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Library
of the
University of Toronto
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UVRES
POSTHUMES
D E
J. J. ROUSSEA U.
TOME ONZIEME.
Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/oeuvresposthumes11rous
UVRES
POSTHUMES
D E
JEAN-JAQUES ROUSSEAU,
O U
RECUEIL
DE PIECES MANUSCRITES,
Pour fervir de Supplément aux Editions
publiées pendant fa Vie.
• ■+
TOME ONZIEME.
GENEVE.
M. D C C. L X X X I I I.
P RO JET
POUR
L'ÉDUCATION
de Monsieur
BE SAINTE-MARIE;
V O u s m'avez fait l'honneur , Monfieur ,
de me confier l'initruttion de Mrs. vos
enfans. C'eft à moi d'y répondre par tous
mes foins & par toute l'étendue des lu*
mieres que je puis avoir ; &: j'ai cru que
pour cela , mon premier objet devoit
être de bien connoître les fujets auxquels
j'aurai affaire : c'eft à quoi j'ai principale-
ment employé le tems qu'il y a que j'ai
l'honneur d'être dans votre mai/on , & je
crois d'être fuffiiàmment au fait à cet égard
pour pouvoir régler là - derTus le plan de
leur éducation. I; n'eft pas néceffaire que
je vous faiTe compliment , Monfieur , fur
ce que j'y ai remarqué d'avantageux.,
Supplément, Tome XI. A
% Projet
i'affe&ion que j'ai conçue pour eux fe dé-
clarera par des marques plus folides que
des louanges , & ce n'efl pas un père
auiîi tendre & aufîi éclairé que vous l'êtes ,
qu'il faut inftruire des belles qualités de
fes enfans.
Il me refte à préfent , Monfieur , d'être
éclairci par vous - même des vues particu-
lières que vous pouvez avoir fur chacun
d'eux , du degré d'autorité que vous êtes
dans le defîein de m'accorder à leur égard,
& des bornes que vous donnerez à mes
droits pour les récompenfes & les châ-
timens.
Il eft probable, Monfieur, que m'ayant
fait la faveur de m'agréer dans votre mai-
ion avec un appointement honorable 6c
des diftinclions (latteufes, vous avez at-
tendu de moi des effets qui répondirent à
des conditions fi avantageufes , &: l'on voit
bien qu'il ne falloit pas tant de frais ni
de façons pour donner à Meilleurs vos .
enfans un précepteur ordinaire qui leur
apprît le rudiment , l'orthographe & le
çatéchifme : je me promets bien auffi de
iuftifier de tout mon pouvoir les efpé-
jeances favorables que vous avez pu con«
d'Education. 5
te voir fur mon compte , & tout plein
d'ailleurs de fautes & de foibleffes vous ne
me trouverez jamais à me démentir un
inftant fur le zèle & l'attachement que je
dois à mes élevés.
Mais , Monfieur, quelques foins & quel-
ques peines que je puiffe prendre , le fuc-
ces en- bien éloigné de dépendre de moi
feuL C'eft l'harmonie parfaite qui doit ré-
gner entre nous , la confiance que vous
daignerez m 'accorder , & l'autorité que
vous me donnerez fur mes élevés qui dé-
cidera de l'effet de mon travail. Je crois ,
Monfieur , qu'il vous eft tout manifefte
qu'un homme qui n'a fur des enfans des
droits de nulle efpece , foit pour rendre
fes inirructions aimables , foit pour leur
donner du poids , ne prendra jamais d'af-
cendant fur des efprits qui , dans le fond ,
quelque précoces qu'on les veuille fup-
pofer , règlent toujours à certain âge les
trois quarts de leurs opérations fur ks
imprefTions des fens. Vous fentez aurli qu'un
maître obligé de porter fes plaintes fur
toutes les fentes d'un enfant , fe garder»
bien , quand il le pourroit avec bienféance,
de fe rendre infupportable en renouvel-,
A 2,
4 Projet
lant fans ceffe de vaines lamentations ; 8>?
d'ailleurs , mille petites occafions décifives
de faire une correction , ou de flatter à pro-
pos , s'échappent dans l'abfence d'un père
& d'une mère , ou dans des momens où iî
feroit mefTéant de les interrompre aufîi dé-
fagréabîement , & Ton n'eft plus à tems
d'y revenir dans un autre infiant, où le
changement des idées d'un enfant lui ren-
droit pernicieux ce qui auroit été falu-
taire : enfin un enfant qui ne tarde pas à
s'appercevoir de l'impuiffance d'un maître
à fon égard , en prend occafion de faire
peu de cas de (es défenfes & de fes pré-
ceptes , & de détruire fans retour l'afcen-
dant que l'autre s'efForçoit de prendre. Vous
ne devez pas croire, Monfieur , qu'en par-
lant fur ce ton-là , je fouhaite de me pro-
curer le droit de maltraiter Mrs. vos en-
cans par des coups ; je me fuis toujours
déclaré contre cette méthode ; rien ne me
paroîtroit plus trifte pour M. de Ste. Marie
que s'il ne reftoit que cette voie de le ré-
duire , & j'ofe me promettre d'obtenir
déformais de lui tout ce qu'on aura lieu
d'en exiger , par des voies moins dures
& plus convenables , fi vous goûtez le plaç
D° E D t C A T I O F- $
que j'ai l'honneur de vous propofer D'ail*
leurs , à parler franchement , û vous pen-
fez , Monfieur , qu'il y eût de l'ignominie
à Monfieur votre fils d'être frappé par
des mains étrangères , je trouve aufîi de
mon côté qu'un honnête homme ne fau-
roit gueres mettre les fiennes à un ufage
plus honteux que de les employer à mal-
traiter un enfant : mais à l'égard de M. de
Ste. Marie, il ne manque pas de voies de
îe châtier dans le befoin , par des mortifi-
cations qui lui feroient encore plus d'im-
prefîion , &: qui produiroient de meil-
leurs effets ; car dans un efprit aufîi vif
que le fîen , l'idée des coups s'effacera
sufïi-tôt que la douleur , tandis que celle
d'un mépris marqué , ou d'une privation
iénfible > y refiera beaucoup plus long-
iems.
Un maître doit être craint ; il faut pour
cela que l'élevé foit bien convaincu qu'il
cfl en droit de le punir : mais il doit fur-
tout être aimé , & quel moyen a un gou-
verneur de fe faire aimer d'un enfant à
qui il n'a jamais à propofer que des occu-
pations contraires à fon goût , fi d'ailleurs
il n'a le pouvoir de lui accorder certaines
A3
'6 Projet
petites douceurs de détail qui ne coûtent
prefque ni dépenfes ni perte de tems , &
qui ne laiffent pas , étant ménagées à pro-
pos , d'être extrêmement fenfibles à un
enfant , & de l'attacher beaucoup à fon
maître. J'appuyerai peu fur cet article 9
parce qu'un père peut fans inconvénient ,
fe conferver le droit exclufif d'accorder
des grâces à fon fils , pourvu qu'il y ap-
porte les précautions fuivantes, néceffaires
fur-tout à M. de Ste. Marie dont la viva-
cité , & le penchant à la difîlpation de-
mandent plus de dépendance. i°. Avant
que de lui faire quelque cadeau , lavoir
fecrétement du gouverneur s'il a lieu d'être
fatisfait de la conduite de l'enfant. 20. Dé-
clarer au jeune homme que quand il a quel-
que grâce à demander , il doit le faire par
la bouche de fon gouverneiw , & que s'il1
lui arrive de la demander de fon chef, cela
f«ul fuffira pour l'en exclure. 30. Prendre
de-là oecafion de reprocher quelquefois
au gouverneur qu'il eft trop bon , que fort
trop de facilité nuira aux progrès de font
élevé, & que c'eft à fa prudence à lui de
corriger ce qui manque à la modération
d'un enfant. 4?. Quefi le maître croit avoir
D' E D U C A T I O N. 'i
quelque raiibn de s'oppofer à quelque ca-
deau qu'on voudroit faire à fon élevé i
refufer abfolument de le lui accorder , jus-
qu'à ce qu'il ait trouvé le moyen de fléchir
fon précepteur. Au refte , il ne fera point
du tout nécefFaire d'expliquer au jeune
enfant dans l'occaiion qu'on lui accorde
quelque faveur précifément parce qu'il a
bien fait fon devoir : mais il vaut mieux
qu'il conçoive que les plaifirs & les dou-
ceurs font les fuites naturelles de la fageffe
ôc de îa bonne conduite , que s'il les re-
gardoit comme des récompenfes arbitrai-
res qui peuvent dépendre du caprice , &t
qui dans le fond ne doivent jamais être
propofées pour l'objet", & le prix de l'é-
tude & de la vertu,
Voilà tout au moins , Monsieur , les
droits que vous devez m'accorder fur M.
votre fils , fi vous fouhaitez de lui donner
une heureufe éducation , & qui réponde
aux belles qualités qu'il montre à bien des
égards , mais qui actuellement font offus-
quées par beaucoup de mauvais plis qui
demandent d'être corrigés à bonne heure ,
& avant que le tems ait rendu la chofe
impolîible. Cela eft fi vrai , qu'il s'en fau~
A 4
$ Projet
dra beaucoup , par exemple , que tant d<?
précautions ne foient nécefïaires envers
M. de Condillac , il a autant befoin d'être
poufle que l'autre d'être retenu, & je fau-
rai bien prendre de moi-même tout l'af-,
cendant dont j'aurai befoin fur lui : mais
pour M. de Ste. Marie , c'efl un coup de
partie pour fon éducation, que de lui don*
ner une bride qu'il fente & qui foit ca-
pable de le retenir , & dans l'état où font
les chofes , les ièntimens que vous fou-
haitez, Monfieur, qu'il ait fur mon compter»'
dépendent beaucoup plus de vous que de
moi-même. « t
Je fuppofe toujours , Monfieur , que
vous n'auriez garde de confier l'éducation
de Mrs, vos enfans à un homme que vous
ne croiriez pas digne de votre eflime ,
& ne penfez point , je vous prie , que
par le parti que j'ai pris de m'attacher fans
réferve à votre maifon dans une occafion
délicate , j'aye prétendu vous engager
vous-même en aucune manière ; il y a
bien de la différence entre nous : en faï-
fant mon devoir autant eue vous m'en
îaifferez la liberté , je ne fuis refponfable
<de rien , êc dans le fond , comme vous
b' E D U C A T î O NÎ 3
êtes, Monfieur, le maître & le fupérieur
naturel de vos enfans , je ne fuis pas en
droit de vouloir à l'égard de leur éduca-
tion , forcer votre goût de fe rapporter
au mien ; ainfi après vous avoir fait les
repréfentations qui m'ont paru nécessai-
res , s'il arrivoit que vous n'en jugeafîîez
pas de même , ma confcience feroit quitta
à cet égard , & il ne me refteroit qu'à
me conformer à votre volonté. Mais
pour vous , Monfieur , nulle confidéra-
tion humaine ne peut balancer ce que
vous devez aux mœurs & à. l'éducation
de Mrs vos enfans , tk je ne trouverois
nullement mauvais qu'après m'avoir dé-
couvert des défauts , que vous n'auriez
peut-être pas d'abord apperçus , & qui fe-
roient d'une certaine conféquence pour
mes élevés, vous vous pourvuffiez ailleurs
d'un meilleur fujet.
J'ai donc lieu de penfer que tant que
vous me fourTrez dans votre maifon, vous
n'avez pas trouvé en moi de quoi effacer
l'eftime dont vous m'aviez honoré. Il ell
vrai, Monfieur, que je pourrais me plain-
dre que dans les occafions où j'ai pu com-
mettre quelque faute , vous ne m'ayez pas
Vo Projet
fait l'honneur de m'en avertir tout unimenf,
c'eft une grâce que je vous ai demandée
en entrant chez vous , & qui marquoit dit
moins ma bonne volonté , & fi ce n'eft en
ma propre confédération , ce feroit du
moins pour celle de Mrs. vos enfans , de
qui l'intérêt feroit que je devinffe un hom-
me parfait , s'il étoit pofïïble.
Dans ces fuppoiitions , je crois , Mon-
iteur , que vous ne devez pas faire diffi-
culté de communiquer à M. votre fils les
bons fentimens que vous pouvez avoir
fur mon compte , & que comme il eft inv
poiîible que mes fautes Se mes foibleffes
échappent à des yeux aufTi clair - voyans
que les vôtres , vous ne fauriez trop évi-
ter de vous en entretenir en fa préfence :
car ce font des impreilions qui portent
coup , & comme dit M. de la Bruyère , le
premier foin des enfans efl de chercher les
endroits foibles de leurs maîtres pour ac-
quérir le droit de les méprifer : or, je de-
mande quelle imprefïïon pourraient faire
les leçons d'un homme pour qui fon éco-
lier auroit du mépris ?
Pour me flatter d'un heureux fuccès
dans l'éducation de M. votre fils , je ne
d'Education. h
îpuis donc pas moins exiger que d'en être
aimé , craint &c eftimé. Que fi l'on me
répondoit que tout cela devoit être mon
ouvrage , & que c'eft ma faute fi je n'y
ai pas réurTi , j'aurois à me plaindre d'un
jugement fi injufle ; vous n'avez jamais eu
d'explication avec moi fur l'autorité que
vous me permettiez de prendre à fon égard,
ce qui étoit d'autant plus néceffaire que je
commence un métier que je n'ai jamais
fait, que lui ayant trouvé d'abord une ré-
iîitance narfaite à mes initruchor.s & une
x.
négligence exceiïïve pour moi , je n'ai fu
comment le réduire ; & qu'au moindre
mécontentement il couroit chercher un
afyle inviolable auprès de fon papa, auquel
peut-être il ne manquoit pas enniite de
conter les chofes comme il lui pîaifoit.
Heureufement le mal n'eft pas grand ;
à l'âge où il efl , nous avons eu le îoifir
de nous tâtonner pour ainfi dire récipro-
quement , fans que ce retard ait pu porter
encore un grand préjudice à fes progrès ,
que d'ailleurs la délicateffe de fa fanté n'au-
roit pas permis de pouffer beaucoup ( * ) :
(*) // ttoit jùrt langui Jfant quand je fuis entré 4>Mi lu Tiifi*
fin-; aujourd'hui fii funte i'*$trïir.t vijibltmtnt.
î2 Projet
mais comme les mauvaifes habitudes $
dangereufes à tout âge , le font infiniment
plus à celui - là , il eft tems d'y mettre
ordre férieufement : non pour le charger
d'études & de devoirs , mais pour lui don-
ner à bonne heure un pli d'obéifTance &C
de docilité qui fe trouve tout acquis quand
il en fera tems.
Nous approchons de la fin de l'année ;
vous ne fauriez , Monfieur , prendre une
cccafion plus naturelle que le commen-
cement de l'autre pour faire un petit di£»
cours à Monfieur votre fils à la portée
de fon âge , qui lui mettant devant les
yeux les avantages d'une bonne éduca-
tion , & les inconvéniens d'une enfance
négligée , le difpofe à fe prêter de bonne
grâce à ce que la connoifiance de fon in-
térêt bien entendu nous fera dans la fuite
exiger de lui. Après quoi , vous auriez
la bonté de me déclarer en fa préfence
que vous me rendez le dépofitaire de vo-
tre autorité fur lui , & que vous m'ac-
cordez fans réferve le droit de l'obliger
à remplir fon devoir par tous les moyens
qui me paroîtront convenables , lui ordon*
nant , en conféquence 5 de m'obéir comme,
d'Education, t?
à vous-même , fous peine de votre indi-
gnation. Cette déclaration qui ne fera que
pour faire fur lui une plus vive impref-
fion , n'aura d'ailleurs d'effet que confor-
mément à ce que vous aurez pris la peine
de me prefcrire en particulier.
Voilà , Monfieur , les préliminaires qui
me paroiifent indifpenfables pour s'aflurer
que les foins que je donnerai à Monfieur
votre fils ne feront pas des foins perdus.
Je vais maintenant tracer l'efquifTe de fon
éducation, telle que j'en avois conçu le
plan fur ce que j'ai connu jufqu'ici de fon
caraclere & de vos vues. Je ne le propofe
point comme une règle à laquelle il faille
s'attacher , mais comme un projet qui
ayant befoin d'être refondu & corrigé par
vos lumières & par celles de M. l'abbé
de fervira feulement à lui donner
quelque idée du génie de l'enfant à qui
nous avons à faire , & je m'eftimerai trop
heureux que M. votre frère veuille bien
me guider dans les routes que je dois te-
nir : il peut être afïïiré que je me ferai un
principe inviolable de fuivre entièrement
& félon toute la petite portée de mes lu-
mières & de mes talens 3 les routes qu'il
14 Projet
aura pris la peine de me prefcrire aved
votre agrément.
Le but que l'on doit fe propofer dans
l'éducation d'un jeune homme , c'eft de
lui former le cœur , le jugement , & l'es-
prit ; & cela dans Tordre que je les nomme :
la plupart des maîtres, les pedans fur-tout,
regardent l'acquifition & Pentaffement des
fcienccs comme l'unique objet d'une belle
éducation , fans penfer que fouvent comme
du Molière :
Unfotfavant ejl fot plus qu'un fot ignorant.
D'un autre côté bien des pères méprifant
allez tout ce qu'on appelle études , ne fe
fondent gueres que de former leurs enfans
aux exercices du corps & à la connoiffance
du monde. Entre ces extrémités nous pren-
drons un jufte milieu pour conduire M.
votre fils ; les feiences ne doivent pas être
négligées, j'en parlerai tout -à- l'heure ,
mais auffi. elles ne doivent pas précéder
les mœurs , fur-tout dans un efprit pétil-
lant & plein de feu , peu capable d'atten-
tion jufqu'à un certain âge & dont le ca-
raftere fe trouvera décidé tics à bonne
heure. A quoi fert à un homme le favoir
D' E D U C A T ï 0 N.1 ïf
de Varron , fi d'ailleurs il ne fait pas pen-
fer jufle : que s'il a eu le malheur de laif-
fer corrompre fon cœur , les fciences font
dans fa tête comme autant d'armes entre
les mains d'un furieux. De deux perfon-
nes également engagées dans le vice , le
moins habile fera toujours le moins de
mal , & les fciences , même les plus fpé-
culaîives & les plus éloignées en appa-
rence de la fociété , ne lai lient pas d'exer-
cer l'efprit , & de lui donner en l'exer-
çant une force dont il eft facile d'abufer
dans le commerce de la vie quand on a
îe cœur mauvais.
11 y a plus à l'égard de M. de Ste. Ma-
rie. Il a conçu un dégoût û fort contre
tout ce qui porte le nom d'étude & d'ap-
plication , qu'il faudra beaucoup d'art &
de tems pour le détruire , & il feroit fâ-
cheux que ce tems-là fût perdu pour lui :
car il y auroit trop d'inconvéniens à le
contraindre , & il vaudroit encore mieux
qu'il ignorât entièrement ce que c'efr. qu'é-
tudes & que fciences que de ne les con-
noître que pour les détefter.
A l'égard de la religion &: de la mo-
rale ; ce n'eft point par la multiplicité
î6 Projet
des préceptes qu'on pourra parvenir à
lui en infpirer des principes folides qui
fervent de règle à fa conduite pour le
refle de fa vie. Excepté les élémens à la
portée de fon âge , on doit moins fonger
à fatiguer fa mémoire d'un détail de loix
& de devoirs , qu'à difpofer fon efprit &
fon cœur à les connoître & à les goûter ,
à mefùre que Foccaiion fe préfentera de
les lui développer; & c'eft par- là même
que ces préparatifs font tout-à-fait à la
portée de fon âge & de fon efprit , parce
qu'ils ne renferment que des fujets curieux
& inîéreffans fur le commerce civil , fur
les arts & les métiers , & îur la manière
variée dont la Providence a rendu tous
les hommes utiles & néceffaires les uns
aux autres. Ces fujets qui font plutôt des
matières de converlàtions & de prome-
nades que d'études réglées , auront encore
divers avantages dont l'effet me paroît
infaillible.
Premièrement ; n'affe&ant point défa-
grcablement fon efprit par des idées de
contrainte & d'étude réglée , & n'exigeant
pas de lui une attention pénible &£ con-
tinue 3 ils n'auront rien de nuiiible à fa
fanté.
d'Education. tf
ifanté. En fécond lieu , ils accoutumeront
à bonne heure fon efprit à la réflexion &
à confidérer les cho fes par leurs fuites &
par leurs effets. 30. Ils le rendront curieux
& lui infpireront du goût pour les fcien-
ces naturelles.
Je devrois ici aller au - devant d'une im-
preffion qu'on pourroit recevoir de mon
projet , en s'imaginant que je ne cherche
qu'à m'égayer moi-même & à me débar-
raffer de ce que les leçons ont de fec &
d'ennuyeux pour me procurer une occu-
pation plus agréable. Je ne crois pas >
Monfieur , qu'il puifFe vous tomber dans
l'efprit de penfer ainfi fur mon compte.
Peut - être jamais homme ne fe fit une
affaire plus importante que celle que je
me fais de l'éducation de Mrs. vos en-
fans , pour peu que vous veuilliez fécon-
der mon zèle : vous n'avez pas eu lieu
de vous appercevoir jufqu'à préfent que
je cherche à fuir le travail ; mais je ne
crois point que pour fe donner un air
de zèle & d'occupation , un maître doive
affe&er de furcharger fes élevés d'un tra-
vail rebutant & férieux , de leur montrer
toujours une contenance févere & fâchée,
SuppUmcnt, Tome XI» B
& 8 Projet
& de fe faire ainfi à leurs dépens la répu-
tation d'homme exact & laborieux. Pour
moi, Mcnfieur, je le déclare une fois pour
toutes ; jaloux jufqu'au fcrupule de l'ac-
compliffement de mon devoir, je fuis in-
capable de m'en relâcher jamais : mon goût
ni mes principes ne me portent ni à la
pareffe ni au relâchement : mais de deux
voies pour m'affurer le même fuccès , je
préférerai toujours celle qui coûtera le
moins de peine & de défagrément à mes
élevés, & j'ofe afilirer, fans vouloir paf-
fer pour un homme très - occupé , que
moins ils travailleront en apparence, &
plus en effet je travaillerai pour eux.
S'il y a quelques occafions où la fé-
vérité foit nécefTaire à l'égard des enfans .
c'eft dans les cas où les mœurs font at-
taquées , ou quand il s'agit de corriger
de mauvaifes habitudes. Souvent, plus un
enfant a d'efprit & plus la connoifîance
de fes propres avantages le rend indocile
fur ceux qui lui reftent à acquérir. De-là,
le mépris des inférieurs , la défobéifTance
aux fupérieurs , & l'impolitefle avec les
égaux : quand on fe croit parfait, dans
quels travers ne donne-t-on pas ? M, de
D'EDUCATION., À 9
Ste. Marie a trop d'intelligence pour ne
pas fentir Tes belles qualités , mais fi Ton
n'y prend garde il y comptera trop , Ô£
négligera d'en tirer tout le parti qu'il fau-
droit. Ces femences de vanité ont déjà
produit en lui bien des petits penchans
néceffaires à corriger. C'efï à cet égard ,
Monfieur, que nous ne {aurions agir avec
trop de correfpondance , & il eir. très-
important que dans les occafions où l'on
aura lieu d'être mécontent de lui , il ne
trouve de toutes parts qu'une apparence'
de mépris & d'indifférence , qui le mor-
tifiera d'autant plus que ces marques de
froideur ne lui feront point ordinaires.
C'cft punir l'orgueil par (es propres ar-
mes & l'attaquer dans fa fource même ,
&: l'on peut s'affûter que M. de Ste. Marie
efï trop bien né pour n'être pas infini-
ment fenfib'e à l'eflime des perfonnes qui
lui font chères.
La droiture du cœur, quand elle efl
affermie par le raifonnement, efl la fource
de la jufteffe del'efpritjun honnête homme
penfe prefque toujours jufie , & quand
on efl: accoutumé dès l'enfance à ne pas
s'étourdir fur la réflexion , & à ne fe
H 2
to Projet
livrer au plaifir préfent qu'après en avoir;
pefé les fuites ck balancé les avantages
avec les inconvéniens , on a prefque ,
avec un peu d'expérience , tout l'acquis
néccffaire pour former le jugement. Il fem»
ble en effet , que le bon fens dépend en-
core plus des fentimens du cœur que des
lumières de l'efprit, & l'on éprouve que
les gens les plus favans & les plus éclai-
rés ne font pas toujours ceux qui fe
conduifent le mieux dans les affaires de
la vie : ainfi après avoir rempli M. de
Ste. Marie de bons principes de morale ,
on pourrait le regarder en un fens comme
aflez avancé dans la fcience du raifonne-
ment : mais s'il eft quelque point impor-
tant dans fon éducation , c'en1 fans con-
tredit celui-là , & l'on ne fauroit trop bien
lui apprendre à connoître les hommes ,
à favoir les prendre par leurs vertus &
même par leurs foibles pour les amener
à fon but , & à choifir toujours le meil-
leur parti dans les occaiions difficiles. Cela
dépend en partie de la manière dont on
l'exercera à confidcrer les objets & à les
retourner de toutes leurs faces , &: en par-
tie de l'ufage du monde. Quant au pre-
d'Education; 2 *
mier point, vous y pouvez contribuer
beaucoup, Monfieur , & avec un très-
grand fuccès, en feignant quelquefois de
le coniulter fur la manière dont vous de-
vez vous conduire dans des incidens
d'invention ; cela flattera fa vanité , ck il
ne regardera point comme un travail le
tems qu'on mettra à délibérer fur une af-
faire où fa voix fera comptée pour quel-
que chofe. C'eft dans de telles conven-
tions qu'on peut lui donner le plus de
lumières fur la fcience du monde , & il
apprendra plus dans deux heures de tems
par ce moyen, qu'il ne feroit en un an
par des inftru&ions en reg'e; mais il faut
obferver de ne lui préfenter que des ma-
tières proportionnées à fon âge , & fur-
tout l'exercer long-tems fur des fujets où
le meilleur parti fe- préfente aifément ,
tant afin de l'amener facilement à le trou-
ver comme de lui-môme , que pour évi-
ter de lui faire envifiger les affaires de
la vie, comme une fuite de problèmes où
les divers partis paroiffant également pro-
bables, il feroit prefque indiffèrent de fe
déterminer plutôt pour l'un que pour l'au-
tre, ce qui le meneroit à l'ii dolcnce dans
%% Projet
le raifonnement & à l'indifférence dans la
conduite.
L'ufage du monde eft aum* d'une né-
çefîité abfolue & d'autant plus pour M.
de Ste. Marie que , né timide , il a befbin
de -voir Couvent compagnie pour appren-
dre à s'y trouver en liberté , & à s'y con-
duire avec ces grâces & cette aifance
qui caraétérifent l'homme du monde &
l'homme aimable. Pour cela , Moniteur ,
vous auriez la bonté de m'indiquer deux
ou trois maifons où je pourrois le me-
ner quelquefois par forme de délaflement
& de récompenfe ; il eft vrai qu'ayant
à corriger en moi-même les défauts que
je cherche à prévenir en lui , je pour-
rois paroître peu propre à cet ufage.
C'eiî à vous Monfieur & à Madame fa
mère à voir ce qui convient , & à vous
donner la peine de le conduire quelque-
fois avec vous ii vous jugez que cela lui
foit plus avantageux. Il fera bon aulîi que
quand on aura du monde on le retienne
dans la chambre , & qu'en l'interrogeant
quelquefois & à propos fur les matières
de !a converfation , on lui donne lieu de
3 y mêler infenfiblement. Mais il y a un
d'Educatiok. 23
point fur lequel je crains de ne me pas
trouver tout - à - fait de votre fentimenî.
Quand M. de Ste. Marie fe trouve en
compagnie fous vos yeux , il badine &
s'égaye autour de vous , & n'a des yeux
que pour fon papa; tendreffe bien flat-
teufe & bien aimable , mais s'il eft con-
traint d'aborder une autre perfonne ou
de lui parler, aufïi - tôt il eil décontenan-
cé, il ne peut marcher ni dire un feul
mot , ou bien il prend l'extrême & lâche
quelque indifcrétion. Voilà qui eft pardon-
nable à ion âge : mais enfin on grandit ,
& ce qui convenoit hier ne convient plus
aujourd'hui , & j'ofe dire qu'il n'appren-
dra jamais à fe préfenter , tant qu'il gar-
dera ce défaut. La raifon en eft, qu'il n'efr.
point en compagnie quoiqu'il y ait du
monde autour de lui ; de peur d'être con-
traint de fe gêner il affecle de ne voir
perfonne, & le papa lui fert d'objet* pour
fe diftraire de tous les autres. Cette har-
dicfle forcée bien loin de détruire fa ti-
midité ne fera furement que l'enraciner
davantage , tant qu'il n'ofcra point envi-
fager une afTemblée ni répondre à ceux qui
lui adreflènt la parole. Pour prévenir cet
B 4
24 Projet
inconvénient, je crois, Monfieur , qu'iî
feroit bien de le tenir quelquefois éloigné
de vous , foit à table foit ailleurs, & de le
livrer aux étrangers pour l'accoutumer de
fe famiiiarifer avec eux.
On conckiroit très - mal fi de tout ce
que je viens de dire , on concluait que
me voulant débarraffer de la peine d'en-
ieigner, ou peut-être, par mauvais goût
méprifant les fciences , je n'ai nul deiTein
d'y former M. votre fils , & qu'après lui
avoir enfeigné les élémens indifpenfables ,
je m'en tiendrai là , fans me mettre en
peine de le pouffer dans les études con-
venables. Ce n'eft pas ceux qui me' con-
noîtront qui raifonneroient ainli , on fait
mon goût déclaré pour les fciences , &
je les ai affez cultivées pour avoir dû y
faire des progrès pour peu que j'euffe eu
de difpofition.
On a beau parler au défavantage des
études & tâcher d'en anéantir la nécef-
filé , & d'en groflir les mauvais effets,
il fera toujours beau & utile de favoir ;
& quant au pédantifme , ce n'eft. pas l'é-
tude même qui le donne, mais la mau-
yaife difpofition du fujet. Les vrais fàvans.
b'Ë DU C A T I O N. ï$
font polis & ils font modeftes ? parce que
la connohTance de ce qui leur manque ,
les empêche de tirer vanité de ce qu'ils
ont , & il n'y a que les petits génies &
les demi - favans qui croyant de favoir
tout , méprifent orgueilleufement ce qu'ils
ne connoifTent point. D'ailleurs , le goût
des lettres eft. d'une grande reffource dans
la vie , même pour un homme d'épée. Il
efï bien gracieux de n'avoir pas toujours
befoin du concours des autres hommes
pour fe procurer des plaifirs , & il fe com-
met tant d'injuftices dans le monde , l'on
y eft fujet à tant de revers , qu'on a fou-
vent occafion de s'eftimer heureux de trou-
ver des amis & des confolateurs dans fon
cabinet, au défaut de ceux que le monde
nous ôte ou nous refufe.
Mais il s'agit d'en faire naître le goût à
M. votre fils , qui témoigne actuellement
une averfion horrible pour tout ce qui
fènt l'application. Déjà la violence n'y
doit concourir en rien , j'en ai dit la rai-
fon ci- devant: mais pour que cela re-
vienne naturellement , il faut remonter juf-
qu'à la fource de cette antipathie. Cette
iburce eft un goût exceffif de diilipaiion
%6 Projet
qu'il a pris en badinant avec fes frères &
fa fœur , qui fait qu'il ne peut fouffrir
qu'on l'en diftraife un inftant & qu'i!
prend en averiion tout ce qui produit
cet effet : car d'ailleurs , je me fuis con-
vaincu qu'il n'a nulle haine pour l'étude
en elle-même , & qu'il y a même des dif»
pofitions dont on peut fe promettre beau-
coup. Pour remédier à cet inconvénient ,
il faudroit lui procurer d'autres amufe-
niens qui le détachaflent des niaiferies aux-
quelles il s'occupe , & pour cela , le tenir
un peu féparé de fes frères & de fa fœur ;
c'eft ce qui ne fe peut gueres faire dans
un appartement comme le mien , trop pe-
tit pour les mouvemens d'un enfant auiH
vif & où même il feroit dangereux d'al-
térer fa fanté , fi l'on vouloit le contrain-
dre d'y refier trop renfermé. Il feroit plus
important, Monfieur, que vous nepenfez,
d'avoir une chambre raifonnable pour y
faire fon étude & fon féjour ordinaire ;
je tâcherois de la lui rendre aimable par
ce que je pourrois lui préfenter de plus
riant , & ce feroit déjà beaucoup de ga-
gné que d'obtenir qu'il fe plût dans l'en-
droit où il doit étudier. Alors pour le
d'Education. 3.7
détacher infenfiblement de ces badinages
puériles, je me mettrois de moitié de
tous fes amufemens, & je lui en procu-
rerais des plus propres à lui plaire & à
exciter fa curiofité ; de petits jeux , des
découpures , un peu de deffein , la mu-
iîque , les inftrumens , un prifme , un mi-
crofcope , un verre ardent , & mille au-
tres petites curiofités me fourniroient des
fujets de le divertir ÔC de l'attacher peu-
à-peu à fon appartement, au point de s'y
plaire plus que par - tout ailleurs. D'un
autre côté, on auroit foin de me l'en-
voyer dès qu'il feroit levé fans qu'aucun
prétexte pût l'en difpenfer; l'on ne per-
mettrait point qu'il aliât dandinant par la
maifon, ni qu'il fe réfugiât près de vous
aux heures de fon travail , & afin de
lui faire regarder l'étude comme d'une
importance que rien ne pourroit balancer,
on éviteroit de prendre ce tems pour le
peigner , le frifer , ou lui donner quelque
autre foin néceflaire. Voici , par rapport
à moi , comment je m'y prendrais pour
l'amener infenfiblement à l'étude de fon
propre mouvement. Aux heures oii je
youdrois l'occuper, je lui retrancherois
a8 Projet
toute efpece d'amufement, & je lui pro^
poferois le travail de cette heure - là ; s'i!
ne s'y livroit pas de bonne grâce , je ne
ferois pas même femblant de m'en apper-
cevoir, & je le laiiTerois feul & fans
amufement fe morfondre , jufqu'à ce que
l'ennui d'être abfolument fans rien faire
l'eût ramené de lui-même à ce que j'exi-
geois de lui ; alors j'affe&erois de répan-
dre un enjouement & une gaieté fur fon
travail qui lui fît fentir la différence qu'il
y a , même pour le plaiiir , de la fainéan-
tife à une occupation honnête. Quand ce
moyen ne réufïïroit pas , je ne le maltraî-
terois point ; mais je lui retrancherois
toute récréation pour ce jour-là, en lui
difant froidement que je ne prétends point
le faire étudier par force : mais que le di-
vertifTement n'étant légitime que quand
il eft le délaffement du travail , ceux qui
ne font rien n'en ont aucun befoin : de
plus , vous auriez la bonté de convenir
avec moi d'un figne par lequel fans ap-
parence d'intelligence , je pourrois vous
témoigner de même qu'à Madame fa mère
quand je ferois mécontent de lui. Alors
îa froideur & l'indifférence qu'il trouve-;
V.
d'EducâtîonJ %$
toit de toutes parts , fans cependant lui
faire le moindre reproche , le furprendroit
d'autant plus qu'il ne s'appercevroit point
que je me fuffe plaint de lui, & il fe por-
terait à croire que comme la récompenfe
naturelle du devoir efl l'amitié & les ca-
reffes de fes fupérieurs , de même la fai-
néantife & l'oifiveté portent avec elles
un certain caractère méprifable qui fe fait
d'abord fentir & qui refroidit tout le mon-
de à fon égard.
•J'ai connu un père tendre qui ne s'en
fioit pas tellement à un mercenaire fur
l'inftruttion de fes enfans , qu'il ne voulût
lui-même y avoir l'œil : le bon père , pour
ne rien négliger de tout ce qui pouvoit
donner de l'émulation à {es enfans , avoit
adopté les mêmes moyens que j'expofe
ici. Quand il revoyoit (es enfans , il jet-
toit avant que les aborder un coup-d'ceil
fur leur gouverneur : lorfque celui-ci tou-
choit de la main droite le premier bouton
de fon habit , c'étoit une marque qu'il étoit
content & le père careffoit fon fils à fon
ordinaire ; fi le gouverneur touchoit le
fécond , alors c'étoit marque d'une parfaite
fatisfa&ion , & le père ne donnoit point
30 PROIEÎ
de bornes à la tendreffe de (es careffes &
y ajoutait ordinairement quelque cadeau
mais fans affectation ; quand le gouverneur
ne faifoit aucun figne > cela vouloit dire
qu'il étoit mal fatisfait , & la froideur du
père répondoit au mécontentement du maî-
tre : mais , quand de la main gauche celui-
ci touchoit fa première boutonnière , le père
faifoit fortir fon fils de fa préfence & alors
le gouverneur lui expliquoit les fautes de
l'enfant. J'ai vu ce jeune feigneur acquérir
en peu de tems de fi grandes perfections ,
que je crois qu'on ne peut trop bien au-
gurer d'une méthode qui a produit de fi
bons effets : ce n'efl aufîi qu'une harmo-
nie & une correfpondance parfaite entre
un père & un précepteur qui peut affurer
le fuccès d'une bonne éducation; & comme
le meilleur père fe donneroit vainement
des mouvemens pour bien élever fon
fils , fi d'ailleurs il le laiflbit entre les
mains d'un précepteur inattentif, de même
le plus intelligent & le plus zélé de tous
les maîtres prendroit des peines inutiles ,
fi le père , au lieu de le féconder , détrui-
foit fon ouvrage par des démarches à con-
tre - tems*
d'Education. 31
Pour que M. votre fîis prenne Tes étu-
des à cœur, je crois, Monfieur, que vous
devez témoigner y prendre vous - même
beaucoup de part. Pour cela vous auriez
la bonté de l'interroger quelquefois fur fes
progrès , mais dans le tems feulement &
fur les matières où il aura le mieux fait ,
afin de n'avoir que du contentement cV. de
la fatisfa&icfi à lui marquer, non pas ce-
pendant par de trop grands éloges propres
à lui infpirer de l'orgueil & à le faire trop
compter fur lui-même. Quelquefois auiîî,
mais plus rarement , votre examen roule-
ront fur les matières où il fe fera négligé ;
alors vous vous informeriez de fa fanté &
des caufes de fon relâchement, avec des
marques d'inquiétude qui lui en comrau-
niqueroient à lui-même.
Quand vous , Monfieur , ou Madame
fa mère aurez quelque cadeau à lui faire ,
vous aurez la bonté de choifir les tems
où il y aura le plus lieu d'être content de
lui , ou du moins de m'en avertir d'avance ,
afin que j'évite dans ce tems-là de l'expo-
fer à me donner fuj et de m'en plaindre;
car à cet âge-là les moindres irrégularités
portent coup.
)i Projet
Quant à l'ordre même de (es études J
il fera très - fimple pendant les deux ou
trois premières années. Les éîémens du
latin , de l'hiiioire & de la géographie
partageront fon tems : à l'égard du latin ,
je n'ai point deffein de l'exercer par une
étude trop méthodique, & moins encore
par la compofition des thèmes; les thèmes,
fuivant M. Rollin,font la croix des en-
fans , & dans l'intention où je fuis de lui
rendre fes études aimables , je me garderai
bien de le faire parler par cette croix , ni
de lui mettre dans la tête les mauvais
gallicifmes de mon latin , au lieu de celui
de Tite - Live , de Céfar & de Cicéron.
D'ailleurs un jeune homme, fur- tout s'il
eit, deftiné à l'épée, étudie le latin pour
l'entendre &: non pour l'écrire , chofe dont
il ne lui arrivera pas d'avoir befoin une
fois en fa vie. Qu'il traduife donc les an-
ciens auteurs & qu'il prenne dans leur lec-
ture le goût de la bonne latinité & de la .
belle littérature, c'elï. tout ce que j'exigerai
de lui à cet égard.
Pour l'hiftoire & la géographie , il fau-
dra feulement lui en donner d'abord une
teinture aifée, d'où je bannirai tout ce
qui
d'Education. .33
qui fent trop la féchereffe & l'étude , ré-
servant pour un âge plus avancé les diffi-
cultés les plus nécefîaires de la chronolo-
.gie & de la fphere. Au refte , m'écartant
un peu. du plan ordinaire des études , je
m'attacherai beaucoup plus à l'hiitoire mo-
derne qu'A l'ancienne , parce que je la
crois beaucoup plus convenable à un Offi-
cier , & que d'ailleurs je fuis convaincu
fur l'hifloire moderne en général de ce
que dit M. l'Abbé de de celle de
Jrance en particulier , qu'elle n'abonde
pas moins en grands traits que l'hifloire
ancienne , & qu'il n'a manqué que de
meilleurs hiftoriens pour les mettre dans
un auffi beau jour.
Je luis d'avis de fuppriraer à M. de Ste.
Marie toutes ces efpeces d'études , où iàns
aucun ufage folide on fait languir la jeu-
nette pendant nombre d'années : la rhé-
torique , la logique & la philo fophie feo-
lafîique font à mon fens toutes chofes très-
fuperflues pour lui , &c que d'ailleurs je
fjrois peu propre à lui enfeigner ; feule-
ment quand il en fera tems , je lui ferai
lire la logique de Port-Royal &z , tout au
plus , l'art de parler du P. Lami , mais fans
Supplément, Tome XI. C
$4 Projet
l'amufer d'un côté au détail des tropes o£
des figures , ni de l'autre aux vaines fub-
îilités de la dialectique , j'ai defFein feule-
ment de l'exercer à la précifion & à la
pureté dans le ftyle , à l'ordre & à la mé-
thode dans fes raifonnemens , & à fe faire
un efprit de jufcefTe qui lui ferve à démê-
ler le faux orné , de la vérité fimple , tou-
îes les fois que l'occafion s'en préfentera.
L'hiiloire naturelle peut paffcr aujour-
d'hui par la manière dont elle eft traitée,
pour la plus intéreiïante de toutes les fcien.
ces que les hommes cultivent , & celle
qui nous ramené le plus naturellement de
l'admiration des ouvrages à l'amour de
l'ouvrier. Je ne négligerai pas de le rendre
curieux fur les matières qui y ont rap-
port , & je me propofe de l'y introduire
dans deux ou trois ans par la lecture du
fpcclacle de la nature que je ferai fuivre
de celle de Niuventyt.
On ne va pas loin en phyfique fans le
fecours des mathématiques , &c je lui en
ferai faire une année , ce qui fervira encore
à lui apprendre à raifonner conféquem-
m*nt & à s'appliquer avec un peu d'atten-
tion , exercice dont il aura grand befoin.
d' E D U C A T I 0 K.' 5Ç
Cela le mettra aufli à portée de fe faire
mieux confidérer parmi les Officiers, dont
une teinture de mathématiques & de for-
tifications fait une partie du métier,
Enfin , s'il arrive que mon -élevé refte
affez long-tems entre mes mains , je hafar-
derai de lui donner quelque connoiflance
de la morale & du droit naturel par la lec-
ture de PufFendorf & de Grotius > parce
qu'il eft digne d'un honnête homme 6c
d'un homme raifonnable de connoître les
principes du bien & du mal , & les fonde-
mens fur lefquels la fociété dont il fait par-
tie eft établie.
En faifant fuccéder ainfi les fciences les
unes aux autres , je ne perdrai point l'his-
toire de vue , comme le principal objet de
toutes fes études , & celui dont les bran-
ches s'étendent le plus loin fur toutes les
autres fciences. Je le ramènerai au bout de
quelques années à fes premiers principes
avec plus de méthode & de détail ; & je
tâcherai de lui en faire tirer alors tout le
profit qu'on peut efperer de cette étude.
Je me propofe aufîi de lui faire une
récréation amulante de ce qu'on appelle
proprement Belles-Lettres , comme là con-
C 2
3*> Projet, &c.
nohTance des livres & des auteurs , la cri-
tique , la poëfie , le flyle , l'éloquence ,
le théâtre , & en un mot tout ce qui peut
contribuer à lui former le goût & à lui
préfenter l'étude fous une face riante.
Je ne m'arrêterai pas davantage fur cet
article ; parce qu'après avoir donné une
légère idée de la route que je m'étois à-
peu-près propofé de fuivre dans les études
de mon élevé , j'efpere que M. votre frère
voudra bien vous tenir la promefTe qu'il
vous a faite de nous dreffer un projet qui
puiffe me fervir de guide dans un chemin
aufîi nouveau pour moi. Je le fupplie d'a-
vance d'être affuré que je m'y tiendrai at-
taché avec une exactitude & un foin qui
le convaincra du profond refpecl que j'ai
pour ce qui vient de fa part , & j'ofe vous
répondre qu'il ne tiendra pas à mon zèle
& à mon attachement que Mrs. fes neveux
ne deviennent des hommes parfaits,
«*Jr
ORAISON FUNEBRE
D E S. A. S.
MONSEIGNEUR LE DUC
D'ORLÉANS,
Premier Prince du Sang de France*
Modicum plora Jupra mortuum , qucniam
rcqukvit.
Pleurez modérément celui que vous avez perdu ,
car il eft en paix. Ecckjiajlic. C, 22, f. 11.
_$# ESSIE-URS,
J_jEs Ecrivains profanes nous difent qu'un
puiffant Roi , confidérant avec orgueil la
fuperbe & nombreufe armée qu'il com-
mandoit , verfa pourtant des pleurs , en
fongeant que dans peu d'années , de tant
de milliers d'hommes , il n'en refleroit pas
un feul en vie. Il a voit raifon de s'affliger ,
fans doute : la mort pour un p;!yen ne
pouvoit être qu'un fujet de larmes.
Ci
38 Oraison
Le fpc&acle funèbre qui frappe mes
yeux , & l'anemblée qui m'écoute , m'ar-
rachent aujourd'hui la même reflexion ;
mais avec des motifs de conibîation capa-
bles d'en tempérer l'amertume & de la
rendre utile au Chrétien. Oui , Meilleurs %
û nos âmes étoient afkz pures pour iub-
juguer les affections terrtilres & pour s'é-
lever parla contemplation jufqu'au féjour
des Bienheureux, nous nous acquitterions
iàns douleur & fans larmes du trifte de-
voir qui nous aflembie , nous nous dirions
à nous-mêmes dans une iainte joie : Celui
qui a tout fait pour le ciel eft en poflef-
Êon de la récompenfe qui lui étoii due ;
& la mort du grand Prince que nous pleu-
rons , ne feroit à nos yeux que le triomphe
du jufte.
Mais , foibles Chrétiens encore attachés
à la terre , que nous fommes loin de ce
degré de perfection néceifaire pour juger
fans pafïion des choies véritablement de-
firables î Er comment oferions-nous déci-
der de ce qui peut être avantageux aux
autres , nous qui ne lavons pas feulement
ce qui nous eft bon à nous-mêmes ? Com-
ment pourrions -nous nous réjouir avec
Funèbre. 39
les Saints d'un bonheur dont nous {"entons
û peu le prix ? Ne cherchons point à étouf-
fer notre jufte .douleur. A Dieu ne plaife
qu'une coupable infenfibilité nous donne
une confiance que nous ne devons tenir
que de la religion. La France vient de
perdre le premier Prince du Sang de (es
Rois , les pauvres ont perdu leur père ,
les favans leur protecteur , tous les Chré-
tiens leur modèle : notre perte eft affez
grande pour nous avoir acquis . le droit
de pleurer, au moins fur nous-mêmes^
Mais pleurons avec modération , & comme
il convient à des Chrétiens ; ne fongeons
pas tellement à nos pertes que nous ou-
blions le prix ineftimable qu'elles ont ac-
quis au grand Prince que nous regrettons,,
Béniûons le faint nom de Dieu & des
dons qu'il nous a faits & de ceux qu'il
nous a repris. Si le tableau que je dois
expofer à. vqs yeux vous offre de juftes
fujets de douleur dans la mort de Très-
Haut , Très-Puissant , et Très -Ex-
cellent Prince , Louis Duc d'Or-
léans , Premier Prince du Sang de.
France , vous y trouverez auffi de grands
motifs de confolation dans l'efpérance lé«
c4
4° O R A' I S O N
gitime de fon éternelle félicité. L'humanité,
notre intérêt nous permettent de nous
affliger de ne l'avoir plus ; mais la fainîeté
de ia vie & la religion nous confolent
pour lui ; car il cû en paix. Modicum plora
Jupra mortuum , quoniam requicvït.
PREMIERE PARTIE.
'Ans l'hommage que je viens rendre
aujourd'hui à la mémoire de Monfeigneur
le Dix d'Orléans , il me fera plus aifé de
trouver des louanges qui lui foient dues ,
que de retrancher de ce nombre toutes
celles dont fa vertu n'a pas hefoin pour
paroître avec tout ion éclat. Telles font
celles qui ont poi;r objet les droits de la
nai fiance ; droits dont ceux qu'on nomme
Grandi font ordinairement û jaloux , &
qui ne décèlent que trop fouvent leur pe-
titeffe par leur attention môme à les faire
valoir. Il naquit du plus illuflre Sang du
monde , à côté du premier trône de l'uni-
vers , & d'un Prince qui en a été l'appui,
C avantages font grands , fans doute ,
il les a comptés peur rien. Que la modeftk
Funèbre. 41
ê.e ce grand Prince règne jufques dans fon
éloge , & comme il ne s'efl fouvenu de
fon rang que pour en étudier les devoirs ?
ne nous en fouvenons nous - mêmes que
pour voir comment il les a remplis.
Il le faut avouer , Mefïieurs , fi ces de-
voirs connftent dans l'affeclation d'une
vaine pompe , fouvent plus propre à ré-
volter les cœurs qu'à éblouir les yeux ;
dans l'éclat d'un luxe effréné qui fubfîitue
les marques de la richeffe à celles de la
grandeur ; dans l'exercice impérieux d'une
autorité dont la rigueur montre commu-
nément plus d'orgueil que de juflïce : ii
ce font là , dis-je, les devoirs des Prin-
ces ; j'en conviens avec pîaifir ? il ne les
a point remplis.
Mais fi la véritable grandeur confifte
dans l'exercice des vertus bienfàifanfes
à l'exemple de celle de Dieu qui ne le
manifefte que par les biens qu'il répand
fur nous ; fi le premier devoir des Princes
eit de travailler au bonheur des hommes ;
s'ils ne font élevés au-dell'u: d'eux que
pour être attentifs à prévenir leurs be-
foins ; s'il ne leur efl permis d'ufer de
i'autorité que le Ciel leur donne que
4s Oraison
pour les forcer d'être fages & heureux i
fi l'invincible penchant du peuple à admi-
rer & imiter îa conduite de fes maîtres
n'eft pour eux qu'un moyen , c'eft-à-dire ,
tin devoir de plus pour le porter à bien
faire par leur exemple , toujours plus fort
que leurs loix ; enrîn s'il efl vrai que leur
vertu doit être proportionnée à leur élé-
vation : Grands de la terre , venez appren-
dre cette fcience rare , fublime & fi peu
connue de vous , de bien ufer de votre
pouvoir & de vos richeiïes , d'acquérir
des grandeurs qui vous appartiennent, &
que vous puifliez emporter avec vous en
quittant toutes les autres.
Le premier devoir de l'homme eft d'é-
tudier fes devoirs ; ôt cette connoiffance
efl facile à acquérir dans les conditions
privées. La voix de la raifon & le cri de
la confcience s'y font entendre ians obf»
tacle , & fi le tumulte des pariions nous
empêche quelquefois d'écouter ces con-
feillers importuns , la crainte des loix nous
rend juftes , notre impuiflance nous rend
modérés ; en un mot , tout ce qui nous
environne nous avertit de nos fautes , les
prévient, nous en corrige ou nous en punit*
Funèbre. 43
Les Princes n'ont pas fur ce point les
mêmes avantages. Leurs devoirs font beau-
coup plus grands , & les moyens de s'en
inftruire beaucoup plus difficiles. Malheu-
reux dans leur élévation, tout femble con-
couriK à écarter la lumière de leurs yeux ,
& la venu de leurs cœurs. Le vil & dan-
gereux cortège des flatteurs les affiége dès
leur plus tendre jeunefTe ; leurs faux amis
iutéreiTés à nourrir leur ignorance , met-
tent tous leurs foin* à les empêcher de rien
voir par leurs yeux. Des parlions que rien
ne contraint , un orgueil que rien ne mor-
tifie leur infpirent les plus monftrueux
préjugés , & les jettent dans un aveugle-
ment funefte que tout ce qui les approche
ne fait qu'augmenter : car , pour être puif-
fant fur eux , on n'épargne rien pour les
rendre foibles , & la vertu du maître fera
toujours l'effroi des courtifans.
C'eft ainfi que les finîtes des Princes
viennent de leur aveuglement plus fou-
vent encore que de leur mauvaife volon-
té , ce qui ne rend pas ces fautes moins cri-
minelles & ne les rend que plus irrépara-
bles. Pénétré dès fon enfance de cette
grande vérité , le Duc dOrléans travailla
44 Oraison
de bonne heure à écarter le voiie que fors
rang mettoit au devant de fes yeux. La
première chofe qu'on lui avoit apprife y
c'eft qu'il étort un grand Prince ; fes pro-
pres reflexions lui apprirent encore qu'il
étoit un homme , fujet à toutes les foi»
BlefTes de l'iiumanité ; que dans le rang
qu'il occupoit , il avoit de grands devoirs
a remplir &: de grandes erreurs à crain-
dre. Il comprit que ces premières con-
ïioiflances lui impofoient l'obligation d'en
acquérir beaucoup d'autres. Il fe livra avec
ardeur à l'étude , & il travailla à fe faire
dans les bons Auteurs & fur - tout dans
nos Livres facrés des. amis fidèles & des
confeillers fmeeres qui , fans fonger fans
cefle à leur intérêt , lui parlaient quelque-
fois pour le fien. Le fuccès fut tel qu'on
pouvoit l'attendre de fes difpofitions. Ii
cultiva toutes les feiences ; il apprit toutes
les langues , & l'Europe vit avec étonne-
ment un Prince tout jeune encore fâchant
par foi-même , & ayant des connoifTan-
ces à lui .
Telles furent leî premières fources des
vertus dont il orna & édifia le monde. À
peine fut-il livré à Lui-même qu'il les mit
FUNEBR E. 45
toutes en pratique. Uni par les nœuds
facrés à une époufe chérie & digne de
l'être , il fit voir par fa douceur , par fes
égards & par fa tendreffe pour elle que la
véritable piété n'endurcit point les cœurs 9
note rien à l'agrément d'une honnête ïo-
ci-été , & ne fait qu'ajouter plus de chai me
& de fidélité à. i'affeâion conjugale. La
mort lui enleva cette vertueufe époufe à
la fleur de fcn âge , <k s'il témoigna par
fa douleur combien elle lui avoit été chère ,
il montra par fa. confiance que celui qui
n'abufe point du bonheur ne fe îaiïîe peint
non plus abattre par l'adverfiîé. Cette perte
lui apprit à connoître l'inftabilité des cho-
fes humaines «Se l'avantage qu'on trouve à
réunir toutes fes affections dans celui qui
ne meurt point. C'ett dans ces circo-nftan-
ces qu'il fe choifit une pieufe folitude pour
s'y livrer avec plus de tranquillité à fon
jufte regret & à fes méditations chrétien-
nes ; & s'il ne quitta pas abfolument h
Cour & le monde où fon devoir le rete-
noit encore , il fit du moins , affez connoî-
tre que le feul commerce qui pouvoit dé'
formais lui être agréable , étoit celui qu'il
youloit avoir avec Dieu.
46 Oraison
L'éducation de fon fils étoit le principal
motif qui l'arrachoit à fa retraite : il n'é-
pargna rien pour bien remplir ce devoir
important. Le fuccès me difpenfe de m'é-
tendre fur ce qu'il fît à cet égard , & il
nous feroit d'autant moins permis de l'ou-
blier que nous jouhTons aujourd'hui du
fruit de fes foins.
S'il fut bon père & bon mari , il ne fut
pas moins fîdele fujet & zélé citoyen.
Paffionné pour la gloire du Roi , c'eft-à-
dire , pour la profpérité de l'Etat , on fait
de quel zèle il étoit animé par-tout où il
la croyoit intéreffée : on fait qu'aucune
confidération ne put jamais lui faire difîî-
muler fon fentiment dès qu'il étoit queftion
du bien public ; exemple rare & peut- être
unique à la Cour , on ces mots de bien
public & de fervice du Prince , ne figni-
fient gueres dans la bouche de ceux qui
les emploient qu'intérêt perfonnel , jalou-
Ûq , & avidité.
Appelle dans les Confeils , je ne dirai
point par fon rang , mais plus honora-
blement encore par l'eftime 6c la confiance
d'un Roi qui n'en accorde qu'au mérite ;
c'eft-là qu'il failbit briller également & fes
F v gr e s a. t. 47
taïens & Tes vertus : c'eft-là que îa droi-
ture de fon ame , la fageffe de Ces avis ,
& la force de fon éloquence confacrées
au fervice de la Patrie , ont ramené plus
■d'une fois toutes les opinions à la tien-
ne : c'eft-là qu'il eut étonné par la foli-
dité de fes raifons , ces efprits plus fub,
tils que judicieux qui ne peuvent com-
prendre que dans le gouvernement des
Etats , être juïîe foit la fuprême politi-
que : c'efi là pour tout dire en un mot,
que fécondant les vues bienfaifantes du
Monarque qui nous rend heureux , il
•concouroit à le rendre heureux lui-même
«n travaillant avec lui pour le bonheur de
(es peuples.
Mais le refpecl m'arrête , & je fens qu'il
ne m'eft point permis de porter des re-
gards indiferets fur ces myfieres du cabinet
où les deftins de l'Etat font en fecret ba-
lancés au poids de l'équité & de la raifon ;
& pourquoi vouloir en apprendre plus
qu'il n'efr. nccefTaire ? Je l'ai déjà dit ; pour
honorer la mémoire d'un fi grand homme
'nous n'avons pas befoin de compter tous
les devoirs qu'il a remplis ni toutes les ver-
tus qu'il a poffédées. Hâtons-nous d'arriver
48 Oraison
à ces doux momens de fa vie , où tout-à-
fait retiré du monde , après avoir acquitté
ce qu'il devoit à fa naiflance & à fon rang ,
il fe livra tout entier dans fa folitude aux
penchans de fon cœur & aux vertus de
ion choix.
C'eft alors qu'on le vit déployer cette
ame bienfaifante dont l'amour de l'huma-
nité fit le principal caraclere , & qui ne
chercha fon bonheur que dans celui des
autres. C'efl alors que s'élevant à une
gloire plus fublime, il commença de mon-
trer aux hommes un fpe&acle plus rare
& infiniment plus admirable que tous les
chefs-d'œuvre des politiques tk. tous les
triomphes des conquérans. Oui , Mef-
jfieurs , pardonnez-moi dans ce jour de
triftefTe cette affligeante remarque. L'hif-
toire a confacré la mémoire d'une multi-
tude de héros en tous genres ; de grands
Capitaines , de grands Minières , & même
de grands Rois ; mais nous ne faurions
nous difîimuler que tous ces hommes iî-
lunres n'ayent beaucoup plus travaillé
pour leur gloire & pour leur avantage
particulier que pour le bonheur du genre-
humain 3 & qu'ils n'ayent iacrifié cent
fois
FUNEBRE. 49
fois la paix & le repos des peuples au
defir d'étendre leur pouvoir ou d'ïirimor-
talifer leurs noms. Ah ! combien c'en: un
plus rare & plus précieux don du Ciel
qu'un Prince véritablement bier.faifant
dont le premier ou l'unique foin ibit la
félicité publique ; dont la main fecoura-
ble & l'exemple admiré faffent régner
par-tout le bonheur & la vertu. Depuis
tant de fiecles un feul a mérité l'immor-
talité à ce titre ; encore celui qui fut la
gloire & l'amour du monde n'y a-t-il
paru que comme une fleur qui brille au
matin & périt avant le déclin du jour.
Vous en regrettez un fécond, Meilleurs,
qui fans pofTéder un trône n'en fut pas
moins digne ; ou qui plutôt , affranchi
des obftacles infurmonîables que le poids
du diadème oppofe fans cène aux meil-
leures intentions , fit encore plus de bien ,
plus d'heureux , peut - être , du fond de
fa retraite , que n'en fit Titus gouver-
nant l'univers. Il n'eft pas difficile de dé-
cider lequel des deux mérite la préférence.
Titus chrétien ; Titus vertueux & bien-
faifant dès fa première jeunelTe ; Titus ne
Supplément, Tome XI. E>
jù Oraison
perdant pas un Jfeul jour , eut été égal au
Duc d'Orléans.
J'ai dit qu'il s'étoit retiré du monde ,'
& il efl vrai qu'il avoit quitté ce monde
frivole , brillant & corrompu où la fa-
gcffe des Saints paffe pour folie , ou la
vertu efl inconnue & niéprifée , où fon
nom même n'efl jamais prononcé , où
Pcrgueiileufe Philofophie dont on s'y pi-
crue confilte en quelques maximes ftéri-
les , débitées d'un ton de hauteur , & dont
la pratique rendroit criminel ou ridicule
quiconque oferoit la tenter : mais il com-
mença à fe familiarifer avec ce monde fi
nouveau pour fes pareils , fi ignoré , fi
dédaigné de l'autre , où les membres de
Jéfùs-Chrifl foufFrans attirent l'indignation
célefle fur les heureux du fiecle, où la
religion, la probité, trop négligées, fans
doute , font du moins encore en hon-
neur, & où il efl encore permis d'être
homme de bien fans craindre la raillerie
& la haine de fes égaux.
Telle fut la nouvelle fociété qu'il raf-
fembia autour de lui pour répandre fur
elle comme une rofée bienfaifante les tré-
fors de fa charité. Chaque jour il don-
Funèbre. çs
fcoît dans fa retraite une audience & des
ibulagemens à tous les malheureux indif-
féremment , réfervant pour le Palais-
Royal des audiences plus folemnelles oii
le rang & la naiffance reprenoient leurs
droits, où la nobleffe retrouvoiî un Pro-
tecteur & un grand Prince dans celui que
les pauvres venoient d'appeller leur père.
Ce fut la tendreffe même de fon ame qui
le força d'accoutumer {es yeux à l'affli-
geant fpe£ïacle des miferes humaines. Il
ne craignoit point de voir les maux qu'il
pouvoit foiilager, & n'avoit point cette
répugnance criminelle qui ne vient que
d'un mauvais cœur , ni cette pitié barbare
dont plufieurs ofent fe vanter, qui n'eft
qu'une cruauté déguifée 6V_ un prétexte
©dieux pour s'éloigner de ceux qui fouf-
frent ; & comment fe peut- il , mon Dieu!
que ceux qui n'ont pas le courage d'en-
vif.iger les plaies d'un pauvre , ayent celui,
de refufer l'aumône au malheureux qui
eneft couvert?
Entrerai- je dans le détail immenfe de
tous les biens qu'il a répandus, de tous
les heureux qu'il a faits, de tous les mal-
heureux qu'il a foulages , & de ces aveu-
D a
52 Oraison
gles plus malheureux encore qu'il n'a pas
dédaigné de rappeller de leurs égaremens
par les mêmes motifs qui les y avoienî
plongés, afin qu'ayant une fois goûté le
plaifir d'être honnêtes gens ils fliTent dé-
formais par amour pour la vertu ce qu'ils
avoient commencé de faire par intérêt }
Non, Mefîieurs, le refpeâ: me retient &
m'empêche de lever le voile qu'il a mis
lui-même au devant de tant d'aétions hé-
roïques, &: ma voix n'eft pas digne de
les célébrer.
O vous , chartes Vierges de Jéfus-
Chriir. , vous fes époufes régénérées que
la main fecourable du Duc d'Orlé3ns a re-
tirées ou garanties des dangers de l'op-
probre & de la fédu&ion , & à qui il a
procuré de faints & inviolables afyles :
vous, pieufes mères de famille qu'il a
unies d'un nœud facré pour élever des
cnfans dans la crainte du Seigneur ; vous ,
gens de Lettres indigens , qu'il a mis en
erat de confacrer uniquement vos talens à
la gloire de celui de qui vous les tenez ;
vous, guerriers blanchis fous les armes ,
à qui le foin de vos devoirs a fait ou-
blier celui du votre fortune , que le poids
FUNEBR E." 51
cles ans a forcés de recourir à lui , & dont
les fronts cicatrifés n'ont point eu à rou-
gir de la honte de fes refus : élevez tous
vos voix; pleurez votre bienfaiteur &S.
votre père. J'efpere que du haut du Ciel
fon ame pure fera fenfible à votre recon*
noifiance ; qu'elle foit immortelle comme
fa mémoire : les bénédiclions de vos
cœurs font le feul éloge digne de lui.
Ne nous le difTimulons point, Mef-
fieurs ; nous avons fait une perte irré-
parable. Sans parler ici des Mor arques ,
trop occupés du bien général pour pou-
voir defeendre dans des détails qui le leur
feroient négliger , je fais que l'Europe ne
manque pas de grands Princes ; je crois
qu'il eft encore des âmes vraiment bien-
faifantes; encore plus d'efprits éclairés
qui fauroient difpenfer fagement les bien-
faits qu'ils devroient aimer à répandre.
Toutes ces chofes prifes féparément peu-
•vent fe trouver : mais où les trouverons-
nous réunies ? Où chercherons-nous un
homme qui , pouvant voir nos befoins par
fes yeux & les foulager par fes mains , raf-
femble en lui feul la puiflance & la vo-
lonté de bien faire avec les lumières né-,
D *
54 Or a ïsoîf
ceflaires pour bien faire toujours a pro-
pos ? Voilà les qualités réunies que nous
admirions & que nous aimions fur - tout
dans celui que nous venons de perdre ,
& voilà le trop jufte motif des pleurs que
cous devons ver 1er fur fon tombeau,
SECONDE PARTIE.
JE le fens bien, Mefïietirs; ce n'efï point
avec le tableau que je viens de vous of-
/rir que je dois me flatter de calmer une
douleur trop légitime ; & l'image des ver-
tus du grand Prince dont nous honorons
la mémoire , ne peut être propre qu'à
redoubler nos regrets. C'eft pourtant en
vous le peignant orné de vertus beaucoup
plus fublimes que j'entreprends de modé-
rer votre jufle anT.ttion. A Dieu ne plaife
qu'une infenfée pi éfomption de mes for-
ces foit le principe de cet efpoir ! Il eft-
établi fur des fondemens plus raisonna-
bles & plus folides : c'eft de la piété de
vos cœurs, c'eft des maximes confolan-
tes du chriitianifme , c'efr. des détails édi-
jfians qui me relient à vous faire, que js
Funèbre. tf
tire ma confiance. Religion fainte ! refuge
toujours fur & toujours ouvert aux cœurs
affligés , venez pénétrer les nôtres de vos
divines vérités ; faites - nous fentir tout
le néant des chofes humaines ; infpirez-
nous le dédain que nous devons avoir
pour cette vallée de larmes; pour cette
courte vie qui n'eft qu'un patTage pour
arriver à celle qui ne finit point , & rem-
plirez nos âmes de cette douce efpérance,
que le ferviteur de Dieu qui a tant fait
pour vous , jouit en paix dans le féjour
des bienheureux du prix de fes vertus Se
de fes travaux.
Que ces idées font confolantes ! Qu'il
eft doux de penfer qu'après avoir goûté
dans cette vie le piaifir touchant de bien
faire , nous en recevrons encore dans
l'autre la récompenfe éternelle ! Il faut
plus , il eft vrai , que de bonnes actions
pour y prétendre ; & c'en1 cela même qui
doit animer notre confiance. Le Duc d'Or-
léans , avec les vertus dont j'ai parlé n'eût
encore été qu'un grand homme , mais il
reçut avec elles la foi qui les fanttifie ,
& rien ne lui manqua pour être un
chrétien.
D 4
56 Oraison
Cette foi puifTante qui n'eil pourtant
rien fans les œuvres , mais fans laquelle
les œuvres ne font rien, germa dans fon
cœur dès les premières années , Se , comme
ce grain de femence de l'Evangile (*) elle
y devint bientôt un grand arbre qui éten-
dent au loin (es rameaux bienfaifans. Ce
n'étoit point cette foi ftérile & glacée
d'un efprit convaincu par la raifon , à la-
quelle le cœur n'a point de part, & des-
tituée également d'efpérance & d'amour.
Ce n'étoit point la foi morte de ces mau-
vais chrétiens qui vainement difent cha-
que jour , Seigneur, Seigneur ; & n'entre-
ront point dans le royaume des cieux.
C'étoit cette foi pure & vive qui faifoit
marcher les apôtres fur les eaux & dont
le Seigneur môme a dit qu'un feul grain
fuffiroit pour ne rien trouver d'impoffi-
ble. Elle étoit fi ardente en fon ame &
fi préfente à fa mémoire, qu'il en faifoit
régulièrement un acte au commencement
de toutes (es actions , ou plutôt fa vie
entière n'a été qu'un acle de foi conti-
nuel , puifqu'on tient d'un témoignage
(*) Luc C. XIII. Verfct 19.
Funèbre. 57
affuré qu'il n'a jamais eu un feuî inftant
de doute fur les vérités & les myfteres de
la religion catholique. Et comment donc
avec tant de foi na-t-il point opéré de
miracles ? Chrétiens , Dieu vous doit - il
compte de fes grâces, & favez-vous juf-
qu'où peut aller l'humilité d'un jufle ?
Pourquoi demander des miracles; n'en
a-t-il pas fait un plus grand & plus édi-
fiant que de tranfporter des montagnes?
Quel eu donc ce miracle , me direz-vous ?
La fainteté de fa vie dans un rang aufli
fublime & dans un fiecle auflî corrompu.
Le Duc d'Orléans croyoit ; & c'eft aflez
dire. On peut s'étonner qu'il fe trouve
des hommes capables d'offenfer un Dieu
qu'ils favent être mort pour eux : mais
qui s'étonnera jamais qu'un chrétien ait
été humble, jufte, tempérant, humain,
charitable, & qu'il ait accompli à la lettre
les préceptes d'une religion fi pure , fi
fainte , & dont il étoit fi intimement per-
fuadé. Ah! non, fans doute on ne re_
marquoit point entre (es maximes & fa
conduite cette oppofition monflrueufe qui
déshonore nos mœurs ou notre raifon ,
& l'on ne fauroit, peut -être, citer une
5'S Oraison
feule de fes aclions qui ne montre , avec
la force de cette grande ame , faite pour
foumettre Tes pafTions à l'empire de fa
volonté, la force plus puiffante delà grâce,
faite pour foumettre en toutes choies {à
Volonté à celle de fon Dieu.
Toutes fes vertus ont porté cette di-
vine empreinte du chriftianifme ; c'eft dire
affez combien elles ont effacé l'éclat des
vertus humaines, toujours fi emprcffées
à s'attirer cette vaine admiration qui e#
leur unique récompenfe , & qu'elles per-
dent pourtant encore comparées à celles
du vrai chrétien. Les plus grands hommes
de l'antiquité fe feroient honorés de voir
fon nom infcrit à côté des leurs, & ils
n'auroient pas même eu befoin de croire
comme lui , pour admirer & rtfpetter ces
vertus héroïques qu'il confacroit ou facri-
£cit toutes au triomphe de fa foi.
II étoit humble ; non de cette faillie &
trompeufe humilité qui n'eit qu'orgueil ou
baffefTe d'ame ; mais d'une humilité pieufe
& diicrete , également convenable à un
chrétien pécheur &C à un grand Prince
qui, fans avilir fon titre fait humilier fa
perfonne. Vous l'avez vu , Meflieurs ,
Funèbre. 5^
modelée dans fon élévation & grand dans
fa vie privée , (impie comme l'un de nous,
renoncer à la pompe confacrée à fon rang
fans renoncera fa dignité: vous l'avez vu,
dédaignant cette grandeur apparente dont
per(onne n'eft fi jdoux que ceux qui n'en
ont point de réelle, ne garder des hon-
neurs dus à fa naiffance que ce qu'ils
avoient pour lui de pénible , ou ce qu'il
n'en pouvoit négliger fans s'offenfer foi-
même. Proiîerné chaque jour au pied de
la croix , la touchante image d'un Dieu
fouffrant , plus prélente encore à fon cœur
qu'à fes yeux , ne lui lairToit point ou-
blier que c'efr. en fon feul amour que con-
Jïjlent les richejfes , la gloire , & la jujlice (*);
& il n'ignoroit pas , non plus , malgré tant
de vains difcours , que fi celui qui fait fou-
tenir les grandeurs en eft. digne , celui qui
fait les méprifer eft au- de (Tus d'elles. Hom-
mes vulgaires , qu'un éclat frivole éblouit,
même quand vous affectez de le dédaigner,
lifez une fois dans vos âmes , & apprenez
à admirer ce que nul de vous n'eft capa-
ble de faire.
" ' — «^» — mm
<♦} Prov. C. VIII. Vttfel i%
éo Oraison
Il étoit bienfaifant , je l'ai déjà dît , &
qui pourroit l'ignorer ? Qu'il me foit per-
mis d'y revenir encore ; je ne puis quit-
ter un objet fi doux. Un homme bien-
faifant eft l'honneur de l'humanité, la vé-
ritable image de Dieu , l'imitateur de la
plus active de toutes fes vertus , & l'on
ne peut douter qu'il ne reçoive un jour
le prix du bien qu'il aura fait , & même
de celui qu'il aura voulu faire , ni que
le père des humains ne rejette avec in-
dignation ces âmes dures qui font infen-
fibles à la peine de leur frère , & qui
n'ont aucun plaifir à la foulager. Hélas î
cette vertu fi digne de notre amour efl
peut-être bien plus rare encore qu'on ne
penfe. Je le dis avec douleur , fi du nom-
bre de ceux qui femblent y prétendre on
écartoit tous ces efprits orgueilleux qui
ne font du bien que pour avoir la répu-
tation d'en faire , tous ces efprits foibles
qui n'accordent des grâces que parce qu'ils '
n'ont pas la force de les refufer ; qu'il en
refteroit peu , de ces cœurs vraiment
généreux dont la plus douce récom penfe
pour le bien qu'ils font efl le plaifir de
Tavoir fait ! Le Duc d'Orléans eût été à
Funèbre. 6t
la tète de ce petit nombre. Il favoit ré-
pandre fes grâces avec choix & propor-
tion ; fon cœur tendre & compaîiflant ,
mais ferme & judicieux , eût même fu
les refufer à ceux qu'il n'en croyoit pas
dignes , s'il ne fe fût reffouvenu fans ceffe
que nous avons un trop grand befoin
nous - mêmes de la mifëricorde célefle
pour être en droit de refufer la nôtre à
perfonne.
Il étoit bienfaifant , ai - je dit ? Ah ! il
étoit plus que cela. Il étoit charitable. Et
comment ne l'eût - il pas été ? Comment
avec une foi fi vive n'eût - il pas aimé ce
Dieu qui avoit tant fait pour lui ? Com-
ment la fainte ardeur dont il brûloit pour
fon Dieu , ne lui eût - elle pas inlpiré de
l'amour pour tous les hommes que Jéfus-
Chriii a rachetés de fon fang , & pour les
pauvres qu'il adopte ? La gloire du Sei-
gneur étoit fon premier defir , le falut des
âmes , fon premier foin , fecourir les mal-
heureux n'étoit de fa part qu'une occa-
sion de leur faire de plus grands biens en
travaillant à leur fan&irîcation. Il rougif-,
foit de la négligence avec laquelle les
dogmes faciès U la morale fainte du chrif-
€± Oraison
tianifme êtoïent appris & enfc ignés. Il ne
pouvoit voir fans douleur pîufieurs de
ceux qui fe chargent du refpe&able foin
d'inftmire & d'édifier les £ deles fe piquer
de favoir toutes choies, excepté la feule
qui leur foit néceffaire , & préférer l'é-
tude d'une orgueilleufe philofophie à celle
des faintes Lettres qu'ils ne peuvent né-
gliger fans fe rendre coupables de leur
propre ignorance , & de la nôtre. Il n'a
rien oublié pour procurer à Péglife de
plus grandes lumières , & au peuple de
meilleures inftru&ions. Chacun fait avec
quelle ardeur il montroit l'exemple, même
fur ce point. Semblable à un enfant pré-
féré , qui , pénétré d'une tendre recon-
nohTance , feuilleté avec un plaifir mêlé
de larmes le tcftament de fon père, il mé-
ditait fans ceffe nos Livres facrés ; il y
trouvoit fans ceffe de nouveaux motifs
de bénir leur divin Auteur & de s'attrif-
ter des liens terreftres qui le tenoient
éloigné de lui. Il poffédoit la fainte Ecri-
ture mieux que perfonne au monde; il
en favoit toutes les langues , & en con-
noiffoit tous les textes. Les commentaires
qu'il a faits fur Saint Paul & fur la Genefe
Funèbre. 65
ne font pas un témoignage moins certain
de la juftelTe de fa critique & de la pro-
£)ndeur de (on érudition , que de fon zèle
pour la gloire de l'Efprit Saint qui a diûé
ces livres , & la chaire de ProfefTeur en
langue Hébraïque qu'il a fondée en Sor-
bonne, n'y fera pas moins un monument
des lumières qui lui en ont fait apperce-
voir le beroin, que de la munificence chré-
tienne qui l'a porté à y pourvoir.
Mais à quoi fert d'entrer ici dans tous
ces détails ? Ne nous fuffit - il pas de fa-
voir qu'il, avoit à ce haut degré une
feule de ces vertus , pour être affurés
qu'il les avoit toutes. Les vertus chré-
tiennes font indivinbles comme le prin-
cipe qui les produit. La foi , la charité ,
Tefpérance, quand elles font affez par-
faites , s'excitent , fe foutiennent mutuel-
lement; tout devient facile aux grandes
âmes avec la volonté de tout faire pour
plaire à Dieu , & les rigueurs mêmes
de la pénitence n'ont prefque plus rien
de pénible pour ceux qui favent en fen-
tir la nécefïité & en confidérer le prix.
Entreprendra^ e, Mefïïeurs , de vous dé-
crire les auftérités qu'il exerçoit fur fofc
64 Oraison
même ? N'effrayons pas à ce point la
molleffe de notre fiecle. Ne rebutons pas
les âmes pénitentes qui , avec beaucoup
plus d'offenfes à réparer font incapables
de fupporter de fi rudes travaux. Les Tiens
étoient trop au - defïus des forces ordi-
naires pour ofer les propofer pour mo-
dèles. Eh ! peu s'en faut , mon Dieu ,
que je n'aye à juflifler leur excès devant
ce monde efféminé fi peu fait pour ju-
ger de la douceur de votre joug ! Com-
bien de téméraires oferont lui reprocher
d'avoir abrégé fes jours à force de mor-
tifications &: de jeûnes , qui ne rougif-
fent point d'abréger les leurs dans les
plus honteux excès! LaifTons-les au fein
de leurs égaremens prononcer avec or-
gueil les maximes de leur prétendue fa-
gefTe ; & cependant le jour viendra où
chacun recevra le falaire de fes œuvres.
Contentons nous de dire ici que ce grand
& vertueux Prince mortifia fa chair com-
me Saint Paul, fans avoir à pleurer comme
lui l'aveuglement de fa jeune/Te. Il pé-
cha fans doute ; &: quel homme en efî
exempt ? Auffi , quoique fon cœur ne fe
fût point endurci ? quoiqu'il pût dire
comme
Funèbre.» 65
comme cet homme de l'Evangile pour l&*
quel Jéfus conçut de l'affection. O mon
maître , j ai obferi'é toutes ces chofes des mon
enfance '(*); -1 n'ignoroit pas qu'il avoit
pourtant -cies iautes à expier ou à préve-
nir ; il n'ignoroit pas que pour arriver
au terme qu'il le propo'oit , le chemin
ie plus fur étoit le plus difficile , félon
ce grand précepte du Seigneur. Efforce/^-
vous d'entrer par la porte étroite , car fi
vous dis que plujieurs demanderont à en-
trer & ne Contiendront point ( + j ; il n'i-
gno o.t pas j enfin , ces t- rrib es paroles-
de, l'Ecriture. En vain échapperions-nous a
la main des hommes , Ji nous ne fa:fcns
pénitence , nous torubefivhs dans celle di
Dieu (**)..
Nous l'avons vu dans ces demie -s mo- '
meus de ù vie où ion corps exténué
étoit j^-ré;. à laifîer ce.ï;te ame pure en li-
berté de fe réun.r à (on Créateur, refufer
encore de modérer ces faintes rigueurs
qu'il exerçoit lur Ha chair : nous l'avons
Vu jufqit'à la veile de Ion décès , & tout
(* ) Mire C. X. Verfet 20.
(f) lue G. Xllt. Verfet **
(** ) Eccleliaftic. C. II. Verfet 22.
Supplément. Tome XI, E
C6 Oraison
ce peuple en larmes l'a vu avec nous 1*
lever avec effort & , fe foutenant à peine,
fe traîner chaque jour à l'églife en pro-
nonçant ces paroles dont il fentoit avec
joie approcher l'accompliffement : Nous
irons dans la malfon du Seigneur (*). Bien
différent de cet Empereur payen qui vou-
lut mourir debout pour le frivole pViiir
de prononcer une fentence,il voulut mou-
rir debout pour rendre à fon Créateur,
j if qu'au dernier jour de fa vie, cet hom-
mage public qu'il n'avoit jamais négligé
de lui rendre ; il voulut mourir comme
il avoit vécu, en fervant Dieu & édifiant
les hommes.
Ne -doutons point qu'une fi fainte vie
n'obtienne la récompenfe qui lui efl due.
Souffrons fans murmure que celui qui a
tant aimé le bonheur des hommes voye
enfin couronner le fien. Efpérons que le
defir de répandre fur nous des bienfaits
qui a été fur la terre l'objet de toutes fes
actions , deviendra dans le ciel celui de
toutes fes prières. Enfin , travaillons à
nous fanftifier comme lui , & faifons en
<*)Pfalm. lai. Verte» l.
Funèbre. £7
forts que ne pouvant plus nous être utile
par fes bonnes œuvres ? il le foit encore
par fon exemple.
En attendant qu'il partage fur nos autels
les honneurs de fon faint & glorieux an-
cêtre Louis Neuf; en attendant que fort
nom foit înfcrit dans les faites facrés de
l'Eglife , comme il l'eft déjà dans le livre
de vie , invoquons pour lui la divine rni-
{ericorde : adreflbns aux Saints en fa faveur
les prières que nous lui adrefferons un
jour à lui-même : drmandow au Seigneur
qu'il lui faffe part de fa gloire pour la-
quelle il a tant eu de zèle , qu'il répande
{es bénédidions fur toute la maifcn Royale ,
dont ce vertueux Prince foutint û digne-
ment l'honneur , & que Paugufte nom de
Bourbon foit grand à jamais ? 6c dans les
cieux ck fur la terre.
E %.
LES
PRISONNIERS
DE GUERRE,
COMÉDIE.
jf^- -g@fe
ACTEURS,
GOTERNITZ, Gentilhomme Hongrois»
MACKER, Hongrois.
DORANTE, Officier François prifon*
nier de Guerre.
SOPHIE, filh de Goterniti.
FREDERICH, Officier Hongrois , fils.
de Goternit^.
JACQUARD, Siùjfe , valet de Dorante
La. Scène eft en Hongrie
I
LES
PRISONNIERS
DE GUERRE
COMÉDIE-
SCENE PREMIERE.
DORANTE, JACQUARD.
Jacquard»
jl A R mon foy , Monfir , moi l'y com-
prendre rien à iti pavi, l'ongri , le fin
l'être pon , & les méçhans : l'être pas na-
turel, cela.
Dorante.
Si tu ne t'y trouves pas bien rien ne
t'oblige d'y demeurer. Tu es mon domef-
tique , & non pas prifonnier de guerre
comme moi , tu peux t'en aller quand il
te plaira
Jacquard.
Oh ! moi point quitter fous , moi fbu-
loir pas être plus libre que mon maitre.
E4
7* Les Prisonniers
Dorante.
Mon pauvre Jacquard, je fuis fenfibîe
à ton attachement ; il me conibîeroit
dans ma captivité , fi j'étoL capable de
confolavion.
Jacquard.
Moi point fouffrir que fous l'amoche
îouçhours , touchours , fous poire comme
moi , fous cpnfolir tout l'apord,
Dorante.
Quelle confolatien ! ô France , ô ma
chère Patrie ! que ce climat barbare me
fait fentir ce que tu vaux ! quand rever-
rai-je ton heureux féjour ? quai d finira
cette henteufe ina'ôion où je languis ,
tandis que mes glorieux compatriotes
moifîbnnent des lauriers fur les traces de
mon Roi,
Jacquard,
Oh ! fous l'afre être pris combattant
pravemet. Les ennemis que fous afre tués ?
l'être encore pli malates que fous.
Dorante,
Apprends que dans le fang qui m'anim*
D E G U E R R E. 71
îa gloire acquife ne fert que aa'guillon
pour en rechercher davantage. Apprends
que quelque zèle qu'on ait à remplir fon
devoir pour lui-même , l'ardeur s'en aug-
mente encore par le noble defir de mé-
riter l'eflime de fon maître en combat-
tant fous fes yeux. Ah ! quel nef pas h
bonheur de quiconque peut obtenir celle du
mien , & qui fait mieux que ce grand Prince
peut fur fa propre expérience juger du mé-
rite & de la valeur.
Jacquard.
Pien , pien ? fous l'être pientôt tiré te
fti prifor.nache , Monfir votre père avre
écrit qu'il trafFaillir pour faire échange
fous.
Dorante.
Oui , mais le tems en eft encore in-
certain , & cependant le Roi fait chaque
jour de nouvelles conquêtes.
Jacquard.
Pardi ! l'être pien content t'aller tant
feule ment à celles qu'il fera encore ; mais
fous l'être donc plis amoureux , pifque
fous fouloir tant partir.
74 Les Prisonniers
Dorante.
Amoureux ! de qui ? . . . (à part) au=*
roit-il pénétré mes feux fecrets !
Jacquard.
Là te cette temoifelle Claire , te cette
cholie fille de notre Bourgeois à qui fous
faire tant de petits douceurs. ( à part. )
oh chons pien d'autres doutances , mais
il faut faire femplant te rien.
Dorante.
Non , Jacquard , l'amour que tu me
fuppofes n'eft. point capable de ralentir
mon empreffement de retourner en France-
Tous climats font indifférens pour l'amour.
Le monde efl plein de belles dignes des
fervices de mille amans , mais on n'a qu'une
Patrie à fervir.
Jacquard.
A propos te belles. Savre fous que
l'être après timain que notre brital te
Bourgeois époufe la fille de Mourir Go*
ternitz }
Dorante.
Comment ! que dis-tu }
de Guerre. 75
Jacquard.
Que la mariache de Monfir Macker avec
Mamecelle Sophie qui éîoit différé chifque
à l'arrivée ti frère te la temoifelle , doit
fe terminer dans teux jours , parce qu'il
avre été échangé plitôt qu'on n'avre cru
& qu'il arriver aucherdi.
Dorante.
Jacquard , que me dis-tu là ! Comment
le fais- tu ?
Jacquard.
Par mon foy je l'affre appris toute
l'heure en pivant pouteille avec in falet
te la maifbn.
Dorante.
( a part. ) Cachons mon trouble :
( haut. ) je réfléchis que le meflager doit
être arrivé ; va voir s'il n'y a point de
nouvelles pour moi.
Jacquard.
( à part. ) Diaple ! l'y être in noufelle
de trop à ce que che fois ! ( revenant. )
Monfir che fafre point où l'être la pou-
tique le fli noufelle.
7£ Les Prisonniers
Dorante.
Tu n'as qu'à parler à Mademoiselle
Claire , qui pour éviter que mes lettres
ne foient ouvertes à la porte , a bien vou-
lu le charger de les recevoir fous une
adrefîe convenue , & de me les remettre
iecrétement,
SCENE IL
Dorante,
Quel coup pour ma flamme ! c'en eft
donc fait trop aimable Sophie , il faut
vous perdre pour jamais , & vous allez
devenir la proie d'un riche , mais ridi-
cule & grofïier vieillard. Hélas i fans
m'en avoir encore fait l'aveu tout corn-
mençoit à m'annonc.er de votrç part le
plus tendre retour ! non , quoique les
injuries préjugés de lbn père contre les
Français duffent être un obitacle invinci-
ble à mon bonheur , il ne falloit pas
moins qu'un pareil événement pour affû-
ter la fiacérité des vœux que je fais
de Guerre,' yy
pour retourner promptement en France $
les ardens témoignages que j'en dcnne
ne fort - ils point plutôt les efforts d'un
efprit qui s'excite par la considération
de fon devoir , que les effets d'un zèle
affez fincere ! mais que dis-je , ah ! que
la gloire n'en murmure point , de û
beaux feux ne font pas faits pour lui
nuire : un cœur n'eft jamais affez amou-
reux , il ne fait pas , du moins affez de
cas de l'erlime de fa maîtreffe , quand ii
ba!a:.ce à lui préférer fon devoir , £on
pays , & fon P«.oi.
igsu— — <3%g=
SCENE III
MACKER , DORANTE , GOTERNÎT^,
M A C K E R.
A H ! voici ce prifonnier que j'ai en
garde. Il faut que je le prévienne fur îa
fiçon dont il doit le conduire avec ma
fuiure. Car ces Frai çois qui , dit-on , fe
foucient fi peu de leurs femmes , font
des p'.us accommodans avec celles d'au-
?3 Les Prisonniers
irai , mais je ne veux point chez moi de
ce commerce-là , & je prétends du moins
que mes entons ibient de mon pays.
GOTERNITZ.
Vous avez là d'étranges opinions de
ma fille.
M A C K E R.
Mon Dieu , pas fi étranges. Je penfe
que la mienne la vaut bien , & fi . . . .
brifons là-defîus .... Seigneur Dorante 1
Dorante.
Monfieur ?
M A C K E R.
Savez- vous que je me marie ?
Dorante.
Que m'importe ?
M A C K E R.
C'eil qu'il m'importe à moi que vous
appreniez que je ne fuis pas d'avis que
ma femme vive à la françoife.
Dorante.
Tant pis pour elle.
M a c K E R.
Eh oui , mais tant mieux pour moi.
î> e Guerre.' 7£
Dorante.
le n'en fais rien.
M A C K E R.
Oh nous ne demandons pas votre opi-
nion ïà-deffus ? je vous avertis feulement
que ]2 fouhaite de ne vous trouver ja-
mais avec elle , & que vous évitiez de
me donner à cet égard des ombrages fur
fa conduite.
Dorante.
Cela eft trop jufte , & vous ferez la-
tisfait.
M A C K E R.
Ah ! le voilà complaifant une fois ;
quel miracle !
Dorante.
Mais je compte que vous y contrî-
1 lierez de votre côté autant qu'il fera
nécerTaire.
M A C K E R.
Oh ! fans doute , & j'aurai foin d'or-
donner à ma femme de vous éviter en
toute occafion.
te Les Prisonnier
Dorante*
M'éviter ! gardez- vous en bien. Ce n'êft
pas ce que je veux dire.
M A C K E R,
Comment ?
Dorante.
C'eft vous au contraire qui devez évi-
ter de vous appercevoir du tems que je
parlerai auprès d'elle. Je ne lui rendrai
des foins que le plus dire&ement qu'il
me fera porîïbîe , & vous , en mari prudent
vous n'en verrez que ce qu'il vous plaira»
M A C K E R.
Comment diable ! vous vous moquez ;
& ce n'eft pas là mon compte.
D O R A N T E.
C'efl po.irtant tout ce que je puis vous
promettre , & c'eft même tout ce que
vous m'avez demandé.
M A C K E R.
Parbleu! celui-là me pafTe ; il faut être
bien.rndidb1^ après les feaimës d'autrui
pour tenir un tel langage à la barbe des
maris»
G O T E R N I T Z,
e> e Guerre. Si
goternit
En vérité, feigneur Macker, vos dif«=
cours me font pitié , & votre colère me
fait rire. Quelle réponle vou1iez-vous que
fit Monfieur à une exhortation auiïi ridi-
cule eue la vôtre ? la preuve de la pureté
de fes intention i eft le langage même qu'il
vous tient : s'il vouloit vous tromper ,
vous prendroit-il pour fon confident?
Macker.
Je me moque de cela, fou qui s'y fie.
Je ne veux point qui! fréquente ma femme*
& j'y mettrai bon ordre»
Dorante.
A la b^nne heure ; mais comme je fuis
Votre prifonnier , & non pas votre en-
clave , vous ne trouverez pas mauvais que
je m'acquitte envers elle en toute occaiion
des devoirs de politeffe que mon fexe
doit au fien.
Macker.
Eh ï morbleu ! tant de pol'teflès pour
la ftmme re fenclent au'a faire affront au
i7v i C 'h nie met d ns de- impatiences...
nous verrons rous verrons vous
Supplément. Tome XI. F
Si Les Prisonniers
êtes méchant , Monfieur le François. Ok
parbleu, je le ferai plus que vous.
Dorante.
A la maifon cela peut être ; maïs j'ai
peine à croire que vous le foyez fort à la
guerre.
GOTERNITZ.
Tout doux , feigneur Dorante , il eft
d'une nation
Dorante.
Oui , quoique la vraie valeur foit infé-
parable de la générosité , je fais malgré la
cruauté de la vôtre en eftimer la bra-
voure. Mais cela le met - il en droit d'in-
fulter un foldat qui n'a cédé qu'au nom-
bre , & qui , je penfe ; a montré affez de
courage pour devoir être refpeclé, même
dans fa difgrace !
GOTERNITZ.
Vous avez raifon. Les lauriers ne font
pas moins le prix du courage que de la
viftoire. Nous - mêmes depuis que nous
cédons aux armes triomphantes de votre
Roi , nous ne nous en tenons pas moins
glorieux, puifque la même valeur qu'il
de Guerre: Si
emploie à nous attaquer , montre la aôtre
à nous défendre, Mais voici Sophie.
gfe = tJiïP ! 3B3
SCENE IV.
GOTERNITZ, MACKER, DORANTE;
SOPHIE.
GOTERNITZ.
A Pprochez ma fille , venez faîuer
votre époux, ne l'acceptez-vous pas avec
plaifir de ma main }
Sophie.
Quand mon cœur en feroit îe maître
il ne le choifiroit pas ailleurs qu'ici,
M A C K E R.
Fort bien belle mignonne ; mais. . . » «
( à Dorante. ) quoi ! vous ne vous era
allez pas ?
Dorante.
Ne devez-vous pas être flatté que mon
admiration confirme la bonté de votre
choix }
F x
$4 Les Prisonniers
M A C K E R.
Comme je ne l'ai pas choifie pour
vous, votre approbation me paroît ici
peu néceiTaire.
GoTERNITZ.
Il me femble que ceci commence à
«lurer trop pour un badinage. Vous voyez,
Monneur , que le feigneur Macker eft in-
quiété de votre préfence ; c'efr. un effet
qu'un cavalier de votre figure peut pro-
duire naturellement fur l'époux le plus
j-aifonnable.
Dorante.
Eh b'en ! il faut donc le délivrer d'un
fpe&atcur incommode, aulTi bien ne puis-
se fupporter le tableau d'une union aufîi
difproportionnée. Ah ! Monfieur , com-
ment pouvez- vous confentir vous-même ,
que tant de perfections foient poffédées
par un homme fi peu fait pour les eon-
noître ?
© E Guerre; 8y
gtë — =aae= jjgj
SCENE V.
MACKER, GOTERNITZ, SOPHIE.
M A C K E R.
Arbleu! voilà une nation bien ex-
traordinaire, des prifonniers bien incom-
modes. Le valet me boit mon vin, le maî-
tre carefTe ma fille. (Sophie fait une mine, )
Us vivent chez moi comme s'ils étoient en
pays de conquêtes!
G O T E R N I T Z.
C'efr. la vie la plus ordinaire aux Fran-
çois j ils y font tout accoutumes.
M A c K E R.
Bonne exeufe , ma foi ! ne faudra-t-il
point encore en faveur de la coutume qu§
j'approuve qu'il me fafle cocu?
Sophie,
Ah ciel ! quel homme !
G O T E R N I T 2.
Je fuis aiiiïi feandalifé de votre langage
«que ma fille en efl indignée. Apprenez
$$ Les Prisonniers
qu'un mari qui ne montre à fa femme ni
eftime ni confiance, l'autorife autant qu'il
eft en lui , à ne les pas mériter. Mais le
jour s'avance , je vais monter à cheval
pour aller au-devant de mon fils qui doit
arriver ce foir.
M A C K E R.
Je ne vous quitte pas, j'irai avec vous
s'il vous plaît.
GOTERNITZ.
Soit ; j'ai même bien des chofes à vous
dire dont nous nous entretiendrons en
chemin,
M A C K Ê R.
Adieu mignonne , il me tarde que nous
foyons mariés pour vous mener voir mes
champs & mes bêtes à cornes , j'en ai le
plus beau parc de la Hongrie.
Sophie»
Monfieur , ces animaux là me font peur,
M A C K E R.
Va , va , poulette , tu y feras bientôt
aguerrie avec moi.
de Guerre. $7
gg «0*==========*ffg
SCENE V L
Sophie.
OUel époux! quelle différence de lui
à Dorante , en qui les charmes de l'amour
redoublent par les grâces de fes manières,
& de (es expreffions. Mais hélas ! il n'eft
point fait pour moi. A peine mon cœur
ofe-t-il s'avouer qu'il l'aime, & je dois
trop me féliciter de ne lui avoir point
avoué à lui - mcme. Encore s'il m'étoit
fidèle , la bonté de mon père me lahTe-
roit , malgré fa prévention & fes enga-
gemens quelque lueur d'efpérance. Mais
îa fille de Macker partage l'amour de
Dorante ; il lui dit fans doute les mêmes
chofcs qu'à moi , peut - être effc - elle la
feule qu'il aime. Volages François ! que
les femmes font heureufes que vos infi-
délités les tiennent en garde contre vos
féductions! Si vous étiez aum* conilans
que vous êtes aimables, quels cœurs vous
réfifteroient ! Le voici; je voudrois fuir,
& je ne puis m'y refondre : je voudrois
F 4
88 Les Prisonniers
lui paraître tranquille , & je fens que ;e
l'aime jufqu'à ne pouvoir lui cacher mon
dépit.
g%* _.=^^= .ègg
SCENE VIL
ÇORANTË, SOPHIE.
Dorante,
L eft donc vrai , Madame , que ma
ruine eft conclue, & que je vais vous
perdre fans retour. J'en mourro:s r fans
doute , fi la mort étoit la pire des dou-
leurs, le ne vivrai que pour vous por-
ter dans mon cœur plus long-tems , Se
pour me rendre digne, par ma conduite &c
par ma confiance, de votre eilime & de
vos regrets.
Sophie.
Se peut-il que la perfidie emprunte un
langage aufîi noble & aufîi pafïïonné?
Dorante.
Que dites - vous ? quel accueil ! eft - ce
là la jufte pitié que méritent mes fenti-
mensr.
de Guerre. $9
Sophie.
Votre douleur eft grande en effet, à en
juger par le foin que vous avez pris de
vous ménager des confolations.
Dorante.
Moi , des confolations ! en efl - il pour
votre perte ?
Sophie.
Cefï-à-dire : en eft-il befoin ?
Dorante.
Quoi! belle Sophie? pouvez- vous? .....
Sophie.
Réfervez , je vous en prie , la fami-
liarité de ces expreffions pour la belle
Claire , & fâchez que Sophie telle qu'elle
elt , belle ou laide , fe foucied'autai.t moi«s
de l'être à vos yeux , qu'elle vous croit
aufli mauvais juge de la beauté que du
mérite.
Dorante.
Le rang que vous tenez dans mon es-
time & dans mon cœur eft une preuve
du contraire. Quoi ! vous m'avez cru
amoureux de la fille de Macker?
§0 Les Prisonniers
Sophie.
Non en vérité. Je ne vous fais pas l'hon-
neur de vous croire un cœur fait pour
aimer. Vous êtes comme tous les jeunes
gens de votre pays , un homme fort con-
vaincu de fes perfections, qui fe croit
deftiné à tromper les femmes , & jouant
l'amour auprès d'elles , mais qui n'eft pas
canable d'en reffentir.
Dorante.
Ah ! fe peut - il que vous me confon-
diez dans cet ordre d'amans fans fenti-
mens & fans délicateffe , pour quelques
vains badinages qui prouvent eux-mêmes
que mon cœur n'y a point de part, &
qu'il étcit à vous tout entier.
Sophie.
La preuve me paroît finguliere. Je fe-
rois curieufè d'apprendre les légères fub-
îiiités de cette Philofophie françoife.
Dorante.
Oui, j'en appelle en témoignage de la
Sincérité de mes feux , cette conduite
môme que vous me reprochez: j'ai dit à
d'autres de petites douceurs , il eft vrai ;
D E G V E R R E. 91
j'ai folâtré auprès d'elles. Mais ce badi-
nage & cet enjouement, font -ils le lan-
gage de l'amour ? Efl - ce fur ce ton que
je me fuis exprimé près de vous ? Cet
abord timide , cette émotion , ce refpeft 9
ces tendres foupirs, ces douces larmes ,
ces transports que vous me faites éprou-
ver, ont-ils quelque chofe de commun
avec cet air piquant & badin que la po-
liteffe & le ton du monde nous font
prendre auprès des femmes indifférentes.
Non, Sophie, les ris & la gaîté ne font
point le langage du fentiment. Le véri-
table amour n'eft ni téméraire ni éva-
poré ; la crainte le rend circonfpecl ; il
rifque moins par la connoiffance de ce
qu'il peut perdre , & comme il en veut
au coeur encore plus qu'à la perfonne ,
il ne hafarde gueres l'efïime de la per-
fonne qu'il aime pour en acquérir la
pofTefîion.
Sophie.
C'eft-à-dire , en un mot , que contens
d'être tendres pour vos maîtrefles , vous
n'êtes que galans , badins & téméraires
près des femmes que vous n'aimez point.
Voilà une confiance & des maximes d'un
92 Les Prisonniers
nouveau goût , fort commodes pour le*
cavaliers ; je ne fais fi les belles de votre
pays s'en contentent de même }
Dorante.
Oui, Madame, cela eu. réciproque j,
&; elles ont bien autant d\ntérêt que nous ,
pour le moins , à les établir.
Sophie.
Vous me faites trembler pour les fem-
mes capables de donner leur cœur à des
amans formés à une pareille école.
D O R A N TE.
Eh ! pourquoi ces craintes chimériques?
n'eft - il pas convenu que ce commerce
galant & poli , qui jette tant d'agrément
dans la fociété n'efl: point de l'amour ; il
n'eft que le fupplément. Le nombre des
cceurs vraiment faits pour aimer eft fi
petit, & parmi ceux-là, il y en a fi peu
qui fe rencontrent , que tout languiroit-
bientôt û l'efprit & la volupté ne te-
noient quelquefois la place du cœur &
du fentiment. Les femmes ne font point
les dupes des aimables folies que les hom-
mes font autour d'elles. Nous en fom-
D E G U E R R tj £3;
mes de même par rapport à leur coquet-
terie , elles ne féduifent que nos fens.
Oeft un commerce ridelle , où l'on ne fe
dorne réciproquement que pour ce qu'on
eft. Mais il faut avouer à la honte du cœur
que ces heureux badinages lont fouvent
mieux récompenies, que les plus tou-
chantes exprefîions d'une flamme ardente
& fincere.
Sophie.
Nous voici précifément où j'en voulois
venir ; vous m'aimez, dites-vous, unique-
ment & parfaitement ; tout le refte n'efl
que jeu d'efprit ; je le veux ; je le crois.
Mais alors il me refte toujours à favoir
quel genre de plaifir vous pouvez trou-
ver à faire , dans un goût différent , la
cour à d'autres femmes , & à rechercher
pourtant auprès d'elles , le prix du véri-
table amour.
Dorante.
Ah ! Madame ! quel tems prenez - vous
pour m'engager dans des differtations ? Je
vais vous perdre , hélas ! & vous voulez
que mon efprit s'occupe d'autres choies
que de fa douleur,
$4 Les Prisonniers
Sophie.
La réflexion ne pouvoit venir plus mal
â propos ; il falîoit la faire plutôt , ou ne la
point faire du tout.
pg -===g^===— =— ^
SCENE V I IL
DORANTE, SOPHIE, JACQUARD»
Jacquard.
OT. ft. Monfir, Monfir.
Dorante,
Je crois qu'on m'appelle.
Jacquard.
Oh moi venir , puifque fous point aller»
Dorante»
Eh bien? qu'eft-ce?
Jacquard.
Monfir, afec la permimon te montame,
l'être ain piti l'écriture.
Dorante»
Quoi une lettre }
de Guerre. 95
Jacquard.
Chiftement
■
Dorante,
Donne-la moi.
Jacquard.
Tiantre, non, Mamecelle Claire mafre
chargé te ne la donne fous qu'en grand
fecrettement.
Sophie.
Monfieur Jacquard eft exaft, il veut
fuivre (es ordres.
Dorante»
Donne toujours , butor , tu fais le myf»
térieux fort à propos !
Sophie.
Ceffez de vous inquiéter. Je ne fuis
point incommode , & je vais me retirer,
pour ne pas gêner votre empreffement.
$6 Les Prisonniers^
S** = s?^- .. =èjgg
SCENE IX.
SOPHIE, DORANTE,
Do RANTE, à pari,
L)Ette lettre de mon père lui donne
de nouveaux fcupçons , &c vient tout à
propos pour les d'fïiper. ( Haut. ) Eh quoi,
Madame , vous me fuyez ?
Sophie ironiquement.
Seriez - vous difpofé à me mettre de
moitié dans vos confidences ?
Dorante.
Mes fecrets ne vous intérefTent pas aflez
pour vouloir y prendre part.
Sophie.
Ceft, au contraire, qu'ils vous font
trop chers pour les prodiguer.
Dorante.
Il me fiéroit mal d'en être plus avara
que de mon propre cœur.
Sophie.
Aufli logez-vous tout au mêrn" lieu.
Dorante,1
DE GUEREEé 97
Dorante»
Cela ne tient du moins qu'à votre corn-
plaifance,
Sophie.
Il y a dans ce fang-froid une méchan-
ceté que je mis tentée de punir. Vous fe«
riez bien embarraffé fi, pour vous prendre
au mot, je' vous priois de me communi-
quer cette lettre.
D'O R A N T E.
J'en ferois feulement fort furpris, vous
vous plaifez trop à nourrir d'injirites (en-*
timens fur mon compte , pour cherch'er
à les détruire.
S O P H I E. •• r
Vous vous fiez fort à ma- difcrétion»...
je vois qu'il faut lire la fettre pour con*
fondre votre témérité:, ;
>
DO R A N T E.
Liiez- la pour vous convaincre de- votre
injuftice.
Sophie.
Non commencez par me la lire vous-
même , j'en jouirai mieux de votre con-
fufion.
I
Supplément* Tome XL G
$8 Les Prisonniers
Dorante.
Nous allons voir: ( il Ut. ~)Que de joiey
mon cher Dorante !
Sophie.
Mon cher Dorante, fexprefîlon eft ga-
lante vraiment.
Dorante.
Que fai de joie , mon cher Dorante , de
pouvoir terminer vos peines..
Sophie.
Oh! je r^çn. doute pas , vous avez tanfl
d'humanité !
Dorante.
Vous voila délivre des fers oit vous lar*>
gulfie{
Sophie.
Je ne languirai pas dans les vôtres»
Dorante.
ffate^-vous de venir me rejoindre..*
Sophie.
Cela s'appelle être preffée !
Dorante;
Je brûU de vous embrajfer. ..^
de Guerre, cjc^
Sophie.
Rien n'efî fi commode que de déclarer
franchement fes befoins.
.Dorante."
Vous êtes échangé contre un jeune Officier
qui s'en retourne actuellement où vous êtes.
Sophie.
Mais, je n'y comprends plus rien;
Dorante.
Blejfé dangeureufement , il fui fait prifon-
nier dans une affaire ou je me trouvai. . . . ,
Sophie.
Une affaire où fe trouva Mlle. Claire \
Dorante.
■Qui vous parle de Mlle. Claire ?
Sophie.
Quoi ! cette lettre n'efî pas d'elle ?
Dorante.
Non vraiment; elle eft de mon père";
fc Mlle. Claire n'a fervî que de moyen
pour me la faire parvenir ; voyez la date
& le feing.
ïoo Les Prisonniers
Sophie.
Ah je refpire !
Dorante.
Ecoutez le relie ; ( il lit ) A foret de
fzcours & de foins j'ai eu le bonheur de lui
fauver la vie ; je lui ai trouvé tant de recon-
noi[fance, que je ne puis trop me féliciter
desfervices que je lui ai rendus. Tefpere quen
le voyant vous partagerez mon amitié pour
lui , & que vous le lui témoignerez
Sophie à paru
L'hiftoire de ce jeune officier a tant de
rapport avec .... ah ! fi c'étoit lui
tous mes doutes feront éclaircis ce foir.
Dorante.
Belle Sophie , vous voyez votre erreur.
Mais de quoi me fert que vous connoif-
iiez rinjuftice de vos foupçons , en ferai-
je mieux récompenfé de ma fidélité?
Sophie.
Je voudrois inutilement vous déguifer
encore le fecret de mon cœur ; il a trop
eclaté avec mon dépit ; vous voyez com-
bien je vous aime , & vous devez mefu-
de Guerre. iov
ï*er le prix de cet aveu fur les peines qu'il
m'a coûté.
Dorante.
Aveu charmant ! pourquoi faut - il que
des momens fi doux foient mêlés d'alar-
mes , & que le jour où vous partagez mes
feux foit celui qui les rend le plus à plain-
dre?
Sophie.
Ils peuvent encore l'être moins que vous
ne penfez. L'amour perd-il fi-tôt courage ;
& quand on aime allez pour tout entre-
prendre , manque-t-on de refïburces pour
être heureux ?
Dorante.
Adorable Sophie ! quels tranfports vous
me caufez ! quoi , vos bontés 1 je
pourrois .... ah ! cruelle! vous promettez
plus que vous ne voulez tenir!
Sophie.
Moi je ne promets rien. Quelle eft la
vivacité de votre imagination ? J'ai peur
que nous ne nous entendions pas.
Dorante.
Comment?
G?
Soi Les Prisonniers
Sophie.
Le trifîe hymen que je crains n'eft point
tellement conclu que je ne puifle me flatter
d'obtenir du moins un délai de mon père;
prolongez votre féjour ici jufqu'à ce que
la paix , ou des circonftances plus favora-
bles ayent diffipé les préjugés qui vous le
rendent contraire.
Dorante.
Vous voyez l'empreffement avec lequel
on me rappelle : puis - je trop me hâter
d'aller réparer l'oifiveté de mon efclavage?
Ah ! s'il faut que l'amour me fafle négli-
ger le foin de ma réputation, doit- ce être
fur des efpérances aufîi douteufes que
celles dont vous me flattez ? Que la cer-
titude de mon bonheur ferve du moins
à rendre ma faute excufable. Confentez
que des nœuds fecrets
Sophie.
Qu'ofez - vous me propofer ? un cœur
bien amoureux ménage-t-il û peu la gloire
de ce qu'il aime ? vous m'offenfez vive-
ment.
©E GUERRE. 1£>Ï
Dorante,
J'ai prévu votre réponfe, & vous avez
diaé la mienne. Forcé d'être malheureux
ou coupable , c'eft l'excès de mon amour
qui me fait facrifier mon bonheur à mon
devoir, puifque ce n'eft qu'en vous per-
dant que je puis me rendre digne de vous
pofféder.
S o p H i Eo
Ah! qu'il eftaifé d'étaler de belles maxi-
mes quand le cœur les combat foible-
ment ! Parmi tant de devoirs à remplir ,
ceux de l'amour font -ils donc comptes
pour rien , & n'eft-ce que la vanité de m*
coûter des regrets qui vous a. fait defirer.
ma tendrefle?
Dorante.
J'attendois de la pitié & je reçois des
reproches; vous n'avez , hélas ! que trop
de pouvoir fur ma vertu , il faut fuir pour
ne pas fuccomber. Aimable Sophie, trop
di*ne d'un plus beau climat , daignez re-
cpyoir les adieux d'un amant qui ne vi-
vait qu'à vos pieds , s'il pouvoit confer,
G4
I04, Les Prisonniers
ver votre eftime en immolant la gloire à
l'amour.
// tembrajfe.
Sophie.
• Ah ! que faites-vous ?
p* - ■ ^=^>^ , ^gg
SCENE XII
MACKER , FREDERICK , GOTERNITZ,
DORANTE, SOPHIE.
M A C K E R.
vjHî oh ! notre future , tubleu ! comme
vous y allez ! c'eft donc avec Monfieur
que vous accordez pour la noce. Je lui fuis
obligé, ma foi; eh bien beau- père, que
dites - vous de votre chère progéniture ?
Oh ! je voudrois parbleu que nous en euf-
fions vu quatre fois davantage , feulement
pour lui apprendre à n'être pas fi confiant.
GOTERNITZ.
Sophie ! pourriez-vous m'expliquer ce
que veulent dire ces étranges façons?
se Guerre. ioç
Dorante.
L'explication efl toute fimple,je viens
de recevoir avis que je fuis échangé , &
îà-derTus je prenois congé de Mlle, quiaufli
bien que vous , Monfieur , a eu pendant
mon féjour ici beaucoup de bontés pour
moi.
M A C K E R.
Oui des bontés , oh ! cela s'entend.
GOTERNITZ.
Ma foi , feigneur Macker , je ne vois
pas qu'il y ait tant à fe récrier pour une
fimple cérémonie de compliment.
Macker.
Je n'aime point tous ces complimens à
la Françoife.
Frederick.
Soit, mais comme ma fceur n'efl point
encore votre femme, il me femble que
les vôtres ne font gueres propres à lui
donner envie de la devenir.
Macker.
Eh corbleu ! Monfieur , fi votre féjour
de France vous a appris à applaudir à tou-
io6 Les Prisonnier*
tes les fottifes des femmes , apprenez que
les flatteries de Jean Matthias Macker n@
nourriront jamais leur orgueil.
Frédéric H.
Pour cela je le crois.
Dorante.
Je vous avouerai, Monfieur, qu'égale-
ment épris des charmes & du mérite de
votre adorable fille , j*aurois fait ma féli-
cité fuprême d'unir mon fort au fien , fi
les cruels préjugés qui vous ont été inf-
pirés contre ma nation n'eufiènt mis un
obflacle invincible au bonheur de ma vie*
Fre derich.
Mon père , c'eft-là fans doute un de vos
prifonniers ?
Go ternit z.
C'efl cet officier pour lequel vous avez
été échangé.
Fre derich.
Quoi , Dorante !
Goternitzs
Lui-même.
de Guerre; 107
Frédéric h.
Ah ! quelle joie pour moi de pouvoir
embraffer le fils de mon bienfaiteur.
Sophie joyeufe.
C'étoit mon frère , & je l'ai deviné.
FREDERIC H.
Oui, Monfieur, redevable de la vie
à Monfieur votre père , qu'il me feroit
doux de vous marquer ma reconnoiflance
&: mon attachement par quelque preuve
digne des fervices que j'ai reçus de lui !
Dorante.
Si mon père a été affez heureux pour
s'acquitter envers un cavalier de votre mé-
rite des devoirs de l'humanité, il doit plus
s'en féliciter que vous-même ; cependant ,
Monfieur, vous connoifïez mes feritimens
pour Mademoifelle votre fœur , fi vous
daignez protéger mes feux, vous acquit-
terez au-delà de vos obligations ; rendre
un honnête homme heureux c'eiî plus que
de lui fauver la vie.
Frederick.
Mon père partage mes obligations &
ïoS Les Prisonniers
j'efpere bien que partageant aufîi ma re-
connoifTance, il ne fera pas moins ardent
que moi à vous la témoigner.
M A c K E R.
Mais , il me femble que je joue ici un
affez joli perfonnage.
GOTERNITZ.
J'avoue , mon fils , que j'avois cru voir
en Monfieur quelqu'inclination pour vo-
tre fœur; mais pour prévenir la décla-
ration qu'il m'en auroit pu faire , j'ai fi
bien manifefté en toute occafion l'antipa-
thie & l'éloignement qui féparoit notre
nation de la fienne , qu'il s'étoit épargné
jufqu'ici des démarches inutiles, de la part
d'un ennemi avec qui , quelque obligation
que je lui aye d'ailleurs, je ne puis ni ne
dois établir aucune liaifon.
M A C K E R.
Sans doute, & c'eft un crime de leze-
majeflé à Mademoifelle de vouloir aufîi
s'approprier ainfi les prifonniers de la
Reine.
GOTERNITZ.
Enfin je tiens que c'eft une nation avec
de Guerre. 109
laquelle il eft mieux de toute façon de
n'avoir aucun commerce ; trop orgueil-
leux amis, trop redoutables ennemis, heu-
reux qui n'a rien à démêler avec eux l
Frédéric H»
Ah! quittez, mon père, ces injuries
préjugés. Que n'avez- vous connu cet ai-
mable peuple que vous haïriez, & qui
n'auroit peut-être aucun défaut s'il avoit
moins de vertus. Je l'ai vue de près cette
heureufe & brillante nation , je l'ai vue
paifible au milieu de la guerre , cultivant
les Sciences & les Beaux- Arts,& livrée
à cette charmante douceur de caraclere
qui en tout tems lui fait recevoir égale-
ment bien tous les peuples du monde ,
& rend la France en quelque manière la
patrie commune du genre-humain. Tous
les hommes font les frères des François.
La guerre anime leur valeur fans exciter
leur colère. Une brutale fureur ne leur
fait point haïr leurs ennemis , un fot or-
gueil ne les leur fait point méprifer. Ils
les combattent noblement , fans calomnier
leur conduite , fans outrager leur gloire ,
& tandis que nous leur faifons la guerre
ïio Les Prisonniers
en furieux ils fe contentent de nous là
faire en héros.
GO TERNIT Z.
Pour cela on ne fauroit nier qu'ils ne
fe montrent plus humains & plus géné-
reux que nous.
Fre derich.
Eh ! comment ne le feroient-ils pas fous
un maître dont la bonté égale le courage.
Si fes triomphes le font craindre , (es ver-
tus doivent-elles moins le faire admirer ?
Conquérant redoutable , il femble à la tête
de fes armées un père tendre au milieu de
fa famille , & forcé de dompter l'orgueil
de fes ennemis, il ne les foumet que pour
augmenter le nombre de fes enfans.
GOTERNITZ.
Ouï , mais avec toute fa bravoure , non
content de fubjuguer fes ennemis par la
force , ce prince croit - il qu'il foit bien
beau d'employer encore l'artifice & de
féduire comme il fait , les cœurs des étran-
gers & de fes prifonniers de guerre ?
M A C K F. R.
Fi ! que cela e.ft laid de débaucher ainft
ï> e Guerre. m
les fujets d'autrui. Oh bien ! puifqu'il s'y
prend comme cela, je fuis d'avis qu'on
puniffe févérement tous ceux des nôtres
qui s'avifent d'en dire du bien.
Frédéric h.
Il faudra donc châtier tous vos guer-
riers qui tomberont dans fes fers ; &
je prévois que ce ne fera pas une petite
tâche.
Dorante.
Oh î mon prince ! qu'il m'efl doux d'en-
tendre les louanges que ta vertu arrache
de la bouche de tc-s ennemis ; voilà les
feuls éloges dignes de toi.
G O T E R N I T Z.
Non , le titre d'ennemis ne doit point
nous empêcher de rendre juftice au mé-
rite. J'avoue même que le commerce de
nos prifonniers m'a bien fait changer d'o-
pinion fur le compte de leur nation ; mais
confidérez , mon fils , que ma parole efl
engagée, que je me ferois une méchante
affaire de confentir à une alliance con-
traire à nos ufages & à nos préjugés , &
que pour tout dire enfin , une femme
n'efl jamais aifez en droit de compter fur
iiz Les Prisonniers
le cœur d'un François , pour que nous
puifîlons nous afTurer du bonheur de vo*
ire fœur en l' in. fiant à Dorante.
Dorante.
Je crois , Monfl. ur , que vous voulez
bien que je triomphe, puiique vous m'at-
taquez par !e côté le plus fort. Ce n'en:
point en moi - même que j'ai bdbin de
chercher des motifs pour raffurer l'aima-
ble Sophie fur mon inconilance , ce iont
{es charmes & fon mérite , qui feuîs me
les fourriffent ; qu'importe en quels cli-
mats elle vive , fon règne fera toujours
par-tout où Ton a des yeux & des coeurs.
Frederick.
Entends - tu , ma fœur ; cela veut dire
que fi jamais il devient infidèle tu trou-
veras dans Ion pays tout ce qu'il faut pour
t'en dédommager.
Sophie.
Votre tems fera mieux employé à plai-
der fa caufe auprès de mon père, qu'à
m'interpréter les fentimens.
GOTERNITZ.
Vous voyez, feigneur Macker, qu'ils
font
D E G U E R R E. ïl|
font tous réunis contre nous ; nous au-
rons à faire à trop forte partie , ne fe-*
rions- nous pas mieux de céder de bonne
grâce ?
M A C K E R.
Qu'eft-ce que cela veut dire ? manque-
î-on ainfi de parole à un homme comme
moi ?
Frédéric h.
Oui , cela fe peut faire par préférence*
GOTERNITZ.
Obtenez le confentement de ma fille ,
je ne rétrafte point le mien ; mais je ne
vous ai pas promis de la contraindre ;
d'ailleurs , à vous parler vrai , je ne vois
plus pour vous , ni pour elle , les mêmes
agrémens dans ce mariage. Vous avez:
conçu fur le compte de Dorante des om-
brages qui pourroient devenir entr'elle &
vous une fource d'aigreurs réciproques.
11 eft trop difficile de vivre paifiblement
avec une femme dont on foupçonne le cceur
d'être engagé ailleurs.
M A C K £ R.
Ouais ! vous le prenez fur ce ton ? oh ,
tetebleu je vous ferai voir qu'on ne fe
Supplimznu Tome XI, H
ii4 Les Prisonniers
moque pas ainfi des gens ! je m'en vais
tout- à -l'heure porter ma plainte contre
ïùi & contre vous , nous apprendrons un
peu à ces beaux Meilleurs à venir nous
enlever nos maîtrerTes dans notre propre
pays ; & fi je ne puis me venger autre-
ment, j'aurai du moins le plaiiir de dire
par -tout pis que pendre de vous & des
François.
SCENE DERNIERE.
GOTERNlTZ,DORANTE,FRE-
DERICH, SOPHIE.
GOTERNITZ.
J_jÀissoNS-LE s'exaîer en vains murmu-
res ; en unifiant Sophie à Dorante je fa-
tisfais en même tems à la tendreffe pater-
nelle & à la reconnoifTance ; avec des fen-
timens û légitimes je ne crains la critique
de perfonne.
Dorante.
Ali ! Monfieur ! quels tranfports ! . . . .
Frédéric h.
Mon père , il nous reïte encore le plu?
de Guerre; sic
fort à faire, il s'agit d'obtenir le confen»
îement de ma fœur , & je vois là de
grandes difficultés ; époufer Dorante , 8c
aller en France ! Sophie ne s'y réibudra
jamais.
Go ternît z.
Comment donc J Dorante ne feroit-iï
pas de fon goût ? en ce cas , je la foup-
çonnerois fort d'en avoir changé.
Frederick.
Ne voyez-vous pas les menaces qu'elle
me fait pour lui avoir enlevé ie feigneur
Jean Matthias Macker.
GOTERNITZ.
Elle n'ignore pas combien les François
font aimables.
Frederick.
Non , mais elle fait que les Françoifes
le font encore plus , & voilà ce qui fé-
pouvante.
Sophie.
Point du tout. Car je tâcherai de le de-
venir avec elles , & tant que je plairai à
Dorante je m'eftimerai la pïus glorieuie
de toutes les femmes,
H x
$ï6 Les Pris onni ers, &e*
Dorante.
Ah ! vous le ferez éternellement, belle
Sophie ! vous êtes pour moi le prix de
ce qu'il y a de plus eftimable parmi les
hommes. C'cft à la vertu de mon père,
au mérite de ma nation , & à la gloire
de mon Roi que je dois le bonheur dont
f e vais jouir avec vous ; on ne peut être
heureux fous de plus beaux aufpices,
LETTRES
A M- D U T E N $•
LETTRE PREMIERE.
A Vootion le <; Février 1767.
J 'Et 01 s , Monfieur, vraiment peiné de
ne pouvoir , faute de favoir votre adrefîe ,
vous faire les remerciemens que je vous
devois. Je vous en dois de nouveaux
pour m'avoir tiré de cette peine , & fur-'"
tout pour le livre de votre compontion
que vous m'avez fait l'honneur de m'en-
voyer : je fuis fâché de ne pouvoir vous
en parler avec connoiffance , mais ayant
renoncé pour ma vie à tous les livres;
je n'ofe faire exception pour le vôtre ,
car outre que je n'ai jamais été affez fa-
vant pour juger de pareille matière , je
craindrois que le pîaifir de vous lire ne
me rendît le goût de la Littérature , qu'il
m'importe de ne jamais lahTer ranimer.
Seulement je n'ai pu m'empêcher de par-
courir l'article de la Botanique , à la-
quelle je me fuis confacré peur tout amu-
H?
ii S, Lettres
fement ; & fi votre fentiment eft aulîî
bien établi fur le relte , vous aurez for-
cé les modernes à rendre l'hommage
qu'ils doivent aux ancieus. Vous avez,
îrès-fagement fait de ne pas appuyer fur
les vers de Claudien ; l'autorité eût été
d'autant plus foible que des trois arbres
qu'il nomme après le Palmier , il n'y en
a qu'un qui porte les deux (exes fur
difterens individus. Au rede , je ne con-
viendrois pas tout- à fait avec vous que
Tourne fort foit le plus grand botaniite
du fiecîe ; il a, la gloire d'avoir fait le
premier de la botanique une étude vrai-
ment méthodique ; mais cette étude en-
core après lui n'étoit qu'une étude d'a-
pothicaire- Il étoit réfcrvé à l'illuûre
Linnseus d'en faire une fcience philofo-
phique. Je fais avec quel mépris on affefte
en France de traiter ce lavant naturalise y
mais le refle de l'Europe l'en dédommage %
&£ la poftérité l'en vengera. Ce que je
dis ell aiTurément fans partialité , &C par
le feul r.mour de la vérité & de la juf-
tyg ; car je ne connois ni M. Linnaeus y
r.i aucun de lès difciples , ni aucun de
ies amis.
À M. I> U T É N S. 119
Je n'écris point à M. Laîiaud % parce
que je me fuis interdit toute correfyon-
dance , hors les cas de nécefïité ; mais je
fuis vivement touché & de Ton zèle 6c
de celui de l'eftimable anonyme dont il
m'a envoyé l'écrit (*), & qui prenant
ii généreufement ma déferai- , fans me
connoître , me rend ce ze'e pur avec le-
quel j'ai fouvent combattu pour la juitice
& la vérité , ou pour ce qui m'a paru
l'être , fans partialité , fans crainte , &C
contre mon propre intérêt. Cependant
je defire f.ncérement , qu'on lairTe hurler
tout leur foui ce troupeau de loups en-
ragés , fans leur répondre. Tout cela ne
fait qu'entretenir les fouvenirs du public,
&; mon repos dépend déformais d'en être
entièrement oublié. Votre eftime , Mon-
iteur , & celle des hommes de mérite qui
vous reffemblent, eft affez pour moi. Pour
plaire aux médians , il faudroit leur ref-
fcmbler ; je n'achèterai pas à ce prix leur
bienveillance.
Agréez , Monfieur , je vous fupplie ,
mes falutations & mon refpect.
(*) Précis pour M. J. J. Rotijfcau en riponft <t /' Ex^ofé fut*
tjnet de M- Hume,
H4
,ïiô Lettres
Vous pouvez , Monfieur , remettre à
M. Davenport ou m'expédier par la pcfte
à fon adrefle ce que vous pourrez pren-
dre la peine de nrenvoyer. L'une & l'au-
tre voie efi à votre choix & me paroît
fure. Quand M. Davenport n'efl pas à
Londres , il n'y a plus alors que la pofte
pour les lettres , & le Waggon £Aih-
bonrn pour les gros paquets. On m'écrit
qu'il fe fait à Londres une collette pour
l'infortuné peuple de Genève ; fi vous
favez qui eu chargé des deniers de cette
collecte , vous m'obligerez d'en informer
M. Davenport.
tgg j ==S)%g=== JBg
LETTRE IL
AU ME M E.
Veotton, le 16 Février 1767 '.
J E fuis bien reconnoifîant , Monfieur ,
des foins obligeans que vous voulez bien
prendre pour la vente de mes bouquins ;
mais fur votre lettre, & celles de M. Da-
venport , je vois à cela des embarras qui
me dégoûteroient tout-à-fait de les ven-
A 2Vf. D U T E N s: rif
Hre , fi je favois où les mettre : car ils
ne peuvent refter chez M. Davenport
qui ne garde pas fon appartement toute
l'année. Je n'aime point une vente pu-
blique , même en permettant qu'elle fe
faffe fous votre nom ; car outre que le
mien eft à la tête de la plupart de mes
livres , on fe doutera bien qu'un fatras
fi mal choifi & û mal conditionné ne!
vient pas de vous. Il n'y a dans ces qua-
tre ou cinq caiffes qu'une centaine ait
plus de volumes qui foient bons & bien
conditionnés. Tout le refte n'eft que du
fumier, qui n'eft pas même bon à brû-
ler , parce que le papier en eft pourri.
Hors quelques livres que je prenois en
payement des Libraires , je me pourvoyois
magnifiquement fur les quais , & cela me
fait rire de la duperie des acheteurs qui
s'attendroient à trouver des livres choifis
& de bonnes éditions. J'avois penfé que
ce qui étoit de débit fe réduifant à fi peu
de chofe, M. Davenport & deux ou trois
de fes amis auroient pu s'en accommo-
der entr'eux fur l'eftimation d'un Libraire ,
le refte eût fervi à plier du poivre , &
tout cela fe feroit fait fins bruit. Mais
'ut Lettres
apurement tout ce fatras qui m'a été
envoyé bien malgré moi de Suiffe , &
qui n'en valoit ni le port ni la peine ,
vaut encore moins celle que vous vou-
lez bien prendre pour fon débit. Encore
un coup, mon embarras eft de favoir où
les fourrer. S'il y avoir dans votre mai-
fon quelque garde-meuble ou grenier vuide
où l'on pût les mettre fans vous incom-
moder, je. vous ferois obligé de vouloir
bien le permettre , & vous pourriez y voir
à loifir s'il s'y trouveroit par hafard quel-
que choie qui pût vous convenir ou à vos
amis. Autrement je ne fais en vérité que
faire de toute cette friperie qui me peine
cruellement , quand je fonge à tous les
embarras qu'elle donne à M. Davenport,
Plus il s'y prête volontiers , plus il efl
indifcret à moi d'abufcr de fa complai-
fance. S'il faut encore abufer de la vô-
tre , j'ai comme avec lui , la néceflité
pour excufe , & la perfuafion confolante
du pïaifir que vous prenez l'un & l'autre
à m'obliger. Je vous en fais , Monfieiir ,
mes remerciemens de tout mon cœur ,
&£ je vous prie d'agréer mes très-humbles
falutations.
»
À M. D u t i ti s. ii?
Si la vente publique pouvoit fe faire
fans qu'on vît mon nom fur les livres ,
& fans qu'on fe doutât d'où ils vien-
nent , à la bonne heure. Il m'importe
fort peu que les acheteurs voyent en-
fuite qu'ils étoient à moi ; mais je ne
veux pas rifquer qu'ils le fâchent d'avance ,
& je m'en rapporte là -demis à votre
candeur.
LETTRE III.
AU MÊME.
A Wootton le 2. Mars 1767-
Xo u S mes livres , Monfieur , & tout
mon avoir ne valent afïiirément pas les
foms que vous voulez bien prendre , &
les détails dans lefquels vous voulez bien
entrer avec moi. J'apprends que M. Da-
venport a trouvé les cailles dans une con-
fufion horrible , & fâchant ce que c'eft
que la peine d'arranger des livres dépa-
reillés , je voudrois pour tout au monde
ne l'avoir pas expofé à cette peine , quoi-
que je fâche qu'il la pjrend de très-bon
ii4 Lettres
cœur. S'il fe trouve dans tout cela quel-
que chofe qui vous convienne , & dont
vous vouliez vous accommoder de quel-
que manière que ce foit , vous me ferez
plaifir , fans doute , pourvu que ce ne
foit pas uniquement l'intention de me
faire plaifir 'qui vcus détermine. Si vous
voulez en transformer le prix en une pe-
tite rente viagère , de tout mon cœur ,
quoiqu'il ne me femble pas que l'Ency-
clopédie & quelques autres livres de choix
ôtés , le refte en vaille la peine , & d'au-
tant moins que le produit de ces livres
n'étant point néceffaire à~ma fubfiitance ,
vous ferez abfolument le maître de pren-
dre votre tems pour les payer tout à loi-
jfir , en une ou plufieurs fois , à moi ou
à mes héritiers , tout comme il vous con-
viendra le mieux. En un mot , je vous
laifFe abfolument décider de toute chofe ,
& m'en rapporte à vous fur tous les
points , hors un feul , qui eft celui des -
furetés dont vous me parlez ; j'en ai une
qui me fuffit , & je ne veux entendre
parler d'aucune autre : c'en1 la probité de
M. Dutens.
Je me fuis fait envoyer ici le ballot
A M. D U T E N S. I2|
qui contenoit mes livres de botanique
dont je ne veux pas me défaire , & quel-
ques autres dont j'ai renvoyé à M. Daven-
port ce qui s'eft trouvé fous ma main ;
c'efl ce que contenoit le ballot qui eft
rayé fur le catalogue. Les livres dépa-
reillés l'ont été dans les fréquens démé-
nagemens que j'ai été forcé de faire ;
ainfi je n'ai pas de quoi les compléter.
Ces livres font de nulle valeur , & je
n'en vois aucun autre ufage à faire que
de les jetter dans la rivière, ne pouvant
les anéantir d'un acle de ma volonté.
Vos lettres , Monfieur , & tout ce que
je vois de vous m'infpirent non - feule-
ment la plus grande eftime , mais une con-
fiance qui m'attire , & me donne un vrai
regret de ne pas vous connoître perfon-
nellement. Je fens que cette connoifTance
m'eût été très-agréable dans tous les tems ,
& très-confoîante dans mes malheurs. Je
vous falue , Monfieur , très-humblement
& de tout mon cœur.
x
LETTRE IV.
AU MEME.
A Wootton le 26 Mars 1767.
J'Espe're, Monfieur, que cette lettre,
deftince à vous offrir mes fouhaits de
bon voyage , vous trouvera encore à
Londres.. Ils font bien vifs & bien vrais
pour votre heureufe route , agréable ie-
jour , & retour en bonne fanté. Témoi-
gnez, je vous prie , dans le pays où vous
allez , à tous ceux qui m'aiment que mon
cœur n'eft pas en refte avec eux , puif-
qu'avoir de vrais amis & les aimer ert le
feul plaifir auquel il Toit encore fenlible.
Je n'ai aucune nouvelle de i'élargifTement
du pauvre Guy. Je vous ferai très-obligé
fi vous voulez bien m'en donner , avec
celle de votre heureufe arrivée. Voici une
correction cmife à la fin de l'errata que .
je lui ai envoyé. Ayez la bonté de la
lui remettre.
Je reçois , Monfieur , comme je le dois
ïa grâce dont il plaît au Roi de m'hono-
rer, 6c k laquelle j'avais fi peu lieu de
A M. D V T E N S. \1J
tn'attendre (*). J'aime à y voir de la
p n de M. le -général Convay des mar-
ques d'une bienveillance que je defirois
bien plus que je n'ofois l'efpérer. L'effet
des faveurs du Prince n'efl: gueres en
Angleterre de capter à ceux qui tes re-
çoivent , celles du Public. Si celle-ci
faifcit pourtant cet effet , j'en ferois d'au-
tant plus comblé que c'efl encore un
i>onheur auquel je dois peu m'attendre ;
•car on pardonne quelquefois les oflknfes
qu'on a reçues, mais jamais celles qu'on
a faites , & il n'y a point de haine plus
irréconciliable que celle des gens qui ont
tort avec nous.
Si vous payez trop cher mes livres ,
Monfieur , je mets le trop fur votre cons-
cience , car pour moi je n'en peux mais.
Il y en a encore ici quelques-uns qui re-
viennent à la maffe ; cntr'autres l'excel-
lente Hijloria. fiorentina de Machiavel ,
fes Dlfcours fur Tite-Live, & le traité
de Legibus Romanis de Sigonius. Je prierai
M. Davenport de vous les faire parler.
(*) Voyez fur cet atkle la lettre du sa Mars I7<7 atlref-
Ge à Al. U.
îi§ Lettres
La rente ( * ) que vous me propofez $
îrop forte pour le capital , ne me paroît
pas acceptable , même à mon âge. Ce-
pendant la condition d'être éteinte à la
mort du premier mourant des deux la
rend moins difproportionnée , & fi vous
le préférez ainfi , j'y confens , car tout
eft abfolument égal pour moi.
Je fonge , Monfieur , à me rapprocher
de Londres, puifque la néceffité l'ordonne,
car j'y ai une répugnance extrême que
la nouvelle de la penfion augmente en-
core. Mais quoique comblé des attentions
généreufes de M. Davenport , je ne puis
refter plus long - tems dans fa maifon ,
où même mon féjour lui eft très à char-
ge , & je ne vois pas , qu'ignorant la
langue , il me foit pofîibïe d'établir mon
ménage à la campagne , & d'y vivre fur
un autre pied que celui où je fuis ici.
Or , j'aimerois autant me mettre à la
merci de tous les Diables de l'enfer qu'à
celle des domeftiques Anglois. Ainfi mon
parti eft pris ; & fi après quelques re-
cherches que je veux faire encore dans
<*) Celle 4e duc livres Sterling.
ces
 M. D U T E N S. ÎI9
Ces provinces , je ne trouve pas ce qu'il
mie faut, j'irai à Londres ou aux envi-
rons me mettre en peniion comme j'é-
îois, ou bien prendre mon petit ménage
à l'aide d'un petit domeflique François ou
'SuiiTe , fille ou garçon., qui parle Anglois
& qui puiife faire mes emplettes. L'aug-
memation de mes moyens me permet
de former ce projet , le feul qui puiffe
m'affurer le repos & l'indépendance ,
fans iefquels il n'eft point de bonheur
pour moi.
Vous me parlez , Monfieur , de M. Fré-
déric Dutens votre ami 6c probablement
votre parent. Avec mon étourderie ordi-
naire , fans fonger à la diverfité des noms
de baptême , je vous ai pris tous deux pour
la même perfonne , & puifque vous êtes
amis je ne me fuis pas beaucoup trompé.
Si j'ai fon adreffe, & qu'il ait pour moi
la même bonté que vous, j'aurai pour lui
la même confiance , & j'en uferai dans
Foccafion.
Derechef, Monfieur , recevez mes voeux
pour votre heureux voyage , ôc mes très-
humbles fa!> nations.
Supplément. Tome XI. I
ME _ — . .M-^Wjg*..
:#3
LETTRE
^1/ MEME.
26 Oftobre 1767.
xUisque Moniîeur Dutens juge plus
.commode que la petite rente qu'il a pro-
posée pour prix des livres de J. J. Rouf-
feau, (bit payée à Londres, même pour
cette année où cependant l'un & l'autre
font en ce pays , foit. Il y aura toute-
fois , fur la formule de la lettre de change
qu'il lui a envoyée, un petit retranche-
ment à faire fur lequel il feroit à propos
que M. Frédéric Dutens fût prévenu. C'efl
ce'ui du lieu de la date ; car quoique
Roufilau fâche très bien que fa demeure
eu connue de tout le monde , il lui con-
vient cependant de ne pcixit autorifer de
fon fait cette connoiflance. Si cette fup-
preffion pcuvoit faire difficulté, Monûcur
Dutens feroit prié de chercher le moyen
de la lever, ou de revenir au payement
du capital , faute de pouvoir établir com-
mociémer.t celui de la rente.
J. J, Roufîeau a laiiié entre les mains
A M. D U T E- N S. 131
de M. Davenport un fupplément de livres
à la difpoiition de M. Dutens , pour être
réunis à la mafle.
LETTRE
AU MÊME.
A Paris le S Novembre 1770.
( Poji tenebras lux. )
J E fuis aufîi touché , Monfieur , de vos
foins obligeans que furpris du fingulier
procédé de M. le colonel Roguin. Comme
il m'a voit mis plufieurs fois fur le cha-
pitre de la per.iion dont m'honora le roi
d'Angleterre , je lui racontai hiilorique-
ïrient les raifons qui m'avoient fait renon-
cer à cette penfion. ïl me parut difpofé
à agir pour faire ceffer ces raiforts ; je
m'y oppofai ; il influa , je le refufai plus
fortement, &: je lui déclarai que, s'il fai-
foit là-deiïïis la moindre démarche , foit
en mon nom, foit au lien, il pouvoit
être fur d'être défavoué, comme le fera
toujours quiconque voudra fe me'er d'une
affaire fur laquelle j'ai depuis long-tems
pris mon parti. Soyez perfuadé, Monfieur,
qu'il a pris fous fon bonnet la prière qu'il
I 2
£•$1 Lettres, &c;
vous a faite d'engager le comte de Roch*
ford à me faire réponfe, de même que
celle de prendre des mefures pour le paye*
ment de la penfion. Je me foucie fort peu,
je vous affure , que le comte de Roch-
ford me réponde ou non , & quant à la
penfion , j'y ai renoncé , je vous protefte ,
avec autant d'indifférence que je l'avois
acceptée avec rcconnohTance. Je trouve
très - bizarre qu'on s'inquiète fi fort de
ma fituation dont je ne me plains point ,
& que je trouverois très - heureufe , fi
l'on ne fe mêioit pas plus de mes affai-
res , que je ne me mêle de ce^es d'au-
trui. Je fuis, Monfieur, très-feniible aux
foins que vous voulez bien prendre ea
ma faveur , & à la bienveillance dont ils
font le gage , & je m'en prévaudrois avec
confiance en toute autre occafion , mais
dans celle-ci je ne puis les accepter; je
vous prie de ne vous en donner aucuns
pour cette affaire , & de fùre en forte
que ce que vous avez déjà fait, foit
comme non avenu. Agréez, je vous fup-
plie , mes actions de grâces , & foyez per-
iuadé , Monfieur , de toute ma reconnoif-
iance & de tout mon attachement,
LETTRES
A MONSIEUR D B..,.*
Sur la Réfutation du Livre de
L'ESPRIT D'HELVÉTIUS,
Par J. J.. ROUSSEAU.
Suivies de deux Lettres d'Helvétius fur lô
même fujet.
•^Jtz . ==^v
LETTRE PREMIERE.
V Ou s defirez favoir , Monfieur, fi je
fuis encore poffeffeur de l'exemplaire de
VEfprit cTHelvâius, qui avoit appartenu à.
J. J. Roujfeau , & fi les notes que ce der-*
nier avoit faites fur cet ouvrage, à defleia
de le réfuter , font aufTi importantes qu'on
vous les a représentées ? La mort de J. J.
Roufîeau me laiffant libre de faire de ces.
notes l'ufhge que je jugerai à propos , je
n'héilte point à fatisfaire votre emprtfle-
ment à cet égard.
Il y a douze ans que j'achetai à Lan-»
dres les livres de J. J. Roufîeau , au nom-
bre d'environ mille volumes. Un exein-*
ï34 Lettres
pic ire du livre de l'E/prif •> avec des re?
marques à la marge de la propre main
de Roufieau , lequel fe trouvoit parmi ces
livres, me détermina principalement à en
£ure l'accu 'fit on, & RovJJeau confentit à
me les ccd_r5 à condition que pendant fa
vie je ne pubîierois point les notes que
je pourrois trouver fur les livres qu'il
me vendo.it , & que, lui vivant , l'exem-
plaire du livre de ÛEfprh ne fortiroit
point de mes mains. Il pan îr qu'il avoit
entrepris de réfuter cet ouvrage de M.
Helvétius y mais qu'il avoit abandonné
cette idée dès qu'il l'avoit vu perféeuté,
M. Helvétius ayant appris que j'é'ois en
pofllffion de cet exemplaire , me fit pro-
poser par le célèbre M. Hume & quel'
ques autres amis , de le lui envoyer ; j'é-
îois lié par ma promeffe, je le repréfen-
tai à M. Heîvétius ; il approuva ma déii-
çatëffe & fe réduiiit à me prier de lui
extraire quelques-unes des remarques qui
portoient le plus coup contre (es princi-
pes, •&' de les lui communiquer; ce que
je fis. Il fiit tellement alarmé du danger
que couroit un édifice qu'il avoit pris
tant de plajÇr à élever , qu'il me répondit
a M. D B ï^
fur le champ , afin d'effacer les impreffions
qu'il ne doutoit pas que ces notes n'euf-
fent faites fur mon efprir. II m'annonçoit
une autre lettre par le courler fuivant ,
mais la mort l'enleva , huit ou dix jours
après fa féconde lettre.
Les remarques dont il s'agit font en
petit nombre , mais fuffifantès pour dé-
truire les principes fur lefquels M. Helve-
tius établit un fyftême que j'ai toujours
regardé comme pernic'eux à la foci
Elles décèlent cette pénétration profonde ,
ce coup-d'œil vifv&i lumineux, ii pn
à leur auteur. Vous en jugerez , Monfieur,
par l'expcfé que je vais vous en mettre
fous les yeux.
Le grand but de M. Helyétius , dans
fon ouvrage , eft de réduire toutes les
facultés de l'homme à une exifteqce pu-
rement matérielle. Ii débute par avancer
« que nous avons en nous deux facuî-
»tés, ou, s'il l'ofe dire, deux puijpin-
» ces pajpves ; la fenfibilité phyfique & la
» mémoire ; & il définit la mémoire une
» fenfation continuée mais affoiblie » (a)
(n) De L'Efprit, Paris I75S, 4to. p. z.
I 4
Î36 Lettre s
A quoi RoufTeau répond : « II me femhk
quil faudroit difinguer les impreffons pu-
rement organiques & locales , des impreffons .
qui affectent tout f individu ; les premières
ne font que de (impies fenfations ; les autres
font des fentimens. Et un peu plus bas il
ajoute: Non pas ; « ta, mémoire efl la fa-
culte de Je rapveller la fenfation , mais là,
fenfation f même affaiblie , ne dure pas con»
tinuellement ».
« La mémoire , continue Helvétius , ne
» peut être qu'un des organes de la fer*-
» fibiïité phyfique : le principe qui fent
» en nous doit être néceiîairement le prin-
» cipe qui fe reffou vient ; puiiqiieyè ref-
» fouvenir , cemme je vais le prouver , n'efl:
» proprement que fentir ». Je ne fais pas
encore , dit Roufleau , comme il va prouver
cela , mais je fais bien que fentir £ objet pre-
fent , & fentir Vobjet abfent font deux
opérations dont la différence mérite bien d?i-
tre examinée,
« Lorfque par une fuite de mes idées ,
» ajoute l'Auteur, ou par l'ébranlement
» que certains fons cauiént dans l'organe
<» de mon oreille, je me rappelle l'image
» d'un chêne ; alors mes organes intcrieuis
a M. D..;:. B..;;: 137
>> doivent néceffairement fe trouver à-
» peu-près dans la même fituation où ils
» étoient à la vue de ce chêne ; or cette
» fituation des organes doit inconteila-
~» blement produire une fenfation : il eiî
» donc évident que fe reflbuvenir c'eft
» fentir ».
Oui , dit Rou fléau , vos organes inté-
rieurs fe trouvent à la vérité dans la même
fituation où ils étoient à la vue du chêne ,
mais par C effet d'une opération très - diffé-
rente. Et quant à ce que vous dites que
cette fituation doit produire une fenfa-
tion : qùappelleç-vous fenfation ? dit-il ? fi
une fenfation efl Cimpreffan tranfmife par
l 'organe extérieur à l'organe intérieur , la
fituation de l'organe intérieur a beau ctrt
fuppofée la même, celle de t organe exté-
rieur manquant , ce défaut foui fuffit pour
diflinguer le fouvenir de la fenfation. D'ail-
leurs , il nejl pas vrai que la fituation de,
V organe intérieur foit la même dans la mé-
moire & dans la fenfation; autrement il
fer oit impofjlble de diflinguer le fouvenir de
la fenfation a" avec la fenfation. Aujji V au-
teur fe fauve-t-il par un A.-PÏ.U-PRÈS ; mais
une fituation d'organes . qui nefl quà-peu-
ï 3'3 Lettres
près la même ne doit pas produire exacte-
ment le même effit.
Il donc évident, dit Helvétius , que
« fe reiïbuvenir (bit ferfr». Il y a cette
différence , répond Roufkau , que la ml"
moire- produit une fenfation femblable & non
pas le fentiment , & cette autre différence en-
core , que la cauj'e n'ejl pas la même.
L'Auteur ayant pofé fon principe fe
croit en droit de conclure ainfi : « je dis
» encore que c'eft. dans la capacité que
» nous avons d'appercevoir les reffem-
» bîances ou les différences , les conve-
» nances ou les difeonyenances qu'ont
» enîr'eux les objets divers, que confif-
» tent toutes les opérations de l'efprit.
» Or cette capacité n'eft que la fenfibili-
» té phyfique même : tout fe réduit donc
» à fentir ». Voici qui ejl plaifant , s'écrie
fon adverfàirc ! après avoir légèrement affir->
mé quappercevoir & comparer font la même
ckofe , l'auteur conclut en grand appareil
que juger c'eft fentir. La conclujion me pa-<
voit claire; mats c'ejl de t antécédent qu'il
s'agit.
Je viens à l'objection la plus forte de
toutes celles que renferment les notes
à 'M. D. .... B 139
du citoyen de Genève , & qui alarma
le plus M. Helvétius , lorfque je la lui
communiquai. L'Auteur répète fa con-
clufion d'une autre manière ( b ) & dit:
» La conclufion de ce que je viens de
» dire, c'efï que, û tous les mots des di-
» verfes langues ne défignent jamais que
» des objets , ou les rapports de ces ob-
» jets avec nous & entr'eux , tout l'efprit
» par conféquent connfle à comparer &:
» nos fenfations & nos idées; c'efï- à- dire
» à voir les reflemblances & les diffe-
» rences, les convenances &C les difcon-
» venances qu'elles ont cntr'clles. Or ,
» comme le jugement n'eft que cette ap-
» percevance elle - même , ou du moins
» que le prononcé de cette appercevan-
» ce , il s'enfuit que toutes les opéra-
» tions de l'efprit fe réduifent à juger ».
Rouffeau oppofe à cette conclufion une
diftinélion ii lumincufe qu'elle fttffit pour
éclaircir entièrement cette queftiotl , &z
difîiper les ténèbres dont la faufTe phi-
lofophie cherche à envelopper les jeu-
nes cfprits. Appercevoir les orJET.s ,
•' ' ) Tasc 9.
i49 Le t t r e s
dit-il , c'est sentir ; apercevoir les
rapports, c'est juger. Ce peu de mots
n'a pas befoin de commentaire % ils fer-
viront à jamais de bouclier contre tou-
tes les entreprifes des matérialises pour
anéantir dans l'homme la fubftance fpiri-
tuelle. Ils établirent clairement, non deux
puijfances paj/îvs? , comme le dit M. Helvé-
îius au commencement de fon ouvrage ;
mais une fubilance pafîive qui reçoit les
ïmpreiîions , & une puinance aclive qui
examine ces imprefîions , voit leurs rap-
ports, les combine, & juge- Appercevoix
les objets , ceji fentir ; appercevoir les rap-
ports , cejl juger.
J'aurois à me reprocher un manque
d'équité entre les deux antagoniftes que
je fais entrer en lice , fi je ne publiois la
réponfe que M. Helvétius me fit lorfque
je lui envoyai cette objection , accompa-
gnée de deux ou trois autres ; on verra (V)
que non - feulement il ne bannit point de-
i'efprit les doutes que Roi ..fil au y intro-
duit, mais qu'il appréhende lui-même le
peu d'effet de fa lettre , puifqu il en an-*
(*) Voyez la Lettre de M. Helvétius , N°. 3. à la Sa*
à M. D...:. E..;;: 14*
nonce une autre fur le même fa jet, qu'il
eût écrite fans doute s'il eût vécu. Mais
continuons à le fuivre dans les preuves
qu'il allègue pour juftifier fa conclufion.
« La queftion renfermée dans ces bor-
f> nés, continue l'auteur de PEfprit, j'exa-
*> minerai maintenant fi juger n'eft pas
*> fentir. Quand je juge de la grandeur ou
n de la couleur des objets qu'on me pré-
m fente, il eft évident oue le incrément
■* I/O
»> porté fur les différentes imprcfîicns que
*> ces objets ont faites fur mes fens n'eft
*> proprement qu'une fenfation ; que je
t> puis dire également , je juge ou je fens
» que, de deux objets, l'un, que j'ap-
y> pelle toife, fait fur moi une imprefiion
r> différente de celui que j'appelle pied ;
» que la couleur que je nomme rouge ,
» agit fur mes yeux différemment de celle
yr que je nomme jaune ; & j'en conclus
» qu'en pareil cas juger n'eft jamais que
» fentir. » Il y a ici un fophifme tris -fub-
til & très - important à bien remarquer^ re-
prend Roufïeau , autre chofe ejï fentir une
différence entre une tO:fe & un pied , &
autre chofe mefurer cette différence. Dans la
première opération 1'ejprit eje purement paf-
242. Lettres
Jïf, mais dans l'autre il cjl actif. Celui qui
a plus de juflejfe dans tefprit , pour tranf-
porter par la penfée le pied fur la toife , &
voir combien de fois il y ejî contenu , efl
celui qui en ce point a Uefprit le plus jujlz
& juge le mieux. Et quant à la conclulion
« qu'en pareil cas juger n'eft jamais que
fentir ». Rouffeau foutient que c\Jl autre
clicfe ; parce que la comparaifon du jaune
& du rouge rfcfl pas la Jenfation du jaune
ni celle du rouge.
L'auteur fe fait enfuite cette objection ;
« mais dira-t-on s fuppofons qu'on veuille
» favoir fi la force efl préférable à la
» grandeur du corps , peut - on afTurer
5> qu'alors juger foit fentir? oui, répon-
» drai - je: car pour porter un jugement
» fur ce fujet, ma mémoire doit me tra-
» cer fucceiïivement ies tableaux des fitua-
» tions différentes où je puis me trouver
» le plus communément dans le cours de
» ma vie ». Comment , réplique à cela Rouf-
feau , la comparaifon fuccefflve de mille idées
efl aufji un fentiment? Il ne faut pas difpu~
ter dès mots; mais V auteur fe fait là un
étrange dictionnaire.
Il fe trouve quelques autres notes à ce'
À M. D B. .,.. 145
chapitre premier de l'ouvrage de PEfprit ,
dans lesquelles RoufTeau accule fon auteur
de rai Tonne mens fcphiftiques. Enfin Hel-
vétius finit ainfi : « Mais , dira t-on , com-
» ment jufcu'à ce jour a - t - on fuppcfé
» en nous une faculté de juger difnn&e de
» la faculté de fenftf ? l'on ne doit cette
» fuppofition , répondrai -jëj qu'à Fim-
» pofTibilité eu l'on s'efï cru jufqu'à pré-
» fent d'expriquer d'aucune autre manière
» certaines erreurs de l'efprit ». Point du
tout , reprend RoufTeau. Cejl qu'il ejl très-
Jimple de fuppefer que deux opérations cTef-
peces diffe, entes fe font par deux différentes
facultés.
Voici , Monsieur , fexpofé de la réfu-
tation des principes d'KJvétius contenus
dans le premier chapitre de fon livre.
RoufTeau avoit fait de ces notes le cane-
vas d'un ouvrage qu'il avoit deflein de
mettre au jour ; vous fentez qu'il n'étoit
pas aifé de donner de la liaifon à des notes
jettees au hafard fur la marge d'un livre ,
j'ai cherché à vous les préfenter de la
manière la plus fuivie, & je me flatte que
Vous imputerez au fujet ce qu'il peut y
avoir de défectueux dans la méthode que
*44 Lettres, &c;
j'ai adoptée, pour vous mettre au fait dé
ce que vous defiriez favoir.
Il y a beaucoup d'autres notes répan-
dues dans le refte de l'ouvrage ; mais
comme elles attaquent le plus fouvent
des idées particulières de l'auteur , & ne
font pas relatives au fyftême favori , qu'il
a voulu établir au commencement de fon
ouvrage , je remets à vous en faire part
dans une autre lettre , pour peu que vous
Iq defiriez.
J'ai l'honneur d'être ,
Monsieur,
Votre très-humble & très-obiiflant
ferviteur ,
L. DUTENS.
LETTRE
LETTRE IL
V O u s êtes bien bon , Monfieur , de
mettre tant de prix au peu de tems que
j'ai employé pour vous communiquer les
notes de J. J. RoinTeau contre le livre dé
i'Efprit. Vous avez raifon de dire qu'elles
contiennent des objeclions & des argu-
mens irréplicables. M. Helvétius le fen-
toit bien lui-même & fa lettre en eft une
preuve. On ne peut en effet disconvenir
que le Citoyen de Genève , fi ingénieux
à fbutenir les paradoxes les plus inexpli-
cables, ne ftit aafïi le champion le plus
propre à renverfer les autels du fophifme,
C'eft Diogene qui tout fou qu'il étoit ,
n'en fourniffoit pas moins des armes à la
Vérité.
Vous témoignez tant d'empreflement de
connoître les autres notes qui fe trouvent
à la marge de l'exemplaire de l'Efprit , que
je ne puis me refufer au plaifir de vous
donner cette fatisfaftion ; mais ne vous
attendez plus à une marche régulière.
L'ouvrage d'Helvétius n'étant compofé
que de chapitres fans liaifon , d'idées dé-
SuppUmtnt, Tome XI, K
*4$ -Lettres
courues , de jolis petits contes &: de bons
mots ; les notes que vous allez lire , à
deux ou trois près , ne font auiîi que des
forties fur quelques fentimens particuliers ;
vous en allez juger.
A la fin du premier difcours (<z) , M»
Hek'étius revenant à fon grand principe ,
dit " « rien ne m'empêche maintenant d'a-
» vancer que juger , comme je l'ai déjà
»> prouvé , n'efl proprement que fentir «-,
Vous nave^ rien prouve fur ce point, répond
RourTeau ;fznon que vous ajoute^ au fens
du mot Sentir , le fens que nous donnons
au mot Juger; vous réunijfe^ fous un mot
commun deux facultés efftntielhment diffé-
rentes. Et fur ce qu'Helvétius dit encore ;
que « l'efprit peut être confidéré comme
» la faculté productrice de nos penfées ,
» & n'eff. en ce fens que fenfibilité & mé-
» moire ». RourTeau met en note : Senfy-
biliti , Mémoire , Jugement. Ces deux
rotes appartiennent encore au fujet de ma
première lettre , celies qui fuivent font
différentes.
Dans ion fécond difcours , M. Helvétius
U) Ch. iv. p. 4L
a M. D. .... E. .... 147
avance : « que nous ne concevons que des
» idées analogues aux nôtres , que nous
» n'avons cCtJlime fende que pour cette
» efpece d'idées , & de-là cette haute opi-
» nion que chacun eft , pour ainii dire ,
» forcé d'avoir de foi-même , & qu'il ap-
» pelle la nécefîité où nous fommes de
» nous eflimer préférablement aux au-
» très ( b ). Mais , ajoute~t-il , ( c ) on me
» dira que l'on voit quelques gens recon-
» noître dans les autres plus d'efprh qu'en
» eux, Oui , répondrai-je 3 on voit des
» hommes en faire l'aveu ; & cet aveu
»> eft d'une belle ame : cependant ils n'ont
» pour celui qu'ils avouent leur fupéi ieur
» qu'une ejlime fur parole ; ils ne font que
» donner à l'opinion publique la préfé-
i> rence fur la leur , & convenir que ces
» perfonnes font plus eftimées , fans être
» intérieurement convaincus qu'elles foient
» plus eftimables ». Cela nef pas vrai ,
reprend brufquement RoufTeau , foi Ion*-
tems médité fur un fujet , & j'en ai tiré
quelques vues avec toute l'attention que fé~
eois capable d'y mettre. Je communique ce
— ■ 1 M
{0) DiCcours deuxième, ch. 2. p. 68.
if) F. 69,
K 2»
ï4§ Lettres
même fujet à un autre homme , & durant
notre entretien je vois fortir du cerveau ds
cet homme des foules d'idées neuves & de
grandes vues fur ce même fujet qui m en avoh
fourni fi peu. Je ne fuis pas ajfc^fupide pour
ne pas f en tir C avantage de fes vues & defeS
idées fur les miennes ; je fuis donc forcé de
fentir intérieurement que cet homme a plus
«Tcfprit que moi , <S* de lui accorder dans mon
caur une efime fentie . fupétieure à celle qu&
j'ai pour moi. Tel jut le jugement que Phi"
lippe fécond porta de t ifprit d'Alon^o Pere?^
& qui fit que celui-ci sefiima perdu.
Helvé.ius veut appuyer fon fentiment
d'un exemple & dit : (</) « En poëfie Fon-
» tenelle feroit fans peine convenu de la
$♦ fupériorité du génie de Corneille fur le
» ficn , mais il ne Pauroit pas fentie. Je
» fuppcfe peur s'en convaincre , qu'on
» eût prié ce même Fontenelle de donner
» en fait de poëfie , l'idée qu'il s'étoit for-
» mée de la perfection ; il eft certain qu'il
» n'auroit en ce genre propofé d'autres ré-
» gles fines que celles qu'il avoit lui-même
» aulîi bien obfervécs que Corneille >t»
pi — ■ ■ ■ ■ i ■■ » »■ ■ ■ '■*
" {d) P. 69 note-
à M. D..... B 149
Mais Rouffeau obje&e à cela : // ne s'agit
pas de règles , il s'agit du génie qui trouve les
grandes images & les grands fenùmens. Fon-
tenelle auroit pu fe croire meilleur juge de
tout cela que Corneille , mais pas auffl bon
inventeur ; il étoit fait pour fentir le génie de
Corneille & non pour C égaler. Si t auteur ne
croit pas qu'un homme puijfe fentir la fupi*
riorité d'un autre dans f on prop e genre , apu-
rement il Je trompe beaucoup ; moi - même je
fais la fîenne quoique je ne fois pas de fon
fentimento Je fins qu'il fe trompe en homme
qui a plus £ejprit que moi. Il a plus de vue*
& plus lumineufes , mais les miennes font
plus faines. Féndon Cemportoit fur moi à
tous égards , cela ejl certain. A ce fujet H.A-
vétius ayant laiïié échapper l'exprefTioa
» du poids importun de i'eflime , » Rouf-
feau le relevé en s'écriant : le poids impor-
tun de Cejîime ! eh Dieu ! rien nef fi doux
que Cefime , même pour ceux qiion croit Su-
périeurs à foi.
« Ce n'efî peut-être qu'en vivant loin
» des focictés , dit Helvétius , ( e ) qu'on
» peut fe défendre des illufions qui les fé-
» duifent. Il eft du moins certain que , dans
(O P. 72.
K
2
i<jo Lettres
» ces mêmes fociéiés, on ne peut confer-
» ver une vertu toujours forte & pure ,
» fans avoir habituellement préfent à Yef-
» prit le principe de l'utilité publique ;
» fans avoir une connoifTance pro tonde
» des véritables intérêts de ce public , &£
» par conféquent de la morale & de la po-
» litique ». A ce compte , répond RoufTeau ,
il n'y a de véritable probité que che^ Les phi-
lof ophes. Ma foi ils font bien de s'en faire
compliment les uns aux autres.
« Conféquemment aux principes que
» venoit d'avancer l'auteur, (/*) il dit que
» Fontenelle définiflbit le menfonge : taire
» une vérité quon doit. Un homme fort du
» lit d'une femme , il en rencontre le mari :
» D'où veneç-vous , lui dit celui - ci. Que
» lui répondre ? lui doit-on alors la vérité ?
» non , dit Fontenelle parce qu'alors la ve-
to rite nefl utile à perfonne ». Plaifartt exem-
ple ! s'écrie Roufleau , comme fi celui qui
ne Je fait pas un fcrupule de coucher avec
la femme a" autrui s'en faijoit un de dire un
menfonge ! Il fe peut qu'un adultère fois
obligé de mentir ; mais l'homme de bien ne
veut être ni menteur , ni adultère.
(/) P. 70. note.
A M. D... . . B..... 151
Dans le chapitre (g») où l'auteur avance
que clans Tes jugemens le public ne prend
confeil que de fon intérêt , il apporte plu-
sieurs exemples à l'appui cle fon fentiment,
qui ne font point admis par fon cenfeur.
Lorfqu'il dit : « qu'un poëte dramatique
*> falTe une bonne tragédie fur un plan déjà
» connu , c'eiï , dit-on , un plagiaire mé-
» prifable ; mais qu'un général fe ferve
» dans une campagne de l'ordre de bataille
» & des ftratagêmes d'un autre général , il
» n'en paroît fou vent que plus eiHmable ».
L'autre le relevé en difant : vraiment je le
crois bien ! le premier Je donne pour fauteur
d'une pièce nouvelle , le, fécond ne fe donne
pour rien, fon objet efl de. battre £ ennemi.
«5"/7 faifoit un livre fur les batailles , on nt
lui pardonneroit pas plus le plagiat quà
fauteur dramatique. Roufîeau n'efï pas plus
indulgent envers M. Helvétius lorfque ce-
lui-ci altère les faits pour autorifer fes prin-
cipes. Par exemple , lorfque voulant prou-
ver que « dans tous les fiecles ck dans tous
» les pays la probité n'efl que l'habitude
» des a£ïions utiles à fa nation , il allègue
» l'exemple des Lacédémoniens qui per-
(E ) Char- i:. Dite. II. puj. IÇ&.
& 4
tji Lettres
5> mettaient le vol , & conclut enfuite que
*> le vol , nuifibîe à tout peuple riche , mais
Vf utile à Sparte , y devoit être honoré ».
(A) RourTeau remarque ; que le vol rihoit
permis quaux enfans , & qu'il nejl dit nulle
part que les hommes volaient , ce qui efl
vrai. Et fur le même fujet l'auteur dans
une note ayant dit : « qu'un jeune Lacé-
» démonien plutôt que tf avouer fon larcin
» fe laifTa fans crier , dévorer le ventre par
» un jeune renard qu'il avoit volé & ca-
» ché fous fa robe ». Son critique le re-
prend ainfi avec raifon : // nejl dit nulle
part que C enfant fut queflionni. Il ne sa~
gijfoit que de ne pas déceler fon vol , & non
de le nier. Mais fauteur efl bien aife de met-*
tre adroitement le menfonge au nombre des
vertus Lacêdémoniennes.
M. Helvétius , faifant l'apologie du luxe,
porte l'efprit du paradoxe jufqu'à dire que
les femmes galantes , dans un fens politi-
que, font plus utiles à l'Etat que les femmes
sages. Mais RourTeau répond : l'une foulage
des gens qui foujfrent , l'autre favorife des gens
qui veulent s'enrichir. En excitant l indufrie
des artifans du luxe , elle en augmente le
(.h) ch. 13. t< iîî.
K M. D B..... M?
nombre ; e/z faifant la fortune de deux ou
trois , e//<> e/z e#a/e vingt à prendre un état
oii ils refieront miférables. Elle multiplie les
fujets dans les profeffions inutiles & les fait
manquer dans les profeffions nécejjaires.
Dans une autre occafion M. Helvctius
remarquant que « l'envie permet à chacun
» d'être le panégyriste de fa probiré , &C
» non de fon efprit ; « Rouffeau loin d'c-
tre de fon avis dit : ce n'ejl point cela , mais
c'efl qu'en premier lieu la probité efl indif-
■penfable & non F efprit ; & qu'en fécond l'un
il dépend de nous d'être honnêtes gens , &
non pas gens a" efprit.
Enfin dans le premier chapitre du 3 me.
difcours l'auteur entre dans la queftion
de l'éducation , & de l'égalité naturelle des
efprits. Voici le fentiment de Rouffeau là-
deffus , exprimé dans une de fes notes. Le.
principe duquel t auteur déduit dans les cha-
pitres fuivans V égalité naturelle des efprits ,
& qu'il a taché d'établir au commencement
de cet ouvrage , efl que Us jugenuns humains
font purement paffifs. Ce principe a été éta-
bli 6* difeutê avec beaucoup de philofophie
& de profondeur dans f Encyclopédie, article
EVIDENCE. J'ignore quel efl L auteur de cet
1 54 Lettres
article ; mais cefl certainement un tris-grand
métaphyjicien. Je fcupçonne l'abbé de Con-
dillac ou M. de Buffon. Quoi quil en foit ,
j ai tâché d établir C activité de nos jugemens
dans les notes que j'ai écrites au commence*
ment de ce livre , & fur-tout dans la pre-
mière partie de la Proftffion de foi du vicaire
Savoyard. Si fai raifon , & que le principe
de M. Helvétius & de fauteur fufdit foit
faux , les raifonneinctis des chapitres fuivans
qui n en font que des conféquences , tombent ,
& il riejl pas vrai que l'inégalité des efprits
foit C effet de la feule éducation , quoiquelîe
y puiffe influer beaucoup.
Voici , Monfieur , tout ce que jai cru
digne de votre attention parmi les notes
que j'ai trouvées à la marge du Livre de
l'Efprit ; il y en a encore d'autres moins
importantes que vous pouvez vous-même
parcourir un jour ; je vous le porterai la
première fois que j'irai à Paris , & le laif-
ferai même avec vous, en ayant à préient
fait tout Tufage que je defirois en faire.
Je vous envoie aufîi une copie des let-
tres que M. Helvétius m'écrivit à ce fujet,
il eit jufle de lui donner le champ libre
poux repouiTer les attaques d'un auffi puif-
a M. D..;.. B..... 155
fort antagonifte , mais vous verrez qu'il
n'y réufTit pas ; & qu'en fe battant môme
il a le fentiment de fa défaite.
Vous voulez aufîi voir les lettres que
je vous ai dites avoir reçu quelquefois de
Rouffeau ; comme elles ont rapport à l'ac-
quifition que je fis de fes livres , & qu'elles
contiennent certaines particularités igno-
rées de cet homme extraordinaire , je vous
envoie la copie , avec d'autant moins de
répugnance qu'elles ne dévoilent rien de
fecret. Elles peuvent même fervir à ajouter
quelques traits à fon caractère , & pour
vous mettre en état de les mieux compren-
dre , j'ai ajouté quelques notes qui éclair-
cifîent ce qui auroit été obfcur pour vous,
J'ai l'honneur d'être ,
Monsieur,
Votre très -humble
& très • obéilïant ferviteur.
L. D U T E N S,
LETTRES
D E
M. HELVETIUS;
LETTRE PREMIERE.
A Paru ce 2% Septembre 177*-
Monsieur,
V O t f e parole eu une chofe facrée , &C
je ne vous demande plus rien , puifque
vous avez promis de garder inviolable-
ment l'exemplaire de M. Rouffeau. J'aurois
été bien aife ds voir les notes qu'il a mi-
{es fur mon ouvrage , mais mes defirs à
cet égard font fort modérés. J'eftime fort
fon éloquence & fort peu fa philofophie.
C'eft, dit mylord Bolinbrcke, du ciel que
Platon part pour defcendre fur la terre ,.
& c'eft de la terre que Démocrite part
pour s'élever au ciel ; le vol du dernier
cft le plus lïir. M. Hume ne m'a commu-
niqué aucune des notes dont vous lui aviez
fait part ; j'étois alors vraifemblablemcnt
à mes terres : préfentez-lui , je veus prie t
mes refpecls ainfi qu'à M. Eliflbn. S'il y
DE M. H E L V É T I U S." I 57
avoit cependant dans les notes de M. Rouf
feau quelques-unes qu vous paruffent très»
fortes & que vous pufïiez me les adreffer ,
jq vous enverrois la réponfe , fi elle n'exi-
geoit pas trop de difcufïîon.
Je fuis avec un très-profond refpedl t
Monsieur,
Votre très -humble
& très - obéiffant ferviteur ,
Helvétius,
s=Stë£=
LETTRE IL
A Vore ce 26 Novembre I77I>
Monsieur,
UNe indifpofition de ma fille m'a rete-
nu à la campagne quinze jours de plus
qu'à l'ordinaire ; c'eft à mes terres que
j'ai reçu la lettre que vous m'avez fait
l'honneur de m'écrire : je ferai dans huit
jours à Paris ; à mon arrivée je ferai tenir
à M« Lutton la lettre que vous m'adreffez
pour lui.. Je vous remercie bien des notes
que vous m'avez envoyées. Vous avez le
tacl fur ; c'eft. dans la note quatrième & la
dernière , que fe trouvent les plus fortes
objections contre mes principes.
Le plan de l'ouvrage de l'Efprit ne me
laiflbit pas la liberté de tout dire fur ce
fujet ; je m'attendois , lorfque je le donnai
au public , qu'on m'attaqueroit fur ces
deux points , & j'avois déjà tracé l'efquifTe
d'un ouvrage dont le plan me permettoit
de m'étendre fur ces deux questions ; l'ou-
vrage eft fait , mais je ne pourrois le faire
imprimer fans m'expofer à de grandes per-
DE M. H E L V É T I U S. 159
fécuîions. Notre parlement n'eft plus com-
pofé que de prêtres , & l'inquifition eft
plus févere ici qu'en Efpagne. Cet ouvrage
où je traite bien ou mal une infinité de
questions piquantes , ne peut donc pa-
roître qu'à ma mort.
Si vous veniez à Paris , je ferois ravi
de vous le communiquer > mais comment
vous en donner un extrait dans une lettre }
C'eft fur une infinité d'obfervations fines
que j'établis mes principes ; la copie de
ces obfervations feroit très-longue ; il eft
vrai qu'avec un homme d'autant d'efprit
que vous , on peut enjamber fur bien des
raifonnemens , & qu'il fuffit de lui mon-
trer de loin en loin quelques jallons , pour
qu'il devine tous les points par où la route
doit paner.
Examinez donc ce que l'ame eft en nous,
après en avoir abftrait l'organe phyfique
de la mémoire qui fe perd par un coup ,
une apoplexie , &c. L'ame alors fe trou-
.vera réduite à la feule faculté de fentir ;
fans mémoire , il n'eft point d'efprit dont
toutes les opérations fe réduifent à voir
Lu rcjjemblancc ou la différence , ta conve-
nance ou La dïfconvcnance que les objets ont
i6o Lettres
entfeux & avec nous. Efprit fuppofe coin-
paraifon des objets & point de comparai-
son fans mémoire \ auiîi les mufes , félon les
Grecs , étoient les filles de Mnémofine ; l'inv
bécille qu'on met fur le pas de fa porte ,
n'en1 qu'un homme privé plus ou moins de
l'organe de la mémoire.
AlTuré par ce raifonnement & une infi-
nité d'autres que Came riejl pas te/prit 9
puifqu'un imbécille a une ame , on s'apper-
çoit que l'ame n'efl en nous que la faculté
de fentir : je fupprime les conféquences de
ce principe , vous les devinez.
Pour éclaircir toutes les opérations de
l'efprit , examinez d'abord ce que c'eft que
juger dans les objets phyfiques : vous ver-
rez que tout jugement fuppofe comparai-
fon entre deux ou plufieurs objets. Mais
dans ce cas qu'ell-ce que comparer ? Ceji
voir alternativement. On met deux échan-
tillons jaunes fous mes yeux ; je les com-
pare , c'efl-à-dire , je Us regarde alternati-
vement , & quand je dis que l'un eu plus
foncé que t autre , je dis , félon l'obfervation
de Newton , que tun réfléchit moins de
rayons d'une certaine efpece , c'eft-à-dire ,
que mon œil reçoit une moindre fenjation ,
c'eft-
DE M. Helvétius, l6î
G*euVà-dire , qu'il tû p'ur» foncé : or le ju-
gement n\û que le prononcé de la Tenta-
tion éprouvée.
A l'égard des mots de nos langues qui
expofent des idées, fi je Fofe dire, intjl-
lettuelles , tels font les mots, force , gran*
deur, &c. qui ne font représentatifs d'au-
cune fubflu)} xe p'hyfique, je prouve que ces
mots, t\ généralem ni tous ceux qui ne
font repréien atifs d'aucun de ces objets ,
ïie vous donnent aucune idée réelle , &£
que nous ne pouvons porter aucun ju-
gement fur ces mots , fi nous ne les avons
rendus phyiiques par leur application à
telle ou telle fubftance» Que ces mots
font da-s nos langues ce que font a&c h
en algèbre, auxquels il eft imporTibie d'at-
tacher aucune idée réelle s'ils ne font mis
en équations ; auflî avons - nous une idée
différente du mot grandeur , félon que
nous Tatrachons à une mouche ou un élé-
phant. Q ant à la faculté que i ous avens
de com;:>a"er 1 s objets entr'eux, il efl
facile de prouver cric cette faculté u'eft
autre chofe que l'intérêt même que nous
avons de les comparer , lequel intérêt mis
çn décompofi ion peut lui - même tour.
Supplcni&nt* Tome XL L
162 Lettres
jours fe réduire à une fenfation phyfique.
S'il étoit pofîible que nous fuirions im-
pafîibles , nous ne comparerions pas faute
d'intérêt pour comparer.
Si d'ailleurs toutes nos idées , comme
le prouve Locke , nous viennent par les
fens, c'eft que nous n'avons que des fens;
auffi peut-on pareillement réduire toutes
les idées abstraites &: collectives à de pu-
res fenfaîions.
Si le découfu de toutes ces idées ne
vous en fait naître aucune , il faudrait
que le hafard vous amenât à Paris , pour
qae je pu'fle vous montrer tout le déve-
loppement de mes idées, par-tout appuyées
de faits.
Tout ce que je vous marque à ce fujet
ne font que des indications olfcures , &
pour m'entendre, peut-être faudroit-ii que
vous vifliez mon livre.
Si par hafard ces idées vous paroifïbient
mériter la peine d'y rêver, je vous efquif-
ferois dans une féconde les motifs qui me
portent à pofer; que tous les hommes,
communément bien organifés , om tous
une égale aptitude à penfer.
Je vous prie de ne communiquer cette
DE M. HeLVÉTIUS; 163
lettre à perfonne ( * ) , elle pourroit don-
ner à quelqu'un le 61 de mes idées ; &
puifque l'ouvrage eit fait ; il faut que le
mérite de mes idées , fi elles font vraies-,
me relie.
J'ai l'honneur d'être avec refpecl,
Monsieur,
Votre très-humble
& très-obéilTant ferviteur ,
Helvétius.
Je vous prie d'aflurér Meilleurs Hume
& Eliffon de mes refpe&s.
(*) L'ouvrage auquel ceci a rapport eft le livre de V Homme,
publié peu après la mort de M. Hehétius ; & cette Lettre
n'a été communiquée qu'après la publication de cet ouvrage
'*&
L *
^^=^=^^M^
LETTRE
IDE J. J. ROUSSEAU
a son Libraire de Paris.
J E vous envoie , Moniieur , une pièce
imprimée & publiée à Genève, &c que je
vous prie d'imprimer & publier à Paris ,
pour mettre le public en état d'entendre
les deux parties, en attendant les autres
réponfes plus foudroyantes qu'on prépare
à Genève contre moi. Celle-ci eft de M.
de V 11 toutefois je ne me trompe ;
il ne faut qu'attendre pour s'en éclaircir :
car s'il en eft l'auteur, il ne manquera
pas de la reconnoître- hautement, feîoa
le devoir d'un homme d'honneur & d'un
bon chrétien ; s'il ne l'eft pas , il la défa-
vouera de même , & le public faura bien-
tôt à quoi s'en tenir.
Je vous connois trop , Monfieur, pour
Croire que vous vou'luffiez imprimer une
pièce pareille, û elle vous venoit d'une
autre main; mais puifque c'eû moi qui
vous en prie, vous ne dev?z vous en
faire aucun fcrupule. Je vous lalue , &c.
Rousseau.
PE ^=r^m^^-
SENTIMENT
DES CITOYENS, (i)
Ap^ès les lettres de la campagne, font
venues celles de la montagne. Voici les
fentimens de la ville.
On a pitié d'un fou; mais quand la
démence devient fureur , on le lie. La to-
lérance, qui eft une vertu, feroit alors
un vice.
Nous avons plaint J. J. RoufTeau , ci-
devant Citoyen de notre ville, tant qu'il
s'eft borné , dans Paris , au malheureux
métier d'un bouffon qui recevoit des na-
zarcles à l'opéra , & qu'on proftituoit mar-
chant à quatre pattes fur le théâtre de la
comédie. A la vérité , ces opprobres re-
tomboient , en quelque %on , fur nous S
il étoit triïte, pour un Genevois arrivant
à Paris, de fe voir humilié par la honte
d'un compatriote. Quelques-uns de nous
l'avertirent , & ne le corrigèrent pas„
(I) L'Auteur de cette piere avoit 0 bien imité le ftyl©
de M. de Vernes, que M. Rouffeau punit croire qu'elle pou-
volt être de lui. Ce ne fut qu'au bout de quelque terflS qu'lft.
apprit que foti véritable auteur etou M. ae v
i66 Sentiment
JNous avons pardonné à les romans, dans
îefquels la décence & la pudeur font auffî
peu ménagées, que le bon fens. Notre
ville n'étoit connue auparavant que par
des mœurs pures, & par des ouvrages
folides qui attiroicnt les étrangers à r.ctre
Académie : c'efï pour la première fois
qu'un de nos citoyens l'a fait conrcître
par des livres qui alarment les mœurs ,
que les honnêtes gens méprifent ck que
la piété condamne.
Lorfqu'il mêla l'irréligion à fes romans,
nos Magiftrats furent indifpenfablement
obligés d'imiter ceux de Paris & de Berne
( 2 ) , dont les uns le décrétèrent , & les
autres le chaflerent. Mais le Confeil de
Genève , écoutant encore fa comparu* on
dans fa juftice , laiflbit une porte ouverte
au repentir d'un coupable égaré, qui pou-
vait revenir dans fa patrie & y mériter
fa grâce.
Aujourd'hui la patience n'eft-elle pas
îafiee , quand il ofe publier un nouveau
libelle , dans lequel il outrage avec fureur
( i ) Je ne fus chafTé du Canton de Berne qu'im mois
ajnrès le décret de Genève.
DES CITOYENS. 167
îa religion chrétienne , la réformation qu'il
profeiïè , tous les Minières du faint Evan=
gile , & tous les Corps de l'Etat ? La dé-
mence ne peut plus iervir d'excufe , quand
elle fait commettre des crimes.
Il auroit beau dire à préfent : recon-
noifîez ma maladie du cerveau à mes in-
conféquences & à mes contradictions : il
n'en demeurera pas moins vrai que cette
folie l'a pouffé jufqu'à infulter à Jéfus-
Chriiî, jufqu'à imprimer que l'Evangile
ejl un livre feandahux , ( page 40 de la
petite édition. ) téméraire , impie , dont la
morale ejl d'apprendre aux en fans à renier
leurs mères , leurs frères , &c. Je ne répé-
terai pas les autres paroles : elles font
frémir. Il croit en déguifer l'horreur en
les mettant dans la bouche d'un contra-
dicteur ; mais il ne répond point à ce
contradicteur imaginaire. Il n'y en a jamais
eu d'affez abandonné pour faire ces in-
fâmes obje&icns , & pour terdre fi mé-
chamment le fens naturel & divin des- pa-
raboles de notre Sauveur. Figurons- nous ,
ajoute-t-il , une ame infernale, analyfant
ainjl l'Evangile. Eh! qui l'a jamais ainfi
L4
t6% Sentiment
analyfé? Où efl cette ame L.ferrale (3);?
La Métrie , dans fon homme machine r
dit qu'il a connu un dangereux athée y
dont il rapporte les raifonnemcns Tans les
réfuter : on voit affez qui étoit ca ^ihée ;
il n'eft pas permis apurement d'étaler de
tels poifons fans préferter l'antidote.
Il eft vrai que Roufuau, dans cet eiv
droit même, le comparé à Je las - Chriil
avec la même humilité qu'il a dit que nous
devions lui dreffer une flatue. On fait que
cette comparaison t It un des accès de fa.
foîie. Mais ure folie qui blalphême à ce
point, peut-eïle avoir d'ut e médecin
que la même main qui a fait juflice de
ies autres Icardales ?
S'il a cru préparer , dans fon flyle obf-
cur , une excule à fes blalphêmts , en les
attribuant à un délateur imaginaire , il n'en
peut avoir avcure pour la manière dont
il parle des miracles de notie Sauveur. Il
dit netternert , lous fon propre nom ;
[ Page 98. } IL y a des miracles , dans
(S) H parcît que l'auteur rie cette pièce pourroit miettjf
ïépondre que perfonne à l'a queftion. Je prie le leïïeur de
sie ]>as manquer de confulter, duiib l'endroit qu'il cite > est
&u£ précède & ce qui fuit.
des Citoyens. 169
f Evangile , qu'il n'efl pas poffihle de pren-
dre au pied de la lettre fans renoncer au bon
fcns; il tourne en ridicule tous les pro-
diges que Jéfus daigna opérer pour établir
la rel'gion.
Nous avouons encore ici la démence
qu'il a de fe d:re chrétien quar.d il lape le
premier fondement du chriftianifme; mais
cette folie ne le rend que plus criminel*
Etre chrétien , & \ ouîoir détruire le chrif-
tianifme , lAft pas feulement d'un blaf-
phémateur, mais d'un traître.
Après avoir infulté Jéfus-Chrift, il n'eft
pas iurprenant qu'il outrage les Miniftres
de fon faint Evargi'e.
Il traite une de leurs profeflions de foi ,
& Amphigouri, (page 53. ) Te -me bas &
de jargon , qui fignifie dérailon. Il com-
pare leur déclaration aux plaidoyers de
Rabelais ; ils ne favent, dit-il , ni ce qu'ils
croyent, ni ce qu'ils veulent, ni ce qu'ils
difent.
On ne fait, dit- il ailleurs , ( page 54. )
ni ce qu'ils croyent , ni ce qu'ils ne croyent
pas , ni ce qu'ils font femblani de croire.
Le voilà donc qui les accule de la plus
noire hypocrifie , fans la moindre preuve,
ija Sentiment-
fans le moindre prétexte. C'eft ainfi qu'il
traite ceux qui lui ont pardonné fa pre-
mière apcftaiie , & , qui n'ont pas eu îa
moindre part à la punition de la féconde,
quand Tes b;afphêmes répandus dans un
mauvais roman , ont été livrés au bour-
reau. Y a-t-il un feul citoyen parmi nous ,
qui , en pefant de fang - froid cette con-
duite , ne foit indigné contre le calom-
niateur ?
Eft-il permis à un homme né dans no-
tre ville d'oiîenfer à ce point nos Paf«
teurs, dont la plupart font nos parens &
nos amis, & qui font quelquefois nos
confolateurs ? Ccnfidcrons qui les traite
aînfï ; eft - ce un lavant qui difpute con-
tre des favans ? Non , c'eft l'auteur d'un
opéra , & de deux comédies fifflées. Efl>
ce un homme de bien , qui , trompé par
un faux zèle , fait des reproches indifcrets
à des hommes vertueux ? Nous avouons
avec douleur, & en rougiflant , que c'eft
un homme qui porte encore les marques
funcftes de les débauches ; & qui , dé-
guifé en faltimbanque , traîne avec lui de
village en village , & de montagne en
montagne 3 la malheurcufe dont il fit moi?-
des Citoyens. 171
tfr la mère , & dont il a expofé les en-
fans à la porte d'un hôpital , en rejettant
les foins qu'une perfonne charitable vou*
loit avoir d'eux , & en abjurant tous les
fentimens de la nature , comme il dé-
pouille ceux de l'honneur & de la reli-
gion (4).
C'eft donc là celui qui ofe donner des
confeils à nos concitoyens ! ( Nous ver-
rons bientôt quels confeils. ) Ceft donc là
celui qui parle des devoirs de la fociété !
( 4. ) Je veux faire avec (implicite la déclaration que fem-
bîe exiger de moi cet article. Jamais aucune maladie de
celles dont parle ici l'auteur , ni petite , ni grande , n'a
fouillé mon corps. Celle dont je fuis affligé , n'y a pas le
moindre rapport: elle eft née avec moi, comme le favent
les perfonnes encore vivantes qui ont pris foin de mon en-
fance. Cette maladie eft connue de Meflîeurs Maloitin ,
Morand , Thierry , Daran , & du frère Côme. S'il s'y trouve
la moindre marque de débauche, je les prie de me confon-
dre , & de me faire honte de ma devife. La perfonne fage
& généralement eltimée , qui nie foigne dans mes maux
& me confole dans mes affligions, n'eit malheureufe, que
parce qu'elle partage le fort d'un homme fort malheureux ;
fa mère eft actuellement pleine de vie & en bonne fanté
malgré fa vieilleffu. Je n'ai jamais expofé , ni fait expofer
aucun enfant à la porte d'aucun hôpital, ni ailleurs. Une
perfonne qui auroit eu la charité dont on parle, auroit eu
celle d'en garder le fecret ; & chacun fent que ce n'eft pas
«Je Genève , où je n'ai point vécu , 6c d'où tant d'animofiti
fe répand contre moi , qu'on doit attendre des informations
fidcllet fur ma conduite. Je n'ajouterai rien fur ce paflkge ,
/irçon qu'au meurtre près, j'aimerois mieux avoir fait ce
lont fou auteur m'accule , que d'en avoir écrit un pareil,
t-jï Sentiment
Certes il ne remplit pas ces devoirs J
quand, dans le même libeHe, trahiffant
la confiance d'un ami (5 ), il fait impri-
mer une de {es lettres pour brouiller en-
femble trois Payeurs. C'eft ici qu'on peut
dire, avec un des premiers hommes de
l'Europe, de ce même écrivain, auteur
d'un roman d'éducation, que , pour éle-
ver un jeune homme , il faut commencer
par avoir été bien élevé ( 6 ).
Venons à ce qui nous regarde particu-
lièrement , à notre ville qu'il voudroit
bouleverier, parce qu'il y a été repris de
Juftice. Dans quel efprit rappelle-t-il nos
troubles afToupis ? Pourquoi réveille -t- il
nos anciennes querelles ? Veut - il que
nous nous égorgions (7), parce qu'on a
( S ) Je crois devoir avertir le public que le théologien
Çui a écrit la lettre dont j'ai donné un extrait , n'eft , nï
ne fut jamais mon ami ; que je ne l'ai vu qu'une fois en
ma vie, & qu'il n'a pas la moindre chofe à démêler, ni en
bien ni en mal avec les Miniftres de Genève. Cet avertifie-
ment m'a paru ncceffaire pour prévenu" les téméraires ap..
plicati^:;:..
( 6 ) Tout le monde accordera , je penfe , à l'auteur de
cette pièce , que lui & moi n'avons pas plus eu la même
éducation, que nous n'avons la même religion.
(7) On peut voir dans ma conduite les douloureux fa-
crifiecî que j'ai faits pour ne pas troubler la paix de ma
des Citoyens. i 73
îbrûlé un mauvais livre à Paris & à Ge-
nève ? Quand notre liberté & nos droits
feront en danger , nous les défendrons
i>ien fans lui. ïl eft ridicule qu'un homme
de fa forte , qui n'efî: plus notre conci-
toyen , nous dife :
Vous n'êtes, ni des Spartiates , pag. 340)
"ni des Athéniens ; vous êtes des marchands 5
des artifans , des bourgeois occupés de vos
intérêts privés & de votre gain. Nous n'é-
tions pas autre chofe, quand nous réfif-
ïâmes à Philippe II & au Duc de Savoie ;
nous avons acquis notre liberté par notre
courage 6c au prix de notre fang , Se nous
la maintiendrons de même.
Qu'il cefTe de nous appeller Efclaves ,
{page 260) nous ne le ferons jamais. Il
traite de tyrans les Magifrrats de notre
République, dont les premiers font élus
par nous-mêmes. On a toujours vu , dit-il ,
( page 2 5 9 ) dans le Confeil des Deux-
Cents , peu de lumières 6' encore moins de,
courage. Il cherche , par des menfonges
accumulés, à exciter les Deux-Cents con-
jpr.trie , & dans mon ouvrage, avec quelle force j'exhorte
jes citoyens à ne la troubler jamais., a quelque exii limité
j|u'ou les réduire.
174 Sentiment, &c;
tre le Petit- Confeil ; les Pafteurs contre
ces deux Corps ; & enfin , tous contre
tous , pour nous expofer au mépris &
à la rifée de nos voifins. Veut -il nous
animer en nous outrageant ? Veut-il ren-
veifer notre conftitution en la défigurant,
comme il veut renverfer le chrifti-inifme,
dont il ofe faire profefîion ? Il fuffit d'a-
vertir que la ville qu'il veut troubler , le
défavoue avec horreur. S'il a cru que
nous tirerions l'épée pour le roman d'E-
mile , il peut mettre cette idée dans le
nombre de fes ridicules &z de fes folies.
Mais il faut lui apprendre que , û on
châtie légèrement un romancier impie ,
on punit capitalement un vil féditieux.
Post scriptum d'un ouvrage des Ci-
toyens de Genève , intitulé , Réponfe aux
Lettres écrites de la Campagne,
Il a paru , depuis quelques jours, une
brochure de huit pages in-S9. fous le
titre de Sentiment des Citoyens ; perfbnne
ne s'y eft trompé. Il feroit au-defTous des
c toyens de fe jufHfier d'une pareille pro-
duction. Conformément à Tarticle 3 du
titre XI de FEdit , ils l'ont jettée au feu ,
comme un infâme libelle,
LE DOCTEUR
A N S O F H E.
LETTRE DE
M. DE VOLTAIRE
^ M. H £/ M &
J' A I lu , Monfieur , les pièces du procès
que vous avez eu à foutenir par devant
le public contre votre ancien protégé. J'a-
voue que la grande ame de Jean - Jaques
a mis au jour la noirceur avec laquelle
vous l'avez comblé de bienfaits : & c'efl:
en vain qu'on a dit que c'eft le procès de
l'ingratitude contre la bienfaifance.
Je me trouve impliqué dans cette afFa.re.
Le fieur Rouffeau m'aceufe de lui avoir
écrit en Angleterre (*),une lettre dans
laquelle je me moque de lui. Il a aceufé
M. d'A'embert du même crime.
Quand nous ferions coupables au fond
de notre cœur , M. d'Alembert & moi ,
(* ) On trouvera à la fuite de ce morceau, cette lettre
que M. Rouffeau attribue à M. de Voltaire , & qui a été en
effet imprimée à Londres fous le nom de es grand Ecrivain.
tj6 Lettre de M. de Voltaire
de cette énormité , je vous jure que je
ne le fuis point de lui avoir écrit. Il y
a fept ans que je n'ai eu cet honneur.
Je ne co^ncis point la lettre dont il
parle , &c j. vous jure que fi j'avois fait
quelque mauvaife plaifanterie fur M. Jean-
J.îcques RoufLau , je ne la défavouerois
pas.
Il m'a fait l'honneur de >me mettre au
nombre de fes ennemis & de fes pcrfécu,-
teurs. Intimement periuac'é qu'on doit lui
élever une ftatue, comme il le dit c'ans la
lettre polie & décente de Jean-Jaques Rouf-
feau Citoyen de Genève , à Ciirijlophe de
Biaumont Archevêque de Paris ; 1! penie que
la moitié de l'univers eft occupée à dreffer
cette ftatue fur fon piédeftal, & l'autre
moitié à la renverfer.
Non-feulement il m'a cru inconoclafte ;
mais il s'efl imaginé que j'avois cor.fpiré
contre lui avec le Confeil de Genève pour
faire décréter fa propre perfonne de prife
de corps, & en fui te avec le Confeil de
Berne pour le faire chafler de la Suiffe.
Il a perfuadé ces bel 'es chofes aux pro-
tecteurs qu'il a voit alors à Paris , & il
m'a fait parler dans leur efprit pour un
homme
A M. H U M E. 177
homme qui perfécutoit en lui la fageffe &
la modeftie. Voici, Monfieur, comment
je l'ai perfécuté.
Quand je fus qu'il avoit beaucoup d'en-
nemis à Paris , qu'il aimoit comme moi la
retraite , & que je préfumai qu'il pouvoit
rendre quelques fervices à la philofophie,
je lui fis propofer par M. Marc Chapuis ,
citoyen de Genève, dès l'an 1759, une
maifon de campagne appellée ÏHcrmitage ,
cme je venois d'acheter.
Il fut fi touché de mes offres, qu'il m'é-
crivit ces propres mots :
Monsieur,
" Je ne vous aime point ; vous cor-
„ rompez ma République en donnant des
„ Spectacles dans votre château de Tour-
„ nay , &c.
Cette lettre , de la part d'un homme qui
venoit de donner à Paris un grave opéra
& une comédie , n'étoit cependant pas
datée des petites maifons. Je n'y fis point
de réponle , comme vous le croyez bien ,
& je priai M. Tronchin le médecin , de
vouloir bien lui envoyer une ordonnance
pour cette maladie. M. Tronchin me répon-
dit , que puifqu'il ne pouvoit pas me gué-
SuppUmmt, Tome XI. M
178 Lettre de Voltaire'
rir de la manie de faire encore des pièces
de théâtre à mon âge , il défefpéroit de
guérir Jean- Jaques. Nous reftâmes l'un &
l'autre fort ma'ades , chacun de notre côté»
En 1762 le Confeil de Genève entreprit
fa cure , & donna une efpece d'ordre de
s'affurer de lui pour le mettre dans les
remèdes. Jean- Jaques décrété à Paris & à
Genève , convaincu qu'un corps ne peut
être en deux lieux à la fois , s'enfuit dans
un troilieme. ïl conclut avec fa prudence
ordinaire que j'étois fon ennemi mortel ,
puifqMe je iva/ois pas répondu à fa lettre
obligeante. Il fuppofa qu'une partie du
Confeil Genevois étoit venu dîner chez
moi pour conjurer fa perte , & que la mi-
nute de fon arrêt avoit été écrite fur ma
table à la fin du repas. Il perfuada une
chofe fi vraifèmbiable à quelques-uns de
fes concitoyens. Cette accufation devint
fi férieufe , que je fus obligé enfin d'écrire
au Confeil de Genève une lettre très-forte,
dans laquelle je lui dis que s'il y avoit un
feul homme dans ce Corps qui m'eût jr-
mais par'é du moindre dcfTein contre le
fieur Roufleau , je confentois qu'on le regar-
dât comme un fcélérat 6c moi aufli ; 6c que
A M. H u m e4 179
je déteftois trop les persécuteurs pour l'être.
Le Conleil me répondit par un fecre*
taire d'Etat que je n'avois jamais eu , ni
dû avoir , ni pu avoir la moindre part 9
ni directement ni indirectement , à la con-
damnation du lie iir Jean-Jaques.
Les deux lettres font dans les archives
du Confeil de Genève.
Cependant , M. Roufleau retiré dans les
délicieufes vallées de Moutiers-Travers ,
ou Motiers-Travers , au comté de Neuf-
châtel , n'ayant pas eu depuis un grand
nombre d'années le plaifir de communier
fous les deux efpeces , demanda instam-
ment au Prédicant de Moutiers-Travers ,
homme d'un efprit fin & délicat , la con-
folation d'être admis à !a fainte Table ; il
lui dit que fon intention étoit , 1". de com-
battre VEglife Romaine ; i°. de s'élever con-
tre C ouvrage infernal de C Efprit , qui établit
évidemment le matérialifi ne ; 30. de foudroyer
les nouveaux philo fophes vains & prefomp-
tueux. Il écrivit & ligna cette déclaration ,
& elle eft encore entre les mains de M. de
Montmollin Prédicant de Moutiers-Tra-
vers & de BoverelTe.
Dès qu'il eut communié , il fe fentit le
M 2
cœur dilaté , il s attendrit j ufqii aux larmes. Il
le dit au moins dans fa lettre du 8 août 1765.
II fe brouilla bientôt avec le Prédicant
& les prêches de Moutiers- Travers & de
BovereiTe. Les petits garçons & les petites
filles lui jetterent des pierres ; il s'enfuit
fur les terres de Berne ; & ne voulant plus
être lapidé , il fupplia Meilleurs de Berne
de vouloir bien avoir la bonté de le faire en-
fermer le relie de fes jours dans quelquun de
leurs châteaux , ou tel autre lieu de leur Etat
qu'il leur fzmbleroit bon de choifîr. Sa lettre
tit du 10 octobre 1765.
Depuis Madame la comteffe de Pimbê-
che , à qui l'on confeilloit de fe faire lier ;
je ne crois pas qu'il foit venu dans l'efprit
de perfonne de faire une pareille requête,
eurs de Berne aimèrent mieux le
chaffer que de fe charger de fon logement.
Le judicieux Jean-Jaques ne manqua pas
de conclure que c'etoit moi qui le privoit
de la douce confolation d'être dans une
prifon perpétuelle , & que même j'avois
tant de crédit chez les prêtres , que je le
faifois excommunier par les chrétiens de
Moutiers-Travers &: de BoverefTe.
Ne penfez pas que je plaiiante , Mon-
A M. H U M e. 181
fieur ; il écrit dans une lettre du 24 juin
1765 : Etre excommunié de la façon de M.
de V. mamuferafort auffi. Et dans fa lettre
du 23 mars , il dit : M. de V. doit avoir
écrit à Paris qu'il fe fait fort de faire ckajjer
Roujfeau de fa nouvelle patrie.
Le bon de l'affaire c'eiï qu'il a réuffi à
faire croire pendant quelque tems cette
folie à quelques perfonnes ; & la vérité
eft que , fi au lieu de la prifon qu'il de-
mandoit à Meneurs de Berne , il avoit
voulu fe réfugier dans la maifbn de cam-
pagne que je lui avois offerte , je lui au-
rois. donné alors cet afyle , où j'aurois eu
foin qu'il eût de bons bouillons avec des
potions rafraîchinantes ; bien perfuadé
qu'un homme, dans fon état, mérite beau-
coup plus de ccmpalîion que de colère.
Il eif vrai qu'à la fageffe toujours con-
féquente de fa conduite & de les écrits ,
il a joint des traits qui ne font pas d'une
bonne ame. J'ignore fi vous lavez qu'il a
écrit des Lettres de la Montagne. Il fe rend
dans la cinquième lettre formellement dé-
lateur contre moi ; cela n'efl pas bien. Un
homme qui a communié fous les deux
efpeces, un fage à qui on doit élever des
M 3
1S1 Lettre de Voltaire
ftatues , femble dégrader un peu fon carac-
tère par une telle manœuvre ; il hafarde
fon falut &c fa réputation.
Aufîi la première chofe qu'ont faite
Meffieurs les Médiateurs de France , de
Zurich & de Berne , a été de déclarer fo-
lemneliement les Lettres de la Montagne un
libelle calomnieux. Il n'y a plus moyen
que j'offre une maifon à Jean- Jaques , de-
puis qu'il a éré affiché calomniateur au
coin des rues.
Mais en faifant le métier de délateur Se
d'homme un peu brouillé avec la vérité ,
il faut avouer qu'il a toujours confervé
fon caraclere de modeftie.
Il me fit l'honneur de m'écrire , avant
que la Médiation arrivât à Genève , ces
propres mots :
Monsieur,
« Si vous avez dit que je n'ai pas été
» fecrétaire d'AmbafTade à Venife , vous
» avez menti ; & fi je n'ai pas été fecré-
"> taire d'Ambafîade , & fi je n'en ai pas
» eu les honneurs , c'eft moi qui ai menti «=,
J'ignorois que M. Jean -Jaques eût été
fecrétaire d'Ambaflade ; je n'en avois ja-
mais dit un feul mot , parce que je n'en
avois jamais entendu parler.
A M. H u m e: 183
Je montrai cette agréable lettre à un
homme véridique , fort au fait des affaires
étrangères , curieux & exacl:. Ces gens-là
font dangereux pour ceux qui citent au
hafard. Iî déterra les lettres originales écri-
tes de la main de Jean- Jaques , du 9 & du
13 août 1743 à M. du Theil , premier
commis des affaires étrangères , alors fon
protecteur. On y voit ces propres paroles :
« J'ai été deux ans le domeffique de M.
» de Montaigu ( Ambaffadeur de Venife ) . . .
» J'ai mangé fon pain ... Il m'a chafie
» honteufement de fa maifon ... Il m'a
» menacé de me faire jetter par la fenê-
» tre . . . & de pis , fi je reftois plus long-
» tems dans Venife . . . &c. &c. »
Voilà un fecrétaire d'Ambaffade aiTez
peu refpe£té , & la fierté d'une grande ame
peu ménagée. Je lui confeille de fairp gra-
ver au bas de fa ffatue les paroles de l' Am-
baffadeur au fecrétaire d'Ambaffade.
Vous voyez , Monfieur , que ce pauvre
homme n'a jamais pu ni fe maintenir fous
aucun maître, ni fe conferver aucun ami ,
attendu qu'il eft contre la dignité de fon
être d'avoir un maître , & que l'amitié ëft
une foibleffe dont \\n fage doit repouffer
les atteintes. M 4
i§4 Lettre de Voltaire
Vous dites qu'il fait l'hiftoire de fa vie;
Elle a été trop utile au monde , & remplie
de trop grands événemens , pour qu'il ne
rende pas à la pofririté le fervice de la
publier. Son goût pour la vérité ne lui
permettra pas de déguifer la moindre de
ces anecdotes , pour fervir à l'éducation
des Princes qui voudront être menuiiiers
comme Emile.
A dire vrai , Monfieur , toutes ces pe-
tites miferes ne méritent pas qu'on s'en
occupe deux minutes ; tout cela tombe
bientôt dans un éternel oubli. On ne s'en
foucie pas plus que des baifers acres de
la nouvelle Héloïfe , & de Ion faux germe ,
& de fon doux ami , & des lettres de
Vernet à un Lord qu'il n'a jamais vu. Les
folies de Jean-Jaques & fon ridicule or-
gueil ne feront nul tort à la véritable phi-
lofophie ; tk les hommes refpe&ables qui
îa cuit: vent en France, en Angleterre & en
Allemagne , n'en feront pas moins eftimés.
Il y a des fottifes & des querelles dans
toutes les conditions de la vie. Cela s'ou-
blie au bout de quinze jours. Tout parle
rapidement comme les figures grotefques
de la lanterne magique.
À M. H u m e. 185
L'Archevêque de Novogorod à la tête
d'un fynode , a condamné l'Evêque de
Roftou à être dégradé & enfermé le refte
de fa vie dans un couvent , pour avoir
foutenu qu'il y a deux puifTances , la fa-
cerdotale & la royale. L'Impératrice a fait
grâce du couvent à l'Evêque de Roftou.
A peine cet événement a-t-il été connu en
Allemagne & dans le refte de l'Europe.
Les détails des guerres les plus fanglan-
tes périffent avec les foldats qui en ont
été les victimes. Les critiques même des
pièces de théâtre nouvelles , & fur- tout
leurs éloges , font enfevelis le lendemain
dans le néant avec elles , & avec les feuil-
les périodiques qui en parlent. Il n'y a que
les dragées du fieur Keyfer qui fe foient
un peu foutenues.
Dans ce torrent immenfe qui nous em-
porte , & qui nous engloutit tous , qu'y
a-t-il à faire ? Tenons-nous-en au confeil
que M. Horace Walpole donne à Jea. -
Jaques , d'être fage & heureux. Vous êtes
l'un , Monfieur , &: vous méritez d'être
l'autre , &c. &c.
A Fcrncy , ce 24 Octobre 1766.
LETTRE
D E
M. DE V 0 L T A I R E
au Docleur Jean-Jaques Panfophe.
\) U o I Q u E vous en dhiez , docteur
Panfophe , je ne fuis certainement pas la
caufe de vos malheurs ; j'en fuis affligé ,
& vos livres ne méritent pas de faire tant
de fcandale & tant de bruit : mais cepen-
dant ne devenez pas calomniateur , ce
feroit-là le plus grand mal. J'ai lu dans
le dernier ouvrage que vous avez mis
en lumière , une belle profopopée , oit
vous faites entendre , en pîaifantant mal
à propos , que je ne crois pas en Dieu.
Le reproche eu au m* étonnant que votre
génie. Le jéfuite GarafTe , le jéfuite Har-
douin & d'autres menteurs publics troir
voient par-tout des athées ; mais le jéfuite
GarafTe , le jéfuite Hardouin , ne font pas
bons à imiter. Do&eur Panfophe, je ne
fuis athée ni dans mon cœur , ni dans
mes livres ; les honnêtes gens qui nous
au Docteur Pansophe. 187
connoifTent l'un & l'autre difent en voyant
votre article : hilas ! à docteur Panfophe
eft méchant comme Les autres hommes ; ceji
bien dommage.
Judicieux admirateur de la bêtife & de
la brutalité des Sauvages , vous avez crié
contre les Sciences , & cultivé les Scien-
ces. Vous avez traité les Auteurs & les
Philofophes de charlatans ; & pour prou-
ver d'exemple , vous avez été Auteur-
Vous avez écrit contre la comédie , avec
la dévotion d'un capucin , & vous avez
fait de méchantes comédies. Vous avez
regardé comme une chofe abominable
qu'un Satrape ou un Duc eût du fuperflu ,
& vous avez copié de la mufique , pour
des Satrapes ou des Ducs qui vous payoient
avec ce fuperflu. Vous avez barbouillé un
roman ennuyeux , oîi un pédagogue fu-
borne honnêtement fe pupille en lui en-
feignant la vertu; & la fille modèle
couche honnêtement avec le pédagogue ;
& elle fouhaite de tout fon cœur qu'il lui
faffe un enfant ; & elle parle toujours de
fageffe avec fon doux ami ; & elle de-
t femme , mère , & la plus tendre
amie d'un époux qu'elle n'aime pourtant
i88 Lettre de Voltaire
pas ; & elle vit & meurt en raifoniiant ;
mais fans vouloir prier Dieu. Docleur
Panfophe , vous vous êtes fait le précep-
teur d'un certain Emile , que vous for-
mez infenfiblement par des moyens im-
praticables ; & pour faire un bon chré»
tien , vous détruifez la religion chré-
tienne. Vous profeffez par-tout un fincere
attachement à la révélation, en prêchant
le déifme , ce qui n'empêche pas que
chez vous les déifies & les philofophes
conféquens ne foient des athées. J'admire ,
comme je le dois , tant de candeur & de
juftefTe d'efprit ; mais permettez-moi de
grâce de croire en Dieu. Vous pouvez
être un fophifie , un mauvais raifonneur,
& par conséquent un écrivain pour le
moins inutile 5 fans que je fois un athée,
L'Etre Souverain nous jugera tous deux ;
attendons humblement fon arrêt. Il me
femble que j'ai fait de mon mieux pour
foutenir la caufe de Dieu & de la vertu ,.
mais avec moins de bile & d'emportement
que vous. Ne craignez-vous pas que vos
inutiles calomnies contre les Philofophes
& contre moi , ne vous rendent défa-
gréable aux yeux de l'Etre Suprême ,
au Docteur Pansophï. 189
comme vous l'êtes déjà aux yeux des
hommes r
Vos Lettres de la Montagne font pleines
de fiel; cela n'eft pas bien, Jean- Jaques.
Si votre Patrie vous a proferit injufte-
ment , il ne faut pas la maudire ni la
troubler. Vous avez certes raifon de dire
que vous n'êtes point philofophe. Le fa-
ge philofophe Socrate but la ciguë en fi-
lence : il ne fit pas de libelles contre l'a-
réopage ni même contre le prêtre Anitus ,
ion ennemi déclaré ; fa bouche vertueufe
ne fe fouilla pas par des imprécations : il
mourut avec toute fa gloire & fa patience ;
mais vous n'êtes pas un Socrate ni un
philofophe.
Docteur Panfophe , permettez qu'on
vous donne ici trois leçons, que la Phi-
lofophie vous auroit apprifes : une leçon
de bonne foi , une leçon de bon fens , &
une leçon de modeftie.
Pourquoi dites-vous que le bon homme
fi mal nommé Grégoire le Grand , quoi-
qu'il foit un faint , étoit un Pape illujlre ,
parce qu'il étoit bête & intrigante J'ai
vu conftamment dans l'hiftoire , que la
bêtife & l'ignorance n'ont jamais fait de
190 Lettre de Voltaire
bien, mais au contraire toujours beaucoup
de mal. Grégoire même bénit & loua les
crimes de Phocas , qui avoit affaffiné &
■détrôné Ton maître , l'infortuné Maurice»
Il bénit ck loua les crimes de Brunehaut ,
qui efl la honte de l'hifroire de France»
Si les Arts & les Sciences n'ont pas abfo-
lument rendu les hommes meilleurs ; du
moins ils font méchans avec plus de dis-
crétion ; & quand ils font le mal , ils
cherchent des prétextes, ils tcmporifent ,
ils fe contiennent; on peut les prévenir i
& les grands crimes font rares. Il y a dix
lieeles que vous auriez été non-feulement
excommunié avec les chenilles, les fau-
terelles & les forciers , mais brûlé ou pen-
du , alnfi que quantité d'honnêtes gens qui
cultivent aujourd'hui les Lettres en paix ,
& avouez que le tems préfent vaut mieux»
C'eft à la Phiîoiophie que vous devez
votre falut, &: vous l'aflan^nez ; mettez-
vous à genoux , ingrat , & pleurez fur
votre folie. Nous ne fommes plus efela-
ves de ces tyrans fpiî ituels & temporels
qui défoloient toute l'Europe ; la vie eft
p1us douce , les mœurs plus humaines ,
& les Etats plus tranquilles.
àù Docteur PansopKle. 191
Vous parlez, docteur Panfophe, de la
vertu des Sauvages : il me femble pourtant
qu'ils font magis extra vida quàm cum
virtutibus. Leur vertu eft. négative , elle
confifte à n'avoir ni bons cuifiniers , ni
bons muficiens , ni beaux meubles , ni luxe,
&c. La vertu , voyez - vous , fuppofe ,
des lumières , des réflexions , de la Phi-
lofophie , quoique , félon vous , tout hom-
me, qui réfléchit foit un animal dépravé ;
d'où il s'enfuivroit en bonne logique que
la vertu eft impofïible. Un ignorant , un
fot complet, n'eft pas plus fufceptible de
vertu qu'un cheval ou qu'un finge ; vous
n'avez certes jamais vu cheval vertueux,
ni finge vertueux. Quoique maître Alibo-
ron tienne que votre profe eft une profe
hrûlante , le public fe plaint que vous n'a-
vez jamais fait un bon fyllogifme. Ecou-
tez , docteur Panfophe ; la bonne Xantip-
pe grondoit fans cefîe , & vigoureufemcnt
contre la philofophie & la raifon de So-
crate; mais la bonne Xantippe étoit une
folle , comme tout le monde fait. Corri-
gez-vous.
Illuftre Panfophe ! La rage de blâmei
vos contemporains vous fait louer à leurs
i9i Lettre de Voltaire
dépens des Sauvages anciens & modernes
fur des choies qui ne font point du tout
louables.
Pourquoi , s'il vous plaît , faites - vous
dire à Fabricius , que le fcul talent digne
de Rome ejl de conquérir la terre , puifque
les conquêtes des Romains, & les con-
quêtes en général font des crimes , & que
vous blâmez fi fortement ces crimes dans
votre plan ridicule d'une paix perpétuelle.
Il n'y a certainement pas de vertu à con-
quérir la terre. Pourquoi , s'il vous plaît ,
faites - vous dire à Curius , comme une
maxime refpeclable , qu'il aimoit mieux
commander à ceux qui avoient de Cor , que
d'avoir de l'or ? C'eft une chofe en elle-
même indifférente d'avoir de l'or; mais
c'efl un crime de vouloir , comme Cu-
rius , commander injuftement à ceux qui
en ont. Vous n'avez pas fenti tout cela ,
docteur Panfophe , parce que vous ai-
mez mieux faire de bonne profe que de
bons raifennemens. Repentez - vous de
cette mauvaife morale , ck apprenez la
logique.
Mon ami Jean-Jaques, ayez de la bonne
foi. Vous qui attaquez ma religion , dites-
moi ,
au Docteur Pansophe. 195
moi, je vous prie, quelle eft la vôtre ?
Vous vous donnez avec votre modeftie
ordinaire , pour le refïaurateur du chriitia-
niime en Europe ; vous dites que la re~
ligion décréditée en tout lieu avoit perdu
fon afeendant jufqucs fur le peuple , &c.
Vous avez en effet décrié les miracles de
Jéfus, comme l'abbé de Prades , pour re-
lever le crédit de la religion. Vous avez
dit que l'on ne pouvoit s'empêcher de
croire l'Evangile de Jéfus , parce qu'il étoit
incroyable : ainfi Tertullien difoit hardi-
ment , qu'il étoit fur que le Fils de Dieu
étoit mort, parce que cela étoit impof-
iîble : Mortuus ejl Deï Filius ; hoc certum
tfl quia impojjibile. Ainii par un raifon-
iiement fimilaire , un géomètre pourroit
dire, qu'il efl évident que les trois an-
gles d'un triangle ne font pas égaux à
deux droits, parce qu'il eu évident qu'ils
le font. Mon ami Jean - Jaques apprerrez
la logique, &: ne prenez pas, comme
Alcibiade , les hommes pour autant de;
lûtes de choux.
C'eft ians contredit un fort grand mal-
heur de ne pas croire à la religion chré-
tienne , cjui efl la feule vraie entre fluUfl
Supplément, Tome XI. N
194 Lettre de Voltaire
autres qui prétendent aufîi l'être : toute»
fois celui qui a ce malheur peut & doiî
croire en Dieu. Les fanatiques , les bonnes
femmes , les enfans &c le docleur Panfo-
phe ne mettent point de diftinclion entre
l'athée & le déifie. O Jean- Jaques! vous
avez tant promis à Dieu & à la vérité de
ne pas mentir; pourquoi mentez - vous
contre votre confcience ? Vous êtes , à ce
que vous dites, le feul auteur de votre Jié-
ck & de plufieurs autres , qui ait écrit de
bonne foi. Vous avez écrit fans doute de
bonne foi que la loi chrétienne ejl, au fond 9
plus nuifible qu'utile à la forte conjiitudcn
d'un Etat; que les vrais chrétiens font faits
peur être efclaves & font lâches ; qu'il ne
faut pas apprendre le catéchifme aux en-
fans , parce qu'ils n'ont pas l'efprit de
croire en Dieu , &c. Demandez à tout le
monde fi ce n'efl pas le déiime tout pur ;
donc vous êtes athée ou chrétien comme
les àé'Azs , ainfi qu'il vous plaira ; car
vous êtes \m homme inexplicable. Mais
encore une fois apprenez la logique , &;
ne vous faites plus brûler mal - à - propos,
Refpeftez , comme -vous le devez , des
jhonnêtes gens , qui n'ont pas du tout
au Docteur Pansopïîe. ioy
envie d'être athées , ni mauvais raifon-
netirs ? ni calomniateurs. Si tout citoyen
ciïif efl un fripon , voyez quel titre mé-
rite un citoyen faufTaire , qui eft arrogant
avec tout le monde, & qui veut être
ponefTeur exclufif de toute la religion 9
la vertu & la raifon qu'il y a en Europe.
Va mifero ! lilia nigra viientur , pallcntefi
que rofa. Soyez chrétien , Jean - Jaques ,
pu if que vous vous vantez de l'être à toute
force ; mais , au nom du bon fens & de la
vérité , ne vous croyez pas le feul maître,
en Ifra'cl.
Dotleur Panfophe , foyez modefte , s'il
vous plaît ; autre leçon importante. Pour-
quoi dire à l'Archevêque de Paris que
vous êtes né avec quelques talens ? Vous
n'êtes fiirement pas né avec le talent de
l'humilité ni de la juftefle d'efprit. Pour-
quoi dire au public que vous avez refufé
l'éducation d'un Prince , & avertir fière-
ment qu'il appartiendra , de ne pas vous
faire dorénavant de pareilles proportions ?
Je crois que cet avis au public eu plus
vain qu'utile : quand même Diogene , une
fois connu , diroit aux pafTans , acheter
fotre maître , on le laifferoit dans fon ton-*
N l
fr96 Lettre de Voltaire
neau avec tout Ton orgueil & toute fa
folie. Pourquoi dire que la mauvaife pro-
fejjlon de foi du Vicaire Allobroge ejl le
meilleur écrit qui ait paru dans ce jiecle ?
Vous mentez fièrement , Jean- Jaques : un
bon écrit eft celui qui éclaire les hommes
& les confirme dans le bien ; & un mau-
vais écrit eft celui qui épaiilit le nuage
qui leur cache la vérité , qui les plonge
dans de nouveaux doutes , & les laiffe
fans principes. Pourquoi répéter continuel-
lement avec une arrogance fans exemple ,
eue vous bravez vos fots lecteurs & le
fot public ? Le public n'eft pas fot : il
brave à Ton tour la démence qui vit &
médit à fes dépens. Pourquoi, ô dofteur
Panfophe ! dites- vous bonnement ? Qiiun
Etat fenfé auroit ilevi des Jlatues à l'Au-
teur d'Emile ? C'eft que l'Auteur d'Emile
efl comme un enfant, qui , après avoir
foufflé des boules de favon, ou fait des
ronds en crachant dans un puits , fe re-
garde comme un Etre très-important. Au
refte ,. Docleur , fi on ne vous a pas élevé
des ftatues on vous a gravé ; tout le monde
peut contempler votre vifage & votre
gloire au coin des rues» Il me femble qu$
au Docteur Pansophe. 197
t'en eft bien affez pour un homme qui
ne veut pas être philofophe , & qui en
effet ne l'eft pas. Quàm pulchrum eft digito
monftrari>& dicier , hic eft! Pourquoi mon
ami Jean-Jaques vante- 1- il à tout propos
fa vertu , fon mérite & ks talens ? C'eft
que l'orgueil de l'homme peut devenir
aum* fort que îa bofîe des chameaux de
ridumée , ou que^ la peau des Onagres
du défert. Jéfus difoit qu'il étoit doux &
humbk de, cœur : Jean- Jaques r qui prétend
être fon écolier, mais un écolier mutin qui
chicane fouvent avec fon maître , n eft ni
doux ni humble de cœur. Mais ce ne font
pas-là mes affaires. Il pourroit cependant
apprendre que le vrai mérite ne confifte
pas à être fmgulier, mais à être .raifonna-
ble. L'Allemand Corneille Agrippa a ab-
boyé long-tems avant lui contre les feien-
ces & les favans ; malgré cala il n'étoit
point du tout un grand homme.
Do£teurPanfopheron m'a dit que vous
vouliez aller en Angleterre. Ceft le pays
des belles femmes & des bons philcfcphes.
Ces belles femmes & ces bons phUofo-
phes feront peut - être curieux de vous
voir , & vous vous ferez voir. Les gaze-
N 3
Ï98 Lettre de Voltaire
tiers tiendront un regifïre exael: de ions
vos faits & geftes , & parleront du grand
Jean - Jaques comme de l'éléphant du Roi
& du zibre de la Pleine ; car les Anglois
•s'amufent des productions rares de toutes
espèces , quoiqu'il foit rare qu'ils efliment.
On vous montrera au doigt à la cerné-»
die , û vous y allez ; & on dira : le voilà
cet éminent génie qui nous reproche de
n'avoir pas un bon naturel , & qui dit que
les fujets de fa Marc lié ne font pas libres l
C'eft-là ce prophète du lac de Genève ,
qui a prédit au verfet 45e. de fon apeca-
îypfe nos malheurs &: notre ruine , parce
que nous fommes riches. On vous exami-
nera avec furprife depuis les pieds jufqu'à
la tête, en refléchiffant fur la folie hu-
maine. Les Angloifes qui font, vous dis-
je , ti ès-belles , riront lorfqu'on leur dira
que vous voulez que les femmes ne foient
eue des femmes , des femelles d'animanx ,
quel'.es s'occupent uniquement du foin de
faire la cuifine pour leurs maris, de rac-
commoder leurs chemifes & de leur don-
ner , dans le fein d'une vertueufe igno-
rance, du plaiiir & des enfans. La belle
ik fpirituelle Ducheue d?A . . . . r3 Myîadis
Au Docteur Pansop'he- *$$
'3e . . . de . . . de . . . lèveront les épaules 3
& les hommes vous oublieront en ad-
mirant leur vifage & leur efprit. L'ingé-
nieux Lord W. . . e , lé favant Lord L... n ,
les philofcphes Mylord C . . . d , le Duc
de G ... n , Sir F-x , Sir G . . . d 9 & tant
d'autres , jetteront peut-être un coup-d'œii
fur vous , ck iront de-là travailler au bien
public ou cultiver les belles - lettres , loin
du bruit Ô£ du peuple , fans être pour cela
des animaux dépravés. Voiià , mon ami
Jean - Jaques , ce que j'ai lu dans le grand
livre du deftin ; mais vous en ferez quitte
pour méprifer fouverainementles Àr.glois,
comme vous avez méprifé les François v>
& votre mauvaife humeur les fera rire. ïî
y auroit cependant un parti à prendre pour
fou tenir votre crédit & vous faire , peut-
être , à la longue élever des flatues : ce
feroit de fonder une églife de votre reli-
gion que perfonne ne comprend ; mais ce
n'eft pas là une affaire. Au lieu de prouvée
votre mifïïon par des miracles qui vous
déplaifent , ou par la raifon que vous ne
connoifïlz p:s , vous en appellerez au fen-
liment intérieur, à cette voix divine qui
parle û haut dans le cœur des illumines,
N 4
àbo Lettre de Voltaire
& que perfonne n'entend, Vous devien-
drez puifTant en œuvres & en paroles ,
comme George Fox , le Révérend "Whitr-
fîeld , Sic. fans avoir à craindre l'animad-
verfion de la police , car les Anglois ne
punifîent point ces folies-là. Après avoir
prêché & exhorté vos difciples , dans vo-
tre ftyle apocalyptique, vous les mènerez
brouter l'herbe dans Hyde Parle , ou man-
ger du gland dans la forêt de Windfor ,
en leur recommandant toutefois de ne pas
fe battre comme les autres Sauvages , pour
une pomme ou une racine, parce que la
police corrompue des Européens ne vous
permet pas de fuivre votre fyftême dans
toute fon étendue. Enfin lorfque vous au-
rez confommé ce grand ouvrage, & que
vous fentirez les approches de la mort ,
vous vous traînerez à quatre pattes dans
l'aiîemblée des bêtes x & vous leur tien-
drez , ô Jean- Jaques ! le langage fuivant :
« Au nom de la fainte vertu. Amzn.
m Comme ainfi. foit , mes Frères , que j'ai
» travaillé fans relâche à vous rendre fots
» &Z ignorans , je meurs avec la confola-
» tion d'avoir réuni , & de n'avoir point
» jette mes paroles en l'air. Vous favez
au Docteur Pansophe. 201
m que j'ai établi des cabarets pour y noyer
» votre raifon , mais point d'académie
» pour la cultiver ; car encore une fois ,
» un ivrogne vaut mieux que tous les
» philofophes de l'Europe. N'oubliez ja-
» mais mon hitfoire du régiment de St.
» Gervais dont tous les officiers & les
» fbldats ivres danfoient avec édification
» dans la place publique de Genève ,
» comme un faint Roi juif danfa autrefois
» devant l'arche. Voilà les honnêtes gens.
» Le vin & l'ignorance font le fommaire
» de toute la fagefie. Les hommes fobres
» font fous : les ivrognes font francs &
» vertueux. Mais je crains ce qui peut
» arriver ; c'eft - à - dire, que la fcience ,
» cette mère de tous les crimes & de tous
» les vices, ne fe giilTe parmi vous. L'en-
» nemi rôde autour de vous; il a la fub-
» tilité du ferpent & la force du lion ; il
» vous menace. Peut-être, hélas ! bientôt
» le luxe , les arts , la philoïbphie , la
» bonne chère , les auteurs , les perru-
» quiers , les prêtres & les marchands de
» mode vous empoifonneront & ruine-
» ront mon ouvrage. O fainte vertu ! dé-
» tourne tous ces maux! Mes petits en-
loi Lettre de Voltaire
» fans j obrtinez - vous dans votre igno~
» rance & votre (implicite; c'eft-à-dire ,
» foyez toujours vertueux , car c'eft la
» même chofe. Soytz attentifs à. mes parc-
» les : que ceux qui ont des oreilles en-
» tendent. Les mondains vous ont dit i
» Nos inftltutions font bonnes ; elles nous
» rendent heureux : & moi je vous dis que
» leurs inftitutions font abominables & les
» rendent malheureux. Le vrai bonheur
» de l'homme eft de vivre feul, de man-
» ger des fruits fauvages , de dormir fur
» la terre nue ou dans le creux d'un arbre ,
» & de ne jamais penfer. Les mondains
v vous ont dit : Nous ne femmes pas des
f> bêtes flroces , nous faifons du bien à nos
*> femblabks ; nous punijfons les vices , &
5> nous nous aimons les uns & les autres i
» & moi je vous dis que tous les Euro-
» péens font des bêtes féroces ou des fri-
» pons ; que toute l'Europe ne fera bien-
» tôt qu'un affreux défert ; que les men-
tftiàins ne fo.it du bien que pour faire du
» mal ; qu'ils fe haïdent tous & qu'ils ré-
$> compenfent le vice. 0 f ointe vertu ! Les
» mondains vous ont dit : Vous êtes des
» fous ; C homme ejl fait pour vivre enfo-
%v Docteur Pansoptie. 10}
h tiêléf & non pour manger du gland dans
» les bois : & moi je vous dis que vous
» êtes les feuls fages, & qu'ils font fous
*> & méchans : l'homme n'eir pas plus fait
» pour la fociété , qui cft néceffairement
» l'école du crime , que pour aller voler
» fur les grands chemins. O mes petits
» enfans , reftez dans les bois , c'eft la
» place de l'homme: ôfainu vertu l Emile,
*> mon premier difciple , eft felcn mon
» cœur; il me fuccédera. Je lui ai appris
» à lire , & à écrire , & à parler beau*
» coup ; c'en eir. aifez pour vous gouver-
» ner. Il vous lira quelquefois îa Bible j
» l'excellente hiitoire de Rcbinfon Crufoé
» & mes ouvrages ; il n'y a que cela de
» bon. La religion que je vous ai donnée
» efl fort fimple : adorez un Dieu; mais
» ne parlez pas de lui à vos enfans ; atten-
» dez qu'ils devinent d'eux - mêmes qu'il
» y en a un. Fuyez les médecins des âmes
» comme ceux des corps ; ce font des
» charlatans : quand Famé cil malade , il
» n'y a point de guer fon à efpérer, parce
» que j'ai dit clairement que le retour à
» la vertu eft impoiiible : cependant les
t> Homélies éloquentes ne font pas inuti-
204 Lettre de Voltaire
» les ; il eft bon de défefpérer les rné-
» chans & de les faire fécher de honte ou
» de douleur , en leur montrant la beauté
*> de la vertu qu'ils ne peuvent plus aimer.
» J'ai cependant dit le contraire dans d'au-
» très endroits ; mais cela n'eft rien. Mes
» petits enfans, je vous répète encore ma
» grande leçon, banniriez d'entre vous la
» raifon & la philofophie, comme elles
» font bannies de mes livres. Soyez ma-
» chinalement vertueux; ne penfez jamais ,
►> ou que très-rarement ; rapprochez-vous
» fans cefle de l'état des bêtes qui eft vo-
w tre état naturel. A ces caufes , je vous
» recommande la fainte vertu. Adieu, mes
» petits enfans ; je meurs. Que Dieu vous
» foit en aide ! Amen ».
Docteur Panfophe , écoutez à préfent
ma profefïïon de foi ; vous l'avez rendue
nécefïaire : la voici telle que je l'ofFrirois
hardiment au public , qui eft mon juge &
le vôtre.
J'adore un Dieu créateur, intelligent ,
vengeur & rémunérateur ; je l'aime & le
fers le mieux que je puis dans les hommes
mes femblables : O Dieu ! qui vois mon
cœur &: ma raifon , pardonne - moi mes
au Docteur Pansophe. 20^
offenfes , comme je pardonne celles de
Jean- Jaques Panfophe , & fais que je t'ho-
nore toujours dans mes femblables.
Pour le refte, je crois qu'il fait joui*
en plein midi , & que les aveugles ne s'en
apperçoivent point. Sur ce , grand docteur
Panfophe , je prie Dieu qu'il vous ait en
fa fainte garde , & fuis philofophiquement
votre ami &: ferviteur,
♦rt-
*» . '., — -::™&_^-
LETTRE
J E A N-J A (1UE S
OUSSEA U.
ADRESSÉE A M. D'ES
Paris , le 10 Décembre 1778.
J\ O u s avons fait , Monfieur , l'été der-
nier une perte irréparable aux yeux des
hommes de génie & des âmes fenfibles ;
je veux parler de celle de Jean - Jaques
RouiTeau ,un des hommes les plus extraor-
dinaires qui aient paru dans le monde. Il
avoit choifi , depuis nombre d'années , la
France pour fon féjour , oii il a vécu cé-
lèbre ck invifible , & où il a fini , en vrai
philofophe , fa carrière fans trouble &
fans bruit.
Ainfi , dans l'année 1778, dans cette
année qui aura vu fe former des révolu-
tions politiques, mémorables à jamais dans
les faites du monde , les plus grands hom-*
Sur J. J. Rousseau. 207
înes qu'eut notre fiecle pour l'efprit & les
talens nous ont été enlevés ; car ces der-
niers , lorfqu'ils {ont portés à un certain
degré , méritent réellement d'être cités à
la fuite du génie.
Nul pays , Tans doute , puifque Rouffeau
avoit rompu folemnellement fes liens avec
fa patrie ; nul corps , nulle académie , puis-
qu'il n'a appartenu à aucune , ne fe char-
gera particulièrement de confacrer le nom
d'un homme à qui cependant l'efprit hu»
main doit un hommage à tant de titres.
Il me femble donc que c'efl à la France ^
long-tems l'afyle de Rouffeau , & dont la
terre contient aujourd'hui les cendres, à
acquitter ce que l'on doit à fa mémoire
(*). Que fi , contre toute attente , il ne
reftoit rien de caraclérifé fur le compte
d'un homme fi rare parmi une nation qui
(*) I.orfque cette lettre a été écrite, il rf avoit paru en.
core rien de marqué, & même il n'a paru jufqu'à ce jour
Eucun ouvrage raifonné d'une certaine étendue fur feu M.
Houfllau de Genève.
Cet écrit dtvoit refter ignoré , & l'eût toujours été fi
l'efprit de critique & même de blâme, auquel on Te livre
avec une forte de perfécution depuis un certain tems fur
le compte de cet Auteur, n'eût excité le defir de repoufier,
î'i! eft p^Tible, l'injultice faite à fa mémoire. Quelques
perfonnes éclairées à qui cette lettre a été lue, en ccnv»-
io8 Lettre
idolâtre fi fort le mérite , mais qui au/îï
quelquefois l'oublie fi promptement , il ne
faut pas douter qu'il n'y eût chez elle un
grand nombre de perfonnes , &: particu-
lièrement une portion précieufe de la fo-
ciété , dont le cœur accuferoit vivement
cet étrange filence. On fent aifcment de
qui je veux parler. En effet , Monfieur ,
j'ai vu plufieurs femmes , également dis-
tinguées par l'efprit & par le fentiment ,
donner, dans le tems de la mort de Rouf-
feau, (incèrement des larmes à fa perte,
làns qu'elles eiiAent jamais connu fa per-
fonne ; exemple peut-être unique au monde
d'un homme ainfi pleuré fur fes feuls écrits.
Ce trait , qui , pour le dire en parlant ,
décide en faveur de la fenfibilité de cette
partie du genre-humain , fufHroit feul à
nant de la vérité du fond des cbofes , ont trouvé que AL
jRoufleau y étoit jugé générilement avec beaucoup de faveur.
On leur a répondu que les torts qui a npartienn eut purement
à l'humanité devoiuiu difparoitre après la mort; qu'il s'a«
gifibit feulement de lpire connoitre aux tems préfens &
futurs l'homme eflentiel & l'écrivain tels qu'ils ont *té;
enfin . qu'il étoit mieux encore d'excéder un peu dans les
louantes juftem°nt dues à un çrand homme qui n'cfî: plus ,
que de s'expofer à altérer fa renommée par des jugemens
k.tJ.ird« fur des faits peu conftajts,
l'éloge
Sur % J. Rousseau. 109
Féloge de l'ilhiftre étranger. Un tel hon-
neur , quand il eft vraiment unique , eu.
effectivement la plus rave récompenfe que
piaffent recevoir les dons de l'ame & de
l'efprit ; tk nul homme , que je lâche ,
n'a joui comme RourTeau d'une gloire pa-
reille , purement comme Auteur.
Je vais donc , comme contemporain $
être l'interprète du pays & du fiecle où
il a vécu. Je fouhaite que ce foihle monu-
ment que ma main lui élevé par le pur
mouvement de mon cœur , & fans avoir
jamais eu aucune liaifon avec fa perfonne i
porté par fon nom vers des tems reculés $
puiffe attirer à cet homme mémorable quel-
ques actes de plus d'admiration & d'amour*
L'homme & l'auteur dans Rouffeau ont
parlé pour être à la fois un prodige & un
paradoxe : félon moi , le prodige explique
facilement le paradoxe.
La création de cet homme , bien plus
admirable que fingulier , a été une créa-
tion vraiment unique. Nul être, à ce qu'il,
femble , ne s'eft trouvé doué d'une fenii-
bilité d'ame plus exquife , jointe à un de-
gré de force dans les fenfations prefque
fans exemple. Né du côté des fens avec
Supplément. Tome XI, O
2io LetïrI
une organïfation ii parfaite , qu'il étoîf
éminemment propre à tous les arts fenfi-
blés & agréables , il réunit à ces dons
corporels un génie géométrique & clair 9
profond & vaûe , & auffi pur que brillant
du côté de l'imagination. Cette rectitude
de raifon , cette élévation de génie , cette
délicatefTe d'ame unique ne pouvoient
qu'être accompagnés d'un penchant ardent
pour le vrai , pour le beau , pour le bon
en tout genre. Une éducation républicaine
& auftere , des exemples domeitiques Ô£
honnêtes , qui naiffoient comme du feint
des moeurs générales de fa patrie , furent
en lui la féconde nature fur laquelle l'homme
ci l'auteur furent édifiés. .
Quand on confidere tant d'avantages
naturels avec toutes leurs circonflances ,
h. vue d'une û parfaite création , où il
eft fi rare que la nature accumule , affor-
tifle & accorde à un feul homme dans un
degré fi parfait , tant de dons divers, ex-
plique , d'une manière bien fimple , le
prétendu paradoxe des écrits & de la vie
de Jean-Jaques.
Le citoyen de Genève , né avec les per-
fections qu'on vient de voir 3 élevé comme
Sur J. J. Rousseau". %h
©n a dit, jette enfuite dans le monde fans
fortune , fans autre appui que fes propres
forces , dont cependant le levier eût été lï
puiflant dans les mains d'un homme am-
bitieux , mais qui , pour une perfonne du
caractère de Rou fléau , n'ont fervi qu'à
troubler fa vie en lui acquérant du renom;
un tel homme , dis -je , avec une ame &
un efprit de cette trempe , devoit natu-
rellement , s'il eût écrit , écrire comme
Jean-Jaques a écrit , & agir en tout pref-
que comme il a fait.
i RouiTeau ne commença à fe produire au
jour comme auteur qu'à l'âge d'environ
quarante ans, à cet âge où l'imagination,
cette première fource des bons écrits , con-
ferve encore toute fa force , & où ie ju-
gement , qui en confacre la durée , eft par-
venu à prefque toute fa maturité. Jufques»
là , il avoit amaffé dans le filence , par
hs travaux , par fes méditations , de gran-
des proviflons en conncirTances de toute
efpece. Philofophe 6c obfervateur par ca-
ractère , il fait d'autre part dans le morde
une étude réfléchie des ulàges , des loix
diverfcs , & fur-tout du cœur humain où
ion propre coeur l'avoit fi fort initié ; car
O x
3tïi Lettre
l'un fans l'a itre n'inftruit pas , & il faut
fentir vivement en foi la nature pour la
connoître dans autrui.
Aufli peut-Q:î dire que jamais homme
ne prit la plume avec de fi grandes avan-
ces & des matériaux fi abondans. D'autres
ont écr t par un vain defir d'écrire , trop
fouvent avec les mains & l'efprit vides.
Dans Rouffeau , ce fut un befoin qui 11
maîtrifa , dont il fut lui-même furpris ,
parce que la publicité étoit réellement
contraire à une partie de ion caractère &
même contraire à fes vues. Il ne put plus
contenir tant de richeffes , & il céda aux
circonflances qui lui mirent la plume à la
main comme malgré lui ', mais il la prit ,
dès le premier moment , en maître de la
deïlinée comme auteur.
Voyez en erFet la manière dont il parle
à fes lefteurs dès fes premiers écrits , &
depuis dans tous fes ouvrages ! Comment
il s'élève au-delTus de la gloire que pour-
tant il ido'âtroit ! Comment , en fe pré-
fentant au public , il recherche fon fuf-
frage fans en dépendre ! Comment, en lui
parlant , il prend toujours fa propre opi-
nion & fa feule confciençe pour juges!
Sur J. J. Rousseau, nj
Quel ton ! Quelle hauteur de langage ! Si
des principes fi altiers peuvent choquer
avant qu'on ait lu les ouvrages de Jean-
Jaques ; dès qu'une fois (es beaux écrits
ont palTé fous les yeux , la véracité , la
force de l'Auteur , rendent ce ton nob'e ,
naturellement grand ; elles font plus , elles
le rendent aimable , mode/le même en
un certain fens. Effectivement la vérité la
plus haute , même pour foi , lorfqu'elle a
évidemment ce caractère , porte aufïï avec
elle une forte de modeftie particulièrement
propre aux talens du premier ordre, mais
en même tems , & il ne faut pas s'y trom-
per , qui n'eft propre qu'à eux feuls.
Déjà avant que d'écrire, Jean -Jaques
avoit outre-parlé le terme connu des con-
noiffances littéraires : il en avoit , fuivant
les apparences , bouleverfé tout le fyftême
dans fes conceptions vaftes & originales.
Tjut annonce que fes études préliminai-
res l'avoient jette fort loin des routes or-
dinaires.
Une académie littéraire mit alors en.
que faon fi les feiences avoient influé en
bien ou en mal fur les mœurs , c'eft-à-
dire , au fond fi elles avoient plus préju-
o5
2ï4 Lettre
dicié que fervi au bonheur des hommes ;
car il efr. confiant, pour quiconque a mé-
dité fur le bien réel des fociétés , que la
félicité humaine réiide en grande partie
dans la confervation des mœurs, & même
qu'elle en naît effentiellement.
Ce corps littéraire entrevit la matière
d'une difcufîion où les efprits prévenus
n'avoient pas apperçu jufqu'alors le motif
même d'un doute. Il eft à croire que Jean-
Jaques avcit été occupé quelquefois d'une
idée pareille ; il eft probable même qu'il
avoit déjà réfolu , à part lui , cette étrange
queftion. En conféquence il écrivit fur ce
fujet , & il le fit étant orné au plus haut
degré de toutes les perfections de l'intelli-
gence , étant revêtu de ce qui fait fa plus
grande beauté , l'éloquence. Ce fut avec
de telles armes qu'il plaida la caufe de
l'ignorance en faveur du bonheur des hom-
mes , & il la défendit avec applaudifle-
ment auprès de l'Académie & d'une partie
du Public , détruilant ainfi , par fon pro-
pre fuccès, l'inltrument même qui avoit
fervi à le faire triompher.
Dans cette fïnguliere difcufîion, Rouf-
feau prouva, autant qu'il étoit polïibie ,
Sur J. J. Rousseau. 21J
le paradoxe. Malgré cela , il faut convenir
qu'il n'établit , par aucune preuve folide ,
ce prétendu point de vérité. La manière
dont il vit l'objet , ce qui décidoit abfo-
lument dans cette matière du jugement à
porter, provint en partie du fond de fon
cara&ere , fortifié en outre par quelques
circonftances de fa vie , où l'on prétend
qu'il n'a voit pas eu à fe louer des hom-
mes , particulièrement de l'ordre de ceux
qui cultivent les lettres ; ce qui cependant 9
pour le dire en paffant , devroit être la
même chofe que cultiver la vertu.
En confidérant dans cette difpofition
d'ame la fcience avec fes abus , les con-
noiflances avec leurs erreurs , il ne fépara
pas affcz , dans fon opinion , de la chofe
même ce que les parlions y mêlent mal-
heureufement , & il imputa ainfi à l'une
ce qui eft particulièrement du fait des au-
tres ; en un mot , il fit porter tout fon
raifonnement fur cette faufTe bafe, ne ré-
fiéchifïant pas encore d'autre part que la
barbarie ûe fauroit être un état pour
l'homme ; que commo être perfectible ,
il en fort invincib'' ment par le fcul exer-
cice de fes facultés ; & que fi-tôt qu'il eft
O 4
lié Lettre
contraint d'en fortir , il n'y a plus que la'
perfection humainement poiïible de fes lu*
mieres , qui puiffe réprimer les moyens
mêmes que fes connoiflances mettent en
fes mains pour fervir fes parlions. Cette
culture , la plus 'parfaite de l'efprit humain y
dirigée fur -tout vers une faine morale,
étoit un troifieme terme que Jean- Jaques
eut pu envifager entre la barbarie & la
fcience défigurée par tant d'abus divers.
Toutes cho fes égales , il eût afîigné avec
plus de raifon , dans un pareil état , le
véritable degré de profpérité de la terre :
dlfons plus , il femble même qu'il eût été
digne d'un être fi éclairé d'emhrafTer une
pareille doctrine.
Cette thefe, confidérée comme on vient
de dire , préfentoit , à ce qu'on croit , un
beaucoup plus jufle fondement que l'opi-
nion qu'il adopta ; mais Rou fléau , frappé
des maux de la fociété , fans vouloir dif-
çerner que ces maux , loin d'être l'effet
précis & immédiat des lumières, étoient
plutôt le fruit malheureux d'urfe autre par-
tie de la nature de l'homme , les paillons >
également indéfinie"^ ble en lui , haiflant
car lui-même le vice bien plus que l'igno-
Sur fi J. Rousseau. 217
rance , féduit de cette manière , & très-
réellement par fa propre vertu , laifla
tomber la balance où la pente de Ton ame
l'entraîna. Il préféra de réduire , par fort
vœu , l'homme à un état où il ne pouvoit
ni ne devoit exifter , plutôt que de le
mettre à fa véritable place , à celle de
l'intelligence la plus perfectionnée , au ha-
fard dés dangers de cette fituation , ne
voulant pas fe dire encore qu'en pareil
cas l'état de l'homme pouvoit s'élever
aflez pour que fes parlions ne reftaffent
maîtreffes que de ce que fa raifon , plei-
nement éclairée, ne pourroit pas leur ôter
de nuifible & de fâcheux.
Il faut avouer que cette queftion , en-
vifagée fous toutes fes faces , méditée dans
tous fes rapports , étoit de toute l'étendue
de l'efprit humain. Perfonne , plus que
RomTeau , n'avoit en foi cette prodigieufe
dimenfion ; aufli parut-il gagner un procès
que la force de fon génie , fi elle lui eût
été oppofce , eût pu leuîe lui faire perdre.
Mais en cette matière , encore un coup ,
ce qui eft glorieux pour un efprit de cet
ordre , il fe décida par fa propenfion na-
turelle. Son ame prit les fonctions de fa
ai8 Lettre
raifon ; elle jugea en ce moment à fa placée
En effet , tout dans Rouff.au indique qu'il
fut toujours plus touché du bon & du
bien , qu'il ne fut précifément jaloux du
relief du favoir ; qu'il eut enfin plus de
vertu que d'amour - propre , quoique né
avec un genre d'orgueil très-haut, ce que
certaines perfonnes s'expliqueront fans
nulle peine.
Ce premier effai enfanta fon difcours
fur l'inégalité des conditions ; ouvrage lié
zu premier ; ouvrage moral , métaphyfi-
que , politique, très- profondément tra*
vaille , lequel offre encore le même para-
doxe , fondé fur les mêmes vues , & dont
l'argument ne pouvoit être établi que par
le preftige du raifonnement uni à la plus
brillante éloquence , à cette éloquence
qui gagne le cœur , lors même qu'elle
égare quelquefois la raifon.
En même tems fi cet ouvrage pèche par
un manque réel de jufteffe dans fon fyf-
tême , de combien de beautés de détail ,
de grandes vérités , de notions lumineufes
& nouvelles fur la nature de l'homme ,
fur celle de (es facultés , n'eft-il pas rempli?
Les pages de ce livre en font couvertes ;
Sua J. J. Rousseau. 119
les proportions particulières éclatent pres-
que toutes de lumières ; mais il eft vrai
de dire que leur liaifon à la proportion
principale , bien qu'habilement pratiquée ,
eft abfoîument inexacte. Tout tombe par
ce vice radical ; malgré cela , les débris de
cet édifice offrent autant de tréfors dont
la raifon aime à s'emparer avec fruit.
Les hommes inégaux par nature , en
force , en talens & en intelligence , ne
pouvoient pas , fans doute , refter égaux
dans la fociété où cette même nature les
fuit. Les inftitutions civiles ont donc fa-
gement & heureufement été adaptées à
cette inégalité naturelle.
Rouffeau , toujours plus affecté à fa ma-
nière de quelques effets fâcheux que des
fruits fans nombre de la civiliiation , pré-
tend inutilement ramener l'homme à l'état
de nature. La raifon , plus forte que tous
fes difcours éloquens , lui crie que cet
état de nature n'eft point l'état naturel de
l'homme , un état qui lui foit propre ; qu'il
ne mérite même pas le nom d'état pour
un être de fon efpece , & qu'il doit plutôt
être envifagé comme l'anéantiffement de
fon exiftence. Elle lui dit que cette idée
2zô Lettre
injurieufe à une créature intelligente , com*
hat la fin de fa création ; que l'homme a
été doué pour qu'une femblable penfée
fût repouffée de fon efprit ; en un mot ,
qu'un tel vœu , outre qu'il eft criminel ,
eft encore bien vain à former. Elle lui dit
que la faine doctrine enfeigne au contraire
de porter l'efpece humaine, par la voie
des lumières , vers un état focial de plus
en plus perfectionné , parce que l'être qui
forme comme les matériaux de ce bel édi-
fice , qu'on nomme la fociété , ne peut
refter brute & barbare , à moins que des
caufes phyfiques ne prédominent fur la
puiflance & l'aclivité de fon intelligence ?
ce qui éfl impofïibîe généralement.
Il y a plus ; l'inégalité des conditions eft
non- feulement nécefîuire, en tant que con-
forme à la nature : elle eft de plus un bien
réel , quand elle eft fagement réglée par la
loi , parce qu'elle cimente alors l'état civil ,
qui eft incontestablement l'ordre le plus
parfait de cet univers , & la plus belle
production de l'intelligence de l'homme ,
omme le plus bel ornement de fa nature
élevée à toute fa dignité.
Dès que les hommes dans ce fécond
Sur h L Rousseau, iit
■ état , véritable fin d'un être doué de rai-
fon , font égaux dans tout ce qui eft du
droit naturel , toute égalité effentielle , la
feule importante , la feule d'une néceffité
abfolue , fe trouve confervée. L'inégalité
des rangs fait bien peu au bonheur intrin-
féque des humains ; elle n'eft uniquement
que l'allure de l'organifation fociale , une
forme extérieure réglée par la nécefîité >
vu qu'elle eu. fondée fur cette inégalité
primitive qui exifte invinciblement entre
les individus, au point que dans une bonne
police elle ne doit même faire autre chofe
qu'en dériver , imitant en cela fidellement
fon premier type , qui eft la nature de
l'homme*
Ce n'eit pas tout , & il y a quelque
chofe de plus encore à confidérer: qui fait
fi dans ce partage , ou plutôt dans cette
différence de fituation, cette nature tuté-
laire, tant que fes loix ne font pas bleflées,
ne lairTe pas , en bonne mère , au moins
autant de latitude à la véritable félicité
dans les rangs inférieurs que dans les con-
ditions dominantes ? L'expérience a décidé
plus d'une fois cette queftion intéreffante.
Sous cet afpeft eflentiel , l'inégalité des
2.22 Lettre
conditions n'eft donc qu'un vain mot : dès»
là que la conftitution politique eft faine ;
dès-là que les droits de l'homme fur {es
biens , fur fa perfonne , fur fes opinions
font réglés fur cette juftice univerfelle s
tout eft égal quant au droit : l'inégalité de
fait , d'ailleurs démontrée indifpenfable ,
n'eft plus comptée pour rien ; elle eft
même , aux yeux de la raifon , à bien des
égards , la gardienne de l'autre.
Si nous fuivons à préfent Rou fléau dans
(es autres productions , nous les trouve-
rons toutes conféquentes au même fyf-
îême. Cet homme , qui éclairoit la raifon
humaine d'un flambeau fi éclatant , formoit
l'étrange vœu de vouloir éteindre celui
des fciences dans tout l'univers , parce qu'il
craignoit qu'il n'éclairât trop les vices &
les pallions des hommes. Par amour pour
l'humanité , par paflion pour la vertu , il
fe croyolt réduit à dégrader fon efpece ,
quand il confidéroit les étranges contra-
riétés qui régnent en fa nature. Se livrant
trop à ces dernières idées , dont il parok
que Pafcal fut aufîi arTedté autrefois , mais
que bientôt fa raifon fupérieure rejct'a ,
& qu'elle expliqua enfuite d'une manière
Sur J. J. Rousseau. 113"
â parfaite , à l'aide des lumières de la révé-
lation , il ne régla pas fes opinions aufïi fa-
gement que ce dernier. Il s'abandonna en
un mot à l'étrange fouhait dont nous ve-
nons de parler , quand il réfléchit à tant de
grandeur , mêlée de tant de foiblefTe , à dss
lumières fi hautes , défigurées par des er-
reurs fi déplorables , vrais fujets en effet
d'étonnement & de chagrin que Platon ,
Séneque , Montagne, & fur- tout Pafcal ,
tous génies créateurs , évidemment précep-
teurs du fien , avoient apperçu avant lui ,
mais qu'aucun d'eux n'avoit , avec les feu-
les lumières de l'homme , préfentés fous de
plus vives images & avec la philofophie
perfectionnée du dix-huitieme fiecle , avec
cette philofophie claire , exafte , qui feroit
toujours utile fi , préfumant trop de fes
forces , elle n'outre-pafToit pas quelque-
fois témérairement fes bornes.
Il faut dire le vrai ; l'homme de la fo-'
ciété , tel qu'il eft , ne plut jamais à Rouf-
feau. Dans l'auflérité des principes dont
il a voit été imbu dès l'enfance , & que
fon caraftere naturel n'avoit fait que for-
tifier, il cenfura avec chaleur fes ufages ,
fes moeurs , fon éducation ; il condamna
±%4 Lettre
jufqu'à ceux de fes plamrs publics dont M
fe vante le plus : de-là , il entra plus avant
dans fon cœur , & traita à fond cette paf-
fion piaffante qui anime & gouverne l'u-
nivers. Idolâtre des femmes , il jugea avec
rigueur leurs ridicules 6i leurs défauts ;
mais en revanche, il leur préfenta un culte
fi pur & H ■animé dans l'amour vrai qu'il
leur peignit , que la nature , qui ne fe
trempe pas , leur rendit infiniment cher un
cenfeur qui , en les connoifTant fi parfai-
tement , favoit mieux qu'homme au monde
les interefler & les aimer.
Ce fut après avoir parcouru , dans l'ef-
prit dont je parle , la plupart des établiffe-
mens civils , qu'il écrivit fon Emile ; ou-
vrage oii le précepte mis en action , for-
me , dans un tiiîu de faits intéreflans, une
législation continue , & dont l'exécution ,
quant au méi ite littéraire de- l'ouvrage ,
égale la beauté dz la conception.
Ce livre , qui contient les vrais princi- .
pes de Roufllau fur prefque tous les points
importarts de la vie , lui fit des ennemis
& beaucoup de fettateurs ; car il efï à
remarquer que tout ce que cet homme a
écrit efl de nature à lui former des parti-
fans
Sua J. J. Rousseau, iif
fans de ce dernier genre. On fait que cet
ouvrage a produit dans 1 éducation dornef-
tique , première bafe de cette éducation
politique que nous nommons conflitutio.n
■des Etats , de trias - grands changemens ;
enfin., qu'il a opéré réellement une révo-
lution dans beaucoup d'objets de la con-
duite pratique de la vie , tant cet homme,
par la force de {es idées & la perfuafion
de fon éloquence , étoit né pour changer
la f&ce des chofes. Parmi nombre d'erfais
peu praticables ou trop rifqueux , qu'il
indiqua toujours avec la même féduclion ,
nous lui avons l'obligation de plufieurs
ufages effentiels , & de diverfes refermes
très-heureufes. L'enfance , cette enfonce
qui réunit les phis vives cfpérances &c les
plus douces confolations folt des familles
particulières , foit de la famille générale ; la
patrie ; cette enfance fi intéreffante à con-
sidérer fous tous ces afpects , lui doit par-
ticulièrement & fans qu'elle le fâche , fa
liberté, fa fànté, & par conféquent tout
le bonheur qu'on peut goû-ter a cet âge;
& Ton fe rappellera que fur ce point les
îcnrlrcs mères , perfuadées les premières
perfuaderent à leur tour hs époux ; car
Supplément. Tome Xf. P
ti6 Lettre
en matière de fentiment , cette partie dtt
genre-humain marche toujours la première
& guide l'autre.
La fociété entière lui doit une foule de
motions qui font autant de maximes Se de
règles dans la pratique des devoirs de la
vie. C'eft à ces traits que le génie fe recon-
noît & qu'une œuvre fe marque du fceau
de l'immortalité. De tels écrits refient à
jamais : ils fe propagent ; ils agiflent fans
ceffe. Dans le moment où j'écris , ô pou-
voir étonnant de ia penfée ! Emile en ce
qu'il a d'utile (& cette partie n'eft pas peu
confidérable ) opere fur la félicité de nom-
bre d'êtres. Traduit dans plus d'une lan-
gue , il parcourt les hémifpheres , & aug-
mente ainfi fur la terre la fomme du bon-
heur & la mafîe des lumières.
Ce livre inftruit les générations préfen-»
tes dans l'art de former les générations qui
doivent fuivre , par la doctrine qu'il offre
fur le gouvernement de l'enfance , fur la
direction de la jeuneffe , ainfi que fur la
capacité & les forces de ces deux âges i
vues qui , à quelques points près , 011 les
principes de l'Auteur, fuivant fon génie,
font fouvent trop outrés , paroiflent au
Sur J. J. RoCsseau. 217
fond di&ées par la raifon même. C'eft
réellement dans cet ouvrage où Roufleau ,
malgré bien des écarts , offre , du ton de
fenfibilité le plus infinuant , aux hommes
de tout état & de tout pays , une infinité
de règles de conduite non afiez méditées ,
& qui font la vraie fource du peu de
bonheur permis à l'efpece humaine fur la
terre ; bonheur qui ne découle dans fort
livre , comme il ne provient en effet, que
c(e la vertu feule. On fent parfaitement que
«et éloge ne s'applique qu'à des points de
moralité de l'ouvrage , & qu'il ne peut
être fait pour juftifier ce qu'il y a juge-
ment de répréhenfible par rapport à la
religion,
Roufleau étoit fur le point de lever le
voile de deflks lès îoix politiques des Em-
pires, & de pefer , à la balance de l'équité,
les droits des humains dans les diverfes
conflitutions ; de forte qu'après avoir inf-
îruit l'homme dans fon état privé, il allok
le fervir &: le défendre dans fon état pu-
blic. C'eft. dans cet efprit qu'il entreprit
fon Contrat focial , celle de toutes fes pro-
ductions qui caraûérife le plus îe génie Se
qui annonce un efprit profondément verfé
P 2
ii8 'lettre
dans ce qu'il eft le plus difficile comme îe
plus important de connoître. Les principes
de ce livre anéantiffent en partie ceux qui
ont été pofés jufqu'à préfent fur le même
fujet , &c ils font tels qu'ils portent les pre-
mières vérités de la terre , les vérités les
plus abftraites prefque jufqu'à une démonf-
tration mathématique. Ce travail n'étoit,
dans le plan de l'Auteur , que la pierre
d'attente d'un ouvrage complet en ce
genre. Il alloit en trop dire , & certaine-
ment avec danger pour les grandes focié-
tés , parce que cette extrême perfection
politique eft malheureufement dans le fait
impraticable , lorfqu'il s'arrêta fans doute
par ces confidérations , & qu'il fe détourna
fagement de fa route.
Diverfes maximes de l'ouvrage excite-
rent le blâme de la République de Genève
contre fon Auteur. Son Confeil crut de-
voir condamner ce livre , ainfi que celui
d'Emile.
Ilouneau qui ne jugea pas cette con-
damnation fondée , fe fouvint à fon tour
de fes droits; il abdiqua folemnellement
fon titre de Citoyen. Un parti fi extrême
flut lui coûter beaucoup. La difgrace que
Sur J. J. Rousseau. 219
îa patrie fait éprouver , efl infiniment fen-
fible , en ce qu'elle bleffe un fentiment
très-profond , né d'un fentiment naturel ;
fentiment qui tient à l'amour de foi , à
l'amour de fon fang avec lefquels celui de
la patrie fe mêle & fe confond de la ma-
nière la plus intime & la plus forte. Cette
difgrace toucha encore plus particulière-
ment Rouffeau , qui idolâtroit finguliére-
ment la fienne , à en juger par la manière
dont il en parle dans plufieurs endroits de
{es écrits , & toujours du ton le plus in-
téreffant , fe rappellant fouvent cette pa-
trie chérie où il avoit puifé ces exemples
& cette éducation auftere auxquels il de-
voit en partie fes vertus.
Une féparatien auiîi cruelle pour un
homme qui fentoit autant que lui la puif-
fance 6c tout à la fois la douceur d'un
pareil lien, ne lui empêcha pas de venir
à fon fecours lorfqu'il crut fes loix expo-
fées ; & il écrivit pour fon fervice ces
lettres intitulées de la Montagne , où bril-
lent tant de favoir & même de patriotifme ;
car ce dernier fentiment, qui forme une
efpece particulière dans ce genre de paflion
qu'on nomme amour , ne s'éteint pas plus
P3
230 Lettre
que l'autre à volonté. Peut-être entra-t-il
dans fa réfolution un peu de rerTentiments
quel homme efr. exempt des imprefïlons
de l'humanité ? Mais ce reflentiment julle
ou non , ce qu'on ne décide pas , fut au
moins celui d'une ame noble : il ne fe
vengea de fa patrie qu'en la fervant. Il
defiroit encore qu'elle exiflât avec toute la
perfection de fes loix , lors même qu'elle
ne devoit plus exifler pour lui.
Ce fut aufîi pour fon pays qu'il écrivit
fa lettre admirable fur les fpectacles; lettre
d'une doctrine très-faine , fort applicable
à un petit Etat constitué comme Genève y
mais qui ne fauroit l'être à tout Etat con-
fidérabte où ce mal , devenu nécellalre 9
peut fe convertir en un très-grand bien ;
parce que la vertu, lorfqu'elle n'a plus le
frein des mœurs publiques & privées *
trouve alors un autre reffort , iouvent
efficace , dans l'honneur & l'élévation des
fentimens ; chofe à quoi le théâtre épuré
eft merveilleufement propre.
Je parle à d'autres écrits de RoufTeau ,
fans m'attacher à leur ordre , les parcou-
rant ici à mefure qu'ils le préfentent fous
ma plume.
Sur J. J. Rousseau. 231
On a dit aflez généralement ? dans le
tems , que Jean - Jaques avoit dans ion
porte-feuille la correfpondance d'une gran-
de pafllon qu'il avoit éprouvée dans fa jeu*
nèfle , & qui avoit fait , par plus d'une
caufe, une époque marquée dans fa vie.
Pour une ame de la nature de la ftenne ,
de femblables impreflions. ne s'effacent plus»
Le public , fort occupé de lui pour lors ,
étoit dans tout l'enthounafme du feu de.
{es productions. Echauffé à fon tour par
cette admiration générale , car rien ne fe
répercute plus qu'un tel mouvement , il
fe complut à montrer à ce Public épris
la puiflance de fes fenfations dans celle des
paflions humaines qui les excitent le plus.
11 y trouvoit encore la douceur de con-.
facrer à l'immortalité un nom & des qua-
lités que l'amour parfait voudroit pouvoir
toujours déifiera
Une paflion extraordinaire & funefte-
entre deux êtres rares ( Abailard ôtHéloïfe )
n'avoit pas cefle d'être préfente dans la
mémoire des hommes. L'excès de la paf-.
fion des deux parts , la foiblefle de l'amante,.
les vertus des deux amans, leurs malheurs
enfin mettoient plus dune conformité en»
P 4
±J2 Lettré
ire les deux événemens. La Julie de JearK
Jaques fut aufli-tôt une autre Héloïfe i
quant à lui , il fe produisit fur la fcene
fous le nom de*Saint-Preux.
Il faut l'avouer ; R.ouffeau , mieux qu'A-
bailard, méritoit de trouver une Héloïfe ;
& quelle Héloïfe que celle que cet homme
paffionné nous a peinte ! L'imagination
même ne fauroit offrir un plus beau tableau
de tendreffe & de perfection : tout , juf-
qiï'à la faute de cette femme , y met les
derniers traits. Un amour comme celui de
Julie ne peut certes qu'atténuer infiniment
le blâme dû à fa foib'efle , parce qu'à la-
vue des grandes pallions , qui font plus
rares qu'on ne croit , la morale devient
d'autant plus indulgente , que la nature fe
montre moins coupable. En outre , la con-
duite qui a fuivi la faute de Julie donne à
cette faute , fi on l'oie dire , une forte de
pureté qui rend , par un fécond effet, cette
erreur des fens bien dangereusement inté-*
reiTante. Voilà auili ce qui a fait dire à cet
homme de bonne foi , en prcmuniffant
contre 1a lecture de fon livre , qu'un jeune
cœur étoit perdu , iï , malgré les avis , il
téâo'it à la curioiité ou à l'attrait de cette
Sur J. ï. Rousseau. 233
ïe£hire après l'avoir une fois commencée.
Il ne fe trompoit pas; mais en même tems
ne rifquoit-il pas trop , en donnant la ten-
tation avec la leçon , fur-tout dans un tems
où les Héloïfes 6c les Saint-Preux ne peu-
vent qu'être fort rares ?
L'émulation des ouvrages de Pâchârd-
fon , le premier de tous les Ecrivains en
ce genre , fut encore vraifemblablement
une des caules qui produifirent ce roman
de la part de Rouffeau. On fait qu'il y
mêla beaucoup trop d'objets étrangers à
fon fujet, parce qu'il en étoit alors fort
occupé , & que d'ailleurs il eft bien diffi-
cile de puifer dans un fait unique un livre
entier. Malgré cela , il faut convenir qu'à
la prolixité près , partage ordinaire de cette
pafïion , & dont l'auteur Anglois n'efl
point exempt , l'amour n'a jamais été peint ,
pas même dans les meilleurs ouvrages de
ce genre , avec des couleurs plus délica-
tement fondues , plus douces ck en même
tems plus fortes , plus vives & plus pures
qu'il l'a été par Rouffeau dans fon Héloïfe.
Nul homme fenlible , que je fâche , n'a
repréfenté cette paffion avec une telle vo-
lupté & avec tant de chaiteté tout à la
£34 Lettre
fois ; vrai cara&ere de ce fentiment, quand
il n'eft ni fa&ice , ni corrompu. On ne
peut fe laffer d'admirer comment la pafîion
de Julie y naît immédiatement de la nature
h plus fenfible comme de la plus parfaite
innocence ; combien les mouvemens de
fon amour font éperdus , fes fens mêmes
égarés , fans que fon ame cefle au fond
d'être vertueufe ; avec quel intérêt la na-
ture la fait fuccomber , & avec quelle
beauté la dignité de fes fentimens la main-
tient refpe&able fans jamais la laifler s'avi-
lir , & ya même jufqu'à la rendre plus
chère , parce qu'on aime d'autant plus la
perfonne en pareil cas , que (es erreurs
obtiennent aux yeux de l'humanité plus
d'excufe.
Les paillons ordinaires, c'eft-à-dire, les
pafiions qui fouillent l'ame & que celle-ci
n'épure pas , n'ont leur chute qu'au der-
nier terme : celle de Julie a bien un autre
caractère. La chute de cette fille vertueu-
fe , par la raifon même de cette rare ver-»
tu , eft marquée à la première faveur , à la
faveur la plus légère , que même , û je ne
me trompe , elle ne reçoit pas , mais qu'elle
accorde à Saint- Preux» Un baifer qu'elle
Sur J. J. Rousseau. 235
lui donne , un feul baifer , que l'amour
lui arrache, a entièrement triomphé d'elle.
De ce moment, elle a déjà cédé; & l'au-
teur , en peignant , dans le cours de l'ac-
tion , cette fituation avec un feu tout par-
ticulier , a voulu fans doute marquer dans
fon roman , par ce trait profond , vrai-
ment neuf, l'époque dont je parle. Il eft
confiant qu'il n'y a que la nature la plus
excellente & l'honneur le plus pur qui
aient pu révéler à Roufleau ce fecret du
cœur humain ; aufii l'amour d'Héloïfe a-t-il
perfectionné fon ame , tandis que les pat-
lions de ce genre les corrompent prefque
toutes.
D'autre part , combien l'amour de Saint-
Preux n'efl-il pas ardent & fournis ? com-
bien n'eft-il pas idolâtre & réfervé , im-
pétueux & fidèle à l'honneur ? Il efl in-
téreffant de voir avec quelle fuite d'inté-
rêt fes actions , fes difcours , fes trans-
ports , fon délire enfin , déterminent pas
à pas toutes les démarches de Julie. Il
n'étoit plus poffible que cette Julie , fi ten-
dre , n'aimât pas Saint-Preux comme elle
en étoit aimée , ou il eût fallu qu'elle ne
fût plus elle , ou plutôt qu'elle n'exifdt
2$$ Lettre
pas : en un mot , tous les traits qui ca-
radérifent l'une & l'autre de ces paflions ,
font d'une grande vérité & du plus beau
choix ; les tableaux en font pénétrans &
doux , naturels & raviffans. C'eft pour
cela aufîi que cet ouvrage a fait palpiter
en fecret tant de cœurs , & qu'il s'en eft
trouvé qui ont conçu pour l'auteur , fans
que fa perfonne leur fût connue, un amour
réel ; dernier délire de cette forte de paf-
fïon , & dont Rouffeau , non fans doute
fans intention , nous a donné lui - même
l'idée fi enivrante dans Emile , où Sophie
idolâtre un être fantaflique , pur ouvrage
de fon imagination.
En même tems quel caractère que celui
de "Wolmar que l'auteur a ofé introduire
dans fon plan ! Ce caradere fait , à mon
fens , une des plus grandes beautés de l'ou-
vrage , & peut être regardé comme un
des traits de génie les plus hardis que l'ef-
prit humain ait employés. On a dit fou-
vent que ce caradere étoit hors de la na-
ture. Ce reproche eft bon à faire devant
des âmes vulgaires ; mais il n'eft nulle-
ment fondé ici. En effet , il eft dans le
cœur de l'homme un efpace où les yeux
vr J. J. Rousseau. 137
ordinaires ne pénètrent jamais. Tous les
personnages de ce roman font, par l'é-
lévation des fentimens, hors de l'ordre
commun; celui de \/olmar eft également
de cette efpece. Non -feulement ce carac-
tère eft vraifemblable ; mais on peut dire
encore qu'il eft vrai , ou du moins on
fent fans effort qu'il a pu être réel.
Oeft à ces âmes peu ordinaires que je
viens de défigner, à comprendre ce que je
vais dire. Aux yeux d'un homme comme
"Wolmar , ( & cet être n'eft ni dépravé ,
ni déraifonnable ) une femme telle qu'Hé-
îoïfe pouvoit être choifie prefqu'à l'égal
<le l'innocence même. D'abord elle eft Ci
riche de fa beauté 6c de toutes fes per-
fections, qu'une tache unique & û bien
effacée peut en altérer beaucoup moins
l'éclat. De plus , une vertu ainfi éprou-
vée , fi elle n'eft pas également intacte ,
n'eft peut-être pas moins pure au fond ,
fi , comme il eft vrai , la pureté de l'ame
peut réparer la feuillure des fens : une
vertu comme la fienne eft du moins beau-
coup plus fûre ; & pour dire tout , elle
eft dans la circonftance de Julie , plus écla-
tante par fes effets que l'innocence même.
^}8 Lettre
Il eu. certain qu'il n'y a qu'une idée de
la nature de celle-ci qui ait pu infpirer à
%Yolmar le parti auquel il fe porte. En
rnême tems , fi cette idée n'eft pas dépour-
vue de raifbn , comme on le croit , non-
feulement cet acte de fa part n'étonne
plus , mais encore il paroît fenfé ; il a même
une forte de grandeur , parce que , tout
confidéré, il femble bien moins choquer
les idées reçues que s'élever au - deffus
d'elles , attendu que la perfonne de Julie
& toutes les circonfïances de fon état font
réellement une jufle exception à tous les
cas ordinaires.
Sous ce point de vue , toute la conduite
de Wolmar, conduite qui prouve que l'au-
teur a raifonné comme on le fait penfer
ici , n'eft plus difficile à expliquer : elle
a même fon principe dans cette délicateffe
que d'abord elle paroît blefler. Le pro-
cédé commun eût été d'éloigner Saint-
Preux de fa liaifon : un coup - d'œil fupé-
rieur enfegne à Wolmar une route op-
pofée. Inftruit de Terreur de Julie, de la
force de fa pâlTion , fur-tout dans une ame
comme la fienne , mais afluré aurîi de fes
vertus , perfuadc en même * tems de la
Sur J. J. Rousseau. 239
droiture & de l'honneur de Saint- Preux i
que fait "Wolmar dans cet état ? Il appelle
dans fa maifon cet amant jadis favorifé ;
il le traite avec confiance ; il lui parle une
fois & à lui feul de cette terrible particu-
larité dans la vie de l'un & de l'autre ;
après quoi , il le met en tiers entre fa fem-
me & lui , dans fes affaires , dans fon ami-
tié. En fe conduifant ainfi , Woîmar rif-
quôit à peine quelque chofe avec un hom-
me de l'honneur de Saint - Preux ; mais
certainement il ne rifquoit rien avec une
femme de la vertu de Julie , & il rifquoit
bien moins encore après une démarche
d'une fi rare confiance.
Rien n'efl donc plus fenfé , rien même
n'eu plus noble que cette conduite : elle
efl: de la plus parfaite expérience des hom-
mes, &c de toute la hauteur de l'huma-
nité dans fa plus grande élévation. En
même tems plus cet afte eft grand , plus
auffi il produit fûrement fon effet. \Vol-
mar , par ce trait d'une pleine confiance ,
garantit non - feulement , comme j'ai dit ,
invariablement la foi de Julie. Il fait plus,
il fe l'attache par cette preuve fignalée d'ef-
time , ce qui étoit pour elle bien plus que
140 Lettre
de l'amour dans fa pofition : il fait plus
eue tout cela encore , il unit à lui , par
la feule voie praticable , deux êtres que
rien à l'avenir ne pouvoit plus défunir
entr'eux. Il procure fon bonheur par le
leur , en convertiffant , à l'aide du ref-
pecl qu'imprime une fainte hofpitalité fi
généreufement exercée , leur pafîion mu-
tuelle , certainement toujours vivante dans
leurs âmes , en une douce amitié de la
part de Julie, 5c de celle de Saint-Preux en
une tendre & profonde vénération pour
Julie. En un mot, Woîmar par cette con-
duite , plutôt extraordinaire que bifarre ,
marche vers fon but par la voie la plus
conforme à la raifon. Sans parler de l'acte
d'une humanité indulgente qu'il exerce
dans cette occafion , (a£te peut-être plus
doux qu'on ne croit à remplir pour qui
avoit devant les yeux tout le prix que va-
loit Julie) ; ce pas une fois fait, "Wolmar ,
fans nul doute, contient bien mieux par-
là deux êtres qui ne feront plus déformais
indiJérens à fon bonheur , & qu'il doit
absolument craindre ou. aimer. Il les ga-
gne ; il fe les attache bien plus fûrement
qu'il ne les tente 3 ou ne les expofe par
Sur J. J. Rousseau. ±41
fce procédé confiant. Julie môme , cette
tendre & fîere Julie , environnée des fruits
de fon union , dès-lors préfervée par eux ,
ayant d'ailleurs fon amant pour témoin
de fes vertus, ou û Ton veut de fes fe*
crifîces , en remplit comme invinciblement
les obligations de fon état ; elle les rem-
plit même avec un certain charme, parce
qu'il eft encore des douceurs dans les prn
vations auxquelles l'amour lui • même fe
condamne : le cœur de Julie ainfi purifié i
n'a plus à fe nourrir que par la pratique
de (çs devoirs.
Rouffeau , pour autorifer un cara&ere
aufli hardi que celui de Woîmar, a cru
devoir l'affranchir de tout lien aux opi-
nions communément reçues. Il va même
jufqu'à placer l'élévation des fentimens
qu'il lui attribue, au fein de la plus fo-
llette des erreurs , l'athéifme. Ce coup de
pinceau, qui n'a pas été mis fans inter^
tion, produit le plus grand effet dans la
fuite de l'ouvrage.
Finalement, ce livre enchanteur par
tant d'endroits , malgré bien des défautt
réels, fe termine par un trait de génie qui
produit plufieurs effets de la plus grande
Supplément. Tome XI. Q
's4ï Lettre
impreffion dans le dénouement. Julie mère 9
Julie époufe chérie & refpeclée, amie fa-
tisfaite , vivant au fein finon du bonheur,
du moins au fein de la paix , dans celui
de l'ordre & des vertus , Julie en cet état
meurt ; elle expie ainfi fa faute paffée par
la perte de la vie : elle meurt avec hé-
roïfme & grandeur ; mais près de fa fin ,
elle femble moins perdre une vie chère à
tous les êtres , que rompre enfin la bar-
rière qui la féparoit du feul homme à qui
elle pouvoit appartenir. Rouffeau , pour
achever le caraclere de cette paillon vrai-
ment extraordinaire, & pour faire con-
roître , ce qui efl vrai , que les grandes
ïmpreiuons font ineffo cables , principale-
ment dans les cœurs vertueux , a donné
à Saint-Preux les dernières penfées &: les
derniers fentimens de Julie.
Il eft dans ce terrible pafTage un mo»
ment oiitous les liens à la vie font comme
rompus , & où pourtant l'être vit encore.
C'eft dans ce court moment que la nature
reprend tous fes droits & qu'elle fe mon-
tre fans contrainte. C'eft alors , lorfque îe
ciel & la terre font fatisfaits , & que le
devoir n'a plus rien à reprocher à Pâme
Sur 1 J. Rousseau: 24$
Vertueufe qui a vaincu fes penchans , que
ceux-ci fe montrent une dernière fois fous
les traits de leur premier empire, mais
avec pureté, Cette flamme involontaire eft
comme la dernière lueur qui éclate du
flambeau de la vie. RoufTeau habile à faifir
tous les mouvemens du cœur humain , a fu
marquer parfaitement ce moment où Saint-
Preux obtient fans déguifement, fur l'ame
de Julie expirante , l'empire qu'au fond il
n 'avoit jamais perdu ; jufte & vrai témoi-*
gnage qu'il rend , par un trait fi fenfible , à la
puiffance indcftru&ible des grandes paffions.
Cette mort , extraordinaire dans toutes
fes circonfîances , produit un troifieme effet
d'un grand intérêt: elle remplit le vœu le
plus vif de Julie en faveur de Wolmar ,
en le rendant au ciel dont fes opinions le
féparoient. Le fpeftacle des vertus & de
la foi de fa femme , dans ces derniers inf-
tans , opère ce grand changement. "Wbl-
mar avoit pofledé la beauté , les perfec-
tions , l'eftime de cette fe&me rare , fans
jamais pofféder fon amour ; il avoit fu
honorer fa perfonne pendant leur union.
L'admirable auteur de cet ouvrage lui fait
trouver le prix de cette conduite dans le
344 Lettre
changement que les prières confiantes Se
les exemples de Julie mourante produi-
fent en fcn ame. Julie à fon tour recueille
le prix de la perfévérance dans (es devoirs,,
en rapprochant Wolmar de Dieu, alors
que la mort la fépare de lui.
La touche fublime de tous ces caractè-
res, ck le mélange de tant de traits heu-
reux , renferment évidemment une grande
connoiflance du cœur humain. C'eft fur-
tout dans cette fcience fi intime , fi chère
à l'homme, & qui, par cette raifon, plaît
tant à fon ame par -tout où e"e fe préfen-
te, que Roufieau excelle. Il joint encore à
la vérité de repréfentation la plus rare en
ce genre , un caractère exquis de fenfibi-
lité dont il y a peu d'exemples : voilà
l'endroit fmguliérement par lequel il me
paroît furpaffer tous les hommes de génie
de cet ordre.
Deux hommes célèbres ont vécu dans
le même fiecle , & font morts à-peu- près .
en môme tems. Mais , ou je me trompe
fort, ou malgré l'extrême célébrité de
l'un infiniment jufte à beaucoup d'égards ,
la poftérité, à la longue, mettra quelque
différence entre les écrits de ces deux hom:
Sur J. J. Rousseau. 145
mes , & même entre la force de leur gé-
nie. Encore l'un a - 1 - il tout accordé au
fien , & fouvent outre mefure , tandis que
l'autre lui a prefque tout refuie . & s'eft
privé bien des fois , par vertu , de nombre
de productions. Il eft hors de mon fujet
de comparer ici les perfonnes. Peu d'é-
crivains fur ce point , peuvent être mis
à côté de RoufTeau dont la probité , comme
homme & comme auteur, a été certai'
nernent fort rare.
Je ne parlerai pas de plufîeurs ouvra-
ges détachés de Jean - Jaques , de (es pro-
ductions charmantes en fait de mufique ,
de fes écrits fur cet art fi puiffant, û agréa-
ble & d'un effet fi unîverfc! , parce que
la mufique éft vraiment la feule langue
naturelle des hommes , tandis que les lan-
gues parlées eu écrites ne font que des lan-
gues fecondaires ou des lignes d'inflitu-
tion. Je ne parlerai pas du mérite qu'il a
eu d'annoncer & de procurer en France ,
au prix de fort repos, la révolution en ce
genre qui s'opère de jour en jour parmi
nous , & que rien déformais ne peut plus
empêcher ; révolution heureufe qui mul-
tipliera nos richeffes fans les détruire ,£
Q j
146 Lettre
de grands maîtres , tels que Gluck & d'ats^
très de cet ordre , parviennent à l'ache-
ver félon le génie de notre langue , & qui
fera alors notre gloire & nos délices: ré-
volution qui a commencé réellement à
Jlouffeau , Se qui a dû néceffairement être
fort lente , parce que rien n'eft plus dif-
ficile à vaincre qu'un préjugé de goût 9
fur-tout de goût national fondé fur le pré-
jugé ou l'habitude des fens.
Toutes les productions , tous les ou-
vrages de Rouffeau méritent d'être confé-
dérés ; tous portent le fceau du génie f
&: de ce génie heureux qui a fu répandre
de l'agrément jufques fur les objets qui
en paroiffent le moins fufceptibles.. Tout
eft animé fous fa plume , & d'une manière
fi féduifante , qu'on chérit i'homme autant
qu'on admire l'auteur.
Je n'ignore pas qu'on a dit quelque-
fois, un peu fourdement à la vérité, que
plufieurs perfonnes éclairées dont l'opi-
nion doit avoir un très-grand poids , puis-
que l'une d'elles a même en fa faveur l'au-
torité du génie, étoient d'avis que Rou£
feau malgré fes grands talens, avoit eu en
partage plus de chaleur que de véritable
Sur J. J. Rousseau. 147
(éloquence ; mais je doute qu'un pareil ju-
gement qui peut partir d'un goût trop dif-
ficile , reçoive la fan&ion du public , lors-
qu'il jettera les yeux de nouveau fur la
collection des ouvrages de cet auteur qui
va inceflamment lui être offerte.
Sans doute l'éloquence de Rouffeau ren-
ferme une très -grande chaleur , & même
un genre de chaleur dont on ne trouve
point d'exemple dans aucun autre écrivain.
£11 même - tems fi ce feu , fi cette noble
chaleur de l'ame , ont réellement créé tout
ce qui a été dit , écrit d'éloquent , & même
fait de grand parmi les hommes , (car c'eft
le même feu de fentiment qui fait naître
une grande penfée, & qui produit une
grande aâion), il feroit bien fingulier
que la plus belle propriété du genre d'élo-
quence de RoufTeau , celle qui la carac-
térife , devînt un défaut qui la ternît aux
yeux de certains juges.
Cette critique pourroit avoir quelque
fondement , fi la chaleur d'ame propre à
RoufTeau, avoit empêché la véritable gran-
deur, la ncbleffe , l'originalité, ( chofe
fort rare même parmi les hommes de gé-
nie ) , ainfi que la iuftetfe de fes idées.
Q4
H*? Lettre*
Pour fe détremper fur ce point , il ne faut
que lire fes ouvrages de difcuflion, de
. contreverfe , où la logique de l'écrivain
fe montre d'une manière plus particulière;
& l'on verra qu'il y a peu d'hommes qui
aient été doués d'une juftefle & d'une force
r.uflî grande de raifonnement. Sur ce point
il pofiéda le talent peut-être malheureux
de Bayle, avec tous les charmes de fenti-
ment & de goût de Montagne.
A la vérité Roufleau n'a point eu l'é-
loquence concife & vraiment législative
de Montefquicu ; celle majeftueufe , pure
& douce de M. de Buffon ; celle rapide
& forte de Bofluet; celle fouvent furna-
turelle & plus qu'humaine de Pafcal. Mais
l'éloquence de Rou fléau a ce rare mérite,
qu'elle participe de tous ces caractères ,
<de forte qu'il y a peu de beautés propres
au génie de ces grands hommes, qui font
ceux auxquels il rçflemble le plus , dont
on ne trouve dans fes écrits une foule de
traits égaux en beauté, qui placent cet au-
teur juftement à leurs côtés.
Parmi ces hommes , Pafcal le plus ex*
ïraordinaire de tous, efl un homme divin
qui femble lire dans le ciel tout ce qu'il
Sur J. J. Rousseau. 249
expofe aux hommes ; fon éloquence tient
toute à la fublimité de fon intelligence ;
fon cœur parle moins dans fes écrits. Mon-
tefquieu fe préfente à eux comme un lé-
giflateur d'une raifon vafte & profonde ;
M. de Buffon , comme le révélateur des
fccrets de la nature , comme fon confident
& fon peintre le plus parfait ; Bofïuet
comme l'organe & l'oracle de la religion,
tous enfemble avec la voix & le ton de la
véritable éloquence.
Si l'on y fait attention , Rouffeau réu-
nit à beaucoup d'égards , le mérite de ces
difFérens génies. S'il n'a pas leur manière
précife de peindre , d'émouvoir & de rai-
fonner, ce qui ne conftitueroit plus un
homme grand par lui - même, il en a une
très - heureufe , propre à lui feul, & qui
raflemble fou vent les beautés qu'on admire
dans tous les autres.
Son éloquence n'efl donc pas une vaine
chaleur qui s'évapore à la réflexion. Cette
chaleur au contraire unie à une m.miere
de raifonner prenante & forte , lorfque
rien ne préoccupe l'efprit de Rcufleau >
produit une éloquence vraiment folide ,
tantôt originale, noble & animée , le plus
250 Lettre
fouvent perfuafive Se douce, mais toiti
jours chère au cœur par l'extrême fenft-
bilité , par cette fenfibilité fi vraie , fi pé-
nétrante qui anime tous fes ouvrages.
Ce qui eft fur-tout à remarquer en fa-
veur de Jean- Jaques, c'en1 qu'il n'a point
abufé de l'art de penier & d'écrire. S'il
s'eft trompé , il n'a jamais trempé vo-
lontairement les hommes , & a toujours
écrit de bonne foi. On ne peut pas non
plus lui reprocher d'avoir fouillé fes li-
vres par tous ces traits libres & obfcenes *
indignes d'un être intelligent , & qui laif-
fent après eux tôt ou tard de fi longs
remords.
Tous fes travaux ont été dirigés vers
la moralité. Par - tout on voit qu'il s'oc-
cupe à rendre les humains plus religieux
envers le ciel , & plus parfaits entr'eux.
Le travail eft le plus grand précepte de
fa morale ; il en fait avec raifon la bafe
de tout, jufques-là qu'il veut que chaque
homme inftruit d'un métier , puifle au
befoin vivre du travail de fes mains. En,
effet, ce grand précepte enfeigné par plu-
fieurs légillations , par l'Alcoran même ,
de la manière la plus expreffe 5 contient
Sur J. J. Rousseau. 15*
prefque tous les devoirs & renferme pres-
que tout le bonheur de l'homme , tandis
qu'en lui feul gît toute la force & même
la fcience bien entendue du gouvernement
des Empires. Tantôt RoiuTeau s'applique
à ranimer l'efprit & à faire aimer les liens
du mariage ; feul état fur la terre où l'on
puifle iifiigner une place au bonheur. Alors
il marque les devoirs des femmes, ceux
des maris , ceux des enfans avec une rai-
fon fi relevée & des images fi touchan-
tes , que l'art du bonheur de la vie dé-
coule évidemment dans fes écrits , de la
fcience fimple de la vertu & de la pratique
douce de {es devoirs. Tantôt cet homme
qui a jette ailleurs les yeux fur l'état civil
pour en déplorer les maux, en pofe les
plus beaux fondemens fur la fainteté de
la religion dont il parle d'une manière
plus qu'humaine , & fur les principes de
toute efpece qu'il déduit clairement des
droits de l'homme les mieux connus , &
qu'il affermit enfuite avec la main affurée
d'un vrai légiflateur.
Nul des ouvrages de Jean -Jaques ne
paroît avoir été écrit pour le fimple orne-
ment ou l'orientation de l'efprit. Il feir.ble
£5* Lettre
que ce fage écrivain fe foit dit: mes livres
compofés félon mes lumières & ma cons-
cience forment mon travail ; ils font par
conféquent la dette qu'il faut que j'ac-
quitte. Si ce travail n'eft pas utile , je
trompe la loi de la nature , je trompe la
fociété dans les obligations qu'elle m'im-
pofe. Que fi quelquefois cet homme fen-
fible à tous les genres de beautés , a aban-
donné ces objets de religion, de morale ,
de mœurs , de devoirs publics , c'a été
pour fe délaffer innocemment dans des
arts agréables, lefquels il a enfeignés ÔC
pratiqués en maître. 11 occupoit dans ces
îoifirs honnêtes une autre partie de lui-
même (fon imagination) aufîi riche &
auffi impérieufe que fon génie.
Enfin pour tout dire , Roufleau a été
l'écrivain de l'humanité , même jufqu'à
outrer les idées en fa faveur par la feule
rai fon qu'il l'a trop aimée. Il a été celui
de la religion pour la morale , celui de la
patrie pour l'amour qu'elle exige, celui
de la fociété pour tous fes devoirs; il
eût été celui de la jufïice des empires , fi
ce grand rôle lui eût été permis. A ces
titres il peut à bien des égards être re-.
Sur J. J. Rousseau. 253
gardé comme l'écrivain du bonheur des
hommes ; & Ton peut ajouter , d'après
une confécration psrticuliere & formelle
de fon génie attt fiée par tous fes ouvra-
ges, qu'il a été éminemment celui de la
vertu qu'il a fait briller jufques dans le
fein des payions , & même de leurs foi-
bleffes , en les peignant en homme qui en
a fenti toute la force fans en avoir jamais
éprouvé la corruption. Heureux li des
lumières puifées dans des fources encore
plus pures , l'avoient rendu le défenfeur
en tout point d'une religion divine dent
il a fi bien connu, repréfenté &: fait chérir
la morale !
C'eft. fous ces traits que je me repré-
fenté fes qualités & fon mérite d'Auteur :
je vais jeîter à préfent un coup - d'ceil
fur le caractère de fa perfonne , ck fur
fa vie.
La vie de RoufTeau a été femée de
beaucoup de tribulations. Nul homme n'a
produit de grandes chofes fans efïuyer de
grands combats ; les perfécutions fqnt
même communément en proportion de
la fupériorité des lumières & de la gran-
deur des fervices. Cette fatalité , vrai iujet
254 Lettre
de réflexion , forme un grand grief contre
l'humanité.
La difcufîion du premier point elt hors
de mon fujet ; elle ne m'appartient pas*
D'ailleurs , Rouffeau s'eft défendu lui-
même ; & fans juger du fond de fa défenfe*
on ne peut diiconvenir qu'il a du moins
convaincu de l'innocence de fes intentions.
Peut-être même ne feroit-ilpas impof-
fible de trouver des raifons plaufibles qui
mettroient l'auteur à l'abri de tout juge-
ment perfonnel qui pourroit lui être fâ-
cheux, fans bleffer pour cela le refpe£t
du à tous les acles publics de juftice. En
effet , quelque indulgence que mérite un
homme vrai & de bonne foi , il y a cer-
tainement quelque danger à tolérer l'er-
reur , bien qu'accompagnée de beaucoup
de vérités utiles. Les ouvrages de cette
efpece exigent encore plus d'attention lorf»
que la do&rine , qui contient un femblabie
mélange , peut être épidémique par la ma-
nière éloquente & puiffante dont elle eft
enfeignée. Quant à ce qui fe trouve dans
ces fortes d'ouvrages , au rang précieux
des vérités , il en eft telles encore parmi
celles - ci , que l'état préfent des fociétés
Sun. J. J. Rousseau. 255
ne peut pas tout-à-coup , & peut - être ne
peut plus fupporter. Les grands écrivains
exigent donc une toute autre févérité que
les autres , par la raifon même de la forte
de domination qu'ils exercent fur les es-
prits. Cette févérité que le foin de l'ordre
public rend néceffaire , devient dès - lors
une juftice, parce que les écrits des hom-
mes fupérieurs , de même que les loix 3
font bientôt autorité & précepte.
Quoi qu'il en foit de ces réflexions fai-
tes fans aucune prétention pour fes pro*
près idées , on peut dire qu'il n'efï aucun
pays qui n'ait bientôt rendu juflice aux
intentions pures de Roufieau , & que celui
qu'il a continué d'habiter, n'a pas eu lieu
de fe repentir de lui avoir ouvert de
nouveau fon fein, après les tribulations
qu'il y avoit éprouvées.
Ami du vrai , mais autant ami de la
paix, dès qu'il vit les efprits s'échauffer
fur fes opinions , il ne fit plus rien pour
entretenir le feu qu'il avoit été fur le
point d'allumer, ce qui lui eût été facile
avec un efprit moins fage que le lien.
Rouffeau , fans jamais abjurer publique-
ment ni en particulier un fentiment qu'il
%)& Lettré
crut fondé , fut néanmoins refpe&er fin-
cérement l'ordre public. Tout lui fut pof*
fible pour le maintenir , à l'hypocrifie
près. On peut dire qu'il n'eût pas été en
fon pouvoir d'être chef de fe&e, ayant
pourtant en lui tant de moyens pour l'ê-
tre. Jamais, par exemple, il n'eût été ni
Luther, ni Calvin. Il répugnoit à fon cœur
d'arriver au vrai autrement que par le
doux empire de la perfuafion , & par l'in-
fluence encore plus douce des affections
de l'ame & du fentiment : efpece d'em-
pire qui eft au fond le vrai dominateur
des efprits.
Il alla même par des caufes qui ne font
pas aflez connues pour être citées , juf-
qu'à éviter depuis nombre d'années toute
liaifon avec les gens de lettres en général ,
malgré l'artrait dont les perfonnes de cet
ordre enflent été pour lui ; ce qui a fait
dire, on ignore fur quel fondement, qu'il
n'étoit pas aimé d'eux , & qu'à ion tour
il ne les aimoit pas.
Enfin , comme il recueilloit dans la
carrière des lettres, plus de déplaifirs fe-
crets que de îàtisfaction par la gloire qu'el-
les lui apportoient , après s'être entière-
ment
Sur ). J. Rousseau- 157
tnent féparé de ceux qui les cultivent , il
finit par fe féparer des 'ettres mêmes ; du
moins il n^ s'en occupa plus que peur lui
feul, s'éïant voué dans les dix derr.icres
années de fa vie abfolument au filence^
L'amour de la paix fut évidemmei t le
motif de cette conduite. Ni les attaques
de fes ennemis, ni les tentations û vives
de la gloire , ni celles û parlantes du be-
foin, rien ne put lui faire abandonner
cette reiolution. 11 immola tout à fa tran-
quillité ; il s'y immola lui-même, & livra
jufqu'à fa réputation au doute, aux criti-
ques qu'il ne repoufla plus, n'ayant cher-
ché , dès-lors de coniblation , loin de la
fociété des hommes , qu'en Dieu & dans
fa feule confeience.
Ce qu'on ne fauroit allez admirer dans
cet homme rare, & dont !a feule idée
arrache des larmes , c'eit. la parfaite refti-
tade d'ame qui a régné en général dans
toute la conduite de fa vie. Ce n'en: point
par le langage; ce n'ciî pas par les écrits
qu'il faut juger les hommes. C'eïl leur.
faire , pour aii fi parler, &: non leur dire;
c'eft en un mot, toute la vie qui eir la
pierre de touche du cœur humain. Or
Supplément. Tome XI. K
258 Lettre
Rouffeau a été fi femblable à lui - même
dans ce qu'il a écrit & penfé, dit & fait ,
qu'une telle vie d'homme & une telle
carrière d'auteur comparées l'une à l'autre ,
font un vrai prodige.
Il étoit fi invariablement fixé aux cran-
des loix de la nature , qu'il ne s'en dé-
tourna dans la pratique , ni par l'attrait des
fens , ni par l'afcendant prefqu'invincible
de l'ufage. Animé de cet orgueil qui fied
à un être intelligent , il méprifa les ri-
cherTes & craignit également la dépen-
dance , même celle que l'on contracte par
les Services reçus. Il confidéra toujours
que dans l'ordre civil , tout homme avoit
une tâche à remplir. Rapportant tout à
cette idée , vraie fin de la création , Ô£
mefurant les befoins humains, non fur
ceux de l'opinion, mais fur ceux de la
nature , il pofa pour loi que tout homme
bien conftitué , & par devoir & par gran-
deur, ne devoit dépendre que de foi &:
de fon travail , en conféquence ne tenir fa
fubfiftance que de lui feul.
D'après cette règle , il eftima mieux un
métier qu'un talent , & l'un & l'autre ,
«|ue tous les dons purement agréables. Fi-
Sur J. J. Rousseau» 25^
deïe à fes principes , il vécut laborieufe-
ment „ fôit des productions de fon efprit ,
foit d'un travail manuel , ne mettant aux
premières (chofe rare) de valeur qu'à rat-
ion du prix de Ton tems5 &c non à raifon
du très-grand prix qu'y attachoit l'opinion
publique , fuppléant pour !e forplus à fes
befoins de nécefîiîé première , par un tra-
vail auiïi ingrat que pénible.
Dans le fentiment qu'il ne pou voit man-
quer d'avoir de fa propre valeur ( car les
hommes fupérienrs ont le fecret de leur
grandeur , & perfonne n'a ce Iecret com-
me eux ) , il ne voulut jamais faire dé-
pendre arbitrairement fon fort de qui que
ce rut , pas même des fervices le plus pu-
rement rendus. Peut-être en cela alla-t-il
trop loin : mais les grandes vertus font
outrées : elles ont même befoin en quel-
que forte de cet excès , pour ne pas des-
cendre. Pour tout dire , Rouffeau dans le
liecle & le lieu le plus corrompu , rit voir
un Philofophe réel & de fait , ayant les
mœurs aufteres de l'antiquité , (ans faite
dans fa vertu, fans prétention perfon elle,
aimant la gloire pour fon nom , & ché-
riuant l'obfcurité pour fa perfonne , ce
R a
i6o Lettre
qui efr. le vrai caractère du grand homme
6c du fage.
Je fais que depuis fa mort , dans la fo-
ciéîé & fur - tout dans le monde littéraire ,
plufieurs voix fe font élevées, dont les
unes ont défapprécié fes écrits, & d'au-
tres ont chargé fa mémoire de divers re-
proches capables d'afFoiblir l'idée de fes.
vertus. On l'a aceufé non-feulement d'un
orgueil déraifonnable , mais encore de fau£
fêté , & qui plus eft de noirceur. On a
cité de lui divers traits qui ne s'accordent
nullement avec cette droiture d'ame que
je viens de vanter ; enfin, on l'a inculpé
d'avoir attaqué dans un Ouvrage pof-
thume , fes bienfaiteurs & fes amis , bif-
fant pour tout héritage cette terrible pro-
duction de fon efprit, fi peu honorable
pour fon cœur.
C'eit. cette production même dont je
parlerai bientôt , que j'invoquerois pour
purger fa mémoire de tous ces reproches.
Ou tout me trompe dans mes conjectures,
ou cet écrit doit mettre le dernier fceau à
fa probité & à fa vertu.
De plus , on doit rejetter de pareils faits,
«quand ils ne font pas évidemment prouvés,
Sur J. J. Rousseau. i6r
fur - tout lorfqu'ils font démentis par une
vie entière. Le total de la vie de Rouffeau
m'apprend clairement qu'il n'a pu être ni
un homme faux , ni un homme méchant
avec defTein. Il faut nécessairement expli-
quer de quelque autre manière ces difFérens
traits de conduite , en mppofant leur vérité
prouvée , puifqu'on eft forcé par l'enfemble
de fa vie & d'une vie bien rare, de recon-
noître dans Rouffeau un phiîofophe prati-
que , droit, & non comme dit Montagne,
un phiîofophe parlier & de pure orienta-
tion. D'ailleurs ce ne feroit pas quelques
torts graves ; ce ne feroit même pas une
grande faute qui m'empccheroit de mettre
Rouleau au rang unique où je le place.
C'efl un homme que j'admire en lui , &
non un ange que je prétends y trouver \
&£ cet homme , voici , malgré toutes les
détra&ations , ce qu'il eft à mes yeux. S'il
s'y eft mêlé quelques vices d'humeur habi-
tuelle , des traits choquans d'un caraclere
ombrageux ou trop fenfible , même des
taches dans diverfes actions particulières
que l'on ne peut gueres révoquer en doute
fur la foi de nombre de rapports , tout
cela , félon moi , ne change rien dans
R \
262 Lettre
RoufTeau à l'homme effentiel. Ses mala-
dies , l'es peines de toute efpece , fans tout
cela l'humanité feule , fi on l'écoute , en
excuferoit bien davantage encore , aux
erreurs près de fes principes religieux que
nous n'avons garde de vouloir encore un
coup jultifîer.
Quoi qu'il en foit , je penfe que Rouf-
feau a aimé 3a gloire avec pafîion ; mais
je crois en même tems qu'il a aimé avec
plus d'ardeur encore la vertu ; que non-
feulement il en a donné les leçons les
plus pures , mais qu'il les a rigidement
pratiquées pour lui - même , fi l'on en ex-
cepte quelques écarts nécessairement infé-
parables de notre nature. Nul homme , fi
l'on veut, n'a eu plus d'orgueil; mais cet
orgueil û mal jugé , n'a été en lui que ce
noble fentiment de foi que les hommes
médiocres ne connoiffent même pas, &
qui n'eil à jufte titre l'appanage que de la
véritable grandeur. Nul homme en même-
tems n'a montré plus de vraie modeflie ,
n'a chéri davantage la fimplicité , l'oubli
des hommes dans fa vie privée ; n'a fup-
porté plus réellement la pauvreté , jufqu'à
refufer , dans l'efprit d'une noble indépen-
Sur J. J. Rousseau. *6j
dance , les offres qui Pafliégerent de toutes
parts , les offres clés hommes les plus puif-
fans , les offres même des rois. Quel au-
tre écrivain encore a moins recherché &
les honneurs & tous les faux biens de la
vie ? Quel autre a moins défendu fes écrits,
a moins cenfuré ceux d'autrui , & s'eft
abftenu plus conllamment de tremper ja-
mais fa plume du fiel de la fatire ? Il tû
facile de voir qu'il n'a jamais fongé à dé-
fendre que fa perfonne & fes actions .;
encore quand il l'a fait , fans toutefois
vouloir juger ici du mérite du fond de fa
défenfe , ni prétendre approuver la hau-
teur & le ton tranchant de fon ftyle dans
quelques occurrences , c'a été du moins
avec cette publicité , cette légalité , pour
ainfi dire , que l'on apporte dans les tri-
bunaux. ControverMe autant & plus ha-
bile qu'aucun homme de fon fiecle , il n'a
écrit, lorfqu'il a été queftion de lui , que:
pour maintenir fa probité & fon honneur ;
& alors la force de (es raifons a laiflc peu
de chofe à defirer fur ce point pour fa
défenfe. Aiiin les timides ennemis en ce
qui concerne fon perfonnel , ont-ils gardé
pendant qu'il a vécu , le filence avec lui 9
R 4
£64 Lettre
^parce qu'ils avoient autant à craindre \t
reftitude de Tes aclions'Ç que 3e poids de
fes paroles. Je ne crois donc pas me mon-
trer préoccupé , en jugeant que le fond
de cette vie ne peut être démenti ; que
fon jufte re-iom eft au contraire glorieufe-
ment confirmé pnr ces mémoires poilhu-
mes où Roufleau cependant eft acculé d'aï-
voir attaqué ks propres bienfaiteurs &
fes amis. Sans doute il a jugé ces der-
niers avec la même vérité qu'il s'eft jugé
lui-même. Viclime malheureufe & pen-
dant long-tems de bien des fortes de hai-
nes ,- il j>'étoiî vu forcé , pour acquérir la
paix, de fe vouer absolument au flence
& même à l'inachon. Il l'a rompu enfin
ce iilence dans un ouvrage qui n'eit point
adreflé précifément aux hommes , mais
que tout indique avoir été fait en vue
feulement de l'Etre éternel, pour l'appai-
fement des chagrins de fon ame û cruelle-
ment méconnue , & pour fa propre conf-
cie-nce. Malheur, à mon avis, à ceux que
cet ouvrage* peut bleffer ! L'homme qui s'y
dénonce lui - même avec tant de rigueur ,
avoit peut-être aufîi !e droit d'y articuler
ies griefs contre des tiers, loifque lesfaiis
Sur J. L Rousseau. 165
de leur vie fe trouvoient nécefîairement
liés à la manifeftation de l'innocence de
la fienne. Malheur à eux encore, car fi
le droit de citation dont je viens de parler
peut être contenue , la foi due à un pareil
écrit, ne le fera certainement jamais.
Rouileau a pané, je le fais, pour un.
homme iingulier, bifarre, même jufqu'à
Pinconféquence. L'extrême fagefîe aura
toujours le coup-d'œil de la fmgularité ;
elle fera même politiquement une très-
mauvaife conduite pour la fortune 6c l'a-
vancement dans tous les tems &: dans tous
les lieux. Et comment en feroit - il autre-
ment ? Cette fagefle rigide condamne une
infinité de chofes ; elle bleffe fans cefle les
modes , les ufages reçus ; elle réforme-
roit prefque tout fi elle en avoitle pouvoir.
L'homme fage eft regardé communé-
ment comme un homme Iingulier , extra-
ordinaire : oui fans doute il l'eft ; mais
comment? Dans fes hautes penfées il con-
fidere peu tous ces minutieux détails qui
iorment ce qu'on appelle la feience de la
vie ; le corps de la fociété ne fe pré fente
à lui qu'en grand ; fans ceffe il s'élève
jufqu'à i'ctifemble de toutes les fociétés de
2.66 Lettre
l'univers. Au phyfique toute la nature
créée dépendante des mêmes loix, s'offre
à fes yeux ; au moral , Dieu , l'homme na-
turel, l'homme civil, fous quelque forme
politique que cette civilifation fe foit éta-
blie : voilà les trois grands rapports aux-
quels il applique toutes {es penfées.
Que deviennent enfuite toutes ces infti-
tutioas d'un état particulier, quelque grand
. qu'il foit , mais toujours fi peu confidéra-
ble dans le varie tout de l'univers ? ces
loix de quelques iiecles,ces ufages locaux
de quelques années , & iouvent de quel-
ques momens ?
Que deviennent enfuite d'ans ce grand
tout les actions d'un feul homme , ren-
fermées dans un petit efpace & bornées
à un point de la durée ? L'homme ordi-
naire eit frappé de ce point; il ne voit que
- cet efpace ; il règle fur cela toutes fés
démarches. L'homme fupérieùr examine
la totalité des lieux , des objets , & le
cours de tout les tems. En toute occa-
fion les trois grands rapports dont j'ai parlé
plus haut , font la mefure de fes idées ,
celle de fes difcours Se de fes actions. Il
n'envifage rien que fous cet afpe£t,il par'e
Sur J. J. Rousseau. 167
& agit confîamment d'après ces impref-
fions qui feules animent ion intelligence.
Quelle n'efl pas aiuTi la puiflance de la
penlee dans un homme de cet ordre ?
Certes, quoi qu'on en dife , elle eft bien
fupérieure à toutes les forces phyfiques
de la terre, même les plus imposantes ; &
il ne faut pas s'y tromper. Le maître de
dix, de vingt millions d'hommes , a dans
fes mains. toute cette maffe de forces. Il
en difpofe à fa voix ou fur la fimple inl-
pection de ion ordre ; effet furprenant ,
mais cependant jufte & faiutaire d'une loi
conftitutive qui donne à un feul homme
ce grand refîbrt de pouvoir par le feul ef-
fet de l'opinion : un produit auiîl éton-
nant eft la mefure de la puiffance de la loi.
Malgré cela le fage , oui le fage tout
feul , le philofophe , le légiflateur , &
fur- tout ce dernier, font bien plus puif-
fans encore. Si leur penfée fe grave , fi
elle fait autorité parmi les hommes , elle
peut agir , & agit en effet fur une partie
de l'univers. Elle embraffe tous les tems
comme tous les lieux ; elle détruit même ,
lorfqu'elle ne fortifie pas , toute autre ef-
pece de puiffance. En un mot , rien neiî:
î.68 Lettre
égal à fa force , parce qu'elle eu celle de
toute l'intelligence humaine, c'efi-à-dire,
qu'elle ell fans bornes , 4e même qu'elle
en fans mefure.
Voilà quel eft le cara&ere d'une tête
penfante : voilà quel eût pu être RoufTeau ,
s'il eût obéi avec liberté à l'impulûon de
fon génie. Parmi les hommes modernes ,
il eft le feu1 , avec Montefquieu , qui ait
eu l'efprit des anciens légiflateurs , à la
vérité avec moins de concinon & de ma-
jefté , quoiqu'avec plus de chaleur que
lui. Il eut en outre quelque choie de plus
précieux encore ; il eut , ( car je ne peux
me lafier de revenir fur ce point ) , il eut
l'ame d'un des hommes les plus vertueux
de la terre. Si fes idées en général , comme
on le prétend , furent fort exaltées ; fes
aftions , fa conduite correfpondirent par-»
faitement , autant que l'humanité le per-
met, à la hauteur de fon fyftême. L'homme
en lui dans la pratique , fut au niveau de.
fa doctrine. Il s'égala à fes penfées , de
forte eue toutes les pièces de cet être
furprenaht, paroiuent analogues entr'elles ,
& forment un tout infiniment intéreffant ,
qui mérite à plus j ufle titre l'admiration ,
Sur J. J. Rousseau. 269
qu'il ne bielle ou peut blefTer par fon peu
de conformité à nos ufages.
Ajoutons encore d'autres traits pour
achever de représenter tout ce qui a conf-
titué l'homme de génie & l'homme rare
dont je parle.
RouiTeau fut religieux. Tout esprit
éclairé croit, &: toute ame fenlible aime.
L'idée d'un Dieu eu fi intima , fi confo-
lante & fi douce , qu'il n'y a qu'un être
dépravé dans fa raifon , & dénaturé pour
lui - même qui la rejette. Mais RouiTeau
crut & aima à proportion de fes lumières
& de fa fenfibilité ; 6k: il écrivit fur ces
matières , félon le degré éminent qu'a-
voient en lui ces deux qualités. Entre
toutes les beautés touchantes de fon élo-
quence , c'eft principalement dans la pein-
ture qu'il offre fouvent de la religion ,
qu'il eft admirable. Il s'efi exprimé fur ce
fujet avec une perfuafion fi impofante 6c
fi vive , que cet homme vraiment fu-
blime dans fa morale , peut pafier poul-
ie prédicateur de Dieu dans tous les cultes.
Je me plais comme vous voyez , Mon-
fieur , à réunir tout ce que j'ai pu appren-
dre de particulier fur le caractère de Roui;
iyO L F. T T R E
feau , & j'ai de la fatisfaâion à me retracer
à .moi-même tous tes traits , en les con-
iignant dans cet écrit.
Quelques performes qui ont eu des liai-
fons avec lui , affurent qu'il a été plein
d'amabilité dans l'âge où cette qualité
éclate davantage. Ce point eft peu impor-
tant ; mais ce qu'on voit clairement par
fes écrits , c'eft qu'il a été quelque chofe
de plus qu'un homme aimable , félon
notre frivole acception , puifqu'il étoit né
pour être invinciblement aimé : avec cela
il eft impoffible de né plaire pas. Il eft
une certaine chaleur de fentiment qui pro-
duit fur les âmes , ce que le foleil , qui
échauffe tout ce qu'il éclaire , opère fur
le matériel de la nature. De tous les Au-
teurs connus , Rouffeau eft fans contredit
celui qui a été le plus doué de cette cha-
leur communicative qui s'empare du lec-
teur , &. qui fait qu'on aime avec tant
d'intérêt la perfonne de l'Auteur , &
qu'elle parcît à tous les yeux aufli digne
d'amour que de gloire.
On affure encore que Rouffeau , fort
méditatif par caratlere , le devint enfuite
de plus en plus par habitude. Les hommes
Sur J. J. Rousseau. 171
de cet ordre l'ont toujours été. C'efl même
là un des fignes par lefquels les têtes pen-
fantes , fe manifeftent aux yeux de ceux
qui lavent juger de la nature de ce genre
de taciturnité.
C'efl uniquement dans la folitude que
fe forment les fortes impreffions , & c'efl
de i'ame que naifTent les grandes penfées :
mot admirable du duc de la Rochefou-
caut , qui s'applique fi bien à Roufleau ,
défini tout entier par cette feule <k belle
maxime , que la Rochefoucaut en l'écri-
vant , femble avoir apperçu dans l'avenir
le célèbre citoyen de Genève.
Rien ne donne lieu à plus de réflexion
que la vérité que je viens de préfenter.
En effet au milieu des mouvemens divers
de la fociété , les fenfations fe perdent ou
s'effacent. Ce n'efl vraiment que dans le
filence, dans cette converfation intérieure,
lorfque le trouble des objets du dehors
ceffe , que l'homme fonde fon ame dans
toute fa profondeur , & qu'il élevé ion.
efprit à toute la hauteur dont il efl fufcep-
tible. Alors dans une pleine paix il goûte
les vrais délices de la penfée ; il s'inftruit ,
& il doute ; il devient meilleur , plus
nrpL Lettre
éclairé , &L il apprend tout à- la-fois à être
mode fie. C'efï-là fur- tout qu'il peut écou-
ter la voix de Dieu au fond de fon cœur ,
& qu'auiîl-tôt la chalear de ce fentiment
intime lui en fait naître l'amour. C'eft-là
que comme Pythagore , il entend , fans
trop d'iilufion , l'harmonie de tous les
corps céîeftes ; que defcendant de-là fur
la terre , il voit tous les êtres végétans ,
animés & fenfibles , unis à fon être par
quelque rapport , rouler dans le tems &C
i'efpace avec lui , & que confidérant enfin
fon efpece , il voit l'humanité entière
rangée autour de fes regards ; cette hu-
manité fi touchante dans les enfans , u
fublime , fi agi fiante dans l'âge mûr , û
refpeclabl & fi inftruclive dans les vieil-
lards. Par-tout ailleurs les objets étrangers
s'emparent plus ou moins de fon ame &
de fon efprit. Dans l'étude , dans les éco-
les , dans le commerce , les facultés peu-
vent fe développer & les lumières s'ac-
croître ; mais pour bien connoître & pour
fentir fortement , il faut toujours rentrer
en foi- même , & y confiJércr les objets
à fond & fous toutes les faces : voilà le
feul moyen pour aggrandir tes concep-
tions 3j
Sur J. ï. P. ou s se au. ijy
fcions , le feul pour que la force de la pen-
iee acquière , pour ainii parler , toute fa
latitude. Demandons-le aux hommes du
caraclere de ceux que je dépeins : ils nous
diront tous que ce n'efr. qu'à la fuite de
ces momens d'une longue & profonde
méditation , que la nature interrogée fe
montre ; qu'elle révèle au génie fon con-
fident , fes fecrets les plus intimes ; qu'elle
lui infpire ces belles images avec lef-
quelles il la carattérife, ou qu'elle Uù ma-
niferte ces heureufes inventions à l'aide des-
quelles il la découvre aux autres hommes.
L'efprit pour éclater ou pour briller ,
peut avoir befoin de la fociété des autres
efprits ; mais il ne faut au génie aucun de
ces fecours pour fes productions. Il a en
lui fa fécondité & fa puiffance ; il enfante
feul , femblable à un volcan qui nourrit
& puife en lui tous fes feux, & qui lors-
qu'il ne peut plus les contenir , les répand
au-dehors avec un éclat & une explofion
qui imite encore en cela parfaitement l'en-
fantement du génie.
Rouueau étoit tellement né pour ce
recueillement d'efprit , qu'on le vit cher-
cher toute fa vie la retraite , laquelle il
Supplément. Tome XL $
^74 Lettre
eut le malheur de voir troubler fbuvent.
Ami de la nature & des grands fpe&ades
qu'elle offre , il préféra conftamment le
féjour de la campagne à celui des villes,
& confacra enfin à ce genre de vie fes
jours , trop tôt terminés , dans la fociété
de deux hôtes vertueux qui ont eu l'hon-
neur & le bonheur de confoler {es der-
nières années , & qui poffedent aujourd'hui
dans leur héritage les reftes précieux de
ce grand homme. Puiffent , pour prix de
cette aftion hofpitaliere , leurs vertus paf-
fer , félon le vœu de Rouffeau , dans le
cœur de leur fils , & puiffent aufîi s'y
joindre toutes celles de l'homme dont ils
ont honoré la vie ! Ce bonheur digne
d'eux , efl le plus grand que des mortels
puiffent éprouver fur la terre.
Je finis , Monfieur , cette lettre par le
dernier trait que j'ai annoncé plus haut.
On a fu que RoufTeau , dans le déclin
de fon âge , & voyant arriver fon der- .
nier terme , dont la nature avertit toujours
ceux qui ne veulent pas être fourds à fa
voix , a terminé fa carrière par un écrit
dont , comme il dit fort bien , il n'y a
point eu & il n'y aura jamais d'exemple.
Sur J. J. Rousseau; 275
Cet écrit , dont la curiofité publique
fera toujours avide jufqu'à ce qu'elle foit
fatisfaite , contient , à en juger par une
belle préface qu'on a déjà fait connoître,
les mémoires de la vie de Jean- Jaques ;
non ces fortes de mémoires dont on dit.
pofe le contenu fur l'intérêt de &s par-
lions ou fur celui de fon amour-propre ;
mais la confefîion exa£te que RoufTeau
fait à Dieu même de toute fa vie dans
un écrit authentique , fcellé de fa foi où
il a expofé le bien & le mal de toutes fes
aftions, fans avoir , fuivant fes exprefïions,
rien tu , rien difîimulé , rien pallié.
C'efl avec ce livre à la main qu'il fe
tranfporte aux pieds de l'Eternel au jour
du dernier jugement , & que là compa-
roiffant avec tous les humains , il ofe ,
fous les yeux de l'Etre fuprême , fe don-
ner d'après fa confcience , le témoignage
que nul homme , faifant le même aveu ,
ne pourra dire avoir été meilleur que lui :
déclaration bien haute , bien ferme , bien
précife , mais qui , de la part d'un homme
tel que RoufTeau , authentique pleinement
la vérité de fon expofé , & le fondement
du jugement qu'il porte en conféquence
S *
17^ -Lettre
fur lui-même. En effet, quand on a comme
lui, connu fi parfaitement le cœur humain
& le fien propre , & qu'on a confeffé enfuite
fa vie entière , il faut être un ange pour
porter de foi devant Dieu un femblable té-
moignage, ou un monftre pour le produire
avec le défaveu fecret de fa confcience.
Sous ce point de vue , que doit paroî-
tre l'entreprife d'un pareil livre ? Quelle
eft la créature affez grande pour en con-
cevoir feulement la penfée ! Quelle eft
celle fur-tout afTez courageufe , afTez vraie
pour l'exécuter de bonne foi ? Quelle eft
celle enfin afTez pure , pour qu'après une
telle confefîion , il en refaite , non pas
tant un témoignage auffi glorieux à pro-
duire pour foi , mais un témoignage auffi
confolant pour un homme qui craint l'Etre
fuprême , & qui aime fincérement la ver-
tu ? L'idée d'une pareille entreprife fait
pâlir de crainte , ou tranfporte d'admira-
tion. Oui , on le répète , il n'y a qu'un
homme bien fupérieur à la nature humaine
qui ait pu l'exécuter , ou un être impie
qui ait ofé vouloir tromper les hommes ,
fans pouvoir croire tromper Dieu-même.
yertueux RoufTeau ! on a bientôt porté
Sua J. L Rousseau. 277
fur toi fon jugement. Toute ta vie dicte
néceflairementla feule opinion qu'on puifle
adopter fur una&e fi efientieldetapart.Oui,,
homme rare , & peut-être trop peu connu
encore, malgré ton grand renom ! tu n'as
point eu & tu n'auras point d'imitateurs ;
ou fi tu en as ,. tu n'auras jamais d'égaux»
Non , fans doute tu n'as pas voulu
mentir au ciel & à la terre dans un écrit
fi férieux. Toutes les actions de ta vie-
cautionnent la foi de cet écrit ; & cet écrit
à fon tour fan&ionne la pureté de ta vie.
Ailleurs tu as parlé comme auteur ; tes.
lumières & ton génie t'ont infpiré : ici tu
as éerit comme homme , & ta confcience
a. tout di&é. Toutes les critiques tom-
bent ; tous les doutes ceÉTent, Il faut te
croire le plus coupable , le plus dépravé
des mortels , ce qui n'eft pas pofîible , ou
te confidérer comme un homme unique
pour la vérité , pour la droiture , pour
la fenfibilité de l'ame ; ce qu'il eft fi facile
& fi doux de penfer d'après toi , tes ac-..
tions & tes ouvrages.
J'oublie dans ce moment les charmes
raviffans de ton génie. C'efl à. cet a£re.
fublime que je m'arrête ; c'eft ton ame que»
S3
tj$ Lettre, &c.
je confidere ; c'eft l'énergie fi rare , &
tout à la fois fi honnête de cette ame que
j'admire. C'eft dans ton adoration pro-
fonde pour l'Etre fuprême ; c'eft dans cette
affection innée pour tous les hommes ;
c'eft dans ta conduite confiante envers
eux & avec toi-même , que je te trouve
fupérieur à l'humanité ; & quand je réunis
par la penfée ce que l'auteur a écrit avec
ce que l'homme a fenti , exécuté & pra-
tiqué , c'eft alors que rapprochant la gloire
éclatante de l'écrivain , du mérite plus
parfait encore de la perfonne , je m'ex-
plique , après avoir excufé quelques écarts
dans lefquels les hautes lumières ne fer-
vent que trop fouvent à faire tomber 9
je m'explique , dis-je , fans nulle peine le
prétendu paradoxe de ta vie & de tes
écrits. C'eft alors que tu obtiens de moi
plus que l'homnvge dû au génie , celui
du retour le plus tendre en mémoire de
l'amour que tu as porté aux hommes , &
que mon vœu le plus vif qui s'exauce cha-
que jour, eft que ton nom foit placé parmi
le petit nombre des noms précieux que
l'eftime des hommes fe plaît à conferver#
LETTRE UET3VOI.
rf'Al l'honneur, Monfieur , de vous adref-
fer cette lettre concernant Jean -Jaques
Rouffeau , parce que je ne conçois per-
fonne qui apprécie mieux que vous le
mérite de cet Auteur , & qui rende en
même tems plus de juftice aux qualités de
fa perfonne. On doit en effet mieux con-
noître les hommes à mefure qu'on leur
reffëmble davantage.
Un peu de loifir & l'envie de fatisfaire
mon cœur fur le compte d'un Ecrivain
que je regarde comme un des plus beaux
génies , & en même tems comme un des
hommes les plus vertueux qui aient exifté,
ont feuls donné lieu à cette lettre. Je n'ai
eu d'autre objet que de foulager mon ame,
€n répandant fur le papier les fentimens
qui la preffoient en fecret , & qu'elle n'a
pu contenir plus long-tems. Cependant,
je confentirois absolument que cette lettre
devînt publique , fi je pouvois croire
qu'elle pût fervir à faire connoître & ai-
mer davantage un homme fi intérefiant à
confidérer pour la gloire & le bien de
S 4
2.3a Lettre d' envoi.
l'humanité. Dans tous les cas , je defire
que V Auteur de cet écrit foit abfolument
inconnu , & vous m'obligerez de ne pas
même chercher à le pénétrer.
Recevez feulement ? Monfieur , cet en-
voi comme un tribut que j'ai cru devoir
à la juftice plus particulière que vous reiv
dez à ce grand homme , & agréez en même
îems celui de mon tendre attachement.
Je fuis , &c.
NOTE du Journal Encyclopédique
du 15 Novembre 1780 , fur la mufi-
que du Devin du Village.
« L'- 1 d e N t 1 t É du nom de M. Rouffeau
» de Genève avec celui de l'Auteur de ce
» Journal , a occafionné une méprife dont
» on va rendre compte , & qui a contri-
» bué à élever des doutes fur la mufique
» du Devin du Village. En 17 50 , M. Pierre
» Rouffeau reçut de Lyon une lettre qui
» étoit adreffée tout Amplement : A M.
» Rouffeau , Auteur , à Paris , M. Jean-
» Jaques Rouffeau n'avoit pas encore cette
» grande & jufte célébrité dont il a joui
» depuis cette époque ; M. Pierre Rouffeau
» avoat déjà donné des pièces à trois théâ-
» très , & il étoit chargé d'im ouvrage pu-
» blic : le'facleur crut naturellement qu'elle
» étoit pour celui-ci , qui en recevoit
» beaucoup. Cette lettre étoit conçue à-
» peu-près en ces termes : M. je vous ai
» envoyé la mufique du Devin du V illage ,
» dont, vous ne ni'ave^ pas aceufé la recep-
» tion : vous m 'ave^ promis d'autres paroles ;
» je voudrais bien les avoir 7 parce que je
%%i Note
» vais pajfer quelque ttms à la campagne ,
» où je travaillerai , quoique ma fanté foie
» un peu chancelante. Cette lettre étoiî
» fignée Grenet ou Garnier , autant que
» nous pouvons nous le rappeller. Nous
» répondîmes tout de fuite à ce mufkien ,
» que fans doute il s'étoit trompé dans la
» fufeription de fa lettre, & que nous l'en
» prévenions , afin qu'il s'adreffât à la per-
j» fonne qu'il avoit en vue. (Obfervons
» que M. Jean-Jaques Roujfeau, n'étoit pas
» encore connu , du moins à Paris )*
» Comme nous ne pouvions pas préfu-
» mer que cette lettre dût tirer à confé-
» quence , nous négligeâmes de la garder,
» & elle eut le fort de tous les papiers
>» qu'on croit inutiles , & dont nous étions
» alors furchargés. Quand on donna en
» 1753 à Devin du Village , nous fîmes
» part de cette anecdote à M. Duclos , de
» l'Académie Franco! fe , qui s'étoit déclaré
» ouvertement l'admirateur de cet inter-
» mede ; il parut en defirer quelque preuve.
» N'ayant point retrouvé cette lettre inté-
» reffante , nous écrivîmes à Lyon , d'où
» l'on nous répondit que le muficien , dont
» nous demandions des nouvelles , étoit
du Journal, &c. 18$
» mort depuis deux ans. Le Devin du Vil-
» lage eut le plus grand fuccès. Les chofes
» en refterent là ; mais ayant eu occafion
» de parler dans notre Journal des ouvra-
» ges de M. Jean- Jaques Roujfeau , nous
» ofâmes dire que nous doutions qu'il fût
» l'Auteur de la mufique de cet intermède;
» & , pour qu'il ne prétendît point l'igno-
» rer , nous lui envoyâmes le volume du
» Journal dans lequel il en étoit queftion :
» il garda le filence le plus profond. Quel-
» que tems après , en rendant compte d'au-
» très ouvrages de ce célèbre Ecrivain,
» nous revînmes à la charge, & nous
» nous expliquâmes encore plus claire-
» ment que la première fois : même atten-
» tion pour lui , même filence de fa part»
» Nous avons eu depuis occafion de nous
» rencontrer plufieurs fois , & jamais il ne
» nous en a parlé. Pourquoi s'eft-il tant
» élevé contre ce bruit dont nous fommes
» les inftigateurs , & dans un ouvrage qui
» ne devoit paraître qu'après fa mort ?
» Au refte, il eft très-poflible que n'ayant
» pas jugé bonne la mufique du Compo-
» fiteur de Lyon , il en ait fait une nou-
» velle , qui eft celle que nous connoif-
1^4 Note, &c.
>> fons ; mais aufli pourquoi les morceaux
» qu'en dernier lieu il a voulu fubftituer
» aux anciens , ont-ils été trouvés fi mé~
» diocres , qu'il a. fallu, les faire difparoî-
» tre à jamais, & en revenir aux premiers }
» Nous fupplions nos lecteurs , ajoute
>» l'Auteur du Journal , d'obferver que
» nous n'avons pas attendu que la mort
» nous privât de cet homme iliuftre , pour
» élever un pareil doute , qui ne fait pas
» grand'chofe à fa célébrité , & qui ne
» nous empêchera jamais de payer le jufte
» tribut d'admiration que nous devons à.
» fon éloquence & à fon génie. Nous au-
» rions laifîe en paix fa cendre , s'il n'a-
« voit rien dit de ce qui regarde la mufi«-
»i que du Devin du Village dans la bro«.
« chure dont nous rendons compte «.
0%
±2=$Hlfc
LETTRE aux Rédacteurs du Jour-
nal de Paris fur la Note précédente*
Messieurs,
/\Ussï-tôT après la mort de Jean-Jaques
Rouffeau , on a imprimé qu'il étoit un ar-
tificieux fcélérat.
S'il nous a trompés , quel homme de-
venant fon accufateur i\e nous feroit pas
fufpe& ? Avant de le traiter de fourbe , il
faut avoir durant foixante ans , prouvé
£ux yeux de l'univers , qifbn ne l'eft pas
fo>même. Quiconque voudra lui contefter
fa vertu , nous doit de la fienne de bien
pui^fans témoignages , & ceux qui avec
un trait de plume veulent flétrir fa répu-
tation , feront forcés d'avouer qu'il n'err.
perfonne au monde qui puifTe fe croire à
l'abri d'un attentat fi commode.
M. Pierre Reftjfeau , Rédacteur du Jour-
nal de Bouillon , femble l'accufer aujour-
d'hui , non d'artifice , mais d'une forte
d'impofture , & voici fa preuve.
En 1750, il reçut une lettre fignée Grc-
nee ou Garnier , adreffée à M. Rouffeau ,
Auteur à Paru , conçue à-peu-prh ainfi ;
zS6 Lettre
M. Je vous ai envoyé la mujique du Devin
du Village , dont vous ne rnave^ pas accufè
la réception. Vous mave%_ promis Vautres
paroles ; je voudrois bien les avoir , parce
que je vais pajfer quelque terns à la campa-
gne , où je travaillerai , quoique ma fanté
/bit toujours chancelante.
En 1753 Jean- Jaques donne le Devin
du Village. M. Duclos eft inftruit du pré-
tendu quiproquo ; il paroît dejirer quelque
preuve , mais la lettre de Grenet ou Garnier
a paffé aux papiers inutiles.
On écrit à Lyon. Il réfulte de la réponfe
que le M ancien dont on demande des nou-
velles , eft mort depuis deux ans.
Par la fuite, le Journalifte de Bouillon
élevé à ce fujet des doutes ; il les réitère ;
il rencontre Jean-Jaques qui garde le plus
parfait lilence.
Et tout cela paroît tendre à démontrer
que Jean- Jaques a volé le E>evin du Village,
J'ignore parfaitement quel peut être le
motif de M. Pierre Roujfeau dans cette af-
faire ; j'ignore s'il a exifté un Grenet ou
Garnier ; fi cet être incertain a écrit la pré-
tendue lettre ; mais fuppofons tout cela
vrai : je puis , ce me femble , oppofer
AUX RÉDACTEURS, &C 1$J
mes doutes à ceux de M. Pierre Roujfeau ,
quand il oppofe les riens à une pofferÏÏon
qui , depuis trente années , n'a encore été
conteftée que par lui.
Or , Meilleurs , il me paroît douteux i 9.
que vos lecteurs agiffent autrement que
M. Duclos , & qu'ils veuillent juger fans
preuve.
2°. Il me paroît douteux qu'un à-peu-
près rende fldellement le fens d'une lettre
reçue il y a trente ans ; car , la moindre
altération feroit ici très - importante. Si ,
par exemple , au lieu de lire d'autres paro-
les , on lifoit des paroles , le cas devien-
droit moins grave.
3 °. Il me paroît douteux qu'un muficien
habitant une ville telle que Lyon , doué
d'affez d'intelligence pour compofer la mu-
iique du Devin , dans la relation qui exifte
de toute néceffité entre les deux compo-
liteurs du même ouvrage , foit affez inepte
pour adrefler bêtement fa lettre à M. Rouf-
feau , Auteur , à Paris. Ce conte puérile eft
calqué fur une balourdife connue , & de-
puis long-tems les Parifiens l'ont attribuée
à des campagnards.
49. Si tout autre avoit reçu une lettre
188 Lettre
fi flnguliérement fufcrite , il eût au moins
préfumé que la mufique envoyée fous la
même adreflfe , avoit eu le même fort ,
& que Jean - Jaques , mulicien de profef-
fton , pouvoit très-bien l'avoir refaite après
trois ans d'attente inutile ; lui qui a bien
fek le Dictionnaire de mufique fans con-
tredit.
i
5?. La mort d'un homme ne prouve
pas qu*on l'ait volé, au lieu que cette mort
arrivée à point nommé , établit un doute
violent fur une lettre égarée fi mal-à-prb-
pos. Pourquoi M. Grenet ou Gamier n'a-t-
il dit mot à perfonne de fon ouvrage , ni
de fes efpérances ? Pourquoi n'a - 1 - il pas
iaifle d'efquifTes même imparfaites ? S'il
Ti'avoit été que chargé de faire repréfenter
l'opéra , toujours en fuppofant la lettre
vraie , cette bévue feroit cruelle,,
6°. M. Pierre Roujfeau élevé à deux re-
prifes des doutes dans fon Journal , dont iî
adreffe un exemplaire à Jean-Jaques.
D'abord, au lieu d'élever fimplement
fes doutes , il en falloit nettement rappor-
ter la pitoyable caufe ; enfuite , il n'eft pas
fur que l'Auteur d'Emile ait pris la peine
de lire le Journal de Bouillon.'
AUX RÉDACTEURS, &C. 289
7°. M. Pierre Roujfeau a depuis rencon-
tré plnfieurs fois Jean - Jaques , lequel a
toujours gardé le filence ; &: cette indiffé-
rence apparemment a choqué M. Pierre
-Roujfeau , mais elle n'établit aucune pré-
somption raifonnabîe contre Jean -Jaques
<jui a paru s'inquiéter fi peu des doutes
du Journalifte*
8°. Pourquoi ,, dit encore celui-ci , ré-
clame-t-il la mufique du Devin du Village
dans un ouvrage qui ne devoit parqître
qu'après fa mort? Et pourquoi le Jour-
jnalifte de Bouillon veut - il qu'on ne ré-
clame pas après fa mort ce qu'on s'eft
attribué toute fa vie ?
99. Mais , ajoute-t-il -, fi Jean - Jaques
eft auteur de la première mufique du De-
vin du Village , pourquoi la leconde euV
elle fi médiocre ?
Je pourrois, à mon tour, demander à
M. Pierre Roufjeau t'n. quoi cette dernière
lui a paru ii médiocre ; je pourrois lui
demander par quelle raifon il exige que
de deux muliques, faites fur les mêmes
paroles , l'une dans le premier feu de la
compofition poétique , l'autre dans un âge
avancé ; l'une dans une obiiurité paifible a
Supplément* Tome XI. T
ÎÇ)Ù L E T T RE, &C."
l'autre dans les chagrins d'une gloire per-
sécutée , l'une avec le defir de charmer
dans un nouvel art & dans un nouveau
genr^ , l'autre avec la douleur d'avoir trop
bien réufli; pourquoi, dis -je, M. Pierre
Roujfeau voudroit-il exiger que la dernière
fût la meilleure ?
Vous témoignez , Meilleurs , pour l'ad-
mirable Genevois , une û parfaite vénéra-
tion , que j'ofe vous prier de dépofer dans
votre Journal des réflexions qui ont moins
pour objet d'établir en fa faveur une dé-
fenfe furabondante, que de montrer com-
bien fes adverfaires font quelquefois mal-
adroits , & combien leur acharnement cû
coupable. J'ai l'honneur d'être &c.
Signé le F e B v re , Auteur du nouveau
Solfège,
L A
VERTU VENGÉE
PAR L'AMITIÉ,
o u
RECUEIL DE LETTRES
SUR J. J. ROUSSEAU,
Par Madame de ***.
INTRODUCTION.
J E me crois difpenfée de dire par que!
motif j'ai écrit les lettres qui compofent ce
recueil : fi après les avoir lues on pouvoit
l'ignorer encore , j'aurois eu grand tort de
les publier. Mais je dois compte des cir-
constances qui y ont donné lieu ; des confé-
dérations qui m'ont portée à en faire pa-
roître quelques-unes fous difFérens noms ;
enfin des railons qui m'engagent à les re-
mettre aujourd'hui fous les yeux du Public
T 2
29^ Introduction.
Je lui demande grâce pour les longueurs
où vont m'entraîner ces détails , que je vou-
drois pouvoir lui rendre auili agréables
qu'ils feront finceres. Ah ! fans doute , per-
fonne ne defira jamais plus vivement que
moi de lui plaire •; puifque jamais perfonna
n'eut à lui perfuader des menfonges , autant
d'intérêt que j'en ai à le convaincre de la
vérité.
La première de ces lettres fut adrefTée lar
la fin de 1766 à l'auteur anonyme d'uie
petite brochure intitulée , J unification de
J. J. Roujfeau dans la contejlation qui lu1
ejl Jurvenue avec M. Hume. J. J. RoufTeau
étoit alors en Angleterre. L'anonyme dit
qu'il ne l'a jamais connu ; & cela eft prou-
vé par le peu de chaleur qu'il met dans
fbn ouvrage.
La deuxième lettre (fi l'on peut appeler
ainfi un écrit adreffé en partie au Public
& en partie à un particulier ) , a pour titre
Réflexions fur ce qui s ejl pajfié au fujet de
la rupture de J. J. Roujfeau & de M. Hume ,
fut faite dans les premiers jours de 1767,
& n'a jamais paru (rf). La perfonne qui
___ 1 — 1 1 1
( <t ) Non: mais en 1 77- Jean-Jaques la lut & l'honora
^e Ton approbation. Ciruonftaiice que je crois ne pas devoir
Introduction. 293?
s'étoit chargée de la donner à l'impreffion
ayant fait une abfence forcée de la durée
de fix mois, je redemandai mon manufcrit *
parce qu'il me fembîa que ce petit ouvrage
avoit perdu fon principal mérite , celui de
Y à-propos. Aujourd'hui qu'il me paroît utile
à la gloire de J. J. Rouffeau , de raffembler
fous un feul point de vue , les différentes
apologies , qu'en différens tems l'acharne-
ment de fes persécuteurs a arrachées à mon
zèle, je crois ne pas devoir négliger celle-
là. De plus , on verra par les ménagemens
que j'ai eus pour M M. d'Alembert &c de
Montmcllin , dans ces deux premiers mor-
ceaux faits durant la vie de Jean - Jaques ,
combien la crainte de lui déplaire & de
choquer (es principes , en a impofé à mon
reflèntiment contre ceux de fes ennemis qui
avoient encore quelque réputation d'hon-
nêteté à perdre.
Les troifieme & quatrième lettres adref-
fées à M. Fréron furent écrites en novem-
bre àc en décembre 177g , & inférée:*
pafl'er fous filcnce; parce que, félon moi , & tous ceux qui
ont connu le caractère 4e cet homme vérjcliquc , elk
i .11 (i fouvent agitée: La Nouvelle Hcloïfe cjl-clle une
fcjjtoirc on tfn lornau :
T x
294 Introduction.
dans YJnnée Littéraire Nos* 35 & 39 de îâ
même année. La première roule fur un ar-
ticle de M. de la Harpe qui fe trouve dans
le Mercure du 5 octobre 1778. En écrivant
cette lettre , j'eus moins pour but de com-
battre un adverfaire de J. J. Rouffeau ,
que de prouver aux rigoriiies , en fait de
procédés , qui criîiquoient le ton dont M?
de Corancezavoit combattu M. de la Harpe;
que loin d'avoir paffé les bornes que pref-
crit l'honnêteté , M. de Cciancez lui avoi*
fait des facrifices qui avoient dû coûter
beaucoup à fon attachement pour J. J-
Rouffeau. Je rapporte) ai le préambule dont
M- Fréron daigna orner ma lettre ; & j'en
uferai de même peur tout ce qu'il a écrit
de relatif à celles qui ont obtenu place dans
ion Journal. Peut-être devrois-je m'exeufer
vis-à-vis de mes Iccleurs , de contribuer
ainfi moi-même à propager les chofes obi'-
geantes que cet eftimab^e Journalise a
bien voulu dire de moi , ( fur la foi d'au-
trui , car il efï bien vrai qu'il ne m'a ja-
mais vue ). Mais fon goût eft i\ délicat ,
fon jugement fi fain , & fon cœur fi droit,
que J. J. Rouffeau même peut s'honorer
de fes éloges : dès -là je ne dois pas Yen
Introduction. 29?
priver. D'ailleurs , je l'avoue , j'ai tant de
befoin de la bienveillance de mes juges 9
que je ne puis me réfoudre à iiipprimer
ce que je crois propre à me la concilier.
La féconde de ces deux lettres a pour
objet le ridicule avis ( fans nom d'Auteur )
qui fe trouve ti bien placé dans le Mercure ,
volume du 25 novembre 1778. Je ne rap-
porterai point cet avis , parce qu'il ne faut
pas multiplier les fottifes.
Les deux lettres fuivantes , l'une du 7
février , l'autre du 15 mars 1779, furent
encore fuccefïivement adrefïees , & en-
voyées à M. Fréron , avec prière de les
admettre dans V Année Littéraire i fur fon
refus , qui ne pouvoit m'etre fufpeft , je
pris le parti de les faire imprimer à part 9
& débiter non comme je l'aurois voulu •
mais comme il plut à M M. les Encyclo-
pédies de le permettre (£). La première
contient l'examen d'un article du N°. 361
du Journal de Paris , ) même année ) dans
lequel je trouvai que MM. les Rédacteurs
de ce Journal, qui s'étoient précédemment
( b ) On lentira que je veux parler des obfticle<; que leurs
ir.a:ia.u\res oppofcr.t a tcut ce qui entreprend de les déraai1
quer.
T 4
ï.e)6 Introduction.
annoncés comme amis de J. J. Rouffeau >
dérogeoient cruellement à ce titre. La fé-
conde eit confacrée à venger l'infortune
Genevois des atrocités dont fourmille
l'exécrable note que M. Diderot a fouiîcrt
qu'en inférât dans fon miférable Efj'ai fur
la vie de Séneque. Cet ouvrage deftiné à fe
perdre dan le gouffre de l'oubli , y e-ntraî-
nera-t-il la note qui lui a valu les regards
du Public ; ou bien cette nue partageant
la célébrité, des grands crimes , dont elle
a les affreux caractères , le préfervera-t-eile
d'y tomber ? Je fuis fâché qu'il n'appar-»
tienne qu'au tems de réfoudre cette inté*
Tenante queftion.
La feptieme lettre du 20 mai 1 779 in-*
titulée ; Lettre d'une anonyme à un anonyme %
eu procès de te] prit & du cœur de M. a"A~>
Umhert ^ a pour fujet l Eloge de Georges
Keith grand Maréchal d'EcoJfe. Ouvrage
trop connu , fans doute , pour que j'aye
rien à en dire ici. La même raifon m'empê^
chera de donner l'extrait d'aucun des écrits
de M. d'Alembert auxquels j'ai répondu.
La huitième lettre du mois de juillet
1779 adreffée à M. Fréron , & inférée
<a*ans V Année Littéraire N°„ 21 de la m£me
INTRODUCTI ON. 297
année , répond à une analyfe qu'il avoit
donnée du nouveau Dictionnaire. Hifloriquc
dans le N°. 18. Comme je fuppofe ['Annie
Littéraire aufïi répandue qu'elle doit l'être ,
je ne rapporterai point cette analyfe, Mais
je ne puis m'empêcher de dire qu'elle me
procura un plaifir bien rare & bien fenfi-
ble , pour quelqu'un qui aime Jean-Jaques ,
moins en raifon de les ta.lens qne de ion
extrême bonté ; le piaifir de pouvoir le dé-
fendre fans accufer perfonne. Je le goûtai
d'autant mieux, que je craignois de n'en être
plus flifceptible : il me iembloit que per*
pétuellement irritée par les noirceurs que
chaque jour voit éçlore contre mon ver-'
tueux ami , je devois avoir perdu cette
bienveillance univerielle , dont il nous a
peint les effets d'une manière ii touchante,
La neuvième lettre adrefîée à M. d'A-
lembert répond à celle qu'il avoit lui-même
ad.efTé le 18 feptembre 1779 à MM. les
Rédacteurs du Mercure de France , & qu'ils
inférèrent dans celui du 25 du même mois,
La dixième lettre intitulée , Réponfe ano-
nyme , à C Auteur anonyme de la Réponfe
à la Réponfe faite au [Il par un anonyme , à
la lettre que J$. d'Alembcrt a adrefjée par la,
iç>$ Introduction;
voie du Mercure , aux amis de J. J. Roujfeats
qui méritent qiion leur réponde , réfute un
article du Mercure du 27 novembre 1779,
qui porte pour titre , Réponfe à la lettre
que M. d'AUmbert a inférée dans le Mercure ,
pour jujli fier l'article' qui regarde J. J. Rouf-
feau dans Céloge de Mylord Maréchal. Ce
titre qui n'a pas le fens commun , comme on
le verra dans ma réponfe , m'a donné l'i-
dée du titre dont je l'ai affublée : fon ridi-
cule entortillage m'a féduite , il m'a paru
piquant de faire afTaut d'extravagance avec
le fecourable anonyme : j'ai penfé que il
je pouvois le furpaffer en cette partie ,
qui efl incontestablement la feule 011 iî
excelle , à plus forte raifen pourrois - je
l'emporter fur lui dans celles où il n'excelle
pas. PuifTent mes lecteurs juger que cette
efpérance ne m'a point trompée !
L'onzième lettre du 10 Septembre 1780
eft intitulée , Errata de VEffai fur la Mufi-
que ancienne & moderne , ou lettre a V Au-
teur de cet Effai , par Madame * * *. Ce titre
eft juftifîé par la manière dont elle eft faite ;
puifque des affertions calomnieufes font
les fautes les plus graves qu'un ouvrage
puiffe contenir ; & que je me fuis atta-
Introduction. 299
chée à détruire celles dont YEjfxi fur la.
Mujîque eu rempli. Je n'ai daigné tenir
compte d'aucun de (es autres défauts; mon
objet n'étant pas de travailler à la perfec-
tion de cet ouvrage. Au refîe , en prou-
vant combien l'auteur a l'efprit faux ou le
cœur gâté , j'ai fuffifamment mis fes lec-
teurs en garde contre fes jugemens de tous
genres.
La douzième lettre parvint manufcrite
par la poffe à M. d'Alembert , le 9 décem-
bre 1780. Elle ne devoit être imprimée
ni par mes foins , ni par ceux de M. Fré-
ron : car il n'étoit pas vraifemblable que
M. d'Alembert que je priois de la publier,
l'adrerTâtà cet intcreffant Journalifîe. D'ail-
leurs pour ne pas mettre la complaifance
de l'Académicien à une trop forte épreuve,
je l'engageois à confier ma lettre au Mer-
cure fon mefiager favori. Au lieu d'avoir
cette condelcendance , ou de s'y refufer
formellement , ce qui auroit encore com-
promis fa dignité , il abandonna la pape-
rafîe à M M. les Rédacteurs du Mercure ,
pour en faire ce que bon leur fembleroit.
Cette tournure étoit excellente pour em-
3oo Introduction*'
pêcher qu'elle ne patût (c) , & fe réfer-
ver la faculté de dire qu'i/ ne soppofoit
nullement à ce qu'elle fût publiée. Or , il
leur fembla bon de mettre dans leur vo-
lume du 2.3 décembre , une lettre amphi-
gourique qui porte en fubrtance que M.
d'Alembert s'en étoit rapporté à eux pour
y inférer , ou non , une lettre dans la-
quelle une femme qui flgne D. R. G. , &.
qui leur efl inconnue , ainfi qu'à lui , effaye
( le mot efl précieux ) de répondre a un*
lettre qu'il leur a adreffée dans le Mercure
du 14 octobre. Nous nous permettrons , ajou»
tent-ils , une feule obfervation fur un fait
qui paroi t avoir induit Madame G***, en
erreur. Elle na pas fait attention , ( on le
verra ) à ce que M. a^Alembert dit expref-
fément , & qu'il efl facile de vérifier , qui
depuis, la féconde édition de fes Elémens de
muuque donné* en. iyGi ,Jîx ans avant h
Dictionnaire de Roufjeau , il na pas chan*
gé un mot à fes Elémens.. Eh bien ! Quand
cela feroit vrai , eïl-ce que cela l'auroit
autorité à tronquer indignement le texte >
à changer avec la plus révoltante perfidie
(c ) Tl étoit naturel de croire que cette dédaigneufe in-
différence me rebuteroit.
Introduction. 30!
les expreffîons Ile la note dont il fe plaint»,
pour faire croire que J. J. RomTeau dit
que la féconde édition des Elémens a paru
tn ij68 ? Eft-ce qu'en difant une chofe
vraie , on acquiert le droit de dire cent
fàuffetés ? M. Rouffeau a dû dire ce qu'il
a dit , puifqu'il parle d'une nouvelle édition.
■avec des augmentations qui a paru quelque
tems après fon Dictionnaire , 6c qu'en effet
il en parut une en 1772. M, d'Alembert
*i'avoit qu'un moyen de fe réhabiliter,
c'étoit de faire imprimer ma lettre : il a
préféré d'avoir aux yeux de toute la
France , outre les torts que je lui repro-
che , celui de s'être refufé à leur répara-
tion : ce qui lèvera les doutes qu'une ex-
ceiîlve indulgence pourroit encore formeî
fur la mauvaife foi qui a été jufqu'à pré-»
fent le principe de fa conduite. J'avoue
qu'exiger qu'un perfonnage auffi important
que le chef d'une fecte importante ; le
plus grand géomètre de l'univers ; le fecré-
îaire perpétuel de l'Académie Françoife ;
l'ornement de toutes les autres ; le repré-
fentant de l'Europe; Monfieur d'ALEMBERT
enfin , rétracle à la réquifition d'une fem-
me , les calomnies qu'il s'eft. permis d'à-
joi Introduction.
vancer contre un fou §d) , c'eft avoir
aufïi des prétentions trop outrées. Je me
fuis donc rabattue à fuppîier humblement
Monsieur Fréron de fe charger de mon
iniquité , c'eft- à-dire de ma lettre ; &c il
a eu la bonté de lui donner place dans
le NQ. 37 de V Année Littéraire 1780 , ainfi
qu'à celle que j'eus l'honneur de lui
écrire pour lui demander ce bon office ,
& qui fe trouve la treizième de ce re-
cueil. Je fens tout le prix de l'égard que
M. Fréron eut pour moi dans cette déli-
cate circonftance ; & je le prie de per-
mettre que je lui en faffe ici les plus fin-
ceres remerciemens.
La quatorzième & dernière lettre a moins
de rapport à J. J. Roufleau que les pré-
cédentes ; mais elle en a encore artez pour
n'être pas déplacée à leur fuite. Voici
quelle en fut l'occafion. M. l'abbé Roufîier
favant du premier ordre , ayant lu V Errata
de VEffai fur la Mujiquc , fut arFeclc de.
l'article de cette brochure qui le regarde ,
au point de prendre la peine de faire fur
(d) Voyez la lettre de M. d'Alembert à MM. les Rédac-
teurs du Mercure.
Introduction. 303»
ce fujet une note qu'il remit à un de
fes amis , à qui il ne connoiffoit , & qui
n'avoit en effet aucune relation avec
moi. De mains en mains , cette note
tomba dans les miennes : le carattere de
modération qui la diftingue , me déter-
mina à écrire fur le champ à M. l'abbé
Roufîier une lettre d'excufes , qu'il reçut
par la porte le 15 février 1781. Je la ter-
minois en la priant de la faire mettre dans
quelque papier public : il ne l'a pas fait
( que je fâche ) ; mais la manière flatteufe
dont il a bien voulu l'accueillir me donne
lieu de croire que fa feule modeftie l'en
a empêché. Comme je n'ai pas encore
affez de lumières pour n'avoir plus de
confeience , je penfe que ce feroit imiter
fort mal à propos M. l'abbé Roufîier ,
que de laiffer fubfifter mon injuitice, fous
prétexte qu'elle ne peut tirer à confé-
quence ; & que , puifqu'elle a été publi-
que , je dois la réparer publiquement.
Cette lettre n'étoit point fignée , parce
que la pofle n'elt pas fi difficile que MM.
les journaliftes , qui , affure-t-on , fontaf-
fujettis à ne publier aucune lettre qui ne
{bit revêtue d'une fignature , ou dont ils
304 Introduction.
ne connoiflent l'auteur. Cette condition
efl dure pour quelqu'un qui ne veut ni
fe taire , ni faire parler de foi. Pour m'y
fouitraire , on me confeilla de mettre à
ma première lettre , un nom qui ne me
fît pas perdre les avantages de Vincogn'uo :
cette petite rufe n'étoit gueres de mon
goût : cependant , il fallut l'employer ; &
comme en tout il n'y a que le premier
pas qui coûte , me trouvant dans le cas
de récrire , je crus devoir , pour mieux
dérouter les curieux , figner mes lettres
de différens noms , & y dire des chofes
qui induififlent à penfer qu'elles étoient
de différentes perfonnes ; ne me flattant
pas d'avoir un ityle affez à moi , pour
rendre cette précaution inutile. Mais je
n'ai pas pris un feul nom qui ne m'ap-
partînt : celui que je porte fera connu >
quand je ne pourrai plus ni m'en applau-
dir , ni m'en plaindre.
Il ne me refle plus qu'à déduire les
raifons qui m'engagent à former ce re-
cueil. La plus forte de toutes eft la douce
obligation de déférer au fentiment de deux
hommes recommandables , que je révère
profondément , & à l'un defquels je dois
toutes
Introduction. 305
toutes les confolations que la mort de
Jean- Jaques m'a permis de goûter ; tous
deux doués d'un genre de mérite qui les
rend plus capables que peffonne d'appré-
cier celui de ce vrai philofophe ; animés
peur lui d'une amitié ardente , & d'un zélé
infatigable ; dépofitaires de fes dernières
volontés , éditeurs de la feule collecA
tion de fes œuvres qu'on doive tenir pour
authentique ; enfin , dignes de lui fuccéder
dans le cœur des gens fenfibles qui l'ont
tous aimé , & même dans l'opinion pu-
blique , puifqu ainii que lui , ils honorent
les talens en en faifant le plus noble ufage .
j'aurois certainement pour ces deux ref-
peclabîes amis de mon ami , des déféren-
ces plus coûteufe? : car il faut l'avouer,
celle - ci s'accorde avec mon inclination
comme avec mon devoir. Je (ens au'ru-
tant auroit-il valu ne pas faire ces lettres,
que de m'en tenir à la manière dont elles
ont été publiées. Les brochures ifolées î
qui n'ont qu'un objet , ne peuvent fa-
tisfaire que fur cet objet , & ne font
gueres lues que de ceux qui y prennent
intérêt : mais Un corps de défenfes em-
bralTe tout , & eft lu de tout le monde.
Supplément. Tome XL y
306 Introduction.
Je faL bien qu'un partifan de Jean- Ja-
ques a dit, tout en écrivant e 1 là faveur 9
à Dieu ne plaifc que je veuille me donner
Us airs d être le déjenjeur de Jean- Jaques ;
U nen a pas befoin ; fes œuvres exijient. Ou
je me tiompe beaucoup, ou il y a dans
cette phrafe plus de fentiment que de ré-
flexion. Elle a beau faire honneur à M.
de Mdrignan , en invitant à croire qu'il
voit dans les oeuvres de Jean-Jaques la
réfutation complète de toutes les calom-
nies qu'on a débitées contre lui , il n'en
feroit pas moins dangereux que la façon
cb penilr qu'elle annonce , fût adoptée
par tous les amis de Jean-Jaques. Si on
n'attaquoit que fes oeuvres , à la rigueur
ils poi.r-oknt fe taire & les lalffer par-
ler ; mais ce font (es mœurs , fon carac*
tere , fes intentions , fes principes , fa mé-
moire enfin, qu'on attaque avoc fureur,
fans frein , & lans exemple. Or , comme
fes ennemis pi ouvert journellement qu'on
peut écrire les plus belles chofes , & faire '
les plus in;âmes, il eft indifpenfable d'é-
tablir l'admirable conformité qui a tou-
jours iubfiAé entre fes principes & fa
conduite : ce qui ne fe peut qu'en dé*
Introduction. 307
montrant jufqu'à l'évidence ,1a fauffété des
accufations dont on a pris à tâche de le
charger. D'ailleurs j'ai toujours cru , 6c
je croirai toujours que défendre V vertu
contre le vice , eft un air qui fied à tout
le monde. Mais n'efï-ce pas fervir la (o~
ciété , peut-être plus utilement que Jean-
Jaques même , que de préferver des im-
prenions funeftes aux mœurs , que quel-
ques littérateurs , 6c la plupart des journa-
lises cherchent à donner fur Ion compte ,
les jeunes gens , les femmes , les gens du
grand monde , trop diiîipés pour méditer
les ouvrages de ce philofophe , & trop
répandus pour ne pas trouver fous leurs
mains , 6c au moins parcourir les petits
libelles qui s'impriment contre lui ; & qui
ont pour but de rendre fa perfonne mépri-
fable , 6c fa morale fufpette r Si nous négli-
geons de préfenter le préfervatif , nous
qui connoifïbns tous les dangers du mal ,
qui tentera d'appliquer le remède ? Il faut
défendre Jean- Jaques , pour l'intérêt de
la vérité , pour celui de fa mémoire ,
pour le bien général , Se pour fon propre
foulagement , pour peu qu'on fente avec
vivacité. Eh ! comment ne pas employer
V z
3c8 Introduction.
toutes fes forces à repouffer les efforts de
prétendus philofophes , qui fe liguent pour
diffamer dans l'eiprit de la multitude fur
qui le\:r charlatanifme a acquis quelque
pouvoir , u i homme qu'ils devroient pren-
dre & lui propofer pour modèle ? Com-
ment retenir fon indignation quand on
voit deux hommes (e ) qui s'éîoient conci-
lié l'eflime générale par leur attachement
à la bonne caufe , & le noble zèle qui les
portoit à féconder dans fes travaux un
jeune littérateur , également intéreffant
par fon âge , fes talens 5 fon caractère , à
l'abri d'un nom refpeclé abandonner là'
chement l'une & l'autre ; parler avec la
dernière indécence du plus profond des
moralises , du plus exact des logiciens ,
du plws fimpîe des philofophes , du plus
éloquent des écrivains , du plus grand des
hommei , puifqu'il en fut le plus ver-
tueux ; 6c cela après s'être élevés avec
autant de vigueur que de courage , contre
U lâche mais dangereux aggrejjeur qui ,
après qiànçe ans de Jiknce , n'ouvre la bon-
(O Mefiieurs Geoffroy &[ Royou , ci-devant coopérateurs"
de M. Fréron ; actuellement auteurs du Journal de Morç.
ficur , trtre du Roi.
Introduction. 309
the qu après la mort de taceufé , & quand il
lia plus pour fe défendre que le fouvenir de
/es vertus civiles , & Veflime du petit nom-
bre de ptrfonnes qui Vont connu. Ap/ès
avoir avoué que cet acculé eft un témoin
irréprochable dont la candeur & la Jimpli-
cité font déjà reconnues (/) : & par cette
abfurde palinodie , s'expofer au foupçon
flétriflànt, dont aucune protection ne peut
les garantir , de s'être laiffé corrompre
par les Encyclopédistes. A quel prix t
c'eft ce que je n'aurai pas la témérité de
vouloir approfondir. Ah ! fans doute , ce
ne peut être que par un déplorable effet
de cette corruption qu'ils ont oublié ce
qu'ils fe dévoient à eux-mêmes , jufqu'à
fe permettre de dire en rendant compte
du fupplèment à l'Emile de J. J. Rouffeau :
Ce fragment me paroît la meilleure critique
quon ait jamais faite de l'Emile (g)- On
diroit que le Citoyen de Genève a voulu
— v ~
(/) Voyez la lettre de M. l'abbé Royou à M. Fréron ,
au fujet de V Eloge de Myhrd Manchot , NQ.I7. tk Vannée
Littéraire 1779.
(g) M. Geoffroy parle au fingulier ; mais M. Royou étant
ton aflbcié , ils répondent l'un pour l'autre ; &' le produit d:
leur Journal, tant en approbation, & en blâms qu'en ar-
pent , doit être commun entr'eux.
v -
3io Introduction.
nous prouva lui - même f inutilité de fon
fyjlême d'éducation. Apres avoir uni fon
Elevé à la charmante Sophie , le Mentor
s éloigne , quoique plus néceffaire que jamais.
Sans compter qu'il n'eft. pas d'ufage
qu'un homme marié garde fon gouver-
neur , du moins à ce titre , fi le Mentor
d'Emile étoit relié auprès des nouveaux
époux , ou il n'y auroit fervi à rien , ce
qui donneroit vraiment prife à la criti-
que , ou il n'y auroif pas eu matière à
un fupplément : car rien ne feroit plus
fimple , plus uniforme , moins fertile en
événemens , que la vie privée de deux
époux , qui , fous les yeux d'un bon ins-
tituteur ne s'écarteroient point de la route
qu'il leur traceroit ; & refleroient cons-
tamment attachés l'un à l'autre.
Cet Emile fi bien affermi dans fes prin-
cipes devient galant , & prefque petit-maître :
la tendre & vertueufe Sophie nefl plus quune
femme a la mode ; & fans refpecl pour la.
philofophie , elle fait à fon époux foutrage
le plus fenfible.
Voilà la pernicieufe influence des mœurs
des grandes villes , fur des caractères hon-
nêtes 5 mais foihles : la crainte de paroître
Introduction. 311
ridicules les j tte clans le précipice : mais
les principes d'une benne éducation re-
prenant le dcfîus , 'es en retirent ; i's de-
vienne m plus forts par l'épreuve de leur
fuib'eiT. , &c plus eû\. niables peut-être de
(avoir réparer & ie pardonner récipro-
quement leurs fuites, qu'ils ne Pauroient
été de lavoir s'en garantir. Nous air.ons
vu Emi'e & Sophie dans cette heureufe
foliation , û la mort avoit laifTé à J. an-
Jaques RoufTeau le tems de ies y con-
duire. Cela eu. vraifemblable du moins ;
car ayant cru ce fuppUmcnt uti!e , il t?a
pu que le fufpendre 6c non pas l'ahan-
donner. Ce fans refpecl pour la philofnphU
eft une p!aifantene d'un 'bien mauvais,
ton ! Mais que M. Geoffroy plaiiar.te tant
& {\ lourdement qu'il voudra , cela ne
fera pas qu'#/z homme, galant & prefaue
petit- maître ibit un (çélérat ; ni q.'iine
femme à la mode foit un montre , tels
que nous n'en voyo.is que trop iortir des
collèges, 6c des couvens cù Péd -.cation
cri: fi oppolée à Yinutile Syjlême de J. J.
Rouifeau.
Emile, ignore fa dif grâce j
V 4
3 il Introduction.
Cela prouve qu'au moins Sophie ne»
fouloit pas aux pieds les bienféances.
Sophie la lui apprend par un rafinemenè
héroïque de délicatejfe.
Très - héroïque affurément. Elle s'eft. en
Ce point fort éloignée de la mode ; & fon
exemple ne fera pas contagieux.
Incertain du parti qu'il doit prendre , il
forme une efpece de monologue tragique par
le Jlyle, & comique par lefujet.
Comique par le fujet ! Quoi ! aux yeux
de M. Geoffroy l'adultère efl un fujet co-
mique ! Thalie le montre plus feru-
puleufe.
Si Sophie avoit été trompée par un breu->
r y âge comme le prétendent les Editeurs , pour
\ \t honneur de fon éducation :
/ Les Editeurs ne prétendent rien : ils ne
qifent que ce qu'ils favent , & reflemblent
trop à leur ami , pour chercher à le faire
valoir aux dépens de la vérité.
Elle devoit fe jujlifier aux yeux de fon
époux.
Elle devoit avouer fon malheur au Mentor
d'Emile , ai - je entendu dire à une per-
fonne d'efprit : moi je dirai , elle devoit.....
Ce qu'il y a de vraiment comique , c'efl
INTRODUCTION. 313
que nous cherchions les* moyens qu'elle
auroit dû prendre , comme fi la plus fé-?
eonde imagination qui fut jamais avoir.
pu en manquer. Tout ce que Sophie n'a
pas fait étoit incompatible avec le plan de
l'auteur. Si elle avoit tenu une autre con-
duite , Emile n'auroit pas été « aux prifes
» avec la fortune , placé dans une fuite de
» fituations effrayantes , que le mortel le
» plus intrépide n'envifageroit pas fans
» frémir » ; 6k: fon maître n'auroit pas pu ,
comme il le vouloit « montrer que les prin-
» cipes dont Emile fut nourri depuis fa
» naiffance , pouvoient feuîs l'élever au-
» demis de ces fituations (A) ». Il falloit
pour qu'Emile lût complètement malheu-
reux que Sophie parût coupable ; & il
fuffifoit pour ïhonneur de fon éducation ,
que fon innocence fe découvrît un jour.
Si cette infortunée s'étoit jufiijiéz aux yeux
de fon époux , fi elle s'étoit confiée à la
prudence de fon Mentor , l'une ou l'autre
de ces démarches auroit rétabli le calme
dans le cœur d'Emile; & alors que deve-
noient les affreufes fituations où J. J.
i h ) Voyez l'avis des Editeurs.
314 Introduction.
RoiifT.au vouloir !e jetrer ? La plus cruelle
de toutes eft fon erreur Air la caufe de
l'infidélité de Sophie ; c'eft elle qui donne
lieu à la fuite d'Emile , & au mot fubbme
qui fait trefïaillir toutes les mères , dans
le cœur defquelles le goût des frivoles
amufemens r.'a pas éteint le feu facré qu'y
allume la nature : « Non jamais il ne vou-
» dra t'ôter ta mère ; viens , nous n'avons
» rien à faire ici ». Car il ne fufR.oit pas
pour qu'Emile quittât Saphie , que 1' s
charmes fuffent profai.és , il falloit qu'il
crût fon ame dégradée.
Si elle êtoit vraiment coupable elle ne dc~
voit pas le chercher.
Je crois qu'il auroit m": eux valu dire ,
il n êtoit pas naturel qu'elle le cherchât. Ce
que dit M. Geoffroy iemble interd re aux
époufes coupables la refiource , & par
conféquent les difpenfer de l'ob'igat'on de
rentrer dans leur devoir. Cate phtafe ,
elle ne divoit pas le chercher , efl par fon
amphibologie auffi da gereuiè que ces vers
de Bodc au :
L'honneur eft comme une isle efearpée & fans bords,
Où l'on ne rentre plus quand on en elt dehors.
V auteur en nous offrant fon Emile tour*
Introduction, 315
a-tour , menuijîer , matelot , efclave ^ a le
d&ffdn de faire voir que fan éducation lui
tient lieu de fortune , & lui fournit des ref-
fources dans les fïtuations Us plus cruelles
de la vie ; mais -pour V honneur de F Elevé ,
& de Clnflituteur , n eût-il pas mieux valu,
nous montrer Emile dans des emplois plus
importuns , confacrant au fervice de la patrie
les talens quil a cultives dans fa jeuneffe ?
Il eit fur que cela auroit été plus im-
pofant. Il n'y avoit pour cela qu'une pe-
tite difficulté à vaincre ; il auroit fallu feu-
lement que l'auteur eût fait élever par
l'Infliruteur d'Emile , le Monarque , les
Miniiîres , & les premiers Commis du
pays où il auroit voulu faire parvenir
Emile aux emplois importuns. Car on ne
/ s'aviferoit pas de les confier à un bon me-
nuifier dans nos gcuvememens paijîbles ; &
en fuppofant qu'Emile eût joint les qua-
lités de Ûefprit à la vigueur du corps , les
hommes à grand mérite ne cornacrent pas
toujours leurs talens à la patrie. On fait
cela en France ; & on s'en applaudit.
Ici M. GeofFroi abandonne le fupplément
à r Emile ; crache en pafiant fur le fupplé-
ment à la Nouvelle Héloïfe ; & arrive à des
3x6 Introduction;
réflexiâns fur Cilluflre Citoyen de Genève 1
qu'il nous afïure être plus utiles que tout
ce qu'il a dit fur ces fragmens ; & on le
croit aifément jufqu'à ce qu'on les ait lues.
Ces réflexions débutent par un parallèle
entre Voltaire & RourTeau. Ce font in-
conteflablement deux hommes ; & en voilà
allez pour autorifer la eomparaifon : aufli
n'y a-t-il que cela : car on ne peut regar-
der RoufTeau comme un bel-efprit, ni
Voltaire comme un grand génie. Quant
à leur caractère moral , l'oppofition eft
trop frappante pour qu'il faille en parler.
Ce parallèle eft, fuivi d'un autre entre
RoufTeau , & le fincere , le défintérefle , le
bon , le vertueux Séneque , ony trouve
ces fentences remarquables ;
Tous deux ont étonné leur JiecU par des
paradoxes ; mais les paradoxes de Séneque
font fublimes ; ceux de Rouffeau font bifar-
tes. Les paradoxes de Séneque font les chi-
mères de la vertu ; ceux de Rouffeau ne font
que les boutades de la mifanthropie. Séneque
élevé l'homme jufquà Dieu ; Rouffeau le
ravale jnfqiîa la bête.
On fent que moi , femme , je n'ai rien à
répondre à cela ; & que c'efl au public
Introduction. 317
qui connoît les mœurs , & les ouvrages
des deux auteurs comparés , à qui il appar-
tiendra de juger le juge.
Son caractère, ejl encore un problême : les
uns le refpectent comme un Fhilofophe ajfeç
courageux pour dire à fon ficelé des vérités
hardies & nouvelles.
Grâces au Ciel ! c'eft le plus grand nom-
bre , malgré les Voltaire , les Hume , les
Diderot , les d'Alembert , les Geoffroy >
les Royou , &: une poignée d'anonymes.
Les autres le représentent comme un fo~
phijïe ambitieux y qui pour faire du bruit ( i) ,
a foutenu des opinions révoltantes dont il
rfétoit pas lui-même perfuadê. ( Notez que
M. Geoffroy fe déclare du nombre de ceux
ci, puisqu'il ajoute ; quel étoitfon objet en
publiant fes opinions ? Vintêrêt de l'huma-
nité ! mais ne voyoit-il pas quelles nétoient
propres qu'à faire briller la fubtilite de fa
dialectique ?
Je gagerois que ce pauvre Jean-Jaques
n'a point vu cela ; que M. Geoffroy ne le
voit pas non plus ; & qu'il feroit, non em~
(;) En tout cas cette manie s'eft emparée lie lui bien tard.
Se l'a lâché de bonne heure, puifqu'il ne s'eft monti« qu<
treize ans, en faisante- iiK a«s il» U vie.,
318 Introduction.
barraffé, mais bien fâché , 11 une force ma-
jeure l'obligeoit à dire • fans détour , queî
eu fon objet eu publiant fi dogmatiquement
fon opinion fur ia perfonne ôc les ouvra-
ges de tilluflre Citoyen de Genève.
Le fcul de fes ouvragis , continue M,
Geoffroy" , où £ éloquence foit d'accord avec
ta raifon , cefl fa Lettre fur les fpeBaclcs.
Voilà ce qu'aucun de (gs ennemis , n'a-
voit ofé dire. Auiîi les preuves qu'en ap-
porte celui-ci , font- elles pour la plupart
rifibles : comme par exemple ,
Avions-nous befoin du Contrat Social ?
Pourquoi fatiguer de maximes républicaines
Us peuples heureux dune monarchie ? Efl-il
queflion d'accord & de traité , entre le perc
& les enfans ?
En effet , n'efl-il pas clair comme le jour
que puifque les François n'avoient pas
befoin du Contrat Social , Jean-Jaques a
eu le plus grand tort de le faire ? Cela me
rappelle le propos d'un officier François,
qui dînant un jour ( à Stoutgard ) à la table
du Duc de "Wurtemberg , qui avoit eu l'é-
gard de n'y admettre que des François ,
dit finement , il riy a ici d'étranger que
Monfeigneur.
Introduction. |t#
Roujjeau ne peut donc prlendre au titre
de philofophe (q^ie M. Geoiï oy lui donne
pouna t) \sil rejfernble àSocrate, cejl par-
ce au il a été comme lui joue fur le théâtre.
Triomphez M. Pahflbt , fi le pardo.i que
vous obànt Rouiïeau , vous en laiffe le
courage !
Quintllun lui refuferoit peut-être une place
parmi les orateurs ; tart de colorer des m en-
fong&s paroiuoit méprifable à ce grave lé"
gijlateur.
Et c'efl: de J. J. Rouffeau qu'on ofe
parler avec une û feandedeufe* licence ! De
J. J. RoufTeau le moins préfomptueux des
philofophes , & le moins tranchant dis
auteurs ; qui ne c.fle de prémunir l'es lec-
teu s contre la féduclion de (on ftyle ; qui
infifte toujours fur la droiture de tes in-
tentions, & jamais fur la fureté de fes
lumières ; qui dit expreflement :
. « Quand mes idées feraient mauvaifes,
» û j'en Fais naître de bonnes à d'autres je
» n'aurai pas tout-à-fait perdu mon tern?....
» Mon fujet étoit tout neuf après ]e livre
» de Locke , & je crains fort qu'il ne le
» foit après le mien Je ne vois point
»> comme les autres hommes ', il y a long-
3 io Introduction
*> tems qu'on me l'a reproché. Mais dé^
» pend -il de moi , de me donner d'autres
» yeux , & de m'affecler d'autres idées ?
» Non , il dépend de moi de ne point
» abonder dans mon fens , & de ne point
» croire être tout feul plus fage que tout
» le monde ; il dépend de moi , non de
i> changer de fentimenï , mais de me dé-
*> fier du mien : voilà tout ce que je puis
» faire & ce que je fais. Que fi je prends
» quelquefois le ton afHrmatif , ce n'efl
*> point pour en impofer au le£teur 5
S c'eft pour lui parler comme je penfe*
» Pourquoi propoierois-je par forme de
♦> doute, ce dont^ quant à moi, je ne
w doute point ? Je dis exactement ce qui
» fe paffe dans mon eipr.il.
» En expofant avec liberté mon fenti*
9* ment , j'entends fi peu qu'il faffe auto-
» rite , que j'y joins toujours mes raifons,
» afin qu'on les pelé, & qu'on me juge:
» mais quoique je ne veuille point m'obf-
» tiner à défendre mes idées , je ne m'en
» crois pas moins obligé de les propofer;
» car les maximes fur lefquelles je fuis d'un
» avis contraire à celui des autres , ne
» font point indifférentes. Ce font de celles
dont
INTRODUCTION. 32.Î
& dont la vérité ou la faufTeté importe à
» connoître , & qui font le bonheur ou le
» malheur du genre humain ( k ).
Eft-il pofïible qu'il exifte des propor-
tions dont on foit en droit de faire un cri-
me à l'auteur qui s'eftexpi:qué ainfi? C'eiî
pourtant à lui qu'on attribue Van fi fami-
lier à fes adverfaires de colorer des men-
fonges ! C'efT. à J. J. RoufTeau dont la con-
duite prouve la eonvictio i ; dont la mo-
rale exceffivement févere , ne 'eft cepen-
dant pas plus que fes mœurs ! Enfin à J.
J. RoufTeau qui a porté fi loin l'exercice
de toutes les verus , que fes dérracleurs
dans le défefpoir de ne pouvoir lui repro-
cher un vice (/) fe rabattent à l'aceufer
d'hypocrifie , le plus odieux d? tous, fans
doute, mais qui fuppofe cependant l'appa-
rente exemption de tous les autres. Accu-
fation d'autant plus commode à hafarder
contre un homme qui ne s'en1 jamais dé-
menti , que l'impoflibilité de la prouver
en difpenfe ; & que le mortel le plus con£
ii ) Voyez la Préface iVEmile.
( l ) Des inculpations dénuées de fondement ne l'ont paà
des reproches.
SuppUmmt, Tome XI. X
3-* INTRODUCTION.
îamment vertueux , peut palier pour le
plus profondément hypocrite.
Van de colorer des menfonges ! Et ce
font des hommes obligés par état à guider
la jeuneiTe dans fes études ( m ) & le public
dans (es jugemens («), qui confondent
infidieufement l'erreur dont tout homme
cft capable , avec le menfonge dont J. J.
Rouffeau ne le fut jamais i En voyant
un tel excès de perverfité , qui ne feroit
entraîné à s'écrier d'après VEvangik , Si
LE SEL PERD SA FORCE AVEC QUOI LE
-SALERA -T- ON ?
Le 9 Mai 1781.
(m) A titre de ProfefTeurs, l'un de philofophie. l'autfe
■fl'éloquence, aux collèges de Louis-le-Grand & Mazarin.
<»J A titre de Journal iftes.
LETTRE -
A L'AUTEUR DE LA JUSTIFICATION
DE J. J. ROUSSEAU,
■Dans la contejlation qui lui eft fur-
venue avec M. Hume
Monsieur,
V^Ette lettre n'eft écrite que pour vous;
& je ne Taurois pas rendue publique , û
j'avois eu un autre moyen de vous la
faire parvenir. Mais je n'ai pu rélifter au
defir de vous communiquer quelques rc-
flexions que j'ai flûtes , en lifant l'écrit
trop peu volumineux qui a pour titre :
Jujlificadon de J. J. Roujfeau dans la con-
tejlation qui lui ejl furvenue avec M. Hume;
& je rifque d'autant plus volontiers la voie
de i'imprefiïon , qu'elle ne peut faire de
tort qu'à moi.
Je n'ai pas arTez d'efprit pour que votre
amour-propre dut être fatisfait que j'ap-
plaudiffe à votre ftyle, Monfieur : ainJi je
.n'en parlerai point. Mais j'ai le fens allez
X z
3M L E T T R E
droit , & le cœur afîez bon , pour que
vous puiiïiez être flatte de l'admiration
que j'ai conçue pour votre caraclere , &
j'aime à la faire éclater. 11 faut avoir bien
du mérite pour entreprendre la défenfe
d'un homme que de malheureufes circonf-
tances ont livré à la malignité de' fes en-
nemis ; fur -tout , quand la févérité de fa
morale , l'aufténté de (es mœurs & la
fupériorité de fon génie , lui en ont fait
un ii grand nombre : vous devez donc
être iûr de l'approbation de tous les gens
de bien. Mais , permettez-moi de vous le
dire , vous auriez dû , ce me femble ,
mettre votre nom à la tête de votre ou-
vrage. Pourquoi garder l'anonyme ? Cette
réfeivepeut être différemment interprétée:
les partifans de Jean-Jaques l'attribueront
à la modefîie , & fes antagonifles à la timi-
dité : car, comment pourroient-ils conce-
voir qu'on eût le courage de bien faire }
Vous ne deviez pas vous expofer à la di-
versité de ces jugemens. D'ailleurs , fi vous
êtes connu , votre réputation eft bonne ;
j'en ai pour garant l'honorable rôle dont
vous vous êtes chargé : elle auroi£ donc
ajouté fon propre poids à celui de vos
A l' A u t e u ft , &c. Uï
raifons. Si vous êtes ignoré , vous ne ;
viez attendre du tems une occafion plus
favorable pour vous faire connoître ; en
la faifinant vous auriez partagé avec
Jaques l'eftime que fes plus cruels ennemis
ne peuvent lui refufer , & qui me paroît ix
bien prouvée par le dédain dont ils affec-
tent de l'accabler. Peut-être auiïî , ne vous
fouciez-vous pas d'attirer , mime à ce
prix , les regards du public : j'en ferois
d'autant moins furprife T qu'à la beauté de
votre procédé, je ne vous crois pas hom-
me de lettres. Mais fi vous l'êtes , Mon-
fieur , de grâce nommez- vous ; & pour
que nous connoitfions deux hommes ca-
pables de fuivre cette carrière , fans s'oc-
cuper ni à détruire à force ouverte , ni à
miner fourdement l'honneur, & la tran-
quillité de leurs concurrens ; & pour adou-
cir l'amertume dont Jean - Jaques doit être
pénétré en voyant une profefïïon qu'il ho-
nore , fi généralement déshonorée. Car ne
vous y trompez pas; votre ouvrage eil déjà
arrivé jufqu'à lui ou y arrivera , malgré
Yépaiffcur dzs filas dont il ejl environne :
l'amitié ou la haine lui procurent tous les
écrits dont il eft le fujet.
X 5
$i6 Lettre
Vous dites, Mcnfieur, eue l'expcfé de \&
conteftation de Jean-Jaques avec M. Hume,.
a jette les amis du premier dans un il
fingulier abattement, qu'ils n'ofent prendre
fon parti. Ceux qui vous entourent, ont
très - bien fait de le taire , puifque leur
filence vous a fait parler. Je corçois ce-
pendant qu'un coeur tel que le vôtre s'an-
nonce a dû en être triftement affecté. Pour
moi , placée à cet égard , plus avanta-
geusement que vous , je connois plufieurs
peribnnes dont !a probité rend les opinions
précieufes, qui penfent & difent que la juiîi-
fication de Jean - Jaques eit moins encore
dans fa lettre du 10 juillet 1766 , que dans
l'apologie de M. Hume, & qui ne peuvent
fe défendre de iufpc&er les lumières , ou
les intentions des têtes fages qui lui ont
confeillé de mettre au jour les pièces de
fon procès , tant elles trouvent cette dé-
marche ridicule. Quant à vous, Monteur y
vous juftinVz la conduiféde Jean-Jaques &.
vous blâmez celle de M. Hume , avec une
modération qui prouve bien que le fe'ul in-
térêt de la vérité vous anime. Vous ne
décidez pas que M. Hume foit coupable
de trahlfon : mais vous affirmez eue Jean-
A L' À U T E U R, &C. 317
Jaques eft innocent de l'ingratitude qu'0.1 lui
impute. Vous ne pouviez le fervir plus à
fon gré , qu'en ménageant Ion adversaire*
Il y a encore dans- votre écrit une chofe
dont Jean- Jaques fera bien flatté; c'èfî le
choix des éloges que vous lui donnez ; ils
portent tous fur la beauté, 'a cé-^é-viit.é,la
délicaterTe, la fniiibi ké de fon ame ; l'hon-
nêteté , la firaiftchife , la candeur de ion
caraclere ; & voilà , j'en réponds, ce qu'il
prife le plus en lui. Mais pourquoi ces
qualités lui font-elles ccr.tciléos ? Sont-ee
bien elles qui lui font des jaloux. Non.
Mais fes talens iont trop inconteftables ; il
faut bien l'attaquer du côté du cce.ir, qui
a toujours bien moins d'oçcafions que
l'efprit de paroître.
Je fuis fâchée, Monficur, que le louable
emprefTement de rendre hommage à la
vertu méconnue , vous ait empêché g>
tendre plus loin vos obfer varions. ' ous
auriez dit que l'accufation dont Jean-Jaques
charge M. D. . . . quoiqu'elle foit injufte ,
doit paroître bien eveu table.
iu. Jean-Jaques a cru reconnoîtrele (rvle
de ce célèbre Ecrivain, dans la lettre qu'on
ofa produire fous le nom du roi de Piiifle ;
X 4
3 2.S Lettr e
&Z il faut convenir que, pour un homme teî
que Jean-Jaques cette préfompî'ona la force
d'une preuve. Or , cette ra'foi de croire
que M. D. . . . étoit l'auteur de cette lettre ?
n'étoit ba'ancée par aucune raifon d'en
douter , à moins q l'elle ne fût prife dans
le cara&ere de M. D chofe très-problé-
matique pour le public , qui ne le connoît
que par fes ouvrages ; puifqu'on fe croit en
droit de diffam.T Jean - Jaques malgré les
fiens. C'efr. donc un point du procès , fur
lequel tous ceux qui ne vivent pas intime-
ment avec M. D. . . . doivent juger Jean-
Jaques avec la plus grande cu'confpecVion.
2°. Cette déclaration a précédé la dé-
claration que M. D. . .. acîreiTe aux éditeurs
de 1: 'Expofé fucclncl , &ç. puifque c'eft elle
qui parok y donner lieu. D'ailleurs, bien
que cette déclaration foit fins date, elle ne
doit avoir été faite qu'après que le foup-.
çon de Jean- Jaques a été divifgué par M,
Hume : il n'étoit pas naturel que M,D. . . ..
allai: au- devant.
3°. L'auteur de îa traduction françoifç
de l'impertinente lettre de M, Walpole
s'obftine à fe cacher ; & ce n'eft certaine-*
n.'.ei_î pas dans l'original anglois que Jean**
A l' Auteur, &c. 3x9
Jaques a cru reconnoître la plume de M. D...
40. Enfin , il étoit tout nmple que Jean-
Jaques imaginât que M."Walpole& M. D....
çtoient devenus amis, l'étant tous deux de
M. Hume. Et fi M. D n'aîfirmcit pas
qu'il ne connoît nullement M. Walpole ,
on auroit peine à croire que M. Hume
ait négligé de procurer à fon compatriote
la connoiffance & l'amitié d'un homme
d'un aufli grand mérite que M. D Peut-
ctre aufh que ce philofophe , ne fâchant
pas le prix de ce qu'il reridbit , ne le fera
pas prêté comme il le devoit aux avances
qui lui auront été faites. En vérité, Mon-
iteur ,je le plains Jincercmenz de n'être pas
lié avec M. Walpole. L'honnête , le con-
féquent M. Y/alpole , qui s'a mu le inno-
cemment à traduire en ridicule aux yeux
de l'univers , un homme qiiil n'a jamais
vu ; qu'il ne veut point voir , ( de peur fans
doute de perdre l'envie de le traiter de
charlatan ) , & qu'il ne connoît que par
l'éclat de fa célébrité , le bruit des difgra-
ces qu'il éprouve , Se le titre d'ami de fon
ami M. Hume !
Le bieniaifant M. Walpole , qui fâchant
combien fa nation efl facile à indifpofer ,
330 Lettre
lui peint ce même homme , qiùil ne con-
naît pas , comme un orgueilleux forcené
qui préfère les horreurs de l'indigence à
l'humiliation d'être fecouru par un Roi ;
ou comme un fourbe qui n'ayant réelle-
ment pas befoin de fecours ? affiche la pau-
vreté pour intérefler la commifération des
Princes , exciter leur libéralité , & fe mé-
nager l'honneur des refus ; & cela , dans
le moment où M. Walpole fait bien que
les plus critiques circonftances forcent cet
homme à chercher un afyle en Angleterre ,
fous les aufpices de fou ami M. Hume !
L'intrépide M. Walpole qui , bien fur
que , quoi qu'il faffe , les remords n'ap-
procheront jamais de fon cœur , brave ,
avec la plus généreufe audace , l'opinion
que le public prendra de fa conduite en-
vers un infortuné qu'il ne connoît pas , que
tous les honnêtes gens révèrent > & qui
a été recherché de fon ami M. Hume !
Enfin l'équitable M. Walpolé , qui fe
vante d'avoir pour Jean-Jaques k plus profond
mépris , quoiqu'il ne U connoijfe point, & fans
favdir pourquoi ! Car il n'eft pas préfiima-
ble qu'il méprife profondément Jean -Ja-
ques, parce que celui-ci r. trouvé fa pla.ian-
à l' A u t e u r,&c. 331
terie mauvaife , & s'efl formalifé de la foi-
bleffe de fon ami M. Hume.
Il feroit original que le clair-voyant M.
Waipole eût puifé dans les ouvrages de
3ean-Jaques , le profond mépris qu'il a pour
faperfonne , & qu'en en indiquant lafource
à toute l'Europe , qui jufqu'à prëfent ne
l'a pas vue , il fauvât Jean-Jaques du repro-
che d'hypocrifie, dont M. Hume , U fes
adhérens s'efforcent de le noircir.
Vous auriez dit , Monficur , que M.
Hume ne raiibnne pas avec toute la jiii-
teffe qu'on attend de lui , quand il met en
queftion page 1 1 de fon Expofé ,Ji torguia
de Jean-Jaques efi un défaut ; qu'il établit
qu'en admettant l'ailirniative, pour laquelle
il paroît ne pas pencher , ce feroit un dé-
faut refpefaèle; & qu'il dit 8 lignes plus
bas , qitun noble orgueil , quoique porté a
V excès , mériteroit de t indulgence dans J. J.
Rouf seau. Donc , félon M. Hume, la même
qualité , chez le même homme & dans les
mômes circonftances , peut être à la ibis
l'objet de l'indulgence & du refpccl. Ceïr.
dommage que cet endroit pèche contre la
logique : car il me femble être , à d'autres
égards , le mieux frappé de tout i'Expofé.
332- Lettre
Vous auriez dit , Moniteur , qu'il n'y a
point d'ame délicate qui ne foit bleffée de
l'orientation avec laquelle M. Hume étale
les prodigieux efforts qu'il a très-inutilement
faits pour fervir Jean- Jaques , jufqu'au mo-
ment où il engagea M. le général Conway
à demander pour lui une penfion au Roi :
(fuccès que le cara&ere de ce Miniftre a
du rendre bien facile ) ; & qu'aufîî - tôt
que le fentiment fait place à la réflexion .,
on fe demande à quoi fervent donc , en
Angleterre , le crédit , la réputation , la
fortune même , puifque tout cela joint 9
chez M. Hume , à la plus forte paflïon
d'obliger Jean - Jaques , n'a rien produit
pour celui-ci ; & n'a valu à M. Hume même,
que le prétexte de prendre un titre dont fa
vanité s'alimente.
Vous auriez dit y Monfieur y que le choix
des articles de la lettre de Jean- Jaques aux-
quels M. Hume répond , eit un argument
victorieux en faveur de Jean -Jaques. De
plus ; que les affirmations de Jean-Jaques
ne méritent en elles-mêmes pas moins de
confiance , que les négations de M. Hume ;
& qu'elles en méritent davantage , en ce que
c'eft vis- à- vis de M. Hume que Jean-
a l' A u t e u R , &c. 333
Jaques affirme , & que c'eft vis-à-vis du
public que M. Hume nie.
Vous auriez ajouté , Mbnfieur , à ce '
que vous dites fur la façon dont fe termine
la fameufe lettre du 10 juillet, qu'il faut
que la crainte de faire une injufîice ait un
empire bien abfolu fur Tarne de Jean- Jaques,
pour qu'il lui reftât encore des doutes de la
trahi/on de M. Hume. En effet, lorfque ques-
tionné par M. Hume fur le compte de M.D...
Jean- Jaques lui dit que ce favant étoit un
homme adroit & rufé, M. Hume le contredit)
& fit bien , avec une chaleur dont il s'étonna,
parce qu'il ne favoit pas alors qu'ils fujjentji
bien enfemble. Leur intelligence s'eft décou-
verte , Jean-Jaques a donc la preuve que M.
Hume fait défendre (es amis : fort bien. Sans
oarler des inexplicables infidélités dont Jean-
Jaques fe plaint relativement à fes correfpon-
dances ; de l'air de protection que M. Hu-
me prend avec lui; du peu d'égards qu'il lui
marque , dans un moment où il lui en de-
voit tant, puifqiûillui rendoit de bons offices
en matière d'intérêt; & qu'il étoit naturel que
fes compatriotes montaffent leur ton fur
le lien ; il fouffre que les gens de lettres ,
fur qui il a une influence , dont il feroit
334 Lettre
bien fâché qu'on cloutât , déchirent Jean-
Jaques dans les papiers publics ; il ne prend
peint à injure les outrage qu'on lui fait ;
on calomnie Jean-Jaques , M. Hume ni
contredit perfonne ; il refte étroitement
uni avec tous les ennemis de fon ami-;
cependant, il s'emploie ouvertement pour
lui , le produit , le flatte , le carefTe ! . . . .
J'ai bien pu préparer la conclufion; mais ,
je ne faurois la prononcer, elle eft trop dure.
Vous auriez dit , Monfieur , que les gens
qui cenfurent aigrement quelques épithétes
choquantes , que Jean-Jaques s'eft permifes
dans fa lettre du 10 juillet , préoccupés de
ce que cette lettre fe trouve dans les mains
de tout le monde , ne font pas attention
qu'elle n'étoitpas faite pour y paffer; que ce
n'eft point Jean-Jaques qui l'a rendue publi-
oue ; qu'il ne pou voit pas croire , ne regar-
dant M. Hume feulement que comme un
homme fenfé , qu'elle le devînt jamais ; 6c
qu'il eft fort différent de fe plaindre à un
homme des fujets de mécontentement qu'on
a reçus de lui & de (es amis , ou de mettre
l'univers dans la confidence de fa façon de
penfer fur le compte de cet homme , &
de ceux qui tiennent à lui ; & qu'ainft
a l' Auteur, &c. 335
Jean- Jaques a pu dire tout ce qu'il a dit à M.
Hume, (ans déroger à l'horreur qu'il a tou-
jours eue pour les perfbnnalités.
Vous auriez dit , Monfieur , que c'eft M.
Hume , en divulguant le lbupçon de Jean-
Jaques , & non pas Jean -Jaques en le lui
communiquant, qui forc*e M. D. ... à pa-
roître lié avec les éditeurs de M. Hume.
Défagrément qui doit être bien fenfible à un
homme aufli fcrupuleufement délicat, droit
& honnête que M. D.... Quelles gens ce (ont,
Monfieur , que ces éditeurs ! Le Ciel nous
préferve qu'ils s'avifent de fe faire auteurs !
Enfin , Monfieur, vous auriez dit , que
la feule chofe répréhenfible dans la lettre de
Jean- Jaques , efr. la confiance avec laquelle
il avance que M. de Voltaire lui a écrit une
Jettre dont le noble, objet ejl de lui attirer le
mépris & la haine de ceux che^ qui il s*efl réfu-
gié. Je ne conçois pas comment Jean-Jaques
a pu attribuer à M. de Voltaire cet infâme
libelle intitulé : Le Docteur Jean Jaques Pan-
Jnphe , ou Lettre de M. de Voltaire ; & j'a-
voue que j'aurois peine à lui pardonner
cette méprife , s'il ne l'avoit faite dans un
tems où l'opprefïïon de fon cœur , devoit
gêner la liberté de fon efprit. Quoi ! parce
356 Lettre
que M. de Voltaire fait quelquefois des
méchancetés , en faut-il inférer qu'il fafle
toutes celles que des méchans mbalternes
donnent pour être de lui ? Ce genre e(t
û facile , & la profe de M. de Voltaire
eft fi aifée à imiter ! Cette opinion eu.
injurie : elle eu. même dangereufe ; car
elle peut encourager les auteurs encore
plus vils qu'obfcurs , qui fe plaifent à dé*
grader aux yeux du public , deux nom-*
mes fameux , l'un par fon efprit & fes
profpérités , Pautre par fon génie & les
malheurs , qui partagent , quoiqu'inégale-
ment , (es fufTrages. Pour moi , je penfe
avoir de très-bonnes raifons pour croire
que M. de Voltaire n'eft point l'auteur de
la lettre intitulée , Le Docteur Jean-Jaques
Panfophe»
i°. Elle a paru fous fon nom.
2^. On y relevé de prétendues contradic-
tions de Jean-Jaques. M. de Voltaire relever
des contradictions ! Ah ! Monfieur , peut-on
le croire fans s'écarter de l'opinion , fans
doute appuyée fur des faits, qu'on a géné-
ralement de fa prudence ?
3°. On y aceufe Jean-Jaques des vices les
plus atroces ; & on l'en plaifante , comme
on
À l' A u t e u r , Sec. 337
on pourroitplaifanter M. de Voltaire d'une
erreur d'hiftoire , de chronologie , de géo-
graphie , &c. &c. En pareil cas le ton
léger n'eft pas celui de l'amour de la vertu:
& M. de Voltaire veut qu'on croye cm'il
aime la vertu.
40' Cette lettre contient quelques plati-
tudes , & des écarts d'imagination que M.
de Voltaire pourroit fe permettre au mi-
lieu de fes protégés ; mais qu'il fe garderoit
bien de donner fous fon nom au public : car
puifque M. de Voltaire écrit encore , il
veut encore être admiré.
5°. On a inféré dans cette lettre quel-
ques phrafes qui fe trouvent dans les ou-
vrages de Jean- Jaques ; & que tout le monde
reconnoît à force de les avoir lus. Mais
elies font û bêtement , ou û indignement
défigurées , qu'elles ne peuvent avoir été
mifes dans cet état que par quelqu'un dont
la tête eft aliénée , ou dont le coeur eft
corrompu. En vérité , cela reffemble bien
à M. de Voltaire, lui dont la juftefTe dé"
i'efprit & la droiture de Famé font les attri-
buts diftindtifs î Et puis, û M. de Voltaire
pouvoitêtrefoupçonné d'animofité contre
Jean-Jaques , le moyen d'imaginer qu'il
Suppléments Tome XI. Y
33 s Lettre
fût affez gauche pour prouver , en alté-
rant ceux de (es pafîages qu'il cite , qu'il
eu lui-même convaincu qu'on ne peut
nuire à cet auteur , en le citant fidellement ?
Ah! Jean- Jaques pour avoir tant étudié les
hommes, vous connoirTez bien peu l'hom-
me" sLofnï il efï queftion !
6°. Je fais bien que M. de Voltaire ,
dont la grande ame ne s'occupe que de l'in-
térêt général , s'embarrafle peu de faire
pleurer celui à qui il parle , pourvu qu'il
fade rire ceux qui l'écoutent. Mais quand
il veut faire rire aux dépens de quelqu'un ,
il-'s'attache à en iailir les ridicules , plutôt
qu'à lui en fuppoier : (on ironie eft fine ,
c£ feS tournures ingénieufes. Or , tout le
peffiffiaoje de la lettre dont il s'agit porte
à faux ; & n'a ni fel , ni variété.
yp. Enfin l'auteur de cette lettre dit à Jean-
Jà-efU£S , que/ttf livres ne méritoient pas de
jtiîre'tant de fcand-ale & tant de bruit. C'eil
t^mn-fë ' s'il diibit que les puifiances ecclé-
fiaftiques&iéculieres, qui le font alarmées
des livres de Jean- Jaques , n'ont pas le feus
commun ; que le Public , fur qui les livres
de Jean- Jaques ont fait tant de fenfation , n'a
paSilefens commun ; que le roi de Pruffe,
A i/ A U T E D R, &c. 339
.qui ne connoît Jean-Jaques que par fes li-
vres, & qui l'a ou vertement honoré de la plus
fpéciale protection, non- feulement à titre
d'infortuné , mais à titre d'homme de méri-
te, n'a pas le {cns commun. Eh ! Monfieur,
fans compter ce que M. de Voltaire doit de
rcconnoiilance aux puiflances eccléfiafU-
ques & féculieres , au public , & au roi de
Pruffe; comment M. de Voltaire, qui a tant
de jugement, auroit-il fait une telle bévue î
Ces ralfons me fumiént pour croire que
M. de Voltaire n'a point fait le Docteur
Jean^ Jaques Panfophe , ni même la lettre
(adr ffie.à M. Hume) qui le précède dans '
une brochure qui vient de paraître , mal-
gré le dé*av<?u que cette lettre contient.
Un défaveu ! C\-ï> pourtant bien là ie ca-
chet de U>rde Voltage N'importe ;
ces lettres ne font pas d/e lui ; elles n'en
peuvent pas être. Sms doute elles vien-
nent de la mêrn? fouace qu'un autre libelle
intitulé , Confiffion de M. de Voltaire , qui
parut il y a quelques années, autfi fous
ion nom. Vous ne !a conuoiflèz peut-être
pas, Mon-fieur, cette Confiffion. C\(\ une
pièce de vers, mal faite , 6c de mauvais
■goût; mais pleine de chofesfi fortes, que
y x
34° Lettre
M. de Voltaire ne pourroit les avouer* ^
quand elles feroient vraies (ce qu'il faut
bien fe garder de croire , ) qu'aux pieds
d'un capucin , dans quelque violent accès
de colique , qui rendroit fa profefîion de
foi plus étendue que celle qu'on lui fait
faire dans le Docteur Jean- Jaques Panjophe.
En vérité , Monfieur , il efr. bien mal-
heureux que les loix ne févhTent pas con-
tre ces montres de méchanceté & de baf-
ferle , qui , à la faveur des noms les plus
impofans , exhalent le poifon qui fura-
bonde dans leur ame. La fociété du moins ,
auffi-tôt qu'elle les connoît , 4°vroit en
faire juflice , en les écrafant de tout le
poids de (on. mépris. Car à mon avis , qui
n'eft honnête homme qu'aux termes de la
loi, n'a droit qu'au refped du bourreau.
Si je n'étois pas femme , je prendrois
pour moi-même , le confeil que j'ai ofé
vous donner , Monfieur ; je me nomme-
rois. Mais ce feroit me faire trop remar-
quer , que de me déclarer hautement pour
un homme qui , dit-on , outrage mon fexe.
Quoique je ne veuille point choquer ce
f.ntiment, je fuis bien éloignée de l'adop-
ter ; je yznfe au contraire qu'il n'y a point
A L' A U T E U R,&C. 341
«d'auteur qui nous traite auffi fa voracement
que Jean- Jaques , puifqu'en exigeant de nous
une plus grande perreftion , il prouve qu'il
nous en croit fufceptibles ; & je trouve
qu'il nous rend exactement juftice , en di-
fant de nous beaucoup de bien & un peu
èe mal.
Novembre TjGG,
Y3
RÉFLEXIONS
Sur ce qui seft pajfè au fujet de la
rupture de j\ J. Kouffeau & de M.
Hume.
E toutes les fcenes fcandaleufes que
la phi'ofophie n'a pas empêche les philo-
sophes de donner au public , aucune n'a
autant enrichi les faiîes de la méchanceté
humaine , que la querelle qui divife M.
Hume & J. J. RoufTeau. Un homme atfez
froid fur cet objet , ou afTez fage pour
avoir dédaigné de lire les différentes bro-
chures auxquelles il a donné naiffance , ne
pourroit jamais imaginer combien d'im-
pofîures on s'eit permis de débiter contre
Jean-Jaques ; ou fous des noms emprun-
tés , ou fous le mafque de l'anonyme,
Quand je dis que les aceufations intentées
contre ce grand homme font des impoftu-
res, ce n'eil pas que je pufTe le démontrer
incontestablement. Ne l'ayant fuivi dans
aucune circonftance de fa vie , cela me
feroit impoflible ; je ne crains point d'en
convenir. Je ne veux employer pour le
Réflexions; 345
défendre , aucune des armes que je trouve
odieux qu'on emploie pour l'attaquer.
Non-feulement je ne dirai , mais même je
n'iniinuerai rien que de vrai. Je fais bien
qu'en me renfermant dans ces bornes , que
la probité ne franchit point , mes afîertions
feront peu taillantes ; qu'en m'expliquent
de manière à prévenir les équivoques ,
mon ftyle manquera de rapidité. Mais
qu'importe ? Ce n'eft pas d'éblouir qu'il
s'agit ici , c'elî de perlliader. Quiconque
s'occupe trop des intérêts de fon amour-
propre , n'efî pas digne de foutenir ceux
du mérite opprimé. Je crois , & je dis avec
affurance que les aceufations intentées con-
tre J.J.RoufTeau font des impoftures, parce
que tout ce qui eft avancé fans preuves
contre un homme dont la célébrité peut
exciter l'envie , doit être regardé comme
tel ; parce que le caractère que fes accu-
fateurs décèlent dans leurs écrits , rend
leurs déportions fulpe&es ; enfin parce
que les préjugés dans un? aine honnête
font toujours en faveur de l'honnêteté
d'un auteur dont la morale eft faine ; &c
dont la conduite , fans doute rigoureuse-
ment obfervée par fes ennrmis , ne leur
y 4
344 RÉFLEXIONS.
fournit pas la matière d'un feul reproche
{enfé.
A chaque infiant on voit éclore de
nouveaux libelles , dans lesquels Jean -
Jaques eu. peint avec les plus alfreu-
fes couleurs. Ses perfécuteurs , que leur
acharnement aveugle , ne s'apperçoivent
pas que de femblables portraits déshono-
rent les pinceaux & non pas le modèle.
En effet, que réfultera-t-il du ramas d'hor-
reurs qu'on publie fur Ton compte ? Les
efprits libres d'animoûté & de jaloufie ne
fe perfuaderont jamais que, fincere jufqu'à
tout facrifrrr à l'obligation de dire ce qu'il
croit la vérité, jufqu'à avouer {es défauts,
ce qui eft bien plus fort encore , Jean-
Jaques {bit en même tems aftez confommé
dans l'art de feindre , pour avoir joui juf-
qu'à cinquante-quatre ans de la réputation
d'honnête homme fans la mériter. Réputa-
tion encore û refpe&able , & par confé-
quent fi bien acquife , qu'aucun de fes en-
nemis n'ofe l'attaquer à vifage découvert.
Que ceux qui favent de Jean * Jaques un
trait oppofé à la probité , qui lui ont vu
faire une bafl'jffe , qui l'ont convaincu de
menfonre, le difent & fe nomment : voilà
Réflexions. 345
comme il convient d'accufer. Alors Jean-
Jaques devra fe défendre ; & s'il ne fe dé-
fend pas , ou s'il fe défend mal , on fera
en droit de s'en rapporter à des accufations
que (on filence laiffera fubfifter , ou que
{es raifons ne pourront détruire. Mais ,
comment engager fes accufateurs à fe mon-
trer ? Que leur offrir en dédommagement
de la honte dont ils fe couvriraient en
déclarant qu'ils ont l'ame affez noire pour
fuppofer le vice , fous les plus éclatans
dehors de la veru ? Et cela gratuitement :
car enfin on ne conçoit pas que quelqu'un
piaffe être intéreffé à nuire à Jean- Jaques ;
il eu. évident qu'il a des ennemis; mais
on n'imagine pas comment il s'en efl fait:
on voit bien les effets de leur haine , mais
on n'en fauroit foupçonner la caufe. Jean-
Jaques qui n'efl avide ni de biens , ni de
diftin£tions , n'a jamais dû croifer les vues
de qui que ce foit : fon éloquence qui s'efî:
élevée avec tant d'énergie contre la dé-
pravation générale , n'a jamais diffamé les
mœurs , noirci le caractère , flétri l'hon-
neur , ni déprifé les talens d'aucun parti-
culier. Jamais les malheureux ne s'adrcflent
à lui fans en recevoir quelque foulage-
34<$ Réflexions;
ment ; ceux que la médiocrité de fa for^
tune ne lui permet pas de fecourir de fa
bourfe , ne laiiïent pas d'avoir part à fes
bienfaits ; il les encourage , les confeille ,
Î:S plaint , les confole. Perfonne n'exerce
mieux que lui l'humanité qu'il recommande
mieux que perfonne. Il fait , dans tous les
genres , tout le bien qu'il peut : il n'en
faut pas d'autres preuves que les regrets
qu'il a IahTés par-tout où il a fait quelque
féjour. Je ne dis point ceci au hafard , je
le tiens d'un homme d'une probité irré-
prochable & d'un mérite fupérieur. Je le
citerois s*il vivoit encore ; mais il n'appar-
tient qu'à M. Hume d'en appeller au té-
moignage de gens qui ne font plus.
Qui peut donc prendre à tâche de ré-
pandre l'amertume fur les jours d'un hom-
me qui n'a provoqué la vengeance de per-
fonne ? Ah î c'eft l'envie ; on la diftingue ,
parce qu'on ne la voit pas : cette paflior*
la plus lâche de toutes, ne porte (es coups
qu'à la faveur des ténèbres.
Qu'on ne m'oppofe point que M. Hume
& M. "Walpole fe font montrés. Ce neft
point d'eux qu'il s'agit ici. D'ailleurs , je
trouve que ces deux étrangers doivent
R i H é x f o n s, 347
exciter plus de pitié que d'indignation. En
effet, M. Hume féduit par des confeils in*
fenfés ou perfides , a fait une fottife qu'on
doit d'autant plus volontiers lui pardon-
ner , qu'à moins de le regarder comme
un monilre , on ne fauroit clouter qu'il ne
l'expie par le plus fincere repentir ; & le
pauvre M. Walpole s'cfl acquis en dupe
auprès de nous autres François , la réputa-
tion de méchant ; puiique tout le mérite
de la barbare plaïfanterie qu'il s'elt pet-
mife confifte dans la tournure , & que
cette tournure n'eft pas à lui. Quant à M.
de Voltaire dont le nom a paru à la tète
de deux mauVaifes lettres, leur auteur n'en
eft que mieux caché.
De tant de libelles qui révoltent l'hon-
nêteté , je lie veux aujourd'hui m'occu-
per que d'un feuï ; & je le choifis, non
comme le mieux fait , mais comme le
plus infâme. C'eiî celui qui eit intitulé
Noiei fur Li lettre de M. de Voltaire à M.
Hume. G'eft bien le plus noir, & le plus
plat écrit qui ait jamais vu le jour. L'au-
téltr y dér.iifonne d'un bout à l'autre;
tantôt avec la plus infigne mauvaife foi ;
tantôt avec la peianteur la plus affom-
34$ RÉFLEXIONS.
mante ; tantôt avec la plus rifibîe préfomp»
tion. Enfin , mal-adroit au point de ne fa-
voir pas orner des méchancetés du peu
d'agrémens qu'il leur faut pour plaire , il
s'avife de donner des leçons à un homme
qu'il prend pour M. de Voltaire : cela efr.
original. Voyons, en répondant à l'auteur
de ces notes , û plus heureufe que lui ,
je pourrai, avec très -peu d'efprit , dire
quelque chofe de paffable. Il ne faut pas
beaucoup préfumer de foi pour entrer en
lice avec un tel adverfaire ; de ce mo^
ment c'efl à lui que je vais parler.
L'éditeur de vos remarques déclare ,
Monfieur , quelles font ctun magijlrat. En
vérité la dignité de leur ton répond bien
à celle de ce titre ! Vous magijlrat ! Peut-
on calomnier à ce point la magiftrature !
Quoi qu'il en foit , comme les déclara'
lions font devenues fort à la mode , &:
que je fuis bien aife de déclarer aufîi , je
déclare que la déclaration de l'éditeur de
vos remarques ne m'en impofe pas. Je dé-
clare de plus que quand vous feriez ma-
gijlrat , je ne croirois pas vous en devoir
plus d'égards ; par la raifon qu'un magif
trat qui feroit des libelles anonymes , fe-
Réflexions. 349
roît confondu , par fon cara&ere perfon-
nel , avec les coupables que l'autorité at-
tachée à fa place doit punir.
Monfieur de Voltaire dites vous , Mon-
sieur , auroit du citer le pzjfagc où Jean-
Jaques dit qu'il lui faut une jlaïue. Et pour
éfayer votre ingénieufe remarque, vous
citez un paflage où il ne le dit pas. R.e-
lifez-le , Monfieur , ce paffage , & vous
verrez, s'il vous eft pofîible de bien voir,
que Jean-Jaques pouffe l'orgueil bien plus
loin que vous ne croyez ; car la façon
dont il s'exprime ne dit pas qu'il lui faut
une Jlatue , mais que cet hommage aug-
menteroit la gloire du gouvernement qui
le lui rendroit. Au refie , Monfieur , M. de
Voltaire (car pour vous c'eft lui), n'a
pas du fe croire obligé de citer les paffa-
ges de Jean-Jaques dont il parle ; il fait
trop bien qu'il famt de les indiquer.
Jean- Jaques dit du mal dt tous les gou*
•yernernens , à tort & à travers.
Dire du mal à tort & à travers , c'eft ,
Monfieur , blâmer indiftinfrement ce qui
eft blâmable, & ce qui ne l'eit pas. Or,
comme il n'y a point de gouvernement
quelqu heureufement combiné , quelque
35° RÉFLEXIONS.
fagement conduit qu'il foit , dans lequel iî
ne s'introduife à-s abus, iî ne fe gliffe des
vices , vous auriez du citerks bonnes chofes
que Jean- Jaques a c.nfurées , & les gou-
vernemens où elles fe trouvent.
On voit bien que s'il ejî fculptê , ce doit
être dans la prjlure ou l on ne voit que la
tête , & les mains d'un homme , dans la
machine de bois ikvée au mil.eu du marché
de Londres.
Oh i pour le coup , Monfi^ur , je me
tiens pour battue. Car que répondre à
cetre brutale atrocité , quand on ne veut
pas dire quelle .pkce mériteroit d'occu-
per en perlor.ne , un homme qui en af-
figne mie pareille à la ftatue de J. J. Rouf-
L-au ?
// fut accueilli à Paris avec quelque bonté :
mais il fe brouilla bientôt avec prtjque tous
ceux auxquels il avoit obligation.
Vous ne dor.r.ez rien au h^ia. d J Mon-
fieur ? Vous connoiffez tous ceux qui ont
accueilli Jean-Jaques ? Vous favez au juile
la valeur de tous les fervices qu'on kii a
rendus ? Vous av-ez tenu regître des traits
d'ingratitude qui lui ont foit perdre la bien-
veillance de fes protecteurs ? , . . . .
RÉFLEXIONS. 3 5 t
J'admire tout ce que votre génie embraiTe
d« d étails.
On fait comment il fortit de la maifon
quun Fermier-général & madame fa femme
lui av oient accordée au village de Montmo*
rend.
Accordée ! Quelle admirable exactitude
d'exprefuon ! On fait , non, Monfieur ,
on ne fait pas, vous ne favez pas vous-
même comment fe parla la rupture dont
vous parlez. Si vous le faviez , vous le
diriez : la difette rend économe ; vous ne
perdriez pas un moyen d'intérefler. On fait !
ne fembleroit-il pas que les procédés d'un
particulier vis-à-vis d'un autre particulier ,
doivent faire un éclat qui pénètre, par-tout;
que tout le monda ait fous fa main des
éditeurs qui fe chargent de publier une
îracafTerie de fociété ( parle pour M. Hu-
me); $c qu'il faille fur un fenioiable objet,
renvoyer le public k (es propres connoif-
fances , comme s'il s'agiffoit <\\in événe-
ment fort important pour lui ? On fait 1
qui eft-ce qui fait ce qu'il n'a pas vu ?
Tant de petites confidérations engagent à
trahir la vérité, qu'il faut être bien hardi
pour ofer foutenir comme vrai, ce qu'on
3^2 RÉFLEXIONS.
ne fai t que par ouï-dire : fur-tout lorfqu'iî
s'agit de chofes que leur nature condamne
à l'obfcurité. On ne fait point fi Jean-
Jaques a perdu les bonnes grâces d'un mé-
nage bourgeois : mais on fait qu'il a ob-
tenu la protection d'un grand Roi : on fait
qu'il jouit de celle d'un Prince , aulîi ref-
pe&able par l'étendue de fon génie , que
par l'élévation de fon rang : on fait qu'un
Maréchal de France , aulîi recommanda-
ble par la beauté de fon ame , que par
fes dignités eit mort fon, ami. Voilà ce
qu'on fait ; parce qu'il eft un ordre d'hom-
mes dont la bienveillance a des effets re-
marquables.
Maifon dans laquelle il étoit nourri 9
chauffe , éclairé à leurs dépens ; & où on
avoit la délicateffe de lui laifser ignorer tant
de bienfaits.
Vous devriez bien nous dire , Mon-
sieur, comment ce Fermier-général , & ma-
dame fa femme s'y font pris pour nourrir,
chauffer , éclairer Jean- Jaques à leurs dé-
pens , fans qu'il s'apperçut qu'il ne lui
en coûtoit rien. Cela me paroît être le
chef-d'œuvre de l'adrene. A la vérité je
ne conçois pas trop comment Fart qui a
pu
îl i f i e x i o n s, 355
pw fouftraire leur générofité à la connoif-
fance de celui qui en étoit l'objet 3 ne s'eft
pas étendu jufqu'à la dérober à la votre.
Mais voici un léger correctif.
Ou du moins on lui fourniffoit le prèiexu
de feindre de, l'ignorer.
Ce correctif me fait penfer que vous
pourriez bien , Monûeur , nommer bien-
faits ce que Jean- Jaques n'a pas pu rece-
voir à ce titre. Par exemple , û pendant
îe féjour qu'il a fait dans la maifon de ce
Fermier-général & de madame fa femme , i!
avoit employé de quelque manière que
ce fut fes talens pour leur utilité , per-
sonne ne pourroit appeller bienfaits un
échange de fervices.
// s'attira tellement la haine de tous les
honnêtes gens qu'il efl obligé de V avouer dans
fa lettre à M. l'Archevêque de Paris , pag, 3.
« Je me fuis vu , dit - il , dans la même
» année recherché , fêté , même à la Cour :
» puis infulté , menacé, détefié , maudit:
» les foirs on m'attendoit pour m'anafïï-
» ner dans les rues ; les matins on m'an-
» nonçoit une lettre de cachet».
Je ne vois point , Monûeur , que Jean-
Jaques avoue dans ce paflage qu'il s'at-
Supplément. Tome XI. Z
354 Réflexions.
tira la haine de tous les honnêtes gens. Il
s'y plaint de s'être vu détefté ; mais il ne
s'y aceufe point de fe l'être attiré. Ces
mots honnêtes gens ne s'y trouvent même
pas : la Cour feule y eft nommée , & com-
me elle n'a pas le privilège exclufif de
contenir d' honnêtes gens , tin homme qui
a eu le malheur d'y paroître dans un
point de vue défavantageux , peut pof-
féder à jufte titre l'eftime & l'amitié de
beaucoup iïhcnnétes gens. Ce qu'il y a de
fur , c'eit que fi on raffembioit les amis
que Jean-Jaques a dans Paris , on en coin-
poferoit la meilleure compagnie de cett*
immenfe ville. Au refre , Monneur , il y
a ici un compliment à vous faire , votre
citation eft prefque fidelle. Mais à quoi
bon cette lueur de ûncérité qui va être
obfcurcie par les ténèbres du menfonge }
Croyez-moi , puifque vous voulez faire
le procès à Jean-Jaques, demeurez conf-
tamment attaché à l'ufage qu'ont adopté
fes ennemis ; ne le faites jamais parler
comme il parle.
On demande comment il Je pourroit faire
^ù il fût généralement maudit , détejlé3fan$
RÉFLEXIONS. 35£
m&oir fait au moins que/que ckofe de dé*°
îeflable.
Perfonne ne fait une fi fotte quefKon»
On ne croit point que Jean-Jaques (bit
généralement détefté ; ainfi on ne peut par-
tir de cette opinion pour croire qu'il ait
fait quelque ckofe de détejlable. Mais , s'il
étoit généralement détejlé pour avoir fait
quelque ckofe de détejlable , la choie détefia-
ble qui le feroit généralement détefter , feroit
généralement fue ; & il n'y auroit point de
que frion à faire. En vérité , Moniieur , vos
raifonnemens font aufli vicieux que vos
motifs.
Si vous voulez bien , je ne répondrai
pas à ce que vous dites fur la comédie &c
l'opéra de Jean -Jaques: cela ne vaut pas
la peine d'être combattu. Il n'efr feule-
ment pas vraifemblable qu'un homme qui
avoue une mauvaife comédie qu'on ne
favoit pas être de lui , i'e donne pour au-
teur de la muhque d'un opéra qu'il n'a
pas faite. ParTons à des chofes auiïi fauffes,
6c plus graves.
On a très-mal inflruu M. de Voltaire fi
on lui a dit que M. de Montmollin fe pi-
quoit de fnefe & de délicatejfe. Ctjl un
Z %
3 5<5 RÉFLEXION*.
homme trcsfimple , & très uni ; à qui on na
reproché que de s'être laiffé féduire trop long*
tems par Roujfeau.
C'eft vous , Monfieur , qu'on a tris-
mal injlruit. M. de Montmollin trop fin
pour fe piquer de fineffe , n'a de jimple 6c
d'uni que l'extérieur. Il efï adroit, fouple,
patelin , circoniped ; & a plus d'efprit qu'il
n'en faut pour n'être la dupe de perfonne.
Je tiens ce portrait ( que j'abrège ) de gens
qui le connohTent 5 & qui ont étudié fous
jfes loix. Jean-Jaques ne l'a point féduit :
mais il n'a point féduit Jean - Jaques ; ÔC
voilà la fource de leurs démêlés.
Non-feulement la déclaration de J. J. Rouj-
feau contra le livre de tEfprit, & contre fes
amis (<z ) , efl entre les mains de M. de Mont-
mollin ; mais elle efl imprimée dans un écrit
de lui , intitulé , Réfutation d'un libelle -s
page 90.
Voilà bien le plus criant abus qu'on ait
jamais fait de la faculté d'écrire ! J'ai fous
les yeux l'écrit de M. de Montmollin que
vous citez, Monfieur. Ce miniiîre y raporte
(.a) Je voudcoi* bien fkvoir c» <jue c'eft ^ue ks «m&
i'na livre.
Réflexions. 357
( depuis la page 81 jufqu'à la page 10 1,
ainfi la page 90 s'y trouve comprife ) une
lettre qu'il avoit écrite le 25 feptembre
1762 à M. N. N. à Genève, par laquelle
il lui mandoit que dans une convention
qu'il difoit avoir eue le 25 août précé-
dent avec M. Rouffcau , au fujet de les
ouvrages , & fur-tout de fon Emile , cet
auteur lui avoit protefté « qu'il n'avoit
» point eu en vue la religion chrétienne
» réformée » mais qu'il étoit entré dans
fon plan trois objets principaux , dont le
fécond étoit ( je laiiïe à part les deux au-
tres , ) « de s'élever non pas précifément ,
» directement , mais pourtant affez claire-
» ment contre l'ouvrage infernal de l'Ef-
» prit, qui, fui vant le principe déteftabîe
» de fon auteur prétend que fentir & ju-
» ger font une feule & même chofe : ce
» gui eji évidemment établir le matérialifme »„
Où avez-vous pris , Moniieur , que par-
ler à un eccléfiaiiique avec toute la con-
fiance qu'on préfume qu'il mérite , & cela
dans une converfàtion particulière , fur
des principes établis dans un livre , lui
dire qu'on a eu intention de les combat-
tre , fans nommer ni le livre , ni l'auteur,
35S Réflexions.'
ç'efl faire une déclaration authentique con~
tre ce livre ; c'efl fe rendre Caccufateur
de fon auteur ; c'efl rouvrir des plaies qui
faignent encore ; c'efl devenir coupable
d'une baffe ingratitude, d'une envie fecrete ,
d'une calomnie infâme? Où avez - vous
pris tout cela ? Dans le defir de le faire
croire aux autres. Mais ce defir ne vous
reuffira pas : vos moyens vous éloignent
de votre but : ce n'efl pas fur Jean-Jaques
que vous dirigez l'indignation des gens
de bien, c'efl fur vous-même. Je penfe
sfTez avantageufement de M. Helvétius ,
pour croire qu'il rejette avec horreur %
l'odieux & inutile appui que vous lui
offrez. Cet homme équitable , & éclairé >
dont l'exemple réfute les écrits , fait que
des opinions inférées dans un livre font
abandonnées à la cenfure publique ; &C
que l'auteur n'a point à fe plaindre de celui
qui les relevé , quand il ne cherche point
à empoifonner (ts motifs. Tout homme
peut errer : c'efl de fon défenfeur , & non
pas de fes erreurs que M. Helvétius doit
être humilié : la célébrité de fon livre
pouvoit les rendre plus dangereufes , que-
fa ïéîraclation ne nouvoit cire utile. Cela
RÉFLEXIONS. 359
«e fauroit être conteflé. Jean -Jaques a
donc bien fait de les combattre ; il ne fe-
roit point blâmable de l'avoir dit à M. de
Montmollin ; & M. de Montmoliin ne fe-
roit point blâmable non plus de l'avoir
répété ; parce qu'on ne peut mal faire en
mettant au jour une chofe où il n'y a
point de mal , que dans des circonflances
où ne fe trcnivoient ni M. Helvétius , ni
Jean- Jaques. Mais , qui vous a dit, Mon-
sieur , que dans le compte que M. de Mont-
mollin rend à fon ami de ce qui s'eïl pafTé
à cet égard , il fe fert des mêmes termes
dont Jean- Jaques s'elt fervi ? Pour moi ,
dans la quantité d'adverbes , ck dans l'es-
pèce d'adjeclifs dont la déclaration qu'il •
rapporte efl furchargée , je ne reconnois
point la manière dont Jean -Jaques s'ex-
prime : fi elle contient les idées , elles y
font revêtues du langage de M. de Mont-
mollin , ce qui doit nécessairement les chan-
ger : fans cependant qu'on puiffe taxer ce
dernier de mauvaife foi ; parce qu'il cil
tout fimple que la mémoire ne fournilTe
que la fubftance d'une convcrfation qui a
été terme un mois auparavant le moment
où on en parle. D'ailleurs Jean -Jaques a
Z 4
'360 R i f l e x r o n s:
donné dans une note qui fe trouve â ï£
page 12 des Lettres de la montagne , un
témoignage public de fon eftime pour M,
Helvétius, qui le juftifïe pleinement des
mauvaifes intentions que vous ofez lui
imputer. A la vérité , ni M. Helvétius , ni
VEfprii n'y font nommés : mais l'un èc
l'autre y font fi clairement défignés que,
û cette note contenoit quelqu'accufation ,
ou feulement quelque farcafme , Jean-
Jaques feroit ingrat envers fon bienfaiteur,
La voici.
« Il y a quelques années qu'à la pre-
» miere apparition d'un livre célèbre , pe
» réfolus d'en attaquer les principes que
» je trouvois dangereux. J'exécutois cette
f> entreprife quand j'appris que l'auteur
» étoit pourfuivi. A l'inflant je jettai mes
» feuilles au feu : jugeant qu'aucun de-
» voir ne pouvoit autorifer la baffefle de
» s'unir à la foule , pour accabler urt
» homme d'honneur opprimé. Quand tout
» fut pacifié , j'eus occafion de dire mon
» fentiment fur le même fujet dans d'au-
» très écrits ; mais je l'ai dit, fans nom-
s* mer le livre , ni l'auteur. J'ai cru de-
$► voir ajouter ce refpe& pour fon mal-
/
RÉFLEXIONS. 36*
j> îleur , à l'eftime que j'eus toujours pour
» fa perfonne. Je ne crois point que cette
» façon de penfer me foit particulière ;
» elle efl: commune à tous les honnêtes
» gens. Si-tôt qu'une affaire efl portée au
» criminel, ils doivent fe taire , à moins
» qu'ils ne foient appelles pour témoi-
» gner ».
C'efl, Monlîeur, d'après cette décla-
ration qui efl bien de Jean- Jaques, qu'il
faut juger fa conduite , & fes motifs :
parce que Jean-Jaques n'efl point un four-
be ; oz. qu'il ne peut fe méprendre fur ce
qu'il penfe , comme M. de Montmollin
fur ce qu'il a entendu. Je viens d'établir ,
Monfieur , qu'en fuppofant vrai l'expo fé
de M. de Montmollin, vous auriez fait
une noirceur abominable en abufant de cet
expofé pour charger Jean- Jaques de tort.;
qu'il n'eut jamais, qui font trop oppofés
à fbn caractère pour qu'il puifTe jamais les
avoir. Mais vous avez fait bien pis en-
core: vous êtes parti pour l'accufer d'un
écrit « défavouc par la vénérable Gaffe *»
dont M. de Montmollin eft membre ;
d'un écrit que M. de Montmollin, malgré
tout fon crédit , « n'a jamais pu faire im-
362 RÉFLEXIONS.
» primer avec permijfwn » ; enfin d'un écrit
où M. de Montmollin rapporte « des en-
» tretiens qui n'ont jamais exiité ». D'a-
près cela , Moniteur , jugez-vous.
Les petits garçons & Les petites filles lui
jetterent des pierres.
Voilà le texte de cet article ; en voici
le commentaire.
Il ejl vjai qu'on jetta quelques pierres k
J. J. Roujfeau , & à la nommée le Valeur.
Cela efl vrai , Moniîeur ? Eh ! comment
le favez-vous ? Je ne fâche pas que d'au-
tres que Jean - Jaques , &: fes parti fans
l'ayent dit. Pourquoi les en croyez-vous ?
Vous lavez bien comme on invente : qui
vous afïure qu'ils ne l'ont pas inventé ? Je
fuis toujours étonnée de trouver de la
confiance chez des gens qui n'ont pas le
droit d'en infpirer.
Qu'il traîne par - tout après lui , & qui
était fans doute la confidente de Madame de
Wolmar.
En admettant votre fuppofition , Mon-
fieur , il eft bien digne de vous de faire
un crime à Jean- Jaques de s'attacher une
perfonne qui a confacré fes foins à une
femme vertueufe qu'il adoroit. Car pour
Réflexions; 363
<me la nommée le Vajfeur eût été la con-
fidente de Madame de Wolmar , il faudroit
que Jean- Jaques fût Saint-Preux. Mais cette
iûppofition que vous avez la bonté de
prendre pour une méchanceté , n'eft qu'une
balourdife; puifque malgré l'incertitude que
Jean-Jaques s'eft plû à laiffer fubiifler fur
ce point , fans doute afin de rendre la lec-
ture de fa Julie encore plus piquante , tout
le monde s'accorde à croire que ce char-
mant ouvrage eu de pure imagination. .
Cela pouvoit avoir caufé du fcandale à
Métiers-Travers (£), & avoir été l 'occafion
de cette grêle de pierres , qui na pourtant
pas été conjidérable , & dont aucune 71 at-
teignit le jîeur Jean- Jaques , ni la le Vaf-
feur. Il ejl naturel que l'extrême laideur de
cette créature , & la figure grotefque de Jean-
Jaques déguifé en Arménien , ayent induit
ces petits garçons à fiaire des huées & à
jetter quelques cailloux.
Vous ne connoiffez point Mlle, le Vaf<
feur , Monfieur , ou vou« ne vous con-
noiffez point en extrême laideur. Heureu-
(b) De petits garçons Ce de petites filial être fufcep.'iblcs
de fcandale 5 Eu Suide ! Quelle i'itic !
364 RÉFLEXIONS.
iement pour Jean-Jaques , que les charmesï
de fa gouvernante eufTent fait aflbmmer,
fî comme il n'en faut pas douter , on
avoit proportionné la force des coups ,
à la grandeur du fcandale ; Mlle. le Vaf-
feur n'eft pas jolie : mais elle a la phifio-
nomie honnête , le maintien décent ; &c
n'eft du tout point faite pour exciter les
huées. Quant à Jean-Jaques , fi la figure
d'un homme qui a vieilli dans l'étude , le
travail , les chagrins & les fouffrances ,
peut paroître grotefque parce qu'il a adop-
té un coftume plus fimple, plus commo-
de , & en même tems plus noble que le
coftume françois, ce ne peut être qu'à
des enfans, & à vous. Permettez - moi ,
Monfieur , d'obferver en paftant , qu'il
ne vous échappe pas un trait qui ne dé-
celé le plus mauvais cœur du monde. Je
me dois cette obfervation ; elle feule peut
excufer la facilité de quelques-unes de
mes remarques.
Mais il ejl fayx que Jean- Jaques ait couru
le moindre danger.
Il l'a dit cependant , pourquoi ne vou-
lez-vous pas le croire , puifque vous vous
en rapportiez à lui , il n'y a qu'un inftant }
RÉFLEXIONS, 365
Pourquoi? c'eft que deftitué de principes;
indifférent fur la vérité & fur le menfonge;
fenfible au feul attrait de nuire , vous
avouez qu'un homme eft digne de foi , ou
vous niez qu'il le foit , félon que cela con-
vient à vos perfides defTeins.
Les lettres de la Montagne font un ou-
vrage encore plus infenfè , iil ejî pojjlble ,
que la profeffion de foi qu'il Jigna entre les
mains de M. de Montmollin.
En vérité , Monsieur , vous faites bien
de l'honneur à la piété , ou aux lumières
de M. de Montmollin, en l'accu fant publi-
quement d'avoir fur une profeffiort de foi
fi infenfée , qu'il eft prefqu 'impoffible que
quelque chofe le foit davantage , admis à
Taéte le plus important de fa religion, un
homme dont les opinions en matière de
dogmes lui avoient été fufpeftes.
L objet de cette lettre efl Ranimer une par-
tic des Citoyens de fa patrie contre t autre.
De quel droit décidez -vous que les in-
tentions de Jean -Jaques font diamétrale-
ment oppofées à l'idée qu'il en donne ? Il
défapprouve la démarche des Repréfentans;
il s'y eft oppofé de tout fon pouvoir ;
fes parens s'en font retirés à fa follicita-
$66 RÉFLEXIONS.
rion. Il le dit, & perfonne ne le contefte.
Eïî-ce là la conduite d'un homme qui veut
déchirer le fein de fa patrie , fans autre
intérêt que le plaifir de faire parler de lui ,
puifqu'il s'en étoit déjà retranché ? Efl-ce
à Jean - Jaques à rechercher la célébrité
c'Erofîrate ? Les lettres de la Montagne,
n'ont point donné lieu aux troubles de
Genève , puifqu'ils en font le fujet. Voilà
tout ce que mon ignorance me permet de
dire fur cet article. AufÏÏ peu iniîruit que
moi , Monfieur , que n'êtes -vous aum*
circonfpeft !
// dit aux Bourgeois de Genève , page
ij6 \ qùil a fait des miracles tout comme
Notre Seigneur.
Eh bien ! A votre afïiirance , qui ne
croiroit que vous dites vrai ? Rien n'eft
cependant plus faux que votre citation.
Voici ce que dit Jean-Jaques page 136.
« Tout ce qu'on peut dire de celui qui
» fe vante de faire des miracles , c'efi!:
» qu'il fait des chofes fort extraordinaires ;
» mais qui efl-ce qui nie qu'il fe fafTe des
» chofes fort extraordinaires ? J'en ai vu ,
« moi , de ces chofes-là , & même j'en
*> ai fait »,
RÉFLEXIONS.' 367
Or comme Notre Seigneur ne fe vantoit
point de faire des miracles ; qu'il en refit-
toit même à ceux qui ne vouloient croire
en lui qu'à ce prix , ce n'etl ni de Notre
Seigneur, ni à? œuvres pareilles aux fiennes
que Jean- Jaques a prétendu parler dans ce
pa liage.
Les lettres de la Montagne font d'ailleurs
d'un mortel ennui , pour quiconque nefl pas
au fait des difcuffions de Genève.
Je le favbis bien que vous n'étiez pas
m agi frai : mais 11 quelqu'un pouvoit vous
le croire , cette mal-adroite aiïerticn -fuiTl-
rûit pour le détromper , car il n'y a pas
un magiflrat pour qui la féconde partie
des lettres ne foit intéreiTanîe , & la pre-
mière l'err. pour tout le monde.
Elles font ajfei mal écrites.
Pour cette fois , Monfieur , ce ne fera
pas moi qui aurai l'honneur de vous répon-
dre : ce fera un homme avec qui vous
faites caufe commune ; & je me rabats
d'autant plus volontiers à la fonction de
copiile , que j'ai le plus grand plaifir à
mettre aux prifes entr'eux les ennemis de
Jean - Jaques. Dans une lettre adrefTée à
la vénérable Claffe , & dont M, de Mont-
368 RÉFLEXIONS.
rnollin avoue Fexifîence (autorité par fois
refpe&able pour vous ) l'auteur anonyme ,
après avoir fort maltraité Jean - Jaques fur
fon chriftianifme , s'evplique ainlî fur fa
politique , & fa façon d'écrire : « Comme
* Citoyen , dans le fécond volume , il
» mériteroit prefque d'être canonifé par
» les Etats républicains , bien loin d'en
m être décrété Il pourfuit l'efprit
» tyrannique , la manie defpotique dans
v> leurs derniers retranchemens ; démêle
v> leurs artifices les plus retorts ; fans que
» la -beauté enchanterelfe de fon langage
» nuife , tant s'en faut , à la vigueur mâle
» de fon raifonnement ».
Emile ejl une compilation indigejie de paf-
fages de Plutarquc , de Montagne , de St.
Evremont , du Dictionnaire Encyclopédique ,
& de trente autres auteurs.
En ajoutant à ceux-là les feize que vous
nommez plus bas , cela fait au moins cin-
quante-cinq auteurs. ïl faut que vous foyez
bienfavant,Moniieur, que vous porlediez
bien à fond cette quantité d'auteurs pour
avoir reconnu dans Emile tous les princi-
pes , toutes les penfées , tous les raifon-
nemens qui leur appartiennent ; au travers
du
RÉFLEXIONS. 369
èa vernis de fraîcheur que la magique
plume de Jean -Jaques met fur tout ce
qu'elle exprime. Pour moi qui n'ai que la
fcience de Socrate , je ne fais point , je ne
cherche point à favoir û Jean -Jaques a
deviné , ou non , toutes les vérités qui fe
trouvent dans fes ouvrages. Bien plus ca-
pable de fehtir que de critiquer , je m'en
tiens à lui favoir un gré infini de les avoir
mifes à ma portée , en les réuninant fous
un feul point de vue , & en les ornant des
grâces du ftyle le plus attrayant..... Mais
je n'y faurois tenir, il faut, Monfieur,
que je vous dife ce que je penfe. Vous
vous donnez-là un air d'érudition qui ne
quadreniavecleschofesque vous dites- ni
avec votre façon de les dire. Ne le devriez"-
vous point au pédant , trbs-méprifabU af*
furément comme littérateur , qui a fait les
plagiats de Jean -Jaques ? Si cela étcit, en
confidération du fervice qu'il vous a rendu
vous devriez le traiter avec plus d'indul-
gence. Pardon , Monfieur , de ma fmcérité.
Mais nous autres anonymes , nous avons
le droit de mentir & de dire vrai impu-
nément. Nous nous le fommes partagé
ce droit : je n'envie point votre lot ;
Supplément, Tome XI. A a
37© RÉFLEXIONS.
trouvez bon que je faffe ufage du mien.,
Jean- Jaques fuppofc qu'il ejl chargé de
former un jeune fe'igneur ; & au Heu de s'y
prendre comme on fait dans C Ecole militaire ,
qui ejl le plus beau monument du rcgnc de
Louis XV , il fait apprendre à fon pupille
le métier de menuijier.
Je fuis forcée d'avouer que Jean- Jaques
doit être bien honteux d'avoir fur cet ob-
jet , ainn* que fur la convenance des états
dans le mariage , des idées auffi bafTes que
le fameux Czar Pierre. Mais ne fait-il ap-
prendre à fon pupille que le métier de me-
nuijier ? Toujours de la mauvaife foi, elle
fait partie de votre eflence.
Voici conment il fait parler le ficaire
Savoyard : « l'idée de création confond.
» Qu'un être que je ne conçois pas donne
» Fexiftence à d'autres êtres , cela n'eft
» qu'obfcur & incompréhensible. Mais que
» l'être & le néant fe convertirent l'un dans
» l'autre , c'efî une claire abfurdité ».
Non, Monfieur , ce n'efr. pas comme
cela que Jean- Jaques fait parler le Vicaire
Savoyard ; c'eft comme ceci. « L'idée de
» création me confond , & pajfe ma por-
» tés Qu'un être que je ne conçois
RÉFLEXIONS. 37Ï
n pas donne l'exiftence à d'autres êtres ,
» cela n'efl qu'obfcur & incompréhensible :
» mais que l'être , & le néant fe conver-
» tiffent d'eux - mêmes l'un dans l'autre ,
» c'ejl une contradiction palpable , c'efl
» une claire abfurdité ». De petites fouf-
îractions produifent de grandes différences ,
Moniieur , vous n'en faites que parce que
tous le favez bien : heureufement ceux
qui me liront le favent aufîi. Si la médio-
crité pouvoit fe douter de fon infuffifance ,
vous auriez confulté quelques perfonnes
plus éclairées que vous ; certainement vous
en connoiffez, quoique fans doute vous
n'en reconnoiffiez pas : elles vous auroi^nt
épargné le ridicule d'appeller galimathias
ce qui paffe votre intelligence. Mais , Mon-
fieur , vous qui avez lu tant de chofes ,
que ne liftez- vous les réfutateurs de Jean-
Jaques : vous auriez vu qu'ils ne prennent
point le paffage en quefhon pour du gali-
mathias : vous auriez vu , & cela eft fort
bon à voir , « qu'ils rendent juftice à {es
» talens ; qu'ils refpeclent les vertus mo-
» raies dont il fait profefîion , qu'ils ap-
» plaudiflent au zèle qu'il fait paroître pour
» les grandes vérités de la religion natu-
A a 2
37^ RÉFLEXIONS.
» relie ». Vous auriez vu qu'ils trouvent
ion ftyle « élevé , brillant , nerveux , en-
» chanteur » , & non pas comme vous le
trouvez , déçoit fu , inégal , confus , & yà^i .
harmonie. Ils le difent du moins ; & ce té-
moignage eft d'autant plus avantageux à
Jean-Jaques , qu'ils nele lui rendent que
pour fe faire valoir eux-mêmes.
// s'ejl trouvé des perfonnes ajje^Jïmplea
■pour croire quEmïiQ ejl bien écrit.
Oui , des princes , des prélats , des mi-
litaires , des magijlrats , des gens de lettres^
des bourgeois , des femmes. Toutes les
claffes de la ibciété renferment de ces im-
bécilles-là. ,
Si cela ejl le Téîémaque Cejl donc bien maL
Bon Dieu , quelle conféquence ! Quant
aux lettres de Jean-Jaques , félon vous ,
Monfieur , confervées par hafard & livrées
à dejjein par les héritiers de M. du Theil ,
je ne vous en parlerai point, parce qu'il
y a fur cet objet des choies que j'ignore ; &
qu'il ne faut pas que je dife celles que je fais.
Jean- Jaques conjeille au Dauphin de Fran-
ce , au Prince de Galles , à V Archiduc d'é-
poufer la fille du bourreau.
Voiei ce que dit Jean -Jaques fur les
Réfle. xio n s. 373
convenances qui doivent déterminer le
choix de tout homme qui veut Ce marier,
« Je ne dis pas que les rapports conven-
» tionnels foient indifferens dans le ma-
» riage ; mais je dis que l'influence des
» rapports naturels l'emporte tellement fur
» la leur , que d'eu, elle feule qui décide
» du fort de la vie ; & qu'il y a telle con-
» venance de goûts, d'humeurs, de fen-
» timens , de caractères qui devroit enga-
» ger.un père fage , fût -il prince , fût - il
» monarque, à donner fans balancer à fon
>► fils la fille avec laquelle il auroit toutes
» ces convenances , fût-elle née dans une
» famille déshonnête , fût - elle la fille du
« bourreau ».
Ce n'cft point là donner un confeiî s
Monfieur ; c'efl expofer fon fentiment. Au
refle , fi les fouverains ont droit au bon-
heur , ce fentiment fi oppofé à l'ufage ,
eft très-conforme à la raifon & aux bonnes
mœurs- Lorfque Pierre le Grand époufa
Catherine, il n'étoit à la vérité pas prouvé
qu'elle fût la fille d'un bourreau. ; mais il
n'étoit pas prouvé non plus qu'elle ne fût
pas la fîîle d'un pendu.
Si elle ejl belle & honmic ;
Aa 5
374 ReflexionsJ
Jean -Jaques exclud la beauté , & la lai-
deur. Quant à l'honnêteté , elle eft fous-
entendue & il n'en parle pas.
Car ceji toujours thonnéteté qui dirige
Jean - Jaques.
Cela eft vrai : feroit-ce pour cela que
fes adverfaires & lui fe rencontrent fi ra-
rement }
Puijquil eft permis à un Diogene fubal-
teme & manqué ( c) tfappeller jongleur le.
premier Médecin de Monfeigneur le Duc
d'Orléans.
Je ne dis point que M. Tronchin mérite
le nom défobîigeant qu'une inimitié réci-
proque , & certainement bien motivée de
la part de Jean -Jaques , l'a porté à lui
donner dans une correfpondance quidevoit
demeurer fecrete ; mais je dis que l'hon-
neur d'appartenir à un grand Prince ne
donnant pas la feience , & les vertus qu'il
iuppofe , il eft ridicule de produire le titre
de M. Tronchin , dans une occafion où il
ne s'agit que de fon caraftere.
Un médecin qui a été fon ami, qui Va
(O Que ces épithetas font heureufes & nobles î
R É F L E X 1 O R S. 375
vif té , traite^ qui a été au rang de fes Bien-
faiteurs.
Encore un bienfaiteur de Jean-Jaques i
que le ciel en (bit béni ! Je ne croyois pas
qu'il y eût tant d'heureux.
Il efi permis à un ami de M- Tronchin d&
faire voir ce que cejî que le perfonnage qui
ofe linfulter.
Dans ce cas-là , Monfieur , montrez à
découvert les éditeurs de M. Hume , ce
font eux qui ofent infulter M. Tronchin.
Qu'eût été l'injure que Jean- Jaques lui
dit , fans la confiftance qu'ils lui ont don-
née , en la rendant publique ? Rien dû tout.
Sur-tout montrez vous vous-même, fi
vous pouvez foutenir l'éclat du jour : car
en vous difant ami de M. Tronchin , vous
lui faites le plus fanglant outrage qu'il puifle
jamais recevoir de perfonne.
La lettre au docteur Panfophe n efi point
de M. de Voltaire , ( Eh ! qui pourroit croire
qu'elle en fût ) ? voici fon défaveu.
C'eft ce qu'aucun de ceux qui connoif-
fent la manière d'être , & d'écrire de M.
de Voltaire ne croira. Si jamais la bifarre
fantaifie d'attribuer à cet agréable écrivain
une lettre de votre façon vous refaifit ,
A a 4
37$ RÉFLEXIONS.
prenez vous-y plus adroitement. îl eu il
aifé d'injurier quelqu'un qui ïe tait , de
dater de Femey , & de figner Voltaire ,
qu'on ne peut nous en impofer à fi peu.
de frais. Indépendamment de ce que vous
ne paroifTez point fait , Monfîeur le ma-
gijirat , pour .être en relation avec M. de?
.Voltaire, ce que vous lui faites dire fuffit
pour prouver que ce n'eft pas lui qui
parle Mais, ne me ferois-je point
trompée ? Il efl difficile de vous lire fans
fe prévenir contre vous. Voyons , exa-
minons cette lettre phrafe à phrafe : il ne
faut rien donner à la prévention.
Je ri ai jamais écrit la lettre au doâeur
Panfophe , je m en ferois honneur Ji elle
itoit de moi*
Il n'y a perfonne dont cette lettre ne
déshonorât îe caractère ; & elle ne peut
faire honneur à l'elprit de perfonne. La
preuve que fon auteur le penfe , c'eft
qu'il n'ôfe fe nommer.
j'ai dû écrire celle que j'ai adrejfée a M*
Hume ; comme M. Walpole & M. d?Alem-
fyert ont dû. écrire de leur coté.
La circonfïance n'obligeoit point égale-
ment ces Meilleurs à écrire, M. "Walpole
Réflexions; 377
devoit s'avouer coupable , M. d'Alembert
devoit fe juftifïer , mais M. de Voltaire
devoit s'en rapporter à fa réputation.
Je méprife comme eux Roujfeau.
Si M. de Voltaire méprifoit Roujfeau ,
il ne l'auroit pas dit ainfi : il auroit trop
bien fenti la conféquence de cette expref-
lîon. De plus M. de Voltaire a dans le cœur
je ne. fais quel fentiment qui lui rend le
mépris d'un ufage prefqu'impofîible. Il
ne méprife pas M. Fréron qu'il s'efforce
de traiter avec le dernier mépris : com-
ment mépriferoit-il Roujfeau à qui jamais
il rien a ofé marquer.
Les faits que fai cités font vrais ; & j'ai
fait mon devoir en les citant.
Quand les faits cités dans la prétendue
lettre de M. de Voltaire feroient aufîi vrais
qu'ils font faux , l'auteur n'auroit pas dû
les citer , parce qu'ils font étrangers à la
queftion ; & qu'il n'eft jamais du devoir
d'un particulier , de fe rendre publique-
ment le délateur d'un autre. Si quelqu'un
trouble l'ordre de la fociété, c'eft à la par-
tie publique de le punir ; & à tout hon-
nête homme de le plaindre.
Je me fuis trompe fur les dates*
37& RÉFLEXIONS.'
Comment M. de Voltaire fe feroit-if
trompé fur les dates , s*il avoit eu les ori-
ginaux en main ? Et s'il ne les avoit pas
eus , eft-il croyable qu'il s'en fût rapporté
à la bonne foi, & à l'exacHtude des copiftes?
L'auteur des Remarques a raifort en tout.
Il ny a jamais que fagrejfeur & que tint-
pofceur qui ait tort,
M. de Voltaire a de trop bons yeux ,
pour n'avoir pas vu que la féconde de ces
proportions détruit la première.
Dans les affaires qui intérejfent la fociété9
ceux qui confondent les offenfeurs & les of-
fenfls n'ont pas raifon.
M. de Voltaire a coutume d'écrire in-
telligiblement ; & perfonne ne comprend
ce que fignifïe cette phrafe , placée comme
elle feft ; ni à quoi elle a rapport. Plus
on examine cette lettre , Monfieur , plus
il devient clair que c'eil votre ouvrage.
Il y a dans vos Remarques beaucoup de
chofes fur iefquelies la décence de mon
fexe Tn'a kïipofé filence ; beaucoup d'au-
tres dont i'abiurde faufleté eft fi évidente
qu'il auroit été fupefflu d'en parler ; beau-
coup d'autres enûn auxquelles il n'y a
rien à répondre , parce qu'elles ne difent
Réflexions. 379
rien : comme vos puériles déclamations ,
vos groiîieres invectives , vos extrava-
gantes réflexions , &c. ckc. &c. Mais 11 je
fuis loin d'avoir répondu à tout , je le
fuis encore bien davantage , d'avoir ré-
pondu comme je l'aurais voulu à tout ce
que j'ai relevé. Les défauts de cette ré-
ponfe ne m'engageront cependant point
à la fupprimer. La caufe de Jean - Jaques
méritoit fans doute , une plume aum* élo-
quente que la fienne ; mais elle n'en avoit
pas befoin , il ne falloit pas de grands ta-
lens pour perfuader aux gens fenfés , les
feuls qu'une perfonne fenfée ait en vue,
que vos Remarques , Monfieur , font le
chef-d'œuvre de la méchanceté en démen-
ce : leur le&ure feule produit infaillible-
ment cet effet. Mais il ne fuffit pas qu'on
rende juftice à Jean-Jaques, il faut encore
qu'il le fâche ; & voilà pourquoi j'ai ré-
pondu. J'ai voulu prouver à ce respec-
table infortuné , qu'il a plus d'amis qu'il
n'en compte ; qu'il y a , outre celles qu'il
connoit , des âmes honnêtes qui lui doi-
vent le développement des germes heu-
reux que la nature avoit mis en elles ;
dont , fur les plus graves objets , il a con-
3gO RÉFLEXIONS,
verti les préjugés en principes ; pour qui
fes ouvrages font une fource féconde de
lumières & de confolations ; qui l'hono-
rent comme leur bienfaiteur ; qui déplo-
rent fans cefle le malheur de lui être inu-
tiles.. Enfin je veux, s'il efl poffible, que
la confidération de tout le bien qu'il a
fait , le rende infenfible à tout le mal
qu'on veut lui faire.
Janvier ij6j.
Fin du onzième Volume*
TABLE
DES MATIERES.
P
R0J£T pour ? éducation de M. de Ste.
Marie Page i
ORAISON Funèbre de S. A. S. Monfei-
gneur le Duc d'Orléans. . . . J/'
LES Prifonniers de Guerre , Comédie. 71
Lettres à M. Dutens nj
Lettres à M. D B fur la réfutation
du Livre de tEfprit d'Helvétius , par /.
/. Rouffeau ;fuivies de deux Lettres d'Hel-
vétius fur le même fujet. . . . 133
Sentiment des Citoyens t6$
Le Docteur Panfophe , ou Lettres de M. de
Voltaire , &c '7$
LETTRE fur J. J. Rouffeau adreffée à M.
d'Ef *o6
NOTE du Journal Encyclopédique , &c. 281
LETTRE aux Rédacteurs du Journal de Pa-
ris fur la Note précédente. . 28S
La Vertu vengée par V amitié , ou Recueil
de Lettres fur J. J. Rouffeau.
lNTRO©VCTION , ^l,
38i TABLE.
LETTRE à F Auteur de la Jujlificatlon dt
J. J. Roujfeau dans la conujlation qui
lui ejl furvenue avec M. Hume. . 323
RÉFLEXIONS fur ce qui s1 ejl pajfé au fujzt
de la rupture de /. /. Rouleau avec M.
Hume $4Z
Fin de la Table.
PI
%-:-&
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Î355555-- —
H