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ŒUVRES POÉTIQUES
VICTOR DE LAPRADE
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ŒUVRES POÉTIQUES
VICTOR DE LAPRADE
CV.'|3
•TSYCHÉ — OT)ES ET T0È3CES
HiATUSCOTilUS
PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
27-31, PASSAGE CHOISEUL, 27-}!
PQ
^350
181 S
PSYCHÉ
POÈME
INVOCATION
Il est une vallée où l'harmonie habite ;
Un dieu veille à sa porte aux mortels interdite :
L'esprit seul, dans son vol, emporté loin du temps,
Aux clartés de l'amour l'entrevoit par instants :
Quel que soit le doux nom dont chaque âge la nomme;
Sa pensée est vivante au fond du cœur de l'homme,
Mais nul, en l'écoutant, ne saurait définir
Si c'est une espérance ou bien un souvenir,
Tant l'âme, balancée en sa plainte secrète,
Flotte entre ces deux mots : j'attends, et je regrette.
Chaque peuple a rêvé ce merveilleux jardin,
Soit qu'avec Jéhovah il ait connu l'Éden,
Soit qu'Homère ait pour lui, sur la lyre sacrée,
Fait chanter l'âge d'or de Saturne et de Rhée,
Soit qu'enfant, sous la tente, il aime à s'endormir
INVOCATION.
Bercé par les Péris des songes de Kashmir.
Là, fleurissent toujours sur l'arbre de science,
Le vrai, le beau, le bien, unique et triple essence ;
Et, dans l'or du feuillage, aux Grâces réunis,
Là des blanches vertus les essaims font leurs nids
Avant d'aller chanter leur mélodie auguste
Sur le front de la vierge et dans l'âme du juste.
C'est là qu'avant le jour de leurs aveux charmants
S'étaient choisis déjà les couples des amants :
C'est de là qu'à la voix du poète ou du sage
Descendent dans nos nuits la pensée et l'image ;
Là que toute harmonie a résonné d'abord
Avant qu'un luth mortel en répétât l'accord.
Les graines de nos fleurs ont mûri dans ce monde ;
L'art est un rameau né de sa sève féconde.
Là-haut furent cueillis, sur les prés en émail,
Le mystique rosier qui flamboie au vitrail,
L'acanthe et le lotus qu'en légères couronnes
L'Ionie a tressés aux faites des colonnes.
Avant qu'un ciseau grec et qu'un pinceau romain
Les fixât pour toujours sous l'œil du genre humain,
Les vierges au long voile et les nymphes rivales
La-haut menaient en chœurs les danses idéales ;
Et, suspendant leurs jeux, là, ces filles du ciel,
Ont posé devant vous, Phidias, Raphaël 1
Là, ton âme, ô Platon, par le vrai beau guidée,
Remontait d'un coup d'aile au séjour de l'Idée.
C'est là qu'à son amant Béatrice a souri;
Et là son regard d'aigle, ô Dante Alighieri!
T'emportant dans sa flamme à travers les dix sphères,
T'a du monde divin révélé les mystères.
INVOCATION.
C'est là qu'enfin Psyché vécut son premier jour
Tant qu'avec l'innocence elle garda l'amour.
Comme en un lit joyeux de fleurs et de rosée,
Par le souffle divin l'âme y fut déposée,
Et, près d'elle, éveillés dans l'herbe de ce sol,
Du bord de son berceau mes chants prendront leur vol.
Mais au seuil de ton œuvre inscris donc la prière,
Et dis, en commençant, d'où te vient la lumière,
O poète ! malheur aux hymnes qui naîtront
Sans que le nom d'un Dieu soit gravé sur leur front !
Je sais, au Ciel, trois soeurs qui, les mains enlacées,
Font jaillir sous leurs pas l'or des bonnes pensées ;
La Grèce en adora les corps chastes et nus,
Beaux vases qui cachaient des parfums inconnus.
C'est vous ! entre vos bras je m'abandonne, ô Grâces !
C'est vous qui vers le but portez les âmes lasses;
Vous par qui les présents de Dieu nous sont comptés,
Vous qu'on appelle mieux du nom de Charités.
Par vous, de l'homme au Ciel et du Ciel à la terre,
Se fait d'un double amour l'échange salutaire ;
Le cœur vous doit son aile, et l'esprit son flambeau ;
Sans vous tout homme hésite incapable du beau.
La Sagesse avec vous n'a jamais le front triste ;
L'œuvre abonde et sourit sous les doigts de l'artiste.
Grâces, en qui j'ai foi, saintes filles de Dieu,
Touchez, touchez mon front de vos lèvres de feu.
Ah! l'inspiration n'appartient à personne,
Pas plus qu'à ce rameau, dont la feuille résonne,
Le vent qui le caresse et qui le fait chanter;
INVOCATION.
Et le dieu qui la donne est libre de l'ôter.
Nul ne peut devancer l'heure par vous choisie,
O Grâces ! pour verser en lui la poésie.
Mais l'artiste pieux, au cœur pur et sans fiel,
Peut, à force d'amour, vous arracher au Ciel.
Venez donc 1 vous savez si l'art m'est chose sainte,
Si j'ai touché jamais à la lyre sans crainte,
Si j'attends rien de moi, si l'orgueil me nourrit...
Et dans quel tremblement j'invoque ici l'esprit.
O Grâces! descendez, belles vierges antiques,
Formez autour de moi vos cadences mystiques,
Et qu'en un juste accord, sur trois modes divers,
La douceur de vos voix coule à flots dans mes vers.
LIVRE PREMIER
ARGUMENT
ËDEN' OU L'AGE D'OR. — BONHEUR PRIMITIF.
CHUTE DE L'HOMME.
/. Psyché t'éveille dans Us jardins de l'Amour. — L'âme
humaine est placée par Dieu au sein d'une merveilleuse nature
appropriée à tous nos besoins. — L'être nouveau-ni sent la
parole éclore sur ses lèvres, et répond de lui-même aux harmonies
du monde extérieur, qui le salue comme son frère et comme son
roi. — Toute la création parle à Psyché d'un maître invisible et
tout puissant, d'un époux à qui elle est destinée. — Les pressenti-
ments de l'âme, la révélation intérieure lui avaient déjà promis
cet époux divin. — Toutes les twi'x de la nature, messagères de
Dieu, annoncent à la jeune fille la venue d'Eros. — Le soir, leurs
noces mystiques sont célébrées dans un palais ténébreux. — // est
interdit à Psyché de chercher à voir son époux.
II. Bonheur de Psyché dans cette union de l'innocence et de
l'amour. — Félicité primitive de l'Êden fondée sur l'ignorance
du bien et du mal. — Intimité de l'homme avec la nature et
avec Dieu, dont il reçoit une révélation obscure encore et incom-
plète par la voix de tous les êtres. — Dialogue de Psyché avec les
créatures toutes amies et pacifiques ; elle les interroge sur l'époux
invisible. — L'attrait de l'inconnu, le besoin de l'infini, natu-
rels au cœur de l'homme, commencent à agiter l'épouse d'Èros
au milieu des douceurs de son union mystérieuse.
III. En vain le nocturne amant revient consoler Psyché;
l'inquiétude de l'esprit et du cœur augmente. — Le désir de con-
naître l'idéal invisible, de posséder l'infini trouble les délices du
chaste hymen. — En vain toute la nature invite l'âme à la sou-
mission, à la confiance ; l'implacable besoin de savoir et de sentir,
une curiosité mêlée de concupiscence et d'orgueil l'emportent dans le
cœur de Psyché sur la tendresse et sur la crainte. — Elle trans-
gresse l'ordre de son éponx et les lois du destin ; la lampe fatale
est allumée. — Psyché reconnaît, dans le Dieu qui la visite chaque
nuit, l'Amour, le plus beau, le plus puissant des dieux. — •
Touché par une goutte d'huile brûlante, Eros se réveille et prononce
l'arrêt qui bannit Psyché et termine l'âge d'or. — Ainsi s'est
consommée la première faute à laquelle se rattache l'origine de
tout mal ; Eve a mangé le fruit défendu ; la boîte de Pandore
est ouverte ; la douleur est entrée dans le monde. — Mais en pro-
clamant la déchéance, le dieu fait entrevoir un présage de réhabi-
litation. En annonçant à Psyché les épreuves de l'exil, Eros laisse
tomber une larme, et, avec cette larme, la promesse de la
rédemption.
L<e matin rougissant, dans sa fraîcheur première,
Change les pleurs de l'aube en gouttes de lumière,
Et la forêt joyeuse, au bruit des flots chanteurs,
Exhale, à son réveil, ses humides senteurs.
La terre est vierge encor, mais déjà dévoilée,
Et sourit au soleil sous la brume envolée.
Entre les fleurs, Psyché, dormant au bord de l'eau,
S'anime, ouvre les yeux à ce monde nouveau ;
Et, baigné des vapeurs d'un sommeil qui s'achève,
Son regard luit pourtant comme après un doux rêve.
La terre avec amour porte la blonde enfant;
Des rameaux par la brise agités doucement,
Le murmure et l'odeur s'épanchent sur sa couche;
Le jour pose, en naissant, un rayon sur sa bouche.
D'une main supportant son corps demi-penché,
Rejetant de son front ses longs cheveux, Psyché
Écarte l'herbe haute et les fleurs autour d'elle,
Respire, et sent la vie, et voit la terre belle ;
Et, blanche, se dressant dans sa robe aux longs plis,
Hors du gazon touffu monte comme un grand lis.
Les arômes, les bruits et les clartés naissantes,
Les émanations de partout jaillissantes,
Ont envahi son âme, ébranlée un moment;
Et devant la nature elle hésite en l'aimant.
Dans une langue, alors, que la vierge surprise
Sut comprendre et parler sans qu'elle l'eût apprise,
Les fleurs et les oiseaux étant là seuls vivants,
Un invisible chœur chantait avec les vents :
CHŒUR INVISIBLE.
« Viens, nous t'aimons déjà ; viens, ô douce inconnue !
La terre où tu manquais tressaille à ta venue.
Viens, habite avec nous ce monde jeune et pur ;
Nul être malfaisant n'en trouble encor l'azur.
Prends avec nous ta part de ses faveurs fécondes,
Goûte avec amitié ses épis et ses ondes.
Ses arbres innocents n'ont pas de fruits amers,
Et la douceur du miel coule au fond de ses mers.
Mêle au sien ton bonheur, et ta grâce à ses grâces;
Ses germes de beauté fleuriront sur tes traces.
Sois belle, sans rougir, dans ton jardin natal ;
On n'y connaît pas plus la pudeur que le mal.
Viens! De tes frais pensers ne fais point de mystères
A ces plantes, tes sœurs; à ces oiseaux, tes frères. »
« Que la lumière est douce! et que l'air plein d'encens
Baigne d'un flot sonore et pénètre mes sens !
Quel souffle harmonieux me caresse et m'enivre!
Et si la vie est telle, oh ! qu'il est bon de vivre!
Vivais-je avant cette heure? ai-je vu ce soleil?
N'est-ce pas ma naissance et mon premier réveil?
J'ai bien, au fond du cœur, j'ai de vagues images;
Je revois des vallons, des fleuves, des rivages,
Où, le front couronné, j'allais, fille de roi,
Guidant au bord des eaux des vierges comme moi.
Mais dans ce pâle monde aux formes indécises,
Ni chansons, ni parfums ne flottaient sur les brises;
La terre était muette et le ciel sans clarté;
Et je n'y sentais pas la vie et la beauté.
Ah! j'ai dormi peut-être! En un rêve encor sombre,
De ce monde promis j'aurai vu passer l'ombre.
Choeur des vivants, salut ! Salut, ô monde vrai,
En qui je me réveille et dans qui je vivrai !
Terre, fleuves, oiseaux, divin peuple des êtres,
Êtes-vous, dites-moi, mes hôtes ou mes maîtres?
Bruits, souffles embaumés, rayons, charme des yeux,
Faut-il que je t'adore, ô monde harmonieux! »
CHŒUR INVISIBLE.
« Nous entourons d'amour la couche où tu reposes,
Enfant, toi la plus belle et la reine des choses.
Vois ! partout, dans ces bois, ces prés, surces hauteurs,
Dans ces fleuves, il est pour toi des serviteurs. »
PSYCHÉ.
« La terre à mon réveil portait, déjà parée,
Les chênes, peuple antique, et la moisson dorée ;
Ces flots avaient coulé, ces rochers étaient vieux,
Et la plus jeune fleur s'ouvrit avant mes yeux.
Sans moi l'herbe a verdi, l'onde a trouvé sa pente ;
Un autre ordonna tout, avant mon âme absente;
Un maître ici se cache, et si ce n'est pas toi,
O voix de ces beaux lieux ! quel est donc notre roi ?
CHŒUR INVISIBLE.
« Réglant l'être et la vie en un accord suprême,
Le roi de cet empire asservit les dieux même;
Par lui, le fier lion rugit dans les forêts,
Et les monstres des mers bondissent sous ses traits.
Nous, tour à tour chantant, voix joyeuses ou graves
Venant de lui vers toi, nous sommes ses esclaves. »
« J'ai gardé du sommeil un rêve, un rêve aimé,
Éclos à la même heure où mon cœur fut formé :
Une voix qui semblait descendre des collines
M'appelait, m'invitait à des noces divines.
Les vierges me paraient pour un hymen certain.
Vers l'époux inconnu, roi d'un pays lointain,
Entraînée, et cédant à d'invisibles charmes,
J'allais avec amour, mais non sans quelques larmes.
Le réveil, ces beaux lieux, ce jour qui luit sur moi,
De mes désirs craintifs ont redoublé l'émoi. »
CHŒUR INVISIBLE.
« Espère! A son vrai but, comme la source vive
A l'éternelle mer, toute espérance arrive.
Chaque rêve et chaque ombre ont leur réalité.
Viens ! par le jeune époux ce monde est habité ;
C'est lui qui nous envoie, abrégeant ton attente,
Au seuil de son palais saluer son amante. »
Et la voix s'éteignit ; mais le son prolongé
Flottait encor dans l'air, de musique chargé.
Sur l'haleine de l'onde et de l'herbe attiédie,
Comme un soupir du sol montait la mélodie. »
Psyché, livrant son âme aux souffles merveilleux,
Aux accords, aux rayons émanés de ces lieux,
S'avance au bord du fleuve, et, dans sa marche lente,
Écoute chaque oiseau, répond à chaque plante.
La tendre sympathie illumine son oeil;
Les cygnes et les lis lui rendent son accueil;
Flots etfeuilles, près d'elle, ont un plus frais murmure,
La terre abondamment exhale une odeur pure.
Tous les êtres domptés semblent, pour sa douceur,
L'adorer comme reine et l'aimer comme sœur.
L'enfant partage entre eux les grâces du sourire,
Et prend possession du fraternel empire ;
Sa main des grands lions flatte les crins épais,
— Car rien n'avait alors troublé l'antique paix;
Tout ce qui vit formait une seule famille. —
Mille oiseaux par les bois suivent la jeune fille ;
La mousse s'épaissit lorsqu'elle y veut s'asseoir.
Ainsi dans la vallée elle erra jusqu'au soir,
Admirant tout, les fleurs, les cieux, et l'air sonore,
Et rêvant de ce roi qui se cachait encore.
Or la nuit, déployant ses ailes de vapeurs,
Ramène vers Psyché les invisibles chœurs;
C'est d'abord sur la brume une rumeur qui vole,
Et le son rapproché devient une parole
CHŒUR INVISIBLE.
« Voici l'heure d'hymen ! Nous précédons l'époux;
Il éteint les flambeaux de son bonheur jaloux.
Revêtant ses plaisirs de calme et de mystère,
Il attend pour aimer l'heure où s'endort la terre.
Les petits des oiseaux, l'un sur l'autre serrés,
Et l'abeille en sa ruche, et la cigale aux prés,
Et les nappes d'azur que nuls souffles ne plissent,
Et le vent dans sa grotte, et les bois s'assoupissent.
Sur les insectes d'or les lis sont déjà clos,
Et le dernier rayon est rentré sous les flots,
Sans que bruits ou lueurs troublent sa paix suprême,
La sainte volupté peut jouir d'elle-même.
Que l'ombre sur ton front pleuve sans t' alarmer;
Viens, l'inconnu t'attend, viens, c'est l'heure d'aimer ! »
Devant elle glissant comme un zéphyr paisible,
Le chœur, chaînant toujours et toujours invisible,
Sur sa trace écartait doucement les rameaux;
Et Psyché, telle on voit sur l'écume des eaux,
Derrière un grand navire une fleur qui surnage,
Suivait à son insu l'harmonieux sillage.
Et le flot la porta vers le palais heureux;
Par la vertu des chants, il s'ouvrit devant eux.
Or, sous les toits déserts les mêmes voix mystiques
La conduisaient encore à travers les portiques ;
Elle y semblait voguer sur des courants secrets ;
Tel, sur le lac tombé, le rameau des forêts,
Par des eaux qu'on dirait immobiles, sereines,
Est poussé jusqu'au fond des grottes souterraines.
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La vierge ainsi s'avance, effleurant les tapis,
Entre les murs jaspés de marbre et de lapis,
Où de mille flambeaux, sous l'azur des arcades,
L'or étincelle au front des blanches colonnades.
Et l'invisible guide a déposé Psyché
Sur le lit nuptial dans la pourpre caché.
La voix expire alors, le palais devient sombre :
L'enfant s'étonne et tremble, et pleure au sein de l'ombre
Rien ne la distrait plus du trouble intérieur.
Son innocence ajoute encore à sa frayeur.
Une autre voix bientôt monta dans ce silence,
Un chant si doux, si plein de grâce et de puissance,
Qu'auprès de sa musique, ornement de la nuit,
Les' premières chansons n'étaient rien qu'un vain bruit.
C'est l'invisible roi du vallon de délices,
Il vient de l'âme en fleur posséder les prémices;
C'est l'archer qui répand ses flèches en tout lieu,
C'est l'époux, c'est Êros, c'est vous, ô jeune Dieu !
Ne crains pas, ô Psyché ! Dans cette nuit propice,
Souffre en toi que l'espoir avec l'amour se glisse.
Voici, voici l'époux : son visage est voilé,
Mais son cœur à tes yeux s'est déjà révélé,
Et tu peux, à travers l'ombre qui l'environne,
Juger par ses trésors celui qui te les donne.
Vois cette heureuse terre ! Est-ce un dieu sans amour
Qui, pour don nuptial, t'offrit ce doux séjour?
Toute chose est à toi dans ce fécond royaume :
Le chêne t'y doit l'ombre, et la rose le baume;
Le vent, l'onde et l'oiseau, tous bruits mélodieux,
Sont nés pour ton oreille, et le ciel pour tes yeux;
14
Pour tes lèvres le miel, le lait, ce qui ruisselle
A flot de chaque ruche et de chaque mamelle;
La mousse pour tes pieds, les gazons caressants,
Tout est fait pour payer un tribut à tes sens.
Lorsque tu parleras, partout dans les campagnes
Des voix te répondront, tes fidèles compagnes.
Chez les êtres vivants avec toi conviés,
Tu pourras à ton gré choisir des amitiés.
Durant le jour, souvent, la voix de l'époux même
Te fera souvenir qu'il te suit et qu'il t'aime ;
Et chaque soir ici tu viendras reposer
Sur sa douce poitrine et goûter son baiser.
Mais si tu ne veux voir s'effacer comme un songe
Ces beaux lieux et l'extase où ce baiser te plonge,
O Psyché! n'ose pas, d'un flambeau curieux,
Interroger d'hymen le lit mystérieux.
Le destin plus puissant, et, sans doute, plus sage,
Ne veut pas de l'époux te montrer le visage ;
Mais livre-lui ton ame, enfant, et tu verras
S'éveiller tout un monde éclos entre ses bras.
Et les lèvres d'Éros touchant son front pudique
Y déposent le sceau de l'union mystique.
Bientôt la vierge laisse, en son trouble charmant,
Sa ceinture tomber sous les doigts de l'amant,
Et, parmi les soupirs et les baisers sans nombre,
Les rites de l'hymen s'accomplirent dans l'ombre.
Le palais nuptial brillait, plein de soleil,
Au matin, quand Psyché, secouant le sommeil,
Cherchait près d'elle Ëros et lui parlait encore ;
Mais le nocturne époux avait fui dès l'aurore.
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M
Jur l'herbe encore humide et les cailloux d'argent,
Psyché pose au hasard ses pieds, et va songeant,
Et suit du souvenir la pente involontaire.
Les plaisirs de la nuit, ces terreurs, ce mystère,
Revivent à la fois dans son cœur retracés;
Elle tremble et rougit à ses propres pensers.
La terre, ce matin, semble à ses yeux nouvelle,
Et, sur les flots penchée, elle s'y voit plus belle;
Elle cherche avec crainte, avec ravissement,
Les vestiges sacrés de l'invisible amant.
Elle va regardant sous les eaux diaphanes,
Dans les creux de rochers couverts par les lianes,
Dans les touffes de fleurs, et dans l'ombre des bois,
En tout lieu d'où s'échappe un parfum, une voix ;
Et partout, du gazon, de l'eau, de la feuillée,
Une voix lui répond par la sienne éveillée.
« C'est bien la même terre, et le même printemps
Y verse un jour pareil aux mêmes habitants.
Entre les mêmes fleurs, le fleuve aux couleurs tendres.
De son mobile azur promène les méandres.
l6 PSYCHÉ.
Hier, un chant planait déjà sur ces roseaux;
La pourpre et l'or paraient les plumes des oiseaux;
Et cependant la nuit, sans m'en dire la cause,
Semble avoir à ce monde ajouté quelque chose.
J'ai vu ces gais bouvreuils, cet aigle au regard fier;
Tout m'est nouveau pourtant, tout m'est plus beau qu'hii
Plus qu'hier la nature et me charme et m'invite ;
Et comme dans mon cœur la sève y court plus vite ! »
CHŒUR INVISIBLE.
« C'est que le roi nous a visités cette nuit,
L'époux mystérieux vers ta couche conduit!
C'est qu'il a, pour te voir, traversé son empire,
Et répandu sur nous l'éclat de son sourire :
Et chaque fois qu'il vient, puissant avec bonté,
Il sème à pleines mains la vie et la beauté. »
LES OISEAUX.
« Il est des jours où l'air supporte mieux nos ailes;
Un mouvement plus doux berce les rameaux frêles ;
Les grains au bord des champs s'épanchent par milliers,
Et les fruits sont plus mûrs aux arbres familiers.
Nos appels amoureux de plus loin se répondent;
Près des nids à bâtir mousse et duvets abondent.
Les brebis ont laissé plus de laine aux buissons;
Les chênes sont peuplés de joyeuses chansons.
Au roi qui fait pleuvoir tant de biens sur ses traces,
A l'amant de Psyché, les oiseaux rendent grâces.»
LES PLANTES.
« Il est aussi pour nous des jours où tout fleurit
Au souffle calme et chaud d'un invisible esprit;
PSYCHÉ. iy
Une poussière d'or jaunit les étamines,
Des sucs plus nourrissants abreuvent les racines,
L'épi laiteux jaillit et s'enfle sur le blé,
Le nombre des bourgeons sur la branche est doublé
Et, dans le sein des fleurs apportant des délices,
Un doux vent l'un sur l'autre incline nos calices.
Ce qu'alors nous puisons dans la terre ou le ciel,
En nos veines devient parfum, couleur et miel ;
La lumière et la sève à nos tiges affluent...
O roi jeune et fécond, les plantes te saluent! »
LES SOURCES.
« 11 est des jours sacrés, des jours que nous aimons,
Où-la source descend plus pure au pied des monts;
Où, sur le sable fin, sans pluie et sans tourmente,
L'onde semble dormir, et pourtant suit sa pente.
Alors, nul flot n'écume et ne gronde en marchant ;
Le peuple des forêts s'égaie à notre chant;
Le vent ne jette rien que fleur et vert feuillage
Sur l'argent des graviers, sur l'or des coquillages ;
Et mille êtres, mêlés par un amour fécond,
S'agitent sous les eaux sans en troubler le fond.
Et tu seras béni des sources éternelles,
Toi qui gardes le calme et la fraîcheur en elles;
Toi qui, dans un seul lit, sais faire parvenir
Toutes les gouttes d'eau se cherchant pour s'unir;
Toi par qui nous sentons, en notre onde ravie,
Descendre la lumière et palpiter la vie. »
PSYCHÉ.
«Oh! tout ce que j'entends et tout ce que je vois,
Oiseaux, sources, forêts, mystérieuses voix,
Oh ! dites-moi son nom, parlez-moi de mon maître !
Plus heureux que Psyché, vous l'avez vu peut-être?
Comme il charme le cœur, il doit charmer les yeux,
Et sans doute il est bon, puisqu'il vous rend heureux.»
LES OISEAUX.
<r S'il croît comme un grand chêne ou coule comme une
S'il descend comme l'air et le jour sur le monde,
S'il habite le sein des grottes et des fleurs,
S'il revêt comme nous la plume aux cent couleurs,
S'il a tes cheveux d'or, ton front blanc et superbe,
Sur deux pieds gracieux s'il effleure ainsi l'herbe,
Ce n'est pas des oiseaux que tu peux le savoir ;
Car nous l'avons aimé sans chercher à le voir.
Mais nous reconnaissons à des signes fidèles,
A l'air plus frémissant qui fait battre nos ailes,
A notre chant plus pur, à nos baisers plus doux,
Qu'un céleste pouvoir s'est approché de nous. »
LES PLANTES.
« Des habitants divers qui vivent à son ombre,
Des oiseaux et des fleurs chaque arbre sait le nombre ;
Il sait d'où vient le flot qui passe auprès de lui,
D'où le vent a soufflé, d'où le soleil a lui.
Pour un vieux chêne, il est peu de choses cachées;
Nous avons vu beaucoup, quoique au sol attachées.
Mais les plantes des monts, ni les plantes des eaux,
Le cèdre ni le thym, pas plus que les roseaux,
N'ont de celui qui t'aime aperçu le visage;
Chaque feuille pourtant tressaille à son passage. »
PSYCHE. 19
LES SOURCES.
« Les sources Je la terre ont traversé les flancs,
Et les antres d'Ëole, et les métaux brûlants,
Et creusé leur passage en des canaux de pierre,
Bien avant de jaillir et de voir la lumière.
Jusqu'au vaste Océan, avant de s'y plonger,
Par des détours sans fin, il leur faut voyager :
Ruisseaux, fleuves et lacs, fontaines, mers sans bornes,
Elles ont réfléchi bien des jours clairs ou mornes.
Neige ou pluie, elles ont visité les hauteurs,
Et monté jusqu'au ciel en subtiles vapeurs.
Des germes créateurs l'onde est le véhicule ;
Par elle toute sève et toute âme circule ;
Eller voit les vivants arriver par essaim,
Pour se purifier et boire dans son sein,
Mais de l'époux sacré, par qui l'onde palpite,
Aux sources, comme à toi, la vue est interdite ;
Tout esprit n'en connaît que ce qu'il en ressent :
Nous ne t'en dirons rien, sinon qu'il est puissant. »
CHŒUR INVISIBLE.
« Nous l'avons contemplé le dieu que tu réclames;
C'est nous qui lui portons les prémices des âmes;
La vierge qu'il choisit et qu'il doit visiter
Se pare sous nos mains et nous entend chanter.
Du lin et des parfums nous ornâmes la couche
Où le premier baiser se posa sur ta bouche.
Serviteurs de l'époux, nous gardons ses secrets;
Nous ne lèverons pas le voile de ses traits.
Qui d'ailleurs oserait le peindre en ton langage,
Ne tracerait de lui qu'une infidèle image.
Tu. ne comprendrais pas son nom mystérieux...
Et ce que nous voyons n'est pas fait pour tes yeux. »
« Sans ôter pleinement le voile à sa nature,
Dites-moi qu'il est beau, que sa jeune figure
Peut d'une ombre douteuse écarter le secours;
Que son regard est tendre ainsi que ses discours ;
Et que la nuit est bonne, et qu'au fond des ténèbres
Ne glisse autour de vous nul spectre aux pieds funèbres ;
Que ce monde est pour moi peuplé d'êtres amis;
Que l'époux m'aime enfin, comme il me l'a promis;
Qu'il ne me berça pas d'une ivresse illusoire.
J'ai besoin de bonheur : je suis prête à vous croire ! »
CHŒUR INVISIBLE.
« En ces lieux que l'époux gouverne sans rival,
Le soleil quelque part t'a-t-il montré le mal?
La même âme régit la nuit et la lumière.
Tu viens d'interroger les hôtes de la terre;
As-tu trouvé chez eux doute, amertume, effroi?
Est-ce un peuple incertain de l'amour de son roi ?
Psyché recueille ainsi les chansons dispersées,
Et respire avec l'air de sereines pensées.
La nature paisible et dans sa fraîche fleur,
Verse le calme en elle et l'invite au bonheur;
Et l'enfant, de sa bouche acceptant l'espérance,
— Tant le premier amour est plein de confiance, —
Par des nœuds éternels sentit son cœur lié,
Et l'effroi d'un moment fut bien vite oublié.
Chaque jour se passait aux longues rêveries,
Aux bains des lacs, aux fruits des vergers, aux prairies,
A la danse, au sommeil, à ce divin concert,
Qu'avec l'homme amoureux font les voix du désert ;
A réveiller l'écho des grottes endormies,
A redire aux oiseaux, aux gazelles amies
Et ses songes d'amante, et même, aveu plus doux,
Les secrets de la couche et les mots de l'époux.
Chaque nuit ramenait, dès les premières ombres,
Glissant comme un vent frais sous les portiques sombres
L'époux mystérieux, et jadis effrayant,
Qu'on implore aujourd'hui d'un cœur impatient :
Mais après chaque nuit, si remplie et si brève,
Du lit aux cent baisers, il fuyait comme un rêve.
III
.Le plaisir tombe en toi comme un fleuve à la mer,
Sans te remplir, ô cœur 1 il y devient amer.
Les plus fortes amours meurent dans l'habitude ;
Rien chez l'homme ne dure, hormis l'inquiétude,
Le désir éternel de l'idéal caché,
Et l'antique vautour à nos flancs attaché.
Quel bonheur plus d'un jour est resté sans mélange?
Cependant, ô plaisir, ce n'est pas toi qui change.
Près de l'homme enivré, le vin à flots pareils
Coule des mêmes ceps entre tes doigts vermeils;
Du vase offert par toi l'écume est aussi douce
Qu'on y trempe sa lèvre ou bien qu'on le repousse.
Quand l'odorat lassé refuse leurs senteurs,
C'est le même parfum qui monte à nous des fleurs.
Quand l'air trop répété de la chanson qu'on aime
Amène au bout l'ennui, la musique est la même :
Le dégoût à l'extase a trop tôt succédé,
Et tout trésor est vil dès qu'on l'a possédé I
Rien de l'heureux vallon n'a troublé les délices;
La rosée aussi pure y blanchit les calices,
-;
Et le miel abondant, les fruits, l'ombrage frais,
Les bruits mélodieux s'épanchent des forêts.
Par tous les habitants de l'air, des mousses vertes,
Les mêmes amitiés à l'âme sont offertes.
Pourquoi rester muette à leur appel joyeux ?
Psyché, mille regards sollicitent tes yeux.
Pourquoi marches-tu seule, et de larmes baignée,
Sans un mot pour ta mère, avec eux dédaignée?
Vois : la terre sourit d'un rire bienveillant
Comme tu souriais toi-même en t'éveillant.
Vallon qu'elle admirait, nature toujours belle,
Quel nuage entre vous et Psyché s'amoncelle?
Charme des premiers jours, qu'étes-vous devenu ?
Ah ! c'est qu'elle a senti l'attrait de l'inconnu !
Ce monde est à ses yeux caché par l'invisible;
Elle a voulu connaître... Aimer n'est plus possible!
Près d'elle chaque soir Éros vient se poser;
Douce est toujours sa voix, et plus doux son baiser!
Mais Psyché, froidement, l'a reçu sans le rendre,
Sans réjouir l'amant d'une parole tendre.
Et ne songe, malgré le châtiment prédit,
Qu'à voir l'époux mystique à ses yeux interdit.
Quelquefois, pour donner le change à ses pensées,
A travers la nature, en fougues insensées,
Elle répand son âme. Au fond des horizons,
Aussi loin que le jour peut darder ses rayons,
Elle aspire, elle vole, et son esprit se pose
Sur les monts d'où descend l'aurore aux pieds de rose,
Ses yeux suivent les flots dans les gouffres roulants ;
24 PSYCHÉ.
Elle veut des glaciers percer les vastes flancs,
Et, plongeant jusqu'au fond, voir quels hôtes recèlent
Les cavernes d'azur d'où les ondes ruissellent.
Souvent, lasse d'errer dans l'inconnu lointain,
Elle s'assied, et pleure, et maudit son destin;
Et l'amour la relève, et le doute la brise :
« Elle n'est pas aimée, et l'époux la méprise ;
Car deux cœurs peuvent-ils, quand leurs amours sont vrais.
Sur le lit nuptial se cacher leurs secrets ? »
La passion, le doute, et la soif de connaître,
Et l'orgueil et l'effroi troublent ainsi son être.
« S'il est beau, pourquoi fuir la lumière du jour?
Il craint que la terreur n'efface en moi l'amour.
Quelque monstre hideux, masqué par les ténèbres,
M'apporte chaque nuit ses caresses funèbres.
Pourtant, comme ils sont doux ces champs dont il est roi I
Quels peuples gracieux grandissent sous sa loi!
Et lui seul resterait, en qui la force abonde,
Privé de la beauté qu'il répand sur le monde !
Non ! sa forme est divine autant que son pouvoir ;
Celui-là devient dieu qui peut l'apercevoir;
Le connaître en plein jour, c'est voir la beauté pure 1
Pourquoi donc me cacher sa céleste figure
S'il m'aime, et si son cœur, heureux de mes désirs,
De mon propre bonheur sent doubler ses plaisirs?
« L'admirer dans mes bras, ô volupté sacrée !
Être par tous les sens à la fois enivrée ;
Quand la flamme languit, dans ses yeux l'attiser!
Ce charme à mon amour peux-tu le refuser?
C'est l'orgueil, le dédain qui te voilent peut-être :
Au lieu d'un jeune époux, n'ai-je donc rien qu'un maître
Qui se fait du mystère un vêtement royal,
Et peut-être en Pysché redoute son égal ?
Car je suis belle aussi : la forêt, la fontaine,
Les oiseaux m'ont souvent donné le nom de reine;
Quand j'approche du lac, l'eau baise mes pieds nus;
Au bord pour m'adorer les cygnes sont venus ;
Le vent courbe les fleurs quand je passe près d'elles,
Et, douces, devant moi, se couchent les gazelles. »
Mais, par toutes ses voix, le monde adolescent
Lui disait de garder son bonheur innocent.
LES OISEAUX.
« Sur la terre abondante, où nul ennui n'existe,
Pourquoi son plus bel hôte est-il devenu triste ?
Vois les oiseaux joyeux planer dans les cieux purs.
S'entr'aimer et goûter aux arbres les fruits mûrs ;
De leurs lointaines soeurs apporter les nouvelles
Aux plantes, et semer la graine des plus belles.
Quand les blés sont dorés, l'eau bleue et le ciel clair,
Que l'aile en des parfums se baigne au sein de l'air,
Sous les fruits et les fleurs que toutes branches ploient,
Qu'est-il besoin de voir plus que nos yeux ne voient?»
LES PLANTES.
« Bois la blanche rosée, et, sans désir jaloux,
Laisse-toi par le vent bercer ainsi que nous ;
2 6
Au zéphir caressant, d'où que son baiser vienne,
Les fleurs livrent leur âme... Enfant, livre la tienne !»
LES SOURCES.
« Trempe tes pieds de nacre en nos sables d'or fin,
Et laisse-nous toucher l'ivoire de ton sein,
Et monter à flot doux vers ta lèvre vermeille,
Et chanter en glissant au bord de ton oreille.
L'eau sur tes flancs polis dort avec volupté.
Reste! Quel bras mortel, errant sur ta beauté,
Comme l'onde enlaçant ta blancheur qu'elle azuré,
Flatterait tout ton corps d'une étreinte plus pure ?
Reste! Nous te dirons : Sois paisible toujours,
Nous sages qui coulons depuis les anciens jours ;
Car au fond de l'eau vive une prudence habite.
Nous savons que, portée ou lentement ou vite,
Quand de l'antre natal elle a franchi le seuil,
Chaque goutte, malgré le rocher ou l'écueil
Remontant, s'il le faut, pluie, ou neige, ou rosée,
Dans le grand Océan est enfin déposée ! »
Mais l'antique serpent chez tout homme caché,
L'orgueil, l'adroit orgueil, tient le cœur de Psyché,
Avec son noir venin y répand goutte à goutte
La fureur de connaître, et le trouble et le doute,
Et des sens révoltés l'implacable désir,
Et l'ennui curieux, mortel à tout plaisir.
Elle fuit la nature, et n'en sent plus les charmes ;
Dans le palais désert elle va tout en larmes,
Ni les divins tableaux sur le marbre gravés,
27
Ni dans l'or et l'onyx les breuvages trouvés,
Ni l'acier des miroirs, ni la lyre d'ivoire,
Rien ne distrait l'enfant de sa tristesse noire ;
Et ses pas, tour à tour lents ou précipités,
Trahissent de son cœur les rêves agités.
Sur les marbres secrets d'une salle lointaine,
Qu'en ses jours de bonheur, elle approchait à peine,
— D'où venait un tel don, nouveau, mvstérieux?» —
Une lampe, un poignard, se trouvent sous ses yeux.
Elle s'arrête, et croit ouïr dans le silence :
« Ta main peut conquérir la force et la science. »
De ces seuls mots jetés tout son être a frémi,
Cos murs ont-ils couvert les pas d'un ennemi !
Est<e un instinct fatal dont la voix parle en elle ?
Un sombre esprit, chez nous funeste sentinelle,
Pousse-t-il l'âme au mal, jaloux de son bonheur,
Ou l'homme n'a-t-il d'autre ennemi que son cœur?...
Mais Psyché, tout entière au désir qui l'obsède,
Laisse la voix monter, et l'écoute, et lui cède :
Et, dans un lieu caché, pour s'en armer plus tard.
Pose, hélas ! en tremblant, la lampe et le poignard.
Le chant accoutumé, suivi des odeurs pures ;
Pénètre avec le soir sous les voûtes obscures ;
De l'époux qui descend c'est l'amoureux signal ;
Il ramène Psyché vers le lit nuptial.
CHŒUR INVISIBLE.
« Voici la nuit portant sur ses ailes paisibles
La rosée et l'amour tous les deux invisibles,
28 PSYCHÉ.
Mais que sentent bientôt couler avec douceur
La fleur dans son calice et l'homme dans son cœur ;
Car leur souffle s'amasse et se métamorphose
En doux soupirs dans l'âme, en perles sur la rose.
Laisse ton cœur chanter sous l'invisible doigt ;
Bois les pleurs de la nuit comme une fleur les boil.
Si l'harmonie est douce et le flot pur, qu'importe
Quel point du ciel les verse, et quel vent les apporte?
Le cygne, ivre d'amour, frémit sur le flot pur,
Sans connaître le fond de sa couche d'azur ;
L'oiseau qui pour la rose a des chansons divines,
De la fleur adorée a-t-il vu les racines ?
Aime, ainsi, sans savoir, aime au sein de la nuit;
Le jour a des éclats que la volupté fuit.
Sans que les yeux distraits fassent trembler le vase,
Le cœur, pendant la nuit recueille mieux l'extase.
Vois; quand le dieu du jour, au palais de la mer,
Va chercher le repos, et plonge pour aimer,
Avant de s'approcher de la couche odorante,
Il éteint ses rayons au seuil de son amante. »
Les voix ont répandu le chant mélodieux,
Sans guérir de Psyché les désirs curieux ;
Et l'orgueil et le doute, et la soif de science
S'agitent à la fois dans son âme en démence.
Sur les coussins de pourpre, à côté d'elle assis,
Éros, par les baisers, combattant ses soucis.
Lui tient de doux propos sur sa tristesse étrange,
Et l'ardeur du plaisir renaît dans cet échange.
PSYCHE. 29
« Tu pleures ; tu me fuis et reviens tour à tour !
Ce cœur bat, ô Psyché ! mais ce n'est pas d'amour.
En des bonds inégaux ton sein monte et s'abaisse ;
H semble s'agiter sous un poids qui l'oppresse.
Ma lèvre étouffe en vain tes soupirs renaissants;
Une crainte, un désir, se disputent tes sens.
Que veux-tu ? N'as-tu pas une royauté douce ?
Tu vois dans les forêts sur ton trône de mousse,
Les vivants saluer ta grâce et t'adorer.
Les perles et les fleurs s'offrent pour te parer ;
A la terre qui t'aime, et qui t'appartient toute,
Aux charmes de mon lit que faut-il que j'ajoute ? »
« Oh ! vous ne m'aimez pas, et la triste Psyché
X'est pour vous qu'un jouet par instant recherché.
Pourquoi, me dérobant votre aspect que j'implore,
Venir avec la nuit, partir avec l'aurore,
Et ne laisser jamais les rayons d'un beau jour
Illuminer pour moi ce lit de notre amour?
Le jour va caresser les grillons dans la gerbe,
Mille insectes unis sous la mousse et sous l'herbe.
Les oiseaux et les fleurs s'aiment en plein soleil :
Le soir sur chaque nid pose un flambeau vermeil
Vous seul gardez, malgré mes plaintes échappées,
Nos furtives amours, dans l'ombre enveloppées. »
5"
ÉROS.
« D'un dieu plus fort que moi, c'est l'inflexible arrêt,
Ne gâtons pas du moins notre bonheur secret ;
Meure sous les baisers ta folle inquiétude 1
A ton front délicat ma lèvre est-elle rude ?
Comprends-tu plus d'amour dans la voix d'un époux,
Plus de jeunesse ardente et des baisers plus doux ?
Reste ainsi! Quand tes yeux auraient vu mon visage,
Mon cœur ne pourrait pas te donner davantage. »
« Lorsqu'en serrant ta main, j'entends ta voix de près,
Que je sens de ton cœur les battements secrets,
Mon âme oublie encore, ivre de ton empire,
Cette ardeur de te voir, puisqu'elle te respire.
Mais quand seule je marche à travers la clarté
Qui sur le moindre oiseau verse tant de beauté ;
Quand je rêve à ces nuits, à nos baisers de flamme,
Sans avoir une image à parer dans mon âme ;
Lorsque je vois la terre et le ciel radieux :
Alors tout désir cède au désir de mes yeux. »
ÉROS.
« Étouffe cette envie, ô Psyché ! si tu m'aimes ;
Espère et te résigne, ou crains des maux extrêmes.
Mais viens, ouvre tes bras ; goûtons jusqu'au matin,
Cette part de bonheur que permet le destin. »
Comme un chant de cigale éteint sous une gerbe,
51
A travers le baiser expira leur doux verbe :
Et sur le lit de pourpre, aux pieds d'argent sculpté,
Dans l'ombre commença l'hymne de volupté,
Soupirs, cris étouffés, syllabes inouïes,
Fleurs sonores d'amour, dans l'ombre épanouies.
La curieuse ardeur des regards impuissants,
Abandonnant l'esprit a passé dans les sens,
L'inconnu l'aiguillonne : avide et provocante,
Psyché donne à l'époux des baisers de bacchante,
Et cherche avec fureur, trompant le vrai désir,
Cet infini caché qu'elle n'a pu saisir.
Ah ! la volupté même a sa pudeur divine,
Quand le corps règne ainsi, c'est que l'ame décline;
Que le souffle idéal est là-haut remonté !
Tu meurs avec l'amour, ô fleur de chasteté !
Adieu la sainte ivresse, où le réel s'oublie.
Au calice des sens on boit jusqu'à la lie,
Et dans l'épais breuvage où n'est plus l'eau du ciel,
De la première goutte on cherche en vain le miel ;
Le cœur n'y goûte plus la tendresse et l'extase,
Et la lèvre en vain s'use aux bords amers du vase.
Or le sommeil qui suit le plaisir prodigué
Versait ses lourds pavots sur l'amant fatigué.
Mais Psyché veille, hélas 1 Qui peut enchaîner l'âme,
Pour assoupir le doute, où cueillir un dictame ?
Quel lit sait endormir les désirs de l'orgueil
Et l'ardeur de savoir?... Pas même le cercueil !
Des bras de son époux, dont l'étreinte amollie
Sous son adroite main doucement se délie,
5^
Psyché glisse, et du lit descend d'un pied furtif.
Elle écoute ; son souffle en son sein est captif,
Et, sur l'épais tapis muet contre la dalle,
Elle sort à pas lents et sans bruit de la salle.
Elle brave l'effroi des dédales obscurs,
Et dans l'ombre, guidée en s'appuyant aux murs
Jusqu'à l'endroit secret où son arme est fermée,
Elle y prend le poignard et la lampe allumée.
Longuement elle hésite aux approches du lit ;
Son cœur bat, son regard se trouble ; elle pâlit.
Elle va donc le voir 1 Elle craint, elle espère,
N'ose encor sur l'époux projeter sa lumière.
Elle se penche enfin... Et qui frappe ses yeux î
L'Amour!... le dieu puissant, et beau parmi les dieux !.
A peine elle aperçoit sa face inattendue,
Toute force lui manque ; elle tremble, éperdue.
L'œil mortel ne saurait porter tant d'idéal.
Sous le poids fléchissant, vers le lit nuptial,
Ses genoux ont frémi... La lampe vacillante
A versé sur l'époux une goutte brûlante.
Le dieu, de son repos brusquement réveillé,
Profané par les yeux, et par l'huile souillé,
Se dresse avec courroux, voit l'amante coupable,
Et, cachant sa pitié, de cet arrêt l'accable :
« Ah I ce regard détruit le bonheur de tous deux !
Tu romps entre nos cœurs les invisibles nœuds,
Et ta lampe grossière éteint la pure flamme
Par qui l'âme d'en haut pénétrait dans ton âme.
Mon front te restera caché comme autrefois,
H
Et tu perds mes baisers, mes caresses, ma voix.
Je ne descendrai plus dans ta nuit solitaire ;
Tu n'auras plus l'amour, mais toujours le mystère.
Le secret de mon nom, dans mon sommeil surpris,
Du divin idéal ne t'aura rien appris.
Ce vallon, ce palais d'où t'exile ta faute,
Avec toi, condamnés, n'ont plus un dieu pour hôte.
Marche dans la douleur; chez les pâles humains,
Tes pieds nus traceront de pénibles chemins ;
La faim enchaînera, dans les travaux serviles,
La blancheur de tes mains et tes ailes mobiles.
Pour t'aider à porter l'exil austère et lourd,
Tu criras vers l'époux ; mais l'époux sera sourd.
La nuit entre nous deux épaissira ses ombres,
Et tes rêves s'iront heurter à des murs sombres,
Sans trouver hors du doute une issue à tes pas ;
Car ton flambeau d'orgueil brûle et n'éclaire pas. »
L'immuable destin a dicté ces menaces
A ce cœur pacifique où résident les grâces.
Mais toujours une larme, aux yeux du triste amant,
A chaque mot cruel, jaillit et le dément ;
Et si Psyché tremblante eût pu voir ce visage,
Si de ses sens l'effroi n'eût pas troublé l'usage,
Des tourments à souffrir et de l'arrêt porté,
Devant tant de douleur, son âme aurait douté.
Mais trop faible à sentir d'une bouche si chère
Ces traits inattendus lancés par la colère,
Mourante, elle s'affaisse et tombe aux pieds du dieu.
Et lui ! Comme son cœur saigne â quitter ce lieu !
Qu'il voudrait y laisser sa parole meilleure!...
Le destin a parlé... L'Amour fuit... mais il pleure!
5
54
Et, douce, entre les pleurs que sa pitié versa,
Sur le sein de l'épouse une larme glissa...
Germe consolateur, graine du ciel tombée
Dans le sillon récent par cette âme absorbée,
Et qui devait porter, en ce champ de douleur,
Sous la ronce et l'épine une immortelle fleur.
C'est toi, belle espérance, ô fleur que rien n'arrache 1
O le plus vrai témoin de ce dieu qui se cache,
Souvenir qu'à Psyché l'époux lègue en partant,
Moisson lente à mûrir, mais que l'amour attend !
ÉPILOGUE
IN lit féconde, où l'esprit grandit pour la lumière,
Et qu'embaume en sa fleur l'innocence première;
Mystère! ô gardien qui veille également
Sur l'âme du fidèle et celle de l'amant ;
De leurs saintes ardeurs éternisant le zèle,
Tu caches la pudeur et la foi sous ton ailel
Tout bonheur ici-bas revêt ton voile obscur,
Et toi seul maintiens pur ce que Dieu créa pur.
Tu donnes à l'autel ses majestés sans nombre,
Et le lit nuptial s'embellit de ton ombre.
Ahl malheur au mortel contre toi révolté,
Qui, possédant le calme, aspire à la clarté !
Maudit soit ce flambeau qui met l'amour en fuite !
Pâle orgueil du savoir! le mal vient à ta suite.
Dans un cœur innocent comme en un vallon frais,
Sitôt qu'ont pénétré tes rayons indiscrets,
Adieu sur le beau lis les perles matinales,
Et la sérénité des pudeurs virginales!
Quel songe n'a pas fait, et que n'a pas tenté
L'âme que tu séduis, ô Curiosité !
36 PSYCHÉ.
Pour tendre à l'impossible, à l'inconnu qu'elle aime;
Lasse des biens réels, elle a fui son Dieu même.
A l'arbre offert par toi cueillant le fruit fatal,
Du souffle de ta bouche Eve enfanta le mal.
Par toi, des noirs fléaux l'urne, captive encore,
Épancha ses torrents sous la main de Pandore.
Tu prêtas à Psyché sa lampe et son poignard,
Comme pour forcer Dieu de subir ton regard :
Oubliant que l'amour est la seule puissance
Qui' force l'idéal à souffrir violence!
Vois ton œuvre aujourd'hui, vois ces jardins déserts,
Vois la veuve immortelle, errant sur l'univers.
Sur les pas de Psyché tu vas régner en maître,
O toi qui perdis l'âme! ô désir de connaître!
Par les fureurs du corps et celle de l'orgueil
Tu conduis le troupeau des humains au cercueil :
Les uns, pâles, penchés vers toute chose obscure,
Sourds aux voix de l'esprit, dissèquent la nature ;
D'autres plongent, sans frein, au fond des voluptés,
Cherchant leur infini dans les sens exaltés:
Tous blasphémant l'amour et la beauté féconde,
Ces hôtes merveilleux qu'ils ont chassé du monde ;
Prolongeant jusqu'au bout votre éternel péché,
Eve, ô sein trop fécond ! Pandore ! et toi Psyché !
LIVRE DEUXIÈME
ARGUMENT
LA VIE TERRESTRE OU l' EXPIATION.
LA SÉRIE DES ÉPREUVES.
LES DIVERS AGES DE l' HISTOIRE.
/. Psyché au désert. — Après la faute d'Eve, Dieu maudit la
terre, dit la Bible. La nature est devenue l'ennemie de l'homme,
qui dans ces premiers temps est vaincu par elle. — En proie aux
douleurs de la faim, exposée à la rage des bêles fauves au milieu
des sables torrides ou des forêts glaciales, la veuve de l'idéal,
Psyché, rejetée du sein de l'Amour, perd presque entièrement dans
les souffrances du corps le souvenir de l'époux mystique. — Après
la chute, l'obscurcissement de la vérité est presque complet. —
Iitat sauvage; les premiers arts matériels ne sont pas encore
inventés. — Dieu ne cesse pas néanmoins de veiller sur l'âme.
Eros, resté itivisible, garantit Psyché des dangers de ce voyage à
travers la nature vierge et la barbarie primitive.
H. Psyché, victime humaine. — Les premières sociétés barbares.
- Les religions de sang et de ténèbres. — Le souvenir des révéla-
5S
lions de l'Èden s'est effacé. L'humanité déchue reçoit ses premiers
dieux de la terreur; elle se prosterne devant des idoles mons-
trueuses. — Prise par une tribu de chasseurs, Psyché est réservée
comme la plus précieuse victime d'une hécatombe humaine; elle va
monter sur le bûcher, lorsqu'elle est délivrée à la suite d'un combat
des peuples nomades. — Les nationalités commencent à se former
sous ces dieux exclusifs et sanguinaires ; tout étranger est ennemi,
tout ennemi doit mourir.
III. Psyché esclave. — Premières sociétés régulières; premières
villes. — L'étranger n'est plus condamné à mourir ; la vie lui est
conservée, mais il est esclave ; il est exclu du temple et de la cité.
— Psyché prépare la nourriture grossière des captifs qui construi-
sent Babylone. — Chant des esclaves bénissant la Nuit, divinité
de l'oubli et du repos. — Un souvenir du bonheur antique et de
l'apparition de l'idéal s'est réveillé dant l'âme de Psyché. —
Ecrasée par la servitude, elle veut chercher un refuge dans la
mort. — Ses lamentations au bord du fleuve. — Mais la nature,
par toutes ses voix, lui conseille de vivre. — L'humanité commence
à recevoir de la nature une révélation meilleure, à y puiser le
sentiment du bien.
IV. Psyché en Egypte. — Commencement des temps historiques.
— Fin des religions de la nature; renaissance de la tradition
spiritualiste. — Invention des arts et des sciences. — Commen-
cement de la domination de l'homme sur la nature et de l'exploi-
tation régulière du globe. — Satisfaction des besoins du corps. —
Servitude religieuse. — Dans ce premier apaisement des besoins
pliysiques, et sous l'empire d'une tliéocratie dépositaire d'une grande
tradition, le sentiment de l'idéal se réveille et se manifeste plus
clairement. — L'Egypte initiatrice de l'Occident. Psyché, em-
ployée au service des temples, retrouve dans son cœur le souvenir
d'Eros ; l'époux mystique lui apparaît dans ses rêves avec un divin
sourire. — Elle fuit les dieux monstrueux de l'Egypte pour cher-
cher ce dieu plus jeune, plus libre et plus beau.
V. La Grèce orphique et sacerdotale. — Psyché, dans sa fuite
psyché. 39
d'Egypte, a fait naufrage; elle est recueillie dans un temple de la
haute Grèce. — Consacrée à la déesse, elle connaît une divinité
plus élevée et plus douce, une divinité à forme humaine. —
vivant de posséder l'idéal, l'humanité est obligée de traverser plu-
sieurs religions où la vérité divine se dégage déplus en plus. Les voi-
les sont arrachés l'un après l'autre; les symboles deviennent plus
transparents. — Psyché, qui aperçoit chaque jour plus clairement
dans sa pensée la radieuse figure de l'époux, s'enfuit pour jamais du
temple malgré l'effort du prêtre pour la retenir violemment. —
L'anathème des vieilles religions idolàlriques impuissant devant
l'appel de l'idéal. — Psyché, disciple émancipée du sacerdoce, a
emporté la lyre sacrée.
VI. Les temps héroïques et la Grèce d'Homère. — Emancipation
de la poésie et des arts. — Psyché aux jeux Pythiques ; elle y rem-
porte le prix du chant. — Son hymne, en célébrant Apollon, chante
à tfavers les symboles helléniques, l'évolution de l'âme humaine et
ses destinées célestes. — Psyché cède la couronne au chanteur
aveugle. — Hommage de l'esprit humain au génie de la Grèce.
— Psyché ne sera plus enfermée dans un temple ; elle poursuivra
librement la recherche de l'époux divin.
VII. Psyché à Sunium. — La Grèce philosophique. — Liberté
complète de la pensée hnmaine ; l'homme choisit entre les traditions,
et les interprète selon la lumière intérieure. — Dialogue de la
veuve d'Êros avec le sage des sages. — Le beau, splendeur du vrai
et souverain mobile de l'âme; par lui elle est emportée l'ers l'idéal
et remonte jusqu'au dieu qu'elle a perdu.
VIII. Psyché, reine. — Accomplissement des destinées terrestres de
l'humanité. — La nature extérieure domptée par la science, mais
par une science mêlée d'inspiration et d'amour analogue à la science
intuitive des premiers âges. — La charrue de l'homme a labouré
dans tous les sens le double domaine terrestre et intellectuel. L'âme
a obtenu et épuisé tout ce que ce monde peut lui donner de bonheur
et de lumière. — C'est alors que le désir d'idéal et d'infini se
réveille plus dévorant que jamais. — Tristesse divine de Psyché
40 PSYCHÉ.
à travers son existence royale. — Ardente invocation à l'époux
mystique. Cri de l'âme saturée des biens de la terre vers Dieu
et les biens infinis. — Toute la création s'associe aux immenses
aspirations de Psyché. Déchue avec l'âme, la nature pressent aujour-
d'hui comme elle la réhabilitation prochaine. — Tous les êtres ont
connu le besoin d'union avec Dieu; l'attente de l'infini les fait
tous tressaillir. — L'océan palpite ; les jorèts tressaillent ; les lions
vont atteindre la proie inconnue qu'ils poursuivent éternellement
sur la montagne. Le Sphinx du désert va révéler l'énigme qu'il
garde depuis le commencement sur ses lèvres fermées. — Mais ce
n'est pas dans cette vie et sur ce globe que l'ineffable union peut
s'accomplir. Brisée par le désir île l'infini, Psyché, dans un élan
d'amour surhumain, expire en appelant Eros. Le cercle de l'épreuve
est parcouru ; l'expiation est consommée.
^P
£0tm?mï0Tm&
V»Ve n'est plus le jardin, asile de délice,
Où l'âme dans les rieurs buvait à plein calice,
Le joyeux sanctuaire, à l'amour préparé,
Que dorait un soleil égal et tempéré,
De miel et de beaux fruits le sol inépuisable.
Où tout sentier était de mousse et de fin sable;
C'est le désert vainqueur, libre du joug humain,
L'exil errant, l'exil sans tente et sans chemin ;
C'est une terre aride ou des marais sans bornes,
Et des bois hérissés que glacent des eaux mornes!
Horribles premiers-nés de ce royaume affreux,
Mille monstres sanglants s'y déchirent entre eux :
Les tigres, les lions rugissent; les reptiles
Exhalent en poisons leurs haleines subtiles.
Dans chaque antre, dans l'air, dans les flots insoumis,
Dans l'arbre et dans la fleur l'homme a des ennemis.
De l'amour offensé la haine a pris la place;
Car le monde est sans dieux quand notre àme les chasse.
Du séjour pacifique avec leur reine exclus,
Tes sujets, ô Psyché ! ne t'obéiront plus.
Cette vallée en fleur, si fraîche avant ta chute,
La terre n'est qu'un champ préparé pour la lutte,
r-
Où ton cœur va saigner à toute heure, en tout lieu,
Mais qu'il faut traverser pour atteindre ton dieu.
Maintenant la nature, inféconde et rebelle,
D'elle-même à ta soif n'offre plus sa mamelle ;
Tes yeux ne liront plus dans ses yeux obscurcis.
C'est le Sphinx éternel sur la montagne assis :
Sa bouche à flot répand l'ironie et le doute,
Et son corps immobile intercepte la route ;
De lui nul voyageur ne peut se détourner;
Devant l'énigme, il faut mourir ou deviner.
Quoi ! ce corps affaissé, cette ombre qui chancelle,
Ce fantôme tremblant, c'est Psyché ? C'est bien elle !
Le vent mêle du sable à ses cheveux épars ;
Son front pur s'est ridé ; l'eau de ses yeux hagards
En sillons inégaux creuse sa pâle joue ;
Ses pieds nus sont rougis de sang et noirs de boue ;
Ses habits en lambeaux, sur ses flancs amaigris,
Cachent mal sa poitrine et ses membres flétris ;
A peine si debout, sous la chair affaissée,
Dans ses yeux par instants se trahit la pensée.
Qui dirait en voyant, sur ces plaines en feu,
Ce fantôme sans voix : c'est l'épouse d'un dieu?
Elle-même, à l'exil ici-bas condamnée,
Semble avoir oublié le céleste hyménée.
Son orgueil est vaincu par de vulgaires soins.
Les hauts désirs sont morts sous les rudes besoins ;
Les rêves sont muets ; la faim les a fait taire,
La faim sombre, et l'horreur de ce désert austère.
Quoi! l'être, hier encor, par l'amour absorbé,
S'élance, avide ainsi, vers quelque fruit tombé,
Prêt à vendre sa part des promesses divines
4Î
Pour un filet d'eau pure et pour quelques racines !
A peine séparé du dieu qu'il a perdu,
L'homme au rang de la brute est déjà descendu.
Orgueil, ô triste orgueil, comme la faim te dompte!
A rabaisser l'esprit, ah ! que la chair est prompte !
Marcher dès le matin sous des deux incléments;
Tout le jour s'agiter pour de vils aliments ;
Disputer le breuvage et la pâture aux bêtes ;
N'avoir, pour s'abriter des nuits et des tempêtes,
Qu'une caverne humide où l'on entre en rampant,
Le tronc d'un arbre creux qu'habite le serpent ;
Se traîner à pas lourds dans la fange ou l'arène :
C'est maintenant le sort de celle qui fut reine,
Que les êtres vivants, à ses gestes soumis,
En esclaves servaient ou suivaient en amis !
A ses mille besoins la nature est hostile;
Sa vie est avec tout une lutte inutile,
Et le jeune univers, contre elle révolté,
Fait sentir à son tour son âpre royauté.
Sous les arbres géants, que seul l'orage émonde,
Croupit la verte fange, et glisse l'hydre immonde ;
Toute sève y jaillit d'après ses seules lois.
Dans les nids monstrueux, fourmillant sous les bois
Aux rameaux bourgeonnants, que nul maître ne plie
La vie, à flots versée, abonde et multiplie.
Au fond d'un lit marqué nul flot n'est contenu,
Reste-t-il une place à l'homme faible et nu,
Pour qui le ciel encor n'a pas forgé des armes,
A l'amante exilée, et qui n'a que ses larmes?
Oh ! l'hydre du désert est rude à terrasser !
Quels travaux douloureux tu devras entasser
Pour bâtir ta maison sur cette cendre amère !
Et ce n'est rien, hélas 1 qu'une tente éphémère,
O Psyché! noble reine, enfant de lieux meilleurs;
Mais tu dois marcher là pour arriver ailleurs!
A travers les écueils où ta course commence,
Que peut ton faible corps sur le désert immense ?
Cette main faite au sceptre, aux étreintes d'amour,
Te sert moins aujourd'hui que les pieds du vautour.
Obéis au plus fort, désormais c'est ta règle ;
Tu n'es plus qu'un sujet du lion et de l'aigle;
Eux seuls ils sont les rois de ce globe naissant.
Prince au manteau d'or fauve, hérissé, rugissant,
O lion, pour ravir sa part de ton domaine,
Que de jours avec toi lutta la race humaine !
De sang vif altéré, quand tu grondes le soir,
A l'heure où les troupeaux encombrent l'abreuvoir,
Tout fuit, tout a subi la crainte universelle,
Et la panthère tremble autant que la gazelle.
Qui sauvera Psyché ? Son corps n'obéit pas :
La fatigue et la peur ont enchaîné ses pas.
Sur ses genoux meurtris, plus faible à chaque haleine,
Vers un chêne au tronc creux, dans l'herbe elle se traîne.
Mais le roi du désert, à son large festin,
Destine une autre proie, et la cherche au lointain ;
Tu peux, en attendant une nouvelle épreuve,
T'asseoir et t'endormir une heure, ô triste veuve !
Mais que fais-tu là-haut, jeune époux qui l'aimas?
Elle a porté ton deuil de climats en climats ;
♦5
Goûtes-tu sans remords la paix olympienne ?
Cette dme a-t-elle au moins un dieu qui s'en souvienne,
Et tes pleurs de sa coupe adoucissant le fiel,
Mélent-ils une grâce aux justices du ciel?
Ah! c'est toi qui, posant une invisible égide
Entre elle et ses douleurs, la ranime et la guide.
Le lion qui la suit meurt sous tes javelots ;
Du rocher pour sa soif tu fais jaillir les flots ;
Du lieu de son sommeil tu chasses les reptiles,
L'air des marais impurs et les fièvres subtiles.
Par toi l'arbre à ses pieds laisse tomber le fruit,
Et la biche amicale, arrivant à son bruit,
La lèche en lui tendant le bout de sa mamelle,
Dont le faon gracieux s'est écarté pour elle.
Par" toi l'étoile d'or, au fond de l'antre noir,
Va porter à Psyché le sourire du soir.
11 est par toi des jours où, dans sa solitude,
Le désert consolé prend un aspect moins rude.
Par toi vole auprès d'elle, et chante au bord du nid,
L'oiseau mélodieux dont la voix la bénit.
Les essaims bourdonnant lui font un gai cortège,
Et des fleurs ont poussé du sable ou de la neige.
Alors un vent plus calme, un horizon plus clair,
Le salut d'une branche, une senteur dans l'air,
Remuant dans son cœur un souvenir prospère,
La font pleurer pourtant, mais lui disent : Espère !
■#
II
JLes guerriers chevelus, vêtus de grandes peaux,
Armés d'arcs, ont en cercle, au milieu des troupeaux
Dressé tentes et chars. Sur l'herbe, aux intervalles,
Errent, libres du frein, les joyeuses cavales.
Les enfants, les vieillards, ont traîné les captifs
Sous le dôme sacré des chênes primitifs,
Où s'élève dans l'ombre une sanglante pierre;
La sauvage tribu s'y range tout entière.
C'est le jour d'honorer les mânes des aïeux,
Et de nourrir de chair l'horrible faim des dieux.
Aux pièges des chasseurs, pendant la nuit surprise,
Dans l'hécatombe humaine une femme est assise.
C'est Psyché 1 Les autels de son sang étranger,
D'après l'antique loi vont bientôt se gorger.
Près d'elle les vaincus du glaive et de la flèche
Des tombeaux vénérés rougiront l'herbe sèche.
De mille coups déjà leurs membres ont saigné ;
Leurs yeux ne pleurent pas, leur front est résigné.
Debout et couronné, le roi du sacrifice,
Pour fouiller dans leurs flancs, attend l'heure propice.
47
Les guerriers en silence entourent le devin :
Lui, cherchant dans le ciel quelque signe divin,
Interroge le vent, voit comment l'aigle vole;
Des charmes sur l'autel fait couler la parole;
Les rites sont réglés par son geste et sa voix,
Et le chant des guerriers résonne au fond des bois:
« Le dieu dans les forêts que notre peuple habite,
Domine par son arc sur tout ce qui palpite;
Les grands cerfs et les daims s'engraissent là pour nous,
Fils du dieu qui courbons devant lui les genoux.
L'heureux chasseur au dieu fait une belle offrande
Et remplit jusqu'au bord la coupe la plus grande.
Le dieu reçoit sa part des brebis et des bœufs,
Pour que ses traits mortels ne pleuvent pas sur eux.
Il donna cette terre à notre race élue;
Par ses puissantes mains toute autre en est exclue.
Par lui nos javelots percent les daims légers,
Et s'abreuvent au cœur des hommes étrangers,
De ceux qui n'ont chez nous des dieux, ni des ancêtres.
Il est de noirs esprits régnant sur tous les êtres;
Pour sauver de leur faim nos fils adolescents,
La hache doit frapper les captifs gémissants;
Les dieux partageront leur chair expiatoire:
Le sang paie à l'autel le prix de la victoire. »
LE PRETRE.
« Quand le sang a coulé sur l'image du dieu ;
Quand les corps palpitants se tordent dans le feu ;
Quand on frotte de chair l'idole sur la bouche,
Les dieux sentent au cœur une ivresse farouche.
Les esprits attisant le brasier souterrain,
Où se fondent pour nous l'or, le fer et l'airain ;
Le Cabire accroupi près des laves brûlantes;
Ceux qui veillent parmi les racines des plantes,
Et dans l'antre azuré d'où s'épanchent les eaux;
Ceux dont l'aile invisible agite les roseaux ;
Ceux qui, cachés aux troncs des chênes, des érables,
Vivent dans le profond des bois impénétrables ;
Ceux qui sur les sommets, rarement éclaircis,
Dormant dans leurs manteaux, sur les neiges assis,
Alimentent l'été les rivières accrues ;
Ceux qui, loin des frimas, guident les pâles grues,
Ou, marchant les premiers sur les plateaux déserts,
Mènent paître les daims au bord des fleuves verts :
Tous, agiles, pesants, cachés, profonds, sublimes,
Les dieux ont toujours eu soif du sang des victimes.
Les captifs les plus beaux, choisis dans le butin,
Les plus blanches brebis, seront pour leur festin ;
Car les plus sombres dieux, pour la rançon féconde,
De l'homme et des coursiers n'acceptent rien d'immonde.
Rassasiés enfin de la chair des troupeaux
Et du sang étranger, ils rentrent en repos.
Ils ne parcourent plus nos forêts et nos tentes,
Pour y prendre la nuit leurs pâtures sanglantes.
La tribu dont le glaive arrose leurs autels,
De son camp voyageur chasse les vents mortels.
Ses taureaux, ses brebis, ses cavales superbes,
Sans toucher aux poisons broutent les grandes herbes.
Mais pour sauver le sang il faut toujours du sang;
Car un pouvoir terrible, éternel, tout-puissant,
Des dieux méchants dont tout sur terre est le domaine,
Pèsent incessamment sur cette race humaine. »
Et les prêtres entre eux disaient des mots secrets.
49
Achevant du bûcher les magiques apprêts,
Ils rangeaient vers l'autel les haches et les urnes.
Psyché seule, au milieu des captifs taciturnes,
Aux lueurs du passé rêvant des dieux meilleurs,
Résistait à son sort par l'espoir et les pleurs.
« Près de mourir ainsi, qu'ai-je vu dans moi-même ?
Des fleurs, un jeune dieu qui me parle et qui m'aime,
Me dit que je suis belle, et qu'il est mon époux.
Son haleine est suave et ses regards sont doux.
Dieu paisible, dieu bon, oh ! n'es-tu rien qu'un songe ?
Avant que dans mon sein le fer cruel se plonge,
Pourquoi ces frais pensers, ces paroles d'amour,
Si de chair et de sang Dieu vit comme un vautour?
Où donc est ce jardin qu'un si beau fleuve arrose,
Si l'horrible douleur règne sur toute chose!
Quel dieu peut accomplir cet espoir que je sens?
Les dieux bons sont vaincus par les dieux plus méchants,
Le mien a succombé, l'autre est là dans sa joie,
Et le mal éternel a faim d'une autre proie.
Je te cède ma vie, et meurs sans murmurer;
En la quittant, hélas ! je n'ai rien à pleurer.
Tous les hommes au front sont marqués par la haine,
Et le poison entre eux s'échange avec l'haleine.
C'est la même discorde entre chaque élément.
Moi, par eux tous, hélas 1 je souffre également;
La terre sous mes pas frémit pour me maudire,
Et je n'ai vu qu'en songe un être me sourire.
Vienne, vienne la mort ! Mais si tout doit finir,
Que fais-tu dans mon cœur, ô divin souvenir?
50 PSYCHÉ.
Rêve par qui j'aimais, espérance secrète,
Sous le couteau sanglant, c'est toi que je regrette.
Ah! lorsque du repos je touche enfin le seuil,
Pourquoi me rappeler que j'emporte ton deuil ?
Es-tu là pour me suivre en un lointain royaume?
Où t'ai-je vu î Réponds. Où vas-tu, doux fantôme?...»
Les génisses, les bœufs au front de fleurs paré,
Et les captifs tombaient sous le couteau sacré.
La terre boit le sang. Les membres qui ruissellent,
Sur les pins odorants du bûcher s'amoncellent.
Deux victimes encore... et ce sera ton tour,
O toi par qui la terre est veuve de l'amour!
Mais la forêt frémit. D'un arc caché dans l'ombre,
Un trait vole, suivi par des flèches sans nombre.
Le sacrificateur tombe, le cœur percé,
Dans les flots "du sang noir que sa main a versé.
Mille ennemis, couverts par l'épaisseur des chênes,
Descendent, tout à coup, des collines prochaines.
Un nuage de dards pleut sur le camp surpris.
Les chasseurs étrangers, avec d'horribles cris,
Précipitant leur nombre, égorgent la peuplade,
Comme un troupeau de daims poussés dans l'embuscade
Les guerriers à genoux, sur le tertre divin,
La rage dans le cœur, se relèvent en vain.
Tous ceux de la tribu, près de son dieu frappée,
Sont emmenés captifs, ou meurent par l'épée,
Et parmi le butin, les armes et les chars,
Les troupeaux des vaincus dans la forêt épars,
Psyché sous ses liens tombe, sans épouvante,
Chez des peuples nouveaux, esclave mais vivante.
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Assis dans la splendeur au fa'te de sa tour,
Ce soir, le roi disait: « Cent peuples, tout le jour,
Ont travaillé là-bas pour ma ville superbe ;
D'ici' je les vois tels que des fourmis dans l'herbe.
Cent peuples de vaincus, par mon glaive épargnés,
Là-bas courbent leurs fronts par la sueur baignés.
Les pierres, le ciment, les briques s'amoncellent ;
Sur les murs des palais, les marbres étincellent.
Des fleuves suspendus amènent leurs flots clairs
Aux fleurs de mes jardins élevés dans les airs.
Trois rochers de granit de leur cime abattue
Forment un piédestal pour l'or de ma statue.
C'est bien. Je veux qu'on donne aux immenses troupeaux
Des captifs haletants cette nuit de repos;
Dans les flancs creux des monts, leur asile nocturne,
Je verrai s'enfoncer ce peuple taciturne. »
LES ESCLAVES.
« Voici la nuit propice à l'esclave, la nuit
Douce au corps fatigué, douce à l'homme qui fuit:
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La nuit qui du travail délivre tous les êtres,
Et qui vient à son heure, et qui brave les maîtres.
Son pied, jusqu'au matin, se pose comme un sceau
Sur les rudes outils étalés en monceau.
Quand aux plis de sa robe un esclave se cache,
Il demeure invisible et nul ne l'en arrache.
Les rêves sur ses pas montrent leurs fronts aimés:
Elle arrête un moment les bras de fouets armés.
O ténèbres! l'esclave en son cœur vous implore,
Retardez bien longtemps ! oh ! retardez l'aurore ! »
« Les esclaves, rentrés dans les antres profonds,
Avec les gardiens, dorment dans leurs prisons.
L'ombre a couvert mes pas; ma trace est inconnue.
Près du fleuve cherché me voilà parvenue.
C'est assez de douleurs. Je ne tenterai pas
La fuite et le désert; la faim suivrait mes pas,
L'horrible faim. La mort, qu'à mon aide j'appelle,
S'offre à moi sur ces bords plus prompte et moins cruelle. |
Elle marche, et déjà sous ses pieds a frémi
Le flot dans les roseaux et les joncs endormi ;
Et s' avançant toujours : « Finis mon temps d'épreuve ;
Pour jamais dans ton sein reçois mon âme, ô fleuve I
Les sources m'ont fait voir, en leur limpidité,
Mes yeux creux, mon cou hâve, et mon front sans beauté.
J'ai reculé d'horreur devant ma propre image,
Sous le masque hideux qu'y posa l'esclavage !
Sur mes membres, flétris de haillons et de coups,
Répands tes flots sacrés; ton sable frais et doux
55
Offre un lit ondoyant qui calme et purifie,
Au corps vil de l'esclave ; à toi je me confie.
Je ne veux plus souffrir le froid, le soleil lourd,
Le fouet sanglant du maître impitoyable et sourd,
Aux sauvages tribus qui travaillent la pierre,
Préparant tous les jours leur pâture grossière,
Je n'apporterai plus les aulx et les oignons,
A travers le concert des malédictions;
Car la haine au regard sinistre, au parler rude,
Règne entre les captifs avec la servitude.
J'abandonne ma vie à tes flots incertains.
Si mes songes sont vrais, s'il est des bords lointains
Où, comme les oiseaux, innocente et joyeuse,
Je vécus autrefois sur une terre heureuse,
Prends-moi. Si tu connais le chemin du retour,
Porte, ohl porte mon corps vers ce pays d'amour,
Ou d'un lit éternel dote-moi sur ta rive. »
Déjà l'onde atteignait sa ceinture, et plus vive
Déjà la soulevait. Les joncs et les roseaux
Plus rares annonçaient la profondeur des eaux ;
Mais la voix du courant, de plus près entendue,
L'arrête, et sur le bord la rejette éperdue.
LE FLEUVE.
« Ne souille point mes flots du crime de ta mort ;
Le grand fleuve est sacré, car toute vie en sort.
Souvent l'esprit des dieux, pour visiter le monde,
S'étend sur mon azur et flotte sur mon onde.
Si tu viens pour mourir, et si malgré le ciel
Ton âme en moi s'exhale, un orage éternel
M
Tourmentera mon sein. Vers l'ile bienheureuse
Je ne porterai pas ta dépouille odieuse :
Mais sur ce sol funeste à qui je la rendrai,
Aux serres des vautours ton corps sera livré. »
LES SAULES.
« Quand tombe au cours de l'onde, une fleur, une fei
C'est qu'un oiseau les brise ou qu'une main les cueill(
Ou que, mûres, le vent les sème dans le jonc :
Nul rameau de son gré ne s'arrache du tronc. »
LES CYGNES.
« Un pêcheur a détruit l'espoir de la couvée :
Les roseaux la cachaient, mais rien ne l'a sauvée
Deux petits emplumés tentaient le vol joyeux,
La flèche du chasseur les a percés tous deux.
Le fleuve a retenti des plaintes maternelles ;
Et pourtant sur l'eau bleue et dans les fleurs nouvelles
Nous vivons, attendant le chasseur incertain,
Dont la flèche pour nous, est l'ordre du destin. »
LES ROSEAUX .
« Les roseaux inclinés, que l'orage tourmente,
Font glisser sur les flots leur voix qui se lamente.
Tu peux comme eux gémir au souffle des douleurs :
Les saules, les roseaux, les cieux, tout a des pleurs.
Mais quand luit le soleil, et que le vent fait trêve,
Que ton front consolé comme nous se relève ! »
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LE FLEUVE.
« Plonge-toi dans mon sein, mais non pour y mourr.
Viens, et fuis cette terre où l'on te fait souffrir.
Moi-même te berçant sur mes flots, si tu nages,
Je te dirigerai vers de meilleurs rivages.
Pour que de l'esclavage un dieu t'aide à sortir,
Au travail de la vie il te faut consentir.
Espère en nous. Les eaux et les plantes sont bonnes.
Mais que faire pour toi, si toi tu t'abandonnes?
Viens, enfant, nous t'aimons ; un esprit jeune et doux
Nous invite vers toi... Souvent il parle en nous !
LES ROSEAUX.
« Entre l'œil du chasseur et les oiseaux leurs hôtes,
Joncs, roseaux et glaïeuls lèvent leurs tiges hautes,
Viens, si l'on te poursuit, viens dans nos verts remparts
Epaissis sur ton front, à l'abri des regards. »
LES SAULES.
« Marche et nage à nos pieds; les longs rameaux des saules
Des rayons de midi défendront tes épaules.
Près de nous l'herbe est molle, et tu pourras, le soir,
Tout danger disparu, dans le sommeil t'asseoir.
Pour ta faim le miel vierge en nos troncs creux abonde ;
Le lotus à côté penche ses fruits sur l'onde.
Pour ta soif de grands lis, dans l'ivoire et dans l'or,
De la pure rosée ont gardé le trésor.
Viens ; nous avons pour toi la nourriture et l'ombre.»
56 PSYCHÉ.
LES CYGNES.
« Vois ! tu trouves encor des amitiés sans nombre.
Fuis, tu peux vivre encor ; fuis. Peut-être qu'ailleurs,
Même chez les humains, il est des lieux meilleurs.
Essaie au loin ton vol. Au fil des eaux limpides,
Si tu veux t' élancer, viens, nous serons tes guides ;
Et vers les îles d'or que tu vois en rêvant,
Nous voguerons peut-être, ouvrant notre aile au vent.
Si les flots te font peur, des terres non foulées
Si ton pied doit tenter les monts et les vallées,
Viens; au-dessus de toi les cygnes voleront;
En lieu sûr pour dormir, la nuit, ils descendront ;
Et sans doute, à la fin, du dieu qui nous attire
Dans un grand lac d'argent nous verrons les yeux luir>
IV
Loin de Babel où règne un colosse d'airain,
Où je tournais la meule en un lieu souterrain,
Du. maître armé du fouet j'ai bravé la poursuite.
Les astres, les oiseaux guidèrent seuls ma fuite,
Enfin la caravane, aux cent groupes divers,
Qui de l'Euphrate au Nil va par les grands déserts,
Dans la foule étrangère en tumulte campée,
Me reçut une nuit, moi l'esclave échappée.
« Avant de parvenir au bord du fleuve-dieu,
Nous marchâmes deux mois sur des sables en feu.
Sur le Nil jaune et lent, parmi d'autres captives,
Un marchand m'entraîna. Vingt jours, le long des rives,
Aux efforts des rameurs rompant le cours de l'eau,
Du côté du soleil monta notre vaisseau,
Le soir nous entendions crier les crocodiles;
Des temples, des palais s'élevaient dans les îles;
L'obélisque montait sur une mer d'épis;
Et les sphinx aux deux bords, prèsdu fleuve accroupis,
Dressant contre nos yeux leur front impénétrable,
Semblaient venir à nous sur leur base immuable.
8
3*
La nature gardait le silence comme eux,
Et posait sur sa bouche un doigt mystérieux.
« Nous avions dépassé Memphis, les Pyramides;
Le navire aborda, sur des plages arides,
Près du grand labyrinthe, où les dieux desséchés
Sont auprès des rois morts dans les ombres couchés.
Les signes que les dieux veulent sur leurs esclaves
Furent trouvés en moi. Des prêtres aux fronts graves,
Revêtirent Psyché des mystiques habits.
Dans leur temple, c'est moi qui nourris les ibis ;
Les animaux sacrés mangent dans mes corbeilles;
Par moi les anneaux d'or pendent à leurs oreilles.
Apis a de mes mains reçu le pur froment.
Je verse les parfums dans le brasier fumant.
Sur les métiers sacrés tissant de blanches toiles,
A la profonde Isis j'ai préparé des voiles.
D'encens et de natrum remplissant les dieux morts,
De bandeaux embaumés j'enveloppe leurs corps ;
Et, près de leurs cercueils, le long aes noirs dédales,
C'est moi qui verse l'huile aux lampes sépulcrales.
« Ces travaux achevés, je puis m'asseoir souvent,
Et regarder en moi, soupirant et rêvant.
Pour la première fois dans l'Egypte divine,
J'ai connu le repos sans l'horrible famine.
L'abondance et le calme, et des maîtres moins durs,
Ont endormi longlemps mon âme dans ces murs.
Mais au pied des autels, quoique ma faim s'apaise,
J'y suis esclave encore, et la prison me pèse ;
Et je crois sur mon front y sentir par moment
Les plafonds de granit descendre lentement.
psyché. 59
« Je voudrais respirer, voir les flots et la terre,
Fuir la captivité du labyrinthe austère ;
Des désirs inconnus m'y poursuivent partout.
De ces Dieux mugissants j'approche avec dégoût.
Je tremble entre ces morts rangés en longues files:
Ces sphinx, me regardant de leurs yeux immobiles,
Ces figures sans voix, ces monstres me font peur.
« J'avais cru là d'abord trouver un dieu meilleur,
Moins altéré de sang, plus doux pour tous les êtres ;
Et j'admirais de loin les voix sages des prêtres.
A chaque enseignement au temple dérobé,
Je sentais un ravon d'espoir en moi tombé.
Mais. en vain j'ai tenté les intimes retraites
Où s'arrache le voile aux images secrètes;
Dans ce vaste tombeau, le grand mort adoré.
Le dieu que j'ai servi, de moi reste ignoré.
Je n'y vois que des fronts muets, un peuple horrible,
Et qui semble garder quelque énigme terrible.
« Mais dans la nuit pourtant qui m'environne ici,
Un obscur souvenir en moi s'est édairci,
Et l'ébauche d'un dieu qui me visite en rêve,
Chaque jour en mon cœur s'embellit et s'achève.
Dieu jeune, au pied rapide, aux yeux vifs et luisants,
Serais-tu là voilé parmi ces dieux pesants?
Quand, parmi les oiseaux, dans mes songes tu passes
En un jardin peuplé de fleurs pleines de grâces,
Que mon esprit entend vos accords merveilleux,
Ce temple où je languis me parait plus affreux.
Je hais ces mille dieux, ces simulacres mornes
Aux bras sans mouvement, aux fronts armés decornes,
6o
Éternellement droits contre les lourds piliers :
Ces têtes de serpents, de chiens et de béliers,
Et le glapissement des tristes crocodiles,
Surchargés par mes mains d'ornements inutiles.
L'aspect de ces dieux laids assombrit ma prison;
Leurs prêtres à ces murs bornent mon horizon.
L'air manque à ma poitrine, en ce temple enfermée ;
Je veux revoir la vie et la terre animée!
« Ah ! qui m'apportera parmi des dieux plus beaux,
Des dieux dont les autels ne soient pas des tombeaux ;
Dont la libre lumière ait doré les fronts ternes,
Et qui ne dorment pas assis en des cavernes,
Les pieds enracinés et des chaînes aux mains,
Immobiles, réglant d'immobiles humains !
Quand reverrai-je un monde où l'on marche, où l'on vive,
Où la voix dans les cœurs ne reste pas captive,
Où l'homme enfin s'agite, où l'on puisse vouloir,
Où le fleuve ne soit pas seul à se mouvoir!
C'est le jeune univers que mon époux habite;
C'est la terre où tout aime, où tout chante et palpite ;
Où l'éternel zéphyr balance les rameaux ;
Où ne se taisent point le flot et les oiseaux!
« Que ne puis-je, mêlée au souffle des tempêtes,
Avec le sable ardent qui passe sur nr>s têtes,
Comme un grain de palmier vers l'oasis volant,
Dans ce pays sacré m'enfuir avec le vent !
Quand du pied de ces murs, par notre ciel sans nues,
Dans l'azur, j'aperçois le triangle des grues,
Plus vite que le Nil, descendant vers la mer,
Je m'assieds pour pleurer mon esclavage amer.
I
fa
Heureux l'oiseau, les grains ailés, la feuille morte,
Le sable voyageur que le simoun emporte ! »
Ainsi Psyché maudit les palais odieux
Où l'Egypte la garde esclave de ses dieux ;
Et sonde tristement, sous le joug révoltée,
La prison de granit par ses ailes heurtée.
Or la guerre propice, avec ses bras d'airain,
Fit une brèche aux murs du temple souterrain.
Tout un peuple envahit les mystiques enceintes ;
Et, non sans dérober sa part des choses saintes,
Psyché, libre en sa fuite, et gagnant les vaisseaux,
Partit au cours du fleuve, et vit les grandes eaux.
Trente jours un vent frais, sous d'heureuses étoiles.
De la rouge carène enfla les blanches voiles.
Comme un dauphin léger, fendant les larges flots,
Le navire berçait l'espoir des matelots.
Déjà la terre au loin, comme un bouclier sombre,
Sur l'eau verte élevait son disque entouré d'ombre.
Mais tout à coup, tombant des quatre points des cieux,
Les vents, gros de la foudre, effrénés, furieux,
Ballottent les vaisseaux sur les plaines marines,
Comme en un champ, l'hiver roule un faisceau d'épines :
Et les flots montueux, sur leurs flancs assombris,
Des chênes et des pins dispersent les débris.
Mais tu suivais, ô dieu ! la blanche naufragée,
Vers le port inconnu par l'amour dirigée.
Invisible, effleurant les vagues de tes pieds,
Tu conduis devant toi le mat ou tu l'assieds ;
6a
Et penché, sur un bras supportant son corps frêle,
Contre le choc des eaux tu la couvres de l'aile,
Ainsi guidée, un fleuve au sein tranquille et doux,
Qui verse un azur calme à ces mers en courroux,
L'accueillit; et le dieu, comme un souffle insensible,
L'y poussa lentement sur la rive paisible
D'où les chênes, montant vers les sommets dorés,
Jusqu'à de blancs parvis s'élevaient par degrés.
LE PRÊTRE.
LE-temple s'enrichit des présents du naufrage;
A l'antique déesse ils sont dus sans partage;
C'est le tribut des mers, du fleuve obéissant.
Mais la déesse est bonne, et ne veut pas ton sang.
Notre autel à sa voix cessa d'être homicide ;
De captifs égorgés il fut jadis avide :
Elle y donne à présent asile à l'inconnu
Que le flot écumant nous jette pale et nu.
Elle-même, autrefois, chez de barbares hôtes,
Un vaisseau d'Orient l'amena sur ces côtes ;
Elle y bâtit son temple; à leurs peuples épars,
Sa parole donna les lois, les mœurs, les arts.
« Le fleuve en t'apportant, t'a vouée à son culte.
Viens à l'autel. Ici, nul homme qui t'insulte ;
Nul maître, te courbant aux serviles travaux,
N'a droit de l'imposer l'amphore ou les fuseaux.
Viens. Instruite par nous aux divines cadences,
A former les chansons et le réseau des danses,
64 PSYCHÉ.
Tu guideras le chœur aux autels embellis
De rameaux par tes mains tressés avec les lis.
« La déesse t'invite. Aux pieds de sa statue,
De fine laine et d'or tu seras revêtue.
La pourpre des bandeaux brillera sur ton front :
Et dans les lieux secrets, qui pour toi s'ouvriront,
Des mystères, peut-être, en clartés variées,
Les images luiront à tes yeux déployées. »
« Que ce pays est doux ! Quel est le jeune dieu
Dont le doigt créateur fait son œuvre en ce lieu ?
Ces cimes, ces coteaux, toute cette nature,
Revêtent sous ses pas la forme la plus pure.
La terre est dans sa grâce et dans sa floraison ;
Un parfum de beauté monte à chaque horizon.
Sur le sommet touffu que ce temple couronne,
Sous un faisceau d'acanthe à voir chaque colonne,
On dirait une nymphe, au front de fleurs couvert,
Nue, et blanche, et debout derrière un myrte vert.
« Un chœur léger vers moi descend, et les zéphyres
M'apportent des parfums avec la voix des lyres.
O terre ! que mon pied te touche avec bonheur I »
Des vierges par la main prennent leur jeune sœur ;
Et l'eau tiède du bain, les arômes, les huiles,
Et le peigne d'ivoire, et, sous des doigts habiles,
La perle et les bandeaux tressés aux blonds cheveux,
Et les riches habits et des dons faits aux dieux
6S
Des ruches, des vergers, les suaves prémices,
Et les coupes de vin, et le lait des génisses,
Et sur la toison molle un long sommeil goûté,
Et l'espoir, sur son corps, ramènent la beauté.
Dans le temple bientôt, entre toutes insigne,
Comme entre les oiseaux, sur un lac, un doux cygne,
Par sa voix, par sa forme égale aux immortels,
Sainte et belle prêtresse, elle orna leurs autels.
Lorsqu'au bord des forêts elle guidait les fêtes,
Les Nymphes pour la voir sortaient de leurs retraites ;
Et les travaux sacrés, les ombrages épais,
Les Muses lui donnaient l'oubli des jours mauvais.
Mais dans son calme heureux une image connue,
Comme l'aube au milieu des étoiles venue,
Eclipse par degrés le monde extérieur,
Aux clartés des rayons qu'elle jette en son cœur.
Chez elle un souvenir, qui réveille une attente,
De rêves inquiets remplit l'heure présente:
Un dieu l'avait aimée, un dieu fut son époux!
Beau, jeune, tout puissant. Un écho triste et doux
De la voix de ce dieu la poursuit sans relâche
Le doit-elle revoir ? Quel asile le cache ?
Comment de son séjour retrouver le chemin,
Et renouer l'espoir de ce céleste hymen ?
Vers lui, vers l'avenir, son cœur se précipite,
Sans donner un regret aux douceurs qu'elle quitte.
Tel un oiseau captif, malgré sa cage d'or,
S'il entrevoit le ciel, cherche à prendre l'essor.
66
Telle, aspirant au dieu que son cœur lui révèle,
Psyché s'offre à subir une épreuve nouvelle.
« O prêtre ! à l'horizon une voix me dit ; Viens.
C'est l'époux qui m'a fui, mais dont je me souviens.
Mon âme lui répond, et m'invite à le suivre.
Depuis que je respire, et que je me sens vivre,
Fiancée avec lui jadis en un doux lieu,
Comme un flot à la mer j'appartiens à ce dieu.
Je veux chercher partout ses traces incertaines,
lit demander son temple aux nations lointaines. »
LE PRETRE.
O race humaine, ingrate envers les immortels!
Quel démon inconnu t'arrache à nos autels?
Toi que je ramassai mourante sur la grève ;
Toi que revendiquaient le bûcher et le glaive,
Et qui reçus pourtant la vie et la beauté;
Ame en qui notre main sema la vérité;
Toi qu'aime la déesse, et qu'elle daigne instruire
Du secret des accords et des lois de la lyre ;
Toi, des vases sacrés méditant le larcin,
De fuir vers d'autres dieux, tu formes le dessein I »
« Je ne quitterai point la déesse propice,
Sans qu'un hymne suprême et sans qu'un sacrifice
PSYCHÉ. 67
N'offrent à ses autels mon cœur reconnaissant.
Son bras me recueillit sur le flot mugissant,
Son temple m'a nourrie, et la beauté perdue
A fleuri sur mon front par sa main répandue.
Par elle aux rites saints mes yeux se sont ouverts,
Et j'ai connu la lyre et ses modes divers.
« Reprends donc ces bandeaux, ces urnes que je laisse,
Et ces robes de lin, tes présents, ô déesse !
Et la pourpre du voile à mon front attaché ;
Prends cette douce larme... et l'adieu de Psyché.
Laisse-moi jusqu'au bout suivre ma destinée,
Et le dieu qui m'appelle et la loi d'hyménée. »
LE PRETRE.
« Quel est ce dieu plus grand et cet autel plus beau,
Plus entouré de peuple, et ce culte nouveau
Devant qui pâlira l'or de nos tabernacles?
Femme, dis-nous son nom et ses sages oracles ! . . .
Tremble ! ton cœur entend la sombre voix du mal ;
Le dieu que nous servons est un dieu sans rival ;
Quand l'âme ose chercher, tout penser est un piège,
Et la mort punirait ta fuite sacrilège. »
PSYCHÉ.
« D'un époux merveilleux l'image flotte en moi,
Comme un souvenir tendre, un espoir plein d'émoi ;
De quel nom l'univers le salue et l'adore,
Quel pays voit surgir son temple, je l'ignore ;
68
Mais je l'aime, et, souvent, un songe à mon côté
Me le montre; il est dieu, j'en crois à sa beauté! »
LE PRETRE.
« Non, tu nous resteras! L'autel garde sa proie;
Ceux qui veulent nous fuir, notre dieu les foudroie.
Que cet époux, ton dieu, si c'est un immortel,
Ose ici t'arracher, esclave, à notre autel.
Tout homme ayant franchi le seuil des sanctuaires
Et vu, même de loin, s'accomplir nos mystères,
Dont la lèvre a trempé dans un vase divin,
De nos libations bu le miel et le vin,
Et goûté, parmi nous, la chair de l'hécatombe,
N'est libre de l'autel qu'en passant par la tombe.
Le sceau de la déesse à ton front est gravé,
Comme au taureau sans tache au temple réservé;
Dévouée à jamais, par amour ou par crainte,
Tu ne franchiras pas notre inflexible enceinte,
Dût le couteau sacré s'enfoncer dans tes flancs,
Et tes os se briser sur nos marbres sanglants. »
Troublant du dieu nouveau l'image pressentie,
Le prêtre, ainsi, du temple entrave la sortie
Et, sombre gardien, par la force et la peur
Conserve aux vieux autels un jeune serviteur.
Mais quel bras enchaînant la lumière et la flamme
Au veuvage éternel peut emprisonner l'âme?
De la fuite Psyché méditant l'heureux jour
Vers l'époux entrevu s'élance avec amour.
Son esprit vole errant vers les choses lointaines;
Mais le dieu qu'elle fuit appesantit ses chaînes,
6o
Et le temple jaloux lui fermant l'horizon,
L'asile nourricier devient une prison.
Car, le prêtre l'a dit, jamais un dieu ne cède
Et ne livre l'autel au dieu qui lui succède,
Il veut, pour prix des biens qu'il apporte en naissant,
Garder jusqu'à la mort le monde obéissant.
« D'un miel doux et fécond ces prêtres m'ont nourrie.
Si je n'entrevoyais ton image chérie,
O mon époux, ce front paisible et résigné
Resterait sous leur joug aujourd'hui dédaigné!
Mais "j'entendis ta voix, et bravant les épreuves,
Par les monts et les mers, les forêts et les fleuves,
Je pars, je vais à toi. S'il le faut, je saurai,
Lentement, chaque nuit, creuser le mur sacré;
Ou de ma faible main que l'amour rend hardie,
Du temple pour ma fuite allumer l'incendie.
Mais, toi, dieu que j'invoque, oh! révèle-toi mieux,
Et qu'un signe certain me guide vers les lieux
Où tu m'attends sans doute, où je te vois en songe,
O roi de l'avenir, où déjà mon cœur plonge! »
Le prêtre vigilant par la ruse trompé,
Cherche en vain à l'autel son esclave échappé.
La jeune âme fuyait, et les brises divines
Faisaient battre son aile au loin sur les collines.
Nul des vases sacrés au temple ne manquait,
Ni les coupes d'onyx de l'austère banquet,
Ni l'argent ciselé, le bronze où l'encens fume,
Les cratères d'airain où le charbon s'allume.
7°
Les patènes d'agate et le calice d'or.
Psyché n'emporte rien du mystique trésor;
Mais, comme sa beauté, la lyre l'a suivie,
Attachée à ses flancs et sur l'autel ravie,
Prête à chanter les dieux, leurs amours, leurs exploits,
Dans une cité libre et fière de ses lois.
§§^^*>£>sqs^
VI
1 a ceinture d'où pend une lyre d'écaillé,
La lente majesté du port et de la taille,
Ce front large et serein, quoique privé des yeux,
Tout m'atteste, ô vieillard, un chantre aimé des dieux.
Dans la sainte Pytho, nourrice des athlètes,
Du laurier des chansons tu viens orner les fêtes.
Mais ce chemin est long; l'enfant qui te conduit
Va dans les bois sacrés errer jusqu'à la nuit.
Vers ces myrtes épars, si tu me veux pour guide,
Prenons sur la montagne un sentier plus rapide,
Et, devant que Phœbus ne plonge à l'horizon,
Tes pieds auront touché la ville et ma maison.
Je passai là, souvent, sur les bruyères sèches,
En invoquant Diane, armé d'arcs et de flèches,
Et mon bras jeune et fort t'y saura diriger. »
— « C'est un dieu qui t'amène, ô pieux étranger!
Ainsi que tu l'as dit, les dieux que je vénère
M'ont accordé la voix, en m'ôtant la lumière.
Mon àme ne saisit qu'à travers le passé
Le doux tableau du monde à mes yeux effacé.
I1-
Je ne vois plus fleurir les roses de l'aurore ;
Mais du miel des chansons mon urne est pleine encore,
Et devant tous les Grecs de mes fables épris,
En louant Apollon, je veux gagner le prix. »
— « Viens, les jeux seront beaux 1 A ta muse indigente
Plus d'un riche vainqueur d'Argos ou d'Agrigente
Offrira, pour son nom dans tes hymnes chanté,
Avec dix taureaux blancs sa coupe d'or sculpté :
Car le chantre sonore, aimé de Mnémosyne,
Donne seul à l'athlète une gloire divine.
Dis-nous les vieux combats et les récents travaux ;
Tu seras applaudi par d'illustres rivaux,
Phémius de Naxos, Hylas de Sicyone
Doivent des vers entre eux disputer la couronne.
Une femme, on la crut déesse, et parmi nous
Le peuple en l'écoutant l'adorait à genoux,
Tant sa voix de sa forme égale l'harmonie,
Chantera notre dieu sur le luth d'Ionie.
Viens, ô vieillard, franchis le seuil de mes aïeux ;
Le toit se réjouit d'un hôte harmonieux. »
— « Qu'Apollon Pythien qui protège ta ville
T'accorde une vieillesse opulente et tranquille.
Un dieu toujours sourit à l'homme hospitalier;
Et le chanteur aveugle assis à ton foyer,
Apportant son offrande à tes dieux domestiques,
Fera vivre ton nom dans les récits antiques. » —
Des monts chers à Phœbus les flancs étaient chargés
De tous les peuples grecs près du stade rangés;
Ceux dont la voix garda, moins sévère et plus tendre,
Le mode ionien que l'amour aime entendre;
73
Et la race d'Hercule en qui le fier accent
Du héros dorien survit avec son sang.
Après les grands taureaux offerts en hécatombes,
Et les vins répandus en mémoire des tombes,
Après le disque et l'arc par le dieu protégés,
Les lutteurs frottés d'huile et les coureurs légers ;
Après le javelot, le pancrace et le ceste,
Et les divers combats d'origine céleste;
Sur les chanteurs rivaux tour à tour entendus,
Longtemps les yeux des Grecs restèrent suspendus.
Ils remplissaient leurs cœurs du chant aux flots sonores
Comme aux torrents sacrés l'argile des amphores.
La lyre avait parlé sous les doigts du vieillard.
Après lui, déployant les récits avec art,
Les autres avaient vu leurs fraîches mélodies
Par le peuple joyeux dans l'arène applaudies,
Quand Psyché vers l'autel à la fin s'avança,
Et c'est par Apollon que l'hymne commença.
Elle chanta Délos, le palmier de Latone ;
Les premiers cris du dieu dont l'Olympe s'étonne;
Il demande sa lyre, et son arc, et son char;
Sa bouche au lieu de lait boit déjà le nectar,
Et ses langes rompus laissent ses pieds rapides
Commencer en naissant leurs courses intrépides.
Aux chants phocidiens Python meurt sous ses traits ;
Par lui de l'avenir Delphes sait les secrets;
Il traverse en un jour et la Grèce et ses îles,
Les sillons sous ses pas nous deviennent fertiles.
Il est le roi léger des chars et des coureurs;
Ses pieds sans les courber se posent sur les fleurs.
Le vent de ses coursiers balaie au loin la neige;
Les Heures, les Saisons forment son beau cortège.
74
Il atteint chaque soir le bout de l'univers,
Et Téthys l'y reçoit dans ses grands palais verts.
Sur la pourpre changeante où le dieu se repose,
Les Nymphes de la mer lavent ses pieds de rose;
Et la déesse, après le festin partagé,
L'enivre d'un sommeil par l'amour prolongé.
Le méchant, ô Phcebus, craint tes flèches hardies!
Sonore et lumineux, les saintes mélodies
Et les rayons à flots s'épanchent sous tes doigts.
Le temps ne peut tarir ton luth ni ton carquois.
Les Nymphes, les Sylvain*, les Muses et les Grâces,
La forêt et les vents se meuvent sur tes traces ;
Tous les pas cadencés sont réglés par tes chants ;
Le cygne et la cigale et l'onde aux pleurs touchants,
Tout être harmonieux qui danse ou qui murmure
A connu par toi seul le mode et la mesure.
Quand, las de visiter le temple des humains,
L'Olympe te revoit, les dieux battent des mains:
Latone avec fierté te donne ses caresses;
Junon même sourit, et les jeunes déesses
Rêvent à la douceur de ton lit embaumé.
Mais tu t'assieds auprès de Jupiter charmé;
Tu chantes, et les dieux retenant leurs haleines
Négligent du nectar les coupes encor pleines,
Et le chœur des heureux, à ta voix transporté,
Par toi sent mieux le prix de l'immortalité.
Chacun fait aux humains des présents plus splendides;
Téthys offre la perle aux plongeurs intrépides;
Cérès, du pur froment, verse à flots le trésor;
Et la blanche Aphrodite aux longues tresses d'or,
Rougissant de bonheur, laisse de sa ceinture
Tomber plus de désir sur toute la nature.
Dieu des chars rayonnant, dieu de l'arc et du luth,
Dieu rapide, dieu beau, dieu des chansons, salut!
Après Phœbus chanté, l'hymne agile et sonore
De la terre à l'Olympe erra longtemps encore,
Cueillant les grands accords, les tableaux éclatants
Dans les mille contours de l'espace et du temps,
Et venant, sa vendange une fois réunie,
Des choses sous ses doigts exprimer l'harmonie.
Elle dit les climats, les lois, les mœurs, les dieux,
Les secrètes vertus des races et des lieux,
Les terres d'Orient, l'Inde à Bacchus soumise,
L'Atlantide lointaine aux pilotes promise,
Les navires cherchant les jardins d'Hespérus,
Des vieilles nations les berceaux parcourus,
Babylone, Memphis de mystère entourées,
Et du fleuve Egyptus les sources ignorées.
Puis l'âge d'or, la paix régnant aux anciens jours,
Et les dieux recherchant de terrestres amours;
Et d'un bonheur passé la merveilleuse histoire
Dont chaque peuple encore a gardé la mémoire;
L'urne pleine de maux, présent de Jupiter,
Et la main de Pandore ouvrant l'âge de fer;
Les agresseurs du ciel que le tonnerre écrase,
Et l'inventeur du feu puni sur le Caucase.
Mais dans l'Olympe un jour le Titan entrera;
Ta chaîne, ô Prométhée, à la fin se rompra;
Un dieu, déjà présent dans ton cœur prophétique,
Doit percer le vautour sur le gibet antique.
7*
Pandore a retenu dans le vase fatal
L'espérance, compagne et remède du mal ;
Elle est là pour panser la morsure éternelle;
L'oiseau rongeur sera plus vite lassé qu'elle !
Ainsi d'un bien perdu, d'un retour annoncé,
Le tableau dans son hymne est souvent retracé.
Elle aime à célébrer les regrets et l'attente,
Au milieu des douleurs la tendresse constante,
Et le cœur s'élançant vers un être perdu,
Et d'un trésor cherché le désir assidu ;
Les courses de Cérès, Proserpine enlevée,
Les pommes d'or, Colchos, Ithaque retrouvée,
Ariadne, Adonis, et les enfers jaloux,
Eurydice deux fois ravie à son époux,
Et la mort éprouvant les amoureuses flammes,
Et l'Elysée heureux, ce rendez-vous des âmes.
D'un cri si triomphal, après qu'elle eut chanté,
La foule salua sa voix et sa beauté,
Qu'on eût dit les clameurs des forêts et de l'onde,
Le bruit des pins penchés sur un gouffre qui gronde,
Se heurtant par le faîte, et brisant leurs rameaux,
Et répondant la nuit au bruit des grandes eaux,
Quand Borée ou Notus, de leurs fortes poitrines,
Ont soufflé sur les bois et les plaines marines.
Et le peuple unanime a proclamé son nom
Pour le prix des chanteurs que décerne Apollon.
La couronne à l'autel attendait la victoire.
Le roi des jeux sacrés, de son siège d'ivoire
Se levant, la saisit, et debout vers Psyché,
Du rameau verdoyant ceignit son front penché.
77
Mais elle: « O Grecs divins, à ce vieillard auguste
Le laurier d'Apollon serait un don plus juste. »
Et marchant vers l'aveugle : « Oh ! si tu n'es pas dieu,
Et si tu n'as pas droit à nos autels en feu,
Laisse: que pour ton chant, inspiré des Charités,
Je te rende, ô vieillard ! le prix que tu mérites. »
Et le laurier orna l'aveugle aux cheveux blancs.
Et le peuple admirait.
La chanteuse à pas lents
S'éloigne, et, près des eaux de l'antique Telphuse,
Grande, et de blanc vêtue, et semblable à la Muse,
Sous les cyprès touffus s'enfonçant par degrés,
On la voit disparaître au sein des bois sacrés.
« Où se cache l'époux? J'ai vu toute la Grèce,
Les promontoires d'or qu'un flot d'azur caresse,
Et les coteaux mûris par ce soleil divin
Oui parfume l'olive et le miel et le vin ;
Les bois de Thessalie, et les rives du fleuve
Où des chevaux guerriers le noir troupeau s'abreuve ;
J'ai vu les mille dieux sur cette terre épars;
Les temples sur les monts assis de toutes parts.
Et, pour y découvrir mon idole secrète,
J'ai suivi chacun d'eux au fond de sa retraite.
« Je connais leurs forêts, leurs antres merveilleux.
J'ai vu les dieux errant dans l'ombre épaisse, et ceux
Oui couchés gravement au sommet des montagnes,
La tête dans leurs main, regardent les campagnes
78 PSYCHÉ.
Et ceux qu'en pleine nier aperçoit le pêcheur,
De leurs flancs sur l'eau bleue étalant la blancheur;
Et ceux, au pied léger, qui mènent sur les pentes
A la piste du cerf les meutes haletantes ;
Ceux qui forment en rond la danse sur les prés;
Ceux qui, debout et fiers, dans les frontons sacrés,
Régnent sur les cités du haut des acropoles :
Ceux dont l'onde et le vent nous jettent les paroles.
Du sol hellénien, saintement parcouru,
Devant moi tour à tour les dieux ont comparu ;
Celui seul dont mon cœur implorait la venue
A trompé jusqu'ici ma recherche assidue.
« Dieux de l'antique Olympe, oh ? gardez mon encens ;
Les œuvres de vos fils vous révèlent puissants,
Et la Grèce par vous de la beauté fut mère.
Vous méritez de moi plus qu'un culte éphémère;
Mais le destin m'entraîne au-devant de l'époux
Rayonnant d'un attrait qu'en vain je cherche en vous.
Nul de vous ne réveille, au fond de l'âme émue,
Tout le monde d'amour que cet autre y remue.
Triste, il a cependant des éclairs souverains :
Et ce regard profond manque à vos yeux sereins.
« Ah ! quand je vois glisser, au fond de ma pensée,
Ton ombre seule en moi vaguement retracée,
Toi qu'un rêve éternel me prédit pour amant,
J'en goûte plus d'extase et de ravissement
Que devant tous ces dieux, quand, aux clartés du temple,
Dans toute leur grandeur, mon esprit les contemple !
Dois-je à l'espoir d'hymen renoncer pour toujours,
O Dieu! dont mon enfance a goûté les amours?
79
Où faut-il que Psyché s'élance et te devine,
Toi qu'elle cherche en vain dans la Grèce divine !
« Du désir qui m'entraîne, ah ! tu n'éprouves rien ;
Ton cœur ne bondit pas pour s'approcher du mien !
Si tu vois sans gémir l'exil qui nous sépare,
Pourquoi ce nom d'époux dont mon âme te pare?
Sans un foyer divin je n'ai pu m'enflammer;
Si tu ne m'aimes pas, qui m'enseigne à t'aimer,
Et, m'offrant une image à jamais poursuivie,
Au fil de ta pensée a dirigé ma vie?
Mais un dieu, je le sens, a souffert comme moi ;
11 a souffert d'amour, et je comprends pourquoi,
Grave et des dieux joyeux fuyant le ciel frivole,
Son front de la tristesse a fait son auréole.
Ah ! ta douleur m'est douce! et c'est aux jours meilleurs
Que mon rêve aperçoit tes yeux baignés de pleurs ! »
VII
/assis sur le penchant du promontoire Attique
Où Pallas Suniade a sa demeure antique,
Parle un vieillard divin. Etendus à ses pieds,
De beaux adolescents, sur le coude appuyés,
Reçoivent dans leur cœur ses paroles fécondes,
Dont l'avide Psyché sollicite les ondes.
« O sage ! réponds-moi : ce dieu que je t'ai dit,
L'époux dont chaque jour l'image en moi grandit,
Et qu'en vain je demande aux flots, aux monts, aux grevés,
N'existe-t-il donc pas ailleurs que dans mes rêves? »
LE VIEILLARD.
« Tout rêve de l'amour a sa réalité
Dans un monde immuable où règne la beauté.
Notre âme y va revoir, sitôt qu'ont crû ses ailes,
Des choses d'ici-bas les célestes modèles.
M
D'un dieu l'idée en toi ne germe pas en vain,
Car l'espoir est issu d'un souvenir divin.
Crois-en ton propre cœur ; tout ce qu'il cherche existe. »
« Ta parole, ô vieillard ! est douce à ce cœur triste.
Un dieu dans mon regard a donc gravé ses traits!
Il existe, il est beau ; tous mes rêves sont vrais !
Mais il oublie, hélas! une épouse mortelle. »
LE VIEILLARD.
« 11 t'aime; il veut te faire à jamais jeune et belle;
Ta faute vous sépare, et non sa volonté.
Mais tu dois accomplir la loi de la beauté :
Pour enfanter le bien, les dieux l'ont mise au monde,
Et l'amour est celui qui la rendra féconde. »
« Je t'ai dit mes destins, mêlés de tant de maux,
Et, pour chercher l'époux, mes courses, mes travaux,
Quels chemins à tenter me garde encor la terrer »
LE VIEILLARD.
« N'a-t-elle plus pour toi nulle part de mystère î
Ton cœur a-t-il tout vu, tout compris, tout aimé?
Contre l'illusion est-il assez armé ?
« Scrute encor les grands bois, où, des épaisses voûtes,
La lumière à nos pieds ne pleut qu'à rares gouttes.
82
Écarte les rameaux les plus mélodieux,
Et les touffes de fleurs qui t'embaument le mieux.
Cherche au fond de l'azur des plus pures fontaines;
Remonte jusqu'au nid des brises incertaines ;
Jusqu'à la grande mer suis la chute des eaux ;
Vers l'éternel printemps suis le vol des oiseaux.
Marche sans te lasser vers toute chose belle ;
La beauté, de l'amour c'est la forme éternelle !
C'est ici-bas le voile au contour radieux
Qui nous laisse arriver le sourire des dieux ;
Et, sur nous descendu, ce rayon de leur flamme
Fait croître en l'échauffant les ailes de notre âme.
« Garde aussi le trésor aux temples dérobé,
Et des trépieds divins l'enseignement tombé.
Mais reviens des autels t'asseoir sous les portiques ;
Pèse en de sages mains les oracles antiques.
Écoute les discours que se disent entre eux
Ces vieillards encor verts de la muse amoureux ;
Leur âme est un creuset d'où coulent épurées
Les choses des vieux jours et les fables sacrées.
Ils tiennent le fil d'or de l'écheveau des temps,
Et, par le seul amour et les désirs constants,
Chacun d'eux, sans trépieds et sans mystiques fièvres,
Sait contraindre les dieux à parler par ses lèvres.
L'active intelligence errant à l'horizon,
Dans le cœur habité par l'auguste raison
Revient, et, pour chaque homme, élabore sans cesse
De fleurs prises partout le miel de la sagesse.
« A la nature, au temple, aux plus sages humains,
Ainsi, de ton seul but demande les chemins.
Si
Dans tout notre univers remué sans relâche
Poursuis avec amour cet être qui se cache ;
Garde ton désir pur dans la joie et l'ennui ;
Dieu volera vers toi si tu marches vers lui.
Mais pour trouver ce dieu dans son gite suprême.
Avant tout, ô Psyché! cherche-le dans toi-même,
Visite tes pensers de ses traces remplis,
Et de ton propre cœur connais tous les replis. »
« Puissent les immortels accueillir tes présages,
Comme moi, tes leçons, ô sage entre les sages I
La lumière et la paix coulent de tes discours.
Mais parle-nous de toi ! que fais-tu de tes jours ?
Dis-nous, pour être encor limpide à faire envie,
Quelle pente a suivi le beau flot de ta vie î
Ton œil est jeune et pur sous ton front argenté:
D'où vient sa profondeur et sa sérénité ?
LE VIEILLARD.
« Chacun se fait sa vie agitée ou paisible.
Nous avons tous les deux la soif de l'invisible,
Mais, dans mon cœur, peut-être, apportant plus de foi,
La mémoire a parlé plus vive que chez toi.
Car, avant de descendre aux terrestres demeures,
J'ai connu, comme toi, des régions meilleures,
Et cet hymen sacré commencé dans l'éther
Qui doit se renouer au sein de Jupiter.
« L'àme avant de traîner ce corps qui l'embarrasse,
A la suite d'un dieu voyageait dans l'espace ;
«4
Chacun de nous alors, ayant Dieu pour flambeau
Dans sa plus pure essence à contemplé le beau,
Et vu, pour un moment, dans sa sphère étoilée
L'éternelle sagesse à la bonté mêlée.
Pour remonter vers elle et pour s'y fondre un jour,
L'âme a deux ailes d'or : la raison et l'amour !
Comme elles ont des dieux tiré leur origine,
Il faut pour les nourrir une essence divine ;
Quelque chose d'en haut sur la terre apporté.
Et c'est pourquoi chaque homme entrevoit la beauté,
La plus douce à la fois et la plus manifeste
Des trois perfections de l'unité céleste,
Et que l'esprit tombé qui dans la chair renaît
Même des yeux du corps sans peine reconnaît.
L'âme en qui se réveille et brille cette idée
Se rend libre du mal, et, par l'amour guidée,
Réglant l'essor du cœur par les sens combattu,
Au rang des immortels monte par la vertu.
« L'époux t'attend là-haut. .. C'estlà-haut que j'aspire !
Et, préparant le vol qui doit nous y conduire,
J'aide ceux que vers moi l'attente fait venir
A retrouver l'idée au fond du souvenir.
D'amis jeunes et beaux souvent dans la campagne,
Alternant le discours, un groupe m'accompagne.
Assis sous le platane ou sous l'agnus-castus,
Auprès de quelque source, au bord de l'Ilissus,
Ou dans une palestre, ou sur ce promontoire,
Ou de fleurs couronné sur un siège d'ivoire
En un banquet riant par la muse enchanté,
Je leur parle d'amour et d'immortalité.
Ensemble nous cherchons le bien et la sagesse,
Et les Grâces parfois visitent ma vieillesse.
»S
Le réveil du tombeau sourit à mon espoir ;
Ainsi, d'un jour serein j'atteignis le beau soir. »
« Que la force et la joie en mon sein répandues
A ton âme, ô vieillard, par les dieux soient rendues :
Qu'à ce front large et calme, abrité des douleurs,
Les bois versent longtemps le murmure et les fleurs :
Que les songes dorés voltigent sur ta couche.
Que d'un rayon de miel chaque soir à ta bouche
Les abeilles d'Hymette apportent le présent ;
Qu'un dieu parle à ton cœur et te soit complaisant,
Et qu'avec tes amis, à jamais, sur tes traces,
Marche le chœur joyeux des Muses et des Grâces.
Et moi je pars, fidèle à l'invisible amant,
J'emporte le flambeau de ton enseignement,
Le plus pur dont un homme illuminant mon doute
Vers l'être que je cherche ait éclairé ma route,
Me faisant voir, sans trouble et sans obscurité,
Le bien et la sagesse au fond de la beauté. »
VIII
Je sais tout ce qu'à l'àme enseigne la souffrance.
A ses rameaux divers j'ai cueilli la science.
J'ai grossi mon trésor, chez toutes nations,
De l'or accumulé des générations.
J'ai des temples obscurs approfondi les rites,
Et les vertus des dieux dans leurs œuvres écrites
La mer et le désert m'ont livré leurs secrets,
J'interprète aux mortels la langue des forêts,
Et le vol des oiseaux et le pouvoir des plantes.
Je sais guider la sève et les laves brûlantes.
De la terre à ma voix jaillissent les métaux,
Et mes enchantements fécondent les troupeaux.
Les rebelles saisons par mon art conjurées
Versent dans nos greniers des moissons assurées :
La corne d'or se ferme et s'ouvre à mon vouloir.
Et, des rudes travaux libre par le savoir,
Dans un empire heureux réglé par ma prudence,
L'homme s'est asservi la déesse Abondance.
« Les peuples m'ont fait reine ; aux fins que je prévois,
Soumis avec amour ils marchent à ma voix;
*7
Ils accourent de loin sous mon sceptre propice.
Je reçois comme un dieu l'encens du sacrifice.
La mer avec respect berce mes pavillons
Et le désert vaincu conserve mes sillons.
Quand je veux parcourir mon empire sans bornes,
Les grands chevaux marins, les tritons, les licornes,
Les monstres écailleux, hôtes des grandes eaux,
Vites comme un regard entraînent mes vaisseaux.
Les aigles, les griffons me portent dans les nues,
Cueillir les rares fleurs des cimes inconnues;
Et l'épaisseur des bois s'ouvre devant mes chars
Traînés par des lions et par des léopards.
Ma sagesse a conquis la royauté des êtres,
Et mes désirs partout se promènent en maîtres.
Tout objet qu'ici-bas ont aperçu mes yeux
Vient s'offrir à mes mains, quand j'ai dit : Je le veux.
« Reine du monde, hélas! d'esclaves entourée.
Je porte avec douleur ma pauvreté dorée.
Dans la satiété tous mes désirs sont morts;
Une autre faim me ronge au sein de mes trésors...
Le vide est dans mon âme... à la place où l'on aime ;
Et je sens qu'il me manque une part de moi-même.
C'est l'invisible époux, c'est le jardin natal,
Les intimes douceurs du baiser nuptial,
Avec dieu de ma flamme un rayonnant échange,
De nos amours sans fin l'extatique mélange !
Oh ! viens, époux sacré, dieu recelé partout,
Dieu qui reste à trouver après que l'on a tout!
Oh ! viens me délivrer d'un bonheur qui me pèse;
Viens assouvir d'amour mon cœur que rien n'apaise !
Viens ! toute soif humaine est un pâle désir
Près des tourments du cœur qui cherche à te saisir.»
PSYCHE.
Comme des flots rongeurs qui tourmentent leurs grèves,
Psyché dans son esprit sentait gronder ces rêves.
Elle marche à pas lents dans ses vastes jardins,
Qui du bord de la mer élèvent par gradins
Jusqu'aux neiges des monts leur haut amphithéâtre ;
Ils dominent au loin sur la plaine bleuâtre,
Où le frais clair de lune en nappes surnageant,
Tombe de cime en cime en cascade d'argent,
Et verse avec ses flots sur les vagues prochaines
L'ombrage projeté des cèdres et des chênes.
Les aigles, les chevaux, les lions familiers,
Sous l'abri du sommeil sont rentrés par milliers ;
Et le chœur des oiseaux s'endort entre les branches
D'où sa voix saluait la nuit aux clartés blanches.
Le flot demi-gonflé bat doucement ses bords.
Au marbre d'un balustre appuyant son beau corps,
La reine se pencha : ses yeux, plongeant sur l'onde
Et montant tour à tour vers la voûte profonde
Où des astres charmants luit la sérénité,
Visitaient l'azur calme et l'azur agité.
« Habite-t-il là-haut vos palais sans limites?
S'est-il posé sur vous, blanches étoiles, dites ?
Vous brillez avec calme et sans feux éclatants,
Sous un front sans désirs comme des yeux contents,
Une si douce paix vous berce et vous décore,
Que votre âme, ô clartés ! le possède... ou l'ignore.
« Et toi, fier Océan, tu ne demandes rien ;
Tes flots n'ont pas la paix du flot aérien :
«9
Mais ce qui trouble ainsi ta face révérée,
Ce n'est pas le désir, c'est Notus ou Borée !
Et vous qui sur mon front versez l'ombre et l'odeur,
Grands cèdres, du désir connaissez-vous l'ardeur,
L'ardeur de l'infini dont j'ai l'âme embrasée 1
L'été, vous invoquez la pluie et la rosée ;
Mais le tour du soleil ne s'achève jamais
Sans que l'aube, de pleurs inondant vos sommets,
Ne calme en vous les soifs que je garde éternelles.
« Quand, repu de la chair des faons et des gazelles,
A l'ombre des palmiers tu t'étends, ô lion !
Nulle faim dans ton cœur ne met plus l'aiguillon.
Dans la saison d'hymen, quand ta fauve compagne
A tes rugissements descend de la montagne,
Nul désir ne survit à vos amours brûlants ;
Sur le sable mobile, affaissé sous tes flancs,
Tu croises tes grands pieds, et tu t'endors sans rêve.
« Partout où mon regard sur ta face se lève,
O nature ! partout des êtres satisfaits !
Moi seule, consumée en d'impuissants souhaits,
Poursuivant de travaux et de douleurs sans nombre
Un hymen impossible, un dieu, peut-être une ombre !
Oh ! que je porte envie à ta sérénité !
Donne-moi l'ignorance, et prends ma royauté.
Car tu ne connais pas, ô nature paisible,
Mon supplice éternel, l'amour de l'invisible ! »
LES CÈDRES .
« Notre ombre qui t'embaume, ô belle reine en pleurs !
Nos fronts chargés d'oiseaux, nos pieds couverts de fleurs,
9°
Des vents en nos rameaux la mélodie errante,
La calme ascension de la sève odorante,
Et l'aurore couvrant nos feuilles de saphirs,
Nous échangerions tout contre un de ces désirs !
« Il est donc quelque part un dieu, puisque tu l'aimes,
Qui dépasse, ô Psyché ! tes beautés elles-mêmes ;
Un être plus puissant qui verse autour de soi
Plus de grâce et de vie et plus d'amour que toi !
« La terre t'appartient, et chaque homme t'adore ;
Toi qui peux concevoir plus de bonheur encore ;
Qui rêves d'un soleil à nous autres voilé,
Tu te plains du désir qui te l'a révélé !
LES LIONS.
« Il est des jours, la proie étant grasse et nombreuse,
La lionne à nos pieds rugissant amoureuse,
Et nous devant un antre assis, l'œil grand ouvert,
Un vertige nous vient sur le vent du désert ;
Et comme pour y suivre une chasse inconnue,
Sur la montagne ombreuse ou sur la plaine nue,
Nous courons, inquiets, hérissés et tremblants ;
Un aiguillon secret s'enfonce dans nos flancs ;
Comme si l'horizon qui brille et qui flamboie
De son immensité nous destinait la proie. »
l'océan.
« Le chœur universel, de l'astre à la fourmi,
O reine 1 à tes regards paraît donc endormi ;
91
Nul espoir ne l'émeut, et la torpeur enchaîne
Cet aveugle troupeau sans désir et sans haine !...
c Ah! tu ne vois donc pas vers un but ignoré,
Mais qu'il aime pourtant, chaque flot attiré?
La flamme du désir dans les flots même habite.
Tu n'as donc pas compris mon grand sein qui palpite,
Et tordus de douleurs, mes bras ambitieux
Comme ceux des Titans se dressant vers les cieux?
« Le désir, le désir est au fond de chaque être,
De la création l'amour est le seul maître,
L'amour qui nous défend de l'immobilité !
Le plus voisin du but est le plus agité.
Après sa chute, ainsi, plus la terre est prochaine,
Plus rapide y descend le gland tombé du chêne.
a L'époux vient, il est proche, ô reine ! et c'est pourquoi
Le désir qu'il allume est si brûlant chez toi.
D'un dieu, d'un dieu puissant, ô l'amante! ô l'élue!
Pour ton bonheur certain, reine, je te salue ! »
LES ETOILES.
« Il a posé sur nous ses pieds ambrosiens,
Et souvent nos rayons s'allument dans les siens ;
Sur l'éther lumineux, il nage d'ile en île,
Et, sur nos flancs assis, voit flotter ton asile.
Tu vantes de nos fronts la tranquille clarté,
C'est un pale reflet de sa sérénité;
Car ton époux sacré nous cultive et nous aime.
Mais son plus doux attrait, mais son amour suprême,
9*
C'est toi, jeune Psyché, toi qu'à travers les pleurs,
Il attire vers lui jusqu'aux mondes meilleurs ;
A toi son être entier, toi l'amante et l'épouse I
Chaque étoile de vous, belle reine, est jalouse !
Mais dans l'heureux hymen qui doit fleurir toujours,
Ah ! nous serons au moins le lit de vos amours. »
« Sur le seuil nuptial la nature est assise;
Elle attend comme toi l'heure encore indécise ;
Franchissant sur tes pas le suprême degré,
Elle possédera... car elle a désiré!
« La vie aux premiers jours coulait heureuse et lente ;
L'air ne dévorait pas la sève dans la plante;
L'Océan reposait paisible comme toi.
Sans poursuivre l'amour chacun l'avait en soi ;
Et tout être, endormi dans sa fraîche innocence,
De l'aspiration ignorait la souffrance.
« Les fontaines de miel et les ruisseaux de lait
Suffisaient en ce monde où le cœur seul parlait.
La terre encore enfant, de sa sève enivrée,
Des flots de l'inconnu n'était pas altérée;
Nul n'y rêvait encore excepté toi, Psyché,
Par delà le bonheur un plus grand bien caché.
Le désir dans le monde est entré par ton âme;
La douleur a germé dans les flancs de la femme ;
Tes mains ont dérobé pour nous le feu fatal,
Et depuis ce moment nous souffrons de ton mal.
93
« Tu crois que ce beau front qu'au ciel ainsi tu lèves
A seul l'ambition et le tourment des rêves ;
Que tes yeux, 6 Psyché ! connaissent seuls les pleurs,
Que toi seule as le don des sublimes douleurs!...
Tes larmes en tombant se mêlent à bien d'autres.
Tes soupirs n'ont-ils pas leur écho dans les nôtres,
Et n'échanges-tu pas, en mille accords divers,
La tristesse et la joie avec tout l'univers?
« D'où viennent l'ennui vague et les plaintes sans causes
Qui naissent dans ton sein du seul aspect des choses,
Reine? en tes plus beaux jours la brise a bien des fois
Séché des pleurs amers qui coulaient à sa voix;
Et nos vieilles forêts ont répété sans nombre
Tes longs gémissements éclos sous leur grande ombre.
Si ce monde est lui-même insensible, oh ! comment
A-t-il pu de ton cœur hâter le battement?
« Mais l'univers visible est un frère qui t'aime ;
Il gravite où tu vas, votre source est la même ;
Ta voix l'a réveillé de son sommeil ancien,
Par ton propre désir il a connu le sien.
De toi lui vient le mal, mais aussi la lumière.
Toi par qui nous souffrons, c'est par toi qu'il espère ;
Ce qu'a fait ton orgueil, ton amour le guérit,
Et c'est pour ta beauté que l'époux nous sourit. »
Les grands lions, ainsi, la forêt solennelle,
Et le sage Océan rêvant d'un dieu, comme elle,
Et les autres disaient : L'être n'est que désir !
Mais la reine à leur chant répond par un soupir ;
94
En elle avec l'espoir l'impatience augmente.
Elle accuse l'époux, et prie, et se lamente.
« Viens, c'est le jour ; plus tard, tu m'auras vu mourir.
Verse en moi ton haleine, ou mon sang va tarir;
Viens arracher mon âme à sa prison brûlante.
Oh ! pour un fiancé que ta venue est lente !
Ce trône, ce pouvoir, ces trésors tant prisés,
Toute la terre, enfin, pour un de tes baisers!
Qu'y ferais-je sans toi d'une vie inféconde!
C'était pour te chercher que j'ai conquis ce monde.
J'y manque d'air, 6 dieu ! viens et délivre-moi :
Viens, amour, il me faut ou le néant ou toi ! »
Elle dit, et son front vaincu par le pensée
S'incline, et se revêt d'une pâleur glacée.
Son corps, de ses désirs trop fragile instrument,
S'affaisse sous son poids, privé de sentiment;
Et, telle on voit d'albâtre une frêle statue
Dans les épais gazons par l'orage abattue,
Ou tel un cygne atteint d'une flèche en son vol,
Telle, à travers les fleurs, elle gît sur le sol.
EPILOGUE
V^L" e l sentier, unissant les sphères l'une à l'autre,
Jusqu'au monde idéal mène au sortir du nôtre?
Quel vent souffle du ciel pour aider notre essor
Sur les degrés divers de cette échelle d'or?
Comment, sans se confondre, atteignant jusqu'au maître,
Se touchent les anneaux de la chaîne de l'être ?...
Je ne sais! Qui dira comment l'être est éclos,
Comment au sein du vide a germé le chaos?...
Qui sait d'où tu venais quand la jeune nature,
Déployant sous tes pieds sa robe de verdure,
Amena ses enfants rangés autour de toi,
Te saluer en chœur comme on salue un roi ?
Loin de ce dieu qui t'aime et qui te frappe encore,
Que fais-tu sur la terre, ô Psyché?... je l'ignore.
Mais j'en crois le concert des peuples et des temps
Par qui Dieu se révèle en signes éclatants ;
J'en crois aussi la voix de ce verbe suprême
Qui parle irrésistible au dedans de moi-même;
Qui siège au fond des cœurs comme dans sa maison,
Illuminant tout homme à travers la Raison.
96
PSYCHK.
Il est dans l'avenir des régions meilleures
Où l'amour à Psyché prépare des demeures ;
Pour m'attirer à lui ce dieu me tend la main.
Un asile de paix attend le genre humain.
Oui, malgré nos douleurs, nos ténèbres, nos crimes,
Malgré la pesanteur des passions infimes,
Et les temples détruits, et le mal triomphant,
Et l'ironie allant du vieillard à l'enfant,
Et la haine qui gronde au fond de nos poitrines,
Et le monde ébranlé par le vent des doctrines,
Et le Sphinx maître encor du secret redouté,
Du mot de l'univers, je n'ai jamais douté !
Les âmes et les eaux prennent diverses routes,
Mais au même océan elles arrivent toutes ;
Leur cours est lent parfois, mais il ne s'en perd rien ;
En traversant le mal, nous marchons vers le bien.
Le bien de toute chose est la source et le terme.
Chaque homme du bonheur en soi porte le germe.
Oui, l'éternel principe à qui tout fait retour,
La cause de la vie et sa fin, c'est l'amour !
Repose-toi, Psyché! Le dieu que tu supplies
A compté le trésor des œuvres accomplies;
C'est à lui de descendre et de te consoler.
Le désir t'a conduit jusqu'où tu peux voler.
Nul du monde où tu vas ne peut franchir la porte
Sans qu'une main d'en haut le saisisse et l'emporte ;
Goûte enfin le repos! Laisse, oubliant l'effort,
Ton âme s'incliner sur les bras de la mort.
97
Déjà pour t'enleva au sein des harmonies,
L'époux a déployé ses ailes infinies.
L'invisible s'avance et t'ouvre son séjour.
Le ciel que tu perdis t'est rendu dès ce jour;
Car ton coeur, ô Psyché ! sut bien remplir sa tache
De souflrir sans blasphème et d'aimer sans relâche.
Prends courage, ô mon âme ! et marche jusqu'au soir ;
Pour atteindre le but, il suffit de vouloir.
Le désir, le désir survivant à la tombe,
Continue à monter quand notre corps y tombe.
Va donc comme Psyché vers l'éternel amant;
Cours au-devant de Dieu jusqu'à l'épuisement.
Au seuil d'un autre monde où la route s'achève,
Dieu fait souffler sur nous un vent qui nous enlève,
Et l'homme, enfin tiré de la nuit et du mal,
Joyeux et pur s'éveille au sein de l'idéal.
LIVRE TROISIÈMfc
ARGUMENT
L OLYMPE OU LE CIEL.
UNION DE L'AME HUMAINE AVEC DIEU
DANS UNE AUTRE VIE.
L'abstnct de Psyché attriste l'Amour son époux et fait un
vide dans le ciel. — Éros vient supplier le pire des dieux de
mettre un terme aux épreuves et à Texil de l'âme à laquelle il
doit s'unir éternellement. — Le dieu médiateur, au moment
de la désobéissance de Psyché, avait laissé tomber la première
larme versée par un immortel. — // pleure de nouveau, quoi-
que dieu; il a expié lui-même Ut faute de celle qu'il aime en
acceptant sa part des douleurs de l'exil. — Les Grâces, ces
augustes messagères des suppliants, filles de la Piété, personni-
fication du plus doux attribut de la nature divine, la clémence,
les Grâces prient à leur tour pour Psyché. — Elles révèlent le
sens de la faute primitive; elles expliquent cette déchéance si
amèrement expiée. — Par la première faute, l'homme, se déta-
chant de l'être infini et prenant conscience de lui-même, a passé
de l'immobilité dans le mouitment ascensionnel de la vie. — La
douleur était nécessaire à la formation de la personnalité de
l'âme humaine, à cette éwlution sublime qui défait ramener
l'humanité dans le sein de Dieu, comme un être distinct, comme
une nouvelle personne admise à participer à la félicité infinie.
— Les dieux, à leur tour, racontent comment ils ont désiré cet
hymen du ciel et de la terre figuré par leurs amours avec les filles
des hommes. — Lorsque le Père tout-puissant sortit de son repos
éternel, il y fut conduit par un motif d'amour, car l'amour est
le motif essentiel de l'infini. — L'union de Psyché et d'Eros, de
l'homme avec Dieu, est nécessaire, en quelque sorte, pour com-
pléter l'être et parfaire l'infini. — fupiter consent au retour de
l'âme dans le ciel, à la réunion des époux mystiques. — Mais
l'âme ne saurait remonter dans le ciel par ses propres forces et
sans un médiateur divin : Eros descend sur la terre et rapporte
dans ses bras Psyché évanouie. — Les noces se célèbrent dans
l'Ol\mpe. — Les Muses font entendre le chant nuptial. — Au
lieu de la première lampe, pâle et furth'e, un astre immortel
inonde de lumière la couche de l'hymen condamné jadis à l'obscu-
rité. — Hymne de Psyché : Bénie la première faute ! felix culpa !
bénie la curiosité aujourd'hui satisfaite par la vérité infinie;
béni le désir assouvi dans l'amour éternel. — La mort est bénie,
car elle a donné naissance à la résurrection ; la vie de la résur-
rection est plus belle que la vie d'avant la mort. — De l'hymen
d'Eros et de Psyché, la Volupté naquit dans l'Olympe. — Le
bonlxur infini est engendré par l'union de l'âme et de l'idéal,
par le retour de l'humanité au sein de Dieu. — Les divinités
exilées rentrent dans l'Olympe. L'hymne universel célèbre la vie
bienheureuse et l'anéantissement du mal.
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In sommet inconnu même aux regards de l'aigle,
Une belle cité dont l'amour est la règle,
Où le parlait accord résonne à tous moments.
Où la paix en un seul fond tous les éléments,
En son immensité riante et constellée,
Voit des dieux immortels la sereine assemblée.
Au bord des puits sacrés, sources des grandes eaux,
Là, des arbres vivants étendent leurs rameaux ;
De leurs fruits lumineux et des parfums qu'ils versent,
Jusqu'au fond des vallons les germes se dispersent.
Là, les astres errant avant de flamboyer
Allument leurs rayons à l'étemel foyer;
L'être à flots abondants qui jaillit de ce centre
Sans cesse à flots égaux comme à son terme y rentre.
Là, tournent gravement, d'un pas mélodieux,
Les heures mesurant les voluptés aux dieux;
Et les pieds des Saisons dessinent avec elles
Les contours variés des danses éternelles.
Chaque Muse à son tour de ces groupes charmants
Soumet aux rhythmes saints les joyeux mouvements,
Sur trois modes divers régis par les trois Grâces.
Un chœur de dieux bondit et chante sur leurs traces ;
D'autres lancent au loin ou le disque ou les traits;
D'autres, dans les détours des ombrages secrets,
De leur amour fécond enivrent les déesses;
Et tout, les jeux, les chants, les danses, les caresses,
Observant des accords les souriantes lois,
De mille bruits réglés ne forme qu'une voix.
Parfois jusqu'aux humains la musique suprême
Arrive en se voilant à travers quelque emblème,
Pour rendre aux cœurs dans l'ombre ici-bas engloutis
L'espoir des lieux sacrés dont nous sommes sortis.
Après les jeux finis, et la luttfe' et la course,
Et les bains odorants pris à leur tiède source,
La splendeur du banquet rappelle au loin les dieux
Dans les palais d'airain aux frontons radieux,
Où, gravant le récit des saintes origines,
Vulcain sculpta dans l'or les histoires divines,
Et les lois de l'augure et l'antique Destin
Oui règne sur l'Olympe invisible et certain.
A sa place choisie et qui jamais ne change
Aux pieds du souverain, là chaque dieu se range
Dans un cercle, et s'étend sur l'ivoire des lits
Oue la pourpre ondoyante inonde de ses plis.
Des dieux la soif est grande ; il faut, pour y suffire,
Ou'un breuvage immortel des cuves de porphyre
Jaillisse par torrents dans le vase d'Hébé.
Chacun dans le nectar de cette urne tombé
Boit aux coupes d'onyx l'éternelle jeunesse.
Ouand la soif est calmée, avant qu'elle renaisse,
io3
Kecommence le chant; car le chant créateur
Est le devoir des dieux, comme il est leur bonheur.
De son siège plus haut, du ciel centre immobile
D'où rayonne à longs traits une clarté subtile,
Le roi voyait s'unir, sous ses yeux adorés,
Les couples bienheureux par lui-même engendrés.
Sur tous ces fronts divers, pleins d'une même grâce,
Père, il a reconnu les beautés de sa face.
Un sourire charmant, dont l'Olympe a relui,
Du dieu passe à ses fils, et de ses fils à lui.
La terre en a sa part ; la moisson printanière
Sent d'un soleil plus chaud abonder la lumière,
Lui cependant, selon qu'ordonne le Destin,
Se complaît avec eux au glorieux festin ;
Et son jeune échanson lui verse à fantaisie
Le nectar qui fait vivre et la douce ambroisie.
Mais une place est vide au cercle tout-puissant :
Les yeux des immortels semblent chercher l'absent,
Et le festin languit, et la joie est moins vive;
Le roi même, inquiet, demande ce convive;
Car dès que son sourire à l'Olympe est ôté,
Le front de tous les dieux perd sa sérénité.
En de communs transports, c'est lui qui les rallie ;
Par lui l'urne d'Hébé d'ivresse est mieux remplie ;
Il est l'âme du chant; sans lui meurent les jeux;
La douceur des parfums pleut de ses blonds cheveux.
Ouvrant des voluptés les sources recelées,
Il fait épanouir les déesses voilées.
Par lui peuplant la terre, et la mer et le ciel,
La vie émane à flots du père universel;
104
C'est lui par qui l'on aime et par qui l'on féconde,
Ëros, le jeune dieu, charme éternel du monde.
Au banquet des heureux pourquoi manquer ainsi?
Cluel rêve aux bords lointains t'emporte, ou quel souci
T'égare chaque jour, muet et solitaire,
Des sommets de l'Olympe aux vallons de la terre?
Sous nos joyeux lambris, où tu pleures souvent,
On te voit revenir le front pâle et rêvant.
Bien des yeux de déesse en vain t'offrent leur flamme.
De terrestres amours ont-ils blessé ton âme?
De tes ennuis, Ëros, tu peux nous faire aveu;
Quelle mortelle ainsi peut attrister un dieu ?
Mais c'est la destinée, et, tout dieux que nous sommes,
Notre cœur en subit la loi comme les hommes,
Ces mots erraient mêlés au bruit des urnes d'or;
Et le nom de l'Amour retentissait encor,
Quand celui dont les dieux invoquaient la présence
Apparut. Sa douleur commandait le silence.
Il entre, et nul regard n'est cherché par le sien,
Traverse avec lenteur le cercle olympien,
Et marche au roi des dieux, dont l'auguste visage
D'un sourire à son fils a jeté le présage.
Le blond adolescent, sur son arc appuyé,
Pâle, et baissant son front de pleurs mal essuyé,
Lève enfin ses yeux bleus auxquels rien ne résiste,
Et mêlant de soupirs une voix douce et triste :
« O père! n'est-ce pas l'heure d'être clément?
D'un regard si rapide, hélas ! et si charmant,
Psyché, par tant de pleurs et par tant de constance,
N'a-t-elle pas assez expié l'imprudence,
10)
Et payé d'un grand prix, selon vos saints décrets,
L'orgueil prématuré d'un dieu vu de trop près ?
Des larmes de ce dieu la richesse immortelle
N'a-t-elle pas baigné le ciel même pour elle ?
« Ah ! c'est le temps de rendre à ce cœur éprouvé
Son époux et l'Olympe, à l'amour réservé.
Fidèle à cet hymen qu'elle connut à peine,
A travers les douleurs de sa carrière humaine,
Son souvenir jamais n'abjura l'idéal.
Pleurant l'amant perdu plus que son propre mal,
Sous ses haillons d'esclave ou sa pourpre splendide,
Son- cœur en a toujours gardé la place vide;
Et les trésors qui font tout homme ambitieux,
Sans effleurer son âme, ont passé sous ses yeux.
« Dans l'Olympe avec moi permets donc qu'elle habite,
Et que le lit d'hymen, d'où l'épouse est proscrite,
De son lin parfumé lui rouvrant les douceurs,
Pour nous en ces jardins se dresse entre les fleurs.
Qu'elle goûte au nectar que les déesses boivent ;
Que la danse et le chant et les jeux la reçoivent ;
Sa voix et sa beauté la font digne du ciel :
Elle n'y rompra pas l'accord universel.
« Si donc je suis ta vie et ta joie, ô mon père !
Et du grand chœur des dieux le charme nécessaire ;
Si leur puissance augmente alors que je souris,
Et si l'Amour absent, le ciel même est sans prix,
O père ! et vous, ô dieux ! pour que l'Amour vous reste,
Recevez à jamais dans l'empire céleste
"4
io6
Cette âme qui m'implore, et qui m'a pour tout bien
Car un nœud immortel lia mon être au sien. »
Il dit, et, quoique dieu, supplie avec des larmes.
Trois sœurs aux fronts divers, mais égales en charmes,
Parurent après lui. Des tissus clairs et blancs
Voilent de plis légers leur sein chaste et leurs flancs,
Et chaque mouvement de leurs pas mélodiques
Décèle une beauté dans leurs formes pudiques.
D'une voix qui se glisse et vibre au fond des cœurs,
Voici ce que disaient les Grâces, ces trois sœurs :
« O dieu, père des dieux, qui seul n'as pas d'ancêtres,
Rouvre à l'âme ce sein, source et terme des êtres ;
Rappelle à nous Psyché ; nous qui vivons en toi,
A tes embrassements nous l'offrirons, ô roi I
« Tu la laisseras boire, au bout de ses épreuves,
Dans les flots du nectar où toi-même t'abreuves :
Car ton cœur est ouvert à notre œil filial :
Nous savons le vrai sens de la vie et du mal.
L'homme encourut-il donc ta haine et ta vengeance,
Lorsqu'au prix des douleurs il conquit la science ;
L'ardeur de voir son dieu, ce désir infini,
D'un supplice éternel doit-il être puni ?
« Pourquoi donc mettre en eux cette soif de connaître,
Et ce besoin d'amour, si tu devais, ô maître !
Frappant l'humble mortel, qui ne peut s'y ravir,
Sans cesse l'exciter, et jamais l'assouvir?
L'âme, en suivant sa loi par toi-même donnée,
Appela la lumière au sein de l'hyménée.
Et qui donc façonna ses veux pour la clarté,
Du baiser à sa lèvre apprit la volupté ?
Qui donc fit le désir si profond, si sublime,
Que le seul infini peut en combler l'abîme ?
« Peut-être elle a touché l'arbre avant la saison
Où le fruit du savoir est mur pour la raison ;
Son cœur vola trop tôt vers la suprême joie ;
Il ne s'est pas du moins égaré dans sa voie.
L'épouse fut fidèle, et ses regards si doux
N'étaient pas adressés à d'autres qu'à l'époux ;
Et sa lampe indiscrète, écartant le mystère,
N'a pas brillé du moins sur un lit adultère.
« A son nocturne hymen si bornant ses désirs,
Avec son ignorance acceptant ses plaisirs,
Elle eût de l'âge d'or gardé la paix oisive,
Son âme aurait manqué le but où tout arrive,
Mais elle a, franchissant chaque jour un degré,
Suivi de tes desseins le mouvement sacré,
Et fait sa part aussi dans l'œuvre créatrice.
Or le temps est venu que son labeur finisse.
« Donne-lui le bonheur ; elle peut le porter.
Si la seule douleur enseigne à le goûter,
S'il faut conquérir l'être en un combat suprême,
S'il faut avoir lutté pour devenir soi-même,
Elle peut s'arracher à l'épreuve du mal,
Et rentrer sans s'y perdre au sein de l'idéal.
io8
« Comme on doit limiter par les contours du moule
La lave du métal qui bouillonne et qui coule,
Pour imposer à l'or dans l'argile arrêté
La figure d'un dieu, la vie et la beauté ;
S'il faut que la souffrance enveloppe ainsi l'âme,
Qu'une chair misérable enveloppe sa flamme,
Afin de condenser sa vie et son pouvoir,
Pour qu'elle n'aille pas, sans force et sans vouloir,
Dans la vaste nature et ses métamorphoses,
Comme un fluide éther se perdre au sein des choses ;
Si la douleur enfin est le moule sacré
Pour cette humaine essence avec art préparé,
Arrache ta statue à sa prison d'argile :
Le métal dans sa forme est enfin immobile,
O maître ! et près de toi, de ton bras paternel,
Pose ta fille d'or sur un socle éternel I
« Reçois, reçois cette âme ; elle te revient toute :
La douleur n'en a pas laissé perdre une goutte.
« Sur un globe imparfait, si c'est pour le finir,
Maître, que tu mis l'âme, elle en doit revenir ;
L'ouvrage est achevé ; l'ouvrière est assise,
Régnant sur la nature à son pouvoir conquise.
Vois sa main égalant les merveilles des dieux ;
Vois les lions domptés, vois les flots furieux,
Les monts portant son joug sur leurs têtes tranquilles,
Et la lyre élevant les murailles des villes.
Vois le doux olivier, parmi les blés épais,
Fleurir sur son passage avec l'antique paix ;
Vois serf et maître unis dans la ronde sacrée,
Ainsi qu'aux jours heureux de Saturne et de Rhéc.
PSYCHÉ. I09
Vois aux sources du vrai l'homme enfin s'abreuvant,
Et l'accord fraternel de tout être vivant.
C'est Psyché qui marqua l'univers de ton signe.
De l'époux idéal par son cœur elle est digne ;
Sous ses doigts patients pétri jusqu'à ce jour,
Maître, le monde a pris la forme de l'amour.
Pour mériter l'hymen qu'interrompit sa faute,
Imaginerais-tu quelque offrande plus haute l
« O père! reçois donc Psyché, la veuve en pleurs.
Laisse-nous l'amener, nous, les Grâces ses soeurs ;
Nous, tes plus purs rayons; nous, filles du sourire,
Du regard complaisant que cette âme a vu luire,
Quand du jeune univers tu lui faisais le don,
Quand tu jugeais ton œuvre en disant : Tout est bon 1
Nous trois qui, par la main nous tenant sur tes traces,
Secouons des parfums en tous lieux où tu passes :
Qui doucement vers toi guidons les suppliants ;
Qui, des belles vertus, te présentons l'encens ;
Nous, de tes dons sacrés les fidèles courrières,
Par qui la Pitié sainte et le chœur des Prières
Au mode lydien ont cadencé leur chant,
Et levé chastement leur voile en t'approchant ;
Nous par qui la senteur dans l'arbre s'insinue,
Et le tendre penser dans la vierge ingénue ;
Nous par qui l'âme aux yeux brille à travers le corps,
Par qui tout est rangé sous la loi des accords ;
Qui revêtons le bien de la beauté suprême :
Nous les trois Charités qu'on admire et qu'on aime ! »
Et de leur coupe pleine oublieux un moment,
Les dieux parlaient aussi pour l'amante et l'amant.
« Ouvrons, ouvrons l'Olympe à la belle mortelle,
Et que le lit d'hymen s'y prépare pour elle ;
Qu'Eros par ses baisers de l'exil soit guéri ;
Quand cet hôte est chagrin le ciel est assombri.
« Quel Dieu ne s'est troublé pour une vierge humaine
Qu'il vit porter l'amphore au bord de la fontaine,
Ou qu'il surprit sans voile à travers les roseaux,
Quand d'un pied rougissant elle effleurait les eaux,
Ou quand d'une voix fraîche en ses vives cadences,
Sur les gazons en fleur elle réglait les danses !
Qui n'a sous les lauriers, et sous les grands épis,
Eveillé d'un baiser deux beaux yeux assoupis,
Et dormi dans la grotte, aux voluptés ouverte,
Entre deux bras d'albâtre et sur la mousse verte?
« Retenu loin du ciel par d'amoureux liens,
Quel dieu n'a pas connu les champs helléniens,
Et n'a vu ni Tempe, ni la Crète aux cent villes,
Ni l'Arcadie aux bois odorants et tranquilles,
Ni le frais Cithéron, ni l'Egypte aux grands blés,
Ni les flancs du Taygète en cadence foulés ?
« Que de fois, s'égarant aux terrestres montagnes,
Des dieux olympiens les volages compagnes
Ont poursuivi d'amour les pasteurs les plus beaux,
Sous le hêtre chantant au milieu des troupeaux!
« Que de fois un chasseur, au bord de l'Ërymanthe,
Implora sous l'ombrage une céleste amante,
Foulant ses javelots et son arc oubliés 1
Les chiens trouvaient en vain le pas des sangliers;
Vainement fleurs et fruits jetés d'entre les saules,
Atteignaient le rêveur à ses brunes épaules :
Négligeant Amymone et le plaisir certain,
Son cœur suivait Diane et le croissant lointain.
« Que de fois, près du puits posant son urne pleine
Sur le métier oisif laissant dormir la laine,
Seule à travers les bois, et s'écartant des jeux,
D'Argos ou de Corinthe une fille aux doux yeux,
Lassant de ses mépris des amoureux sans nombre,
Rêva d'un jeune dieu qu'elle entrevit dans l'ombre 1
« Les enfants de la terre et les enfants du ciel
Se poursuivent ainsi d'un désir mutuel.
« Le nectar coule à flots dans nos coupes divines ;
Quel vin pareil mûrit, ô terre ! en tes collines ?
Et pourtant, attirés de nos palais d'azur,
Nous dirigeons nos chars vers quelque toit obscur!
Hors des jardins féconds du céleste domaine,
Qui pousse ainsi les dieux parmi la foule humaine,
Et, quand le lit d'hymen abonde en voluptés,
Leur fait chercher l'amour des terrestres beautés,
Soumettre à la douleur leur nature impassible
Pour le cœur d'un enfant, quelquefois insensible ;
Subir la faim, le froid, tous les travaux du corps :
Et, sanglant, traverser le noir séjour des morts?
« Sans doute du Destin, qui régit le ciel même,
Cet attrait invincible est une loi suprême.
Vers le séjour des dieux l'homme aspire d'en bas,
Et vers l'homme en secret les dieux portent leurs pas.
Par un désir pareil nos races attirées
Doivent-elles toujours être ainsi séparées ?
■ Sans doute, pour un temps, l'homme triste et banni,
Comme nous lui manquons, manque à notre infini;
Et votre hymen, Éros, est attendu peut-être,
Pour peupler tout le ciel et pour parfaire l'Être.
A l'accord idéal du chant olympien,
L'homme, pour l'achever, doit réunir le sien,
Et lier, de ses mains, en y prenant sa place,
Le grand cercle dansant qui tourne dans l'espace.
« Relève donc, Eros, ton front pâle et penché ;
Nous voulons partager le ciel avec Psyché.
Nous avons comme toi souvent gémi sur elle;
Son sort nous est connu, nous savons qu'elle est belle.
Sèche tes yeux, Éros; tes pleurs ont tout guéri.
Vois, le père des dieux avec nous t'a souri :
Car notre esprit est un, nos volontés sont unes,
Et les lois du Destin à tous nous sont communes.
Par lui souffrit Psyché ; tout ce qu'il fait est bon.
Ton hymen attend l'àme et sera son pardon ;
Au banquet immortel elle peut prendre place ;
Des fleurs neuves au ciel germeront sur sa trace ;
Chaque Dieu lui gardant son présent le meilleur
La voit avec tes yeux et l'aime avec ton cœur.
C'est d'elle que nous vient l'attrait plein de mystère
Qui nous invite encore à fréquenter la terre ;
Elle que nous cherchons ; c'est toi, bel être humain,
Que l'amour chez les dieux conduira par la main.
« A sentir ton retour chez nous la joie est grande :
Viens, pour se compléter, l'Olympe te demande.
"3
Ta tâche est accomplie, et Dieu t'ouvre son sein.
Ton oeil dans l'idéal peut plonger sans larcin ;
Un astre y brille au lieu de la lampe première.
Viens connaître l'époux sur un lit de lumière ;
Nous nous réjouissons d'entendre dans le ciel
Sur vos lèvres chanter un baiser éternel !
« Vers la terre d'épreuve où gît ta pale amante,
Toi, vole, ô jeune Éros ! sur sa tête charmante
L'extatique désir brisé dans son effort
Répand un froid sommeil avant-coureur de mort.
Serre-la dans tes bras, vole, et nous la ramène ;
Ses roses renaîtront au feu de ton haleine ;
Les Grâces, la prenant à la porte des cieux,
Au son des lyres d'or feront ouvrir ses yeux. »
5^>
M
H4
JLe père avec amour contemplait sa pensée
En sons harmonieux par ses fils retracée.
Ses décrets éternels par leurs voix ont parlé ;
Et le pardon promis, d'un sourire scellé,
De son front abaissé sur le dieu qui l'implore,
Comme sur un sommet le regard de l'aurore
Tombe, et de ses cheveux agités doucement,
L'ambrosienne odeur pleut à ce mouvement,
Et suit à flots égaux, dans la vaste étendue,
L'onduleuse clarté de ses yeux répandue.
De ces saintes lueurs l'Olympe est radieux ;
Elles ont pénétré le cœur même des dieux,
Et, glissant sur les flancs des hauteurs qu'ils habitent,
Dans la terrestre plaine elles se précipitent,
Portent vers les humains un message d'amour
Et du soleil antique annoncent le retour.
A peine ce sourire où réside la grâce
A du dieu père et roi fait flamboyer la face,
Le doux mot de pardon sur ses lèvres encor
Coule comme le miel versé d'une urne d'or ;
Du signe de ce front d'où la splendeur émane
L'éther oscille encore en sa mer diaphane ;
Et, plus vite qu'un trait de son arc d'or chassé,
Déjà vers notre monde Éros s'est élancé,
"5
A l'épouse apportant des voluptés certaines,
Et la fin de l'espoir la plus douce des peines.
Au-dessus des cités, des golfes, des déserts,
La flamme de son aile a sillonné les airs.
Telle, au souffle d'Eurus, de pourpre et d'or chargée,
Des monts orientaux jusqu'à la mer Egée,
La nue au sein fécond vole et rougit les flots
A la fois de Samos, d'Icare et de Délos,
Et va, dans la même heure, ouvrir ses flots humides
Et baigner les fruits d'or au fond des Hespérides.
Tel", et plus promptement, vers le cœur plein d'ennui,
Vers l'amante éplorée et qui se meurt pour lui,
Descend le jeune Éros. Sur la terre émaillée,
Psyché gisait encor sans s'être réveillée,
Et l'aube au-dessus d'elle ouvrant ses yeux en pleurs
Mouillait son corps de marbre en abreuvant les fleurs.
Sur ses deux bras plies l'époux divin l'enlève;
Elle dormait toujours de son sommeil sans rêve;
Et l'Amour, la gardant pour un réveil plus beau,
Non sans mille baisers, porte ce doux fardeau,
Par la route éthérée aux hommes interdite,
Jusqu'au sommet d'Olympe où l'idéal habite.
D'ineffables accords, quand ils passent le seuil,
Des sourires sacrés partout leur font accueil ;
Un cortège les suit où la lyre résonne.
Déposant l'âme aux pieds de celui qui pardonne,
Éros prie, attendant le regard paternel,
Le dieu qui fit les cœurs pour en peupler le ciel.
u6
PSYCHE.
Pale encore est Psyché ; près d'eux agenouillées,
Les Grâces, blanches sœurs aux paupières mouillées,
Soutiennent son beau corps. Le père souverain,
Enveloppant Psyché d'un sourire serein,
Touchant du doigt ses yeux, les rouvre ; la jeune âme
S'éveille et resplendit dans un cercle de flamme,
Voit l'Olympe et les dieux, et sans étonnemènt
L'invisible conquis et l'éternel amant.
s»e
"7
1-e Père a prononcé l'arrêt clément et juste
Qui du toit nuptial ouvre l'asile auguste ;
Et les époux, heureux des malheurs oubliés,
Ches. les dieux à jamais par l'amour sont liés.
Et les Muses en chœur disaient la chanson tendre,
Que le lit de l'hymen se réjouit d'entendre :
« Des longues voluptés l'asile est prêt pour vous;
Une lampe sans ombre y sourit aux époux;
Ouvrant, sans les troubler, son œil sur leurs caresses,
Elle porte un jour calme au fond de leurs ivresses.
« Là, tout désir sans voile est saint par son ardeur.
Viens, jeune âme, les dieux ignorent la pudeur:
L'homme la connaît seul. Amours, beautés humaines,
Redoutent la clarté comme des ombres vaines.
« Là-bas, voir c'est douter, c'est désirer le mieux;
L'amour doit s'y garder de l'atteinte des yeux.
C'est par l'endroit secret, voilé toujours en elle,
Que toute beauté plaît, et qu'elle reste belle.
Le soleil n'y paraît que d'ombres entouré.
Là, le cœur est puni s'il a trop aspiré.
n8
Aux voluptés sans fin la force se refuse;
L'attrait meurt du plaisir, la lèvre aux baisers s'use ;
Le corps se meurtrit même aux roses des coussins;
Les travaux de l'hymen déforment les beaux seins ;
En des yeux alanguis s'éteint la jeune grâce,
Et du front qui charmait l'enchantement s'efface.
Alors, le cœur s'affaisse et s'enfuit l'idéal,
Comme un feu trop subtil pour ce faible métal,
Qui dans l'urne fragile allumé par surprise,
Sous ses flots jaillissants la fait fondre ou la brise.
« Au pays d'où tu viens, tout désir fort et grand,
Toute soif de bonheur, est un mal dévorant ;
Une amour combattue, aussi bien qu'assouvie,
Ravage également les sources de la vie.
Mais dans l'Olympe, oh! viens t'abreuver de ce feu:
Il consume un mortel, mais il fait vivre un dieu.
« Viens boire à ce torrent sans fin et sans mesure.
S'abstenir fut la loi de l'humaine nature.
Mais, ô déesse 1 viens, cœur d'amour altéré,
Viens, et plonge en délire au fond du flot sacré !
« L'astre qui luit là-bas sur la terre profonde
Flétrit s'il fait éclore, et brûle s'il féconde;
L'ombre seule conserve aux zéphyrs de demain
La fleur dont l'aube ouvrit les lèvres de carmin.
Ainsi les fleurs de l'âme ont besoin du mystère
Pour garder plus d'un jour leur éclat solitaire.
« Mais chez les dieux, l'amour, ce soleil infini,
Père de la beauté, n'a jamais rien terni.
II9
Quand un rameau languit, son regard le relève;
Il v .verse à la fois la chaleur et la sève ;
Et l'arbre en un matin ouvre tous ses bourgeons
Sans crainte de tarir aux futures saisons.
« Sans réserve et sans voile ici les cœurs se livrent ;
Sans lasser les époux, leurs bonheurs les enivrent;
Rien ne redoute en vous le doigt ni le flambeau ;
Le millième baiser pour vous sera nouveau.
< L'amant vient revêtu de sa seule lumière
Vers la couche de pourpre, où, montant la première,
L'amante de ses bras qu'elle dénoue enfin,
Sur les pieds d'or du lit laisse tomber le lin.
« Ah! tu peux à présent rassasier ta vue
De la divine forme autrefois entrevue.
Approche-toi, Psyché, de ton céleste amant;
Qu'il soit ton seul spectacle et ton seul vêtement.
Toi, jeune Éros, répands tes parfums et l'enivre,
Elle qui vit par toi, comme elle te fait vivre ;
Et que le soleil vrai, saint, fécond, immortel,
Ravonnant sur ta couche, ô couple aimé du ciel!
Sur ton amour unique aux douceurs variées,
Fasse germer l'émail des fleurs multipliées.
Mêlez-vous l'un à l'autre, et pour l'éternité,
Sur un lit radieux, ô vous, Amour, Beauté! »
Hors du cercle des dieux, dont les graves sourires
Les suivent longuement avec la voix des lyres,
Glissent les deux époux vers les toits retirés
due leur garde l'Hymen au fond des bois sacrés.
PSYCHÉ.
Se tenant par la main, ils vont: les hautes branches
S'inclinent pour toucher à leurs épaules blanches.
Tels on voit s'enfoncer à travers les roseaux
Deux cygnes amoureux balancés sur les eaux ;
Tels s'effacent au loin ces deux corps pleins de grâces
Dans les arbustes verts refermés sur leurs traces ;
Et la grande foret, ouvrant sa profondeur,
Du couple nuptial a voilé la splendeur.
Quel mode de la lyre, et quelle voix humaine
Dira du lit d'hymen où ton dieu te ramène,
O Psyché ! la douceur et les ravissements,
Après l'exil souffert, les discours des amants,
La sainte volupté déliant leurs ceintures,
L'intime fusion des divines natures,
Et par les nœuds riants des baisers infinis
L'Amour et la Beauté dans la lumière unis?
Celui-là pourrait seul en retracer quelque ombre
Dont la bouche, abondante en puissances sans nombre,
Saurait fondre et mêler, dans l'or de ses chansons,
A la fois des clartés, des parfums et des sons,
Et dérobant au ciel la forme inaccessible,
Rendre à chacun des sens la parole visible.
Mais quel artiste ainsi montre à l'homme charmé,
L'idéal tout entier dans son verbe enfermé?
Celui-là, qui de l'être écrivant le poème,
Dans l'espace rempli vit en son œuvre même.
sçe
V_/r, les Heures, portant deux vases inégaux
Qui versent aux mortels et les biens et les maux,
Autour du genre humain tournaient dans la durée
D'un pas sombre ou brillant par elle mesurée;
Et l'ivresse d'hymen, si rapide chez nous,
Coulait intarissable aux célestes époux;
Et dans leur âme encor vierge après ces délices,
L'amour éternisait la douceur des prémices.
Sans qu'un instant jamais de la main ou des yeux
L'époux quittât l'épouse, en ces bois merveilleux,
Où l'ombrage odorant luit de leurs auréoles,
Souvent ils s'en allaient, échangeant leurs paroles.
L'Olympe recueillait leur souffle dans ses fleurs,
Et le bruit de leur voix dans ses oiseaux chanteurs.
A travers les clartés d'une existence neuve,
Psyché revoit les temps du deuil et de l'épreuve;
Le présent s'embellit de tous les maux passés,
Des tableaux de l'exil à l'époux retracés ;
Et l'âme, alors, planant d'une sphère plus haute,
Rend grâce du bonheur à la première faute.
« Oh ! comme ton regard, séchant mes yeux en pleurs,
A tari vite en moi la source des douleurs !
lu
Comme il a dissipé la nuit et ses mensonges,
Et fait fuir tous mes maux dans le pays des songes 1
« Laisse de tes rayons mon cœur enveloppé!
Des neiges de l'exil pauvre oiseau tout trempé,
Frileux, et tout meurtri par les vents et les grêles,
Ce doux soleil essuie et réchauffe mes ailes.
« Regarde-moi toujours! C'est à travers tes yeux
Que coule en mon esprit la lumière des cieux;
C'est par leurs rayons seuls que s'allume la flamme
Pour s'élancer vers toi du foyer de mon âme.
« Reste sous mes regards, comme moi sous les tiens!
Si ta vie est ma vie, et si tu m'appartiens,
Laisse errer sur ton sein mes yeux que tu ranimes;
Ouvre-moi de ton cœur les asiles intimes.
Posséder tout l'Olympe, être immortel et roi,
Être heureux, ô mon Dieu ! ce n'est que voir en toi I
« Mais moi, pour satisfaire à ta vue éternelle,
Me suis-je assez parée, et rendue assez belle?
Suis-je pour quelque chose au moins dans ton bonheur?
T'ai-je payé celui que tu mets dans mon cœur?
Pour valoir à tes yeux, pour gagner quelques charmes,
Je recommencerais et la vie et mes larmes!
« Bénie entre les nuits, celle où mon jeune instinct
M'arma de ce flambeau voulu par le Destin,
Troubla de ses lueurs nos voluptés obscures,
Et conquit l'avenir en bravant les augures ;
PSYCHE. I2J
Et, même entre tes bras, me lassant du plaisir,
D'un hymen plus parfait mit en moi le désir!
« Si le bonheur des sens eût dompté ton amante,
De l'ivresse du corps et de l'ombre contente ;
Si, pour un temps, mon cœur de ton âme altéré,
Du miel de tes baisers n'avait été sevré,
Psyché ne connaîtrait qu'à travers les ténèbres
Son dieu toujours voilé par des terreurs funèbres;
Et, d'un étroit jardin faisant son univers,
N'eût jamais vu l'Olympe et ses palais ouverts!
Jamais, en toi plongeant, ce cœur qui te pénètre
Ne' se fût à loisir enivré de ton être !
« T'admirer longuement, jouir de nos amours
Sans qu'ils soient divisés par des nuits ou des jours;
Jk»re avec toi du ciel l'extase ardente et pure,
Sans que le Temps avare à nos cœurs la mesure :
N'être avec toi qu'un dieu!... je le dois à l'orgueil
Qui, dans l'antique nuit, de mon âme ouvrit l'œil;
Et, las de tout plaisir que le soleil n'éclaire,
Accepta la douleur au prix de la lumière.
« Peut-être un cœur plus humble et par les sens guidé,
Satisfait de l'époux à demi possédé,
Sans chercher de l'amour l'entière plénitude,
De l'ombre et du sommeil eût gardé l'habitude.
Mais un esprit plus fier habita dans mon sein,
Et tu choisis Psyché pour un plus grand dessein.
Goûter dans l'ignorance une volupté molle,
C'est le lot du troupeau des êtres sans parole,
124
De l'argile pétrie, en qui ne vit nul feu ;
Il fallait autre chose à l'amante d'un dieu 1
« J'ai bien maudit ma lampe et la clarté nouvelle,
Car en moi la douleur s'introduisit par elle.
L'heure où je l'allumai reçut un nom fatal;
La science passa pour la mère du mal,
Et de l'orgueil sacré la terre fit un crime.
Mais, pour le ciel conquis, pour notre hymen sublime,
Pour le flot de splendeur qui m'inonde aujourd'hui,
Je bénis cet orgueil, car tout est né de lui!
« Désirs, brûlants désirs de sentir, de connaître,
Par qui Psyché monta vers les sources de l'être;
Orgueil, ô Volupté! soif des biens infinis,
Vous, blasphémés jadis, enfin, soyez bénis !
Du triste genre humain le malheur vous accuse;
Mais le désir demeure, et la souffrance s'use.
Désirs, vous êtes saints ; car saint est votre but ;
Et l'Olympe, après tout, vous doit payer tribut.
A travers tous les maux, l'homme est né pour vous suivre;
Avant vous j'existais, et vous m'avez fait vivre!
« Dans la première nuit je ramperais encor,
Orgueil et Volupté, sans vos deux ailes d'or.
« Jouissant du bonheur de l'aveugle matière,
L'hymen ne m'eût montré que sa forme grossière;
J'ignorerais encor ses secrets les plus doux,
Et je ne verrais pas que j'ai dieu pour époux !
Par vous, ô saints désirs, sur la terre inféconde,
Un éclair descendu révèle un meilleur monde.
12)
Tout ce qui vit, par vous arrive au port caché.
Par vous, le seuil des dieux s'est ouvert à Psyché ;
Et l'amant idéal, cédant à votre audace,
A l'amante mortelle a dévoilé sa face. »
Entre les jeux, souvent, les baisers, le repos,
Mêlant le discours grave et les tendres propos,
Comme sur l'oranger aux branches étoilées
Avec l'or des fruits mûrs les jeunes fleurs mêlées,
A la langue du ciel empruntant ses doux sons,
L'épouse se parait d'abondantes chansons.
Déployant sur son cœur les caresses divines,
Comme de chauds rayons sur les vertes collines,
L'époux lui répondait, et versait à son tour
Le chaste enivrement des paroles d'amour.
Non, jamais au printemps, quand la vierge encor pure,
S'abreuve de l'espoir qu'exhale la nature,
Et des premiers aveux, avec l'air plein d'encens,
Aspire la musique à travers tous ses sens;
Même à l'heure où, laissant tomber ses bras pudiques
Eperdue, elle cède aux prières magiques;
Où tous les sons divins, voix des flots, bruit du vent,
Tout semble avoir passé dans la voix de l'amant,
Jamais femme ici-bas n'ouït choses pareilles
A la voix, ô Psyché ! qui charmait tes oreilles !
Leur extase ainsi coule en paisibles discours,
Comme un flot non troublé, mais qui parle en son cours :
Et chaque heure embellit ce fleuve au bord sonore
Des mille fleurs sans nom que le ciel voit éclore.
126
Tantôt des voluptés les asiles lointains
Abritent leur amour; ou, dans les gais festins,
Parmi les immortels qui cherchent leur sourire,
Ils échangent tous deux et la coupe et la lyre ;
Ou la flûte conduit leurs pas entrelacés
Sur les modes divers à la danse tracés.
Tantôt penchés ensemble au bord des sources vives,
Ils tiennent sur les flots leurs âmes attentives;
Des nids et des bourgeons surprenant les secrets,
Ils écoutent germer les célestes forêts.
Convive du nectar, à l'Amour même unie,
Psyché revêt des dieux la nature infinie.
Tous ses jours , mesurés comme on mesure au ciel ,
Ne forment qu'un instant, mais il est éternel.
Sans s'épuiser jamais aux plaisirs qu'elle goûte
Des biens déjà sentis la volupté s'ajoute;
Et, des fleuves d'en haut merveilleux réservoir,
Son cœur toujours rempli, peut toujours recevoir.
5^
I27
\~fR, selon les destins, Psyché devint féconde,
Et l'épouse d'Éros mit une fille au monde,
Enfant donnée aux cieus pour en charmer la paix,
Mais cachée aux mortels sous des voiles épais.
Sans jamais l'entrevoir, nous aspirons vers elle ;
Du peuple des vivants, c'est la soif éternelle,
L'attrait par qui tout être au but est excité;
Mais l'homme n'en sait rien que son nom: Volupté!
Nom qu'usurpent chez nous d'éphémères ivresses!
Nul n'en goûte ici-bas les suprêmes caresses;
Elle habite un Olympe à l'abri du désir;
On n'en voit rien que l'ombre à travers le plaisir.
L'amour seul, aux instants d'extase la plus pure,
En révèle à nos cœurs l'idée encore obscure.
$$
ÉPILOGUE
v>haque fois que je vis, rêveur adolescent, *
Comme une aube aux doux feux, mais éteinte en naissant
Flotter à l'horizon ta robe purpurine,
Soudain au fond du ciel,, sur la vague marine,
Tes pieds comme un éclair glissaient, ô Volupté I
Et, sur la pale mer, alors, de mon côté,
Une figure en deuil s'avançait à ta place :
Sa grande ombre effaçait les roses de ta trace.
L'ache et le nénuphar, dans ses cheveux séchés,
Se posaient sur mon front en couronne attachés.
Autour d'elle un essaim de noires mélodies
Heurtait en voltigeant mes tempes engourdies ;
Et comme un flot des mers affaissé sous son poids,
Mon cœur cessait de battre au toucher de ses doigts.
Sombre Mélancolie! ô fatale déesse
Qu'à sa place en fuyant la Volupté nous laisse,
De tes pavots amers goutte à goutte abreuvé,
Nul homme plus que moi sur ton sein n'a rêvé;
Nul n'a vu si souvent, frappé de ton vertige,
Fruits ou fleurs avorter dès qu'il touchait leur tige ;
I29
Nul, malgré les rayons pendant l'aube aperçus,
N'a plus d'ombre en son âme et plus d'espoirs déçus ;
Nul n'a mieux, en tout temps, reconnu sur sa voie
La tristesse présente au fond de toute joie.
Mais oublie, ô poète! et monte avec tes vers,
Puisqu'ils portent Psyché dans un autre univers;
Puisqu'au nombre des dieux tu l'as déjà placée,
Ah! parle-nous du ciel sans arrière-pensée!
Parle-nous d'idéal, de l'époux inconnu,
Et du jour de l'hymen, qu'il soit ou non venu !
Oublie une heure encore, et fais trêve à la plainte.
Laisse arriver à nous l'écho de l'hymne sainte
Qu'à la fille d'Ëros, tout étant consommé,
Au bruit des lyres d'or, dit l'Olympe charmé.
17
130
Lie chœur olympien, voix suprême du monde,
Chante, ô couple attendu! sur ta couche féconde:
Car le retour de l'âme à l'époux amoureux
Nous réjouit autant, nous parfaits, nous les dieux,
Impassibles, sereins, éternels que nous sommes,
Que l'aube réjouit la tristesse des hommes.
Le ciel même, ô Psyché! s'éclaire à ton regard.
Déjà depuis mille ans convives du nectar,
Nous en goûtions l'ivresse et tu n'étais pas née :
Et pourtant chez les dieux ta beauté ramenée
Ajoute à ce bonheur à qui rien ne manquait.
Tu fixeras Ëros au céleste banquet.
Notre vie est en lui, nous respirons sa flamme;
Par lui nous t'épousons, et nous t'aimons, jeune âme !
Tout être a tressailli du baiser nuptial
Qui relie en vous deux la terre et l'idéal ;
Et, des mêmes désirs calmant les saintes fièvres,
L'homme et dieu dans le ciel s'embrassent par vos lèvres;
Ce berceau nous sourit d'une fille par vous,
Parure de l'Olympe, enfant chéri de tous,
Né de la Beauté même, avec l'Amour unie.
Volupté, Volupté, doux fruit de l'harmonie!
IJI
Joyeux autour de toi, des plus belles chansons
Chacun te salûra; comme au jour des moissons
Un chœur sacré, de fleurs couronné pour la danse,
Chante autour de Cérès espoir de l'abondance.
Dieux des bois, dieux des mers, rentrez, ô dieux épars !
Dieu qui dans l'air guidez l'or brûlant de vos chars,
Dieux répandus partout, l'Olympe vous rappelle;
Revenez, saluez la déesse nouvelle!
Des vieux chênes, des flots, des antres souterrains,
Dieux, ministres de l'Être, ô Cyclopes, Sylvains,
Nymphes, Zéphyrs, Tritons, dieux légers, dieux énormes,
Esprits universels qui supportez les formes:
Rentrez dans votre ciel, dieux exilés là-bas 1
Et vous, Titans, l'Olympe est ouvert sans combats 1
Entre les dieux rivaux, toute haine s'oublie ;
Leur chaîne par tes mains à ses deux bouts se lie,
O Psyché ! toi par qui l'amour est triomphant !
La ronde au pied sonore entoure ton enfant,
Et la couvre de fleurs, et chante, et la dit reine,
Et respire à longs traits sa grâce souveraine.
Esprits des éléments, loin du foyer bannis,
Chantez, ô dieux! chantez, vos travaux sont finis!
Esprits du feu, de l'air, de la terre et des fleuves,
Serfs ou tyrans de l'homme, instruments des épreuves,
Par qui l'âme a senti, souffert, lutté, vaincu,
Venez! assez de jours la Discorde a vécu.
L'amour a tout guéri; l'être a retrouvé l'être;
Cet hymen est fécond, Volupté vient de naître!
Elle rassemble autour de son berceau sacré
Le grand peuple des dieux pour un temps séparé.
I32 PSYCHÉ.
Prenez-vous par la main, formez la danse unique,
Chantez à l'unisson l'éternelle musique.
Dans l'Olympe natal revenez tous, ô Dieux !
Comme y revient Psyché. Flots épars en tous lieux
Où l'exilée a bu, revenez à la source.
Oiseaux, rentrez au nid. Rayons qui de sa course
Éclairiez les détours, ô peuple universel!
Rentrez dans l'unité de l'astre paternel.
Et vous, voiles, tombez ; songes, vapeurs, chimères,
Pales ombres de l'être, ô formes éphémères!
O voiles de l'époux, l'âme a su vous percer.
Sur son sein qu'à loisir elle peut embrasser,
Elle voit désormais l'éternelle substance,
Et l'amour la nourrit sans fin de son essence;
Elle touche au réel. Apparences, tombez !
A toi vont tous les flots, en un flot absorbés,
O vaste Olympe ! étends tes plaines sans limite,
Puisque l'amour brisa ta barrière interdite.
Tout un peuple t'arrive; oh! pour le recevoir,
Grandis, sois infini comme était son espoir!
Ouvre à tous les vivants ta voûte heureuse et sainte ;
Rien ne doit exister par delà ton enceinte.
Vous, mondes; vous, soleil; toi, globe des humains,
Germes errants dans l'air sans trouver vos chemins,
Ames des feux éteints, fleurs sèches, races mortes,
Venez à flots pressés, l'Olympe ouvre ses portes;
Habitez en un seul réunis pour toujours;
Il n'est plus aujourd'hui deux peuples, deux séjours :
Ici joie et clarté ; là souffrance et mystère,
Dans l'azur un Olympe et dans l'ombre une terre.
!3î
Pour l'éternel palais de l'Être universel,
11 n'est plus qu'un seul monde, et ce monde est le Ciel.
Dans l'Olympe nouveau que toute vie habite !
Vers votre enfant, Ëros, l'heureux peuple gravite.
Règne, ô fille d'amour! sur le chaos dompté;
Règne dans l'harmonie, ô sainte Volupté!
Et toi meurs, ô Douleur! vieille reine des hommes!
Leur terre est arrivée avec eux où nous sommes :
Tout vit là d'où jamais tu ne pus approcher:
Quel asile te reste, ô Mal! pour t'y cacher?
Meurs! Psyché brave ici ta poursuite fatale;
Le dieu qui la rend mère en a fait son égale.
Meurs ! La Volupté nait de leur hymen puissant.
Tu ne fus rien, ô Mal! que l'idéal absent,
Et caché par l'époux aux âmes qu'il éprouve;
Tu n'es rien, maintenant que Psyché le retrouve,
Rien près de cette couche, aux transports infinis,
Où l'éternel baiser les garde réunis.
Meurs donc ! Mais, ô Douleur ! simple absence de l'être,
Tu n'as pas à mourir, ô Mal! pour disparaître.
Qu'es-tu? vide et néant, ombre sans fixité
Des choses que le jour frappait d'un seul côté.
Meurs ! Tout baigne aujourd'hui dans la clarté suprême,
Et l'être abonde ici, c'est un monde où l'on aime;
Monde en qui tout afflue et qui contient tous lieux.
Expire donc, ô Mal ! il n'est plus que des dieux 1
S(j^D£
ODES ET POÈMES
A MON A M I
BARTHELEMY TISSEUR
Ni à Lyon le 24 août 1812
Mort à Neuchâtel (Suisse) le 28 janvier 184}.
18
LIVRE PREMIER
AXTÉE
X REXtiER-xÉ de la terre, hôte des bois antiques,
Où l'aigle parle avec les chênes prophétiques ;
Toi qu'entre ses lions et ses sphinx aux grands yeux
Cybèle a de son lait nourri sur les hauts lieux,
O poète! ô géant à l'étroit dans les villes,
Coursier impatient des entraves civiles,
Contre l'homme et ses dieux ta vie est un combat,
Et l'Hercule vulgaire est fier quand il t'abat;
Car de son corps stupide, animé par la rage,
Souvent la pesanteur prévaut sur ton courage.
Et toi, par la douleur et la honte affaibli,
Tu roules sous ses pieds, dans l'herbe enseveli,
140
Pouvant à peine, hélas I jusqu'aux forêts obscures
Ramper pour y mourir, en cachant tes blessures.
L'homme alors, t'infligeant son rire âpre et moqueur,
Dit qu'un monstre est dompté par Hercule vainqueur.
Mais sitôt que, touchant la terre maternelle,
Ta poitrine meurtrie a palpité contre elle,
Que ta bouche, appliquée à son sein toujours vert,
A bu dans une fleur la sève du désert;
Sitôt que la nature, avec toi seul à seule,
Baise ton front saignant de ses lèvres d'aïeule,
O prodige ! ton corps se dresse, et, rajeuni,
Dans tes veines tu sens circuler l'infini.
Des fluides divins, cachés dans la rosée,
Ton âme s'est nourrie et s'est cicatrisée ;
Et tu vas fièrement à des combats nouveaux,
O sublime vaincu 1 défier tes rivaux.
Ta mère t'a vêtu d'une armure céleste;
Rapide, tu brandis tes poings couverts du ceste;
Tes bras sur le vainqueur, dans sa gloire troublé,
Frappent comme un fléau sur la gerbe de blé;
Et le monde, étonné de ta métamorphose,
Voit fléchir sur ses reins le lutteur de la prose.
Puisque ainsi, créatrice à chaque embrassement,
La nature te fait revivre en un moment,
Puisqu'elle t'a livré le secret de ta force,
D'un ennemi rusé, poète, fuis l'amorce.
Quand tu veux résister à notre âge d'airain,
Combats dans le désert : c'est là ton vrai terrain ;
Car du sol immortel où tu puises ta sève
Si le hasard t'écarte, et si l'homme t'enlève,
ET POEMES. I4I
Si l'homme est assez fort pour t'attirer un peu
Hors du sein maternel où tu respires Dieu,
Poète, c'en est fait, tu n'auras plus d'haleine,
Et l'Hercule au front bas t'étouffera sans peine;
Comme un enfant romprait ta flûte de roseaux,
Sur son genoux de pierre il brisera tes os.
Donc, reste, pour livrer ces batailles si rudes,
Plongé dans la nature, ô fils des solitudes !
Suis ses divins conseils, qu'ici nous oublions;
Va dans l'aire de l'aigle et l'antre des lions,
Dans les grottes des sphinx qui pour l'homme sont closes,
Te nourrir, ô géant, de la moelle des choses !
II
LES CORYBAXTES
STROPHE
Emportez le fils de Cybèle
Sur l'Ida, dans un antre vert;
Cachez sa royauté nouvelle
Dans le sein fécond du désert!
Dépouillez vite, ô Corybantes,
La pourpre des robes tombantes,
142
Dansez sur un mode effréné I
Que la terre de sang rougie
Trompe par une sainte orgie
Les yeux de l'Olympe étonné !
Tambours, cymbales et cantiques,
Étouffez sous vos bruits mystiques
Le cri du dieu qui nous est né!
ANTISTROPHE.
Assis sous un ciel taciturne,
La mort et l'ennui sur le front,
Là-haut, veille le noir Saturne,
Dans la peur de ceux qui naîtront.
Sa vieillesse au trône obstinée
Croit éluder la destinée
Qui nous promet un roi plus doux ;
Aveugle en sa faim parricide,
Il fait, auprès d'un berceau vide,
Crier dans ses dents les cailloux ;
Et sur chaque mère féconde,
Sur chaque enfant qui vient au monde,
Il darde un œil sombre et jaloux.
Or, dans les profondeurs secrètes
Pour le nourrisson immortel,
Les Dactyles et les Curetés
Vont, cherchant la moelle et le miel ;
D'espoir et d'effroi tout ensemble,
Autour d'eux, la nature tremble,
ET POÈMES. 145
L'onde écume, l'air est en feu ;
Mais sur la terre épouvantée,
Souriant au lait d'Amalthée,
Grandit l'enfant qui sera dieu !
III
ELEUSIS
Uc haut des blancs parvis de Cérès Ëleusine,
Le peuple s'écoulait jusqu'à la mer voisine.
Des adieux se mêlaient aux clameurs des nochers;
Les tentes se pliaient au loin sur les rochers;
Trois vaisseaux couronnés de fleurs, de bandelettes,
Les jeux étant finis, emportaient les athlètes.
Par un chemin antique, assis dans leurs grands chars,
Gravement revenaient les riches, les vieillards,
Et les vierges d'Attique aux corbeilles fleuries
Marchaient par la campagne en longues théories.
Quand nul ne resta plus du vulgaire joyeux,
Dont les rites divins ne frappent que les yeux,
Des hommes désireux d'enseignements austères,
Et par de saints travaux préparés aux mystères,
144
Se levant tout à coup au bord des bois sacrés,
Du temple, avec lenteur, franchirent les degrés.
Ils marchaient deux à deux, vêtus de laine blanche,
Les pieds nus et le front ceint d'une verte branche.
Tous avaient dans l'eau pure, à l'ombre des forêts,
Plongé trois fois leur corps en invoquant Cérès ;
Tous avaient bu la veille aux amphores prescrites,
Et muni de flambeaux leurs mains de néophytes.
Ils étaient différents d'âges et de pays,
Mais un désir pareil les avait réunis;
Et tels que des oiseaux qui, des bouts d'une plaine,
Viennent s'abreuver tous à la même fontaine,
Pour y remplir leurs cœurs de sagesse altérés,
Aux sources d'Eleusis ils s'étaient rencontrés.
Comme un écho veillant sous le fronton antique,
Une voix leur jeta la formule mystique.
Alors s'ouvrit le temple immense et ténébreux ;
Son souffle glacial fit dresser leurs cheveux,
Et sur le seuil, vêtu d'une pourpre flottante,
Le rameau d'or en main, parut l'hiérophante.
L HIEROPHANTE.
Pourquoi vos pas hardis troublent-ils les saints lieux?
Hommes, dans leur repos laissez dormir les dieux!
Quel orgueil, ô mortels que la glèbe réclame,
Fait tomber de vos mains la charrue et la rame ?
Du joug des vils besoins sous qui tout front blanchit,
Du servage commun quel droit vous affranchit?
Tandis que vous perdez les jours en vœux superbes,
Vos champs au lieu d'épis ont de mauvaises herbes ;
ET POÈMES. 145
Nul n'amasse pour vous les fruits ou les toisons ;
Vous trouverez la faim rôdant vers vos maisons.
Cette terre en est-elle à ses moissons suprêmes?
Manque-t-elle à vos socs, et l'onde à vos trirèmes?,
Avez-vous donc tari tous les puits des déserts,
Et jusqu'aux pics neigeux labouré l'univers?
Vos soleils sont-ils morts, fait-il froid dans vos âmes ?
N'avez-vous nulle part des enfants et des femmes?
Le monde offre à vos mains mille biens superflus:
Prenez l'or ou l'amour; que vous faut-il de plus?
LE CHŒUR.
Les dieux nous ont fait naître en d'heureuses contrées'
Riches d'astres, de fleurs, de sources azurées.
Là ne manquent jamais ni la rosée au ciel,
Ni le lait aux troupeaux, ni dans les bois le miel.
Sans cesse en ces beaux lieux tiédis par les zéphyre
Les prés ont des parfums et les yeux des sourires.
C'est là qu'aux pieds du chêne ou des platanes verts
Nous avons de vieux toits par la mousse couvert s,
Des puits sous les palmiers plantés par nos ancêtres ;
Le pampre et le laurier embrassent nos fenêtres ;
Dans nos sillons, si peu que les creuse l'airain,
Nous cueillons chaque été dix épis pour un grain .
Là, comme en nos jardins et nos cieux pleins de flam mes,
C'est toujours le printemps dans le cœur de nos femmes,
Et les douces saisons remplissent chaque jour
Nos corbeilles de fruits et nos âmes d'amour.
S'il est un homme heureux, il vit sur ces rivages !
Et nous, sans qu'une larme ait baigné nos visages,
Nous avons fui : ces biens nous sont presque odieux ;
«9
146
Quelque chose de plus nous est dû par les dieux.
Quand le cœur aux désirs éternels est en proie,
L'amour est sans douceur, et l'exil a sa joie.
Nous cherchons! les glaciers, les sables et les mers
Sont pour nous sans terreurs : tous les pains sont amers ;
Nul hôte n'est béni s'il n'est sage et prophète!
Ce bien rude à trouver dont nous sommes en quête,
Ce n'est l'or, ni l'amour, ni le sceptre: à Jason
Nous n'eussions de Colchos disputé la toison ;
Pour suivre jusqu'au bout la voix qui nous entraine,
Nous aurions laissé fuir le navire d'Hélène ;
Et, les bras étendus vers un plus saint trésor,
Passé sans les cueillir devant les pommes d'or.
Le fruit mystérieux dont l'espoir nous altère
Ne mûrit pas peut-être au soleil de la terre;
S'il naissait sous un flot, sur un roc élevé,
Partout où l'homme atteint, oh ! nous l'aurions trouvé!
Nous avons fouillé tout, laissant partout nos traces,
Aux sables d'Idumée, aux bois sombres des Thraces ;
Notre bouche a pressé les fruits mûrs du lotos,
Et bu la neige vierge au sommet de l'Athos.
Les peuples nous ont dit: Frappez aux sanctuaires!
Nous avons de cent dieux levé les vieux suaires,
Interrogé les voix de cent autels divers;
Les caveaux de Memphis pour nous se sont ouverts ;
De Delphe et d'Erythrée, au fond des noirs asiles,
Nous avons sans effroi vu chanter les sibylles;
Notre oreille attentive a pu saisir le nom
Que Phcebus fait redire au magique Memnon;
A Thèbes, des vieux sphinx interrogeant la face,
Nous y lûmes des mots que le simoun efface;
Les chênes de Dodone ont parlé devant nous.
Et dans Persépolis, humblement à genoux,
ET POÈMES. I47
Nous avons vu briller, sans percer nos nuages,
Le foyer éternel qu'alimentent les Mages 1
Notre esprit cherche encor le bien qui l'a tenté.
Est-il ici? Tu sais lequel!... La Vérité 1
l'hiérophante.
Tant que vos sens craindront le toucher de la flamme,
Hommes ! la vérité n'est pas faite pour l'âme.
Si les dieux n'en voilaient les rayons trop ardents,
Ce flambeau brûlerait les yeux des imprudents;
Si la terre approchait du dieu qui la féconde,
Un éclair de son char aurait dissous le monde.
Nul, dans ce feu, ne prend les charbons à son gré;
Ce qu'il faut à chaque âge est là-haut mesuré.
La lampe surgira ; mais malheur au profane
Qui brise avant le temps son urne diaphane!
N'entrez pas au saint lieu pour en sonder les murs
Et creuser sous l'autel. Dans les trépieds obscurs
Craignez de réveiller quelques clartés funèbres,
Mortels ! et rendez grâce aux dieux de vos ténèbres !
le chœur.
La vérité, c'est l'air que respire l'esprit,
L'aliment créateur dont l'âme se nourrit;
C'est l'haleine des dieux, c'est leur sang qui circule:
Mais ce n'est point un feu qui tue, un vent qui brûle.
O prêtre! à t'écouter, c'est un fleuve d'enfer
Où l'homme ne saurait tomber sans étouffer 1
O science ! ô science ! ô lac tiède et fluide
Qui baigne les jardins de l'Olympe splendide,
Mer immatérielle aux flots mélodieux,
Où plonge en s'abreuvant l'heureux peuple des dieux 1
Sur leurs longs cheveux d'or d'où ton onde ruisselle
Quand l'àme voit de loin jaillir une étincelle,
Comme un cygne attiré par le reflet des eaux,
En rêve ayant déjà son nid dans tes roseaux,
Elle part; et, volant vers ces sources si belles,
Donne pour y monter tout l'essor à ses ailes:
Car c'est là qu'elle trouve un breuvage, un lit pur,
Là qu'elle lave, enfin, sa blancheur dans l'azur,
Livre sa jeune plume à la brise bénie,
Et mêle au chant des flots sa goutte d'harmonie !
l'hiérophante.
Il est, sur un sommet dans les airs suspendu,
Parmi les fleurs d'un sol à vos pas défendu,
Il est une fontaine où l'aigle seul vient boire,
L'eau de science y coule en un bassin d'ivoire;
Quand l'homme y veut gravir appuyé sur l'orgueil,
Le vertige, veillant à la garde du seuil,
Du suprême échelon et du faite qu'il touche
Le fait rouler au fond d'un souffle de sa bouche.
LE CHŒUR.
Sur le front de l'Atlas nous avons mis nos pieds;
Leur vol n'y porte pas les aigles effrayés.
Sur les glaciers béants qui nous tendaient leurs pièges,
Nous avons sans ivresse aspiré l'air des neiges;
Le fluide subtil qui flotte en haut des monts
N'a pu troubler nos yeux, ni brûler nos poumons;
ET POÈMES. 149
Et, debout, sans frémir au bord du pic sublime,
Nous avons soutenu les regards de l'abime.
Val nous pourrons gravir en creusant nos chemins
Tout sommet dont la base offre prise à nos mains I
l'hiérophante.
Vous saurez, mais trop tard, ô cœurs que rien n'effraie,
De quel funeste prix la science se paie
Et comme on peut vieillir en un jour révolu !
Mais venez!... qu'il soit fait ce que l'homme a voulu !
LE CHŒUR.
Esprit, réjouis-toi ; ton attente est passée ;
Voici la Vérité, ta belle fiancée;
Avant l'heure d'hymen, au seuil de sa maison,
Chante, oiseau plein d'amour, ta plus douce chanson I
II
Le prêtre, en gémissant, livre la porte sainte
A ces hardis mortels; eux traversent l'enceinte
Où la foule s'arrête, et, sans courber le front,
Vont droit au sanctuaire où les voix parleront.
C'était un antre immense, aussi vieux que la terre,
Où les Titans vaincus cachaient leur culte austère,
iSo
Un mont entier creusé des pieds jusqu'aux sommets ;
L'œil du jour et des dieux n'y pénétra jamais.
Sculptés dans son granit, des monstres séculaires
Couvraient de longs troupeaux ses parois circulaires ;
Sur un trépied de bronze, un vase empli de feu,
Comme un astre immobile, en marquait le milieu.
Seul flambeau de qui l'antre empruntait un jour pale,
La clarté se mourait près de ses flancs d'opale,
Et, sans monter jamais jusqu'aux faîtes obscurs,
Son reflet vaguement allait blanchir les murs.
Le globe merveilleux ne laissait point d'issue
Par où l'on pût toucher à la flamme aperçue ;
Sur ses larges contours un artiste pieux
Grava fidèlement les images des dieux,
Leurs combats, leurs amours, les traits de leur sagesse,
Ce qu'adoraient enfin l'Orient et la Grèce.
Le jour intérieur ne luisait au dehors
Qu'en rayons adoucis sortant de leurs beaux corps,
Et recevant d'eux seuls sa forme et ses limites,
S'échappait en clarté sous le voile des mythes.
L'Olympe y semblait vivre avec ses habitants;
L'homme y tenait sa place après les vieux Titans.
Tel que l'avait conçu la foi du monde antique:
C'était là du grand tout un abrégé mystique.
Zeus s'y manifestait en ses règnes divers;
Zeus, le père des dieux, l'àme de l'univers,
Roi toujours créateur dans ses métamorphoses.
Ici, sur l'Eurotas, sortant des lauriers-roses,
Cygne voluptueux par Léda caressé,
ET POÈMES. 151
L'aile ouverte et le col dans ses bras enlacé,
De deux guerriers jumeaux il rend Sparte féconde,
Par ce même baiser qui donne Hélène au monde.
Autre part, pour aimer et pour créer encor,
Sur une fleur captive il pleut en gouttes d'or.
Ailleurs son bras soutient, sans que leur poids l'entraîne,
L'effort de tous les dieux suspendus à sa chaîne.
Là, sa foudre aux Titans défend l'abord des cieux ;
Là, taureau, sur sa croupe il porte en des flots bleus,
Vers un monde à peupler dont elle sera mère,
Europe aux pieds d'argent que baise l'onde amère.
Ainsi, dans ses projets pour l'amour ou l'effroi,
Tout élément concourt à servir le dieu-roi.
Plus loin l'ardent Phœbus, le prince au triple empire,
Archer qui tient aussi les rênes et la Ivre,
Devant qui meurt toute ombre et pâlit tout flambeau,
Apollon, le dieu seul, sans rival, le dieu beau,
Séchant sous ses traits d'or un limoneux refuge,
Perce l'impur Python, noir enfant du déluge.
Instruit par son oracle, un couple abandonné
Sème les cailloux vils dont un grand peuple est né.
Déjà, sous le regard de l'éternel poète,
L'univers réveillé prend des habits de fête,
Et les hommes groupés autour du dieu vainqueur
Pour la première fois savent chanter en chœur.
La lyre enlève aux monts et bâtit les murailles
Des villes qui germaient dans leurs fortes entrailles;
Les sauvages tribus accourant à sa voix,
S'approchent en dansant au bord des sombres bois.
Tout fleurit sous tes pas ! Tu fais croître et transformes,
O dieu de l'harmonie ! ô roi des belles formes !
IS2
Ton bras, libre des plis de ta chlamide d'or,
Montre le vieux serpent qui rampe et hurle encor;
Un orgueil triomphant soulève ta poitrine,
Ouvre à demi ta lèvre et gonfle ta narine,
Et sur ce monde neuf planant en souverain,
Tu jettes sur ton œuvre un œil fier et serein 1
Sans rompre encor le chant de son hymne étouffée,
L'Èbre roule la tête et la lyre d'Orphée.
Sur les bords du torrent les arbres sont en pleurs ;
Les monstres des forêts hurlent dans leurs douleurs ;
Et l'homme qui doit tout, arts et lois, au poète,
Passe auprès, les yeux secs, sans qu'un tombeau s'apprête.
Là, c'est le froid Caucase; au granit de son front,
Avec des liens d'acier que d'autres dieux rompront,
Zeus, par la main d'Hermès, a rivé Prométhée.
La foule au bas se chauffe à la flamme inventée,
Et l'ongle du vautour fouillant ce noble sein
Punit le vieux Titan du glorieux larcin.
Chanteur au front pensif que la grâce décore,
Auprès d'Hercule assis, le fils de Terpsichore,
Linus, du rude athlète ose asservir les doigts
Au doux jeu de la lyre, et conduire sa voix.
Mais la corde est rétive aux mains du lourd élève;
Jamais en son gosier un son pur ne s'achève;
Il fausse la cadence; et la cherchant en vain,
Casse la fibre d'or de l'instrument divin.
Retiens, maître, retiens toute parole amère !
Le stupide géant est prompt à la colère,
Il se lève, il écume; ô douleur! t'arrachant
ET POÈMES. 153
L'ivoire qui, dans l'air, jette un soupir touchant,
Frappe ta blonde tête où s'éteint le sourire,
Et brise, au même coup, le chanteur et la lyre.
Êtanchez dans les fleurs le sang à ses cheveux,
Nymphes! Pleurez sur lui, sur ces hommes pieux
Qui, voulant de leur âme animer la matière,
Tomberont, comme lui, brisés par le vulgaire!
Si tu crains le martyre, étouffe tes chansons,
O poète! La mort te paira tes leçons.
Les peuples lasseront ta sagesse déçue:
N'offre jamais la lyre à qui tient la massue!
Tous étaient là gravés: dieux, demi-dieux, héros,
La race des Titans, et ses mille travaux.
Comme l'astre qui point sous l'or sculpté des nues,
Un feu voilé perçait sous ses formes connues.
C'était Pallas donnant ses trésors et son nom
Aux champs où doit surgir le divin Parthénon.
La vierge au casque d'or, forte, belle et pensive,
Frappe le sol d' Afrique et fait jaillir l'olive.
Le front ceint de pavots, assise sur les blés,
Cérès offre aux humains ses seins de lait gonflés.
Sous un gazon plus vert Rhéa cache les tombes.
Aphrodite, bercée au vol de ses colombes,
Au milieu des baisers, indique au blond Éros
Une place où le fer défend mal les héros.
Bacchus, le thyrse en main et la face rougie,
Excite l'univers à la mystique orgie.
Il se roule en chantant sur le crin des lions;
iS4
La sève autour de lui bouillonne ; les sillons
Versent le grain à flots; les cratères s'allument;
Un baume acre et puissant jaillit des fleurs qui fument-
Près du dieu les volcans, les torrents et les bois
Donnent tout ce qu'ils ont de feu, d'ombre et de voix;
Le Satyre hurlant se tord sous les caresses;
Tous les êtres vivants confondent leurs ivresses,
Et notre terre enfin, dont l'axe est secoué,
Semble être une Ménade, et crier: Évohél
Dans l'ombre, au bord d'une eau que le croissant argenté,
Écartant doucement le cytise et l'acanthe,
Comme un rêve divin Phébé vient se poser
Près du pasteur chéri qu'éveille son baiser.
La déesse a d'abord, du bois plein de mystère,
Chassé Faunes, Sylvains. Sa beauté solitaire,
Vierge pour tous les dieux, garde ses doux secrets
Au seul Endymion, fils rêveur des forêts.
Il n'est arbre enchanté, fleur et source magique,
due n'eût pas reproduit le ciseau liturgique.
L'urne au corps diaphane offre sur ses contours
Des eaux fuyant la main, des troncs saignant toujours.
Là pleure le rocher et l'écorce palpite,
Quand la hache a blessé la nymphe qui l'habite.
Là, par sa langueur folle à la terre attaché,
Sur son miroir Narcisse est à jamais penché,
Et végète absorbé dans l'amour de lui-même.
Là, pour orner le front du jeune dieu qui l'aime,
Un laurier abondant cache à demi Daphné.
Là, des doigts de Lotis un fruit est déjà né,
Et son corps virginal, dont le pied prend racine,
ET POÈMES. IJS
Semble une fleur s'ouvrant sur sa tige divine.
Quelque chose d'humain transpire de partout,
Et de l'oiseau qui vole et de l'onde qui bout.
Chaque arbuste est paré d'une grâce ravie:
A le voir végéter, on comprend qu'il eut vie;
Que les êtres issus d'un souffle universel
Font entre eux de la forme un échange éternel.
Enfin, du haut d'un mont, sous les pins et les chênes,
Pan, le riche berger, surveille ses domaines.
Les Nymphes près de lui sont assises en rond;
Deux rameaux verdoyants jaillissent de son front;
Sa' main tient le syrinx appliqué sur sa lèvre,
Et le gazon en fleurs couvre ses pieds de chèvre.
Son visage reluit ; mille étoiles en feu
Argentent comme un ciel sa poitrine: le dieu
Mêle ainsi dans son corps, peint suivant le vieux rite,
Ce qui vit ou végète avec ce qui gravite.
Autour, l'herbe est épaisse et les bois sont touffus;
Les grands vallons sont pleins de murmures confus.
Là, taureaux et brebis, loups, hydres, sphinx énormes,
Hommes de divers sang, monstres de toutes formes,
Dans l'herbe, dans les blés, dans les marais épars,
Semblent depuis mille ans paître sous ses regards.
Au loin la mer blanchit sous les pas de la houle.
Au-dessus, dans l'éther, comme un sable qui roule,
Des milliers d'astres d'or luisent sur chaque lieu
Du cercle universel dont Pan est le milieu.
Lui, qui fait obéir cet empire à sa flûte,
Des éléments discords apaise ainsi la lutte.
Roi fort et pacifique, harmonieux pasteur,
Modérant la vitesse et pressant la lenteur,
iS6
Donnant le ton aux voix de l'homme, aux bruits champêtres,
Il conduit en chantant le grand troupeau des êtres.
Les hommes admiraient ces tableaux merveilleux ;
Et, tandis qu'à genoux ils priaient tous ces dieux,
Grave et haute, une voix — on eût dit l'antre même —
Se mit à proférer l'enseignement suprême.
Ce qu'elle remua d'ombres et de clarté,
De terreurs ou d'espoir, nul ne l'a raconté ;
Mais tant qu'elle parla, ces mortels pleins d'audace
Pâlirent en suant une sueur de glace.
Quelques fantômes vains s'effaçaient de leurs yeux,
Mais un jour effrayant creusait son vide entre eux,
Et devant sa lueur, qui chassait des chimères,
Ils voyaient s'éclipser bien des figures chères 1
Quand l'oracle se tut, une invisible main
Frappa le vase ardent, qui se rompit soudain,
Et de dieux en débris la terre fut couverte.
S'élançant à grands jets de sa prison ouverte,
La flamme inonde l'antre. Éblouis, aveuglés,
Par ces vives splendeurs sentant leurs yeux brûlés,
Regrettant l'ombre antique, et fuyant la lumière,
Les hommes à grands pas sortent du sanctuaire.
III
La grève d'Eleusis entendit des sanglots
Se mêler, tout le soir, au bruit calme des flots,
ET POÈMES. 157
Et des pas retentir, et des voix désolées
Se plaindre en chœur dans l'ombre ou gémir isolées.
LE CHŒUR.
Ah ! la terre est déserte et le ciel dépeuplé I
Quel est ce dieu secret dont l'oracle a parlé ?
Pourquoi s'enferme-t-il en des lieux invisibles?
Les nôtres se montraient sous des formes sensibles,
Et les hommes ravis adoraient sans efforts
Les esprits immortels vêtus de ces beaux corps !
Mais toi, dieu solitaire au delà des nuages,
Qui saura pour l'autel nous tailler tes images,
De quelles fleurs te ceindre, et de quels traits t" armer ;
Et, si nul ne te voit, qui donc pourra t'aimer?
O Grèce! si ces dieux n'étaient rien que tes rêves!
Quel doigt sculpta si bien les contours de tes grèves ?
Est-ce pour y loger une ombre et de vains noms
Que tes fils ont bâti les sacrés Parthénons?
Adore un dieu plus fort, si l'homme l'imagine,
Que ceux qui t'ont donné Platée et Salamine !
Pour l'immortel souper qu'attend Léonidas,
Trouve un autre Elysée ouvert à tes soldats 1
Quand on aura brisé les images des temples,
De quels dieux nos héros suivront-ils les exemples ?
Les autels vont crouler, les vertus avec eux...
Ah ! s'il est temps encor, rendez-nous nos faux dieux !
UN STATUAIRE.
N'allez plus, ô nochers, pour des œuvres sans gloire,
Ravir à l'Orient son or et son ivoire !
i58
Fuyons le Pentélique où sculptaient nos aïeux,
Et la blanche Paros, cette mine de dieux.
Jetons loin nos ciseaux, outils sacrés naguères,
Qui ne traceront plus que des formes vulgaires,
Nos marbres encensés trônaient sur les autels:
Ceux qui faisaient des dieux feront-ils des mortels !
Grèce, où l'amour des dieux, chaleur douce et bénie,
Comme un fruit de ton sol fait mûrir le génie,
Grèce, Olympe terrestre où respirent encor
Mille habitants du ciel parés de jaspe et d'or,
Qui pourra retrouver, une fois abattues,
Le moule harmonieux d'où sortaient tes statues?
Nos fils à l'idéal s'essayeront en vain ;
Les hommes ont brisé leur modèle divin.
Vous fuirez les regards des ouvriers profanes,
O Nymphes qui veniez en des nuits diaphanes,
Vous tenant par la main, formant des pas en rond,
Les cheveux dénoués et des fleurs sur le front,
Sans que rien lui voilât vos beautés ingénues,
Devant l'artiste saint poser chastes et nues.
Sèche, ô pâle ouvrier, autour des blocs pesants;
Recommence vingt fois tes calculs épuisants;
Avec l'esprit d'en haut que ta main rivalise;
Cherche avec quel ciseau le beau se réalise ;
Tâche de remplacer l'amour à force d'art,
Ou, las de méditer, invoque le hasard.
Que l'orgueil soit ton guide ; insulte aux vieux mystères,
Et ris des visions que copiaient tes pères;
En un sombre atelier mange ton pain amer.
ET POÈMES. 1)9
Ah! tu ne verras plus des vagues de la mer,
Sur la rive sacrée à tes pas interdite,
Sortir, le front riant, l'amoureuse Aphrodite;
Moins blanche qu'eux l'écume errait sur ses beaux pies
Gardant ses doux attraits de ses deux bras plies,
Belle comme jamais ne l'eût offerte un rêve,
Nous la vîmes ainsi de nos yeux sur la grève ;
Et nous avons tracé dans un marbre enchanté
Votre empreinte idéale, ô Grâce ! ô Volupté !
Si le dieu, supplié jusqu'en son sanctuaire,
Ne .veut pas révéler sa face, ô statuaire,
Si ton cœur ne tressaille aux approches du beau,
Si l'or d'un homme impur a payé ton ciseau,
Si pour donner son être à la pierre choisie,
Sans attendre l'esprit, tu suis la fantaisie;
Jamais devant ton œuvre exposée au saint heu,
Les peuples ne diront tremblants: Voilà le dieu!
Si l'Olympe est un mot, si, d'un signe de tête,
Nul dieu n'en fait tomber la vie et la tempête,
Assis sur son grand aigle et la foudre en ses mains,
Et ne joue à son gré des dieux et des humains;
Si jamais une vierge aux allures hautaines
Du beau sceptre de l'art ne vint douer Athènes;
Si devant toi jamais ils n'ont paru tous deux,
Aux confins du réel agrandis à tes yeux,
Lui, flamboyant d'éclairs que sa droite balance,
Elle, portant l'égide et le casque et la lance;
Pourquoi ne peut-on voir ton Zeus et ta Pallas,
Sans tomber à genoux, ô divin Phidias?
i6o
Vous que nul dieu n'ira visiter dans vos veilles,
Mortels pour qui l'Olympe a perdu ses merveilles,
Dans l'atmosphère humaine en vain vous glanerez
Pour unir en faisceau des rayons séparés;
Les éléments du beau, réunis par contrainte,
Manqueront sous vos doigts de la céleste empreinte ;
Peut-être atteindrez-vous un fini glacial,
Mais jamais la beauté, mais jamais l'idéal!
LE CHŒUR.
Une voix chante, ô Merl et gronde sous tes lames,
Une flamme en jaillit, le soir, au choc des rames.
Un caprice inconnu règne au fond de tes eaux,
Tu berces tour à tour ou brises les vaisseaux ;
Ton immense regard s'assombrit ou s'éclaire,
On dirait que tu sens l'amour et la colère.
La terre et toi luttez ; tu bats son vieux rempart ;
Vous avez toutes deux votre existence à part.
Sous tes grands bras d'athlète ou tes beaux seins de femme,
Corps mobile et sans borne, oh ! n'as-tu pas une âme?
Mille esclaves, ô Merl peuplent tes flots sacrés,
En toi la vie abonde à ses mille degrés,
Et comme chez un roi, dans tes profonds domaines,
Des trésors inouïs bravent les mains humaines.
Sur tes plaines d'azur volent des coursiers blancs
Dont les crins écumeux battent les larges flancs;
Leur foule en hennissant t'adore et t'accompagne,
Quand tu viens sur ton char haut comme une montagne,
Des troupeaux monstrueux paissent dans tes forêts,
Nul chasseur ne les suit dans tes antres secrets;
ET POEMES,
161
Là tu dors dans ta force après tes jours d'orages.
L'homme cueille en tremblant la nacre sur tes plages,
Dérobe le corail à tes murs de granit,
Mais nul n'a vu les bords où ton palais finit,
L'esprit seul peut plonger plus loin que ta surface ;
Sur ton front éternel nul sillon ne fait trace ;
A ton empire il n'est ni termes ni mib'eu;
Qu'es-tu, vieil Océan, si tu n'es pas un dieu?
Et toi que rien ne heurte en ta route azurée,
Toi dont les pas égaux mesurent la durée,
Feu voyageur, Soleil! qui t'a donné l'essor?
Si tu n'as ni coursiers, ni char, ni rênes d'or,
Si tu n'es pas d'un dieu l'étincelant quadrige
Quelle force t'entraîne, et quel bras te dirige?
Chaque terre a sa part de tes dons enflammés ;
Mais il est des pays qui sont tes bien-aimés.
Ah ! si tu restes sourd au culte qu'on t'adresse,
D'où vient cette beauté dont se pare la Grèce,
Et pourquoi sur son front, de tes baisers couvert,
Germe avec tant de fleurs un laurier toujours vert?
Nourrice aux larges flancs, aux tempes crénelées,
Ton char à deux lions roulait dans les vallées ;
Tous les êtres vivants, par toi multipliés,
Venaient boire à ton sein et jouer sur tes pies;
Mais, ô Terre! ô Cybèle! ô mère qu'on délaisse!
L'homme aime mieux t'avoir esclave que déesse,
Et trouve, hélas! plus doux tes dons de chaque jour
S'il les doit à sa force et non à ton amour!
Sèvre ce rude enfant qui brise sa lisière,
Et boit mêlé de sang le lait qu'offre sa mère !
162
Tarisse ta mamelle et ton flanc dévasté,
O Terre, c'en est fait de ta divinité !
UN ADOLESCENT.
Dans le champ paternel que l'Ilissus arrose,
Lorsque je vis Myrtho cueillant le laurier-rose,
L'amour ne chantait pas encore dans son cœur;
Elle me désolait avec son air moqueur;
Près d'elle sans rougir m'attirait sur les gerbes.
Quand elle avait couru tout le soir dans les herbes
Et trouvé quelque nid, rien ne lui manquait plus;
Elle avait cependant ses quinze ans révolus,
Et, sans qu'une étincelle allât jusqu'à son âme,
L'enfant, elle jouait sous mes regards de flamme!
J'immolai deux chevreaux dans le temple d'Ëros,
Et le dieu réveilla ce marbre de Paros.
Myrtho m'avait quitté pour le Thébain Ëvandre;
Ni larmes ni présents n'obtenaient un mot tendre;
Ses yeux, muets pour moi, parlaient à l'étranger;
Quel caprice ou quel philtre avait pu la changer?
Et moi, de son erreur pour la guérir plus vite,
J'apporte une colombe à l'autel d'Aphrodite,
Et le soir Myrtho vient s'offrir à mes baisers
En tremblant à son tour de les voir refusés.
Si l'arc d'Éros se brise, et si tu meurs, déesse,
Si tu ne prêtes plus aux femmes de la Grèce
Ta magique ceinture et lui son carquois d'or,
Quel charme le printemps nous garde-t-il encor?
Quel dieu fera chanter les nids sous les charmilles
Et mettra le désir au cœur des jeunes filles,
ET POÈMES. 163
Et comment éclôront sur un sol attristé
Les deux célestes fleurs, l'amour et la beauté?
Meure l'Olympe entier si nous sauvons les roses
Les vieillards pleureront les dieux vieux et moroses
Moi, j'avais froid au cœur devant ces rois grondants;
Ah ! prenne qui voudra leur foudre et leurs tridents !
Mais, ô vertes Pales, ô Muses, ô Charités,
Prétresses aux doux yeux dont nous suivons les rites,
Nymphes au chant liquide, ô reines des forêts
Qui des amants heureux protégez les secrets,
Cypris au sein de neige, à l'haleine de flamme,
Éros, ô bel archer si doux à percer l'âme,
O vous par qui l'on aime, ô chœur mélodieux,
Ne survivrez-vous pas à cette mort des dieux?
LE CHŒUR.
« Homme, si, las d'amour, la soif du vrai t'altère,
Bois à la même source où s'abreuva ton père;
N'y creuse pas le sable en cherchant d'où vient l'eau
Pour que le flot abonde et jaillisse en ruisseau:
L'onde se troublerait, et sous ta main dé^ue
Peut-être en la sondant tu fermerais l'issue. »
Nos vieillards nous l'ont dit, et nous avons ri d'eux!
Et te voilà tarie, ô source des aïeux!
Insensés qui fouillez les racines des roses,
Respirez le parfum sans nul souci des causes!
Quand vous aurez levé tous les voiles sacrés
Des flancs de la nature avec art déchirés,
164
Quand vos doigts toucheront les germes de la vie,
Que du ventre au tombeau votre œil l'aura suivie,
Que le monde en débris vous aura laissé voir
Les intimes ressorts qui le faisaient mouvoir,
Quand ton œuvre d'orgueil enfin sera complète,
Que nous restera-t-il, ô science? un squelette!
Nous avions une mère et nous buvions son lait,
Une mère au front pur et dont l'œil nous parlait;
Par de molles chansons pleines de rêverie,
Elle nous endormait sur sa robe fleurie;
Des corbeilles de fruits étaient sur ses genoux,
Nos frères les oiseaux partageaient avec nous;
Elle avait le secret d'être féconde et belle
Et de rester la même étant toujours nouvelle.
Mais l'orgueil et l'ennui nous prirent sur ses bras.
— O Nature! pardonne à tes enfants ingrats. —
Nous avons immolé, sans crainte, sans mémoire,
Au tourment de chercher le doux repos de croire;
Le chant intérieur en nous n'a plus chanté
Et nous ne t'avons plus, sainte naïveté!
LE POETE.
Un chœur au fond des bois invite le poète;
Pan l'attire d'un signe, et l'emporte à sa fête.
Un chant alternatif de rire et de sanglots
Sort de tous les rameaux, jaillit de tous les flots,
Quand l'homme va toucher l'arbuste ou la fontaine,
Il voit fuir en dansant quelque forme lointaine ;
Des fleurs et des gazons que foule un pied pensif,
De la mousse où l'on dort s'échappe un cri lascif;
ET POÈMES. l6>
Au bord de l'antre obscur glisse une tête blonde ;
Des yeux fascinateurs nous attirent sous l'onde ;
Le feuillage palpite, et crie à nos côtés ;
La montagne répond aux mots qu'on a jetés ;
Le sol fume et mugit, l'eau pleure, les troncs saignent ;
Partout ce sont des voix qui chantent ou se plaignent ;
Le monde est plein de dieux cachés sous mille noms,
C'est ce chœur qui nous parle, et que nous comprenons !
Et vous deviez nous fuir, peuple aux danses joyeuses,
Dryades dont l'œil noir brille au creux des yeuses,
Nymphes aux seins rougis des baisers des Sylvains,
Adieu l'antre prophète et les arbres devins 1
Adieu les songes d'or qui peuplent les vieux aunes,
Les meutes d'Artémis et le sirynx des Faunes !
Un deuil silencieux va peser sur nos champs ;
Car les dieux ne sont plus qui conduisaient les chants !
A qui conterons-nous nos souffrances secrètes
Et qui nous répondra dans les saintes retraites !
Si la nature est vide, et si les dieux sont morts ;
S'il ne nous reste plus ici-bas que leurs corps ;
Si les mers, les forêts n'ont rien qui sente et veuille
Quand la vague se gonfle et quand tremble la feuille ;
Si les flammes des soirs, la pluie et les zéphirs.
Ne sont pas des regards, des pleurs et des soupirs ;
Si l'homme, dans la source où son âme est trempée,
Peut plonger en tous sens sans trouver la Napée ;
Si tout enfin, les cieux, les vents, les mers, les nuits,
Au lieu d'avoir des voix, n'ont plus rien que des bruits;
Qu'écoutons-nous encor? Sur nos lyres muettes
Penchons-nous pour pleurer et pour mourir, poètes !
i66
LE CHŒUR
Heureux le toit caché dens l'ombre et vert de mousse,
Où l'homme est à l'abri de l'ardeur qui nous pousse,
Adore sans orgueil les Lares paternels,
Son fleuve, sa forêt, les astres éternels,
Et la nuit qui le berce, et l'aube qui l'éveille,
Et les riches saisons qui comblent sa corbeille,
Et tous ces dieux amis, ces esprits familiers
Errant dans la nature avec lui par milliers !
Jamais l'homme n'est seul dans ces douces vallées,
D'hôtes chers et sacrés son cœur les voit peuplées ;
Tout lui parle, il comprend, il répond en tout lieu :
Chaque être qui l'entoure est son frère ou son dieu !
Dans le sentier paisible où sa marche est bornée,
Comme l'eau suit son cours, il suit sa destinée ;
Son joug facile ou dur ne l'a pas révolté :
Il meurt sans avoir craint et sans avoir douté !
Mais si, las d'adorer, il sonde la nature ;
S'il chérit moins la paix qu'il ne hait l'imposture ;
Si, pour voir ses dieux nus dans leurs antres secrets,
Il trouble leur sommeil de ses pas indiscrets ;
Pour les faire parler, s'il veut les mettre aux chaînes ;
S'il creuse leurs ruisseaux, et s'il fend leurs vieux chênes,
Alors des eaux, de l'air, des fleurs, de toutes parts,
Comme des vols d'oiseaux s'en vont les dieux épars ;.
Et, trompé comme nous dans son attente avide,
Il s'assied, l'œil en pleurs, seul en face du vide.
Dans ce morne royaume il cherche avec effroi
Après les dieux tombés quel est le dernier roi 1
ET POÈMES. 167
UNE VOIX.
La terre est conviée à des fêtes prochaines:
L'ombre antique s'efface, et l'esprit rompt ses chaînes,
Hommes, ne pleurons pas sur nos dieux qui sont morts
Saluons leur sépulcre, et partons sans remords 1
Aux vieux troncs consumés par le temps et la foudre
Succède un bois plus vert engraissé de leur poudre;
La forêt d'âge en âge a des jets plus puissants,
Et nous pourrons à l'ombre y reposer mille ans.
Jamais le ciel n'est vide, et les races divines
En" fécondent le sol sous leur saintes ruines :
Leur grande âme s'épure au fond de ces tombeaux :
D'autres dieux vous naîtront plus jeunes etplusbeaux!
Quand le voile est tombé jusqu'aux pieds de l'amante,
Tandis qu'elle résiste en sa pudeur charmante,
L'amant regrette-t-il, en voyant ses beautés,
Les fleurs, la pourpre et l'or de son sein écartés ?
Homme, la blanche vierge à tes mains interdite,
Que tu dois pressentir sous le voile du mythe,
La douce Vérité cédant à ton amour,
Arrache de son corps un voile chaque jour;
Chaque jour elle veut qu'on voie ou qu'on devine
Quelques grâces de plus dans sa forme divine ;
C'est ton amante encor sous des habits nouveaux :
Au lieu de la déesse aimais-tu ces lambeaux ?
Laisse, artiste sacré, crouler tes vieux modèles,
Sans détacher ta main de tes marbres fidèles ;
Quand nul dieu ne s'impose à ton libre ciseau,
168
Écoute ta pensée et cherche l'art nouveau.
Si la blanche Aphrodite a déserté les grèves,
Contemple les beautés qui peuplèrent tes rêves ;
Vers l'Olympe désert ne tourne plus les yeux,
Regarde dans ton cœur, c'est là que sont les dieux!
Cueille les rieurs et l'or pour vêtir ces idoles,
De cent rayons épars tresse leurs auréoles.
Glane, ô puissante abeille, en tout notre univers,
La forme et la couleur, trésors toujours ouverts.
Mêle dans le creuset, pour ton œuvre hardie,
Le réel au possible ; imagine, étudie.
Vois les taureaux bondir; vois danser sur les prés
Les filles aux doux yeux ; dans les couchants dorés,
Vois saillir des grands monts les arêtes chenues,
Et la pourpre échancrer le noir profil des nues.
Vois l'aube nuancer la mer de mille tons ;
Le lotus découper ses fleurs hors des boutons,
Les nids s'entrelacer sur le chêne difforme :
Vois comme le grand tout se sculpte et se transforme.
Mêle, quand tu pétris, l'argile entre tes mains.
Des gouttes d'eau du ciel à quelques pleurs humains.
Prends un peu de ton âme, un peu de la nature,
Aux baisers du soleil expose la figure ;
Dès que luira son front doré par leur reflet,
Ébauché dans ton cœur, le dieu sera complet !
Éros, le dieu vermeil que la mort décolore,
Expire sur les fleurs qu'il vient de faire éclore.
Pose, ô cœur de seize ans, tes baisers sur son front,
Mais sans larme : à leur dieu les roses survivront.
Val les tendres soucis, les langueurs, les ivresses,
ET POÈMES. 169
La volupté des pleurs, l'âcreté des caresses,
Ces flèches de son arc, ces feux de ses autels,
Ces mille maux si doux, enfant, sont immortels!
L'homme peut voir crouler ses temples d'âge en âge.
Les débris de ses lois s'amasser par étage,
Ses soleils s'éclipser et brûler tour à tour,
Vivre sans rois, sans dieux, mais jamais sans amour !
Garde ton âme ouverte aux saintes voix du monde ;
Poète, écoute encor les vents, les bois et l'onde !
La main qui de leurs nids chasse les vieux démons
Va loucher le clavier des vagues et des monts,
Et l'hymne où mille cris jetaient un sens étrange
Tu l'entendras chanter, pur de tout vil mélange.
Chaque jour écartant un vain sujet d'effroi,
La nature s'approche et tend les bras vers toi ;
Vous pourrez vous aimer et vous parler en face ;
Plus d'œil caché dans l'ombre et d'Argusjqui vous glace.
Sans passer à travers les flûtes des Sylvains,
Le vent de sa poitrine aura des sons divins ;
Sa voix, de jour en jour moins mystique et plus tendre,
T'expliquera les mots que nul n'a su comprendre;
A son grand livre ouvert, dans un antre inconnu,
Comme en ton propre cœur tu pourras lire à nu.
Vous serez confondus dans un hymen suprême ;
Tu croiras dans ces bruits t'ouïr chanter toi-même :
Car cette âme qui coule et mugit dans les bois
S'agite dans ton sang, soupire dans ta voix.
Au lieu du vieux chaos où luttaient les génies,
Un monde va s'ouvrir tout peuplé d'harmonies,
Et tu seras le cri de ce dieu souverain
Qui se parle à lui-même avec l'organe humain !
170
Hommes ! l'ardent soleil dont un âge s'éclaire
Est pour l'âge qui suit un feu crépusculaire;
Le flambeau de vos fils, qui d'avance vous luit,
Près du jour à venir est encore une nuit !
A chaque heure l'éther brille de plus de flamme,
Et pour s'en pénétrer s'élargit l'œil de l'âme.
Chaque jour ce grand lac qui croit incessamment
Réfléchit plus au loin l'azur du firmament;
Chaque jour il enferme une nouvelle étoile ;
Le ciel, pour s'y mirer jette son dernier voile,
Jusqu'à l'embrassement immense et triomphal
Où doivent s'absorber la terre et l'idéal.
Alors, dans l'Océan, dont elles sont les gouttes,
Pour n'en sortir jamais les âmes fondront toutes,
Et chaque être vivra dans un être commun,
Et la lumière et l'œil, enfin, ne seront qu'un !
A cette heure douteuse où le jour lutte encore,
Tournez donc vos regards du côté de l'aurore ;
En rappelant à vous l'antique obscurité
N'entravez pas ce char dans l'azur emporté.
Tout autre astre pâlit et s'efface d'avance,
Sitôt que dans l'éther l'ardent cocher s'élance ;
A sa splendeur royale accoutumez vos yeux,
Et laissez sans regret fuir le peuple des deux !
Marchez vers l'orient en troupes fraternelles;
Pour un hôte nouveau cueillez des fleurs nouvelles,
Et sous un même toit allez vous réunir
Pour recevoir en paix celui qui doit venir.
1839.
ET POEMES.
IV
LES ARGONAUTES
STROPHE I.
Les pins, ô Pélion, descendent sur ta pente;
Un dieu les pousse vers tes flots.
Le vaisseau dont Argus a taillé la charpente
Berce enfin tous ses matelots;
Ils chantent, pleins d'ardeur, sur la poupe embellie
De trépieds et de rameaux verts,
Et coupent hardiment le cable qui les lie
Aux rochers du vieil univers.
Des femmes sur le bord la troupe est soucieuse.
Vers l'horizon tendant les mains,
Tout un peuple bénit la nef audacieuse
Qui porte l'espoir des humains.
ANTISTROPHE I.
Voici de l'inconnu la mer et ses épreuves,
Rochers sous l'onde et ciel brumeux !
172
O navire, à tes flancs les Tritons et les Fleuves
Attachent leurs bras écumeux;
Sur ta proue, au galop de ses cavales noires,
Leur dieu brise chars et tridents;
Les cyclopes hurlant du haut des promontoires
Te lancent des chênes ardents.
Car du monde où tu vas ces dieux gardent la route,
Par toi leur règne doit finir...
Souffrez en attendant la terreur et le doute,
O nautoniers de l'avenir 1
EPODE i.
Voguez pourtant, songez au but de ce voyage !
Le chêne de Dodone, interprète du sort,
Sous la voile a parlé comme sous le feuillage,
Et ce mât au vaisseau prophétise le port ;
Orphée en a donné l'espérance certaine;
Il écoute la voix de la terre, il l'entend;
Poète il vous traduit ce que lui dit le chêne,
Et des secrets d'en haut vous instruit en chantant.
STROPHE II.
« Voyez où le ciel touche aux vagues azurées
Cet horizon cache un trésor ;
Il faut, malgré la terre et l'onde conjurées,
Y découvrir la toison d'or.
Là, le divin bélier, dont la laine abondante
Devait vêtir tous les humains,
De son sang pacifique a teint sa robe ardente,
ET POEMES. 173
Égorgé par d'avides mains.
Le tyran de Colchos tient ce riche héritage
Gardé dans son royaume étroit;
Ravissons, pour en faire un fraternel partage,
Ce trésor, auquel tous ont droit ! »
ANTISTROPHE II.
« Terrible en est l'abord : le roi défend sa proie.
Un dragon veillant jour et nuit
Au pied du hêtre sombre où la toison flamboie,
Siffle et bat ses flancs à grand bruit.
Lançant de leurs naseaux des vapeurs enflammées,
Des taureaux, des coursiers sans frein,
Dans les champs de la guerre écrasent les armées,
Le sang baigne leurs pieds d'airain ;
La terre tremble au loin ; plein de leur souffle immonde,
L'air est mortel aux assaillants...
Nous, sans crainte, marchons, chercheurs d'un nouveau monde;
Les destins cèdent aux vaillants ! »
EPODE II.
« D'un grand peuple, ô guerriers, comblant la longue attente,
Dans la ville il est doux de rentrer triomphants,
Et portant sur le dos la dépouille éclatante,
Prix dont l'homme de cœur enrichit ses enfants.
Vêtus de robes d'or par les vierges filées,
A d'éternels banquets vous irez vous asseoir :
Les Muses reviendront à vos fêtes mêlées...
Trouvez donc ce pays révélé par l'espoir ! »
r74
STROPHE III.
C'est ainsi qu'ils voguaient à la voix du poète,
Les sublimes ambitieux,
Ces hommes qui rêvaient pour dernière conquête,
D'entrer tout armés dans les deux.
La lyre conjurait les périls du voyage,
Et les ennuis et les lenteurs,
Le calme, plus funeste, et plus craint que l'orage
Par ces hardis navigateurs.
En vain la nuit les trompe, et le vent les retarde ;
Le vaisseau changeant d'horizon,
Aux monstres indomptés qui l'avaient sous leur garde
Reprend la divine toison.
ANTISTROPHE III.
Vous n'êtes pas au bout des épreuves fatales,
Pilotes, jouets du destin !
Vous n'avez pas encor dans vos cités natales
Mis à l'abri votre butin.
Le retour n'est pas sur; les mers les plus sereines
Cachent des écueils aux vainqueurs :
C'est l'île de Circé, c'est l'antre des Syrènes;
Leur chanson va tenter vos cœurs !
Déjà vous leur cédez... mais la lyre d'Orphée
Parle dans sa prudente main ;
Des lâches déités la voix est étouffée,
Le vaisseau poursuit son chemin.
ET POÈMES. 175
EPODE III.
Il touche au port; en lui la paix et l'abondance.
De l'antique âge d'or le charme est revenu.
Sur le pont égayé par le chant et la danse,
Chaque homme participe au trésor inconnu.
Des ailes tout à coup s'ouvrent avec tes voiles,
O navire ! à la mer adressant tes adieux,
Tu vas, là-haut, briller au milieu des étoiles,
Et tous tes matelots passent au rang des dieux.
1843.
SUNIUM
Sagesse des vieux jours, vierge mélodieuse.
Muse vêtue encor de la pourpre du ciel.
Manne que distillait une bouche pieuse,
Science des enfants, faite d'ambre et de miel !
La lumière et l'amour ruisselaient, ô déesse,
Sur ta chaste poitrine en un même ruisseau,
Et l'homme entre tes bras buvait avec ivresse
Le breuvage du vrai dans la coupe du beau.
Nul livre n'abaissait ta main droite étendue;
Le passé, dans tes chants, racontait l'avenir,
176
Et, de l'éternité naguère descendue,
Tu n'avais pour parler qu'à te ressouvenir.
O vérité ! ton âme habitait dans la lyre,
L'esprit avec le son y chantait à la fois;
Mais de ses flancs brisés où l'homme voulait lire,
Il a fait envoler la pensée et la voix.
Sainte inspiration, la terre t'a bannie !
La science à pas lourds y creuse ses sillons ;
Le sage n'entend plus murmurer un génie ;
Dieu voile sa splendeur aux yeux des nations.
Mais, ô divin Platon, fils des vieux sanctuaires,
Lorsqu'au fond de l'éther vous sommeilliez encor,
La muse vous nourrit des saints électuaires,
Et toucha votre bouche avec ses lèvres d'or.
Elle vous fit ainsi poète entre les sages ;
Tous les autres parlaient, et vous avez chanté!
La myrrhe au sein de l'or se garde après des âges :
Tous vos enseignements vivront dans la beauté.
Je vous vois, ô vieillard, assis sous les portiques,
Et marchant lentement sous les platanes verts,
Et sur un lit d'ivoire en ces festins antiques
Où coulaient à la fois le nectar et les vers.
Là, couronné de fleurs, ô hiérophante, ô prêtre !
Vous découvriez le seuil d'un monde radieux ;
Vos amis se pressaient, beaux comme leur beau maître,
Et leurs regards suivaient le chemin de vos yeux.
ET POÈMES. I77
Ainsi qu'un vin bénit que l'on boit à la ronde,
Vous répandiez sur eux un discours embaumé,
En flattant sous vos doigts la chevelure blonde
D'un jeune Athénien immobile et charmé.
Après venait un chœur de femmes d'Ionie ;
La flûte cadençait leurs pas mélodieux;
Puis, ô Grecs ! enivrés d'amour et d'harmonie
Vous chantiez sur la lyre un hymne pour les dieux.
Sunium ! Sunium, ô divin promontoire
Que la mer de Myrtho baigne amoureusement,
Ta cime a vu trôner le sage dans sa gloire !
Il a mêlé sa voix à ton gémissement!
Il venait là s'asseoir sur la roche dorée,
Le poète ! il parlait avec un front riant ;
Parfois, comme pour lire une page inspirée,
Il s'arrêtait, les yeux plongés dans l'Orient.
Ses disciples, drapés dans leurs manteaux de laine,
Dans les myrthes en fleurs se groupant au hasard,
Recevaient en leurs cœurs, muets et sans haleine,
Le baume qui coulait des lèvres du vieillard.
Sunium I Sunium ! as-tu fait à sa place
Fleurir un laurier-rose ou quelque arbre inconnu ?
As-tu plus de parfums pour la brise qui passe ?
Tes échos chantent-ils depuis qu'il est venu ?
1837.
LIVRE DEUXIEME
LE POÈME DE L'ARBRE
A UN GRAND ARBRE
L'esprit calme des dieux habite dans les plantes.
Heureux est le grand arbre aux feuillages épais ;
Dans son corps large et sain la sève coule en paix,
Mais le sang se consume en nos veines brûlantes.
A la croupe du mont tu sièges comme un roi ;
Sur ce trône abrité, je t'aime et je t'envie;
Je voudrais échanger ton être avec ma vie,
Et me dresser tranquille et sage comme toi.
i8o
Le vent n'effleure pas le sol où tu m'accueilles;
L'orage y descendrait sans pouvoir t'ébranler;
Sur tes plus hauts rameaux, que seuls on voit trembler,
Comme une eau lente, à peine il fait gémir tes feuilles.
L'aube, un instant, les touche avec son doigt vermeil ;
Sur tes obscurs réseaux semant sa lueur blanche,
La lune aux pieds d'argent descend de branche en brandi
Et midi baigne en plein ton front dans le soleil.
L'éternelle Cybèle embrasse tes pieds fermes;
Les secrets de son sein, tu les sens, tu les vois;
Au commun réservoir en silence tu bois,
Enlacé dans ces flancs où dorment tous les germes.
Salut, toi qu'en naissant l'homme aurait adoré !
Notre âge, qui se rue aux lutte convulsives,
Te voyant immobile, a douté que tu vives,
Et ne reconnaît plus en toi d'hôte sacré.
Ah ! moi je sens qu'une âme est là sous ton écorce :
Tu n'as pas nos transports et nos désirs de feu,
Mais tu rêves, profond et serein comme un dieu,
Ton immobilité repose sur ta force.
Salut ! Un charme agit et s'échange entre nous.
Arbre, je suis peu fier de l'humaine nature ;
Un esprit revêtu d'écorce et de verdure
Me semble aussi puissant que le nôtre et plus doux.
Verse à flots sur mon front ton ombre qui m'apaise ;
Puisse mon sang dormir et mon corps s'affaisser;
ET POÈMES. l8l
Que j'existe un moment sans vouloir ni penser :
La volonté me trouble, et la raison me pèse.
Je souffre du désir, orage intérieur;
Mais tu ne connais, toi, ni l'espoir, ni le doute,
Et tu n'as su jamais ce que le plaisir coûte;
Tu ne l'achètes pas au prix de la douleur.
Quand un beau jour commence et quand le mal fait trêve,
Les promesses du ciel ne valent pas l'oubli;
Dieu même ne peut rien sur le temps accompli ;
Nul songe n'est si doux qu'un long sommeil sans rêve.
Le chêne a le repos, l'homme a la liberté...
Que ne puis-je en ce lieu prendre avec toi racines !
Obéir, sans penser, à des forces divines,
C'est être dieu soi-même, et c'est ta volupté.
Verse, ah ! verse dans moi tes fraîcheurs printanières,
Les bruits mélodieux des essaims et des nids,
Et le frissonnement des songes infinis;
Pour ta sérénité je t'aime entre nos frères.
Si j'avais, comme toi, tout un mont pour soutien,
Si mes deux pieds trempaient dans la source des choses,
Si l'Aurore humectait mes cheveux de ses roses,
Si mon cœur recelait toute la paix du tien ;
Si j'étais un grand chêne avec ta sève pure,
Pour tous, ainsi que toi, bon, riche, hospitalier,
J'abriterais l'abeille et l'oiseau familier
Qui, sur ton front touffu, répandent le murmure;
l82
Mes feuilles verseraient l'oubli sacré du mal,
Le sommeil, à mes pieds, monterait de la mousse;
Et là viendraient tous ceux que la cité repousse
Ecouter ce silence où parle l'idéal.
Nourri par la nature, au destin résignée,
Des esprits qu'elle aspire et qui la font rêver,
Sans trembler devant lui, comme sans le braver,
Du bûcheron divin j'attendrais la cognée.
1840.
II
LA MORT D'UN CHÊNE
Quand l'homme te frappa de sa lâche cognée,
O roi qu'hier le mont portait avec orgueil,
Mon âme, au premier coup, retentit indignée,
Et dans la forêt sainte il se fit un grand deuil.
Un murmure éclata sous ses ombres paisibles :
J'entendis des sanglots et des bruits menaçants ;
Je vis errer des bois les hôtes invisibles,
Pour te défendre, hélas! contre l'homme impuissants.
Tout un peuple effrayé partit de ton feuillage,
Et mille oiseaux chanteurs, troublés dans leurs amours,
Planèrent sur ton front, comme un pâle nuage,
Perçant de cris aigus tes gémissements sourds.
ET POÈMES. 183
Le flot triste hésita dans l'urne des fontaines;
Le haut du mont trembla sous les pins chancelants,
Et l'aquilon roula dans les gorges lointaines
L'écho des grands soupirs arrachés à tes flancs.
Ta chute laboura, comme un coup de tonnerre,
Un arpent tout entier sur le sol paternel;
Et quand son sein meurtri reçut ton corps, la terre
Eut un rugissement terrible et solennel.
Car Cybèle t'aimait, toi l'aîné de ses chênes,
Comme un premier enfant que sa mère a nourri;
Du plus pur de sa sève elle abreuvait tes veines,
Et son front se levait pour te faire un abri.
Elle entoura tes pieds d'un long tapis de mousse,
Où toujours en avril elle faisait germer
Pervenche et violette à l'odeur fraîche et douce,
Pour qu'on choisît ton ombre et qu'on y vînt aimer.
Toi, sur elle épanchant cette ombre et tes murmures,
Oh 1 tu lui payais bien ton tribut filial !
Et chaque automne à flots versait tes feuilles mûres,
Comme un manteau d'hiver, sur le coteau natal.
La terre s'enivrait de ta large harmonie;
Pour parler dans la brise, elle a créé les bois;
Quand elle veut gémir d'une plainte infinie,
Des chênes et des pins elle emprunte la voix.
Cybèle t'amenait une immense famille;
Chaque branche portait son nid ou son essaim :
Abeille, oiseaux, reptile, insecte qui fourmille,
Tous avaient la pâture et l'abri dans ton sein.
Ta chute a dispersé tout ce peuple sonore ;
Mille êtres avec toi tombent anéantis;
A ta place, dans l'air, seuls voltigent encore
Quelques pauvres oiseaux qui cherchent leurs petits.
Tes rameaux ont broyé des troncs déjà robustes;
Autour de toi la mort a fauché largement.
Tu gis sur un monceau de chênes et d'arbustes.
J'ai vu tes verts cheveux pâlir en un moment.
Et ton éternité pourtant me semblait sûre !
La terre te gardait des jours multipliés...
La sève afflue encor par l'horrible blessure
Qui dessécha le tronc séparé de ses pieds.
Oh 1 ne prodigue plus la sève à ces racines,
Ne verse pas ton sang sur ce fils expiré,
Mère I garde-le tout pour les plantes voisines :
Le chêne ne boit plus ce breuvage sacré.
Dis adieu, pauvre chêne, au printemps qui t'enivre.
Hier, il t'a paré de feuillages nouveaux;
Tu ne sentiras plus ce bonheur de revivre.
Adieu les nids d'amour qui peuplaient tes rameaux.
Adieu les noirs essaims bourdonnant sur tes branches,
Le frisson de la feuille aux caresses du vent,
Adieu les frais tapis de mousse et de pervenches
Où le bruit des baisers t'a réjoui souvent.
ET POEMES.
I*
O chêne, je comprends ta puissante agonie !
Dans sa paix, dans sa force, il est dur de mourir;
A voir crouler ta tête, au printemps rajeunie,
Je devine, ô géant ! ce que tu dois souflrir.
Ainsi jusqu'à ses pieds l'homme t'a fait descendre;
Son fer a dépecé les rameaux et le tronc ;
Cet être harmonieux sera fumée et cendre,
Et la terre et le vent se le partageront!
Mais n'est-il rien de toi qui subsiste et qui dure?
Où s'en vont ces esprits d'écorce recouverts?
Et n'est-il de vivant que l'immense nature,
Une au fond, mais s'ornant de mille aspects divers?
Quel qu'il soit, cependant, ma voix bénit ton être
Pour le divin repos qu'à tes pieds j'ai goûté.
Dans un jeune univers, si tu dois y renaître,
Puisses-tu retrouver la force et la beauté!
Car j'ai pour les forêts des amours fraternelles;
Poète vêtu d'ombre, et dans la paix rêvant,
Je vis avec lenteur, triste et calme ; et, comme elles,
Je porte haut ma tête, et chaute au moindre vent.
Je crois le bien au fond de tout ce que j'ignore;
J'espère malgré tout, mais nul bonheur humain :
Comme un chêne immobile, en mon repos sonore,
J'attends le jour de Dieu qui nous luira demain.
En moi de la forêt le calme s'insinue;
De ses arbres sacrés, dans l'ombre enseveli,
*4
i86
J'apprends la patience aux hommes inconnue,
Et mon cœur apaisé vit d'espoir et d'oubli.
Mais l'homme fait la guerre aux forêts pacifiques;
L'ombrage sur les monts recule chaque jour ;
Rien ne nous restera des asiles mystiques
Où l'âme va cueillir la pensée et l'amour.
Prends ton vol, ô mon coeur ! la terre n'a plus d'ombres
Et les oiseaux du ciel, les rêves infinis,
Les blanches visions qui cherchent les lieux sombres,
Bientôt n'auront plus d'arbre où déposer leurs nids.
La terre se dépouille et perd ses sanctuaires;
On chasse des vallons ses hôtes merveilleux.
Les dieux aimaient des bois les temples séculaires,
La hache a fait tomber les chênes et les dieux.
Plus d'autels, plus d'ombrage et de paix abritée,
Plus de rites sacrés sous les grands dômes verts!
Nous léguons à nos fils la terre dévastée,
Car nos pères nous ont légué des cieux déserts.
Ainsi tu gémissais, poète, ami des chênes,
Toi qui gardes encor le culte des vieux jours.
Tu vois l'homme altéré sans ombre et sans fontaines.
Val l'antique Cybèle enfantera toujours 1
Lève-toi! c'est assez pleurer sur ce qui tombe;
La lyre doit savoir prédire et consoler;
ET POÈMES. 187
Quand l'esprit te conduit sur le bord d'une tombe,
De vie et d'avenir c'est pour nous y parler.
Crains-tu de voir tarir la sève universelle,
Parce qu'un chêne est mort et qu'il était géant?
O poète! âme ardente, en qui l'amour ruisselle,
Organe de la vie, as-tu peur du néant?
Va ! l'œil qui nous réchauffe a plus d'un jour à luire ;
Le grand semeur a bien des graines à semer.
La nature n'est pas lasse encor de produire :
Car, ton cœur le sait bien, Dieu n'est pas las d'aimer.
Tandis que tu gémis sur cet arbre en ruines,
Mille germes là-bas déposés secret.
Sous le regard de Dieu veillent dans ces collines,
Tout prêts à s'élancer en vivante forêt.
Nos fils pourront aimer et rêver sous leurs dômes,
Le poète adorer la nature et chanter;
Dans l'ombreux labyrinthe où tu vois des fantômes,
Un idéal plus pur viendra les visiter.
Croissez sur nos débris, croissez, forêts nouvelles!
Sur vos jeunes bourgeons nous verserons nos pleurs ;
D'avance je vous vois, plus fortes et plus belles,
Faire un plus doux ombrage à des hôtes meilleurs.
Vous n'abriterez plus de sanglants sacrifices;
L'âge emporte les dieux ennemis de la paix.
Aux chants, aux jeux sacrés, vos séjours sont propices;
Votre mousse aux loisirs offre des lits épais.
i88
Ne penche plus ton front sur les choses qui meurent;
Tourne au levant tes yeux, ton cœur à l'avenir.
Les arbres sont tombés, mais les germes demeurent ;
Tends sur ceux qui naîtront tes bras pour les bénir.
Poète aux longs regards, vois les races futures,
Vois ces bois merveilleux à l'horizon éclos;
Dans ton sein prophétique écoute leurs murmures;
Ecoute : au lieu d'un bruit de fer et de sanglots,
Sur des coteux baignés par des clartés sereines,
Où des peuples joyeux semblent se reposer,
Sous les chênes émus, les hêtres et les frênes,
On dirait qu'on entend un immense baiser!
1842
III
LE BUCHERON
Le chêne aux flancs noueux dans l'herbe est couché mortj
Mais du vieux bûcheron c'est le dernier effort;
Il pose sa cognée et s'accoude au long manche;
Il se courbe, en soufflant, le pied sur une branche;
Son morceau de pain noir est gagné pour demain ;
Et, s'essuyant le front du revers de la main :
« Triste et rude métier que de porter la hache!
A ce labeur de mort quel dieu m'a condamné ?
ET POEMES.
Sur tes plus beaux enfants j'ai frappé sans relâche,
Et je t'aime pourtant, forêt où je suis né !
* Ton ombre est mon pays ; j'y vieillis ; je sais l'âge
Des grands chênes épars sur les coteaux voisins.
Jamais je ne dormis dans les murs d'un village;
Je ne cueillis jamais le blé ni les raisins.
« Ma mère me berça dans la mousse et l'écorce;
J'ai, dans un nid pareil, vu dormir mes enfants;
Et, comme moi jadis, fiers de leur jeune force,
Ils grimpaient, tout petits, sur l'arbre que je fends.
« J'ai compté de beaux jours, hélas ! et des jours sombres
Que savent tous ces bois, complices ou témoins;
J'ai connu d'autres maux que la faim sous leurs ombres ;
Dans un corps endurci l'âme ne vit pas moins.
« Je la sens s'agiter sous le joug qui m'enchaîne ;
Et l'arbre, gémissant de mes coups assidus,
Parle au noir bûcheron qui fend le cœur du chêne
Comme aux pales rêveurs sur la mousse étendus.
< J'eus chez vous mon printemps, mes songes, mes chimères,
Arbres qui modérez le soleil et le vent!
J'ai versé sur vos pieds des larmes bien amères,
Mais pour moi votre miel a coulé bien souvent.
t J'entends parfois de loin monter la voix des villes,
Elle m'arrive en bruits douloureux et discords;
J'aime mieux écouter ces feuillages mobiles
D'où pleut un frais sommeil sur l'âme et sur le corps.
190
« D'ailleurs, la voix qui siffle en traversant l'érable,
Le son calme et plaintif qui s'exhale du pin, .
Ont un écho dans moi, profond, vague, ineffable
Dont j'écoute en tous lieux le murmure sans fin.
« Si j'ai vos bras noueux, vos cheveux longs et rudes,
J'ai mes chansons aussi, mes bruits graves et doux,
Et sur mon front ridé le vent des solitudes,
O chênes fraternels, frémit comme sur vous!
« En ennemi, pourtant, sur ces monts que j'outrage,
La hache en main, frappant tous mes hôtes chéris,
Liés en vifs faisceaux pour un sordide usage,
Des rameaux et des troncs j'entasse les débris.
« Aussi mon àme est triste et j'ai le regard sombre;
Destructeur des forêts, je me suis odieux ;
J'ai déjà dépouillé cent arpents de leur ombre;
J'ai fait place aux humains ; pardonnez-moi, grands dieux!
« Mais c'est la pauvreté qui par moi vous profane,
Saints temples des forêts, arbres que j'aime en vain 1
Pour mes fils affamés dans ma pauvre cabane,
Chaque arbre, hélas ! qui tombe est un morceau de pain.
« La pauvreté ! c'est elle avec qui ce fer lutte ;
Elle fait taire en moi ces choses que j'entends;
C'est elle qui renverse, en pleurant sur sa chute,
Pour les besoins d'un jour, le chêne de cent ans.
« Heureux ! — si le bonheur visite un riche même,
Loin de cette ombre antique où parle un dieu caché, —
ET POÈMES. 191
Heureux le laboureur, heureux celui qui sème
Et reçut des aïeux son champ tout défriché 1
« Il ne récolte pas son pain du sacrilège ;
Tranquille en son labeur, ignorant mes combats,
Il n'a jamais sapé le toit qui le protège,
Ces vieilles amitiés qu'en frémissant j'abats.
«Adieu les troncs divins qu'un peuple immense habite,
Les abeilles et l'homme et les oiseaux du ciel,
Tours que le vent balance et dont le flanc palpite
Ruisselant de fraîcheur, d'harmonie et de miell
« Il en reste un... marqué du sceau fatal du maître,
Mon plus cher souvenir... à frapper quelque jour.
Mon vieil hôte, du bois l'ornement et l'ancêtre
A lui de s'écrouler... Puis ce sera mon tour! »
Frappe, ô vieux bûcheron, et détruis sans murmures :
Les anciennes forêts pour la hache sont mûres.
L'orage est, comme toi, terrible et bienfaisant.
Oui, votre office est rude et ton fer est pesant:
Car ces bois sont pour toi consacrés par des tombes,
Ces rameaux ont porté le nid de tes colombes,
Et ce chêne entouré d'un culte filial
Prêta sa mousse épaisse à ton lit nuptial.
Dans le vague sommeil où son ombre te plonge,
De tes jeunes saisons le rêve se prolonge.
Il est dur de saper et de jeter au feu
Les vieux piliers du temple où l'on a connu Dieu.
IQ2
Mais des vallons obscurs et peuplés de fantômes
Aux ailes d'or du jour il faut ouvrir les dômes,
Pour qu'un soleil fécond fasse, en dardant sur eux,
Fuir de l'humide sol les esprits ténébreux,
Et, préparant les champs à des moissons prochaines,
Livre à des bras humains le royaume des chênes.
Dieu le veut! les cités déplacent les forêts,
Et le désert souvent suit la cité de près.
Comme l'arbre, à son jour, quitte ou reprend sa feuille,
Quoi que fasse en ses flancs la ruche et qu'elle veuille,
Ainsi, docile au vent toujours prêt à souffler,
Le monde en ses saisons doit se renouveler.
Sur les coteaux ombreux pour qu'un peuple y fourmille,
Fais place avec la hache à ta jeune famille;
Là, sous les cerisiers encor rouges de fruit,
Mille bruns moissonneurs souperont à grand bruit;
De beaux enfants joufflus, rentrant le soir aux granges,
Passeront en chantant sur le char des vendanges,
Et les joyeux voisins viendront se convier
A rompre le pain blanc au pied de l'olivier,
Et tout ce peuple heureux des vastes métairies,
Uni pour le travail en douces confréries,
Célèbre en ses chansons l'ancêtre courageux
Qui de l'âge de fer vit les jours orageux,
Prépara le désert à la culture humaine,
Et, pour faire à ses fils un plus libre domaine,
Brava, tout en pleurant l'ombre qu'il adorait,
L'amour et la terreur de l'antique forêt.
1846.
ET POÈMES. I93
II
LA CHANSON DE L'ALOUETTE
Je suis, je suis le cri de joie
Qui sort des prés à leur réveil;
Et c'est moi que la terre envoie
Offrir le salut au soleil.
Je pars des chaumes blancs de brume,
A mes pieds flotte un fil d'argent,
La rosée emperle ma plume,
Et je la sème en voltigeant.
Je plane et chante la première
Dans l'azur frais où l'aube éclot;
Je me baigne dans la lumière,
Et vais me mirer dans un flot.
Ma voix est sans note plaintive,
Je ne dis rien au triste soir;
Je suis la chanson folle et vive
De la jeunesse et de l'espoir.
Je dis au malade qui veille :
Bénis Dieu, la nuit va finir!
35
194
Au laboureur que je réveille :
Fais ton sillon pour l'avenir !
Si mon chant près d'une fenêtre
Attire un couple jeune et beau,
Je répète : Le jour va naître,
Laisse partir ton Roméo !
Je suis, je suis le cri de joie
Qui sort des prés à leur réveil;
Et c'est moi que la terre envoie
Offrir un salut au soleil.
III
ALMA PARENS
« J'irai boire l'eau vierge aux sources des grands fleuves,
Mes pieds se poseront sur l'azur du glacier.
Je veux baigner mon corps aux flots des brises neuves,
L'éther le trempera comme l'onde l'acier.
Dormons sur une cime avec effort gravie;
Dans la neige éternelle il faut laver nos mains ;
L'air fait mouvoir là-haut des principes de vie;
Allons l'y respirer pur des souffles humains.
J'emprunterai ma force aux forces maternelles ;
Nature, ouvre tes bras à ton fils épuisé,
ET POÈMES. 195
Laisse ma bouche atteindre à tes fortes mamelles:
Jamais l'homme à ton sein n'a vainement puisé.
Je veux monter si haut sur les Alpes sublimes,
Que rien ne vienne à moi des miasmes d'en bas;
Un nuage à mes pieds couvrira les abimes,
Si le monde rugit, je ne l'entendrai pas !
Votre regard s'arrête au flanc noir de la nue:
Moi, j'en verrai d'en haut le côté lumineux.
J'embrasserai de l'âme une sphère inconnue,
Je toucherai des mains ce qui fuit à vos yeux.
Montons ! le vent se meurt aux pieds du roc immense,
Le doute ne saurait flotter sur ce haut lieu ;
Montons ! enveloppé de calme et de silence,
Sur ces larges trépieds j'entendrai parler Dieu.
L'air aspiré là-haut vivra dans ma poitrine,
Dans l'ombre de la plaine un rayon me suivra;
Ceux qui m'ont vu gravir pesamment la colline
. jnnaitront plus l'homme qui descendra. »
Ainsi je me parlais, plein d'un espoir insigne.
J'ai suivi sans tarder ce guide intérieur;
Du faite de leurs tours les Alpes m'ont fait signe,
Et sur leurs blancs degrés j'ai versé ma sueur.
Plus haut que le sapin, plus haut que le mélèze,
Sur la neige sans tache au soleil j'ai marché;
Dans l'éther créateur je me baigne à mon a:se;
Le monde où j'aspirais, mes deux pieds l'ont touché.
196
J'ai dormi sur les rieurs qui viennent sans culture,
Dans les rhododendrons j'ai fait mon sentier vert;
J'ai vécu seul à seule avec vous, ô nature !
Je me suis enivré des senteurs du désert.
Je me suis garanti de toute voix humaine
Pour écouter l'eau sourdre et la brise voler ;
J'ai fait taire mon cœur et gardé mon haleine
Pour recevoir l'esprit qui devait me parler.
Et voilà qu'entouré de cimes argentées,
Cueillant le noir myrtil, buvant un flot sacré,
Goûtant sous les sapins les ombres souhaitées,
Libre dans mes déserts, voilà que j'ai pleuré 1
Le soleil dore en vain les Alpes jusqu'au faîte;
Si je plonge en mon cœur, toujours de l'ombre au fond
J'ai rencontré le sphinx en cherchant le prophète;
L'avide immensité m'absorbe et me confond.
Est-ce donc par orgueil que ton front nous attire,
Est-ce pour éblouir que ton œil resplendit.
O nature 1 et n'as-tu rien de plus à me dire
Que ces mots : Je suis grande et vous êtes petit ?
Est-ce pour mieux sentir ma défaillance intime
Que je suis venu, seul et si loin, t'implorer?
Oh! je n'ai pas besoin d'un oracle sublime
Pour me trouver débile et pour savoir pleurer !
Pourquoi de tes enfants tromper la soif, ô mère?
Il faut à leur poitrine un lait puissant et pur;
ET POÈMES. T97
Si tu ne fais jaillir qu'une boisson amère,
Pourquoi leur tendre encor tes mamelles d'azur?
Pourquoi devant mes yeux ta paupière abaissée?
Tout langage entre nous s'est-il déjà perdu?
Je viens chercher en toi quelque sainte pensée ;
Pourquoi, d'un signe au moins, n'as-tu pas répondu?
Mais, sans doute, mon âme était mal préparée;
Les souvenirs d'en bas voilaient mon œil obscur;
Pour l'huile de lumière et la manne sacrée
Le vase n'était pas d'un métal assez pur.
Peut-être l'eau terrestre a flétri ma poitrine ;
J'ai bu ces vins trompeurs dont tant d'hommes sont morts •
Je frapperais en vain à la roche divine,
Je ne puis plus porter le breuvage des forts.
Serait-ce qu'une main invisible et jalouse
Entre nos saints baisers élève un mur d'effroi ?
Comme sur les beautés secrètes d'une épouse,
Dieu veut jeter peut-être un voile épais sur toi.
Il veut choisir lui-même et compter ses prophètes ;
Tout homme n'a pas droit au sacré rameau d'or;
Dieu place à tes côtés d'austères interprètes,
L'anathème sur toi plane et menace encor.
Le colloque de l'homme et de la solitude
Te fait-il craindre, ô Dieu, ton nom mis en oubli?
Tu veux le surveiller avec inquiétude.
Et tes prêtres ont dit quelque part: Va soli!
Si, comme l'univers, l'âme est ta créature,
Pourquoi jeter entre eux cet abîme profond?
Laisse s'entrelacer mon cœur et la nature.
Pourquoi tant de secret, si le bien est au fond?
Un esprit de terreur habite dans l'espace,
Vole à travers les bois sur les eaux et dans l'air;
Quand l'âme et le désert se trouvent face à face,
L'homme sent le frisson roidir toute sa chair.
La nature sourit comme une amante reine;
Elle ouvre un sein vermeil, l'homme va s'y jeter;
Et, quand son bras s'enlace au cou de la sirène,
Un bras plus fort se dresse entre eux pour l'arrêter.
Dans la source d'eau bleue où pour boire on se penche,
Il met la salamandre, il cache un sel amer;
Sur l'ombre où l'on s'endort il suspend l'avalanche,
Sous la barque où l'on chante il fait gronder la mer.
Une secrète horreur qui trouble les plus braves
Entre le monde et nous s'étend pour le voiler;
Notre âme et l'univers sont-ils donc des esclaves
A qui leur Dieu tremblant défend de se parler?
Je voulais, ô nature, avoir un lit de mousse,
Y dormir avec toi couvert par la forêt;
Mais ton œil tour à tour m'attire et me repousse :
De ma tristesse immense est-ce là le secret?
Un air qui me supporte où donc le trouverai-je?
Je n'ai pu m'enlever sur l'aile d'aucun vent;
ET POEMES.
I99
J'ai respiré l'ennui dans les fleurs, sur la neige;
Les chênes n'ont pour moi qu'un ombrage énervant.
Serait-ce qu'à mon cœur la solitude pèse?
Ne l'ai-je enfin trouvée, après tant de chemin,
Que pour dire aussi, moi, qu'elle est chose mauvaise,
Et pour y regretter le tourbillon humain?
Peut-être en maudissant les prisons où nous sommes,
J'aurai trop présumé des vertus du désert;
Plus que je ne l'ai cru l'homme a besoin des hommes ;
La terre ne dit rien s'ils cessent leur concert.
Mais ne blasphémons pas la nature éternelle,
Son lait pur coulera pour nous au jour marqué;
Pour vivre de sa vie et tout comprendre en elle,
Je sens bien, ô mon cœur, ce qui vous a manqué.
Oui, la nature est morne autour du solitaire,
La fleur qu'il cueille est pâle et ses jours sont moins bleus,
Mais la terre sourit et parle sans mystère,
Quand sur sa robe verte on vient dormir à deux.
Elle livre par mille aux amants, aux poètes,
Les trésors qu'elle cache au sombre analyseur,
Et convie au secret de ses mystiques fêtes
L'homme ardent et serein qui pense avec le cœur.
Secoue, ô mon esprit, toutes tes peurs sans causes,
Soutiens vers l'infini ton essor filial,
Aspire aux vieux sommets, vois les sources des choses
Vois poindre sur les monts le soleil idéal.
Poursuis dans les déserts la grande âme du monde,
Fouille dans cette mer où chacun peut plonger;
Chante, invoque, bénis : pour qu'elle te réponde.
C'est à force d'amour qu'il faut l'interroger.
Oui, l'homme, malgré tout, s'il aspire et s'il aime,
Au fond de l'univers voit un Dieu qui sourit.
O nature ! le mal n'est pas ton mot suprême,
L'ouragan fauche moins que le sol ne fleurit.
Oui, dans l'éclat divin dont ta face est empreinte,
C'est mieux que la grandeur que l'homme adore en toi ;
Ouoique ton front chenu répande au loin la crainte,
Le nœud qui nous unit n'est pas un nœud d'effroi.
Car, même à travers l'ombre et le bruit des tempêtes,
Sur les rochers déserts où triste je rêvais,
Même au bas des glaciers qui craquaient sur nos têtes
Dans tes jours de colère et dans mes jours mauvais,
Sous tes sourcils froncés perçaient des yeux de mère,
Toujours près de l'absinthe une ruche de miel,
Toujours cent épis d'or pour une ivraie amère,
Et partout l'espérance, et partout l'arc-en-ciel!
Partout, des eaux, de l'air, des arbres, de la mousse,
De la neige, des fleurs, des ténèbres, du jour,
Des antres et des nids, sortait une voix douce
Qui remplissait l'espace, et qui disait: Amour!
ET POEMES.
IV
A LA TERRE
— O mère des vivants, ô terre, ô déité,
Nul homme plus que moi n'adore ta beauté!
Il n'est pas de rayon au ciel, et pas de globe,
Qui me soient plus sacrés qu'une fleur de ta robe.
— Je me souviens de toi ; sur mes plus hauts sommets,
Un pied plus amoureux ne se posa jamais.
Je t'ai vu, gravissant mes Alpes solitaires,
Tabreuver à longs traits dans leurs coupes austères.
— Ah! j'étais libre et fort, j'étais seul avec Dieu,
Pas un vestige humain ne souillait ce saint lieu !
Jamais je n'ai senti, depuis cette heure étrange,
D'amour et de terreur cet enivrant mélange.
Quand il fallut revoir la plaine où l'homme est roi,
Mère, je m'indignais et je pleurais sur toi :
Car, ô terre, à plaisir l'homme te défigure;
Rien ne te restera de ta noble parure;
Chacun de nos travaux t'enlève une beauté ;
Tu vas baissant ton front comme un taureau dompté.
Dans ton royaume antique, une aveugle industrie
Fera céder bientôt l'ordre à la symétrie.
a6
Par des murs anguleux les champs sont divisés;
Les fleuves gracieux, dans leurs lits maîtrisés,
Ont aligné les plis de leurs courbes divines;
Un lourd niveau s'étend sur le sein des collines,
Et le jour n'est pas loin où nous ne verrons plus
Un seul arbre debout sur ces monts chevelus;
Jusqu'au dernier sommet, les nations accrues
Décharnent le granit sous le fer des charrues.
O chênes, ô forêts, ô lieux doux et sacrés,
Temple où les premiers dieux à nous se sont montrés,
Où de nos jours encor l'esprit d'en haut se cache,
Mon cœur saigne pour vous à chaque coup de hache 1
Je sens une même âme entre nous s'échanger;
Ailleurs que parmi vous je me crois étranger;
Il pleut de vos rameaux des visions sans nombre,
Et l'intime soleil me luit mieux sous votre ombre !
Quand l'homme ainsi vainqueurdes fleuves etdes bois
Au plus lointain désert aura donné des lois
Et mis à nu des monts les squelettes énormes,
Et serré tes beaux flancs de réseaux uniformes,
O globe, dépouillé de ta vieille splendeur,
Pourras-tu d'idéal parler dans ta laideur?
— Ami de mes secrets et de mes solitudes,
Ah! laisse-moi sourire à tes inquiétudes!
L'homme te fait trembler pour nos abris charmants
Et tu le vois déjà vainqueur des éléments.
C'est ainsi, je le sais, que parlent vos prophètes;
Vos Titans sont tout prêts à trôner sur mes faites ;
Ils partagent déjà mes dépouilles entre eux,
ET POEMES. 203
Et sillonnent mes flancs de leurs fers orgueilleux.
Mais ils n'ont pas encore avec leur main rebelle
Ébranlé les créneaux de l'antique Cybèle ;
Mon vieux front de ses tours n'est pas découronné,
Et du Sphinx des déserts l'Œdipe n'est pas né!
De plans audacieux soyez toujours prodigues ;
Multipliez vos chars, vos vaisseaux et vos digues;
Comme fait un coursier la poudre de ses crins,
Je puis tout disperser en secouant mes reins.
CONTRE LE REPOS
Va ! marche au but suprême où marche toute chose :
Vois, d'un souffle divin l'espace est tourmenté ;
Quel globe est endormi? Quel astre se repose?
Toi seul tu prétendrais à l'immobilité!
Attends-tu là, couché, que le désert t'apporte
Ses fontaines d'eau vive où tu veux t'étancher;
Et, venu pour toi seul, que Dieu frappe à ta porte,
Sans que tu daignes faire un pas pour le chercher?
Ses bras te sont tendus; va toi-même, et réclame
La part qui te revient d'air pur et de soleil ;
Et s'il pleut quelque part de la manne pour l'âme,
Sache, pour la cueillir, t'arracher au sommeil.
204
Suis l'instinct qui t'invite à sortir de toi-même,
Si tu veux croître en force, en sagesse, en beauté;
Vois le saint univers qui t'appelle et qui t'aime:
Cherche en lui ce qui manque à ta divinité.
Monte sur les sommets, fouille dans les cavernes;
Aux astres, aux volcans, allume tes flambeaux ;
Agrandis chaque jour l'empire où tu gouvernes;
De ton sceptre brisé réunis les lambeaux.
Dompte les éléments et rends-les tributaires;
Mets aux chaînes Protée; emploie à tes desseins
La nymphe des glaciers et l'esprit des cratères;
Multiplie, ô Titan ! tes sublimes larcins.
Du vol de la pensée aide tes bras trop frêles;
La volonté des monts sait courber les sommets ;
Fatigue tour à tour ou tes pieds ou tes ailes,
Lt rampe, s'il le faut, mais ne t'assieds jamais.
Lève-toi ! Dieu maudit les races accroupies
Des stagnantes cités respirant l'air mauvais;
Le doute et le repos aujourd'hui sont impies:
Homme, sache trouver ce qu'enfant tu révais.
Marche seul, si ton frère en chemin t'abandonne
Et des désirs sacrés ne sent plus l'aiguillon.
Vois là-bas, au désert, ce champ que Dieu te donne:
Au sol de l'inconnu va creuser ton sillon.
Souffre et combats; la lutte a des palmes certaines!
C'est trop peu d'en gémir, il faut dompter le mal;
ET POÈMES. 20)
Il faut chercher et vaincre, au bout des mers lointaines,
Le monstre vigilant qui garde l'idéal.
Passe, et n'écoute pas qui taxe de mensonge
Cet invincible espoir, ton guide et ton soutien:
Tout abime à sa perte; et quand le cœur y plonge,
Sous l'horrible douleur il trouve encor le bien.
Va, sans le renier, jusqu'au bout de ton rêve,
Qu'aperçois-tu, mon âme ? Au fond, n'est-ce pas Dieu ?
Tu vas à lui. Crains-tu d'échouer sur la grève?
Est-ce pour te tromper qu'y luit son œil de feu?
Pars, recueillant les bruits sous les chênes prophètes,
Les parfums, les rayons que darde l'avenir;
Demande au vin sacré que versent les poètes
L'ardeur de proclamer celui qui doit venir !
Remplis donc â deux mains la coupe où tu t'enivres;
Puise dans le désert, puise dans la cité.
Va! lis dans la nature, et même dans les livres;
Où l'amour n'est-il pas ? où n'est pas la beauté ?
Prends à la terre, aux flots, tout ce qui s'en exhale ;
Emporte dans ton vol les rumeurs des chemins;
Prends aux fleurs des sommets l'haleine matinale ;
Respire-la mêlée à celle des humains!
Vole au terme entrevu de tes courses fécondes,
Sans t'arrêter ici, car le but est ailleurs:
Car, ô souffle immortel, tu dois à d'autres mondes
Porter ce que le nôtre a d'atomes meilleurs.
206
Va donc, homme, va donc ! ta moisson n'est pas mûre;
Tu n'as pas tout aimé, tu n'as pas tout compris ;
Tu n'as pas accompli, sous l'œil de la nature,
Les rites de l'hymen avec tous ses esprits!
Marche sans t'endormir, même parmi les roses,
Pour aller, quand la terre aura repris tes os,
Vers l'être que tu sens à travers toutes choses,
Te reposer en lui... s'il connaît le repos!
VI
LA CIGALE
L'air pèse et brûle ; il n'est dans l'herbe et les épis
Bruit d'ailes ni murmures ;
Même les froids lézards se cachent assoupis
Au fond des gerbes mûres.
La feuille au loin se tait dans l'immobilité,
Pas un oiseau ne vole;
La terre a vu tarir dans les bras de l'été
Sa sève et sa parole.
De la plaine embrasée où sont les habitants?
La vie est-elle encore?...
Oui, la nature veille, et, joyeux, je t'entends,
O cigale sonore !
ET POEMES. 207
Ton cri sort des sillons brûlants et crevassés,
De l'orme aux branches sèches,
Parmi les chauds rayons qu'un ciel rouge a lancés
Aigus comme des flèches.
C'est toi qu'un doux vieillard, des voluptés épris,
Disait aux dieux pareille;
Et l'homme de nos jours te ferme avec mépris
Son cœur et son oreille !
£n cercle les héros t'écoutaient autrefois
Comme un hymne dorique.
Qui donc s'est transformé de l'homme ou de ta voix,
O chanteuse homérique?
Non, tu n'as rien changé, nature, à tes accents,
Ta musique est la même;
Mais, pour trouver la clef de tes accords puissants.
Il faut d'abord qu'on t'aime.
Poète, je le sais : nul n'est vil à mes yeux
Des mille aspects de l'être;
Tout cri révèle une âme, et mon cœur sérieux
L'accueille et s'en pénètre.
Viens, cigale ma sœur, et chante près de moi ;
Nul homme sacrilège
N'oserait, où je suis, porter la main sur toi;
I.a muse te protège.
Moi, je me dis impur, si dans l'ombre en marchant
J'écrase un frêle insecte;
208
Au chœur universel tout ce qui prête un chant,
Il faut qu'on le respecte:
Car la terre gémit, car Dieu même est chagrin
D'une note étouffée,
Et d'une voix qui manque à l'hymne souverain
Dont l'homme est coryphée.
VII
HERMIA
Un jour, obéissant à ces charmes austères
Qu'exercent les hauts lieux sur les cœurs solitaires,
Il voulut respirer la neige des sommets
D'une chaste blancheur revêtus à jamais.
Sur ces trépieds, où Dieu descend dans la lumière,
Où les forêts, à l'homme unissant leur prière,
Exhalent leurs senteurs et leurs bruits vers le ciel,
Il s'enivra longtemps du souffle universel.
Enfin, désaltéré des divines haleines,
Un plus tiède horizon l'attira vers les plaines;
Car. poète, il n'a vu qu'en ses rêves encor
Au pays du soleil mûrir les pommes d'or.
ET POÈMES. 209
Après les régions de la neige éternelle,
Des rocs tumultueux d'où le glacier ruisselle
La mousse et le lichen sillonnent les flancs gris;
Puis les rhododendrons rougissent tout fleuris ;
Puis, toujours s'abaissant, les cimes étagées
De diverses forêts par zones sont chargées :
Les mélèzes d'abord, les sapins, et des prés
L'émail couvrant déjà des flancs plus tempérés,
Et les hêtres touffus, les bouleaux et les chênes
Annonçant la douceur des collines prochaines.
Sous leur ombre, il marcha jusqu'au premier gradin
D'où l'oeil saisit la plaine et son riant jardin,
Et l'extrême horizon du lac aux bords fertiles,
Dont le myrte et l'orange ont embaumé les îles.
Offrant à la fatigue un asile attiédi,
Là s'ouvrait une grotte au soleil de midi.
D'un bois entremêlé de taillis, de clairière,
De longs vergers en fleurs blanchissaient la lisière.
Les coteaux sinueux qui portent les raisins,
Et les plants d'oliviers, de là semblaient voisins.
Et pourtant des sapins la tête haute et sombre
Versait tout près encor la froideur de son ombre.
Amoureux des jardins et des bois tour à tour,
Dans la grotte paisible il se fit un séjour.
La brise et le soleil, par une large entrée,
Des parfums et des voix de toute la contrée
Lui portaient le tribut. Un charmant arbrisseau
Déployé sur le bord de la voûte en berceau,
Sous un treillis de fleurs et de feuilles pendantes,
Arrêtait de midi les flammes trop ardentes.
37
L'arbre mystérieux — il ignora son nom —
Entre la vie et l'être, admirable chaînon,
S'ébranlait de lui-même et par sa propre force,
Comme s'il enfermait un dieu sous son écorce;
Sans attendre aucun souffle, il murmurait des sons,
Ses fleurs dans leurs parfums répandaient des chansons,
Des soupirs presque humains, une plainte si douce,
Que sur le seuil de l'antre, et couché sur la mousse,
Souvent de ces beaux lieux le nouvel habitant
Oubliait tout un jour de vivre en l'écoutant.
Ainsi, sans les compter, il laissait fuir les heures,
Dans ce désert où Dieu lui donna ses meilleures.
Des sommets aux vallons, quand, las d'avoir erré,
Chaque soir, dans la grotte il s'était retiré,
Un fertile sommeil, inconnu dans les villes,
Sans les appesantir fermait ses yeux tranquilles.
Par la porte d'ivoire, un songe, hôte charmant,
Près de lui descendu, l'enivrait mollement,
Et, dans toutes ses nuits, d'une image pareille,
A. sa vue, à son cœur répétait la merveille.
Il voyait dans la grotte, au coin le plus obscur,
Une lueur mêlée et d'argent et d'azur,
Comme un reflet du lac lorsque la lune y brille,
Jaillir des blancs contours d'un corps de jeune fille;
Puis à la voûte, aux murs, sur les cristaux sculptés,
L'auréole agrandie allumait des clartés.
Un arbuste semblable à la plante inconnue,
Et d'où sort comme un fruit la vierge demi-nue,
A sa chaste ceinture attache un vêtement
De rameaux et de fleurs noués confusément:
ET POEMES,
De ses seins non voilés la neige ardente et pure
S'élève et resplendit dans la sombre verdure;
Sur sa hanche onduleuse un de ses bras descend ;
Une urne, d'où les eaux coulent en gémissant,
A l'autre sert d'appui ; tout est repos en elle ;
Un immobile éclair enflamme sa prunelle;
Le silence divin sur ses lèvres sourit;
A peine si la vie autrement s'y trahit,
Tant son souffle est subtil, et dans son cœur paisible
Glisse sans soulever un mouvement visible.
Son âme cependant déborde, et par ses yeux
Sa parole jaillit en ruisseaux radieux,
Et sur l'heureux songeur s'épanchant tout entière,
D'un rayon prolongé va toucher sa paupière.
Lui, sent par tout son être, ébloui, palpitant,
Ce regard de déesse et d'amante pourtant,
Qui, dans sa fixité lumineuse et limpide,
D'un baiser continu lui verse le fluide.
Ainsi, jusqu'au matin, dans l'extase bercé,
Sous un astre amoureux, il dormait caressé.
Illuminant son cœur d'une clarté suprême,
La vierge aux yeux perçants le contemplait de même;
L'urne et les rameaux verts chantaient divinement;
Et c'était chaque nuit égal enivrement?
Or, dans la grotte, après quelques jours, son vieux maître
Un homme au large front, des bois auguste prêtre,
Descendant des hauts lieux, rentra : car, tous les ans,
Sa main savante et douce aux mortels languissants,
Dans le désert, aux pieds des neiges virginales,
Cueillait, sous l'œil de Dieu, les fleurs médicinales.
Confiant pour cet hôte, et pieux comme un fils,
Le jeune homme eut bientôt dit son nom, son pays,
Son invincible amour des monts, des forêts sombres,
Les désirs infinis qui pleuvent de leurs ombres,
Ses courses, son sommeil dans la grotte abrité,
Et le rêve charmant qui l'avait visité.
Et le sage l'aima; dans les âmes brûlantes,
Il savait lire, ainsi que dans le sein des plantes;
Il comprit cet enfant au désert envoyé
Pour y lire de Dieu le livre déployé.
Un soir, assis tous deux sous les roches voûtées,
Ayant pour frais tapis les mousses veloutées,
Tandis que sur le lac la brume s'épaissit,
Il prépara son cœur et lui fit ce récit :
I
C'est du soleil de mai qu'Hermia nous est née;
Sa mère, au bout des prés par les fleurs entraînée,
Sous les rameaux en sève et les nids palpitants,
Avait, tout le matin, respiré le printemps.
Au bord du lac assise, appuyée au vieux saule
Dont les feuilles d'argent pleurent sur son épaule,
A ses pieds les iris, les joncs peuplés d'oiseaux,
Les cygnes amoureux jouant dans les roseaux;
Ses yeux plongent au loin sur l'eau bleue et vermeille
Comme une large fleur où va boire une abeille,
Et sa bouche entr'ouverte aspire le baiser
D'un rayon de soleil qui vient de s'y poser.
Là, seule et devant Dieu, sans assistance humaine,
Ainsi que l'épi mûr laisse tomber sa graine,
Comme l'écorce ouvrant un passage au bourgeon,
ET POÈMES. 21}
Le calice à la fleur, le nuage au rayon,
Comme si dans les airs dont l'esprit la pénètre
Son sein eût recueilli le germe de votre être,
Sans craindre de mourir, sans plainte et sans douleurs,
Elle vous mit au monde, Hermia, sur les fleurs!
On se rappelle encor ce jour dans nos contrées,
Tant le soleil fut beau, tant les forêts sacrées,
Et l'onde étincelante, et les plaines en feu,
Semblèrent s'éveiller plus près de l'oeil de Dieu !
Tout le ciel était pur des vapeurs de la terre,
Comme un front virginal que nul souci n'altère ;
Les rêves infinis pouvaient prendre l'essor
Sans qu'un nuage heurtât, là-haut, leurs ailes d'or.
De cette matinée, on cite des prodiges :
Mille boutons éclos tout à coup sur leurs tiges,
Les serpents disparus dans leurs antres obscurs,
Et Dieu paralysant tous les êtres impurs,
Et d'invisibles voix sous l'ombrage entendues,
Et des gouttes de miel aux feuilles suspendues.
Dans la vigne et les prés, sur les bruns travailleurs
Il tomba de chaque arbre une neige de fleurs;
De gais oiseaux volant au bord des toits champêtres
Posèrent des rameaux sur toutes les fenêtres.
L'air entrait comme un baume au cœur des affligés,
Les outils du labeur paraissaient plus légers ;
Chacun se sentait pur de ses haines passées,
Une heure enfin coula sans mauvaises pensées.
Sur le sein maternel, enfant joyeux et fort,
A la vie Hermia souriait dès l'abord ;
Les oiseaux lui parlaient, les plantes inclinées
214
La touchaient doucement comme des sœurs aînées,
Et, prompt comme ses yeux à s'ouvrir au soleil,
Son cœur semblait comprendre et bénir ce réveil.
Or, les jours de présents sont prodigues pour elle:
Chacun vient apporter une grâce nouvelle,
Et tourne avec amour autour de son berceau,
Offrant, pour la parer, ce qu'il a de plus beau :
L'un verse à ses cheveux tout l'or des moissons blondes
Et donne à son regard l'azur profond des ondes:
L'autre, pour la pensée et les rêves naissants,
Dessine de son front les contours grandissants,
Des vertus en son cœur sème avec soin les germes ;
L'autre sur le gazon soutient ses pieds plus fermes ;
Elle courut bientôt comme un jeune chevreuil.
La nature, inquiète et la suivant de l'œil,
Lui cachant les douleurs d'où plus tard naît le doute,
Rien qu'en leçons d'amour abondait sur sa route :
Et l'enfant, par chaque être au bonheur invité,
Respirait de partout la vie et la beauté.
Mais, comme les sapins qui vivent sur les cimes
Nourris de la rosée et des neiges sublimes,
Et ces herbes sans nom, et ces fleurs du haut lieu,
Et ces jardins jamais arrosés que par Dieu,
Son cœur, ayant racine au sein de la nature,
Refusait des mortels la savante culture,
Et le langage humain à sa bouche inconnu
Jusqu'à son ame encor n'était pas parvenu.
Elle comprenait bien tout ce que peuvent dire
L'accent qui vient du cœur, les soupirs, le sourire;
Ses lèvres des oiseaux recevant les leçons,
ET POEMES.
Répétaient des accords appris de leurs chansons;
Sa voix se répandait en des murmures vagues
Comme les bruits touffus des feuilles et des vagues ;
Il semblait que ces sons, de nous tous incompris,
Autour d'elle évoquaient d'invisibles esprits.
Les hommes exceptés, sans avoir eu de maître,
Elle savait parler dans sa langue à chaque être.
Et sa mère pleurait de n'avoir pas encor
D'un seul mot prononcé recueilli le trésor:
Car des lèvres d'un fils la syllabe première
Coule comme le miel dans le cœur d'une mère.
Or, celle d'Hermia bien des jours attendit
La douceur de son nom par son enfant redit.
Déjà grande et pensive, aux travaux de famille
Les parents avaient su plier la jeune fille,
Avant qu'à son murmure un mot se fût mêlé;
Elle chanta longtemps avant d'avoir parlé.
Trompant de tous les siens la tendre vigilance,
Comme un jeune chevreau loin du troupeau s'élance,
Vers les taillis lointains, dès qu'elle put courir,
Du chaume paternel elle cherchait à fuir.
Nul n'aurait deviné sur ce tendre visage
L'amitié du désert si fière et si sauvage :
En vain d'autres amours dans son âme ont lutté,
Le charme des forêts l'a toujours emporté.
Lorsqu'après tout un jour passé dans les bois, seule,
Le retour lui montrait et la mère et l'aïeule
Encor pâles d'effroi pour l'enfant hasardeux,
Au lieu de la gronder, pleurant toutes les deux,
Elle pleurait aussi; puis, toute la soirée,
2l6
Rendait, de ses baisers, la famille enivrée :
Mais comme une eau mobile échappe de la main,
Au bois, dès son lever, fuyait le lendemain.
Là, sans s'inquiéter des soins qui nous poursuivent,
Robuste, elle vivait comme les oiseaux vivent;
Ainsi qu'eux vagabonde, et trouvant sous ses pas
Mille fruits abondants tout prêts pour ses repas,
La fraise, et la framboise, et la faîne, et l'airelle,
La mûre et l'aveline, encor plus doux pour elle
Que les fruits les plus beaux mûris dans nos vergers;
Et parfois la noix fraîche et le pain des bergers ;
Et le miel s'écoulant des chênes par les fentes,
Et des troupeaux hardis qui broutent sur les pentes
Le lait tiède et chargé de ce parfum vital
Que donne la montagne à chaque végétal.
La chèvre aux bonds joyeux et les lentes génisses,
Et les blanches brebis s'offraient pour ses nourrices;
Les chiens fauves léchaient ses mains, et les taureaux
Flairaient ses cheveux blonds de leurs sombres naseaux,
Les libres habitants des nids et des tanières,
Autour d'elle marchaient en troupes familières;
Son seul regard calmait les faibles effrayés,
Et les instincts cruels s'endormaient à ses pieds.
Elle semblait ainsi, mêlée à la nature,
Commander par l'amour à toute créature.
Tels, unis à Dieu même et du mal ignorants,
La terre aux anciens jours vit nos premiers parents.
Caché dans le feuillage et muet de surprise,
Plus d'un pâtre aperçut la jeune fille, assise
Au milieu de sa cour étrange et du concert
Que forme à ses genoux le peuple du désert.
ET POEMES. 217
Sur la pente où des bois un pré suit les lisières
Les arbres sont épars dans les grandes fougères;
Un chêne aux pieds noueux de mousse tapissés
Offre à l'enfant son dais et son trône dressés
Sur les rebords touffus d'une nappe d'eau sombre
Que la forêt protège et nourrit de son ombre.
Là, dans les hauts gazons fleuris et fourmillants,
Se croisent par milliers les insectes brillants.
Près des lis argentés rougit la digitale ;
Le large nénuphar sur les cressons s'étale;
Pendus en noire grappe aux bras d'un frêne clair,
Des essaims bourdonnants s'éparpillent dans l'air ;
Sur chaque arbre, pinsons, mésanges et linottes,
Bouvreuils à plein gosier font gazouiller leurs notes.
Les chamois défiants, hôtes des grands rochers,
Pour Hermia venus à ses pieds sont couchés;
L'aigle, planant là-baut, a jeté sur sa robe
Une fleur des sommets que lui seul y dérobe;
Sur l'herbe, à ses côtés, le daim et le chevreuil
Dorment las de bondir : le joyeux écureuil
Autour de son lit glisse, et court sur ses épaules;
Les oiseaux envolés des buissons et des saules
Vont jusque dans sa main becqueter par instants
De sorbe et d'alizier quelques grains éclatants.
La vie ainsi près d'elle abonde, et la nature
Lui sourit par les yeux de chaque créature:
Car l'invisible mère, en son sein triomphant,
Berçait avec orgueil son plus divin enfant.
Cet exil dans les bois, ces ébats sur les cimes,
Dans les prés suspendus au bord des verts abîmes,
Avec les jeunes faons les luttes et les jeux,
28
218
Des mutuels instincts cet accord merveilleux,
Le babil des oiseaux et ses propres réponses,
Les nids faits, sous ses yeux, dans les blés ou les ronces.
Les sources et les fleurs devinant ses désirs,
C'étaient là d'Hermia l'enfance et ses plaisirs.
Pour les bois, de ses sœurs elle fuyait les rondes,
Et ces groupes joyeux de jeunes têtes blondes
Qui se roulent dans l'herbe, au pied des grands noyers,
Et de leurs cris, le soir, égayent les foyers ;
Préférant pour amis, dans son humeur sauvage,
Les hôtes du désert aux enfants du village.
De l'arracher une heure à sa chère forêt,
Les baisers de sa mère eurent seuls le secret.
Pour être ainsi rebelle aux amitiés humaines,
Et régner dans les bois comme en ses vrais domaines,
Dans le sein d'une femme avant d'être enfermé,
De quels esprits divins le sien fut-il formé ?
S'était-il exhalé du souffle des fontaines?
Avait-il voyagé dans les eaux souterraines,
Dans les grottes en prisme amassé les cristaux,
Condensé les vapeurs des liquides métaux ?
Sous l'écorce avait-il circulé dans la sève
Que la lune à son gré fait descendre ou soulève,
Et connu le bonheur des bourgeons entr'ouverts,
Et l'éveil du printemps, et, dans les noirs hivers,
Ces rêves dont la terre, en ses veines plus lentes,
Dans un tiède sommeil berce l'âme des plantes ?
Fleur offrant son calice à la soif de l'été,
Sous un rayon avide avait-il palpité ?
En poussière enlevée à l'or des étamines,
ET POÈMES. 219
Les Zéphirs l'avaient-ils semé sur les collines,
Avec ces frais baisers que les lis amoureux,
Sous leur voile d'argent, se prodiguent entre eux?
Avant ces blonds cheveux, ces bras roses et frêles,
Aviez-vous, Hermia, des plumes et des ailes?
Aviez-vous fait des nids, et sifflé des chansons,
Et joué, sous la feuille, avec les gais pinsons?
Vous habitiez, sans doute, en ces forêts plus chaudes,
Où le soleil revêt les oiseaux d'émeraudes,
Où les arbres géants sont constamment fleuris
De papillons nacrés et de verts colibris,
Et sur leurs troncs vêtus d'un réseau de lianes,
Ont, la nuit, des colliers d'insectes diaphanes?
Peut-être qu'en mourant, sur un lac argenté,
Vous étiez un beau cygne, et vous avez chanté?
Ou plutôt, tour à tour source, oiseau, chêne et rose,
Vous avez recueilli l'esprit de toute chose,
Et des êtres divers traversés jusqu'à nous,
Gardé ce qu'en chacun Dieu sema de plus doux.
Comme au seuil d'un tombeau, triste au moment de naître,
Devant l'humanité vous hésitiez peut-être.
Dis-nous, âme du lis et du cygne chanteur,
L'homme sombre et pensif sans doute t'a fait peur;
Et, pour rester encor calme, ignorante et pure,
Tu voudrais prolonger ta première nature
Au sein de l'univers, heureux d'être toujours
Exempt de la pensée et débordant d'amour!
Tu pleures des oiseaux les plumes vagabondes
Et la robe d'azur dont s'habillent les ondes;
Des bourgeons au soleil l'épanouissement,
Et de l'être en ton cœur ce vague sentiment
Dont s'abreuve, ignorant toute crainte insensée,
La paisible nature aux bras de Dieu bercée.
Pour toi, la terre parle et tu comprends chacun
De ses signes profonds, bruit, couleur ou parfum.
Tu sais lire, au milieu des spectacles champêtres,
Ce langage sacré dont les mots sont les êtres,
Ce merveilleux symbole à notre âge voilé ;
Et c'est l'amour tout seul qui te l'a révélé 1
Aussi, pour vous chérir oiseaux et fleurs s'unissent;
A votre voix, les eaux et les vents obéissent :
Car, avec la pensée, hôte encore inconnu,
Dans votre corps nouveau, Dieu lui-même est venu ;
Et pourtant, Hermia, dans l'âme d'une femme,
Des cygnes et des lis vous avez gardé l'âme!
Les oiseaux ses amis et les forêts ses sœurs
Ont tous de sa puissance éprouvé les douceurs.
Près des grands feux assisses pasteurs dans leurs veilles.
En secouant le front, parlent de ses merveilles.
Sur la bruyère, un soir, dans les genévriers,
Pensive, elle écoutait les airs des chevriers.
Enivrés de bourgeons et de sève nouvelle,
Ses folâtres chevreaux bondissaient autour d'elle,
Se cherchaient, se fuyaient, l'un par l'autre assaillis,
De grâce et de fierté luttaient dans les taillis;
Quand d'un bouquet de chêne heurté dans cette lutte
Tombe un nid qu'une branche entraîne dans sa chute,
Et la mère accourant l'abritait de son corps,
ET POEMES.
Avec des cris plaintifs couvait ses petits morts,
Volait et revenait d'eux à la jeune fille.
Hermia s'inclina vers la triste famille;
Elle resta longtemps comme pour lui parler;
Les pleurs entre ses cils commençaient à couler,
Et la nuit vint mêler sur ce tombeau de mousses
Des perles de rosée à ces larmes si douces.
Comme un céleste grain par la brise semé,
Dès l'aube, sur le sol ces pleurs avaient germé;
Sur d'abondants rameaux des fleurs étaient venues,
Des fleurs à nos climats jusqu'alors inconnues,
Et quand pour les cueillir parut l'enfant béni,
Chaque tige chantait joyeuse de son nid ;
Un doux frisson courait entre les branches frêles;
Mille oiseaux, effleurant Hermia de leurs ailes,
Dans l'air tout plein d'odeurs et de bruits merveilleux,
Comme en un frais baiser agitaient ses cheveux.
Elle semblait porter le printemps avec elle.
Du sol qu'elle a touché la vie à flots ruisselle ;
Une source, un arbuste, ou le gazon plus vert,
Marquent de son repos la place en ce désert.
Cherchez dans le granit, sur ces cimes lointaines,
Ces touffes de bouleaux d'où coulent des fontaines;
Les pâtres vous diront qu'en ces lieux Hermia
Tout un beau jour d'automne à rêver s'oublia.
Elle a marché là-bas, où les herbes plus grandes
Ont chassé la bruyère et les genêts des landes;
Plus d'un troupeau nombreux pait aujourd'hui parmi
Les stériles rochers où la fée a dormi.
Espoir de la vendange, à nos pieds, ces collines
Jadis se hérissaient de cailloux et d'épines ;
Mais on a vu l'enfant, sorti du bois voisin,
Sur elles en passant égrener un raisin.
Les bergers sérieux savent toutes ces choses.
Son jardin tout l'hiver était peuplé de roses,
Et les rameaux grimpants qui couvrent sa maison
Avaient feuilles et fleurs durant chaque saison.
Après ces jours brûlants où, d'amour épuisées,
Les fleurs touchent du front les herbes embrasées,
Lorsque l'autan mortel à tout bourgeon nouveau
A des prés jaunissants tari la sève et l'eau,
Que pour fuir le soleil, dans la soif qui l'altère,
L'âme des végétaux rentre au fond de la terre,
Hermia descendait, triste, et les yeux en pleurs;
Elle allait visiter toutes ces chères fleurs,
Leur parlait en marchant, et des plus rapprochées
Relevait de ses mains les tiges desséchées,
Appelait par leur nom les autres, et dans l'air
Répandait de son chant le flot sonore et clair;
Et comme une rosée au fond de leurs calices
Ces plantes recueillaient sa voix avec délices.
Elle faisait ainsi le tour de son jardin,
Des prés et des vergers paternels, et soudain,
Comme par une pluie ou par l'aube lavées,
Toutes les fleurs dressaient leurs têtes ravivées!
Puisant partout la vie et donnant à son tour,
Dans chaque être Hermia s'épanche avec amour.
Ce doux échange a fait la terre plus féconde.
Tel un bel arbrisseau, buvant la brise et l'onde,
Nous rend en fruits, en ombre, en murmure, en parfum
Tous les sucs nourriciers pris au trésor commun.
ET POÈMES. 223
Des pâtres du désert l'existence hardie,
L'air généreux des monts par qui l'âme est grandie,
De la vierge rêveuse écartant la langueur
Ont doué son beau corps d'une saine vigueur;
A la voir des torrents fendre l'onde avec grâce,
Du cerf à pas égaux suivre en jouant la trace,
Et courber l'herbe à peine, et glisser sur le sol,
On dirait qu'un esprit l'emporte dans son vol,
Comme un flocon de plume errant sur une grève,
Ou le duvet des fleurs que notre souffle enlève.
Car, frêle d'apparence et svelte comme un lis,
L'enfant aux regards fiers de pudeur embellis,
A dans ses traits, malgré sa force et sa souplesse,
Le charme insinuant qui pare la faiblesse.
Dieu la fit pour les bois et pour la liberté;
Nos arts et nos plaisirs, elle a tout rejeté;
Jamais ses pas légers, qui semblent une danse,
Sur un rhythme prescrit n'ont réglé leur cadence,
Et la corde sonore, inconnue à ses doigts,
Jamais d'un seul accord n'accompagna sa voix.
Les divines chansons à sa lèvre échappées
Ruisselaient comme l'eau des neiges escarpées,
Son coeur pour les verser les engendrait en lui.
Sa voix n'eut pas d'échos pour les chansons d'autrui ;
Comme, après elle aussi, jamais ni voix, ni lyre,
Des airs qu'elle trouvait n'ont rien pu nous redire.
Elle grandit ainsi, se mêlant aux oiseaux,
S'assimilant l'esprit des plantes et des eaux,
Inattentive à l'homme, ayant une famille
Partout où la nature et végète et fourmille.
224
Vie étrange empruntée à tous les éléments,
Prise aux forêts, aux flots, aux nids les plus aimants.
Mais comme un clair rayon dans l'épaisse feuillée
La pensée en son sein déjà s'est éveillée.
II
A cet âge où la vierge, avec des yeux baissés,
Éveille innocemment les amoureux pensers,
Où l'enfant avec qui l'on jouait tout à l'heure
Vous met le trouble au cœur, si sa main vous effleure ;
Où déjà du pêcher les rameaux rougissants
Font rêver aux doux fruits de ses boutons naissants ;
Où la jeune pudeur sème, aux moindres caresses,
Sa neige purpurine, abondante en promesses;
Quand vint pour Hermia cette fraîche saison,
Chaque jour, sur ses pas, au seuil de la maison,
Aux champs, à la fontaine, elle vit, sans comprendre,
Les jeunes gens rivaux s'empresser d'un air tendre,
Implorer d'elle un mot, un sourire, un regard,
Fleurs que l'enfant distraite effeuillait au hasard.
L'arrachant pour une heure à sa chère retraite,
Si sa mère au hameau l'entraîne, un jour de fête,
Les jeux sont oubliés ; ni danses, ni chansons
Ne peuvent captiver la foule des garçons.
Autour d'elle un essaim de paroles flatteuses
Bourdonne, et des pasteurs les troupes curieuses
Se croisent à l'envi. Tels de gourmands oiseaux
Par bandes voltigeant, merles et passereaux,
ET POEMES.
Inquiets d'un passant qui siffle au bord des haies,
L'hiver, d'un sorbier mûr guettent les rouges baies.
Mais auprès d'Hermia, soupirs, soins assidus,
Et rieurs et gais propos, hélas ! étaient perdus.
Un sourire naïf, une parole errante,
Animaient par instants sa lèvre indifférente;
Sa pensée était loin, et son cœur s'envolait
Pour suivre au fond des bois un dieu qui l'appelait.
Et -tous croyaient, cherchant â deviner cette âme,
Qu'elle restait enfant sous les traits d'une femme.
Elle s'offrait à nous comme une jeune sœur
De son affection partageant la douceur :
Car, dans un cœur épris de l'auguste nature,
L'amitié garde encor sa place large et pure;
Outre les fleurs et l'onde et les oiseaux soumis,
Même chez les humains, la vierge eut des amis.
Mais son amant unique, éternel, invincible,
— Moi je l'ai su — c'était ce chanteur invisible
Cet hôte lumineux qui remplit les déserts,
Verse du haut des pins, sous l'ombre, ses concerts,
Avec l'odeur des prés, des étangs, des résines,
Flotte sur les coteaux et franchit les ravines.
Esprit au souffle agile, aux vivantes senteurs,
En lui s'épanouit l'àme sur les hauteurs;
L'aigle aime à s'y bercer, et l'avide génisse
L'aspire en mugissant au bord du précipice ;
C'est lui qui, sur le sable aux ardents tourbillons,
D'un étrange vertige enivre les lions;
A travers tout c'est lui que nos désirs poursuivent
29
226
L'immortel aliment dont toutes choses vivent !
Entre ceux dont l'amour pour elle inaperçu
Par sa chaste ignorance était ainsi déçu,
Un plus silencieux, épris des solitudes,
Faisant aussi des bois ses chères habitudes,
Fut choisi d'amitié, mais sans espoir plus doux.
Inégaux en pouvoir, ils avaient mêmes goûts,
La sainte affection des sources et des plantes,
Et le don de trouver toutes choses parlantes,
Ces mutuels besoins les avaient réunis.
Lui, semblait familier aux habitants des nids;
En le voyant chéri du ramier et du cygne,
D'intime confiance Hermia le crut digne.
Car les oiseaux du ciel ont des regards perçants
Pour choisir leurs amis chez les cœurs innocents.
Souvent, guidé vers elle au fond de ses retraites,
Il surprit dans les bois ses paroles secrètes;
Vers les ruisseaux charmés dont il suivait le cours,
Il entendit couler ses mystiques discours,
Et des fleurs et des eaux, à sa voix enchaînées,
De musique et d'encens les réponses ornées.
Oh ! vous la compreniez, êtres puissants et doux,
Plongés au sein de Dieu bien plus avant que nous ;
Car vous avez l'amour, ô forêts pacifiques,
Votre sève est docile à des lois harmoniques,
Et le souffle d'en haut, qui vient la diriger,
Ne lutte pas en vous contre un souffle étranger;
Vous ignorez la haine; une ambition folle
Comme nous du grand Tout jamais ne vous isole.
Nous seuls errons sans guide, et cherchons sous le ciel
Par où reprendre vie au tronc universel ;
ET POÈMES. 22/
Mais vous, arbres et fleurs, vous, nature où tout aime,
Attaches à ses flancs vous vivez de lui-même !
Les grands arbres ainsi, les herbes des forêts
Etaient ses confidents et ses maîtres secrets ;
Mais chez l'homme, où la foule eût insulté ses rêves,
Ses paroles, toujours, étaient rares et brèves;
Pourtant sur l'àme ou Dieu des mots inattendus
Ont laissé bien souvent les sages confondus.
Par une voix magique au désert appelée,
Quand la vierge, aux lueurs de la nuit étoilée,
S'en allait respirant l'extase au fond des bois,
Entre elle et sa pensée elle souffrait, parfois,
Le disciple amoureux dont l'âme ardente et pure
Sut l'adorer comme elle adorait la nature.
Sous les chênes sacrés, sans suivre de chemin,
Ensemble nous marchions nous tenant par la main,
Tous les deux le front ceint des fleurs qu'elle a tressées
Et le cœur enchaîné dans les mêmes pensées.
Par les grandes forêts et les prés, jusqu'au jour,
Nous montions sans fatigue, oublieux du retour
Pas à pas dans la nuit azurée et limpide,
Échangeant d'un regard l'étincelle rapide ;
Sans parole tous deux, mais plus étroitement
Sa main serrait la mienne et tremblait par moment.
Et moi, dans ce silence aux douceurs infinies,
J'entendais à grands flots jaillir les harmonies.
Son cœur, ouvert dans l'ombre, exhalait des accents
Qui coulaient dans le mien sans passer par mes sens ;
La brise entre les pins, l'onde au fond des abîmes,
228
Accompagnaient ce chant de leurs notes sublimes.
D'un vent mélodieux j'étais enveloppé;
Comme un lis de rosée et de soleil trempé,
Je sentais goutte à goutte une clarté divine
Descendre avec le son et remplir ma poitrine.
De radieux tableaux, subitement tracés,
Couvraient dans mon esprit les doutes effacés,
Et je ne songeais plus à scruter toutes choses,
A demander au monde et ses fins et ses causes.
La terre m'entr'ouvrait ses flancs mystérieux;
Dans leurs replis secrets je voyais de mes yeux
Et lisais un instant, à cette sainte flamme.
Les lois de la nature et l'énigme de l'àme.
Qui te rendra, mon cœur, ces chastes voluptés,
Ces saints ravissements dans le désert goûtés,
Quand je tenais sa main, étreinte fraternelle,
La plus tendre faveur que l'homme reçut d'elle,
Réservée à sa mère, et dont, heureux amant,
Moi seul, aux plus beaux jours, j'obtins le don charmant
O forêt ! ô bruyère ! ô gazon des vallées !
O fleurs qu'à ses côtés j'ai doucement foulées !
J'appris tout d'Hermia ! Si je sais aujourd'hui
Ce que Dieu mit en vous pour nous parler de lui,
Si je connais les biens que le désert recèle,
C'est que j'ai vu s'ouvrir tous ses trésors pour elle,
Et de parfums, d'accords, de clartés revêtus,
Les terrestres esprits exhaler leurs vertus !
Comme en un frais vallon, sous la forêt ravie,
Le soleil qui descend éveille toute vie;
ET POÈMES. 229
Bruits d'ailes et de voix, bourdonnements confus,
Chantent avec le vent dans les rameaux touffus;
Des feuilles, des gazons, des mousses remuées,
Insectes et vapeurs s'envolent par nuées;
A travers la verdure et dans un clair-obscur,
Comme des gouttes d'or, et d'argent, et d'azur,
Jaillissent violier, liseron et pervenche;
La rosée en anneau s'empourpre à chaque branche,
Et des troncs, réchauffés par ce regard du ciel.
Court sur la noire écorce un blond sillon de miel.
Ainsi, lorsqu'à travers les plantes sans culture,
Rayon d'une clarté plus intime et plus pure,
Hermia paraissait, sous ses yeux pénétrants
Les esprits des forêts jaillissaient à torrents,
Et tout ce qu'à nos sens, sous le soleil visible,
Cvbéle en ses replis garde d'inaccessible,
Ces bruits intérieurs plus féconds et plus doux
Que l'àme seule entend, se révélaient à nous.
Alors c'était parmi les choses réjouies
Un réveil des splendeurs sous la forme enfouies,
Des âmes le concert entendu sous les corps,
Une apparition de leurs secrets ressorts,
Et Dieu manifesté nous laissant apparaître
Quelle est dans le grand Tout la raison de chaque être.
Dans la nature ainsi je prenais des leçons;
Sur les pas d' Hermia parcourant les saisons,
J'épelais sous son doigt les divins caractères
Dont la vie a formé les mots de ses mystères;
Et, lisant le symbole en tout ce monde écrit,
J'apprenais à percer les voiles de l'esprit.
Tous deux interrogeant les eaux vives ou lentes,
230
Nons discernions leurs voix différemment parlantes,
Les échos variés mourant dans les ravins,
Le bruit distinct du chêne et celui des sapins,
Et les vents dont chacun, des branches qu'il traverse
Fait sortir, selon l'arbre, une note diverse.
Des nuages sculptés en mobiles tableaux,
Nous voyions au couchant s'enflammer les signaux ;
Sur chaque lettre sombre ou de pourpre vêtue
Nous cherchions de quel ton le soleil l'accentue,
Et la nuit, dans l'azur où Dieu les a tracés,
Lisions ces chiffres d'or qui roulent enlacés.
Elle savait dans l'air les routes parcourues
Par les migrations des cygnes et des grues,
De chaque oiseau les mœurs, le langage, et comment
L'art de bâtir les nids leur échoit en s'aimant,
Et quel est de chacun la sœur entre les plantes.
Car, les rapports secrets des natures vivantes,
Par quel lien sacré, mystérieux, profond,
Chaque degré de l'être aux autres correspond,
Elle avait tout senti: nos désirs, nos pensées
Dans les fleurs, dans les nids, intimement versées,
Sous la feuille ou la plume, à travers tous les corps,
Elle en suivait le germe; et savait quels accords,
Dans l'évolution par Dieu même guidée,
Unissent la couleur et la forme à l'idée.
Vous, plantes, vous, surtout, dont le soleil revêt
Cybèle aux larges flancs comme d'un frais duvet,
Fleurs qui brodez les plis de sa verte ceinture,
Arbres, des monts courbés mobile chevelure,
Hermia vous aimait ; la paix et la douceur,
Et la sérénité, la firent votre sœur.
Elle connut les noms dont Dieu vous a nommées,
ET POEMES. 23I
Et de quels sucs choisis vos sèves sont formées,
Vos rêves printaniers, vos plaisirs, et les lois
De vos amours lointains déterminant le choix,
Et votre langue habile aux tendres mélodies,
Et toutes vos vertus longtemps approfondies.
Elle comprit pourquoi, montant ou s'abaissant,
Et par des nœuds secrets attachés au croissant,
Dans vos soyeux tissus les arômes qui glissent
A la reine des nuits de si loin obéissent.
A vous initié, j'appris d'elle à savoir
Des simples sur nos corps le magique pouvoir,
A quelle heure, en quel lieu, toute plante sacrée
Doit être recueillie, et comment préparée,
Et quel mot prononcé sur vos philtres puissants
Verse un charme infaillible aux membres languissants.
Elle enseignait aussi que, pour les maux de l'âme,
Toutes les fleurs des bois renferment un dictame ;
Et quels sont leurs conseils, et quels signes certains
Dans les fleurs à l'amour prédisent ses destins ;
Quelle ombre rafraîchit l'espoir et le relève ;
Quelle orne le sommeil des prestiges du rêve ;
Et comment des forêts les émanations
Dans les cœurs orageux calment les passions.
La vierge m'instruisait dans son silence même.
Quand la création me posait un problème,
Souvent le mot auguste, à tout esprit voilé,
A l'aspect d'Hermia s'est pour moi révélé :
Car ta vie, ô nature ! a les lois de la nôtre,
Et l'homme et l'univers s'expliquent l'un par l'autre.
Des globes confiants qui montent dans les deux
Elle avait les clartés et l'amour dans ses yeux,
2J2
Et des grands horizons la paix insinuante
S'épanchait de sa face et de sa voix calmante ;
Et pourtant Hermia, cet être pur et doux,
A connu la douleur et pleuré comme nous!
Parfois, près d'elle assis sous un tranquille ombrage,
Et respirant le calme empreint sur son visage,
J'ai, dans nos plus beaux jours, vu ses yeux adorés
De sinistres vapeurs se charger par degrés.
Telle agitant les flots la flamme sous-marine,
Un orage étouffé soulevait sa poitrine;
Les soupirs, les sanglots, les mots tumultueux
Sortaient sourds et pressés, et les pleurs, après eux.
De ses yeux obscurcis qu'en vain ma lèvre essuie,
En allégeant son cœur, tombaient comme une pluie.
Et moi, non sans terreur, apaisant ses esprits,
Je cherchais le secret de ce trouble incompris;
La nature, bientôt m'expliquant cet orage,
M'en montrait dans son sein et la cause et l'image.
Un nuage amassant la foudre et les éclairs
Déploie avec lenteur ses flancs noirs dans les airs;
Les forêts devant lui, de leur frisson sonore,
Tremblent comme Hermia sans qu'un vent souffle encore ;
Il éclate, et soudain à torrent sur les bois
L'eau, la grêle et le feu descendent à la fois;
Le tonnerre grondant sur les hauteurs prochaines
Fait voler en éclats le granit et les chênes.
Adieu feuilles et fruits, et vignes et moissons,
Dans les sillons fangeux broyés par les glaçons ;
Sur les monts décharnés, de pierres et de branches
Les eaux avec fracas roulent des avalanches.
ET POEMES. 2}\
O nature ! Hermia ! ce repos que j'aimais
A-t-il de votre sein disparu pour jamais ?
Xon, déjà le soleil revient panser vos plaies,
Les oiseaux reparus chantent au bord des haies ;
D'un feuillage plus vert et de plus frais pensers
Je vois se parer l'âme et les rameaux blessés;
Les fleurs ont relevé leur front dans les prairies;
L'esprit s'est émaillé de tendres rêveries,
L'œil, lavé par les pleurs, dans son ardent azur
A "des cieux plus sereins offre un miroir plus pur,
Et l'hymne au double chœur qu'à Dieu la terre envoie,
Un instant suspendu, monte avec plus de joie;
Mais chaque être a souffert, et cet instant fatal,
Nature, en toi suffit pour attester le mal !
L'orage ainsi descend sur les plus saintes choses;
La douleur germe au sein des vierges et des roses ;
Et quoiqu'un divin souffle y coule à tous moments,
La terre ainsi que l'âme a ses déchirements !
O mal, d'où venez-vous? qui sait ce que vous êtes?
Dans quelles régions se forment les tempêtes ?
Quand l'orage s'abat sur nos fronts foudroyés,
Est-ce vous, ô mon Dieu ! vous qui nous l'envoyez ?
Mais vous êtes l'amour, mais vous êtes la vie,
Et la perfection d'elle-même assouvie ;
Être, pour vous, ô Dieu ! c'est créer, c'est bénir ;
Non, ce n'est point d'en haut que le mal peut venir!
C'est de ton propre sein que sortent les nuages
Et les noirs éléments du trouble et des orages,
3°
234
O terre ! en toi dormaient tous ces éclairs brûlants
Que t'arrache le ciel pour en frapper tes flancs !
Ainsi, crainte, remords, doute, orages suprêmes,
Votre invisible cause habite dans nous-mêmes,
Des assauts répétés que subit notre cœur
En vain nous accusons le monde extérieur;
L'homme en lui, comme toi, porte, ô triste naturel
Le germe renaissant du mal qui le torture.
Et cependant, ô père, ô créateur d'heureux !
De toi, pour y rentrer, nous sortons tous les deux !
Dans l'œuvre où tu te plais, et qui vit de ton être,
Si rien n'est que par toi, d'où vient le mal, ô maître?
Comment au fond du bien le mal s'cst-il produit ?
De ce problème en vain j'interrogeai la nuit;
Ni les bois, ni les mers, ni ma vierge divine,
Ne m'ont rien révélé de la triste origine.
Dieu garde ce secret; mais, ô sainte Hermia !
Nature que mon cœur de parler supplia !
Ce que vous m'avez dit dans vos deuils, dans vos fêtes,
Ce que vous m'avez dit même au fort des tempêtes,
Ce que l'onde, et la feuille, et les oiseaux des bois,
Et son cœur, me chantaient avec toutes leurs voix,
Ce que je veux redire en paroles sans nombre,
C'est qu'au sein du grand tout le mal n'est rien qu'une ombr<
Qu'il sera par l'amour à jamais effacé.
Oui, le mal finira, car il a commencé ;
Oui, l'être est bon, oui, tout doit bénir l'existence ;
Le bien seul est réel, le bien seul est substance ;
Et, sans cesse agrandi, chaque être doit, un jour,
De l'amour émané, retourner dans l'amour!
ET POÈMES. 235
Sous l'oeil de Dieu, perdus au fond des solitudes
Et des plantes faisant nos charmantes études,
Par l'attrait du désert sur les sommets conduits,
Tout l'été nous passions les jours, souvent les nuits.
Mais sitôt que le froid dépouillait les collines,
Et refoulait la sève au profond des racines,
De son chaume Hermia ne passait plus le seuil,
Objet d'étonnement pour nous tous, et de deuil,
Se cachant même aux siens, et comme enveloppée
Dans le sommeil pesant dont l'hiver l'a frappée.
Une blancheur de neige avait glacé son teint
Comme l'azur des flots que la gelée éteint,
Ses grands yeux sans rayons, et d'où l'àme s'absente,
Perdaient leur profondeur lumineuse et vivante.
Son souffle et sa parole, enchaînés et taris,
N'embaument plus sa lèvre où meurt son fin souris;
La mauve, ouvrant sa feuille avec mélancolie,
Remplace le corail de sa bouche pâlie;
Et, tel que le soleil enfui sur d'autres bords,
Son esprit semble avoir abandonné son corps.
Tant que dure l'hiver on la voit, morne et sombre,
Au foyer qu'elle attriste assise comme une ombre.
Dormiez-vous tout ce temps d'un étrange sommeil?
Votre esprit suivait-il les courses du soleil ?
Peut-être il descendait dans ces grottes profondes
Où l'hiver enfouit les sèves et les ondes.
Là, du gouffre divin où tous les éléments
Confondus en un seul bouillonnent écumants,
Sous l'effort de l'amour excitant la puissance
Vous avez vu jaillir la divine substance,
Se répandre à grands flots en des moules divers
236
Cet unique métal dont est fait l'univers,
Et compris par quel art la force intelligente
Varie à l'infini cette unité changeante;
Comment, tour à tour onde, oiseau, granit, ou fleur,
Elle sait combiner la forme et la couleur.
A vos yeux, dans chacun des grands sillons de l'être,
Les graines se triaient pour les moissons à naître ;
Vous saviez quel rocher ferait jaillir des flots,
Combien chaque buisson verrait de nids éclos,
Et de toutes les fleurs que le printemps nous donne,
Ce qui nous resterait de fruits mûrs pour l'automne.
Tous ces germes confus, qu'enchaînent les frimas,
En attendant leur jour, sont-ils oisifs là-bas?
Dans l'ombre préludant au concert qui doit suivre,
Déjà bourdonnent-ils, impatients de vivre?
Car, dans tous ses degrés, et jusqu'au noir chaos,
L'immortelle nature ignore le repos:
Dans l'espace sans borne où Dieu la fait s'étendre,
Elle détruit sans cesse, et toujours elle engendre.
Et partout, dans son sein, ton âme, en s'abimant,
A trouvé, n'est-ce pas, l'éternel mouvement?
Tu nous raconteras tes merveilleux voyages
Dans les flancs de la terre et dans ceux des nuages.
Le peuple des esprits, sur la brume bercé,
Dans sa langue, avec toi, n'a-t-il pas conversé ?
Les ombres t'ont guidé sur leurs grèves funèbres ;
Tu sais ce que la mort couve dans ses ténèbres;
Tu connais la cité des rêves, leurs travaux;
Tu vis, avec les fils de leurs mille échevaux,
Leurs doigts industrieux tresser les broderies
ET POÈMES. 237
Dont le sommeil déroule à nos yeux les féeries.
Dans leurs champs nébuleux quelles fleurs cueillent-ils,
Pour en tirer ces sucs et ces philtres subtils
Qui, versés par les airs de leur urne d'ivoire,
Font certains jours chargés de vague et d'humeur noire ?
Créant, à notre insu, dans nos cœurs agités,
L'aversion sans cause ou les affinités,
Quelle main lie et rompt ces invisibles trames
Qui, du premier regard, unissent quelques âmes?
Car dans tous ces secrets tu lis à découvert
Sur ce pâle rivage où t'emporte l'hiver.
Mais ne montais-tu pas vers la sphère meilleure
Que le soleil de vie enveloppe à toute heure,
Dans un globe encor pur et dont les habitants
Portent au fond du cœur un éternel printemps,
Dans un de ces palais où l'ame se repose,
Quand l'idéal l'attire et la métamorphose,
Quand, reine après la lutte où le mal est dompté,
Elle dépose en Dieu sa libre volonté,
Et que, prêt à s'unir avec sa créature,
Pour l'ineffable hymen Dieu la juge assez pure ?
II
Or, sous un soleil libre, au désert, chaque été,
Mou amour grandissait ainsi que sa beauté.
Excité par les feux de l'ardente jeunesse,
Pour la femme souvent j'oubliais la prétresse,
2}8
Et des secrets divins le grave enseignement
Pour le tendre sourire et les propos d'amant.
Mais elle, près de moi sans désirs et sans crainte,
Me rendait d'une sœur l'amitié calme et sainte,
Et cette sympathie étrange dont les fleurs,
Les oiseaux et moi seul partagions les douceurs.
Elle m'aimait ainsi que menthes et verveines,
Lilas avec son souffle échangeant leurs haleines,
Cerfs et lévriers dans l'herbe à ses pieds accroupis,
Et ramiers à sa main becquetant les épis.
Pour chaque être c'était une affection pure,
Allant des fleurs à moi, sans changer de nature.
Car la jeune sibylle au mystique savoir,
Par qui Dieu même en tout se laisse percevoir,
Dont l'œil voit, à travers la roche et les écorces,
Des éléments sacrés se pondérer les forces,
Dont la main, s'emparant des fluides vitaux,
En fait couler l'effluve au sein des végétaux,
Elle, qui sent germer et prédit toute chose,
Ignore le tourment des désirs qu'elle cause,
Et, pleine de candeur en ses rêves puissants,
N'a jamais soupçonné le trouble de mes sens.
Elle avait avec moi l'abandon de cet âge
Où, semblables tous deux de taille et de visage,
Et de même vêtus, l'un près de l'autre assis,
Nos longs cheveux laissaient nos sexes indécis.
Des forêts, sur mes pas, elle affrontait les ombres;
Sur les fleurs en amour au bord des grottes sombres,
A l'heure où midi vient chargé de voluptés,
D'un paisible sommeil dormait à mes côtés.
Dans ma barque entraînée, elle suivait son rêve
ET POÈMES. 239
Sans jeter, inquiète, un regard vers la grève ;
Chaste couple, flottant étroitement uni,
Comme deux alcyons seuls dans le même nid.
Et quand de mes soupirs, de mes airs de tristesse,
La plainte répétée alarmait sa tendresse,
Étonnée, et croyant à quelque mal soudain,
Et des larmes aux yeux, et me prenant la main,
Elle m'interrogeait : * Est-ce le corps ou l'âme ?
Pour tous deux le soleil verse un puissant dictame.
Le printemps ne peut rien, ami, sur vos douleurs?
Dites où vous souffrez. Les arbres sont en fleurs,
L'air embaume, les flots chantent, le ciel rayonne ;
Les hommes sont bien loin, et Dieu nous environne,
Et vous êtes mon frère, et nous sommes tous deux:
Que vous faut-il de plus, ami, pour être heureux? »
Et moi, plus ivre encore, et par tant d'innocence
Troublé, je l'accusais de froide indifférence,
Et parlais de bonheurs inconnus, et qu'un jour
Je voudrais être enfin aimé d'un autre amour.
Elle : * Entre Dieu, ce monde et tous ceux que l'on aime,
L'amour est divisé ; mais c'est toujours le même.
Comment désirer plus, et pourquoi me blâmer?
Est-il dans votre cœur deux manières d'aimer?
J'aime de cet amour dont les plantes nouvelles
Chérissent le soleil, et s'unissent entre elles,
Que les flots caressants ont pour les grands roseaux,
Qu'avec l'ombre et les fleurs échangent les oiseaux,
Dont le souffle éternel, courant d'un pôle à l'autre,
Vient effleurer toute âme, et fait chanter la vôtre.
Ce que Dieu m'a donné de sa vie en m'aimant,
Moi je le rends à tous, quoique inégalement;
Et vous qui vous plaignez, vous n'avez de rivale
Que ma mère : sa part à la vôtre est égale. »
240
Et, pour un jour encor, j'enchaînais dans mon sein
Des profanes désirs le turbulent essaim.
Un matin, du printemps les effluves errantes
Sur les sens réveillés tombaient plus pénétrantes;
Des gouttes de cristal, scintillant sur les prés,
Les avides rayons s'étaient désaltérés ;
Un zéphir déjà tiède, entr'ouvrant les calices,
Dès l'aube avait des fleurs savouré les prémices,
Et s'envolait, chargé de fécondes senteurs ;
La terre tressaillait dans ses flancs créateurs;
La nature exhalait comme un trop plein de vie,
Et d'aimer avec l'air on respirait l'envie.
Elle et moi, nous glissions sur le lac flamboyant
Qu'embrase au loin le feu dardé de l'Orient;
L'eau, de ses vifs reflets empourprant la nacelle,
Sous la rame éclatante en flots d'or, étincelle ;
Ivres des fleurs, de l'air, de toutes ces splendeurs,
Du monde rajeuni partageant les ardeurs,
Vers les pieds sinueux de ces monts où nous sommes,
Nous allions adorer le printemps, loin des hommes.
Notre barque attachée à cet aune encor vert,
Pour gravir les hauts lieux et trouver le désert,
Nous marchons par les prés tout blancs de marguerites.
Dans les gazons touffus mille fleurs plus petites
Tentaient de soulevé? leur front pâle ou vermeil,
Pour prendre aussi leur part des baisers du soleil.
Dans la vigne, où déjà les feuilles sont écloses,
Où les pêchers hier ont répandu leurs roses,
ET POEMES. 24I
La violette abonde et la pervenche aux pieds
Des ceps sur la lisière aux ormeaux appuyés ;
Et plus haut, des vergers où finit la culture
La neige des pommiers argenté la ceinture.
Déjà, dans la bruyère et dans les genêts d'or,
Les taillis clair-semés, et nous montons encor.
Bientôt, de cette grotte aujourd'hui consacrée,
Légers et souriants, nous atteignons l'entrée.
Un soleil plus précoce et de plus tièdes eaux
Hâtent dans ce doux lieu les fleurs et les rameaux;
La paix féconde y règne et mai vient d'y conduire
Tous les êtres pressés d'aimer et de produire;
Le gazon en fourmille, et tout chargé de nids
Chaque arbre offre au printemps des hymnes infinis ;
Des baisers de l'époux la terre au loin s'enivre.
Levant au ciel son front plein du bonheur de vivre,
Belle à faire descendre un dieu pour l'écouter,
La vierge alors s'arrête et se prend à chanter:
« Soleil, ô créateur! la terre te salue;
L'être coule de toi, l'être vers toi reflue;
Le monde épanoui sous tes yeux bienfaisants
Vient t'offrir un tribut riche de tes présents.
Avec toutes leurs fleurs les prés joyeux te louent,
L'arbre avec ses rameaux où milie voix se jouent,
L'onde avec la splendeur des torrents irisés,
La nue avec ses flancs de ta pourpre embrasés.
L'esprit de toute chose à tes flammes s'envole.
L'herbe avec ses parfums, l'homme avec sa parole,
Et tous avec la vie, et tous avec l'amour,
Tous t'adorent, ô Dieu qui nous fis ce beau jour.
31
242
La forme te sourit, marbre, écorce ou plumage,
Pour toi dans l'univers la forme est un hommage,
En des tons variés, sur les flots et les fleurs
Chante en te célébrant le concert des couleurs.
De leur plus pur encens les âmes et les roses
Chargent tes doux rayons dont elles sont écloses,
Et chaque atome d'air se balance, animé
Du rhythme par ton souffle à son aile imprimé.
« Car c'est ta flamme, ô roi ! qui meut tout, et qui vers
Au sein du froid chaos la vie une et diverse.
C'est toi qui donnas l'àme aux éléments grossiers;
Tu fais courir la sève en fleuves nourriciers ;
Chacun de tes regards jette à la terre avide
Et lumière et chaleur en un même fluide.
L'arôme intérieur dans tout objet caché,
Ne saurait en jaillir, si tu ne l'as touché:
Sans toi pas d'œil qui voie et pas de cœur qui sente ;
Tout se renferme en soi quand ton rayon s'absente ;
Et ces esprits féconds qui se cherchaient entre eux
Rentrent dans un repos stérile et ténébreux.
Mais, égal en ta course, autour de tes domaines,
Vigilant et paisible, ô roi ! tu te promènes,
Jetant du haut d'un char à ton peuple indigent,
Sans t'appauvrir jamais, des flots d'or et d'argent;
Et la terre, à ta suite, amasse une étincelle
De ces chaudes clartés dont ta face ruisselle.
« Pour toi l'ombre n'a pas d'infranchissable seuil ;
De flots ou de granit tu perces son linceul :
Tu fais dans la montagne aux entrailles de pierre
Germer les diamants d'un grain de ta lumière ;
ET POÈMES. 243
Sous le noir Océan, une perle qui luit
Nous atteste un rayon déposé dans sa nuit.
Seul, tu peux traverser de tes flèches de flammes
La triple obscurité qui recouvre nos âmes.
Dans les détours du cœur, comme en ceux des vallons,
Tu parais, et les blés jaillissent des sillons,
L'eau coule des rochers, les nids se font entendre,
La feuille printanière exhale une odeur tendre,
Et l'homme tout entier est rempli d'un doux feu
Qu'il répand sur chaque être et qui remonte à Dieu !
« Père de la beauté, toi seul nous la révèles;
Dans ton sein créateur tu portes ses modèles.
C'est par toi qu'au désir l'intelligence naît,
Roi sage et lumineux, par toi qu'elle connaît.
C'est toi qui fais sortir tout être de lui-même,
Et de chacun à tous fais le lien suprême;
Tout s'ouvre, et tout se mêle, à ta sainte chaleur ;
O père de l'amour 1 tu fais vivre le cœur.
Sans toi la nuit, le doute, et les terreurs funèbres,
Et l'immobilité dans le froid des ténèbres,
Et l'esprit infécond dans son isolement :
Par toi l'espoir, la foi, l'épanouissement,
Et le ciel en largesse, et la terre en prière,
Et la communion au sein de la lumière!
« Mais, dis-moi, tous ces dons versés à pleines mains,
La vie à la nature et la vie aux humains,
Ces effluves d'amour en qui flottent les mondes,
Où les vas-tu puiser, toi qui nous en inondes?
Quand tes feux sont taris, pour les renouveler
Quelle âme plus divine en toi sens-tu couler ?
244
Mais il donne sans perdre, et de sa propre essence
Tire éternellement les rayons qu'il nous lance;
Ce n'est pas un flambeau prêt à s'évaporer;
Il n'a rien de mortel, et je puis l'adorer!
Non, ce torrent de vie animant tout l'espace,
Ce n'est pas dans l'azur un globe en feu qui passe;
Sa lumière qui luit et qui crée en tout lieu,
C'est ton regard lui-même et ton verbe, ô mon Dieu !
« Répands, répands, ô toi par qui le printemps règne !
Cet or fluide et tiède où la terre se baigne,
Dont tout être vivant s'imprègne et se nourrit;
Enveloppe-nous tous, ô radieux esprit 1
C'est ton heure, ô soleil Iles plantes et les âmes
S'ouvrent de toutes parts pour absorber tes flammes ;
Toute écorce est gonflée et toute sève bout;
Mêlée à tes rayons, la vie entre partout.
O vie ! ô douce vie ! oh ! qu'il est heureux d'être
Quand de ses longs baisers le soleil nous pénètre!
Au sein des prés fumants, sous cet azur serein,
Des choses qu'il est doux d'aspirer le trop plein,
Et ce double courant d'haleine ardente et pure
Qu'avec le Créateur échange la nature 1
Souffle amoureux, parfums de la terre exhalés,
Passez en moi, mon cœur s'élance où vous allez !
Chaste fluidité de l'eau qui s'évapore,
Frémissement de l'air et du rameau sonore,
Embrasement des pics par la neige blanchis,
Rayonnement des flots dans mes yeux réfléchis,
Ame avec qui je sens mon ame correspondre,
Nature, viens à moi t'unir et te confondre!
Je te dois, ô désert chaque jour visité,
ET POÈMES. 245
Ce que j'ai de lumière et de sérénité:
Par toi de l'infini l'image m'est connue,
Et la divinité dans mon cœur s'insinue.
Mais, ô forets! ô brise! ô fleurs! à votre tour,
Recevez, recevez mon souffle et mon amour.
De ma bouche, reçois les rumeurs embaumées
En verbe intelligent dans mon sein transformées,
O nature! et, mêlés dans le père commun,
Que chacun vive en tous comme tous en chacun!
« Soleil, sur les hauts lieux j'irai te voir sourire :
C'est là que l'air est pur, et c'est là qu'on respire.
Là, qu'avec mon esprit plus libre et plus léger
L'esprit universel est prompt à s'échanger.
Là, sur toutes les fleurs mon âme se disperse,
Là, de tous ses rayons le soleil la traverse ;
Et comme cette cime exposée à tout vent,
Je sens de toutes parts ton souffle, ô Dieu vivant ! »
Moi, j'ouvrais tout mon être aux langueurs printannières
Baigné d'ardents parfums et de chaudes lumières,
J'aspirais à longs traits ces regards, cette voix,
Et les brises d'amour qui s'exhalaient des bois.
Elle, cet enfant calme, aux visions profondes,
Ce chaste nénuphar trempé de froides ondes,
Ce lis ferme et sans tache et de rosée empli,
Ce cœur de pur cristal semblait s'être amolli.
Tout tremblait près de nous d'un amoureux vertige,
L'onde entre les cailloux et les fleurs sur leur tige;
Les oiseaux frémissaient mêlés dans les buissons...
Or, s'animant comme eux à ses propres chansons,
La vierge a respiré des voluptés nouvelles,
246
Un rayon inconnu jaillit de ses prunelles,
Sa main brûle la mienne, et je crois que son cœur
Comme moi du désir sent l'aiguillon vainqueur.
Le printemps, le soleil, ces bois pleins de délices,
De ma fatale erreur, hélas! furent complices...
J'aspire en un baiser son âme, et sens frémir
Avec bonheur sa lèvre et doucement gémir...
Mais, ô terreur ! ô prix de mon amour farouche !
C'est un frisson mortel qui passe sur sa bouche!
Sous son front sans couleur se ferme un œil glacé;
Sur ses reins fléchissant son cou s'est renversé,
Et, vierge, sur les fleurs et la mousse odorante,
Le lit prêt pour l'hymen la reçut expirante!
J'implorai tous les dieux ; des rameaux bienfaisants
Pour elle j'exprimai les sucs les plus puissants;
Comme l'âme d'un lis que le zéphyr emporte,
De ce premier baiser mon amante était morte !
Dieux que je sers ici ! dieux des grandes forêts,
Seuls vous avez connu l'horreur de mes regrets,
Et quelle vision, obstinée à me suivre,
Depuis ce jour cruel sut me forcer à vivre.
Son ordre, et de l'oubli votre culte sauvé,
Et votre sacerdoce à mes mains réservé,
Seuls m'ont pu retenir sur la terre attristée
Que par mon crime, hélas! votre fille a quittée.
Je reste pour garder, sous ces arbres chéris,
Vos rites éternels qu'elle m'avait appris,
Et répandre, en son nom, les vertus salutaires
Dont les fleurs du désert lui livraient les mystères.
Je tressai de feuillage un verdoyant linceul,
Et le soir, de la grotte ayant creusé le seuil,
ET POEMES. 247
J'y couchai de mes mains la blanche trépassée,
Gravant sa douce image au fond de ma pensée.
L'invisible nature a repris, dès ce jour,
Et cache dans son sein tout ce que j'ai d'amour.
Sur la tombe, à genoux, durant la nuit entière,
J'y versai devant Dieu mes pleurs et ma prière.
Vers l'aube, un sommeil plein de songes merveilleux,
Sans assoupir mon cœur, descendit sur mes yeux ;
Et- quand vint le soleil et l'hymne qui s'élève
Des sources et des nids, faire envoler mon rêve,
Sous l'émail odorant d'un gazon déjà vert
De son lit de repos le sol était couvert,
Et cet arbre divin, l'orgueil de la contrée,
Tout en fleurs de la grotte ornait déjà l'entrée.
Dès lors, hôte assidu de ce temple nouveau,
Je vis loin des humains, veillant sur ce tombeau;
Des sources, des rochers, des fleurs, j'y fais l'étude ;
Les oiseaux qu'elle aimait peuplent ma solitude;
Ils me fêtent comme elle, et de son souvenir,
Dans leurs chants, près de moi, viennent s'entretenir.
Nous avons un langage avec eux et les plantes;
Ensemble nous faisons des prières ferventes ;
Nous parlons d'Hermia, du soleil et de Dieu.
Jaillissant du rocher, cette source au flot bleu
Où se baigne la lune, où les chevreuils vont boire,
De la divine enfant garde aussi la mémoire,
Et, comme ces rameaux par son âme agités,
Murmure avec amour les airs qu'elle a chantés.
Mêlant sa voix plus grave aux bruits que je consulte,
L'arbrisseau merveilleux, à qui je rends mon culte,
De feuilles et de fleurs paré dans tous les temps,
Verse à mon front blanchi l'espoir d'un beau printemps.
Ainsi, je vis au fond des forêts fraternelles,
J'attends le jour certain des noces éternelles;
Le jour où, pardonnant mon précoce larcin,
Hermia doit m'ouvrir l'asile de son sein.
Dans cet antre sacré reste, toi qui m'écoutes,
Recueille les pensers qui pleuvent de ces voûtes,
Et parfois, si tu veux, sur ces lointains rochers,
Visiter les jardins dans les neiges cachés,
Je t'y ferai choisir ces fleurs humbles et pures
Que Dieu sème au désert pour toutes nos blessures.
LIVRE TROISIÈME
AMITIÉ
A MON- AMI BARTHELEMY TISSEUR
Tous vos dieux sont les miens; vous aimez ce que j'aime,
Nos espoirs sont pareils, notre doute est le même;
Où vous le signalez, je vois aussi le mal,
Et nous marchons tous deux vers le même idéal.
Dans l'océan divin cherchant les perles neuves
Et les parcelles d'or dans le sable des fleuves,
Au fond des grandes eaux nous plongeons de concert,
Nous gardons en commun le trésor découvert.
Quand l'idée, en son vol, échappe à mes pieds frêles,
Mon âme, pour monter, vous emprunte vos ailes.
Aux régions d'en bas, je m'égare souvent ;
Vous que Dieu mène et qui pénétrez plus avant,
33
250
Quand mon esprit s'arrête aux choses relatives,
Vous m'ouvrez tout à coup de larges perspectives,
Et, dans un horizon où vous seul avez lu,
Par delà nos soleils, vous montrez l'absolu.
Quand j'écris, je ne sais — tant l'un sent comme l'autre —
Si la page tracée est mon œuvre ou la vôtre.
De ces vers fraternels, je vous rends la moitié,
Et, sur l'humble fronton, j'inscris notre amitié.
Marchons unis toujours ; la nuit tombe, nous sommes
Des étrangers perdus dans la cité des hommes;
Nous y parlons tout seuls une langue à nous deux,
Et nous comprenons mal ce qu'ils disent entre eux.
Nous ne sommes pas faits aux chemins de traverse ;
Le but n'est pas le même où la route est diverse;
Si des noirs carrefours nous tentons les hasards,
Nous serons terrassés et broyés par les chars.
Veillons! plus d'un assaut se prépare dans l'ombre;
Le présent est mauvais et l'avenir plus sombre,
Plein d'outrages, d'effroi, de labeurs desséchants...
— Nous pourrons être heureux si nous sommes méchants 1
Mais, ô frère en douleurs, restons dans notre voie,
Sans renier, pourtant, ni blasphémer la joie.
Il est, même ici-bas, des vestiges de Dieu,
Et le monde meilleur, parfois, s'y montre un peu ;
Il est dans la tourmente, au bout de la mer triste,
Un phare ardent et fixe allumé pour l'artiste
Et versant des rayons pleins de sérénité...
— Viens 1 homme de désir, marchons vers la beauté !
ET POÈMES. 2)1
II
INVOCATION SUR LA MONTAGNE
A MON AMI BARTHF. LEMT TISSEUR
Sachez ce que j'ai dit pour vous sur la montagne,
Ami dont la pensée est partout ma compagne.
Un matin de janvier, par un temps vif et clair,
Où je me sentais fort de la vigueur de l'air,
Un de ces jours dorés, bleus, et tels que d'avance
Son soleil, l'hiver même, en donne à la Provence,
Je sortis de la ville où, — souvenir sacré! —
Pour la première fois je vous ai rencontré.
De nos ans révolus, je repassais l'histoire;
Pèlerin, je voulais gravir Sainte- Victoire.
Jusqu'à l'étroit vallon fermé d'un mur romain,
Si connu de nous deux, je suivis le chemin;
Et de là, pour seul guide ayant le pic sublime,
Sur un sol non foulé, j'allai de cime en cime.
La lumière en tons chauds jouait sur les hauteurs;
Mes pieds dans les taillis soulevaient des senteurs;
Je marchais dans les buis, les houx et les genièvres ;
Pour seuls bruits au lointain les clochettes des chèvres
252
Et le cri de la grive entre les chênes verts,
Et le vent dans les pins semblable au bruit des mers.
En montant, je cueillais un peu de chaque arbuste :
Et quand j'eus du rocher atteint la crête auguste,
J'y posai mon bouquet religieusement.
Je sentais du désert le saint enivrement ;
Avec l'air, et par flots odorants et sonores,
L'esprit de vie entrait en moi par tous les pores.
A genoux, je pleurai pour que Dieu nous bénit;
Ma bouche se colla sur le sacré granit;
Je priai sans parole, et mon baiser austère
S'imprima sur ton front, ô ma mère la terre 1
Enfin je me dressai ; de mes deux bras ouverts
Sur ce trépied géant, j'embrassai l'univers;
Comme un prêtre épanchant l'extase qui l'inonde,
J'envoyai mes baisers aux quatre points du monde
Quatre fois saluant et changeant d'horizon,
De notre Père au ciel je redis l'oraison,
Et, m'unissant d'amour à la nature entière,
A longs traits j'aspirai la vie et la lumière.
Puis, je courbai mon front sur mes deux mains en feu,
Et mon âme un moment s'anéantit en Dieu.
« Penche-toi sur mon cœur, toi d'où l'être ruisselle,
Verse à flots de tes yeux les fluides vivants;
Coulez d'en haut, torrents de vie universelle,
Venez pour m'abreuver, venez des quatre vents !
« O lumière, ô couleurs, ô rayons de sa face,
Regards de l'infini de caresses chargés,
Rosiers de l'Orient effeuillés dans l'espace,
Sourires amoureux d'astre en astre échangés ;
ET POEMES. 253
« Notes qui, refluant des étoiles lointaines,
Glissez de ce rocher aux bois, aux champs, aux mers;
Bruit des troupeaux errants, des arbres, des fontaines,
Arômes et vapeurs mêlés dans les déserts ;
« Haleine des forêts, des cités et des ondes,
Souffle que tout respire et qu'on ne peut tarir;
Des jardins inconnus semences vagabondes,
Germes qui demandez une place où fleurir ;
« Rayons, accords, parfums que les vents précipitent,
Voix qui montez du globe et qui tombez du ciel,
Mélodieux roulis des sphères qui palpitent,
Mouvement cadencé sur un rhythme éternel !
« Et vous, lumière interne, espoir, saintes pensées,
Grâces que l'invisible envoie à son amant,
Eaux vives de l'esprit par Dieu même versées,
Qui des sources d'en haut coulez à ce moment;
« Vous, prières, douleurs, travaux, vertus secrètes,
Parfums nés pour le ciel qui montez de là-bas,
Actions des élus et chansons des poètes,
Courant de l'idéal qui ne tarissez pas ;
« Paroles qui flottez de l'âme à la nature,
Echanges de l'amour qui donne et qui reçoit,
Part de l'être accordée à chaque créature,
Forces du Dieu caché que le coeur aperçoit!
« Affluez, affluez autour de cette cime,
D'un nuage vivant que j'y sois revêtu,
254
Unissez-vous à moi dans un mélange intime,
Vertus du monde entier, devenez ma vertu ! »
Ainsi, j'ouvrais mon âme aspirant dans l'espace
Ce grand souffle de Dieu qui passe et qui repasse,
Et le sentant couler dans mes sens agrandis,
Je saluai trois fois le ciel, et j'étendis
Mes deux bras secouant l'effluve magnétique,
Au nord, vers le Jura, vers la ville helvétique
Où Dieu vous a conduit loin de toute amitié,
Vous avec qui toujours je pense de moitié.
« Recevez, recevez l'esprit qui me pénètre
Et le surcroit de vie ajoutée à mon être ;
Soyez, autant qu'aimé, soyez calme et puissant ;
Recevez à la fois et ma force et ma joie ;
Mon âme a recueilli, mon âme vous envoie
D'ici tout ce qui monte et tout ce qui descend.
« Entrez en lui, rayons, parfums, musique, aurore!
Clartés dont l'horizon s'anime et se colore,
Coulez avec lenteur pour qu'il n'en perde rien ;
Esprit de Dieu flottant sur l'océan des mondes,
Lumière où je me baigne, extase qui m'inondes,
Descendez dans son cœur, en passant par le mien 1
« Divin balancement des flots, des bois, des nues,
Sphères qui décrivez des danses inconnues,
Bruits des astres lointains, des fleuves, des forêts,
Accord universel, musique saisissante
De tout ce qui se meut et de tout ce qui chante,
Vous qui des cœurs guidez les battements secrets ;
ET POÈMES.
« Esprits qui dirigez l'ascension des sèves,
Urnes qui répandez la pensée et les rêves,
Essor auquel mon cœur s'abandonne aujourd'hui,
Donnez-lui le vouloir, l'action forte et sûre,
Réglez de tous ses pas le mode et la mesure,
Versez à travers moi votre harmonie en lui.
« Haleine du désert, senteurs dont je m'enivre,
Souffle de l'idéal qui m'avez fait revivre,
Rar qui toute blessure est prompte à se fermer ;
Arômes fécondants que la brise balaie,
Descendez dans son coeur et pansez chaque plaie ;
Autant qu'il a souffert faites qu'il puisse aimer 1
« Tombez, grains et rosée, en cette àme choisie,
Ravivez les moissons qu'attend la poésie ;
Qu'en lui l'homme nouveau sorte de l'homme ancien;
Mûrissez, ô soleil, les épis qu'il nous cache
Dans les sillons secrets : car il faut qu'on le sache,
Le beau fut dans sou cœur semé comme le bien.
« Que chacun de mes doigts, d'où mon âme ruisselle,
Du feu que j'aspirai lui verse une étincelle ;
Qu'il soit fortifié des forces que je prends ;
Que je fasse, investi pour lui d'un sacerdoce,
Du trépied solennel où mon amour m'exhausse,
Les bénédictions s'épancher par torrents! »
Ami dont la pensée est partout ma compagne,
Voilà ce que j'ai dit pour vous sur la montagne.
256
III
A UNE BRANCHE D'AMANDIER
Déjà mille boutons rougissants et gonflés,
Et mille fleurs d'ivoire,
Forment de longs rubans et des noeuds étoiles
Sur votre écorce noire,
Jeune branche ! et pourtant sous son linceul neigeux
Dans la brume incolore,
Entre l'azur du ciel et nos sillons fangeux
Février flotte encore.
Une heure de soleil, le bleu de l'horizon,
La tiède matinée,
Vous ont fait croire, hélas I que la belle saison
Nous était ramenée.
Parfois l'hiver stérile a des soleils trompeurs,
Et sa face est dorée;
Mais il ne peut mûrir une seule des fleurs
Dont vous êtes parée.
Après ce doux rayon qui brille avec amour
La nuit sera mortelle;
ET POEMES.
257
Pour fixer le printemps il faut plus d'un beau jour
Et plus d'une hirondelle.
Ne laissez pas jaillir tous vos boutons vermeils
Que le froid ne s'achève;
Pour la saison féconde et pour les vrais soleils
Gardez bien votre sève.
L'hiver va de vos fleurs ternir la pureté,
Et leur règne s'abrège ;
Leurs calices fondront, comme ferait, l'été,
Une coupe de neige.
Puis, quand le jour luira, qui doit tout ranimer,
Les plantes et les âmes,
Il usera sur vous, sans rien faire germer,
Sa rosée et ses flammes.
Alors tout sous le ciel, tout sera réveillé;
Toutes les autres branches
Lèveront au grand air leur ébène émaillé
Et leurs couronnes blanches;
Et le soleil viendra peindre leur front charmant.
Leurs lèvres nuancées,
Et le vent les fera pencher languissamment
Comme des fiancées.
Les coteaux rougiront; les sillons bigarrés
De fleurs et de verdure,
Tous les arbres des bois, tous les gazons des près
Seront dans leur parure.
M
258
Partout des bruits joyeux, du miel dans chaque fleur,
De l'or sur chaque nue;
Mais vous, dans ce concert, sans voix et sans couleur,
Serez honteuse et nue.
Jamais d'oiseau chanteur sur vous n'aura guetté
L'insecte qui bourdonne;
Vous ne donnerez pas de verdure à l'été
Ni de fruits à l'automne.
Un jour vous a tout pris : ses rayons déjà morts
Brillaient pour vous séduire;
Et vous avez perdu tous vos jeunes trésors
Joués sur un sourire.
IV
LIMPIDITÉ
Il est des sources d'eau si bleue et si limpide,
Que rien n'en peut ternir la transparence humide,
Que sur un noir limon leurs ondes de cristal
Roulent sans altérer l'azur du flot natal,
Qu'à travers les débris qui sur leurs bords s'amassent,
Elles savent choisir les fleurs lorsqu'elles passent,
Et que, vierges encor de toute impureté,
L'Océan les reçoit dans son immensité.
ET POÈMES. 259
Près d'elles l'ombre est douce aux affligés ; près d'elles
Les oiseaux chantent mieux, les plantes sont plus belles;
Près d'elles, au matin, les femmes vont s'asseoir
Pour nouer leurs cheveux devant un clair miroir.
Il est des âmes qui, dans nos sentiers de fange,
Glissent sans y tacher leur blanche robe d'ange,
Sans laisser, comme nous, se prendre à chaque pas
Une sainte croyance aux ronces d'ici-bas ;
Des cœurs qui restent purs quand l'ennui les traverse,
Qui gardent leur amour dans la fortune adverse.
L'air vicié du monde en passant autour d'eux
Se charge de parfums; et, comme des flots bleus,
Sans entraîner un grain de nos terres infâmes,
Ils coulent en chantant vers l'océan des âmes.
HOROSCOPE
Sur le chevet des jeunes filles,
Si les Péris venaient encor
Toucher leurs filleules gentilles
Avec une baguette d'or;
Le soir, dans la flamme bleuâtre,
Si les Follets et les Lutins
260
Dansaient sur les chenets de l'âtre,
Au son des grelots argentins ;
Si l'on voyait sortir Morgane
Du lis et du camélia,
Et sur les branches de liane
Se balancer Titania;
Si de l'air les joyeuses reines,
Aux yeux des pères fortunés,
Se penchaient encor, les mains pleines,
Sur le berceau des nouveau-nés;
Enfant ! vous auriez des corbeilles
D'émeraudes et de rubis ;
Vous auriez des robes vermeilles
Eaites pour vous par les Trylbis;
Des oiseaux d'or et d'écarlate
Pour vous endormir chanteraient,
Et dans une conque d'agate
Les Sylphides vous berceraient !
Hélas ! les Péris étouffées
Sont mortes depuis six cents ans,
Et l'on n'invite plus les fées
Pour le baptême des enfants!
Mais il est d'amoureux génies,
Parlant un langage inappris,
Qui soumet à leurs voix bénies
Le peuple immense des esprits.
ET POÈMES. 2ÔI
Ils ont le secret des puissances;
Les astres sont leurs familiers :
Ils vont dérober les essences
Au fond des divins ateliers.
Ils moissonnent partout en maîtres
La terre s'émeut sous leurs mains :
Us se mêlent avec les êtres
En de mystérieux hymens.
Ils montent avec la fumée
Dans l'air diaphane et vermeil;
Sous la mer de forêts semée,
Ils plongent avec le soleil.
Ils se bercent avec l'écume
Sur les lacs et les océans;
Ils s'étendent avec la brume
Sur la crête des monts géants.
Ils circulent avec les sèves
Dans les fentes et les sillons;
Avec les brises sur les grèves,
Dans l'éther avec les rayons.
Ils enchaînent avec leurs charmes
L'âme des fleurs et des oiseaux ;
Ils font germer les blanches larmes
Sur la tombe et sur les berceaux !
Ils vous aiment, petite fille!
A vous les présents les meilleurs:
262
Car vous êtes de la famille,
Et votre père est un des leurs.
Enfant ! toutes les créatures
Auront des sourires pour vous ;
Toutes les sources seront pures,
Et tous les hommes seront doux.
Les boutons d'or naîtront dans l'herbe
Des prés que vous aurez foulés ;
Si vous dormez sur une gerbe,
Les épis seront centuplés.
L'eau des marais sera limpide
Si vous y trempez votre main ;
Si vous pleurez sur un nid vide,
L'amour le peuplera demain.
Les fleurs braveront les gelées
Dans les jardins par vous plantés ;
Avec les brises des vallées
Vos airs vivront si vous chantez.
Le soleil dorera vos tresses;
Enivrant vos sens ingénus,
Le vent vous fera des caresses :
L'onde baisera vos pieds nus.
Vous aurez, la nuit, sans mystère,
Des entretiens pleins de douceur ;
Vous direz au bouvreuil : « Mon frère !
Le rosier vous dira : « Ma sœur I »
ET POÈMES. 263
Aux êtres vous serez unie
Par des liens doux et puissants,
Aux oiseaux par leur harmonie,
Comme aux plantes par leur encens ;
A l'azur par la transparence,
Au jour par la tiède clarté,
Aux bons anges par l'innocence,
Aux hommes par la charité!
Car sur votre tète rosée
Un poète, écartant le lin,
Aura secoué la rosée
Avec le rameau sibyllin !
VI
AUX ABSENTS
Ce soir au bord du lac, à l'ombre, sur la mousse,
La nature est si belle et la vie est si douce,
Cette forêt de pins murmure un chant si pur,
Cette prairie exhale une odeur si calmante,
En tons si délicats de cette onde dormante
Les roses du couchant ont nuancé l'azur ;
D'un air si transparent la montagne est baignée ;
Mon âme de ta paix est si bien imprégnée,
264
Que je ne songe plus, nature, à t'admirer.
C'est un désir plus doux qu'avec l'air je respire ;
Je cherche autour de moi des yeux à qui sourire,
Ma main cherche des mains que je voudrais serrer.
Que ne puis-je, ô nature! à tes autels en flammes,
Convier avec moi toutes les saintes âmes,
Avec elles goûter cette extase à genoux !
Seul, ainsi, s'enivrer de la beauté d'un monde,
C'est un bonheur impie où l'amertume abonde,
Et tout cet infini laisse du vide en nous.
Cette ivresse, pourtant, je la puise en Dieu même;
Mais, pour y prendre part, où sont tous ceux que j'aime ?
Mon cœur ici les nomme et parle à chacun d'eux ;
Jamais tant qu'à cette heure, à travers mes nuages,
Si douce leur parole, et si doux leurs visages,
N'ont échauffe mon cœur et lui devant mes yeux.
La pensée a peut-être, affrontant la distance,
Des ailes pour voler vers ceux à qui Ton pense
Sans se perdre à travers le monde aérien 1
Vous tous, absents chéris, qui manquez à ma joie,
Des effluves d'amour que mon cœur vous envoie,
Ce vent et ce soleil ne vous portent-ils rien?
Où va donc, où va donc, si nul ne le devine,
Ce qu'exhale mon sein d'émotion divine?
Pourquoi ce doux concert, s'il n'est pas entendu?
Des plantes du désert qui respire la feuille ?
Que deviennent ces fruits que nulle main ne cueille?
Donne tous tes parfums, mon cœur, rien n'est perdu !
ET POÈMES. 265
Vois ! chaque goutte d'eau, que la terre la boive,
Que le vent sur sou aile en vapeurs la reçoive,
Retourne à l'Océan, et s'y mêle à son jour !...
Ainsi chaque soupir, chaque extase cachée,
Chaque larme pieuse au coin de l'œil séchée,
Vont enrichir au ciel les sources de l'amour.
VII
DANS LES ROSEAUX
Si je brise un jour mes chaînes,
Je veux m'enfuir vers les eaux;
Mieux que les nids sur les chênes,
Mieux que les aires hautaines,
J'aime un nid dans les roseaux.
J'aime une terre mouillée
Par un lac profond et clair;
Pour tenir l'àme éveillée,
Il faut que, sous la feuillée,
Les eaux chantent avec l'air.
S'il n'a point de rive humide,
Je fuis un site admiré,
Comme un front pur et sans ride,
Mais dont l'œil serait aride
Et n'aurait jamais pleuré.
266
La colline la plus verte,
Si l'onde n'est son miroir,
Est comme une âme déserte,
A qui jamais n'est ouverte
Une autre âme pour s'y voir.
Otez les flots à la terre,
La terre sera sans yeux,
Et jamais sa face austère,
Pleine d'ombre et de mystère,
Ne réfléchira les cieux.
Dans ton cœur si quelque chose
Bat des ailes pour voler,
Désir ou douleur sans cause,
Musique ou parfum de rose
Qui demande à s'exhaler;
Si tu nourris d'une flamme
Le souvenir ou l'espoir,
Si l'image d'une femme
Pleure ou sourit dans ton âme,
Près d'un lac il faut t'asseoir.
Écoute, si le flot chante;
Si l'eau dort, regarde au fond;
Miroir où l'azur t'enchante,
Écho d"une voix touchante,
Toujours l'onde te répond.
Les plaines ont l'alouette,
La montagne a l'aigle roi,
ET POÈMES. 267
Les jardins ont la fauvette ;
Mais, ô lac, le doux poète
Et le cygne sont à toi !
Si je brise un jour mes chaînes,
Je veux m'enfuir vers les eaux;
Mieux que les nids sur les chênes,
Mieux que les aires hautaines,
J'aime un nid dans les roseaux.
VIII
LA COUPE
Amis, le temps brumeux fait les songeurs moroses !
Tout exhale l'ennui, ce soir, même ces roses;
Des yeux les plus aimés le sourire a pâli ;
Nos pensersde ce ciel ont pris la morne teinte...
Mais venez ! Dans le vin cherchons la verve éteinte,
Et la joie, et l'espoir, compagnons de l'oubli.
Une âme est dans le vin ! un dieu d'humeur charmante
Remplit de son esprit cette pourpre écumante ;
Lui-même a teint la grappe avec son doigt vermeil ;
Au feu de ses rayons toute ombre s'évapore;
Le vin, c'est sa lumière et sa chaleur; l'amphore
Cache en ses flancs obscurs des gouttes de soleil.
268
Toi, par qui, d'une lèvre où le rire étincelle,
La chanson radieuse à plus grands flots ruisselle;
Toi, dont ma coupe pleine atteste le pouvoir,
Je t'ai vu, le carquois sonnant sur tes épaules,
Descendre, ô dieu joyeux, sur nos coteaux des Gaules,
Et tes cheveux flotter, et les rubis pleuvoir 1
Comme sous le baiser frémit un sein d'amante,
Sous tes yeux printaniers la terre au loin fermente;
Les féconds éléments s'y combinent entre eux;
La flamme du silex, les pleurs de la rosée
Se mêlent dans le cep; et la sève embrasée
A gonflé les bourgeons d'un esprit généreux.
Bientôt la jeune vigne au vieil orme s'enlace ;
Le pampre offre aux amours, sous son ombre, une place,
Près du Faune enivré la Nymphe y vient le soir ;
L'été voluptueux brunit l'ardente grappe ;
Puis, buvant à deux mains le doux sang qui s'échappe,
L'automne au front pourpré danse autour du pressoir
Nous, maintenant, tirons du sommeil et des ombres
Ce soleil enfoui, trésor pour les jours sombres,
Sève de feu qui vient réchauffer nos hivers.
Dans le cœur le plus morne, à briller toute prête,
Peut-être, avec ce vin, d'une veine secrète,
La gaité va jaillir, sur l'heure, et les beaux vers.
Partout où la sema la nature en largesse,
Cueillons la joie, amis, germe de la sagesse;
D'une fleur au jardin et d'une étoile aux cieux,
Du chant sacré d'un maître, ou des yeux d'une belle,
ET POÈMES. 269
De toute chose, enfin, ou divine, ou mortelle...
De ce cristal bleuâtre où rougit le vin vieux !
A table ! avant d'ouvrir la solennelle amphore,
Que d'habits éclatants l'amitié se décore;
Dans le plaisir des yeux naît le charme du cœur.
Le vin vaut mieux quand l'urne est de fleurs couronnée
Qu'en nos festins, surtout, daigne la Muse ornée
Des plus aimables dieux nous amener le chœur.
A nos graves discours que le rire entrecoupe,
Qu'Aphrodite et Pallas vident la même coupe ;
Le sage admet aussi des amours enjouées.
Amenons au banquet, charmantes entre mille,
Daphné, Glycère aux yeux d'émeraude, et Camille,
Mais que leurs noirs cheveux restent toujours noués.
Glycère chantera quelque folle élégie;
Du toit joyeux, pourtant, chassons bien loin l'orgie,
Poètes ! nous avons la Ménade en horreur.
Des soupers effrénés les Muses sont absentes;
Amis, ne faisons pas fuir les Grâces décentes !
Car, après sa gaité, le vin a sa fureur.
Dans l'excès de la coupe où nous trouvons la verve,
L'esprit s'appesantit, le corps même s'énerve ;
Un stupide sommeil gonfle la lèvre en feu.
Des hautes voluptés, nous que la soif altère,
Fils de la Muse, au vin rendons un culte austère,
Buvons-le chastement sous le regard d'un dieu.
Le poète aime mieux l'extase que l'ivresse ;
Un sévère échanson à sa table se dresse,
270
Il invite parfois l'amour à s'y placer ;
Mais c'est pour nous dicter ses chansons immortelles,
Amis, qu'en nos banquets les ivresses soient telles
Qu'Elvire ou Béatrix pourraient nous les verser.
Venez ! la table est prête où l'amitié s'épanche;
De verdoyants rameaux parons la nappe blanche.
C'est l'autel de la joie et du rire innocent;
C'est là, dans l'abandon des longues causeries,
Qu'entre les luths d'ébène et les coupes fleuries
Le feu sacré nous touche et que l'esprit descend.
O vin ! source d'amour, nous dirons tes louanges !
Nous sommes ouvriers pour les grandes vendanges,
Nous conduisons la bêche autour des ceps divins.
Prends-nous à ta journée, ô ma France féconde !
Toi qui, pour le salut ou la gaité du monde,
Fais couler tour à tour ton sang et tes bons vins.
A l'œuvre, tous à l'œuvre et préparons la fête,
Bras d'acier du soldat, bouche d'or du poète.
A l'œuvre les marteaux, les socs, les avirons !
De froment et de miel que les pains se pétrissent;
Et vous, sculpteurs, à qui les métaux obéissent,
Ciselez dans l'or pur la coupe où nous boirons.
Gravez sur ses contours les exploits de l'épée;
Des géants paternels chantez-nous l'épopée.
Dites leur sang versé, leurs travaux, leurs douleurs;
Tracez-nous le tableau de l'héroïsme antique ;
Faites-nous voir, aux flancs de l'urne pacifique,
L'âge des grands combats déroulés sous des fleurs.
ET POEMES. 271
A ceux donc qui sont morts, soldats ou capitaines,
Pour un bonheur promis à des races lointaines,
Ce calice doit rendre un hommage éternel ;
Qu'il fasse, amis, le tour de la cité des hommes,
Et qu'enchaînés de cœur, comme ici nous le sommes,
Tous boivent à la ronde un nectar fraternel !
IX
AU PRINTEMPS
Sors de ta ruche obscure et vole, ô jeune essaim I
Doux rêves que l'hiver enchaînait dans mon sein,
Allez, chantez sur l'aubépine I
Le soleil vous invite, ô mes oiseaux chéris;
L'herbe est verte aux sillons, et les pêchers fleuris
Teignent de rose la colline.
Pour me les dire après, écoutez tous les sons;
Volez du thym au myrte, et du chêne aux buissons ;
Effleurez de vos pieds l'eau vive.
La fumée a terni votre aile aux cent couleurs;
Baignez-vous dans l'air plein d'ineffables senteurs :
L'àme s'y lave et s'y ravive !
Dansez sur les rameaux jaillissants ou plovés;
Buvez-y la rosée et la sève. Voyez
272
Dans le berceau de toutes choses;
Voyez les nids se faire et les bourgeons s'ouvrir,
Voyez comment l'on aime et comme on doit fleurir,
O mes colombes, ô mes roses 1
Car c'est le beau printemps, charme de l'univers !
O mes rêves, partez 1 les jardins sont ouverts
Où l'abeille se rassasie;
Puisez à tout calice, allez dans les ravins,
Sur les coteaux de vigne et sous les noirs sapins;
Allez chercher la poésie I
X
ADIEUX SUR LA MONTAGNE
A MON AMI BARTHELEMY TISSEUR
Dans les villes, tombeaux dont le peuple croit vivre,
Où s'agitent des morts par des morts coudoyés,
Où l'âme aspire un air qui la tue ou l'enivre,
Ceux qui sont nés à Dieu sont bientôt oubliés.
Là, des spectres faisant de l'ombre et du tumulte,
Vous cachent à mes yeux, vous-même, ô mon ami !
ET POÈMES. 273
Et j'omets tout un jour de vous rendre mon culte,
Vous l'hôte de mon cœur, vous d'hier endormi !
Des bruits humains font taire en moi le saint murmure
De votre esprit qui souffle et qui veut me parler,
Et la foule tarit sous son haleine impure
Chaque larme aussitôt qu'elle cherche à couler.
Mais à peine ai-je fui tout seul vers la campagne,
Et trouvé la nature et vu le jour vermeil ;
Sitôt que je respire une odeur de montagne,
Et que Dieu dans mon âme entre avec le soleil ;
Sitôt que l'infini se fait dans ma pensée,
J'y revois, près du Dieu que je viens adorer,
Votre ombre lumineuse un instant éclipsée
M'appeler, me sourire; et je puis vous pleurer.
Tout alors, fleur qui s'ouvre et rayon qui s'allume,
Arbres, flots exhalant un soupir triste et doux,
Sillons où court la brise et toit lointain qui fume,
Tout semble s'animer et se peupler de vous.
Les cimes des forêts d'un bruit large inondées,
Les buissons fourmillant de chansons et de cris,
En écho tour à tour redisent les idées
Dont votre àme féconde emplissait nos esprits.
Aux êtres vous parliez dans leur langue divine ;
Vous les sentiez tous vivre ; ils vous sentaient rêver :
Car vous aviez l'amour qui voit ou qui devine,
Et leurs secrets accords, vous les saviez trouver.
11
274
Tout se réfléchissait dans votre âme profonde ;
Torrent, fleuve et ruisseau, tout vous payait tribut :
Vous deviez promptement épuiser tout un monde,
Et toucher dans un autre a l'invisible but.
Votre esprit visitait les chênes et les roses;
Et, sans doute, sachant qu'à mon tour j'y viendrai,
Vous avez en partant laissé sur toutes choses
Des vestiges de vous : je les recueillerai !
Avec l'odeur montant de ces prés en corbeilles,
Avec l'oiseau qui fuit et va chanter là-bas,
De l'herbe et des rameaux, avec un bruit d'abeilles,
Un souvenir de vous s'élève à chaque pas.
L'atmosphère s'emplit d'une vivante flamme :
C'est vous qui de vos yeux la versez par éclair;
Sa chaleur m'enveloppe, et j'ai senti mon âme
S'épanouir en vous comme mon corps dans l'air.
Alors la part de vous que Dieu nous a ravie,
Celle en qui rien ne change, et dont rien n'est distrait,
Celle qui goûte au ciel une meilleure vie,
Ce qu'en vous nous aimons, votre cœur m'apparaît.
Vous êtes revêtu de la forme plus pure
Que prend l'homme là-haut quand son corps y renaît.
Mais sous ce vêtement, quoiqu'il vous transfigure,
Vous êtes bien le même et l'on vous reconnaît.
ET POÈMES. 275
C'est bien lui ! cet esprit plein de mansuétude,
Parole qui charmait ma joie ou ma douleur,
A qui toute science arrivait sans étude,
Comme l'onde à la source et le miel à la fleur!
C'est lui ! Dans tous ses maux toujours paisible et grave,
Que j'ai tant vu souffrir sans se plaindre jamais 1
Cet homme à la raison puissante, au cœur suave,
Mont de granit couvert de rieurs jusqu'au sommet !
C'est lui ! Pour vivre en nous s'oubliant à toute heure,
Lui qui prenait pour siens mes travaux, mes combats;
C'est lui dont la pensée, onde supérieure,
Fertilisait la mienne, et ne tarissait pas !
De ces forêts vers moi je vous ai vu descendre
Ainsi qu'un blanc nuage, et glissant lentement;
Le sol autour de vous s'éclaire d'un jour tendre,
De votre corps nouveau divin rayonnement.
Les plantes s'inclinant baisent vos pieds de neige ;
L'air est rempli d'oiseaux et de joyeuses voix ;
Les bois semblent marcher pour vous faire cortège ;
La nature vous rend votre amour d'autrefois.
Vous, calme et traversant son peuple qui s'assemble,
Vers moi sans lui parler vous voilà parvenu ;
Et, comme aux jours heureux où nous pensions ensemble,
Vous avez pris mon bras, cet appui si connu.
Et nous marchons tous deux en dominant la plaine
De mon pays natal, que je vantais souvent;
276
Les monts à l'occident nous déroulent leur chaîne,
Beaux lieux que j'espérais voir avec vous vivant 1
Vous m'êtes si présent que nous causons encore
D'hier et de demain, de nos projets nombreux :
Hélas 1 comme si Dieu, dans un but que j'ignore,
N'avait pas déjà mis un monde entre nous deux 1
Le mobile entretien vole en sa fantaisie
Des étoiles du ciel aux herbes des chemins;
Nous parlons de mon cœur et de ma poésie,
Coursiers dont vous teniez les rênes dans vos mains :
Car je croyais en vous, que nul n'a su connaître 1
Source au modeste flot qui dans l'ombre a coulé,
J'ai vu vos profondeurs, et vous fûtes mon maître :
Tous mes doutes fuyaient quand vous aviez parlé.
Dieu vous donna le sens des clartés éternelles;
Jamais, idée ou fait, vous ne jugiez en vain,
Tandis que nous errions dans les choses mortelles,
Vos yeux, à travers tout, allaient droit au divin.
De la sphère idéale où vous viviez d'avance
Pour moi, vous revenez ; et, comme aux anciens jours,
Vous m'en communiquez aujourd'hui la science ;
Vous rallumez ma foi du feu de vos discours.
Et longtemps nous restons assis près des fontaines;
Nous allons sur la mousse et le gazon nouveau,
Méditant de savoir, dans les luttes humaines,
Réaliser le bien et contempler le beau.
ET POÈMES. 277
Mais trop tôt, étouffant la voix dont je m'enivre,
Un bruit d'homme s'élève, et nous a séparés,
Moi pour aller mourir, et vous pour aller vivre
Dans ces mondes d'amour au sage préparés.
Je le sais, votre part, sans doute, est la meilleure ;
Mon esprit dort encor, le vôtre eut son réveil ;
Cette vie est mauvaise... et pourtant je vous pleure,
Vous qui ne verrez plus les fleurs ni le soleil !
Grande âme à ses amours avant l'heure arrachée,
Onde pour nous tarie avant les jours d'été,
Fort ouvrier laissant l'œuvre à peine ébauchée,
Harmonieux oiseau mort sans avoir chanté 1
Peut-être en te pleurant je gémis sur moi-même,
Resté seul dans la lutte où tu viens d'expirer;
Mais les décrets de Dieu sont sacrés pour qui t'aime,
Et, plein de ton esprit, je les dois adorer.
Comme tu le serais, je suis fort dans mes larmes;
Je garde ta doctrine, et ta foi m'agrandit:
En de maies adieux tu me lègues tes armes;
Ta voix parle, j'entends; voici ce qu'elle dit :
« Frère ! si Dieu te laisse ici-bas seul et triste,
C'est que l'homme nouveau dans ton cœur n'est pas né :
La main de la douleur, cette sublime artiste,
Au gré du maître encor ne t'a pas façonné.
278
« Dans la sphère où je monte avant que de me suivre,
Il te reste à livrer de plus rudes combats ;
Ce n'est que pour lutter que tu dois encor vivre,
Et les adversités ne t'épargneront pas.
« Il te faut, comme moi, prendre la voie étroite;
L'ombre abonde et les fleurs sur la route du mal ;
Celle où tu marcheras, plus âpre mais plus droite,
Mène par le désert plus près de l'idéal.
« Tu porteras le poids de ton cœur solitaire;
Déjà ton front penché se dépouille et pâlit;
Nul œil ne sourira près de ta lyre austère,
Et la seule insomnie habitera ton lit.
« Jamais tu ne verras un champ dont tu sois maître
Se couvrir à ton gré de rameaux ou d'épis ;
Et jamais en des bois plantés par un ancêtre
Tes bras ne berceront des enfants assoupis.
« Sans même que l'oiseau pour son nid les recueille,
Tu verras sous le pas de l'homme indifférent
Tes stériles chansons s'envoler feuille à feuille,
Et jusqu'aux mers d'oubli couler dans le torrent.
« Le monde tient pour vils les objets de ton culte;
Il cherche d'autres biens qu'un son mélodieux;
Tu n'auras rien de lui qu'ironie et qu'insulte...
Toi, ne le maudis point 1 sois fidèle à nos dieux.
« Passe au milieu de lui sans haine et sans murmure :
La sagesse est amour: mais garde la fierté:
ET POÈMES. 279
due ton front de l'orgueil porte la noble armure,
Et pour trésor au moins choisis la liberté.
« Marche inflexible au but, je t'ai tracé la route ;
Mon esprit vit en toi, suis ce guide sacré;
Songe, en te relevant dans tes heures de doute,
Que, de près ou de loin, pour toi je combattrai! »
Partout ainsi, partout son ombre m'accompagne;
Sans cesse à mes côtés je l'entends, je le vois,
Tel qu'il me dit adieu du haut d'une montagne,
Sans le savoir, hélas! pour la dernière fois!
Par l'amitié conduits sur un sommet auguste,
Exempt des bruits du monde et par Dieu visité,
Nous habitions tous deux dans la maison d'un juste,
Et trouvions dans son cœur une hospitalité.
Là, tout penser grandit, tant cette cime est haute.
Dans les bois solennels nous allions, tour à tour
Ecoutant la nature, ou l'àme de notre hôte,
Homme entre tous choisi pour enseigner l'amour.
Là, nous avons vécu de divines journées,
Parlant des vérités et des biens éternels ;
De célestes lueurs nous y furent données :
La sagesse descend dans les cœurs fraternels,
Vous aviez vos desseins sur nos dernières heures,
Seigneur! en nous menant vers ces sommets bénis!
280
Sans doute, ainsi tous trois dans des sphères meilleures,
Un jour, en votre nom, nous serons réunis!
Je partis le premier, rappelé dans les villes;
Et lui, pour prolonger notre cher entretien,
Me suivit jusqu'au bout de ces forêts tranquilles;
Et son bras ne pouvait se détacher du mien.
Il nous fallut enfin rompre la douce chaîne,
Alors restant, malgré le soleil lourd et chaud,
Debout au bord des pins, et tourné vers la plaine,
Il me voyait descendre et me parlait d'en haut.
Longtemps, sur ce trépied de mousse et de bruyère,
— Cette image à jamais vit dans mon souvenir —
Je l'aperçus baigné d'une ardente lumière,
Tenant son bras levé comme pour me bénir.
Et Dieu m'a retiré cette main forte et pure,
Ce rayon tout puissant qui m'aurait rajeuni !
Dans ces bois, altérés de ton souffle, ô nature!
Nous n'irons plus tous deux respirer l'infini.
Seul je vous cherche encor, désert, forêt divine !
Chaque arbre y fait surgir son ombre à mon regard ;
De chaque émotion qui gonfle ma poitrine,
A son esprit, là-haut, je fais monter sa part.
Et toi, tu la reçois, n'est-ce pas, ô chère âme?
Ces brises, ces parfums des pins mélodieux,
Cet horizon qui roule un océan de flamme,
Tu les sens par mon cœur et les vois par mes yeux.
ET POEMES,
28l
Eh bien! j'irai souvent, pour te faire une offrande,
M'imprégner des rayons et des bruits des sommets ;
Et prier dans ces bois, dont la paix est si grande,
Et qu'il est bon d'aimer puisque tu les aimais !
36
HARMODIUS
DEDICACE
A LA VILLE D'ATHÈNES.
Reçois d'un front clément, ô lumineuse Athènes,
L'obscur tribut d'un Celte épris de ta beauté,
Ce chant, que l'humble écho de mes forêts lointaines
D'après ta grande voix, dans l'ombre a répété.
J'habite loin du ciel, j'ai des dieux invisibles;
Phcebé ne vint jamais caresser mon sommeil;
J'adore, au fond des bois, des murmures terribles,
Et je marche aux lueurs d'un avare soleil.
Mais, peut-être, un rayon parti de l'Acropole,
Un des traits égarés de ton divin carquois,
286 DÉDICACE.
L'Hermès aux pieds ailés qui répand ta parole
Ont effleuré mon cœur sur nos sommets gaulois.
Le céleste coureur a délié ma chaîne :
J'ai tenté vers l'Hymette un amoureux essor;
J'ai goûté dans le creux de ma feuille de chêne
Le miel que tu versais à pleines coupes d'or.
Vers ce cap Sunium d'où la mer est si belle
Tes sages m'ont admis à leurs doux entretiens ;
Leur sourire a coulé dans mon âme immortelle
Et depuis ce temps-là, mère! je t'appartiens.
Si parfois, à défaut du marbre et de l'ivoire,
Taillant mon dur granit j'esquissai le vrai beau,
Si j'ai tiré des dieux de notre lave noire,
C'est qu'un de tes sculpteurs a guidé mon ciseau.
Si j'ai l'amour des lois, l'horreur des tyrannies,
Tenant la liberté pour le premier des biens,
C'est qu'écolier, docile à tes mâles génies,
Je fus, dès mon enfance, un de tes citoyens.
Quand je cueille, en rêvant, une palme guerrière,
C'est parmi tes soldats, aux champs de Marathon ;
Le Verbe à qui je dois l'éternelle lumière,
Tu me l'as annoncé par la voix de Platon.
Je sais qu'aux noirs combats Rome fut plus savante,
Que, d'un vers dédaigneux t'accordant les beaux arts,
Du seul art d'opprimer son poète la vante,
Et que ses flancs de louve ont porté les Césars.
DÉDICACE. 287
C'est pourquoi je le hais ! sa chute me console ;
J'aime, quand, fiers vengeurs de mille maux soufferts,
Les Gaulois ou les Francs, maîtres du Capitule,
Lui font sentir la honte et l'accablent de fers.
Toi, tu nous fais chérir ton empire et nos maîtres;
Pareille à ces chanteurs par les dieux visités.
Dont la paisible voix subjugait tous les êtres
Et qui, la lyre en main, bâtissaient leurs cités;
Ton règne est immortel et n'a rien de farouche.
Les peuples sous ton joug se courbent sans effroi :
C'est la chaine d'or pur que, des mots de sa bouche,
Ton divin Périclès savait forger pour toi.
C'est le joug que Pallas fait peser sur les sages,
Que nous tresse la Muse en lauriers toujours verts ;
La chaine dont Cypris, debout sur tes rivages,
En nouant ses cheveux enlace l'Univers.
Ne crains pas que jamais le temps te fasse injure,
Qu'une main à la tienne enlève son flambeau,
Qu'effaçant ta déesse une beauté plus pure
Jaillisse de la mer dans un monde nouveau.
Là-bas, à l'Occident, une race commence
Fière de sa richesse et de ses arts nombreux ;
Les peuples fourmillants sur cette terre immense
S'engraisseront en paix dans leurs labeurs heureux.
Mais quand l'esprit humain, résumant son histoire,
Jugera les cités, leurs combats, leurs travaux,
288 DÉDICACE.
Tes annales d'un jour contiendront plus de gloire
Que mille ans de ce peuple et des mondes rivaux.
Car tu fus la beauté, la jeunesse, l'aurore,
L'héroïsme joyeux qui meurt en souriant :
L'humanité, sans toi, sommeillerait encore
Dans les langes obscurs où veillit l'Orient.
Toi qui portes la lyre avec le caducée,
Tu nous as donné tout, peuple inventeur du feu,
Le libre mouvement et la libre pensée,
L'invincible vouloir qui font de l'homme un dieu.
A chacun de ses pieds tu mis une aile agile
Et Psyché s'envola d'un immortel essor.
Le Dieu de la nature, ébauché dans l'argile,
Ton ciseau l'a fini dans le marbre et dans l'or.
Socrate et Phidias, statuaires sublimes,
A l'œuvre de sa forme appliqués tour à tour,
Des visibles beautés et des beautés intimes
Fixèrent à jamais le lumineux contour.
Puissent-ils, et Platon et Sophocle lui-même
Et tout le cercle heureux de tes riants vieillards,
Pencher leurs fronts divins sur mon humble poème
Et l'immortaliser d'un seul de leurs regards !
Tel, après la bataille, assis devant sa tente,
Vidant sa coupe d'or, un guerrier triomphant
Voit ses lourds javelots, sa cuirasse éclatante
Qu'essaye avec effort son téméraire enfant.
DÉDICACE. 289
Il l'excite du geste ; il aime cette audace ;
Il offre à sa vigueur des baisers pour enjeux
A ces désirs de gloire il reconnaît sa race,
Et le bénit dans 1 ame et sourit à ses yeux.
Lvon, janvier iSyo.
*w
17
HARMODIUS
TRAGEDIE
TE%SOc>Lrbl^iGES
PALLAS-ATHÈNÉ.
HARMODIUS, jeune Athénien de noble r.ice.
ARISTOGITON, citoyen d'Athènes.
HIPPARQUE, tyran d'Athènes.
LE POÈTE SIMONIDE.
ISMÈNE, sœur d'Harmodius.
LE CHŒUR. Vieillards Athéniens portant des rameaux
d'olivier à la procession des Panathénées.
SECOND CHŒUR. Jeunes Athéniens armés d'épées
cachées sous des branches de myrte.
UN MESSAGER.
UN CONJURÉ.
LA NOURRICE D'ISMÈNE.
La scène se passe à Athènes, dans le Céramique intérieur,
près du Léocorion et de la maison d'Harmodius, pendant
la fête des Panathénées.
SCÈ^E Vr{E£rflÈ\E
ARISTOGITOX
(Il perle la pique et le bouclier comme tous les Athéniens
d'âge viril à la procession des Panatlxnées.)
Je ne sais, ô vieillards, quel effroi, quelle attente,
Quel deuil plane aujourd'hui sur la fête éclatante.
Le ciel, pourtant serein, semble prêt à tonner,
Comme si Zeus avait quelque ordre à nous donner.
Vieillards, qu'aime Pallas, qui portez ses insignes,
Lisez- vous la terreur ou l'espoir dans ces signes?
LE CHŒUR.
Nul signe n'a frappé mes yeux
Dans les entrailles des victimes;
Nul éclair n'a tracé la volonté des dieux
Dans l'azur des voûtes sublimes.
En l'honneur de Pallas, les lutteurs magnanimes
Selon les rites saints accomplissent les jeux.
L'Eurus, le Notus orageux,
Des oliviers sacrés n'émeuvent pas les cimes !
Dans les entrailles des victimes
Nul signe n'a frappé mes yeu.\.
294 HARMODIUS.
ARISTOGITON.
Les signes où j'ai lu, si mon cœur ne nie trompe,
Les présages douteux qui troublent cette pompe,
Dans la chair des taureaux ne se sont point montrés;
Le sol ne tremble pas, les deux sont azurés.
Cependant je devine, à des marques certaines,
due les dieux vont frapper un grand coup dans Athènes.
Mes augures à moi partent du cœur humain :
Ma lance dorienne a frémi dans ma main;
Je ne sais quelle horreur passe sur les visages;
Les éclairs du regard sont aussi des présages.
LE CHŒUR.
Fille du puissant Zeus, ô Pallas-Athéné,
Vigueur impétueuse et sagesse tranquille,
Qui régnes sur ce mont d'oliviers couronné,
Vierge à l'armure d'or, gardez bien notre ville.
Et toi, maître des mers, sombre Poséidon,
Qui romps le fer de l'ancre et le chanvre du cable,
Des chevaux écornera toi qui nous as fait don,
Agite en ma faveur le trident redoutable.
Gardez tous deux nos murs des combats odieux,
Poussez la nef rapide et la navette active,
Faites jaillir pour nous le. froment et l'olive :
Car nulle autre cité n'honore plus les dieux.
ARISTOGITON.
Eh bien, que de ces dieux la volonté propice
Ramène enfin chez nous la tardive justice.
29>
Écartant de nos cœurs le généreux ennui
Qui fait pour nous un deuil des pompes d'aujourd'hui.
LE CHŒCR.
Xoble Aristogiton, quelles douleurs secrètes
Assombrissent pour toi la beauté de ces fêtes r
ARISTOGITOX.
Comme vous, ô vieillards ! puis-je oublier, hélas 1
Tant de bons citoyens qui ne les verront pas ;
Qui languissent proscrits dans les cités lointaines
lit qu'un injuste exil prive des lois d'Athènes !
LE CHŒUR.
O douleur du proscrit! O la lourde prison
Qu'il traîne d'une ville à l'autre!
Et comme on manque d'air dans l'immense horizon,
Sous un ciel qui n'est pas le nôtre!
Eu vain l'hôte a versé de ses vins les plus vieux,
Le seuil est en fleurs quand on rentre;
On se prend à rugir dans ce cercle joyeux,
Comme un lion seul dans son antre.
O vallons du Céphise ! ô lumineux sommets
Où trône Pallas en sa gloire !
O sacré Sunium, ne plus s'asseoir jamais
Sous les pins de ton promontoire 1
296 1IARM0DIUS.
Du toit de sa maison, le matin, ne plus voir
L'Hymette et sa blonde couronne!
Sous les lauriers ombreux ne plus ouïr, le soir,
Tes doux rossignols, ô Colonel
Ne plus vous embrasser, ô port, ô long rempart,
Du haut de l'Acropole sainte,
Dans ce fluide azur qui porte le regard,
Au delà des flots, vers Corinthe !
Ne trouver nulle part, si beaux que soient les lieux,
Un lieu dont le cœur se souvienne !
N'être plus salué des sons mélodieux
De la parole ionienne !
Ne plus savoir le nom des marins dans le port,
Des vierges autour des fontaines!...
L'exil est plus qu'un deuil, l'exil est une mort,
Lorsque la patrie est Athènes.
AKISTOGITOX.
Du citoyen qui pense et parle fièrement,
L'exil est le recours s'il n'est son châtiment.
L'exil atteint tous ceux qu'on aime et qu'on renomme,
Quand règne, au lieu des lois, le caprice d'un homme.
Comptez tous les grands cœurs et tous les gens de bien
Arrachés par l'exil au sol athénien,
Depuis que cette foule, aveugle autant qu'ingrate,
A renié Solon pour croire à Pisistrate!
Le flatteur seul prospère à l'ombre du tyran ;
Les plus vils, en un jour, montent au premier rang.
297
Nul ne sait quel décret l'atteindra dans une heure,
S'il possède son champ, ses dieux et sa demeure,
Si, lancés avec art, des sourires menteurs
N'ont pas contre lui-même armé ses serviteurs,
Et s'il ne verra pas dans son pur gynécée
Un homme entrer sans ruse et la tête dressée.
Cest ainsi qu'Hippias se substitue aux dieux ;
Tous les faibles mortels sont égaux à ses yeux;
Mais terrible surtout aux gens de bonne race,
S'il leur permet de vivre, il semble faire grâce.
LE CHŒCK.
N'accuse que nous seuls de la chute des lois !
Ose à ce peuple vain le dire à haute voix :
Lui seul il a forgé ce glaive.
Quand meurt la liberté sous le pied d'un vainqueur,
Le peuple a commencé le crime dans son cœur;
Un tyran survient et l'achève.
L'œuvre du grand Solon, inspiré de Pallas,
Nos mépris l'ébranlaient, nous l'insultions, hélas !
Lorsqu'à paru cet homme avec sa sombre escorte;
Quand, sous des noms menteurs, il s'arrogea nos droits,
O paisible Solon, issu de nos vieux rois,
Ta loi sainte était déjà morte !
Semblables par l'orgueil et les vils appétits,
J'ai vu les factions des grands et des petits
Lutter, se lancer l'anathème.
Le riche, épris de l'or, défendait ses plaisirs,
3»
II AKMODIUS.
Ht le pauvre insultait ce luxe et ces loisirs,
Jaloux de s'y vautrer lui-même.
Nul ne respectait plus l'antique loi du sort
Qui fit pour s'entr'aider et le faible et le fort,
Qui soumit les fils aux ancêtres;
Tous rompant des devoirs l'harmonieux accord,
Nul n'acceptant d'égaux, nul ne souffrant de maîtres.
Un oppresseur, toujours, naît de pareils débats :
Il jette, en nous leurrant, les deux partis à bas;
Il tourne à son profit nos craintes et nos haines.
Des couleurs de tous deux il a su se farder :
L'un espère tout prendre, et l'autre tout garder;
Lui montre aux deux rivaux des victoires prochaines;
Chacun voit abattu son ennemi, chacun
S'endort entre les bras de ce sauveur commun...
Et s'éveille chargé de chaînes.
ARISTOGITO X.
Puis il laisse, avec art, sous son joug rigoureux,
Les partis se haïr et s'opprimer entre eux :
Tous les bons eitoj'ens portent deux servitudes,
Les caprices du prince et ceux des multitudes :
Des contraires excès l'État souffre à la fois ;
Tout le fiel des partis s'infiltre dans les lois.
Un tyran mêle en lui les vices de deux races ;
Il a tous ceux des cours, tous ceux des populaces,
lia, d'où qu'il soit né, d'humbles, de grands aïeux :
La bassesse insolente et l'orgueil envieux,
L'impuissance à se vaincre et les désirs immenses,
Le sourd mépris des lois, le goût des violences,
SCÈNE I. 299
L'ardeur impitoyable à frapper les vaincus,
Tous les vils appétits... et la fourbe de plus.
Or, de méchant qu'il fut, son succès le rend pire ;
Il se corrompt lui-même à goûter de l'empire ;
Et l'absolu pouvoir, à sa raison fatal.
Le gardant impuni, lui conseille le mal.
LE CHŒUR.
Sois plus juste et plus pitoyable
Pour l'aveugle ou l'ambitieux
Du malheur de régner investi par les dieux,
Si sa raison fléchit sous le poids qui l'accable.
Pour qu'il devienne un sage en devenant un roi,
Pour qu'obéi de tous il respecte une loi,
Il faudrait qu'en portant cet homme au rang suprême,
Zeus l'eût fait impassible et fort comme lui-même.
Un prince eût-il dompté tous ses vices à lui,
Régnât-il sur son âme entière,
Il demeure assiégé par les vices d'autrui,
Et de son cœur lucide on éteint la lumière.
Tous les peuples, d'ailleurs, quand l'âge vient pour eux
De vieillir sous la tyrannie,
Les peuples, indulgents aux crimes du génie.
Ne supporteraient pas un prince vertueux.
Sois clément au mortel qui règne sur les autres.
Ses vertus sont à lui, ses fautes sont les nôtres.
Qui d'entre nous, fait roi de citoyen obscur,
Peut jurer, en sondant sa propre conscience.
Qu'il saura se garder, dans la toute-puissance,
Plus sage qu'Hippias, moins cruel et plus pur !
II ARM OD IUS.
ARISTOGITO X.
Je pardonne à ceux-là qu'en d'autres républiques
Obligent à régner les coutumes antiques;
Qui, tenant de leur race un pouvoir absolu,
Sont rois comme on est homme, et sans l'avoir voulu.
Les barbares, ainsi, sont gouvernés sans crime,
Et tiennent pour un dieu leur prince légitime.
Mais nous, Grecs, nous surtout, peuples athéniens,
Nous sommes tous des rois, étant tous citoyens;
Notre État n'admet pas de chef héréditaire ;
Chacun possède en paix sa famille et sa terre;
On n'offre à nul mortel des tributs odieux,
La loi seule commande, et les dieux seuls sont dieux.
Aussi lorsqu'un pouvoir, fût-il celui d'un sage,
N'est pas issu des lois et du libre suffrage,
Qu'il est né de la force et veut être éternel,
Et qu'un homme y prétend, comme au champ paternel,
L'ambitieux qui tient cette place usurpée,
Sous un rusé manteau cachât-il son épée,
Nous le nommons tyran, ce nom est un arrêt...
La sainte Némésis trouve un glaive tout prêt.
LE CHŒUR.
Sous d'habiles tyrans qui gouvernaient en pères.
J'ai connu des cités puissantes et prospères :
On n'y regrettait point l'empire de la loi,
Et les jours orageux où le peuple était roi.
Nous vivons dans la paix sous les Pisistratides,
Et Solon nous laissa querelleurs et mutins...
SCÈNE i. jor
Connais mieux ce vain peuple et supporte les guides,
Qu'à sa fougueuse ardeur ont donnés les destins.
Ces tyrans ne sont point sans gloire et sans sagesse;
Nous régnons sous leur joug, les premiers de la Grèce.
Usons d'eux à loisir, sans les jeter à bas,
Leur sachant quelque gré du mal qu'ils ne font pas;
Et moins libres qu'avant, mais riches et tranquilles.
Jouissons du repos, le plus grand bien des villes.
A1USTOGITOX.
Ce repos sous le joug, c'est la paix de la mort,
C'est le calme fangeux d'une eau sombre qui dort,
C'est l'immobilité de l'impur marécage,
Où le reptile éclôt, d'où le venin surnage.
Ce sommeil des esprits et des flots sans rumeurs
Souille la terre et l'air, empoisonne les mœurs;
Les feuilles des forets dans ce bourbier jetées,
Les âmes des vivants y meurent infectées.
le en ce un.
Le mal dont tu gémis est vieux dans la cité;
C'est lui qui fait, partout, mourir la liberté.
Ce règne environné d'infections mortelles
N'a pas créé nos mœurs, il est engendré d'elles.
Nous croupissions déjà dans un impur marais ;
La fange naît d'abord, et Python vient après...
ARISTOGITOX.
Et l'hydre aux longs replis à nos membres se noue.
Chaque jour nous tirant plus au fond de la boue.
302 HARMODIUS.
LE CHŒUR.
Quels généreux efforts avez-vous donc tentés?
Par un coup de vertu vous seriez remontés !
Mais la jeunesse dort dans l'orgueil de ses vices;
On ne la dresse plus aux mâles exercices;
Les frugales vertus ne sont plus en honneur,
Et chacun veut sa part d'un luxe empoisonneur.
L'éphèbe, atteint déjà des hontes d'un autre âge,
Estime la richesse au-dessus du courage;
Et l'or met plus souvent ses souillures aux doigts
Des jeunes d'aujourd'hui que des vieux d'autrefois.
AKISTOGITOK.
Tu fais bien, ô vieillard, de louer les ancêtres
Pauvres, laborieux, ne souffrant pas de maîtres;
De vanter le passé pour nous rendre jaloux,
Et nous donner le cœur d'aller plus haut que vous.
Ne dis pas cependant que dans l'ombre où nous sommes
Plus rien ne brûle au cœur des pâles jeunes hommes,
Va, si quelque étincelle, en cet hiver trompeur,
Doit des bons citoyens réveiller la torpeur,
D'un courroux généreux, si la cité s'embrase,
Le feu sourdement couve à l'école, au gymnase.
Si quelque grand coupable est immolé demain,
Le coup sera porté par une jeune main.
LE CHŒUR.
Où sont-ils ces vaillants, fils de pères timides,
Fidèles à Solon sous les Pisistratides ?
SCÈNE II. 505
Entre nos jeunes gens flétris par le repos,
Où sont ces amitiés qui forment des héros?
Combien en comptez-vous, de meilleurs entre mille,
Qui sentent comme toi la honte de leur ville,
Qui veillent, qui soient prêts r Nomme-les donc, ceux-là!
ARISTOGITON.
J'en connais du moins un, vieillard...
Montrant HarmcJius qui entre.
Et le voilà!
SCENE II
HARMODIUS, ARISTOGITON,
LE CHŒUR.
HARMODIUS.
Salut, ami! salut, vieillards graves et sages!
J'ai vu nos exilés, j'apporte leurs messages;
Dans la pieuse Athène, heureux d'un prompt retour,
Je viens prendre ma part des fêtes de ce jour;
Je viens suivre avec vous la sainte Théorie.
Qu'ils sont doux, les sentiers et l'air de la patrie ?
Si court que fut l'exil, qu'il est bon de revoir
La place où les voisins s'assemblent chaque soir,
304 IIARMODIUS.
Le seuil des dieux connus!... et, fût-elle opprimée,
Qu'il est bon d'habiter sa ville bien aimée !
ARISTOGITOX.
Il est meilleur encor d'en sortir, comme toi,
Pour susciter partout des vengeurs à sa loi,
D'y revenir armé de force et de courage,
Avec la liberté pour présent de voyage.
H ARM od lus.
Ce don sacré, les dieux le retiennent encor;
Il faut le conquérir comme la Toison d'or;
On l'obtient par la lutte et la persévérance :
Mais aux lutteurs, du moins, j'apporte l'espérance.
LE CHŒUR.
Quel oracle a parlé? quels furent ses discours?
Quelle cité puissante a promis son secours?
Quels vaillants citoyens s'armeront pour ta cause?
II ARMODI U S.
Apollon lumineux, qui connaît toute chose,
Et la sainte Pythie, ont répété trois fois:
« Sparte aux Athéniens rendra leurs justes lois. »
J'ai vu l'illustre ville aux mœurs simples et rudes,
Où l'Etat ne suit pas les folles multitudes,
Pour passer de leurs mains sous le joug des tyrans.
Là régnent, sous deux rois, les vieillards et les grands.
Ils offrent leurs soldats; l'armée aura pour guides
SCEKE II. JO>
Leur vaillant Cléoniène et nos Alcméonides.
Si, ce soir, dans Athène on ose un coup de main,
Nos proscrits eu vainqueurs y rentreront demain.
ARISTOGITON.
Qu'ils viennent vaillamment y reprendre leur place.
Mais soumis à nos lois et sans orgueil de race,
Sans imposer Lycurgue à nos Athéniens,
Sans donner trop d'empire aux riches citoyens.
Sparte a ses rudes mœurs que l'Attique repousse :
Nos droits sont plus égaux, notre humeur est plus douce,
Le sang le plus obscur nous reste précieux,
Et l'esclave lui-même est un homme à nos yeux.
HARMODIUS.
Sans admettre en sa loi des rigueurs qu'elle écarte,
Athènes gagnerait aux exemples de Sparte,
Peut-être! et, parmi nous, l'État, moins agité,
Verrait plus longuement fleurir la liberté,
Si des grands, des vieillards, l'expérience habile
Pouvait mieux prévaloir sur ce peuple mobile.
Je te sais favorable à ses prétentions ;
Soyons justes pour lui sans trop d'illusions...
Mais achevons, ami, notre œuvre commencée;
Nous avons tous les deux une même pensée :
Voir les Athéniens tous libres à la fois,
Rétabir de Solon les lois, les saintes lois,
Renverser Hippias et sa race funeste...
Soyons libres d'abord! les dieux feront le reste.
Ï9
306 HARMODIUS.
ARISTOGITOX.
Travaillons en commun, hommes de tous les rangs!
Moi, du parti contraire, en haine des tyrans,
Je tends ma main loyale aux fiers Alcméonides.
Par eux, nous avons Sparte et ses fils intrépides :
Et, tous Grecs, nous vaincrons ces étrangers impurs,
Ces Thraces qu'Hippias entasse dans nos murs.
Est-on prêt? Les bannis passent-ils la frontière,
Et s'arme-t-on dans Sparte, ou si l'on délibère?
HARMODIUS.
Lente et sage, et fidèle au plan déterminé,
Sparte attend un signal par nous-mêmes donné,
Et veut au moins, avant de nous prêter main-forte,
Q.u' Athènes ait frémi sous le joug qu'elle porte,
Et que des citoyens, fussent-ils peu nombreux.
Dénoncent les tyrans et se lèvent contre eux.
Sais-tu si nos amis, bienvenus dans la ville,
Ont un peu remué cette foule servile ?
Le peuple est-il, au fond, du côté des tyrans?
Les riches sont-ils tous trembleurs, indifférents?
Enfin, par nous conquise et par nous présentée.
La liberté, ce soir, serait-elle acceptée?
ARISTOGITOX.
Va ! la foule est toujours du côté du vainqueur ;
Elle accepte son sort de quelques gens de cœur,
Et, par un coup hardi rompant son équilibre,
Comme on la fait esclave on peut la faire libre.
SCENE II. JO7
Osons ce qu'oserait le moindre ambitieux ;
Qu'une fois le devoir fasse un audacieux.
Le but, c'est d'arracher notre peuple à sa honte :
Il bénira ce coup, si son dme remonte!
Nous laissàt-il tous deux périr seuls aujourd'hui,
Xos deux noms bien aimés ne mourront pas chez lui.
II A R M O D I U S.
Eh bien, n'attendons plus, s'il s'agit de la gloire!
AR1STOGITOX.
C'est peu que notre mort, cherchons une victoire.
Il faut frapper au moins quelques coups assurés;
Réunissons d'abord nos vaillants conjurés.
LE CHŒUR.
Quel orgueil, jeunes gens, vousconseille et vous flatte :
Qu'espérez-vous ?
HARMODIUS.
Tuer les fils de Pisistrate.
LE CHŒUR.
O vous, libres encor et purs de sang, ô vous
Que nul passé n'enchaine à des œuvres sinistres,
Laissez agir des cieux l'intelligent courroux ;
Laissez la sombre Até choisir d'autres ministres.
308 HARMODIUS.
Ces hommes, je le crains, sont voués aux poignards.
De nombreux meurtriers naissent des tyrannies;
Tout despote est suivi des noires Erinnyes,
Qui l'assiègent dans l'ombre avec leurs yeux hagards,
Ses crimes sont punis toujours, et par des crimes :
Il est frappé du fer et frappé justement;
Mais ce meurtre, à son tour, appelle un châtiment...
Rejetez le poignard, ô jeunes magnanimes!
Nous sommes sur la terre où l'olivier fleurit,
Dans Athènes, clémente et douce entre les villes,
Chère aux arts de la paix, chère aux Muses tranquilles,
Où la force guerrière est soumise à l'esprit.
Pallas y triompha des vieilles Euménides.
Les dieux se sent soumis à son haut tribunal.
Chez nous, le repentir est un pouvoir fatal
Qui soustrait les mortels à ces trois sœurs avides.
Laissez au peuple entier le souci de punir;
Ne vous arrogez pas sa justice usurpée.
Ce que fait le poignard est défait par l'épée.
Ces lois que vous aimez, vous allez les bannir.
Les vengeances toujours s'enchaînent aux vengeances.
Malheur au citoyen par qui sont ajoutés
Quelques anneaux de plus à ces filets immenses,
Obstacle inextricable à l'essor des cités!
En vain dans ce réseau tranche un coup de la Parque,
Le noir tissu s'allonge et se renoue après...
SCÈNE III. 309
Mais silence!... Voici l'impétueux Hipparque ;
Je ne trahirai pas vos terribles secrets.
Mais Pallas elle-même à vos desseins s'oppose;
Croyez un homme instruit par Solon veillissant :
Je suis, au fond du cœur, fidèle à votre cause ;
J'aime la liberté, mais j'abhorre le sang.
SCENE III
HIPPARQUE, SIMONIDE,
HARMODIL'S, ARISTOGITON,
LE CHŒUR.
HIPPARQUE, entrant, à SinwniJe.
Va, rejoins Hippias; je veux, cher Simonide,
A ces hymnes nouveaux que ta lyre préside.
Hors des murs, par nos soins, le cortège est formé ;
J'ai disposé les chœurs dans l'ordre accoutumé;
Tout est prêt. Des vieillards la troupe auguste et lente
Semble, sous ses rameaux, une forêt mouvante.
Les guerriers ont vêtu leur plus maie appareil :
Piques et boucliers reluisent au soleil.
Des éphèbes joyeux, ornés d'une couronne,
Déjà l'essaim léger s'amoncelle et bourdonne:
Dans ce groupe sonore et prompt a tressaillir,
H ARMODIUS.
Prélude un clair murmure aux vois qui vont jaillir.
Tel qu'un champ d'épis mûrs, mobile comme l'onde
Se balance un long flot d'enfants à tête blonde.
Ephèbes ou vieillards, tous purs, étincelants,
Marchent nus ou drapés de souples tissus blancs.
Puis nos vierges, des fleurs à tromper une abeille,
De leurs bras arrondis soutenant leur corbeille,
Graves, à pas rhytlimés, glissent avec douceur;
Un parasol de pourpre, abritant leur blancheur,
Est porté sur leur front — servitude légère,
Par des vierges aussi, mais de race étrangère.
Enfin, le groupe armé des danseurs, imitants
Les combats de Pallas funestes aux Titans,
Précède le navire où flotte et se déploie
Le voile triomphal brodé d'or et de soie.
L'industrieux tissu déroule en ses longs plis
La gloire des travaux par la vierge accomplis.
Balancé comme au gré des zépbyrs et des lames,
Le terrestre vaisseau semble mû par des rames.
Je ne sais si Dédale aurait pu, dans son art,
Mieux que nos ouvriers étonner le regard;
Mais sur la toile ainsi, jamais les jeunes filles
N'ont fait de nos pinceaux triompher leurs aiguilles.
Les femmes de l'Attique, en ce jour fortuné,
Pour honorer Pallas ont su vaincre Arachné.
Jamais pompe, chez nous, n'a lui plus éclatante.
Déesse au casque d'or, tu dois être contente !
SI M ON IDE.
Hipparque est l'homme heureux qui nous fit ces splendeur
Vous portez un génie égal à vos grandeurs,
SCÈNE III. 3II
Pisistratides, chers aux Muses immortelles !
Athènes vous devra ses gloires les plus belles,
Sa plus riche moisson de vers mélodieux,
Ses routes et ses ports, l'autel des douze Dieux,
Sa palestre nouvelle aux jardins du Lycée,
Le luxe de l'Asie au fond du gynécée,
Des fontaines, des bois de lauriers toujours verts,
Des stades et des bains à tout le peuple ouverts.
C'est par vous qu'assurant l'éternité d'Homère,
Athène est désormais sa véritable mère.
Et Zeus olympien, par vous seuls, aujourd'hui,
Voit s'élever son temple immense comme lui.
HIPPARQUE.
Rappelle aussi mon culte à des dieux moins austères
Dont j'aime à célébrer avec toi les mystères :
Aphrodite et Bacchus, Ëros, d'autres encor,
Tous ceux qu'on réjouit au bruit des coupes d'or;
Sans oublier non plus, entre ceux que je fête,
Que l'aveugle divin n'est pas mon seul poète;
Qu'Anacréon, Thespis, à mes banquets admis,
De leur joyeux tyran sont les meilleurs amis,
Et qu'Hipparque, en buvant, préfère à toutes choses
Les vers de Simonide et le parfum des roses.
S'adrcsiant à Harmodius.
Mais de quel air farouche entends-tu mes discours.
O bel Harmodius! Tu bouderas toujours?
Fuyant pour m'éviter les plaisirs de son âge,
La colombe vivra comme un aiglon sauvage?
Des plus sombres vieillards je te vois entouré ;
Va prendre ailleurs ta place au cortège sacré.
J T 2 II A R M O D IL* S .
Où faut-il te ranger? Tu n'oserais, je pense,
T'armer du bouclier et tenir une lance.
Choisiras-tu, parmi les blonds adolescents,
Le panier de gâteaux, ou bien l'urne d'encens?
Ou, de tes jeunes sœurs ornant la Théorie,
Vierge, y porteras-tu la corbeille fleurie?
A voir ce frais visage, on demeure incertain.
IIARMODIUS.
Moi je connais la place où me veut le destin.
Va! mes mains porteront ce qu'il convient aux hommes
De porter dans Athène, à cette heure ou nous sommes ;
Et je suis prêt à faire, en citoyen pieux,
Ce qu'ordonnent les lois et ce qui plaît aux dieux.
II II' PAU QUE.
J'admire ce tour bref et cette voix hautaine;
Sparte a fait un disciple, au moins, dans notre Athène !
Sous le masque d'Ares, Éros s'est enfoui :
Innocent appareil dont l'œil est réjoui !
Je pourrais m'en blesser, j'aime mieux en sourire;
Je vois ici, d'ailleurs, le maître qui t'inspire :
Tu n'es de ton dédain coupable qu'à moitié;
Car ta haine pour nous vient de son amitié.
Je pardonne à tous deux...
5? tournant fers Arislcgiton.
Mais j'invite au silence
Cet homme aux longs discours plus aigus que sa lance.
Qui nous fait sagement, derrière les buissons,
La guerre des bons mots ou des graves leçons;
Qui se plaint d'exister sous les Pisistratides;
SCENE III. 313
Qui va semant partout ses paroles perfides,
De l'Hymette à Colone, et du gymnase au port,
Réveillant, comme il dit, le lion qui s'endort;
Pleurant Solon, ses lois, ses'exemples suprêmes...
Mais Solon, mais ses lois, mais son cœur, c'est nous-mêmes !
En faveur des petits, nous pesons sur les grands ;
Et c'est le peuple entier qui nous veut pour tyrans:
Il veut qu'on le nourrisse, et non qu'on le harangue.
Xe prétends plus, chez nous, t'illustrerpar ta Lingue.
ARISTOGITOX.
Le noble Hipparquc, ami des poètes fameux,
Me connaît mal, peut-être, en me jugeant comme eux:
Si jejveux'm'illustrerjoin des plaisirs" frivoles,
C'est par des actions, et non par des paroles.
HIPP ARQUE.'
J'honore tes exploits avant qu'ils soient commis...
Je ne veux plus avoir de pareils ennemis :
Harmodius et toi, ce soir je vous invite.
Fêtons, après Pallas, Bacchus chez Aphrodite.
Vous saurez si, chantant Bathylle à ses genoux,
Anacréon n'est pas le plus sage entre nous.
Moi, j'aimerais à voir, au milieu de ce groupe,
Comme l'ami des lois vide et remplit sa coupe,
Comme il porte le vin, et s'il a de l'esprit
Quand Myrrha le taquine, et comment il sourit.
ARISTOGITOX.
Noble Hipparque, avec toi je souperai peut-être;
43
3 r4 HARwonius.
De plus près, tous les deux, nous pourrons nous connaître
Que la coupe soit d'or, ou qu'elle soit d'airain,
Sois sûr que j'y boirai souriant et serein.
II IPP ARQUE.
Le sourire est douteux de ta froide réponse :
Est-ce la haine encore, ou la paix qu'il m'annonce ?
Aurez-vous donc toujours cette ingrate fierté
Pour l'homme qui se voue à régir la cité?
Rêveurs! vous bâtissez dans vos contes d'aïeules
Un État où les lois régneraient toutes seules;
Vous louez le passé, mais pour insulter mieux
Le droit nouveau des chefs appelés par les dieux.
Il faut partout un maître, en toute république;
La loi n'est rien, tout est dans l'homme qui l'applique.
LE CHŒUR.
Zeus tout puissant aima la splendide Thémis;
A leur fille, la Loi, le ciel même est soumis ;
Elle a précédé l'homme et les dieux sur la terre,
Et tout doit se courber sous son joug salutaire
IIIPPARQUE.
Qu'il soit dans la cité tyran, archonte ou roi,
La volonté d'un sage est la meilleure loi.
SI M ON IDE.
J'aime un heureux État où, franchement bannie,
La loi n'entrave pas un tyran de génie 1
SCENE III. 31 >
Si quelque adroit mortel ne la prend par la main,
Toujours l'aveugle loi trébuche en son chemin.
DM MESSAGER.
Noble Hipparque, salut ! Qu'Athéué te protège.
Hippias te rappelle auprès du saint cortège :
Sur la marche des chœurs s'élève un différend.
HIPPARQUE, s' adressant au cherur.
Vous voyez les douceurs du métier de tyran!
Toujours veiller aux soins ou des dieux ou des hommes.
Les esclaves de tous, voilà ce que nous sommes.
Jamais aucun repos ne nous reste permis :
Toujours comme Sisyphe...
Se tournant vers Harmoàiut et Aristogilon,
Adieu, fiers ennemis!
J'espérais vous gagner, mais j'ai perdu ma peine.
A Sintcnide.
Je remets ce triomphe à ta voix de sirène;
Poète, essaye encor tes prodiges sur eux.
A Harmcdius et Aristcgilon.
D'un tyran comme nous, remerciez les dieux,
Mais tâchez d'assouplir cette fierté rebelle.
Ma clémence pourrait ne pas être éternelle.
Hipparque sert.
316 HARMODIUS.
SCÈNE IV
SIMONIDE, HARMODIUS,
ARISTOGITON, LE CHŒUR.
SIMON IDE.
La lyre a su dompter les tigres et les ours ;
Mais à ses fibres d'or les envieux sont sourds.
LE CHŒUR.
L'aède, obéissant à la muse immortelle,
Tient les êtres divers enchaînés autour d'elle,
Quand il chante les dieux, les lois et les cités,
Quand il fait resplendir la vérité secrète.
Mais celui qui pour Muse a pris ses vanités,
Qui des lâches désirs s'est rendu l'interprète,
Ne soumet plus le monde aux vers qu'il a chantés.
SIMONIDE.
L'âme a plus d'un désir, le luth plus d'une fibre;
L'aède le parcourt de son doigt souple et libre,
Chantant les dieux anciens et les jeunes amours,
SCENE IV.
517
Les voluptés des nuits et les travaux des jours.
Pareil à Zeus lui-même en ses métamorphoses,
Il saisit, tour à tour, l'accent de toutes choses:
L'homme et les fleurs, les arts et les âges divers,
Parlent chacun leur langue et vivent dans ses vers.
LE CHŒUR.
J'écoute avec soupçon toute corde nouvelle
Qu'un mortel ose adjoindre à la lyre immortelle.
HARMODIUS.
J'écoute avec horreur, au moins avec ennui,
Et je n'appelle pas honnête homme celui
Qui, de maîtres divers recevant les salaires,
Parle également bien sur les sujets contraires.
SIMONIDE.
Un lourd Géphyréen tient en pareil mépris
Tous les arts élégants, tous les joyeux esprits;
Aux vives Charités son culte se refuse,
Et d'un épais encens il fatigue la Muse.
Quand la cité reluit d'un éclat tout nouveau,
Comment cet homme, aveugle aux sourires du beau,
Ouvrirait-il son cœur et ses longues oreilles
A l'aimable pouvoir auteur de ces merveilles!
Ennemis d'Hippias, ignorez-vous encor
Qu'Athènes sous ses mains se fait de marbre et d'or;
Que d'habiles sculpteurs, venus à sa parole,
Peuplent de dieux charmants la ville et l'Acropole;
Qu'au gré de vos tyrans, par les Muses nourris,
3 I y HARMODIUS.
Phœbus vous a cédé ses plus chers favoris;
Et qu'instruisant vos fils de leurs leçons fertiles,
Tous accourent chez vous des plus lointaines îles?
ARISTOGITON.
Dans la libre cité qui veut garder ses lois,
L'aède, racontant les généreux exploits,
Célébrant les aïeux et les dieux dans leur temple,
Nous suffira; tout autre est d'un mauvais exemple.
Malheur à qui se plait à vos récits menteurs,
A ces impurs conseils semés par les chanteurs,
Et respire une fois, dans vos longues orgies,
Le baume assoupissant des molles élégies !
Au poète joyeux je ne fais nul affront,
De lauriers et de fleurs je couronne son front,
J'y joins, si vous voulez, un présent magnifique,
Mais je le reconduis hors de ma république.
LE CHŒUR.
J'enchaînerai dans ma cité
Par des fleurs, par des sacrifices,
Près de l'auguste Liberté,
Phœbus et les Muses propices.
Je les veux toutes retenir,
Les neuf filles de Mnémosyne;
Toutes régissent l'avenir,
Toutes font une œuvre divine!
Du chœur chaste et mélodieux,
Laquelle oseras-tu proscrire?
SCÈNE IV. 319
Laisse à l'Olympe tous ses dieus,
Toutes ses cordes à la lyre.
Que la cité, riche eu vaisseaux,
Livre aux sculpteurs l'or et l'ivoire,
Vénérant les sacrés pinceaux
Qui font dire aux murs son histoire.
Non moins que ses législateurs,
Ses pilotes, ses capitaines,
Peintres, poètes et sculpteurs,
C'est vous qui fondez notre Athènes!
il a R m o d 1 u s.
Oui, j'honore entre tous, j'admets pour bienfaisants,
De l'œuvre des neuf sœurs les divins artisans.
Je veux que, dans ma ville aux splendides colonnes,
Peintre, aède et sculpteur reçoivent des couronnes.
Mais je veux que les arts, d'une commune voix,
Parlent aux citoyens, fassent aimer nos lois,
Qu'ils disent les vertus, les héros qu'on renomme
Et forment un langage entre les dieux et l'homme.
Je ne permettrai pas qu'au sein de nos remparts
Un roi guide à lui seul le chœur sacré des arts,
Et fùt-il, entre nous, pur, sage, exempt de Tices,
Dispose de la Muse au gré de ses caprices.
La Muse, des flatteurs déteste le métier;
L'art est, comme la loi, fait pour le peuple entier.
SIMOXIDE.
Une ville à loisir travaille ou se repose,
320 II A R MO D IUS.
Lorsqu'un sage tyran règle en paix toute chose;
Il porte à lui tout seul, pour le bonheur commun,
Le fardeau que les lois divisent sur chacun.
Nul n'étant plus distrait du soin de sa richesse,
Chez les bons citoyens l'or s'augmente sans cesse,
Et tous riches, vêtus de robes à longs plis,
Coulent d'heureux loisirs par la Muse embellis.
IIARMODIUS.
Au parasite impur sied l'indigne habitude
De vanter à la fois l'or et la servitude,
L't d'unir, sur sa lèvre et dans ses vers flatteurs,
Ces deux mots les plus vils et les plus corrupteurs.
Rien parmi les mortels ne circule de pire
Que l'or, car il peut tout souiller et tout détruire;
Il renverse un Etat, arrache à sa maison
L'homme et l'envoie au loin ramasser du poison;
Il trompe les esprits les meilleurs, il les plonge
Dans une épaisse nuit de ruse et de mensonge;
Par lui, l'infâme luxe infecte une cité
Du ferment de la peur et de l'impiété!
ARISTOGITON.
Pour la cité qu'un maître asservit et caresse,
Va! ne redoute point l'excès de la richesse.
Nul n'ayant le souci, l'espoir du lendemain,
L'or s'enfuit de partout comme l'eau de la main.
On dissipe encor verts les fruits de son domaine;
Un seul trésor grossit, c'est celui de la haine...
SCÈNE IV. 52I
H ARMODIUS.
Et comme un vaste orage amassé lentement,
La haine tout à coup éclate en châtiment.
SIMONIDE, à Harmcdius.
Du blond enfant Eros, menace ridicule!
Il prend ses dards légers pour les flèches d'Hercule.
A Aristcgilcn.
Lourd dépit d'un faux sage et d'un ambitieux!
Il gronde et croit tonner comme la foudre aux cfeux ;
Et s'égalant à Zeus, de son doigt redoutable
Commande à Xémésis et marque le coupable.
Impuissants tous les deux et sottement mutins;
Ne sachant ni subir, ni changer les destins!
Puisque vos faibles bras, vos plus faibles génies
Ne peuvent extirper du sol les tyrannies,
Sous leurs féconds rameaux, ainsi que nous, sans bruit,
Jouissez de leur ombre et partagez leur fruit.
Lorsqu'Hébé tout en fleurs remplit notre calice,
Laissons a Xémésis son fouet et sa justice;
Tremblons d'usurper rien sur l'office des dieux,
Et rendons-leur hommage en sachant être heureux,
Shnoniii sort.
41
H A R M ODIl'S.
SCÈNE V
HARMODIUS, A1USTOG1TON,
LE CHŒUR.
Il A KM OUI US.
Voili ces vils chanteurs qu'Hipparque sait élire
Pour corrompre le peuple en corrompant la lyre ;
Voilà ces histrions, trop écoutés, hélas!
Dont il marche entouré dans ta ville, ô Pallas !
ARISTOGITOX.
Héritiers d'un tyran, les fils de Pisistrate
Se divisent entre eux sa tâche scélérate;
Pour fonder leur pouvoir, ils veulent, à la fois,
Tuer les vieilles mœurs avec les vieilles lois;
Et, comme ils ont détruit tant d'hommes héroïques,
Détruire les vertus qui font les républiques;
Il y faut de l'audace et de la trahison :
Hippias est le fer, Hipparque est le poison.
LE CHŒUR.
O déplorable ville, où, des fleurs sur la tête,
525
Les citoyens hagards rêvent de noirs combats;
Où la discorde en feu couve au sein d'une fête!
Mer pleine de soleil et grosse de tempête,
Monde où tout rit là-haut, où tout gronde là-bas!
Qui peut rendre à ton cœur la paix de ton visage r
Ta lèvre exhale au loin des chants mélodieux,
Et tes flancs sont troublés par la haine sauvage ;
Pareils aux volcans sourds, aux fleuves sans rivages,
Quand luttait le chaos contre les premiers dieux,
Pendant les longs discords d'Uranus et de Gée,
Avant que régnât Zeus, le vainqueur des Titans,
Qu'il eût contraint Phœbus à sa course obligée,
Et de sa forte main, du foudre encor chargée,
Eut affermi la terre et les cieux hésitants.
O déplorable ville, où nul n'est à sa place,
Où les lois sont une arme au lieu d'être un lien,
Où les plus élevés ont l'àme la plus basse,
Où le chef s'associe avec la populace
Pour mettre sous le joug les pâles gens de bien ;
Où les plus généreux sont pousiés vers le crime;
Où ceux qu'un juste chef unirait tous à lui,
Tous les hommes d'un sang illustre et magnanime,
S'ils veulent secouer le joug qui les opprime,
Ébranlent tout l'Etat dont ils seraient l'appui!
O déplorable ville, où la lyre infidèle
Divise au lieu d'unir et corrompt les humains;
Où le sage est conduit à se défendre d'elle;
32 J IIARMODIUS.
Où l'art n'a plus de lois et de chaste modèle;
Et d'où s'enfuit la Muse en se tordant les mains!
Laisseras-tu, Pallas, la Ménade insensée
Inspirer son vertige à tes adorateurs?
Ah ! la terreur saisit et glace ma pensée !
Reviendras-tu jamais, ô sagesse offensée,
De la sainte Acropole habiter les hauteurs?
ARISTOGITON'.
Ces terreurs, ô vieillard, sont peut-être d'un sage;
Mais plus un mot de plainte et de mauvais présage :
La sœur d'Harmodius, Ismène, vient à nous.
N'effrayons pas la vierge au regard chaste et doux :
C'est un sourire ami que Pallas nous adresse.
Telle au divin Ulysse, en sa noire détresse,
Quand l'écume des flots souillait encor ses flancs,
Parut Nausicaé, grande et fière aux bras blancs;
Artémis est moins svelte, Hélène était moins belle,
Quand les vieillards troyens se levaient devant elle.
LE CHŒUR.
La noble canéphore hésite en son chemin,
Sa corbeille de fleurs oscille sous sa main.
S Ct NT VI. 525
SCÈJ^E VI
ISMÉXE,
HARMODIUS, ARISTOGITOX,
LA NOURRICE D'ISMÈXE,
LE CHŒUR.
HARMODIU S.
Quoi ! malgré ton devoir de noble Athénienne,
Au cortège des dieux tu manques, chère lsmène!
Une larme tremblante obscurcit ton regard :
Quel malheur, quel caprice a causé ce retard?
Va, dans les rangs sacrés, va prendre enfin ta place.
O mon frère, une insulte est faite à notre race.
Je n'ose, devant tous, raconter cet affront,
Te mettre au cœur la haine et la rougeur au front.
Le silence convient aux humbles jeunes filles.
LA NOURRICE.
Selon le droit sacré des antiques familles,
Portant sur ses cheveux sa corbeille, ta sœur
J26 IIARMODIUS.
Déjà marchait, parmi les vierges, dans le chœur;
Hipparque vient. D'un ton d'amère raillerie:
« Cesse, ô vierge, a-t-il dit, d'orner la Théorie;
La beauté seule, ici, ne donne pas le rang:
On n'admet aux honneurs de la déesse Athène
Que les Athéniens d'origine certaine. »
Les hardis étrangers qui le suivent toujours
De leurs rires impurs appuyaient ce discours.
J'ai voulu résister, mais la troupe insolente
Allait porter la main sur Ismène tremblante...
Nous avons fui, tâchant d'éviter tous les yeux,
Et prenant à témoin les ombres des aïeux.
11 ARMODIUS.
O ma race, ô ma sœur, lâchement outragées,
Je vous fais le serment que vous serez vengées !
Cet homme périra!
Mon frère, exauce-moi !
Un si terrible coup retomberait sur toi.
Que me font la vengeance et la justice même?
Je ne hais nul mortel, ô mon frère, et je t'aime!
Ce combat inégal, pour ma cause entrepris,
Te condamne au trépas, et ta sœur au mépris.
Quand la guerre s'allume au sujet d'une femme.
Si pure qu'elle soit, on la tient pour infâme.
Frère! épargne à ta sœur ce renom flétrissant
Des femmes dont l'orgueil coûta des flots de sang
SCENE VI.
II A R M O D I U S.
Va! que le coup tenté soit heureux ou néfaste,
Ton nom restera pur comme ton âme est chaste,
Ismène! Et l'on saura que j'avais dans le cœur
Un autre amour encor que l'amour Je ma sœur;
Qu'en punissant de mort des paroles hautaines,
J'étais moins ton vengeur que le vengeur d'Athènes;
Que je revendiquais les droits de ma cité,
Et qu'enfin, si je meurs, c'est pour la liberté.
ARISTOGITOX.
Ami, je m'associe à ta double vengeance,
Avec tous tes amours je suis d'intelligence,
Et je mourrais heureux de servir à la fois
La sœur d'Harmodius, la patrie et les lois.
Ah ! maudits soient mes pleurs et ma lâche colère !
L'injure semblait faite à ma race, à mon père...
Mais j'aurais honte, ici, quand le sang peut couler,
Si je ne sentais pas tout dépit s'envoler.
Par la sainte pitié, par l'amour qui nous lie,
Oubliez cette offense, ainsi que je l'oublie.
Si cet homme est cruel, s'il règne injustement,
Laissons à Xémésis le soin du châtiment,
Frère! et n'aiguise pas ton courroux et tes armes
Pour un ennui qui vaut à peine quelques larmes.
ÎIARMODIUS.
Aux hommes seuls, ma sœur, il doit appartenir
3 28 HARMODIUS.
De juger d'un affront, d'absoudre ou de punir.
Le devoir d'une femme astreinte à la décence
Est, sur ces questions, de garder le silence.
Viens, la maison t'attend : c'est ton domaine, à toi ;
De nombreux serviteurs y bénissent ta loi.
Je te suis jusqu'au seuil du temple domestique;
On te vit trop longtemps sur la place publique :
Une vierge en doit fuir les regards curieux,
Et ne s'y peut montrer qu'au cortège des dieux.
Harmodiui, hmhie et la nourrice scr'.cnl.
SCÈPÇF. VU.
ARISTOGITON, LE CHŒUR.
ARISTOGITOX.
Lorsqu'un maître orgueilleux, déchaînant sa rudesse,
Frappe jusqu'à nos sœurs aux pieds de la déesse,
Qu'osant nous disputer nos droits religieux,
O vieillards! il défait ce qu'ont fait les aïeux,
Faut-il laisser grandir cette audace insolente,
Et différer encor la vengeance trop lente?
Un tyran s'éleva ; le rusé parvenu
Voilait sous la douceur son pouvoir contenu ;
Mais sou fils lui succède, et l'insolence éclate;
SCÙN'E VII. 329
Hippias nous a fait regretter Pisistrate,
Et si l'hérédité ne se brise aujourd'hui,
Les enfants d'Hippias seront pires que lui.
Ceux que la tyrannie, indulgente nourrice,
Langea de pourpre et d'or, berça dans le caprice ;
Qui, dès leurs premiers jeux, ont eu mille moyens
De prendre pour hochets les droits des citoyens,
Ceux-là, voyant leur race impunie et prospère,
Osent ce que jamais n'aurait osé leur père.
Malheur à la patrie, à nos dieux, à nos lois,
Si'ce pouvoir impur meurt et renaît trois fois !
Humiliés déjà nous portons des entraves,
Mais nos fils seront vils et vendus comme esclaves!
LE CHŒUR.
Des maux que tu prévois les dieux nous défendront :
La honte de ce joug tomberait sur leur front.
Athène leur est chère; Athène, entre les villes,
Sait mieux les honorer dans ses pompes civiles,
Et mieux faire sourire en groupes lumineux
Le marbre des frontons qu'elle a bâtis pour eux.
Pallas ne verra pas sur l'Acropole antique
La noire servitude obscurcir notre Attique;
L'olivier de la paix y naquit de ses mains ;
Déméter y donna le froment aux humains,
Et, d'un coup de trident, frappé sur notre terre,
Poséidon créa l'ardent coursier de guerre.
ARISTOGITOX.
Au pays de Cécrops, Zeus et les dieux sauveurs
Prodiguèrent encor de plus riches faveurs :
42
330 IIARMODIUS.
Ils y firent germer une vaillante race
D'hommes forts, d'hommes fiers, libres et pleins d'audace,
Sachant se protéger et se passer de rois,
N'acceptant d'autre joug que le niveau des lois,
Et capables enfin, dans les heures suprêmes,
De lutter, comme Ajax, contre les dieux eux-mêmes.
Nous sommes de ceux-là ! mais notre sort vaut mieux :
Nous combattons un homme et nous servons les dieux.
Ils nous doivent leur aide et des armes certaines,
Quand nous revendiquons la liberté d'Athènes.
A pleines mains déjà, puisant à leur trésor,
L'amitié nous revêt de son armure d'or,
Et doublant nos vertus de sa force invincible,
Nous rend tout sort heureux et toute œuvre possible.
Ce qu'un courage seul eût trouvé hasardeux,
Sûrs du même destin, nous l'oserons tous deux.
LE CHŒUR.
La divine amitié, féconde en beaux exemples,
Fait les héros et les vainqueurs ;
Dans l'âme des vaillants elle choisit ses temples,
Et n'habite que les grands cœurs.
Les plus nobles exploits qu'ait adorés la Grèce.
Trésors conquis, monstres domptés,
Rois oppresseurs frappés d'une arme vengeresse,
Murs construits des hautes cités,
C'est ton œuvre, amitié ! tu prends dans une ville
Tous les plus beaux, tous les plus forts ;
Tu régnas sur Hercule ainsi que sur Achille ;
Aux enfers tu ravis les morts.
SC EX F. Vil.
351
L'u couple généreux est tel qu'un char de guerre
Lancé contre cent bataillons,
Qui de sa double faux tranche l'épi vulgaire
Comme le blé dans les sillons.
Il court ! une main ferme au quadrige rapide
Fait sentir le fouet et le frein ;
L'habile archer, couvert par une double égide,
Darde les javelots d'arain.
Ainsi, ton char nous fraye, Amitié, la carrière
Où, multipliant ses exploits,
Chacun des deux guerriers, soutenu par son frère,
e et frappe et vole à la fois.
Heureuses les cités où des couples d'athlètes,
Unis par de mâles travaux,
L'un l'autre s'excitant aux combats comme aux fêtes,
Marchent amoureux et rivaux !
Jamais, dans leurs remparts, la tyrannie assise
Ne pèsera longtemps sur nous;
Car il faut pour régner qu'elle trompe et divi. e
Les hommes haineux et jaloux ;
Car le tyran succombe à sa charge trop rude,
Amitié, quand tes forts liens
Unissent vaillamment contre la servitude
Les âmes des bons citovens !
3?2 HARMODIUS.
SCÈC^E VIII
HARMODIUS, ARISTOGITON,
LE CHŒUR, SECOND CHŒUR.
Jeunes gens armés d'épées cachées sous des branches de msrle.
HARMODIUS.
Vieillards, les longs discours, la prudence indécise,
Précèdent sagement une fière entreprise;
Mais au plus insensé le plus sage est pareil,
Quand la forte action ne suit pas le conseil.
Il est bon d'invoquer, dans un instant suprême,
L'esprit des justes dieux, mais de frapper soi-même.
Tandis que vos regards consultaient l'horizon,
Mes amis tout armés, remplissaient ma maison ;
Sous mon toit, favorable à leur ligue secrète,
Avant qu'on m'offensât la vengeance était prête.
Ce n'est pas mon orgueil, l'affront fait à ma sœur,
Ce n'est pas mon courroux qui poursuit l'oppresseur,
Parmi nous, dès longtemps, l'œuvre était commencée,
Car notre mère, Athène, est la grande offensée.
ARISTOGITON'.
Oui, c'est l'heure d'agir, amis, plus de retard !
SCENE VIII. 533
Donnez-moi le bouquet de myrte et le poignard,
Marchons ! Moi, le plus vieux, j'ai mon droit et je l'aime :
Je passe le premier et je frappe de même.
LE CHŒUR.
Jeunes gens, jeunes gens, ne tentez pas le sort !
Votre présomption vous conduit à la mort.
C'est peu que la justice, en notre époque sombre ;
L'audace et la vertu céderont sous le nombre.
Vous êtes seuls debout, tout le peuple est soumis ;
Vous serez submergés sous des flots d'ennemis.
Comme les blancs agneaux, du torrent qui les noie,
Des Thraces d'Hippias vous serez tous la proie.
SECOND CHŒUR.
Va ! nous sommes nombreux,la jeunesse est pour nous ;
Un signal, notre exemple armera son courroux.
Quand nul n'espère plus, seule elle espère encore :
Après cette nuit sombre, elle attend une aurore ;
Son regard vif et pur que rien ne peut ternir
Devine à l'horizon quelque grand avenir.
Et toi-même, ô vieillard, je sens ton cœur qui vibre;
Disciple de Solon, tu veux Athènes libre;
Tu mourras vaillamment, s'il le faut, et tu crois,
Qu'un jour prochain verra le triomphe des lois.
LE CHŒUR.
Oui, nous verrions la fin des hontes où nous sommes,
Si votre ardeur brûlait chez tous les jeunes hommes
Mais sous leurs fronts charmants, sous leur rire vermeil,
3 34 HARMODIUS.
L'àme dort d'un profond et lugubre sommeil,
Satisfaits des travaux et des amours faciles,
Ils passent à l'écart de nos luttes civiles,
Incapables de haine, et de leur ton moqueur
Raillant le saint courroux qui gonfle votre cœur.
SECOND CHŒUR.
Cesse, ô vieillard, ta longue plainte.
Va ! chez ce peuple audacieux
La jeunesse n'est pas éteinte,
Pas plus que le soleil aux cieux.
Quand ton paie hiver se lamente,
La sève dans nos bois fermente,
L'amour réveille les oiseaux;
Et dans l'ombre qui s'évapore,
Les coursiers rouges de l'Aurore
Bondissent déjà sur les eaux.
Sous la neige, au fond du cratère,
Bouillonne un métal dévorant ;
Les impuretés de la terre
Disparaîtront sous ce torrent ;
Lt ceux dont la fière sagesse,
De cette lave vengeresse
Accuse aujourd'hui la torpeur,
Devant son déluge sublime
Fuiront tremblants de cime en cime,
Vieillard, et toi-même auras peur!
L'àme de vos fils se recueille,
Et songe, vous laissant parler ;
Et, comme la fleur sous la feuille.
scuxe vin. 535
Se voile avant d'étinceler.
Mais laissons faire à la nature,
lit d'un océan de verdure
Sort le printemps ressuscité.
Il suffit, pour que tout renaisse,
Que ton œil de flamme, ô jeunesse !
Lance un éclair dans la cité.
PREMIER CHŒUR.
Après ce calme impur, l'orage m'inquiète.
Je hais ces coups subits, ces sauvages réveils,
Dont la fureur succède à de lâches sommeils :
Je redoute un beau jour au prix d'une tempête.
Le navire, entamé dans la lutte des flots,
Traîne un secret danger sur la mer la plus belle.
Jamais coup de poignard ne tranche une querelle,
Et la paix ne surgit de l'ombre des complots.
J'aime que, sans fléchir dans sa haine paisible,
Sans rêver de vengeance et de sanglants exploits,
On oppose aux tyrans une dme incorruptible,
Et qu'on use leur joug au fer des vieilles lois.
SECOND CHŒUR.
Vieillard, ta prudence est glacée ;
Ton front mesure sa pensée
Aux lenteurs d'un sang refroidi.
Ne verse plus sur mon courage
La neige épaisse de ton âge,
Ta nuit lourde sur mon midi.
336 HARMODIUS.
Rien n'allume plus dans tes veines
Le feu des amours ou des haines,
La sainte ivresse des héros.
Ton cœur, patient sous l'insulte,
Est inhabile au noble culte
Ou de Némésis ou d'Ëros.
Je vénère ta longue vie ;
Mais accorde à ma jeune envie
Ce combat... fût-il incertain!
Mon âge est prompt à la colère ;
C'est à moi d'être téméraire ;
Ainsi l'a voulu le destin.
HARMODIUS.
Amis, nous laissons fuir l'occasion propice ;
Le destin nous la donne, et veut qu'on la saisisse,
Et les dieux offensés se vengeraient sur nous,
Si la victime offerte échappait à nos coups.
Sous les yeux d'Hippias, plein d'orgueil, et de joie,
Ecartant tout soupçon la fête se déploie.
De ses gardes impurs un instant séparé,
Le tyran se confie au cortège sacré.
Et dans le Céramique, en dehors de la ville,
Sa voix dirige en paix cette foule tranquille.
La porte Dypilon, pour notre coup de main,
Tout près d'ici, nous ouvre un rapide chemin!
Marchons ! Allons cueillir la victoire certaine
Qui nous rend immortels et qui délivre Athène.
SCENE IX. 337
SCÈ3X.E IX
ISMÊNE, HARMODIUS,
ARISTOGITOX, LE CHŒUR.
SECOND CHŒUR.
Frère ! en ce jour déjà si cruel pour ta sœur,
A quels pires tourments vas-tu livrer son cœur?
Sous notre toit, a peine, à tes cotés rentrée,
Avais-je déposé la corbeille sacrée,
Et du voile de fête, en mon appartement,
Rejeté de mon front l'inutile ornement,
Je te croyais encor dans la chère demeure,
Et, comme je le fais chaque fois que je pleure.
Entre tes bras aimés, sous ton regard serein,
J'allais, déjà riante, oublier mon chagrin...
Tu n'es plus là! j'apprends des serviteurs en larmes
Qu'une troupe d'amis, nombreux, cachant des armes
Dans l'ombre t'attendait ; que tu sors avec eux ;
Que vous marchez sans bruit et d'un air belliqueux.
J'ai tout compris !...'Le cœur sent de loin sa ruine,
Et le danger d'un frère aisément se devine,
Va ! je sais à quelle œuvre, à quelle mort tu cours!
43
338 1IARM0DIUS,
H A R M O D IU S ,
Je serai vrai, l'instant n'est pas aux longs discours,
Arme-toi de vertu, si le sort m'est contraire.
Oui, je vais attaquer Hippias et son frère !
Je veux — et ces amis sont là qui m'aideront —
Satisfaire ma haine et venger ton affront.
Va! je n'ai point de haine et ne sens plus l'offense,
Tu sais, toi qui connais mon cœur dès notre enfance.
Que nul ressentiment n'y dura tout un jour,
Frère, et qu'il ne partage avec toi que l'amour.
Que ce soit pour ta sœur, pour les lois elles-mêmes,
Ne t'en va pas mourir, ô frère, si tu m'aimes !
H a r m o d 1 u s .
Non, je ne mourrai point, enfant, sois sans effroi!
Je combats pour Athène encor plus que pour toi.
Je vaincrai ! je le sens à mon espoir tranquille ;
Car je porte avec moi les destins de ma ville.
Je sens qu'un grand ouvrage, en ce jour glorieux,
Sera dans notre Attique accompli par les dieux,
Que la liberté sainte en aimera l'histoire;
Et j'augure en mon cœur une illustre victoire.
Mon cœur ne me dit rien des volontés du sort;
Mais je t'aime, et je tremble, et je pense à ta mort.
scène ix. 359
II A R M O D I C S .
J'accepte le trépas, s'il délivre ma ville ;
Ilion n'est tombé qu'après celui d'Achille ;
Et des dieux, pour scn peuple, un homme obtient, souvent,
Par une belle mort, plus qu'il n'eût fait vivant.
Peut-être ils m'ont choisi pour ce rôle sublime !
ISMÉXE.
Quel oracle a parlé, désignant la victime?
II A r m o d i c s .
L'oracle intérieur qui m'ordonne d'agir.
Tu peux lui résister sans avoir a rougir.
Ce n'est pas Dieu qui parle en toi, c'est ta colère,
lit la mort où tu cours n'aura point de salaire ;
Tu t'immoles toi-même et de ta propre main.
HARMOD1US.
Qu'importe que je meure, ou ce soir, ou demain !
Sait-on, sous des tyrans, ce qui vous reste à vivre?
Mais que ma mort au moins soit un exemple à suivre !
Je puis donner mon sang, il n'appartient qu'à moi;
Ainsi l'a fait Codrus, qui fut le dernier roi.
Moi, je serai, sauvant comme lui notre Attique,
Le premier citoyen mort pour la république.
340 HARMODIUS.
LE CHŒUR,
Oui, jeune homme, il est beau d'aller au premier rang
Combattre pour sa ville et verser tout son sang ;
Mais, sans l'ordre des dieux, et par sa seule envie,
Nul homme n'a le droit d'abandonner la vie,
Et le supplice attend, près du Styx odieux,
Ceux qui veulent ainsi mourir malgré les dieux.
HARMODIUS.
Je suis soumis aux dieux d'Athène et de la Grèce ;
J'ai reçu de leurs mains cette arme vengeresse ;
Mon cœur m'a dit bien haut que leur ordre est venu,
lit je vais, sans terreur, affronter l'inconnu.
C'est la sainte Pallas que je sens dans mes veines ;
Je reconnais sa trace à des clartés sereines.
Il faut, m'a-t-elle dit, que sa cité sans roi
Soit aujourd'hui vengée et soit libre par moi !
Du sang qui doit couler dans les Panathénées
Germeront pour nos fils de hautes destinées.
J'obéis !... O ma sœur, soyons forts tous les deux ;
Rentre dans ta maison, va supplier les dieux ;
Sois soumise au destin, laisse-moi mon courage ;
Sèchetesyeux...Les pleurs sont d'un mauvais présage.
Qui ne pleuierait pas, quand, jaloux de mourir,
Un frère au coup fatal va lui-même s'offrir !
HARMODIUS.
S'il le faut, je mourrai, je te le dis sans feinte.
SCENE IX. 341
ISMÉXE.
Suis plutôt les conseils de mon amitié sainte.
H A R M O D I C S .
Ne me conseille pas la honte et le remord.
Sais-tn, si je te perds, ce que j'attends du sort?
Quel n'est point mon malheur ? l'esclavage, peut-être,
Va condamner ta sœur aux caprices d'un maître,
Et dégrader en moi le sang de nos aïeux.
Ah ! que l'ombre du Styx couvre plutôt mes yeux :
Peut-être, à l'étranger vendue, et loin d'Athènes,
J'irai remplir l'amphore à de tristes fontaines,
Et, filant jusqu'au soir la toison des brebis,
Préparer humblement sa couche et ses habits.
L'esclave perd, dit-on, la moitié de son âme :
Ah ! plus que la moitié, grands dieux ! quand il est femme
Toi mort, si je survis, crois-tu que l'oppresseur
Ne se vengera pas du frère sur la sœur,
Imaginant pour elle, en sa haine sauvage,
Le plus cruel supplice entre tous : l'esclavage?
Tel sera mon destin. O mon frère, veux-tu
Causer ma honte au prix de ta fausse vertu ?
H A r m o d i u s .
Des jours qu'à son fuseau la Parque lui dévide
Nul ne choisit l'or pur ou le chanvre livide.
342 IIARMODIUS.
Impuissant sur sa vie et jouet de son sort,
L'homme n'évite pas, mais peut hâter sa mort.
Pourtant les dieux sont bons et le destin est juste;
Et je demande à Zeus, à la déesse auguste,
Qu'ils écartent de toi l'opprobe et la douleur.
Chère enfant ! tu n'as pas mérité le malheur.
I S M È X E .
Ne l'inflige donc pas à ta sœur désarmée.
IIARMODIUS.
Va ! tu peux, si je meurs, vivre encore, être aimée:
Un époux, et des fils, et mille soins nouveaux,
Te rendront la douceur de nos jours les plus beaux.
Nos parents ne sont plus ; Zeus même et la déesse
Ne pourraient rendre, hélas ! un frère à ma tendresse.
HARMODIUS.
J'ai commencé de vivre, enfant, bien avant toi;
Avant toi je mourrai : c'est la commune loi.
Puissent les dieux du Styx, exauçant ma prière,
M'accorder la faveur de partir la première!
ARISTOGITOX.
Ton cœur, ô noble Ismène, est trop prompt à souffrir;
Pour s'en aller combattre, on ne va pas mourir.
SCÈNE X. 3)3
Nul de nous n'est encor menacé de la Parque ;
Mais son fer touche au fil d'Hippias et d'Hipparque.
Ce soir, auprès de toi, ton frère bien aimé
Reviendra triomphant, par la foule acclamé.
Je t'en fais le serment, et ma parole est sûre :
Je veillerai sur lui, je serai son armure;
Le fer jusqu'à son cœur n'ira qu'en me perçant.
Et tu le reverras... fût-ce au pris de mou sang.
Ami d'Harmodius, puisses-tu longtemps vivre !
Car si tu meurs, mou frère, hélas ! voudra te suivre.
Vivez, ne tentez pas un coup trop hasardeux :
Ismène vous implore et tremble pour tous deux.
SCÈPÇE X
UN* CONJURÉ, HARMOD1US, ARIS-
TOGITON, ISMÉXE, LE CHŒUR
SECOND CHŒUR.
DM CONJURÉ.
Athéniens, les dieux ont défait notre ouvrage!
La trahison veillait, trompant votre courage :
Hippias connaît tout ! Vous agiriez trop tard.
344 ii a rm o nr
Tout à l'heure, un de nous lui parlait à l'écart,
Et les yeux du tyran, dans ce colloque infâme,
De leur fauve sourire ont agité la flamme.
Autour de lui, tout prêts à repousser nos coups,
Ses Thraces furieux, cette meute de loups,
Sans doute, en ce moment, rassemblés en grand nombre,
Lui forment un rempart de leur phalange sombre.
D'autres secours, bientôt, ne lui manqueront pas ;
Hipparque est, dans la ville, accouru sur mes pas ;
Prompt comme un léopard, lorsqu'il flaire une proie,
Du Léocoriou il traverse la voie.
Ses amis prévenus vont nous envelopper.
Fuyons ! il n'est plus temps de vaincre et de frapper.
Mais nous pouvons encor, par la porte Sacrée,
Gagner quelque vaisseau sous la voile, au Pirée,
Ou nous dérober tous, étant si peu nombreux,
Remonter le Céphise entre les pins ombreux,
Franchir les monts Parnès au nord du Pcntélique,
Et tous être, avant l'aube, échappés de l'Attique,
SECOND CHŒUR.
Mystérieux pouvoir, qui n'admets pas d'autels,
Trahiras-tu toujours la vertu des mortels,
O Destin ! Et prenant les meilleurs pour victimes,
Porteras-tu toujours tes faveurs aux grands crimes ]
Aux lois, aux saintes lois, les dieux indifférents,
Les dieux épousent-ils la cause des tyrans ?
O Pallas-Athéné, sérénité suprême,
O lumière de Zeus, vas-tu pâlir toi-même,
Et, comme au noir séjour par les morts habité,
Laisser peser la nuit sur ta chère cité ?
Î45
Elle attendait de toi, la ville sans rivales,
De libres citoyens, des lois pour tous égales :
Lumineuse Athéné, peupleras-tu ces murs
D'esclaves sans regards et de tyrans obscurs?
IIARMODIl'S.
Amis, c'est par nos mains qu'agira la déesse;
C'est à nous de l'aider à remplir sa promesse.
Nous sommes tous debout, vaillants, armés de fer;
Pourquoi désespérer aujourd'hui plus qu'hier?
Chacun de nous savait qu'il y risquait sa tète.
A défaut de victoire, une illustre défaite
Pour changer le destin et contraindre les dieux ;
C'est ainsi que l'ont fait maints guerriers, nos aïeux.
Essayons le combat, notre vertu nous reste:
Aux tyrans plus qu'à nous ce jour sera funeste.
LE CHŒUR.
Cest le plus patient et non le plus hautain,
Celui qui sait plier sous le vent du destin,
Qui refrène le mieux sa colère et son glaive,
C'est lui qu'au jour marqué le sort changeant relève.
Achille est mort ; Ulysse, en de sages retards,
Ulysse a d'Ilion percé les hauts remparts.
Fuyez, ô jeunes gens, on ne pourra vous suivre;
Pour voir crouler ce joug, il vous suffit de vivre.
ARISTOGITON.
Brisons au moins ce soir le faisceau des tyrans,
Frappons ce règne au cœur par des coups différents.
Hippias, défendu par sa phalange thrace,
44
J4& II A R M O D I U S .
Demeure invulnérable à la plus ferme audace ;
Mais à deux pas d'ici, courant au but fatal,
Offrant à nos poignards un combat presque égal,
Hipparque et ses amis, et sa troupe d'esclaves,
Périront avant nous, si nous sommes des braves.
LE CHŒUR.
Hippias restera, plus cruel et plus fort.
ARISTOGITOX.
Que m'importe, ô vieillard, à moi qui serai mort!
HARMODIUS.
Mais, avant de mourir, nous aurons, je le jure,
Réveillé tout un peuple et vengé notre injure !
Cède à ta sœur tremblante, écoute ces vieillards ;
Tu le peux sans rougir. Pars, ô mon frère, pars!
Fuis! ne prolonge pas ta colère inutile;
Tu fais mal pour ta sœur, tu fais mal pour ta ville.
HARMODIUS.
Non ! je ne saurais fuir et rompre mon dessein,
Mon cœur reste immuable et ferme dans mon sein,
Le sort autour de nous peut changer de caprice,
Nous ne changerons pas!... nous sommes la justice.
S'il était sous le ciel un amour, un devoir,
Une force des dieux qui me pût émouvoir,
Qui pût me délier et briser ma promesse.
SCÈNE X. 547
Ce serait toi, ma sœur, et ta douce tendresse!
Mais je ne choisis pas mes destins, j'obéis!
J'écoute aveuglément la voix de mon pays.
Adieu!... Mais que ce jour soit propice ou contraire,
Retiens ceci, retiens ces derniers mots d'un frère,
Ces mots où je trouvais mon bonheur et ma Ici :
Per-onne, ô chère enfant, ne t'aima plus que moi.
Prouve-moi cet amour, frère, et consens à vivre.
Je suis seule en ce monde et n'ai plus qu'à te suivre.
O cher Harmodius! tous les nôtres sont morts;
La maison des aïeux est vide quand tu sors.
J'y passai dans le deuil une jeunesse amère ;
Mais je retrouve en toi ma vénérable mère
Et notre père auguste : et ta maie douceur
Me fait goûter aussi le charme d'une sœur.
En toi j'ai tous mes dieux et toute ma famille,
Mon frère! et je te rends les respects d'une fille;
Et je ne sais encor, tant cet amour est doux,
Si l'on aime autrement un généreux époux.
Ne laisse pas ta sœur, et ta fille, et ta veuve,
Subir ce triple coup et mourir sous l'épreuve;
Sois clément pour toi-même et pour notre amitié;
Si ce n'est par amour, frère ! au moins par pitié !
HARMODIUS.
O saintes lois d'Athèue, amour de la patrie!
O larmes de ma sœur, de mon enfant chérie!
Vos contraires assauts, excitant ma vertu,
34^ HARMODIUS.
Me rendraient mou essor, si j'étais abattu!
Oui, contre les auteurs de cette horrible peine
J'ai senti redoubler mon courage et ma haine.
Leurs boucliers d'airain se rompront sous mon bras !
Oui, que je vive ou meure, Hipparque, tu mourras!
J'aurai vengé sur toi, sur ta horde servile,
Les larmes de ma sœur, la honte de ma ville.
// tire son épée, jette les branches Je mm it mti la cou-
vraient et sort à grands pas. Aristogiton et ses conjurés
l'imitent cl le suivent en chantant.
SECOND CHŒUR.
De ces myrtes en fleurs j'ai tiré mon poignard!
Je brave le grand nombre et la Parque incertaine;
Je combattrai! Mon cœur me dit que, tôt ou tard,
Naîtra du sang versé la liberté d'Athènc.
SCÈC^E XI.
ISMÉNE, LE CHŒUR.
Mon frère m'abandonne! et des dieux en courroux
Les sombres volontés se déchaînent sur nous.
Recevez-moi, vieillards, et, devant que je meure,
Suppliante à vos pieds, souffrez que je demeure.
scène xi. 349
La terreur obscurcit mes yeux et ma raison ;
Je ne saurais marcher jusqu'à notre maison ;
Quand j'y serais portée, à la faveur d'un guide.
J'y chercherais en vain un refuge: elle est vide!
Le toit de mes aïeux n'a plus de défenseur;
Le frère a refusé d'y protéger sa sœur.
Vieillard, vous êtes père et deux fois vénérable :
Gardez de tout affront la vierge misérable.
LE CHŒUR.
Reste auprès des vieillards, ils remplacent les dieux.
Xe crains pas qu'un mortel te sois injurieux;
Je t'adopte, ô ma fille, et ta cause est la mienne,
Je ferai respecter la vierge athénienne,
C'est la loi de mon âge, et son dernier bonheur,
De maintenir partout la justice et l'honneur.
Je veille à ton destin ; j'ai ma force et mes armes :
J'ai la parole auguste, ainsi que toi les larmes.
Nul n'osera blesser l'aïeul qui te défend,
Et les droits du vieillard protégeront l'enfant.
Dans ses plus noirs discords, à l'abri des atteintes,
La cité gardera nos deux majestés saintes.
Mais rappelle en tes yeux leur sereine clarté;
Tache de ressaisir ta douce volonté,
Et d'offrir au malheur, en cette heure suprême,
Un cœur soumis aux dieux et maître de lui-même.
Lorsqu'un mortel a fait pour combattre le sort
Tout ce que la sagesse inspire à l'homme fort,
Lorsqu'au grand Zeus il a prodigué ses prières,
Et ses prudents conseils aux amis téméraires,
11 doit se reposer dans un espoir pieux,
350 II A RM 0D IUS.
lit, n'ayant point failli, laisser agir les dieux.
C'est aux vierges surtout que sied la patience :
Le sort n'exige rien de leur douce impuissance;
Il suffit que leur cœur soit chaste et soit soumis,
Les pleurs et les soupirs lui demeurent permis,
Pleure, mais sois paisible et sans crainte, ô ma fille !
Je veillerai sur toi, je serai ta famille!
Tu vivras à l'abri de tout nouveau malheur,
Dans ce cercle d'aïeux tendres à ta douleur.
Vieillards] entendez-vous des cris, un son terrible?
Il se passe, là-bas, quelque chose d'horrible.
Des pas lourds, des clameurs, des coups stridents et clairs,
D'effroyables soupirs se mêlent dans les airs!
LT5 CHŒUR.
Hélas ! j'ai reconnu des plaintes, des menaces,
Le bruit du fer sonnant sur l'airain des cuirasses.
C'est l'affreuse rumeur d'un combat meurtrier.
Dieux! n'est-ce pas trop tard? Dois-je encor vous prier?
Voilà qu'un sombre vent, d'une haleine brûlante,
Apporte jusqu'à nous comme une odeur sanglante.
LE CHŒUR.
Que de guerriers, hélas ! tombent en ce moment !
ISMÈNE.
J'entends sa voix. Quel est ce long gémissement!
SCÈNE XI. J)I
Dieux, si vous méritez encor le nom de justes,
Sauvez du fer, sauvez ces jeunes flancs robustes;
Sauvez Harmodius! C'est mon frère! A lui seul
Il est ma tendre mère et mon auguste aïeul.
LE CHŒUR.
Déesse au casque d'or, à la lance élevée,
Fais que ta ville sainte, Athènes, soit sauvée !
Juge dans cette cause, et rends victorieux
Ceux qui rendront ce peuple et libre et glorieux,
Et qui, des factions écartant la démence,
Aideront à régner Thémis et la clémence.
Citoyens et tyrans, qu'ils aient tous même sort,
Tous ceux par qui mon frère affronte ainsi la mort!
Et périssent vos lois, votre peuple lui-même,
S'ils me coûtent le sang du seul homme que j'aime!
LE CHŒUR.
Ne te rends point coupable en tes justes douleurs;
Pleure, et ne mêle pas le blasphème à tes pleurs.
Pallas veillera mieux sur cette chère tête :
On peut sortir vivant même de la défaite.
Espère ! Harmodius peut-être est le vainqueur !
je sens un trait mortel pénétrer dans mon cœur.
Entends se rapprocher cette clameur sauvage!
LE CHŒUR.
N'en tire pas, ma fille, un plus triste présage.
352
II ARMODIU5 .
Moi qui pensais avoir — ma mère n '.étant plus —
Épuisé tous les coups à mon cœur dévolus!
A combien d'autres morts m'avez-vous condamnée,
Impitoyables dieux, et pourquoi suis-je née?
LE CHŒUR.
Que de mères sans fils, de femmes sans époux,
De filles et de sœurs dont le trépas commence,
Et qui vont, comme toi, saigner des mille coups
Qu'échangent les partis dans la ville en démence !
Quel que soit le vainqueur, la tremblante équité
S'enfuit avec la paix et la miséricorde ;
Chaque goutte du sang versé par la discorde
D'une âme généreuse appauvrit la cité.
Dieux cléments! unissez les deux partis contraires,
Dieux protecteurs d'Athène et fondateurs des lois,
Faites chez les mortels, pour cette seule fois,
Naître la liberté d'une guerre entre frères:
Dans le fleuve Léthé purifiez les cœurs!
Lavez de ses flots purs notre sanglante arène ;
Répandez sur nous tous cette équité sereine,
Plus difficile encore aux vaincus qu'aux vainqueurs.
Voici qu'avec des cris et d'ardentes colères
Une foule revient, le combat terminé...
Quel que soit le parti, s'il n'a point pardonné,
Il entendra de moi des paroles sévères.
scène xii . 353
SCÈÎ^E XII.
ISMÉNE, UN CONJURÉ,
LE CHŒUR, SECOND CHŒUR.
LE SECOND CHŒUR.
// apporte et dépose sur la scène les corps d'Harmodius
et d'Aristcgiton.
De ces myrtes en fleurs j'ai tiré mon poignard,
J'ai bravé le grand nombre et la Parque incertaine;
J'ai combattu ! mon cœur me dit que, tôt ou tard,
Naîtra du sang versé la liberté d'Athène.
Oui, cher Harmodius, oui, tu vivras encor;
Tu verras chez les dieux d'autres Panathénées,
Achille et Diomède, aux Iles-Fortunées,
Te mènent, en chantant, cueillir les pommes d'or.
J'ai porté, sous des fleurs, une arme vengeresse;
J'ai paré mon poignard d'un verdoyant feston,
Ainsi qu'Harmodius et qu'Aristogiton,
Qui tuèrent Hipparque, aidés de la déesse.
Dans les banquets joyeux que leur nom soit chanté !
Ils sont morts, éclatant de beauté, de jeunesse,
Pour rétablir des lois la sainte égalité...
Que leur nom soit chanté, que leur vertu renaisse.
45
354 HARMODIUS.
Vieillards ! mon frère est mort, je vous le disais bien !
Mon cœur avait senti la blessure du sien.
O cher Harmodius, permets que je te suive :
Nul amour, nul devoir, n'ordonne que je vive!
Elle se jette sur le corps d'Harmodius et le lient embrassé.
UN CONJURÉ.
Vieillard ! Hipparque est mort ! et voici ses vainqueurs.
Fier, et nous mesurant de ses regards moqueurs,
Méprisant notre nombre et cette arme illusoire,
Entouré de soldats, savourant sa victoire,
Le tyran s'approchait, certain qu'on aurait fui.
D'un élan imprévu nous bondissons sur lui,
Et comme un coin d'acier, fendant la frêle écorce,
Pénétre au cœur de l'arbre et s'enfonce avec force.
De ses amis troublés nous perçons le rempart :
Le noble Harmodius l'atteint de son poignard,
Et d'un fer aussi prompt l'autre héros l'achève.
Mais tous deux, à la fois, tombent frappés du glaive.
Terribles, excités par ces généreux morts,
Sur l'infâme troupeau nous redoublons d'efforts :
Le maître n'étant plus, tout fuit; le vil cortège,
Sous notre ardent courroux se fond comme la neige.
Encore un coup pareil, et, relevant ton front,
Tu seras libre, Athène, et les lois régneront!
LE CHŒUR.
Hélas 1 avant ce règne auguste et pacifique,
Combien de deuils encore assombriront l'Attique!
Du sang de deux héros précieux à l'Etat
scène xii. 355
Vous venez de payer un stérile attentat ;
Et pour longtemps voués, peut-être, aux tyrannies,
Vous avez déchaîné les noires Erynnies.
Croyez-vous qu'Hippias vous pardonne aisément,
Qu'un frère assassiné le rende plus clément?
Tremblez que la vengeance au sang ne l'habitue!
On fait des meurtriers chaque fois que l'on tue.
Toujours le sang qu'on verse est payé par du sang ;
Les fureurs des partis vont toujours grandissant.
Tant que Zeus, clairvoyant, et terrible au coupable.
Habitera, là-haut, son trône inébranlable,
Cette loi régnera, frappera chaque jour,
Qui veut que l'agresseur soit victime à son tour.
Tel est le sort; tel fut l'arrêt des destinées
Sur ces races de rois au meurtre condamnées.
Maintenant que, par vous, sur la pale cité.
Un premier meurtre étend cette fatalité,
Parmi les citoyens comment finira-t-elle,
Cette loi de vengeance et de haine mortelle!
Quel dieu, nous ramenant à des instincts plus doux,
Chassera Némésis, introduite chez nous?
O mort, aveugle mort, pourquoi t'es-tu trompée:
Au lieu d'Harmodius, que ne m'as-tu frappée?
Il eût versé les pleurs que je verse aujourd'hui,
Mais il aurait pu vivre, et moi je meurs sans lui.
LE CHŒUR.
Montre-toi digne sœur de celui que tu pleures,
Sage Ismène, et survis à ces fatales heures ;
3^6 HARMODIUS.
Ne livre pas ton cœur, fait pour rester serein,
Aux noirs emportements de ces douleurs sans frein.
Ce qui nous vient des dieux, ce que veut la nature,
Il faut le recevoir, ma fille, sans murmure.
On peut donc regretter même les mauvais jours !
Hélas! j'avais perdu mes plus saintes amours,
Les dieux m'avaient repris ma mère tant aimée ;
Dans la triste maison par le deuil enfermée,
Des injustes destins maudissant le courroux,
Avec toi je pleurais, assise à tes genoux;
Entre tes chers baisers, l'orpheline ingénue
Au comble des malheurs se disait parvenue.
Te serrer dans mes bras, te baigner de mes pleurs,
Cela me semblait peu dans nos âpres douleurs I
Oh ! combien aujourd'hui je regrette ces larmes 1
O mon frère, avec toi qu'elles auraient de charmes!
Et sur ce corps sanglant qui n'entend plus ma voix,
Combien me semblent doux les malheurs d'autrefois !
O charme de ses yeux, de sa main fraternelle,...
Éteints et disparus dans la nuit éternelle !
Harmodius, mon frère, ô tendre gardien
A qui j'obéissais, et qui m'aimais si bien!
Toi qui savais donner à ton ingrate Ismène
Mille bonheurs qu'alors elle sentait à peine,
Sur la terre, ô mon frère, et dans le noir séjour,
Tu resteras, sans fin, mon plus ardent amour.
LE CHŒUR.
Laisse-moi t'arracher à sa triste dépouille.
scène xii. 557
Un autre étanchera le sang noir qui le souille;
Fuis ces lieux menacés d'un combat imminent.
ISMÈXE.
Vieillards, où voulez-vous que j'aille maintenant?
LE CHŒUR.
Rentre dans ta maison, je t'y conduis, ma fille.
ISMÈXE.
Je n'ai plus de maison, je n'ai plus de famille.
Les dieux, en me prenant mon dernier défenseur,
A mourir près du frère ont condamné la sœur.
LE CHŒUR.
Les dieux n'ordonnent pas qu'on attente à sa vie.
J'attendrai que la mienne, ici, me soit ravie;
Je mourrai sur son corps sans le quitter d'un pas:
Ceux qui l'ont égorgé ne m'épargneront pas.
LE CHŒUR.
J'honore tes vertus et cet amour si tendre.
Vierge, ton sort m'émeut, je saurai te défendre.
ISMÈNE.
Je te crois: j'éprouvai la bonté de ton cœur;
Mais du sombre Hippias resteras-tu vainqueur?
Penses-tu qu'il m'épargne et néglige de faire
L'offrande de mon sang aux mânes de son frère?
358 HARMODIL'S.
As-tu pour résister d'autres armes que moi?
La prière et les pleurs sont indignes de toi,
Et jamais, implorant un homme, un Thrace infâme,
La sœur d'Harmodius n'abaissera son âme.
Laisse-moi donc le suivre et mourir près de lui,
Ou de ma propre main, ou de la main d'autrui.
SCE?CE XIII.
PALLAS-ATHÉNË, ISMÈNE
LE CHŒUR, SECOND CHŒUR.
PALI.AS-ATHÉNÉ.
Je t'ordonne de vivre; obéis et sois fière.
Tu peux en croire, ô vierge! à Pallas-Athéné :
Tu verras resplendir, eu un temps fortuné,
La gloire de ta ville et celle de ton frère.
O vieillards, il est bon d'exhorter les humains
A s'abstenir du fer dans les luttes civiles,
A subir quelques jours un maître dans leurs villes,
Par la crainte du sang qui tacherait leurs mains.
Mais, parfois, le poignard fait œuvre de justice:
Il est des meurtriers suscités par les dieux,
Quand, pour rompre le cours de forfaits odieux.
Le destin des cités veut qu'un homme périsse.
SCÈNE XIII. })9
Selon les vieilles mœurs et le sort rigoureux,
Ton frère et son ami, tombés dans leur victoire.
Ont payé ce sang vil de leur sang généreux,
Et du meurtre expié ne gardent que la gloire,
Je les déclare purs! Leurs actes sont les miens;
Et je veux qu'honorés des Muses immortelles,
Leurs noms chéris, au lieu d'enfanter des querelles.
Aident a s'entr'aimer tous les bons citovens.
C'est moi qui d'Erinnys rompant la loi funeste,
Enseignai le pardon à ses sœurs en courroux.
Devant ce tribunal, équitable entre tous,
Qui tira de leurs mains le parricide Oreste.
Or, sous un plus doux nom, par moi, depuis ce jour,
Les filles de la Nuit, abdiquant la vengeance,
Dans la ville où je règne ont choisi leur séjour.
Jurant d'y maintenir une sage clémence.
Car ces lieux me sont chers, et j'y veux des autels !
Je me plais dans l'air pur, dans la pure lumière;
J'aime cette Acropole! Et tous les immortels
Trouvent, ainsi que moi, l'Attique hospitalière.
J'obtiens de chacun d'eux, pour ma sainte cité,
Tous les plus riches dons faits à la race humaine;
Je veux qu'à l'avenir, vivant de mon domaine,
Les peuples soient nourris par sa fécondité.
Voilà donc mes souhaits pour mon heureuse Athènes :
Que le souffle des vents conspire avec les flots
360 1IAKM0DIUS.
En faveur de ses nefs et de ses matelots,
Apportant les tributs des nations lointaines;
Que les blés et la vigne, autour des oliviers,
Germent à pleins sillons sous des soleils propices;
Que les troupeaux, orgueil des robustes bouviers,
Croissent pour ses festins et pour ses sacrifices;
Que nul souffle empesté ne brûle ses guérets,
N'y boive l'eau des puits et le lait des mamelles,
N'y tarisse le miel, la sève des forêts,
N'y dessèche les flancs des fécondes femelles;
Que les blanches brebis, paissant sur les sommets,
Enrichissent d'agneaux les campagnes prospères;
Que les venins cachés épargnent à jamais
La santé des enfants, la sagesse des pères.
Car j'aime les humains comme un bon jardinier
Chérit les fleurs qu'il sème et les arbres qu'il plante ;
Je fais durer le juste et sa race vaillante;
J'abrite des vents froids le bourgeon printanier.
Eloignez-vous, fléaux qui tuez avant l'heure!
Je veux que chaque vierge et son robuste amant
Des douceurs de l'hymen jouissent longuement,
Et que la volupté féconde leur demeure.
Oui, je t'aime entre tous, ô peuple athénien!
Je bannis de tes murs la haine et la discorde ;
Je veux que l'on s'entr'aide, et que le citoyen
Garde à l'étranger même une miséricorde;
SCÈNE XIII. j6l
Que jamais, pour venger le meurtre, un meurtrier
Ne lève plus le fer dans notre douce Athènes!
Gardez pour le Barbare et des luttes prochaines
La vigueur de vos bras et vos instincts guerriers.
Je promets des combats à votre ardeur féconde,
Dignes des chants troyens et de vos grands aïeux,
Tels qu'aux temps à venir jamais le vaste monde
N'en verra d'aussi purs et d'aussi glorieux.
Vous irez! vous vaincrez, calmes, un contre mille,
D'impures nations qu'un despote conduit ;
Vous verrez les flots noirs de cette immense nuit
Mourir dans ma lumière au pied de votre ville;
Autant que par le bras vous vaincrez par le cœur,
O peuple de Pallas, ô race bien aimée 1
Par vous des justes dieux l'esprit sera vainqueur,
Car vos combats sont ceux de la sagesse armée.
Autant que par le cœur, vous vaincrez par les lois
Ce vieux monde barbare échoué sur FAttique.
Libres, et mêlés tous à la chose publique,
Vos citoyens obscurs triompheront des rois.
Des peuples, à son tour, ma cité sera reine:
Reine par la sagesse et tous les arts divers;
Elle fera bénir, dans l'immense univers,
Son joug fait de lumière et de beauté sereine.
Adorant sa douceur et son urbanité,
L'avenir de ses dieux lui prendra le modèle;
46
362 HARMODIUS.
Tout, les lois et les arts, les mœurs, la liberté...
Les plus sages humains auront tout appris d'elle.
De cet étroit rocher baigné d'un flot vermeil,
Jaillira sur le monde une éternelle flamme.
Dans les champs de l'azur, ce qu'est l'ardent soleil,
Athènes le sera dans les sphères de l'âme.
Si jamais s'éteignait la gloire de son nom,
Si les yeux des mortels, après chaque nuit sombre,
Cessaient de se tourner vers le haut Parthénon...
C'est que l'esprit des dieux serait rentré dans l'ombre.
TABL h
Pages.
Préface i
PSYCHÉ.
Invocation- i
Argument du liyre premier ;
LlV RE PREMIER 7
Épilogue 3;
Argument du livre deuxième ;-
Livre deuxième 41
Epilogue 9 ;
Argument du livre troisième 99
Livre troisième. . . :oi
Epilogue i;S
ODES ET POÈMES.
Dédicace 13-
LIVRE PREMIER
I. Antée 139
II. Les Co>tbantes 141
III. Eleusis 143
IV. Les Argonautes 171
V. Sunium r--
364
LIVRE DEUXIEME.
Pages.
I. Le poème de l'Arbre.
i. A un grand Arbre 179
11. La Mort d'un chêne 182
ni. Le bûcheron ■ 188
IL La Chanson de l'alouette 193
III. Al m a pare n s !94
IV. A L A TERR E 201
V. Contre le repos 203
VI. La Cigale 206
VIL Hermia 20S
LIVRE TROISIÈME
I. Amitié 249
IL Invocation sur la montagne 251
III. A UNE BRANCHE d'à M A N D I E R 2j6
IV. Limpidité 2; S
V. Horoscope 259
VI. Aux Absents .... 265
VIL DaxslesRoseaux 265
VIII. La Coupe 267
IX. Au Printemps 271
X. ADI EU X SUR I. A MON T A G X E 27;
HARMODIUS.
Dédicace. — A LA ville d'Athexes 28;
Harmodius • 291
Paris. — Imp. A. Lemerre, 2;, rue des Grands-Augustin:;
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2330 ; uvre s poétiques
1878
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UNIVERSITY OF TORONTO LIBRAR'
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