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Full text of "Oeuvres posthumes de Jean-Jacques Rousseau, ou Recueil de pieces manuscrites, pour servir de Supplément aux editions publiées pendant sa vie"

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Library 

of  the 

University  of  Toronto 


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UVRES 

POSTHUMES 


D   E 


J.  J.  ROUSSEA  U. 


TOME     ONZIEME. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/oeuvresposthumes11rous 


UVRES 

POSTHUMES 

D  E 

JEAN-JAQUES  ROUSSEAU, 

O  U 

RECUEIL 

DE    PIECES    MANUSCRITES, 

Pour  fervir  de  Supplément  aux  Editions 
publiées  pendant  fa  Vie. 
•  ■+ 

TOME     ONZIEME. 


GENEVE. 


M.     D  C  C.     L  X  X  X  I  I  I. 


P  RO JET 

POUR 

L'ÉDUCATION 

de    Monsieur 

BE    SAINTE-MARIE; 


V  O  u  s  m'avez  fait  l'honneur ,  Monfieur  , 
de  me  confier  l'initruttion  de  Mrs.  vos 
enfans.  C'eft  à  moi  d'y  répondre  par  tous 
mes  foins  &  par  toute  l'étendue  des  lu* 
mieres  que  je  puis  avoir  ;  &:  j'ai  cru  que 
pour  cela  ,  mon  premier  objet  devoit 
être  de  bien  connoître  les  fujets  auxquels 
j'aurai  affaire  :  c'eft  à  quoi  j'ai  principale- 
ment employé  le  tems  qu'il  y  a  que  j'ai 
l'honneur  d'être  dans  votre  mai/on  ,  &  je 
crois  d'être  fuffiiàmment  au  fait  à  cet  égard 
pour  pouvoir  régler  là  -  derTus  le  plan  de 
leur  éducation.  I;  n'eft  pas  néceffaire  que 
je  vous  faiTe  compliment ,  Monfieur ,  fur 
ce  que  j'y  ai  remarqué  d'avantageux., 
Supplément,  Tome  XI.        A 


%  Projet 

i'affe&ion  que  j'ai  conçue  pour  eux  fe  dé- 
clarera par  des  marques  plus  folides  que 
des  louanges  ,  &  ce  n'efl  pas  un  père 
auiîi  tendre  &  aufîi  éclairé  que  vous  l'êtes , 
qu'il  faut  inftruire  des  belles  qualités  de 
fes  enfans. 

Il  me  refte  à  préfent ,  Monfieur  ,  d'être 
éclairci  par  vous  -  même  des  vues  particu- 
lières que  vous  pouvez  avoir  fur  chacun 
d'eux ,  du  degré  d'autorité  que  vous  êtes 
dans  le  defîein  de  m'accorder  à  leur  égard, 
&  des  bornes  que  vous  donnerez  à  mes 
droits  pour  les  récompenfes  &  les  châ- 
timens. 

Il  eft  probable,  Monfieur,  que  m'ayant 
fait  la  faveur  de  m'agréer  dans  votre  mai- 
ion  avec  un  appointement  honorable  6c 
des  diftinclions  (latteufes,  vous  avez  at- 
tendu de  moi  des  effets  qui  répondirent  à 
des  conditions  fi  avantageufes ,  &:  l'on  voit 
bien  qu'il  ne  falloit  pas  tant  de  frais  ni 
de  façons  pour  donner  à  Meilleurs  vos  . 
enfans  un  précepteur  ordinaire  qui  leur 
apprît  le  rudiment  ,  l'orthographe  &  le 
çatéchifme  :  je  me  promets  bien  auffi  de 
iuftifier  de  tout  mon  pouvoir  les  efpé- 
jeances  favorables  que  vous  avez  pu  con« 


d'Education.  5 

te  voir  fur  mon  compte  ,  &  tout  plein 
d'ailleurs  de  fautes  &  de  foibleffes  vous  ne 
me  trouverez  jamais  à  me  démentir  un 
inftant  fur  le  zèle  &  l'attachement  que  je 
dois  à  mes  élevés. 

Mais  ,  Monfieur,  quelques  foins  &  quel- 
ques peines  que  je  puiffe  prendre  ,  le  fuc- 
ces  en-  bien  éloigné  de  dépendre  de  moi 
feuL  C'eft  l'harmonie  parfaite  qui  doit  ré- 
gner entre  nous ,   la  confiance  que  vous 
daignerez  m 'accorder  ,  &  l'autorité  que 
vous  me  donnerez  fur  mes  élevés  qui  dé- 
cidera de  l'effet  de  mon  travail.  Je  crois , 
Monfieur  ,  qu'il  vous  eft  tout  manifefte 
qu'un  homme  qui  n'a  fur  des  enfans  des 
droits  de  nulle  efpece  ,  foit  pour  rendre 
fes  inirructions  aimables  ,   foit  pour  leur 
donner  du  poids  ,  ne  prendra  jamais  d'af- 
cendant  fur  des  efprits  qui ,  dans  le  fond  , 
quelque  précoces  qu'on  les  veuille  fup- 
pofer ,  règlent  toujours  à  certain  âge  les 
trois  quarts   de  leurs   opérations  fur   ks 
imprefTions  des  fens.  Vous  fentez  aurli  qu'un 
maître  obligé   de   porter  fes  plaintes  fur 
toutes  les  fentes  d'un  enfant ,  fe  garder» 
bien ,  quand  il  le  pourroit  avec  bienféance, 
de   fe   rendre  infupportable  en  renouvel-, 

A   2, 


4  Projet 

lant  fans  ceffe  de  vaines  lamentations  ;  8>? 
d'ailleurs  ,  mille  petites  occafions  décifives 
de  faire  une  correction ,  ou  de  flatter  à  pro- 
pos ,  s'échappent  dans  l'abfence  d'un  père 
&  d'une  mère  ,  ou  dans  des  momens  où  iî 
feroit  mefTéant  de  les  interrompre  aufîi  dé- 
fagréabîement ,  &  Ton  n'eft  plus  à  tems 
d'y  revenir  dans  un  autre  infiant,  où  le 
changement  des  idées  d'un  enfant  lui  ren- 
droit  pernicieux  ce  qui  auroit  été  falu- 
taire  :  enfin  un  enfant  qui  ne  tarde  pas  à 
s'appercevoir  de  l'impuiffance  d'un  maître 
à  fon  égard  ,  en  prend  occafion  de  faire 
peu  de  cas  de  (es  défenfes  &  de  fes  pré- 
ceptes ,  &  de  détruire  fans  retour  l'afcen- 
dant  que  l'autre  s'efForçoit  de  prendre.  Vous 
ne  devez  pas  croire,  Monfieur ,  qu'en  par- 
lant fur  ce  ton-là  ,  je  fouhaite  de  me  pro- 
curer le  droit  de  maltraiter  Mrs.  vos  en- 
cans par  des  coups  ;  je  me  fuis  toujours 
déclaré  contre  cette  méthode  ;  rien  ne  me 
paroîtroit  plus  trifte  pour  M.  de  Ste.  Marie 
que  s'il  ne  reftoit  que  cette  voie  de  le  ré- 
duire ,  &  j'ofe  me  promettre  d'obtenir 
déformais  de  lui  tout  ce  qu'on  aura  lieu 
d'en  exiger  ,  par  des  voies  moins  dures 
&  plus  convenables ,  fi  vous  goûtez  le  plaç 


D°  E  D  t  C  A  T  I  O  F-  $ 

que  j'ai  l'honneur  de  vous  propofer  D'ail* 
leurs  ,  à  parler  franchement ,  û  vous  pen- 
fez  ,  Monfieur  ,  qu'il  y  eût  de  l'ignominie 
à  Monfieur  votre  fils  d'être  frappé  par 
des  mains  étrangères  ,  je  trouve  aufîi  de 
mon  côté  qu'un  honnête  homme  ne  fau- 
roit  gueres  mettre  les  fiennes  à  un  ufage 
plus  honteux  que  de  les  employer  à  mal- 
traiter un  enfant  :  mais  à  l'égard  de  M.  de 
Ste.  Marie,  il  ne  manque  pas  de  voies  de 
îe  châtier  dans  le  befoin  ,  par  des  mortifi- 
cations qui  lui  feroient  encore  plus  d'im- 
prefîion  ,  &:  qui  produiroient  de  meil- 
leurs effets  ;  car  dans  un  efprit  aufîi  vif 
que  le  fîen ,  l'idée  des  coups  s'effacera 
sufïi-tôt  que  la  douleur  ,  tandis  que  celle 
d'un  mépris  marqué ,  ou  d'une  privation 
iénfible  >  y  refiera  beaucoup  plus  long- 
iems. 

Un  maître  doit  être  craint  ;  il  faut  pour 
cela  que  l'élevé  foit  bien  convaincu  qu'il 
cfl  en  droit  de  le  punir  :  mais  il  doit  fur- 
tout  être  aimé ,  &  quel  moyen  a  un  gou- 
verneur de  fe  faire  aimer  d'un  enfant  à 
qui  il  n'a  jamais  à  propofer  que  des  occu- 
pations contraires  à  fon  goût ,  fi  d'ailleurs 
il  n'a  le  pouvoir  de  lui  accorder  certaines 

A3 


'6  Projet 

petites  douceurs  de  détail  qui  ne  coûtent 
prefque  ni  dépenfes  ni  perte  de  tems ,  & 
qui  ne  laiffent  pas  ,  étant  ménagées  à  pro- 
pos ,  d'être  extrêmement  fenfibles  à  un 
enfant  ,  &  de  l'attacher  beaucoup  à  fon 
maître.  J'appuyerai  peu  fur  cet  article  9 
parce  qu'un  père  peut  fans  inconvénient  , 
fe  conferver  le  droit  exclufif  d'accorder 
des  grâces  à  fon  fils  ,  pourvu  qu'il  y  ap- 
porte les  précautions  fuivantes,  néceffaires 
fur-tout  à  M.  de  Ste.  Marie  dont  la  viva- 
cité ,  &  le  penchant  à  la  difîlpation  de- 
mandent plus  de  dépendance.  i°.  Avant 
que  de  lui  faire  quelque  cadeau  ,  lavoir 
fecrétement  du  gouverneur  s'il  a  lieu  d'être 
fatisfait  de  la  conduite  de  l'enfant.  20.  Dé- 
clarer au  jeune  homme  que  quand  il  a  quel- 
que grâce  à  demander ,  il  doit  le  faire  par 
la  bouche  de  fon  gouverneiw ,  &  que  s'il1 
lui  arrive  de  la  demander  de  fon  chef,  cela 
f«ul  fuffira  pour  l'en  exclure.  30.  Prendre 
de-là  oecafion  de  reprocher  quelquefois 
au  gouverneur  qu'il  eft  trop  bon  ,  que  fort 
trop  de  facilité  nuira  aux  progrès  de  font 
élevé,  &  que  c'eft  à  fa  prudence  à  lui  de 
corriger  ce  qui  manque  à  la  modération 
d'un  enfant.  4?.  Quefi  le  maître  croit  avoir 


D'  E  D  U  C  A  T  I  O  N.  'i 

quelque  raiibn  de  s'oppofer  à  quelque  ca- 
deau qu'on  voudroit  faire  à  fon  élevé  i 
refufer  abfolument  de  le  lui  accorder  ,  jus- 
qu'à ce  qu'il  ait  trouvé  le  moyen  de  fléchir 
fon  précepteur.  Au  refte  ,  il  ne  fera  point 
du  tout  nécefFaire  d'expliquer  au  jeune 
enfant  dans  l'occaiion  qu'on  lui  accorde 
quelque  faveur  précifément  parce  qu'il  a 
bien  fait  fon  devoir  :  mais  il  vaut  mieux 
qu'il  conçoive  que  les  plaifirs  &  les  dou- 
ceurs font  les  fuites  naturelles  de  la  fageffe 
ôc  de  îa  bonne  conduite ,  que  s'il  les  re- 
gardoit  comme  des  récompenfes  arbitrai- 
res qui  peuvent  dépendre  du  caprice ,  &t 
qui  dans  le  fond  ne  doivent  jamais  être 
propofées  pour  l'objet",  &  le  prix  de  l'é- 
tude &  de  la  vertu, 

Voilà  tout  au  moins  ,  Monsieur ,  les 
droits  que  vous  devez  m'accorder  fur  M. 
votre  fils ,  fi  vous  fouhaitez  de  lui  donner 
une  heureufe  éducation  ,  &  qui  réponde 
aux  belles  qualités  qu'il  montre  à  bien  des 
égards ,  mais  qui  actuellement  font  offus- 
quées par  beaucoup  de  mauvais  plis  qui 
demandent  d'être  corrigés  à  bonne  heure , 
&  avant  que  le  tems  ait  rendu  la  chofe 
impolîible.  Cela  eft  fi  vrai ,  qu'il  s'en  fau~ 

A  4 


$  Projet 

dra  beaucoup ,  par  exemple ,  que  tant  d<? 
précautions  ne  foient  nécefïaires  envers 
M.  de  Condillac  ,  il  a  autant  befoin  d'être 
poufle  que  l'autre  d'être  retenu,  &  je  fau- 
rai  bien  prendre  de  moi-même  tout  l'af-, 
cendant  dont  j'aurai  befoin  fur  lui  :  mais 
pour  M.  de  Ste.  Marie  ,  c'efl  un  coup  de 
partie  pour  fon  éducation,  que  de  lui  don* 
ner  une  bride  qu'il  fente  &  qui  foit  ca- 
pable de  le  retenir ,  &  dans  l'état  où  font 
les  chofes  ,  les  ièntimens  que  vous  fou- 
haitez,  Monfieur,  qu'il  ait  fur  mon  compter»' 
dépendent  beaucoup  plus  de  vous  que  de 
moi-même.  «       t 

Je  fuppofe  toujours ,  Monfieur ,  que 
vous  n'auriez  garde  de  confier  l'éducation 
de  Mrs,  vos  enfans  à  un  homme  que  vous 
ne  croiriez  pas  digne  de  votre  eflime , 
&  ne  penfez  point ,  je  vous  prie ,  que 
par  le  parti  que  j'ai  pris  de  m'attacher  fans 
réferve  à  votre  maifon  dans  une  occafion 
délicate  ,  j'aye  prétendu  vous  engager 
vous-même  en  aucune  manière  ;  il  y  a 
bien  de  la  différence  entre  nous  :  en  faï- 
fant  mon  devoir  autant  eue  vous  m'en 
îaifferez  la  liberté  ,  je  ne  fuis  refponfable 
<de  rien ,  êc  dans  le  fond ,  comme  vous 


b'  E  D  U  C  A  T  î  O  NÎ  3 

êtes,  Monfieur,  le  maître  &  le  fupérieur 
naturel  de  vos  enfans  ,  je  ne  fuis  pas  en 
droit  de  vouloir  à  l'égard  de  leur  éduca- 
tion ,  forcer  votre  goût  de  fe  rapporter 
au  mien  ;  ainfi  après  vous  avoir  fait  les 
repréfentations  qui  m'ont  paru  nécessai- 
res ,  s'il  arrivoit  que  vous  n'en  jugeafîîez 
pas  de  même  ,  ma  confcience  feroit  quitta 
à  cet  égard ,  &  il  ne  me  refteroit  qu'à 
me  conformer  à  votre  volonté.  Mais 
pour  vous  ,  Monfieur  ,  nulle  confidéra- 
tion  humaine  ne  peut  balancer  ce  que 
vous  devez  aux  mœurs  &  à.  l'éducation 
de  Mrs  vos  enfans  ,  tk  je  ne  trouverois 
nullement  mauvais  qu'après  m'avoir  dé- 
couvert des  défauts  ,  que  vous  n'auriez 
peut-être  pas  d'abord  apperçus ,  &  qui  fe- 
roient  d'une  certaine  conféquence  pour 
mes  élevés,  vous  vous  pourvuffiez  ailleurs 
d'un  meilleur  fujet. 

J'ai  donc  lieu  de  penfer  que  tant  que 
vous  me  fourTrez  dans  votre  maifon,  vous 
n'avez  pas  trouvé  en  moi  de  quoi  effacer 
l'eftime  dont  vous  m'aviez  honoré.  Il  ell 
vrai,  Monfieur,  que  je  pourrais  me  plain- 
dre que  dans  les  occafions  où  j'ai  pu  com- 
mettre quelque  faute  ,  vous  ne  m'ayez  pas 


Vo  Projet 

fait  l'honneur  de  m'en  avertir  tout  unimenf, 
c'eft  une  grâce  que  je  vous  ai  demandée 
en  entrant  chez  vous  ,  &  qui  marquoit  dit 
moins  ma  bonne  volonté ,  &  fi  ce  n'eft  en 
ma  propre  confédération  ,  ce  feroit  du 
moins  pour  celle  de  Mrs.  vos  enfans  ,  de 
qui  l'intérêt  feroit  que  je  devinffe  un  hom- 
me parfait ,  s'il  étoit  pofïïble. 

Dans  ces  fuppoiitions ,  je  crois  ,  Mon- 
iteur ,  que  vous  ne  devez  pas  faire  diffi- 
culté de  communiquer  à  M.  votre  fils  les 
bons  fentimens  que  vous  pouvez  avoir 
fur  mon  compte  ,  &  que  comme  il  eft  inv 
poiîible  que  mes  fautes  Se  mes  foibleffes 
échappent  à  des  yeux  aufTi  clair  -  voyans 
que  les  vôtres  ,  vous  ne  fauriez  trop  évi- 
ter de  vous  en  entretenir  en  fa  préfence  : 
car  ce  font  des  impreilions  qui  portent 
coup  ,  &  comme  dit  M.  de  la  Bruyère  ,  le 
premier  foin  des  enfans  efl  de  chercher  les 
endroits  foibles  de  leurs  maîtres  pour  ac- 
quérir le  droit  de  les  méprifer  :  or,  je  de- 
mande quelle  imprefïïon  pourraient  faire 
les  leçons  d'un  homme  pour  qui  fon  éco- 
lier auroit  du  mépris  ? 

Pour  me   flatter  d'un  heureux  fuccès 
dans  l'éducation  de  M.  votre  fils ,  je  ne 


d'Education.  h 

îpuis  donc  pas  moins  exiger  que  d'en  être 
aimé  ,  craint  &c  eftimé.  Que  fi  l'on  me 
répondoit  que  tout  cela  devoit  être  mon 
ouvrage  ,  &  que  c'eft  ma  faute  fi  je  n'y 
ai  pas  réurTi ,  j'aurois  à  me  plaindre  d'un 
jugement  fi  injufle  ;  vous  n'avez  jamais  eu 
d'explication  avec  moi  fur  l'autorité  que 
vous  me  permettiez  de  prendre  à  fon  égard, 
ce  qui  étoit  d'autant  plus  néceffaire  que  je 
commence  un  métier  que  je  n'ai  jamais 
fait,  que  lui  ayant  trouvé  d'abord  une  ré- 
iîitance  narfaite  à  mes  initruchor.s  &  une 

x. 

négligence  exceiïïve  pour  moi  ,  je  n'ai  fu 
comment  le  réduire  ;  &  qu'au  moindre 
mécontentement  il  couroit  chercher  un 
afyle  inviolable  auprès  de  fon  papa, auquel 
peut-être  il  ne  manquoit  pas  enniite  de 
conter  les  chofes  comme  il  lui  pîaifoit. 

Heureufement  le  mal  n'eft  pas  grand  ; 
à  l'âge  où  il  efl ,  nous  avons  eu  le  îoifir 
de  nous  tâtonner  pour  ainfi  dire  récipro- 
quement ,  fans  que  ce  retard  ait  pu  porter 
encore  un  grand  préjudice  à  fes  progrès  , 
que  d'ailleurs  la  délicateffe  de  fa  fanté  n'au- 
roit  pas  permis  de  pouffer  beaucoup  (  *  )  : 

(*)  //  ttoit  jùrt  langui Jfant  quand  je  fuis  entré  4>Mi  lu  Tiifi* 
fin-;  aujourd'hui  fii  funte  i'*$trïir.t  vijibltmtnt. 


î2  Projet 

mais  comme  les  mauvaifes  habitudes  $ 
dangereufes  à  tout  âge  ,  le  font  infiniment 
plus  à  celui  -  là  ,  il  eft  tems  d'y  mettre 
ordre  férieufement  :  non  pour  le  charger 
d'études  &  de  devoirs  ,  mais  pour  lui  don- 
ner à  bonne  heure  un  pli  d'obéifTance  &C 
de  docilité  qui  fe  trouve  tout  acquis  quand 
il  en  fera  tems. 

Nous  approchons  de  la  fin  de  l'année  ; 
vous  ne  fauriez  ,  Monfieur  ,  prendre  une 
cccafion  plus  naturelle  que  le  commen- 
cement de  l'autre  pour  faire  un  petit  di£» 
cours  à  Monfieur  votre  fils  à  la  portée 
de  fon  âge ,  qui  lui  mettant  devant  les 
yeux  les  avantages  d'une  bonne  éduca- 
tion ,  &  les  inconvéniens  d'une  enfance 
négligée  ,  le  difpofe  à  fe  prêter  de  bonne 
grâce  à  ce  que  la  connoifiance  de  fon  in- 
térêt bien  entendu  nous  fera  dans  la  fuite 
exiger  de  lui.  Après  quoi ,  vous  auriez 
la  bonté  de  me  déclarer  en  fa  préfence 
que  vous  me  rendez  le  dépofitaire  de  vo- 
tre autorité  fur  lui  ,  &  que  vous  m'ac- 
cordez fans  réferve  le  droit  de  l'obliger 
à  remplir  fon  devoir  par  tous  les  moyens 
qui  me  paroîtront  convenables  ,  lui  ordon* 
nant ,  en  conféquence  5  de  m'obéir  comme, 


d'Education,  t? 

à  vous-même ,  fous  peine  de  votre  indi- 
gnation. Cette  déclaration  qui  ne  fera  que 
pour  faire  fur  lui  une  plus  vive  impref- 
fion ,  n'aura  d'ailleurs  d'effet  que  confor- 
mément à  ce  que  vous  aurez  pris  la  peine 
de  me  prefcrire  en  particulier. 

Voilà  ,  Monfieur  ,  les  préliminaires  qui 
me  paroiifent  indifpenfables  pour  s'aflurer 
que  les  foins  que  je  donnerai  à  Monfieur 
votre  fils  ne  feront  pas  des  foins  perdus. 
Je  vais  maintenant  tracer  l'efquifTe  de  fon 
éducation,  telle  que  j'en  avois  conçu  le 
plan  fur  ce  que  j'ai  connu  jufqu'ici  de  fon 
caraclere  &  de  vos  vues.  Je  ne  le  propofe 
point  comme  une  règle  à  laquelle  il  faille 
s'attacher  ,  mais  comme  un  projet  qui 
ayant  befoin  d'être  refondu  &  corrigé  par 
vos  lumières  &  par  celles  de  M.  l'abbé 

de fervira   feulement  à  lui   donner 

quelque  idée  du  génie  de  l'enfant  à  qui 
nous  avons  à  faire ,  &  je  m'eftimerai  trop 
heureux  que  M.  votre  frère  veuille  bien 
me  guider  dans  les  routes  que  je  dois  te- 
nir :  il  peut  être  afïïiré  que  je  me  ferai  un 
principe  inviolable  de  fuivre  entièrement 
&  félon  toute  la  petite  portée  de  mes  lu- 
mières &  de  mes  talens  3  les  routes  qu'il 


14  Projet 

aura  pris  la  peine  de  me  prefcrire  aved 


votre  agrément. 


Le  but  que  l'on  doit  fe  propofer  dans 
l'éducation  d'un  jeune  homme  ,  c'eft  de 
lui  former  le  cœur ,  le  jugement ,  &  l'es- 
prit ;  &  cela  dans  Tordre  que  je  les  nomme  : 
la  plupart  des  maîtres,  les  pedans  fur-tout, 
regardent  l'acquifition  &  Pentaffement  des 
fcienccs  comme  l'unique  objet  d'une  belle 
éducation ,  fans  penfer  que  fouvent  comme 
du  Molière  : 

Unfotfavant  ejl  fot  plus  qu'un  fot  ignorant. 

D'un  autre  côté  bien  des  pères  méprifant 
allez  tout  ce  qu'on  appelle  études  ,  ne  fe 
fondent  gueres  que  de  former  leurs  enfans 
aux  exercices  du  corps  &  à  la  connoiffance 
du  monde.  Entre  ces  extrémités  nous  pren- 
drons un  jufte  milieu  pour  conduire  M. 
votre  fils  ;  les  feiences  ne  doivent  pas  être 
négligées,  j'en  parlerai  tout  -à-  l'heure  , 
mais  auffi.  elles  ne  doivent  pas  précéder 
les  mœurs  ,  fur-tout  dans  un  efprit  pétil- 
lant &  plein  de  feu  ,  peu  capable  d'atten- 
tion jufqu'à  un  certain  âge  &  dont  le  ca- 
raftere  fe  trouvera  décidé  tics  à  bonne 
heure.  A  quoi  fert  à  un  homme  le  favoir 


D'  E  D  U  C  A  T  ï  0  N.1  ïf 

de  Varron  ,  fi  d'ailleurs  il  ne  fait  pas  pen- 
fer  jufle  :  que  s'il  a  eu  le  malheur  de  laif- 
fer  corrompre  fon  cœur ,  les  fciences  font 
dans  fa  tête  comme  autant  d'armes  entre 
les  mains  d'un  furieux.  De  deux  perfon- 
nes  également  engagées  dans  le  vice ,  le 
moins  habile  fera  toujours  le  moins  de 
mal ,  &  les  fciences  ,  même  les  plus  fpé- 
culaîives  &  les  plus  éloignées  en  appa- 
rence de  la  fociété  ,  ne  lai  lient  pas  d'exer- 
cer l'efprit ,  &  de  lui  donner  en  l'exer- 
çant une  force  dont  il  eft  facile  d'abufer 
dans  le  commerce  de  la  vie  quand  on  a 
îe  cœur  mauvais. 

11  y  a  plus  à  l'égard  de  M.  de  Ste.  Ma- 
rie. Il  a  conçu  un  dégoût  û  fort  contre 
tout  ce  qui  porte  le  nom  d'étude  &  d'ap- 
plication ,  qu'il  faudra  beaucoup  d'art  & 
de  tems  pour  le  détruire ,  &  il  feroit  fâ- 
cheux que  ce  tems-là  fût  perdu  pour  lui  : 
car  il  y  auroit  trop  d'inconvéniens  à  le 
contraindre ,  &  il  vaudroit  encore  mieux 
qu'il  ignorât  entièrement  ce  que  c'efr.  qu'é- 
tudes &  que  fciences  que  de  ne  les  con- 
noître  que  pour  les  détefter. 

A  l'égard  de  la  religion  &:  de  la  mo- 
rale ;  ce  n'eft  point  par  la   multiplicité 


î6  Projet 

des   préceptes   qu'on   pourra   parvenir   à 
lui  en  infpirer   des  principes  folides  qui 
fervent  de  règle  à  fa   conduite   pour  le 
refle  de  fa  vie.  Excepté  les  élémens  à  la 
portée  de  fon  âge  ,  on  doit  moins  fonger 
à  fatiguer  fa  mémoire  d'un  détail  de  loix 
&  de  devoirs ,  qu'à  difpofer  fon  efprit  & 
fon  cœur  à  les  connoître  &  à  les  goûter  , 
à  mefùre  que  Foccaiion  fe  préfentera  de 
les  lui  développer;  &  c'eft  par- là  même 
que  ces   préparatifs  font   tout-à-fait  à  la 
portée  de  fon  âge  &  de  fon  efprit  ,  parce 
qu'ils  ne  renferment  que  des  fujets  curieux 
&  inîéreffans  fur  le  commerce  civil ,  fur 
les  arts  &  les  métiers  ,  &  îur  la  manière 
variée  dont  la  Providence  a  rendu  tous 
les  hommes  utiles  &  néceffaires  les  uns 
aux  autres.  Ces  fujets  qui  font  plutôt  des 
matières  de  converlàtions  &  de   prome- 
nades que  d'études  réglées ,  auront  encore 
divers  avantages   dont  l'effet   me   paroît 
infaillible. 

Premièrement  ;  n'affe&ant  point  défa- 
grcablement  fon  efprit  par  des  idées  de 
contrainte  &  d'étude  réglée  ,  &  n'exigeant 
pas  de  lui  une  attention  pénible  &£  con- 
tinue 3  ils  n'auront  rien  de  nuiiible  à  fa 

fanté. 


d'Education.  tf 

ifanté.  En  fécond  lieu ,  ils  accoutumeront 
à  bonne  heure  fon  efprit  à  la  réflexion  & 
à  confidérer  les  cho fes  par  leurs  fuites  & 
par  leurs  effets.  30.  Ils  le  rendront  curieux 
&  lui  infpireront  du  goût  pour  les  fcien- 
ces  naturelles. 

Je  devrois  ici  aller  au  -  devant  d'une  im- 
preffion  qu'on  pourroit  recevoir  de  mon 
projet ,  en  s'imaginant  que  je  ne  cherche 
qu'à  m'égayer  moi-même  &  à  me  débar- 
raffer  de  ce  que  les  leçons  ont  de  fec  & 
d'ennuyeux  pour  me  procurer  une  occu- 
pation plus  agréable.  Je  ne  crois  pas  > 
Monfieur ,  qu'il  puifFe  vous  tomber  dans 
l'efprit  de  penfer  ainfi  fur  mon  compte. 
Peut  -  être  jamais  homme  ne  fe  fit  une 
affaire  plus  importante  que  celle  que  je 
me  fais  de  l'éducation  de  Mrs.  vos  en- 
fans  ,  pour  peu  que  vous  veuilliez  fécon- 
der mon  zèle  :  vous  n'avez  pas  eu  lieu 
de  vous  appercevoir  jufqu'à  préfent  que 
je  cherche  à  fuir  le  travail  ;  mais  je  ne 
crois  point  que  pour  fe  donner  un  air 
de  zèle  &  d'occupation ,  un  maître  doive 
affe&er  de  furcharger  fes  élevés  d'un  tra- 
vail rebutant  &  férieux  ,  de  leur  montrer 
toujours  une  contenance  févere  &  fâchée, 

SuppUmcnt,  Tome   XI»         B 


&  8  Projet 

&  de  fe  faire  ainfi  à  leurs  dépens  la  répu- 
tation d'homme  exact  &  laborieux.  Pour 
moi,  Mcnfieur,  je  le  déclare  une  fois  pour 
toutes  ;  jaloux  jufqu'au  fcrupule  de  l'ac- 
compliffement  de  mon  devoir,  je  fuis  in- 
capable de  m'en  relâcher  jamais  :  mon  goût 
ni  mes  principes  ne  me  portent  ni  à  la 
pareffe  ni  au  relâchement  :  mais  de  deux 
voies  pour  m'affurer  le  même  fuccès ,  je 
préférerai  toujours  celle  qui  coûtera  le 
moins  de  peine  &  de  défagrément  à  mes 
élevés,  &  j'ofe  afilirer,  fans  vouloir  paf- 
fer  pour  un  homme  très  -  occupé ,  que 
moins  ils  travailleront  en  apparence,  & 
plus  en  effet  je  travaillerai  pour  eux. 

S'il  y  a  quelques  occafions  où  la  fé- 
vérité  foit  nécefTaire  à  l'égard  des  enfans  . 
c'eft  dans  les  cas  où  les  mœurs  font  at- 
taquées ,  ou  quand  il  s'agit  de  corriger 
de  mauvaifes  habitudes.  Souvent,  plus  un 
enfant  a  d'efprit  &  plus  la  connoifîance 
de  fes  propres  avantages  le  rend  indocile 
fur  ceux  qui  lui  reftent  à  acquérir.  De-là, 
le  mépris  des  inférieurs  ,  la  défobéifTance 
aux  fupérieurs ,  &  l'impolitefle  avec  les 
égaux  :  quand  on  fe  croit  parfait,  dans 
quels  travers  ne  donne-t-on  pas  ?  M,  de 


D'EDUCATION.,  À  9 

Ste.  Marie  a  trop  d'intelligence  pour  ne 
pas  fentir  Tes  belles  qualités ,  mais  fi  Ton 
n'y  prend  garde  il  y  comptera  trop  ,  Ô£ 
négligera  d'en  tirer  tout  le  parti  qu'il  fau- 
droit.  Ces  femences  de  vanité  ont  déjà 
produit  en  lui  bien  des  petits  penchans 
néceffaires  à  corriger.  C'efï  à  cet  égard  , 
Monfieur,  que  nous  ne  {aurions  agir  avec 
trop  de  correfpondance ,  &  il  eir.  très- 
important  que  dans  les  occafions  où  l'on 
aura  lieu  d'être  mécontent  de  lui ,  il  ne 
trouve  de  toutes  parts  qu'une  apparence' 
de  mépris  &  d'indifférence  ,  qui  le  mor- 
tifiera d'autant  plus  que  ces  marques  de 
froideur  ne  lui  feront  point  ordinaires. 
C'cft  punir  l'orgueil  par  (es  propres  ar- 
mes &  l'attaquer  dans  fa  fource  même  , 
&:  l'on  peut  s'affûter  que  M.  de  Ste.  Marie 
efï  trop  bien  né  pour  n'être  pas  infini- 
ment fenfib'e  à  l'eflime  des  perfonnes  qui 
lui  font  chères. 

La  droiture  du  cœur,  quand  elle  efl 
affermie  par  le  raifonnement,  efl  la  fource 
de  la  jufteffe  del'efpritjun  honnête  homme 
penfe  prefque  toujours  jufie ,  &  quand 
on  efl:  accoutumé  dès  l'enfance  à  ne  pas 
s'étourdir  fur  la  réflexion ,  &  à  ne  fe 

H  2 


to  Projet 

livrer  au  plaifir  préfent  qu'après  en  avoir; 
pefé  les  fuites  ck  balancé  les  avantages 
avec  les  inconvéniens  ,  on  a  prefque  , 
avec  un  peu  d'expérience ,  tout  l'acquis 
néccffaire  pour  former  le  jugement.  Il  fem» 
ble  en  effet ,  que  le  bon  fens  dépend  en- 
core plus  des  fentimens  du  cœur  que  des 
lumières  de  l'efprit,  &  l'on  éprouve  que 
les  gens  les  plus  favans  &  les  plus  éclai- 
rés ne  font  pas  toujours  ceux  qui  fe 
conduifent  le  mieux  dans  les  affaires  de 
la  vie  :  ainfi  après  avoir  rempli  M.  de 
Ste.  Marie  de  bons  principes  de  morale , 
on  pourrait  le  regarder  en  un  fens  comme 
aflez  avancé  dans  la  fcience  du  raifonne- 
ment  :  mais  s'il  eft  quelque  point  impor- 
tant dans  fon  éducation ,  c'en1  fans  con- 
tredit celui-là ,  &  l'on  ne  fauroit  trop  bien 
lui  apprendre  à  connoître  les  hommes  , 
à  favoir  les  prendre  par  leurs  vertus  & 
même  par  leurs  foibles  pour  les  amener 
à  fon  but ,  &  à  choifir  toujours  le  meil- 
leur parti  dans  les  occaiions  difficiles.  Cela 
dépend  en  partie  de  la  manière  dont  on 
l'exercera  à  confidcrer  les  objets  &  à  les 
retourner  de  toutes  leurs  faces  ,  &:  en  par- 
tie de  l'ufage  du  monde.  Quant  au  pre- 


d'Education;  2  * 

mier  point,  vous  y  pouvez   contribuer 
beaucoup,    Monfieur ,  &  avec   un  très- 
grand  fuccès,  en  feignant  quelquefois  de 
le  coniulter  fur  la  manière  dont  vous  de- 
vez   vous    conduire    dans    des    incidens 
d'invention  ;  cela  flattera  fa  vanité ,  ck  il 
ne  regardera  point  comme  un  travail  le 
tems  qu'on  mettra  à  délibérer  fur  une  af- 
faire où  fa  voix  fera  comptée  pour  quel- 
que chofe.  C'eft  dans  de  telles  conven- 
tions qu'on  peut  lui   donner  le    plus   de 
lumières  fur  la  fcience  du  monde  ,   &  il 
apprendra  plus  dans  deux  heures  de  tems 
par  ce  moyen,  qu'il  ne  feroit  en  un  an 
par  des  inftru&ions  en  reg'e;   mais  il  faut 
obferver  de  ne  lui  préfenter  que  des  ma- 
tières proportionnées  à  fon  âge ,  &  fur- 
tout  l'exercer  long-tems  fur  des  fujets  où 
le   meilleur   parti    fe- préfente    aifément  , 
tant  afin  de  l'amener  facilement  à  le  trou- 
ver comme  de  lui-môme ,  que  pour  évi- 
ter de  lui   faire  envifiger    les  affaires  de 
la  vie,  comme  une  fuite  de  problèmes  où 
les  divers  partis  paroiffant  également  pro- 
bables, il  feroit  prefque  indiffèrent  de  fe 
déterminer  plutôt  pour  l'un  que  pour  l'au- 
tre, ce  qui  le  meneroit  à  l'ii  dolcnce  dans 


%%  Projet 

le  raifonnement  &  à  l'indifférence  dans  la 

conduite. 

L'ufage  du  monde  eft  aum*  d'une  né- 
çefîité  abfolue  &  d'autant  plus  pour  M. 
de  Ste.  Marie  que ,  né  timide ,  il  a  befbin 
de -voir  Couvent  compagnie  pour  appren- 
dre à  s'y  trouver  en  liberté ,  &  à  s'y  con- 
duire avec  ces  grâces  &  cette  aifance 
qui  caraétérifent  l'homme  du  monde  & 
l'homme  aimable.  Pour  cela  ,  Moniteur , 
vous  auriez  la  bonté  de  m'indiquer  deux 
ou  trois  maifons  où  je  pourrois  le  me- 
ner quelquefois  par  forme  de  délaflement 
&  de  récompenfe  ;  il  eft  vrai  qu'ayant 
à  corriger  en  moi-même  les  défauts  que 
je  cherche  à  prévenir  en  lui  ,  je  pour- 
rois  paroître  peu  propre  à  cet  ufage. 
C'eiî  à  vous  Monfieur  &  à  Madame  fa 
mère  à  voir  ce  qui  convient ,  &  à  vous 
donner  la  peine  de  le  conduire  quelque- 
fois avec  vous  ii  vous  jugez  que  cela  lui 
foit  plus  avantageux.  Il  fera  bon  aulîi  que 
quand  on  aura  du  monde  on  le  retienne 
dans  la  chambre  ,  &  qu'en  l'interrogeant 
quelquefois  &  à  propos  fur  les  matières 
de  !a  converfation ,  on  lui  donne  lieu  de 
3 y  mêler  infenfiblement.  Mais  il  y  a  un 


d'Educatiok.  23 

point  fur  lequel  je  crains  de  ne  me  pas 
trouver  tout  -  à  -  fait  de  votre  fentimenî. 
Quand  M.  de  Ste.  Marie  fe  trouve  en 
compagnie  fous  vos  yeux ,  il  badine  & 
s'égaye  autour  de  vous ,  &  n'a  des  yeux 
que  pour  fon  papa;  tendreffe  bien  flat- 
teufe  &  bien  aimable  ,  mais  s'il  eft  con- 
traint d'aborder  une  autre  perfonne  ou 
de  lui  parler,  aufïi  -  tôt  il  eil  décontenan- 
cé, il  ne  peut  marcher  ni  dire  un  feul 
mot ,  ou  bien  il  prend  l'extrême  &  lâche 
quelque  indifcrétion.  Voilà  qui  eft  pardon- 
nable à  ion  âge  :  mais  enfin  on  grandit , 
&  ce  qui  convenoit  hier  ne  convient  plus 
aujourd'hui ,  &  j'ofe  dire  qu'il  n'appren- 
dra jamais  à  fe  préfenter ,  tant  qu'il  gar- 
dera ce  défaut.  La  raifon  en  eft,  qu'il  n'efr. 
point  en  compagnie  quoiqu'il  y  ait  du 
monde  autour  de  lui  ;  de  peur  d'être  con- 
traint de  fe  gêner  il  affecle  de  ne  voir 
perfonne,  &  le  papa  lui  fert  d'objet*  pour 
fe  diftraire  de  tous  les  autres.  Cette  har- 
dicfle  forcée  bien  loin  de  détruire  fa  ti- 
midité ne  fera  furement  que  l'enraciner 
davantage  ,  tant  qu'il  n'ofcra  point  envi- 
fager  une  afTemblée  ni  répondre  à  ceux  qui 
lui  adreflènt  la  parole.  Pour  prévenir  cet 

B  4 


24  Projet 

inconvénient,  je  crois,  Monfieur ,  qu'iî 
feroit  bien  de  le  tenir  quelquefois  éloigné 
de  vous ,  foit  à  table  foit  ailleurs,  &  de  le 
livrer  aux  étrangers  pour  l'accoutumer  de 
fe  famiiiarifer  avec  eux. 

On  conckiroit  très  -  mal  fi  de  tout  ce 
que  je  viens  de  dire ,  on  concluait  que 
me  voulant  débarraffer  de  la  peine  d'en- 
ieigner,  ou  peut-être,  par  mauvais  goût 
méprifant  les  fciences ,  je  n'ai  nul  deiTein 
d'y  former  M.  votre  fils ,  &  qu'après  lui 
avoir  enfeigné  les  élémens  indifpenfables , 
je  m'en  tiendrai  là  ,  fans  me  mettre  en 
peine  de  le  pouffer  dans  les  études  con- 
venables. Ce  n'eft  pas  ceux  qui  me'  con- 
noîtront  qui  raifonneroient  ainli  ,  on  fait 
mon  goût  déclaré  pour  les  fciences ,  & 
je  les  ai  affez  cultivées  pour  avoir  dû  y 
faire  des  progrès  pour  peu  que  j'euffe  eu 
de  difpofition. 

On  a  beau  parler  au  défavantage  des 
études  &  tâcher  d'en  anéantir  la  nécef- 
filé ,  &  d'en  groflir  les  mauvais  effets, 
il  fera  toujours  beau  &  utile  de  favoir  ; 
&  quant  au  pédantifme  ,  ce  n'eft.  pas  l'é- 
tude même  qui  le  donne,  mais  la  mau- 
yaife  difpofition  du  fujet.  Les  vrais  fàvans. 


b'Ë  DU  C  A  T  I  O  N.  ï$ 

font  polis  &  ils  font  modeftes  ?  parce  que 
la  connohTance  de  ce  qui  leur  manque , 
les  empêche  de  tirer  vanité  de  ce  qu'ils 
ont ,  &  il  n'y  a  que  les  petits  génies  & 
les  demi  -  favans  qui  croyant  de  favoir 
tout ,  méprifent  orgueilleufement  ce  qu'ils 
ne  connoifTent  point.  D'ailleurs ,  le  goût 
des  lettres  eft.  d'une  grande  reffource  dans 
la  vie ,  même  pour  un  homme  d'épée.  Il 
efï  bien  gracieux  de  n'avoir  pas  toujours 
befoin  du  concours  des  autres  hommes 
pour  fe  procurer  des  plaifirs ,  &  il  fe  com- 
met tant  d'injuftices  dans  le  monde ,  l'on 
y  eft  fujet  à  tant  de  revers ,  qu'on  a  fou- 
vent  occafion  de  s'eftimer  heureux  de  trou- 
ver des  amis  &  des  confolateurs  dans  fon 
cabinet,  au  défaut  de  ceux  que  le  monde 
nous  ôte  ou  nous  refufe. 

Mais  il  s'agit  d'en  faire  naître  le  goût  à 
M.  votre  fils  ,  qui  témoigne  actuellement 
une  averfion  horrible  pour  tout  ce  qui 
fènt  l'application.  Déjà  la  violence  n'y 
doit  concourir  en  rien  ,  j'en  ai  dit  la  rai- 
fon  ci- devant:  mais  pour  que  cela  re- 
vienne naturellement ,  il  faut  remonter  juf- 
qu'à  la  fource  de  cette  antipathie.  Cette 
iburce  eft  un  goût  exceffif  de  diilipaiion 


%6  Projet 

qu'il  a  pris  en  badinant  avec  fes  frères  & 
fa  fœur ,  qui  fait  qu'il  ne  peut  fouffrir 
qu'on  l'en  diftraife  un  inftant  &  qu'i! 
prend  en  averiion  tout  ce  qui  produit 
cet  effet  :  car  d'ailleurs ,  je  me  fuis  con- 
vaincu qu'il  n'a  nulle  haine  pour  l'étude 
en  elle-même  ,  &  qu'il  y  a  même  des  dif» 
pofitions  dont  on  peut  fe  promettre  beau- 
coup. Pour  remédier  à  cet  inconvénient , 
il  faudroit  lui  procurer  d'autres  amufe- 
niens  qui  le  détachaflent  des  niaiferies  aux- 
quelles il  s'occupe ,  &  pour  cela ,  le  tenir 
un  peu  féparé  de  fes  frères  &  de  fa  fœur  ; 
c'eft  ce  qui  ne  fe  peut  gueres  faire  dans 
un  appartement  comme  le  mien ,  trop  pe- 
tit pour  les  mouvemens  d'un  enfant  auiH 
vif  &  où  même  il  feroit  dangereux  d'al- 
térer fa  fanté ,  fi  l'on  vouloit  le  contrain- 
dre d'y  refier  trop  renfermé.  Il  feroit  plus 
important, Monfieur, que  vous  nepenfez, 
d'avoir  une  chambre  raifonnable  pour  y 
faire  fon  étude  &  fon  féjour  ordinaire  ; 
je  tâcherois  de  la  lui  rendre  aimable  par 
ce  que  je  pourrois  lui  préfenter  de  plus 
riant ,  &  ce  feroit  déjà  beaucoup  de  ga- 
gné que  d'obtenir  qu'il  fe  plût  dans  l'en- 
droit où    il  doit  étudier.  Alors  pour  le 


d'Education.  3.7 

détacher  infenfiblement  de  ces  badinages 
puériles,  je  me  mettrois  de  moitié  de 
tous  fes  amufemens,  &  je  lui  en  procu- 
rerais des  plus  propres  à  lui  plaire  &  à 
exciter  fa  curiofité  ;  de  petits  jeux  ,  des 
découpures ,  un  peu  de  deffein ,  la  mu- 
iîque  ,  les  inftrumens ,  un  prifme  ,  un  mi- 
crofcope ,  un  verre  ardent ,  &  mille  au- 
tres petites  curiofités  me  fourniroient  des 
fujets  de  le  divertir  ÔC  de  l'attacher  peu- 
à-peu  à  fon  appartement,  au  point  de  s'y 
plaire  plus  que  par  -  tout  ailleurs.  D'un 
autre  côté,  on  auroit  foin  de  me  l'en- 
voyer dès  qu'il  feroit  levé  fans  qu'aucun 
prétexte  pût  l'en  difpenfer;  l'on  ne  per- 
mettrait point  qu'il  aliât  dandinant  par  la 
maifon,  ni  qu'il  fe  réfugiât  près  de  vous 
aux  heures  de  fon  travail ,  &  afin  de 
lui  faire  regarder  l'étude  comme  d'une 
importance  que  rien  ne  pourroit  balancer, 
on  éviteroit  de  prendre  ce  tems  pour  le 
peigner  ,  le  frifer ,  ou  lui  donner  quelque 
autre  foin  néceflaire.  Voici ,  par  rapport 
à  moi ,  comment  je  m'y  prendrais  pour 
l'amener  infenfiblement  à  l'étude  de  fon 
propre  mouvement.  Aux  heures  oii  je 
youdrois  l'occuper,  je  lui   retrancherois 


a8  Projet 

toute  efpece  d'amufement,  &  je  lui  pro^ 
poferois  le  travail  de  cette  heure  -  là  ;  s'i! 
ne  s'y  livroit  pas  de  bonne  grâce ,  je  ne 
ferois  pas  même  femblant  de  m'en  apper- 
cevoir,  &  je  le  laiiTerois  feul  &  fans 
amufement  fe  morfondre  ,  jufqu'à  ce  que 
l'ennui  d'être  abfolument  fans  rien  faire 
l'eût  ramené  de  lui-même  à  ce  que  j'exi- 
geois  de  lui  ;  alors  j'affe&erois  de  répan- 
dre un  enjouement  &  une  gaieté  fur  fon 
travail  qui  lui  fît  fentir  la  différence  qu'il 
y  a ,  même  pour  le  plaiiir  ,  de  la  fainéan- 
tife  à  une  occupation  honnête.  Quand  ce 
moyen  ne  réufïïroit  pas  ,  je  ne  le  maltraî- 
terois  point  ;  mais  je  lui  retrancherois 
toute  récréation  pour  ce  jour-là,  en  lui 
difant  froidement  que  je  ne  prétends  point 
le  faire  étudier  par  force  :  mais  que  le  di- 
vertifTement  n'étant  légitime  que  quand 
il  eft  le  délaffement  du  travail ,  ceux  qui 
ne  font  rien  n'en  ont  aucun  befoin  :  de 
plus  ,  vous  auriez  la  bonté  de  convenir 
avec  moi  d'un  figne  par  lequel  fans  ap- 
parence d'intelligence  ,  je  pourrois  vous 
témoigner  de  même  qu'à  Madame  fa  mère 
quand  je  ferois  mécontent  de  lui.  Alors 
îa  froideur  &  l'indifférence  qu'il  trouve-; 


V. 


d'EducâtîonJ  %$ 

toit  de  toutes  parts ,  fans  cependant  lui 
faire  le  moindre  reproche ,  le  furprendroit 
d'autant  plus  qu'il  ne  s'appercevroit  point 
que  je  me  fuffe  plaint  de  lui,  &  il  fe  por- 
terait à  croire  que  comme  la  récompenfe 
naturelle  du  devoir  efl  l'amitié  &  les  ca- 
reffes  de  fes  fupérieurs ,  de  même  la  fai- 
néantife  &  l'oifiveté  portent  avec  elles 
un  certain  caractère  méprifable  qui  fe  fait 
d'abord  fentir  &  qui  refroidit  tout  le  mon- 
de à  fon  égard. 

•J'ai  connu  un  père  tendre  qui  ne  s'en 
fioit  pas  tellement  à  un  mercenaire  fur 
l'inftruttion  de  fes  enfans  ,  qu'il  ne  voulût 
lui-même  y  avoir  l'œil  :  le  bon  père  ,  pour 
ne  rien  négliger  de  tout  ce  qui  pouvoit 
donner  de  l'émulation  à  {es  enfans  ,  avoit 
adopté  les  mêmes  moyens  que  j'expofe 
ici.  Quand  il  revoyoit  (es  enfans  ,  il  jet- 
toit  avant  que  les  aborder  un  coup-d'ceil 
fur  leur  gouverneur  :  lorfque  celui-ci  tou- 
choit  de  la  main  droite  le  premier  bouton 
de  fon  habit ,  c'étoit  une  marque  qu'il  étoit 
content  &  le  père  careffoit  fon  fils  à  fon 
ordinaire  ;  fi  le  gouverneur  touchoit  le 
fécond  ,  alors  c'étoit  marque  d'une  parfaite 
fatisfa&ion ,  &  le  père  ne  donnoit  point 


30  PROIEÎ 

de  bornes  à  la  tendreffe  de  (es  careffes  & 
y  ajoutait  ordinairement  quelque  cadeau 
mais  fans  affectation  ;  quand  le  gouverneur 
ne  faifoit  aucun  figne  >  cela  vouloit  dire 
qu'il  étoit  mal  fatisfait ,  &  la  froideur  du 
père  répondoit  au  mécontentement  du  maî- 
tre :  mais ,  quand  de  la  main  gauche  celui- 
ci  touchoit  fa  première  boutonnière ,  le  père 
faifoit  fortir  fon  fils  de  fa  préfence  &  alors 
le  gouverneur  lui  expliquoit  les  fautes  de 
l'enfant.  J'ai  vu  ce  jeune  feigneur  acquérir 
en  peu  de  tems  de  fi  grandes  perfections  , 
que  je  crois  qu'on  ne  peut  trop  bien  au- 
gurer d'une  méthode  qui  a  produit  de  fi 
bons  effets  :  ce  n'efl  aufîi  qu'une  harmo- 
nie &  une  correfpondance  parfaite  entre 
un  père  &  un  précepteur  qui  peut  affurer 
le  fuccès  d'une  bonne  éducation;  &  comme 
le  meilleur  père  fe  donneroit  vainement 
des  mouvemens  pour  bien  élever  fon 
fils  ,  fi  d'ailleurs  il  le  laiflbit  entre  les 
mains  d'un  précepteur  inattentif,  de  même 
le  plus  intelligent  &  le  plus  zélé  de  tous 
les  maîtres  prendroit  des  peines  inutiles  , 
fi  le  père  ,  au  lieu  de  le  féconder  ,  détrui- 
foit  fon  ouvrage  par  des  démarches  à  con- 
tre -  tems* 


d'Education.  31 

Pour  que  M.  votre  fîis  prenne  Tes  étu- 
des à  cœur,  je  crois,  Monfieur,  que  vous 
devez  témoigner  y  prendre  vous  -  même 
beaucoup  de  part.  Pour  cela  vous  auriez 
la  bonté  de  l'interroger  quelquefois  fur  fes 
progrès  ,  mais  dans  le  tems  feulement  & 
fur  les  matières  où  il  aura  le  mieux  fait , 
afin  de  n'avoir  que  du  contentement  cV.  de 
la  fatisfa&icfi  à  lui  marquer,  non  pas  ce- 
pendant par  de  trop  grands  éloges  propres 
à  lui  infpirer  de  l'orgueil  &  à  le  faire  trop 
compter  fur  lui-même.  Quelquefois  auiîî, 
mais  plus  rarement ,  votre  examen  roule- 
ront fur  les  matières  où  il  fe  fera  négligé  ; 
alors  vous  vous  informeriez  de  fa  fanté  & 
des  caufes  de  fon  relâchement,  avec  des 
marques  d'inquiétude  qui  lui  en  comrau- 
niqueroient  à  lui-même. 

Quand  vous ,  Monfieur ,  ou  Madame 
fa  mère  aurez  quelque  cadeau  à  lui  faire  , 
vous  aurez  la  bonté  de  choifir  les  tems 
où  il  y  aura  le  plus  lieu  d'être  content  de 
lui ,  ou  du  moins  de  m'en  avertir  d'avance  , 
afin  que  j'évite  dans  ce  tems-là  de  l'expo- 
fer  à  me  donner  fuj et  de  m'en  plaindre; 
car  à  cet  âge-là  les  moindres  irrégularités 
portent  coup. 


)i  Projet 

Quant  à  l'ordre  même  de  (es  études  J 
il  fera  très  -  fimple  pendant  les  deux  ou 
trois  premières  années.   Les   éîémens   du 
latin  ,    de  l'hiiioire  &    de  la  géographie 
partageront  fon  tems  :  à  l'égard  du  latin  , 
je  n'ai  point  deffein  de  l'exercer  par  une 
étude  trop  méthodique,  &  moins  encore 
par  la  compofition  des  thèmes;  les  thèmes, 
fuivant  M.  Rollin,font  la  croix  des  en- 
fans  ,  &  dans  l'intention  où  je  fuis  de  lui 
rendre  fes  études  aimables  ,  je  me  garderai 
bien  de  le  faire  parler  par  cette  croix ,  ni 
de  lui   mettre   dans  la  tête   les    mauvais 
gallicifmes  de  mon  latin  ,  au  lieu  de  celui 
de  Tite  -  Live  ,  de  Céfar  &  de  Cicéron. 
D'ailleurs  un   jeune  homme,  fur- tout  s'il 
eit,  deftiné  à  l'épée,  étudie  le  latin  pour 
l'entendre  &:  non  pour  l'écrire ,  chofe  dont 
il   ne  lui  arrivera  pas  d'avoir  befoin   une 
fois  en  fa  vie.  Qu'il  traduife  donc  les  an- 
ciens auteurs  &  qu'il  prenne  dans  leur  lec- 
ture le  goût  de  la  bonne  latinité  &  de  la  . 
belle  littérature,  c'elï.  tout  ce  que  j'exigerai 
de  lui  à  cet  égard. 

Pour  l'hiftoire  &  la  géographie ,  il  fau- 
dra feulement  lui  en  donner  d'abord  une 
teinture  aifée,  d'où  je  bannirai  tout  ce 

qui 


d'Education.  .33 

qui  fent  trop  la  féchereffe  &  l'étude ,  ré- 
servant pour  un  âge  plus  avancé  les  diffi- 
cultés les  plus  nécefîaires  de  la  chronolo- 
.gie  &  de  la  fphere.  Au  refte  ,  m'écartant 
un  peu.  du  plan  ordinaire  des  études ,  je 
m'attacherai  beaucoup  plus  à  l'hiitoire  mo- 
derne qu'A  l'ancienne  ,  parce  que  je  la 
crois  beaucoup  plus  convenable  à  un  Offi- 
cier ,  &  que  d'ailleurs  je  fuis  convaincu 
fur  l'hifloire   moderne   en   général   de  ce 

que  dit  M.    l'Abbé  de de   celle   de 

Jrance  en  particulier  ,  qu'elle  n'abonde 
pas  moins  en  grands  traits  que  l'hifloire 
ancienne  ,  &  qu'il  n'a  manqué  que  de 
meilleurs  hiftoriens  pour  les  mettre  dans 
un  auffi  beau  jour. 

Je  luis  d'avis  de  fuppriraer  à  M.  de  Ste. 
Marie  toutes  ces  efpeces  d'études  ,  où  iàns 
aucun  ufage  folide  on  fait  languir  la  jeu- 
nette pendant  nombre  d'années  :  la  rhé- 
torique ,  la  logique  &  la  philo  fophie  feo- 
lafîique  font  à  mon  fens  toutes  chofes  très- 
fuperflues  pour  lui ,  &c  que  d'ailleurs  je 
fjrois  peu  propre  à  lui  enfeigner  ;  feule- 
ment quand  il  en  fera  tems  ,  je  lui  ferai 
lire  la  logique  de  Port-Royal  &z ,  tout  au 
plus ,  l'art  de  parler  du  P.  Lami ,  mais  fans 

Supplément,  Tome  XI.  C 


$4  Projet 

l'amufer  d'un  côté  au  détail  des  tropes  o£ 
des  figures  ,  ni  de  l'autre  aux  vaines  fub- 
îilités  de  la  dialectique  ,  j'ai  defFein  feule- 
ment de  l'exercer  à  la  précifion  &  à  la 
pureté  dans  le  ftyle  ,  à  l'ordre  &  à  la  mé- 
thode dans  fes  raifonnemens ,  &  à  fe  faire 
un  efprit  de  jufcefTe  qui  lui  ferve  à  démê- 
ler le  faux  orné  ,  de  la  vérité  fimple  ,  tou- 
îes  les  fois  que  l'occafion  s'en  préfentera. 

L'hiiloire  naturelle  peut  paffcr  aujour- 
d'hui par  la  manière  dont  elle  eft  traitée, 
pour  la  plus  intéreiïante  de  toutes  les  fcien. 
ces  que  les  hommes  cultivent ,  &  celle 
qui  nous  ramené  le  plus  naturellement  de 
l'admiration  des  ouvrages  à  l'amour  de 
l'ouvrier.  Je  ne  négligerai  pas  de  le  rendre 
curieux  fur  les  matières  qui  y  ont  rap- 
port ,  &  je  me  propofe  de  l'y  introduire 
dans  deux  ou  trois  ans  par  la  lecture  du 
fpcclacle  de  la  nature  que  je  ferai  fuivre 
de  celle  de  Niuventyt. 

On  ne  va  pas  loin  en  phyfique  fans  le 
fecours  des  mathématiques  ,  &c  je  lui  en 
ferai  faire  une  année  ,  ce  qui  fervira  encore 
à  lui  apprendre  à  raifonner  conféquem- 
m*nt  &  à  s'appliquer  avec  un  peu  d'atten- 
tion ,  exercice  dont  il  aura  grand  befoin. 


d'  E  D  U  C  A  T  I  0  K.'  5Ç 

Cela  le  mettra  aufli  à  portée  de  fe  faire 
mieux  confidérer  parmi  les  Officiers,  dont 
une  teinture  de  mathématiques  &  de  for- 
tifications fait  une  partie  du  métier, 

Enfin ,  s'il  arrive  que  mon  -élevé  refte 
affez  long-tems  entre  mes  mains ,  je  hafar- 
derai  de  lui  donner  quelque  connoiflance 
de  la  morale  &  du  droit  naturel  par  la  lec- 
ture de  PufFendorf  &  de  Grotius  >  parce 
qu'il  eft  digne  d'un  honnête  homme  6c 
d'un  homme  raifonnable  de  connoître  les 
principes  du  bien  &  du  mal ,  &  les  fonde- 
mens  fur  lefquels  la  fociété  dont  il  fait  par- 
tie eft  établie. 

En  faifant  fuccéder  ainfi  les  fciences  les 
unes  aux  autres ,  je  ne  perdrai  point  l'his- 
toire de  vue  ,  comme  le  principal  objet  de 
toutes  fes  études ,  &  celui  dont  les  bran- 
ches s'étendent  le  plus  loin  fur  toutes  les 
autres  fciences.  Je  le  ramènerai  au  bout  de 
quelques  années  à  fes  premiers  principes 
avec  plus  de  méthode  &  de  détail  ;  &  je 
tâcherai  de  lui  en  faire  tirer  alors  tout  le 
profit  qu'on  peut  efperer  de  cette  étude. 

Je  me  propofe  aufîi  de  lui  faire  une 
récréation  amulante  de  ce  qu'on  appelle 
proprement  Belles-Lettres ,  comme  là  con- 

C    2 


3*>  Projet,  &c. 

nohTance  des  livres  &  des  auteurs ,  la  cri- 
tique ,  la  poëfie  ,  le  flyle  ,  l'éloquence  , 
le  théâtre  ,  &  en  un  mot  tout  ce  qui  peut 
contribuer  à  lui  former  le  goût  &  à  lui 
préfenter  l'étude  fous  une  face  riante. 

Je  ne  m'arrêterai  pas  davantage  fur  cet 
article  ;  parce  qu'après  avoir  donné  une 
légère  idée  de  la  route  que  je  m'étois  à- 
peu-près  propofé  de  fuivre  dans  les  études 
de  mon  élevé  ,  j'efpere  que  M.  votre  frère 
voudra  bien  vous  tenir  la  promefTe  qu'il 
vous  a  faite  de  nous  dreffer  un  projet  qui 
puiffe  me  fervir  de  guide  dans  un  chemin 
aufîi  nouveau  pour  moi.  Je  le  fupplie  d'a- 
vance d'être  affuré  que  je  m'y  tiendrai  at- 
taché avec  une  exactitude  &  un  foin  qui 
le  convaincra  du  profond  refpecl  que  j'ai 
pour  ce  qui  vient  de  fa  part ,  &  j'ofe  vous 
répondre  qu'il  ne  tiendra  pas  à  mon  zèle 
&  à  mon  attachement  que  Mrs.  fes  neveux 
ne  deviennent  des  hommes  parfaits, 


«*Jr 


ORAISON   FUNEBRE 
D  E     S.    A.    S. 

MONSEIGNEUR   LE  DUC 

D'ORLÉANS, 

Premier  Prince  du  Sang  de  France* 


Modicum  plora  Jupra    mortuum  ,    qucniam 
rcqukvit. 

Pleurez  modérément  celui  que  vous  avez  perdu  , 
car  il  eft  en  paix.  Ecckjiajlic.  C,  22,  f.  11. 


_$#  ESSIE-URS, 

J_jEs  Ecrivains  profanes  nous  difent  qu'un 
puiffant  Roi  ,  confidérant  avec  orgueil  la 
fuperbe  &  nombreufe  armée  qu'il  com- 
mandoit ,  verfa  pourtant  des  pleurs  ,  en 
fongeant  que  dans  peu  d'années ,  de  tant 
de  milliers  d'hommes  ,  il  n'en  refleroit  pas 
un  feul  en  vie.  Il  a  voit  raifon  de  s'affliger  , 
fans  doute  :  la  mort  pour  un  p;!yen  ne 
pouvoit  être  qu'un   fujet  de  larmes. 

Ci 


38  Oraison 

Le  fpc&acle  funèbre  qui  frappe  mes 
yeux  ,  &  l'anemblée  qui  m'écoute  ,  m'ar- 
rachent aujourd'hui  la  même  reflexion  ; 
mais  avec  des  motifs  de  conibîation  capa- 
bles d'en  tempérer  l'amertume  &  de  la 
rendre  utile  au  Chrétien.  Oui ,  Meilleurs  % 
û  nos  âmes  étoient  afkz  pures  pour  iub- 
juguer  les  affections  terrtilres  &  pour  s'é- 
lever parla  contemplation  jufqu'au  féjour 
des  Bienheureux,  nous  nous  acquitterions 
iàns  douleur  &  fans  larmes  du  trifte  de- 
voir qui  nous  aflembie ,  nous  nous  dirions 
à  nous-mêmes  dans  une  iainte  joie  :  Celui 
qui  a  tout  fait  pour  le  ciel  eft  en  poflef- 
Êon  de  la  récompenfe  qui  lui  étoii  due  ; 
&  la  mort  du  grand  Prince  que  nous  pleu- 
rons ,  ne  feroit  à  nos  yeux  que  le  triomphe 
du  jufte. 

Mais ,  foibles  Chrétiens  encore  attachés 
à  la  terre  ,  que  nous  fommes  loin  de  ce 
degré  de  perfection  néceifaire  pour  juger 
fans  pafïion  des  choies  véritablement  de- 
firables  î  Er  comment  oferions-nous  déci- 
der de  ce  qui  peut  être  avantageux  aux 
autres  ,  nous  qui  ne  lavons  pas  feulement 
ce  qui  nous  eft  bon  à  nous-mêmes  ?  Com- 
ment pourrions -nous  nous  réjouir  avec 


Funèbre.  39 

les  Saints  d'un  bonheur  dont  nous  {"entons 
û  peu  le  prix  ?  Ne  cherchons  point  à  étouf- 
fer notre  jufte  .douleur.  A  Dieu  ne  plaife 
qu'une  coupable  infenfibilité  nous   donne 
une  confiance  que  nous  ne  devons  tenir 
que  de   la  religion.   La   France  vient  de 
perdre  le  premier  Prince  du  Sang  de  (es 
Rois ,  les  pauvres  ont  perdu  leur  père  , 
les  favans  leur  protecteur ,  tous  les  Chré- 
tiens leur  modèle  :   notre  perte   eft  affez 
grande  pour  nous  avoir  acquis .  le   droit 
de  pleurer,  au  moins  fur  nous-mêmes^ 
Mais  pleurons  avec  modération ,  &  comme 
il  convient  à  des  Chrétiens  ;  ne  fongeons 
pas  tellement  à  nos  pertes  que  nous  ou- 
blions le  prix  ineftimable  qu'elles  ont  ac- 
quis au  grand  Prince  que  nous  regrettons,, 
Béniûons  le   faint  nom   de   Dieu  &   des 
dons  qu'il  nous  a  faits  &  de   ceux  qu'il 
nous  a  repris.  Si  le  tableau   que  je  dois 
expofer  à.  vqs  yeux  vous  offre  de  juftes 
fujets  de  douleur  dans  la  mort  de  Très- 
Haut  ,  Très-Puissant  ,  et  Très -Ex- 
cellent Prince  ,    Louis   Duc   d'Or- 
léans ,  Premier  Prince  du  Sang  de. 
France  ,  vous  y  trouverez  auffi  de  grands 
motifs  de  confolation  dans  l'efpérance  lé« 

c4 


4°  O   R   A'  I   S   O   N 

gitime  de  fon  éternelle  félicité.  L'humanité, 
notre  intérêt  nous  permettent  de  nous 
affliger  de  ne  l'avoir  plus  ;  mais  la  fainîeté 
de  ia  vie  &  la  religion  nous  confolent 
pour  lui  ;  car  il  cû  en  paix.  Modicum  plora 
Jupra  mortuum  ,    quoniam  requicvït. 


PREMIERE  PARTIE. 


'Ans  l'hommage  que  je  viens  rendre 
aujourd'hui  à  la  mémoire  de  Monfeigneur 
le  Dix  d'Orléans  ,  il  me  fera  plus  aifé  de 
trouver  des  louanges  qui  lui  foient  dues , 
que  de  retrancher  de  ce  nombre  toutes 
celles  dont  fa  vertu  n'a  pas  hefoin  pour 
paroître  avec  tout  ion  éclat.  Telles  font 
celles  qui  ont  poi;r  objet  les  droits  de  la 
nai  fiance  ;  droits  dont  ceux  qu'on  nomme 
Grandi  font  ordinairement  û  jaloux  ,  & 
qui  ne  décèlent  que  trop  fouvent  leur  pe- 
titeffe  par  leur  attention  môme  à  les  faire 
valoir.  Il  naquit  du  plus  illuflre  Sang  du 
monde ,  à  côté  du  premier  trône  de  l'uni- 
vers ,  &  d'un  Prince  qui  en  a  été  l'appui, 
C  avantages  font  grands  ,  fans  doute  , 
il  les  a  comptés  peur  rien.  Que  la  modeftk 


Funèbre.  41 

ê.e  ce  grand  Prince  règne  jufques  dans  fon 
éloge  ,  &  comme  il  ne  s'efl  fouvenu  de 
fon  rang  que  pour  en  étudier  les  devoirs  ? 
ne  nous  en  fouvenons  nous  -  mêmes  que 
pour  voir  comment  il  les  a  remplis. 

Il  le  faut  avouer  ,  Mefïieurs ,  fi  ces  de- 
voirs connftent  dans  l'affeclation  d'une 
vaine  pompe  ,  fouvent  plus  propre  à  ré- 
volter les  cœurs  qu'à  éblouir  les  yeux  ; 
dans  l'éclat  d'un  luxe  effréné  qui  fubfîitue 
les  marques  de  la  richeffe  à  celles  de  la 
grandeur  ;  dans  l'exercice  impérieux  d'une 
autorité  dont  la  rigueur  montre  commu- 
nément plus  d'orgueil  que  de  juflïce  :  ii 
ce  font  là  ,  dis-je,  les  devoirs  des  Prin- 
ces ;  j'en  conviens  avec  pîaifir  ?  il  ne  les 
a  point  remplis. 

Mais  fi  la  véritable  grandeur  confifte 
dans  l'exercice  des  vertus  bienfàifanfes 
à  l'exemple  de  celle  de  Dieu  qui  ne  le 
manifefte  que  par  les  biens  qu'il  répand 
fur  nous  ;  fi  le  premier  devoir  des  Princes 
eit  de  travailler  au  bonheur  des  hommes  ; 
s'ils  ne  font  élevés  au-dell'u:  d'eux  que 
pour  être  attentifs  à  prévenir  leurs  be- 
foins  ;  s'il  ne  leur  efl  permis  d'ufer  de 
i'autorité   que   le    Ciel    leur    donne   que 


4s  Oraison 

pour  les  forcer  d'être  fages  &  heureux  i 
fi  l'invincible  penchant  du  peuple  à  admi- 
rer &  imiter  îa  conduite  de  fes  maîtres 
n'eft  pour  eux  qu'un  moyen ,  c'eft-à-dire  , 
tin  devoir  de  plus  pour  le  porter  à  bien 
faire  par  leur  exemple ,  toujours  plus  fort 
que  leurs  loix  ;  enrîn  s'il  efl  vrai  que  leur 
vertu  doit  être  proportionnée  à  leur  élé- 
vation :  Grands  de  la  terre ,  venez  appren- 
dre cette  fcience  rare  ,  fublime  &  fi  peu 
connue  de  vous  ,  de  bien  ufer  de  votre 
pouvoir  &  de  vos  richeiïes  ,  d'acquérir 
des  grandeurs  qui  vous  appartiennent, & 
que  vous  puifliez  emporter  avec  vous  en 
quittant  toutes  les  autres. 

Le  premier  devoir  de  l'homme  eft  d'é- 
tudier fes  devoirs  ;  ôt  cette  connoiffance 
efl  facile  à  acquérir  dans  les  conditions 
privées.  La  voix  de  la  raifon  &  le  cri  de 
la  confcience  s'y  font  entendre  ians  obf» 
tacle  ,  &  fi  le  tumulte  des  pariions  nous 
empêche  quelquefois  d'écouter  ces  con- 
feillers  importuns ,  la  crainte  des  loix  nous 
rend  juftes  ,  notre  impuiflance  nous  rend 
modérés  ;  en  un  mot  ,  tout  ce  qui  nous 
environne  nous  avertit  de  nos  fautes  ,  les 
prévient,  nous  en  corrige  ou  nous  en  punit* 


Funèbre.  43 

Les  Princes  n'ont  pas  fur  ce  point  les 
mêmes  avantages.  Leurs  devoirs  font  beau- 
coup plus  grands  ,  &  les  moyens  de  s'en 
inftruire  beaucoup  plus  difficiles.  Malheu- 
reux dans  leur  élévation,  tout  femble  con- 
couriK  à  écarter  la  lumière  de  leurs  yeux  , 
&  la  venu  de  leurs  cœurs.  Le  vil  &  dan- 
gereux cortège  des  flatteurs  les  affiége  dès 
leur  plus  tendre  jeunefTe  ;  leurs  faux  amis 
iutéreiTés  à  nourrir  leur  ignorance  ,  met- 
tent tous  leurs  foin*  à  les  empêcher  de  rien 
voir  par  leurs  yeux.  Des  parlions  que  rien 
ne  contraint ,  un  orgueil  que  rien  ne  mor- 
tifie leur  infpirent  les  plus  monftrueux 
préjugés  ,  &  les  jettent  dans  un  aveugle- 
ment funefte  que  tout  ce  qui  les  approche 
ne  fait  qu'augmenter  :  car  ,  pour  être  puif- 
fant  fur  eux  ,  on  n'épargne  rien  pour  les 
rendre  foibles ,  &  la  vertu  du  maître  fera 
toujours  l'effroi  des  courtifans. 

C'eft  ainfi  que  les  finîtes  des  Princes 
viennent  de  leur  aveuglement  plus  fou- 
vent  encore  que  de  leur  mauvaife  volon- 
té ,  ce  qui  ne  rend  pas  ces  fautes  moins  cri- 
minelles &  ne  les  rend  que  plus  irrépara- 
bles. Pénétré  dès  fon  enfance  de  cette 
grande  vérité ,  le  Duc  dOrléans  travailla 


44  Oraison 

de  bonne  heure  à  écarter  le  voiie  que  fors 
rang  mettoit  au  devant  de  fes  yeux.  La 
première   chofe  qu'on  lui  avoit  apprife  y 
c'eft  qu'il  étort  un  grand  Prince  ;  fes  pro- 
pres reflexions  lui  apprirent  encore  qu'il 
étoit  un  homme  ,   fujet  à  toutes  les  foi» 
BlefTes  de  l'iiumanité  ;  que   dans  le  rang 
qu'il  occupoit ,  il  avoit  de  grands  devoirs 
a  remplir  &:  de  grandes  erreurs  à  crain- 
dre. Il    comprit  que  ces  premières   con- 
ïioiflances  lui  impofoient  l'obligation  d'en 
acquérir  beaucoup  d'autres.  Il  fe  livra  avec 
ardeur  à  l'étude  ,  &  il  travailla  à  fe  faire 
dans  les  bons   Auteurs  &  fur  -  tout  dans 
nos  Livres  facrés  des.  amis  fidèles  &  des 
confeillers  fmeeres  qui ,  fans  fonger  fans 
cefle  à  leur  intérêt ,  lui  parlaient  quelque- 
fois pour  le  fien.  Le  fuccès  fut  tel  qu'on 
pouvoit  l'attendre   de  fes  difpofitions.  Ii 
cultiva  toutes  les  feiences  ;  il  apprit  toutes 
les  langues  ,  &  l'Europe  vit  avec  étonne- 
ment  un  Prince  tout  jeune  encore  fâchant 
par  foi-même  ,  &  ayant  des  connoifTan- 
ces  à  lui . 

Telles  furent  leî  premières  fources  des 
vertus  dont  il  orna  &  édifia  le  monde.  À 
peine  fut-il  livré  à  Lui-même  qu'il  les  mit 


FUNEBR   E.  45 

toutes  en  pratique.  Uni  par  les  nœuds 
facrés  à  une  époufe  chérie  &  digne  de 
l'être ,  il  fit  voir  par  fa  douceur ,  par  fes 
égards  &  par  fa  tendreffe  pour  elle  que  la 
véritable  piété  n'endurcit  point  les  cœurs  9 
note  rien  à  l'agrément  d'une  honnête  ïo- 
ci-été  ,  &  ne  fait  qu'ajouter  plus  de  chai  me 
&  de  fidélité  à.  i'affeâion  conjugale.  La 
mort  lui  enleva  cette  vertueufe  époufe  à 
la  fleur  de  fcn  âge ,  <k  s'il  témoigna  par 
fa  douleur  combien  elle  lui  avoit  été  chère  , 
il  montra  par  fa.  confiance  que  celui  qui 
n'abufe  point  du  bonheur  ne  fe  îaiïîe  peint 
non  plus  abattre  par  l'adverfiîé.  Cette  perte 
lui  apprit  à  connoître  l'inftabilité  des  cho- 
fes  humaines  «Se  l'avantage  qu'on  trouve  à 
réunir  toutes  fes  affections  dans  celui  qui 
ne  meurt  point.  C'ett  dans  ces  circo-nftan- 
ces  qu'il  fe  choifit  une  pieufe  folitude  pour 
s'y  livrer  avec  plus  de  tranquillité  à  fon 
jufte  regret  &  à  fes  méditations  chrétien- 
nes ;  &  s'il  ne  quitta  pas  abfolument  h 
Cour  &  le  monde  où  fon  devoir  le  rete- 
noit  encore  ,  il  fit  du  moins  ,  affez  connoî- 
tre que  le  feul  commerce  qui  pouvoit  dé' 
formais  lui  être  agréable  ,  étoit  celui  qu'il 
youloit  avoir  avec  Dieu. 


46  Oraison 

L'éducation  de  fon  fils  étoit  le  principal 
motif  qui  l'arrachoit  à  fa  retraite  :  il  n'é- 
pargna rien  pour  bien  remplir  ce  devoir 
important.  Le  fuccès  me  difpenfe  de  m'é- 
tendre  fur  ce  qu'il  fît  à  cet  égard ,  &  il 
nous  feroit  d'autant  moins  permis  de  l'ou- 
blier que  nous  jouhTons  aujourd'hui  du 
fruit  de  fes  foins. 

S'il  fut  bon  père  &  bon  mari ,  il  ne  fut 
pas  moins  fîdele  fujet  &  zélé  citoyen. 
Paffionné  pour  la  gloire  du  Roi ,  c'eft-à- 
dire  ,  pour  la  profpérité  de  l'Etat ,  on  fait 
de  quel  zèle  il  étoit  animé  par-tout  où  il 
la  croyoit  intéreffée  :  on  fait  qu'aucune 
confidération  ne  put  jamais  lui  faire  difîî- 
muler  fon  fentiment  dès  qu'il  étoit  queftion 
du  bien  public  ;  exemple  rare  &  peut-  être 
unique  à  la  Cour ,  on  ces  mots  de  bien 
public  &  de  fervice  du  Prince  ,  ne  figni- 
fient  gueres  dans  la  bouche  de  ceux  qui 
les  emploient  qu'intérêt  perfonnel ,  jalou- 
Ûq  ,  &  avidité. 

Appelle  dans  les  Confeils ,  je  ne  dirai 
point  par  fon  rang  ,  mais  plus  honora- 
blement encore  par  l'eftime  6c  la  confiance 
d'un  Roi  qui  n'en  accorde  qu'au  mérite  ; 
c'eft-là  qu'il  failbit  briller  également  &  fes 


F  v  gr  e  s  a.  t.  47 

taïens  &  Tes  vertus  :   c'eft-là  que  îa  droi- 
ture de  fon  ame ,  la  fageffe  de  Ces  avis , 
&  la  force  de  fon  éloquence  confacrées 
au  fervice  de  la  Patrie ,  ont  ramené  plus 
■d'une  fois  toutes  les  opinions  à  la  tien- 
ne :  c'eft-là  qu'il  eut  étonné  par  la  foli- 
dité  de  fes  raifons  ,  ces   efprits  plus  fub, 
tils   que  judicieux  qui  ne   peuvent  com- 
prendre  que  dans    le   gouvernement    des 
Etats  ,  être  juïîe  foit  la    fuprême  politi- 
que :  c'efi  là  pour  tout  dire  en  un  mot, 
que  fécondant   les    vues   bienfaifantes  du 
Monarque    qui   nous    rend   heureux  ,   il 
•concouroit  à  le  rendre  heureux  lui-même 
«n  travaillant  avec  lui  pour  le  bonheur  de 
(es  peuples. 

Mais  le  refpecl  m'arrête  ,  &  je  fens  qu'il 
ne  m'eft  point  permis  de  porter  des  re- 
gards indiferets  fur  ces  myfieres  du  cabinet 
où  les  deftins  de  l'Etat  font  en  fecret  ba- 
lancés au  poids  de  l'équité  &  de  la  raifon  ; 
&  pourquoi  vouloir  en  apprendre  plus 
qu'il  n'efr.  nccefTaire  ?  Je  l'ai  déjà  dit  ;  pour 
honorer  la  mémoire  d'un  fi  grand  homme 
'nous  n'avons  pas  befoin  de  compter  tous 
les  devoirs  qu'il  a  remplis  ni  toutes  les  ver- 
tus qu'il  a  poffédées.  Hâtons-nous  d'arriver 


48  Oraison 

à  ces  doux  momens  de  fa  vie  ,  où  tout-à- 
fait  retiré  du  monde  ,  après  avoir  acquitté 
ce  qu'il  devoit  à  fa  naiflance  &  à  fon  rang , 
il  fe  livra  tout  entier  dans  fa  folitude  aux 
penchans  de  fon  cœur  &  aux  vertus  de 
ion  choix. 

C'eft  alors  qu'on  le  vit  déployer  cette 
ame  bienfaifante  dont  l'amour  de  l'huma- 
nité fit  le  principal  caraclere  ,  &  qui  ne 
chercha  fon  bonheur  que  dans  celui  des 
autres.  C'efl  alors  que  s'élevant  à  une 
gloire  plus  fublime,  il  commença  de  mon- 
trer aux  hommes  un  fpe&acle  plus  rare 
&  infiniment  plus  admirable  que  tous  les 
chefs-d'œuvre  des  politiques  tk.  tous  les 
triomphes  des  conquérans.  Oui  ,  Mef- 
jfieurs  ,  pardonnez-moi  dans  ce  jour  de 
triftefTe  cette  affligeante  remarque.  L'hif- 
toire  a  confacré  la  mémoire  d'une  multi- 
tude de  héros  en  tous  genres  ;  de  grands 
Capitaines  ,  de  grands  Minières  ,  &  même 
de  grands  Rois  ;  mais  nous  ne  faurions 
nous  difîimuler  que  tous  ces  hommes  iî- 
lunres  n'ayent  beaucoup  plus  travaillé 
pour  leur  gloire  &  pour  leur  avantage 
particulier  que  pour  le  bonheur  du  genre- 
humain  3  &    qu'ils   n'ayent   iacrifié    cent 

fois 


FUNEBRE.  49 

fois  la  paix  &  le  repos  des   peuples  au 
defir  d'étendre  leur  pouvoir  ou  d'ïirimor- 
talifer  leurs  noms.  Ah  !  combien  c'en:  un 
plus  rare  &  plus  précieux  don  du   Ciel 
qu'un    Prince    véritablement    bier.faifant 
dont  le  premier  ou  l'unique  foin  ibit  la 
félicité  publique  ;  dont  la  main  fecoura- 
ble    &   l'exemple  admiré   faffent  régner 
par-tout  le  bonheur  &  la  vertu.  Depuis 
tant  de  fiecles  un  feul  a  mérité  l'immor- 
talité à  ce  titre  ;  encore  celui  qui  fut  la 
gloire  &  l'amour  du  monde  n'y  a-t-il 
paru  que  comme  une  fleur  qui  brille  au 
matin  &  périt   avant  le   déclin   du  jour. 
Vous  en  regrettez  un  fécond,  Meilleurs, 
qui  fans  pofTéder  un   trône  n'en  fut   pas 
moins  digne  ;    ou   qui  plutôt ,  affranchi 
des  obftacles  infurmonîables  que  le  poids 
du  diadème  oppofe  fans  cène  aux   meil- 
leures intentions ,  fit  encore  plus  de  bien  , 
plus  d'heureux  ,  peut  -  être  ,  du  fond  de 
fa  retraite  ,   que   n'en   fit  Titus  gouver- 
nant l'univers.  Il  n'eft  pas  difficile  de  dé- 
cider lequel  des  deux  mérite  la  préférence. 
Titus  chrétien  ;  Titus  vertueux  &  bien- 
faifant  dès  fa  première  jeunelTe  ;  Titus  ne 
Supplément,  Tome  XI.  E> 


jù  Oraison 

perdant  pas  un  Jfeul  jour  ,  eut  été  égal  au 
Duc  d'Orléans. 

J'ai  dit  qu'il  s'étoit  retiré  du  monde  ,' 
&  il  efl  vrai  qu'il  avoit  quitté  ce  monde 
frivole  ,  brillant  &  corrompu  où  la  fa- 
gcffe  des  Saints  paffe  pour  folie  ,  ou  la 
vertu  efl  inconnue  &  niéprifée ,  où  fon 
nom  même  n'efl  jamais  prononcé ,  où 
Pcrgueiileufe  Philofophie  dont  on  s'y  pi- 
crue  confilte  en  quelques  maximes  ftéri- 
les ,  débitées  d'un  ton  de  hauteur ,  &  dont 
la  pratique  rendroit  criminel  ou  ridicule 
quiconque  oferoit  la  tenter  :  mais  il  com- 
mença à  fe  familiarifer  avec  ce  monde  fi 
nouveau  pour  fes  pareils  ,  fi  ignoré  ,  fi 
dédaigné  de  l'autre  ,  où  les  membres  de 
Jéfùs-Chrifl  foufFrans  attirent  l'indignation 
célefle  fur  les  heureux  du  fiecle,  où  la 
religion,  la  probité,  trop  négligées,  fans 
doute  ,  font  du  moins  encore  en  hon- 
neur, &  où  il  efl  encore  permis  d'être 
homme  de  bien  fans  craindre  la  raillerie 
&  la  haine  de  fes  égaux. 

Telle  fut  la  nouvelle  fociété  qu'il  raf- 
fembia  autour  de  lui  pour  répandre  fur 
elle  comme  une  rofée  bienfaifante  les  tré- 
fors  de  fa  charité.  Chaque  jour  il  don- 


Funèbre.  çs 

fcoît  dans  fa  retraite  une  audience  &  des 
ibulagemens  à  tous  les  malheureux  indif- 
féremment ,  réfervant  pour  le  Palais- 
Royal  des  audiences  plus  folemnelles  oii 
le  rang  &  la  naiffance  reprenoient  leurs 
droits,  où  la  nobleffe  retrouvoiî  un  Pro- 
tecteur &  un  grand  Prince  dans  celui  que 
les  pauvres  venoient  d'appeller  leur  père. 
Ce  fut  la  tendreffe  même  de  fon  ame  qui 
le  força  d'accoutumer  {es  yeux  à  l'affli- 
geant fpe£ïacle  des  miferes  humaines.  Il 
ne  craignoit  point  de  voir  les  maux  qu'il 
pouvoit  foiilager,  &  n'avoit  point  cette 
répugnance  criminelle  qui  ne  vient  que 
d'un  mauvais  cœur ,  ni  cette  pitié  barbare 
dont  plufieurs  ofent  fe  vanter,  qui  n'eft 
qu'une  cruauté  déguifée  6V_  un  prétexte 
©dieux  pour  s'éloigner  de  ceux  qui  fouf- 
frent  ;  &  comment  fe  peut- il ,  mon  Dieu! 
que  ceux  qui  n'ont  pas  le  courage  d'en- 
vif.iger  les  plaies  d'un  pauvre ,  ayent  celui, 
de  refufer  l'aumône  au  malheureux  qui 
eneft  couvert? 

Entrerai- je  dans  le  détail  immenfe  de 
tous  les  biens  qu'il  a  répandus,  de  tous 
les  heureux  qu'il  a  faits,  de  tous  les  mal- 
heureux qu'il  a  foulages ,  &  de  ces  aveu- 

D    a 


52  Oraison 

gles  plus  malheureux  encore  qu'il  n'a  pas 
dédaigné  de  rappeller  de  leurs  égaremens 
par  les  mêmes  motifs  qui  les  y  avoienî 
plongés,  afin  qu'ayant  une  fois  goûté  le 
plaifir  d'être  honnêtes  gens  ils  fliTent  dé- 
formais par  amour  pour  la  vertu  ce  qu'ils 
avoient  commencé  de  faire  par  intérêt } 
Non,  Mefîieurs,  le  refpeâ:  me  retient  & 
m'empêche  de  lever  le  voile  qu'il  a  mis 
lui-même  au  devant  de  tant  d'aétions  hé- 
roïques, &:  ma  voix  n'eft  pas  digne  de 
les  célébrer. 

O  vous  ,  chartes  Vierges  de  Jéfus- 
Chriir. ,  vous  fes  époufes  régénérées  que 
la  main  fecourable  du  Duc  d'Orlé3ns  a  re- 
tirées ou  garanties  des  dangers  de  l'op- 
probre &  de  la  fédu&ion ,  &  à  qui  il  a 
procuré  de  faints  &  inviolables  afyles  : 
vous,  pieufes  mères  de  famille  qu'il  a 
unies  d'un  nœud  facré  pour  élever  des 
cnfans  dans  la  crainte  du  Seigneur  ;  vous  , 
gens  de  Lettres  indigens ,  qu'il  a  mis  en 
erat  de  confacrer  uniquement  vos  talens  à 
la  gloire  de  celui  de  qui  vous  les  tenez  ; 
vous,  guerriers  blanchis  fous  les  armes  , 
à  qui  le  foin  de  vos  devoirs  a  fait  ou- 
blier celui  du  votre  fortune ,  que  le  poids 


FUNEBR   E."  51 

cles  ans  a  forcés  de  recourir  à  lui ,  &  dont 
les  fronts  cicatrifés  n'ont  point  eu  à  rou- 
gir de  la  honte  de  fes  refus  :  élevez  tous 
vos  voix;  pleurez  votre  bienfaiteur  &S. 
votre  père.  J'efpere  que  du  haut  du  Ciel 
fon  ame  pure  fera  fenfible  à  votre  recon* 
noifiance  ;  qu'elle  foit  immortelle  comme 
fa  mémoire  :  les  bénédiclions  de  vos 
cœurs  font  le  feul  éloge  digne  de  lui. 

Ne  nous  le  difTimulons  point,  Mef- 
fieurs  ;  nous  avons  fait  une  perte  irré- 
parable. Sans  parler  ici  des  Mor  arques  , 
trop  occupés  du  bien  général  pour  pou- 
voir defeendre  dans  des  détails  qui  le  leur 
feroient  négliger ,  je  fais  que  l'Europe  ne 
manque  pas  de  grands  Princes  ;  je  crois 
qu'il  eft  encore  des  âmes  vraiment  bien- 
faifantes;  encore  plus  d'efprits  éclairés 
qui  fauroient  difpenfer  fagement  les  bien- 
faits qu'ils  devroient  aimer  à  répandre. 
Toutes  ces  chofes  prifes  féparément  peu- 
•vent  fe  trouver  :  mais  où  les  trouverons- 
nous  réunies  ?  Où  chercherons-nous  un 
homme  qui ,  pouvant  voir  nos  befoins  par 
fes  yeux  &  les  foulager  par  fes  mains ,  raf- 
femble  en  lui  feul  la  puiflance  &  la  vo- 
lonté de  bien  faire  avec  les  lumières  né-, 

D  * 


54  Or  a  ïsoîf 

ceflaires  pour  bien  faire  toujours  a  pro- 
pos ?  Voilà  les  qualités  réunies  que  nous 
admirions  &  que  nous  aimions  fur  -  tout 
dans  celui  que  nous  venons  de  perdre  , 
&  voilà  le  trop  jufte  motif  des  pleurs  que 
cous  devons  ver  1er  fur  fon  tombeau, 

SECONDE    PARTIE. 

JE  le  fens  bien,  Mefïietirs;  ce  n'efï  point 
avec  le  tableau  que  je  viens  de  vous  of- 
/rir  que  je  dois  me  flatter  de  calmer  une 
douleur  trop  légitime  ;  &  l'image  des  ver- 
tus du  grand  Prince  dont  nous  honorons 
la  mémoire  ,  ne  peut  être  propre  qu'à 
redoubler  nos  regrets.  C'eft  pourtant  en 
vous  le  peignant  orné  de  vertus  beaucoup 
plus  fublimes  que  j'entreprends  de  modé- 
rer votre  jufle  anT.ttion.  A  Dieu  ne  plaife 
qu'une  infenfée  pi  éfomption  de  mes  for- 
ces foit  le  principe  de  cet  efpoir  !  Il  eft- 
établi  fur  des  fondemens  plus  raisonna- 
bles &  plus  folides  :  c'eft  de  la  piété  de 
vos  cœurs,  c'eft  des  maximes  confolan- 
tes  du  chriitianifme ,  c'efr.  des  détails  édi- 
jfians  qui  me  relient  à  vous  faire,  que  js 


Funèbre.  tf 

tire  ma  confiance.  Religion  fainte  !  refuge 
toujours  fur  &  toujours  ouvert  aux  cœurs 
affligés ,  venez  pénétrer  les  nôtres  de  vos 
divines  vérités  ;  faites  -  nous  fentir  tout 
le  néant  des  chofes  humaines  ;  infpirez- 
nous  le  dédain  que  nous  devons  avoir 
pour  cette  vallée  de  larmes;  pour  cette 
courte  vie  qui  n'eft  qu'un  patTage  pour 
arriver  à  celle  qui  ne  finit  point ,  &  rem- 
plirez nos  âmes  de  cette  douce  efpérance, 
que  le  ferviteur  de  Dieu  qui  a  tant  fait 
pour  vous  ,  jouit  en  paix  dans  le  féjour 
des  bienheureux  du  prix  de  fes  vertus  Se 
de  fes  travaux. 

Que  ces  idées  font  confolantes  !  Qu'il 
eft  doux  de  penfer  qu'après  avoir  goûté 
dans  cette  vie  le  piaifir  touchant  de  bien 
faire ,  nous  en  recevrons  encore  dans 
l'autre  la  récompenfe  éternelle  !  Il  faut 
plus ,  il  eft  vrai ,  que  de  bonnes  actions 
pour  y  prétendre  ;  &  c'en1  cela  même  qui 
doit  animer  notre  confiance.  Le  Duc  d'Or- 
léans ,  avec  les  vertus  dont  j'ai  parlé  n'eût 
encore  été  qu'un  grand  homme  ,  mais  il 
reçut  avec  elles  la  foi  qui  les  fanttifie  , 
&  rien  ne  lui  manqua  pour  être  un 
chrétien. 

D  4 


56  Oraison 

Cette  foi  puifTante  qui  n'eil  pourtant 
rien  fans  les  œuvres  ,  mais  fans  laquelle 
les  œuvres  ne  font  rien,  germa  dans  fon 
cœur  dès  les  premières  années ,  Se ,  comme 
ce  grain  de  femence  de  l'Evangile  (*)  elle 
y  devint  bientôt  un  grand  arbre  qui  éten- 
dent au  loin  (es  rameaux  bienfaifans.  Ce 
n'étoit  point  cette  foi  ftérile  &  glacée 
d'un  efprit  convaincu  par  la  raifon  ,  à  la- 
quelle le  cœur  n'a  point  de  part,  &  des- 
tituée également  d'efpérance  &  d'amour. 
Ce  n'étoit  point  la  foi  morte  de  ces  mau- 
vais chrétiens  qui  vainement  difent  cha- 
que jour  ,  Seigneur,  Seigneur  ;  &  n'entre- 
ront point  dans  le  royaume  des  cieux. 
C'étoit  cette  foi  pure  &  vive  qui  faifoit 
marcher  les  apôtres  fur  les  eaux  &  dont 
le  Seigneur  môme  a  dit  qu'un  feul  grain 
fuffiroit  pour  ne  rien  trouver  d'impoffi- 
ble.  Elle  étoit  fi  ardente  en  fon  ame  & 
fi  préfente  à  fa  mémoire,  qu'il  en  faifoit 
régulièrement  un  acte  au  commencement 
de  toutes  (es  actions ,  ou  plutôt  fa  vie 
entière  n'a  été  qu'un  acle  de  foi  conti- 
nuel ,  puifqu'on    tient   d'un    témoignage 

(*)  Luc  C.  XIII.  Verfct  19. 


Funèbre.  57 

affuré  qu'il  n'a  jamais  eu  un  feuî  inftant 
de  doute  fur  les  vérités  &  les  myfteres  de 
la  religion  catholique.  Et  comment  donc 
avec  tant  de  foi  na-t-il  point  opéré  de 
miracles  ?  Chrétiens  ,  Dieu  vous  doit  -  il 
compte  de  fes  grâces,  &  favez-vous  juf- 
qu'où  peut  aller  l'humilité  d'un  jufle  ? 
Pourquoi  demander  des  miracles;  n'en 
a-t-il  pas  fait  un  plus  grand  &  plus  édi- 
fiant que  de  tranfporter  des  montagnes? 
Quel  eu  donc  ce  miracle ,  me  direz-vous  ? 
La  fainteté  de  fa  vie  dans  un  rang  aufli 
fublime  &  dans  un  fiecle  auflî  corrompu. 
Le  Duc  d'Orléans  croyoit  ;  &  c'eft  aflez 
dire.  On  peut  s'étonner  qu'il  fe  trouve 
des  hommes  capables  d'offenfer  un  Dieu 
qu'ils  favent  être  mort  pour  eux  :  mais 
qui  s'étonnera  jamais  qu'un  chrétien  ait 
été  humble,  jufte,  tempérant,  humain, 
charitable,  &  qu'il  ait  accompli  à  la  lettre 
les  préceptes  d'une  religion  fi  pure  ,  fi 
fainte  ,  &  dont  il  étoit  fi  intimement  per- 
fuadé.  Ah!  non,  fans  doute  on  ne  re_ 
marquoit  point  entre  (es  maximes  &  fa 
conduite  cette  oppofition  monflrueufe  qui 
déshonore  nos  mœurs  ou  notre  raifon  , 
&  l'on  ne  fauroit,  peut -être,  citer  une 


5'S  Oraison 

feule  de  fes  aclions  qui  ne  montre ,  avec 
la  force  de  cette  grande  ame ,  faite  pour 
foumettre  Tes  pafTions  à  l'empire  de  fa 
volonté,  la  force  plus  puiffante  delà  grâce, 
faite  pour  foumettre  en  toutes  choies  {à 
Volonté  à  celle  de  fon  Dieu. 

Toutes  fes  vertus  ont  porté  cette  di- 
vine empreinte  du  chriftianifme  ;  c'eft  dire 
affez  combien  elles  ont  effacé  l'éclat  des 
vertus  humaines,  toujours  fi  emprcffées 
à  s'attirer  cette  vaine  admiration  qui  e# 
leur  unique  récompenfe  ,  &  qu'elles  per- 
dent pourtant  encore  comparées  à  celles 
du  vrai  chrétien.  Les  plus  grands  hommes 
de  l'antiquité  fe  feroient  honorés  de  voir 
fon  nom  infcrit  à  côté  des  leurs,  &  ils 
n'auroient  pas  même  eu  befoin  de  croire 
comme  lui  ,  pour  admirer  &  rtfpetter  ces 
vertus  héroïques  qu'il  confacroit  ou  facri- 
£cit  toutes  au  triomphe  de  fa  foi. 

II  étoit  humble  ;  non  de  cette  faillie  & 
trompeufe  humilité  qui  n'eit  qu'orgueil  ou 
baffefTe  d'ame  ;  mais  d'une  humilité  pieufe 
&  diicrete  ,  également  convenable  à  un 
chrétien  pécheur  &C  à  un  grand  Prince 
qui,  fans  avilir  fon  titre  fait  humilier  fa 
perfonne.  Vous  l'avez  vu  ,    Meflieurs , 


Funèbre.  5^ 

modelée  dans  fon  élévation  &  grand  dans 
fa  vie  privée  ,  (impie  comme  l'un  de  nous, 
renoncer  à  la  pompe  confacrée  à  fon  rang 
fans  renoncera  fa  dignité:  vous  l'avez  vu, 
dédaignant  cette  grandeur  apparente  dont 
per(onne  n'eft  fi  jdoux  que  ceux  qui  n'en 
ont  point  de  réelle,  ne  garder  des  hon- 
neurs dus  à  fa  naiffance  que  ce  qu'ils 
avoient  pour  lui  de  pénible ,  ou  ce  qu'il 
n'en  pouvoit  négliger  fans  s'offenfer  foi- 
même.  Proiîerné  chaque  jour  au  pied  de 
la  croix  ,  la  touchante  image  d'un  Dieu 
fouffrant ,  plus  prélente  encore  à  fon  cœur 
qu'à  fes  yeux  ,  ne  lui  lairToit  point  ou- 
blier que  c'efr.  en  fon  feul  amour  que  con- 
Jïjlent  les  richejfes  ,  la  gloire ,  &  la  jujlice  (*); 
&  il  n'ignoroit  pas ,  non  plus ,  malgré  tant 
de  vains  difcours  ,  que  fi  celui  qui  fait  fou- 
tenir  les  grandeurs  en  eft.  digne ,  celui  qui 
fait  les  méprifer  eft  au- de  (Tus  d'elles.  Hom- 
mes vulgaires  ,  qu'un  éclat  frivole  éblouit, 
même  quand  vous  affectez  de  le  dédaigner, 
lifez  une  fois  dans  vos  âmes ,  &  apprenez 
à  admirer  ce  que  nul  de  vous  n'eft  capa- 
ble de  faire. 

"        '  —  «^» — mm 

<♦}  Prov.  C.  VIII.  Vttfel  i% 


éo  Oraison 

Il  étoit  bienfaifant ,  je  l'ai  déjà  dît ,  & 
qui  pourroit  l'ignorer  ?  Qu'il  me  foit  per- 
mis d'y  revenir  encore  ;  je  ne  puis  quit- 
ter un  objet  fi  doux.  Un  homme  bien- 
faifant eft  l'honneur  de  l'humanité,  la  vé- 
ritable image  de  Dieu  ,  l'imitateur  de  la 
plus  active  de  toutes  fes  vertus ,  &  l'on 
ne  peut  douter  qu'il  ne  reçoive  un  jour 
le  prix  du  bien  qu'il  aura  fait ,  &  même 
de  celui  qu'il  aura  voulu  faire  ,  ni  que 
le  père  des  humains  ne  rejette  avec  in- 
dignation ces  âmes  dures  qui  font  infen- 
fibles  à  la  peine  de  leur  frère ,  &  qui 
n'ont  aucun  plaifir  à  la  foulager.  Hélas  î 
cette  vertu  fi  digne  de  notre  amour  efl 
peut-être  bien  plus  rare  encore  qu'on  ne 
penfe.  Je  le  dis  avec  douleur ,  fi  du  nom- 
bre de  ceux  qui  femblent  y  prétendre  on 
écartoit  tous  ces  efprits  orgueilleux  qui 
ne  font  du  bien  que  pour  avoir  la  répu- 
tation d'en  faire  ,  tous  ces  efprits  foibles 
qui  n'accordent  des  grâces  que  parce  qu'ils  ' 
n'ont  pas  la  force  de  les  refufer  ;  qu'il  en 
refteroit  peu ,  de  ces  cœurs  vraiment 
généreux  dont  la  plus  douce  récom penfe 
pour  le  bien  qu'ils  font  efl  le  plaifir  de 
Tavoir  fait  !  Le  Duc  d'Orléans  eût  été  à 


Funèbre.  6t 

la  tète  de  ce  petit  nombre.  Il  favoit  ré- 
pandre fes  grâces  avec  choix  &  propor- 
tion ;  fon  cœur  tendre  &  compaîiflant  , 
mais  ferme  &  judicieux ,  eût  même  fu 
les  refufer  à  ceux  qu'il  n'en  croyoit  pas 
dignes  ,  s'il  ne  fe  fût  reffouvenu  fans  ceffe 
que  nous  avons  un  trop  grand  befoin 
nous  -  mêmes  de  la  mifëricorde  célefle 
pour  être  en  droit  de  refufer  la  nôtre  à 
perfonne. 

Il  étoit  bienfaifant ,  ai  -  je  dit  ?  Ah  !  il 
étoit  plus  que  cela.  Il  étoit  charitable.  Et 
comment  ne  l'eût  -  il  pas  été  ?  Comment 
avec  une  foi  fi  vive  n'eût  -  il  pas  aimé  ce 
Dieu   qui  avoit  tant  fait  pour  lui  ?  Com- 
ment la  fainte  ardeur  dont  il  brûloit  pour 
fon  Dieu ,  ne  lui  eût  -  elle  pas  inlpiré  de 
l'amour  pour  tous  les  hommes  que  Jéfus- 
Chriii  a  rachetés  de  fon  fang ,  &  pour  les 
pauvres  qu'il  adopte  ?  La   gloire  du  Sei- 
gneur étoit  fon  premier  defir ,  le  falut  des 
âmes ,  fon  premier  foin  ,  fecourir  les  mal- 
heureux n'étoit  de  fa  part  qu'une  occa- 
sion de  leur  faire  de  plus  grands  biens  en 
travaillant  à  leur  fan&irîcation.  Il  rougif-, 
foit    de  la   négligence  avec    laquelle  les 
dogmes  faciès  U  la  morale  fainte  du  chrif- 


€±  Oraison 

tianifme  êtoïent  appris  &  enfc  ignés.  Il  ne 
pouvoit  voir  fans  douleur  pîufieurs  de 
ceux  qui  fe  chargent  du  refpe&able  foin 
d'inftmire  &  d'édifier  les  £ deles  fe  piquer 
de  favoir  toutes  choies,  excepté  la  feule 
qui  leur  foit  néceffaire  ,  &  préférer  l'é- 
tude d'une  orgueilleufe  philofophie  à  celle 
des  faintes  Lettres  qu'ils  ne  peuvent  né- 
gliger fans  fe  rendre  coupables  de  leur 
propre  ignorance ,  &  de  la  nôtre.  Il  n'a 
rien  oublié  pour  procurer  à  Péglife  de 
plus  grandes  lumières  ,  &  au  peuple  de 
meilleures  inftru&ions.  Chacun  fait  avec 
quelle  ardeur  il  montroit  l'exemple,  même 
fur  ce  point.  Semblable  à  un  enfant  pré- 
féré ,  qui ,  pénétré  d'une  tendre  recon- 
nohTance  ,  feuilleté  avec  un  plaifir  mêlé 
de  larmes  le  tcftament  de  fon  père,  il  mé- 
ditait fans  ceffe  nos  Livres  facrés  ;  il  y 
trouvoit  fans  ceffe  de  nouveaux  motifs 
de  bénir  leur  divin  Auteur  &  de  s'attrif- 
ter  des  liens  terreftres  qui  le  tenoient 
éloigné  de  lui.  Il  poffédoit  la  fainte  Ecri- 
ture mieux  que  perfonne  au  monde;  il 
en  favoit  toutes  les  langues  ,  &  en  con- 
noiffoit  tous  les  textes.  Les  commentaires 
qu'il  a  faits  fur  Saint  Paul  &  fur  la  Genefe 


Funèbre.  65 

ne  font  pas  un  témoignage  moins  certain 
de  la  juftelTe  de  fa  critique  &  de  la  pro- 
£)ndeur  de  (on  érudition ,  que  de  fon  zèle 
pour  la  gloire  de  l'Efprit  Saint  qui  a  diûé 
ces  livres  ,  &  la  chaire  de  ProfefTeur  en 
langue  Hébraïque  qu'il  a  fondée  en  Sor- 
bonne,  n'y  fera  pas  moins  un  monument 
des  lumières  qui  lui  en  ont  fait  apperce- 
voir  le  beroin,  que  de  la  munificence  chré- 
tienne qui  l'a  porté  à  y  pourvoir. 

Mais  à  quoi  fert  d'entrer  ici  dans  tous 
ces  détails  ?  Ne  nous  fuffit  -  il  pas  de  fa- 
voir  qu'il,  avoit  à  ce  haut  degré  une 
feule  de  ces  vertus  ,  pour  être  affurés 
qu'il  les  avoit  toutes.  Les  vertus  chré- 
tiennes font  indivinbles  comme  le  prin- 
cipe qui  les  produit.  La  foi ,  la  charité  , 
Tefpérance,  quand  elles  font  affez  par- 
faites ,  s'excitent ,  fe  foutiennent  mutuel- 
lement; tout  devient  facile  aux  grandes 
âmes  avec  la  volonté  de  tout  faire  pour 
plaire  à  Dieu  ,  &  les  rigueurs  mêmes 
de  la  pénitence  n'ont  prefque  plus  rien 
de  pénible  pour  ceux  qui  favent  en  fen- 
tir  la  nécefïité  &  en  confidérer  le  prix. 
Entreprendra^  e,  Mefïïeurs ,  de  vous  dé- 
crire les  auftérités  qu'il  exerçoit  fur  fofc 


64  Oraison 

même  ?  N'effrayons   pas   à  ce  point   la 
molleffe  de  notre  fiecle.  Ne  rebutons  pas 
les  âmes   pénitentes  qui ,  avec  beaucoup 
plus   d'offenfes  à  réparer  font  incapables 
de  fupporter  de  fi  rudes  travaux.  Les  Tiens 
étoient  trop  au  -  defïus   des  forces  ordi- 
naires pour  ofer  les  propofer  pour   mo- 
dèles.  Eh  !  peu   s'en   faut ,  mon   Dieu  , 
que  je  n'aye  à  juflifler  leur  excès  devant 
ce  monde  efféminé   fi  peu  fait  pour  ju- 
ger de  la  douceur  de  votre  joug  !  Com- 
bien de  téméraires  oferont  lui  reprocher 
d'avoir  abrégé  fes  jours  à  force  de  mor- 
tifications &:  de  jeûnes  ,  qui  ne  rougif- 
fent  point    d'abréger    les  leurs    dans   les 
plus  honteux  excès!  LaifTons-les  au  fein 
de   leurs  égaremens   prononcer  avec  or- 
gueil  les  maximes  de  leur   prétendue  fa- 
gefTe  ;   &  cependant  le  jour  viendra  où 
chacun  recevra  le  falaire  de  fes  œuvres. 
Contentons  nous  de  dire  ici  que  ce  grand 
&  vertueux  Prince  mortifia  fa  chair  com- 
me Saint  Paul,  fans  avoir  à  pleurer  comme 
lui  l'aveuglement  de  fa   jeune/Te.   Il  pé- 
cha fans  doute  ;  &:  quel  homme  en  efî 
exempt  ?  Auffi ,  quoique  fon  cœur  ne  fe 
fût  point    endurci  ?   quoiqu'il    pût  dire 

comme 


Funèbre.»  65 

comme  cet  homme  de  l'Evangile  pour  l&* 
quel  Jéfus   conçut  de   l'affection.    O   mon 
maître  ,  j  ai  obferi'é  toutes  ces  chofes  des  mon 
enfance '(*);  -1  n'ignoroit  pas  qu'il  avoit 
pourtant -cies  iautes  à  expier  ou  à  préve- 
nir ;  il  n'ignoroit    pas   que  pour   arriver 
au    terme    qu'il    le    propo'oit ,  le  chemin 
ie  plus  fur  étoit   le    plus    difficile  ,  félon 
ce  grand  précepte  du  Seigneur.    Efforce/^- 
vous  d'entrer  par  la   porte    étroite  ,  car  fi 
vous   dis    que  plujieurs    demanderont   à   en- 
trer &  ne   Contiendront  point  (  +  j  ;    il  n'i- 
gno  o.t  pas  j  enfin ,  ces  t- rrib  es  paroles- 
de,  l'Ecriture.  En  vain  échapperions-nous  a 
la    main   des   hommes  ,  Ji  nous   ne  fa:fcns 
pénitence  ,   nous   torubefivhs    dans    celle    di 
Dieu  (**).. 

Nous  l'avons  vu  dans  ces  demie -s  mo-  ' 
meus  de  ù  vie  où  ion  corps  exténué 
étoit  j^-ré;.  à  laifîer  ce.ï;te  ame  pure  en  li- 
berté de  fe  réun.r  à  (on  Créateur,  refufer 
encore  de  modérer  ces  faintes  rigueurs 
qu'il  exerçoit  lur  Ha  chair  :  nous  l'avons 
Vu  jufqit'à  la  veile  de  Ion  décès ,  &  tout 

(*  )  Mire  C.  X.  Verfet  20. 
(f)  lue  G.  Xllt.  Verfet ** 
(**  )  Eccleliaftic.  C.  II.  Verfet  22. 

Supplément.  Tome  XI,  E 


C6  Oraison 

ce  peuple  en  larmes  l'a  vu  avec  nous  1* 
lever  avec  effort  &  ,  fe  foutenant  à  peine, 
fe  traîner  chaque  jour  à  l'églife  en  pro- 
nonçant ces  paroles  dont  il  fentoit  avec 
joie  approcher  l'accompliffement  :  Nous 
irons  dans  la  malfon  du  Seigneur  (*).  Bien 
différent  de  cet  Empereur  payen  qui  vou- 
lut mourir  debout  pour  le  frivole  pViiir 
de  prononcer  une  fentence,il  voulut  mou- 
rir debout  pour  rendre  à  fon  Créateur, 
j  if  qu'au  dernier  jour  de  fa  vie,  cet  hom- 
mage public  qu'il  n'avoit  jamais  négligé 
de  lui  rendre  ;  il  voulut  mourir  comme 
il  avoit  vécu,  en  fervant  Dieu  &  édifiant 
les  hommes. 

Ne -doutons  point  qu'une  fi  fainte  vie 
n'obtienne  la  récompenfe  qui  lui  efl  due. 
Souffrons  fans  murmure  que  celui  qui  a 
tant  aimé  le  bonheur  des  hommes  voye 
enfin  couronner  le  fien.  Efpérons  que  le 
defir  de  répandre  fur  nous  des  bienfaits 
qui  a  été  fur  la  terre  l'objet  de  toutes  fes 
actions  ,  deviendra  dans  le  ciel  celui  de 
toutes  fes  prières.  Enfin  ,  travaillons  à 
nous  fanftifier  comme  lui  ,  &  faifons  en 


<*)Pfalm.  lai.  Verte»  l. 


Funèbre.  £7 

forts  que  ne  pouvant  plus  nous  être  utile 
par  fes  bonnes  œuvres  ?  il  le  foit  encore 
par  fon  exemple. 

En  attendant  qu'il  partage  fur  nos  autels 
les  honneurs  de  fon  faint  &  glorieux  an- 
cêtre Louis  Neuf;  en  attendant  que  fort 
nom  foit  înfcrit  dans  les  faites  facrés  de 
l'Eglife  ,  comme  il  l'eft  déjà  dans  le  livre 
de  vie  ,  invoquons  pour  lui  la  divine  rni- 
{ericorde  :  adreflbns  aux  Saints  en  fa  faveur 
les  prières  que  nous  lui  adrefferons  un 
jour  à  lui-même  :  drmandow  au  Seigneur 
qu'il  lui  faffe  part  de  fa  gloire  pour  la- 
quelle il  a  tant  eu  de  zèle  ,  qu'il  répande 
{es  bénédidions  fur  toute  la  maifcn  Royale  , 
dont  ce  vertueux  Prince  foutint  û  digne- 
ment  l'honneur  ,  &  que  Paugufte  nom  de 
Bourbon  foit  grand  à  jamais  ?  6c  dans  les 
cieux  ck  fur  la  terre. 


E  %. 


LES 

PRISONNIERS 
DE    GUERRE, 

COMÉDIE. 


jf^-         -g@fe 


ACTEURS, 

GOTERNITZ,  Gentilhomme  Hongrois» 
MACKER,  Hongrois. 
DORANTE,  Officier  François  prifon* 

nier  de   Guerre. 
SOPHIE,  filh  de  Goterniti. 
FREDERICH,  Officier  Hongrois ,  fils. 

de  Goternit^. 
JACQUARD,  Siùjfe ,  valet  de  Dorante 

La.  Scène  eft  en  Hongrie 


I 


LES 

PRISONNIERS 

DE    GUERRE 

COMÉDIE- 

SCENE  PREMIERE. 

DORANTE,      JACQUARD. 

Jacquard» 

jl  A  R  mon  foy ,  Monfir  ,  moi  l'y  com- 
prendre rien  à  iti  pavi,  l'ongri  ,  le  fin 
l'être  pon  ,  &  les  méçhans  :  l'être  pas  na- 
turel, cela. 

Dorante. 

Si  tu  ne  t'y  trouves  pas  bien  rien  ne 
t'oblige  d'y  demeurer.  Tu  es  mon  domef- 
tique ,  &  non  pas  prifonnier  de  guerre 
comme  moi ,  tu  peux  t'en  aller  quand  il 
te  plaira 

Jacquard. 

Oh  !  moi  point  quitter  fous  ,  moi  fbu- 
loir  pas  être  plus  libre  que  mon  maitre. 

E4 


7*        Les   Prisonniers 

Dorante. 

Mon  pauvre  Jacquard,  je  fuis  fenfibîe 
à  ton  attachement  ;  il  me  conibîeroit 
dans  ma  captivité  ,  fi  j'étoL  capable  de 
confolavion. 

Jacquard. 

Moi  point  fouffrir  que  fous  l'amoche 
îouçhours  ,  touchours ,  fous  poire  comme 
moi ,  fous  cpnfolir  tout  l'apord, 

Dorante. 

Quelle  confolatien  !  ô  France  ,  ô  ma 
chère  Patrie  !  que  ce  climat  barbare  me 
fait  fentir  ce  que  tu  vaux  !  quand  rever- 
rai-je  ton  heureux  féjour  ?  quai  d  finira 
cette  henteufe  ina'ôion  où  je  languis  , 
tandis  que  mes  glorieux  compatriotes 
moifîbnnent  des  lauriers  fur  les  traces  de 
mon  Roi, 

Jacquard, 

Oh  !  fous  l'afre  être  pris  combattant 
pravemet.  Les  ennemis  que  fous  afre  tués  ? 
l'être  encore  pli  malates  que  fous. 

Dorante, 

Apprends  que  dans  le  fang  qui  m'anim* 


D   E     G  U  E  R  R  E.  71 

îa  gloire  acquife  ne  fert  que  aa'guillon 
pour  en  rechercher  davantage.  Apprends 
que  quelque  zèle  qu'on  ait  à  remplir  fon 
devoir  pour  lui-même  ,  l'ardeur  s'en  aug- 
mente encore  par  le  noble  defir  de  mé- 
riter l'eflime  de  fon  maître  en  combat- 
tant fous  fes  yeux.  Ah  !  quel  nef  pas  h 
bonheur  de  quiconque  peut  obtenir  celle  du 
mien ,  &  qui  fait  mieux  que  ce  grand  Prince 
peut  fur  fa  propre  expérience  juger  du  mé- 
rite &  de  la  valeur. 

Jacquard. 

Pien  ,  pien  ?  fous  l'être  pientôt  tiré  te 
fti  prifor.nache  ,  Monfir  votre  père  avre 
écrit  qu'il  trafFaillir  pour  faire  échange 
fous. 

Dorante. 

Oui ,  mais  le  tems  en  eft  encore  in- 
certain ,  &  cependant  le  Roi  fait  chaque 
jour  de  nouvelles  conquêtes. 
Jacquard. 

Pardi  !  l'être  pien  content  t'aller  tant 
feule  ment  à  celles  qu'il  fera  encore  ;  mais 
fous  l'être  donc  plis  amoureux  ,  pifque 
fous  fouloir  tant  partir. 


74        Les  Prisonniers 

Dorante. 

Amoureux  !  de  qui  ?  . .  .  (à part)  au=* 
roit-il  pénétré  mes  feux  fecrets  ! 

Jacquard. 

Là  te  cette  temoifelle  Claire  ,  te  cette 
cholie  fille  de  notre  Bourgeois  à  qui  fous 
faire  tant  de  petits  douceurs.  (  à  part.  ) 
oh  chons  pien  d'autres  doutances  ,  mais 
il  faut  faire  femplant  te  rien. 

Dorante. 

Non  ,  Jacquard  ,  l'amour  que  tu  me 
fuppofes  n'eft.  point  capable  de  ralentir 
mon  empreffement  de  retourner  en  France- 
Tous  climats  font  indifférens  pour  l'amour. 
Le  monde  efl  plein  de  belles  dignes  des 
fervices  de  mille  amans ,  mais  on  n'a  qu'une 
Patrie  à  fervir. 

Jacquard. 

A  propos  te  belles.  Savre  fous  que 
l'être  après  timain  que  notre  brital  te 
Bourgeois  époufe  la  fille  de  Mourir  Go* 
ternitz  } 

Dorante. 

Comment  !  que  dis-tu  } 


de     Guerre.  75 

Jacquard. 

Que  la  mariache  de  Monfir  Macker  avec 
Mamecelle  Sophie  qui  éîoit  différé  chifque 
à  l'arrivée  ti  frère  te  la  temoifelle  ,  doit 
fe  terminer  dans  teux  jours  ,  parce  qu'il 
avre  été  échangé  plitôt  qu'on  n'avre  cru 
&  qu'il  arriver  aucherdi. 

Dorante. 

Jacquard  ,  que  me  dis-tu  là  !  Comment 
le  fais- tu  ? 

Jacquard. 

Par  mon  foy  je  l'affre  appris  toute 
l'heure  en  pivant  pouteille  avec  in  falet 
te  la  maifbn. 

Dorante. 

(  a  part.  )  Cachons  mon  trouble : 

(  haut.  )  je  réfléchis  que  le  meflager  doit 
être  arrivé  ;  va  voir  s'il  n'y  a  point  de 
nouvelles  pour  moi. 

Jacquard. 

(  à  part.  )  Diaple  !  l'y  être  in  noufelle 
de  trop  à  ce  que  che  fois  !  (  revenant.  ) 
Monfir  che  fafre  point  où  l'être  la  pou- 
tique  le  fli  noufelle. 


7£        Les    Prisonniers 
Dorante. 

Tu  n'as  qu'à  parler  à  Mademoiselle 
Claire ,  qui  pour  éviter  que  mes  lettres 
ne  foient  ouvertes  à  la  porte  ,  a  bien  vou- 
lu le  charger  de  les  recevoir  fous  une 
adrefîe  convenue ,  &  de  me  les  remettre 
iecrétement, 

SCENE   IL 

Dorante, 

Quel  coup  pour  ma  flamme  !  c'en  eft 
donc  fait  trop  aimable  Sophie  ,  il  faut 
vous  perdre  pour  jamais ,  &  vous  allez 
devenir  la  proie  d'un  riche  ,  mais  ridi- 
cule &  grofïier  vieillard.  Hélas  i  fans 
m'en  avoir  encore  fait  l'aveu  tout  corn- 
mençoit  à  m'annonc.er  de  votrç  part  le 
plus  tendre  retour  !  non  ,  quoique  les 
injuries  préjugés  de  lbn  père  contre  les 
Français  duffent  être  un  obitacle  invinci- 
ble à  mon  bonheur  ,  il  ne  falloit  pas 
moins  qu'un  pareil  événement  pour  affû- 
ter  la  fiacérité   des   vœux   que   je    fais 


de    Guerre,'  yy 

pour  retourner  promptement  en  France  $ 
les  ardens  témoignages  que  j'en  dcnne 
ne  fort  -  ils  point  plutôt  les  efforts  d'un 
efprit  qui  s'excite  par  la  considération 
de  fon  devoir  ,  que  les  effets  d'un  zèle 
affez  fincere  !  mais  que  dis-je  ,  ah  !  que 
la  gloire  n'en  murmure  point  ,  de  û 
beaux  feux  ne  font  pas  faits  pour  lui 
nuire  :  un  cœur  n'eft  jamais  affez  amou- 
reux ,  il  ne  fait  pas ,  du  moins  affez  de 
cas  de  l'erlime  de  fa  maîtreffe  ,  quand  ii 
ba!a:.ce  à  lui  préférer  fon  devoir  ,  £on 
pays  ,  &  fon  P«.oi. 


igsu— — <3%g= 


SCENE    III 
MACKER  ,  DORANTE  ,  GOTERNÎT^, 

M   A   C   K   E   R. 

A  H  !  voici  ce  prifonnier  que  j'ai  en 
garde.  Il  faut  que  je  le  prévienne  fur  îa 
fiçon  dont  il  doit  le  conduire  avec  ma 
fuiure.  Car  ces  Frai  çois  qui  ,  dit-on  ,  fe 
foucient  fi  peu  de  leurs  femmes  ,  font 
des  p'.us  accommodans  avec  celles  d'au- 


?3      Les    Prisonniers 
irai ,  mais  je  ne  veux  point  chez  moi  de 
ce  commerce-là  ,  &  je  prétends  du  moins 
que  mes  entons  ibient  de  mon  pays. 

GOTERNITZ. 

Vous  avez   là    d'étranges   opinions  de 
ma  fille. 

M   A   C    K   E   R. 

Mon  Dieu  ,   pas  fi  étranges.  Je  penfe 
que  la  mienne  la  vaut  bien  ,  &  fi  .  .  .  . 
brifons  là-defîus  ....  Seigneur  Dorante  1 
Dorante. 

Monfieur  ? 

M   A   C   K   E   R. 

Savez- vous  que  je  me  marie  ? 
Dorante. 

Que  m'importe  ? 

M    A    C    K    E    R. 

C'eil  qu'il  m'importe  à  moi  que  vous 
appreniez  que  je  ne   fuis  pas  d'avis  que 
ma  femme  vive  à  la  françoife. 
Dorante. 
Tant  pis  pour  elle. 

M    a    c    K    E    R. 
Eh  oui ,  mais  tant  mieux  pour  moi. 


î>  e    Guerre.'  7£ 

Dorante. 

le  n'en  fais  rien. 

M    A    C    K    E    R. 

Oh  nous  ne  demandons  pas  votre  opi- 
nion ïà-deffus  ?  je  vous  avertis  feulement 
que  ]2  fouhaite  de  ne  vous  trouver  ja- 
mais avec  elle  ,  &  que  vous  évitiez  de 
me  donner  à  cet  égard  des  ombrages  fur 
fa  conduite. 

Dorante. 

Cela  eft  trop  jufte  ,  &  vous  ferez  la- 
tisfait. 

M   A    C    K   E    R. 

Ah  !  le  voilà  complaifant  une  fois  ; 
quel  miracle  ! 

Dorante. 

Mais  je  compte  que  vous  y  contrî- 
1  lierez  de    votre   côté   autant    qu'il   fera 

nécerTaire. 

M  A   C    K    E    R. 

Oh  !  fans  doute  ,  &  j'aurai  foin  d'or- 
donner à  ma  femme  de  vous  éviter  en 
toute  occafion. 


te      Les    Prisonnier 

Dorante* 

M'éviter  !  gardez- vous  en  bien.  Ce  n'êft 
pas  ce  que  je  veux  dire. 

M   A   C    K   E   R, 

Comment  ? 

Dorante. 

C'eft  vous  au  contraire  qui  devez  évi- 
ter de  vous  appercevoir  du  tems  que  je 
parlerai  auprès  d'elle.  Je  ne  lui  rendrai 
des  foins  que  le  plus  dire&ement  qu'il 
me  fera  porîïbîe ,  &  vous ,  en  mari  prudent 
vous  n'en  verrez  que  ce  qu'il  vous  plaira» 

M   A    C    K   E    R. 

Comment  diable  !  vous  vous  moquez  ; 
&  ce  n'eft  pas  là  mon  compte. 

D    O    R    A    N    T    E. 

C'efl  po.irtant  tout  ce  que  je  puis  vous 
promettre  ,  &  c'eft  même  tout  ce  que 
vous  m'avez  demandé. 

M    A    C    K    E    R. 

Parbleu!  celui-là  me  pafTe  ;  il  faut  être 
bien.rndidb1^  après  les  feaimës  d'autrui 
pour  tenir  un  tel  langage  à  la  barbe  des 
maris» 

G  O  T  E  R  N  I  T  Z, 


e>  e     Guerre.  Si 

goternit 

En  vérité,  feigneur  Macker,  vos  dif«= 
cours  me  font  pitié  ,  &  votre  colère  me 
fait  rire.  Quelle  réponle  vou1iez-vous  que 
fit  Monfieur  à  une  exhortation  auiïi  ridi- 
cule eue  la  vôtre  ?  la  preuve  de  la  pureté 
de  fes  intention  i  eft  le  langage  même  qu'il 
vous  tient  :  s'il  vouloit  vous  tromper  , 
vous  prendroit-il  pour  fon  confident? 

Macker. 

Je  me  moque  de  cela,  fou  qui  s'y  fie. 
Je  ne  veux  point  qui!  fréquente  ma  femme* 
&  j'y  mettrai  bon  ordre» 

Dorante. 

A  la  b^nne  heure  ;  mais  comme  je  fuis 
Votre  prifonnier  ,  &  non  pas  votre  en- 
clave ,  vous  ne  trouverez  pas  mauvais  que 
je  m'acquitte  envers  elle  en  toute  occaiion 
des  devoirs  de  politeffe  que  mon  fexe 
doit  au  fien. 

Macker. 

Eh  ï  morbleu  !  tant  de  pol'teflès  pour 
la  ftmme  re  fenclent  au'a  faire  affront  au 
i7v  i  C  'h  nie  met  d  ns  de-  impatiences... 
nous  verrons rous  verrons vous 

Supplément.  Tome  XI.  F 


Si        Les   Prisonniers 

êtes  méchant ,  Monfieur  le  François.  Ok 
parbleu,  je  le  ferai  plus  que  vous. 

Dorante. 

A  la  maifon  cela  peut  être  ;  maïs  j'ai 
peine  à  croire  que  vous  le  foyez  fort  à  la 
guerre. 

GOTERNITZ. 

Tout  doux ,  feigneur  Dorante ,  il  eft 
d'une  nation 

Dorante. 

Oui ,  quoique  la  vraie  valeur  foit  infé- 
parable  de  la  générosité ,  je  fais  malgré  la 
cruauté  de  la  vôtre  en  eftimer  la  bra- 
voure. Mais  cela  le  met  -  il  en  droit  d'in- 
fulter  un  foldat  qui  n'a  cédé  qu'au  nom- 
bre ,  &  qui ,  je  penfe  ;  a  montré  affez  de 
courage  pour  devoir  être  refpeclé,  même 
dans  fa  difgrace  ! 

GOTERNITZ. 

Vous  avez  raifon.  Les  lauriers  ne  font 
pas  moins  le  prix  du  courage  que  de  la 
viftoire.  Nous  -  mêmes  depuis  que  nous 
cédons  aux  armes  triomphantes  de  votre 
Roi ,  nous  ne  nous  en  tenons  pas  moins 
glorieux,  puifque  la  même  valeur  qu'il 


de    Guerre:  Si 

emploie  à  nous  attaquer  ,  montre  la  aôtre 
à  nous  défendre,  Mais  voici  Sophie. 

gfe = tJiïP ! 3B3 

SCENE    IV. 

GOTERNITZ,  MACKER,  DORANTE; 
SOPHIE. 

GOTERNITZ. 

A Pprochez  ma  fille ,  venez  faîuer 
votre  époux,  ne  l'acceptez-vous  pas  avec 
plaifir  de  ma  main  } 

Sophie. 

Quand  mon  cœur  en  feroit  îe  maître 
il  ne  le  choifiroit  pas  ailleurs  qu'ici, 

M   A   C   K  E  R. 

Fort  bien  belle  mignonne  ;  mais. . .  »  « 
(  à  Dorante.  )  quoi  !  vous  ne  vous  era 
allez  pas  ? 

Dorante. 

Ne  devez-vous  pas  être  flatté  que  mon 
admiration  confirme  la  bonté  de  votre 
choix  } 

F  x 


$4       Les    Prisonniers 

M   A   C    K   E   R. 

Comme  je  ne  l'ai  pas  choifie  pour 
vous,  votre  approbation  me  paroît  ici 
peu  néceiTaire. 

GoTERNITZ. 

Il  me  femble  que  ceci  commence  à 
«lurer  trop  pour  un  badinage.  Vous  voyez, 
Monneur ,  que  le  feigneur  Macker  eft  in- 
quiété de  votre  préfence  ;  c'efr.  un  effet 
qu'un  cavalier  de  votre  figure  peut  pro- 
duire naturellement  fur  l'époux  le  plus 
j-aifonnable. 

Dorante. 

Eh  b'en  !  il  faut  donc  le  délivrer  d'un 
fpe&atcur  incommode,  aulTi  bien  ne  puis- 
se fupporter  le  tableau  d'une  union  aufîi 
difproportionnée.  Ah  !  Monfieur ,  com- 
ment pouvez- vous  confentir  vous-même  , 
que  tant  de  perfections  foient  poffédées 
par  un  homme  fi  peu  fait  pour  les  eon- 
noître  ? 


©  E    Guerre;  8y 

gtë  — =aae=  jjgj 

SCENE    V. 
MACKER,  GOTERNITZ,  SOPHIE. 

M   A   C   K   E   R. 


Arbleu!  voilà  une  nation  bien  ex- 
traordinaire,  des  prifonniers  bien  incom- 
modes. Le  valet  me  boit  mon  vin, le  maî- 
tre carefTe  ma  fille.  (Sophie  fait  une  mine,  ) 
Us  vivent  chez  moi  comme  s'ils  étoient  en 
pays  de  conquêtes! 

G   O    T    E   R   N   I    T   Z. 

C'efr.  la  vie  la  plus  ordinaire  aux  Fran- 
çois j  ils  y  font  tout  accoutumes. 

M  A  c  K  E  R. 

Bonne  exeufe ,  ma  foi  !  ne  faudra-t-il 
point  encore  en  faveur  de  la  coutume  qu§ 
j'approuve  qu'il  me  fafle  cocu? 

Sophie, 

Ah  ciel  !  quel  homme  ! 

G   O   T    E   R   N   I    T   2. 

Je  fuis  aiiiïi  feandalifé  de  votre  langage 
«que  ma  fille  en   efl  indignée.  Apprenez 


$$        Les   Prisonniers 

qu'un  mari  qui  ne  montre  à  fa  femme  ni 
eftime  ni  confiance,  l'autorife  autant  qu'il 
eft  en  lui ,  à  ne  les  pas  mériter.  Mais  le 
jour  s'avance  ,  je  vais  monter  à  cheval 
pour  aller  au-devant  de  mon  fils  qui  doit 
arriver  ce  foir. 

M   A   C   K  E    R. 

Je  ne  vous  quitte  pas,  j'irai  avec  vous 
s'il  vous  plaît. 

GOTERNITZ. 

Soit  ;  j'ai  même  bien  des  chofes  à  vous 
dire  dont  nous  nous  entretiendrons  en 
chemin, 

M   A   C    K  Ê   R. 

Adieu  mignonne ,  il  me  tarde  que  nous 
foyons  mariés  pour  vous  mener  voir  mes 
champs  &  mes  bêtes  à  cornes ,  j'en  ai  le 
plus  beau  parc  de  la  Hongrie. 

Sophie» 
Monfieur ,  ces  animaux  là  me  font  peur, 

M   A   C   K   E   R. 

Va  ,  va ,  poulette  ,  tu  y  feras  bientôt 
aguerrie  avec  moi. 


de    Guerre.  $7 

gg «0*==========*ffg 

SCENE    V  L 

Sophie. 

OUel  époux!  quelle  différence  de  lui 
à  Dorante ,  en  qui  les  charmes  de  l'amour 
redoublent  par  les  grâces  de  fes  manières, 
&  de  (es  expreffions.  Mais  hélas  !  il  n'eft 
point  fait  pour  moi.  A  peine  mon  cœur 
ofe-t-il  s'avouer  qu'il  l'aime,  &  je  dois 
trop  me  féliciter  de  ne  lui  avoir  point 
avoué  à  lui  -  mcme.  Encore  s'il  m'étoit 
fidèle  ,  la  bonté  de  mon  père  me  lahTe- 
roit ,  malgré  fa  prévention  &  fes  enga- 
gemens  quelque  lueur  d'efpérance.  Mais 
îa  fille  de  Macker  partage  l'amour  de 
Dorante  ;  il  lui  dit  fans  doute  les  mêmes 
chofcs  qu'à  moi ,  peut  -  être  effc  -  elle  la 
feule  qu'il  aime.  Volages  François  !  que 
les  femmes  font  heureufes  que  vos  infi- 
délités les  tiennent  en  garde  contre  vos 
féductions!  Si  vous  étiez  aum*  conilans 
que  vous  êtes  aimables,  quels  cœurs  vous 
réfifteroient  !  Le  voici;  je  voudrois  fuir, 
&  je  ne  puis  m'y  refondre  :  je  voudrois 

F  4 


88        Les    Prisonniers 

lui  paraître  tranquille ,  &  je  fens  que  ;e 
l'aime  jufqu'à  ne  pouvoir  lui  cacher  mon 
dépit. 

g%*  _.=^^=  .ègg 

SCENE    VIL 

ÇORANTË,    SOPHIE. 

Dorante, 


L  eft  donc  vrai ,  Madame ,  que  ma 
ruine  eft  conclue,  &  que  je  vais  vous 
perdre  fans  retour.  J'en  mourro:s  r  fans 
doute  ,  fi  la  mort  étoit  la  pire  des  dou- 
leurs, le  ne  vivrai  que  pour  vous  por- 
ter dans  mon  cœur  plus  long-tems  ,  Se 
pour  me  rendre  digne,  par  ma  conduite  &c 
par  ma  confiance,  de  votre  eilime  &  de 
vos  regrets. 

Sophie. 

Se  peut-il  que  la  perfidie  emprunte  un 
langage  aufîi  noble  &  aufîi  pafïïonné? 

Dorante. 

Que  dites  -  vous  ?  quel  accueil  !  eft  -  ce 
là  la  jufte  pitié  que  méritent  mes  fenti- 
mensr. 


de    Guerre.  $9 

Sophie. 

Votre  douleur  eft  grande  en  effet,  à  en 
juger  par  le  foin  que  vous  avez  pris  de 
vous  ménager  des  confolations. 

Dorante. 

Moi ,  des  confolations  !  en  efl  -  il  pour 
votre  perte  ? 

Sophie. 

Cefï-à-dire  :  en  eft-il  befoin  ? 

Dorante. 

Quoi!  belle  Sophie?  pouvez- vous?  ..... 

Sophie. 

Réfervez ,  je  vous  en  prie  ,  la  fami- 
liarité de  ces  expreffions  pour  la  belle 
Claire  ,  &  fâchez  que  Sophie  telle  qu'elle 
elt ,  belle  ou  laide ,  fe  foucied'autai.t  moi«s 
de  l'être  à  vos  yeux ,  qu'elle  vous  croit 
aufli  mauvais  juge  de  la  beauté  que  du 
mérite. 

Dorante. 

Le  rang  que  vous  tenez  dans  mon  es- 
time &  dans  mon  cœur  eft  une  preuve 
du  contraire.  Quoi  !  vous  m'avez  cru 
amoureux  de  la  fille  de  Macker? 


§0       Les  Prisonniers 
Sophie. 

Non  en  vérité.  Je  ne  vous  fais  pas  l'hon- 
neur de  vous  croire  un  cœur  fait  pour 
aimer.  Vous  êtes  comme  tous  les  jeunes 
gens  de  votre  pays  ,  un  homme  fort  con- 
vaincu de  fes  perfections,  qui  fe  croit 
deftiné  à  tromper  les  femmes ,  &  jouant 
l'amour  auprès  d'elles ,  mais  qui  n'eft  pas 
canable  d'en  reffentir. 

Dorante. 

Ah  !  fe  peut  -  il  que  vous  me  confon- 
diez dans  cet  ordre  d'amans  fans  fenti- 
mens  &  fans  délicateffe  ,  pour  quelques 
vains  badinages  qui  prouvent  eux-mêmes 
que  mon  cœur  n'y  a  point  de  part,  & 
qu'il  étcit  à  vous  tout  entier. 

Sophie. 

La  preuve  me  paroît  finguliere.  Je  fe- 
rois  curieufè  d'apprendre  les  légères  fub- 
îiiités  de  cette  Philofophie  françoife. 

Dorante. 

Oui,  j'en  appelle  en  témoignage  de  la 
Sincérité  de  mes  feux  ,  cette  conduite 
môme  que  vous  me  reprochez:  j'ai  dit  à 
d'autres  de  petites  douceurs ,  il  eft  vrai  ; 


D  E      G  V   E  R   R  E.  91 

j'ai  folâtré  auprès  d'elles.  Mais  ce  badi- 
nage  &  cet  enjouement,  font -ils  le  lan- 
gage de  l'amour  ?  Efl  -  ce  fur  ce  ton  que 
je  me  fuis  exprimé  près  de  vous  ?  Cet 
abord  timide ,  cette  émotion ,  ce  refpeft  9 
ces  tendres  foupirs,  ces  douces  larmes  , 
ces  transports  que  vous  me  faites  éprou- 
ver, ont-ils  quelque  chofe  de  commun 
avec  cet  air  piquant  &  badin  que  la  po- 
liteffe  &  le  ton  du  monde  nous  font 
prendre  auprès  des  femmes  indifférentes. 
Non,  Sophie,  les  ris  &  la  gaîté  ne  font 
point  le  langage  du  fentiment.  Le  véri- 
table amour  n'eft  ni  téméraire  ni  éva- 
poré ;  la  crainte  le  rend  circonfpecl  ;  il 
rifque  moins  par  la  connoiffance  de  ce 
qu'il  peut  perdre  ,  &  comme  il  en  veut 
au  coeur  encore  plus  qu'à  la  perfonne  , 
il  ne  hafarde  gueres  l'efïime  de  la  per- 
fonne qu'il  aime  pour  en  acquérir  la 
pofTefîion. 

Sophie. 
C'eft-à-dire  ,  en  un  mot ,  que  contens 
d'être  tendres  pour  vos  maîtrefles  ,  vous 
n'êtes  que  galans ,  badins  &  téméraires 
près  des  femmes  que  vous  n'aimez  point. 
Voilà  une  confiance  &  des  maximes  d'un 


92        Les    Prisonniers 

nouveau  goût ,  fort  commodes  pour  le* 
cavaliers  ;  je  ne  fais  fi  les  belles  de  votre 
pays  s'en  contentent  de  même  } 

Dorante. 

Oui,  Madame,  cela  eu.  réciproque  j, 
&;  elles  ont  bien  autant  d\ntérêt  que  nous  , 
pour  le  moins  ,  à   les  établir. 

Sophie. 

Vous  me  faites  trembler  pour  les  fem- 
mes capables  de  donner  leur  cœur  à  des 
amans  formés  à  une  pareille  école. 

D   O    R    A    N    TE. 

Eh  !  pourquoi  ces  craintes  chimériques? 
n'eft  -  il  pas  convenu  que  ce  commerce 
galant  &  poli ,  qui  jette  tant  d'agrément 
dans  la  fociété  n'efl:  point  de  l'amour  ;  il 
n'eft  que  le  fupplément.  Le  nombre  des 
cceurs  vraiment  faits  pour  aimer  eft  fi 
petit,  &  parmi  ceux-là,  il  y  en  a  fi  peu 
qui  fe  rencontrent  ,  que  tout  languiroit- 
bientôt  û  l'efprit  &  la  volupté  ne  te- 
noient  quelquefois  la  place  du  cœur  & 
du  fentiment.  Les  femmes  ne  font  point 
les  dupes  des  aimables  folies  que  les  hom- 
mes font  autour  d'elles.  Nous  en   fom- 


D   E      G  U   E   R   R   tj  £3; 

mes  de  même  par  rapport  à  leur  coquet- 
terie ,  elles  ne  féduifent  que  nos  fens. 
Oeft  un  commerce  ridelle ,  où  l'on  ne  fe 
dorne  réciproquement  que  pour  ce  qu'on 
eft.  Mais  il  faut  avouer  à  la  honte  du  cœur 
que  ces  heureux  badinages  lont  fouvent 
mieux  récompenies,  que  les  plus  tou- 
chantes exprefîions  d'une  flamme  ardente 
&  fincere. 

Sophie. 

Nous  voici  précifément  où  j'en  voulois 
venir  ;  vous  m'aimez,  dites-vous,  unique- 
ment &  parfaitement  ;  tout  le  refte  n'efl 
que  jeu  d'efprit  ;  je  le  veux  ;  je  le  crois. 
Mais  alors  il  me  refte  toujours  à  favoir 
quel  genre  de  plaifir  vous  pouvez  trou- 
ver à  faire ,  dans  un  goût  différent ,  la 
cour  à  d'autres  femmes ,  &  à  rechercher 
pourtant  auprès  d'elles  ,  le  prix  du  véri- 
table amour. 

Dorante. 

Ah  !  Madame  !  quel  tems  prenez  -  vous 
pour  m'engager  dans  des  differtations  ?  Je 
vais  vous  perdre  ,  hélas  !  &  vous  voulez 
que  mon  efprit  s'occupe  d'autres  choies 
que  de  fa  douleur, 


$4       Les  Prisonniers 
Sophie. 

La  réflexion  ne  pouvoit  venir  plus  mal 
â  propos  ;  il  falîoit  la  faire  plutôt ,  ou  ne  la 
point  faire  du  tout. 

pg  -===g^===— =— ^ 

SCENE    V  I  IL 
DORANTE,  SOPHIE,  JACQUARD» 

Jacquard. 

OT.  ft.  Monfir,  Monfir. 

Dorante, 

Je  crois  qu'on  m'appelle. 

Jacquard. 

Oh  moi  venir ,  puifque  fous  point  aller» 

Dorante» 

Eh  bien?  qu'eft-ce? 

Jacquard. 

Monfir,  afec  la  permimon  te  montame, 
l'être  ain  piti  l'écriture. 

Dorante» 

Quoi  une  lettre  } 


de    Guerre.  95 

Jacquard. 

Chiftement 

■ 

Dorante, 

Donne-la  moi. 

Jacquard. 

Tiantre,  non,  Mamecelle  Claire  mafre 
chargé  te  ne  la  donne  fous  qu'en  grand 
fecrettement. 

Sophie. 

Monfieur  Jacquard  eft  exaft,  il  veut 
fuivre  (es  ordres. 

Dorante» 

Donne  toujours ,  butor ,  tu  fais  le  myf» 
térieux  fort  à  propos  ! 

Sophie. 

Ceffez  de  vous  inquiéter.  Je  ne  fuis 
point  incommode ,  &  je  vais  me  retirer, 
pour  ne  pas  gêner  votre  empreffement. 


$6        Les    Prisonniers^ 
S**         = s?^-         ..  =èjgg 

SCENE    IX. 

SOPHIE,    DORANTE, 

Do  RANTE,  à  pari, 

L)Ette  lettre  de  mon  père  lui  donne 
de  nouveaux  fcupçons  ,  &c  vient  tout  à 
propos  pour  les  d'fïiper.  (  Haut.  )  Eh  quoi, 
Madame ,  vous  me  fuyez  ? 

Sophie  ironiquement. 

Seriez  -  vous   difpofé  à  me  mettre  de 
moitié  dans  vos  confidences  ? 

Dorante. 

Mes  fecrets  ne  vous  intérefTent  pas  aflez 
pour  vouloir  y  prendre  part. 

Sophie. 

Ceft,  au   contraire,   qu'ils   vous   font 
trop  chers  pour  les  prodiguer. 

Dorante. 
Il  me  fiéroit  mal   d'en  être  plus  avara 
que  de  mon  propre  cœur. 
Sophie. 

Aufli  logez-vous  tout  au  mêrn"  lieu. 

Dorante,1 


DE      GUEREEé  97 

Dorante» 

Cela  ne  tient  du  moins  qu'à  votre  corn- 
plaifance, 

Sophie. 

Il  y  a  dans  ce  fang-froid  une  méchan- 
ceté que  je  mis  tentée  de  punir.  Vous  fe« 
riez  bien  embarraffé  fi,  pour  vous  prendre 
au  mot,  je'  vous  priois  de  me  communi- 
quer cette  lettre. 

D'O   R    A    N   T   E. 

J'en  ferois  feulement  fort  furpris,  vous 
vous  plaifez  trop  à  nourrir  d'injirites  (en-* 
timens  fur  mon  compte ,  pour  cherch'er 
à  les  détruire. 

S  O  P  H  I  E.  ••  r 

Vous  vous  fiez  fort  à  ma-  difcrétion»... 
je  vois  qu'il  faut  lire  la  fettre   pour  con* 

fondre  votre  témérité:,   ; 

> 

DO    R  A  N  T  E. 

Liiez-  la  pour  vous  convaincre  de-  votre 
injuftice. 

Sophie. 

Non  commencez  par  me  la  lire  vous- 
même  ,  j'en  jouirai  mieux  de  votre  con- 
fufion. 

I 

Supplément*  Tome  XL       G 


$8        Les    Prisonniers 
Dorante. 

Nous  allons  voir:  (  il  Ut.  ~)Que  de  joiey 
mon  cher  Dorante  ! 

Sophie. 

Mon  cher  Dorante,  fexprefîlon  eft  ga- 
lante vraiment. 

Dorante. 

Que  fai  de  joie  ,  mon  cher  Dorante ,  de 
pouvoir  terminer  vos  peines.. 

Sophie. 

Oh!  je  r^çn.  doute  pas ,  vous  avez  tanfl 
d'humanité  ! 

Dorante. 
Vous    voila  délivre  des  fers  oit  vous  lar*> 

gulfie{ 

Sophie. 

Je  ne  languirai  pas  dans  les  vôtres» 

Dorante. 
ffate^-vous  de  venir  me  rejoindre..* 

Sophie. 
Cela  s'appelle  être  preffée  ! 

Dorante; 
Je  brûU  de  vous  embrajfer.  ..^ 


de    Guerre,  cjc^ 

Sophie. 

Rien  n'efî  fi  commode  que  de  déclarer 
franchement  fes  befoins. 

.Dorante." 

Vous  êtes  échangé  contre  un  jeune  Officier 
qui  s'en  retourne  actuellement  où  vous   êtes. 

Sophie. 

Mais,  je  n'y  comprends  plus  rien; 

Dorante. 

Blejfé  dangeureufement ,  il  fui  fait  prifon- 
nier  dans  une  affaire  ou  je  me  trouvai. . . . , 

Sophie. 

Une  affaire  où  fe  trouva  Mlle.  Claire  \ 

Dorante. 
■Qui  vous  parle  de  Mlle.  Claire  ? 

Sophie. 
Quoi  !  cette  lettre  n'efî  pas  d'elle  ? 

Dorante. 

Non  vraiment;  elle  eft  de  mon  père"; 
fc  Mlle.  Claire  n'a  fervî  que  de  moyen 
pour  me  la  faire  parvenir  ;  voyez  la  date 
&  le  feing. 


ïoo      Les   Prisonniers 

Sophie. 

Ah  je  refpire  ! 

Dorante. 

Ecoutez  le  relie  ;  (  il  lit  )  A  foret  de 
fzcours  &  de  foins  j'ai  eu  le  bonheur  de  lui 
fauver  la  vie  ;  je  lui  ai  trouvé  tant  de  recon- 
noi[fance,  que  je  ne  puis  trop  me  féliciter 
desfervices  que  je  lui  ai  rendus.  Tefpere  quen 
le  voyant  vous  partagerez  mon  amitié  pour 
lui  ,  &  que  vous  le  lui  témoignerez 

Sophie  à  paru 

L'hiftoire  de  ce  jeune  officier  a  tant  de 

rapport  avec  ....  ah  !  fi  c'étoit  lui 

tous  mes  doutes  feront  éclaircis  ce  foir. 

Dorante. 

Belle  Sophie  ,  vous  voyez  votre  erreur. 
Mais  de  quoi  me  fert  que  vous  connoif- 
iiez  rinjuftice  de  vos  foupçons ,  en  ferai- 
je  mieux  récompenfé  de  ma  fidélité? 

Sophie. 

Je  voudrois  inutilement  vous  déguifer 
encore  le  fecret  de  mon  cœur  ;  il  a  trop 
eclaté  avec  mon  dépit  ;  vous  voyez  com- 
bien je  vous  aime ,  &  vous  devez  mefu- 


de    Guerre.  iov 

ï*er  le  prix  de  cet  aveu  fur  les  peines  qu'il 
m'a  coûté. 

Dorante. 

Aveu  charmant  !  pourquoi  faut  -  il  que 
des  momens  fi  doux  foient  mêlés  d'alar- 
mes ,  &  que  le  jour  où  vous  partagez  mes 
feux  foit  celui  qui  les  rend  le  plus  à  plain- 
dre? 

Sophie. 

Ils  peuvent  encore  l'être  moins  que  vous 
ne  penfez.  L'amour  perd-il  fi-tôt  courage  ; 
&  quand  on  aime  allez  pour  tout  entre- 
prendre ,  manque-t-on  de  refïburces  pour 
être  heureux  ? 

Dorante. 

Adorable  Sophie  !  quels  tranfports  vous 

me   caufez  !  quoi ,  vos   bontés  1 je 

pourrois ....  ah  !  cruelle!  vous  promettez 
plus  que  vous  ne  voulez  tenir! 
Sophie. 

Moi  je  ne  promets  rien.  Quelle  eft  la 
vivacité  de  votre  imagination  ?  J'ai  peur 
que  nous  ne  nous  entendions  pas. 

Dorante. 

Comment? 

G? 


Soi      Les   Prisonniers 
Sophie. 

Le  trifîe  hymen  que  je  crains  n'eft  point 
tellement  conclu  que  je  ne  puifle  me  flatter 
d'obtenir  du  moins  un  délai  de  mon  père; 
prolongez  votre  féjour  ici  jufqu'à  ce  que 
la  paix ,  ou  des  circonftances  plus  favora- 
bles ayent  diffipé  les  préjugés  qui  vous  le 
rendent  contraire. 

Dorante. 

Vous  voyez  l'empreffement  avec  lequel 
on  me  rappelle  :  puis  -  je  trop  me  hâter 
d'aller  réparer  l'oifiveté  de  mon  efclavage? 
Ah  !  s'il  faut  que  l'amour  me  fafle  négli- 
ger le  foin  de  ma  réputation,  doit- ce  être 
fur  des  efpérances  aufîi  douteufes  que 
celles  dont  vous  me  flattez  ?  Que  la  cer- 
titude de  mon  bonheur  ferve  du  moins 
à  rendre  ma  faute   excufable.   Confentez 

que  des  nœuds  fecrets 

Sophie. 

Qu'ofez  -  vous  me  propofer  ?  un  cœur 
bien  amoureux  ménage-t-il  û  peu  la  gloire 
de  ce  qu'il  aime  ?  vous  m'offenfez  vive- 
ment. 


©E      GUERRE.  1£>Ï 

Dorante, 

J'ai  prévu  votre  réponfe,  &  vous  avez 
diaé  la  mienne.  Forcé  d'être  malheureux 
ou  coupable ,  c'eft  l'excès  de  mon  amour 
qui  me  fait  facrifier  mon  bonheur  à  mon 
devoir,  puifque  ce  n'eft  qu'en  vous  per- 
dant que  je  puis  me  rendre  digne  de  vous 
pofféder. 

S  o  p  H  i  Eo 

Ah!  qu'il  eftaifé  d'étaler  de  belles  maxi- 
mes quand  le  cœur  les  combat  foible- 
ment  !  Parmi  tant  de  devoirs  à  remplir  , 
ceux  de  l'amour  font -ils  donc  comptes 
pour  rien  ,  &  n'eft-ce  que  la  vanité  de  m* 
coûter  des  regrets  qui  vous  a.  fait  defirer. 
ma  tendrefle? 

Dorante. 

J'attendois  de  la  pitié  &  je  reçois  des 
reproches;  vous  n'avez  ,  hélas  !  que  trop 
de  pouvoir  fur  ma  vertu ,  il  faut  fuir  pour 
ne  pas  fuccomber.  Aimable  Sophie,  trop 
di*ne  d'un  plus  beau  climat ,  daignez  re- 
cpyoir  les  adieux  d'un  amant  qui  ne  vi- 
vait qu'à  vos  pieds  ,  s'il  pouvoit  confer, 

G4 


I04,     Les    Prisonniers 

ver  votre  eftime  en  immolant  la  gloire  à 
l'amour. 

//  tembrajfe. 

Sophie. 

•  Ah  !  que  faites-vous  ? 

p*  -       ■  ^=^>^ , ^gg 

SCENE    XII 

MACKER ,  FREDERICK ,  GOTERNITZ, 
DORANTE, SOPHIE. 

M   A  C   K  E  R. 

vjHî  oh  !  notre  future  ,  tubleu  !  comme 
vous  y  allez  !  c'eft  donc  avec  Monfieur 
que  vous  accordez  pour  la  noce.  Je  lui  fuis 
obligé,  ma  foi;  eh  bien  beau- père,  que 
dites  -  vous  de  votre  chère  progéniture  ? 
Oh  !  je  voudrois  parbleu  que  nous  en  euf- 
fions  vu  quatre  fois  davantage  ,  feulement 
pour  lui  apprendre  à  n'être  pas  fi  confiant. 

GOTERNITZ. 

Sophie  !  pourriez-vous  m'expliquer  ce 
que  veulent  dire  ces  étranges  façons? 


se    Guerre.  ioç 

Dorante. 

L'explication  efl  toute  fimple,je  viens 
de  recevoir  avis  que  je  fuis  échangé  ,  & 
îà-derTus  je  prenois  congé  de  Mlle,  quiaufli 
bien  que  vous  ,  Monfieur  ,  a  eu  pendant 
mon  féjour  ici  beaucoup  de  bontés  pour 
moi. 

M  A  C  K  E  R. 

Oui  des  bontés ,  oh  !  cela  s'entend. 

GOTERNITZ. 

Ma  foi ,  feigneur  Macker ,  je  ne  vois 
pas  qu'il  y  ait  tant  à  fe  récrier  pour  une 
fimple  cérémonie  de  compliment. 

Macker. 

Je  n'aime  point  tous  ces  complimens  à 
la  Françoife. 

Frederick. 
Soit,  mais  comme  ma  fceur  n'efl  point 
encore  votre   femme,  il  me  femble  que 
les  vôtres  ne  font   gueres  propres  à  lui 
donner  envie  de  la  devenir. 

Macker. 

Eh  corbleu  !  Monfieur ,  fi  votre  féjour 
de  France  vous  a  appris  à  applaudir  à  tou- 


io6      Les   Prisonnier* 
tes  les  fottifes  des  femmes ,  apprenez  que 
les  flatteries  de  Jean  Matthias  Macker  n@ 
nourriront  jamais  leur  orgueil. 

Frédéric  H. 

Pour  cela  je  le  crois. 

Dorante. 

Je  vous  avouerai,  Monfieur,  qu'égale- 
ment épris  des  charmes  &  du  mérite  de 
votre  adorable  fille ,  j*aurois  fait  ma  féli- 
cité fuprême  d'unir  mon  fort  au  fien ,  fi 
les  cruels  préjugés  qui  vous  ont  été  inf- 
pirés  contre  ma  nation  n'eufiènt  mis  un 
obflacle  invincible  au  bonheur  de  ma  vie* 

Fre  derich. 

Mon  père ,  c'eft-là  fans  doute  un  de  vos 
prifonniers  ? 

Go  ternit  z. 

C'efl  cet  officier  pour  lequel  vous  avez 
été  échangé. 

Fre  derich. 

Quoi ,  Dorante  ! 

Goternitzs 
Lui-même. 


de  Guerre;  107 

Frédéric  h. 

Ah  !  quelle  joie  pour  moi  de  pouvoir 
embraffer  le  fils  de  mon  bienfaiteur. 

Sophie  joyeufe. 

C'étoit  mon  frère  ,  &  je  l'ai  deviné. 

FREDERIC   H. 

Oui,  Monfieur,  redevable  de  la  vie 
à  Monfieur  votre  père  ,  qu'il  me  feroit 
doux  de  vous  marquer  ma  reconnoiflance 
&:  mon  attachement  par  quelque  preuve 
digne  des  fervices  que  j'ai  reçus  de  lui  ! 

Dorante. 

Si  mon  père  a  été  affez  heureux  pour 
s'acquitter  envers  un  cavalier  de  votre  mé- 
rite des  devoirs  de  l'humanité,  il  doit  plus 
s'en  féliciter  que  vous-même  ;  cependant , 
Monfieur,  vous  connoifïez  mes  feritimens 
pour  Mademoifelle  votre  fœur ,  fi  vous 
daignez  protéger  mes  feux,  vous  acquit- 
terez au-delà  de  vos  obligations  ;  rendre 
un  honnête  homme  heureux  c'eiî  plus  que 
de  lui  fauver  la   vie. 

Frederick. 

Mon  père  partage  mes   obligations  & 


ïoS      Les   Prisonniers 
j'efpere  bien  que  partageant  aufîi  ma   re- 
connoifTance,  il  ne  fera  pas  moins  ardent 
que  moi  à  vous  la  témoigner. 

M  A  c  K  E  R. 

Mais  ,  il  me  femble  que  je  joue  ici  un 
affez  joli  perfonnage. 

GOTERNITZ. 

J'avoue ,  mon  fils ,  que  j'avois  cru  voir 
en  Monfieur  quelqu'inclination  pour  vo- 
tre fœur;  mais  pour  prévenir  la  décla- 
ration qu'il  m'en  auroit  pu  faire  ,  j'ai  fi 
bien  manifefté  en  toute  occafion  l'antipa- 
thie &  l'éloignement  qui  féparoit  notre 
nation  de  la  fienne  ,  qu'il  s'étoit  épargné 
jufqu'ici  des  démarches  inutiles,  de  la  part 
d'un  ennemi  avec  qui ,  quelque  obligation 
que  je  lui  aye  d'ailleurs,  je  ne  puis  ni  ne 
dois  établir  aucune  liaifon. 

M   A   C    K   E   R. 

Sans  doute,  &  c'eft  un  crime  de  leze- 
majeflé  à  Mademoifelle  de  vouloir  aufîi 
s'approprier  ainfi  les  prifonniers  de  la 
Reine. 

GOTERNITZ. 

Enfin  je  tiens  que  c'eft  une  nation  avec 


de  Guerre.  109 
laquelle  il  eft  mieux  de  toute  façon  de 
n'avoir  aucun  commerce  ;  trop  orgueil- 
leux amis,  trop  redoutables  ennemis, heu- 
reux qui  n'a  rien  à  démêler  avec  eux  l 

Frédéric  H» 

Ah!   quittez,  mon    père,    ces  injuries 
préjugés.  Que  n'avez- vous  connu  cet  ai- 
mable peuple    que   vous  haïriez,   &  qui 
n'auroit  peut-être  aucun  défaut  s'il   avoit 
moins  de  vertus.  Je  l'ai  vue  de  près  cette 
heureufe  &  brillante  nation  ,  je  l'ai  vue 
paifible  au  milieu  de  la  guerre ,  cultivant 
les  Sciences  &  les  Beaux-  Arts,&  livrée 
à  cette   charmante    douceur  de  caraclere 
qui  en  tout  tems  lui  fait  recevoir  égale- 
ment bien  tous  les  peuples  du  monde  , 
&  rend  la  France  en  quelque  manière  la 
patrie  commune  du  genre-humain.  Tous 
les   hommes  font  les  frères  des  François. 
La  guerre  anime  leur  valeur  fans  exciter 
leur  colère.   Une  brutale  fureur   ne  leur 
fait  point  haïr  leurs  ennemis  ,  un  fot  or- 
gueil ne  les  leur  fait  point  méprifer.    Ils 
les  combattent  noblement ,  fans  calomnier 
leur  conduite ,  fans  outrager  leur  gloire , 
&  tandis  que  nous  leur  faifons  la  guerre 


ïio       Les    Prisonniers 
en  furieux  ils  fe  contentent  de  nous  là 
faire  en  héros. 

GO    TERNIT    Z. 

Pour  cela  on  ne  fauroit  nier  qu'ils  ne 
fe  montrent  plus  humains  &  plus  géné- 
reux que  nous. 

Fre   derich. 

Eh  !  comment  ne  le  feroient-ils  pas  fous 
un  maître  dont  la  bonté  égale  le  courage. 
Si  fes  triomphes  le  font  craindre  ,  (es  ver- 
tus doivent-elles  moins  le  faire  admirer  ? 
Conquérant  redoutable ,  il  femble  à  la  tête 
de  fes  armées  un  père  tendre  au  milieu  de 
fa  famille ,  &  forcé  de  dompter  l'orgueil 
de  fes  ennemis,  il  ne  les  foumet  que  pour 
augmenter  le  nombre  de  fes  enfans. 

GOTERNITZ. 

Ouï ,  mais  avec  toute  fa  bravoure ,  non 
content  de  fubjuguer  fes  ennemis  par  la 
force ,  ce  prince  croit  -  il  qu'il  foit  bien 
beau  d'employer  encore  l'artifice  &  de 
féduire  comme  il  fait ,  les  cœurs  des  étran- 
gers &  de  fes  prifonniers  de  guerre  ? 

M   A   C    K   F.   R. 

Fi  !  que  cela  e.ft  laid  de  débaucher  ainft 


ï>  e    Guerre.  m 

les  fujets  d'autrui.  Oh  bien  !  puifqu'il  s'y 
prend  comme  cela,  je  fuis  d'avis  qu'on 
puniffe  févérement  tous  ceux  des  nôtres 
qui  s'avifent  d'en  dire  du  bien. 

Frédéric  h. 

Il  faudra  donc  châtier  tous  vos  guer- 
riers qui  tomberont  dans  fes  fers  ;  & 
je  prévois  que  ce  ne  fera  pas  une  petite 
tâche. 

Dorante. 

Oh  î  mon  prince  !  qu'il  m'efl  doux  d'en- 
tendre les  louanges  que  ta  vertu  arrache 
de  la  bouche  de  tc-s  ennemis  ;  voilà  les 
feuls  éloges  dignes  de  toi. 

G   O  T  E   R   N  I    T    Z. 

Non ,  le  titre  d'ennemis  ne  doit  point 
nous  empêcher  de  rendre  juftice  au  mé- 
rite. J'avoue  même  que  le  commerce  de 
nos  prifonniers  m'a  bien  fait  changer  d'o- 
pinion fur  le  compte  de  leur  nation  ;  mais 
confidérez ,  mon  fils  ,  que  ma  parole  efl 
engagée,  que  je  me  ferois  une  méchante 
affaire  de  confentir  à  une  alliance  con- 
traire à  nos  ufages  &  à  nos  préjugés ,  & 
que  pour  tout  dire  enfin  ,  une  femme 
n'efl  jamais  aifez  en  droit  de  compter  fur 


iiz       Les   Prisonniers 
le  cœur  d'un  François  ,  pour  que  nous 
puifîlons  nous  afTurer  du  bonheur  de  vo* 
ire  fœur  en  l' in.  fiant  à  Dorante. 

Dorante. 

Je  crois ,  Monfl.  ur  ,  que  vous  voulez 
bien  que  je  triomphe,  puiique  vous  m'at- 
taquez par  !e  côté  le  plus  fort.  Ce  n'en: 
point  en  moi  -  même  que  j'ai  bdbin  de 
chercher  des  motifs  pour  raffurer  l'aima- 
ble Sophie  fur  mon  inconilance ,  ce  iont 
{es  charmes  &  fon  mérite  ,  qui  feuîs  me 
les  fourriffent  ;  qu'importe  en  quels  cli- 
mats elle  vive  ,  fon  règne  fera  toujours 
par-tout  où  Ton  a  des  yeux  &  des  coeurs. 

Frederick. 

Entends  -  tu  ,  ma  fœur  ;  cela  veut  dire 
que  fi  jamais  il  devient  infidèle  tu  trou- 
veras dans  Ion  pays  tout  ce  qu'il  faut  pour 
t'en  dédommager. 

Sophie. 

Votre  tems  fera  mieux  employé  à  plai- 
der fa  caufe  auprès  de  mon  père,  qu'à 
m'interpréter  les  fentimens. 

GOTERNITZ. 

Vous  voyez,  feigneur  Macker,  qu'ils 

font 


D   E      G  U  E   R  R  E.  ïl| 

font  tous  réunis  contre  nous  ;  nous  au- 
rons à  faire  à  trop  forte  partie  ,  ne  fe-* 
rions- nous  pas  mieux  de  céder  de  bonne 

grâce  ? 

M  A   C   K   E   R. 

Qu'eft-ce  que  cela  veut  dire  ?  manque- 
î-on  ainfi  de  parole  à  un  homme  comme 
moi  ? 

Frédéric  h. 

Oui ,  cela  fe  peut  faire  par  préférence* 

GOTERNITZ. 

Obtenez  le  confentement  de  ma  fille  , 
je  ne  rétrafte  point  le  mien  ;  mais  je  ne 
vous  ai  pas  promis  de  la  contraindre  ; 
d'ailleurs  ,  à  vous  parler  vrai ,  je  ne  vois 
plus  pour  vous ,  ni  pour  elle ,  les  mêmes 
agrémens  dans  ce  mariage.  Vous  avez: 
conçu  fur  le  compte  de  Dorante  des  om- 
brages qui  pourroient  devenir  entr'elle  & 
vous  une  fource  d'aigreurs  réciproques. 
11  eft  trop  difficile  de  vivre  paifiblement 
avec  une  femme  dont  on  foupçonne  le  cceur 
d'être  engagé  ailleurs. 

M   A    C    K    £    R. 

Ouais  !  vous  le  prenez  fur  ce  ton  ?  oh , 
tetebleu  je  vous  ferai  voir  qu'on  ne  fe 
Supplimznu  Tome  XI,  H 


ii4      Les    Prisonniers 

moque  pas  ainfi  des  gens  !  je  m'en  vais 
tout- à -l'heure  porter  ma  plainte  contre 
ïùi  &  contre  vous ,  nous  apprendrons  un 
peu  à  ces  beaux  Meilleurs  à  venir  nous 
enlever  nos  maîtrerTes  dans  notre  propre 
pays  ;  &  fi  je  ne  puis  me  venger  autre- 
ment, j'aurai  du  moins  le  plaiiir  de  dire 
par -tout  pis  que  pendre  de  vous  &  des 
François. 

SCENE    DERNIERE. 

GOTERNlTZ,DORANTE,FRE- 
DERICH,  SOPHIE. 

GOTERNITZ. 

J_jÀissoNS-LE  s'exaîer  en  vains  murmu- 
res ;  en  unifiant  Sophie  à  Dorante  je  fa- 
tisfais  en  même  tems  à  la  tendreffe  pater- 
nelle &  à  la  reconnoifTance  ;  avec  des  fen- 
timens  û  légitimes  je  ne  crains  la  critique 
de  perfonne. 

Dorante. 

Ali  !  Monfieur  !  quels  tranfports  ! . . . . 

Frédéric  h. 
Mon  père ,  il  nous  reïte  encore  le  plu? 


de    Guerre;  sic 

fort  à  faire,  il  s'agit  d'obtenir  le  confen» 
îement  de  ma  fœur  ,  &  je  vois  là  de 
grandes  difficultés  ;  époufer  Dorante  ,  8c 
aller  en  France  !  Sophie  ne  s'y  réibudra 
jamais. 

Go  ternît  z. 

Comment  donc  J   Dorante  ne  feroit-iï 
pas  de  fon  goût  ?  en  ce  cas ,  je  la  foup- 
çonnerois  fort  d'en  avoir  changé. 
Frederick. 

Ne  voyez-vous  pas  les  menaces  qu'elle 
me  fait  pour  lui  avoir  enlevé  ie  feigneur 
Jean  Matthias  Macker. 

GOTERNITZ. 

Elle  n'ignore  pas  combien  les  François 
font  aimables. 

Frederick. 

Non ,  mais  elle  fait  que  les  Françoifes 
le  font  encore  plus ,  &  voilà  ce  qui  fé- 
pouvante. 

Sophie. 

Point  du  tout.  Car  je  tâcherai  de  le  de- 
venir avec  elles  ,  &  tant  que  je  plairai  à 
Dorante  je  m'eftimerai  la  pïus  glorieuie 
de  toutes  les  femmes, 

H  x 


$ï6    Les   Pris onni ers, &e* 

Dorante. 

Ah  !  vous  le  ferez  éternellement,  belle 
Sophie  !  vous  êtes  pour  moi  le  prix  de 
ce  qu'il  y  a  de  plus  eftimable  parmi  les 
hommes.  C'cft  à  la  vertu  de  mon  père, 
au  mérite  de  ma  nation  ,  &  à  la  gloire 
de  mon  Roi  que  je  dois  le  bonheur  dont 
f  e  vais  jouir  avec  vous  ;  on  ne  peut  être 
heureux  fous  de  plus  beaux  aufpices, 


LETTRES 

A    M-    D  U  T  E  N  $• 


LETTRE    PREMIERE. 

A  Vootion  le  <;  Février  1767. 

J 'Et 01  s  ,  Monfieur,  vraiment  peiné  de 
ne  pouvoir ,  faute  de  favoir  votre  adrefîe  , 
vous  faire  les  remerciemens  que  je  vous 
devois.  Je  vous  en  dois  de  nouveaux 
pour  m'avoir  tiré  de  cette  peine ,  &  fur-'" 
tout  pour  le  livre  de  votre  compontion 
que  vous  m'avez  fait  l'honneur  de  m'en- 
voyer  :  je  fuis  fâché  de  ne  pouvoir  vous 
en  parler  avec  connoiffance  ,  mais  ayant 
renoncé  pour  ma  vie  à  tous  les  livres; 
je  n'ofe  faire  exception  pour  le  vôtre  , 
car  outre  que  je  n'ai  jamais  été  affez  fa- 
vant  pour  juger  de  pareille  matière ,  je 
craindrois  que  le  pîaifir  de  vous  lire  ne 
me  rendît  le  goût  de  la  Littérature ,  qu'il 
m'importe  de  ne  jamais  lahTer  ranimer. 
Seulement  je  n'ai  pu  m'empêcher  de  par- 
courir l'article  de  la  Botanique  ,  à  la- 
quelle je  me  fuis  confacré  peur  tout  amu- 

H? 


ii  S,  Lettres 

fement  ;  &  fi  votre  fentiment  eft  aulîî 
bien  établi  fur  le  relte ,  vous  aurez  for- 
cé   les    modernes    à    rendre    l'hommage 
qu'ils  doivent   aux    ancieus.   Vous    avez, 
îrès-fagement  fait  de  ne  pas  appuyer  fur 
les  vers  de  Claudien  ;  l'autorité  eût  été 
d'autant  plus  foible  que  des  trois  arbres 
qu'il  nomme  après  le  Palmier  ,  il  n'y  en 
a  qu'un    qui   porte    les    deux   (exes    fur 
difterens  individus.  Au  rede  ,  je  ne  con- 
viendrois  pas  tout- à  fait  avec   vous   que 
Tourne  fort  foit   le  plus   grand   botaniite 
du   fiecîe  ;  il   a,  la  gloire    d'avoir  fait  le 
premier  de  la  botanique  une  étude  vrai- 
ment méthodique  ;  mais   cette  étude  en- 
core après  lui  n'étoit  qu'une  étude  d'a- 
pothicaire-  Il    étoit    réfcrvé    à    l'illuûre 
Linnseus   d'en  faire  une   fcience   philofo- 
phique.  Je  fais  avec  quel  mépris  on  affefte 
en  France  de  traiter  ce  lavant  naturalise  y 
mais  le  refle  de  l'Europe  l'en  dédommage  % 
&£  la  poftérité  l'en  vengera.   Ce   que   je 
dis  ell  aiTurément  fans  partialité  ,  &C  par 
le  feul  r.mour  de  la  vérité  &  de  la  juf- 
tyg  ;  car  je  ne  connois  ni  M.  Linnaeus  y 
r.i  aucun  de  lès  difciples  ,  ni  aucun  de 
ies  amis. 


À      M.      I>  U   T  É  N  S.  119 

Je  n'écris  point  à  M.  Laîiaud  %  parce 
que  je  me  fuis  interdit  toute  correfyon- 
dance ,  hors  les  cas  de  nécefïité  ;  mais  je 
fuis  vivement  touché  &  de  Ton  zèle  6c 
de  celui  de  l'eftimable  anonyme  dont  il 
m'a  envoyé  l'écrit  (*),  &  qui  prenant 
ii  généreufement  ma  déferai-  ,  fans  me 
connoître  ,  me  rend  ce  ze'e  pur  avec  le- 
quel j'ai  fouvent  combattu  pour  la  juitice 
&  la  vérité  ,  ou  pour  ce  qui  m'a  paru 
l'être  ,  fans  partialité  ,  fans  crainte  ,  &C 
contre  mon  propre  intérêt.  Cependant 
je  defire  f.ncérement ,  qu'on  lairTe  hurler 
tout  leur  foui  ce  troupeau  de  loups  en- 
ragés ,  fans  leur  répondre.  Tout  cela  ne 
fait  qu'entretenir  les  fouvenirs  du  public, 
&;  mon  repos  dépend  déformais  d'en  être 
entièrement  oublié.  Votre  eftime  ,  Mon- 
iteur ,  &  celle  des  hommes  de  mérite  qui 
vous  reffemblent,  eft  affez  pour  moi.  Pour 
plaire  aux  médians  ,  il  faudroit  leur  ref- 
fcmbler  ;  je  n'achèterai  pas  à  ce  prix  leur 
bienveillance. 

Agréez  ,  Monfieur  ,  je  vous  fupplie  , 
mes   falutations  &  mon  refpect. 

(*)   Précis  pour  M.  J.  J.  Rotijfcau  en  riponft  <t  /' Ex^ofé  fut* 
tjnet  de  M-  Hume, 

H4 


,ïiô  Lettres 

Vous  pouvez  ,  Monfieur ,  remettre  à 
M.  Davenport  ou  m'expédier  par  la  pcfte 
à  fon  adrefle  ce  que  vous  pourrez  pren- 
dre la  peine  de  nrenvoyer.  L'une  &  l'au- 
tre voie  efi  à  votre  choix  &  me  paroît 
fure.  Quand  M.  Davenport  n'efl  pas  à 
Londres  ,  il  n'y  a  plus  alors  que  la  pofte 
pour  les  lettres  ,  &  le  Waggon  £Aih- 
bonrn  pour  les  gros  paquets.  On  m'écrit 
qu'il  fe  fait  à  Londres  une  collette  pour 
l'infortuné  peuple  de  Genève  ;  fi  vous 
favez  qui  eu  chargé  des  deniers  de  cette 
collecte  ,  vous  m'obligerez  d'en  informer 
M.  Davenport. 

tgg j ==S)%g===  JBg 

LETTRE    IL 

AU    ME  M  E. 

Veotton,  le  16  Février  1767 '. 

J  E  fuis  bien  reconnoifîant ,  Monfieur  , 
des  foins  obligeans  que  vous  voulez  bien 
prendre  pour  la  vente  de  mes  bouquins  ; 
mais  fur  votre  lettre,  &  celles  de  M.  Da- 
venport ,  je  vois  à  cela  des  embarras  qui 
me  dégoûteroient  tout-à-fait  de  les  ven- 


A     2Vf.     D  U  T  E  N  s:  rif 

Hre ,  fi  je  favois  où  les  mettre  :  car  ils 
ne  peuvent  refter  chez  M.  Davenport 
qui  ne  garde  pas  fon  appartement  toute 
l'année.  Je  n'aime  point  une  vente  pu- 
blique ,  même  en  permettant  qu'elle  fe 
faffe  fous  votre  nom  ;  car  outre  que  le 
mien  eft  à  la  tête  de  la  plupart  de  mes 
livres  ,  on  fe  doutera  bien  qu'un  fatras 
fi  mal  choifi  &  û  mal  conditionné  ne! 
vient  pas  de  vous.  Il  n'y  a  dans  ces  qua- 
tre ou  cinq  caiffes  qu'une  centaine  ait 
plus  de  volumes  qui  foient  bons  &  bien 
conditionnés.  Tout  le  refte  n'eft  que  du 
fumier,  qui  n'eft  pas  même  bon  à  brû- 
ler ,  parce  que  le  papier  en  eft  pourri. 
Hors  quelques  livres  que  je  prenois  en 
payement  des  Libraires ,  je  me  pourvoyois 
magnifiquement  fur  les  quais  ,  &  cela  me 
fait  rire  de  la  duperie  des  acheteurs  qui 
s'attendroient  à  trouver  des  livres  choifis 
&  de  bonnes  éditions.  J'avois  penfé  que 
ce  qui  étoit  de  débit  fe  réduifant  à  fi  peu 
de  chofe,  M.  Davenport  &  deux  ou  trois 
de  fes  amis  auroient  pu  s'en  accommo- 
der entr'eux  fur  l'eftimation  d'un  Libraire  , 
le  refte  eût  fervi  à  plier  du  poivre  ,  & 
tout  cela  fe  feroit  fait  fins  bruit.   Mais 


'ut  Lettres 

apurement  tout  ce  fatras  qui  m'a  été 
envoyé  bien  malgré  moi  de  Suiffe  ,  & 
qui  n'en  valoit  ni  le  port  ni  la  peine  , 
vaut  encore  moins  celle  que  vous  vou- 
lez bien  prendre  pour  fon  débit.  Encore 
un  coup,  mon  embarras  eft  de  favoir  où 
les  fourrer.  S'il  y  avoir  dans  votre  mai- 
fon  quelque  garde-meuble  ou  grenier  vuide 
où  l'on  pût  les  mettre  fans  vous  incom- 
moder,  je. vous  ferois  obligé  de  vouloir 
bien  le  permettre ,  &  vous  pourriez  y  voir 
à  loifir  s'il  s'y  trouveroit  par  hafard  quel- 
que choie  qui  pût  vous  convenir  ou  à  vos 
amis.  Autrement  je  ne  fais  en  vérité  que 
faire  de  toute  cette  friperie  qui  me  peine 
cruellement  ,  quand  je  fonge  à  tous  les 
embarras  qu'elle  donne  à  M.  Davenport, 
Plus  il  s'y  prête  volontiers  ,  plus  il  efl 
indifcret  à  moi  d'abufcr  de  fa  complai- 
fance.  S'il  faut  encore  abufer  de  la  vô- 
tre ,  j'ai  comme  avec  lui ,  la  néceflité 
pour  excufe ,  &  la  perfuafion  confolante 
du  pïaifir  que  vous  prenez  l'un  &  l'autre 
à  m'obliger.  Je  vous  en  fais ,  Monfieiir  , 
mes  remerciemens  de  tout  mon  cœur  , 
&£  je  vous  prie  d'agréer  mes  très-humbles 
falutations. 


» 


À    M.    D  u  t  i  ti  s.        ii? 

Si  la  vente  publique  pouvoit  fe  faire 
fans  qu'on  vît  mon  nom  fur  les  livres  , 
&  fans  qu'on  fe  doutât  d'où  ils  vien- 
nent ,  à  la  bonne  heure.  Il  m'importe 
fort  peu  que  les  acheteurs  voyent  en- 
fuite  qu'ils  étoient  à  moi  ;  mais  je  ne 
veux  pas  rifquer  qu'ils  le  fâchent  d'avance  , 
&  je  m'en  rapporte  là -demis  à  votre 
candeur. 


LETTRE    III. 

AU       MÊME. 

A  Wootton  le  2.  Mars  1767- 

Xo  u  S  mes  livres  ,  Monfieur  ,  &  tout 
mon  avoir  ne  valent  afïiirément  pas  les 
foms  que  vous  voulez  bien  prendre  ,  & 
les  détails  dans  lefquels  vous  voulez  bien 
entrer  avec  moi.  J'apprends  que  M.  Da- 
venport  a  trouvé  les  cailles  dans  une  con- 
fufion  horrible  ,  &  fâchant  ce  que  c'eft 
que  la  peine  d'arranger  des  livres  dépa- 
reillés ,  je  voudrois  pour  tout  au  monde 
ne  l'avoir  pas  expofé  à  cette  peine  ,  quoi- 
que je  fâche  qu'il  la  pjrend  de  très-bon 


ii4  Lettres 

cœur.  S'il  fe  trouve  dans  tout  cela  quel- 
que chofe  qui  vous  convienne  ,  &  dont 
vous  vouliez  vous  accommoder  de  quel- 
que manière  que  ce  foit ,  vous  me  ferez 
plaifir ,  fans  doute  ,  pourvu  que  ce  ne 
foit  pas  uniquement  l'intention  de  me 
faire  plaifir 'qui  vcus  détermine.  Si  vous 
voulez  en  transformer  le  prix  en  une  pe- 
tite rente  viagère ,  de  tout  mon  cœur , 
quoiqu'il  ne  me  femble  pas  que  l'Ency- 
clopédie &  quelques  autres  livres  de  choix 
ôtés ,  le  refte  en  vaille  la  peine  ,  &  d'au- 
tant moins  que  le  produit  de  ces  livres 
n'étant  point  néceffaire  à~ma  fubfiitance  , 
vous  ferez  abfolument  le  maître  de  pren- 
dre votre  tems  pour  les  payer  tout  à  loi- 
jfir ,  en  une  ou  plufieurs  fois  ,  à  moi  ou 
à  mes  héritiers  ,  tout  comme  il  vous  con- 
viendra le  mieux.  En  un  mot ,  je  vous 
laifFe  abfolument  décider  de  toute  chofe  , 
&  m'en  rapporte  à  vous  fur  tous  les 
points  ,  hors  un  feul  ,  qui  eft  celui  des  - 
furetés  dont  vous  me  parlez  ;  j'en  ai  une 
qui  me  fuffit  ,  &  je  ne  veux  entendre 
parler  d'aucune  autre  :  c'en1  la  probité  de 
M.  Dutens. 

Je  me  fuis  fait  envoyer  ici  le  ballot 


A      M.      D    U   T    E   N   S.  I2| 

qui  contenoit  mes  livres  de  botanique 
dont  je  ne  veux  pas  me  défaire ,  &  quel- 
ques autres  dont  j'ai  renvoyé  à  M.  Daven- 
port  ce  qui  s'eft  trouvé  fous  ma  main  ; 
c'efl  ce  que  contenoit  le  ballot  qui  eft 
rayé  fur  le  catalogue.  Les  livres  dépa- 
reillés l'ont  été  dans  les  fréquens  démé- 
nagemens  que  j'ai  été  forcé  de  faire  ; 
ainfi  je  n'ai  pas  de  quoi  les  compléter. 
Ces  livres  font  de  nulle  valeur  ,  &  je 
n'en  vois  aucun  autre  ufage  à  faire  que 
de  les  jetter  dans  la  rivière,  ne  pouvant 
les  anéantir  d'un  acle  de  ma  volonté. 

Vos  lettres ,  Monfieur  ,  &  tout  ce  que 
je  vois  de  vous  m'infpirent  non  -  feule- 
ment la  plus  grande  eftime  ,  mais  une  con- 
fiance qui  m'attire ,  &  me  donne  un  vrai 
regret  de  ne  pas  vous  connoître  perfon- 
nellement.  Je  fens  que  cette  connoifTance 
m'eût  été  très-agréable  dans  tous  les  tems  , 
&  très-confoîante  dans  mes  malheurs.  Je 
vous  falue  ,  Monfieur  ,  très-humblement 
&  de  tout  mon  cœur. 


x 


LETTRE    IV. 

AU      MEME. 

A  Wootton  le  26  Mars  1767. 

J'Espe're,  Monfieur,  que  cette  lettre, 
deftince  à  vous  offrir  mes  fouhaits  de 
bon  voyage  ,  vous  trouvera  encore  à 
Londres..  Ils  font  bien  vifs  &  bien  vrais 
pour  votre  heureufe  route  ,  agréable  ie- 
jour ,  &  retour  en  bonne  fanté.  Témoi- 
gnez, je  vous  prie  ,  dans  le  pays  où  vous 
allez ,  à  tous  ceux  qui  m'aiment  que  mon 
cœur  n'eft  pas  en  refte  avec  eux  ,  puif- 
qu'avoir  de  vrais  amis  &  les  aimer  ert  le 
feul  plaifir  auquel  il  Toit  encore  fenlible. 
Je  n'ai  aucune  nouvelle  de  i'élargifTement 
du  pauvre  Guy.  Je  vous  ferai  très-obligé 
fi  vous  voulez  bien  m'en  donner  ,  avec 
celle  de  votre  heureufe  arrivée.  Voici  une 
correction  cmife  à  la  fin  de  l'errata  que . 
je  lui  ai  envoyé.  Ayez  la  bonté  de  la 
lui  remettre. 

Je  reçois ,  Monfieur ,  comme  je  le  dois 
ïa  grâce  dont  il  plaît  au  Roi  de  m'hono- 
rer,  6c  k  laquelle  j'avais  fi  peu  lieu  de 


A      M.      D   V   T   E  N  S.  \1J 

tn'attendre  (*).  J'aime  à  y  voir  de  la 
p  n  de  M.  le  -général  Convay  des  mar- 
ques  d'une  bienveillance  que  je  defirois 
bien  plus  que  je  n'ofois  l'efpérer.  L'effet 
des  faveurs  du  Prince  n'efl:  gueres  en 
Angleterre  de  capter  à  ceux  qui  tes  re- 
çoivent ,  celles  du  Public.  Si  celle-ci 
faifcit  pourtant  cet  effet ,  j'en  ferois  d'au- 
tant plus  comblé  que  c'efl  encore  un 
i>onheur  auquel  je  dois  peu  m'attendre  ; 
•car  on  pardonne  quelquefois  les  oflknfes 
qu'on  a  reçues,  mais  jamais  celles  qu'on 
a  faites ,  &  il  n'y  a  point  de  haine  plus 
irréconciliable  que  celle  des  gens  qui  ont 
tort  avec  nous. 

Si  vous  payez  trop  cher  mes  livres  , 
Monfieur  ,  je  mets  le  trop  fur  votre  cons- 
cience ,  car  pour  moi  je  n'en  peux  mais. 
Il  y  en  a  encore  ici  quelques-uns  qui  re- 
viennent à  la  maffe  ;  cntr'autres  l'excel- 
lente Hijloria.  fiorentina  de  Machiavel  , 
fes  Dlfcours  fur  Tite-Live,  &  le  traité 
de  Legibus  Romanis  de  Sigonius.  Je  prierai 
M.  Davenport  de  vous   les  faire  parler. 


(*)  Voyez  fur  cet  atkle  la  lettre  du  sa  Mars  I7<7  atlref- 
Ge  à  Al.  U. 


îi§  Lettres 

La  rente  (  *  )  que  vous  me  propofez  $ 
îrop  forte  pour  le  capital ,  ne  me  paroît 
pas  acceptable  ,  même  à  mon  âge.  Ce- 
pendant la  condition  d'être  éteinte  à  la 
mort  du  premier  mourant  des  deux  la 
rend  moins  difproportionnée  ,  &  fi  vous 
le  préférez  ainfi  ,  j'y  confens  ,  car  tout 
eft  abfolument  égal  pour  moi. 

Je  fonge  ,  Monfieur  ,  à  me  rapprocher 
de  Londres,  puifque  la  néceffité  l'ordonne, 
car  j'y  ai  une  répugnance  extrême  que 
la  nouvelle  de  la  penfion  augmente  en- 
core. Mais  quoique  comblé  des  attentions 
généreufes  de  M.  Davenport ,  je  ne  puis 
refter  plus  long  -  tems  dans  fa  maifon  , 
où  même  mon  féjour  lui  eft  très  à  char- 
ge ,  &  je  ne  vois  pas  ,  qu'ignorant  la 
langue  ,  il  me  foit  pofîibïe  d'établir  mon 
ménage  à  la  campagne ,  &  d'y  vivre  fur 
un  autre  pied  que  celui  où  je  fuis  ici. 
Or  ,  j'aimerois  autant  me  mettre  à  la 
merci  de  tous  les  Diables  de  l'enfer  qu'à 
celle  des  domeftiques  Anglois.  Ainfi  mon 
parti  eft  pris  ;  &  fi  après  quelques  re- 
cherches que  je  veux  faire  encore  dans 


<*)  Celle  4e  duc  livres  Sterling. 

ces 


      M.      D  U  T   E    N   S.  ÎI9 

Ces  provinces ,  je  ne  trouve  pas  ce  qu'il 
mie  faut,  j'irai  à  Londres  ou  aux  envi- 
rons me  mettre  en  peniion  comme  j'é- 
îois,  ou  bien  prendre  mon  petit  ménage 
à  l'aide  d'un  petit  domeflique  François  ou 
'SuiiTe  ,  fille  ou  garçon.,  qui  parle  Anglois 
&  qui  puiife  faire  mes  emplettes.  L'aug- 
memation  de  mes  moyens  me  permet 
de  former  ce  projet ,  le  feul  qui  puiffe 
m'affurer  le  repos  &  l'indépendance  , 
fans  iefquels  il  n'eft  point  de  bonheur 
pour  moi. 

Vous  me  parlez ,  Monfieur ,  de  M.  Fré- 
déric Dutens  votre  ami  6c  probablement 
votre  parent.  Avec  mon  étourderie  ordi- 
naire ,  fans  fonger  à  la  diverfité  des  noms 
de  baptême ,  je  vous  ai  pris  tous  deux  pour 
la  même  perfonne ,  &  puifque  vous  êtes 
amis  je  ne  me  fuis  pas  beaucoup  trompé. 
Si  j'ai  fon  adreffe,  &  qu'il  ait  pour  moi 
la  même  bonté  que  vous,  j'aurai  pour  lui 
la  même  confiance ,  &  j'en  uferai  dans 
Foccafion. 

Derechef,  Monfieur ,  recevez  mes  voeux 
pour  votre  heureux  voyage ,  ôc  mes  très- 
humbles  fa!>  nations. 

Supplément.  Tome  XI.        I 


ME _  — . .M-^Wjg*.. 


:#3 


LETTRE 

^1/      MEME. 

26  Oftobre  1767. 

xUisque  Moniîeur  Dutens  juge  plus 
.commode  que  la  petite  rente  qu'il  a  pro- 
posée pour  prix  des  livres  de  J.  J.  Rouf- 
feau,  (bit  payée  à  Londres,  même  pour 
cette  année  où  cependant  l'un  &  l'autre 
font  en  ce  pays  ,  foit.  Il  y  aura  toute- 
fois ,  fur  la  formule  de  la  lettre  de  change 
qu'il  lui  a  envoyée,  un  petit  retranche- 
ment à  faire  fur  lequel  il  feroit  à  propos 
que  M.  Frédéric  Dutens  fût  prévenu.  C'efl 
ce'ui  du  lieu  de  la  date  ;  car  quoique 
Roufilau  fâche  très  bien  que  fa  demeure 
eu  connue  de  tout  le  monde ,  il  lui  con- 
vient cependant  de  ne  pcixit  autorifer  de 
fon  fait  cette  connoiflance.  Si  cette  fup- 
preffion  pcuvoit  faire  difficulté,  Monûcur 
Dutens  feroit  prié  de  chercher  le  moyen 
de  la  lever,  ou  de  revenir  au  payement 
du  capital ,  faute  de  pouvoir  établir  com- 
mociémer.t  celui  de  la  rente. 

J.  J,   Roufîeau  a  laiiié  entre  les  mains 


A      M.      D    U  T    E-  N   S.  131 

de  M.  Davenport  un  fupplément  de  livres 
à  la  difpoiition  de  M.  Dutens  ,  pour  être 
réunis  à  la  mafle. 

LETTRE 

AU    MÊME. 

A  Paris  le  S  Novembre  1770. 

(  Poji  tenebras  lux.  ) 

J  E  fuis  aufîi  touché ,  Monfieur ,  de  vos 
foins  obligeans  que  furpris  du  fingulier 
procédé  de  M.  le  colonel  Roguin.  Comme 
il  m'a  voit  mis  plufieurs  fois  fur  le  cha- 
pitre de  la  per.iion  dont  m'honora  le  roi 
d'Angleterre ,  je  lui  racontai  hiilorique- 
ïrient  les  raifons  qui  m'avoient  fait  renon- 
cer à  cette  penfion.  ïl  me  parut  difpofé 
à  agir  pour  faire  ceffer  ces  raiforts  ;  je 
m'y  oppofai  ;  il  influa ,  je  le  refufai  plus 
fortement,  &:  je  lui  déclarai  que,  s'il  fai- 
foit  là-deiïïis  la  moindre  démarche  ,  foit 
en  mon  nom,  foit  au  lien,  il  pouvoit 
être  fur  d'être  défavoué,  comme  le  fera 
toujours  quiconque  voudra  fe  me'er  d'une 
affaire  fur  laquelle  j'ai  depuis  long-tems 
pris  mon  parti.  Soyez  perfuadé,  Monfieur, 
qu'il  a  pris  fous  fon  bonnet  la  prière  qu'il 

I  2 


£•$1  Lettres,  &c; 
vous  a  faite  d'engager  le  comte  de  Roch* 
ford  à  me  faire  réponfe,  de  même  que 
celle  de  prendre  des  mefures  pour  le  paye* 
ment  de  la  penfion.  Je  me  foucie  fort  peu, 
je  vous  affure ,  que  le  comte  de  Roch- 
ford  me  réponde  ou  non ,  &  quant  à  la 
penfion ,  j'y  ai  renoncé ,  je  vous  protefte  , 
avec  autant  d'indifférence  que  je  l'avois 
acceptée  avec  rcconnohTance.  Je  trouve 
très  -  bizarre  qu'on  s'inquiète  fi  fort  de 
ma  fituation  dont  je  ne  me  plains  point , 
&  que  je  trouverois  très  -  heureufe ,  fi 
l'on  ne  fe  mêioit  pas  plus  de  mes  affai- 
res ,  que  je  ne  me  mêle  de  ce^es  d'au- 
trui.  Je  fuis,  Monfieur,  très-feniible  aux 
foins  que  vous  voulez  bien  prendre  ea 
ma  faveur ,  &  à  la  bienveillance  dont  ils 
font  le  gage ,  &  je  m'en  prévaudrois  avec 
confiance  en  toute  autre  occafion  ,  mais 
dans  celle-ci  je  ne  puis  les  accepter;  je 
vous  prie  de  ne  vous  en  donner  aucuns 
pour  cette  affaire  ,  &  de  fùre  en  forte 
que  ce  que  vous  avez  déjà  fait,  foit 
comme  non  avenu.  Agréez,  je  vous  fup- 
plie ,  mes  actions  de  grâces  ,  &  foyez  per- 
iuadé  ,  Monfieur ,  de  toute  ma  reconnoif- 
iance  &  de  tout  mon  attachement, 


LETTRES 

A  MONSIEUR  D B..,.* 

Sur  la  Réfutation  du  Livre  de 

L'ESPRIT  D'HELVÉTIUS, 

Par  J.  J..  ROUSSEAU. 

Suivies   de   deux  Lettres  d'Helvétius  fur  lô 
même  fujet. 


•^Jtz .  ==^v 


LETTRE  PREMIERE. 

V  Ou  s  defirez  favoir ,  Monfieur,  fi  je 
fuis  encore  poffeffeur  de  l'exemplaire  de 
VEfprit  cTHelvâius,  qui  avoit  appartenu  à. 
J.  J.  Roujfeau ,  &  fi  les  notes  que  ce  der-* 
nier  avoit  faites  fur  cet  ouvrage,  à  defleia 
de  le  réfuter ,  font  aufTi  importantes  qu'on 
vous  les  a  représentées  ?  La  mort  de  J.  J. 
Roufîeau  me  laiffant  libre  de  faire  de  ces. 
notes  l'ufhge  que  je  jugerai  à  propos  ,  je 
n'héilte  point  à  fatisfaire  votre  emprtfle- 
ment  à  cet  égard. 

Il  y  a  douze  ans  que  j'achetai  à  Lan-» 
dres  les  livres  de  J.  J.  Roufîeau  ,  au  nom- 
bre d'environ  mille  volumes.  Un  exein-* 


ï34  Lettres 

pic  ire  du  livre  de  l'E/prif  •>  avec  des  re? 
marques  à  la  marge  de  la  propre  main 
de  Roufieau  ,  lequel  fe  trouvoit  parmi  ces 
livres,  me  détermina  principalement  à  en 
£ure  l'accu 'fit  on,  &  RovJJeau  confentit  à 
me  les  ccd_r5  à  condition  que  pendant  fa 
vie  je  ne  pubîierois  point  les  notes  que 
je  pourrois  trouver  fur  les  livres  qu'il 
me  vendo.it ,  &  que,  lui  vivant ,  l'exem- 
plaire du  livre  de  ÛEfprh  ne  fortiroit 
point  de  mes  mains.  Il  pan  îr  qu'il  avoit 
entrepris  de  réfuter  cet  ouvrage  de  M. 
Helvétius  y  mais  qu'il  avoit  abandonné 
cette  idée  dès  qu'il  l'avoit  vu  perféeuté, 
M.  Helvétius  ayant  appris  que  j'é'ois  en 
pofllffion  de  cet  exemplaire  ,  me  fit  pro- 
poser par  le  célèbre  M.  Hume  &  quel' 
ques  autres  amis  ,  de  le  lui  envoyer  ;  j'é- 
îois  lié  par  ma  promeffe,  je  le  repréfen- 
tai  à  M.  Heîvétius  ;  il  approuva  ma  déii- 
çatëffe  &  fe  réduiiit  à  me  prier  de  lui 
extraire  quelques-unes  des  remarques  qui 
portoient  le  plus  coup  contre  (es  princi- 
pes,  •&' de  les  lui  communiquer;  ce  que 
je  fis.  Il  fiit  tellement  alarmé  du  danger 
que  couroit  un  édifice  qu'il  avoit  pris 
tant  de  plajÇr  à  élever ,  qu'il  me  répondit 


a   M.    D B ï^ 

fur  le  champ  ,  afin  d'effacer  les  impreffions 
qu'il  ne  doutoit  pas  que  ces  notes  n'euf- 
fent  faites  fur  mon  efprir.  II  m'annonçoit 
une  autre  lettre  par  le  courler  fuivant , 
mais  la  mort  l'enleva  ,  huit  ou  dix  jours 
après   fa  féconde  lettre. 

Les  remarques  dont  il  s'agit  font  en 
petit  nombre  ,  mais  fuffifantès  pour  dé- 
truire les  principes  fur  lefquels  M.  Helve- 
tius  établit  un  fyftême  que  j'ai  toujours 
regardé  comme  pernic'eux  à  la  foci 
Elles  décèlent  cette  pénétration  profonde  , 
ce  coup-d'œil  vifv&i  lumineux,  ii  pn 
à  leur  auteur.  Vous  en  jugerez  ,  Monfieur, 
par  l'expcfé  que  je  vais  vous  en  mettre 
fous  les  yeux. 

Le  grand  but  de  M.  Helyétius  ,  dans 
fon  ouvrage ,  eft  de  réduire  toutes  les 
facultés  de  l'homme  à  une  exifteqce  pu- 
rement matérielle.  Ii  débute  par  avancer 
«  que  nous  avons  en  nous  deux  facuî- 
»tés,  ou,  s'il  l'ofe  dire,  deux  puijpin- 
»  ces  pajpves  ;  la  fenfibilité  phyfique  &  la 
»  mémoire  ;  &  il  définit  la  mémoire  une 
»  fenfation  continuée  mais  affoiblie  »  (a) 


(n)  De  L'Efprit,   Paris  I75S,  4to.  p.   z. 

I  4 


Î36  Lettre  s 

A  quoi  RoufTeau  répond  :  «  II  me  femhk 
quil  faudroit  difinguer  les  impreffons  pu- 
rement  organiques  &  locales ,  des  impreffons  . 
qui  affectent  tout  f  individu  ;  les  premières 
ne  font  que  de  (impies  fenfations  ;  les  autres 
font  des  fentimens.  Et  un  peu  plus  bas  il 
ajoute:  Non  pas  ;  «  ta,  mémoire  efl  la  fa- 
culte  de  Je  rapveller  la  fenfation  ,  mais  là, 
fenfation  f  même  affaiblie ,  ne  dure  pas  con» 
tinuellement  ». 

«  La  mémoire ,  continue  Helvétius  ,  ne 
»  peut  être  qu'un  des  organes  de  la  fer*- 
»  fibiïité  phyfique  :  le  principe  qui  fent 
»  en  nous  doit  être  néceiîairement  le  prin- 
»  cipe  qui  fe  reffou vient  ;  puiiqiieyè  ref- 
»  fouvenir ,  cemme  je  vais  le  prouver ,  n'efl: 
»  proprement  que  fentir  ».  Je  ne  fais  pas 
encore ,  dit  Roufleau  ,  comme  il  va  prouver 
cela  ,  mais  je  fais  bien  que  fentir  £  objet  pre- 
fent  ,  &  fentir  Vobjet  abfent  font  deux 
opérations  dont  la  différence  mérite  bien  d?i- 
tre  examinée, 

«  Lorfque  par  une  fuite  de  mes  idées  , 
»  ajoute  l'Auteur,  ou  par  l'ébranlement 
»  que  certains  fons  cauiént  dans  l'organe 
<»  de  mon  oreille,  je  me  rappelle  l'image 
»  d'un  chêne  ;  alors  mes  organes  intcrieuis 


a  M.  D..;:.  B..;;:      137 

>>  doivent  néceffairement  fe  trouver  à- 
»  peu-près  dans  la  même  fituation  où  ils 
»  étoient  à  la  vue  de  ce  chêne  ;  or  cette 
»  fituation  des  organes  doit  inconteila- 
~»  blement  produire  une  fenfation  :  il  eiî 
»  donc  évident  que  fe  reflbuvenir  c'eft 
»  fentir  ». 

Oui ,  dit  Rou  fléau ,  vos  organes  inté- 
rieurs fe  trouvent  à  la  vérité  dans  la  même 
fituation  où  ils  étoient  à  la  vue  du  chêne , 
mais  par  C  effet  d'une  opération  très  -  diffé- 
rente. Et  quant  à  ce  que  vous  dites  que 
cette  fituation  doit  produire  une  fenfa- 
tion  :  qùappelleç-vous  fenfation  ?  dit-il  ?  fi 
une  fenfation  efl  Cimpreffan  tranfmife  par 
l 'organe  extérieur  à  l'organe  intérieur ,  la 
fituation  de  l'organe  intérieur  a  beau  ctrt 
fuppofée  la  même,  celle  de  t  organe  exté- 
rieur manquant  ,  ce  défaut  foui  fuffit  pour 
diflinguer  le  fouvenir  de  la  fenfation.  D'ail- 
leurs ,  il  nejl  pas  vrai  que  la  fituation  de, 
V organe  intérieur  foit  la  même  dans  la  mé- 
moire &  dans  la  fenfation;  autrement  il 
fer  oit  impofjlble  de  diflinguer  le  fouvenir  de 
la  fenfation  a" avec  la  fenfation.  Aujji  V au- 
teur fe  fauve-t-il  par  un  A.-PÏ.U-PRÈS  ;  mais 
une  fituation  d'organes .  qui  nefl  quà-peu- 


ï  3'3  Lettres 

près  la  même  ne    doit  pas  produire   exacte- 
ment le  même  effit. 

Il  donc  évident,  dit  Helvétius ,  que 
«  fe  reiïbuvenir  (bit  ferfr».  Il  y  a  cette 
différence ,  répond  Roufkau  ,  que  la  ml" 
moire- produit  une  fenfation  femblable  &  non 
pas  le  fentiment ,  &  cette  autre  différence  en- 
core ,  que  la  cauj'e  n'ejl  pas  la  même. 

L'Auteur  ayant  pofé  fon  principe  fe 
croit  en  droit  de  conclure  ainfi  :  «  je  dis 
»  encore  que  c'eft.  dans  la  capacité  que 
»  nous  avons  d'appercevoir  les  reffem- 
»  bîances  ou  les  différences  ,  les  conve- 
»  nances  ou  les  difeonyenances  qu'ont 
»  enîr'eux  les  objets  divers,  que  confif- 
»  tent  toutes  les  opérations  de  l'efprit. 
»  Or  cette  capacité  n'eft  que  la  fenfibili- 
»  té  phyfique  même  :  tout  fe  réduit  donc 
»  à  fentir  ».  Voici  qui  ejl  plaifant ,  s'écrie 
fon  adverfàirc  !  après  avoir  légèrement  affir-> 
mé  quappercevoir  &  comparer  font  la  même 
ckofe ,  l'auteur  conclut  en  grand  appareil 
que  juger  c'eft  fentir.  La  conclujion  me  pa-< 
voit  claire;  mats  c'ejl  de  t antécédent  qu'il 
s'agit. 

Je  viens  à  l'objection  la  plus  forte  de 
toutes   celles   que  renferment    les  notes 


à 'M.   D. ....   B 139 

du  citoyen  de  Genève ,  &  qui  alarma 
le  plus  M.  Helvétius  ,  lorfque  je  la  lui 
communiquai.  L'Auteur  répète  fa  con- 
clufion  d'une  autre  manière  (  b  )  &  dit: 
»  La  conclufion  de  ce  que  je  viens  de 
»  dire,  c'efï  que,  û  tous  les  mots  des  di- 
»  verfes  langues  ne  défignent  jamais  que 
»  des  objets ,  ou  les  rapports  de  ces  ob- 
»  jets  avec  nous  &  entr'eux  ,  tout  l'efprit 
»  par  conféquent  connfle  à  comparer  &: 
»  nos  fenfations  &  nos  idées;  c'efï- à- dire 
»  à  voir  les  reflemblances  &  les  diffe- 
»  rences,  les  convenances  &C  les  difcon- 
»  venances  qu'elles  ont  cntr'clles.  Or , 
»  comme  le  jugement  n'eft  que  cette  ap- 
»  percevance  elle  -  même ,  ou  du  moins 
»  que  le  prononcé  de  cette  appercevan- 
»  ce ,  il  s'enfuit  que  toutes  les  opéra- 
»  tions  de  l'efprit  fe  réduifent  à  juger  ». 
Rouffeau  oppofe  à  cette  conclufion  une 
diftinélion  ii  lumincufe  qu'elle  fttffit  pour 
éclaircir  entièrement  cette  queftiotl  ,  &z 
difîiper  les  ténèbres  dont  la  faufTe  phi- 
lofophie  cherche  à  envelopper  les  jeu- 
nes cfprits.  Appercevoir  les  orJET.s  , 

•'  '  )  Tasc  9. 


i49  Le  t  t  r  e  s 

dit-il ,  c'est  sentir  ;  apercevoir  les 
rapports,  c'est  juger.  Ce  peu  de  mots 
n'a  pas  befoin  de  commentaire  %  ils  fer- 
viront  à  jamais  de  bouclier  contre  tou- 
tes les  entreprifes  des  matérialises  pour 
anéantir  dans  l'homme  la  fubftance  fpiri- 
tuelle.  Ils  établirent  clairement,  non  deux 
puijfances paj/îvs? ,  comme  le  dit  M.  Helvé- 
îius  au  commencement  de  fon  ouvrage  ; 
mais  une  fubilance  pafîive  qui  reçoit  les 
ïmpreiîions ,  &  une  puinance  aclive  qui 
examine  ces  imprefîions  ,  voit  leurs  rap- 
ports, les  combine,  &  juge-  Appercevoix 
les  objets  ,  ceji  fentir  ;  appercevoir  les  rap- 
ports ,  cejl  juger. 

J'aurois  à  me  reprocher  un  manque 
d'équité  entre  les  deux  antagoniftes  que 
je  fais  entrer  en  lice ,  fi  je  ne  publiois  la 
réponfe  que  M.  Helvétius  me  fit  lorfque 
je  lui  envoyai  cette  objection ,  accompa- 
gnée de  deux  ou  trois  autres  ;  on  verra  (V) 
que  non  -  feulement  il  ne  bannit  point  de- 
i'efprit  les  doutes  que  Roi  ..fil  au  y  intro- 
duit,  mais  qu'il  appréhende  lui-même  le 
peu   d'effet  de  fa  lettre ,  puifqu  il  en  an-* 

(*)  Voyez  la  Lettre  de  M.  Helvétius ,  N°.  3.  à  la  Sa* 


à  M.  D...:.  E..;;:      14* 

nonce  une  autre  fur  le  même  fa  jet,  qu'il 
eût  écrite  fans  doute  s'il  eût  vécu.  Mais 
continuons  à  le  fuivre  dans  les  preuves 
qu'il  allègue  pour  juftifier  fa  conclufion. 

«  La  queftion  renfermée  dans  ces  bor- 
f>  nés,  continue  l'auteur  de  PEfprit,  j'exa- 
*>  minerai  maintenant  fi  juger  n'eft  pas 
*>  fentir.  Quand  je  juge  de  la  grandeur  ou 
n  de  la  couleur  des  objets  qu'on  me  pré- 
m  fente,  il   eft  évident  oue    le  incrément 

■*  I/O 

»>  porté  fur  les  différentes  imprcfîicns  que 
*>  ces  objets  ont  faites  fur  mes  fens  n'eft 
*>  proprement  qu'une  fenfation  ;  que  je 
t>  puis  dire  également ,  je  juge  ou  je  fens 
»  que,  de  deux  objets,  l'un,  que  j'ap- 
y>  pelle  toife,  fait  fur  moi  une  imprefiion 
r>  différente  de  celui  que  j'appelle  pied  ; 
»  que  la  couleur  que  je  nomme  rouge  , 
»  agit  fur  mes  yeux  différemment  de  celle 
yr  que  je  nomme  jaune  ;  &  j'en  conclus 
»  qu'en  pareil  cas  juger  n'eft  jamais  que 
»  fentir.  »  Il  y  a  ici  un  fophifme  tris  -fub- 
til  &  très  -  important  à  bien  remarquer^  re- 
prend Roufïeau  ,  autre  chofe  ejï  fentir  une 
différence  entre  une  tO:fe  &  un  pied  ,  & 
autre  chofe  mefurer  cette  différence.  Dans  la 
première  opération  1'ejprit  eje  purement  paf- 


242.  Lettres 

Jïf,  mais  dans  l'autre  il  cjl  actif.  Celui  qui 
a  plus  de  juflejfe  dans  tefprit ,  pour  tranf- 
porter  par  la  penfée  le  pied  fur  la  toife ,  & 
voir  combien  de  fois  il  y  ejî  contenu ,  efl 
celui  qui  en  ce  point  a  Uefprit  le  plus  jujlz 
&  juge  le  mieux.  Et  quant  à  la  conclulion 
«  qu'en  pareil  cas  juger  n'eft  jamais  que 
fentir  ».  Rouffeau  foutient  que  c\Jl  autre 
clicfe  ;  parce  que  la  comparaifon  du  jaune 
&  du  rouge  rfcfl  pas  la  Jenfation  du  jaune 
ni  celle  du  rouge. 

L'auteur  fe  fait  enfuite  cette  objection  ; 
«  mais  dira-t-on  s  fuppofons  qu'on  veuille 
»  favoir  fi  la  force  efl  préférable  à  la 
»  grandeur  du  corps  ,  peut  -  on  afTurer 
5>  qu'alors  juger  foit  fentir?  oui,  répon- 
»  drai  -  je:  car  pour  porter  un  jugement 
»  fur  ce  fujet,  ma  mémoire  doit  me  tra- 
»  cer  fucceiïivement  ies  tableaux  des  fitua- 
»  tions  différentes  où  je  puis  me  trouver 
»  le  plus  communément  dans  le  cours  de 
»  ma  vie  ».  Comment ,  réplique  à  cela  Rouf- 
feau  ,  la  comparaifon  fuccefflve  de  mille  idées 
efl  aufji  un  fentiment?  Il  ne  faut  pas  difpu~ 
ter  dès  mots;  mais  V auteur  fe  fait  là  un 
étrange  dictionnaire. 

Il  fe  trouve  quelques  autres  notes  à  ce' 


À   M.   D B. .,..  145 

chapitre  premier  de  l'ouvrage  de  PEfprit , 
dans  lesquelles  RoufTeau  accule  fon  auteur 
de  rai  Tonne  mens  fcphiftiques.  Enfin  Hel- 
vétius  finit  ainfi  :  «  Mais  ,  dira  t-on  ,  com- 
»  ment  jufcu'à  ce  jour  a  -  t  -  on  fuppcfé 
»  en  nous  une  faculté  de  juger  difnn&e  de 
»  la  faculté  de  fenftf  ?  l'on  ne  doit  cette 
»  fuppofition ,  répondrai  -jëj  qu'à  Fim- 
»  pofTibilité  eu  l'on  s'efï  cru  jufqu'à  pré- 
»  fent  d'expriquer  d'aucune  autre  manière 
»  certaines  erreurs  de  l'efprit  ».  Point  du 
tout ,  reprend  RoufTeau.  Cejl  qu'il  ejl  très- 
Jimple  de  fuppefer  que  deux  opérations  cTef- 
peces  diffe,  entes  fe  font  par  deux  différentes 
facultés. 

Voici ,  Monsieur  ,  fexpofé  de  la  réfu- 
tation des  principes  d'KJvétius  contenus 
dans  le  premier  chapitre  de  fon  livre. 
RoufTeau  avoit  fait  de  ces  notes  le  cane- 
vas d'un  ouvrage  qu'il  avoit  deflein  de 
mettre  au  jour  ;  vous  fentez  qu'il  n'étoit 
pas  aifé  de  donner  de  la  liaifon  à  des  notes 
jettees  au  hafard  fur  la  marge  d'un  livre  , 
j'ai  cherché  à  vous  les  préfenter  de  la 
manière  la  plus  fuivie,  &  je  me  flatte  que 
Vous  imputerez  au  fujet  ce  qu'il  peut  y 
avoir  de  défectueux  dans  la  méthode  que 


*44         Lettres,  &c; 

j'ai  adoptée,  pour  vous  mettre  au  fait  dé 

ce  que  vous  defiriez  favoir. 

Il  y  a  beaucoup  d'autres  notes  répan- 
dues dans  le  refte  de  l'ouvrage  ;  mais 
comme  elles  attaquent  le  plus  fouvent 
des  idées  particulières  de  l'auteur ,  &  ne 
font  pas  relatives  au  fyftême  favori ,  qu'il 
a  voulu  établir  au  commencement  de  fon 
ouvrage ,  je  remets  à  vous  en  faire  part 
dans  une  autre  lettre ,  pour  peu  que  vous 
Iq  defiriez. 

J'ai  l'honneur  d'être , 

Monsieur, 

Votre  très-humble  &  très-obiiflant 
ferviteur , 

L.   DUTENS. 


LETTRE 


LETTRE    IL 

V  O  u  s  êtes  bien  bon ,  Monfieur  ,  de 
mettre  tant  de  prix  au  peu  de  tems  que 
j'ai  employé  pour  vous  communiquer  les 
notes  de  J.  J.  RoinTeau  contre  le  livre  dé 
i'Efprit.  Vous  avez  raifon  de  dire  qu'elles 
contiennent  des  objeclions  &  des  argu- 
mens  irréplicables.  M.  Helvétius  le  fen- 
toit  bien  lui-même  &  fa  lettre  en  eft  une 
preuve.  On  ne  peut  en  effet  disconvenir 
que  le  Citoyen  de  Genève ,  fi  ingénieux 
à  fbutenir  les  paradoxes  les  plus  inexpli- 
cables, ne  ftit  aafïi  le  champion  le  plus 
propre  à  renverfer  les  autels  du  fophifme, 
C'eft  Diogene  qui  tout  fou  qu'il  étoit  , 
n'en  fourniffoit  pas  moins  des  armes  à  la 
Vérité. 

Vous  témoignez  tant  d'empreflement  de 
connoître  les  autres  notes  qui  fe  trouvent 
à  la  marge  de  l'exemplaire  de  l'Efprit ,  que 
je  ne  puis  me  refufer  au  plaifir  de  vous 
donner  cette  fatisfaftion  ;  mais  ne  vous 
attendez  plus  à  une  marche  régulière. 
L'ouvrage  d'Helvétius  n'étant  compofé 
que  de  chapitres  fans  liaifon ,  d'idées  dé- 

SuppUmtnt,  Tome  XI,  K 


*4$  -Lettres 

courues  ,  de  jolis  petits  contes  &:  de  bons 
mots  ;  les  notes  que  vous  allez  lire  ,  à 
deux  ou  trois  près  ,  ne  font  auiîi  que  des 
forties  fur  quelques  fentimens  particuliers  ; 
vous  en  allez  juger. 

A  la  fin  du  premier  difcours  (<z)  ,  M» 
Hek'étius  revenant  à  fon  grand  principe  , 
dit  "  «  rien  ne  m'empêche  maintenant  d'a- 
»  vancer  que  juger  ,  comme  je  l'ai  déjà 
»>  prouvé  ,  n'efl  proprement  que  fentir  «-, 
Vous  nave^  rien  prouve  fur  ce  point,  répond 
RourTeau  ;fznon  que  vous  ajoute^  au  fens 
du  mot  Sentir  ,  le  fens  que  nous  donnons 
au  mot  Juger;  vous  réunijfe^  fous  un  mot 
commun  deux  facultés  efftntielhment  diffé- 
rentes. Et  fur  ce  qu'Helvétius  dit  encore  ; 
que  «  l'efprit  peut  être  confidéré  comme 
»  la  faculté  productrice  de  nos  penfées  , 
»  &  n'eff.  en  ce  fens  que  fenfibilité  &  mé- 
»  moire  ».  RourTeau  met  en  note  :  Senfy- 
biliti  ,  Mémoire  ,  Jugement.  Ces  deux 
rotes  appartiennent  encore  au  fujet  de  ma 
première  lettre  ,  celies  qui  fuivent  font 
différentes. 

Dans  ion  fécond  difcours ,  M.  Helvétius 

U)  Ch.  iv.  p.  4L 


a    M.    D. ....  E.   ....         147 

avance  :  «  que  nous  ne  concevons  que  des 
»  idées  analogues  aux  nôtres ,   que  nous 
»  n'avons   cCtJlime  fende   que    pour  cette 
»  efpece  d'idées ,  &  de-là  cette  haute  opi- 
»  nion  que  chacun  eft  ,  pour  ainii  dire  , 
»  forcé  d'avoir  de  foi-même  ,  &  qu'il  ap- 
»  pelle  la  nécefîité  où   nous  fommes  de 
»  nous    eflimer   préférablement   aux    au- 
»  très  (  b  ).  Mais  ,  ajoute~t-il ,  (  c  )  on  me 
»  dira  que  l'on  voit  quelques  gens  recon- 
»  noître  dans  les  autres  plus  d'efprh  qu'en 
»  eux,   Oui  ,   répondrai-je  3  on  voit  des 
»  hommes  en  faire  l'aveu  ;  &  cet  aveu 
»>  eft  d'une  belle  ame  :  cependant  ils  n'ont 
»  pour  celui  qu'ils  avouent  leur  fupéi  ieur 
»  qu'une  ejlime  fur  parole  ;  ils  ne  font  que 
»  donner  à  l'opinion  publique   la    préfé- 
i>  rence  fur  la  leur ,  &  convenir  que  ces 
»  perfonnes  font  plus  eftimées ,  fans  être 
»  intérieurement  convaincus  qu'elles  foient 
»  plus  eftimables  ».   Cela  nef  pas  vrai  , 
reprend  brufquement  RoufTeau  ,  foi  Ion*- 
tems   médité  fur  un  fujet ,  &  j'en  ai  tiré 
quelques  vues  avec  toute  l'attention  que  fé~ 
eois  capable  d'y   mettre.  Je  communique  ce 

— ■ 1 M 

{0)  DiCcours  deuxième,  ch.  2.  p.  68. 
if)  F.  69, 

K  2» 


ï4§  Lettres 

même  fujet  à  un  autre  homme  ,  &  durant 
notre  entretien  je  vois  fortir  du  cerveau  ds 
cet  homme  des  foules  d'idées  neuves  &  de 
grandes  vues  fur  ce  même  fujet  qui  m  en  avoh 
fourni  fi  peu.  Je  ne  fuis  pas  ajfc^fupide  pour 
ne  pas  f en  tir  C  avantage  de  fes  vues  &  defeS 
idées  fur  les  miennes  ;  je  fuis  donc  forcé  de 
fentir  intérieurement  que  cet  homme  a  plus 
«Tcfprit  que  moi ,  <S*  de  lui  accorder  dans  mon 
caur  une  efime  fentie .  fupétieure  à  celle  qu& 
j'ai  pour  moi.  Tel  jut  le  jugement  que  Phi" 
lippe  fécond  porta  de  t  ifprit  d'Alon^o  Pere?^ 
&  qui  fit  que  celui-ci  sefiima  perdu. 

Helvé.ius  veut  appuyer  fon  fentiment 
d'un  exemple  &  dit  :  (</)  «  En  poëfie  Fon- 
»  tenelle  feroit  fans  peine  convenu  de  la 
$♦  fupériorité  du  génie  de  Corneille  fur  le 
»  ficn  ,  mais  il  ne  Pauroit  pas  fentie.  Je 
»  fuppcfe  peur  s'en  convaincre  ,  qu'on 
»  eût  prié  ce  même  Fontenelle  de  donner 
»  en  fait  de  poëfie  ,  l'idée  qu'il  s'étoit  for- 
»  mée  de  la  perfection  ;  il  eft  certain  qu'il 
»  n'auroit  en  ce  genre  propofé  d'autres  ré- 
»  gles  fines  que  celles  qu'il  avoit  lui-même 
»  aulîi  bien  obfervécs  que  Corneille  >t» 

pi —  ■  ■  ■    ■  i  ■■  »    »■    ■  ■  '■* 

"  {d)  P.  69  note- 


à  M.  D.....  B 149 

Mais  Rouffeau  obje&e  à  cela  :  //  ne  s'agit 
pas  de  règles ,  il  s'agit  du  génie  qui  trouve  les 
grandes  images  &  les  grands  fenùmens.  Fon- 
tenelle  auroit  pu  fe  croire  meilleur  juge  de 
tout  cela  que  Corneille  ,  mais  pas  auffl  bon 
inventeur  ;  il  étoit  fait  pour  fentir  le  génie  de 
Corneille  &  non  pour  C  égaler.  Si  t auteur  ne 
croit  pas  qu'un  homme  puijfe  fentir  la  fupi* 
riorité  d'un  autre  dans  f on  prop  e  genre ,  apu- 
rement il  Je  trompe  beaucoup  ;  moi  -  même  je 
fais  la  fîenne  quoique  je  ne  fois  pas  de  fon 
fentimento  Je  fins  qu'il  fe  trompe  en  homme 
qui  a  plus  £ejprit  que  moi.  Il  a  plus  de  vue* 
&  plus  lumineufes  ,  mais  les  miennes  font 
plus  faines.  Féndon  Cemportoit  fur  moi  à 
tous  égards  ,  cela  ejl  certain.  A  ce  fujet  H.A- 
vétius  ayant  laiïié  échapper  l'exprefTioa 
»  du  poids  importun  de  i'eflime ,  »  Rouf- 
feau le  relevé  en  s'écriant  :  le  poids  impor- 
tun de  Cejîime  !  eh  Dieu  !  rien  nef  fi  doux 
que  Cefime  ,  même  pour  ceux  qiion  croit  Su- 
périeurs à  foi. 

«  Ce  n'efî  peut-être  qu'en  vivant  loin 
»  des  focictés  ,  dit  Helvétius  ,  (  e  )  qu'on 
»  peut  fe  défendre  des  illufions  qui  les  fé- 
»  duifent.  Il  eft  du  moins  certain  que ,  dans 


(O  P.    72. 

K 


2 


i<jo  Lettres 

»  ces  mêmes  fociéiés,  on  ne  peut  confer- 
»  ver  une  vertu  toujours  forte  &  pure  , 
»  fans  avoir  habituellement  préfent  à  Yef- 
»  prit  le  principe  de  l'utilité  publique  ; 
»  fans  avoir  une  connoifTance  pro tonde 
»  des  véritables  intérêts  de  ce  public  ,  &£ 
»  par  conféquent  de  la  morale  &  de  la  po- 
»  litique  ».  A  ce  compte ,  répond  RoufTeau , 
il  n'y  a  de  véritable  probité  que  che^  Les  phi- 
lof  ophes.  Ma  foi  ils  font  bien  de  s'en  faire 
compliment  les  uns  aux  autres. 

«  Conféquemment  aux  principes  que 
»  venoit  d'avancer  l'auteur,  (/*)  il  dit  que 
»  Fontenelle  définiflbit  le  menfonge  :  taire 
»  une  vérité  quon  doit.  Un  homme  fort  du 
»  lit  d'une  femme  ,  il  en  rencontre  le  mari  : 
»  D'où  veneç-vous ,  lui  dit  celui  -  ci.  Que 
»  lui  répondre  ?  lui  doit-on  alors  la  vérité  ? 
»  non  ,  dit  Fontenelle  parce  qu'alors  la  ve- 
to rite  nefl  utile  à  perfonne  ».  Plaifartt  exem- 
ple !  s'écrie  Roufleau  ,  comme  fi  celui  qui 
ne  Je  fait  pas  un  fcrupule  de  coucher  avec 
la  femme  a" autrui  s'en  faijoit  un  de  dire  un 
menfonge  !  Il  fe  peut  qu'un  adultère  fois 
obligé  de  mentir  ;  mais  l'homme  de  bien  ne 
veut  être  ni  menteur ,  ni  adultère. 

(/)  P.  70.  note. 


A   M.   D... . .  B.....  151 

Dans  le  chapitre  (g»)  où  l'auteur  avance 
que  clans  Tes  jugemens  le  public  ne  prend 
confeil  que  de  fon  intérêt ,  il  apporte  plu- 
sieurs exemples  à  l'appui  cle  fon  fentiment, 
qui  ne  font  point  admis  par  fon  cenfeur. 
Lorfqu'il  dit  :  «  qu'un  poëte  dramatique 
*>  falTe  une  bonne  tragédie  fur  un  plan  déjà 
»  connu  ,  c'eiï ,  dit-on  ,  un  plagiaire  mé- 
»  prifable  ;  mais  qu'un  général  fe  ferve 
»  dans  une  campagne  de  l'ordre  de  bataille 
»  &  des  ftratagêmes  d'un  autre  général ,  il 
»  n'en  paroît  fou  vent  que  plus  eiHmable  ». 
L'autre  le  relevé  en  difant  :  vraiment  je  le 
crois  bien  !  le  premier  Je  donne  pour  fauteur 
d'une  pièce  nouvelle  ,  le,  fécond  ne  fe  donne 
pour  rien,  fon  objet  efl  de.  battre  £  ennemi. 
«5"/7  faifoit  un  livre  fur  les  batailles  ,  on  nt 
lui  pardonneroit  pas  plus  le  plagiat  quà 
fauteur  dramatique.  Roufîeau  n'efï  pas  plus 
indulgent  envers  M.  Helvétius  lorfque  ce- 
lui-ci altère  les  faits  pour  autorifer  fes  prin- 
cipes. Par  exemple  ,  lorfque  voulant  prou- 
ver que  «  dans  tous  les  fiecles  ck  dans  tous 
»  les  pays  la  probité  n'efl  que  l'habitude 
»  des  a£ïions  utiles  à  fa  nation  ,  il  allègue 
»  l'exemple  des   Lacédémoniens  qui  per- 

(E )  Char-  i:.  Dite.   II.  puj.  IÇ&. 

&   4 


tji  Lettres 

5>  mettaient  le  vol ,  &  conclut  enfuite  que 
*>  le  vol ,  nuifibîe  à  tout  peuple  riche ,  mais 
Vf  utile  à  Sparte ,  y  devoit  être  honoré  ». 
(A)  RourTeau  remarque  ;  que  le  vol  rihoit 
permis  quaux  enfans  ,  &  qu'il  nejl  dit  nulle 
part  que  les  hommes  volaient ,  ce  qui  efl 
vrai.  Et  fur  le  même  fujet  l'auteur  dans 
une  note  ayant  dit  :  «  qu'un  jeune  Lacé- 
»  démonien  plutôt  que  tf  avouer  fon  larcin 
»  fe  laifTa  fans  crier  ,  dévorer  le  ventre  par 
»  un  jeune  renard  qu'il  avoit  volé  &  ca- 
»  ché  fous  fa  robe  ».  Son  critique  le  re- 
prend ainfi  avec  raifon  :  //  nejl  dit  nulle 
part  que  C  enfant  fut  queflionni.  Il  ne  sa~ 
gijfoit  que  de  ne  pas  déceler  fon  vol ,  &  non 
de  le  nier.  Mais  fauteur  efl  bien  aife  de  met-* 
tre  adroitement  le  menfonge  au  nombre  des 
vertus  Lacêdémoniennes. 

M.  Helvétius ,  faifant  l'apologie  du  luxe, 
porte  l'efprit  du  paradoxe  jufqu'à  dire  que 
les  femmes  galantes ,  dans  un  fens  politi- 
que, font  plus  utiles  à  l'Etat  que  les  femmes 
sages.  Mais  RourTeau  répond  :  l'une  foulage 
des  gens  qui  foujfrent ,  l'autre  favorife  des  gens 
qui  veulent  s'enrichir.  En  excitant  l  indufrie 
des  artifans  du  luxe  ,  elle   en  augmente  le 

(.h)  ch.  13.  t<  iîî. 


K   M.    D B.....        M? 

nombre  ;  e/z  faifant  la  fortune  de  deux  ou 
trois ,  e//<>  e/z  e#a/e  vingt  à  prendre  un  état 
oii  ils  refieront  miférables.  Elle  multiplie  les 
fujets  dans  les  profeffions  inutiles  &  les  fait 
manquer  dans  les  profeffions  nécejjaires. 

Dans  une  autre  occafion  M.  Helvctius 
remarquant  que  «  l'envie  permet  à  chacun 
»  d'être  le  panégyriste  de  fa  probiré ,  &C 
»  non  de  fon  efprit  ;  «  Rouffeau  loin  d'c- 
tre  de  fon  avis  dit  :  ce  n'ejl  point  cela ,  mais 
c'efl  qu'en  premier  lieu  la  probité  efl  indif- 
■penfable  &  non  F  efprit  ;  &  qu'en  fécond  l'un 
il  dépend  de  nous  d'être  honnêtes  gens ,  & 
non  pas  gens  a" efprit. 

Enfin  dans  le  premier  chapitre  du  3  me. 
difcours  l'auteur  entre  dans  la  queftion 
de  l'éducation ,  &  de  l'égalité  naturelle  des 
efprits.  Voici  le  fentiment  de  Rouffeau  là- 
deffus  ,  exprimé  dans  une  de  fes  notes.  Le. 
principe  duquel  t auteur  déduit  dans  les  cha- 
pitres fuivans  V égalité  naturelle  des  efprits  , 
&  qu'il  a  taché  d'établir  au  commencement 
de  cet  ouvrage  ,  efl  que  Us  jugenuns  humains 
font  purement  paffifs.  Ce  principe  a  été  éta- 
bli 6*  difeutê  avec  beaucoup  de  philofophie 
&  de  profondeur  dans  f Encyclopédie,  article 
EVIDENCE.  J'ignore  quel  efl  L  auteur  de  cet 


1 54  Lettres 

article  ;  mais  cefl  certainement  un  tris-grand 
métaphyjicien.  Je  fcupçonne  l'abbé  de  Con- 
dillac  ou  M.  de  Buffon.  Quoi  quil  en  foit , 
j  ai  tâché  d  établir  C  activité  de  nos  jugemens 
dans  les  notes  que  j'ai  écrites  au  commence* 
ment  de  ce  livre ,  &  fur-tout  dans  la  pre- 
mière partie  de  la  Proftffion  de  foi  du  vicaire 
Savoyard.  Si  fai  raifon  ,  &  que  le  principe 
de  M.  Helvétius  &  de  fauteur  fufdit  foit 
faux ,  les  raifonneinctis  des  chapitres  fuivans 
qui  n  en  font  que  des  conféquences ,  tombent , 
&  il  riejl  pas  vrai  que  l'inégalité  des  efprits 
foit  C  effet  de  la  feule  éducation  ,  quoiquelîe 
y  puiffe  influer  beaucoup. 

Voici ,  Monfieur  ,  tout  ce  que  jai  cru 
digne  de  votre  attention  parmi  les  notes 
que  j'ai  trouvées  à  la  marge  du  Livre  de 
l'Efprit  ;  il  y  en  a  encore  d'autres  moins 
importantes  que  vous  pouvez  vous-même 
parcourir  un  jour  ;  je  vous  le  porterai  la 
première  fois  que  j'irai  à  Paris ,  &  le  laif- 
ferai  même  avec  vous,  en  ayant  à  préient 
fait  tout  Tufage  que  je  defirois  en  faire. 

Je  vous  envoie  aufîi  une  copie  des  let- 
tres que  M.  Helvétius  m'écrivit  à  ce  fujet, 
il  eit  jufle  de  lui  donner  le  champ  libre 
poux  repouiTer  les  attaques  d'un  auffi  puif- 


a  M.  D..;..  B.....  155 
fort  antagonifte  ,  mais  vous  verrez  qu'il 
n'y  réufTit  pas  ;  &  qu'en  fe  battant  môme 
il  a  le  fentiment  de  fa  défaite. 

Vous  voulez  aufîi  voir  les  lettres  que 
je  vous  ai  dites  avoir  reçu  quelquefois  de 
Rouffeau  ;  comme  elles  ont  rapport  à  l'ac- 
quifition  que  je  fis  de  fes  livres ,  &  qu'elles 
contiennent  certaines  particularités  igno- 
rées de  cet  homme  extraordinaire ,  je  vous 
envoie  la  copie  ,  avec  d'autant  moins  de 
répugnance  qu'elles  ne  dévoilent  rien  de 
fecret.  Elles  peuvent  même  fervir  à  ajouter 
quelques  traits  à  fon  caractère  ,  &  pour 
vous  mettre  en  état  de  les  mieux  compren- 
dre ,  j'ai  ajouté  quelques  notes  qui  éclair- 
cifîent  ce  qui  auroit  été  obfcur  pour  vous, 

J'ai  l'honneur  d'être  , 
Monsieur, 

Votre  très -humble 
&  très  •  obéilïant  ferviteur. 

L.  D  U  T  E  N  S, 


LETTRES 

D  E 

M.     HELVETIUS; 


LETTRE    PREMIERE. 

A  Paru  ce  2%  Septembre  177*- 

Monsieur, 

V  O  t  f  e  parole  eu  une  chofe  facrée ,  &C 
je  ne  vous  demande  plus  rien  ,  puifque 
vous  avez  promis  de  garder  inviolable- 
ment  l'exemplaire  de  M.  Rouffeau.  J'aurois 
été  bien  aife  ds  voir  les  notes  qu'il  a  mi- 
{es  fur  mon  ouvrage ,  mais  mes  defirs  à 
cet  égard  font  fort  modérés.  J'eftime  fort 
fon  éloquence  &  fort  peu  fa  philofophie. 
C'eft,  dit  mylord  Bolinbrcke,  du  ciel  que 
Platon  part  pour  defcendre  fur  la  terre  ,. 
&  c'eft  de  la  terre  que  Démocrite  part 
pour  s'élever  au  ciel  ;  le  vol  du  dernier 
cft  le  plus  lïir.  M.  Hume  ne  m'a  commu- 
niqué aucune  des  notes  dont  vous  lui  aviez 
fait  part  ;  j'étois  alors  vraifemblablemcnt 
à  mes  terres  :  préfentez-lui ,  je  veus  prie  t 
mes  refpecls  ainfi  qu'à  M.  Eliflbn.  S'il  y 


DE     M.     H  E  L  V  É  T  I  U  S."         I  57 

avoit  cependant  dans  les  notes  de  M.  Rouf 
feau  quelques-unes  qu  vous  paruffent  très» 
fortes  &  que  vous  pufïiez  me  les  adreffer  , 
jq  vous  enverrois  la  réponfe ,  fi  elle  n'exi- 
geoit  pas  trop  de  difcufïîon. 

Je  fuis  avec  un  très-profond  refpedl  t 

Monsieur, 

Votre  très -humble 
&  très  -  obéiffant  ferviteur  , 

Helvétius, 


s=Stë£= 


LETTRE    IL 

A  Vore  ce  26  Novembre  I77I> 

Monsieur, 

UNe  indifpofition  de  ma  fille  m'a  rete- 
nu à  la  campagne  quinze  jours  de  plus 
qu'à  l'ordinaire  ;  c'eft  à  mes  terres  que 
j'ai  reçu  la  lettre  que  vous  m'avez  fait 
l'honneur  de  m'écrire  :  je  ferai  dans  huit 
jours  à  Paris  ;  à  mon  arrivée  je  ferai  tenir 
à  M«  Lutton  la  lettre  que  vous  m'adreffez 
pour  lui..  Je  vous  remercie  bien  des  notes 
que  vous  m'avez  envoyées.  Vous  avez  le 
tacl  fur  ;  c'eft.  dans  la  note  quatrième  &  la 
dernière  ,  que  fe  trouvent  les  plus  fortes 
objections  contre  mes  principes. 

Le  plan  de  l'ouvrage  de  l'Efprit  ne  me 
laiflbit  pas  la  liberté  de  tout  dire  fur  ce 
fujet  ;  je  m'attendois ,  lorfque  je  le  donnai 
au  public  ,  qu'on  m'attaqueroit  fur  ces 
deux  points  ,  &  j'avois  déjà  tracé  l'efquifTe 
d'un  ouvrage  dont  le  plan  me  permettoit 
de  m'étendre  fur  ces  deux  questions  ;  l'ou- 
vrage eft  fait ,  mais  je  ne  pourrois  le  faire 
imprimer  fans  m'expofer  à  de  grandes  per- 


DE     M.     H  E  L  V  É  T  I  U  S.         159 

fécuîions.  Notre  parlement  n'eft  plus  com- 
pofé  que  de  prêtres  ,  &  l'inquifition  eft 
plus  févere  ici  qu'en  Efpagne.  Cet  ouvrage 
où  je  traite  bien  ou  mal  une  infinité  de 
questions  piquantes  ,  ne  peut  donc  pa- 
roître  qu'à  ma  mort. 

Si  vous  veniez  à  Paris  ,  je  ferois  ravi 
de  vous  le  communiquer  >  mais  comment 
vous  en  donner  un  extrait  dans  une  lettre  } 
C'eft  fur  une  infinité  d'obfervations  fines 
que  j'établis  mes  principes  ;  la  copie  de 
ces  obfervations  feroit  très-longue  ;  il  eft 
vrai  qu'avec  un  homme  d'autant  d'efprit 
que  vous  ,  on  peut  enjamber  fur  bien  des 
raifonnemens  ,  &  qu'il  fuffit  de  lui  mon- 
trer de  loin  en  loin  quelques  jallons  ,  pour 
qu'il  devine  tous  les  points  par  où  la  route 
doit  paner. 

Examinez  donc  ce  que  l'ame  eft  en  nous, 
après  en  avoir  abftrait  l'organe  phyfique 
de  la  mémoire  qui  fe  perd  par  un  coup  , 
une  apoplexie ,  &c.  L'ame  alors  fe  trou- 
.vera  réduite  à  la  feule  faculté  de  fentir  ; 
fans  mémoire  ,  il  n'eft  point  d'efprit  dont 
toutes  les  opérations  fe  réduifent  à  voir 
Lu  rcjjemblancc  ou  la  différence  ,  ta  conve- 
nance ou  La  dïfconvcnance  que  les  objets  ont 


i6o  Lettres 

entfeux  &  avec  nous.  Efprit  fuppofe  coin- 
paraifon  des  objets  &  point  de  comparai- 
son fans  mémoire  \  auiîi  les  mufes  ,  félon  les 
Grecs ,  étoient  les  filles  de  Mnémofine  ;  l'inv 
bécille  qu'on  met  fur  le  pas  de  fa  porte  , 
n'en1  qu'un  homme  privé  plus  ou  moins  de 
l'organe  de  la  mémoire. 

AlTuré  par  ce  raifonnement  &  une  infi- 
nité d'autres  que  Came  riejl  pas  te/prit  9 
puifqu'un  imbécille  a  une  ame ,  on  s'apper- 
çoit  que  l'ame  n'efl  en  nous  que  la  faculté 
de  fentir  :  je  fupprime  les  conféquences  de 
ce  principe  ,  vous  les  devinez. 

Pour  éclaircir  toutes  les  opérations  de 
l'efprit ,  examinez  d'abord  ce  que  c'eft  que 
juger  dans  les  objets  phyfiques  :  vous  ver- 
rez que  tout  jugement  fuppofe  comparai- 
fon  entre  deux  ou  plufieurs  objets.  Mais 
dans  ce  cas  qu'ell-ce  que  comparer  ?  Ceji 
voir  alternativement.  On  met  deux  échan- 
tillons jaunes  fous  mes  yeux  ;  je  les  com- 
pare ,  c'efl-à-dire  ,  je  Us  regarde  alternati- 
vement ,  &  quand  je  dis  que  l'un  eu  plus 
foncé  que  t autre ,  je  dis ,  félon  l'obfervation 
de  Newton  ,  que  tun  réfléchit  moins  de 
rayons  d'une  certaine  efpece  ,  c'eft-à-dire  , 
que  mon  œil  reçoit  une  moindre  fenjation  , 

c'eft- 


DE  M.  Helvétius,  l6î 
G*euVà-dire  ,  qu'il  tû  p'ur»  foncé  :  or  le  ju- 
gement n\û  que  le  prononcé  de  la  Tenta- 
tion éprouvée. 

A  l'égard  des  mots  de  nos  langues  qui 
expofent  des  idées,  fi  je  Fofe  dire,  intjl- 
lettuelles  ,  tels  font  les  mots,  force ,  gran* 
deur,  &c.  qui  ne  font  représentatifs  d'au- 
cune  fubflu)} xe  p'hyfique,  je  prouve  que  ces 
mots,  t\  généralem  ni  tous  ceux  qui  ne 
font  repréien  atifs  d'aucun  de  ces  objets  , 
ïie  vous  donnent  aucune  idée  réelle ,  &£ 
que  nous  ne  pouvons  porter  aucun  ju- 
gement fur  ces  mots  ,  fi  nous  ne  les  avons 
rendus  phyiiques  par  leur  application  à 
telle  ou  telle  fubftance»  Que  ces  mots 
font  da-s  nos  langues  ce  que  font  a&c  h 
en  algèbre,  auxquels  il  eft  imporTibie  d'at- 
tacher aucune  idée  réelle  s'ils  ne  font  mis 
en  équations  ;  auflî  avons  -  nous  une  idée 
différente  du  mot  grandeur  ,  félon  que 
nous  Tatrachons  à  une  mouche  ou  un  élé- 
phant. Q  ant  à  la  faculté  que  i  ous  avens 
de  com;:>a"er  1  s  objets  entr'eux,  il  efl 
facile  de  prouver  cric  cette  faculté  u'eft 
autre  chofe  que  l'intérêt  même  que  nous 
avons  de  les  comparer ,  lequel  intérêt  mis 
çn  décompofi  ion    peut   lui  -  même  tour. 

Supplcni&nt*  Tome  XL         L 


162  Lettres 

jours  fe  réduire  à  une  fenfation  phyfique. 

S'il  étoit  pofîible  que  nous  fuirions  im- 
pafîibles  ,  nous  ne  comparerions  pas  faute 
d'intérêt  pour  comparer. 

Si  d'ailleurs  toutes  nos  idées ,  comme 
le  prouve  Locke  ,  nous  viennent  par  les 
fens,  c'eft  que  nous  n'avons  que  des  fens; 
auffi  peut-on  pareillement  réduire  toutes 
les  idées  abstraites  &:  collectives  à  de  pu- 
res fenfaîions. 

Si  le  découfu  de  toutes  ces  idées  ne 
vous  en  fait  naître  aucune  ,  il  faudrait 
que  le  hafard  vous  amenât  à  Paris ,  pour 
qae  je  pu'fle  vous  montrer  tout  le  déve- 
loppement de  mes  idées,  par-tout  appuyées 
de  faits. 

Tout  ce  que  je  vous  marque  à  ce  fujet 
ne  font  que  des  indications  olfcures ,  & 
pour  m'entendre,  peut-être  faudroit-ii  que 
vous  vifliez  mon  livre. 

Si  par  hafard  ces  idées  vous  paroifïbient 
mériter  la  peine  d'y  rêver,  je  vous  efquif- 
ferois  dans  une  féconde  les  motifs  qui  me 
portent  à  pofer;  que  tous  les  hommes, 
communément  bien  organifés ,  om  tous 
une  égale  aptitude  à  penfer. 

Je  vous  prie  de  ne  communiquer  cette 


DE    M.   HeLVÉTIUS;  163 

lettre  à  perfonne  (  *  ) ,  elle  pourroit  don- 
ner à  quelqu'un  le  61  de  mes  idées  ;  & 
puifque  l'ouvrage  eit  fait  ;  il  faut  que  le 
mérite  de  mes  idées  ,  fi  elles  font  vraies-, 
me  relie. 

J'ai  l'honneur  d'être  avec  refpecl, 

Monsieur, 

Votre  très-humble 
&  très-obéilTant  ferviteur , 

Helvétius. 

Je  vous  prie  d'aflurér  Meilleurs  Hume 
&  Eliffon  de  mes  refpe&s. 


(*)  L'ouvrage  auquel  ceci  a  rapport  eft  le  livre  de  V Homme, 
publié  peu  après  la  mort  de  M.  Hehétius  ;  &  cette  Lettre 
n'a  été  communiquée  qu'après  la  publication  de  cet  ouvrage 


'*& 


L    * 


^^=^=^^M^ 


LETTRE 

IDE    J.  J.    ROUSSEAU 
a  son  Libraire  de  Paris. 

J  E  vous  envoie ,  Moniieur  ,  une  pièce 
imprimée  &  publiée  à  Genève,  &c  que  je 
vous  prie  d'imprimer  &  publier  à  Paris  , 
pour  mettre  le  public  en  état  d'entendre 
les  deux  parties,  en  attendant  les  autres 
réponfes  plus  foudroyantes  qu'on  prépare 
à  Genève  contre  moi.  Celle-ci  eft  de  M. 

de  V 11  toutefois  je  ne   me  trompe  ; 

il  ne  faut  qu'attendre  pour  s'en  éclaircir  : 
car  s'il  en  eft  l'auteur,  il  ne  manquera 
pas  de  la  reconnoître-  hautement,  feîoa 
le  devoir  d'un  homme  d'honneur  &  d'un 
bon  chrétien  ;  s'il  ne  l'eft  pas  ,  il  la  défa- 
vouera  de  même ,  &  le  public  faura  bien- 
tôt à  quoi  s'en  tenir. 

Je  vous  connois  trop  ,  Monfieur,  pour 
Croire  que  vous  vou'luffiez  imprimer  une 
pièce  pareille,  û  elle  vous  venoit  d'une 
autre  main;  mais  puifque  c'eû  moi  qui 
vous  en  prie,  vous  ne  dev?z  vous  en 
faire  aucun  fcrupule.  Je  vous  lalue ,  &c. 

Rousseau. 


PE ^=r^m^^- 


SENTIMENT 
DES  CITOYENS,  (i) 

Ap^ès  les  lettres  de  la  campagne,  font 
venues  celles  de  la  montagne.  Voici  les 
fentimens  de  la  ville. 

On  a  pitié  d'un  fou;  mais  quand  la 
démence  devient  fureur  ,  on  le  lie.  La  to- 
lérance, qui  eft  une  vertu,  feroit  alors 
un  vice. 

Nous  avons  plaint  J.  J.  RoufTeau  ,  ci- 
devant  Citoyen  de  notre  ville,  tant  qu'il 
s'eft  borné  ,  dans  Paris ,  au  malheureux 
métier  d'un  bouffon  qui  recevoit  des  na- 
zarcles  à  l'opéra ,  &  qu'on  proftituoit  mar- 
chant à  quatre  pattes  fur  le  théâtre  de  la 
comédie.  A  la  vérité ,  ces  opprobres  re- 
tomboient ,  en  quelque  %on  ,  fur  nous  S 
il  étoit  triïte,  pour  un  Genevois  arrivant 
à  Paris,  de  fe  voir  humilié  par  la  honte 
d'un  compatriote.  Quelques-uns  de  nous 
l'avertirent  ,    &    ne    le   corrigèrent  pas„ 


(I)  L'Auteur  de  cette  piere  avoit  0  bien  imité  le  ftyl© 
de  M.  de  Vernes,  que  M.  Rouffeau  punit  croire  qu'elle  pou- 
volt  être  de  lui.  Ce  ne  fut  qu'au  bout  de  quelque  terflS  qu'lft. 
apprit  que  foti  véritable  auteur  etou  M.  ae  v 


i66  Sentiment 

JNous  avons  pardonné  à  les  romans,  dans 
îefquels  la  décence  &  la  pudeur  font  auffî 
peu  ménagées,  que  le  bon  fens.  Notre 
ville  n'étoit  connue  auparavant  que  par 
des  mœurs  pures,  &  par  des  ouvrages 
folides  qui  attiroicnt  les  étrangers  à  r.ctre 
Académie  :  c'efï  pour  la  première  fois 
qu'un  de  nos  citoyens  l'a  fait  conrcître 
par  des  livres  qui  alarment  les  mœurs  , 
que  les  honnêtes  gens  méprifent  ck  que 
la  piété  condamne. 

Lorfqu'il  mêla  l'irréligion  à  fes  romans, 
nos  Magiftrats  furent  indifpenfablement 
obligés  d'imiter  ceux  de  Paris  &  de  Berne 
(  2  )  ,  dont  les  uns  le  décrétèrent ,  &  les 
autres  le  chaflerent.  Mais  le  Confeil  de 
Genève  ,  écoutant  encore  fa  comparu* on 
dans  fa  juftice  ,  laiflbit  une  porte  ouverte 
au  repentir  d'un  coupable  égaré,  qui  pou- 
vait revenir  dans  fa  patrie  &  y  mériter 
fa  grâce. 

Aujourd'hui  la  patience  n'eft-elle  pas 
îafiee  ,  quand  il  ofe  publier  un  nouveau 
libelle  ,  dans  lequel  il  outrage  avec  fureur 


(  i  )  Je  ne  fus  chafTé   du  Canton   de  Berne  qu'im  mois 
ajnrès  le  décret  de  Genève. 


DES   CITOYENS.  167 

îa  religion  chrétienne ,  la  réformation  qu'il 
profeiïè ,  tous  les  Minières  du  faint  Evan= 
gile  ,  &  tous  les  Corps  de  l'Etat  ?  La  dé- 
mence ne  peut  plus  iervir  d'excufe ,  quand 
elle  fait  commettre  des  crimes. 

Il  auroit  beau  dire  à  préfent  :  recon- 
noifîez  ma  maladie  du  cerveau  à  mes  in- 
conféquences  &  à  mes  contradictions  :  il 
n'en  demeurera  pas  moins  vrai  que  cette 
folie  l'a  pouffé   jufqu'à    infulter  à  Jéfus- 
Chriiî,  jufqu'à    imprimer  que   l'Evangile 
ejl   un  livre  feandahux  ,  (  page    40  de  la 
petite  édition.  )  téméraire  ,  impie  ,  dont  la 
morale  ejl  d'apprendre  aux  en  fans   à  renier 
leurs  mères ,  leurs  frères  ,  &c.    Je  ne  répé- 
terai  pas    les  autres    paroles  :  elles    font 
frémir.  Il  croit  en   déguifer  l'horreur  en 
les  mettant  dans  la  bouche  d'un   contra- 
dicteur ;   mais    il    ne  répond   point  à  ce 
contradicteur  imaginaire.  Il  n'y  en  a  jamais 
eu  d'affez  abandonné  pour  faire  ces  in- 
fâmes obje&icns ,  &  pour  terdre  fi  mé- 
chamment le  fens  naturel  &  divin  des- pa- 
raboles de  notre  Sauveur.  Figurons-  nous , 
ajoute-t-il ,  une  ame  infernale,  analyfant 
ainjl  l'Evangile.  Eh!  qui  l'a  jamais  ainfi 

L4 


t6%  Sentiment 
analyfé?  Où  efl  cette  ame  L.ferrale  (3);? 
La  Métrie  ,  dans  fon  homme  machine  r 
dit  qu'il  a  connu  un  dangereux  athée  y 
dont  il  rapporte  les  raifonnemcns  Tans  les 
réfuter  :  on  voit  affez  qui  étoit  ca  ^ihée  ; 
il  n'eft  pas  permis  apurement  d'étaler  de 
tels  poifons  fans  préferter  l'antidote. 

Il  eft  vrai  que  Roufuau,  dans  cet  eiv 
droit  même,  le  comparé  à  Je  las  -  Chriil 
avec  la  même  humilité  qu'il  a  dit  que  nous 
devions  lui  dreffer  une  flatue.  On  fait  que 
cette  comparaison  t  It  un  des  accès  de  fa. 
foîie.  Mais  ure  folie  qui  blalphême  à  ce 
point,  peut-eïle  avoir  d'ut  e  médecin 
que  la  même  main  qui  a  fait  juflice  de 
ies  autres  Icardales  ? 

S'il  a  cru  préparer  ,  dans  fon  flyle  obf- 
cur ,  une  excule  à  fes  blalphêmts ,  en  les 
attribuant  à  un  délateur  imaginaire ,  il  n'en 
peut  avoir  avcure  pour  la  manière  dont 
il  parle  des  miracles  de  notie  Sauveur.  Il 
dit  netternert ,  lous  fon  propre  nom  ; 
[  Page  98.  }   IL  y  a    des    miracles  ,  dans 


(S)  H  parcît  que  l'auteur  rie  cette  pièce  pourroit  miettjf 
ïépondre  que  perfonne  à  l'a  queftion.  Je  prie  le  leïïeur  de 
sie  ]>as  manquer  de  confulter,  duiib  l'endroit  qu'il  cite  >  est 
&u£  précède  &  ce  qui  fuit. 


des    Citoyens.        169 

f  Evangile  ,  qu'il  n'efl  pas  poffihle  de  pren- 
dre au  pied  de  la  lettre  fans  renoncer  au  bon 
fcns;  il  tourne  en  ridicule  tous  les  pro- 
diges que  Jéfus  daigna  opérer  pour  établir 
la  rel'gion. 

Nous  avouons  encore  ici  la  démence 
qu'il  a  de  fe  d:re  chrétien  quar.d  il  lape  le 
premier  fondement  du  chriftianifme;  mais 
cette  folie  ne  le  rend  que  plus  criminel* 
Etre  chrétien  ,  &  \  ouîoir  détruire  le  chrif- 
tianifme  ,  lAft  pas  feulement  d'un  blaf- 
phémateur,  mais  d'un  traître. 

Après  avoir  infulté  Jéfus-Chrift,  il  n'eft 
pas  iurprenant  qu'il  outrage  les  Miniftres 
de  fon  faint  Evargi'e. 

Il  traite  une  de  leurs  profeflions  de  foi , 
&  Amphigouri,  (page  53.  )  Te -me  bas  & 
de  jargon ,  qui  fignifie  dérailon.  Il  com- 
pare leur  déclaration  aux  plaidoyers  de 
Rabelais  ;  ils  ne  favent,  dit-il ,  ni  ce  qu'ils 
croyent,  ni  ce  qu'ils  veulent,  ni  ce  qu'ils 
difent. 

On  ne  fait,  dit- il  ailleurs  ,  (  page  54.  ) 
ni  ce  qu'ils  croyent ,  ni  ce  qu'ils  ne  croyent 
pas  ,  ni  ce  qu'ils  font  femblani  de  croire. 

Le  voilà  donc  qui  les  accule  de  la  plus 
noire  hypocrifie ,  fans  la  moindre  preuve, 


ija  Sentiment- 
fans  le  moindre  prétexte.  C'eft  ainfi  qu'il 
traite  ceux  qui  lui  ont  pardonné  fa  pre- 
mière apcftaiie  ,  & ,  qui  n'ont  pas  eu  îa 
moindre  part  à  la  punition  de  la  féconde, 
quand  Tes  b;afphêmes  répandus  dans  un 
mauvais  roman ,  ont  été  livrés  au  bour- 
reau. Y  a-t-il  un  feul  citoyen  parmi  nous , 
qui ,  en  pefant  de  fang  -  froid  cette  con- 
duite ,  ne  foit  indigné  contre  le  calom- 
niateur ? 

Eft-il  permis  à  un  homme  né  dans  no- 
tre ville  d'oiîenfer  à  ce  point  nos  Paf« 
teurs,  dont  la  plupart  font  nos  parens  & 
nos  amis,  &  qui  font  quelquefois  nos 
confolateurs  ?  Ccnfidcrons  qui  les  traite 
aînfï  ;  eft  -  ce  un  lavant  qui  difpute  con- 
tre des  favans  ?  Non  ,  c'eft  l'auteur  d'un 
opéra ,  &  de  deux  comédies  fifflées.  Efl> 
ce  un  homme  de  bien  ,  qui  ,  trompé  par 
un  faux  zèle  ,  fait  des  reproches  indifcrets 
à  des  hommes  vertueux  ?  Nous  avouons 
avec  douleur,  &  en  rougiflant ,  que  c'eft 
un  homme  qui  porte  encore  les  marques 
funcftes  de  les  débauches  ;  &  qui ,  dé- 
guifé  en  faltimbanque ,  traîne  avec  lui  de 
village  en  village  ,  &  de  montagne  en 
montagne  3  la  malheurcufe  dont  il  fit  moi?- 


des  Citoyens.  171 
tfr  la  mère ,  &  dont  il  a  expofé  les  en- 
fans  à  la  porte  d'un  hôpital ,  en  rejettant 
les  foins  qu'une  perfonne  charitable  vou* 
loit  avoir  d'eux ,  &  en  abjurant  tous  les 
fentimens  de  la  nature ,  comme  il  dé- 
pouille ceux  de  l'honneur  &  de  la  reli- 
gion (4). 

C'eft  donc  là  celui  qui  ofe  donner  des 
confeils  à  nos  concitoyens  !  (  Nous  ver- 
rons bientôt  quels  confeils.  )  Ceft  donc  là 
celui  qui  parle  des  devoirs  de  la  fociété  ! 


(  4.  )  Je  veux  faire  avec  (implicite  la  déclaration  que  fem- 
bîe  exiger  de  moi  cet  article.  Jamais  aucune  maladie  de 
celles  dont  parle  ici  l'auteur  ,  ni  petite  ,  ni  grande  ,  n'a 
fouillé  mon  corps.  Celle  dont  je  fuis  affligé  ,  n'y  a  pas  le 
moindre  rapport:  elle  eft  née  avec  moi,  comme  le  favent 
les  perfonnes  encore  vivantes  qui  ont  pris  foin  de  mon  en- 
fance. Cette  maladie  eft  connue  de  Meflîeurs  Maloitin  , 
Morand  ,  Thierry  ,  Daran  ,  &  du  frère  Côme.  S'il  s'y  trouve 
la  moindre  marque  de  débauche,  je  les  prie  de  me  confon- 
dre ,  &  de  me  faire  honte  de  ma  devife.  La  perfonne  fage 
&  généralement  eltimée  ,  qui  nie  foigne  dans  mes  maux 
&  me  confole  dans  mes  affligions,  n'eit  malheureufe,  que 
parce  qu'elle  partage  le  fort  d'un  homme  fort  malheureux  ; 
fa  mère  eft  actuellement  pleine  de  vie  &  en  bonne  fanté 
malgré  fa  vieilleffu.  Je  n'ai  jamais  expofé  ,  ni  fait  expofer 
aucun  enfant  à  la  porte  d'aucun  hôpital,  ni  ailleurs.  Une 
perfonne  qui  auroit  eu  la  charité  dont  on  parle,  auroit  eu 
celle  d'en  garder  le  fecret  ;  &  chacun  fent  que  ce  n'eft  pas 
«Je  Genève  ,  où  je  n'ai  point  vécu  ,  6c  d'où  tant  d'animofiti 
fe  répand  contre  moi  ,  qu'on  doit  attendre  des  informations 
fidcllet  fur  ma  conduite.  Je  n'ajouterai  rien  fur  ce  paflkge  , 
/irçon  qu'au  meurtre  près,  j'aimerois  mieux  avoir  fait  ce 
lont  fou  auteur  m'accule ,  que  d'en  avoir  écrit  un  pareil, 


t-jï  Sentiment 

Certes  il  ne  remplit  pas  ces  devoirs  J 
quand,  dans  le  même  libeHe,  trahiffant 
la  confiance  d'un  ami  (5  ),  il  fait  impri- 
mer une  de  {es  lettres  pour  brouiller  en- 
femble  trois  Payeurs.  C'eft  ici  qu'on  peut 
dire,  avec  un  des  premiers  hommes  de 
l'Europe,  de  ce  même  écrivain,  auteur 
d'un  roman  d'éducation,  que  ,  pour  éle- 
ver un  jeune  homme ,  il  faut  commencer 
par  avoir  été  bien  élevé  (  6  ). 

Venons  à  ce  qui  nous  regarde  particu- 
lièrement ,  à  notre  ville  qu'il  voudroit 
bouleverier,  parce  qu'il  y  a  été  repris  de 
Juftice.  Dans  quel  efprit  rappelle-t-il  nos 
troubles  afToupis  ?  Pourquoi  réveille -t- il 
nos  anciennes  querelles  ?  Veut  -  il  que 
nous  nous  égorgions  (7),  parce  qu'on  a 


(  S  )  Je  crois  devoir  avertir  le  public  que  le  théologien 
Çui  a  écrit  la  lettre  dont  j'ai  donné  un  extrait  ,  n'eft  ,  nï 
ne  fut  jamais  mon  ami  ;  que  je  ne  l'ai  vu  qu'une  fois  en 
ma  vie,  &  qu'il  n'a  pas  la  moindre  chofe  à  démêler,  ni  en 
bien  ni  en  mal  avec  les  Miniftres  de  Genève.  Cet  avertifie- 
ment  m'a  paru  ncceffaire  pour  prévenu"  les  téméraires  ap.. 
plicati^:;:.. 

(  6  )  Tout  le  monde  accordera ,  je  penfe  ,  à  l'auteur  de 
cette  pièce  ,  que  lui  &  moi  n'avons  pas  plus  eu  la  même 
éducation,  que  nous  n'avons  la  même  religion. 

(7)  On  peut  voir  dans  ma  conduite  les  douloureux  fa- 
crifiecî   que  j'ai  faits  pour  ne  pas  troubler  la  paix  de  ma 


des  Citoyens.  i  73 
îbrûlé  un  mauvais  livre  à  Paris  &  à  Ge- 
nève ?  Quand  notre  liberté  &  nos  droits 
feront  en  danger ,  nous  les  défendrons 
i>ien  fans  lui.  ïl  eft  ridicule  qu'un  homme 
de  fa  forte  ,  qui  n'efî:  plus  notre  conci- 
toyen ,  nous  dife  : 

Vous  n'êtes,  ni  des  Spartiates  ,  pag.  340) 
"ni  des  Athéniens  ;  vous  êtes  des  marchands  5 
des  artifans  ,  des  bourgeois  occupés  de  vos 
intérêts  privés  &  de  votre  gain.  Nous  n'é- 
tions pas  autre  chofe,  quand  nous  réfif- 
ïâmes  à  Philippe  II  &  au  Duc  de  Savoie  ; 
nous  avons  acquis  notre  liberté  par  notre 
courage  6c  au  prix  de  notre  fang ,  Se  nous 
la  maintiendrons   de  même. 

Qu'il  cefTe  de  nous  appeller  Efclaves  , 
{page  260)  nous  ne  le  ferons  jamais.  Il 
traite  de  tyrans  les  Magifrrats  de  notre 
République,  dont  les  premiers  font  élus 
par  nous-mêmes.  On  a  toujours  vu ,  dit-il , 
(  page  2  5  9  )  dans  le  Confeil  des  Deux- 
Cents  ,  peu  de  lumières  6'  encore  moins  de, 
courage.  Il  cherche  ,  par  des  menfonges 
accumulés,  à  exciter  les  Deux-Cents  con- 


jpr.trie ,  &  dans  mon  ouvrage,  avec  quelle  force  j'exhorte 
jes  citoyens  à  ne  la  troubler  jamais.,  a  quelque  exii  limité 
j|u'ou  les  réduire. 


174      Sentiment,  &c; 

tre  le  Petit- Confeil  ;  les  Pafteurs  contre 
ces  deux  Corps  ;  &  enfin  ,  tous  contre 
tous  ,  pour  nous  expofer  au  mépris  & 
à  la  rifée  de  nos  voifins.  Veut -il  nous 
animer  en  nous  outrageant  ?  Veut-il  ren- 
veifer  notre  conftitution  en  la  défigurant, 
comme  il  veut  renverfer  le  chrifti-inifme, 
dont  il  ofe  faire  profefîion  ?  Il  fuffit  d'a- 
vertir que  la  ville  qu'il  veut  troubler ,  le 
défavoue  avec  horreur.  S'il  a  cru  que 
nous  tirerions  l'épée  pour  le  roman  d'E- 
mile ,  il  peut  mettre  cette  idée  dans  le 
nombre  de  fes  ridicules  &z  de  fes  folies. 
Mais  il  faut  lui  apprendre  que  ,  û  on 
châtie  légèrement  un  romancier  impie  , 
on  punit  capitalement  un  vil  féditieux. 

Post  scriptum  d'un  ouvrage  des  Ci- 
toyens de  Genève  ,  intitulé  ,  Réponfe  aux 
Lettres  écrites  de  la  Campagne, 

Il  a  paru  ,  depuis  quelques  jours,  une 
brochure  de  huit  pages  in-S9.  fous  le 
titre  de  Sentiment  des  Citoyens  ;  perfbnne 
ne  s'y  eft  trompé.  Il  feroit  au-defTous  des 
c  toyens  de  fe  jufHfier  d'une  pareille  pro- 
duction. Conformément  à  Tarticle  3  du 
titre  XI  de  FEdit ,  ils  l'ont  jettée  au  feu  , 
comme  un  infâme  libelle, 


LE    DOCTEUR 

A  N  S  O  F  H  E. 

LETTRE     DE 

M.    DE    VOLTAIRE 
^    M.    H  £/  M  & 

J'  A I  lu ,  Monfieur  ,  les  pièces  du  procès 
que  vous  avez  eu  à  foutenir  par  devant 
le  public  contre  votre  ancien  protégé.  J'a- 
voue que  la  grande  ame  de  Jean  -  Jaques 
a  mis  au  jour  la  noirceur  avec  laquelle 
vous  l'avez  comblé  de  bienfaits  :  &  c'efl: 
en  vain  qu'on  a  dit  que  c'eft  le  procès  de 
l'ingratitude  contre  la  bienfaifance. 

Je  me  trouve  impliqué  dans  cette  afFa.re. 
Le  fieur  Rouffeau  m'aceufe  de  lui  avoir 
écrit  en  Angleterre  (*),une  lettre  dans 
laquelle  je  me  moque  de  lui.  Il  a  aceufé 
M.  d'A'embert  du  même  crime. 

Quand  nous  ferions  coupables  au  fond 
de  notre  cœur  ,  M.  d'Alembert  &  moi , 


(*  )  On  trouvera  à  la  fuite  de  ce  morceau,  cette  lettre 
que  M.  Rouffeau  attribue  à  M.  de  Voltaire  ,  &  qui  a  été  en 
effet  imprimée  à  Londres  fous  le  nom  de  es  grand  Ecrivain. 


tj6  Lettre  de  M.  de  Voltaire 
de  cette  énormité  ,  je  vous  jure  que  je 
ne  le  fuis  point  de  lui  avoir  écrit.  Il  y 
a  fept  ans  que  je  n'ai  eu  cet  honneur. 
Je  ne  co^ncis  point  la  lettre  dont  il 
parle  ,  &c  j.  vous  jure  que  fi  j'avois  fait 
quelque  mauvaife  plaifanterie  fur  M.  Jean- 
J.îcques  RoufLau  ,  je  ne  la  défavouerois 
pas. 

Il  m'a  fait  l'honneur  de  >me  mettre  au 
nombre  de  fes  ennemis  &  de  fes  pcrfécu,- 
teurs.  Intimement  periuac'é  qu'on  doit  lui 
élever  une  ftatue,  comme  il  le  dit  c'ans  la 
lettre  polie  &  décente  de  Jean-Jaques  Rouf- 
feau  Citoyen  de  Genève ,  à  Ciirijlophe  de 
Biaumont  Archevêque  de  Paris  ;  1!  penie  que 
la  moitié  de  l'univers  eft  occupée  à  dreffer 
cette  ftatue  fur  fon  piédeftal,  &  l'autre 
moitié  à  la  renverfer. 

Non-feulement  il  m'a  cru  inconoclafte  ; 
mais  il  s'efl  imaginé  que  j'avois  cor.fpiré 
contre  lui  avec  le  Confeil  de  Genève  pour 
faire  décréter  fa  propre  perfonne  de  prife 
de  corps,  &  en  fui  te  avec  le  Confeil  de 
Berne  pour  le  faire  chafler  de  la  Suiffe. 

Il  a  perfuadé  ces  bel 'es  chofes  aux  pro- 
tecteurs qu'il  a  voit  alors  à  Paris  ,  &  il 
m'a  fait  parler  dans  leur  efprit  pour  un 

homme 


A      M.      H  U   M   E.  177 

homme  qui  perfécutoit  en  lui  la  fageffe  & 
la  modeftie.  Voici,  Monfieur,  comment 
je  l'ai  perfécuté. 

Quand  je  fus  qu'il  avoit  beaucoup  d'en- 
nemis à  Paris  ,  qu'il  aimoit  comme  moi  la 
retraite ,  &  que  je  préfumai  qu'il  pouvoit 
rendre  quelques  fervices  à  la  philofophie, 
je  lui  fis  propofer  par  M.  Marc  Chapuis , 
citoyen  de  Genève,  dès  l'an  1759,  une 
maifon  de  campagne  appellée  ÏHcrmitage  , 
cme  je  venois  d'acheter. 

Il  fut  fi  touché  de  mes  offres,  qu'il  m'é- 
crivit ces  propres  mots  : 
Monsieur, 

"  Je  ne  vous  aime  point  ;  vous  cor- 
„  rompez  ma  République  en  donnant  des 
„  Spectacles  dans  votre  château  de  Tour- 
„  nay  ,  &c. 

Cette  lettre ,  de  la  part  d'un  homme  qui 
venoit  de  donner  à  Paris  un  grave  opéra 
&  une  comédie  ,  n'étoit  cependant  pas 
datée  des  petites  maifons.  Je  n'y  fis  point 
de  réponle  ,  comme  vous  le  croyez  bien , 
&  je  priai  M.  Tronchin  le  médecin  ,  de 
vouloir  bien  lui  envoyer  une  ordonnance 
pour  cette  maladie.  M.  Tronchin  me  répon- 
dit ,  que  puifqu'il  ne  pouvoit  pas  me  gué- 

SuppUmmt,   Tome  XI.         M 


178  Lettre  de  Voltaire' 
rir  de  la  manie  de  faire  encore  des  pièces 
de  théâtre  à  mon  âge  ,  il  défefpéroit  de 
guérir  Jean- Jaques.  Nous  reftâmes  l'un  & 
l'autre  fort  ma'ades ,  chacun  de  notre  côté» 
En  1762  le  Confeil  de  Genève  entreprit 
fa  cure  ,  &  donna  une  efpece  d'ordre  de 
s'affurer  de  lui  pour  le  mettre  dans  les 
remèdes.  Jean- Jaques  décrété  à  Paris  &  à 
Genève ,  convaincu  qu'un  corps  ne  peut 
être  en  deux  lieux  à  la  fois  ,  s'enfuit  dans 
un  troilieme.  ïl  conclut  avec  fa  prudence 
ordinaire  que  j'étois  fon  ennemi  mortel , 
puifqMe  je  iva/ois  pas  répondu  à  fa  lettre 
obligeante.  Il  fuppofa  qu'une  partie  du 
Confeil  Genevois  étoit  venu  dîner  chez 
moi  pour  conjurer  fa  perte ,  &  que  la  mi- 
nute de  fon  arrêt  avoit  été  écrite  fur  ma 
table  à  la  fin  du  repas.  Il  perfuada  une 
chofe  fi  vraifèmbiable  à  quelques-uns  de 
fes  concitoyens.  Cette  accufation  devint 
fi  férieufe  ,  que  je  fus  obligé  enfin  d'écrire 
au  Confeil  de  Genève  une  lettre  très-forte, 
dans  laquelle  je  lui  dis  que  s'il  y  avoit  un 
feul  homme  dans  ce  Corps  qui  m'eût  jr- 
mais  par'é  du  moindre  dcfTein  contre  le 
fieur  Roufleau ,  je  confentois  qu'on  le  regar- 
dât comme  un  fcélérat  6c  moi  aufli  ;  6c  que 


A    M.     H  u  m  e4  179 

je  déteftois  trop  les  persécuteurs  pour  l'être. 
Le  Conleil  me  répondit  par  un  fecre* 
taire  d'Etat  que  je  n'avois  jamais  eu  ,  ni 
dû  avoir ,  ni  pu  avoir  la  moindre  part  9 
ni  directement  ni  indirectement ,  à  la  con- 
damnation du  lie iir  Jean-Jaques. 

Les  deux  lettres  font  dans  les  archives 
du  Confeil  de  Genève. 

Cependant ,  M.  Roufleau  retiré  dans  les 
délicieufes  vallées  de  Moutiers-Travers  , 
ou  Motiers-Travers  ,  au  comté  de  Neuf- 
châtel  ,   n'ayant  pas  eu  depuis  un  grand 
nombre  d'années  le  plaifir  de  communier 
fous  les  deux  efpeces  ,   demanda  instam- 
ment au  Prédicant  de  Moutiers-Travers  , 
homme  d'un  efprit  fin  &  délicat ,  la  con- 
folation  d'être  admis  à  !a  fainte  Table  ;  il 
lui  dit  que  fon  intention  étoit  ,  1".  de  com- 
battre VEglife  Romaine  ;  i°.  de  s'élever  con- 
tre C  ouvrage  infernal  de  C  Efprit ,  qui  établit 
évidemment  le  matérialifi ne  ;  30.  de  foudroyer 
les  nouveaux  philo fophes  vains  &  prefomp- 
tueux.  Il  écrivit  &  ligna  cette  déclaration , 
&  elle  eft  encore  entre  les  mains  de  M.  de 
Montmollin  Prédicant  de  Moutiers-Tra- 
vers &  de  BoverelTe. 

Dès  qu'il  eut  communié ,  il  fe  fentit  le 

M    2 


cœur  dilaté ,  il  s  attendrit  j ufqii  aux  larmes.  Il 
le  dit  au  moins  dans  fa  lettre  du  8  août  1765. 

II  fe  brouilla  bientôt  avec  le  Prédicant 
&  les  prêches  de  Moutiers- Travers  &  de 
BovereiTe.  Les  petits  garçons  &  les  petites 
filles  lui  jetterent  des  pierres  ;  il  s'enfuit 
fur  les  terres  de  Berne  ;  &  ne  voulant  plus 
être  lapidé ,  il  fupplia  Meilleurs  de  Berne 
de  vouloir  bien  avoir  la  bonté  de  le  faire  en- 
fermer  le  relie  de  fes  jours  dans  quelquun  de 
leurs  châteaux  ,  ou  tel  autre  lieu  de  leur  Etat 
qu'il  leur  fzmbleroit  bon  de  choifîr.  Sa  lettre 
tit  du  10  octobre  1765. 

Depuis  Madame  la  comteffe  de  Pimbê- 
che ,  à  qui  l'on  confeilloit  de  fe  faire  lier  ; 
je  ne  crois  pas  qu'il  foit  venu  dans  l'efprit 
de  perfonne  de  faire  une  pareille  requête, 
eurs  de  Berne  aimèrent  mieux  le 
chaffer  que  de  fe  charger  de  fon  logement. 

Le  judicieux  Jean-Jaques  ne  manqua  pas 
de  conclure  que  c'etoit  moi  qui  le  privoit 
de  la  douce  confolation  d'être  dans  une 
prifon  perpétuelle ,  &  que  même  j'avois 
tant  de  crédit  chez  les  prêtres  ,  que  je  le 
faifois  excommunier  par  les  chrétiens  de 
Moutiers-Travers  &:  de  BoverefTe. 

Ne  penfez  pas  que  je  plaiiante ,  Mon- 


A     M.     H  U  M  e.  181 

fieur  ;  il  écrit  dans  une  lettre  du  24  juin 
1765  :  Etre  excommunié  de  la  façon  de  M. 
de  V.  mamuferafort  auffi.  Et  dans  fa  lettre 
du  23  mars  ,  il  dit  :  M.  de  V.  doit  avoir 
écrit  à  Paris  qu'il  fe  fait  fort  de  faire  ckajjer 
Roujfeau  de  fa  nouvelle  patrie. 

Le  bon  de  l'affaire  c'eiï  qu'il  a  réuffi  à 
faire  croire  pendant  quelque  tems  cette 
folie  à  quelques  perfonnes  ;  &  la  vérité 
eft  que  ,  fi  au  lieu  de  la  prifon  qu'il  de- 
mandoit  à  Meneurs  de  Berne  ,  il  avoit 
voulu  fe  réfugier  dans  la  maifbn  de  cam- 
pagne que  je  lui  avois  offerte ,  je  lui  au- 
rois.  donné  alors  cet  afyle  ,  où  j'aurois  eu 
foin  qu'il  eût  de  bons  bouillons  avec  des 
potions  rafraîchinantes  ;  bien  perfuadé 
qu'un  homme,  dans  fon  état,  mérite  beau- 
coup plus  de  ccmpalîion  que  de  colère. 

Il  eif  vrai  qu'à  la  fageffe  toujours  con- 
féquente  de  fa  conduite  &  de  les  écrits  , 
il  a  joint  des  traits  qui  ne  font  pas  d'une 
bonne  ame.  J'ignore  fi  vous  lavez  qu'il  a 
écrit  des  Lettres  de  la  Montagne.  Il  fe  rend 
dans  la  cinquième  lettre  formellement  dé- 
lateur contre  moi  ;  cela  n'efl  pas  bien.  Un 
homme  qui  a  communié  fous  les  deux 
efpeces,  un  fage  à  qui  on  doit  élever  des 

M  3 


1S1    Lettre  de  Voltaire 

ftatues ,  femble  dégrader  un  peu  fon  carac- 
tère par  une  telle  manœuvre  ;  il  hafarde 
fon  falut  &c  fa  réputation. 

Aufîi  la  première  chofe  qu'ont  faite 
Meffieurs  les  Médiateurs  de  France  ,  de 
Zurich  &  de  Berne  ,  a  été  de  déclarer  fo- 
lemneliement  les  Lettres  de  la  Montagne  un 
libelle  calomnieux.  Il  n'y  a  plus  moyen 
que  j'offre  une  maifon  à  Jean- Jaques  ,  de- 
puis  qu'il  a  éré  affiché  calomniateur  au 
coin  des  rues. 

Mais  en  faifant  le  métier  de  délateur  Se 
d'homme  un  peu  brouillé  avec  la  vérité  , 
il  faut  avouer  qu'il  a  toujours  confervé 
fon  caraclere  de  modeftie. 

Il  me  fit  l'honneur  de  m'écrire  ,  avant 
que  la  Médiation  arrivât  à  Genève ,  ces 
propres  mots  : 

Monsieur, 
«  Si  vous  avez  dit  que  je  n'ai  pas  été 
»  fecrétaire  d'AmbafTade  à  Venife  ,  vous 
»  avez  menti  ;  &  fi  je  n'ai  pas  été  fecré- 
">  taire  d'Ambafîade  ,  &  fi  je  n'en  ai  pas 
»  eu  les  honneurs ,  c'eft  moi  qui  ai  menti  «=, 
J'ignorois  que  M.  Jean -Jaques  eût  été 
fecrétaire  d'Ambaflade  ;  je  n'en  avois  ja- 
mais dit  un  feul  mot ,  parce  que  je  n'en 
avois  jamais  entendu  parler. 


A    M.     H  u  m  e:  183 

Je  montrai  cette  agréable  lettre  à  un 
homme  véridique  ,  fort  au  fait  des  affaires 
étrangères  ,  curieux  &  exacl:.  Ces  gens-là 
font  dangereux  pour  ceux  qui  citent  au 
hafard.  Iî  déterra  les  lettres  originales  écri- 
tes de  la  main  de  Jean- Jaques  ,  du  9  &  du 
13  août  1743  à  M.  du  Theil  ,  premier 
commis  des  affaires  étrangères  ,  alors  fon 
protecteur.  On  y  voit  ces  propres  paroles  : 

«  J'ai  été  deux  ans  le  domeffique  de  M. 
»  de  Montaigu  (  Ambaffadeur  de  Venife  ) . . . 
»  J'ai  mangé  fon  pain  ...  Il  m'a  chafie 
»  honteufement  de  fa  maifon  ...  Il  m'a 
»  menacé  de  me  faire  jetter  par  la  fenê- 
»  tre . . .  &  de  pis  ,  fi  je  reftois  plus  long- 
»  tems  dans  Venife  . . .  &c.  &c.  » 

Voilà  un  fecrétaire  d'Ambaffade  aiTez 
peu  refpe£té  ,  &  la  fierté  d'une  grande  ame 
peu  ménagée.  Je  lui  confeille  de  fairp  gra- 
ver au  bas  de  fa  ffatue  les  paroles  de  l' Am- 
baffadeur au  fecrétaire  d'Ambaffade. 

Vous  voyez  ,  Monfieur  ,  que  ce  pauvre 
homme  n'a  jamais  pu  ni  fe  maintenir  fous 
aucun  maître,  ni  fe  conferver  aucun  ami  , 
attendu  qu'il  eft  contre  la  dignité  de  fon 
être  d'avoir  un  maître  ,  &  que  l'amitié  ëft 
une  foibleffe  dont  \\n  fage  doit  repouffer 
les  atteintes.  M  4 


i§4    Lettre   de   Voltaire 

Vous  dites  qu'il  fait  l'hiftoire  de  fa  vie; 
Elle  a  été  trop  utile  au  monde  ,  &  remplie 
de  trop  grands  événemens  ,  pour  qu'il  ne 
rende  pas  à  la  pofririté  le  fervice  de  la 
publier.  Son  goût  pour  la  vérité  ne  lui 
permettra  pas  de  déguifer  la  moindre  de 
ces  anecdotes  ,  pour  fervir  à  l'éducation 
des  Princes  qui  voudront  être  menuiiiers 
comme  Emile. 

A  dire  vrai ,  Monfieur  ,  toutes  ces  pe- 
tites miferes  ne  méritent  pas  qu'on  s'en 
occupe  deux  minutes  ;  tout  cela  tombe 
bientôt  dans  un  éternel  oubli.  On  ne  s'en 
foucie  pas  plus  que  des  baifers  acres  de 
la  nouvelle  Héloïfe ,  &  de  Ion  faux  germe , 
&  de  fon  doux  ami ,  &  des  lettres  de 
Vernet  à  un  Lord  qu'il  n'a  jamais  vu.  Les 
folies  de  Jean-Jaques  &  fon  ridicule  or- 
gueil ne  feront  nul  tort  à  la  véritable  phi- 
lofophie  ;  tk  les  hommes  refpe&ables  qui 
îa  cuit: vent  en  France,  en  Angleterre  &  en 
Allemagne  ,  n'en  feront  pas  moins  eftimés. 
Il  y  a  des  fottifes  &  des  querelles  dans 
toutes  les  conditions  de  la  vie.  Cela  s'ou- 
blie au  bout  de  quinze  jours.  Tout  parle 
rapidement  comme  les  figures  grotefques 
de  la  lanterne  magique. 


À    M.    H  u  m  e.  185 

L'Archevêque  de  Novogorod  à  la  tête 
d'un  fynode ,  a  condamné  l'Evêque  de 
Roftou  à  être  dégradé  &  enfermé  le  refte 
de  fa  vie  dans  un  couvent  ,  pour  avoir 
foutenu  qu'il  y  a  deux  puifTances  ,  la  fa- 
cerdotale  &  la  royale.  L'Impératrice  a  fait 
grâce  du  couvent  à  l'Evêque  de  Roftou. 
A  peine  cet  événement  a-t-il  été  connu  en 
Allemagne  &  dans  le  refte  de  l'Europe. 

Les  détails  des  guerres  les  plus  fanglan- 
tes  périffent  avec  les  foldats  qui  en  ont 
été  les  victimes.  Les  critiques  même  des 
pièces  de  théâtre  nouvelles  ,  &  fur- tout 
leurs  éloges ,  font  enfevelis  le  lendemain 
dans  le  néant  avec  elles ,  &  avec  les  feuil- 
les périodiques  qui  en  parlent.  Il  n'y  a  que 
les  dragées  du  fieur  Keyfer  qui  fe  foient 
un  peu  foutenues. 

Dans  ce  torrent  immenfe  qui  nous  em- 
porte ,  &  qui  nous  engloutit  tous ,  qu'y 
a-t-il  à  faire  ?  Tenons-nous-en  au  confeil 
que  M.  Horace  Walpole  donne  à  Jea.  - 
Jaques ,  d'être  fage  &  heureux.  Vous  êtes 
l'un  ,  Monfieur ,  &:  vous  méritez  d'être 
l'autre ,  &c.  &c. 

A  Fcrncy ,  ce  24  Octobre  1766. 


LETTRE 

D   E 

M.    DE     V  0  L  T  A  I  R  E 

au  Docleur  Jean-Jaques  Panfophe. 

\)  U o  I Q  u  E  vous  en  dhiez  ,  docteur 
Panfophe  ,  je  ne  fuis  certainement  pas  la 
caufe  de  vos  malheurs  ;  j'en  fuis  affligé , 
&  vos  livres  ne  méritent  pas  de  faire  tant 
de  fcandale  &  tant  de  bruit  :  mais  cepen- 
dant ne  devenez  pas  calomniateur ,  ce 
feroit-là  le  plus  grand  mal.  J'ai  lu  dans 
le  dernier  ouvrage  que  vous  avez  mis 
en  lumière  ,  une  belle  profopopée  ,  oit 
vous  faites  entendre  ,  en  pîaifantant  mal 
à  propos ,  que  je  ne  crois  pas  en  Dieu. 
Le  reproche  eu  au  m*  étonnant  que  votre 
génie.  Le  jéfuite  GarafTe  ,  le  jéfuite  Har- 
douin  &  d'autres  menteurs  publics  troir 
voient  par-tout  des  athées  ;  mais  le  jéfuite 
GarafTe  ,  le  jéfuite  Hardouin ,  ne  font  pas 
bons  à  imiter.  Do&eur  Panfophe,  je  ne 
fuis  athée  ni  dans  mon  cœur  ,  ni  dans 
mes  livres  ;  les  honnêtes  gens  qui  nous 


au  Docteur  Pansophe.  187 
connoifTent  l'un  &  l'autre  difent  en  voyant 
votre  article  :  hilas  !  à  docteur  Panfophe 
eft  méchant  comme  Les  autres  hommes  ;  ceji 
bien  dommage. 

Judicieux  admirateur  de  la  bêtife  &  de 
la  brutalité  des  Sauvages  ,  vous  avez  crié 
contre  les  Sciences  ,  &  cultivé  les  Scien- 
ces. Vous  avez  traité  les  Auteurs  &  les 
Philofophes  de  charlatans  ;  &  pour  prou- 
ver d'exemple  ,  vous   avez   été   Auteur- 
Vous  avez  écrit  contre  la  comédie ,  avec 
la  dévotion  d'un  capucin  ,  &  vous  avez 
fait  de  méchantes  comédies.   Vous  avez 
regardé    comme    une    chofe   abominable 
qu'un  Satrape  ou  un  Duc  eût  du  fuperflu  , 
&  vous  avez  copié  de  la  mufique  ,  pour 
des  Satrapes  ou  des  Ducs  qui  vous  payoient 
avec  ce  fuperflu.  Vous  avez  barbouillé  un 
roman  ennuyeux  ,  oîi  un  pédagogue  fu- 
borne  honnêtement  fe  pupille  en  lui  en- 
feignant    la    vertu;   &    la   fille   modèle 
couche  honnêtement  avec  le  pédagogue  ; 
&  elle  fouhaite  de  tout  fon  cœur  qu'il  lui 
faffe  un  enfant  ;  &  elle  parle  toujours  de 
fageffe  avec  fon  doux  ami  ;  &  elle  de- 
t   femme  ,  mère  ,   &  la  plus  tendre 
amie  d'un  époux  qu'elle  n'aime  pourtant 


i88  Lettre  de  Voltaire 
pas  ;  &  elle  vit  &  meurt  en  raifoniiant  ; 
mais  fans  vouloir  prier  Dieu.  Docleur 
Panfophe  ,  vous  vous  êtes  fait  le  précep- 
teur d'un  certain  Emile  ,  que  vous  for- 
mez infenfiblement  par  des  moyens  im- 
praticables ;  &  pour  faire  un  bon  chré» 
tien  ,  vous  détruifez  la  religion  chré- 
tienne. Vous  profeffez  par-tout  un  fincere 
attachement  à  la  révélation,  en  prêchant 
le  déifme  ,  ce  qui  n'empêche  pas  que 
chez  vous  les  déifies  &  les  philofophes 
conféquens  ne  foient  des  athées.  J'admire  , 
comme  je  le  dois  ,  tant  de  candeur  &  de 
juftefTe  d'efprit  ;  mais  permettez-moi  de 
grâce  de  croire  en  Dieu.  Vous  pouvez 
être  un  fophifie  ,  un  mauvais  raifonneur, 
&  par  conséquent  un  écrivain  pour  le 
moins  inutile  5  fans  que  je  fois  un  athée, 
L'Etre  Souverain  nous  jugera  tous  deux  ; 
attendons  humblement  fon  arrêt.  Il  me 
femble  que  j'ai  fait  de  mon  mieux  pour 
foutenir  la  caufe  de  Dieu  &  de  la  vertu  ,. 
mais  avec  moins  de  bile  &  d'emportement 
que  vous.  Ne  craignez-vous  pas  que  vos 
inutiles  calomnies  contre  les  Philofophes 
&  contre  moi  ,  ne  vous  rendent  défa- 
gréable    aux    yeux    de   l'Etre  Suprême , 


au  Docteur  Pansophï.  189 
comme  vous  l'êtes  déjà  aux  yeux  des 
hommes  r 

Vos  Lettres  de  la  Montagne  font  pleines 
de  fiel;   cela  n'eft  pas  bien,  Jean- Jaques. 
Si   votre   Patrie  vous  a  proferit   injufte- 
ment ,   il   ne  faut  pas  la  maudire    ni   la 
troubler.  Vous  avez  certes  raifon  de  dire 
que  vous  n'êtes  point  philofophe.  Le  fa- 
ge  philofophe  Socrate  but  la  ciguë  en  fi- 
lence  :  il  ne  fit  pas  de  libelles  contre  l'a- 
réopage ni  même  contre  le  prêtre  Anitus  , 
ion  ennemi  déclaré  ;  fa  bouche  vertueufe 
ne  fe  fouilla  pas  par  des  imprécations  :  il 
mourut  avec  toute  fa  gloire  &  fa  patience  ; 
mais  vous  n'êtes   pas  un  Socrate  ni   un 
philofophe. 

Docteur  Panfophe ,  permettez  qu'on 
vous  donne  ici  trois  leçons,  que  la  Phi- 
lofophie  vous  auroit  apprifes  :  une  leçon 
de  bonne  foi  ,  une  leçon  de  bon  fens  ,  & 
une  leçon  de  modeftie. 

Pourquoi  dites-vous  que  le  bon  homme 
fi  mal  nommé  Grégoire  le  Grand ,  quoi- 
qu'il foit  un  faint ,  étoit  un  Pape  illujlre  , 
parce  qu'il  étoit  bête  &  intrigante  J'ai 
vu  conftamment  dans  l'hiftoire  ,  que  la 
bêtife  &  l'ignorance  n'ont  jamais  fait  de 


190     Lettre  de  Voltaire 

bien,  mais  au  contraire  toujours  beaucoup 
de  mal.  Grégoire  même  bénit  &  loua  les 
crimes  de  Phocas  ,  qui  avoit  affaffiné  & 
■détrôné  Ton  maître  ,  l'infortuné  Maurice» 
Il  bénit  ck  loua  les  crimes  de  Brunehaut , 
qui  efl  la  honte  de  l'hifroire  de  France» 
Si  les  Arts  &  les  Sciences  n'ont  pas  abfo- 
lument  rendu  les  hommes  meilleurs  ;  du 
moins  ils  font  méchans  avec  plus  de  dis- 
crétion ;  &  quand  ils  font  le  mal ,  ils 
cherchent  des  prétextes,  ils  tcmporifent  , 
ils  fe  contiennent;  on  peut  les  prévenir  i 
&  les  grands  crimes  font  rares.  Il  y  a  dix 
lieeles  que  vous  auriez  été  non-feulement 
excommunié  avec  les  chenilles,  les  fau- 
terelles  &  les  forciers  ,  mais  brûlé  ou  pen- 
du ,  alnfi  que  quantité  d'honnêtes  gens  qui 
cultivent  aujourd'hui  les  Lettres  en  paix  , 
&  avouez  que  le  tems  préfent  vaut  mieux» 
C'eft  à  la  Phiîoiophie  que  vous  devez 
votre  falut,  &:  vous  l'aflan^nez  ;  mettez- 
vous  à  genoux ,  ingrat ,  &  pleurez  fur 
votre  folie.  Nous  ne  fommes  plus  efela- 
ves  de  ces  tyrans  fpiî  ituels  &  temporels 
qui  défoloient  toute  l'Europe  ;  la  vie  eft 
p1us  douce ,  les  mœurs  plus  humaines  , 
&  les  Etats  plus  tranquilles. 


àù  Docteur  PansopKle.  191 
Vous  parlez,  docteur  Panfophe,  de  la 
vertu  des  Sauvages  :  il  me  femble  pourtant 
qu'ils   font    magis    extra    vida   quàm  cum 
virtutibus.  Leur  vertu    eft.  négative ,   elle 
confifte   à  n'avoir  ni  bons  cuifiniers ,  ni 
bons  muficiens ,  ni  beaux  meubles ,  ni  luxe, 
&c.  La  vertu  ,   voyez  -  vous  ,  fuppofe  , 
des  lumières  ,  des  réflexions ,  de  la  Phi- 
lofophie  ,  quoique ,  félon  vous  ,  tout  hom- 
me,  qui    réfléchit  foit    un  animal    dépravé  ; 
d'où  il  s'enfuivroit  en  bonne  logique  que 
la  vertu  eft  impofïible.  Un  ignorant ,  un 
fot  complet,  n'eft  pas  plus  fufceptible  de 
vertu  qu'un  cheval  ou  qu'un  finge  ;  vous 
n'avez  certes  jamais  vu  cheval  vertueux, 
ni  finge  vertueux.  Quoique  maître  Alibo- 
ron  tienne  que  votre  profe  eft  une  profe 
hrûlante  ,  le  public  fe  plaint  que  vous  n'a- 
vez jamais  fait  un  bon  fyllogifme.  Ecou- 
tez ,  docteur  Panfophe  ;  la  bonne  Xantip- 
pe  grondoit  fans  cefîe ,  &  vigoureufemcnt 
contre  la  philofophie  &  la  raifon  de  So- 
crate;  mais  la  bonne  Xantippe  étoit  une 
folle  ,  comme  tout  le  monde  fait.  Corri- 
gez-vous. 

Illuftre  Panfophe  !  La  rage  de  blâmei 
vos  contemporains  vous  fait  louer  à  leurs 


i9i      Lettre  de  Voltaire 

dépens  des  Sauvages  anciens  &  modernes 
fur  des  choies  qui  ne  font  point  du  tout 
louables. 

Pourquoi ,  s'il  vous  plaît ,  faites  -  vous 
dire  à  Fabricius ,  que  le  fcul  talent  digne 
de  Rome  ejl  de  conquérir  la  terre  ,  puifque 
les  conquêtes  des  Romains,  &  les  con- 
quêtes en  général  font  des  crimes  ,  &  que 
vous  blâmez  fi  fortement  ces  crimes  dans 
votre  plan  ridicule  d'une  paix  perpétuelle. 
Il  n'y  a  certainement  pas  de  vertu  à  con- 
quérir la  terre.  Pourquoi  ,  s'il  vous  plaît , 
faites  -  vous  dire  à  Curius ,  comme  une 
maxime  refpeclable ,  qu'il  aimoit  mieux 
commander  à  ceux  qui  avoient  de  Cor ,  que 
d'avoir  de  l'or  ?  C'eft  une  chofe  en  elle- 
même  indifférente  d'avoir  de  l'or;  mais 
c'efl  un  crime  de  vouloir  ,  comme  Cu- 
rius ,  commander  injuftement  à  ceux  qui 
en  ont.  Vous  n'avez  pas  fenti  tout  cela  , 
docteur  Panfophe ,  parce  que  vous  ai- 
mez mieux  faire  de  bonne  profe  que  de 
bons  raifennemens.  Repentez  -  vous  de 
cette  mauvaife  morale ,  ck  apprenez  la 
logique. 

Mon  ami  Jean-Jaques, ayez  de  la  bonne 
foi.  Vous  qui  attaquez  ma  religion ,  dites- 
moi  , 


au  Docteur  Pansophe.  195 
moi,  je  vous  prie,  quelle  eft  la  vôtre  ? 
Vous  vous  donnez  avec  votre  modeftie 
ordinaire ,  pour  le  refïaurateur  du  chriitia- 
niime  en  Europe  ;  vous  dites  que  la  re~ 
ligion  décréditée  en  tout  lieu  avoit  perdu 
fon  afeendant  jufqucs  fur  le  peuple  ,  &c. 
Vous  avez  en  effet  décrié  les  miracles  de 
Jéfus,  comme  l'abbé  de  Prades  ,  pour  re- 
lever le  crédit  de  la  religion.  Vous  avez 
dit  que  l'on  ne  pouvoit  s'empêcher  de 
croire  l'Evangile  de  Jéfus ,  parce  qu'il  étoit 
incroyable  :  ainfi  Tertullien  difoit  hardi- 
ment ,  qu'il  étoit  fur  que  le  Fils  de  Dieu 
étoit  mort,  parce  que  cela  étoit  impof- 
iîble  :  Mortuus  ejl  Deï  Filius  ;  hoc  certum 
tfl  quia  impojjibile.  Ainii  par  un  raifon- 
iiement  fimilaire ,  un  géomètre  pourroit 
dire,  qu'il  efl  évident  que  les  trois  an- 
gles d'un  triangle  ne  font  pas  égaux  à 
deux  droits,  parce  qu'il  eu  évident  qu'ils 
le  font.  Mon  ami  Jean  -  Jaques  apprerrez 
la  logique,  &:  ne  prenez  pas,  comme 
Alcibiade ,  les  hommes  pour  autant  de; 
lûtes  de  choux. 

C'eft  ians  contredit  un  fort  grand  mal- 
heur de  ne  pas  croire  à  la  religion  chré- 
tienne ,  cjui  efl  la  feule  vraie  entre  fluUfl 

Supplément,  Tome  XI.  N 


194  Lettre  de  Voltaire 
autres  qui  prétendent  aufîi  l'être  :  toute» 
fois  celui  qui  a  ce  malheur  peut  &  doiî 
croire  en  Dieu.  Les  fanatiques ,  les  bonnes 
femmes  ,  les  enfans  &c  le  docleur  Panfo- 
phe  ne  mettent  point  de  diftinclion  entre 
l'athée  &  le  déifie.  O  Jean- Jaques!  vous 
avez  tant  promis  à  Dieu  &  à  la  vérité  de 
ne  pas  mentir;  pourquoi  mentez  -  vous 
contre  votre  confcience  ?  Vous  êtes  ,  à  ce 
que  vous  dites,  le  feul  auteur  de  votre  Jié- 
ck  &  de  plufieurs  autres ,  qui  ait  écrit  de 
bonne  foi.  Vous  avez  écrit  fans  doute  de 
bonne  foi  que  la  loi  chrétienne  ejl,  au  fond  9 
plus  nuifible  qu'utile  à  la  forte  conjiitudcn 
d'un  Etat;  que  les  vrais  chrétiens  font  faits 
peur  être  efclaves  &  font  lâches  ;  qu'il  ne 
faut  pas  apprendre  le  catéchifme  aux  en- 
fans  ,  parce  qu'ils  n'ont  pas  l'efprit  de 
croire  en  Dieu  ,  &c.  Demandez  à  tout  le 
monde  fi  ce  n'efl  pas  le  déiime  tout  pur  ; 
donc  vous  êtes  athée  ou  chrétien  comme 
les  àé'Azs ,  ainfi  qu'il  vous  plaira  ;  car 
vous  êtes  \m  homme  inexplicable.  Mais 
encore  une  fois  apprenez  la  logique ,  &; 
ne  vous  faites  plus  brûler  mal  -  à  -  propos, 
Refpeftez  ,  comme  -vous  le  devez ,  des 
jhonnêtes  gens ,    qui  n'ont  pas   du   tout 


au  Docteur  Pansopïîe.  ioy 
envie  d'être  athées  ,  ni  mauvais  raifon- 
netirs  ?  ni  calomniateurs.  Si  tout  citoyen 
ciïif  efl  un  fripon  ,  voyez  quel  titre  mé- 
rite un  citoyen  faufTaire ,  qui  eft  arrogant 
avec  tout  le  monde,  &  qui  veut  être 
ponefTeur  exclufif  de  toute  la  religion  9 
la  vertu  &  la  raifon  qu'il  y  a  en  Europe. 
Va  mifero  !  lilia  nigra  viientur ,  pallcntefi 
que  rofa.  Soyez  chrétien  ,  Jean  -  Jaques  , 
pu  if  que  vous  vous  vantez  de  l'être  à  toute 
force  ;  mais ,  au  nom  du  bon  fens  &  de  la 
vérité  ,  ne  vous  croyez  pas  le  feul  maître, 
en  Ifra'cl. 

Dotleur  Panfophe ,  foyez  modefte ,  s'il 
vous  plaît  ;  autre  leçon  importante.  Pour- 
quoi dire  à  l'Archevêque  de  Paris  que 
vous  êtes  né  avec  quelques  talens  ?  Vous 
n'êtes  fiirement  pas  né  avec  le  talent  de 
l'humilité  ni  de  la  juftefle  d'efprit.  Pour- 
quoi dire  au  public  que  vous  avez  refufé 
l'éducation  d'un  Prince ,  &  avertir  fière- 
ment qu'il  appartiendra ,  de  ne  pas  vous 
faire  dorénavant  de  pareilles  proportions  ? 
Je  crois  que  cet  avis  au  public  eu  plus 
vain  qu'utile  :  quand  même  Diogene ,  une 
fois  connu  ,  diroit  aux  pafTans  ,  acheter 
fotre  maître  ,  on  le  laifferoit  dans  fon  ton-* 

N  l 


fr96      Lettre  de  Voltaire 
neau  avec  tout  Ton  orgueil  &  toute  fa 
folie.  Pourquoi  dire  que  la  mauvaife  pro- 
fejjlon   de  foi  du  Vicaire  Allobroge  ejl  le 
meilleur  écrit  qui  ait  paru  dans  ce  jiecle  ? 
Vous  mentez  fièrement ,  Jean- Jaques  :  un 
bon  écrit  eft  celui  qui  éclaire  les  hommes 
&  les  confirme  dans  le  bien  ;  &  un  mau- 
vais écrit  eft  celui  qui  épaiilit   le  nuage 
qui  leur  cache  la  vérité ,  qui  les  plonge 
dans    de   nouveaux  doutes  ,  &  les  laiffe 
fans  principes.  Pourquoi  répéter  continuel- 
lement avec  une  arrogance  fans  exemple  , 
eue    vous  bravez  vos  fots   lecteurs  &   le 
fot  public  ?    Le   public    n'eft  pas   fot  :  il 
brave   à  Ton  tour  la  démence  qui  vit  & 
médit  à  fes  dépens.  Pourquoi,  ô  dofteur 
Panfophe  !  dites- vous  bonnement  ?  Qiiun 
Etat  fenfé  auroit  ilevi  des  Jlatues  à  l'Au- 
teur d'Emile  ?  C'eft  que  l'Auteur  d'Emile 
efl  comme  un  enfant,   qui ,  après  avoir 
foufflé  des  boules  de  favon,  ou  fait  des 
ronds  en  crachant  dans  un  puits  ,  fe  re- 
garde comme  un  Etre  très-important.  Au 
refte ,.  Docleur  ,  fi  on  ne  vous  a  pas  élevé 
des  ftatues  on  vous  a  gravé  ;  tout  le  monde 
peut  contempler    votre  vifage    &  votre 
gloire  au  coin  des  rues»  Il  me  femble  qu$ 


au  Docteur  Pansophe.   197 
t'en   eft  bien  affez  pour  un  homme  qui 
ne  veut  pas  être  philofophe ,  &  qui  en 
effet  ne  l'eft  pas.  Quàm  pulchrum  eft  digito 
monftrari>&  dicier ,  hic  eft!  Pourquoi  mon 
ami  Jean-Jaques  vante- 1- il  à  tout  propos 
fa  vertu ,  fon  mérite  &  ks  talens  ?  C'eft 
que  l'orgueil   de  l'homme   peut  devenir 
aum*  fort  que  îa  bofîe  des  chameaux  de 
ridumée  ,  ou  que^  la  peau  des   Onagres 
du  défert.  Jéfus  difoit  qu'il  étoit  doux  & 
humbk  de,  cœur  :  Jean- Jaques  r  qui  prétend 
être  fon  écolier,  mais  un  écolier  mutin  qui 
chicane  fouvent  avec  fon  maître ,  n  eft  ni 
doux  ni  humble  de  cœur.  Mais  ce  ne  font 
pas-là  mes  affaires.  Il  pourroit  cependant 
apprendre  que   le  vrai  mérite  ne  confifte 
pas  à  être  fmgulier,  mais  à  être  .raifonna- 
ble.  L'Allemand  Corneille   Agrippa  a  ab- 
boyé  long-tems  avant  lui  contre  les  feien- 
ces  &  les  favans  ;  malgré   cala  il  n'étoit 
point  du  tout  un  grand  homme. 

Do£teurPanfopheron  m'a  dit  que  vous 
vouliez  aller  en  Angleterre.  Ceft  le  pays 
des  belles  femmes  &  des  bons  philcfcphes. 
Ces  belles  femmes  &  ces  bons  phUofo- 
phes  feront  peut  -  être  curieux  de  vous 
voir ,  &  vous  vous  ferez  voir.  Les  gaze- 

N  3 


Ï98  Lettre  de  Voltaire 
tiers  tiendront  un  regifïre  exael:  de  ions 
vos  faits  &  geftes  ,  &  parleront  du  grand 
Jean  -  Jaques  comme  de  l'éléphant  du  Roi 
&  du  zibre  de  la  Pleine  ;  car  les  Anglois 
•s'amufent  des  productions  rares  de  toutes 
espèces ,  quoiqu'il  foit  rare  qu'ils  efliment. 
On  vous  montrera  au  doigt  à  la  cerné-» 
die  ,  û  vous  y  allez  ;  &  on  dira  :  le  voilà 
cet  éminent  génie  qui  nous  reproche  de 
n'avoir  pas  un  bon  naturel ,  &  qui  dit  que 
les  fujets  de  fa  Marc  lié  ne  font  pas  libres  l 
C'eft-là  ce  prophète  du  lac  de  Genève  , 
qui  a  prédit  au  verfet  45e.  de  fon  apeca- 
îypfe  nos  malheurs  &:  notre  ruine  ,  parce 
que  nous  fommes  riches.  On  vous  exami- 
nera avec  furprife  depuis  les  pieds  jufqu'à 
la  tête,  en  refléchiffant  fur  la  folie  hu- 
maine. Les  Angloifes  qui  font,  vous  dis- 
je  ,  ti  ès-belles  ,  riront  lorfqu'on  leur  dira 
que  vous  voulez  que  les  femmes  ne  foient 
eue  des  femmes  ,  des  femelles  d'animanx , 
quel'.es  s'occupent  uniquement  du  foin  de 
faire  la  cuifine  pour  leurs  maris,  de  rac- 
commoder leurs  chemifes  &  de  leur  don- 
ner ,  dans  le  fein  d'une  vertueufe  igno- 
rance,  du  plaiiir  &  des  enfans.  La  belle 
ik  fpirituelle  Ducheue  d?A . . . .  r3  Myîadis 


Au  Docteur  Pansop'he-   *$$ 

'3e  . . .  de  . . .  de . . .  lèveront  les  épaules  3 
&  les  hommes  vous  oublieront  en  ad- 
mirant leur  vifage  &  leur  efprit.  L'ingé- 
nieux Lord  W. . .  e  ,  lé  favant  Lord  L...  n  , 
les  philofcphes  Mylord  C  . . .  d ,  le  Duc 
de  G  ...  n ,  Sir  F-x ,  Sir  G  . . .  d  9  &  tant 
d'autres ,  jetteront  peut-être  un  coup-d'œii 
fur  vous  ,  ck  iront  de-là  travailler  au  bien 
public  ou  cultiver  les  belles  -  lettres ,  loin 
du  bruit  Ô£  du  peuple ,  fans  être  pour  cela 
des  animaux  dépravés.  Voiià ,  mon  ami 
Jean  -  Jaques ,  ce  que  j'ai  lu  dans  le  grand 
livre  du  deftin  ;  mais  vous  en  ferez  quitte 
pour  méprifer  fouverainementles  Àr.glois, 
comme  vous  avez  méprifé  les  François  v> 
&  votre  mauvaife  humeur  les  fera  rire.  ïî 
y  auroit  cependant  un  parti  à  prendre  pour 
fou  tenir  votre  crédit  &  vous  faire  ,  peut- 
être  ,  à  la  longue  élever  des  flatues  :  ce 
feroit  de  fonder  une  églife  de  votre  reli- 
gion que  perfonne  ne  comprend  ;  mais  ce 
n'eft  pas  là  une  affaire.  Au  lieu  de  prouvée 
votre  mifïïon  par  des  miracles  qui  vous 
déplaifent ,  ou  par  la  raifon  que  vous  ne 
connoifïlz  p:s ,  vous  en  appellerez  au  fen- 
liment  intérieur,  à  cette  voix  divine  qui 
parle  û  haut  dans  le  cœur  des  illumines, 

N  4 


àbo  Lettre  de  Voltaire 
&  que  perfonne  n'entend,  Vous  devien- 
drez puifTant  en  œuvres  &  en  paroles  , 
comme  George  Fox ,  le  Révérend  "Whitr- 
fîeld ,  Sic.  fans  avoir  à  craindre  l'animad- 
verfion  de  la  police ,  car  les  Anglois  ne 
punifîent  point  ces  folies-là.  Après  avoir 
prêché  &  exhorté  vos  difciples  ,  dans  vo- 
tre ftyle  apocalyptique,  vous  les  mènerez 
brouter  l'herbe  dans  Hyde  Parle ,  ou  man- 
ger du  gland  dans  la  forêt  de  Windfor , 
en  leur  recommandant  toutefois  de  ne  pas 
fe  battre  comme  les  autres  Sauvages ,  pour 
une  pomme  ou  une  racine,  parce  que  la 
police  corrompue  des  Européens  ne  vous 
permet  pas  de  fuivre  votre  fyftême  dans 
toute  fon  étendue.  Enfin  lorfque  vous  au- 
rez confommé  ce  grand  ouvrage,  &  que 
vous  fentirez  les  approches  de  la  mort , 
vous  vous  traînerez  à  quatre  pattes  dans 
l'aiîemblée  des  bêtes  x  &  vous  leur  tien- 
drez ,  ô  Jean- Jaques  !  le  langage  fuivant  : 

«  Au  nom  de  la  fainte  vertu.  Amzn. 
m  Comme  ainfi.  foit ,  mes  Frères  ,  que  j'ai 
»  travaillé  fans  relâche  à  vous  rendre  fots 
»  &Z  ignorans  ,  je  meurs  avec  la  confola- 
»  tion  d'avoir  réuni ,  &  de  n'avoir  point 
»  jette  mes  paroles   en  l'air.  Vous  favez 


au  Docteur  Pansophe.  201 
m  que  j'ai  établi  des  cabarets  pour  y  noyer 
»  votre  raifon  ,  mais  point  d'académie 
»  pour  la  cultiver  ;  car  encore  une  fois  , 
»  un  ivrogne  vaut  mieux  que  tous  les 
»  philofophes  de  l'Europe.  N'oubliez  ja- 
»  mais  mon  hitfoire  du  régiment  de  St. 
»  Gervais  dont  tous  les  officiers  &  les 
»  fbldats  ivres  danfoient  avec  édification 
»  dans  la  place  publique  de  Genève , 
»  comme  un  faint  Roi  juif  danfa  autrefois 
»  devant  l'arche.  Voilà  les  honnêtes  gens. 
»  Le  vin  &  l'ignorance  font  le  fommaire 
»  de  toute  la  fagefie.  Les  hommes  fobres 
»  font  fous  :  les  ivrognes  font  francs  & 
»  vertueux.  Mais  je  crains  ce  qui  peut 
»  arriver  ;  c'eft  -  à  -  dire,  que  la  fcience  , 
»  cette  mère  de  tous  les  crimes  &  de  tous 
»  les  vices,  ne  fe  giilTe  parmi  vous.  L'en- 
»  nemi  rôde  autour  de  vous;  il  a  la  fub- 
»  tilité  du  ferpent  &  la  force  du  lion  ;  il 
»  vous  menace.  Peut-être,  hélas  !  bientôt 
»  le  luxe ,  les  arts  ,  la  philoïbphie  ,  la 
»  bonne  chère ,  les  auteurs  ,  les  perru- 
»  quiers  ,  les  prêtres  &  les  marchands  de 
»  mode  vous  empoifonneront  &  ruine- 
»  ront  mon  ouvrage.  O  fainte  vertu  !  dé- 
»  tourne  tous  ces  maux!  Mes  petits  en- 


loi  Lettre  de  Voltaire 
»  fans  j  obrtinez  -  vous  dans  votre  igno~ 
»  rance  &  votre  (implicite;  c'eft-à-dire  , 
»  foyez  toujours  vertueux ,  car  c'eft  la 
»  même  chofe.  Soytz  attentifs  à.  mes  parc- 
»  les  :  que  ceux  qui  ont  des  oreilles  en- 
»  tendent.  Les  mondains  vous  ont  dit  i 
»  Nos  inftltutions  font  bonnes  ;  elles  nous 
»  rendent  heureux  :  &  moi  je  vous  dis  que 
»  leurs  inftitutions  font  abominables  &  les 
»  rendent  malheureux.  Le  vrai  bonheur 
»  de  l'homme  eft  de  vivre  feul,  de  man- 
»  ger  des  fruits  fauvages ,  de  dormir  fur 
»  la  terre  nue  ou  dans  le  creux  d'un  arbre  , 
»  &  de  ne  jamais  penfer.  Les  mondains 
v  vous  ont  dit  :  Nous  ne  femmes  pas  des 
f>  bêtes  flroces ,  nous  faifons  du  bien  à  nos 
*>  femblabks  ;  nous  punijfons  les  vices  ,  & 
5>  nous  nous  aimons  les  uns  &  les  autres  i 
»  &  moi  je  vous  dis  que  tous  les  Euro- 
»  péens  font  des  bêtes  féroces  ou  des  fri- 
»  pons  ;  que  toute  l'Europe  ne  fera  bien- 
»  tôt  qu'un  affreux  défert  ;  que  les  men- 
tftiàins  ne  fo.it  du  bien  que  pour  faire  du 
»  mal  ;  qu'ils  fe  haïdent  tous  &  qu'ils  ré- 
$>  compenfent  le  vice.  0  f ointe  vertu  !  Les 
»  mondains  vous  ont  dit  :  Vous  êtes  des 
»  fous  ;  C  homme  ejl  fait  pour  vivre   enfo- 


%v  Docteur  Pansoptie.    10} 

h  tiêléf  &  non  pour  manger  du  gland  dans 
»  les  bois  :  &  moi  je  vous  dis  que  vous 
»  êtes  les  feuls  fages,  &  qu'ils  font  fous 
*>  &  méchans  :  l'homme  n'eir  pas  plus  fait 
»  pour  la  fociété ,  qui  cft  néceffairement 
»  l'école  du  crime  ,  que  pour  aller  voler 
»  fur  les  grands  chemins.  O  mes  petits 
»  enfans  ,  reftez  dans  les  bois  ,  c'eft  la 
»  place  de  l'homme:  ôfainu  vertu  l  Emile, 
*>  mon  premier  difciple  ,  eft  felcn  mon 
»  cœur;  il  me  fuccédera.  Je  lui  ai  appris 
»  à  lire  ,  &  à  écrire ,  &  à  parler  beau* 
»  coup  ;  c'en  eir.  aifez  pour  vous  gouver- 
»  ner.  Il  vous  lira  quelquefois  îa  Bible  j 
»  l'excellente  hiitoire  de  Rcbinfon  Crufoé 
»  &  mes  ouvrages  ;  il  n'y  a  que  cela  de 
»  bon.  La  religion  que  je  vous  ai  donnée 
»  efl  fort  fimple  :  adorez  un  Dieu;  mais 
»  ne  parlez  pas  de  lui  à  vos  enfans  ;  atten- 
»  dez  qu'ils  devinent  d'eux  -  mêmes  qu'il 
»  y  en  a  un.  Fuyez  les  médecins  des  âmes 
»  comme  ceux  des  corps  ;  ce  font  des 
»  charlatans  :  quand  Famé  cil  malade ,  il 
»  n'y  a  point  de  guer  fon  à  efpérer,  parce 
»  que  j'ai  dit  clairement  que  le  retour  à 
»  la  vertu  eft  impoiiible  :  cependant  les 
t>  Homélies  éloquentes  ne  font  pas  inuti- 


204     Lettre  de  Voltaire 

»  les  ;  il  eft  bon  de  défefpérer  les  rné- 
»  chans  &  de  les  faire  fécher  de  honte  ou 
»  de  douleur ,  en  leur  montrant  la  beauté 
*>  de  la  vertu  qu'ils  ne  peuvent  plus  aimer. 
»  J'ai  cependant  dit  le  contraire  dans  d'au- 
»  très  endroits  ;  mais  cela  n'eft  rien.  Mes 
»  petits  enfans,  je  vous  répète  encore  ma 
»  grande  leçon,  banniriez  d'entre  vous  la 
»  raifon  &  la  philofophie,  comme  elles 
»  font  bannies  de  mes  livres.  Soyez  ma- 
»  chinalement  vertueux;  ne  penfez  jamais , 
►>  ou  que  très-rarement  ;  rapprochez-vous 
»  fans  cefle  de  l'état  des  bêtes  qui  eft  vo- 
w  tre  état  naturel.  A  ces  caufes ,  je  vous 
»  recommande  la fainte  vertu.  Adieu,  mes 
»  petits  enfans  ;  je  meurs.  Que  Dieu  vous 
»  foit  en  aide  !  Amen  ». 

Docteur  Panfophe  ,  écoutez  à  préfent 
ma  profefïïon  de  foi  ;  vous  l'avez  rendue 
nécefïaire  :  la  voici  telle  que  je  l'ofFrirois 
hardiment  au  public  ,  qui  eft  mon  juge  & 
le  vôtre. 

J'adore  un  Dieu  créateur,  intelligent  , 
vengeur  &  rémunérateur  ;  je  l'aime  &  le 
fers  le  mieux  que  je  puis  dans  les  hommes 
mes  femblables  :  O  Dieu  !  qui  vois  mon 
cœur  &:  ma  raifon  ,  pardonne  -  moi  mes 


au  Docteur  Pansophe.  20^ 
offenfes ,  comme  je  pardonne  celles  de 
Jean- Jaques  Panfophe  ,  &  fais  que  je  t'ho- 
nore toujours  dans  mes  femblables. 

Pour  le  refte,  je  crois  qu'il  fait  joui* 
en  plein  midi ,  &  que  les  aveugles  ne  s'en 
apperçoivent  point.  Sur  ce  ,  grand  docteur 
Panfophe ,  je  prie  Dieu  qu'il  vous  ait  en 
fa  fainte  garde  ,  &  fuis  philofophiquement 
votre  ami  &:  ferviteur, 


♦rt- 


*»  .  '.,  — -::™&_^- 


LETTRE 

J  E  A  N-J  A  (1UE  S 

OUSSEA  U. 

ADRESSÉE  A  M.  D'ES 


Paris  ,  le  10  Décembre  1778. 

J\  O  u  s  avons  fait ,  Monfieur ,  l'été  der- 
nier une  perte  irréparable  aux  yeux  des 
hommes  de  génie  &  des  âmes  fenfibles  ; 
je  veux  parler  de  celle  de  Jean  -  Jaques 
RouiTeau  ,un  des  hommes  les  plus  extraor- 
dinaires qui  aient  paru  dans  le  monde.  Il 
avoit  choifi  ,  depuis  nombre  d'années  ,  la 
France  pour  fon  féjour ,  oii  il  a  vécu  cé- 
lèbre ck  invifible ,  &  où  il  a  fini ,  en  vrai 
philofophe  ,  fa  carrière  fans  trouble  & 
fans  bruit. 

Ainfi ,  dans  l'année  1778,  dans  cette 
année  qui  aura  vu  fe  former  des  révolu- 
tions politiques,  mémorables  à  jamais  dans 
les  faites  du  monde ,  les  plus  grands  hom-* 


Sur  J.  J.  Rousseau.  207 
înes  qu'eut  notre  fiecle  pour  l'efprit  &  les 
talens  nous  ont  été  enlevés  ;  car  ces  der- 
niers ,  lorfqu'ils  {ont  portés  à  un  certain 
degré ,  méritent  réellement  d'être  cités  à 
la  fuite  du  génie. 

Nul  pays ,  Tans  doute ,  puifque  Rouffeau 
avoit  rompu  folemnellement  fes  liens  avec 
fa  patrie  ;  nul  corps ,  nulle  académie ,  puis- 
qu'il n'a  appartenu  à  aucune  ,  ne  fe  char- 
gera particulièrement  de  confacrer  le  nom 
d'un  homme  à  qui  cependant  l'efprit  hu» 
main  doit  un  hommage  à  tant  de  titres. 

Il  me  femble  donc  que  c'efl  à  la  France  ^ 
long-tems  l'afyle  de  Rouffeau  ,  &  dont  la 
terre  contient  aujourd'hui  les  cendres,  à 
acquitter  ce  que  l'on  doit  à  fa  mémoire 
(*).  Que  fi ,  contre  toute  attente ,  il  ne 
reftoit  rien  de  caraclérifé  fur  le  compte 
d'un  homme  fi  rare  parmi  une  nation  qui 


(*)  I.orfque  cette  lettre  a  été  écrite,  il  rf avoit  paru  en. 
core  rien  de  marqué,  &  même  il  n'a  paru  jufqu'à  ce  jour 
Eucun  ouvrage  raifonné  d'une  certaine  étendue  fur  feu  M. 
Houfllau  de  Genève. 

Cet  écrit  dtvoit  refter  ignoré  ,  &  l'eût  toujours  été  fi 
l'efprit  de  critique  &  même  de  blâme,  auquel  on  Te  livre 
avec  une  forte  de  perfécution  depuis  un  certain  tems  fur 
le  compte  de  cet  Auteur,  n'eût  excité  le  defir  de  repoufier, 
î'i!  eft  p^Tible,  l'injultice  faite  à  fa  mémoire.  Quelques 
perfonnes  éclairées  à  qui  cette  lettre  a  été  lue,  en  ccnv»- 


io8  Lettre 

idolâtre  fi  fort  le  mérite ,  mais  qui  au/îï 
quelquefois  l'oublie  fi  promptement ,  il  ne 
faut  pas  douter  qu'il  n'y  eût  chez  elle  un 
grand  nombre  de  perfonnes  ,  &:  particu- 
lièrement une  portion  précieufe  de  la  fo- 
ciété ,  dont  le  cœur  accuferoit  vivement 
cet  étrange  filence.  On  fent  aifcment  de 
qui  je  veux  parler.  En  effet ,  Monfieur  , 
j'ai  vu  plufieurs  femmes  ,  également  dis- 
tinguées par  l'efprit  &  par  le  fentiment  , 
donner,  dans  le  tems  de  la  mort  de  Rouf- 
feau,  (incèrement  des  larmes  à  fa  perte, 
làns  qu'elles  eiiAent  jamais  connu  fa  per- 
fonne  ;  exemple  peut-être  unique  au  monde 
d'un  homme  ainfi  pleuré  fur  fes  feuls  écrits. 
Ce  trait ,  qui ,  pour  le  dire  en  parlant  , 
décide  en  faveur  de  la  fenfibilité  de  cette 
partie  du  genre-humain ,  fufHroit  feul  à 


nant  de  la  vérité  du  fond  des  cbofes  ,  ont  trouvé  que  AL 
jRoufleau  y  étoit  jugé  générilement  avec  beaucoup  de  faveur. 
On  leur  a  répondu  que  les  torts  qui  a npartienn eut  purement 
à  l'humanité  devoiuiu  difparoitre  après  la  mort;  qu'il  s'a« 
gifibit  feulement  de  lpire  connoitre  aux  tems  préfens  & 
futurs  l'homme  eflentiel  &  l'écrivain  tels  qu'ils  ont  *té; 
enfin  .  qu'il  étoit  mieux  encore  d'excéder  un  peu  dans  les 
louantes  juftem°nt  dues  à  un  çrand  homme  qui  n'cfî:  plus  , 
que  de  s'expofer  à  altérer  fa  renommée  par  des  jugemens 
k.tJ.ird«  fur  des  faits  peu  conftajts, 


l'éloge 


Sur  %  J.  Rousseau.  109 
Féloge  de  l'ilhiftre  étranger.  Un  tel  hon- 
neur ,  quand  il  eft  vraiment  unique  ,  eu. 
effectivement  la  plus  rave  récompenfe  que 
piaffent  recevoir  les  dons  de  l'ame  &  de 
l'efprit  ;  tk  nul  homme  ,  que  je  lâche  , 
n'a  joui  comme  RourTeau  d'une  gloire  pa- 
reille ,  purement  comme  Auteur. 

Je  vais  donc  ,  comme  contemporain  $ 
être  l'interprète  du  pays  &  du  fiecle  où 
il  a  vécu.  Je  fouhaite  que  ce  foihle  monu- 
ment que  ma  main  lui  élevé  par  le  pur 
mouvement  de  mon  cœur  ,  &  fans  avoir 
jamais  eu  aucune  liaifon  avec  fa  perfonne  i 
porté  par  fon  nom  vers  des  tems  reculés  $ 
puiffe  attirer  à  cet  homme  mémorable  quel- 
ques actes  de  plus  d'admiration  &  d'amour* 
L'homme  &  l'auteur  dans  Rouffeau  ont 
parlé  pour  être  à  la  fois  un  prodige  &  un 
paradoxe  :  félon  moi  ,  le  prodige  explique 
facilement  le  paradoxe. 

La  création  de  cet  homme  ,  bien  plus 
admirable  que  fingulier ,  a  été  une  créa- 
tion vraiment  unique.  Nul  être,  à  ce  qu'il, 
femble  ,  ne  s'eft  trouvé  doué  d'une  fenii- 
bilité  d'ame  plus  exquife  ,  jointe  à  un  de- 
gré de  force  dans  les  fenfations  prefque 
fans  exemple.  Né  du  côté  des  fens  avec 
Supplément.  Tome  XI,  O 


2io  LetïrI 

une  organïfation  ii  parfaite  ,  qu'il  étoîf 
éminemment  propre  à  tous  les  arts  fenfi- 
blés  &  agréables  ,  il  réunit  à  ces  dons 
corporels  un  génie  géométrique  &  clair  9 
profond  &  vaûe  ,  &  auffi  pur  que  brillant 
du  côté  de  l'imagination.  Cette  rectitude 
de  raifon ,  cette  élévation  de  génie ,  cette 
délicatefTe  d'ame  unique  ne  pouvoient 
qu'être  accompagnés  d'un  penchant  ardent 
pour  le  vrai ,  pour  le  beau ,  pour  le  bon 
en  tout  genre.  Une  éducation  républicaine 
&  auftere  ,  des  exemples  domeitiques  Ô£ 
honnêtes  ,  qui  naiffoient  comme  du  feint 
des  moeurs  générales  de  fa  patrie  ,  furent 
en  lui  la  féconde  nature  fur  laquelle  l'homme 
ci  l'auteur  furent  édifiés.  . 

Quand  on  confidere  tant  d'avantages 
naturels  avec  toutes  leurs  circonflances  , 
h.  vue  d'une  û  parfaite  création  ,  où  il 
eft  fi  rare  que  la  nature  accumule ,  affor- 
tifle  &  accorde  à  un  feul  homme  dans  un 
degré  fi  parfait ,  tant  de  dons  divers,  ex- 
plique ,  d'une  manière  bien  fimple  ,  le 
prétendu  paradoxe  des  écrits  &  de  la  vie 
de  Jean-Jaques. 

Le  citoyen  de  Genève ,  né  avec  les  per- 
fections qu'on  vient  de  voir  3  élevé  comme 


Sur  J.  J.  Rousseau".  %h 
©n  a  dit,  jette  enfuite  dans  le  monde  fans 
fortune ,  fans  autre  appui  que  fes  propres 
forces ,  dont  cependant  le  levier  eût  été  lï 
puiflant  dans  les  mains  d'un  homme  am- 
bitieux ,  mais  qui ,  pour  une  perfonne  du 
caractère  de  Rou fléau  ,  n'ont  fervi  qu'à 
troubler  fa  vie  en  lui  acquérant  du  renom; 
un  tel  homme ,  dis -je ,  avec  une  ame  & 
un  efprit  de  cette  trempe ,  devoit  natu- 
rellement ,  s'il  eût  écrit ,  écrire  comme 
Jean-Jaques  a  écrit ,  &  agir  en  tout  pref- 
que  comme  il  a  fait. 

i  RouiTeau  ne  commença  à  fe  produire  au 
jour  comme  auteur  qu'à  l'âge  d'environ 
quarante  ans,  à  cet  âge  où  l'imagination, 
cette  première  fource  des  bons  écrits ,  con- 
ferve  encore  toute  fa  force ,  &  où  ie  ju- 
gement ,  qui  en  confacre  la  durée ,  eft  par- 
venu à  prefque  toute  fa  maturité.  Jufques» 
là  ,  il  avoit  amaffé  dans  le  filence  ,  par 
hs  travaux ,  par  fes  méditations  ,  de  gran- 
des proviflons  en  conncirTances  de  toute 
efpece.  Philofophe  6c  obfervateur  par  ca- 
ractère ,  il  fait  d'autre  part  dans  le  morde 
une  étude  réfléchie  des  ulàges ,  des  loix 
diverfcs  ,  &  fur-tout  du  cœur  humain  où 
ion  propre  coeur  l'avoit  fi  fort  initié  ;  car 

O  x 


3tïi  Lettre 

l'un  fans  l'a  itre  n'inftruit  pas ,  &  il  faut 
fentir  vivement  en  foi  la  nature  pour  la 
connoître  dans  autrui. 

Aufli  peut-Q:î  dire  que  jamais  homme 
ne  prit  la  plume  avec  de  fi  grandes  avan- 
ces &  des  matériaux  fi  abondans.  D'autres 
ont  écr  t  par  un  vain  defir  d'écrire  ,  trop 
fouvent  avec  les  mains  &  l'efprit  vides. 
Dans  Rouffeau  ,  ce  fut  un  befoin  qui  11 
maîtrifa  ,  dont  il  fut  lui-même  furpris  , 
parce  que  la  publicité  étoit  réellement 
contraire  à  une  partie  de  ion  caractère  & 
même  contraire  à  fes  vues.  Il  ne  put  plus 
contenir  tant  de  richeffes  ,  &  il  céda  aux 
circonflances  qui  lui  mirent  la  plume  à  la 
main  comme  malgré  lui  ',  mais  il  la  prit , 
dès  le  premier  moment ,  en  maître  de  la 
deïlinée  comme   auteur. 

Voyez  en  erFet  la  manière  dont  il  parle 
à  fes  lefteurs  dès  fes  premiers  écrits ,  & 
depuis  dans  tous  fes  ouvrages  !  Comment 
il  s'élève  au-delTus  de  la  gloire  que  pour- 
tant il  ido'âtroit  !  Comment  ,  en  fe  pré- 
fentant  au  public  ,  il  recherche  fon  fuf- 
frage  fans  en  dépendre  !  Comment,  en  lui 
parlant ,  il  prend  toujours  fa  propre  opi- 
nion &  fa  feule   confciençe  pour  juges! 


Sur  J.  J.  Rousseau,      nj 

Quel  ton  !  Quelle  hauteur  de  langage  !  Si 
des  principes  fi  altiers  peuvent  choquer 
avant  qu'on  ait  lu  les  ouvrages  de  Jean- 
Jaques  ;  dès  qu'une  fois  (es  beaux  écrits 
ont  palTé  fous  les  yeux ,  la  véracité ,  la 
force  de  l'Auteur  ,  rendent  ce  ton  nob'e  , 
naturellement  grand  ;  elles  font  plus ,  elles 
le  rendent  aimable  ,  mode/le  même  en 
un  certain  fens.  Effectivement  la  vérité  la 
plus  haute ,  même  pour  foi ,  lorfqu'elle  a 
évidemment  ce  caractère  ,  porte  aufïï  avec 
elle  une  forte  de  modeftie  particulièrement 
propre  aux  talens  du  premier  ordre,  mais 
en  même  tems ,  &  il  ne  faut  pas  s'y  trom- 
per ,  qui  n'eft  propre  qu'à  eux  feuls. 

Déjà  avant  que  d'écrire,  Jean -Jaques 
avoit  outre-parlé  le  terme  connu  des  con- 
noiffances  littéraires  :  il  en  avoit ,  fuivant 
les  apparences ,  bouleverfé  tout  le  fyftême 
dans  fes  conceptions  vaftes  &  originales. 
Tjut  annonce  que  fes  études  préliminai- 
res l'avoient  jette  fort  loin  des  routes  or- 
dinaires. 

Une  académie  littéraire  mit  alors  en. 
que  faon  fi  les  feiences  avoient  influé  en 
bien  ou  en  mal  fur  les  mœurs  ,  c'eft-à- 
dire  ,  au  fond  fi  elles  avoient  plus  préju- 

o5 


2ï4  Lettre 

dicié  que  fervi  au  bonheur  des  hommes  ; 
car  il  efr.  confiant,  pour  quiconque  a  mé- 
dité fur  le  bien  réel  des  fociétés ,  que  la 
félicité  humaine  réiide  en  grande  partie 
dans  la  confervation  des  mœurs,  &  même 
qu'elle  en  naît  effentiellement. 

Ce  corps  littéraire  entrevit  la  matière 
d'une  difcufîion  où  les  efprits  prévenus 
n'avoient  pas  apperçu  jufqu'alors  le  motif 
même  d'un  doute.  Il  eft  à  croire  que  Jean- 
Jaques  avcit  été  occupé  quelquefois  d'une 
idée  pareille  ;  il  eft  probable  même  qu'il 
avoit  déjà  réfolu ,  à  part  lui ,  cette  étrange 
queftion.  En  conféquence  il  écrivit  fur  ce 
fujet ,  &  il  le  fit  étant  orné  au  plus  haut 
degré  de  toutes  les  perfections  de  l'intelli- 
gence ,  étant  revêtu  de  ce  qui  fait  fa  plus 
grande  beauté  ,  l'éloquence.  Ce  fut  avec 
de  telles  armes  qu'il  plaida  la  caufe  de 
l'ignorance  en  faveur  du  bonheur  des  hom- 
mes ,  &  il  la  défendit  avec  applaudifle- 
ment  auprès  de  l'Académie  &  d'une  partie 
du  Public  ,  détruilant  ainfi ,  par  fon  pro- 
pre fuccès,  l'inltrument  même  qui  avoit 
fervi  à  le  faire  triompher. 

Dans  cette  fïnguliere  difcufîion,  Rouf- 
feau  prouva,  autant  qu'il  étoit  polïibie  , 


Sur  J.  J.  Rousseau.  21J 
le  paradoxe.  Malgré  cela ,  il  faut  convenir 
qu'il  n'établit ,  par  aucune  preuve  folide  , 
ce  prétendu  point  de  vérité.  La  manière 
dont  il  vit  l'objet ,  ce  qui  décidoit  abfo- 
lument  dans  cette  matière  du  jugement  à 
porter,  provint  en  partie  du  fond  de  fon 
cara&ere ,  fortifié  en  outre  par  quelques 
circonftances  de  fa  vie  ,  où  l'on  prétend 
qu'il  n'a  voit  pas  eu  à  fe  louer  des  hom- 
mes ,  particulièrement  de  l'ordre  de  ceux 
qui  cultivent  les  lettres  ;  ce  qui  cependant  9 
pour  le  dire  en  paffant ,  devroit  être  la 
même  chofe  que  cultiver  la  vertu. 

En  confidérant  dans  cette  difpofition 
d'ame  la  fcience  avec  fes  abus ,  les  con- 
noiflances  avec  leurs  erreurs ,  il  ne  fépara 
pas  affcz  ,  dans  fon  opinion ,  de  la  chofe 
même  ce  que  les  parlions  y  mêlent  mal- 
heureufement  ,  &  il  imputa  ainfi  à  l'une 
ce  qui  eft  particulièrement  du  fait  des  au- 
tres ;  en  un  mot ,  il  fit  porter  tout  fon 
raifonnement  fur  cette  faufTe  bafe,  ne  ré- 
fiéchifïant  pas  encore  d'autre  part  que  la 
barbarie  ûe  fauroit  être  un  état  pour 
l'homme  ;  que  commo  être  perfectible  , 
il  en  fort  invincib''  ment  par  le  fcul  exer- 
cice de  fes  facultés  ;  &  que  fi-tôt  qu'il  eft 

O  4 


lié  Lettre 

contraint  d'en  fortir  ,  il  n'y  a  plus  que  la' 
perfection  humainement  poiïible  de  fes  lu* 
mieres  ,  qui  puiffe  réprimer  les  moyens 
mêmes  que  fes  connoiflances  mettent  en 
fes  mains  pour  fervir  fes  parlions.  Cette 
culture  ,  la  plus  'parfaite  de  l'efprit  humain  y 
dirigée  fur -tout  vers  une  faine  morale, 
étoit  un  troifieme  terme  que  Jean- Jaques 
eut  pu  envifager  entre  la  barbarie  &  la 
fcience  défigurée  par  tant  d'abus  divers. 
Toutes  cho fes  égales  ,  il  eût  afîigné  avec 
plus  de  raifon  ,  dans  un  pareil  état  ,  le 
véritable  degré  de  profpérité  de  la  terre  : 
dlfons  plus ,  il  femble  même  qu'il  eût  été 
digne  d'un  être  fi  éclairé  d'emhrafTer  une 
pareille  doctrine. 

Cette  thefe,  confidérée  comme  on  vient 
de  dire ,  préfentoit ,  à  ce  qu'on  croit ,  un 
beaucoup  plus  jufle  fondement  que  l'opi- 
nion qu'il  adopta  ;  mais  Rou fléau  ,  frappé 
des  maux  de  la  fociété  ,  fans  vouloir  dif- 
çerner  que  ces  maux  ,  loin  d'être  l'effet 
précis  &  immédiat  des  lumières,  étoient 
plutôt  le  fruit  malheureux  d'urfe  autre  par- 
tie de  la  nature  de  l'homme  ,  les  paillons  > 
également  indéfinie"^  ble  en  lui  ,  haiflant 
car  lui-même  le  vice  bien  plus  que  l'igno- 


Sur  fi  J.  Rousseau.     217 

rance  ,  féduit  de  cette  manière  ,  &  très- 
réellement  par  fa  propre  vertu  ,  laifla 
tomber  la  balance  où  la  pente  de  Ton  ame 
l'entraîna.  Il  préféra  de  réduire ,  par  fort 
vœu  ,  l'homme  à  un  état  où  il  ne  pouvoit 
ni  ne  devoit  exifter  ,  plutôt  que  de  le 
mettre  à  fa  véritable  place  ,  à  celle  de 
l'intelligence  la  plus  perfectionnée ,  au  ha- 
fard  dés  dangers  de  cette  fituation  ,  ne 
voulant  pas  fe  dire  encore  qu'en  pareil 
cas  l'état  de  l'homme  pouvoit  s'élever 
aflez  pour  que  fes  parlions  ne  reftaffent 
maîtreffes  que  de  ce  que  fa  raifon  ,  plei- 
nement éclairée,  ne  pourroit  pas  leur  ôter 
de  nuifible  &  de  fâcheux. 

Il  faut  avouer  que  cette  queftion  ,  en- 
vifagée  fous  toutes  fes  faces ,  méditée  dans 
tous  fes  rapports ,  étoit  de  toute  l'étendue 
de  l'efprit  humain.  Perfonne  ,  plus  que 
RomTeau ,  n'avoit  en  foi  cette  prodigieufe 
dimenfion  ;  aufli  parut-il  gagner  un  procès 
que  la  force  de  fon  génie ,  fi  elle  lui  eût 
été  oppofce  ,  eût  pu  leuîe  lui  faire  perdre. 
Mais  en  cette  matière ,  encore  un  coup  , 
ce  qui  eft  glorieux  pour  un  efprit  de  cet 
ordre  ,  il  fe  décida  par  fa  propenfion  na- 
turelle.   Son  ame  prit  les  fonctions  de  fa 


ai8  Lettre 

raifon  ;  elle  jugea  en  ce  moment  à  fa  placée 
En  effet ,  tout  dans  Rouff.au  indique  qu'il 
fut  toujours  plus  touché  du  bon  &  du 
bien ,  qu'il  ne  fut  précifément  jaloux  du 
relief  du  favoir  ;  qu'il  eut  enfin  plus  de 
vertu  que  d'amour  -  propre  ,  quoique  né 
avec  un  genre  d'orgueil  très-haut,  ce  que 
certaines  perfonnes  s'expliqueront  fans 
nulle  peine. 

Ce  premier  effai  enfanta  fon  difcours 
fur  l'inégalité  des  conditions  ;  ouvrage  lié 
zu  premier  ;  ouvrage  moral  ,  métaphyfi- 
que  ,  politique,  très- profondément  tra* 
vaille  ,  lequel  offre  encore  le  même  para- 
doxe ,  fondé  fur  les  mêmes  vues  ,  &  dont 
l'argument  ne  pouvoit  être  établi  que  par 
le  preftige  du  raifonnement  uni  à  la  plus 
brillante  éloquence  ,  à  cette  éloquence 
qui  gagne  le  cœur  ,  lors  même  qu'elle 
égare  quelquefois  la  raifon. 

En  même  tems  fi  cet  ouvrage  pèche  par 
un  manque  réel  de  jufteffe  dans  fon  fyf- 
tême ,  de  combien  de  beautés  de  détail , 
de  grandes  vérités  ,  de  notions  lumineufes 
&  nouvelles  fur  la  nature  de  l'homme  , 
fur  celle  de  (es  facultés  ,  n'eft-il  pas  rempli? 
Les  pages  de  ce  livre  en  font  couvertes  ; 


Sua  J.  J.  Rousseau.     119 

les  proportions  particulières  éclatent  pres- 
que toutes  de  lumières  ;  mais  il  eft  vrai 
de  dire  que  leur  liaifon  à  la  proportion 
principale ,  bien  qu'habilement  pratiquée , 
eft  abfoîument  inexacte.  Tout  tombe  par 
ce  vice  radical  ;  malgré  cela ,  les  débris  de 
cet  édifice  offrent  autant  de  tréfors  dont 
la  raifon  aime  à  s'emparer  avec  fruit. 

Les  hommes  inégaux  par  nature  ,  en 
force  ,  en  talens  &  en  intelligence  ,  ne 
pouvoient  pas ,  fans  doute  ,  refter  égaux 
dans  la  fociété  où  cette  même  nature  les 
fuit.  Les  inftitutions  civiles  ont  donc  fa- 
gement  &  heureufement  été  adaptées  à 
cette  inégalité  naturelle. 

Rouffeau ,  toujours  plus  affecté  à  fa  ma- 
nière de  quelques  effets  fâcheux  que  des 
fruits  fans  nombre  de  la  civiliiation ,  pré- 
tend inutilement  ramener  l'homme  à  l'état 
de  nature.  La  raifon ,  plus  forte  que  tous 
fes  difcours  éloquens  ,  lui  crie  que  cet 
état  de  nature  n'eft  point  l'état  naturel  de 
l'homme  ,  un  état  qui  lui  foit  propre  ;  qu'il 
ne  mérite  même  pas  le  nom  d'état  pour 
un  être  de  fon  efpece  ,  &  qu'il  doit  plutôt 
être  envifagé  comme  l'anéantiffement  de 
fon  exiftence.  Elle  lui  dit  que  cette  idée 


2zô  Lettre 

injurieufe  à  une  créature  intelligente ,  com* 
hat  la  fin  de  fa  création  ;  que  l'homme  a 
été  doué  pour  qu'une  femblable  penfée 
fût  repouffée  de  fon  efprit  ;  en  un  mot , 
qu'un  tel  vœu ,  outre  qu'il  eft  criminel , 
eft  encore  bien  vain  à  former.  Elle  lui  dit 
que  la  faine  doctrine  enfeigne  au  contraire 
de  porter  l'efpece  humaine,  par  la  voie 
des  lumières  ,  vers  un  état  focial  de  plus 
en  plus  perfectionné ,  parce  que  l'être  qui 
forme  comme  les  matériaux  de  ce  bel  édi- 
fice ,  qu'on  nomme  la  fociété  ,  ne  peut 
refter  brute  &  barbare  ,  à  moins  que  des 
caufes  phyfiques  ne  prédominent  fur  la 
puiflance  &  l'aclivité  de  fon  intelligence  ? 
ce  qui  éfl  impofïibîe  généralement. 

Il  y  a  plus  ;  l'inégalité  des  conditions  eft 
non- feulement  nécefîuire,  en  tant  que  con- 
forme à  la  nature  :  elle  eft  de  plus  un  bien 
réel ,  quand  elle  eft  fagement  réglée  par  la 
loi ,  parce  qu'elle  cimente  alors  l'état  civil , 
qui  eft  incontestablement  l'ordre  le  plus 
parfait  de  cet  univers ,  &  la  plus  belle 
production  de  l'intelligence  de  l'homme  , 
omme  le  plus  bel  ornement  de  fa  nature 
élevée  à  toute  fa  dignité. 
Dès  que  les  hommes  dans  ce  fécond 


Sur  h  L  Rousseau,     iit 

■  état ,  véritable  fin  d'un  être  doué  de  rai- 
fon ,  font  égaux  dans  tout  ce  qui  eft  du 
droit  naturel ,  toute  égalité  effentielle  ,  la 
feule  importante ,  la  feule  d'une  néceffité 
abfolue ,  fe  trouve  confervée.  L'inégalité 
des  rangs  fait  bien  peu  au  bonheur  intrin- 
féque  des  humains  ;  elle  n'eft  uniquement 
que  l'allure  de  l'organifation  fociale  ,  une 
forme  extérieure  réglée  par  la  nécefîité  > 
vu  qu'elle  eu.  fondée  fur  cette  inégalité 
primitive  qui  exifte  invinciblement  entre 
les  individus,  au  point  que  dans  une  bonne 
police  elle  ne  doit  même  faire  autre  chofe 
qu'en  dériver ,  imitant  en  cela  fidellement 
fon  premier  type  ,  qui  eft  la  nature  de 
l'homme* 

Ce  n'eit  pas  tout ,  &  il  y  a  quelque 
chofe  de  plus  encore  à  confidérer:  qui  fait 
fi  dans  ce  partage ,  ou  plutôt  dans  cette 
différence  de  fituation,  cette  nature  tuté- 
laire,  tant  que  fes  loix  ne  font  pas  bleflées, 
ne  lairTe  pas  ,  en  bonne  mère  ,  au  moins 
autant  de  latitude  à  la  véritable  félicité 
dans  les  rangs  inférieurs  que  dans  les  con- 
ditions dominantes  ?  L'expérience  a  décidé 
plus  d'une  fois  cette  queftion  intéreffante. 
Sous  cet  afpeft   eflentiel  ,  l'inégalité  des 


2.22  Lettre 

conditions  n'eft  donc  qu'un  vain  mot  :  dès» 
là  que  la  conftitution  politique  eft  faine  ; 
dès-là  que  les  droits  de  l'homme  fur  {es 
biens  ,  fur  fa  perfonne ,  fur  fes  opinions 
font  réglés  fur  cette  juftice  univerfelle  s 
tout  eft  égal  quant  au  droit  :  l'inégalité  de 
fait ,  d'ailleurs  démontrée  indifpenfable  , 
n'eft  plus  comptée  pour  rien  ;  elle  eft 
même ,  aux  yeux  de  la  raifon  ,  à  bien  des 
égards  ,  la  gardienne  de  l'autre. 

Si  nous  fuivons  à  préfent  Rou fléau  dans 
(es  autres  productions ,  nous  les  trouve- 
rons toutes  conféquentes  au  même  fyf- 
îême.  Cet  homme  ,  qui  éclairoit  la  raifon 
humaine  d'un  flambeau  fi  éclatant ,  formoit 
l'étrange  vœu  de  vouloir  éteindre  celui 
des  fciences  dans  tout  l'univers ,  parce  qu'il 
craignoit  qu'il  n'éclairât  trop  les  vices  & 
les  pallions  des  hommes.  Par  amour  pour 
l'humanité  ,  par  paflion  pour  la  vertu ,  il 
fe  croyolt  réduit  à  dégrader  fon  efpece  , 
quand  il  confidéroit  les  étranges  contra- 
riétés qui  régnent  en  fa  nature.  Se  livrant 
trop  à  ces  dernières  idées  ,  dont  il  parok 
que  Pafcal  fut  aufîi  arTedté  autrefois ,  mais 
que  bientôt  fa  raifon  fupérieure  rejct'a  , 
&  qu'elle  expliqua  enfuite  d'une  manière 


Sur  J.  J.  Rousseau.      113" 

â  parfaite ,  à  l'aide  des  lumières  de  la  révé- 
lation ,  il  ne  régla  pas  fes  opinions  aufïi  fa- 
gement  que  ce  dernier.  Il  s'abandonna  en 
un  mot  à  l'étrange  fouhait  dont  nous  ve- 
nons de  parler ,  quand  il  réfléchit  à  tant  de 
grandeur ,  mêlée  de  tant  de  foiblefTe ,  à  dss 
lumières  fi  hautes  ,  défigurées  par  des  er- 
reurs fi  déplorables  ,  vrais  fujets  en  effet 
d'étonnement  &  de  chagrin  que  Platon , 
Séneque  ,  Montagne,  &  fur- tout  Pafcal  , 
tous  génies  créateurs ,  évidemment  précep- 
teurs du  fien  ,  avoient  apperçu  avant  lui , 
mais  qu'aucun  d'eux  n'avoit ,  avec  les  feu- 
les lumières  de  l'homme ,  préfentés  fous  de 
plus  vives  images  &  avec  la  philofophie 
perfectionnée  du  dix-huitieme  fiecle ,  avec 
cette  philofophie  claire ,  exafte ,  qui  feroit 
toujours  utile  fi  ,  préfumant  trop  de  fes 
forces  ,  elle  n'outre-pafToit  pas  quelque- 
fois témérairement  fes  bornes. 

Il  faut  dire  le  vrai  ;  l'homme  de  la  fo-' 
ciété ,  tel  qu'il  eft ,  ne  plut  jamais  à  Rouf- 
feau.  Dans  l'auflérité  des  principes  dont 
il  a  voit  été  imbu  dès  l'enfance  ,  &  que 
fon  caraftere  naturel  n'avoit  fait  que  for- 
tifier, il  cenfura  avec  chaleur  fes  ufages , 
fes  moeurs  ,  fon  éducation  ;  il  condamna 


±%4  Lettre 

jufqu'à  ceux  de  fes  plamrs  publics  dont  M 
fe  vante  le  plus  :  de-là ,  il  entra  plus  avant 
dans  fon  cœur ,  &  traita  à  fond  cette  paf- 
fion  piaffante  qui  anime  &  gouverne  l'u- 
nivers. Idolâtre  des  femmes ,  il  jugea  avec 
rigueur  leurs  ridicules  6i  leurs  défauts  ; 
mais  en  revanche,  il  leur  préfenta  un  culte 
fi  pur  &  H  ■animé  dans  l'amour  vrai  qu'il 
leur  peignit  ,  que  la  nature  ,  qui  ne  fe 
trempe  pas ,  leur  rendit  infiniment  cher  un 
cenfeur  qui ,  en  les  connoifTant  fi  parfai- 
tement ,  favoit  mieux  qu'homme  au  monde 
les  interefler  &  les  aimer. 

Ce  fut  après  avoir  parcouru  ,  dans  l'ef- 
prit  dont  je  parle  ,  la  plupart  des  établiffe- 
mens  civils ,  qu'il  écrivit  fon  Emile  ;  ou- 
vrage oii  le  précepte  mis  en  action  ,  for- 
me ,  dans  un  tiiîu  de  faits  intéreflans,  une 
législation  continue  ,  &  dont  l'exécution  , 
quant  au  méi  ite  littéraire  de-  l'ouvrage  , 
égale  la  beauté  dz  la  conception. 

Ce  livre  ,  qui  contient  les  vrais  princi-  . 
pes  de  Roufllau  fur  prefque  tous  les  points 
importarts  de  la  vie  ,  lui  fit  des  ennemis 
&  beaucoup  de  fettateurs  ;  car  il  efï  à 
remarquer  que  tout  ce  que  cet  homme  a 
écrit  efl  de  nature  à  lui  former  des  parti- 
fans 


Sua  J.  J.  Rousseau,     iif 
fans  de  ce  dernier  genre.  On  fait  que  cet 
ouvrage  a  produit  dans  1  éducation  dornef- 
tique ,  première  bafe  de  cette  éducation 
politique  que  nous  nommons  conflitutio.n 
■des  Etats  ,  de  trias  -  grands  changemens  ; 
enfin.,  qu'il  a  opéré  réellement  une  révo- 
lution dans  beaucoup  d'objets  de  la  con- 
duite pratique  de  la  vie ,  tant  cet  homme, 
par  la  force  de  {es  idées  &  la  perfuafion 
de  fon  éloquence  ,  étoit  né  pour  changer 
la  f&ce  des  chofes.  Parmi  nombre  d'erfais 
peu   praticables  ou  trop   rifqueux ,  qu'il 
indiqua  toujours  avec  la  même  féduclion  , 
nous  lui   avons   l'obligation  de  plufieurs 
ufages  effentiels  ,  &  de  diverfes  refermes 
très-heureufes.   L'enfance  ,  cette  enfonce 
qui  réunit  les  phis  vives  cfpérances  &c  les 
plus  douces  confolations  folt  des  familles 
particulières  ,  foit  de  la  famille  générale  ;  la 
patrie  ;  cette  enfance  fi  intéreffante  à  con- 
sidérer fous  tous  ces  afpects ,  lui  doit  par- 
ticulièrement &  fans  qu'elle  le  fâche  ,  fa 
liberté,  fa  fànté,  &  par  conféquent  tout 
le  bonheur  qu'on  peut  goû-ter  a  cet  âge; 
&  Ton  fe  rappellera  que  fur  ce  point  les 
îcnrlrcs  mères  ,  perfuadées  les  premières 
perfuaderent  à  leur  tour  hs  époux  ;  car 
Supplément.   Tome  Xf.         P 


ti6  Lettre 

en  matière  de  fentiment ,  cette  partie  dtt 
genre-humain  marche  toujours  la  première 
&  guide  l'autre. 

La  fociété  entière  lui  doit  une  foule  de 
motions  qui  font  autant  de  maximes  Se  de 
règles  dans  la  pratique  des  devoirs  de  la 
vie.  C'eft  à  ces  traits  que  le  génie  fe  recon- 
noît  &  qu'une  œuvre  fe  marque  du  fceau 
de  l'immortalité.  De  tels  écrits  refient  à 
jamais  :  ils  fe  propagent  ;  ils  agiflent  fans 
ceffe.  Dans  le  moment  où  j'écris  ,  ô  pou- 
voir étonnant  de  ia  penfée  !  Emile  en  ce 
qu'il  a  d'utile  (&  cette  partie  n'eft  pas  peu 
confidérable  )  opere  fur  la  félicité  de  nom- 
bre d'êtres.  Traduit  dans  plus  d'une  lan- 
gue ,  il  parcourt  les  hémifpheres  ,  &  aug- 
mente ainfi  fur  la  terre  la  fomme  du  bon- 
heur &  la  mafîe  des  lumières. 

Ce  livre  inftruit  les  générations  préfen-» 
tes  dans  l'art  de  former  les  générations  qui 
doivent  fuivre  ,  par  la  doctrine  qu'il  offre 
fur  le  gouvernement  de  l'enfance  ,  fur  la 
direction  de  la  jeuneffe  ,  ainfi  que  fur  la 
capacité  &  les  forces  de  ces  deux  âges  i 
vues  qui ,  à  quelques  points  près  ,  011  les 
principes  de  l'Auteur,  fuivant  fon  génie, 
font  fouvent  trop  outrés ,  paroiflent  au 


Sur  J.  J.  RoCsseau.  217 
fond  di&ées  par  la  raifon  même.  C'eft 
réellement  dans  cet  ouvrage  où  Roufleau  , 
malgré  bien  des  écarts ,  offre ,  du  ton  de 
fenfibilité  le  plus  infinuant ,  aux  hommes 
de  tout  état  &  de  tout  pays  ,  une  infinité 
de  règles  de  conduite  non  afiez  méditées , 
&  qui  font  la  vraie  fource  du  peu  de 
bonheur  permis  à  l'efpece  humaine  fur  la 
terre  ;  bonheur  qui  ne  découle  dans  fort 
livre  ,  comme  il  ne  provient  en  effet,  que 
c(e  la  vertu  feule.  On  fent  parfaitement  que 
«et  éloge  ne  s'applique  qu'à  des  points  de 
moralité  de  l'ouvrage  ,  &  qu'il  ne  peut 
être  fait  pour  juftifier  ce  qu'il  y  a  juge- 
ment de  répréhenfible  par  rapport  à  la 
religion, 

Roufleau  étoit  fur  le  point  de  lever  le 
voile  de  deflks  lès  îoix  politiques  des  Em- 
pires, &  de  pefer ,  à  la  balance  de  l'équité, 
les  droits  des  humains  dans  les  diverfes 
conflitutions  ;  de  forte  qu'après  avoir  inf- 
îruit  l'homme  dans  fon  état  privé,  il  allok 
le  fervir  &:  le  défendre  dans  fon  état  pu- 
blic. C'eft.  dans  cet  efprit  qu'il  entreprit 
fon  Contrat  focial ,  celle  de  toutes  fes  pro- 
ductions qui  caraûérife  le  plus  îe  génie  Se 
qui  annonce  un  efprit  profondément  verfé 

P   2 


ii8  'lettre 

dans  ce  qu'il  eft  le  plus  difficile  comme  îe 
plus  important  de  connoître.  Les  principes 
de  ce  livre  anéantiffent  en  partie  ceux  qui 
ont  été  pofés  jufqu'à  préfent  fur  le  même 
fujet ,  &c  ils  font  tels  qu'ils  portent  les  pre- 
mières vérités  de  la  terre  ,  les  vérités  les 
plus  abftraites  prefque  jufqu'à  une  démonf- 
tration  mathématique.  Ce  travail  n'étoit, 
dans  le  plan  de  l'Auteur  ,  que  la  pierre 
d'attente  d'un  ouvrage  complet  en  ce 
genre.  Il  alloit  en  trop  dire ,  &  certaine- 
ment avec  danger  pour  les  grandes  focié- 
tés  ,  parce  que  cette  extrême  perfection 
politique  eft  malheureufement  dans  le  fait 
impraticable ,  lorfqu'il  s'arrêta  fans  doute 
par  ces  confidérations ,  &  qu'il  fe  détourna 
fagement  de  fa  route. 

Diverfes  maximes  de  l'ouvrage  excite- 
rent  le  blâme  de  la  République  de  Genève 
contre  fon  Auteur.  Son  Confeil  crut  de- 
voir condamner  ce  livre ,  ainfi  que  celui 
d'Emile. 

Ilouneau  qui  ne  jugea  pas  cette  con- 
damnation fondée ,  fe  fouvint  à  fon  tour 
de  fes  droits;  il  abdiqua  folemnellement 
fon  titre  de  Citoyen.  Un  parti  fi  extrême 
flut  lui  coûter  beaucoup.  La  difgrace  que 


Sur  J.  J.  Rousseau.     219 

îa  patrie  fait  éprouver ,  efl  infiniment  fen- 
fible ,  en  ce  qu'elle  bleffe  un  fentiment 
très-profond  ,  né  d'un  fentiment  naturel  ; 
fentiment  qui  tient  à  l'amour  de  foi ,  à 
l'amour  de  fon  fang  avec  lefquels  celui  de 
la  patrie  fe  mêle  &  fe  confond  de  la  ma- 
nière la  plus  intime  &  la  plus  forte.  Cette 
difgrace  toucha  encore  plus  particulière- 
ment Rouffeau  ,  qui  idolâtroit  finguliére- 
ment  la  fienne ,  à  en  juger  par  la  manière 
dont  il  en  parle  dans  plufieurs  endroits  de 
{es  écrits  ,  &  toujours  du  ton  le  plus  in- 
téreffant ,  fe  rappellant  fouvent  cette  pa- 
trie chérie  où  il  avoit  puifé  ces  exemples 
&  cette  éducation  auftere  auxquels  il  de- 
voit  en  partie  fes  vertus. 

Une  féparatien  auiîi  cruelle  pour  un 
homme  qui  fentoit  autant  que  lui  la  puif- 
fance  6c  tout  à  la  fois  la  douceur  d'un 
pareil  lien,  ne  lui  empêcha  pas  de  venir 
à  fon  fecours  lorfqu'il  crut  fes  loix  expo- 
fées  ;  &  il  écrivit  pour  fon  fervice  ces 
lettres  intitulées  de  la  Montagne ,  où  bril- 
lent tant  de  favoir  &  même  de  patriotifme  ; 
car  ce  dernier  fentiment,  qui  forme  une 
efpece  particulière  dans  ce  genre  de  paflion 
qu'on  nomme  amour ,  ne  s'éteint  pas  plus 

P3 


230  Lettre 

que  l'autre  à  volonté.  Peut-être  entra-t-il 
dans  fa  réfolution  un  peu  de  rerTentiments 
quel  homme  efr.  exempt  des  imprefïlons 
de  l'humanité  ?  Mais  ce  reflentiment  julle 
ou  non  ,  ce  qu'on  ne  décide  pas  ,  fut  au 
moins  celui  d'une  ame  noble  :  il  ne  fe 
vengea  de  fa  patrie  qu'en  la  fervant.  Il 
defiroit  encore  qu'elle  exiflât  avec  toute  la 
perfection  de  fes  loix  ,  lors  même  qu'elle 
ne  devoit  plus  exifler  pour  lui. 

Ce  fut  aufîi  pour  fon  pays  qu'il  écrivit 
fa  lettre  admirable  fur  les  fpectacles;  lettre 
d'une  doctrine  très-faine  ,  fort  applicable 
à  un  petit  Etat  constitué  comme  Genève  y 
mais  qui  ne  fauroit  l'être  à  tout  Etat  con- 
fidérabte  où  ce  mal  ,  devenu  nécellalre  9 
peut  fe  convertir  en  un  très-grand  bien  ; 
parce  que  la  vertu,  lorfqu'elle  n'a  plus  le 
frein  des  mœurs  publiques  &  privées  * 
trouve  alors  un  autre  reffort  ,  iouvent 
efficace ,  dans  l'honneur  &  l'élévation  des 
fentimens  ;  chofe  à  quoi  le  théâtre  épuré 
eft  merveilleufement  propre. 

Je  parle  à  d'autres  écrits  de  RoufTeau , 
fans  m'attacher  à  leur  ordre ,  les  parcou- 
rant ici  à  mefure  qu'ils  le  préfentent  fous 
ma  plume. 


Sur  J.  J.  Rousseau.  231 
On  a  dit  aflez  généralement  ?  dans  le 
tems  ,  que  Jean  -  Jaques  avoit  dans  ion 
porte-feuille  la  correfpondance  d'une  gran- 
de pafllon  qu'il  avoit  éprouvée  dans  fa  jeu* 
nèfle  ,  &  qui  avoit  fait ,  par  plus  d'une 
caufe,  une  époque  marquée  dans  fa  vie. 
Pour  une  ame  de  la  nature  de  la  ftenne  , 
de  femblables  impreflions.  ne  s'effacent  plus» 
Le  public  ,  fort  occupé  de  lui  pour  lors  , 
étoit  dans  tout  l'enthounafme  du  feu  de. 
{es  productions.  Echauffé  à  fon  tour  par 
cette  admiration  générale  ,  car  rien  ne  fe 
répercute  plus  qu'un  tel  mouvement ,  il 
fe  complut  à  montrer  à  ce  Public  épris 
la  puiflance  de  fes  fenfations  dans  celle  des 
paflions  humaines  qui  les  excitent  le  plus. 
11  y  trouvoit  encore  la  douceur  de  con-. 
facrer  à  l'immortalité  un  nom  &  des  qua- 
lités que  l'amour  parfait  voudroit  pouvoir 
toujours  déifiera 

Une  paflion  extraordinaire  &  funefte- 
entre  deux  êtres  rares  (  Abailard  ôtHéloïfe  ) 
n'avoit  pas  cefle  d'être  préfente  dans  la 
mémoire  des  hommes.  L'excès  de  la  paf-. 
fion  des  deux  parts ,  la  foiblefle  de  l'amante,. 
les  vertus  des  deux  amans,  leurs  malheurs 
enfin  mettoient  plus  dune  conformité  en» 

P  4 


±J2  Lettré 

ire  les  deux  événemens.  La  Julie  de  JearK 
Jaques  fut  aufli-tôt  une  autre  Héloïfe  i 
quant  à  lui ,  il  fe  produisit  fur  la  fcene 
fous  le  nom  de*Saint-Preux. 

Il  faut  l'avouer  ;  R.ouffeau ,  mieux  qu'A- 
bailard,  méritoit  de  trouver  une  Héloïfe  ; 
&  quelle  Héloïfe  que  celle  que  cet  homme 
paffionné  nous   a   peinte  !   L'imagination 
même  ne  fauroit  offrir  un  plus  beau  tableau 
de  tendreffe  &  de  perfection  :  tout ,  juf- 
qiï'à  la  faute  de  cette  femme  ,  y  met  les 
derniers  traits.  Un  amour  comme  celui  de 
Julie  ne  peut  certes  qu'atténuer  infiniment 
le  blâme  dû  à  fa  foib'efle  ,  parce  qu'à  la- 
vue  des  grandes  pallions  ,  qui  font  plus 
rares  qu'on  ne  croit  ,  la  morale  devient 
d'autant  plus  indulgente ,  que  la  nature  fe 
montre  moins  coupable.  En  outre ,  la  con- 
duite qui  a  fuivi  la  faute  de  Julie  donne  à 
cette  faute ,  fi  on  l'oie  dire  ,  une  forte  de 
pureté  qui  rend ,  par  un  fécond  effet,  cette 
erreur  des  fens  bien  dangereusement  inté-* 
reiTante.  Voilà  auili  ce  qui  a  fait  dire  à  cet 
homme  de   bonne  foi  ,    en  prcmuniffant 
contre  1a  lecture  de  fon  livre  ,  qu'un  jeune 
cœur  étoit  perdu  ,  iï  ,  malgré  les  avis ,  il 
téâo'it  à  la  curioiité  ou  à  l'attrait  de  cette 


Sur  J.  ï.  Rousseau.  233 
ïe£hire  après  l'avoir  une  fois  commencée. 
Il  ne  fe  trompoit  pas;  mais  en  même  tems 
ne  rifquoit-il  pas  trop ,  en  donnant  la  ten- 
tation avec  la  leçon ,  fur-tout  dans  un  tems 
où  les  Héloïfes  6c  les  Saint-Preux  ne  peu- 
vent qu'être  fort  rares  ? 

L'émulation  des  ouvrages  de  Pâchârd- 
fon ,  le  premier  de  tous  les  Ecrivains  en 
ce  genre  ,  fut  encore  vraifemblablement 
une  des  caules  qui  produifirent  ce  roman 
de  la  part  de  Rouffeau.  On  fait  qu'il  y 
mêla  beaucoup  trop  d'objets  étrangers  à 
fon  fujet,  parce  qu'il  en  étoit  alors  fort 
occupé ,  &  que  d'ailleurs  il  eft  bien  diffi- 
cile de  puifer  dans  un  fait  unique  un  livre 
entier.  Malgré  cela ,  il  faut  convenir  qu'à 
la  prolixité  près ,  partage  ordinaire  de  cette 
pafïion  ,  &  dont  l'auteur  Anglois  n'efl 
point  exempt ,  l'amour  n'a  jamais  été  peint , 
pas  même  dans  les  meilleurs  ouvrages  de 
ce  genre ,  avec  des  couleurs  plus  délica- 
tement fondues ,  plus  douces  ck  en  même 
tems  plus  fortes  ,  plus  vives  &  plus  pures 
qu'il  l'a  été  par  Rouffeau  dans  fon  Héloïfe. 
Nul  homme  fenlible ,  que  je  fâche  ,  n'a 
repréfenté  cette  paffion  avec  une  telle  vo- 
lupté &  avec  tant  de  chaiteté  tout  à  la 


£34  Lettre 

fois  ;  vrai  cara&ere  de  ce  fentiment,  quand 
il  n'eft  ni  fa&ice ,  ni  corrompu.  On  ne 
peut  fe  laffer  d'admirer  comment  la  pafîion 
de  Julie  y  naît  immédiatement  de  la  nature 
h  plus  fenfible  comme  de  la  plus  parfaite 
innocence  ;  combien  les  mouvemens  de 
fon  amour  font  éperdus  ,  fes  fens  mêmes 
égarés  ,  fans  que  fon  ame  cefle  au  fond 
d'être  vertueufe  ;  avec  quel  intérêt  la  na- 
ture la  fait  fuccomber  ,  &  avec  quelle 
beauté  la  dignité  de  fes  fentimens  la  main- 
tient refpe&able  fans  jamais  la  laifler  s'avi- 
lir  ,  &  ya  même  jufqu'à  la  rendre  plus 
chère ,  parce  qu'on  aime  d'autant  plus  la 
perfonne  en  pareil  cas ,  que  (es  erreurs 
obtiennent  aux  yeux  de  l'humanité  plus 
d'excufe. 

Les  paillons  ordinaires,  c'eft-à-dire,  les 
pafiions  qui  fouillent  l'ame  &  que  celle-ci 
n'épure  pas  ,  n'ont  leur  chute  qu'au  der- 
nier terme  :  celle  de  Julie  a  bien  un  autre 
caractère.  La  chute  de  cette  fille  vertueu- 
fe ,  par  la  raifon  même  de  cette  rare  ver-» 
tu  ,  eft  marquée  à  la  première  faveur ,  à  la 
faveur  la  plus  légère  ,  que  même  ,  û  je  ne 
me  trompe ,  elle  ne  reçoit  pas ,  mais  qu'elle 
accorde  à  Saint- Preux»  Un  baifer  qu'elle 


Sur  J.  J.  Rousseau.  235 
lui  donne  ,  un  feul  baifer  ,  que  l'amour 
lui  arrache,  a  entièrement  triomphé  d'elle. 
De  ce  moment,  elle  a  déjà  cédé;  &  l'au- 
teur ,  en  peignant ,  dans  le  cours  de  l'ac- 
tion ,  cette  fituation  avec  un  feu  tout  par- 
ticulier ,  a  voulu  fans  doute  marquer  dans 
fon  roman ,  par  ce  trait  profond  ,  vrai- 
ment neuf,  l'époque  dont  je  parle.  Il  eft 
confiant  qu'il  n'y  a  que  la  nature  la  plus 
excellente  &  l'honneur  le  plus  pur  qui 
aient  pu  révéler  à  Roufleau  ce  fecret  du 
cœur  humain  ;  aufii  l'amour  d'Héloïfe  a-t-il 
perfectionné  fon  ame  ,  tandis  que  les  pat- 
lions  de  ce  genre  les  corrompent  prefque 
toutes. 

D'autre  part ,  combien  l'amour  de  Saint- 
Preux  n'efl-il  pas  ardent  &  fournis  ?  com- 
bien n'eft-il  pas  idolâtre  &  réfervé  ,  im- 
pétueux &  fidèle  à  l'honneur  ?  Il  efl  in- 
téreffant  de  voir  avec  quelle  fuite  d'inté- 
rêt fes  actions  ,  fes  difcours  ,  fes  trans- 
ports ,  fon  délire  enfin  ,  déterminent  pas 
à  pas  toutes  les  démarches  de  Julie.  Il 
n'étoit  plus  poffible  que  cette  Julie  ,  fi  ten- 
dre ,  n'aimât  pas  Saint-Preux  comme  elle 
en  étoit  aimée  ,  ou  il  eût  fallu  qu'elle  ne 
fût  plus  elle  ,  ou  plutôt  qu'elle  n'exifdt 


2$$  Lettre 

pas  :  en  un  mot ,  tous  les  traits  qui  ca- 
radérifent  l'une  &  l'autre  de  ces  paflions  , 
font  d'une  grande  vérité  &  du  plus  beau 
choix  ;  les  tableaux  en  font  pénétrans  & 
doux ,  naturels  &  raviffans.  C'eft  pour 
cela  aufîi  que  cet  ouvrage  a  fait  palpiter 
en  fecret  tant  de  cœurs ,  &  qu'il  s'en  eft 
trouvé  qui  ont  conçu  pour  l'auteur ,  fans 
que  fa  perfonne  leur  fût  connue,  un  amour 
réel  ;  dernier  délire  de  cette  forte  de  paf- 
fïon  ,  &  dont  Rouffeau ,  non  fans  doute 
fans  intention ,  nous  a  donné  lui  -  même 
l'idée  fi  enivrante  dans  Emile ,  où  Sophie 
idolâtre  un  être  fantaflique ,  pur  ouvrage 
de  fon  imagination. 

En  même  tems  quel  caractère  que  celui 
de  "Wolmar  que  l'auteur  a  ofé  introduire 
dans  fon  plan  !  Ce  caradere  fait ,  à  mon 
fens ,  une  des  plus  grandes  beautés  de  l'ou- 
vrage ,  &  peut  être  regardé  comme  un 
des  traits  de  génie  les  plus  hardis  que  l'ef- 
prit  humain  ait  employés.  On  a  dit  fou- 
vent  que  ce  caradere  étoit  hors  de  la  na- 
ture. Ce  reproche  eft  bon  à  faire  devant 
des  âmes  vulgaires  ;  mais  il  n'eft  nulle- 
ment fondé  ici.  En  effet ,  il  eft  dans  le 
cœur  de  l'homme  un  efpace  où  les  yeux 


vr   J.  J.  Rousseau.       137 

ordinaires  ne  pénètrent  jamais.  Tous  les 
personnages  de  ce  roman  font,  par  l'é- 
lévation des  fentimens,  hors  de  l'ordre 
commun;  celui  de  \/olmar  eft  également 
de  cette  efpece.  Non -feulement  ce  carac- 
tère eft  vraifemblable  ;  mais  on  peut  dire 
encore  qu'il  eft  vrai ,  ou  du  moins  on 
fent  fans  effort  qu'il  a  pu  être  réel. 

Oeft  à  ces  âmes  peu  ordinaires  que  je 
viens  de  défigner,  à  comprendre  ce  que  je 
vais  dire.  Aux  yeux  d'un  homme  comme 
"Wolmar  ,  (  &  cet  être  n'eft  ni  dépravé  , 
ni  déraifonnable  )  une  femme  telle  qu'Hé- 
îoïfe  pouvoit  être  choifie  prefqu'à  l'égal 
<le  l'innocence  même.  D'abord  elle  eft  Ci 
riche  de  fa  beauté  6c  de  toutes  fes  per- 
fections, qu'une  tache  unique  &  û  bien 
effacée  peut  en  altérer  beaucoup  moins 
l'éclat.  De  plus ,  une  vertu  ainfi  éprou- 
vée ,  fi  elle  n'eft  pas  également  intacte  , 
n'eft  peut-être  pas  moins  pure  au  fond  , 
fi ,  comme  il  eft  vrai ,  la  pureté  de  l'ame 
peut  réparer  la  feuillure  des  fens  :  une 
vertu  comme  la  fienne  eft  du  moins  beau- 
coup plus  fûre  ;  &  pour  dire  tout ,  elle 
eft  dans  la  circonftance  de  Julie  ,  plus  écla- 
tante par  fes  effets  que  l'innocence  même. 


^}8  Lettre 

Il  eu.  certain  qu'il  n'y  a  qu'une  idée  de 
la  nature  de  celle-ci  qui  ait  pu  infpirer  à 
%Yolmar  le  parti  auquel  il  fe  porte.  En 
rnême  tems  ,  fi  cette  idée  n'eft  pas  dépour- 
vue de  raifbn  ,  comme  on  le  croit ,  non- 
feulement  cet  acte  de  fa  part  n'étonne 
plus ,  mais  encore  il  paroît  fenfé  ;  il  a  même 
une  forte  de  grandeur  ,  parce  que ,  tout 
confidéré,  il  femble  bien  moins  choquer 
les  idées  reçues  que  s'élever  au  -  deffus 
d'elles ,  attendu  que  la  perfonne  de  Julie 
&  toutes  les  circonfïances  de  fon  état  font 
réellement  une  jufle  exception  à  tous  les 
cas  ordinaires. 

Sous  ce  point  de  vue ,  toute  la  conduite 
de  Wolmar,  conduite  qui  prouve  que  l'au- 
teur a  raifonné  comme  on  le  fait  penfer 
ici ,  n'eft  plus  difficile  à  expliquer  :  elle 
a  même  fon  principe  dans  cette  délicateffe 
que  d'abord  elle  paroît  blefler.  Le  pro- 
cédé commun  eût  été  d'éloigner  Saint- 
Preux  de  fa  liaifon  :  un  coup  -  d'œil  fupé- 
rieur  enfegne  à  Wolmar  une  route  op- 
pofée.  Inftruit  de  Terreur  de  Julie,  de  la 
force  de  fa  pâlTion ,  fur-tout  dans  une  ame 
comme  la  fienne  ,  mais  afluré  aurîi  de  fes 
vertus ,  perfuadc  en  même  *  tems  de  la 


Sur  J.  J.  Rousseau.      239 

droiture  &  de  l'honneur  de  Saint- Preux  i 
que  fait  "Wolmar  dans  cet  état  ?  Il  appelle 
dans  fa  maifon  cet  amant  jadis  favorifé  ; 
il  le  traite  avec  confiance  ;  il  lui  parle  une 
fois  &  à  lui  feul  de  cette  terrible  particu- 
larité dans  la  vie  de  l'un  &  de  l'autre  ; 
après  quoi ,  il  le  met  en  tiers  entre  fa  fem- 
me &  lui ,  dans  fes  affaires ,  dans  fon  ami- 
tié. En  fe  conduifant  ainfi ,  Woîmar  rif- 
quôit  à  peine  quelque  chofe  avec  un  hom- 
me de  l'honneur  de  Saint  -  Preux  ;  mais 
certainement  il  ne  rifquoit  rien  avec  une 
femme  de  la  vertu  de  Julie ,  &  il  rifquoit 
bien  moins  encore  après  une  démarche 
d'une  fi  rare  confiance. 

Rien  n'efl  donc  plus  fenfé ,  rien  même 
n'eu  plus  noble  que  cette  conduite  :  elle 
efl:  de  la  plus  parfaite  expérience  des  hom- 
mes, &c  de  toute  la  hauteur  de  l'huma- 
nité dans  fa  plus  grande  élévation.  En 
même  tems  plus  cet  afte  eft  grand  ,  plus 
auffi  il  produit  fûrement  fon  effet.  \Vol- 
mar ,  par  ce  trait  d'une  pleine  confiance  , 
garantit  non  -  feulement ,  comme  j'ai  dit  , 
invariablement  la  foi  de  Julie.  Il  fait  plus, 
il  fe  l'attache  par  cette  preuve  fignalée  d'ef- 
time  ,  ce  qui  étoit  pour  elle  bien  plus  que 


140  Lettre 

de  l'amour  dans  fa  pofition  :  il  fait  plus 
eue  tout  cela  encore ,  il  unit  à  lui ,  par 
la  feule  voie  praticable ,  deux  êtres  que 
rien  à  l'avenir  ne  pouvoit  plus  défunir 
entr'eux.  Il  procure  fon  bonheur  par  le 
leur ,  en  convertiffant ,  à  l'aide  du  ref- 
pecl  qu'imprime  une  fainte  hofpitalité  fi 
généreufement  exercée  ,  leur  pafîion  mu- 
tuelle ,  certainement  toujours  vivante  dans 
leurs  âmes ,  en  une  douce  amitié  de  la 
part  de  Julie,  5c  de  celle  de  Saint-Preux  en 
une  tendre  &  profonde  vénération  pour 
Julie.  En  un  mot,  Woîmar  par  cette  con- 
duite ,  plutôt  extraordinaire  que  bifarre  , 
marche  vers  fon  but  par  la  voie  la  plus 
conforme  à  la  raifon.  Sans  parler  de  l'acte 
d'une  humanité  indulgente  qu'il  exerce 
dans  cette  occafion ,  (a£te  peut-être  plus 
doux  qu'on  ne  croit  à  remplir  pour  qui 
avoit  devant  les  yeux  tout  le  prix  que  va- 
loit  Julie)  ;  ce  pas  une  fois  fait,  "Wolmar  , 
fans  nul  doute,  contient  bien  mieux  par- 
là  deux  êtres  qui  ne  feront  plus  déformais 
indiJérens  à  fon  bonheur  ,  &  qu'il  doit 
absolument  craindre  ou. aimer.  Il  les  ga- 
gne ;  il  fe  les  attache  bien  plus  fûrement 
qu'il  ne  les  tente  3  ou  ne  les  expofe  par 


Sur   J.  J.   Rousseau.       ±41 

fce  procédé  confiant.  Julie  môme  ,  cette 
tendre  &  fîere  Julie ,  environnée  des  fruits 
de  fon  union ,  dès-lors  préfervée  par  eux  , 
ayant  d'ailleurs  fon  amant  pour  témoin 
de  fes  vertus,  ou  û  Ton  veut  de  fes  fe* 
crifîces ,  en  remplit  comme  invinciblement 
les  obligations  de  fon  état  ;  elle  les  rem- 
plit même  avec  un  certain  charme,  parce 
qu'il  eft  encore  des  douceurs  dans  les  prn 
vations  auxquelles  l'amour  lui  •  même  fe 
condamne  :  le  cœur  de  Julie  ainfi  purifié  i 
n'a  plus  à  fe  nourrir  que  par  la  pratique 
de  (çs  devoirs. 

Rouffeau ,  pour  autorifer  un  cara&ere 
aufli  hardi  que  celui  de  Woîmar,  a  cru 
devoir  l'affranchir  de  tout  lien  aux  opi- 
nions communément  reçues.  Il  va  même 
jufqu'à  placer  l'élévation  des  fentimens 
qu'il  lui  attribue,  au  fein  de  la  plus  fo- 
llette des  erreurs ,  l'athéifme.  Ce  coup  de 
pinceau,  qui  n'a  pas  été  mis  fans  inter^ 
tion,  produit  le  plus  grand  effet  dans  la 
fuite  de  l'ouvrage. 

Finalement,  ce  livre  enchanteur  par 
tant  d'endroits ,  malgré  bien  des  défautt 
réels,  fe  termine  par  un  trait  de  génie  qui 
produit  plufieurs  effets  de  la  plus   grande 

Supplément.  Tome  XI.  Q 


's4ï  Lettre 

impreffion  dans  le  dénouement.  Julie  mère  9 
Julie  époufe  chérie  &  refpeclée,  amie  fa- 
tisfaite  ,  vivant  au  fein  finon  du  bonheur, 
du  moins  au  fein  de  la  paix ,  dans  celui 
de  l'ordre  &  des  vertus  ,  Julie  en  cet  état 
meurt  ;  elle  expie  ainfi  fa  faute  paffée  par 
la  perte  de  la  vie  :  elle  meurt  avec  hé- 
roïfme  &  grandeur  ;  mais  près  de  fa  fin  , 
elle  femble  moins  perdre  une  vie  chère  à 
tous  les  êtres ,  que  rompre  enfin  la  bar- 
rière qui  la  féparoit  du  feul  homme  à  qui 
elle  pouvoit  appartenir.  Rouffeau  ,  pour 
achever  le  caraclere  de  cette  paillon  vrai- 
ment extraordinaire,  &  pour  faire  con- 
roître ,  ce  qui  efl  vrai ,  que  les  grandes 
ïmpreiuons  font  ineffo cables ,  principale- 
ment dans  les  cœurs  vertueux  ,  a  donné 
à  Saint-Preux  les  dernières  penfées  &:  les 
derniers  fentimens  de  Julie. 

Il  eft  dans  ce  terrible  pafTage  un  mo» 
ment  oiitous  les  liens  à  la  vie  font  comme 
rompus ,  &  où  pourtant  l'être  vit  encore. 
C'eft  dans  ce  court  moment  que  la  nature 
reprend  tous  fes  droits  &  qu'elle  fe  mon- 
tre fans  contrainte.  C'eft  alors  ,  lorfque  îe 
ciel  &  la  terre  font  fatisfaits ,  &  que  le 
devoir  n'a  plus  rien  à  reprocher  à  Pâme 


Sur  1  J.  Rousseau:  24$ 
Vertueufe  qui  a  vaincu  fes  penchans  ,  que 
ceux-ci  fe  montrent  une  dernière  fois  fous 
les  traits  de  leur  premier  empire,  mais 
avec  pureté,  Cette  flamme  involontaire  eft 
comme  la  dernière  lueur  qui  éclate  du 
flambeau  de  la  vie.  RoufTeau  habile  à  faifir 
tous  les  mouvemens  du  cœur  humain ,  a  fu 
marquer  parfaitement  ce  moment  où  Saint- 
Preux  obtient  fans  déguifement,  fur  l'ame 
de  Julie  expirante ,  l'empire  qu'au  fond  il 
n 'avoit  jamais  perdu  ;  jufte  &  vrai  témoi-* 
gnage  qu'il  rend ,  par  un  trait  fi  fenfible  ,  à  la 
puiffance  indcftru&ible  des  grandes  paffions. 
Cette  mort ,  extraordinaire  dans  toutes 
fes  circonfîances ,  produit  un  troifieme  effet 
d'un  grand  intérêt:  elle  remplit  le  vœu  le 
plus  vif  de  Julie  en  faveur  de  Wolmar  , 
en  le  rendant  au  ciel  dont  fes  opinions  le 
féparoient.  Le  fpeftacle  des  vertus  &  de 
la  foi  de  fa  femme ,  dans  ces  derniers  inf- 
tans ,  opère  ce  grand  changement.  "Wbl- 
mar  avoit  pofledé  la  beauté  ,  les  perfec- 
tions ,  l'eftime  de  cette  fe&me  rare  ,  fans 
jamais  pofféder  fon  amour  ;  il  avoit  fu 
honorer  fa  perfonne  pendant  leur  union. 
L'admirable  auteur  de  cet  ouvrage  lui  fait 
trouver  le  prix  de  cette  conduite  dans  le 


344  Lettre 

changement  que  les  prières  confiantes  Se 
les  exemples  de  Julie  mourante  produi- 
fent  en  fcn  ame.  Julie  à  fon  tour  recueille 
le  prix  de  la  perfévérance  dans  (es  devoirs,, 
en  rapprochant  Wolmar  de  Dieu,  alors 
que  la  mort  la  fépare  de  lui. 

La  touche  fublime  de  tous  ces  caractè- 
res, ck  le  mélange  de  tant  de  traits  heu- 
reux ,  renferment  évidemment  une  grande 
connoiflance  du  cœur  humain.  C'eft  fur- 
tout  dans  cette  fcience  fi  intime  ,  fi  chère 
à  l'homme,  &  qui,  par  cette  raifon,  plaît 
tant  à  fon  ame  par -tout  où  e"e  fe  préfen- 
te, que  Roufieau  excelle.  Il  joint  encore  à 
la  vérité  de  repréfentation  la  plus  rare  en 
ce  genre ,  un  caractère  exquis  de  fenfibi- 
lité  dont  il  y  a  peu  d'exemples  :  voilà 
l'endroit  fmguliérement  par  lequel  il  me 
paroît  furpaffer  tous  les  hommes  de  génie 
de  cet  ordre. 

Deux  hommes  célèbres  ont  vécu  dans 
le  même  fiecle  ,  &  font  morts  à-peu- près  . 
en  môme  tems.  Mais ,  ou  je  me  trompe 
fort,  ou  malgré  l'extrême  célébrité  de 
l'un  infiniment  jufte  à  beaucoup  d'égards  , 
la  poftérité,  à  la  longue,  mettra  quelque 
différence  entre  les  écrits  de  ces  deux  hom: 


Sur   J.  J.  Rousseau.      145 

mes ,  &  même  entre  la  force  de  leur  gé- 
nie. Encore  l'un  a  - 1  -  il  tout  accordé  au 
fien  ,  &  fouvent  outre  mefure ,  tandis  que 
l'autre  lui  a  prefque  tout  refuie .  &  s'eft 
privé  bien  des  fois ,  par  vertu ,  de  nombre 
de  productions.  Il  eft  hors  de  mon  fujet 
de  comparer  ici  les  perfonnes.  Peu  d'é- 
crivains fur  ce  point ,  peuvent  être  mis 
à  côté  de  RoufTeau  dont  la  probité ,  comme 
homme  &  comme  auteur,  a  été  certai' 
nernent  fort  rare. 

Je  ne  parlerai  pas  de  plufîeurs  ouvra- 
ges détachés  de  Jean  -  Jaques ,  de  (es  pro- 
ductions charmantes  en  fait  de  mufique  , 
de  fes  écrits  fur  cet  art  fi  puiffant,  û  agréa- 
ble &  d'un  effet  fi  unîverfc! ,  parce  que 
la  mufique  éft  vraiment  la  feule  langue 
naturelle  des  hommes ,  tandis  que  les  lan- 
gues parlées  eu  écrites  ne  font  que  des  lan- 
gues fecondaires  ou  des  lignes  d'inflitu- 
tion.  Je  ne  parlerai  pas  du  mérite  qu'il  a 
eu  d'annoncer  &  de  procurer  en  France  , 
au  prix  de  fort  repos,  la  révolution  en  ce 
genre  qui  s'opère  de  jour  en  jour  parmi 
nous ,  &  que  rien  déformais  ne  peut  plus 
empêcher  ;  révolution  heureufe  qui  mul- 
tipliera nos  richeffes  fans  les  détruire ,£ 

Q  j 


146  Lettre 

de  grands  maîtres ,  tels  que  Gluck  &  d'ats^ 
très  de  cet  ordre  ,  parviennent  à  l'ache- 
ver félon  le  génie  de  notre  langue  ,  &  qui 
fera  alors  notre  gloire  &  nos  délices:  ré- 
volution qui  a  commencé  réellement  à 
Jlouffeau  ,  Se  qui  a  dû  néceffairement  être 
fort  lente ,  parce  que  rien  n'eft  plus  dif- 
ficile à  vaincre  qu'un  préjugé  de  goût  9 
fur-tout  de  goût  national  fondé  fur  le  pré- 
jugé ou  l'habitude  des  fens. 

Toutes  les  productions ,  tous  les  ou- 
vrages de  Rouffeau  méritent  d'être  confé- 
dérés ;  tous  portent  le  fceau  du  génie  f 
&:  de  ce  génie  heureux  qui  a  fu  répandre 
de  l'agrément  jufques  fur  les  objets  qui 
en  paroiffent  le  moins  fufceptibles..  Tout 
eft  animé  fous  fa  plume  ,  &  d'une  manière 
fi  féduifante ,  qu'on  chérit  i'homme  autant 
qu'on  admire  l'auteur. 

Je  n'ignore  pas  qu'on  a  dit  quelque- 
fois, un  peu  fourdement  à  la  vérité,  que 
plufieurs  perfonnes  éclairées  dont  l'opi- 
nion doit  avoir  un  très-grand  poids ,  puis- 
que l'une  d'elles  a  même  en  fa  faveur  l'au- 
torité du  génie,  étoient  d'avis  que  Rou£ 
feau  malgré  fes  grands  talens,  avoit  eu  en 
partage  plus  de   chaleur  que  de  véritable 


Sur  J.  J.  Rousseau.      147 

(éloquence  ;  mais  je  doute  qu'un  pareil  ju- 
gement qui  peut  partir  d'un  goût  trop  dif- 
ficile ,  reçoive  la  fan&ion  du  public ,  lors- 
qu'il jettera  les  yeux  de  nouveau  fur  la 
collection  des  ouvrages  de  cet  auteur  qui 
va  inceflamment  lui  être  offerte. 

Sans  doute  l'éloquence  de  Rouffeau  ren- 
ferme une  très -grande  chaleur  ,  &  même 
un  genre  de  chaleur  dont  on  ne  trouve 
point  d'exemple  dans  aucun  autre  écrivain. 
£11  même  -  tems  fi  ce  feu ,  fi  cette  noble 
chaleur  de  l'ame ,  ont  réellement  créé  tout 
ce  qui  a  été  dit ,  écrit  d'éloquent ,  &  même 
fait  de  grand  parmi  les  hommes  ,  (car  c'eft 
le  même  feu  de  fentiment  qui  fait  naître 
une  grande  penfée,  &  qui  produit  une 
grande  aâion),  il  feroit  bien  fingulier 
que  la  plus  belle  propriété  du  genre  d'élo- 
quence de  RoufTeau ,  celle  qui  la  carac- 
térife ,  devînt  un  défaut  qui  la  ternît  aux 
yeux  de  certains  juges. 

Cette  critique  pourroit  avoir  quelque 
fondement ,  fi  la  chaleur  d'ame  propre  à 
RoufTeau,  avoit  empêché  la  véritable  gran- 
deur, la  ncbleffe  ,  l'originalité,  (  chofe 
fort  rare  même  parmi  les  hommes  de  gé- 
nie )  ,  ainfi   que  la  iuftetfe  de  fes  idées. 

Q4 


H*?  Lettre* 

Pour  fe  détremper  fur  ce  point ,  il  ne  faut 
que  lire  fes  ouvrages  de  difcuflion,  de 
.  contreverfe  ,  où  la  logique  de  l'écrivain 
fe  montre  d'une  manière  plus  particulière; 
&  l'on  verra  qu'il  y  a  peu  d'hommes  qui 
aient  été  doués  d'une  juftefle  &  d'une  force 
r.uflî  grande  de  raifonnement.  Sur  ce  point 
il  pofiéda  le  talent  peut-être  malheureux 
de  Bayle,  avec  tous  les  charmes  de  fenti- 
ment  &  de  goût  de  Montagne. 

A  la  vérité  Roufleau  n'a  point  eu  l'é- 
loquence concife  &  vraiment  législative 
de  Montefquicu  ;  celle  majeftueufe  ,  pure 
&  douce  de  M.  de  Buffon  ;  celle  rapide 
&  forte  de  Bofluet;  celle  fouvent  furna- 
turelle  &  plus  qu'humaine  de  Pafcal.  Mais 
l'éloquence  de  Rou fléau  a  ce  rare  mérite, 
qu'elle  participe  de  tous  ces  caractères  , 
<de  forte  qu'il  y  a  peu  de  beautés  propres 
au  génie  de  ces  grands  hommes,  qui  font 
ceux  auxquels  il  rçflemble  le  plus ,  dont 
on  ne  trouve  dans  fes  écrits  une  foule  de 
traits  égaux  en  beauté,  qui  placent  cet  au- 
teur juftement  à  leurs  côtés. 

Parmi  ces  hommes ,  Pafcal  le  plus  ex* 
ïraordinaire  de  tous,  efl  un  homme  divin 
qui  femble  lire  dans  le  ciel  tout  ce  qu'il 


Sur  J.  J.  Rousseau.  249 
expofe  aux  hommes  ;  fon  éloquence  tient 
toute  à  la  fublimité  de  fon  intelligence  ; 
fon  cœur  parle  moins  dans  fes  écrits.  Mon- 
tefquieu  fe  préfente  à  eux  comme  un  lé- 
giflateur  d'une  raifon  vafte  &  profonde  ; 
M.  de  Buffon ,  comme  le  révélateur  des 
fccrets  de  la  nature ,  comme  fon  confident 
&  fon  peintre  le  plus  parfait  ;  Bofïuet 
comme  l'organe  &  l'oracle  de  la  religion, 
tous  enfemble  avec  la  voix  &  le  ton  de  la 
véritable  éloquence. 

Si  l'on  y  fait  attention  ,  Rouffeau  réu- 
nit à  beaucoup  d'égards  ,  le  mérite  de  ces 
difFérens  génies.  S'il  n'a  pas  leur  manière 
précife  de  peindre ,  d'émouvoir  &  de  rai- 
fonner,  ce  qui  ne  conftitueroit  plus  un 
homme  grand  par  lui  -  même,  il  en  a  une 
très  -  heureufe  ,  propre  à  lui  feul,  &  qui 
raflemble  fou  vent  les  beautés  qu'on  admire 
dans  tous  les  autres. 

Son  éloquence  n'efl  donc  pas  une  vaine 
chaleur  qui  s'évapore  à  la  réflexion.  Cette 
chaleur  au  contraire  unie  à  une  m.miere 
de  raifonner  prenante  &  forte  ,  lorfque 
rien  ne  préoccupe  l'efprit  de  Rcufleau  > 
produit  une  éloquence  vraiment  folide  , 
tantôt  originale,  noble  &  animée  ,  le  plus 


250  Lettre 

fouvent  perfuafive  Se  douce,  mais  toiti 
jours  chère  au  cœur  par  l'extrême  fenft- 
bilité ,  par  cette  fenfibilité  fi  vraie  ,  fi  pé- 
nétrante qui  anime  tous  fes  ouvrages. 

Ce  qui  eft  fur-tout  à  remarquer  en  fa- 
veur de  Jean- Jaques,  c'en1  qu'il  n'a  point 
abufé  de  l'art  de  penier  &  d'écrire.  S'il 
s'eft  trompé ,  il  n'a  jamais  trempé  vo- 
lontairement les  hommes ,  &  a  toujours 
écrit  de  bonne  foi.  On  ne  peut  pas  non 
plus  lui  reprocher  d'avoir  fouillé  fes  li- 
vres par  tous  ces  traits  libres  &  obfcenes  * 
indignes  d'un  être  intelligent ,  &  qui  laif- 
fent  après  eux  tôt  ou  tard  de  fi  longs 
remords. 

Tous  fes  travaux  ont  été  dirigés  vers 
la  moralité.  Par  -  tout  on  voit  qu'il  s'oc- 
cupe à  rendre  les  humains  plus  religieux 
envers  le  ciel ,  &  plus  parfaits  entr'eux. 
Le  travail  eft  le  plus  grand  précepte  de 
fa  morale  ;  il  en  fait  avec  raifon  la  bafe 
de  tout,  jufques-là  qu'il  veut  que  chaque 
homme  inftruit  d'un  métier ,  puifle  au 
befoin  vivre  du  travail  de  fes  mains.  En, 
effet,  ce  grand  précepte  enfeigné  par  plu- 
fieurs  légillations ,  par  l'Alcoran  même  , 
de  la  manière  la  plus  expreffe  5  contient 


Sur  J.  J.  Rousseau.  15* 
prefque  tous  les  devoirs  &  renferme  pres- 
que tout  le  bonheur  de  l'homme  ,  tandis 
qu'en  lui  feul  gît  toute  la  force  &  même 
la  fcience  bien  entendue  du  gouvernement 
des  Empires.  Tantôt  RoiuTeau  s'applique 
à  ranimer  l'efprit  &  à  faire  aimer  les  liens 
du  mariage  ;  feul  état  fur  la  terre  où  l'on 
puifle  iifiigner  une  place  au  bonheur.  Alors 
il  marque  les  devoirs  des  femmes,  ceux 
des  maris ,  ceux  des  enfans  avec  une  rai- 
fon  fi  relevée  &  des  images  fi  touchan- 
tes ,  que  l'art  du  bonheur  de  la  vie  dé- 
coule évidemment  dans  fes  écrits ,  de  la 
fcience  fimple  de  la  vertu  &  de  la  pratique 
douce  de  {es  devoirs.  Tantôt  cet  homme 
qui  a  jette  ailleurs  les  yeux  fur  l'état  civil 
pour  en  déplorer  les  maux,  en  pofe  les 
plus  beaux  fondemens  fur  la  fainteté  de 
la  religion  dont  il  parle  d'une  manière 
plus  qu'humaine  ,  &  fur  les  principes  de 
toute  efpece  qu'il  déduit  clairement  des 
droits  de  l'homme  les  mieux  connus  ,  & 
qu'il  affermit  enfuite  avec  la  main  affurée 
d'un  vrai  légiflateur. 

Nul  des  ouvrages  de  Jean -Jaques  ne 
paroît  avoir  été  écrit  pour  le  fimple  orne- 
ment ou  l'orientation  de  l'efprit.  Il  feir.ble 


£5*  Lettre 

que  ce  fage  écrivain  fe  foit  dit:  mes  livres 
compofés  félon  mes  lumières  &  ma  cons- 
cience forment  mon  travail  ;  ils  font  par 
conféquent  la  dette  qu'il  faut  que  j'ac- 
quitte. Si  ce  travail  n'eft  pas  utile  ,  je 
trompe  la  loi  de  la  nature ,  je  trompe  la 
fociété  dans  les  obligations  qu'elle  m'im- 
pofe.  Que  fi  quelquefois  cet  homme  fen- 
fible  à  tous  les  genres  de  beautés ,  a  aban- 
donné  ces  objets  de  religion,  de  morale  , 
de  mœurs  ,  de  devoirs  publics ,  c'a  été 
pour  fe  délaffer  innocemment  dans  des 
arts  agréables,  lefquels  il  a  enfeignés  ÔC 
pratiqués  en  maître.  11  occupoit  dans  ces 
îoifirs  honnêtes  une  autre  partie  de  lui- 
même  (fon  imagination)  aufîi  riche  & 
auffi  impérieufe  que  fon  génie. 

Enfin  pour  tout  dire ,  Roufleau  a  été 
l'écrivain  de  l'humanité  ,  même  jufqu'à 
outrer  les  idées  en  fa  faveur  par  la  feule 
rai  fon  qu'il  l'a  trop  aimée.  Il  a  été  celui 
de  la  religion  pour  la  morale ,  celui  de  la 
patrie  pour  l'amour  qu'elle  exige,  celui 
de  la  fociété  pour  tous  fes  devoirs;  il 
eût  été  celui  de  la  jufïice  des  empires  ,  fi 
ce  grand  rôle  lui  eût  été  permis.  A  ces 
titres  il  peut  à  bien  des  égards  être  re-. 


Sur  J.  J.  Rousseau.      253 

gardé  comme   l'écrivain  du  bonheur  des 
hommes  ;    &   Ton  peut  ajouter ,  d'après 
une   confécration  psrticuliere  &  formelle 
de  fon  génie  attt  fiée  par  tous  fes  ouvra- 
ges, qu'il  a  été   éminemment  celui  de  la 
vertu  qu'il  a  fait  briller   jufques   dans  le 
fein  des  payions ,  &  même  de  leurs  foi- 
bleffes ,  en  les  peignant  en  homme  qui  en 
a  fenti  toute  la  force  fans  en  avoir  jamais 
éprouvé    la   corruption.  Heureux  li    des 
lumières  puifées  dans  des  fources  encore 
plus  pures  ,  l'avoient  rendu  le  défenfeur 
en  tout  point  d'une  religion  divine  dent 
il  a  fi  bien  connu,  repréfenté  &:  fait  chérir 
la  morale  ! 

C'eft.  fous  ces  traits  que  je  me  repré- 
fenté fes  qualités  &  fon  mérite  d'Auteur  : 
je  vais  jeîter  à  préfent  un  coup  -  d'ceil 
fur  le  caractère  de  fa  perfonne ,  ck  fur 
fa  vie. 

La  vie  de  RoufTeau  a  été  femée  de 
beaucoup  de  tribulations.  Nul  homme  n'a 
produit  de  grandes  chofes  fans  efïuyer  de 
grands  combats  ;  les  perfécutions  fqnt 
même  communément  en  proportion  de 
la  fupériorité  des  lumières  &  de  la  gran- 
deur des  fervices.  Cette  fatalité  ,  vrai  iujet 


254  Lettre 

de  réflexion ,  forme  un  grand  grief  contre 

l'humanité. 

La  difcufîion  du  premier  point  elt  hors 
de  mon  fujet  ;  elle  ne  m'appartient  pas* 
D'ailleurs ,  Rouffeau  s'eft  défendu  lui- 
même  ;  &  fans  juger  du  fond  de  fa  défenfe* 
on  ne  peut  diiconvenir  qu'il  a  du  moins 
convaincu  de  l'innocence  de  fes  intentions. 
Peut-être  même  ne  feroit-ilpas  impof- 
fible  de  trouver  des  raifons  plaufibles  qui 
mettroient  l'auteur  à  l'abri  de  tout  juge- 
ment perfonnel  qui  pourroit  lui  être  fâ- 
cheux, fans  bleffer  pour  cela  le  refpe£t 
du  à  tous  les  acles  publics  de  juftice.  En 
effet ,  quelque  indulgence  que  mérite  un 
homme  vrai  &  de  bonne  foi ,  il  y  a  cer- 
tainement quelque  danger  à  tolérer  l'er- 
reur ,  bien  qu'accompagnée  de  beaucoup 
de  vérités  utiles.  Les  ouvrages  de  cette 
efpece  exigent  encore  plus  d'attention  lorf» 
que  la  do&rine  ,  qui  contient  un  femblabie 
mélange ,  peut  être  épidémique  par  la  ma- 
nière éloquente  &  puiffante  dont  elle  eft 
enfeignée.  Quant  à  ce  qui  fe  trouve  dans 
ces  fortes  d'ouvrages  ,  au  rang  précieux 
des  vérités ,  il  en  eft  telles  encore  parmi 
celles  -  ci ,  que  l'état  préfent  des  fociétés 


Sun.  J.  J.  Rousseau.  255 
ne  peut  pas  tout-à-coup ,  &  peut  -  être  ne 
peut  plus  fupporter.  Les  grands  écrivains 
exigent  donc  une  toute  autre  févérité  que 
les  autres ,  par  la  raifon  même  de  la  forte 
de  domination  qu'ils  exercent  fur  les  es- 
prits. Cette  févérité  que  le  foin  de  l'ordre 
public  rend  néceffaire ,  devient  dès  -  lors 
une  juftice,  parce  que  les  écrits  des  hom- 
mes fupérieurs  ,  de  même  que  les  loix  3 
font  bientôt  autorité  &  précepte. 

Quoi  qu'il  en  foit  de  ces  réflexions  fai- 
tes fans  aucune  prétention  pour  fes  pro* 
près  idées ,  on  peut  dire  qu'il  n'efï  aucun 
pays  qui  n'ait  bientôt  rendu  juflice  aux 
intentions  pures  de  Roufieau ,  &  que  celui 
qu'il  a  continué  d'habiter,  n'a  pas  eu  lieu 
de  fe  repentir  de  lui  avoir  ouvert  de 
nouveau  fon  fein,  après  les  tribulations 
qu'il  y  avoit  éprouvées. 

Ami  du  vrai ,  mais  autant  ami  de  la 
paix,  dès  qu'il  vit  les  efprits  s'échauffer 
fur  fes  opinions  ,  il  ne  fit  plus  rien  pour 
entretenir  le  feu  qu'il  avoit  été  fur  le 
point  d'allumer,  ce  qui  lui  eût  été  facile 
avec  un  efprit  moins  fage  que  le  lien. 
Rouffeau ,  fans  jamais  abjurer  publique- 
ment ni  en  particulier  un  fentiment  qu'il 


%)&  Lettré 

crut  fondé  ,  fut  néanmoins  refpe&er  fin- 
cérement  l'ordre  public.  Tout  lui  fut  pof* 
fible  pour  le  maintenir  ,  à  l'hypocrifie 
près.  On  peut  dire  qu'il  n'eût  pas  été  en 
fon  pouvoir  d'être  chef  de  fe&e,  ayant 
pourtant  en  lui  tant  de  moyens  pour  l'ê- 
tre. Jamais,  par  exemple,  il  n'eût  été  ni 
Luther,  ni  Calvin.  Il  répugnoit  à  fon  cœur 
d'arriver  au  vrai  autrement  que  par  le 
doux  empire  de  la  perfuafion  ,  &  par  l'in- 
fluence encore  plus  douce  des  affections 
de  l'ame  &  du  fentiment  :  efpece  d'em- 
pire qui  eft  au  fond  le  vrai  dominateur 
des  efprits. 

Il  alla  même  par  des  caufes  qui  ne  font 
pas  aflez  connues  pour  être  citées ,  juf- 
qu'à  éviter  depuis  nombre  d'années  toute 
liaifon  avec  les  gens  de  lettres  en  général  , 
malgré  l'artrait  dont  les  perfonnes  de  cet 
ordre  enflent  été  pour  lui  ;  ce  qui  a  fait 
dire,  on  ignore  fur  quel  fondement,  qu'il 
n'étoit  pas  aimé  d'eux  ,  &  qu'à  ion  tour 
il  ne  les  aimoit  pas. 

Enfin ,  comme  il  recueilloit  dans  la 
carrière  des  lettres,  plus  de  déplaifirs  fe- 
crets  que  de  îàtisfaction  par  la  gloire  qu'el- 
les lui  apportoient  ,  après  s'être  entière- 
ment 


Sur   ).  J.  Rousseau-      157 

tnent  féparé  de  ceux  qui  les  cultivent ,  il 
finit  par  fe  féparer  des  'ettres  mêmes  ;  du 
moins  il  n^  s'en  occupa  plus  que  peur  lui 
feul,  s'éïant  voué  dans  les  dix  derr.icres 
années  de  fa  vie  abfolument  au  filence^ 
L'amour  de  la  paix  fut  évidemmei  t  le 
motif  de  cette  conduite.  Ni  les  attaques 
de  fes  ennemis,  ni  les  tentations  û  vives 
de  la  gloire ,  ni  celles  û  parlantes  du  be- 
foin,  rien  ne  put  lui  faire  abandonner 
cette  reiolution.  11  immola  tout  à  fa  tran- 
quillité ;  il  s'y  immola  lui-même,  &  livra 
jufqu'à  fa  réputation  au  doute,  aux  criti- 
ques qu'il  ne  repoufla  plus,  n'ayant  cher- 
ché ,  dès-lors  de  coniblation ,  loin  de  la 
fociété  des  hommes ,  qu'en  Dieu  &  dans 
fa  feule  confeience. 

Ce  qu'on  ne  fauroit  allez  admirer  dans 
cet  homme  rare,  &  dont  !a  feule  idée 
arrache  des  larmes  ,  c'eit.  la  parfaite  refti- 
tade  d'ame  qui  a  régné  en  général  dans 
toute  la  conduite  de  fa  vie.  Ce  n'en:  point 
par  le  langage;  ce  n'ciî  pas  par  les  écrits 
qu'il  faut  juger  les  hommes.  C'eïl  leur. 
faire  ,  pour  aii  fi  parler,  &:  non  leur  dire; 
c'eft  en  un  mot,  toute  la  vie  qui  eir  la 
pierre  de  touche  du  cœur   humain.   Or 

Supplément.  Tome  XI.  K 


258  Lettre 

Rouffeau  a  été  fi  femblable  à  lui  -  même 
dans  ce  qu'il  a  écrit  &  penfé,  dit  &  fait , 
qu'une  telle  vie  d'homme  &  une  telle 
carrière  d'auteur  comparées  l'une  à  l'autre  , 
font  un  vrai  prodige. 

Il  étoit  fi  invariablement  fixé  aux  cran- 
des  loix  de  la  nature ,  qu'il  ne  s'en  dé- 
tourna dans  la  pratique ,  ni  par  l'attrait  des 
fens  ,  ni  par  l'afcendant  prefqu'invincible 
de  l'ufage.  Animé  de  cet  orgueil  qui  fied 
à  un  être  intelligent ,  il  méprifa  les  ri- 
cherTes  &  craignit  également  la  dépen- 
dance ,  même  celle  que  l'on  contracte  par 
les  Services  reçus.  Il  confidéra  toujours 
que  dans  l'ordre  civil ,  tout  homme  avoit 
une  tâche  à  remplir.  Rapportant  tout  à 
cette  idée ,  vraie  fin  de  la  création  ,  Ô£ 
mefurant  les  befoins  humains,  non  fur 
ceux  de  l'opinion,  mais  fur  ceux  de  la 
nature  ,  il  pofa  pour  loi  que  tout  homme 
bien  conftitué ,  &  par  devoir  &  par  gran- 
deur, ne  devoit  dépendre  que  de  foi  &: 
de  fon  travail ,  en  conféquence  ne  tenir  fa 
fubfiftance  que  de  lui  feul. 

D'après  cette  règle  ,  il  eftima  mieux  un 
métier  qu'un  talent ,  &  l'un  &  l'autre  , 
«|ue  tous  les  dons  purement  agréables.  Fi- 


Sur  J.  J.  Rousseau»  25^ 
deïe  à  fes  principes  ,  il  vécut  laborieufe- 
ment „  fôit  des  productions  de  fon  efprit , 
foit  d'un  travail  manuel ,  ne  mettant  aux 
premières  (chofe  rare)  de  valeur  qu'à  rat- 
ion du  prix  de  Ton  tems5  &c  non  à  raifon 
du  très-grand  prix  qu'y  attachoit  l'opinion 
publique  ,  fuppléant  pour  !e  forplus  à  fes 
befoins  de  nécefîiîé  première  ,  par  un  tra- 
vail auiïi  ingrat  que  pénible. 

Dans  le  fentiment  qu'il  ne  pou  voit  man- 
quer d'avoir  de  fa  propre  valeur  (  car  les 
hommes  fupérienrs  ont  le  fecret  de  leur 
grandeur  ,  &  perfonne  n'a  ce  Iecret  com- 
me eux  ) ,  il  ne  voulut  jamais  faire  dé- 
pendre arbitrairement  fon  fort  de  qui  que 
ce  rut ,  pas  même  des  fervices  le  plus  pu- 
rement rendus.  Peut-être  en  cela  alla-t-il 
trop  loin  :  mais  les  grandes  vertus  font 
outrées  :  elles  ont  même  befoin  en  quel- 
que forte  de  cet  excès ,  pour  ne  pas  des- 
cendre. Pour  tout  dire  ,  Rouffeau  dans  le 
liecle  &  le  lieu  le  plus  corrompu ,  rit  voir 
un  Philofophe  réel  &  de  fait ,  ayant  les 
mœurs  aufteres  de  l'antiquité  ,  (ans  faite 
dans  fa  vertu,  fans  prétention  perfon  elle, 
aimant  la  gloire  pour  fon  nom  ,  &  ché- 
riuant  l'obfcurité  pour  fa  perfonne ,  ce 

R  a 


i6o  Lettre 

qui  efr.  le  vrai  caractère  du  grand  homme 
6c  du  fage. 

Je  fais  que  depuis  fa  mort ,  dans  la  fo- 
ciéîé  &  fur  -  tout  dans  le  monde  littéraire  , 
plufieurs  voix  fe  font  élevées,  dont  les 
unes  ont  défapprécié  fes  écrits,  &  d'au- 
tres ont  chargé  fa  mémoire  de  divers  re- 
proches capables  d'afFoiblir  l'idée  de  fes. 
vertus.  On  l'a  aceufé  non-feulement  d'un 
orgueil  déraifonnable ,  mais  encore  de  fau£ 
fêté ,  &  qui  plus  eft  de  noirceur.  On  a 
cité  de  lui  divers  traits  qui  ne  s'accordent 
nullement  avec  cette  droiture  d'ame  que 
je  viens  de  vanter  ;  enfin,  on  l'a  inculpé 
d'avoir  attaqué  dans  un  Ouvrage  pof- 
thume  ,  fes  bienfaiteurs  &  fes  amis ,  bif- 
fant pour  tout  héritage  cette  terrible  pro- 
duction de  fon  efprit,  fi  peu  honorable 
pour  fon  cœur. 

C'eit.  cette  production  même  dont  je 
parlerai  bientôt ,  que  j'invoquerois  pour 
purger  fa  mémoire  de  tous  ces  reproches. 
Ou  tout  me  trompe  dans  mes  conjectures, 
ou  cet  écrit  doit  mettre  le  dernier  fceau  à 
fa  probité  &  à  fa  vertu. 

De  plus ,  on  doit  rejetter  de  pareils  faits, 
«quand  ils  ne  font  pas  évidemment  prouvés, 


Sur  J.  J.  Rousseau.      i6r 

fur  -  tout  lorfqu'ils  font  démentis  par  une 
vie  entière.  Le  total  de  la  vie  de  Rouffeau 
m'apprend  clairement  qu'il  n'a  pu  être  ni 
un  homme  faux  ,  ni  un  homme  méchant 
avec  defTein.  Il  faut  nécessairement  expli- 
quer de  quelque  autre  manière  ces  difFérens 
traits  de  conduite ,  en  mppofant  leur  vérité 
prouvée ,  puifqu'on  eft  forcé  par  l'enfemble 
de  fa  vie  &  d'une  vie  bien  rare, de  recon- 
noître  dans  Rouffeau  un  phiîofophe  prati- 
que ,  droit,  &  non  comme  dit  Montagne, 
un  phiîofophe  parlier  &  de  pure  orienta- 
tion. D'ailleurs  ce  ne  feroit  pas  quelques 
torts  graves  ;  ce  ne  feroit  même  pas  une 
grande  faute  qui  m'empccheroit  de  mettre 
Rouleau  au  rang  unique  où  je  le  place. 
C'efl  un  homme  que  j'admire  en  lui ,  & 
non  un  ange  que  je  prétends  y  trouver  \ 
&£  cet  homme  ,  voici ,  malgré  toutes  les 
détra&ations  ,  ce  qu'il  eft  à  mes  yeux.  S'il 
s'y  eft  mêlé  quelques  vices  d'humeur  habi- 
tuelle ,  des  traits  choquans  d'un  caraclere 
ombrageux  ou  trop  fenfible ,  même  des 
taches  dans  diverfes  actions  particulières 
que  l'on  ne  peut  gueres  révoquer  en  doute 
fur  la  foi  de  nombre  de  rapports  ,  tout 
cela ,    félon  moi ,  ne    change   rien  dans 

R  \ 


262  Lettre 

RoufTeau  à  l'homme  effentiel.  Ses  mala- 
dies ,  l'es  peines  de  toute  efpece  ,  fans  tout 
cela  l'humanité  feule  ,  fi  on  l'écoute ,  en 
excuferoit  bien  davantage  encore  ,  aux 
erreurs  près  de  fes  principes  religieux  que 
nous  n'avons  garde  de  vouloir  encore  un 
coup  jultifîer. 

Quoi  qu'il  en  foit ,  je  penfe  que  Rouf- 
feau  a  aimé  3a  gloire  avec  pafîion  ;  mais 
je  crois  en  même  tems  qu'il  a  aimé  avec 
plus  d'ardeur  encore  la  vertu  ;  que  non- 
feulement  il  en  a  donné  les  leçons  les 
plus  pures  ,  mais  qu'il  les  a  rigidement 
pratiquées  pour  lui  -  même ,  fi  l'on  en  ex- 
cepte quelques  écarts  nécessairement  infé- 
parables  de  notre  nature.  Nul  homme ,  fi 
l'on  veut,  n'a  eu  plus  d'orgueil;  mais  cet 
orgueil  û  mal  jugé ,  n'a  été  en  lui  que  ce 
noble  fentiment  de  foi  que  les  hommes 
médiocres  ne  connoiffent  même  pas,  & 
qui  n'eil  à  jufte  titre  l'appanage  que  de  la 
véritable  grandeur.  Nul  homme  en  même- 
tems  n'a  montré  plus  de  vraie  modeflie  , 
n'a  chéri  davantage  la  fimplicité  ,  l'oubli 
des  hommes  dans  fa  vie  privée  ;  n'a  fup- 
porté  plus  réellement  la  pauvreté ,  jufqu'à 
refufer ,  dans  l'efprit  d'une  noble  indépen- 


Sur   J.  J.   Rousseau.       *6j 

dance ,  les  offres  qui  Pafliégerent  de  toutes 
parts ,  les  offres  clés  hommes  les  plus  puif- 
fans  ,  les  offres  même  des  rois.  Quel  au- 
tre écrivain  encore  a  moins  recherché  & 
les  honneurs  &  tous  les  faux  biens  de  la 
vie  ?  Quel  autre  a  moins  défendu  fes  écrits, 
a  moins  cenfuré  ceux  d'autrui ,  &  s'eft 
abftenu  plus  conllamment  de  tremper  ja- 
mais fa  plume  du  fiel  de  la  fatire  ?  Il  tû 
facile  de  voir  qu'il  n'a  jamais  fongé  à  dé- 
fendre que  fa  perfonne  &  fes  actions .; 
encore  quand  il  l'a  fait ,  fans  toutefois 
vouloir  juger  ici  du  mérite  du  fond  de  fa 
défenfe ,  ni  prétendre  approuver  la  hau- 
teur &  le  ton  tranchant  de  fon  ftyle  dans 
quelques  occurrences ,  c'a  été  du  moins 
avec  cette  publicité ,  cette  légalité  ,  pour 
ainfi  dire  ,  que  l'on  apporte  dans  les  tri- 
bunaux. ControverMe  autant  &  plus  ha- 
bile qu'aucun  homme  de  fon  fiecle ,  il  n'a 
écrit,  lorfqu'il  a  été  queftion  de  lui ,  que: 
pour  maintenir  fa  probité  &  fon  honneur  ; 
&  alors  la  force  de  (es  raifons  a  laiflc  peu 
de  chofe  à  defirer  fur  ce  point  pour  fa 
défenfe.  Aiiin  les  timides  ennemis  en  ce 
qui  concerne  fon  perfonnel  ,  ont-ils  gardé 
pendant  qu'il  a  vécu  ,  le  filence  avec  lui  9 

R  4 


£64  Lettre 

^parce  qu'ils  avoient  autant  à  craindre  \t 
reftitude  de  Tes  aclions'Ç  que  3e  poids  de 
fes  paroles.  Je  ne  crois  donc  pas  me  mon- 
trer préoccupé  ,  en  jugeant  que  le    fond 
de  cette  vie   ne  peut    être  démenti  ;  que 
fon  jufte  re-iom  eft  au  contraire  glorieufe- 
ment  confirmé  pnr  ces  mémoires  poilhu- 
mes  où  Roufleau  cependant  eft  acculé  d'aï- 
voir  attaqué    ks  propres    bienfaiteurs   & 
fes   amis.  Sans  doute  il  a   jugé  ces   der- 
niers avec  la  même  vérité  qu'il  s'eft  jugé 
lui-même.  Viclime  malheureufe  &  pen- 
dant long-tems  de  bien  des  fortes  de  hai- 
nes ,-  il  j>'étoiî  vu  forcé  ,  pour  acquérir  la 
paix,  de  fe  vouer  absolument  au  flence 
&  même  à  l'inachon.  Il  l'a  rompu   enfin 
ce  iilence  dans  un  ouvrage  qui  n'eit  point 
adreflé    précifément    aux  hommes  ,  mais 
que  tout   indique  avoir  été  fait  en  vue 
feulement  de  l'Etre  éternel,  pour  l'appai- 
fement  des  chagrins  de  fon  ame  û  cruelle- 
ment méconnue ,  &  pour  fa  propre  conf- 
cie-nce.  Malheur,  à  mon  avis,  à  ceux  que 
cet  ouvrage* peut  bleffer  !  L'homme  qui  s'y 
dénonce  lui  -  même  avec  tant  de  rigueur  , 
avoit  peut-être  aufîi  !e  droit  d'y  articuler 
ies  griefs  contre  des  tiers,  loifque  lesfaiis 


Sur  J.  L  Rousseau.  165 
de  leur  vie  fe  trouvoient  nécefîairement 
liés  à  la  manifeftation  de  l'innocence  de 
la  fienne.  Malheur  à  eux  encore,  car  fi 
le  droit  de  citation  dont  je  viens  de  parler 
peut  être  contenue ,  la  foi  due  à  un  pareil 
écrit,  ne  le  fera  certainement  jamais. 

Rouileau  a  pané,  je  le  fais,  pour  un. 
homme  iingulier,  bifarre,  même  jufqu'à 
Pinconféquence.  L'extrême  fagefîe  aura 
toujours  le  coup-d'œil  de  la  fmgularité  ; 
elle  fera  même  politiquement  une  très- 
mauvaife  conduite  pour  la  fortune  6c  l'a- 
vancement dans  tous  les  tems  &:  dans  tous 
les  lieux.  Et  comment  en  feroit  -  il  autre- 
ment ?  Cette  fagefle  rigide  condamne  une 
infinité  de  chofes  ;  elle  bleffe  fans  cefle  les 
modes ,  les  ufages  reçus  ;  elle  réforme- 
roit  prefque  tout  fi  elle  en  avoitle  pouvoir. 

L'homme  fage  eft  regardé  communé- 
ment comme  un  homme  Iingulier ,  extra- 
ordinaire :  oui  fans  doute  il  l'eft  ;  mais 
comment?  Dans  fes  hautes  penfées  il  con- 
fidere  peu  tous  ces  minutieux  détails  qui 
iorment  ce  qu'on  appelle  la  feience  de  la 
vie  ;  le  corps  de  la  fociété  ne  fe  pré  fente 
à  lui  qu'en  grand  ;  fans  ceffe  il  s'élève 
jufqu'à  i'ctifemble  de  toutes  les  fociétés  de 


2.66  Lettre 

l'univers.  Au  phyfique  toute  la  nature 
créée  dépendante  des  mêmes  loix,  s'offre 
à  fes  yeux  ;  au  moral ,  Dieu  ,  l'homme  na- 
turel, l'homme  civil,  fous  quelque  forme 
politique  que  cette  civilifation  fe  foit  éta- 
blie :  voilà  les  trois  grands  rapports  aux- 
quels il  applique  toutes  {es  penfées. 

Que  deviennent  enfuite  toutes  ces  infti- 
tutioas  d'un  état  particulier,  quelque  grand 
.  qu'il  foit ,  mais  toujours  fi  peu  confidéra- 
ble  dans  le  varie  tout  de  l'univers  ?  ces 
loix  de  quelques  iiecles,ces  ufages  locaux 
de  quelques  années  ,  &  iouvent  de  quel- 
ques momens  ? 

Que  deviennent  enfuite  d'ans  ce  grand 
tout  les  actions  d'un  feul  homme  ,  ren- 
fermées dans  un  petit  efpace  &  bornées 
à  un  point  de  la  durée  ?  L'homme  ordi- 
naire eit  frappé  de  ce  point;  il  ne  voit  que 
-  cet  efpace  ;  il  règle  fur  cela  toutes  fés 
démarches.  L'homme  fupérieùr  examine 
la  totalité  des  lieux ,  des  objets  ,  &  le 
cours  de  tout  les  tems.  En  toute  occa- 
fion  les  trois  grands  rapports  dont  j'ai  parlé 
plus  haut ,  font  la  mefure  de  fes  idées  , 
celle  de  fes  difcours  Se  de  fes  actions.  Il 
n'envifage  rien  que  fous  cet  afpe£t,il  par'e 


Sur  J.  J.  Rousseau.  167 
&  agit  confîamment  d'après  ces  impref- 
fions  qui  feules  animent  ion  intelligence. 

Quelle  n'efl  pas  aiuTi  la  puiflance  de  la 
penlee  dans  un  homme  de  cet  ordre  ? 
Certes,  quoi  qu'on  en  dife ,  elle  eft  bien 
fupérieure  à  toutes  les  forces  phyfiques 
de  la  terre,  même  les  plus  imposantes  ;  & 
il  ne  faut  pas  s'y  tromper.  Le  maître  de 
dix,  de  vingt  millions  d'hommes  ,  a  dans 
fes  mains. toute  cette  maffe  de  forces.  Il 
en  difpofe  à  fa  voix  ou  fur  la  fimple  inl- 
pection  de  ion  ordre  ;  effet  furprenant  , 
mais  cependant  jufte  &  faiutaire  d'une  loi 
conftitutive  qui  donne  à  un  feul  homme 
ce  grand  refîbrt  de  pouvoir  par  le  feul  ef- 
fet de  l'opinion  :  un  produit  auiîl  éton- 
nant eft  la  mefure  de  la  puiffance  de  la  loi. 

Malgré  cela  le  fage ,  oui  le  fage  tout 
feul ,  le  philofophe ,  le  légiflateur  ,  & 
fur- tout  ce  dernier,  font  bien  plus  puif- 
fans  encore.  Si  leur  penfée  fe  grave  ,  fi 
elle  fait  autorité  parmi  les  hommes  ,  elle 
peut  agir  ,  &  agit  en  effet  fur  une  partie 
de  l'univers.  Elle  embraffe  tous  les  tems 
comme  tous  les  lieux  ;  elle  détruit  même  , 
lorfqu'elle  ne  fortifie  pas ,  toute  autre  ef- 
pece  de  puiffance.  En  un  mot ,  rien  neiî: 


î.68  Lettre 

égal  à  fa  force ,  parce  qu'elle  eu  celle  de 
toute  l'intelligence  humaine,  c'efi-à-dire, 
qu'elle  ell  fans  bornes ,  4e  même  qu'elle 
en  fans  mefure. 

Voilà  quel  eft  le  cara&ere  d'une  tête 
penfante  :  voilà  quel  eût  pu  être  RoufTeau , 
s'il  eût  obéi  avec  liberté  à  l'impulûon  de 
fon  génie.  Parmi  les  hommes  modernes , 
il  eft  le  feu1 ,  avec  Montefquieu  ,  qui  ait 
eu  l'efprit  des  anciens  légiflateurs  ,  à  la 
vérité  avec  moins  de  concinon  &  de  ma- 
jefté ,  quoiqu'avec  plus  de  chaleur  que 
lui.  Il  eut  en  outre  quelque  choie  de  plus 
précieux  encore  ;  il  eut ,  (  car  je  ne  peux 
me  lafier  de  revenir  fur  ce  point  )  ,  il  eut 
l'ame  d'un  des  hommes  les  plus  vertueux 
de  la  terre.  Si  fes  idées  en  général ,  comme 
on  le  prétend  ,  furent  fort  exaltées  ;  fes 
aftions  ,  fa  conduite  correfpondirent  par-» 
faitement ,  autant  que  l'humanité  le  per- 
met, à  la  hauteur  de  fon  fyftême.  L'homme 
en  lui  dans  la  pratique  ,  fut  au  niveau  de. 
fa  doctrine.  Il  s'égala  à  fes  penfées  ,  de 
forte  eue  toutes  les  pièces  de  cet  être 
furprenaht,  paroiuent  analogues  entr'elles , 
&  forment  un  tout  infiniment  intéreffant , 
qui  mérite  à  plus  j  ufle  titre  l'admiration , 


Sur  J.  J.  Rousseau.  269 
qu'il  ne  bielle  ou  peut  blefTer  par  fon  peu 
de  conformité  à  nos  ufages. 

Ajoutons  encore  d'autres  traits  pour 
achever  de  représenter  tout  ce  qui  a  conf- 
titué  l'homme  de  génie  &  l'homme  rare 
dont  je    parle. 

RouiTeau  fut  religieux.  Tout  esprit 
éclairé  croit,  &:  toute  ame  fenlible  aime. 
L'idée  d'un  Dieu  eu  fi  intima  ,  fi  confo- 
lante  &  fi  douce  ,  qu'il  n'y  a  qu'un  être 
dépravé  dans  fa  raifon ,  &  dénaturé  pour 
lui  -  même  qui  la  rejette.  Mais  RouiTeau 
crut  &  aima  à  proportion  de  fes  lumières 
&  de  fa  fenfibilité  ;  6k:  il  écrivit  fur  ces 
matières  ,  félon  le  degré  éminent  qu'a- 
voient  en  lui  ces  deux  qualités.  Entre 
toutes  les  beautés  touchantes  de  fon  élo- 
quence ,  c'eft  principalement  dans  la  pein- 
ture qu'il  offre  fouvent  de  la  religion  , 
qu'il  eft  admirable.  Il  s'efi  exprimé  fur  ce 
fujet  avec  une  perfuafion  fi  impofante  6c 
fi  vive ,  que  cet  homme  vraiment  fu- 
blime  dans  fa  morale  ,  peut  pafier  poul- 
ie prédicateur  de  Dieu  dans  tous  les  cultes. 

Je  me  plais  comme  vous  voyez ,  Mon- 
fieur ,  à  réunir  tout  ce  que  j'ai  pu  appren- 
dre de  particulier  fur  le  caractère  de  Roui; 


iyO  L   F.    T    T    R    E 

feau ,  &  j'ai  de  la  fatisfaâion  à  me  retracer 
à  .moi-même  tous  tes  traits ,  en  les  con- 
iignant  dans  cet  écrit. 

Quelques  performes  qui  ont  eu  des  liai- 
fons  avec  lui ,  affurent  qu'il  a  été  plein 
d'amabilité  dans  l'âge  où  cette  qualité 
éclate  davantage.  Ce  point  eft  peu  impor- 
tant ;  mais  ce  qu'on  voit  clairement  par 
fes  écrits ,  c'eft  qu'il  a  été  quelque  chofe 
de  plus  qu'un  homme  aimable  ,  félon 
notre  frivole  acception  ,  puifqu'il  étoit  né 
pour  être  invinciblement  aimé  :  avec  cela 
il  eft  impoffible  de  né  plaire  pas.  Il  eft 
une  certaine  chaleur  de  fentiment  qui  pro- 
duit fur  les  âmes ,  ce  que  le  foleil ,  qui 
échauffe  tout  ce  qu'il  éclaire ,  opère  fur 
le  matériel  de  la  nature.  De  tous  les  Au- 
teurs connus  ,  Rouffeau  eft  fans  contredit 
celui  qui  a  été  le  plus  doué  de  cette  cha- 
leur communicative  qui  s'empare  du  lec- 
teur ,  &.  qui  fait  qu'on  aime  avec  tant 
d'intérêt  la  perfonne  de  l'Auteur  ,  & 
qu'elle  parcît  à  tous  les  yeux  aufli  digne 
d'amour  que  de  gloire. 

On  affure  encore  que  Rouffeau  ,  fort 
méditatif  par  caratlere ,  le  devint  enfuite 
de  plus  en  plus  par  habitude.  Les  hommes 


Sur  J.  J.  Rousseau.      171 

de  cet  ordre  l'ont  toujours  été.  C'efl  même 
là  un  des  fignes  par  lefquels  les  têtes  pen- 
fantes ,  fe  manifeftent  aux  yeux  de  ceux 
qui  lavent  juger  de  la  nature  de  ce  genre 
de  taciturnité. 

C'efl  uniquement  dans  la  folitude  que 
fe  forment  les  fortes  impreffions ,  &  c'efl 
de  i'ame  que  naifTent  les  grandes  penfées  : 
mot  admirable  du  duc  de  la  Rochefou- 
caut ,  qui  s'applique  fi  bien  à  Roufleau  , 
défini  tout  entier  par  cette  feule  <k  belle 
maxime  ,  que  la  Rochefoucaut  en  l'écri- 
vant ,  femble  avoir  apperçu  dans  l'avenir 
le  célèbre  citoyen  de  Genève. 

Rien  ne  donne  lieu  à  plus  de  réflexion 
que  la  vérité  que  je  viens  de  préfenter. 
En  effet  au  milieu  des  mouvemens  divers 
de  la  fociété ,  les  fenfations  fe  perdent  ou 
s'effacent.  Ce  n'efl  vraiment  que  dans  le 
filence,  dans  cette  converfation  intérieure, 
lorfque  le  trouble  des  objets  du  dehors 
ceffe ,  que  l'homme  fonde  fon  ame  dans 
toute  fa  profondeur  ,  &  qu'il  élevé  ion. 
efprit  à  toute  la  hauteur  dont  il  efl  fufcep- 
tible.  Alors  dans  une  pleine  paix  il  goûte 
les  vrais  délices  de  la  penfée  ;  il  s'inftruit , 
&  il  doute  ;  il   devient  meilleur  ,  plus 


nrpL  Lettre 

éclairé  ,  &L  il  apprend  tout  à- la-fois  à  être 
mode  fie.  C'efï-là  fur- tout  qu'il  peut  écou- 
ter la  voix  de  Dieu  au  fond  de  fon  cœur  , 
&  qu'auiîl-tôt  la  chalear  de  ce  fentiment 
intime  lui  en  fait  naître  l'amour.  C'eft-là 
que  comme  Pythagore  ,  il  entend ,  fans 
trop  d'iilufion  ,  l'harmonie  de  tous  les 
corps  céîeftes  ;  que  defcendant  de-là  fur 
la  terre  ,  il  voit  tous  les  êtres  végétans  , 
animés  &  fenfibles  ,  unis  à  fon  être  par 
quelque  rapport ,  rouler  dans  le  tems  &C 
i'efpace  avec  lui  ,  &  que  confidérant  enfin 
fon  efpece ,  il  voit  l'humanité  entière 
rangée  autour  de  fes  regards  ;  cette  hu- 
manité fi  touchante  dans  les  enfans ,  u 
fublime  ,  fi  agi  fiante  dans  l'âge  mûr  ,  û 
refpeclabl  &  fi  inftruclive  dans  les  vieil- 
lards. Par-tout  ailleurs  les  objets  étrangers 
s'emparent  plus  ou  moins  de  fon  ame  & 
de  fon  efprit.  Dans  l'étude  ,  dans  les  éco- 
les ,  dans  le  commerce  ,  les  facultés  peu- 
vent fe  développer  &  les  lumières  s'ac- 
croître  ;  mais  pour  bien  connoître  &  pour 
fentir  fortement ,  il  faut  toujours  rentrer 
en  foi- même  ,  &  y  confiJércr  les  objets 
à  fond  &  fous  toutes  les  faces  :  voilà  le 
feul  moyen  pour  aggrandir  tes  concep- 
tions 3j 


Sur  J.  ï.  P.  ou  s  se  au.  ijy 
fcions ,  le  feul  pour  que  la  force  de  la  pen- 
iee  acquière ,  pour  ainii  parler ,  toute  fa 
latitude.  Demandons-le  aux  hommes  du 
caraclere  de  ceux  que  je  dépeins  :  ils  nous 
diront  tous  que  ce  n'efr.  qu'à  la  fuite  de 
ces  momens  d'une  longue  &  profonde 
méditation  ,  que  la  nature  interrogée  fe 
montre  ;  qu'elle  révèle  au  génie  fon  con- 
fident ,  fes  fecrets  les  plus  intimes  ;  qu'elle 
lui  infpire  ces  belles  images  avec  lef- 
quelles  il  la  carattérife,  ou  qu'elle  Uù  ma- 
niferte  ces  heureufes  inventions  à  l'aide  des- 
quelles il  la  découvre  aux  autres  hommes. 

L'efprit  pour  éclater  ou  pour  briller  , 
peut  avoir  befoin  de  la  fociété  des  autres 
efprits  ;  mais  il  ne  faut  au  génie  aucun  de 
ces  fecours  pour  fes  productions.  Il  a  en 
lui  fa  fécondité  &  fa  puiffance  ;  il  enfante 
feul  ,  femblable  à  un  volcan  qui  nourrit 
&  puife  en  lui  tous  fes  feux,  &  qui  lors- 
qu'il ne  peut  plus  les  contenir  ,  les  répand 
au-dehors  avec  un  éclat  &  une  explofion 
qui  imite  encore  en  cela  parfaitement  l'en- 
fantement du  génie. 

Rouueau  étoit  tellement  né  pour  ce 
recueillement  d'efprit ,  qu'on  le  vit  cher- 
cher toute  fa  vie  la  retraite ,  laquelle  il 

Supplément.  Tome  XL         $ 


^74  Lettre 

eut  le  malheur  de  voir  troubler  fbuvent. 
Ami  de  la  nature  &  des  grands  fpe&ades 
qu'elle  offre  ,  il  préféra  conftamment  le 
féjour  de  la  campagne  à  celui  des  villes, 
&  confacra  enfin  à  ce  genre  de  vie  fes 
jours  ,  trop  tôt  terminés  ,  dans  la  fociété 
de  deux  hôtes  vertueux  qui  ont  eu  l'hon- 
neur &  le  bonheur  de  confoler  {es  der- 
nières années ,  &  qui  poffedent  aujourd'hui 
dans  leur  héritage  les  reftes  précieux  de 
ce  grand  homme.  Puiffent ,  pour  prix  de 
cette  aftion  hofpitaliere ,  leurs  vertus  paf- 
fer ,  félon  le  vœu  de  Rouffeau  ,  dans  le 
cœur  de  leur  fils ,  &  puiffent  aufîi  s'y 
joindre  toutes  celles  de  l'homme  dont  ils 
ont  honoré  la  vie  !  Ce  bonheur  digne 
d'eux ,  efl  le  plus  grand  que  des  mortels 
puiffent  éprouver  fur  la  terre. 

Je  finis ,  Monfieur ,  cette  lettre  par  le 
dernier  trait  que  j'ai  annoncé  plus  haut. 

On  a  fu  que  RoufTeau ,  dans  le  déclin 
de  fon  âge  ,  &  voyant  arriver  fon  der-  . 
nier  terme ,  dont  la  nature  avertit  toujours 
ceux  qui  ne  veulent  pas  être  fourds  à  fa 
voix  ,  a  terminé  fa  carrière  par  un  écrit 
dont ,  comme  il  dit  fort  bien  ,  il  n'y  a 
point  eu  &  il  n'y  aura  jamais  d'exemple. 


Sur  J.  J.  Rousseau;     275 

Cet  écrit  ,  dont  la  curiofité  publique 
fera  toujours  avide  jufqu'à  ce  qu'elle  foit 
fatisfaite  ,  contient ,  à  en  juger  par  une 
belle  préface  qu'on  a  déjà  fait  connoître, 
les  mémoires  de  la  vie  de  Jean- Jaques  ; 
non  ces  fortes  de  mémoires  dont  on  dit. 
pofe  le  contenu  fur  l'intérêt  de  &s  par- 
lions ou  fur  celui  de  fon  amour-propre  ; 
mais  la  confefîion  exa£te  que  RoufTeau 
fait  à  Dieu  même  de  toute  fa  vie  dans 
un  écrit  authentique ,  fcellé  de  fa  foi  où 
il  a  expofé  le  bien  &  le  mal  de  toutes  fes 
aftions,  fans  avoir ,  fuivant  fes  exprefïions, 
rien  tu ,  rien  difîimulé ,  rien  pallié. 

C'efl  avec  ce  livre  à  la  main  qu'il  fe 
tranfporte  aux  pieds  de  l'Eternel  au  jour 
du  dernier  jugement ,  &  que  là  compa- 
roiffant  avec  tous  les  humains ,  il  ofe  , 
fous  les  yeux  de  l'Etre  fuprême ,  fe  don- 
ner d'après  fa  confcience ,  le  témoignage 
que  nul  homme ,  faifant  le  même  aveu , 
ne  pourra  dire  avoir  été  meilleur  que  lui  : 
déclaration  bien  haute ,  bien  ferme ,  bien 
précife ,  mais  qui ,  de  la  part  d'un  homme 
tel  que  RoufTeau  ,  authentique  pleinement 
la  vérité  de  fon  expofé ,  &  le  fondement 
du  jugement  qu'il  porte  en  conféquence 

S  * 


17^  -Lettre 

fur  lui-même.  En  effet,  quand  on  a  comme 
lui,  connu  fi  parfaitement  le  cœur  humain 
&  le  fien  propre ,  &  qu'on  a  confeffé  enfuite 
fa  vie  entière  ,  il  faut  être  un  ange  pour 
porter  de  foi  devant  Dieu  un  femblable  té- 
moignage, ou  un  monftre  pour  le  produire 
avec  le  défaveu  fecret  de  fa  confcience. 

Sous  ce  point  de  vue ,  que  doit  paroî- 
tre  l'entreprife  d'un  pareil  livre  ?  Quelle 
eft  la  créature  affez  grande  pour  en  con- 
cevoir feulement  la  penfée  !  Quelle  eft 
celle  fur-tout  afTez  courageufe  ,  afTez  vraie 
pour  l'exécuter  de  bonne  foi  ?  Quelle  eft 
celle  enfin  afTez  pure ,  pour  qu'après  une 
telle  confefîion  ,  il  en  refaite ,  non  pas 
tant  un  témoignage  auffi  glorieux  à  pro- 
duire pour  foi ,  mais  un  témoignage  auffi 
confolant  pour  un  homme  qui  craint  l'Etre 
fuprême  ,  &  qui  aime  fincérement  la  ver- 
tu ?  L'idée  d'une  pareille  entreprife  fait 
pâlir  de  crainte ,  ou  tranfporte  d'admira- 
tion. Oui ,  on  le  répète ,  il  n'y  a  qu'un 
homme  bien  fupérieur  à  la  nature  humaine 
qui  ait  pu  l'exécuter ,  ou  un  être  impie 
qui  ait  ofé  vouloir  tromper  les  hommes  , 
fans  pouvoir  croire  tromper  Dieu-même. 

yertueux  RoufTeau  !  on  a  bientôt  porté 


Sua  J.  L  Rousseau.  277 
fur  toi  fon  jugement.  Toute  ta  vie  dicte 
néceflairementla  feule  opinion  qu'on  puifle 
adopter  fur  una&e  fi  efientieldetapart.Oui,, 
homme  rare ,  &  peut-être  trop  peu  connu 
encore,  malgré  ton  grand  renom  !  tu  n'as 
point  eu  &  tu  n'auras  point  d'imitateurs  ; 
ou  fi  tu  en  as  ,.  tu  n'auras  jamais  d'égaux» 

Non  ,  fans  doute  tu  n'as  pas  voulu 
mentir  au  ciel  &  à  la  terre  dans  un  écrit 
fi  férieux.  Toutes  les  actions  de  ta  vie- 
cautionnent  la  foi  de  cet  écrit  ;  &  cet  écrit 
à  fon  tour  fan&ionne  la  pureté  de  ta  vie. 
Ailleurs  tu  as  parlé  comme  auteur  ;  tes. 
lumières  &  ton  génie  t'ont  infpiré  :  ici  tu 
as  éerit  comme  homme ,  &  ta  confcience 
a.  tout  di&é.  Toutes  les  critiques  tom- 
bent ;  tous  les  doutes  ceÉTent,  Il  faut  te 
croire  le  plus  coupable ,  le  plus  dépravé 
des  mortels  ,  ce  qui  n'eft  pas  pofîible ,  ou 
te  confidérer  comme  un  homme  unique 
pour  la  vérité  ,  pour  la  droiture  ,  pour 
la  fenfibilité  de  l'ame  ;  ce  qu'il  eft  fi  facile 
&  fi  doux  de  penfer  d'après  toi  ,  tes  ac-.. 
tions  &  tes  ouvrages. 

J'oublie  dans  ce  moment  les  charmes 
raviffans  de  ton   génie.    C'efl  à.  cet  a£re. 
fublime  que  je  m'arrête  ;  c'eft  ton  ame  que» 

S3 


tj$  Lettre,  &c. 

je  confidere  ;  c'eft  l'énergie  fi  rare  ,  & 
tout  à  la  fois  fi  honnête  de  cette  ame  que 
j'admire.   C'eft  dans  ton  adoration  pro- 
fonde pour  l'Etre  fuprême  ;  c'eft  dans  cette 
affection  innée  pour  tous  les  hommes  ; 
c'eft  dans   ta   conduite   confiante  envers 
eux  &  avec  toi-même  ,  que  je  te  trouve 
fupérieur  à  l'humanité  ;  &  quand  je  réunis 
par  la  penfée  ce  que  l'auteur  a  écrit  avec 
ce  que  l'homme  a  fenti ,  exécuté  &  pra- 
tiqué ,  c'eft  alors  que  rapprochant  la  gloire 
éclatante  de  l'écrivain  ,   du   mérite  plus 
parfait  encore   de  la   perfonne  ,  je  m'ex- 
plique ,  après  avoir  excufé  quelques  écarts 
dans  lefquels  les  hautes  lumières  ne  fer- 
vent que  trop  fouvent  à  faire  tomber  9 
je  m'explique  ,  dis-je  ,  fans  nulle  peine  le 
prétendu   paradoxe  de  ta   vie  &  de  tes 
écrits.  C'eft  alors  que  tu  obtiens  de  moi 
plus  que  l'homnvge  dû  au  génie  ,  celui 
du  retour  le  plus  tendre  en  mémoire  de 
l'amour  que  tu  as  porté  aux  hommes ,  & 
que  mon  vœu  le  plus  vif  qui  s'exauce  cha- 
que jour,  eft  que  ton  nom  foit  placé  parmi 
le  petit  nombre  des  noms  précieux  que 
l'eftime  des  hommes  fe  plaît  à  conferver# 


LETTRE   UET3VOI. 

rf'Al  l'honneur,  Monfieur  ,  de  vous  adref- 
fer  cette  lettre  concernant  Jean -Jaques 
Rouffeau ,  parce  que  je  ne  conçois  per- 
fonne  qui  apprécie  mieux  que  vous  le 
mérite  de  cet  Auteur  ,  &  qui  rende  en 
même  tems  plus  de  juftice  aux  qualités  de 
fa  perfonne.  On  doit  en  effet  mieux  con- 
noître  les  hommes  à  mefure  qu'on  leur 
reffëmble  davantage. 

Un  peu  de  loifir  &  l'envie  de  fatisfaire 
mon  cœur  fur  le  compte  d'un  Ecrivain 
que  je  regarde  comme  un  des  plus  beaux 
génies ,  &  en  même  tems  comme  un  des 
hommes  les  plus  vertueux  qui  aient  exifté, 
ont  feuls  donné  lieu  à  cette  lettre.  Je  n'ai 
eu  d'autre  objet  que  de  foulager  mon  ame, 
€n  répandant  fur  le  papier  les  fentimens 
qui  la  preffoient  en  fecret ,  &  qu'elle  n'a 
pu  contenir  plus  long-tems.    Cependant, 
je  confentirois  absolument  que  cette  lettre 
devînt   publique  ,  fi   je   pouvois    croire 
qu'elle  pût  fervir  à  faire  connoître  &  ai- 
mer davantage  un  homme  fi  intérefiant  à 
confidérer  pour  la  gloire  &  le  bien  de 

S  4 


2.3a     Lettre  d'  envoi. 
l'humanité.  Dans  tous  les  cas ,  je  defire 
que  V Auteur  de  cet  écrit  foit  abfolument 
inconnu  ,  &  vous  m'obligerez  de  ne  pas 
même  chercher  à  le  pénétrer. 

Recevez  feulement  ?  Monfieur  ,  cet  en- 
voi comme  un  tribut  que  j'ai  cru  devoir 
à  la  juftice  plus  particulière  que  vous  reiv 
dez  à  ce  grand  homme ,  &  agréez  en  même 
îems  celui  de  mon  tendre  attachement. 

Je  fuis ,  &c. 


NOTE  du  Journal  Encyclopédique 
du  15  Novembre  1780  ,  fur  la  mufi- 
que  du  Devin  du  Village. 

«  L'- 1  d  e  N  t  1  t  É  du  nom  de  M.  Rouffeau 
»  de  Genève  avec  celui  de  l'Auteur  de  ce 
»  Journal ,  a  occafionné  une  méprife  dont 
»  on  va  rendre  compte ,  &  qui  a  contri- 
»  bué  à  élever  des  doutes  fur  la  mufique 
»  du  Devin  du  Village.  En  17  50 ,  M.  Pierre 
»  Rouffeau  reçut  de  Lyon  une  lettre  qui 
»  étoit  adreffée  tout  Amplement  :  A  M. 
»  Rouffeau  ,  Auteur  ,  à  Paris  ,  M.  Jean- 
»  Jaques  Rouffeau  n'avoit  pas  encore  cette 
»  grande  &  jufte  célébrité  dont  il  a  joui 
»  depuis  cette  époque  ;  M.  Pierre  Rouffeau 
»  avoat  déjà  donné  des  pièces  à  trois  théâ- 
»  très ,  &  il  étoit  chargé  d'im  ouvrage  pu- 
»  blic  :  le'facleur  crut  naturellement  qu'elle 
»  étoit  pour  celui-ci  ,  qui  en  recevoit 
»  beaucoup.  Cette  lettre  étoit  conçue  à- 
»  peu-près  en  ces  termes  :  M.  je  vous  ai 
»  envoyé  la  mufique  du  Devin  du  V  illage  , 
»  dont,  vous  ne  ni'ave^  pas  aceufé  la  recep- 
»  tion  :  vous  m 'ave^  promis  d'autres  paroles  ; 
»  je  voudrais  bien  les  avoir  7  parce  que  je 


%%i  Note 

»  vais  pajfer  quelque  ttms  à  la  campagne  , 
»  où  je  travaillerai  ,  quoique  ma  fanté  foie 
»  un  peu  chancelante.  Cette  lettre  étoiî 
»  fignée  Grenet  ou  Garnier  ,  autant  que 
»  nous  pouvons  nous  le  rappeller.  Nous 
»  répondîmes  tout  de  fuite  à  ce  mufkien  , 
»  que  fans  doute  il  s'étoit  trompé  dans  la 
»  fufeription  de  fa  lettre,  &  que  nous  l'en 
»  prévenions ,  afin  qu'il  s'adreffât  à  la  per- 
j»  fonne  qu'il  avoit  en  vue.  (Obfervons 
»  que  M.  Jean-Jaques  Roujfeau,  n'étoit  pas 
»  encore  connu  ,  du  moins  à  Paris  )* 
»  Comme  nous  ne  pouvions  pas  préfu- 
»  mer  que  cette  lettre  dût  tirer  à  confé- 
»  quence ,  nous  négligeâmes  de  la  garder, 
»  &  elle  eut  le  fort  de  tous  les  papiers 
>»  qu'on  croit  inutiles ,  &  dont  nous  étions 
»  alors  furchargés.  Quand  on  donna  en 
»  1753  à  Devin  du  Village  ,  nous  fîmes 
»  part  de  cette  anecdote  à  M.  Duclos ,  de 
»  l'Académie  Franco! fe ,  qui  s'étoit  déclaré 
»  ouvertement  l'admirateur  de  cet  inter- 
»  mede  ;  il  parut  en  defirer  quelque  preuve. 
»  N'ayant  point  retrouvé  cette  lettre  inté- 
»  reffante ,  nous  écrivîmes  à  Lyon  ,  d'où 
»  l'on  nous  répondit  que  le  muficien  ,  dont 
»  nous  demandions  des  nouvelles ,  étoit 


du    Journal,  &c.     18$ 
»  mort  depuis  deux  ans.  Le  Devin  du  Vil- 
»  lage  eut  le  plus  grand  fuccès.  Les  chofes 
»  en  refterent  là  ;  mais  ayant  eu  occafion 
»  de  parler  dans  notre  Journal  des  ouvra- 
»  ges  de  M.  Jean-  Jaques  Roujfeau ,  nous 
»  ofâmes  dire  que  nous  doutions  qu'il  fût 
»  l'Auteur  de  la  mufique  de  cet  intermède; 
»  & ,  pour  qu'il  ne  prétendît  point  l'igno- 
»  rer  ,  nous  lui  envoyâmes  le  volume  du 
»  Journal  dans  lequel  il  en  étoit  queftion  : 
»  il  garda  le  filence  le  plus  profond.  Quel- 
»  que  tems  après ,  en  rendant  compte  d'au- 
»  très  ouvrages  de  ce  célèbre  Ecrivain, 
»  nous    revînmes  à  la  charge,  &  nous 
»  nous  expliquâmes  encore  plus   claire- 
»  ment  que  la  première  fois  :  même  atten- 
»  tion  pour  lui ,  même  filence  de  fa  part» 
»  Nous  avons  eu  depuis  occafion  de  nous 
»  rencontrer  plufieurs  fois ,  &  jamais  il  ne 
»  nous  en  a  parlé.    Pourquoi  s'eft-il  tant 
»  élevé  contre  ce  bruit  dont  nous  fommes 
»  les  inftigateurs  ,  &  dans  un  ouvrage  qui 
»  ne   devoit  paraître  qu'après  fa  mort  ? 
»  Au  refte,  il  eft  très-poflible  que  n'ayant 
»  pas  jugé  bonne  la  mufique  du  Compo- 
»  fiteur  de  Lyon  ,  il  en  ait  fait  une  nou- 
»  velle ,  qui  eft  celle  que  nous  connoif- 


1^4  Note,  &c. 

>>  fons  ;  mais  aufli  pourquoi  les  morceaux 
»  qu'en  dernier  lieu  il  a  voulu  fubftituer 
»  aux  anciens ,  ont-ils  été  trouvés  fi  mé~ 
»  diocres  ,  qu'il  a. fallu,  les  faire  difparoî- 
»  tre  à  jamais,  &  en  revenir  aux  premiers } 
»  Nous  fupplions  nos  lecteurs ,  ajoute 
>»  l'Auteur  du  Journal ,  d'obferver  que 
»  nous  n'avons  pas  attendu  que  la  mort 
»  nous  privât  de  cet  homme  iliuftre ,  pour 
»  élever  un  pareil  doute  ,  qui  ne  fait  pas 
»  grand'chofe  à  fa  célébrité  ,  &  qui  ne 
»  nous  empêchera  jamais  de  payer  le  jufte 
»  tribut  d'admiration  que  nous  devons  à. 
»  fon  éloquence  &  à  fon  génie.  Nous  au- 
»  rions  laifîe  en  paix  fa  cendre  ,  s'il  n'a- 
«  voit  rien  dit  de  ce  qui  regarde  la  mufi«- 
»i  que  du  Devin  du  Village  dans  la  bro«. 
«  chure  dont  nous  rendons  compte  «. 


0% 


±2=$Hlfc 


LETTRE  aux  Rédacteurs  du  Jour- 
nal de  Paris  fur  la  Note  précédente* 

Messieurs, 

/\Ussï-tôT  après  la  mort  de  Jean-Jaques 
Rouffeau  ,  on  a  imprimé  qu'il  étoit  un  ar- 
tificieux fcélérat. 

S'il  nous  a  trompés ,  quel  homme  de- 
venant fon  accufateur  i\e  nous  feroit  pas 
fufpe&  ?  Avant  de  le  traiter  de  fourbe ,  il 
faut  avoir  durant  foixante  ans  ,  prouvé 
£ux  yeux  de  l'univers  ,  qifbn  ne  l'eft  pas 
fo>même.  Quiconque  voudra  lui  contefter 
fa  vertu ,  nous  doit  de  la  fienne  de  bien 
pui^fans  témoignages  ,  &  ceux  qui  avec 
un  trait  de  plume  veulent  flétrir  fa  répu- 
tation ,  feront  forcés  d'avouer  qu'il  n'err. 
perfonne  au  monde  qui  puifTe  fe  croire  à 
l'abri  d'un  attentat  fi  commode. 

M.  Pierre  Reftjfeau  ,  Rédacteur  du  Jour- 
nal de  Bouillon  ,  femble  l'accufer  aujour- 
d'hui ,  non  d'artifice  ,  mais  d'une  forte 
d'impofture  ,  &  voici  fa  preuve. 

En  1750,  il  reçut  une  lettre  fignée  Grc- 
nee  ou  Garnier  ,  adreffée  à  M.  Rouffeau , 
Auteur  à  Paru ,  conçue  à-peu-prh  ainfi  ; 


zS6  Lettre 

M.  Je  vous  ai  envoyé  la  mujique  du  Devin 
du  Village  ,  dont  vous  ne  rnave^  pas  accufè 
la  réception.  Vous  mave%_  promis  Vautres 
paroles  ;  je  voudrois  bien  les  avoir ,  parce 
que  je  vais  pajfer  quelque  terns  à  la  campa- 
gne ,  où  je  travaillerai  ,  quoique  ma  fanté 
/bit  toujours  chancelante. 

En  1753  Jean- Jaques  donne  le  Devin 
du  Village.  M.  Duclos  eft  inftruit  du  pré- 
tendu quiproquo  ;  il  paroît  dejirer  quelque 
preuve ,  mais  la  lettre  de  Grenet  ou  Garnier 
a  paffé  aux  papiers  inutiles. 

On  écrit  à  Lyon.  Il  réfulte  de  la  réponfe 
que  le  M  ancien  dont  on  demande  des  nou- 
velles ,  eft  mort  depuis  deux  ans. 

Par  la  fuite,  le  Journalifte  de  Bouillon 
élevé  à  ce  fujet  des  doutes  ;  il  les  réitère  ; 
il  rencontre  Jean-Jaques  qui  garde  le  plus 
parfait  lilence. 

Et  tout  cela  paroît  tendre  à  démontrer 
que  Jean- Jaques  a  volé  le  E>evin  du  Village, 

J'ignore  parfaitement  quel  peut  être  le 
motif  de  M.  Pierre  Roujfeau  dans  cette  af- 
faire ;  j'ignore  s'il  a  exifté  un  Grenet  ou 
Garnier  ;  fi  cet  être  incertain  a  écrit  la  pré- 
tendue lettre  ;  mais  fuppofons  tout  cela 
vrai  :  je  puis ,  ce  me  femble  ,  oppofer 


AUX  RÉDACTEURS, &C  1$J 
mes  doutes  à  ceux  de  M.  Pierre  Roujfeau  , 
quand  il  oppofe  les  riens  à  une  pofferÏÏon 
qui ,  depuis  trente  années ,  n'a  encore  été 
conteftée  que  par  lui. 

Or ,  Meilleurs  ,  il  me  paroît  douteux  i 9. 
que  vos  lecteurs  agiffent  autrement  que 
M.  Duclos  ,  &  qu'ils  veuillent  juger  fans 
preuve. 

2°.  Il  me  paroît  douteux  qu'un  à-peu- 
près  rende  fldellement  le  fens  d'une  lettre 
reçue  il  y  a  trente  ans  ;  car  ,  la  moindre 
altération  feroit  ici  très  -  importante.  Si  , 
par  exemple  ,  au  lieu  de  lire  d'autres  paro- 
les ,  on  lifoit  des  paroles ,  le  cas  devien- 
droit  moins  grave. 

3  °.  Il  me  paroît  douteux  qu'un  muficien 
habitant  une  ville  telle  que  Lyon ,  doué 
d'affez  d'intelligence  pour  compofer  la  mu- 
iique  du  Devin  ,  dans  la  relation  qui  exifte 
de  toute  néceffité  entre  les  deux  compo- 
liteurs  du  même  ouvrage ,  foit  affez  inepte 
pour  adrefler  bêtement  fa  lettre  à  M.  Rouf- 
feau ,  Auteur ,  à  Paris.  Ce  conte  puérile  eft 
calqué  fur  une  balourdife  connue  ,  &  de- 
puis long-tems  les  Parifiens  l'ont  attribuée 
à  des  campagnards. 

49.  Si  tout  autre  avoit  reçu  une  lettre 


188  Lettre 

fi  flnguliérement  fufcrite  ,  il  eût  au  moins 
préfumé  que  la  mufique  envoyée  fous  la 
même  adreflfe ,  avoit  eu  le  même  fort , 
&  que  Jean  -  Jaques ,  mulicien  de  profef- 
fton ,  pouvoit  très-bien  l'avoir  refaite  après 
trois  ans  d'attente  inutile  ;  lui  qui  a  bien 
fek  le  Dictionnaire  de  mufique  fans  con- 
tredit. 

i 

5?.  La  mort  d'un  homme  ne  prouve 
pas  qu*on  l'ait  volé,  au  lieu  que  cette  mort 
arrivée  à  point  nommé ,  établit  un  doute 
violent  fur  une  lettre  égarée  fi  mal-à-prb- 
pos.  Pourquoi  M.  Grenet  ou  Gamier  n'a-t- 
il  dit  mot  à  perfonne  de  fon  ouvrage ,  ni 
de  fes  efpérances  ?  Pourquoi  n'a  - 1  -  il  pas 
iaifle  d'efquifTes  même  imparfaites  ?  S'il 
Ti'avoit  été  que  chargé  de  faire  repréfenter 
l'opéra  ,  toujours  en  fuppofant  la  lettre 
vraie  ,  cette  bévue  feroit  cruelle,, 

6°.  M.  Pierre  Roujfeau  élevé  à  deux  re- 
prifes  des  doutes  dans  fon  Journal ,  dont  iî 
adreffe  un  exemplaire  à  Jean-Jaques. 

D'abord,  au  lieu  d'élever  fimplement 
fes  doutes ,  il  en  falloit  nettement  rappor- 
ter la  pitoyable  caufe  ;  enfuite ,  il  n'eft  pas 
fur  que  l'Auteur  d'Emile  ait  pris  la  peine 
de  lire  le  Journal  de  Bouillon.' 


AUX     RÉDACTEURS,    &C.       289 

7°.  M.  Pierre  Roujfeau  a  depuis  rencon- 
tré plnfieurs  fois  Jean  -  Jaques ,  lequel  a 
toujours  gardé  le  filence  ;  &:  cette  indiffé- 
rence apparemment  a  choqué  M.  Pierre 
-Roujfeau ,  mais  elle  n'établit  aucune  pré- 
somption raifonnabîe  contre  Jean -Jaques 
<jui  a  paru  s'inquiéter  fi  peu  des  doutes 
du  Journalifte* 

8°.  Pourquoi ,,  dit  encore  celui-ci ,  ré- 
clame-t-il  la  mufique  du  Devin  du  Village 
dans  un  ouvrage  qui  ne  devoit  parqître 
qu'après  fa  mort?  Et  pourquoi  le  Jour- 
jnalifte  de  Bouillon  veut  -  il  qu'on  ne  ré- 
clame pas  après  fa  mort  ce  qu'on  s'eft 
attribué  toute  fa  vie  ? 

99.  Mais  ,  ajoute-t-il  -,  fi  Jean  -  Jaques 
eft  auteur  de  la  première  mufique  du  De- 
vin du  Village  ,  pourquoi  la  leconde  euV 
elle  fi  médiocre  ? 

Je  pourrois,  à  mon  tour,  demander  à 
M.  Pierre  Roufjeau  t'n.  quoi  cette  dernière 
lui  a  paru  ii  médiocre  ;  je  pourrois  lui 
demander  par  quelle  raifon  il  exige  que 
de  deux  muliques,  faites  fur  les  mêmes 
paroles  ,  l'une  dans  le  premier  feu  de  la 
compofition  poétique ,  l'autre  dans  un  âge 
avancé  ;  l'une  dans  une  obiiurité  paifible  a 

Supplément*  Tome  XI.       T 


ÎÇ)Ù  L  E  T  T    RE,  &C." 

l'autre  dans  les  chagrins  d'une  gloire  per- 
sécutée ,  l'une  avec  le  defir  de  charmer 
dans  un  nouvel  art  &  dans  un  nouveau 
genr^ ,  l'autre  avec  la  douleur  d'avoir  trop 
bien  réufli;  pourquoi,  dis  -je,  M.  Pierre 
Roujfeau  voudroit-il  exiger  que  la  dernière 
fût  la  meilleure  ? 

Vous  témoignez ,  Meilleurs ,  pour  l'ad- 
mirable Genevois ,  une  û  parfaite  vénéra- 
tion ,  que  j'ofe  vous  prier  de  dépofer  dans 
votre  Journal  des  réflexions  qui  ont  moins 
pour  objet  d'établir  en  fa  faveur  une  dé- 
fenfe  furabondante,  que  de  montrer  com- 
bien fes  adverfaires  font  quelquefois  mal- 
adroits ,  &  combien  leur  acharnement  cû 
coupable.  J'ai  l'honneur  d'être  &c. 

Signé  le  F  e  B  v  re  ,  Auteur  du  nouveau 

Solfège, 


L   A 

VERTU  VENGÉE 

PAR    L'AMITIÉ, 

o  u 
RECUEIL  DE  LETTRES 

SUR  J.  J.  ROUSSEAU, 
Par  Madame  de  ***. 


INTRODUCTION. 

J  E  me  crois  difpenfée  de  dire  par  que! 
motif  j'ai  écrit  les  lettres  qui  compofent  ce 
recueil  :  fi  après  les  avoir  lues  on  pouvoit 
l'ignorer  encore  ,  j'aurois  eu  grand  tort  de 
les  publier.  Mais  je  dois  compte  des  cir- 
constances qui  y  ont  donné  lieu  ;  des  confé- 
dérations qui  m'ont  portée  à  en  faire  pa- 
roître  quelques-unes  fous  difFérens  noms  ; 
enfin  des  railons  qui  m'engagent  à  les  re- 
mettre aujourd'hui  fous  les  yeux  du  Public 

T  2 


29^  Introduction. 
Je  lui  demande  grâce  pour  les  longueurs 
où  vont  m'entraîner  ces  détails ,  que  je  vou- 
drois  pouvoir  lui  rendre  auili  agréables 
qu'ils  feront  finceres.  Ah  !  fans  doute ,  per- 
fonne  ne  defira  jamais  plus  vivement  que 
moi  de  lui  plaire  •;  puifque  jamais  perfonna 
n'eut  à  lui  perfuader  des  menfonges ,  autant 
d'intérêt  que  j'en  ai  à  le  convaincre  de  la 
vérité. 

La  première  de  ces  lettres  fut  adrefTée  lar 
la  fin  de  1766  à  l'auteur  anonyme  d'uie 
petite  brochure  intitulée  ,  J unification  de 
J.  J.  Roujfeau  dans  la  contejlation  qui  lu1 
ejl  Jurvenue  avec  M.  Hume.  J.  J.  RoufTeau 
étoit  alors  en  Angleterre.  L'anonyme  dit 
qu'il  ne  l'a  jamais  connu  ;  &  cela  eft  prou- 
vé par  le  peu  de  chaleur  qu'il  met  dans 
fbn  ouvrage. 

La  deuxième  lettre  (fi  l'on  peut  appeler 
ainfi  un  écrit  adreffé  en  partie  au  Public 
&  en  partie  à  un  particulier  )  ,  a  pour  titre 
Réflexions  fur  ce  qui  s  ejl  pajfié  au  fujet  de 
la  rupture  de  J.  J.  Roujfeau  &  de  M.  Hume , 
fut  faite  dans  les  premiers  jours  de  1767, 
&  n'a  jamais  paru  (rf).  La  perfonne  qui 
___ 1 — 1 1 1 

(  <t  )  Non:  mais  en    1 77-   Jean-Jaques  la  lut  &  l'honora 
^e  Ton  approbation.  Ciruonftaiice  que  je  crois  ne  pas  devoir 


Introduction.  293? 
s'étoit  chargée  de  la  donner  à  l'impreffion 
ayant  fait  une  abfence  forcée  de  la  durée 
de  fix  mois,  je  redemandai  mon  manufcrit  * 
parce  qu'il  me  fembîa  que  ce  petit  ouvrage 
avoit  perdu  fon  principal  mérite  ,  celui  de 
Y  à-propos.  Aujourd'hui  qu'il  me  paroît  utile 
à  la  gloire  de  J.  J.  Rouffeau  ,  de  raffembler 
fous  un  feul  point  de  vue  ,  les  différentes 
apologies ,  qu'en  différens  tems  l'acharne- 
ment de  fes  persécuteurs  a  arrachées  à  mon 
zèle,  je  crois  ne  pas  devoir  négliger  celle- 
là.  De  plus ,  on  verra  par  les  ménagemens 
que  j'ai  eus  pour  M  M.  d'Alembert  &c  de 
Montmcllin ,  dans  ces  deux  premiers  mor- 
ceaux faits  durant  la  vie  de  Jean  -  Jaques  , 
combien  la  crainte  de  lui  déplaire  &  de 
choquer  (es  principes  ,  en  a  impofé  à  mon 
reflèntiment  contre  ceux  de  fes  ennemis  qui 
avoient  encore  quelque  réputation  d'hon- 
nêteté à  perdre. 

Les  troifieme  &  quatrième  lettres  adref- 
fées  à  M.  Fréron  furent  écrites  en  novem- 
bre   àc  en  décembre   177g  ,    &  inférée:* 


pafl'er  fous  filcnce;  parce  que,   félon  moi  ,  &  tous  ceux  qui 
ont  connu  le  caractère  4e  cet  homme  vérjcliquc  ,  elk 
i  .11  (i  fouvent  agitée:   La  Nouvelle  Hcloïfe  cjl-clle  une 

fcjjtoirc  on  tfn  lornau  : 

T  x 


294        Introduction. 

dans  YJnnée  Littéraire  Nos*  35  &  39  de  îâ 
même  année.  La  première  roule  fur  un  ar- 
ticle de  M.  de  la  Harpe  qui  fe  trouve  dans 
le  Mercure  du  5  octobre  1778.  En  écrivant 
cette  lettre  ,  j'eus  moins  pour  but  de  com- 
battre un  adverfaire  de  J.  J.  Rouffeau  , 
que  de  prouver  aux  rigoriiies  ,  en  fait  de 
procédés  ,  qui  criîiquoient  le  ton  dont  M? 
de  Corancezavoit  combattu  M.  de  la  Harpe; 
que  loin  d'avoir  paffé  les  bornes  que  pref- 
crit  l'honnêteté  ,  M.  de  Cciancez  lui  avoi* 
fait  des  facrifices  qui  avoient  dû  coûter 
beaucoup  à  fon  attachement  pour  J.  J- 
Rouffeau.  Je  rapporte)  ai  le  préambule  dont 
M-  Fréron  daigna  orner  ma  lettre  ;  &  j'en 
uferai  de  même  peur  tout  ce  qu'il  a  écrit 
de  relatif  à  celles  qui  ont  obtenu  place  dans 
ion  Journal.  Peut-être  devrois-je  m'exeufer 
vis-à-vis  de  mes  Iccleurs  ,  de  contribuer 
ainfi  moi-même  à  propager  les  chofes  obi'- 
geantes  que  cet  eftimab^e  Journalise  a 
bien  voulu  dire  de  moi ,  (  fur  la  foi  d'au- 
trui ,  car  il  efï  bien  vrai  qu'il  ne  m'a  ja- 
mais  vue  ).  Mais  fon  goût  eft  i\  délicat  , 
fon  jugement  fi  fain  ,  &  fon  cœur  fi  droit, 
que  J.  J.  Rouffeau  même  peut  s'honorer 
de  fes  éloges  :  dès -là  je  ne  dois  pas  Yen 


Introduction.        29? 

priver.  D'ailleurs  ,  je  l'avoue  ,  j'ai  tant  de 
befoin  de  la  bienveillance  de  mes  juges  9 
que  je  ne  puis  me  réfoudre  à  iiipprimer 
ce  que  je  crois  propre  à  me  la  concilier. 

La  féconde  de  ces  deux  lettres  a  pour 
objet  le  ridicule  avis  (  fans  nom  d'Auteur  ) 
qui  fe  trouve  ti  bien  placé  dans  le  Mercure  , 
volume  du  25  novembre  1778.  Je  ne  rap- 
porterai point  cet  avis ,  parce  qu'il  ne  faut 
pas  multiplier  les  fottifes. 

Les  deux  lettres  fuivantes  ,  l'une  du  7 
février ,  l'autre  du  15  mars  1779,  furent 
encore  fuccefïivement  adrefïees  ,  &  en- 
voyées à  M.  Fréron  ,  avec  prière  de  les 
admettre  dans  V Année  Littéraire  i  fur  fon 
refus ,  qui  ne  pouvoit  m'etre  fufpeft ,  je 
pris  le  parti  de  les  faire  imprimer  à  part  9 
&  débiter  non  comme  je  l'aurois  voulu  • 
mais  comme  il  plut  à  M  M.  les  Encyclo- 
pédies de  le  permettre  (£).  La  première 
contient  l'examen  d'un  article  du  N°.  361 
du  Journal  de  Paris  ,  )  même  année  )  dans 
lequel  je  trouvai  que  MM.  les  Rédacteurs 
de  ce  Journal,  qui  s'étoient  précédemment 

(  b  )  On  lentira  que  je  veux  parler  des  obfticle<;  que  leurs 
ir.a:ia.u\res  oppofcr.t  a  tcut  ce  qui  entreprend  de  les  déraai1 
quer. 

T  4 


ï.e)6  Introduction. 
annoncés  comme  amis  de  J.  J.  Rouffeau  > 
dérogeoient  cruellement  à  ce  titre.  La  fé- 
conde eit  confacrée  à  venger  l'infortune 
Genevois  des  atrocités  dont  fourmille 
l'exécrable  note  que  M.  Diderot  a  fouiîcrt 
qu'en  inférât  dans  fon  miférable  Efj'ai  fur 
la  vie  de  Séneque.  Cet  ouvrage  deftiné  à  fe 
perdre  dan  le  gouffre  de  l'oubli ,  y  e-ntraî- 
nera-t-il  la  note  qui  lui  a  valu  les  regards 
du  Public  ;  ou  bien  cette  nue  partageant 
la  célébrité,  des  grands  crimes  ,  dont  elle 
a  les  affreux  caractères ,  le  préfervera-t-eile 
d'y  tomber  ?  Je  fuis  fâché  qu'il  n'appar-» 
tienne  qu'au  tems  de  réfoudre  cette  inté* 
Tenante  queftion. 

La  feptieme  lettre  du  20  mai  1 779  in-* 
titulée  ;  Lettre  d'une  anonyme  à  un  anonyme  % 
eu  procès  de  te] prit  &  du  cœur  de  M.  a"A~> 
Umhert  ^  a  pour  fujet  l  Eloge  de  Georges 
Keith  grand  Maréchal  d'EcoJfe.  Ouvrage 
trop  connu  ,  fans  doute  ,  pour  que  j'aye 
rien  à  en  dire  ici.  La  même  raifon  m'empê^ 
chera  de  donner  l'extrait  d'aucun  des  écrits 
de  M.  d'Alembert  auxquels  j'ai  répondu. 

La  huitième  lettre  du  mois  de  juillet 
1779  adreffée  à  M.  Fréron  ,  &  inférée 
<a*ans  V Année  Littéraire  N°„  21  de  la  m£me 


INTRODUCTI  ON.  297 

année  ,  répond  à  une  analyfe  qu'il  avoit 
donnée  du  nouveau  Dictionnaire.  Hifloriquc 
dans  le  N°.  18.  Comme  je  fuppofe  ['Annie 
Littéraire  aufïi  répandue  qu'elle  doit  l'être , 
je  ne  rapporterai  point  cette  analyfe,  Mais 
je  ne  puis  m'empêcher  de  dire  qu'elle  me 
procura  un  plaifir  bien  rare  &  bien  fenfi- 
ble ,  pour  quelqu'un  qui  aime  Jean-Jaques  , 
moins  en  raifon  de  les  ta.lens  qne  de  ion 
extrême  bonté  ;  le  piaifir  de  pouvoir  le  dé- 
fendre fans  accufer  perfonne.  Je  le  goûtai 
d'autant  mieux,  que  je  craignois  de  n'en  être 
plus  flifceptible  :  il  me  iembloit  que  per* 
pétuellement  irritée  par  les  noirceurs  que 
chaque  jour  voit  éçlore  contre  mon  ver-' 
tueux  ami ,  je  devois  avoir  perdu  cette 
bienveillance  univerielle  ,  dont  il  nous  a 
peint  les  effets  d'une  manière  ii  touchante, 

La  neuvième  lettre  adrefîée  à  M.  d'A- 
lembert  répond  à  celle  qu'il  avoit  lui-même 
ad.efTé  le  18  feptembre  1779  à  MM.  les 
Rédacteurs  du  Mercure  de  France  ,  &  qu'ils 
inférèrent  dans  celui  du  25  du  même  mois, 

La  dixième  lettre  intitulée ,  Réponfe  ano- 
nyme ,  à  C  Auteur  anonyme  de  la  Réponfe 
à  la  Réponfe  faite  au  [Il  par  un  anonyme  ,  à 
la  lettre  que  J$.  d'Alembcrt  a  adrefjée  par  la, 


iç>$       Introduction; 

voie  du  Mercure ,  aux  amis  de  J.  J.  Roujfeats 
qui  méritent  qiion  leur  réponde ,  réfute  un 
article  du  Mercure  du  27  novembre  1779, 
qui  porte  pour  titre  ,  Réponfe  à  la  lettre 
que  M.  d'AUmbert  a  inférée  dans  le  Mercure  , 
pour  jujli fier  l'article'  qui  regarde  J.  J.  Rouf- 
feau  dans  Céloge  de  Mylord  Maréchal.  Ce 
titre  qui  n'a  pas  le  fens  commun ,  comme  on 
le  verra  dans  ma  réponfe  ,  m'a  donné  l'i- 
dée du  titre  dont  je  l'ai  affublée  :  fon  ridi- 
cule entortillage  m'a  féduite  ,  il  m'a  paru 
piquant  de  faire  afTaut  d'extravagance  avec 
le  fecourable  anonyme  :  j'ai  penfé  que  il 
je  pouvois  le  furpaffer  en  cette  partie  , 
qui  efl  incontestablement  la  feule  011  iî 
excelle ,  à  plus  forte  raifen  pourrois  -  je 
l'emporter  fur  lui  dans  celles  où  il  n'excelle 
pas.  PuifTent  mes  lecteurs  juger  que  cette 
efpérance  ne  m'a  point  trompée  ! 

L'onzième  lettre  du  10  Septembre  1780 
eft  intitulée  ,  Errata  de  VEffai  fur  la  Mufi- 
que  ancienne  &  moderne  ,  ou  lettre  a  V Au- 
teur de  cet  Effai ,  par  Madame  *  *  *.  Ce  titre 
eft  juftifîé  par  la  manière  dont  elle  eft  faite  ; 
puifque  des  affertions  calomnieufes  font 
les  fautes  les  plus  graves  qu'un  ouvrage 
puiffe  contenir  ;  &  que  je  me  fuis  atta- 


Introduction.  299 
chée  à  détruire  celles  dont  YEjfxi  fur  la. 
Mujîque  eu  rempli.  Je  n'ai  daigné  tenir 
compte  d'aucun  de  (es  autres  défauts;  mon 
objet  n'étant  pas  de  travailler  à  la  perfec- 
tion de  cet  ouvrage.  Au  refîe ,  en  prou- 
vant combien  l'auteur  a  l'efprit  faux  ou  le 
cœur  gâté  ,  j'ai  fuffifamment  mis  fes  lec- 
teurs en  garde  contre  fes  jugemens  de  tous 
genres. 

La  douzième  lettre  parvint  manufcrite 
par  la  poffe  à  M.  d'Alembert ,  le  9  décem- 
bre 1780.  Elle  ne  devoit  être  imprimée 
ni  par  mes  foins  ,  ni  par  ceux  de  M.  Fré- 
ron  :  car  il  n'étoit  pas  vraifemblable  que 
M.  d'Alembert  que  je  priois  de  la  publier, 
l'adrerTâtà  cet  intcreffant  Journalifîe.  D'ail- 
leurs pour  ne  pas  mettre  la  complaifance 
de  l'Académicien  à  une  trop  forte  épreuve, 
je  l'engageois  à  confier  ma  lettre  au  Mer- 
cure fon  mefiager  favori.  Au  lieu  d'avoir 
cette  condelcendance  ,  ou  de  s'y  refufer 
formellement ,  ce  qui  auroit  encore  com- 
promis fa  dignité  ,  il  abandonna  la  pape- 
rafîe  à  M  M.  les  Rédacteurs  du  Mercure  , 
pour  en  faire  ce  que  bon  leur  fembleroit. 
Cette  tournure  étoit  excellente  pour  em- 


3oo  Introduction*' 
pêcher  qu'elle  ne  patût  (c)  ,  &  fe  réfer- 
ver  la  faculté  de  dire  qu'i/  ne  soppofoit 
nullement  à  ce  qu'elle  fût  publiée.  Or  ,  il 
leur  fembla  bon  de  mettre  dans  leur  vo- 
lume du  2.3  décembre  ,  une  lettre  amphi- 
gourique qui  porte  en  fubrtance  que  M. 
d'Alembert  s'en  étoit  rapporté  à  eux  pour 
y  inférer  ,  ou  non  ,  une  lettre  dans  la- 
quelle une  femme  qui  flgne  D.  R.  G.  ,  &. 
qui  leur  efl  inconnue ,  ainfi  qu'à  lui ,  effaye 
(  le  mot  efl  précieux  )  de  répondre  a  un* 
lettre  qu'il  leur  a  adreffée  dans  le  Mercure 
du  14  octobre.  Nous  nous  permettrons  ,  ajou» 
tent-ils  ,  une  feule  obfervation  fur  un  fait 
qui  paroi t  avoir  induit  Madame  G***,  en 
erreur.  Elle  na  pas  fait  attention  ,  (  on  le 
verra  )  à  ce  que  M.  a^Alembert  dit  expref- 
fément  ,  &  qu'il  efl  facile  de  vérifier ,  qui 
depuis,  la  féconde  édition  de  fes  Elémens  de 
muuque  donné*  en.  iyGi  ,Jîx  ans  avant  h 
Dictionnaire  de  Roufjeau ,  il  na  pas  chan* 
gé  un  mot  à  fes  Elémens..  Eh  bien  !  Quand 
cela  feroit  vrai  ,  eïl-ce  que  cela  l'auroit 
autorité  à  tronquer  indignement  le  texte  > 
à  changer  avec  la  plus  révoltante  perfidie 

(c )  Tl  étoit  naturel   de  croire  que  cette   dédaigneufe  in- 
différence  me  rebuteroit. 


Introduction.        30! 

les  expreffîons  Ile  la  note  dont  il  fe  plaint», 
pour  faire  croire  que  J.  J.  RomTeau  dit 
que  la  féconde  édition  des  Elémens  a  paru 
tn  ij68  ?  Eft-ce  qu'en  difant  une  chofe 
vraie  ,   on  acquiert  le  droit  de  dire  cent 
fàuffetés  ?  M.  Rouffeau  a  dû  dire  ce  qu'il 
a  dit ,  puifqu'il  parle  d'une  nouvelle  édition. 
■avec  des  augmentations  qui  a  paru  quelque 
tems  après  fon  Dictionnaire  ,  6c  qu'en  effet 
il  en  parut  une  en  1772.  M,  d'Alembert 
*i'avoit  qu'un  moyen  de  fe  réhabiliter, 
c'étoit  de  faire  imprimer  ma  lettre  :  il  a 
préféré   d'avoir    aux    yeux    de   toute   la 
France  ,  outre  les  torts  que  je  lui  repro- 
che ,  celui  de  s'être  refufé  à  leur  répara- 
tion :  ce  qui  lèvera  les  doutes  qu'une  ex- 
ceiîlve  indulgence  pourroit  encore  formeî 
fur  la  mauvaife  foi  qui  a  été  jufqu'à  pré-» 
fent  le  principe  de  fa  conduite.  J'avoue 
qu'exiger  qu'un  perfonnage  auffi  important 
que  le  chef  d'une   fecte   importante  ;  le 
plus  grand  géomètre  de  l'univers  ;  le  fecré- 
îaire  perpétuel  de  l'Académie  Françoife  ; 
l'ornement  de  toutes  les  autres  ;  le  repré- 
fentant  de  l'Europe;  Monfieur  d'ALEMBERT 
enfin  ,  rétracle  à  la  réquifition  d'une  fem- 
me ,  les  calomnies  qu'il  s'eft.  permis  d'à- 


joi  Introduction. 
vancer  contre  un  fou  §d)  ,  c'eft  avoir 
aufïi  des  prétentions  trop  outrées.  Je  me 
fuis  donc  rabattue  à  fuppîier  humblement 
Monsieur  Fréron  de  fe  charger  de  mon 
iniquité  ,  c'eft- à-dire  de  ma  lettre  ;  &c  il 
a  eu  la  bonté  de  lui  donner  place  dans 
le  NQ.  37  de  V Année  Littéraire  1780  ,  ainfi 
qu'à  celle  que  j'eus  l'honneur  de  lui 
écrire  pour  lui  demander  ce  bon  office  , 
&  qui  fe  trouve  la  treizième  de  ce  re- 
cueil. Je  fens  tout  le  prix  de  l'égard  que 
M.  Fréron  eut  pour  moi  dans  cette  déli- 
cate circonftance  ;  &  je  le  prie  de  per- 
mettre que  je  lui  en  faffe  ici  les  plus  fin- 
ceres  remerciemens. 

La  quatorzième  &  dernière  lettre  a  moins 
de  rapport  à  J.  J.  Roufleau  que  les  pré- 
cédentes ;  mais  elle  en  a  encore  artez  pour 
n'être  pas  déplacée  à  leur  fuite.  Voici 
quelle  en  fut  l'occafion.  M.  l'abbé  Roufîier 
favant  du  premier  ordre  ,  ayant  lu  V Errata 
de  VEffai  fur  la  Mujiquc  ,  fut  arFeclc  de. 
l'article  de  cette  brochure  qui  le  regarde  , 
au  point  de  prendre  la  peine  de  faire  fur 


(d)  Voyez  la  lettre  de  M.  d'Alembert  à  MM.  les  Rédac- 
teurs du  Mercure. 


Introduction.        303» 
ce  fujet  une    note   qu'il   remit  à  un  de 
fes  amis ,  à  qui  il  ne  connoiffoit  ,  &  qui 
n'avoit    en    effet    aucune    relation    avec 
moi.  De  mains    en  mains  ,   cette   note 
tomba  dans  les  miennes  :  le  carattere  de 
modération  qui  la  diftingue  ,   me  déter- 
mina à  écrire  fur  le  champ  à  M.  l'abbé 
Roufîier  une  lettre  d'excufes ,  qu'il  reçut 
par  la  porte  le  15  février  1781.  Je  la  ter- 
minois  en  la  priant  de  la  faire  mettre  dans 
quelque  papier   public  :  il  ne  l'a  pas  fait 
(  que  je  fâche  )  ;  mais  la  manière  flatteufe 
dont  il  a  bien  voulu  l'accueillir  me  donne 
lieu  de  croire  que  fa  feule  modeftie  l'en 
a  empêché.   Comme  je   n'ai   pas  encore 
affez  de  lumières   pour  n'avoir  plus  de 
confeience  ,  je  penfe  que  ce  feroit  imiter 
fort  mal  à  propos   M.   l'abbé   Roufîier  , 
que  de  laiffer  fubfifter  mon  injuitice,  fous 
prétexte  qu'elle    ne  peut  tirer  à    confé- 
quence  ;  &  que  ,  puifqu'elle  a  été  publi- 
que ,  je  dois  la  réparer  publiquement. 

Cette  lettre  n'étoit  point  fignée  ,  parce 
que  la  pofle  n'elt  pas  fi  difficile  que  MM. 
les  journaliftes  ,  qui ,  affure-t-on  ,  fontaf- 
fujettis  à  ne  publier  aucune  lettre  qui  ne 
{bit  revêtue  d'une  fignature ,  ou  dont  ils 


304         Introduction. 

ne  connoiflent  l'auteur.  Cette  condition 
efl  dure  pour  quelqu'un  qui  ne  veut  ni 
fe  taire ,  ni  faire  parler  de  foi.  Pour  m'y 
fouitraire  ,  on  me  confeilla  de  mettre  à 
ma  première  lettre  ,  un  nom  qui  ne  me 
fît  pas  perdre  les  avantages  de  Vincogn'uo  : 
cette  petite  rufe  n'étoit  gueres  de  mon 
goût  :  cependant ,  il  fallut  l'employer  ;  & 
comme  en  tout  il  n'y  a  que  le  premier 
pas  qui  coûte  ,  me  trouvant  dans  le  cas 
de  récrire  ,  je  crus  devoir  ,  pour  mieux 
dérouter  les  curieux  ,  figner  mes  lettres 
de  différens  noms  ,  &  y  dire  des  chofes 
qui  induififlent  à  penfer  qu'elles  étoient 
de  différentes  perfonnes  ;  ne  me  flattant 
pas  d'avoir  un  ityle  affez  à  moi  ,  pour 
rendre  cette  précaution  inutile.  Mais  je 
n'ai  pas  pris  un  feul  nom  qui  ne  m'ap- 
partînt :  celui  que  je  porte  fera  connu  > 
quand  je  ne  pourrai  plus  ni  m'en  applau- 
dir ,  ni  m'en  plaindre. 

Il  ne  me  refle  plus  qu'à  déduire  les 
raifons  qui  m'engagent  à  former  ce  re- 
cueil. La  plus  forte  de  toutes  eft  la  douce 
obligation  de  déférer  au  fentiment  de  deux 
hommes  recommandables  ,  que  je  révère 
profondément ,  &  à  l'un  defquels  je  dois 

toutes 


Introduction.        305 
toutes  les  confolations  que  la  mort  de 
Jean- Jaques  m'a  permis  de  goûter  ;  tous 
deux  doués  d'un  genre  de  mérite  qui  les 
rend  plus  capables  que  peffonne  d'appré- 
cier celui  de  ce  vrai  philofophe  ;  animés 
peur  lui  d'une  amitié  ardente ,  &  d'un  zélé 
infatigable  ;  dépofitaires  de  fes  dernières 
volontés  ,    éditeurs    de    la    feule   collecA 
tion  de  fes  œuvres  qu'on  doive  tenir  pour 
authentique  ;  enfin  ,  dignes  de  lui  fuccéder 
dans  le  cœur  des  gens  fenfibles  qui  l'ont 
tous  aimé  ,  &  même  dans  l'opinion  pu- 
blique ,  puifqu  ainii  que  lui ,  ils  honorent 
les  talens  en  en  faifant  le  plus  noble  ufage  . 
j'aurois  certainement  pour  ces  deux  ref- 
peclabîes  amis  de  mon  ami ,  des  déféren- 
ces plus  coûteufe?  :  car  il  faut  l'avouer, 
celle  -  ci  s'accorde   avec   mon  inclination 
comme  avec  mon  devoir.  Je  (ens  au'ru- 
tant  auroit-il  valu  ne  pas  faire  ces  lettres, 
que  de  m'en  tenir  à  la  manière  dont  elles 
ont  été  publiées.  Les  brochures  ifolées  î 
qui    n'ont  qu'un  objet  ,   ne  peuvent  fa- 
tisfaire    que   fur    cet    objet  ,   &  ne   font 
gueres  lues  que  de  ceux  qui  y  prennent 
intérêt  :  mais  Un  corps  de  défenfes  em- 
bralTe  tout  ,  &  eft  lu  de  tout  le  monde. 
Supplément.  Tome  XL  y 


306        Introduction. 

Je  faL  bien  qu'un  partifan  de  Jean- Ja- 
ques a  dit,  tout  en  écrivant  e  1  là  faveur  9 
à  Dieu  ne  plaifc  que  je  veuille  me  donner 
Us  airs  d  être  le  déjenjeur  de  Jean-  Jaques  ; 
U  nen  a  pas  befoin  ;  fes  œuvres  exijient.  Ou 
je  me  tiompe  beaucoup,  ou  il  y  a  dans 
cette  phrafe  plus  de  fentiment  que  de  ré- 
flexion. Elle  a  beau  faire  honneur  à  M. 
de  Mdrignan  ,  en  invitant  à  croire  qu'il 
voit  dans  les  oeuvres  de  Jean-Jaques  la 
réfutation  complète  de  toutes  les  calom- 
nies qu'on  a  débitées  contre  lui  ,  il  n'en 
feroit  pas  moins  dangereux  que  la  façon 
cb  penilr  qu'elle  annonce  ,  fût  adoptée 
par  tous  les  amis  de  Jean-Jaques.  Si  on 
n'attaquoit  que  fes  oeuvres  ,  à  la  rigueur 
ils  poi.r-oknt  fe  taire  &  les  lalffer  par- 
ler ;  mais  ce  font  (es  mœurs ,  fon  carac* 
tere  ,  fes  intentions ,  fes  principes  ,  fa  mé- 
moire enfin,  qu'on  attaque  avoc  fureur, 
fans  frein ,  &  lans  exemple.  Or ,  comme 
fes  ennemis  pi  ouvert  journellement  qu'on 
peut  écrire  les  plus  belles  chofes  ,  &  faire  ' 
les  plus  in;âmes,  il  eft  indifpenfable  d'é- 
tablir l'admirable  conformité  qui  a  tou- 
jours iubfiAé  entre  fes  principes  &  fa 
conduite  :  ce  qui  ne  fe  peut  qu'en  dé* 


Introduction.  307 
montrant  jufqu'à  l'évidence  ,1a  fauffété  des 
accufations  dont  on  a  pris  à  tâche  de  le 
charger.  D'ailleurs  j'ai  toujours  cru ,  6c 
je  croirai  toujours  que  défendre  V  vertu 
contre  le  vice  ,  eft  un  air  qui  fied  à  tout 
le  monde.  Mais  n'efï-ce  pas  fervir  la  (o~ 
ciété  ,  peut-être  plus  utilement  que  Jean- 
Jaques  même  ,  que  de  préferver  des  im- 
prenions funeftes  aux  mœurs  ,  que  quel- 
ques littérateurs  ,  6c  la  plupart  des  journa- 
lises cherchent  à  donner  fur  Ion  compte  , 
les  jeunes  gens ,  les  femmes ,  les  gens  du 
grand  monde  ,  trop  diiîipés  pour  méditer 
les  ouvrages  de  ce  philofophe  ,  &  trop 
répandus  pour  ne  pas  trouver  fous  leurs 
mains  ,  6c  au  moins  parcourir  les  petits 
libelles  qui  s'impriment  contre  lui  ;  &  qui 
ont  pour  but  de  rendre  fa  perfonne  mépri- 
fable  ,  6c  fa  morale  fufpette  r  Si  nous  négli- 
geons de  préfenter  le  préfervatif  ,  nous 
qui  connoifïbns  tous  les  dangers  du  mal  , 
qui  tentera  d'appliquer  le  remède  ?  Il  faut 
défendre  Jean- Jaques  ,  pour  l'intérêt  de 
la  vérité  ,  pour  celui  de  fa  mémoire  , 
pour  le  bien  général ,  Se  pour  fon  propre 
foulagement ,  pour  peu  qu'on  fente  avec 
vivacité.  Eh  !  comment  ne  pas  employer 

V  z 


3c8        Introduction. 
toutes  fes  forces  à  repouffer  les  efforts  de 
prétendus  philofophes ,  qui  fe  liguent  pour 
diffamer  dans  l'eiprit  de  la  multitude  fur 
qui  le\:r  charlatanifme  a  acquis   quelque 
pouvoir ,  u  i  homme  qu'ils  devroient  pren- 
dre &  lui  propofer  pour  modèle  ?  Com- 
ment retenir  fon   indignation    quand    on 
voit  deux  hommes  (e  )  qui  s'éîoient  conci- 
lié l'eflime  générale  par  leur  attachement 
à  la  bonne  caufe  ,  &  le  noble  zèle  qui  les 
portoit  à  féconder   dans  fes   travaux   un 
jeune    littérateur  ,    également    intéreffant 
par  fon  âge  ,  fes  talens  5  fon  caractère  ,  à 
l'abri  d'un  nom  refpeclé  abandonner   là' 
chement  l'une  &  l'autre  ;   parler  avec  la 
dernière  indécence   du   plus  profond  des 
moralises  ,  du  plus  exact  des  logiciens  , 
du  plws  fimpîe  des  philofophes  ,  du  plus 
éloquent  des  écrivains ,  du  plus  grand  des 
hommei  ,  puifqu'il   en  fut  le  plus  ver- 
tueux ;  6c  cela  après  s'être    élevés  avec 
autant  de  vigueur  que  de  courage ,  contre 
U    lâche    mais   dangereux  aggrejjeur  qui  , 
après  qiànçe  ans  de  Jiknce ,  n'ouvre  la  bon- 

(O  Mefiieurs  Geoffroy  &[  Royou  ,  ci-devant  coopérateurs" 
de  M.  Fréron  ;  actuellement  auteurs  du  Journal  de  Morç. 
ficur ,  trtre  du  Roi. 


Introduction.        309 

the  qu  après  la  mort  de  taceufé ,  &  quand  il 
lia  plus  pour  fe  défendre  que  le  fouvenir  de 
/es  vertus  civiles  ,  &  Veflime  du  petit  nom- 
bre de  ptrfonnes  qui  Vont  connu.  Ap/ès 
avoir  avoué  que  cet  acculé  eft  un  témoin 
irréprochable  dont  la  candeur  &  la  Jimpli- 
cité  font  déjà  reconnues  (/)  :  &  par  cette 
abfurde  palinodie  ,  s'expofer  au  foupçon 
flétriflànt,  dont  aucune  protection  ne  peut 
les  garantir ,  de  s'être  laiffé  corrompre 
par  les  Encyclopédistes.  A  quel  prix  t 
c'eft  ce  que  je  n'aurai  pas  la  témérité  de 
vouloir  approfondir.  Ah  !  fans  doute  ,  ce 
ne  peut  être  que  par  un  déplorable  effet 
de  cette  corruption  qu'ils  ont  oublié  ce 
qu'ils  fe  dévoient  à  eux-mêmes  ,  jufqu'à 
fe  permettre  de  dire  en  rendant  compte 
du  fupplèment  à  l'Emile  de  J.  J.  Rouffeau  : 
Ce  fragment  me  paroît  la  meilleure  critique 
quon  ait  jamais  faite  de  l'Emile  (g)-  On 
diroit   que  le    Citoyen    de    Genève  a  voulu 

— v ~ 

(/)  Voyez  la  lettre  de  M.  l'abbé  Royou  à  M.  Fréron  , 
au  fujet  de  V Eloge  de  Myhrd  Manchot ,  NQ.I7.  tk  Vannée 
Littéraire   1779. 

(g)  M.  Geoffroy  parle  au  fingulier  ;  mais  M.  Royou  étant 
ton  aflbcié  ,  ils  répondent  l'un  pour  l'autre  ;  &'  le  produit  d: 
leur  Journal,  tant  en  approbation,  &  en  blâms  qu'en  ar- 
pent ,  doit  être  commun  entr'eux. 

v  - 


3io        Introduction. 

nous  prouva  lui  -  même  f  inutilité  de  fon 
fyjlême  d'éducation.  Apres  avoir  uni  fon 
Elevé  à  la  charmante  Sophie  ,  le  Mentor 
s  éloigne  ,  quoique  plus  néceffaire  que  jamais. 

Sans  compter  qu'il  n'eft.  pas  d'ufage 
qu'un  homme  marié  garde  fon  gouver- 
neur ,  du  moins  à  ce  titre ,  fi  le  Mentor 
d'Emile  étoit  relié  auprès  des  nouveaux 
époux ,  ou  il  n'y  auroit  fervi  à  rien ,  ce 
qui  donneroit  vraiment  prife  à  la  criti- 
que ,  ou  il  n'y  auroif  pas  eu  matière  à 
un  fupplément  :  car  rien  ne  feroit  plus 
fimple  ,  plus  uniforme  ,  moins  fertile  en 
événemens ,  que  la  vie  privée  de  deux 
époux  ,  qui ,  fous  les  yeux  d'un  bon  ins- 
tituteur ne  s'écarteroient  point  de  la  route 
qu'il  leur  traceroit  ;  &  refleroient  cons- 
tamment attachés  l'un  à  l'autre. 

Cet  Emile  fi  bien  affermi  dans  fes  prin- 
cipes devient  galant ,  &  prefque  petit-maître  : 
la  tendre  &  vertueufe  Sophie  nefl  plus  quune 
femme  a  la  mode  ;  &  fans  refpecl  pour  la. 
philofophie  ,  elle  fait  à  fon  époux  foutrage 
le  plus  fenfible. 

Voilà  la  pernicieufe  influence  des  mœurs 
des  grandes  villes  ,  fur  des  caractères  hon- 
nêtes 5  mais  foihles  :  la  crainte  de  paroître 


Introduction.        311 

ridicules  les  j  tte  clans  le  précipice  :  mais 
les  principes  d'une  benne  éducation  re- 
prenant le  dcfîus  ,  'es  en  retirent  ;  i's  de- 
vienne m  plus  forts  par  l'épreuve  de  leur 
fuib'eiT.  ,  &c  plus  eû\. niables  peut-être  de 
(avoir  réparer  &  ie  pardonner  récipro- 
quement leurs  fuites,  qu'ils  ne  Pauroient 
été  de  lavoir  s'en  garantir.  Nous  air.ons 
vu  Emi'e  &  Sophie  dans  cette  heureufe 
foliation  ,  û  la  mort  avoit  laifTé  à  J.  an- 
Jaques  RoufTeau  le  tems  de  ies  y  con- 
duire. Cela  eu.  vraifemblable  du  moins  ; 
car  ayant  cru  ce  fuppUmcnt  uti!e  ,  il  t?a 
pu  que  le  fufpendre  6c  non  pas  l'ahan- 
donner.  Ce  fans  refpecl  pour  la  philofnphU 
eft  une  p!aifantene  d'un  'bien  mauvais, 
ton  !  Mais  que  M.  Geoffroy  plaiiar.te  tant 
&  {\  lourdement  qu'il  voudra  ,  cela  ne 
fera  pas  qu'#/z  homme,  galant  &  prefaue 
petit- maître  ibit  un  (çélérat  ;  ni  q.'iine 
femme  à  la  mode  foit  un  montre  ,  tels 
que  nous  n'en  voyo.is  que  trop  iortir  des 
collèges,  6c  des  couvens  cù  Péd -.cation 
cri:  fi  oppolée  à  Yinutile  Syjlême  de  J.  J. 
Rouifeau. 

Emile,  ignore  fa  dif  grâce  j 

V  4 


3  il        Introduction. 

Cela  prouve  qu'au  moins  Sophie  ne» 
fouloit  pas  aux  pieds  les  bienféances. 

Sophie  la  lui  apprend  par  un  rafinemenè 
héroïque  de  délicatejfe. 

Très  -  héroïque  affurément.  Elle  s'eft.  en 
Ce  point  fort  éloignée  de  la  mode  ;  &  fon 
exemple  ne  fera  pas  contagieux. 

Incertain  du  parti  qu'il  doit  prendre  ,  il 
forme  une  efpece  de  monologue  tragique  par 
le  Jlyle,  &  comique  par  lefujet. 

Comique  par  le  fujet  !  Quoi  !  aux  yeux 
de  M.  Geoffroy  l'adultère  efl  un  fujet  co- 
mique ! Thalie  le  montre  plus  feru- 

puleufe. 

Si  Sophie  avoit  été  trompée  par  un  breu-> 
r  y  âge  comme  le  prétendent  les  Editeurs ,  pour 
\  \t  honneur  de  fon  éducation  : 

/  Les  Editeurs  ne  prétendent  rien  :  ils  ne 
qifent  que  ce  qu'ils  favent ,  &  reflemblent 
trop  à  leur  ami  ,  pour  chercher  à  le  faire 
valoir  aux  dépens  de  la  vérité. 

Elle  devoit  fe  jujlifier  aux  yeux  de  fon 
époux. 

Elle  devoit  avouer  fon  malheur  au  Mentor 
d'Emile  ,  ai  -  je  entendu  dire  à  une  per- 
fonne  d'efprit  :  moi  je  dirai ,  elle  devoit..... 
Ce  qu'il  y  a  de  vraiment  comique  ,  c'efl 


INTRODUCTION.  313 

que  nous  cherchions  les*  moyens  qu'elle 
auroit  dû  prendre  ,  comme  fi  la  plus  fé-? 
eonde  imagination  qui  fut  jamais  avoir. 
pu  en  manquer.  Tout  ce  que  Sophie  n'a 
pas  fait  étoit  incompatible  avec  le  plan  de 
l'auteur.  Si  elle  avoit  tenu  une  autre  con- 
duite ,  Emile  n'auroit  pas  été  «  aux  prifes 
»  avec  la  fortune  ,  placé  dans  une  fuite  de 
»  fituations  effrayantes  ,  que  le  mortel  le 
»  plus  intrépide  n'envifageroit  pas  fans 
»  frémir  »  ;  6k:  fon  maître  n'auroit  pas  pu  , 
comme  il  le  vouloit  «  montrer  que  les  prin- 
»  cipes  dont  Emile  fut  nourri  depuis  fa 
»  naiffance  ,  pouvoient  feuîs  l'élever  au- 
»  demis  de  ces  fituations  (A)  ».  Il  falloit 
pour  qu'Emile  lût  complètement  malheu- 
reux que  Sophie  parût  coupable  ;  &  il 
fuffifoit  pour  ïhonneur  de  fon  éducation  , 
que  fon  innocence  fe  découvrît  un  jour. 
Si  cette  infortunée  s'étoit  jufiijiéz  aux  yeux 
de  fon  époux  ,  fi  elle  s'étoit  confiée  à  la 
prudence  de  fon  Mentor ,  l'une  ou  l'autre 
de  ces  démarches  auroit  rétabli  le  calme 
dans  le  cœur  d'Emile;  &  alors  que  deve- 
noient    les    affreufes    fituations    où   J.  J. 

i  h  )   Voyez  l'avis  des  Editeurs. 


314        Introduction. 

RoiifT.au  vouloir  !e  jetrer  ?  La  plus  cruelle 
de  toutes  eft  fon  erreur  Air  la  caufe  de 
l'infidélité  de  Sophie  ;  c'eft  elle  qui  donne 
lieu  à  la  fuite  d'Emile  ,  &  au  mot  fubbme 
qui  fait  trefïaillir  toutes  les  mères  ,  dans 
le  cœur  defquelles  le  goût  des  frivoles 
amufemens  r.'a  pas  éteint  le  feu  facré  qu'y 
allume  la  nature  :  «  Non  jamais  il  ne  vou- 
»  dra  t'ôter  ta  mère  ;  viens  ,  nous  n'avons 
»  rien  à  faire  ici  ».  Car  il  ne  fufR.oit  pas 
pour  qu'Emile  quittât  Saphie  ,  que  1'  s 
charmes  fuffent  profai.és  ,  il  falloit  qu'il 
crût  fon  ame  dégradée. 

Si  elle  êtoit  vraiment  coupable  elle  ne  dc~ 
voit  pas  le  chercher. 

Je  crois  qu'il  auroit  m": eux  valu  dire  , 
il  n  êtoit  pas  naturel  qu'elle  le  cherchât.  Ce 
que  dit  M.  Geoffroy  iemble  interd  re  aux 
époufes  coupables  la  refiource  ,  &  par 
conféquent  les  difpenfer  de  l'ob'igat'on  de 
rentrer  dans  leur  devoir.  Cate  phtafe  , 
elle  ne  divoit  pas  le  chercher ,  efl  par  fon 
amphibologie  auffi  da  gereuiè  que  ces  vers 
de  Bodc  au  : 

L'honneur  eft  comme  une  isle  efearpée  &  fans  bords, 
Où  l'on  ne  rentre  plus  quand  on  en  elt  dehors. 

V auteur  en  nous  offrant  fon  Emile  tour* 


Introduction,        315 

a-tour  ,  menuijîer ,  matelot  ,  efclave ^  a  le 
d&ffdn  de  faire  voir  que  fan  éducation  lui 
tient  lieu  de  fortune ,  &  lui  fournit  des  ref- 
fources  dans  les  fïtuations  Us  plus  cruelles 
de  la  vie  ;  mais  -pour  V  honneur  de  F  Elevé  , 
&  de  Clnflituteur ,  n  eût-il  pas  mieux  valu, 
nous  montrer  Emile  dans  des  emplois  plus 
importuns  ,  confacrant  au  fervice  de  la  patrie 
les  talens  quil  a  cultives  dans  fa  jeuneffe  ? 
Il  eit  fur  que  cela  auroit  été  plus  im- 
pofant.  Il  n'y  avoit  pour  cela  qu'une  pe- 
tite difficulté  à  vaincre  ;  il  auroit  fallu  feu- 
lement que  l'auteur  eût  fait  élever  par 
l'Infliruteur  d'Emile  ,  le  Monarque  ,  les 
Miniiîres ,  &  les  premiers  Commis  du 
pays  où  il  auroit  voulu  faire  parvenir 
Emile  aux  emplois  importuns.  Car  on  ne 
/  s'aviferoit  pas  de  les  confier  à  un  bon  me- 
nuifier  dans  nos  gcuvememens  paijîbles  ;  & 
en  fuppofant  qu'Emile  eût  joint  les  qua- 
lités de  Ûefprit  à  la  vigueur  du  corps  ,  les 
hommes  à  grand  mérite  ne  cornacrent  pas 
toujours  leurs  talens  à  la  patrie.  On  fait 
cela  en  France  ;  &  on  s'en  applaudit. 

Ici  M.  GeofFroi  abandonne  le  fupplément 
à  r Emile  ;  crache  en  pafiant  fur  le  fupplé- 
ment à  la  Nouvelle  Héloïfe  ;  &  arrive  à  des 


3x6        Introduction; 

réflexiâns  fur  Cilluflre  Citoyen  de  Genève  1 
qu'il  nous  afïure  être  plus  utiles  que  tout 
ce  qu'il  a  dit  fur  ces  fragmens  ;  &  on  le 
croit  aifément  jufqu'à  ce  qu'on  les  ait  lues. 
Ces  réflexions  débutent  par  un  parallèle 
entre  Voltaire  &  RourTeau.  Ce  font  in- 
conteflablement  deux  hommes  ;  &  en  voilà 
allez  pour  autorifer  la  eomparaifon  :  aufli 
n'y  a-t-il  que  cela  :  car  on  ne  peut  regar- 
der RoufTeau  comme  un  bel-efprit,  ni 
Voltaire  comme  un  grand  génie.  Quant 
à  leur  caractère  moral  ,  l'oppofition  eft 
trop  frappante  pour  qu'il  faille  en  parler. 
Ce  parallèle  eft,  fuivi  d'un  autre  entre 
RoufTeau  ,  &  le  fincere ,  le  défintérefle ,  le 
bon  ,  le  vertueux  Séneque  ,  ony  trouve 
ces  fentences  remarquables  ; 

Tous  deux  ont  étonné  leur  JiecU  par  des 
paradoxes  ;  mais  les  paradoxes  de  Séneque 
font  fublimes  ;  ceux  de  Rouffeau  font  bifar- 
tes.  Les  paradoxes  de  Séneque  font  les  chi- 
mères de  la  vertu  ;  ceux  de  Rouffeau  ne  font 
que  les  boutades  de  la  mifanthropie.  Séneque 
élevé  l'homme  jufquà  Dieu  ;  Rouffeau  le 
ravale  jnfqiîa  la  bête. 

On  fent  que  moi ,  femme ,  je  n'ai  rien  à 
répondre  à  cela  ;  &  que  c'efl  au  public 


Introduction.  317 
qui  connoît  les  mœurs  ,  &  les  ouvrages 
des  deux  auteurs  comparés ,  à  qui  il  appar- 
tiendra de  juger  le  juge. 

Son  caractère,  ejl  encore  un  problême  :  les 
uns  le  refpectent  comme  un  Fhilofophe  ajfeç 
courageux  pour  dire  à  fon  ficelé  des  vérités 
hardies  &  nouvelles. 

Grâces  au  Ciel  !  c'eft  le  plus  grand  nom- 
bre ,  malgré  les  Voltaire ,  les  Hume ,  les 
Diderot ,  les  d'Alembert ,  les  Geoffroy  > 
les  Royou  ,  &:  une  poignée  d'anonymes. 

Les  autres  le  représentent  comme  un  fo~ 
phijïe  ambitieux y  qui  pour  faire  du  bruit  (  i)  , 
a  foutenu  des  opinions  révoltantes  dont  il 
rfétoit  pas  lui-même  perfuadê.  (  Notez  que 
M.  Geoffroy  fe  déclare  du  nombre  de  ceux 
ci,  puisqu'il  ajoute  ;  quel  étoitfon  objet  en 
publiant  fes  opinions  ?  Vintêrêt  de  l'huma- 
nité !  mais  ne  voyoit-il  pas  quelles  nétoient 
propres  qu'à  faire  briller  la  fubtilite  de  fa 
dialectique  ? 

Je  gagerois  que  ce  pauvre  Jean-Jaques 
n'a  point  vu  cela  ;  que  M.  Geoffroy  ne  le 
voit  pas  non  plus  ;  &  qu'il  feroit,  non  em~ 


(;)  En  tout  cas  cette  manie  s'eft  emparée  lie  lui  bien  tard. 
Se  l'a  lâché  de  bonne  heure,  puifqu'il  ne  s'eft  monti«  qu< 
treize  ans,  en  faisante-  iiK  a«s  il»  U  vie., 


318       Introduction. 

barraffé,  mais  bien  fâché ,  11  une  force  ma- 
jeure l'obligeoit  à  dire  •  fans  détour  ,  queî 
eu  fon  objet  eu  publiant  fi  dogmatiquement 
fon  opinion  fur  ia  perfonne  ôc  les  ouvra- 
ges de  tilluflre  Citoyen  de  Genève. 

Le  fcul  de  fes  ouvragis  ,  continue  M, 
Geoffroy" ,  où  £  éloquence  foit  d'accord  avec 
ta  raifon  ,  cefl  fa  Lettre  fur  les  fpeBaclcs. 

Voilà  ce  qu'aucun  de  (gs  ennemis  ,  n'a- 
voit  ofé  dire.  Auiîi  les  preuves  qu'en  ap- 
porte celui-ci  ,  font- elles  pour  la  plupart 
rifibles  :  comme  par  exemple  , 

Avions-nous  befoin  du  Contrat  Social  ? 
Pourquoi  fatiguer  de  maximes  républicaines 
Us  peuples  heureux  dune  monarchie  ?  Efl-il 
queflion  d'accord  &  de  traité ,  entre  le  perc 
&  les  enfans  ? 

En  effet ,  n'efl-il  pas  clair  comme  le  jour 
que  puifque  les  François  n'avoient  pas 
befoin  du  Contrat  Social ,  Jean-Jaques  a 
eu  le  plus  grand  tort  de  le  faire  ?  Cela  me 
rappelle  le  propos  d'un  officier  François, 
qui  dînant  un  jour  (  à  Stoutgard  )  à  la  table 
du  Duc  de  "Wurtemberg  ,  qui  avoit  eu  l'é- 
gard de  n'y  admettre  que  des  François  , 
dit  finement ,  il  riy  a  ici  d'étranger  que 
Monfeigneur. 


Introduction.       |t# 

Roujjeau  ne  peut  donc  prlendre  au  titre 
de  philofophe  (q^ie  M.  Geoiï  oy  lui  donne 
pouna  t)  \sil  rejfernble  àSocrate,  cejl  par- 
ce au  il  a  été  comme  lui  joue  fur  le  théâtre. 

Triomphez  M.  Pahflbt ,  fi  le  pardo.i  que 
vous  obànt  Rouiïeau  ,  vous  en  laiffe  le 
courage  ! 

Quintllun  lui  refuferoit  peut-être  une  place 
parmi  les  orateurs  ;  tart  de  colorer  des  m  en- 
fong&s  paroiuoit  méprifable  à  ce  grave  lé" 
gijlateur. 

Et  c'efl:  de  J.  J.  Rouffeau  qu'on  ofe 
parler  avec  une  û  feandedeufe*  licence  !  De 
J.  J.  RoufTeau  le  moins  préfomptueux  des 
philofophes ,  &  le  moins  tranchant  dis 
auteurs  ;  qui  ne  c.fle  de  prémunir  l'es  lec- 
teu  s  contre  la  féduclion  de  (on  ftyle  ;  qui 
infifte  toujours  fur  la  droiture  de  tes  in- 
tentions, &  jamais  fur  la  fureté  de  fes 
lumières  ;  qui  dit  expreflement  : 
.  «  Quand  mes  idées  feraient  mauvaifes, 
»  û  j'en  Fais  naître  de  bonnes  à  d'autres  je 
»  n'aurai  pas  tout-à-fait  perdu  mon  tern?.... 
»  Mon  fujet  étoit  tout  neuf  après  ]e  livre 
»  de  Locke  ,  &  je  crains  fort  qu'il   ne  le 

»  foit  après  le  mien Je  ne  vois  point 

»>  comme  les  autres  hommes  ',  il  y  a  long- 


3  io  Introduction 
*>  tems  qu'on  me  l'a  reproché.  Mais  dé^ 
»  pend -il  de  moi ,  de  me  donner  d'autres 
»  yeux  ,  &  de  m'affecler  d'autres  idées  ? 
»  Non ,  il  dépend  de  moi  de  ne  point 
»  abonder  dans  mon  fens  ,  &  de  ne  point 
»  croire  être  tout  feul  plus  fage  que  tout 
»  le  monde  ;  il  dépend  de  moi ,  non  de 
i>  changer  de  fentimenï ,  mais  de  me  dé- 
*>  fier  du  mien  :  voilà  tout  ce  que  je  puis 
»  faire  &  ce  que  je  fais.  Que  fi  je  prends 
»  quelquefois  le  ton  afHrmatif ,  ce  n'efl 
*>  point  pour  en  impofer  au  le£teur  5 
S  c'eft  pour  lui  parler  comme  je  penfe* 
»  Pourquoi  propoierois-je  par  forme  de 
♦>  doute,  ce  dont^  quant  à  moi,  je  ne 
w  doute  point  ?  Je  dis  exactement  ce  qui 
»  fe  paffe  dans  mon  eipr.il. 

»  En  expofant  avec  liberté  mon  fenti* 
9*  ment ,  j'entends  fi  peu  qu'il  faffe  auto- 
»  rite  ,  que  j'y  joins  toujours  mes  raifons, 
»  afin  qu'on  les  pelé,  &  qu'on  me  juge: 
»  mais  quoique  je  ne  veuille  point  m'obf- 
»  tiner  à  défendre  mes  idées ,  je  ne  m'en 
»  crois  pas  moins  obligé  de  les  propofer; 
»  car  les  maximes  fur  lefquelles  je  fuis  d'un 
»  avis  contraire  à  celui  des  autres  ,  ne 
»  font  point  indifférentes.  Ce  font  de  celles 

dont 


INTRODUCTION.  32.Î 

&  dont  la  vérité  ou  la  faufTeté  importe  à 
»  connoître ,  &  qui  font  le  bonheur  ou  le 
»  malheur  du  genre  humain  (  k  ). 

Eft-il  pofïible  qu'il  exifte  des  propor- 
tions dont  on  foit  en  droit  de  faire  un  cri- 
me à  l'auteur  qui  s'eftexpi:qué  ainfi?  C'eiî 
pourtant  à  lui  qu'on  attribue  Van  fi  fami- 
lier à   fes  adverfaires  de  colorer  des  men- 
fonges  !  C'efT.  à  J.  J.  RoufTeau  dont  la  con- 
duite prouve  la  eonvictio  i  ;  dont  la  mo- 
rale exceffivement  févere  ,  ne   'eft  cepen- 
dant pas  plus  que  fes  mœurs  !  Enfin  à  J. 
J.  RoufTeau  qui  a  porté  fi  loin  l'exercice 
de  toutes  les  verus  ,  que  fes  dérracleurs 
dans  le  défefpoir  de  ne  pouvoir  lui  repro- 
cher un  vice  (/)  fe  rabattent  à  l'aceufer 
d'hypocrifie  ,  le  plus  odieux  d?  tous,  fans 
doute,  mais  qui  fuppofe  cependant  l'appa- 
rente exemption  de  tous  les  autres.  Accu- 
fation  d'autant  plus  commode  à  hafarder 
contre  un  homme  qui  ne  s'en1  jamais  dé- 
menti ,  que  l'impoflibilité  de   la  prouver 
en  difpenfe  ;  &  que  le  mortel  le  plus  con£ 


ii  )  Voyez  la  Préface  iVEmile. 

(  l  )   Des  inculpations  dénuées  de  fondement  ne  l'ont  paà 
des  reproches. 

SuppUmmt,  Tome  XI.  X 


3-*  INTRODUCTION. 

îamment  vertueux  ,  peut  palier  pour  le 
plus  profondément  hypocrite. 

Van  de  colorer  des  menfonges  !  Et  ce 
font  des  hommes  obligés  par  état  à  guider 
la  jeuneiTe  dans  fes  études  (  m  )  &  le  public 
dans  (es  jugemens  («),  qui  confondent 
infidieufement  l'erreur  dont  tout  homme 
cft  capable ,  avec  le   menfonge  dont  J.  J. 

Rouffeau  ne  le  fut  jamais  i En  voyant 

un  tel  excès  de  perverfité  ,  qui  ne  feroit 
entraîné  à  s'écrier  d'après  VEvangik  ,  Si 

LE   SEL   PERD    SA    FORCE    AVEC  QUOI    LE 
-SALERA -T- ON  ? 

Le  9    Mai   1781. 


(m)  A  titre  de  ProfefTeurs,  l'un   de  philofophie.  l'autfe 
■fl'éloquence,  aux  collèges  de  Louis-le-Grand  &  Mazarin. 
<»J  A  titre  de  Journal iftes. 


LETTRE     - 

A  L'AUTEUR  DE  LA  JUSTIFICATION 

DE  J.  J.  ROUSSEAU, 

■Dans  la  contejlation  qui  lui  eft  fur- 
venue  avec  M.  Hume 

Monsieur, 

V^Ette  lettre  n'eft  écrite  que  pour  vous; 
&  je  ne  Taurois  pas  rendue  publique  ,  û 
j'avois  eu  un  autre  moyen  de  vous  la 
faire  parvenir.  Mais  je  n'ai  pu  rélifter  au 
defir  de  vous  communiquer  quelques  rc- 
flexions  que  j'ai  flûtes  ,  en  lifant  l'écrit 
trop  peu  volumineux  qui  a  pour  titre  : 
Jujlificadon  de  J.  J.  Roujfeau  dans  la  con- 
tejlation qui  lui  ejl  furvenue  avec  M.  Hume; 
&  je  rifque  d'autant  plus  volontiers  la  voie 
de  i'imprefiïon  ,  qu'elle  ne  peut  faire  de 
tort  qu'à  moi. 

Je  n'ai  pas  arTez  d'efprit  pour  que  votre 
amour-propre  dut  être  fatisfait  que  j'ap- 
plaudiffe  à  votre  ftyle,  Monfieur  :  ainJi  je 
.n'en  parlerai  point.  Mais  j'ai  le  fens  allez 

X    z 


3M  L    E    T   T    R  E 

droit  ,  &  le  cœur  afîez  bon  ,  pour  que 
vous  puiiïiez  être  flatte  de  l'admiration 
que  j'ai  conçue  pour  votre  caraclere  ,  & 
j'aime  à  la  faire  éclater.  11  faut  avoir  bien 
du  mérite  pour  entreprendre  la  défenfe 
d'un  homme  que  de  malheureufes  circonf- 
tances  ont  livré  à  la  malignité  de'  fes  en- 
nemis ;  fur -tout  ,  quand  la  févérité  de  fa 
morale  ,  l'aufténté  de  (es  mœurs  &  la 
fupériorité  de  fon  génie ,  lui  en  ont  fait 
un  ii  grand  nombre  :  vous  devez  donc 
être  iûr  de  l'approbation  de  tous  les  gens 
de  bien.  Mais  ,  permettez-moi  de  vous  le 
dire  ,  vous  auriez  dû  ,  ce  me  femble  , 
mettre  votre  nom  à  la  tête  de  votre  ou- 
vrage. Pourquoi  garder  l'anonyme  ?  Cette 
réfeivepeut  être  différemment interprétée: 
les  partifans  de  Jean-Jaques  l'attribueront 
à  la  modefîie  ,  &  fes  antagonifles  à  la  timi- 
dité :  car,  comment  pourroient-ils  conce- 
voir qu'on  eût  le  courage  de  bien  faire  } 
Vous  ne  deviez  pas  vous  expofer  à  la  di- 
versité de  ces  jugemens.  D'ailleurs ,  fi  vous 
êtes  connu ,  votre  réputation  eft  bonne  ; 
j'en  ai  pour  garant  l'honorable  rôle  dont 
vous  vous  êtes  chargé  :  elle  auroi£  donc 
ajouté  fon  propre   poids  à  celui  de  vos 


A    l'  A  u  t  e  u  ft  ,   &c.     Uï 
raifons.  Si  vous  êtes  ignoré  ,  vous  ne  ; 
viez  attendre  du  tems  une  occafion  plus 
favorable  pour  vous  faire  connoître  ;  en 
la  faifinant  vous  auriez  partagé  avec 
Jaques  l'eftime  que  fes  plus  cruels  ennemis 
ne  peuvent  lui  refufer ,  &  qui  me  paroît  ix 
bien  prouvée  par  le  dédain  dont  ils  affec- 
tent de  l'accabler.  Peut-être  auiïî ,  ne  vous 
fouciez-vous  pas  d'attirer  ,    mime  à  ce 
prix  ,  les   regards  du   public  :  j'en  ferois 
d'autant  moins  furprife  T  qu'à  la  beauté  de 
votre  procédé,  je  ne  vous  crois  pas  hom- 
me de  lettres.  Mais  fi  vous  l'êtes  ,  Mon- 
fieur  ,  de  grâce  nommez-  vous  ;  &  pour 
que  nous  connoitfions   deux  hommes  ca- 
pables de  fuivre  cette  carrière  ,  fans  s'oc- 
cuper ni  à  détruire  à  force  ouverte  ,  ni  à 
miner  fourdement  l'honneur,  &  la  tran- 
quillité de  leurs  concurrens  ;  &  pour  adou- 
cir l'amertume  dont  Jean  -  Jaques  doit  être 
pénétré  en  voyant  une  profefïïon  qu'il  ho- 
nore ,  fi  généralement  déshonorée.  Car  ne 
vous  y  trompez  pas;  votre  ouvrage  eil  déjà 
arrivé  jufqu'à  lui  ou  y  arrivera  ,    malgré 
Yépaiffcur  dzs  filas  dont  il  ejl    environne  : 
l'amitié  ou  la  haine  lui  procurent  tous  les 
écrits  dont  il  eft  le  fujet. 

X    5 


$i6  Lettre 

Vous  dites,  Mcnfieur,  eue  l'expcfé  de  \& 
conteftation  de  Jean-Jaques  avec  M.  Hume,. 
a  jette  les   amis   du  premier  dans   un  il 
fingulier  abattement,  qu'ils  n'ofent  prendre 
fon  parti.  Ceux  qui  vous  entourent,  ont 
très  -  bien  fait   de  le  taire  ,  puifque  leur 
filence  vous  a  fait  parler.   Je  corçois  ce- 
pendant qu'un  coeur  tel  que  le  vôtre  s'an- 
nonce a  dû  en  être  triftement  affecté.  Pour 
moi ,    placée  à  cet  égard  ,  plus  avanta- 
geusement que  vous  ,  je  connois  plufieurs 
peribnnes  dont  !a  probité  rend  les  opinions 
précieufes,  qui  penfent  &  difent  que  la  juiîi- 
fication  de  Jean  -  Jaques  eit  moins  encore 
dans  fa  lettre  du  10  juillet  1766  ,  que  dans 
l'apologie  de  M.  Hume,  &  qui  ne  peuvent 
fe  défendre  de  iufpc&er  les  lumières  ,  ou 
les  intentions  des  têtes  fages  qui  lui  ont 
confeillé  de  mettre  au  jour  les  pièces  de 
fon  procès  ,  tant  elles  trouvent  cette  dé- 
marche ridicule.  Quant  à  vous,  Monteur y 
vous  juftinVz  la  conduiféde  Jean-Jaques  &. 
vous  blâmez  celle  de  M.  Hume  ,  avec  une 
modération  qui  prouve  bien  que  le  fe'ul  in- 
térêt de  la  vérité   vous  anime.  Vous  ne 
décidez  pas  que  M.   Hume  foit  coupable 
de  trahlfon  :  mais  vous  affirmez  eue  Jean- 


A     L'   À  U   T   E   U    R,  &C.         317 

Jaques  eft  innocent  de  l'ingratitude  qu'0.1  lui 
impute.  Vous  ne  pouviez  le  fervir  plus  à 
fon  gré  ,  qu'en  ménageant  Ion  adversaire* 
Il  y  a  encore  dans-  votre  écrit  une  chofe 
dont  Jean- Jaques  fera  bien  flatté;  c'èfî  le 
choix  des  éloges  que  vous  lui  donnez  ;  ils 
portent  tous  fur  la  beauté, 'a  cé-^é-viit.é,la 
délicaterTe,  la  fniiibi  ké  de  fon  ame  ;  l'hon- 
nêteté ,  la  firaiftchife  ,  la  candeur  de  ion 
caraclere  ;  &  voilà  ,  j'en  réponds,  ce  qu'il 
prife  le  plus  en  lui.  Mais  pourquoi  ces 
qualités  lui  font-elles  ccr.tciléos  ?  Sont-ee 
bien  elles  qui  lui  font  des  jaloux.  Non. 
Mais  fes  talens  iont  trop  inconteftables  ;  il 
faut  bien  l'attaquer  du  côté  du  cce.ir,  qui 
a  toujours  bien  moins  d'oçcafions  que 
l'efprit  de  paroître. 

Je  fuis  fâchée, Monficur, que  le  louable 
emprefTement  de  rendre  hommage  à  la 
vertu  méconnue  ,  vous  ait  empêché  g> 
tendre  plus  loin  vos  obfer varions.  '  ous 
auriez  dit  que  l'accufation  dont  Jean-Jaques 
charge  M.  D. .  .  .  quoiqu'elle  foit  injufte  , 
doit  paroître  bien  eveu  table. 

iu.  Jean-Jaques  a  cru  reconnoîtrele  (rvle 
de  ce  célèbre  Ecrivain,  dans  la  lettre  qu'on 
ofa  produire  fous  le  nom  du  roi  de  Piiifle  ; 

X  4 


3 2.S  Lettr  e 
&Z  il  faut  convenir  que,  pour  un  homme  teî 
que  Jean-Jaques  cette  préfompî'ona  la  force 
d'une  preuve.  Or  ,  cette  ra'foi  de  croire 
que  M.  D. . . .  étoit  l'auteur  de  cette  lettre  ? 
n'étoit  ba'ancée  par  aucune  raifon  d'en 
douter  ,  à  moins  q  l'elle  ne  fût  prife  dans 
le  cara&ere  de  M.  D chofe  très-problé- 
matique pour  le  public  ,  qui  ne  le  connoît 
que  par  fes  ouvrages  ;  puifqu'on  fe  croit  en 
droit  de  diffam.T  Jean  -  Jaques  malgré  les 
fiens.  C'efr.  donc  un  point  du  procès ,  fur 
lequel  tous  ceux  qui  ne  vivent  pas  intime- 
ment avec  M.  D.  .  .  .  doivent  juger  Jean- 
Jaques  avec  la  plus  grande  cu'confpecVion. 

2°.  Cette  déclaration  a  précédé  la  dé- 
claration que  M.  D. . ..  acîreiTe  aux  éditeurs 
de  1: 'Expofé  fucclncl ,  &ç.  puifque  c'eft  elle 
qui  parok  y  donner  lieu.  D'ailleurs,  bien 
que  cette  déclaration  foit  fins  date,  elle  ne 
doit  avoir  été  faite  qu'après  que  le  foup-. 
çon  de  Jean- Jaques  a  été  divifgué  par  M, 
Hume  :  il  n'étoit  pas  naturel  que  M,D.  .  .  .. 
allai:  au-  devant. 

3°.  L'auteur  de  îa  traduction  françoifç 
de  l'impertinente  lettre  de  M,  Walpole 
s'obftine  à  fe  cacher  ;  &  ce  n'eft  certaine-* 
n.'.ei_î  pas  dans  l'original  anglois  que  Jean** 


A    l'  Auteur,  &c.     3x9 

Jaques  a  cru  reconnoître  la  plume  de  M.  D... 

40.  Enfin  ,  il  étoit  tout  nmple  que  Jean- 
Jaques  imaginât  que  M."Walpole&  M.  D.... 
çtoient  devenus  amis,  l'étant  tous  deux  de 

M.  Hume.  Et  fi  M.  D n'aîfirmcit  pas 

qu'il  ne  connoît  nullement  M.  Walpole  , 
on  auroit  peine  à  croire  que  M.  Hume 
ait  négligé  de  procurer  à  fon  compatriote 
la  connoiffance  &   l'amitié   d'un  homme 

d'un  aufli  grand  mérite  que  M.  D Peut- 

ctre  aufh  que  ce  philofophe  ,  ne  fâchant 
pas  le  prix  de  ce  qu'il  reridbit ,  ne  le  fera 
pas  prêté  comme  il  le  devoit  aux  avances 
qui  lui  auront  été  faites.  En  vérité,  Mon- 
iteur ,je  le  plains  Jincercmenz  de  n'être  pas 
lié  avec  M.  Walpole.  L'honnête  ,  le  con- 
féquent  M.  Y/alpole  ,  qui  s'a  mu  le  inno- 
cemment à  traduire  en  ridicule  aux  yeux 
de  l'univers  ,  un  homme  qiiil  n'a  jamais 
vu  ;  qu'il  ne  veut  point  voir ,  (  de  peur  fans 
doute  de  perdre  l'envie  de  le  traiter  de 
charlatan  )  ,  &  qu'il  ne  connoît  que  par 
l'éclat  de  fa  célébrité ,  le  bruit  des  difgra- 
ces  qu'il  éprouve  ,  Se  le  titre  d'ami  de  fon 
ami  M.  Hume  ! 

Le  bieniaifant  M.  Walpole  ,  qui  fâchant 
combien  fa  nation  efl  facile  à  indifpofer , 


330  Lettre 

lui  peint  ce  même  homme  ,  qiùil  ne  con- 
naît pas ,  comme  un  orgueilleux  forcené 
qui  préfère  les  horreurs  de  l'indigence  à 
l'humiliation  d'être  fecouru  par  un  Roi  ; 
ou  comme  un  fourbe  qui  n'ayant  réelle- 
ment pas  befoin  de  fecours  ?  affiche  la  pau- 
vreté pour  intérefler  la  commifération  des 
Princes ,  exciter  leur  libéralité  ,  &  fe  mé- 
nager l'honneur  des  refus  ;  &  cela  ,  dans 
le  moment  où  M.  Walpole  fait  bien  que 
les  plus  critiques  circonftances  forcent  cet 
homme  à  chercher  un  afyle  en  Angleterre  , 
fous  les  aufpices  de  fou  ami  M.  Hume  ! 

L'intrépide  M.  Walpole  qui  ,  bien  fur 
que ,  quoi  qu'il  faffe  ,  les  remords  n'ap- 
procheront jamais  de  fon  cœur  ,  brave  , 
avec  la  plus  généreufe  audace  ,  l'opinion 
que  le  public  prendra  de  fa  conduite  en- 
vers un  infortuné  qu'il  ne  connoît  pas ,  que 
tous  les  honnêtes  gens  révèrent  >  &  qui 
a  été  recherché  de  fon  ami  M.  Hume  ! 

Enfin  l'équitable  M.  Walpolé  ,  qui  fe 
vante  d'avoir  pour  Jean-Jaques  k  plus  profond 
mépris ,  quoiqu'il  ne  U  connoijfe  point,  &  fans 
favdir  pourquoi  !  Car  il  n'eft  pas  préfiima- 
ble  qu'il  méprife  profondément  Jean -Ja- 
ques, parce  que  celui-ci  r.  trouvé  fa  pla.ian- 


à  l'  A  u  t  e  u  r,&c.  331 
terie  mauvaife ,  &  s'efl  formalifé  de  la  foi- 
bleffe  de  fon  ami  M.  Hume. 

Il  feroit  original  que  le  clair-voyant  M. 
Waipole  eût  puifé  dans  les  ouvrages  de 
3ean-Jaques  ,  le  profond  mépris  qu'il  a  pour 
faperfonne ,  &  qu'en  en  indiquant  lafource 
à  toute  l'Europe  ,  qui  jufqu'à  prëfent  ne 
l'a  pas  vue  ,  il  fauvât  Jean-Jaques  du  repro- 
che d'hypocrifie,  dont  M.  Hume  ,  U  fes 
adhérens  s'efforcent  de  le  noircir. 

Vous  auriez  dit  ,    Monficur  ,  que    M. 
Hume  ne  raiibnne  pas  avec  toute  la  jiii- 
teffe  qu'on  attend  de  lui ,  quand  il  met  en 
queftion  page  1 1  de  fon  Expofé  ,Ji  torguia 
de  Jean-Jaques  efi   un  défaut  ;  qu'il  établit 
qu'en  admettant  l'ailirniative,  pour  laquelle 
il  paroît  ne  pas  pencher  ,  ce  feroit  un  dé- 
faut refpefaèle;  &  qu'il  dit  8  lignes  plus 
bas ,  qitun  noble  orgueil ,   quoique  porté  a 
V  excès  ,  mériteroit  de  t  indulgence  dans  J.  J. 
Rouf  seau.  Donc  ,  félon  M.  Hume,  la  même 
qualité  ,  chez  le  même  homme  &  dans  les 
mômes  circonftances ,  peut  être  à  la   ibis 
l'objet  de  l'indulgence  &  du  refpccl.  Ceïr. 
dommage  que  cet  endroit  pèche  contre  la 
logique  :  car  il  me  femble  être  ,  à  d'autres 
égards ,  le  mieux  frappé  de  tout  i'Expofé. 


332-  Lettre 

Vous  auriez  dit ,  Moniteur  ,  qu'il  n'y  a 
point  d'ame  délicate  qui  ne  foit  bleffée  de 
l'orientation  avec  laquelle  M.  Hume  étale 
les  prodigieux  efforts  qu'il  a  très-inutilement 
faits  pour  fervir  Jean- Jaques ,  jufqu'au  mo- 
ment où  il  engagea  M.  le  général  Conway 
à  demander  pour  lui  une  penfion  au  Roi  : 
(fuccès  que  le  cara&ere  de  ce  Miniftre  a 
du  rendre  bien  facile  )  ;  &  qu'aufîî  -  tôt 
que  le  fentiment  fait  place  à  la  réflexion  ., 
on  fe  demande  à  quoi  fervent  donc  ,  en 
Angleterre ,  le  crédit ,  la  réputation  ,  la 
fortune  même ,  puifque  tout  cela  joint  9 
chez  M.  Hume  ,  à  la  plus  forte  paflïon 
d'obliger  Jean  -  Jaques  ,  n'a  rien  produit 
pour  celui-ci  ;  &  n'a  valu  à  M.  Hume  même, 
que  le  prétexte  de  prendre  un  titre  dont  fa 
vanité  s'alimente. 

Vous  auriez  dit  y  Monfieur  y  que  le  choix 
des  articles  de  la  lettre  de  Jean- Jaques  aux- 
quels M.  Hume  répond  ,  eit  un  argument 
victorieux  en  faveur  de  Jean -Jaques.  De 
plus  ;  que  les  affirmations  de  Jean-Jaques 
ne  méritent  en  elles-mêmes  pas  moins  de 
confiance  ,  que  les  négations  de  M.  Hume  ; 
&  qu'elles  en  méritent  davantage ,  en  ce  que 
c'eft  vis-  à- vis  de  M.  Hume  que   Jean- 


a  l'  A  u  t  e  u  R  ,  &c.  333 
Jaques  affirme  ,  &  que  c'eft  vis-à-vis  du 
public  que  M.  Hume  nie. 

Vous  auriez  ajouté  ,  Mbnfieur  ,   à   ce  ' 
que  vous  dites  fur  la  façon  dont  fe  termine 
la  fameufe  lettre  du  10  juillet,  qu'il  faut 
que  la  crainte  de  faire  une  injufîice  ait  un 
empire  bien  abfolu  fur  Tarne  de  Jean- Jaques, 
pour  qu'il  lui  reftât  encore  des  doutes  de  la 
trahi/on  de  M.  Hume.  En  effet,  lorfque  ques- 
tionné par  M.  Hume  fur  le  compte  de  M.D... 
Jean- Jaques  lui  dit  que  ce  favant  étoit  un 
homme  adroit  &  rufé,  M.  Hume  le  contredit) 
&  fit  bien  ,  avec  une  chaleur  dont  il  s'étonna, 
parce  qu'il  ne  favoit  pas  alors  qu'ils  fujjentji 
bien  enfemble.  Leur  intelligence  s'eft  décou- 
verte ,  Jean-Jaques  a  donc  la  preuve  que  M. 
Hume  fait  défendre  (es  amis  :  fort  bien.  Sans 
oarler  des  inexplicables  infidélités  dont  Jean- 
Jaques  fe  plaint  relativement  à  fes  correfpon- 
dances  ;  de  l'air  de  protection  que  M.  Hu- 
me prend  avec  lui;  du  peu  d'égards  qu'il  lui 
marque  ,  dans  un  moment  où  il  lui  en  de- 
voit  tant,  puifqiûillui  rendoit  de  bons  offices 
en  matière  d'intérêt;  &  qu'il  étoit  naturel  que 
fes  compatriotes  montaffent  leur  ton  fur 
le  lien  ;  il  fouffre  que  les  gens  de  lettres , 
fur  qui  il  a  une  influence ,  dont  il  feroit 


334  Lettre 

bien  fâché  qu'on  cloutât ,  déchirent  Jean- 
Jaques  dans  les  papiers  publics  ;  il  ne  prend 
peint  à  injure  les  outrage  qu'on  lui  fait  ; 
on  calomnie  Jean-Jaques  ,  M.  Hume  ni 
contredit  perfonne  ;  il  refte  étroitement 
uni  avec  tous  les  ennemis  de  fon  ami-; 
cependant,  il  s'emploie  ouvertement  pour 
lui ,  le  produit ,  le  flatte  ,  le  carefTe  ! . . . . 
J'ai  bien  pu  préparer  la  conclufion;  mais  , 
je  ne  faurois  la  prononcer,  elle  eft  trop  dure. 
Vous  auriez  dit ,  Monfieur ,  que  les  gens 
qui  cenfurent  aigrement  quelques  épithétes 
choquantes ,  que  Jean-Jaques  s'eft  permifes 
dans  fa  lettre  du  10  juillet ,  préoccupés  de 
ce  que  cette  lettre  fe  trouve  dans  les  mains 
de  tout  le  monde ,  ne  font  pas  attention 
qu'elle  n'étoitpas  faite  pour  y  paffer;  que  ce 
n'eft  point  Jean-Jaques  qui  l'a  rendue  publi- 
oue  ;  qu'il  ne  pou  voit  pas  croire ,  ne  regar- 
dant M.  Hume  feulement  que  comme  un 
homme  fenfé ,  qu'elle  le  devînt  jamais  ;  6c 
qu'il  eft  fort  différent  de  fe  plaindre  à  un 
homme  des  fujets  de  mécontentement  qu'on 
a  reçus  de  lui  &  de  (es  amis  ,  ou  de  mettre 
l'univers  dans  la  confidence  de  fa  façon  de 
penfer  fur  le  compte  de  cet  homme ,  & 
de  ceux  qui  tiennent  à  lui  ;  &  qu'ainft 


a  l'  Auteur,  &c.  335 
Jean- Jaques  a  pu  dire  tout  ce  qu'il  a  dit  à  M. 
Hume,  (ans  déroger  à  l'horreur  qu'il  a  tou- 
jours eue  pour  les  perfbnnalités. 

Vous  auriez  dit ,  Monfieur  ,  que  c'eft  M. 
Hume ,  en  divulguant  le  lbupçon  de  Jean- 
Jaques  ,  &  non  pas  Jean -Jaques  en  le  lui 
communiquant,  qui  forc*e  M.  D. ...  à  pa- 
roître  lié  avec  les  éditeurs  de  M.  Hume. 
Défagrément  qui  doit  être  bien  fenfible  à  un 
homme aufli  fcrupuleufement  délicat,  droit 
&  honnête  que  M.  D....  Quelles  gens  ce  (ont, 
Monfieur ,  que  ces  éditeurs  !  Le  Ciel  nous 
préferve  qu'ils  s'avifent  de  fe  faire  auteurs  ! 

Enfin  ,  Monfieur,  vous  auriez  dit ,  que 
la  feule  chofe  répréhenfible  dans  la  lettre  de 
Jean- Jaques  ,  efr.  la  confiance  avec  laquelle 
il  avance  que  M.  de  Voltaire  lui  a  écrit  une 
Jettre  dont  le  noble,  objet  ejl  de  lui  attirer  le 
mépris  &  la  haine  de  ceux  che^  qui  il  s*efl  réfu- 
gié. Je  ne  conçois  pas  comment  Jean-Jaques 
a  pu  attribuer  à  M.  de  Voltaire  cet  infâme 
libelle  intitulé  :  Le  Docteur  Jean  Jaques  Pan- 
Jnphe  ,  ou  Lettre  de  M.  de  Voltaire  ;  &  j'a- 
voue que  j'aurois  peine  à  lui  pardonner 
cette  méprife ,  s'il  ne  l'avoit  faite  dans  un 
tems  où  l'opprefïïon  de  fon  cœur  ,  devoit 
gêner  la  liberté  de  fon  efprit.  Quoi  !  parce 


356  Lettre 

que  M.  de  Voltaire  fait  quelquefois  des 
méchancetés  ,  en  faut-il  inférer  qu'il  fafle 
toutes  celles  que  des  méchans  mbalternes 
donnent  pour  être  de  lui  ?  Ce  genre  e(t 
û  facile  ,  &  la  profe  de  M.  de  Voltaire 
eft  fi  aifée  à  imiter  !  Cette  opinion  eu. 
injurie  :  elle  eu.  même  dangereufe  ;  car 
elle  peut  encourager  les  auteurs  encore 
plus  vils  qu'obfcurs ,  qui  fe  plaifent  à  dé* 
grader  aux  yeux  du  public ,  deux  nom-* 
mes  fameux ,  l'un  par  fon  efprit  &  fes 
profpérités  ,  Pautre  par  fon  génie  &  les 
malheurs  ,  qui  partagent ,  quoiqu'inégale- 
ment ,  (es  fufTrages.  Pour  moi ,  je  penfe 
avoir  de  très-bonnes  raifons  pour  croire 
que  M.  de  Voltaire  n'eft  point  l'auteur  de 
la  lettre  intitulée  ,  Le  Docteur  Jean-Jaques 
Panfophe» 

i°.  Elle  a  paru  fous  fon  nom. 

2^.  On  y  relevé  de  prétendues  contradic- 
tions de  Jean-Jaques.  M.  de  Voltaire  relever 
des  contradictions  !  Ah  !  Monfieur ,  peut-on 
le  croire  fans  s'écarter  de  l'opinion ,  fans 
doute  appuyée  fur  des  faits,  qu'on  a  géné- 
ralement de  fa  prudence  ? 

3°.  On  y  aceufe  Jean-Jaques  des  vices  les 
plus  atroces  ;  &  on  l'en  plaifante ,  comme 

on 


À  l'  A  u  t  e  u  r  ,  Sec.  337 
on  pourroitplaifanter  M.  de  Voltaire  d'une 
erreur  d'hiftoire  ,  de  chronologie ,  de  géo- 
graphie ,  &c.  &c.  En  pareil  cas  le  ton 
léger  n'eft  pas  celui  de  l'amour  de  la  vertu: 
&  M.  de  Voltaire  veut  qu'on  croye  cm'il 
aime  la  vertu. 

40'  Cette  lettre  contient  quelques  plati- 
tudes ,  &  des  écarts  d'imagination  que  M. 
de  Voltaire  pourroit  fe  permettre  au  mi- 
lieu de  fes  protégés  ;  mais  qu'il  fe  garderoit 
bien  de  donner  fous  fon  nom  au  public  :  car 
puifque  M.  de  Voltaire  écrit  encore ,  il 
veut  encore  être  admiré. 

5°.  On  a  inféré  dans  cette  lettre  quel- 
ques phrafes  qui  fe  trouvent  dans  les  ou- 
vrages de  Jean- Jaques  ;  &  que  tout  le  monde 
reconnoît  à  force  de  les  avoir  lus.  Mais 
elies  font  û  bêtement ,  ou  û  indignement 
défigurées  ,  qu'elles  ne  peuvent  avoir  été 
mifes  dans  cet  état  que  par  quelqu'un  dont 
la  tête  eft  aliénée  ,  ou  dont  le  coeur  eft 
corrompu.  En  vérité  ,  cela  reffemble  bien 
à  M.  de  Voltaire,  lui  dont  la  juftefTe  dé" 
i'efprit  &  la  droiture  de  Famé  font  les  attri- 
buts diftindtifs  î  Et  puis,  û  M.  de  Voltaire 
pouvoitêtrefoupçonné  d'animofité  contre 
Jean-Jaques  ,   le  moyen  d'imaginer  qu'il 

Suppléments  Tome  XI.  Y 


33  s  Lettre 

fût  affez  gauche  pour  prouver ,  en  alté- 
rant ceux  de  (es  pafîages  qu'il  cite ,  qu'il 
eu  lui-même  convaincu  qu'on  ne  peut 
nuire  à  cet  auteur  ,  en  le  citant  fidellement  ? 
Ah!  Jean- Jaques  pour  avoir  tant  étudié  les 
hommes,  vous  connoirTez  bien  peu  l'hom- 
me" sLofnï  il  efï  queftion  ! 

6°.  Je  fais  bien  que  M.  de  Voltaire , 
dont  la  grande  ame  ne  s'occupe  que  de  l'in- 
térêt général  ,  s'embarrafle  peu  de  faire 
pleurer  celui  à  qui  il  parle  ,  pourvu  qu'il 
fade  rire  ceux  qui  l'écoutent.  Mais  quand 
il  veut  faire  rire  aux  dépens  de  quelqu'un  , 
il-'s'attache  à  en  iailir  les  ridicules ,  plutôt 
qu'à  lui  en  fuppoier  :  (on  ironie  eft  fine , 
c£  feS  tournures  ingénieufes.  Or  ,  tout  le 
peffiffiaoje  de  la  lettre  dont  il  s'agit  porte 
à  faux  ;  &  n'a  ni  fel  ,  ni  variété. 

yp.  Enfin  l'auteur  de  cette  lettre  dit  à  Jean- 
Jà-efU£S  ,  que/ttf  livres  ne  méritoient  pas  de 
jtiîre'tant  de  fcand-ale  &  tant  de  bruit.  C'eil 
t^mn-fë '  s'il  diibit  que  les  puifiances  ecclé- 
fiaftiques&iéculieres,  qui  le  font  alarmées 
des  livres  de  Jean- Jaques ,  n'ont  pas  le  feus 
commun  ;  que  le  Public  ,  fur  qui  les  livres 
de  Jean- Jaques  ont  fait  tant  de  fenfation  ,  n'a 
paSilefens  commun  ;  que  le  roi  de  Pruffe, 


A  i/  A  U  T  E  D  R,  &c.  339 
.qui  ne  connoît  Jean-Jaques  que  par  fes  li- 
vres, &  qui  l'a  ou  vertement  honoré  de  la  plus 
fpéciale  protection,  non- feulement  à  titre 
d'infortuné  ,  mais  à  titre  d'homme  de  méri- 
te, n'a  pas  le  {cns  commun.  Eh  !  Monfieur, 
fans  compter  ce  que  M.  de  Voltaire  doit  de 
rcconnoiilance  aux  puiflances  eccléfiafU- 
ques  &  féculieres  ,  au  public ,  &  au  roi  de 
Pruffe;  comment  M.  de  Voltaire,  qui  a  tant 
de  jugement,  auroit-il  fait  une  telle  bévue  î 
Ces  ralfons  me  fumiént  pour  croire  que 
M.  de  Voltaire  n'a  point  fait  le  Docteur 
Jean^  Jaques  Panfophe  ,  ni  même  la  lettre 
(adr  ffie.à  M.  Hume)  qui  le  précède  dans  ' 
une  brochure  qui  vient  de  paraître  ,  mal- 
gré le  dé*av<?u  que  cette  lettre  contient. 
Un  défaveu  !  C\-ï>  pourtant  bien  là  ie  ca- 
chet de  U>rde  Voltage N'importe  ; 

ces  lettres  ne  font  pas  d/e  lui  ;  elles  n'en 
peuvent  pas  être.  Sms  doute  elles  vien- 
nent de  la  mêrn?  fouace  qu'un  autre  libelle 
intitulé  ,  Confiffion  de  M.  de  Voltaire  ,  qui 
parut  il  y  a  quelques  années,  autfi  fous 
ion  nom.  Vous  ne  !a  conuoiflèz  peut-être 
pas,  Mon-fieur,  cette  Confiffion.  C\(\  une 
pièce  de  vers,  mal  faite ,  6c  de  mauvais 
■goût;  mais  pleine  de  chofesfi  fortes,  que 

y  x 


34°  Lettre 

M.  de  Voltaire  ne  pourroit  les  avouer*  ^ 
quand  elles  feroient  vraies  (ce  qu'il  faut 
bien  fe  garder  de  croire ,  )  qu'aux  pieds 
d'un  capucin ,  dans  quelque  violent  accès 
de  colique  ,  qui  rendroit  fa  profefîion  de 
foi  plus  étendue  que  celle  qu'on  lui  fait 
faire  dans  le  Docteur  Jean- Jaques  Panjophe. 
En  vérité ,  Monfieur ,  il  efr.  bien  mal- 
heureux que  les  loix  ne  févhTent  pas  con- 
tre ces  montres  de  méchanceté  &  de  baf- 
ferle ,  qui ,  à  la  faveur  des  noms  les  plus 
impofans  ,   exhalent  le  poifon   qui  fura- 
bonde  dans  leur  ame.  La  fociété  du  moins  , 
auffi-tôt  qu'elle  les  connoît  ,  4°vroit  en 
faire  juflice  ,  en  les  écrafant  de  tout  le 
poids  de  (on.  mépris.  Car  à  mon  avis ,  qui 
n'eft  honnête  homme  qu'aux  termes  de  la 
loi,  n'a  droit  qu'au  refped  du  bourreau. 
Si  je  n'étois  pas  femme  ,  je  prendrois 
pour  moi-même  ,  le  confeil  que  j'ai  ofé 
vous  donner  ,  Monfieur  ;  je  me  nomme- 
rois.  Mais  ce  feroit  me  faire  trop  remar- 
quer ,  que  de  me  déclarer  hautement  pour 
un  homme  qui ,  dit-on  ,  outrage  mon  fexe. 
Quoique  je  ne  veuille  point  choquer  ce 
f.ntiment,  je  fuis  bien  éloignée  de  l'adop- 
ter ;  je  yznfe  au  contraire  qu'il  n'y  a  point 


A      L'  A   U  T   E   U   R,&C.         341 

«d'auteur  qui  nous  traite  auffi  fa  voracement 
que  Jean- Jaques ,  puifqu'en  exigeant  de  nous 
une  plus  grande  perreftion ,  il  prouve  qu'il 
nous  en  croit  fufceptibles  ;  &  je  trouve 
qu'il  nous  rend  exactement  juftice  ,  en  di- 
fant  de  nous  beaucoup  de  bien  &  un  peu 
èe  mal. 

Novembre  TjGG, 


Y3 


RÉFLEXIONS 

Sur  ce  qui  seft  pajfè  au  fujet  de  la 
rupture  de  j\  J.  Kouffeau  &  de  M. 
Hume. 


E  toutes  les  fcenes  fcandaleufes  que 
la  phi'ofophie  n'a  pas  empêche  les  philo- 
sophes de  donner  au  public  ,  aucune  n'a 
autant  enrichi  les  faiîes  de  la  méchanceté 
humaine  ,  que  la  querelle  qui  divife  M. 
Hume  &  J.  J.  RoufTeau.  Un  homme  atfez 
froid  fur  cet  objet  ,  ou  afTez  fage  pour 
avoir  dédaigné  de  lire  les  différentes  bro- 
chures auxquelles  il  a  donné  naiffance  ,  ne 
pourroit  jamais  imaginer  combien  d'im- 
pofîures  on  s'eit  permis  de  débiter  contre 
Jean-Jaques  ;  ou  fous  des  noms  emprun- 
tés ,  ou  fous  le  mafque  de  l'anonyme, 
Quand  je  dis  que  les  aceufations  intentées 
contre  ce  grand  homme  font  des  impoftu- 
res,  ce  n'eil  pas  que  je  pufTe  le  démontrer 
incontestablement.  Ne  l'ayant  fuivi  dans 
aucune  circonftance  de  fa  vie  ,  cela  me 
feroit  impoflible  ;  je  ne  crains  point  d'en 
convenir.  Je  ne  veux  employer  pour  le 


Réflexions;  345 

défendre ,  aucune  des  armes  que  je  trouve 
odieux  qu'on  emploie  pour  l'attaquer. 
Non-feulement  je  ne  dirai ,  mais  même  je 
n'iniinuerai  rien  que  de  vrai.  Je  fais  bien 
qu'en  me  renfermant  dans  ces  bornes ,  que 
la  probité  ne  franchit  point ,  mes  afîertions 
feront  peu  taillantes  ;  qu'en  m'expliquent 
de  manière  à  prévenir  les  équivoques  , 
mon  ftyle  manquera  de  rapidité.  Mais 
qu'importe  ?  Ce  n'eft  pas  d'éblouir  qu'il 
s'agit  ici ,  c'elî  de  perlliader.  Quiconque 
s'occupe  trop  des  intérêts  de  fon  amour- 
propre  ,  n'efî  pas  digne  de  foutenir  ceux 
du  mérite  opprimé.  Je  crois ,  &  je  dis  avec 
affurance  que  les  aceufations  intentées  con- 
tre J.J.RoufTeau  font  des  impoftures,  parce 
que  tout  ce  qui  eft  avancé  fans  preuves 
contre  un  homme  dont  la  célébrité  peut 
exciter  l'envie  ,  doit  être  regardé  comme 
tel  ;  parce  que  le  caractère  que  fes  accu- 
fateurs  décèlent  dans  leurs  écrits  ,  rend 
leurs  déportions  fulpe&es  ;  enfin  parce 
que  les  préjugés  dans  un?  aine  honnête 
font  toujours  en  faveur  de  l'honnêteté 
d'un  auteur  dont  la  morale  eft  faine  ;  &c 
dont  la  conduite  ,  fans  doute  rigoureuse- 
ment obfervée  par  fes   ennrmis ,  ne  leur 

y  4 


344  RÉFLEXIONS. 

fournit  pas  la  matière  d'un  feul  reproche 
{enfé. 

A  chaque  infiant  on  voit  éclore  de 
nouveaux  libelles  ,  dans  lesquels  Jean  - 
Jaques  eu.  peint  avec  les  plus  alfreu- 
fes  couleurs.  Ses  perfécuteurs  ,  que  leur 
acharnement  aveugle ,  ne  s'apperçoivent 
pas  que  de  femblables  portraits  déshono- 
rent les  pinceaux  &  non  pas  le  modèle. 
En  effet,  que  réfultera-t-il  du  ramas  d'hor- 
reurs qu'on  publie  fur  Ton  compte  ?  Les 
efprits  libres  d'animoûté  &  de  jaloufie  ne 
fe  perfuaderont  jamais  que,  fincere  jufqu'à 
tout  facrifrrr  à  l'obligation  de  dire  ce  qu'il 
croit  la  vérité,  jufqu'à  avouer  {es  défauts, 
ce  qui  eft  bien  plus  fort  encore  ,  Jean- 
Jaques  {bit  en  même  tems  aftez  confommé 
dans  l'art  de  feindre  ,  pour  avoir  joui  juf- 
qu'à cinquante-quatre  ans  de  la  réputation 
d'honnête  homme  fans  la  mériter.  Réputa- 
tion encore  û  refpe&able  ,  &  par  confé- 
quent  fi  bien  acquife ,  qu'aucun  de  fes  en- 
nemis n'ofe  l'attaquer  à  vifage  découvert. 
Que  ceux  qui  favent  de  Jean  *  Jaques  un 
trait  oppofé  à  la  probité  ,  qui  lui  ont  vu 
faire  une  bafl'jffe  ,  qui  l'ont  convaincu  de 
menfonre,  le  difent  &  fe  nomment  :  voilà 


Réflexions.       345 

comme  il  convient  d'accufer.  Alors  Jean- 
Jaques  devra  fe  défendre  ;  &  s'il  ne  fe  dé- 
fend pas  ,  ou  s'il  fe  défend  mal ,  on  fera 
en  droit  de  s'en  rapporter  à  des  accufations 
que  (on  filence  laiffera  fubfifter  ,  ou  que 
{es  raifons  ne  pourront  détruire.  Mais  , 
comment  engager  fes  accufateurs  à  fe  mon- 
trer ?  Que  leur  offrir  en  dédommagement 
de  la  honte  dont  ils  fe  couvriraient  en 
déclarant  qu'ils  ont  l'ame  affez  noire  pour 
fuppofer  le  vice ,  fous  les  plus  éclatans 
dehors  de  la  veru  ?  Et  cela  gratuitement  : 
car  enfin  on  ne  conçoit  pas  que  quelqu'un 
piaffe  être  intéreffé  à  nuire  à  Jean- Jaques  ; 
il  eu.  évident  qu'il  a  des  ennemis;  mais 
on  n'imagine  pas  comment  il  s'en  efl  fait: 
on  voit  bien  les  effets  de  leur  haine ,  mais 
on  n'en  fauroit  foupçonner  la  caufe.  Jean- 
Jaques  qui  n'efl  avide  ni  de  biens  ,  ni  de 
diftin£tions ,  n'a  jamais  dû  croifer  les  vues 
de  qui  que  ce  foit  :  fon  éloquence  qui  s'efî: 
élevée  avec  tant  d'énergie  contre  la  dé- 
pravation générale  ,  n'a  jamais  diffamé  les 
mœurs  ,  noirci  le  caractère ,  flétri  l'hon- 
neur ,  ni  déprifé  les  talens  d'aucun  parti- 
culier. Jamais  les  malheureux  ne  s'adrcflent 
à  lui  fans   en  recevoir  quelque  foulage- 


34<$  Réflexions; 
ment  ;  ceux  que  la  médiocrité  de  fa  for^ 
tune  ne  lui  permet  pas  de  fecourir  de  fa 
bourfe ,  ne  laiiïent  pas  d'avoir  part  à  fes 
bienfaits  ;  il  les  encourage  ,  les  confeille  , 
Î:S  plaint  ,  les  confole.  Perfonne  n'exerce 
mieux  que  lui  l'humanité  qu'il  recommande 
mieux  que  perfonne.  Il  fait ,  dans  tous  les 
genres  ,  tout  le  bien  qu'il  peut  :  il  n'en 
faut  pas  d'autres  preuves  que  les  regrets 
qu'il  a  IahTés  par-tout  où  il  a  fait  quelque 
féjour.  Je  ne  dis  point  ceci  au  hafard  ,  je 
le  tiens  d'un  homme  d'une  probité  irré- 
prochable &  d'un  mérite  fupérieur.  Je  le 
citerois  s*il  vivoit  encore  ;  mais  il  n'appar- 
tient qu'à  M.  Hume  d'en  appeller  au  té- 
moignage de  gens  qui  ne  font  plus. 

Qui  peut  donc  prendre  à  tâche  de  ré- 
pandre l'amertume  fur  les  jours  d'un  hom- 
me qui  n'a  provoqué  la  vengeance  de  per- 
fonne ?  Ah  î  c'eft  l'envie  ;  on  la  diftingue  , 
parce  qu'on  ne  la  voit  pas  :  cette  paflior* 
la  plus  lâche  de  toutes,  ne  porte  (es  coups 
qu'à  la  faveur  des  ténèbres. 

Qu'on  ne  m'oppofe  point  que  M.  Hume 
&  M.  "Walpole  fe  font  montrés.  Ce  neft 
point  d'eux  qu'il  s'agit  ici.  D'ailleurs  ,  je 
trouve  que  ces   deux  étrangers  doivent 


R  i  H  é  x  f  o  n  s,  347 
exciter  plus  de  pitié  que  d'indignation.  En 
effet,  M.  Hume  féduit  par  des  confeils  in* 
fenfés  ou  perfides ,  a  fait  une  fottife  qu'on 
doit  d'autant  plus  volontiers  lui  pardon- 
ner ,  qu'à  moins  de  le  regarder  comme 
un  monilre  ,  on  ne  fauroit  clouter  qu'il  ne 
l'expie  par  le  plus  fincere  repentir  ;  &  le 
pauvre  M.  Walpole  s'cfl  acquis  en  dupe 
auprès  de  nous  autres  François  ,  la  réputa- 
tion de  méchant  ;  puiique  tout  le  mérite 
de  la  barbare  plaïfanterie  qu'il  s'elt  pet- 
mife  confifte  dans  la  tournure  ,  &  que 
cette  tournure  n'eft  pas  à  lui.  Quant  à  M. 
de  Voltaire  dont  le  nom  a  paru  à  la  tète 
de  deux  mauVaifes  lettres,  leur  auteur  n'en 
eft  que  mieux  caché. 

De  tant  de  libelles  qui  révoltent  l'hon- 
nêteté ,  je  lie  veux  aujourd'hui  m'occu- 
per  que  d'un  feuï  ;  &  je  le  choifis,  non 
comme  le  mieux  fait ,  mais  comme  le 
plus  infâme.  C'eiî  celui  qui  eit  intitulé 
Noiei  fur  Li  lettre  de  M.  de  Voltaire  à  M. 
Hume.  G'eft  bien  le  plus  noir,  &  le  plus 
plat  écrit  qui  ait  jamais  vu  le  jour.  L'au- 
téltr  y  dér.iifonne  d'un  bout  à  l'autre; 
tantôt  avec  la  plus  infigne  mauvaife  foi  ; 
tantôt  avec  la  peianteur  la  plus  affom- 


34$  RÉFLEXIONS. 

mante  ;  tantôt  avec  la  plus  rifibîe  préfomp» 
tion.  Enfin  ,  mal-adroit  au  point  de  ne  fa- 
voir  pas  orner  des  méchancetés  du  peu 
d'agrémens  qu'il  leur  faut  pour  plaire  ,  il 
s'avife  de  donner  des  leçons  à  un  homme 
qu'il  prend  pour  M.  de  Voltaire  :  cela  efr. 
original.  Voyons,  en  répondant  à  l'auteur 
de  ces  notes ,  û  plus  heureufe  que  lui  , 
je  pourrai,  avec  très -peu  d'efprit  ,  dire 
quelque  chofe  de  paffable.  Il  ne  faut  pas 
beaucoup  préfumer  de  foi  pour  entrer  en 
lice  avec  un  tel  adverfaire  ;  de  ce  mo^ 
ment  c'efl  à  lui  que  je  vais  parler. 

L'éditeur  de  vos  remarques  déclare  , 
Monfieur  ,  quelles  font  ctun  magijlrat.  En 
vérité  la  dignité  de  leur  ton  répond  bien 
à  celle  de  ce  titre  !  Vous  magijlrat  !  Peut- 
on  calomnier  à  ce  point  la  magiftrature  ! 
Quoi  qu'il  en  foit ,  comme  les  déclara' 
lions  font  devenues  fort  à  la  mode ,  &: 
que  je  fuis  bien  aife  de  déclarer  aufîi  ,  je 
déclare  que  la  déclaration  de  l'éditeur  de 
vos  remarques  ne  m'en  impofe  pas.  Je  dé- 
clare de  plus  que  quand  vous  feriez  ma- 
gijlrat ,  je  ne  croirois  pas  vous  en  devoir 
plus  d'égards  ;  par  la  raifon  qu'un  magif 
trat  qui  feroit  des  libelles  anonymes ,  fe- 


Réflexions.  349 
roît  confondu  ,  par  fon  cara&ere  perfon- 
nel ,  avec  les  coupables  que  l'autorité  at- 
tachée à  fa  place  doit  punir. 

Monfieur  de  Voltaire  dites  vous  ,  Mon- 
sieur ,  auroit  du  citer  le  pzjfagc  où  Jean- 
Jaques  dit  qu'il  lui  faut  une  jlaïue.  Et  pour 
éfayer  votre  ingénieufe  remarque,  vous 
citez  un  paflage  où  il  ne  le  dit  pas.  R.e- 
lifez-le  ,  Monfieur ,  ce  paffage  ,  &  vous 
verrez,  s'il  vous  eft  pofîible  de  bien  voir, 
que  Jean-Jaques  pouffe  l'orgueil  bien  plus 
loin  que  vous  ne  croyez  ;  car  la  façon 
dont  il  s'exprime  ne  dit  pas  qu'il  lui  faut 
une  Jlatue  ,  mais  que  cet  hommage  aug- 
menteroit  la  gloire  du  gouvernement  qui 
le  lui  rendroit.  Au  refie  ,  Monfieur  ,  M.  de 
Voltaire  (car  pour  vous  c'eft  lui),  n'a 
pas  du  fe  croire  obligé  de  citer  les  paffa- 
ges  de  Jean-Jaques  dont  il  parle  ;  il  fait 
trop  bien  qu'il  famt  de  les  indiquer. 

Jean- Jaques  dit  du  mal  dt  tous  les  gou* 
•yernernens  ,   à  tort  &  à  travers. 

Dire  du  mal  à  tort  &  à  travers  ,  c'eft  , 
Monfieur ,  blâmer  indiftinfrement  ce  qui 
eft  blâmable,  &  ce  qui  ne  l'eit  pas.  Or, 
comme  il  n'y  a  point  de  gouvernement 
quelqu  heureufement  combiné  ,   quelque 


35°  RÉFLEXIONS. 

fagement  conduit  qu'il  foit ,  dans  lequel  iî 
ne  s'introduife  à-s  abus,  iî  ne  fe  gliffe  des 
vices ,  vous  auriez  du  citerks  bonnes  chofes 
que  Jean- Jaques  a  c.nfurées  ,  &  les  gou- 
vernemens  où  elles  fe  trouvent. 

On  voit  bien  que  s'il  ejî  fculptê ,  ce  doit 
être  dans  la  prjlure  ou  l  on  ne  voit  que  la 
tête  ,  &  les  mains  d'un  homme  ,  dans  la 
machine  de  bois  ikvée  au  mil.eu  du  marché 
de   Londres. 

Oh  i  pour  le  coup  ,  Monfi^ur ,  je  me 
tiens  pour  battue.  Car  que  répondre  à 
cetre  brutale  atrocité ,  quand  on  ne  veut 
pas  dire  quelle  .pkce  mériteroit  d'occu- 
per en  perlor.ne  ,  un  homme  qui  en  af- 
figne  mie  pareille  à  la  ftatue  de  J.  J.  Rouf- 
L-au  ? 

//  fut  accueilli  à  Paris  avec  quelque  bonté  : 
mais  il  fe  brouilla  bientôt  avec  prtjque  tous 
ceux  auxquels  il  avoit  obligation. 

Vous  ne  dor.r.ez  rien  au  h^ia.  d  J  Mon- 
fieur  ?  Vous  connoiffez  tous  ceux  qui  ont 
accueilli  Jean-Jaques  ?  Vous  favez  au  juile 
la  valeur  de  tous  les  fervices  qu'on  kii  a 
rendus  ?  Vous  av-ez  tenu  regître  des  traits 
d'ingratitude  qui  lui  ont  foit  perdre  la  bien- 
veillance de  fes  protecteurs  ?  , .  . . . 


RÉFLEXIONS.  3  5  t 

J'admire  tout  ce  que  votre  génie  embraiTe 
d«  d  étails. 

On  fait  comment  il  fortit  de  la  maifon 
quun  Fermier-général  &  madame  fa  femme 
lui  av oient  accordée  au  village  de  Montmo* 
rend. 

Accordée  !  Quelle  admirable  exactitude 
d'exprefuon  !  On  fait ,  non,  Monfieur  , 
on  ne  fait  pas,  vous  ne  favez  pas  vous- 
même  comment  fe  parla  la  rupture  dont 
vous  parlez.  Si  vous  le  faviez ,  vous  le 
diriez  :  la  difette  rend  économe  ;  vous  ne 
perdriez  pas  un  moyen  d'intérefler.  On  fait  ! 
ne  fembleroit-il  pas  que  les  procédés  d'un 
particulier  vis-à-vis  d'un  autre  particulier , 
doivent  faire  un  éclat  qui  pénètre,  par-tout; 
que  tout  le  monda  ait  fous  fa  main  des 
éditeurs  qui  fe  chargent  de  publier  une 
îracafTerie  de  fociété  (  parle  pour  M.  Hu- 
me); $c  qu'il  faille  fur  un  fenioiable  objet, 
renvoyer  le  public  k  (es  propres  connoif- 
fances ,  comme  s'il  s'agiffoit  <\\in  événe- 
ment fort  important  pour  lui  ?  On  fait  1 
qui  eft-ce  qui  fait  ce  qu'il  n'a  pas  vu  ? 
Tant  de  petites  confidérations  engagent  à 
trahir  la  vérité,  qu'il  faut  être  bien  hardi 
pour  ofer  foutenir  comme  vrai,  ce  qu'on 


3^2  RÉFLEXIONS. 

ne  fai  t  que  par  ouï-dire  :  fur-tout  lorfqu'iî 
s'agit  de  chofes  que  leur  nature  condamne 
à  l'obfcurité.  On  ne  fait  point  fi  Jean- 
Jaques  a  perdu  les  bonnes  grâces  d'un  mé- 
nage bourgeois  :  mais  on  fait  qu'il  a  ob- 
tenu la  protection  d'un  grand  Roi  :  on  fait 
qu'il  jouit  de  celle  d'un  Prince ,  aulîi  ref- 
pe&able  par  l'étendue  de  fon  génie  ,  que 
par  l'élévation  de  fon  rang  :  on  fait  qu'un 
Maréchal  de  France ,  aulîi  recommanda- 
ble  par  la  beauté  de  fon  ame  ,  que  par 
fes  dignités  eit  mort  fon,  ami.  Voilà  ce 
qu'on  fait  ;  parce  qu'il  eft  un  ordre  d'hom- 
mes dont  la  bienveillance  a  des  effets  re- 
marquables. 

Maifon  dans  laquelle  il  étoit  nourri  9 
chauffe ,  éclairé  à  leurs  dépens  ;  &  où  on 
avoit  la  délicateffe  de  lui  laifser  ignorer  tant 
de  bienfaits. 

Vous  devriez  bien  nous  dire  ,  Mon- 
sieur, comment  ce  Fermier-général ,  &  ma- 
dame fa  femme  s'y  font  pris  pour  nourrir, 
chauffer ,  éclairer  Jean- Jaques  à  leurs  dé- 
pens ,  fans  qu'il  s'apperçut  qu'il  ne  lui 
en  coûtoit  rien.  Cela  me  paroît  être  le 
chef-d'œuvre  de  l'adrene.  A  la  vérité  je 
ne  conçois  pas  trop  comment  Fart  qui  a 

pu 


îl  i  f  i  e  x  i  o  n  s,  355 
pw  fouftraire  leur  générofité  à  la  connoif- 
fance  de  celui  qui  en  étoit  l'objet  3  ne  s'eft 
pas  étendu  jufqu'à  la  dérober  à  la  votre. 
Mais  voici  un  léger  correctif. 

Ou  du  moins  on  lui  fourniffoit  le  prèiexu 
de  feindre  de,  l'ignorer. 

Ce  correctif  me  fait  penfer  que  vous 
pourriez  bien  ,  Monûeur  ,  nommer  bien- 
faits ce  que  Jean- Jaques  n'a  pas  pu  rece- 
voir à  ce  titre.  Par  exemple  ,  û  pendant 
îe  féjour  qu'il  a  fait  dans  la  maifon  de  ce 
Fermier-général  &  de  madame  fa  femme  ,  i! 
avoit  employé  de  quelque  manière  que 
ce  fut  fes  talens  pour  leur  utilité  ,  per- 
sonne ne  pourroit  appeller  bienfaits  un 
échange  de  fervices. 

//  s'attira  tellement  la  haine  de  tous  les 
honnêtes  gens  qu'il  efl  obligé  de  V  avouer  dans 
fa  lettre  à  M.  l'Archevêque  de  Paris  ,  pag,  3. 
«  Je  me  fuis  vu  ,  dit  -  il  ,  dans  la  même 
»  année  recherché ,  fêté ,  même  à  la  Cour  : 
»  puis  infulté  ,  menacé,  détefié  ,  maudit: 
»  les  foirs  on  m'attendoit  pour  m'anafïï- 
»  ner  dans  les  rues  ;  les  matins  on  m'an- 
»  nonçoit  une  lettre  de  cachet». 

Je  ne  vois  point ,  Monûeur  ,  que  Jean- 
Jaques  avoue  dans  ce  paflage   qu'il  s'at- 

Supplément.  Tome  XI.  Z 


354        Réflexions. 

tira  la  haine  de  tous  les  honnêtes  gens.  Il 
s'y  plaint  de  s'être  vu  détefté  ;  mais  il  ne 
s'y  aceufe  point  de  fe  l'être  attiré.  Ces 
mots  honnêtes  gens  ne  s'y  trouvent  même 
pas  :  la  Cour  feule  y  eft  nommée  ,  &  com- 
me elle  n'a  pas  le  privilège  exclufif  de 
contenir  d' honnêtes  gens  ,  tin  homme  qui 
a  eu  le  malheur  d'y  paroître  dans  un 
point  de  vue  défavantageux  ,  peut  pof- 
féder  à  jufte  titre  l'eftime  &  l'amitié  de 
beaucoup  iïhcnnétes  gens.  Ce  qu'il  y  a  de 
fur ,  c'eit  que  fi  on  raffembioit  les  amis 
que  Jean-Jaques  a  dans  Paris  ,  on  en  coin- 
poferoit  la  meilleure  compagnie  de  cett* 
immenfe  ville.  Au  refre  ,  Monneur ,  il  y 
a  ici  un  compliment  à  vous  faire ,  votre 
citation  eft  prefque  fidelle.  Mais  à  quoi 
bon  cette  lueur  de  ûncérité  qui  va  être 
obfcurcie  par  les  ténèbres  du  menfonge  } 
Croyez-moi ,  puifque  vous  voulez  faire 
le  procès  à  Jean-Jaques,  demeurez  conf- 
tamment  attaché  à  l'ufage  qu'ont  adopté 
fes  ennemis  ;  ne  le  faites  jamais  parler 
comme  il  parle. 

On  demande  comment  il  Je  pourroit  faire 
^ù il  fût  généralement  maudit ,  détejlé3fan$ 


RÉFLEXIONS.  35£ 

m&oir  fait  au  moins  que/que  ckofe  de  dé*° 
îeflable. 

Perfonne  ne  fait  une  fi  fotte  quefKon» 

On  ne  croit  point  que  Jean-Jaques  (bit 
généralement  détefté  ;  ainfi  on  ne  peut  par- 
tir de  cette  opinion  pour  croire  qu'il  ait 
fait  quelque  ckofe  de  détejlable.  Mais  ,  s'il 
étoit  généralement  détejlé  pour  avoir  fait 
quelque  ckofe  de  détejlable  ,  la  choie  détefia- 
ble  qui  le  feroit  généralement  détefter ,  feroit 
généralement  fue  ;  &  il  n'y  auroit  point  de 
que  frion  à  faire.  En  vérité ,  Moniieur  ,  vos 
raifonnemens  font  aufli  vicieux  que  vos 
motifs. 

Si  vous  voulez  bien ,  je  ne  répondrai 
pas  à  ce  que  vous  dites  fur  la  comédie  &c 
l'opéra  de  Jean -Jaques:  cela  ne  vaut  pas 
la  peine  d'être  combattu.  Il  n'efr  feule- 
ment pas  vraifemblable  qu'un  homme  qui 
avoue  une  mauvaife  comédie  qu'on  ne 
favoit  pas  être  de  lui  ,  i'e  donne  pour  au- 
teur de  la  muhque  d'un  opéra  qu'il  n'a 
pas  faite.  ParTons  à  des  chofes  auiïi  fauffes, 
6c  plus  graves. 

On  a  très-mal  inflruu  M.  de  Voltaire  fi 
on  lui  a  dit  que  M.  de  Montmollin  fe  pi- 
quoit  de  fnefe   &  de   délicatejfe.   Ctjl    un 

Z  % 


3  5<5  RÉFLEXION*. 

homme  trcsfimple ,  &  très  uni  ;  à  qui  on  na 
reproché  que  de  s'être  laiffé  féduire  trop  long* 
tems  par  Roujfeau. 

C'eft  vous  ,  Monfieur  ,  qu'on  a  tris- 
mal  injlruit.  M.  de  Montmollin  trop  fin 
pour  fe  piquer  de  fineffe ,  n'a  de  jimple  6c 
d'uni  que  l'extérieur.  Il  efï  adroit,  fouple, 
patelin ,  circoniped  ;  &  a  plus  d'efprit  qu'il 
n'en  faut  pour  n'être  la  dupe  de  perfonne. 
Je  tiens  ce  portrait  (  que  j'abrège  )  de  gens 
qui  le  connohTent  5  &  qui  ont  étudié  fous 
jfes  loix.  Jean-Jaques  ne  l'a  point  féduit  : 
mais  il  n'a  point  féduit  Jean  -  Jaques  ;  ÔC 
voilà  la  fource  de  leurs  démêlés. 

Non-feulement  la  déclaration  de  J.  J.  Rouj- 
feau contra  le  livre  de  tEfprit,  &  contre  fes 
amis  (<z  ) ,  efl  entre  les  mains  de  M.  de  Mont- 
mollin ;  mais  elle  efl  imprimée  dans  un  écrit 
de  lui ,  intitulé ,  Réfutation  d'un  libelle  -s 
page  90. 

Voilà  bien  le  plus  criant  abus  qu'on  ait 
jamais  fait  de  la  faculté  d'écrire  !  J'ai  fous 
les  yeux  l'écrit  de  M.  de  Montmollin  que 
vous  citez,  Monfieur.  Ce  miniiîre  y  raporte 


(.a)  Je  voudcoi*  bien  fkvoir  c»  <jue  c'eft  ^ue  ks  «m& 
i'na  livre. 


Réflexions.  357 
(  depuis  la  page  81  jufqu'à  la  page  10 1, 
ainfi  la  page  90  s'y  trouve  comprife  )  une 
lettre  qu'il  avoit  écrite  le  25  feptembre 
1762  à  M.  N.  N.  à  Genève,  par  laquelle 
il  lui  mandoit  que  dans  une  convention 
qu'il  difoit  avoir  eue  le  25  août  précé- 
dent avec  M.  Rouffcau  ,  au  fujet  de  les 
ouvrages  ,  &  fur-tout  de  fon  Emile  ,  cet 
auteur  lui  avoit  protefté  «  qu'il  n'avoit 
»  point  eu  en  vue  la  religion  chrétienne 
»  réformée  »  mais  qu'il  étoit  entré  dans 
fon  plan  trois  objets  principaux  ,  dont  le 
fécond  étoit  (  je  laiiïe  à  part  les  deux  au- 
tres ,  )  «  de  s'élever  non  pas  précifément , 
»  directement ,  mais  pourtant  affez  claire- 
»  ment  contre  l'ouvrage  infernal  de  l'Ef- 
»  prit,  qui,  fui vant  le  principe  déteftabîe 
»  de  fon  auteur  prétend  que  fentir  &  ju- 
»  ger  font  une  feule  &  même  chofe  :  ce 
»  gui  eji  évidemment  établir  le  matérialifme  »„ 
Où  avez-vous  pris  ,  Moniieur ,  que  par- 
ler à  un  eccléfiaiiique  avec  toute  la  con- 
fiance qu'on  préfume  qu'il  mérite  ,  &  cela 
dans  une  converfàtion  particulière  ,  fur 
des  principes  établis  dans  un  livre  ,  lui 
dire  qu'on  a  eu  intention  de  les  combat- 
tre ,  fans  nommer  ni  le  livre  ,  ni  l'auteur, 


35S         Réflexions.' 
ç'efl  faire  une  déclaration  authentique  con~ 
tre  ce  livre  ;    c'efl  fe  rendre   Caccufateur 
de  fon  auteur  ;  c'efl  rouvrir  des  plaies  qui 
faignent    encore  ;    c'efl    devenir    coupable 
d'une  baffe  ingratitude,  d'une  envie  fecrete  , 
d'une    calomnie    infâme?   Où  avez  -  vous 
pris  tout  cela  ?  Dans  le  defir  de  le  faire 
croire  aux  autres.   Mais   ce  defir  ne  vous 
reuffira  pas  :  vos  moyens  vous  éloignent 
de  votre  but  :  ce  n'efl  pas  fur  Jean-Jaques 
que   vous  dirigez    l'indignation  des  gens 
de  bien,  c'efl  fur  vous-même.  Je  penfe 
sfTez  avantageufement  de  M.  Helvétius  , 
pour  croire   qu'il  rejette  avec    horreur  % 
l'odieux    &  inutile   appui   que    vous  lui 
offrez.  Cet  homme  équitable  ,  &  éclairé > 
dont  l'exemple  réfute  les  écrits  ,   fait  que 
des  opinions  inférées  dans  un  livre  font 
abandonnées  à  la  cenfure    publique  ;    &C 
que  l'auteur  n'a  point  à  fe  plaindre  de  celui 
qui  les  relevé ,  quand  il  ne  cherche  point 
à  empoifonner  (ts  motifs.  Tout  homme 
peut  errer  :  c'efl  de  fon  défenfeur ,  &  non 
pas  de  fes   erreurs  que  M.  Helvétius  doit 
être  humilié  :   la  célébrité  de    fon  livre 
pouvoit  les  rendre  plus  dangereufes  ,  que- 
fa  ïéîraclation  ne  nouvoit  cire  utile.  Cela 


RÉFLEXIONS.  359 

«e  fauroit  être  conteflé.  Jean -Jaques  a 
donc  bien  fait  de  les  combattre  ;  il  ne  fe- 
roit  point  blâmable  de  l'avoir  dit  à  M.  de 
Montmollin  ;  &  M.  de  Montmoliin  ne  fe- 
roit  point  blâmable  non  plus  de  l'avoir 
répété  ;  parce  qu'on  ne  peut  mal  faire  en 
mettant  au  jour  une  chofe  où  il  n'y  a 
point  de  mal  ,  que  dans  des  circonflances 
où  ne  fe  trcnivoient  ni  M.  Helvétius  ,  ni 
Jean- Jaques.  Mais  ,  qui  vous  a  dit,  Mon- 
sieur ,  que  dans  le  compte  que  M.  de  Mont- 
mollin rend  à  fon  ami  de  ce  qui  s'eïl  pafTé 
à  cet  égard  ,  il  fe  fert  des  mêmes  termes 
dont  Jean- Jaques  s'elt  fervi  ?  Pour  moi , 
dans  la  quantité  d'adverbes  ,  ck  dans  l'es- 
pèce d'adjeclifs  dont  la  déclaration  qu'il  • 
rapporte  efl  furchargée  ,  je  ne  reconnois 
point  la  manière  dont  Jean -Jaques  s'ex- 
prime :  fi  elle  contient  les  idées ,  elles  y 
font  revêtues  du  langage  de  M.  de  Mont- 
mollin ,  ce  qui  doit  nécessairement  les  chan- 
ger :  fans  cependant  qu'on  puiffe  taxer  ce 
dernier  de  mauvaife  foi  ;  parce  qu'il  cil 
tout  fimple  que  la  mémoire  ne  fournilTe 
que  la  fubftance  d'une  convcrfation  qui  a 
été  terme  un  mois  auparavant  le  moment 
où  on  en  parle.  D'ailleurs  Jean -Jaques  a 

Z  4 


'360  R  i  f  l  e  x  r  o  n  s: 
donné  dans  une  note  qui  fe  trouve  â  ï£ 
page  12  des  Lettres  de  la  montagne ,  un 
témoignage  public  de  fon  eftime  pour  M, 
Helvétius,  qui  le  juftifïe  pleinement  des 
mauvaifes  intentions  que  vous  ofez  lui 
imputer.  A  la  vérité  ,  ni  M.  Helvétius  ,  ni 
VEfprii  n'y  font  nommés  :  mais  l'un  èc 
l'autre  y  font  fi  clairement  défignés  que, 
û  cette  note  contenoit  quelqu'accufation , 
ou  feulement  quelque  farcafme ,  Jean- 
Jaques  feroit  ingrat  envers  fon  bienfaiteur, 
La  voici. 

«  Il  y  a  quelques  années  qu'à  la  pre- 
»  miere  apparition  d'un  livre  célèbre ,  pe 
»  réfolus  d'en  attaquer  les  principes  que 
»  je  trouvois  dangereux.  J'exécutois  cette 
f>  entreprife  quand  j'appris  que  l'auteur 
»  étoit  pourfuivi.  A  l'inflant  je  jettai  mes 
»  feuilles  au  feu  :  jugeant  qu'aucun  de- 
»  voir  ne  pouvoit  autorifer  la  baffefle  de 
»  s'unir  à  la  foule  ,  pour  accabler  urt 
»  homme  d'honneur  opprimé.  Quand  tout 
»  fut  pacifié  ,  j'eus  occafion  de  dire  mon 
»  fentiment  fur  le  même  fujet  dans  d'au- 
»  très  écrits  ;  mais  je  l'ai  dit,  fans  nom- 
s*  mer  le  livre  ,  ni  l'auteur.  J'ai  cru  de- 
$►  voir  ajouter  ce  refpe&  pour  fon  mal- 


/ 


RÉFLEXIONS.  36* 

j>  îleur ,  à  l'eftime  que  j'eus  toujours  pour 
»  fa  perfonne.  Je  ne  crois  point  que  cette 
»  façon  de  penfer  me  foit  particulière  ; 
»  elle  efl:  commune  à  tous  les  honnêtes 
»  gens.  Si-tôt  qu'une  affaire  efl  portée  au 
»  criminel,  ils  doivent  fe  taire  ,  à  moins 
»  qu'ils  ne  foient  appelles  pour  témoi- 
»  gner  ». 

C'efl,  Monlîeur,  d'après  cette  décla- 
ration qui  efl  bien  de  Jean- Jaques,  qu'il 
faut  juger  fa  conduite  ,  &  fes  motifs  : 
parce  que  Jean-Jaques  n'efl  point  un  four- 
be ;  oz.  qu'il  ne  peut  fe  méprendre  fur  ce 
qu'il  penfe ,  comme  M.  de  Montmollin 
fur  ce  qu'il  a  entendu.  Je  viens  d'établir  , 
Monfieur  ,  qu'en  fuppofant  vrai  l'expo fé 
de  M.  de  Montmollin,  vous  auriez  fait 
une  noirceur  abominable  en  abufant  de  cet 
expofé  pour  charger  Jean- Jaques  de  tort.; 
qu'il  n'eut  jamais,  qui  font  trop  oppofés 
à  fbn  caractère  pour  qu'il  puifTe  jamais  les 
avoir.  Mais  vous  avez  fait  bien  pis  en- 
core: vous  êtes  parti  pour  l'accufer  d'un 
écrit  «  défavouc  par  la  vénérable  Gaffe  *» 
dont  M.  de  Montmollin  eft  membre  ; 
d'un  écrit  que  M.  de  Montmollin,  malgré 
tout  fon  crédit ,  «  n'a  jamais  pu  faire  im- 


362  RÉFLEXIONS. 

»  primer  avec  permijfwn  »  ;  enfin  d'un  écrit 
où  M.  de  Montmollin  rapporte  «  des  en- 
»  tretiens  qui  n'ont  jamais  exiité  ».  D'a- 
près cela  ,  Moniteur  ,  jugez-vous. 

Les  petits  garçons  &  Les  petites  filles  lui 
jetterent  des  pierres. 

Voilà  le  texte  de  cet  article  ;  en  voici 
le  commentaire. 

Il  ejl  vjai  qu'on  jetta  quelques  pierres  k 
J.  J.  Roujfeau  ,   &  à  la  nommée  le  Valeur. 

Cela  efl  vrai ,  Moniîeur  ?  Eh  !  comment 
le  favez-vous  ?  Je  ne  fâche  pas  que  d'au- 
tres que  Jean  -  Jaques  ,  &:  fes  parti  fans 
l'ayent  dit.  Pourquoi  les  en  croyez-vous  ? 
Vous  lavez  bien  comme  on  invente  :  qui 
vous  afïure  qu'ils  ne  l'ont  pas  inventé  ?  Je 
fuis  toujours  étonnée  de  trouver  de  la 
confiance  chez  des  gens  qui  n'ont  pas  le 
droit  d'en  infpirer. 

Qu'il  traîne  par  -  tout  après  lui  ,  &  qui 
était  fans  doute  la  confidente  de  Madame  de 
Wolmar. 

En  admettant  votre  fuppofition  ,  Mon- 
fieur  ,  il  eft  bien  digne  de  vous  de  faire 
un  crime  à  Jean- Jaques  de  s'attacher  une 
perfonne  qui  a  confacré  fes  foins  à  une 
femme  vertueufe  qu'il  adoroit.  Car  pour 


Réflexions;       363 

<me  la  nommée  le  Vajfeur  eût  été  la  con- 
fidente de  Madame  de  Wolmar ,  il  faudroit 
que  Jean- Jaques  fût  Saint-Preux.  Mais  cette 
iûppofition  que  vous  avez  la  bonté  de 
prendre  pour  une  méchanceté ,  n'eft  qu'une 
balourdife;  puifque  malgré  l'incertitude  que 
Jean-Jaques  s'eft  plû  à  laiffer  fubiifler  fur 
ce  point ,  fans  doute  afin  de  rendre  la  lec- 
ture de  fa  Julie  encore  plus  piquante  ,  tout 
le  monde  s'accorde  à  croire  que  ce  char- 
mant ouvrage  eu  de  pure  imagination.  . 

Cela  pouvoit  avoir  caufé  du  fcandale  à 
Métiers-Travers  (£),  &  avoir  été  l 'occafion 
de  cette  grêle  de  pierres  ,  qui  na  pourtant 
pas  été  conjidérable  ,  &  dont  aucune  71  at- 
teignit le  jîeur  Jean- Jaques ,  ni  la  le  Vaf- 
feur.  Il  ejl  naturel  que  l'extrême  laideur  de 
cette  créature ,  &  la  figure  grotefque  de  Jean- 
Jaques  déguifé  en  Arménien  ,  ayent  induit 
ces  petits  garçons  à  fiaire  des  huées  &  à 
jetter  quelques  cailloux. 

Vous  ne  connoiffez  point  Mlle,  le  Vaf< 
feur  ,  Monfieur ,  ou  vou«  ne  vous  con- 
noiffez point  en  extrême  laideur.   Heureu- 


(b)    De  petits  garçons  Ce  de  petites   filial  être  fufcep.'iblcs 
de  fcandale  5  Eu  Suide  !  Quelle  i'itic  ! 


364  RÉFLEXIONS. 

iement  pour  Jean-Jaques ,  que  les  charmesï 
de  fa  gouvernante  eufTent  fait  aflbmmer, 
fî  comme  il  n'en  faut  pas  douter ,  on 
avoit  proportionné  la  force  des  coups  , 
à  la  grandeur  du  fcandale  ;  Mlle.  le  Vaf- 
feur  n'eft  pas  jolie  :  mais  elle  a  la  phifio- 
nomie  honnête ,  le  maintien  décent  ;  &c 
n'eft  du  tout  point  faite  pour  exciter  les 
huées.  Quant  à  Jean-Jaques  ,  fi  la  figure 
d'un  homme  qui  a  vieilli  dans  l'étude ,  le 
travail ,  les  chagrins  &  les  fouffrances  , 
peut  paroître  grotefque  parce  qu'il  a  adop- 
té un  coftume  plus  fimple,  plus  commo- 
de ,  &  en  même  tems  plus  noble  que  le 
coftume  françois,  ce  ne  peut  être  qu'à 
des  enfans,  &  à  vous.  Permettez  -  moi , 
Monfieur ,  d'obferver  en  paftant  ,  qu'il 
ne  vous  échappe  pas  un  trait  qui  ne  dé- 
celé le  plus  mauvais  cœur  du  monde.  Je 
me  dois  cette  obfervation  ;  elle  feule  peut 
excufer  la  facilité  de  quelques-unes  de 
mes  remarques. 

Mais  il  ejl  fayx  que  Jean- Jaques  ait  couru 
le  moindre  danger. 

Il  l'a  dit  cependant ,  pourquoi  ne  vou- 
lez-vous pas  le  croire  ,  puifque  vous  vous 
en  rapportiez  à  lui ,  il  n'y  a  qu'un  inftant } 


RÉFLEXIONS,  365 

Pourquoi?  c'eft  que  deftitué  de  principes; 
indifférent  fur  la  vérité  &  fur  le  menfonge; 
fenfible  au  feul  attrait  de  nuire  ,  vous 
avouez  qu'un  homme  eft  digne  de  foi ,  ou 
vous  niez  qu'il  le  foit ,  félon  que  cela  con- 
vient à  vos  perfides  defTeins. 

Les  lettres  de  la  Montagne  font  un  ou- 
vrage encore  plus  infenfè ,  iil  ejî  pojjlble  , 
que  la  profeffion  de  foi  qu'il  Jigna  entre  les 
mains  de  M.  de  Montmollin. 

En  vérité  ,  Monsieur  ,  vous  faites  bien 
de  l'honneur  à  la  piété  ,  ou  aux  lumières 
de  M.  de  Montmollin,  en  l'accu fant  publi- 
quement d'avoir  fur  une  profeffiort  de  foi 
fi  infenfée ,  qu'il  eft  prefqu 'impoffible  que 
quelque  chofe  le  foit  davantage ,  admis  à 
Taéte  le  plus  important  de  fa  religion,  un 
homme  dont  les  opinions  en  matière  de 
dogmes  lui  avoient  été  fufpeftes. 

L objet  de  cette  lettre  efl  Ranimer  une  par- 
tic  des  Citoyens  de  fa  patrie  contre  t  autre. 

De  quel  droit  décidez -vous  que  les  in- 
tentions de  Jean -Jaques  font  diamétrale- 
ment oppofées  à  l'idée  qu'il  en  donne  ?  Il 
défapprouve  la  démarche  des  Repréfentans; 
il  s'y  eft  oppofé  de  tout  fon  pouvoir  ; 
fes  parens  s'en  font  retirés  à  fa  follicita- 


$66  RÉFLEXIONS. 

rion.  Il  le  dit,  &  perfonne  ne  le  contefte. 
Eïî-ce  là  la  conduite  d'un  homme  qui  veut 
déchirer  le  fein  de  fa  patrie  ,  fans  autre 
intérêt  que  le  plaifir  de  faire  parler  de  lui , 
puifqu'il  s'en  étoit  déjà  retranché  ?  Efl-ce 
à  Jean  -  Jaques  à  rechercher  la  célébrité 
c'Erofîrate  ?  Les  lettres  de  la  Montagne, 
n'ont  point  donné  lieu  aux  troubles  de 
Genève  ,  puifqu'ils  en  font  le  fujet.  Voilà 
tout  ce  que  mon  ignorance  me  permet  de 
dire  fur  cet  article.  AufÏÏ  peu  iniîruit  que 
moi  ,  Monfieur  ,  que  n'êtes -vous  aum* 
circonfpeft  ! 

//  dit  aux  Bourgeois  de  Genève  ,  page 
ij6 \  qùil  a  fait  des  miracles  tout  comme 
Notre  Seigneur. 

Eh  bien  !  A  votre  afïiirance  ,  qui  ne 
croiroit  que  vous  dites  vrai  ?  Rien  n'eft 
cependant  plus  faux  que  votre  citation. 
Voici  ce  que  dit  Jean-Jaques  page  136. 

«  Tout  ce  qu'on  peut  dire  de  celui  qui 
»  fe  vante  de  faire  des  miracles  ,  c'efi!: 
»  qu'il  fait  des  chofes  fort  extraordinaires  ; 
»  mais  qui  efl-ce  qui  nie  qu'il  fe  fafTe  des 
»  chofes  fort  extraordinaires  ?  J'en  ai  vu  , 
«  moi ,  de  ces  chofes-là  ,  &  même  j'en 
*>  ai  fait  », 


RÉFLEXIONS.'  367 

Or  comme  Notre  Seigneur  ne  fe  vantoit 
point  de  faire  des  miracles  ;  qu'il  en  refit- 
toit  même  à  ceux  qui  ne  vouloient  croire 
en  lui  qu'à  ce  prix  ,  ce  n'etl  ni  de  Notre 
Seigneur,  ni  à?  œuvres  pareilles  aux  fiennes 
que  Jean- Jaques  a  prétendu  parler  dans  ce 
pa  liage. 

Les  lettres  de  la  Montagne  font  d'ailleurs 
d'un  mortel  ennui  ,  pour  quiconque  nefl  pas 
au  fait  des  difcuffions  de  Genève. 

Je  le  favbis  bien  que  vous  n'étiez  pas 
m  agi  frai  :  mais  11  quelqu'un  pouvoit  vous 
le  croire  ,  cette  mal-adroite  aiïerticn  -fuiTl- 
rûit  pour  le  détromper  ,  car  il  n'y  a  pas 
un   magiflrat  pour  qui  la  féconde  partie 
des  lettres  ne  foit  intéreiTanîe ,  &  la  pre- 
mière l'err.  pour  tout  le  monde. 
Elles  font  ajfei  mal  écrites. 
Pour  cette  fois ,  Monfieur ,  ce  ne  fera 
pas  moi  qui  aurai  l'honneur  de  vous  répon- 
dre :  ce  fera  un  homme  avec  qui  vous 
faites  caufe  commune  ;  &  je   me  rabats 
d'autant  plus  volontiers  à  la  fonction  de 
copiile  ,   que  j'ai  le  plus   grand  plaifir  à 
mettre  aux  prifes  entr'eux  les  ennemis  de 
Jean  -  Jaques.  Dans  une  lettre  adrefTée  à 
la  vénérable  Claffe  ,  &  dont  M,  de  Mont- 


368  RÉFLEXIONS. 

rnollin  avoue  Fexifîence  (autorité  par  fois 
refpe&able  pour  vous  )  l'auteur  anonyme  , 
après  avoir  fort  maltraité  Jean  -  Jaques  fur 
fon  chriftianifme  ,  s'evplique  ainlî  fur  fa 
politique  ,  &  fa  façon  d'écrire  :  «  Comme 
*  Citoyen  ,  dans  le  fécond  volume  ,  il 
»  mériteroit  prefque  d'être  canonifé  par 
»  les  Etats  républicains  ,  bien  loin  d'en 

m  être   décrété Il   pourfuit    l'efprit 

»  tyrannique  ,  la  manie  defpotique  dans 
v>  leurs  derniers  retranchemens  ;  démêle 
v>  leurs  artifices  les  plus  retorts  ;  fans  que 
»  la  -beauté  enchanterelfe  de  fon  langage 
»  nuife  ,  tant  s'en  faut ,  à  la  vigueur  mâle 
»  de  fon  raifonnement  ». 

Emile  ejl  une  compilation  indigejie  de  paf- 
fages  de  Plutarquc ,  de  Montagne  ,  de  St. 
Evremont ,  du  Dictionnaire  Encyclopédique , 
&  de  trente  autres  auteurs. 

En  ajoutant  à  ceux-là  les  feize  que  vous 
nommez  plus  bas  ,  cela  fait  au  moins  cin- 
quante-cinq auteurs.  ïl  faut  que  vous  foyez 
bienfavant,Moniieur,  que  vous  porlediez 
bien  à  fond  cette  quantité  d'auteurs  pour 
avoir  reconnu  dans  Emile  tous  les  princi- 
pes ,  toutes  les  penfées ,  tous  les  raifon- 
nemens  qui  leur  appartiennent  ;  au  travers 

du 


RÉFLEXIONS.  369 

èa  vernis  de   fraîcheur  que   la   magique 
plume  de  Jean -Jaques   met  fur   tout  ce 
qu'elle  exprime.  Pour  moi  qui  n'ai  que  la 
fcience  de  Socrate  ,  je  ne  fais  point ,  je  ne 
cherche  point  à   favoir  û  Jean -Jaques  a 
deviné ,  ou  non  ,  toutes  les  vérités  qui  fe 
trouvent  dans  fes  ouvrages.  Bien  plus  ca- 
pable de  fehtir  que  de  critiquer ,  je  m'en 
tiens  à  lui  favoir  un  gré  infini  de  les  avoir 
mifes  à  ma  portée ,  en  les  réuninant  fous 
un  feul  point  de  vue  ,  &  en  les  ornant  des 
grâces  du  ftyle  le  plus  attrayant.....  Mais 
je  n'y  faurois  tenir,   il  faut,  Monfieur, 
que  je  vous  dife  ce  que  je  penfe.  Vous 
vous  donnez-là  un  air  d'érudition  qui  ne 
quadreniavecleschofesque  vous  dites-  ni 
avec  votre  façon  de  les  dire.  Ne  le  devriez"- 
vous  point  au  pédant  ,  trbs-méprifabU  af* 
furément  comme  littérateur  ,  qui  a  fait  les 
plagiats  de  Jean  -Jaques  ?  Si  cela  étcit,  en 
confidération  du  fervice  qu'il  vous  a  rendu 
vous  devriez  le  traiter  avec  plus  d'indul- 
gence. Pardon ,  Monfieur ,  de  ma  fmcérité. 
Mais  nous  autres  anonymes  ,  nous  avons 
le  droit  de  mentir  &  de  dire  vrai  impu- 
nément.   Nous  nous  le  fommes  partagé 
ce   droit  :  je   n'envie   point    votre    lot  ; 
Supplément,  Tome  XI.  A  a 


37©  RÉFLEXIONS. 

trouvez  bon  que  je  faffe  ufage  du  mien., 

Jean- Jaques  fuppofc  qu'il  ejl  chargé  de 
former  un  jeune  fe'igneur  ;  &  au  Heu  de  s'y 
prendre  comme  on  fait  dans  C  Ecole  militaire , 
qui  ejl  le  plus  beau  monument  du  rcgnc  de 
Louis  XV ,  il  fait  apprendre  à  fon  pupille 
le  métier  de  menuijier. 

Je  fuis  forcée  d'avouer  que  Jean- Jaques 
doit  être  bien  honteux  d'avoir  fur  cet  ob- 
jet ,  ainn*  que  fur  la  convenance  des  états 
dans  le  mariage ,  des  idées  auffi  bafTes  que 
le  fameux  Czar  Pierre.  Mais  ne  fait-il  ap- 
prendre à  fon  pupille  que  le  métier  de  me- 
nuijier ?  Toujours  de  la  mauvaife  foi,  elle 
fait  partie  de  votre  eflence. 

Voici  conment  il  fait  parler  le  ficaire 
Savoyard  :  «  l'idée  de  création  confond. 
»  Qu'un  être  que  je  ne  conçois  pas  donne 
»  Fexiftence  à  d'autres  êtres  ,  cela  n'eft 
»  qu'obfcur  &  incompréhensible.  Mais  que 
»  l'être  &  le  néant  fe  convertirent  l'un  dans 
»  l'autre  ,  c'efî  une  claire  abfurdité  ». 

Non,  Monfieur  ,  ce  n'efr.  pas  comme 
cela  que  Jean- Jaques  fait  parler  le  Vicaire 
Savoyard  ;  c'eft  comme  ceci.  «  L'idée  de 
»  création  me  confond  ,  &  pajfe  ma  por- 
»  tés Qu'un  être  que  je  ne  conçois 


RÉFLEXIONS.  37Ï 

n  pas  donne  l'exiftence  à  d'autres  êtres , 
»  cela  n'efl  qu'obfcur  &  incompréhensible  : 
»  mais  que  l'être  ,  &  le  néant  fe  conver- 
»  tiffent   d'eux  -  mêmes  l'un  dans   l'autre , 
»  c'ejl    une    contradiction   palpable  ,    c'efl 
»  une  claire  abfurdité  ».  De  petites  fouf- 
îractions  produifent  de  grandes  différences , 
Moniieur  ,  vous  n'en  faites  que  parce  que 
tous  le  favez  bien  :  heureufement  ceux 
qui  me  liront  le  favent  aufîi.  Si  la  médio- 
crité pouvoit  fe  douter  de  fon  infuffifance  , 
vous  auriez  confulté  quelques  perfonnes 
plus  éclairées  que  vous  ;  certainement  vous 
en  connoiffez,  quoique  fans  doute  vous 
n'en  reconnoiffiez  pas  :  elles  vous  auroi^nt 
épargné  le  ridicule  d'appeller  galimathias 
ce  qui  paffe  votre  intelligence.  Mais ,  Mon- 
fieur ,  vous  qui  avez  lu  tant  de  chofes  , 
que  ne  liftez- vous  les  réfutateurs  de  Jean- 
Jaques  :  vous  auriez  vu  qu'ils  ne  prennent 
point  le  paffage  en  quefhon  pour  du  gali- 
mathias :  vous  auriez  vu  ,  &  cela  eft  fort 
bon  à  voir  ,  «  qu'ils  rendent  juftice  à  {es 
»  talens  ;  qu'ils  refpeclent  les  vertus  mo- 
»  raies  dont  il  fait  profefîion ,  qu'ils  ap- 
»  plaudiflent  au  zèle  qu'il  fait  paroître  pour 
»  les  grandes  vérités  de  la  religion  natu- 

A  a  2 


37^     RÉFLEXIONS. 

»  relie  ».  Vous  auriez  vu  qu'ils  trouvent 
ion  ftyle  «  élevé ,  brillant ,  nerveux  ,  en- 
»  chanteur  » ,  &  non  pas  comme  vous  le 
trouvez ,  déçoit fu  ,  inégal ,  confus  ,  &  yà^i  . 
harmonie.  Ils  le  difent  du  moins  ;  &  ce  té- 
moignage eft  d'autant  plus  avantageux  à 
Jean-Jaques ,  qu'ils  nele  lui  rendent  que 
pour  fe  faire  valoir  eux-mêmes. 

//  s'ejl  trouvé  des  perfonnes  ajje^Jïmplea 
■pour  croire  quEmïiQ  ejl  bien  écrit. 

Oui ,  des  princes  ,  des  prélats  ,  des  mi- 
litaires ,  des  magijlrats ,  des  gens  de  lettres^ 
des  bourgeois  ,  des  femmes.  Toutes  les 
claffes  de  la  ibciété  renferment  de  ces  im- 
bécilles-là.  , 

Si  cela  ejl  le  Téîémaque  Cejl  donc  bien  maL 

Bon  Dieu  ,  quelle  conféquence  !  Quant 
aux  lettres  de  Jean-Jaques  ,  félon  vous  , 
Monfieur ,  confervées  par  hafard  &  livrées 
à  dejjein  par  les  héritiers  de  M.  du  Theil , 
je  ne  vous  en  parlerai  point,  parce  qu'il 
y  a  fur  cet  objet  des  choies  que  j'ignore  ;  & 
qu'il  ne  faut  pas  que  je  dife  celles  que  je  fais. 

Jean- Jaques  conjeille  au  Dauphin  de  Fran- 
ce ,  au  Prince  de  Galles  ,  à  V Archiduc  d'é- 
poufer  la  fille  du  bourreau. 

Voiei  ce  que  dit  Jean -Jaques  fur  les 


Réfle.  xio  n  s.  373 
convenances  qui  doivent  déterminer  le 
choix  de  tout  homme  qui  veut  Ce  marier, 
«  Je  ne  dis  pas  que  les  rapports  conven- 
»  tionnels  foient  indifferens  dans  le  ma- 
»  riage  ;  mais  je  dis  que  l'influence  des 
»  rapports  naturels  l'emporte  tellement  fur 
»  la  leur ,  que  d'eu,  elle  feule  qui  décide 
»  du  fort  de  la  vie  ;  &  qu'il  y  a  telle  con- 
»  venance  de  goûts,  d'humeurs,  de  fen- 
»  timens ,  de  caractères  qui  devroit  enga- 
»  ger.un  père  fage  ,  fût -il  prince  ,  fût  -  il 
»  monarque,  à  donner  fans  balancer  à  fon 
>►  fils  la  fille  avec  laquelle  il  auroit  toutes 
»  ces  convenances  ,  fût-elle  née  dans  une 
»  famille  déshonnête  ,  fût  -  elle  la  fille  du 
«  bourreau  ». 

Ce  n'cft  point  là  donner  un  confeiî  s 
Monfieur  ;  c'efl  expofer  fon  fentiment.  Au 
refle  ,  fi  les  fouverains  ont  droit  au  bon- 
heur ,  ce  fentiment  fi  oppofé  à  l'ufage  , 
eft  très-conforme  à  la  raifon  &  aux  bonnes 
mœurs-  Lorfque  Pierre  le  Grand  époufa 
Catherine,  il  n'étoit  à  la  vérité  pas  prouvé 
qu'elle  fût  la  fille  d'un  bourreau.  ;  mais  il 
n'étoit  pas  prouvé  non  plus  qu'elle  ne  fût 
pas  la  fîîle  d'un  pendu. 

Si  elle  ejl  belle  &  honmic  ; 

Aa  5 


374         ReflexionsJ 

Jean -Jaques  exclud  la  beauté ,  &  la  lai- 
deur. Quant  à  l'honnêteté  ,  elle  eft  fous- 
entendue  &  il  n'en  parle  pas. 

Car  ceji  toujours  thonnéteté  qui  dirige 
Jean  -  Jaques. 

Cela  eft  vrai  :  feroit-ce  pour  cela  que 
fes  adverfaires  &  lui  fe  rencontrent  fi  ra- 
rement } 

Puijquil  eft  permis  à  un  Diogene  fubal- 
teme  &  manqué  (  c)  tfappeller  jongleur  le. 
premier  Médecin  de  Monfeigneur  le  Duc 
d'Orléans. 

Je  ne  dis  point  que  M.  Tronchin  mérite 
le  nom  défobîigeant  qu'une  inimitié  réci- 
proque ,  &  certainement  bien  motivée  de 
la  part  de  Jean -Jaques  ,  l'a  porté  à  lui 
donner  dans  une  correfpondance  quidevoit 
demeurer  fecrete  ;  mais  je  dis  que  l'hon- 
neur  d'appartenir  à  un  grand  Prince  ne 
donnant  pas  la  feience ,  &  les  vertus  qu'il 
iuppofe  ,  il  eft  ridicule  de  produire  le  titre 
de  M.  Tronchin  ,  dans  une  occafion  où  il 
ne  s'agit  que  de  fon  caraftere. 

Un  médecin   qui  a  été  fon  ami,  qui  Va 


(O  Que  ces  épithetas  font  heureufes  &  nobles  î 


R   É   F   L  E  X  1  O   R  S.  375 

vif  té ,  traite^  qui  a  été  au  rang  de  fes  Bien- 
faiteurs. 

Encore  un  bienfaiteur  de  Jean-Jaques  i 
que  le  ciel  en  (bit  béni  !  Je  ne  croyois  pas 
qu'il  y  eût  tant  d'heureux. 

Il  efi  permis  à  un  ami  de  M-  Tronchin  d& 
faire  voir  ce  que  cejî  que  le  perfonnage  qui 
ofe  linfulter. 

Dans  ce  cas-là ,  Monfieur  ,  montrez  à 
découvert  les  éditeurs  de  M.  Hume ,  ce 
font  eux  qui  ofent  infulter  M.  Tronchin. 
Qu'eût  été  l'injure  que  Jean- Jaques  lui 
dit ,  fans  la  confiftance  qu'ils  lui  ont  don- 
née ,  en  la  rendant  publique  ?  Rien  dû  tout. 
Sur-tout  montrez  vous  vous-même,  fi 
vous  pouvez  foutenir  l'éclat  du  jour  :  car 
en  vous  difant  ami  de  M.  Tronchin ,  vous 
lui  faites  le  plus  fanglant  outrage  qu'il  puifle 
jamais  recevoir  de  perfonne. 

La  lettre  au  docteur  Panfophe  n  efi  point 
de  M.  de  Voltaire ,  (  Eh  !  qui  pourroit  croire 
qu'elle  en  fût  )  ?  voici  fon  défaveu. 

C'eft  ce  qu'aucun  de  ceux  qui  connoif- 
fent  la  manière  d'être ,  &  d'écrire  de  M. 
de  Voltaire  ne  croira.  Si  jamais  la  bifarre 
fantaifie  d'attribuer  à  cet  agréable  écrivain 
une  lettre  de    votre  façon  vous  refaifit , 

A  a  4 


37$  RÉFLEXIONS. 

prenez  vous-y  plus  adroitement.  îl  eu  il 
aifé  d'injurier  quelqu'un  qui  ïe  tait  ,  de 
dater  de  Femey  ,  &  de  figner  Voltaire  , 
qu'on  ne  peut  nous  en  impofer  à  fi  peu. 
de  frais.  Indépendamment  de  ce  que  vous 
ne  paroifTez  point  fait ,  Monfîeur  le  ma- 
gijirat ,  pour  .être  en  relation  avec  M.  de? 
.Voltaire,  ce  que  vous  lui  faites  dire  fuffit 
pour  prouver  que   ce   n'eft  pas  lui    qui 

parle Mais,  ne  me  ferois-je  point 

trompée  ?  Il  efl  difficile  de  vous  lire  fans 
fe  prévenir  contre  vous.  Voyons  ,  exa- 
minons cette  lettre  phrafe  à  phrafe  :  il  ne 
faut  rien  donner  à  la  prévention. 

Je  ri  ai  jamais  écrit  la  lettre  au  doâeur 
Panfophe  ,  je  m  en  ferois  honneur  Ji  elle 
itoit  de  moi* 

Il  n'y  a  perfonne  dont  cette  lettre  ne 
déshonorât  îe  caractère  ;  &  elle  ne  peut 
faire  honneur  à  l'elprit  de  perfonne.  La 
preuve  que  fon  auteur  le  penfe  ,  c'eft 
qu'il  n'ôfe  fe  nommer. 

j'ai  dû  écrire  celle  que  j'ai  adrejfée  a  M* 
Hume  ;  comme  M.  Walpole  &  M.  d?Alem- 
fyert  ont  dû.  écrire  de  leur  coté. 

La  circonfïance  n'obligeoit  point  égale- 
ment ces  Meilleurs  à  écrire,  M.  "Walpole 


Réflexions;  377 
devoit  s'avouer  coupable  ,  M.  d'Alembert 
devoit  fe  juftifïer  ,  mais  M.  de  Voltaire 
devoit  s'en  rapporter  à  fa  réputation. 

Je  méprife  comme  eux  Roujfeau. 

Si  M.  de  Voltaire  méprifoit  Roujfeau  , 
il  ne  l'auroit  pas  dit  ainfi  :  il  auroit  trop 
bien  fenti  la  conféquence  de  cette  expref- 
lîon.  De  plus  M.  de  Voltaire  a  dans  le  cœur 
je  ne. fais  quel  fentiment  qui  lui  rend  le 
mépris  d'un  ufage  prefqu'impofîible.  Il 
ne  méprife  pas  M.  Fréron  qu'il  s'efforce 
de  traiter  avec  le  dernier  mépris  :  com- 
ment mépriferoit-il  Roujfeau  à  qui  jamais 
il  rien  a  ofé  marquer. 

Les  faits  que  fai  cités  font  vrais  ;  &  j'ai 
fait  mon  devoir  en  les  citant. 

Quand  les  faits  cités  dans  la  prétendue 
lettre  de  M.  de  Voltaire  feroient  aufîi  vrais 
qu'ils  font  faux  ,  l'auteur  n'auroit  pas  dû 
les  citer ,  parce  qu'ils  font  étrangers  à  la 
queftion  ;  &  qu'il  n'eft  jamais  du  devoir 
d'un  particulier  ,  de  fe  rendre  publique- 
ment le  délateur  d'un  autre.  Si  quelqu'un 
trouble  l'ordre  de  la  fociété,  c'eft  à  la  par- 
tie publique  de  le  punir  ;  &  à  tout  hon- 
nête homme  de  le  plaindre. 

Je  me  fuis  trompe  fur  les  dates* 


37&  RÉFLEXIONS.' 

Comment  M.  de  Voltaire  fe  feroit-if 
trompé  fur  les  dates  ,  s*il  avoit  eu  les  ori- 
ginaux en  main  ?  Et  s'il  ne  les  avoit  pas 
eus  ,  eft-il  croyable  qu'il  s'en  fût  rapporté 
à  la  bonne  foi,  &  à  l'exacHtude  des  copiftes? 

L'auteur  des  Remarques  a  raifort  en  tout. 
Il  ny  a  jamais  que  fagrejfeur  &  que  tint- 
pofceur  qui  ait  tort, 

M.  de  Voltaire  a  de  trop  bons  yeux  , 
pour  n'avoir  pas  vu  que  la  féconde  de  ces 
proportions  détruit  la  première. 

Dans  les  affaires  qui  intérejfent  la  fociété9 
ceux  qui  confondent  les  offenfeurs  &  les  of- 
fenfls  n'ont  pas  raifon. 

M.  de  Voltaire  a  coutume  d'écrire  in- 
telligiblement ;  &  perfonne  ne  comprend 
ce  que  fignifïe  cette  phrafe ,  placée  comme 
elle  feft  ;  ni  à  quoi  elle  a  rapport.  Plus 
on  examine  cette  lettre  ,  Monfieur  ,  plus 
il  devient  clair  que  c'eil  votre  ouvrage. 

Il  y  a  dans  vos  Remarques  beaucoup  de 
chofes  fur  iefquelies  la  décence  de  mon 
fexe  Tn'a  kïipofé  filence  ;  beaucoup  d'au- 
tres dont  i'abiurde  faufleté  eft  fi  évidente 
qu'il  auroit  été  fupefflu  d'en  parler  ;  beau- 
coup d'autres  enûn  auxquelles  il  n'y  a 
rien  à  répondre  ,  parce  qu'elles  ne  difent 


Réflexions.  379 
rien  :  comme  vos  puériles  déclamations , 
vos  groiîieres  invectives  ,  vos  extrava- 
gantes réflexions  ,  &c.  ckc.  &c.  Mais  11  je 
fuis  loin  d'avoir  répondu  à  tout ,  je  le 
fuis  encore  bien  davantage  ,  d'avoir  ré- 
pondu comme  je  l'aurais  voulu  à  tout  ce 
que  j'ai  relevé.  Les  défauts  de  cette  ré- 
ponfe  ne  m'engageront  cependant  point 
à  la  fupprimer.  La  caufe  de  Jean  -  Jaques 
méritoit  fans  doute  ,  une  plume  aum*  élo- 
quente que  la  fienne  ;  mais  elle  n'en  avoit 
pas  befoin ,  il  ne  falloit  pas  de  grands  ta- 
lens  pour  perfuader  aux  gens  fenfés  ,  les 
feuls  qu'une  perfonne  fenfée  ait  en  vue, 
que  vos  Remarques  ,  Monfieur ,  font  le 
chef-d'œuvre  de  la  méchanceté  en  démen- 
ce :  leur  le&ure  feule  produit  infaillible- 
ment cet  effet.  Mais  il  ne  fuffit  pas  qu'on 
rende  juftice  à  Jean-Jaques,  il  faut  encore 
qu'il  le  fâche  ;  &  voilà  pourquoi  j'ai  ré- 
pondu. J'ai  voulu  prouver  à  ce  respec- 
table infortuné ,  qu'il  a  plus  d'amis  qu'il 
n'en  compte  ;  qu'il  y  a  ,  outre  celles  qu'il 
connoit  ,  des  âmes  honnêtes  qui  lui  doi- 
vent le  développement  des  germes  heu- 
reux que  la  nature  avoit  mis  en  elles  ; 
dont ,  fur  les  plus  graves    objets ,  il  a  con- 


3gO  RÉFLEXIONS, 

verti  les  préjugés  en  principes  ;  pour  qui 
fes  ouvrages  font  une  fource  féconde  de 
lumières  &  de  confolations  ;  qui  l'hono- 
rent comme  leur  bienfaiteur  ;  qui  déplo- 
rent fans  cefle  le  malheur  de  lui  être  inu- 
tiles.. Enfin  je  veux,  s'il  efl  poffible,  que 
la  confidération  de  tout  le  bien  qu'il  a 
fait  ,  le  rende  infenfible  à  tout  le  mal 
qu'on  veut  lui  faire. 

Janvier   ij6j. 
Fin  du  onzième  Volume* 


TABLE 

DES     MATIERES. 


P 


R0J£T  pour  ?  éducation  de  M.  de  Ste. 

Marie Page     i 

ORAISON    Funèbre    de  S.   A.  S.  Monfei- 

gneur  le  Duc  d'Orléans.       .     .     .     J/' 

LES  Prifonniers  de  Guerre  ,  Comédie.       71 

Lettres  à  M.  Dutens nj 

Lettres  à  M.  D B fur  la  réfutation 

du  Livre  de  tEfprit  d'Helvétius  ,  par  /. 
/.  Rouffeau  ;fuivies  de  deux  Lettres  d'Hel- 
vétius fur  le  même  fujet.     .     .     .       133 

Sentiment  des  Citoyens t6$ 

Le  Docteur  Panfophe ,  ou  Lettres  de  M.  de 

Voltaire  ,  &c '7$ 

LETTRE  fur  J.  J.  Rouffeau  adreffée  à  M. 

d'Ef *o6 

NOTE  du  Journal  Encyclopédique ,  &c.   281 
LETTRE  aux  Rédacteurs  du  Journal  de  Pa- 
ris fur  la  Note  précédente.       .  28S 
La   Vertu  vengée  par  V amitié  ,  ou  Recueil 

de  Lettres  fur  J.  J.  Rouffeau. 
lNTRO©VCTION ,      ^l, 


38i  TABLE. 

LETTRE  à  F  Auteur  de  la  Jujlificatlon  dt 

J.  J.  Roujfeau  dans  la  conujlation  qui 

lui  ejl  furvenue  avec  M.  Hume.     .    323 
RÉFLEXIONS  fur  ce  qui  s1  ejl  pajfé  au  fujzt 

de  la  rupture  de  /.  /.  Rouleau  avec  M. 

Hume $4Z 

Fin  de  la  Table. 


PI 


%-:-& 


' 

Î355555-- — 

H