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Full text of "Oeuvres posthumes de M. J. Chénier .."

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THE  LIBRARY 

OF 

THE  UNIVERSITY 

OF  CALIFORNIA 

LOS  ANGELES 


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OEUVRES 


DE 


M.  J.  CHENIER 


DE   L'lMPRIMERIE   DE   FIRMIN    DIDOI", 

I^llTliMFUR       nV     llOI     ET     DE     I.'lNSTiTlT.     F.LE    JACOB,     N        '>h- 


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OEUVRES 

POSTHUMES 

DEM.J.  CHENIER, 

MEMRRF.    nE    L'iNSTITUT; 

REVUES,   CORRIGEES,   ET    AUGMENTF-ES    DE    BEAUCOLP    DE    MORCEAUX     INFDITS; 

PR6c6dEES  D'UNE  notice  SUR  CHENIER 
Par  M.  DAUNOU,  membre  de  r/iNSTiTnx; 

ET    ORIVEHS 

DTJ    PORTRAIT    HE    1,'aUTEUR    d'aPRES    M.    HORACE    VKRNET. 


TOME   III. 


PARIS, 

GUILLAUME,  LIBRAIRE,  RUE  HAUTE -FEUILLE  ,  N'M/,. 


Mncccxxiv. 


TABLEAU 

HISTORIQUE 

DE  LA  LITTERATURE 

FRANCAISE. 


OEavres  posthumes.  III. 


* '*,*.'«^-».%/*'^^-*-'V ».-».■». ^.-VV^.^-^  W*/**-"*-'^*-'^''^ *■'»''•- ^--^^^^.-^^ ■»■*--»/*  V-*'^'«^%--^%^L'»,X. -*.-».  ^,^,'^%^%i%X.-».-W 


INTRODUCTION. 


Jr  Lus  nous  avancons  dans  ie  travail  qui  nous 
aete  present,  et  plus  nous  sentons  quel  poids 
il  nous  impose.  Comment,  de  leur  vivant 
meme,  apprecier  tant  d'ecrivains ,  non  sur 
de  rigonreuses  theories ,  sur  des  faits  demon- 
tres ,  sur  des  calculs  evidens ,  mais  sur  des 
choses  reputees  arbitraires,  sur  I'esprit,  le 
i>'out,  le  talent,  I'imagination,  I'art  d'ecrire? 
Comment  se  frayer  luie  route  a  travers  tant 
d'ecueils  redoutables ,  entre  tant  d'opinions 
diverses,  quelquefois  contraires,  touj ours  de- 
battues  avec  chaleur ;  parmi  tant  de  passions 
qu'il  etait  si  difficile  d'assoupir,  et  qu'il  est 
si  facile  de  reveiller?  Comment  satisfaire  a  la 
fois ,  et  ceux  dont  il  faut  parler ,  et  ceux  qui 
ont  un  avis  sur  la  litterature  apres  I'avoir 
etudiee,  et  ceux  meme  qui,  sans  aucune etude, 
se  croient  pourtant  du  nombre  des  juges? 
Dispenser  la  louange  avec  plaisir,  exercer  la 
censure  avec  reserve,  proclamer  les  talens  qui 

I. 


4  INTRODUCTION. 

nous  resteiil,  apphmdir  aux  dispositions  nais- 
sanles  :  tel  tst  le  devoir  que  nous  avons  a 
remplir.  ^ 

Sans  pouvoir  nomnier  aujourd'hui  tous  les 
ecrivains  qui  seront  cites  dans  notre  ouvrage , 
nous  allons  toutef'ois  en  indiquer  un  assez 
grand  nonibre ,  et  nous  tacherons  surtout 
d'exposer  elairement  la  marche  et  les  divisions 
du  travail  qui  nous  occupe.  Dans  ce  travail , 
considerable  puisqu'il  embrasse  le  cercle  en- 
tier  des  applications  de  I'art  d'ecrire ,  a  la  tete 
de  cliaque  ^enre,  nous  tracons  I'apercu  rapide 
des  progres  qu'il  a  faits  en  France  jusqu'a  I'e- 
poque  oil  commencent  nos  observations :  c'est 
marquer  les  points  lumineux  qui  eclairent  la 
route.  L'art  de  communiquer  les  idees  par  la 
parole,  l'art  d'enchaiuer  les  idees  entre  elles, 
Fart  d'analyser  les  sens ,  et  par  eux  les  sensa- 
tions ,  et  par  elles  toutes  les  idees  qui  en  de- 
coulent,  fixent  d'abord  notre  attention.  Telle 
est  la  niarclie  natiuelle:  il  faut  parler  et  pen- 
ser  avant  (recrirc.  C'est  a  la  classe  de  littera- 
ture  f'rancaise  (juil  appai'tient  specialenient 
de  Jeter  uii  coup-d'cril  sur  les  sciences  philo- 
sophiques,  fondees,  an  moiiis  en  France,  par 
cette  ecole  dc  Port-Royal ,  source  inepuisable 


INTRODUCTION.  5 

antaiit  quelle  est  pure  ,  oil  voiit  remoiiter  a 
la  lois  toiite  saine  doetriiie  et  toiite  litterature 
classique.  Ces  memes  sciences ,.  dans  le  conrs 
du  dernier  siecle,  ont  du  beanconp  anx  tra- 
vanx  de  Condillac,  qne  1' Academic  francaisc 
se  glorifiait  de  compter  parmi  ses  menibres. 
Fondatenr  liii-meme  dune  ecole  de  philoso- 
phic, il  a  laisse  d'liabiles  disciples  et  d  hono- 
rables  snccesseurs.  M.  Domergne,  M.  Sicard  , 
plnsieurs  antres  encore,  cnltivent  avec  su(*ces 
la  grammaire  generale  et  particnliere.  Nons 
anrons  a  remarquer  nn  onvrage  snr  notre 
langue,  I'nne  des  meillein^es  productions  de 
Marmontel.  Un  esprit  sage  et  methodique, 
M.  de  Gerando,  a  recherche  les  rapports  des 
signes  et  de  I'art  de  penser.  Un  esprit  etendu , 
M.  de  Tracy,  a  rassemble  les  trois  sciences 
liees  dans  un  corps  d'onvrage  comme  elles  le 
sont  dans  la  nature.  M.  Cabanis,  interessant 
et  clair  avec  prof'ondeur  ,  en  comparant 
ITiomme  physique  et  I'honnne  moral ,  a  sou- 
mis  la  medecine  a  I'analvse  de  I'entendement. 
Charge  d'enseigner  cette  analyse  au  sein  des 
ecoles  normales,  M.  Garat,  par  son  imagina- 
tion brillante,  a  rendu  la  raison  luminense; 
genre  de  service  que,  dans  les  questions  en- 


G  INTRODUCTION. 

core  abstraites ,  la  raisoii  ne  pent  devoir  qu'aux 

talens  dun  ordre  superieur. 

[.a  science  des  devoirs  de  rhomme ,  la  mo- 
rale ,  sans  prod ui re  autant  d'ouvrages  ,  n'a  pas 
ete  poiirtant  sterile.  Nous  avons  trouve  dans 
les  I.econs  c[ue  IMarmontel  leguait  a  ses  enfans 
les  preceptes  de  Cieeron  jueles  a  la  sagesse 
evangelique.  On  doit  smTout  distinguer  un 
livre  important  de  Saint -Lambert,  qui  jadis 
avait  enrich i  notre  litteratnre  d'un  poeme 
elegant,  harmonieux  et  pliilosophique.  Arrive 
pres  du  terme  de  la  vie,  il  ne  deserta  point  la 
banniere  adoptee  par  sa  jeunesse.  Inalterable 
dans  ses  principes ,  fu\  ant  I'exces ,  meme  dans 
le  bien,  il  n'af'fecta  ni  le  pienx  rigorisme,  ni 
Tautorite  stoicienne.  Sans  detacher  la  morale 
du  principe  social ,  necessaire ,  demontre ,  dun 
Dieu  surveillant  et  protecteur ,  il  la  trouva  toute 
entiere  dans  les  rapports  qui  uuissent  Thomme 
a  rhomme  :  dans  nos  besoins,  dans  nos  pas- 
sions, dans  cette  foule  d'interets  individuels 
c[ui ,  sans  cesse  amies  I'lui  contre  I'autre,  mais 
forces  ])ai-  la  nature  a  traiter  ensemble,  vien- 
nent  lormer  en  se  ralliant  Tinteret  general 
des  societes. 

Ici  nous  occupent  a  leur  tour  ceux  qui  ont 


INTRODUCTION.  7 

applique  I'art  d'ecrire  aiix  matieres  de  poli- 
tique et  de  legislation  :  11011  cette  foule  d'es- 
prits  subalternes  qui,  par  des  feuilles  perio- 
diques  ou  des  brochures  nou  moiiis  ephenieres, 
caressaient  les  passions  de  la  multitude,  quand 
la  multitude  avait  la  puissance;  niais  un  petit 
nonibre  d'iiommes  plus  ou  moiiis  distingues 
par  leurs  taiens ,  egalemeiit  louables  par  leurs 
intentions.  Uii  habile  dialecticien ,  M.  Sieyes, 
en  des  ouvrages  oil  la  force  de  la  peiisee  pro- 
duit  la  force  du  style,  a  traite  d'importantes 
questions  de  politique  generale.  Un  ecrivain, 
celebre  en  plus  dun  genre  ,  jM.  le  due  de  Plai- 
sance;  comme  lui ,  M.  Roederer,  J^l.  Dupont  de 
Nemours,    ^1.    Barbe  -  Marbois ;  apres   eiix, 
M.  J.-B.  Say,  M.  Ganilh,  out  porte  linteret 
et  la  clarte  dans  les  diverses  parties  de  I'eco- 
uomie  politique.  Les  Elemens  de  Legislation, 
publics  par  M.  Perreau,  ne  sont  pas  indignes 
d'etre  cites.   L'anteur   dun  livre  lionore  du 
prix  d'utilite  que  decernait  I'Academie  fran- 
caise,  M.  Pastoret,  exposant  les  principes  de 
la  legislation  penale,  a  cru  pouvoir  determiner 
comment  la  loi  doit  poursuivre  pour  etre  hu- 
maiiie  ;   quand   elle   doit   f rapper    pour  etre 
juste;  oil  elle  doit  s'arreter  pour  etre  utile. 


8  INTRODUCTION. 

Nous  reniarquerons  dans  les  oeuvres  de  M.  de 
Lacretelle  iiii  discours  brill  ant  et  renomme 
sur  la  nature  des  peines  infamantes.  Tous  ces 
ecrivains  ont  marche  avec  la  raison  de  leur 
siecle;  et  plusieurs  ont  accelere  sa  marche.  En 
evitant  d'agiter  apres  eux  des  questions  deli- 
cates ,  nous  n'evitons  pas  de  rendre  justice  au 
merite  quelquefois  eminent  qu'ils  ont  deploye. 
Avant  de  passer  a  I'art  oratoire ,  oil  nous 
retrouverons  la  politique  et  la  legislation  pre- 
sentees sous  des  formes  nouvelles  pour  la 
France,  nous  aurons  a  parler  d'un  Traite  sur 
I'eloquence  de  la  chaire ,  livre  eloquent  lui- 
meme ,  oil  M.  le  cardinal  Maury  donne  d'excel- 
lens  preceptes ,  apres  avoir  donne  d'eclatans 
exemples.  Dans  la  critique  litteraire,  plusieurs 
ecrivains  nous  offrent  des  etudes  approf'ondies, 
des  commentaires  judicieux  sur  nos  grands 
classiques  :  M.  Cailliava ,  sur  Moliere;  M.  Pa- 
lissot,  sur  Corneilleet sur  Voltaire;  Chamfort, 
sur  La  Fontaine,  dont,  jeune  encore  ,  il  avait 
fait  un  charmant  eloge;  et  La  Harpe,  sur  Ra- 
cine, que  jadis  il  avait  loue  dignement.  Nous 
ne  negligeons  pas  de  remarquer  des  additions 
nomhreuscs  aux  Memoires  litteraires  de  INI.  Pa- 
lissot,  livre  souvent  instructif,  toujours  ecrit 


INTRODUCTION.  9 

avec  une  rare  elegance.  Nous  n'oublions  pas 
le  travail  de  M.  Ginguene  sur  la  litterature 
italienne,  ouvrage  utile ,  considerable  et  deja 
fort  avance.  Ici  se  presentent  les  derniers 
volumes  du  Cours  de  La  Harpe ,  et  sa  corres- 
pondance  en  Russie.  Apres  avoir  apprecie  les 
talens  incontestables  de  ce  litterateur  qui  n'est 
plus,  nous  serons  obliges  de  faire  sentir  I'ex- 
treme  rigueur  qu'il  se  croyait  en  droit  d'exer- 
cer  contre  la  plupart  de  ses  contemporains, 
et  surtout  contre  ses  rivaux  ;  ce  blame  sans 
restriction  qui  n'est  presque  jamais  equitable; 
ce  plaisir  de  blamer  qui  decredite  un  censeur 
habile;  souvent  Finjiistice  evidente  et,  dans 
la  justice  meme ,  cette  injurieuse  amertume  si 
contraire  a  I'urbanite  francaise.  A  cette  occa- 
sion, nous  examinerons  les  regies  d'une  saine 
critique.  C'est  prendre  Fengagement  de  les 
observer  dans  tout  le  cours  de  notre  ouvrage ; 
et  peut-etre  est-il  important  d'en  rappeler  le 
souvenir,  quand  elles  paraissent  oubliees.  Ces 
regies ,  fondees  sur  la  justice ,  sur  le  veritable 
esprit  des  societes,  et  consacrees  par  le  ca- 
ractere  national ,  ne  sont ,  conniie  en  tout  autre 
genre ,  que  la  pratique  des  ecrivains  qui  ont 
merite  le  plus  d'estime.  '     *' 


lo  1]N  TRODLCTION. 

Dans  I  art  oratoire  se  presente,  au  comnien- 
cenient  de  I'epoqne,  le  recueil  des  Oraisons 
tuiiebres  et  des  Sermons  de  I'eveque  de  Senez, 
Beaiivais,  prelat  ({ui  dut  ses  dii^nites  a  son  me- 
rite,  et  qui  se  montra  quelquefbis  le  digne  suc- 
cesseur  de  Bossuet  et  de  jMassillon.  Le  barreau 
francais  parut  s'appauvrir ,  quand  ses  sou- 
tiens  enrichirent  la  tribune.  A  ce  mot,  notre 
memoire  se  reporte  avec  inquietude  vers  des 
asssemblees  orageuses.  Nous  les  traverserons, 
en  fuyant  de  nombreux  ecueils;  et,  forces  de 
nous  souvenir  qu'il  y  eut  des  tactions ,  nous 
n  oublierons  pas  (ju'il  y  eut  des  talens.  iSous 
commencons  par  cet  orateur  illustre  qui ,  done 
dun  esprit  aussi  vigoureux  que  flexible,  atta- 
cha  sa  renommee  personnelle  a  presque  tous 
les  travaux  de  I'Assembleeconstituante.  Apres 
Mirabeau  viennent  ceux  qui  combattirent  ses 
opinions  avec  energie,  M.  le  cardinal  Maury, 
Cazales;  ceux  qui  les  defendirent  avec  succes, 
Cha|)elier,  Barnave  et  M.  Regnault  de  Saint- 
Jean-d' Angel V,  qui  fait  briller  encore,  au  con- 
seil  d'Etat,  comme  a  I'lnstitut,  cette  precision 
toujours  claire,  caractere  particulier  de  son 
eloquence.  Pourrions-nous  oublier  tant  d'ha- 
biles  jurisconsultes  qui  out  applique  I'art  ora- 


INTRODUCTIOIN.  ii 

toire  aux  differens  objets  de  legislation :  Thou- 
ret,  Tronchet,  dignes  rivaiix;  Camus,  qui 
joignit  un  grand  savoir  a  des  inoeurs  austeres; 
Target,  JM.  Merlin,  M.  Treilhard,  dont  les  lu- 
mieres  etendues  out  eclaire  les  triburiaux  ? 
Nous  rendons  honnnage  a  ce  plan  d'instruc- 
tion  publique,  monument  de  gloire  litteraire 
eleve  par  M.  Talleyrand ,  ouvrage  oil  tons  les 
charmes  du  style  embellissent  toutes  les  idees 
philosophiques.  Les  assemblees  suivantes  nous 
offrent,  dans  le  meme  genre,  deux  produc- 
tions dun  rare  merite:  I'une  du  profond  Con- 
dorcet;  I'autre  de  M.  Daunou,  dont  plusieurs 
legislateurs  out  estime  les  travaux  utiles,  Fe- 
loquence  et  la  modestie.  Nous  remarquons, 
dans  ces  memes  assemblees,  des  orateurs  qui 
unirent  a  la  probite  courageuse  une  diction 
pathetique  ou  imposante  :  Vergniaux ,  par 
exemple,  IM.  Francais  de  Nantes,  M.  Boissy 
d'Anglas ,  renomme  par  sa  presidence;  M.  Ga- 
rat,  M.  Portalis,  M.  Cambaceres,  jM.  Simeon. 
Nous  ne  citons  que  des  persomies  dignes  de 
memoire.  Et  conmient  hesiterions-nous  a  rap- 
peler  tons  les  talens  precieux  qui,  parmi  nous, 
ont  honore  la  tribune,  puisque  leurs  debris 
sont  aujourd'hui  rassembles  dans  les  differens 


12  INTRODUCTION, 

corps  de  I'Ktat?  leurs  debris  :  car,  lielas!  com- 
bien  de  pliilosoplies  respectables,  d'orateurs 
eloqiiens,  de  juri  scon  suites  eclaires,  d'cner- 
i^iques  ecrivaiiis  rnoissoiines  duraiit  une  aiince 
desastreuse,  oii  le  talent  etait  devenu  le  pins 
grand  dcs  crimes  ;ipres  la  vertu! 

Dans  les  camj)s,  on,  loin  des  calamites  de 
I'interieur,  la  gloire  Rationale  se  conservait 
inalterable,  naquit  une  autre  eloquence,  in- 
coiuuie  jusqu'alors  aux  peuples  niodernes.  II 
faut  menie  en  convenir  :  quand  nous  lisons 
dans  les  ecrivains  de  I'antiquite  les  harangues 
des  plus  renommes  capitaines,  nous  soninies 
tentes  souvent  de  n'y  admirer  que  le  genie  des 
historiens.  Ici  le  doute  est  impossible;  les  mo- 
Tunnens  existent;  I'histoire  n'a  plus  qua  les 
rassembler.  Elles  partirent  de  I'armee  d'ltalie, 
CCS  belles  proclamations  ou  les  vainqueurs 
de  Lodi  et  d'Arcole,  en  meme  temps  qu'ils 
creaient  un  nouvel  art  de  la  guerre,  creerent 
I'eloquence  militaire,  dont  ils  resteront  les  mo- 
deles.  Suivant  leurs  pas,  commc  la  fortune, 
cette  eloquence  a  rctenti  dans  la  cite  d'Alexan- 
drie,  dans  TEgypte,  oil  perit  Ponq)ee;  dans  la 
Syrie,  qiii  rccut  les  dernicrs  soupirs  de  Ger- 
manicus.  Depuis,  en  Allemagnc,  en  Pologne,^ 


INTRODUCTION.  i3 

au  milieu  des  capitales  etoiinees,  a  Vienne,  a 
Berlin,  a  Varsovie,  elle  etait  fidele  aiix  heros 
d'Austerlitz ,  d'leiia,  de  Friedland,  lorqu'en 
cette  langue  de  riionneur,  si  bieti  entendiie 
des  armees  f'rancaises,  du  sein  de  la  victoire 
menie,  ils  ordoiinaieiit  encore  la  victoire,  et 
communiquaient  Iheroisiiie. 

Au  moment  oil  les  sciences  et  les  lettres, 
long-temps  froissees  par  les  orages,  se  repo- 
serent  dans  un  nouvel  asile,  on  vit  I'eloquence 
academique  renaitre  et  bientot  refleurir.  II 
nest  pas  retreci  ce  genre,  dont  les  modeles 
varies  appartiennent  exclusivement  a  la  litte- 
rature  du  dernier  siecle.  Deux  ecrivains  illus- 
tres,  Thomas  et  M.  Garat,  ont  prouve  qu'en 
certains  sujets  il  admet  les  grandes  images  et 
les  plus  beaux  mouvemens  oratoires.  Souvent 
aussi  I'art  consiste  a  les  eviter;  mais  I'art  exige 
toujours  I'elegance  et  la  regularite  des  formes, 
la  clarte,  la  justesse,  et  ITieureux  accord  des 
idees  et  des  expressions.  On  a  trouve  ces  qua- 
lites  reunies  dans  les  discours  que  M.  Suard  a 
prononces ,  comme  secretaire  perpetuel ,  au 
nom  de  la  classe  de  la  litterature  francaise. 
G'est  avec  le  meme  succes  qu'au  nom  des  autres 
classes  ont  ete  remplies  les  memes  fonctions. 


i/i  INTRODIXTION. 

M.  Arnault,  dans  plusieiirs  solennites,  a  re- 
pandu  beaucouj)  d  iiiteret  siir  des  objets  d'in- 
striictioii  pnbliqiie.  Panni  les  panegyristes, 
I'eclat  et  la  f'acilitc'  dii  style  ont  distingue 
M.  de  Boufflers,  M.  FiaiKX)is  de  Neufcliateau, 
M.  Cuvier,  M.  Portalis;  et  Ton  a  paru  surtout 
ecouter  avec  un  plaisir  soutenu  I'eloge  de  Mar- 
montel,  ouvrage  plein de merite,  dicte  a M.  Mo- 
rellet  par  la  philosophic  et  Tamitie.  Enfin,  car 
il  est  impossible  de  tout  citer,  de  bons  dis- 
conrs  dc  reception,  de  belles  reponses,  nne 
foule  de  productions  diversement  estiniables 
garantisscnt  que  ce  genre  decrire  reprendra 
I'influence  utile  dont  il  jouissait  autrefois,  soit 
a  I'Academie  francaise,  soit  a  I'Academie  des 
sciences,  lorsque  plus  d'un  homme  celebre, 
membres  de  ces  deux  societes,  niaintenaient 
entre  leurs  diff'erentes  etudes  cette  union  qui 
donne  aux  sciences  une  utilite  plus  generale, 
aux  lettres  une  direction  plus  etendue. 

L'histoire,  cette  partie  importante,  fixera 
long-tcnips  notre  attention.  Ce  ii'est  pas  que 
nous  pretendions  tirer  de  I'oubli  une  foule  de 
memoircs  particuliers  sur  la  revolution  fran- 
caise. Vicieux  on  nuls  quant  an  style,  n'of- 
frant  d'ailleurs  que  des  plaidoyers  en  faveur 


INTRODUCTION.  i5 

des  dif'ferens  partis,  ils  reiitreiit  dans  Ja  classe 
des  ecrits  poleniiques;  et  nous  les  ecarterons 
avec  eux.  Nous  aurons  toutefois  a  parler  d'un 
assez  grand  nombre  d'ouvrages.  La,  M.  de 
Castera  peint  une  souveraine  qui  brilla  plus 
de  trente  annees  sur  le  trone  de  Pierre-le- 
Grand.  Ici,  M.  de  Segur,  en  tracant  le  tableau 
politique  de  I'Europe  durant  une  epoque  ora- 
geuse,  connnunique  a  son  style  la  sagesse  de 
ses  opinions.  Nous  ferons  ressortir  le  nierite 
d'un  precis  sur  I'histoire  de  France,  ouvrage 
de  Thouret,  Fun  des  membres  les  plus  regret- 
tables  de  I'Assend^lee  constituante.  L'epoque 
nous  presente  un  livre  superieur  encore,  au 
moins  pour  les  grandes  qualites  de  I'art  d'e- 
crire.  Un  acadeniicien  qui  n'estplus,  Rulhiere, 
a  raconte  les  evenemens  memorables  ecoules 
dans  les  derniers  siecles  en  ces  regions  et  sur 
ces  memes  bords  de  la  Vistule  oii,  portant  la 
victoire,  nos  guerrieis  out  conquis  luie  paix 
glorieuse.  Quoique  cet  ouvrage  posthume  soit 
reste  incomplet,  nous  y  reconnaitrons  partout 
I'empreinte  dun  talent  perfectionne  par  le  tra- 
vail, et  quelquefois  tres-eclatant.  Nous  n'ou- 
blierons  pas  une  interessante  production  de 
M.  de  Bausset,  la  Vie  de  ce  prelat  immortel , 


iG  INTRODUCTION. 

qui  parla  dii  pcnpk^  a  la  coiir,  donna  Tele- 
maque  a  notre  langue,  reunit  Teloquence,  la 
relijj,ion,  la  philosopliie,  et  fut  simple  a  la  fois 
dans  son  genie,  dans  sa  piete,  dans  sa  vertu. 
Les  voyages  font  partie  de  Tlnstoire.  Nous 
snivrons  dans  I'Anierique  septentiionale  les 
])as  de  M.  de  \  oiney,  qui,  jadis,  en  traversant 
I'Egypte  et  la  Syrie,  eerivit  ini  des  beaux  ou- 
vrages  du  dix-huitieme  sieele,  et  le  chef- 
d'oeuvre  du  geiHT.  Des  honnnes  habiles  ont 
redige  les  annales  des  sciences,  ou  trace  le  ta- 
bleau fidele  des  opinions  humaines.  M.  Nai- 
geon,  achevant  nn  grand  travail,  commence 
par  Diderot,  decrit  la  marclie  lumineuse  de 
la  philosophic  ancienne  et  moderne.  M.  Bos- 
sut  sait  interesser  par  la  diction  dans  I'His- 
toire  des  Mathcmatiqucs;  avec  M.  de  Volney, 
la  raison  eloquente  interroge  des  mines  ac- 
cumulces dmant  qnarante  siecles;  avec  M.  Du- 
pnis,  I'erudition  raisonnable  cherche  I'origine 
comnnme  des  diverses  traditions  religieuses. 
La  nous  tronvons  encore  une  esquisse  pro- 
fonde  et  ra[)ide  des  progres  de  I'esprit  hu- 
main  ,  dernier  ouvrage,  et  presque  dernier 
soupir  de  Condorcet,  testament  fait  par  un 
sage  en  faveur  de  I'humanite. 


INTRODUCTION.  17 

Avant  que,  parmi  nous,  on  eiit  applique 
I'art  d'ecrire  a  I'histoire  des  sciences,  on  sa- 
vait  a  quelle  hauteur  il  peut  atteindre  dans  les 
sciences  meme  cjui  ont  pour  objet  I'etude  de 
la  nature.  Buffon  nous  I'avait  appris;  et  nous 
aurons  I'occasion  de  reniarquer  combien  son 
digne  continuateur,  M.  cle  Lacepede,  a  su 
profiler  des  lecons  dun  si  grand  maitre.  Nous 
verrons  Lavoisier,   M.   de  Fourcroy,  porter 
dans  la  chimie  cette  clarte,  la  premiere  qua- 
lite  du  style,  et  la  plus  necessaire  a  I'ensei- 
gnement.  De  la  nous  exaininerons  si  les  theo- 
ries relatives  aux   differens  arts  d'imitation 
n'offrent  pas  sous  le  meme  point  de  vue  un 
perfectionnement  remarquable.   Nos  recher- 
ches  ne  seront  pas  infructueuses.  Nous  ferons 
surtout  observer  avec  quelle  elegance  facile 
M.  Gretry  a  traite  de  Fart  inusical,  qu'il  a 
long- temps  honore  sur  nos  deux  scenes  ly- 
riques  par  des  productions  dont  la  melodie 
et  la  verite  ne  sauraient  vieillir. 

Nous  ne  passerons  point  a  la  poesie  sans 
Jeter  un  coup-d'oeil  sur  les  romans,  genre  qui 
se  rapproche  de  I'histoire  par  le  recit  des  eve- 
nemens;  del'epopee,  par  luie  action  fabuleuse 
en  tout  ou  en  partie;  de  la  tragedie,  par  les 

OEuvres  posthuirips.    III.  2 


i8  IN  TKODUCTION.      ,* 

passions;  de  la  coniedic,  par  la  peintnre  de 
la  societe.  PSIous  ii'iiidiquerons  meme  pas  une 
foule  de  compositions  fri voles  on  sans  carae- 
tere;  niais  nous  apprecierons  I'esprit  et  le  ta- 
lent de  plusieurs  dames,  qui  marchent  avec 
distinction  sur  les  traces  de  la  femme  illustre 
a  qui  nous  devons  la  Princessede  Cleves.  Nous 
remarquerons  Atala,  ornement  du  livre  con- 
siderable oil  M.  de  Chateaubriand  developpe  > 
le  genie  du  christianisme.  JSous  trouverons, 
des  la  premiere  annee,  le  meilleur,  le  plus  mo- 
ral et  le  plus  court  des  roinans  de  I'epoque 
entiere,  cette  Chaumiere  Indienne,  ou  I'lin 
des  grands  ecrivains  qui  nous  restent,  M.  Ber- 
nardin  de  Saint -Pierre,  a  reuni,  comme  en 
ses  autres  ouvrages,  I'art  de  peindre  par  I'ex- 
pressiou ,  Tart  de  plaire  a  I'oreille  par  la  mu- 
sique  du  langage,  et  I'art  supreme  d'orner  la 
philosophie  par  la  grace. 

La  poesie  nous  presentera  d'abord  ce  genre 
eminent  ct  sublime  consacre  a  chanter  les 
liommes  qui  font  la  destinee  des  nations  :  le 
_poeme  lieroique.  Les  chantres  capables  d'at- 
teindre  a  1  epopee  ne  sont  pas  moins  rares  que 
les  personnages  digues  d'etre  adoptes  par  elle  : 
cinq  chefs-d'oeuvre  epars  en  trente  siecles  le 


INTRODUCTION.  19 

prouvent  assez.  Si,  dans  I'espace  que  nous 
avons  a  parcourir,  nous  apercevons  a  peine 
une  tentative  estimaljle ,  niais  defectueuse , 
les  Hehetiens ,  nous  aurons  a  concevoir  de 
plus  hautes  esperances,  garanties  par  les  ta- 
lens  poetiques  de  M.  de  Fontanes,  qui  brille 
aujourd'bui  comme  orateur  a  la  tete  du  Corps 
legislatif.  En  passant  au  poenie  heroi-comique, 
nous  tacherons  de  ne  pas  oublier  I'extreme  cir- 
conspection  qu'exigent  de  certaines  matieres, 
et  de  payer  en  meme  temps  le  tribut  d'eloges 
que  la  justice  reclame  pour  un  de  nos  meilleurs 
poetes,  M.  de  Parny.  Apres  les  conq^ositions 
originales  viendront  les  imitations  et  les  tra- 
ductions en  vers  de  quelques  epopees  celebres. 
Parmi  les  imitateurs,  M.  Parseval  de  Grand- 
maison,  a  qui  Ton  doit  les  Amours  epiques, 
et  M.  Luce  de  Lancival,  auteur  d'Achille  a 
Scyros,  doivent  etre  distingues  cle  la  f'oule; 
mais  des  traductions  du  premier  merite  nous 
occuperont  bien  davantage.  \  irgile  et  Milton 
semblent  parler  eux-memes  notre  langue;  et, 
grace  a  un  classique  vivant,  que  ce  mot  fera 
nommer,  grace  encore  a  M.  de  Saint- Ange, 
habile  et  laborieux  traducteur  d'Ovicle,  nous 
aurons  le  plaisir  d'observer  qu'a  cet  egard  I'e- 


'1, 


ao  INTRODUCTION. 

poqiie  actuelle  est  superieure  a  toiite  autre.  On 
ii'avait  pas  porte  si  loin  jusqu'a  ce  jour,  au 
moins  en  des  ouvrages  dune  telle  importance, 
Fart  difficile  de  conquerir  les  beautes  de  la 
poesie  etrangere,  et  de  traduire  le  genie  par 
le  talent. 

Dans  la  poesie  didactique,  c'est  encore  a 
M.  Delille  que  I'epoque  doit  sa  fecondite.  II  a 
repandu  dans  trois  poemes  originaux  cette  ri- 
chesse  de  style  qu'il  avail  deployee  en  tradui- 
sant  TEneide  et  le  Paradis  perdu.  I.e  poeme 
de  rimagi nation  surtout  suffirait  pour  fonder 
une  haute  renommee.  M.  Esmenard,  M.  Castel, 
et  (juelques  autres,  viennent  ensuite,  digues 
encore  d'eloges,  loin  cependant  de  leur  mo- 
dele,  liebrun  seul  aurait  soutenu  la  concur- 
rence avec  M.  Delille,  s'il  avait  aclieve  son 
poeme  de  la  Nature,  dont  il  nous  reste  des 
fragnuiis  dun  nierite  superieur.  Sans  emule 
dans  le  genre  de  Tode,  Lebrun  tira  des  sons 
harmonieux  de  la  lyre  pindarique,  si  rebelle 
aux  chantres  vulgaires;  et  nous  remarque- 
rons  que  ses  derniers  accens  furent  consacres 
a  nos  derniers  triomphes.  11  etait  digne  de  les 
chanter. 

M.   Dam,  traducteur  (rjlorace,  a  montre 


INTRODUCTION.  ai 

dans  cette  difficile  entrepiise  uii  gout  pur,  uii 
esprit  flexible ,  une  etude  approfondie  des  res- 
sources  de  notre  versification.  La  poesie  ero- 
tique  s'honore  de  M.  de  Parny,  de  M.  de  Bouf- 
flers.  Des  poetes,  que  nous  allons  retrouver 
avec  eclat  sur  la  scene  francaise ,  se  presentent 
deja  sous  des  formes  brillantes  et  varices  : 
M.  Ducis,  dans  I'epitre;  M.  Arnault,  dans  I'a- 
pologue;  M.  Andrieux,  dans  le  conte;  M.  Le- 
gouve,  M.  Raynouard,  en  de  petits  poemes 
dun  genre  grave  et  philosopliique.  Apres  ces 
talens  exerces,  on  voit  se  former  de  jeunes 
talens,  qui  donnent  plus  que  des  esperances. 
Deux  ans  de  suite,  M.  Millevoie,  remarquable 
par  I'elegance  du  style,  a  remporte  le  prix  de 
poesie.  M.  Victorin  Fabre,  plus  jeune  encore, 
a  merite,  deux  ans  de  suite,  une  honorable 
distinction.  Plusieurs,  qu'il  est  impossible  de 
citer  ici,  ne  seront  point  oublies  dans  notre 
ouvrage,  ou  nous  fuirons  la  severite,  persua- 
des qu'en  litterature,  conune  en  tout  le  reste, 
I'indulgence  est  plus  pres  de  la  justice.  ..: 
Ici  se  presente  a  nos  i-egards  la  poesie  dra- 
matique,  dont  les  deux  genres  eurent  taut  d'in- 
fluence  sur  notre  langue,  sur  notre  litterature 
cntiere  et  sur  les  m.oeurs  nationales.  Dans  la 


11  INTRODUCTION. 

tragedie  J3aiait  le  })reniier  M.  Ducis,  inventeur 
meme  qiiaiid  il  imite,  inimitable  qiiaiul  il  iait 
parler  la  piete  llliale,  poete  justenient  celebre, 
et  dont  le  geiiie  palhetiqiie  a  tempere  la  som- 
bre terreur  de  la  scene  anglaise.  Des  emiiles 
tres-distingues  marchent  ensuite  :  M.  Arnault, 
si  noble  dans  Marius,  si  tragique  dans  les  Ve- 
nitiens;  M.  Ivegouve,  dont  la  Mort  d'Abel  offre 
nne  elegante  imitation  de  Gessner,  et  qni  de- 
ploya  beancoup  d'energie  dans  Epicliaris; 
M.  Lemereier ,  qui ,  dans  Agamemnon ,  sut 
fondre  habilement  les  beautes  d'Eschvle  et  de 
Seneque;  enfin  M.  Raynouard,  ([iii  rendit  un 
brillant  liommage  a  des  victimes  lionorees  des 
regrets  de  I'iiistoire.  Nous  indiquerons  les 
scenes  interessantes  du  Joseph  de  M.  Baour- 
I.ormian,  et  ce  qu'il  y  a  d'estimable  dans  I'Ab- 
delasis  de  M.  de  Murville.  Quelques  reflexions 
ne  doiA^ent  pas  etre  negligees.  On  ne  saurait 
reproclier  anx  bonnes  compositions  tragiques 
de  lepoque  la  multi])licite  des  incidens,  la 
profession  des  personnages  subalternes,  les 
episodes  inutiles,  la  fadeur  des  scenes  elegia- 
ques.  Partout  Taction  est  simple,  et  presque 
toujours  severe.  La  marclie  des  poetes  n'est 
j)oinf  timide.  Sajis  violcr  les  regies  anciennes. 


INTROUUCTION.  aS 

ils  out  obtenu  des  effets  iiouveaux.  Du  veste, 
ils  out  conserve  ce  caractere  philosophique 
imprime  a  la  tragedie  par  le  plus  beau  genie 
du  dernier  siecle;  et,  sur  ses  traces,  la  plupart 
se  sont  ouvert  les  routes  varices  de  I'liistoire 
moderne,  immense  carriere  qui  promet  long- 
temps  des  palmes  nouvelles  aux  poetes  capa- 
bles  de  la  parcourir.  On  a  tout  dit,  si  Ion  en 
croit  des  liommes  qui  n'ont  rien  a  dire.  Heu- 
reusement  I'erreur  est  evidente.  En  quelque 
genre  que  ce  soit ,  I'art  est  semblal^le  a  la 
nature,  son  modele  :  il  a  des  regies,  comme  la 
nature  a  des  lois;  il  n'a  point  de  bornes,  puis- 
que  la  nature  est  inlinie.  ■  ' 

En  passant  au  genre  de  la  comedie,  nous 
trouvons,  des  les  premieres  annees,  la  jolie  pe_ 
tite  piece  du  Couvent,  par  M.  Laujon;  les  Me- 
nechmes  grecs,  par  JM.  Cailhava,  comedie  d'in- 
trigue  amusante  et  bien  conduite;  un  ouvrage 
elegamment  versifie,  la  Pamela  de  JM.  Fran- 
cois, copie  de  celle  de  Goldoni,  mais  copie 
superieure  a  I'original.  Deux  rivaux  exerces  a 
lutter  ensemble,  Fabre  d'Eglantine  et  Collin 
d'Harleville,enricliissent  la  haute  comedie;  Fun 
en  dessinant  a  grands  traits  I'egoisme  impas- 
sible et  la  vertupassionnee;  I'autre  en  peignant 


^24  llNTRODUCTlOiN. 

avec  uiic  verite  forteiiieiit  comique  les  iricoii- 
veniens  dun  celibat  prolonge.  M.  Andrieux 
brille  au  iiieiiie  iaiii»  par  un  enjoiienieiit  ai- 
inahle,  par  la  grace  piqiiaiite  des  details  et  le 
charine  eontinii  dii   style.   Une  imagination 
feconde,  une  gaiete  franche,  la  peinture  ori- 
ginale  des  moeurs,  ont  assure  les  succes  de 
M.  Picard.  Aiissi  gai,  presque  aussi  fecond, 
M.  Duval  nierite  en  partie  les  niemes  louanges. 
On  estinie  une  diction  pure  en  quelques  es- 
sais  de  jM.  Roger.  Ici  nous  indiquons  un  per- 
fectionnenient  dont  il  est  juste  de  faire  hon- 
nenr  aux  principaux  ecrivains  que  nous  venons 
de  noniiner,  j)eLit-etre  encore  au  changement 
(pii  s'est  opere  dans  nos  moeurs.  Durant  I'e- 
poque  entiere,  les  comedies  un  pen  remar- 
quables  n'otfrent  ancune  trace  de  ce  jargon 
qui  flit  long- temps  a  la  mode.  Pour  reussir, 
il  a  fallii  etre  natnrel;  et  Ton  a  banni  entiere- 
ment  le  style  precieux,  le  faux  esprit,  le  ton 
factice  que  des  auteiirs  plus  recherches  qu'in- 
genieux   avaient  introdiiits  sur  la  scene  co- 
jHi(|ue. 

Dans  Ic  drame,  genre  def'ectueiix,  mais  sus- 
ceptible de  beautes,  nous  distinguons  Beau- 
marchais,  que  ses  comedies  et  ses  memoires 


INTRODUCTION.  I'j 

avaieiit  deja  rendu  celebre;  iM.  Monvel,  aiiteur 
qui  a  merite  de  uombreux  succes,  et  I'un  de 
nos  plus  grands  acteurs;  M.  Bouilli,  dont  les 
pieces  respirent  cet  interet  que  produit  une 
excellente  morale.  Sur  la  scene  illustree  par 
Quinault,  se  font  remarquer  M.  Guillard  et 
M.  Hoffman;  plus  recemment,  M.  Esmenard 
et  M.  Jouy  :  sur  I'autre  scene  lyrique,  M.  Hoff- 
man encore,  M.  Monvel,  M.  Marsollier,  M.  Du- 
val. Apres  avoir  rendu  justice  a  des  produc- 
tions agreables ,  forces  toutefois  de  renouveler 
qnelques  opinions  de  Voltaire,  et  d'observer 
ce  qu'il  avait  prevu,  ce  qu'il  avait  craint,  I'in- 
fluence  de  I'opera-comique  sur  le  gout  general 
des  spectateurs,  nous  reviendrons,  par  cette 
observation  meme,  a  chercher  les  moyens  de 
soutenir,  d'augmenter,  s'il  est  possible,  I'eclat 
de  la  scene  francaise,  ou  reside  essentielle- 
ment  I'art  dramatique. 

En  achevant  un  vaste  tableau  dont  le  temps 
ne  nous  permet  de  tracer  aujourd'Uui  qu'une 
esquisse  incomplete,  mais  au  moins  lidele,  des 
considerations  generales  sur  I'epoque  entiere 
nous  arreteront  un  moment.  Elles  se  comnui- 
niquent  aux  litteratures ,  ces  secousses  pro- 
fondes  qui  remuentetdecomposent  les  nations 


!26  IjNTRODUCTION. 

vieillies,  en  attendant  que  le  genie  puissant 
vienne  les  lecoinposer  et  les  rajeunir.  Nous 
suivrons  clans  les  diverses  parties  de  Fart  d'e- 
orire  les  el'fets  dn  mouvement  universel.  Nous 
ehereherons  quel  fut  sur  Fepoque  I'ascendant 
du  dix-huitienie  sieele,  et  eomment  Fepoque, 
a  son  tour,  peut  influer  sur  Favenir.  Nous 
avons  indique,  nous  prouverons  quelle  me- 
rite  une  etude  approfondie.  En  vain  les  enne- 
niis  de  toute  lumiere,  proscrivant  la  niemoire 
illustre  du  sieele  philosopliique ,  annoneent 
elia(|ue  jour  une  decadence  lionteuse,  qu'ils 
opereiaient  si  leurs  cris  inqjosaient  silence  au 
nierite,  et  qui  serait  demontree  s'ils  avaient  le 
privilege  exclusif'd'ecrire.  11  sera  facile  de  con- 
fondre  ces  assertions  injurieuses,  dont  quel- 
ques  etrangers  credules  auraient  tort  de  se 
prevaloir.  Non,  cette  etrange  catastrophe  nest 
point  arrivee.  La  France,  agrandie,  n'est  pas 
devenue  sterile  en  talens.  Nous  rasseniblerons 
sous  les  yeux  des  Francais  les  elemens  actuels 
de  cette  litterature  francaise,  dont  une  en- 
vieuse  ignorance  denigrait,  a  cliaque  epoque, 
et  les  cliefs-d'cKuvre  et  les  classiques;  mais  qui 
lut  toujours  honorable,  et  qui,  nieme  aujour- 
d'liui,  nialgre des pertes nonibieuses, denieure 


INTRODUCTION.  27 

encore,  a  tons  egards,  la  premiere  litterature 
de  I'Europe. 

Et  si  I'esprit  de  parti ,  decore,  dans  les  temps 
de  trouble,  du  nom  d'opinion  publique,  avait 
autrefois  donne  de  f'ausses  directions  aux  idees 
les  plus  genereuses;  si  ce  meme  esprit,  non 
moins  f'uneste  en  acissant  d'une  autre  maniere 
et  par  d'autres  liommes,  avait  depuis  arrete 
I'essor  des  talens  et  paralyse  la  pensee ,  il  nous 
resterait  des  esperances  qui  ne  seront  point 
decues.  L'art  d'ecrire  s'applique  a  tons  les  arts ; 
il  faciiite  I'acces  de  toutes  les  sciences;  il  em- 
brasse  toutes  les  idees;  il  les  eclaircit  par  la 
justesse,  il  les  etend  par  la  precision.  II  pre- 
sente  en  premiere  ligne  ce  qui  touche  de  plus 
pres  les  hommes  memorables  :  ITiistoire,  qui 
raconte  les  grandes  actions;  Teloquence,  qui 
les  celebre;  et  la  poesie,  qui  les  cliante.  II  re- 
fleurira  dans  le  siecle  qui  commence. 


TABLEAU 


DE  LA 


LITTERATURE  FRANCAISE. 


CHAPITRE   PREMIER. 

Grammaire;  Art  de  penser;  Analyse  de  I'entendement. 


Jja-CON,  qui  decouvrit  un  nouveau  monde  dans 
les  sciences,  distingua  le  premier  la  grammaire 
positive  de  la  grammaire  philosopliique.  II  declara 
que  celle-ci  etait  encore  a  naitre ;  mais ,  d'avance , 
ii  lui  traca  la  route  qu'elle  avait  a  suivre ,  et  qu'in- 
diquait  suffisamment  le  nom  meme  qu'il  lui  im- 
posait.  Ce  fut  cinquante  ans  apres  que  Lancelot , 
deja  connu  par  des  travaux  estimables  sur  les  deux 
langues  anciennes ,  ecrivit ,  sous  la  dictee  d'Ar- 
nauld,  I'ame  de  Port-Royal,  cette  Grammaire  ge- 
nerate si  justement  renommee,  et  qui  est  parmi 
nous  le  point  de  depart  de  la  science.  Quant  a  la 
langue  francaise,  des  le  siecle  precedent,  et  lors- 
que ,  pour  ainsi  dire ,  elle  balbutiait  encore ,  on 
en  donnait  deja  les  regies;  car  on  la  croyait  fixee. 
Robert  Estienne,  sous  le  regne  de  Henri  II,  avant 


3o  LITTER  ATURE   FRANCAISE. 

les  ouvrages  de  Mallierbe  et  de  Montaigne,  et  du 
temps  meme  de  Ronsard,  avait  pid^Iie  sa  Gram- 
maire  franraise.  Henri  Estienne,  suivant  les  traces 
de  son  pere,  composadeuxTraiLes  relatifs  a  notre 
langue;  maisde  tels  ouvrages,  d'ailleurs  pleins  de 
merite  pour  le  temps  ou  ils  parurent,  sont  aujour- 
d'hui  plus  curieux  qu' utiles.  Depuis  I'etablissement 
de  I'Academie  franraise,  Vaugelas,  T.  Corneille, 
Patru,  Menage,  Bouhours,  Dangeau,  publierent 
successivement  sur  la  langue  des  remarques  plus 
ou  moins  judicieuses:  elles  sont  consultees  encore. 
Au  commencement  du  dernier  siecle ,  Regnier 
Desmarais  fit  paraitre  sa  Grammaire  franraise ; 
production  bien  irnparfaite,  mais  qui  repandit  des 
lumieres,  grace  a  quelques  notions  fort  saines, 
grace  encore  aux  critiques,  trop  souvent  fondees, 
que  Buffier  lui  prodigua  dans  sa  Grammaire  sur 
un  autre  plan.  Un  pen  plus  tard,  Girard  et  d'Olivet 
perfectionnerent  I'etude  de  la  langue ;  I'un  par  ses 
Synonymes  franrais,  ouvrage  plein  de  finesse,  ecrit 
d'apres  une  idee  de  Fenelon ;  I'autre  par  son  ex- 
cellent Traite  de  la  Prosodie.  Dans  le  meme  temps, 
un  homme  su[)erieur,  Dumarsais,  enricliissait  la 
Grammaire  generale  du  meilleur  livre  qui  existe 
sur  la  partie  figuree  du  langage.  Ce  beau  Traite 
sur  les  Tropes  n'etait  pourtant  que  la  derniere 
division  du  grand  ouvrage  qu'il  meditait,  et  dont 
quelques  materiaux  se  retroiivent  dans  les  articles 


CHAPITRE   PREMIER.  3i 

liimineux  qu'il  a  rediges  pour  I'Encyclopedie. 
Duclos  eclaircit  plusieurs  points  importans  dans 
ses  remarques  profondes  sur  la  Grammaire  de 
Port-Royal.  De  Brosses  et  Court  de  Gebelin,  le  pre- 
mier surtout,  dans  sa  Formation  mecanique  des 
Langues,  jeterent  quelque  jour  sur  les  obscurites 
etymologiqu^s.  Beauzee  publia  sa  Grammaire  ge- 
nerate et  raisonnee ,  ouvrage  le  plus  complet  qui 
eut  encore  paru,  souvent  neuf,  toujours  utile,  et 
qui  le  serait  bien  davantage ,  s'il  ne  repoussait  les 
lecteurs  par  un  style  a  la  fois  sec  et  diffus.  Enfin, 
Condillac  donna  sa  Grammaire  generale.  Elle  est 
divisee  en  deux  parties  :  la  premiere  developpe 
toute  la  generation  des  idees ,  en  partant  de  la 
sensation;  la  seconde  est  une  consequence  riafou- 
reuse  des  principes  demontres  dans  la  premiere. 
Tout  est  lumiere  dans  ce  livre,  aussi  precis  qu'il 
est  clair,  aussi  bien  ecrit  qu'il  est  bien  conru.  C'est 
le  plus  grand  pas  qu'ait  fait  la  science;  et,  chez 
aucun  peuple,  aucun  ouvrage  du  meme  genre 
n'est  comparable  a  ce  cbef-d'oeuvre  d'analyse. 

Entre  nos  contemporains ,  M.  Domergue  a  rendu 
de  grands  services  a  cette  meme  science.  Sa  Gram- 
maire simplifiee,  son  Journal  de  la  langue  fran- 
caise,  son  Meraoire  sur  la  proposition,  ses  Solu- 
tions grammaticales ,  contiennent  beaucoup  de 
regies  nouvelles ,  toutes  rattachees  a  des  principes 
incompletement  observes  parses  predecesseurs, 


3a  LITTERATURE   FRANCAISE. 

oil  meme  qu'ils  n'avaieiit  point  apercus.  Personne, 
avant  lui,  n'avait  analyse  si  bien  la  proposition. 
Voulant  assiijettir  la  classification  des  mots  a  cette 
rigoureuse  analyse ,  il  a  cm  devoir  changer  la  no- 
menclature. C'elait  le  moyen  de  refondre  une  theo- 
rie  importante ,  oii  la  rouille  de  I'ecole  se  laisse 
encore  apercevoir.  Telle  fut  la  marcbe  de  Lavoi- 
sier, lorsqu'il  appliqna,  comme  il  le  dit  lui-meme, 
la  melhode  de  Coiidillac  a  la  cliimie.  En  refaisant 
la  nomenclature,  il  refit  la  science. 

Mais  quelques  savans ,  unis  entre  eux ,  suffisent 
pour  changer  les  nomenclatures  physiques  :  il  n'en 
est  pas  de  meme  dans  la  grammaire,  ou  tout  le 
monde  se  croit  juge.  En  vain  M.  Domcrgue  a-t-il 
fait  marcher  ensemble  I'ancienne  et  la  nouvelle 
nomenclatures ;  la  nouvelle  etait  trop  raisonnable; 
et  les  prejuges  ne  sont  point  tolerans  pour  la  rai- 
son,  meme  quand  la  raison  veut  bien  etre  com- 
plaisante  pour  les  prejuges. 

M.  Domergue  a  traite  a  fond  la  question  si  dif- 
ficile et  si  souvent  agitee  des  participes.  Il  est  meme 
im  des  grammairicns  qui  ont  jete  le  plus  de  lumiere 
dans  Tancien  chaos  des  modes  et  des  temps.  Beau- 
zee  s'apercut  le  premier  que  Ion  confondait  la 
conjugaison  francaise  avec  la  conjugaison  latine. 
Il  inventa  pour  noire  langue  un  systeme  ingenieux, 
mais  compHque  :  il  admit  cinq  verbes  auxiliaires 
an  lieu  de  deux  que  Ton  admet  ordinairement;  de 


CHAPITRE   PREMIER.  33 

la  ties  temps,  des  epoques  sans  nombre;  et  leur 
classification  sous  les  trois  modes  generaux  pre- 
sente  d'extremes  difficultes ,  pour  ne  pas  dire  d'e- 
tranges  bizarreries.  M.  Domergue  convient,  avec 
Reauzee ,  que  tous  les  temps  des  verbes  doivent 
etre  classes  sous  les  trois  modes  du  temps  reel :  le 
present,  le  passe,  le  futur.  Toutefois,  en  partant 
du  meme  principe ,  il  arrive  a  d'autres  resultats ; 
et,  rejetant  les  trois  verbes  auxiliaires  imagines  par 
Reauzee,  il  offre  un  systeme  beaucoup  plus  sim- 
ple, et  que  nous  croyons  preferable.  Parcourant 
toutes  les  parties  de  la  science,  M.  Domergue, 
d'apres  d'Olivet,  a  eclairci  la  prosodie  francaise. 
Apres  Dumarsais  et  Duclos,  il  a  propose  de  nom- 
breux  changemens  a  I'orthographe.  II  va  meme 
plus  loin  qu'eux;  et  Ton  aurait  sur  ce  point  bien 
des  objections  a  lui  faire  ;  mais  tous  ces  travaux 
sont  utiles:  on  lui  doit  plusieurs  idees  neuves;  et, 
parmi  les  grammairiens  vivans,  il  n'en  est  pas  d'aussi 
inventeurs,  il  en  est  peu  d'aussi  eclaires. 

Les  lumieres  etendues  de  M.  Sicard  brillent 
d'une  maniere  differente.  Sans  etre  arriere  surau- 
cune  partie  de  la  science ,  il  semble  redouter  les 
innovations;  et  le  principal  merite  qu'il  deploie 
dans  ses  Elemens  de  grammaire  generale  est  d'ex- 
poser  clairement  les  theories  qu'ont  inventees  ses 
predecesseurs.  Il  suit  tour  a  tour  Lancelot ,  Reau- 
zee, Condillac,  quelquefois,  mais  plus  rarement, 

t)Euvres  posthumps.  Ill,  J 


34  IJTTEJIATLKK  I  KANCAISE. 

M.  Domergiie.  II  est  tollement  circoiispect  que, 
pour  I'ortliograplie ,  il  ifapprouve  pas  meme  les 
legers  changemens  faits  par  Voltaire,  et  qui  n'ont 
pourtant  cl'autre  dcfaut  que  celui  d'etre  iiisuffisans. 
Neanmoins,  dans  une  partie  plus  importante,  les 
conjugaisons  fraiicaises,  il  adopte  en  entier  I'opi- 
nion  de  Beauzee ,  sans  etre  effraye ,  sinon  par  les 
divisions  multipliees  d'un  tel  systeme,  du  moins 
par  les  singuliers  resultats  qui  en  soiit  la  suite.  Au 
reste ,  le  livre  de  M.  Sicard  est  une  grammaire 
complete  :  I'auteurva  jusqu'a  donner  les  regies  de 
la  versification  francaise,  et  celles  des  petits  genres 
de  poesie;  ce  qui  parait  depasser  la  grammaire,  et 
surtout  la  grammaire  generale.  Quelques  lecteurs 
lui  reproclient  de  pousser  trop  loin  la  clarte ,  d'ail- 
leurs  si  necessaire ;  d'avoir  peur  de  n'en  jamais  assez 
dire,  et  deprodiguer lesdeveloppemens,  au  point 
que ,  dan?  <^pn  ouvrage  ,  la  partie  relative  aux  con- 
jugaisons est  plus  longue  a  elle  seule  que  toute 
la  Grammaire  de  Port -Royal.  On  ne  risquerait 
point  de  telles  censures,  si  Ton  negiigeait  moins 
d'entrer  dans  I'esprit  de  I'auteur :  il  connait  la 
meilleuremaniered'enseigner,  commeil  le  prouve 
tons  les  jours,  depuis  qu'il  dirige  le  celebre  eta- 
blissemeiit  des  Sourds  -  Muets.  En  composant  sa 
Grammaire,  il  s'cst  occupe  de  ses  eleves  et  des  en- 
fans.  C'est  pour  cela  qu'il  fait  succeder  a  ses  clia- 
pitres  aulant  de  lerons  dialoguees  par  demandes 


CHAPITRE   PREMIER.  35 

ct  par  reponses,  et  qu  il  developpe  dans  chaque 
lecon  ce  qu'il  vient  de  developper  dans  chaque 
chapitre.  C'est  encore  pour  cela  qu'il  s'adresse 
quelquefois  aux  sages  institnteurs  et  aux  meres 
sensibles,  et  qu'il  se  iivre  a  des  digressions  morales 
qui  lui  font  beaucoup  d'honneur,  sous  des  rap- 
ports etrangers  a  ia  grammaire.  Il  est  accoutume 
d'ailleurs  a  parler  long-temps,  puisquil  est  oblige 
de  parler  seul;  et  Ton  sent  qu'il  ecrit  comme  il 
parle.  Aussi  ne  fait-il  pas  difficulte  de  fondre  en 
entier,  dans  son  ouvrage,  les  lecons  qu'il  impro- 
visait  aux  ecoles  normales,  quand  il  y  professait 
I'art  de  la  parole ;  mais  Tabondance  de  son  style 
est  estimable  en  ce  quelle  convient  aux  jeunes 
esprits  qu'une  extreme  attention  fatigue.  C'est  une 
instruction  elementaire  qu'il  a  voulu  donner  a 
i'enfance;  et,  sous  ce  point  de  vue,  on  ne  saurait 
lui  accorder  trop  d'eloges  pour  avoir  si  bien  rem- 
pli  le  but  interessant  qu'il  s'est  propose. 

L'Hermes  d'Harris ,  publie  en  Angleterre  an 
milieu  du  dernier  siecle,  est  un  des  livres  les 
plus  estimes  qui  existent  sur  la  grammaire  gene- 
rale.  Son  moindre  merite  est  d'etre  fort  erudit, 
et  d'offrir  des  notions  etendues  sur  les  theories 
des  grammairiens  de  I'antiquite.  Il  est  surtout 
remarquable  par  une  analyse  profonde  des  ele- 
mens  du  discours.  Sans  descendre  aux  petits  de- 
tails, I'auteur  s'eleve  a  des  idees  generales,  dont 

3. 


36  LITIERATUUE  I'RANCAISE. 

la  precision  et  la  jiistesse  cmbrasseiit  nne  fouledc 
cas  particuliers.  En  toute  science,  en  tout  genre 
d'ecrire,  c'est  la  le  secret  des  hommes  superieurs. 
M.  Francois  Thurot  a  fait  paraitre  ,  il  y  a  douze 
ans,  nne  traduction  de  I'TIermes.  Elle  est  digne , 
a  plus  d'un  egard  ,  de  nous  occnper  un  moment. 
Tres-distingnee  par  I'elegante  clarte  du  style,  elle 
Vest  encore  par  un  travail  qui  n'ap])artient  qn'au 
traducteur.  T!  a  rendu  I'ouvrage  plus  facile  a  lire 
avec  fruit,  en  y  corrigeant  I'abus  des  citations: 
defant  commnn  a  beancoup  d'ecrivains  anglais. 
II  a  substitue  des  exemples  choisis  dans  nos  clas- 
siques  aux  exemples  qu'Harris  avait  tires  des  clas- 
siques  de  son  pays.  Dans  nne  foule  de  remarques 
et  de  notes  instructives  ,  il  a  jnstement  apprecie 
les  travaux  de  co  philosophe ,  ses  decouvertes, 
ses  erreurs,  el;  les  progres  que  les  plus  celebres 
grammairiens  francais  ont  fait  faire  a  la  science 
du   langage   dnrant  le    cours   dn   siecle  dernier. 
Dans  un  discours  preliminaire,  ou  des  faits  nom- 
breux  ne  nuisent  point  aux  pensees,  M.  Thurot 
expose  a  grands    traits  I'histoire   de  la  science, 
depuis  les  ecoles  d'Athenes  et  d'Alexandrie  jusqu'a 
Tepoque  illustree  par  Condillac;  et  ce  precis  ra- 
pide  est  lui-meme  in>  bon  ouvrage  a  la  tete  d'une 
bonne  traduction. 

Le  cours  theorique  et  pratique  de  langue  fran- 
caiso,  public*  par  M.  Leniare,  embrasse  nne  vaste 


CHAPITRE   PREMIEK.  3; 

etendue.  L'auteur  y  soumet  a  un  noiivel  examen 
les  principes  de  la  grammaire.  11  cherche  dans  la 
nature  meme  des  idees  les  elemens  du  langage, 
leur  denomination ,  leur  classification  methodi- 
que ,  ieurs  combinaisons  diverses.  11  commence 
toujours  par  recueillir  et  classer  les  faits ;  il  re- 
monte  ensuite  aux  sources  etymologiques ;  il  op- 
pose les  analogies  et  les  differences.  Ce  n'est  jamais 
qu'apres  de  nombreux  details  et  des  analyses  se- 
veres  qu'il  s'eleve  a  des  generalites,  et  qu'il  etablit 
des  regies  fixes.  11  fait  surtout  un  emploi  tres-heu- 
reux  des  tableaux  synoptiques  et  scientifiques. 
L'art  de  ces  tableaux,  comme  I'observe  Condorcet, 
est  d'unir  beaucoup  d'objets  sous  une  disposition 
systematique  ,  qui  permette  d'en  voir  d'un  coup- 
d'oeil  les  rapports ,  d'en  saisir  rapidement  les  com- 
binaisons, et  de  former  bientot  des  combinaisons 
nouvelles.  Peut-etre,  quand  ils  sont  multiplies, 
nuisent-ils  au  plaisir  que  peut  procurer  la  lecture 
d'un  ouvrage ;  mais ,  du  moins ,  ils  facilitent  I'en- 
seignement:  c'est  ce  qu'a  senti  M.  Lemare.  Apres 
lui  avoir  rendu  justice,  nous  sommes  contraints 
de  lui  faire  un  reproclie  assez  grave  :  on  est  faclie 
qu'il  se  permette  des  expressions  dures  et  des 
plaisanteries  un  peu  lourdes ,  lorsqu'il  croit  de- 
voir combattre  ou  des  grammairiens  accredites, 
ou  des  corps  litteraires  qui  ne  sont  pas  infaillibles, 
mais  qui  sont  au  moins  respectables.  11  aurait  tort 


38  LITTERATURE  FRANCAISE. 

en  ce  point,  fiit-ii  infaillible  liii-meme;  ce  que 
sans  doute  il  est  loin  de  croire.  Qu'il  laisse  a 
I'ignorunce  les  formes  grossieres  et  tranchantes : 
ce  n'est  point  a  lui  d'admettre  ce  que  rejettent  la 
decence  et  le  gout ;  car  il  fait  preuve  d'un  merite 
reel,  et  joint  une  saine  litteratnre  a  I'etude  ap- 
profondie  de  notrc  langue. 

Dans  les  Lecons  d'un  Pere  a  ses  Enfans,  ou- 
vrage  postluime  de  Marmontel  ,  la  premiere 
partie  porte  la  denomination  de  grammaire.  Ce 
n'est  pourtant  pas  une  grammaire  generale  :  les 
theories  universeiles  du  langage  n'y  sont  point 
exposees.  Ce  n'est  pas  meme  une  grammaire  fran- 
caise  proprement  dite  :  on  n'y  trouve  pas  I'analyse 
complete  et  methodique  des  divers  elemens  de 
notre  langue.  C'est  une  suite  d'observations  fines 
on  profondes  sur  pliisieurs  de  ces  elemens.  De 
nombreux  exemples  eclaircissent  de  nombreuses 
questions;  ils  forment  en  meme  temps  un  recueil 
de  pensces  judicieuses,  et  tonjours  exprimees 
avec  le  talent  qui  les  grave  dans  la  memoire.  Ces 
exemples,  habilement  choisis  dans  nos  classiques,^ 
donnent  le  gout  du  beau,  sous  le  point  de  vue 
moral  comme  sous  le  point  de  vue  litteraire:  et 
Ton  voit  que  I'auteur,  selon  son  expression,  veut 
enseigner  a  ses  enfans  autre  chose  que  de  la 
i^rammaire.  Sonlivre  est  d'ailieurs  tres-bien  ecrit; 


CHAPITRE   PREMIER.  39 

et  peut-etre  n'avons-iious ,  dans  le  meme  genre, 
aucun  ouvrage  aussi  heureusement  execute. 

11  y  a  neuf  aiis,  et  quand  I'academie  francaise 
n'existait  plus,  on  a  vu  paraitre  une  edition  nou- 
velle  de  son  Dictionnaire.  A  la  tete  du  livre  est 
un  discours  pieliminaire.  L'auteur  y  expose,  avec 
autant  de  brievete  que  d'elegance ,  ce  que  doit 
etre  le  dictionnaire  d'une  langue ;  ce  que  fut  dans 
I'origine,  et  ce  que  devint  successivement  le  Dic- 
tionnaire de  I'Academie.  Beaucoup  d'idees  lumi- 
neuses  sur  la  marclie  progressive  de  notre  langue 
et  meme  de  notre  litterature  sont  rassembiees 
dans  cet  excellent  discours  ^  ou  Fori  reconnait 
M.  Garat.  Deux  annees  avant  cette  epoque,  Ri- 
varol  avait  donne  au  public  le  Prospectus  d'un 
nouveau  Dictionnaire  de  la  langue  francaise.  On 
y  voit  qu'en  ecartant  les  etymologies,  les  racines 
et  les  derives ,  l'auteur  se  debarrassait  des  re- 
cherches  les  plus  difficiles.  Du  reste ,  le  Diction- 
naire n'a  point  paru,  et,  sans  doute,  n'a  point 
ete  fait.  Des  trois  parties  qui  devaient  composer 
le  discours  preliminaire,  la  premiere,  et  la  seule 
publiee,  tientpres  d'un  volume  in-4*^.  En  voulant 
traiter  de  la  nature  du  langage  en  general ,  Riva- 
rol  parcourt  ou  plutot  mele  ensemble  toutes  les 
questions  qu'embrasse  I'anahsede  I'entendement. 
II  s'en  faut  beaucoup  qui!  v  repande  des  lurnieres 
nouvelles.  A  propos  du  Traite  des  sensations,  il 


4o  LITTERATURE  FRANCAISE. 

parle  de  I'aboiKlance  de  Condillac.  Est-ce  ime 
critique?  elle  est  in  juste.  Est-ce  un  eloge  ?  il 
n'est  pas  merite.  Condillac  est  precis,  clair  et 
profond  ;  Rivarol  est  verbeux,  obscur  et  super- 
ficiei.  Du  reste,  il  ecrit  avec  agrement.  Si  Ion 
trouve  souvent  de  la  recherche  dans  son  style, 
on  y  trouve  aussi  le  mouvement,  la  couleur  et  le 
Ion  d'une  conversation  animee.  Mais,  quand  il 
developpe ,  avec  une  longueur  penible ,  la  serie 
des  sensations  ,  des  idees  et  du  langage ,  on  sent 
un  homme  de  beaucoup  d'esprit ,  qui ,  par  nial- 
heur,  veut  enseigner  ce  qu'il  aurait  besoin  d'ap- 
prendre. 

Les  grammairiens  qui  se  sont  occupes  de  la 
science  etymologique ,  se  bornant  presque  tons  a 
determiner  la  valeur  des  racines,  out  neglige  la 
valeur  precise  des  prepositions  et  des  desinences. 
Le  president  de  Rrosses  lui-meme ,  en  expliquant 
le  mecanismo  du  langage,  avait  seulement  indique 
le  travail  important  qui  restait  a  faire  sur  ces  deux 
elemens  des  mots  composes.  Ce  travail  a  fait  I'ob- 
jet  des  recherches  de  M.  Butet.  Apres  avoir  de- 
veloppe ,  dans  sa  Lcxicographie  ,  les  rapports 
materiels  qui  existent  entre  la  langue  latine  et  la 
langue  franraise,  il  a  cru  pouvoir  presenter,  dans 
son  cours  de  Lexicologie ,  nnc  methode  certaine 
pour  decomposer  et  recomposer  les  mots  de 
plusieurs  syllabes,  conlormement  a  I'analyse  des 


CHAPITRE   PREMIER.  4t 

idees.  Ainsi,  selou  M.  Billet,  on  trouverait  la 
raison  siiffisante  de  cliaque  element  ties  mots;  et 
la  langue  philosophique  exislerait,  an  lieu  d'etre 
un  simple  voeu  des  grammairiensphilosophes.  Par 
malheur,  cette  opinion  n'est  pas  demontree.  Ce 
qui  semble  evident  a  M.  Butet  parait  offrir  beau- 
coup  d'incertitude.  On  lui  reproche  d'attacher 
aux  desinences  des  mots  une  importance  qu'elles 
ont  rarement.  On  craint  qu'il  ne  se  soit  egare , 
en  voulant  assujettir  la  grammaire  a  la  marche 
rigoureuse  des  sciences  physiques  et  mathemati- 
ques.  D'ailleurs,  la  nomenclature  qu'il  invente  est 
d'une  etrange  complication  ;  et ,  pour  la  faire 
adopter,  il  faudrait  prouver  qu'elle  est  necessaire: 
ce  qui  serait  un  peu  difficile.  Cependant  de  pa- 
reils  travaux  ont  I'avantage  d'exercer  I'esprit ;  dii 
fond  meme  des  obscurites  jaillissent  souvent  des 
lumieres  inattendues.  S'il  n'est  pas  bien  sur  que 
I'auteur  ait  reussi  dans  son  entreprise,  du  moins 
les  recherches  penibles  qu'il  fait  encore  peuvent 
le  conduire  a  des  resultats  d'une  utilite  plus  in- 
contestable. 

L'ecrit  de  M.  de  Volney  sur  la  simplification 
des  langues  orientales  semble,  an  premier  coup- 
d'oeil,  devoir  nous  etre  compietement  etranger; 
mais  le  discours  preliminaire  suffirait  pour  le  rat- 
tacher  a  notre  plan,  du  moins  par  le  merite  du 
style.  On  va  voir  que  le  fond  des  idees  I'y  rattache 


42  LITTERATURE   FRANCAISE. 

encore  davaiitage.  L'aiiteiir,  partant  de  cette  ve- 
rity, que  les  differens  sigiies  du  langage  doivent 
representer  les  differens  sons,  conroil  le  projet 
d'un  alphabet  uniqae.  II  s'agit  d'ajouter  un  petit 
nombre  de  signes  indispensables  a  I'alphabet  ro- 
main,  et,  par  ce  moyen  tres-simj)le,  de  liii  assu- 
jettir  les  langues  de  I'Asie,  comme  les  langues 
de  I'Eiirope  et  des  deux  Ameriques  lui  sont  deja 
soumises.  Ce  projet  pent  deplaire  a  quelques  hom- 
mes  qui  aiment  les  sciences  occnltes ,  et  qui  en 
veulcnt  jusque  dans  les  langues;  mais,  d'abord , 
faciliter  Tetude  des  idiomes  asiatiques,  c'est  deja 
faciliter  nos  rapports  de  commerce  avcc  I'Asic: 
voila  done  inie  vue  politique.  Voici  maintenant 
ujie  vue  de  grammaire  generale  et  de  la  plus  haute 
importance  :  a  I'aide  des  memes  signes,  on  com- 
pare aisement  les  divers  idiomes ;  on  decouvre,  pour 
ainsi  dirc^ ,  leur  degre  de  parente,  leur  filiation, 
leurs  analogies,  leurs  differences  essentielles ;  la 
science  etymologique  s'eclaire ;  la  science  des  idees 
s'etend  elle-meme.  Si ,  comme  I'a  judicieusement 
observe  Gondillac ,  les  langues  sont  des  methodes 
analytiques  plus  on  moins  parfaites,  un  alj^habet 
univque ,  gouvernant  toutes  les  langues,  pourrail 
acheminer  I'esprit  humain  vers  une  methode  inii- 
verselle.  En  simplihant  les  signes,  on  rapproche 
les  langues;  en  rapprochant  les  langues,  on  ra[)- 
proche  les  pcuples.  De  la  se])aration  des  peuples 


CHAPITRE   PREMIER.  4'3 

est  venue  la  barbarie ;  par  leur  rapprochement , 
la  civilisation  s'accroit.  On  conceit,  d'apres  cet 
apercu  rapide  ,  qu'il  scrait  facile  de  pousser  beau- 
coup  plus  loin,  jusqu'ou  s'etendent  les  vues  d'un 
pliilosophe  accoutume  a  diriger  toutes  ses  pen- 
sees  vers  le  perfectionnement  de  I'espece  Inimaine. 
Les  cartes  d'Egypte,  dressees  par  ordre  du  gou- 
vernement,  doivent  etre  executees  conformement 
aux  vues  de  M.  de  Volney.  Uneideeaussi  feconde 
en  resultats  ntiles  devait  fixer  I'attention  des 
hommes  d'Etat  et  des  honimes  de  lettres  du  dix- 
neuvieme  siecle. 

En  cherchant  quels  furent  les  progres  de  I'art 
de  penser  et  de  I'analyse  de  I'entendement ,  on 
retrouve  plusieurs  des  hommes  qui  out  perfec- 
tionne  la  grammaire  philosophique  ;  et  nous  ne 
tenterons  pas  d'expliquer  un  fait  qui  tient  a  la 
nature  meme  de  ces  sciences.  C'est  a  Racon  qu  il 
faut  remonter  encore:  ce  fut  lui  qui,  des  le  com- 
mencement du  dix-septieme  siecle,  rejeta,  comme 
inutiles  aux  progres  de  I'esprit  humain,  la  logi- 
que  et  la  metaphysique  des  ecoles ;  lui  qui  fraya 
des  chemins  nouveaux ;  qui  montra  le  but  verita- 
ble, et  signala  tous  les  ecueils.  Hobbes,  disciple 
de  Racon ,  fut  substantiel ,  profond  et  concis  dans 
son  Traite  de  la  nature  humaine ,  et  plus  encore 
dans  salogique,  appelee  Calcul.  Descartes,  dans 
sa  methode ,  en  etablissant  le  doute  comme  base 


44  I.1TTERATURE   FKANCAISE. 

iiecessaire  de   I'cxamen ,  en  exigeaiit    I'evidcnce 
comme  signe  indispensable  de  la  verite  ,  fonda 
|)arnii  nons  la  saine  logique.  En  metapliysiquc ,  il 
erra,  faute  d'avoir  suivi  lui-meme  les  regies  sures 
qu'il  avait  determinecs.  Arnauld  et  Nicole ,  vingt 
ans  apres ,  composerent  cet  art  de  penser  si  cele- 
bre  sous  le  iioni  de  Logique  de  Port-Royal^  livre 
sage  et  bien  ecrit,  ou  quelques  erreurs  du  temps 
sont  rachetees  par  des  verites  de  tons  les  siecles. 
IMalebranche  decouvrit  les  pieges  qui  nous  sont 
tendus  par  nos  sens  et  les  reves  de  notre  imagi- 
nation ;  mais  cette   imagination   qu'il  redoutait , 
I'egarant  par  une  route  contraire,  Fentraina  dans 
un  spiritiialisme  inaccessible  a  la  raison  liumaine. 
L'universel  Arnauld ,  durant  ses  longues  discus- 
sions avec  Malebranclie ,  remua  plutot  qu'il  n'e- 
claira  ces  tenebres  metaphysiques.  liuffier,  quoi- 
que  jesuite,  se  permit  quelque  philosophic  dans 
sa  Logique  et  dans  sa  metaphysique.  Dumarsais, 
quoique  philosophe ,  mit  peu  d'idees  dans  sa  lo- 
gique. Elle  est  courtc;  mais  elle  est  vide  et  toute 
scolastique,  indigne  de  lui.  II  s'y  occupe  fort  dn 
syllogisme,  et  commence  par  bien  etablir  la  (hf- 
ference  qui  existe  entre  I'ange  et  Tame  humaine. 
Vers  le    meme   temps  parut   une   traduction  dii 
grand  ouvrage  de  Locke.  On  repoussa  la  nouvelle 
doctrine;  et  les  idees  innees,  si  bien  refutecs  par 
le    sage  Anglais ,  prevalurent    encore   en    France 


CHAPITRE    PREMIER.  45 

jusqu'au  milieu  dii  dernier  siecle,  epoque  memo- 
rable pour  la  philosophie.  Alors  Condillac  publia 
cette  belle  tbeorie  ou ,  supposant  uue  statue  ani- 
mee,  isolant  cbacun  de  nos  sens,  les  combinant 
deux  a   deux,  trois  a  trois,  tous  ensemble,  de- 
convrant  les  sensations  que  produit  chaque  sens 
isole,  celles  qui  resultent  des  sens   diversement 
combines   et    enfin    de   tous   les   sens  reunis,    il 
decrit,  avec  une  precision  si  methodique  et  si  lu- 
mineuse,  Thistoire  naturelle  de  nos  idees.  Ce  fut 
vingt  ans  apres  que  le  meme  philosoplie  donna 
sa  logique ,  I'une  des  plus  courtes ,  la  plus  substan- 
tielle  que  Ton  ait  jamais  ecrite ,  et  peut-etre  son 
meilleur  ouvrage  apres  la  Tbeorie  des  sensations. 
L'essai  analytique  et  la  Psycologie  de  Charles  Bon- 
net sont  remarquables  par  une  sagacite  profonde, 
mais  qui  souvent  degenere  en  subtilite.  Helvetius 
ne  fut  pas  inutile  au  progres  de  I'analyse  et  de 
I'entendement.  Inferieur  a  Condillac  pour  la  me- 
thode  et  I'exactitude,  il  a  plus  de  hardiesse  dans 
les  conceptions,  et  plus  de  mouvement  dans  le 
style.  Son  livre  de  I'Esprit  et  son  livre  de  I'Homme 
renferment  d'utiles  verites;  ils  contiennent  aussi 
des  paradoxes.  On  y  trouve ,  par  exemple ,  que 
tous  les  hommes  seraient  egaux  en  facultes  inlel- 
lectuelles,  s'ils  etaient   egalement    secondes  par 
I'education.  Des  raisons  physiques,  et  par  conse- 
quent tres-  puissantes ,  semblent  dementir   cette 


46  LITTERATURE   FRANCAISE. 

idee,  qu'Helvetiiis  reproduit  sans  cesse.  Mais,  si 
c'est  line  errenr,  elle  est  encore  philosophique.  11 
n'y  a  qii'un  ami  de  riiumanite,  qui  se  trompe  ainsi. 
La  classe  qui,  dans  la  premiere  organisation  de 
rinstitut,etaitspecialementconsacreeanx  sciences 
morales  et  politiques  leur  a  donne  beauconp  d'es- 
sor.  Nous  anrons  Toccasion  de  le  remarquer  ail- 
leurs;  et  deja  nous  trouvons  ici  plusieurs  ouvrages 
qui  furent  composes  sous  ses  auspices.  Ce  fut  elle 
qui  proposa  pour  sujet  dun  prix  cette  double 
question,  belle  a  resoudre,  et  qui  n'etait  pas  d'une 
mediocre  etendue  :  Determiner  quelle  fut  Vin- 
fluence  des  signes  sur  V acquisition  de  nos  idees  et 
la  formation  de  nos  connaissances ;  recherchev 
quelle  influence  le  peifectionnement  des  signes 
pourrait  exercer  a  Vavenir  sur  les progres  de  V es- 
prit humain.  Le  prix  fut  obtcnu  par  M.  de  Ge- 
rando,  dont  le  Memoire,  plein  de  merite,  est 
devenu  bientot  un  livre  considerable,  grace  aux 
nombreuses  additions  dont  il  a  crn  devoir  I'en- 
ricbir.  II  y  traite  amplement  les  questions  acces- 
soires  qui  viennent  se  rattacber  en  foule  aux  deux 
questions  principales.  11  expose,  dans  la  premiere 
partie ,  comment  les  signes  naturels  reveillent  en 
nous  les  idees  sensibles ,  sans  nous  donner  toute- 
fois  une  seule  idee  abstraite;  et  comment  les 
signes  artilicieis,  c'est-a-dire  les  signes  du  Ian- 
gage,  etendent  les  facultes  de  I'entendement ,  et 


CHAPITRE   PREMIER.  47 

completent ,  par  degres,  la  pensee  humaine.  Dans 
la  seconde  partie ,  il  part  de  ces  observations  po- 
sitives pour  arriver  a  des  resultats  encore  incon- 
nus.  II  examine  de  qnelles  applications  nouvelles 
les  signes,  en  general,  sont  susceptibles ;  enquoi 
les  signes  du  langage  peiivent  etre  perfectionnes ; 
par  quelle  route  il  est  possible  d'atteindre  a  une 
langue  philosophique ,  dont  tous  les  mots  auraient 
une  acception  rigoureuse,  dont  tous  les  elemens 
seraient  formes  d'apres  des  lois  invariables ,  et 
mis  en  mouvement  selon  la  marche  des  idees 
memes.  Concevant  neanmoins  les  difficultes  sans 
nombre  qu'eprouveraient,  a  cet  egard,  des  re- 
formes  tentees  a  fond  ,  il  revient  a  penser ,  avec 
Leibnitz  ,  qu'il  ne  faut  pas  chercher  la  perfection 
du  langage  dans  I'invention  de  nouveaux  idiomes, 
mais  dans  I'art  de  connaitre  et  de  conserver  la 
valeur  des  mots,  en  se  bornant  aux  langues  ad- 
mises.  II  ne  s'agit  point  d'ecarter  les  nomencla- 
tures speciales  dont  les  diverses  sciences  peuvent 
avoir  besoin  pour  se  faire  entendre.  Rien  de  tout 
cela  n'altere  les  langues;  et  jamais  il  ne  faut  les 
alterer.  Mais,  dira-t-on,  suffisent-elles?  Oui,  sans 
doute ,  a  ceux  qui  les  savent.  En  pbilosopbie  , 
comme  en  tout  le  reste,  la  solution  du  probleme 
ne  consiste  qua  bien  ecrire. 

Apres  ce  livre  estimable,  ou  M.  de  Gerando  a 
developpe  les  rapports  des    signes  et  de  Fart  de 


48  LITTERATURE  FRANCAISE. 

penser ,  nous  devons  citer  honorablcmenl  un 
autre  oiivrage  moins  etendii,  mais  digne  encore 
d'atlention,  et  couronne ,  il  y  a  sept  ans,  par  la 
seconde  classe  de  I'lnstitut :  il  a  pour  sujet  et 
pour  titre  :  V influence  de  lliabitude  surlafacidte 
de  penser.  La  matiere  est  riche.  L'homme  tient 
de  riiabitude  ce  qu'il  salt  et  ce  qu'il  croit  savoir ; 
d'elle  seule  viennent  toutes  nos  connaissances ; 
d'elle  seule  aussi  tons  nos  prejuges.  C'est  avec 
beaucoup  d'art,  et  meme  avec  beaucoup  de  cir- 
conspection,  que  Tauteur,  M.  Maine-Biran ,  rap- 
prochant  Tideologie  de  la  physique ,  a  traite  ce 
sujet,  non  moins  fecond  que  difficile,  et  qui 
pouvait  conduire  a  ties  questions  d'une  haute 
importance ,  mais  dont  les  academies  sont  con- 
venues  de  s'abstenir. 

M.  Laromiguiere ,  a  qui  nous  devons  la  seule 
edition  complete  qui  existe  de  Condillac  %  a  pu- 
blic d'excellentes  reflexions  sur  la  Langue  des 
Calculs,  ouvrage  posthume  de  ce  philosophe  ce- 
lebre.  Deux  memoires  imprimes  dans  le  recueil 
de  I'lnstitut ,  le  premier  sur  les  mots  analyse  des 
sensations .,  le  second  sur  le  mot  idees  ^  ne  font 
pas  moins  d'honneur  a  M.  Laromiguiere.   Il  est 


I.  OEuvREs  COMPLETES  DE  CONDILLAC ,  imprinK'es  sui- 
les  manuscrits  autogrnplws  de  rauteur;  9.3  volunics  in-8°. 
Paris,  Guillnume ,  libiaire,  rue  Hautefeuille,  n°  i4- 


CHAPITRE   PREMIER.  49 

thi  iiombre  des  liommes  les  plus  eclaires  parrai 
ceiix  qui  aujourd'hui  cultivent  en  France  I'ana- 
lyse  intellectuelle.  11  est  encore  du  tres- petit 
nombre  des  ecrivains  qui  eciaircissent  les  idees 
abstraites  ,  et  qui  savent  les  rendre  sensibles  par 
la  justesse  des  expressions,  le  melange  heureux 
des  images,  Felegance  et  la  couleur  dsi  style. 

La  Logique  de  Marmontel  est  loin  de  valoir  sa 
Grammaire.  Ce  qu'il  y  a  de  mieux  est  tire  de  la 
Logique  de  Port-Royal.  Quoique  Marmontel  en 
critique  avec  raison  quelques  details,  c'est  la  qu'il 
parait  avoir  borne  ses  etudes  dans  la  science ;  et , 
pour  celameme,  son  livre  est  aussi  inferieur  aux 
lumieres  actuelles  que   le  livrc  d'Arnauld  et  de 
Nicole  etait  superieur  aux  lumieres  du  temps.  Ce 
qn'ilyad'etrange,  c'est  que  Marmontel  se  declare 
formellement  en  faveur  des  idees  innees.  II  repri- 
mande,    a   cette   occasion,  ce   qu'il   appelle   les 
nouveaux  docteurs.  II  oublie,   sans  doute,  qu'il 
s'agit  de  tons  les  philosophes  qui  out  ecrit  avant 
Descartes,  de  tons    ceux    qui  ont    ecrit    depuis 
Locker,  de  tons:  car  un  homme,  dont  la  doctrine 
a  beaucoup  de  vogue  aujourd'hui ,  du  moins  en 
AUemagne,  Rant,  en    alterant  les   principes  de 
Locke,  n'admet  pourtant  pas  des  idees  indepen- 
dantes  de  nos  sensations.  Marmontel  oublie  sur- 
tout   qu'il    faut    compter ,    parmi    les    nouveaux 
docteurs,  son   maitre   et  son   ami  Voltaire,  qui 

OEuvres  posthuincs.  Til.  4 


5o  T.ITTFJIATURE  FRANCAISE. 

soiivent  a  ri  cles  idees  innees,  et  qui,  sans  doiite, 
aiirait  ri  bieii  davantaoe ,  s'il  avait  pii  voir  un  de 
ses  disciples  renouveler,  a  la  fin  dn  dix-huitieme 
siecle,  cette  reverie  cartesienne.  On  a  lieu  de 
s'etonner  qu'iin  homme  de  lettresquia  jouid'une 
renommee  legitime  a  plus  d'un  egard  ,  un  secre- 
taire perpetuel  de  1' Academic  francaise,  fut  si 
arriere  sur  des  matieres  de  cette  importance.  Le 
volume  intitule  Metaphjsique  porte  le  meme  ca- 
ractere.C'estlevieuxnom  comme  lavieille  science; 
ef,  si  vous  en  exceptez  la  derniere  lecon,  qui  ren- 
ferme  une  analyse  incomplete  et  superficielle  des 
lacultes  de  I'entendement,  Touvrage  roule  tout  en 
tier  sur  Texistence  de  Dieu  et  sur  la  nature  de  I'ame. 
L'auteur  repond  aux  athees  ce  que  les  hommes  les 
plus  religieux  on  les  pins  sages  leur  avaient  re- 
pondu  cent  fois.  Parmi  les  chretiens,  Pascal,  dans 
ses  Pensees;  parmi  les  deistes,  Voltaire,  dans  le 
Dictionnaire  philosophique ,  avaient  agite  ces  ques- 
tions delicates  avec  plus  de  precision,  de  profon- 
deur  et  d'interet.  II  faut  bien  meler  un  eloge  a  ces 
critiques  nomhreuses,  mais  que  la  verite  nous  ar- 
rache.  Sous  un  seul  aspect,  ces  deux  volumes  de 
Marmontel  meritent  quelque  estime  :  ils  sont  bien 
c'crits;  et,  si  les  idees  n'y  sont  jamais  celles  d'un 
jihiiosophe,  le  style  en  est  toujours  celui  d'un  tres- 
bon  academicien. 

Des  vues  bien  autremeut  prolondes  caracteri- 


CHAPITRE   PREMIER.  Sr 

sent  les  Elemens  d'Ideologie  que  M.  de  Tracy  nous 
a  donnes.  L'homme  commence  par  eprouver  des 
sensations;  de  la  ses  idees  naissent,  et  se  lient  en- 
semble. C'est  toutefois  apres  avoir  invente  les  si- 
gnes  du  langage,  et  meme  perfectionne  la  parole, 
qu'il  fait  un  art  de  la  pensee,  qu  il  remonte  ensuite 
a  I'origine  de  ses  idees,  et  qu'il  parvient  a  se  rendre 
un  compte  methodique  des  sensations  qui  les  pro- 
duisent.  Telle  est  la  marche  de  I'esprit  humain; 
mais,  en  traitant  des  sciences  ideologiques,  M.  de 
Tracy  a  cru  devoir  suivre  la  marche  que  la  Nature 
suit  dans  Thomme,  long-temps  a  Fincu  de  Thomme 
lui-meme.  Le  premier  volume  de  son  ouvrage  est 
done  consacre  a  I'ideologie  proprement  dite.  II  y 
explique  comment,  penser  ou  sentir  etant  pour 
nous  la  meme  chose  qu'exister,  la  faculte  gene- 
rale  de  penser  renferme  diverses  facultes  elemen- 
taires  qui  composent  l'homme  tout  entier  :  la  sen- 
sibilite  ou  la  faculte  d'eprouver  des  sensations;  la 
memoire  ou  la  faculte  de  se  ressouvenir  des  sen- 
sations eprouvees;  le  jugement  ou  la  faculte  de 
trouver  des  rapports  entre  nos  perceptions;  la 
volonte  ou  la  faculte  de  former  des  desirs.  M.  de 
Tracy,  exposant  sous  de  nouveaux  points  de  vue 
cette  theorie  de  I'existence,  fait  voir  comment 
l'homme  se  meut  par  sa  volonte,  comment  agis- 
sent  ses  facultes  intellectuelles,  comment  ses  idees 
sent  representees  par  des  signes  vocaux  ou  ecrits. 

.     4. 


5^  L1TTER.4TURE  FRANCAISE. 

La  nait  la  grammaire  generale;  elle  est  I'objet  du 
second  volume.  L'auteiir  etablit  les  principes  com- 
mnns  a  toutes  les  langues,  decompose  les  elemens 
(le  la  proposition,  parcourt  les  divisions  de  la  syn- 
taxe,  et  finit  par  examiner  ce  que  serait  une  langue 
parfaitc  dans  le  sens  logique,  Cette  question  cu- 
rieuse,  mais  au  fond  moins  importante  par  elle- 
memcque  parses  applications aux  langues  usuelles, 
est  reduite  a  des  termes  precis,  qui  lui font  acquerir 
une  extreme  clarte.  M.  de  Tracv,  dans  son  troi- 
sieme  volume,  enseigne  la  logique;  et,  certes,  ce 
n'est  pas  la  logique  de  I'ecole.  II  recherche  quelle 
est  pour  nous  la  cause  de  toute  certitude,  et  11  la 
trouve  dans  la  certitude  meme  de  nos  sensations 
actuelles;  quelle  est  la  cause  de  toute  erreur,  et  il 
la  decouvre  dans  Fimperfection  de  nos  souvenirs. 
Nos  faux  raisonnemens  viennent,  selon  lui,  de  ce 
que  nous  croyons  voir  dans  nos  idees  ce  qu'elles 
ne  renferment  pas;  et  la  logique  n'est  autre  chose 
que  I'examen  exact  et  complet  des  differens  rap- 
ports qui  existent  entre  nos  differentes  percep- 
tions. De  la  suit  I'inutilite  absolue  des  formes  syl- 
lof^istiques,  et  de  ces  regies  etroites  si  long-temps 
prescrites  a  I'art  de  penser.  Apres  avoir  developpe, 
dans  les  trois  parties  de  son  livre,  la  formation, 
I'expression,  la  deduction  des  idees  humaines, 
M.  de  Tracy  dessine  le  plan  d'un  livre  plus  vaste 
encore,  qui  serait  le  complement  du  sien,  et  dont 


CHAPITKE    PREMIEK.  53 

il  recommaiide  rexecutiou  aiix  philosoplies  qui 
ont  approfondi  les  sciences  ideologiques,  mais 
qua  ce  titre  nul  assurement  n'est  plus  en  etat  de 
faire  que  lui-meme.  SesElemens  sont  pleins  d'idees 
saines,  on  peut  aj outer,  pleins  d'idees  neuves.  Ce 
serait  deja  beaucoup  que  d'avoir  habilement  ras- 
serable  des  veriles  eparses,  mais  connues.  L'auteur 
fait  davantage  :  il  combat  les  erreurs  ou  el  les  sont, 
dans  les auteurs,  dans  les  ecrits  cju'il  estime  le  plus; 
soit  dans  Beauzee,  imaginant  sa  theorie  du  verbe; 
soit  dans  Condillac,  tracant  I'analyse  de  la  pensee; 
soit  dans  la  logique  de  Hobbes,  que  M.  de  Tracy  a 
neanmoins  completement  traduite;  soit  dans  les 
nombreux  ouvrages  qui  forment  la  grande  reno- 
vation de  Bacon.  Tout  en  observant  et  les  egards 
que  reclame  le  merite,  et  le  respect  que  Ton  doit  an 
genie,  il  ne  reconnait  d'autorite  sans  appel  que  I'au- 
torite  de  la  raison  rendue  evidente  par  I'examen; 
car  il  n'est  point  de  ceux  qui  refusent  d'examiner 
les  idees  vraies  ou  fausses  que,  suivant  I'energique 
expression  de  Hobbes ,  ils  ont  authentiquement  en- 
registrees  dans  leur  esprit.  II  taut  done  rendre  jus- 
tice au  beau  monument  de  philosophic  ration- 
nelle  eleve  par  M.  de  Tracy  :  c'est  un  des  grands 
ouvrages  de  I'epoque;  ct  c'est  la  qu'il  faut  recourij- 
pour  constater  le  point  de  hauteur  ou  la  science 
est  parvenue.  ; 

M.  Cabanis,  a  qui  est  dediee  la  Logique  de  son 


5/}  LITTERATUHli  FJUNC:A1SE. 

ami  M.  tie  Tracy,  est  lui-meme  im  cles  philoso})hes 
(lont  les  travail X  ont  le  plus  honore  les  deniiers 
temps.  Des  verites  iuniineiisesremplissentlesdouze 
Memoires  (jiii  composeiit  son  livre  sur  les  rapports 
till  physique  et  clu  moral  tie  I'liomme.  L'auteur  com- 
mence par  observer  que  I'etutle  tie  I'homme  moral 
n'offre  que  des  hypotheses  plus  ou  moins  incer- 
taines,  quand  elle  cesse  d'etre  lit^e  a  I'etude  de 
I'homme  physique.  Locke  et  ses  successeurs  ont 
rapproche  ces  deux  etudes;  mais  elles  doivent  etre 
encore  plus  intimement  unies;  et  la  seconde  est 
la  base  invariable  sur  laqnelle  il  faut  replacer  I'e- 
difice  entier  ties  sciences  morales.  Tel  est  le  but 
que  M.  Cabanis  s'est  propose  dans  son  ouvrage; 
et  ce  but  est  pleinement  rempli.  Le  premier  Mt3- 
moire  determine  avec  prt^cision  I'indissoluble  al- 
liance qui  exisle  entre  I'organisation  physique  de 
I'homme  et  ses  facultt^'s  intellectuelles.  Les  nerfs 
sont  les  organes  de  la  sensibdite;  le  cerveau,  ou 
centre  cert^bral,  est  I'organe  special  tie  la  pensee. 
Les  tleux  Mtimoires  suivans  sont  consacres  a  I'his- 
toire  physiologique  des  sensations;  et  la  des  faits, 
exposes  avec  methode,  tlemontrent  les  verites  qui 
tltija  se  trouvaient  etablies  par  ties  considt^rations 
gt3nerales.  De  nouveaux  tleveloppemens  se  pre- 
sentent  en  ftmle  :  tout,  dans  la  nature,  est  mis 
en  mouvement,  dticompose,  recompose,  tletruit 
et  reproduit  sans  cesse.  En  suivant  la  marche  que 


CHAPITKE   PREMIER.  55 

suit  la  jNalure,  en  examinant  I'lin  apres  i'autre 
tous  les  genres  d'inflLience  qu'elle  exerce  sur  I'es- 
pece  humaine,  M.  Cabanis  expose,  tlans  six  INle- 
moires,  comment  nos  idees  et  nos  affections  mo- 
rales sont  moditiees  par  la  succession  des  ages,  par 
la  difference  des  sexes,  par  la  variete  des  tempe- 
ramens,  par  les  alterations  passageres  on  durables 
qui  resultent  des  maladies,  par  les  effets  du  re- 
gime, par  Taction  puissante  du  iclimat.  Le  dixieme 
Memoire  traite  de  Tinstinct,  raison  premiere,  qui 
enseigne  a  chaque  etre  vivant  les  inoyens  de  se 
conserver;  de  la  sympathie,  nouvel  instinct,  qui 
attire  I'un  \ers  I'autre  des  individus  differens;  du 
sommeil,  ou  les  facultes  de  I'homme  agissent  en- 
core, mais  agissent  en  desordre;  et  du  delire,  qui, 
a  cet  egard,  n'est  qu'un  sommeil  prolonge.  L'in- 
fluence  du  moral  sur  le  physique  est  I'objet  du 
onzieme  Memoire  :  il  faut  entendre,  par  cette  in- 
fluence, Taction  de  la  pensee,  dont  le  siege  est 
dans  le  cerveau,  sur  Tensemble  des  organes  de 
Thomme.  L'auteur,  en  terminant  son  ouvrage, 
examine  les  temperamens  acquis,  c'est-a-dire,  ceux 
qui,  par  des  causes  accidentelles,  out  perdu  leur 
caractere  primitif,  et  sont  entierement  changes. 
Ici,  peut-etre,  Tordre  des  idees  est  un  pen  inter- 
verti  :  nous  croyons  du  moins  que  ce  douzieme 
Memoire  devrait  etre  le  dixieme ,  et  venir  imme- 
diatement  apres  Texposition  des  six  causes  natu- 


56  LITTERATURE  FRANCAISE. 

relies  qui  modifient  riiomme  tout  entier.  En  ris- 
qiiant  cette  observation  critique,  peu  grave  en 
elle-meme,  et  pourtant  la  seule  que  nous  ayons  a 
faire ,  nous  la  soumettons ,  comme  un  simple  doute , 
aux  Inmiores  de  I'auteur,  trop  habile  a-la-fois  et 
trop  sage  pour  ne  pas  apprecier  ce  qu'elle  peut 
avoir  de  justesse.  Du  reste,  le  plan  de  son  livre 
est  aussi  bien  execute  qu'il  est  bien  conru;  les 
questions  y  sont  trait(5es  avec  profondeur;  et  le- 
legancedu  style  leur  donne  autant  d'iuteretqu'elles 
out  d'importance.  Aussi  la  renommee  de  ce  bel  ou- 
vrage  est  faite  en  Europe;  elle  y  doit  encore  aug- 
menter.  Plus  il  sera  lu,  plus  on  sentira  combien 
de  sortes  de  connaissances,  combien  de  genres  de 
merite  il  fallait  reunir  pour  appliquer,  avec  autant 
de  succes,  I'analyse  de  I'entendement  a  la  physio- 
logic transcendante,  et  Tart  d'ecrire  a  toutes  les 
deux. 

Ce  fut  une  utile  institution  que  celle  de  ces  ecoles 
normales,  oii  les  diverses  connaissances  etaientpu- 
bliquement  enseignees  par  des  hommes  ^minens; 
dont  les  eleves,  deja  eclaires,  choisis  dans  toutes 
les  parties  de  la  France ,  devaient  ou  pouvaient 
etre  a  leur  tour  des  instituteurs  publics.  La,  point 
d'infaillibililc  magistrate  :  I'examen  n'etait  pas  un 
privilege;  la  raison  etait  sans  cesse  en  exercice; 
et  de  libres  discussions,  ouvertes  entre  les  profes- 
spurs  et  les  disciples,  perfectionnaient  a-la-fois  les 


CHAPITRE   PREMIER.  Sy 

disciples  et  les  professeurs.  On  sait  quel  eclatant 
succes  y  obtinrent  les  lecons  de  M.  Garat  sur  Ta- 
nalyse  de  renteiidement  :  ce  beau  travail  est  im- 
prime.  Apres  un  apercu  general,  unique  objet  de 
son  programme,  M.  Garat  decrit  la  marche  his- 
torique  et  progressive  de  cette  science  moderne; 
il  apprecie  les  differens  travaux;  il  caracterise  avec 
aiitant  d'energie  que  de  justesse ,  et  souvent  par  des 
traits  de  maitre,  les  differens  genies  des  analystes 
les  plus  habiles.  Tel  est  le  sujet  de  sa  premiere  le- 
con.  Ea  seconde  est  une  exposition  detaillee  du 
plan  qu'il  doit  suivre.  II  divise  son  cours  en  cinq 
sections  :  les  sens  et  les  sensations,  principes  de 
tout  ce  qui  tient  a  I'homme;  les  facultes  de  I'en- 
tendement,  moyens  dediriger  les  sens,  et  de  com- 
biner les  sensations;  la  theorie  des  idees  ou  de 
toutes  les  notions  que  I'liomme  pent  acquerir  par 
les  facultes  de  I'entendement;  la  theorie  des  signes 
et  des  langues,  c'est-a-dire,  de  tons  les  signes  na- 
turels  ou  artificiels  par  lesquels  rhomme  exprime 
les  sensations  qu'il  eprouve,  ou  les  idees  qu'il 
concoit;  enfin  la  methode,  complement  necessaire 
des  quatre  premieres  parties,  puisqu'elle  sert  a 
bien  diriger  a-la-fois  les  sens  et  les  sensations,  les 
facultes  de  I'entendement,  les  idees  et  les  formes 
du  langage.  Ee  cours  de  M.  Garat  fiit  interrompu 
par  cet  ascendant  des  circonstances  qui  souvent 
cmpeche  d'acliever,  ou  de  publier  d'excellens  ecrits. 


58  LlTTEUATUllE  FRANCHISE. 

Puisse-t-il  executer  aujourd'hui  son  eiitreprise,  et 
composer  uii  traite  complet  digne  de  I'introduc- 
tion  qii'il  nous  a  donnee!  La  superiority  d'esprit 
y  est  renforcee  par  cette  superiorite  de  talens 
quelle  ne  suppose  pas  toujours.  Toutes  deux  ecla- 
tent,  soit  dans  les  brillans  portraits  de  Bacon  et 
de  ses  successeurs,  soit  dans  I'exposition  de  cette 
verite  singuliere ,  et  pourtant  demontree  avec  ri- 
gueur,  que  les  langues  furent  necessaires  non-seu- 
lement  pour  exprimer,  mais  encore  pour  acquerir 
des  idees;  soit  lorsque,  arrive  a  cette  formation 
des  langues  que  J. -J.  Rousseau  ne  pouvait  expli- 
quer  sans  le  secours  du  merveilleux,  M.  Garat, 
suivant  la  route  qu'avait  frayee  Condillac,  explique 
par  la  nature  meme  comment  les  signes,  qui,  sur 
le  visage  de  riiomme,  expriment  les  sensations, 
devenant  les  premiers  types  des  signes  artificiels, 
amenerent  graduellement  la  plus  etonnante  et  la 
plus  feconde  des  inventions  humaines:  I'ecriture 
alphabetique.  Eniin,  cette  centaine  de  pages  ren- 
fernie  plus  didees  saines,  plus  de  vues  profondes, 
plus  de  substances  que  tous  les  gros  livres  des  me- 
taphysiciens  de  la  vieille  ecole.  Le  style  pliiloso- 
phique  peut-il  etre  a-la-fois  tres-eloquent  et  tres- 
exact?  C'est  un  des  points  que  M.  Garat  se  proposait 
d'examiner  dans  son  cours.  La  question  lui  semble 
difficile  a  resoudre  :  elle  Test  sans  doute;  mais,  en 
ecrivanl,  il  la  rcsout;  et,  quand  on  lit  de  tels  ou- 


CHAPITRE   PREMIER.  $9 

vrages,  il  faut  bien  se  decider  pour  raffirmative. 
Une  reflexion  generale  terminera  ce  cliapitre. 
Qiielques  savans  repoiissent  le  nom  d'ideologie, 
uniquement  peut-etre  parce  qii'il  est  moderne. 
Qiielques  philosophes  n'aiment  pas  le  nom  de 
metaphysique,  et  parce  qu'il  est  vague,  et  parce 
qu'il  rappelle  plutot  les  antiques  tenebres  que  les 
lumieres  nouvelles.  Le  nom  d'analyse  de  I'enten- 
dement  n'a  d'autre  defaut  que  d'etre  un  peu  long  ; 
analyse  des  sensations  et  des  idees  Test  bien  da- 
vantage:  cette  denomination,  d'ailleurs,  ou plutot 
cette  phrase ,  offre  quelque  chose  d'inutile ,  puis- 
que  les  idees,  meme  les  plus  abstraites,  selon 
I'heurense  definition  de  Condillac,  ne  sont  que 
des  sensations  transformees.  Quoi  qu'il  en  soit, 
et  sous  quelque  titre  que  se  presente  la  science, 
elle  est  desormais  mise  a  son  rang  par  tous  les 
hommes  qui  ont  des  lumieres;  son  importance 
et  son  elendue  ne  sauraient  etre  serieusement 
contestees.  Nee  en  Angleterre  il  y  a  deux  siecles, 
et  la  seulement  perfectionnee  durant  un  siecle  et 
demi,  depuis  cinquante  ans  elle  a  fait  de  grands 
pas  en  France;  elle  en  fait  encore  aujourd'hui. 
Base  des  sciences  morales  et  politiques,  principe 
de  I'art  de  penser,  de  I'art  de  parler,  de  I'art  d'e- 
crire,  elle  s'applique  a  toutelitterature.  Son  union 
avec  la  physique  est  plus  intime  encore ;  et  les 
calculs  niathematiques  ne  lui  sont  pas  etrangers. 


()o  LITTERATURE  FllANCAlSE. 

Comme  elle  precede  par  iin  examen  rigoureiix, 
comme  son  examen  s'etend  sur  I'universalite  des 
idees  humaines,  elle  affermira  les  sciences  veiita- 
bles;  ct,  malgre  plusieurs  interets  qui  s'y  oppo- 
sent,  elle  aneantira  les  pretendues  sciences  qui 
sont  au-dessous,  ou,  si  Ton  veut,  au-dessus  de  la 
raison;  car  ici  les  termes  semblent  contraires; 
mais  les  choses  sont  identiques. 


m-^-'m-m 


CHAPITRE  II. 

Morale,  Politique  et  Legislation. 


La  Morale,  si  voiis  lui  doiinez  le  sens  le  plus 
elentlu,  se  trouve  clans  tons  les  genres  d'ecrire. 
Homere  et  Virgile,  Sophocle  et  Corneille,  Tacite 
et  Guichardin ,  Cervantes  et  Richardson  abondent 
en  peintures  et  en  principes  de  moeurs.  Voltaire, 
dans  ses  romans  les  plus  frivoles  en  apparence, 
n'en  presente  guere  inoins  que  dans  sa  Henriade, 
dans  ses  tragedies  et  dans  ses  histoires;  et,  sous 
ce  point  de  vne  general ,  Moliere  et  La  Fontaine 
sont  les  plus  exqnis  moralistes.  Mais  la  morale 
est  ici  consideree  comme  science;  et  nous  parlous 
nniquement  des  ecrits  qui  n'ont  pas  d'autre  objet 
qu'elle-meme.  En  Grece,  elle  fut  cultivee  par  tou~ 
tes  les  ecoles  philosophiques  :  Pythagore,  Socrate 
et  Zenon  I'enseignerent  a  leurs  disciples;  et  Ton 
sait  aujourd'lmi  qua  cet  egard  la  secte  epicu- 
rienne  ne  le  cedait  a  aucune  autre.  Chez  les  Ro- 
mains,  I'ecole  academique  seglorifiait  deCiceron, 
qui  perfectionna  la  morale  en  plusieurs  ouvrages , 
et  surtout  dans  I'admirable  Traite  des  Devoirs. 
Apreslui,  Seneque,  Marc-Aurele,  Epictete,  illus- 
trerent  I'ecole  du  Portique  :  la  philosophic  stoi- 


Cri  IJTTERATURE  FRANCAISE. 

cienne,  qui  niait  la  doiileur,  fleurit  en  des  temps 
ou  le  genre  humain  diit  se  resigner  a  souffrir. 
Parmi  nous,  le  beau  livre  des  ^j^^aw  se  presente 
le  premier.  Sceptique  par  independance,  et  non 
par  systeme,  Montaigne  y  resta  libre  dans  ses  opi- 
nions comme  dans  Ics  formes  de  son  style,  et  re- 
poussa  le  joug  d'une  doctrine  invariable  autant 
que  celui  d'une  langue  fixee.  Charron,  dans  le 
traite  de  la  Sagesse^  eut  plus  de  metliode  que 
Montaigne,  son  maitre;  mais  il  n'eut  pas,  comme 
lui,  ce  talent  original  qui  renouvelle  tout  par  I'ex- 
pression,  et  qui  parait  tout  inventer.  En  ecrivant 
sur  la  vertu  des  paiens,  le  conseiller  d'Etat  La 
Mothe  le  Vayer  fit  eclater  une  philosophic  pen 
commune  a  la  cour  de  J^ouis  XIV.  De  pieux  ecrits 
furent  composes  et  rassembles  par  Nicole  sous  le 
nom  cVEssais  de  Morale-^  on  les  estime  encore  , 
mais  on  les  lit  pen.  Les  Maximes  du  misanthrope 
La  Rochefoucauld  se  soutiennent  par  leur  brie- 
vete  pleine  de  sens.  Quant  aux  Caracteres  de  La 
Bruyere,  on  les  relit  sans  cesse;  et,  de  tons  les 
ouvrages  en  prose  du  dix-septieme  siecle,  aucun 
ne  reunit  au  menie  degre  la  finesse  des  pensees, 
Toriginalite  des  expressions,  la  variete  des  tour- 
nures,  la  verite  satirique  des  tableaux,  et  la  con- 
naissance  approfondie  de  la  societe.  Peintre  in- 
genieux  des  moeurs,  ecrivain  piquant,  quoique 
inferieur  a  La  Bruyere,  Duclos  s'est  fait  lire  apres 


CHAPITRE  IL  .      63 

t 

Iiii.  Mais,  en  mi  genre  d'ecrire  bien  plus  eleve, 
deux  siecles  rivanx  de  gloire  ont  produit,  I'un,  le 
Telemaque  de  Fenelon,  I'autre  XEmile  de  J.-J.  Rous- 
seau, chefs-d'oeuvre  differens,  mais  egaux  cntre 
eux,  a  qui  nul  ouvrage  de  morale  ne  pent  etre 
compare  chez  les  nations  modernes,  ni  meme 
dans  les  litteratures  de  I'antiquite. 

Le  Belisaire  de  Marmontel,  sans  les  egaler  a 
beaucoup  pres,  les  suit  du  moins  avec  honneur. 
Ici  nous  retrouvons  Marmontel  composant  sur  la 
morale  un  traite  methodique,  et  dont  les  formes 
sont  austeres  :  c'est  le  dernier  volume  des  Lecons 
d'un  pere  a  ses  enfans^  et  le  meilleur  apres  celui 
qui  porte  le  nom  de  Grammaire.  La  lecon  sur  la 
morale  evangelique  rappelle,  quant  au  fond  des 
idees ,  la  fameuse  Profession  de  foi  du  vicaire  Sa- 
voyard. Les  avantages  sont  compenses  :  Marmon- 
tel est  plus  orthodoxe,  et  J.-J.  Rousseau  plus  elo- 
quent. Le  traite  dont  nous  parlons  est  encore 
enrichi  de  tres-beaux  passages,  tires  des  ouvrages 
philosophiques  de  Ciceron  :  ils  sont  fid  element 
rendus;  et  toujours  on  y  trouve  cette  correction, 
cette  elegance,  cette  harmonic  qui  n'abandon- 
naient  guere  Marmontel  quand  il  ecrivait  en  prose. 

L' influence  des  passions  sur  le  honheur  des  in- 
di^fidus  et  des  societes  civiles  offrait  aux  mora- 
listes  un  beau  sujet,  que  madame  de  Stael  a  traite 
d'une  maniere  brillante.  Quoique  divise  en  trois 


G4  LITTEIUTURE  FRANCAISE. 

sections,  son  ouvrage  est  pen  susceptible  cfana- 
lyse ;  mais  il  n'est  pas  difficile  d'en  faire  sentir  les 
qualites,  et  memes  les  defauts.  H  y  a  beaucoup 
d'imagination  dans  le  chapitre  de  i'amour,  et  plus 
encore  dans  celui  de  Taraitie.  En  voulant  preser- 
ver des  passions,  madame  de  Stael  est  passionnee 
dans  son  style,  qu'il  nous  soit  permis  d'ajouter: 
dans  ses  jugemens.  L'esprit  de  parti  se  laisse  aper- 
cevoir  en  quelqucs  passages,  ct  surtout  dans  le 
chapitre  ou  il  s'agit  de  Fesprit  de  ])arti  :  on  est 
fache  d'y  trouver  des  lignes  etranges  sur  un  homme 
diversement  celebre.  C'est  de  Condorcet  qu'il  est 
question;  et  cette  phrase  equivoque  n'est  inter- 
pretee  par  aucun  eloge.  Ses  amis  assurent,  si  Ton 
en  croit  madame  de  Stael,  quil  aurait  ecrit  con- 
tre  son  opinion.  Voila  des  amis  bicn  perfides,  ou, 
ce  qui  est  plus  exact,  des  ennemis  bien  injustes. 
Condorcet  fut  sans  doute  et  restera  diversement 
celebre,  puisqu'il  etait  a  la  fois  habile  dans  les 
sciences mathematiques,  profond  dans  les  sciences 
morales  et  politiques,  eclaire  en  litterature,  ecri- 
vain  distingue,  philosopho  illustre  et  grand  ci- 
toyen;  mais  nul  dans  ses  ecrits  ne  se  montra  plus 
d'accord  avec  sa  conscience,  et  plus  ouvertement 
fidele  aux  immuables  principes  dont  il  a  peri  mar- 
tyr. II  est  bien  vrai  qu'il  aimaitles  vertus,  le  genie, 
les  opinions  de  Turgot;  qu'il  admirait  son  admi- 
nistration, et  qu'il  n'avait  pas,  a  beaucoup  pres, 


CHAPITRE   II. 

les  memes  seiitimens  pour  un  ministre  clont  le 
nom  n'est  pas  sans  celebrite.  x\  cet  egard,  les 
panegyriques  exageres  peuvent  conveiiir  a  I'amour 
jfilial;  mais  entre-t-il  aussi  dans  ses  droits  d'incul- 
per  gravement  et  sans  motif  admissible  nn  des 
premiers  hommes  du  dix-huitieme  siecle?  C'est  ce 
que  nous  avons  peine  a  croire.  Apres  cette  obser- 
vation, que  nous  faisons  a  regret,  mais  qu'il  fal- 
lait  faire,  nous  n'examinerons  point  avec  I'auteur 
si  Newton  a  plus  de  juges  que  le  veritable  amour, 
ou  s'il  vaut  mieux  etre  Amenaide  que  Voltaire. 
Nous  aimons  mieux  passer  aux  eloges  que  merite 
I'execution  de  I'ouvrage  :  il  n'y  faut  pas  cliercher 
des  theories  analytiques,  un  enchainement  rigou- 
reux  de  principes  et  de  consequences ;  mais  il 
presente,  comme  tons  les  ecrits  de  madame  de 
Stael,  des  tableaux  riches  et  varies,  le  besoin  et 
le  talent  d'emouvoir,  des  traits  ingenieux,  de  la 
nouveaute  dans  les  expressions,  et  surtoiit  une 
extreme  independance,  soit  dans  la  composition 
generale,  soit  dans  le  choix  et  la  succession  des 
idees,  soit  dans  les  formes  du  langage. 

Nous  devons  a  madame  de  Condorcet,  veuve 
de  I'homme  respectable  dont  nous  venous  de  par- 
ler,  une  elegante  traduction  de  la  Theorie  des  seii- 
timens moraux  ^  premier  et  celebre  ouvrage  de 
eel  Adam  Smith,  qui  depuis  a  repandu  taut  de 
lumieres  sur  les  principales  questions  de  I'ecouo- 

OEuvres  posthiinK-s.  IH.  5 


66  LlTTERArURR    FHANCAISE. 

mie  politique.  A  la  suite  de  cette  traduction ,  ma- 
dame  de  Condorcet  a    public  des  Lettres  sur  la 
sjmpathie.   L'ouvrage  est   court,  mais   plein   de 
merite  :  elie  y  part  du  meme  principe  qu'Adam 
Smith,  c'est-a-dire ,  de  cette  sympatliie,  soit gene- 
rale,  soit  particuliere ,  qui  nous  fait  partager  avec 
plus  ou  moins  d'energie  les  sensations  de  plaisir 
on  de   douleur   eprouvees    par    nos  semblables. 
Madame  de  Condorcet  n'adopte  poiutant  pas  tou- 
jours  les  opinions  duphilosopheecossais;  quelque- 
fois  meme  elle  le  combat  avec  avantage.  Lorsqu'elle 
recherche,  par  exemple,  I'origine  des  idees  mo- 
rales, an  lieu  de  recourir,  comme  lui,  a  un  sens 
intime  que  Ton  ne  definit  jamais  bien,  parce  qu'il 
est  impossible  de  le  bien  comprendre,  elle  trouve 
dans  notro  sensibilite  reelle  et  physique  les  im- 
pressions  qui  font   la   moralite    entiere,  et   que 
bientot  la  raison  generalise,  en  etablissant  les  prin- 
cipes  invariables  du  juste  et  de  I'injuste  sur  la  base 
eternelle   des   sensations   humaines.   Ces  lettres, 
adressees  a  M.  Cabanis,  et  digues  dc  paraitre  sous 
les  auspices  de  deux  noms  celebres,  sont  ecrites, 
non-seulement   avec  nettete,   avec  finesse,  avec 
precision,  mais  encore  avec  une  niethode  bien 
rare  dans  les  ouvrages  des  dames  qui  ont  le  plus 
d'esprit,   presque  aussi  rare  dans  les  livres  des 
moralistes  les  plus  estimes,  de  ceux  du  moins  qui, 
satisfaits  de  briller  par  Teloquence,  ou  d'exceller 


CHAPITRE   II.  %* 

clans  I'art  de  peindre  la  societe,  n'ont  point  appli- 
que a  la  science  des  moeurs  rinstrument  univer- 
sel  de  I'esprit  humain  :  {'analyse  de  Tentendement. 
«Il  a  pain,  sons  le  litre  d'opnscnles  philoso- 
(f  phiqnes,  nn  petit  recneil  pen  connn,  qnoiqu'il 
«  soit  assez  remarqnable.  II  renferme  des  pieces 
«  inedites  de  plusienrs  personnes  dont  les  noms 
«  senls  excitent  I'interet.  Les  reflexions  de  madame 
«  Dn  Chatelet  sur  le  bonheur  prouvent  a  la  fois 
«  nne  ame  tres-sensible  et  nn  esprit  tres-eleve. 
«  Le  petit  ecrit  de  Necker  sur  le  bonheur  des  sots 
«  ponrrait  etre  plus  piquant  et  plus  leger  sans  in- 
«  convenient.  On  lit  avec  plaisir  un  dialogue  sur 
«  les  femmes,  compose  par  I'abbe  Galiani,  et  un 
K  portrait  du  philosophe  considere  en  general :  il 
«  est  attribue  a  Dumarsais.  Mais  on  distinofue  sur- 
«  tout  dans  ce  livre  deux  morceaux  de  Diderot , 
«  qui,  depuis,  ont  ete  publics  de  nouveau  dans 
«  la  collection  de  ses  oeuvres.  L'un  est  un  dialo- 
«  gue  entre  ce  philosophe  ,  plus  que  sceptique  , 
«  et  la  marechale  de  Broglie,  dont  la  piete  sincere 
«  allait  jusqu'a  la  devotion  :  I'entretien  roule  sur 
«  la  premiere  des  idees  rcligieuses;  les  formes  du 
«  style  en  sont  tres-vives,  pleines  d'originalite, 
«  de  politesse  et  d'esprit.  L'autre  ouvrage  est  plus 
«  etendu  :  c'est  une  suite  de  dialognes  a  I'occasion 
«  du  voyage  de  M.  de  Bougainville.  L'autenr  y 
«  agite  avec  beaucoup   de  liberte  des    questions 

5. 


(;8  J.ITTERATURE    FRANCAISE. 

«  d'une  extreme  delicatesse.  La  se  trouvent  les 
«  adieux  (run  vieiliard  otaitien  au  celebre  navi- 
«  gateur  francais  :  ils  contiennent  une  energique 
«  apologie  de  la  vie  sauvage;  et  J. -J.  Rousseau, 
«  dans  son  discours  sur  Tinegalite  des  conditions, 
«  n'a  pas  de  morceau  plus  eloquent.  Apres  cet 
«  ouvrage,  sont  imprimees  de  courtes  reflexions 
K  adressees  a  I'editeur,  et  signees  de  lettres  inilia- 
«  les  qu'il  est  inutile  d'indiquer.  Diderot  y  est 
cc  traite  d'une  maniere  infinimentleste  jusque  dans 
«  la  part  d'eloges  qu'on  vent  bien  lui  faire,  Nous 
«  ne  deciderons  pas  si  ce  ton  d'une  superiorite 
«  railleuse  et  tranchante  outrepasse  les  droits  de 
«  I'ecrivain ;  mais  nous  croyons  que  Voltaire  n'au- 
«  rait  pas  ose  se  le  perniettre,  en  parlant  d'un 
«  homme  tel  que  Diderot'.  » 

V emulation  est-elle  un  bon  jnojeii  cV education? 
11  y  a  huit  ans  que  la  seconde  classe  de  I'lnstitut 
proposa  cette  question  pour  sujet  du  prix  de  mo- 
rale. Ici  la  forme  problematique  etonne  un  peu ; 
elle  etait  pourtant  convenable.  Un  grand  prosa- 
teur,  dont  les  ecrits  sont  pleins  de  principes  lumi- 
neux  et  de  brillans  paradoxes,  avait  attaque  I'e- 
mulation  avec  tant  d'eloquence,  qu'il  y  avait  du 


I.  Les  morceaux  indiques  par  des  guillemets  sont  imprimes 
ci  pour  la  premiere  fois.  (Note  dr  I'jiditeur.) 


CHAPITRE   11.  69 

courage  a  la  defendre  et  presque  a  ia  rehabiliter  : 
c'est  ce  qua  tente  M.  Feuillet.  II  profile  de  ses 
avantages,  en  opposant  a  I'autorite  de  Rousseau, 
dans  ilmile^  I'autorite  formellement  contraire  de 
Rousseau,  dans  I'article  Economie  A\\  Dictionnaire 
encyclopedique.  Du  reste,  prenant  la  question 
dans  ses  racines,  il  se  demande  quel  est  le  but 
de  I'education.  Il  s'agit  de  developper  toutes  les 
facultes  des  individus,  et  d'assurer  leur  bonheur, 
en  les  faisant  contribuer  au  bonheur  general ; 
mais  les  facultes  individuelles  se  developpent  par 
les  comparaisons  qui  s'etablissent  entre  les  diffe- 
rens  individus  :  de  la  nail  Teraulation;  et,  si  Ton 
veut  I'ecarter  de  I'education  de  I'enfance,  elle  se 
retrouvera  dans  I'education  de  la  vie  entiere.  Cette 
emulation  n'est  autre  cliose  que  I'amour  de  la 
gloire  :  sentiment  naturela  tons  les  hommes,  mais 
plus  ou  moins  etendu,  et  diversement  dirige.  Il  est 
dangereux  dans  son  exces;  il  pent  suivre  de  faus- 
ses  directions  ;  mais,  sans  lui,  rien  de  grand,  rien 
meme  d'utile;  son  influence  est  necessaire;  et, 
comme  dit  Tacite,  celui  qui  meprise  la  gloire  me- 
prisera  bientot  la  vertii.  Or,  si  les  hommes  faits 
ont  besoin  de  ce  puissant  mobile,  les  enfans  se- 
ront  des  hommes  faits;  et  c'est  aller  contre  le  but 
de  la  societe,  que  de  vouloir  eteindre  en  eux  un 
sentiment  qui  doit  les  guider  durant  toute  leur 
vie.  Il  reste  done  demontre  que  I'education  vrai- 


70  LTTTERATURE   FRANCAISE. 

merit  sociale  est  f'ondee  sur  remulation.  M.  Feuil- 
let  developpe  liabilement  ces  v(^rites  fecondes;  et 
son  Memoire  est  digue,  a  tons  egards,  du  prix 
qii'il  a  remporte.  C'est  I'ouvrage  d'un  horame  ins- 
truit,  d'un  esprit  exerce,  d'mi  ecrivain  sage,  et 
qui,  sur  les  matieres  importantes,  est  complete- 
ment  au  niveau  des  lumieres  contemporaines. 

Deux  ouvrages  de  morale  ont  ete  successive- 
ment  publies ,  I'un  par  IM.  de  Volney,  I'autre  par 
Saint -Lambert,  sous  le  modeste  nom  de  Cate- 
chisme.  Quoique  rediges  par  demandes  et  par  re- 
ponses,  il  ne  f'audrait  pas  les  confondre  avec  les 
catechismes  ordinaires.  Pleins  tons  les  deux  d'une 
raison  profonde ,  ils  u'ont  entre  eux  aucune  autre 
ressemblance ;  ce  n'est  ni  la  meme  composition, 
ni  le  meme  genre  de  talent. 

Nous  parlerons  d'abord  de  I'ouvrage  de  M.  de 
Volney,  puisqu'il  a  paru  le  premier,  11  a  pour  titre  : 
La  Loi  naturelle ,  on  Catechisme  du  cilojenfran- 
cats.  La  morale  est  en  effet  cette  loi  qui  n'a  d'au- 
tre  but  que  la  conservation  et  le  perfectionnement 
de  I'espece  humaine.  L'auteur  determine  les  nom- 
breux  caracteres  qui  appartiennent  exclusivement 
a  la  loi  naturelle.  11  est  aise  de  les  reconnaitre  : 
elle  est  primitive,  c'est-a-dire,  anterieure  a  toute 
autre  loi  :  elle  emane  de  Dieu  sans  aucune  inter- 
vention particuliere,  puisqu'elle  se  fait  entendre 
a  chaque  individu :  elle  est  universelle,  puisqu'elle 


CHAPITRE    IL  71 

embrasse  tous  les  temps  et  tons  les  iieux :  elle  est 
invariable,  puisqu'elle  ne  modifie  jamais  ses  pre- 
ceptes  :  elle  estevidente,  raisonnable,  juste,  puis- 
qu'elle est  (lemontree  a  tous,  accessible  a  la  rai- 
son  de  tous,  conforme  a  I'interet  de  tous  :  elle  est 
pacifique;  en  effet,  si  elle  etait  observee,  toutes 
les  dissensions  seraient  bannies  de  la  terre  :  elle 
est  bienfaisante  ;  car  c'est  uniquement  par  elle  que 
chaque  homme,  chaque  societe,  Thumanite  en- 
tiere,  pourraient  atteindre  au  plus  haut  degie  de 
bonheur  dont  notre  nature  soit  susceptible  :  enfin  , 
elle  est  suffisante,  puisqu'elle  renferme  tous  les 
emplois  avantageux  des  facultes  de  Thomme,  et, 
par  consequent ,  tous  ses  devoirs,  M.  de  Volney 
passe  ensuite  aux  bases  de  la  morale,  aux  notions 
du  bien  et  du  mal ,  du  vice  et  de  la  vertu.  11  dis- 
tingue les  vertus  en  trois  classes  :  les  vertus  indi- 
viduelles  ,  ou  qui  servent  a  la  conservation  de 
I'individu;  domestiques,  ou  qui  sont  utiles  a  la 
lamille;  sociales,oudont  les  avantages  embrassent 
toute  la  societe.  C'est  a  ces  dernieres  qu'il  doniie 
le  plus  d'eloges  et  le  plus  de  developpemens.  Telle 
estl'idee  generalede  cet  ouvrage  important,  quoi- 
qu'il  ait  pen  d'etendue.  Les  idees  en  sont  serrees; 
le  style  en  est  ferme;  on  y  remarque  ce  choix 
severe  et  cette  propriete  d'expressions  dont  les 
philosophes  de  I'ecole  franraise  ont  donne  tant  de 
beaux  exemples.  ■  .,  ^     ,. •' 


f^ 


72  LITTERATURE   ERANCAISE. 

Le  Cattchime  unwersel  de  Saint-Lambert  n'est 
qiriine  section  de  son  grand  onvrage,  intitule: 
Principes  des  inanirs  chez  toutes  les  nations^  et 
divise  en  six  parties.  La  premiere,  qui  a  pour  titre 
Analyse  de  V Homme  ^  est  plutot  de  I'ideologie 
que  de  la  morale  proprement  dite.  L'auteur  y  ex- 
plique  la  nature  des  sens,  celle  des  sensations  les 
plus  habituelles,  et  I'origine  des  passions  consi- 
derees  en  general.  L'analyse  de  la  femme  est  Tobjet 
de  la  seconde  partie,  qui  presente  une  composi- 
tion moins  severe  :  c'est  une  suite  d'entretiens  de 
mademoiselle  de  Lenclos  avec  Bernier,  eleve  du 
philosophe  Gassendi,  et  voyageur  assez  renomme. 
Ces  entretiens  ont  de  I'interet;  et  les  deux  inter- 
locuteiu's  exposent  habilement,  soit  la  maniere  de 
sentir  particuliere  aux  femmes,  soit  les  nuances 
qui  distinguent  les  memes  passions  en  des  sexes 
dont  Torganisation  n'est  point  la  meme.  Dans  la 
partie  suivante,  intitulee  la  liaison^  ou  Ponthia- 
mas^  trois  mandarins chinois,  supposes  fondateurs 
de  la  colonic  de  Ponthiamas,  enseignent  aux  ci- 
toyens  de  leur  republique  les  elemens  de  la  phi- 
losophic rationnelle ,  et  font  I'education  d'un  peu- 
ple  de  sages.  La  quatrieme  partie  est  consacree 
au  catechisme  universel  :  c'est  de  bcaucoup  la 
meilleure  de  I'ouvrage;  peut-etre  meme  est-elle 
sans  defaut.  Une  idee  saine  et  lumineuse  y  eclate  : 
les  vices  sont  des  passions  nuisibles  a  nous  et  aux 


CHAPITRE   II.       -^  ^  73 

autres;  les  vertus  sont  encore  des  passions,  mais 
des  passions  utiles  a  rhomrae  et  a  ses  semblables. 
L'auteur  definit,  denombre,  caracterise  avec  saga- 
cite  les  passions  vicieuses  et  les  passions  vertueu- 
ses.L'introduction,  les  six  dialogues,  les  preceptes, 
le  chapitre  sur  Fexamen  de  soi-meme,  tout  est 
sagement  pense,  noblement  ecrit.  On  a  done  bien 
fait  d'imprimer  a  part  le  Catechisme  universel  : 
il  est  a  liii  seul  un  livre  classique;  mais  peut- 
etre  eut-on  mieux  fait  encore  d'y  joindre  le  com- 
mentaire ,  qui  forme  la  cinquieme  section  de  I'ou- 
vrage  entier.  La  sont  developpes  les  principes  du 
catechisme;  et  d'ingenieuses  fictions,  des  recits 
piquans,  des  contes  agreables,  rendent  sensible  et 
facile  I'application  de  ces  principes.  L'analyse  his- 
torique  de  la  societe  compose  la  sixieme  partie  : 
c'est  encore  de  la  morale,  mais  de  la  morale  pu- 
blique  dans  ses  rapports  avec  la  politique  gene- 
rale  et  avec  Fhistoire  des  plus  celebres  societes 
civiles.  L'auteur  semble  attacher  beaucoiip  de  prix 
a  cette  analyse;  et  ce  serait  en  effet  la  partie  la 
plus  importante  de  son  travail,  si  elle  atteignait 
le  degre  de  perfection  dont  elle  est  susceptible ; 
mais,  il  faut  I'avouer,  on  y  sent  plus  qu'ailleursla 
main  de  la  vieillesse ,  peut-etre  aussi  Tinsuffisance 
des  etudes.  Il  n'y  a  point  assez  de  profondeurdans 
les  theories,  ni  meme  assez  d'exactitudedans  I'ex- 
position  des  faits,   quoique  l'auteur  evite  les  de- 


74  LHTERATLRE   FRANCAISE. 

tails  :  on  y  trouve  neanmoins  d'excellens  nior- 
ceaux.  Si  nous  considerons  maintenant  le  livre  de 
Saint-Lambert  dans  I'ensemble  de  son  execution , 
nous  y  louerons  d'abord,  non  lachaleur  des  mou- 
vemens,  I'energie  des  expressions,  mais  la  purete 
continue,  la  politesse  exquise  et  lelegante  sou- 
plesse  du  style.  Les  diverses  parties  pourraient 
etre  plus  intimement  liees  entre  elles;  mais  elles 
sont  homogenes  quant  au  fond  de  la  doctrine;  et 
cette  doctrine,  qui  n'est  ni  trop  relachee,  ni  tro{) 
severe ,  n'a  d'autre  base  que  la  nature  de  I'homme , 
d'autre  objet  que  son  bonheur.  Une  chose  est 
surtout  digne  de  remarque  :  la  raison  ne  plie  de- 
vant  aucun  prejuge  dans  cette  belle  production, 
qui  lait  lionneur  a  la  fin  du  dix-luutieme  siecle. 
Au  moment  oii  elle  parut,  les  palinodies  etaient 
a  la  mode,  au  moins  chez  certains  litterateurs  ac- 
cuses bien  injustement,  il  est  vrai,  du  crime  de 
philosophie.  Autrefois,  sans  doute,  ils  avaientfait 
semblant  d'etre  philosophes,  mais  uniquement 
pour  leur  interet;  c'etait  encore  pour  Ini  qu'ils 
changeaient  de  langage.  lis  croyaient  venger  par 
I'apostasie  leur  vanite  mecontente;  ils  se  flattaieut 
memo  d'acquerir  de  I'importance,  d'arriver  a  la 
fortune,  d'atteindre  aux  places;  et,  dans  cet  es- 
poir,  ils  midtipliaient  chaque  jour  des  abjurations 
hypocrites,  qui  les  couvraient  de  ridicule  et  ne 
trompaient  que  leur  ambition.  Saint-Lambert,  en 


CHAPITRE    11.  75 

publiant  son  livre ,  n'examina  point  les  temps , 
mais  les  choses;  il  ne  s'occupa  ni  d'etre  hardi, 
ni  d'etre  timide  :  il  fut  vrai.  Dans  un  excellent  dis- 
cours  prelim  in  aire,  il  rendit  hommage  a  la  me- 
moire  de  Voltaire  et  de  Montesquien,  d'Helvetius 
et  de  Condillac.  II  convenait  a  ce  vieillard  hono- 
rable de  proclamer,  en  expirant,  la  verite  qu'avait 
cherie  sa  jeunesse;  de  rester  fidele  aux  hommes 
illustres  dont  il  avait  ete  I'eleve  et  I'ami;  de  res- 
pecter enfin,  dans  les  souvenirs  du  dix-huitieme 
siecle,  une  gloire  qu'il  avait  vne  croitre,  et  qu'il 
avait  lui-meme  augmentee.    ' 

C'est  a  I'immortel  cliancelier  de  L'Hospital  que 
remontent  parmi  nous  les  sciences  politiques.  Les 
lois ,  les  edits,  les  ordonnances  qui  emanent  de 
lui  meritaient  de  paraitre  sous  les  auspices  d'un 
autre  prince  que  Charles  IX.  Le  regne  ou  les  lois 
furent  le  plus  violees  n'en  est  pas  moins  I'epo- 
que  d'un  grand  perfectionnement  dans  notre  le- 
gislation. Dumoulin  surtout  y  contribua  par  ses 
travaux  ;  et  le  plus  eclaire  des  jurisconsultes  fran- 
cais  seconda  le  plus  illustre  chef  qu'ait  jamais  eu 
la  magistrature.  Dans  les  premieres  annees  du 
regne  suivant ,  Hubert  Languet,  prenant  le  nom 
de  Junius  Brutus ,  ecrivit  en  langue  latine  un 
traite  celebre  ,  qu'il  traduisit  lui-meme  en  francais 
sous  ce  titre,  qui  en  fait  assez  connaitre  lirnpor- 
tance  :  De  la  puissance  legitime  du  prince  sur  le 


7G  LITTERATURE    FRANCAISE. 

peuple ,  et  da  pcuple  sur  le  prince.  Ce  fut  dans 
le  menie  esprit  que  La  Roetie ,  immortalise  par 
son  ami  Montaigne,  composa  son  Discours  cle  la 
Servitude  volontaire.  Un  pen  pins  tard  parut 
Rodin,  qui,  dans  son  Traitc  de  la  Republique, 
adopta  souvent  les  idees  d'Aristote,  et  fournit 
lui-meme  quelques  idees  au  plus  beau  genie  dont 
puissent  se  glorifier  les  sciences  politiques ,  a 
Montesquieu.  Au  commencement  du  dix-septieme 
siecle ,  les  Economies  royales  de  Sully,  vers  la  fin 
du  regne  de  Louis  XIV,  les  Memoires  des  inten- 
dans  de  province,  et  ensuite  X'd.Dune  rojale^  ecrile 
par  Roisguilbert ,  sous  la  dictee  du  marechal  de 
Vauban  ,  jeterent  progressivement  quelques  lu- 
mieres  sur  I'economie  pidjlique.  Lamoignon,  dans 
ses  Arretes ,  d'Aguesseau,  dans  beaucoup  d'ou- 
vrafi^es  ,  eclairerent  la  legislation  civile.  Sous  la 
r^gence ,  de  nombreuses  questions  politiques  fu- 
rent  discutees  par  Tabbe  de  Saint-Pierre,  homme 
vertueux  ,  que  Ton  crut  devoir  punir  pour  n'avoir 
j)oint  flatle  I'ombre  de  Louis  XIV. 

Les  combinaisons  du  systeme  de  Law,  et  les 
malheurs  qu'il  entraina,  fixerent  I'attention  sur 
tout  ce  qui  interessait  le  credit  public,  le  com- 
merce et  Tagricullure.  De  la  les  ecrits  de  Melon , 
secretaire  du  regent ,  et  les  ouvrages  de  nos  pre- 
miers economistes.  Rientot  Montesquieu  deploya 
dans  toute  son  etendue  ce  genie  politique  qui  lui 


CHAPITRE   II.  77 

avait  devoile  les  causes  de  la  grandeur  et  de  la 
decadence  des  Remains.  Les  diverses  parties  de 
la  science  legislative  furent  embrassees,  liees,  co- 
ordonnees  dans  le  vaste  plan  de  ^Esprit  des  Lois  : 
livre  seme  de  quelques  erreurs  ,  afin ,  sans  doute, 
que  Ton  put  y  reconnaitre  la  main  d'un  homme , 
mais  precis  ,  profond  ,  eloquent  ,  et  ,  parmi  les 
productions  philosophiques ,  celle  qui  doit  le  plus 
long-temps  influer  sur  les  destinees  de  Tespece 
humaine.  Un  esprit  du  meme  ordre,  J. -J.  Rous- 
seau ,  developpa  dans  le  Contrat  Social  quelques 
liautes  verites  qui,  avant  lui ,  n'etaient  qu'entre- 
vues.  En  ecrivant  sur  le  gouvernement  de  Polo- 
gne ,  il  exposa  des  principes  moins  eleves ,  mais 
d'une  application  plus  facile.  Mably,  que  nous 
retrouverons  parmi  les  liistoriens  ,  analysa  les 
traites  qui  formaient  alors  le  droit  public  de  I'Eu- 
rope  :  du  reste ,  admirateur  passionne  des  institu- 
tions de  Sparte  et  de  Rome,  attache  avec  scrupule 
aux  doctrines  de  I'antiquite ,  il  ajouta  peu  d'idees 
a  la  science ;  mais  il  la  servit  par  une  foule  d'e- 
crits  estimables ,  et  surtout  par  ses  Entretiens  de 
Phocion ,  ou ,  bien  different  de  Machiavel ,  il  rat- 
tacha  la  politique  entiere  a  I'inalterable  morale. 

Le  Traite  des  Delits  et  des  Peines ,  public  en 
Italic,  avait  fait  examiner  en  France  notre  legis- 
lation penale  :  elle  etait  alors  bien  vicieuse.  Les 
proces  de  Galas,  de    Sirven  ,  de  Montbailly,  de 


78  LITTERATURE   FRANCAISE. 

Labarro,  exciterent  I'interet  et  I'effroi.  Un  grand 
homme,  qui  les  rendit  encore  plus  celebres,  Vol- 
taire ,  que  Fon  retrouve  sur  toutes  les  routes  de 
la  gloire,  et  qui  ne  declaigna  rien  d'utile  aux  hom- 
mes,  devint  le  commcntateur  de  Beccaria,  Quel- 
ques  magistrals  eclaires  repondirent  a  ce  signal, 
et  sur  tout  le  celebre  avocat-general  Servan.  Apres 
lui,  Dupaty  s'honora  dans  la  meme  carriere  par 
ses  talens  et  par  son  ouvrage.  Nous  parlous  des 
ecrivains,  des  phiiosophes,  et  non  pas  des  crimi- 
nalistes.  Les  Considerations  sur  les  Finances  ^  par 
Forbonnais,  d'excellens  ecrits  de  Turgot,  le  livre 
important  de  Necker,  et  ses  discussions  avec  Ca- 
lonne  ,  r^pandirent  des  clartes  nouvelles  sur  le 
revenu  public  et  sur  I'administration.  Mirabean , 
depuis  si  renomme  a  I'Assemblee  constituante, 
donna,  durant  les  dix  annees  qui  la  precederent, 
nn  grand  nombre  d'ecrits  politiques,  parmi  les- 
quels  on  distingue  le  livre  sur  les  Lettres  de  ca- 
chet ,  d'austeres  Conseils  aux  republicains  des 
Etats-Unis  sur  I'ordrc  de  Cincinnatus,  la  Lettre 
aux  Bataves  sin*  le  stathouderat,  la  Lettre  a  Fre- 
deric-Guillaume,  qui  occupait  le  trone  qu'avait 
rempli  Frederic-le-Grand;  enfin  I'Essai  sur  le  des- 
potisme  :  ouvrages  qui  fonderent  et  qui  garan- 
tissent  la  reputation  de  cet  energique  ecrivain. 
On  ne  doit  pas  citer  avec  moins  d'eloges  XEssai 
sur  les  privileges^  premiere  production  de  M.Sieyes, 


CHAPITRE   IT.  79 

ou  s'annoiiraient  avec  eclat  les  talens  qu  il  a  de- 
puis  developpes. 

La  premiere  annee  de  la  revolution  franraise 
vit  eclore  uiie  multitude  de  brochures  ephemeres 
sur  tous  les  objets  dont  les  representans  de  la 
nation  pouvaient  s'occuper  ;  elle  produisit  en 
meme  temps  un  petit  nombre  de  morceaux  pre- 
cieux ,  et  que  I'oubli  ne  menace  point.  Entre  ces 
ecrivains ,  alors  empresses  a  former  un  esprit  pu- 
blic, M.  Sieyes  est,  sans  aucun  doute,  celui  qui 
s'est  fait  le  plus  remarquer  par  la  hauteur  et 
I'etendue  des  conceptions.  Nous  n'avons  point  a 
parler  en  ce  moment  de  ses  travaux  dans  les  as- 
semblees  nationales  ;  mais ,  depuis  I'Essai  sur  les 
privileges,  et  quelques  mois  avant  la  reunion  des 
etats-generaux ,  trois  de  sesecrits,  paraissant  pres- 
que  a  la  fois,  obtinrent  un  succes  memorable. 
Ici,  recherchant  dans  la  nature  des  choses  ce 
qu'etait  ce  tiers-etat ,  si  long-temps  avili  par  son 
nom  meme,  et  jouet  de  I'orgueil  feodal,  il  y  trouva 
tous  les  elemens  dont  une  nation  se  compose, 
et  demontra  cette  verite  avec  une  dialectique  de- 
sesperante  pour  les  prejuges  oppresseurs.  La,  exa- 
minant  comment  une  sage  execution  pent  realiser 
de  sages  theories,  il  indiqua  les  moyens  de  ga- 
rantir  la  dette  publique,  ceux  d'assurer  la  per- 
manence etla  liberte  des  legislateurs ,  ceux  encore 
d'asseoir  limpot  sur  des  bases  constitutionnelles. 


X 


8o  LITTERATURE   FRANCAISE. 

I  .e  plan  de  deliberations  pour  les  assemblees  de  bail- 
liages  presente,  sous  un  titre  modeste,un  veritable 
plan  de  travail  pour  I'assemblee  celebre  qui  devait 
regenerer  le  peuple  fran^ais,  en  lui  dounant  una 
constitution.  Sans  etre  exempts  d'opinions  hasar- 
dees,  ces  trois  ouvrages  ont  fait  avancer  la  science 
de  I'organisation  sociale ;  et  Ton  y  voit  expose  tout 
le  systeme  representatif ,  jusqu'alors  incomplete- 
ment  connu  par  ceux  memes  des  philosophes  qui 
en  avaient  le  mieux  senti  rexcellence.  On  sent 
qu'il  nous  est  impossible  d'entrer  ici  dans  les  de- 
tails qu'exigeraient  de  tels  ecrits ;  il  y  a  plus  :  nous 
ne  tenterons  pas  d'en  suivre  exactement  la  marche. 
Ce  n'est  pas  qu'ils  manquent  de  methode  :  ils  en 
ont  beaucoup  au  contraire ;  et  le  premier  surtout 
doit  etre  compte  parmi  les  cliefs-d'oeuvre  d'ana- 
lyse.  Ce  n'est  pas  qu'ils  soient  peu  importans ; 
c'est  bien  plutot  parce  que  les  questions  que  I'au- 
teur  y  traite  n'ont  pas  cesse  d'etre  importantes,  et 
qu'elles  sont  devenues  tres-delicates.  Au  moins  est- 
ce  un  devoir  en  toute  circonstance  que  rendre  jus- 
tice au  merite  eminent  et  varie  qu'il  y  fait  briller 
sans  cesse.  11  pense  avec  energie,  avec  profondeur, 
avec  originalite;  dans  chaque  phrase  il  dit  quel- 
que  chose ,  presque  toujours  quelque  chose  de 
neuf ;  et,  sans  paraitre  songer  au  style,  il  est  ecri- 
vain  superieur;  car  son  expression  franche  et  ra- 
pide  a  toutes  les  qualites  de  sa  pensee. 


CHAPITRE   II.  8r 

Les  diverses  parties  de  I'economie  publiqiie  ont 
et€  depuis  vingt  ans  et  sont  encore  aujoiird'hiii 
cultivees  par  des  homines  habiles.  C'est  ici  que  nous 
croyons  devoir  indiquer  les  travaux  de  M.  Lebrun. 
lis  ont  honore  I'Assemblee  constituante  etle  Con- 
seil  des  anciens;  mais  ils  tiennent  a  la  haute  admi- 
nistration ;  et  d'ailleurs  ils  offrent  plutot  les  formes 
generates  de  I'artd'ecrire  que  les  formes  speciales 
de  I'art  oratoire.  Au  reste,  on  y  trouvel'empreinte 
d'un  talent  exerce  de  bonne  heure ,  et  nourri  de 
connaissances  profondes  sur  tout  ce  qui  tient  aux 
finances.  Quelques  rapports  de  M.  Barbe-Marbois 
au  Conseil  des  anciens  sont  du  meme  genre  et  du 
memeordre.JNI.RoedereretM.DupontdeNemours, 
que  nous  retrouverons  tons  deux  comme  orateurs , 
doivent  deja  trouver  place  en  ce  chapitre  :  Fun , 
pour  quelques  bonnes  dissertations  inserees  dans 
son  Journal  d'Economie;rautre,pour  un  ecrit  sur 
la  banque,  ouvrage  assez  recent  encore, et  dont  il 
nous  conviendrait  pen  de  discuter  le  fond,  mais 
dans  lequel  il  serait  injuste  de  ne  pas  reconnaitre, 
et  les  lumieres  utiles  d'un  ami  de  Turgot,  et  ces 
tournures  ingenieuses  qui ,  partout  et  speciale- 
ment  dans  les  matieres  graves,  n'appartiennent 
qu'aux  ecrivains  fhstingues.  -•■    ■        - 

Les  Elemens  cV Econornie  politique^  publics  par 
M.  Garnier,  sont  dignes  d'estin)e  a  beaucoup  d'e- 
gards;  et,si  Ton  j^eut  reprocher  quelque  chose  a 

OEuvres  postbuines.  III.  t) 


82  LUTERAlUHb:    I'HAMCAJSE. 

laiiteiir,  c'est  d'avoir  reuouvele  iin  peu  taid  plii- 
sieurs  opinions  des  economistes ,  opinions  long- 
temps  (ligncs  d'etre  examinees,  maintenant  decre- 
ditees  par  les  resiiltats  memes  de  I'examen,  surtout 
depiiis   I'ouvrage   d'Adam  Smitli  sur  les  sources 
de  la  richesse  des  iialions.  M.  J,-B.  Say,  dans  son 
Traite  d' Economie politique,  a  snivi  des  routes  plus 
sures ,  et   fourni    une    carriere    plus    etendue.   II 
ecarte,  a  I'exemple  de  Smith,  ces  theories  syste- 
uiatiques   dont  I'effet  infaillible  est  de  tout  con- 
londre  en  voulant  tout  assujettir  a  une  senle  idee 
generate.  En  observant  la  marche   naturelle  des 
richesses,  il  expose  clairement  de  quelle  maniere 
elles  se  produisent,  se  distribuent  et  se  consom- 
ment.  Son  ouvrage   est  divise  en  cinq  livres :  le 
premier  concerne  tons  les  produits  que  pent  creer 
I'industrie  humaine;  le  second,  la  monnaie  metal- 
lique ,  on  I'auteur  voil ,  non  pas  un  signe  represen- 
tatif,  non  pas  une  mesure  commune,  mais  une 
marchandise  veritable,  et  qui,  par   des  conven- 
tions nniverselles,  pent  s'echanger  a  volonte  con- 
tre  toutes  les   autres  marchandises;  le  troisieme 
livre  est  relatif  a  la  propriete ,  de  quelque  nature 
qu'elle  soit;  M.  Say,  dans  le  quatrieme,  examine 
comment  se  determine  la  valeurdes  choses,  c'est- 
a-dire  le  prix   qu'elles  atteignent  quand   on  les 
echange   avec   la    monnaie;    le    rinquieme   livre, 
enfni,  traite   de   tons  les  genres   de  consomma- 


CHTAPITRE   II.  33 

tions;  et,  dans  cette  partie  importante  de  son  tra- 
vail ,  Tauteur ,  en  approuvant  les  consommalions 
indispensables ,  en  louant  les  consommalions 
utiles  a  la  reproduction  (car  il  en  est  de  cette 
espece),  blame  et  regarde  comme  onereuses  pour 
la  societe  entiere  les  consommations  steriles  de 
Xorgueil ,  ce  rnendiant  qui  crie  aussi  haut  que  le 
besoin^  selon  Tenergique  et  singuliere  expression 
de  Franklin.  Ce  n'est  pas  que  M.  Say  soil  parti- 
san des  lois  somptuaires  et  des  diverses  prohibi- 
tions. Un  ouvrage  ou  Findependance  des  facultes 
industrielles  est  regardee  comme  necessaire  pour 
entretenir  et  augmenter  la  richesse  publique  ne 
saurait  meme  etre  favorable  au  system e  reglemen- 
taire  qui  enchaine  et  ne  regie  pas  I'industrie.  En 
nousresumant,  M.  Say,  moins  profond  que  Smith, 
moins  habile  a  saisir  des  rapports  eloignes  et  noin- 
breux  ,  est  aussi  plus  methodique  ,  plus  facile 
a  suivre,  et  ne  se  permet  pas,  comme  lui ,  de 
frequentes  digressions.  Soigneux  d'eviter  les  ques- 
tions de  politique,  celles  meme  de  commerce  ou 
de  finances,  il  se  borne  aux  principes  de  Feco- 
nomie  proprement  dite.  Son  traite  lui  fait  beau- 
coup  d'honneur  :  orne  avec  sagesse,  le  style  en 
est  sain  comme  la  doctrine;  et,  de  tons  les  livres 
composes  en  francais  sur  la  science  economique, 
c'estle  pins  complet  sans  contredit,  nous  croyons 
pouvoir  ajouter,  le  plus  instrnctif. 

(J. 


8/,  LITTtlRATLRK    FRANCAISE. 

\jEssai  sur  Ic  rc\-ena public  est  essentiellement 
iiri  livre  de  finance,  sans  etre  tontefois  etranger  a 
reconornie  politique.  M.  Ganilh,  auteiir  decetou- 
vrage,y  recherche  comments'est  compose  lerevenu 
piibhc  chez  les  pen  pies  anciens  et  chez  les  penples 
modernes.  C'est  avec  une  attention  speciale  qu'il  en 
suit  les  progres  en  France  eten  Angleterre,  contrees 
oh,  depuis  deux  siecles,  les  charges  des  contri- 
buables  n'ont  cesse  d'augmenter  avec  les  besoins  du 
gouvernement.  Apres  avoir  traite  de  la  legislation 
et  de  I'administration  du  revenu  public,  deux  choses 
qu  il  regarde  cornnie  devant  etre  separees  pour 
I'interet  des  societes ,  il  considere  successivement 
les  depenscs  et  les  contributions  qui  les  couvrent. 
11  lie  donne  pas  une  histoire  complete  des  finan- 
ces; il  doinie  encore  moins  un  plan  general :  plus 
circonspect,sans  etre  cependant  timide,  il  expose 
des  faits  nombreux ;  et  de  ces  faits  rassembles 
naissent  les  reflexions  qu'il  y  niele.  Pen  favorable 
aux  taxes  sur  la  rente  des  tei'res ,  sur  les  capitaux , 
sur  les  personnes,  il  leur  prefere  les  contributions 
indirectes,  an  moins  quand  elles  vont  frapper  les 
consommations  de  luxe.  En  general,  il  se  rappro- 
che  beaucoup,  dans  les  principes,  des  philoso- 
phes  de  Tecole  ecossaise,  notamment  de  Hume 
et  de  Smith.  (\e  n'est  done  pas  seulement  I'im- 
portance  ties  matieres  cjui  nous  fait  remarquer 
WfJssai  sur  le  revenu  public  :  une  diction  claire  et 


CHAPITRE    IT.    ;  8^ 

rajDule  le  rend  interessaiit  a  lire;  ties  coniiaissan- 
ces  bieii  etenclues  et  bieii  (listril)uees  Je  recoiii- 
mandent  comme  un  livre  utile. 

En  legislation  civile,  il  a  paru  un  ouvrage  im- 
portant, et  qui   tons  les  jours  se  continue  :  c'est 
un  recueil  ou  sont  traitees,  selon  I'ordre  alphabe- 
tique,  les  questions  le  plus  frequeramenl  agitees 
dans  les  tribunaux.  On  doit  ce  recueil  a  M.  Mer- 
lin,  si  connu,  des  sa  jeunesse,  par  les  excellens 
articles  nont  il   a  enrichi   le  Repertoire  de  juris- 
prudence, pins  celebre  encore  par  ses  travaux  le- 
gislatifs  ,  et  qui,  dans  Fopinion  publique  ,  occupe 
une  place  eniinente  entre  les  jurisconsultes  vivans. 
Les  Elemens  de  legislation^  par  M.  Perreau,  sont 
dun  ccrivain  sage  et  dun  bon  citoyen.  11  est  juste 
de  distinguer  aussi  Tecrit  de  M.  Boiirguignon  sur 
la  magistrature  consideree  dans  ce  qu'elle  fat  et 
dans  ce  qu'elle  doit  etre.  L'auteur  entend  par  ma- 
gistrats  les  fonctionnaires  publics  attaches  a  Tor- 
dre  judiciaire.   Cette   denomination,  jadis  usitee 
parmi  nous,  manque  peut-etre  de  justesse.   Quoi 
qu'il  en  soit,  Touvrage  a  du  merite;  mais  on  en 
trouve  bien  davantaire  dans  les  trois  discours  du 
meme  auteur  sur  les  Moyens  de  perfectiouner  en 
France  V institution  du  juiy.  Le  premier  fnt  cou- 
ronne,  il  y  a  sept  ans,  par   la  seconde  classe  de 
rinstitut;  les  deux  autres  furent  composes  depuis, 
soit  pour  eclaiicir  des  points  obscurs,  soit  pour 


86  LITTER ATURE  FRANCAISE. 

repondre  a  des  objections  recentes.  Nous  iie  pou- 
vons  passer  sons  silence  le  livre  de  M.  Bexon 
sur  la  siirete publique  etparticuliere.  Apres  avoir  ete 
public  sous  les  auspices  de  S.  M.  le  roide  Baviere, 
il  a  joui  d'un  brillant  succes  dans  plusieurs  con- 
trees  de  TEurope.  Le  6Welui-meme  depasse  no- 
tre  competence  ;  mais  le  discours  etendu  qui  le 
precede  appartient  a  la  litterature  des  sciences 
politiques.  II  contient  des  idees  profondes  et  bien 
exprimees  sur  Tesprit  de  toute  legislation,  sp^- 
cialement  (\q  la  legislation  penale:  les  principes 
de  Montesquieu,  de  Beccaria,  y  sont  presentes 
sous  des  points  de  vne  qui  les  etendent ;  et  les 
lumieres  de  I'anteur  ne  sauraient  etre  contestees 
avec  justice. 

Toutefois,  long-temps  anparavant,  et  des  la  se- 
conde  annee  de  notre  epoque,  M.  Pastoret  avait 
public  sa  Theorie  des  lots  pennies,  production  plus 
interessante  encore  sous  I'aspect  litteraire  et  phi- 
losophique.  Dans  les  quatre  parties  de  son 
ouvrage ,  I'auteur  examine  successivement  les 
principes  generaux  de  la  legislation  penale,  les 
diverses  natures  de  peines,  les  rapports  nombreux 
qu'elles  embrassent,  enfin  la  proportion  qui  doit 
exister  entre  les  chatimens  et  les  delits.  On  a 
lieu  de  s'etonner  qu'en  admettant  le  droit  de  pu- 
nir  il  n'admette  pas  le  droit  de  faire  grace.  Mon- 
tesquieu   le  regardait  comme  inherent  aux  mo- 


V     CHAPITRE    [I.  .       .  »7 

iiarchies  temperees;  inais,  si  M.  Pastoret  combat 
sur  ce  point  I'autorite  de  Montesquieu,  an  monjs 
veut-il  des  lois  donees.  Altentif  a  la  garantie  des 
accuses,  il  rejette  les  temoins  necessaires,  et  ce 
que  les  criminalistes  appellent  si  improprement 
la  preuve  conjectnrale  :  il  croil  que  I'evidence 
absolue  pent  seule  piouver  le  delit  et  motiver  la 
condamnation.  Par  une  consequence  rigoureuse 
du  principe  qui!  pose,  runanimite  des  juges  lui 
parait  indispensable  jionr  prononcer  la  [)eine  ca- 
pitale :  il  desire  raeme  cette  unanimite  quand  il 
s'agit  de  prononcer  une  peine  quelconque.  Apres 
avoir  analyse  les  opinions  des  phis  celebres  phi- 
losophes,  relativenient  a  la  peine  de  morl ,  il  ob- 
serve que  Leopold  I'avait  abolie  en  Toscane ,  sans 
qu'il  en  resultat  d'inconvenient.  Il  pense  qu'elle 
excede  les  droits  de  la  societe ,  qu'elle  est  ntetne 
contraire  a  ses  interets ;  et ,  se  rangeant  a  Tavis 
de  Beccaria  ,  il  appuie  de  considerations  nouvelles 
cette  opinion,  combattne  fortement  parJ.-J.  Rous- 
seau, et  plus  tortenient  par  Mably.  En  suppo- 
sant  neanmoins  que  la  peine  de  mort  doive  etre 
encore  regardee  comme  la  seule  suffisante  pour 
les  grands  crimes  ,  toute  recherche  dans  les  sup- 
plices  est,  aux  yeux  de  I'auleur,  indigne  des  na- 
tions civilisees  :  il  developpe  des  idees  non  moins 
judicieuses  sur  (juelques  peines  infamantes,  et 
trouve,  par  exemple,  une  contradiction  inexcu- 


88  LITTER ATLRE   FRANCA^ISE. 

sable  eiitre  iiiie  peine  temporaire  et  une  marque 
eternelle  d'lnfamie.  La  vraie  justice,  et  par  con- 
sequent I'humanite  :  tel  est  partout  I'esprit  de  cet 
ouvrage,  riclie  de  connaissances,  fort  de  dialec- 
tique,  embelli  par  une  diction  noble  et  ferme. 
TAcadeniie  francaise  lui  decerna  le  prix  d'utilile  : 
c'etait  declarer  Fopinion  publique.  Le  choix  de 
I'Academie  honorait  I'auteur;  le  cboix  du  livre 
honorait  I'Academie.      .  . 

II  y  a  six  ans  que  M.  de  Lacretelle  a  donne  au 
public  le  recueil  de  ses  (Buvres  :  on  y  trouve  en 
plus  d'un  genre  des  productions  interessantes.  Lais- 
sant  pour  d'autres  cbapitres  ce  qui  n'est  pas  en- 
core de  notre  sujet,  nous  citerons  ici  les  ouvrages 
oil  Tauteur  applique  la  philosophic  a  la  legislation. 
Ses  principes  des  conventions  civiles  annoncent 
un  jurisconsulte  eclaire  :  il  developpe  des  vues  fe- 
condes  dans  son  ecrit  sur  les  diverses  fonctions 
deleguees  au  ministere  public  pour  la  garantie  de 
la  societe,  II  est  un  de  ceux  qui  out  signale  avec 
courage  et  talent  les  detentions  arbitraires,  cet 
horrible  abus  qui  menacait  jadis  les  citoyens  de 
toutes  les  classes,  et  dans  les  rapports  les  moins 
graves,  puisqu'on  lanrait  des  lettres  de  cachet  sur 
la  demande  des  agens  du  fisc  :  lait  etrange,  mais 
atteste,  denonce  par  le  vertueux  Malesherbes,  rc- 
digeant,  au  nom  de  la  Cour  des  Aides,  des  remon- 
trances  au  roi  Louis  XV.  La  legislation  penale  a 


CHAPITRE   II.      /:  89 

particulierement  occupe  M.  de  Lacretelle.  Ici  il 
examine  quelle  reparation  est  dne  par  ia  societe 
aux accuses reconnus  innocens;  la,  dans  lui  apercu 
net  etrapide,  il  trace  un  plan  general  pour  la  re- 
forme  des  lois  criminelles.  Ami  des  dispositions 
tutelaires,  il  est  loin  d'approuver  en  tout  la  fa- 
meuse  ordonnance  de  1670,  resultat  des  ces  con- 
ferences ou  Pussort  obtint  une  victoire  funeste  sur 
I'equitable  et  judicieux  Lamoignon.  Mais,  de  tons 
les  ouvrages  de  I'auteur,  le  mieux  concu,  le  mieux 
ecrit,  comme  aussi  le  plus  important,  nous  parait 
etre  son  Discours  snr  les  peines  infamantes.  II  s'a- 
gissait  de  cette  odieuse  opinion  qui  faisait  au- 
trefois rejaillir  sur  des  enfans  et  sur  une  famille 
entiere  I'ignominie  d'un  coupable  condamne,  Il 
fallait  remonter  a  I'origine  du  prejuge,  peser  en- 
suite  ce  qu'il  pouvait  avoir  d'utile,  et  ce  qu'il  avait 
de  desastreux,  indiquer  enfin  les  moyens  a  mettre 
en  usage  pour  en  triompher.  Les  trois  i^iarties  sont 
ce  qu'elles  doivent  etre;  la  seconde  est  d'un  grand 
effet.  Quoi  de  plus  touchant  que  I'histoire  de  cette 
famille,  honneur  du  sejour  qu'elle  habite,  et  tout- 
a-conp  plongee  dans  Fopprobre  par  le  supplice 
d'un  brigand  qu'elle  a  produit!  Elle  est  encore 
estimee;  et  cependant  sa  consideration  est  perdue; 
elle  se  voit  abandonnee  par  I'amitie  meme,  servie 
avec  dedain  par  ses  propres  domestiques!  Le  frere 
du  coupable  etait  honore  dans  un  regiment  comme 


9<)  LIITKRATLRK   FRANGUSE. 

uii  officier  pleiii  cic  nierite;  il  est  cotitraiiit  de  sortir 
dii  corps;  un  suicide  le  debarrasse  de  la  vie.  Sa 
mere,  desesperee,  iie  In!  survit  que  de  trois  jours. 
Un  vieillard  reste  avec  ses  deux  filles,  vertueuses 
et  belles.  Deux  amans  passionnes  allaient  devenir 
leurs  epoux  :  Tun  se  retracte  :  I'amour,  qui  fait 
taire  Tinteret  et  I'ambition,  se  tait  lui-meme  de- 
vant  le  despotismc  du  prejuge  :  I'autre  est  fidele; 
riiymen  est  rouipu  par  ses  parens;  et  c'est  au  iiom 
de  I'hoiuieur  que  sout  violees  de  saintes  promesses 
que  riionneur  avait  garaiities.  La  lamille  infortiuiee 
ramasse  ses  debris  :  elle  f'uit,  elle  s'exile;  rnais  c'est 
Irop  peu  de  quitter  son  pays  :  a  peine,  en  abju- 
rant  son  nom,  |)eut-elle  echapper  a  I'infamie  qui 
I'environne  au  sein  nieme  de  la  vertu.  Quoi  de 
plus  terrible  que  Tliypothese  de  ce  jeiuie  homme, 
n'ayant  d'autre  heritage  que  I'opprobre  d'un  pere 
coupable,  reduit  par  le  tlesespoir  a  meriter  au 
moins  la  hontequ'il  subit  injustement,  ne  se  voyant 
plus  d'asile  que  parmi  les  brigands,  et,  quand  il 
va  subir  un  juste  suj)plice,  reprochant  les  crimes 
([u'll  a  conmiis  a  la  societe  qui  le  rejeta  loin  d'elle, 
lorsqu'il  etait  encore  innocent!  Dans  une  lettre 
adressee  a  I'auteur,  un  immorlel  ecrivain ,  Tho- 
mas, digne  appreciateur  de  I'honnete  et  du  beau, 
rendit  une  justice  eclatante  a  ce  notable  discours. 
L'ouvrage  fut  couroinie  comnie  utile  par  I'Acade- 
mie  francaise,  apres  I'avoir  ete  tomnie  excellent 


CHAPITRE   II.    i       .  91   , 

par  FAcademie  de  Metz,  qui  avail  propose  la  ques- 
tion, et  qui,  les  deux  aiinees  suivantes,  interessa 
I'attenlion  publique  en  faveur  des  enfans  illegi- 
times  et  des  Juifs,  si  long-temps  opprimes  par  des 
lois  avilissantes  et  vexatoires.  Tel  etait  I'esprit  des 
societes  litteraires;  telle  etait  I'impulsion  donnee  a 
loute  la  France  depuis  le  milieu  du  dernier  siecle: 
temps  memorables,  oil  les  talens,  appeles  a  des 
etudes  importantes  pour  le  genre  humain,  obte- 
naient,  en  servant  la  raison ,  des  succes  garantis 
par  elle. 

Jusqu'ici  nous  avons  parle  d'ouvrages  plus  on 
moins  dignes  d'estime,  et  nous  les  avons  loues 
avec  plaisir.  C'est  a  regret  que  nous  allons  paraitre 
severes;  mais  la  justice  et  la  verite  nous  y  con- 
traignent.  Un  livre  en  trois  volumes  fnt  iniprime, 
il  y  a  douze  ans,  sons  ce  titre  emphatique  :  Theo- 
rie  du pouvoir politique  et  religieux  dans  la  societe 
civile,  par  M.  de  B.,  gentilhomme  francais.  L'au- 
teur  promet  de  demontrer  sa  theorie  par  le  rai- 
sonnement  et  par  I'histoire.  Pour  I'histoire,  il  ne 
parait  pas  I'avoir  etudiee ,  pas  meme  I'histoire  de 
France,  dont  il  parle  a  tort  et  a  travers,  sur  la  foi 
du  pere  Daniel  et  du  president  Renault,  les  seuls 
de  nos  historiens  qu'il  vante,  les  seuls  qu'il  cite, 
les  seuls  peut-etre  qu'il  ait  Ins.  Quant  an  raison- 
nement,  voici  ce  qu'il  aj^pelle  raisonner  :  il  pose 
commc    un    priiu"ipe  incontestable  ce   qui  est  le 


c)i  i jtti:katij]i1':  fj{ancaise. 

plus  coiiteste,  souveiit  ce  qui  est  inadmissible,  et 
marche  d'assertion  en  assertion,  |3ronvant  cliaque 
proposition  qu'il  affirrae  par  celle  qn'il  vient  d'af- 
firmer.  Vent-il  rendre  sa  demonstration  complete: 
cinq  ou  six  repetitions  sont  pour  lui  cinq  ou  six 
preuves.  Vent-il  donner  de  la  puissance  aux  mots  : 
il  les  imprime  en  lettres  italiques.  C'est  avec  cette 
logique  victorieuse  et  ces  grands  moyens  d'elo- 
quence  qu'il  croit  refuter  I'Esprit  des  lois  et  le 
ConJrat  social;  qu'il  denigre  I'Essai  surJesmoiurs 
des  nations;  qn'il  prend  avec  Voltaire,  Montes- 
(piieu,  J. -J.  Rousseau,  nn  ton  de  superiorite,  plai- 
sant  par  iui-meme,  et  qu'un  extreme  serieux  rend 
plus  comique.  A  propos  d'une  definition  qu'il  ha- 
sarde  comnie  tout  le  reste,  il  enjoint  par  note  a 
ses  lecleurs  de  ne  point  epilogiier;  c'est  le  terme 
qu'il  emploie  :  et,  certes,  les  roles  sont  confondus; 
car  c'est  precisement  ce  que  ses  lecteurs  auraient 
le  droit  de  lui  recomniantler  sans  cesse.  Les  memes 
principes,  les  memes  idees,  souvent  les  memes 
expressions,  se  retrouvent  dans  la  Legislation pii- 
initive^  autre  livre  ])nl)lie  plus  recemment  par  M.  de 
lionald.  L'autcur,  cctte  (bis,  car  c'est  bien  le  nieme, 
donne  ses  decisions  par  articles  et  dans  la  forme 
des  lois.  De  telles  productions  semblent  cxiger  un 
procede  fort  simple  :  celui  d'examiner  ce  qui  fut 
ecrit  de  sage  en  matiere. politique,  et  d'ecrire  pre- 


CHAPITllE    II.   :  o3 

cisement  le  contraire.  Tous  les  abns  tlenonces  de- 
puis  cinqiiante  ans  par  des  philosophes  illustres, 
par  cVhabiles  magistrals,  par  des  coiirs  soiive- 
raines,  par  des  ministres,  soiit  aux  yeux  de  I'au- 
teur  des  inventions  admirables.  Toiites  les  go- 
thiques  institutions,  fruits  de  I'ignorance  du  moyen 
age,  lui  paraissent  les  chefs-d'oeuvre  du  genie. 
C'est  la  ce  qu'il  appelle  necessaire,  ce  qu'il  trouve 
approchant  de  !a  perfection,  mais  ce  qu'il  veut  per- 
fectionner  encore;  an  point  que,  s'il  en  fallait 
croire  et  ses  conseils,  et  ses  voeux,  et  ses  prophe- 
ties,  car  il  est  prophete,  I'Europe  atteindrait  bien- 
tot  le  plus  haut  degre  d'intolerance  politique  et 
religieuse.  Sa  diction  d'adleurs  est  aussi  seche  que 
ses  decisions  sont  tranchantes.  Avec  un  pareil 
style,  de  pareils  principes  n'ont  aucun  danger;  et, 
assurement,  il  n'y  a  pas  lieu  de  craindre  que  M.  de 
Bonald  parvienne  a  degouter  I'Europe  des  ecrits 
de  Voltaire  et  de  Montesquieu. 

Apres  avoir  parle  des  ouvrages  composes  en 
notre  langue,  il  nous  reste  a  dire  un  mot  des  tra- 
ductions de  quelques  auteurs  celebres  qui,  dans 
les  sciences  politiques,  ont  honore  par  leurs  tra- 
vaux  on  I'ltalie  on  I'Angleterre.  Deux  fois,  parmi 
nous,  on  avait  traduit  Machiavel,  fiimeux  par  tous 
ses  ecrits,  trop  fameux  par  son  livre  du  Prince.  Si 
Ton  en  croit  J. -J.  Rousseau,  en  feignant  de  don- 


()4  LlTTERATLRi:    FRAiNCAlSE. 

iier  des  lecoiis  aiix  princes,  Machiavel  en  a  donne 

(le  grandes  aux  peiiples.  Cela  est  possible;  mais 

les  peoples,  il  faut  I'avoiier,  n'ont  pas  ete  ses  meil- 

leurs  eleves.   Un  liomme  de  merite,  Guiraudet, 

moi t  prefet  de  la  Cote-d'Or,  a  public,  il  y  a  dix  ans, 

une  traduction  complete  des  oeuvres  du  politique 

de  Florence  :  elle  est  fort  bien  ecrite ,  et  fort  su- 

perieure  aux  deux  traductions   anciennes.    C'est 

avec  plus  de  succes  encore  que  M.  Galiois  a  tra- 

duit  la  Science  de  la  legislation,  fruit  des  etudes 

de  Filangieri,  surnomme  par  quelques  personnes 

le  Montesquieu  de  Vltalie.  Get  eloge  est  exagere  : 

Filangieri  ne  ressemble  point  a  Montesquieu;  car 

il  est  verbeux,  et  n'est  pas  profond  :  mais  il  est 

clan^;  il  a  des  idees  saines,  des  intentions  dignes 

du  temps  oil  il  ecrivait;  et  Ton  ne  saurait  trop  vi- 

vement  regretter  ce  jeune  et  laborieux  philosophe, 

mort  avant  Tage  de  trente  ans. 

Nous  devons  quelques  louanges  a  la  traduction 
anonyme  de  \ Oceana  d'llarrington.  Exacte  et  re- 
digee  avec  soin,  elle  fait  bien  connaitre  I'esprit  de 
cet  illustre  Anglais,  qui,  par  un  contraste  singu- 
lier,  mais  pour  lui  doubleincnt  honorable,  fut  a- 
la-fois  le  plus  fidele  ami  du  roi  Gharles  I"  et  le 
plus  zele  partisan  des  opinions  republicaines.  Son 
livre,  ou,  designant  I'Angleterre  sous  le  nom  d'une 
lie  fabuleuse,  il  trace  pour  elle  un  plan  d'organi- 


CHAPITRE    11.  95 

sation  socinle,  efface  sans  coiitredit  VUtopie  de 
Thomas  Moms,  et,  pour  le  fond  ties  idees,  Tem- 
porte  meme  snr  la  Repubiiqut  de  Platoii.  C'est 
aussi  par  nne  traduction  anonyme  que  le  public 
francais  a  pu  connaitre  le  livre  estimable  ou  Ste- 
wart developpe  les  principes  de  Feconomie  poli- 
tique. Smith,  Ecossais  comme  Stewart,  en  ecrivant 
apres  hii,  enseigne  une  doctrine  toute  differente. 
Son  Traite  sur  la  nature  et  les  causes  de  la  richesse 
des  nations  pourrait  etre  plus  methodique;  nous 
I'avons  deja  remarque  :  mais  nul  ouvrage  du  meme 
genre  ne  renferme  autant  d'instruction  solide;  et 
cest  le  livre  essentiellement  classique  pour  ceux 
qui  veulent  etudier  la  science.  L'epoque  a  produit 
deux  traductions  de  cet  excellent  traite  :  I'une  de 
Roucher,  Tautre  de  M.  Garnier.  La  seconde  vaut 
beaucoup  mieux  que  la  premiere  :  elle  n'en  offie 
pas  les  incorrections  frequentes;  elle  en  offre  en- 
core moins  les  obscurites,  car  le  nouveau  traduc- 
teur  entend  les  theories  economiques.  Son  travail 
est  complete  par  des  notes  instructives;  souvent 
il  y  explique,  souvent  meme  il  tache  d'y  refuter 
I'auteur  qu'il  Iraduit.  On  avait  promis  un  volume 
de  notes  pour  la  traduction  de  Roucher;  ce  vo- 
lume n'a  point  paru;  il  devait  etre  de  Condorcet. 

Nous  ne  faisons  pas  entrer  dans  le  tableau  de 
notre  litterature  les  actes  ecrits  de  Tautorite  :  le 


(U) 


)(•)  I.1TIERATURE  FRANCAISE. 

respect  nous  le  defend.  Les  lois  reclainent  I'obeis- 
sance  des  ciloyens ;  et  toutes  les  convenances,  nieme 
cellesdu  gout,  interdisent  la  louange  litteraire  par- 
tout  ou  la  critique  est  interdite.  Ce  dont  il  est  juste 
de  louer  le  gouvernement,  dans  quelqne  ouvrage 
que  ce  soit,  c'est  de  la  garantie  qu'il  donne  a  I'in- 
dependance  des  opinions.  Rieii  de  plus  legitime, 
de  plus  utile,  de  plus  necessaire  que  cette  inde- 
pendance.  Le  philosoplie  doit  indiquer  le  but :  le 
leeislateur,  calculant  les  resistances,  s'arrete  a  la 
limite  qu'il  ne  saurait  encore  franchir.  Observons 
que  cette  limite  est  toujours  au  clioix  de  la  puis- 
sance; et,  pour  cela  meme,  la  puissance  a  besoin 
de  recueillir  de  nombreux  avis,  quelle  examine 
et  pese  a  loisir.  Ou  il  s'agit  de  I'interet  de  tons, 
tons  out  droit  d'exprimer  un  voeu.  Les  seules  dis- 
cussions libres  peuvent  donner  de  veritables  lu- 
mieres;  et  les  gouvernemens  deja  eclaires  n'ont 
jamais  craint  les  lumieres  publiques. 

(c  II  est  de  notre  devoir  de  repousser  ouvertement 
«  une  theorie  si  c<jntraire  aux  lumieres  contempo- 
«  raines,  a  Tesprit  de  la  nation,  au  caractere  gene- 
«  reux  du  heros  qui  la  gouverne,  aux  constitutions 
«  qui  nous  regissent ,  a  la  liberte  religieuse  que  nous 
«  assure  le  concordat.  Ce  n'est  point  assez  que  des 
«  ouvrages  de  cette  espece  subissent  en  quelques 
ttjoiirnaux  decries  des  louanges  pires  que  Toubli 


1 


CHAPITRE   11.  97 

«  universel,  qu'elles  garantissent  et  qii'elles  prece- 
«  dent  d'lHi  seul  jour.  C'est  dii  milieu  de  I'lnstitut 
«  qu'un  cri  doit  s'elever  en  faveur  de  la  philosophic , 
«si  faiblement  combattne,  mais  si  hardiment  on- 
ce tragee.  Puisqu'on  a  fait,  a  la  fin  du  dix-huitieme 
«  siecle,  des  livres  dignes  du  quinzieme,  an  moins 
«avant  la  decouverte  de  I'imprimerie,  il  fant  ap- 
«  prendre  a  I'Europe  quel  sentiment  ces  livres  ins- 
«  pirent  aux  gens  de  lettres  et  a  tons  les  hommes 
«  eclaires  de  la  France.  Il  faut  apprendre  a  I'auteur 
a  que  nous  sommes  loin  de  cette  restauration  com- 
«  plete  dont  il  manifeste  a  chaque  ligne  I'impatient 
a  desir,  et  qu'il  est  inutile  de  signaler  plus  claire- 
«  ment.  Que  si  d'autres  ecrivains  voulaient  cooperer 
«  a  ce  grand  oeuvre,  il  faut  encore  leur  apprendre 
«  qu'il  est  bon  d'y  employer  plus  d'habilete;  que 
«  les  chiffres  remains  ne  sont  pas  des  idees;les  as- 
«  sertions,  des  motifs;  les  repetitions,  des  preuves 
«evidentes;  qu'il  n'existe  pas  dans  les  lettres  ita- 
«  liques  un  pouvoir  surnaturel  qui  donne  aux  mots 
«  la  portee  qu'ils  n'ont  pas;  au  style,  I'elegance  qui 
«  lui  manque;  aux  ecrits,  le  talent,  I'esprit,  le  bon 
«  sens  dont  I'auteur  a  juge  a  propos  de  s'abstenir; 
«  que  le  ton  tranchant  sur  les  grandes  choses  est 
«  d'un  ecolier  trop  vain  pour  vouloir  s'instruire ,  et 
«  trop  ignorant  pour  savoir  douter;  que  I'irreve- 
<f  rence  a  I'egard  des  grands  hommes  appartient 

OEuvres  posfhuines.   III.        .  7 


98  LITTER ATURE   FRANCAISE. 

,«  de  droit  aiix  hommes  vulgaires;  que  Voltaire, 
«  J.-J.  Rousseau ,  Montesquieu,  out  bien  merite  du 
tf  genre  humain,  qui  le  sait  et  qui  les  revere;  quen- 
«  fin  des  declamations  en  style  barbare,  et  dirigees 
«  de  si  has  contre  des  ecrivains  si  eleves,  ne  detrui- 
(c  ront  ni  leurs  ouvrages,  ni  leur  gloire,  ni  leur  in- 
«  fluence ,  ni  la  raison  ^  ni  la  langue  fran^aise. » 


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CHAPITRE  III. 

Rhrtorique ;  Critique  litteraire. 


LESOuvrages  sur  la rhetorique ,  stir  la  poetique, 
sur  la  critique  litteraire,  sont  iiombreiix  dans 
notre  langiie;  mais  il  en  est  pen  qni  aient  con- 
serve lenr  repntation.  Personne  anjourd'hni  ne 
consnlte  le  P.  le  Bossu ,  pour  apprendre  les  regies 
de  I'epopee,  ni  I'abbe  d'Aubignac,  pour  etudier 
la  pratique  du  theatre  :  on  lit  meme  assez  rare- 
mentles  eci^its  du  P.  Bouhours,  rhetetir,  dont  les 
homines  les  plus  eclaires  du  dix-septieme  siecle 
estimaient  le  gout  et  la  correction.  Le  Traite  des 
Etudes  deRoilin  demeure  encore  place  parmi  nos 
meilleurs  livres  elementaires  :  car,  si  I'auteur  a 
peu  d'idees  neuves,  au  moins  sait-il  exposer  dans 
un  style  elegant  et  clair  les  excellens  preceptes 
de  Ciceron  et  de  Quintilien.  Le  Cours  de  belles- 
lettres  de  Batteux,  avec  plus  de  developpemens, 
offre  moins  d'instruction  reelle  etbeaucoup  moins 
d'interet.  Le  petit  ouATage  de  I'abbe  Fleury  sur  le 
choix  des  etudes  est  digne  de  cet  ecrivain,  si  re- 
commandable  par  un  esprit  sage  et  par  des  con- 
naissances  etendues.  Des  apercus  ingenieux  et 
feconds  distinguent  le  livre  de  Tabbe  Dubos  sur 

7- 


K.o  LITTEFIATURE  FRANCAISE. 

la  Poesie  el  la  Peintiire.  J^es  Reflexions  sw  la  Poe- 
sie,  par  Racine  Ic  fils ,  respirent  I'ecole  de  son 
illiistre  pere,  et  le  sentiment  approfondi  dcs  beau- 
tes  antiques.  Les  Considerations  de  Ditlerot  sur  le 
Drame^  la  Poetiqiie  de  Marmontel ,  et  ses  illemens 
de  Litterature ,  oii  sa  Poetique  estrefondue,  me- 
ritent  une  lecture  attentive,  quoique  Ton  puisse 
avec  raison  reprocher  a  ces  deux  auteurs  des  pa- 
radoxes que  repousse  un  gout  severe.  Mais,  parmi 
nous,  les  ecrivains  restes  modeles  furent  aussi 
des  critiques  du  premier  ordre.  Quoi  de  plus  so- 
lide  que  les  Dialogues  sur  Vcloquence,  composes 
par  Fenelon?  Quoi  de  plus  exquis  en  litlerature 
que  sa  Lettre  a  TAcademie  franeaise?  Quoi  de 
plus  lumineux,  depuis  la  Poetique  d'Aristote,  que 
les  trois  Discours  de  Corneille  sur  la  tragedie,  et 
nieme  que  les  Examens  de  ses  pieces?  Quel- 
ques  prefaces  de  Racine,  une  seule  de  Moliere, 
celle  de  Tartufe,  et  plusieurs  scenes  de  I'lm- 
promptu  de  Versailles,  suffisent  pour  demontrer 
combien  ces  deux  hommes  admirables  excellaient 
dans  la  theorie  des  arts  qu'ils  ont  portes  a  la  per- 
fection. Quant  a  Voltaire,  en  lisant  ses  Commen- 
taires  siir  Corneille,  ses  Melanges,  cent  articles 
de  son  Dictionnaire  philosophique,  les  prefaces 
de  ses  tragedies,  et  jusqu'a  sa  correspondance,  il 
est  impossible  de  ne  pas  reconnaitre  un  veritable 
arbitre  du  gout,   et  le  plus  grand  litterateur  de 


CHAPITRE   III.       •  loi 

I'Europe  moderne.  Enfin,  le  meilJeur  ecrit  fraii- 
cais  sur  I'art  oratoire  nous  vient  d'un  orateur 
celebre.  On  sent  bien  que  nous  voulons  designer 
YEssaisurles  Eloges,  livre  si  superieur  a  son  litre, 
et,  de  tous  les  ouvrages  de  Thomas,  celui  qui 
porte  la  plus  belle  empreinte  de  son  caractere  et 
de  son  talent. 

Le  Traite  ou  M.   le  cardinal  Maury  developpe 
les  principes  de  I'eloquence  de  la  chaire  et  du 
barreau  vient  de  reparaitre  Tannee  derniere  avec 
des  changemens  et  des  additions  :  ii  fournit  une 
preuve  nouvelle   de   I'observation    generale   que 
nous  avons  faile.  Oui,  pour  bien  enseigner  un  art, 
il  faut  soi-menie  y  reussir.  Dans  I'ouvrage  dont 
nous  parlous,  tout  fait  sentir  a  quel  haut  degre 
I'ecrivain  possede  lamatiere  qu'il  traite,  et  les  ora- 
teurs  celebres  qui  furent  ses  modeles.  Lui-meme 
est  toujours  orateur,  soit  lorsqu'il  analyse  les  dif- 
ferentes  parties  qui  constituent  le  plan  du  discours, 
soit  lorsqu'il  considere  en  ce  genre  d'ecrire  les 
beautes  et  les  defauts  du  style;  soit  lorsqu'il  ca- 
racterise  tour-a-tour  la  rapidite,  la  vehemence,  la 
force  irresistible  de  Demosthene,  I'abondance  lieu- 
reuse  et  I'inepuisable  richesse  de  Ciceron,  I'onc- 
tion  pathetique  de  Fenc4lon,  la  hauteur  ou  plutot 
la  majeste  sublime  de  Bossuet,  I'austerite  religieuse 
de  Bourdaloue ,  I'elegance  exquise  et  variee  de  Mas- 
sillon;  soit,  enfin,  lorsque,  exercant  une  justice 


lou  LITTERATURE  FRANCAISE. 

plus  rare,  puisqii'cUe  regarde  un  coiitemporain ,  il 
apprecie  la  revolution  que  le  panegyriste  de  Des- 
cartes et  de  Marc-Aurele  a  operee  dans  i'art  ora- 
toire.  On  aime  a  trouver  ini  exorde  eloquent  du 
missionnaire  Bridaino,  predicateur  accoutume  aux 
villages,  et  tout-a-coup  transporte  dans  une  eglise 
de  Paris,  environne,  pour  la  premiere  fois,  d'un 
auditoire  qui  pouvait  et  qui  voulait  lui  paraitre 
imposant;  mais  tirant  de  sa  position  meme  une 
force  inattendue,  et  se  reprochant  devant  Dieu 
d'avoir  tourmente  la  conscience  du  pauvre  et  porte 
I'epouvante  au  sein  des  chaumieres,  an  lieu  de  re- 
server  les  foudres  evangeliques  pour  tonner  contra 
les  vices  de  Fopulence  et  contre  Torgueilleuse  cor- 
ruption des  habitans  des  palais.  Impartial  dans  ses 
jugemens,  I'auteur  loue  le  merite  du  protestant 
Saurin;  mais  il  blame  en  lui  I'intolerance,  si  bla- 
mable  en  effet  dans  toutes  les  sectes  et  dans  I'u- 
niversalite  des  choses  humaincs.  Les  An2[lais  le 
troiiveront  sobre  d'eloges  pour  Jeur  arclieveque 
Tillotson;  mais  aucun  ami  de  la  verita])lc  elo- 
quence n'osera  lui  contester  ce  qu'il  etablit :  I'ex- 
treme  superiorite  des  grands  predicateurs  francais 
sur  ceux  de  TAngleterre  et  du  reste  de  I'Europe. 
Entre  nos  orateurs  sacres,  Bossuet,  leur  maitre, 
est  toujours  present  a  son  admiration  respectueuse. 
II  nous  semblc  un  pen  severe  pour  Flechier  :  peut- 
etre  meme  n'est-il  pas  completement  juste  a  I'e- 


CHAPITRE   HI.  io3 

gard  de  Massillon;  car,  s'il  le  place  au-dessiis  de 
Bourdaloue  comme  ecrivain,  en  qualite  d'orateur 
il  le  croit  inferieur  a  Bourdaloue.  Cette  opinion , 
long-temps  conveuue,  nous  parait  difficile  a  de- 
montrer.  Plein  du  barreau  de  I'antiquite,  a  peine 
M.  le  cardinal  Maury  s'occupe-t-il  un  moment  du 
barreau  moderne.  On  desirerait  qu'il  eut  voulu 
creuser  davantage  cette  mine  souvent  sterile,  mais 
ou  quelques  filons  pouvaient  etre  mis  en  lumiere, 
et  fecondes  par  son  talent.  Du  reste,  son  livre  est, 
d'un  bout  a  Tautre,  aussi  interessant  que  solide. 
La  correction,  la  noblesse  et  I'harmonie  du  style 
y  repondent  coustamment  a  la  purete  des  prin- 
cipes.  ,\.pTesVEssai  sur  les  Eloges,  aucun  des  trai- 
tes  francais,  composes  sur  Teloquence,  ne  peut 
instruire  autant  les  eleves  :   ils  apprendront,  en 
I'etudiant,  quelles  regies  ils  doivent  observer,  ce 
qu'il  faut  eviter,  ce  qu'il  faut  suivre,  et  comment 
il  faut  ecrire. 

Sans  etre  aussi  importans ,  deux  ouvrages  de 
M.  de  Lacreteile ,  I'lm  sur  I'eloquence  de  la  cliaire , 
I'autre  sur  I'eloquence  judiciaire,  nous  semblent 
dignes  d'etre  cites  avec  distinction.  Dans  le  pre- 
mier, I'auteur  ne  parle  ni  des  oraisons  funebres , 
ni  des  panegyriques  :  c'est  a  la  predication  qu'il 
s'attache  exclusivement;  et  meme ,  sur  les  sermons 
de  Bossuet,  il  croit  ne  pouvoir  rien  ajouter  aux 
excellentes  observations  de  M.  le  cardinal  Maurv. 


io4  LITTERATURE  FRANCAISE. 

Enipresse  de  rendrc  a  Massilloii  la  justice  cclataiite 
qui  lui  est  due ,  il  se  permet  de  prouver  assez  bien 
que  la  reputation  de  Bourdaloue  est  exageree  a 
tous  egards;  et  nous  penchonspour  son  avis.  Peut- 
etre  lui-nieme  exagere-t-il  un  peu  le  merite  des 
sermons  de  I'abbe  Poule,  habile  orateur  sans  doute, 
a  qui  Ton  ne  saurait  contest er  de  la  verve  et  de  la 
pompe  dans  le  st\  le ,  mais  a  qui  Ton  pent  repro- 
cher  souvent  une  diction  retentissante  et  prodigue 
de  mots.  L'ouvrage  est  termine  par  des  vues  gene- 
rales  sur  les  moyens  de  ranimer  I'eloquence  de  la 
chture.  L'autcur,  considerant  que  I'incredulite  fait 
tous  les  jours  des  progresrapides,  pense  que,  pour 
la  convertir,  s'il  est  possible,  il  faudrait  borner 
les  sermons  aux  verites  de  I'invariable  morale, 
renoncer  aux  faibles  ressources  d'une  aride  et 
froide  discussion,  recourir  a  la  puissance  de  I'art 
d'emouvoir,  et  surtout  ne  jamais  offrir  un  affli- 
geant  contraste  entre  les  vertus  precliees  dans  la 
chaire  evangelique  et  les  vices  du  predicateur.  L'e- 
crit  sur  I'eloquence  judiciaire  presente.  une  suite 
de  conseils  donnes  a  un  jeune  avocat  par  un  an- 
cien  jurisconsulte.  L'auteur  y  traite,  en  un  court 
espace,  de  Tulilite  fie  Teloquence  opposee  a  la 
chicane,  des  inconveniens  et  de  quelques  avan- 
tages  de  I'improvisation  oratoire ,  du  choix  et  de 
la  direction  des  etudes  en  jurisprudence.  Les  re- 
flexions que  lui.inspirent  ces  dilferens  objets  peu- 


CHAPITRE   111.  r  ''  •  To5 

vent  elre  meditees  avec  fruit,  dans  un  temps  ou 
des  lois  civiles  simplifiees,  et  rendues  communes 
a  toutes  les  parties  du  territoire,  des  lois  penales 
plus  humaines,  des  formes  plus  tutelaires  et  plus 
imposantes,  permettent  aux  orateurs  de  franchir 
les  bornes  qui,  si  long-temps,  out  retreci  le  bar- 
reau  francais. 

Ici,  Tordre  des  matieres  nous  presente  un  ce- 
lebre  ouvrage  anglais,  le  Corns  de  rhetorique  de 
Blair.  Nous  en  avons  deux  traductions  :  la  pre- 
miere est  de  M.  Cantwel ;  la  seconde,  qui  vient 
de  paraitre,  est  de  M.  Prevost,  professeur  de  phi- 
losopliie  a  Geneve.  Celle-ci  parait  etre  la  meilleure, 
et  pour  I'exactitude ,  et  pour  le  style.  11  est  vrai 
que  le  nouveau  traducteur  a  de  grandes  obliga- 
tions a  Tancien  ,  dont  il  adopte  souvent  des  phrases 
entieres,  et  quelquefois  d'assez  longs  morceaux; 
mais  il  en  convient  lui-meme,  attention  que  les 
traducteurs  ont  rarement  pour  ceux  de  leurs  de- 
vanciers  auxquels  ils  sont  le  plus  redevables :  quant 
a  I'ouvrage,  il  est  digne  d'une  haute  estime.  Blair 
faisait  partie  de  cette  ecole  d'Edimbourg  qui  a 
produit  tant  d'hommes  remarquables.  Ami  de  Ro- 
bertson et  d'Adam  Smith ,  il  doit  meme  a  ce  der- 
nier plusieurs  idees  qu'il  developpe  d'une  maniere 
nouvelle  :  il  traite  successivement  du  gout  et  de 
la  source  de  ses  plaisirs,  de  I'origine  et  de  la  struc- 
ture du  langage,  de  la  theorie  generale  du  style, 


loG  LITTERATlJllE  FfL\NCMSE. 

de  I'eloquence  coiisideree  dans  tous  les  genres  de 
discours  publics ;  eufin ,  des  meilleures  composi- 
tions en  vers  et  en  prose,  qii'il  soumet  a  ini  exa- 
men  rapide  et  superficiel.  Des  principes  judicieiix 
presentes  avec  nietliode ,  eclaircis  par  des  appli- 
cations heiireuses,  etendus  par  I'analyse  philoso- 
phique ,  recommandent  les  cinq  divisions  de  I'ou- 
vrage.  On  doit  rendre  grace  aux  hommes  de  lettres 
qui  Font  traduit  en  francais;  et  jusqu'ici  nous  n'a- 
vons  pas  dans  notre  litterature  un  cours  de  rheto- 
rique  aussi  bien  concu.  II  convieut  d'autant  mieux 
d'etre  juste  a  I'egard  de  Blair  qu'il  Test  toujours 
envers  les  ecrivains  francais.  Appreciateur  bien- 
veillaut  de  Tillotson ,  de  Barrow,  et  lui-meme 
predicateur  celebre ,  il  regarde  Bossuet  et  Mas- 
sillon  comnie  les  deux  plus  grands  orateurs  des 
temps  modernes.  Il  proclame  Voltaire  le  chef  des 
historiens  du  dernier  siecle.  Malgre  les  ouvrages 
de  Fielding  et  de  Richardson ,  il  croit  que ,  dans 
le  genre  des  romaus,  les  Francais  I'emportent  sur 
les  Anglais:  ce  qui  pent  sembler  douteux,  meme 
en  France.  II  decerne  la  palme  comique  a  Moliere. 
En  exaltant  le  genie  dc  Shakespeare,  il  sait  admi- 
rer Corneille,  Racine  et  Voltaire,  Voltaire  le  plus 
moral  et  le  plus  religieux  de  tous  les  poetes  tra- 
giques.  Tels  sunt  les  propres  termes  de  Blair;  tel 
est  rhonmiagc  qu'un  etranger,  un  ecclesiastiqiie 
des  moeurs  les  plus  pures,  un  docteur  en  theolu- 


CHAPITRE   111.     -  i  107 

gie,  rend  a  rauteur  de  Zaire,  de  Mahomet,  d'Alzire 
et  de  Merope;  et  cet  hommage  n'etoiinera,  parnii 
nous,  que  des  pedans  hypocrites,  aussi  etrangers 
aux  mceurs  et  aux  veritables  idees  rehgieuses  qu'a 
la  justice  et  a  la  saine  critique. 

Au  defaut  des  grands  traites,  Tepoque  a  produit 
en  France  plusieurs  recueils  dignes  d'une  atten- 
tion particuhere.  Nous  devons  a  jM.  Suard  cinq  vo- 
lumes de  Melanges  de  litterature^  ou  diverses  pro- 
ductions de  ses  amis  sont  rassemblees  avec  les 
siennes.  Quand  il  ne  designerait  pas  celles  qui 
viennent  de  lui,  un  genre  de  merite  particulier 
les  ferait  aisement  reconnaltre.  Son  ouvrage  le 
plus  considerable  est  une  Histoire  du  Theatre-Fran- 
cais ,  plus  detaillee  que  celle  de  Fontenelle ,  et 
beaucoup  moins  longue  que  celle  des  freres  Par- 
fait.  Son  meilleur  ouvrage  nous  paralt  etre  un 
morceau  de  quelque  etendue  sur  la  vie  et  le  ca- 
ractere  du  Tasse.  On  doit  aussi  remarquer  une  no- 
tice sur  La  Bruyere,  ou  cet  ecrivain  si  original  est  , 
analyse  avec  autant  de  justesse  que  de  precision; 
un  ecrit  intitule  Fraginens  sur  le  style;  un  excel- 
lent morceau  sur  le  genre  epistolaire  et  sur  ma- 
dame  de  Sevigne;  un  autre  morceau  plein  d'interet 
sur  le  pape  Clement  XIV,  et  quelques  pages  tres- 
philosophiques  sur  la  certitude  de  I'hisloire.  11  ne 
faut  pas  oublier  une  lettre  sur  Gluck,  adressee  a 
lui-meme  durant  les  querelles  musicales,  ni  un 


io8  LITTERATURE   FRANCAISE. 

article  sur  Mozart,  plein  d'anecdotes  piquanles  et 
bienracontees.  Ces  productions,  et  plusieiirsautres 
que  nous  pourrions  citer  encore,  reunissent  la  po- 
litesse  du  style,  la  finesse  des  observations  et  le 
sentiment  eclaire  des  arts. 

Entre  les  ouvrages  qui  ne  sont  point  de  M.  Suard , 
ceux  de  I'abbe  Arnaud  tiennent  sans  contredit  la 
premiere  place  en  cetle  collection.  Son  portrait 
de  Jules-Cesar,  son  discours  snr  Homere;  ses  ar- 
ticles sur  Pindare,  sur  Catulle  et  sur  quelqties 
points  de  musique,  attirent  et  captivent  I'attention 
la  plus  difficile.  Plusieurs  dames  figurent  dans  ce 
recueil  :  I'une  d'entre  elles  se  distingue  par  des 
observations  relatives  aux  ecrits  de  Seneque,  et, 
plus  encore,  par  des  lettres  interessantes  sur  nn 
voyage  a  Ferney,  trois  ans  avant  la  raort  de  Vol- 
taire. On  remarque  aussi  la  Prise  de  Jericho,  petit 
poeme  ou  madame  Cottin  chante  en  prose  la  jeune 
Rahab,  qui  fut  tres-utile  a  Josue,  quand  il  assie- 
geait  cette  ville.  Une  foule  d'articles  de  litterature 
et  de  morale  ont  ete  composes  par  une  autre  dame, 
que  rediteiu'  ne  croit  point  devoir  nommer.  Tant 
d'opuscules  brillent-ils  dun  merite  egal ?  Nous 
n  osons  pas  I'affirmer  :  il  en  est,  sans  doute,  aux- 
quels  M.  Suard  fait  honneur  en  les  adoptant;  nous 
nous  bornons  a  dire  que  leur  ensemble  presente 
une  lecture  agreabJe.  II  n  y  faut  pas  chercher  To- 
riginalile,  la  profondeur,  ni  meme  uxie  instruction 


CHAPITRE  TIT.  109 

etendue;  mais  on  y  troiive  au  moins  la  diversite  : 
c'etait  la  devise  de  La  Fontaine. 

On  a  public,  il  y  a  dix  ans,  trois  volumes  de 
Melanges  tires  cles  maniiscrits  de  madame  Necker. 
Ces  melanges  sont  composes  de  lettres,  de  juge- 
mens  litteraires,  d'anecdotes  et  de  pensees  deta- 
chees.  On  y  trouve  de  nombreux  details,  non- 
seulement  sur  le   celebre  administrateur  qu'elle 
s'honorait  d'avoir  pour  epoux,  mais  sur  plusieurs 
ecrivains  illuslres,  tels  que  Voltaire,  J. -J.  Rous- 
seau, Diderot,  d'Alembert,  et  surtout  Buffon  et 
Thomas,  qu'elle  voyait  tons  deux  habituelleraent. 
Les  lettres  sont  d'un  style  pur,  mais  etudie;  cer- 
tains jugemens  sont  hasardes;  d'autres  prouvent 
un  gout  aussi  delicat  qu'exerce.  Beaucoup  d'anec- 
dotes etaient  connues  depuis  long- temps,  on  ne 
meritaient  guere  de  I'etre;  il  en  est  aussi  de  tres- 
piquantes,  et  qui  out  le  charme  de  la  nouveaute. 
Les  pensees  sont  quelquefois  recherchees ,  quel- 
quefois  communes;  mais  souvent  elles  sont  inge- 
nieuses,  sans  s'ecarter  du  naturel.  Ce  n'est  point 
une  collection  d'ouvrages,  encore  moins  un  ou- 
vrage  suivi;   mais  c'est  le  fruit  dcs  loisirs  d'une 
femme  de  sens  et  d'esprit,  accoutumee  a  la  lecture 
des  bons  livres,  et,  plus  encore,  a  la  conversation 
des  hommes  superieurs. 

En  donnant  au  public  un  volume  di  Etudes  sur 
Moliere  y  M.  Cailhava  n'a  pas  cru  devoir  aspirer 


no  LITTERATLRE  FRANCAISE. 

ail  litre  de  commentatciir :  son  livre  est  cependant 
un  commentaire  complet  sur  la  vie  et  les  ouvrages 
de  cet  incomparable  auteur  comique.  Toute  Tin 
structioii  que  Ton  pent  retirer  de  Tample  travail 
de  Bret  se  troiive  ici  rassemblee  en  moins  d'es- 
pace,  et  revetue  d'nne  pareille  forme.  Les  fails  au- 
llientiques  y  sont  consignes;  les  anecdotes  incer- 
taines  n'y  sont  point  admises;  les  observations 
litteraires  y  abondent;  et  quelques-unes  des  plus 
importantes  elaient  restees  neuves  encore.  Les 
sources  nombreuses  oii  puisait  Molierey  sont  exac- 
tement  indiquees;  mais  on  y  fait  admirer,  en  ses 
imitations  meme,  les  creations  de  ce  genie  qui 
change  en  or  le  plomb  qu'il  emprunte,  et  devant 
qui  ses  propres  modeles  paraissent  de  faibles  co- 
pistes.  Les  principes  qu'avait  exposes  M.  Cailhava 
dans  son  estimable  Traite  sur  Vart  de  la  comedie , 
sont  developpes  de  nouveau  dans  ses  J^tudes  sur 
Moliere.  La  lecture  attentive  de  ces  deux  ouvrages 
est  propre  a  former  le  gout  des  jeunes  ^crivains 
qui  veulent  tenter  la  difficile  entreprise  de  corri- 
ger  les  moeurs,  et  de  punir  les  vices  par  le  ridi- 
cule. Le  livre  consacre  specialement  a  Moliere  pre- 
sente  une  autre  espece  d'utilite.  L'auteur,  apres 
avoir  apprecie  le  genre ,  I'exposition ,  la  marche  , 
le  denoument,  les  principales  beautes  de  chaque 
piece,  s'occupe  de  la  tradition  theatrale.  Selon 
lui ,  c'est  dans  les  ouvrages  memes  que  les  acteurs 


CHAPITRE   III.  Ill 

doivent  cherclier  la  vraie  tradition ,  celle  de  I'aii- 
teur.  Ainsi,   le  comique  force,  la  profusion   des 
jeux  de  theatre,  la  manie  d'ajoiiter  au  texte,  les 
faux  ornemens  ,  le  begaiement   etudie  ,  le   ton 
maniere ,  la  minauderie  si  contraire  a  la  grace, 
lui  semblent  egalement  reprehensibles.  Trop  sou- 
vent  des  comediens,  d'ailleurs  habiles ,  ont  fait 
applaudir   ces   defauts  qu'ils  rendaient  brillans ; 
leur  exemple    est    devenu   regie.    On   a  bientot 
compose  pour  eux  des  pieces  qu'ils  jouaient  d'au- 
tant  mieux  qu'elies  etaient  plus  loin  de  la  nature ; 
et  leur  art,  en  s'egarant,  egarait  aussi  I'art  dra- 
rnatique..  M.  Cailhava  rend  done  un  double  ser- 
vice ,  lorsqu'il  recommande  aux  acteurs  la  correc- 
tion severe  qui  seule  convient  a  la  scene  francaise ; 
et  les  judicieux  conseils  qu'il  donne  a  cet  egard 
sont   dignes  d'etre  medites,  soit  par   les  eleves, 
soit  meme  par  les  professeurs  de  I'ecole  de  decla- 
mation. VV         . 
S'il  existe  un  commentaire  au-dessus  de  toute 
comparaison ,  c'est  assurement  celui  que  Voltaire 
nous  a   donne  sur  Corneille.   La ,  presque   tou- 
jours,  les  critiques  sont  des  traits  de  lumiere;  la, 
souvent  une  phrase  renferme  une  theorie  com- 
plete et  quelquefois  une  theorie  nouvelle.  Mais,  si 
le  pere  de  notre  theatre  ne  fut  jamais  loue  plus 
dignement  et  de  plus  haut,  il  faut  neanmoins  le 
dire,  on  aper^oit  de  temps  en  temps  une  extreme 


iiu  LITTKBATLRE  FRANCAISE. 

rigueur  dans  la  censure ,  de  la  durete  dans  les 
formes;  on  entrevoit  meme,  dans  le  fond  de  la 
doctrine  ,  quelques  erreurs  melees  aux  lecons 
d'un  maitre:  c'cst  ce  qui  a  frappe  M.  Palissot, 
juge  eciaire  en  matiere  de  litterature.  II  a  public 
une  edition  de  Corneille,  enrichie  de  notes  judi- 
cieuses,  qui  modifient  les  decisions  ou  les  expres- 
sions trop  severes  dvi  commentateur.  Plus  d'une 
fois  Yoltairc  y  repond  a  Voltaire;  et  Ton  y  oppose 
a  son  autorite  les  principes  qu'il  a  professes  lui- 
meme,  ou  qu'il  a  suivis  dans  ses  chefs-d'oeuvre. 
On  voit  que  I'editeur  n'a  rien  de  commun  avec 
les  ennemis  de  ce  grand  homme:  personne,  au 
conlraire,  n'a  convert  de  plus  de  mepris  les  Fre- 
ron,  les  Sabatier,  et  tons  les  nains  ridicules  de- 
chaines  encore  aujourd'hui  contre  le  gcant  du 
dernier  siecle.  Nous  devons  meme  a  M.  Palissot 
une  edition  de  Voltaire.  II  est  vrai  qu'elle  est  moins 
complete  et  moins  somptueuse  que  I'edition  de 
Kehl;  mais  on  doit  convenir  qu'elle  lui  est  supe- 
rieure,  soit  pour  la  correction  du  texte,  soitpour 
la  distribution  des  travaux :  elle  est  surtout  re- 
marquable  par  d'excellens  discours  places  a  la 
tete  des  principaux  ouvrages.  On  a  vu  reparai- 
tre  encore  ,  avec  beaucoup  d'additions  et  de 
changemens,  une  des  plus  importantes  produc- 
tions de  M.  Palissot ,  ses  Memoires  pour  servir  a 
riiistoire   de  notre  litterature.  Dans  ces  memoi- 


CHAPITRE   111.  ii3 

res,  tres-bieri  ecrits,  les  talens  qui  out  lilustre 
le  regne  de  Louis  XIV  soiit  apprecies  avec  autant 
d'impartialite  que  de  justesse :  I'eloge  toutefois 
n'est  pas  le  partage  exclusif  des  morts.  Bien  dif- 
ferent en  ce  point  d'un  autre  critique  non  moins 
ceiebre ,  et  dont  nous  parlerons  bientot,  I'auteur 
exerce  una  equitable  bienveillance  enversplusieurs 
de  ses  conteraporains ;  mais,  entraine  des  sa  jeu- 
nesse  dans  une  de  ces  guerres  de  plume  qui  ont 
trop  souvent  afflige  la  litterature,  il  y  deploya 
beaucoup  de  talent,  trop  peut-etre,  car  il  en 
perpetua  le  souvenir;  et  I'ascendant  d'une  pre- 
miere demarche  a  quelquefois  determine  ses  ju- 
gemens  ,  comme  il  a  influe  sur  sa  destinee.  II 
n'est  pas  de  ceux  qui  repoussent  indistinctement 
tons  les  propagateurs  de  la  philosophic  moderne  : 
on  a  vu  quel  respect  il  a  pour  Voltaire.  Nul  n'a 
rendu  plus  d'hommages  au  laborieux,  modeste 
et  vertueux  Bayle ;  nul  n'a  plus  vante  Montesquieu 
et  J. -J,  Rousseau  lui-meme;  ce  qui  paraitra  sin- 
gulier,  mais  ce  qui  est  toutefois  rigoureusement 
vrai;  nul  enfin  n'a  loue  de  meilleure  foi  Freret , 
Duclos,  Dumarsais,  Condillac.  Nous  voudrioiis 
pouvoir  ajouter  quelques  autres  talens  de  la 
meme  trempe,  et  que  Ton  distinguera  d'autant 
mieux  que  nous  evitons  de  les  nommer.  On  peul 
done  reprocher  a  M.  Palissot  de  la  partialite, 
tranchons  le  mot,  de  I'injustice  a  I'egard  de  trois 

OEuvres  posthuines.  III.  O 


ii4  LITTERATURE    TIIANCAISE. 

on  qiiatre  ecrivains  illustres,  ct  dont  il  cut  merite 
d'etre  Tanii;  mais  aucuii  homine  sincere  et  judi- 
cieux  ne  lui  contestera  la  pnrete  du  gout,  Tele- 
gance  continue  du  style,  le  don  tres-rare  de  bien 
ecrire  en  prose  et  en  vers ,  d'exceller  surtout 
dans  le  vers  de  la  comedie,  et  I'honneur  d'avoir 
des  long- temps  marque  sa  place  entre  nos  pre- 
miers litterateurs. 

Le  droit  de  commenler  les  fables  de  La  Fon- 
taine appartenait  sans  doute  au  plus  ingenieux 
de  ses  panegyristes;  mais  les  notes  tronvees  dans 
les  papiers  de  Cliamfort ,  et  publiees  sans  qu'il 
ait  eu  le  temps  de  les  revoir,  ne  presentent  que 
la  premiere  esquisse  d'un  commentaire  tel  qu'on 
pouvait  I'attendre  de  lui.  On  y  reconnalt  cepen- 
dant  la  piquante  finesse  qui  caracterisait  ses  ecrits 
et  ses  entretiens.  Chamfort  n'eut  pas  I'imagination 
feconde;  mais  il  fut  done  d'un  esprit  tres-flexible. 
Une  traeedie ,  ou  souvent  le  style  de  Racine  est 
lieureusement  rappele,  quelques  scenes  charman- 
tes  de  la  Jeune  Indienne,  plusieurs  contes  agrea- 
bles  et  narres  avec  precision :  voila  ses  titres 
comme  poete.  11  s'est  encore  plus  distingue  comme 
prosateur,  soit  par  ses  eloges,  soit  par  son  Mar- 
cliand  de  Sniyrne,  petite  comedie  etincelante  de 
bons  mots,  de  traits  plaisans  et  philosophiques. 
Sa  maniere  est  la  meme  en  quelques  ouvrages 
cpTil  a  composes  diuant  les  (i(.'rnieres  annees  de 


CHAPITRE   111.  -  ii5 

sa  vie:  ils  font   partie  de  iiotre  epoque,  et   tien- 

neiit  au  siijet  que  nous  traitons  dans  ce  chapitre. 

Vers  le  commencement  de  la  revolution ,  il  redi- 

gea  la  partie  litteraire  du  Mercure  de  France,  con- 

jointement  avec  La  Harpe  et  Marmontel;  mais  il 

refusa  de  rendre  compte  des  spectacles ,  ne  vou- 

lantpas,  comme  on  le  voit  par  une  de  ses  let- 

tres,  avoir  a  traiter  trois  fois  par  mois  avec  une 

foule  d'amours-propres  aussi  vigilans  qu'ombra- 

geux.  Les  principaux  articles  qu'on  lui  doit  con- 

cernent  lesmemoires  de  Duclos  sur  la  fin  du  regne 

de  Louis  XIV    et  sur  la  regence  ;  les  memoires 

ecrits  par  le  due  de  Richelieu ,  ou  plutot  sous  sa 

dictee ,  et  la  vie  privee  de  ce  courtisan ,  qui  tra- 

versa    presque   en  entier  le  dix-huitieme  siecle. 

Ces  articles  etendus  ne  sont  pas  des  extraits  vul- 

gaires,  ou  de  longs  passages   transcrits  amenent 

quelques  reflexions  banales.  Le  critique  se  rend 

maitre  du  terrain,  rassemble  etrapproctie  les  eve- 

nemens  remarquables ,  choisit  les  anecdotes,  et, 

sans  les  alterer,  les  raconte  dans  le  style  qui  leur 

est    propre ,  mele    aux    faits    des  considerations 

morales  ou  politiques,  et,par  un   tour  nerveux 

et  rapide,  par  un  trait  saillant,  souvent  par   uii 

mot,  fait  ressortir  le  scandale  et  le  ridicule  ou  il 

les  trouve.  C'est  un  art  qu'il  possedait;  et,  durant 

la  periode  historique  qu  il  avait  a  parcourir,  la 

matiere  ne  manquait  pas  a  son  talent.   Ce  genre 

8. 


1  iG  LITTERATUIU:   FK\NCA1SE. 

d'esprit  ne   brille   pas  tl'uii  nioirulre  eclat   clans 
Ics  nonibreiix  rnaterianx  d'lin  livrc  on  il  voiilait 
peiiuire  les  moeiirs  de  son  temps,  livre  cpii ,  s'il 
etait  acheve,  luiassnrerait  une  place  intermediaire 
cntreLaBruyeieetDnclos.  C'est  ailleurs  que  nous 
parlerons  de  son  ecrit  sur  les  academies,  puisque 
les  formes  en  sont  oratoires ,  et  qii'il  fut  compose 
pour  Tassemblee  constituante.  Les  compilateurs 
de  calomnies  ont  honore  de  leurs  injures  la  me- 
moire  de  cet   ecrivain :  c'est  nn  hommage  qu'il 
merite.   Nourri   dans  les   principes  d'une  raison 
affermie  par  I'etude,  Chamfort  ne  les  abjura  ja- 
mais. II  avait  trop  de  justesse  dans  Tesprit,  trop 
d  elevation  dans   le  caractere,  pour   s'abaisser  a 
des  palinodies  honteuses.  Voyant  s'evanouir  I'ai- 
sance  dont  il  avait  joui,  les  esperances  qu'il  avait 
pu  concevoir,  persecute  meme  an  nom  de  la  li- 
berie par  des  hommes  qui  la  detruisaient  en  I'in- 
voquant,  il  detesta  les  persecuteurs,  mais  il  me- 
l)risa  les  hypocrites;  il  changea  de  fortune,  et  ne 
changea  point  de  conscience. 

M.  Ginguenenous  a  donne  une  notice  tres-bien 
iaite  sur  Chamfort,  dont  il  etait  I'ami,  et  dont  il 
a  public  les  oeuvres:  il  doit  lui-meme  etre  compte 
parmi  nos  critiques  les  plus  instruits  et  les  plus 
sages.  Long-temps  I'lm  des  principaux  redacteurs 
(hi  journal  coiuui  soiis  ie  nom  de  la  Decade,  ii 
la  enrichi  de  m.orceaux  pleins  de  merite,  entre 


CHAPITRE   III.  riij 

lesqiiels  on  a  ilistingue  les  articles  sur  le  livre  (ie 
Necker  touchant  la  revolution  francaise,   sur  ic 
roman  de  Delphine ,  sur  le  Genie  du  Christianisme 
et  sur  la  Correspondance  russe ,  recueil  de  lettres 
qui  semblaient  confidentielles ,   dont  la  publica- 
tion a  du  paraitre  singuliere,etdont  nous  aurons 
bientot   le  regret    de    parler  nous-memes.  Deux 
fois  la  classe  de  litterature  ancienne,  a  lacjuelle 
appartient  M.   Ginguene,   Ta  choisi  pour  rendrc 
compte  des  travaux  acheves  ou  entrepris  par  les 
raembres  qui  la  composent;  deux  fois  il  a  justifie 
ce  choix  honorable ,  en    deployant   des  connais- 
sances  variees,  et,  ce  qui  est  beaucoup  plus  rare, 
ce  talent  de  la  veritable  analyse  qui  sait  tout  dis- 
tribuer  et  tout  eclaircir.  Depuis  plusieurs  annees, 
le  meme  ecrivain  s'occuped'un  ouvrage  qui  nous 
manquait,  et  qui,  malgre  son  etendue,  est  deja 
fort  avance.   Ge   n'est   pas   seulement  I'histoire, 
c'est  encore  Fexamen   critique  et  complet  de  la 
litterature  italienne.  Des  fragmens  qu'il  en  a  pu- 
blics,  plusieurs  parties  qu'il  en  a  fait  connaitre 
au  sein  d'une  assemblee  nombreuse ,  ont  inspire 
beaucoup  d'estime  et  une  vive  impatience  de  voir 
paraitre  I'ouvrage  entier.  Personne  n'est  plus  en 
etat  que  M.   Ginguene   de   terminer  avec  succes 
son  utile  et  vaste  entreprise;  car  il  a  profonde- 
ment  etudie  celte  riche  litterature,  qui  doinia  si 
long-temps  a  I'Europe  les  seuls  modeles  jusqu'a- 


ii8  LITTERATURE    FRANCHISE. 

lors  comparables  aux  modeles  anciens,  et  dont  le 
premier  classique  remonte  a  la  fin  dii  treizieme 
siecle ,  c'est-a-dire ,  plus  de  deux  siecles  avant  I'e- 
poque  oil  les  historiens  routiniers  ont  cru  devoir 
placer  la  renaissance  des  lettres. 

Forme  des  sa  jeunesse  a  la  critique  litteraire, 
La  Harpe  en  ce  genre  obtint  et  merita  beaucoup 
de  renommee.  La  premiere  moitie  de  son  Cours 
de  liUeratUT^e  est  estiraee  a  juste  litre  ,  surtout 
dans  c(;  qui  concerne  la  tragedie  en  FYance,  et 
specialement  les  tragedies  de  Racine  et  de  Vol- 
taire. Son  Commentaire  siir  Racine  fut  redige  dans 
le  meme  temps  ,qiioiqu'il  ait  ete  public  beaucoup 
plus  tard.  11  n'y  faut  pas  chercher  ces  theories 
lumineuses  qui  enrichissent  le  commentaire  sur 
(^orneille;  mais  on  y  trouve  les  principes  d'un 
gout  pur,  et  le  sentiment  reflechi  des  beautes 
sans  nombre  du  plus  exquis  de  nos  poetes.  Tout 
ce  qu'on  pent  reprocher  au  commentateur,  c'est 
d'avoir  donne  Irop  d'importance  a  Luneau  de 
Boisgermain,  qu'il  reprimande  sans  cesse,  pres- 
que  toujours  avec  justice ,  souvent  avec  une  aprete 
pen  convenable.  La  derniere  moitie  du  Cours  de 
litteratiire  a  ete  composee  durant  notre  epoque: 
le  style  en  est  neglige,  diffus;  et,  comme  il  s'a- 
gissait  d'auteurs  contemporains,  les  jugemens  3" 
sont  en  general  plus  f[ue  severes.  La  partie  rela- 
tive a  laphilosopliie  du  dix-huitieme  siecle  abonde 


CHAPITRE    III.  119 

meme  en  declamations  viruleiites.  La  Harpe,  au- 
trefois partisan  de  cette  philosophic,  en  devint 
iennemi  acharne,  qiiand  son  coeur  fiit  touche 
par  la  grace :  mais  la  grace ,  en  lui  prodiguant  la 
foi,  ne  lui  avait  donne  ni  I'equite  ni  la  dialecti- 
que.  Aussi  les  sentences  qu'il  a  portees  contre  les 
philosophes  celebres  sont-elles  cassees  par  le  tri- 
bunal de  I'opinion  publique;  et,  quand,  par  exem- 
ple ,  il  combat  les  deux  idees  fondamentales  des 
livres  d'Helvetius,  on  voit,  parses  propres  argu- 
niens ,  qu'il  s'est  epargne  le  temps  et  la  peine 
de  bien  comprendre  les  opinions  qu'il  croit  re- 
futer.  .         .         .,    -  - 

La  correspondance  russe  exige  plus  de  deve- 
loppemens.  Tliiriot  jadis  etait  a  Paris  le  gazetier 
litteraire  du  roi  de  Prusse,  Frederic  -  le  -  Grand  : 
charge  du  meme  emploi  pour  I'heritier  du  trone 
de  Russie,  depuis  I'empereur  Paul  T'  ,  La  Harpe, 
dans  sa  gazette  payee,  qu'il  appelle   Correspon- 
dance^ sacrifie  tons  les  ecrivains  de   son  siecle  a 
une  seule  idole;  et  cette  idole,  c'est  lui- meme. 
J. -J.  Rousseau  est  le  plus  ingenieux  des  sophistes 
et  le  plus  eloquent  des  rheteurs;  Ruffon  prononce 
a  I'Academie  Iranraise  deux  discours  du  plusmau- 
vais  gout;  les  eloges  que  lit  d'Alembert  ne  sont 
que  des  ana  rediges  par  un  homme  d'esprit;  Tho- 
mas   est    monotone;    trois    prix    remportes    par 
M.  Carat  ne  I'empechent  pas  d'etre  plus  fait  pour 


no  LITTERATURE   FRANCAISE. 

la  philosophie  que  pour  I'eloquence;  encore  s'a- 
i^it-il  uniquenient  de  Ja  philosophie  modf;rne, 
comme  on  le  voit  clans  une  note  amere,  ecrite 
apres  la  conversion  de  La  Harpe;  Condorcet  ne 
peut  s'elever  a  I'eloge  oratoire;  et  Ion  a  tort  de 
I'appeler  un  beau  genie  ;  mais  il  existe  uii  homme , 
im  seul  homme  qui  merile  d'etre  ainsi  nomme; 
qui  nest  ni  philosophe  comme  M.  Garat,  ni  mo- 
notone a  la  maniere  de  Thomas;  qui  ne  fait  point 
des  lijuc  d'homme  d'esprit  comme  d'Alembert; 
qui  n'est  point  de  mauvais  gout  comme  Buffon , 
encore  moins  rheteur  eloquent  et  sophiste  inge- 
nieux  comme  J. -J.  Rousseau.  Dans  la  carriere 
dramatique,DuBelloi,Lemiere,  Colardeau , Cham- 
fort,  Saurin,  font  tres-mal  de  reussir,  et  leurs 
succes  sont  arranges;  M.  Ducis  abuse  du  patheti- 
que.  Un  seul  homme ,  qui  n'arrange  point  de 
succes,  et  qui  n'abuse  de  rien,  soutient  I'hon- 
neur  de  la  scene  tragique;  les  Barmecides,  Jeanne 
(le  Naples,  les  Brames,  temperent  les  emotions 
trop  fortes  qu'avaient  causees  Gabrielle  de  Vergy , 
OEdipe  chez  Admete,  Macbeth  et  le  roi  Lear.  Les 
poesies  legeres  n'offrent  plus  cette  politesse  ai- 
mable  qui  les  ornait  dans  le  bon  temps :  heureu- 
sement  la  France  possede  encore  un  seul  homme 
aimable  et  poli,  (pii  fait  des  couplets  sur  I'air  de 
la  Baronne ,  sur  I'air  de  Joconde ,  sur  Tair  des 
Folies  d'Espagne,  sur  I'air  Reveillez-vous,  belle 


GHAPITRE    ill.  I'll 

endormie;  des  vers  galans  pour  madame  de  Gen- 
lis,  et  beaiicoup  de  gentillesses  du  meme  genre, 
qui  n'est   assurement  pas  celui  de  Voltaire.   Le 
croirait-on?  ce  Voltaire,  a  qm  La  Harpe  devait 
tant  de  respect  et  de  tendresse,  est  poiirtant  loin 
d'etre  epargne  dans  I'impitoyable  gazette.  Ses  der- 
nieres  tragedies,  si  Ton  en  croit  le  censeiir,  n'of- 
frent  pas  une  scene  remarquable.  On  devrait  lui 
dire^  comme  d   V arclieveque   de  Grenade:  Mon- 
seigneur^  plus  d'homelies.  II  pourrait  jinir  comme: 
Jean  Leclerc,  qui,  ne  cessant  decrire  malgre  sa 
vieUlesse  ^  corrigeail   tous  les  jours   une  epreuve 
qu'on  jetait  aufeu  dans  son  antichambre.  En  ve- 
rite,  on  a  peine  a  contenir  one  indignation  legi- 
time, en  lisant,  surun   homme  tel  que  Voltaire, 
des  plaisanteries  si  lourdes  et  si  indecentes.  Com- 
ment La  Harpe  a-t-il  public  son  etrange  corres- 
pondance?  Comment,  nouveau   converti,  a-t-il 
pu  y  conserver  des  anecdotes  licencieuses,  et,  ce 
qui  est  pire  pour  v\\\  devot ,  des  sarcasmes  irreli- 
gieux?  Qu'il  ait  viole,  a  I'egard  de  Voltaire,  la 
reconnaissance  et  la  pudeur,  il  aura  pu  les  pren- 
dre pour  deux  vertus  philosophiques ;  mais  com- 
ment peche-t-il   sans  cesse  contre  deux  vertus 
chretiennes  :  la  cliarite   et  I'humilite?  Comment 
u'a-t-il  pas  senti  qu'il  se  rendait  odieux,  en  de- 
nigrant  sans  relache   et  sans  mesure  ses  rivaux, 
ses  maitres  meme,  et  qu'il  se  rendait  non  moins 


i-2'».        t.ittp:ratljre  frawcaisk. 

ridicule ,  en  prolongeant  durant  qiiatre  volumes 
rintenniiiable  cantique  de  ses  iouanges  eternelle- 
ment  exchisives?  Apres  avoir  ose  rapprocher  le 
iiom  de  Jean  Leclerc  du  nom  le  plus  imposant 
des  litteratures  niodernes,  comment  lui-meme 
a-t-il  surpasse  Bohola,  jesuite  lithuanien ,  qui 
s'avisa  de  leguer  en  mourant  de  I'argent  et  des 
memoires  pour  servir  a  sa  canonisation,  des  qu'il 
aurait  fait  des  miracles,  mais  qui  ne  songea  du 
moins  a  rien  leguer  pour  damner  ses  contempo- 
rains?  On  voit,  par  I'exemple  de  La  Harpe,  en 
quels  egaremens  le  delire  de  I'amour-propre  pent 
entrainer  un  homme  de  merite,  et  d'un  merite 
Ires-distingue;  car  on  doit  la  justice  a  ceux  meme 
qui  furent  constamment  injustes.  Si  La  Harpe  se 
rendit  malheureux  en  eprouvant  le  besoin  de 
hair,  comme  Fenelon  sentait  le  besoin  d'aimer, 
il  faut  le  plaindre,  sans  contester  le  talent  dont 
il  a  fait  preuve.  Ses  dedains  affectes,  ses  jalousies 
reelles,  s'oublieront  bientot  avec  les  productions 
mediocres  ou  il  lui  a  plu  d'en  consigner  le  temoi- 
gnage;  mais  une  foule  de  morceaux  judicieux 
semes  dans  les  premiers  volumes  de  son  Cours 
de  litterature  ,  quelques  eloges  d'hommes  illustres 
morts  depuis  long-temps,  d'estimables  discours  en 
vers,  sa  traduction  du  Philoctete  de  Sophocle, 
Warwick,  et  surtout  le  drame  t4oquent  de  Mela- 
nie  :  tcls  sont  les   ouvrages  qui  souliendronl  sa 


CHAPITRE    III.  115 

reputation ,  malgre  les  nombreux  efforts  qu'il 
semble  avoir  faitspour  la  compromettre  ,  et  meme 
pour  la  detniire. 

Si  nous  avons  ete  forces  de  remarquer  les  fa- 
cheux  ecarts  d'un  litterateur  qui  n'etait  pas  d'uii 
ordre  vulgaire,  ce  n'est  pas  un  motif  suffisant 
pour  accorder  quelque  mention  a  des  censeurs 
subalternes,condamnes,  par  I'instinct  d'une  basse 
envie,  et  par  la  conscience  de  leur  nullite,  a  de- 
primer  tons  les  talens ,  a  vouloir  etouffer  toutes 
les  lumieres.  Dans  leurs  pamphlets  periodiques, 
remplis  de  personnalites  et  de  delations,  ils  de- 
passent  les  bornes  de  la  satire,  et  meme  les  bor- 
nes  connues  du  libelle,  sans  pouvoir  jamais  at- 
teindre  a  la  critique  litteraire.  Ce  serait  un  genre 
aussi  facile  qu'odieux  ,  s'il  consistait  seulement  a 
trouver  ou  a  supposer  les  defauts.  L'ignorant  ne 
voit  point  les  beautes;  le  detracteur  ne  vent  point 
les  voir;  le  critique  les  voit  et  les  met  en  evidence. 
Parle-t-il  des  grands  ecrivains  qui  ne  sont  plus; 
c'est  avec  respect,  ce  n'est  point  avec  idolatrie. 
II  les  admire ,  et  cependant  il  les  juge ,  mais  en 
observant  cette  circonspection  modeste  que  re- 
commande  Quintilien.  Il  sait  decouvrir  leurs  fau- 
les;  il  fait  plus  :  ce  sont  les  fautes  des  modeles; 
par  la  meme  elles  sont  dangereuses;  il  les  signale, 
non  pas  a  la  maniere  de  Zoile ,  qui,  par  des  in- 
jures repetees  chaque  jour,  croit  ternir  la  gloire 


124  LITTKRATUKE  FRANCHISE. 

(I'llomere  ;  mais  comme  Horace  ,  qui ,  malgre  le 
soniineil  d'Homere,  reconnait  en  lui  le  clief  des 
poetes  et  des  philosojDhes ;  comme  Longin,  qui 
reprend  quelquef'ois  Sophocle,  Demosthene  et 
Platon  ,  et  qui  pourtarit  les  place  au  premier 
rang  des  classiques  ;  comme  Voltaire ,  qui  re- 
leve  les  incorrections  de  Corneille  ,  et  qui  le 
declare  superieur  en  ses  endroits  sublimes  a 
tons  les  poetes  tragiques  de  toutes  les  nations. 
Le  critique  a-t-il  a  parler  de  ses  contemporains , 
il  celebre  ceux  qui  meritent  la  renommee,  comme 
Ciceron,  dans  son  Traite  des  Orateurs  illuslres, 
vante  Brutus,  Antoine,  Hortensius;  comme  Ho- 
race cliante  Virgile  et  Varius ;  comme  Boileau 
rend  hommage  a  Racine,  a  Moliere,  aux  ecrivains 
de  Port-Royal.  C'est  pour  acquerir  le  droit  d'ou- 
^  trager  les  vivans ,  que  le  detracteur  exagere  le 
culte  des  morts.  Juste  en  vers  les  morts,  le  criti- 
que est  juste  avec  bienveillance  envers  les  vivans. 
Ce  n'est  pas  qu'il  trahisse  ou  qu'il  neglige  la  ve- 
rite.  Des  hommes  eclaires  s'oublient-ils  jusqua 
donner  I'exemple  du  denigrement?  c'est  a  regret, 
mais  avec  force,  qu'il  les  condamne  sans  les  imi 
ter.  Des  charlatans  foulent-ils  aux  pieds  les  droits 
de  I'espece  humaine,  et  les  noms  consacres  par 
la  reconnaissance  publiqiiePil  deploie  une  ener- 
gie  severe.  La,  toute  indulgence  serait  complicite. 
Hors  de  la,  il  ne  loue  encore  que  ce  qui  est  loua- 


CIJAPITRE   III.  125 

ble;  il  le  cherche  dans  les  ouvrages,  ne  se  bor- 
naiit  pas  a  radmiratioii  des  chefs-d'oeuvre,  mais 
payant  un  tribut  d'estime  aiix  travaux  utiles, 
u'oubliant  ni  les  hommages  dus  a  la  vieillesse  en- 
touree  des  monumens  litteraires  qu'elle  va  leguer  , 
a  la  posterite,  ni  les  encouragemens  affectueux 
qua  droit  d'attendre  la  jeunesse,  espoir  et  garant 
d'une  gloire  future.  Est-il  contraint  de  prononcer 
sur  ses  rivaux  en  quelque  genre  d'ecrire?  c'est 
alors  qu'il  redouble  d'egards,  rejetant  loin  de  lui 
Tapercu  d'un  sentiment  jaloux  ,  apprehendant 
jusqu'aux  traces  dune  partialite  meme  involon- 
taire.  S'eleve-t-il  aux  generalites?  il  pose  des  prin- 
cipes  et  non  des  limites.  D'autres  que  Iui,resser- 
rant  I'espace  en  un  point,  prescriront  de  suivre 
un  modele  unique ;  d'autres  contesteront  au  genie 
I'independance  qu'il  tient  de  la  nature,  et  qu'il 
ne  se  laisse  point  ravir.  C'est  done  bien  a  tort 
que  Ton  voudrait  confondre  ensemble  deux  cho- 
ses  directement  opposees.  La  fausse  critique  nuit 
et  veut  nuire  :  elle  est  ennemie  des  talens,  dont 
la  vraie  critique  est  auxiliaire.  L'une  est  le  metier 
de  I'envie;  I'autre  est  la  science  du  gout  dirige 
par  la  justice. 


««o«?S?«>» 


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126  UTTER ATURK   FRANCAISE. 


%.'X.«--W«.'« 


CHAPITRE    IV 


Art  oratoirc. 


L'eloquence  ,  chez  les  Francais ,  preceda  Tart 
oratoire  ;  car  ces  deux  terraes  ne  sont  pas  syno- 
nymes,  com  me  ont  para  le  croire  quelques  rhe- 
teiirs.  Tons  les  tons  de  la  haute  eloquence  se 
trouvaient  dans  les  tragedies  de  Corneille,  avant 
meme  que  Balzac ,  dans  ses  discours  ,  eut  donne 
a  la  prose  francaise  du  nombre  et  de  la  gravite. 
Pascal  fut  aussi  tres-eloquent,  et  de  plus  d'une 
maniere,  dans  un  immortel  ecrit  poleraique,  oii 
les  formes  oratoires  ne  sont  point  admises.  Lin- 
gendes,  prelatdu  temps  de  Louis  XIII ,  et  celebre 
alors  par  ses  sermons  et  ses  oraisons  funebres, 
aurait  encore  de  la  reputation ,  s'il  eut  employe 
a  les  perfectionner  en  francais  le  temps  qu'il 
perdit  a  les  traduire  en  latin.  II  avait  entrevu 
I'eloquence  de  la  cliaire ;  Mascaron  s'en  rappro- 
cha  ;  Bossuet  Tatteignit,  et  la  porta,  dans  ses  orai- 
sons fuuel)res,  a  une  hauteur  inconnue  avant  et 
apres  lui.    Plechier,  sans  etre  son  rival,  raontra 


CHAPITRE   IV.  19,7 

quelquefois  du  genie  ,  et  deploya  toujours  line 
rare  habilete  dans  la  distribution  des  parties  ora- 
toires ,  dans  la  construction  des  periodes ,  clans 
le  choix  et  I'arrangement  des  mots.  Bossuet  a  des 
emules  comme  sermonnaire ;  et  Ton  place  au 
moins  a  cote  de  lui  Bourdaloue,  plus  vante  que 
lui  ;  Massillon,  relu  souvent ,  toujonrs  goiite  da- 
vantage  ,  et  Tun  des  plus  beaux  modeles  que  nous 
presentent  Teloquence  et  I'art  d'ecrire.  Entre  les 
successeurs  des  classiques  se  font  remarquer  le 
protestant  Saurin  ,  grave ,  mais  neglige ;  Chemi- 
nais ,  touchant ,  mais  faible  ;  I'abbe  Poule  ,  abon- 
dant ,  pompeux  ,  mais  prolixe  et  sans  variete ; 
Tabbe  de  Boismont,  elegant  ecrivain,  mais  orateur 
raaniere,  froid  par  consequent;  enfin  Teveque  de 
Senez,  Beauvais,  qui  n'a  point  les  defauts  de  I'abbe 
de  Boismont,  et  dont  nous  allons  parler  avec  plus 
de  detail. 

Les  ouvrages  de  I'eveque  de  Senez ,  publics  il 
y  a  dix-huit  ans,  out  ete  r^imprimes  I'annee  der- 
niere.  Cette  fois  on  a  retabli  quelques  morceaux 
que  les  circonstances  avaient,  dit-on,  fait  sup- 
primer  dans  la  premiere  edition.  Des  sermons, 
des  panegyriques,des  oraisons  funebres:  tels  sont 
les  differens  discours  qui  composent  les  quatre 
volumes  de  ce  recueil  interessant.  Nous  ne  savons 
pourquoi  Ton  n'y  a  point  insere  le  fameux  ser- 
mon do  la   Cene,  preche  le    jeudi- saint  devant 


i>.8  LIITERATURE  FRANCAISE. 

le  roi  Louis  XV,  quarante  jours  avant  la  mort  de 
ce  prince.  C'est  la  que  I'orateur ,  s'elevant  avec 
energie  contre  les  scandales  de  la  cour,  renouvela, 
sans  croire  et  sans  vouloir  etre  prophete  lui- 
meme,  rcffrayante  prophetie  de  Jonas  :  «  Encore 
quarante  jours,  ct  Ninive  sera  detruite.  »  Au  reste, 
c'etait  nne  figure,  ou  ,  si  Ton  veut,  une  formule 
oratoire  qui  lui  etait  famiiiere;  car  il  I'avait  deja 
employee  a  la  tin  de  son  sermon  sur  la  conver- 
sion, egalement  preclie  devant  le  monarque,  a 
I'ouverture  du  careme  de  1774-  C'est  vers  ce 
temps  que  I'abbe  de  Beauvais  fut  pourvu  de  I'eve- 
che  de  Senez ,  non  par  un  mouvement  spontane 
de  Louis  XY ,  comme  on  Ta  souvent  ecrit ,  mais 
sur  la  demand e  formelle  des  trois  filles  du  roi. 
Cela  prouve  que  Ton  pent  reussir  a  la  cour,  meme 
en  faisant  son  devoir;  car  il  s'en  faut  bien  qu'il  y 
ait  preche  en  courtisan.  Sous  differens  titres , 
presque  tons  ses  discours  out  pour  objet  la  misere 
du  peuple ,  le  luxe  et  la  corruption  des  classes 
superieures ;  le  dogme  y  est  rarement  traite.  C'est 
un  reproche  que  lui  font  quelques  theologiens 
rigides;  mais  doit-on  le  blamer  d'avoir  su  se  bor- 
ner  a  la  partie  morale  de  la  religion  ?  Il  n'est 
point  de  sccte  chretienne  a  qui  de  tels  sermons 
ne  soient  convenables.  Preches  a  Versailles ,  ils 
pourraiejit  I'etre  a  Naples,  a  Petersbourg,  a  Berlin, 
a  Londres;  et  nous  nc  croyons  pas  leur  donner 


CHAPITRE    IV.  luc) 

un  mediocre  eloge.  L'orateiir  a  moins  reussi  dans 
le  genre  des  panegyriques,  quoique  son  talent  se 
retrouve  en  quelques  morceaux  dii  panegyrique 
de  saint  Angustin,  qu'il  prononca  devant  I'assem- 
blee  du  clerge  de  France.  Ses  ouvrages  les  plus 
travailles,  les  mieux  ecrits  ,  les  meillenrs  a  tons 
egards ,  sont  les  qualre  oraisons  funebres  par  les- 
quelles  il  termina  sa  carriere  apostolique.  Dans  I'o- 
raison  funebre  de  Louis  XV,  on  admire  I'eloquent 
exorde  oii  le  prelat  rappelle  a  ses  auditeurs  les 
paroles  litteralement  prophetiques  qu'il  adressait 
au  monarque  dont  il  vient  deplorer  la  mort.  Entre 
plusieurs  endroits  remarquables  du  discours ,  on  a 
retenu  cette  phrase  imposante,  et  qui  restera  ce- 
lebre  :  «  Le  peuple  n'a  pas  sans  doute  le  droit  de 
«  murmurer  ;  mais  sans  doute  aussi  il  a  le  droit 
«  de  se  taire ;  et  son  silence  est  la  lecon  des  rois.  » 
Il  y  a  beaucoup  de  sagesse   et   de   gravite  dans 
I'oraison  funebre  du  marechal  du  Muy,  person- 
nage  de  moeurs  irreprochables,  et  le  plus  religieux 
des  marechaux  de  France  ,  mais  qui  n'etait  connu, 
comme  general,  que  par  sa  defaite  a  Varbourg, 
et  qui  ne  s'etait  illustre,  comme  ministre  de  la 
guerre ,   par  aucune  institution  de  quelque  im- 
portance. On  est  bien  plus  emu  en  lisant  I'oraison 
funebre  de  Charles  de  Broglie  ,  eveque  de  Noyon. 
li'orateur  y  paraphrase  d'luie  maniere  toiichante 
deux  beaux  discours  de  saint  Ambroise.  On  en- 

OEuvres  posthuines.   III.  Q 


i3o        litti:raturk  fiuncaise. 

tend  se  meler  ensemble  les  accens  de  la  doiileur  et 
ceiix  de  I'esperance  :  c'est  iin  ami  desole  qui  pleure 
sur  les  cendres  d'un  ami ;  c'est  iin  eveque  resigne 
qui  prie  sur  le  mausolee  d'un  eveque.  L'oraison 
funebre  du  cure  de  Saint-Andre-des-Ars  est  d'un 
ton  plus  austere.  L'eveque  de  Senez  et  beaucoup 
d'autres  prelats  de  Teglise  de  France  avaient  ete 
formes  par  ce  vieillard  venerable,  qui  fut ,  dit-on, 
le  modele  du  sage  cure  de  Melanie.  Le  pontife 
s'incline  avec  respect  vers  la  tombe  de  I'humble 
pasteur,  pour  y  recueillir  les  dernieres  lecons  d'un 
inaitrc  cheri  dont  il  veut  rester  le  disciple.  Tout 
est  simple  ,  mais  tout  est  solennel  dans  ce  dis- 
cours  :  ce  n'est  pas  I'eloge  d'un  grand  de  la  terre, 
ni  meme ,  ce  qui  est  bien  different ,  I'eloge  d'un 
grand  homme  ;  c'est  le  panegyrique  d'un  saint , 
presente  comme  exemple  aux  pasteurs ,  et  plutot 
invoque  que  lone.  Si  Ton  vit  un  prelat  rendre  a 
d'obscures  vertus  des  botuieurs  publics ,  long- 
temps  reserves  a  la  puissance,  il  faut  bien  en  faire 
hommage  a  Tesprit  du  dernier  siecle.  Ce  n'est  pas 
que  nous  pretendions  placer  l'eveque  de  vSenez 
an  rang  des  philosopbes  modernes  :  il  les  attaque 
souvent,  au  contraire  ;  mais  il  les  attaque  avec 
decence.  Loin  de  se  dissimuler  leurs  talens,  leurs 
succes  ,  leur  force  toujours  croissante,  il  en  pa- 
rait  epouvante.  Comme  eux  ,d'ailleurs,  il  prevoil, 
il   annonce   une   revolution    prochaine ,  dont  les 


\  •■ 


CHAPITRE    IV.  i3r 

symptomes  ne  pouvaient  echapper  qu'aux  viies 
faibles ,  et  que  Louis  XV  entrevoyait  lui-meme , 
malgre  les  prestiges  du  trone  ;  une  revolution  que 
tout  reiidait  inevitable  :  le  desordre  des  finances, 
le  discredit  d'une  cour  sans  gloire  et  meme  sans 
gloire  militaire,  les  progres  de  la  nation,  la  de- 
cadence du  gouvernement ,  et  I'ecroulement  des 
prejuges  que  la  raison  renversait  par  I'examen. 
Celui  qui  s'etait  inontre  hardi  dans  la  chaire  de 
Versailles  parut  timide  dans  I'Assemblee  consti- 
tuante.  11  en  etait  membre  durant  la  derniere  an- 
nee  de  sa  vie ;  et  ce  fait ,  recent  encore  ,  est  au- 
jourd'hui  presque  ignore.  Sa  voix  n'y  fut  jamais 
entendue,  soit  qu'il  faille  plus  d'audace  pour  ha- 
ranguer  des  egaux  qui  vont  vous  repondre  qu'un 
roi  qui  vient  vous  ecouter  ;  soit  qu'il  n'ait  pas 
voulu  soumeltre  a  I'epreuve  des  opinions  popu- 
laires  une  reputation  de  trente  ans.  Cette  repu- 
tation se  maintiendra.  L'eveque  de  Senez  est  sage 
dans  ses  compositions,  correct  et  simple  dans  son 
style,  trop  simple  meme  en  quelques  endroits  ; 
mais  ce  defaut  est  bien  preferable  a  la  fausse  ele- 
gance, a  la  finesse  enigmatique  des  predicateurs 
de  son  temps.  11  approche  quelquefois  de  I'ele- 
vation  de  Bossuet,  dont  il  n'a  jamais  I'energie  et 
la  profondeur;  il  atteint  presque  a  la  douceur  de 
Massillon  ,  sans  connaitre  et  distribuer  comme  lui 
loutes  les  richesses  de  I'art  d'ecrire;il  tombe  dans 

9- 


t: 


i32  LirrEHA'l IJRE    FKANCAISE. 

des  redites  frequerites.  On  lui  souhaiterait  plus  de 
couleur  et  plus  de  forme;  mais  il  toiiche,  il  com- 
munique les  emotions  qu'il  eprouve ;  et ,  depuis 
ces  deux  grands  modeles  ,  aucun  orateur  n'a 
mieux  saisi  ie  ton  noble  et  persuasif  qui  convient 
a  I'eloquence  de  la  chaire. 

Les  sermons  de  M.  le  cardinal  Maury  ne  sont 
point  imprimes,  et  nous  ne  connaissons  pas  d'o- 
raisons  funebres  de  cet  orateur.  11  n'a  pas  juge  a 
propos  de  donner  encore  au  public  son  panegy- 
rique  de  saint  Vincent-de-Paule ,  discours  qui 
jouit  d'une  haute  reputation,  et  que  Ton  se  sou- 
vient  de  lui  avoir  entendu  prononcer  plusieurs 
fois  dans  les  eglises  de  Paris.  Mais  deux  morceaux 
d'un  rare  merite,  le  panegyrique  de  saint  Louis 
et  cehii  de  saint  Augustin ,  sont  publics  a  la 
suite  du  livre  sur  I'Eloquence  de  la  chaire.  Ces 
iieuTi.  sujets,  traites  par  une  foule  d'orateurs,  I'a- 
vaient  ete  recemment  par  Teveque  de  Senez ; 
nous  avons  deja  remarque  qu'il  reussissait  pen 
dans  ce  genre;  et  pour  le  mouvement,  la  couleur, 
la  force,  I'harmonie  du  style,  Tecrivain  dont  nous 
parlous  lui  est  de  beaucoup  superieur.  Dans  le 
panegyrique  de  saint  Louis,  les  croisades  de  ce 
prince  sont  justifiees  par  un  noble  motif:  la  de- 
livrance  des  Francais,  des  chretiens  en  captivite. 
Ces  emigrations  armees  causerent  de  grands  maux; 
mais  elles  eurent  aussi  nnolque  influence  sur  la 


CHAPITRE   ly.  .  i33 

civilisation  europeenne.  C'est  en  historien  que  Ro- 
bertson avait  expose  ces  avantages  ;  le  panegyriste 
les  fait  valoir  en  orateur.  11  peint  surtont  de  cou- 
leurs  touchantes  I'lieroisme  du  pieux  monarque , 
cette  probite  magnanime  qui  le  rendit  I'arbitre 
de  ses  voisins  et  meme  de  ses  ennemis ,  ses  soin* 
pour  rendre  la  justice,  ses  tiavaux  ,  ses  etablisse- 
mens ,  les  pleiirs  verses  sur  sa  tombe  ,  des  regrets 
prolonges  pendant  un  siecle,  et  le  cri  des  Francjais, 
durant  les  six  regnes  suivans ,  redemandant ,  a  cha- 
que  vexation,  les  etablissemens  de  saint  T^ouis.  Ce 
discours,  prononce  devant  I'Academie  francaisc, 
fixa  sur  I'orateur,  jeune  alors,  les  regards  bieii- 
veillans  de  cette  compagnie  celebre :  elle  lui  donna 
des  marques  d'un  interet  special.  II  sen  niontra 
digne;  et  Ton  sentit  combien  son  talent  se  pei- 
fectionnait,  lorsqu'il  prononra  devant  le  clerge  de 
France  le  panegyrique  de  saint  Aiigustin.  Conime 
on  y  voit  ce  Bossuet  du  quatrieme  siecle  illustrer, 
defendre  et  dominer  I'eglise  chretienne  !  Malgre 
son  zele  ardent  contre  I'heresie ,  comme  on  aime 
a  le  trouver  tolerant !  Avant  d'entrer  en  lice  avec 
les  eveques  donatistes,  I'eveque  d'Hippone  exigea 
que  les  soldats  d'Honorius  sortissentde  Carthage  : 
ainsi  Fenelon  ne  voiilut  commencer  ses  missions 
en  Saintonge  quapies  avoir  fait  eloigner  de  la 
proK'ince  les  legions  de  Louis-le-Grand.  Ce  rap- 
prochement lieureux   honore  doublenienl    rora;^ 


134  LITTERATURE  FRANCAISE. 

teur,  homme  trop  eclair^  pour  faire  cas  des  con- 
versions operees  par  les  baionnettes.  Son  discours 
est  plein  de  traits  de  cette  force;  il  est  nerveux, 
rapide,  eloquent;  et,  puisque  Marc-Aurele  n'est 
point  un  saint ,  puisque  son  eloge  est  un  discours 
profane,  ce  pauegyrique  de  saint  Augustin  nous 
parait  meriler  la  premiere  place  dans  un  genre 
ou  Massillon  s'est  exerc^. 

Nous  chercherious  en  vain  des  orateurs  du  pre- 
mier ordre,  soit  au  barreau,  soit  au  ministere  pu- 
blic; et  I'eloquence  judiciaire  n'a  jamais  ete  parmi 
nous  ce  qu'elle  fut  cliez  les  deux  peuples  classiques 
de  I'antiquite  :  elie  nous  presente  toutefois  des 
noms  lionorables.  Dans  les  premieres  annees  du 
regne  de  Louis  XIV,  Patru  bannit  du  barreau 
francais  le  mauvais  gout  et  la  barbaric;  il  avait 
fait  de  notre  langue  une  etude  profonde  :  c'est  la 
son  principal  merite;  et  son  style  n'a  pour  I'ordi- 
naire  d'autre  qualite  que  la  correction.  Pelisson, 
dans  ses  Plaidoyers  pour  le  surintendant  Fouquet, 
s'eleva  jusqu'a  I'eloquence.  La  noblesse,  I'harmo- 
nie,  une  elegance  continue,  mais  peu  animee, 
caracterisent  les  nombreux  discours  du  celebre 
d'Aguesseau.  Cochin,  d'ailleurs  si  estimable  pour 
la  sagesse  et  la  clarte ,  lui  est  inferieur  comme 
ecrivain,  sans  le  surpasser  comme  orateur.  La  ge- 
neration suivante  eut  plus  d'energie  :  c'est  la  ce 
qui  domine  dans  les  Memoires,  rediges  a  la  hate, 


CHAPITRE   IV.  i35 

que  La  Clialotais,  captil,  eciivit  pour  sa  defense 
et  centre  ses  persecuteurs.  Le  meme  magistrat  et 
Monclar,  avocat-general  du  parlement  d'Aix,  de- 
ployerent  une  raison  courageuse ,  en  denoucant 
les  constitututions  des  jesuites.  L'avocat- general 
Servan  posseda  mieux  encore  les  secrets  de  I'arl ; 
et  son  Plaidoyer  pour  une  femme  protestante  est 
parmi  nous  le  plus  beau  modele  de  Teloquence 
judiciaire.  Moins  oratoires,  les  ecrits  de  Voltaire 
en  faveur  de  Galas  et  des  Sirven  sont  admirables 
par  ce  naturel  toujours  elegant,  et  cette  philoso- 
phic toujours  utile  que  Ton  admire  en  ses  ou- 
vrages.  L'avocat  Gerbier  a  laisse  d'imposans  sou- 
venirs :  ses  Memoires  imprimes  ne  donneraient 
de  lui  qu'une  idee  incomplete.  L'attitude,  le  main- 
tien,  le  geste,  un  ceil  eloquent,  une  voix  sonorc' 
et  flexible,  tout  le  servait  au  barreau.  Rien  de  tout 
cela,  sans  doute,  ne  fait  I'ecrivain  :  vest  le  corps 
qui  parle  au  corps ^  dit  Buffon;  mais  tout  cela  fail 
Torateur,  s'il  faut  en  croire  Giceron,  dont  I'auto- 
rite  semble  irrecusable.  A  ces  parties  essentielles 
Gerbier  joignait  le  don  d'emouvoir;  et  Ton  ne  pent 
revoquer  en  doute  sa  superiorite,  garantie  par 
trente  ans  de  succes,  attestee  meme  par  sesemules, 
entre  lesquels  on  doit  remarquer  Target  et  M.  Treil- 
hard.  Le  premier  IMemoire  public  dans  I'affaire  du 
conite  de  Morangiez  fit  honneur  aux  talens  de 
Linguet,  qui  n'eut  point  cette  fois  la  recherche  et 


iS6  LITUiRATURE   IKAJNCAISE. 

'J 

le  faux  esprit  dont  il  toiirnirait  tant  (rexemples.  Les 
Memoires  tie  Beaiiniaichais  dans  I'affaire  Go(  z- 
inan  out  u\\  iiierite  eminent  et  varie.  Quelqr.es 
traits  de  rnauvais  gout  les  deparent ;  mais  les  traits 
heureux  v  abondent;  Tinteret,  la  gaite  maligne, 
un  style  original  et  rapide,  les  soutiennent,  et  les 
font  relire  encore.  En  adoptant  une  maniere  plus 
grave,  d'autres  ecrivains  fixerent  egalement  I'at- 
tention.  l^eloquent  Plaidoyer  de  Dupaty  pour 
trois  iiniocens  condamnes  fit  reconnaitre  les  vio- 
lens  abus  de  la  procedure  criminelle.  M.  de  La- 
cretelle,  en  d'excellens  Memoires  pour  le  comtede 
Sanois,  redoubla  I'horreur  generale  conlre  les  de- 
tentions arbitraires.  Dans  une  cause  d'adultere,  un 
habile  ecrivain,  M.  Bergasse,  approfondit  une  ques- 
tion de  morale  publique,  et,  sortant  meme  des 
bornes  de  sa  cause,  osa,  durant  le  cours  du  pro- 
ces,  denoncer  ouvertement  le  ministere  qui  gou- 
vernait  la  France  il  y  a  vingt  annees. 

On  aper(^oit  ici,  comme  en  tout  autre  genre, 
les  progres  de  I'esprit  du  siecle.  Un  esclave  ne 
peut  etre  eloquent  :  cet  axiome  est  de  Longin;  et 
rien  n'est  niieux  senti,  ni  mieux  prouve.  Quand 
la  (irece  cessa  d'etre  libre,  ses  orateurs  disparu- 
rent;  elle  eut  des  rheteurs  et  des  sophistes.  Le  plus 
eloquent  des  Romains  nierita  le  surnom  de  pere 
de  la  patrie.  Apres  Cict^ron ,  plus  de  ))atrie,  comme 
aussi  plus  de  tribiuie.  Grace  aTite-Live,  a  Tacite, 


CHAPITRE   IV.  i37 

Teloquence  romaine  se  refugia  dans  Thistoire,  avec 
]e  genie  de  la  republique.  Chez  les  Francais,  la 
chaire  fut  eloquente ,  parce  quelle  fut  libre.  L'o- 
rateur  republicain ,  I'orateur  sacre ,  jouissent  de  la 
meme.  iudependance  :  proteges,  I'un  par  la  loi 
commune,  Tautre  par  le  privilege  de  la  religion, 
tons  deux  s'elevent  a  un  point,  d'ou  ils  peuvent 
tout  dire.  Si,  du  haut  de  la  tribune  populaire, 
Demosthene  reveille  la  Grece  assoupie ,  et  tonne 
contre  I'ambition  d'lm  roi  conquerant;  du  haut 
de  la  chaire  evangehque,  et  par  momens  du  haut 
du  ciel,  Bossuet  proclame  le  neant  du  trone,  et 
foudroie  les  grandeurs  humaines.  En  acquerant 
une  liberte  tardive,  le  barreau  s'approcha  de  la 
haute  eloquence.  Enfin ,  la  revolution  franraise 
eclata;  de  nouvelles  institutions  renouvelerent  I'art 
de  parler;  et,  durant  I'espace  de  quinze  ans,  toutes 
nos  assemblees  poliliques  out  pu  citer  des  ora- 
teurs  plus  ou  moins  celebres.  Le  premier  en  date 
comme  en  renommee  fut  Mirabeau. 

Doue  d'un  esprit  vigoureux  et  d'une  anie  ferme, 
instruit  par  les  malheurs,  par  les  fautes  meme  d'une 
jeunesse  orageuse,  ayant  vu  cinquante-qiiatre 
lettres  de  cachet  dans  sa  famille  et  dix-sept  pour 
lui  seul,  selon  la  declaration  qu'il  ne  manqua  pas 
d'en  faire  a  la  tribune,  Mirabeau,  soit  a  la  Bas- 
tille, soit  a  Vincennes,  soit  dans  les  autres  prisons 
d'etat,  oil,  comme  il  le  dit  encore,  //  ri  avail  pas 


i38  LITTEKATUKE   FRANCAISE. 

elu  domicile^  mais  on,  pourtant,  s'etait  consume 
le  tiers  de  sa  vie,  avail  eu  le  temps  de  miirir  sa 
haine  centre  le  despotismc,  et  d'etudier  a  loisir  les 
principes  de  la  liberie,  toujours  plus  cherie  quand 
elle  est  absente.  Les  elats-e;eneraux  furent  convo- 
ques:  la  Provence,  sa  patrie,  le  revit  parailre  au 
moment  des  elections;  et  la,  rejete  par  la  noblesse, 
il  fut  adopte  par  le  peuple,  alors  nomme  le  tiers- 
etat.  Les  discours  qu'il  prononca  dans  celte  oc- 
casion doivent  etre  cites  parmi  les  meilleurs  ou- 
vrages,  et  sont  de  beaux  monumens  de  I'eloquence 
tribunilienne.  11  fallait  un  grand  theatre  a  I'eten- 
due  de  ses  talens  :  il  les  deploya  dans  I'Assemblee 
constituante,  ou  ses  travaux  furent  immenses.  Des 
tours  habiles,  des  expressions  pesees,  la  force  et 
la  mesure,  caraclerisent  son  Adresse  au  roi  sur  le 
renvoi  des  troupes.  On  se  rappelle  encore  la  seance 
ou,  peignant  a  grands  traits  le  tableau  hideux  d'une 
banqueroute  generale,  il  fit  adopter  sans  examen 
le  plan  de  finances  propose  par  un  ministre  alors 
favori  du  peuple,  et  sur  qui,  par  cette  confiance 
meme,  il  faisait  tomber  tout  le  poids  d'une  res- 
ponsabilite  sans  partage.  L'orateur  improvisa  sa 
courte  harangue;  et  jamais  improvisation  plus  ener- 
•  gique  ne  produisit  de  plus  grands  effels.  Lntre  une 
foule  de  morceaux,  dont  I'exacte  enumeration  se- 
rait  deplacee,  on  a  remarque  sa  reponse  a  M.  Tabbe 
Maury  sur  les  biens  ecclesiastiques,  un  ])rillant 


CHAPITRE   IV.  1^9 

cliscours  sur  la  constitution  civile  dn  cierge;  un 
discours  tres-sage  sur  le  pacte  de  famiile,  base 
d'une  longue  alliance  entre  la  France  et  I'Espagne; 
deux  discours  sur  la  sanction  royale,  deux  autres 
sur  le  droit  important  de  faire  la  paix  ou  la  guerre, 
et  le  second  surtout  ou,  combattant  Barnave  et  le 
prenant  pour  ainsi  dire  corps  a  corps,  Mirabeau, 
sans  changer  d'opinion,  parvint  a  ressaisir  une 
popularite  qui  lui  echappait.  II  excellait  speciale- 
ment  dans  la  partie  polemique  de  I'art  oratoire  : 
il  en  donna  des  preuves  signalees,  soit  en  recla- 
mant  Tabolition  de  I'ancienne  caisse  d'escompte , 
qui  pretendait  soutenir  son  credit  par  des  arrets 
de  surseance;  soit  en  denoncant  la  chambre  des 
vacations  du  parlement  de  Rennes,  qui  croyait  ne 
pouvoir  obtemperer  aux  decrets  de  I'Assemblee 
nationale;  soit  lorsque,  5  I'occasion  de  la  proce- 
dure du  Chatelet  sur  une  emeute  passagere,  d'ac- 
cuse  qu'il  etait  il  se  rendit  accusateur;  soit  enfin 
lorsque,  devenant  a  la  tribune  le  patron  de  sa  ville 
natale,  il  invoqua  pour  elle  le  secours  des  lois 
contre  les  vexations  arbitraires  du  prevot  de  Mar- 
seille. C'est  la  que  Mirabeau  quelquefois  atteignit 
les  fameux orateurs  de  I'antiquite;  c'est,  dans  notre 
langue,  ce  qui  approche  le  plus  de  ces  beaux  dis-  , 
cours  ou  Ciceron  mele  aux  debats  judiciaires  les 
discussions  politiques.  Laissons  a  I'histoire  un  droit 
qui  n'appartient  plus  qu'a  elle  :  il  ne  nous  convient 


i4o       '    LITTKHATURR    FUANCAISE. 

pas  cie  jiiger  ici  I'lionime  tout  entier;  nous  appre- 
cions  seulenient  les  ouvrages  et  le  genie  de  rhomme 
public.  En  consideraiit  Mirabeau  comme  ecrivain, 
on  lui  a  reproche  du  neologisme  :  cereproche,  qui 
n'est  pas  tout-a-fait  injuste,  a  ete  du  moins  fort 
exagere.  Qu'on  relise  avec  attention  ses  discours, 
et  ils  composent  cinq  volumes,  qu'y  pourra-t-on 
reprendre  a  cet  egard?  douze  ou  quinze  termes 
nouveaux,  dont  quelques-uns  etaient  necessaires 
pour  exprimer  des  idees  nouvelles.  Comme  ora- 
teur,  il  possedait  la  plupart  des  qualites  essen- 
tielles  :  elocution  noble  et  grave,  debit  imposant, 
dialectique  pressante,  elevation,  force,  entraine- 
nient;  ajoutez-y  de  vastes  connaissances,  et  une 
portee  plus  grande,  qui  lui  faisait  presque  deviner 
les  connaissances  qu'il  n'avait  pas  encore  acquises. 
Il  ne  faut  pas  oubiier  urt  amour-propre  habile  et 
caressant  pour  celui  des  autres,  I'art  de  profiter 
de  toutes  les  lumieres,  de  rallier  a  lui  tous  les  ta- 
lens  distingues,  d'en  faire  les  artisans  de  sa  gloire, 
les  collaborateurs  de  ses  travaux,  et  de  conserver 
sur  eux  I'ascendant  non  de  I'orgueil  mais  d'une 
vraie  superiorite.  Nul  ne  sut  mieux  a-la-fois  con- 
vaincre  la  raison,  et  remuer  les  passions  d'une  as- 
semblee.   Tout  ce  qui  le  distinguait  au  milieu  des 
homnies  reunis,  il  le  conservait  dans  I'intimite  : 
seduisant  par  les  cliarmes  d'une  conversation  riclie, 
anmiee,  originate;  reunissant,  ce  qui  semble  con- 


CHAPITRE   IV.  i4r 

traire  aux  esprits  etroits,  le  gout  cles  etudes  abs- 
traites,  le  gout  des  beaux -arts,  celui  meme  des 
plaisirs,  et  faisant  tout  servir  a  son  ambition,  qu'il 
ne  cachait  pas,  mais  qu'il  gouvernait  comme  son 
eloquence,  et  qu'il  justifiait  par  I'eclat  de  ses  dif- 
ferens  merites.  Homme  du  premier  ordre  a  la  tri- 
bune, il  I'eut  encore  ete  dans  le  ministere,  sur- 
tout  a  la  suite  d'une  revolution  qui  avait  desabuse 
des  vieilles  routines.  Lesinterets,  les  evenemens, 
a  mesure  qu'ils  acqueraient  de  I'importance,  s'ele- 
vaient  au  niveau  et  de  son  caractere  et  de  son  ta- 
lent. Gen^  dans  les  objets  vuigaires,  il  etait  a  son 
aise  dans  les  grand  es  choses  ' 


1.  La  mort  ayant  surpris  Chenier  avant  la  fin  de  son  tra- 
vail, ce  chapitre  n'a  point  ete  tctmine. 


I  111  JJTTERATURE    FRANCHISE. 


X.^*'^  %-'».'^*'%"*.*r-%.'%.*'%'*.X-*-^'V*^^  *.-%/•%•  V*.*,V%,-V  %-'*.'».  ^^/^%.-»-'^%^«/^%.'V»%.-^^%/'^'%.  %.•».•« 


CHAPITllE  V. 

L'Histoirc. 


Si,  pour  ecrire  I'histoire,  il  suffisait  de  rassem- 
bler  des  faits,  et  de  les  classer  selon  leur  date, 
la  litterature  francaise  pourrait  se  glorifier  d'liii 
plus  grand  iiombre  d'historiens  que  toule  autre 
litterature ;  mais  il  n'en  est  pas  tout-a-fait  ainsi. 
Pour  etre  dignement  traite,  ce  genre,  aussi  im- 
portant que  difficile,  exige  a-la-fois  de  grands  ta- 
lens,  I'amour  de  la  verite,  la  liberte  necessaire 
pour  etre  veridique  :  trois  choses  qui  manquerent 
souvent  aux  ecrivains  places  sur  I'immense  cata- 
logue des  liistoriens.  Long -temps  nous  n'avons 
eu  que  des  chroniques,  la  plupart  redigees  en 
latin,  et  presque  toutes  par  des  nioines.  Entre 
les  vieux  auteurs  qui  ont  adopte  notre  langue, 
et  qui  n'appartenaient  point  au  cloitre ,  Joinville, 
et  Froissart  '  apres  lui ,  nous  plaisent  encore  par 
des  narrations  naives.  Plus  tard ,  Philippe  de  Co- 
mines -^j  nourri  dans  les  intrigues  des  cours,  pei- 
gnit  avec  quehjue  profondeur  le  sombre  et  dissi- 

1.  Voyez  la  iiti  du  present  volume,   art.  Fragments   litte- 
raires. 

2 .  hleiv  ,  idem .  "  .     ' 


CHAPTTRE   V.  i43 

mule  Louis  XI.  Seyssel ,  historien  de  Louis  XII, 
est  peu  digne  de  son  heros.  Brantorae  n'a  droit 
d  obtenir  place  que  parmi  les  compilateurs  d'anec- 
dotes.  Sully,  Perefixe ,  graves  et  dignes  de  con- 
fiance  ,  se  soutiennent  par  leur  sagesse ,  et  par 
I'interet  qu'inspire  Henri  IV.  II  est  facheux  que 
I'habile  et  judicieux  De  Thou  n'ait  pas  ecrit  en 
francais.  Mezerai,  qui  vint  ensuite ,  publia  ITIis- 
toire  complete  de  la  monarchie  francaise.  Con- 
temporain  de  Richelieu,  il  manifesta  des  opinions 
independantes.  Il  y  a  du  nerf  et  de  I'originalite 
dans  sa  diction,  souvent  trop  famihere;  quelque- 
fois  meme  il  atteint  a  I'eloquence ;  et,  malgre 
tout  ce  qui  lui  manque,  il  I'emporte  sur  Daniel, 
et  a  beaucoup  d'egards  sur  Veli  et  ses  deux  con- 
tinuateurs.  En  racontant  la  conquete  de  la  Franche- 
Comte,  Pelisson,  d'ailleurs  si  correct,  fut  moins 
historien  que  panegyriste.  Bossuet ,  dans  son  Dis- 
cours  sur  Thistoire  universelle ,  allia  les  vues  re- 
ligieuses  d'un  pontife  aux  formes  d'un  grand  ora- 
teur.  Saint-Real,  qui  plus  d'une  fois  porta  le 
roman  dans  I'histoire,  acquit  une  renommee  du- 
rable par  son  elegant  recit  de  la  conjuration  de 
Venise,  ou  pourtantil  n'est  point  Tegal  de  Salluste, 
quoiqu'on  I'ait  souvent  affirme.  Si  quelque  Fran- 
cais rappelle  la  maniere  brillante  et  ferme  du 
peintre  de  Catilina,  c'est  assurement  le  cardinal 
de  Retz,  mais  seulement  lorsque  son  style  s'eleve; 


T/i4  LITTKRATUKE    FKANCAISE. 

carcet  historien,  digue  tic  la  Fronde,  unit  comme 
elle  le  grave  an  comique;  et,  dans  les  recits 
d'anecdotes,  madame  de  Sevigne  n'est  pas  plus 
naturelle,  Hamilton  n'est  pas  plus  plaisant.  Apres 
les  Memoires  de  Retz,  niais  a  une  longue  dis- 
tance, ceux  du  due  de  Saint -Simon  se  font  re- 
marquer  par  la  franchise  du  style  et  par  de  cu- 
rieux  details.  En  ecrivant  I'histoire  de  quelques 
revolutions  celebres,  Vertot ,  disciple  de  Saint- 
Real,  se  fit  une  reputation  plus  solide  et  plus 
etendue  que  celle  de  son  maitre.  Snr  des  sujets 
du  meme  caractere,  le  jesuite  d'Orleans  ne  de- 
ploya  pas  un  talent  du  meme  ordre.  Un  autre  je- 
suite, Bougeant,  merite  plus  d'eloges  par  sa  judi- 
cieuse  histoire  du  traite  de  Westphalie.  Celle  de 
la  ligue  de  Cambrai  ne  fait  pas  moins  d'honneur 
al'abbe  Dubos.  Eleve  des  historiens  de  I'antiquite, 
RoUin,  qui  les  traduit  ou  les  commente,  fut  sim- 
ple, elegant  et  focile,  an  moins  dans  son  Histoire 
ancienne;  mais,  comme  il  ecrivait  pour  I'enfance, 
les  lecteurs  d'un  autre  age  out  droit  de  lui  repro- 
cher  des  reflexions  pueriles,  et  meme  une  credu- 
lite  trop  complaisante.  An  milieu  du  dernier  siecle, 
le  president  Renault  redigea,  sur  un  plan  neuf  et 
bien  concu ,  son  Abrege  chronologique  de  I'His- 
toire  de  France ,  livre  qui  sera  long-temps  utile ,  mal- 
gre  des  inexactitudes  reconnues,  et  des  omissions 
(jiie  Ton  pent  croire  involontaires.  Deux  hommes 


CHAPITRE    V.  145 

de  genie  dominaient  alors  :  Montesquieu  decrivair 
la  grandeur  et  la  decadence  du  plus  imposant  des 
peuples  anciens,  comme  un  Remain  survivant  a 
Rome,  et  regrettant  la  republique  sur  les  debris 
memes  de  Tempire.  A  la  brillante  Histoire  de 
Charles  XII ,  Voltaire  faisait  succeder  VEssai  sur 
les  Moeurs  des  Nations  et  le  Siecle  de  Louis  X/^, 
monumens  immortels ,  qui  ne  lui  laissent  aucun 
rival  entre  les  historiens  modernes.  II  est  le  chef 
d'une  ecole  qui  s'etendit  en  Angleterre,  011  Tesprit 
public  et  la  liberte  favorisent  les  travaux  histo- 
riques.  En  France,  par  des  causes  contraires,  its 
furent  long-temps  genes  on  mal  diriges.  Condillac, 
en  son  Cours  d'histoire  ancienne  et  moderne,  sou- 
tint  faiblement  sa  renommee,  si  legitime  ad'autres 
litres.  Mably,  frere  de  Condillac,  affermit  la  sienne 
par  ses  Observations  sur  THistoire  de  France,  on- 
vrage  lumineux  et  necessaire  a  tons  ceux  qui 
veulent  etudier  a  fond  la  marche  du  gouverne- 
ment  francais.  Nous  avons  perdu  I'Histoire  de 
Louis  XI,  qu'avait  composee  Montesquieu:  Ton 
ne  sent  que  trop  cette  perte  en  lisant  la  meme 
histoire  ecrite  par  Duclos.  C'est  le  recit,  ce  n'est 
pas  le  tableau  du  regne.  Duclos  est  plus  a  son 
aise  dans  ses  Memoires  secrets  sur  la  fin  du  regne 
de  Louis  XIY,  et  sur  la  regence  du  due  d'Or- 
leans ,  sujet  qui  convenait  mieux  a  son  gout  de- 
cide pour  les   anecdotes,  et  a  la  trempe  de  son 

OEuvres  posthuraes.   Ol.  '   ■  i      .  TO         '.  ■  ■ 


1 46  LITTER ATURE   FRANCATSE. 

esprit,  plus  fin  qiieprofond.  Millot,  dans scs  divers 
Elemeus  d'Histoirc  moderne ,  est  correct ,  impar- 
tial et  sage,  mais  decolore,  timide  et  inediocre- 
ment  instructit.  Le  regno  de  Charlemagne,  celui 
de  Francois  l^"",  la  rivalite  de  la  France  et  de  I'An- 
gleterre,  offraient  des  sujets  heureux;  et  Gailiard 
ne  les  a  pas  traites  sans  succes:  mais  nn  style 
diffus    depare  les   ecrits   de   cet    historien,   tres- 
eclaire  d'ailleurs,  et  maintenant  trop  pen  appre- 
cie.  L'histoire  philosophique  du  Commerce   des 
Europeens  dans  les   deux  Indes,  acquit  a  I'abbe 
Raynal   nne  reputation   tardive,  mais  eclatante , 
et  que  ses  premiers  essais  n'avaient  pu  iui  faire 
esperer.  Ce  n'est  pas  que  ce  livre  celebre  soit,  a 
beaucoup  pres,  exempt  de  defauts.  On  y  trouve 
assez  souvent  Tenflure  a  cote  meme  de  la  seche- 
resse.  L'auteur  s'y  permet  des  declamations  fre- 
quenles,  et  jusqu'a  de  longues  apostrophes  qui 
seraient  deplacees   partout,  mais  qui  repugnent 
specialement  a  la  severite  du  genre.  Toutefois  ce 
grand  ouvrage  presente  aussi  des  beautes  nom- 
breuses  et  un  majestueux  ensemble  :  il  tient  sa 
place  entre  les  monumens  de  la  philosophic  mo- 
derne; et  Ton  ne  saurait  rabaisser  sans  ingrati- 
tude un  talent  qui  a  servi  la  cause  des  nations. 
Quoique  tres-courte,  l'histoire  de  la  revolution 
qui  fit  monter  Catherine  11  sur  le  trone  de  Russia 
est  digne  de  beaucoup  de  louanges.  Le  style  en 
est  orne,  mais  rapide  et   plein   de  mouvement : 


CHAPITRE    V.         V  i4y 

c'etait,  avaiit  Thistoire  cle  Pologne,  la  meilleiire 
production  de  Rulhiere.  Qiioiqiie  tres-lono^ne, 
THistoire  de  la  Monarchic  prussienne,  sous  Fre- 
deric-le-Grand,  serait  a  peine  citee,  si  elle  n'etait 
pas  de  Mirabeau.  Elle  contient  des  materiaux  im- 
menses,  mais  plutot  accumules  que  mis  en  ordre: 
elle  suppose  des  recherches  nombreuses ,  des 
etudes  approfondies;  mais  elle  est  indigeste  et  pe- 
nible  a  lire;  et  tout  le  renom  de  I'auteur  ne  suffit 
point  pour  la  placer  au  rang  des  ouvrages  qui 
font  honneur  a  notre  langue. 

Ayant  a  parler  dans  ce  chapitre  d'une  foule  de 
traductions  importantes ,  nous  ne  croyons  pas 
devoir  en  former  une  classe  distincte  a  la  suite 
des  ouvrages  originaux ;  car  il  deviendrait  impos- 
sible d'eviter  la  confusion  des  epoques ;  et  tout 
ce  qui  est  relatif  a  I'histoire  moderne  se  trouve- 
rait  preceder  la  plupart  des  articles  qui  concer- 
nent  I'histoire  ancienne.  Afin  de  suivre  une  me- 
thode  plus  satisfaisante  pour  les  lecteurs  instruits, 
nous  ferons  intervenir  chaque  ouvrage,  original 
ou  traduit,  selon  I'ordre  chronologique  des  eve- 
nemens  que  Ton  y  raconte.  Le  premier  livre  qui 
se  presente  est  done  la  traduction  d'Herodote, 
par  M.  Larcher.  Ce  n'est  ici  qu'une  seconde  edi- 
tion, mais  qui  suppose  un  nouveau  travail,  puis- 
qu'on  y  remarque  beauconp  de  changemons,  soit 
dans  rintcrpretalion  du  texte,  soit  dans  le  com- 

]  o. 


,/i8  LITTER ATURT:   FRANCAISE. 

mentaire  aiissi  rlocte  qirabondant,  dont  le  tra- 
(hictenr  a  cru  devoir  enrichir  iin  historien  deja 
si  riche  par  lui-menie.  On  sait  avec  quel  eclat  et 
quelle  heureuse  variete  de  formes  Herodote  ex- 
pose les  origines  de  I'Egypte  et  celles  de  la  Grece, 
los  moeurs  des  anciens  peiqiles  de  I'Asie ,  les  eve- 
iiemens  principaux  ecoules  dans  les  grandes  mo- 
narchies qui  precederent  les  republiques  du  Pe- 
loponese,enfiiirentreprise  de  Xerxes:  desarmees, 
des  flottes  enormes,  toute  la  puissance  du  grand 
roi,  venant  echouer  contre  ces  republiques,  si 
faibles  en  apparence,  mais  devenues  invincibles 
par  leurs  vertus  et  par  leur  union.  Nous  n'osons 
point  affirmer  que  le  style  de  M.  Larcher  egale 
en  tout  celui  d'Herodote;  nous  ne  trouvons  meme 
a  cet  egard  aucun  perfectionnement  sensible  dans 
la  seconde  edition ,  et  Ton  pent  mettre  en  doute 
si  les  changemens  qu'a  subis  le  commentaire  ont 
contribue  a  rembellir.  Beaucoup  de  personnes 
preferent  I'edition  anterieure ,  et  fondent  leur  pre- 
ference sur  des  opinions  philosophiques  qui  s'y 
trouvaient  manifestees,  et  qui  ont  ete  remplacees, 
dix  ans  apres,  par  des  opinions  contraires.  Mais 
dix  ans  de  reflexions  murissent  le  jugement  d'un 
commentateur.  D'ailleurs,  Tancien  precepte,  con- 
formez-vous  aux  temps,  ne  pent  qu'etre  utile  a 
suivre.  Qui  sait  meme  si  ces  variantes  d'opinions 
ne  sont  pas   le  resultat  d'une  nouvelle   methode 


CHAPITRE   V.  149 

iiiveutee  pour  reiulre  un  menie  oiivrage  i)i>reable 
a  deux  classes  differentes  de  lecteiirs?  Quoi  qu'il 
en  soit,  le  traducteiir  d'Herodote  occupe  depiiis 
long-temps  une  place  eininente  parmi  nos  erudits 
actuels.  La  prose  francaise  de  ce  savant  helleniste 
sera-t-elle  surpassee  par  quelque  noiivel  inter- 
prete,  qui,  non  content  de  rendre  avec  fidelite 
le  texte  d'Herodote,  voudra  donner  an  iiioins 
line  idee  de  son  liarmoniense  elegance?  C'est  ce 
que  nous  penchons  a  croire  possible ,  afin  de  ne 
decourager  personne;  mais  M.  Larcher  n'en  con- 
servera  pas  moins  Thonneur  d'avoir  aplani  le  pre- 
mier des  difficultes  de  plus  d'un  genre  ;  car  les 
gothiques  versions  qui  existaient  deja  n'ont  pu 
lui  etre  d'aucun  secours  :  Ini  seul  a  fraye  ces  che- 
mins  penibles;  et,  nieme  en  fait  de  traductions, 
ceux  qui  ouvrent  la  route  meritent  beaucoup  de 
reconnaissance. 

On  nous  reprocherait  d'oublier  un  petit  ouvrage 
qui  a  pour  titre  :  Supplement  a  V Herodote  de  Lar- 
cher. Ce  Memoire,  ou  beaucoup  de  choses  sont 
rassemblees  en  quatre-vingts  pages,  est  important 
par  son  objet  et  par  le  merite  d'une  excellente  re- 
daction. Lavoix  publl(|ue  Tattribue  a  un  voyageur 
qui  s'est  rendu  celebre,  en  decrivant  de  nos  jours 
cette  antique  Egypte  qu'Herodote  avait  decrite, 
il  V  a  deux  mille  ans,  lorsqu'elle  etait  floiissanle, 
et  quVUe  intruisait  encore   les  homnus  les  pin> 


i5o  LITTERATURE   FRANCAISE. 

iiistruits  pariiii  les  Grecs.  A  I'aide  des  tables  as- 
troiiomiques,  faites  par  Pingre,  en  faveur  de  TAca- 
demie  des  Inscriptions,  pour  dix  siecles  de  i'his- 
toire  ancienne,  Fauteiir  fixe  avec  nne  precision 
rigonreuse,  a  Ian  GaS  avant  notre  ere,  I'eclipse 
centrale  de  soieil,  qui,  seion  le  recit  d'Herodote, 
fut  predite  autrefois  par  Thales,et,  conformement 
a  cette  prediction,  fit  cesser  une  bataille,  et  ter- 
mina  la  guerre  entre  Cyaxares,  roi  des  Medes,  et 
Aiyathes,  roi  des  Lydiens.  L'analyse  exacte  et  ra- 
pide  de  quelques  passages  d'Herodote,  liabilement 
rapproclies  entre  eux,  suffit  au  critique  pour  de- 
signer avec  une  egaie  certitude  Tan  55  7  avant  notre 
ere,  corame  date  precise  de  la  prise  de  Sardes, 
epoque  ou  la  monarchic  lydienne  devint  une  pro- 
vince du  vaste  empire  de  Cyrus.  De  ces  deux  dates 
bien  constatees  decoule  aisement  toute  la  chro- 
nologic des  rois  medes  et  des  rois  lydiens,  par 
consequent  du  premier  livre  d'Herodote.  La  de- 
monstration parait  sans  replique,  a  en  juger  par 
la  replique  meme  qn'elle  a  occasionee.  Force  de 
defendre  un  grand  historien  contre  son  commen- 
tateur,  c'est  en  y  regardant  de  pres  que  I'auteur 
du  Supplenient  nous  fait  voir  une  extreme  clarte 
dans  cette  meme  serie  chronologique,  ou  M.  Lar- 
cher  n'avait  aper^u,  apporle  et  laisse  que  des.te- 
nebres.  On  espere  que  ce  travail  sera  continue 
sur  I'ouvrage  enlier  d'Herodote.  C'est  ainsi  qu'a 


^ 


GHAPITRE   V.         '  i5i 

I'exemple  de  Freret  les  savans  de  choses  rendeiit 
utile  cette  erudition,  qui,  dans  les  gros  livres  des 
savans  de  mots,  n'est  qu'une  lourde  futilite. 

II  y  a  quatorze  ans  que  M.  Levesque  a  publie 
sa  traduction  de  Thucydide,  la  seule  qui  jusqu'a 
present  soit  digne  de  quelque  attention.  Seyssel , 
historien  de  Louis  XII,  en  fit  une  au  commence- 
ment du  seizieme  siecle,  par  I'ordre  et  pour  ['in- 
struction de  cet  excellent  yjrince.  Elle  est  aujour- 
d'hui  corapletement  oubliee,  sans  I'etre  toutetois 
davantage  que  ceile  de  Perrot-d'Ablancourt,  plus 
moderne,  raais  plus  niexacte,  moins  complete,  et 
d'ailleurs  ecrite  dans  un  style  tout-a-fait  contraire 
au  genie  de  roriginal.  Thucydide,  au  moins  egal 
a  Herodote,  offre  avec  lui,  parmi  les  Grecs,  le 
point  le  plus  eleve  des  progres  de  I'liistoire  :  elle 
ne  commenca  point,  comme  I'epopee,  par  atteindre 
la  perfection.  Six  siecles  avant  notre  ere,  Cadmus 
de  Milet,  laissant  le  rhythme  a  la  poesie,  employ  a 
le  premier  la  prose  dans  le  recit  des  evenemens. 
II  ecarta  les  fables  mythologiques,  pour  s'en  tenir 
uniquement  aux  veritables  traditions  des  peuples. 
Entre  les  nombreux  historiens  qui  lui  succederent 
durant  deux  siecles,  Hecatee,  son  compatriote,  se 
distingua  par  la  purete  de  son  langage  et  par  la 
douceur  du  dialecte  ionique.  Apres  lui,  vint  Hero- 
dote,  le  plus  ancien  des  historiens  qui  nous  sont 
restes.  Les  critiques  grecs  et  latins  s'accordent  a 


1 52  LITTERATURE    FRANCAISE. 

(lire   qu'il  surpassa   tous   ses   predecesseurs.   Les 
formes  de  sa  composition ,  I'aboiidance  et  les  graces 
de  son  style,  I'ont  fait  surnommer  par  eux  le  cliantre 
et  I'Horaere  de  I'liisloire.  11  hit  son  brillant  ou- 
vrage  devant  la  Grece  assemblee  aux  jeux  olym- 
piques.  Thucydide,  age  de  quinze  ans,  assistait  a 
cette  lecture  solennelle  :  il  pleura  d'admiration; 
et,  parmi  les  applaudissemens  d'un  peuple  entier, 
le   vainqueur,  sans  rival   encore,    distingua   ces 
jeunes  et  nobles  larmes,  qui  lui  promettaient  un 
emule.  En  vain  Denys  d'Halicarnasse,  ne  dans  la 
meme  ville,  mais  non  avec  le  meme  genie  qu'He- 
■  rodote,  se  fait-il  un  devoir  de  rabaisser  Thucy- 
dide :  le  judicieux  Quintilien  ne  partage  pas  cette 
:  injustice.  Outre  qu'il  jugeait  sans  passion,  Quin- 
tilien n'etait  pas  de  ces  critiques  a  vue  courte  qui, 
dans  chaque  genre,  n'apercoivent  qu'une  maniere, 
et  ne  peuvent  louer  qn'un  seul  homme.  A  la  ve- 
rite,  ce  n'est  point  Teclat  des  evenemens  qui  sou- 
tient  riiistoire  de  la  guerre  du  Peloponese;  il  n'y 
a  plus  la  nl  Marathon,  ni  Salaminc  :  echecs,  suc- 
ces,  tout  est  desastreux;  qu'Athenes  I'emporte,  ou 
que  Sparte  soit  victorieuse,  I'historien  est  grec; 
et  partout  des  Grecs  gemissenl.  De  la,  cette  teinte 
nielancolique  si  remarquee  dans  ses  recits ;  mais 
toutes  les  passions  politiques  y  parlent,  y  agissent: 
on  y  voit  avec  douleur  une  nation  genereuse  user 
son  energie   contre   elle-meme;  et,  si  Touvrage 


CHAPITRE   V.  i53 

d'Herodote  consacre  cetle  imposante  verite,  que 
I'union  des  peuples  libres  leiir  doime  line  force 
qui  triomphe  dii  despotisme  presque  tout-puis- 
sant, de  I'ouvrage  de  Thucydide  jaillit  cette  autre 
lecon,  terrible,  mais  utile  a  donner,  que  leur  di- 
vision brise  cette  force,  et,  par  I'essai  meme  de 
I'empire,  les  miirit  pour  la  servitude.  Ajoutez  que 
le   talent  de  I'ecrivain   n'est  jamais   inferieur  au 
sujet  qu'il  traite.  II  ne  cherche  point  Tharmonie, 
quelquefois  meme  il  la  brave;  mais  cbez  liii  tons 
les  mots  sont  des  pensees;  dans  son  style  concis 
et  nerveux,  il  unit   I'austerite  d'un  philosopbe, 
et  I'audace  elevee  d'un  grand  citoyen.  Narrateur 
nioins  fleuri  qu'Herodote,  il  n'est  jamais,  comme 
lui ,  conteur  agreable  ;  il  est  peintre  plus  ener- 
gique;  peintre  des  cboses,  lorsquil  decrit  I'expe- 
ditionde  Sicile,  on  la  contagion  d'Athenes;  peintre 
des  hommes  partout,  et  specialement  dans  les  ba- 
rangues ,  oii   il   excelle  ,  et  qu'il  place  avec  plus 
d'art  qu'Herodote ,  peut-etre  meme  qu'aucun  au- 
tre.  Introduit-il  Pericles  determinant  les  Athe- 
niens  a  la  guerre ,  ou  prononcant  I'eloge  funebre 
des  citoyens  morts  aux  combats? les  idees,  les  ex- 
pressions, les  tours,  les  images  etalent  toute  la 
magnificence  oratoire.  Fait-il  parler  Archidamus, 
roi  de  Lacedemone,  ou  I'epbore  Stenelaidas?  c'est 
avec  une  brievete  simple  et  grave.  Brasidas  a-t-il 
plus  <le  pompe :  il   fut   eloquent,  quoiqne   Spar- 


1 54  LITTERATURE   FRANCAISE. 

tiale,  observe  aussitot  Thucydide,  loujours  lidele 
au  costume  des  moeurs  ,  toujours  scru|juleux. 
gardieii  des  convenances.  Tel  fut  le  maitre 
de  la  tribune  attique,  le  modele  adopte  par  De- 
mosthene,  qui  le  copia  huit  fois  tout  entier ; 
et,  dans  la  carriere  de  I'liistoire,  nul  doute  que, 
cbez  les  Latins,  on  n'ait  le  droit  de  compter  par- 
mi  ses  eleves  Salluste ,  qui  souvent  I'egale,  et 
Tacite  qui  a  tout  surpasse.  L'on  doit  done  ren- 
dre  grace  a  M.  Levesque  de  son  heureuse  et  dit- 
ficile  tentative.  On  doit  le  remercier  encore  d'avoir 
ete  sobre  de  notes,  bien  different  de  ces  traduc- 
teurs  qui  ne  voient  dans  le  texte  qu'un  acces- 
soire,  et  commentent  les  ecrivains  les  plus  iUus- 
tres,  ainsi  que  le  docteur  Mathanasius  commentait 
le  chef-d'oeuvre  dun  inconiui.  Le  merite  de  M.  Le- 
vesque, le  sentiment  profond  qu'il  a  des  beautes 
de  Tliucydide,  la  severite  modeste  avec  laquelle 
il  juge  sa  propre  traduction,  nous  garantissent 
qu'il  fera  de  nouveaux  efforts  pour  la  perfec- 
tionner  ,  et  la  reiidre  digne ,  autant  qu'il  est 
possible,  de  cet  admirable  historien. 

Une  dissertation  sur  les  historiens  d'Alexandre, 
composee  par  M.  de  Sainte-Croix,  il  y  a  plus  de 
trente  ans,  et  couronnee  par  I'Academie  des  In- 
scriptions, avait  obtenu,  en  paraissant,  tout  ie 
succes  que  ces  sortes  d'ecrits  doivent  esperer.  Mais 
les  eloges  donnrs  a  I'auteur  n  out  [)ii  iui  fermer 


CHAPITRE   V.  .       i55 

les  yeiix  sur  les  defauts  de  son  travail.  11  iVy  a  vu 
qu'uiie  ebaijche  imparfaite,  ait  point  que  sa  dis- 
sertation, revue,  corrigee  et  augmentee,  est  de- 
venue  un  tres-gros  volume  in-quarto,  qu'il  a 
public,  il  y  a  trois  ans,  sous  le  titre  ^Exameii 
critique  des  anciens  historiens  cV Alexandre.  L'ou- 
vrage  est  divise  en  six  sections.  La  premiere  traite 
des  anciens  historiens,  de  ceux  meme  qui  sont 
anterieurs  a  I'epoque  d'Alexandre,  ou  qui  n'ont 
jamais  parle  de  lui  :  elle  se  termine  par  quelques 
details  sur  les  traditions  orientates  relatives  a  ce 
conquerant.  La  seconde  et  la  troisieme  embras- 
sent  son  histoire  entiere,  d'apres  les  recits  de 
Diodore,  d'Arrien ,  de  Plutarque  parmi  les  Grecs; 
de  Quinte-Curce  et  de  Justin  parmi  les  Latins.  11 
s'agit  dans  la  quatrieme  du  temoignage  de  I'Ecri- 
ture  et  des  ecrivains  juifs  sur  Alexandre.  La  cin- 
quieme  et  la  sixieme  sont  consacrees,  Tune  a  la 
chronologic ,  I'autre  a  la  geographic  de  ses  histo- 
riens. Le  livre  est  complete  par  un  appendice  sur 
les  historiens  du  moyen  a£;e.  Les  lecteurs  qui 
aiment  la  precision  seront  peu  satisfaits  ;  car  le 
style,  d'ailleurs  assez  correct,  est  dune  abondance 
qu'un  censeur  severe  appellerait  proiixite.  Ceux 
a  qui  I'erudition  suffit  doivent  etre  contens  :  outre 
les  passages  cites,  qui  forment  plus  d'un  tiers  du 
volume,  il  n'est  guere  de  phrases  qui  n'aient  deux 
ou  trois  autoriles    pour   escorle   et   pour  appui. 


i56  UTTERATURt:   FRAINCAISE. 

Sans  etre  trop  rigoureux ,  on  pourrait  desirer  nne 
critique  plus  judicieuse.  En  effet,  s'il  etait  cu- 
rieux  de  faire  des  reclierches  sur  I'education  dun 
personnage  tel  qu'Alexandre ,  sur  le  proces  de 
Parmenion ,  sur  I'acces  de  colere  et  d'ivresse  ou 
fut  tue  Clitus,  sur  la  fontaisie  qu'eut  Alexandre 
de  se  declarer  fils  de  Jupiter,  et  d'etre  lui-meme 
un  dieu,  sur  les  facheux  changemens  que  les  con- 
quetes  opererent  dans  les  moeurs  du  conquerant, 
il  semblait  moins  necessaire  de  s'enquerir  avec 
grand  soin  si ,  devant  son  armee  en  revoke , 
Alexandre  prononca  le  discours  succinct  que  lui 
prete  Polyen ,  ou  le  long  discours  que  rapporte 
Arrien,  ou  le  discours  plus  long,  mais  tout  dif- 
ferent, qui  se  trouve  dans  Quinte-Curce,  et  qui 
est  une  assez  belle  amplification;  s'il  y  avait  bien 
un  milliard  quatre-vingt  millions  dans  la  citadelle 
d'Ecbatane,  et  combien  de  millions  vola  le  gene- 
ral Harpalus,  a  qui  ce  tresor  etait  confie;  si  Pto- 
lemee  etait  ou  n'etait  pas  au  siege  de  la  ville  des 
Malliens;  si  le  gymnosophiste  Calanus ,  qui  se 
brula  lui-meme,  fut  consume  dans  inie  maison 
de  bois  faite  expres ,  ou  s'il  expirasnr  ini  lit  (lore; 
si  ce  fut  le  satrape  Orxine,  ou  Polimaque  de 
Pella,  qui  fut  condannie  a  mort  pour  avoir  pille 
le  tombean  de  Cyrus;  si  ce  tombeau  renfermait 
le  ct)rps  (lu  njotiar(]ue  persan ,  on  n'etait  qu'un 
cenolaj)lie;  enlin  si,  apres  l.i  inort  d'Alexandre, 


CHAPITRE   Y.  iSy 

on  enduisit  son  corps  de   cire,  on  bien  si  on  le 
mit  dans  Vhuile ,  ou  bien  encore  si  ce  prince  fut 
mis  en  etat  de   niomie  :   ce  sont   les    termes  de 
M.  de  Sainte-Croix.  Qiioique  les  pensees  de  I'ecri- 
vain  se  reduisent  pour  I'ordinaire  a  faire  combat- 
tre  les  pensees  des  autres,  il  manifeste  pourtant 
quelques  opinions  fort  edifiantes.  On  remarque 
aussi  qu'il  lance   a  tout  propos,   souvent  meme 
hors  de  propos ,  des  traits  amers  contre  la  philo- 
sophic et  contre  le  goiivernement  populaire.  Tou- 
tefois,  comme  il  n'aime  pas  mieux  lesconquerans 
que  les  republiques   et  les   philosophes,  il  juge 
Alexandre  avec  une  franchise  qui,  du  temps  de 
ce  prince,  couta  la  vie  an  philosophe  Callisthene, 
mais  qui,  a  vingt-trois  siecles  de  distance,  n'a, 
par  bonheur,  aucun  danger  pour  les  savans.  L'au- 
teur  eiit    fait   un    livre    plus    methodique ,    pins 
agreable  et  plus  utile,  si,  voulant  bien  economi- 
ser  les  longues  citations  qu'il  est  si  facile  d'accu- 
muler,  laissant  de  cote  d'antres  choses  qui  sont 
a  la  fois  des   lieux  communs  et  des  ecarts,  il  se 
fut  donne  la  peine  d'ecrire  une  histoire  raisonnee 
d' Alexandre  et  de  son  siecle.  La  venaient  se  fon- 
dre  et  se  placer  des   notions  chronologiques  et 
geographiqnes ;   la,  devait  se   trouver,  ce  qu'on 
cherche  en  vain   dans  I'onvrage  :  un   expose  de 
Tetat  des  lettres ,  des   sciences,  des  arts  a  cette 
memorable  epoque ;  la  meme  on  ponvait  admet- 


1 58  LTTTERATURE  FRANCATSE. 

tre   qiielqnes  discussions  (renuiit,  mais  avec  la 

discretion  que  conseilleiine  saine critique,  etdont 

il   ne  faut   pas  se   dispenser  quand  on  aspire  a 

etre  lu. 

En  suivant,   pour   I'liistoire  romaine ,   Tordre 

que  nous  avons  suivi  pour  I'histoire  grecque,  le 
premier  livre  qui  se  presente  est  une  traduction 
complete  de  Sailuste ,  ouvrage  posthume  de  I'es- 
timable  Bureau  de  la  Malle.  On  ne  saurait  con- 
tester  a  Sailuste  mie  eminente  place  entre  les  iiis- 
toriens  latins  ;  mais  il  fut  apprecie  tres-diversement 
a  Rome.  On  lui  reprocliait  de  son  vivant  I'affec- 
tation  de  rajeunir  des  mots  vieillis.  Tite-Live,, 
qui  le  juge  pent -etre  avec  la  severite  dun  rival, 
pretend  qu'il  est  fort  inferieur  a  Tliucydide,  et 
qu'il  le  gate  en  I'imitant.  Tacite  lui  decerne  la 
palme  de  I'histoire  latine,  palme  qu'aujourd'hui 
nous  decernons  a  Tacite.  Quintilien ,  critique  si 
judicieux  et  si  mesure,  vante  avec  complaisance 
cette  rapidite  admirable  qui  distingue  Sailuste,  et 
que  Tite-Live,  ajoute-t-il,  a  su  atteindre  par  des 
qualites  differentes.  II  s'en  refere  au  jugement  de 
Servilius  JNonianus,  qui  declarait  ces  deux  emu- 
les  plutot  egaux  que  semblahles.  On  a  peine  a 
concevoir  que  d'autres  Romains,  le  rheteur  Gas- 
sius  Severus,  par  exemple ,  et  meme  Seneque, 
aienttrouve  les  harangues  de  Sailuste  plus  faibles 
que  ses  narrations.   Dans  la  Guerre  de  Catilina, 


CHAPITRE   V.  139 

les  discours  de  ce  chef  de  conjures ,  ceiix  de  Ca- 
ton  et  de  Cesar ,  ne  sont-ils  done  pas  des  morceaux 
d'un  rare  merite?  Et  quel  historieu ,  sans  excep- 
tion ,  nous  a  laisse  une  harangue  phis  eloquente 
que  celle  de  Marius  contre  les  patriciens,  dans 
la  guerre  de  Jugurtha?  [I  y  a  de  beaux  discours 
de  SaUuste  jusque  dans  les  fragmens  qui  nous 
sont  restes  de  sa  grande  histoire ,  ouvrage  dont 
nous  devons  vivement  regretter  la  perte,  puisqu'il  , 
renfermait  la  longue  rivalite  de  Marius  et  de  Sylla, 
la  dictature  entiere  du  dernier,  enfin  tons  les 
temps  ecoules  entre  la  guerre  numidique  et  la 
conjuration  de  Catilina.  vSalluste  a  eie  souvent 
traduit  en  francais.  La  version  du  president  de 
Brosses  n'est  digne  d'aucun  eloge;  on  fait  plus  de 
cas  de  sa  vie  de  SaUuste ,  production  deparee  tou- 
tefois  par  un  mauvais  style  et  par  une  critique 
vulgaire,  mais  curieuse  par  des  recherches  d'eru- 
dition,  materiaux  qui  peuvent  etre  utiles  pour 
composer  un  meilleur  ouvrage.  11  y  a  quarante 
ans ,  Dotteville  obtint  un  succes  merite  en  tra-  - 
duisant  de  nouveau  SaUuste;  et  Beauzee,  quoique 
venu  plus  tard,  est  loin  d'avoir  fait  aussi  bien 
que  lui.  Le  seul  qui  souvent  ait  mieux  reussi  que 
DotteviUe  nous  parait  etre  Bureau  de  la  Malle; 
mais,  quoique  cet  habUe  traducteur  aspire  a  ren- 
dre  partout  la  nerveuse  rapidite  de  son  modele, 
sa  version  neanmoins  pourrait  gagner  encore  du 


I  Go  LITTER  ATURE   FRINCAISE. 

cote  de  la  couleur  et  de  Tenergie.  Nous  croyoiis 
qu'il  raurait  perfectiounee,  s'il    eut  vecii  davan- 
tage.  All  reste ,  son  principal  titre  litteraire  est  sans 
contredit  une  autre  traduction  plus  considerable, 
plus  difficile,  et  dont  nous  allons  parler  a  I'instant. 
Tacite,  que  Racine  appelle  a  si  juste  titre  le 
plus  grand  peintre  de  ranti([uite,eutmerite  d'avoir 
pour  traducteurs  des  ecrivains  du  premier  ordre. 
Une  traduction  de  Tacite  est  la  seule  qui  eut  ete 
digue  de  Montesquieu.  Un  de  ses  egaux  s'est  mis 
sur  les  rangs  ,  mais  dans  un  essai  trop  peu  etendu: 
J. -J.  Rousseau  a  traduit  ce  magnifique  premier 
livre  de  I'Histoire  ou  Tacite  peint  a  si  grands  traits 
la   fin  de   I'empire  de  Galba ,  et  les  commence- 
mens  du  court  empire  d'Othon.  On  ne  lit  guere 
cette  traduction.  Dans  le  vaste  recueil  de  Rous- 
seau, elle  est  comme  etouffee  par  ses  chefs-d'oeu- 
vre. Ccpendant,  quoique  imparfaite,  elle  ne  doit 
pas  etre  negligee ;  quelquefois  tout  son  talent  s'y 
retrouve.  Sans  y  egaler  Tacite,  ni  lui-meme,  il 
reste  a  une  place  ou  il  n'est  pas  facile  de  I'attein- 
dre;  et,  sinon  pour  la  fidelite,  du  moins  pour  le 
clioix  des  expressions  et  le  tour  des  phrases,  il 
est  encore  un  objet  d'etude.  11  n'a  pas  ete  plus 
loin  que  ce  premier  livre.  Un  si  riidejouteur  ma 
hientot  lasse,  dit-il ,  avec  la  franchise  et  la  verve  de 
Montaigne.  D'Alembert  a  choisi  seulement  quel- 
ques  morcoaux  d'un  grand  eclat  dans  les  differens 


CHAPITRE  y.  i6r 

ouvragesde  Tacite.  Son  choix  est  excellent;  mais, 
il  taut  I'avouer,  d'Alembert,  malgre  tout  son 
merite,  a  pen  reiissi  dans  sa  traduction  :  meme 
il  y  est  constamment  sec;  precis,  mais  en  geo- 
metre  et  non  pas  en  grand  ecrivain;  d'ailleurs, 
souvent  infidele  an  texte,  et  pins  souvent  an  ge- 
nie de  Tacite.  Les  six  derniers  livres  des  Annales 
et  les  cinq  livres  de  I'Histoire  ne  font  point  par- 
tie  du  travail  de  La  Bleterie,  travail  dont  la  vie 
d'Agricola  est  I'article  le  plus  estime.  Ce  chef- 
d'oeuvre,  ou  tant  de  choses  tiennent  si  peu  d'es- 
pace,  a  ete  de  nouveau  traduit ,  il  y  a  douze  ans, 
par  M.  des  Renaudes,  a  qui  Ton  doit  une  portion 
d'eloges ;  car  il  ecrit  avec  soin ,  meme  avec  scru- 
pule  :  mais  nous  craignons  toutefois  que  son 
style  n'ait  pour  I'ordinaire  plus  de  recherche  que 
de  nerf  et  de  coloris.  Dotteville  et  Bureau  de  la 
Malle  nous  out  donne  deux  traductions  comple- 
tes de  Tacite  :  I'une  est  anterieure  a  notre  epoque; 
I'autre  a  paru  pour  la  premiere  fois ,  il  y  a  dix- 
huit  ans.  Celle  que  nous  devons  a  Dotteville  of- 
fre  beaucoup  de  choses  estimables :  une  vie  de 
Tacite,  ou  Terudition  est  embellie  par  une  saine 
litterature;  des  abreges  supplementaires,  oil  fau- 
teur  a  eu  le  bon  esprit  de  ne  pas  vouloir  etre 
brillant ;  les  notes  diversement  instructives  qui 
accompagnent  la  traduction;  souvent  cette  tra- 
duction meme  retravaillee  a  chaque  edition  nou- 

OEuvres  posthuiues.   III.  I  I 


1(39.        ijnERA'riiiu:  tkaincaisi:. 

veilo,  iiiais  qui  pourtaiit  renferme  encore  tropde 
periphrases,  trop  d'equivalens  substitues  aux  ex- 
pressions chi  texte,  comme  s'il  pouvaity  avoir  des 
equivaleiis  avec  Tacite!  Bureau  de  laMalle,  en  son 
discours  preliniinaire ,  a  clairement  expose ,  d'apres 
un  Memoire  de  La  Bleterie ,  quelles  magistratures 
reunies  formaient.dansrempire  romain  le  pouvoir 
du  prince.  II  nous  parait  moins  heureux  lorsqu'il 
veut  prouver  en  forme  que  la  cruaute  des  empe- 
reurs  etait  un  moyen  de  finance ,  et  que  la  pro- 
scription des  riches  pouvait  seule  fournir  a  la 
magnificence  imperiale  Sans  pousser  trop  loin  la 
discussion,  Titus  fut  aussi  magnifique,  ce  sont 
les  propes  termes  de  Suetone,  qu'aucun  des  em- 
pereurs  qui  I'avaient  precede  :  nous  savons  que 
Trajan  le  fut  encore  davantage ;  et  cette  reponse 
doit  suffire.  Eclaircissant  le  texte  par  des  notes 
courtes  et  judicieuses  ;  laissant ,  comme  des  vides 
inaccessibles,  ces  lacunes  desesperantes  que  le 
genie  meme  ne  pourrait  remplir,  Bureau  de  la 
Malle  ,  en  qualite  de  Iraducteur,  surpasse  pres- 
que  toujours  La  Bleterie,  d'Alembert  et  Botte- 
ville.  Attentif  a  corriger  sans  cesse,  comme  on  le 
voit  par  I'edition  publiee  depuis  sa  mort,  il  s'at- 
tache  plus  qu'aucun  deux  aux  idees,aux  images, 
aux  expressions  de  son  modele.  Et  quel  modele 
eut  jamais  droit  d'exigcr  une  fidclite  plus  respec- 
liieuse!  Soit  que,d'une  plume  austere,  il  decrive 


CHAPITRE   V.  i63 

]es  moeiirs  des  Germains;  soit  qu'avec  ime  pieuse 
eloquence,  il  transmette  k  la  posterite  la  vie  de 
son  beau-pere  Agricola ;  soit  qu'ouvrant  Tame  de 
Tibere  il  y  compte  les  dechiremens  du  crime, 
et  les  coups  de  fouet  du  remords;  soit  qu'il  pei- 
gne  le  senat,  les  chevaliers,  tons  les  Romains  se 
precipitant  vers  la  servitude ,  esclaves  meme  des 
delateurs,  et  accusant  pour  n'etre  point  accuses, 
I'artificieux  Sejan  redoute  d'un  maitre  qu'il  craint, 
les  affranchis  tout-puissans  par  leur  bassesse, 
Pallas  gouvernant  I'imbecile  Claude;  Narcisse , 
I'execrable  Neron ,  les  avides  ministres  de  Galba 
se  hatant ,  sous  un  vieillard ,  de  saisir  une  proie 
qui  va  bientot  leur  echapper,  les  Romains  com- 
battant  j usque  dans  Rome,  afin  qu'entre  Othon 
et  Vitellius  la  victoire  nomme  le  plus  coupable, 
en  se  declarant  pour  lui;  soit  qu'il  represente 
Germanicus  vengeant  la  perte  des  legions  d'Au- 
guste,  ou  puni  par  le  poison  de  ses  triomphes  et 
de  I'amour  du  peuple,  I'historien  Cremutius  Cor- 
dus  force  de  mourir  pour  avoir  loue  Rrutus  et 
Cassius,  et,  suivant  un  tres-juste  usage,  sa  pro- 
scription doublant  sa  renommee ,  Britannicus, 
Octavie ,  Agrippine ,  victimes  d'un  tyran  trois 
fois  parricide,  Seneque  se  faisant  ouvrir  les  vei- 
nes,  conjointement  avec  son  epouse,  les  debats 
heroiques  de  Servilie  et  de  son  pere  Soranus , 
Thraseas  ,  aux  prises  avec  la  mort ,  offrant  une  li- 

1 1. 


J  64  LITTER ATURE  .  FR  ANCAISE. 

bation  de  son  sang  a  Jupiter  lib^rateur,  et  pirs- 
crivant  la  vie  comme  iin  devoir  a  la  mere  de  ses 
enfans,  il  est  tour  a  tour,  ou  a  la  fois,  energicjtie, 
sublime;  variant  ses  recits  autant  que  le  perniet 
la  monotonie  du  despotisme,  et  toujours  egale- 
ment  admirable;  imitant  Thucydide  et  Salluste, 
mais  surpassant  ses  modeles ,  comme  il  surpasse 
tous  ses  autres  devauciers,  et  ue  laissant  a  ses 
successeurs  aucuu  espoir  de  I'atleindre.  Etucliez 
I'ensemble  de  ses  ouvrages  :  c'est  le  produit 
d'une  vie  entiere  ,  deludes  prolongees,  de  medi- 
tations profondes.  Examinez  les  details  :  tout  y 
ressent  I'inspiration  ;  tous  les  mots  sont  des  traits 
de  s^euie  et  les  elans  d'une  grande  ame.  Incor- 
ruptible dispensateur  et  de  la  gloire  et  de  la 
houte,  il  represenle  cette  conscience  du  genre 
humain  que,  seion  ses  energiques  expressions, 
les  tyrans  croyaient  etouffer  au  milieu  des  flam- 
mes,  en  faisant  bruler  publiquement  les  oeuvres 
du  talent  reste  libre,  et  les  eloges  de  leurs  victi- 
mes,  dans  ces  memes  places  ou  le  peuple  romain 
sassemblait  sous  la  republiqne.  Sou  livre  est  uu 
tribunal  ou  sont  juges  en  dernier  ressort  les  op- 
primes  et  les  oppresseurs:  c'est  a  Timmortalite 
qu'il  les  consacre  ou  les  devoue;  et  dans  cet  his- 
torien  des  peuples,  par  consequent  des  princes 
qui  savent  regner ,  chaque  ligne  est  le  chatiment 
des  crimes  .^  ou   la  recompense  des  vertus.  Aflir- 


CHAPITRE   V.  I  i65 

mer  que  Bureau  cle  la  Malle  ait  rendu  toutes  les 
beautes  d'un  tel  historien  serait  exagerer  la 
louange.  II  en  est  que  ses  plus  grands  efforts  ne 
peuvent  dompter,  pour  ainsi  dire.  Quelquefois  ■ 
nieme  on  sent  la  peine  qu'il  eprouve.  11  craint 
un  genie  qui  soutient  souvent,  mais  qui  accable 
lorsqu'il  ne  soutient  pas.  On  doit  cependant  beau- 
coup  d'eloges  a  ce  laborieux  litterateur.  Ce  n'est 
point  a  demi  qu'il  avait  etudie  I'art  de  traduire; 
et,  jusqu'a  present,  parmi  nous,  aucune  version 
tie  Tacite  ne  pent  etre  mise  avec  avantage  en  pa- 
rallele  avec  la  sienne.  Lorsqu'il  fut  enleve  a  sa 
farnille,  a  ses  amis,  et  a  I'lnstitut,  il  achevait  une 
traduction  de  Tite-Live.  Elle  tiendra,  dit-on,  le 
premier  rang  parmi  ses  ouvrages.  On  nous  pro- 
met  qu'elle  sera  bientot  rendue  publique;  et  nous 
le  desirous  pour  sa  memoire.  Ce  n'est  pas  un 
honneur  vulgaire  que  d'avoir  ete  le  meilleur  tra- 
ducteur  franrais  des  trois  plus  grands  historiens 
([ue  nous  ait  laisses  I'antique  Italie. 

Suetone  est  loin  d'approcher  de  son  contem- 
porain  Tacite,  et  ne  pent  meme  trouver  place 
entre  les  grands  historiens  de  I'antiquite.  A  Fex- 
ception  de  quelques  traits  epars  a  de  longues  ilis- 
tances,  son  style  manque  de  nerf  et  de  chaleiu-: 
il  ne  peint  ni  les  hommes  ni  leschoses;  il  ne  ra- 
conte  meme  pas  les  evenemens;  il  les  enonce: 
mais  il  est  curieux  a  lir(>  j)ar  la  nature  et  la  mul- 


i&i  LITTERATURE   ERAJNCAISE. 

titude  des  faits  qu'il  rassemble ;  et,  quoiqu'il  les 
acciimule  sans  methode,  quoiqu'il  iie  saclie  point 
faire  ressortir  les  petits  details  dont  il  abonde, 
sa  veracite,  froide,  impassible,  souvent  portee 
jusqu'au  cynisme ,  donne  une  physionomie  parti- 
culiere  et  de  I'autorite  a  son  histoire.  Sans  pou- 
voir  d'ailleurs  suppleer  aux  lacunes  d'un  ecrivain 
tel  que  Tacite,  il  presente,  au  nioins,  dans  un 
abrege  complet  le  regne  des  douze  premiers  em- 
pereurs  romains.  On  doit  done  savoir  gre  a  M.  Mau- 
rice Levesque  d'avoir  public  recemment  une  tra- 
duction de  Suetorie.  Deja  nous  en  avions  plus 
d'une;  et  celle  de  La  Harpe  est  digne  d'eloges : 
mais  La  Harpe,  se  croyant  superieur  a  I'historien 
qu'il  traduit,  prend  avec  lui  d'etranges  libertes. 
Tantot  il  coriige  ou  plutot  il  altere  le  sens  des 
plirases  latines ;  tantot  il  supprime  d'assez  longs 
passages.  Le  nouveau  traducteur  I'emporte  sur 
lui  pour  I'exactitude,  et  lui  cede  rarement  pour 
la  correction.  Si  Ton  pent  reprocher  a  M.  Mau- 
rice Levesque  quelques  expressions  hasardees , 
quelques  tournures  inelegantes,  quelques  perio- 
des  peniblement  construites,  ces  fautes,  en  pe- 
tit nombre,  aisees  d'ailleurs  a  faire  disparaitre, 
ne  diminuent  point  le  merite  et  I'utilite  de  son 
estimable  travail. 

Un  autre  M.  Leveque ,  le  traducteur  de  Thucy- 
dide  ,  vient   de  donner  au    public   une   Histoire 


CHAPITRE   V.  .       lO; 

critique  de  la  Republiqneromaiiie.  Elle  commence 
a  la  fondation  de  Rome,  et  comprend  meme  un 
abrege  de  Thistoire  de  I'empire.  Nous  avons  deja 
beaucoup  de  livres  sur  les  Remains;  et,  quoique 
cette  production  ne  soit  pas  depourvue  de  merite  , 
elle  est  loin  d'offrir  I'interet  qui  regne   dans   le 
rapide  et  brillant  ouvrage  de  Vertot.  Est-il  besoin 
d'ajouter  qu'il  n'y  faut   pas  chercher  la  profon- 
deur  d'idees,    la  hauteur  de  style,  I'etenduc  de 
resultats  que  nous  admirons   dans  le  chef-d'oni- 
vre  de  Montesquieu?  L'cju  savait  d'ailleurs  depuis 
long-temps  qtie  les  premiers  siecles  de  Rome  pre- 
sentaient  peu  de  certitude  historique;  a  cet  egard  , 
M.  Leveque  s'est  donne  la  peine  de  prouver  fort 
en  detail  ce  qu'on   avait  prouve  avec  concision  , 
et  ce  dont  personne  ne  doutait  plus.  II  y   a,  au 
contraire,  dans  son  travail,  une  partie  qui  pourra 
sembler  beaucoup  trop  neuve.  L'ecrivain  deprime 
avec  affectation  le  peuple  dont  il  ecrit  I'histoire , 
et  en  particulier  plusieurs  Romains  des  plus  illus- 
tres  :  les  deux   Rrutus  ,  par   exemple  ,   les   deux 
Caton  ,  Fabius  Maximus  et  meme  Ciceron.  Excepte 
ce  qui  concerne  Caton  I'ancien,  les  inculpations 
de  M.  Leveque  paraissent  tres-frivoles.  II  a  voulu  , 
dit-on  ,  affaiblir  V enthousiasme  qu  inspirent  les 
Bomains ;  il  a  craint  que  cet  enthousiasme  ne  fit 
naitre  le  mepris  et  le  degout  des  gouvernemens 
qui  ne  ressemblent  pas  a  leur  republique  :  certes, 


i68  LITTERATURE  FRANCAISE. 

le  motit  est  loiiable;  mais  il  n'est  pas  suffisant 
pour  calomnier  cles  personnages  doiit  la  gloire  est 
fondee  siir  des  litres  immortels;  bien  moins  en- 
core nil  pen  pie  eiitier  qui,  sans  doute,  exagere 
I'amour  des  conquetes,  mais  qui  laisse  partout 
snr  ses  traces  I'empreinte  ineffacable  de  sa  gran- 
deur, etchez  qui,  depuis  tant  de  siecles,  les  pre- 
miers hommes  des  premieres  nations  modernes 
out  trouve  de  sublimes  modeles  et  de  talens  et 
de  vertus. 

Anquetil ,  en  debutant  dans  la  carriere  histori- 
que,  avait  attire  Tattention  des  lecteurs  par  deux 
ouvrages  interessans  et  meme  assez  bien  ecrits  : 
X Esprit  de  la  Ligue ,  et  \^ Intrigue  da  Cabinet. 
Nous  n'en  pourrons  dire  autant  des  productions 
de  sa  vieillesse;  et  d'abord  nous  trouvons  ici  son 
Histoire  universelle ,  abrege  faible  et  vide  du  vo- 
lumineux  ouvrage  des  gens  de  lettres  anglais. 
L'entreprise  ne  valait  guere  la  peine  d'etre  tentee. 
Rien  neserait  plus  utile  assurement  qu'une  bonne 
histoire  universelle.  Nous  n'entendons  parler  ici 
ni  d'un  rassemblement  indigeste  des  annales  de 
toutes  les  nations,  ni  d'une  simple  table  des  ma- 
tieres;  il  ne  s'agit  meme  pas  d'un  beau  discours 
oratoire,  ou  tout  roule  sur  une  seule  idee  reli- 
gieuse;  ou,  a  travers  quelques  epoques  marquees 
})ar  des  traits  rapides,  on  cherche  toujours  I'in- 
struction    en    trouvant   de    I'eloqueuce ;    on   Ton 


CHAPITRE   V.  )  169 

admire  enfin  sans  apprendre.  Nous  voudrions  un 
ouvrage  substantiel,  sans  lacune  et  sans  develop- 
peraent  inutile,  embrassant  la  serie  des  siecles, 
et  classant  avec  une  concision  niethodique,  mais 
exempte  de  secheresse,  tons  les  fails  d'nne  im- 
portance reelle.  Un  tel  livre  est  difficile:  il  exige 
un  grand  talent  et  une  vie  entiere.  Condillac  n'a 
reussi  qu'incompletement  dans  une  composition 
de  ce  genre.  Ne  soyons  pas  surpris  qu'Anquetil 
y  ait  completement  echoue,en  ecrivant  a  la  hate, 
d'nne  main  glacee  par  rage,et  d'apres  un  mauvais 
modele. 

Parvenus  a  I'histoire  moderne ,  nous  regard ons 
C(jmnie  un  devoir  d'examiner  attentivement  i'ou- 
vrage  elementaire  compose  par  Thouret  sur  les 
revolutions  successives  du  gouvernement  francais. 
Les  quatre  premiers  livres  presentent ,  dans  un 
precis  rapide ,  les  recherches  de  I'abbe  Dubos  sur 
I'etablissement  des  Francs  dans  les  Gaules.  Les 
huit  derniers  offrent  I'analvse  des  Observations 
de  Mably  sur  I'Histoire  de  France.  On  voit  que 
le  fonds  n'appartient  pas  an  redacteur;  mais  une 
telle  redaction  n'en  suppose  pas  moins  un  rare 
merite.  Il  est  impossible  de  choisir  avec  plus  de 
sagacite,  de  classer  avec  plus  de  methode,  d'ex- 
poser  avec  plus  de  clarte  les  idees  principales 
des  ecrivains  qu'il  a  suivis.  La  premiere  partie 
est  un   [>eu  conjecturale;  la    seconde  est   londee 


lyo  LITTERATURE   FKANCAISE. 

bur  des  faits  incoiitestables;  et,  duraiit  les  douze 
siecles  ecoules   depnis   la   conquete   des   Gaules 
par  Clovis  jusqu'a  la  fin  du  regne  de  Louis  XIV, 
pliisieiirs  epoques  dans  chaque  siecle  fournissent 
des   remarques  importantes.   Thoiiret    explique  , 
en  abregeant  Mably,  sans  rien  omettre  d'essen- 
tiel,  comment  la  constitution  primitive  des  Fran 
cais,  libres  meme  apres  la  conquete,  fut  alteree 
bientot  par  1  ascendant  des  leudes  et  des  pretres  ; 
comment    s'etablirent  les   justices   seigneuriales ; 
comment   furent   crees  les  benefices    militaires, 
qu'a  cette  epoque  il  ne  faut  pas  confondre  avec 
les  fiefs ;  comment  ces  memes  benefices  devinrent 
hereditaires  sous  Clotaire  II;  comment  enfin  la 
force  des  leudes  et  la  faiblesse  des  derniers  rois 
Merovingiens  amenerent  une  dynastie  nouvelle , 
en  concourant  a  former  I'autorite  des  maires  du 
palais.   Sous  les   rois   Carlovingiens ,  I'auteur   si- 
giiale  des  revolutions  plus  remarquables  encore  : 
Pepin,  moins  religieux  que  politique,  augmentant 
la  puissance  du  clerge  pour  garantir  et  consacrer 
la  sienne,  tandis  que   les  seigneurs,    dans  leurs 
domaines,  instituent  la  vassalite  ,  premier  germe 
tlu  gouvernement  feodal   qui  va  naitre  au  siecle 
suivant ;  Charlemagne,  dont  le   regne   obtient -a 
juste  titre  des  regards  prolonges  avec   complai- 
sance,  retablissant    les   champs    de   Mars   et  les 
champs  de  Mai,  rendanl  le  [)ouvoir  legislatif  a  la 


CHAPITRE    V.  ■  171 

nation,  la  distribuant  en   trois  ordres,  niais   sa- 
chant  maintenir  Tequilibre  entre  ces  divers   ele- 
mens,  bien  convaincu  que   sa   vaste  domination 
ne  pent  avoir  de  base  solide  que  la  liberie  piibli- 
que ;  Louis-le-Debonnaire ,  maitrise  par  les  grands, 
humilie   par  les  pretres ;  apres  lui,  I'empire   de 
Charlemagne  divise ;  dans  le  royaume  de  France, 
echii  en  partage  a  Charles-le-Chaave ,  les  benefi- 
ces militaires  prenant  tout-a-coup  le  nom  de  fiefs, 
changement  qui  marque  dans    notre  histoire  la 
veritable    origine  du  gouvernement    feodal;  ces 
faibles  monarques,  suivis  d'heritiers  plus  faibles 
encore  ;  et,  comme  au  declin  de  la  premiere  race, 
de  nouveaux  rois  faineans ,  laissant  tour  a  tour 
envahir  le  trone  par  Eudes,  comte  de  Paris,  par 
Raoul,  due  de  Bourgogne ,  et  par  Hugues  Capet, 
qui  le  ravit  pour  toujours  a  la  maison  regnante, 
et  fonde  la  troisieme  dvnastie.  Le  e^ouvernement 
feodal ,  accru  sans  cesse  depuis  Charles-le-Chauve, 
et  prevalant  sur  le  peuple,  sur  le  clerge,  sur  la 
royaute   meme,  fut  ensuite   affaibli  progressive- 
ment  durant  deux  siecles  :  sous  Louis  VI,  par  fe- 
tablissement  des  communes;  sous  Philippe -Au- 
guste,  par  fadmission   des  vassaux  inferieurs  et 
des  officiers  royaux  dans  la  cour  des  pairs,  long- 
temps  composee  des  seuls  grands  vassaux ;  sous 
Louis  IX ,  par  les  reformes  judiciaires  qui  detrui- 
sirent  au  profit  de  la  royaute  I'influeiice  des  jus- 


i-jo.  LITTERATUKK    FUAMCAISE. 

tices  seigneuriales;  enfin,  sons  Philippe-le-Bel , 
qiiand  les  seigneurs  perdirent  presque  a  la  fois 
le  droit  de  guerre  et  le  droit  de  battre  monnaie. 
Ce  prince  habile  restreigiiait  en  meme  temps  le 
jiouvoir  du  clerge,  celui  meme  du  souverain  pon- 
tile. II  convoquait  la  nation ,  non  pour  la  rendre 
libre,  ainsi  qu'avait  fait  Charlemagne*,  mais  pour 
s'en  servir  contre  les  strands.  De  la  vinrent  les 
etats-generaux,  qui,  durant  tout  ce  quatorzieme 
siecle,  firent  pour  la  hberte  des  efforts  coura- 
geuX ,  mais  sans  succes  :  efforts  apprecies  par 
Mably  et  Thouret,  apres  avoir  ete  calomnies  par 
Tignorance  on  la  servilite  de  presque  tons  nos 
historiens.  Dans  le  meme  siecle ,  naquit  avec  les 
hts  de  justice  I'autorite  du  parleraent:  revelu  d'a- 
bord  dii  droit  d'enresistrcment,  bientot  devenu 
permanent ,  un  pen  plus  tard  se  confondant  avec 
la  cour  des  pairs,  tantot  oppose  par  les  rois  a  la 
representation  nationale,  tantot  charge  de  porter 
au  pied  du  trone  les  doleances  des  provinces,  et, 
par  une  suite  du  droit  de  remontrance,  croyant 
ou  voulant  participer  au  pouvoir  legislatif.  Mais 
on  voit  la  puissance  monarchique  agrandie  par 
Charles  V,  abandonnee  a  I'etranger  par  Charles  VI , 
reconquise  par  C-harles  VII,  rendue  odieuse  par 
les  intrigues  de  I.ouis  XI ,  respectable  par  les  ver- 
lus  de  Louis  XII,  formidable  par-  les  arniees  per- 
manentes  de  Francois  i"  ,  uKiinlcuue  sous  Henri  II 


CHAPITRE   V.  -  173 

malgre  les  persecutions  religieiises,  sous  Charles  IX 
maigre  les  crimes  politiques ,  ebranlee  par  la  fai- 
blesse  de  Henri  III ,  raffermie  par  le  courage  ma- 
gnanime  de  Henri  lY,  briser  enfin  ses  dernieres 
limites  sous  le  ministere  inflexible  de  Richelieu ; 
et,  plus  imposante  encore  apres  les  dissensions 
ridicules  de  la  Fronde,  au  milieu  des  victoires  et 
des  chefs-d'oeuvre  ,  s'accroitre  sans  obstacle  et 
sans  mesure  sous  le  regne  pompeuxde  Louis  XIV. 
Tel  est  en  substance  I'ouvrage  de  Thouret  :  ou- 
vrage  instructif  et  plein  de  sens,  ecrit  comme  ses 
discours  de  tribune ,  d'un  style  simple  et  meme 
austere,  mais  concis,  net  et  rapide.  L'auteur  le 
composa  pour  son  fils,  alors  tres-jeune,  et  qui, 
depuis,  I'a  rendu  public.  C'esta  lui  qu'il  s'adresse 
toujours ;  et  Ion  est  touche  de  voir  avec  quelle 
attention  paternelle  il  le  conduit  par  la  main  dans 
une  route  qu'il  aplanit,  et  qu'il  eclaire.  N'oublions 
pas  que  cette  production  est  le  dernier  Iruit  de 
ses  veilles  :  voila  ce  qu'il  ecrivait  dans  la  prison 
d'oii  il  n'est  sorli  que  pour  mourir.  C'est  au  nom 
de  la  liberte,  c'est  comme  ennemi  du  peuple, 
qu'il  fut  proscrit  et  frappe  par  une  tyrannic  san- 
guinaire ,  lorsqu'a  peine  il  achevait  un  livre  dont 
toutes  les  pages  respirent  et  inspirent  le  respect 
pour  les  droits  du  peuple  et  I'ardent  amour  de 
la  liberte. 

Si  nous  avons  analyse   completement    le  livre 


174  LIITEIUTURE  FRANCALSK. 

<le  Thonret,  et  parce  qu'il  a  un  merite  remar- 
quable  ,  et  parce  qu'il  presente  liii-meme  I'a- 
nalyse  du  meilleiir  oiivrage  de  Mably,  ce  n'est 
pas  line  raisoii  ponr  attaclier  beaiicoup  d'impor- 
tance  a  des  productions  plus  etendues,  raais  sans 
physionomie  particuliere.  Nous  sonimes  forces  de 
compter  dans  cenombre,  et  I'histoire  de  France 
d'Anquetil,  et  celle  de  M.  Fantin  Desodoards. 
Toutes  les  deux  ne  sont  bien  veritablement  que 
de  longs  abreges  des  enormes  fatras  que  nous 
avons  deja  sous  ce  titre.  Memes  developpemens 
sur  les  choses  inutiles ;  meme  ignorance,  ou  meme 
discretion  sur  tout  ce  qu'il  importerait  de  savoir ; 
meme  faiblesse  et  souvent  plus  de  familiarite  dans 
les  formes  du  stvle:  meme  insouciance  a  I'esard 
des  variations  du  gouvernement,  des  coutumes, 
des  moeurs  publiques ;  meme  vague  sur  le  carac- 
tere  des  personnages  dont  on  raconte  les  actions  , 
et  que  Ton  ne  voit  point  agir.  Joinville,  Froissart 
et  surtout  Philippe  de  Comines,  dont  le  langage 
a  plus  ou  moins  vieilli,  out  cependant  plus  de 
couleur,  plus  d'interet,  que  tons  ces  faiseurs  de 
chroniques ,  dont  le  seul  art  est  celui  d'unir  la 
secheresse  et  la  prolixite.  Aucun  des  grands  ta- 
lens,  immortel  honneur  de  la  France,  ne  s'oc- 
cupa  d'ecrire  notre  histoire  g^nerale,  si  ce  n'est 
Bossuet,  qui  en  fit  a  la  hate  des  especes  de  the- 
mes pour  le  dauphin  ,  fils  de  Louis  XTV.  Ce  n'est 


CHAPITRE    V.  175 

pas  la  qu'il  faut  chercher  le  genie  de  cet  illustre 
orateiir :  on  sent  combien  de  motifs  commandaient 
aux  auteurs  ou  les  genuflexions  continuelles  de- 
vant  le  pouvoir,  ou  les  reticences  frequentes.  Les 
plus  sages  et  les  plus  habiles  ont  dii  preferer  le 
silence  absolu.  De  la  ce  prejuge  long-temps  etabli 
sur  le  pen  d'interet  de  notre  histoire  generale, 
prejuge  qui  tombera  des  qu'elle  sera  dignement 
traitee ;  mais  ce  n'est  pas  a  des  ecrivains  vulgaires 
qu'est  reserve  le  succes  d'une  si  haute  entreprise. 
Rien  de  plus  difficile  que  de  fondre  en  entier  ce 
grand  ouvrage;  rien  de  plus  aise  que  de  mettre 
a  contribution  des  auteurs  mediocres,  pour  faire 
aussi  mal  ou  plus  mal  qu'eux.  Ici  la  gloire  natio- 
nale  nous  interdit  toute  indulgence.  Assez  de  com- 
pilations surchargent  nos  bibliotheques,  sans  nous 
enrichir  d'une  idee.  Nous  succedons  au  dix-hui- 
tieme  siecle:  il  a  ouvert  des  routes  nouvelles;  il 
faut  savoir  les  parcourir;  et,  corame  les  anciennes 
entraves  n'existent  plus  que  pour  ceux  qui  les 
ont  dans  I'esprit ;  comme,  en  ces  matieres  du  moins, 
la  borne  ou  I'ecrivain  s'arrete  n'est  desormais  au- 
tre chose  que  la  borne  de  son  talent  meme,  il 
est  temps  que  notre  histoire  generale  soit  ecrite 
par  des  historiens. 

On  a  traduit,  il  y  a  douze  ans,  I'histoire  de  la 
confederation  helvetique  parMuller.  Cet  ecrivain, 
Suisse  de  nation,  vient  d'etre  enleve  a  la  littera- 


i^G  LITTEJiA'lUKK    FRANCAISE. 

lure  allemande,  qui  Ic  regrette  et  le  ceJebre  a 
juste  litre.  11  commence  son  ouvrage  a  I'origine 
(le  la  Suisse.  \l  entre  meme  dans  quelque  details 
sur  la  premiere  guerre  des  Helvetiens  contre  la 
republique  romaine,  et  decrit  la  defaite  du  consul 
Cassius  par  les  Tiguriens,  nn  peu  avant  les  vic- 
toires  de  Marius  contre  les  Cimbres,  leurs  allies. 
Les  developpemens  se  suivent  sans  intervalle,  a 
partir  de  la  chute  de  I'empire  remain,  lorsque 
I'Europe,  emancipee  trop  tot,  se  recompose  dans 
la  barbaric;  mais  ils  n'acquierent  beaucoup  d'in- 
teret  qu'aux  premieres  annees  du  quatorzierae 
siecle,  a  cette  grande  epoque  oii  les  Suisses,bri- 
sant  le  joug  de  I'Autriche,  fondent  la  liberte  avec 
courage,  et  la  maintiennent  avec  sagesse,  en  for- 
mant  par  degres  leur  confederation  respectable. 
L'auteur,  ou  du  moins  son  traducteur,  s'arrete 
au  milieu  du  quinzieme  siecle,  avant  cette  autre 
epoque  non  moins  brillante ,  on  toutes  les  ri- 
chesses  et  toutes  les  forces  de  Charles-le-Temeraire 
se  trouverent  insufiisantes  contre  les  vertus  d'un 
peuple  pasteur  et  guerrier.  Cette  histoire  a  pour- 
tant  neuf  volumes  :  car  elle  est  pleine  de  re- 
clierches  sur  les  origines  des  villes,  et  sur  leurs 
traditions  particulieres.  Elle  doit  etre  specialement 
cliere  aux  Suisses,  ce  que  nous  disons  par  eloge 
et  non  par  reproche  :  quoique  fort  erudite,  elle 
n'est  point  secbe;  elle  abonde  en  reflexions  ton- 


CHAPITRE    y.  177 

jours  jiidicieuses,   et    qiielquefois   d'lme  grande 
portee.  Quant  a  I'execution  generale,  la  maniere 
de  I'auteur  est  large  et  grave  :  la  chaleur  u'est  pas 
sa  qualile  dominante;  mais  il   a  souveut   de    la 
noblesse;  et,  dans  ce  qui' concerne  I'liistoire  11a- 
turelle   de   la  Suisse ,  partie  traitee  de   main  de 
maitre,  son  style  s'eleve  a  des formes  majestueuses, 
dont  la  trace  est  facilernent  apercue  dans  la  tra- 
duction. I/ouvrage  est  dedie  a  tons  les  confederes 
de  la  Suisse.  Cette  dedicace,  que  I'auteur  fait  a 
ses  pairs,   n'est  pas  tl'un   ton  subalterne  :  on  y 
remarque ,  comme  en  tout  le  reste  du  livre ,  un 
profond  sentiment  de  liberte,  et,  ce  qui  pourrait 
a  I'analyse  se  trouver  encore  la  meme  chose,  un 
grand  respect  pour  le  genre  luimain.  Nous  sommes 
faclies  que  le  traducteur  ait  cru  devoir  g^arder  I'a- 
nonyme  :  il  merite  a  la  fois  des  remercimens  et 
des  louanges.  Nous  avons  une  autre  histoire  des 
Suisses,   composee    plus  recemment  dans   notre 
langue  :  elle  est  de  M.  Mallet,  connu  depuis  long- 
tems  par  son  histoire  du  Danemarck.   Les  parti- 
cnlarites  relatives  aux  differentes  villes  de  la  Suisse 
n'entrent  point  dans  le  plan  de  Tauteur.  II  s'atlache 
uniquement    a    I'ensemble   de    la   confederation 
helvetique.   Tout   I'espace    que    parcourt   Muller 
est  ici  renferme  dans  le  premier  tome.  Trois  au- 
tres  volumes  contiennent  les  evenemens  ecoules 
depuis  le   milieu    du   quuizieme   siecle    jusqu'au 

OEuvies  poslhuiiies.    III.  12 


178  LITTERATURE  ElUNCAISE. 

moment  oii  I'aiiteur  ecrit.  C'est  done  nnc  liistoire 
complete ,  mais  pen  detaillee.  Le  style  en  est  sans 
oniemens  :  toutefois  elle  se  fait  lire,  et  pent  sa- 
tisfaire  cette  classe  nombreiise  de  lecteurs  a  qui 
des  elemens  suffisent.  Quant  aux  hommes  qui  font 
de  I'histoire  une  etude ,  c'est  I'ouvrage  important 
de  Muller  qu'ils  aimeront  a  consulter. 

L'histoire  des  republiques  italiennes  du  moyen 
age  offrait  un  sujet  difficile.  En  le  traitant , 
M.  Simonde  de  Sismondi  a  rendu  un  veritable 
service  a  notre  litterature.  L'ouvrage  commence 
a  la  fin  du  cinquieme  siecle ,  et  s'arrete  un  pen 
avant  le  milieu  du  quinzieme  ;  mais  son  terme, 
ainsi  que  I'annonce  I'introduction ,  sera  Tepoque 
ou ,  cent  ans  plus  tard,  la  souverainete  de  la  Tos- 
cane  deviendra  le  partage  hcreditaire  de  la  mai- 
son  de  Medicis.  Les  huit  volumes  que  I'auteur  a 
deja  publies  presentent  l'histoire  generale  de 
ritalie  durant  plus  de  neuf  siecles.  En  parcourant 
ce  long  espace,  il  distribue  sans  confusion  les 
eveneinens  ecoules  dans  une  foule  de  cites  cele- 
bres  :  evenemens  aussi  nombreux  que  varies,  et 
qu'il  nc  lui  est  pas  toujours  possible  d'enchainer 
ensemble.  Il  montre,  dans  les  premiers  ages,  le 
gouvernement  republicain  reprenant  a  Rome 
quelque  ombre  d'existence,  et  cherchant  a  se 
maintenir  a  cote  du  pontificat;  Naples,  Gaete, 
AmnlH,    Venise,  Pise   et    Genes,  se    formant  en 


CHAPITRE   V.  179 

republiques;  et  enfin  I'affranchissement  de  toutes 
les  villes  italiennes  vers  les  deriiiers  temps  du 
onzieme  siecle.  Apres  ces  origines  melees  de  te- 
nebres,  et  pourtant  developpees  par  M.  Sismondi 
avec  autant  d'erudition  que  de  clarte,  viennent 
des  epoques  plus  brillantes.  La  resistance  des 
deux  ligues  lombardes  aux  empereurs  Frederic 
Barberousse  et  Frederic  II  inspire  surtout  un  vif 
interet.  En  general ,  tout  ce  qui  concerne  les 
Guelfes  et  les  Gibelins  est  soigne  dans  cette  his- 
toire ;  et  nulle  part  ne  sont  mieux  retracees  ces 
interminables  guerres  civiles  qu'excita  dans  toute 
i'ltalie  la  rivalite  de  Tempire  et  du  sacerdoce. 
Al'ensemble  de  la  composition,  a  Tesprit  general, 
au  caractere  de  plusieurs  details ,  I'auteur  semble 
un  eleve  de  Muller,  que  d'ailleurs  il  vante  beau- 
coup  ,  peut-etre  meme  un  peu  trop,  quel  que  soit 
le  merite  de  cet  historien.  Comme  lui ,  M.  Sis- 
mondi joint  une  raison  forte  a  des  connaissances 
etendues;  mais  il  est  plus  inegal  que  Muller;  et 
ses  ecrits  out  souvent  de  la  secheresse  :  ce  qui 
ne  vient  pourtant  pas  d'un  exces  de  precision. 
Quelquefois,  en  recompense,  il  sait  donner  de  la 
couleur  a  son  style  :  des  traits  nerveux ,  des  expres- 
sions brillantes,  et  de  temps  en  temps  d'assez 
belles  pages,  annoncent  que  la  hauteur  de  I'art 
d'ecrire  ne  lui  est  pas  inaccessible.  Son  livre,  deja 
tres-recommandable,est  digne  d'etre  perfectionne: 

12. 


i8()  UTTER  \TURE  FR  ANCAISE. 

en  pen  de  temps  il  a  obtenu  deux  editions;  quei- 
qnes  efforts  de  plus  lui  obtiendraient  ini  rang 
assure  parmi  les  bons  livres. 

VHistoire  de  Laurent  de  Medicis ,  et  XHistoiie 
du  pontifical  de  Leon  X,  toutes  deux  composees 
en  anglais  par  Roscoe,  ont  ete  traduites  en  fran- 
cais,  la  premiere  par  M.  Thurot,  la  seconde  par 
JVI.  Henry.  Ces  traductions  nous  ont  paru  correc- 
tement  ecrites;  et  c'est,  apres  la  fidelite,  le  seul 
merite  dont  elles  fussent  susceptibles  ;  car   I'au- 
teur  lui-meme,  satisfait   d'instruire  ses  lecteurs, 
ne  semble  pretendre  ni  a  la  chaleur  ni  a  Feclat. 
Le  fond  des  ouvrages  est  d'ailleurs  aussi  riche 
qu'interessant.    Fils   de  Come   de  Medicis,  qui, 
simple  citoyen  de  Florence,  obtint  le  plus  glo- 
rieux    des    titres,    celui    de  pere    de   la   patrie, 
Laurent  fut   surnomme  le  Magnifique,  et  laissa 
un    glorienx    souvenir,  bien   moins    pour   avoir 
prepare   la  haule   illustration  ou  parvint  depuis 
sa   famille   que  pour   avoir    noblement   protege 
les  arts  et  les  lettres.  Comme  son  pere,  et  avec 
plus   de  grandeur   encore,  il    accueiliit   et  Las- 
caris  et  Chalcondile,  et  tons  ces  Grecs  refugies 
qui  survivaient  a  Tempire  crOrient.  Avec  eux  se 
rassemblaient  les  savans  de  Fltalie,  entre  autres 
cet  Ange  Politien,  litterateur  habile,  erudit,  la- 
borieux,  poete   elegant  et   digne   precepteur  de 
Leon  X.  Ce  fut  encore  dans  ces  jardinsde  Medicis, 


CHAPITRE    V.  i8r 

SI  renommes  a  la  fiii  du  quinzieme  siecle,  que  se 
tormerent,  sous  les  yeux  et  par  les  bienfaits  de 
Laurent -le-Magnifique,  tant  d'artistes  plus  ou 
moins  celebres,  et  a  leur  tete  le  plus  puissant 
genie  qui,  chez  les  modernes,  ait  illustre  les  arts 
du  dessin,  Michel-Ange.  L'un  des  fils  de  Lau- 
rent, Jean  de  Medicis,  devenu  souverain-pontife 
sous  le  nom  de  Leon  X,  suivit  I'exemple  de  son 
pere  et  de  son  aieul,  encouragea  tons  les  talens, 
sut  apprecier  et  recompenser  Raphael,  et  n'eut 
pas  une  mediocre  influence  sur  la  splendeur  du 
seizieme  siecle.  A  I'histoire  de  Laurent  de  Medicis 
est  melee  celle  de  la  republique  de  Florence;  a 
I'histoire  du  pontifical  de  Leon  X,  celle  de  I'ltalie 
entiere,  celle  encore  des  agitations  politiques  et 
religieuses  de  I'Europe,  specialement  des  reformes 
de  Zuingle  en  Suisse,  et  de  Luther  en  Allemagne. 
Dans  les  deux  ouvrages,  toutefois,  ce  qu'il  y  a  de 
plus  curieux  et  de  mieux  traite,  c'est  la  partie 
relative  au  progres  des  lettres  et  des  arts  en  Italic , 
depuis  I'epoque  de  leur  veritable  renaissance,  au 
siecle  du  Dante,  jusqua  I'epoque  de  leur  plus 
grand  eclat.  Mais,  si  les  recherches  sont  precieu- 
ses,  I'ordonnance,  il  faut  en  convenir,  laisse 
beaucoup  a  desirer  :  les  faits  se  succedent,  sans 
etre  lies  entre  eux ,  et  I'ensemble  est  hidigeste; 
les  details  abondent,  surabondent ,  soil  dans  les 
chapitres,  soil  dans  les  notes:  la  plu|)art  sont  nis- 


I  82  LITTJERATURE  FRANCAISE. 

tructifs;  niais  on  les  voudrait  plus  choisis,  et  mieux 
fondus.  II  se  poiirrait  que  I'auteur  n'eut  point  assez 
travaille;  car  le  iecteur  travaille  lui-meme,  et 
trouve  d'excellens  materiaux,  plutot  que  d'excel- 
lens  ouvrages.  De  belles  pierres  accumulees  dans 
un  grand  espace ,  fussent-elles  rangees  en  ordre , 
et  nieme  taillees  avec  art,  ne  font  pas  encore  de 
beaux  edifices. 

Dans  \Histoiie  de  la  guerre  de  treiite  arts  y 
Schiller  a  des  formes  plus  larges,  plus  de  precision , 
plus  de  methode.  En  Allemagne,  ou  les  ouvrages 
allemands  sont  apprecies  un  pen  haut,  on  n'a 
fait  aucune  difficuite  de  comparer  cette  histoire 
a  celle  de  Charles-Quint,  composee  par  Robert- 
son. Le  parallele  nous  semble  inadmissible  :  on 
ne  trouve  pas  dans  Schiller  la  plenitude,  le  pro- 
fond  savoir,  la  marche  egale  et  sure  du  chef  des 
historiens  anglais.  Le  sujet  qua  traite  Robertson, 
quelque  brillant  qu'il  soit,  n'est  pourtant  pas 
superieur  au  sujet  choisi  par  I'auteur  allemand. 
Le  dernier  meme  nous  semblerait  preferable  : 
une  etendue  heureusement  circonscrite ,  soit  pour 
le  temps,  soit  pour  les  Jieux;  une  seule  genera- 
tion, une  seule  contree,  mais  des  puissances,  des 
nations  s'armaiit  de  toutes  parts ;  un  conquerant 
reformateur,  et  avec  lui,  ou  apres  lui,  une  foule 
d'^minens  personnages  venant  concourir  ou  s'op- 
poser  a  ses  projets;  des  generaux  illustres,  des 


CHAPITRE   V.  1 83 

niinistres  tameux ,  des  uegociateurs  habiles ,  nieles 
diversement  a  cette  vaste  action,  dont  les  fils  sout 
si  varies,  et  dont  I'unite  n'est  jamais  ronipue ;  une 
guerre  desastreuse,  et  pourtant  utile;  de  grands 
resultats  politiques;  les  progres  de  I'art  de  corn- 
battre,  et  ceux  de  Fart  de  pacifier;  apres  tant  de 
batailles  celebres,  le  plus  celebre  des  traites  as- 
surant  en  Allemagne  I'equilibre  des  religions  ri- 
vales,  donnant  au  droit  public  de  TEurope  une 
base  nou\elle,et  qui  fut  long-temps  inebranlable  : 
tel  est  le  sujet  que  presente  la  guerre  de  trente 
ans;  et,  dans  toute  Thistoire,  c'est  celui  peut-etre 
ou  uii  talent  du  premier  ordre  iniirait  le  mieux 
Tesprit  philosophique  des  modernes  et  les  belles 
formes  de  I'antiquite.  Sans  avoir ,  a  beaucoup 
pres,  atteint  ce  but,  Schiller  a  fait  un  ouvrage 
qui  n'est 'point  vulgaire.  II  peint  bien  Gustave- 
Adolphe ,  ainsi  que  Valstein  et  Tilly  ;  ses  recits 
sont  rapides,  quelques-uns  meme  pleins  de  ver- 
ve :  celui  de  la  bataille  de  Lutzen ,  par  exemple , 
et  plus  encore  celui  du  siege  de  Magdebourg.  La 
reputation  et  le  merite  de  son  livre  le  re-idaient 
digne  d'etre  traduit  :  aussi  en  avons-nous  deux 
traductions.  La  premiere  est  anonyme  ;  eile  a  parii 
il  y  a  seize  ans  ;  on  la  imprimee  a  Berne;  et  Ton 
pourrait  bien  I'y  avoir  faite ;  car  les  locutions 
bizarres  dont  elle  fourmille  decelent  un  etraxiger 
qui  s'efforce  d'ecrire  en   francais.   C'est  a  Paris, 


i84  LITTEJIATURE  FRANCAISE. 

Tannde  derniere,qiie  Ton  a  public  la  secoiide  :  on 
la  doit  a  M.  de  Clianifeii :  la  diction  n'en  est  pas  de- 
pourviie  d'elegaiice ;  elle  a  quelquefois  de  Tenergie. 
II  serait  a  desirer  que  Ton  eut  aussi  bien  traduit 
YHistoire  d'Jngteterre  de  niadame  Macaulai-Gra- 
ham.  Cette  histoire  embrasse  les  temps  ecoules 
depuis  ravenemeiit  de  Jacques  P*"  jusqu'a  la  re- 
volution de  1688.  I^i  traduction  s'arrete  a  la  se- 
condeanneedu  protectorat  de  Cromwel.  Sur  cinq 
volumes ,  les  trois  derniers ,  qui  sont  avoues  par 
Guiraudet,  offrent  un  assez  grand  nonibre  de 
termes  impropreset  memed'incorrectionseviden- 
tes.  Les  deux  premiers,  que  Ton  attribue  a  Mira- 
beau,  ne  sont  guere  moins  defectueux;  et,  ce 
qu'il  y  a  de  plus  remarquable ,  aucune  forme  de 
langage  n  y  revele  un  liomme  de  talent :  soit  que 
Mirabeau  ait  traduit  cette  partie  de  I'ouvrage  avec 
une  excessive  rapidite,  soit  plutot  qu'il  ne  I'ait 
point  traduite;et  que,  par  un  charlatanisme  dont 
les  exemples  ne  sont  c[ne  trop  multiplies ,  un 
ecrivain  mediocre,  on  un  libraire  avide,  ait  spi- 
cule sur  un  nom  celebre.  Quoi  qu'il  en  puisse 
etre ,  on  ne  saurait  contester  un  merite  reel  a  la 
production  originah^  Aussi  connue  par  I'austerite 
desesmoeurs  que  par  Timportance  de  ses  travaux, 
madame  Macaulai ,  loin  de  partager  les  haines 
personneiles  de  Clarendon,  evite  meme  la  circon- 
spectiou  timido  de  llunie  en  cclle  partie  delicate 


CHAPITRE   Y.  t8.5 

<le  I'histoire,  et  professe ,  sans  ies  aft'aiblir,  les 
energiqiies  theories  de  la  liberte  civile   et  politi- 
que. L'analyse  fidele  des  actes  ecrits  du  gouver- 
iiement,  et  des  principauK  debats  parlementaires  , 
en  aiigmentant  I'interet  de  son  ouvrage ,  lui  donne 
encore,  aux  yeux  des  lecteurs  attenlifs,  une  irre- 
cusable authenticite.    Ce   n'est  done   pas   a   tort 
qu'il  a  obtenu  beaucoup  de  succes  en  Angleterre. 
II  n'en  obtiendra  pas  moins  en  France,  lorsqu'au 
lieu  d'une  version  seche,  incorrecte  et  tronquee, 
nous  en  possederons  une  traduction  complete,  et 
redigee  sans  negligence 

Louis  XI F,  sa  Cour  et  le  Regent:  tel  est  le  titre 
d'un   ouvrage  publie    par  Anquetil ,  il  y  a  peu 
d'annees,  et  dont  beaucoup  de  pages  se  retrouvent , 
avec  de  legers  cliangemens ,  dans  les  derniers  vo- 
lumes de  son  Histoire  de  France.  L'auteur  ecri- 
vait  pour  am  user  sa   vieillesse  :   ce  qui  reclame 
I'indulgence.  On  ne  saurait  pourtant  dissimuler 
combien  il  est  inferieur   a  son   sujet,  et  Ton  ne 
concoit  pas  aisement  qu  il  ait  cru  pouvoir  hitter 
contre  une  des  plus  belles  productions  du  genie 
de  Voltaire.  II  la  cite  quelquefois,  mais  toujours 
en  I'attribuant  a  M.  de  Francheville,  soit  qu'une 
telle  affectation  lui   ait  paru  plaisanle,  soit  qu'i! 
ait  ignore,  chose  peu   probable,  qu'en  ])ul)liant 
le  Siecle  de  Louis  XIV  Voltaire  se  cacha  d'abord 


i8G  LITTERATURE  FRANCAISE. 

sous  ce  nom  factice.  Aiiquetil,  dans  la  secbnde 
partie  de  son  livre,  est  en  concurrence  avec  Du- 
clos  et  Marmontel,  dont  les  talens  auraient  dii 
suffne  pour  intimider  le  sien.  II  ne  faut  chercher^ 
en  lisant  son  ouvrage,  ni  des  apercus  nouveaux, 
ni  des  recits  animes,  niun  style  brillant,  nimeme 
uue  diction  correcte.  Ce  que  Ton  y  trouve  de 
niieux  est  tire  des  Memoires  de  Saint- Simon  ;  en- 
core avouons-nous  a  regret  que  trop  souvent  I'au- 
teur  les  gate,  en  evitant  de  les  copier  servilement. 
Ces  Memoires,  restes  long- temps  manuscrits, 
mais  des-lors  connus  de  nos  historiograplies  et 
de  quelques  autres  gens  de  lettres,  n'ont  ete  im- 
primes  que  dans  les  commencemens  de  la  revo- 
lution, ainsi  que  les  Memoires  secrets  ecrits  par 
Duclos  sur  la  fin  du  regne  de  Louis  XIV,  sur  la 
regence  et  sur  une  partie  du  regne  de  Louis  XV : 
mais,  Duclos  etant  mort  il  y  a  pres  de  quarante 
ans,  et  Saint -Simon  plus  de  Irente  ans  avant 
Uuclos ,  nous  avons  du  considerer  les  deux  ou- 
vrages  comrae  anterieurs  a  notre  epoque  ,  et  c'est 
dans  le  preambule  du  cliapitre  que  nous  en  avons 
(lit  quelques  mots.  C'est  ici  au  contraire  que 
nous  parlerons  des  Memoires  sur  la  minor/te  de 
Louis  XF ,  publics,  il  y  a  huit  ans,  sous  le  nom 
de  Massillon;  car  ces  Memoires,  evidemment 
supposes  ,  appartiennent  au  temps  menie  oii  ils 
out  paru.  Ils  sont  adresses  a  Louis  XV,  et  d'apres 


CHAPITRE   V.  187 

son  ordre ,  suivant  le  texte  d'uiie  lettre  impi  opre- 
ment  appelee  preface.  II  serait  a  desirer  qu'une 
telle  idee  fut  venue  a  ce  prince :  elle  liii  eut  fait 
honneur;  et  nous  aurions  un  chef-d'oeuvre  de 
plus.  Le  prelat  illustre  qui ,  dans  la  chaire ,  avait 
si  bien  instruit  un  enfant  roi,  sans  doute,  en  un 
recit  veridique,  n'eut  pas  moinsutilenient  instruit 
sa  ieunesse;  et  le  plus  elegant  des  orateurs  eut 
encore  ete  le  plus  elegant  historien.  Mais  le  piege 
tendu  a  la  curiosite  publique  n'est  pas  difficile  a 
reconnaitre.  En  effet,  quelles  pensees  et  quelles 
expressions !  Le  due  d'Orleans  se  determina  pour 
la  chambre  de  justice ,  par'  la  seule  raison  que 
le  due  de  Noailles  n  avait  pas  voulu  en  demor- 
dre ;  I'abbe  Dubois  avait  ete  mis  par-  feu  M.  de 
Saint-Laurent y  gouverneur  du  regent,  alojs  due  de 
Chartres,  pour  lui  faire  seulement  des  repetitions 
de  latin ;  et  trois  lignes  plus  bas  :  il  lui  faisait 
tous  ses  themes,  et  faisait  croire  par  Id  des  pro- 
gr^s,  qui  dans  le  fond  netaient  quune  tiicherie; 
M.  d'Armenonville  etait  friand  de  toute  prevari- 
cation; M,  de  Breteuil  etait  un  de  ceux  doiit 
madame  de  Prie  s'accommodait  le  mieux pour  les 
momeru  d'infidelite  a  Vegard  de  M.  le  due ;  le  roi 
d'Angleterre  Georges  l*''^  etait  viritablement  un. 
bon  et  brave  gentilhomme ;  une  princesse  portu- 
gaise  avait  un  sang  redoulable  et  un  soupeon  de 
folie  ;   mademoiselU^    de  Vermandois    avail  fait 


uScS  IJTTERAIUJIE  FHAISCAISE. 

parler  d'elle;  quant  a  la  fille  de  Stanislas,  on  cUsait 
des  choses  admirables  de  ses  qualites  de  corps  et 
d' esprit;  madamo  de   Prie  voulait  s'en  faire  un 
(ippuL  plus  solide  que  les  fm>eurs  de  M.  le  due; 
ellc  fit   iiommer  Vancboiix, /;om/-  aller  faire  un 
dernier  examen  plus  particulier  de  la  personne 
de  la  princesse;  on  se  decida  malgre  la  duchesse 
de  Lorraine,  enragee  de  la  preference;  madame 
la  duchesse,  enragee,  osaitpresque  vouloirque  Von 
substitudt  mademoiselle  de  Charolois  ou  made- 
moiselle de  Clermont;  la  duchesse  d'Orleans  en- 
rageait  de  voir  la  maison  de  Conde  s'elever;  ma- 
dame   de    Prie     etait-elle    en    etat  de    lui  faire 
connaitre  votre  rnajeste  :  ce  qui  eut  dil  etre  Vob- 
jet principal?  Ni  M.   le  due,  ni  elle ,  ne  la  con- 
na  is saient  point ;  c'est  la  reine   d'Espagne  quia 
songe  a  mettre   votre  rnajeste  hors  d'etat  d'avoir 
posteritc;  sa  rnajeste  n  avail  assurement  aucune  idee 
surles  devoirs  du  mariage :  le  temperament  ne  disail 
rien.  Certes,  Massdion  ne  se  fiit  jamais  permis  cet 
amas  d'incorrections,  de  trivialites,  d'indecences. 
Massillon  n'eut  pu    ecrire :  la   compagnie  de  la 
Emilie ,  danseuse  de  l' Opera,  avec  qui  reposait 
le  due  d'Orleans ,  ii  etait  pas  nalurellement  celle 
en  laquelle  on  devait  disposer  d'un  siege  eccle- 
siastique;  encore  moins  eut-il  ajoute,  de  peur  de 
n'etre  pas  entendu  :  la  hlmilic  et  ses  charmes  fu- 
rent pris  a  temoin  de  la  parole   qu'il  venait  de 


CHAPITRE    V.    ^      ■■  .  189 

(loniier.  Massillon  eiit  senti  combien  il  etait  incoii- 
venaiit  a  im  prelat  de  paraitre  si  fort  initie  dans 
les  secrets  du  prince;  a  un  vieillard,  d'entretenir 
nn  jeune  roi  d'anecdotes  aussi  scandalenses  qn'in- 
certaines,  et  de  les  lui  conter  dans  ini  pareil  Ian- 
gage  :  Massillon  n'eut  point  accuse  le  respectable 
abbe  de  Saint-Pierre  d' avoir  compose  la  Polysjno- 
die  par  un  esprit  d' adulation  :  car  il  est  odieux  et 
ridicule  de  compter  parmi  les  flatteurs  le  plus 
independant  des  hommes  de  lettres,  et  a  Focca- 
sion  du  livre  meme  qui  I'avait  fait  exclurede  I'Aca- 
dernie  francaise,   par  un  esprit  d'adulation  pour 
Tombre  d\ui  roi.   En  jetant  des  soupcons  sur  la 
conduite  de  Fabbesse  de  Chelles,  Massillon  n'eut 
pas  dit  :  Elle  etait  jille  de  M.  le  Piegent;  et  ccn 
est  assez.  Ce  nest  pas  ainsi  qu'il  se  fut  exprime 
sur   le   neveu   de    Louis    XIV,  en    s'adressant  a 
Louis  XV;  et,  dans  tout  son  livre,  il  eiit  juge  avec 
moins  de  rigueur  un  prince  distingue  a  beaucoup 
d'egards,  a  qui  d'ailleurs  il  devait  de  la  recon- 
naissance ,  qui  avait  apprecie  son  merite ,  et  par 
qui  seul  il  etait  eveque ,  lui  qui  des  long-temps 
aurait   du  Tetre,  puisqu'a  la  mort  de  Louis  XIV 
il  avait  deja  cinquante-trois  ans.    Apres  tant  de 
preuves,et  il  nous  serait  facile  de  les  multiplier 
bien  davantage ,  nous  osons  affirmer  que  de  tels 
Memoires  ne  sont  pas  de  I'eloquent  eveque   de 
Clermont.  Mais  de  qui  sorit-ils?  INous  I'ignorons. 


igo  UTTER ATURE  FRANC AISE. 

L'editeur  cite  avec  eloge,  soit  dans  sa  preface,  soil 
dans  ses  notes ,  les  Memoires  de  Richelieu,  qu'a  re- 
diges  M.  Soulavie  :  il  annonce  memeune  Histoire 
(le  la  revolution ,  que  doit  rediger  M.  Soulavie. 

De  tout  cela,  il  ne  resulte  aucune  conse- 
quence necessaire;  et,  sans  vouloir  accuser  per- 
sonne,  d  nous  suffit  d'avoir  disculpe  Massillon. 
Ceux  qui  ne  voient  en  litterature  que  des  affaires 
de  librairie  se  permettent ,  sinon  des  fraudes 
pieuses,  au  moins  des  fraudes  lucratives.  Il  est  vrai 
qu'en  usurpant  le  nom  d'un  ecrivain  celebre  ils 
ont  soin  de  conserver  leur  propre  style ;  mais  il 
est  un  public  assez  nombreux  qui  n'y  regarde 
pas  de  si  pres :  les  simples  se  laissent  tromper. 
Tons  les  jours  encore  les  pretendus  Memoires  de 
Massillon  sont  cites  avec  complaisance,  et  dans 
les  journaux,  et  meme  dans  les  livres.  Ainsi,  des 
fails  hasardes,  des  opinions  plus  hasardees  en- 
core ,  se  fortifient  d'une  autorite  qui  n'existe  pas ; 
et  si,  faute  de  reclamations  suffisantes,  I'ouvrage 
est  une  fois  ad  mis  com  me  authcntique ,  il  finit 
par  compromettre  le  nom  meme  dont  on  a  de- 
robe  I'appui.  La  gloire  des  grands  ecrivains  fait  une 
partie  essentielle  de  la  gloire  nationale  ,  et  doit  etre 
defendue  centre  toute  espece  d'outrages.  Les  ca- 
lomnies  volontaires  et  directes  ne  sauraient  leur 
nuire:  beaucoup  d'exemples  ledemontrent.  C'est 
sans  le  vouloir,  mais  plus  surement,  qu'un  entre- 


CHAPITRE   V.  191 

preneur  les  calomiiie,  eii  leur  imputaiit  ses  ou- 


vras'es. 


Marmontel,  en  qnalite  d'historiographe ,  avait 
compose  ime  Histoire  cle  la  Regence.  On  Ta  pu- 
bliee  depuis  sa  mort.  Dire  qu'elle  est  snperieure 
a  I'ouvrage  d'Anquetil ,  et  aux  Memoires  du  fanx 
Massillon,  serait  lui  rendre  nne  justice  incomplete  : 
moins  piquante  que  les  Memoires  secrets  de  Du- 
clos,  elle  est  ecrite  d'un  style  plus  noble  et  plus 
^rave.  Marmontel  ne  court  point  apres  les  anec- 
dotes ,  comme  faisait  son  predecesseur  :  il  en  est 
sobre,  et  les  clioisit  avec  circonspection.  Ainsi 
que  Duclos,  il  consulte  beaucoup  les  Memoires 
de  Saint-Simon ;  il  en  copie  meme  d'assez  longs 
passages  :  ce  que  n'avait  point  fait  Duclos.  Tons 
deux  professent  une  egale  defiance  pour  cet  ecri- 
vain  passionne,non  moins  connu  par  ses  opinions 
feodales  et  ses  haines  ardentes  que  par  son  elo- 
quence naturelle  et  I'extreme  inegalite  de  son 
style.  Tons  deux  pourtant  le  suivent  pas  a  pas 
dans  les  details  secrets  des  evenemens;  ce  qui  est 
peut-etre  une  inconsequence;  car  ses  opinions 
et  ses  haines  n'ont  pas  mediocrement  influe  sur 
la  maniere  dont  il  a  vu  les  objets.  Duclos ,  ne 
s'attachant  qu'a  peindre  les  moeurs,  comme  il  en 
convient  lui-meme,  avait  trop  neglige  ce  qui  con- 
cerne  les  finances.  Marmontel  y  consacre  deux 
longs  chapitres.  Dansle  premier,  remontant  jusqu'a 


192  LlTTERATUliE  FU ANCAISE. 

Colbert ,  il  cxplique  fort  nettement  les  opera- 
tions (le  ses  successeurs ,  Poiit-Chartrain,  Cha- 
millard,  Desmarets.  Dans  le  second,  sous  le  Regent, 
il  examine  avec  plus  de  detail  encore  radminis- 
tration  du  conseil  de  finance ,  ensuite  celle  de 
Law,  et  enfin  celle  de  Lepelletier,  qui  le  rernplaca. 
En  traitant  des  affaires  politiques,  Tauteur  repand 
beaucoup  de  clarte  sur  les  intrigues  du  cardinal 
Alberoni.  Pour  les  affaires  interieures,  la  partie 
relative  au  jansenisme  et  aux  querelles  ecclesias- 
tiques  est  celle  ou  il  deploie  le  plus  de  talent.  11 
raconte  aussi  tres-bien  quelques  evenemens  par- 
ticuliers :  la  description  de  la  peste  de  Marseille 
est  d'une  verite  sombre  et  terrible.  Un  defaut  de 
Touvrage ,  a  notre  avis ,  c'est  qua  cliaque  chapitre 
on  est  oblige  de  retrograder,  de  parcourir  de 
nouveau  des  epoques  deja  parcourues,  et  de  s'en- 
foncer  tres-loin  dans  le  regne  precedent.  Ce  n'est 
pas  ainsi  quest  distribue  le  Siecle  de  Louis  XI Fy 
chef-d'oeuvre  dont  Marmontel  a  cru  peut-etre 
imiter  le  plan.  La,  les  vingt-q[iatre  premiers  cha- 
pitres  contiennent,  selon  I'ordre  des  temps,  toute 
riiistoire  politique  et  militaire  du  regne.  C'est 
dans  les  quinze  derniers  que  Voltaire  examine 
successivement  les  divers  objets  qui  auraient  ra- 
lenti  sa  niarche;  et  de  Tensemble  il  resulte  autant 
(Tuistruction  que  d'interet.  iVailleurs  les  reflexions 
que  Voltaire  entremele  a  ses  ecrits,  sont  courtes 


CHAPITRE    V.  igS 

et  d'un  grand  sens.  Marmontel  a  moins  de  por- 
tee ,  va  moins  vite ,  et  disserte  quelquefois.  An 
reste ,  il  est  im|>artial  envers  ses  personnages ,  et 
siirtout  envers  le  Regent ,  dont  il  est  loin  d'epar- 
gner  les  vices,  mais  dont  il  sait  apprecier  les  qua- 
lites  et  les  talens.  Il  manifeste  des  opinions  dignes 
du  dix-huitieme  siecle,  et  montre  partout  une 
connaissance  approfondie  du  sujet  qu'il  traite.  A 
I'egard  de  sa  diction,  elle  est  toujours  correcte, 
souvent  d'une  elegance  remarquable.  A  tout  con- 
siderer,  cette  Histoire  de  la  Regence  fait  honneur 
a  Marmontel.  Apres  I'avoir  lue,  on  la  [relit;  et, 
malgre  quelques  imperfections,  elle  figure  avec 
avantage  parmi  les  titres  litteraires  de  cet  esti- 
mable et  laborieux  academicien 

Les  Memoires  du  due  de  Choiseul,  ceux  du  due 
d'Aiguillon,  ceux  du  comte  de  Maurepas,  sont  des 
speculations  de  librairie  plutot  que  des  monumens 
historiques :  ils  n'ont  rien  d'interessant  que  leur 
titre;  rien  n'y  merite  I'attention,  si  ce  n'est  quelques 
lettres,  quelques  pieces  deja  connues  depuis  long- 
ternps.  A  la  fin  des  Memoires  de  Choiseul  est  im- 
primee  une  comedie  satirique  :  irreverence  a  part, 
elle  pouvait  etre  plaisante ,  et  n'est  qu'ennuyeuse. 
Mais,  malgre  les  assertions  de  I'editeur,  il  ne 
parait  ni  prouve  ni  vraisemblable  qu'il  faille  Tim- 
puter  au  due  de  Choiseul.  En  general,  tons  ces 

OEuvres  postbuiiies.  HI.  I  J 


194           IJITEUATURE   FRANCAISE. 
Mcmoires,  qui  seraient  importans  si  les  ministres 
a  qui  on  les  attribue  les  avaient  ecrits  ou  dictes 
eux-menies,  et  s'ils  avaient  voulu  tout  dire  ,  n'ont 
evidemment  aucune  authenticile 

C'etait  un  sujet  bien  triste,  mais  bien  instructif, 
que  I'Histoire  de  I'anarchie  de  Pologne ,  et  du 
demembrement  de  cette  republique.  Un  pareil  ta- 
bleau ,  trace  par  Rulhiere  ,  est  digne  a  tous  egards 
d'une  haute  attention.  L'on  ne  trouve  point  ici  un 
compilateur  d'anecdotes ,  encore  moins  un  com- 
pilateur  de  gazettes  :  c'est  un  veritable  historien 
qui  sait  choisir  et  classer  les  incidens,  les  resserrer, 
les  etendre,  les  faire  ressortir,  selon  le  degre  de 
leur  importance ,  et  coordonner  habilement  toutes 
les  parties  d'un  vaste  ensemble.  A  mesure  que  la 
serie  des  faits  Fexige  ou  le  permet ,  il  distribue 
dans  son  ouvrage ,  a  la  maniere  des  historians  de 
I'antiquite ,  des  notions  detaillees  sur  I'origine 
et  les  mceurs  des  Polonais,  des  Moscovites ,  de 
la  horde  inhumaine  des  Zaporoves,  des  diverses 
hordes  lartares;  des  Turcs,  a  qui  deux  sieclcs  de 
conquet.es  n'ont  laiss^  qu'une  faiblesse  orgueil- 
leusc,  et  les  souvenirs  d'une  gloire  eclipsee ;  des 
Montenegrins,  qui  bordent  le  golfe  de  Venise,  et 
sont,  comme  les  Russes,  de  race  esclavonne;  des 
Macedoniens ,  des  Epirotes ,  des  Grecs  du  Pelo- 
ponese,  et,  parmi  ces  derniers,  specialement  des 


CHAPITRE    V.  195 

Maniotes ,  qui ,  si  pres  du  joug  ottoman ,  conser- 
vent  encore  la  rudesse,  le  fier  courage,  et  jus- 
qu'a  I'independance  des  Spartiates  leurs  ancetres. 
Des  liaisons  intimes  avec  les  chefs  des  differens 
partis  polonais  ,  I'aide  des  ministres  et  des  am- 
bassadeurs  les  mieux  instruits  des  affaires  de  I'Eu- 
rope ,  tous  les  genres  de  secours  :  notes  diploma- 
tiques,  memoires  particuliers,  lettres  sans  nombre, 
entretiens  confidentiels,  avaient  mis  Tauteur  a 
portee  de  recueillir  des  eclaircissemens  tres-cu- 
rieux,  et  d'assigner  quelqueiois  avec  precision  les 
causes  long-temps  secretes  des  evenemens  publics. 
C'est  ainsi  qu'en  parlant  de  la  correspondance 
etablie  durant  quinze  annees  entre  Louis  XV  et 
le  comte  de  Broglie,  a  Tinsu  du  ministere  fran- 
cais ,  il  explique  par  quelle  intrigue  bizarre  les 
agens  de  la  cour  de  Versailles  ont  pu  recevoir  en 
meme  temps  des  ordres  directement  opposes, 
donnes  au  nom  du  meme  roi.  Il  ne  jette  pas 
moins  de  jour  sur  la  conduite  des  cabinets  qui 
determinerent  le  sort  de  la  Pologne ;  il  developpe 
des  caracteres  qui  semblent  d'une  verite  frappante : 
Catherine,  dont  I'ambition  s'irrite  par  les  voluptes, 
devorant  a  la  fois  des  yeux  et  la  Turquie  et  .la 
Pologne;  Frederic,  long-temps  vainqueur  rapide, 
desormais  lent  mediateur,  n'usant  ni  ses  soldals 
ni  ses  tresors  ou  suffisent  la  force  des  circon- 
stances  et  le  poids  de  sa  renommee,  prince   ne 

i3. 


igG  LITTERATURE  FRANCAISE. 

pour  les  arts  de  la  paix,  an  moiiis  autaiit  que 
pour  la  guerre ,  et  sachant  unir  a  tous  les  talens 
(I'un  general  et  d'un  politique  toutes  les  vertus 
que  ne  s'interdit  pas  le  despotisme;  Marie -Tlie- 
rese,  faisant  prouver  par  de  vieux  diplomes  les 
droits  quelle  s'assure  avec  I'epee ;  son  fils ,  I'em- 
pereur  Joseph,  impatient  de  regner,  de  reformer 
et  d'envahir ;  pres  d'eux  le  prince  de  Kaunitz  fon- 
dant sa  vieille  reputation  sur  un  traite  qui  jadis 
etonna  I'Europe  en  reconciliant  la  France  et  I'Au- 
triche ,  ministre  laborieux ,  quoique  frivole  a  I'ex- 
ces,  ruse  sous  I'air  de  Tindiscretion ,  sincere  dans 
sa  vanite ,  faux  sur  tout  le  reste ,  adroit  et  heu- 
reux  negociateur,  a  qui  la  malice  des  courtisans 
pardonnait  quelque  merite  en  faveur  de  ses  ridi- 
cules. Aux  bornes  de  I'Europe,  d'autres  images 
se  presentent :  les  agitations  de  Constantinople, 
I'indecision  du  divan ,  I'ineptie  politique  et  mili- 
taire  des  grands  vizirs ,  les  qualites  inutiles  du 
sultan  Mustapha,  trop  bien  intenlionne  pour  ne 
pas  sentir,  mais  trop  ignorant  pour  guerir  les 
maux  d'une  monarchic  theocratique ,  ou  I'igno- 
ranee  est  un  point  de  religion.  Non  loin  de  la , 
un  descendant  de  Gengiskan  ,  Crimguerai ,  qui , 
du  sein  de  sa  disgrace,  avait  eclaire  le  sultan  sur 
les  projets  de  la  Russie,  apparaissant  tout-a-coup 
a  la  tete  de  ses  Tartares ,  est  arrete  par  une  mort 
soudaine  :  tant  la  destinee  sert  bien  Catherine. 


CHAPITRE   V.  197 

All  milieu  de  ces  mouvemens,  la  Pologiie,  en- 
vahie  par  les  armes  russes,  dechiree  par  les  fac- 
tions interieures,  prefere  au  joug  etranger  les 
caprices  de  sa  liberie  ombrageuse.  On  admire 
encore  cette  liberie  sur  des  mines ,  et  ses  der- 
niers  soutiens  qui  succombent :  un  vieillard  octo- 
genaire ,  le  grand  marechal  de  Lithuania ,  beaii- 
frere  du  roi ,  mais  tout  entier  a  la  patrie ;  un  prince 
de  Radziwil ,  epuisant  pour  elle  son  immense  for- 
tune, bravant  la  persecution,  la  misere  et  la  fuite; 
des  hommes  nouveaux,  des  parvenus  a  la  gloire, 
Pulawski  et  ses  deux  fils,  levant  des  troupes  qui 
sont  quelquefois  victorieuses  ;  deux  prelats  res- 
pectables ,  Rrasinski ,  eveque  de  Kaminiek ,  orga- 
nisant  avec  son  frere  une  confederation  puissante; 
et  I'eveque  de  Cracovie,  Gaetan  Soltik,  martyr 
intrepide,  devoue  sans  espoir  a  la  cause  com- 
mune, n'ayant  d'autre  attente  qu'un  exil  en  Si- 
berie ,  attente  que.  le  goiivernement  russe  n'a  pas 
trompee ;  enfin ,  Mokranouski,  plus  brillant  qu'eux 
tons,  se  trouvant  partout  ou  I'interet  public  I'ap- 
pelle:  aux  dietines,  aux  armees,  dans  la  diete;  a 
Versailles,  dans  le  cabinet  du  due  de  Choiseul; 
a  Berlin,  dans  celui  de  Frederic;  ardent,  jeune, 
ayant  tons  les  courages,  comme  aussi  toutes  les 
passions  nobles,  servant  I'amour  et  I'honneur, 
mais  avant  tout  la  liberie  de  son  pays ;  heros  des 
temps  chevaleresques ,  et  republicain  des  temps 


198  LITTEKATURE   FRAWCAISE. 

antiques.  On  conroit  ais^ment  que  I'auteur  com- 
ble  d'eloges  des  personnages  si  dignes  du  sou- 
venir reconnaissant  de  I'histoire.  S'etonnera-t-on 
s'il  ne  traite  pas  aussi  bien  ce  Poniatouski ,  long- 
temps  obscur  citoyen  d'un  Etat  libre,  amant  fa- 
vori  d'une  princesse  etrangere ,  couronne  par  elle 
a  force  ouverte,  lui  vendant  pour  le  nom  de  roi 
la  servitude  publique  et  la  sienne;  et,  malgre  son 
infatigable  obeissance ,  ne  parvenant  k  jouer  sur 
le  trone  que  le  role  d'un  courtisan  disgracie?  N'ou- 
blions  pas  un  fait  notable.  Cette  histoire,  austere- 
ment  veridique,  fut  entreprise,  il y  a  quarante ans, 
par  ordre  de  I'aneien  gouvcrnement  francais ;  soit 
qu'on  puisse  le  louer  d'avoir  au  moins  voulu  ren- 
dre  liommage  aux  droits  d'un  peuple  allie  qu'il 
n'avait  ose  secourir;  soit  qu'il  faille  seulement 
feliciter  Rulhiere  d'avoir  rempli  sans  molle  com- 
plaisance les  nobles  devoirs  d'un  historien.... 

Au  reste,  quelques  travaux  que  suppose  I'His- 
toire  de  I'Anarchie  de  Pologne,  on  a  lieu  d'etre 
surpris  que  Rulhiere  n'ait  pu  I'achever  en  vingt- 
deux  ans.  Telle  qu'elle  est  neanmoins ,  c'est  elle  qui 
le  maintiendra  celebre.  Elle  n'est  pas  seulement 
beaucoup  plus  etendue  que  ses  autres  ecrits ;  elle 
leur  est  fort  superieure;  et  c'est  a  haute  distance 
qu'elle  s'cleve  au-dessus  de  toutes  les  protluctions 
historiques  publiccs  depuis  vingt  ans  en  Europe. 
Peut-etre  a  une  revision  scrupuleuse ,  Rulhiere 


CHAPITRE   V.  199 

eut-il  cm  devoir  abreger  les  trois  premiers  livii^s, 
qui  ne  sont  qu'une  introduction ;  mais  il  n'eut  rien 
change  sans  doute  aux  trois  suivans ,  ou  sont  reu- 
nies  tant  de  beautes  energiques.  C'est  la  qu'il  ac- 
t  cumule  sans  confusion  les  principaux  traits  de 
son  grand  tableau :  en  Russie ,  la  fin  languissante 
d'Elisabeth ,  les  courtes  folies  de  Pierre  III ,  le 
prompt  veuvage  de  Catherine  ;  en  Pologne ,  la 
longue  agonie  du  roi  Auguste  et  celle  meme  de 
son  pouvoir,  les  outrages  prodigues  a  Brulh,  son 
ministre ,  les  trames  de  Czartorinski ,  I'astuce  ha- 
bile de  Reiserling,  I'audace  feroce  de  Repnine, 
et  cette  diete,lrop  memorable,  ou  Stanislas  Ponia- 
touski  fut  elu  roi  des  Polonais  par  le  sabre  des 
Moscovites.  Le  reste  est  moins  fort ,  sans  etre 
faible ;  et  plusieurs  morceaux  sur  les  reclamations 
des  dissidens ,  sur  la  guerre  des  Turcs ,  sur  les 
confederations  polonaises,  sont  encore  animes  par 
un  talent  rare.  L'auteur,  dans  les  diverses  parties 
que  nous  indiquons ,  approche  quelquefois  de 
Thucydide,  dont  il  retrace  les  formes  heureuses; 
et,  si  I'ouvrage  entier  se  soutenait  a  ce  degre  de 
vigueur,  apres  les  chefs-d'oeuvre  de  Voltaire ,  d'ail- 
leurs  concus  et  executes  dans  une  maniere  diffe- 
rente,  nous  cherchons  en  vain  quelle  histoire  il 
serait  possible  de  lui  comparer,  pour  la  beaute 
du  plan,  pour  I'art  de  mettre  en  jeu  les  carac- 
teres,  pour  la  chaleur  et  la  grace  du  style.    ■■  -■- 


■200  LITTERATURE  FRANCAISE. 

M,  de  Castera,  plus  de  dix  ans  avant  la  publi- 
cation de  I'ouvrage  de  Rulhiere ,  avait  fait  pa- 
raitre  une  histoire  de  rimperatrice  de  Russie , 
Catherine  IT.  Un  regne  de  trente-cinq  ans ,  bril- 
lant  a  plnsieurs  egards,  et  presque  toujours  heu- 
reux,  au  moins  dans  Tacception  vulgaire  du  mot, 
pouvait  devenir  I'objet  des  etudes  d'un  historien. 
Les  dechiremens  de  la  Pologne  ,  I'imbecillite  du 
divan,  I'inaction  lethargique  de  I'empire  ottoman, 
qui  semblait  se  resigner  a  sa  mine ,  ont  bien  fa- 
cilite  les  succes  militaires  de  cette  souveraine.  II 
raconte  avec  une  austere  franchise  I'etrange  eve- 
nement  qui  donna  le  trone  a  Catherine ;  et ,  quoi- 
qu'il  saisisse  toutes  les  occasions  de  vanter  le  bien 
qu'elle  a  fait,  celui  meme  qu'elle  a  voulu  paraitre 
faire,  il  a  semble  Irop  veridique.  Onpourrait  soup- 
Conner  au  contraire  qu'il  a  souvent  use  d'indul- 
gence;  mais  les  actions  parlent  d'elles-memes.  On 
trouve  d'amples  details  dans  I'ouvrage  de  M.  de 
Castera.  Le  style  en  est  correct ,  naturel  et  grave ; 
on  y  voudrait  quelquefois  plus  de  souplesse  et 
plus  d'energie.  H  y  a  de  la  rapidite  dans  les  nar- 
rations, peut-etre  aussi  des  couleurs  trop  peu  va- 
rices et  trop  peu  distinctes  dans  la  peinture  des 
principaux  caracteres.  Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  un 
livre  fort  estimable.  Deja  bien  fait  en  general,  il 
merite  d'etre  perfectionne  dans  plnsieurs  parties. 
L'auteur  est  en  etat  de  sentir  mieux  que  personne, 


CHAPITRE   V.  201 

et  d'y  ajouter  aisement  ce  qii'ane  critique  impar- 
tiale  y  peut  avec  raison  desirer  encore. 

L'Histoire  de  Frederic  -  Guillaume  II ,  roi  de 
Prusse,  offrait  a  M.  de  Segur  un  cadre  heureux 
pour  tracer  le  tableau  politique  de  FEurope  du- 
rant  les  dix  annees  qui  suivirent  immediatement 
la  mort  du  grand  Frederic.  II  avait  fallu  tous  les 
talens  d'un  prince  aussi  extraordinaire ,  pour  don- 
ner  a  un  royaume  tel  que  la  Prusse  cette  influence 
preponderante  qui  la  faisait  intervenir  successi- 
vement ,  et  presque  a  la  fois ,  dans  les  revolutions 
de  la  Hollande,  du  Brabant,  de  la  Pologne  et  de 
la  France.  Un  precis  sur  sa  vie  et,  avant  ce  precis, 
une  courte  introduction  font  connaitre ,  autant 
que  le  peuvent  des  apercus  si  rapides,  I'etat  pro- 
gressif  de  I'electorat  de  Brandebourg ,  et  du  duche 
de  Prusse,  erige  en  royaume  a  la  fin  du  dix-sep- 
tieme  siecle.  Bientot  M.  de  Segur  expose  a  grands 
traits  la  situation  des  Etats  de  I'Europe  a  I'avene- 
ment  de  Frederic-Guillaume  11  au  trone  de  Prusse. 
II  peint  avec  plus  de  developpemens  le  caractere 
du  monarque,  ses  premieres  operations,  les  es- 
perances  qu'il  donne  et  qu'il  trompe.  Viennent 
ensuite  les  evenemens  memorables  qui  ,  tantot 
par  lui,  tantot  malgre  lui,  ont  change  la  face  de 
I'Europe.  Toujours  heureux  dans  ses  transitions  , 
I'auteur  sait  unir  avec  beaucoup  d'art  les  diffe- 
rens  objets  qu'il  embrasse.   Ce   qu'il  dit  sur  les 


202  LITTERATURE  FRANCAISE. 

revolutions  du  Brabant  et  de  la  Pologne  est  cu- 
rieux  a  lire  et  bien  presente.  Ce  qui  concerne  la 
revolution  franeaise  forme  la  plus  grande  partie 
du  livre.  II  faut  I'avouer,  en  cette  partie,  les  faits 
que  raconte  M.  de  Segur,  la  maniere  dont  il  les 
expose,  les  sentimens  qu'il  manifeste,  les  juge- 
mens  qu'il  lui  plait  de  porter,  seraient  susceptibles 
de  tres-longues  discussions ;  mais  elles  seraient 
ici  hors  de  place ;  et ,  la  matiere  etant  aussi  de- 
licate qu'importante ,  nous  croyons  a  cet  egard 
devoir  nous  interdire  I'eloge  et  le  blame,  afin  de 
ne  partager  ni  sur  les  choses  ni  sur  les  personnes  la 
responsabilite  de  I'historien.  Rendre  justice  a  ses 
talens  comme  ecrivain ,  nous  suffira  pour  le  mo- 
ment; et  c'est  un  devoir  que  nous  aimons  a  rem- 
plir.  La  sagesse  et  la  clarte  font  le  principal  me- 
rite  de  son  style,  auquel  on  ne  saurait  reprocher 
ni  I'exces  de  chaleur  ni  les  ornemens  ambitieux. 
Content  de  raconter  nettement,  I'auteur  ne  clier- 
che  point  les  effets :  on  sent  qu'il  veut  instruire , 
et  non  remuer  ses  lecteurs.  Sous  le  titre  modeste 
de  Me  moire  sur  la  revolution  de  Hollande,  son 
troisieme  volume  est  a  lui  seul  im  morceau  d'liis- 
toire  complet;  c'est  meme  une  production  tres- 
remarquable.  Elle  est  entierement  de  Caillard , 
qui ,  apres  avoir  rempli  avec  succes  plusieurs 
missions  diplomatiques ,  est  mort ,  il  y  a  peu  d'an- 
nees,  archiviste  des  relations  ext^rieures.  La  se 


CHAPITRE   V.  2o3 

tFouve  racontee  avec  tons  les  details  necessaires 
cette  revolution  rapide  par  laquelle,  en  1787,  le 
statliouderat ,  soutenu  des  armees  prussiennes , 
triompha  pour  un  moment  du  peuple  batave.  11 
est  aise  de  voir  combien  Fauteur  possede  a  fond 
sa  matiere.  Sans  depasser  le  sujet  qu'il  traite,  il 
y  jette  a  propos  des  notions  precises  sur  I'histoire 
anterieure  de  la  Hollande,  sur  ses  lois  constitu- 
tives,  et  sur  la  lutte  prolongee  durant  deux  siecles 
entre  le  pouvoir  populaire  et  I'autorite  statliou- 
derienne.  II  ne  paie  point  a  la  puissance  le  tribut 
des  menagemens  pusillanimes  ;  il  ne  dit  pas  de 
ces  demi-verites  qui  sont  aussi  des  demi-men- 
songes  ;  partout  I'accent  de  la  liberte  se  fait  en- 
tendre et  resonne  tres-haut.  Get  excellent  travail 
honorera  toujours  I'homme  habile  a  qui  on  le  doit ; 
et  M.  de  Segur  s'est  lionore  lui-meme  en  le  pu- 
bliant  a  la  suite  de  ses  propres  travaux.  Un  esprit 
vulgaire  eut  essay e  d'en  profiter,  en  le  deguisant 
sous  d'autres  formes.  II  n'y  a  qu'un  esprit  tres- 
distingue  qui  ait  pu  consentir  a  I'adopter  pleine- 
ment,  sans  craindre  la  concurrence  du  merite,  ni 
meme  celle  des  opinions 


2ol^  LITTERATURE  FRANCAISE. 


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CHAPITRE  VI. 

Lcs  Romans. 


Les  plus  aiicicns  monumens  de  notre  littera- 
liire  sont  des  romans  historiques,  et  meme  des 
romans  en  vers.  Le  premier  de  tous,  le  roman 
de  Brut  ,  fut  compose  an  milieu  du  douzieme 
siecle,  sous  le  regne  de  Louis-le-Jeune ,  a  la  cour 
d'Eleonore  d'Aquitaine  ,  autrefois  epouse  de  ce 
prince,  alors  duchesse  de  Normandie,  et  depuis 
reine  d'Angleterre.  Trente  ans  plus  tard,  sous  le 
regne  de  Philippe- Auguste,  fut  ecrit  Tristan  du 
LeonoiSy  le  plus  vieux  de  nos  romans  en  prose, 
et  le  plus  joli  des  romans  de  la  Table  Ronde. 
A  leur  serie  tres-nombreuse  succederent ,  au 
treizieme  siecle,  les  romans  des  douze  Pairs  de 
France.  Les  Amadis ,  qui  sont  d'origine  italienne 
ou  espagnole,  ne  furent  connus  en  France  que 
long-temps  apres,  dans  le  coursduseizieme  siecle. 
Des  magiciens ,  des  fees ,  agissent  dans  presque 
tous  ces  oiivrages.  La  feeric  nous  vient  des  Ara- 
bes;on  sait  que  la  magie  est  plus  ancienne.  Reau- 
coup  d'autres  romans  historiques  sont  etrangers 


CHAPITRE  VI.  *  ■     2o5 

a   ces    divisions   de  bibliographic.   On   distingue 
entre  eux  Gerard  de  Nevers  et  le  Petit  Jehan  de 
Saintre,  productions  aimablcs  du  regne  de  Char- 
les VII ,  et  que  Tressan ,  de  nos  jours ,  a  su  ra- 
jeuniravec  grace.  Sous  le  meme Charles  VII  avaient 
ete  publiees  les   Cent  ISouvelles   de  la   cour  de 
Bourgogney  ouvrage  ecrit  sur  le  modele  du  De- 
cameron de  Bocace,  qui  fut  depuis  mieux  imite 
dans  FHeptameron  de  la  reine  de  Navarre ,  soeur 
^de  Francois  V^ .  Deja  venait  de  paraitre,  sous  les 
auspices  d'un  cardinal ,  ce  livre  ingenieux  et  bi- 
zarre ou   le  cure  Piabelais,  qui  avait   bien  etu- 
die    son   siecle,  se  fit  pardonner    la  raison  par 
la  bouffonnerie,  et  la  liberie  par  la  licence.   La 
satire  Menippee,  que  Rapin,  Passerat  et  quelques 
autres  composerent  contre  les  chefs  de  la  ligue, 
est ,  quant  aux  formes ,  un  roman  historique ,  ou 
la  fiction  rend  la  verite  plus  piquante  et  le  ridi- 
cule plus  saillant.  Dans  I'age  suivant,  a  I'arrivee 
d'Anne  d'Autriche  en  France, 4a  litterature  espa- 
gnoie  influa  sur   nos   romans  comme  sur  notre 
scene.  L'Astree  de  d'Urfe ,  roman  pastoral ,  dans 
le  gout  de  la  Diane   de  Montemayor,  obtint  un 
succes  memorable,  et  fut  quelque  temps  le  type 
favori  des  productions  de  ce  genre.  Les  habitudes 
de  la  fronde  amenerent  une  autre  mode  :  des  prin- 
ces ,  des  generaux,  comhattaient  et  changeaient  de 
banniere  a  la  voix  de  beautes  celebres ;  en  meme 


2o6  LITTERATURE  FRANCAISE. 

temps  I'amour  (les  lellres  s'etait  repandua  lacour. 
Les  belles  strophes  cle  Malherbe,  quelques  vers 
heureux  de  Racan ,  son  eleve ,  les  premiers  chefs- 
d'oeuvre  de  Corneille,  la  pompe  exageree  mais 
harmonieuse  de  Ralzac,  le  badinage  maniere  mais 
ingenieux  de  Voiture ,  contribuaient  a  I'elegance 
des  moeurs,  on  perfectionnant  celle  dii  langage. 
II  fallait  peindre  ce  melange  de  galanterie,  d'he- 
roisme  et  de  bel-esprit  :  de  la,  les  romans  de  la 
Calprenede  et  ceiix  de  mademoiselle  de  Scuderi. 
Mais  on  travestissait  a  la  moderne  tous  les  heros 
de  I'antiqiiite ;  des  sentimens  factices  prenaient  la 
place  des  passions :  Boileau  le  sentit ;  et  quelques 
traits  de  ridicule  firent  toinber  ces  rapsodies  am- 
bilieuses,  ou  la  nature  n'etait  pas  moins  defiguree 
que  I'histoire.  Au  temps  meme  ou  Ton  admirait 
Cassandre  et  Cleopatre ,  le  coryphee  trop  fameux 
du  genre  burlesque,  Scarron,  donnaitson  Roman 
comique.  Des  ridicules  de  province,  des  come- 
diens  de  campagne,  des  scenes  d'auberge  ou  de 
tripot :  voila  ce  qu'on  y  trouve ;  les  incidens ,  les 
personnages,  le  style,  tout  est  ignoble  et  grotes- 
que; mais  tout  est  vrai.  Le  livre  amuse;  on  le  lit 
encore ;  il  restera  :  taut  le  naturel  sait  preter  d'a- 
gremens  aux  tableaux  qui  en  paraissent  le  moins 
susceptibles.  Les  Nouvelles  de  Scarron  sont  au- 
jourd'hui  presque  oubliees.  On  a  remarque  tou- 
tefois,  et  avec  justice,  que  le  fond   d'une  belle 


CHAPITRE   VI.       .  207 

scene  de  Tartufe  est  puise  clans  la  nouvelle  qui 
a  pour  titre,  les  Hypocrites.  Perrault  composades 
contes  de  fees ;  mais  ils  ne  sont  que  puerils :  ceux 
d'Hamilton  sont  piquans,  moins  pourtant  que  ses 
Memoires  de  Grammont,  ouvrage  plein  de  sel, 
et  que  le  genre  austere  de  I'histoire  cede  volon- 
tiers  au  genre  des  romans.  A  cette  epoque  brilla 
madame  de  La  Fayette :  sa  Nouvelle  de  Zayde  est 
attachante ,  mais  trop  chargee  d'incidens  ;  une 
composition  simple,  un  interet  doux,  un  style 
elegant  et  naturel,  charment  dans  sa  Princesse 
de  Cleves,  le  meilleur  roman  qui  eut  paru  jus- 
qu'alors  en  France.  A  la  fin  du  dix-septieme  sie- 
cle,  et  pour  couronner  ses  travaux,  s'eleve  le 
chef-d'oeuvre  de  Telemaque :  livre  que  nous  avons 
deja  place  a  la  tete  des  ouvrages  de  morale,  et 
livre  a  part  en  toute  classe,  plein  d'idees,  d'ima- 
ges,  de  sentimens,  partout  modele  sur  I'antique , 
partout  respirant  la  poesie  et  la  philosophic  des 
Grecs,  et  qui  semble  ecrit  par  Platon  d'apres  une 
composition  d'Homere.  On  voit  neanmoins  que 
le  siecle  de  nos  grands  poetes  a  produit  peu  de 
romans  celebres :  dans  I'age  suivant ,  la  liste  en 
est  nombreuse  et  variee.  Le  Don  Quichote  espa- 
gnol,  traduit  depuis  long-temps  en  francais,  res- 
tait  encore  un  modele  unique.  Le  Sage  fut  notre 
Cervantes:  il  deploya  dans  Gilblas,  et  mieux  que 
dans  Turcaret  meme,  les  ressources  d'un  genie 


2o8  LITTERATURE   FRANCAISE. 

comique,  le  seul  qui  eut  approche  Moliere,  s'il 
n'eut  trouve  I'abandon  et  I'oubli  au  lieu  des  en- 
couragemens  qu'il  meritait.  L'abbe  Prevot,  qui 
serait  beaucoup  lu ,  s'il  n'avait  trop  ecrit ,  sut  in- 
venter  et  emouvoir  dans  Cleveland,  dans  le  Doyen 
de  Killeriue,  et  surtout  dans  Manon  Lescaut.  Le 
meme  ecrivain  nous  fit  connaitre  le  beau  roman 
de  Clarisse  et  les  autres  ouvrages  de  Richardson. 
Pour  developper  les  pensees  les  plus  secretes  de 
ses  personnages ,  ce  grand  peintre  de  moeurs ,  le 
plus  vrai  qu'ait  eu  I'Angleterre ,  preferait  au  sim- 
ple rccit  les  formes  d'une  correspondance.  Deja, 
parmi  nous,  Montesquieu  les  avait  employees 
dans  les  Lettres  Persanes ,  production  importante 
sous  une  apparence  frivole,  ou  la  fable  d'un  ro- 
man sert  de  cadre  a  la  satire ,  ou  la  satire  est  une 
arme  invincible  que  dirige  la  philosophic.  Cette 
meme  raison  superieure,  une  satire  moins  forte 
et  plus  gaie,  et  tons  les  charmesde  I'esprit  le  plus 
flexible  qui  fut  jamais,  ornent  Zadig,  Microme- 
gas,  le  Hiiron  ,  Candide ,  ingenieux  delassemens  de 
la  vieillesse  de  Voltaire.  Les  premiers  ecrivains 
du  siecle  reunissaient  des  talens  tres-divers  pour 
illustrer  un  meme  ajenre  d'ecrire.  La  Nouvelle 
Heloise  parut;  et  si  Ptousseau  n'egala  point  I'au- 
teur  de  Clarisse  dans  la  composition  generale 
et  dans  la  peinture  des  caracteres ,  il  lui  fut 
bien  superieur  pour  la  richesse  des  details,  pour 


CHAPITRE  VI.  209 

I'eloquence  du  style,  comme  aiissi  pour  celle  des 
passions.  Eii  seconde  ligne,  uii    pen   loin   de  la 
premiere  ,  se  presentent  Marivaux  ,  moins  ma- 
niere  peut-etre  dans  ses  romans  que  dans  ses  co- 
medies; mesdames  de  Tencin,  de  Graffigny,  Ric- 
coboni,  qui  se  firent  apercevoir  sur  les  traces  de 
madame  La  Fayette;  Duclos  et  Crebillon  le  fils, 
qui  se  plurent  a  peindre  des  moeurs  dont  I'exis- 
tence  est  restee  problematique ;  enfin  Marmontel , 
dont  le  Belisaire  et  les  Conies  moraux  offrent  des 
tableaux  heureux,  d'utiles  preceptes  et  le  merite 
d'un  bon  style.  On  a  remarque  plus  recemment 
les  Liaisons  dangereuses  de  Laclos  et  le  Faublas 
de  Louvet.  En  composant  Numa  Pompilius,  Flo- 
rian  ne  fit  qu'augmenter  le  nombre  des  faibles 
copies  de  Telemaque  :  il  fut  plus  heureux  dans 
ses  Nouvelles ,  et  surtout  dans  les  pastorales  d'Es- 
telle  et  de  Galatee.   Ces  compositions  aimables, 
quoiqu'un  peu  froides,  eurent  quelque  temps  la 
vogue;  mais  leur  eclat  palit  bientot   devant  les 
brillans  oiivrages  deM.  Bernardin  de  Saint-Pierre. 
Deja,  par  les  Etudes  de  la  Nature,  cet  excel- 
lent ecrivain  s'etait  acquis  une  renommee  legitime  : 
elle  s'est  beaucoup  augmentee  lorsqu'il  a  public 
Paul  et  yirgmie  et  la   Chaumiere  indienne.  Le 
premier   de   ces  romans  est  un  peu  anterieur  a 
I'epoque  ou  remontent  nos  observations ;  si  nous 
en  parlous  ici,  c'est  uniquement  pour  rappeler 

OEuvres  posthumes.   HI.  1 4 


y.io  LITTIiHATlJRE   FRANCAISE. 

le  prodigieux  succes  qu'il  obtiiit,  et  qu'il  a  tou- 
joiirs  conserve.  C'est  pen  d'avoir  protege  sur  nos 
tlieatres  lyriques  deux  copies  trop  peu  digncs  de 
leur  modele:  il  a  franchi  les  bornes  de  la  France; 
et  partout  il  a  reussi;  car  il  a  sii  partout  emou- 
voir.  L'interet  d'line  fable  charmante  a  rechauffe 
la  tiedeur  des  traductions ;  mais  quel  traducteur 
a  pu  rendre  la  couleur  et  la  melodic  d'un  pareil 
style?  La  Chaumiere  indienne  a  paru  trois  ans 
apres :  ce  petit  livre  honore  et  ernbellit  les  temps 
dont  nous  ecrivons  lliistoire  litteraire;  il  unit 
des  vues  pliilosopliiques  a  tous  les  genres  de 
merite  qui  distinguent  Paul  et  Virginie ;  il  respire 
une  raison  aimable,  qui  sent  avec  delicatesse,  plai- 
sante  avec  grace,  sourit  meme  en  s'attendrissant, 
ne  preclie  pas,  mais  persuade,  et,  toujours  ferme 
avec  douceur,  reste  inaccessible  aux  prejuges. 
Comme  I'auteur  peint  tout  ce  dont  il  parle ,  Be- 
nares et  les  bords  du  Gauge,  et  le  temple  de 
Jagrenat,  sirespecte  des  peuples  de  I'Tnde!  Comme 
il  fait  sentir  le  respect  des  Brames  pour  les  Bra- 
mes,  et  leur  mepris  pour  le  genre  humain !  Comme 
il  met  bien  en  contraste  I'orgueil  ignorant  d'un 
grand-pretre ,  et  la  modestie  eclairee  d'un  paria! 
Comme  il  est  simple  avec  elegance,  soit  dans  le 
recit  des  amours  du  paria,  soit  dans  le  tableau 
des  divers  aspects  que  presente,  au  milieu  de  la 
nuit ,  I'interieur  a  demi  silencieux  d'une  grande 


CHAPITRE   VI.  21 1 

ville,  soil  dans  le  tableau  plus  doux  d'une  humble 
famille,  heureuse  sous  le  toit  qui  la  couvre,  au 
sein  du  champ  qui  suffit  pour  la  nourrir!  II  n'enfle 
point  sa  diction  de  ces  epithetes  descriptives  tant 
prodiguees  par  ceux  qui  ne  font  que  denaturer 
la  prose,  en  voulant  y  introduire  ce  qu'ils  ap- 
pellent  de  la  poesie.  Averti  par  une  oreille  delicate 
et  savante ,  il  ne  confond  pas  non  plus  riiarmonie 
independante  qui  sied  au  langage  ordinaire  avec 
le  rhythme  poetique.  Vous  ne  rencontrez  pas,  en 
le  lisant ,  des  vers  de  toute  mesure ,  accumules  et 
marchant  de  suite  :  ce  qu'ont  affecte  plusieurs 
ecrivains  modernes  ,  entre  autres  Marmontel  dans 
ses  Incas ,  mais  ce  qu'ont  toujours  evite  nos  clas- 
siques,  surtout  ceux  qui  ecrivaient  egalement  bien 
en  vers  et  en  prose,  et  qui  sont  restes  double - 
ment  modeles.  Le  talent  de  M.  Bernardin  de  Saint- 
Pierre  se  retrouve  dans  son  Fojage  en  Silesie, 
opuscule  agreable ,  et  dont  il  a  orne  I'une  de  nos 
seances  pubhques ;  il  se  retrouve  encore  dans  les 
Arcades,  joli  roman  que  I'auteur  aurait  du  finir. 
II  eclate  avec  pompe  dans  les  belles  pages  de 
morale,  et  dans  les  magnifiques  descriptions  de 
ses  Etudes  de  la  Nature :  mais ,  parmi  ses  ou- 
vrages ,  Paul  et  Virginie  et  la  Chaumiere  indieniie 
touchent  de  plus  pres  a  la  perfection  continue  ,  et 
doivent  etre  places ,  sans  aucun  doute ,  au  rang 
des  chefs-d'oeuvre  de  la  langue.  A  le  considerer 

14. 


•21-2  UTTER ATURE  FRANCAISE. 

en  general ,  harmonieux  et  pittoresque ,  habile  a 
choisir  et  a  placer  les  mots,  les  sons,  les  images, 
a  saisir  I'expression  la  plus  vraie  du  sentiment  le 
plus  inlime,  a  s'elever  et  a  descendre  avec  la  na- 
ture et  comme  elle,  il  se  rapproche  de  Fenelon 
et  de  J. -J.  Rousseau.  Forme  par  ces  grands  ecri- 
vains,  sans  les  imiter,  il  les  rappelle;  il  est  de  la 
meme  ecole  ou  plutot  de  la  meme  famille ;  on 
sent  que  leur  genie  est  parent  du  sien. 

Le  petit  roman  (V^ta/a ,  par  M.  de  Chateau- 
briand ,  est  du  commencement  de  ce  siecle  :  il  a 
fait  du  bruit;  il  est  singulier  pour  la  conception, 
pour  la  marche  et  pour  le  style ;  il  exige  done  un 
article  detaille.  Un  sauvage  americain,  de  la  na- 
tion des  Natclies ,  a  quitte  son  pays  pour  venir  en 
France.  Apres  avoir  ete  galerien  a  Marseille^  il 
s'est  Iransporte  a  la  cow  de  Louis  XIV:  il  y  a 
vu  les  tragedies  de  Racine ;  il  a  ete  Vhote  de  Fe* 
nelon.  De  retour  en  Amerique,  il  y  vieillit  tran- 
quille ,  et  c'est  a  I'age  de  soixantc  et  treize  ans 
qu'il  raconte  une  aventure  de  sa  jeunesse  a  Rene 
I'Europeen,  qui  vient  s'etablir  chez  les  sauvages. 
Or  voici  cette  aventure  en  substance  :  Chactas  , 
yds  d'Outalissi,  fds  de  Miscou,  etant  pris  par 
Sinaghan  ,  chef  des  Muscogulges  et  des  Sinunoles, 
est  reconnu  pour  Natche.  Sinaghan  lui  dit :  Re- 
jouis-toi,  tu  seras  brule  au  grand  village ;  a  quoi 
il  repond  :  Voild  qui  va  bien.  Son  age  et  sa  figure 


CHAPITRE   VI.         :  :  2i3 

interessent  les  femmes  :  elles  lui  apportent  de  la 
sagamite ,  des  jambons  d'ours  et  des  peaux  de 
castor.  II  distingue  nne  jeuiie  cbretienne,  qu'il 
prend  d'abord  pour  la  vierge  desdemieres  amours. 
II  sait  bientot  que  c'est  Atala ,  fille  de  Sinaghan 
aux  bracelets  d'or.  Nous  nous  rendons ,  kii  dit- 
elle,  a  Jpalachucla,  oil  tu  seras  bride.  Elle  revient 
lui  parler  tous  les  soirs :  elle  etait  dans  son  coeur 
comme  le  souvenir  de  la  couche  de  ses  peres.  Au 
temps  oil  Vephemere  sort  des  eaux,  lorsquon  en- 
trait  sur  la  grande  savane  Alachua ,  Atala  trouve 
moyen  d'etre  seule  avec  le  prisonnier;  mais,  par 
une  etrange  contradiction,  Chactas,  qui  desirait 
tant  de  dire  les  chose s  du  mystere  a  celle  quit 
aimait  deja  comme  le  soleil,  voudrait  maintenant 
se  Jeter  aux  crocodiles  de  la  fontaine  plutot  que 
de  rester  seul  avec  elle.  I^a  fille  du  desert  n'etait 
pas  moins  troublee  que  lui;  car  les  genies  de  Va- 
mour  avaient  derobe  les  paroles  de  Chactas  et 
d' Atala.  Chactas  besite  a  fuir,  attendu  qu'il  est 
sans  patrie  J  et  qiiaucun  ami  ne  mettra  un  pen 
d'herbe  sur  son  corps  pour  le  garantir  des  moii- 
ches.  Atala  devient  fort  tendre  ;  mais  elle  est  bien- 
tot plus  severe.  Chactas,  desespere,  lui  declare 
qu'il  ne  fuira  point,  et  quelle  le  verra  dans  le 
cadre  de  feu.  A  cette  menace,  Atala  veut  a  son 
tour  se  Jeter  aux  crocodiles  de  la  fontaine ;  elle 
s'en  al)stient  toutefois.  Le  lendemain,  la  fille  du 


12 1 4  LITTERATURE    FRANCAISE. 

pays  des pahniers  conduit  Cliactas  dans  une  foret, 
ou  il  contraint  cctte  biche  alleree  d'errer  avec  luiy 
pendant  que  le  genie  des  airs  secoue  sa  chevelure 
bleue,  embaumce  de  la  senteur  des  pins.  Deja 
Chactas  emportait  Alala  au  fond  de  toiites  les  fo- 
rets:  rien  ne  pouvait  la  sauver  qaun  miracle;  et 
ce  miracle  fut  fait;  elle  dit  un  Ave  Maria:  des 
guerriers  reprennent  Chactas.  Atala  dedaigne  de 
leur  parler ;  car  elle  ressemblait  a  une  reine  pour 
I'orgueil  de  la  demarche  et  de  la  pensee.  Cinq 
iniits  s'ecoulent :  enfin  Von  apercoit  Apalachucla, 
sitae  aux  bords  de  la  riviere  Chatauche.  On  pare 
Chactas  pour  le  sacrifice  ;  oji  lui  met  a  la  main 
une  Chichikoue.  Le  conseil  s'assemble,  et  decide, 
malgre  les  reclamations  de  quelques  femmes,  que 
Chactas  sera  brule  conformement  a  I'ancien  usage. 
Des  jeux  funebres  sont  celebres.  Le  jongleur  in- 
voque  MichabloUy  et  raconte,  entre  autres  belles 
choses ,  les  guerres  du  grand  lievre  contra  Matchi- 
manitou,  genie  du  mal.  Cependant  le  supplice 
de  Chactas  est  remis  au  lendemain ;  mais ,  durant 
la  nuit,  une  grande  figure  blanche  rompt  les  liens 
du  captif";  un  des  soldats  croit  voir  V esprit  des 
ruines ;  c'est  Atala  :  Chactas  fuit  avec  sa  libera- 
trice ,  qui  lui  brode  des  mocassines  de  peau  de 
rat  musque  avec  du  poll  de  pore-epic.  Elle  lui  ap- 
prend  de  plus  que  sa  mere,  etant  mariee  a  Sina- 
ghan  ,  lui  dit:  Mon  ventre  a  concu;  fai  connu 


CHAPITRE   VI.  i\5 

un  homme  de  la  chair  blanche :  a  quoi  Sinaghan , 
qui  est  tres-magnanime ,  repondit :  Puisque  tu  as 
ete  sincere^  je  ne  te  couperai  pas  le  nez  et  les 
oreilles.  Or,  cet  homme  de  la  chair  blanche  se 
nommait  Lopes :  c'est  le  pere  d'Atala :  c'est  aussi 
le  pere  de  Chaclas.  Tons  deux  se  felicitent  d'etre 
frere  et  soeur :  Chactas  n'en  est  que  plus  ardent; 
la  chretienne  et  pieuse  Atala ,  loin  d'etre  effarou- 
chee  de  ce  changement  d'etat,  n'opposait  plus 
quunefaible  resistance;  mais  un  orage  survient 
a  propos ;  et  les  amans  sont  rencontres  par  le 
pere  Aubri  et  son  chien.  Ce  pere  Aubri  est  un  mis- 
sionnaire,  qui  habite  au  milieu  de  quelques  sau- 
vages  convertis  par  ses  predications.  II  est  le  chef 
de  la  prieie;  il  est  aussi  V homme  des  anciens 
jours;  il  est  de  plus  le  uieux  genie  de  la  mon- 
tagne ;  il  est  encore  le  serviteur  du  grand  esprit ; 
il  n'en  est  pas  moins  Vhoitime  du  rocher.  II  em- 
mene  chez  lui  Chactas  et  Atala,  leur  donne  a 
souper,  a  coucher,  et  le  lendemain  leur  dit  la 
messe  :  de  quoi  Chactas  est  fort  emu  ,  quoiqu'il 
juge  a  propos  de  rester  paien.  Quelques  jours 
s'ecoulent  a  peine  ,  lorsqu'il  survient  une  catas- 
trophe, assurement  tres-imprevue.  Atala,  d'apres 
un  ancien  voeu  de  sa  mere ,  se  croit  condamnee 
a  rester  vierge  :  en  consequence  ,  elle  s'empoi- 
sonne.  Le  pere  Aubri  eiit  tout  arrange ,  s'il  eut 
ete  informe  a  temps,  comme  il  a  soin  de  I'observer 


2i6  LITTERATURE   FRANCAISE. 

lui-meme.  Faute  de  cette  precaution ,  il  ne  pent 
que  confesser  Atala  niourante ,  qui  volt  avec  joie 
sa  virginite  devorer  sa  vie.  Elle  regrette  pourtant 
de  n'etre  point   a  Chactas.   Quelquefois  j'aurais 
voulu,  lui  dit-elle,  que  la  di<^nnite  sejiit  aneantie, 
powvu  que ,  serree  dans  tes  bras ,  feusse  roule 
d'ahime  en  abime  avec  les  debris  de  Dieu  et  du 
monde.  Le  recit  des  funerailles  vient  ensuite;  enfin 
I'auteur  se  met  lui-meme  en  scene  dans  ce  qu'il 
nomme  un  epilogue.  II  trouve  cette  histoire  par- 
faitement  belle;  car  le  Siminole,  qui  la  lui  conta, 
y  mit  lafleur  du  desert  et  la  grace  de  la  cabane. 
II  est  temps  de  s'arreter  :  nous  ne   voulons  pas 
determiner  avec  une  justesse  rigoureuse  le  genre 
d'imagination  dont  eel  ouvrage  offre  les  symp- 
tomes ;   mais   nous   avons  peine  a  concevoir  ce 
qu'il  pent  y  avoir  de  moral  dans  un  amour  char- 
nel  et  sauvage,  auquel  la  religion  vient  meler 
des  sacremens  tres-graves,   dont  le  mariage  ne 
fait  point  partie ;  quel  interet  peut  resulter  d'une 
fable  incolierente,  ou  des  evenemens,  qui  restent 
vulgaires  en  depit  des  formes  les  plus  bizarres, 
ne  sont  ni  amenes,  ni  motives,  ni  lies  entre  eux, 
ni  suspendus  par  aucun  obstacle.  Quant  aux  de- 
tails ,  on  y  sent  I'affectation  marquee  d'imiter  I'au- 
teur de  Paul  et  P'irginie;  mais,  pour  lui  ressem- 
bler,  il  faudrait,  comme  lui,  decrire  et  peindre. 
Des  noms  accumules  de  fleuves,  d'animaux,  d'ar- 


CHAPITRE   VI.  ;  2t7 

bres ,  de  plantes ,  ne  sont  pas  des  descriptions ; 
des  couleurs  jetees  pele-mele  ne  forment  pas  des 
tableaux.  M.  de  Chateaubriand  suit  la  poetique 
extraordinaire  qu'il  a  developpee  dans  son  Genie 
du  christianisme.  Un  jour,  sans  doute,  on  pourra 
juger  ses  compositions  et  son  style  d'apres  les 
principes  de  cette  poetique  nouvelle ,  qui  ne  sau- 
rait  manquer  d'etre  adoptee  en  France  du  moment 
qu'on  y  sera  convenu  d'oublier  completement  la 
langue  et  les  ouvrages  des  classiques.  ;  -:    ' 

De  toutes  les  dames  francaises  qui  ont  cultive 
la  litterature,  celle  qui  a  produit  le  plus  d'ou- 
vrages,  c'est  assurement  madarae  deGenlis.  Avant 
la  revolution,  nous  lui  devious  deja  quinze  vo- 
lumes ;  elle  en  a  donne  plus  de  vingt  depuis  cette 
epoque.  Le  plupart  contiennent  des  romans ,  qui 
sont  estimables  dans  quelques  parties,  mais  de- 
fectueux  a  plusieurs  egards.  On  n'ecrit  pas  tou- 
jours  bien  quand  on  veut  tou jours  ecrire  :  I'esprit 
et  I'imagination  ne  sont  pas  constamment  aux 
ordres  de  ceux  meme  qui  en  ont  le  plus.  Ainsi , 
dans  les  Voeux  temeraires ,  les  vertus  de  lady  Cla- 
rendon ,  ses  chagrins  ,  le  dechauiement  de  ses 
allies,  les  froideurs  de  son  epoux  long -temps 
abuse,  la  justice  eclalante  qu'il  lui  rend  avant  de 
mourir,  le  serment  qu'elle  grave  sur  le  tombeau 
de  cet  epoux  cheri ,  produisent  d'assez  grands 
effets.  Jj'interet  se  soutient  encore  au  milieu  des 


2i8  LITTER  AT  URE   FRANC  AISE. 

calomnies  qii'occasionne  le  sejour  de  I'heroine  en 
France;  raais  il  se  ralentit  par  de  nouvelles  amours, 
et  s'aneanlit  par  iin  denoument  aiissi  triste  que 
peniblement  amene.  Dans  Alplionsine  ^  on  est 
louche  des  malheurs  de  Diana ,  plongee  an  fond 
d'un  souterrain  ,  ou  elle  fait  naitre ,  conserve  , 
eleve  une  fille  adoree.  On  excuse  d'assez  fortes 
invraisemblances  rachetees  par  une  emotion  con- 
tinue ;  mais  I'emotion  cesse  quand  Diana  n'est 
plus  captive  :  un  nouveau  roman  commence  et 
se  traine  longuement,  sans  exciter  raeme  la  cu- 
riosite  du  lecteur.  Dans  les  Meres  rwales,  la  mar- 
quise d'Erneville  offre  sans  doute  un  beau  carac- 
tere;mais,  sans  rappeler  des  tracasseries  provin- 
ciales,qui  tiennent  beaucoup  d'espace,et  procurent 
pen  d'amusement,  que  dire  de  mademoiselle  de 
Rosmond  ?  Elle  n'est  point  vicieuse  ,  an  moins 
dans  I'intention  de  I'auteur,  et  pourtant,  facile  a 
I'exces  pour  un  homme  qu'elle  n'a  jamais  vu  ,  et 
quelle  ne  saurait  epouser ,  puisqu'il  est  marie , 
elle  envoie  secretement  le  fruit  de  sa  faiblesse, 
a  qui?  a  I'epouse  meme  de  son  amant!  Pour  jouir 
injustement  d'une  renommee  sans  tache,  elle 
fait  planer,  durant  dix-huit  ans,  sur  cette  epouse 
vertueuse  un  soupcon  que  tout  confirme;  et,  au 
bout  de  dix-huit  ans,  elle  en  est  quitte  pour  se 
fairereligieuse,  apres  un  aveu  tardif,  qui  ne  rend 
point  a  sa  victime  luie  jeunesse  noyee  de  larmes, 


CHAPITRE  VI.  219 

privee  du  bonheur  domestique  ,  incessamment 
tourmentee  par  le  desolaiit  contraste  d'nne  con- 
duite  irreprochable  et  d'une  reputation  fletrie. 
Nous  ne  deciderons  point  si  cette  fois  la  devo- 
tion pent  compenser  Timmoralile.  Quant  au  faible 
ouvrage  qui  a  pour  titre  Jlphonse  ou  le  Fils  na- 
turel,  nous  y  louerons  la  tendresse  courageuse 
et  passionnee  d'une  mere ,  afin  d'y  pouvoir  louer 
quelque  chose.  En  peignant  de  nouveau  Belisaire, 
madame  de  Genlis  a  tire  de  I'histoire  plusieurs 
beaux  traits  du  Vandale  Gelimer,  quelle  a  rendu 

,  plus  brillant  que  son  personnage  principal ;  mais 

'  on  est  oblige  de  I'avouer  :  soit  pour  la  composi- 

tion ,  soit  pour  les  details  ,  soit  pour  la  couleur 

[  et  I'harmonie  du  style ,  la  superiorite  de  I'ancien 
Belisaire  est  tres-marquee ,  surtout  dans  ce  quin- 
zieme  chapitre  qui  valut  jadis  a  Marmontel  des 
anathemes  frivoles,  d'ephemeres  censures,  et  des 
eloges  que  ratifiera  la  posterite.  Dans  les  Cheva- 

\  Hers  du  Cjgne ,  on  aime  assez  Olivier,  son  ami 

fidele  Ysambart,  la  tendre  et  douce  Beatrix,  du- 
chesse  de  Cleves ;  mais  le  caractere  et  les  aven- 
tures  cyniques  d'Armoflede ,  princesse  du  sang  de 
Charlemagne,  repoussent  tout  lecteur  qui  a  quel- 
que respect  pour  les  dames ,  pour  la  decence  et 
pour  le  gout.  La  jeune  Clara,  le  pere  Arsene,  out 
de  I'eclat  dans  le  Siege  de  la  Rodielle;  mais  on 
est  surpris  que  le  fameux  commandant  Lanoue 


•220  LITTERATURE   FRANCAISE. 

soit  reste  dans  I'ombre  :  on  n'est  guere  moiiis 
etonne  d'entrevoir  a  peine  le  cardinal  de  Riche- 
lieu ,  a  qui  toutefois  I'auteur  accorde  un  coeur 
genereux  et  sensible,  eloge  etrange  pour  un  tel 
ministre ,  et  le  seul  qui  fut  reste  neuf  apres  tous 
les  discours  prononces  a  I'Academie  francaise  par 
les  recipiendaires  et  les  directeurs ,  durant  I'espace 
de  cent  cinquante  ans.  II  y  a  du  beau  dans  le 
roman  sur  Madame  de  la  Vallihre^  au  moins  ce 
qui  fut  dit  textuellement  par  Fheroine ;  mais,  tout 
en  louant  Louis  XIV  sans  mesure ,  I'auteur  le  re- 
presente  comme  un  egoiste,  tour  a  tour  ardent 
ou  glace ,  forcant  un  cloitre  pour  arracher  a  Dieu 
la  maitresse  qu'il  aime  encore ,  et  trop  pieux  pour 
lui  disputer  la  maitresse  qu'il  n'aime  plus.  Le  sujet 
de  Madame  de  Maintenon  pouvait  etre  traite  de 
plus  d'une  maniere  :  I'auteur  a  choisi  le  genre 
serieux.  La  visite  de  madame  de  Montespan,  sur 
le  declin  de  sa  faveur,  a  madame  de  la  Valliere, 
deja  religieuse  aux  Carmelites ,  offre  une  scene 
tres-imposante.  Sans  etre  de  la  meme  force,  d'au- 
tres  details  sont  remarquables;  mais,  pour  nous 
faire  croire  a  la  candeur  de  madame  de  Main- 
tenon  ,  il  fallait  la  peindre  autrement :  elle  ne 
parle  qu'aux  faiblesses  du  monarque ;  soit  qu'elle 
le  flatte,  soit  qu'elle  le  gronde,  tout  semble  ma- 
nege etcalcul;  et,quoiquetantcelebre,  Louis  XIV 
parait  \\\\  vieillard  devot  et  blase,  que  subjugue 


CHAPITRE  VI.         J  221 

avec  art  sa  vieille  gouvernante.  Un  roman  fort 
joli  d'un  bout  a  I'autre ,  cest  Mademoiselle  de 
Clermont :  la  brievete  en  est  le  moindre  merite. 
Les  caracteres  de  la  princesse ,  de  son  frere  M.  le 
due ,  et  de  son  amant  le  due  de  Melun ,  sont  tra- 
ces avec  une  verite  charmante.  La,  ni  incidens 
reclierches,  ni  declamations  pretendues  religieuses; 
action  simple  ,  style  naturel ,  narration  animee  , 
interet  toujours  croissant:  voila  ce  qu'on  y  trouve. 
On  croirait  lire  un  ouvrage  posthume  de  madame 
de  La  Fayette ;  et,  s'il  nous  a  ete  penible ,  dans  cet 
article ,  d'avoir  a  multiplier  les  critiques ,  il  nous 
est  doux  de  le  terminer  par  cette  louange. 

Madame  Cottin  s'est  acquis  une  reputation  me- 
ritee.  Son  coup  d'essai,  Claire  d'Albe^  ne  don- 
nait  toutefois  que  de  mediocres  esperances  :  la 
fable  en  est  vulgaire  et  mal  tissue ;  les  details  n'en 
sont  point  heureux;  on  rencontre  meme  dans  les 
lettres  d'une  certaine  Elise  plusieurs  traits  inin- 
telligibles  pour  le  lecteur  et  pour  Tauteur.  Cest 
ce  que  Boileau  nommait  si  bien  du  galimatias 
double.  De  Claire  d'Mbe  a  Malvina  le  progres  a 
lieu  d'etonner  :  non  que  ce  second  ouvrage  soit 
a  beaucoup  pres  exempt  de  defauts.  M.  Prior  y 
parait  fort  deplace,  quoiqu'il  serve  a  Taction.  Un 
pretre  catholique,  des  moeurs  les  plus  graves ,  mais 
qui ,  malgre  sa  piete ,  s'avise  d'etre  amoureux,  et 
de  se  battre  au  pistolet  avec  son  rival,  est  un 


222  LITTERATURE  FRANCAISE. 

personnage  inadmissible.  Edmont,  tout  passionne, 
tout  brillant  qu'il  est ,  Edmont  lui-meme  laisse 
quelquc  chose  a  desirer.  11  n'en  est  pas  ainsi  de 
Malvina  :  c'est  a  tous  egards  un  des  plus  beaux 
caracteres  que  puissent  offrir  les  romans  mo- 
dernes.  Depuis  I'inoculation  de  I'amour  dans  la 
Nouvelle  Heloise,  il  n'est  point  de  situation  mieux 
concue,  mieux  developpee,  plus  pathetique  en 
tous  ses  details ,  que  celle  de  Malvina  s'introdui- 
sant,  deguisee,  dans  le  chateau  d'une  famille  qui  la 
persecute,  y  devenant  la  garde  malade  d'Edmont, 
son  amant ;  et  la  ,  muette  ,  impenetrable  autant 
qu'active  et  vigilante,  I'arrachant,  a  force  de  soins, 
a  la  mort,  qui  semblait  deja  le  saisir.  On  n'est  pas 
moins  attendri  en  lisant  Amelie  Mansfield.  Ce 
qui  concerne  le  premier  epoux  d'Amelie  est ,  a 
laverite,  pen  attachant;  mais  c'est  comme  I'avant- 
scene  du  drame ;  et,  des  qu'Ernest  a  paru,  les  emo- 
tions se  succedent  avec  un  progres  rapide,  jus- 
qu'au  jour  ou  les  deux  amans  sont  renfermes  dans 
le  meme  cercueil.  On  les  aime  et  on  les  regrette; 
on  plaint  avec  effroi  madame  de  Woldmar,  mere 
d'Ernest,  et  tres-digne  baronne  allemande ,  qui 
laisse  mourir  de  chagrin  son  fils  unique ,  de  peur 
qu'il  n'epouse  Amelie ,  fille  d'une  haute  naissance, 
mais  veuve  d'un  mari  qui  avait  le  malhcur  de 
n'e'tre  pas  ne  baron  allemand.  C'est  avec  beau- 
coup  de  force  que  I'auteur  a  peint  cet   orgueil 


CHAPITRE   VT.  2^3 

l)arbare,  qui  ne  cesse  d'etre  inflexible  que  par  des 
maux  irreparables ,  et  se  borne  a  gemir  en  vain 
sur  les  tombeaux  qu'il  a  creuses.  Le  courage  et 
la  piete  filiale  de  la  jeune  Elisabeth  Potoski  char- 
ment  dans  les  Exiles  de  Siberie;  et  les  details  de 
ce  petit  roman  historique  respirent  une  simplicite 
touchante.  Quant  a  la  Prise  de  Jericho  y  dont  nous 
avons  deja  parle  a  I'occasion  des  Melanges  de 
litterature  de  M.  Suard,  nous  n'en  dirons  ici  qu'un 
mot  :  c'est  un  mauvais  ouvrage  dans  un  mauvais 
genre;  un  poeme  qui  n'est  point  en  vers.  Les  pre- 
tendues  aventures  de  la  Juive  Raab  sont  moins 
embellies  que  defigurees  par  un  langage  herma- 
phrodite, qui  se  separe  de  la  prose  sans  pouvoir 
atteindre  a  la  poesie.  Ces  formes  lourdes  et  guin- 
dees  nous  semblent  aussi  deparer  les  commence- 
mens  de  Mathilde ,  roman  dont  Taction  se  passe 
a  la  fin  du  douzieme  siecle ,  durant  la  croisade 
de  Philippe-Auguste  et  de  Richard-Ca3ur-de-Lion ; 
mais  bientot  I'auteur  s'echauffe  avec  son  sujet;  la 
diction  devient  naturelle:  alors  I'interet  commence; 
et  quelquefois  il  acquiert  une  haute  energie.  Phi- 
lippe ne  paralt  qu'un  moment ;  Richard  n'occupe 
guere  plus  d'espace ;  Lusignan ,  roi  de  Jerusa- 
lem ,  est  fort  maltraite;  Montmorenci  a  beau- 
coup  d'eclat;  Saladin,  sans  etre  meconnaissable , 
est  inferieur  a  sa  renommee ;  pour  son  frere , 
Malek-Adhel,  c'est  le  personnage  d'elite  :  il  est 


■ii[\  LITTERATURE   FRANCAISE. 

bon ,  genereux  ,  teiidre ,  passionne  ,  vaillant ,  in- 
vincible ;  il  unit  au  plus  haul  degre  toutes  les 
qualites  aimables  et  toutes  les  vertus  chevaleres- 
ques.  Matliilde,  soeur  de  Richard,  est  digne  du 
heros  musulman  :  son  amour  pour  Malek-Adhel 
est  gradue,  motive  avec  art;  on  est  fortement 
emu,  soit  lorsque,  seule  avec  lui  au  milieu  de 
I'ouragan  du  desert,  elle  attend  la  mort  qui  les 
menace,  soit  lorsqu'elle  accourt  sur  un  champ 
de  bataille  devenu  I'autel ,  le  lit  nuptial  et  le  tom- 
beau  de  son  amant,  qui  expire  en  invoquant  le 
dieu  de  Mathilde.  En  general,  les  effets  tragiques 
dominent  dans  les  productions  de  madame  Cottin. 
Hors  des  scenes  de  passion ,  son  style  se  traine ; 
et  Ton  voit  quelle  ne  connait  point  assez  I'art 
d'ecrire;  mais  elle  fut  douee  d'une  sensibilite  rare: 
elle  sait  peindre  Famour,  surtout  I'amour  entoure 
de  raalheurs;  elle  ne  preche  ni  ne  regente;  et< 
dans  chacun  de  ses  bons  romans ,  Theroine  est 
aussi  tendre  qu'aimable  :  elle  etablit  et  soutient 
bien  un  caractere  quelle  affectionne ;  elle  com- 
pose enfin  sans  timidite ,  mais  sans  audace;  et  Ton 
doit  regretter  cette  dame,  enlevee  a  la  litterature 
dans  un  age  oii  son  talent,  deja  tres-remarquable, 
pouvait  encore  se  perfectionner. 

Les  romans  de  madame  de  Flahaut,  aujourd'hui 
madame  de  Souza,  se  distinguent  par  une  grace 
qui  leur  est  particuliere.  Dans  Adele  de  Senange, 


CHAPITRE   VI.  2^5 

rien  de  mieux  dessine  que  les  trois   priiicipaux 
personnages,  Adele,  le  lord  Sidenliam,  et  le  mar- 
quis de  Senange,  modele  d'un  vieillard  aimable 
et  d'un  excellent  mari.  Dans  Emilie  et  Alphonse ^ 
I'auteur  peint  avec  verite  les  grands  airs  du  due  de 
Candale;  mais,  si  ce  brillant  homme  de  cour  ins- 
pire fort  peu  d'interet,  on  en   prend   beaucoup 
en  recompense  aux  chagrins  de  sa  jeune  epouse , 
et  meme  au  sort  de  I'espagnol  Alphonse,  malgre 
la  bizarrerie  de  son  caractere  et  de  ses  tragiques 
aventures :  ces  deux  romans  sont  rediges  en  forme 
de  lettres.  Charles  et  Marie  ^  ainsi  c^n  Eugene  de 
Rothelin^  a  la  forme  simple  et  rapide  d'un  jour- 
nal ecrit  a  la  hate,  a  mesure  que  les  evenemens 
s'ecoulent.  Tout  plait  dans  Charles  et  Marie  :  les 
vertus  de  la  bonne  lady  Seymour,  la  sensibilite 
ingenue  de  Marie,  sa  troisieme  fiUe,  la  tendresse 
passionnee  de  Charles  Lenox ,  et  meme  Tegare- 
ment  de  Philippe ,  qui  a  confondu  avec  I'amour 
la  douce  amitie  de  Marie.  Un  pere  ami  intime  et 
confident  de  son  fils ,  un  fils  non  moins  devoue  a 
son  pere  qu'a  sa  maitresse,  I'esprit  superieur  de  la 
marechale  d'Estouteville ,  et  encore  plus  le  charme 
infini   de  sa  petite- fille,  Athenais,  embellissent 
Eugene  de  Rothelin.    Cest ,  a  notre  avis ,  apres 
Adele  de  Senaiige,  le  nieilleur  ouvrage    de  ma- 
dame  de  Flahaut,  si  pourtant  il  faut  choisir  entre 
des    productions    presque    egalement   agreables. 

OEuvres  postbiim<>s.  III.  I  0 


9,9.6  LTTTKRATUHE   FRANCAISE. 

Ces  jolis  romans  n'offrent  pas,  il  est  vrai ,  le  dv- 
veloppeiTient  des  grandes  passions;  on  n'y  doil 
pas  chercher  non  ]ilus  I'etude  approfondie  des 
travers  de  I'espece  humanie ;  on  est  sur  an  moins 
d'y  trouver  partout  des  apercus  tres-fins  sur  la 
societe ,  des  tableaux  vrais  et  bien  termines , 
un  style  orne  avec  mesure  ,  la  correction  d'un 
bon  livre  et  I'aisance  d'une  conversation  fleurie , 
Tusage  du  montle ,  mais  cet  usage  exquis  et  rare 
qui  observe  et  ne  s'exagere  point  les  convenances; 
des  sentimens  delicats,  des  tours  ingenieux ,  des 
expressions  choisies,  I'esprit  qui  ne  dit  rien  de 
vulgaire,  et  le  gout  qui  ne  dit  rien  de  trop. 

Nous  avons  eu  deja  plus  dime  occasion  de 
rendre  liommage  aux  talens  de  madame  de  Stael ; 
mais  c'est  dans  le  genre  des  romans  qu'ils  se  sont 
deployes  avec  le  plus  d'avantage.  Delphine  et 
Corinne  sont  deux  productions  brillantes  :  toute- 
fois,  en  leur  payant  lui  juste  tribut  d'eloges,  nous 
estimons  trop  lauteur  pour  dissimuler  de  justes 
critiques.  Nous  coinmencerons  par  Delphine.  II 
e^t  dangereux  d'attribuer  a  des  personnages  que 
Ton  met  en  scene  tons  les  genres  de  superiorite: 
c'est  beaucoup  promettre ;  et  du  moins  faut-il 
otre  sur  de  tenir  parole.  Leonce  est  au  juste  le 
premier  homme  qui  existe;  Delphine  est  pr^cise- 
ment  la  premiere  des  femmes  possibles ;  et  c'est 
une   chose    tellement    convenue    qu'eux-memes 


CHAPITRE   VI.  9.9.7 

I'avoueiit  de  fort  bonne  grace,  Fnn  pour  Tautre, 
et  chacun  pour  soi.  Nous  sommes  bien  faches  de 
ne  pouvoir  adopter  snr  Leonce  ni  son  avis ,  ni 
celui  de  Delphine ;  mais ,  en  conscience ,  il  n'y  a 
d'extraordinaire  en  lui  que  son  amour-propre  et 
son  imperturbable  personnalite.  II  se  resigne  a 
tous  les  sacrifices  qu'on  lui  prodigue ;  mais  il 
s'abstient  d'en  faire,  tant  il  se  respecte.  Tremblant 
devant  les  caquets  qu'il  appelle  I'opinion ,  il  se 
fachequand  Delphine  est  compromise  ;et  c'est  lui 
qui  la  compromet  sans  cesse.  Abuse  par  des  ca- 
lomnies,  il  ne  I'a  point  voulue  pour  epouse;  d(5sa- 
buse,  il  la  veut  pour  concubine.  Bien  plus,  dans 
I'eglise  ou  il  vient  de  voir  une  victime  de  I'amour 
s  arracher  au  monde  pour  expier  sa  faiblesse, 
dans  cette  meme  eglise,  oii  jadis  il  forma,  devant 
Delphine  au  desespoir,  un  lien  qui  subsiste  en- 
core ,  il  s'efforce  d'arracher  a  celle  dont  il  a  cause 
I'infortime  tout  ce  qu'il  lui  a  laisse  :  I'honneur  et 
le  droit  de  ne  point  rougir.  Delphine  est  aussi 
vaine  que  Leonce ;  mais  elle  est  du  moins  spiri- 
tuelle  et  genereuse;  elle  reflechit  pen  sur  sa  con- 
duite ;  mais  sa  bonte  va  plus  loin  que  son  impru- 
dence, qui  toutefois  est  excessive:  elle  comble 
de  bienfaits  sa  rivale.  Cette  rivale  meurt;  Leonce 
est  libra;  epousera-t-il  Delphine?  Non;  ce  nest 
pas  a  quoi  il  sone^e  :  c'est  le  temps  de  notre  re- 
volution ;  la  guerre  vient  d'eclater;  les  ennemis 

i5. 


■2'2S  LITTliRATLRE   FRANCAISE. 

sont  a  Verdun;  I.eonce  les  joint,  afiii  de  puiiir 
Jes  Franrais,  (jiii  out  change  de  gouvernernent 
sans  sa  permission.  Par  malheur  il  est  pris  les 
armes  a  la  main  :  c'est  son  premier  et  unique  ex- 
ploit. Apres  d'inutiles  efforts  pour  lui  sauver  la 
vie,  Delphine  lui  doinie  la  sienne.  Dans  la  prison, 
snr  le  char  funebre,  au  lieu  du  supplice  ,  elle 
I'accorapagne  ,  I'exhorte  ,  et  meurt  avec  lui.  Ce 
denonment  est  trop  fort  pour  etre  pathetiqne ; 
mais  la  nullite  de  Leonce ,  qui  n'est  a  tons  egards 
qu'un  heros  passif,  releve  le  courage  actif  et  sans 
bornes  de  la  veritiible  heroine.  Autour  de  cette 
figure  principale  sont  habilement  groupes  d'au- 
tres  personnages.  L'auteur  peint  avec  des  cou- 
leurs  aussi  vives  que  varices  cet  egoisme  adroit 
et  cares.sant;  science  de  vivre  de  madame  de  Ver- 
mont; le  sec  big()lisme  de  sa  fille  ,  epouse  de 
Leonce;  la  devotion  pleine  d'amour  de  Therese 
d'Ervins ;  la  sagesse  modeste  de  mademoiselle 
d'Albemar,  et  la  raison  ferme  de  Lebensey.  Uans 
chaqiie  lettre ,  a  chaque  page ,  on  trouve  des  idees 
fines  on  profondes ;  mais  nous  ne  saurions  ad- 
mettre  le  principe  qui  sert  de  base  a  tout  I'ou- 
vrage.  Non  :  Thomme  ne  doit  point  braver  I'opi- 
nion ;  la  femme  ne  doit  point  s'y  soumettre :  tons 
deux  doivent  I'examiner,  se  soumettre  a  I'opinion 
legitime,  braver  I'opinion  corrompue.  Le  bien  ,  le 
mal  sont  invariables  :  les  convenances  qui  assu- 


CHAPITRE    VI.  '2-2() 

jettlssent  les  deux  sexes  different  entre  elles, 
comme  les  fonctions  que  la  nature  assigne  a  clia- 
cun  des  deux  ;  mais  la  nature  ne  condaniue  pas 
Tun  au  scandale ,  et  I'autre  a  I'hypocrisie  :  elle 
leur  donna  la  vertu  pour  les  inspirer ,  la  raisou 
pour  guider  la  vertu;  et  toutes  les  convenances 
s'arretent  devant  ces  limites  eternelles. 

L'ensemble  de  Corinne  est  imposant ;  et  dans 
ce  livre  un  seul  defaut  nous  parait  sensible.  L'au- 
teur  y  exige  encore  une  admiration  respectueuse, 
tin  culte  meme  pour  les  deux  principaux  per- 
sonnages.  On  ne  doit  comparer  aucune  femme  a 
Corinne,  aucun  homme  a  Oswald.  L'incompa- 
rable  Oswald  n'est  pourtant  ni  moins  egoiste ,  ni 
moins  borne  que  fincomparable  Leonce.  Lucile 
Edgermond  ,  jeune  Anglaise,  qui  devient  I'epouse 
d'Oswald  ,  vaut  beaucoup  mieux  que  son  froid 
compatriote ;  mais  elle  fixe  rarement  I'attenlion. 
Le  prince  de  Castel-Forte ,  le  comte  d'Erfeuil , 
I'un  Italien ,  I'autre  Francais ,  tons  deux  reniar- 
quables  par  des  nuances  bien  saisies  ,  ne  sont 
pourtant  que  des  personnages  accessoires  ;  Co- 
rmne  seule  anime  tout  le  tableau  :  elle  emeut , 
entraine,  subjugue;  c'est  Delphine  encore,  mais 
perfectionnee ,  mais  independante ,  laissant  a  ses 
facultes  \\n  plein  essor;  exprimant,  comme  elle 
les  eprouve,  les  sentimens  qui  la  dominent ,  et 
toujours  doublement  inspiree  par  le  talent  et  par 


:i3o  LITTERATURE  FRA.NCAISE. 

Tamoiir.  L'actiou  est  simple  :  ce  qui  est  partout 
1111  merite  ,  mais  ici ,  plus  qu'ailleurs  ,  puisque 
I'objet  principal  est  la  description  de  I'ltalie  ;  et 
quelle  description  passionnee!  Au  milieu  des  cites 
pompt3uses  et  des  opulens  paysages,  c'est  pour 
Oswald  que  son  amante  se  plait  a  celebrer  cette 
contree,  deux  f'ois  classique,  et  long-temps  peu- 
plee  de  heros,  ou  I'heritage  du  genie  des  Grecs 
lut  recueilli  par  la  victoire,  et  qui  depuis  retira 
I'Europe  des  longues  tenebres  du  moyen  age.  C'est 
avec  lui  qu'elle  se  promene  entre  les  prodiges 
antiques  et  les  prodiges  modernes,  pres  de  ces 
monumeiis  debout  encore ,  mais  dont  la  grandeur 
egale  a  peine  les  debris  des  monumens  renverses. 
Dans  ces  palais,  dans  ces  temples  qui  etalent  les 
chefs -d'a'uvre  de  la  peinture,  et  retentissent  des 
chefs-d'oeuvre  de  I'harmonies  et,sousle  plus  beau 
ciel  du  monde ,  pour  enflammer  I'imagination ,  de 
tons  cotes  viennent  s'unir  a  la  puissance  des  arts 
la  majeste  d'une  gloire  lointaine,  I'inspiration  des 
souvenirs  et  I'eloquence  des  tombeaux.  Ce  n'est 
pas  une  idee  vulgaire  que  celle  de  lier  tous  ces 
grands  objets  aux  situations  d'une  ame  ardente 
et  mobile.  Ainsi  les  couleurs  sont  varices  :  leur 
eclat  eblonit  d'abord  ,  lorsque  ,  triomphante  au 
Capitole ,  henreuse  d'un  amour  naissant  et  par- 
tage,  Corinne,  encliantee  du  present,  sourit  aux 
promesses  de  Tavenir.  Bientot  les  teintes  palissent 


CHAPITRE    VI.  uii 

en  meme  temps  que  son  bonheur;  mais  leur  me- 
lancolie  les  rend  plus  douces;  et ,  quaiul  elle  a 
perdu  jusqu'a  I'espoir,  c'est  encore  avec  iin  charnie 
nouveau  qu'elle  reproduit  les  memes  images  , 
rembrunies  de  sa  douleur  et  des  pressentimens 
de  sa  mort  procbaine.  II  y  a  beaucoup  de  merite 
dans  le  roman  de  Delphine:  a  notre  avis,  toute- 
iois,  Corinne  a  moins  de  defauts,  plus  de  beautes, 
et  des  beautes  d'un  plus  grand  ordre.  Sans  doute, 
on  pent  reprocher  a  ces  deux  ouvrages  quelques 
pensees  qui  ne  soutiendraient  pas  I'examen ,  quel 
ques  expressions  plutot  cherchees  que  trouvees. 
Mais  qu'importent  ces  taclies  legeres?  Tons  deux 
sont  ricbes  de  details,  tons  deux  etincellent  de 
trails  ingenieux  on  diversement  energiques ,  et 
garantissent  a  madame  de  Stael  un  rang  parmi 
les  ecrivains  qui  font  aujourd'bui  le  plus  d'bon- 
neur  a  la  litterature  francaise. 

Quelques  ouvrages  moins  generalement  coninis 
que  ceux  dont  nous  venons  de  parler  n'ont  pour- 
tant  pas  echappe  a  I'attention  publique.  De  ce 
nombre  est  le  petit  roman  de  Primejose ,  par 
M.  de  Morel  tie  Vinde  :  les  aventures  de  Prime- 
rose  ,  fille  du  comte  de  Beaucaire,  et  de  son  amant 
de  Gerardet,  fils  du  due  de  Valence,  y  sont  ra- 
contees  avec  agrement.  Le  due  Gerard,  qui  veul 
loujours  menager  des  surprises,  offre  un  carac- 
tere  plaisant  et  vrai;  du   fond  meme  de  ce  carac.- 


•23i  TJTTERATURE   FRANCAISE. 

tere  iiait  un  denoument  tres-bien  file.  La  compo- 
sition est  faible,  mais  airmsante ;  et  le  style  n'est 
pas  depourvu  de  graces.  Le  Negre,  comme  il  j  a 
peu  de  Blancs^  romaii  de  M.  Lavallee,  off  re  une 
action  plus  etendue  et  des  personnages  plus  in- 
teressans  :  Itanoko,  par  exemple,  et  la  jeune  Ame- 
lie,  parmi  les  noirs ;  parmi  les  blancs.  Germance 
et  son  amante  Honorinc^ ,  I'auteur  semble  per- 
suade qu'il  est  possible  a  un  negre  d'avoir  des 
vertus,  et  que  I'esclavage  des  noirs  n'est  pas  tout- 
a-fait  de  droit  divin.  Ces  deux  opinions ,  propa- 
gees  dans  le  dernier  siecle ,  sont  maintenant  re- 
futees  sans  cesse  en  des  journaux  qui  seront  peut- 
etre  immortels  :  il  convient  d'observer  entre  eux 
et  la  raison  une  neutralite  prudente  ,  mais  sans 
negliger  de  rendre  justice  an  talent  et  aux  inten- 
tions phiiantropiques  de  M.  de  I^avallee.  Ses  Let- 
tres  cTuii  Maineluck  encourent  un  reproche  qu'a- 
vaient  deja  merite  les  Lettres  turques  de  Saint- 
Foix  et  plusieurs  productions  semblables  :  celui 
d'oser  rappeler  les  formes  d'un  chef-d'oeuvre  ini- 
mitable de  Montesquieu.  Mais,  quoiqu'a  distance 
respectueuse  des  Persans  Usbek  et  Rica,  le  Ma- 
meluck  Oiesid  n'en  montre  pas  moins  beaucoup 
de  gaiete ,  de  sens  et  d'esprit.  11  est  facheux  que 
Tinepuisable  M.  Pigault-le-Brun  ne  sache  point 
se  borner  :  souvent  il  compile,  souvent  il  n'in- 
vente  que   trop.   Cepcndant  nous  distinguerons 


CHAPITRE    VI.  233 

dans  la   loiigue  liste  de   ses   ouvrages ,  la  Folie 
espagnole,  mon  Oncle  Thomas,  M.  Dotte,  I' Enfant 
du  Carnaval,  et  surtoiit  les  Barons  de  Felsheiin. 
II  est  aise  d'y  blainer  de  iiombreux  ecarts ,  une 
imagination  vagabonde ,  et  qui  risque  tout,  jus- 
qu'au  cynisme;  mais  il  serait  injuste  de  n'y  pas 
louer  des  traits  piquans ,  des  boutades  heureuses , 
et   des  scenes  d'un  comique  original.    Dans   les 
Quatre  Espagnols  de  M.  Montjoye,  le  caractere 
de  I'ambassadeur  Massarena  est  assez  lorteraent 
trace;  la  tendre  amitie  de  son  fils,  don  Carlos,  et 
du  jeune  Fernand  est  peinte  aussi  d'une  maniere 
touchante.  Le  Manuscrit  trouve  au  mont  Paiisi- 
lipe,  autre  roman  du  meme  aiiteur,  ne  vaut  pas 
les  Quatre  Espagnols;  on  y  remarque  toutefois  le 
vieux  jesuite  Mendoza  ,   personnage  aimable  et 
moral ,  savant  distrait ,  mais  ami  attentif ,  et  Gus- 
man ,  scelerat  devot ,  qui  figure  tres-bien  dans  la 
procession  des  flagellans,  pour  plaire  a  la  petite 
comedienne  Minirella,  sa  maitresse.  Au  reste,  c'est 
par  I'interet  de  curiosite  que  se  soutiennent  les 
romans  de  M.  Montjoye ;  car  la  diction  en  est  trai- 
nante  et  la  composition  chargee  d'incidens.  Mais 
il  est  plus  d'un  public;  et  celui  qui,  en  ce  genre 
d'ecrire  comme  en  tout  autre,  a  besoin  de  trouver 
un  plan  sage ,  embelli  par  les  richesses  du  style , 
est  assurement  le  moins  nombreux.  ■  ' 

Nous  faclierons  peut-etre  ces  lecleurs  ditficiles, 


2  34  LITTERATURE   FRANCAISE. 

CM  faisanl  ici  inciition  des  romans  tie  M.  Fievee, 
le  merne  qui,  tluraiit  la  revolutiou  ,  donna  sui 
de  petits  theatres  de  petits  drarnes,  qu'il  croyait 
pliilosuphiques,  et  qui  depuis  a  public  dc  pctitcs 
brochures  dans  un  sens  tout-a-fait  contraire,  ap- 
paremment  pour  se  refuter  :  ce  qui  paraissait  inu- 
tile. Eh !  comment  passer  sous  silence  la  Dot  de 
Suzette  et  Frederic ,  lorsqu'en  ses  raodestes  pre- 
faces I'auteur  de  ces  deux  romans  affirme  que 
le  premier  jouit  dun  prodigieux  succes,  et  croit 
voir  dans  le  second  des  signes  d'une  immortalite 
probable?  Sans  vouloir  partager  la  responsabi- 
lite  de  ses  opinions  sur  ce  point ,  nous  croyons 
que  la  Dot  de  Suzette  n'est  pas  depourvue  d'a- 
gremens.  Le  caractere  aimable  de  la  jeune  villa- 
geoise  mariee  par  madame  de  Senneterre  ,  sa 
moderation  dans  I'etat  d'opulence  ou  son  marl 
est  parvenu ,  sa  respectueuse  reconnaissance  en- 
vers  sa  bienfaitrice,  tombee  dans  I'adversite,  re- 
chauffent  des  aventures  assez  froides  et  termi- 
nees  par  un  denoument  aussi  facile  a  prevoir  qu'il 
est  briisquement  amene  :  du  reste,  rien  de  plus 
minco  que  les  details.  L'auteur  essaie  bien  de  jeter 
([uel(|ues  ridicules  sur  les  moeurs  des  nouveaux 
lurcarets;  et,  certes,  la  matiere  est  riche;  mais, 
comme  toute  autre,  elle  n'est  riche  que  pour  le 
talent.  On  parle  de  religion  dans  Frederic,  on  y 
parlc  meme  de  morale.  Or,  voici  le  fond  de  lou- 


CHAPITRE   VI.  235 

vrage  :  la  baronUe  Spoiiasi,  satisfaite  du  zele  et 
(le  la  discretion  de  Philippe,  son  valet  de  cham- 
bre,  a  juge  a  propos  d'en  faire  son  amant.  Phi- 
lippe ne  cesse  pas  d'etre  au  service  ;  U  cumule 
seulement  les  deux  fonctions.  De  ce  commerce 
noble  et  legitime  un  fils  naturel  est  survenu  :  c'est 
Frederic.  II  est  eleve  par  son  pere ,  qui  lui  forme 
I'esprit  et  le  coeur,  lui  donne  des  conseils  profonds 
pour  reussir  en  bonne  compagnie,  et  lui  revele 
enfin  sa  naissance.  La  baronne  imite  cet  exemple, 
et  bientot  meurt  comme  une  sainle:  ce  sont  les 
termes  de  I'auteur.  Qu'il  nous  soit  permis  de  bor- 
ner  la  notre  analyse  ,  sans  faire  connaitre  les  rela- 
tions intimes  de  Frederic  avec  une  madame  de 
Vignoral,  avec  une  madame  de  Valmont,  ni  memo 
avec  une  Adele ,  qu'il  finit  par  epouser.  Ce  roman 
est  fort  inegal :  la  classe  distinguee  n'y  parle  guere 
son  langage  ;  mais  le  valet  de  chambre  et  son 
batard,  qui  sont  les  deux  heros  du  livre ,  ont 
toujours  les  moeurs  et  le  ton  qui  leur  convien- 
nent.  A  cet  egard ,  M.  Fievee  suit  avec  scrupule 
les  preceptes  judicieux  d'Horace  et  de  Boileau. 

II  nous  reste  a  jeter  un  coup-d'oeil  sur  quelques 
traductions  des  romans  etrangers  les  plus  remar- 
quables;  et  d'abord  Fepoque  nous  presente  deux 
traductions  nouvelles  de  Don  Quichote  :  la  pre- 
miere est  de  Florian ,  qui  la  publia  vers  la  fin  de 
sa  vie,  il  y  a  dix-huit  ans  a  peu  pres  ;  la  seconde 


i'56  I.ITTERATURE   FRANCHISE. 

a  paru  I'aniiee  tlerniere  :  ellc  est  de  M,  dii  Boiir- 
nial.  On  sail  combicn  rancieiine  version  est  rude, 
ine^ale,  incorrecte.  Les  morceaux  dc  poesie  snr- 
tout  y  S(jnt  rendu.>  avec  une  extreme  negligence. 
Florian,  dans  ces  memes  morceaux,  a  raontre  de 
I'esprit  et  dii  gout;  et  la,  s'il  abrege  le  texte,  il 
est  digne  d'eloges  ;  car  ces  complaintes  Uuigou- 
reuses  sont  trop  longues  dans  I'original.  Par  mal- 
heur,  il  veut  aussi  raccourcir  toutes  les  autres 
parties  de  I'ouvrage;  or,  souvent  ce  sont  les  beautes 
qu'il  abrege;  c'est  le  genie  qu'il  supprime;  et  ce 
nest  point  la  de  la  precision.  11  attiedit  la  verve 
de  Cervantes;  un  comique  large  et  franc  devient 
partout  mince  et  discret.  On  va  jusqu'a  regretter 
le  vieux  traducteur,  qui  travestit  quelquefois, 
mais  qui ,  du  moins,  ne  rautile  pas  son  modele, 
en  voulant  le  perfectionner.  M.  du  Bournial  ne 
merite  aucun  des  deux  reproches :  il  est  simple, 
et  n'est  point  trivial;  il  est  surtout  copiste  fidele: 
il  Test  au  jjoint  qu'en  placant  le  francais  a  cote 
de  I'espagnol  vous  reconnaissez,  dans  la  plupart 
des  phrases,  la  nieme  marciie,  les  memes  construc- 
tions, les  memes  tours  :  ce  qui  donne  au  style  du 
traducteur  un  peu  de  gene  et  d'affectation.  Nous 
])ermettra-t-il  de  lui  donner  un  conseil?  Comme 
on  s'apercoit  trop  aisement  qu'il  n'a  pas  I'habitude 
d'ecrire  en  vers ,  il  devrait  s'adjoindre  un  coope- 
ratcur  pour  la  traduction  des,  stances.  Aujourd'hui, 


CHAPTTRE    VI.  9.37 

phisieurs  jeunes  gens  crun  esprit  orne  font  en 
ee  genre  aussi  bien  et  mieux  que  Florian  ;  cet 
embellissement  nous  paralt  indispensable.  Apres 
ceia ,  des  corrections  assez  faciles,  et  meme  assez 
pen  nombreuses,  suffiront  pour  assurer  a  M.  du 
Bournial  Thonneur  d'avoir  dignement  traduit  le 
chef-d'oeuvre  brillant,  mais  unique,  de  la  littera- 
ture  espagnole.  '      ' 

On  nous  a  transrais  en  Janeue  francaise  beau- 
coup  de  romans  anglais,  composes  dans  ces  der- 
niers  temps.  Plusieurs  se  font  lire  avec  interet; 
et,  dans  ce  nombre,  il  ne  faut  pas  oublier  Simple 
Histoire,  qu'on  pourrait  toutefois  nommer  Lon- 
gue  Histoire ;  car  elle  tient  I'espace  de  quarante 
ans;  et  deux  generations  s'y  succedent.  On  aime 
dans  Saint-Clair  des  Isles  I'esprit  militaire  et  che- 
valeresque  du  heros  principal ,  le  beau  caractere 
de  I'heroine  et  la  variete  des  incidens.  Nous  avons 
entendu  vanter  le  Caleb  TVilliams  de  M.  Godwin, 
et  nous  ne  savons  trop  pourquoi.  Tyrrel  est  un 
miserable:  Falkland,  que  I'auteur  pretend  done 
de  qualites  sublimes,  est  assassin,  calomniateur, 
persecuteur  :  le  tout  pour  conserver  sa  reputa- 
tion ;  le  persecute  Caleb  se  conduit  souvent  avec 
bassesse  et  malignite.  De  tons  les  personnages ,  le 
plus  humain ,  c'est  Raimond  ,  le  chef  des  voleurs. 
Des  declamations  contre  les  lois  penales  d'Angle- 
terre,  contre  les  cours  de  juslice,  et  meme  contre 


238  T.lTrERATljRE   FRANCAISE. 

la  societe  civile,  sont  les  orneraens  de  ce  livre, 
un  pen  maussade  et  fort  immoral.  M.  Godwin 
ose  affirmer  qu'il  peint  Ics  clioses  comine  elles 
sont;  le  fait  nous  semble  an  moins  douteux.  Ce 
qui  ne  Test  pas,  c'est  qu'il  faut  plaindre  M.  God- 
win, puisqu'il  a  pu  les  voir  ainsi.  En  general,  il 
est  a  remarquer  qu'en  Angleterre ,  comme  en 
France ,  ce  sont  des  femmes  qui  figurent  avec  le 
plus  de  distinction  parmi  les  romanciers  modernes. 
On  doil  a  miss  Burnev  Cecilia,  Evelina,  Camilla. 
De  ces  productions  agreables ,  dont  nous  avons 
d'assez  bonnes  traductions  anonymes ,  la  mieux 
composee  est  sans  contredit  la  premiere.  Cecilia 
est  aimable;  et  Ton  se  plait  a  la  suivre  chez  ses 
trois  tuteurs ,  dont  les  caracteres  ,  mis  en  con- 
traste,  fournissent  tantot  des  evenemens  qui  at- 
tachent ,  tantot  des  scenes  qui  divertissent.  Un 
merite  egal ,  dans  une  maniere  toute  differente, 
recommande  les  Enfans  de  V  Abb  aye ,  joli  roman 
de  madame  Roche  :  quelques  touches  lugubres  y 
son  temperees  par  des  effets  pleins  de  douceur. 
Amanda  et  son  amant  Mortimer  ont  de  la  grace;  et 
Ton  doit  savoir  gre  a  M.  Morellet  de  nous  avoir  fait 
connaitre  cette  interessante  production,  Sanspou- 
voir  obtenir  autant  d'eloges,  le  Polunais  de  miss 
Porter  n'est  pourtant  pas  a  negliger:  il  se  soutient 
par  le  nom  (\n  jcnne  Sobieslu,  Tun  de  ces  gene- 
reux  fugitifs  qui,  a  la  derniere  revolution  de  Po- 


CHAPITRE   VI.  9.39 

logne,  apres  avoir  verse  leur  sang  pour  etre  libres, 
ont  quitte,  non  leur  patrie,  mais  un  territoire  011 
elle  ii'etait  plus.  Ici  s'offrent  a  nos  regards  les 
qnatre  ronians  de  madame  Radcliffe :  les  Mysteres 
crUdolphe,  le  meilleur  des  quatre,  et  dont  ma- 
dame de  Chastenay  n'a  pas  affaibli  les  sombres 
beautes;  le  Confessiojinal  des  Penitens  noirs^  dont 
dous  avons  deux  traductions  estimables :  Tune  de 
madame  Allart,  I'autre  de  M.  Morellet;  la  Foret, 
que  nous  croyons  digne  de  la  seconde  place;  et 
Julia,  qui  nous  parait  le  plus  faible  de  tons,  quoi 
qu'en  ait  dit  son  traducteur  anonyme.  On  trouve 
en  ces  divers  ouvraejes  des  caracleres  fortement 
prononces,  des  situations  terribles,  que  I'auteur 
amene  et  accumule,  au  basard  de  s'en  tirer  pe- 
niblement;  de  belles  descriptions  de  I'ltalie  et  (hi 
midi  de  la  France,  d'energiques  tableaux,  devrais 
coups  de  theatre,  et  meme  quelques  tons  de  Sha- 
kespeare, ce  genie  eminemment  anglais,  qui,  depuis 
deux  siecles,  feconde  encore  dans  sa  patrie  tons 
les  champs  de  I'imagination.  Ces  romans,  consi- 
deres  dans  leur  ensemble ,  se  rattachent  a  une 
seule  idee  d'un  grand  sens.  Partout  le  merveilleux 
domine  :  dans  les  bois ,  dans  les  chateaux  ,  dans 
les  cloitres,  on  se  croit  environne  de  revenans  , 
de  spectres ,  d'esprits  celestes  on  infernaux ;  la 
terreur  croit,  les  prestiges  s'entassent,  Tapparence 
acquiert   presque  de   la  certitude;  et,   quand  le 


ti/|0  LITTERATURE    FRANCAISE. 

(lenoument  arrive,  lout  s'expliqiie  par  des  causes 
naturelles.  Dolivrer  les  esprits  credules  clu  besoin 
(le  croire  aux  prodiges  est  un  but  tres-philoso- 
phique;  mais  les  plans  n'ont  pas  Tetendue  et  la 
portee  dont  ils  etaient  susceptibles.  L'execution 
en  serait  tout  a  la  fois  plus  originale  et  plus  utile, 
si  ie  lecteur  etait  force  de  rire  des  choses  memes 
qui  lui  out  fait  peur.  Tout  ce  qui  blesse  la  raison, 
tout  ce  qui  tend  a  la  degrader,  est  justiciable  du 
lidicule  :  ses  traits  sont  les  plus  fortes  armes  con- 
Ire  les  sottises  importantes.  Horace  I'a  dit;  et  Vol- 
taire I'a  prouve.  Le  genre  de  madame  Radcliffe 
exi»e  des  facultes  moins  rares;  aussi  n'a-t-elle  pas 
manque  d'imitateurs.  Sa  trace  est  facile  a  recon- 
naitre  dans  le  roman,  mediocre  et  complique,  qui 
a  pour  titre  :  Adeline  ou  la  Confession,  et  dans 
\ Ahhaje  de  Grasville ,  ouvrage  beaucoup  moins 
vulgaire,  que  madame  Ducos  a  fort  bien  traduit. 
Si,  dans  toutes  ces  productions,  le  merveilleux 
n'est  qu'apparent,  dans  le  Moine  de  M.  Lewis,  il 
est  employe  comme  agent  reel.  On  se  souvient 
qu'en  France,  il  y  a  trente  ans,  il  plut  a  rillumine 
Cazotte  de  composer  une  historiette  du  Diable 
amoureux.  lei  c'est  encore  le  diable  qui ,  deguise 
en  jolie  femme,  seduit,  damne  et  niene  en  enfer 
un  predicateur  celebre.  On  est  surpris  qu'une 
fable  digne  des  couvens  du  quinzierae  siecle  puisse 
aujourd'hui  reussir  a  Londres.  Ce  n'est  pas  que, 


CHAPITKE   VJ.  u/,i 

dans  I'executioii  du  livre ,  on  ne  renjarque  de  la 
vigueur  et  du  talent;  mais;  quand  le  fond  est 
absurde,  le  talent  n'est  pas  employe  :  il  est  perdu. 
Ce  n'etait  pas  sur  de  tels  moyens  que  Richardson, 
Fielding,  Sterne  et  Goldsmith  fondaient  le  succes 
durable  de  ces  romans  aussi  varies  que  naturels, 
qui  embellissent  la  litterature  auglaise ,  et  dont 
elle  a  droit  de  se  glorifier. 

Entre  les  romanciers  allemands,  il  est  juste  de 
commencer  par  M.  Goethe ,  dont  le  Jf'erther  ob- 
tint  autrefois,  et  conserve  encore  un  succes  si 
general  et  si  legitime.  Nous  voudrions  en  dire 
autant  de  son  Alfred;  mais  la  chose  est  impos- 
sible: ce  livre  est  trop  long,  quoique  abrege  par 
son  traducteur.  Comme  intendant  des  spectacles 
du  due  de  Saxe -Weimar,  Tauteur  a  cru  devoir 
prodiguer  les  observations  sur  Tart  dramatique , 
et  meme  sur  I'art  du  comedien  :  la  plupart  sont 
communes  ou  minutieuses.  Tout  ce  qu'on  pent 
remarquer  avec  eloge,  c'est  que  M.  Goethe  ose 
admirer  Racine  et  Voltaire;  et  c'est  beaucoup  pour 
un  Allemand  :  aussi  son  ami  Schiller  Ten  a-t-il 
vertement  reprimande.  Du  reste,  une  intrigue  bi- 
zarre et  mal  ourdie;  une  action  tantot  trainante 
et  tantot  precipitee ;  des  incidens  que  rien  n'a- 
mene;  des  mysteres  que  rien  n'explique;  un  per- 
sonnage  principal  pour  qui  Ton  vent  inspirer  de 
I'interet,  et  qui  n'est  qu'uu  ridicule  aventurier; 

OEuvres  poslhuraes.   III.  J  '> 


■liyx  LITTERATURE   FRANCAISE. 

d'autres  persoiiiiages  cjue  le  rornancier  jette  au 
hasarcl  dans  sa  fable,  et  dont  il  se  debarrasse  par 
des  maladies  aigiies  on  par  iin  suicide,  j)oiir  faire 
arriver  boii  gre  mal  gre  iin  denoument  vulgaire 
et  froid  :  tel  est  le  romari  d'Alfred  ,  incolierent 
oiivrage ,  ou  le  talent  qui  inspira  JFerther  ne  se 
laisse  pas  meme  entrevoir.  Dans  Claire  et  Eve- 
ling,  I'un  des  ronians  de  M.  Anguste  Lafontaine, 
il  y  a  beaucoup  de  choses  negligees  et  triviales , 
plusieurs  d'henrenses,  quelques-nnes  d'une  assez 
grande  force.  Le  tableau  des  infortunes  d'un  mi- 
nistre  de  village  est  I'objet  du  livre  entier;  il  re- 
sulte  de  ce  tableau  que  les  disputes,  les  haines,  les 
persecutions  theologiques,  ne  sont  pas  plus  etran- 
geres  aux  temples  lutheriens  qu'aux  eglises  ca- 
tholiques :  ce  qui  n'est  consolant  pour  personne, 
mais  ce  qui  est  instructif  pour  tout  le  monde; 
car  rien  ne  fait  mieux  sentir  I'impossibilite  de 
niveler  les  opinions,  et  la  necessite  de  recourir 
a  la  tolerance  universelle.  Les  principes  de  pbi- 
lanthropie  qui  respirent  dans  cet  ouvrage  ani- 
ment  aussi  les  autres  romans  de  M.  Auguste  La- 
fontaine. Madame  de  Montolieu ,  connue  elle- 
meme  par  le  joli  roman  de  Caroline  de  Lichtjield, 
les  a  traduits  pour  la  plupart;  et  c'est  un  service 
quelle  a  rendu  aux  amateurs  de  ce  genre  d'ecrire. 
Qui  n'a  pas  lu  avec  attendrissement  les  Tableaux 
de  famille  !   Qui    ne  s'est   pas  interessc   au  bon 


CHAPITRE   VI.  ;  243 

ministre  Bemrode,  a  son  excelleiite  femme,  a  leur 
teridre  fille  Elisabeth,  a  leur  fille  INIina,  si  sen- 
sible, si  spirituelle,  a  toule  cette  famille  heureiise 
par  Famoiir  et  par  la  vertu!  Eiitre  les  produc- 
tions de  I'auteur,  il  n'en  est  peut-etre  aucune  ou 
Ton  ne  rencontre  des  traits  charmans ;  mais  il 
ecrit  sans  cesse  et  tres-vite  :  c'est  dire  assez  qu'il 
est  inegal.  Sterne  et  Goldsmith  paraissent  avoir 
^te  ses  modeles;  et,  s'il  ne  les  atteint  pas,  il  est  du 
moins  le  premier  de  leurs  eleves.  Dans  XHomme 
singulier,  le  chien  ,  plus  juste  que  le  ministre , 
puisqu'il  dechire  avec  ses  dents  Tordre  d'une  de- 
tention arbitraire ,  est  une  idee  fort  ingenieuse  : 
elle  eut  fait  honneur  a  Sterne;  mais  Sterne  en 
eut  tire  plus  de  parti.  N'oublions  pas  de  remar- 
quer  qu'en  Allemagne,  ou  Ton  parle  a  tout  propos 
de  composition  originale ,  Fimitation  affectee  des 
formes  anglaises  n'est  particuliere,  ni  a  I'ecrivain 
dont  nous  parlous,  ni  meme  aux  seuls  roman- 
ciers.  Nous  dirons  en  quoi  elle  consiste,  ou  elle 
s'arrete,  et  combien  le  gout  allemand  differe  du 
gout  francais,  lorsque,  dans  la  suite  de  notre  tra- 
vail, I'ordre  des  matieres  nous  presentera  quel- 
ques  traductions  recentes  des  auteurs  dramatiques 
etrangers.  . 

Beaucoup  de  lecteurs  trouveront  que,  dans  ce 
chapitre,  nousavons  cite  trop  d'ouvrages;  et  nous 
sommes  de  leur  avis.  Beaucoup  d'ecrivains  seront 

iG. 


2/,4  LITTERATlIllE   FRANCAISE. 

tl'uii  avis  contraire ,  et  nous  reproclierunt  des 
omissions  nombreuses;  mais  devions-nons  parler 
de  tons  les  romans  originaux  on  Iraduits  qui  ont 
parn  durant  I'epoque,  specialeraent  depuis  dix 
annees  ?  Un  volume  eut  ete  trop  peu  pour  en 
rendre  compte  :  le  seul  catalogue  en  serait  im- 
mense; et  trois  ans  ne  suffiraient  pas  pour  les 
lire.  En  France,  en  x\ngleterre,  en  Allemagne,  il 
existe  pour  les  romans  des  manufactures  etablies, 
et  dont  les  produits  annuels  sont  a  peu  pres  de- 
termines. On  sait ,  par  exemple,  combien  M,  Au- 
guste  Lafontaine  pent  donner  de  volumes  par  an  : 
nous  lui  opposerions  aisement  plus  d'un  atelier 
non  moins  actif  que  le  sien;  et,  dans  ce  genre  de 
marchandise,  le  Strand  de  Londres  ne  le  cede- 
rait  ni  a  noire  Palais-Royal ,  ni  a  la  foire  de  I^eip- 
sick.  Depuis  la  mort  de  I'abbe  Chiari ,  romancier 
tres-fecond  jadis,  mais  aujourd'hui  tres-inconnu  , 
ritalie  entre  pour  fort  peu  de  chose  dans  ce  com- 
merce, qui  est  rarement  cehii  des  idees.  En  fait 
de  livres  inutiles,  la  surabondance  est  plus  pauvre 
que  la  disette  absolue ;  et  cette  surabondance , 
toujours  croissante,  devient  un  fleau  pour  notre 
litterature.  Dans  toutes  les  classes ,  tout  ce  qui 
sait  lire  lit  des  romans ;  nous  voudrions  ajouter 
seulement  :  tout  ce  qui  sait  ecrire  en  ecrit;  mais 
Temulatjon  va  beaucoup  plus  loin.  Ce  genre, 
comme  nous  I'avons  dit  ailleurs,  se  rapproche  de 


CHAPITRE   VI.  245 

I'histoire  par  le  recit  des  ^venemens;  de  Tepopee, 
par  une  action  fabuleuse  en  tout  ou  partie ;  de 
la  tragedie,  par  les  passions;  de  la  comedie,  par  la 
peintiire  de  la  societe;  mais  il  n'exige  ni  les  recher- 
ches,  ni  I'examen  profond  ,  ni  I'exactitude  metho- 
dique  de  Thistoire ,  ni  la  majestueuse  ordonnance 
et  les  riches  details  de  I'epopee;  il  ne  presente 
pas  Textreme  difficulte  d'ecrire  en  vers,  surtout 
dans  le  style  eleve;  il  nest  point  assujetti  aux 
regies  severes  de  notre  theatre;  souvent  meme  il 
coiite  pen  d'efforts  a  I'imagination.  Quelle  peine 
y  a-t-il  a  multiplier  les  incidens ,  lorsquen  pre- 
nant  toute  liberte,  soit  pour  la  duree,  soit  pour 
Tespace,  on  veut  bien  consentir  encore  a  negliger 
toute  vraisemblance  ?  Apres  la  critique  vulgaire, 
rien  n'est  plus  facile  qu'un  roman  mediocre :  aussi 
des  hommes  du  monde ,  qui  ne  sont  pas  en  meme 
temps  des  hommes  de  lettres,  des  femmes  aima- 
bles ,  qui  ont  neghge  I'etude  de  I'orthographe 
pour  donner  plus  de  temps  a  la  composition ,  font 
et  traduisent  des  romans.  Le  but  ordinaire  de  ce 
travail  est  d'obtenir  des  succes  de  societe;  par 
malheur,  en  litterature,  ils  ne  sont  le  plus  souvent 
que  des  ridicules;  et  un  ridicule  facile  a  prendre 
n'est  pourtant  pas  facile  a  perdre:  il  reste  quand 
le  roman  est  oublie.  Ce  n'est  pas  tout  :  tant  d'e- 
crivains  et  d  ecrits  frivoles  ont  produit  d'assez 
graves  inconveniens :  ils  ont  ralenti  d'une  maniere 


246  LITTEHATURL   FRANCAISE. 

sensible  le  mouvement  general  des  esprits  vers 
(les  etudes  importantes ;  et  c'est  avec  le  dix-neu- 
vieme  siecle  que  commence  ce  changement  no- 
table:  ils  out  coiTompu  le  style;  ils  ont  meme 
altere  la  langue.  En  vain  des  censeurs,  plus  mal- 
veillans  qu  habiles,  ont-ils  accuse  d'un  neologisme 
perpetuel  les  orateurs  qui  ont  le  plus  honore  la 
tribune  francaise.  Sur  quoi  portaient  ces  repro- 
ches  repetes  a  tant  de  reprises,  exageres  avec 
tant  d'amertume?  nous  Tavons  deja  remarque  : 
sur  une  vingtaine  de  mots  que  des  institutions 
nouvelles  rendaient  presque  tousnecessaires.  Mais, 
chez  la  plupart  des  romanciers  modernes,  c'est 
dans  le  tableau  de  la  vie  sociale ,   c'est  dans  le 
langage  des  passions ,  eprouvees  par  tons  les  hom- 
mes,  que  viennent  s'introdiiire  en  foule  des  lo- 
cutions inadmissibles,  des  tours  anglais  ou  ger- 
maniques,  des  barbarismes  nombreux  et  des  so- 
lecismes  sans  nombre.  II  nous  serait  ici  trop  facile 
d'accumuler  a  volonte  les  exemples  qui  nous  ont 
frappes  a  la  lecture,  et  que  nous  avons  recueillis; 
mais,  quoiquune  excessive  gravite  nous  paraisse 
deplacee  dans  la  critique  litteraire,  notre  but  n'est 
pourtant  pas  d'eveiller  la  gaiete  maligne;  et  le 
travail  qui  nous  est  impose ,  sans  nous  defendre 
la  plaisanterie ,  nous  intcrdit  au  moins  les  details 
burlesques.  D'autres  reflexions  se  presentent.  Pour- 
([uoi,  depuis  ces  dernieres  annees,  plusieurs  ro- 


CHAPITRE   VI.  247 

raanciers  semblent-ils  se  croire  de  la  classe  des 
sermonnaires  ?  Pourquoi  les  surpassent-ils  meme 
en  rigorisme?  En  effet,  Massillon  et  ses  plus  digues 
successeurs  laissaient  les  disputes  a  la  Sorbonne  et 
les  anathemes  a  I'lnquisition  :  bornant  desormais 
la  predication  a  la  morale  evangelique,  ils  avaient 
agrandi  leur  art  de  tout  ce  qu'ils  lui  otaient  d'inu- 
tile.  Est-ce  a  litre  de  compensation,  et  pour  qu'il 
n'y  ait  rien  de  perdu ,  que  Ton  veut  aujourd'hui 
reporter  dans  les  romans  la  controverse  et  Tinto- 
lerance  ?  Nous  avons  deja  parle  du  merveilleux 
qui  tient  aux  superstitions ,  et  nous  croyons  su- 
perflu  d'y  revenir;  mais  il  en  est  un  autre  qui 
n'est  pourtant  pas  celui  de  I'epopee  :  c'est  celui 
que  Corneille  appelle  si  bien  le  merveilleux  de  la 
tragedie;  et,  par  ce  mot,  il  veut  dire  un  ensemble 
de  personnages ,  de  caracteres ,  de  sentiraens  , 
d'evenemens  non  surnaturels,  mais  au-dessus  de 
I'ordinaire.  On  a  tort  de  le  prodiguer  dans  les 
romans ;  il  n  y  est  point  a  sa  place :  il  lui  faut  la 
majeste  du  cothurne,  I'appareil  imposant  du  thea- 
tre, le  rhythme  et  les  figures  pressees  de  la  poesie. 
Quant  aux  romanciers,  ce  qui  est  le  plus  a  la 
portee  de  leur  genre  d'ecrire,  ce  qui,  pour  eux, 
est  a  la  fois  le  plus  agreable  et  le  plus  utile  a 
peindre,  c'est  la  vie  ordinaire;  et  si,  en  la  pei- 
gnant,  il  leur  est  trop  difficile  d'atteindre  a  la 
force  comique  de  Gil  Bias;  si,  d'un  autre  cote, 


q/,8  r.lTTERATURE   FRANCAISE. 

ce  livre  charmant  laisse  a  desirer  un  uiteret  plus 
vif  et  phis  duiiite  d'actioii ,  Fielding  leur  presento 
1111  autre  modele  dans  le  beau  roman  de  Toui- 
Jones.    Jamais  I'unite  ne  fut  plus  complete;  Tac- 
tion se  none  rapidement  et  avec  force ;  elle   se 
denoue  graduellement  et  avec  mesure,  sans  len- 
teur  et  sans  precipitation  ;  toutes  les  figures  sont 
en  mouvement  et  en  contraste;  mais  il  n'y  a  ni 
ressorts  forces,  ni  couleurs  tranchantes  :  I'amour 
est  passionne,  mais  il  n'a  pas  I'accent  tragique ; 
les  bonnes   qualites  de  la  jeunesse  sont   melees 
de  defauts  aimables;  le  ri<iicule  n'est  point  outre: 
la  bonhomie  s'y  joint  et  le  tempere;  la  vertu  n'est 
point  exageree :  elle  tient  a  I'im perfection  liumaine, 
au  moins  par  I'erreur.  Un  hypocrite  abuse  long- 
temps  rhomnie  le  plus  sage;  et ,  ce  qui  est  un 
trait  de  maitre ,  entre  tant  de  personnages,  le  seul 
qui  soit  pleinement  vicienx,  cVst  I'hypocrite  :  on 
sent  partout  le  mondc  reel.  Loin  de  nous  Tidee 
de  prescrire  une  route  exclusive;  mais,  au  milieu 
de  tant  de  fausses  routes,  nous  voulons  seulement 
indiquer  un  chemin  sur:  il  mene  au  double  but 
d'instruire  et  d(^  plaire;   et,  parmi  les  bons  ro- 
mans,  les  moins  romanesques  sont  les  meilleurs. 


k.%.^,-^«.^.-V^'^.^^'^'^«.-«.-%.V^.^%/«,'^«,'%.'^%^k,-^t  ^^^ 


CHAPITRE   VII. 

La  Poesie  epique. 


Poeme  heroique ;  Poeme  heroi-comique ;  Imita- 
tions et  Traductions  en  vers. 

Nous  avons  examine  les  diverses  applications 
de  Tart  d'ecrire  en  prose  ;  I'art  d'ecrire  en  vers , 
bien  plus  difficile  encore,  n'est  guere  moins  varie. 
Dans  cette  carriere  nouvelle,  nous  commencons 
par  I'epopee,  qui,  chez  les  Grecs,  inventeurs  des 
arts ,  preceda  la  poesie  dramatique ,  et ,  comme 
elle ,  se  divise  en  deux  genres.  L'epopee  heroique 
etant  la  plus  haute  production  du  genie ,  il  ne  faut 
pas  s'etonner  si ,  durant  I'espace   de  trois  mille 
ans,  parmi  des  tentatives  sans  nombre  chez  toutes 
les  nations  lettrees  ,  cinq  ou  six  chefs-d'oeuvre 
seulement  out  merite  I'admiration  publique.  A  cet 
egard ,  notre  litterature  ne  fut  long-temps  remar- 
quable  que  par  une  fecondite  sterile;  et  quand  , 
sous  le  regiie  de  Louis  XIY,  tons  les  genres  de 
poesie  florissaient  en  France  avec  tons  les  genres 
de  gloire,  les  satires  de  Boileau  nous  font    trop 
connaitre  les  disgraces  multipliees  des  preten(kis 
poetes  heroiques.  Voltaire  ,  dans  le  dix-huitieme 
siecle,  vengca  la  nation  du  reproche  que  lui  pro- 


25o  LITTERATURE   FRAINCAISE. 

(liguaient  ies  etrangers.  La  Henriade  panit :  sa 
conception  ressent  la  jeiinesse,  mais  c'est  Ja  jeu- 
nesse  d'un  grand  poete;  et,  si  cet  ouvrage  ne  pent 
etre  compare  aux  vastes  compositions  epiques  de 
I'antiquite,  si  meme  il  est  inferieur  au  poeme  du 
Tasse,  pour  tout  ce  qui  ne  tient  pas  a  la  diction, 
il  a  pourtant  sa  place  marquee  entre  Ies  epopees 
celebres;  et,  dans  la  poesie  elevee,  c'est  en  notre 
laiigue ,  apres  Ies  tragedies  de  Racine ,  ce  qui  ap- 
proche  le  plus  de  la  perfection.  Thomas,  place 
dans  le  premier  rang  des  orateurs ,  mais  non  dans 
le  premier  rang  des  poetes,  avait  commence  un 
poeme  epique  sur  Pierre-le-Grand  :  la  mort  sur- 
prit  ce  grand  ecrivain ,  quand  il  pouvait  etre  long- 
temps  encore  I'un  des  soutiens  de  notre  poesie 
et  I'honneur  de  notre  eloquence.  Les  fragmens 
etendus,  ou  plutot  les  chants  qui  nous  restent 
de  sa  Petreide ,  ne  suffisent  pas  pour  nous  faire 
juger  de  I'ensemble ;  mais  ils  presentent  partout, 
sinon  la  facilite ,  I'elegance  et  I'liarmonie  que  Ton 
admire  dans  la  Henriade^  du  moins  cette  gravite 
noble  et  cette  hauteur  de  pensees  qui  distinguent 
I'Eloge  de  Marc-Aurele  et  I'Essai  sur  les  Eloges. 
Telle  fut  parmi  nous  I'epopee  heroique  jusqu'a  la 
fin  du  dix-huitieme  siecle. 

Dans  les  dernieres  annees  de  cet  age  illustre , 
Masson  publia  son  poeme  des  Helvetiens.  La  lutte 
memorable  des  Suisses  contre  Charles-le-Teme- 


CHAPITRE    Vll.  25 1 

raire ;  un  peiiple  rustique  et  fier  affermissant  ses 
droits  par  les  perils  qu'il  sait  braver,  par  les  ob- 
stacles qu'il  sait  vaiiicre ;  la  pauvrete  libre  triom- 
phant  de  la  richesse  corruptrice  et  du  pouvoir 
ambitieiix  ;  voila  des  objets  dignes  de  la  poesie ; 
et  ce  grand  exemple  donne  an  monde  meritait 
de  reteiitir  au  milieu  des  siecles ,  celebre  par  la 
trompette  epique.  Si  Fepoque  toutefois  presentait 
des  beautes  imposantes  que  le  poete  a  su  saisir, 
elle  offrait  aussi  de  nombreux  ecueils  qu'il  n'a 
pas  su  toujours  eviter  :  il  a  cru  que  des  eveiie- 
mens  modernes  repoussaieiit  le  roerveilleux ;  mais 
Fabsence  du  merveilleux  fait  d'un  poeme  epique 
une  histoire  en  vers.  Ce  n'est  pas  tout  :  quelques 
circonstances  out  influe  sur  I'execution  de  I'ou- 
vrage.  Masson ,  attache  depuis  sa  jeunesse  au  ser- 
vice militaire  de  la  Russie,  le  quitta  de  la  maniere 
la  plus  honorable  ,  lorsque  Fempereur  Paul  V^ 
declara  la  guerre  a  la  France;  mais  presque  tout 
son  poeme  avait  ete  compose  a  Petersbourg;  et 
le  sejour  de  Paris  est  necessaire  au  talent  le  plus 
decide ,  s'il  veut  bien  ecrire  en  vers  francais.  Des 
habitudes  septentrionales  rendaient  Masson  trop 
facile  sur  la  musique  du  langage  :  il  pensait  et 
colorait  ses  pensees  par  des  images;  mais  il  ou- 
bliait  qu'en  blessant  Foreille  on  ne  salisfait  com- 
pletement  ni  I'imagination  ni  Tesprit.  Les  noms 
suisses,  d'ailleurs,  etant  surcharges  de  consonnes 


252  rJTTERATURE  FIIANCAISE. 

(lifficiles  a  prononcer,  contrihiient  encore  a  dorr- 
ner  au  poeme  line  aprete  qui  en  diminne  beau- 
coup  I'effet  dans  les  endroits  les  plus  estima- 
bles.  On  y  trouve  en  abondance  des  idees  fortes, 
genereuses,  dignes  d'un  esprit  male  et  d'une  ame 
elev^e ;  on  y  remarque  souvent  du  nerf  et  de  la 
franchise  dans  Texpression  ;  quelques  narrations 
rapides,  quelques  discours  pleins  de  verve,  y  bril- 
lent  par  intervalles;  mais,  il  faut  en  convenir,  on 
y  desire  presque  toujours  la  douceur,  Tharmonie, 
I'elegance ,  tout  ce  qui  fait  le  charme  du  style. 
II  est  a  regretter  qu'une  mort  trop  prompte  ait 
enleve  a  ses  amis  et  a  la  litterature  cet  homme, 
diversement  recommandable.  11  n'a  pu  retoucher 
a  fond  un  poeme  qui  meritait,  mais  qui  exigeait 
d'heureuses  corrections  et  des  changemens  nom- 
breux. 

Un  ecrivain  distingue  corame  poete  et  comme 
prosateur,  M.  de  Fontanes,  s'occupe  depuis  long- 
temps  dune  epopee.  Les  connaisseurs  out  deja 
remarque  parmi  ses  ouvrages,  le  joli  poeme  du 
Verier,  une  traduction  en  vers  de  XEssai  sur 
V Homme  ^  plus  concise  et  plus  egale  que  celle  de 
Tabbe  Duresnel,  et  surtout  un  excellent  morceau 
elegiaque,  intitule,  le  Jour  des  Morts  dans  une 
Campagne.  Son  poeme  epique  a  pour  titre  la 
Grece  sam>ee;  pour  sujet,  la  ligue  du  Peloponese 
victorieuse  des  armees  ot  des  flotles  de  Xerxes. 


CHAPITRE   VII.  253 

La,  tout  seconde  un  poete :  rharmonie  des  noms 
grccs  et  des  noms  asiatiqiies,  la  solennite  de  I'e- 
poque,  la  renommee  lointaine  des  heros,  I'auto- 
rite  de  I'liistoire,  le   charme   et  la  magnificence 
de  I'antique  mythologie.  Glover,  il  y  a  soixante 
ans  ,  traita  ce  beau  sujet  en  Angleterre,  sous  le 
nom  de  Leonidas;  et  ce  ne  fut  pas  sans  succes. 
II  est  a  presumer  que  M.  de  Fontanes  reussira 
d'une  maniere  plus  eclatante.  Il  a  lu  dans  nos 
seances  publiques  plusieurs  fragmens  de  la  Gjece 
sauvee.  Un  style  harmonieux  et  correct,  une  pre- 
cision nerveuse  ,  une  versification  savante   sans 
recherche ,  embellissent  ces  fi:'agmens ;  et ,  comme 
I'exigeait  I'epoque  la  plus  brillante  des  republi- 
ques  grecques,  les  vers  respirent  a  la  fois  I'en- 
thousiasme  de   la  poesie  et  celui  de  la  liberte. 
Puisse  ce  grand  ouvrage  arriver  bientot   a   son 
terme!  On  a  droit  d'esperer  qu'il  soutiendra  cette 
gloire  poetique  leguee  par  Malherbe  a  ses  succes- 
seurs/,et  qui,  de  classique  en  classique,  s'est  con- 
servee  chez  les  Francais  durant  deux  siecles ,  tou- 
jours  fidelement  recueillie ,  toujours  enrichie  de 
nouveaux  tresors. 

Dans  I'epopee  heroi-comique ,  n(ms  ne  sommes 
pas  contraints  de  nous  bonier  a  des  esperances ; 
et  deja  notre  litterature  possedait  deux  chefs- 
d'oeuvre  en  ce  genre.  Le  froid  Tassoni  fiit  efface 
par  Despreaux ,  qui ,  cette  fois   indulgent,  Tho- 


•254  LITTERATURE   ERANCAISE. 

nora  de  quelqiies  loiianges ;  et,  quel  que  soit  le 
genie  de  I'Arioste,  Voltaire,  en  luttant  contre  lui, 
s'est  montre  du  moins  son  egal.  M.  de  Parny  n'est 
pas  indigne  d'etre  cite  apres  ces  modeles.  Le  pas 
que  nous  avons  a  franchir  semble  peut-etre  un 
peu  difficile ;  toutefois  il  n'est  ici  question  que 
du  merite  litteraire.  Un  zele  pieux,  en  se  croyant 
oblige  d'etre  severe,  pent  usurper  le  droit  d'etre 
injuste;  I'envie,  pour  user  du  meme  droit,  em- 
prunte  le  langage  et  le  masque  de  rhypocrisie. 
Circonspects ,  mais  appreciateurs  du  talent,  nous 
ne  voulons  scandaliser  aucune  conscience ,  ni  par- 
tager  aucune  injustice.  II  y  aurait  une  reserve 
ridicule  a  ne  pas  nommer  la  Guerre  des  Dieux, 
comme  il  y  aurait  une  insigne  malveillance  a  nier 
les  beautes  qui  brillent  partout  dans  ce  poeme  : 
il  est  soutenu  d'un  bout  a  I'autre  par  ce  merveil- 
leux  si  essentiel  a  I'epopee ,  quoi  qu'en  dise  Mar- 
montel.  Comment  n'y  pas  remarquer  une  com- 
position originale,  le  dramatique  jete  sans  cesse 
au  milieu  des  recits,  I'art  d'enchainer  les  phrases 
poetiques,  le  naturel  et  pourtant  la  severite  des 
formes  dans  cette  longue  suite  de  vers  de  dix 
syllabes,  d'autant  plus  difficiles  a  bien  tourner 
qu'ils  semblent  aises  aux  plumes  vulgaires!  Com- 
ment n'y  pas  louer  surtout  cette  foule  d'heureux 
details,  les  uns  sur  un  ton  eleve  que  n'avait  pas 
encore  essaye  M.  de  Parny,  les  autres  plus  doux 


CHAPITRE   VII.  255 

et  respiraiit  la  moUesse  de  ces  charmantes  ele- 
gies qui ,  dans  une  epoque  anterieure ,  avaient 
fonde  si  justement  sa  reputation!  Ce  poete  habile 
et  fecond  nous  a  donne  d'autres  compositions 
epiques.  Ses  Roseci^oix ,  dont  la  fable  est  peut- 
etre  un  peu  obscure,  presentent  une  foule  de  mor- 
ceaux  oil  se  retrouve  son  talent  accoutume.  On 
sait  avec  quelle  grace  naive  il  a  chante  les  amours 
des  patriarches ;  mais ,  entre  les  poemes  qu'il  a 
composes  depuis  la  Guerre  des  Dieux,  nous  ose- 
rons  decerner  la  palme  a  celui  qui  a  pour  titre 
le  Paradis  perdu.  Nous  ne  dissimulerons  pas 
neanmoins  que  des  personnes  austeres ,  ou  vou- 
lant  le  paraitre,  ont  reproche  a  I'auteur  d'avoir 
voulu  trailer  gaiment  un  sujet  delicat  et  singulier 
que  Milton,  plus  hardi  d'une  autre  maniere,  avait 
ose  trailer  serieusemenl;  c'est  sur  quoi  nous  ne 
pouvons  avoir  un  avis.  Notre  devoir  est  d'ecarter 
avec  respect  des  questions  epineuses  qui  depas- 
sent  la  litlerature,  de  nous  borner  au  seul  point 
qui  soil  de  noire  competence ,  et  de  reconnaitre 
en  M.  de  Parny  Tun  des  talens  les  plus  purs ,  les 
plus  brillans  et  les  plus  flexibles  dont  puisse  au- 
jourd'hui  s'honorer  la  poesie  francaise. 

La  plupart  des  choses  humaines  pouvant  etre 
envisagees  sous  des  aspects  tres-differens ,  on  ne 
doit  pas  etre  surpris  que  la  conquete  de  Naples 
par  Charles  VJIT  ait  semble  a  M.  (;udin  le  sujet 


•^56  LITTERA'I  IJKE  FRANCAlSJi. 

d'uii  poeme  heroi-comique.  11  faut  en  convenir: 
rimportance  de  I'entreprise,  les  premiers  exploits 
(III  chevalier  Bayard,  le  nom  de  Bourbon,  comte 
de  Vendome,  une  epoque  imposante  ou  deja  I'lta- 
He  atteignait  la  hauteur  des  arts,  tout  paraissait 
appeler  la  veritable  epopee.  Alexandre  VI  et  son 
terrible  neveu,  Cesar  Borgia,  devaient  meme  at- 
trister  rimagination  la  plus  riante.  Toutefois  I'o- 
dieux  n'exclut  pas  le  ridicule;  et  la  couleur  domi- 
nante  peut  souvent  etre  au  choix  du  peintre.  Pour 
Charles  VIII,  Bayard,  Yendome  et  d'autres  guer- 
riers  celebres,  ils  forment  dans  le  poeme  la  par- 
tie  vraiment  heroique.  D'ailleurs  Charlemagne  et 
les  douze  pairs  de  France  n'ont  pas  inspire  a 
I'Arioste  une  gravite  inalterable;  et  personne  n'y 
trouve  a  redire ;  mais  I'Arioste  excellait  dans  tons 
les  tons  :  aussi  ne  peut-on  quitter  son  Roland 
furieux;  et  Ton  est  tente  de  le  trouver  trop  court 
apres  avoir  lu  quarante-six  chants.  La  Napliade 
en  a  quarante:  que  ne  produit-elle  un  effet  sem- 
blable !  Par  malheur  il  n'en  est  pas  tout-a-fait 
ainsi :  non  quelle  soit  depourvue  de  merite ;  elle 
en  a,  sans  doute,  et  de  plus  d'un  genre:  les  notes 
sont  d'un  homme  instruit,  et,  ce  qui  vaut  mieux 
encore,  d'un  homme  eclaire.  On  en  peut  dire  au- 
tant  du  corps  de  I'ouvrage  :  on  y  desirerait  sou- 
vent,  il  est  vrai,  plus  de  poesie  de  style,  une  ver- 
sification plus  soutenue,  et  meme  une  plaisanteric 


CHAPITRE   VII.  'i^-j 

plus  legere.  Tel  qu'il  est,  ce  poeme  figurerait  dans 
une  litterature  moins  riche  que  la  iiotre  :  s'il  etait 
corrige  avec  soin,  et  surtout  resserre  de  moltie, 
il  meriteraiL  qiielqiie  reputation,  et  pourrait  ob- 
tenir  un  rang  modeste,  mais  honorable. 

A.vant  que   le   poeme   des   Jeux  de  mains  fiit 
rendu   public,    on    I'entendait    quelquefois    citer 
comme  la  meilleure  production  poetique  de  Rul- 
hiere.  II  avait  obtenu,  a  de  nombreuses  lectures, 
un  succes  que  I'impression  n'a  pas  confirme.  En 
composant  de  petits  contes  tournes  d'une  maniere 
piquante,  et  surtout  en  ecrivant  la  jolie  satire  des 
Disputes,  Rulhiere  avait  prouve  qu'a  force  d'es- 
prit  on  peut  s'approcher  du  talent ;  mais,  pour  un 
poeme  d'action,  le  talent  est  indispensable.  Que 
trouve-t-on  dans  le  poeme  de  Rulhiere  ?  la  com- 
position la  plus  frele;   une   socicte  brillante,  se 
reunissant  dans  une  maison  de  plaisance,  et  pres- 
que  aussitot  repartant  pour  la  ville,  par  une  suite 
de  quelques  jeux  de  mains  qui  brouillent  des  amies 
regardees  jusque-la  comme  inseparables  ;  une  Ar- 
temise,  une  Corinne,  une  Sylvie,  un  Dvmas,  et 
d'autres  personnages  que  Ton  voit  passer  devant 
soi,  tels  que  des  ombres  chinoises;   un  merveil- 
leux  triste  et  mince  :  le  spectre  de  la  peur  appa- 
raissant  a  la  principale  heroine,  sous  les  traits  de 
I'abbesse  de  Bon-Secours ;  quelques  vers   plutot 
bien  arranges  que  bien   faits;  des   images  plutot 

OEuvres  poslhuines.  III.  '  I  1 


y.r>8  TJTTERATURE  FRANCAISE. 

esquissees  que  rcndues;  des  plaisanteries  que  Ton 
prondrait  pour  des  enigmes;  trois  chants  tres- 
courts,  mais  encore  plus  vides,  et  plusicurs  di- 
gressions dans  un  opuscule.  On  a  regret  au 
tourment  que  I'auteur  se  donne  pour  montrer  une 
imagination  qu'il  n'a  pas.  Son  ouvrage  ressemble 
a  ces  camaieux  au  pastel,  ou  les  traits  d'un  pin- 
ceau  efface  laissent  a  peine  entrevoir  les  contours 
des  figures  et  meme  I'intention  du  peintre.  Ne 
rappelons  point  ici  le  chef-d'oeuvre  du  Lutrin.  La 
Boucle  de  Cheveux  enlevee  presente  des  beautes 
d'un  ordre  moins  inaccessible ;  elle  offre  de  plus 
un  sujet  a  pen  pres  du  meme  genre  que  le  sujet 
essay e  par  Rulhiere ;  mais,  comme  en  ce  joli 
poeme  les  incidens  sont  menages  avec  art!  comme 
le  merveillcux  est  bien  choisi ,  bien  assorti  aux 
personnages  reels !  comme  il  anime  et  domine  ai- 
sement  toute  Taction!  Que  d'images  dans  cette 
poesie  svelte  et  rapide,  et  pour  ainsi  dire  aussi 
aerienne  que  les  sylphes  legers  qui  protegent  Be- 
linde!  Sur  le  fonds  le  plus  sterile  en  apparence, 
voila  ce  que  sait  produire  un  poete.  Pope  travail- 
lait  pour  I'avenir  :  aussi  travaillait-il  long-temps. 
Les  poemes  de  societe  permettent  une  execution 
plus  expeditive  :  on  les  vante,  on  les  croit  meme 
bons  taut  qu'ils  rcstent  en  portefeuille ;  mais  leur 
reputation  fiiiit  d'ordinairc  le  jour  ou  leur  pu- 
blicite  commence. 


CHAPITRE   VII.  269 

Un  poeme  en  six  chants,  compose  par  M.  Par- 
ceval  de  Grandmaison,  sous  le  nom  des  Jmours 
epiques^  n'est  autre  chose  que  Timitation  de  six 
episodes  choisis  dans  les  poetes  qui  out  iUustre 
I'epopee.  Ces  sortes  d'imitations  ne  presentent  pas 
autant  de  difficultes  que  les  traductions  exactes; 
elles  exigent  bien  moins  encore  le  genie  neces- 
saire  pour  inventer  et  pour  ecrire  les  poemes  ori- 
ginaux  :  toutefois  elles  ne  sout  pas  a  negliger, 
quand  elles  offrent  quelques  parties  de  talent. 
L'ouvrage  dont  nous  parlous  est  de  ce  nombre ; 
mais  les  traductions  de  I'Eneide  et  du  Paradis 
perdu  out  ete  publiees  depuis;  et,  dans  les  deux 
principaux  chants  de  son  poeme,  M.  Parceval 
s'est  trouve  en  concurrence  avec  M.  Delille  :  de~ 
savantage  qu'il  n'avait  point  cherche.  Cependant 
la  superiorite  d'un  maitre  ne  doit  pas  fermer  nos 
yeux  au  merite  d'un  eleve  exerce  dans  la  versifi- 
cation et  dans  I'art  de  peludre  en  poesie.  C'est 
encore  parmi  les  imitations  quil  faut  placer  \ A- 
chille  a  Scjros  de  M.  Luce  de  Lancival.  L'auteur 
doit  beaucoup  a  I'Achilleide  de  Stace;  mais  il  a 
lui-meme  invente  plusieurs  incidens;  et  de  nom- 
breux  details  lui  appartiennent.  Le  style  n'est  pas 
exempt  de  recherche  ;  le  poeme  offre  pen  d'action 
pour  six  chants;  peut-etre  meme  est-il  defectueux 
dans  son  ordonnance  ;  mais  on  y  trouve  des  traits 
ingenieux,  d'agreables  descriptions,   dc*.   tirades 


•>(k)  LITTERATURE   FRANCUSE. 

I)ien  versifiees.  Quelques  morceaux  brillans  dis- 
tingueiit  aussi   les    Poenies   GaUiques  imites   par 
M.Baour-Lormiaii.  Dans  sesvers,  plusharmonieux 
qu'energiques,  M.  Baour  suit  avec  independance 
la  prose  anglaise  de  Macpherson,  qui  s'est  jadis 
annonce  lui-meme  comme  un  simple  tradiicteur 
d'Ossian ,  barde  ecossais  du  troisieme  siecle.  Des 
ecrivains  anglais  et  allemands  placent  Ossian  sur 
la  meme  iigne  qu'Homere  :  cette  opinion,  exageree, 
n'est  guere  admise  parmi  les  litterateurs  francais. 
Ossian,   quoique    sombre    et    monotone,    a    des 
beautes  d'un  ordre  pen  commun ;  mais  cet  Ho- 
mere  de  I'Ecosse  septentrionale  est  loin  de  soute- 
nir  la  comparaison  avec  I'Homere  de  la  Grece. 

Nous  ne  parlerons  point  des  poemes  en  prose , 
quoiqu'il  ait  paru  quelques  ouvrages  sous  cette 
denomination    ridicule ;   elle    etait    inconnue    au 
dix-septieme  siecle.  La  Calprenede,  en  copiant 
dans  ses  romans  toutes  les  formes  usitees  par  les 
poetes  epiques,  n'osa   pourtant  croire  qu'il   put 
trouver  place  dans  \\\\  ordre  aussi  eleve.   Quant 
a  rimmortel  Fcneloii,  ii  etait  a.  la  fois  trop  mo- 
deste,  trop  ami  du  gout,  trop  attache  aux  doc- 
trines de  I'antiquite,  trop  sensible  a  la  veritable 
poesie,  pour  donner  le  nom  de  poeme  a  son  Te- 
lemaque.  Lamotte,  homme  de  beaucoup  d'esprit, 
mais  qui  n'avait  pas  ie  sentiment  des  arts,  fut  le 
premier   qui    mit  an  rang  des  epopees  ce   beau 


CHAPITKE  YIT.'  -261 

roman  politique,  apparemment  pour  se  nieuagcr 
a  lui-meme  le  droit  singulier  de  faire  des  trage- 
dies et  des  odes  en  prose.  Par  une  contradiction 
bizarre,  Lamotte    traduisit    Vl/iade    en   vers;   ou 
plutot  il  divisa  en  douze  chants  un  ouvrage  ancle, 
trop  court  ponr  une  traduction,  trop  lourd  pour 
nn  sommaire  de  Xlliade.  Cette  tentative  mallieu- 
reuse  etait  loin  de  pouvoir  encourager  les  traduc- 
tions en  vers;  car  Xlliade  de   Lamotte  fut  plus 
decriee  d'abord  que  la  Pharsale   de  Brebeuf ,  et 
bientot  plus  oubliee  que  X^neide  de  Segrais.  Vers 
le  milieu  du  dernier  siecle ,  I'abbe  Duresnel ,  aide 
par  les  conseils  de  Voltaire,  interessa  laltention 
publique  en  naturalisant  parmi  nous  deux  poemes 
de  Pope,   XEssai  sur  la  Critique^    et  XEssai  sur 
V Homme.  Long-temps  apres,  un  vrai  poete,  M.  De- 
lille,    obtint   et  merita   la   premiere  place  parmi 
nos  traducteurs  en  vers.  II  ouvrit,  en  France,  aux 
talens  que    le  travail  n'epouvante  pas   une  car- 
riere  ouverte  en  Italic  par  Annibal  Caro ;  en  Angle- 
terre  par  Dryden  :  carriere,  penible,  etendue,  ho- 
norable, que  Pope,  si  riche  de  son  propre  fonds, 
n'a  pas  dedaignede  parcourir.  Les  Georgiques  de 
Virgile  fonderent  la  reputation  de   leur  elegant 
tradncteur ;  nous    le   retrouvons  a   I'epoque   ac- 
luelle  traduisant  deux  poemes  cpiques,  toujours 
digne  de  ses  niodeles  et  de  lui-meme. 

Pour    la    composition  ,   ]K)ur  le    ton    general  , 


iG^j.  LITTERATUKE  FRANCAISE. 

pour  les  details,  rien  ne  ressenible  moiiis  a  ['Eneide 
que  le  Paradis  perdu.  La  perfection  de  Virgile 
et  I'inegalite  de  Milton  opposaient  au  traducteur 
des  difficultes  diversement  effrayantes ;  mais  rien 
ne  pouvait  intimider  un  ecrivain  qui  a  si  profon- 
dement  etudie  les  secrets  de  notre  versification 
et  les  inepuisables  ressources  de  la  langue  poeti- 
que.  Dans  XEneide.,  quelle  foule  de  beautes  a 
rendre  presentaient  le  sac  de  Troie,  les  amours 
de  Didon ,  la  descente  d'Enee  aux  enfers  :  ces 
trois  chants  celebres,  le  modele  et  le  desespoir 
des  poetes  epiques?  Quelle  foule  de  beautes  en- 
core semees,  repandues,  prodiguees  dans  les  au- 
tres  chants  :  le  discours  de  Junon,  la  tempete 
soulevee  par  Eole,  et  se  calmant  a  la  voix  de  Nep- 
tune; I'episode  d'Andromaque,  les  jeux  celebres 
en  Sicile,  la  cour  d'Evandre,  I'episode  d'Euryale 
et  de  Nisus ,  le  conseil  des  dieux,  les  harangues  de 
Drances  et  de  Turnus,  et  les  combats  imites 
d'TIomere.  La  traduction  de  tons  ces  brillans  nior- 
ccaux  porte  I'empreinte  plus  on  moins  marquee 
du  talent  de  M.  Delille  ;  on  y  trouve  ce  qui  fait 
les  poetes  :  I'eloquence  des  expressions,  le  choix 
des  images,  et  le  charme  puissant  des  beaux 
vers. 

On  savait  dcpuis  long-temps  que  M.  Delille 
traduisait  V]^neide\  M.  Gaston  n'a  pas  craint  de 
tenter  la  meme  entreprise.  Ce  n'est  point  la  une 


CHAPlTliE  VII.  263 

audace  vulgaire  :  avec  M.  Delille,  la  iiitte  est  deja 
honorable ;  et  dans  une  occasion  pareille  on  pent 
reussir  encore  sans  vaincre,,  sans  laisser  meme 
la  victoire  indecise  :  c'est  ce  qii'a  prouve  M.  Gas- 
ton. 11  n'appartenait  qu'a  M.  Delille  de  pronver 
pour  la  seconde  fois  que,  dans  une  tratluction 
francaise ,  on  pent  hitter  contre  Virgile :  on  sent 
neanmoins  combien  les  armes  sont  d'une  trempe 
inegale.  hidependante  et  sans  articles,  la  langue 
latine  vole  quand  la  notre  marche.  D'ailleurs  les 
vers  hexametres ,  inegaux  entre  eux ,  excedent 
toujours  nos  vers  alexandrins,  et  quelquefois  de 
quatre  ou  cinq  syllabes.  Sans  rabaisser  le  merite 
eclatant  de  la  traduction  de  VEneide^  on  osera 
done  faire  observer  que  M.  Delille  a  souvent  di- 
minue  la  force  du  sens  en  augmentant  beaucoup 
le  nombre  des  vers.  Ce  defaut,  que  tant  de  qua- 
lites  rachetent,  mais  que  Ton  ne  saurait  toutefois 
dissimuler,  aura  sans  doute  frappe  JM.  Becquey, 
auteur  d'une  traduction  recemment  publiee  des 
quatre  premiers  livres  de  XEneide.  Son  travail 
est  digne  d'attention.  Ses  vers  out  du  lui  couter 
beaucoup  de  peine;  car  M.  Becquey  ne  paraphrase 
point :  il  traduit,  et  meme  avec  une  extreme  exacti- 
tude; mais,  s'il  rend  le  sens  tout  entier,  quelquefois 
les  expressions  litterales  de  Virgile ;  s'il  est  presque 
toujours  correct,  s'il  n'est  jamais  surabondant, 
nous  ignorons  comment  il  arrive  que  Ton  cherche 


9.(;4  LITTERATURE  FRANCATSE. 

en  vain  chez  lui  relegance,  Iharmoriie,  la  cou- 
leiir  de  son  admirable  modele.  En  traduisant 
le  plus  parfait  des  poetes  anciens,  il  a  souvent 
demontre  qu'il  est  possible  d'etre  a  la  fois  tres- 
fidele  et  tres-peu  ressemblant. 

M.  Delille  sembie  avoir  reuni  tons  les  suffrages 
dans  sa  traduction  du  Paradis  perdu.  Non-seule- 
nient  on  y  a  distingue  de  celebres  morceaux  ren- 
dus   avec   un    talent    consomme,  le    debut,  par 
exemple,   et   cette  invocation  majestueuse  a  la- 
quelle  on  pent  assigner  le  premier  rang  parmi  les 
invocations  epiques;  le  conseil  tenu  par  les  de- 
mons, les  energiques  discours  de  Satan,  le  chant 
si  pur  et  si  vantc  des  amours  d'Adam  et  Eve,  et 
la  touchante  apostrophe  du  poete  a  cette  lumiere 
eternelle  Cjui  ne  brillait  plus  pour  lui;  mais  on  a 
reconnu   encore   que   les    bizarreries  semees   en 
foule    dans    I'original  etaient  adoucies  avec  art , 
ou  supprimces  dans  la  copie.  Aussi ,  nombre  de 
lecteurs   eclaires  regardent-ils   la   traduction  du 
Paradis  perdu  comma  superieure  en  general  a 
celle  de  VEneide.   Si  lenr  sentiment   est  fonde, 
cette  superiorite  vient  sans  doute  de  ce  qu'il  est 
plus  facile  d'embellir  INIilton,  quand  il  n'est  pas 
sublime,  que  d'egaler  constamment   les  beautes 
de  Virgile ,  dont  c'est  deja  beaucoup  d'approcher. 
Quoi  qu'il  en  soil,  ces  i\i^u\  ouvrages  soutiennenl 
avec  honneur   la  rennmmee  de  M.   Delille.   Que 


CHAPITRE   Yll.  265 

d'autres  lui  reprochent  d'avoir  neglige  tel  mot, 
d'avoir  modifie  telle  image;  qu'ils  veuillent  lui 
enseigner  le  latin,  I'anglais,  et  le  ramener  impe- 
rieusement  a  la  traduction  litterale,  systeme  vi- 
cieux  en  prose  et  ridicule  en  vers  :  nous  ne  sui- 
vrons  pas  leur  exemple.  Copier  servilement  des 
formes  etrangeres,  c'est  travestir  a  la  foi&sa  pro- 
pre  langue  et  I'auteur  que  Ion  interprete ;  ce  n'est 
pas  traduire  :  c'est  calomnier.  Voulez-vous  faire 
un  portrait  ressemblant?  saisissez  la  physionomie. 
Voidez-vous  rendre  fidelement  un  classique,  en 
con-servant  toutes  ses  pensees?  ecrivez,  s'il  est 
possible,  comme  il  eut  ecrit  dans  votre  langue; 
car  ce  n'est  point  le  mot ,  c'est  le  genie  qu'il  faut 
traduire. 

Durant  le  cours  de  I'epoque  litteraire  que  nous 
parcourons,  deux  traductions  en  vers  de  la  Jeru- 
salem delh'ree  out  ete  publiees  successivement. 
Quoiqu'en  these  generale  on  doive  traduire  les 
poetes  en  vers,  elles  sont  loin  d'avoir  eclipse 
I'elegante  version  en  prose  donnee  autrefois  par 
M.  Lebrun.  L'auteur  eut  la  modestie  de  cacher 
son  nom ;  mais,  connue  il  ne  cachait  pas  son  ta- 
lent, elle  obtint  I'honneur  remarquable  d'etre  at- 
tribuee  a  J. -J.  Rousseau.  Des  deux  traductions  en 
vers  qui  out  [)aru  depuis,  on  doit  la  premiere  a 
M.  Raour-] wormian.  Le  st\le  en  est  liarmonieux  , 
mais  un  pen  faible;  et  Fauteur  aujourd'hui    doit 


i66  LITTErilTUilE  IRANCAISE. 

sentir  lui-meme  combien  son  ouvrage  a  besoiii 
d'etre  pcrfeclioniie.  La  secoiule,  plus  travaillee , 
mais  mollis  fiicile,  est  pen  conforme  an  genie  du 
Tasse.  Le  plus  (leuri  des  poetes  de  I'Europe  mo- 
derne  v  est  souvent  rendu  avec  une  secheresse 
aussi  etrangere  a  ses  defauts  qu'a  ses  qualites. 
Cette  traduction  est  de  M.  Clement,  le  meme  qui 
jadis  a  publie  de  nombreux  volumes  coiitre  Vol- 
taire, Saint-Lambert  et  M.  Delille.  Nous  ne  deci- 
derons  pas  s'il  a  bien  fail;  mais  nous  croyons 
pouvoir  affirmer  qu'il  eut  mieux  fait  encore  de 
les  etudier,  et  d'ecrire  comme  eux. 

II  est  un  poeme  cyclique  dont  la  marche  n'est 
pas  aussi  reguliere  que  celle  de  I'epopee,  mais  qui 
du  moins  en  offre  toutes  les  formes  de  style,  et 
souvent  la  composition.  Nous  voulons  parler  des 
Metamorplioses  (VOvide  ^  Tun  des  plus  beaux  mo- 
numens  de  la  poesie  latine.  M.  de  Saint- Ange, 
dont  le  talent  special  est  de  traduire,  a  su  rendre 
en  vers  francais  tons  les  details  de  cet  immense 
ouvraoe,  et  presque  toujours  avec  une  fidelite 
scrupuleuse  que  la  prose  pourrait  a  peine  egaler. 
Pour  se  faire  une  juste  idee  de  I'entreprise,  il  faut 
ap[)recier  le  brillant  clief-d'oeuvre  d'Ovide.  Quelle 
richesse  dans  ces  tableaux  qui  se  succedent  et  se 
font  valoir  par  des  contrastes  perpetuelsl  Quelle 
variete  rapide  dans  ces  narrations  qui  s'enchai- 
nent  par  un  fil  imperceptible;  et  developpent  si 


CHAPITRE    Vll.  267 

clairement  toot  le  systeme  de  la  theologie  paienne ! 
Que  de  genie,  ou  plutot,  que  de  sortes  de  genie 
dans  le  poete!  Tantot  il  decrit  le  palais  du  Soleil 
avec  la  magnificence  d'Homere;  tantot  il  raconte 
avec  une  gaiete  maligne  les  aventures  galanles, 
les  ruses,  les  larcins  meme  des  habitans  de  TO- 
lympe  :  ce  qui  a  fait  soupronner  a  Leibnitz  que 
le  but  constant  du  poete  etait  de  tourner  en  ri- 
dicule le  paganisme  et  ses  dieux  passionnes,  faits 
a  Fimitation  des  horames.  Sans  cesse  en  concur- 
rence avec  Virgile,  Ovide  ne  lui  est  pas  toujours 
inferieur,  et  lui  oppose  assez  frequemment  des 
beautes  plutot  differentes  qu'inegales.  Moins  au- 
stere et  plus  harmonieux  que  Lucrece,  il  expose 
aussi  fidelement  que  lui  les  principes  des  ecoles 
philosophiques.  Enfin,  dans  la  fable  de  Myrrlia, 
dans  les  plaintes  d'Hecube,  dans  la  dispute  des 
armes  d'Achille,  on  lui  trouve  le  mouvenient,  le 
pathetique,  I'eloquence  des  tragiques  grecs,  dont 
i!  avait  suivi  les  traces  dans  sa  Medee,  si  belle  au 
temoignage  de  Quintilien,  mais  qui  par  maiheur 
n'est  point  arrivee  jusqu'a  nous.  M.  de  Saint- 
Ange  a  rempli  la  tache  penible  qu'il  s'etait  impo- 
see.  Or,  il  fallait ,  pour  la  remplir,  imiter  la  sou- 
plesse  d'Ovide,  et  prendre  comme  lui  tons  les 
tons  que  permet  la  poesie  noble;  il  fallait  encore 
se  tenir  en  garde  contre  Ovide  lui-nieme  ;  car  il 
est  seduisant  jusque  dans  ses  defauts;  et  les  or- 


iGS  IJirERATLIRE  FRANCAISE. 

iiemens  qu'il  prudigue  iie  seraient  pas  tons  admis 
par  uii  gout  severe.  Ce  n'est  pourtaut  pas  de  la 
recherche  que  Ion  serail  eu  droit  de  reprocher  a 
M.  de  Saint-Aiige  :  ce  serait  peut-etre  I'exces  cou- 
Iraire.  Mais,  si  des  mots,  des  tours  famihers  de- 
parent  quelquefois  ['elegance  de  sa  diction,  si 
meme  il  lui  arrive  de  corriger  des  abus  d'esprit 
par  un  naturei  trop  facile  et  trop  simple,  on  doit, 
suivant  le  conseil  d'Horace,  excuser  des  fautespeu 
nombreuses  dans  un  long  ouvrage  ou  d'ailleurs 
les  beautes  abondent.  C'est  ainsi  qu'a  pense  le  pu- 
blic :  aussi  la  traduction  des  Metamorphoses  d'O- 
vide  a-t-elle  ohteuu  par  degres  un  succes  qui  s'ac- 
croit  chaque  jour,  et  que  le  temps  doit  augmenter 
encore.  Elle  vient  immediatement  apres  les  belles 
traductions  de  M.  Delille  :  elle  en  approche,  et 
restera  dans  notre  langue  comme  un  des  bons 
ouvrages  poetiques  de  la  fin  du  dix-huitieme  sie- 
cle.  C'est  le  fruit  de  trente  ans  d'etude ;  c'est  le 
produit  d'un  talent  aussi  laborieux  qu'estimable , 
ct  qui  merite  a  la  fois  des  eloges  et  des  recom- 
penses. 

Ici  nous  nous  garderons  bien  de  negliger  une 
remarque  importante  :  voila  trois  celebres  traduc- 
tions en  vers  de  trois  grands  poetes;  c'est  ])lus 
(jue  n'en  presenterait  foule  autre  epoque  de  la 
litlerature  franraise,  })lus  meme  que  n'en  pour- 
raieni  olfrii-  toutes  les  epocpies  prises  ensemble. 


CHAPITRE    YII.  u(;y 

Et  c(^rtes,ce  n'est  pas  faute  de  tentatives relies  ont 
tonjoiirs  ete  nombreuses ;  mais ,  jusqu'a  M.  De- 
lille  et  a  M.  de  Saint- .4nge,  auciine  epopee  n'avait 
ete  dignement  tradiiite  en  vers  francais.  Des  tri- 
buts  moins  considerables  ont  encore  angmente 
nos  richesses.  Lebrun  a  lu,  dans  nos  seances  pii- 
bliques,  deux  chants  de  son  poeme,  inedit,  ayant 
pour  titre,  les  Feillees  du  Pariiasse  :  ils  presen- 
tent  deux  episodes  de  Virgile  :  Euryale  et  Nisus, 
dans  I'Eneide ;  Aristee ,  dans  les  Georgiques  :  Aris- 
tee,  ou  Virgile,  terminant  un  poeme  didactique, 
atteignait  deja  la  haute  epopee  !  Les  chants  de 
Ijebrnn  ne  sont  pas  des  imitations  :  ce  sont  des 
traductions  fideles;  et  son  talent  s'y  trouve  par- 
tout.  Plusieurs  beaux  morceaux  de  Lucain,  em- 
heliis  par  I'elegante  versification  de  M.  Legouve, 
ont  fait  desirer  que  le  meme  traducteur  nous 
donnat  la  Pharsale  entiere.  Si  elle  ne  peut  etre 
mise  au  rang  des  chefs-d'oeuvre  epiques,  si  Ton 
peut  en  perfectionner  quelques  parties,  en  abre- 
ger  quelques  details,  on  y  reconnait  cependant 
la  main  d'un  homme  superieur;  et  les  traits  de 
genie  n'y  sont  point  rares :  eloge  qu'il  est  rare  de 
meriter.  Nous  devons  a  M.  Ginguene  un  ouvrage 
estimable ,  et  qui  sera  public  dans  les  Memoires 
de  la  classe  de  litterature  ancienne  :  c'est  la  tra- 
duction en  vers  d'un  poeme  latin,  tres-varie,  tres- 
brillanl,  parfaitement  ecrit  :  Thetis  et  Pelee.  Ca- 


^70  LITTERATIJRE  FR/VNCAISE. 

tulle,  en  cet  oiivrage,  s'eleve  au  rang  des  grands 
poetes;  le  seiil  Virgile  a  porte  plus  loin  I'harmo- 
nie  des  vers.  II  a  d'ailleurs  des  obligations  a  Ca- 
tulle;  et  de  beaux  mouveraens  d'Ariadne  se  re- 
trouvent  dans  les  discours  passionnes  de  Didon. 
Au  milieu  de  cet  empressement  a  faire  passer 
dans  notre  poesie  les  beautes  epiques  de  toutes 
les  nations,  et  surtout  de  I'antiquite,  nous  conce- 
vons  que  Ton  doit  etre  surpris  de  ne  pas  enten- 
dre parler  des  poemes  d'Homere.  Plusieurs  frag- 
mens  de  I'lliade  ont  ete  plutot  essayes  que  rendus; 
mais  des  essais  trop  faibles  ne  sonl  digues  d'au- 
cune  mention.  Homere  parmi  nous  n'a  point  eu  le 
meme  bonheur  que  Virgile.  Rochefort,  malgre  son 
style  trainant  et  diffus,  est  encore  le  plus  suppor- 
table de  ses  traducteurs  en  vers.  La  traduction 
en  prose  de  M.  Bitaube  a  beaucoup  de  naturel  et 
d'elegance  :  elle  se  fait  lire  avec  un  extreme  inte- 
ret;  mais  elle  est  en  prose;  et  quelle  prose  pent 
rendre  une  telle  poesie  ?  II  serait  digne  du  gou- 
vernemeut  d'encourager  quelque  jeune  talent, 
deja  remarquable  par  un  style  harmonieux  et  no- 
ble, a  traduire  en  vers  I'lliade,  et,  s'il  est  possible, 
rOdyssee.  La  France  doit  rendre  nn  eclatanthom- 
mage  au  genie  qui  chanta,  qui  peignit  le  mieux 
rheroisme;  au  poete  qui  n'eut  point  de  maitre,  et 
qui  eut  pour  eleves  tons  les  grands  poetes. 


^  ^ '*«'^  ^.'^.'^  ■%^^  v«,-«. « 


CHAPITRE  VIII. 

La  Poesie  didactlque. 


Dans  la  poesie  didactique,  Lucrece  et  Virgile 
chez  les  Romains,  nous  ont  laisse  des  modeles 
presque  egalement  admirables,  mais  distingues 
eiitre  enx  par  des  caracteres  differens.  Lucrece 
expose  une  doctrine  :  la  philosophic  d'Epicure; 
Virgile  enseigne  un  art  :  cehii  des  cultivateurs. 
Chez  les  modernes,  c'est  encore  un  art  qu'ensei- 
gne  Boileau  dans  ce  chef-d'oeuvre  qui  ne  produit 
pas  des  poetes,  mais  qui  les  forme  et  les  inspire. 
Pope  et  Voltaire  exposent  une  doctrine,  I'un  dans 
XEssai  sur  V Homme ^  I'autre  dans  le  poeme  sur  la 
Loi  naturelle.  Du  meme  genre  est  le  poeme  de  la 
Religion^  par  Racine  le  fils,  ouvrage  du  second 
ordre,  ou  brillent  des  beautes  du  premier,  au 
point  que  des  yeux  eclaires  ont  cru  reconnaitre  a 
quelques  touches  admirables  la  main  de  I'auteur 
d'Athalie,  comme  on  voit  luire  des  coups  de  pin- 
ceau  de  Raphael  dans  les  tableaux  de  ses  eleves. 

M.  Delille,  en  composant  autrefois  le  poeme 
des  Jardins,  avait  suivi  les  traces  de  Virgile  et  de 
Boileau.    II    les    suit    encore    dans   XHomme    des 


1'ji  LirTTiRATlJRE   FRANCAISE. 

Champs.    Les  poemes  de  la  Pitie  et  de  V Imagi- 
nation se  rapprochent  des  formes  didactiqiies  de 
Lucrece,  oon  pour  le  style,  mais  pour  la  compo- 
sitiou  generale.    Quant  aux  details   de   ces  trois 
poemes,  ils  appartiennent  presque   toujours   au 
genre  descriptif,  invention  moderne,  sur  laquelie 
nous    hasarderons    bientot    quelques    reflexions. 
En  obtenant  beaucoup  de  succes,  \ Homme  des 
Champs  a  essuye  beaucoup  de  critiques  :  il  en  est 
de  trop  severes,  d'autres  qui  semblent  judicieu- 
ses.  Ce  qui  a  surpris  bien  des  lecleurs,  et  ce  qui 
pent  decourager  ceux  qui  auraient  du  gout  pour 
la    vie  champetre,   c'est    que,  pour   devenir  un 
homme  des  champs  dans  le  sens  du  poete,  il  faut 
commencer  par  avoir  une  opulence  tres-peu  com- 
mune  au  sein  des  villcs.    Il   ne   parait  pas  que, 
dans  les  Georgiques,  Virgile  se  soit  fort  occupt' 
des  grands  proprietaires  ;  et,  quoiqu'il  dedie  son 
poeme  a  Mecene,  et  qu'il  invoque  apres  son  de- 
but la  divinite  d'Auguste,  ce  iTest  pourtant  pas  a 
Tempereur,  ni  a  son  favori,  qu'il  veut  enseigner 
I'agriculture.  Le  poeme   de   la  Pitie,  malgre  des 
tirades  brillantes,  est,  de  tons  les  ouvrages  de 
M.  Delille,  celui  dont  le  succes  a  ete  le  plus  con- 
teste;  mais  le  poeme  de  V Imagination  a  reuni  tons 
les  suffrages.  On  sait  par  coeur  les  vers  eloquens 
sur  J.-J.  Rousseau,  Thymne  a  la  beaute,  I'episode 
touchant  de  la  soeur  grise,  I'episode  si  celebre  des 


CHAPITRE   Vlll.  273 

catacombes,  et  dix  moiceaux  qui  portent  le  ca- 
chet de  la  meme  superiorite.  La,  plus  inegal  que 
dans  le  poeme  des  Jardins,  M.  Delille  nous  y  pa- 
rait  aussi  plus  riche;  et  nous  croyons  pouvoir 
placer  ce  bel  ouvrage  au  premier  rang  de  ses  com- 
positions originales.  Lauteur  y  deploie,  comma 
partout,  le  genre  de  talent  qui  lui  est  propre :  ce- 
lui  d'exceller  dans  le  difficile.  Les  details  les  plus 
techniques  ne  peuvent  resister  a  son  art :  sont-ils 
minutieux,  il  leur  donne  de  I'lmportance;  sont-ils 
arides,  il  les  feconde;  sont-ils  has,  il  les  ennoblit. 
Une  idee  parait-elle  impossible  a  rendre,  c'est  la 
precisement  qu'il  triomphe;  et  tons  les  obstacles 
s'aplanissent  devant  Thabilete  du  poete. 

Apres  tant  d'eloges,  quelque  scepticisme  nous 
sera  permis.  Le  scepticisme,  souvent  necessaire 
en  philosophic,  n'est  pas  toujours  inutile  en  lit- 
terature.  M.  Delille  s'est  fait  admirer  par  les  for- 
mes d'une  versification  savante  et  variee  avec  un 
art  infini  :  usant  meme  de  beaucoup  de  libertes 
dans  les  ouvrages  qu'il  a  fait  paraitre  durant  I'e- 
poque  actuelle,  il  se  permet  jusqu'aux  enjambe- 
mens ,  que  Malherbe  avait  bannis  des  vers  fran- 
cais.  Racine  a  constamment  observe  la  regie  posee 
par  Malherbe.  Boileau ,  pen  content  de  s'y  sou- 
mettre,  a  cru  devoir  la  consacrer  dans  son  Art 
Poetique,comme  un  perfectionnement  remarqua- 
ble,  et  parmi  les  titres  de  gloire  du  vieux  fonda- 

OEuvres  posthumes.  III.  '  O 


0.7/j  LIITKIU'IUHK   FKANCAISE. 

teur  tie  iiotre  poesie.  M.   Dt'lillo  a  peiise  autre 
ment :  il  prodigue  aiissi  les  coupes  singulieres  et 
les  effets  d'liarrnouie  imitative.  Aux  enjamberaens 
pres,  qu'il  est  difficile  d'admottre,  tout  est  bien 
la,  sauf  I'exces;  mais,  puisque  M.  Delilleestle  cbef 
rrune  ecole,  puisque  son  cxemple  fait  autorite, 
les  principes  d'une  saine  critique  nous  ordonnent 
d'elever  ici  plusieurs  questions,  que  nous soumet- 
tous  a  sou  experience  eclairee.  En  s'occupant  trop 
de  I'harmonie  particuliere ,  i»e  nuit-on  pas  a  I'har- 
monie  generale?  On  emploie  les  coupes  extraor- 
dinaires  pour  eviter  la  monotonie  de  notre  ver- 
sification; mais,  si   on    les  emploie    souvent,  ne 
court-on  pas  le  risque  de  tomber  dans  une  autre 
monotonie,  d'autant  plus  reprehensible  qu'elle  est 
recherchee?  Ne  blame-ton  pas  ces  com[)ositeurs 
([ui  negligent  la  melodic  pour  etaler  leur  science 
mnsicale?  Voit-on  que,  dans  ses  tableaux  d'his- 
toire,  Raphael  fasse  ressortir  les  muscles  de  ses 
personnages  pour  montrer  qu'il  sait  dessiner    Et, 
sans  nous  ecarler  de  la  poesie,  toutes  les  coupes 
de  vers  ne  se  trouvent-elles  pas  dans  les  ouvra- 
ges  de  Tlacinc  et  de  Roileau?  Les  coupes  hardies 
s'y  laissent  a  peine  entrevoir.  Pourquoi?  Cela  ne 
vient-il  pas  de  ce  qu'elles  y  sont  toujours  a  leur 
place  et  distribuees  avec  une  sage  economic?  Pour 
laire  dire  :  voila  un  beau  travail,  il  faut  etre  ha- 
bile sans  doute;  ne  faut-il  pas  I'etre  encore  da- 


CHAPITRE    VIII.  275 

vantage  pour  faire  croire  qu'il  n'y  a  point  de 
travail  ?  Les  plus  savans  efforts  de  Tart  surpasse- 
ront-ils  jamais  ce  naturel  admirable  qui  caracte- 
rise  les  poetes  du  dix-septieme  siecle,  et  que  Vol- 
taire avail  conserve?  Nous  n'affirmons  rien;  nous 
craignons  de  nous  tromper :  nous  proposons  seu- 
lement  des  doutes  que  M.  Delille  peut  resoudre. 
Appliquees  a  des  ouvrages  tels  que  les  siens,  les 
critiques  fondees  sont  de  quelque  utilite  pour 
les  eleves,  sans  rien  diminuer  de  sa  gloire;  mais 
elles  doivent  etre  circonspectes  et  melees  d'hom- 
mages.  Nous  I'avons  dit,  nous  le  repetons  avec 
plaisir :  il  a  pris  rang  parmi  les  classiques. 

Quoique  Lebrun  n'ait  point  publie,  quoique 
meme  il  n'ait  point  aclieve  son  poeme  de  la  Na- 
ture, nous  croyons  devoir  faire  mention  de  cet 
important  ouvrage,  dont  quelques  fragmens  ont 
paru  dans  les  dernieres  annees  du  dix-huitieme 
siecle.  Le  poeme  de  Lebrun  ressemble  a  celui  de 
Lucrece  par  le  genre,  par  le  titre  et  par  le  talent; 
il  en  differe  beaucoup  par  les  opinions  et  par  le 
plan  general.  La  vie  champetre,  la  liberte,  le  e,e- 
nie  et  I'amour  :  tels  sont  les  quatre  chants  du 
poeme  francais.  Voila  sans  doute  uiie  division 
brillante  ;  il  faudrait  connaitre  I'ensemble  de  I'ou- 
vrage,  pour  juger  si  elle  s'accorde  avec  Tunile 
necessaire  a  toute  composition  poetique:  mais  on 
peut  du  moins  apprecier  les  fragmens  inseres,  du 

)8. 


276  LITTER ATURE   FRANCAISE. 

vivant  de  Tauteiir,  dans  quelques  feiiilles  periodi-' 
ques.  Les  coniiaisseurs  n'ont  pas  oublie  de  tres-' 
beaux  vers  sur  Voltaire  a  Fernev;  uiie  eleijaiite  et 
sombre  tirade  sur  la  Saint-Barthelemi;  une  tirade,, 
plus  considerable  et  tres-philosophique ,  sur  les 
consolations  que  pent  offrir  la  solitude  champetre 
aux  courtisans  disgracies;  une  troisieme,  encore 
superieure,  sur  la  chaine  des  etres,  en  remontant 
par  degres  d'un  infini  a  I'aulre;  enfin,  une  pro- 
fession de  foi,  pure  de  superstition,  mais  pure 
aussi  d'atlieisme  et  vraiment  religieuse;  car  le 
poete  y  presente  I'existence  de  Dieu ,  non  pas  seu- 
lement  comme  un  dogme  utile  au  maintien  des 
societes,  mais  comme  un  principe  d'action  neces- 
saire  a  Tordre  eternel.  Des  quatre  chants  de  ce 
poeme,  un  seul  est  complet  :  le  chant  du  genie; 
et  ceux  d'entre  nous  qui  Tout  entendu  lire  tout 
entier  ne  craignent  pas  de  garantir  qu'il  suffirait 
pour  assurer  la  gloire  poetique  de  Lebrun.  11 
nous  reste  a  faire  une  remarque  essentielle  :  i'au- 
teur,  pen  docile  au  gout  dominant,  s'est  rigou- 
reusement  abstenu  du  genre  descriptif,  mis  a  la 
mode  en  France  par  Saint-Lambert,  lorsqu'il  pu- 
blia  le  seul  ouvrage  peut-etre  ou  ce  genre  fut  a 
sa  place ,  I'elegant  poeme  des  Saisons. 

Dans  les  deux  litteratures  anciennes,  les  des- 
criptions faisaient  parlie  de  tons  les  genres  de 
poesie  et  meme  de  tous  les  genres  d'ecrire;  mais 


CHAPITRE   VIII.      '  277 

aucun  Grec ,  aucun  Remain  celebre  ne  composa 
de  poeme  uiiiquement  descriptif.  Ce  genre,  invente 
dans  les  colleges  par  les  poetes  latins  modernes , 
embelli  par  les  Anglais,  use   par  les   Allemands, 
etait  inconnu  parmi  nous  aux  maitres  de  la  poesie, 
avant  Saint-Lambert  et  M.  Delille.  Toutefois,  dans 
les  ouvrages  de  ces  deux  poetes  justement  renom- 
mes ,  les  defauts  essentiels  au  genre  sont  rachetes 
par  les  beautes  nombreuses  qui  appartiennent  a 
leur  genie.  Les  productions  de  leurs  eleves  n'ont 
pas  souvent  merite  la  meme  louange.  Sansdoute, 
M.  Castel,  dans  le  poeme  des  Fleurs ;  M.  Lalane, 
€n  deux  petits  poemes :  les  Oiseaux  de  la  Ferme^ 
^t   le   Potager;  M.  Michaud,  dans  le  Pnntemps 
d'unproscrit,  out  fait  prenve  de  quelque  talent 
pour  ecrire  en  vers ;  mais  savent-ils   changer  de 
ton?  savent-ils  animer  la  nature?  et  les  continuel- 
les  descriptions  qu'ils  accumulent  avec  complai- 
sance ne   fatiguent-elles  pas  un  pen  Tattention 
du  lecteur  le  plus  favorablement  dispose?  U  est  un 
ouvrage  plus  etendu,  et  dont  le  merite  poetique 
■est  encore  plus  remarquable :  le  poeme  de  la  I\'a- 
vigation,  ^ar  M.  Esmenard.  Un  tel  sujet,traite  en 
huit  chants,  fournissait  une  ample  matiere  aux 
descriptions :  aussi  surabondent-elles ;  mais,  quand 
les  objets  restent  les  memes,  comment  varier  les 
formes  du  langage?  On  doit  rendre  justice  a  quel- 
ques  morceaux  brillans,  a  celui,  par  exemi)le,  oii 


'j.'jS        Lrni:iUTUKE  ^ra^ncaise. 

i'aiiteur  decrit  ces  canaux  tie  navigation,  nionu- 
mens  de  rindnstrie  batave.  Cependant,  des  vers 
bien  tonrnes,  des  tirades  sonores,  ne  font  point 
disparaitre  la  monotonie,  defaut  radical  de  ce 
long  poeme.  Le  style  en  est  grave,  et  meme  un 
pen  trop;  il  a  presque  tonjours  de  I'harmonie, 
sonvent  de  I'elegance,  mais  rarement  de  la  cha- 
lenr,  et  presque  jamais  de  la  precision.  Voyez 
comme  le  melange  lieureux  des  preceptes,  des 
descriptions,  des  episodes,  comme  les  tons  varies, 
les  details  rapides ,  font  le  charme  continu  des  Geor- 
giques!  Il  ne  fut  donne  qu'a  Virgile  d'atteindre  a 
la  perfection;  mais  on  pent  du  moins  etudier  chez 
hii  les  formes  severes  de  la  composition  didacti- 
qne,  ainsi  qn'il  etudia  Ini-raeme  dans  Homere  les 
formes  brillantes  et  majestnenses  de  I'epopee. 

C'etait  nn  snjet  vraiment  didactique,  c'etait 
meme  un  tres-beau  snjet  que  I'astronomie.  Mani- 
lins  le  traita  dnrant  la  plus  brillante  epoque  de  la 
litterature  latine;  mais  il  etait  loin  d'avoir  le  ge- 
nie de  Lncrece;  et  son  poeme  n  est  guere  aujour- 
d'hui  qu'nn  monument  curieux  de  la  science  as- 
tronomique  au  siecle  d'Auguste.  Le  poeme  de 
V Astronomie ,  public  il  y  a  six  ans  par  M.  Gudin, 
est  beaucoup  pins  court  que  celui  de  Manilius. 
La  matiere  est  bien  distribuee  dans  les  trois  chants 
qui  le  composent.  Lauteur  a  suivi,  marque,  con- 
sacre,  les  pas  de  Copernic,  de  Cialilee,  de  Kepler, 


CHAPITilE   VTIl.  279 

(le  Descartes, crHuyghens,de  Cassiiii,de  Newton, 
(rHerscliel;  il  n'a  pas  meine  oublie  des  astroiio- 
mes  plus  moderiies,  qui  n'out  fait  qu'exposer  iou- 
guement  les  decouvertes  du  genie;  enfiii,  c'est 
I'ouvrage  d'un  esprit  cultive,  sage,  ami  de  loiites 
les  lumieres.  Nous  vondrions  pouvoir  ajouter  que 
c'est  aussi  i'ouvrage  d'un  poete.  M.  Chenedolle, 
dans  le  Genie  de  V Homme ,  a  developpe  moins  de 
pliilosophie ,  mais  plus  de  talent  poetique.  Des 
quatre  chants  de  son  poeme,  le  premier  seul  est 
relatif  a  I'astronomie.  On  y  trouve  d'assez  beaux 
vers  sur  la  lune ;  ils  n'egalent  pourtant  pas  le  su- 
perbe  morceau  de  Lemiere,  et  quelquefois  ils  le 
rappellent.  Le  troisieme  chant,  qui  a  pour  objet 
la  nature  de  I'liomme,  est  termine  par  un  episode 
nn  peu  surcharge  de  details,  mais  ou  les  beautes 
compensent  les  defauts.  Ainsi,  depuis  le  dix-hui- 
tieme  siecle,  et  specialement  depuis  Voltaire,  la 
poesie  francaise  a  parle  le  langage  des  philoso- 
phes,  et  meme  a  penetre  dans  le  domaine  des 
sciences  physiques.  Actuellement  encore  les  trois 
regnes  de  la  nature  sont  I'objet  des  travaux  d'un 
poete;  et  Ton  pent  compter  sur  un  bel  ouvrage  : 
car  le  sujet  est  admirable;  et  le  poete  est  M.  De- 
hlle. 

Si  decrire  est  aujourd'hui  fort  en  usage  dans 
notre  poesie,  attendu  qu'il  est  plus  difficile  de 
peindre,  traduire  et  retraduire  encore  nest  pas 


28o  LITTERATURE  FRANCAISE. 

inoins  a  la  mode;  car  inventer  est  un  don  tres- 
rare.  Duraiit  la  p;riode  que  nous  parcourons, 
on  a  public  deux  nouvelles  traductions  en  vers 
des  Georgiques  de  Virgiie  :  Tune  est  de  M.  Raux; 
I'autre  est  de  jVI.  Cournand,  professeur  au  college 
de  France.  Elles  paraissent  tendre  egalement  a 
une  fidelite  scrupuleuse;  et  c'est  iin  genre  de  me- 
rite  qu'il  serait  injuste  de  leur  contester.  Mais  ce 
nierite  n'est  pas  tout ;  et  la  fidelite  ne  produit  pas 
toujours  la  ressemblance ,  ainsi  que  nous  I'avons 
deja  remarque.  Rien  de  plus  louable  sans  doute 
que  de  pareilles  tentatives  :  elles  prouvent  du 
moins  I'etude  approfondie  des  grands  classiques. 
II  est  beau  d'ailleurs  de  ne  pas  craindre  une  riva- 
lite  dangereuse;  et  nous  ne  pretendons  pas  de- 
courager  I'emulation;  mais,  comme  on  doit  etre 
juste  envers  tout  le  monde,  nous  sommes  forces 
de  le  dire  :  pour  le  style,  la  versification,  le  talent 
poetique,  les  deux  essais  que  nous  indiquons  sont 
bien  loin  de  pouvoir  entrer  en  concurrence  avec 
la  traduction  immortelle  qui  les  a  precedes,  et 
qui  suffit  a  notre  litterature. 

Nous  venions  de  terminer  ce  chapitre,  quand 
le  nouveau  poeme  de  M.  Delille  a  paru.  II  est 
compose  sur  un  plan  tres-vaste,  et  divise  en  huit 
chants,  dont  quelques-uns  ont  une  etendue  con- 
siderable. La  lumiere  et  le  feu,rair,  I'eau,  la  terre 
font  le  sujet  des  quatre  premiers;  les  trois  suivans 


CHAPITRE   YIII.       •,  281 

sont  consacres  aux  mineraux,  aiix  vegetaux,  au 
physique  des  animaiix  ;  leur  moral  et  I'analyse  de 
Thomme  forment  la  matiere  da  dernier.  En  suivant 
les  traces  de  Buffon,  rauteur  adopte  un  grand 
nombre  d'idees  de  cet  eloquent  naturaliste.  Elles 
etaient  belles,  et  sont  embellies.  La  marche  du  poete 
differe  en  tout  de  celle  de  Lucrece.  Nous  ne  preten- 
dons  pas  en  faire  un  reproche  a  M.  Delille,  qui 
lui-meme  n'aurait  du  reprocher  a  Lucrece  ni  sa 
physique,  admiseparles  anciens,  ni  sa  hardiesse 
philosophique,  applaudie  de  Virgile,  ni  le  gout  su- 
perieur  dont  il  a  fait  preuve  en  se  bornant  a  exposer 
en  beaux  vers  la  theorie  generale  d'un  systeme  du 
monde.  M.  Delille  est  entre  dans  les  details  des 
I  sciences  naturelles,  et  meme  avec  un  succes  qui 
agrandit  notre  poesie  ;  peut-etre  aussi  en  depasse- 
t-il  lesbornes,  qui  sont  celles  du  beau.  Il  se  per- 
met  quelquefois  des  vers  herisses  de  termes  d'e- 
cole,  et  qui  semblent  purement  techniques;  d'au- 
tres  details  le  ramenent  a  ce  genre  descriptif, 
infini  dans  les  objets  qu'il  embrasse,  mais  tres-li- 
mite  dans  ses  formes,  et  dont  le  vice  radical  ne 
saurait  plus  etre  conteste,  puisqu'il  a  pu  resister 
enfin  a  toute  Thabilete  de  M.  Delille.  C'est  ce  que 
prouvent  quelques  endroits  de  son  poeme,  qui, 
dans  ce  genre,  toutefois,  presente  plusieurs  mor- 
ceaux  de  maitre  :  la  charmante  description  du  co- 
libri,  par  exemple,  et,  dans   une  maniere  plus 


282  LlTTEilATUiiE   FIUNCAISE. 

large,  les  descriptions  du  chieii,  du  clieval,  de 
lane,  cet  humble  et  laborieux  serviteur,  dont  le 
nom  ne  fiit  pas  dedaigne  par  Ja  muse  lieroique  du 
chantre  d'Achille.  Mais  Tauteur  ne  decrit  pas  seu- 
lement :  il  est  peintre,  car  il  est  poete.  II  sait  ren- 
dre  les  grands  effets  de  la  nature  :  I'eruption  d'un 
volcan,  les  desastres  causes  par  un  hiver  rigou- 
reux,  les  ravages  d'une  contagion.  Apres  avoir 
peint  un  ouragan,  voyez  avec  quel  art  il  rattache 
a  cette  peinture  effrayante  un  episode  qui  la  fait 
valoir  encore :  la  destruction  de  I'armee  de  Cam- 
byse.  Observez  comme,  a  Toccasion  de  I'aurore 
boreale,  il  interprete  un  phenomene  par  une  fic- 
tion ingenieuse  et  dans  le  vrai  gout  de  I'antiquite. 
Nous  negligeons  nn  episode  de  Thompson,  que 
M.  Delille  a  traduit  comme  il  sait  traduire ;  mais 
qui  pourrait  oublier  un  autre  episode, aussi noble 
que  touchant:  celui  des  mines  de  Florence,  de  cet 
asyle  souterrain,  ou  deux  chefs  de  partis  contraires 
sont  reunis,  reconcilies  et  desabuses  de  I'ambition 
par  I'infortune?  Voila  des  narratious  animees,  des 
tableaux  vivans  !  la  M.  Delille  est  tout  entier.  Nous 
ne  tenterons  pas  d'expliquer  pourquoi  d'ameres 
censures  lui  sont  aujourd'hui  prodiguees  par  ceux 
memes  qui  naguere  lui  prodiguaient  des  louanges 
exclusives.  Pins  jnstes,  plus  soigneux  de  la  gloire 
nationale,  fondee  en  si  grande  partie  sur  les  mo- 
numens  litteraires,  nous  rendons  hommage  a  ce 


CHAPITRE  VIII.  283 

talent  inepuisable,  qui,  bravant  la  clelicatesse  ou- 
tree  de  notre  langue  poetique,  a  sii  vaiiicre  ses 
dedains,  et  la  dompter  pour  I'enrichir ;  dont  les 
defauts  brillans  sont  et  seront  trop  imites,  mals 
dont  les  beautes,  presque  sans  nombre,  auront 
trop  pen  d'imitateurs ;  a  qui  nous  devons  huit 
poemes ;  qui  fut  celebre  a  son  debut ;  qui  ecrit 
depuis  quarante  ans  ,  mais  qui  n  a  fatigue  que 
I'envie,  et  dont  le  nom  restera  fameux. 


284  LlTTERATUllE   FllANCAlSE. 


^•'^''V  %.'«.'W  «.'«^V^-'«/%- «-'%-'^  %^ -^  ^  «^«.'«>  V.'^.'^i  ^  ^.'^  %,'«,'^  ^.'tt/^  «,^  %,-V^  *■'• '^  %  ^/^  ^'^r'W  •./«'%  ^.'W  ^.^r*^ 


CHAPITRE  IX. 

Poesie  Lyrique. 


^s^S>-S>#<&« 


Divers  petits  genres  de  Poesie. 

La  poesie  lyinque  fut  parmi  nous  la  premiere 
qui  ait  obtenu  des  succes  confirmes  par  le  temps. 
On  sait  quelle  influence  elle  eiit,  entre  les  mains 
de  Malherbe,  et  sur  notre  poesie  entiere,  et  meme 
-  sur  la  langue  francaise.  C'est  en  ce  genre  que  fu- 
rent  composes  les  premiers  essais  de  Racine.  De- 
puis,  et  dans  la  plenitude  de  son  genie,  deux  fois, 
a  I'imitation  des  Grecs,  il  fit  entendre  la  poesie 
lyrique  au  milieu  de  la  tragedie;  et,  comme  il  lui 
etait  reserve  de  parvenir  toujours  au  sommet  de 
I'art,  les  choeurs  d'Eslher  et  d'A.tlialie  sont  encore 
les  plus  beaux  chants  de  la  lyre'  moderne.  Douze 
ou  quinze  odes  pleines  de  verve ,  et  deux  ou  trois 
belles  cantates,  ont  place  J.-B.  Rousseau  parmi 
nos  grands  poetes.  Entre  lui  et  Lebrun,  nul  ne 
merite,  dans  le  genre  de  I'odc,  une  reputation 
brillante  et  durable.  Quelqucs  stances  ingenieu- 
ses,  eparses  dans  le  recueil  de  Lamotte;  quelques 
strophes  pompeuses  de  Lefranc;  quelques  traits 


CHAPITRE  IX.  285 

eleves  de  Thomas,  de  Malfilatre,  de  Gilbert,  out 
obtenu  de  legitimes  eloges  ;  mais  il  faiit  composer 
des  ouvrages  soutenus,  imposans,  nombreux, 
pour  etre  justement  place  parmi  les  maitres  de 
la  lyre. 

Une  ode  sur  le  tremblement  de  terra  de  Lis- 
boime  annonca  les  talens  de  Lebrun.  Son  ode  a 
Voltaire,  en  faveur  de  la  petite-niece  de  Gorneille, 
est  a  la  fois  un  bon  ouvrage  et  une  bonne  action. 
Biiffon,  son  illustre  ami,  lui  inspira  deux  odes 
eloquentes,  et  dont  la  derniere  est  un  chef-d'oeu- 
vre. Durant  I'epoque  dont  nous  presentons  le  ta- 
bleau litteraire ,  il  a  lu ,  dans  nos  seances  publi- 
ques,  sa  belle  ode  sur  I'enthousiasme ;  et  cette 
autre,  non  moins  belle,  ou,  parvenu  a  la  vieil- 
lesse,   il  remonte  jusqu'a   son  enfance,  repasse 
en  vers  brillans  sa  vie  entiere,  et  se  promet,  a 
I'exemple  d'Horace  et  de  Malherbe,  une  immor- 
telle renommee.  Entre  les  nombreux  hommages 
qu'il  a  rendus  a  la  liberte,  on  distingue  le  chant 
qu'il  composa  sur  le  combat  et  I'incendie  du  vais- 
seau  nomme  le  Fengeur.  Naguere  il  a  celebre  di- 
gnement  cette  memorable  campagne  ou  tant  de 
succes  furent  couronnes  par  la  prise  de  Vienne 
et  la  victoire  d'Austerlitz.  Il  av.ait  plus  d'un  ton, 
sans  doute  :  il  est  elegant  et  fleuri  dans  son  ode 
sur  les  pajsages;  mais,  presque  toujours,  c  est 
Pindare  qu'il  aime  a  suivre,  et  dont  il  atteint  sou- 


u86  LITTERATURE   FRAISCAISE. 

vent  la  hauteur.  S'il  en  est  aussi  pres  qu'llorace, 
on  ne  voit  pas  qu'il  sache,  coinme  le  poete  latin, 
detendre  les  cordes  de  sa  lyre,  meler  le  plaisir  a  la 
philosopliie,  chanter  Lydie,  Glycere  et  I'ainour, 
et  surpasser  Anacreon.  Selon  le  judicieux  Quinti- 
lien,  Eschyle  eut  tant  d'elevatiou  qu'il  porta  cette 
qualite  jusqu'au  defaut:  on  en  pourrait  dire  au- 
tant  de  Lebrun.  Mais,  s'il  est  permis  de  lui  repro- 
cher  le  luxe  et  Tabus  des  figures ,  I'audace  outree 
des  expressions ,  et  trop  de  penchant  a  niarier  des 
mots  qui  ne  voulaient  pas  s'allier  ensemble ,  I'en- 
vie  seule  oserait  lui  contester  une  etude  appro- 
fondie  de  la  langue  poetique,  une  harmonic  sa- 
vante,  et  ce  beau  desordre  essentiel  au  genre 
qu'il  a  specialement  cultive.  Aussi,  quoiqu'il  ait 
excelle  dans  I'epigramme,  quoiqu'il  ait  repandu 
des  beautes  remarquables  en  des  poemes  que, 
par  malheur,  il  n'a  point  acheves ,  il  devra  sur- 
tout  a  ses  odes  I'immortalite  qu'il  s'est  promise; 
et,  dut  cette  justice  rendue  a  sa  memoire  etonner 
quelques  preventions  contemporaines,  il  sera 
dans  la  posterite  I'un  des  trois  grands  lyriques 
francais. 

C'est  ici  que  nous  parlerons  dune  traduction 
en  vers  des  poesies  d'Horace,  ouvrage  conside- 
rable, public  par  M.  Daru.  Parmi  les  poetes  an- 
ciens,  Horace  est  peut-elre  le  plus  difficile  a  bien 
traduire  en  vers  francais :  cc  n'est  pas  seulement 


CHAPITRE  IX.  U87 

mi  poete  lyrique  ;  on  troiive  en  ses  ecrits  la  per- 
fection dans  pinsienrs  genres,  et,  dans  chaque 
genre,  tons  les  tons  qu'il  pent  comporter.  Pane- 
gyriste  habile,  railleur  socratiqne,  philosophe  ai- 
mable,  critiqne  superieur,  homme  de  plaisir, 
homme  de  cour  et  toujours  libre,  Horace  se  per- 
met  jusqu'an  cynisme  :  la  seule  chose  en  ce  grand 
poete  qn'il  soit  facile  et  defendu  d'imiter.  Com- 
ment egaler  sa  precision  sublime,  profonde  on  pi- 
qnante?  Comment  le  suivre  dans  sa  course,  lors- 
qu'il  franchit  les  intermediaires,  et  va  d'idee  en 
idee  par  des  nuances  fugitives,  par  des  mouvemens 
rapides,  quelquefois  par  des  transitions  soudaines? 
Son  traducteur,  done  d'un  tres-bon  esprit,  n'accep- 
terait  pas  des  louanges  cxagerees.  Nous  n'osons  pas 
dire,  et  nous  ne  croyons  pas  qu'il  ait  vaincu  toutes 
les  difficultes  d'une  telle  entreprise  :  il  en  est  peut- 
etre  d'insurmontables;  il  en  est  plusieurs  qu'il  a 
surmontees.  C'est  dans  les  satires  et  dans  les  epitres 
qu'il  nous  semble  avoir  le  mieux  saisi  les  beautes 
d'llorace;  mais  partout  il  a  deploy e  les  ressources 
d'un  talent  exerce,  partout  cette  facilite  qu'il  faut 
avoir  pour  oser  ecrire,  et  dont  il  faut  se  defier 
pour  bien  ecrire;  cette  clarte  sans  laquelle  il  n'y 
a  point  de  style;  et  cette  correction  continue,  qua- 
lite  rare,  et  cependant  necessaire,  du  moins  si  Ton 
veut  acquerir  une  reputation  qui  soit  admise  par 
les  gens  de  lettres. 


9.88  LITTERATURE   FRANCAISE. 

Plusieurs  genres  tie  petits  poeraes  nous  presen- 
tent  des  noms  que  nous  avons  deja  vus  figurer  en 
d'autres  parties  de  la  I  literature,  ou  que  nous  ver- 
rons  bjenlot  reparaitre  avec  eclat  dans  la  poesie 
dramatique.  Quelques  epitres  de  M.  Ducis  ont  em- 
belli  nos  seances  :  on  y  reconnait  I'independance 
qui  lui  est  propre,  la  libre  imagination  d'un  poete 
peintre,  et  jusqu'a  Tempreinte  vigoureuse  d'un 
genie  tragique.  Une  epitre  de  M.  de  Fontanes  a 
M.  Boisjolin,  suj'  les  pay  sages  ^  se  fait  remarquer 
par  une  maniere  large  et  de  tres-heureux  details. 
Les  lecteurs  ont  accueilli  les  Souvenirs,  la  Melan- 
colie,  le  Merits  des  femmes :  productions  brillantes, 
publiees  successivement  par  M.  Legouve.  11  serait 
difficile  de  porter  plus  loin  Telegance  du  style  et 
la  melodic  de  la  versification.  D'ingenieux  apo- 
logues de  M.  Arnault  ont  obtenu,  a  juste  titre, 
les  applaudissemens  d'un  nombreux  auditoire  :  en- 
tre  plusieurs  que  nous  pourrions  citer,  qui  ne  se 
rappelle  cette  belle  fable  du  Chene  et  des  Buis- 
sons,  I'un  des  meilleurs  ouvrages  que  Ton  ait  com- 
poses dans  ce  genre  apres  La  Fontaine!  C'est  aussi 
avec  succes  que  M.  Ginguene  s'est  mis  au  rang 
de  nos  fabulistes  :  plusieurs  de  ses  apologues  ont 
ete  publics  dans  la  Revue  ou  dans  le  Mercure  de 
France;  il  en  est  beaucoup  qui  n'ont  point  paru; 
la    plupart    sont  contes  avec   une   precision   pi- 
quante;  quelques-uns  ont  \\n  grand  sens.  En  un 


CHAPITRE   IX.  289 

o^enre  que  noire  inimitable  La  Fontaine  n'a  pas 
rendu  moins  difficile,  I'esprit  et  I'enjouement  de 
M.  Andrieuxontanime  des  narrations  charmantes, 
parmi  lesquelles  le  conte  excellent  du  Meunier sans 
Souci  nous  semble  meriter  la  premiere  place.  En- 
fin,  I'ouvrage  qui  a  fait  connaitre  M.  Raynouard, 
Socrate  an  temple  (T A glaure  ^  unit  la  sas^esse  du 
style  a  la  richesse  de  Tordonnance ;  et  nos  suf- 
frafijes  unanimes,  en  lui  decernant  un  prix  de  poe- 
sie,  n'ont  fait  que  prevenir  les  suffrages  publics.  Au 
reste,  en  ces  diverses  compositions,  si  resserrees 
dans  leur  cadre,  on  voit,  ainsi  que  dans  les  grands 
poemes  et  les  bons  ouvrages  en  prose  de  I'epoque 
actuelle,  briller  et  dominer  partout  les  opinions 
d'une  saine  philosophic,  cachet  profond  du  dix- 
liuitieme  siecle,  et  marque  certaine  de  Tinfluence 
qu'il  conservera ,  sinon  sur  tons  les  esprits,  du 
moins  sur  tons  les  esprits  distingiies. 

On  pent  associer  a  cet  eloge  les  discours  en  vers 
de  M.  Millevoye  et  de  M.  Victorin  Fabre.  Le  pre- 
mier, deux  annees  de  suite,  a  remporte  le  prix  de 
poesie.  Done  d'un  sens  droit,  d'un  gout  pur  et 
d'une  oreille  delicate,  il  developpe  un  vrai  talent 
dans  un  age  ou  d'heureuses  dispositions  seraient 
deja  digues  de  louanges.  Le  second  ,  plus  jeune 
encore,  n'a  pas  autant  d'egalite  dans  le  style;  mais 
son  imagination  est  rapide;  et  ses  idees  ont  sou- 
vent  de   Teclat.  Deux   fois  en   concurrence  avec 

OEuvres  poslhuuips.   III.  i  Q 


o.c)o  LITTERATURE  FRANCAISE. 

M.  Millevoye,  la  premiere  annee  il  a  merite  Tac- 
cessit.  Ses  progres  out  ete  sensibles  I'annee  sui- 
vante;  et  nous  avons  meme  regrettc  de  ne  poii- 
voir  liii  (Ic'ccrner  iin  second  prix;  mais  ce  resi^ret 
n'a  pas  ete  long  :  Its  foncls  du  prix  ont  ete  faits 
par  M.  de  Champagny,  alors  ministre  de  I'interieur. 
Dans  ce  dernier  concours,  M.  Bruguieres  du  Gard 
vs'est  distingue  par  une  piece  de  vers  tres-bien 
ecrite,  et  que  nous  avons  cru  devoir  honorerd'une 
mention.  M.  Millevoye,  le  meme  dont  nous  venous 
de  parlcr,  vient  de  donner  au  public  un  recueil 
de  ses  poesies.  II  est  dans  ce  recueil  un  nouvel 
ouvrage  qui  merite  beaucoup  d'estime  a  plusieurs 
egards  :  c'est  un  petit  poeme  intitide  Belzunce, 
on  In  Peste  de  Marseille.  On  y  desirerait  plus  de 
variete,  une  ordonnance  plus  imposante,  des  epi- 
sodes plus  louchans  et  mieux  concus  :  mais  on  y 
trouve  de  la  gravite,  de  I'elegance,  de  I'harmonie, 
d'energiques  tableaux.  La  poesie  d'ailleurs  exerce 
le  ])lus  beau  de  ses  droits,  lorsqu'elle  cliaute  les 
heros  de  rhumanile.  De  ce  noinbre  est  assurement 
Belzunce,  qui,  dans  les  plus  terriblescirconstances, 
remplit  avec  \u\  zele  sans  bornes  les  devoirs  sacres 
de  Tepiscopat.  l^J'oublions  pas  que  le  respectable 
eveque  de  Marseille  obtint,  dans  le  dernier  siecle, 
les  liommages  poetiques  de  Pope  et  de  Voltaire; 
car  les  philusophes  savent  louer  les  ministres  de 
la  religion,  quand  les  ministres  de  la  leligion  savent 
prafiquer  la  verhi. 


CHAPITRE  IX.  391 

On  a  remarque  des  pensees  fines,  des  traits  pi- 
quans,  des  vers  bien  tonrnes,  dans  les  satires  et 
les  epltres  attribiiees  a  M.  de  Freoilly,  mais  im- 
primees  sans  nom  d'auteur.  Les  epigrammes  de 
M.  Pons  de  Verdun,  reciieillies  en  un  petit  vo- 
lume, n'ont  pas  obtenu  moins  de  succes.  Presque 
toutes  dans  le  genre  du  conte,  elles  sont  gaies, 
sans  etre  offensantes:  seul  eloge  impossible  a  don- 
ner  aux  epigrammes  de  M.  Lebrnn,  qui,  dans  ce 
£[enre,  eut  bien  peu  d'egaux,  et  ne  fut  inferieur 
a  aucun  modele.  Dans  la  poesie  legere,  genre  ai- 
mable,  mais  ou  Ton  est  aisement  mediocre,  il  n'est 
permis  de  citer  que  ceux  qui  excellent.  Les  repu- 
tations y  sont  rarement  durables.  Pavilion,  La  Fare 
et  cent  autres  out  disparu  :  Chaulieu,  Gentil-Ber- 
nard,surnageront,  graces  a  quelques  pieces  char- 
mantes.  Vers  la  fin  du  dix-huitieme  siecle  ,  au 
naturel  orne  de  Gresset ,  a  la  grace  exquise  de 
Voltaire,  Dorat  fit  succeder  une  affeterie  qui  fut 
depuis  trop  imitee.  Plusieurs,  dans  ces  derniers 
temps,  out  cru  devoir  y  joindre  les  calembours, 
esprit  faux  et  subalterne,  au-dessous  duquel  il  nV 
a  rien,  mais  qui  suffit  a  certains  lecteurs.  Heureu- 
.sement  il  existe  encore  en  France  ini  public  de 
choix,  qui  sait  apprecier  I'esprit  veritable,  et  qui 
a  besoin  de  le  trouver  :  c'est  de  ce  public  qu'il  faut 
satisfaire  la  delicatesse.  C'est  pour  lui  que  M.  de  ^ 
Boufflers  et  M.  de  Parny,  conservant  le  seul  ton 

'9- 


1CI9.  }XV\i'A\  VVVWE  FRANCAISE. 

couvenable  a  la  poesie  legere,  y  maintieniient  en- 
core cette  politesse  elegante  qui  fait  le  charme 
(les  ecrits,  comme  die  fait  cehii  de  la  societe. 

Qiielqiies  traducteurs  en  vers  meritent  d'etre 
cit^s.  L'un  d'eux,  M.  Boisjolin,  doit  meme  etre 
compte  parmi  nos  talens  les  pins  jnirs.  Sa  traduc- 
tion de  la  Foret  de  //'indsor  est  un  des  bons  ou- 
vrages  de  Tepoque.  Toutes  les  beautes  tie  Pope  y 
sont  rendnes;  la  copie  n'est  pas  inferieure  a  I'ori- 
ginal;  et,  nous  ne  craignons  pas  de  le  dire,  un 
poete  en  etat  d'ecrire  ainsi  jouirait  d'une  reputa- 
tion etendue,  s'il  avait  produit  davantage.  M.  Tis- 
sot  a  voulu  enrichir  notre  poesie  des  Rucoliques 
de  Virfifile,  Plusieurs  avaient  echone  dans  cette 
tentative;  et  Gresset  plus  completement  que  tout 
autre.  Une  foule  de  passages  qu'il  semblait  impos- 
sible de   rendre   avec  grace  out  paru  ceder  aux 
efforts   du   nouveau    Iraducteur;    et  son  travail, 
perfectionne  comme  il  vient  de  I'etre ,  et  comme 
il  pent  Tetre  encore,  ne  sera  pas  indigne  d'etre 
consulte  par  les  eleves  des  ecoles  publiqnes.  Nous 
croyons  cependant  qu'il  a  reussi  bien  davantage 
a  Iraduire  les  Baisers  de  Jean  second.  La,  surtout, 
M.  Tissot  est  remarquable  par  une  versification 
toujours  facile,  et  qui  n'est  jamais  negligee.  Les 
dispositions  qu'annonce  M.  Mollevaut  reclament 
des  encouragemens  litteraires:  il  a  traduit  en  vers 
toutes  les  elegies  que  nous  a  laissees  Tibulle,  et 


CHAPITRE  IX.  293 

qui  sont  restees  les  modeles  dii  genre.  Nous  ii'ai- 
firmerons  j^as  que  le  traducteur  ait  pleinemeut 
reussi  dans  son  entreprise;  mais  sa  jeunesse  doit 
donner  beaucoup  d'esperance.  Plus  ses  talens  se 
formeront,  plus  il  sentira  combien  il  doit  travail- 
ler  encore  pour  atteindre  a  cette  poesie  elegante^ 
liarmonieuse  et  tendre,  pleine  de  mollesse  et  d'a- 
bandon,  superieure  aux  meilieurs  vers  de  Qui- 
nault,  egale  au  style  charniant  de  la  Berenice  de 
Racine. 

Nous  avons  deja  reinarque  que  la  plupart  des 
bons  romans  de  I'epoque  ont  ete  composes  par 
des  dames.  II  en  est  aussi  quelques-unes  a  qui 
nous  devons  des  vers  agreables.  Les  noms  de  ma- 
dame  de  Beauharnais  et  de  madame  de  Bourdic 
rappellent  des  succes  merites  dans  la  poesie.  En 
marchant  sur  Icurs  traces,  madame  de  Beaufort 
s'est  placee  pres  d'elles.  Un  discours  sur  les  Divi- 
sions des  gens  de  lettres^  et  plus  encore,  une  Epitre 
aux  Femmes^  honorent  I'esprit  et  la  raison  de  ma- 
dame Constance  de  Salm.  Qui  pourrait  oubiier 
madame  Verdier,  si  connue  par  une  idylle  char- 
mante  sur  la  Fontaine  de  Vauclusel  II  y  a  beau- 
coup  de  traits  heureux  dans  le  recueil  des  poesies 
de  madame  Dufresnoy,  surtout  dans  ses  Elegies, 
ou  elle  semble  avoir  piis  M.  de  Parny  pour  mo- 
dele  :  c'est  deja  une  preuve  de  gout.  Les  pieces 
intitulees  le  Sernient,  V Abandon^  d'autres  encore, 


294  liTlEJlATURE   FRANCAISE. 

offrent  des  preuves  de  talent.  On  ne  pent  citeravec 
uii  interet  mediocre  les  six  Elegies  que  madame 
Babois  a  publiees  sur  la  mort  de  sa  fille.  Le  style 
en  est  constamment  pur,  la  versification  d'une 
douceur  exquise;  cette  poesie  vient  du  coeur,  et 
du  coeur  d'une  mere.  Ce  sont  des  chants  de  dou- 
leur;  un  objet  adore  les  rempiit;  toutes  les  idees 
sont  de  tendres  souvenirs,  et  tons  les  vers  sont  des 
larmes.  Nous  sommes  done  loin  de  partager  I'opi- 
nion  de  quelques  hommes  difficiles,  qui  croient 
devoir  interdire  aux  femmes  la  culture  de  la  poesie 
et  des  lettres.  L'hotel  de  Rambouillet  eut  des  tra- 
vers  dont  IMoliere  fit  justice;  mais  ce  n'est  pas  le 
talent  qu'il  pretendit  tourner  en  ridicule.  L'en- 
nemi  de  toute  affectation  aurait  aime  le  naturel 
elegant  de  la  Princesse  de  Cleves.  Deux  femmes  ce- 
lebres  furent  injustes  en  vers  Racine  :  elles  eurent 
grand  tort ,  aussi-bien  que  Fontenelle ,  lorsque ,  dans 
une  miserable  epigramme,  il  denigrait  a-la-fois  Es- 
l/ier  et  Allialie  :  ses  Eloges  et  son  Histoire  des 
Oracles  n'en  sont  pas  moins  au  rang  de  nos  meil- 
leurs  livres.  Ainsi,  malgre  des  jugemens  hasardes, 
madame  de  Sevigne  reste  le  modele  du  genre  epis- 
tolaire;  et,  pour  expier  sans  doute  le  mauvais 
sonnet  contre  Phedre,  madame  Deshoulieres  nous 
a  laisse  trois  idylles  pleines  de  grace  et  de  sensi- 
bilite.  Blamons  des  preventions  particulieres  c[ue 
rien  n'excuse;  mais  ise  les  combaltons  point  par  des 


CHAPITRE   IX.  295 

preventions  generales,  qui  seraient  encore  moins 
excusables.  Aujoiird'hui,  plus  que  jamais,  on  doit 
applaudir  aux  femmes  qui  aiment  et  qui  cidtivent 
la  litterature.  Que,  par  le  charme  des  ecrits  et  des 
entretiens,  elles  exercent  sur  les  moeurs  une  utile 
influence.  Elles  sont  douees  d'une  imagination 
souple  et  facile,  d'une  extreme  delicatesse  dans  la 
maniere  de  sentir.  Ne  leur  contestons  pas  la  fa~ 
culte  d'ecrire  comme  elles  sentent,  et  le  droit  d'etre 
inspirees  comme  elles  inspirent. 


t96  LriTERATlJRE    FKAINCAISE. 


CHAPITRE  X. 

La  Tragedie. 


Les  deux  genres  de  la  poesie  dramatique  sont 
plus  importans  et  plus  etendus  dans  notre  litte- 
rature  que  tous  les  autres  genres  de  poesie  pris 
ensemble.  La  seule  tragedie  presente  trois  nio- 
deles  illustres.  Corneille  eut  un  genie  sublime  : 
il  sut  creer;  il  est  grand.  Racine  eut  un  talent 
admirable  :  il  sut  embellir,  il  est  parfait.  Voltaire 
eut  un  esprit  superieur  :  il  etendit  les  routes  de 
I'art;  il  est  vaste.  Apres  ces  noms  classiques, 
d'autres  noms  peuvent  etre  cites  avec  honneur  : 
Crebillon,  Thomas  Corneille,  Lafosse,  Guimond 
de  la  Touclie,  Lefranc,  Lemiere,  de  Belloi,  La 
Ilarpe ,  out  obtenu  des  succes  merites ;  mais  les 
obstacles  nombreux  dont  la  carriere  est  semee 
arreterent  souvent  et  les  maitres  et  les  eleves; 
et,  pour  nous  bonier  aux  premiers,  les  cris  en- 
vieux  qua  travers  le  bruit  de  sa  gloire  Voltaire 
entendit  duraiit  soixante  ans  s'elevent  encore 
sur  sa  tombe.  Avant  Voltaire,  une  cabale  ]>uis- 
sanlc  ct  trop  ceieijre  determina  Racine  a  briser 


CHAPITKE    X.  "  .297 

sa  lyre.  Avaiit  Racine,  criiidignes  rivaux,  osant 
etre  jaloux  clu  fondateur  de  iiotie  scene,  oiitra- 
gerent  cet  homme  eloquent  et  profond  dont  le 
genie  influa  sur  tons  les  genies  de  son  siecle. 
L'art  du  denigrement  s'est  perfectionne  cliez  les 
censeurs  de  profession ;  niais  les  moyens  sont 
restes  les  niemes.  On  opposail  autrefois  Sophocle 
a  Corneille,  Corneille  a  Racine,  Corneille  et  Ra- 
cine a  Yoltaire.  Aujourdliui,  grace  a  la  richesse 
toujours  croissante  de  notre  theatre ,  Tenvie,  tou- 
jours  plus  riclie,  oppose  a  chaque  reputation 
contemporaine  toutes  les  renommees  consacrees  ; 
a  chaque  ouvrage  tons  les  chefs-d'oeuvre  de  la 
scene;  a  chaque  annee  deux  siecles  d'une  gloire 
incontestable  sansdoute,  mais  qui,  chaque  annee, 
fut  contestee.  Le  denigrement  est  facile;  la  vraie 
critique  ne  Test  pas.  C'est  elle  que  nous  avons 
tache  de  prendre  pour  guide.  Par  elle,  nous 
continuerons  a  nous  abstenir  d'une  censure  amere, 
qui  peut  offenser  et  ne  pent  instruire,  et  d'une 
louangc  exageree,  indigne  de  plaire  a  des  homnies 
dignes  de  louanges. 

Un  poete  celebre,M.  Ducis,fixera  nos  premiers 
regards.  Le  succes  A' Hamlet  le  fit  connaitre ,  il 
y  a  deja  quarante  ainiees.  Le  succes  de  Romeo  et 
Juliette  attira  sur  iui  Fattenlion  publique;  et  le 
theatre  retentissait  encore  des  applaudisseniens 
doniies  auxscenes  fameuses  iW}Ediije  clicz  Adinele^ 


298  TJTTERATURE   FRANCAISE. 

quand  M.  Ducis  obtint  rhoniieiir  memorable  de 
lemplacer  Voltaire  a  I'Academie  francaise.  On  doit 
comprendre  dans  la  meme  epoque  le  Roi Lear  et 
Macbeth,  qui  suivirent  iinmediatement  OEdipe. 
Othello,  la  cinquieme  tragedie  que  M.  Ducis  ait 
imitee  de  Shakespeare,  appartient  a  I'epoque 
actuelle.  Cette  piece  a  paru  sur  la  scene  avec  deux 
catastrophes  differentes.  II  faut  en  convenir,  le 
denoument  heuieux  que  M.  Ducis  a  cru  devoir 
preferer  parait  contraire  an  ton  general  de  I'ou- 
vrage,  et  plus  encore  au  caractere  d'Othello. 
D'un  autre  cote,  le  premier  denoument  semblait 
trop  dur  :  on  ne  s'accoutumait  pas  a  voir  le  jaloux 
Othello  tuer  Hedelmone,  apres  une  longue  expli- 
cation. Ce  n'est  pas  ainsi  qu'Orosmane,  dans  I'ac- 
ces  de  sa  jalousie,  immole  une  amante  adoree; 
et  Voltaire,  en  adoptant  la  catastrophe  de  la  piece 
anglaise,  s'etaitbien  garde  d'en  imiterles  incidens, 
la  couleur  et  Texecution ;  mais  Zaire  est  le  plus  in- 
teressant  des  chefs-d'oeuvre.  En  laissant  cette  belle 
tragedie  a  la  place  elevee  quelle  occupe,  soyons 
juste  pour  I'ouvrage  de  M.  Ducis.  La  terreur  y  est 
fortement  soutenue ;  on  y  trouve  des  scenes  pro- 
londes,  des  effets  nouveaux,  d'energiques  details; 
on  remarque  surtout  les  beaux  vers  oii  la  sombre 
tyrannic  du  gouvernement  de  Venise  est  peinte 
avec  une  verite  si  ef  fray  ante.  En  composant  la 
Iragedie   kXAbufar,   M.    Ducis  n'a   suivi    d'aulre 


CHAPITRE   X.  299 

guide  que  son  imagination;  et  son  imagination 
I'a  bien  contluit.  Quelle  tidelite  dans  le  tableau 
des  moeurs  arabes  ?  quelle  chaleur  impetueuse 
dans  la  passion  de  Pliaran!  Combien  Salema 
est  touchante !  Quel  interet  dans  les  situations  ! 
Quelle  brillante  originalite  dans  le  style!  La,  plus 
richement  que  partout  ailleurs,  M.  Ducis  a  de- 
ploye  I'etendue  de  son  talent  poetique.  Trois  de 
ses  anciens  ouvrages  out  reparu  sur  la  scene  avec 
des  changemens  considerables:  Olulipe,  Macbeth 
et  Hamlet.  OEdipe  n'est  plus  chez  Admete  :  il  est 
a  Colone,  ainsi  que  dans  la  piece  de  Sophocie; 
et  la  double  action  a  dispaiu.  Peut-etre  I'unite 
encore  n'est-elle  pas  assez  complete  :  Thesee  peut- 
etre  est  trop  occupe  de  son  jeune  filsHippolyte,  que 
le  spectateur  ne  voit  point;  et  I'ldee  de  refan-e 
dans  xni  songe  tout  le  recit  de  Theramene  ne  pa- 
rait  pas  des  plus  heureuses;  mais  le  public  a  vi- 
vement  senti  comme  autrefois  les  beautes  re- 
pandues  en  foule  dans  les  roles  d'OEdipe , 
d'Antigone  et  de  Polynice;  et  ces  beautes  sont  du 
premier  ordre.  II  en  est  d'egales  dans  Macbeth  : 
le  role  principal  en  est  rempli;  le  role  de  Frede- 
gonde  en  otfre  aussi  beaucoup ;  et  I'auteur  I'a 
enrichi,  durant  I'epoque  actuelle,  fle  cette  ter- 
rible scene  de  somnambulisme  qu'il  n'avait  ose 
tenter  autrefois.  Le  role  interessant  du  jeune 
Malcohne  est  egalement  nouveau  dans  la  piece; 


:^c)()  LlTTEllATUllE   FKAISCAISE. 

et  nous  croyons  qu'elle  est  aujourd'hiii,  dans  son 

ensemble,   la   mcilleiire    tragedie    de   M.    Ducis. 

Malgre  les  changemens,  Hamlet  pourrait  essuyer 

plus  de  reproches  :  Tamour  du  heros  pour  Ophe- 

lie  est  tiede  et  depourvu  d'effet ;  son  delire  est 

plus  sombre  qu'imposant;  et  Ton  est  en  droit  de 

trouvei"  un  j)eu  monotone  une  frenesie  qui  dure 

quatre  actes  ;  mais  on   ne  doit  qu'admirer  lors- 

qu'on  entend  le   prince  danois,   tenant  en  main 

Turne  funebre  ou  sont  renfermees  les  cendres  de 

son  pere,  interroger  une  mere  criminelle.  Voila 

un  dialogue  pathetique,  des  traits  de  maitre,  une 

scene  vraiment  superieure;  et  il  faut  bien  qu'elle 

le  soit,  puisque,  malgre  I'identite  des  situations, 

elle  n'est  point  eclipsee  par  la  siiperbe  scene  de 

Semiramis  et  de  Niuias.  Il  est  done  juste  de  re- 

connaitre  en  M.  Ducis  ini  des  plus  strands  talens 

qui  nous  restent.  II  serait  possible  de  desirer  qu'il 

tVit  plus  regulier  dans  ses  plans;  mais  ses  plans 

sont  toujours  animes  par  d'energiques  peintures 

et   de  vigoureux   details.    S'il    imite    souvent   les 

compositions  etrangeres,  aux  beautes  qu'il  em- 

prunte,  il  ajoute  des  beautes  egales.  Imiter  ainsi, 

c'est  inventer.  Aucun  |)oete  n'a  mieux  approlondi 

les  sentimens  de  la  nature;  chez  aucun  la  ten'dresse 

filiale  ne  parle  de  plus  pres  au  coeur  d'un  pere  : 

il  fait  coulor  de  vertiieuses  larmes,  il  fait  jouer 

avec  force    le   ressort  puissant  de  !a  terreur;  et 


CHAPITRE   X.  3oi 

(1;ins  la  partie  essentielle  dela  tragedie  ,  dans  I'art 
d'emouvoir,  c'est  un  veritable  modele ,  que  \e 
siecle  qui  commence,  et  qui  se  feiicilede  le  pos- 
seder  encore,  presente  a  la  posterite. 

II  y  a  dix  sept  ans,  M.  Arnault,  tresjeune  alors, 
lit  representer  sa  premiere  tragedie  de  Marius  a 
Miiiturne.  Le  caractere  fortement  trace  du  heros, 
des  traits  energiques ,  la  belle  scene  du  Cimbre , 
la  simplicite  de  Taction ,  la  noblesse   elevee  du 
style,  assurerent  a  TcHivrage  un  briliant  succes. 
M.  Arnault ,  I'aunee  suivante ,  ne   craignit  point 
d'essayer  un  sujet  dune  excessive  difficulte,  celui 
de  Lucrece.  L'auteur  a  trop  etudie  son  art  pour 
ne  pas  condamner  lui-meme  aujourd'hui  I'amour 
de  Lucrece  pour  Sextus;  et  certes,  dans  une  tra- 
gedie pareille,  il  ne  sacrifierait  plus  a  cet  esprit 
de  galanterie  que  Voltaiie  a  signale  tant  de  fois 
comme  le  vice  radical   de  notre  ancien  theatre. 
Le  delire  simule  de  Brutus,  sous  la  tyrannic  de 
Tarc[uin ,  porte  un  caractere  bien  autrement  tra- 
gique.  Ce  n'etait  pas  une  entreprise  vulgaire  que 
de  peindre  ce  vieux  fondateur  de  la  plus  illustre 
des  republiques,  cachant  tout  I'avenir  de  Rome 
dans  les  replis  de  son  ame  profonde,  et  jouissant 
avec  delice  dun  avilissement  passager  qui  assure 
la  liberie  de  sa  patrie.  Cette  conception  forte  et 
neuve  merite  de  rester  au  theatre;  et  M.  Arnault 
ne  saurait  apporter  trop  de  soins  a  perfection ner 


3oa  J JTTER ATURE  FR ANCAISE. 

i'ouvrage  ou  il  a  sii  rexeciiter.  La  trafifedie  de 
Cincinnatus  presente,  pour  ainsi  dire,  I'age  d'or 
de  la  republiqiie  romaine;  et,  ce  qui  est  Lien 
honorable  pour  Tauteur,  cette  piece,  ou  triomphe 
une  liberie  sage,  qui  n'est  autre  chose  que  I'em- 
pire  des  bonnes  lois,  fut  composee  dans  le  temps 
horrible  ou  triomphait  parmi  nous  un  despotisme 
sanguinaire,  pare  du  nom  de  liberte.  Dans  Oscar, 
Tamour  furieux  et  jaloux ,  I'amour  vraiment  tra- 
gique,  est  aux  prises  avec  I'amitie.  L'energie  des 
passions  s'y  deploie;  et  la  scene  de  Dermid  et  de 
Fillan  est  remarquablc  par  des  traits  du  plus  beau 
dialogue.  Mais  de  tous  les  ouvrages  de  I'auteur, 
celui  qui  a  le  plus  completement  reussi ,  sans  en 
excepter  Marius ,  c'est  la  tragethe  des  Fenitiens. 
Et  comment  ne  pas  rendre  justice  aux  scenes 
touchantes  de  Blanche  et  de  Moutcassin ,  aux 
nobles  developpemens  dw  role  de  Capello,  sur- 
tout  a  I'effet  d'un  cinquieme  acte,  aussi  original 
que  tragique !  En  general  M.  Arnault  cherche 
toujours  et  trouve  souvent  des  idees  nouvelles; 
ses  compositions  lui  appartiennent ;  son  style  est 
nourri  de  pensees;  il  est  dans  la  force  de  I'age;  et 
ce  qu'il  a  fait  garantit  ce  qu'il  est  en  etat  de  faire 
encore.  11  convient  peut-etre  a  des  censeurs  bas- 
sement  jaloux  de  vouloir  obscurcir  tout  succes 
auquel  ils  ne  sauraient  pretendre;  mais  il  est 
de  I'honneur  des  gens  de  lettres,  il  est  meme  de 


CHAPITRE   X.  3o3 

I'interet  du  public  de  prefer  aiix  vrais  lalens  iin 
appiii  necessaire  a  leur  dignite  comme  a  leurs 
progres. 

Peu  de  temps  apres  le  Marius  de  M.  Arnault, 
parut  la  tragedie  de   la  Mort  cV Abel^  coniposee 
par  M.   Legouve.    Gette    heureuse    imitation   de 
Gessner  ne  pouvait  manquer  d'obtenir  un  grand 
succes.  On  y  remarque  a  la  fois  la  couleur  aimable 
du  role  d'Abel,  la  couleur  sombre  et  tragique  du 
role  de  Gain ,  I'extreme  simplicite  du  plan ,  I'ele- 
gante  purete  de  la  diction ,  beucoup  de  beautes 
et   peu   de    defauts.    La   tragedie    CCEpicharis   et 
ISeron  n'a  pas  eu  moins  d'eclat   au    tbeatre.    Ge 
n'est  point  ici  le  Neron  naissant  de  Britannicus, 
un  tyran  qui  va  choisir  entre  le  crime  et  la  vertu  : 
c'est  Neron  tout  entier,  dans  la  perfection  de  sa 
tyrannic ,    et    par   la   meme   dans    une    situation 
moins  dramatique;  mais  les  roles  d'Epicharis  et  du 
celebre  Lucain  jettent  de  I'interet  dans  la  piece; 
et  la  terreur  est  portee  au  plus  haut  point  dans 
la  catastrophe.  Loin  de  son  palais  qu'il  a  deserte, 
Neron,  refugie  dans  un  bumble  asyle,  y  recoit 
sans  cesse,  et  coup  sur  coup,  des  nouvelles  de 
plus  en  plus  effrayanles,  jusqu'au  moment  ou  il 
se   tue ,  pour  echapper    a   In    mort    des  esclaves. 
L'agonie  dure   un   acte   entier  :  c'est  beaucoup ; 
mais  I'horreur  que  le  personnage  inspire  soutient 
rattention    des   spectateurs ;   ils   jouissent    ile    la 


3o4  LITTERATURE  FIUNCAISE. 

loiigiienr  mcmc  dc  scs  remords  ot  de  ses  tonr- 

mens  :  c'est  Neron  qui  raenrl.  Apres  avoir  peint 

dans  Fabiiis  Tausterite  des  armees  romaines,  et 

cette  discipline   inflexible   qui   lui   soumit  trente 

nations ,  M.  Legoiive  ,  remontant  jusqu'a  ces  tra- 

giques  families  dont  les  crimes  et  les  malhenrs 

rctentissent   depuis  vingt  siecles   siir   tontes   les 

scenes ,  a  traite  dans  Eteocle  et  Poljnice  nn  sujet 

designe  par  Boilean  comme  indigne  de  I'epopee, 

et  qui  peut-etre  n'est  guere  plus  convenable  au 

theatre.  Racine,  il   est  vrai ,   I'avait  choisi,  mais 

dans   sa  jeunesse,   quand    il    n'etait   pas    Racine 

encore,  et  qu'il  n'avait  pas  approfondi  le  grand 

art  qui  lui  doit  sa  perfection.  M.  Legouve  n'a  pas 

craint  des  difficultes  qu'il  a  sa  franchir  en  partie: 

il  a  distingue  par  des  nuances  bien  saisies  les  deux 

personnages  principaux,  quoiqu'ils  soient  a  pen 

pres  egalement  odieux.  Une  action  sagement  con- 

duite,  et  des  scenes  fortement  dialoguees,  ren- 

dent  sa  piece  recommandable.  En  faisant  paraitre 

OEdipe  dans  les  deux  derniers  actes,  comme  on 

le  voit  intervenir  dans  les  Phenicienues  d'Euri- 

pide,  il  a  trouve  le  moyen  de  repandre  quelque 

interet  sur  un  sujet  ingrat,  et  plus  terrible  que 

tragique.   Le   meme   poete,   essayant  la  tragedie 

moderne,  na  pas  cm  que  le  sujet  de  la  Mort  de 

Henri  IF  fut    impossible   a    traiter.   Sa   piece  a 

reussi;  mais  elleaessuye  de  nombreuses  critiques. 


CHAPITRE   X.  3 


oa 


I 


On  a  surtoul  reproche  a  I'auteur  d'avoir  trop  le- 
gerement  implique  dans  I'assassinat  de  Henri  IV 
le  due  d'Epernon,  la  cour  d'Espagne,  et  jusqu'a 
la  reine  Marie  de  Medicis.  Les  reponses  de  M.  Le- 
gouve  sont  dignes  d'examen.  A-t-il  ontre- passe 
toutefois  les   privileges   dii   theatre,  an  nioins  a 
regard  de  Marie?  Qu'il  nous  soit  permis  de  laisser 
la  difliculte  indecise.  En  penetrant  au  coeur  de 
I'ouvrage ,  ne   serait-on  pas  oblige  d'avouer  que 
le  personnage  de  Henri  IV  exigeait  une  toucbe 
plus  ferme  et  plus  franche  ?  Des  querelles  de  me- 
nage, pour  etre  confornies  a  la  verite  historique , 
atteignent-elles  la  hauteur  de  la  tragedie  et  d'un 
heros  consacre   par   de   si   cliers   souvenirs  ?  On 
pouvait  agiter  ces  questions  avec  la  politesse  qui 
devrait  toujours  distinguer  des  ecrivains  francais, 
et  la  mesure  convenable  en  jugeant  les  produc- 
tions d'un  homme  de  merile  ;  mais  il  fallait  en 
meme  temps  savoir  apprecier  I'habilete  dont  I'au- 
teur  a  fait   preuve,  soit  dans  Faction  generale, 
soit  dans  les  diverses  parties  de  son  ouvrage ;  les 
ressources  qu'il  a  deployees  dans  les  scenes  dif- 
ficiles;  les  morceaux  eloquens  qu'il  a  semes  dans 
le  beau  role  de  Sully;  enfin,   cette  versification 
melodieuse  que  nous  avons  deja  remarquee  dans 
ses  petits  poemes,  et  que,  loin  des  illusions  du 
theatre,  les  lecteurs  aiment  a  retrouver  encore 
dans  les  tragedies  qu'il  a  publiees. 

OEuvres  posthuunes    lU.  20 


3o6  LTTTERATURE   FRANCATSE. 

Plusieurs  anncos  avant  les  temps  dont  nous 
trarons  le  tableau  litteraire,  M.  Lemercier,  tou- 
chaut  a  ['extreme  jeunesse  et  presque  a  retifance, 
avait  essaye  le  genre  tragique.  11  y  a  quinze  ans, 
ces  essais  renouveles  promirent  davantage  ;  on  en- 
trevit  meme  dans  ie  Levite  d' Ephraim  quelques 
lueurs  d'un  beau  talent  qui  se  revela  bientot,  et 
brilla  de  tout  son  eclat  dans  la  tragedie  (X Aga- 
memnon. La,  nul  incident  inutile;  la  marche  est 
a  la  fois  rapide  et  sage;  Eschyle  et  Seneque  sont 
imites,  mais  avec  independance.  Le  caractere  ar- 
tificieux  et  profond  d'Egisthe ,  les  agitations  de 
Clytemnestre,  qui  resiste  avec  faiblesse  et  succombe 
a  Pascendant  du  crime;  le  role  naif  d'Oreste  ado- 
lescent, et  bien  plus  encore  les  scenes,  pleines  de 
verve,  de  !a  prophetesse  Cassandre,  out  determine 
les  suffrages  publics  en  faveur  de  cette  piece,  re- 
gardee  par  les  connaisseurs  comme  un  des  ouvra- 
ges  qui  out  le  plus  honore  la  scene  tragique  a  la 
fin  du  dix-huitieme  siecle.  Depuis,  et  meme  dans 
Ophis,  qui  d'ailleurs  est  loin  d'etre  sans  beautes, 
M.  Lemercier  semble  inferieur  a  lui-meme.  11  vient 
de  faire  imprimer  une  tragedie  non  representee. 
Son  heros  principal  est  Baudoin,  comte  de  Flan- 
dre,  celui  qui,  durant  les  croisades  de  Philippe- 
Auguste,  osa  fonder  a  Constantinople  I'ephemere 
empire  des  Latins.  11  y  a  de  grands  traits  dans 
cet  ouvrage,  moins,  il  est  vrai,  dans  les  roles  de 


CHAPITRE   X.  3o7 

Baiidoin  et  de  son  epoiise  que  dans  ceiix  dii  Ve- 
iiitien  Dandolo ,  et  d'Athanasie ,  sainte  et  prophe- 
tesse.  Cette  Cassandre  chretienne  et  la  piece  en- 
tiere  prodiiiraient  peut-etre  an  theatre  un  effet 
imposant  et  religieux,  si  d'iiabiles  acteurs  etaient 
secondes  par  un  auditoire  attentif.  Elle  contient 
pourtant  des  choses  hasardees:  Tauteur  s'en  per- 
met  dans  presque  toutes  ses  productions.  II  faut 
tout  dire  :  on  lui  reproche  d'avoir  contracte  des 
habitudes  de  style  que  les  spectateurs  et  les  lec- 
teurs  ne  sauraient  prendre  aussi  vite  que  lui.  A 
force  de  vouloir  etre  neuf,  il  a,  dit-on,  dans  le 
choix  des  mots  et  des  tournures,  une  recherche 
plus  penible  qu  originale.  Nul  n'est  plus  en  etat 
que  M.  Lemercier  de  peser  ces  observations,  et 
d'y  faire  droit,  s'il  y  trouve  quelque  justesse. 
Done  d'un  esprit  etendu,  brillant  et  facile,  il  n'a 
qua  redevenir  naturel,  assure  qu'il  lui  est  impos- 
sible d'etre  vulgaire.  A  ce  prix,  de  nouveaux  suc- 
ces  I'attendent;  el  la  scene  francaise  doit  compter 
sur  lui,  puisqu'da  fait  Agamemnon. 

Bien  different,  en  ce  point,  du  poete  dontnous 
venons  de  parler,  c  est  dans  la  maturite  de  I'age 
que  M.  Raynouard  a  donne  sa  premiere  et  jus- 
(ju'a  present  sa  seule  tragedie  connue  :  les  Tem- 
pliers.  En  traitant  Thistoire  moderne  apres  Vol- 
taire et  quelques  autres,  il  ne  pouvait  choisir  un 
sujet  qui  fiit  plus  heureux.  iNon-seulenient  il  fai- 

20. 


3o8  LITTERATURE   FRANCAISE. 

siiit  justice  (Vuii  grand  abus  dii  pouvoir,  ce  qui 
|)lait  toiijours  aiix  hommes  rassemblos,  mais  il 
celt5brait  des  victimes  reverees  encore  en  Europe 
par  des  societes  nombreuses ;  il  rendait  bommage 
aux  vertus  d'un  ordre  qui  s'est  survecu  a  bii-raeme 
par  une  influence  toujours  cachee,  mais  toujours 
puissante  et  prolongee  jusqu  a  nos  jours,  du  moins 
s'il  faut  en  croire  des  historians  accredites,  d'illus- 
tres  philosophes,  et  specialement  Condorcet.  La 
tragedie  de  M.  Raynouard  a  excite  de  vifs  applau- 
disseniens  et  des  censures  non  moins  vives;  mais 
des  critiques  passionnes,  qu'irrite  I'approbation 
generale  ,  n'ont  pu  servir  ni  I'auteur  ni  I'art.  Pour 
reprendreutilement  les  defauts,  on  doit  sentir  les 
beautes,  et  les  faire  sentir.  La  marche  de  la  piece 
est  quelquefois  un  pen  lentc,  mais  elle  n'offre 
point  d'ecart.  Le  style  n'est  pas  exempt  de  seche- 
resse,  mais  il  est  presque  toujours  correct;  il 
nabonde  pas  en  tours  poetiques;  il  est  plein  de 
pensees  energiques  et  saines  :  on  desirerait  quel- 
quefois plus  d'elegance ,  janiais  plus  de  force  et  de 
precision.  Si  la  scene  de  Ligneville  et  les  formes 
du  recit  rappellent  des  pieces  deja  connues  sur  la 
scene  tragique,  on  ne  pent  contester  a  I'auteur 
ivA  trait  superbe  de  ce  meme  recit,  et,  dans  les 
diffcrens  actes,  plusieurs  traits  (I'un  dialogue  ner- 
veux  et  rapide  ,  des  tirades  aniraees,  beaucoup  de 
chaleur  et  de   mouvcment.   On    a   generalement 


CHAPITRE  X.  3o9 

senti  I'iimtilite  du  role  de  la  reine;  celiii  du  chan- 
celier  n'est  guere  plus  utile;  et  c'etait  bien  assez 
d'uii  ministre  persecuteur.  II  serait  meme  a  sou- 
haiter  que  le  persoiiuage  interessant  du  conneta- 
ble  fut  lie  plus  intimement  a  laclion.  Eu  regar- 
dant de  pres  Philippe-le-Bel ,  i\  faut  bien  le  dire 
encore,  a  travers  des  touches  indecises,  on  cher- 
che ,  sans  la  trouver,  la  physionomie  de  ce  prince 
reniarquable,  qui  distingua  si  bien  le  temps  ou  il 
devait  braver  la  cour  de  Rome,  et  le  temps  ou  il 
pouvait  la  gouverner  en  Tinvoquant;  qui  sut  cal- 
culer  tout  son  regne;  qui,  despotique  et  popu- 
laire,  fit  a  la  fois  du  bien  et  du  mal,  non  par  in- 
clination, mais  parinteret,  et  ne  choisit  des  vertus 
et  des  vices  que  ce  qui  pouvait  lui  etre  utile.  Mais 
quelle  dignit*^  imposante^,  et  souvent  quelle  noble 
eloquence   dans   les    discours  du  grand  -  maitre! 
Quelle  heureuse  idee  que  celle  du  jeune  Marigni , 
associe  secretement  a  ces  templiers  dont  son  pere 
a  jure  la  ruine,  osant  prendre  leur  defense  au  fort 
du  peril,  revelant  son   secret  quand   il  ne   pent 
plus   que    parlager  leur    infortune,  se  devouant 
pour  eux,  mourant  avec  eux,  et  commenrant,  par 
cet  heroique  sacrifice,  le  chatiment  de  son  pere 
coupable!  Voila  un  personnage  bien  invente,bien 
jete  au  milieu  de  Taction ;  voila  des  incidens  qui 
produisent  un  interet  puissant  siu'  tons  les  canu^s, 
parce  qu'il  est  fonde  sur  la  morale;  el  celte  belle 


3io  LITTER ATURE   FRANC AISE. 

conception  tragique,  la  partie  la  plus  reconinian- 
dable  de  I'ouvragc,  suffirait  seule  pour  justifier 
I'eclatant  succes  qu'il  a  obtenu  dans  sa  noii- 
veaute. 

Nous  avons  a  parler  encore  de  trois  pieces, 
puisqu'elles  ont  reussi  d'une  maniere  marquee : 
XAbdelasis  de  M.  de  Murville ,  represente  pour  la 
premiere  fois,  il  y  a  seize  ans,  et  remis  au  theatre 
I'annee  derniere,  tient  plus  du  roman  que  de  la 
tragedie.  Le  quatrieme  acte  offre  cependant  des  si- 
tuations fortes,  trop  fortes  meme  pour  I'ensemble 
de  la  piece ;  mais  on  peut,  et  par  consequent  on  doit 
loner  dans  cet  ouvrage  la  purete  de  la  diction,  la 
douceur  et  I'harmonie  des  vers.  Ces  qualites  sont 
au  moins  aussi  remarquables  dans  le  Joseph  de 
M.  Baour-Lormian.  line  froide  intrigue  d'amour, 
nne  froide  conspiration,  deparent,  il  est  vrai, 
cette  tragedie.  Joseph  ne  doit  etre  occupe  que  do 
son  pere  et  de  sa  famille ;  Simeon  n'a  pas  besoin 
de  conspirer  pour  etre  odieux;  mais  le  petit  role 
de  Benjamin  respire  la  candeur  la  plus  aimable ; 
I'entretien  de  cet  enfant  avec  Joseph  est  d'un  in- 
teret  plein  de  charme;  et  cette  scene,  bien  concue, 
bien  ecrite,  superieurement  jouee,  n'a  pas  contri- 
bue  mediocrement  au  succes  de  la  piece  entiere. 
Une  scene  entre  Joseph  et  Simeon  merite  aussi 
d'etre  distinguee.  Au  reste,  ce  sujet  a  toujours 
reussi.    On   voit   par   une    lettre    de   madame   de 


■        CHAPITRE    X.  '  3ii 

Maintenon  que  le  Joseph  de  I'abbe  Genest,  re- 
piesente  a  la  coiir,  en  concurrence  avec  le  chef- 
d'oeuvre  fXAthalie^  le  fit  tomber  pour  la  seconde 
fois,  long-temps  apres  la  mort  de  Racine.  II  ne  faut 
pas  trop  s'en  etonner :  les  courtisans  n'etaient  point 
assez  connaisseurs  pour  apprecier  les  beautes  se- 
veres  (XAtlialie.  Joseph  presente  une  fable  heu- 
reuse,  pathetique,  facile  a  suivre,  facile  meme  a 
traiter.  La  piece  est  faite  dans  la  Genese ,  et  mieux 
que  dans  toutes  les  tragedies  composees,  soit  pour 
le  college,  soit  pour  le  theatre.  Lorsqu'on  veut 
tirer  un  sujetde  la  Bible,  les  petites  inventions  mo- 
dernes  ne  peuvent  que  nuire  a  la  verite  du  ton  ge- 
neral. Le  vrai  talent  consiste  a  tout  emprunter  du 
niodele  :  c'est  ce  qu'a  senti  parfaitement ,  et  ce 
qu'a  fait  deux  fois  noire  imniorte!  Racine.  Ce 
grand  poete  avail  trop  de  gout  pour  allier  des 
couleurs  disparates,  et  trop  de  veritable  genie 
pour  in  venter  nial  a  propos. 

\] Ariaxerce  de  M.  Delrieu  vient  d'obtenir  aux 
representations  un  succes  que  la  publication  de 
la  piece  a  tliminue,  mais  qui  n'en  est  pas  moins 
legitime  a  beaucoup  d'egards.  C'est  une  imitation 
d'un  celebre  opera  de  Metastase.  Quelques  scenes 
de  fadeur,  regardees  en  Italic  comme  necessaires 
au  genre  du  drame  lyrique ,  ont  ete  supprimees 
avec  raison  par  I'auleur  francais.  II  est  facheux 
qu'en  recompense  il  ait  ajoute  deux  premiers  ac- 


3i^  LQTERATURE   FRANC AISE. 

tes  aussi  froids  qu'inutiles,  qui  serveiit  d'intro- 
(liiction  a  la  tragedie,  ou  plutot  qui  forment  eux- 
memes  uiie  tragedie  preliminaire.  Jamais  la  du- 
plicite  ne  fut  si  evidente;  et  jamais  elle  ne  fut 
moins  excusable;  car  le  sujet,  tel  qu'il  est  traite 
dans  la  piece  originale  et  dans  les  trois  derniers 
actes  de  la  copie,  offre  des  incidens  plus  multi- 
plies qu'aucun  des  chefs-d'oeuvre  de  la  scene  fran- 
caise,  inferieure  toutefois  a  la  scene  grecque  pour 
la  simplicite  des  compositions.  Jrtaxerce  n'est  pas 
d'un  ef'fet  mediocre.  Les  roles  de  I'ambitieux  Ar- 
taban  el  de  son  vertueux  fils,  Arbace,  offrent  un 
contraste  aussi  frappant  que  bien  soutenu;  et,  ce 
qui  vaut  mieux  encore,  du  jeu  de  ces  deux  carac- 
teres  naissent  les  principales  situations,  entre  au- 
Ires  la  scene  du  jugement,  et  la  scene  non  moins 
]>elle  qui  denoue  la  piece.  Le  ressort  est  des  plus 
tragiques;  et  cette  conception  de  maitre  honore  le 
genie  de  Metastase.  M.  Delrieu  a  risque  de  legers 
changemens,  dont  quelques-uns  sont  heureux  : 
qu'Arbace  arrache  des  mains  de  son  pere  le  glaive 
leint  du  sang  de  Xerxes  :  voila  qui  est  noble  et 
bien  trouve;  qu'a  I'exemple  de  Cleopatre,  dans 
Kodogune,  Artaban  boive  le  poison  qu'il  avait 
prepare  pour  un  autre  usage  :  voila  qui  est  con- 
forme  aux  moeurs  de  ce  personnage,  atrocement 
intrepide;  mais  qu'Artaxerce  porte  I'amitie  jusqu'a 
lirer  secretement  de  prison  Arbace,  condamne  par 


CHAPITRE   X.  3i3 

son  propre  pere,  comme  assassin  du  pere  d'Ar- 
taxerce:  voila  qui  depasse  toiites  les  convenances. 
Cast  d'ailleurs  faire  d'Artaban  un  conspirateur 
maladroit,  qui  se  laisse  gagner  de  vitesse,  et  ne 
sait  pas  meme  prendre  ses  mesures  pour  sauver 
un  fils  qu'il  a  condamne  a  mort,  et  qu'il  pretend 
couronner.  Le  poete  italien  joint  au  merite  de 
I'invention  le  merite  non  moins  rare  d'un  style 
aussi  noble  qu'harmonieux.  Pourquoi  M.  Delrieu 
ne  I'a-t-il  pas  imite  en  tout?  Pourquoi  sommes- 
nous  contraints  d'avouer  que  sa  piece  est  ecrite 
avec  une  extreme  secheresse?  Cependant,  a  la 
suite  de  cette  tragedie,  il  a  public  des  notes  ou 
Ton  apprend  qu'il  est  fort  superieur  a  Metastase. 
Un  jour  il  aura  quelque  peine  a  relire  ces  notes 
etranges;  peut-etre  meme  aura-t-il  le  bon  esprit 
de  les  supprimer,  quand  I'etude  lui  aura  fait  sentir 
qu'on  ne  doit  ni  gater,  ni  surtout  denigrer  les  mo- 
deles,  et  que,  pour  s'assurer  des  louanges  dura- 
bles, il  faut  les  meriter  et  les  attendre. 

Les  tragedies  les  plus  remarquables  de  ces  vingt 
dernieres  annees  se  distinguent  par  une  action 
simple,  souventreduite  aux  seuls  personnages  qui 
lui  sont  necessaires,  degagee  de  cette  foule  de 
confidens  aussi  fastidieux  qu'inutiles,  de  ces  epi- 
sodes qui  ne  font  que  retarder  la  marche  des  eve- 
nemens,  etdistraire  I'attention  des  spectateurs;de 
ces  fadeurs  erotiques, si  anciennes  sur  notre  tliea- 


3i4  LITIEllATURE   FKANCAISE. 

tre,  introduites,  par  la  tyrannic  de  I'usage,  an  mi- 
lieu dequelques  chefs-d'oeuvre;  prodiguees  paries 
pretendus  eleves  de  Racine,  frequentes  dans  les 
sombrcs  tragedies  de  Crebdlon,  signalees  par  Vol- 
taire, et  desormais  bannies  de  la  scene  comme 
indignes  de  la  gravite  du  cothurne,  Le  caractere 
philosophique  imprime  par  ce  grand  homme  a 
la  tragedie  s  est  egalement  conserve  dans  le  cboix 
dequelques  sujets,  et  dans  la  maniere  de  les  trai- 
ler. C'est  encore  a  rexemple  de  Voltaire  que  Ton 
a  tente  les  diverses  routes  de  Thistoire  moderne  : 
on  ne  s'est  pas  meme  borne,  comme  lui,  a  des 
epoques  generales ;  on  a  retrace  des  evenemens 
niemorables,  on  a  expose  les  exces  du  fanatisme 
et  les  abus  du  pouvoir  avec  cetle  verite  severe  qui 
convient  a  la  tragedie  historique.  Nous  avionsdeja 
des  modeles  de  cette  verite  dans  plusieurs  pieces 
tirees  de  I'histoire  ancienne;  mais^  il  faut  I'avouer, 
I'histoire  moderne  est  bien  plus  difficile  a  trailer 
au  theatre.  C'est  peu  que  les  moeurs  en  soient 
moins  poetiques  ;  luie  religion  tout  autrement 
grave  que  le  polytheisme,  en  voulant  former  un 
[)Ouvoir  separe  du  pouvoir  civil,  ou,  pour  mieux 
dire,  un  pouvoir  supreme,  en  agissant  sur  I'uni- 
versalite  des  choses  humaines,  n'aime  pourfant 
pas  a  figiirer  avec  elles  sur  la  scene  qui  les  re- 
presente.  Comment  done  traverser  le  moyen  age, 
rempli ,  durant  cinq  siecles,  des  guerres  du  sacer- 


CHAPITRE   X.  3i5 

doce  et  de  Tempire?  Comment  peindre  le  seizieme 
siecle,  ou,  depuis  Louis  XII  jusqu'a  Henri  IV,  de- 
puis  Jules  II  jusqu'a  Sixte-Quint,  TEurope  entiere 
est  agitee  par  des  religions  rivales  et  par  des  dis 
cordes  sanglantes,  quelles  n'ont  cesse  de  pro- 
duire?  Pour  les  monarques,  pour  les  ministres,  ils 
ont  ete  vertueux  ou  mechans.  Ne  faut~il  pas  les 
faire  parler,  les  faire  agir  corame  ils  ont  parie , 
comme  ils  ont  agi?  Contredira-t-on  tons  les  his- 
toriens,  pour  flatter  la  memoire  d'un  mauvais 
prince?  Mais  quelle  estime  obtiendront  des  ou- 
trages faits  dans  cet  esprit?  Ne  produira-t-on  sur 
la  scene  que  les  personnages  consacres  par  la  ve- 
neration publique?  Mais,  sans  parler  des  contras- 
tes ,  si  indispensables  dans  les  ouvrages  dramati- 
ques,  de  quelque  genre  qu'ils  soient,  c'est  vouloir 
ecarter  de  la  tragedie  non-seulement  ce  qu'il  y  a 
de  plus  moral,  mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  tragique: 
le  spectacle  de  la  vertu  courageuse  aux  prises 
avec  le  crime  puissant.  Si  Ton  eiit  jadis  observe 
ces  menagemens  etranges,  nous  n'aurions  pas  la 
Mort  de  Pompee,  Rodogune,  Heraclius,  JSicotnedey 
BiUannicus ,  Jthalie ,  Merope  et  Mahomet.  Que 
peint  la  tragedie?  des  passions.  Quelles  passions? 
celles  des  hommes  qui  furent  a  la  tete  des  Etats. 
Que  resulte-t-il  de  ces  passions?  des  crimes  etdes 
malheurs.  De  la  decoulent  la  terretir  et  la  pitie : 
hors  de  la,  point  de  tragedie.  Elle  fut  telle  chez  les 


3i6  LITTERATURE   FRANCAISE. 

Grecs,  telle  parmi  nous,  telle  en  Angleterre,  Sa 
nature  nesaurait  changer;  mais  I'esprit  du  dernier 
siecle  et  les  progres  de  la  raison  humaine  ont  en- 
core augmente  I'importance  du  plus  grave  des  gen- 
res de  poesie.  II faut  done,  pour  le  bien  traiter,  sur- 
tout  aujourd'hui,  reunir  beaucoup  de  choses  dont 
la  reunion  n'est  pourtant  pas  facile  :  le  talent  d'e- 
crire  en  vers  avec  une  dignite  simple,  energique  et 
touchante;  I'etude  continuelle  du  coeur  humain; 
une  connaissance  profonde  de  I'histoire,  de  la  mo- 
rale, de  la  politique;  la  haine  des  prejuges,  I'a- 
mour  de  la  verite,  le  desir  inalterable  et  le  droit 
de  servir  sa  cause. 


». -m*^  v-*."*  *'».■*% -v*  v*"^*. -v^r  ^/v^  m^*.-^  %*-»,-».  %^«^*,  %-%,-».  % 


CHAPITRE  XL 

La  Comedie. 


CoRNEiLLE ,  qui  CFca  parmi  nous  tout  Tart  dra 
matique ,  a  laisse  un  moclele  clans  la  haute  come- 
die. En  effet ,  si  Ton  pent  reprocher  plusieurs 
defauts  a  la  piece  du  Menteur,  du  moins  le  ca- 
ractere  principal  est-il  admirablement  traite.  Un 
genie  non  moins  etonnant,  Moliere,  a  qui  nul 
philosophe  n'est  superieur,  a  qui  nul  poete  co- 
mique  n'est  egal ,  porta  tons  les  genres  de  comedie 
a  leur  perfection.  I^oin  de  lui ,  a  des  intervalles 
plus  ou  moins  grands ,  se  font  remarquer  ses  suc- 
cesseurs.  On  aimera  toujours  la  gaite  ingenieuse 
et  brillante  de  Regnard ;  la  finesse  origjinale  de 
Dufresny;  I'habilete  de  Destouches,  la  force  co- 
mique  de  Lesage,  qui  seul  atteignit  presque  Mo- 
liere dans  le  chef-d'oeuvre  de  Turcaret.  Plus  tard, 
Piron  et  Cresset,  par  deux  beaux  ouvrages,  sou- 
tinrent  la  comedie  dans  son  eclat;  mais,  de  leur 
temps  meme ,  on  la  vit  melancolique  avec  La 
Chaussee,  minaudiere  avec  Marivaux.  Ces  defauts 
reussirent,  ou  plutot  passerent,  grace  aux  qualites 
qui  les  rachetaient.  On  negligea  cette  remarque; 


;ii8  LITTERATURE   FRANCAISE. 

et  les  defauts  furent  contagieux ,  hieiitot  meme 
exageres.  La  Chaussee  n'avaitete  qii'attendrissant; 
on  (levint  sombre;  et  le  style  precieux  de  Mari- 
vaiix  fut  surpasse  par  un  jargon  ridicule.  Telle 
etait  parmi  nous  la  cornedie,  il  y  a  trente  ou 
quarante  ans.  Bien  pen  d'auteurs  surent  eviter  a 
la  fois  deux  ecueils  egalement  dangereux. 

M.  Cailhava  ,  qui  doit  etre  compte  dans  ce 
tres-petit  nombre ,  a  continue  de  rester  fidele  aux 
principes  de  la  vraie  cornedie.  Cest  dans  le  com- 
mencement de  I'epoque  actuelle  qu'il  a  fait  re- 
presenter  les  Meiiechmes  gre.cs.  C'etait  une  ten- 
tative assez  bardie,  que  d'offrir  de  nouveau  sur 
la  scene  un  sujet  traite  par  Regnard  ,  avec  la  verve 
inepuisablc  qui  distingue  les  productions  de  ce 
charmant  poete  comique.  M.  Cailbava,  neanmoins, 
a  completement  reussi ,  en  snivant  de  plus  pres 
les  traces  de  Plaute  quant  a  Taction,  mais  en 
refondant  presque  tons  les  caracteres  de  la  piece 
latine.  Le  public  s'est  empresse  de  rendre  justice 
a  la  peinlure  piquante  des  moeurs  de  la  Grece, 
a  la  verite  des  situations,  au  naturel  du  dialogue, 
au  merite  rare  d'une  gaite  francbe,  qui  ne  dege- 
nere  pas  en  bouffonnerie.  Les  connaisseurs  ont 
retrouve  dans  cet  ouvrage  le  merite  qu'ils  avaient 
senti  dans  le  Tuteur  dupe.,  cornedie  qui  a  fonde 
la  reputation  de  I'auteur,  et  qui  tient  son  rang 
parmi    les    boinies   pieces   d'iutrigue   composees 


CHAPITRE   XL  319 

tluraiit  le  cours  tlu  dernier  siecle.  M.  Laujon,  run 
ties  meilleurs  chansonniers  francais ,  d'ailleiirs 
avantageusemeiit  connii  par  les  operas  (XEgle^  de 
Sihie^  d'hmene  et  Ismenias  ^  et  plus  encore  par 
la  jolie  comedie  lyrique  de  \ Amoureux  de  quinze 
ans ,  a  merite  sur  la  scene  francaise  un  succes 
flatteur.  Sa  petite  comedie  du  Convent  brille  de 
cette  fraichenr,  et ,  pour  ainsi  dire,  de  cette  jeu- 
nesse  d'esprit  qui  le  fait  remarquer  encore.  II  s'est 
toujours  occupe  depuis,  il  s'occnpe  aujourd'hui 
meme  de  nouveaux  ouvrages;  et  le  public  sourit 
avec  bienveillance  a  I'heureux  enjouement  d'un 
vieillard  qui  a  conserve  Thabitude  d'etre  aime, 
en  ne  perdant  pas  celle  d'etre  aimable.  Quand 
M.  Laya  donna  an  theatre  sa  comedie  de  Yjlini 
des  lots,  deja  I'anarchie  menacante  allait  se  perdre 
dans  cette  tyrannic  qui  fut  exercee  au  nom  du 
peuple;  mais  le  talent  lui-meme  a  besoin  de  beau- 
coup  de  temps  pour  bien  ecrire,  et  surtout  pour 
bien  ecrire  en  vers  francais:  la  piece  parait  avoir 
ete  composee  trop  vite.  Quoi  qu'il  en  soit,  I'au- 
teur  y  lit  preuve  d'une  noble  audace,  et  de  ce 
genre  d'eloquence  qu'une  noble  audace  est  sure 
de  donner.  Aussi  \ Ami  des  lots  fut-il  accueilli  par 
la  faveur  publique;  car,  en  ce  genre,  un  nom- 
breux  auditoire  applaudit  toujours  au  courage 
dont  il  ne  court  point  les  risques.  Pen  de  temps 
apres,  M.  Francois  (de  Neufchateau )  attira  sur 


320  LITTERATURE   FRANCAISE. 

lui  une  honorable  persecution ,  en  repandant  des 
idees  saines  et  vraiment  philosophiques  dans  sa 
comedie  de  Pamela.  Cette  piece  obtint  a  juste 
titre  un  succes  qui  s'est  constamment  soutenu  : 
elle  interesse  vivement  les  spectateurs;  elle  est 
conduite  avec  art;  elle  est  de  plus  tres-bien  ver- 
sifiee  :  c'est  ,  comme  on  sait ,  une  imitation  de 
Goldoni,  qui  lui-meme  avait  imite  le  beau  roman 
de  Richardson.  Mais,  si  la  forme  de  I'ouvrage  et 
I'ordonnance  de  ses  diverses  parties  appartiennent 
a  Tauteur  italien,  les  details  ont  ete  bien  embellis 
par  I'auteur  francais.  Toujours  egal  a  Goldoni 
pour  la  composition  des  scenes,  M.  Francois  lui 
est  toujours  superieur  pour  I'execution.  Yoila 
comme  il  est  difficile  et  comme  il  est  bon  d'imiter. 
Ici,  nous  trouvons  a  la  fois  trois  poetes  comi- 
ques  digues  d'une  attention  speciale.  Le  plus 
jeune  des  trois,  M.  Andrieux,  s'etait  fait  connaitre 
avant  les  deux  autres;  mais  puisque  les  ouvrages 
de  Fabre  d'Eglantine  se  presenteiit  les  premiers 
dans  les  temps  que  nous  parcourons,  c'est  par  lui 
que  nous  allons  commencer.  Fabre,  alors  age  de 
plus  de  trente  ans,  donna,  sans  aucun  succes, 
deux  grandes  comedies  en  vers.  II  fut  denigre 
d'abord;  et,  ce  qui  est  pire ,  il  etait  a  peu  pres 
oublie,  quand  le  Philinte  de  Moliere  parut.  Moins 
on  avait  espere  de  I'auteur,  et  plus  le  succes  de 
sa  nouvelle  comedie  fut  eclatant.  Si  Ton  en  croit 


CHAPITRE  X.  32  [ 

J. -J.  Rousseau,  dans  sa  lettre  siir  les  spectacles , 
le  Philinte  du  Misanthrope  n'est  pas  seulement  un 
homme  poli:  c'est  un  egoiste.  II  n'est  pas  siir  que 
cette  remarque  ait  beaucoup  de  justesse;  et  Mo- 
liere ,  en  tracant  le  caractere  d'un  personnage ,  ne 
proposait  point  d'enigme  a  deviner.  Mais  tel  est 
I'ascendant    des   ecrivains    superieurs  :  quelques 
mots  hasardes  par  I'auteur  A'Ermle  ont  fait  con- 
cevoir  une  belle   comedie.  I.a  Harpe  trouve  un 
exces  de   vanite  dans  I'idee  meme   de   la  piece; 
La  Harpe  aurait  du  mieux  s'y  connaitre ;  et  le  re- 
proche  est  injuste.  L'auteur  ne  fait  pas  un  nou- 
veau  Misanthrope,   comme  d'autres  ont  fait  un 
nouveau  Tartufe  :  il  se  donne  pour  imitateur;  il 
adopte  les  principaux  personnages  de  Moliere ;  il 
se  met  a  sa  suite ,  et  non    pas  en  concurrence 
avec  lui.  Comment  La  Harpe  ne  Fa-t-il  pas  senti? 
Pourquoi  veut-il  affaiblir  les  eloges  qu'il  est  force 
de  donner  a  la  comedie  du  Philinte?  On  devine 
aisement  ses  motifs :  elle  avait  deux  grands  torts  a 
ses  yeux  :  c'etait  I'ouvrage   d'un  de  ses  contem- 
porains;   et   cet    ouvrage  avait  reussi.   Le  style 
en  est  plein  de  defauts,  sans  doute  :  quelcjuefois 
energique ,  il  est  plus  souvent  dur,  incorrect  et 
bizarre;  mais,  si  la  piece  etait  bien  ecrite ,  apres 
les  chefs-d'oeuvre  de  Moliere ,  toujours  seul   sur 
le  trone  ou  I'a  place  son  genie,  quelle  haute  co- 
medie serait  comparable  au  PhilijitcP  Depuis  cent 

OEuvres  posthumes.  III.  2  I 


3>.9.  LITTER  ATI  HE  FRANCATSE. 

aiinees,  la  scene  comiqiie  oftre-t-elle  iin  role  aiissi 
brillant,  aiissi  noble,  anssi  bien  soutenu  que  le  per- 
sonnage  d'Alceste?  N'est-ce  pas  une  situation  for- 
tement  conciie  que  celle  de  Philinte  puni  de  son 
efifoisme  par  la  fraude  meme  qu'il  tolerait  si  pai- 
siblement  quand  il  n'y  voyait  que  le  mal  d'autrui? 
La  plenitude  et  la  simplicite  de  la  fable  annon- 
cent-elles  un  esprit  vulgaire?  Le  meme  genre  de 
merite  brille  encore,  mais  d'un  moindre  eclat, 
dans  les  autres  productions  de  Fabre  d'Eglantine. 
Le  Convalescent  de  qualite  abonde  en  force  co- 
mique.  V Intrigue  epistolab-e,  dont  les  incidens  et 
les  details  ne  prouvent  pas  un  gout  difficile,  offre 
en  recompense  un  dialogue  rapide,  nne  gaiete 
continue,  qui rachetent bien  des  defauts,du  moins 
a  la  representation.  La  comedie  des  Precepteurs  ^ 
ouvrage  posthnme ,  et  que  I'auteur  ne  croyait 
point  avoir  acheve,  presente  une  conception  phi- 
losophique  et  des  scenes  originales.  Ces  diverses 
productions  sont  egalement  deparees  par  ini 
mauvais  style.  U  y  a  plus  :  Fabre  affectait  celte 
diction  singuliere ,  et  I'avait  reduite  en  systeme ; 
il  ecrivait  d'ailleurs  tres-vite,  secret  infaillible 
pour  mal  ecrire.  Mais  on  ne  saurait  lui  contester 
ime  imagination  feconde,  de  I'art  dans  les  com- 
positions,  de  la  vigueur  dans  la  peinture  des  ca- 
racteres;  et ,  raalgre  tout  ce  qu'on  pent  lui 
reprocher ,    les    critiques    equitables    placeront 


CHAPITRE  XL  323 

toujours  Tauteur  du  Philinte  de  Moliere  parmi 
iios  vrais  poetes  comiques. 

On  a  vii  paraitre ,  dans  la  meme  epoqiie,  une 
comedie,  celebre,  de  Colin  d'Harleville;  et  deja  ce 
poete  avait  affermi  sa  reputation  par  trois  succes. 
1J Inconstant,  son  premier  ouvrage,  offrait,  quant 
au  fond  du  sujet ,  quelques  rapports  avec  Ylire- 
solu;  m2L\s^9,\  la  piece  de  Destouches  n'est  pas 
aussi  faible  d'intrigue  que  celle  de  Colin ,  si  les 
personnages  accessoires  y  sont  beaucoup  moins 
negliges,  il  s'en  faut  bieii  que  le  personnage 
principal  y  soit  peint  d'aussi  vives  couleurs.  L'in- 
constant  n'est  pas  seuleraent  tres-comique;  il  est 
encore  tres-aimable;  et  ce  role,  un  des  mieux 
concus  qu'il  y  ait  au  theatre,  est  en  meme  temps, 
pour  le  style ,  ce  que  I'auteur  a  produit  de  plus 
brillant.  \JOptimiste  et  les  Chateaux  en  Espagne 
etincellent  de  traits  charmans  :  I'auteur  y  a  pro- 
digue  ces  details  heureux  dont  il  savait  enrichir 
ses  ouvrages;  mais  on  y  desirerait,  dans  les  situa- 
tions, plus  de  cette  force  comique,  merite  eminent 
des  pieces  de  caractere,  et  que  les  deux  sujets 
semblaient  appeler.  Ce  fut  alors  que  Fabre 
d'Eglantine  se  mit  en  concurrence  ouverte  avec 
Colin  d'Harleville.  D'abord,  sous  le  titre  du  Pre- 
somptueux y  il  refit  les  Chateaux  en  Espagne;  et 
la  lutte  ne  lui  fut  point  avantageiise.  Bientot,  dans 
la  preface  du  Philinte  de  Moliere^  preface  indigne 

2  1. 


32/j  LITTER  ATURE  FRANCATSE. 

(I'nne  telle   piece,    il    se  permit d'attaqiier ,  sans 
auciine  mesure,  et  la  comedie  de  VOptimisle^  et 
jnsqu'aiix  intentions  morales  de  Tauteiir.  A  cette 
hostilite,  si  convenable  aux  detracteurs  par  etat, 
mais  si  etrange  de  la  part  d'un  homme  de  merite, 
Colin  repondit,  comme  les  vrais  talens  peuvent 
seulsrepondre,  pariin  excellent  oiivrage.  PInsieurs 
cpialites  manqnaicnt  a  ses  premieres  productions; 
rien  ne  manque  au  Fieux  Celibataire:  le  caractere 
principal  est  superienrement  dessine;  I'artificieuse 
gouvernante  est  d'uiie  verite  parfaite;  chacun  des 
personnages  accessoires  est  ce  qu'il  devait  etre; 
Tinteret,  la  force  comique,  animent  les  differentes 
situations;  le  style  est  elegant,  le  dialogue  inge- 
nieux    et  vif,   I'effet   general    complet;  enfin   le 
Vieux  Celibataire  occupe  un  rang  eleve  parmi  les 
comedies  du  dix-huitieme  siecle,  et,   sans  con- 
tredit,  la  premiere  place  entre  les  comedies  de 
Colin  d'Harleville.   Les    ouvrages  que   I'auteur  a 
composes   depuis  sont   loin    de    meriter    autant 
d'eloges.  Toutefois,  dans  les  Moeurs  diijour,  son 
talent  se  reveille  encore,  mais  a  de  longs  inter- 
valles.  Son  style,  d'ailleurs  plein  de  naturel  et  de 
grace,  s'affaihlissait  depuis   quelque   temps   par 
ime  maniere  expeditive,  etqui  n'etait  pas  exempte 
d'incorrection;   ses  vers,  souvent  depourvus   de 
cesure,  ne  conservaient  plus,  des  formes  de  notre 
pocsie,que  la  rime  et  lenombredessyllabes.  Nous 


CHAPIIJIE    XL    .  3^5 

laisons  celte  leiiiarque  j)our  les  jeuiies  geiis,  qui 
lie  riniitent  que  trop  en  ce  point,  le  seul  ou  il 
soit  aise  de  I'atteinclie,  et  plus  aise  de  le  surpas- 
ser.  Les  maladies,  et  les  chagrins  par  qui  les  ma- 
ladies deviennent  incurables,  nous  Tout  enleve 
trop  tot;  le  sort  dont  il  ne  jouissait  pas,  mais 
dont  il  etait  digue,  un  sort  heureux  I'aurait  con- 
serve sans  doute  a  Tamitie  qui  le  regrette ,  et  a 
la  scene  francaise  qu'il  aurait  pu  long-temps  ho- 
norer. 

Si  quelque  poete  comique  devait  se  croire  un 
rival  a  craindre  pour  Colin  d'Harleville,  c'est  as- 
surement  M.  Andrieux;  mais  il  a  prefere  d'etre 
ou  plutot  de  rester  son  ami;  car  il  Tetait  presque 
des  lenlance  :  il  la  constamment  aide  de  ses 
conseils,  de  ses  talens  meme,  an  point  d'ecrire 
une  scene  eiitiere  de  XOplimisle ;  et  ce  nest  pas 
la  moins  bien  ecrite.  M.  Andrieux,  dans  son  coup 
d'essai ,  la  petite  piece  ^Anaxiitiaiidre ,  s'etait  dis- 
tingue de  tres-bonne  lieure  par  celte  diction  pure, 
elegante  et  facile,  qu'il  a  toujours  conservee.  Les 
Etourdis  firent  sa  reputation  :  ce  fut  a  bien  juste 
titre ;  et,  depuis  les  Folies  amoureuses^  il  serait 
peut-etre  impossible  de  citer  une  seule  comedie 
en  trois  actes  qui  reunisse,  an  inenie  degre 
(^ue  les  Etourdis^  le  charnie  dune  versification 
brillante  ,  la  gaiete  du  dialogue,  I'originalile  des 
caracteres  et  la  piquante  variete  des  situations. 


3-2G  LITTEIUTUKE  FRANCAISE. 

Plus  recenimeiit,  dans  une  petite  piece  agreable 
et  morale,  et  iorsque  des  claiiieurs  violentes  s'eie- 
vaient  contre  la  philosopbie ,  M.  Andrieux  s'est 
hoiiore  lui-merue,  en  sacliant  honorer  la  memoire 
du  philosophe  Helvetius.  Dans  le  Soaper  d'Au- 
teuil,  c'est  a  Moliere  qu'il  rend  hommage  :  une 
intrigue  legere,  niais  interessante,  anime  la  piece, 
egayee  souvent  par  les  distractions  du  bon  La 
Fontaine,  et  par  les  saillies  plaisantes  de  Lnlli. 
Le  ton  de  cet  ouvrage  et  du  precedent  et  le  choix 
heureux  des  sujets  devraient  eclairer  quelques 
auteurs  niodernes,  qui,  n'ayant  pas  etudie  les 
convenances  du  tbeatre,  y  presentent  des  ecri- 
vains  mediocres  comme  des  talens  superieurs,  on, 
ce  qui  est  pire  encore,  y  travestissent ,  sans  le 
vouloir,  des  bommes  superieurs  en  hommes 
mediocres,  et  vont  jusqu'a  leur  preter  I'ignoble 
esprit  des  calembours.  Dans  la  comedie  en  cinq 
acles  intitulee  le  Tresor,  M.  Andrieux  n'a  point 
degenere.  Une  scene  de  vente  a  paru  surtout  for- 
tement  comique:  elle  ne  surpasse  pas  neanmoins 
la  premiere  scene  ecrite  en  vers  excellens,  et  I'une 
des  plus  belles  expositions  que  puisse  offrir  notre 
tbeatre.  Les  qualites  distinctives  du  talent  tie 
M.  Andrieux  sont  la  bnesse  et  le  badinage  elegant. 
Cbez  les  Grecs,  Thalie  elait  a  la  foisMuse  et  Grace: 
c'est  un  avis  dcjnne  aux  poetes  comiques;  et  per- 
sonne  ne  I'a  mieux  entendu  que  M.  Andrieux.  II 


CHAIM  i  !iE   XI.     ^  ^  327 

ne  coiiit  [3oiiil  aj3res  le.s  details  agreablcs,  iiiais  il 
les   trouve  a  volonte ;  toujuurs  plaisanl ,  jamais 
bouffon ;  toujours  iiigenieux,  jamais  bel-esprit. 
11  a  compose  des  comedies  qui  ne  sont  pas  con- 
nues  encore  :  on  doit   souiiaiter  qu'il  les  donne 
bientot,  et  qu'il  en  com|)Ose  de  nouveiles.  II  tant 
des  productions  telles  que  les  siennes  pour  main- 
tenir  au  theatre  la  purete  dc  la  langue  et  du  gout. 
Un  digne  ami  des  deux  poetes  qui  viemient  de 
fixer  notre  attention,  M.  Picard,  lesasuivis  d'assez 
])res  dans  la  carriere.  Yingt-cirjq  comedies  qu'i! 
a  iait  re  presenter  avant   I'age    de   quarante    ans 
prouvent  son  extreme  facilite.  Toutes  ne  sont  pas 
d'une  egale  force ;  et  I'liabitude  de  composer  ra- 
pidement  pent  menie  avoir  inline  sur  I'execution 
du  plus  grand  nombre.  Beaucoup  out  reussi  ce- 
pendant ;  et  lenr  succes  n'est  point  usurpe ;  car 
elles  presentent  toujours  des  idees  originales,  des 
peintures   vraies ,  des  ridicules  bien  saisis.   A    la 
tete  de  ses  comedies  en  vers  nous  croyons  devoir 
placer  Mediocre  et  jritnpaiit ,  le  Mari  ambitieua., 
et  surtout  les  Amis  de  College ,  piece  moins  im- 
portante  que  les  deux   aulres,  du   moins  quant 
au  fond  du  sujet,  mais  plus  remarquable  par  le 
merite  d'une  versification  s(jignee.  Ses  meilleures 
comedies  en  prose  nous  paraissent  etre  le  Coiitrat 
d' union,  {3i  Petite  faille  ei  les  Marionnelles ,  ou- 
vrage  Irivole  en  apparence,  mais  en  elfet  Ires- 


SaS  LITIEUATLKE   FKAWCAISE. 

philosopliique.  11  faut  ajouter  a  cette  liste,  deja 
considerable,  deux  pelites  pieces  fort  jolies  :  les 
Ricochets  et  M.  Musard.  Nous  I'avons  assez  fait 
entendre  :  eu  general  les  vers  de  I'auteur  sont 
pen  travailles.  Dans  sa  prose  menie,  d'ailleurs  si 
naturelle  et  si  rapide,  on  voudrait  trouver  moins 
rarement  de  ces  mots  forts  qui  dessinent  une 
scene,  ou  qui  peignent  un  caractere,  et  dont 
Turcaret  otfre  le  modele.  On  pourrait  aussi  lui 
reprocher  d'aimer  trop  a  fane  justice  des  ridicules 
subalternes,  et  d'epargner  les  classes  elevees, 
chez  qui  pourtant  les  ridicules  ne  sont  pas  plus 
rares  que  les  vices.  Ce  n'etait  pas  la  pratique  de 
Moliere  :  il  est  vrai  que  son  genie  n'etait  resserre 
par  aucune  entrave.  An  reste,  la  gaiete ,  I'inven- 
tion ,  I'art  d'observer,  I'intention  prononcee  de 
corriger  les  moeurs,  et  le  talent  difficile  de  bien 
developper  le  but  moral  sans  refroidir  la  comedie: 
telles  sont  les  qualites  essentielles  d'un  auteur 
comique;  et  M.  Picard  les  reunit.  Aujourd'liui 
done  qu'il  voit  sa  reputation  etablie  et  ses  talens 
recompenses,  s'il  parvient  a  moins  produire  en 
travaillant  davantage,  on  peut  lui  garantir,  sans 
rrop  de  hardiesse,  des  succes  encore  superieurs 
a  ceux  qu'il  a  justement  obtenus. 

Nous  serons  courts  en  parlant  de  Dcmoustier; 
car  nous  ne  pouvons  risquer  son  eloge.  Il  a  donne 
trois  comedies  en  vers  :  Alceste  a  la  cainpagne  ^ 


CHAPITRE   XI.  3'iq 

I 

le  Conciliateur,  et  les  Femmes.  La  premiere  est 
completement  oubliee;  et  Ton  n'a  plus  rieii  a  dire 
sur  cette  faible  suite  du  Misantlirope.  Les  deux 
dernieres,  grace  au  jeu  des  acteurs,  sont  encore 
ecoutees  au  theatre,  plutot  avec  indulgence 
qu'avec  plaisir.  On  estime  I'exposition  du  Conci- 
liateur; mais  une  fable  obscure  et  mal  tissue,  de 
fades  madrigaux,  de  froides  epigrammes,  des 
roles  sans  effets ,  des  scenes  inutiles ,  deparent  le 
reste  de  la  piece.  La  comedie  des  Femmes  a  les 
inemes  defauts,  et  merite  des  reproches  plus 
graves.  Quel  est  le  sujet  de  cet  ouvrage  ?  Uii 
jeune  homme  entoure  de  cinq  ou  six  femmes,  qui 
sont  aux  petils  soins  pour  lui,  qui  viennent  le 
regarder  dormir,  et  qui  lui  font  tour  a  tour  de 
tendres  declarations  :  son  oncle,  seducteur  de 
profession,  survient,  reconnait  deux  ou  trois 
femmes  qu'il  a  trompees,  et  s'explique  avec  elles 
en  les  persiflant.  Est-ce  bien  dans  la  bonne 
compagnie  que  Demoustier  avait  observe  ces 
moeurs  singulieres?  Quant  au  style, jamais  il  n'est 
naturel,  quoiqu'il  soit  toujours  facile,  et  souvent 
meme  beaucoup  trop.  L'auteur  a  de  I'esprit  sans 
doute,  mais  rarement  celui  qu'il  faut  avoir.  11  fail 
sans  cesse  des  portraits;  mais  il  ne  peint  pas,  il 
enlumine  :  heureusement  il  est  le  dernier  qui 
ait  voulu  conserver  au  theatre  un  genre  insipide 
et  faux  que  plusieurs  beaux -esprits  du  dix-hui- 


3;^o  T.ITTER  \1  LIRE  FR  ANCAISE. 

tieiiie  siecle  avaieiit  pris  nial  a   [)ropos   {xjui    la 
comedie. 

Uii  su'n't  agreable  et  des  scenes  interessantes 
out  fail  reussir  la  Beile  Fermiere,  ouvrage  de 
mademoiselle  Candeille.  Ce  n'est  pas  sans  succes 
que  Flins  a  donne  sa  Jeuiie  Hdtesse  ^  imitee  de 
Goldoni.  Cependant ,  malgre  quelques  vers  bieu 
touriies,  on  sent  que  rautenr  franrais  n'a  pas 
toujours  assez  d'esprit  poin^  le  besoin  qu'il  a  d'eii 
niontrer.  La  petite  piece  atiroir  qu'il  avait  donnec 
an  commencement  de  la  revolution,  sous  le  nom 
«lu  Revtil  iV Epimenide ,  etait  plus  ingenieuse  et 
mieux  ecrite.  Clieron,  mort  prefet  de  la  Yienne, 
nous  a  laisse  une  comedie  de  caractere,  mtilulee 
le  Tartuje  de  nioeurs.  Quand  elle  fut  representee, 
d'aboi'd  sous  le  titre  plus  modeste  de  V Homme  a 
seiitimetis ,  I'auteur  negligea  d'avertir  que  sa  piece 
etait  une  copie  de  VEcole  de  la  inedisance  ^  co- 
medie celebre  de  M.  Sheridan,  et  la  meilleure 
qui  ait  paru  en  Angleterre  depuis  Congreve  et 
Fielding.  En  donnant  Pamela,  M.  Francois  avait 
cru  devoir  manifester  les  obligations  qu'il  avait 
a  Goldoni;  cette  fois  pourtant  la  copie  etait  bien 
superieirre  a  I'onginal.  lei  M.  Sheridan  est  loin 
d'etre  egale  par  son  copiste  :  la  piece  fraucaise 
est  en  vers;  mais  la  prose  nerveuse  et  concise 
de  TauUMir-  anglais  vaut  mieux  que  des  vers  trai- 
Jians   et  vidcs.   Cheron   a   supprime,  il   est  vrai , 


CHAPiTFxE    XL  3^i 

qirelques  hardiesses ;  mais  il  attiedit  les  effets 
comiqiies;  il  eiierve  la  vigueur  des  scenes;  il 
decolore  les  details;  et  tous  les  bons  mots  dispa- 
raissent;  car  il  n'y  a  plus  de  bons  mots  ou  il  n'y 
a  plus  de  precision.  Cette  imitation  faible  a  pour- 
tant  reussi  :  en  effet  les  situations  restent ;  el 
iempreinte  originale  est  si  forte  quelle  perce 
encore  a  travers  les  voiles  dun  style  vague  et 
d'un  dialogue  insignifiant.  Comment  I'auteur,  qui, 
sous  d'autres  rapports,  etait  un  homme  de  beau- 
coup  de  merite,  a-t-il  rappele,  dans  le  nouveau 
titre  de  sa  piece ,  le  chef-d'oeuvre  de  tous  les 
theatres  comiques  :  Tartufe  ?  Un  Anglais  n'avait 
pas  eu  cette  imprudence  ;  un  Francais,  au 
lieu  de  provoquer  le  parallele,  aurait  dii  le  luir 
avec  une  crainte  respectueuse ;  et  I'ecrivain  donl 
nous  parlous,  done  d'une  raison  tres-saine,  etail 
plus  en  etat  que  personne  de  sentir  les  dangers 
d'une  concurrence  impossible  a  soutenir,  meme 
pour  les  talens  i\u  premier  ordre. 

On  ne  tloit  pas  oublier  ici  les  <juvrages  de 
M.  Duval.  La  petite  piece  des  Heritiers  et  celle  des 
Projets  de  mariage  ruinoncaient  un  auteur  co- 
mique.  Sa  maniere  a  paru  perfectionnee  dans  la 
Jeunesse  de  Charles  II,  improprement  nommee 
la  Jeunesse  de  Henri  V.  Ce  singulior  snjet  avail 
deja  tente  lauteur  ingcnieux  du  Tableau  de  Paris; 
mais  M.  Mercier  avait  ecrit  a  langlaise,  avec  une 


332  LITTERATURE  FRANCAISE. 

liberte  qui  excedait  de  beaucoup  les  boriies  pres- 
criles  au  theatre  fraiicais.  M.  Duval  a  merite  par 
d'heuieux  efforts  le  succes  dont  jouit  sa  piece. 
En  traitant  de  iiouveau  le  sujet,  il  lui  a  doniie  de 
la  decence,  mais  sans  lui  oter  du  comique;  sa 
lable  est  conduite  avec  art;  I'interet  croit  de  scene 
en  scene;  et,  ce  qui  vaut  encore  mieux  dans  une 
comedie,  I'ouvracfe  est  gai  (Tun  bout  a  I'antre. 
En  iisant  le  Tyran  domestique,  il  est  permis  d'y 
blamer  une  versification  penible;  il  est  juste  d'y 
loner  quelqnes  developpemens  du  caractere  prin- 
cipal, et  surtout  la  marclie  de  la  piece.  C'est  la 
que  reussit  toujours  M.  Duval.  Estimable  dans 
plusienrs  parties  de  i'art,  il  est  habile  dans  uiiKt 
partie  iniportante :  la  combinaison  dn  plan. 

Deux  petites  comedies  de  M.  Roger,  le  Tableau 
el  \Avocut,  sont  dignes  de  louanges  a  un  autre 
egard  :  la  seconde  est  encore  une  imitation  de 
Goldoni.  Toutes  deux  sont  faibles  d'nitrigue , 
mais  remarquables  par  un  style  correct  et  par 
une  versification  facile. 

L'auteur  de  la  tragedie  A'Agamemnon^  M.  Le- 
mercier,  s'est  essay e  plusienrs  fois  dans  le  genre 
de  la  comedie.  L'idee  de  son  Pinto  est  singuliere. 
l^resenter  sons  le  point  de  vne  comique  et  dans 
la  partie  secrete  une  de  ces  revolutions  qm 
cliangent  les  elats:  telle  est  I'intention  de  l'auteur. 
Peut-etre  revenement  choisi  ne  s'y  pretail  pas 


CHAPITRE  XI.  :^33 

beaucoup.  Le  Portugal  delivre  de  ses  oppresseurs 
avec  tant  de  courage  et  d'activite;  line  revoliitioii 
durable  et  completement  faite  en  quelques  heii- 
res;  line  seule  victime,  Vasconcellos;  la  multitude 
agissante  ,  et  soudain  le  calme  rendu  a  cette  mul- 
titude redevenue  corps  de  nation  :  tout  cela  ne 
semblait  guere  susceprible  de  ridicule.  La  du- 
chesse  de  Bragance,qui  parut  si  digne  du  trone 
que  son  epoux  lui  dut  en  partie ;  le  brave  Al- 
meida, veritable  chef  de  I'entreprise,  et  qui, 
bien  plus  que  Pinto,  en  determina  le  succes; 
le  cardinal  de  Richelieu  la  favorisant  de  loin ,  non 
pour  servir  la  nation  portugaise,  mais  pour  affai- 
blir  la  monarchic  espagnole;  des  noms,  des  ca- 
racteres,  des  motifs,  des  resultats  d'un  tel  ordre, 
etaient  dignes  de  la  tragedie  :  aussi ,  dans  I'ou- 
vrage  dont  nous  parlons ,  la  scene  on  Pinto  vient 
rassurer  les  conjures  saisisd'une  terreur  panique,et 
oil  il  donne  le  signal  de  I'attaque,  est  de  beaucoup 
la  meilleure,  precisement  parce  quelle  est  tragi- 
que  :  elle  est  tragique,  parce  qu'elle  est  essentielle 
au  sujet.  En  ces  derniers  temps,  le  meme  ecrivain , 
dans  sa  comedie  de  Plaute ,  a  imite  quelques 
scenes  de  Plaute  lui-meme ;  mais  une  conception 
ingenieuse,  et  qui  appartient  a  M.  Lemercier, 
c'est  de  representer  le  poete  comique  conduisant 
une  intrigue  reelle,  faisant  agir  des  personnages, 
et  les  peignant  a  mesure  qu'ils  agissent.  L'esclave 


334  LITTERATURE  FRANCAISE. 

(run  meunier  foiule  la  comedie  latine!  Le  merite 
fie  cette  peinture  oiiginale  n'a  point  echappe  a 
rattention  des  connaisseurs.  Plus  recemment  en- 
core, une  action  sin)ple ,  un  interet  doux,  des 
vers  naturels,  le  talent  d'une  actrice  charmante, 
ont  fait  applaudir  KAssemblee  de  Famille,  come- 
die  en  cinq  actes  de  M.  Riboute.  II  n'y  a  de  force 
ni  dans  Tintrigue,  ni  dans  le  comique,  ni  dans  le 
style;  mais  c'cst  un  premier  ouvrage;  et  le  brillant 
succes  qu'il  a  obtenu  doit  encourager  Tauteur  a 
marcher  hardiment  dans  une  carriere  ou  ses  pre- 
miers pas  ont  ete  si  heureux. 

Le  ton  faux  et  maniere  qui  defigura  long-temps 
la  comedie  a  cesse  d'etre  en  honneur  durant 
cette  epoque.  Tons  les  auteurs  que  nous  avons 
nommes,  tons,  excepte  Demoustier,  ont  contri- 
bue  plus  ou  moins  a  ramener  le  gout  egare  loin 
de  sa  route.  Trois  poetes,  cependant,  M.  Andrieux, 
Colin  (THarleville  et  Fabre  d'Eglantine,  ont  exerce 
a  cet  egard  une  influence  speciale.  Nous  nommons 
ici  M.  Andrieux  en  premiere  ligne;  et  cela  est 
juste  :  il  a  ecrit  avant  les  deux  autres,  comme 
nous  I'avons  deja  remarque.  Ses  J^tourdis  sont 
meme  anterieurs  a  I'annee  memorable  qui  est 
notre  point  de  depart.  Il  est  assez  difficile  de 
concevoir  comment  et  pourquoi  Ton  avait  intro- 
duit  sur  la  scene  comique  tant  de  madrigaux  en 
dialogue,   tant   de   recherche  dans   les   pensees , 


I 


CHAPITRE   XI.  335 

l.'Hit  d'affectation  dans  les  ternies.  La  comedie 
peint  la  societe;  il  y  a  plus  :  dans  les  pieces  infec- 
tees  de  ce  jargon  que  nous  avons  du  blamer  sans 
reserve,  on  a  voulu  peindre  la  societe  choisie;  on 
ne  pouvait  la  representer  sous  des  couleurs  plus 
infideles.  C'est  par  le  naturel  des  pensees  et  des 
expressions  que  brille  Fesprit  veritable,  surtout 
quand  il  est  cultive.  Le  ton  de  I'hotel  de  Rani- 
bouillet,  si  en  vogue  a  Paris  et  a  la  cour  sous  la 
regence  d'Anne  d'Autriche,  fut  relegue  dans  les 
provinces  des  que  Moliere  eut  donne  sa  comedie 
des  Precieuses.  Sous  Louis  XIV ,  et  long-temps 
apres  lui,  le  bt)n  er.prit  de  la  societe  fut  perfec- 
tionne  sans  cesse;  et  le  bel- esprit,  en  paraissant 
sur  la  scene ,  devait  appartenir  aux  caricatures. 
Les  tentatives  en  sens  contraire  ne  peuvent  abu- 
ser les  spectateurs  d'un  gout  delicat.  Certains  dis- 
cours  que  Marivaux,  Boissy ,  Dorat,  et  autres  , 
font  tenir  aux  personnages  les  plus  iitteressans 
de  leurs  pieces  seraient  dun  effet  tres-comique 
dans  la  bouche  dun  marquis  ridicule  ou  d'une 
soubrette  deguisee ;  il  est  a  presumer  que  ces 
ecrivains  trouveront  desormais  peu  d'imitateurs. 
Le  changement  qui  s'est  opere  ne  tient  pas  seu- 
lement  aux  efforts  de  plusieurs  talents  reunis  : 
ce  galimatias  precieux  qui  seduisait  jadis  inie 
partie  du  public  ne  serait  aujourd'liui  ni  com- 
pris,  ni  supporte;  les  moeurs  sont  devenues  plus 


336  T.mT:RATURE  FRANCAISE. 

fortes;  et  ce  n'est  point  par  I'exces  d'ornemens 
que  Ic  gout  pourrait  de  nouveau  se  corrompre. 
L'idee  que  nous  indiquons  sera  developpee  dans 
les  considerations  generates  qui  termineront  cet 
ouvrage.  En  un  mot,  la  comedie  a  regagne  des 
qualites  qu'elle  avail  perdues  :  le  naturel  et  la 
gaiete ;  il  lui  reste  a  regagner  encore  la  profondeur 
dans  le  choix  des  sujets  et  la  hardiesse  dans  I'exe- 
cution.  L'essentiel  est  de  peindre  les  mceurs  :  le 
mieux  possible  est  de  les  corriger,  on ,  dans  un  sens 
plus  juste  et  pourtant  plus  etendu,  de  les  refaire 
par  la  verite  des  peintures  et  I'energie  du  ridicule. 
C'est  Tart  supreme ;  mais  il  est  si  difficile  qu'a 
peine  a-t-il  ete  pratique  depuis  le  maitre  de  la 
scene  comique. 

a  ^  Trois  comedies  en  vers,  recueillies  en  un  vo- 
«lume,  viennent  d'etre  livrees  au  jugement  des 
«  lecteurs,  sans  avoir  ete  representees  a  Paris,  du 
«  moins  sur  un  theatre  public.  M.  Pieyre,  qui  les 
«  a  composees,  est  connu  depuis  long-temps  par  le 
«  brillant  succes  de  V^cole  des  Peres,  comedie  fort 
«  estimable,  imitee  de  I'Homme  prudent  de  Gol- 
«  doni :  fait  qui  dans  le  temps  ne  fut  remarque  ni 


I.  Ces  deux,  deiniers  paragraphes  sont  iniprimes  pour  la 
premiere  fois  dans  le  Tableau  de  la  Litterature  Francaise ; 
nous  les  avons  places  a  I'endroit  indique  par  I'auteur  lui-meme. 
(  Note  de  Vediteur.  ) 


CHAPITRE   XL;  "  ?>?>j 

a  par  les  journalistes  qui  probablement  I'igno- 
«  raient,  ni  par  I'auteur  beaiicoup  trop  lettre  pour 
«  qu'il  soit  permis  de  lui  adresser  le  meme  repro- 
c(  che.  Ici  la  piece  qui  a  pour  titre  Orgueil  et  Va- 
« nite  est  tiree  du  meme  Goldoui.  Cette  fois 
«  M.  Pieyre  a  soin  d'en  avertir ;  mais  il  a  crainl 
«  qu'elle  ne  fut  plus  de  mode  d'apres  les  change- 
«  mens  operes  dans  nos  moeurs  :  car  il  peint  les 
« pretentions  de  quelques  bourgeois  faufdes  a 
«  prix  d'argent  dans  la  bonne  compagnie  d'une 
«  petite  ville,  et  les  grands  airs  meles  de  bassesse 
«  de  quelques  provinciales  de  qualite.  C'est  pous- 
«  ser  trop  loin  la  crainte  :  grace  a  M.  Jourdain,  qui 
«  reste  en  possession  de  la  scene,  nous  n'avons 
«  pas  oublie  ce  que  Moliere  appelle  de  la  gentil- 
«  hommerie.  Sans  doute  il  est  des  ridicules  qui 
« n'ont  rien  d'amusant,  meme  an  theatre ;  mais 
«  c'est  au  poete  a  choisir  :  il  n'a  que  I'embarras  du 
«  choix.  Sur  trois  liommes  entetes  du  meme  tra- 
ce vers,  Fun  offense,  I'autre  ennuie ,  ini  troisieme 
«  fait  rire  aux  eclats  :  c'est  celui-[a  qu'il  faut  pren- 
((dre;  il  produira  son  effet  dans  tons  les  temps; 
« les  autres  n'appartiennent  point  a  la  scene  co- 
«  mique.  U Intrigue  anglaise  est  dun  genre  fort 
«  serieux  :  elle  offre  des  scenes  energiques.  On  y 
«  desirerait ,  il  est  vrai ,  plus  de  couleur  dans  le 
«  style  et  moins  d'embarras  dans  Taction,  line 
«jeune   personne   arrachee   aux   pieges   d'un   se- 

OEuviTS  postbumes.   III.  2^ 


338  LITTER ATITRE   FRANC AiSE. 

«  (lucteur  par  la  coiuluite  prudciite  d'un  pere 
«  aussi  tendre  qu'eclaire :  tel  est  en  substance  le 
«  fond  de  cette  piece,  que  M.  Pieyre  s'abstient 
«  encore  de  donner  pour  une  imitation ,  mais  qui 
«  n'en  est  pas  moins  puisee  dans  une  comedie 
«  anglaise,  traduite  il  y  a  plus  de  quarante  ans  par 
«  madame  Riccoboni.  La  piece  la  plus  importante 
«  du  recueil  est  le  Garcon  de  cinquante  ans,  co- 
«  medie  que  I'auleur  avait  deja  publiee  sous  le  titre 
«  de  la  Maison  de  I'oncle.  C'est  la  peinture  d'un 
«  vieux  garcon  place  entre  des  neveux  qui  veulent 
«  etre  ses  heritiers,  et  une  servante  qui  pretend 
«  devenir  son  epouse.  Apres  de  vives  altercations 
«  les  neveux  finissent  par  triompher.  Un  poete 
(«  vulgaire,  Avisse,  est  le  premier  qui  ait  essaye  ce 
«  sujet  heureux.  De  nos  jours,  un  poete  habile 
«  a  su  le  traiter.  Quant  a  la  comedie  de  M.  Pieyre, 
«  elle  n'est  pas  indigne  de  quelques  eloges  :  la 
«  fable  en  est  simple ;  le  style  en  est  sage ;  il  y  a 
«  meme  des  traits  piquans.  On  dit  quelquefois  : 
(c  c'est  bien;  mais,  en  lisant  le  Vieux  Celibatcdre, 
(c  on  dit  toujorns  :  c'est  mieux.  M.  Pieyre  n'aurait 
«  pas  du  braver  une  telle  concurrence;  et,  malgre 
«  tons  les  egards  que  merite  le  talent  dont  il  a  fait 
"  preuve,  nous  ne  saurions  dissimuler  qu'elle  nuit 
«  beaucoup  a  son  ouvrage. 

«  Ramenes  naturellement  a  Colin  d'Harleville, 
«  nous  le  retrouvons  tout  entier  dans  une  come- 


CHAPITRE   XL  SSg 

"  die  posthume,  intitiilee  la  Famille  bretonne. 
«  Lorsqu'elle  a  ete  representee  pour  la  premiere 
ccfois,  ce  chapitre  etait  depuis  long-temps  ter- 
fc  mine ;  mais  un  article  a  part  ne  sera  pas  de  trop 
«  pour  elle.  La  vivacite  bretonne ,  la  tendre  ami- 
«  tie,  les  querelles,  les  racommodemens  des  deux 
«  freres ,  Germain  et  Marcel,  remplissent  trois 
«actes,  files  avec  art.  Les  na'ives  amours  du  fils 
«  de  Germain  et  de  sa  jeune  cousine  font  partie 
« de  i'action ;  car  le  voisin  Hilaire  a  une  fille  a 
«  marier.  Le  fils  de  Germain  sera  riche;  et,  selon 
«  que  les  freres  sont  bien  ou  mal  ensemble ,  Fir- 
(c  min  doit  epouser  tantot  sa  cousine,  et  tantot  la 
(c  fille  du  voisin.  Madame  Germain  est  d'un  ca- 
«  ractere  aimable.  Par  la  douceur  et  I'adresse,  elle 
«  parvient  souvent  a  reconcilier  son  beau-frere 
«  et  son  mari;  mais  nul  n'y  contribue  aussi  bien 
«  (\\\  Hilaire,  et  precisement  par  les  efforts  qu'il 
«  fait  pour  les  brouiller  sans  cesse.  Ce  sont  la 
«  des  idees  ingenieuses ,  de  veritables  ressorts 
«  comiques.  La  diction  d'ailleurs  est  correcte ,  la 
«  versification  facile ,  le  dialogue  rapide.  Le  pre- 
«  mier  acte  est  excellent  d'un  bout  a  I'autre.  Le 
«  second  se  soutient  par  les  details,  et  mieux  en- 
'c  core  par  deux  scenes  originales. 

«  Le  troisieme  languit  d'abord ;  mais  bientot  il 
«  se  releve ;  et  le  denoument  ne  saurait  etre  plus 
«  heureux.  Cette  jolie  piece,  Tune  des  meilleures 


22. 


34o  LITTERATURE  FRANCAISE. 

«  comedies  de  (^olin ,  par  consecjuent  de  toute  Te- 
«  poqiie ,  est  precedee  d'un  prologue  non  moins 
«joli,  compose  par  M.  Aiidrieux.  Les  deux  poe- 
«  tes,  les  deux  amis  sont  en  scene  :  on  croit  les 
«  entendre,  et  distinguer  meme  les  styles  qui  se 
«  melent  sans  se  confondre.  Ce  prologue  a  ete 
«  vivement  applaudi.  La  piece  a  joui  d'un  succes 
«brillant,  et  que  personne  n'a  conteste;  car  on 
«  aime  a  rendre  justice  aux  talens  qui  n'existent 
«  plus,  w      , 


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fc.%-*  'W'*.-V-«.'«.«,'%,-V%. 


CHAPITRE  XII. 

Le  Drnme,  les  deux  Scenes  Lyriques, 


Coup  -  d'oeil  sur    les    mojens    de    soutenir   Vart 

dramatique. 

Malgre  quelques  scenes  atteiulrissantes  re- 
pandiies  de  loin  en  loin  dans  les  comedies  que 
Terence  a  imitees  de  Menandre  et  d'A.pollodore, 
on  pent  affirmer  que  les  anciens,  scveres  sur  les 
limites  des  genres,  ignorerent  toujours  ce  que 
parmi  nous  on  est  convenu  d'appeler  drame.  On 
en  peut  dire  autant  des  Italiens,  qui  refirent  tous 
les  arts  chez  les  modernes.  Les  Espagnols,  les  An- 
glais, Lopes  de  Vega,  Shakespeare,  melerent  les 
deux  genres  dramatiques  dans  chacun  des  deux. 
Des  Espagnols  nous  vint  la  tragi-comedie,  dont 
Taction  n'etait  pas  toujours  heroique  :  temoin  le 
Clitandre  de  Corneille.  Depuis  le  Cid  et  le  Men- 
tear,  les  limites  de  la  tragedie  et  de  la  comedie 
furent  respectees  durant  plus  d'un  siecle;  enfin 
la  satiete  des  chefs-d'oeuvre  fit  chercher  de  nou- 
velles  formes ;  et  les  deux  genres  furent  meles 
encore ,  attend u  qu'il  est  plus  facile  de  tout  con- 
fondre  que  d'inventer.  La  Chaussee,  talent  esti- 


342  LITTERATURE   FRANCAISE. 

mable,  mais  qui  manquait  tout  a  la  fois  d'eleva- 
tion  et  de  gaiete,  fit  des  comedies  larmoyantes , 
que  I'abbe  Desfontaines  voulait  appeler  Romane- 
dies  :  la  commence  le  drame.  C'est  un  drame  que 
le  Sidney  de  Gresset ,  ouvrage  plus  fort  de  style , 
mais  plus  faible  de  conception  que  les  pieces  de 
La  Chaussee.  Nanine  et  V Enfant prodigue  tiennent 
de  pres  a  cette  famille ;  V Ecossaise  en  fait  partie  : 
c'est  la  le  chef-d'oeuvre  du  genre.  Le  Pere  de  fa- 
mille de  Diderot  n'est  guere  moins  digne  d'eloges. 
II  y  a  beaucoup  d'effet  dans  le  Philosophe  sans  le 
savoir,  de  Sedaine.  Le  merite  si  rare  d'une  ver- 
sification toujours  elegante  place  a  un  rang  eleve 
la  Melanie  de  la  Harpe,  la  mieux  concue,  la 
mieux  executee,  la  meilleure  a  tons  egards  des 
productions  de  cet  ecrivain. 

En  donnant,  au  commencement  de  i'epoquc 
actuelle,  le  drame  intitule  la  Mere  coupable ,  on 
X Autje  Tartiife ,  Baumarchais  commit,  avant  Che- 
ron ,  la  faute  que  nous  venous  de  remarquer 
dans  le  chapitre  precedent ,  ct  dont  le  premier 
cxemple  fut  donne  par  Dorat,  a  la  tete  d'une 
piece  aujourd'hui  inconnue,  les  Proneurs  ou  ie 
Tartufe  liltej^aire.  Lorque  Beaumarchais  fit  repre- 
senter  \ Autre  Tartufe,  on  sentit  rinconvenance 
<le  ce  litre  ambiticux;  et  le  nom  de  la  Merc  cou- 
pable a  prevalu.  Quant  a  I'ouvrage,  il  est  d'un 
grand  effet :  les  caracteres  y  sonl  (brlenienl  des- 


CHAPITRE   XII.  343 

sines,  Taction  rapide ,  I'interet  puissant.  Cette 
piece  energique  et  iieuve ,  ou  tout  appartient  a 
I'auteur,  vaut  bien  mieux  que  son  Eugenie;  et 
Ton  y  voit  partout  les  traces  de  ce  talent  original 
qu'il  avait  diversement  deploye,  soit  dans  son 
Barhier  de  Seville  et  dans  plusieurs  parties  de  son 
Figaro,  soit  dans  les  eloquens  memoires  qui  fon- 
derent  sa  celebrite.  Get  ecrivain  remarquable  est 
plein  de  mauvais  gout  sans  doute,  mais  il  est  en 
meme  temps  plein  d'esprit,  de  verve  et  d'imagi- 
nation.  II  avait  jete  sur  la  societe  des  regards 
etendus  et  profonds.  Une  vie  orageuse  avait  mis 
son  caractere  a  I'epreuve ;  et,  malgre  ses  nom- 
breux  ennemis ,  il  doit  laisser  \\\\  honorable  sou- 
venir fonde  sur  des  ouvrages  tres -distingues, 
comrae  aussi  sur  le  noble  usage  qu'il  fit  de  sa 
fortune,  en  elevant  avec  tant  de  frais  un  monu- 
ment immortel  a  la  gloire  de  Voltaire,  et  par 
consequent  a  la  gloire  nationale. 

Apres  la  Mere  coupable,  quelques  autres  drames 
out  obtenu  des  succes  plus  ou  moins  brillans.  Le 
public  a  ete  fortement  emu  aux  representations 
des  Victimes  cloitrees ,  ouvrage  de  M.  Monvel, 
auteur  de  I'interessante  comediede  VAmant  bour- 
ru,  d'une  foule  de  productions  agreables,  et  I'un 
des  plus  grands  acteursqui  aient  brille  sur  la  scene 
francaise.  C'est  encore  M.  Monvel  qui  a  compose 
avec  M.  Duval  un  drame  intitule  la  Jeunesse  du 


3/i4  LITTERATURE   IRANCAISE. 

(lac  de  Richelieu,  ouvrage  dont  le  sujet  patheti- 
que  est  puise  dans  les  Mcmoires  de  ce  courtisan, 
})Ius  fameux  qu'illustre.  M.  Bouilly  a  cru  pouvoir 
consacrer  au  theatre  un  trait  de  bienfaisance ,  ou 
peut-etre  line  erreur  de  I'abbe  de  I'Epee.  L'eve- 
nement  celebre  par  Tauteur  a  cause  deux  proces, 
Le  premier  jugement  a  ete  casse  par  un  jugement 
contraire  :  quant  a  la  piece,  elle  a  ete  vivement 
applaudie;  car  elle  est  touchante,  et  cela  suffit 
au  tribunal  des  spectateurs.  C'est  a  des  tribunaux 
plus  graves  qu'appartiennent  les  discussions  juri- 
diques. 

Le  theatre  ailemand,  non  moins  irregulier  que 
le  theatre  anglais,  est  beaucoup  moins  riche  en 
beautes  energiques  et  profondes  :  il  en  offre  nean- 
moins  plusieurs  dans  les  pieces  de  M.  Goethe, 
de  Lessing,  de  Klopstok.  Deja  nous  avions  en  fran- 
<^ais  douze  volumes  de  pieces  allemandes.  Les  par- 
tisans de  ces  singuliers  ouvrages  ont  fait  depuis 
vingt  ans  de  nouvelles  tentatives  pour  en  inspirer 
le  gout  au  public  de  France.  On  a  traduit  Schiller 
entier;  mais  on  ne  s'est  point  borne  a  ce  tra- 
vail utile ;  on  a  transporte  sur  notre  scene  son 
drame  extravagant  des  Voleurs:  il  a  reussi  meme; 
et  un  tel  succes  n'a  pu  que  nuire  a  I'art  drama- 
tique.  Lesdramesde  M.  Kotzebue,  bien  inferieurs 
encore  a  Schiller,  n'ont  pas  ete  dedaignes.  Qui 
ne  connait  la  vogue  assez  longue  de  Misantropie 


CHAPITRE   XII.  345 

€t  Repentir!  \\  faut  le  dire  cepenclant;  ces  pieces 
viilgaires ,  oil  la  familiarite  basse  est  prise  pour  la 
naivete,  ime  morale  rebattue  et  fastidieiise  pour 
la  philosopbie,  le  bavardage  sentimental  pour  I'e- 
loquence  passionnee,  rappelient  et  ne  surpassent 
point  les  melodrames  qui  figurent  convenable- 
raent  sur  nos  theatres  subalternes.  Qu'il  nous  soit 
done  permis  de  donner  peu  d'importance  a  ces 
productions  germaniques,  et  de  passer  a  deux 
ouvrages  originaux ,  plus  dignes  de  nous  arreter , 
quoiqu'ils  ne  semblent  pas  destines  a  la  repre- 
sentation. 

M.  de  Lacretelle  a  public ,  dans  le  recueii  de 
ses  oeuvres,  un  drame  intitule  le  Fils  naturel.  La 
piece  que  Diderot  avait  composee  sous  le  meme 
titre  est  loin  d'egaler  le  Pere  de  /ami lie.  Le  su- 
jet  semble  avoir  ete  mieux  concu  par  M.  de  La- 
cretelle. La  noble  energie  de  plusieurs  caracteres 
et  la  force  des  situations  produisent  des  scenes 
eloquentes  ;  peut-etre  meme  cet  ouvrage  ne  serait- 
il  pas  d'un  effet  vulgaire  an  theatre,  si  I'auteur 
le  resserrait  de  moitie,  et  pouvait  lassujettir  aux 
formes  reeulieres  de  la  scene  francaise.  M.  Ber- 
nardin  de  Saint-Pierre  vient  de  faire  imprimer  un 
drame,  dont  le  sujet  est  la  Mort  de  Socrate.  Les 
derniers  momens  d'un  sage  opprime  n'ont  rien 
qui  soit  fort  theatral ;  mais  c'est  un  admirable 
sujet  d'etude.  Les  traditions  des  eleves  de  Socrate 


MiG  IJTTERATURE   FRANCAISE. 

et  de  I'ecole  acaclemiqiie  sont  liabilement  fondues 
dans  quatorze  scenes.  L'imagination  brillante  et 
le  rare  talent  de  Tauteur  embellissent  tout  I'ou- 
vrage.  C'est  dans  ce  gout  et  de  ce  style  que  Platon 
lui-meme  aurail;  pu  Tecrire ,  s'il  avait  ecrit  en 
francais. 

Quinault,  vrai  t'ondateur  de  la  scene  lyrique, 
y  transporta  le  merveilleux  de  la  mythologie  an- 
cienne  et  de  la  feerie  moderne.  II  merita,  par  un 
style  plein  de  grace  et  de  correction,  I'honneur 
d'etre  nomme  a  la  suite  des  grands  poetes  de  son 
siecle.  \pres  lui,  Fontenelle,  Lamotte,Labruyere, 
et  surtout  Bernard,  cultiverent  avec  succes  le 
genre  que  I'auteur  d'Armide  avait  porte  a  sa  per- 
fection. Quelques  operas  representes  durant  notre 
epoque  peuvent  encore  obtenir  des  places  parmi 
les  productions  litleraires.  Celui  de  tous  qui  nous 
parait  le  plus  digne  d'eloges,  soit  pour  la  com- 
position ,  soit  pour  le  style,  est  YJdrien  de  M.  Hoff- 
man, puisque  les  tragedies  lyriques  de  M.  Guillard 
sont  d'une  epoque  anterieure.  Le  Trajan  Aq  M.  Es- 
menard  offre  assez  souvent  des  vers  bien  tournes, 
plusieurs  nieme  qui  en  rappellent  d'autres  mieux 
tournes  encore ;  mais  Taction  ne  marche  point; 
et  rinteret  se  fait  clierchcr  dans  cet  opera,  beau 
pour  les  yeux.  On  ne  pent  adresser  le  meme  re- 
proche  a  la  Vestale  de  M.  Jouy.  Cette  piece,  ecrite 
avec  purete,  composee  avec  art,  sou  ten  ue  d'ail- 


CHAPITRE   Xll.  3/|7 

leurs  par  un  siijet  heureusement  choisi,  presente 
au  second  acte  et  partout  un  interet  vif  et  des 
situations  vraiment  dramatiques.  Sapho ,  repre- 
sentee sur  un  autre  theatre  ,  appartient  toutefois 
au  meme  genre ,  et  ne  saurait  etre  oubliee.  On 
doit  cet  ouvrage  a  madame  Constance  de  Salin. 
Une  fenime  qui  cultive  avec  succes  la  poesie  fran- 
caise  avait  le  droit  de  chanter  une  femme  dont 
les  fragmens  lyriques  sont  comptes  entre  les 
beaux  monumens  de  la  poesie  grecque. 

Sous  la  regence  du  due  d'Orleans ,  lorsque  la 
gaiete  francaise  eclatait  dans  les  ecrits  et  meme 
dans  les  actions,  le  Vaudeville,  si  ancien  parmi 
nous,  prenant  des  formes  dramatiques,  s'etablit 
modestement  au  preau  de  la  foire.  Le  theatre  oii 
il  parvinl  a  se  maintenir,  non  sans  beaucoup  de 
difficultes,  fut  appele  FOpera-comique.  Lesage 
et  Piron  ne  dedaignerent  pas  de  contribuer  a  ses 
succes.  Panard  suivit  ces  hommes  celebres ;  Fa- 
vard  et  ensuite  M.  Laujon  vinrent  plus  tard. 
Quand  I'Opera-comique ,  reuni  a  la  Comedie  Ita- 
lienne ,  fut  mis  au  rang  des  grands  theatres ,  tons 
deux  I'ornerent  encore:  Tun  par  quelques  jolies 
pieces  lirees  des  Contes  Moraux  de  Marmontel 
ou  des  Contes  charmans  de  Voltaire,  I'autre  par 
\ Amouieux  de  quiiize  aus  ^  interessant  ouvr.ige 
dont  nous  avons  deja  saisi  I'occasion  de  faire  I'e- 
ioge.  Marmontel  enrichit  cette  scene  lyricjue   de 


348  LITTERATURE  FRANC AISE. 

petites  comedies  agreablement  versifiees.  Sedaine, 
qui  ne  savait  pas  ecrire ,  mais  qui  savait  peindre, 
y  presenta  des  tableaux  varies  et  nombreux.  D'Hele 
s'y  fit  remarquer  par  I'art  de  nouer  et  de  denouer 
une  intrigue  comique.  Dans  les  Trois  Fermiers  et 
dans  Blaise  et  Babet ,  M.  Monvel  peignit  avec  une 
ingenieuse  naivete  les  mcieurs  et  les  passions  vil- 
lageoises.  Nina  et  Camille,  de  M.  Marsollier,  diirent 
leurs  succes  a  des  situations  pathetiques.  Le  ton 
de  la  comedie  noble  distingua  Euphrosine  et  Stra- 
tonice  de  M.  Hoffman,  ouvrages  concus,  ecrits 
avec  sagesse,  et  dignes  d'etre  embellis  par  la  su- 
perbe  musiquc  de  M.  Meliul.  Durant  notre  epo- 
que  ,  les  trois  derniers  ecrivains  que  nous  venons 
de  nommer  out  merite  de  nouveaux  applaudis- 
semens  par  des  productions  nouvelles ;  et  M. 
Duval,  auteur  du  Prisonnier ^  s'est  place  pres 
d'eux.  Pendant  long-temps  le  vaudeville  ne  repa- 
rut  plus  sur  cette  scene,  qui  lui  doit  son  origine. 
II  y  a  vingt-cinq  ans,  M.  Piis  et  M.  Rarre  ly  re- 
tablirent  avec  assez  d'eclat.  La  Veillee  villageoise, 
les  Feiidan gears  ^  les  Jmoars  cTete,  offrent  des 
tableaux  pleins  de  verite  et  d'agrement.  Toutefois 
le  Vaudeville  a  cede  I'opera-comique  aux  come- 
dies melees  d'ariettes.  II  est  aujourd'hui  en  pos- 
session de  plnsieuis  tlieatres  d'un  ordre  inferieur, 
et  dont  le  repertoire  n'entre  pas  dans  le  cadre 
oil  nous  sommes   contraints  de  nous  renfermer. 


CHAPITRE    XII.  349 

C'est  avec  plaisir  que  nous  avons  rendu  justice 
a  des  auteurs  estimables.  Nous  apprecions  des 
Guvrages  qui  ont  exige  beaucoup  d'esprit  ou  beau- 
coup  de  sensibilite ;  mais  I'interet  de  I'art  nous 
ordonne  en  meme  temps  de  rappeler  une  opi- 
nion de  Voltaire ,  dont  I'autorite  ne  saurait  etre 
invoquee  trop  souvent  en  matiere  de  gout.  Ce 
conservateur  des  saines  theories ,  ce  modele  suc- 
cesseur  des  modeles,  craignit  pour  le  theatre  na- 
tional le  succes  naissant  des  comedies  melees  d'a- 
riettes.  II  sentitque  I'habitude  d  ecouter,  d  accueil- 
hr,  de  composer  des  pieces  sans  developpemens, 
nuirait  aux  productions  pkis  se^eres,  ou  doit  se 
trouver  une  etude  approfondie  de  Tart  dramati- 
que.  II  previt  que  le  nouveau  genre  serait  bien- 
tot  maitre  des  theatres  de  province ,  pepiniere  des 
theatres  de  Paris ;  que  les  chanteurs  se  multiphe- 
raient,  mais  que  les  acteurs  deviendraient  rares; 
et  que  I'espoir  d'un  succes  facile  enleverait  a  la 
declamation  des  talens  qui  auraientsoutenu  I'eclat 
de  la  scene  fran^aise.  Comme  un  tel  objet  lui 
semblait  interessant  pour  notre  gloire  litteraire, 
d  en  parle  dans  plusieurs  ouvrages,  il  y  revient 
dans  une  foule  de  lettres ;  et,  depuis  la  mort  de 
ce  grand  poete ,  une  experience  de  trente  ans 
n'a  que  trop  veritie  ses  conjectures. 

Encourages  par  son  exemple ,  nous  termine- 
rons  la  partie  relative  aux  ouvrages  dramatiques 


35o  LITTERA.TIIRE   FRANCAISE. 

|)ar  (les  observations,  qui  ne  sont  pas  sans  impor- 
tance. Le  goiivernement  a  supprime  clans  Paris 
quelques  treteaux  qui  corrompaient  a  la  fois  les 
moeurs  (>t  le  gout.  On  a  senti  generalement  la  sa- 
gesse  de  cette   raesure  indispensable.  Le  Theatre 
Francais  maintenant  reclame  une  attention  eclai- 
ree.  Les  chefs-d'oeuvre  de  la  scene  existent;  mais 
les  moyens  d'execution  ne  suffisent  plus.  Un  grand 
acteur  reste  a  la  tragedie.  Dans  les  deux  genres , 
dans  la  comedie  surtout,  le  public  applaudit  en- 
core a  quelques  talens  precieux,  mais  qui  sont 
deja  clair-semes.  Plusieurs  vieillissent;  quelques- 
uns  songent  a  la  retraite ;   et  Ton  entrevoit  peu 
d'esperances  prochaines ,  apres  des  pertes  si  nom- 
breuses  et  si  faiblement  reparees.  11  semble  done 
necessaire  que  I'ecole  de  declamation  soit  dans 
une  activite  plus  sensible.   Ce  n'est  rien  encore  : 
il  est  surtout  essentiel  que  le  gout  de  la  tragedie 
et  de  la  comedie  soit  ranime  par  des  moyens  ef- 
ficaces  sur  les  differens  theatres  de  France.  Une 
vogue  momentanee,  des  applaudisseraens  de  com- 
mande,    des    reputations  de  journaux,    ne   suf- 
fisent pas  pour  donner  du  talent  a  des  acteurs, 
a  des  actrices,  qui  n'en  sauraient  meme  acquerir; 
mais  c'est  assez  pour  les  faire  recevoir.  Des  places 
ne  sont  plus  vacantes,  et  pourtant  ne  sont  pas 
remplies.  Autrefois  dix  grands  taleus  paraissaient 
ensemble  sur  la  scene  franeaise.  Ou  s'etaient-ils 


CHAPITRE   XII.  35i 

formes?  sur  les  theatres  de  province.  Ces  thea- 
tres etaient  de  veritables  ecoles;  car  on  n'y  cul- 
tivait  que  les  genres  importans ;  et  ces  ecoles  nom- 
breuses  mainlenaient  dans  Paris  la  declamation 
theatrale  a  ce  haut  degre  de  perfection  qu'elle 
avait  atteint.  Pour  y  remonter  ,  il  faut  reprendre 
la  meme  route.  Nous  avons  donne  quelque  eten- 
due  a  cet  article ;  mais  les  lecteurs  eclaires  ne 
regarderont  pas  comme  etranger  a  la  litterature 
un  objet  lie  si  intimement  a  I'art  dramatique. 

Quant  a  cet  art  considere  en  lui-meme,  veut- 
on  qu'il  se  soutienne?  Veut-on  meme  qu'il  fasse 
des  progres?  II  faut  lui  donner  beaucoup  de  lati- 
tude. Ecrire  en  ayant  peur  de  soi,  reculer  devant 
sa  pensee,  chercher,  non  ce  qu'il  y  a  de  mieux , 
mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  sur  a  dire;  travailler 
pour  exprimer  faiblement  ce  qu'on  a  senti  avec 
force;  apres  tout  cela,  redouter  encore  et  les 
obstacles  certains  et  les  delations  probables,  au 
moins  de  la  part  de  ces  ecrivains  subalternes  qui 
nuiraient  gratuitement,  quand  ils  ne  nuiraient 
pas  pour  vivre:  c'est  un  tourment  qu'il  est  impos- 
sible de  supporter  long-temps ;  et  le  silence  absolu 
vaut  mieux.  Dans  un  tel  etat  de  choses ,  les  talens 
se  tairaient;  il  y  aurait  toujours  beauconp  d'ou- 
vrages ,  mais  des  ouvrages  d'ecoliers ;  le  theatre 
serait  sans  eclat;  et  ce  n'est  point  a  la  vraie  litte- 
ratnre  qu'il  faudrait  imputer  cette  decadence.  Le 


352  LITTERATURE   FRANCAISE. 

cercle  des  idees  no  sera  jamais,  ni  trop  etroit 
pour  la  mediocrite,  ni  trop  etendu  pour  le  ge- 
nie. Des  esprits  timides,  abusant  d'un  peu  d'in- 
flaence,  interdiront-ils  a  la  tragedie  les  grands 
interets  et  les  passions  politiques  ?  a  la  comedie , 
le  droit  d'apercevoir  et  de  peindre  les  travers 
de  la  ville  et  de  la  cour?  Des  elegies  dialoguees, 
des  farces  insignifiantes :  voila  ce  qui  restera  pour 
les  deux  genres.  Est-ce  bien  la  ce  qu'il  faut  aux 
Francais  du  dix-neuvieme  siecle  ?  De  tels  specta- 
cles seront-ils  dignes  de  la  gloire  nationale ,  dont 
le  gouvernement  est  le  depositaire  et  le  soutien? 
Si  notre  theatre ,  sous  Louis  XIV ,  n'avait  pas 
joui  dune  liberte  qui  lui  est  necessaire,  nous  au- 
rions  Campistron  et  Dancourt,  mais  non  pas  Cor- 
neille  et  Moliere.  Telles  sont  les  reflexions  que 
nous  croyons  devoir  enoncer  avec  une  respec- 
tueuse  confiance.  11  n'est  pas  de  genre  d'ecrire 
auquel  on  ne  puisse  les  appliquer ;  mais  elles  in- 
teressent  plus  directement  le  theatre,  partie  emi- 
nente  de  notre  litterature,  qui  a  perfectionne  tant 
d'autres  parties,  et  qui,  plus  que  tout  le  reste,a 
rendu  noire  langue  classique  chez  les  diverses  na- 
tions de  I'Europe. 


MELANGES 

LITTERAIRES. 


OEuvres  posthnincs.  ITT. 


a3 


l.V^^'*  ^.-m.'^.v*. -*.».-». -wv-%.-*  *.-«.«, 


LECON' 


SUR 


LES  POETES  FRAN  CMS, 

DEPUrS     LE     REGNE     DP.     PHILIPPE     DE     VALOIS     JUSQu'a     LA     FIN 
DU    KEGNE    DE    LOUIS    XII. 


IMous  nous  somiTies  arretes  sur  les  premiers 
essais  de  la  poesie  fraiicaise.En  fait  de  litterature, 
comme  en  fait  d'histoire,  les  origines  authentic] lies 
ont  droit  a  une  attention  particuliere.  Nous  allons 
aujourd'hui  tracer  rapidement  la  marclie  de  cette 
meme  poesie  depuis  le  temps  ou  nous  sommes 
arrives  jusqu'a  la  fin  du  regne  de  Louis  XII.  Les 
enfans  de  Philippe -le- Bel  ne  firent  que  paraitre 
successivement  sur  le  trone  :  i!s  ne  sauraient  four- 
nir  une  epoque;  mais,  sous  le  regne  de  Philippe- 
de-Valois,  deux  poetes  raeritent  de  n'etre  pas  ou- 


I.  Cette  lecon  et  la  suivante  sont  ties  fragniens  d'un  cours  de  littera- 
ture que  I'auteur  avait  entrepris  de  faire  a  I'Athenee.  C'est  a  re^jret  que 
nous  demembrons  ici  ce  grand  travail  litteraire ,  auquel  Chenier  pro- 
inettait  une  brlUante  destinee ;  mais,  la  loi  du  i'"'"  germinal  an  i3,  nous 
obligeant  de  publier  separement  les  oeuvres  anciennes  et  les  oeuvres 
posthumes  d'un  ineme  auteur,  nous  renvoyons  pour  les  autres  lecons 
de  ce  cours  de  litterature,  imprimees  du  vivant  de  Chenier,  au  4''  vol. 
des  oeuvres  anciennes,  pre.sente  edition.  (A^nte  de  I'Editeiir.) 

23. 


356  MKI.\N(;ES 

blies  clans  ce  tableau  general  de  iiotre  litteratiirc 
Ces  deux  poetes  soiit  Guillaume  de  Degnilleville 
et  Jean  Diipin  :  Tun  et  Taiitre  etaient  religieux  de 
Tordre  de  Citeaux.  Le  premier  nous  a  laisse  trois 
souges  en  vers  :  ils  sont  fort  conuus  sous  le  nom 
des  trois  Pelerinages.  L'auteur  nous  apprend  que 
son  admiration  pour  le  roman  de  la  Rose  est  ce 
qui  lui  inspira  le  desir  d'ecrire  lui-meme.  II  imita, 
en  elfet,  les  formes  de  style  et  de  composition  de 
cet  ouvrage  celebre.  L'influence  du  roman  de  la 
Rose  se  prolongea  durant  deux  siecles.  Nous  la 
retrouverons  encore  dans  les  premiers  ecrits  de 
Clement  Marot ;  raais,  ce  poete  excepte,  Guil- 
laume deLorris  et  Jean  dcMeung  resterent  supe- 
rieurs  aux  ecrivains  qui  les  prirent  pour  modeles, 
et  nolamment  a  l'auteur  des  trois  Pelerinages. 
Toutefois,  ces  poemes  jouirent  d'un  succes  consi- 
derable ;  et  les  deux  premiers  sont  digues  de 
quelque  analyse,  an  moins  par  leur  singularite. 

Dans  le  Pelerinage  de  la  vie  humaine,  rauleiu" 
decouvrc  en  soiige  la  Jerusalem  celeste ;  elle  est 
gardee  par  les  anges.  II  voit  a  la  principale  porte 
un  clierubin  arme  dun  glaive  flamboyant,  selon 
la  coutume  des  cherubins.  II  apercoit  Grace  de 
Dieu,  qui  vient  a  lui  :  elle  lui  apprend  beaucoup 
de  choses  utiles  sur  la  creation  de  Ihomme,  sur 
ie  peclie  originel,  sur  les  deux  alliances  succes- 
sives,    et    meme  sur  la   concu[)iscence ;    elle  lui 


LITTERAIRES.  357 

donne  ensuite  les  sacremens  du  bapteme  et  de  la 
coiifirniatioii.  Mais,  taiidis  qu'elle  vent  bieii  rin- 
struire,  Nature,  qui  survieiit  on  ne  sait  com- 
ment, ose  interrompre  le  sermon,  et  fait  des  ar- 
gumens  philosophiques.  Gnice  de  Dieu  se  faclie 
en  qualite  de  theologienne ;  et  Nature  s'en  va 
pour  ne  plus  revenir.  Grace  de  Dieu,  maitresse 
du  champ  de  bataille,  explique  a  I'auteur  le  sa- 
crement  de  Teucharistie ;  et,  pour  lui  prouver 
combien  les  philosophes  out  pen  d'esprit,  elle  lui 
conte  qu'Aristote  n'y  put  rien  comprendre,  et 
qu'il  fut  vaincu  par  Sapience  dans  nn  entretien 
qu'il  eut  avec  elle.  Le  songeur,  enchante  de  cette 
anecdote,  demande  le  pain  de  I'eucliaristie  :  il  Fob- 
tient,  et  re(;oit  de  plus  I'echarpe  avec  le  bomdon. 
T/ecliarpe  a  donze  clochettes  :  ce  qui  vent  dire  les 
douze  apotres,  et  encore  les  douze  articles  du 
Symbole.  Grace  de  DieuXni  donne  en  merae  temps 
un  casque,  un  bouclier,  une  cuirasse,  toute  Tarniure 
d'lin  chevalier;  rnais  il  ne  vent  garder  que  le  cos- 
tume de  pelerin.  Sa  protectrice  le  force  au  moins 
d'accepter  des  raretes  qu'elle  reservait  ponr  une 
bomie  occasion ,  a  savoir  la  honde  de  David  et  les 
cinq  pierres  qui  casserent  la  tete  du  geant  Goliath. 
Le  pelerin  s'avise  de  faire  quelques  objections  sur 
la  nature  de  Tame;  et  Grace  de  Dieu,  par  une  ex- 
treme com[)laisance,  le  depouille  nn  moment  de 
son  corps  :  ce  qui  lui  fail  concevoir  a  nicrveillc  la 


:i58  MELAISGES 

difference  notable  qui  existe  entre  les  deux  sub- 
stances. Apres  avoir  combattu  plusicur?  passions 
tour  a  tour  arnices  centre  lui,  il  tombe  entre  les 
mains  de  Tribulation;  raais  il  s'en  tire  en  recitant 
une  oraison  a  la  sainte  Vierge.  Pour  echapper  a 
de  nouveaux  ennemis,  il  se  jette  dans  la  mer;  au 
lieu  de  s'y  noyer,  comme  on  pourrait  le  croire, 
il  y  rencontre  Fortune ,  qui  veut  le  seduire.  II  est 
force  de  combattre  encore  des  monstres  ennemis 
de  son  salut,  comnie,  par  exemple,  Ahattement 
mondain ,  Idolcitrie ,  Jstrologie  et  Geomancie :  il 
se  sauv^e  dans  un  monastere,  oil  il  reste  trente- 
neuf  ans.  Au  bout  de  ce  noviciat,  Eiivie,  Tra- 
hison,  Scjlla  et  ses  chiens ,  trouvent  moyen  d'en- 
trer  dans  le  convent;  ils  se  saisissent  du  pelerin, 
qu'ils  battent  a  outrance.  Tandis  qii'il  pause  ses 
blessurcs,  Ovide  vient  le  consoler,  en  lui  recitant 
beaucoup  de  vers  latins.  Le  pelerin  qu'Ovide  au- 
rait  dii  mieux  inspirer  fait  un  acrostiche  snr  son 
propre  nom.  Bientot  il  rencontre  la  Mort,  qui  le 
frappe  de  sa  faux;  et,  des  qu'il  est  mort,  11  se 
reveille. 

Qui  croirait  qu'apres  taut  d'extravagaiices  I'au- 
leur  i)uisse  en  trouver  de  nouvelles  pour  remplir 
son  second  poeme  ?  le  Pelerinage  de  Vdme  sepa- 
ree  du  corps.  Dans  ce  nouveau  songe,  le  bon  et 
le  mauvais  ange  du  pelerin  se  disputent  son  ame : 
Tame,  ayant  |)cii  (reloquence,  demande  des  avo- 


LITTERAIRES.  '^5c) 

cats,  entre  autres  saint  Benoit,  saint  Bernard  et 
saint  Guillaume,  le  patron  dii  pelerin.  Le  proces 
s'instruit  dans  les  formes ;  et  Fame  est  envoyee  en 
pnrgatoire.  Son  bon  ange  I'y  conduit,  et  iui  ra- 
conte  I'histoire  de  quelques  ames  qui  se  presen- 
tent  au  passage;  ensuite  ii  Iui  fait  faire  un  tour 
en  enfer,  et  Iui  explique  tout   le   spectacle.  Au 
sortir  de  I'enfer,  il  Iui  montre  en  passant  le   pa- 
radis;  c'est  par  la  qne  finil  le  songe.  La  concep- 
tion du  poeme  rappelle  un  peu  la  divine  comedie 
da  Dante;  niais  certes  les  details  et  le  style  n'ont 
rien  de  commun  avec  la  maniere  du  poete  italien, 
I'un  des  hommes  qui  ont  porte  le  plus  loin  I'art 
difficile  de  peindre  avec  les  mots.  N'oublions  pas 
Tidee  la  plus  etrange  de  Guillaume  de  Deguille- 
ville  :  en  voyageant  du  purgatoire  en  enfer,  Tame 
apercoit  le  corps  qui  I'enveloppait  autrefois ;  ce 
corps  chemine  sur  la  terre  sans  s'apercevoir  qu'il 
va  tout  seul.  I^'ame,  fachee  d'etre  exilee  en  pur- 
gatoire ,  reproclie  durement  au  corps  toutes  les 
sottises  qu'il  a  faites ;  mais  le  corps  Iui  repond  : 
c'est  la  faute ,  tu  n'avais  qu'a  me  mieux  conduire. 
Comme  il  n'y  a  pas  de  replique,  I'ame  et  le  corps 
ne  poussent  pas  plus  loin  le  dialogue ;  et  cliacun 
s'en  va  de  son  cote.  Le  troisieme  songe,  intitule 
Le  Pelerinage  de  Jesus-Christ y  n'est  que  la  vie  de 
Jesus,  mise  en   rimes  d'apres  les  quatre  evange- 
lisles.  On  n'y  pent  rien  remarqner,  si  ce  n'est  pent- 


36o  MELANGES 

etre  une  discussion  entre  Marie  et  Joseph ,  ou  cet 
excellent  epoux  lui  cite  rautorite  de  saint  Ma- 
thiou.  Dureste,  les  Irois  poemes  sont  remplis  de 
discussions  theologiques.  Depuis  le  milieu  du  trei- 
zierne  siecle,  la  scolastique  regnait  plus  ou  moins 
dans  tons  les  ouvrages  considerables;  et  le  Dante, 
malgre  son  genie,  n'evita  point  ce  defaut,  qu'il  a 
bien  rachete  par  de  nombreuses  beautes  de  style 
et  par  des  episodes  admirables. 

Jean  J3upin  vaut  un  pen  mieux  que  son  con- 
frere ;  il  est  surtout  plus  raisonnable.  Fauchet  le 
place  mal  a  propos  dans  le  treizieme  siecle ;  il 
naquit  au  commencement  du  quatorzieme  ,  et 
mourut  a  la  fin  du  regne  de  Charles  V.  Il  ecrivit 
sous  Philippe -de -Valois  un  ouvrage  de  quelque 
etendue :  le  Champ  vertueux  de  bonne  vie.  La 
premiere  partie  est  en  prose,  la  seconde  en  vers 
de  huit  syllabes.  Dans  toutes  les  deux ,  I'auteur 
passe  en  revue  les  diverses  conditions  humaines , 
et  s'exprime  avec beauconp  de  liberte ;  il  n'epargne 
point  les  moines,  pas  meme  ceux  de  I'ordre  au- 
quel  il  apparlient.  Tl  reproche  aux  eveques,  aux 
archeveques,  aux  cardinaux,  I'avarice,  la  simonie 
et  beaucoup  d'autres  vices  plus  graves  encore 
iiiais  que  la  discretion  nous  defend  de  caracte- 
riser.  D'apres  les  vers  suivans ,  il  ne  parait  point 
assez  convaineu  de  I'infaillibilite  du  pape,  que 
cependant   il  deifie  : 


LITTER  AIRES.  36i 

Le  pape  doit  souvent  pensci       ^ 
Pour  nous  en  vertus  avancer: 
II  est  dieu  souverain  en  terre ! 
De  prier  ne  se  doit  lasser, 
Tout  pretre  en  saintete  passer : 
S'autrement  fait,  je  dis  qu'il  erre. 

II  peint  les  juges  ecclesiastiques  sons  cles  coii- 
leurs  bien  rembrunies.  On  est  fache  de  voir  les 
clercs  maltraites ,  nous  ne  dirons  pas  trahis ,  par 
un  de  leurs  proches  : 

Avarice  leur  est  a  destre; 
Robes  ont  d'envie  herminees ; 
Housses  d'hypocrisie  fouiTees; 
Chapeau  de  paresse  en  la  teste ; 
Leurs  maisons  sont  d'ire  parees, 
U'orgueil  et  de  gueule  fondees ; 
De  luxure  font  leur  digeste. 

II  est  facile  d'observer  que  I'auteur  n'oublie 
aucun  des  sept  peches  capitaux ;  il  y  ajoute  I'hy- 
pocrisie,  qui  n'est  point  comptee  dans  ce  nombre , 
apparemment  parce  qu'elle  les  suppose  tons.  Nous 
citerons  encore  quelques  vers  relatifs  au  proces 
des  Templiers: 

Ou  par  droit  ou  par  volontes 

Furent  Templiers  condamnes ; 

Pape  Clement  leur  fit  tel  honte : 

Puis  fut  le  temple  transporte 

A  I'ospital ,  noil  pas  donne; 

Ce  papo  en  cur  d'argent  grand  monte. 


3Gi  MELANGES 

Qiioiqiie  mauvais,  ces  vers  sont  tres-remarqua- 
bles.  C'est  vingt  ans  apres  la  mort  de  Clement  V 
et  de  Pliilippe-le-Bel  qu'un  religieux  s'expriine 
avec  cette  franchise.  II  s'ensuit  que  les  doutes  sur 
I'equite  du  jugement  rendu  contre  les  Templiers 
ne  sont  pas  tout-a-fait  aussi  modernes  que  Tout 
suppose  certaines  gens  dont  la  mauvaise  foi  ne 
surpasse  point  I'ignorance;  il  s'ensuit  de  plus  qu'a 
cette  epoque  meme  Fopiniou  n'etait  ni  esclave  ni 
trompee;  on  ne  prenait  point  en  France  la  perse- 
cution pour  la  justice ,  et  les  coups  d'autorite  pour 
des  preuves. 

Nous  trouvons  sous  le  roi  Jean  le  poeme  des 
troi's  Maries,  compose  par  Jean  de  Venette ,  reli- 
gieux carme,  et  Tun  des  continuateurs  de  I'histo- 
rien  Guillaume  de  Nangis :  ce  poeme  est  piquant 
par  son  ridicule;  aussi  Lacurne  a-t-il  bien  voulu 
lui  accorder  une  ample  notice  inseree  dans  les 
Memoires  de  V Acadeniie  des  Belles -Lettres.  Ce 
carme  pent  etre  soupconne,  sans  temerite,  d'un 
grand  penchant  a  I'ivrognerie  :  le  miracle  desnoces 
de  Cana  est  celui  qui  le  frappe  davantage;  11  le 
decrit  avec  complaisance,  s'attendrit  en  le  racon- 
lant,  regrette  de  n'avoir  pas  ete  de  la  noce,  et  ter- 
mine  le  recit  par  des  souhaits  plus  digoes  d'un 
pretre  de  Bacchus  que  d'un  disciple  du  prophete 
Eli(^  Dans  uu  autre  endroit,  mele  de  francais  et 
de  l;itin,  I'auteur  declare  qu'il  n'aime  que  la  fin 


LITTERAIRES.  363 

de  la  messe:  ce  qui  est  bieii  mal  pour  un  honime 
de  la  profession;  et,  ce  qui  est  pire,  la  raison 
qu'il  en  donne  est  encore  une  raison  bachique: 

Moult  aise  suis  quant  audio 
Le  pretre  dire  in  principio  ; 
Car  la  messe  alors  est  finee , 
Et  le  pretre  a  fait  sa  journee : 
Qui  veut  boire  s'y  peut  aller. 

En  ce  poeme  d'une  interminable  longueur,  Jean 
de  Venette  raconte  les  aventures  de  la  Vierije,  de 
Marie  Cleofe  et  de  Marie  Salome;  il  est  an  fait  des 
plus  secrets  details ;  il  sait  tout  ce  qui  se  passait 
dans  la  maison.  La  chambriere  de  la  Vierge  s'ap- 
pelait  Sarrete ;  son  apothicaire  se  nommait  Gau- 
tier.  La  naissance  de  Jesus  etoima  ffrandement 
Joseph,  au  rapport  de  Jean  de  Venette.  Nous  n'a- 
vons  pas  la  force  de  rapporter  ici  les  reproches 
injustes  que  Joseph  adresse  a  la  Vierge,  sa  femme  , 
en  cette  occasion  delicate;  mais  Lacurne,  il  y  a 
plus  d'un  demi-siecle,  les  a  copies  sans  scrupule: 
ce  que  nous  faisons  observer  pour  bien  marquer 
la  difference  des  epoques,  non  pour  blamer  un 
ecrivain  dont  la  vie  entiere  fut  consacree  a  des 
travaux  utiles,  et  qui  ne  separait  point  la  decence 
de  la  liberte :  deux  choses  dont  Talliance  etait  ne- 
cessaire  dans  un  temps  oii  Ton  ne  bornait  point 
la  litterature  a  quelques  formules  de  jonglerie  et 
de  servitude. 


364  MELANGES 


»  «.'X/^^''«-^«.'«'^«-'%>^'«--%  W-^^,'^«.'«.'^«^»-^«.'«.'^  v*-*- 


LECON 

SUR 

LES   HISTORIENS 

FRANCAIS, 

HEP111S     I.E.S     COMMENCF.MENS     UK     I.  V     MONAKCUl  i.     lUSyUAU 
REGNK    DK    LOLIS    XII. 


1  [.  lie  faut  pas  croire  que  les  chroniqaes  de 

saint  Denis  fusseiit  ecrites  dans  notre  lanejiie  des 
le  temps  de  I'abbc  Suger,  comme  Tout  avaiice  mal 
a  propos  les  auteurs  des  melanges  d'nne  grande 
bibliolheque.  Le  travail  qui  fut  alors  execute  con- 
sistait  a  completer  la  collection  des  chroniques 
latines,  en  suivant  les  annales  d'Aymoin,  pour  la 
premiere  race  jusqu'a  la  seizieme  annee  du  regne 
de  Clevis  II;  ensuite  le  livre  ties  gestes  de  Dago- 
bert^  celui  qui  a  pour  litre  Les  gestes  des  rois  de 
France,  et  le  troisieme  continuateur  de  Frede- 
gaire;  pour  la  seconde  race,  les  annales  dEgiiL- 
liard  et  la  f^ie  de  Charlemagne  par  ce  raeme 
liistorien;  la  Chronique  fabuleuse  de  I'archeveque 
Turpin,  pour  tout  ce  qui  coiicerne  Texpedition 
tl'lLspagiie;  la  f-^ie  de  Louis-le- Debon naive ^  com 


LITTERATRES.  365 

posee  par  rastronome  on  pliitot  I'astrologue  at- 
tache a  son  service ;  et ,  pour  tons  les  temps  qui 
suivent  jusqu'au  regne  de  Louis  VI,  divers  au- 
teurs  inconnus ,  dont  les  ouvrages  rassembles  out 
forme  le  cinquieme  livre  d'Aymoin.  La  Vie  de 
Louis  VI,  par  I'abbe  Suger,  les  Gestes  de  Louis  FIl, 
que  Ton  croit  du  meme  auteur,  furent  ensuite 
adoptes  dans  les  clironiqiies;  on  y  ajouta  ,  pour 
la  fin  de  ce  regne,  I'ouvrage  anonyme  qui  porte 
le  nom  diHistoire  de  Louis  VII.  Rigord  fit  une 
grande  partie  de  la  vie  de  Philippe-Auguste  :  elle 
fat  achevee  par  Guillaume-le-Rreton,  qui  peut- 
etre  aussi  composa  la  Vie  de  Louis  VIII.  Ce  fut  seu- 
lement  a  la  cinquieme  annee  du  regne  de  Phi- 
lippe-le-Hardi,  comme  I'a  judicieusement  observe 
Lacurne,  que  les  Chroniques  de  saint  Denis  com- 
mencerent  a  etre  ecrites  en  langue  francaise.  Alors 
la  Chronique  de  Fagord  et  toutes  les  anciennes 
chroniques  furent  traduites  en  francais ;  c'est  a 
Guillaume-de-Nangis  que  Lacurne  attribue  cette 
traduction.  Le  meme  Guillaimne-de-Nangis  tra- 
duisit  en  francais  sa  Chronique  latine  sur  les 
regnes  de  Louis  IX  et  dePhilippe-le-Hardi.  Depuis 
ce  temps,  la  langue  francaise  fut  seule  en  usage 
dans  la  redaction  des  Chroniques  de  saint  Denis; 
mais  el  les  continuerent  a  n'etre  le  plus  souvent 
que  des  traductions;  par  exemple,  XHistoire  latine 
de  Charles  VI,  morceau  tres-distingue,  dont  I'au- 


?,C£  MELANGES 

tciir  n'est  coiiuu  que  sous  le  noin  du  moiue  de 
Saint-Denis,  se  trouve  en  francais  dans  les  chro- 
niques.  Le  meme  rcligieux  avail  ecrit  en  latin  les 
regjies  du  roi  Jean  et  de  Charles  V;  et  il  est  tres- 
probable  que  les  Chroniques  fraiicaises  ne  sont 
relativemeiit  a  cette  partie  quune  traduction  de 
ces  ouvrages  que  nous  avons  perdus. 

Froissart,  qui  jouit  encore  aujourd'hui 

de  quelque  celebrite,  nous  a  laisse  une  histoire 
generale  depuis  le  regne  de  Philippe -de-Yalois 
jusqu'a  la  fin  du  quatorzieme  siecle.  C'est  d'apres 
Jean-le-Bel  qu'il  parcourt  rapidement  les  trente 
premieres  annees;  trop  jeune  alors,  il  n'avait  pu 
lui-meme  observer  les  evenemens.  II  ecrit  tout  le 
reste  avec  beaucoup  de  details,  souvcnt  meme 
avec  la  confiance  d'un  temoin  oculaire.  Montaigne 
a  lone  Froissart,  mais  non  pas  tout  a  fait  comme 
on  loue  un  ecrivain  distingue.  J'aime^  dit  Mon- 
taigne, les  histoiiens  oufort  simples  on  excellens; 
et ,  apres  avoir  parle  des  historiens  fort  simples , 
qui  n  out  pas  de  quoi  j  meler  quelque  chose  du 
leur,  Montaigne  ajoute  :  Tel  est,  par  exemple , 
le  ban  Froissart,  qui  marche  en  ses  entreprises 
d'une  si francJie  naivete  quajantfait  une  f ante  il 
ne  craint  aucunement  de  la  reconnaitre  etcorriger 
a  Vendroit  oil  il  en  est  averti.  Lacurne  a  donne 
beaucoup  plus  (Teloges  a  Froissart;  mais  je  crois 
qu'il   a  ete  trop  loin;  non  que  cet  historien  soit 


LITTERAJRES.  367 

(lepourvu  de  merite ;  son  style  est  toujoiirs  sans 
nrnement,  mais  il  n'est  pas  tonjours  sans  interet: 
il  y  en  a  dans  la  maniere  dont  il  raconte  la  pre- 
miere entrevne  d'Edouard  et  de  la  comtesse  de 
Salisbnry,  en  I'lionneur  de  laqnelle  ce  monarque 
institua  Vorche  de  la  Jarretiere.  Edouard  ,  en 
voyage,  se  rendait  an  chatean  de  cette  dame, 
qn'il  ne  connaissait  pas  encore,  et  dont  le  mari 
etait  alors  prisonnier  de  guerre  en  France.  Elle 
fit  ouvrir  toutes  les partes ,  c'est  Froissart  qui  parle , 
et  vint  hors  tant  richement  vestue  que  chacun  s'en 
esmerveilloit,  et  ne  se pouvoit' on  cesser  de  la  regar- 
der  et  remirer  sa  giande  noblesse  avec  la  grand' 
he  ante ,  gracieux  purler ,  et  maintien  quelle  auoit. 
Froissart  peint  ensuite  I'aimable  et  somptueuse 
reception  que  la  dame  de  Salisbnry  fit  an  mo- 
narque. Edouard  devint  reveur  :  les  rois  sont 
presses  en  amour  comme  en  tout  le  reste;  et  la 
declaration  fut  prompte.  Voici  la  reponse  de  la 
comtesse,  du  moins  au  rapport  de  Froissart :  Haa, 
cher  Sii'e ,  ne  me  veuilles  mie  mocquer  ne  tenter; 
je  ne pourrois  cuider  que  cefiit  a  certes  ce  que  vous 
dites ,  ne  que  si  noble  et  si  gentil  prince  comme 
vous  etes  eiit  pense  a  deshonorer  moi  et  mon  mari, 
qui  est  si  vaillant  chevalier,  et  encore  git  pour 
vous  en  prison.  H  y  a  de  la  grace  et  de  la  sei'si- 
bilite  dans  celte  reponse.  On  lit  encore  avec  plai- 
sir  un  detail  d'un   genre  bien  different  :   il  s'agit 


3G8  MELANGES 

du  fameux  prince  noir;  il  faisait  ses  premieres 
armesala  bataille  de  Creci.  Un  chevalier,  le  voyant 
en  peril,  va,  sans  I'en  avertir,  demander  du  se- 
cours  a  son  pere,  Edouard  TIL  lei,  laissons  Frois- 
sart  parler  sa  langiie.  «  Si,  dit  le  roi,  mon  fils 
«  est-il  mort,  ou  a  terre,  ou  s'il  est  blece  qu'il  ne 
«  se  puisse  aider.  I^e  chevalier  repondit :  nenni , 
«  Sire,  si  Dieii  plait;  mais  il  est  en  diir  parti  d'ar- 
«  mes,  si  auroit  bon  mestier  de  votre  aide.  Le 
«  roi  dit :  or  retournes  devers  lui  et  devers  ceux 
«  qui  cy  vous  ont  envoye;  et  lenr  dites  de  par 
«  moi  qu'ils  ne  m'envoyent  meshiiy  querir,  ne  re- 
ft querre,  pour  aventure  qui  leur  advienne,  tant 
a  que  mon  fils  soit  en  vie;  et  leur  dites  que  je 
«  leur  mande  qu'ils  laissent  gaigner  a  I'enfant  ses 
«  esperons.  Mais  je  veuil,  se  Dieu  I'a  ordonne, 
«  que  la  journee  soit  sienne,  et  que  Fhonneur  lui 
«  en  demoure,  et  a  ceux  a  qui  je  I'ai  bailie  en 
«  garde.  »  On  trouve  aussi  dans  Froissart  de  ces 
mots  heureux  par  lesquels  un  personnage  en  peint 
un  autre;  celui,  par  exemple,  d'Edouard  III  sur 
Charles  V:  Il ny  eut  oncques  roi  qui  moins  s'ar- 
mdt ,  et  si  ny  cut  oncques  roi  qui  tant  me  donndt 
a /aire;  et  celui  de  Charles  V  lui-meme,  lorsqu'il 
recommande,  en  mom^ant ,  son  fils  Charles  VT 
aux  dues  d'Anjou,  de  Berri  et  de  Bourgogne : 
V enfant  est  jeiine  et  de  leger  esprit;  et  aura  bie/i 
mestier  quil  soit  conduit  et  gouverne  de  bonne 
doctrine. 


LITTERAIRES.  369 

La  critique  peut  faire  a  cet  historieii  des  re- 
proches  de  plus  d'une  espece;  et  tous  sont  e^ale- 
ment  fondes  :  son  style  est  tres-diffus,  siirtout 
dans  les  deux  derniers  volumes  de  son  histoiie. 
II  y  parle  souvent  de  lui-meme  et  de  ses  voyac^es; 
et  ces  deux  volumes,  composes  dans  sa  vieillesse, 
ne  valent  a  aucim  egard  les  deux  premiers.  Tout 
I'ouvrage  porte  le  caractere  d'une  credulite  super- 
stitieuse:  c'etait  I'esprit  du  terns.  D'ailleurs  Frois- 
sart  etait  pretre  et  chanoine.  Lacurne  vent  le  dis- 
culper  en  vain  d'une  partialite  constante  en  faveur 
des  Anglais  :  elle  eclate  surtout  quand  Froissart 
veut  la  caclier.  Lors  meme  qu'il  jiarait  jusVe  en~ 
vers  Charles  V  et  le  connelable  Duguesclin,  il 
laisse  percer  encore  une  predilection  marquee 
pour  Edouard  III  et  pour  son  illustre  fds.  Il  fut 
long-tems  au  service  du  roi  d'Angleterre;  il  ser- 
vit  plusieurs  autres  princes:  le  comte  de  Foix, 
le  due  de  Brabant,  le  comte  de  Blois;  ce  dernier 
etait  partisan  declare  de  la  France.  Ce  fut  pour 
lui  qu'il  composa  ses  deux  derniers  volumes;  c'est 
la  qu'il  avoue  des  erreurs  qu'il  avait  autrefois  com- 
mises,  aveux  plus  complaisans  que  naifs ,  dont 
Montaigne  a  la  bonte  de  lui  tenir  compte.  Voila 
ce  qui  arrive  aux  ecrivains  qui  se  constituent  va- 
lets des  princes:  viennent-ils  a  changer  de  livree? 
ils  sont  obliges  de  se  contredire;  et,  de  cette  ma- 
niere ,  la  verite  peut  se  glisser  dans  leurs  ecrits , 

OEuTres  posthnines.   HI.  2.^ 


•',-o  MELANGES 

iiiais  sans  liiei  a  consequence.  Je  n'ai  point  dis- 
simule  ce  cjue  m'onlonnaient  de  dire  et  ramonr 
de  men  pays  et  la  saine  critique.  Toutefois,  mal- 
gre  les  defauts  et  la  partialite  de  Froissart ,  son 
livre  est  de  cenx  qu'il  faut  lire ;  il  Y  a  seme  bien 
des  choses  cnrieuses  sur  les  evenemens,  snr  les 
personnages,  sur  les  moeurs  des  terns  qu'il  a  vus. 
Froissart  est  meme,  a  tout  prendre,  Tecrivain  le 
plus  remarquable  qui  ait  existe  parmi  nous  du- 
rant  ce  faible  quatorzieme  siecle ,  age  ignorant 
et  belliqueux,oulesguerriers  celebresabondaient 
en  France,  en  Angleterre,  en  Allemagne,  mais 
on    les   talens    litteraires    ne    se   trouvent    qu'en 
Italic. 

Vers  le  meme  terns  la  vie  de  Duguesclin  fut  le 
sujet  de  plusieurs  Memoires  dont  les  anteurs  sont 
inconnus.  On  y  trouve  son  expedition  d'Espagne, 
sa  conquete  de  la  Bretagne,  et  tons  les  hauts  faits 
d'armes  qui  fondent  si  justement  sa  renommee; 
on  V  voit  aussi  ses  cliagrins  et  les  degouts  que 
lui  donna  le  roi  meme,  dont  il  avait  affermi  le 
trone.  Qui  ie  croirait?  ce  chevalier  breton,  que 
Charles  V  avait  nomme  connetable  avec  de  si 
pompeux  temoignages  d'estime ,  et  qui  repara 
trente  ans  de  defaites  lorsqu'il  apparut  a  la  tete 
des  armees  franraises,  fut  sou  peon  ne  de  trahison 
par  Charles  V  :  soupcons  odieux  et  qui  affligent 
dans  uti   roi  sage.  Indigne  de  Taffront,  Dugiies- 


LITTERAIRES.  ^71 

clin  remit  an  roi  I'epee  de  contietable;  et  savoir 
s'il  la  reprit  est  iin  point  douteux  dans  I'histoire. 
Apres  sa  mort  on  lui  rend  it  avec  profusion  la  jus- 
tice dont  il  ne  pouvait  plus  jouir,  justice  que  les 
hommes  rendent  volonliers.  II  est  aussi  qnestion 
de  Duguesclin  dans  VHistoire  dc  Charles  V ^  par 
Christine  de  Pisan ;  mais  ce  qui  regarde  le  mo- 
narque  merite  ici  notre  attention  speciale.  Cetto 
femmecelebre,  que  nous  avons  deja  classee  parmi 
les  poetes,  a  dans  I'histoire  moins  de  methode 
que  Froissart,  et  plus  de  formes  de  style.  Voici 
comme  elle  s'exprime  a  Toccasion  d'un  juifqui 
fut  trompe  par  un  chretien  :  Volt  le  roi  que  la 
simplesse  dujuiffut  vainqueresse  de  la  malice  du 
chretien.  Simplesse  est  encore  du  style  marotique; 
vainqueresse  a  disparu  de  la  langue,  et  c'est  dom- 
mage;  vejigeresse ^  enchajiteresse^  n'offensei.t  point 
les  oreilles  delicates.  Christine  nous  a  conserve 
plusieurs  belles  paroles  de  Charles  V.  Un  cheva- 
lier disait  devant  lui  qu'on  est  bien  heureux  d'etre 
prince.  Le  roi  repondit :  Certes ,  c'est  plus  charge 
que  gloire.  Notons  ce  qui  suit.  Et  comme  V autre ., 
en  repliquant.,  dit :  Eh!  Sire,  les  princes  sont  si 
aises!  Je  ne  sais,  ce  dit  le  roi ,  en  signorie  felicite , 
excepte  en  une  scale  chose.  Please  vous  nous  dire 
en  quoi.^  ce  dirent  les  autres.  Certes  ,  dit  le  roi,  en 
puissance  defaire  hien  a  autrui.  Remarqiiez  en- 
core cetle  reponse  a   des  courtisans  qui  se  plai- 

2Z}. 


37^  MELANGES 

gnaieiit  de  ce  qu'il  honorait  trop  lesgeiisde  lettres  : 
Taut  que  sapience  sera  honoree  en  ce  royaume ,  // 
continuera  a  prosperite;  mat's  quant  dehoutee  j 
sera,  il  decherra.  Christine  de  Pisan  voit  partoiit 
dans  Charles  V  le  protecteur  des  lettres  et  des 
sciences,  vue  elevee  pour  le  terns.  II  est  vrai 
que  parmi  ces  sciences  elle  place  honorablement 
faslrologie ;  elle  etait  fille  d'un  astrologne ;  et 
d'adleurs  nous  avons  observe  deja  que  long-tems 
apres  on  inenageait  encore  une  erreiir  cherie  du 
vulgaire,  et  snrtout  des  princes.  Ne  soyons  pas 
trop  exigeans ;  c'est  bien  assez  d'aimer  les  lumie- 
res ;  il  est  donne  a  pen  d'hommes  d'etre  superieurs 
a  celles  qui  Ics  environnent.  II  est  vrai  que,  mal- 
gre  les  obstacles,  ceux-la  font  avancer  leur  siecle; 
et  c'est  la  j>ius  haute  des  gloires,  corame  la  plus 
basse  ignorainie  consiste  a  vouloir  faire  retrogra- 
der  ses  coiitemporains  vers  I'ancienne  ignorance, 
et  a  reduire  en  systeme  social  I'extinction  des  lu- 
inieres  pul)liques. 

Juvenal  des  Ursins,  archeveque  de  Rhenns,  a 
fait,  au  milieu  du  quinzieme  siecle,  une  Histoire 
de  Charles  f^l :  c'est  le  plus  niethodique  des  his- 
toriens  dont  nous  ayons  parle  jusqu'a  ce  moment. 
Il  dispose  les  faits  avec  ordre  et  dans  la  forme 
des  annales;  il  evite  les  digressions;  et,  s'il  ra- 
conte  quelquelois  les  evenemens  arrives  hors  de 
France,  ces  evenemens  licMinent  a  son  sujet,  que 


LITTERAIRES.  373 

jamais  il  u'abaiuloniie.  II  ecrit  eii  veritable  ami 
(le  la  France;  mais  son  style  a  pen  de  conleni 
Cependant  repoqne  est  si  terrible  c[ne  des  trails 
d'nne  extreme  simplicite  font  fremir  les  lectenrs, 
surtout  cenx  qui  ont  vecu  an  milieu  des  troubles 
civils.  llraconte  quel  ascendant  la  faction  de  Bour- 
gogne  ent  dans  Paris  apres  Tassassinat  i\u  due 
Jean-sans-peur,  sur  le  pout  de  Montereai;.  Voici 
ses  paroles :  Pourfaire  tder  uu  hotnine  il  sufjisoit 
de  dire:  celui-la  est  Annagnac  ;  mais  il  nose  s  ex 
pliquer  ouvertement  sur  Isabelle  de  Baviere  :  il 
se  borne  a  ces  mots  :  Aacane  renor/unee  etoit  que 
en  I' hotel  de  la  reine  se  passoieiit  plusieurs  chases 
deshonnetes.  Suftisait-il  de  parler  ainsi  d'une  reine 
sans  pitie  comme  sans  lionnenr,  qui  tit  deslieri- 
ter  et  bannir  son  fils,  et  qui  venelit  a  retrangel' 
son  epoux,  sa  fille  et  la  France  ?  Ne  fallait-il  pas 
an  ecrivain  plus  energiqne  et  plus  hardi  pour 
peindre  ces  tems  liorribles  011  la  tlemence  da 
prince  etait  le  moindre  des  ileaux;  oii  la  France 
gemissait  sous  le  joug  insolent  de  Tanglais  Henri  V ; 
ou  Taudace  etait  du  ppuvoir;  oil  les  factions  ui- 
ventaient  des  mots  homicides ;  ou  les  crimes  res- 
taient  impunis  quand  ils  n'etaient  pas  punis  pat- 
des  crimes  ? 

Gommines   loue   meme    le  connetablo 

(Louis  de  Luxembourg,  comte  de  Saint- Paul), 
malgre  I'arret   porte   ("ontre   lui.    //  eloit  sage   et 


374  MELANGES 

vaillant  che\>(Uier ,  et  cjui  a^'uit  i>u  beaucoiip .  Ainsi 
s'exprime  uii  serviteur  de  Louis  XI  sur  iiiie  ties 
priiicipales  viclimes  de  son  maltre  :  il  developpe 
habileineiit  les  intrigues  de  Louis  avec  le  due  de 
Bourgogne,  coiitre  les  Flamands;  avec  leroi  d'Au- 
gleteire  Edouard  lY ,  contre  Je  due  de  Bourgogne; 
avee  les  eourtisaus  dii  roi  d'Aiigleterre,  contre 
leur  prince;  avec  lenipereur  Frederic,  pour  de- 
pouiller  ensemble  le  Anc  de  Bourgogne,  et  parta- 
ger  ses  depouilles;  mais  I'empereur  Frederic  ra- 
conte  aux  ambassadeurs  de  Louis  la  fable  de 
i'ours  et  des  chasseurs  :  elle  est  bonne  a  lire  dans 
Commiiies.  Le  sombre  despote ,  inepuisable  dans 
ses  ruses,  intrigue  meme  avec  un  peuple  libre, 
avec  les  Suisses ,  contre  son  eternel  eimemi , 
Cbarles-le-Temeraire.  N'oublions  pas  ici  la  remar- 
que  de  I'historien  :  Loaisluifalsoit  plus  de  guerre 
en  le  laissant  Jaire  ^  et  ial  solUcilant  etmemis  en 
secret,  que  s'ii  se  Jut  declare  contre  lui.  Le  due 
perit  dans  une  bataille.  II  ne  laisse  qu'une  fille; 
et  Louis  intrigue  avec  elle  pour  la  marier  an  dau- 
phin; niais  la  jeune  heritiere  de  Bourgogne  se 
trouve  plus  habile  que  lui:  elle  intrigue  avec  le 
due  d'Autriche  Maxim ilien  ,  qui  fut  depuis  em- 
pereur,  et  lui  porte  avec  sa  main  tons  les  bieris 
de  son  o})ulente  maison.  Commines  ne  parle  point 
du  proces  du  due  de  JNemours,  le  plus  atroee 
evenement    du    regne    de   Louis   XI  ;    mais    il    le 


I 


J.ITTERAIRES.  ^75 

compte  ail  numbre  des  sujets  de  joie  qu'eut  ce 
prince  apres  la  mort  de  Charles-Ie-Temeraire.  11 
ne  fatit  pas  alterer  la  naivete  du  texte  :  elle  est 
curieuse.  «  La  joie  lut  tres-grande  au  roi  de  se 
«  voir  au  dessus  de  tons  ceux  qu'il  liaissoit ,  et 
«  qui  etoieiit  ses  principaux  enneniis.  Des  uns 
«  s'etoit  venge ,  comme  du  connetable  de  Fiance , 
«  du  due  de  Nemours,  et  de  plusieurs  autres.  Le 
«  due  de  Guyenne  son  frere  etoit  mort,  dont  il 
«  avoit  la  succession.  Toute  la  maison  d  Anjou 
«  etoit  morte,  comme  le  roi  Rene  de  Sicile,  les 
«  dues  Jean  et  Nicolas  de  (^alabre,  et  puis  leur 
«  cousin,  le  comte  du  Maine,  depuis  comte  de 
«  Provence.  Le  comte  d'Arinaiiiiac  avoit  ete  lue 
«  a  I'estor;  et  de  tons  ceux-ci  avoit  ledit  seigneur 
«  recueilli  les  successions  et  les  meubles.  »  On 
voit  que  Louis  XI  n'oubliait  pas  ses  interets;  (^t 
Ton  voit  encore  qu'il  fallait  beaucoup  de  malheu 
reux  pour  faire  son  bonheur. 

Le  talent  d(;  Commines  brille  surtout  dans  les 
digressions,  et  lorsqu'il  s'arrete  a  rellechir  sur  les 
evenemens  qu'il  vient  de  raconter.  11  nest  pas 
sans  doute  aussi  pnjlond  que  le  tut  apres  hit  1  ita- 
lien  Machiavel ;  inais  il  est  beaucoup  plus  moral. 
Louis  Xi  avait  porte  les  impols  bieii  au-dela  du 
double  de  ceux  que  levait  son  pere.  F  a-t-il  roi, 
dit  Commines,  ou  seigneur  sur  ter  re  quiaitijouvoir, 
outre  son  domaine  ^  de  uieltre  un  uenier  sur  ses 


376  MELAJN(;ES 

sujets ,  sans  ottrui  et  consentement  de  ceux  qui  le 
doiventpajer,  siiion  pa?-  tyrannie  et  violence?  On 
troiive  ailleiirs  ces  mots  remarquables  de  toute 
inauiere:  //  donna  beaucoup  aux  eglises ;  en  au- 
cunes  choses  eut  mieux  valu  mains;  car  il pre- 
noit  des  pauvres  pour  donner  d  ceux  qui  nen 
avoient  aucun  besoin.  Nc  negligeons  pas  cette 
pensee  :  La  guerre  entre  deux  grands  princes  est 
bien  aisee  a  commence r,  inais  tres-mauvaise  a  ap- 
paiser  par  les  chases  qui  j  adviennent  et  qui  en 
descendent.  Le  trait  suivant  n'est-il  pas  heiireux? 
C'est  grant  richesse  a  uii  prince  d' avoir  un  sage 
homme  en  sa  compagnie.  Commines  ne  fait-il  pas 
bien  de  condaniner  les  gens  qui  nontVoeil  a  autre 
chose  qua  complaire  a  leurs  maitres ,  eta  louer 
touies  leurs  ceuvres  ^  salt  bonnes  ou  mauvaises?  W 
aime  les  iettres,  et  (lit  quelque  part  avec  beau- 
coup  de  sens  :  Encar  ne  me  puisse  tenir  de  bldmer 
les  seigneurs  ignarans.  II  ajoute,  a  cette  occasion, 
en  parlant  des  gens  de  robe  longue:  «  A  tons  pro- 
«  pos  ils  ont  une  loi  au  bu,  ou  une  histoire;  et 
«  la  meilleuie  qui  se  puisse  trouver  se  tourneroit 
«  bien  a  mauvais  sens;  inais  les  sages,  et  qui  au- 
«  roient  lu,  n'en  seroient  jamais  abuses;  ni  ne 
«  seroient  les  gens  si  hardis  de  leur  faire  enten- 
^<  dre  mensouges.  Et  croyes  que  Dieu  n'a  point 
«  etabli  I'office  de  roi  m  d'autre  prince  pour  etn^ 
«  exerce  par  les  betes,  et  par  ceux  qui  par  gloire 


LITTERAIRES.  877 

«  diseiit :  Je  iie  suis  pas  clerc.  S'ils  avoient  ete  ,. 
K  bieii  nourris  en  leur  jeuiiesse,  leurs  raisons  se- 
«  roient  autres,  et  auroieiit  envie  qu'on  estimat 
«  leurs  personnes  et  leurs  vertus.  »  Je  ne  puis  me 
dispenser  de  citer  encore  quelques  mots  contra 
Tignorance.  Plus  on  voit  de  choses  en  iin  seal 
livre  que  11  en  sawoient  voir  ensemble  et  entendre 
par  experience  vingt  hoinrnes  de  rang ,  vivans  Vun 
apres  V autre.  Sans  multiplier  les  citations,  ce  qui 
serait  bien  facile ,  recommandons  la  lecture  de 
Philippe  de  Commines  :  elle  est  importante.  Cest 
un  historien,  car  on  voit  agir  ses  personnages. 
Cest  un  politique,  et  le  plus  delibere  penseur 
qu'ait  eu  la  France  avant  Montaigne.  C'est  deja 
meme  un  ecrivain.  Son  style  est  clair,  precis, 
energique,  malgre  les  tours  vieillis  et  les  expres- 
sions surannees.  C'est  qu'il  n'ecrit  jamais  a  vide; 
et,  puisquil  tient  les  idees,  il  faut  bien  que  les 
mots  lui  viennent.  Le  metier  n'apprend  qua  faire. 
des  phrases;  I'art  consiste  en  un  point  unique. 
Youlez-vous  ecrire  ?  pensez. 

C'est  dans  les  derniers  tems  de  Louis  XI  qu(^ 
Philippe  de  Commines  se  surpasse.  La,  rien  n'est  a 
citer;  il  faut  tout  lire.  Comme  il  peint  dans  une 
agonie  de  trois  ans  ce  roi  cruel,  qui  avait  per- 
fectionne  les  prisons  et  les  tourmens,  s'emprison- 
nant,  se  tourmentant  lui-meme  dans  son  chateau 
du  Plessis-les-iours;  multipliant  les  barreaux  de 


378  MEL/\]NGES 

fer,  les  broclies  de  fer,  les  poiiites  de  f'er;  fuisant 
ecarter  les  passaiis  a  coups  d'arquebuse;  chaii- 
geant  tons  les  jours  de  serviteurs;  chassant  ses 
principaux  officiers;  peu  content  d'implorer  la 
Notre-Dame  de  plomb,  confidente  de  toutos  ses 
vengeances;  faisanl  venir  la  sainte  ampoule,  qui 
n'avait  jamais  quitte  Rlieims;  obtenant  du  pape 
le  corporal  sur  lequel  avait  cbante  saint  Pierre; 
recevant  meme  du  Grand-Turc  des  reliques  eu- 
voyees  par  ambassade ;  donnant  dix  mille  ecus 
par  mois  a  son  medecin,  Jacques  Coctier;  somme 
exorbitante  aujourd'bui,  inconcevable  pour  le 
terns;  faisant  venir  I'bermite  de  Calabre,  saint 
Francois  de  Paule,  et  le  priant  a  genoux  dc  lui 
prolonger  la  vie!  Plus  despote  que  jamais  ,  ii  veuL 
tout  garder  quand  tout  va  s'aneantir  avec  lui- 
meme.  Hypocrite  jusqu'au  dernier  soupir,  il  est 
vetu  ricliement,  lui,  toujours  neglige  a  I'exces;  il 
affecte  la  sante,  quand  la  mort  est  sur  son  visage; 
il  feint  de  lire  ce  qu'il  ne  voit  plus;  et,  quand  il 
ne  peut  plus  parle;r,  il  repond  du  geste  et  des 
yeux  a  ce  qu'il  ne  peut  plus  entendre.  Quel  fleau 
que  ce  prince !  Ennemi  de  son  peuple  comme  des 
rois  ses  voisins,  persecuteur  des  grandes  maisons 
comme  de  sa  propre  famille,  jaloux  de  son  fils 
comme  il  avait  ete  rebelle  a  son  pere,  se  plaisant 
avec  les  Ijommes  nourris  dans  la  bassesse,  faisanl 
nil   iiegociateur    d'Olivier   Ledaim,   son   barbier; 


LITTEKAIKES.  379 

ignoble  en  ses  moeurs,  en  son  langage,  en  ses 
vetemens,  il  fut  a  la  fois  le  modele  et  la  carica- 
ture de  la  tyrannic.  Il  eut  tout  le  vouloir  du  des- 
potisme;  Richelieu  seul  en  eut  tout  le  pouvoir  : 
hommes  nes  tons  deux  pour  le  malheur  de  la 
France,  et  differens,  mais  egaux  en  perversite. 
Daclos  terniine  son  histoire  de  Louis  XI  en  de- 
clarant que  ce  fut  un  roi.  C'est  mi  sarcasme 
beaucoup  trop  fort  contre  la  royaute;  et  I'ou- 
vrage  de  Duclos,  bien  inferieur  aux  Memoiies  de 
Commines,  fait  regretter  vivementla  perte  irrepa- 
rable de  la  meme  histoire  ecrite  par  Montesquieu, 
qui,  sans  doute,  avait  traite  le  sujet  comme  I'au- 
rait  traite  Tacite. 

A  la  tete  des  historiens  de  Charles  VlII  est 
encore  Philippe  de  Commines.  Un  autre  historien, 
Pierre  de  Saligni,  ne  commence  qu'a  la  troisieme 
annee  du  regne  de  ce  prince,  et  ne  passe  point 
la  septieme.  Comme  il  fut  attache  au  seigneur 
de  Beaujeu,  qui  gouvernait  alors,  on  croit  qu'il  a 
bien  connu  les  intrigues  de  ce  regne.  Andre  de 
la  Vigne,  secretaire  de  la  reine  Anne  de  Bretagne, 
a  raconte  la  conquete  de  Naples.  Ces  deux  ecri- 
vains  sont  mediocres.  D'ailleurs ,  si  Charles  VIII 
fut  exempt  de  vices,  il  eut  de  la  bonte  sans  vertu, 
et  du  courage  sans  caractere.  De  briilans  succes 
suivis  de  revers  eclatans;  des  conquetes  inutiles 
et  de  vastes  projets  deconcertes:  voila  son  regne. 


38o  MELANGES 

Un  mot  de  Conimines  le  peint  :  //  etait  peu  cu- 
teiiduy   inais  si  boii  que  meilleur  ne  se  pouvoit 
C'est  tout  le  mai  ct  tout  Ic  bien  qu'on  en  peu« 
(lire.  Courons  vite  a  Louis  XII,  au  moins   pout 
nous    consoler    d'avoir    si    long  -  terns    observe 
Louis   XL    Les   deux    principaux    historicns    du 
pere  du  peuple  furent  Jean  de  Saint  Gelais  et 
Claude    de    Seyssel,    arclieveque    de    Turin.    Le 
premier  expose    les   fails    avec    methode;  moins 
curieux  d'evenemens,  le  second  fait  mieux  con- 
naitre  I'liommc.   On  aime  a  lire  ce  detail  sur  sa 
fidelite  chevaleresque  :  «  Au  regard  de  la  royne 
«  Anne,  duchesse  de  Rretagne,  ainsi  qu'il  Tavait 
«  Iionoree ,  vivant    iedit  roi   Charles,   comme   sa 
«  dame  et  princesse,  depuis  qu'il  Ta  epousee,  Ta 
«  toujours  si  grandement  aimee,  estimee  et  che- 
«  rie,  qu'il  a  en  elle  mis  et  dispose  toules  ses  deli- 
«  ces.  »  Un  peu  apres,  I'historien  ajoute  :  «Elle  le 
«  merite  bien;  car  de  sens,  de  prudence,  d'lion- 
ccnetete,  de    venuste,  de    gracieusete,  il  en   est 
('  peu  qui  en  approchent,  moins  qui  soient  sem- 
«  blables,  el   nulle   qui  I'excede.  »  II  y  a  de  I'ele- 
gance   dans   ce   tour   de    phrase.    Qu(;lques   mo- 
dernes  peu   instruits    out   reproche  a  Louis  XI J 
d'avoir  fait  declarer  nul  son  mariage  avec  Jearuie, 
pour  ej)ouser  la  fcmme  qu'il  aimait;  mais  Jeainie, 
lille  de  Louis  XI,  et  fondatrice  des  Annoticiades, 
iiii  fut  imposee  [)ar  force,  el  comme  sterile;  car 


LiTTERAIRES.  38i 

T.ouis   XI   voulait  eteindrc   la  maison  d'Orleans, 
qu'il  detestait  :  c'est  ce  que  declare  Seyssel.  II  fait 
siir  ces  deux  princes  uii  rapprochement  plein  de 
justesse  :  Le  j'egne  de  Louis  XI,  dit-il,  est  aussi 
(lifferent  da   regiie  present   comnie   Vempire   de 
Domitian.  de  celui  de  Trajan.  Au  sujet  du  cardi- 
nal ,  d'Amboise  ,  on  trouve  une  idee  heureuse  ex- 
primee  avec  une  precision  elegante :  A  iiii  tel  roi 
bien  etait  convenahle  un  tel  ministre.  Ce  trait  sur 
Louis  XII  n'est  pas  moins  remarquable  :  Au  re- 
gard des  flatteurs   dont   les   oredles  des  princes 
communenient  sont  assiegees,  ils  ne  sont  pas  hieii 
venus  envers  lui.  Notez  ce  qui  suit :  Et  aiine  mieux 
que  ses  louanges  soient  au  coeur  des  honimes  quen 
la  langue.  On  voit  que  cet  archeveque  etait  loin 
d'etre  depourvu  du  talent  d'ecrire.^ Quant  au  nio- 
narque,  il  servit  le  peuple  et  par  ses  vertus  et 
par  ses  defauts;  il  n'eut  ni  les  prejuges  du  trone 
ni  meme  ceux  du  terns.   La  renommee  de  bien 
des  rois  leur  est  superieure.  Louis  XII,  quoique 
justement  celebre,  est  superieur  a  sa  renommee. 


:>,&■>.  MELANGES. 


ANALYSE 

DE  MAHOMET, 

•      TRAGEDIE   DE   VOLTAIRE. 


A-u  maitre  de  la  scene  comique  appartient  Thori- 
neur  d'avoir  le  premier  demasque  rhypocrisie  en 
plein  theatre.  II  remporta  le  prix  de  son  art,  lors- 
qu'il  peignit  iin  deuot  de  place ^  ourdissant  ses 
trames  obscures  dans  I'enceinte  d'line  maison, 
dans  rinterieur  d'une  famille;  subjuguant  le  pere, 
cherchant  a  seduire  la  femnie,  a  epouser  la  fille, 
a  faire  chasser  le  fds,  a  s'emparer  des  biens  de 
tons.  Le  scelerat,  connn  trop  tard  par  son  im- 
prudent bienfaiteur,  s'arme  contre  lui  de  ses  pro- 
pres  bienfaits,  de  ses  confidences  les  plus  inlimes. 
C'est  pen  de  vouloir  le  depouiller :  il  court  denon- 
cer  augouvernement,  ilrevicnt  pour  trainer  en  pri- 
son celui  qui  eut  pitie  de  sa  detresse,  et  qui  lui 
donna  Thospitalite;  mais,  par  un  changement  sou- 
dain,  quand  il  jouit  de  son  odieux  triomphe,  il 
succombe  sous  I'autorite  meme  dont  il  se  croyait 


LITTERAIRES  38:5 

ranxiliaire.  Rien  ne  manque  a  ce  tableau  admi- 
rable. La  haute  comedie,  grace  a  Moliere,  acquit 
cette  fois  ime  importance  morale,  que,  malgre 
des  formes  plus  imposantes,  la  tragedie  n'avait 
pas  egalee  encore,  et  n'atteignit  cpie  long-tems 
apres.  Voltaire  la  lui  donna  dans  Mahomet,  le 
plus  beau  monument  de  la  poesie  dramatique  an 
dix-huitieme  siecle.  A  considerer  en  particulier  le 
personnage  principal,  combien  il  etait  difficile  de 
representer  cet  Arabe,  sans  education,  sans  lu- 
mieres  acquises,  mais  done  d'un  esprit  aussi  pro- 
fond  qu'audacieux,  qui  s'elance  des  derniers  rangs 
de  la  societe,  franchit  tous  les  intermediaires , 
commence  a  cinquante  ans  et  remplit  en  moins 
de  dix  annees  sa  carriere  immense;  conquerant, 
roi,  legislateur,  prophete,  toujours  imposteur  et 
toujours  grand ,  si  toutefois  un  imposteur  pent 
Fetre,  et  dont  les  institutions,  apres  douze  siecles, 
gouvernent  encore  une  partie  de  I'Asie,  de  I'Eu- 
rope  et  de  TAfrique !  A  prendre  le  sujet  en  e^ene- 
ral,  remonter  a  Tune  des  sources  de  la  supersti- 
tion et  du  fanatisme,  faire  voir  comment  les 
abuseurs  des  nations,  selon  le  terme  de  Rossuet, 
s'emparent  de  toutes  les  passions  humaines, 
echauffent  le  courage  des  guerriers,  diriejent  Ta- 
mour  et  la  haine  d'une  jeunesse  ardente,  trom- 
pent  la  credule  innocence,  oppriment  la  vertu 
courageuse   qu'ils   n'ont  pu   effraver  ni   seduire. 


•V 


384  MELANGES 

brisent  tons  les  liens  de  la  nature ,  fascnient  les 
yeux  du  penple  en  accumulant  les  prestiges,  en cal- 
culant  (les  crimes  qu'ils  font  passer  pour  des  mi- 
racles; elevent  uii  pouvoir  que  chaque  forfait  rend 
plus'sacre,  leguent  enfin  aux  generations  qui  les 
suivent  un  heritage  de  mensonges  utiles  a  quel- 
ques-uns,  et  d'erreurs  funestes  a  la  multitude: 
voila  ce  qu'il  s'agissait  de  retracer  sur  la  scene 
tragique.  Pour  oser  concevoir  une  telle  entre- 
prise,  mais  surtout  pour  i'executer  dignement,  il 
fallait  etre  Voltaire ,  et  Voltaire  au  plus  haut  de- 
gre  d'un  talent  qu'illustraient  deja  de  nombreux 
chefs-d'oeuvre. 

Sans  pouvoir  etre  mise  au  rang  des  plus  belles 
expositions  tragiques,  I'exposition  de  Mahomet,  a 
beaucoup  d'egards ,  merite  d'etre  distinguee.  Elle 
est  claire ,  simple  ,  animee ,  d'une  precision  remar- 
quable.  Le  sherif  du  senat  de  la  Mecque ,  Zopire , 
s'entretient  avec  le  senateur  Phanor.  Il  oppose 
aux  conseils  d'une  circonspection  timide,  souvent 
decoree  du  nom  de  sagesse,  cette  vertu  ferme  et 
toujours  egale,  trop  amie  de  I'humanite  pour 
n'etre  pas  I'implacable  ennemie  du  mensonge  et 
de  I'oppression.  Phanor  luirepresente  que  la  jeune 
Palmire  pourrait  devenir  lo  gage  de  la  paix.  Elle 
fut  nourrie  dans  les  camps  de  Mahomet ,  qui  I'a 
redemandee  par  ses  herauts,  depuis  que  le  sort 
des  derniers  coml^ats  I'a  rendue   prisonniere  de 


LITTER  \  IRES.  385 

Zopire.  Mais  le  Sherif  intrepide  ne  garde  a  Maho- 
met que  la  haine  de  la  guerre;  il  sait  qu'avec  lui 
conclure  la  paix,  c'est  accepter  la  servitude;  il 
repugne  meme  a  lui  rendre  Palmire,  non  par  un 
amour  honteiix  a  un  vieillard  ,  raais  par  ce  tendre 
uiteret  qu'iuspirent  a  un  pere  prive  de  ses  en- 
fans,  la  beaute,  la  jeunesse  et  I'innocence,  sur- 
tout  quand  elles  sont  menacees  d'etre  la  proie  et 
la  recompense  du  crime. 

Phanor  s'eloigne  en  voyant  Palmire  approcher; 
car  elle  a  demande  a  Zopire  un  entretien  secret , 
comme  celui-ci  I'annonce  lui-meme  dans  les  vers 
qui  terminent  la  premiere  scene.  Mais  quelle  dou- 
leur  pour  lui  d'entendre  sa  captive  lui  rappeler 
quelle  est  reclamee  par  Mahomet,  et  solliciter 
son  prochain  retour  dans  les  camps  qui  furent  sa 
patrie !  En  I'accueillant  par  des  expressions  affec- 
tueuses ,  Zopire  exhale  son  indignation  contre  Fim- 
posteur.  La  timide  et  naive  Palmire  ne  dissimule 
pas  I'horreur  que  lui  inspire  un  discours  si  nou- 
veau  pour  elle.Cette  horreur  naissante  est  un  pre- 
mier germe,  qui  produira  des  fruits  de  mort. 
Les  spectateurs  sont  prepares  de  loin  a  la  terrible 
catastrophe.  Plus  Mahomet  est  revere  par  la  cre- 
dule  Palmire,  plus  Zopire  la  trouve  injuste  pour 
lui-meme,  et  plus  il  la  plaint,  la  cherit  :  fidele 
peinture  d'un  coeur  genereux,  et  I'une  de  ces  beau- 
tes  qui  echappent  a  la  multitude,  mais  qu'il  faut 

OEuvres  posthnmes.   III.  2  3 


38(3  MELANGES 

[)uiirtanl  sjivoir  sentir  lorsqii'oii  veul  apprecier  de 
tels  onvrages.  Le  vieillard  refuse  de  remplir  les 
voeux  impnidens  de  sa  captive,  quand  Phanor,  re- 
paraissant  tout-a-coup ,  annonce  qu'Omar  s'est 
presente  a  Tune  des  portes  de  la  ville ,  le  glaive 
et  I'olivier  dans  les  mains  ,  qu'il  est  merae  entre 
dans  la  Mecque,  et  que  Seide  raccompagne.  A  ce 
nom  ,  PaUnire  est  ranimee  par  Tesperance.  line 
courte  exclamation ,  le  nom  de  Seide  repete  par 
elle ,  apprennent  ce  qui  se  passe  dans  son  coeur  : 
elle  ne  parle  point  de  son  amour ;  ignore  de 
Zopire,  il  est  su  des  spectateurs;  et,  pour  les  ins- 
truire,  un  mot  a  suffi  :  tel  est  I'art  chez  les  grands 
poetes. 

I/entrehen  d'Omar  et  de  Zopire  termine  avec 
eclat  le  premier  acte.  Le  Sherif  n'est  point  seduit 
par  le  double  enthousiasme  d'un  sectaire  et  d'un 
ambitieux  qui  veut  acquerir  a  son  maitre  un  nou- 
veau  complice.  Ni  les  louanges  prodiguees  au  con- 
querant  prophete ,  ni  Tetalage  de  son  pouvoir,  ni 
Foffre  d'y  participer,  ne  peuvent  ebranler  cette 
ame  inflexible  dans  la  vertu.  L'auteur  fait  parler 
Omar  avec  une  eloquence  exaltee ,  pompeuse,  et 
qu'embellissent  les  formes  les  plus  hautes  du  style 
oriental.  Une  energie  pressante  anime  les  re- 
ponses  de  Zopire.  Vainement  Omar  lui  annonce 
que  Mahomet  veut  le  voir  et  lui  parler :  ce  qui 
promet   au    spectateiir  une  nouvelle  scene,  que 


LITTERAIRES.  387 

celle-ci  rend  tres-difficile;  Zopire  ne  vent  accorder 
a  Mahomet  ni  la  paix  ,  ni  I'entree  de  la  Mecque. 
Mais  il  n'est  pas  le  seul  maitre  ;  et  le  senat  doit 
decider  :  Omar  et  Zopire  y  courent  ensemble.  Les 
premiers  fils  sont  tissus  ;  Taction  raarche;  la  curio- 
site,  vivement  excitee, attend avec  impatience  etle 
personnage  principal ,  et  les  evenemens  qui  vont 
suivre.  :    :        :-,-■! 

Seide  et  Paimire  ouvrent  le  second  acte.  lis  se 
racontent  leurs  peines  mutuelles  durant  une 
longue  absence,  et  font  eclater  leur  joie  de  se 
voir  enfin  rendiis  Fun  a  I'autre.  C'est  le  lanease 
de  I'amour,  mais  d'un  amour  naif  et  tendre;  et  vous 
ne  trouverez  dans  tout  ce  qu'ils  disent  aucune  des 
fadeurs  qui  trop  souvent  deparent  les  chefs-d'oeu- 
vre meme  de  la  tragedie  francaise.  Observcz  a 
quel  point  les  refus  de  Zopire  ont  aigri  sa  jeune 
prisonniere,  et  combien  Seide  est  indigne  de  les 
apprendre.  Ainsi  s'accroit  pour  Mahomet  leur  at- 
tachement  fanatique.  lis  voient  dans  Zopire  un 
persecuteur,  et  c'est  de  I'envoye  de  Dieu  qu'ils 
attendent  leur  delivrance.  Ces  sentimens  sont  mar- 
ques avec  force ,  et  places  a  la  fm  de  la  scene,  ou  ils 
ressortent  d'autant  plus,  qu'ils  se  lient  a  la  scene 
suivante.  Omar  les  anime  encore,  en  venant  annon- 
cer  a  Seide  et  a  Paimire  son  double  triomphe  sur 
Zopire  aupres  du  senat  et  aupres  du  peuj)le.  Ten- 
tree  de  Mahomet  dans  les  murs  de  la  Mecque,  et 

lb. 


388  MELANGES 

l;i  publication  tie  la  treve.  Le  recit  est  nerveux  et 
japide.  Oinar,  unposaut  jiisque-la .,  reiitre  dans  la 
loule  des  disciples  aussitot  qu'a  paru  son  niaitre. 
Mahomet,  environne  de  ses  guerriers   d'elite , 
leur  parle  avec  I'autorite  d'un  roi,d'un  vainqu<>ur, 
trim  homme  inspiiv.  11  les  lone  en  peu  de  mots, 
et  les  envoie  preclier  le  glaive  a  la  main.  Son  eton- 
nement  a  la  vue  de  Stride,  qui  a  prevenu  ses  or- 
dres  en  se  rendant  comme  t)tage  dans  le  palais  de 
Zopire,  et  le  reproche  qu'il  lui  fait  de  ne  s'etre 
pas  borne  a  les  attendre ,  annoncent  im  sentiment 
jaloux,  qii  irrite  encore  Tempressement  de  Palmire 
a  excuser  Timpatience  de  Seide.  Mahomet  com- 
mande  au  jeinie  homme  de   rejoindre  les  autres 
guerriers;  mais  il  adoucit  ce  ton  severe  quand  il 
s'adresse  a  Palmire;  et  deja  I'amant  se  laisse  entre- 
voir  dans  le  langage  du  prophete  et  du  protec- 
teur.  Reste  seul  avec  Omar,  il  devoile  ses  secrets : 
il  aime  Palmire.  Et  Palmire  est  aimee  de  Seide ! 
Elle  semble  meme  repontlre  a  cet  amour  !  Ce  n'est 
pas  leur  crime  unique :  tons  deux  doivent  le  jour 
a  Zopire.  Hercide  les  remit  dans  leur  enfance  aux 
mains  de  Mahomet.  Voila  ce  que  des  censeurs  plus 
malveillans  qu'eclaires  ont  trouve  fort  invraisem- 
blable  :  mais  quelle  invraisemblancc  y  a-t-il  a  pre- 
senter sur  la  scene  ce  qui  est  arrive  cent  fois  dans 
les   terns  de  guerre  ?  Ce   n'est  pas  d'ailleurs  un 
incident  de  la  piece:  c'est  ce  qu'on  appelle  un  fait 


LITTERAIKES.  389 

antecedent.  Ce  qui  tonde  raclion  dans  les  d«Hix 
chefs-d'oeuvre  de  la  scene  antique  et  de  la  scene 
moderne,  I'OEdipe-roi  et  Athalie,  est  bien  autre- 
nient  difficile  a  croire.  Je  ne  pretends  pas  en  faire 
un  sujet  de  blame;  je  m'appuie  au  contraire  sur 
de  grandes  autorites  pour  rejeter,  avec  le  rnepris 
qu'il  merite,  ce  reproche  banal  d'invraisemblance, 
taut  prodigue  par  des  homnies  qui  prononceut 
sur  les  pieces  de  theatre ,  sans  avoir  aucune  idee 
de  I'art  dramatique.  "  ^  ^ 

Mahomet  attend  Zopire ,  et,  sitot  qui!  Ic  voil 
paraitre,  il  charge  Omar  de  soins  utiles  pour  la 
garde  du  palais ,  et  lui  recommande  de  revenir 
bientot,  afin  de  prendre  les  resolutions  que  cette 
entrevue  rendra  convenables.  Ici  commence  une 
scene  fameuse ,  ou  Voltaire  a  deploye  toutes  les 
ressources  de  son  genie.  Zopire,  en  arrivant,  te- 
moigne  ses  regrets  d'etre  oblige  de  recevoir  Ven- 
nemi  du  inonde.  Aux  motifs  allegues  par  Omar, 
Mahomet  ajoute  des  motifs,  sinon  plus  forts,  du 
moins  plus  specieux.  Ge  n'est  point  a  I'ambition 
de  Zopire,  c'est  a  sa  raison  qu'il  parle;  et,  se  de- 
pouillant ,  pour  ainsi  dire,  de  son  manleau  de  pro- 
phete ,  c'est  en  homme,  en  politique,  en  legisla- 
teur  qu'il  lui  developpe  ses  projets  pour  agrandir 
le  peuple  arabe.  Mais  en  vain  reclame -t-il  les 
droits  d'lin  esprit  vaste  sur  Fimagination  i\n  vul- 
gaire,  el  ce  besoin  general  d'erreur  v\  de  servi- 


390  MELANGES 

tiule ,  vieille  calommc  iiitentee  coiitre  le  genre 
h  11  main  par  ceux  a  qui  le  niensonge  et  la  tyran- 
nic sont  necessaiies;  et  I'interet,  idole  puissante, 
a  laqiielle  on  croit  (jiie  tout  le  monrle  sacrifie, 
quand  soi-meme  on  lui  sacrifie  tout:  Zopire  de- 
meure  immuable,  et  ne  met  point  sou  interet  en 
balance  avec  I'equite.  Quel  lien  d'ailleurs  peut  reu- 
nir  deux  ennemis  dont  la  haine  est  si  bien  fon- 
dee  ?  Le  fils  de  Mahomet  lui  fut  ravi  par  Zopire ; 
les  enfans  de  Zopire  sont  tombes  sous  le  fer  de 
Mahomet.  C'est  ce  que  dit  le  vieillard  lui-meme; 
et  ici ,  par  une  transition  savante ,  le  poete  donne 
a  la  scene  un  essor  plus  rapide  ,  un  ton  plus  tra- 
gique.  C'est  au  nom  meme  des  enfans  de  Zopire 
que  Mahomet  le  presse  :  ils  vivent;  ils  lui  seront 
rendus  s'il  tombe  aux  pieds  du  prophete;  et  Ma- 
homet deviendra  son  gendre.  Etrange  avantage 
de  I'imposteur,  qui  prend  dans  les  sentimens  les 
plus  saints,  par  consequent  dans  la  vertu,  de 
quoi  la  combattre!  Mais  elle  triomphe.  En  appre- 
nant  une  si  faible  partie  du  secret,  Zopire  est 
emu,  transporte  de  joie;  ses  larmes  coulent;  et 
deja,  dans  ses  discours,  I'accent  paternel  resonne 
avec  une  force  qui  plus  tard  sera  dechirante.  Et 
p<jurtant  son  devoir  est  inexorable  :  plutot  que  de 
contribuer  a  I'esclavage  de  sa  patrie ,  il  immole- 
rait  ses  propres  enfans  :  tel  est  son  terrible  adieu. 
La  Harpe,  dans  son  Cours  de  Litteralure ,  rend 


L1TTER4IRES.  ^gi 

line  justice  complete  a  cette  scene,  et  la  trouve 
si  belle,  que,  selon  son  usage,  il  la  transcrit  pres- 
c[ue  toute  entiere.  A  I'avis  de  J. -J.  Rousseau,  il 
n  'en  esl  aucune  au  theatre  oil  la  main  cVun  grand 
niattre  soil  plus  sensihlement  enipreinte.  Ot  elo- 
quent philosophe  observe  encore  que,  par  I'ha- 
bilete  tlu  poete ,  le  sacre  caraciere  de  la  vevtii 
Veinporte  sur  V elevation  du  genie,  l^a  remarque  a 
(le  la  profondeur;  et  c'est  avoir  bien  saisi  le  ve- 
ritable esprit  d'une  scene  ou  Mahomet  toulefois 
est  si  imposant;  mais,  a  cet  egard,  rintention  de 
I'auteur  est  trop  souvent  negligee  quand  on  joue 
la  piece  :  peu  de  Zopires  saveiit  atteindre  a  leur 
place;  et  Mahomet  I'einporte,  au  moins  par  le 
bruit.  Rousseau  fait  sur  cette  meme  scene,  com 
paree  a  celle  d'Omar  et  de  Zopire,  une  autre  ob- 
servation tres-importante.  Yoici  ses  termes  :  «  Je 
«  rne  souviens  d'avoir  trouve  dans  Omar  plus  dc 
c<  chaleur  et  d'elevation  que  dans  Mahomet  lui- 
('  meine,  et  je  prenais  cela  pour  un  defaul;  en  y 
«  pensant  niieux  j'ai  change  (ro[)inion.  Omar, 
«  emporte  par  son  fanatisme,  ne  doit  parler  de 
«  son  maitre  qu'avec  cet  enthousiasme  de  zele  et 
«  d'admiration  cpii  I'eleve  au-dessus  de  Thuma- 
«  nite;  mais  Mahomet  n'est  pas  fanatique;  c'est 
«  un  fourbe  qui,  sachant  bien  qu'il  n'est  pas  ques- 
«  tion  de  laire  I'inspire  vis-a-vis  de  Zopire,  cher- 
«  die  a  le  gagner  par  une  coiifiance   affectee  et 


^■2  MELANGES 

«  par  cics  motifs  d'ambilion.  Co  ton  de  raison 
«  doit  le  reudre  moiiis  brillaiit  qu'Omar,  par  cela 
«  ineiiie  qu'il  est  plus  grand,  et  quil  sait  mieux 
«  discerner  les  hommes.  »  I^a  Harpe  combat  tout 
ce  passage;  il  affirme  d'abord  qu'il  y  a  plus  de 
chaleur  et  d'elevation  dans  les  discours  de  Maho- 
met que  dans  ceux  d'Omar;  et ,  confondant  des 
qualiles  fort  distinctes,  d  cite  des  pensees  pro- 
fondes,  des  vers  d'une  grande  portee,  sans  rien 
prouver  d'ailleurs  contre  I'opinion  de  Rousseau , 
qui  se  connaissait  assez  bien  en  style,  et  qu'il 
n'aurait  pas  du  traiter  si  magistralement.  La  Harpe, 
en  second  lieu,  me  qu'Omar  soit  fanatique,  puis- 
qu'il  est  fourbe  aussi  bien  que  son  maitre;  mais 
Fun  n'empeche  pas  I'aulre;  et  le  censeur  pour- 
rait  bien  n'avoir  pas  compris  ce  qu'il  croit  avoir 
refute,  (^ertes  Rousseau  n'a  pas  pretendu  qu'O- 
mar fut  sincere  et  fanatique  a  la  maniere  de  Seide. 
Omar  invite  Zopire  a  regner  avec  Mahomet  et 
^*  Jui.  /.e  peuple ,  lui  dit-il,  est  ne  pour  les  grands 
komines ,  pour  adorer,  pour  croire.  Voila  le  fourbe, 
et  meme  le  fourbe  se  demasquant;  mais  Omar 
est  fier  d'avoir  Mahomet  pour  maitre;  et  ce  mai- 
tre, selon  lui,  doit  changer  Tunivers.  Voila  le  fa- 
natique. On  le  retrou  verait  en  des  tirades  cntieres , 
s'il  n'etait  pas  superflu  de  citer  ce  que  tout  le 
monde  sait  par  coeur.  Au  reste ,  il  ne  faut  pas 
croire  que  la  faiblesse  d'esprit  et  I'extreme  ere- 


L1TTER.4IRES.  SgS 

dulite  soient  inseparables  du  fanatisme :  on  v  est 
(leja  livre  lorsqu'on  se  laisse  subjugiier  par  un 
caractere  superieiir.  Avec  beaucoiip  de  lumieres, 
Jerome  de  Prague  etait  fanatique  de  Jean  Hus; 
Melanchton,  de  Luther;  Theodore  de  Beze,  de  Cal- 
vin; dans  un  autre  ordre  de  choses,  Antoine  I'e- 
tait  de  Jules-Cesar;  Ireton,  d'Olivier  Cromwel. 
Les  personnages  extraordinaires  qui,  tour  a  tour, 
fonderent  leurs  hautes  destinees  sur  d'eclatans 
prestiges,  eurent  toujours  a  leur  disposition  deux 
especes  de  fanatiques  :  les  Seides,  qui  croient 
obeir  aux  ordres  de  Dieu ,  que  leur  transmet  un 
liomme;  et  les  Omars,  qui  servent  aveuglement 
un  homrae  dont  ils  out  fait  leur  dieu.  Voila  ce 
que  n'a  point  apercu  La  Harpe,  ce  que  sentait 
Rousseau,  ce  qu'avait  peint  Voltaire ;  et,  s'il  n'eut 
montre  ces  deux  fanatismes  marchant  diverse- 
ment  au  meme  but,  le  poete  n'eut  pas  complete 
son  grand  tableau.  ,,.    ,.    ,  , 

Poursuivons.  Omar  reparait  au  depart  de  Zo-  <  f* 
pire,  et  vienl  annoncer  a  Mahomet  des  dangers 
pressans.  Quoique  admis  dans  la  ville,  Mahomet 
est  proscrit  par  la  moitie  des  senateurs.  Demain 
Zopire  est  maitre,  et  doit  le  faire  perir.  Zopire 
perira  lui-meme  :  telle  est  la  resolution  de  Maho- 
met. Cependant,  comme  il  veut  plaire  a  la  mul- 
titude ,  toute  meprisable  quelle  est,  il  a  besoin 
d\ui  agent  docile,  qui  lui  laisse  le  fruit  du  menrtrc , 


394  MKLANGES 

et  qui  en  denjcure  responsable  :  ce  n'est  pas  liii, 
c'est  Omar  qui  fait  choix  de  Seide.  Et  pourquoi 
du   fils  de  Zopire?  est-ce   coinme    dans   Atree, 
pour  imaginer  une  horreur  de  plus?  pour  le  plai- 
sir  d'ordonner  un  parricide?  non.  Seide,  otage  de 
Zopire,  peut  seul  I'aborder  eu  secret;  Seide,  le 
plus  jeune,  ie  plus  ardent,   le  plus  credule  des 
sectaires,  peut  seul  immoler  la  victime,  en  se  per- 
suadant  qu'il  est  le  vengeur  de  Dieu.  Mahomet 
semble   balancer.  II   bait  dans  Zopire  un  adver- 
saire  implacable,  et  dans  Seide  un  rival  aime.  II 
faut  les  perdre  tous  deux;  mais  Fun   est  pere, 
I'autre  est  frere  de  Palmire.  Mahomet   quitte  la 
scene  sans  prendre  un  parti  decisif;  il  veut  con- 
sulter  a  loisir  son  interet,  sa  haine,  et  cet  amour 
dont  il  rougit;  mais  les  terribles  mots  de  religion, 
de  necessite ,  qu'il  fait  retentir  les  derniers,  laissent 
prejuger  ce  qu'il  decidera.  Observez  qu'ici,  comme 
dans  toute  la  piece,  le  poete  est  loin  d'accumuler 
les  details  odieux,  a  la  maniere  des  tragiques  an- 
glais. Il  se  permct  bien  moins  encore  de  peindre 
un  capitan  du   crime,  et  de  lui  faire  developper 
pompeusement  des  theories   d'extravagance   an- 
tant  que  d'immoralite.  Du  reste  nulle  enflure  et 
mdle  trivialite  dans  les  termes.  Les  tyrans,  chez 
Voltaire,  ressemblenl  en  un  point  au  Tibere  de 
Tacite.  lis  concoivent,  ils  executent   des  projets 
infames;  mais  ils  s'exprimenl  noblement;  ilssavent 


l1tterairp:s.  395 

que  sans  I'opinion  publique  aiicune  puissance 
n'est  durable,  et,  pour  imposer  a  I'opinion,  lais- 
sant  aux  esclaves  ce  qui  est  servile,  et  conservant 
]es  formes  de  I'empire,  ils  sont  coupables  sans 
bassesse,  et  scelerats  avec  majeste. 

Au  commencement  de  I'acte  suivant,  Palmire 
interroge  et  presse  Seide.  Quel  sang  va  couler? 
Quelle  victime  demande  le  ciel?  La  reponse  de 
Seide  est  loin  de  la  rassurer.  II  va  preter  entre 
les  mains  d'Oraar  le  serment  de  mourir,  s'il  le 
faut,  pour  la  loi  de  Dieu  ;  le  reste  est  encore  un 
mystere.  Mais  on  parle  des  projets  de  Zopire ,  on 
dit  qu'il  s'agite  ;  et  Palmire  craint  tout  de  lui. 
Seide  exprime  avec  candeur  I'emotion  cju'il  a 
eprouvee  lorsqu'il  s'est  presente  comme  otage  a 
ce  vieillard  qu'il  bait,  et  qu'il  voudrait  pouvoir 
aimer.  Palmire,  qui  partage  tons  les  senlimens 
de  Seide ,  avoue  qu'elle  n'oserait  accuser  Zopire 
sans  le  respect  religieux  qu'elle  a  pour  Mahomet. 
Ces  mots  raniment  Seide;  et,  dans  I'espoir  d'etre 
uni  bientot  a  elle  par  les  mains  du  pontife  roi,  il 
la  quitte  pour  aller  preter  le  serment  fatal.  L'a- 
bandon  de  deux  ames  innocentes  est  bien  peint 
dans  celte  scene ;  et  leurs  mouvemens  divers 
echauffent  Taction.  Palmire,  demeuree  seule,  est 
toute  entiere  a  son  inquietude :  occupee  du  peril 
de  Seide,  elle  redoute  Zopire,  elle  apprehende 
jusqu'a  Mahomet;  et,  quand  le  prophete  s'avance  , 


'^c)G  MELANGES 

ellc  court  a  liii,  Ic  iiom  de  Seide  sur  les  ievres. 
Quoiqiie  Mali<)inet,a  ce  iiorn  ,  soil  trouble  pour 
la  premiere  fois ,  ainsi  que  Palmire  I'observe  elle- 
nieme ;  quoiqu'il  ait  peine  a  cacher  son  courroiix  , 
elle  n'a  qu'une  pensee;  et,  par  un  transport  in- 
volontaire,  elle  nomme  a  chaque  instant  Seide; 
mais  elle  garantit  qu'il  sera  docile  ;  et  I'imposteur 
est  satisfait ,  si  Tamant  est  offense.  Ici  nous  n'ou- 
blierons  pas  que  de  nombreux  censeurs  ont  blame 
I'amour  de  Mahomet ,  comme   indigne   d'un   tel 
personnage  ;    mais    eux-memes   oubliaient    sans 
doute  qu'il  ne  faut  pas  confondre  le  legislateur 
arabe  avec  les  heros  austeres  de  I'ancienne  Home; 
qu'en  disant ,  I'amour  est  ma  recompense ,  Vobjet 
de  mes  travaux ,  il  parle  conformement  a  son  ca- 
ractere  historique,  a  sa  legislation  sacree;  que, 
par  un  dogme  expres  du  Koran ,  I'amour  est  I'ob- 
jet  des  travaux  de  tout  musulman  fidele,  et  sa 
recompense  jusque  dans  la  vie  a  venir,  Les  cri- 
tiques  auraient    toutefois    raison    si    I'amour  do 
Mahomet  I'arretait  dans  sa  marche;  mais  certes, 
il  n'en  est  pas  ainsi,,  puisque  celle  qu'il  aime  et 
son  rival  aime  sont  precisement  ceux   qu'il  fait 
agir  ])our  consommer  la  mine  de  son  plus  redou- 
table  adversaire.  On  pourrait  se  plaindre  encore , 
si  Mahomet  s'exprimait  en  heros  de  roman ,  comme 
ont  fait  souvent  sur  notre  scene  et  des  conquerans  et 
de  vieux  monarques;  mais  Voltaire  n'avait  garde  de 


LITTERAIRES.  397 

lumber  dans  ce  faux  gout,  qu'il  avait  taut  cou- 
tlamne  apres  le  judicieux  Despreaux.  lei  nulle 
declaration  d'amour  :  le  spectateur  sait  la  raison 
du  trouble  de  Mahomet  ;Palmire  I'ignore  jusqu'au 
cinquieme  acte.  C'est  la  seulement  que  Fimpos- 
teur  lui  decouvre  ses  projets  sur  elle;  mais  alors 
il  s'explique  en  maitre;  et  nous  verrons  s'il  attie- 
dit  I'effet  tragique.  /  . 

Des  que  Palmire  est  sortie  pour  aller  exciter 
le  zele  de  Seide ,  Mahomet  s'affermit  dans  ses  des- 
seins  de  vengeance  contre  une  famille  qui  Tou- 
trage.  Omar,  agent  fidele  et  prompt,  vient  an  ■ 
noncer  a  son  maitre  que  Seide  est  enchaine  par 
ies  sermens,  par  la  religion,  par  I'amour;  il  ne 
reste  plus  qua  lui  nommer  la  victime ;  Seide  est 
pret  a  la  frapper.  Cette  nuit,  en  ce  lieu  meme, 
Zopire  doit  invoquer  ses  dieux ;  cette  nuit  il  faut 
qu'il  perisse.  Ainsi  parle  Omar  :  Mahomet  Tap- 
prouve ;  et  Seide  parait 


,\ 


:WjS  MEI.ANGES 

UN   MOT 

SUR  M.   ESMENARD 


xLt  M.  Esmenard ! 

II  faut  bien  parler  avec  quelque  detail  de  ce 
monsieur  Esmenard.  C'etait  ,  de  toute  maniere, 
un  fort  petit  homme,  subalterne  comme  poete, 
comme  fat  et  comme  ignorant.  Ayant  voyage  hors 
de  France,  pendant  la  revolution,  il  passait  pour 
un  bel  esprit  chez  les  marchands  de  sucre  de 
Hambourg;  et  sa  reputation  poetique  etait  meme 
parvenue  dans  quelques  comptoirs  d'Altona,  II 
avait  cause  avec  I'abbe  DelUle  en  Suisse,  et  se  fai- 
sait  passer  pour  son  eleve  :  maniere  sure  de  le 
decrier.  Le  petit  abbe,  qui,  je  ne  sais  comment, 
avait  oublie  qu'une  flute  n'est  pas  un  orchestre, 
revait  alors  qu'il  otait  au  moins  Voltaire  :  il  vit 
Esmenard;  il  lui  prouva,  par  un  vers  de  Yirgile, 
qu'ApoUon  lui  -  meme  avait  quitte  la  France ; 
qu'ApoUon,  c'etait  evidemment  I'abbe  Delille;  et 
qu'en  consequence  d'un  depart  si  fatal  personne 
ne  savait  plus  a   Paris   la    mesure  d'un   vers,  et 


LITTERAIRES.  399 

qn'oii  y  avail  renonce  a  la  langue  francaise  pour 
adopter  le  bas  -  breton.  II  boiulait  majestneuse- 
ment  la  France ,  qui  s'etait  mal  conduite  a  son 
egard ,  disait-il  :  apparemment  en  lui  ouvrant  ses 
portes,  et  en  le  nommant,  pendant  son  absence, 
inembre  de  I'lnstitiit  national.  Au  reste,  on  pou- 
vait  esperer  de  le  revoir  a  Paris ,  si  la  republique 
voulait  bien  cesser  d'etre ,  et  si ,  par  consideration 
pour  lui,  on  se  liatait  de  retablir  les  abbayes  et 
la  royante.  Esmenard,  bien  endoctrine,  revint  en 
France  apres  le  18  brumaire.  11  y  trouva,  dans 
le  ministre  Talleyrand ,  un  protecteur  digne  dn 
protege.  II  fit  une  ode  en  faveur  de  Bonaparte  : 
il  le  comparait  au  soleil,  en  mettant,  comme  il  est 
juste,  le  soleil  en  rang  inferieur.  Dans  un  terns 
ou  les  flagorneries  les  plus  lourdes  passaient  pour 
tres- fines,  on  sut  gre  a  I'auteur  d'avoir  rajeuni 
cette  comparaison  pen  usitee,  depuis  messieurs 
de  Go?nbaud,  de  Gombeiville  et  de  la  Menardiere ' , 


I.  MM.  de  Gombaud,  de  Gomberville  et  de  la  Menar- 
diere vivaient  tons  trois  vers  la  fin  du  seizieme  siecle.  Dans 
les  satires  de  Boileau,  il  est  souvent  fait  mention  d'eux,  mais 
rarenient  a  leur  avantaij;e.  Le  premier  a  fait  de  plates  trage- 
dies etqnelques  mauvais  sonnets,  dont  un  seul  merita  d'etre 
remarque.  Il  commencait  ainsi  : 

Le  grand  Montmorency  n>5t  plus  qu'un  pen  de  cendre. 

Le  second  a  fait  un  grand  nombrc  d'ouvrages  en  prose  et 


/,oo  MELANGES 

poetes  dii  X Vir"  siecle ,  les  Esinenards  de  leur  tems , 
et  tres-connus,  au  moins  par  les  satires  deBoileau. 
Esmenard ,  non  content  de  son  ode ,  publia  qua- 
rante-hiiit  vers  a  compte  sur  un  long  poeme  de  la 
Navigation,  dont  il  menacait  le  public.  Ces  vers 
etaient  niediocres,  de  veritables  vers  d'ecoliers, 
dans  la  maniere  infmiment  affaiblie  de  Delille  et 
de  Fontanes;  hommes  dont,  toute  opinion  poli- 
tique a  part ,  le  talent  correct  et  brillant  ne  pent 
etre  raisonnablement  conteste.  Esmenard  fit  ou 
fit  faire  pour  les  journaux  cinq  ou  six  articles  louan- 
geurs  sur  lui ,  son  ode  et  ses  quarante  -  huit  vers; 
il  parut  dans  les  lycees,  dans  les  coteries,  et  prit 
toutes  ses  mesures  pour  etre  un  grand  homme. 
Sa  comparaison  du  soleil  lui  valut  une  place  :  on 
le  fit  chef  du  bureau  des  theatres,  dans  la  divi- 
sion de  Tinstruction  publique ,  au  ministere  de 
Tinterieur. 

Comme  la  manie  des  petites  vanites  a  toujours 

en  vers  dont  il  reste  a  peine  un  souvenir.  Quant  au  troisieme, 
le  triste  succes  A'Alinde,  tragedie  dont  on  avait  preconise  I'ex- 
cellence  par  anticipation,  lui  valut  de  la  part  de  Boileau  une 
remontrance  severe  mais  justement  meritee.  II  parait  que  c'est 
contre  lui  particulicremcnt  que  sont  diri{;;es  les  vers  places  en 
tete  du  premier  chant  de  \ Art  Poetique.  Toutefois  il  est  a  re- 
niarquer  que,  sans  plus  de  litres  a  I'illustration,  ces  trois  mes- 
sieurs out  eu  riionneur  de  sieger  a  I'Academie. 

[Note  de  VEditeur. 


J.ITTERAIRES.  /,or 

ete  d'agrandir  les  petites  choses,  il  se  disait  ef- 
frontenient  administrateur  general  de  tons  les 
theatres  de  France ,  qiioiqu'il  n'en  administrat 
aucun,  pas  merae  les  danseurs  de  corde.  Dans 
sa  sphere  etroite,  il  sentit  qu'il  pouvait  nuire,  et 
il  nuisit.  11  s'avisa  de  se  croire  sur  ma  route ,  lors- 
qu  assiirement  j'etais  loin  de  me  tronver  sur  la 
sienne.  Moitie  rancune  contre  ceux  qui  n'avaient 
point  ete  ses  compagnons  de  voyage ,  moitie 
basse  jalousie  contre  tout  ce  qui  avait  plus  de  re- 
nommee  que  lui,  ce  qui  embrassait  une  grande 
etendue,  le  succes  ^ Henri  VI] I  lui  porta  om- 
brage ;  et  il  resolut  de  i'interrompre.  Il  signifia 
done  au  citoyen  Maheraut,  commissaire  du  gou- 
vernement  pres  le  theatre  de  la  republique ,  que 
le  premier  consul ,  le  ministre  et  lui  se  trouvaient 
choques  de  cjuelques  passages  de  cette  tragedie  ; 
que  I'auteur,  en  la  retirant ,  satisferait  le  premier 
consul,  lui  et  le  ministre;  que,  dans  tous  les  cas, 
on  devait  cesser  de  representer  la  piece ;  que  cela 
etait  arrete  entre  lui,  le  premier  consul  et  le  mi- 
nistre. Je  recus  cette  injonction  burlesque  avec 
le  mepris  que  devait  inspirer  I'autorite  d'Esme- 
nard.  J'allai  trouver  le  ministre  Chaptal,  chimiste 
habile,  homme  fort  mediocre  sur  tout  le  reste, 
nul  pour  les  travaux  poliliques  ,  a  moins  qu'on 
ne  veuille  parler  d'un  projet  d'organisation  de 
I'enseignement,  projet  qui  n'etait  propre  qu'a  tout 

OEuvres  posthmiics.   HI.  20 


/,o^  MELANGES 

(lesorganiser,  et  si  vicieux  que,  repousse  sur-le- 
champ  par  I'opinion  universelle,  il  echouameme 
au  conseil  d'etat.  C'etait,  cl'ailleurs,  un  Languedo- 
cien  passablement  delie,  d'abord  ministre  par 
interim ,  ensuite  coufirme  par  hasard  ,  mais  sa- 
chant  se  plier  aux  circonstances,  pt  tres-determiiie 
a  conserver  le  ministere  '.  Il  me  parla  de  la  colere 
du  premier  consul ,  de  mon  discours  sur  les  tri- 
hunaux  speciaux^  et  m'invita  a  retirer  la  tragedie 
A' Henri  VIII.  Je  lui  dis  que  mes  opinions,  comme 
tribun,  n'avaient  rien  de  commun  avec  mes  tra- 
vaux  litteraires ,  surtout  avec  une  piece  de  theatre; 
que  je  ne  retirerais  point  la  piece;  et  que,  puis- 
qu'on  voulait  interrompre  ses  representations,  il 
fallait  prendre  sur  soi  de  la  defendre,  ainsi  que 
Robespierre  et  ses  amis  avaient  fait  defendre ,  il 
y  a  quelques  annees ,  Charles  /Z comme  royaliste, 
Fenelon  comme  fanatique ,  et  Cuius  Gracchus 
comme  favorisant  I'aristocratie. 


I.  Le  portrait  que  Chenier  donne  ici  du  I'espectable  Chaptal 
ne  ferait  pas  honneur  a  son  beau  caractere ,  et  surtout  a  son 
gout,  si  sa  conscience  avait  pris  part  a  cette  injuste  diatribe; 
mais  il  est  facile  de  voir  quelle  est  toute  entiere  le  fruit  du 
depit  le  plus  marque ,  et  que  Chenier  crut  se  venger  par  Ik 
d'une  atteinte  portee  a  sa  gloire  litterairc.  Genus  irritabile 
vatum  !   [Note  de  I'Editeur. )  , 


LITTERAIRES.  4o3 


REFLEXIONS 

SUR  VOLTAIRE'. 


OuE  de  petitesses  dans  un  si  grand  homme ! 
voyez  comme  il  recherche ,  comme  il  appelle  la 
louange ,  sans  choix ,  sans  distinction  de  per- 
sonnes !  Chose  etonnante ,  qn'un  genie  qui  me- 


I.  Ce  morceau  paraitra  curieux  en  ce  qn'il  pourra  servir  a 
contre-balancer  les  louanges  continues  que  Chenier  donne  a 
Voltaire  a  chaque  page  de  ses  ceuvres.  Comme  poete,  il  est 
vrai,  trop  souvent  il  s'abandonne  a  son  enthousiasme;  parfois 
meme  on  pourrait  lui  reprocherd'outrer  I'eloge;  mais,  lorsque, 
deposant  son  hith,  Chenier  saisit  la  plume  de  I'ecrivain,  c'est 
alors  que  son  gout  s'epure,  que  sa  critique  devient  saine  et 
judicieuse;  c'est  alors  qu'il  est  reellcment  lui-mcme.  I!  nous 
en  offre  un  long  et  glorieux  exemple  dans  son  Tableau  de 
la  litterature.  Il  est  done  probable  qu'apres  la  lecture  de  ce 
fragment  sur  Voltaire  ceux  qui  out  pu  taxer  Chenier  d'une  par- 
tialite  sans  bornes  (etil  en  est  beaucoup),  retracterontbientot 
un  jugement  trop  severe,  et  qui  finirait  par  devenir  injusle, 
s'ils  perseveraient  plus  long- temps,   [Note  de  rEditeii?-.) 


/,o4  MELANCxES      ' 

I  itail  tant  d'eloges  les  aimat  si  passionnemeiil !  [.e 
desir  ties  louanges,  guide  par  iin  discernement 
siir,  est  precisement  ce  qui  fait  les  hommes  ex- 
traordiiiaires ;  mais ,  prive  de  ce  discernement ,  mais 
pousse  jusqu'a  I'exces,  il  devient  pueril  et  con- 
damnable.  Voltaire  donne  a  vingt  litterateurs  me- 
diocres  des  brevets  de  celebrite ;  et  lenrs  noms , 
deposes  dans  ses  ecrits,  parviendront  aiix  gene- 
rations futures,  qui  demanderont  le  titre  de  teurs 
ouvrages. 

Ses  satires,  souvent  justes,  puisqu'il  etait  sou- 
vent  atlaque  ,  souvent  plaisantes  ,  originales , 
energiques ,  et ,  dans  un  genre  different ,  egales 
aux  meilleures  du  dernier  siecle,  sont  aussi  quel- 
quefois  injustes,  pen  decentes,  et  meme  indignes 
de  lui  quant  a  la  partie  du  style  :  telle  est  surtout 
cette  longue  et  amere  diatribe  intitulee :  la  Guerre 
de  Geneve;  facetie  injurieuse  pour  lui  seul ,  et 
dirigee  principalement  contre  un  philosophe  dont 

II  devait  au  moins  respecter  les  malheurs,  etqu'on 
serait  tente  de  nommer  son  egal ,  si  Voltaire  avait 
eu  des  eeaux  dans  ce  siecle. 

Mais ,  tandis  qu'il  s'efforcait  d'accabler  des  gens 
de  merite  qui,  je  ne  sais  comment,  lui  faisaient 
ombraije,  il  courtisait  des  rois,  et  se  donnait  des 
chaines  par  vanite.  Esclave  d'un  monarque  du 
nord,  qui  joignait  a  de  grands  talens,  a  de 
grandes  qualites,  les  vices  inseparables  des  des- 


LITTERAIRES.  4o5 

potes,  I'auteur  de  yierope  et  du  Steele  de Louis  XIV 
allait  supporter  en  Prusse  et  les  degouts  arbi- 
traires,  et,  ce  qui  est  pis  encore,  une  admiration 
que  partageaient  avec  lui  I'auteur  de  Venus  phy- 
sique ■ ,  et  le  chantre  de  Manoii  ^.  :      , 

Lisez  maintenant  les  QiarneX?*  puTiegyriques  du 
feu  roi  Louis  XV,  prince  qui  meritait  des  louan- 
ges  en  quelques  parties,  mais  qu'il  exalte  en 
toute  chose,  et  beaucoup  plus  que  Pline  le  jeune 
n'a  jamais  exalte  le  divin  Trajan;  lisez  les  vers 
et  les  epitres  dedicatoires  qu'il  adresse  tour-a-tour 
aux  maitresses  de  Louis  XV.  Que  ce  personuage 
est  pen  digne  d'un  philosophe  !  Quel  emploi  d'en 
censer  un  monarque  jusques  dans  ses  faiblesses 
honteuses  et  souvent  funestes!  Ah!  sans  degrader 
a  ce  point  la  poesie,  que  ne  les  abandonnait  -  il 
a  la  severite  de  I'histoire  ?  Si  des  rois  reveres 
long  -  temps  apres  leur  regne  out  pu  connaitre 
ces  erreurs,  ils  sont  reveres  malgre  elles,  et  non 
pour  elles;  et,  sur  un  pareil  article,  Thistorien  le 
plus  flatteur  ne  temoignerait  son  adulation  que 
par  le  silence. 

Attentif  a  tons  les  mouvemens  de  la  fortune, 
et  toujours  aussi  rapide  qu'elle,  il  chantait  les 
favoris  et  les  ministres  des  que  la  renommee  pu- 


I     Manpcitiiis. 
2.   L'ablx- Prt'vosl, 


4o6  MELA.NGES   LITTERAIRES. 

bliait  leur  elevation.  Ne  doutons  point  qu'il  n'ait 
souvent  rougi  de  ses  h^ros  :  aussi  lui  est-il  arrive 
quelquefois  de  se  retracter ,  du  moins  apres  leur 
mort.  S'il  n'eut  rendu  justice  a  la  memoire  de  ce 
cardinal  de  Fleuri ,  qu'il  avait  tant  lone  de  son 
vivant,  on  pourrait  croire  que  ses  louanges  etaient 
sinceres ,  et  qu'il  avait  eu  le  malheur  de  se  trom- 
per.  Les  hommes  qui  n'ont  pas  perdu  toute  pu- 
deur  conviendront  qu'il  vaut  mieux  se  tromper 
grossierement  que  de  mentir  a  soi-meme. 

Mais  peut-etre  a-t-il  toujours  ecrit  ce  qu'il 
pensait ;  peut-etre  ne  s'est-il  desabuse  qu'a  la 
mort  de  ces  hommes  puissans  dont  il  s'etait  fait 
le  panegyriste.  On  est  heureux,  du  moins,  de  se 
desabuser  si  a  propos ;  et  il  est  assurement  tres- 
prudent  de  retracter  les  eloges  qu'on  a  donnes  a 
vin«;t  ministres  ,  quand  on  ne  pent  plus  rien 
esperer  ni  ricn  craindre  d'eux,  et  quand  on  est 
certain  de  plaire  aux  nouveaux  favoris  en  rabais- 
sant  leurs  predecesseurs. 


FRAG  MENS 

PHILOSOPHIQUES  ET  LITT^RAIRES. 


AVIS   DE    L  EDITFAIR 


J_jes  pieces  suivantes  que  nous  offrous  au  public,  sous 
le  titre  de  Fragtnens  philosophiqucs  et  litteraires ,  sont 
des  passages  detaches  que  nous  avons  trouves  epars  dans 
les  manuscrits  ineditsde  Chenier.  II  parait  que,  quelques 
annees  avant  sa  mort,  cet  ecrivaiu  distingue  avail  concu 
le  plan  dun  grand  ouviage,  et  que  la  plupart  des  mor- 
ceaux  que  nous  iniprimons  ici  etaient  autant  de  mate- 
riaux  destines  a  le  composer.  Ce  qui  nous  porte  a  le 
croire,  c'est  qu'en  tete  de  chacun  de  ces  articles  il  avail 
ecrit  :  Fragment  d'un  grand  ouvrage. 

Gonvaincu  que  le  public  accueillera  avec  plaisir  lout 
ce  qui  peut  enrichir  I'edition  des  ceuvres  de  notre  au- 
teur,  nous  avons  reuni  et  classe ,  avec  le  plus  d'ordre 
qu'il  nous  a  ete  possible,  ces  ebauches  philosophiques 
et  litteraires,  qui,  nialgre  liniperfection  inevitable  du 
premier  travail,  laissent  clairement  entrevoir  loute  I'e- 
rendue  et  la  protondeur  du  sujet  qu'il  voulait  exploiter. 
Chenier  ofire,  dans  le  premier  jet  de  cette  vaste  com- 
position, dont  il  est  a  regrelter  que  sa  mort  nous  ait 
prives  si  vite,  I'exemple  tant  de  fois  demontre  que  le 
giand  homme  se  revelejusque  dans  les  moindres  choses. 


<■■*-*<■<-<  c-t-ot-t-*  «-<■<>-«- 


FRAGMENS 

PHILOSOPHIQUES. 


»«  e«  ««««*»«  «^«  9 


L 

Si  Dieu  venait  a  parler  ou  a  ecrire,  il  faudrait 
I'eii  croire  sur  sa  parole;  mais  I'autorite  d'un 
homme  n'est  rien.  Pour  avoir  raison,  quand  on 
est  homme ,  il  faiit  deraontrer  qu'on  a  raison ;  et 
demontrer,  ce  n'est  pas  prouver  qu'une  chose 
pent  exister  ainsi,  c'est  prouver  quelle  ne  pent 
exister  autrement;  et  ne  dites  pas  :  les  verites 
mathematiques  sont  les  seules  qu'on  puisse  de- 
montrer. On  demontre  tout  ce  qui  est  soimnis  a 
la  raison  humaine,  tout  ce  qui  tient  aux  hommes; 
on  ne  saurait  demontrer  ce  qui  ne  leur  tient  pas: 
aussi  n'y  a-t-il  pas  de  demonstration  en  meta- 
physique.  Pope ,  dans  un  excellent  poeme,  a  voulu 
demontrer  que  tout  est  bien.  Pope  n'a  rien  de- 
montre ,  sinon  qu'il  avait  un  grand  genie.  L'eve- 
que  d'Avranche,  Huet,  apres  beaucoup  d'autres, 
a  voulu  demontrer  notre  religion;  et  I'eveque 
d'Avranche,  avec  tout  son  esprit  et  ses  profondes 
connaissances,  n'a  fait  qu'abuser  du  raisonnement, 
en  I'exercant  sur  des   matieres   qui  sont  neces- 


4i'^  FRAGxMKNS 

sairernent  aii-dcia  dc  nous,  laiil  quo  j'aurai  be- 
soin  de  loi  pour  j)enser  comme  w)iis,  je  ne  vois 
que  des  mots  dans  ce  que  vous  appelez  demons- 
tration. Le  mystere  de  I'incarnation ,  quoiquo 
d'ailleurs  si  respectable,  n'est  pas  plus  facile  a 
prouver  evidemment  que  les  mensonges  de  I'Al- 
coran,  ou  les  aventuies  du  boeuf  Apis  et  du  dieu 
Vo.  On  me  dit  qu'il  fait  jour  :  mais  j'ouvre  les 
yeux,  et  je  n'y  vois  goutte.  Telles  sont  les  de- 
monstrations des  metaphysiciens,  avec  leurs  clii- 
meres  du  libre-arhUre  et  de  Voptirnisme,  et  taut 
d'autres  belles  choses  aussi  profondes  quutiles. 
La  unit  <lure  encore  depuis  les  livres  du  beau 
diseur  Platon  jusqu'a  ceux  du  methodique  et 
savant  Contlillac.  Courage!  il  faut  esperer  qn'elle 
finira.  Pour  moi :  . 

«  Raisonncr  est  remploi  do  loulc  ma  inaison  ; 
«  Et  Ic  rai!*onnement  en  l)aunil  la  raison. » 

■  II. 

SUR    LE   DESPOTISME. 

OiN  sait  quelle  est  rongine  du  despotisme.  Une 
peuplaile  est  en  guerre  contre  uno  peuplade  voi- 
sine  :  le  citoyen  le  plus  robuste  et  le  plus  cou- 
rageux  est  elu  clief  de  I'armee.  L'empire  entre.. 
ses  mains  nest  qu'une  commission  passagere;  un 
second  chef  le  rend  inamovible ;  un  troisieme 
liereditair(;.  Bientot  les  parens  du  prince  font  une 


PHILOSOPIIIQUES.  4i3 

classe  a  part;  ils  out  tous  les  honneuis,  tous  les 
emplois :  voila  le  commencement  dune  noblesse. 
Mais  il  importe  au  prince  de  I'asseoir  sur  des 
bases  solides  :  alors  il  forme  des  charges  hono- 
rifiques,  il  accorde  des  privileges,  il  favorise  quel- 
ques  families;  et  c'est  en  donnant  ainsi  de  la  puis- 
sance a  cette  noblesse  qu'il  augmente  et  affermit 
sa  propre  autorite.  .  - 

Le  droit  arbitraire  d'un  seul  homme  sur  la 
vie,  les  biens,  la  liberie  de  tous,  caracterise  le 
despotisme.  Le monarque  n'a point  ce  droit  odieux, 
puisque  le  monarque  n'est  point  an-dessus  des 
lois.  Les  tyrans  ont  voulu  le  conquerir;  ils  ont 
invente  les  lettres  de  cachet ,  punition  ou  plus 
souvent  encore  vengeance  absurde,  quelquefois 
obscure  et  cachee  dans  I'ombre,  lorsqu'il  est  be- 
soin  de  supplices.  Get  effroyable  usage  s'est  per- 
petue  en  France,  non-seulement  sous  les  tyrans, 
mais  encore  sous  les  rois  faibles,  ou  meme  justes 
et  bons,  grace  a  des  ministres  imbeciles  ou  me- 
dians. Les  bastilles  se  sont  multipliees  ;  et  tel 
homme  a  portedes  chaines  pour  avoir  fait  un  bon 
ouvrage,  ou  bien  pour  avoir  deplu  a  la  maitresse 
d'un  roi,  d'un  ministre,  peut-etre  meme  d'un 
premier  commis.  Potentat  revere,  les  gemisse- 
raens  de  tes  sujets  formeraient-ils  un  concert 
agreable  a  ton   oreille?  Ou,  si   tu  n'es  point  ne 


/ji4  FRAGMENS 

cruel,  con^ois-tii  une  condition  plus  deplorable 
que  la  tienne  ?  Seduit  des  I'enfance ,  dupe  de  ton 
education  royale,  depuis  gouverne,  trompe  par 
des  ministres  et  des  prelats,  esclave  de  tes  mai- 
tresses ,  de  leurs  amis ,  et  de  ceux  de  ta  couronne ! 
Malheureux !  tes  propres  vertus  te  sont  inutiles  : 
des  despotes  subalternes  t'ont  condamne  toi- 
meme  a  la  servitude;  ta  cour  n'est  qu'une  vaste 
et  superbe  bastille  ou  Ton  feint  de  t'adorer :  meme 
exempt  deremords,  lu  portes  en  effet  des  chaines; 
et  Tor  fastueux  qui  les  couvre  ne  sert  qu'a  les 
rendre  plus  pesantes. 

III. 

Le  legislateur  qui  parvient  a  rendre  un  peuple 
heureux,  libre,  vertueux,  est  sans  contredit  le 
premier  des  liommes.  Mais,  au  point  ou  en  sont 
les  choses  dans  I'Europe  entiere,  quel  souverain 
oserait  entrepiendre  cet  important  ouvrage?  En 
attendant  que  la  presence  d'un  homme  envoye 
du  ciel  honore  des  contrees  dignes  de  lui ,  et 
puisse  animer  lui  corps  politique,  voici,  ce  me 
semble,  ce  qu'il  faudrait  faire  pour  etre  un  vrai 
legislateur.  La  paresse  des  citoyens  est  le  plus 
grand  vice  d'un  etat :  n'encouragez  pas,  rendez 
necessaires  le  travail  et  I'industrie ;  honorez-les; 
gardez-vous  de  rendre  un  peuple  mercenaire.  J'al 
connu  dans   le  monde  un   philosoplie  qui  pre- 


PHILOSOPHIQUES.  4i5 

tendait  que,  dans  line  chose  publique  bien  goii- 

vernee ,  les  lois  attacheraient  une  fletrissure  a  la 

richesse.  Get  avis  vous  semble  exagere;  c'est  pour- 

tant  mon  avis  maintenant;  et ,  si  vous  me  pro- 

mettiez  d'y  reflechir,  j'ose  penser  qu'il  pourrait 

devenir  le  votre. 

IV. 

Pour  meriter  le  nom  d'honnete  homme,  suffit- 
il  de  ne  pas  voler,  de  ne  pas  tuer?  II  y  a  vingt 
ou  trente  ans,  je  ne  sais  quel  livre  philosophiqiie 
fut  condamne  au  feu  par  le  parlement  de  Paris. 
Un  magistrat,  dit-on,  commenca  son  avis  de  cette 
maniere  :  Jusques  a  quand,  messieurs,  ne  brule- 
rons-nous  que  des  livres? 

Cette  phrase,  digne  d'un  inquisiteur,  pouvait- 
elle  sortir  de  la  bouche  d'un  honnete  homme?  Je 
demande  si  I'intolerance  ne  suppose  pas  un  man- 
que d'humanite ,  et  si  Ton  pent  etre  honnete 
homme  quand  on  n'est  pas  homme. 

V. 

On  a  ecrit,  je  ne  sais  plus  oii,  que  le  chance- 
lier  de  I'Hopital  soutint  dans  une  occasion  que 
les  rois  ne  doivent  pas  rendre  compte  aux  siijets 
de  leur  conduite;  et  que  leur  volonte  doit  pre- 
valoir  contre  les  lois.  II  faut  plaindre  le  chance- 
lier  de  I'Hopital ,  s'il  a  dit  cette  impertinence.  Ceux 
qui  connaissent  sa  vie  et  ses  ouvrages  convien- 


4i(i  fra(;mens 

ilront  que  ce  n'etait  pas  la  sa  maniere  de  penser. 
Ce  propos  est  celui  d'un  homme  tres-borne  on 
tres-lache;  et  le  cliancelier  de  I'Hopital  n'etait  ni 
run  ni  I'autre.  Cette  doctrine  est  celle  du  clian- 
celier Duprat,  qui  n'etait  point  iin  homme  borne, 
mais  un  homme  vil.  II  accabla  la  France  d'impots, 
etablit  la  venalite  des  charges ,  et  reussit  fort  bien 
en  son  tems  a  souiller  la  magistrature ,  et  a  dimi- 
nuer  la  force  des  lois. 

YI. 

Ceux  qui  ont  dit  que  le  siecle  dernier  etait 
bien  moins  eclaire  que  celui-ci  ont  dit  une  ve- 
rite  don  I  il  n'est  pas  perm  is  de  douter,  quand  on 
veut  y  reflechir.  Ceux  qui  ont  deprime  le  dernier 
siecle  pour  exalter  celui-ci  ont  eu  grand  tort. 
II  faut  observer  d'abord  que  notre  siecle  est  en- 
richi  de  toutes  les  lumieres  du  precedent.  Pour 
les  comparer  ensemble,  on  doit  done  fixer  deux 
epoques:  la  premiere,  depuis  la  fin  du  seizieme 
siecle  jusqu'a  la  fin  du  dix-septieme;  la  seconde, 
depuis  la  fin  du  dix-septieme  jusqu'a  present.  II 
ne  serait  pas  tres- utile,  mais  il  serait  curieux 
d'examiner  dans  laquelle  de  ces  deux  epoques 
I'esprit  humain  a  fait  le  plus  de  progres. 

VIL 

L'ima»itiation  a  des  idecs  en  abondance,  mais 


PHILOSOPHIQUES.  417 

sans  ordre ;  le  genie  unit  I'ordre  et  la  fecondite ; 
on  plutot  le  genie  n'est  que  I'ordre  lui-meme. 
L'imagination  va  sans  cesse  au-dela  du  but;  ses 
productions  sont  gigantesques ;  elle  peint  tout 
avec  force,  mais  sans  verite.  Le  genie  est  toujours 
vrai;  le  genie  est  la  verite  meme.  Aux  yeux  du 
genie,  tout  se  rassemble,  tout  prend  des  formes 
energiques.  L'imagination  n'a  point  d'yeux ,  et  ne 
connalt  que  des  fantomes :  elle  ne  crea  jamais , 
puisque  rien  chez  elle  n'a  une  veritable  existence. 
Le  genie  seul  est  createur.  L'imagination  enfante 
le  chaos.  Le  genie  le  debrouille. 

VIIL 

Le  monde  est  un  vaste  cimetiere,  ou  des  mou- 
rans  se  promenent  sur  des  morts. 


IX. 


Le  Poussin ,  dans  un  tableau  celebre ,  repre- 
sente  les  bergers  d'Arcadie.  C'est  la  vraie  pein- 
ture  de  la  vie  humaine :  une  danse  sur  des  tom- 
beaux. 

X.  --■ 

Les  siecles  devorent  les  siecles;  les  cites  nou- 
velles,  debout  sur  les  cadavres  des  cites  antiques, 

OEuvres   posthumes.  III.  9.  '1 


4i8  FRAGMENS 

mcureiit  el  s'ensevelissent  h  leur  tour;  la  pensee 
de  rhomme  reste  immortelle  '. 

XI. 

Extra vagans !  vous  croyez  qu'il  y  a  quelqiie 
chose  de  commim  cntre  Dieu  et  vous,  que  Dieu 
vous  a  parle,  que  Dieu  vous  a  revele  ses  secrets! 
Imbeciles  mortels !  si  vous  parliez  a  la  fourmi  qui 
rampe  sous  vos  pieds,  enteudrait-elle  votre  Ian- 
gage?  Et,  s'il  est  vrai  qu'aux  regards  de  Dieu  vous 
soyez  plus  que  la  fourmi ,  du  moins  vous  avouerez 
que  vous  etes  beaucoup  moins  devant  ce  Dieu 
que  la  fourmi  n'est  devant  vous.  Dieu  est  Tinfini; 
vous  etes  le  fini  comme  cet  insecte  imperceptible; 
et  a  regard  dc  Tinfini  un  million  est  egal  a  un. 

XII. 

Les  hommes  superieurs  influent  sur  leur  epo- 
que,  mais  toutefois  ils  en  dependent.  Placez  Locke 
ail  treizieme  siecle:  a  peine  eut-il  ete  saint  Glio- 
mas; et  saint  Thomas,  au  dix-huitieme  siecle,  au- 
rait  surpasse  Condillac. 


1.  On  retrouvc  cette  belle  pensee  vers  la  fin  de  I'epitie  a 
Voliaire. 

«  Vain  fspoirl  lout  s'eleinl;  les  concfuerans  pcrissent;  etc.  » 

Yoyfz  tome  III  di's  OFivbes  akciexnes. 


PHILOSOPIUQUES.  4,9 

/ 
XIII. 

Si  Ton  voulait  ne  connaitre  que  des  gens  par- 
faits ,  Ton  ne  vivrait  avec  personne ,  excepte  avec 
soi. 

XIV. 

II  peut  exister  des  vertus  avec  le  fanatisme;  il 
ii'en  est  point  avec  Thypocrisie. 

XV. 

Les  batailles  sanglantes  dont  les  generaux  font 
tant  de  bruit  sont  presque  toujours  de  grands 
evenemens  pour  les  gazettes ,  et  de  petits  evene- 
mens  pour  rhisloire. 


'^1' 


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FRAGMENS  LITTERAIRES. 


I. 


QuFLQUES  prosateurs  ont  assure  qu'il  est  aussi 
difficile  d'ecrire  en  prose  qii'en  vers;  ce  qui  n'est 
pas ,  parce  que  cela  ne  pent  pas  etre.  Ainsi  Cor- 
neille,  qui  n'ecrivait  point  la  prose  avec  eclat, 
I'ecrivait  mieux  qu'aucun  de  ses  contemporains 
avant  Pascal;  Boileau  Tecrivait  avec  bc^aucoup  de 
purete  et  d'elegance.  Deux  lettres  polemiques  de 
Racine ,  et  un  discours  prononce  a  I'Academie , 
demontrent  non  pas  qu'il  pouvait  cxceller,  mais 
qu'il  excellait  dans  la  prose.  II  ne  lui  a  manque 
dans  I'Histoire  de  Port-Royal  qu'un  sujet  moins 
oiseux  et  vraiment  digne  de  la  gravite  de  This- 
toire.  M.  de  Voltaire  n'a  guere  eu  de  rivaux  dans 
cette  langue,  qui  n'est  pas  la  langue  poetique;  et, 
pour  en  dire  mon  avis,  sa  prose  est  superieure  a 
ses  vers.  Moliere,  en  son  genre  tempere,  ecrivait 
egalement  bien  les  deux  langues.  Au  contraire, 
de  beaux  genies  parmi  les  prosateurs  sont  au- 
dessous  du  mediocre  qnand  ils  veulent  etre  poetes  : 
c'est  qu'il   est   plus    aise    de    descendre    que   de 


FRAGMENS   LITTERAIRES.  421 

monter;  et  lisez,  pour  vous  en  convaincre ,  les 
vers  de  J.  J.  Rousseau,  une  certaine  ode  de  Fe- 
nelon,  une  plus  detestable  encore  de  cet  eloquent 
Bossuet;  et,  si  cela  ne  vous  suffit  pas,  voyez  un 
peu  ce  que  Pascal  appelle  beautes  poetiques  : 
Fatal  laurier,  bel  astre,  etc.  H  y  a  un  peu  mieux 
que  cela  dans  Britannicus  et  dans  Athalie. 

D'autres  ont  pretendu  que  toutes  les  beautes 
poetiques  peuvent  se  transporter  dans  la  prose. 
Certes ,  malgre  I'affectation  de  quelques  prosateurs 
de  ce  siecle  a  singer  les  tours  et  les  locutions 
poetiques,  je  doute  qu'un  seul  osat  mettre  dans 
sa  prose  ce  vers  de  Malherbe , 

n  Et  les  fruits  passeront  la  promesse  des  fleurs ;  » 

Ou  ceux-ci  de  La  Fontaine :  . 

n  Mais  vous  naissez  le  plus  souvent 
<(  Sur  les  humides  bords  des  rovaumes  du  vent. » 

Les  vers  suivans,  qui  sont  CClphigenie^  feraient- 
ils  un  meilleur  effet  reduits  en  prose,  c'est-a- 
dire  exempts  de  la  rime,  de  la  mesure  et  des  in- 
versions ? 

'<  Pour  comble  de  inalheur,  les  dieux,  toutes  les  nuits, 
«  Des  qu'un  leger  sommeil  suspendait  mes  ennuis  , 
«  Vengeant  de  leurs  autels  le  sanglant  privilege, 
"Me  venaient  reprocher  ma  pitie  sacrilege, 
«Et,  presenlant  la  foudre  a  mes  cspiits  confus, 
«  Le  bras  deja  leve,  menaraient  mes  refns. » 


422  FRAGMENS 

Qu'est-ce  que  voudra  dire  en  prose  le  sanglant 
prwilege  des  autels;  la  pitie  sacrilege  cT Agamem- 
non ;  lafoudre  presentee  a  des  esprits ;  et  des  refus 
qu'on  menace  le  bras  leveP  Ce  langage  est  celiii 
d'un  prophete.  Les  beautes  poetiques  n'ont  done 
rien  de  commun  avec  la  prose;  et  ce  sont  deux 
choses  absolument  separees.  Ces  exemples  prou- 
vent  de  plus  que  notre  poesie  ne  consiste  pas, 
comme  on  I'a  souvent  imprime  (et  que  de  sottises 
n'a-t-on  pas  impriraees!),  que  notre  poesie,  dis- 
je,  ne  consiste  pas  seulement  dans  la  rime,  la 
mesure  et  les  inversions.  Bien  est-il  vrai  qu'il  faut 
tout  cela  dans  la  poesie ;  mais  il  y  faut  encore  une 
profusion  d'images ,  une  audace  de  mots  dont  la 
prose  ne  saurait  donner  qu'une  faible  idee.  De  la 
vient  qu'un  excellent  prosateur,  traduisant  un 
excellent  poete,  est  toujours  moins  precis  que 
I'original ,  dont  11  ne  peut  rendre  qu'a  force  de 
mots  les  tours  rapides,  les  expressions  devorantes. 
Encore  y  a-t-il  bien  des  choses  qui  sont  necessai- 
rement  perdues,  outre  les  inversions;  I'harmonie 
delicieuse,  qu'il  faut  toujours  admirer  dans  notre 
beau  Racine,  et,  pour  finir  en  le  citant, 

Je  ne  sais  quelle  grace 
Qui  me  charme  toujours,  et  jamais  ne  me  lasse. 

Il  est  tout  aiissi  pen  sense  d'affirmer  qu'il  ne 
faut  pas  cherclier  rinstruction  dans  les  poetes.  II 


LITTERAIRES.  l^i'b 

ya  sans  doiite  des  poetes  qui  pensent  pen;  mais 
penser  peu  n'est  pas  I'essence  de  la  poesie.  Bien 
loin  de  la!  Le  style  des  poetes  non  penseurs  se  sent 
toujours  du  vide  de  leur  tete.  Quelle  difference  du 
style  de  J.  B.  Rousseau  a  celui  de  Racine ,  a  celui 
des  beaux  ouvrages  de  Corneille  et  de  Voltaire, 
a  celui  de  quelques  excellentes  epitres  de  Boileau, 
de  I'admirable  satire  sur  rhomme,  et  des  beaux 
morceaux  de  La  Fontaine!  Pope,  malgre  son 
tout  est  bien^  ne  pensait-il  pas  assez?  L'Essai  sur 
rhomme  en  fait  foi  peut-etre.  Y  a-t-il  en  prose 
un  ouvrage  aussi  court  et  aussi  instructif ,  dans 
ces  vaines  questions  de  metaphysique?  Qu'on  ne 
dise  done  plus:  le  poete  ne  doit  pas  songer  a 
instruire.  Voila  bien,  en  tout  genre  d'ecrire, 
quel  doit  etre  son  premier  but;  et  je  ne  connais 
d'autre  poete  que  celui  dont  parle  Horace  : 

Itigenium  cut  sit,  cui  mens  divinior ,  atque  os 
Magna  sonaturum ,  etc. 

Hoiat.  Sat.  IV,  lib.  I. 

Il  a  done,  outre  I'imagination ,  une  intelligence 
divine;  et  vous  voyez  bien  qu'il  doit  chanter,  non 
pas  de  grands  mots,  mais  de  grandes  choses. 


II. 


Les  trois  fameux  tragiques  d'Athenes  ont  sou- 
vent  travaille  sur  les  meraes  sujets.  II  existait  en 


4^4  FR/^GMENS 

France  une  Sophonisbe  avant  celle  de  Corneille. 
De  mauvais  poetes  francais  s'etaient  exerces,  avant 
Racine,  sur  les  sujels  d'^teocle  et  de  Poljnice, 
de  Phedre ,  A'Iphigenie,  di  Esther.  M.  de  Voltaire 
a  fait  un  OEdipe,  apres  celui  de  Corneille;  une 
Mariamne,  apres  celle  de  Tristan;  un  BruLuSy 
apres  celui  de  Fontenelle,  ou,  si  Ton  veut,  de  ma- 
demoiselle Bernard;  une  Mort  de  Cesar,  apres 
celle  de  mademoiselle  Barbier;  une  Merope,  apres 
YAmasis  de  la  Grange  et  le  Telephonte  de  la 
Chapelle;  un  Oreste,  une  Semiramis ,  un  Cati- 
lina^  un  A  tree  meme,  soit  du  vivant  de  Crebillon , 
soit  apres  sa  mort.  II  a  toujours  ete  permis  aux 
poetes  d'essayer  de  nouveau  les  sujets  qui  leur 
paraissaient  manques  par  d'autres.  Si  Ton  fait 
plus  mal ,  on  ne  saurait  nuire  a  ses  predecesseurs  ; 
si  Ton  fait  mieux ,  c'est  un  service  que  Ton  rend 
au  public. 

III. 

Sur  les  Tragiques  Grecs. 

Quelques  personnes  pretendent  que  les  tra- 
giques grecs  sont  declamateurs  :  cette  opinion  a 
ete,  sinon  creee,  du  moins  adoptee  par  feu  M.  de 
Voltaire,  en  quelques  endroits  de  ses  ouvrages. 
Je  ne  la  crois  pas  fondee ;  et ,  pour  prouver  la 
mienne,  j'irai  chercher  ses  propres  imitations 
de  Sopliocle,  et  surtout  les  imitations  d'Euripide, 


LITTERAIRES.  425 

qui  ont  illustre  notre  grand  Racine.  Lisez,  au  pre- 
mier acte  de  la  Phedre  fran^aise,  cette  belle  scene 
entre  Phedre  et  sa  confidente  :  elle  est  a-peu- 
pres  traduite  d'Euripide.  Ecrite  par  un  poete 
mediocre,  cette  belle  scene  serait  devenue  une  de- 
clamation fastidieuse.  Personne  n'a  mieiix  connu 
le  vrai  langage  des  passions  que  ces  anciens 
Grecs;  et  si,  en  traduisant  leurs  pensees,  Se- 
neque,  Longe-Pierre  et  d'autres,  ont  ete  decla- 
mateurs,  c'est  qu'ils  ont  substitue  a  I'energie,  a 
la  simplicite,  a  la  gravite  du  style  antique,  leur 
propre  style ,  c'est  a  dire ,  la  bouffissure  et  la  fai- 
blesse.  Cette  declamation,  si  injustement  repro- 
chee  aux  Grecs,  est  le  defaut  qui  domine  dans 
les  poetes  espagnols.  Il  se  fait  remarquer  avec 
beaucoup  d'autres  dans  cet  etrange  poete  du 
Nord ,  si  ridiculement  exalte  depuis  quelques 
annees  par  des  gens  de  lettres  francais,  dans  ce 
Shakespeare,  qui  a  mele  tous  les  tons,  confondu 
tons  les  caracteres ,  et  qui ,  pour  quelques  beautes 
dispersees  dans  trente  ouvrages,  dont  la  masse 
estaussi  monstrueuse  que  la  forme,  offre  a  chaque 
instant  les  fautes  les  plus  ridicules  ou  puisse 
tomber  un  ecrivain ,  et  souvent  porte  le  delire  et 
Findecence  a  un  degre  humihant  pour  I'humanite. 


4'^C  FRAG  ME  INS 

IV. 

Sur  Corneille  et  Racine. 

CoRNEiLLE  etait  un  genie  superieur  a  Racine; 
mais  Racine  avail  un  bien  plus  grand  talent  que 
Corneille.  C'est  par  le  talent  que  Racine  I'emporte 
sur  tons  les  poetes  du  lems  moderne,  et  qu'il  n'a  de 
rival  que  Virgile  dans  les  litteratures  anciennes. 

V. 

Su7'  Jean- Bap tiste  Piousseau. 

J.  B.  Rousseau  est  venu  apres  Boileau  et  Ra- 
cine :  il  est  leur  eleve,  et,  malgre  son  talent,  il 
est  loin  d'egaler  ses  maitres.  Si  Malherbe  eut  ecrit 
sous  Louis  XIV ,  Racine  et  Boileau  ne  lui  seraient 
pas  superieurs. 

VI.  ;     ' 

Sur  Cervantes. 

CERVANTEsaeule  secret  d'etre  correct  en  fai- 
sant  un  ouvrage  de  plaisanterie  qui  tient  quatre 
volumes. 

VII. 

Sur  La  Chaussee. 

La  Chaussee  est  un  auteur  estimable ,  qui  ne 
connaissait  pas  mediocrement  la  societe.  Ses  vues 


LITTERAIRES.  4^7 

sont  quelquefois  tres-fines,  ses  sujets  tres-bieii 
concLis;  mais,  il  faut  en  convenir,  son  esprit  et 
ses  talens  poetiques  etaient  fort  loin  d'egaler  sa 
judiciaire. 

VIII. 

Sur  La  Harpe. 

On  demande  pourquoi  le  sujet  de  Coriolan  a 
toujoiirs  ete  manque,  du  moins  en  France.  Quel- 
ques  personnes  pensent  qii'on  ne  pent  trailer  ce 
sujet  d'une  maniere  heureuse  :  I'opinion  pourrait 
etre  fondee ,  s'il  eut  ete  Tecueil  d'un  Corneille , 
d'un  Racine  ou  d'un  Voltaire. 

IX. 

Suj'  Lefranc  de  Pompignan. 

M.  DE  Pompignan,  considere  comme  littera- 
teur, avait  un  merite  pen  commun.  II  admirait, 
il  sentait  Sophocle  et  Pindare ;  mais  il  n'etait 
point  ne  pour  les  atteindre.  Une  belle  strophe  et 
quelques  vers  pathetiques  ne  sauraient  le  placer 
au  rang  de  ces  hommes  divins.  La  lecture  assidue 
de  Racine  et  des  anciens  modeles  avait  pu  sans 
tloute  lui  former  une  oreille  harmonieuse ,  mais 
non  lui  donner  ce  genie  bridant  qui  seul  fait  les 
grands  poetes,  cette  f^condite  merveilleuse,  cette 
hauteur  de  conception  qu'obtiennent  a  peine  trois 


4^8  FRACMENS 

ou  quatre  hommes  clans  iiii  siecle  favorise  de  la 
nature. 

X. 

Le  principal  defaiit  du  style  de  notre  Didon 
francaise  est  d'etre  souvent  faible  et  vague.  Ce 
style  approche  quelquefois  du  style  niais.  C'est 
celui  de  tons  les  gens  qui  ecrivent  sans  penser; 
et  par  consequent  ce  sera  toujours  celui  de  beau- 
coup  de  monde. 

XI. 

Sur  RotT'ou. 

Un  style  souvent  noble  et  ferme,  des  carac- 
leres  tragiques,  des  beautes  d'un  ordre  superieur , 
placent  le  Venceslas  de  Rotrou  fort  pres  des  bons 
ouvrages  de  Corneille.  Get  auteur  est  mort  a 
quarante-deux  ans,  apres  avoir  fait  plus  de  trente- 
six  Pieces,  en  cinq  actes,  tant  comedies  que  tra- 
gedies. Elles  sont  toutes  en  vers  :  le  seul  Fences- 
las  est  reste.  S'il  avait  mis  le  tems  que  lui  ont 
coute  tous  ces  ouvrages  a  n'en  composer  que  la 
quatrieme  partie,  Rotrou  eut  donne  un  grand 
liomme  de  plus  a  la  nation.  Aujourd'hui  meme 
que  la  langue  est  entierement  formee,  le  genie  le 
plus  fecond  ne  pourrait,  dans  une  vie  aussi  courte, 
fournir,  a  beaucoup  pres,  ce  nombre  etonnant  de 
grands  ouvrages  en  vera.  Une  seule  piece  excel- 


LITTERA.IRES.  4^9 

lente  vaiit  mieux  que  cent  volumes  m^diocres. 
Cette  verite  n'est  pas  neuve ;  mais  elle  est  tres- 
importante;  et  meme,  en  lisant  les  recueils  de 
nos  plus  grands  maitres,  on  est  tente  de  la  re- 
peter  souvent. 

XII. 

SuT'  Saint- Evremont. 

Saint-Evremont  qui  a  deploye,  sinon  beau- 
coup  de  profondeur,  du  moins  un  bon  esprit  dans 
ce  qu'il  a  ecrit  sur  le  genie  philosophique  des 
anciens  Remains,  a  loue  serieusement  le  grand 
Corneille  d'avoir  fait  parler  galamment  Cesar, 
Sophonisbe  et  Maxime;  mais,  ce  qui  est  bien  pis, 
le  meme  Saint-Evremont  s'est  plaint  de  n'avoir 
trouve  rien  de  galant  dans  Ics  G^orgiques  et  dans 
\  Eneide. 

XIII. 

Sw  madame  de  Simiane. 

Comme  petite-fille  de  madame  de  Sevigne ,  ma- 
dame de  Simiane  se  croit  forcee  d'avoir  de  i'es- 
prit.  Elle  en  a  sans  doute,  et  beaucoup ;  elle  est 
encore  de  la  famille;  mais  I'inimitable  n'etait  plus. 

XIV. 

Sur  Voltaire . 
An  lieu  d'etre  injuste  envers  Sojjhoclc,  M.  de 


43o  FRAGMENS   LITTERAIRES. 

Voltaire  aurait  dii ,  peut-elre  meme  apres  son 
succes,  refaire  son  OEdipe;  substituer  a  son 
exposition  assez  commune  cette  magnifique  expo- 
sition de  Sophocle,  la  plus  belle  qu'on  puisse 
citer  dans  aucune  piece  et  dans  aucune  langue ; 
aneantir  ce  role  de  Philoctete ,  et  ces  vieilles 
amours  de  Jocaste,  tache  monstrueuse  dans  un 
bel  ouvrage,  et  ne  point  oublier  la  scene  des 
adieux  d'OEdipe  a  ses  enfans ,  scene  d'un  admi- 
rable pathetique,  et  qui  contraste  parfaitement 
avec  les  scenes  terribles  qui  sont  frequentes  dans 
cette  piece. 


FIJV    DU    TOME    III    ET    DERNIER    DES    OEIJVRES 
POSTUUMES. 


TABLE 


DES  MATIERES  CONTENUES  DANS  CE  VOLUME. 


TABLEAU   DE   LA   LITT^RATURE. 

Introduction Page  3 

Chapitre  premier. —  Graramaire;  Art  de  penser;  Ana- 
lyse de  rentendemeut 3o 

Chap.  II.  —  Morale,  Politique  et  Legislation 61 

Chap.  III.  —  Rhetorique;  Critique  litteraire gg 

Chap.  IV.  —  Art  oratoire 126 

Chap.  V.  —  L'Histoire i  /^a 

Chap.  VI.  —  Les  Romans 204 

Chap.  VII.  —  La  Poesie  epique  :  poenie  heroique  ;  poeme 

heroi-comiqiie  ;  imitations  ct  traductions  en  vers 249 

Chap.  VIII. —  La  Poesie  didactique 271 

Chap.  IX.  —  Poesie  lyrique;  Div.  petits  genres  de  Poesie .  284 

Chap.  X.  —  La  Tragedie 296 

Chap.  XI.  —  La  Comedie 3 1 7 

Chap.  XII.  —  Le  Drame;  les  deux  scenes  lyriques.  Coujj- 

d'oeil  sur  les  moyens  de  soutenir  I'art  dramatique 34  i 

MELAISGES   LITTERAIRES. 

Lecon  sur  les  poetes  francais,  dcpuis  le  regne  de  Philippe 

de  Valois  jusqu';\  la  fin  du  regne  de  Louis  XII 355 


I 


432  TABLE. 

Lf.co!«  siir  les  historians  fraiicais  ck'puis  les  cominencc- 

nicns  dc  la  monarchic  jiisqu'au  re^'ne  de  Louis  XII.  .  .  364 

Analyse  de  la  tragedie  de  Mahomet  par  Voltaire 382 

Un  Mot  sur  M.  Esmenard 398 

Reflexions  siir  Voltaire 4o3 

Fragmens  philosophiqnes 4i ^ 

Fragmens  litteraires 420 


FIN  PE  LA  TABLE  DES  MATIERES. 


ki  X^^^V  ^-fc'*  %^^  ■».  ^'V* 


TABLE 

ALPHABETIQUE 

J)ES    AUTEURS    aNCIENS    FT    MODF.RNES  ,    NATIONAUX    ET 
ETRANCERS  ,    MENTIONNES    DANS    CE    VOLITME. 


A, 


GUESSEAU  (d').  Orateiu'  cclebre,  dont  les  ouvrages  ont 
eclaire  la  legislation  civile,  76.  —  La  noblesse,  I'harmonie, 
line  elegance  continue,  mais  pen  animee,  caracterisent  ses 
nombreux  discours ,  i34. 

Alembert  (d').  Dans  scs  Morceaux  choisis  de  Tacite ,  il  est 
sec,  precis  en  geomctre  et  non  en  grand  eciivain ,  souvent 
infidelc  an  texte,  et  plus  souvent  an  genie  de  I'auteur,  i6i. 

Ai.LART  (madame).  Eloge  de  sa  traduction  du  Confessionnal 
des  Penitens  noirs,  aSg. 

Andrieux  (M).  Poete  distingue  dans  le  conte,  21.  —  Et  dans 
le  genre  coniique,  24.  —  Son  esprit  et  son  cnjoueinent  ont 
anime  des  narrations  charmantes,  289.  —  Sa  coniedie  d'J- 
naximandre  se  distingue  par  une  diction  pure  ,  elegante  ct 
facile ,  32  5.  —  Les  Etourdis  ont  fonde  sa  reputation ;  merite 
de  cette  piece,  ibid.  —  II  a  lionore  la  menioire  d'Helvetius 
et  celle  de  Moliere;  mention  du  Soiiper  d'Autruil.,  ct  de  la 
comedie  du  Tresor ;  qualites  distinctivcs  du  talent  de  I'au- 
teur, 326  et  suiv.  —  Il  a  contribue  a  ramener  dans  la  conie- 
die le  gout  egare  loin  de  sa  route,  375. 

Anquetil.    UEsprit  de    Id    Lignr    ct    Yintriguc  du    Ciibi/ict : 

OEuvics  poi^lhuuics.   III.  20 


434  TABLE 

ouvragos  iiiu'iessans  cl  bicn  t'crlts,  iG8.  —  II  a  complctc- 
iiu'iit  cchoue  dans  son  travail  snr  VHixtoire  Univcrsclle ,  ibid. 
—  Son  Histoire  dc  y'/'«/?rt',  production  sans  physionomic , 
long  abrege  d'cnormcs  fatras,  17/1. — Defauts  de  son  ouvrage 
intitule:  Louis  XIV,  sa  Coiir  ct  le  Regent ,  i85  ct  sim>. 

Arnaud  (I'abbe).  Sos  divers  ouvrages  sur  la  littcrature  ct 
sur  la  musique  attircnt  ct  captivent  I'attention  la  plus  diffi- 
cile, 108. 

Arnauld  ( le  docteur).  A  fait  avec  Nicole  la  Logiqiic  dc  Port- 
Roynl;  eloge  de  cc  livre,  44- 

Arnault  (  M. )  Ses  travaux  sur  des  objets  d'instruction  pn- 

blique,  i/j Pootc  distingue   dans  I'apologue,  21 Et 

dans  la  poesie  draniatique,  22.  —  Eloge  de  ses  apologues, 
28S.  —  Considcre  comme  tragiquc;  examen  de  ses  pieces 
de  theatre,  3oi  cl  sitiv. 

R 

Babois  (madame).  Ses  Elegies  sur  la  mort  de  sa  fille,  remar- 
quables  par  un  style  pur,  nne  versiQcation  d'une  douceur 
exquise ,  et  une  poesie  qui  vient  du  coeur ,  294. 

Bacon.  A  decouvert  un  nouveau  monde  dans  les  sciences, 
29.  —  A  montre  des  choniins  nouveaux,  signale  tons  les 
ccucils,  ct  rcjcte  comme  inutiles  aux  progres  de  I'esprit 
humain  la  logique  ei  la  metaphysique  des  ecoles,  43. 

Balzac.  A  donne  a  la  prose  franraisc  du  nombre  et  de  la 
gravite,  126. 

Baour-Lorhiian  (M).  Mentionne  comme  pootc  dramatique, 
22.  —  Quclques  morceaux  brillans  distingucnt  ses  Pocincs 
Gollifjtics ,  2G0.  —  Sa  traduction  en  vers  de  la  Jcritsnlem 
delivrec ,  266  et  siiiv.  —  Sa  tragedie  de  Joseph,  bien  ecrite 
d'ailleurs,  peche  par  une  froide  intrigue  d'amour  et  une 
froide  conspiration  ,  3 10  et  suiv. 

Barbl-Mari'.ois  (M).  Scs  travaux   dans  les  diverscs  parties 


DES    AUTEURS.  435 

lie  reconomie  politique,  7.  —  Talent  cxcrce  el  nouiTi  de 
connaissances  profondes  sur  tout  ce  qui  tieiit  aux  finances , 
81. 

Barnave.  Lone  comme  orateur,  10. 

Barre  (M.).  L'un  des  restaurateurs  du  Vaudeville  en  France, 
348. 

Batteux.  Son  Coiirs  de  Belles- LcWes  n'offrc  ni  assez  d'ins- 
truction  ni  assez  d'interet,  99. 

Bausset  (M.  de).  Sa  Fie  de  Fenelon,  i5. 

Beaufort  (madame  de).  S'est  distinguee  par  des  vers  agi'ea- 
bles ,  293. 

Beauharnais  (madame  de).  Son  nom  rappelle  des  succes  me- 
rites  dans  la  poesie ,  293. 

Beaumarchais.  Auteur  distingue  dans  le  drame,  24.  —  Ses 
Memoires  dans  laffaire  de  Goezman,  i36.  — A  deploj'e  un 
talent  original  dans  ses  diverses  compositions;  qualites  ct 
defauts  do  cet  auteur,  343. — Sa  Merc  coupcihle ^  piece 
energique  et  neuve,  ihid. 

Beauvais,  eveque  de  Senez.  Ses  Oraisons  funebres  et  ses 
Sermons,  lo.  —  A  prouve  qu'on  pout  reussir  a  la  cuur, 
meme  en  faisant  son  devoir,  127  et  sidv.  —  A  su  se  borner  a 
la  partie  morale  de  la  religion ,  et  n'a  traite  que  rarement  le 
dogme,  ibid,  et  suii'.  —  A  prevu  et  annonce  une  revolution 
prochaine,  que  Louis  XV  lui-meme  entrevoyait  malgre  les 
prestiges  du  trone,  i3i.  —  Hardi  dans  la  chaire  de  Ver- 
sailles, il  a  paru  timide  dans  Tassemblee  constituante,  ibid. 
—  Depuis  Bossuet  et  Massillon,  nul  orateur  n'a  mieux  saisi 
que  lui  le  ton  noble  et  persuasif  qui  convient  a  I'eloquence 
de  la  chaire,  i32. 

Eeauzee.  Sa  Graminaire  generaie  ctraisonnee,  ouvrage  nouC, 

utile,  mals  d'lm  style  sec  et  uiffus  ,  3o Lc  systcme  qu'il 

a  invente  pom-  noire  languc  est  ingt'nieux,  mais  eonipliqut', 


/,3G  TABLE 

•  3i.  —  Sa  t induction  de  Sallustc ,  infcriciire  a  ccllcs  cjui  I'onf 
])r(k"etlc(',  iHo. 

Bkcqijey  (M).  .Sa  tiadiiction  des  qnatrc  preinii'is  livics  do 
V lineidcy  263  et  suiv. 

Bergasse  (M.  )•  Eloquonl  orateur  et  habile  ecrivain,  a,  dans 
lino  cause  d'adidteic,  approfondi  une  question  de  morale 
pnblique,  i36. 

Bexon  (M.).  Eloge  de  son  livre  snr  la  Surete pnblique  ct  par- 
tic  uliere ,  86. 

BiTAiJBE,  Sa  traduction  d'Hamcrc ,  270. 

Blair  ( M.  Hugues ) ,  professeui'  a  Edimbouii;.  Son  Cours  dc 
Rhctorique ,  ouvrage  digne  d'une  haute  estime,  et  parfaite- 
nient  concu;  il  est  tonjours  juste  envers  les  ecrivains  fran- 
eais,  io5  et  sniw 

BoT>iN.  Son  Traitc  de  la  Rrpublique  a  fourni  des  idees  u 
Montesquieu,  76. 

BoiLEAC.  Son  Art  poetiquc ,  chef-d'oeuvre  qui  ne  produit  pas 
des  poetes ,  mais  qui  les  forme  et  les  inspire,  27 1.  —  Grand 
prosateur,  420. 

Bois-Guii.BERT.  Sa  Dime  royal r ,  ecrite  sous  la  dictee  du  ma- 
rechal  Vauban ,  a  jctc  quelqiic  iumiere  sur  reconomie  pn- 
blique, 76. 

BoisjoLiN  (M.).  L'un  des  talens  les  plus  purs  parmi  nos  tra- 
ducteurs  en  vers;  elogc  de  sa  Foret  de  Windsor ,  292. 

BoiSMONT  (I'abbe  de).  Elegant  ecrivain,  mais  orateur  maniere 
ct  froid,  127.  ,        . 

Boissy-d'Anglas  (M.).  Louc  comme  orateur,  11. 

BoNALn  (M.  de).  Sa  Theoric  du  pouvoir  civil  ct  religieux  n'est 
demontree  ni  par  le  raisonnement,  ni  par  I'histoirc,  91  et 
suiv.  —  Sa  legislation  primitive  a  pour  but  de  faire  envi- 
sager  comme  des  productions  du  genie  toutes  les  gothiques 
institutions,  et  d'amencr  I'Europe  au  plus  haut  dcgre  d'in- 


DES    AUTEIJRS  437 

tolerance  politique  el  leliyieiise,  9a  et  suii.\  —  Sa  dielion 
seche  et  ses  decisions  liancliantes  ne  paiviendronl  pas  a  de- 
youtcr  I'Eiirope  des  eciits  de  Voltaire  ct  de  Montesquieu, 
93  et97. 

Bonnet  (Charles).  Ses  ouvrages  sont  reinarquablcs  par  una 
sagacite  profonde  qui  degeneie  souvenl  en  subtilile,  /)5. 

Bossuel.  A,  dans  ses  Oitusons  fiinebrcs ,  porte  I'eloquence  a 
une  hauteur  ineonnue  avant  et  apres  lui,  12G.  —  Ses  enudes 
conime  sernionaire,  127. — Dans  son  Disanirs  sui  l' Hi.stoire 
Vuiveracilc ,  a  allie  les  vues  religieuses  d'un  pontifc  aiix 
formes  d'un  grand  orateur,  14  i  et  174. 

BossuT.  Son  Hisfoiic  dcs  Matlieinati<iucs  ,  16. 

BouFFLERS(M.  de).  Cite  comme  pant'-gvriste  academiqne,  i/,. 

—  L'honneur  de  la  poesie  erotique,  21  el  292. 

BouGKANT  (le  p.).  Eloge  de  son  Histoirc  dii  traite  de  ^ycslpha- 
lie ,   1 4  4  • 

BouiLLi  (M,).  Cite  comme  auleur  diamalique,  aS.  —  Son 
drame  de  \ Abbe  de  I'Epec ,  piece  touchaiilc,  '344. 

BouRUALOui..  Sa  reputation  est  exageree  a  tons  egard.', ,  104. 

—  Place  connue  scrnionnaire  a  cole  de  Bossuel,  et  plus 
vante  que  lui,  127. 

BouRGUiCNON  (M.).  Eloge  de  ses  ecrits  .uu  la  Magistratiue  ct 
sur  les  nioyens  de  perfectionner  rinstitution  du  Jurv,  85. 

BoTjRNiAL  (M.  du).  Sa  traduction  du  rouian  de  Don  QuklwlU: , 
aj)preciee,  236. 

Brantome.  N'a  droit  d'oblenir  place  que  parmi  les  conipila- 
teurs  d'anecdotcs,  143. 

Bridaine.  Missionnaire.  Eloge  de  son  lanieux  exorde,  loi. 

Brosses  (le  president  de).  Sa  Formation  weed  11  ir/ tie  des  Langues 
a  jete  quelque  jour  sur  les  obscurites  etyniologiqnes,  3o. — 
Sa  traduction  de  Sallastc  n'est  dignc  d'aucun  eloge;  sa  Vic 
du  ni'jnii;  historien,  iSg. 


438  TABLE 

BnuGUiiuEs  clu  Card  (M.).  Jcune  iaurcat,  cite  honorablenicnt, 

290. 
Ijuffier.  Quoique  jesuite,  s'est  permis  qut'l([uc'  pliiiosophic 

dans  sa  Logiquc  ct  dans  sa  Mctaphysujiie ,  l\t%. 

BuFFON.  En  appliqnant  I'ait  d'ccrire  a  Thistoire  des  sciences 
et  (Ic  la  natiu'c,  a  niontrc  a  quelle  hauteur  il  pouvait  at- 
leindie,  17.     .  .         >' 

BuRNKY  (miss).  Figure  avcc  distinction  parmi  les  romancicrs 
nioderncs;  Cecilia  est  la  raeilleurc  de  ses  productions,  9.38. 

BuTET  (M.).  Sa  Lexicographie  et  sa  Lexicoldgie  appreciees  : 
on  lui  rcproche  d'avoir  suppose  rexistence  dc  la  langue 
philosophique,  et  d'avoir  voiilu  assnjcttir  la  gramninire  a 
ia  niarche  rigoureusc  des  sciences  physiques  et  niathenia- 
tiqncs,  40  ct  suiv. 

(Iahanis.  a  soumis  la  niedccine  a  I'analyse  de  rentendemont, 
5.  —  Exanien  de  ses  Mcmoircs  sur  les  rapports  du  physique 
et  du  moral  de  I'homme  :  il  y  a  reuni  avec  succes  I'analyse 
de  I'entendement  a  la  pliysiologie  transcendante,  ct  I'art 
d'ecrirc  a  toutes  les  deux,  53  ct  suiv. 

Caii.hava.  Ses  Etudes  snrMoliere,  18.  —  Ses  Mcnechmcs grccs , 
piece  bicn  conduite ,  ^3.  —  Son  Traitc  sur  V Art  de  la  Co- 
iiiMic  ct  son  livrc  specialcment  consacre  a  Moliere  sont 
i\c\\\  ouvrages  propi'cs  a  former  le  gout  des  jeunes  ecrivains 
qui  entrcnt  dans  la  carriere  comique,  109  ct  .vk/c.  —  Eloge 
dc  ses  Mencchmcs grccs  ct  de  son  Tuteiir,  3i8  ct  stiiv. 

Caillard.  Son  Memoire  sur  la  Revolution  dc  Hollande ,  202. 

Cambaceres  (M.).  Loue  commc  orateur,  11. 

Camus.  Cite  comme  habile  jurisconsulte  ct  commc  orateur,  1 1 . 

CANDEiLtR  (mademoiselle).  Cc  qui  a  fait  r^ussir  sa  Belle  Fer- 
miercy  33o. 

CvNTWEL.  Sa  traduction  dc  la  Rhctoriquc  dc  Blair,  inferieurc 
a  celle  de  Prevost,  io5. 


DES   AUTEURS.  439 

Castel  (M.).  Digne  d'eloges  dans  la  poesic  didactique,   20. 

—  Son  poemc  des  Plantcs  apprccic,  277. 

Castera  (M.  de).  Sou  Histoire  die  regne  dc  Catherine ,  i5. — 
Get  ouvrage,  fort  estimable  et  bien  fait  en  general,  nierite 
d'etre  perfectionnu  dans  plusieurs  parties,  200. 

Cazales.  Lone  comme  orateur,  10. 

Cervantes.  A  eu  le  secret  d'etre  correct  dans  nn  ouvraue  de 
plaisanterie  de  qnatre  volumes,  4*^6. 

CuAJiFORT.  Ses  Etudes  et   Coninicntaires  siir  La  Fontaine ,  8. 

—  On  y  reconnait  la  piquante  finesse  qui  caractei'isait  ses 
ecrits  et  ses  entretiens ,  114.  —  Ses  litres  comme  poete  et 
comme  prosateur,  ibid,  et  suii'.  —  Injures  dont  les  compi- 
lateurs  de  calomnies  out  lionore  sa  memoire,  116. 

Champfeu  (M.  de).  Sa  traduction  dc  V Histoire  de  la  Gueirc  dc 
trente  ans ,  parScliiller,  184. 

Chapellier.  Lone  comme  orateur,  10. 

Charuox.  Disciple  de  Montaigne;  jugement  sur  son  Traite  de 
la  Sagessc ,  62. 

Chastettay  (madame  Victorine  de).  Elogo  de  sa  traduction  des 
Mysteres  d'  Udolphc ,  239. 

Chateaubriand  (M.  de).  Son  roman  A'Atala,  singulier  pour  la 
marche  et  pour  le  style ;  critique  detailiee  de  cet  ouvrage , 
18,  212  clsuiv.  —  Poetique  extraordinaire  suivie  par  I'au- 
teur,  217. 

Chemiivais.  Sermonnaire  touchant,  mais  faible ,  127. 

Chenepolle  (M.).  Idee  de  son  poemc  du  Genie  de  I'Homme, 
oil  il  a  developpe  moins  de  philosophic  que  de  talent  poe- 
tique, 279. 

Chenier  (M.-J.).  Mentionne  comme  autcur  dramatique,  22. 

Cheron.  Sou  Tartafe  dc  Moears,  copie  de  Sheridan,  inferieurc 
a  Toriginal,  33o  et  suii-. 


44^>  TABLE 

Christine  de  pisan.  Celobre  par  son  Hisloire  da  Charles  V, 
ft  par  ses  poesies ,  '^'i.  —  Eloge  de  son  histoire ,  ibid. 

Clkment  (de  Dijon).  A  traduit  le  Tasse  avec  ime  secheresse 
aiissi  etrangcre  a  ses  defauts  qu'a  ses  qualites,  266'. 

Cochin.  Orateur  celebie,  estimable  pour  la  sagesse  etlaclarte, 
mais  inferieur  a  d'Aguesseau  tomine  ecrivain,  i34. 

Colin  d'HAULEViLLE.  A  eurichi  la  haute  comedle,  -ih.  —  Son 
Inconstant  est  nn  des  roles  les  niieux  concus  qu'il  y  ait  au 
tlieatie,  '\-x^.  ■ —  \J Optiinistc  et  les  C/uUcaux  en  Espagnr 
etincellent  de  traits  channans ;  mais  ils  manquent  de  force 
comique,  ibid.  —  Rien  ne  manque  a  son  /^fW/jc  Celibatairc, 

3x4  et  339 Dans  les  Mueurs  da  Jour,  son  talent  ne  se 

reveille  qu'ii  de  longs  intervalles,  -iiS. 

CoMMiNEs  (Philippe  de).  Historien  nourri  dans  les  intrigues 
des  coui's ,  a  peint  avee  <[uel(pie  profondciu'  le  sombre  et 
dissimule  Louis  XI,  i^'i--,  t"t  373  et  suiv. 

CoNmLLAc.  Fondatenr  dune  txole  de  philosophie,  5. — Sa 
Grammaire  generate ,  chef-d'oeu\  re  d'analyse ,  livre  precis 
et  clair,  bien  ecrit  et  bien  concu,  3o.  —  Sa  Logique,  I'une 
des  plus  courtes  et  la  plus  substantielle  que  Ton  ait  jamais 
ecrite,  45. — ^Sa  Theoric  des  Sensations  est  son  meilleui 
ouvrage,  ibid.  —  Dims  son  Cours  d' Histoire  ancienne  et 
niddcrne ,  il  a  f'aiblement  soutenu  sa  renommee,  si  legitime 
a  d'autres  litres,  j45. 

CoNDORCET.  Son  Pla/i  d'lnstniction  publi(jue ,  estime,  11. — 
Son  Esquisse  des  Progres  de  V Esprit  humain ,  iG.  —  Ecri- 
vain celebie  comnie  savant  et  comme  philosopln;,  64  et^wtV. 

CoNDORCET  (madame).  Eloge  de  sa  traduction  de  la  Theoric 
des  Sentintens  nioraiix  d'Adam  Smith  ,  et  de  ses  Lcttrcs  sur 
In  Sympathic ,  65  et  suiv. 

C<Ji.NEii,LF.  (P.).  Eloge  de  ses  Discuurs  sur  la  Tragedic ,  et  des 
(livers   exumens   (pi'il  a   (aits    de    ses   pieces,   100. — Tons 


DES    AUTEURS.  44r 

les  tons  (it;  hi  haute  eloquence  sc  trouvent  dans  ses  tiag('clies, 
i2()  et  4^6.  — Grand  pvosateur,  l^1o. 

CoTTiN  (madamc).  Son  coup  d'essai,  CUtire  d'Alhc ,  ne  don- 
nait  que  de  mediocres  esperanccs,  221.  —  Sa  Malciiia  est 
nn  des  plus  beaux  caracteres  que  puissent  offrir  les  romans 
modernes,  ibid.  —  Amelic  de  Mansfield  attache  et  interesse, 
222.  —  Les  Exiles  de  Siberie  respircnt  une  simplicitc  tou- 
chante,  223.  —  La  Prise  de  Jericho ,  niaiivais  ouvrage  dans 
iin  niauvais  genre,  ibid.  — Eloge  de  Mathilde,  ibid. — Qualites 
de  I'auteur,  et  regrets  exprimes  sur  sa  pertc,  224. 

CouRNAND.  Sa  traduction  des  Georgiques ,  tentative  louable , 
mais  malheureuse,  280. 

Court-de-Gebelin.  A  jete  quelque  jour  sur  les  obscurites 
etymologiques ,  3o. 

Crebillon  fils.  Dans  ses  romans,  s'est  plu  a  peindre  des 
moeurs  dont  I'existence  est  restee  problematiqiie,  209. 

CuviER  (M.).  Cite  comme  panegyrisle  academique,  i4- 

D. 

Daru  (M.).  Traducteur  elegant  d'Hurate ,  21.  —  C'est  dans  les 
Satires  et  dans  les  Epitres  qu'il  en  a  le  inieux  saisi  lesbeau- 
tes,  286  et  suiv. 

Daunou  (M.).  Son  Plan  d' Instruction  puhlifjue ,  estinie,  11. 

De  Gerando  (M.)  A  recherche  les  rapports  des  Signes  et  de  I'Ar  t 
depenser,  5. — Analyse  de  sonTJitv/zoiVcacesujet,  4*J  el^«<V, 

Deouilleville  (Guillaume  de).  Rehgieux  de  Tordie  de  Ci- 
teaux,  etconnu  par  trois  contes  en  vers,  intitules  :  Les  trois 
Pelerinages.  Examen  critique  de  ces  trois  oiivrages,  356  et 

suiv.  -  ■ 

Delille  (I'abbe).  Classique;  sa  fecondite,  sa  richesse  de  style 
dans  la  poesie  didactique,  20. — Vrai  poete,  a  oblenu  el 
nierite  la  premiere  place  parmi  nos  traducteursenvers,26i. 


/|/|.i  TABLE 

—  Sa  traduction  des  Gcorgiqncs  a  fondu  sa  reputation,  ibid. 

—  Mrrlte  cclatant  dc  sa  traduction  de  VE/u'ide;  observa- 
tion criticiue  a  cc  sujet,  ibid.  —  II  a  reuni  tous  les  suffrages 
dans  cellc  du  Paradis  perdu,  26 /j.  — Dans  ses  Jardins  et 
dans  VHnmnic  dcs  Champs,  il  a  suivi  les  traces  de  Virgile 
et  de  Boileau;  observations  sur  le  dernier  de  ces  poemes, 
9.71.  —  Celui  de  la  Pitic  n'a  eu  qu'iin  succes  contcste,  mais 
celui  de  VTningination  a  reuni  tous  les  suffrages,  ibid  et  siii{>. 

—  Considere  comme  chef  d'une  ecole,  274  et  saiv.  —  Exa- 
nien  de  son  poeme  dcs  Trois  Rogues  de  la  Nature;  hom- 
mage  rendu  an  talent  de  I'auteur,  qui  a  enrichi  la  langue 
poetique,  et  qui,  pendant  quarante  ans  qu'il  a  ecrit,  n'a 
encore  fatigue  que  I'envie,  280  et  suiv. 

Delrieu  (M.).  Examen  critique  de  sa  tragedie  di" Artaxerce , 
3 1 1 . 

Demoustier.  Defauts  de  ses  comedies;  ils  sont  tres-graves, 
3  28  et  suiv. 

Descartes.  Avec  son  doutc  a  fonde  parmi  nous  la  saine  lo- 
gique,  43  et  suiv. 

Deshoulieres  (madamc).  A  laisse  trois  id\  lies  pleines  de  grace 
et  de  sensibilite,  294. 

Desrenaudes  (M.).  Sa  traduction  de  la  Kie  d'Jgricola  merite 
des  eloges,  161. 

D'Hele.  S'est  fait  remarqucr  sur  la  scene  lyriqne  par  I'art  de 
nouer  et  de  denouer  une  intrigue,  385  et  suiv. 

Diuerot.  Son  dialogue  entre  la  marechale  de  Broglie  et  lui,  et 
la  suite  dc  ses  dialogues  a  {'occasion  du  voyage  de  M.  de 
liOugainvillc  :  eloge  de  ces  deux  morceaux,  G7  et  suiv. — - 
Ses  Considerations  sur  le  Drame ,  100.  — Son  Pere  de  Fa- 
mille ,  drame  digne  d'eloges,  345. 

Domergue.  An  premier  rang  j)armi  les  grammairiens ;  a  cul- 
tive  avec  succes  la  grammaire  generalc  et  particulicre,  5.  — 
vServices  importans  qu'il  0  rcndus  A  cctte  science,  3o  et  suif. 


DES  AUTELIIS.  44'3 

DoTTEViLLE.  Siicct'S  merite  qu'a  eu  sa  Iratlactiou  de  Sallitste, 
1 59.  —  Sa  traduction  complete  de  Tacite  offre  beaucoup  do 
choses  cstiraablcs,  entr'autres  la  Vie  de  cct  historien,  et 
dcs  AhiTgi's  supplementaircs ,  161  et  .v«;'(', 

DuBOS  (I'abbe).  Son  livre  sur  la  Poesie  et  la  Peinture  se  dis- 
tingue par  des  apercus  ingenieux  et  feconds,  99.  —  Eloge 
de  son  Histoire  de  la  Ligue  de  Cainbrai,  i44- 

DucHATELET  (madamc).  Ses  Reflexions  sur  le  bonheur,  67. 

Ducis.  Poete  distingue  dans  I'epitre,  21.  —  Et  dans  la  tra- 
gedie,  22.  —  Eloge  de  ses  Epitres,  288.  —  Examen  de  ses 
pieces  de  theatre,  297  et  suiv.  —  Aucun  poete  n'a  mieux 
approfondi  les  sentimcns  de  la  nature ;  c'est  un  veritable 
modele  dans  I'art  d'emouvoir,  3oo. 

DucLos.  Eloge  de  ses  Remnrqiics  sur  la  Grammalre  de  Port- 
Royal ,  3o.  —  Eci'ivain  piquant  et  pcintre  ingenieux  des 
moeurs,  62.  —  Son  Histoire  de  Louis  XI  est  le  recit ,  mais 
non  le  tableau  du  regne,  i/jS.  —  Ses  Memoires  secrets  se 
lapprochent  davantage  de  la  trcm[)e  de  son  esprit,  plus 
<iu  que  profond,  ibid.  —  S'est  plu  a  peindre  dans  ses 
ronians  des  niceurs  dont  I'existence  est  restee  problema- 
tique,  209. 

Ducos  (madanie).  Eloge  de  sa  Traduction  de  Y Abhaje  de 
Grasi'ille ,  240. 

DuFRESNOY  (madame).  Son  recueil  de  Poesies  offre  beaucoup 
de  traits  heureux  et  des  preuves  de  talent,  2g3, 

DuMAusAis.  Son  Traite  des  Tropes  est  le  nieilleur  livre  qui 
existe  sur  la  partie  figuree  du  langage ,  3o. —  Quoiquc 
philosophe  ,  il  a  mis  pen  d'idees  dans  sa  Logique ,  44- 

DuMouLiN.  Le  plus  eclaire  des  jurisconsidtes  francais,  a  con- 
tribue  au  perfectiomiement  de  notre  legislation,  75. 

DupATY  (le  president).  S'est  honore  par  ses  talens  et  ses  eerils 
sur  la  legislation  penale  ,  78.  —  Son  eloquent  plaidoyer 
pour  trois  innocens  conflamnes  a  la  roue,  13^). 


444  TABLE 

DupiN  (Jean).  Relii^ieux  dc  rordrc  <lc  Cileaiix,  siipriicui  ;t 
Ui''gulllc'vlllc,  son  confrere.  Son  Champ  vcitucax  dc  bonne 
vie  est  du  moins  raisoiniahle  :  examcn  de  cet  nuvrage , 
36o  et  suiv. 

DupoNT  de  Nemours  (M.).  Ses  travauxdans  les  diverses  uni- 
ties de  I'econoniie  politique.  —  Eloge  de  son  eciit  sur  h« 
Banquc ,  8i. 

DupRAT  (Ic  chancelier).  Homme  adroit,  niais  vil,  4i^>- 

Dupuis.  Son  Ovii^inc  dcs  Culles ,  id. 

DuREAu  nE  LA  MALLE.  Sa  tiaduction  de  Sdllustc  est  la  nu-il 
k'lire,  niais  clle  poiirrait  encore  gagner  du  cote  de  la  coii- 
Icur  et  de  I'energie,  i58. — Dans  cellc  de  Tacile ,  il  surpasse 
presque  toujoiu'S  ses  devanciers;  il  s'attache  aux  idees,  aux 
images,  aux  expressions  de  son  modele,  162  et  sui\>. — An- 
iionee  de  sa  traduction  |)Ostliume  de  Titc-Lhc ,  conime 
devant  tenir  le  premier  rang  parmi  ses  onvrages,  i65. 

Di'KESNEL  (I'abbe).  A  naturalise  parmi  nous  deux  poemes  de 
Pope,  261  et  .siih'. 

DijVAT,  (M.).  Auteur  de  comedies  estimables,  24- — A  reussi 
dans  I'opera-comique ,  25.  —  Sa  Jeunesse  de  Henri  V,  ainsi 
nommee  improprement;  ouvrage  bien  conduit,  interessanl 
et  gai  dun  bout  a  I'autre,  33 1.  —  Son  Tyran  domcstiqiw, 
peniblen)ent  versifie,  332.  —  Estimable  dans  plusiems  par- 
ties de  I'art,  il  est  habile  dans  la  conibinaison  du  plan,  ibid. 
—  Son  drame  sur  la  Jcuncssc  dc  Richelieu,  344. — Son 
opera-comique  du  Prisonnier ,  348. 

E. 

EsMENARD.  A  reussi  dans  la  poesie  didacticpie,  20.  —  Et  daii'- 
les  operas,  25. — Son  poeme  de  la  Nm'igatioii  offrc  des 
niorceaux  brillans;  mais  la  monotonie  en  «'St  le  defaul  ra- 
tlical,  277. — Son  op«'ra  de  Trojan,  beau  pour  les  veux: 
Taction  ne  marche  point,  et  I'interet  s'yfait  rechcrcher,  346- 
— Son  portrait,  398. 

EsTlENNE  fRolK-il  \  Sii  Crnniniitirr  fianruisc ,  29. 


DES    AUTEURS.  /,/,j 

EsTiENNE  (Honri).  Ses  traitcs  rclatifs  a  notrc  langne,  3o. 

F 

Fabre  (M.  Victorin).  Jeune  poete  qui  a  merite  line  honorable 
distinction,  ii. — Son  imagination  est  I'apide;  et  ses  idces 
ont  souvcnt  de  I'eclat,  289  et  suh>. 

Fabre  d'Eglantine.  A  cnrichi  la  haute  comedie,  23.  —  Siic- 
ces  eclatant  do  son  Philintc;  il  ne  manque  a  cettc  jiiecc 
que  d'etre  bien  ecrite,  Sao  et  suiv.  —  Mention  du  Conva- 
lescent de  qunlite ,  de  V Intrigue  epistolalre  et  des  Pre- 
ceptcurs ,  "iit.  ot  suic. — Ses  hostilites  contre  CoUin-d'Har- 
leviile:  sa  Preface  duPhilinte ,  indigne  d'une  telle  piece,  822. 

Fantin-Desodoards  (]VI.).Son  Histnire  de  France ,  production 
sans  physionomie,  long  abrege  d'enormcs  fatras,  174. 

Fenelon.  Son  Telemaquc ,  chef-d'ceuvre  a  qui  nul  ouvragc  de 
morale  ne  pent  etre  compare,  63.  —  Ses  Dicdogues  sur 
I' Eloquence  et  sa  Lettre  a  V Academic  francaise ,  ouvrages 
exquis  en  litterature  ,  100.  —  Son  Tcleniaque ,  partout  mo- 
dele  sur  I'antique,  partout  respirant  la  poesie  et  la  jdiilo- 
sophie  des  Grecs,  semble  ecrit  par  Platon  d'apres  une 
composition  d'Homcre,  207.  —  Ce  n'est  pas  lui  qui  lui  a 
donne  le  nom  de  poeme ,  260. 

Feuillet  (M.  ).  Analyse  de  son  Meninirc  sur  l' Emulation  , 
presentee  commc  base  de  I'ediication  vraiment  sociale,  68 
tX-suiv.  —  Esprit  exerce,  ecrivain  sage,  et  qui,  sur  les  ma- 
tieres  importantes,  est  completement  an  niveau  des  lumieres 
contemporaines,  69  et  suiv. 

Fielding.  Son  beau  roman  de  Tom-Jones  est  un  modele 
offert  aux  romanciers:  on  y  sent  partout  le  monde  reel,  248. 

FiEVEE  (M. ).  Sa  Dot  de  Suzette ,  non  depourvue  d'agremens, 
234-  — Son  Frederic ,  roman  fort  inegal ,  ou  les  valets  seuls 
ont  les  mosurs  et  le  ton  qui  leur  conviennent,  ibid,  et  suif. 

Flahaut  { inadame  de).  Ses  romans  iVAdele  dc  Scnangc , 
A' Eugene  dc  Rothelin ,  etc.,  224  et  suiv. 


446  TABLE 

Ki.KCHir.R.  Sans  etic  le  rival  cle  Bossuct  dans  ses  Oraisoiis 
faiiehri's ,  a  monfre  qiielqucfois  (In  gonie ,  et  a  dc'-ployc 
lonjours  nne  rare  liabilote  dans  la  distrU^ntion  des  parties 
oratoires,  la  construction  des  periodcs,  le  choix  et  I'arran- 
gement  des  mots,  117. 

Fleury  (I'abbc).  Eloge  de  son  petit  ouvrage  sur  le  Choix  des 
Etudes  ,  99. 

Flins.  S'a  Jcune  HStessc ,  comedie  faible  de  conception,  ^70. 
—  Son  Rcvcll  d'Ejnmcnide,  piece  plus  ingenieuse  et  niieu\ 
('crite,  Ibid. 

Florian.  Son  ISuma  Ponipllias ,  faible  copie  de  Tclrmaquc , 
207.  —  Ses  Noiwelles  et  ses  Pastorales ,  compositions  ai- 
niables,  quoique  un  peu  froides,  ibid.  —  Examen  critique  de 
sa  traduction  de  Don-Quichote ,  235  et  suiv. 

FoNTANES  (M.  de).  Ecrivain  distingue  eomme  poete  et  corame 
prosateur,  19.  —  S'occupc  d'un  poeme  epique  de  la  Grece 
saiivec ;  idee  de  cet  ouvrage,  25-2  et  siiiv.  —  Eloge  de  son 
poeme  du  Verger ,  et  de  sa  traduction  de  \ Essni  sur 
V Homme,  de  Pope,  ibid.  —  Eloge  de  son  Epitre  sur  Ics 
paysages ,  288. 

FoNTENELLE.  Scs  Eloges  ct  soH  Histoire  des  Oracles  sont  au 
rang  de  nos  meilleurs  livres,  29^. 

FoRBONNAis.  Scs  t'crits  ont  rcpandu  des  clartes  nouvellcs  sur 
le  revenu  public  et  sur  I'administration,  78. 

FouRCBOY.  Habile  chimiste,  17. 

Frawcais  do  Nantes  (M.).  Loue  comme  orateur,  11. 

Francois  de  Neufchateau  (M. ).  Cite  comme  panegyriste  aca- 
demique,  i/j.  —  Sa  Pamela,  copie  de  Goldoni,  superienre 
a  I'original,  23.  _  Eloge  de  cette  piece,  32o. 

Frenilly  (M.  de).  On  remarque  des  pensecs  fines,  des  traits 
piquans  et  des  vers  bien  tournc's  dans  ses  Satires  el  ses 
Epitres ,  291. 


DES    ALTEURS.  4^7 

Froissart,  connu  comme  liistorien,et  apprccie  de  Montaigne, 
ot  tie  Lacurne.  Idee  de  son  Histoire  generalc  dcpiiis  Ic  rcgite 
(le  Philippe  de  Falois  jusqu'a  la  Jin  du  qaatorzieme  siecic , 
366  et  suiv. 

G. 

Gaill\rd.  Un  style  diffus  depare  les  ecrits  de  cct  historien , 
tres-eclaire  d'aillcurs,  et  trop  pen  apprecie,  146. 

Gaoani  (I'abbe).  Son  Dialogue  sur  Ics  fenimcs ,  67. 

Gallois  (M.).  Eloge  de  sa  traduction  de  I'onvrage  de  Filan- 
gieri  sur  la  Science  de  la  Legislation ,  g4. 

Ganilh  (M.).  Ses  travaux  dans  les  diverses  parties  de  I'eeo- 
nomie  politique,  7.  —  Son  Essai  sur  le  Rev cnu  public ,  livrc 
utile  ou  I'auteur  se  rapproche  beaucoup,  dans  les  principcs, 
des  philosophes  de  I'eeole  ecossaise,  84. 

Garat  (M.).  Professeur  de  haute  philosophie ;  son  imagination 
brillante  a  rendu  la  raison  lumineuse,  5  &\.  suiv. — ^  Loue 
comme  orateur,  11.  —  Et  pour  son  eloquence  academique, 
i3.  —  Merite  de  son  Discours  place  en  tele  de  la  derniere 
edition  du  Dictionnaire  de  I'Academie  francaise ,  39. — 
Apercu  de  son  Cours  normal  sur  l' Analyse  de  V E ntcndement 
humain,  ou  la  superiorite  d'esprit  est  renfoixee  par  la  supe- 
riorite  de  talens,  57  et  suiv. 
Garnier  (M.  ).  A  public  sur  I'economie  politique  des  ecrits 
dignes  d'estime ,  mais  a  renouvcle  \\\\  pen  tard  plusieurs 
opinions  decreditecs  par  les  resultats  de  I'cxamen ,  81  et  suiv. 
—  Eloge  de  sa  traduction  du  traite  de  Smith,  sur  la  Ri- 
cJiesse  des  Nations ,  gS. 

Gaston  (Hyacinthe).  Sa  traduction  de  \Encide ,  appreciee;  il 
a  soutenu  avec  Delillc  ime  lutte  inegale,  262  et  suiv. 

Genlis  (madame  de).  Ses  romans,  estimables  dans  quelques 
parties,  mais  defectueux  i  plusieurs  egards;  examen  detaille 
a  ce  sujet,  '^17  ot  suiv.  —  Eloge  particulicr  de  cclui  de  Mn- 
denioisellc  de  Clermont  sous  les  rapports  du  style,  de  la  nar- 
ration et  de  I'intejvt,  •>..>.  i. 


44«  TABLE 

Gerbier.  Orateiir  celebre,  a  laisse  d'imposans  souvenirs; 
tiontc  ans  do  siicces  attestcnt  sa  supcrioiite.  Ses  Mcnioircs 
imprimes  ne  donuent  dc  lui  qu'iine  idee  incomplete,  i35. 

Gilbert.  Ses  Poesies  /r?'if/ues  offrent  qiicl(jue.s  traits  eleves, 
285. 

GiKGUENK.  Son  travail  sur  la  Litterature  italienne,  9.  —  II 
doit  etre  compte  parmi  nos  critiques  les  plus  instruits  ct  les 
plus  sages,  iifi  et  snn>.  —  Eloge  de  ses  Rapports  sui'  les 
travaux  de  I'lnstitut ,  ibid.  —  A  traduit  en  vers  Thetis  et 
Pelce ,  poeme  de  Catvdle,  269.  —  S'cst  mis  avec  succes  an 
rang  de  nos  fabulistes,  288. 

GiRARD  (I'abbe).  A  perfectionne  I'etude  dc  la  langue  par'ses 
Sjnonrmes francais ,  '^o. 

Godwin  (M.).  Son  roman  de  Caleb  Williams ,  vante  on  ne  sait 
trop  pourqiioi ,  237  et  stiiv. 

Goethe.  Romancier  allemand ;  succes  general  et  legitime  de 
son  Werther;  critique  de  son  Alfred ,  ouvrage  incoberent, 
•i.l^\  et  suiv. 

GoMB.\uD.  Poete  mediocre  du  dix-septiemc  siecle,  399. 

GoMBERMLLE.  Poetc  mcdiocrc  du  dix-septieme  siecle,  399. 

Gresset.  Son  Sidney  est  un  dranie,  plus  fort  de  style,  mais 
plus  faible  de  conception  que  les  pieces  dc  La  Chaussee,  342. 

Gretry.  Merite  de  ses  compositions  musicales,  17. 

GuDiN.  Son  poeme  sur  la  Conquete  de  Naples  demandait  plus 
de  poesic,  plus  de  style,  une  versification  plus  soutenue, 
une  ^)laisanteric  plus  legere;  il  est  trop  long  de  moitie,  255 
et  .s7«V.  —  Son  poeme  de  VAstronomie  hien  distribue;  ou- 
vrage d'un  esprit  sage  et  cultive,  mais  non  d'un  poete,  278. 

GuTLLARn.  Cite  connne  auteur  d'operas,  25. 

Guiraudet.  Sa  traduction  des  0£uvres  de  Machiavel ,  supe- 
rieure  a  toutcs  celles  qui  I'onl  precedee,  94.  —  Dclauls  dc 


DES    AUTEURS.  4/19 

sa  traduction  de  VHistoirc  d' Angleterre  dc  niadame  Macaii- 
lai-Graham,  184. 

H. 

Hamilton.  vScs  Memoircs  de  Gramnwnt,  207. 

Harrington.  A  efface  dans  son  Oceana  I'Utopie  tie  Thomas 
Morus,  94  et  suiv. 

Harris.  Auteur  anglais;  merite  de  son  Hermes;  traduction 
de  cet  ouvrage,  44- 

Helvetius.  Hardl  dans  ses  conceptions,  anime  dans  son  style  ; 
ses  ouvrages  offrent  des  paradoxes  a  cote  d'utiles  verites ; 
il  a  conconrii  auxprogres  de  I'analyse  et  de  i'entendement, 
45  et  suw . 

Renault  (le  president).  Son  Abrege  chronnlngi({ue  de  I'His- 
toire  de  France ,  ouvrage  utile,  redige  sui'  un  plan  neuf  et 
bien  concu,  i44« 

Henry  (M.).  Eloge  de  sa  traduction  dc  VHistoire  da  Pontijicat 
de  Leon  X,  de  Roscoe,  i8o. 

Herodote.  Le  plus  ancien  des  historiens  grecs,  surnomme  le 
chantre  et  I'Homerede  I'Histoire;  narrateur  fleuri  et  conteur 
agrcable;  mis  en  parallele  avec  Thucydide;  traductions  di- 
verses  de  ses  ouvrages,  147  a  i54. 

HoBBES.  Substantiel ,  profond  et  concis  dans  son  Traite  de  Ici 
Nature  Jiumaine ,  et  plus  encore  dans  sa  Lngique ,  ap])elee 
Calcul ,  4^> 

Hoffman  (M.).  Cite  comme  auteur  d'operas,  aS. — Adrien , 
digne  d'eloges  pour  la  composition  et  le  style,  346.  —  Eu- 
phrosine  et  Stratonice  se  distinguent  par  le  ron  de  la  come- 
die  noble,  348. 

Homere.  N'a  point  eu  parmi  nous  le  meme  bonheur  que  Vir- 
gUe ;  traduction  de  ses  poemes ,  270. 

Horace.  Poete  latin ,  dont  les  ecrits  offrent  la  perfection  dans 
plusieurs  genres,  et  dans  rjiaque  genre  tons  les  tons  c|n'il 

OEuvres  postlmmcs.    IK.  t>.  f) 


45o  TABLE 

pent  comportcr;  traduction  de  scs  poesies  en  vers  francais, 
286  et  suiv. 

HuF.T  (cvcquc  d'Avranchc).  A  de  rcsprit,  des  connaissq.nces 
fort  etendues ,  mais  ne  reussit  pas  dans  scs  demonstrations 
tlu'oloL;iques,  t^ii. 

J. 

JouY  (M.  de).  A  reussi  dans  les  operas,  25.  —  Eloge  de  sa 
Vestale ,  346  clsuiv. 

Juvenal  des  Ursins.  Le  pins  niethodiqne  des  historiens  du 
quinzieme  siecle.  Eloge  de  son  Histoirc  de  Charles  VI,  372. 


K. 


Kant.  Auteur  allemand ;  sa  doctrine  sur  les  idees,  49- 

KoTZF.BUE.   Ses  draincs,   transportes  sur  notre  scene,  ont  en 
quelque  vogue,  344- 


L. 


La  Bleterie  (I'abbe  de).  La  Vie  d'Agricola  est  I'article  le  plus 
estime  de  son  travail  sur  Tacitc ,  162. 

La  Boetie.  Son  Discours  sur  la  Servitude  volontaire ,  76. 

La  Bruvere.  Qualites  qui  distinguent  ses  Caracteres ,  62. 

Lacepede  (M  ).  Considere  comme  continuateur  de  Buffon,  17. 

La  Chaissee.  Auteur  estimable,  4^6  et  saiv. 

TiA  CiiALOTAis.Energic  des  Memoires  que  cc  magistral  a  publics 
pendant  sa  captivite;  il  a  deploye  une  raison  couragcuse  en 
denoncant  les  constitutions  des  Jesuites,  i35. 

Laclos  (  Chauderlos  de  ).  Son  roman  des  Liaisons  dange- 
rciises ,  209. 


DES   AUTEURS.  45 1 

Lacretelle  (M.)  aine.  Son  Discours  sur  la  Nature  ties  Peincs 
infamantes ,  8.  —  Jiirisconsulte  eclaiie  ,  qui  a  applique  la 
philosophic  a  la  legislation;  notice  de  ses  divers  ouvrages, 
88  et  suiv.  —  Examen  critique  de  ses  deux  ecrits  sur  Y Elo- 
quence de  la  Chaire  et  sur  \ Eloquence  JucUciaire ,  lo^  et 

suiv.  —  Ses  Memnircs  pour  le  comte  de  Sanois,  i36 Son 

drame  du  Fils  Naturel,  sujet  mieux  concu  que  celui  de  Di- 
derot, 345. 

La  Fayette  (madame  de).  Ses  romans  de  Zai'cle  et  de  la 
Princesse  cle  Clei'cs ,  18  et  207. 

Lafontaine  (M.  Auguste.).  Romancier  allemand.  Tous  ses 
ouvrages  respirent  les  principes  de  la  philanthropic;  on  v 
rencontre  des  traits  charnians;  mais  il  est  inegal,  242- 

La  Harpe.  Son  Eloge  de  Racine  et  ses  Commentaires  sur  ce 
poete,  8.  —  Son  Cours  cle  Lltterature  et  sa  Correspondance 
russe ;  qualites  et  defauts  de  ce  litterateiu',  ig.  —  A  obtenu 
et  merite  beaucoup  de  rcnoinmee  dans  la  critique  litteraire; 
a  bien  juge  les  anciens  et  les  auteurs  qui  I'ont  precede, 
mais  s'est  montre  partial  a  I'egard  des  auteurs  con  tempo- 
rains,  118.  —  Ennenii  acharne  de  la  philosophic  du  dix- 
huitienie  siecle,  dont  il  elait  autrefois  partisan;  n'a  pas 
compris  Helvetius  qu'il  a  cru  refuter,  119. — Dans  sa  Co?- 
respondance  russe,  il  a  sacrifie  tous  les  ecrivains  de  son 
siecle  a  une  seule  idole,  a  lui-meme  ;  preuves  a  I'appui  de 
cette  assertion,  ibid,  et  suiv.  —  Ses  plaisantcries  lourdes  et 
indecentes  contre  Voltaire,  12  r.  —  Ouvrages  qui  soutien- 
dront  sa  reputation ,  malgre  lout  ce  qu'il  a  fait  pour  la 
compromettre,  et  meme  pour  la  detruire,  122  et  suio.  — 
Sa  traduction  de  Suetone ,  t66.  —  Melanie  est  la  mieux 
concue,  la  mieux  executee  et  la  meilleure  de  ses  productions 
dramatiques,  379.  —  Son  opinion  sur  la  tragedie  de  Ma- 
homet, par  Voltaire,  ^91  et  siiiv.  —  Il  a  manque  lo  sujet  di' 
Coriohin ,  l\i~. 


/i5'2  TABLE 

J^M-ANNK  (M.).  Sos  pcllts  poemt'S  du  Potagcr  ct  tics  Oiscauj- 
tie  Id  ferine ,  apprt-cios  ,  277. 

liAMOiGNON.  Scs  AiTctis  ont  cclairc  la  It'gislatlon  civile,  7(). 

L\mothe-le-Vayer.  S'estmontre  philosophe  dans  sonouvrage 
stir  la  }  ertii  des  Patens  ,  Ga. 

Lamotte-Houdart.  Fiit  Ic  premier  qui  mit  an  rang  des  epopees 
le  beau  roiuan  polilique  dc  Fcnelon ,  260.  —  Sa  traduction 
der7//«rf^envers,  tentative  jnaiheureuse  justement  decriee, 
ihid.  —  Qnelques  stances  ingenieuses  sont  eparses  dans  son 
Raiieil  lyruiiic  ,  321. 

Lancelot.  Sa  Gramniaire  generate  est  parnii  nous  le  point  de 
depart  de  la  science,  29. 

Languet  (Hubert).  Son  Traite  celebre  dc  la  Puissance  legitime 
dii  Prince  sur  le  Peuple  et  du  Peu.ple  sur  le  Prince ,  7^  et 
siiiv. 

Larchkk.  Traducteur  CC Hemdote ;  a  remplace,  dans  sa  nou- 
velle  edition ,  les  opinions  pliilosophiques  qui  se  trouvaient 
dans  la  premiere  j)ar  des  opinions  absolnmcnt  contraires; 
reflexions  a  ce  sujet,  147  et  suir. 

La  Rochefoucauld  ( le  due  de).  Misanthrope  dont  les  Maxi- 
mes  se  soutiennent  par  leur  brievete  pleine  de  sens ,  62. 

Laromiguiere  (M.).  Cultive  avec  succes  I'analyse  infellectuclle; 
eloge  de  scs  Memoires  imprimes  dans  le  Recueil  de  I'lnsd- 
tiit ,  sur  les  mots  Jdee  et  Amdyse  des  Sensations ,  48  et  side. 

Ladjox.  L'un  de  nos  nieilleurs  chansonniers;  Eloge  de  ses  di- 
vers operas,  ct  de  sa  petite  comedie  du  Couvent ,  2^  ct 
3  J  9. —  Son  Amoureux  de  Quinze  nns ,  ibid,  et  347- 

Lavallee  (M.).  a  niontie  dn  talent  et  des  intentions  [)hilan- 
lliropiques  dans  son  rf)nian  Le  Negre  cnmme  il  y  a  pea  de 
B  lanes,  232.  —  Ses  Lett  res  d'un  Mameliirk  ont  le  tort  de 
rappeler  les  formes  d'un  chef-d'oeuvre  inimitable  dc  Mon- 
tesquieu, ibid. 


I 


DES   AUTEURS.  451 

Lavoisier.  Chimistc  habile,  17.  ■ 

Lava  (M. ).  Sa  comcdie  de  \ Ami  des  Lois ,  composiic  tiop  a 
la  hate;  il  y  a  fait  prenvo  d'line  noble  aiidace,  3 19. 

Lebrun,  due  de  Plaisance  (M.).  Ses  travaux  eu  economic  po- 
litique, 7. — Talent  exeice,  et  nourri  de  connaissanccs  pro- 
fondes  sur  tout  cc  qui  tient  aux  finances,  81. — Son  elei.';ante 
version  de  la  Jerusalem  delivrec ,  attribuee  a  J.  J.  Rous- 
seau, 265. 

Lr  Brun  (Ecouchard.)  Aurait  soutenu  seul  la  concurrence 
avec  Delille,  s'il  avait  acheve  son  poenie  de  la  Nature ,  20. 

—  II  est  sans  enuile  dans  le  genre  de  I'ode,  ibid.  —  A  tra- 
duit  avec  talent  deux  episodes  de  Viryile  ,  dans  son  poeine 
inedit  des  Veillecs  da  Parnasse,  269. — Idee  de  son  poeme 
de  la  Nature ;  mention  de  divers  fragmcns,  et  rcmarqucs  a 
ce  sujet,  275  et  suii'. — Eloge  de  ses  Odes ,  qui  le  placent  a 
cote  des  grands  lyriques  tranrais;  qualites  et  defauts  de  cet 
auteur,  auquel  on  ne  pent  contester  une  harmonie  savante 
ct  une  etude  approfondie  de  la  langue  poetique,  285  et  suiv. 

—  II  a  excelle  dans  I'epigrammc,  291.  —  Et  nc  fut,  dans  ce 
genre,  infericur  a  aucun  modele,  291. 

Lefranc  de  Pompignan.  Ses  Odes  offrent  quclques  strophes 
pompeuses,  284,  427  et  sim>. 

Legouve.  Pocte  distingue  dans  le  genre  grave  et  philosophi- 
que,  21.  —  Et  dans  la  poesie  dramatique,  22.  —  A  traduit 
egalement  plusieurs  beaux  morceaux  de  Lucain ,  269. — 
Ses  poemes  des  Soui'enirs ,  de  la  Melancolie  et  du  Merite 
des  Femmcs  ,  288.  —  Considere  comme  poete  tragiquc; 
cxamcn  de  ses  pieces  de  theatre ,  3o3  et  suiv. 

Lemare  (M.).  Son  Cours  theorique  et  pratique  de  la  Langue 
francaise  joint  a  un  merite  reel  et  a  une  saine  litterature 
des  formes  grossicres  ct  tranchantes,  36  et  i7«('. 

Lemercier  (M.).  Poete  distingue  dans  la  poesie  dramatique, 


4'^4  TABLE 

2a.  —  Sa  pirce  A'Jgnrni'inno/i  est  uii  des  uuvraj^fs  qui  ont 
Ic  plus  honorc  la  sccjie  tragiquc  a  la  (in  du  dix-huitieme 
sieclo,  3o6.  —  Ses  essais  dans  le  genre  de  la  coniedie  :  idee 
de  Pinto  et  de  Plaute ,  3 '3  2  ot  suiv. 

Le  Sage.  Eloge  de  son  Gilhlas ,  '207.  —  Cc  livrc  charmant 
laisse  a  dcsiror  un  inttrc't  plus  vif  et  plus  d'unlte  ,d'ac- 
tion ,  •>J\'j. 

Leveqtje.  Sa  traduction  de  Thucydide ,  i5i.  —  Meritc  de  son 
travail  sur  cet  historion,  175.  —  Dans  son  Histoire  critique 
dc  la  Rrpublique  Romainc,  il  a  deprime  avec  affectation  le 
peuple  dont  il  ccrit  I'histoire,  167  ct  suiv. 

Levesque  (Maurice).  Sa  traduction  dc  Suetone ;  nierite  el 
ntilite  de  sou  estimable  travail,  166. 

Lewis  (M.).  Romaucicr  anglais,  a  presente  dans  le  Maine  une 
fable  digne  des  couvens  du  quinzieme  siecle,  a/jo  et  suii'. 

L'HospiTAL  (le  chancelier  de).  C'esta  lui  que  remontent  parnii 
nous  les  sciences  politiques  ,  73.  —  Il  est  justifie  d'une  doc- 
trine etrangere  a  son  beau  caractere,  4i5. 

LiNGENDES.  Prelat  celebre,  du  tenis  de  Louis  XIII,  par  ses 
Sermons  et  ses  Oraisons  funehres  ;\\  avaitcntrevu  I'eloquence 
de  la  chaire  ,  ia6. 

LiNGUET.  Cite  comme  oratenr  poin^  son  Memoire  dans  I'affairc 
du  comte  de  Morangioz  ,  i35. 

LorvET  (J.  B. )  Son  roman  de  Faublas ,  209. 

LccE  DE  Lancival.  Sou  poeuie  d' Achille  ii  Scyros  doit  etre 
distingue  dc  la  foule,  19.  — Il  offrc  peu  d'action;  et  le  style 
n'est  pas  exempt  de  recherche,  259. 

LucRECE.  Poete  latin ;  modele  admirable  dans  la  poesie  di- 
dactiquc  ,271. 


DES  AUTEURS.  455 

M.       .  ■     ■  / 

Mably  (I'abbe  de).  A  ajoute  peu  d'idees  a  la  science  dii  droit 
public,  mais  I'a  servie  par  une  fuulc  d'ecrits  estimables,  77. 
—  Ses  Observations  siir  I'Histoire  de  France,  i45. 

Macaulai-Graham  ( madame ).  Son  Histoire  d'Jngleterre  a 
obtenu  beaucoup  de  succes;  defauts  do  la  traduction  qui 
enaetcfaite,  184  etsaic. 

Machiavel,  farneux  par  son  livre  dii  Prince ,  g3  elsuiv. 

Maine-Biran  (M.).  Son  onvrage  de  V Influence  de  I' habitude 
sur  la  faculte  de  penser,  houorablement  cite,  48. 

Malebranche.  a  donne  dans  nn  spiritualisnie  inaccessible  a 
la  raison  huniainc,  44- 

Malfilatre.  Ses  Poesies  lyriques  offrent  quelques  traits 
eleves,  vi85. 

Mallet.  Son  Histoire  des  Suisses  est  complete,  mais  peu  de- 
taillee  ;  et  le  style  est  sans  ornement,  177  et  suiv. 

Map.ivaux.  Moins  maniere  dans  ses  romans  que  dans  ses  co- 
medies ,  2og. 

Marmontel.  Son  ouvrage  intitule  Lecons  de  Grammaire  est 
I'une  de  ses  meilleures  productions,  5.  —  II  conticnt  une 
suite  d'observations  fines  ou  profondes  sur  plusieurs  des 
elemens  de  notre  langue,  jYw/.  et  38.  —  Son  livre  de  la 
Logique ,  inferieur  aux  idees  actuelles,  49  et  iw/f. — Sa  Me- 

tajjiiysique  porte  le  meme  caractere,  ibid Son  Belisiurc ; 

ses  Lecons  d'un  pere  a  ses  eujans ,  espece  de  traite  metho- 
diqne  de  morale,  63. —  Sa  poetique  et  ses  elemens  de  lit- 
terature,  100. — Son  Histoire  de  la  Regencc  ^  c'crite  d'un 
style  noble  et  grave,  191  et  suiv.  —  Son  Belisaire  et  ses 
Contes  niorau.r,7.og. — II  a  enrichi  la  scene  lyrique  de  petites 
comedies  agreablement  versiliees  ,  348. 


4:)6  TABLE 

Mausollier.  Auteur  d'operas  coniiqiu's  agreablcs,  i^t.  —  lis 
ont  clii  leur  succes  a  dos  situations  pathrtiques,  348. 

Mascaron.  S'est  rapproche  de  I'eloqucnce  de  la  chaire  ,  i-i6. 

Massilion.  Cclebre  pnklicatciir ,  I'uii  des  plus  beaux  modeles 
que  nous  pri;sentcnt  I't'loquence  et  I'art  d'ecrire,  127. — 
Les  Memoires  sur  la  minorite  de  Louis  XV,  publics  sous 
son  nom,  sont  evidemment  supposes,  186  et  saw. — A  borne 
la  predication  a  la  morale  evangelique,  247. 

Masson.  Ses  Helvetiens ,  tentative  estimable,  mais  defectueuse, 
19  et  aSi. 

Maury.  (M.  I'abbe. ),  Son  Traite  sur  I' eloquence  de  la  chaire , 
apprecie,  8. — Lone  comme  orateur,  10. — Aetablil'extreme 
superiorite  des  grands  predicateurs  francais  sur  ceux  de 
I'Angleterre  et  du  reste  de  I'Europe,  101  et  suiv.  —  Un  peu 
severe  pour  Flechier,  il  n'cst  pas  completement  juste  a 
I'egard  de  Massillon,  ibid.  —  Elogo  de  ses  Panegyriques  dc 
saint  Louis  et  dc  saint  Augustin ,  i32  et  suiv. 

Meloiv.  Secretaire  du  regent;  ses  ouvrages  sur  le  credit  pu- 
blic,  7G. 

Merlin  de  Douai.  Cite  comme  habile  jurisconsulte,  n.  —  Ses 
travaux  K'gislatifs,  et  son  Repertoire  de  Jurisprudence ^  85. 

Mesnardiere  ( de  la).  Auteur  dc  la  tragedie  A'Alindc,  fameuse 
par  sa  chute  au  theatre ;  il  a  fait  encore  quelques  pauvres 
pieces,  soit  en  vers,  soit  en  prose,  'ifjy  et  suiv. 

Mkzerai.  Ilistorien  de  la  Monarchic  franraise,  I'emporte  sur 
Daniel  ct,  a  beaucoup  d'egards,  sur  Yeli  et  ses  conlinua- 
teurs,  i/j3. 

MicHAUD  (M.).  Son  poeme,  Le  Printemps  d'un  Proscrit,  appre- 
cie,  277. 

MiLi.EVOYE.  Poete  remarquablo  par  releganco  de  sou  style, 
21.  —  Done  d'un  sens  droit  et  d'un  goul  pur,  289. — Juge- 


DES   AUTEURS.  45; 

nicnt  sur  le  recucil   do  ses  poesies;  eloge  particiilier  clu 
poeme  de  Belzunce,  290.       •         .     • 

MiLLOT  (I'abbe).  Dans  ses  divers  Elemcns  d'/ustoire,  est  court, 
impartial  ct  sage;  mais  decolore,  timide  et  mediocrement 
instructif,  146. 

Milton.  Traduction  de  son  Paradis  perdu  ,  par  Dclille  , 
264  et  saiv. 

MiRABEAu.  Loue  comme  orateur,  11.  —  Notice  des  ouvrages 
qui  ont  fonde  et  qui  garantissent  la  reputation  de  cet  ener- 
gique  ccrivain  ,  78.  —  Ses  Discours  aux  Etats-generaux, 
cites  comme  ses  meillciu's  ouvrages,  et  comme  de  beaux 
monumens  de  I'eloquencc  tribunitiennc ;  ses  travaux  a 
I'Assemblee  constituante,  i37  et  suiv.  —  Considere  conune 
ecrivain  et  comme  orateur,  i4o  et  suu<. — Son  Histoire  dc 
la  Monarchic  prussiennc  serait  a  peine  citee  si  elle  n'etait 
de  lui,  147.  —  Defectuosites  de  la  traduction  de  X Histoire 
d'Jngletcrre  de  madame  Macaulai-Graham ,  qu'on  lui  at- 
tribue,  208. 

MoLiERE.  Sa  preface  dii  Tartufe  et  plusieurs  scenes  dc 
X Impromptu  de  Versailles  demontrent  scides  combieu  il 
excellail  dans  la  theorie  de  I'art  qu'il  a  porte  a  la  perfec- 
tion ,  100. 

MoLLEVAUT  (M.).  Sa  traduction  des  Elegies  dc  Tibulle  reclame 
des  encouragemens,  292,  et  suiv. 

MoNCLAR.  Avocat  general  au  parlement  d'Aix,  a  deploye  unc 
raison  courageuse  en  denoncant  les  constitutions  des  Je- 
suites,  i35. 

Montaigne.  Jugenient  sur  ses  Essais ,  61. 

Montesquieu.  Son  Esprit  des  Lois ,  livre  seme  de  quelques 
erreurs,  mais  celle  de  toutes  les  productions  philosophicjucs 
qui  doit  le  plus  loug-tenis  influer  sur  les  destinees  de 
I'espece  humaine,  7()  ctsuiv.  —  Son  Histoire  de  la  s^randeur 


458  TABLE 

etdc  la  decadt'.nce  des  Romains ,  14 5.— Regrets  sur  la  pt-rte 
de  son  Histoiic  de  Louis  A'l ,  ibid.  — Ijne  traduction  de 

Tarite  est  la  seule  qui  cut  etc  digne  de  lui,  iGo. Ses 

Lcttrcs prr.mnes ,Y,rodnction  iniportante  sous  une  apparence 
frivole,  208. 

MoNTjOYE  (M.).  Ses  Romans  so  soutienncnt  par  I'interet  de 
ciniosite;  la  diction  en  est  trainante,  et  la  composition 
charj^ee  d'incidens,  23'3. 

MoNTOLiEu  (niadame  de).  Eloge  de  ses  traductions  desronians 
d'Auguste  Lafontaine,  242  et  suio. 

MoNVEL.  Distingue  commc  autcur  et   commc  acteur,  25. 

Les  F'ictiincs  cloitrccs  et  I'Amant  boarru,  pieces  interes- 
santes,  3o'5. — Dans  ses  operas  comiques,  a  peint  avec  une 
ingenieuse  naivete  les  moeurs  et  les  passions  villageoises , 
348. 

MoREi.  DE  ViNDE.  Son  rouiau  de  Primcrosc ,  composition 
faible,  mais  amusante,  dont  le  style  n'est  pas  depourvu  de 
graces,  23  i. 

MouELLET.  Son  Eloi^c  de  Marnwntcl ,  cite,  14.  —  Merite  de 
sa  traduction  des  Enfans  de  I'Jbbaje,  238. — El  du  Con- 
j'cssioniHil  des  I'c/iitc/is  //nirs  ,  2  3g. 

MuLLER.  AuLeur  ailemand.  Son  Histoire  de  la  Coufcdcralion 
hclvedque ,  ouvrage  important;  le  traducteur  anonymc  me- 
rite des  rcmercimens  et  des  lotianges,  173  clsuiv. 

Ml'rville  (M.).  Mentionne  comme  auteur  dramatique ,  22. 
—  Son  Jbdelazis,  remarquable  par  le  style,  tient  plus  du 
roman  (jue  de  la  tragedie,  3 10. 

N. 

N^ioEON.  Son  travail  sur  la  philosophic  ancienne  et  mo- 
de rne,  iG. 


DES   AUTEURS.  459 

IS  AivGis  (Guillaume  de).  Historien  celebre.  Sa  traduction  de  la 
Chronique  Inline  sur  les  regnes  de  Louis  IX  et  de  Philippe- 
le-Hardi  ot  cflle  dc  la  Chronique  de  Rigord ,  fort  estimees, 
365  et  suiv. 

Necker.  Son  petit  ecritsur  le  bonhcur  des  sots,  G7. — Sesecrits 
et  scs  discussions  avec  Calonne  ont  ropandu  des  clartcs 
nouvelles  sur  le  revenu  public  ct  I'administration,  78. 

IVecker  (madame).  Examen  criticjuc  de  ses  Melanges,  qui 
decelent  une  femme  de  sens  et  d'esprit,  accoutumee  a  la 
lecture  des  bons  livres,  et  plus  encore  Ji  la  conversation 
des  hommes  supericurs,  109. 

IVicoLE.  A  fait  avec  Arnauld  la  Logiquc  de  Port-Rojal ;  eloj^e 
de  ce  livre,  44- — Ses  Essais  de  Moraiv,  encore  estimes ,  niais 
peu  Ins,  G'2. 

o. 

Olivet  (d').  Son  Traite  sur  la  Prosodie  a  perfectionne  I'etude 
de  la  languc,  3o.     . 

Orleans  (le  pere  d').  Considere  comme  historien,  i44- 

OssiAX,  Barde  ecossais.  Traductions  de  ses  poemes ,  260. 

OviDE.  Ses  Metamorphoses ^  I'un  des  plus  beaux  inonumens 
de  la  poesie  latine;  examen  de  ce  brillant  clief-d'a-uvre , 
3oo  et  suiv.  —  Sa  traduction  par  Saint-Ange  ,  ibid. 

P. 

Palissot.  Ses  Etudes  et  Commentaires  sur  Corneille  et  Vol- 
taire, 8.  —  Eloge  de  ses  Me  moires  de  Litterature ,  ibid,  ct 
112. — Ecrivain  elegant  et  plein  de  gout,  il  s'est  montre 
injuste  a  I'egaixl  de  quelques  ecrivains  illustres  dont  il  eut 
merite  d'etre  I'ami,  ii3  et  suiv. 

Parny.  Considere  comme  nu  dc  nos  meilleurs  poetes,  19.  — 


/,(]()  TABLE 

L'hoiUK'ur  tic  la  pocsic  cioliqiic,  ai.  —  Mciite  litu'rairo  ilo 
la  Guerre  des  Dieux  et  dc  scs  autros  compositions  tpiques , 
254  et  suiv.  —  II  maintient  encore  dans  la  pocsic  legorc  ccttc 
politessc  elegante,  charmc  des  ecrits  ct  de  la  societe,  292. 

Parseval  de  GRANDMAisoN.  (M.).  Scs  Amours  epiqucs  Aecb\cnt 
iin  auteur  cxcrce  dans  la  ^•crsification  ct  dans  I'artdc  pcindrc 
en  poesie,  19  et  sSg. 

Pascal.  Fut  tres-eloquent,  et  de  plus  d'une  maniere,  dans  un 
immortel  ecrit  poleniique,  ou  les  formes  oratoircs  ne  sont 
point  admises ,  126. 

Pastoret  (M.).  Son  livre  sin-  la  Thcoiic  des  Lois  pennies ,  pro- 
duction interessante  sous  raspectphilosophique  et  litterairc, 
7,  86  et  saw. 

Patru.  a  l)anni  du  barrcau  francais  le  mauvais  gout  et  la  bai- 
barie;  mais  son  style  n'a  d'autre  qualite  que  la  correction, 

Pelisson.  S'est  eleve  jusqu'a  I't'loquence  dans  scs  Plaidoyers 
pour  le  surintcndant  Fouquct,  i34.  —  Son  ouvragc  sur  la 
Conquctc  de  la  Franche-Comte,  i43. 

Pkrefixe.  Hislorien  de  Henri  IV,  grave  ct  digne  de  conliance, 
t43. 

Perreau.  Scs  Elcmcns  de  Legislation  sont  d'un  historien  sage 
et  d'un  bon  citoyen ,  7  et  85. 

Perrot-d'Ablancourt.  Sa  traduction  de  Thucydidc ,  i5i. 

PiCARD  (M.).  Auteur  conii(jue.  Qualites  qui  le  distinguent,  24- 
—  A  fait  vingt-cinq  comedies,  dont  beaucoup  out  reussi, 
et  qui  presentent  toujours  des  id«';es  originales,  des  pcinturcs 
vraies,des  ridicules  bien  saisis,  327.  —  Ses  meilleures  pieces 
tant  en  vers  qu'en  prose,  ibid.  —  Reuuit  les  qualites  essen- 
tielles  d'un  auteur  eoini(iue,  328. 

PiKVRK  (M.).  Le  brillant  succes  de  son  Ecole  des  Peres,  co- 


UES   AUTEURS.  /,6i 

mc'die  concue  avec  force,  ccritc  avcc  autant  dc  purete  que 
d'esprit,  I'a  place  depuis  long- temps  aii  rang  des  poetes  dis- 
tingues  de  notre  eporpie,  336  et  suiv.  —  Parallele  entrc  sa 
comedie  du  Garcon  de  cinquante  ans  et  celle  du  Vieux  Celi- 
bataire,  par  Colin -d'Haileville.  Son  eloge,  mais  non  son 
triomphe,  ibid. 

Pigault-lf.-Brun  (M.).  Romancier  inepuisable  et  ne  sachant 

point  se  borner,  5t32  et  sidv Crux  de  ses  ouvragcs  qui 

meritent  une  distinction ,  ibid.  —  On  y  jieut  blamer  de 
nombreux  ecarts  et  line  imagination  vagabonde ;  mais  on  y 
doit  loner  des  traits  piquans,  des  boutades  heureuscs  et  des 
scenes  d'un  coniique  original ,  ibid. 

Pus  (M.).  L'un  des  restaurateurs  du  Vaudeville  en  France , 
348. 

Pons  (M.)  de  Verdun.  Merite  de  ses  E pi  gramme  s ,  291. 

Pope.  Merite  de  son  poeme  de  la  Boncle  de  Clicveux  cnlevec , 
a58.  —  Traductions  de  son  Essai  sur  l' Homme  et  de  VEssai 
siir  la  Critique,  261  et  271.  —  Et  de  sa  Foret  de  Windsor , 
292.  —  II  n'a  rien  demontre  en  metaphysiquc,  4ii' 

PoRTALis.  Loue  comme  orateur,  1 1.  —  Commepanegyriste,  14. 

Porter  (Miss.).  Son  roman,  le  Polonais ,  n'est  point  a  negli- 
ger,  238. 

PouLE  (I'abbe).  Habile  orateur,  abondant,  pompeux,  mais 
prolixe  et  sans  variete,  104  et  127. 

Prevost  (M.).  Prnfesseur  de  philosophic  a  Geneve;  sa  traduc- 
tion dc  la  Rhetorique  de  Blair ,  rcgardec  comme  la  meil- 
leure,  119. 

Prevost  (I'abbe)  serait  beaucoup  lu,  s'il  n'avait  trop  ('crir;  sos 
romans  et  ses  traductions,  208, 


/luu  TABLE 


QriNAULT.  Vrai  fondatciir  de  la  scene  lyrique,  a  merite  I'hon- 
neur  d'etre  nomine  ;i  la  suite  des  grands  poetes  de  son  siecle, 
25  et  346. 

R. 

Racixe  (Jean).  Ses  Prefaces  seules  demontrent  combien  il 
excellait  dans  la  theorie  de  I'art  qu'il  a  porte  a  sa  per- 
fection, 100  et  426.  —  Ses  ch(Eiirs  iV Esther  et  ^ Athalie 
sent  encore  les  plus  beaux  chants  de  la  lyre  moderne,  284. 
—  Grand  prosateur,  4^0- 

Racine  (Louis).  Ses  Reflexions  sur  la  Poesie  respirent  le  sen- 
timent des  beautes  antiques,  100.  —  Son  poeme  de  la  Re- 
union, ouvrage  du  second  ordre,  ou  brillent  des  beautes  dii 
premier,  271. 

Radcliffe  (madame).  Examen  de  ses  divers  romans,  parmi 
lesquels  les  Mysteres  d'Eudolphe  tienncnt  la  premiere  place; 
qualites  et  defauts  de  cet  auteur,  289  et  sidv. 

Haix.  Sa  traduction  des  Georgiques ,  tentative  louable,mais 
malheureuse,  280. 

Rayxai.  (I'abbe.).  Son  Hlstoire philosnphique  des  Deux-Indes , 
livre  celebrc  qui  tlent  sa  place  enlre  les  monumens  de  la 
philosophic  moderne  :  on  y  remarque  des  beautes  nom- 
breuses  et  un  majcstueux  ensemble;  mais  I'enflure  y  est  trop 
souvent  a  cote  de  la  secheresse ,  146. 

Raynouard  (M.).  Poete  distingue  dans  le  genre  grave  et  phi- 
losophique,  21.  —  Et  dans  la  poesie  dramatique,  22. — 
Son  Socratc  an.  Temple  d'Jglaure  unit  la  sagesse  du  style 
a  la  rich  esse  do  I'ordonnance,  289.  —  Critique  raisonnee 
de  sa  tragedic  des  Tempi iers ;  beautes  et  defauts  de  cet  ou- 
vragc,  307  et  saiv. 


DES   AUTEURS.  4G5 

Regnault  dc  Saint- Jean- d'Angely.  Loue  comnie  orateur, 

10. 

Regnier-Desmarais.  Sa  Grammaire francaise ,  quoique  impar- 
faite,  a  repandu  des  lumieres,  3o. 

Retz  (le  cardinal  de).  Historien  digne  de  la  Fronde;  rappelle 
la  maniere  brillante  et  ferme  de  Salliistc ,  i43  et  suu>. 

RiBOUTE  (M.).  Son  Assemhlee  de  Famille  n'a  de  force  ni  dans 
I'intrigue,  ni  dans  le  comiqiie,  ni  dans  le  style,  et  pourtant 
elle  a  reussi,  334- 

Richardson.  Grand  peintre  de  moeurs,  le  plus  vrai  qu'ait  eu 
I'Angleterre,  208. 

RiVAROL.  Dans  son  Discours  siir  la  Langue  Francaise ,  il  est 
verbeiix ,  obscur  et  superficiel ;  on  sent  un  liomme  de  beau- 
coup  d'esprit  qui  veut  enseigncr  ce  qu'il  aurait  besoin 
d'apprendre,  39  et  siiiv. 

Robertson.  Eloge  de  son  Histuire  de  Charles-Quint.  Sa  su- 
periorite  sur  Schiller,  182. 

Roche  (madame  Regina).  Ses  Enfans  de  VAbbaye ,  joli  ro- 
man,  238. 

Rochefort.  Malgre  son  style  trainant  et  diffus,  est  encore  le 
plus  supportable  des  traducteurs  en  vers  d'Homere,  270. 

RoEDERER.  (M.).  Ses  travaux  dans  les  diverses  parties  de  I'Ecc- 
nomie  politique,  7.  —  Auteur  de  quelques  bonnes  disserta- 
tions, 81.  • 

Roger  (M.j.  Auteur  de  quelques  essais  estimables  dans  le 
genre  comique,  24.  —  Ses  comedies  du  Tableau,  et  de 
X Avocat^  332. 

Roi.LiN.  Son  Traite  des  Etudes  est  un  de  nos  nieillcurs  livrcs 
elementaires,  99. — ^  Simple,  elegant  et  facile  dans  son  His- 
toire  anciennc ,  on  lui  reproche  des  reflexions  pueriles  et 
une  credulite  trop  complaisante,  144. 

RoscOE.  Auteur  anglais  des  Histnires  dc  Laurent  dc  Mcdiris  et 


464  TABLE 

till  Pontificat  tie  Leon  X.  Le  fond  dc  ces  ouv  rages  est  aussi 
riclie  qu'interessant,  i8o. —  Los  rechcrchcs  del'auteur  sont 
prccieuses;  mais  I'ordonnance  laisse  a  desirer,  ihitl. 

RoTROu.  Eloge  de  son  Vcnceslas.  Idee  de  son  talent,  /,i8. 

RoucHKK.  Sa  traduction  de  la  Richesse  ties  Nations  de  Smith 
offre  des  obscurites  et  de  frequentes  incorrections,  gS. 

Rousseau  (J-B.),  Douzc  ou  qiiinze  Odes  pleines  de  verve,  et 
deux  ou  trois belles  Cantates,  I'ont  place  parmi  nos  grands 
poetes,  284  et  42G. 

Rousseau  (J.-.T.).  Son  Emile ,  chef-d'oeuvre  de  philosophic 
morale,  63.  —  Son  Contrat  social,  oil  il  a  developpe  de 
hautes  verites,  qui,  avant  lui,  n'avaient  etc  qu'entrevues,  77. 
—  Merite  de  sa  traduction  du  premier  livre  de  I'histoire 
de  Tacite,  160. —  Sa  Nouvelle  Heloise ,  208.  —  Son  opi- 
nion relativement  a  la  tragcdie  de  Mahomet,  392. 

RuLHiERE.  Son  Histoire  tie  Pologne  porte  I'empreinte  d'un  ta- 
lent tres-eclatant,  i5.  —Son  Histoire  tie  la  Rtivolution  qui 
fit  montcr  Catherine  II  sur  le  trone  de  Russie,  quoiquc 
tres-courte,  est  digne  de  beaucoup  dc  louanges,  i47-  — 
Analyse  de  son  Histoire  de  I'Anarcliie  de  Pologne ,  qui,  bien 
qu'imparfaite,  maintiendra  la  gloire  de  son  auteur,  ig4  et 
suiv.  —  Examcn  critique  de  son  poeme  des  Jeux  de  Mains , 
dont  la  reputation  a  fini  avcc  sa  publicite,  257  et  suiv. 


Saint-Ange.  Habile  et  laborieux  interprete  d'Ovide,  19. — 
Merite  de  sa  traduction  des  Metamorplioses ,  266  et  suiv. 

Saint-Evremont.  Done  d'un  bon  esprit  philosophique.  Idee 
de  sa  doctrine  litteraire,  489. 

Saint-Gelats  (Jean  de).  Historian  methodiquc  et  fidelc.  Son 
Histoire  de  Louis  XJI ,  estimee.  38o. 


DES   AUTEURS.  465 

Saint-Lambert.  Son  eloge  comme  poete,  comnie  philosophe 
et  moraliste,  6.  —  Idees  generales  dc  son  Catechisme  uni- 
versel,  dont  la  doctrine  n'a  d'autre  base  que  la  nature  de 
I'homme  et  d'autre  but  que  son  bonheur,  72  et  sidv. — 
Honimage  par  lui  rendu  i  la  memoire  des  hommes  illustrcs 
dont  il  avait  ete  I'eleve  et  I'ami,  75.  —  Son  excellent  poeme 
des  Saisons  est  peut-etre  le  seul  ouvrage  ou  le  genre  des- 
criptif  soit  a  sa  place,  276. 

Saint -Pierre  (I'abbe  de).  Nombreuses  questions  politiqucs 
qu'il  a  discutees;  homine  vertueux,  puni  pour  n'avoir  point 
flatte  I'ombre  de  Louis  XIV  ,  76. 

Saint-Pierre  (Bernardin  de).  Sa  Chaumiere  Indienne ,  le  plus 
moral  et  le  plus  court  des  romans,  i8.  —  Son  eloge  comme 
ecrivain,  ihid.  —  Son  reman  de  Paul  et  Firginie ,  remar- 
quable  par  I'intei'ct  d'une  fable  charmante,  par  la  couleur 
et  la  melodic  du  style,  209  etsuiv.  —  Sa  Chaumiere  unit  des 

vues  philosophiques  a  tous  ces  genres  de  meritc ,  ibid Ces 

deux  ouvrages  places  au  rang  des  chefs-d'oeuvre  de  la  lan- 
gue,  ibid.  —  Auteur  d'un  drama  sur  la  Mort  de  Socrate , 
345  et  suiv. 

Saint-Real.  Son  elegant  recit  de  la  Conjuration  de  Venise , 
143. 

Saint-Simon  (le  due  de).  Ses  Memoires,  i44- 

Sainte-Croix  (de)  Examen  de  son  ouvrage  sur  les  Historiens 
d' Alexandre ;  st}'le  correct,  mais  prolixe;  critique  pen  ju- 
dicieuse;  traits  amers  contre  les  conquerans,  les  republiques 
et  les  philosophes,  i54  et  sui\>.  —  Cet  ouvrage  offie  plus 
d'erudition  que  de  critique,  et  beaucoup  moins  d'idees  que 
de  citations,  393  et  suiv. 

Saligny  (Pierre  de).  Un  des  historiens  dc  Charles  VIII,  379. 

Salluste.  Historien  latin;  eloge  de  ses  Narrations  et  de  ses 
Harangues ,  diverscment  appreciees  ii  Rome ;  regrets  sur 

OEuvres  posthunies.  III.  -Jf) 


/i(;g  table 

la  pcrte  de  sa  graiuK-  histoirc;  traductions  diverses  de  ses 
oiivragcs,  t58  et  f«»'. 

Sai.m  (niadame  Constance  do).  Son  Epitre  aiix  Femmes  et  son 
Discours  sur  les  divisions  des  gens  dc  lettrcs,  2g3.  —  Eloge 
dc  sa  piece  de  Sapho ,  ^47. 

Saurin.  Sermonaire  piotcstant;  oratcur  grave,  mais  neglige, 
I '27. 

Say  (M.  J.-B.).  Ses  travaiix  en  economie  politique,  7.  —  De 
fous  les  livres  composes  sur  cette  science,  Ic  Trnitc  qu'il  a 
public  est  le  plus  coniplet  et  le  plus  instructlf,  82  et  suiv. 

ScARRON.  Jngcment  sur  son  Roman  cnmiquc  et  sur  ses  Nniivel- 
Ics ,  106  et  suiv. 

Schiller  (M.).  Auteur  allemand.  Son  Histoirc  dc  la  Guerre  de 
trcntc  ans,  appreciee;  traductions  qui  en  ontete  faites,  182 
et  suiv.  — Son  drame  extravagant  des  Volcurs ,  trausporte 
sur  notre  scene,  n'a  pu  que  nuirc  a  I'art  dramatique,  382. 

Sf.daine.  Son  Philosoplic  sans  Ic  savoir ;  drame  qui  a  beau- 
coup  d'effet,  342.  —  Ne  savait  pas  eerire,  mais  savait  j)ein- 
drc ;  a  presente  sur  la  scene  lyrique  des  tableaux  varies  el 
nombreux,  348. 

Segur  {M.  de).  Son  Tableau  politifjue  dc  I' Europe ,  cite,  i5. — 
La  sagesse  et  la  clarte  font  le  principal  merite  de  son  style ; 
il  salt  unir  avec  beaucoup  d'art  les  differens  objets  qu'il 
embrasse,  201  et  suiv. 

Servan.  Avocat  general.  Ses  ecrits  sur  la  legislation  penale , 
78.  —  Son  plaidoyer  pour  une  femnie  protestante  est  panui 
nous  le  plus  beau  modele  de  I'eloquence  judiciaire,  i35. 

Sevigne  (madauie  dc).  Reste  parmi  nous  le  modele  du  genre 
epistolaire,  2<)4. 

Sevssel.  Historien  de  Louis  XII,  pen  digue  de  son  heros, 
143.  —  Sa  traduchon  de  Thucydide ,  completement  oubliee, 
i5i. 


DES   AUTEURS.  4G7 

Shakespeare.  A  mole  tous  les  Ions  ct  confondu  tons  les  caiac- 
teres;  dcfauts  de  ses  compositions,  4*5- 

SicARD  (M.).  A  cultive  avcc  siicces  la  gramnialrc  gencralc  ft 
particuliere,  5.  —  A  clairenient  expose  les  theories  de  ses 
predeccsseurs,  33.  Refutation  de  qiielques  censures  aux- 
qucUes  ont  donne  lieu  ses  Eleinens  dc  Grammaire  generate, 
34  et  suU'. 

Sieves  (M.).  Habilete  de  sa  dialectique,  7.  — VEsmi  sur  L's 
Privileges,  premiere  production  oil  ses  talens  s'annoncerent 
avec  eclat,  78  et  suiv. — Antres  ecrits,  remarquablcs  par  la 
hauteur  et  I'etendue  des  conceptions,  et  qui  ont  fait  avan- 
cer  la  science  de  Torganisation  sociale,  92  et  siiiv. 

Simeon.  Loue  comrae  orateur,  11.  ' 

SiMiANE  (madamede);  digne  petite-fdle  de  madame  de  Sevi- 
gne,  429. 

SiMONDE  DE  SiSMONDi.  A  Tcndu  uii  Veritable  service  a  notre 
litterature  en  traitant  VHistoirc  des  Repuhliques  italiennes. 
II  joint  une  raison  forte  a  des  connaissances  etendues;  mais 
il  est  inegal,  et  son  livre  est  digne  d'etre  perfectionne ,  178 
et  suu<. 

SouLAViE.  Auteur  des  Menwircs  de  Richelieu ,  ainsi  que  de 
I'ouvrage  attribue  a  Massillon  sur  la  ininorite  de  Loais  XV ^ 
190.  ':-.:•-•  y>  ■■  •   V   -.    ^  :.  ■     ■-:    .  .      :■■■ 

Stael  (madame  de).  Son  ouvrage  sur  \ Influence  des  Passions  , 
beau  siijet  traite  d'une  maniere  brillante,  niais  oil  I'esprit 
dc  parti  se  laisse  apercevoir,  C3  et  suiv.  —  C'est  dans  le 
genre  des  romans  que  ses  talens  se  sonl  deployes  avec  Ic 
plus  d'avantage,  226.  —  Examen  critique  de  Dclphine,  Ce 
roman  offre  beaucoup  d'idees  fines  on  profondes;  mais  on 
ne  saurait  admettre  le  principe  qui  lui  sert  dc  base,  ibid,  et 
suiv.  —  Corinne  a  moins  de  defauts,  plus  de  beautes,  ct  des 
beautes  d'un  plus  grand  ordie,  229  et  suii<. — L'auteur  est 
un  des  ecrivains  qui  font  le  plus  d'honneur  a  notre  littera- 
ture, 23  I. 


4^8  TABLE 

SuARD  (M.}.  8t>s  Discours  academifjucs ,  I'i.  —  Ses  Mclan<yes 
dc  litteraturc,  recueil  digne  d'une  attention  particuliere, 
rckniissent  la  politcsse  du  style,  la  finesse  dcs  observations 
et  le  sentiment  eclaire  des  arts,  107  et  saw.  — Jugement 
sur  son  Histoire  du  Thcdtrc-Fmiicais ,  122. 

SuETOiNE.  Historien  latin;  ne  peint  ni  les  homnies  ni  les  Glio- 
ses; son  style  manque  de  nerf  et  de  clialeur  :  sa  verite, 
froide  et  impassible,  donne  neanmoins  une  phvsionomie 
particuliere  et  de  I'autorile  a  son  histoire ;  traductions  di- 
verses  qui  en  ont  ete  faites,  i65  et  siiiv. 

Sully.  A  jete  quelques  hmiieres  sur  I'economie  publique,  76. 
Historien  de  Henri  IV,  grave  et  digne  de  confiance,  i43. 


Tacitk.  Historien  latin,  le  plus  grand  peintre  de  I'antiquite : 
diverses  traductions  qui  ont  ete  faites  de  scs  ouvrages,  160 
et  Slav.  —  Son  livre  est  un  tribunal  ou  sont  juges  en  der- 
nier ressort  les  oppriraes  et  les  oppresseurs ;  dans  cet  his- 
torien des  peuples  et  des  princes ,  chaque  ligne  est  le  cha- 
timent  des  crimes,  ou  la  recompense  des  vertus,  164. 

Talleyrand  (M.  M.).  Son  Plan  d' Instruction  publique  consi- 
dere  comme  monument  de  gloire  litteraire,  11. 

Target.  Cite  comme  habile  jurisconsulte  et  comme  orateur, 
IT.  —  Emule  de  Gerbier,  i35. 

Tasse  (le).  Traductions  divejses  de  sa  Jerusalem  delivrec ,  299. 

Thomas.  Cite  pour  son  eloquence  academicjue,  i3.  —  Digne 

appreciateur  de  I'honnete  et  du  beau,  90  et  suiv Son 

Essai  sur  les  Eloges ,  le  meilleur  t-crit  francais  sur  I'art  ora- 
toire,  est  aussi  celui  qui  porte  la  plus  belle  empreinte  du 
caractere  et  du  talent  de  I'auteur,  loi.  —  Fragmens  qui 
nous  restent  de  sa  Petreide ,  aSo. — Ses  poesies  offrent 
<iuel(|ues  traits  elevcs,  285. 


DES   AUTEURS.  469 

Thouret.  Cite  comme  habile  juiisconsulte  et  comnie  orateur, 
II.  —  Son  Precis  sur  I'Hiitoirr  de  France,  1 5.  —  Examen 
detaille  de  cat  ouvrage  elementaire,  instructif,  plein  de 
sens,  ecrit  d'un  style  simple  et  meme  austere,  mais  concis 
et  rapide,  169  et  suiv. 

Thucydide.  Historien  grec,  d'un  style  concis  et  nerveux, 
unissant  I'austerite  d'un  philosophe  i\  I'audace  elevee  d'un 
grand  citoyen ;  peintre  des  choses  et  des  hommes ;  est  mis 
en  parallele  avec  Herodote ;  diverses  traductions  de  ses  ou- 
vrages,  i5i  et  suh'. 

Thurot  (M.).  Traducteur  distingue  de  X Hermes  eV Harris,  a 
justement  apprecie  les  travaux  de  ce  philosophe ,  35  et  suiv. 
—  Eloge  de  sa  traduction  de  VHistoire  de  Laurent  de  Mc- 
dicis ,  de  Roscoe,  180. 

TissoT  (M.).  A  traduit  avec  succes  les  Bucoliques  de  Virgllc, 
et  mieux  encore  les  Baisers  de  Jean  Second,  292. 

Tracy  (M  de).  A  rassemble  les  trois  sciences  (Ideologic, 
Grammaire  et  logique)  liees  dans  un  corps  d'ouvrage, 
comme  elles  le  sont  dans  la  nature,  5. — Ses  Elemens  d'l- 
deologie  sont  un  beau  monument  de  philosophic  rationelle; 
analyse  de  cet  ouvrage,  5i  et  suiv. 

Treilhard.  Cite  comme  habile  jurisconsulte  et  comme  orateur, 
II.  —  Emule  de  Gerbier,  i35. 

Tronchet.  Cite  comme  habile  juiisconsulte ,  et  comme  ora- 
teur, II. 

Turcot.  Ses  ccrits  ont  repaudu  des  clartes  nouvelles  sur  Ic 
revenu  public  et  sur  I'administration,  78. 


Yenette  (Jean).  Religieux  carme ,  et  Tun  des  continuateurs 


l\']o  TABLE 

dc  Guillaume  cle  Nangis  :  son  poemc  dcs  Trois  Maries  est 
piquant  par  son  ridicule.  Idee  de  ce  poenie.  SGa  et  suiw 

Verdier  (madamc).  Eloge  de  ses  talcns  poetiques,  293. 

Vergniaux.  Louc  commc  orateur,  11. 

Vertot  (I'abbe  dc).  S'cst  fait  ime  reputation  solide  ct  eten- 
diie,  en  cerivant  I'Histoire  dc  quclques  revolutions  cele- 
bres,  144. 

ViGNE  (Andre  dc  la).  Un  dcs  historiens  de  Charles  VIII,  379. 

ViRGiLE.  Traductions  diverses  de  XEne'ule,  '262  et  suiv. — 
Modele  admirable  dans  la  poesic  didactique,  27 1 .  —  Traduc- 
tions des  Georgiques,  261  et  280. —  Et  dcs  Bucoliques,  igT.. 

VoLNEY.  Eloge  de  ses  Fojages,  16.  —  So<iRuines,  ibid.  —  Son 
ecrit  sur  la  Simplification  dcs  langues  orientales  ct  son 
Projet  d'un  alphabet  unique,  consideres  sous  les  rapports 
de  la  politique  et  de  la  science,  41  et  suiv.  —  Idee  generale 
dc  son  ouvrage  sur  la  Loi  naturelle,  remarquable  par  les 
idees,  Ic  style  et  la  propriete  des  expressions,  70  et  suiv. 
On  lui  attribue  le  supplement  a  VHerodote  de  Larchcr , 
petit  memoirc  important  par  son  objet  et  par  le  merite  d'une 
cxcellente  redaction,  149. 

Voltaire.  Commentatcur  de  Beccaria,  78.  —  Veritable  ar- 
bitre  du  gout  ct  le  plus  grand  litterateur  de  I'Europe  mo- 
dcrne,  100.  —  Proclame  par  Blair  le  chef  des  historiens  du 
dernier  siccle;  le  plus  moral  et  le  plus  religieux  des  poetes 
Iragiques,  106.  —  Son  Commcnlaire  siu-  Corneille  est  au- 
dessus  dc  toute  comparaison ;  mais  on  y(-"tr<'voit  quelques- 
fois  des  erreurs  melees  aux  Iccons  d'un  grand  niaitre,  11 1 
et  suiv.  —  Ses  ecrits  en  faveur  des  Galas  et  de  Sirven,  ap- 
precies,  i35.  —  Son  Charles  XII .^  son  Essai  sur  les  Mn^urs 
vX  son  Siecle  dc  Louis  XIV .,  monumens  immortels  qui  ne 
lui  laissent  aucun  rival  entre  les  historiens  modernes,  i45 
et  192.  —  Ses  Romans,  ingenicux  delasseniens  de  sa  vieil- 
Icssc,  208.  —  La  conception  de  sa  Henriade.  ressent  la  jeu- 


1 


DES   AUTEURS.  471 

nessed'un  grand  poete;  place  qu'elle  occupe  entre  les  epo- 
pees celebres  et  dans  la  poesie  elevee,  aSo.  —  S'est  montrc 
I'egal  dc  I'Ariostc  dans  sa  Pucelle,  264.  —  Nanine  ct 
V Enfant  Prodigue  tiennent  de  pres  au  geni'e  du  dranie; 
X Ecossaise  en  fait  partie,  ct  e'est  le  chef-d'oeuvre  du  genre, 
3/i2.  —  Analyse  de  son  Mahomet ,  382  et  suiv. — Voltaire 
n'a  pas  de  rival  dans  la  prose,  420.  —  Son  opinion  sur  les 
tragiques  grecs,  refutee,  4^4  ct  suw.,  4^9  et  suiv,  —  Re- 
flexions sur  son  caractere,  40^' 


FIN     DE     LA     TABLE     DES     AUTEURS. 


I 


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Los  Angeles 

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