i. si les ambassadeurs
invitésparl'électeur deMayence étoient admis-
sibles à donner leur sufïrag;e? q. si leurs cours
avoient toute la liberté requise selon la bulle
d'or? 3. si quelques-uns ne s'en étoient pas pri-
vés eux-mêmes, ou par des promesses, ou par
vénalité ? Le premier de ces points regardoit
l'ambassadeur de Bohème, c|ui ne devoit point
être admis* le second désignoit l'ambassadeur
palatin, dont le secrétaire avoit été enlevé par
les Autrichiens aux portes de Francfort ; et
presque tout le collège électoral se trouvoit
dans le troisième cas. Ils finirent en protestant
contre l'assemblée de la diète, qui seroit censée
illégale jusqu'au redressement de ces griefs, et
se retirèrent. Comme une fausse démarche en
entraîne une autre , la cabale autrichienne
234 HISTOIRE DE MON TEMPS.
passa par-dessus toutes les bienséances j et sans
avoir égard à ces protestations , le jour de
l'élection fut déterminé au i3 de Septembre.
L'ambassadeur brandebourçeois et le palatin
se retirèrent à Hanau , en protestant contre
cette assemblée illicite et schismatique , dont
les résolutions et les opérations dévoient être
regardées comme nulles.
Le grand Duc fut élu le 1 3 de Septembre ,
au grand contentement du roi d'Angleterre et
de la reine de Hong;rie. Restoit.à savoir s'il
convenoit mieux au Roi de reconnoître pure-
ment et simplement le nouvel Empereur, ou
de lui rompre entièrement en visière , en
déclarant qu'il ne reconnoissoit ni élection ni
élu. Ce prince tint un juste milieu entre ces
deux partis. Il garda un profond silence , parce
que, 1^. il ne pouvoit mettre la France en
action pour renverser ce qui s'étoit fait à
Francfort, et qu'en second lieu reconnoître
FEm.pereur sans nul besoin , ç'auroit été se
priver à la paix du mérite d'une complaisance
qu'on pouvoit alors faire valoir. La reine de
Hongrie jouissoit déjà paisiblement à Franc-
fort du spectacle de cette couronne impériale
CHAPITRE XIII. 235
qu'elle avoit placée avec tant de peine sur la
tête de son époux; elielaissoitlareprésentation
à l'Empereur , et réservoit pour elle l'autorité ;
elle n'étoit pas même fâchée qu'on remarquât
que le grand Duc étoit le fantôme de cette di-
gnité et qu'elle en étoit l'ame. Cette princesse
montra trop de hauteur pendant son séjour â
Francfort; elle traitoit les princes comme ses
sujets, elle fut même plus qu'impolie à l'égard
du prince Guillaume de Hesse. Elle annonçoit
ouvertement dans ses discours, qu'elle aim.eroit
mieux perdre son cotillon que la Silésie^ elle
disoit du roi de Prusse , qu'il avoit quelques
qualités, mais qu'elles étoient ternies par l'in-
constance et par l'injustice. Par le moyen d'é-
missaires secrets , le Roi avoit fait lâcher à
Francfort quelques propos de paix , qui furent
tous rejetés. La fermeté de l'Impératrice dégé-
néroit quelquefois en opiniâtreté ; elle étoit
comme enivrée de la dignité impériale qu'elle
venoit de remettre dans sa maison. Unique-
ment occupée de perspectives riantes , elle
croyoit déroger à sa grandeur en entrant en
négociation d'égal à égal avec un prince qu'elle
accusait de rébellion. A ce motif de vanité se
236 HISTOIRE DE MON TEMPS.
joignoient des raisons d'état plus solides. De-
puis Ferdinand I les principes de la maison
d'Autriche tendoient à établir le despotisme
en Allemagne : rien n'étoit donc plus contraire
à ce dessein, que de soufîrir qu'un électeur
acquît trop de puissance ; qu'un roi de Prusse ,
fortifié des dépouilles de l'empereur Charles
VI , employant ses forces contre l'ambition
autrichienne , soutînt contre elle , avec trop
d'efficace , les libertés du corps germanique.
Voilà les véritables raisons qui empêchèrent
la cour de Vienne d'accéder au traité de Hano-
vre. Le roi de Pologne avoit des raisons diffé-
rentes. Son objet principal étoit de conserver
la couronne de Pologne dans sa maison , et
pour s'en assurer davantage , il espéroit par
cette guerre gagner une communication de la
Saxe en Pologne par la Silésie ; il ambitionnoit
la possession du duché de Glogau , ou de plus
même, s'il pouvoit l'obtenir, et -^ * -^ , qui
croyoit le roi de Prusse aux abois, ne vouloit
point de composition. Les espérances bien ou
mal fondées de ces deux cours, empêchèrent
que la convention de Hanovre ne devînt alors
une paix entre ces trois puissances belligérant
CHAPITRE XII I. 287
tes. Cependant le roi d'Angleterre se flattoit,
àforced'insistersurlamême chose, de ramener
enfin l'Impératrice et le roi de Pologne à son
sentiment 3 les assurances qu'il en donnoit au
roi de Prusse , firent suspendre l'expédition de
Saxe. Dans ces circonstances d'ailleurs, iln'au-
roit pas été convenable d'embrouiller les afiai-
resplus qu'elles ne l'étoient déjà , et d'entre-
prendre une nouvelle guerre. Cette modéra-
tion que le Roi mit dans sa conduite, ne pou-
volt tourner qu'à la confusion de ses ennemis,
qui tàchoient, en calomniant ses démarches,
d'attirer sur lui la haine des souverains de
toute l'Europe.
Mais ces mesures que l'on vouloit garder
avec la Saxe, n'empechoient pas de pousser la
i^uerre avec vigueur contre l'Impératrice-
reine. On se trompe lorsqu'on croit fléchir son
ennemi en le ménageant les armes à la mainj
les victoires seules le forcent à la paix. C'est ce
qui fit qu'on pressa les opérations de Mr de
Nassau. Cosel lui opposa une foible résistance j
il ouvrit la tranchée du côté de la basse Oder^
le feu prit par accident à quelques maisons; ce
qui obligea le commandant à se rendre le 6
23S HISTOIRE DE MON TEMPS*
de Septembre. Mr de Nassau y fit prisonniers
3ooo croates , et ne perdit au siège que 45
hommes. Ce général , après avoir ravitaillé la
ville et y avoir laissé une garnison de iqoo
hommes, se porta sur Troppau avec sa petite
armée; de là ses partis mirent à contribution
quelques cercles de la Moravie ; il eut de petites
affaires avec les Hongrois, dont il sortit tou-
jours avec avantage et avec gloire.
Mais il est temps de retourner en Bohème ,
où nous avons laissé l'armée prussienne au
camp de Clum et celle des Autrichiens à celui
deKoenigsgraetz. Les ennemis tentèrent deux
fois d'emporter de vive force la petite ville de
Neustadt, où commandoit le major Tauen-
zien; mais ils furent toujours repoussés par la
valeur de ce digne officier. Ce poste étoit très-
important, parce qu'il assuroit la communica-
tion de la Silésie. Le prince de Lorraine , qui se
croyoit plus fort par les secours qu'il avoit re-
çus, qu'affoibli par le départ des Saxons, passa
l'Adler, et s'établit dans le camp que les Prus-
siens avoienteu entre Koenigsgraetz et Caraval-
hota. Les Prussiens hrent un mouvement en
conséquence j ils mirent l'Elbe devant leur
C H x\ P I T E, E X I I î. 239
front 5 leur droite à Schniirsitz et leur gauche
à Jaromirz. Mr Du Moulin garda son poste de
Skalitz 5 ^et le général Lehwald occupa la hau-
teur de Pless au confluent de la Métau dans
l'Elbe; d#, sorte que les Prussiens tenoient ces
deux rivières. Mr de Valori avoit pris un loge-
ment dans le faubourg de Jaromirz; on l'aver-
tit qu'il valoit mieux entrer en ville et il n'en
voulut rien croire. Un partisan autrichien ,
nommé Franquini, qui entretenoit des intel-
ligences avec l'hôte du marquis, tenta de l'en-
lever. Il se glissa par des granges et des jardins j
mais par méprise il enleva le secrétaire au lieu
du ministre. Ce secrétaire, nommé d'Arget ,
eut l'esprit de déchirer toutes ses lettrée; pour
sauver son maître, il dit qu'il étoit Valori, et
ne détrompa Franquini que lorsqu'il n'étoit
plus temps de prendre le ministre. Par sa posi-
tion l'armée prussienne étoit inattaquable.
Supposé même que le prince de Lorraine eût
voulu tenter le Dassa2;e de la Métau à l'aide de
plusieurs ponts construits sur lElbe, le Roi
pouvoit se porter derrière l'ennemi et le cou-
per de Koenigsgraetz. P^ranqumi étoit le seul
qui donnât quelques inquiétudes pour les
vivres; il s'étoit posté dans une forêt nommée
240 HISTOIRE DE MON TEMPS.
vulgairement le royaume de Silva ; ce bois
communique aux chemins de Braunau, Starck-
stadt et Trautenau; il tomboit de ce repaire
sur les convois qui venoient de laSilésie. Cha-
que convoi avoit une petite bataille à livrer ;
souvent il falloit y envoyer des secours ; cela
fatiguoit les troupes, et l'on ne se nourrissoit
que l'épée à la main.
L'Impératrice -reine cependant commen-
çoit à s'ennuyer de cette guerre, qui ne déci-
doit rien. Pressée par le roi d'Angleterre de
faire la paix , elle voulut au moins tenter
encore la fortune avant de quitter la partie, et
donna au prince de Lorraine l'ordre précis
d'agir offensivement , et s'il le pouvoit avec
avantage, d'engag;er une affaire générale avec
O '' O CD O
les Prussiens. Pour l'aider dans une entreprise
aussi importante, elle lui avoit formé une es-
pèce de conseil, composé du duc d'Aremberg
et du prince Lobkowitz : elle les envoya tous
deux à l'armée, se flattant d'avoir pourvu à
tout, et que la fortune qui avoit couronné son
époux à Francfort , lui gagneroit des batailles
en Bohème. On sut bientôt dans le camp prus-
sien que Mrs d'Aremberg et de Lobkowitz
avoient
I
CHAPITRE Xîlî. 241
avoient joint le Y^rince de Lorraine, et l'on de-
vina à peu prés les intentions de cette prin-
cesse. Le prince Lobkovvitz , d'un tempéra-
ment violent et impétueux , vouloit attaquer
et ferrailler sans cesse, il envoyoit tous les jours
les housards à la petite guerre, souvent mêm.é
mal à propos, et s'emportoit lorsque Nadasti
ou Franquini avoient essuyé quelque échec.
Le prince de Lorraine, qui connoissoit les
Prussiens pour avoir fait trois campagnes con-
tre eux, auroit préféré la guerre de chicane à
celle qu'on lui ordonnoit de faire; il se seroit
contenté de disputer les subsistances, de con-
sumer son ennemi à petit feu et d'accumuler
beaucoup dé petits avantages, qui réunis font
l'équivalent des plus grands succès. Pour le
duc d'Aremberg, appesanti par l'âge, il étoit
de l'avis du dernier qui opinoit. Les deux
armées n'étoient distantes l'une de l'autre que
d'une demi-portée de canon. Le Roi , de sa
tente , qui étoit sur une hauteur , voyoit tous
lesj ours les généraux ennemis venir reconnoî-
tre sa position : on les auroit pris pour des as-
tronomes, car ils observoient les Prussiens avec
de grands tubes; ensuite ils délibéroient en-
Tome IL Q
242 HISTOIRE DE MON TEMPS.
semble^ mais ils ne pouvoient rien entrepren-
dre contre un camp qui étoit trop avantageux
et trop fort pour être brusqué. Bientôt les en-
nemis donnèrent l'alarme au corps du général
Lehwald^ i5oo pandours passèrent la Métau
pendant la nuit et se retranchèrent sur une
hauteur voisine de celle des Prussiens^ un essaim
de troupes légères devoit les suivre. Mr de
Lehwald ne leur en laissa pas le temps ; il
marcha à eux à la tête de 2 bataillons, les
chassa la bayonnette au bout du fusil de leur
redoute, leur prit 40 hommes et les fit pour-
suivre par ses housards. Le pont de la Métau
se rompit pendant leur fuite précipitée et plu-
sieurs se noyèrent. Cette belle action de Mr
de Lehwald empêcha les Autrichiens d'établir
une communication avec Franquini, qui vou-
loit empêcher les convois d'arriver au camp
prussien. Le prince de Lobkowitz ne se rebu-
toit pas pour avoir manqué quelques projets;
il en formoit sans cesse de nouveaux et tenta
pour la troisième fois de prendre Neustadt.
La ville fut investie le /Septembre par 10,000
hommes j le Roi n'en fut informé que le iq. Il
envoya incontinent Du Moulin ^t Winterfeld
CHAPITRE XII ï. 243
à son secours. Winterfeld, avec 3oo fantassins
du régiment de Schwérin , força le passage d'utt
bois défendu par Qooo paridoUrsj les Hongrois
perdirent q canons^ et furent jetés dans une
espèce de précipice qu'ils avoient derrière leur
front. A l'approche des Prussiens, le siège de
Neustadt fut levé ; ils repassèrent la Métau et
se retirèrent dans leur camp. Mr de Tauen-
feien, enfermé dans une bicoque sans défense^
dont la muraille étoit crevassée en beaucoup
d'endroits, avoit âoutenu 5 jours de tranchée
ouverte contre 1 ooooennemis qui l'assiégeoient
et qui, les deux derniers jours, lui avoient
coupé les canaux qui portoient l'eau aux fon-
taines de la ville : les murailles avoient été bat-
tues par dix pièces d'artillerie, qui en avoient
fait écrouler un pan considérable. Nous avons
vu des places fortifiées par les Vauban et les
Coehorn ne tenir pas aussi long-temps à pro-
portion: ce n'est donc pas toujours la force
des ouvrages qui défend les places, mais plutôt
îa valeur et l'intelligence de l'officier qui y
comtnande. Le poste de Neustadt ne pouvoit
plus se défendre , depuis que l'eau y manquoit;
mais en l'abandonnant on perdoit à l'égard da
Q 5
^44 HISTOIRE DE MON TEMPS.
la sûreté des convois : cependant les fourrages
étant tous consumés dans le voisinage, il étoit
à propos de changer de position, et l'on ruina
les murailles de cette ville. Le 18 Septembre
l'armée passa l'Elbe auprès de Jaromirz et se
campa à Kowalkowitz , sans que l'ennemi fît le
moindre mouvement pour s'y opposer. Il fal-
lut de ce camp détacher le général Polentz
avec 1000 chevaux et 3 bataillons, pour cou-
vrir la nouvelle Marche et l'Oder contre un
corps de 6000 ulans que le roi de Pologne
avoit levé, et qu'il vouloit attirer en Saxe,
pour y joindre ses autres troupes j les autres
détachemens rentrèrent dans l'armée et Mr
Du Moulin en couvrit la gauche.
Il se fit ce jôur-là un feu de joie dans l'ar-
mée autrichienne, pour célébrer l'élection du
grand Duc ; le nom d'armée impériale réjouis-
soit les officiers qui la composoient ; deux j ours
se passèrent en festins , où le vin ne fut pas
épargné. Peut-être auroit-ce été le moment
d'attaquer^ mais le Roi ne voulut point s'écar-
ter de son plan de campagne. Il résolut donc
de transporter son camp à Staudentz^ le che-
min qui y conduit, passe par une vallée bor-
CHAPITRE XIII, 245
dée de bois et de montagnes qui tiennent à la
forêt de Silva. Franquini s'embusqua auprès
du village de Liebenthal, sur le chemin où la
seconde colonne devoitpass^r. Le prince Léo-
pold, qui la conduisoit, détacha quelques ba-
taillons, qui traquèrent le bois, en même-
temps que Mr de Malachowsky , à la tête de
quelques centaines de housards, grimpant sur
ces rochers escarpés, aida l'infanterie à chasser
ce partisan de son embuscade: cette action,
la plus hardie que la cavalerie puisse entre-
prendre, combla Mr de Malachowsky de gloire.
Il eut cependant Qo hommes de tués et 40 de
blessés dans cette affaire. L'armée n'entra que
sur le tard dans le camp de Staudentz. Mr de
Lehwald avec son corps occupa Starckstadt,
et Mr Du Moulin se rendit à Trautenau avec
son détachement, pour couvrir les convois qui
venoient de la Silésie. Les Prussiens embras-
soient ainsi toute la chaîne des montagnes qui
côtoient les frontières de la Silésie depuis Trau-
tenau vers Braunau^ cette partie fut radicale-
ment fourragée, et l'ennemi n'auroit pas été
en état d'y subsister pendant l'hiver. Cela for-
moit une barrière qui mettoit jusqu'au prin-
Q3
24t> HISTOIUE BE MOIT TEMPS.
temps prochain la Silésie à couvert d'incur-
sions. Les fourrages se faisoient toutefois avec
bien plus de difficulté que dans les plaines ,
par la nature du terrain coupé et difficile qui
environnoit le camp; afin de ne point exposer
les troupes à quelque affront, il falloitdes con-
vois de 3ooo chevaux et de 7 à. 8000 hommes
d'infanterie pour couvrir les fourrageurs; cha-
que botte de paille coûtoit un combat. Mo-
ratz, Trenck, Nadasti, Franquini étoienttous
les jours aux champs; enfin c'étoit une école
pour la petite guerre. De tous les officiers au-
trichiens Franquini étoit celui qui avoit la
connoissance la plus exacte des chemins qui
vont de Bohème en Silésie; il attaqua avec
4000 pandours entre Schatzlar et Trautenau
un convoi de farine escorté par 3oo fantassins.
Le jeune Moellendorff", aide de camp du Roi,
conduisoit ce convoi; il soutint tous les efforts
des ennemis, et s'empara d'un cirnetiére qui
dominoitledéhlé, d'où il protégea les chariots
et se défendit durant trois heures jusqu'à l'ar-
rivée du secours de Du Moulin, qui le déga-
gea entièrement. Les ennemis laissèrent 40
p:iorts sur la place : la perte de l'escorte fut
CHAPITRE XII I. 247
légère, à cela près que Franquini détala une
trentaine de chariots, dont il emmena les che-
vaux. Quoique ces petites actions ne soient
que des bagatelles, elles font trop d'honneur à
la nation et à ceux qui y ont eu part , pour
laisser ensevelir dans l'oubli ce qui peut deve-
nir un germe d'émulation pour la postérité,
C'étoient chaque jour de nouvelles entrepri-
ses de la part de l'ennemi • ayant la faveur du
pays 5 il étoit instruit que le dépôt des vivres
et la boulangerie de l'armée étoient établis à
Trautenau, et cette connoissance lui suffit
pour faire mettre le feu aux quatre coins de
cette malheureuse ville; en trois heures de
temps toutes les maisons ne firent plus qu'un
monceau de cendres. Comme on avoit eu la
précaution de placer les tonneaux de farine
dans des caves bien voûtées , il n'y eut de perdu
que quelques chariots de bagage que les flam-
mes consumèrent. Cette action inhumaine re-
tomba sur ses auteurs , etl'ïmpératrice-reine,
au lieu d'y gagner, eut en Bohème une ville
de plus de ruinée.
Ces tentatives n'étoient que le prélude de
ce que la cour de Vienne et ses généraux mé-
Q4
248 IIISTOIJRE DE MON TEMPS.
xlitoient depuis long-temps d'exécuter. Lé
prince de Lorraine voyoitqueles Prussiens se
préparoient à quitter la Bohème; il les suivit
et vint se camper à Koenigssaal , pour les ob-
server de plus près. Le camp de Staudentz
n'avoit pas été pris selon toutes les règles de
l'art. Le Roi avoit afïoibii son armée par ses
détachemens, et il ne lui restoit pas assçz de
troupes pour remplir l'espace qu'il avoit à
garnir. Mr de Nassau étpit dans la haute Silésie,
Mr de Polentz dans la nouvelle Marche, Mr Du
Moulin à Trautenau, lequel, depuis que Fran-
quini avoit fait quelques tentatives sur Schatz-
lar, obligé d'y marcher, fut relevé par Mr de
Lehwald à Trautenau : il ne restoit après tous
ces détachemens que 18,000 hommes dans
l'armée que le Roi commandoit ^ de sorte qu'ils
n'occupoient pas tout le terrain que le caprice
de la nature avoit formé pour une plus nom-
breuse armée. Ce corps dominoit en certains
endroits les hauteurs voisines ; mais la droite
étoit entièrement dominée par un monticule
que la foiblesse de l'armée ne permettoit pas
^'occuper; cependant on avoit placé des
gardes de cavalerie et des corps de hqusards
sur ces fauteurs, pour en être maître en cas de
CHAPITRE XIII. 249
besoin. La cavalerie à la vérité ne pouvoit
guère aller à la découverte au delà d'un demi-
mille, à cause des bois , des défilés et des gor-
ges des montagnes; l'ennemi en revanche en-
voyoit tous les jours des partis de 4 à 5oo che-
vaux, qui rodoient autour du camp prussien;
ils défiloient, alloient et venoient le long de.
la forêt de Silva, en tirant vers Marchendorf,
où Franquini avoit son petit camp. L'armée
autrichienne n'étoit qu'aune marche de celle
du Roi, ce qui fit appréhender à celui-ci que
le dessein du prince de Lorraine ne fût de ga-
gner Trautenau avant lui. Pour prévenir l'en-
nemi, qui ciuroit par là coupé son corps de la
Silésie , le Roi résolut de se mettre en marche
le lendemain; mais pour être préalablement
mieux informé des mouvemens des Autri-
chiens , il fit partir sur le champ un détache-
ment de Qooo chevaux commandés par le gé-
néral Katzler, pour aller à la découverte sur
les chemins d'Arnau et de Koenigssaal, avec
ordre de faire des prisonniers et de prendre
des paysans des environs, aftn d'avoir des nou-
velles de ce qui se passoit dans le camp du
prince de Lorraine. Mr de Katzler s'ayança avec
25o HISTOIRE I>E MON TEMPS.
sa troupe, et se trouva, sans le savoir, entre
deux colonnes d'Autrichiens qui se glissoient
dans les forêts pour lui dérober la connoissance
de leur marche j il apperçut devant lui un
grand nombre de troupes légères , et un corps
de cavalerie, de beaucoup supérieur au sien,
qui les suivoit- sur quoi il se replia en bon or-
dre sur le champ et rendit compte au Roi de
ce qu'il avoit vu; mais il n'avoit pasvugrand'-
chose. Les troupes reçurent ordre de se mettre
en marche le lendemain à lo heures, et le 3o
de Septembre àcj^uatre heures du matin, pen-
dant que le Roi avoit auprès de lui les géné-
raux du jour , pour leur dicter la disposition
de la marche, un officier vint l'avertir que les
grandes gardes de la droite du camp décou-
vroient une longue ligne de cavalerie , et qu'au-
tant qu'on en pouvoit juger par l'étendue de
la poussière, ce devoit être toute l'armée en-
nemie; quelques officiers vinrent un moment
aprésTapporter que quelques corps autrichiens
çommençoient à se déployer vis-à-vis du flanc
droit du camp. Sur ces nouvelles les troupes
reçurent ordre de prendre incessamment les
armes, et le Roi se rendit auprès des grandes
CHAPITRE XII I. î^5l
gardes, pour juger par ses propres yeux de l'é-
tat des choses et du parti qu'il y avoit à pren-
dre. Il fout 5 pour se faire une juste idée de la
bataille de Sorr, se représenter exactement le
terrain sur lequel elle se donna. Dans la posi-
tion où étoit l'armée avant la bataille , sa droite
s'appuyoit à lui petit bois gardé par un batail-
lon de î^renadiers, et le village de Burckersdorf
étoit sur le flanc droit, prenant de Prusenitz
au chemin de Trautenau ; il n'étoit point oc-
cupé , parce qu'il est situé dans un fond et que
les maisons en sont isolées ; ce fond bas règnoit
depuis le front j usqu'à l'extrémité de la droite,
etséparoitle campd'upe hauteur assez élevée,
qui s'étendoit du chemin de Burckersdorf à
Prusenitz, et sur laquelle on avoit placé les
housards et les gardes du camp. Le front de
l'armée étoit couvert par le village de Stau-
dentz, au delà, duquel règnoit des montagnes
et des bois qui tenoient au royaume de Silva,
La gauche de la petite armée étoit appuyée
à un ravin impraticable. Deux chemins me-
n oient du camp à Trautenau; l'un parla droite
du camp, laissant Burckersdorf à gauche, pas-
soit par un petit défilé et conduisoit ensuite
232 HISTOIRE DE MON TEMPS.
par une plaine unie à Trautenau,* l'autre par-
toit de la gauche de l'armée, passoit par une
vallée pleine de défilés et par le village de Ru-
dersdorf, menant à Trautenau plutôt par des
Bentiers que par une route battue. Lorsque le
Roi arriva à ses grandes gardes, il vit que les
autrichiens comm.ençoient à se former , et il
jugea qu'il seroit plus téméraire de se retirer
à travers des défilés devant une armée qu'il
avoit si prés de lui, que de l'attaquer malgré
la prodigieuse infériorité du nombre. Le prince
de Lorraine avoit bien compté que le Roi pren-
droit le parti de la retraite, et c'étoit sur quoi il
avoit fait sa disposition; il vouloit engager une
affaire d'arrière-garde, et il est sûr que celle-là
lui auroit réu&si. Mais le Roi prit sans balancer
le parti de l'attaquer, parce qu'il auroit étéplus
glorieux d'être écrasé en vendant chèrement
sa vie, que dépérir dans une retraite qui auroit
assurément dégénéré en fuite ignominieuse.
Quelque danger qu'il y ait à manoeuvrer
en présence d'un ennemi déjà rangé en battail-
le , les Prussiens passèrent par-dessus ces règles
et firent un quart de conversion à droite pour
présenterun front parallèle à celui de l'ennemi-
\
CHAPITRE XII I. 2 53
cette manoeuvre délicate se fit avec un ordre
et une célérité inconcevable ; mais les Prus-
siens ne se présentèrent que sur une ligne vis-
à-vis des Autrichiens , qui étoient sur trois
lignes de profondeur; il fallut même que ce
déploiement s'exécutât sous le feu de q8 pièces
de canon que les ennemis avoient disposées
en deux batteries, et d'un bon nombre de
grenades royales qu'ils jetoient parmi la cava-
lerie. Mais rien ne déconcerta les Prussiens 5
aucun soldat ne parut craindre, aucun ne
quitta son rang. Quelque diligence que l'on
employât à se former ainsi , la droite fut ex-
posée prés d'une demi-heure au canon de
l'ennemi, avant c^ue la gauche fût entièrement
sortie du camp. Alors le maréchal deBudden-
brock reçut ordre d'attaquer avec la cavalerie ;
ce qu'il exécuta sans balancer. Les Autrichiens
avoient mal choisi leur terrain; la cavalerie
avoit upe espèce de précipice derrière elle ;
elle étoit sur trois lignes, auxquelles le terrain
étroit n'avoit pas permis de donner une dis-
tance convenable; à peine y avoit-il entre
chaque ligne vingt pas d'intervalle: ils tirèrent
de la carabine selon leur usage 5 mais n'eurent
254 HISTOÎUE DÉ MON TEMPS.
pas le temps de mettre l'épée à la main^
ayant été culbutés en partie dans le fond qu'ils
avoient derrière eux et en partie jetés sur leur
propre infanterie. Cela deVoit arriver; car la
première ligne renversée devoit nécessaire-
ment sejeter sur la seconde, celle-là sur la troi-
sième,et il n*y avoit jpoint d'espace où ces corps,
qui faisoient 5o escadrons , pussent se réformer.
La première brigade de l'infanterie de la droite
des Prussiens , animée par ce succès , se hâta
trop d'attaquer ces batteries des Autrichiens
dont nous avons parlé; q8 canons chargés à
mitraille éclaircirent dans un moment les rangs
des assaillans et les firent plier : 5 bataillons
dans lesquels consistoit la réserve, arrivèrent
fort à propos; ceux qui avoient été repoussés
se réformèrent auprès d'eux, et d'un effort
commun ces lo bataillons emportèrent la bat-
terie. Mr deBonin, lieutenant général, etMr
de Geist, colonel, eurent la principale part à
cette belle action. Alors on apperçut une gros--
se colonne d'ennemis qui venoit de leur droite
et qui descendoit des hauteurs pour s'emparer
dé Burckersdorf ; le Roi les prévint en bor-
dant ce village d'un bataillon de Kalckstein.
CHAPITRÉ XI II. 253
On mit le feu aux maisons les plus écartées
vers la gauche , pour couvrir ce bataillon ,
pendant que l'infanterie de la gauche se for-
moit derrière; ce bataillon tira par pelotons
contre l'ennemi comme il eût fait dans une
place d'exercice , et la colonne se retira en
fuyant- La cavalerie de la droite des Prussiens
devenoit dès-lors inutile à l'endroit où elle
étoit. Ce précipice dans lequel elle avoit jeté
lés Autrichiens, prenoit depuis le chemin de
Trautenau et alloit en diminuant toujours de
largeur vers le centre des Prussiens,: mais en
tirant vers le village deSorr , qui étoit en avant.
On laissa donc les cuirassiers de Buddenbrock
et quelques housards pour suivre l'infanterie
en seconde ligne. Lesgendarmes 5 Prusse, Rot-
tembourget Kiau, qui faisoient Qo escadrons,
furent envoyés à la gauche de l'armée, pour y
renforcer cette aile, tandis que l'infanterie de
la droite prenoit celle de l'ennemi en flanc, et
la menoit battant devant elle en la faisant re-
plier sur la droite des Impériaux. Les gardes,
qui étoient au centre de la ligne, conduites par
le prince Ferdinand de Bronswic , attaquèrent
alors une hauteur que les ennemis tenoient
encore; elle étoit escarpée et chargée de bois;
l56 HISTOIRE DE MON TEMPS.
elle fut emportée cependant- et ce qu'il y avoit
de singulier, c'est que le prince Louis de Brons-
vvic la défendoit contre son frère. Le prince
Ferdinand se distingua beaucoup dans cette
occasion. Le terrain du combat n'étoit alterna-
tivement que fonds et hauteurs, ce qui enga-
geoit sans cesse de nouveaux combats j caries
Autrichiens tâchoient de se rallier sur ces hau-
teurs • mais repoussés à plusieurs reprises, la'
confusion devint générale et à la retraite succé-
da la fuite. Toute la campagne étoit couverte
de soldats débandés; cavaliers et fantassins ^
tout étoit mêlé. Tandis que l'armée prussienne
victorieuse poursuivoit à grands pas les vain-
cus, les cuirassiers de Bornstaedt, qui combat-
toient à la gauche, enveloppèrent le régiment
de Damnitz et un bataillon de Collowrat, pri-
rent lo drapeaux et firent 7000 prisonniers. Le I
reste de la cavalerie de la gauche ne put attein-
dre la cavalerie autrichienne, qui évita de s'en-
gager, et se retira en assez bon ordre dans la forêt
de Silva. Le Roi arrêta la poursuite au village
de Sorr , dont la bataille porte le nom ; derrière
ce village est la forêt de Silva dont nous avons
tant parlé; il ne falloit pas y suivre l'ennemi;
ç'auroit
C H A P I T p. È XIII. ^55^
Ç*aurolt été risquer mal à propos et sans né-^
c'essité de perdre tous les avantagesqu'onvfiiioit
d'obtenir : c'étoit bien assez qu'un corps de
18,000 hommes en eût battu au delà de
4O5OO03 etmiêmeiln'y avoit rien à gagner en
se hasardant d'aller plus loin. Les vainqueurs
perdirent le prince Albert de Bronswâc- le gé-
néral Blanckensée; lescolonelsBrédo^v, Blan-
ckenbourg, DohnajLedebourjles lieutenaris-
colonels Lange et Wédel des p-ardes et 1000
soldats: victimes illustres oui sacrifièrent leur
vie pour le salut de l'état. On comptoitquè le
nombre des blessés iTiontoit à qooo. Lés vain-
cus perdirent 22 canons, lo drapeaux, 2 éten-
dards, 3o officiers et qooo soldats qui furent
faits prisonniers. Le prince Léopbld se distingua
dans cette journée, et surtout le maréchal de
Buddenbrock et le général Goltz , qui avec
douze escadrons eh battirent cinquante. Si
cette bataille ne fut pas aussi décisive que cells
de Friedberg, il fauts'en prendre au terrain ou
elle se donna. L'ennemi qui fuit dans une
plaine 5 doit souffrir des pertes considérables 5
celui c|ui a le dessous dans un pays montueux,
est à l'abri de la cavalerie^ qui ne peut l'en-
Tome IL R
258 HISTOIRE DE MON TEMPS*
tamer considérablement j et quelque petit que
soit le nombre de ceux qui se rallient sur la
crête des hauteurs , ce nombre est suffisant
pour rallentir la poursuite du vainqueur.
Le projet de cette bataille, conçu par le
prince de Lorraine, oupar Franquini, auquel
d'autres l'attribuent, étoit beau et bienimaginé.
Leposte des Prussiens étoitsanscontreditmau-
vais ; l'on ne peut les excuser de n'avoir pensé
qu'à leur front et d'avoir négligé leur droite,
qui étoit dans un fond dominé par une hauteur
éloignée de mille pas seulement. Mais si les
Autrichiens savoient imaginer, ils n'avoientpas
le talent de l'exécution : voici les fautes qu'ils
commirent. Le prince de Lorraine auroit dû
former sa cavalerie de la gauche devant le che-
min de Trautenau et à dos du camp prussien;
en barrant ce chemin, l'armée du Roi n'avoit
ni terrain pour se former , ni moyen d'appuyer
sa droite. Le prince de Lorraine pouvoit aussi
en arrivant sur le terrain lâcher cette cavalerie
pour donner à bride abattue dans le camp
prussien. Le soldat n'auroit eu le temps ni de
courir aux armes, ni de se former, ni de se
défendre 5 ç'auroit été se procurer une victoire
CHAPITRE XIII. 259
certaine. On dit que Mr d'Aremberg avoit égâ^
ré sa colonne pendant la nuit, et qu'il s'étoit
formé à rebours, le dos tourné Vers le camp du
Roi: cela ressemble assez au duc d'Aremberg,
et c'est, dit-on, ce qui fit perdre du temps au
prince de Lorraine^ qui s'occupa long-temps à
réparer ce désordre. Mais lorsque les Prussiens
commencèrent à se présenter sur le champ
de bataille, qui enipechoit alors le prince de
Lorraine de les faire attaquer tout de suite avec
sa cavalerie? Cette gauche auroit fondu d'une
hauteur sur des troupes occupées à se former^
et sur d'autres qui défiloient encore» On trou-
voit que le Roi n'avoit pas commis moins de
fautes que son adversaire. On lui reprochoit
surtout de s'être mis par le choix d'un mauvais
poste dans la nécessité de combattre, au lieu
qu'un général habile ne doit se battre que lors-
qu'il le juge à propos* On disoit qu'au moins
le Roi auroit dû être averti de la marche des
Autrichiens* Il répondoit à. cette accusation,
que l'ennemi lui étant de beaucoup supérieur
en troupes légères^ il ne pouvoit aventurer fort
loin les 5oo housards qui lui restoient après
tous les détachemens qu'il venoit de faire.
R 2 *
260 HISTOIRE DE MON TEMPS.'
Mais, objectoit-on, il ne falloit pas tant faire
de détachemens et s'afFoiblir si fort vis-à-vis
d'une armée supérieure. Il répondoit que le
corps de Gessler et de Polentz qui alla joindre
le Prince d'Anhaltjpouvoit être regardé comme
faisant l'équivalent des Saxons qui s'en retour-
iièrent chez eux ; que le détachement du
général de Nassau avoit été nécessaire pour
pouvoir tirer de la Silésie ses subsistances, qui ,
auroient manqué tout-à-fait si les Hongrois
qui infestoient tout ce duché , n'en eussent '
été chassés; que les détachemens de Du Mou-
lin et de Lehvvald avoient été indispensables
dans les gorges des montagnes , qu'il falloit
garder, ou risquer d'être affamé par l'ennemi.
On n'avoit qu^autant de chevaux qu il en fal-
loit pour amener, à chaque transport, de la fa-
rine pour cinq jours. Si un de ces convois eût
manqué, l'armée auroit été sans pain et sans
subsistances. On disoit que le Roi auroit dû se
retirer en Silésie plutôt que de hasarder une
bataille en Bohème ; mais le Roi étoit dans l'i-
dée qu'une bataille perdue en Bohème étoit
de moindre conséquence qu'une bataille per-
due en Silésie ; et d'ailleurs une retraite pré-
CHAPITRE XIII. 261
cipitée auroit indubitablement attiré la guerre
dans ce duché. Ajoutez à cela que l'on consom-
moit en Bohème les subsistances de l'ennemi,
et qu'en Silésie on auroit consomiTié les sien-
nes 5 mais nous laissons au lecteur la liberté de
peser ces raisons et d'en juger. On ne peut at-
tribuer le gain de cette bataille qu'au terrain
étroit par lequel le prince de Lorraine vint at-
taquer le Roi ; ce terrain ôtoit àl'erînemi l'avan-
tage de la supériorité du nombre. Les Prussiens
purent lui opposer un front aussi large que ce-
lui qu'il leur présentoit. La multitude des sol-
dats devenoit inutile au prince de Lorraine,
parce que ses trois lignes, presque saris dis-
tance, pressées les unes sur les autres, n'avoient
pas la facilité de combattre, et que la confu-
sion s'y mettant une fois, elle rendoit le mal
irrémédiable. Mais heureusement pour la
Prusse, la valeur des troupes répara les fautes
de leur chef et punit les ennemis des leurs.
Pendant que les deux armées se battoient,
les housards impériaux pilloient le camp prus-
sien , la gauche et le centre n'ayant pas eu le
temps d'abattre les tentes. Nadasti et Trenck
s'en prévalurent; le Roi et beaucoup d'offi-
R 3
^Gi HISTOIRE DE MON TEMPg;
eiers y perdirent tous leurs équipages ; les se-^
erétalres du Roi furent même pris , et ils eu-
rent la présence d'esprit de déchirer tous leurs
papiers, Mais comment penser à ces baga-
telles, lorsque l'esprit est occupé des plus
grands objets d'intérêt, devant lesquels tous
les autres doivent se taire, de la gloire et du
salut de l'état? Mr de Lehwald , attiré par
le bruit du combat, vint encore à temps pour
sauver les équipages, de la droite et mettre fin
aux cruautés affreuses que ces troupes de Hon-
grois effrénés et sans discipline exerçoient sur
quelques malades et sur des femmes qui étoient
restés dans le camp. De telles actions révol-
tent l'humanité et couvrent d'infamie ceux
qui les font ou qui les tolèrent. Il faut dire à
la louange du soldatprussien qu'il est vaillant
sans être cruel, et qu'on l'a souvent vu donner
des preuves d'une grandeur d'ame qu'on ne
doit pas attendre de gens de basse condition.
La postérité sera peut-être surprise qu'une
armée, victorieuse dans deuxbatailles rangées,
se retire devant Tarmée vaincue et ne recueille
aucun fruit de ses triomphes. Les montagnes
qui entourent la Bohème, les gorges qui la se- ,
CHAPITRE XII I. 263
parent de la Silésie , la difficulté de nourrir les
troupes 5 lasupériorité de l'ennemi en troupes
légères , et enfin raiïoiblissement de l'armée,
fournissent la solution de ce problème. Sup-
posé que le Roi eût voulu établir ses quartiers
d'hiver dans ce royaume, voici les difficultés
qui se présentoient : tout le pays étoit entière-
ment fourragé 5 on trouve dans ces contrées
peu de villes, encore sont-elles petites et ont-
elles la plupart de mauvaises murailles ; il auroit
fallu, pour la sûreté, y entasser les soldats les
uns sur les autres, ce qui auroit ruiné l'armée
par des maladies contagieuses ; à peine avoit-
on des chariots pour les farines, comment en
auroit-on trouvé pour amener le fourrage à la
cavalerie? Mais en quittant la Bohême le Roi
pouvoit remonter , recruter, équiper les trou-
pes 5 les mettre dans l'abondance et leur don-
ner du repos, pour s'en servir s'il le falloit le
printemps prochain; outre qu'il paroissoitpro-
bable qu'après la bataille de Sorr l'Impératrice-
reine seroit plus disposée qu'auparavant à l'ac-
cession au traité de Hanovre.
Après avoir campé par honneur cinq jours
sur le champ de bataille de Sorr, le Roi rame-
R 4
2D4 HISTOIRE DE IMON TEMPS.
na se s troupes àTraiitenau. Le prince de Loiv
raine étoit encore à Ertina, prêt à retourner a
Koenigs:^raetzaubruit de l'approche des Prus-
siens. On apprit d,ai]s ce camp que Mr de Nas-
sau avait b,attu, le jour de la bataille de Sorr ,
un corps de Tîongrois auprès de Léobschutz
et qu'il avoit fait i 70 prisonniers, Mr de Fou-
quet avoit aussi trouvé moyen d'enlever 400
housard^ entre Grniichet Habelschwerdt, qui
furep,t conduits à Glaîz. Mr Warneri , qui
étoit avec 3oo chevaux à Landshut, ayant ap-
pris qu'un nouveau régiraent hongrois de Léo-
pold Palfy ayoi!; marché à Boehm.isch-Fried-
landj les tourna 5 les surprit et ramena de son
e^spédition 8 officiers etiz] 0 soldatsprisonniers;
inais comme l'infortune se mêle souvent au
boyihciir 2 Mr de Cliazot, du corps lie Du
Moulin, ne fut pas si heureux dans son entre-
prise sur Marchendorf^ il fut attaqué et battu
par l'eunerai et perdit 80 hommes. Après que
l'armée eutachevé de consumer lessubsistances
î^es environs de Trautenau, elle se prépara à
retourner en Silésie pr^r le chemin de Schatz-
lar. De toutes les gorges et de tous les déhlés.
^e la Bohème , les plus mauvais se trouvçmt
CHAPITRE XIII. 265
sur ce chemin : soit qu'on avance, soit qu'on
recule, il faut user de toutes les précautions
possibles pour y mener les troupes avec sure-
té. Le petitruisseau deTrautenbach couloit en
ligne parallèle derrière le camp du Roi ; des
rochers et des forêts formoient l'autre bord.
Le 14 d'Octobre les bagages prirent les devans
sous bonne escorte, pour rendre la marche
plus facile. On posta le i5 cinq bataillons sur
les montagnes, po ur protéger la retraite de l'ar-
mée et lui servir ensuite d'arrière-earde. L'ar-
mée décampa le 16 • elle marcha sur 2 colon-
nes. Le prince Léopold., qui conduisoit celle
de la gauche qui passa par Trautenbach, arriva
en Silésie sans avdir vu d'ennemis. La colonne
de la droite, dont le Roi s'étoit chargé, fut
précédée par la cavalerie; l'infanterie passa le
ruisseau, avant queFranquini , Nadasti , Mo-
ratz, Sec. fussent avertis de la marche des Prus-
siens; ils accoururent ensuite avec 7 ou 8000
hommes. Quoique toutes les hauteurs fussent
garnies d infanterie, le progrès de la marche
obligeait successivement l'arrière-garde à les
quitter; les pandours profitoient alors de ces
niêmes hauteurs abandonnées, pour faire feu
266 HISTOIRE DE MON TEMPSJ
sur rarrière-garde. Cette tiraillerie dura depuis
huit heures dumatinjusqu'à six heures du soir;
ils tuèrent un capitaine et 3o hommes , et en
blessèrent environ 80. Tout le corps de Du
Moulin avoit été employé à couvrir le dernier
délilé qui mène à Schatzlar par une vallée. Ce
corps arrêta l'ennemi, auquel une attaque de
cavalerie que la petite plaine de Schatzlar per-
mit de faire, causa une perte de 3oo hommes ;
il se mit à l'écart, et Mr Du Moulin défilant à
sa droite passa parles Rehberge et entra dans
le camp par la route que le Roi lui avoit mé-
nagée. L'armée séjourna à Schatzlar jusqu'au
T9 , qu'elle vint camper à Liebau sur le terri-
toire de la Silésie. Le corps de Du Moulin fut
destiné à former un cordon le long des frontiè-
res. Le reste de l'armée entra en quartiers de
cantonnement entre Ronstock et Schweidnitz ;
elle pouvoit se rassembler en six heures de
temps et se trouvoit au large par la quantité
de villes et de villages qu'ily adans cettee con-
trée florissante. Ce fut là que le Roi attendit la
séparation de l'armée autrichienne , avant que
de prendre des quartiers d'hiver. Mr de Nassau,
qui vouloit s'en procurer dans la haute Silésie^
CHAPITRE XIII. 267
surprit un corps de Hongrois à Hastehim et
chassa le maréchal Esterhazi d'Oderberg ; les
housards de Wartenberg, qui étoient de ce
corps , se distinguèrent également ; ils battirent
les dragons de Gotha, leur enlevèrent un éten-
dard et firent 111 prisonniers. Après cela Mr de
Nassau marcha à Ponubaet les Hongrois s'en-
fuirent àTeschen et de là vers Jablunka. Mr
de Fpuquet , qui ne vouloit pas être inutile à
Glatz, fit enlever (^oo housards qui s'étoient
imprudemment enfermés dans Nachod. Cet
habile ofhcier donna des marques de génie et
de capacité pendant tout le cours de cette
guerre. Nous nous contenterons de dire que
quarante partis qui sortirent de sa garnison
durant cette campagne , enlevèrent plus de
800 hommes à l'ennemi.
Le Roi apprit le 34 d'Octobre que le prince
de Lorraine avoit séparé son armée en trois
corps ^ il supposa que c'étoit dans le dessein
de les étendre dans la suite , parce que la sai-
son des opérations militaires étoit passée : il
laissa le commandement des troupes au prince
Léopold, en lui enjoignant de ne lespointsépa-
rer davantage, avant d'en avoir reçu les ordres.
26S HISTOIRE DE MON TEMPS.
Le Roi partit pour Berlin, où sa présence
devenoit nécessaire, tant pour réchauffer les
négociations qui commençoientà languir qu'a-
fin de trouver des fonds pour la campagne
prochaine, au cas que la paix ne pût pas se
conclure pendant l'hiver.
CHAPITRE XIV.
Révolution d'Ecosse^ qui fait quitter Hanovre
au roi d'Angleterre , et rallentit les négocia-
tions de la paix. Dessein des Autrichiens et
des Saxons sur le Brandebourg découvert.
Contradictions dans le conseil des ministres.
Projets de campagne. Le Prince d'Anhalt ras-'
semble son armée à Halle. Le Roi part pour
la Silésie. Expéditio?! de la Lus ace. Le prince
dAnhalt marche à Meissen. Bataille de Kes-^
selsdorf. Prise de Dresde. Négociation et
conclusion de la paix.
Oi durant l'année 1745 les négociations des
Prussiens eussent eu autant de succès que leurs
CHAPITRE XIV. 269
armes, ils auroient pu s'épargner aussi bien
qu'à leurs ennemis une effusion de sang inutile j,
et l'on auroit eu la paix plutôt : mais plusieurs
incidens auxquels on ne pouvoit s'attendre ,
rendirent les bonnes intentions du Roi impuis-
santes. A peine le roi d'Angleterre eut-il signé,
presque malgré lui , la convention de Hanovre,
que la rébellion d'Ecosse venant à éclater, elle
l'obligea de hâter plus qu'il n'auroit voulu ,
son retour à Londres. Un jeune homme, c'é-
toit le fils du prétendant, passe furtivement en
Ecosse , accompagné de quelques personnes
fidèles j il se tient caché dans une île vers le
nord des côtes, pour donner à ses partisans
le temps d'assembler et d'armer leurs paysans,
d'ameuter les montagnards et de former une
milice qui fût au moins l'ombre d'une armée.
Par cette diversion la France armoit l'Angle-
terre contre l'Angleterre j et un enfant, débar-
qué en Ecosse , sans troupes et sans secours ,
force le roi George à rappeler ses anglois qui
défendoient la Flandre , pour soutenir son
trône ébranlé. La France se conduisit sagement
dans ce projet , et elle dut à cette diversion
toutes les conquêtes qu'elle fit depuis en
270 HISTOIRE DE MON TEMPS*
Flandre comme en Brabant. Au commence-
ment le roi d'Angleterre et ses ministres mépri-
sèrent le jeune Edouard, son foibîe parti, et
cette rébellion naissante. On disoit à Londres
que c'étoit la saillie d'un prêtre Jacobite, ( le
cardinal Tencin , ) et l'équipée d'un jeune
étourdi. Cependant ce jeune étourdi battit et
chassa le général Cop , que le gouvernement
avoit envoyé contre lui avec ce qu'on avoitpu
en hâte rassembler de troupes. Cet échec ouvrit
les yeux au Roi; il lui apprit que dans un gou-
vernement aristocratique une étincelle peut
allumer un incendie. Les affaires de l'Ecc sse
absorbèrent toute l'attention de son conseil :
les négociations étrangères tombèrent en lan-
gueur; les alliés de l'Angleterre la croyant aux
abois, n'eurent plus pour elle la même consi^
dération. Cecju'ily avoit de fâcheux, c'est que
la convention de Hanovre commençoit àtran^
spirer ; les Autrichiens et les Saxons l'avoient
ébruitée , et cela pouvoit produire un mauvais
effet chez les François, qui étoient cependant
les seuls alliés qu'eût la Prusse. Il arriva donc
que la diversion que le jeune Edouard faisoit
en Ecosse, en devint une pour la reine de
CHAPITRE XIV. 271
Hongrie, en ce qu'elle lui procura la liberté
de faire contre le roi de Prusse les derniers
efforts , malgré le roi d'Angleterre, dont alors
à Vienne on méprisoit les conseils.
te Roi , qui se trouvoit à Berlin , épuisoit
tous les expédiens pour trouver des fonds qui
le missent en état de continuer la guerre. Les
revenus de la Sil'ésie ne s'étoient pas perçus
comme en temps de paix ; les deux tiers en
avoient manqué : il falloit chercher des ressour-
ces, et il étoit bien difficile de s'en procurer.
Cet embarras étoit grand; les dangers que les
ennemis préparoient à l'état, étoient bien plus
terribles. Voici comment le Roi en fut informé :
Depuis le mariage du prince successeur au
trône de Suéde, aveclaprincesseUlrique, soeur
du Roi , les Suédois étoient en partie portés
pour les intérêts de la Prusse. Mr de Rudens-
child etMrW^olfenstirna, ministres de Suéde,
l'un à la cour de Berlin , l'autre à Dresde ,
étoient particulièrement attachés àla personne
du Pvoi. W^olfenstirna étoit bien dans la maison
^Q -i; Kt ::: . Il f^isoit la partie de jeu du minis-
tre. '^ '*' '*' n'étoit pas aussi circonspect en sa
présence qu'un premier ministre, dépositaire
25^2 HISTOlkE DE MON TEMPS.'
des secrets de son maître, doit l'être générale^
.nient envers tout le monde. Wolfenstirna
découvrit sans peine que le plan de la cour de
Vienne et de Dresde étoit d'envoyer l'armée
du prince de Lorraine par la Saxe , d'où joint
aux troupes saxonnes il devoit pendant l'hiver
marcher droit à Berlin : il fit part de sa décou-
verte à Rudenschild , qui en avertit le Roi le
8 de Novembre, jour où l'on suspendoit dans
les églises les trophées de Friedberg et de Sorr.
Rudenschild ajouta que ce projet avoit été fait
par '^ '^ ''% corrigé par Bartenstein , amplifié par
Rutowsky , envoyé par Saiil à Francfort à 11
reine de Hongrie ; que ■'' '^ '^ étoit convaincu
qu'on écraseroit la Prusse par ce coup , et que
c'étoit cette ferme espérance , qui avoit empê-
ché la cour de Vienne et celle de Dresde d'ad-
hérer aux sentimens pacifiques du roi d'Angle-
terre; qu'on avoit de plus partagé les dépouilles
de la Prusse 5 de façon que le roi de Pologne au-
roit les évêchés de Ma^debourg; , de Halber-
stadt, avec Halle et son territoire, etquel'Im-^
pératrice reprendroit la Silésie. Il apprit de
plus au Roi la cause de la haine que '^ '^ '^ lu i
portoit. Tl avoit été outré d'un manifeste que
CHAPITRE XIV. 273
le Roi avoit fait publier , et surtout de ces
passages : „ Pendant que tant d'horreurs se
„ commettoient en Silésie , et que le ciel , j uste
„ vengeur des crimes, se plaisoit à les punir
„ d'une façon si palpable, si éclatante et si
„ sévère , on soutenoit froidement à Dresde
„ que la Saxe n'étoit point en guerre avec la
„ Prusse , que le duc de Weissenfels etles trou-
„ pes qu'il avoit sous ses ordres n'avoient point
^5 attaqué les états héréditaires du Roi , mais
,, seulement de nouvelles acquisitions. Le
„ ministère de Dresde se berçoit de ces sortes
,, de raisonnemens captieux , comme si de
„ petites distinctions scolastiques étoient des
„ motifs assez puissans pour justifier l'illégalité
„ de ses procédés. Rien de plus facile que de
„ réfuter , etc. ,, et du passage suivant : „ Il
.,, paroît que c'étoit enfin ici le terme de la
,, patience et de la modération du Roi ; mais
„ sa Majesté ayant compassion d'un peuple
,5 voisin, innocent des offenses qu'elle areçues,
„ et connoissant les malheurs et les désolations
„ inévitables qu'entraîne la guerre, suspendit
„ encore les justes effets de son ressentiment,
„ pour tenter de nouvelle^ voies d'accommo-
Tome IL S
274 HISTOIRE DE MON TEMPS.
„ dément avec la cour de Dresde. Il y a lieu
„ de présumer , après ces nouveau:^ et der-
„ niers refus qu'elle vient de recevoir, que la
„ confiance du roi de Pologne a été surprise
„ par l'indigne perfidie de ses ministres. Les
„ représentations les plus pathétiques , et les
„ offres les plus avantageuses ont été prodi-
„ guées en pure perte. „ Il fiiut avouer que '^'^'^
étoit vivement attaqué dans ces passages et
que personne ne pouvoit s'y méprendre; car
les ministres qu'on nommoit au pluriel, étoient
plutôt ses commis que ses égaux. Ce rapport
parut d'autant plus vrai , que le Roi connoissoit
le caractère du comte de '•' •'' '*' et la fierté de
rimpératrice-reine. Si le projet des Saxons
étoit dangereux pour la Prusse, il n'étoit pas
moins hasardeux pour la Saxe; mais les passions
et surtout le désir de la vengeance aveuglent si
fort les hommes, qu'ils sont capables de tout
risquer dans l'espérance de se satisfaire.
Cette crise violente demandoit donc un
prompt remède. L'armée du prince d'Anhalt
reçut ordre de s'assembler incontinent à Halle.
Et , comme il s'agissoit de prendre un parti
décisif, le Roi crut que, sans déroger à son
autorité , il pouvoit assembler un conseil
CHAPITRE XIV. 275
écouter la voix de l'expérience , et suivre ce
Cju'ily auroit de sage dans l'avis de ceux qu'il
consultait. Quiconque est chargé des intérêts
d'une nation, ne doit rien négliger de ce qui
peut en procurer le salut. Le prince d'Aaihalt
fut un des premiers auxquels le Roi fit l'ou-
verture du projet de '^'^'^ Ce prince étoit un de
ces hommes qui prévenus d'amour propre
abondent en leur sens, et sont pour la négati-
ve lorsque les autres affirment. Il parut avoir
pitié de la facilité avec laquelle on ajoutoitfoi
à cette accusation contre '•' '•' '" ; il dit qu'il n'étoit
pas naturel qu'un ministre du roi de Pologne,
saxon de naissance, voulût attirer de gaieté de
coeur quatre armées dans les états de son maî-
tre et les exposer à une ruine inévitable. Le
Roi lui montra une lettre qui portoit que dans
deux jours le général Grune arriveroit avec
son corps à Géra, pour joindre les Saxons à
Leipsic:il lui produisit différentes lettres de la
Silésie, qui toutes constatoientque les Saxons
amassoientde gros magasins en Lusace pour
les troupes du prince de Lorraine, qu'on y at-
tendoit dans peu: il finit par lui dire qu'il lui
conTioitle commandement de l'armée qui s'as-
S 2
276 HISTOIRE DE MON TEMPS.
sembloit à Halle. Le prince d'Anhalt persista
dans son incrédulité; cependant on lisoit sur
son visage qu'il etoit flatté de se voir à la tête
d'un corps qui pouvoit lui fournir le moyen de
raj eunir son ancienne réputation. Le comte Po-
dewils entra un moment après. Le Roi le trou-
va tout aussi incrédule que le prince d'Anhalt;
ce n'étoit point par esprit de contradiction,
mais par timidité. Ce ministre avoit quelques
fonds placés à la SteueràLeipsic ; il craignoit
de les perdre; incorruptible d'ailleurs, sa foi-
blesse seule éloignoit de son esprit toute idée
derupture avec la Saxe comme im objet désa-
gréable, et croyant les autre^î aussi timides que
lui,il jugeoit '^*''' incapable d'un projet si har-
di. Enftn dans ce beau conseil on discutoit la
faussetéou la vérité du fait, et personne ne pen-
soit à prévenir le mal qui étoit sur le point d'é-
clater. Le Roi fut obligé demployer son auto-
rité pourquele prince d'Anhalt fit les disposi-
tionsnécessaires àla subsistance de Tarniée de
Halle , et pour c]ue le comte Podewils dressât
les dépêches aux cours étrangères, par lesquel-
les on les avertissoitdes complots de la Saxe, et
de la résolution où étoit le Roi de les prévenir.
CHAPITRE XIV. 277
Et comme si ce n'en étoit pas assez de tant
d'embarras, il en survint encore de nouveaux.
L'envoyé de Ptussie vint déclarer au Roi , au
nom de l'Impératrice; qu'elle espéroit que le
Rois'ahstiendroitd'atraquerrélectoratdeSaxe,
parce qu'une semblable démarche l'obligeroit
à envoyer son contingent au roi de Pologne ,
coipme elle y étoit tenue par son alliance avec
ce prince. Le Roi lui fit répondre que sa Ma-
jesté étoit dans l'intention de vivre enpaixavec
tous ses voisins, mais que si quelqu'un d'eux
coflvoitdes desseins pernicieuxcontre ses états,
aucune puissance de TEiu^ope ne l'empêclie-
roit de se défendre et de confondre ses enne-
mis. Cependant toutes les lettres de la Saxe et
de la Silésie confirmoient les avis de Mr de
Rudenschild. Pour être encore mieux informé
des mouvemens du prince de Lorraine, le Roi
forma un corps de troupes mêlées, cavalerie,
infanterie et housards, avec lequel Mr de Win-
terfeld s'avança vers Friedland sur les frontiè-
res de la Bohèm.e et de la Lusace , avec ordre,
si le prince de Lorraine entroit en Lusace, à<:^
le côtoyer et de longer le Queis, qui coule sur
la frontière de la Silésie. Le dessein du Roi
S 3
278 HISTOIUE DE MON TEMPS.
étoit de tomber sur les Saxons de deux côtés à
la fois. L'armée de Silésie devoit agir contre
celle du prince de Lorraine, la surprendre, s'il
se pouvoit, dansses cantonnemens en Lusace,
ou la combattre 5 pour la rechasser en Bohême.
Dans ce danger qui mettoit toute la ville de
Berlin en alarme , le Roi affecta la meilleure
contenance possible 5 afin de rassurer le public.
Son partiétoit pris ; la déclaration des Russes
ne l'inquiétoit point , car cette puissance ne
pouvoit agir que dans six mois, et c'étoit plus
de temps qu'il n'en falloit pour décider du'sort
des Prussiens et des Saxons : les choses en
étoient à cette extrémité, qu'il falloit vaincre
ou périr. Le Roi appréhendoit l'incrédulité et
la lenteur du prince d'Anhalt; il craignoit aus-
si que le corps de Grune , qui étoit de 7000
hommes effectifs , ne marchât droit à Berlin.
Ahn de pourvoir autant qu'il se pouvoit à la-
sureté de cette capitale , le général Haake y
étoitresté avec une srarnison de 5ooo hommes ;
mais l'enceinte de cette ville ayant deux mil-
les de circonférence il étoit impossible de la
défendre, et Mr de Haake devoit aller au-de-
vant de l'ennemi et le combattre , avant qu'il
CHAPITRE XIV. 279
en approchât. Cette précaution étoit à la vé-
rité insuffisante; mais les moyens n'en permet-
toient pas une meilleure. On fit des arrange-
mens pour transporter en cas de malheur la fa-
mille royale, les archives, les bureaux, les con-
seils suprêmes à Stettin comme dans un asile .
si la fortune abandonnoit les armes prussien-
nes. Le Roi écrivit encore une lettre pathéti-
que au roi de France, dans laquelle il luifai-
soit une vive peinture de sa situation et lui de-
mandoitinstammentles secours qu'il lui devoit
selon les traités. Il seroit bien difficile de devi-
ner par quelle raison le prince d'Anhalt tâcha
de dissuader le Roi de prendre le commande-
ment de l'armée de Silésie : il poussa si loin
ses représentations importunes , qu'enfin le
Roi lui dit qu'il avoit résolu de se mettre à la
tête de ses troupes, et que lorsque le prince
d'Anhalt entretiendroit une armée, il pourroit
en donner le commandement à qui bon lui
sembleroit- après quoi il fut obligé de se ren-
dre à Halle, et leRoi partit le 14 de Novembre
pour la Silésie, laissant Berlin dans la conster-
nation, les Saxons clans l'espérance et toute
l'Europe attentive à l'événement de cette cam-
pagne d'hiver. S 4
28o HISTOIRE BE MON TEMPS.
Le Roi arriva le ]5 à Lignitz; il y trouva le
prince Léopold , et le général Goltz , ( qui avoit
l'inspection des vivres.) Des lettres du général
Winterfeld, arrivées en même-temps, appri-
rent que 6000 saxons qui faisoient Favant-
garde du prince de Lorraine, étoient entrés
en Lusace par Zittau, et que les troupes au-
trichiennes alloient les suivre. Le prince Léo-
pold fut instruit de toutes les opérations que
le Roi avoit projetées. L'armée de Silésieétoit
effectivement de 3o,ooo hommes, tous vieux
soldats d'élite , accoutumés à vaincre ; refaits
par quatre semaines de repos, ils étoient dis-
posés à tout entreprendre. Il y avoit cepen-
dant des précautions nécessaires encore avant
de^quitterla Silésie. On ne pouvoit abandon-
ner la ville de Schweidnitz, où il y avoit des
magasins et qui alors n'étoit pas fortifiée; il fal-
lut donc que Mr de Nassau quittât la haute Si-
lésie, pour aller vers Landshut s'opposer au
corps de Mr de Hohenems , qui avoit ordre de
sa cour de faire une invasion dans la basse Si-
lésie du côté de Hirschberg. La situation duRoi
étolt cà peu près sem.blabîe à celle oîi il se vit
avant la bataille de Lioherifriedbergj il eut re-
CHAPITRE XIV. 281
cours aux mêmes ruses, pour attirer les enne-
mis dans les mêmes pièges. On afî'ecta de res-
pecter scrupuleusement les frontières de la
Saxe 5 et de borner son attention à gagner Cros-
sen avant le prince de Lorraine. Pour fortifier
cette opinion, Winterfeld fit punir quelques
housards qui avoient commis des désordres en
Lusace. On prépara des chemins à Crossen, on
amassa des vivres sur la route, en sorte que les
gens du pays, qu'il faut toujours tromper les
premiers, crurent bonnement qu'on n'avoit
aucun autre objet. Mr de Winterfeld venoit
d'occuper Naumbourg sur le Oueis et publioit
qu'il n'étoit là que pour côtoyer l'ennemi en
longeant cette rivière et le prévenir à Crossen.
Le prince de Lorraine, qui étoit dans l'idée
flatteuse que les Prussiens se reposoient tran-
quillement dans leurs quartiers d'hiver, que
leurs troupes étoient découragées, et qu'il n'a-
voit à redouter qu'un corps de 3ooo hommes
qui l'observoit, s'endorm.it dans une dangereu-
se sécurité, et ce même stratagème réussitpour
la seconde fois. Tant il est vrai que la défiance
est la mère de la sûreté, et qu'un général sage
ne doit jamais mépriser l'ennemi, mais veiller
202 HISTOIRE D K MON TEMPS.
sur ses démarches, afin qu'elles lui servent de
boussole dans toutes ses opérations. Pour em-
pêcher autant qu'il étoit possible que les Au-
trichiens ne fussent instruits des mouvemens
de l'armée 5 le Roi avoitfait border trois riviè-
res qu'il avoit devant lui , le Quels par Mrde
Winterfeld,laNeisse par des troupes légères et
leBoberpar d'autres détachemens. Tout ce
qui venoit de la Lusace avoit le passage libre,
mais il étoit interdit à tous ceux qui vouloient
passer ces rivières pour aller en Saxe; de sorte
qu'on se procuroit des nouvelles et qu'on em-
pêchoit l'ennemi d'en avoir .^Bientôt , sur celles
qu'on eutde l'ennemi, l'armée s'avança en can-
tonnant sur le Quels. Le Roi prit son quartier
à Holstein ; c'étoit le qq de Novembre, et il
n'étoit qu'à un mille de Naumbourg. On fit
construire quatre ponts sur la rivière, pour
pouvoir la passer rapidement sur quatre co-
lonnes. Le dessein du Roi étoit de se laisser dé-
passer par les Impériaux, puis de les prendre
par derrière , pour leur couper les vivres, et les
forcer ainsi, ou à se battre , ou à s'enfuir hon-
teusemeîit vers les frontières de la Bohème.
Mais pour suivre le projet qu'on avoit une fois
CHAPITRE XIV. 283
adopté, on s'étoit interdit d'envoyer des par-
tis en Lusace , et l'on ne pouvoit avoir des
nouvelles que par des espions : ce qui n'est
jamais aussi sûr que ce que rapportent les
troupes. De plus l'expédition étoit si impor-
tante, qu'il falloit préférer la sûreté au brillant.
Mr de Winterfeld, instruit des projets du
Roi, l'avertit que les ennemis avançoient par
cantonnemens , mais qu'ils s'étendoientsi fort,
que leur gauche étoit à Lauban et leur droite
à Goerlitz:il ajouta qu'ils marcheroient le len-
demain , selon l'avis de ses espions, et qu'il
croyoit que le moment d'agir étoit arrivé. Sur
cela l'armée marcha le <23 sur quatre colonnes,
dont chacune étoit conduite par un lieute-
nant général. Le rendez-vous de ces colon-
nes étoit à Naumbourg; ce fut là que le Roi
leur donna les dispositions ultérieures. Il s'é-
leva ce matin un brouillard d'autant plus favo-
rable 5 qu'il cachoit à l'ennemi jusqu'au moin-
^ dre mouvement de l'armée. A Naumbourg il
y a un pont de pierre sur le Quels; à côté il
y avoit deux guets pour la cavalerie : on fit en
hâte un pont pour la seconde colonne d'infan-
terie. Toutcela étant arrangé, les conducteurs
204 HISTOI7:lE DE MON TEMPS.
des colonnes, je veux dire les généraux, se
rendirent à Naunibour^ et eurent ordre de
passer incessamment le Queis. On leur donna
desguides pour les conduire àCatholiscliHen-
nersdorf, avec ordre de se seconder mutuelle-
ment, selon qu'une colonne quidonneroit sur
les quartiers de l'ennemi auroit besoin de ca-
valerie ou d'infanterie pour réussir dans son
opération; car on manquoit d'informafions
assez exactes sur les lieux où l'armée du prince
de Lorraine séjournoit, pour faire des dispo-
sitions plus détaillées. Le brouillard tomba
au moment que les colonnes eurent passé le
Queis. Celles de la droite et de la gauche
étoient de cavalerie , les deux du centre étoient
d'infanterie. Un régiment de housards précé-
doit la marche de chacune d'elles, pour aver-
tir à temps les généraux de ce qui se pas-
soit devant eux. Le Roi étoit à la tête de la
première colonne d'infanterie ; elle avoitpour
guide un garçon meunier, qui la mena à un
marais où les bestiaux paissoient en été, et
qui n'étoit guère praticable dans l'arrière-sai-
son. On eut de la peine à se tirer de là; mais
à force de chercher , on trouva un chemin
CHAPITRE X î V. 285
qui côtoyoit un bois et par lequel onpouvoit
passer. Pendant que les troupes défiloient, les
housards de Zietben donnèrent dans le village
de Catholisch Hennersdorf , et avertirent qu'il
étoit garni de 2 bataillons et de 6 escadrons
de saxons; ils ajoutèrent qu'ils amuseroient
assez Tennemi pour donner à la colonne le
temps d'arriver. On fit à l'instant avancer 'Z
régimens de cuirassiers de la 4^ colonne qui
étoit la plus proche, et Mr deRochow emme-
na les régimens de Gésier et de Bornstaedt;
Mr de Polentz fut cociniandé avec 3 batail-
lons de grenadiers pour les soutenir. C'étoit
ce soi-disant marais qu'on croyoit imprati-
cable qui avoit trompé les Saxons ; ils n'a-
voient aucune garde de ce côté-là , ce qui
donna moyen de les surprendre. Le village de
Hennersdorf a un demi-m.ille de longueur.
L'action commença à quatre heures vers la par-
tie orientale et finit à six vers l'extrémité qui
est au couchant. Polentz prit les Saxons à re-
vers , Rochow les attaqua de front et Win-
terfeld en flanc. Les régimens de Gotha, de
Dalvvitz et la plus grande partie de celui d'O-
birn furent faits prisonniers- le général Dal-
286 HISTOIRE DE MON TEMPS.
witz, le colonel Obirn et 3o officiers furent
de ce nombre; en tout les Saxons perdirent
6 canons ,1100 hommes . 2 paires de timbales,
Q étendards et 3drapeaux; leurs équipages tom-
bèrent en partage aux liousards , qui avoient
bien mérité cette petite récompense. L'armée
campa à CatholischHennersdorf , et l'on aver-
tit les troupes que si l'on étoit obligé de les
fatiguer pendant quelques jours, c'étoit pour
leur épargner des batailles. Quoique la moitié
de l'armée manquât de tentes , que plusieurs
régimens n'eussent que des culottes de toile,
ils se prêtèrenttous de bonne grâce à ce cju'ils
voyoient que la nécessité exigeoit d'eux. Cet
heureux début fit augurer que le prince de
Lorraine netiendroitpas contre les Prussiens.
On se proposa de profiter de la consternation
„ que l'enlèvement d'un de ses quartiers devoit
causer dans son armée, et delà talonner tout
de suite pour ne lui pas laisser le temps d'en
revenir. Le lendem^ain Q4 le temps étoit si
obscur et le brouillard si épais, qu'on fut obligé
d'avancer en tâtonnant. On se campa derrière
le village de Leopoldshain, et pour plus de
sûreté, l'on plaça i5 bataillons dans ce village.
CHAPITRE XIV. 287
Les coureurs rapportèrent que rennemi se
retiroit partout ; qu'on ne trouvoit dans les
chemins que chariots dételés, bagages ren-
versés, chariots de poudre abandonnés, en
un mot 5 tout ce qui pouvoit attester leur fuite.
Les déserteurs, qui arrivoient en grand nom-
bre, disoient que la confusion s'étoit mise
dans leurs troupes , à cause que les deux der-
niers jours on leur avoit donné vingt ordres
difîérens ou contradictoires.
Toutefois on apprit le q 5 de bon matin que
le prince de Lorraine avoit rassemblé son ar-
mée àSchoenfeldàune lieue du camp du Roi.
Le Roi ne balança pas : le jour étoit serein, il
se mit incontinent en marche dans le dessein
d'attaquer les ennemis. Comme il approchoit
de Goerlitz ses partis lui rapportèrent que les
ennemis avoient décampé à petit bruit, et qu'ils
avoient pris le chemin de Zittau. L'armée
prussienne se campa auprès de Goerlitz, qui
se rendit par composition ; 60 officiers et Qio
hommes y furent faits prisonniers de guerre;
parmi ces officiers il y en avoit de malades,
et quelques-uns qui ayant été blessés à Catho-
lis-chHennersdorf avoient trouvé le moyen de
288 HISÏOIP.E DE MON TEMPS.
se sauver. Il y avoit à Goerlitz un magasin qui
fut d'un grand secours pour faciliter cette ex-
pédition. Le q6 l'armée se porta en avant sur
le couvent de Radomiritz, et l'on mit les trou-
pes en cantonnemens. Mrs de Bonin et de
Winterfeld furent commandés avec 70 esca-
drons et 10 bataillons pour longer une petite
rivière qu'on nomme la Neisse. Ce mouve-
ment , qui menaçoit l'ennemi d'être coupé de
Zittau, fit que le prince de Lorraine abandon-
na son camp d'Ostritz, pour gagner Zittau
avant les Prussiens. Comme cette retraite se
faisoit à la hâte, les housards prussiens firent
des prises considérables sur les bagages des
Autrichiens. Le Roi s'avança à Ostritz le q;,
et envoya Mr de Winterfeld à Zittau ; l'arrière-
garde du prince de Lorraine défiloit précisé-
ment par cette ville. Mr de Winterfeld donna
dessus et fit35o prisonniers; les ennemis perdi-
rent tous leurs bagages, et mirent eux-mêmes
le feu à leurs chariots , pour qu'ils ne tom-
bassent pas entre les mains de ceux qui les
poursuivoient. Cette expédition ne dura que
5 jours. Les Autrichiens y perdirent des ma-
gasins, leurs bagages , et rentrèrent en Bohème
affoiblis
CHAPITRE XIV. 289
affoiblis de 5ooo hommes. On laissa 10 ba-
taillons et Qo escadrons dans le voisinage de
Zittau, pour garder ce poste important, et
Mr de Winterfeld fut obligé de retourner en
o
Silésie avec 5 bataillons et 5 escadrons, pour
tomber sur les flancs de Mr de Hohenems , tan-
dis que Mr de Nassau se préparoit à l'attaquer
de front. Cette expédition fut si heureuse,
qu'en moins de 24 heures il ne resta plus
d'Autrichiens en Silésie. Les draQ;ons de Phili-
bert furent défa.its par les housards de War-
tenbers;, et Mr de Hohenems ne le céda au
prince de Lorraine, ni par la promptitude de
sa retraite, ni par la perte de ses bagages. Les
troupes prussiennes qui étoient en Lusace se
mirent en quartiers de rafraîchissement aux en-
virons de Goerlitz, à l'exception de Mr de
Lehwald, qui fut détaché avec 10 bataillons et
20 escadrons pour Bautzen, avec ordre de
pousser de là vers TElbe , afin de donner aux
Saxons des inquiétudes pour leur capitale, et
de faciliter les opérations du prince d'Anhalt.
Le colonel Brandis, qui avec o, bataillons étoit
demeuré à Crossen , s'empara de Guben, où
il prit un gros magasin aux Saxons.
Tome IL T
290 HISTOIRE DE MON TEMPS.
Durant cette expédition de Lusace on n'eut
aucune nouvelle du prince d'Anlialt; mais les
Saxons divulguoient que Mr de Grune avoit
passé l'Elbe à Torgau et ma r choit à Berlin.
Pendant que ces bruits donnoient lieu à d'é-
tranges réflexions, un officier vint de Halle
annoncer que le prince d'Anhalts'étoitmis en
marche le 3o Novembre , qu'il avoit voulu
attaquer les Saxons dans leurs retranchemens
de Leipsic, mais les avoit trouvés abandonnés,
que Leipsic s'étoit soumis , et que les Saxons
fiiyoient vers Dresde. Le R,oi renvoya d'a-
bord cet officier pour presser le prince d'An-
halt de gagner Meissen le plutôt qu'il le pour-
roit, et l'avertir que le corps de Lehvvald n'at-
tendoit que son arrivée pour le joindre. Lors*
qu'on apprit à Dresde que le prince de Lor-
raine avoit été si vite expédié, la consterna-
tion fut si grande, qu'on fit sur le champ re-
brousser chemin au corps de Grune et que
le comte de Rutowsky fut obligé de ramener
son armée pour couvrir Dresde.
Pendant que le prince d'Anhalt marchoit
vers Meissen et que l'armée du Roi demeuroit
en panne , celui-ci emjploya ce temps à re-
CHAPITRE XIV. 2gi
nouer avec les Saxons une négociation tant
de fois rompue , et que les conjonctures pa-
roissoient éloigner plus que jamais. Il écrivit
pour cet effet à Mr de Villiers, ministre
d'Angleterre à la cour de Dresde, lui déclarant
que malgré l'animosité que ses ennemis ve-
noient encore de manifester si ouvertement
contre lui, et les avantages qu'il venoit de
remporter sur eux , il persévéroit dans la réso-
lution qu'il avoit une fois prise de préférer la
modération aux parties extrêmes ; qu'il offroit
la paix au roi de Pologne , avec l'oubli du
passé, en posant la convention de Hanovre
pour base de cette réconciliation. Ce parti
n'avoit été pris qu'après de mûres réflexions,
parce qu'on peut faire la paix lorsque les ar-
mes sont heureuses; mais si l'on a du dessous,
l'ennemi ne se trouve guère dans la disposi-
tion de se réconcilier. La paix pouvoit épar-
gner le sang de tant de braves officiers , qui
alloient le sacrifierpour remporter la victoire.
Il falloit considérer, que quelque heureuse
que fût la guerre en Saxe, c'étoitun incendie
dans la maison du voisin qui pouvoit se com-
muniquer à la nôtre; il falloit outre cela le plus
T <x
2g2 HISTOIRE DE MON TEMPS.
promptement qu'il étoit possible terminer
cette guerre, afin d'empêcher la Russie de s'en
mêler. Le roin'avoitrienà espérer des secours
de la France, et si l'on nemettoitfinà ces trou-
bles pendant l'hiver, on devoit s'attendre au
printemps que la reine de Hongrie rappelleroit
du Rhin son armée, qui lui devenoit inutile,
pour la joindre à celle de la Bohême* ce qui
lui auroit donné une grande supériorité: enfin
le prétexte de la guerre ne subsistoit plus de-
puis la mort de Charles VIL Ajoutez encore
que la récolte de l'année ayant été mauvaise,
elle avoit rendu les blés aussi rares que chers,
et que les finances étoient entièrement épui-
sées. La paix étoit donc l'unique remède à tous
ces maux. On s'étonnera peut-être que le Roi
- parût si modéré dans les conditions qu'il pro-
posoit pour la paix; mais qu'on observe qu'il
étoit dans une situation cjui l'engageoit à cal-
culer toutes ses démarches et à ne rien hasarder
légèrement. Premièrement, il soutenoit les
principes de désintéressement qu'il avoit an-
noncés dans des manifestes de l'année 1 744
et 1745 j s'il avoit extorqué quelque cession au
roi de Pologne, il auroit confondu les intérêts
CHAPITRE XIV. 293
de ce prince avec ceux des Autrichiens, et
seroit devenu l'artisan d'une union que la bon-
ne politique exigeoit qu'il tâchât de dissoudre.
Ensuite l'Europe n'étoit que trop jalouse de
l'acquisition cjue le Roi avoitfaite de laSilésie;
il falloit effacer ces impressions , et non les
renouveler. Ajoutez encore que le moyen le
plus court de parvenir à la paix, étoit de ré-
t^ablir l'ordre des possessions sur le pied où elles
étoient avant la dernière guerre. Comme les
conditions proposées n'étoient ni dures ni oné-
reuses, elles pouvoient procurer une paix d'au-
tant plus stable, qu'elle ne laissoit aucune
semence ni d'animosité ni de jalousie. Ces
principes servirent de loi, et l'on verra dans
la suite que malgré les succès qui couronnè-
rent les entreprises dece prince, il ne s'en dé-
partit jamais. Ouin'auroit cru que des propo-
sitions aussi raisonnables seroient bien accueil-
lies par le roi de Pologne? Il en fat tout le
contraire cependant. Le comte ^^'^ n'avoit
Cjue son projet en tète. Il avoit fait revenir en
Saxe le prince de Lorraine, dans l'intention
de joindre cette armée à celle de Rutowsky
et au corps du comte de Grunej fier de ces
T 3
294 HISTOIRE DE MON TEMPS.
forces, il se proposa de commettre le sort dé
son Roi et le salât de sa patrie à la fortune d'un
combat , sacrifiant ainsi tous les intérêts qui
sont sacrés pour la plupart des hommes, afin
de satisfaire sa vengeance particulière.
\^iHiers se rendit à la cour avec l'air d'un
homme qui annonce une bonne nouvelle 5 il
demanda audience et ajouta aux propositions
dont il étoit chargé, les exhortations les plus
pathétiques, pour porter Auguste à éviter les
malheurs qui menaçoient ses peuples et sa
personne. Le Roi lui répondit sèchement qu'il
aviseroit à ce qu'il y auroit a faire. •"'''•''*" s'ex-
pliqua plus clairement avec le ministre angloisj
il ht sonner de fort haut le secours qu'il atten-
doit des Russes, parla avec emphase des gran-
des ressources de la Saxe, et finit par lui dire
que par déférence pour le roi d'Angleterre il
feroit délivrer au Sr Villiersun mémoire con-
tenant les conditions auxquelles le roi de Po-
logne pourroit se résoudre à faire la paix. Le
lendemain, 1 de Décembre, le roi de Pologne
partit pour Prague, et les deux princes aînés
pour Nurnberg. Quel contraste de hauteur et
de foiblesseî Après le départ delà cour 5 un des
CHAPITRE XIV. 295
conseillers saxons l'emit au Sr Villiers ce mé-
moire, qui contenoit en substance : que le roi
de Pologne accéderoit à la convention de Ha-
novre, à condition qu'au moment même les
Prussiens feroient cesser toute hostilité, n'exi-
geroient plus de contributions, restitueroient
celles qu'ils avoient reçues , évacueroient la
Saxe sans plus différer, et paieroient tous les
dommages précédens, et ceux que causeroitla
retraite des troupes. Villiers augura mal d'une
paix dont la Saxe dictoit les conditions avec
hauteur. Il envoya ce mémoire au Roi , en
l'assurant des bonnes intentions du roi d'An-
gleterre, et il ajouta qu'il ne garantissoit pas
la déclaration des ministres deSaxe^ c'étoit en
dire assez.
Le Roi fut informé en même-temps que le
prince de Lorraine avoit passé l'Elbe à Leut-
meritz , et qu'il dirigeoit sa marche vers Dresde.
En combinant le mouvement de cette armée
et la fuite précipitée du roi de Pologne et de
ses enfans, ilparoissoit évidemment que •^-•^^'-ne
vouloit point la paix. Pour être donc plus à
portée d'anéantir les projets d'ennemis aussi
acharnés, le Roi transporta se a quartier à Bau-
T 4
296 HISTOIRE DE MON TEMPS.
tzen , et Mr de Lehwald se porta sur Koenigs-
bruck à un mille de Meissen. En attendant sa
Majesté répondit au Sr Villiers , qu'elle avoit
fait venir le comte Podewils auprès de sa per-
sonne, pour faciliter tout ce qui pourroit con-
tribuer à la paix; qu'elle se flattoit que le roi
de Pologne voudroit bien également nommer
un de ses ministres, 'pour qu'on pût mettre la
dernière main à cet ouvrage salutaire, et que
les préliminaires signés mettroient fin aux hos-
tilités; que pour l'article des fourrages et des
contributions dont on devoit indemniser, le
Roi pourroit évaluer également les dégâts que
les troupes saxonnes avoient faits en Silésie ,
, mais que le plus sûr seroit de rayer entièrement
cet article. Le Roi ajouta qu'il espéroit que
les ministres de Russie et de Hollande vou-
droient bien se rendre les aarans de ce traité
o
de paix, et se plaignit du départ du roi de
Pologne comme d'une démarche peu amiable,
injurieuse à sa façon de penser, et de mauvais
augure pour la négociation entamée. •'' '^ *
avoit conduit son maître à Prague, pour l'ob-
séder plus librement et l'empêcher de voiries
malheurs de la guerre et d'entendre la voix
CHAPITKE XI V. 297
de sa patrie gémissante ; ilvouloit le mainte-
nir par îe secours des Autrichiens dans la dis-
position où il étoit de continuer la guerre.
C'est ainsi que '^ '•'••'• sacrifioit tout aux inté-
rêts de la reine de Hongrie.
Le Roi vit bien qu'il ne falloit désormais
négocier qu'à la faveur des victoires. Il étoit
temps de reprendre avec ardeur les opérations
de la campagne. La Lusace étoit conquise;
tout alloit dépendre des entreprises que l'ar-
mée du prince d'Anhalt pourroit exécuter. Il
y avoit 8 jours que le Roi n'avoit reçu des
lettres de ce prince. Cette incertitude l'embar-
rassoit d'autant plus, qu'il n'y avoit pas un^
moment à perdre pour être à portée d'agir
de concert. Le pont de Meissen étoit de la der-
nière importance; il falloit s'en saisir avant que
l'ennemi pensât à le ruiner; mais Mr de Leh-
wald ne pouvoit s'emparer de la ville, située
sur la rive gauche de l'Elbe, qu'à l'aide du
prince d'Anhalt. Faute de nouvelles, le Roî
supputa les jours de marche de ce prince, et
calcula qu'il pourroit arriver à Meissen le 8 ou
le 9 de Décembre au plus tard. Lehvvald s'y
rendit vers ce temps-là, le prince d'Anhalt
2g5 HÏSTOIB.E DE MON TEMPS.
n'arriva point: la rivière, qui charioit des gk-
ces, empêcha Mr de Lehwald d'y construire
un pont avec des pontons; tous ces incidens
retardèrent cette expédition.
Le Sr de Villiers , qui étoit â Prague , expé-
dia un courrier au Roi, dont les dépêches por-
toîent, que le roi de Pologne n'enverroit au-
cun ministre avec des pleins-pouvoirs ; que
bien loin de là il attendoit de nombreux se-
cours de ses alliés, avec lesquels il se vengeroit
dans l'électorat deBrandebourg des dégâts cju'il
prétendoit que les Prussiens avoient faits en
Saxe, qu'il avoit pensé devoir quitter Dresde,
s'attendant à être moins ménaçré encore dans
une guerre ouverte qu'il ne l'avoit été dans
les écrits qui l'avoient précédée. On voit qu'il
s'agit bien plus de ^^^ dans ce dernier article
que du Ptoi même. Le Roi répondit en sub-
stance au Sr Villiers: qu'il admiroit la hauteur
et l'inflexibilité du roi de Pologne; que sans
avoir d'animosité contre ce prince, ilétoit im-
possible de nourrir une armée de 80,000 hom-
mes dans un pays, sans lui fiire éprouver des
calamités; que si les ennemis avoient eu la
fortune propice , comme elle leur étoit con-
CHAPITRE XIV. 29V3
^i^aire, ils n'auroient pas usé d'autant de mo-
dération dans le Brandebourg que le Roi en
montroit en Saxe; qu'ils auroient tout pille ,
brûlé, abymé, comme on en avoit eu des
exemples en Silésie : mais que puisque le roi
de Pologne vouloit la auerre , on la lui fer oit
plus vivement que jamais.
Le g arrivent des dépêches du prince d'An-
halt datées de Torgau. 11 mandoit qu'il avoit
fait Qoo prisonniers dans cette ville, et rejetoit
la lenteur de sa m.arche sur les difficultés d'a-
m.asser des vivres et des chariots; c'étoient des
prétextes pour excuser ses délais ; il employa
neuf jours à faire neuf milles. Sa conduite
étoit d'autant moins excusable, qu'il avoit un
magasin à sa disposition à Halle , qu'il en avoit
pris un aux ennemis à Leipsic , cpi'il n'avoit
point d'ennemi devant lui, et que par consé-
quent il étoit maître des fourrages, des vivres,
des chevaux et des livraisons du pays. Sa len-
teur ne peut s'attribuer qu'à son esprit de con-
tradiction et à son âge; il n'auroit pas été
fâché de faire passer l'expédition de la Lusace^
pour l'heureuse étourderie d'un jeune homme;
il affectoit un air de circonspection et de sa-
JOO HISTOIRE DE MON TEMPS.
gesse, qui joint à sa longue expérience , devoit
former un contraste avec le feu c|ue le Roi
niettoit dans ses opérations. Le prince d'An-
halt ne fut point loué de sa lenteur. Le Roi
lui écrivit qu'elle étoit très-préjudiciable' au
bien de son service , par la raison qu'il avoit
donné aux Autrichiens le temps de se joindre
aux Saxons et de détruire le pont de Meissen;
ce qui rendroit la jonction des deux armées
presque impossible; il lui enjoignit d'user de
diligence pour s'approcher le plus prompte-
ment qu'il pourroit. Le prince promit dans sa
réponse qu'il seroit le 12 Décembre à Meissen.
Sur cela tous les quartiers furent rassemblés.
Le Roi ne laissa que 4. bataillons et quelques
Kousards à Zittau, 1 bataillon à Goerlitz et 2
à Bautzen. Ces troupes se joignirent le i3 à
Camentz, à l'exception de Mr de Lehwald,
qui étoit déjà vis-à-vis de Meissen; le prince
d'Anhalt y arriva le 1 2 ; mais la garnison sa-
xonne s'en étoit sauvée par une poterne, et
avoit regagné le gros de l'armée. Pendant que
l'infanterie du prince entroit dans Meissen,
les cavaliers , qui avoient un chemin creux
à traverser, ne le pas3oient qu'un à un. Les
CHAPITRE XI V. 301
deux derniers réaimens , savoir les dragons
de Roeiil et de Holstein, mirent pied à terre
pour attendre leur tour; Sibilsky s'en apper-
çut; il se glissa avec ses saxons dans un bois
épais , d'oii il fondit ài'improvistesur les dra-
gons prussiens , leur enleva q paires de tim-
bales, 3 étendards et 180 hommes; d'autres
escadrons montèrent à cheval et rechassérent
l'ennemi; mais l'affront étoitreçu etleremèd©
vint trop tard. Il en coûta la vie au général
Roehl, qui étoit malade, et qui suivoit la co-'
lonne en carrosse. Il faut convenir que le froid
étoit excessif, que la cavalerie avoit été douze
heures à cheval; mais on pécha en passant un
bois que l'on n'avoit pas fait reconnoître d'a-
vance. Les moindres fautes à la auerre sont
punies, car l'ennemi ne pardonne pas.
Le iQ fut employé à réparer le pont de
l'Elbe , et le i3 le général Lehwald se joignit
au prince d'Anhalt. C étoit ce pont de Meis-
sen pour lequel on craignoit tant, que les
Saxons auroient dû détruire. Mais le ministère
saxon qui dominoitles généraux, ne compre-
noit pas qu'un pont peut contribuera la perte
d'un pays; ce pont étoit .en partie de pierre
302 HISTOIRE DE MON TEMPS.
de taille, il avoit coûté i5o,ooo écus à cons-
truire; on ne voulut jamais consentir qu'il fût
démoli. Le conseil étoit composé d'un mé-
lange de pédans et de parvenus. Henecke ,
qui étoit à leur tête, élevé par la fortune
de l'état de valet de pied au grade de ministre,
joignoit au talent d'un financier l'art défouler
méthodiquement les sujets. Son économie
fournissoit aux prodigalités du Roi comme aux
dissipassions de son favori; avec ce crédit il
gouvernoit la Saxe en subalterne sous le
o
comte ^^^ ; de lui émanoient les ordres à l'ar-
mée, il en dirigeoit les opérations, et c est
à son incapacité qu'il faut attribuer les fau-
tes grossières des généraux saxons dans cette
campagne d'hiver.
L'armée du Roi arriva le 14 à Koenigsbruck,
et à force d'aiguillonner le prince d'Anhalt ,
^'avança le même jour à Neustadt , où les
troupes furent obligées de camper malgré le
froid perçant qu'il faisoit alors. Le prince de
Lorraine étoit arrivé le i3 Décembre avec
son armée auprès de Dresde. Henecke , qui
régloittout, étendit si fort les quartiers des
Autrichiens, qu'il le.ur auroit fallu vingt-quatre
CHAPITRE XI V.
ju:;
heures pour se rassembler. Le prince de Lor-
raine fit des représentations convenables pour
qu'on changeât cette disposition; mais He-
necke , accoutumé à donner hi loi aux fermiers
et auxtraitans, n'en tint aucun compte. Le
prince de Lorraine , qui prévoyolt que le
comte Kutowsky alloit être attaqué , le pria de
l'avertir à temps s'il avoit besoin de lui, par-
ce qu'il lui falloit du temps pour rassembler
ses troupes dispersées; miais le comte répon-
dit qu'il n'avoit pas besoin de secours, qu'il
étoit assez fort dans le poste qu"il occupoit
et que jamais les Prussiens n'auroient l'au-
dace de l'attaquer. Depuis la bataille de Fon-
tenoy, que le comte de Saxe avoit gagnée
par la supériorité de son artillerie, on vit
beaucoup de généraux suivre cette méthode.
La disposition des Autrichiens à la bataille de
Sorr en devoit être une copie, et le poste que le
comte Ruto'.vsky avoit à Kesseîsdorf étoit de
même modelé sur celui de Fontenoy. La diffé-
rence du comte de Saxe à ses imitateurs mit
de la difîérence dans leurs succès. Cependant
les deux armées prussiennes se mirent en mar-
che; celle du prince d'Anhaîtpour s'approclier
304 HISTOIRE DE MON TEMPS.
des ennemis, et celle du Roi pour passer
l'Elbe à Meissen. Le Roi fit entrer 14 bataillons
dans cette ville ; le reste de l'infanterie et de
la cavalerie étoit cantonné à la rive droite de
l'Elbe, de sorte cju'au besoin , en rassemblant
ses troupes, le Roi pouvoit secourir le prince
d'Anhalt, et en casque les Autrichiens eussent
passé l'Elbe à Dresde , le Roi leur faisoit tête
de ce côté.
Il reçut en arrivant à Meissen une lettre
de Mr Villiers, qui lui apprenoit que le dé-
labrement extrême des affaires d'Auguste ÎII,
,et la nécessité où il étoit réduit, l'avoient enfin
déterminé à donner les mains à un accommo-
dement; queSaul, le mercure de '----, alloit
partir pour Dresde avec des instructions et des
pleins-pouvoirs pour les ministres, afin qu'ils
pussent travailler avec les ministres prussiens
au rétablissement de la paix; que la reine de
Hongrie vouloit y accéder aussi, moyennant
quelques adoucissemens à la convention de
Hanovre; que lui Villiers se rendroit au plu-
tôt à Dresde, pour intervenir entre les parties,
au cas qu'il en fut besoin, et rendre leur ré-
conciliation plus facile. Le Roi avoit à peine
achevé
CHAPITRE X I V» 3o5
achevé de lire cette lettre, qu'on vint l'avertir
que du coté de Dresde toute l'atmosphère
paroissoit embrasée et qu'pn entendoit le bruit
d'une canonade terrible. Le Roi se douta bien
que le prince d'Anhalt étoit engagé avec les
ennemis. Incontinent la cavalerie eut ordre de
seller, l'infanterie de se mettre sous les arm.es ,
et le Roi courut avec une centame de housards
sur le chemin de Dresde j il envoya de petits
partis de tous côtés ; l'un d'eux lui amena six
fuyards du corps de Sibilsky, qui assurèrent que
les Saxons étoient battus : ce qui fit ajouter foi
à leurs discours, c'est cju'on ne vit paroître
aucun prussien , et cela seroit arrivé , si les
affaires étoient allées mal. Mais la nuit qui
survint, obligea le Roi à retourner à Meissen,
pour ne pas s'exposer à quelque affront, satis-
fait d'avoir des probabilités de la victoire du
prince. Si la fortune n'avoit pas secondé le
prince dAnhalt, le Roi avoit résolu de rassem-
bler ses troupes sur les hauteurs de Meissen,
pour aller au-devant des troupes battues, de
mettre celles-ci en seconde ligne, son armée
dans la première , d'attaquer de nouveau les
ennemis et de les vaincre à quelque prix que
Tome IL V
3o6 HISTOIRE DE MON TEMPS,
ce fût. Le prince d'Anhalt lui épargna cette
peine : le soir même un officier de cette armée
arriva, et rendit compte au Roi des circonstan-
ces suivantes de cette glorieuse bataille. Le
prince d'Anhalt avoit décampé le 1 5 de grand
matin , et avoit pris par Wilsdruf le droit che-
min de Dresde. Ayant passé Wilsdruf, ses hou-
sards donnèrent sur un gros d'ulans , qu'ils
poussèrent devant eux jusqu'à Kesselsdorf, où
ils apperçurent toute l'armée saxonne rangée
en ordre de bataille; ils en avertirent inconti-
nent le prince d'Anhalt, Un profond ravin ,
dont en certains endroits le fond étoit maré-
cageux, couvroit le front des ennemis : sa
grande profondeur est du côté de l'Elbe; il va
toujours en s'applanissant vers Kesselsdorf et
se perd entièrement au-delà vers la forêt du
Tarrant. Les Saxons avoient appuyé leur gau-
che à Kesselsdorf; le terrain y étoit, comme
je l'ai dit, entièrement uni; ce village étoit
défendu par tous les grenadiers de leur armée
et par le régiment de Rutowslcy; une batterie
de Q4 pièces de gros canon en rendoit Tabord
^meurtrier. Le corps de Grune étoit à l'aile droi-
te-de cette armée, qui s'appuyoit à Benerich
proche de l'Elbe. Ce lieu étoit inattaquable,
CHAPITRE XIV. 307
à cause des rochers et des précipices qui en
interdisent l'abord. Avant la bataille la cava-
lerie saxonne étoit à la gauche de Kesselsdorf ,
rangée en ligne avec le reste de l'armée, la
gauche vers le Tarrant. On ne sait pourquoi
le comte Rutowsky la déplaça et la mit en
troisième lio;ne derrière son infanterie. Lors-
que le prince d'Anhalt arriva sur les lieux avec
la tête de son armée , il jugea d'abord que le
succès de cette journée dépendoit de la prise
du village de Kesselsdorf, et il fit ses arrange-
mens pour l'emporter. Il commença par for-
mer ses troupes vis-à-vis celles de l'ennemi ;
l'infanterie destinée pour donner sur le village
fut mise sur trois lignes et les drag-ons de Bonin
formèrent la quatrième. Dés que ses troupes
furent ainsi disposées, 3 bataillons de grena-
diers avec 3 de son régiment attaquèrent le
village de front; Mr de Lehwald le prit en
flanc; Q4 ca!nons chargés de mitraille, les gre-
nadiers saxons et le régiment de Rutowsky
firent reculer les assaillans. La seconde attaque
ne fut pas plus heureuse; car le feu étoit trop
violent ; mais le régiment de Rutowsky sortit
du village et voulut poursuivre les Prussiens j
V ^
3o8 HISTOIRE DE MON TEMPS.
il se mit donc devant ses batteries , qu'il empê-
choit de tirer. Le prince d'Anhalt profita de
ce moment, et ordonna au colonel Luderitz,
qui commandoitles dragons, de charger; celui-
ci fondit alors avec impétuosité sur les Saxons ^
tout ce qui résista fut passé au fil de l'épée; le
reste fut pris; l'infanterie s'empara en même-
temps du village, y entra de tous les cotés et
prit la batterie qui avoit rendu ce poste si for-
midable. Le général Lehwald mit le comble à
cette victoire, en obligeant toutes les troupes
qui avoient défendu le village, à mettre les
armes bas. Le prince d'Anhalt profita de ce '
premier succès en habile capitaine , il gagna
aussitôt le flanc gauche de l'ennemi; la cavale-
rie de sa droite renversa d'un seul choc la cava-
lerie saxonne, et la dissipa de manière qu'elle
ne put se rallier. Tout prit la fuite avec assez
de promptitude pour échapper à des troupes
accoutumées à conserver l'ordre et à ne point
se débander. La gauche des Prussiens, sous les
ordres du prince Maurice , se canonna avec
l'ennemi, jusqu'à ce que le village de Kessels-
dorf fût emporté; mais impatiente alors d'avoir
part à la gloire de cette journée, elle marcha
CHAPITRE XIV. 309
aux Saxons en bravant tous les obstacles; des
rochers à gravir, des neiges qui rendoient le
terrain glissant, la difficulté d'assaillir et de
forcer les ennemis qui combattoient pour
leurs foyers, tout cela fut entrepris, et tout
céda au courage des vainqueurs. Les Saxons et
les Autrichiens furent chassés des rochers escar-
pés de Benerich. Les Prussiens ne purent con-
server ni l'ordre des bataillons, ni même des
pelotons formés , tant ces hauteurs qu'ils esca-
ladoient, étoient escarpées; la cavalerie enne-
mie les attaqua ainsi dispersés. . Il est certain
que si les Saxons avoient été valeureux, l'in-
fanterie prussienne aiiroit dû être taillée en
pièces ; mais cette cavalerie attaqua si molle-
ment et fut si mal soutenue, qu'après quel-
ques décharges que les Prussiens firent sur
elle, elle disparut et céda le champ de batciille
aux vainqueurs. La cavalerie de la gauche des
Prussiens n'avoit pu agir pendant tout le
combat , à cause des précipices impraticables
qui la séparoient des ennemis; le prince d An-
halt l'envoya à la poursuite des fuyards , sur
lesquels Mr de Gésier (it encore un bon nom-
bre de prisonniers. Le prince d'Anlialt donna
V 3
3X0 HISTOIUE DE MON TEMPS.
dans cette action de grandes marques de son
expérience et de sa capacité. Les généraux,
les officiers et les soldats, tous s'y distinguèrent :
leur succès justifia leur témérité. Du côté des
Saxons il resta 3ooo morts sur la place ; on fit
prisonniers 2i5 officiers et 65oo soldats ; ils
perdirent de plus 5 drapeaux, 3 étendards,
une paire de timbales et 48 canons. Les Prus-
siens eurent 4.1 officiers et i6qi soldats de tués,
et le double de blessés.
Si nous examinons les fautes commises des
deux parts dans cette bataille, nous trouvons
premièrement que le comte de Rutowsky n'a-
voit pensé dans son poste qu'à la sûreté de sa
droite; la gauche étoit en Tair et l'on pouvoit
tourner le village de Kesselsdorf. Si les Prus-
siens avoien t plus pris par leur droite , le prince
d'Anhalt auroit pu tourner entièrement le vil-
lage et l'emporter à moins de frais • mais il ne
faisoit que d'arriver, et n'ayant pas eu le temps
de reconnoître le terrain, cela seul suffit pour
lui servir d'excuse. La plus grande faute des
Saxons fut sans doute de sortir du village; car
ils empêclièrent leur propre canon d'agir
contre les Prussiens, et c'étoit leur meilleure
défense. Une faute non moins considérable fut
C H
APITRE XIV. 3ll
que cette infanterie postée de Kesselsdorf à
Benerich n'étoit pas sur la crête des hauteurs,
mais en arriére de plus de cent pas, de sorte
qu'ils ne défendirent pas avec les petites armes
le passage du précipice et le laissèrent escala-
der, se réservant à tirer lorsque l'ennemi au-
roit vaincu la plus grande difîiculté. Mais de
pareilles remarques peuvent avoir lieu sur la
plupart des actions des hommes j ils font tous
des fautes, parce qu'aucun d'eux n'est parfait;
et si nous résumons celles qui se sont commi-
ses dans cette bataille, c'est pour que la pos-
térité apprenne à n'en pas faire d'aussi grossiè-
res que celles des Saxons.
Le comte Rutowsky et toute son armée ar-
rivèrent à Dresde en pleine course; ils y trou-
vèrent le prince de Lorraine occupé à rassem-
bler ses troupes éparses. Il offrit au comte d'at-
taquer le lendemain les Prussiens conjointe-
ment avec lui; mais le Saxon en avoit de reste.
Il allégua pour excuse que son infanterie étoit
presque .détruite , qu'il avoit perdu 10,000
hommes, qu'il manquoit d'armes et de muni-
tions, et que ses soldats n'ctoicnt pas encore
revenus de leur terreur : il ajouta cpie le roi
V 4
3l2 HISTOIRE DE MON TEMPS.
de Prusse alloit se joindre au prince d'Anhaît,
que Dresde manquoit de provisions de bouche
et de munitions de guerre, que pour sauver les
débris de Kesselsdorf, il falloit se sauver à Zest,
village voisin des montagnes qui regardent la
Bohème. Ce projet fut exécuté. Les Saxons
évacuèrent Dresde et n'y laissèrent que des
milices; le 1 6 i!s se campèrent auprès de Koenig-
stein et reni^oyèrent leur cavalerie en Bohème,
faute de moyens pour la nourrir plus long-
temps sur le territoire saxon. L'armée du Roi
avança le 16 jusqu'à Wilsdruf, et le 17 ses
troupes formèrent la première ligne et se por-
tèrent sur le ruisseau de Plauen. L'heureux
succèsde cette expédition fit oublier la lenteur
que le prince d'Anhalt avoit affectée à son
début; la journée de Kesselsdorf avoit jeté un
beau voile sur cette faute. Le Roi lui dit les
choses les plus flatteuses sur la gloire qu'il s'é-
foit acquise, et n'omit rien de ce cjui pouvoit
cajoler son amour propre. Ce prince mena le
Roi sur le champ de bataille. L'on fut moins
surpris des difficultés, quoique grandes, que
les troupes avoient eues à surmonter , et du
nombre considérable des prisonniers , que de
CHAPITRE XIV. 3l3
voir toute cette campagne couverte d'habitans
de Dresde, qui venoient tranquillement à la
rencontre des Prussiens. Lorsque le Roi tra-
versa la Saxe en 1744, le duc de Weissenfels
avoit jeté 10 bataillons dans Dresde 5 on y éle-
voit des batteries, onfaisoit des coupures dans
les rues, on mettoit des palissades partout où
un pieu pouvoit entrer en terre, aucun Prus-
sien n'osoit mettre le pied dans cette capitale;
et en 1 743, lorsque le Roi entra dans le pays
à la tête de 80,000 hommes , que les troiq:)es
saxonnes venoient d'être battues , les portes de
Dresde restèrent ouvertes, et les princes cadets
de la famille royale, les ministres, les conseils
suprêmes du pays, tout se rendit à discrétion.
Telles sont les contradictions dont l'esprit hu-
main est capable, quand il n'agit pas systéma-
tiquement , et que ceux qui le gouvernent , ont
une mauvaise dialectique. Il est vraisemblable
que la ville étoit dépourvue de provisions, et
que des délibérations confuses, et la conster-
nation qui régnoit parmi les principaux minis-
tres du roi de Pologne, causèrent cet abandon
général. Les princes pouvoient se sauver, les
ministres également ; il n'y avoit qu'à faire
3l4 HISTOIRE DE MON TEMPS.
quatre milles pour gagner la Bohème. Une
chose non moins étonnante est que ces Saxons
qui vouloient abandonner Dresde, y jetèrent
6000 hommes de leurs miliciens , dont ils
auroient pu se servir pour recompléter leurs
troupes. Bientôt le Roi fit occuper le faubourg
de Dresde. Le commandant fut sommé de se
rendre. Il répondit que Dresde n'étoit point
une place de guerre -, et les ministres envoyè-
rent un mémoire qui devoit tenir lieu d'une
espèce de capitulation. Le Roi en régla les
conditions selon son bon plaisir. Le 18 les
Prussiens entrèrent dans la ville. La milice fut
désarmée et servit à recruter les troupes; on y
prit 415 officiers et i5oo blessés de la bataille
de Kesselsdorf. Le Roi établit son quartier à
Dresde avec l'état-major des deux armées. On
divulgua dans le monde les bruits les plus inju-
rieux au sujet des intentions du Roi sur cette
capitale. On disoit que le prince d'Anhaltavoit
demandé le pillage de Dresde pour son armée, -
à laquelle le sac de cette ville avoit été promis
pour l'encourager pendant l'action. Le pen-
chant des hommes à la crédulité pouvoit seul
accréditer de telles calomnies. Jamais le prince
CHAPITRE XIV. 3l5
d'Anhalt n'auroit osé faire au Roi une proposi-
tion aussi barbare ; et d'ailleurs ces sortes de
promesses peuvent se faire à des troupes indisci-
plinées, et non à des Prussiens qui ne combat-
tent que pour Thonneur et pour la gloire. Le
principe de leurs succès doit s'attribuer uni-
quement à l'ambition des officiers comme à
l'obéissance des soldats.
A peine leRoi fut-il à Dresde qu'il rendit visi-
te aux enfans du Roi, pour calmer leur crainte .
et les rassurer entièrement. Il tâcha d'adoucir
leur infortune, en leur faisant rendre scrupu-
leusement tous les honneurs qui leur étoient
dûs- la garde du château fut même soumise à
leurs ordres. Le Roi répondit ensuite auSrVil-
liers, qu'il avoit été assez étonné de recevoir
des propositions de paix un jour de bataille;
que pour abréger les négociations il s'étoit ren-
du lui-même à Dresde ; que la fortune qui avoit
secondé sa cause, l'avoit mis en situation de
ressentir vivement les mauvais procédés , la
duplicité et la perfidie dont le comte de ••' '•' '••
avoit fait usac^e dans toutes ses nécrociations ;
qu'éloigné cependant d'avoir une façon de
penser aussi basse, il ofïroit, mais pour la dcr-
3l6 HISTOIRE DE MON TEMPS.
niere fois, son amitié au roi de Pologne; qu'il
attendoit que les Srs de Bulau et de Rex eussent
reçu leurs pleins-pouvoirs , pour qu'on pût
conclure avec eux sans autre délai; qu'enfin il
ne se départiroit en rien des engagemens qu il
avoit pris avec le roi d'Angleterre par la con-
vention de Hanovre; que pour lui, loin d'être
aveuglé par la fortune, il ne hausseroit ni ne
baîsseroit ses prétentions , et qu'ainsi la reine
, de Hongrie ne devoit pas s'attendre à le faire
changer de résolution: le Roi finit en recom-
o
mandant à Mr de Viiliers de lui rapporter exac-
tement le dernier mot du roi de Pologne , afin
que des ce moment rien ne mît de nouveaux
eiîipechemens à la pacification de l'Allemagne
et du Nord. Bientôt le Roi fit inviter chez lui
tous les ministres saxons; il récapitula tout ce
qui s'étoit passé, leur exposa avec vérité ses
sentimens et les conditions de paix modérées
qu'il olïroit à ses ennemis : il fut assez heureux
pour les convaincre que ces conditions étoient
telles qu'ils auroient pu les souhaiter ou les
dicter eux-mêmes , et que leur Roi n'avoit
d'autre parti à prendre que de les signer. On
fit aussi des airangemens pour que les troupes
CHAPITRE XIV. 3î7
observassent un très-grand ordre. Le Roi mit
dans ses procédés toute la douceur possible,
afin que ce pays voisin et niallieureux ne se
ressentît que légèrement des fléaux d'une
guerre dont le peuple étoit innocent. Pour
s'accommoder à la coutume, on chanta dans les
églises le Te Deum, accompagné d'une triple
décharge de l'artillerie de la ville, et le soir on
fit représenter l'opéra d'Arminius. On ne fait
mention de ces bagatelles qu'à cause des anec-
dotes auxquelles elles tiennent. Tout jusqu'à
l'opéra devenoit entre les mains de * '•" "•'' un
ressort pour gouverner l'esprit de son maître;
il avoit fait représenter la clémence de Titus au
sujet de la disgrâce de Sulkofsky et des préten-
dus crimes que le Roi lui pardonna. Arminius
fut joué pendant cette dernière guerre; ce qui
devoit faire allusion au secours qu'Auguste III
donnoit à la reine de Hongrie contre les Fran-
çois et les Prussiens, qu'on accusoit de vouloir
tout subjuguer. Les louanges flatteuses de la
poésie italienne , rehaussées du charme de
l'harmonie, et rendues par le gosier flexible
des châtrés , persuadoient au roi de Pologne
qu'il étoit l'exemple des princes et un modèle
3l8 HISTOIRE DE MON TEMPS.
d'humanité. Les musiciens supprimèrent un
choeur de l'opéra, qu'ils n'osèrent produire en
présence des Prussiens, parce que les paroles
pouvoient être justement appliquées après ce
qui venoit d'arriver en Saxe ; les voici :
Sulle rovine altruï alzar non pensï il sogl'io
Colui che al sol' orgoglio rîduce ogni virtà.
Les choeurs des opéra d'Auguste valoient les
prologues de ceux de Louis XÏV.
Pendant qu'on chantoit à Dresde des Te
Deum et des opéra, Mr de Villiers, qu'on y
attendoit avec impatience, arriva de Prague
avec les pleins-pouvoirs et toutes les autorisa-
tions nécessaires aux ministres saxons pour
conclure la paix : il fut suivi par le comte Fré-
déric Harrach, qui venoit de la part de l'Impé-
ratrice-reine pour le même sujet. Lorsque tout
se préparoit à Dresde à pacifier les troubles de
l'Allemagne , le Roi reçut la réponse suivante
de Louis XV à la lettre touchante qu'il lui
avoit écrite de Berlin pour lui demander son
assistante. Cette réponse avoit été minutée par
ses ministres j le Roi n'avoit prêté que sa main
pour la transcrire, la voici : „ Monsieur mon
CHAPITRE XIV. 319
„ frère 5 votre Majesté me confirme» , dans sa
„ lettre du 1 5 de Novembre, ce que je savois
,5 déjà de la convention de Hanovre du 26
„ d'Août. J'ai dû être surpris d'un traité négo-
.,, cié, conclu, signé et ratifié avec un prince
,5 mon ennemi, sans m'en avoir donné la moin-
„ dre connoissance. Je ne suis point étonné de
,5 vos refiis de vous prêter à des mesures vio-
,5 lentes et à un enaa^ement direct et formel
,9 contre moi^ mes ennemis doivent connoître
,5 V. M. C'est une nouvelle injure d'avoir osé
,5 lui faire des propositions indignes d'elle. Je
,5 comptois sur votre diversion 5 j'en faisois
,5 deux puissantes en Flandre et en Italie 5
,5 j'occupois sur le Rhin la plus grosse armée
„ de la reine de Hongrie. Mes dépenses , mes
„ efforts ont été couronnés des plus grands
,5 succès. V. M. en a fort exposé les suites par le
„ traité qu'elle a conclu à mon insu. Si cette
„ princesse y avoit souscrit, toute son armée
„ de Bohème se seroit subitement tournée con-
„ tremoij ce ne sont pas là des moyens de paix.
„ Je n'en ressens pas moins l'horreur du péril
,5 que vous courez; rien n'égalera l'impatience
,î de vous savoir en sûreté, et votre tranquil-
320 HISTOIRE DE MON TEMPS.
„ lité fera la mienne. Votre Maj esté est en force
^, et la terreur de nos ennemis, et a emporté
„ sur eux des avantages considérables et glo-
„ rieux; l'hiver avec cela, qui suspend les opé-
„ rations militaires , suffit seul pour la défen-
„ dre. Qui est plus capable que V. M. de se
„ donner de bons conseils à elle-même ? Elle
„ n'a qu'à suivre ce que lui dictera son esprit,
„ son expérience, et par-dessus tout son hon-
„ neur. Quant aux secours qui de ma part ne
„ peuvent consister qu'en subsides et en diver-
„ sions , j'ai fait toutes celles qui me sont pos-
„ sibles, et je continuerai par les moyens qui
„ assurent le mieux le succès. J'augmente mes
„ troupes , j e ne néglige rien , j e presse tout ce
„ qui pourra pousser la campagne prochaine
„ avec la plus grande vigueur. Si votre Maj esté
„ a des projets capables de fortifier mes entre-
„ prises, je la prie de me les communiquer,
„ et je me concerterai toujours de grand plaisir
„ avec elle, etc. „ D'abord cette lettre paroît
douce et polie; mais quand on considère les
circonstances fâcheuses où se trouvoit le roi de
Prusse et les difiérentes négociations avec la
o
France qui l'avoient précédée, on y remarque
un
CHAPITRE XIV. 321
un ton d'ironie d'autant plus déplacé , que l'on
n'étoit pas convenu de remplir par des épi-
grammes les engagemens réciproques contrac-
tés par le traité de Versailles. Dépouillons
cette lettre de tout verbiage, et examinons
ce qu'elle dit réellement : Je suis fort fâché
que vous ayez conclu le traité de Hanovre
sans m'en avertir, car le prince de Lorraine
reviendroit en Alsace, si la reine de Hongrie
J'acceptoit. Ne voyez-vous pas que la guerre
d'Italie et de Flandre que je soutiens, est
une diversion c|ue jefais en votre faveur? Car
je n'ai nul intérêt à la conquête de la Flandre,
et l'établissement de mon gendre Don Phi-
lippe en Italie, me touche peu. Conti sait si
bien contenir les forces principales de la reine
de Hongrie en Allemagne , qu'il a repassé le
Rhin , laissé faire un Empereur à qui l'a voulu;
que Traunapu détacher Grune pour la Saxe
et pourra le suivre avec le reste de ses trou-
pes, si la reine de Hongrie trouve à propos
de l'employer contre vous. J'ai fait de gran-
des choses cette campagne : on a aussi parlé
de vous. Je plains la situation dangereuse où
vous vous êtes mis pour l'amour de moi; on
Tome IL X
322 HISTOIRE DE MON TEMPS.
ii*acquiert de la gloire qu'en se sacrifiant pour
la France j témoignez delà constance et souf-
frez toujours, imitez l'exemple de mes autres
alliés j que j'ai abandonnés à la vérité, mais
auxquels j'ai donné l'aumône lorsqu'on les
avoit dépouillés de toutes leurs possessions.
Prenez conseil de votre esprit et de la pré-
somption avec laquelle vous vous êtes ingéré
quelquefois à me donner des avisj vous au-
rez sans doute assez d'habileté pour vous tirer
d'embarras^ d'ailleurs le froid de l'hiver en-
gourdira vos ennemis, et ils ne pourront vous
combattre. Si cependant il vous arrivoit mal-
heur , je vous promets que l'académie fran-
çoise fera l'oraison funèbre de votre empire,
que vos ennemis auront détruit. Votre nom
sera placé dans le martyrologe où se trouve
le nom des enthousiastes qui se sont perdus
pour le service de la France et celui des alliés
qu'elle a daigné abandonner. Vous voyez que
j'ai fait des diversions; je vous ai offert jus-
qu'à un million de livres d& subsides. Espérez
beaucoup dans la belle campagne que je ferai
Tété prochain, pour laquelle je prépare tout
dés à présent, et comptez que je me concer-
CHAPITRE XI V. 32 3
terai avec vous sur tous les sujets où vous
voudrez suivre aveuglément mes volontés, et
vous conformer à tout ce qui s'accorde avec
mes intérêts.
Dès que les négociations de la paix furent
assez avancées pour être sûr de leur réussite,
le Roi répondit au roi de France par cette
lettre, dont nous rapporterons le contenu,
parce que la matière dont il s'agit étoit aussi
importante que délicate. „ Monsieur mon
„ frère, après la lettre que j'avois écrite à
„ votre Majesté, en date du i5 de Novembre,
,, je devois m'attendre de sa part à des se-
„ cours réels. Je n'entre point dans les raisons
„ qu'elle peut avoir d'abandonner ses alliés
^, aux caprices de la fortune. Pour cette fois
„ la valeur seule de mes troupes m'a tiré du
„ pas scabreux où je me trouvois. Si le nom-
„ bre de mes ennemis m'eût accablé, votre
„ Majesté se seroit contentée de me plain-
„ dre, et j'aurois été sans ressources. Comment
„ une alliance peut-elle subsister si les parties
„ contractantes ne concourent pas avec une
„ même ardeur à leur conservation commu-
„ ne? Votre Majesté me dit de me conseiller
X s
324 HISTOIRE DE MON TEMPS.
„ moi-même; je le fais, puisqu'elle le juge
,5 à propos. La raison médit démettre promp-
^, tement lin à une guerre quin'aplus d'objet,
„ depuis que les troupes autrichiennes ne
„ sont plus en Alsace, et depuis la mort de
„ l'Empereur. Les batailles cju'on donneroit
„ désormais, ne produiroient qu'une effusion
„ de sang inutile. La raison m'avertit de pen-
., ser à ma propre sûreté, et de considérer le
„ grand armement des Russes, qui menace le
„ royaunie du côté de la Courlande; l'armée
,5 que Mr de Traun commande sur le Rliin ,
,, qui pourroit aisément refluer vers la Saxe;
„ l'inconstance de la fortune ; et enfin que
„ dans la circonstance où je me trouve, je
„ ne puis m'attendre à aucun secours de la
„ part de mes alliés. Les Autrichiens et les
,, Saxons viennent d'envoyer ici des ministres
„ pour négocier lapaix; je n'ai donc d'autre
„ parti à prendre que de la signer. Après
„ m'être acquitté ainsi de mon devoir envers
„ l'état que je gouverne et envers ma famille,
„ aucun objet ne me tiendra plus ci coeur
„ que de pouvoir me rendre utile aux inté-
„ rets de votre Majegté. Paissé-je être assez
CHAPITRE XIV. 325
„ heureux pour servir d'instrument à la pa-
,5 cification générale! Votre Majesté ne pourra
,5 confier ses vues à personne qui lui soit plus
„ attaché que je ne le suis, et qui travaille
„ avec plus de zèle à rétablir la concorde et
„ la bonne intelligence entre les puissanses
„ que ces longs démêlés ont rendues enne-
„ mies. Je la prie de me conserver son ami-
,5 tié , qui me sera toujours précieuse , et
„ d'être persuadée que je suis, etc. „ C'étoit
se congédier honnêtement, et alléguer des
raisons si valables , qu'il auroit été impossible
aux François d'y répondre.
Cependant les Autrichiens et les Saxons
étoientencore aux environs de Pirna; il falloit
les éloigner davantage, pour travailler plus
tranquillemeut à la paix. Dans cette vue Mr
de Retzovv fut détaché avec 5 bataillons et
quelque cavalerie du côté de Freyberg ; la ja-
lousie qu'il donnoit de ce côté , accéléra la
retraite des alliés en Bohème. Les troupes
saxonnes faisoient à peine i5,ooo hommes.
Le roi de Pologne , privé de ses revenus ,
n'avoit plus d'argent pour payer ses troupes;
il ne pouvoit pas attendre jusqu'au piiu-
X 3
326 HISTOIRE DE MON TEMPS.
teinp.5 que les Russes se missent en mouve-
ment; il sentoit la nullité de ce secours; en-
fin la nécessité du moment le forçoit à con-
sentir à la paix. Sur ces entrefaites le comte
de Harracli arriva à Dresde. Il supposoit que
fier de ses succès, à l'instar des Autrichiens,
le Roi en rehaussant ses prétentions les ren-
droit excessives , mais bientôt détrompé de
ce préjuré , il remercia niême ce prince de
la fariiué avec laquelle il se prêtoit a cette
nefjociation. Le Roi lui répondit que la cause
de la guerre ayant cessé par la mort de
Charles VII, il avoit été depuis ce moment
dans les mêmes dispositions où il le voyoit
aujourd'hui. Mr de Harrach lâcha quelques
prop^^' tiens sur une entrevue entre le roi et
la reine de Hongrie ; elles furent éludées par
l'exemple de l'inutilité et des mauvaises sui-
tes de semblables entrevues ; mais les louan-
ges de cette princesse adroitement mêlées aux
refus parurent satisfaire le comte. La paix fut
signée le q5 Décembre 3745. L'accession de
la reine de Hongrie à la convention de Ha-
novre n'étoit qu'un renouvellement pur et
simple de là paix de Breslau. Les Saxons
CHAPITRE XIV. 327
promirent de ne jamais accorder de passage
par leur pays aux ennemis du Roi, sous
quelque prétexte que ce pût être. On con-
,vint d'échanger le péage de Furstenberg con-
tre quelques terres de la même valeur. Le roi
de Pologne garantit le paiemient d'ini million
de contributions auquel l'électoral s'étoit en-
gagé j il renonça par le même article à toute
indemnisation des frais de la guerre. Le Roi
promit en revanche de faire cesser les con-
tributions du jour de la signature, et de re-
tirer incessamment ses troupes de la Saxe ,
à l'exception de Meissen, où étoit l'hôpital
prussien; ce qui lui fut accordé jusqu'à la
guérison des blessés.
Ainsi huit cette seconde guerre, qui dura
en tout seize mois; qui se fit de part et d'au-
tre avec un acharnement extrême; où les
Saxons découvrirent toute la haine qu'ils
avoient contre la Prusse et l'envie que leur
inspiroit l'agrandissement de cette puissance
voisine , où les Autrichiens combattoient
pour l'Empire et pour l'influence dans les
affaires de l'Empire, dans lesquelles ils crai-
gnoient que les Russes n'en gagnassent une
328 HISTOIRE DE MON TEMPS.
trop grande; où l'on vit la Prusse exposée â
des dangers imminens , dont elle triompha
par la discipline et la valeur héroïque de ses
troupes. Cette guerre ne donna pas lieu à
ces grandes révolutions qui changent la des-
tinée des empires : mais elle enipêcha que de
pareils bouleversemens n'arivassent alors, en
obligeant le prince de Lorraine d'abandon-
ner l'Alsace. La mort de Charles VII fut un
de ces événemens qu'on ne sauroit prévoir.
Elle dérangea le projet d'arracher pour jamais
la dignité impériale à la nouvelle maison d'Au-
triche. Ainsi en appréciant les choses à leur
juste valeur, on est obligé de convenir qu'à
certains égards cette guerre causa une effusion
de sang inutile, et qu'un enchaînement de
victoires ne servit uniquement qu'à confirmer
la Prusse dans la possession de la Silésie. Si
nous n'envisageons cette guerre que relative-
ment à l'accroissement ou à l'affolblissement
des puissances belligérantes, nous trouvons
qu'elle coûta aux Prussiens huit millions d'é-
cus, mais qu'à la signature de la paix il leur
restoit pour toute ressource i5o,ooo écus pour
la continuation de la guerre. Les Prussiens
CHAPITRE XIV. 32g
firent dans ces deux campagnes 45,666 pri-
sonniers sur leurs ennemis : savoir 1 2,000 hom-
mes à Prague^ 1 73g par de petits partis; 25o
aux affaires de Plomnitz et de Reinertz du
général Lehwald; 71 36 à la bataille de Fried-
berg; 3ooo à la prise de Cosel, et 5ooo en
différentes occasions par le général Nassau ;
q5o par les housards de Ziethen ; c>o3o à la
bataille de Sorr j 400 par les troupes du mar-
grave Charles dans la haute Silésie ; 427 par
les partis de la garnison de Glatz; 1342 par
le général de Winterfeld ; 271 par le major
Warnerij i3g2 à Catholisch Hennersdorff;
6638 à la bataille de Kesselsdorf et 3758 à la
prise de Dresde. Voici ce que prirent les Au-
trichiens : le régiment de Creutz à Budweis
1400 hommes; un bataillon de pionniers à
Tabor 700, et de plus 400 malades de l'ar-
mée ; 3oo hommes à la sortie de Prague; 300
à Cosel, et 1340 dans diverses petites affaires.
Somme totale 4440; nombre bien inférieur
aux pertes que les Autrichiens avoient faites.
La haute Silésie soufîrit le plus de cette guerre,
ainsi que quelques parties de la basse, voisines
de la Cohénie, comme les cercles de Hirsch-
330 HISTOIRE DE MON TEMPS.
berg , de Strigau et de Landshut. Mais c'é-
toient de ces maux qu'une bonne adminis-
tration répare facilement. La Bohème et la
Saxe se ressentirent également du séjour de
grandes armées; cependant rien n'y étoit to-
talement ruiné. La reine de Hongrie fut obli-
gée d'employer tout son crédit pour se pro-
curer des ressources qui la missent en état
-de continuer la o-uerre: elle tiroit à la vérité
des subsides de la nation angloise; mais ils n'é-
toient passuffisans pour l'indemniser dessorri-
mes que lui coûtoient les opérations de ses
armées en Flandre sur le Rhin, en Italie/en
Bohème et en Saxe. La Guerre coûta au roi
o
de Pologne "au-delà de 5 millions d'écus. Il
paya ses dettes en papiers, en créa de nou-
veaux; car ''''''"''^ possédoit l'art de ruiner mé-
thodiquement son maître.
Le roi de Prusse donna ses premiers soins
au rétablissement de son armée ; il la recom-
pléta en grande partie par les prisonniers au-
trichiens et saxons dont il avoit le choix. Les
troupes furent ainsi recrutées aux dépens des
étrangers, et il n'en coûta que 7000 hommes
à la patrie pour réparer les pertes que tant
CHAPITRE XIV. 33l
de batailles sanglantes avoient occasionnées.
Depuis qu'en Europe l'art de la guerre s'est
perfectionné, depuis que la politique a su
établir une certaine balance de pouvoir entre
les souverains, le sort commun des plus gran-
des entreprises ne produit que rarement les
effets a;axquels on devroit s'attendre : des
forces égales des deux côtés et l'alternative
des pertes et des succès font qu'à la fin de
la guerre la plus acharnée les ennemis se
trouvent chacun à peu prés dans l'état où ils
étoient avant de l'entreprendre. L'épuisement
des finances produit enfin la paix, qui devroit
être l'ouvrage de l'humanité et non de la né-
cessité. En un mot, si la considération et la
réputation des armes méritent qu'on fasse des
efforts pour les obtenir , la Prusse en les ga-
gnant a été récompensée d'avoir entrepris
cette seconde guerre; mais voilà tout ce qu'ellq
y acquit, et cette fumée encore lui suscitoit
des envieux.
J
'^ r.