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Full text of "Oeuvres poétiques"

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1878 


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ŒUVRES    POÉTIQUES 


VICTOR  DE   LAPRADE 


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ŒUVRES    POÉTIQUES 


VICTOR  DE   LAPRADE 


CV.'|3 

•TSYCHÉ   —    OT)ES    ET    T0È3CES 
HiATUSCOTilUS 


PARIS 
ALPHONSE    LEMERRE,    ÉDITEUR 

27-31,    PASSAGE    CHOISEUL,    27-}! 


PQ 
^350 

181 S 


PSYCHÉ 


POÈME 


INVOCATION 


Il  est  une  vallée  où  l'harmonie  habite  ; 

Un  dieu  veille  à  sa  porte  aux  mortels  interdite  : 

L'esprit  seul,  dans  son  vol,  emporté  loin  du  temps, 

Aux  clartés  de  l'amour  l'entrevoit  par  instants  : 

Quel  que  soit  le  doux  nom  dont  chaque  âge  la  nomme; 

Sa  pensée  est  vivante  au  fond  du  cœur  de  l'homme, 

Mais  nul,  en  l'écoutant,  ne  saurait  définir 

Si  c'est  une  espérance  ou  bien  un  souvenir, 

Tant  l'âme,  balancée  en  sa  plainte  secrète, 

Flotte  entre  ces  deux  mots  :  j'attends,  et  je  regrette. 

Chaque  peuple  a  rêvé  ce  merveilleux  jardin, 

Soit  qu'avec  Jéhovah  il  ait  connu  l'Éden, 

Soit  qu'Homère  ait  pour  lui,  sur  la  lyre  sacrée, 

Fait  chanter  l'âge  d'or  de  Saturne  et  de  Rhée, 

Soit  qu'enfant,  sous  la  tente,  il  aime  à  s'endormir 


INVOCATION. 


Bercé  par  les  Péris  des  songes  de  Kashmir. 
Là,  fleurissent  toujours  sur  l'arbre  de  science, 
Le  vrai,  le  beau,  le  bien,  unique  et  triple  essence  ; 
Et,  dans  l'or  du  feuillage,  aux  Grâces  réunis, 
Là  des  blanches  vertus  les  essaims  font  leurs  nids 
Avant  d'aller  chanter  leur  mélodie  auguste 
Sur  le  front  de  la  vierge  et  dans  l'âme  du  juste. 
C'est  là  qu'avant  le  jour  de  leurs  aveux  charmants 
S'étaient  choisis  déjà  les  couples  des  amants  : 
C'est  de  là  qu'à  la  voix  du  poète  ou  du  sage 
Descendent  dans  nos  nuits  la  pensée  et  l'image  ; 
Là  que  toute  harmonie  a  résonné  d'abord 
Avant  qu'un  luth  mortel  en  répétât  l'accord. 


Les  graines  de  nos  fleurs  ont  mûri  dans  ce  monde  ; 
L'art  est  un  rameau  né  de  sa  sève  féconde. 
Là-haut  furent  cueillis,  sur  les  prés  en  émail, 
Le  mystique  rosier  qui  flamboie  au  vitrail, 
L'acanthe  et  le  lotus  qu'en  légères  couronnes 
L'Ionie  a  tressés  aux  faites  des  colonnes. 
Avant  qu'un  ciseau  grec  et  qu'un  pinceau  romain 
Les  fixât  pour  toujours  sous  l'œil  du  genre  humain, 
Les  vierges  au  long  voile  et  les  nymphes  rivales 
La-haut  menaient  en  chœurs  les  danses  idéales  ; 
Et,  suspendant  leurs  jeux,  là,  ces  filles  du  ciel, 
Ont  posé  devant  vous,  Phidias,  Raphaël  1 
Là,  ton  âme,  ô  Platon,  par  le  vrai  beau  guidée, 
Remontait  d'un  coup  d'aile  au  séjour  de  l'Idée. 
C'est  là  qu'à  son  amant  Béatrice  a  souri; 
Et  là  son  regard  d'aigle,  ô  Dante  Alighieri! 
T'emportant  dans  sa  flamme  à  travers  les  dix  sphères, 
T'a  du  monde  divin  révélé  les  mystères. 


INVOCATION. 


C'est  là  qu'enfin  Psyché  vécut  son  premier  jour 

Tant  qu'avec  l'innocence  elle  garda  l'amour. 

Comme  en  un  lit  joyeux  de  fleurs  et  de  rosée, 

Par  le  souffle  divin  l'âme  y  fut  déposée, 

Et,  près  d'elle,  éveillés  dans  l'herbe  de  ce  sol, 

Du  bord  de  son  berceau  mes  chants  prendront  leur  vol. 

Mais  au  seuil  de  ton  œuvre  inscris  donc  la  prière, 
Et  dis,  en  commençant,  d'où  te  vient  la  lumière, 
O  poète  !  malheur  aux  hymnes  qui  naîtront 
Sans  que  le  nom  d'un  Dieu  soit  gravé  sur  leur  front  ! 

Je  sais,  au  Ciel,  trois  soeurs  qui,  les  mains  enlacées, 
Font  jaillir  sous  leurs  pas  l'or  des  bonnes  pensées  ; 
La  Grèce  en  adora  les  corps  chastes  et  nus, 
Beaux  vases  qui  cachaient  des  parfums  inconnus. 
C'est  vous  !  entre  vos  bras  je  m'abandonne,  ô  Grâces  ! 
C'est  vous  qui  vers  le  but  portez  les  âmes  lasses; 
Vous  par  qui  les  présents  de  Dieu  nous  sont  comptés, 
Vous  qu'on  appelle  mieux  du  nom  de  Charités. 
Par  vous,  de  l'homme  au  Ciel  et  du  Ciel  à  la  terre, 
Se  fait  d'un  double  amour  l'échange  salutaire  ; 
Le  cœur  vous  doit  son  aile,  et  l'esprit  son  flambeau  ; 
Sans  vous  tout  homme  hésite  incapable  du  beau. 
La  Sagesse  avec  vous  n'a  jamais  le  front  triste  ; 
L'œuvre  abonde  et  sourit  sous  les  doigts  de  l'artiste. 
Grâces,  en  qui  j'ai  foi,  saintes  filles  de  Dieu, 
Touchez,  touchez  mon  front  de  vos  lèvres  de  feu. 

Ah!  l'inspiration  n'appartient  à  personne, 

Pas  plus  qu'à  ce  rameau,  dont  la  feuille  résonne, 

Le  vent  qui  le  caresse  et  qui  le  fait  chanter; 


INVOCATION. 


Et  le  dieu  qui  la  donne  est  libre  de  l'ôter. 
Nul  ne  peut  devancer  l'heure  par  vous  choisie, 
O  Grâces  !  pour  verser  en  lui  la  poésie. 
Mais  l'artiste  pieux,  au  cœur  pur  et  sans  fiel, 
Peut,  à  force  d'amour,  vous  arracher  au  Ciel. 
Venez  donc  1  vous  savez  si  l'art  m'est  chose  sainte, 
Si  j'ai  touché  jamais  à  la  lyre  sans  crainte, 
Si  j'attends  rien  de  moi,  si  l'orgueil  me  nourrit... 
Et  dans  quel  tremblement  j'invoque  ici  l'esprit. 
O  Grâces!  descendez,  belles  vierges  antiques, 
Formez  autour  de  moi  vos  cadences  mystiques, 
Et  qu'en  un  juste  accord,  sur  trois  modes  divers, 
La  douceur  de  vos  voix  coule  à  flots  dans  mes  vers. 


LIVRE     PREMIER 


ARGUMENT 

ËDEN'    OU    L'AGE    D'OR.  —  BONHEUR    PRIMITIF. 
CHUTE    DE    L'HOMME. 


/.  Psyché  t'éveille  dans  Us  jardins  de  l'Amour.  —  L'âme 
humaine  est  placée  par  Dieu  au  sein  d'une  merveilleuse  nature 
appropriée  à  tous  nos  besoins.  —  L'être  nouveau-ni  sent  la 
parole  éclore  sur  ses  lèvres,  et  répond  de  lui-même  aux  harmonies 
du  monde  extérieur,  qui  le  salue  comme  son  frère  et  comme  son 
roi.  —  Toute  la  création  parle  à  Psyché  d'un  maître  invisible  et 
tout  puissant,  d'un  époux  à  qui  elle  est  destinée.  —  Les  pressenti- 
ments de  l'âme,  la  révélation  intérieure  lui  avaient  déjà  promis 
cet  époux  divin.  —  Toutes  les  twi'x  de  la  nature,  messagères  de 
Dieu,  annoncent  à  la  jeune  fille  la  venue  d'Eros.  —  Le  soir,  leurs 
noces  mystiques  sont  célébrées  dans  un  palais  ténébreux.  —  //  est 
interdit  à  Psyché  de  chercher  à  voir  son  époux. 

II.  Bonheur  de  Psyché  dans  cette  union  de  l'innocence  et  de 
l'amour.  —  Félicité  primitive  de  l'Êden  fondée  sur  l'ignorance 
du  bien  et  du  mal.  —  Intimité  de  l'homme  avec  la   nature  et 


avec  Dieu,  dont  il  reçoit  une  révélation  obscure  encore  et  incom- 
plète par  la  voix  de  tous  les  êtres.  —  Dialogue  de  Psyché  avec  les 
créatures  toutes  amies  et  pacifiques  ;  elle  les  interroge  sur  l'époux 
invisible.  —  L'attrait  de  l'inconnu,  le  besoin  de  l'infini,  natu- 
rels au  cœur  de  l'homme,  commencent  à  agiter  l'épouse  d'Èros 
au  milieu  des  douceurs  de  son  union  mystérieuse. 

III.  En  vain  le  nocturne  amant  revient  consoler  Psyché; 
l'inquiétude  de  l'esprit  et  du  cœur  augmente.  —  Le  désir  de  con- 
naître l'idéal  invisible,  de  posséder  l'infini  trouble  les  délices  du 
chaste  hymen.  —  En  vain  toute  la  nature  invite  l'âme  à  la  sou- 
mission, à  la  confiance  ;  l'implacable  besoin  de  savoir  et  de  sentir, 
une  curiosité  mêlée  de  concupiscence  et  d'orgueil  l'emportent  dans  le 
cœur  de  Psyché  sur  la  tendresse  et  sur  la  crainte.  —  Elle  trans- 
gresse l'ordre  de  son  éponx  et  les  lois  du  destin  ;  la  lampe  fatale 
est  allumée.  —  Psyché  reconnaît,  dans  le  Dieu  qui  la  visite  chaque 
nuit,  l'Amour,  le  plus  beau,  le  plus  puissant  des  dieux.  —  • 
Touché  par  une  goutte  d'huile  brûlante,  Eros  se  réveille  et  prononce 
l'arrêt  qui  bannit  Psyché  et  termine  l'âge  d'or.  —  Ainsi  s'est 
consommée  la  première  faute  à  laquelle  se  rattache  l'origine  de 
tout  mal  ;  Eve  a  mangé  le  fruit  défendu  ;  la  boîte  de  Pandore 
est  ouverte  ;  la  douleur  est  entrée  dans  le  monde.  —  Mais  en  pro- 
clamant la  déchéance,  le  dieu  fait  entrevoir  un  présage  de  réhabi- 
litation. En  annonçant  à  Psyché  les  épreuves  de  l'exil,  Eros  laisse 
tomber  une  larme,  et,  avec  cette  larme,  la  promesse  de  la 
rédemption. 


L<e  matin  rougissant,  dans  sa  fraîcheur  première, 
Change  les  pleurs  de  l'aube  en  gouttes  de  lumière, 
Et  la  forêt  joyeuse,  au  bruit  des  flots  chanteurs, 
Exhale,  à  son  réveil,  ses  humides  senteurs. 
La  terre  est  vierge  encor,  mais  déjà  dévoilée, 
Et  sourit  au  soleil  sous  la  brume  envolée. 


Entre  les  fleurs,  Psyché,  dormant  au  bord  de  l'eau, 
S'anime,  ouvre  les  yeux  à  ce  monde  nouveau  ; 
Et,  baigné  des  vapeurs  d'un  sommeil  qui  s'achève, 
Son  regard  luit  pourtant  comme  après  un  doux  rêve. 
La  terre  avec  amour  porte  la  blonde  enfant; 
Des  rameaux  par  la  brise  agités  doucement, 
Le  murmure  et  l'odeur  s'épanchent  sur  sa  couche; 
Le  jour  pose,  en  naissant,  un  rayon  sur  sa  bouche. 
D'une  main  supportant  son  corps  demi-penché, 
Rejetant  de  son  front  ses  longs  cheveux,  Psyché 
Écarte  l'herbe  haute  et  les  fleurs  autour  d'elle, 
Respire,  et  sent  la  vie,  et  voit  la  terre  belle  ; 
Et,  blanche,  se  dressant  dans  sa  robe  aux  longs  plis, 
Hors  du  gazon  touffu  monte  comme  un  grand  lis. 


Les  arômes,  les  bruits  et  les  clartés  naissantes, 
Les  émanations  de  partout  jaillissantes, 
Ont  envahi  son  âme,  ébranlée  un  moment; 
Et  devant  la  nature  elle  hésite  en  l'aimant. 
Dans  une  langue,  alors,  que  la  vierge  surprise 
Sut  comprendre  et  parler  sans  qu'elle  l'eût  apprise, 
Les  fleurs  et  les  oiseaux  étant  là  seuls  vivants, 
Un  invisible  chœur  chantait  avec  les  vents  : 

CHŒUR    INVISIBLE. 

«  Viens,  nous  t'aimons  déjà  ;  viens,  ô  douce  inconnue  ! 
La  terre  où  tu  manquais  tressaille  à  ta  venue. 
Viens,  habite  avec  nous  ce  monde  jeune  et  pur  ; 
Nul  être  malfaisant  n'en  trouble  encor  l'azur. 
Prends  avec  nous  ta  part  de  ses  faveurs  fécondes, 
Goûte  avec  amitié  ses  épis  et  ses  ondes. 
Ses  arbres  innocents  n'ont  pas  de  fruits  amers, 
Et  la  douceur  du  miel  coule  au  fond  de  ses  mers. 
Mêle  au  sien  ton  bonheur,  et  ta  grâce  à  ses  grâces; 
Ses  germes  de  beauté  fleuriront  sur  tes  traces. 
Sois  belle,  sans  rougir,  dans  ton  jardin  natal  ; 
On  n'y  connaît  pas  plus  la  pudeur  que  le  mal. 
Viens!  De  tes  frais  pensers  ne  fais  point  de  mystères 
A  ces  plantes,  tes  sœurs;  à  ces  oiseaux,  tes  frères.  » 


«  Que  la  lumière  est  douce!  et  que  l'air  plein  d'encens 
Baigne  d'un  flot  sonore  et  pénètre  mes  sens  ! 
Quel  souffle  harmonieux  me  caresse  et  m'enivre! 
Et  si  la  vie  est  telle,  oh  !  qu'il  est  bon  de  vivre! 
Vivais-je  avant  cette  heure?  ai-je  vu  ce  soleil? 


N'est-ce  pas  ma  naissance  et  mon  premier  réveil? 
J'ai  bien,  au  fond  du  cœur,  j'ai  de  vagues  images; 
Je  revois  des  vallons,  des  fleuves,  des  rivages, 
Où,  le  front  couronné,  j'allais,  fille  de  roi, 
Guidant  au  bord  des  eaux  des  vierges  comme  moi. 
Mais  dans  ce  pâle  monde  aux  formes  indécises, 
Ni  chansons,  ni  parfums  ne  flottaient  sur  les  brises; 
La  terre  était  muette  et  le  ciel  sans  clarté; 
Et  je  n'y  sentais  pas  la  vie  et  la  beauté. 
Ah!  j'ai  dormi  peut-être!  En  un  rêve  encor  sombre, 
De  ce  monde  promis  j'aurai  vu  passer  l'ombre. 
Choeur  des  vivants,  salut  !  Salut,  ô  monde  vrai, 
En  qui  je  me  réveille  et  dans  qui  je  vivrai  ! 
Terre,  fleuves,  oiseaux,  divin  peuple  des  êtres, 
Êtes-vous,  dites-moi,  mes  hôtes  ou  mes  maîtres? 
Bruits,  souffles  embaumés,  rayons,  charme  des  yeux, 
Faut-il  que  je  t'adore,  ô  monde  harmonieux!  » 

CHŒUR     INVISIBLE. 

«  Nous  entourons  d'amour  la  couche  où  tu  reposes, 
Enfant,  toi  la  plus  belle  et  la  reine  des  choses. 
Vois  !  partout,  dans  ces  bois,  ces  prés,  surces  hauteurs, 
Dans  ces  fleuves,  il  est  pour  toi  des  serviteurs.  » 

PSYCHÉ. 

«  La  terre  à  mon  réveil  portait,  déjà  parée, 
Les  chênes,  peuple  antique,  et  la  moisson  dorée  ; 
Ces  flots  avaient  coulé,  ces  rochers  étaient  vieux, 
Et  la  plus  jeune  fleur  s'ouvrit  avant  mes  yeux. 
Sans  moi  l'herbe  a  verdi,  l'onde  a  trouvé  sa  pente  ; 
Un  autre  ordonna  tout,  avant  mon  âme  absente; 


Un  maître  ici  se  cache,  et  si  ce  n'est  pas  toi, 

O  voix  de  ces  beaux  lieux  !  quel  est  donc  notre  roi  ? 


CHŒUR     INVISIBLE. 

«  Réglant  l'être  et  la  vie  en  un  accord  suprême, 
Le  roi  de  cet  empire  asservit  les  dieux  même; 
Par  lui,  le  fier  lion  rugit  dans  les  forêts, 
Et  les  monstres  des  mers  bondissent  sous  ses  traits. 
Nous,  tour  à  tour  chantant,  voix  joyeuses  ou  graves 
Venant  de  lui  vers  toi,  nous  sommes  ses  esclaves.  » 


«  J'ai  gardé  du  sommeil  un  rêve,  un  rêve  aimé, 
Éclos  à  la  même  heure  où  mon  cœur  fut  formé  : 
Une  voix  qui  semblait  descendre  des  collines 
M'appelait,  m'invitait  à  des  noces  divines. 
Les  vierges  me  paraient  pour  un  hymen  certain. 
Vers  l'époux  inconnu,  roi  d'un  pays  lointain, 
Entraînée,  et  cédant  à  d'invisibles  charmes, 
J'allais  avec  amour,  mais  non  sans  quelques  larmes. 
Le  réveil,  ces  beaux  lieux,  ce  jour  qui  luit  sur  moi, 
De  mes  désirs  craintifs  ont  redoublé  l'émoi.  » 

CHŒUR     INVISIBLE. 

«  Espère!   A  son  vrai  but,  comme  la  source  vive 
A  l'éternelle  mer,  toute  espérance  arrive. 
Chaque  rêve  et  chaque  ombre  ont  leur  réalité. 
Viens  !  par  le  jeune  époux  ce  monde  est  habité  ; 
C'est  lui  qui  nous  envoie,  abrégeant  ton  attente, 
Au  seuil  de  son  palais  saluer  son  amante.  » 


Et  la  voix  s'éteignit  ;  mais  le  son  prolongé 
Flottait  encor  dans  l'air,  de  musique  chargé. 
Sur  l'haleine  de  l'onde  et  de  l'herbe  attiédie, 
Comme  un  soupir  du  sol  montait  la  mélodie.  » 

Psyché,  livrant  son  âme  aux  souffles  merveilleux, 
Aux  accords,  aux  rayons  émanés  de  ces  lieux, 
S'avance  au  bord  du  fleuve,  et,  dans  sa  marche  lente, 
Écoute  chaque  oiseau,  répond  à  chaque  plante. 
La  tendre  sympathie  illumine  son  oeil; 
Les  cygnes  et  les  lis  lui  rendent  son  accueil; 
Flots  etfeuilles,  près  d'elle,  ont  un  plus  frais  murmure, 
La  terre  abondamment  exhale  une  odeur  pure. 
Tous  les  êtres  domptés  semblent,  pour  sa  douceur, 
L'adorer  comme  reine  et  l'aimer  comme  sœur. 
L'enfant  partage  entre  eux  les  grâces  du  sourire, 
Et  prend  possession  du  fraternel  empire  ; 
Sa  main  des  grands  lions  flatte  les  crins  épais, 
—  Car  rien  n'avait  alors  troublé  l'antique  paix; 
Tout  ce  qui  vit  formait  une  seule  famille.  — 
Mille  oiseaux  par  les  bois  suivent  la  jeune  fille  ; 
La  mousse  s'épaissit  lorsqu'elle  y  veut  s'asseoir. 

Ainsi  dans  la  vallée  elle  erra  jusqu'au  soir, 
Admirant  tout,  les  fleurs,  les  cieux,  et  l'air  sonore, 
Et  rêvant  de  ce  roi  qui  se  cachait  encore. 

Or  la  nuit,  déployant  ses  ailes  de  vapeurs, 
Ramène  vers  Psyché  les  invisibles  chœurs; 
C'est  d'abord  sur  la  brume  une  rumeur  qui  vole, 
Et  le  son  rapproché  devient  une  parole 


CHŒUR    INVISIBLE. 

«  Voici  l'heure  d'hymen  !   Nous  précédons  l'époux; 
Il  éteint  les  flambeaux  de  son  bonheur  jaloux. 
Revêtant  ses  plaisirs  de  calme  et  de  mystère, 
Il  attend  pour  aimer  l'heure  où  s'endort  la  terre. 
Les  petits  des  oiseaux,  l'un  sur  l'autre  serrés, 
Et  l'abeille  en  sa  ruche,  et  la  cigale  aux  prés, 
Et  les  nappes  d'azur  que  nuls  souffles  ne  plissent, 
Et  le  vent  dans  sa  grotte,  et  les  bois  s'assoupissent. 
Sur  les  insectes  d'or  les  lis  sont  déjà  clos, 
Et  le  dernier  rayon  est  rentré  sous  les  flots, 
Sans  que  bruits  ou  lueurs  troublent  sa  paix  suprême, 
La  sainte  volupté  peut  jouir  d'elle-même. 
Que  l'ombre  sur  ton  front  pleuve  sans  t' alarmer; 
Viens,  l'inconnu  t'attend, viens,  c'est  l'heure  d'aimer  !  » 


Devant  elle  glissant  comme  un  zéphyr  paisible, 
Le  chœur,  chaînant  toujours  et  toujours  invisible, 
Sur  sa  trace  écartait  doucement  les  rameaux; 
Et  Psyché,  telle  on  voit  sur  l'écume  des  eaux, 
Derrière  un  grand  navire  une  fleur  qui  surnage, 
Suivait  à  son  insu  l'harmonieux  sillage. 
Et  le  flot  la  porta  vers  le  palais  heureux; 
Par  la  vertu  des  chants,  il  s'ouvrit  devant  eux. 

Or,  sous  les  toits  déserts  les  mêmes  voix  mystiques 
La  conduisaient  encore  à  travers  les  portiques  ; 
Elle  y  semblait  voguer  sur  des  courants  secrets  ; 
Tel,  sur  le  lac  tombé,  le  rameau  des  forêts, 
Par  des  eaux  qu'on  dirait  immobiles,  sereines, 
Est  poussé  jusqu'au  fond  des  grottes  souterraines. 


ÏJ 


La  vierge  ainsi  s'avance,  effleurant  les  tapis, 

Entre  les  murs  jaspés  de  marbre  et  de  lapis, 

Où  de  mille  flambeaux,  sous  l'azur  des  arcades, 

L'or  étincelle  au  front  des  blanches  colonnades. 

Et  l'invisible  guide  a  déposé  Psyché 

Sur  le  lit  nuptial  dans  la  pourpre  caché. 

La  voix  expire  alors,  le  palais  devient  sombre  : 

L'enfant  s'étonne  et  tremble,  et  pleure  au  sein  de  l'ombre 

Rien  ne  la  distrait  plus  du  trouble  intérieur. 

Son  innocence  ajoute  encore  à  sa  frayeur. 

Une  autre  voix  bientôt  monta  dans  ce  silence, 
Un  chant  si  doux,  si  plein  de  grâce  et  de  puissance, 
Qu'auprès  de  sa  musique,  ornement  de  la  nuit, 
Les' premières  chansons  n'étaient  rien  qu'un  vain  bruit. 
C'est  l'invisible  roi  du  vallon  de  délices, 
Il  vient  de  l'âme  en  fleur  posséder  les  prémices; 
C'est  l'archer  qui  répand  ses  flèches  en  tout  lieu, 
C'est  l'époux,  c'est  Êros,  c'est  vous,  ô  jeune  Dieu  ! 

Ne  crains  pas,  ô  Psyché  !  Dans  cette  nuit  propice, 
Souffre  en  toi  que  l'espoir  avec  l'amour  se  glisse. 
Voici,  voici  l'époux  :   son  visage  est  voilé, 
Mais  son  cœur  à  tes  yeux  s'est  déjà  révélé, 
Et  tu  peux,  à  travers  l'ombre  qui  l'environne, 
Juger  par  ses  trésors  celui  qui  te  les  donne. 
Vois  cette  heureuse  terre  !  Est-ce  un  dieu  sans  amour 
Qui,  pour  don  nuptial,  t'offrit  ce  doux  séjour? 
Toute  chose  est  à  toi  dans  ce  fécond  royaume  : 
Le  chêne  t'y  doit  l'ombre,  et  la  rose  le  baume; 
Le  vent,  l'onde  et  l'oiseau,  tous  bruits  mélodieux, 
Sont  nés  pour  ton  oreille,  et  le  ciel  pour  tes  yeux; 


14 


Pour  tes  lèvres  le  miel,  le  lait,  ce  qui  ruisselle 
A  flot  de  chaque  ruche  et  de  chaque  mamelle; 
La  mousse  pour  tes  pieds,  les  gazons  caressants, 
Tout  est  fait  pour  payer  un  tribut  à  tes  sens. 
Lorsque  tu  parleras,  partout  dans  les  campagnes 
Des  voix  te  répondront,  tes  fidèles  compagnes. 
Chez  les  êtres  vivants  avec  toi  conviés, 
Tu  pourras  à  ton  gré  choisir  des  amitiés. 
Durant  le  jour,  souvent,  la  voix  de  l'époux  même 
Te  fera  souvenir  qu'il  te  suit  et  qu'il  t'aime  ; 
Et  chaque  soir  ici  tu  viendras  reposer 
Sur  sa  douce  poitrine  et  goûter  son  baiser. 
Mais  si  tu  ne  veux  voir  s'effacer  comme  un  songe 
Ces  beaux  lieux  et  l'extase  où  ce  baiser  te  plonge, 
O  Psyché!  n'ose  pas,  d'un  flambeau  curieux, 
Interroger  d'hymen  le  lit  mystérieux. 
Le  destin  plus  puissant,  et,  sans  doute,  plus  sage, 
Ne  veut  pas  de  l'époux  te  montrer  le  visage  ; 
Mais  livre-lui  ton  ame,  enfant,  et  tu  verras 
S'éveiller  tout  un  monde  éclos  entre  ses  bras. 

Et  les  lèvres  d'Éros  touchant  son  front  pudique 
Y  déposent  le  sceau  de  l'union  mystique. 
Bientôt  la  vierge  laisse,  en  son  trouble  charmant, 
Sa  ceinture  tomber  sous  les  doigts  de  l'amant, 
Et,  parmi  les  soupirs  et  les  baisers  sans  nombre, 
Les  rites  de  l'hymen  s'accomplirent  dans  l'ombre. 

Le  palais  nuptial  brillait,  plein  de  soleil, 
Au  matin,  quand  Psyché,  secouant  le  sommeil, 
Cherchait  près  d'elle  Ëros  et  lui  parlait  encore  ; 
Mais  le  nocturne  époux  avait  fui  dès  l'aurore. 


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M 


Jur  l'herbe  encore  humide  et  les  cailloux  d'argent, 
Psyché  pose  au  hasard  ses  pieds,  et  va  songeant, 
Et  suit  du  souvenir  la  pente  involontaire. 
Les  plaisirs  de  la  nuit,  ces  terreurs,  ce  mystère, 
Revivent  à  la  fois  dans  son  cœur  retracés; 
Elle  tremble  et  rougit  à  ses  propres  pensers. 
La  terre,  ce  matin,  semble  à  ses  yeux  nouvelle, 
Et,  sur  les  flots  penchée,  elle  s'y  voit  plus  belle; 
Elle  cherche  avec  crainte,  avec  ravissement, 
Les  vestiges  sacrés  de  l'invisible  amant. 
Elle  va  regardant  sous  les  eaux  diaphanes, 
Dans  les  creux  de  rochers  couverts  par  les  lianes, 
Dans  les  touffes  de  fleurs,  et  dans  l'ombre  des  bois, 
En  tout  lieu  d'où  s'échappe  un  parfum,  une  voix  ; 
Et  partout,  du  gazon,  de  l'eau,  de  la  feuillée, 
Une  voix  lui  répond  par  la  sienne  éveillée. 


«  C'est  bien  la  même  terre,  et  le  même  printemps 
Y  verse  un  jour  pareil  aux  mêmes  habitants. 
Entre  les  mêmes  fleurs,  le  fleuve  aux  couleurs  tendres. 
De  son  mobile  azur  promène  les  méandres. 


l6  PSYCHÉ. 


Hier,  un  chant  planait  déjà  sur  ces  roseaux; 
La  pourpre  et  l'or  paraient  les  plumes  des  oiseaux; 
Et  cependant  la  nuit,  sans  m'en  dire  la  cause, 
Semble  avoir  à  ce  monde  ajouté  quelque  chose. 
J'ai  vu  ces  gais  bouvreuils,  cet  aigle  au  regard  fier; 
Tout  m'est  nouveau  pourtant,  tout  m'est  plus  beau  qu'hii 
Plus  qu'hier  la  nature  et  me  charme  et  m'invite  ; 
Et  comme  dans  mon  cœur  la  sève  y  court  plus  vite  !  » 

CHŒUR    INVISIBLE. 

«  C'est  que  le  roi  nous  a  visités  cette  nuit, 
L'époux  mystérieux  vers  ta  couche  conduit! 
C'est  qu'il  a,  pour  te  voir,  traversé  son  empire, 
Et  répandu  sur  nous  l'éclat  de  son  sourire  : 
Et  chaque  fois  qu'il  vient,  puissant  avec  bonté, 
Il  sème  à  pleines  mains  la  vie  et  la  beauté.  » 

LES     OISEAUX. 

«  Il  est  des  jours  où  l'air  supporte  mieux  nos  ailes; 
Un  mouvement  plus  doux  berce  les  rameaux  frêles  ; 
Les  grains  au  bord  des  champs  s'épanchent  par  milliers, 
Et  les  fruits  sont  plus  mûrs  aux  arbres  familiers. 
Nos  appels  amoureux  de  plus  loin  se  répondent; 
Près  des  nids  à  bâtir  mousse  et  duvets  abondent. 
Les  brebis  ont  laissé  plus  de  laine  aux  buissons; 
Les  chênes  sont  peuplés  de  joyeuses  chansons. 
Au  roi  qui  fait  pleuvoir  tant  de  biens  sur  ses  traces, 
A  l'amant  de  Psyché,  les  oiseaux  rendent  grâces.» 

LES     PLANTES. 

«  Il  est  aussi  pour  nous  des  jours  où  tout  fleurit 
Au  souffle  calme  et  chaud  d'un  invisible  esprit; 


PSYCHÉ.  iy 


Une  poussière  d'or  jaunit  les  étamines, 

Des  sucs  plus  nourrissants  abreuvent  les  racines, 

L'épi  laiteux  jaillit  et  s'enfle  sur  le  blé, 

Le  nombre  des  bourgeons  sur  la  branche  est  doublé 

Et,  dans  le  sein  des  fleurs  apportant  des  délices, 

Un  doux  vent  l'un  sur  l'autre  incline  nos  calices. 

Ce  qu'alors  nous  puisons  dans  la  terre  ou  le  ciel, 

En  nos  veines  devient  parfum,  couleur  et  miel  ; 

La  lumière  et  la  sève  à  nos  tiges  affluent... 

O  roi  jeune  et  fécond,  les  plantes  te  saluent!  » 

LES     SOURCES. 

«  11  est  des  jours  sacrés,  des  jours  que  nous  aimons, 
Où-la  source  descend  plus  pure  au  pied  des  monts; 
Où,  sur  le  sable  fin,  sans  pluie  et  sans  tourmente, 
L'onde  semble  dormir,  et  pourtant  suit  sa  pente. 
Alors,  nul  flot  n'écume  et  ne  gronde  en  marchant  ; 
Le  peuple  des  forêts  s'égaie  à  notre  chant; 
Le  vent  ne  jette  rien  que  fleur  et  vert  feuillage 
Sur  l'argent  des  graviers,  sur  l'or  des  coquillages  ; 
Et  mille  êtres,  mêlés  par  un  amour  fécond, 
S'agitent  sous  les  eaux  sans  en  troubler  le  fond. 
Et  tu  seras  béni  des  sources  éternelles, 
Toi  qui  gardes  le  calme  et  la  fraîcheur  en  elles; 
Toi  qui,  dans  un  seul  lit,  sais  faire  parvenir 
Toutes  les  gouttes  d'eau  se  cherchant  pour  s'unir; 
Toi  par  qui  nous  sentons,  en  notre  onde  ravie, 
Descendre  la  lumière  et  palpiter  la  vie.  » 

PSYCHÉ. 

«Oh!  tout  ce  que  j'entends  et  tout  ce  que  je  vois, 
Oiseaux,  sources,  forêts,  mystérieuses  voix, 


Oh  !  dites-moi  son  nom,  parlez-moi  de  mon  maître  ! 
Plus  heureux  que  Psyché,  vous  l'avez  vu  peut-être? 
Comme  il  charme  le  cœur,  il  doit  charmer  les  yeux, 
Et  sans  doute  il  est  bon,  puisqu'il  vous  rend  heureux.» 

LES     OISEAUX. 

<r  S'il  croît  comme  un  grand  chêne  ou  coule  comme  une 
S'il  descend  comme  l'air  et  le  jour  sur  le  monde, 
S'il  habite  le  sein  des  grottes  et  des  fleurs, 
S'il  revêt  comme  nous  la  plume  aux  cent  couleurs, 
S'il  a  tes  cheveux  d'or,  ton  front  blanc  et  superbe, 
Sur  deux  pieds  gracieux  s'il  effleure  ainsi  l'herbe, 
Ce  n'est  pas  des  oiseaux  que  tu  peux  le  savoir  ; 
Car  nous  l'avons  aimé  sans  chercher  à  le  voir. 
Mais  nous  reconnaissons  à  des  signes  fidèles, 
A  l'air  plus  frémissant  qui  fait  battre  nos  ailes, 
A  notre  chant  plus  pur,  à  nos  baisers  plus  doux, 
Qu'un  céleste  pouvoir  s'est  approché  de  nous.  » 

LES    PLANTES. 

«  Des  habitants  divers  qui  vivent  à  son  ombre, 
Des  oiseaux  et  des  fleurs  chaque  arbre  sait  le  nombre  ; 
Il  sait  d'où  vient  le  flot  qui  passe  auprès  de  lui, 
D'où  le  vent  a  soufflé,  d'où  le  soleil  a  lui. 
Pour  un  vieux  chêne,  il  est  peu  de  choses  cachées; 
Nous  avons  vu  beaucoup,  quoique  au  sol  attachées. 
Mais  les  plantes  des  monts,  ni  les  plantes  des  eaux, 
Le  cèdre  ni  le  thym,  pas  plus  que  les  roseaux, 
N'ont  de  celui  qui  t'aime  aperçu  le  visage; 
Chaque  feuille  pourtant  tressaille  à  son  passage.  » 


PSYCHE.  19 


LES    SOURCES. 


«  Les  sources  Je  la  terre  ont  traversé  les  flancs, 
Et  les  antres  d'Ëole,  et  les  métaux  brûlants, 
Et  creusé  leur  passage  en  des  canaux  de  pierre, 
Bien  avant  de  jaillir  et  de  voir  la  lumière. 
Jusqu'au  vaste  Océan,  avant  de  s'y  plonger, 
Par  des  détours  sans  fin,  il  leur  faut  voyager  : 
Ruisseaux,  fleuves  et  lacs,  fontaines,  mers  sans  bornes, 
Elles  ont  réfléchi  bien  des  jours  clairs  ou  mornes. 
Neige  ou  pluie,  elles  ont  visité  les  hauteurs, 
Et  monté  jusqu'au  ciel  en  subtiles  vapeurs. 
Des  germes  créateurs  l'onde  est  le  véhicule  ; 
Par  elle  toute  sève  et  toute  âme  circule  ; 
Eller  voit  les  vivants  arriver  par  essaim, 
Pour  se  purifier  et  boire  dans  son  sein, 
Mais  de  l'époux  sacré,  par  qui  l'onde  palpite, 
Aux  sources,  comme  à  toi,  la  vue  est  interdite  ; 
Tout  esprit  n'en  connaît  que  ce  qu'il  en  ressent  : 
Nous  ne  t'en  dirons  rien,  sinon  qu'il  est  puissant.  » 


CHŒUR    INVISIBLE. 

«  Nous  l'avons  contemplé  le  dieu  que  tu  réclames; 
C'est  nous  qui  lui  portons  les  prémices  des  âmes; 
La  vierge  qu'il  choisit  et  qu'il  doit  visiter 
Se  pare  sous  nos  mains  et  nous  entend  chanter. 
Du  lin  et  des  parfums  nous  ornâmes  la  couche 
Où  le  premier  baiser  se  posa  sur  ta  bouche. 
Serviteurs  de  l'époux,  nous  gardons  ses  secrets; 
Nous  ne  lèverons  pas  le  voile  de  ses  traits. 


Qui  d'ailleurs  oserait  le  peindre  en  ton  langage, 
Ne  tracerait  de  lui  qu'une  infidèle  image. 
Tu.  ne  comprendrais  pas  son  nom  mystérieux... 
Et  ce  que  nous  voyons  n'est  pas  fait  pour  tes  yeux.  » 


«  Sans  ôter  pleinement  le  voile  à  sa  nature, 
Dites-moi  qu'il  est  beau,  que  sa  jeune  figure 
Peut  d'une  ombre  douteuse  écarter  le  secours; 
Que  son  regard  est  tendre  ainsi  que  ses  discours  ; 
Et  que  la  nuit  est  bonne,  et  qu'au  fond  des  ténèbres 
Ne  glisse  autour  de  vous  nul  spectre  aux  pieds  funèbres  ; 
Que  ce  monde  est  pour  moi  peuplé  d'êtres  amis; 
Que  l'époux  m'aime  enfin,  comme  il  me  l'a  promis; 
Qu'il  ne  me  berça  pas  d'une  ivresse  illusoire. 
J'ai  besoin  de  bonheur  :  je  suis  prête  à  vous  croire  !  » 

CHŒUR     INVISIBLE. 

«  En  ces  lieux  que  l'époux  gouverne  sans  rival, 
Le  soleil  quelque  part  t'a-t-il  montré  le  mal? 
La  même  âme  régit  la  nuit  et  la  lumière. 
Tu  viens  d'interroger  les  hôtes  de  la  terre; 
As-tu  trouvé  chez  eux  doute,  amertume,  effroi? 
Est-ce  un  peuple  incertain  de  l'amour  de  son  roi  ? 

Psyché  recueille  ainsi  les  chansons  dispersées, 
Et  respire  avec  l'air  de  sereines  pensées. 
La  nature  paisible  et  dans  sa  fraîche  fleur, 
Verse  le  calme  en  elle  et  l'invite  au  bonheur; 
Et  l'enfant,  de  sa  bouche  acceptant  l'espérance, 


—  Tant  le  premier  amour  est  plein  de  confiance,  — 
Par  des  nœuds  éternels  sentit  son  cœur  lié, 
Et  l'effroi  d'un  moment  fut  bien  vite  oublié. 

Chaque  jour  se  passait  aux  longues  rêveries, 

Aux  bains  des  lacs,  aux  fruits  des  vergers,  aux  prairies, 

A  la  danse,  au  sommeil,  à  ce  divin  concert, 

Qu'avec  l'homme  amoureux  font  les  voix  du  désert  ; 

A  réveiller  l'écho  des  grottes  endormies, 

A  redire  aux  oiseaux,  aux  gazelles  amies 

Et  ses  songes  d'amante,  et  même,  aveu  plus  doux, 

Les  secrets  de  la  couche  et  les  mots  de  l'époux. 

Chaque  nuit  ramenait,  dès  les  premières  ombres, 

Glissant  comme  un  vent  frais  sous  les  portiques  sombres 

L'époux  mystérieux,  et  jadis  effrayant, 

Qu'on  implore  aujourd'hui  d'un  cœur  impatient  : 

Mais  après  chaque  nuit,  si  remplie  et  si  brève, 

Du  lit  aux  cent  baisers,  il  fuyait  comme  un  rêve. 


III 


.Le  plaisir  tombe  en  toi  comme  un  fleuve  à  la  mer, 

Sans  te  remplir,  ô  cœur  1  il  y  devient  amer. 

Les  plus  fortes  amours  meurent  dans  l'habitude  ; 

Rien  chez  l'homme  ne  dure,  hormis  l'inquiétude, 

Le  désir  éternel  de  l'idéal  caché, 

Et  l'antique  vautour  à  nos  flancs  attaché. 

Quel  bonheur  plus  d'un  jour  est  resté  sans  mélange? 
Cependant,  ô  plaisir,  ce  n'est  pas  toi  qui  change. 
Près  de  l'homme  enivré,  le  vin  à  flots  pareils 
Coule  des  mêmes  ceps  entre  tes  doigts  vermeils; 
Du  vase  offert  par  toi  l'écume  est  aussi  douce 
Qu'on  y  trempe  sa  lèvre  ou  bien  qu'on  le  repousse. 
Quand  l'odorat  lassé  refuse  leurs  senteurs, 
C'est  le  même  parfum  qui  monte  à  nous  des  fleurs. 
Quand  l'air  trop  répété  de  la  chanson  qu'on  aime 
Amène  au  bout  l'ennui,  la  musique  est  la  même  : 
Le  dégoût  à  l'extase  a  trop  tôt  succédé, 
Et  tout  trésor  est  vil  dès  qu'on  l'a  possédé  I 

Rien  de  l'heureux  vallon  n'a  troublé  les  délices; 
La  rosée  aussi  pure  y  blanchit  les  calices, 


-; 


Et  le  miel  abondant,  les  fruits,  l'ombrage  frais, 
Les  bruits  mélodieux  s'épanchent  des  forêts. 
Par  tous  les  habitants  de  l'air,  des  mousses  vertes, 
Les  mêmes  amitiés  à  l'âme  sont  offertes. 
Pourquoi  rester  muette  à  leur  appel  joyeux  ? 
Psyché,  mille  regards  sollicitent  tes  yeux. 
Pourquoi  marches-tu  seule,  et  de  larmes  baignée, 
Sans  un  mot  pour  ta  mère,  avec  eux  dédaignée? 
Vois  :  la  terre  sourit  d'un  rire  bienveillant 
Comme  tu  souriais  toi-même  en  t'éveillant. 
Vallon  qu'elle  admirait,  nature  toujours  belle, 
Quel  nuage  entre  vous  et  Psyché  s'amoncelle? 
Charme  des  premiers  jours,  qu'étes-vous  devenu  ? 
Ah  !  c'est  qu'elle  a  senti  l'attrait  de  l'inconnu  ! 
Ce  monde  est  à  ses  yeux  caché  par  l'invisible; 
Elle  a  voulu  connaître...  Aimer  n'est  plus  possible! 

Près  d'elle  chaque  soir  Éros  vient  se  poser; 

Douce  est  toujours  sa  voix,  et  plus  doux  son  baiser! 

Mais  Psyché,  froidement,  l'a  reçu  sans  le  rendre, 

Sans  réjouir  l'amant  d'une  parole  tendre. 

Et  ne  songe,  malgré  le  châtiment  prédit, 

Qu'à  voir  l'époux  mystique  à  ses  yeux  interdit. 


Quelquefois,  pour  donner  le  change  à  ses  pensées, 

A  travers  la  nature,  en  fougues  insensées, 

Elle  répand  son  âme.  Au  fond  des  horizons, 

Aussi  loin  que  le  jour  peut  darder  ses  rayons, 

Elle  aspire,  elle  vole,  et  son  esprit  se  pose 

Sur  les  monts  d'où  descend  l'aurore  aux  pieds  de  rose, 

Ses  yeux  suivent  les  flots  dans  les  gouffres  roulants  ; 


24  PSYCHÉ. 


Elle  veut  des  glaciers  percer  les  vastes  flancs, 

Et,  plongeant  jusqu'au  fond,  voir  quels  hôtes  recèlent 

Les  cavernes  d'azur  d'où  les  ondes  ruissellent. 

Souvent,  lasse  d'errer  dans  l'inconnu  lointain, 

Elle  s'assied,  et  pleure,  et  maudit  son  destin; 

Et  l'amour  la  relève,  et  le  doute  la  brise  : 

«  Elle  n'est  pas  aimée,  et  l'époux  la  méprise  ; 

Car  deux  cœurs  peuvent-ils,  quand  leurs  amours  sont  vrais. 

Sur  le  lit  nuptial  se  cacher  leurs  secrets  ?  » 

La  passion,  le  doute,  et  la  soif  de  connaître, 
Et  l'orgueil  et  l'effroi  troublent  ainsi  son  être. 

«  S'il  est  beau,  pourquoi  fuir  la  lumière  du  jour? 

Il  craint  que  la  terreur  n'efface  en  moi  l'amour. 

Quelque  monstre  hideux,  masqué  par  les  ténèbres, 

M'apporte  chaque  nuit  ses  caresses  funèbres. 

Pourtant,  comme  ils  sont  doux  ces  champs  dont  il  est  roi  I 

Quels  peuples  gracieux  grandissent  sous  sa  loi! 

Et  lui  seul  resterait,  en  qui  la  force  abonde, 

Privé  de  la  beauté  qu'il  répand  sur  le  monde  ! 

Non  !  sa  forme  est  divine  autant  que  son  pouvoir  ; 

Celui-là  devient  dieu  qui  peut  l'apercevoir; 

Le  connaître  en  plein  jour,  c'est  voir  la  beauté  pure  1 

Pourquoi  donc  me  cacher  sa  céleste  figure 

S'il  m'aime,  et  si  son  cœur,  heureux  de  mes  désirs, 

De  mon  propre  bonheur  sent  doubler  ses  plaisirs? 

«  L'admirer  dans  mes  bras,  ô  volupté  sacrée  ! 
Être  par  tous  les  sens  à  la  fois  enivrée  ; 
Quand  la  flamme  languit,  dans  ses  yeux  l'attiser! 
Ce  charme  à  mon  amour  peux-tu  le  refuser? 


C'est  l'orgueil,  le  dédain  qui  te  voilent  peut-être  : 

Au  lieu  d'un  jeune  époux,  n'ai-je  donc  rien  qu'un  maître 

Qui  se  fait  du  mystère  un  vêtement  royal, 

Et  peut-être  en  Pysché  redoute  son  égal  ? 

Car  je  suis  belle  aussi  :  la  forêt,  la  fontaine, 

Les  oiseaux  m'ont  souvent  donné  le  nom  de  reine; 

Quand  j'approche  du  lac,  l'eau  baise  mes  pieds  nus; 

Au  bord  pour  m'adorer  les  cygnes  sont  venus  ; 

Le  vent  courbe  les  fleurs  quand  je  passe  près  d'elles, 

Et,  douces,  devant  moi,  se  couchent  les  gazelles.  » 

Mais,  par  toutes  ses  voix,  le  monde  adolescent 
Lui  disait  de  garder  son  bonheur  innocent. 


LES  OISEAUX. 

«  Sur  la  terre  abondante,  où  nul  ennui  n'existe, 
Pourquoi  son  plus  bel  hôte  est-il  devenu  triste  ? 
Vois  les  oiseaux  joyeux  planer  dans  les  cieux  purs. 
S'entr'aimer  et  goûter  aux  arbres  les  fruits  mûrs  ; 
De  leurs  lointaines  soeurs  apporter  les  nouvelles 
Aux  plantes,  et  semer  la  graine  des  plus  belles. 
Quand  les  blés  sont  dorés,  l'eau  bleue  et  le  ciel  clair, 
Que  l'aile  en  des  parfums  se  baigne  au  sein  de  l'air, 
Sous  les  fruits  et  les  fleurs  que  toutes  branches  ploient, 
Qu'est-il  besoin  de  voir  plus  que  nos  yeux  ne  voient?» 


LES  PLANTES. 

«  Bois  la  blanche  rosée,  et,  sans  désir  jaloux, 
Laisse-toi  par  le  vent  bercer  ainsi  que  nous  ; 


2  6 


Au  zéphir  caressant,  d'où  que  son  baiser  vienne, 
Les  fleurs  livrent  leur  âme...  Enfant,  livre  la  tienne  !» 

LES     SOURCES. 

«  Trempe  tes  pieds  de  nacre  en  nos  sables  d'or  fin, 
Et  laisse-nous  toucher  l'ivoire  de  ton  sein, 
Et  monter  à  flot  doux  vers  ta  lèvre  vermeille, 
Et  chanter  en  glissant  au  bord  de  ton  oreille. 
L'eau  sur  tes  flancs  polis  dort  avec  volupté. 
Reste!  Quel  bras  mortel,  errant  sur  ta  beauté, 
Comme  l'onde  enlaçant  ta  blancheur  qu'elle  azuré, 
Flatterait  tout  ton  corps  d'une  étreinte  plus  pure  ? 

Reste!  Nous  te  dirons  :  Sois  paisible  toujours, 
Nous  sages  qui  coulons  depuis  les  anciens  jours  ; 
Car  au  fond  de  l'eau  vive  une  prudence  habite. 
Nous  savons  que,  portée  ou  lentement  ou  vite, 
Quand  de  l'antre  natal  elle  a  franchi  le  seuil, 
Chaque  goutte,  malgré  le  rocher  ou  l'écueil 
Remontant,  s'il  le  faut,  pluie,  ou  neige,  ou  rosée, 
Dans  le  grand  Océan  est  enfin  déposée  !  » 

Mais  l'antique  serpent  chez  tout  homme  caché, 
L'orgueil,  l'adroit  orgueil,  tient  le  cœur  de  Psyché, 
Avec  son  noir  venin  y  répand  goutte  à  goutte 
La  fureur  de  connaître,  et  le  trouble  et  le  doute, 
Et  des  sens  révoltés  l'implacable  désir, 
Et  l'ennui  curieux,  mortel  à  tout  plaisir. 

Elle  fuit  la  nature,  et  n'en  sent  plus  les  charmes  ; 
Dans  le  palais  désert  elle  va  tout  en  larmes, 
Ni  les  divins  tableaux  sur  le  marbre  gravés, 


27 


Ni  dans  l'or  et  l'onyx  les  breuvages  trouvés, 
Ni  l'acier  des  miroirs,  ni  la  lyre  d'ivoire, 
Rien  ne  distrait  l'enfant  de  sa  tristesse  noire  ; 
Et  ses  pas,  tour  à  tour  lents  ou  précipités, 
Trahissent  de  son  cœur  les  rêves  agités. 

Sur  les  marbres  secrets  d'une  salle  lointaine, 
Qu'en  ses  jours  de  bonheur,  elle  approchait  à  peine, 
—  D'où  venait  un  tel  don,  nouveau,  mvstérieux?» — 
Une  lampe,  un  poignard,  se  trouvent  sous  ses  yeux. 
Elle  s'arrête,  et  croit  ouïr  dans  le  silence  : 
«  Ta  main  peut  conquérir  la  force  et  la   science.  » 
De  ces  seuls  mots  jetés  tout  son  être  a  frémi, 
Cos  murs  ont-ils  couvert  les  pas  d'un  ennemi  ! 
Est<e  un   instinct  fatal  dont  la  voix  parle  en  elle  ? 
Un  sombre  esprit,  chez  nous  funeste  sentinelle, 
Pousse-t-il  l'âme  au  mal,  jaloux  de  son  bonheur, 
Ou  l'homme  n'a-t-il  d'autre  ennemi  que  son  cœur?... 
Mais  Psyché,  tout  entière  au  désir  qui  l'obsède, 
Laisse  la  voix  monter,  et  l'écoute,  et  lui  cède  : 
Et,  dans  un  lieu  caché,  pour  s'en  armer  plus  tard. 
Pose,  hélas  !  en  tremblant,  la  lampe  et  le  poignard. 

Le  chant  accoutumé,  suivi  des  odeurs  pures  ; 
Pénètre  avec  le  soir  sous  les  voûtes  obscures  ; 
De  l'époux  qui  descend  c'est  l'amoureux  signal  ; 
Il  ramène  Psyché  vers  le  lit  nuptial. 


CHŒUR    INVISIBLE. 

«  Voici  la  nuit  portant  sur  ses  ailes  paisibles 
La  rosée  et  l'amour  tous  les  deux  invisibles, 


28  PSYCHÉ. 


Mais  que  sentent  bientôt  couler  avec  douceur 

La  fleur  dans  son  calice  et  l'homme  dans  son  cœur  ; 

Car  leur  souffle  s'amasse  et  se  métamorphose 

En  doux  soupirs  dans  l'âme,  en  perles  sur  la  rose. 

Laisse  ton  cœur  chanter  sous  l'invisible  doigt  ; 
Bois  les  pleurs  de  la  nuit  comme  une  fleur  les  boil. 
Si  l'harmonie  est  douce  et  le  flot  pur,  qu'importe 
Quel  point  du  ciel  les  verse,  et  quel  vent  les  apporte? 
Le  cygne,  ivre  d'amour,  frémit  sur  le  flot  pur, 
Sans  connaître  le  fond  de  sa  couche  d'azur  ; 
L'oiseau  qui  pour  la  rose  a  des  chansons  divines, 
De  la  fleur  adorée  a-t-il  vu  les  racines  ? 
Aime,  ainsi,  sans  savoir,  aime  au  sein  de  la  nuit; 
Le  jour  a  des  éclats  que  la  volupté  fuit. 
Sans  que  les  yeux  distraits  fassent  trembler  le  vase, 
Le  cœur,  pendant  la  nuit  recueille  mieux  l'extase. 
Vois;  quand  le  dieu  du  jour,  au  palais  de  la  mer, 
Va  chercher  le  repos,  et  plonge  pour  aimer, 
Avant  de  s'approcher  de  la  couche  odorante, 
Il  éteint  ses  rayons  au  seuil  de  son  amante.  » 

Les  voix  ont  répandu  le  chant  mélodieux, 
Sans  guérir  de  Psyché  les  désirs  curieux  ; 
Et  l'orgueil  et  le  doute,  et  la  soif  de  science 
S'agitent  à  la  fois  dans  son  âme  en  démence. 


Sur  les  coussins  de  pourpre,  à  côté  d'elle  assis, 
Éros,  par  les  baisers,  combattant  ses  soucis. 
Lui  tient  de  doux  propos  sur  sa  tristesse  étrange, 
Et  l'ardeur  du  plaisir  renaît  dans  cet  échange. 


PSYCHE.  29 


«  Tu  pleures  ;  tu  me  fuis  et  reviens  tour  à  tour  ! 
Ce  cœur  bat,  ô  Psyché  !  mais  ce  n'est  pas  d'amour. 
En  des  bonds  inégaux  ton  sein  monte  et  s'abaisse  ; 
H  semble  s'agiter  sous  un  poids  qui  l'oppresse. 
Ma  lèvre  étouffe  en  vain  tes  soupirs  renaissants; 
Une  crainte,  un  désir,  se  disputent  tes  sens. 
Que  veux-tu  ?  N'as-tu  pas  une  royauté  douce  ? 
Tu  vois  dans  les  forêts  sur  ton  trône  de  mousse, 
Les  vivants  saluer  ta  grâce  et  t'adorer. 
Les  perles  et  les  fleurs  s'offrent  pour  te  parer  ; 
A  la  terre  qui  t'aime,  et  qui  t'appartient  toute, 
Aux  charmes  de  mon  lit  que  faut-il  que  j'ajoute  ?  » 


«  Oh  !  vous  ne  m'aimez  pas,  et  la  triste  Psyché 
X'est  pour  vous  qu'un  jouet  par  instant  recherché. 
Pourquoi,  me  dérobant  votre  aspect  que  j'implore, 
Venir  avec  la  nuit,  partir  avec  l'aurore, 
Et  ne  laisser  jamais  les  rayons  d'un  beau  jour 
Illuminer  pour  moi  ce  lit  de  notre  amour? 
Le  jour  va  caresser  les  grillons  dans  la  gerbe, 
Mille  insectes  unis  sous  la  mousse  et  sous  l'herbe. 
Les  oiseaux  et  les  fleurs  s'aiment  en  plein  soleil  : 
Le  soir  sur  chaque  nid  pose  un  flambeau  vermeil 
Vous  seul  gardez,  malgré  mes  plaintes  échappées, 
Nos  furtives  amours,  dans  l'ombre  enveloppées.  » 


5" 


ÉROS. 

«  D'un  dieu  plus  fort  que  moi,  c'est  l'inflexible  arrêt, 
Ne  gâtons  pas  du  moins  notre  bonheur  secret  ; 
Meure  sous  les  baisers  ta  folle  inquiétude  1 
A  ton  front  délicat  ma  lèvre  est-elle  rude  ? 
Comprends-tu  plus  d'amour  dans  la  voix  d'un  époux, 
Plus  de  jeunesse  ardente  et  des  baisers  plus  doux  ? 
Reste  ainsi!  Quand  tes  yeux  auraient  vu  mon  visage, 
Mon  cœur  ne  pourrait  pas  te  donner  davantage.  » 


«  Lorsqu'en  serrant  ta  main,  j'entends  ta  voix  de  près, 
Que  je  sens  de  ton  cœur  les  battements  secrets, 
Mon  âme  oublie  encore,  ivre  de  ton  empire, 
Cette  ardeur  de  te  voir,  puisqu'elle  te  respire. 
Mais  quand  seule  je  marche  à  travers  la  clarté 
Qui  sur  le  moindre  oiseau  verse  tant  de  beauté  ; 
Quand  je  rêve  à  ces  nuits,  à  nos  baisers  de  flamme, 
Sans  avoir  une  image  à  parer  dans  mon  âme  ; 
Lorsque  je  vois  la  terre  et  le  ciel  radieux  : 
Alors  tout  désir  cède  au  désir  de  mes  yeux.  » 


ÉROS. 

«  Étouffe  cette  envie,  ô  Psyché  !  si  tu  m'aimes  ; 
Espère  et  te  résigne,  ou  crains  des  maux  extrêmes. 
Mais  viens,  ouvre  tes  bras  ;  goûtons  jusqu'au  matin, 
Cette  part  de  bonheur  que  permet  le  destin.  » 
Comme  un  chant  de  cigale  éteint  sous  une  gerbe, 


51 


A  travers  le  baiser  expira  leur  doux  verbe  : 

Et  sur  le  lit  de  pourpre,  aux  pieds  d'argent  sculpté, 

Dans  l'ombre  commença  l'hymne  de  volupté, 

Soupirs,  cris  étouffés,  syllabes  inouïes, 

Fleurs  sonores  d'amour,  dans  l'ombre  épanouies. 

La  curieuse  ardeur  des  regards  impuissants, 

Abandonnant  l'esprit  a  passé  dans  les  sens, 

L'inconnu  l'aiguillonne  :  avide  et  provocante, 

Psyché  donne  à  l'époux  des  baisers  de  bacchante, 

Et  cherche  avec  fureur,  trompant  le  vrai  désir, 

Cet  infini  caché  qu'elle  n'a  pu  saisir. 

Ah  !  la  volupté  même  a  sa  pudeur  divine, 

Quand  le  corps  règne  ainsi,  c'est  que  l'ame  décline; 

Que  le  souffle  idéal  est  là-haut  remonté  ! 

Tu  meurs  avec  l'amour,  ô  fleur  de  chasteté  ! 

Adieu  la  sainte  ivresse,  où  le  réel  s'oublie. 

Au  calice  des  sens  on  boit  jusqu'à  la  lie, 

Et  dans  l'épais  breuvage  où  n'est  plus  l'eau  du  ciel, 

De  la  première  goutte  on  cherche  en  vain  le  miel  ; 

Le  cœur  n'y  goûte  plus  la  tendresse  et  l'extase, 

Et  la  lèvre  en  vain  s'use  aux  bords  amers  du   vase. 

Or  le  sommeil  qui  suit  le  plaisir  prodigué 
Versait  ses  lourds  pavots  sur  l'amant  fatigué. 
Mais  Psyché  veille,  hélas  1  Qui  peut  enchaîner  l'âme, 
Pour  assoupir  le  doute,  où  cueillir  un  dictame  ? 
Quel  lit  sait  endormir  les  désirs  de  l'orgueil 
Et  l'ardeur  de  savoir?...  Pas  même  le  cercueil  ! 

Des  bras  de  son  époux,  dont  l'étreinte  amollie 
Sous  son  adroite  main  doucement  se  délie, 


5^ 


Psyché  glisse,  et  du  lit  descend  d'un  pied  furtif. 
Elle  écoute  ;  son  souffle  en  son  sein  est  captif, 
Et,  sur  l'épais  tapis  muet  contre  la  dalle, 
Elle  sort  à  pas  lents  et  sans  bruit  de  la  salle. 
Elle  brave  l'effroi  des  dédales  obscurs, 
Et  dans  l'ombre,  guidée  en  s'appuyant  aux  murs 
Jusqu'à  l'endroit  secret  où  son  arme  est  fermée, 
Elle  y  prend  le  poignard  et  la  lampe  allumée. 
Longuement  elle  hésite  aux  approches  du  lit  ; 
Son  cœur  bat,  son  regard  se  trouble  ;  elle  pâlit. 
Elle  va  donc  le  voir  1  Elle  craint,  elle  espère, 
N'ose  encor  sur  l'époux  projeter  sa  lumière. 
Elle  se  penche  enfin...  Et  qui  frappe  ses  yeux  î 
L'Amour!...  le  dieu  puissant,  et  beau  parmi  les  dieux  !. 
A  peine  elle  aperçoit  sa  face  inattendue, 
Toute  force  lui  manque  ;  elle  tremble,  éperdue. 
L'œil  mortel  ne  saurait  porter  tant  d'idéal. 
Sous  le  poids  fléchissant,  vers  le  lit  nuptial, 
Ses  genoux  ont  frémi...  La  lampe  vacillante 
A  versé  sur  l'époux  une  goutte  brûlante. 
Le  dieu,  de  son  repos  brusquement  réveillé, 
Profané  par  les  yeux,  et  par  l'huile  souillé, 
Se  dresse  avec  courroux,  voit  l'amante  coupable, 
Et,  cachant  sa  pitié,  de  cet  arrêt  l'accable  : 


«  Ah  I  ce  regard  détruit  le  bonheur  de  tous  deux  ! 
Tu  romps  entre  nos  cœurs  les  invisibles  nœuds, 
Et  ta  lampe  grossière  éteint  la  pure  flamme 
Par  qui  l'âme  d'en  haut  pénétrait  dans  ton  âme. 
Mon  front  te  restera  caché  comme  autrefois, 


H 


Et  tu  perds  mes  baisers,  mes  caresses,  ma  voix. 
Je  ne  descendrai  plus  dans  ta  nuit  solitaire  ; 
Tu  n'auras  plus  l'amour,  mais  toujours  le  mystère. 
Le  secret  de  mon  nom,  dans  mon  sommeil  surpris, 
Du  divin  idéal  ne  t'aura  rien  appris. 
Ce  vallon,  ce  palais  d'où  t'exile  ta  faute, 
Avec  toi,  condamnés,  n'ont  plus  un  dieu  pour  hôte. 
Marche  dans  la  douleur;  chez  les  pâles  humains, 
Tes  pieds  nus  traceront  de  pénibles  chemins  ; 
La  faim  enchaînera,  dans  les  travaux  serviles, 
La  blancheur  de  tes  mains  et  tes  ailes  mobiles. 
Pour  t'aider  à  porter  l'exil  austère  et  lourd, 
Tu  criras  vers  l'époux  ;  mais  l'époux  sera  sourd. 
La  nuit  entre  nous  deux  épaissira  ses  ombres, 
Et  tes  rêves  s'iront  heurter  à  des  murs  sombres, 
Sans  trouver  hors  du  doute  une  issue  à  tes  pas  ; 
Car  ton  flambeau  d'orgueil  brûle  et  n'éclaire  pas.  » 


L'immuable  destin  a  dicté  ces  menaces 

A  ce  cœur  pacifique  où  résident  les  grâces. 

Mais  toujours  une  larme,  aux  yeux  du  triste  amant, 

A  chaque  mot  cruel,  jaillit  et  le  dément  ; 

Et  si  Psyché  tremblante  eût  pu  voir  ce  visage, 

Si  de  ses  sens  l'effroi  n'eût  pas  troublé  l'usage, 

Des  tourments  à  souffrir  et  de  l'arrêt  porté, 

Devant  tant  de  douleur,  son  âme  aurait  douté. 

Mais  trop  faible  à  sentir  d'une  bouche  si  chère 

Ces  traits  inattendus  lancés  par  la  colère, 

Mourante,  elle  s'affaisse  et  tombe  aux  pieds  du  dieu. 

Et  lui  !  Comme  son  cœur  saigne  â  quitter  ce  lieu  ! 

Qu'il  voudrait  y  laisser  sa  parole  meilleure!... 

Le  destin  a  parlé...  L'Amour  fuit...  mais  il  pleure! 

5 


54 


Et,  douce,  entre  les  pleurs  que  sa  pitié  versa, 
Sur  le  sein  de  l'épouse  une  larme  glissa... 
Germe  consolateur,  graine  du  ciel  tombée 
Dans  le  sillon  récent  par  cette  âme  absorbée, 
Et  qui  devait  porter,  en  ce  champ  de  douleur, 
Sous  la  ronce  et  l'épine  une  immortelle  fleur. 
C'est  toi,  belle  espérance,  ô  fleur  que  rien  n'arrache  1 
O  le  plus  vrai  témoin  de  ce  dieu  qui  se  cache, 
Souvenir  qu'à  Psyché  l'époux  lègue  en  partant, 
Moisson  lente  à  mûrir,  mais  que  l'amour  attend  ! 


ÉPILOGUE 


IN  lit  féconde,  où  l'esprit  grandit  pour  la  lumière, 
Et  qu'embaume  en  sa  fleur  l'innocence  première; 
Mystère!  ô  gardien  qui  veille  également 
Sur  l'âme  du  fidèle  et  celle  de  l'amant  ; 
De  leurs  saintes  ardeurs  éternisant  le  zèle, 
Tu  caches  la  pudeur  et  la  foi  sous  ton  ailel 
Tout  bonheur  ici-bas  revêt  ton  voile  obscur, 
Et  toi  seul  maintiens  pur  ce  que  Dieu  créa  pur. 
Tu  donnes  à  l'autel  ses  majestés  sans  nombre, 
Et  le  lit  nuptial  s'embellit  de  ton  ombre. 
Ahl  malheur  au  mortel  contre  toi  révolté, 
Qui,  possédant  le  calme,  aspire  à  la  clarté  ! 

Maudit  soit  ce  flambeau  qui  met  l'amour  en  fuite  ! 
Pâle  orgueil  du  savoir!  le  mal  vient  à  ta  suite. 
Dans  un  cœur  innocent  comme  en  un  vallon  frais, 
Sitôt  qu'ont  pénétré  tes  rayons  indiscrets, 
Adieu  sur  le  beau  lis  les  perles  matinales, 
Et  la  sérénité  des  pudeurs  virginales! 

Quel  songe  n'a  pas  fait,  et  que  n'a  pas  tenté 
L'âme  que  tu  séduis,  ô  Curiosité  ! 


36  PSYCHÉ. 


Pour  tendre  à  l'impossible,  à  l'inconnu  qu'elle  aime; 
Lasse  des  biens  réels,  elle  a  fui  son  Dieu  même. 
A  l'arbre  offert  par  toi  cueillant  le  fruit  fatal, 
Du  souffle  de  ta  bouche  Eve  enfanta  le  mal. 
Par  toi,  des  noirs  fléaux  l'urne,  captive  encore, 
Épancha  ses  torrents  sous  la  main  de  Pandore. 
Tu  prêtas  à  Psyché  sa  lampe  et  son  poignard, 
Comme  pour  forcer  Dieu  de  subir  ton  regard  : 
Oubliant  que  l'amour  est  la  seule  puissance 
Qui' force  l'idéal  à  souffrir  violence! 
Vois  ton  œuvre  aujourd'hui,  vois  ces  jardins  déserts, 
Vois  la  veuve  immortelle,  errant  sur  l'univers. 
Sur  les  pas  de  Psyché  tu  vas  régner  en  maître, 
O  toi  qui  perdis  l'âme!  ô  désir  de  connaître! 
Par  les  fureurs  du  corps  et  celle  de  l'orgueil 
Tu  conduis  le  troupeau  des  humains  au  cercueil  : 
Les  uns,  pâles,  penchés  vers  toute  chose  obscure, 
Sourds  aux  voix  de  l'esprit,  dissèquent  la  nature  ; 
D'autres  plongent,  sans  frein,  au  fond  des  voluptés, 
Cherchant  leur  infini  dans  les  sens  exaltés: 
Tous  blasphémant  l'amour  et  la  beauté  féconde, 
Ces  hôtes  merveilleux  qu'ils  ont  chassé  du  monde  ; 
Prolongeant  jusqu'au  bout  votre  éternel  péché, 
Eve,  ô  sein  trop  fécond  !  Pandore  !  et  toi  Psyché  ! 


LIVRE    DEUXIÈME 


ARGUMENT 

LA   VIE    TERRESTRE    OU     l' EXPIATION. 

LA     SÉRIE     DES     ÉPREUVES. 

LES    DIVERS    AGES     DE     l' HISTOIRE. 

/.  Psyché  au  désert.  —  Après  la  faute  d'Eve,  Dieu  maudit  la 
terre,  dit  la  Bible.  La  nature  est  devenue  l'ennemie  de  l'homme, 
qui  dans  ces  premiers  temps  est  vaincu  par  elle.  —  En  proie  aux 
douleurs  de  la  faim,  exposée  à  la  rage  des  bêles  fauves  au  milieu 
des  sables  torrides  ou  des  forêts  glaciales,  la  veuve  de  l'idéal, 
Psyché,  rejetée  du  sein  de  l'Amour,  perd  presque  entièrement  dans 
les  souffrances  du  corps  le  souvenir  de  l'époux  mystique.  —  Après 
la  chute,  l'obscurcissement  de  la  vérité  est  presque  complet.  — 
Iitat  sauvage;  les  premiers  arts  matériels  ne  sont  pas  encore 
inventés.  —  Dieu  ne  cesse  pas  néanmoins  de  veiller  sur  l'âme. 
Eros,  resté  itivisible,  garantit  Psyché  des  dangers  de  ce  voyage  à 
travers  la  nature  vierge  et  la  barbarie  primitive. 


H.  Psyché,  victime  humaine. —  Les  premières  sociétés  barbares. 
-  Les  religions  de  sang  et  de  ténèbres.  —  Le  souvenir  des  révéla- 


5S 


lions  de  l'Èden  s'est  effacé.  L'humanité  déchue  reçoit  ses  premiers 
dieux  de  la  terreur;  elle  se  prosterne  devant  des  idoles  mons- 
trueuses. —  Prise  par  une  tribu  de  chasseurs,  Psyché  est  réservée 
comme  la  plus  précieuse  victime  d'une  hécatombe  humaine;  elle  va 
monter  sur  le  bûcher,  lorsqu'elle  est  délivrée  à  la  suite  d'un  combat 
des  peuples  nomades.  —  Les  nationalités  commencent  à  se  former 
sous  ces  dieux  exclusifs  et  sanguinaires  ;  tout  étranger  est  ennemi, 
tout  ennemi  doit  mourir. 

III.  Psyché  esclave.  —  Premières  sociétés  régulières;  premières 
villes.  —  L'étranger  n'est  plus  condamné  à  mourir  ;  la  vie  lui  est 
conservée,  mais  il  est  esclave  ;  il  est  exclu  du  temple  et  de  la  cité. 

—  Psyché  prépare  la  nourriture  grossière  des  captifs  qui  construi- 
sent Babylone.  —  Chant  des  esclaves  bénissant  la  Nuit,  divinité 
de  l'oubli  et  du  repos.  —  Un  souvenir  du  bonheur  antique  et  de 
l'apparition  de  l'idéal  s'est  réveillé  dant  l'âme  de  Psyché.  — 
Ecrasée  par  la  servitude,  elle  veut  chercher  un  refuge  dans  la 
mort.  —  Ses  lamentations  au  bord  du  fleuve.  —  Mais  la  nature, 
par  toutes  ses  voix,  lui  conseille  de  vivre. —  L'humanité  commence 
à  recevoir  de  la  nature  une  révélation  meilleure,  à  y  puiser  le 
sentiment  du  bien. 

IV.  Psyché  en  Egypte.  —  Commencement  des  temps  historiques. 

—  Fin  des  religions  de  la  nature;  renaissance  de  la  tradition 
spiritualiste.  —  Invention  des  arts  et  des  sciences.  —  Commen- 
cement de  la  domination  de  l'homme  sur  la  nature  et  de  l'exploi- 
tation régulière  du  globe.  —  Satisfaction  des  besoins  du  corps.  — 
Servitude  religieuse.  —  Dans  ce  premier  apaisement  des  besoins 
pliysiques,  et  sous  l'empire  d'une  tliéocratie  dépositaire  d'une  grande 
tradition,  le  sentiment  de  l'idéal  se  réveille  et  se  manifeste  plus 
clairement.  —  L'Egypte  initiatrice  de  l'Occident.  Psyché,  em- 
ployée au  service  des  temples,  retrouve  dans  son  cœur  le  souvenir 
d'Eros ;  l'époux  mystique  lui  apparaît  dans  ses  rêves  avec  un  divin 
sourire.  —  Elle  fuit  les  dieux  monstrueux  de  l'Egypte  pour  cher- 
cher ce  dieu  plus  jeune, plus  libre  et  plus  beau. 

V.  La  Grèce  orphique  et   sacerdotale.  —  Psyché,  dans  sa  fuite 


psyché.  39 


d'Egypte,  a  fait  naufrage;  elle  est  recueillie  dans  un  temple  de  la 
haute  Grèce.  —  Consacrée  à  la  déesse,  elle  connaît  une  divinité 
plus  élevée  et  plus  douce,  une  divinité  à  forme  humaine.  — 
vivant  de  posséder  l'idéal,  l'humanité  est  obligée  de  traverser  plu- 
sieurs religions  où  la  vérité  divine  se  dégage  déplus  en  plus.  Les  voi- 
les sont  arrachés  l'un  après  l'autre;  les  symboles  deviennent  plus 
transparents.  —  Psyché,  qui  aperçoit  chaque  jour  plus  clairement 
dans  sa  pensée  la  radieuse  figure  de  l'époux,  s'enfuit  pour  jamais  du 
temple  malgré  l'effort  du  prêtre  pour  la  retenir  violemment.  — 
L'anathème  des  vieilles  religions  idolàlriques  impuissant  devant 
l'appel  de  l'idéal.  —  Psyché,  disciple  émancipée  du  sacerdoce,  a 
emporté  la  lyre  sacrée. 

VI.  Les  temps  héroïques  et  la  Grèce  d'Homère.  —  Emancipation 
de  la  poésie  et  des  arts.  —  Psyché  aux  jeux  Pythiques  ;  elle  y  rem- 
porte le  prix  du  chant.  — Son  hymne,  en  célébrant  Apollon,  chante 
à  tfavers  les  symboles  helléniques,  l'évolution  de  l'âme  humaine  et 
ses  destinées  célestes.  —  Psyché  cède  la  couronne  au  chanteur 
aveugle.  —  Hommage  de  l'esprit  humain  au  génie  de  la  Grèce. 
—  Psyché  ne  sera  plus  enfermée  dans  un  temple  ;  elle  poursuivra 
librement  la  recherche  de  l'époux  divin. 

VII.  Psyché  à  Sunium.  —  La  Grèce  philosophique.  —  Liberté 
complète  de  la  pensée  hnmaine  ;  l'homme  choisit  entre  les  traditions, 
et  les  interprète  selon  la  lumière  intérieure.  —  Dialogue  de  la 
veuve  d'Êros  avec  le  sage  des  sages.  —  Le  beau,  splendeur  du  vrai 
et  souverain  mobile  de  l'âme;  par  lui  elle  est  emportée  l'ers  l'idéal 
et  remonte  jusqu'au  dieu  qu'elle  a  perdu. 

VIII.  Psyché,  reine. —  Accomplissement  des  destinées  terrestres  de 
l'humanité.  —  La  nature  extérieure  domptée  par  la  science,  mais 
par  une  science  mêlée  d'inspiration  et  d'amour  analogue  à  la  science 
intuitive  des  premiers  âges.  —  La  charrue  de  l'homme  a  labouré 
dans  tous  les  sens  le  double  domaine  terrestre  et  intellectuel.  L'âme 
a  obtenu  et  épuisé  tout  ce  que  ce  monde  peut  lui  donner  de  bonheur 
et  de  lumière.  —  C'est  alors  que  le  désir  d'idéal  et  d'infini  se 
réveille  plus  dévorant  que  jamais.  —  Tristesse  divine  de  Psyché 


40  PSYCHÉ. 


à  travers  son  existence  royale.  —  Ardente  invocation  à  l'époux 
mystique.  Cri  de  l'âme  saturée  des  biens  de  la  terre  vers  Dieu 
et  les  biens  infinis.  —  Toute  la  création  s'associe  aux  immenses 
aspirations  de  Psyché.  Déchue  avec  l'âme,  la  nature  pressent  aujour- 
d'hui comme  elle  la  réhabilitation  prochaine.  —  Tous  les  êtres  ont 
connu  le  besoin  d'union  avec  Dieu;  l'attente  de  l'infini  les  fait 
tous  tressaillir.  —  L'océan  palpite  ;  les  jorèts  tressaillent  ;  les  lions 
vont  atteindre  la  proie  inconnue  qu'ils  poursuivent  éternellement 
sur  la  montagne.  Le  Sphinx  du  désert  va  révéler  l'énigme  qu'il 
garde  depuis  le  commencement  sur  ses  lèvres  fermées.  —  Mais  ce 
n'est  pas  dans  cette  vie  et  sur  ce  globe  que  l'ineffable  union  peut 
s'accomplir.  Brisée  par  le  désir  île  l'infini,  Psyché,  dans  un  élan 
d'amour  surhumain,  expire  en  appelant  Eros.  Le  cercle  de  l'épreuve 
est  parcouru  ;  l'expiation  est  consommée. 


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V»Ve  n'est  plus  le  jardin,  asile  de  délice, 

Où  l'âme  dans  les  rieurs  buvait  à  plein  calice, 

Le  joyeux  sanctuaire,  à  l'amour  préparé, 

Que  dorait  un  soleil  égal  et  tempéré, 

De  miel  et  de  beaux  fruits  le  sol  inépuisable. 

Où  tout  sentier  était  de  mousse  et  de  fin  sable; 

C'est  le  désert  vainqueur,  libre  du  joug  humain, 

L'exil  errant,  l'exil  sans  tente  et  sans  chemin  ; 

C'est  une  terre  aride  ou  des  marais  sans  bornes, 

Et  des  bois  hérissés  que  glacent  des  eaux  mornes! 

Horribles  premiers-nés  de  ce  royaume  affreux, 

Mille  monstres  sanglants  s'y  déchirent  entre  eux  : 

Les  tigres,  les  lions  rugissent;  les  reptiles 

Exhalent  en  poisons  leurs  haleines  subtiles. 

Dans  chaque  antre,  dans  l'air,  dans  les  flots  insoumis, 

Dans  l'arbre  et  dans  la  fleur  l'homme  a  des  ennemis. 

De  l'amour  offensé  la  haine  a  pris  la  place; 

Car  le  monde  est  sans  dieux  quand  notre  àme  les  chasse. 

Du  séjour  pacifique  avec  leur  reine  exclus, 

Tes  sujets,  ô  Psyché  !  ne  t'obéiront  plus. 

Cette  vallée  en  fleur,  si  fraîche  avant  ta  chute, 

La  terre  n'est  qu'un  champ  préparé  pour  la  lutte, 


r- 


Où  ton  cœur  va  saigner  à  toute  heure,  en  tout  lieu, 
Mais  qu'il  faut  traverser  pour  atteindre  ton  dieu. 
Maintenant  la  nature,  inféconde  et  rebelle, 
D'elle-même  à  ta  soif  n'offre  plus  sa  mamelle  ; 
Tes  yeux  ne  liront  plus  dans  ses  yeux  obscurcis. 
C'est  le  Sphinx  éternel  sur  la  montagne  assis  : 
Sa  bouche  à  flot  répand  l'ironie  et  le  doute, 
Et  son  corps  immobile  intercepte  la  route  ; 
De  lui  nul  voyageur  ne  peut  se  détourner; 
Devant  l'énigme,  il  faut  mourir  ou  deviner. 


Quoi  !  ce  corps  affaissé,  cette  ombre  qui  chancelle, 

Ce  fantôme  tremblant,  c'est  Psyché  ?  C'est  bien  elle  ! 

Le  vent  mêle  du  sable  à  ses  cheveux  épars  ; 

Son  front  pur  s'est  ridé  ;  l'eau  de  ses  yeux  hagards 

En  sillons  inégaux  creuse  sa  pâle  joue  ; 

Ses  pieds  nus  sont  rougis  de  sang  et  noirs  de  boue  ; 

Ses  habits  en  lambeaux,  sur  ses  flancs  amaigris, 

Cachent  mal  sa  poitrine  et  ses  membres  flétris  ; 

A  peine  si  debout,  sous  la  chair  affaissée, 

Dans  ses  yeux  par  instants  se  trahit  la  pensée. 

Qui  dirait  en  voyant,  sur  ces  plaines  en  feu, 

Ce  fantôme  sans  voix  :  c'est  l'épouse  d'un  dieu? 

Elle-même,  à  l'exil  ici-bas  condamnée, 

Semble  avoir  oublié  le  céleste  hyménée. 

Son  orgueil  est  vaincu  par  de  vulgaires  soins. 

Les  hauts  désirs  sont  morts  sous  les  rudes  besoins  ; 

Les  rêves  sont  muets  ;  la  faim  les  a  fait  taire, 

La  faim  sombre,  et  l'horreur  de  ce  désert  austère. 

Quoi!  l'être,  hier  encor,  par  l'amour  absorbé, 

S'élance,  avide  ainsi,  vers  quelque  fruit  tombé, 

Prêt  à  vendre  sa  part  des  promesses  divines 


4Î 


Pour  un  filet  d'eau  pure  et  pour  quelques  racines  ! 
A  peine  séparé  du  dieu  qu'il  a  perdu, 
L'homme  au  rang  de  la  brute  est  déjà  descendu. 
Orgueil,  ô  triste  orgueil,  comme  la  faim  te  dompte! 
A  rabaisser  l'esprit,  ah  !   que  la  chair  est  prompte  ! 

Marcher  dès  le  matin  sous  des  deux  incléments; 
Tout  le  jour  s'agiter  pour  de  vils  aliments  ; 
Disputer  le  breuvage  et  la  pâture  aux  bêtes  ; 
N'avoir,  pour  s'abriter  des  nuits  et  des  tempêtes, 
Qu'une  caverne  humide  où  l'on  entre  en  rampant, 
Le  tronc  d'un  arbre  creux  qu'habite  le  serpent  ; 
Se  traîner  à  pas  lourds  dans  la  fange  ou  l'arène  : 
C'est  maintenant  le  sort  de  celle  qui  fut  reine, 
Que  les  êtres  vivants,  à  ses  gestes  soumis, 
En  esclaves  servaient  ou  suivaient  en  amis  ! 
A  ses  mille  besoins  la  nature  est  hostile; 
Sa  vie  est  avec  tout  une  lutte  inutile, 
Et  le  jeune  univers,  contre  elle  révolté, 
Fait  sentir  à  son  tour  son  âpre  royauté. 

Sous  les  arbres  géants,  que  seul  l'orage  émonde, 

Croupit  la  verte  fange,  et  glisse  l'hydre  immonde  ; 

Toute  sève  y  jaillit  d'après  ses  seules  lois. 

Dans  les  nids  monstrueux,  fourmillant  sous  les  bois 

Aux  rameaux  bourgeonnants,  que  nul  maître  ne  plie 

La  vie,  à  flots  versée,  abonde  et  multiplie. 

Au  fond  d'un  lit  marqué  nul  flot  n'est  contenu, 

Reste-t-il  une  place  à  l'homme  faible  et  nu, 

Pour  qui  le  ciel  encor  n'a  pas  forgé  des  armes, 

A  l'amante  exilée,  et  qui  n'a  que  ses  larmes? 

Oh  !  l'hydre  du  désert  est  rude  à  terrasser  ! 


Quels  travaux  douloureux  tu  devras  entasser 
Pour  bâtir  ta  maison  sur  cette  cendre  amère  ! 
Et  ce  n'est  rien,  hélas  1  qu'une  tente  éphémère, 
O  Psyché!  noble  reine,  enfant  de  lieux  meilleurs; 
Mais  tu  dois  marcher  là  pour  arriver  ailleurs! 

A  travers  les  écueils  où  ta  course  commence, 
Que  peut  ton  faible  corps  sur  le  désert  immense  ? 
Cette  main  faite  au  sceptre,  aux  étreintes  d'amour, 
Te  sert  moins  aujourd'hui  que  les  pieds  du  vautour. 
Obéis  au  plus  fort,  désormais  c'est  ta  règle  ; 
Tu  n'es  plus  qu'un  sujet  du  lion  et  de  l'aigle; 
Eux  seuls  ils  sont  les  rois  de  ce  globe  naissant. 
Prince  au  manteau  d'or  fauve,  hérissé,  rugissant, 
O  lion,  pour  ravir  sa  part  de  ton  domaine, 
Que  de  jours  avec  toi  lutta  la  race  humaine  ! 
De  sang  vif  altéré,  quand  tu  grondes  le  soir, 
A  l'heure  où  les  troupeaux  encombrent  l'abreuvoir, 
Tout  fuit,  tout  a  subi  la  crainte  universelle, 
Et  la  panthère  tremble  autant  que  la  gazelle. 

Qui  sauvera  Psyché  ?  Son  corps  n'obéit  pas  : 

La  fatigue  et  la  peur  ont  enchaîné  ses  pas. 

Sur  ses  genoux  meurtris,  plus  faible  à  chaque  haleine, 

Vers  un  chêne  au  tronc  creux,  dans  l'herbe  elle  se  traîne. 

Mais  le  roi  du  désert,  à  son  large  festin, 

Destine  une  autre  proie,   et  la  cherche  au  lointain  ; 

Tu  peux,  en  attendant  une  nouvelle  épreuve, 

T'asseoir  et  t'endormir  une  heure,  ô  triste  veuve  ! 

Mais  que  fais-tu  là-haut,  jeune  époux  qui  l'aimas? 
Elle  a  porté  ton  deuil  de  climats  en  climats  ; 


♦5 


Goûtes-tu  sans  remords  la  paix  olympienne  ? 

Cette  dme  a-t-elle  au  moins  un  dieu  qui  s'en  souvienne, 

Et  tes  pleurs  de  sa  coupe  adoucissant  le  fiel, 

Mélent-ils  une  grâce  aux  justices  du  ciel? 

Ah!  c'est  toi  qui,  posant  une  invisible  égide 

Entre  elle  et  ses  douleurs,  la  ranime  et  la  guide. 

Le  lion  qui  la  suit  meurt  sous  tes  javelots  ; 

Du  rocher  pour  sa  soif  tu  fais  jaillir  les  flots  ; 

Du  lieu  de  son  sommeil  tu  chasses  les  reptiles, 

L'air  des  marais  impurs  et  les  fièvres  subtiles. 

Par  toi  l'arbre  à  ses  pieds  laisse  tomber  le  fruit, 

Et  la  biche  amicale,  arrivant  à  son  bruit, 

La  lèche  en  lui  tendant  le  bout  de  sa  mamelle, 

Dont  le  faon  gracieux  s'est  écarté  pour  elle. 

Par"  toi  l'étoile  d'or,  au  fond  de  l'antre  noir, 

Va  porter  à  Psyché  le  sourire  du  soir. 

11  est  par  toi  des  jours  où,  dans  sa  solitude, 

Le  désert  consolé  prend  un  aspect  moins  rude. 

Par  toi  vole  auprès  d'elle,  et  chante  au  bord  du  nid, 

L'oiseau  mélodieux  dont  la  voix  la  bénit. 

Les  essaims  bourdonnant  lui  font  un  gai  cortège, 

Et  des  fleurs  ont  poussé  du  sable  ou  de  la  neige. 

Alors  un  vent  plus  calme,  un  horizon  plus  clair, 

Le  salut  d'une  branche,  une  senteur  dans  l'air, 

Remuant  dans  son  cœur  un  souvenir  prospère, 

La  font  pleurer  pourtant,   mais  lui  disent  :  Espère  ! 


■# 


II 


JLes  guerriers  chevelus,  vêtus  de  grandes  peaux, 

Armés  d'arcs,  ont  en  cercle,  au  milieu  des  troupeaux 

Dressé  tentes  et  chars.    Sur  l'herbe,  aux  intervalles, 

Errent,  libres  du  frein,  les  joyeuses  cavales. 

Les  enfants,  les  vieillards,  ont  traîné  les  captifs 

Sous  le  dôme  sacré  des  chênes  primitifs, 

Où  s'élève  dans  l'ombre  une  sanglante  pierre; 

La  sauvage  tribu  s'y  range  tout  entière. 

C'est  le  jour  d'honorer  les  mânes  des  aïeux, 

Et  de  nourrir  de  chair  l'horrible  faim  des  dieux. 

Aux  pièges  des  chasseurs,  pendant  la  nuit  surprise, 
Dans  l'hécatombe  humaine  une  femme  est  assise. 
C'est  Psyché  1  Les  autels  de  son  sang  étranger, 
D'après  l'antique  loi  vont  bientôt  se  gorger. 
Près  d'elle  les  vaincus  du  glaive  et  de  la  flèche 
Des  tombeaux  vénérés  rougiront  l'herbe  sèche. 
De  mille  coups  déjà  leurs  membres  ont  saigné  ; 
Leurs  yeux  ne  pleurent  pas,  leur  front  est  résigné. 
Debout  et  couronné,  le  roi  du  sacrifice, 
Pour  fouiller  dans  leurs  flancs,  attend  l'heure  propice. 


47 


Les  guerriers  en  silence  entourent  le  devin  : 
Lui,  cherchant  dans  le  ciel  quelque  signe  divin, 
Interroge  le  vent,  voit  comment  l'aigle  vole; 
Des  charmes  sur  l'autel  fait  couler  la  parole; 
Les  rites  sont  réglés  par  son  geste  et  sa  voix, 
Et  le  chant  des  guerriers  résonne  au  fond  des  bois: 

«  Le  dieu  dans  les  forêts  que  notre  peuple  habite, 

Domine  par  son  arc  sur  tout  ce  qui  palpite; 

Les  grands  cerfs  et  les  daims  s'engraissent  là  pour  nous, 

Fils  du  dieu  qui  courbons  devant  lui  les  genoux. 

L'heureux  chasseur  au  dieu  fait  une  belle  offrande 

Et  remplit  jusqu'au  bord  la  coupe  la  plus  grande. 

Le  dieu  reçoit  sa  part  des  brebis  et  des  bœufs, 

Pour  que  ses  traits  mortels  ne  pleuvent  pas  sur  eux. 

Il  donna  cette  terre  à  notre  race  élue; 

Par  ses  puissantes  mains  toute  autre  en  est  exclue. 

Par  lui  nos  javelots  percent  les  daims  légers, 

Et  s'abreuvent  au  cœur  des  hommes  étrangers, 

De  ceux  qui  n'ont  chez  nous  des  dieux,  ni  des  ancêtres. 

Il  est  de  noirs  esprits  régnant  sur  tous  les  êtres; 

Pour  sauver  de  leur  faim  nos  fils  adolescents, 

La  hache  doit  frapper  les  captifs  gémissants; 

Les  dieux  partageront  leur  chair  expiatoire: 

Le  sang  paie  à  l'autel  le  prix  de  la  victoire.  » 


LE    PRETRE. 

«  Quand  le  sang  a  coulé  sur  l'image  du  dieu  ; 
Quand  les  corps  palpitants  se  tordent  dans  le  feu  ; 
Quand  on  frotte  de  chair  l'idole  sur  la  bouche, 
Les  dieux  sentent  au  cœur  une  ivresse  farouche. 


Les  esprits  attisant  le  brasier  souterrain, 

Où  se  fondent  pour  nous  l'or,  le  fer  et  l'airain  ; 

Le  Cabire  accroupi  près  des  laves  brûlantes; 

Ceux  qui  veillent  parmi  les  racines  des  plantes, 

Et  dans  l'antre  azuré  d'où  s'épanchent  les  eaux; 

Ceux  dont  l'aile  invisible  agite  les  roseaux  ; 

Ceux  qui,  cachés  aux  troncs  des  chênes,  des  érables, 

Vivent  dans  le  profond  des  bois  impénétrables  ; 

Ceux  qui  sur  les  sommets,  rarement  éclaircis, 

Dormant  dans  leurs  manteaux,  sur  les  neiges  assis, 

Alimentent  l'été  les  rivières  accrues  ; 

Ceux  qui,  loin  des  frimas,  guident  les  pâles  grues, 

Ou,  marchant  les  premiers  sur  les  plateaux  déserts, 

Mènent  paître  les  daims  au  bord  des  fleuves  verts  : 

Tous,  agiles,  pesants,  cachés,  profonds,  sublimes, 

Les  dieux  ont  toujours  eu  soif  du  sang  des  victimes. 

Les  captifs  les  plus  beaux,  choisis  dans  le  butin, 

Les  plus  blanches  brebis,  seront  pour  leur  festin  ; 

Car  les  plus  sombres  dieux,  pour  la  rançon  féconde, 

De  l'homme  et  des  coursiers  n'acceptent  rien  d'immonde. 

Rassasiés  enfin  de  la  chair  des  troupeaux 

Et  du  sang  étranger,  ils  rentrent  en  repos. 

Ils  ne  parcourent  plus  nos  forêts  et  nos  tentes, 

Pour  y  prendre  la  nuit  leurs  pâtures  sanglantes. 

La  tribu  dont  le  glaive  arrose  leurs  autels, 

De  son  camp  voyageur  chasse  les  vents  mortels. 

Ses  taureaux,  ses  brebis,  ses  cavales  superbes, 

Sans  toucher  aux  poisons  broutent  les  grandes  herbes. 

Mais  pour  sauver  le  sang  il  faut  toujours  du  sang; 

Car  un  pouvoir  terrible,  éternel,  tout-puissant, 

Des  dieux  méchants  dont  tout  sur  terre  est  le  domaine, 

Pèsent  incessamment  sur  cette  race  humaine.  » 

Et  les  prêtres  entre  eux  disaient  des  mots  secrets. 


49 


Achevant  du  bûcher  les  magiques  apprêts, 
Ils  rangeaient  vers  l'autel  les  haches  et  les  urnes. 
Psyché  seule,  au  milieu  des  captifs  taciturnes, 
Aux  lueurs  du  passé  rêvant  des  dieux  meilleurs, 
Résistait  à  son  sort  par  l'espoir  et  les  pleurs. 


«  Près  de  mourir  ainsi,  qu'ai-je  vu  dans  moi-même  ? 

Des  fleurs,  un  jeune  dieu  qui  me  parle  et  qui  m'aime, 

Me  dit  que  je  suis  belle,  et  qu'il  est  mon  époux. 

Son  haleine  est  suave  et  ses  regards  sont  doux. 

Dieu  paisible,  dieu  bon,  oh  !  n'es-tu  rien  qu'un  songe  ? 

Avant  que  dans  mon  sein  le  fer  cruel  se  plonge, 

Pourquoi  ces  frais  pensers,  ces  paroles  d'amour, 

Si  de  chair  et  de  sang  Dieu  vit  comme  un  vautour? 

Où  donc  est  ce  jardin  qu'un  si  beau  fleuve  arrose, 

Si  l'horrible  douleur  règne  sur  toute  chose! 

Quel  dieu  peut  accomplir  cet  espoir  que  je  sens? 

Les  dieux  bons  sont  vaincus  par  les  dieux  plus  méchants, 

Le  mien  a  succombé,  l'autre  est  là  dans  sa  joie, 

Et  le  mal  éternel  a  faim  d'une  autre  proie. 

Je  te  cède  ma  vie,  et  meurs  sans  murmurer; 

En  la  quittant,  hélas  !  je  n'ai  rien  à  pleurer. 

Tous  les  hommes  au  front  sont  marqués  par  la  haine, 

Et  le  poison  entre  eux  s'échange  avec  l'haleine. 

C'est  la  même  discorde  entre  chaque  élément. 

Moi,  par  eux  tous,  hélas  1  je  souffre  également; 

La  terre  sous  mes  pas  frémit  pour  me  maudire, 

Et  je  n'ai  vu  qu'en  songe  un  être  me  sourire. 

Vienne,  vienne  la  mort  !  Mais  si  tout  doit  finir, 

Que  fais-tu  dans  mon  cœur,  ô  divin  souvenir? 


50  PSYCHÉ. 


Rêve  par  qui  j'aimais,  espérance  secrète, 
Sous  le  couteau  sanglant,  c'est  toi  que  je  regrette. 
Ah!  lorsque  du  repos  je  touche  enfin  le  seuil, 
Pourquoi  me  rappeler  que  j'emporte  ton  deuil  ? 
Es-tu  là  pour  me  suivre  en  un  lointain  royaume? 
Où  t'ai-je  vu î  Réponds.  Où  vas-tu,  doux  fantôme?...» 

Les  génisses,  les  bœufs  au  front  de  fleurs  paré, 
Et  les  captifs  tombaient  sous  le  couteau  sacré. 
La  terre  boit  le  sang.  Les  membres  qui  ruissellent, 
Sur  les  pins  odorants  du  bûcher  s'amoncellent. 
Deux  victimes  encore...  et  ce  sera  ton  tour, 
O  toi  par  qui  la  terre  est  veuve  de  l'amour! 

Mais  la  forêt  frémit.  D'un  arc  caché  dans  l'ombre, 
Un  trait  vole,  suivi  par  des  flèches  sans  nombre. 
Le  sacrificateur  tombe,  le  cœur  percé, 
Dans  les  flots  "du  sang  noir  que  sa  main  a  versé. 
Mille  ennemis,  couverts  par  l'épaisseur  des  chênes, 
Descendent,  tout  à  coup,  des  collines  prochaines. 
Un  nuage  de  dards  pleut  sur  le  camp  surpris. 
Les  chasseurs  étrangers,  avec  d'horribles  cris, 
Précipitant  leur  nombre,  égorgent  la  peuplade, 
Comme  un  troupeau  de  daims  poussés  dans  l'embuscade 
Les  guerriers  à  genoux,  sur  le  tertre  divin, 
La  rage  dans  le  cœur,  se  relèvent  en  vain. 
Tous  ceux  de  la  tribu,  près  de  son  dieu  frappée, 
Sont  emmenés  captifs,  ou  meurent  par  l'épée, 
Et  parmi  le  butin,  les  armes  et  les  chars, 
Les  troupeaux  des  vaincus  dans  la  forêt  épars, 
Psyché  sous  ses  liens  tombe,  sans  épouvante, 
Chez  des  peuples  nouveaux,  esclave  mais  vivante. 


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Assis  dans  la  splendeur  au  fa'te  de  sa  tour, 
Ce  soir,  le  roi  disait:  «  Cent  peuples,  tout  le  jour, 
Ont  travaillé  là-bas  pour  ma  ville  superbe  ; 
D'ici' je  les  vois  tels  que  des  fourmis  dans  l'herbe. 
Cent  peuples  de  vaincus,  par  mon  glaive  épargnés, 
Là-bas  courbent  leurs  fronts  par  la  sueur  baignés. 
Les  pierres,  le  ciment,  les  briques  s'amoncellent  ; 
Sur  les  murs  des  palais,  les  marbres  étincellent. 
Des  fleuves  suspendus  amènent  leurs  flots  clairs 
Aux  fleurs  de  mes  jardins  élevés  dans  les  airs. 
Trois  rochers  de  granit  de  leur  cime  abattue 
Forment  un  piédestal  pour  l'or  de  ma  statue. 
C'est  bien.  Je  veux  qu'on  donne  aux  immenses  troupeaux 
Des  captifs  haletants  cette  nuit  de  repos; 
Dans  les  flancs  creux  des  monts,  leur  asile  nocturne, 
Je  verrai  s'enfoncer  ce  peuple  taciturne.  » 

LES    ESCLAVES. 

«  Voici  la  nuit  propice  à  l'esclave,  la  nuit 

Douce  au  corps  fatigué,  douce  à  l'homme  qui  fuit: 


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La  nuit  qui  du  travail  délivre  tous  les  êtres, 

Et  qui  vient  à  son  heure,  et  qui  brave  les  maîtres. 

Son  pied,  jusqu'au  matin,  se  pose  comme  un  sceau 

Sur  les  rudes  outils  étalés  en  monceau. 

Quand  aux  plis  de  sa  robe  un  esclave  se  cache, 

Il  demeure  invisible  et  nul  ne  l'en  arrache. 

Les  rêves  sur  ses  pas  montrent  leurs  fronts  aimés: 

Elle  arrête  un  moment  les  bras  de  fouets  armés. 

O  ténèbres!  l'esclave  en  son  cœur  vous  implore, 

Retardez  bien  longtemps  !  oh  !  retardez  l'aurore  !  » 


«  Les  esclaves,  rentrés  dans  les  antres  profonds, 
Avec  les  gardiens,  dorment  dans  leurs  prisons. 
L'ombre  a  couvert  mes  pas;  ma  trace  est  inconnue. 
Près  du  fleuve  cherché  me  voilà  parvenue. 
C'est  assez  de  douleurs.  Je  ne  tenterai  pas 
La  fuite  et  le  désert;  la  faim  suivrait  mes  pas, 
L'horrible  faim.  La  mort,  qu'à  mon  aide  j'appelle, 
S'offre  à  moi  sur  ces  bords  plus  prompte  et  moins  cruelle.  | 

Elle  marche,  et  déjà  sous  ses  pieds  a  frémi 

Le  flot  dans  les  roseaux  et  les  joncs  endormi  ; 

Et  s' avançant  toujours  :  «  Finis  mon  temps  d'épreuve  ; 

Pour  jamais  dans  ton  sein  reçois  mon  âme,  ô  fleuve  I 

Les  sources  m'ont  fait  voir,  en  leur  limpidité, 

Mes  yeux  creux,  mon  cou  hâve,  et  mon  front  sans  beauté. 

J'ai  reculé  d'horreur  devant  ma  propre  image, 

Sous  le  masque  hideux  qu'y  posa  l'esclavage  ! 

Sur  mes  membres,  flétris  de  haillons  et  de  coups, 

Répands  tes  flots  sacrés;  ton  sable  frais  et  doux 


55 


Offre  un  lit  ondoyant  qui  calme  et  purifie, 
Au  corps  vil  de  l'esclave  ;  à  toi  je  me  confie. 
Je  ne  veux  plus  souffrir  le  froid,  le  soleil  lourd, 
Le  fouet   sanglant  du  maître  impitoyable  et  sourd, 
Aux  sauvages  tribus  qui  travaillent  la  pierre, 
Préparant  tous  les  jours  leur  pâture  grossière, 
Je  n'apporterai  plus  les  aulx  et  les  oignons, 
A  travers  le  concert  des  malédictions; 
Car  la  haine  au  regard  sinistre,  au  parler  rude, 
Règne  entre  les  captifs  avec  la  servitude. 
J'abandonne  ma  vie  à  tes  flots  incertains. 
Si  mes  songes  sont  vrais,  s'il  est  des  bords  lointains 
Où,  comme  les  oiseaux,  innocente  et  joyeuse, 
Je  vécus  autrefois  sur  une  terre  heureuse, 
Prends-moi.  Si  tu  connais  le  chemin  du  retour, 
Porte,  ohl  porte  mon  corps  vers  ce  pays  d'amour, 
Ou  d'un  lit  éternel  dote-moi  sur  ta  rive.  » 

Déjà  l'onde  atteignait  sa  ceinture,  et  plus  vive 
Déjà  la  soulevait.  Les  joncs  et  les  roseaux 
Plus  rares  annonçaient  la  profondeur  des  eaux  ; 
Mais  la  voix  du  courant,  de  plus  près  entendue, 
L'arrête,  et  sur  le  bord  la  rejette  éperdue. 


LE   FLEUVE. 

«  Ne  souille  point  mes  flots  du  crime  de  ta  mort  ; 
Le  grand  fleuve  est  sacré,  car  toute  vie  en  sort. 
Souvent  l'esprit  des  dieux,  pour  visiter  le   monde, 
S'étend  sur  mon  azur  et  flotte  sur  mon  onde. 
Si  tu  viens  pour  mourir,  et  si  malgré  le  ciel 
Ton  âme  en  moi  s'exhale,  un  orage  éternel 


M 


Tourmentera  mon  sein.  Vers  l'ile  bienheureuse 
Je  ne  porterai  pas  ta  dépouille  odieuse  : 
Mais  sur  ce  sol  funeste  à  qui  je  la  rendrai, 
Aux  serres  des  vautours  ton  corps  sera  livré.  » 

LES    SAULES. 

«  Quand  tombe  au  cours  de  l'onde,  une  fleur,  une  fei 
C'est  qu'un  oiseau  les  brise  ou  qu'une  main  les  cueill( 
Ou  que,  mûres,  le  vent  les  sème  dans  le  jonc  : 
Nul  rameau  de  son  gré  ne  s'arrache  du  tronc.  » 

LES    CYGNES. 

«  Un  pêcheur  a  détruit  l'espoir  de  la  couvée  : 
Les  roseaux  la  cachaient,  mais  rien  ne  l'a  sauvée 
Deux  petits  emplumés  tentaient  le  vol  joyeux, 
La  flèche  du  chasseur  les  a  percés  tous  deux. 
Le  fleuve  a  retenti  des  plaintes  maternelles  ; 
Et  pourtant  sur  l'eau  bleue  et  dans  les  fleurs  nouvelles 
Nous  vivons,  attendant  le  chasseur  incertain, 
Dont  la  flèche  pour  nous,  est  l'ordre  du  destin.  » 

LES    ROSEAUX . 

«  Les  roseaux  inclinés,  que  l'orage  tourmente, 
Font  glisser  sur  les  flots  leur  voix  qui  se  lamente. 
Tu  peux  comme  eux  gémir  au  souffle  des  douleurs  : 
Les  saules,  les  roseaux,  les  cieux,  tout  a  des  pleurs. 
Mais  quand  luit  le  soleil,  et  que  le  vent  fait  trêve, 
Que  ton  front  consolé  comme  nous  se  relève  !  » 


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LE   FLEUVE. 

«  Plonge-toi  dans  mon  sein,  mais  non  pour  y  mourr. 

Viens,  et  fuis  cette  terre  où  l'on  te  fait  souffrir. 

Moi-même  te  berçant  sur  mes  flots,  si  tu  nages, 

Je  te  dirigerai  vers  de  meilleurs  rivages. 

Pour  que  de  l'esclavage  un  dieu  t'aide  à  sortir, 

Au  travail  de  la  vie  il  te  faut  consentir. 

Espère  en  nous.  Les  eaux  et  les  plantes  sont  bonnes. 

Mais  que  faire  pour  toi,  si  toi  tu  t'abandonnes? 

Viens,  enfant,  nous  t'aimons  ;  un  esprit  jeune  et  doux 

Nous  invite  vers   toi...  Souvent  il   parle  en  nous  ! 


LES    ROSEAUX. 

«  Entre  l'œil  du  chasseur  et  les  oiseaux  leurs  hôtes, 
Joncs,  roseaux  et  glaïeuls  lèvent  leurs  tiges  hautes, 
Viens,  si  l'on  te  poursuit,  viens  dans  nos  verts  remparts 
Epaissis  sur  ton  front,  à  l'abri  des  regards.  » 

LES    SAULES. 

«  Marche  et  nage  à  nos  pieds;  les  longs  rameaux  des  saules 

Des  rayons  de  midi  défendront  tes  épaules. 

Près  de  nous  l'herbe  est  molle,  et  tu  pourras,  le  soir, 

Tout  danger  disparu,  dans  le  sommeil  t'asseoir. 

Pour  ta  faim  le  miel  vierge  en  nos  troncs  creux  abonde  ; 

Le  lotus  à  côté  penche  ses  fruits  sur  l'onde. 

Pour  ta  soif  de  grands  lis,  dans  l'ivoire  et  dans  l'or, 

De  la  pure  rosée  ont  gardé  le  trésor. 

Viens  ;  nous  avons  pour  toi  la  nourriture  et  l'ombre.» 


56  PSYCHÉ. 


LES   CYGNES. 

«  Vois  !  tu  trouves  encor  des  amitiés  sans  nombre. 
Fuis,  tu  peux  vivre  encor  ;  fuis.  Peut-être  qu'ailleurs, 
Même  chez  les  humains,  il  est  des  lieux  meilleurs. 
Essaie  au  loin  ton  vol.  Au  fil  des  eaux  limpides, 
Si  tu  veux  t' élancer,  viens,  nous  serons  tes  guides  ; 
Et  vers  les  îles  d'or  que  tu  vois  en  rêvant, 
Nous  voguerons  peut-être,  ouvrant  notre  aile  au  vent. 
Si  les  flots  te  font  peur,  des  terres  non  foulées 
Si  ton  pied  doit  tenter  les  monts  et  les  vallées, 
Viens;  au-dessus  de  toi  les  cygnes  voleront; 
En  lieu  sûr  pour  dormir,  la  nuit,  ils   descendront  ; 
Et  sans  doute,  à  la  fin,  du  dieu  qui  nous  attire 
Dans  un  grand  lac  d'argent  nous  verrons  les  yeux  luir> 


IV 


Loin  de  Babel  où  règne  un  colosse  d'airain, 
Où  je  tournais  la  meule  en  un  lieu  souterrain, 
Du. maître  armé  du  fouet  j'ai  bravé  la  poursuite. 
Les  astres,  les  oiseaux  guidèrent  seuls  ma  fuite, 
Enfin  la  caravane,  aux  cent  groupes  divers, 
Qui  de  l'Euphrate  au  Nil  va  par  les  grands  déserts, 
Dans  la  foule  étrangère  en  tumulte  campée, 
Me  reçut  une  nuit,  moi  l'esclave  échappée. 

«  Avant  de  parvenir  au  bord  du  fleuve-dieu, 
Nous  marchâmes  deux  mois  sur  des  sables  en  feu. 
Sur  le  Nil  jaune  et  lent,  parmi  d'autres  captives, 
Un  marchand  m'entraîna.  Vingt  jours,  le  long  des  rives, 
Aux  efforts  des  rameurs  rompant  le  cours  de  l'eau, 
Du  côté  du  soleil  monta  notre  vaisseau, 
Le  soir  nous  entendions  crier  les  crocodiles; 
Des  temples,  des  palais  s'élevaient  dans  les  îles; 
L'obélisque  montait  sur  une  mer  d'épis; 
Et  les  sphinx  aux  deux  bords,  prèsdu  fleuve  accroupis, 
Dressant  contre  nos   yeux  leur  front  impénétrable, 
Semblaient  venir  à  nous  sur  leur  base  immuable. 

8 


3* 


La  nature  gardait  le  silence  comme  eux, 

Et  posait  sur  sa  bouche  un  doigt  mystérieux. 

«  Nous  avions  dépassé  Memphis,  les  Pyramides; 
Le  navire  aborda,  sur  des  plages  arides, 
Près  du  grand  labyrinthe,  où  les  dieux  desséchés 
Sont  auprès  des  rois  morts  dans  les  ombres  couchés. 
Les  signes  que  les  dieux  veulent  sur  leurs  esclaves 
Furent  trouvés  en  moi.  Des  prêtres  aux  fronts  graves, 
Revêtirent  Psyché  des  mystiques  habits. 
Dans  leur  temple,  c'est  moi  qui  nourris  les  ibis  ; 
Les  animaux  sacrés  mangent  dans  mes  corbeilles; 
Par  moi  les  anneaux  d'or  pendent  à  leurs  oreilles. 
Apis  a  de  mes  mains  reçu  le  pur  froment. 
Je  verse  les  parfums  dans  le  brasier  fumant. 
Sur  les  métiers  sacrés  tissant  de  blanches  toiles, 
A  la  profonde  Isis  j'ai  préparé  des  voiles. 
D'encens  et  de  natrum  remplissant  les  dieux  morts, 
De  bandeaux  embaumés  j'enveloppe  leurs  corps  ; 
Et,  près  de  leurs  cercueils,  le  long  aes  noirs  dédales, 
C'est  moi  qui  verse  l'huile  aux   lampes  sépulcrales. 

«  Ces  travaux  achevés,  je   puis   m'asseoir   souvent, 
Et  regarder  en  moi,  soupirant  et  rêvant. 
Pour  la  première  fois  dans  l'Egypte  divine, 
J'ai  connu  le  repos  sans  l'horrible  famine. 
L'abondance  et  le  calme,  et  des  maîtres  moins  durs, 
Ont  endormi  longlemps  mon  âme  dans  ces  murs. 
Mais  au  pied  des  autels,  quoique  ma  faim  s'apaise, 
J'y  suis  esclave  encore,  et  la  prison  me  pèse  ; 
Et  je  crois  sur  mon  front  y  sentir  par  moment 
Les  plafonds  de  granit  descendre  lentement. 


psyché.  59 


«  Je  voudrais  respirer,  voir  les  flots  et  la  terre, 
Fuir  la  captivité  du  labyrinthe  austère  ; 
Des  désirs  inconnus  m'y  poursuivent  partout. 
De  ces  Dieux  mugissants  j'approche  avec  dégoût. 
Je  tremble  entre  ces  morts  rangés  en  longues  files: 
Ces  sphinx,  me  regardant  de  leurs  yeux  immobiles, 
Ces  figures  sans   voix,  ces  monstres  me  font  peur. 

«  J'avais  cru  là  d'abord  trouver  un  dieu  meilleur, 

Moins  altéré  de  sang,  plus  doux  pour  tous  les  êtres  ; 

Et  j'admirais  de  loin  les  voix  sages  des  prêtres. 

A  chaque  enseignement  au  temple  dérobé, 

Je  sentais  un  ravon  d'espoir  en  moi  tombé. 

Mais. en  vain  j'ai  tenté  les  intimes  retraites 

Où  s'arrache  le  voile  aux  images  secrètes; 

Dans  ce  vaste  tombeau,  le  grand  mort  adoré. 

Le  dieu  que  j'ai  servi,  de  moi  reste  ignoré. 

Je  n'y  vois  que  des  fronts  muets,  un  peuple  horrible, 

Et  qui  semble  garder  quelque  énigme  terrible. 

«  Mais  dans  la  nuit  pourtant  qui  m'environne  ici, 
Un  obscur  souvenir  en  moi  s'est  édairci, 
Et  l'ébauche  d'un  dieu  qui  me  visite  en  rêve, 
Chaque  jour  en  mon  cœur  s'embellit  et  s'achève. 
Dieu  jeune,  au  pied  rapide,  aux  yeux  vifs  et  luisants, 
Serais-tu  là  voilé  parmi  ces  dieux  pesants? 
Quand,  parmi  les  oiseaux,  dans  mes  songes  tu  passes 
En  un  jardin  peuplé  de  fleurs  pleines  de  grâces, 
Que  mon  esprit  entend   vos    accords    merveilleux, 
Ce  temple  où  je  languis  me  parait  plus  affreux. 
Je  hais  ces  mille  dieux,  ces  simulacres  mornes 
Aux  bras  sans  mouvement,  aux  fronts  armés  decornes, 


6o 


Éternellement  droits  contre  les  lourds  piliers  : 
Ces  têtes  de  serpents,  de  chiens  et  de  béliers, 
Et  le  glapissement  des  tristes  crocodiles, 
Surchargés  par  mes  mains  d'ornements  inutiles. 
L'aspect  de  ces  dieux  laids  assombrit  ma  prison; 
Leurs  prêtres  à  ces  murs  bornent  mon  horizon. 
L'air  manque  à  ma  poitrine,  en  ce  temple  enfermée  ; 
Je  veux  revoir  la  vie  et  la  terre  animée! 

«  Ah  !  qui  m'apportera  parmi  des  dieux  plus  beaux, 

Des  dieux  dont  les  autels  ne  soient  pas  des  tombeaux  ; 

Dont  la  libre  lumière  ait  doré  les  fronts  ternes, 

Et  qui  ne  dorment  pas  assis  en  des  cavernes, 

Les  pieds  enracinés  et  des  chaînes  aux  mains, 

Immobiles,  réglant  d'immobiles  humains  ! 

Quand  reverrai-je  un  monde  où  l'on  marche,  où  l'on  vive, 

Où  la  voix  dans  les  cœurs  ne  reste  pas  captive, 

Où  l'homme  enfin  s'agite,  où  l'on  puisse  vouloir, 

Où  le  fleuve  ne  soit  pas  seul  à  se  mouvoir! 

C'est  le  jeune  univers  que  mon  époux  habite; 

C'est  la  terre  où  tout  aime,  où  tout  chante  et  palpite  ; 

Où  l'éternel  zéphyr  balance  les  rameaux  ; 

Où  ne  se  taisent  point  le  flot  et  les  oiseaux! 

«  Que  ne  puis-je,  mêlée  au  souffle  des  tempêtes, 
Avec  le  sable  ardent  qui  passe  sur  nr>s  têtes, 
Comme  un  grain  de  palmier  vers  l'oasis  volant, 
Dans  ce  pays  sacré  m'enfuir  avec  le  vent  ! 
Quand  du  pied  de  ces  murs,  par  notre  ciel  sans  nues, 
Dans  l'azur,  j'aperçois  le  triangle  des  grues, 
Plus  vite  que  le  Nil,  descendant  vers  la  mer, 
Je  m'assieds  pour  pleurer  mon  esclavage  amer. 


I 


fa 


Heureux  l'oiseau,  les  grains  ailés,  la  feuille  morte, 
Le  sable  voyageur  que  le  simoun  emporte  !   » 

Ainsi  Psyché  maudit  les  palais  odieux 
Où  l'Egypte  la  garde  esclave  de  ses  dieux  ; 
Et  sonde  tristement,  sous  le  joug  révoltée, 
La  prison  de  granit  par  ses  ailes  heurtée. 

Or  la  guerre  propice,  avec  ses  bras  d'airain, 
Fit  une  brèche  aux  murs  du  temple  souterrain. 
Tout  un  peuple  envahit  les  mystiques  enceintes  ; 
Et,  non  sans  dérober  sa  part  des  choses  saintes, 
Psyché,  libre  en  sa  fuite,  et  gagnant  les  vaisseaux, 
Partit  au  cours  du  fleuve,  et  vit  les  grandes  eaux. 

Trente  jours  un  vent  frais,  sous  d'heureuses  étoiles. 
De  la  rouge  carène  enfla  les  blanches  voiles. 
Comme  un   dauphin  léger,  fendant  les  larges  flots, 
Le  navire  berçait  l'espoir  des  matelots. 
Déjà  la  terre  au  loin,  comme  un  bouclier  sombre, 
Sur  l'eau  verte  élevait  son  disque  entouré  d'ombre. 
Mais  tout  à  coup,  tombant  des  quatre  points  des  cieux, 
Les  vents,  gros  de  la  foudre,  effrénés,  furieux, 
Ballottent  les  vaisseaux  sur  les  plaines  marines, 
Comme  en  un  champ,  l'hiver  roule  un  faisceau  d'épines  : 
Et  les  flots  montueux,  sur  leurs  flancs  assombris, 
Des  chênes  et  des  pins  dispersent  les  débris. 

Mais  tu  suivais,  ô  dieu  !  la  blanche  naufragée, 
Vers  le  port  inconnu  par  l'amour  dirigée. 
Invisible,  effleurant  les  vagues  de  tes  pieds, 
Tu  conduis  devant  toi  le  mat  ou  tu  l'assieds  ; 


6a 


Et  penché,  sur  un  bras  supportant  son   corps  frêle, 
Contre  le  choc  des  eaux  tu  la  couvres  de  l'aile, 
Ainsi  guidée,  un  fleuve  au  sein  tranquille  et  doux, 
Qui  verse  un  azur  calme  à  ces  mers  en  courroux, 
L'accueillit;  et  le  dieu,  comme  un  souffle  insensible, 
L'y  poussa  lentement  sur  la  rive  paisible 
D'où  les  chênes,  montant  vers  les  sommets  dorés, 
Jusqu'à  de  blancs  parvis  s'élevaient  par  degrés. 


LE     PRÊTRE. 


LE-temple  s'enrichit  des  présents  du  naufrage; 
A  l'antique  déesse  ils  sont  dus  sans  partage; 
C'est  le  tribut  des  mers,  du  fleuve  obéissant. 
Mais  la  déesse  est  bonne,  et  ne  veut  pas  ton  sang. 
Notre  autel  à  sa  voix  cessa  d'être  homicide  ; 
De  captifs  égorgés  il  fut  jadis  avide  : 
Elle  y  donne  à  présent  asile  à  l'inconnu 
Que  le  flot  écumant  nous  jette  pale  et  nu. 
Elle-même,  autrefois,  chez  de  barbares  hôtes, 
Un  vaisseau  d'Orient  l'amena  sur  ces  côtes  ; 
Elle  y  bâtit  son  temple;  à  leurs  peuples  épars, 
Sa  parole  donna  les  lois,  les  mœurs,  les  arts. 

«  Le  fleuve  en  t'apportant,  t'a  vouée  à  son  culte. 
Viens  à  l'autel.  Ici,  nul  homme  qui  t'insulte  ; 
Nul  maître,  te  courbant  aux  serviles  travaux, 
N'a  droit  de  l'imposer  l'amphore  ou  les  fuseaux. 
Viens.  Instruite  par  nous  aux  divines  cadences, 
A  former  les  chansons  et  le  réseau  des  danses, 


64  PSYCHÉ. 


Tu  guideras  le  chœur  aux  autels  embellis 
De  rameaux  par  tes  mains  tressés  avec  les  lis. 

«  La  déesse  t'invite.  Aux  pieds  de  sa  statue, 
De  fine  laine  et  d'or  tu  seras  revêtue. 
La  pourpre  des  bandeaux  brillera  sur  ton  front  : 
Et  dans  les  lieux  secrets,  qui  pour  toi  s'ouvriront, 
Des  mystères,  peut-être,  en  clartés  variées, 
Les  images  luiront  à  tes  yeux  déployées.  » 


«  Que  ce  pays  est  doux  !  Quel  est  le  jeune  dieu 
Dont  le  doigt  créateur  fait  son  œuvre  en  ce  lieu  ? 
Ces  cimes,  ces  coteaux,  toute  cette  nature, 
Revêtent  sous  ses  pas  la  forme  la  plus  pure. 
La  terre  est  dans  sa  grâce  et  dans  sa  floraison  ; 
Un  parfum  de  beauté  monte  à  chaque  horizon. 
Sur  le  sommet  touffu  que  ce  temple  couronne, 
Sous  un  faisceau  d'acanthe  à  voir  chaque  colonne, 
On  dirait  une  nymphe,  au  front  de  fleurs  couvert, 
Nue,  et  blanche,  et  debout  derrière  un  myrte  vert. 

«  Un  chœur  léger  vers  moi  descend,  et  les  zéphyres 
M'apportent  des  parfums  avec  la  voix  des  lyres. 
O  terre  !  que  mon  pied  te  touche  avec  bonheur  I    » 

Des  vierges  par  la  main  prennent  leur  jeune  sœur  ; 
Et  l'eau  tiède  du  bain,  les  arômes,  les  huiles, 
Et  le  peigne  d'ivoire,  et,  sous  des  doigts  habiles, 
La  perle  et  les  bandeaux  tressés  aux  blonds  cheveux, 
Et  les  riches  habits  et  des  dons  faits  aux  dieux 


6S 


Des  ruches,  des  vergers,  les  suaves  prémices, 
Et  les  coupes  de  vin,  et  le  lait  des  génisses, 
Et  sur  la  toison  molle  un  long  sommeil  goûté, 
Et  l'espoir,  sur  son  corps,  ramènent  la  beauté. 

Dans  le  temple  bientôt,  entre  toutes  insigne, 
Comme  entre  les  oiseaux,  sur  un  lac,  un  doux  cygne, 
Par  sa  voix,  par  sa  forme  égale  aux  immortels, 
Sainte  et  belle  prêtresse,  elle  orna  leurs  autels. 

Lorsqu'au  bord  des  forêts  elle  guidait  les  fêtes, 
Les  Nymphes  pour  la  voir  sortaient  de  leurs  retraites  ; 
Et  les  travaux  sacrés,  les  ombrages  épais, 
Les  Muses  lui  donnaient  l'oubli  des  jours  mauvais. 

Mais  dans  son  calme  heureux  une  image  connue, 
Comme  l'aube  au  milieu  des  étoiles  venue, 
Eclipse  par  degrés  le  monde  extérieur, 
Aux  clartés  des  rayons  qu'elle  jette  en  son  cœur. 
Chez  elle  un  souvenir,  qui  réveille  une  attente, 
De  rêves  inquiets  remplit  l'heure  présente: 
Un  dieu  l'avait  aimée,  un  dieu  fut  son  époux! 
Beau,  jeune,  tout  puissant.  Un  écho  triste  et  doux 
De  la  voix  de  ce  dieu  la  poursuit  sans  relâche 
Le  doit-elle  revoir  ?  Quel  asile  le  cache  ? 
Comment  de  son  séjour  retrouver  le  chemin, 
Et  renouer  l'espoir  de  ce  céleste  hymen  ? 
Vers  lui,  vers  l'avenir,  son  cœur  se  précipite, 
Sans  donner  un  regret  aux  douceurs  qu'elle  quitte. 
Tel  un  oiseau  captif,  malgré  sa  cage  d'or, 
S'il  entrevoit  le  ciel,  cherche  à  prendre  l'essor. 


66 


Telle,  aspirant  au  dieu  que  son  cœur  lui  révèle, 
Psyché  s'offre  à  subir  une  épreuve  nouvelle. 


«  O  prêtre  !  à  l'horizon  une  voix  me  dit  ;  Viens. 
C'est  l'époux  qui  m'a  fui,  mais  dont  je  me  souviens. 
Mon  âme  lui  répond,  et  m'invite  à  le  suivre. 
Depuis  que  je  respire,  et  que  je  me  sens  vivre, 
Fiancée  avec  lui  jadis  en  un  doux  lieu, 
Comme  un  flot  à  la  mer  j'appartiens  à  ce  dieu. 
Je  veux  chercher  partout  ses  traces  incertaines, 
lit  demander  son  temple  aux  nations  lointaines.  » 


LE    PRETRE. 

O  race  humaine,  ingrate  envers  les  immortels! 

Quel  démon  inconnu  t'arrache  à  nos  autels? 

Toi  que  je  ramassai  mourante  sur  la  grève  ; 

Toi  que  revendiquaient  le  bûcher  et  le  glaive, 

Et  qui  reçus  pourtant  la  vie  et  la  beauté; 

Ame  en  qui  notre  main  sema  la  vérité; 

Toi  qu'aime  la  déesse,  et  qu'elle  daigne  instruire 

Du  secret  des  accords  et  des  lois  de  la  lyre  ; 

Toi,  des  vases  sacrés  méditant  le  larcin, 

De  fuir  vers  d'autres  dieux,  tu  formes  le  dessein  I  » 


«  Je  ne  quitterai  point  la  déesse  propice, 

Sans  qu'un  hymne  suprême  et  sans  qu'un  sacrifice 


PSYCHÉ.  67 


N'offrent  à  ses  autels  mon  cœur  reconnaissant. 
Son  bras  me  recueillit  sur  le  flot  mugissant, 
Son  temple  m'a  nourrie,  et  la  beauté  perdue 
A  fleuri  sur  mon  front  par  sa  main  répandue. 
Par  elle  aux  rites  saints  mes  yeux  se  sont  ouverts, 
Et  j'ai  connu  la  lyre  et  ses  modes  divers. 

«  Reprends  donc  ces  bandeaux,  ces  urnes  que  je  laisse, 
Et  ces  robes  de  lin,  tes  présents,  ô  déesse  ! 
Et  la  pourpre  du  voile  à  mon  front  attaché  ; 
Prends  cette  douce  larme...  et  l'adieu  de  Psyché. 
Laisse-moi  jusqu'au  bout  suivre  ma  destinée, 
Et  le  dieu  qui  m'appelle  et  la  loi  d'hyménée.  » 


LE     PRETRE. 

«  Quel  est  ce  dieu  plus  grand  et  cet  autel  plus  beau, 
Plus  entouré  de  peuple,  et  ce  culte  nouveau 
Devant  qui  pâlira  l'or  de  nos  tabernacles? 
Femme,  dis-nous  son  nom  et  ses  sages  oracles  ! . . . 
Tremble  !  ton  cœur  entend  la  sombre  voix  du  mal  ; 
Le  dieu  que  nous  servons  est  un  dieu  sans  rival  ; 
Quand  l'âme  ose  chercher,  tout  penser  est  un  piège, 
Et  la  mort  punirait  ta  fuite  sacrilège.  » 

PSYCHÉ. 

«  D'un  époux  merveilleux  l'image  flotte  en  moi, 
Comme  un  souvenir  tendre,  un  espoir  plein  d'émoi  ; 
De  quel  nom  l'univers  le  salue  et  l'adore, 
Quel  pays  voit  surgir  son  temple,  je  l'ignore  ; 


68 


Mais  je  l'aime,  et,  souvent,  un  songe  à  mon  côté 
Me  le  montre;  il  est  dieu,  j'en  crois  à  sa  beauté!  » 


LE    PRETRE. 

«  Non,  tu  nous  resteras!  L'autel  garde  sa  proie; 
Ceux  qui  veulent  nous  fuir,  notre  dieu  les  foudroie. 
Que  cet  époux,  ton  dieu,  si  c'est  un  immortel, 
Ose  ici  t'arracher,  esclave,  à  notre  autel. 
Tout  homme  ayant  franchi  le  seuil  des  sanctuaires 
Et  vu,  même  de  loin,  s'accomplir  nos  mystères, 
Dont  la  lèvre  a  trempé  dans  un  vase  divin, 
De  nos  libations  bu  le  miel  et  le  vin, 
Et  goûté,  parmi  nous,  la  chair  de  l'hécatombe, 
N'est  libre  de  l'autel  qu'en  passant  par  la  tombe. 
Le  sceau  de  la  déesse  à  ton  front  est  gravé, 
Comme  au  taureau  sans  tache  au  temple  réservé; 
Dévouée  à  jamais,  par  amour  ou  par  crainte, 
Tu  ne  franchiras  pas  notre  inflexible  enceinte, 
Dût  le  couteau  sacré  s'enfoncer  dans  tes  flancs, 
Et  tes  os  se  briser  sur  nos  marbres  sanglants.  » 

Troublant  du  dieu  nouveau  l'image  pressentie, 
Le  prêtre,  ainsi,  du  temple  entrave  la  sortie 
Et,  sombre  gardien,  par  la  force  et  la  peur 
Conserve  aux  vieux  autels  un  jeune  serviteur. 
Mais  quel  bras  enchaînant  la  lumière  et  la  flamme 
Au  veuvage  éternel  peut  emprisonner  l'âme? 
De  la  fuite  Psyché  méditant  l'heureux  jour 
Vers  l'époux  entrevu  s'élance  avec  amour. 
Son  esprit  vole  errant  vers  les  choses  lointaines; 
Mais  le  dieu  qu'elle  fuit  appesantit  ses  chaînes, 


6o 


Et  le  temple  jaloux  lui  fermant  l'horizon, 

L'asile  nourricier  devient  une  prison. 

Car,  le  prêtre  l'a  dit,  jamais  un  dieu  ne  cède 

Et  ne  livre  l'autel  au  dieu  qui  lui  succède, 

Il  veut,  pour  prix  des  biens  qu'il  apporte  en  naissant, 

Garder  jusqu'à  la  mort  le  monde  obéissant. 


«  D'un  miel  doux  et  fécond  ces  prêtres  m'ont  nourrie. 
Si  je  n'entrevoyais  ton  image  chérie, 
O  mon  époux,  ce  front  paisible  et  résigné 
Resterait  sous  leur  joug  aujourd'hui  dédaigné! 
Mais  "j'entendis  ta  voix,  et  bravant  les  épreuves, 
Par  les  monts  et  les  mers,  les  forêts  et  les  fleuves, 
Je  pars,  je  vais  à  toi.  S'il  le  faut,  je  saurai, 
Lentement,  chaque  nuit,  creuser  le  mur  sacré; 
Ou  de  ma  faible  main  que  l'amour  rend  hardie, 
Du  temple  pour  ma  fuite  allumer  l'incendie. 
Mais,  toi,  dieu  que  j'invoque,  oh!  révèle-toi  mieux, 
Et  qu'un  signe  certain  me  guide  vers  les  lieux 
Où  tu  m'attends  sans  doute,  où  je  te  vois  en  songe, 
O  roi  de  l'avenir,  où  déjà  mon  cœur  plonge!  » 

Le  prêtre  vigilant  par  la  ruse  trompé, 
Cherche  en  vain  à  l'autel  son  esclave  échappé. 
La  jeune  âme  fuyait,  et  les  brises  divines 
Faisaient  battre  son  aile  au  loin  sur  les  collines. 
Nul  des  vases  sacrés  au  temple  ne  manquait, 
Ni  les  coupes  d'onyx  de  l'austère  banquet, 
Ni  l'argent  ciselé,  le  bronze  où  l'encens  fume, 
Les  cratères  d'airain  où  le  charbon  s'allume. 


7° 


Les  patènes  d'agate  et  le  calice  d'or. 

Psyché  n'emporte  rien  du  mystique  trésor; 

Mais,  comme  sa  beauté,  la  lyre  l'a  suivie, 

Attachée  à  ses  flancs  et  sur  l'autel  ravie, 

Prête  à  chanter  les  dieux,  leurs  amours,  leurs  exploits, 

Dans  une  cité  libre  et  fière  de  ses  lois. 


§§^^*>£>sqs^ 


VI 


1  a  ceinture  d'où  pend  une  lyre  d'écaillé, 
La  lente  majesté  du  port  et  de  la  taille, 
Ce  front  large  et  serein,  quoique  privé  des  yeux, 
Tout  m'atteste,  ô  vieillard,  un  chantre  aimé  des  dieux. 
Dans  la  sainte  Pytho,  nourrice  des  athlètes, 
Du  laurier  des  chansons  tu  viens  orner  les  fêtes. 
Mais  ce  chemin  est  long;  l'enfant  qui  te  conduit 
Va  dans  les  bois  sacrés  errer  jusqu'à  la  nuit. 
Vers  ces  myrtes  épars,  si  tu  me  veux  pour  guide, 
Prenons  sur  la  montagne  un  sentier  plus  rapide, 
Et,  devant  que  Phœbus  ne  plonge  à  l'horizon, 
Tes  pieds  auront  touché  la  ville  et  ma  maison. 
Je  passai  là,  souvent,  sur  les  bruyères  sèches, 
En  invoquant  Diane,  armé  d'arcs  et  de  flèches, 
Et  mon  bras  jeune  et  fort  t'y  saura  diriger.  » 

—  «  C'est  un  dieu  qui  t'amène,  ô  pieux  étranger! 
Ainsi  que  tu  l'as  dit,  les  dieux  que  je  vénère 
M'ont  accordé  la  voix,  en  m'ôtant  la  lumière. 
Mon  àme  ne  saisit  qu'à  travers  le  passé 
Le  doux  tableau  du  monde  à  mes  yeux  effacé. 


I1- 


Je  ne  vois  plus  fleurir  les  roses  de  l'aurore  ; 
Mais  du  miel  des  chansons  mon  urne  est  pleine  encore, 
Et  devant  tous  les  Grecs  de  mes  fables  épris, 
En  louant  Apollon,  je  veux  gagner  le  prix.  » 

—  «  Viens,  les  jeux  seront  beaux  1  A  ta  muse  indigente 
Plus  d'un  riche  vainqueur  d'Argos  ou  d'Agrigente 
Offrira,  pour  son  nom  dans  tes  hymnes  chanté, 
Avec  dix  taureaux  blancs  sa  coupe  d'or  sculpté  : 
Car  le  chantre  sonore,  aimé  de  Mnémosyne, 
Donne  seul  à  l'athlète  une  gloire  divine. 
Dis-nous  les  vieux  combats  et  les  récents  travaux  ; 
Tu  seras  applaudi  par  d'illustres  rivaux, 
Phémius  de  Naxos,  Hylas  de  Sicyone 

Doivent  des  vers  entre  eux  disputer  la  couronne. 
Une  femme,  on  la  crut  déesse,  et  parmi  nous 
Le  peuple  en  l'écoutant  l'adorait  à  genoux, 
Tant  sa  voix  de  sa  forme  égale  l'harmonie, 
Chantera  notre  dieu  sur  le  luth  d'Ionie. 
Viens,  ô  vieillard,  franchis  le  seuil  de  mes  aïeux  ; 
Le  toit  se  réjouit  d'un  hôte  harmonieux.  » 

—  «  Qu'Apollon  Pythien  qui  protège  ta  ville 
T'accorde  une  vieillesse  opulente  et  tranquille. 
Un  dieu  toujours  sourit  à  l'homme  hospitalier; 
Et  le  chanteur  aveugle  assis  à  ton  foyer, 
Apportant  son  offrande  à  tes  dieux  domestiques, 
Fera  vivre  ton  nom  dans  les  récits  antiques.  »  — 

Des  monts  chers  à  Phœbus  les  flancs  étaient  chargés 
De  tous  les  peuples  grecs  près  du  stade  rangés; 
Ceux  dont  la  voix  garda,  moins  sévère  et  plus  tendre, 
Le  mode  ionien  que  l'amour  aime  entendre; 


73 


Et  la  race  d'Hercule  en  qui  le  fier  accent 

Du  héros  dorien  survit  avec  son  sang. 

Après  les  grands  taureaux  offerts  en  hécatombes, 

Et  les  vins  répandus  en  mémoire  des  tombes, 

Après  le  disque  et  l'arc  par  le  dieu  protégés, 

Les  lutteurs  frottés  d'huile  et  les  coureurs  légers  ; 

Après  le  javelot,  le  pancrace  et  le  ceste, 

Et  les  divers  combats  d'origine  céleste; 

Sur  les  chanteurs  rivaux  tour  à  tour  entendus, 

Longtemps  les  yeux  des  Grecs  restèrent  suspendus. 

Ils  remplissaient  leurs  cœurs  du  chant  aux  flots  sonores 

Comme  aux  torrents  sacrés  l'argile  des  amphores. 

La  lyre  avait  parlé  sous  les  doigts  du  vieillard. 

Après  lui,  déployant  les  récits  avec  art, 

Les  autres  avaient  vu  leurs  fraîches  mélodies 

Par  le  peuple  joyeux  dans  l'arène  applaudies, 

Quand  Psyché  vers  l'autel  à  la  fin  s'avança, 

Et  c'est  par  Apollon  que  l'hymne  commença. 

Elle  chanta  Délos,  le  palmier  de  Latone  ; 

Les  premiers  cris  du  dieu  dont  l'Olympe  s'étonne; 

Il  demande  sa  lyre,  et  son  arc,  et  son  char; 

Sa  bouche  au  lieu  de  lait  boit  déjà  le  nectar, 

Et  ses  langes  rompus  laissent  ses  pieds  rapides 

Commencer  en  naissant  leurs  courses  intrépides. 

Aux  chants  phocidiens  Python  meurt  sous  ses  traits  ; 

Par  lui  de  l'avenir  Delphes  sait  les  secrets; 

Il  traverse  en  un  jour  et  la  Grèce  et  ses  îles, 

Les  sillons  sous  ses  pas  nous  deviennent  fertiles. 

Il  est  le  roi  léger  des  chars  et  des  coureurs; 

Ses  pieds  sans  les  courber  se  posent  sur  les  fleurs. 

Le  vent  de  ses  coursiers  balaie  au  loin  la  neige; 

Les  Heures,  les  Saisons  forment  son  beau  cortège. 


74 


Il  atteint  chaque  soir  le  bout  de  l'univers, 

Et  Téthys  l'y  reçoit  dans  ses  grands  palais  verts. 

Sur  la  pourpre  changeante  où  le  dieu  se  repose, 

Les  Nymphes  de  la  mer  lavent  ses  pieds  de  rose; 

Et  la  déesse,  après  le  festin  partagé, 

L'enivre  d'un  sommeil  par  l'amour  prolongé. 

Le  méchant,  ô  Phcebus,  craint  tes  flèches  hardies! 
Sonore  et  lumineux,  les  saintes  mélodies 
Et  les  rayons  à  flots  s'épanchent  sous  tes  doigts. 
Le  temps  ne  peut  tarir  ton  luth  ni  ton  carquois. 
Les  Nymphes,  les  Sylvain*,  les  Muses  et  les  Grâces, 
La  forêt  et  les  vents  se  meuvent  sur  tes  traces  ; 
Tous  les  pas  cadencés  sont  réglés  par  tes  chants  ; 
Le  cygne  et  la  cigale  et  l'onde  aux  pleurs  touchants, 
Tout  être  harmonieux  qui  danse  ou  qui  murmure 
A  connu  par  toi  seul  le  mode  et  la  mesure. 

Quand,  las  de  visiter  le  temple  des  humains, 
L'Olympe  te  revoit,  les  dieux  battent  des  mains: 
Latone  avec  fierté  te  donne  ses  caresses; 
Junon  même  sourit,  et  les  jeunes  déesses 
Rêvent  à  la  douceur  de  ton  lit  embaumé. 
Mais  tu  t'assieds  auprès  de  Jupiter  charmé; 
Tu  chantes,  et  les  dieux  retenant  leurs  haleines 
Négligent  du  nectar  les  coupes  encor  pleines, 
Et  le  chœur  des  heureux,  à  ta  voix  transporté, 
Par  toi  sent  mieux  le  prix  de  l'immortalité. 
Chacun  fait  aux  humains  des  présents  plus  splendides; 
Téthys  offre  la  perle  aux  plongeurs  intrépides; 
Cérès,  du  pur  froment,  verse  à  flots  le  trésor; 
Et  la  blanche  Aphrodite  aux  longues  tresses  d'or, 


Rougissant  de  bonheur,  laisse  de  sa  ceinture 
Tomber  plus  de  désir  sur  toute  la  nature. 
Dieu  des  chars  rayonnant,  dieu  de  l'arc  et  du  luth, 
Dieu  rapide,  dieu  beau,  dieu  des  chansons,  salut! 

Après  Phœbus  chanté,  l'hymne  agile  et  sonore 
De  la  terre  à  l'Olympe  erra  longtemps  encore, 
Cueillant  les  grands  accords,  les  tableaux  éclatants 
Dans  les  mille  contours  de  l'espace  et  du  temps, 
Et  venant,  sa  vendange  une  fois  réunie, 
Des  choses  sous  ses  doigts  exprimer  l'harmonie. 

Elle  dit  les  climats,  les  lois,  les  mœurs,  les  dieux, 
Les  secrètes  vertus  des  races  et  des  lieux, 
Les  terres  d'Orient,  l'Inde  à  Bacchus  soumise, 
L'Atlantide  lointaine  aux  pilotes  promise, 
Les  navires  cherchant  les  jardins  d'Hespérus, 
Des  vieilles  nations  les  berceaux  parcourus, 
Babylone,  Memphis  de  mystère  entourées, 
Et  du  fleuve  Egyptus  les  sources  ignorées. 
Puis  l'âge  d'or,  la  paix  régnant  aux  anciens  jours, 
Et  les  dieux  recherchant  de  terrestres  amours; 
Et  d'un  bonheur  passé  la  merveilleuse  histoire 
Dont  chaque  peuple  encore  a  gardé  la  mémoire; 
L'urne  pleine  de  maux,  présent  de  Jupiter, 
Et  la  main  de  Pandore  ouvrant  l'âge  de  fer; 
Les  agresseurs  du  ciel  que  le  tonnerre  écrase, 
Et  l'inventeur  du  feu  puni  sur  le  Caucase. 
Mais  dans  l'Olympe  un  jour  le  Titan  entrera; 
Ta  chaîne,  ô  Prométhée,  à  la  fin  se  rompra; 
Un  dieu,  déjà  présent  dans  ton  cœur  prophétique, 
Doit  percer  le  vautour  sur  le  gibet  antique. 


7* 


Pandore  a  retenu  dans  le  vase  fatal 
L'espérance,  compagne  et  remède  du  mal  ; 
Elle  est  là  pour  panser  la  morsure  éternelle; 
L'oiseau  rongeur  sera  plus  vite  lassé  qu'elle  ! 
Ainsi  d'un  bien  perdu,  d'un  retour  annoncé, 
Le  tableau  dans  son  hymne  est  souvent  retracé. 
Elle  aime  à  célébrer  les  regrets  et  l'attente, 
Au  milieu  des  douleurs  la  tendresse  constante, 
Et  le  cœur  s'élançant  vers  un  être  perdu, 
Et  d'un  trésor  cherché  le  désir  assidu  ; 
Les  courses  de  Cérès,  Proserpine  enlevée, 
Les  pommes  d'or,  Colchos,  Ithaque  retrouvée, 
Ariadne,  Adonis,  et  les  enfers  jaloux, 
Eurydice  deux  fois  ravie  à  son  époux, 
Et  la  mort  éprouvant  les  amoureuses  flammes, 
Et  l'Elysée  heureux,  ce  rendez-vous  des  âmes. 

D'un  cri  si  triomphal,  après  qu'elle  eut  chanté, 
La  foule  salua  sa  voix  et  sa  beauté, 
Qu'on  eût  dit  les  clameurs  des  forêts  et  de  l'onde, 
Le  bruit  des  pins  penchés  sur  un  gouffre  qui  gronde, 
Se  heurtant  par  le  faîte,  et  brisant  leurs  rameaux, 
Et  répondant  la  nuit  au  bruit  des  grandes  eaux, 
Quand  Borée  ou  Notus,  de  leurs  fortes  poitrines, 
Ont  soufflé  sur  les  bois  et  les  plaines  marines. 
Et  le  peuple  unanime  a  proclamé  son  nom 
Pour  le  prix  des  chanteurs  que  décerne  Apollon. 

La  couronne  à  l'autel  attendait  la  victoire. 
Le  roi  des  jeux  sacrés,  de  son  siège  d'ivoire 
Se  levant,  la  saisit,  et  debout  vers  Psyché, 
Du  rameau  verdoyant  ceignit  son  front  penché. 


77 


Mais  elle:  «  O  Grecs  divins,  à  ce  vieillard  auguste 
Le  laurier  d'Apollon  serait  un  don  plus  juste.  » 
Et  marchant  vers  l'aveugle  :  «  Oh  !  si  tu  n'es  pas  dieu, 
Et  si  tu  n'as  pas  droit  à  nos  autels  en  feu, 
Laisse:  que  pour  ton  chant,  inspiré  des  Charités, 
Je  te  rende,  ô  vieillard  !  le  prix  que  tu  mérites.  » 
Et  le  laurier  orna  l'aveugle  aux  cheveux  blancs. 
Et  le  peuple  admirait. 

La  chanteuse  à  pas  lents 
S'éloigne,  et,  près  des  eaux  de  l'antique  Telphuse, 
Grande,  et  de  blanc  vêtue,  et  semblable  à  la  Muse, 
Sous  les  cyprès  touffus  s'enfonçant  par  degrés, 
On  la  voit  disparaître  au  sein  des  bois  sacrés. 


«  Où  se  cache  l'époux?  J'ai  vu  toute  la  Grèce, 

Les  promontoires  d'or  qu'un  flot  d'azur  caresse, 

Et  les  coteaux  mûris  par  ce  soleil  divin 

Oui  parfume  l'olive  et  le  miel  et  le  vin  ; 

Les  bois  de  Thessalie,  et  les  rives  du  fleuve 

Où  des  chevaux  guerriers  le  noir  troupeau  s'abreuve  ; 

J'ai  vu  les  mille  dieux  sur  cette  terre  épars; 

Les  temples  sur  les  monts  assis  de  toutes  parts. 

Et,  pour  y  découvrir  mon  idole  secrète, 

J'ai  suivi  chacun  d'eux  au  fond  de  sa  retraite. 

«  Je  connais  leurs  forêts,  leurs  antres  merveilleux. 
J'ai  vu  les  dieux  errant  dans  l'ombre  épaisse,  et  ceux 
Oui  couchés  gravement  au  sommet  des  montagnes, 
La  tête  dans  leurs  main,  regardent  les  campagnes 


78  PSYCHÉ. 


Et  ceux  qu'en  pleine  nier  aperçoit  le  pêcheur, 
De  leurs  flancs  sur  l'eau  bleue  étalant  la  blancheur; 
Et  ceux,  au  pied  léger,  qui  mènent  sur  les  pentes 
A  la  piste  du  cerf  les  meutes  haletantes  ; 
Ceux  qui  forment  en  rond  la  danse  sur  les  prés; 
Ceux  qui,  debout  et  fiers,  dans  les  frontons  sacrés, 
Régnent  sur  les  cités  du  haut  des  acropoles  : 
Ceux  dont  l'onde  et  le  vent  nous  jettent  les  paroles. 
Du  sol  hellénien,  saintement  parcouru, 
Devant  moi  tour  à  tour  les  dieux  ont  comparu  ; 
Celui  seul  dont  mon  cœur  implorait  la  venue 
A  trompé  jusqu'ici  ma  recherche  assidue. 

«  Dieux  de  l'antique  Olympe,  oh  ?  gardez  mon  encens  ; 
Les  œuvres  de  vos  fils  vous  révèlent  puissants, 
Et  la  Grèce  par  vous  de  la  beauté  fut  mère. 
Vous  méritez  de  moi  plus  qu'un  culte  éphémère; 
Mais  le  destin  m'entraîne  au-devant  de  l'époux 
Rayonnant  d'un  attrait  qu'en  vain  je  cherche  en  vous. 
Nul  de  vous  ne  réveille,  au  fond  de  l'âme  émue, 
Tout  le  monde  d'amour  que  cet  autre  y  remue. 
Triste,  il  a  cependant  des  éclairs  souverains  : 
Et  ce  regard  profond  manque  à  vos  yeux  sereins. 

«  Ah  !  quand  je  vois  glisser,  au  fond  de  ma  pensée, 
Ton  ombre  seule  en  moi  vaguement  retracée, 
Toi  qu'un  rêve  éternel  me  prédit  pour  amant, 
J'en  goûte  plus  d'extase  et  de  ravissement 
Que  devant  tous  ces  dieux,  quand,  aux  clartés  du  temple, 
Dans  toute  leur  grandeur,  mon  esprit  les  contemple  ! 
Dois-je  à  l'espoir  d'hymen  renoncer  pour  toujours, 
O  Dieu!  dont  mon  enfance  a  goûté  les  amours? 


79 


Où  faut-il  que  Psyché  s'élance  et  te  devine, 

Toi  qu'elle  cherche  en  vain  dans  la  Grèce  divine  ! 

«  Du  désir  qui  m'entraîne,  ah  !  tu  n'éprouves  rien  ; 

Ton  cœur  ne  bondit  pas  pour  s'approcher  du  mien  ! 

Si  tu  vois  sans  gémir  l'exil  qui  nous  sépare, 

Pourquoi  ce  nom  d'époux  dont  mon  âme  te  pare? 

Sans  un  foyer  divin  je  n'ai  pu  m'enflammer; 

Si  tu  ne  m'aimes  pas,  qui  m'enseigne  à  t'aimer, 

Et,  m'offrant  une  image  à  jamais  poursuivie, 

Au  fil  de  ta  pensée  a  dirigé  ma  vie? 

Mais  un  dieu,  je  le  sens,  a  souffert  comme  moi  ; 

11  a  souffert  d'amour,  et  je  comprends  pourquoi, 

Grave  et  des  dieux  joyeux  fuyant  le  ciel  frivole, 

Son  front  de  la  tristesse  a  fait  son  auréole. 

Ah  !  ta  douleur  m'est  douce!  et  c'est  aux  jours  meilleurs 

Que  mon  rêve  aperçoit  tes  yeux  baignés  de  pleurs  !  » 


VII 


/assis  sur  le  penchant  du  promontoire  Attique 
Où  Pallas  Suniade  a  sa  demeure  antique, 
Parle  un  vieillard  divin.  Etendus  à  ses  pieds, 
De  beaux  adolescents,  sur  le  coude  appuyés, 
Reçoivent  dans  leur  cœur  ses  paroles  fécondes, 
Dont  l'avide  Psyché  sollicite  les  ondes. 


«  O  sage  !  réponds-moi  :  ce  dieu  que  je  t'ai  dit, 
L'époux  dont  chaque  jour  l'image  en  moi  grandit, 
Et  qu'en  vain  je  demande  aux  flots,  aux  monts,  aux  grevés, 
N'existe-t-il  donc  pas  ailleurs  que  dans  mes  rêves?  » 

LE    VIEILLARD. 

«  Tout  rêve  de  l'amour  a  sa  réalité 
Dans  un  monde  immuable  où  règne  la  beauté. 
Notre  âme  y  va  revoir,  sitôt  qu'ont  crû  ses  ailes, 
Des  choses  d'ici-bas  les  célestes  modèles. 


M 


D'un  dieu  l'idée  en  toi  ne  germe  pas  en  vain, 

Car  l'espoir  est  issu  d'un  souvenir  divin. 

Crois-en  ton  propre  cœur  ;  tout  ce  qu'il  cherche  existe.  » 


«  Ta  parole,  ô  vieillard  !  est  douce  à  ce  cœur  triste. 
Un  dieu  dans  mon  regard  a  donc  gravé  ses  traits! 
Il  existe,  il  est  beau  ;  tous  mes  rêves  sont  vrais  ! 
Mais  il  oublie,  hélas!  une  épouse  mortelle.  » 

LE  VIEILLARD. 

«  11  t'aime;  il  veut  te  faire  à  jamais  jeune  et  belle; 
Ta  faute  vous  sépare,  et  non  sa  volonté. 
Mais  tu  dois  accomplir  la  loi  de  la  beauté  : 
Pour  enfanter  le  bien,  les  dieux  l'ont  mise  au  monde, 
Et  l'amour  est  celui  qui  la  rendra  féconde.  » 


«  Je  t'ai  dit  mes  destins,  mêlés  de  tant  de  maux, 
Et,  pour  chercher  l'époux,  mes  courses,  mes  travaux, 
Quels  chemins  à  tenter  me  garde  encor  la  terrer  » 

LE    VIEILLARD. 

«  N'a-t-elle  plus  pour  toi  nulle  part  de  mystère  î 
Ton  cœur  a-t-il  tout  vu,  tout  compris,  tout  aimé? 
Contre  l'illusion  est-il  assez  armé  ? 

«  Scrute  encor  les  grands  bois,  où,  des  épaisses  voûtes, 
La  lumière  à  nos  pieds  ne  pleut  qu'à  rares  gouttes. 


82 


Écarte  les  rameaux  les  plus  mélodieux, 
Et  les  touffes  de  fleurs  qui  t'embaument  le  mieux. 
Cherche  au  fond  de  l'azur  des  plus  pures  fontaines; 
Remonte  jusqu'au  nid  des  brises  incertaines  ; 
Jusqu'à  la  grande  mer  suis  la  chute  des  eaux  ; 
Vers  l'éternel  printemps  suis  le  vol  des  oiseaux. 
Marche  sans  te  lasser  vers  toute  chose  belle  ; 
La  beauté,  de  l'amour  c'est  la  forme  éternelle  ! 
C'est  ici-bas  le  voile  au  contour  radieux 
Qui  nous  laisse  arriver  le  sourire  des  dieux  ; 
Et,  sur  nous  descendu,  ce  rayon  de  leur  flamme 
Fait  croître  en  l'échauffant  les  ailes  de  notre  âme. 

«  Garde  aussi  le  trésor  aux  temples  dérobé, 
Et  des  trépieds  divins  l'enseignement  tombé. 
Mais  reviens  des  autels  t'asseoir  sous  les  portiques  ; 
Pèse  en  de  sages  mains  les  oracles  antiques. 
Écoute  les  discours  que  se  disent  entre  eux 
Ces  vieillards  encor  verts  de  la  muse  amoureux  ; 
Leur  âme  est  un  creuset  d'où  coulent  épurées 
Les  choses  des  vieux  jours  et  les  fables  sacrées. 
Ils  tiennent  le  fil  d'or  de  l'écheveau  des  temps, 
Et,  par  le  seul  amour  et  les  désirs  constants, 
Chacun  d'eux,  sans  trépieds  et  sans  mystiques  fièvres, 
Sait  contraindre  les  dieux  à  parler  par  ses  lèvres. 
L'active  intelligence  errant  à  l'horizon, 
Dans  le  cœur  habité  par  l'auguste  raison 
Revient,  et,  pour  chaque  homme,  élabore  sans  cesse 
De  fleurs  prises  partout  le  miel  de  la  sagesse. 

«  A  la  nature,  au  temple,  aux  plus  sages  humains, 
Ainsi,  de  ton  seul  but  demande  les  chemins. 


Si 


Dans  tout  notre  univers  remué  sans  relâche 
Poursuis  avec  amour  cet  être  qui  se  cache  ; 
Garde  ton  désir  pur  dans  la  joie  et  l'ennui  ; 
Dieu  volera  vers  toi  si  tu  marches  vers  lui. 
Mais  pour  trouver  ce  dieu  dans  son  gite  suprême. 
Avant  tout,  ô  Psyché!  cherche-le  dans  toi-même, 
Visite  tes  pensers  de  ses  traces  remplis, 
Et  de  ton  propre  cœur  connais  tous  les  replis.  » 


«  Puissent  les  immortels  accueillir  tes  présages, 
Comme  moi,  tes  leçons,  ô  sage  entre  les  sages  I 
La  lumière  et  la  paix  coulent  de  tes  discours. 
Mais  parle-nous  de  toi  !  que  fais-tu  de  tes  jours  ? 
Dis-nous,  pour  être  encor  limpide  à   faire  envie, 
Quelle  pente  a  suivi  le  beau  flot  de  ta  vie  î 
Ton  œil  est  jeune  et  pur  sous  ton  front  argenté: 
D'où  vient  sa  profondeur  et  sa  sérénité  ? 

LE  VIEILLARD. 

«  Chacun  se  fait  sa  vie  agitée  ou  paisible. 

Nous  avons  tous  les  deux  la  soif  de  l'invisible, 

Mais,  dans  mon  cœur,  peut-être,  apportant  plus  de  foi, 

La  mémoire  a  parlé  plus  vive  que  chez  toi. 

Car,  avant  de  descendre  aux  terrestres  demeures, 

J'ai  connu,  comme  toi,  des  régions  meilleures, 

Et  cet  hymen  sacré  commencé  dans  l'éther 

Qui  doit  se  renouer  au  sein  de  Jupiter. 

«  L'àme  avant  de  traîner  ce  corps  qui  l'embarrasse, 
A  la  suite  d'un  dieu  voyageait  dans  l'espace  ; 


«4 


Chacun  de  nous  alors,   ayant  Dieu   pour  flambeau 

Dans  sa  plus  pure  essence  à  contemplé  le  beau, 

Et  vu,  pour  un  moment,  dans  sa  sphère  étoilée 

L'éternelle  sagesse  à  la  bonté  mêlée. 

Pour  remonter  vers  elle  et  pour  s'y  fondre  un  jour, 

L'âme  a  deux  ailes  d'or  :  la  raison  et  l'amour  ! 

Comme  elles  ont  des  dieux  tiré  leur  origine, 

Il  faut  pour  les  nourrir  une  essence  divine  ; 

Quelque  chose  d'en  haut  sur  la  terre  apporté. 

Et  c'est  pourquoi  chaque  homme  entrevoit  la  beauté, 

La  plus  douce  à  la  fois  et  la  plus  manifeste 

Des  trois  perfections  de  l'unité  céleste, 

Et  que  l'esprit  tombé  qui  dans  la  chair  renaît 

Même  des  yeux  du  corps  sans  peine  reconnaît. 

L'âme  en  qui  se  réveille  et  brille  cette  idée 

Se  rend  libre  du  mal,  et,  par  l'amour  guidée, 

Réglant  l'essor  du  cœur  par  les  sens  combattu, 

Au  rang  des  immortels  monte  par  la  vertu. 

«  L'époux  t'attend  là-haut. ..  C'estlà-haut  que  j'aspire  ! 
Et,  préparant  le  vol  qui  doit  nous  y  conduire, 
J'aide  ceux  que  vers  moi  l'attente  fait  venir 
A  retrouver  l'idée  au  fond  du  souvenir. 
D'amis  jeunes  et  beaux  souvent  dans  la  campagne, 
Alternant  le  discours,  un  groupe  m'accompagne. 
Assis  sous  le  platane  ou  sous  l'agnus-castus, 
Auprès  de  quelque  source,  au  bord  de  l'Ilissus, 
Ou  dans  une  palestre,  ou  sur  ce  promontoire, 
Ou  de  fleurs  couronné  sur  un  siège  d'ivoire 
En  un  banquet  riant  par  la  muse  enchanté, 
Je  leur  parle  d'amour  et  d'immortalité. 
Ensemble  nous  cherchons  le  bien  et  la  sagesse, 
Et  les  Grâces  parfois  visitent  ma  vieillesse. 


»S 


Le  réveil  du  tombeau  sourit  à  mon  espoir  ; 
Ainsi,  d'un  jour  serein  j'atteignis  le  beau  soir.  » 


«  Que  la  force  et  la  joie  en  mon  sein  répandues 
A  ton  âme,  ô  vieillard,  par  les  dieux  soient  rendues  : 
Qu'à  ce  front  large  et  calme,  abrité  des  douleurs, 
Les  bois  versent  longtemps  le  murmure  et  les  fleurs  : 
Que  les  songes  dorés  voltigent  sur  ta  couche. 
Que  d'un  rayon  de  miel  chaque  soir  à  ta  bouche 
Les  abeilles  d'Hymette  apportent  le  présent  ; 
Qu'un  dieu  parle  à  ton  cœur  et  te  soit  complaisant, 
Et  qu'avec  tes  amis,  à  jamais,  sur  tes  traces, 
Marche  le  chœur  joyeux  des  Muses  et  des  Grâces. 
Et  moi  je  pars,  fidèle  à  l'invisible  amant, 
J'emporte  le  flambeau  de  ton  enseignement, 
Le  plus  pur  dont  un  homme  illuminant  mon  doute 
Vers  l'être  que  je  cherche  ait  éclairé  ma  route, 
Me  faisant  voir,  sans  trouble  et  sans  obscurité, 
Le  bien  et  la  sagesse  au  fond  de  la  beauté.  » 


VIII 


Je  sais  tout  ce  qu'à  l'àme  enseigne  la  souffrance. 
A  ses  rameaux  divers  j'ai  cueilli  la  science. 
J'ai  grossi  mon  trésor,  chez  toutes  nations, 
De  l'or  accumulé  des  générations. 
J'ai  des  temples  obscurs  approfondi  les  rites, 
Et  les  vertus  des  dieux  dans  leurs  œuvres  écrites 
La  mer  et  le  désert  m'ont  livré  leurs  secrets, 
J'interprète  aux  mortels  la  langue  des  forêts, 
Et  le  vol  des  oiseaux  et  le  pouvoir  des  plantes. 
Je  sais  guider  la  sève  et  les  laves  brûlantes. 
De  la  terre  à  ma  voix  jaillissent  les  métaux, 
Et  mes  enchantements  fécondent  les  troupeaux. 
Les  rebelles  saisons  par  mon  art  conjurées 
Versent  dans  nos  greniers  des  moissons  assurées  : 
La  corne  d'or  se  ferme  et  s'ouvre  à  mon  vouloir. 
Et,  des  rudes  travaux  libre  par  le  savoir, 
Dans  un  empire  heureux  réglé  par  ma  prudence, 
L'homme  s'est  asservi  la  déesse  Abondance. 

«  Les  peuples  m'ont  fait  reine  ;  aux  fins  que  je  prévois, 
Soumis  avec  amour  ils  marchent  à  ma  voix; 


*7 


Ils  accourent  de  loin  sous  mon  sceptre  propice. 

Je  reçois  comme  un  dieu  l'encens  du  sacrifice. 

La  mer  avec  respect  berce  mes  pavillons 

Et  le  désert  vaincu  conserve  mes  sillons. 

Quand  je  veux  parcourir  mon  empire  sans  bornes, 

Les  grands  chevaux  marins,  les  tritons,  les  licornes, 

Les  monstres  écailleux,  hôtes  des  grandes  eaux, 

Vites  comme  un  regard  entraînent  mes  vaisseaux. 

Les  aigles,  les  griffons  me  portent  dans  les  nues, 

Cueillir  les  rares  fleurs  des  cimes  inconnues; 

Et  l'épaisseur  des  bois  s'ouvre  devant  mes  chars 

Traînés  par  des  lions  et  par  des  léopards. 

Ma  sagesse  a  conquis  la  royauté  des  êtres, 

Et  mes  désirs  partout  se  promènent  en  maîtres. 

Tout  objet  qu'ici-bas  ont  aperçu  mes  yeux 

Vient  s'offrir  à  mes  mains,  quand  j'ai  dit  :  Je  le  veux. 

«  Reine  du  monde,  hélas!  d'esclaves  entourée. 
Je  porte  avec  douleur  ma  pauvreté  dorée. 
Dans  la  satiété  tous  mes  désirs  sont  morts; 
Une  autre  faim  me  ronge  au  sein  de  mes  trésors... 
Le  vide  est  dans  mon  âme...  à  la  place  où  l'on  aime  ; 
Et  je  sens  qu'il  me  manque  une  part  de  moi-même. 
C'est  l'invisible  époux,  c'est  le  jardin  natal, 
Les  intimes  douceurs  du  baiser  nuptial, 
Avec  dieu  de  ma  flamme  un  rayonnant  échange, 
De  nos  amours  sans  fin  l'extatique  mélange  ! 
Oh  !  viens,  époux  sacré,  dieu  recelé  partout, 
Dieu  qui  reste  à  trouver  après  que  l'on  a  tout! 
Oh  !  viens  me  délivrer  d'un  bonheur  qui  me  pèse; 
Viens  assouvir  d'amour  mon  cœur  que  rien  n'apaise  ! 
Viens  !  toute  soif  humaine  est  un  pâle  désir 
Près  des  tourments  du  cœur  qui  cherche  à  te  saisir.» 


PSYCHE. 


Comme  des  flots  rongeurs  qui  tourmentent  leurs  grèves, 
Psyché  dans  son  esprit  sentait  gronder  ces  rêves. 

Elle  marche  à  pas  lents  dans  ses  vastes  jardins, 
Qui  du  bord  de  la  mer  élèvent  par  gradins 
Jusqu'aux  neiges  des  monts  leur  haut  amphithéâtre  ; 
Ils  dominent  au  loin  sur  la  plaine  bleuâtre, 
Où  le  frais  clair  de  lune  en  nappes  surnageant, 
Tombe  de  cime  en  cime  en  cascade  d'argent, 
Et  verse  avec  ses  flots  sur  les  vagues  prochaines 
L'ombrage  projeté  des  cèdres  et  des  chênes. 

Les  aigles,  les  chevaux,  les  lions  familiers, 
Sous  l'abri  du  sommeil  sont  rentrés  par  milliers  ; 
Et  le  chœur  des  oiseaux  s'endort  entre  les  branches 
D'où  sa  voix  saluait  la  nuit  aux  clartés  blanches. 
Le  flot  demi-gonflé  bat  doucement  ses  bords. 
Au  marbre  d'un  balustre  appuyant  son  beau  corps, 
La  reine  se  pencha  :  ses  yeux,  plongeant  sur  l'onde 
Et  montant  tour  à  tour  vers  la  voûte  profonde 
Où  des  astres  charmants  luit  la  sérénité, 
Visitaient  l'azur  calme  et  l'azur  agité. 


«  Habite-t-il  là-haut  vos  palais  sans  limites? 
S'est-il  posé  sur  vous,  blanches  étoiles,  dites  ? 
Vous  brillez  avec  calme  et  sans  feux  éclatants, 
Sous  un  front  sans  désirs  comme  des  yeux  contents, 
Une  si  douce  paix  vous  berce  et  vous  décore, 
Que  votre  âme,  ô  clartés  !  le  possède...  ou  l'ignore. 
«  Et  toi,  fier  Océan,  tu  ne  demandes  rien  ; 
Tes  flots  n'ont  pas  la  paix  du  flot  aérien  : 


«9 


Mais  ce  qui  trouble  ainsi  ta  face  révérée, 

Ce  n'est  pas  le  désir,  c'est  Notus  ou  Borée  ! 

Et  vous  qui  sur  mon  front  versez  l'ombre  et  l'odeur, 

Grands  cèdres,  du  désir  connaissez-vous  l'ardeur, 

L'ardeur  de  l'infini  dont  j'ai  l'âme  embrasée  1 

L'été,  vous  invoquez  la  pluie  et  la  rosée  ; 

Mais  le  tour  du  soleil  ne  s'achève  jamais 

Sans  que  l'aube,  de  pleurs  inondant  vos  sommets, 

Ne  calme  en  vous  les  soifs  que  je  garde  éternelles. 

«  Quand,  repu  de  la  chair  des  faons  et  des  gazelles, 

A  l'ombre  des  palmiers  tu  t'étends,  ô  lion  ! 

Nulle  faim  dans  ton  cœur  ne   met  plus  l'aiguillon. 

Dans  la  saison  d'hymen,  quand  ta  fauve  compagne 

A  tes  rugissements  descend  de  la  montagne, 

Nul  désir  ne  survit  à  vos  amours  brûlants  ; 

Sur  le  sable  mobile,  affaissé  sous  tes  flancs, 

Tu  croises  tes  grands  pieds,  et  tu  t'endors  sans  rêve. 

«  Partout  où  mon  regard  sur  ta  face  se  lève, 

O  nature  !  partout  des  êtres  satisfaits  ! 

Moi  seule,  consumée  en  d'impuissants  souhaits, 

Poursuivant  de  travaux  et  de  douleurs  sans  nombre 

Un  hymen  impossible,  un  dieu,  peut-être  une  ombre  ! 

Oh  !  que  je  porte  envie  à  ta  sérénité  ! 

Donne-moi  l'ignorance,  et  prends  ma  royauté. 

Car  tu  ne  connais  pas,  ô  nature  paisible, 

Mon  supplice  éternel,  l'amour  de  l'invisible  !  » 

LES    CÈDRES . 

«  Notre  ombre  qui  t'embaume,  ô  belle  reine  en  pleurs  ! 
Nos  fronts  chargés  d'oiseaux,  nos  pieds  couverts  de  fleurs, 


9° 


Des  vents  en  nos  rameaux  la  mélodie  errante, 
La  calme  ascension  de  la  sève  odorante, 
Et  l'aurore  couvrant  nos  feuilles  de  saphirs, 
Nous  échangerions  tout  contre  un  de  ces  désirs  ! 

«  Il  est  donc  quelque  part  un  dieu,  puisque  tu  l'aimes, 
Qui  dépasse,  ô  Psyché  !  tes  beautés  elles-mêmes  ; 
Un  être  plus  puissant  qui  verse  autour  de  soi 
Plus  de  grâce  et  de  vie  et  plus  d'amour  que  toi  ! 

«  La  terre  t'appartient,  et  chaque  homme  t'adore  ; 
Toi  qui  peux  concevoir  plus  de  bonheur  encore  ; 
Qui  rêves  d'un  soleil  à  nous  autres  voilé, 
Tu  te  plains  du  désir  qui  te  l'a  révélé  ! 

LES    LIONS. 

«  Il  est  des  jours,  la  proie  étant  grasse  et  nombreuse, 
La  lionne  à  nos  pieds  rugissant  amoureuse, 
Et  nous  devant  un  antre  assis,  l'œil  grand  ouvert, 
Un  vertige  nous  vient  sur  le  vent  du  désert  ; 
Et  comme  pour  y  suivre  une  chasse  inconnue, 
Sur  la  montagne  ombreuse  ou  sur  la  plaine  nue, 
Nous  courons,  inquiets,  hérissés  et  tremblants  ; 
Un  aiguillon  secret  s'enfonce  dans  nos  flancs  ; 
Comme  si  l'horizon  qui  brille  et  qui  flamboie 
De  son  immensité  nous  destinait  la  proie.  » 

l'océan. 

«  Le  chœur  universel,  de  l'astre  à  la  fourmi, 
O  reine  1  à  tes  regards  paraît  donc  endormi  ; 


91 


Nul  espoir  ne  l'émeut,  et  la  torpeur  enchaîne 
Cet  aveugle  troupeau  sans  désir  et  sans  haine  !... 

c  Ah!  tu  ne  vois  donc  pas  vers  un  but  ignoré, 
Mais  qu'il  aime  pourtant,  chaque  flot  attiré? 
La  flamme  du  désir  dans  les  flots  même  habite. 
Tu  n'as  donc  pas  compris  mon  grand  sein  qui  palpite, 
Et  tordus  de  douleurs,  mes  bras  ambitieux 
Comme  ceux  des  Titans  se  dressant  vers  les  cieux? 

«  Le  désir,  le  désir  est  au  fond  de  chaque  être, 
De  la  création  l'amour  est  le  seul  maître, 
L'amour  qui  nous  défend  de  l'immobilité  ! 
Le  plus  voisin  du  but  est  le  plus  agité. 
Après  sa  chute,  ainsi,  plus  la  terre  est  prochaine, 
Plus  rapide  y  descend  le  gland  tombé  du  chêne. 

a  L'époux  vient,  il  est  proche,  ô  reine  !  et  c'est  pourquoi 
Le  désir  qu'il  allume  est  si  brûlant  chez  toi. 
D'un  dieu,  d'un  dieu  puissant,  ô  l'amante!  ô  l'élue! 
Pour  ton  bonheur  certain,  reine,  je  te  salue  !  » 


LES    ETOILES. 

«  Il  a  posé  sur  nous  ses  pieds  ambrosiens, 

Et  souvent  nos  rayons  s'allument  dans  les  siens  ; 

Sur  l'éther  lumineux,  il  nage  d'ile  en  île, 

Et,  sur  nos  flancs  assis,  voit  flotter  ton  asile. 

Tu  vantes  de  nos  fronts  la  tranquille  clarté, 

C'est  un  pale  reflet  de  sa  sérénité; 

Car  ton  époux  sacré  nous  cultive  et  nous  aime. 

Mais  son  plus  doux  attrait,  mais  son  amour  suprême, 


9* 


C'est  toi,  jeune  Psyché,  toi  qu'à  travers  les  pleurs, 
Il  attire  vers  lui  jusqu'aux  mondes  meilleurs  ; 
A  toi  son  être  entier,  toi  l'amante  et  l'épouse  I 
Chaque  étoile  de  vous,  belle  reine,  est  jalouse  ! 
Mais  dans  l'heureux  hymen  qui  doit  fleurir  toujours, 
Ah  !  nous  serons  au  moins  le  lit  de  vos  amours.  » 


«  Sur  le  seuil  nuptial  la  nature  est  assise; 
Elle  attend  comme  toi  l'heure  encore  indécise  ; 
Franchissant  sur  tes  pas  le  suprême  degré, 
Elle  possédera...  car  elle  a  désiré! 

«  La  vie  aux  premiers  jours  coulait  heureuse  et  lente  ; 
L'air  ne  dévorait  pas  la  sève  dans  la  plante; 
L'Océan  reposait  paisible  comme  toi. 
Sans  poursuivre  l'amour  chacun  l'avait  en  soi  ; 
Et  tout  être,  endormi  dans  sa  fraîche  innocence, 
De  l'aspiration  ignorait  la  souffrance. 

«  Les  fontaines  de  miel  et  les  ruisseaux  de  lait 
Suffisaient  en  ce  monde  où  le  cœur  seul  parlait. 
La  terre  encore  enfant,  de  sa  sève  enivrée, 
Des  flots  de  l'inconnu  n'était  pas  altérée; 
Nul  n'y  rêvait  encore  excepté  toi,  Psyché, 
Par  delà  le  bonheur  un  plus  grand  bien  caché. 
Le  désir  dans  le  monde  est  entré  par  ton  âme; 
La  douleur  a  germé  dans  les  flancs  de  la  femme  ; 
Tes  mains  ont  dérobé  pour  nous  le  feu  fatal, 
Et  depuis  ce  moment  nous  souffrons  de  ton  mal. 


93 


«  Tu  crois  que  ce  beau  front  qu'au  ciel  ainsi  tu  lèves 
A  seul  l'ambition  et  le  tourment  des  rêves  ; 
Que  tes  yeux,  6  Psyché  !  connaissent  seuls  les  pleurs, 
Que  toi  seule  as  le  don  des  sublimes  douleurs!... 
Tes  larmes  en  tombant  se  mêlent  à  bien  d'autres. 
Tes  soupirs  n'ont-ils  pas  leur  écho  dans  les  nôtres, 
Et  n'échanges-tu  pas,  en  mille  accords  divers, 
La  tristesse  et  la  joie  avec  tout  l'univers? 

«  D'où  viennent  l'ennui  vague  et  les  plaintes  sans  causes 
Qui  naissent  dans  ton  sein  du  seul  aspect  des  choses, 
Reine?  en  tes  plus  beaux  jours  la  brise  a  bien  des  fois 
Séché  des  pleurs  amers  qui  coulaient  à  sa  voix; 
Et  nos  vieilles  forêts  ont  répété  sans  nombre 
Tes  longs  gémissements  éclos  sous  leur  grande  ombre. 
Si  ce  monde  est  lui-même  insensible,  oh  !  comment 
A-t-il  pu  de  ton  cœur  hâter  le  battement? 

«  Mais  l'univers  visible  est  un  frère  qui  t'aime  ; 

Il  gravite  où  tu  vas,  votre  source  est  la  même  ; 

Ta  voix  l'a  réveillé  de  son  sommeil  ancien, 

Par  ton  propre  désir  il  a  connu  le  sien. 

De  toi  lui  vient  le  mal,  mais  aussi  la  lumière. 

Toi  par  qui  nous  souffrons,  c'est  par  toi  qu'il  espère  ; 

Ce  qu'a  fait  ton  orgueil,  ton  amour  le  guérit, 

Et  c'est  pour  ta  beauté  que  l'époux  nous  sourit.  » 

Les  grands  lions,  ainsi,  la  forêt  solennelle, 

Et  le  sage  Océan  rêvant  d'un  dieu,  comme  elle, 

Et  les  autres  disaient  :  L'être  n'est  que  désir  ! 

Mais  la  reine  à  leur  chant  répond  par  un  soupir  ; 


94 


En  elle  avec  l'espoir  l'impatience  augmente. 
Elle  accuse  l'époux,  et  prie,  et  se  lamente. 


«  Viens,  c'est  le  jour  ;  plus  tard,  tu  m'auras  vu  mourir. 
Verse  en  moi  ton  haleine,  ou  mon  sang  va  tarir; 
Viens  arracher  mon  âme  à  sa  prison  brûlante. 
Oh  !  pour  un  fiancé  que  ta  venue  est  lente  ! 
Ce  trône,  ce  pouvoir,  ces  trésors  tant  prisés, 
Toute  la  terre,  enfin,  pour  un  de  tes  baisers! 
Qu'y  ferais-je  sans  toi  d'une  vie  inféconde! 
C'était  pour  te  chercher  que  j'ai  conquis  ce  monde. 
J'y  manque  d'air,  6  dieu  !  viens  et  délivre-moi  : 
Viens,  amour,  il  me  faut  ou  le  néant  ou  toi  !  » 

Elle  dit,  et  son  front  vaincu  par  le  pensée 

S'incline,  et  se  revêt  d'une  pâleur  glacée. 

Son  corps,  de  ses  désirs  trop  fragile  instrument, 

S'affaisse  sous  son  poids,  privé  de  sentiment; 

Et,  telle  on  voit  d'albâtre  une  frêle  statue 

Dans  les  épais  gazons  par  l'orage  abattue, 

Ou  tel  un  cygne  atteint  d'une  flèche  en  son  vol, 

Telle,  à  travers  les  fleurs,  elle  gît  sur  le  sol. 


EPILOGUE 


V^L"  e  l  sentier,  unissant  les  sphères  l'une  à  l'autre, 
Jusqu'au  monde  idéal  mène  au  sortir  du  nôtre? 
Quel  vent  souffle  du  ciel  pour  aider  notre  essor 
Sur  les  degrés  divers  de  cette  échelle  d'or? 
Comment,  sans  se  confondre,  atteignant  jusqu'au  maître, 
Se  touchent  les  anneaux  de  la  chaîne  de  l'être  ?... 
Je  ne  sais!  Qui  dira  comment  l'être  est  éclos, 
Comment  au  sein  du  vide  a  germé  le  chaos?... 

Qui  sait  d'où  tu  venais  quand  la  jeune  nature, 
Déployant  sous  tes  pieds  sa  robe  de  verdure, 
Amena  ses  enfants  rangés  autour  de  toi, 
Te  saluer  en  chœur  comme  on  salue  un  roi  ? 
Loin  de  ce  dieu  qui  t'aime  et  qui  te  frappe  encore, 
Que  fais-tu  sur  la  terre,  ô  Psyché?...  je  l'ignore. 

Mais  j'en  crois  le  concert  des  peuples  et  des  temps 
Par  qui  Dieu  se  révèle  en  signes  éclatants  ; 
J'en  crois  aussi  la  voix  de  ce  verbe  suprême 
Qui  parle  irrésistible  au  dedans  de  moi-même; 
Qui  siège  au  fond  des  cœurs  comme  dans  sa  maison, 
Illuminant  tout  homme  à  travers  la  Raison. 


96 


PSYCHK. 


Il  est  dans  l'avenir  des  régions  meilleures 
Où  l'amour  à  Psyché  prépare  des  demeures  ; 
Pour  m'attirer  à  lui  ce  dieu  me  tend  la  main. 
Un  asile  de  paix  attend  le  genre  humain. 

Oui,  malgré  nos  douleurs,  nos  ténèbres,  nos  crimes, 

Malgré  la  pesanteur  des  passions  infimes, 

Et  les  temples  détruits,  et  le  mal  triomphant, 

Et  l'ironie  allant  du  vieillard  à  l'enfant, 

Et  la  haine  qui  gronde  au  fond  de  nos  poitrines, 

Et  le  monde  ébranlé  par  le  vent  des  doctrines, 

Et  le  Sphinx  maître  encor  du  secret  redouté, 

Du  mot  de  l'univers,  je  n'ai  jamais  douté  ! 

Les  âmes  et  les  eaux  prennent  diverses  routes, 
Mais  au  même  océan  elles  arrivent  toutes  ; 
Leur  cours  est  lent  parfois,  mais  il  ne  s'en  perd  rien  ; 
En  traversant  le  mal,  nous  marchons  vers  le  bien. 
Le  bien  de  toute  chose  est  la  source  et  le  terme. 
Chaque  homme  du  bonheur  en  soi  porte  le  germe. 
Oui,  l'éternel  principe  à  qui  tout  fait  retour, 
La  cause  de  la  vie  et  sa  fin,  c'est  l'amour  ! 

Repose-toi,  Psyché!  Le  dieu  que  tu  supplies 
A  compté  le  trésor  des  œuvres  accomplies; 
C'est  à  lui  de  descendre  et  de  te  consoler. 
Le  désir  t'a  conduit  jusqu'où  tu  peux  voler. 

Nul  du  monde  où   tu  vas  ne  peut  franchir  la  porte 
Sans  qu'une  main  d'en  haut  le  saisisse  et  l'emporte  ; 
Goûte  enfin  le  repos!  Laisse,  oubliant  l'effort, 
Ton  âme  s'incliner  sur  les  bras  de  la  mort. 


97 


Déjà  pour  t'enleva  au  sein  des  harmonies, 

L'époux  a  déployé  ses  ailes  infinies. 

L'invisible  s'avance  et  t'ouvre  son  séjour. 

Le  ciel  que  tu  perdis  t'est  rendu  dès  ce  jour; 

Car  ton  coeur,  ô  Psyché  !  sut  bien  remplir  sa  tache 

De  souflrir  sans  blasphème  et  d'aimer  sans  relâche. 

Prends  courage,  ô  mon  âme  !  et  marche  jusqu'au  soir  ; 
Pour  atteindre  le  but,  il  suffit  de  vouloir. 
Le  désir,  le  désir  survivant  à  la  tombe, 
Continue  à  monter  quand  notre  corps  y  tombe. 
Va  donc  comme  Psyché  vers  l'éternel  amant; 
Cours  au-devant  de  Dieu  jusqu'à  l'épuisement. 
Au  seuil  d'un  autre  monde  où  la  route  s'achève, 
Dieu  fait  souffler  sur  nous  un  vent  qui  nous  enlève, 
Et  l'homme,  enfin  tiré  de  la  nuit  et  du  mal, 
Joyeux  et  pur  s'éveille  au  sein  de  l'idéal. 


LIVRE    TROISIÈMfc 


ARGUMENT 


L    OLYMPE    OU    LE    CIEL. 

UNION    DE    L'AME    HUMAINE    AVEC   DIEU 

DANS    UNE    AUTRE    VIE. 


L'abstnct  de  Psyché  attriste  l'Amour  son  époux  et  fait  un 
vide  dans  le  ciel.  —  Éros  vient  supplier  le  pire  des  dieux  de 
mettre  un  terme  aux  épreuves  et  à  Texil  de  l'âme  à  laquelle  il 
doit  s'unir  éternellement.  —  Le  dieu  médiateur,  au  moment 
de  la  désobéissance  de  Psyché,  avait  laissé  tomber  la  première 
larme  versée  par  un  immortel.  —  //  pleure  de  nouveau,  quoi- 
que dieu;  il  a  expié  lui-même  Ut  faute  de  celle  qu'il  aime  en 
acceptant  sa  part  des  douleurs  de  l'exil.  —  Les  Grâces,  ces 
augustes  messagères  des  suppliants,  filles  de  la  Piété,  personni- 
fication du  plus  doux  attribut  de  la  nature  divine,  la  clémence, 
les  Grâces  prient  à  leur  tour  pour  Psyché.  —  Elles  révèlent  le 
sens  de  la  faute  primitive;  elles  expliquent  cette  déchéance  si 
amèrement  expiée.  —  Par  la  première  faute,  l'homme,  se  déta- 
chant de  l'être  infini  et  prenant  conscience  de  lui-même,  a  passé 
de  l'immobilité  dans  le  mouitment  ascensionnel  de  la  vie.  —  La 


douleur  était  nécessaire  à  la  formation  de  la  personnalité  de 
l'âme  humaine,  à  cette  éwlution  sublime  qui  défait  ramener 
l'humanité  dans  le  sein  de  Dieu,  comme  un  être  distinct,  comme 
une  nouvelle  personne  admise  à  participer  à  la  félicité  infinie. 
—  Les  dieux,  à  leur  tour,  racontent  comment  ils  ont  désiré  cet 
hymen  du  ciel  et  de  la  terre  figuré  par  leurs  amours  avec  les  filles 
des  hommes.  —  Lorsque  le  Père  tout-puissant  sortit  de  son  repos 
éternel,  il  y  fut  conduit  par  un  motif  d'amour,  car  l'amour  est 
le  motif  essentiel  de  l'infini.  —  L'union  de  Psyché  et  d'Eros,  de 
l'homme  avec  Dieu,  est  nécessaire,  en  quelque  sorte,  pour  com- 
pléter l'être  et  parfaire  l'infini.  —  fupiter  consent  au  retour  de 
l'âme  dans  le  ciel,  à  la  réunion  des  époux  mystiques.  —  Mais 
l'âme  ne  saurait  remonter  dans  le  ciel  par  ses  propres  forces  et 
sans  un  médiateur  divin  :  Eros  descend  sur  la  terre  et  rapporte 
dans  ses  bras  Psyché  évanouie.  —  Les  noces  se  célèbrent  dans 
l'Ol\mpe.  —  Les  Muses  font  entendre  le  chant  nuptial.  —  Au 
lieu  de  la  première  lampe,  pâle  et  furth'e,  un  astre  immortel 
inonde  de  lumière  la  couche  de  l'hymen  condamné  jadis  à  l'obscu- 
rité. —  Hymne  de  Psyché  :  Bénie  la  première  faute  !  felix  culpa  ! 
bénie  la  curiosité  aujourd'hui  satisfaite  par  la  vérité  infinie; 
béni  le  désir  assouvi  dans  l'amour  éternel.  — La  mort  est  bénie, 
car  elle  a  donné  naissance  à  la  résurrection  ;  la  vie  de  la  résur- 
rection est  plus  belle  que  la  vie  d'avant  la  mort.  —  De  l'hymen 
d'Eros  et  de  Psyché,  la  Volupté  naquit  dans  l'Olympe.  —  Le 
bonlxur  infini  est  engendré  par  l'union  de  l'âme  et  de  l'idéal, 
par  le  retour  de  l'humanité  au  sein  de  Dieu.  —  Les  divinités 
exilées  rentrent  dans  l'Olympe.  L'hymne  universel  célèbre  la  vie 
bienheureuse  et  l'anéantissement  du  mal. 


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In  sommet  inconnu  même  aux  regards  de  l'aigle, 
Une  belle  cité  dont  l'amour  est  la  règle, 
Où  le  parlait  accord  résonne  à  tous  moments. 
Où  la  paix  en  un  seul  fond  tous  les  éléments, 
En  son  immensité  riante  et  constellée, 
Voit  des  dieux  immortels  la  sereine  assemblée. 

Au  bord  des  puits  sacrés,  sources  des  grandes  eaux, 
Là,  des  arbres  vivants  étendent  leurs  rameaux  ; 
De  leurs  fruits  lumineux  et  des  parfums  qu'ils  versent, 
Jusqu'au  fond  des  vallons  les  germes  se  dispersent. 
Là,  les  astres  errant  avant  de  flamboyer 
Allument  leurs  rayons  à  l'étemel  foyer; 
L'être  à  flots  abondants  qui  jaillit  de  ce  centre 
Sans  cesse  à  flots  égaux  comme  à  son  terme  y  rentre. 

Là,  tournent  gravement,  d'un  pas  mélodieux, 

Les  heures  mesurant  les  voluptés  aux  dieux; 

Et  les  pieds  des  Saisons  dessinent  avec  elles 

Les  contours  variés  des  danses  éternelles. 

Chaque  Muse  à  son  tour  de  ces  groupes  charmants 

Soumet  aux  rhythmes  saints  les  joyeux  mouvements, 


Sur  trois  modes  divers  régis  par  les  trois  Grâces. 
Un  chœur  de  dieux  bondit  et  chante  sur  leurs  traces  ; 
D'autres  lancent  au  loin  ou  le  disque  ou  les  traits; 
D'autres,  dans  les  détours  des  ombrages  secrets, 
De  leur  amour  fécond  enivrent  les  déesses; 
Et  tout,  les  jeux,  les  chants,  les  danses,  les  caresses, 
Observant  des  accords  les  souriantes  lois, 
De  mille  bruits  réglés  ne  forme  qu'une  voix. 
Parfois  jusqu'aux  humains  la  musique  suprême 
Arrive  en  se  voilant  à  travers  quelque  emblème, 
Pour  rendre  aux  cœurs  dans  l'ombre  ici-bas  engloutis 
L'espoir  des  lieux  sacrés  dont  nous  sommes  sortis. 

Après  les  jeux  finis,  et  la  luttfe'  et  la  course, 
Et  les  bains  odorants  pris  à  leur  tiède  source, 
La  splendeur  du  banquet  rappelle  au  loin  les  dieux 
Dans  les  palais  d'airain  aux  frontons  radieux, 
Où,  gravant  le  récit  des  saintes  origines, 
Vulcain  sculpta  dans  l'or  les  histoires  divines, 
Et  les  lois  de  l'augure  et  l'antique  Destin 
Oui  règne  sur  l'Olympe  invisible  et  certain. 

A  sa  place  choisie  et  qui  jamais  ne  change 

Aux  pieds  du  souverain,  là  chaque  dieu  se  range 

Dans  un  cercle,  et  s'étend  sur  l'ivoire  des  lits 

Oue  la  pourpre  ondoyante  inonde  de  ses  plis. 

Des  dieux  la  soif  est  grande  ;  il  faut,  pour  y  suffire, 

Ou'un  breuvage  immortel  des  cuves  de  porphyre 

Jaillisse  par  torrents  dans  le  vase  d'Hébé. 

Chacun  dans  le  nectar  de  cette  urne  tombé 

Boit  aux  coupes  d'onyx  l'éternelle  jeunesse. 

Ouand  la  soif  est  calmée,  avant  qu'elle  renaisse, 


io3 


Kecommence  le  chant;  car  le  chant  créateur 

Est  le  devoir  des  dieux,  comme  il  est  leur  bonheur. 

De  son  siège  plus  haut,  du  ciel  centre  immobile 

D'où  rayonne  à  longs  traits  une  clarté  subtile, 

Le  roi  voyait  s'unir,  sous  ses  yeux  adorés, 

Les  couples  bienheureux  par  lui-même  engendrés. 

Sur  tous  ces  fronts  divers,  pleins  d'une  même  grâce, 

Père,  il  a  reconnu  les  beautés  de  sa  face. 

Un  sourire  charmant,  dont  l'Olympe  a  relui, 

Du  dieu  passe  à  ses  fils,  et  de  ses  fils  à  lui. 

La  terre  en  a  sa  part  ;  la  moisson  printanière 

Sent  d'un  soleil  plus  chaud  abonder  la  lumière, 

Lui  cependant,  selon  qu'ordonne  le  Destin, 

Se  complaît  avec  eux  au  glorieux  festin  ; 

Et  son  jeune  échanson  lui  verse  à  fantaisie 

Le  nectar  qui  fait  vivre  et  la  douce  ambroisie. 

Mais  une  place  est  vide  au  cercle  tout-puissant  : 

Les  yeux  des  immortels  semblent  chercher  l'absent, 

Et  le  festin  languit,  et  la  joie  est  moins  vive; 

Le  roi  même,  inquiet,  demande  ce  convive; 

Car  dès  que  son  sourire  à  l'Olympe  est  ôté, 

Le  front  de  tous  les  dieux  perd  sa  sérénité. 

En  de  communs  transports,  c'est  lui  qui  les  rallie  ; 

Par  lui  l'urne  d'Hébé  d'ivresse  est  mieux  remplie  ; 

Il  est  l'âme  du  chant;  sans  lui  meurent  les  jeux; 

La  douceur  des  parfums  pleut  de  ses  blonds  cheveux. 

Ouvrant  des  voluptés  les  sources  recelées, 

Il  fait  épanouir  les  déesses  voilées. 

Par  lui  peuplant  la  terre,  et  la  mer  et  le  ciel, 

La  vie  émane  à  flots  du  père  universel; 


104 


C'est  lui  par  qui  l'on  aime  et  par  qui  l'on  féconde, 
Ëros,  le  jeune  dieu,  charme  éternel  du  monde. 

Au  banquet  des  heureux  pourquoi  manquer  ainsi? 

Cluel  rêve  aux  bords  lointains  t'emporte,  ou  quel  souci 

T'égare  chaque  jour,  muet  et  solitaire, 

Des  sommets  de   l'Olympe  aux  vallons  de  la  terre? 

Sous  nos  joyeux  lambris,  où  tu  pleures  souvent, 

On  te  voit  revenir  le  front  pâle  et  rêvant. 

Bien  des  yeux  de  déesse  en  vain  t'offrent  leur  flamme. 

De  terrestres  amours  ont-ils  blessé  ton  âme? 

De  tes  ennuis,  Ëros,  tu  peux  nous  faire  aveu; 

Quelle  mortelle  ainsi  peut  attrister  un  dieu  ? 

Mais  c'est  la  destinée,  et,  tout  dieux  que  nous  sommes, 

Notre  cœur  en  subit  la  loi  comme  les  hommes, 

Ces  mots  erraient  mêlés  au  bruit  des  urnes  d'or; 

Et  le  nom  de  l'Amour  retentissait  encor, 

Quand  celui  dont  les  dieux  invoquaient  la  présence 

Apparut.  Sa  douleur  commandait  le  silence. 

Il  entre,  et  nul  regard  n'est  cherché  par  le  sien, 

Traverse  avec  lenteur  le  cercle  olympien, 

Et  marche  au  roi  des  dieux,  dont  l'auguste  visage 

D'un  sourire  à  son  fils  a  jeté  le  présage. 

Le  blond  adolescent,  sur  son  arc  appuyé, 

Pâle,  et  baissant  son  front  de  pleurs  mal  essuyé, 

Lève  enfin  ses  yeux  bleus  auxquels  rien  ne  résiste, 

Et  mêlant  de  soupirs  une  voix  douce  et  triste  : 

«  O  père!  n'est-ce  pas  l'heure  d'être  clément? 
D'un  regard  si  rapide,  hélas  !  et  si  charmant, 
Psyché,  par  tant  de  pleurs  et  par  tant  de  constance, 
N'a-t-elle  pas  assez  expié  l'imprudence, 


10) 


Et  payé  d'un  grand  prix,  selon  vos  saints  décrets, 
L'orgueil  prématuré  d'un  dieu  vu  de  trop  près  ? 
Des  larmes  de  ce  dieu  la  richesse  immortelle 
N'a-t-elle  pas  baigné  le  ciel  même  pour  elle  ? 

«  Ah  !  c'est  le  temps  de  rendre  à  ce  cœur  éprouvé 
Son  époux  et  l'Olympe,  à  l'amour  réservé. 
Fidèle  à  cet  hymen  qu'elle  connut  à  peine, 
A  travers  les  douleurs  de  sa  carrière  humaine, 
Son  souvenir  jamais  n'abjura  l'idéal. 
Pleurant  l'amant  perdu  plus  que  son  propre  mal, 
Sous  ses  haillons  d'esclave  ou  sa  pourpre  splendide, 
Son- cœur  en  a  toujours  gardé  la  place  vide; 
Et  les  trésors  qui  font  tout  homme  ambitieux, 
Sans  effleurer  son  âme,  ont  passé  sous  ses  yeux. 


«  Dans  l'Olympe  avec  moi  permets  donc  qu'elle  habite, 
Et  que  le  lit  d'hymen,  d'où  l'épouse  est  proscrite, 
De  son  lin  parfumé  lui  rouvrant  les  douceurs, 
Pour  nous  en  ces  jardins  se  dresse  entre  les  fleurs. 
Qu'elle  goûte  au  nectar  que  les  déesses  boivent  ; 
Que  la  danse  et  le  chant  et  les  jeux  la  reçoivent  ; 
Sa  voix  et  sa  beauté  la  font  digne  du  ciel  : 
Elle  n'y  rompra  pas  l'accord  universel. 

«  Si  donc  je  suis  ta  vie  et  ta  joie,  ô  mon  père  ! 
Et  du   grand  chœur  des  dieux  le  charme  nécessaire  ; 
Si  leur  puissance  augmente  alors  que  je  souris, 
Et  si  l'Amour  absent,  le  ciel  même  est  sans  prix, 
O  père  !  et  vous,  ô  dieux  !  pour  que  l'Amour  vous  reste, 
Recevez  à  jamais  dans  l'empire  céleste 


"4 


io6 


Cette  âme  qui  m'implore,  et  qui  m'a  pour  tout  bien 
Car  un  nœud  immortel  lia  mon  être  au  sien.  » 


Il  dit,  et,  quoique  dieu,  supplie  avec  des  larmes. 

Trois  sœurs  aux  fronts  divers,  mais  égales  en  charmes, 
Parurent  après  lui.  Des  tissus  clairs  et  blancs 
Voilent  de  plis  légers  leur  sein  chaste  et  leurs  flancs, 
Et  chaque  mouvement  de  leurs  pas  mélodiques 
Décèle  une  beauté  dans  leurs  formes  pudiques. 
D'une  voix  qui  se  glisse  et  vibre  au  fond  des  cœurs, 
Voici  ce  que  disaient  les  Grâces,  ces  trois  sœurs  : 

«  O  dieu,  père  des  dieux,  qui  seul  n'as  pas  d'ancêtres, 
Rouvre  à  l'âme  ce  sein,  source  et  terme  des  êtres  ; 
Rappelle  à  nous  Psyché  ;  nous  qui  vivons  en  toi, 
A  tes  embrassements  nous  l'offrirons,  ô  roi  I 

«  Tu  la  laisseras  boire,  au  bout  de  ses  épreuves, 
Dans  les  flots  du  nectar  où  toi-même  t'abreuves  : 
Car  ton  cœur  est  ouvert  à  notre  œil  filial  : 
Nous  savons  le  vrai  sens  de  la  vie  et  du  mal. 
L'homme  encourut-il  donc  ta  haine  et  ta  vengeance, 
Lorsqu'au  prix  des  douleurs  il  conquit  la  science  ; 
L'ardeur  de  voir  son  dieu,  ce  désir  infini, 
D'un  supplice  éternel  doit-il  être  puni  ? 

«  Pourquoi  donc  mettre  en  eux  cette  soif  de  connaître, 
Et  ce  besoin  d'amour,  si  tu  devais,  ô  maître  ! 
Frappant  l'humble  mortel,  qui  ne  peut  s'y  ravir, 
Sans  cesse  l'exciter,  et  jamais  l'assouvir? 


L'âme,  en  suivant  sa  loi  par  toi-même  donnée, 
Appela  la  lumière  au  sein  de  l'hyménée. 
Et  qui  donc  façonna  ses  veux  pour  la  clarté, 
Du  baiser  à  sa  lèvre  apprit  la  volupté  ? 
Qui  donc  fit  le  désir  si  profond,  si  sublime, 
Que  le  seul  infini  peut  en  combler  l'abîme  ? 

«  Peut-être  elle  a  touché  l'arbre  avant  la  saison 
Où  le  fruit  du  savoir  est  mur  pour  la  raison  ; 
Son  cœur  vola  trop  tôt  vers  la  suprême  joie  ; 
Il  ne  s'est  pas  du  moins  égaré  dans  sa  voie. 
L'épouse  fut  fidèle,  et  ses  regards  si  doux 
N'étaient  pas  adressés  à  d'autres  qu'à  l'époux  ; 
Et  sa  lampe  indiscrète,  écartant  le  mystère, 
N'a  pas  brillé  du  moins  sur  un  lit  adultère. 


«  A  son  nocturne  hymen  si  bornant  ses  désirs, 
Avec  son  ignorance  acceptant  ses  plaisirs, 
Elle  eût  de  l'âge  d'or  gardé  la  paix  oisive, 
Son  âme  aurait  manqué  le  but  où  tout  arrive, 
Mais  elle  a,  franchissant  chaque  jour  un  degré, 
Suivi  de  tes  desseins  le  mouvement  sacré, 
Et  fait  sa  part  aussi  dans  l'œuvre  créatrice. 
Or  le  temps  est  venu  que  son  labeur  finisse. 

«  Donne-lui  le  bonheur  ;  elle  peut  le  porter. 

Si  la  seule  douleur  enseigne  à  le  goûter, 

S'il  faut  conquérir  l'être  en  un  combat  suprême, 

S'il  faut  avoir  lutté  pour  devenir  soi-même, 

Elle  peut  s'arracher  à  l'épreuve  du  mal, 

Et  rentrer  sans  s'y  perdre  au  sein  de  l'idéal. 


io8 


«  Comme  on  doit  limiter  par  les  contours  du  moule 

La  lave  du  métal  qui  bouillonne  et  qui  coule, 

Pour  imposer  à  l'or  dans  l'argile  arrêté 

La  figure  d'un  dieu,  la  vie  et  la  beauté  ; 

S'il  faut  que  la  souffrance  enveloppe  ainsi  l'âme, 

Qu'une  chair  misérable  enveloppe  sa  flamme, 

Afin  de  condenser  sa  vie  et  son  pouvoir, 

Pour  qu'elle  n'aille  pas,  sans  force  et  sans  vouloir, 

Dans  la  vaste  nature  et  ses  métamorphoses, 

Comme  un  fluide  éther  se  perdre  au  sein  des  choses  ; 

Si  la  douleur  enfin  est  le  moule  sacré 

Pour  cette  humaine  essence  avec  art  préparé, 

Arrache  ta  statue  à  sa  prison  d'argile  : 

Le  métal  dans  sa  forme  est  enfin  immobile, 

O  maître  !  et  près  de  toi,  de  ton  bras  paternel, 

Pose  ta  fille  d'or  sur  un  socle  éternel  I 

«  Reçois,  reçois  cette  âme  ;  elle  te  revient  toute  : 
La  douleur  n'en  a  pas  laissé  perdre  une  goutte. 

«  Sur  un  globe  imparfait,  si  c'est  pour  le  finir, 
Maître,  que  tu  mis  l'âme,  elle  en  doit  revenir  ; 
L'ouvrage  est  achevé  ;  l'ouvrière  est  assise, 
Régnant  sur  la  nature  à  son  pouvoir  conquise. 
Vois  sa  main  égalant  les  merveilles  des  dieux  ; 
Vois  les  lions  domptés,  vois  les  flots  furieux, 
Les  monts  portant  son  joug  sur  leurs  têtes  tranquilles, 
Et  la  lyre  élevant  les  murailles  des  villes. 
Vois  le  doux  olivier,  parmi  les  blés  épais, 
Fleurir  sur  son  passage  avec  l'antique  paix  ; 
Vois  serf  et  maître  unis  dans  la  ronde  sacrée, 
Ainsi  qu'aux  jours  heureux  de  Saturne  et  de  Rhéc. 


PSYCHÉ.  I09 


Vois  aux  sources  du  vrai  l'homme  enfin  s'abreuvant, 
Et  l'accord  fraternel  de  tout  être  vivant. 
C'est  Psyché  qui  marqua  l'univers  de  ton  signe. 
De  l'époux  idéal  par  son  cœur  elle  est  digne  ; 
Sous  ses  doigts  patients  pétri  jusqu'à  ce  jour, 
Maître,  le  monde  a  pris  la  forme  de  l'amour. 
Pour  mériter  l'hymen  qu'interrompit  sa  faute, 
Imaginerais-tu  quelque  offrande  plus  haute  l 

«  O  père!  reçois  donc  Psyché,  la  veuve  en  pleurs. 
Laisse-nous    l'amener,  nous,  les  Grâces  ses  soeurs  ; 
Nous,  tes  plus  purs  rayons;  nous,  filles  du  sourire, 
Du  regard  complaisant  que  cette  âme  a  vu  luire, 
Quand  du  jeune  univers  tu  lui  faisais  le  don, 
Quand  tu  jugeais  ton  œuvre  en  disant  :  Tout  est  bon  1 
Nous  trois  qui,  par  la  main  nous  tenant  sur  tes  traces, 
Secouons  des  parfums  en  tous  lieux  où  tu  passes  : 
Qui  doucement  vers  toi  guidons  les  suppliants  ; 
Qui,  des  belles  vertus,  te  présentons  l'encens  ; 
Nous,  de  tes  dons  sacrés  les  fidèles  courrières, 
Par  qui  la  Pitié  sainte  et  le  chœur  des  Prières 
Au  mode  lydien  ont  cadencé  leur  chant, 
Et  levé  chastement  leur  voile  en  t'approchant  ; 
Nous  par  qui  la  senteur  dans  l'arbre  s'insinue, 
Et  le  tendre  penser  dans  la  vierge  ingénue  ; 
Nous  par  qui  l'âme  aux  yeux  brille  à  travers  le  corps, 
Par  qui  tout  est  rangé  sous  la  loi  des  accords  ; 
Qui  revêtons  le  bien  de  la  beauté  suprême  : 
Nous  les  trois  Charités  qu'on  admire  et  qu'on  aime  !  » 

Et  de  leur  coupe  pleine  oublieux  un  moment, 

Les  dieux  parlaient  aussi  pour  l'amante  et  l'amant. 


«  Ouvrons,  ouvrons  l'Olympe  à  la  belle  mortelle, 
Et  que  le  lit  d'hymen  s'y  prépare  pour  elle  ; 
Qu'Eros  par  ses  baisers  de  l'exil  soit  guéri  ; 
Quand  cet  hôte  est  chagrin  le  ciel  est  assombri. 

«  Quel  Dieu  ne  s'est  troublé  pour  une  vierge  humaine 
Qu'il  vit  porter  l'amphore  au  bord  de  la  fontaine, 
Ou  qu'il  surprit  sans  voile  à  travers  les  roseaux, 
Quand  d'un  pied  rougissant  elle  effleurait  les  eaux, 
Ou  quand  d'une  voix  fraîche  en  ses  vives  cadences, 
Sur  les  gazons  en  fleur  elle  réglait  les  danses  ! 
Qui  n'a  sous  les  lauriers,  et  sous  les  grands  épis, 
Eveillé  d'un  baiser  deux  beaux  yeux  assoupis, 
Et  dormi  dans  la  grotte,  aux  voluptés  ouverte, 
Entre  deux  bras  d'albâtre  et  sur  la  mousse  verte? 

«  Retenu  loin  du  ciel  par  d'amoureux  liens, 
Quel  dieu  n'a  pas  connu  les  champs  helléniens, 
Et  n'a  vu  ni  Tempe,  ni  la  Crète  aux  cent  villes, 
Ni  l'Arcadie  aux  bois  odorants  et  tranquilles, 
Ni  le  frais  Cithéron,  ni  l'Egypte  aux  grands  blés, 
Ni  les  flancs  du  Taygète  en  cadence  foulés  ? 

«  Que  de  fois,  s'égarant  aux  terrestres  montagnes, 
Des  dieux  olympiens  les  volages  compagnes 
Ont  poursuivi  d'amour  les   pasteurs  les  plus  beaux, 
Sous  le  hêtre  chantant  au  milieu  des  troupeaux! 

«  Que  de  fois  un  chasseur,  au  bord  de  l'Ërymanthe, 
Implora  sous  l'ombrage  une  céleste  amante, 
Foulant  ses  javelots  et  son  arc  oubliés  1 
Les  chiens  trouvaient  en  vain  le  pas  des  sangliers; 


Vainement  fleurs  et  fruits  jetés  d'entre  les  saules, 
Atteignaient  le  rêveur  à  ses  brunes  épaules  : 
Négligeant  Amymone  et  le  plaisir  certain, 
Son  cœur  suivait  Diane  et  le  croissant  lointain. 

«  Que  de  fois,  près  du  puits  posant  son  urne  pleine 
Sur  le  métier  oisif  laissant  dormir  la  laine, 
Seule  à  travers  les  bois,  et  s'écartant  des  jeux, 
D'Argos  ou  de  Corinthe  une  fille  aux  doux  yeux, 
Lassant  de  ses  mépris  des  amoureux  sans  nombre, 
Rêva  d'un  jeune  dieu  qu'elle  entrevit  dans  l'ombre  1 

«  Les  enfants  de  la  terre  et  les  enfants  du  ciel 
Se  poursuivent  ainsi  d'un  désir  mutuel. 

«  Le  nectar  coule  à  flots  dans  nos  coupes  divines  ; 
Quel  vin  pareil  mûrit,  ô  terre  !  en  tes  collines  ? 
Et  pourtant,  attirés  de  nos  palais  d'azur, 
Nous  dirigeons  nos  chars  vers  quelque  toit  obscur! 
Hors  des  jardins  féconds  du  céleste  domaine, 
Qui  pousse  ainsi  les  dieux  parmi  la  foule  humaine, 
Et,  quand  le  lit  d'hymen  abonde  en  voluptés, 
Leur  fait  chercher  l'amour  des  terrestres  beautés, 
Soumettre  à  la  douleur  leur  nature  impassible 
Pour  le  cœur  d'un  enfant,  quelquefois  insensible  ; 
Subir  la  faim,  le  froid,  tous  les  travaux  du  corps  : 
Et,  sanglant,  traverser  le  noir  séjour  des  morts? 

«  Sans  doute  du  Destin,  qui  régit  le  ciel  même, 
Cet  attrait  invincible  est  une  loi  suprême. 
Vers  le  séjour  des  dieux  l'homme  aspire  d'en  bas, 
Et  vers  l'homme  en  secret  les  dieux  portent  leurs  pas. 


Par  un  désir  pareil  nos  races  attirées 
Doivent-elles  toujours  être  ainsi  séparées  ? 

■  Sans  doute,  pour  un  temps,  l'homme  triste  et  banni, 
Comme  nous  lui  manquons,  manque  à  notre  infini; 
Et  votre  hymen,  Éros,  est  attendu  peut-être, 
Pour  peupler  tout  le  ciel  et  pour  parfaire  l'Être. 
A  l'accord  idéal  du  chant  olympien, 
L'homme,  pour  l'achever,  doit  réunir  le  sien, 
Et  lier,  de  ses  mains,  en  y  prenant  sa  place, 
Le  grand  cercle  dansant  qui  tourne  dans  l'espace. 

«  Relève  donc,  Eros,  ton  front  pâle  et  penché  ; 
Nous  voulons  partager  le  ciel  avec  Psyché. 
Nous  avons  comme  toi  souvent  gémi  sur  elle; 
Son  sort  nous  est  connu,  nous  savons  qu'elle  est  belle. 
Sèche  tes  yeux,  Éros;  tes  pleurs  ont  tout  guéri. 
Vois,  le  père  des  dieux  avec  nous  t'a  souri  : 
Car  notre  esprit  est  un,  nos  volontés  sont  unes, 
Et  les  lois  du  Destin  à  tous   nous  sont  communes. 
Par  lui  souffrit  Psyché  ;  tout  ce  qu'il  fait  est  bon. 
Ton  hymen  attend  l'àme  et  sera  son  pardon  ; 
Au  banquet  immortel  elle  peut  prendre  place  ; 
Des  fleurs  neuves  au  ciel  germeront  sur  sa  trace  ; 
Chaque  Dieu  lui  gardant  son  présent  le  meilleur 
La  voit  avec  tes  yeux  et  l'aime  avec  ton  cœur. 
C'est  d'elle  que  nous  vient  l'attrait  plein  de  mystère 
Qui  nous  invite  encore  à  fréquenter  la  terre  ; 
Elle  que  nous  cherchons  ;  c'est  toi,  bel  être  humain, 
Que  l'amour  chez  les  dieux  conduira  par  la  main. 

«  A  sentir  ton  retour  chez  nous  la  joie  est  grande  : 
Viens,  pour  se  compléter,  l'Olympe  te  demande. 


"3 


Ta  tâche  est  accomplie,  et  Dieu  t'ouvre  son  sein. 
Ton  oeil  dans  l'idéal  peut  plonger  sans  larcin  ; 
Un  astre  y  brille  au  lieu  de  la  lampe  première. 
Viens  connaître  l'époux  sur  un  lit  de  lumière  ; 
Nous  nous  réjouissons  d'entendre  dans  le  ciel 
Sur  vos  lèvres  chanter  un  baiser  éternel  ! 

«  Vers  la  terre  d'épreuve  où  gît  ta  pale  amante, 
Toi,  vole,  ô  jeune  Éros  !  sur  sa  tête  charmante 
L'extatique  désir  brisé  dans  son  effort 
Répand  un  froid  sommeil  avant-coureur  de  mort. 
Serre-la  dans  tes  bras,  vole,  et  nous  la  ramène  ; 
Ses  roses  renaîtront  au  feu  de  ton  haleine  ; 
Les  Grâces,  la  prenant  à  la  porte  des  cieux, 
Au  son  des  lyres  d'or  feront  ouvrir  ses  yeux.  » 


5^> 


M 


H4 


JLe  père  avec  amour  contemplait  sa  pensée 

En  sons  harmonieux  par  ses  fils  retracée. 

Ses  décrets  éternels  par  leurs  voix  ont  parlé  ; 

Et  le  pardon  promis,  d'un  sourire  scellé, 

De  son  front  abaissé  sur  le  dieu  qui  l'implore, 

Comme  sur  un  sommet  le  regard  de  l'aurore 

Tombe,  et  de  ses  cheveux  agités  doucement, 

L'ambrosienne  odeur  pleut  à  ce  mouvement, 

Et  suit  à  flots  égaux,  dans  la  vaste  étendue, 

L'onduleuse  clarté  de  ses  yeux  répandue. 

De  ces  saintes  lueurs  l'Olympe  est  radieux  ; 

Elles  ont  pénétré  le  cœur  même  des  dieux, 

Et,  glissant  sur  les  flancs  des  hauteurs  qu'ils  habitent, 

Dans  la  terrestre  plaine  elles  se  précipitent, 

Portent  vers  les  humains  un  message  d'amour 

Et  du  soleil  antique  annoncent  le  retour. 

A  peine  ce  sourire  où  réside  la  grâce 
A  du  dieu  père  et  roi  fait  flamboyer  la  face, 
Le  doux  mot  de  pardon  sur  ses  lèvres  encor 
Coule  comme  le  miel  versé  d'une  urne  d'or  ; 
Du  signe  de  ce  front  d'où  la  splendeur  émane 
L'éther  oscille  encore  en  sa  mer  diaphane  ; 
Et,  plus  vite  qu'un  trait  de  son  arc  d'or  chassé, 
Déjà  vers  notre  monde  Éros  s'est  élancé, 


"5 


A  l'épouse  apportant  des  voluptés  certaines, 
Et  la  fin  de  l'espoir  la  plus  douce  des  peines. 

Au-dessus  des  cités,  des  golfes,  des  déserts, 

La  flamme  de  son  aile  a  sillonné  les  airs. 

Telle,  au  souffle  d'Eurus,  de  pourpre  et  d'or  chargée, 

Des  monts  orientaux  jusqu'à  la  mer  Egée, 

La  nue  au  sein  fécond  vole  et  rougit  les  flots 

A  la  fois  de  Samos,  d'Icare  et  de  Délos, 

Et  va,  dans  la  même  heure,  ouvrir  ses  flots  humides 

Et  baigner  les  fruits  d'or  au  fond  des  Hespérides. 

Tel",  et  plus  promptement,  vers  le  cœur  plein  d'ennui, 
Vers  l'amante  éplorée  et  qui  se  meurt  pour  lui, 
Descend  le  jeune  Éros.  Sur  la  terre  émaillée, 
Psyché  gisait  encor  sans  s'être  réveillée, 
Et  l'aube  au-dessus  d'elle  ouvrant  ses  yeux  en  pleurs 
Mouillait  son  corps  de  marbre  en  abreuvant  les  fleurs. 

Sur  ses  deux  bras  plies  l'époux  divin  l'enlève; 
Elle  dormait  toujours  de  son  sommeil  sans  rêve; 
Et  l'Amour,  la  gardant  pour  un  réveil  plus  beau, 
Non  sans  mille  baisers,  porte  ce  doux  fardeau, 
Par  la  route  éthérée  aux  hommes  interdite, 
Jusqu'au  sommet  d'Olympe  où  l'idéal  habite. 

D'ineffables  accords,  quand  ils  passent  le  seuil, 
Des  sourires  sacrés  partout  leur  font  accueil  ; 
Un  cortège  les  suit  où  la  lyre  résonne. 
Déposant  l'âme  aux  pieds  de  celui  qui  pardonne, 
Éros  prie,  attendant  le  regard  paternel, 
Le  dieu  qui  fit  les  cœurs  pour  en  peupler  le  ciel. 


u6 


PSYCHE. 


Pale  encore  est  Psyché  ;  près  d'eux  agenouillées, 
Les  Grâces,  blanches  sœurs  aux  paupières  mouillées, 
Soutiennent  son  beau  corps.  Le  père  souverain, 
Enveloppant  Psyché  d'un  sourire  serein, 
Touchant  du  doigt  ses  yeux,  les  rouvre  ;  la  jeune  âme 
S'éveille  et  resplendit  dans  un  cercle  de  flamme, 
Voit  l'Olympe  et  les  dieux,  et  sans  étonnemènt 
L'invisible  conquis  et  l'éternel  amant. 


s»e 


"7 


1-e  Père  a  prononcé  l'arrêt  clément  et  juste 
Qui  du  toit  nuptial  ouvre  l'asile  auguste  ; 
Et  les  époux,  heureux  des  malheurs  oubliés, 
Ches.  les  dieux  à  jamais  par  l'amour  sont  liés. 

Et  les  Muses  en  chœur  disaient  la  chanson  tendre, 
Que  le  lit  de  l'hymen  se  réjouit  d'entendre  : 

«  Des  longues  voluptés  l'asile  est  prêt  pour  vous; 
Une  lampe  sans  ombre  y  sourit  aux  époux; 
Ouvrant,  sans  les  troubler,  son  œil  sur  leurs  caresses, 
Elle  porte  un  jour  calme  au  fond  de  leurs  ivresses. 

«  Là,  tout  désir  sans  voile  est  saint  par  son  ardeur. 
Viens,  jeune  âme,  les  dieux  ignorent  la  pudeur: 
L'homme  la  connaît  seul.  Amours,  beautés  humaines, 
Redoutent  la  clarté  comme  des  ombres  vaines. 

«  Là-bas,  voir  c'est  douter,  c'est  désirer  le  mieux; 
L'amour  doit  s'y  garder  de  l'atteinte  des  yeux. 
C'est  par  l'endroit  secret,  voilé  toujours  en  elle, 
Que  toute  beauté  plaît,  et  qu'elle  reste  belle. 
Le  soleil  n'y  paraît  que  d'ombres  entouré. 
Là,  le  cœur  est  puni  s'il  a  trop  aspiré. 


n8 


Aux  voluptés  sans  fin  la  force  se  refuse; 
L'attrait  meurt  du  plaisir,  la  lèvre  aux  baisers  s'use  ; 
Le  corps  se  meurtrit  même  aux  roses  des  coussins; 
Les  travaux  de  l'hymen  déforment  les  beaux  seins  ; 
En  des  yeux  alanguis  s'éteint  la  jeune  grâce, 
Et  du  front  qui  charmait  l'enchantement  s'efface. 
Alors,  le  cœur  s'affaisse  et  s'enfuit  l'idéal, 
Comme  un  feu  trop  subtil  pour  ce  faible  métal, 
Qui  dans  l'urne  fragile  allumé  par  surprise, 
Sous  ses  flots  jaillissants  la  fait  fondre  ou  la  brise. 

«  Au  pays  d'où  tu  viens,  tout  désir  fort  et  grand, 
Toute  soif  de  bonheur,  est  un  mal  dévorant  ; 
Une  amour  combattue,  aussi  bien  qu'assouvie, 
Ravage  également  les  sources  de  la  vie. 
Mais  dans  l'Olympe,  oh!  viens  t'abreuver  de  ce  feu: 
Il  consume  un  mortel,  mais  il  fait  vivre  un  dieu. 

«  Viens  boire  à  ce  torrent  sans  fin  et  sans  mesure. 
S'abstenir  fut  la  loi  de  l'humaine  nature. 
Mais,  ô  déesse  1  viens,  cœur  d'amour  altéré, 
Viens,  et  plonge  en  délire  au  fond  du  flot  sacré  ! 

«  L'astre  qui  luit  là-bas  sur  la  terre  profonde 
Flétrit  s'il  fait  éclore,  et  brûle  s'il  féconde; 
L'ombre  seule  conserve  aux  zéphyrs  de  demain 
La  fleur  dont  l'aube  ouvrit  les  lèvres  de  carmin. 
Ainsi  les  fleurs  de  l'âme  ont  besoin  du  mystère 
Pour  garder  plus  d'un  jour  leur  éclat  solitaire. 

«  Mais  chez  les  dieux,  l'amour,  ce  soleil  infini, 
Père  de  la  beauté,  n'a  jamais  rien  terni. 


II9 


Quand  un  rameau  languit,  son  regard  le  relève; 
Il  v  .verse  à  la  fois  la  chaleur  et  la  sève  ; 
Et  l'arbre  en  un  matin  ouvre  tous  ses  bourgeons 
Sans  crainte  de  tarir  aux  futures  saisons. 

«  Sans  réserve  et  sans  voile  ici  les  cœurs  se  livrent  ; 
Sans  lasser  les  époux,  leurs  bonheurs  les  enivrent; 
Rien  ne  redoute  en  vous  le  doigt  ni  le  flambeau  ; 
Le  millième  baiser  pour  vous  sera  nouveau. 

<  L'amant  vient  revêtu  de  sa  seule  lumière 

Vers  la  couche  de  pourpre,  où,  montant  la  première, 

L'amante  de  ses  bras  qu'elle  dénoue  enfin, 

Sur  les  pieds  d'or  du  lit  laisse  tomber  le  lin. 

«  Ah!  tu  peux  à  présent  rassasier  ta  vue 
De  la  divine  forme  autrefois  entrevue. 
Approche-toi,  Psyché,  de  ton  céleste  amant; 
Qu'il  soit  ton  seul  spectacle  et  ton  seul  vêtement. 
Toi,  jeune  Éros,  répands  tes  parfums  et  l'enivre, 
Elle  qui  vit  par  toi,  comme  elle  te  fait  vivre  ; 
Et  que  le  soleil  vrai,  saint,  fécond,  immortel, 
Ravonnant  sur  ta  couche,  ô  couple  aimé  du  ciel! 
Sur  ton  amour  unique  aux  douceurs  variées, 
Fasse  germer  l'émail  des  fleurs  multipliées. 
Mêlez-vous  l'un  à  l'autre,  et  pour  l'éternité, 
Sur  un  lit  radieux,  ô  vous,  Amour,  Beauté!  » 

Hors  du  cercle  des  dieux,  dont  les  graves  sourires 
Les  suivent  longuement  avec  la  voix  des  lyres, 
Glissent  les  deux  époux  vers  les  toits  retirés 
due  leur  garde  l'Hymen  au  fond  des  bois  sacrés. 


PSYCHÉ. 


Se  tenant  par  la  main,  ils  vont:  les  hautes  branches 
S'inclinent  pour  toucher  à  leurs  épaules  blanches. 

Tels  on  voit  s'enfoncer  à  travers  les  roseaux 
Deux  cygnes  amoureux  balancés  sur  les  eaux  ; 
Tels  s'effacent  au  loin  ces  deux  corps  pleins  de  grâces 
Dans  les  arbustes  verts  refermés  sur  leurs  traces  ; 
Et  la  grande  foret,  ouvrant  sa  profondeur, 
Du  couple  nuptial  a  voilé  la  splendeur. 

Quel  mode  de  la  lyre,  et  quelle  voix  humaine 

Dira  du  lit  d'hymen  où  ton  dieu  te  ramène, 

O  Psyché  !  la  douceur  et  les  ravissements, 

Après  l'exil  souffert,  les  discours  des  amants, 

La  sainte  volupté  déliant  leurs  ceintures, 

L'intime  fusion  des  divines  natures, 

Et  par  les  nœuds  riants  des  baisers  infinis 

L'Amour  et  la  Beauté  dans  la  lumière  unis? 

Celui-là  pourrait  seul  en  retracer  quelque  ombre 

Dont  la  bouche,  abondante  en  puissances  sans  nombre, 

Saurait  fondre  et  mêler,  dans  l'or  de  ses  chansons, 

A  la  fois  des  clartés,  des  parfums  et  des  sons, 

Et  dérobant  au  ciel  la  forme  inaccessible, 

Rendre  à  chacun  des  sens  la  parole  visible. 

Mais  quel  artiste  ainsi  montre  à  l'homme  charmé, 

L'idéal  tout  entier  dans  son  verbe  enfermé? 

Celui-là,  qui  de  l'être  écrivant  le  poème, 

Dans  l'espace  rempli  vit  en  son  œuvre  même. 


sçe 


V_/r,  les  Heures,  portant  deux  vases  inégaux 
Qui  versent  aux  mortels  et  les  biens  et  les  maux, 
Autour  du  genre  humain  tournaient  dans  la  durée 
D'un  pas  sombre  ou  brillant  par  elle  mesurée; 
Et  l'ivresse  d'hymen,  si  rapide  chez  nous, 
Coulait  intarissable  aux  célestes  époux; 
Et  dans  leur  âme  encor  vierge  après  ces  délices, 
L'amour  éternisait  la  douceur  des  prémices. 

Sans  qu'un  instant  jamais  de  la  main  ou  des  yeux 
L'époux  quittât  l'épouse,  en  ces  bois  merveilleux, 
Où  l'ombrage  odorant  luit  de  leurs  auréoles, 
Souvent  ils  s'en  allaient,  échangeant  leurs  paroles. 
L'Olympe  recueillait  leur  souffle  dans  ses  fleurs, 
Et  le  bruit  de  leur  voix  dans  ses  oiseaux  chanteurs. 

A  travers  les  clartés  d'une  existence  neuve, 
Psyché  revoit  les  temps  du  deuil  et  de  l'épreuve; 
Le  présent  s'embellit  de  tous  les  maux  passés, 
Des  tableaux  de  l'exil  à  l'époux  retracés  ; 
Et  l'âme,  alors,  planant  d'une  sphère  plus  haute, 
Rend  grâce  du  bonheur  à  la  première  faute. 

«  Oh  !  comme  ton  regard,  séchant  mes  yeux  en  pleurs, 
A  tari  vite  en  moi  la  source  des  douleurs  ! 


lu 


Comme  il  a  dissipé  la  nuit  et  ses  mensonges, 

Et  fait  fuir  tous  mes  maux  dans  le  pays  des  songes  1 

«  Laisse  de  tes  rayons  mon  cœur  enveloppé! 
Des  neiges  de  l'exil  pauvre  oiseau  tout  trempé, 
Frileux,  et  tout  meurtri  par  les  vents  et  les  grêles, 
Ce  doux  soleil  essuie  et  réchauffe  mes  ailes. 

«  Regarde-moi  toujours!  C'est  à  travers  tes  yeux 
Que  coule  en  mon  esprit  la  lumière  des  cieux; 
C'est  par  leurs  rayons  seuls  que  s'allume  la  flamme 
Pour  s'élancer  vers  toi  du  foyer  de  mon  âme. 

«  Reste  sous  mes  regards,  comme  moi  sous  les  tiens! 
Si  ta  vie  est  ma  vie,  et  si  tu  m'appartiens, 
Laisse  errer  sur  ton  sein  mes  yeux  que  tu  ranimes; 
Ouvre-moi  de  ton  cœur  les  asiles  intimes. 
Posséder  tout  l'Olympe,  être  immortel  et  roi, 
Être  heureux,  ô  mon  Dieu  !  ce  n'est  que  voir  en  toi  I 

«  Mais  moi,  pour  satisfaire  à  ta  vue  éternelle, 
Me  suis-je  assez  parée,  et  rendue  assez  belle? 
Suis-je  pour  quelque  chose  au  moins  dans  ton  bonheur? 
T'ai-je  payé  celui  que  tu  mets  dans  mon  cœur? 
Pour  valoir  à  tes  yeux,  pour  gagner  quelques  charmes, 
Je  recommencerais  et  la  vie  et  mes  larmes! 

«  Bénie  entre  les  nuits,  celle  où  mon  jeune  instinct 
M'arma  de  ce  flambeau  voulu  par  le  Destin, 
Troubla  de  ses  lueurs  nos  voluptés  obscures, 
Et  conquit  l'avenir  en  bravant  les  augures  ; 


PSYCHE.  I2J 


Et,  même  entre  tes  bras,  me  lassant  du  plaisir, 
D'un  hymen  plus  parfait  mit  en  moi  le  désir! 

«  Si  le  bonheur  des  sens  eût  dompté  ton  amante, 
De  l'ivresse  du  corps  et  de  l'ombre  contente  ; 
Si,  pour  un  temps,  mon  cœur  de  ton  âme  altéré, 
Du  miel  de  tes  baisers  n'avait  été  sevré, 
Psyché  ne  connaîtrait  qu'à  travers  les  ténèbres 
Son  dieu  toujours  voilé  par  des  terreurs  funèbres; 
Et,  d'un  étroit  jardin  faisant  son  univers, 
N'eût  jamais  vu  l'Olympe  et  ses  palais  ouverts! 
Jamais,  en  toi  plongeant,  ce  cœur  qui  te  pénètre 
Ne'  se  fût  à  loisir  enivré  de  ton  être  ! 


«  T'admirer  longuement,  jouir  de  nos  amours 
Sans  qu'ils  soient  divisés  par  des  nuits  ou  des  jours; 
Jk»re  avec  toi  du  ciel  l'extase  ardente  et  pure, 
Sans  que  le  Temps  avare  à  nos  cœurs  la  mesure  : 
N'être  avec  toi  qu'un  dieu!...  je  le  dois  à  l'orgueil 
Qui,  dans  l'antique  nuit,  de  mon  âme  ouvrit  l'œil; 
Et,  las  de  tout  plaisir  que  le  soleil  n'éclaire, 
Accepta  la  douleur  au  prix  de  la  lumière. 

«  Peut-être  un  cœur  plus  humble  et  par  les  sens  guidé, 
Satisfait  de  l'époux  à  demi  possédé, 
Sans  chercher  de  l'amour  l'entière  plénitude, 
De  l'ombre  et  du  sommeil  eût  gardé  l'habitude. 
Mais  un  esprit  plus  fier  habita  dans  mon  sein, 
Et  tu  choisis  Psyché  pour  un  plus  grand  dessein. 
Goûter  dans  l'ignorance  une  volupté  molle, 
C'est  le  lot  du  troupeau  des  êtres  sans  parole, 


124 


De  l'argile  pétrie,  en  qui  ne  vit  nul  feu  ; 
Il  fallait  autre  chose  à  l'amante  d'un  dieu  1 

«  J'ai  bien  maudit  ma  lampe  et  la  clarté  nouvelle, 
Car  en  moi  la  douleur  s'introduisit  par  elle. 
L'heure  où  je  l'allumai  reçut  un  nom  fatal; 
La  science  passa  pour  la  mère  du  mal, 
Et  de  l'orgueil  sacré  la  terre  fit  un  crime. 
Mais,  pour  le  ciel  conquis,  pour  notre  hymen  sublime, 
Pour  le  flot  de  splendeur  qui  m'inonde  aujourd'hui, 
Je  bénis  cet  orgueil,  car  tout  est  né  de  lui! 

«  Désirs,  brûlants  désirs  de  sentir,  de  connaître, 

Par  qui  Psyché  monta  vers  les  sources  de  l'être; 

Orgueil,  ô  Volupté!  soif  des  biens  infinis, 

Vous,  blasphémés  jadis,  enfin,  soyez  bénis  ! 

Du  triste  genre  humain  le  malheur  vous  accuse; 

Mais  le  désir  demeure,  et  la  souffrance  s'use. 

Désirs,  vous  êtes  saints  ;  car  saint  est  votre  but  ; 

Et  l'Olympe,  après  tout,  vous  doit  payer  tribut. 

A  travers  tous  les  maux,  l'homme  est  né  pour  vous  suivre; 

Avant  vous  j'existais,  et  vous  m'avez  fait  vivre! 

«  Dans  la  première  nuit  je  ramperais  encor, 
Orgueil  et  Volupté,  sans  vos  deux  ailes  d'or. 

«  Jouissant  du  bonheur  de  l'aveugle  matière, 
L'hymen  ne  m'eût  montré  que  sa  forme  grossière; 
J'ignorerais  encor  ses  secrets  les  plus  doux, 
Et  je  ne  verrais  pas  que  j'ai  dieu  pour  époux  ! 
Par  vous,  ô  saints  désirs,  sur  la  terre  inféconde, 
Un  éclair  descendu  révèle  un  meilleur  monde. 


12) 


Tout  ce  qui  vit,  par  vous  arrive  au  port  caché. 
Par  vous,  le  seuil  des  dieux  s'est  ouvert  à  Psyché  ; 
Et  l'amant  idéal,  cédant  à  votre  audace, 
A  l'amante  mortelle  a  dévoilé  sa  face.  » 

Entre  les  jeux,  souvent,  les  baisers,  le  repos, 
Mêlant  le  discours  grave  et  les  tendres  propos, 
Comme  sur  l'oranger  aux  branches  étoilées 
Avec  l'or  des  fruits  mûrs  les  jeunes  fleurs  mêlées, 
A  la  langue  du  ciel  empruntant  ses  doux  sons, 
L'épouse  se  parait  d'abondantes  chansons. 

Déployant  sur  son  cœur  les  caresses  divines, 
Comme  de  chauds  rayons  sur  les  vertes  collines, 
L'époux  lui  répondait,  et  versait  à  son  tour 
Le  chaste  enivrement  des  paroles  d'amour. 

Non,  jamais  au  printemps,  quand  la  vierge  encor  pure, 

S'abreuve  de  l'espoir  qu'exhale  la  nature, 

Et  des  premiers  aveux,  avec  l'air  plein  d'encens, 

Aspire  la  musique  à  travers  tous  ses  sens; 

Même  à  l'heure  où,  laissant  tomber  ses  bras  pudiques 

Eperdue,  elle  cède  aux  prières  magiques; 

Où  tous  les  sons  divins,  voix  des  flots,  bruit  du  vent, 

Tout  semble  avoir  passé  dans  la  voix  de  l'amant, 

Jamais  femme  ici-bas  n'ouït  choses  pareilles 

A  la  voix,  ô  Psyché  !  qui  charmait  tes  oreilles  ! 

Leur  extase  ainsi  coule  en  paisibles  discours, 
Comme  un  flot  non  troublé,  mais  qui  parle  en  son  cours  : 
Et  chaque  heure  embellit  ce  fleuve  au  bord  sonore 
Des  mille  fleurs  sans  nom  que  le  ciel  voit  éclore. 


126 


Tantôt  des  voluptés  les  asiles  lointains 
Abritent  leur  amour;  ou,  dans  les  gais  festins, 
Parmi  les  immortels  qui  cherchent  leur  sourire, 
Ils  échangent  tous  deux  et  la  coupe  et  la  lyre  ; 
Ou  la  flûte  conduit  leurs  pas  entrelacés 
Sur  les  modes  divers  à  la  danse  tracés. 

Tantôt  penchés  ensemble  au  bord  des  sources  vives, 
Ils  tiennent  sur  les  flots  leurs  âmes  attentives; 
Des  nids  et  des  bourgeons  surprenant  les  secrets, 
Ils  écoutent  germer  les  célestes  forêts. 

Convive  du  nectar,  à  l'Amour  même  unie, 

Psyché  revêt  des  dieux  la  nature  infinie. 

Tous  ses  jours ,  mesurés  comme  on  mesure  au  ciel , 

Ne  forment  qu'un  instant,  mais  il  est  éternel. 

Sans  s'épuiser  jamais  aux  plaisirs  qu'elle  goûte 

Des  biens  déjà  sentis  la  volupté  s'ajoute; 

Et,  des  fleuves  d'en  haut  merveilleux  réservoir, 

Son  cœur  toujours  rempli,  peut  toujours  recevoir. 


5^ 


I27 


\~fR,  selon  les  destins,  Psyché  devint  féconde, 
Et  l'épouse  d'Éros  mit  une  fille  au  monde, 
Enfant  donnée  aux  cieus  pour  en  charmer  la  paix, 
Mais  cachée  aux  mortels  sous  des  voiles  épais. 
Sans  jamais  l'entrevoir,  nous  aspirons  vers  elle  ; 
Du  peuple  des  vivants,  c'est  la  soif  éternelle, 
L'attrait  par  qui  tout  être  au  but  est  excité; 
Mais  l'homme  n'en  sait  rien  que  son  nom:  Volupté! 
Nom  qu'usurpent  chez  nous  d'éphémères  ivresses! 
Nul  n'en  goûte  ici-bas  les  suprêmes  caresses; 
Elle  habite  un  Olympe  à  l'abri  du  désir; 
On  n'en  voit  rien  que  l'ombre  à  travers  le  plaisir. 
L'amour  seul,  aux  instants  d'extase  la  plus  pure, 
En  révèle  à  nos  cœurs  l'idée  encore  obscure. 


$$ 


ÉPILOGUE 


v>haque  fois  que  je  vis,  rêveur  adolescent,  * 

Comme  une  aube  aux  doux  feux,  mais  éteinte  en  naissant 

Flotter  à  l'horizon  ta  robe  purpurine, 

Soudain  au  fond  du  ciel,,  sur  la  vague  marine, 

Tes  pieds  comme  un  éclair  glissaient,  ô  Volupté  I 

Et,  sur  la  pale  mer,  alors,  de  mon  côté, 

Une  figure  en  deuil  s'avançait  à  ta  place  : 

Sa  grande  ombre  effaçait  les  roses  de  ta  trace. 

L'ache  et  le  nénuphar,  dans  ses  cheveux  séchés, 

Se  posaient  sur  mon  front  en  couronne  attachés. 

Autour  d'elle  un  essaim  de  noires  mélodies 

Heurtait  en  voltigeant  mes  tempes  engourdies  ; 

Et  comme  un  flot  des  mers  affaissé  sous  son  poids, 

Mon  cœur  cessait  de  battre  au  toucher  de  ses  doigts. 

Sombre  Mélancolie!  ô  fatale  déesse 
Qu'à  sa  place  en  fuyant  la  Volupté  nous  laisse, 
De  tes  pavots  amers  goutte  à  goutte  abreuvé, 
Nul  homme  plus  que  moi  sur  ton  sein  n'a  rêvé; 
Nul  n'a  vu  si  souvent,  frappé  de  ton  vertige, 
Fruits  ou  fleurs  avorter  dès  qu'il  touchait  leur  tige  ; 


I29 


Nul,  malgré  les  rayons  pendant  l'aube  aperçus, 
N'a  plus  d'ombre  en  son  âme  et  plus  d'espoirs  déçus  ; 
Nul  n'a  mieux,  en  tout  temps,  reconnu  sur  sa  voie 
La  tristesse  présente  au  fond  de  toute  joie. 

Mais  oublie,  ô  poète!  et  monte  avec  tes  vers, 
Puisqu'ils  portent  Psyché  dans  un  autre  univers; 
Puisqu'au  nombre  des  dieux  tu  l'as  déjà  placée, 
Ah!  parle-nous  du  ciel  sans  arrière-pensée! 
Parle-nous  d'idéal,  de  l'époux  inconnu, 
Et  du  jour  de  l'hymen,  qu'il  soit  ou  non  venu  ! 
Oublie  une  heure  encore,  et  fais  trêve  à  la  plainte. 
Laisse  arriver  à  nous  l'écho  de  l'hymne  sainte 
Qu'à  la  fille  d'Ëros,  tout  étant  consommé, 
Au  bruit  des  lyres  d'or,  dit  l'Olympe  charmé. 


17 


130 


Lie  chœur  olympien,  voix  suprême  du  monde, 
Chante,  ô  couple  attendu!  sur  ta  couche  féconde: 
Car  le  retour  de  l'âme  à  l'époux  amoureux 
Nous  réjouit  autant,  nous  parfaits,  nous  les  dieux, 
Impassibles,  sereins,  éternels  que  nous  sommes, 
Que  l'aube  réjouit  la  tristesse  des  hommes. 

Le  ciel  même,  ô  Psyché!  s'éclaire  à  ton  regard. 

Déjà  depuis  mille  ans  convives  du  nectar, 

Nous  en  goûtions  l'ivresse  et  tu  n'étais  pas  née  : 

Et  pourtant  chez  les  dieux  ta  beauté  ramenée 

Ajoute  à  ce  bonheur  à  qui  rien  ne  manquait. 

Tu  fixeras  Ëros  au  céleste  banquet. 

Notre  vie  est  en  lui,  nous  respirons  sa  flamme; 

Par  lui  nous  t'épousons,  et  nous  t'aimons,  jeune  âme  ! 

Tout  être  a  tressailli  du  baiser  nuptial 

Qui  relie  en  vous  deux  la  terre  et  l'idéal  ; 

Et,  des  mêmes  désirs  calmant  les  saintes  fièvres, 

L'homme  et  dieu  dans  le  ciel  s'embrassent  par  vos  lèvres; 

Ce  berceau  nous  sourit  d'une  fille  par  vous, 
Parure  de  l'Olympe,  enfant  chéri  de  tous, 
Né  de  la  Beauté  même,  avec  l'Amour  unie. 
Volupté,  Volupté,  doux  fruit  de  l'harmonie! 


IJI 


Joyeux  autour  de  toi,  des  plus  belles  chansons 
Chacun  te  salûra;  comme  au  jour  des  moissons 
Un  chœur  sacré,  de  fleurs  couronné  pour  la  danse, 
Chante  autour  de  Cérès  espoir  de  l'abondance. 

Dieux  des  bois,  dieux  des  mers,  rentrez,  ô  dieux  épars  ! 

Dieu  qui  dans  l'air  guidez  l'or  brûlant  de  vos  chars, 

Dieux  répandus  partout,  l'Olympe  vous  rappelle; 

Revenez,  saluez  la  déesse  nouvelle! 

Des  vieux  chênes,  des  flots,  des  antres  souterrains, 

Dieux,  ministres  de  l'Être,  ô  Cyclopes,  Sylvains, 

Nymphes,  Zéphyrs,  Tritons,  dieux  légers,  dieux  énormes, 

Esprits  universels  qui  supportez  les  formes: 

Rentrez  dans  votre  ciel,  dieux  exilés  là-bas  1 

Et  vous,  Titans,  l'Olympe  est  ouvert  sans  combats  1 

Entre  les  dieux  rivaux,  toute  haine  s'oublie  ; 

Leur  chaîne  par  tes  mains  à  ses  deux  bouts  se  lie, 

O  Psyché  !  toi  par  qui  l'amour  est  triomphant  ! 

La  ronde  au  pied  sonore  entoure  ton  enfant, 

Et  la  couvre  de  fleurs,  et  chante,  et  la  dit  reine, 

Et  respire  à  longs  traits  sa  grâce  souveraine. 

Esprits  des  éléments,  loin  du  foyer  bannis, 
Chantez,  ô  dieux!  chantez,  vos  travaux  sont  finis! 
Esprits  du  feu,  de  l'air,  de  la  terre  et  des  fleuves, 
Serfs  ou  tyrans  de  l'homme,  instruments  des  épreuves, 
Par  qui  l'âme  a  senti,  souffert,  lutté,  vaincu, 
Venez!  assez  de  jours  la  Discorde  a  vécu. 

L'amour  a  tout  guéri;  l'être  a  retrouvé  l'être; 
Cet  hymen  est  fécond,  Volupté  vient  de  naître! 
Elle  rassemble  autour  de  son  berceau  sacré 
Le  grand  peuple  des  dieux  pour  un  temps  séparé. 


I32  PSYCHÉ. 


Prenez-vous  par  la  main,  formez  la  danse  unique, 
Chantez  à  l'unisson  l'éternelle  musique. 
Dans  l'Olympe  natal  revenez  tous,  ô  Dieux  ! 
Comme  y  revient  Psyché.  Flots  épars  en  tous  lieux 
Où  l'exilée  a  bu,  revenez  à  la  source. 
Oiseaux,  rentrez  au  nid.  Rayons  qui  de  sa  course 
Éclairiez  les  détours,  ô  peuple  universel! 
Rentrez  dans  l'unité  de  l'astre  paternel. 

Et  vous,  voiles,  tombez  ;  songes,  vapeurs,  chimères, 

Pales  ombres  de  l'être,  ô  formes  éphémères! 

O  voiles  de  l'époux,  l'âme  a  su  vous  percer. 

Sur  son  sein  qu'à  loisir  elle  peut  embrasser, 

Elle  voit  désormais  l'éternelle  substance, 

Et  l'amour  la  nourrit  sans  fin  de  son  essence; 

Elle  touche  au  réel.  Apparences,  tombez  ! 

A  toi  vont  tous  les  flots,  en  un  flot  absorbés, 
O  vaste  Olympe  !  étends  tes  plaines  sans  limite, 
Puisque  l'amour  brisa  ta  barrière  interdite. 
Tout  un  peuple  t'arrive;  oh!  pour  le  recevoir, 
Grandis,  sois  infini  comme  était  son  espoir! 
Ouvre  à  tous  les  vivants  ta  voûte  heureuse  et  sainte  ; 
Rien  ne  doit  exister  par  delà  ton  enceinte. 

Vous,  mondes;  vous,  soleil;  toi,  globe  des  humains, 
Germes  errants  dans  l'air  sans  trouver  vos  chemins, 
Ames  des  feux  éteints,  fleurs  sèches,  races  mortes, 
Venez  à  flots  pressés,  l'Olympe  ouvre  ses  portes; 
Habitez  en  un  seul  réunis  pour  toujours; 
Il  n'est  plus  aujourd'hui  deux  peuples,  deux  séjours  : 

Ici  joie  et  clarté  ;  là  souffrance  et  mystère, 

Dans  l'azur  un  Olympe  et  dans  l'ombre  une  terre. 


!3î 


Pour  l'éternel  palais  de  l'Être  universel, 

11  n'est  plus  qu'un  seul  monde,  et  ce  monde  est  le  Ciel. 

Dans  l'Olympe  nouveau  que  toute  vie  habite  ! 
Vers  votre  enfant,  Ëros,  l'heureux  peuple  gravite. 
Règne,  ô  fille  d'amour!  sur  le  chaos  dompté; 
Règne  dans  l'harmonie,  ô  sainte  Volupté! 

Et  toi  meurs,  ô  Douleur!  vieille  reine  des  hommes! 
Leur  terre  est  arrivée  avec  eux  où  nous  sommes  : 
Tout  vit  là  d'où  jamais  tu  ne  pus  approcher: 
Quel  asile  te  reste,  ô  Mal!  pour  t'y  cacher? 
Meurs!  Psyché  brave  ici  ta  poursuite  fatale; 
Le  dieu  qui  la  rend  mère  en  a  fait  son  égale. 
Meurs  !  La  Volupté  nait  de  leur  hymen  puissant. 
Tu  ne  fus  rien,  ô  Mal!  que  l'idéal  absent, 
Et  caché  par  l'époux  aux  âmes  qu'il  éprouve; 
Tu  n'es  rien,  maintenant  que  Psyché  le  retrouve, 
Rien  près  de  cette  couche,  aux  transports  infinis, 
Où  l'éternel  baiser  les  garde  réunis. 
Meurs  donc  !  Mais,  ô  Douleur  !  simple  absence  de  l'être, 
Tu  n'as  pas  à  mourir,  ô  Mal!  pour  disparaître. 
Qu'es-tu?  vide  et  néant,  ombre  sans  fixité 
Des  choses  que  le  jour  frappait  d'un  seul  côté. 
Meurs  !  Tout  baigne  aujourd'hui  dans  la  clarté  suprême, 
Et  l'être  abonde  ici,  c'est  un  monde  où  l'on  aime; 
Monde  en  qui  tout  afflue  et  qui  contient  tous  lieux. 
Expire  donc,  ô  Mal  !  il  n'est  plus  que  des  dieux  1 


S(j^D£ 


ODES    ET    POÈMES 


A     MON     A  M I 

BARTHELEMY    TISSEUR 

Ni  à  Lyon   le  24  août   1812 
Mort    à   Neuchâtel  (Suisse)    le   28  janvier    184}. 


18 


LIVRE    PREMIER 


AXTÉE 


X  REXtiER-xÉ  de  la  terre,  hôte  des  bois  antiques, 

Où  l'aigle  parle  avec  les  chênes  prophétiques  ; 

Toi  qu'entre  ses  lions  et  ses  sphinx  aux  grands  yeux 

Cybèle  a  de  son  lait  nourri  sur  les  hauts  lieux, 

O  poète!  ô  géant  à  l'étroit  dans  les  villes, 

Coursier  impatient  des  entraves  civiles, 

Contre  l'homme  et  ses  dieux  ta  vie  est  un  combat, 

Et  l'Hercule  vulgaire  est  fier  quand  il  t'abat; 

Car  de  son  corps  stupide,  animé  par  la  rage, 

Souvent  la  pesanteur  prévaut  sur  ton  courage. 

Et  toi,  par  la  douleur  et  la  honte  affaibli, 

Tu  roules  sous  ses  pieds,  dans  l'herbe  enseveli, 


140 


Pouvant  à  peine,  hélas  I  jusqu'aux  forêts  obscures 
Ramper  pour  y  mourir,  en  cachant  tes  blessures. 
L'homme  alors,  t'infligeant  son  rire  âpre  et  moqueur, 
Dit  qu'un  monstre  est  dompté  par  Hercule  vainqueur. 

Mais  sitôt  que,  touchant  la  terre  maternelle, 

Ta  poitrine  meurtrie  a  palpité  contre  elle, 

Que  ta  bouche,  appliquée  à  son  sein  toujours  vert, 

A  bu  dans  une  fleur  la  sève  du  désert; 

Sitôt  que  la  nature,  avec  toi  seul  à  seule, 

Baise  ton  front  saignant  de  ses  lèvres  d'aïeule, 

O  prodige  !  ton  corps  se  dresse,  et,  rajeuni, 

Dans  tes  veines  tu  sens  circuler  l'infini. 

Des  fluides  divins,  cachés  dans  la  rosée, 

Ton  âme  s'est  nourrie  et  s'est  cicatrisée  ; 

Et  tu  vas  fièrement  à  des  combats  nouveaux, 

O  sublime  vaincu  1  défier  tes  rivaux. 

Ta  mère  t'a  vêtu  d'une  armure  céleste; 
Rapide,  tu  brandis  tes  poings  couverts  du  ceste; 
Tes  bras  sur  le  vainqueur,  dans  sa  gloire  troublé, 
Frappent  comme  un  fléau  sur  la  gerbe  de  blé; 
Et  le  monde,  étonné  de  ta  métamorphose, 
Voit  fléchir  sur  ses  reins  le  lutteur  de  la  prose. 

Puisque  ainsi,  créatrice  à  chaque  embrassement, 
La  nature  te  fait  revivre  en  un  moment, 
Puisqu'elle  t'a  livré  le  secret  de  ta  force, 
D'un  ennemi  rusé,  poète,  fuis  l'amorce. 
Quand  tu  veux  résister  à  notre  âge  d'airain, 
Combats  dans  le  désert  :  c'est  là  ton  vrai  terrain  ; 
Car  du  sol  immortel  où  tu  puises  ta  sève 
Si  le  hasard  t'écarte,  et  si  l'homme  t'enlève, 


ET    POEMES.  I4I 


Si  l'homme  est  assez  fort  pour  t'attirer  un  peu 
Hors  du  sein  maternel  où  tu  respires  Dieu, 
Poète,  c'en  est  fait,  tu  n'auras  plus  d'haleine, 
Et  l'Hercule  au  front  bas  t'étouffera  sans  peine; 
Comme  un  enfant  romprait  ta  flûte  de  roseaux, 
Sur  son  genoux  de  pierre  il  brisera  tes  os. 

Donc,  reste,  pour  livrer  ces  batailles  si  rudes, 

Plongé  dans  la  nature,  ô  fils  des  solitudes  ! 

Suis  ses  divins  conseils,  qu'ici  nous  oublions; 

Va  dans  l'aire  de  l'aigle  et  l'antre  des  lions, 

Dans  les  grottes  des  sphinx  qui  pour  l'homme  sont  closes, 

Te  nourrir,  ô  géant,  de  la  moelle  des  choses  ! 


II 
LES    CORYBAXTES 


STROPHE 

Emportez  le  fils  de  Cybèle 
Sur  l'Ida,  dans  un  antre  vert; 
Cachez  sa  royauté  nouvelle 
Dans  le  sein  fécond  du  désert! 
Dépouillez  vite,  ô  Corybantes, 
La  pourpre  des  robes  tombantes, 


142 


Dansez  sur  un  mode  effréné  I 
Que  la  terre  de  sang  rougie 
Trompe  par  une  sainte  orgie 
Les  yeux  de  l'Olympe  étonné  ! 
Tambours,  cymbales  et  cantiques, 
Étouffez  sous  vos  bruits  mystiques 
Le  cri  du  dieu  qui  nous  est  né! 


ANTISTROPHE. 

Assis  sous  un  ciel  taciturne, 

La  mort  et  l'ennui  sur  le  front, 

Là-haut,  veille  le  noir  Saturne, 

Dans  la  peur  de  ceux  qui  naîtront. 

Sa  vieillesse  au  trône  obstinée 

Croit  éluder  la  destinée 

Qui  nous  promet  un  roi  plus  doux  ; 

Aveugle  en  sa  faim  parricide, 

Il  fait,  auprès  d'un  berceau  vide, 

Crier  dans  ses  dents  les  cailloux  ; 

Et  sur  chaque  mère  féconde, 

Sur  chaque  enfant  qui  vient  au  monde, 

Il  darde  un  œil  sombre  et  jaloux. 


Or,  dans  les  profondeurs  secrètes 

Pour  le  nourrisson  immortel, 

Les  Dactyles  et  les  Curetés 

Vont,  cherchant  la  moelle  et  le  miel  ; 

D'espoir  et  d'effroi  tout  ensemble, 

Autour  d'eux,  la  nature  tremble, 


ET   POÈMES.  145 


L'onde  écume,  l'air  est  en  feu  ; 
Mais  sur  la  terre  épouvantée, 
Souriant  au  lait  d'Amalthée, 
Grandit  l'enfant  qui  sera  dieu  ! 


III 
ELEUSIS 


Uc  haut  des  blancs  parvis  de  Cérès  Ëleusine, 
Le  peuple  s'écoulait  jusqu'à  la  mer  voisine. 
Des  adieux  se  mêlaient  aux  clameurs  des  nochers; 
Les  tentes  se  pliaient  au  loin  sur  les  rochers; 
Trois  vaisseaux  couronnés  de  fleurs,  de  bandelettes, 
Les  jeux  étant  finis,  emportaient  les  athlètes. 
Par  un  chemin  antique,  assis  dans  leurs  grands  chars, 
Gravement  revenaient  les  riches,  les  vieillards, 
Et  les  vierges  d'Attique  aux  corbeilles  fleuries 
Marchaient  par  la  campagne  en  longues  théories. 

Quand  nul  ne  resta  plus  du  vulgaire  joyeux, 
Dont  les  rites  divins  ne  frappent  que  les  yeux, 
Des  hommes  désireux  d'enseignements  austères, 
Et  par  de  saints  travaux  préparés  aux  mystères, 


144 


Se  levant  tout  à  coup  au  bord  des  bois  sacrés, 
Du  temple,  avec  lenteur,  franchirent  les  degrés. 
Ils  marchaient  deux  à  deux,  vêtus  de  laine  blanche, 
Les  pieds  nus  et  le  front  ceint  d'une  verte  branche. 
Tous  avaient  dans  l'eau  pure,  à  l'ombre  des  forêts, 
Plongé  trois  fois  leur  corps  en  invoquant  Cérès  ; 
Tous  avaient  bu  la  veille  aux  amphores  prescrites, 
Et  muni  de  flambeaux  leurs  mains  de  néophytes. 
Ils  étaient  différents  d'âges  et  de  pays, 
Mais  un  désir  pareil  les  avait  réunis; 
Et  tels  que  des  oiseaux  qui,  des  bouts  d'une  plaine, 
Viennent  s'abreuver  tous  à  la  même  fontaine, 
Pour  y  remplir  leurs  cœurs  de  sagesse  altérés, 
Aux  sources  d'Eleusis  ils  s'étaient  rencontrés. 

Comme  un  écho  veillant  sous  le  fronton  antique, 
Une  voix  leur  jeta  la  formule  mystique. 
Alors  s'ouvrit  le  temple  immense  et  ténébreux  ; 
Son  souffle  glacial  fit  dresser  leurs  cheveux, 
Et  sur  le  seuil,  vêtu  d'une  pourpre  flottante, 
Le  rameau  d'or  en  main,  parut  l'hiérophante. 


L   HIEROPHANTE. 

Pourquoi  vos  pas  hardis  troublent-ils  les  saints  lieux? 
Hommes,  dans  leur  repos  laissez  dormir  les  dieux! 
Quel  orgueil,  ô  mortels  que  la  glèbe  réclame, 
Fait  tomber  de  vos  mains  la  charrue  et  la  rame  ? 
Du  joug  des  vils  besoins  sous  qui  tout  front  blanchit, 
Du  servage  commun  quel  droit  vous  affranchit? 
Tandis  que  vous  perdez  les  jours  en  vœux  superbes, 
Vos  champs  au  lieu  d'épis  ont  de  mauvaises  herbes  ; 


ET   POÈMES.  145 


Nul  n'amasse  pour  vous  les  fruits  ou  les  toisons  ; 
Vous  trouverez  la  faim  rôdant  vers  vos  maisons. 
Cette  terre  en  est-elle  à  ses  moissons  suprêmes? 
Manque-t-elle  à  vos  socs,  et  l'onde  à  vos  trirèmes?, 
Avez-vous  donc  tari  tous  les  puits  des  déserts, 
Et  jusqu'aux  pics  neigeux  labouré  l'univers? 
Vos  soleils  sont-ils  morts,  fait-il  froid  dans  vos  âmes  ? 
N'avez-vous  nulle  part  des  enfants  et  des  femmes? 
Le  monde  offre  à  vos  mains  mille  biens  superflus: 
Prenez  l'or  ou  l'amour;  que  vous  faut-il  de  plus? 


LE    CHŒUR. 

Les  dieux  nous  ont  fait  naître  en  d'heureuses  contrées' 
Riches  d'astres,  de  fleurs,  de  sources  azurées. 
Là  ne  manquent  jamais  ni  la  rosée  au  ciel, 
Ni  le  lait  aux  troupeaux,  ni  dans  les  bois  le  miel. 
Sans  cesse  en  ces  beaux  lieux  tiédis  par  les  zéphyre 
Les  prés  ont  des  parfums  et  les  yeux  des  sourires. 
C'est  là  qu'aux  pieds  du  chêne  ou  des  platanes  verts 
Nous  avons  de  vieux  toits  par  la  mousse  couvert  s, 
Des  puits  sous  les  palmiers  plantés  par  nos  ancêtres  ; 
Le  pampre  et  le  laurier  embrassent  nos  fenêtres  ; 
Dans  nos  sillons,  si  peu  que  les  creuse  l'airain, 
Nous  cueillons  chaque  été  dix  épis  pour  un  grain  . 
Là,  comme  en  nos  jardins  et  nos  cieux  pleins  de  flam  mes, 
C'est  toujours  le  printemps  dans  le  cœur  de  nos  femmes, 
Et  les  douces  saisons  remplissent  chaque  jour 
Nos  corbeilles  de  fruits  et  nos  âmes  d'amour. 
S'il  est  un  homme  heureux,  il  vit  sur  ces  rivages  ! 
Et  nous,  sans  qu'une  larme  ait  baigné  nos  visages, 
Nous  avons  fui  :  ces  biens  nous  sont  presque  odieux  ; 

«9 


146 


Quelque  chose  de  plus  nous  est  dû  par  les  dieux. 

Quand  le  cœur  aux  désirs  éternels  est  en  proie, 

L'amour  est  sans  douceur,  et  l'exil  a  sa  joie. 

Nous  cherchons!  les  glaciers,  les  sables  et  les  mers 

Sont  pour  nous  sans  terreurs  :  tous  les  pains  sont  amers  ; 

Nul  hôte  n'est  béni  s'il  n'est  sage  et  prophète! 

Ce  bien  rude  à  trouver  dont  nous  sommes  en  quête, 

Ce  n'est  l'or,  ni  l'amour,  ni  le  sceptre:  à  Jason 

Nous  n'eussions  de  Colchos  disputé  la  toison  ; 

Pour  suivre  jusqu'au  bout  la  voix  qui  nous  entraine, 

Nous  aurions  laissé  fuir  le  navire  d'Hélène  ; 

Et,  les  bras  étendus  vers  un  plus  saint  trésor, 

Passé  sans  les  cueillir  devant  les  pommes  d'or. 

Le  fruit  mystérieux  dont  l'espoir  nous  altère 

Ne  mûrit  pas  peut-être  au  soleil  de  la  terre; 

S'il  naissait  sous  un  flot,  sur  un  roc  élevé, 

Partout  où  l'homme  atteint,  oh  !  nous  l'aurions  trouvé! 

Nous  avons  fouillé  tout,  laissant  partout  nos  traces, 

Aux  sables  d'Idumée,  aux  bois  sombres  des  Thraces  ; 

Notre  bouche  a  pressé  les  fruits  mûrs  du  lotos, 

Et  bu  la  neige  vierge  au  sommet  de  l'Athos. 

Les  peuples  nous  ont  dit:  Frappez  aux  sanctuaires! 

Nous  avons  de  cent  dieux  levé  les  vieux  suaires, 

Interrogé  les  voix  de  cent  autels  divers; 

Les  caveaux  de  Memphis  pour  nous  se  sont  ouverts  ; 

De  Delphe  et  d'Erythrée,  au  fond  des  noirs  asiles, 

Nous  avons  sans  effroi  vu  chanter  les  sibylles; 

Notre  oreille  attentive  a  pu  saisir  le  nom 

Que  Phcebus  fait  redire  au  magique  Memnon; 

A  Thèbes,  des  vieux  sphinx  interrogeant  la  face, 

Nous  y  lûmes  des  mots  que  le  simoun  efface; 

Les  chênes  de  Dodone  ont  parlé  devant  nous. 

Et  dans  Persépolis,  humblement  à  genoux, 


ET   POÈMES.  I47 


Nous  avons  vu  briller,  sans  percer  nos  nuages, 
Le  foyer  éternel  qu'alimentent  les  Mages  1 
Notre  esprit  cherche  encor  le  bien  qui  l'a  tenté. 
Est-il  ici?  Tu  sais  lequel!...  La  Vérité  1 

l'hiérophante. 

Tant  que  vos  sens  craindront  le  toucher  de  la  flamme, 
Hommes  !  la  vérité  n'est  pas  faite  pour  l'âme. 
Si  les  dieux  n'en  voilaient  les  rayons  trop  ardents, 
Ce  flambeau  brûlerait  les  yeux  des  imprudents; 
Si  la  terre  approchait  du  dieu  qui  la  féconde, 
Un  éclair  de  son  char  aurait  dissous  le  monde. 
Nul,  dans  ce  feu,  ne  prend  les  charbons  à  son  gré; 
Ce  qu'il  faut  à  chaque  âge  est  là-haut  mesuré. 
La  lampe  surgira  ;  mais  malheur  au  profane 
Qui  brise  avant  le  temps  son  urne  diaphane! 
N'entrez  pas  au  saint  lieu  pour  en  sonder  les  murs 
Et  creuser  sous  l'autel.  Dans  les  trépieds  obscurs 
Craignez  de  réveiller  quelques  clartés  funèbres, 
Mortels  !  et  rendez  grâce  aux  dieux  de  vos  ténèbres  ! 


le  chœur. 

La  vérité,  c'est  l'air  que  respire  l'esprit, 
L'aliment  créateur  dont  l'âme  se  nourrit; 
C'est  l'haleine  des  dieux,  c'est  leur  sang  qui  circule: 
Mais  ce  n'est  point  un  feu  qui  tue,  un  vent  qui  brûle. 
O  prêtre!  à  t'écouter,  c'est  un  fleuve  d'enfer 
Où  l'homme  ne  saurait  tomber  sans  étouffer  1 
O  science  !  ô  science  !  ô  lac  tiède  et  fluide 
Qui  baigne  les  jardins  de  l'Olympe  splendide, 


Mer  immatérielle  aux  flots  mélodieux, 

Où  plonge  en  s'abreuvant  l'heureux  peuple  des  dieux  1 

Sur  leurs  longs  cheveux  d'or  d'où  ton  onde  ruisselle 

Quand  l'àme  voit  de  loin  jaillir  une  étincelle, 

Comme  un  cygne  attiré  par  le  reflet  des  eaux, 

En  rêve  ayant  déjà  son  nid  dans  tes  roseaux, 

Elle  part;  et,  volant  vers  ces  sources  si  belles, 

Donne  pour  y  monter  tout  l'essor  à  ses  ailes: 

Car  c'est  là  qu'elle  trouve  un  breuvage,  un  lit  pur, 

Là  qu'elle  lave,  enfin,  sa  blancheur  dans  l'azur, 

Livre  sa  jeune  plume  à  la  brise  bénie, 

Et  mêle  au  chant  des  flots  sa  goutte  d'harmonie  ! 

l'hiérophante. 

Il  est,  sur  un  sommet  dans  les  airs  suspendu, 
Parmi  les  fleurs  d'un  sol  à  vos  pas  défendu, 
Il  est  une  fontaine  où  l'aigle  seul  vient  boire, 
L'eau  de  science  y  coule  en  un  bassin  d'ivoire; 
Quand  l'homme  y  veut  gravir  appuyé  sur  l'orgueil, 
Le  vertige,  veillant  à  la  garde  du  seuil, 
Du  suprême  échelon  et  du  faite  qu'il  touche 
Le  fait  rouler  au  fond  d'un  souffle  de  sa  bouche. 

LE   CHŒUR. 

Sur  le  front  de  l'Atlas  nous  avons  mis  nos  pieds; 

Leur  vol  n'y  porte  pas  les  aigles  effrayés. 

Sur  les  glaciers  béants  qui  nous  tendaient  leurs  pièges, 

Nous  avons  sans  ivresse  aspiré  l'air  des  neiges; 

Le  fluide  subtil  qui  flotte  en  haut  des  monts 

N'a  pu  troubler  nos  yeux,  ni  brûler  nos  poumons; 


ET   POÈMES.  149 


Et,  debout,  sans  frémir  au  bord  du  pic  sublime, 
Nous  avons  soutenu  les  regards  de  l'abime. 
Val  nous  pourrons  gravir  en  creusant  nos  chemins 
Tout  sommet  dont  la  base  offre  prise  à  nos  mains  I 

l'hiérophante. 

Vous  saurez,  mais  trop  tard,  ô  cœurs  que  rien  n'effraie, 
De  quel  funeste  prix  la  science  se  paie 
Et  comme  on  peut  vieillir  en  un  jour  révolu  ! 
Mais  venez!...  qu'il  soit  fait  ce  que  l'homme  a  voulu  ! 

LE    CHŒUR. 

Esprit,  réjouis-toi  ;  ton  attente  est  passée  ; 

Voici  la  Vérité,  ta  belle  fiancée; 

Avant  l'heure  d'hymen,  au  seuil  de  sa  maison, 

Chante,  oiseau  plein  d'amour,  ta  plus  douce  chanson  I 


II 


Le  prêtre,  en  gémissant,  livre  la  porte  sainte 
A  ces  hardis  mortels;  eux  traversent  l'enceinte 
Où  la  foule  s'arrête,  et,  sans  courber  le  front, 
Vont  droit  au  sanctuaire  où  les  voix  parleront. 

C'était  un  antre  immense,  aussi  vieux  que  la  terre, 
Où  les  Titans  vaincus  cachaient  leur  culte  austère, 


iSo 


Un  mont  entier  creusé  des  pieds  jusqu'aux  sommets  ; 
L'œil  du  jour  et  des  dieux  n'y  pénétra  jamais. 
Sculptés  dans  son  granit,  des  monstres  séculaires 
Couvraient  de  longs  troupeaux  ses  parois  circulaires  ; 
Sur  un  trépied  de  bronze,  un  vase  empli  de  feu, 
Comme  un  astre  immobile,  en  marquait  le  milieu. 
Seul  flambeau  de  qui  l'antre  empruntait  un  jour  pale, 
La  clarté  se  mourait  près  de  ses  flancs  d'opale, 
Et,  sans  monter  jamais  jusqu'aux  faîtes  obscurs, 
Son  reflet  vaguement  allait  blanchir  les  murs. 

Le  globe  merveilleux  ne  laissait  point  d'issue 

Par  où  l'on  pût  toucher  à  la  flamme  aperçue  ; 

Sur  ses  larges  contours  un  artiste  pieux 

Grava  fidèlement  les  images  des  dieux, 

Leurs  combats,  leurs  amours,  les  traits  de  leur  sagesse, 

Ce  qu'adoraient  enfin  l'Orient  et  la  Grèce. 

Le  jour  intérieur  ne  luisait  au  dehors 

Qu'en  rayons  adoucis  sortant  de  leurs  beaux  corps, 

Et  recevant  d'eux  seuls  sa  forme  et  ses  limites, 

S'échappait  en  clarté  sous  le  voile  des  mythes. 

L'Olympe  y  semblait  vivre  avec  ses  habitants; 
L'homme  y  tenait  sa  place  après  les  vieux  Titans. 
Tel  que  l'avait  conçu  la  foi  du  monde  antique: 
C'était  là  du  grand  tout  un  abrégé  mystique. 

Zeus  s'y  manifestait  en  ses  règnes  divers; 
Zeus,  le  père  des  dieux,  l'àme  de  l'univers, 
Roi  toujours  créateur  dans  ses  métamorphoses. 
Ici,  sur  l'Eurotas,  sortant  des  lauriers-roses, 
Cygne  voluptueux  par  Léda  caressé, 


ET   POÈMES.  151 


L'aile  ouverte  et  le  col  dans  ses  bras  enlacé, 
De  deux  guerriers  jumeaux  il  rend  Sparte  féconde, 
Par  ce  même  baiser  qui  donne  Hélène  au  monde. 
Autre  part,  pour  aimer  et  pour  créer  encor, 
Sur  une  fleur  captive  il  pleut  en  gouttes  d'or. 
Ailleurs  son  bras  soutient,  sans  que  leur  poids  l'entraîne, 
L'effort  de  tous  les  dieux  suspendus  à  sa  chaîne. 
Là,  sa  foudre  aux  Titans  défend  l'abord  des  cieux  ; 
Là,  taureau,  sur  sa  croupe  il  porte  en  des  flots  bleus, 
Vers  un  monde  à  peupler  dont  elle  sera  mère, 
Europe  aux  pieds  d'argent  que  baise  l'onde  amère. 
Ainsi,  dans  ses  projets  pour  l'amour  ou  l'effroi, 
Tout  élément  concourt  à  servir  le  dieu-roi. 


Plus  loin  l'ardent  Phœbus,  le  prince  au  triple  empire, 
Archer  qui  tient  aussi  les  rênes  et  la  Ivre, 
Devant  qui  meurt  toute  ombre  et  pâlit  tout  flambeau, 
Apollon,  le  dieu  seul,  sans  rival,  le  dieu  beau, 
Séchant  sous  ses  traits  d'or  un  limoneux  refuge, 
Perce  l'impur  Python,  noir  enfant  du  déluge. 
Instruit  par  son  oracle,  un  couple  abandonné 
Sème  les  cailloux  vils  dont  un  grand  peuple  est  né. 
Déjà,  sous  le  regard  de  l'éternel  poète, 
L'univers  réveillé  prend  des  habits  de  fête, 
Et  les  hommes  groupés  autour  du  dieu  vainqueur 
Pour  la  première  fois  savent  chanter  en  chœur. 
La  lyre  enlève  aux  monts  et  bâtit  les  murailles 
Des  villes  qui  germaient  dans  leurs  fortes  entrailles; 
Les  sauvages  tribus  accourant  à  sa  voix, 
S'approchent  en  dansant  au  bord  des  sombres  bois. 
Tout  fleurit  sous  tes  pas  !  Tu  fais  croître  et  transformes, 
O  dieu  de  l'harmonie  !  ô  roi  des  belles  formes  ! 


IS2 


Ton  bras,  libre  des  plis  de  ta  chlamide  d'or, 
Montre  le  vieux  serpent  qui  rampe  et  hurle  encor; 
Un  orgueil  triomphant  soulève  ta  poitrine, 
Ouvre  à  demi  ta  lèvre  et  gonfle  ta  narine, 
Et  sur  ce  monde  neuf  planant  en  souverain, 
Tu  jettes  sur  ton  œuvre  un  œil  fier  et  serein  1 

Sans  rompre  encor  le  chant  de  son  hymne  étouffée, 
L'Èbre  roule  la  tête  et  la  lyre  d'Orphée. 
Sur  les  bords  du  torrent  les  arbres  sont  en  pleurs  ; 
Les  monstres  des  forêts  hurlent  dans  leurs  douleurs  ; 
Et  l'homme  qui  doit  tout,  arts  et  lois,  au  poète, 
Passe  auprès,  les  yeux  secs,  sans  qu'un  tombeau  s'apprête. 

Là,  c'est  le  froid  Caucase;  au  granit  de  son  front, 
Avec  des  liens  d'acier  que  d'autres  dieux  rompront, 
Zeus,  par  la  main  d'Hermès,  a  rivé  Prométhée. 
La  foule  au  bas  se  chauffe  à  la  flamme  inventée, 
Et  l'ongle  du  vautour  fouillant  ce  noble  sein 
Punit  le  vieux  Titan  du  glorieux  larcin. 

Chanteur  au  front  pensif  que  la  grâce  décore, 
Auprès  d'Hercule  assis,  le  fils  de  Terpsichore, 
Linus,  du  rude  athlète  ose  asservir  les  doigts 
Au  doux  jeu  de  la  lyre,  et  conduire  sa  voix. 
Mais  la  corde  est  rétive  aux  mains  du  lourd  élève; 
Jamais  en  son  gosier  un  son  pur  ne  s'achève; 
Il  fausse  la  cadence;  et  la  cherchant  en  vain, 
Casse  la  fibre  d'or  de  l'instrument  divin. 
Retiens,  maître,  retiens  toute  parole  amère  ! 
Le  stupide  géant  est  prompt  à  la  colère, 
Il  se  lève,  il  écume;  ô  douleur!  t'arrachant 


ET    POÈMES.  153 


L'ivoire  qui,  dans  l'air,  jette  un  soupir  touchant, 
Frappe  ta  blonde  tête  où  s'éteint  le  sourire, 
Et  brise,  au  même  coup,  le  chanteur  et  la  lyre. 
Êtanchez  dans  les  fleurs  le  sang  à  ses  cheveux, 
Nymphes!  Pleurez  sur  lui,  sur  ces  hommes  pieux 
Qui,  voulant  de  leur  âme  animer  la  matière, 
Tomberont,  comme  lui,  brisés  par  le  vulgaire! 
Si  tu  crains  le  martyre,  étouffe  tes  chansons, 
O  poète!  La  mort  te  paira  tes  leçons. 
Les  peuples  lasseront  ta  sagesse  déçue: 
N'offre  jamais  la  lyre  à  qui  tient  la  massue! 

Tous  étaient  là  gravés:  dieux,  demi-dieux,  héros, 
La  race  des  Titans,  et  ses  mille  travaux. 
Comme  l'astre  qui  point  sous  l'or  sculpté  des  nues, 
Un  feu  voilé  perçait  sous  ses  formes  connues. 

C'était  Pallas  donnant  ses  trésors  et  son  nom 
Aux  champs  où  doit  surgir  le  divin  Parthénon. 
La  vierge  au  casque  d'or,  forte,  belle  et  pensive, 
Frappe  le  sol  d' Afrique  et  fait  jaillir  l'olive. 

Le  front  ceint  de  pavots,  assise  sur  les  blés, 
Cérès  offre  aux  humains  ses  seins  de  lait  gonflés. 
Sous  un  gazon  plus  vert  Rhéa  cache  les  tombes. 
Aphrodite,  bercée  au  vol  de  ses  colombes, 
Au  milieu  des  baisers,  indique  au  blond  Éros 
Une  place  où  le  fer  défend  mal  les  héros. 

Bacchus,  le  thyrse  en  main  et  la  face  rougie, 

Excite  l'univers  à  la  mystique  orgie. 

Il  se  roule  en  chantant  sur  le  crin  des  lions; 


iS4 


La  sève  autour  de  lui  bouillonne  ;  les  sillons 
Versent  le  grain  à  flots;  les  cratères  s'allument; 
Un  baume  acre  et  puissant  jaillit  des  fleurs  qui  fument- 
Près  du  dieu  les  volcans,  les  torrents  et  les  bois 
Donnent  tout  ce  qu'ils  ont  de  feu,  d'ombre  et  de  voix; 
Le  Satyre  hurlant  se  tord  sous  les  caresses; 
Tous  les  êtres  vivants  confondent  leurs  ivresses, 
Et  notre  terre  enfin,  dont  l'axe  est  secoué, 
Semble  être  une  Ménade,  et  crier:  Évohél 

Dans  l'ombre,  au  bord  d'une  eau  que  le  croissant  argenté, 
Écartant  doucement  le  cytise  et  l'acanthe, 
Comme  un  rêve  divin  Phébé  vient  se  poser 
Près  du  pasteur  chéri  qu'éveille  son  baiser. 
La  déesse  a  d'abord,  du  bois  plein  de  mystère, 
Chassé  Faunes,  Sylvains.  Sa  beauté  solitaire, 
Vierge  pour  tous  les  dieux,  garde  ses  doux  secrets 
Au  seul  Endymion,  fils  rêveur  des  forêts. 

Il  n'est  arbre  enchanté,  fleur  et  source  magique, 

due  n'eût  pas  reproduit  le  ciseau  liturgique. 

L'urne  au  corps  diaphane  offre  sur  ses  contours 

Des  eaux  fuyant  la  main,  des  troncs  saignant  toujours. 

Là  pleure  le  rocher  et  l'écorce  palpite, 

Quand  la  hache  a  blessé  la  nymphe  qui  l'habite. 

Là,  par  sa  langueur  folle  à  la  terre  attaché, 

Sur  son  miroir  Narcisse  est  à  jamais  penché, 

Et  végète  absorbé  dans  l'amour  de  lui-même. 

Là,  pour  orner  le  front  du  jeune  dieu  qui  l'aime, 

Un  laurier  abondant  cache  à  demi  Daphné. 

Là,  des  doigts  de  Lotis  un  fruit  est  déjà  né, 

Et  son  corps  virginal,  dont  le  pied  prend  racine, 


ET    POÈMES.  IJS 


Semble  une  fleur  s'ouvrant  sur  sa  tige  divine. 
Quelque  chose  d'humain  transpire  de  partout, 
Et  de  l'oiseau  qui  vole  et  de  l'onde  qui  bout. 
Chaque  arbuste  est  paré  d'une  grâce  ravie: 
A  le  voir  végéter,  on  comprend  qu'il  eut  vie; 
Que  les  êtres  issus  d'un  souffle  universel 
Font  entre  eux  de  la  forme  un  échange  éternel. 


Enfin,  du  haut  d'un  mont,  sous  les  pins  et  les  chênes, 
Pan,  le  riche  berger,  surveille  ses  domaines. 
Les  Nymphes  près  de  lui  sont  assises  en  rond; 
Deux  rameaux  verdoyants  jaillissent  de  son  front; 
Sa' main  tient  le  syrinx  appliqué  sur  sa  lèvre, 
Et  le  gazon  en  fleurs  couvre  ses  pieds  de  chèvre. 
Son  visage  reluit  ;  mille  étoiles  en  feu 
Argentent  comme  un  ciel  sa  poitrine:  le  dieu 
Mêle  ainsi  dans  son  corps,  peint  suivant  le  vieux  rite, 
Ce  qui  vit  ou  végète  avec  ce  qui  gravite. 
Autour,  l'herbe  est  épaisse  et  les  bois  sont  touffus; 
Les  grands  vallons  sont  pleins  de  murmures  confus. 
Là,  taureaux  et  brebis,  loups,  hydres,  sphinx  énormes, 
Hommes  de  divers  sang,  monstres  de  toutes  formes, 
Dans  l'herbe,  dans  les  blés,  dans  les  marais  épars, 
Semblent  depuis  mille  ans  paître  sous  ses  regards. 
Au  loin  la  mer  blanchit  sous  les  pas  de  la  houle. 
Au-dessus,  dans  l'éther,  comme  un  sable  qui  roule, 
Des  milliers  d'astres  d'or  luisent  sur  chaque  lieu 
Du  cercle  universel  dont  Pan  est  le  milieu. 
Lui,  qui  fait  obéir  cet  empire  à  sa  flûte, 
Des  éléments  discords  apaise  ainsi  la  lutte. 
Roi  fort  et  pacifique,  harmonieux  pasteur, 
Modérant  la  vitesse  et  pressant  la  lenteur, 


iS6 


Donnant  le  ton  aux  voix  de  l'homme,  aux  bruits  champêtres, 
Il  conduit  en  chantant  le  grand  troupeau  des  êtres. 

Les  hommes  admiraient  ces  tableaux  merveilleux  ; 
Et,  tandis  qu'à  genoux  ils  priaient  tous  ces  dieux, 
Grave  et  haute,  une  voix  —  on  eût  dit  l'antre  même  — 
Se  mit  à  proférer  l'enseignement  suprême. 
Ce  qu'elle  remua  d'ombres  et  de  clarté, 
De  terreurs  ou  d'espoir,  nul  ne  l'a  raconté  ; 
Mais  tant  qu'elle  parla,  ces  mortels  pleins  d'audace 
Pâlirent  en  suant  une  sueur  de  glace. 
Quelques  fantômes  vains  s'effaçaient  de  leurs  yeux, 
Mais  un  jour  effrayant  creusait  son  vide  entre  eux, 
Et  devant  sa  lueur,  qui  chassait  des  chimères, 
Ils  voyaient  s'éclipser  bien  des  figures  chères  1 

Quand  l'oracle  se  tut,  une  invisible  main 
Frappa  le  vase  ardent,  qui  se  rompit  soudain, 
Et  de  dieux  en  débris  la  terre  fut  couverte. 
S'élançant  à  grands  jets  de  sa  prison  ouverte, 
La  flamme  inonde  l'antre.  Éblouis,  aveuglés, 
Par  ces  vives  splendeurs  sentant  leurs  yeux  brûlés, 
Regrettant  l'ombre  antique,  et  fuyant  la  lumière, 
Les  hommes  à  grands  pas  sortent  du  sanctuaire. 


III 


La  grève  d'Eleusis  entendit  des  sanglots 

Se  mêler,  tout  le  soir,  au  bruit  calme  des  flots, 


ET   POÈMES.  157 


Et  des  pas  retentir,  et  des  voix  désolées 

Se  plaindre  en  chœur  dans  l'ombre  ou  gémir  isolées. 


LE   CHŒUR. 

Ah  !  la  terre  est  déserte  et  le  ciel  dépeuplé  I 

Quel  est  ce  dieu  secret  dont  l'oracle  a  parlé  ? 

Pourquoi  s'enferme-t-il  en  des  lieux  invisibles? 

Les  nôtres  se  montraient  sous  des  formes  sensibles, 

Et  les  hommes  ravis  adoraient  sans  efforts 

Les  esprits  immortels  vêtus  de  ces  beaux  corps  ! 

Mais  toi,  dieu  solitaire  au  delà  des  nuages, 

Qui  saura  pour  l'autel  nous  tailler  tes  images, 

De  quelles  fleurs  te  ceindre,  et  de  quels  traits  t" armer  ; 

Et,  si  nul  ne  te  voit,  qui  donc  pourra  t'aimer? 

O  Grèce!  si  ces  dieux  n'étaient  rien  que  tes  rêves! 
Quel  doigt  sculpta  si  bien  les  contours  de  tes  grèves  ? 
Est-ce  pour  y  loger  une  ombre  et  de  vains  noms 
Que  tes  fils  ont  bâti  les  sacrés  Parthénons? 
Adore  un  dieu  plus  fort,  si  l'homme  l'imagine, 
Que  ceux  qui  t'ont  donné  Platée  et  Salamine  ! 
Pour  l'immortel  souper  qu'attend  Léonidas, 
Trouve  un  autre  Elysée  ouvert  à  tes  soldats  1 
Quand  on  aura  brisé  les  images  des  temples, 
De  quels  dieux  nos  héros  suivront-ils  les  exemples  ? 
Les  autels  vont  crouler,  les  vertus  avec  eux... 
Ah  !  s'il  est  temps  encor,  rendez-nous  nos  faux  dieux  ! 

UN    STATUAIRE. 

N'allez  plus,  ô  nochers,  pour  des  œuvres  sans  gloire, 
Ravir  à  l'Orient  son  or  et  son  ivoire  ! 


i58 


Fuyons  le  Pentélique  où  sculptaient  nos  aïeux, 
Et  la  blanche  Paros,  cette  mine  de  dieux. 
Jetons  loin  nos  ciseaux,  outils  sacrés  naguères, 
Qui  ne  traceront  plus  que  des  formes  vulgaires, 
Nos  marbres  encensés  trônaient  sur  les  autels: 
Ceux  qui  faisaient  des  dieux  feront-ils  des  mortels  ! 

Grèce,  où  l'amour  des  dieux,  chaleur  douce  et  bénie, 
Comme  un  fruit  de  ton  sol  fait  mûrir  le  génie, 
Grèce,  Olympe  terrestre  où  respirent  encor 
Mille  habitants  du  ciel  parés  de  jaspe  et  d'or, 
Qui  pourra  retrouver,  une  fois  abattues, 
Le  moule  harmonieux  d'où  sortaient  tes  statues? 
Nos  fils  à  l'idéal  s'essayeront  en  vain  ; 
Les  hommes  ont  brisé  leur  modèle  divin. 

Vous  fuirez  les  regards  des  ouvriers  profanes, 
O  Nymphes  qui  veniez  en  des  nuits  diaphanes, 
Vous  tenant  par  la  main,  formant  des  pas  en  rond, 
Les  cheveux  dénoués  et  des  fleurs  sur  le  front, 
Sans  que  rien  lui  voilât  vos  beautés  ingénues, 
Devant  l'artiste  saint  poser  chastes  et  nues. 

Sèche,  ô  pâle  ouvrier,  autour  des  blocs  pesants; 

Recommence  vingt  fois  tes  calculs  épuisants; 

Avec  l'esprit  d'en  haut  que  ta  main  rivalise; 

Cherche  avec  quel  ciseau  le  beau  se  réalise  ; 

Tâche  de  remplacer  l'amour  à  force  d'art, 

Ou,  las  de  méditer,  invoque  le  hasard. 

Que  l'orgueil  soit  ton  guide  ;  insulte  aux  vieux  mystères, 

Et  ris  des  visions  que  copiaient  tes  pères; 

En  un  sombre  atelier  mange  ton  pain  amer. 


ET    POÈMES.  1)9 


Ah!  tu  ne  verras  plus  des  vagues  de  la  mer, 
Sur  la  rive  sacrée  à  tes  pas  interdite, 
Sortir,  le  front  riant,  l'amoureuse  Aphrodite; 
Moins  blanche  qu'eux  l'écume  errait  sur  ses  beaux  pies 
Gardant  ses  doux  attraits  de  ses  deux  bras  plies, 
Belle  comme  jamais  ne  l'eût  offerte  un  rêve, 
Nous  la  vîmes  ainsi  de  nos  yeux  sur  la  grève  ; 
Et  nous  avons  tracé  dans  un  marbre  enchanté 
Votre  empreinte  idéale,  ô  Grâce  !  ô  Volupté  ! 


Si  le  dieu,  supplié  jusqu'en  son  sanctuaire, 
Ne  .veut  pas  révéler  sa  face,  ô  statuaire, 
Si  ton  cœur  ne  tressaille  aux  approches  du  beau, 
Si  l'or  d'un  homme  impur  a  payé  ton  ciseau, 
Si  pour  donner  son  être  à  la  pierre  choisie, 
Sans  attendre  l'esprit,  tu  suis  la  fantaisie; 
Jamais  devant  ton  œuvre  exposée  au  saint  heu, 
Les  peuples  ne  diront  tremblants:  Voilà  le  dieu! 


Si  l'Olympe  est  un  mot,  si,  d'un  signe  de  tête, 
Nul  dieu  n'en  fait  tomber  la  vie  et  la  tempête, 
Assis  sur  son  grand  aigle  et  la  foudre  en  ses  mains, 
Et  ne  joue  à  son  gré  des  dieux  et  des  humains; 
Si  jamais  une  vierge  aux  allures  hautaines 
Du  beau  sceptre  de  l'art  ne  vint  douer  Athènes; 
Si  devant  toi  jamais  ils  n'ont  paru  tous  deux, 
Aux  confins  du  réel  agrandis  à  tes  yeux, 
Lui,  flamboyant  d'éclairs  que  sa  droite  balance, 
Elle,  portant  l'égide  et  le  casque  et  la  lance; 
Pourquoi  ne  peut-on  voir  ton  Zeus  et  ta  Pallas, 
Sans  tomber  à  genoux,  ô  divin  Phidias? 


i6o 


Vous  que  nul  dieu  n'ira  visiter  dans  vos  veilles, 
Mortels  pour  qui  l'Olympe  a  perdu  ses  merveilles, 
Dans  l'atmosphère  humaine  en  vain  vous  glanerez 
Pour  unir  en  faisceau  des  rayons  séparés; 
Les  éléments  du  beau,  réunis  par  contrainte, 
Manqueront  sous  vos  doigts  de  la  céleste  empreinte  ; 
Peut-être  atteindrez-vous  un  fini  glacial, 
Mais  jamais  la  beauté,  mais  jamais  l'idéal! 


LE    CHŒUR. 

Une  voix  chante,  ô  Merl  et  gronde  sous  tes  lames, 

Une  flamme  en  jaillit,  le  soir,  au  choc  des  rames. 

Un  caprice  inconnu  règne  au  fond  de  tes  eaux, 

Tu  berces  tour  à  tour  ou  brises  les  vaisseaux  ; 

Ton  immense  regard  s'assombrit  ou  s'éclaire, 

On  dirait  que  tu  sens  l'amour  et  la  colère. 

La  terre  et  toi  luttez  ;  tu  bats  son  vieux  rempart  ; 

Vous  avez  toutes  deux  votre  existence  à  part. 

Sous  tes  grands  bras  d'athlète  ou  tes  beaux  seins  de  femme, 

Corps  mobile  et  sans  borne,  oh  !  n'as-tu  pas  une  âme? 

Mille  esclaves,  ô  Merl  peuplent  tes  flots  sacrés, 

En  toi  la  vie  abonde  à  ses  mille  degrés, 

Et  comme  chez  un  roi,  dans  tes  profonds  domaines, 

Des  trésors  inouïs  bravent  les  mains  humaines. 

Sur  tes  plaines  d'azur  volent  des  coursiers  blancs 
Dont  les  crins  écumeux  battent  les  larges  flancs; 
Leur  foule  en  hennissant  t'adore  et  t'accompagne, 
Quand  tu  viens  sur  ton  char  haut  comme  une  montagne, 
Des  troupeaux  monstrueux  paissent  dans  tes  forêts, 
Nul  chasseur  ne  les  suit  dans  tes  antres  secrets; 


ET    POEMES, 


161 


Là  tu  dors  dans  ta  force  après  tes  jours  d'orages. 
L'homme  cueille  en  tremblant  la  nacre  sur  tes  plages, 
Dérobe  le  corail  à  tes  murs  de  granit, 
Mais  nul  n'a  vu  les  bords  où  ton  palais  finit, 
L'esprit  seul  peut  plonger  plus  loin  que  ta  surface  ; 
Sur  ton  front  éternel  nul  sillon  ne  fait  trace  ; 
A  ton  empire  il  n'est  ni  termes  ni  mib'eu; 
Qu'es-tu,  vieil  Océan,  si  tu  n'es  pas  un  dieu? 

Et  toi  que  rien  ne  heurte  en  ta  route  azurée, 
Toi  dont  les  pas  égaux  mesurent  la  durée, 
Feu  voyageur,  Soleil!  qui  t'a  donné  l'essor? 
Si  tu  n'as  ni  coursiers,  ni  char,  ni  rênes  d'or, 
Si  tu  n'es  pas  d'un  dieu  l'étincelant  quadrige 
Quelle  force  t'entraîne,  et  quel  bras  te  dirige? 
Chaque  terre  a  sa  part  de  tes  dons  enflammés  ; 
Mais  il  est  des  pays  qui  sont  tes  bien-aimés. 
Ah  !  si  tu  restes  sourd  au  culte  qu'on  t'adresse, 
D'où  vient  cette  beauté  dont  se  pare  la  Grèce, 
Et  pourquoi  sur  son  front,  de  tes  baisers  couvert, 
Germe  avec  tant  de  fleurs  un  laurier  toujours  vert? 

Nourrice  aux  larges  flancs,  aux  tempes  crénelées, 
Ton  char  à  deux  lions  roulait  dans  les  vallées  ; 
Tous  les  êtres  vivants,  par  toi  multipliés, 
Venaient  boire  à  ton  sein  et  jouer  sur  tes  pies; 
Mais,  ô  Terre!  ô  Cybèle!  ô  mère  qu'on  délaisse! 
L'homme  aime  mieux  t'avoir  esclave  que  déesse, 
Et  trouve,  hélas!  plus  doux  tes  dons  de  chaque  jour 
S'il  les  doit  à  sa  force  et  non  à  ton  amour! 
Sèvre  ce  rude  enfant  qui  brise  sa  lisière, 
Et  boit  mêlé  de  sang  le  lait  qu'offre  sa  mère  ! 


162 


Tarisse  ta  mamelle  et  ton  flanc  dévasté, 
O  Terre,  c'en  est  fait  de  ta  divinité  ! 


UN    ADOLESCENT. 

Dans  le  champ  paternel  que  l'Ilissus  arrose, 
Lorsque  je  vis  Myrtho  cueillant  le  laurier-rose, 
L'amour  ne  chantait  pas  encore  dans  son  cœur; 
Elle  me  désolait  avec  son  air  moqueur; 
Près  d'elle  sans  rougir  m'attirait  sur  les  gerbes. 
Quand  elle  avait  couru  tout  le  soir  dans  les  herbes 
Et  trouvé  quelque  nid,  rien  ne  lui  manquait  plus; 
Elle  avait  cependant  ses  quinze  ans  révolus, 
Et,  sans  qu'une  étincelle  allât  jusqu'à  son  âme, 
L'enfant,  elle  jouait  sous  mes  regards  de  flamme! 
J'immolai  deux  chevreaux  dans  le  temple  d'Ëros, 
Et  le  dieu  réveilla  ce  marbre  de  Paros. 
Myrtho  m'avait  quitté  pour  le  Thébain  Ëvandre; 
Ni  larmes  ni  présents  n'obtenaient  un  mot  tendre; 
Ses  yeux,  muets  pour  moi,  parlaient  à  l'étranger; 
Quel  caprice  ou  quel  philtre  avait  pu  la  changer? 
Et  moi,  de  son  erreur  pour  la  guérir  plus  vite, 
J'apporte  une  colombe  à  l'autel  d'Aphrodite, 
Et  le  soir  Myrtho  vient  s'offrir  à  mes  baisers 
En  tremblant  à  son  tour  de  les  voir  refusés. 

Si  l'arc  d'Éros  se  brise,  et  si  tu  meurs,  déesse, 
Si  tu  ne  prêtes  plus  aux  femmes  de  la  Grèce 
Ta  magique  ceinture  et  lui  son  carquois  d'or, 
Quel  charme  le  printemps  nous  garde-t-il  encor? 
Quel  dieu  fera  chanter  les  nids  sous  les  charmilles 
Et  mettra  le  désir  au  cœur  des  jeunes  filles, 


ET    POÈMES.  163 


Et  comment  éclôront  sur  un  sol  attristé 
Les  deux  célestes  fleurs,  l'amour  et  la  beauté? 
Meure  l'Olympe  entier  si  nous  sauvons  les  roses 
Les  vieillards  pleureront  les  dieux  vieux  et  moroses 
Moi,  j'avais  froid  au  cœur  devant  ces  rois  grondants; 
Ah  !  prenne  qui  voudra  leur  foudre  et  leurs  tridents  ! 
Mais,  ô  vertes  Pales,  ô  Muses,  ô  Charités, 
Prétresses  aux  doux  yeux  dont  nous  suivons  les  rites, 
Nymphes  au  chant  liquide,  ô  reines  des  forêts 
Qui  des  amants  heureux  protégez  les  secrets, 
Cypris  au  sein  de  neige,  à  l'haleine  de  flamme, 
Éros,  ô  bel  archer  si  doux  à  percer  l'âme, 
O  vous  par  qui  l'on  aime,  ô  chœur  mélodieux, 
Ne  survivrez-vous  pas  à  cette  mort  des  dieux? 


LE    CHŒUR. 

«  Homme,  si,  las  d'amour,  la  soif  du  vrai  t'altère, 
Bois  à  la  même  source  où  s'abreuva  ton  père; 
N'y  creuse  pas  le  sable  en  cherchant  d'où  vient  l'eau 
Pour  que  le  flot  abonde  et  jaillisse  en  ruisseau: 
L'onde  se  troublerait,  et  sous  ta  main  dé^ue 
Peut-être  en  la  sondant  tu  fermerais  l'issue.  » 

Nos  vieillards  nous  l'ont  dit,  et  nous  avons  ri  d'eux! 
Et  te  voilà  tarie,  ô  source  des  aïeux! 

Insensés  qui  fouillez  les  racines  des  roses, 
Respirez  le  parfum  sans  nul  souci  des  causes! 
Quand  vous  aurez  levé  tous  les  voiles  sacrés 
Des  flancs  de  la  nature  avec  art  déchirés, 


164 


Quand  vos  doigts  toucheront  les  germes  de  la  vie, 
Que  du  ventre  au  tombeau  votre  œil  l'aura  suivie, 
Que  le  monde  en  débris  vous  aura  laissé  voir 
Les  intimes  ressorts  qui  le  faisaient  mouvoir, 
Quand  ton  œuvre  d'orgueil  enfin  sera  complète, 
Que  nous  restera-t-il,  ô  science?  un  squelette! 

Nous  avions  une  mère  et  nous  buvions  son  lait, 
Une  mère  au  front  pur  et  dont  l'œil  nous  parlait; 
Par  de  molles  chansons  pleines  de  rêverie, 
Elle  nous  endormait  sur  sa  robe  fleurie; 
Des  corbeilles  de  fruits  étaient  sur  ses  genoux, 
Nos  frères  les  oiseaux  partageaient  avec  nous; 
Elle  avait  le  secret  d'être  féconde  et  belle 
Et  de  rester  la  même  étant  toujours  nouvelle. 
Mais  l'orgueil  et  l'ennui  nous  prirent  sur  ses  bras. 
—  O  Nature!  pardonne  à  tes  enfants  ingrats.  — 
Nous  avons  immolé,  sans  crainte,  sans  mémoire, 
Au  tourment  de  chercher  le  doux  repos  de  croire; 
Le  chant  intérieur  en  nous  n'a  plus  chanté 
Et  nous  ne  t'avons  plus,  sainte  naïveté! 


LE    POETE. 

Un  chœur  au  fond  des  bois  invite  le  poète; 
Pan  l'attire  d'un  signe,  et  l'emporte  à  sa  fête. 
Un  chant  alternatif  de  rire  et  de  sanglots 
Sort  de  tous  les  rameaux,  jaillit  de  tous  les  flots, 
Quand  l'homme  va  toucher  l'arbuste  ou  la  fontaine, 
Il  voit  fuir  en  dansant  quelque  forme  lointaine  ; 
Des  fleurs  et  des  gazons  que  foule  un  pied  pensif, 
De  la  mousse  où  l'on  dort  s'échappe  un  cri  lascif; 


ET   POÈMES.  l6> 


Au  bord  de  l'antre  obscur  glisse  une  tête  blonde  ; 

Des  yeux  fascinateurs  nous  attirent  sous  l'onde  ; 

Le  feuillage  palpite,  et  crie  à  nos  côtés  ; 

La  montagne  répond  aux  mots  qu'on  a  jetés  ; 

Le  sol  fume  et  mugit,  l'eau  pleure,  les  troncs  saignent  ; 

Partout  ce  sont  des  voix  qui  chantent  ou  se  plaignent  ; 

Le  monde  est  plein  de  dieux  cachés  sous  mille  noms, 

C'est  ce  chœur  qui  nous  parle,  et  que  nous  comprenons  ! 

Et  vous  deviez  nous  fuir,  peuple  aux  danses  joyeuses, 
Dryades  dont  l'œil  noir  brille  au  creux  des  yeuses, 
Nymphes  aux  seins  rougis  des  baisers  des  Sylvains, 
Adieu  l'antre  prophète  et  les  arbres  devins  1 
Adieu  les  songes  d'or  qui  peuplent  les  vieux  aunes, 
Les  meutes  d'Artémis  et  le  sirynx  des  Faunes  ! 
Un  deuil  silencieux  va  peser  sur  nos  champs  ; 
Car  les  dieux  ne  sont  plus  qui  conduisaient  les  chants  ! 
A  qui  conterons-nous  nos  souffrances  secrètes 
Et  qui  nous  répondra  dans  les  saintes  retraites  ! 

Si  la  nature  est  vide,  et  si  les  dieux  sont  morts  ; 
S'il  ne  nous  reste  plus  ici-bas  que  leurs  corps  ; 
Si  les  mers,  les  forêts  n'ont  rien  qui  sente  et  veuille 
Quand  la  vague  se  gonfle  et  quand  tremble  la  feuille  ; 
Si  les  flammes  des  soirs,  la  pluie  et  les  zéphirs. 
Ne  sont  pas  des  regards,  des  pleurs  et  des  soupirs  ; 
Si  l'homme,  dans  la  source  où  son  âme  est  trempée, 
Peut  plonger  en  tous  sens  sans  trouver  la  Napée  ; 
Si  tout  enfin,  les  cieux,  les  vents,  les  mers,  les  nuits, 
Au  lieu  d'avoir  des  voix,  n'ont  plus  rien  que  des  bruits; 
Qu'écoutons-nous  encor?  Sur  nos  lyres  muettes 
Penchons-nous  pour  pleurer  et  pour  mourir,  poètes  ! 


i66 


LE    CHŒUR 

Heureux  le  toit  caché  dens  l'ombre  et  vert  de  mousse, 
Où  l'homme  est  à  l'abri  de  l'ardeur  qui  nous  pousse, 
Adore  sans  orgueil  les  Lares  paternels, 
Son  fleuve,  sa  forêt,  les  astres  éternels, 
Et  la  nuit  qui  le  berce,  et  l'aube  qui  l'éveille, 
Et  les  riches  saisons  qui  comblent  sa  corbeille, 
Et  tous  ces  dieux  amis,  ces  esprits  familiers 
Errant  dans  la  nature  avec  lui  par  milliers  ! 
Jamais  l'homme  n'est  seul  dans  ces  douces  vallées, 
D'hôtes  chers  et  sacrés  son  cœur  les  voit  peuplées  ; 
Tout  lui  parle,  il  comprend,  il  répond  en  tout  lieu  : 
Chaque  être  qui  l'entoure  est  son  frère  ou  son  dieu  ! 
Dans  le  sentier  paisible  où  sa  marche  est  bornée, 
Comme  l'eau  suit  son  cours,  il  suit  sa  destinée  ; 
Son  joug  facile  ou  dur  ne  l'a  pas  révolté  : 
Il  meurt  sans  avoir  craint  et  sans  avoir  douté  ! 


Mais  si,  las  d'adorer,  il  sonde  la  nature  ; 
S'il  chérit  moins  la  paix  qu'il  ne  hait  l'imposture  ; 
Si,  pour  voir  ses  dieux  nus  dans  leurs  antres  secrets, 
Il  trouble  leur  sommeil  de  ses  pas  indiscrets  ; 
Pour  les  faire  parler,  s'il  veut  les  mettre  aux  chaînes  ; 
S'il  creuse  leurs  ruisseaux,  et  s'il  fend  leurs  vieux  chênes, 
Alors  des  eaux,  de  l'air,  des  fleurs,  de  toutes  parts, 
Comme  des  vols  d'oiseaux  s'en  vont  les  dieux  épars  ;. 
Et,  trompé  comme  nous  dans  son  attente  avide, 
Il  s'assied,  l'œil  en  pleurs,  seul  en  face  du  vide. 
Dans  ce  morne  royaume  il  cherche  avec  effroi 
Après  les  dieux  tombés  quel  est  le  dernier  roi  1 


ET    POÈMES.  167 


UNE   VOIX. 

La  terre  est  conviée  à  des  fêtes  prochaines: 
L'ombre  antique  s'efface,  et  l'esprit  rompt  ses  chaînes, 
Hommes,  ne  pleurons  pas  sur  nos  dieux  qui  sont  morts 
Saluons  leur  sépulcre,  et  partons  sans  remords  1 
Aux  vieux  troncs  consumés  par  le  temps  et  la  foudre 
Succède  un  bois  plus  vert  engraissé  de  leur  poudre; 
La  forêt  d'âge  en  âge  a  des  jets  plus  puissants, 
Et  nous  pourrons  à  l'ombre  y  reposer  mille  ans. 
Jamais  le  ciel  n'est  vide,  et  les  races  divines 
En"  fécondent  le  sol  sous  leur  saintes  ruines  : 
Leur  grande  âme  s'épure  au  fond  de  ces  tombeaux  : 
D'autres  dieux  vous  naîtront  plus  jeunes  etplusbeaux! 

Quand  le  voile  est  tombé  jusqu'aux  pieds  de  l'amante, 
Tandis  qu'elle  résiste  en  sa  pudeur  charmante, 
L'amant  regrette-t-il,  en  voyant  ses  beautés, 
Les  fleurs,  la  pourpre  et  l'or  de  son  sein  écartés  ? 
Homme,  la  blanche  vierge  à  tes  mains  interdite, 
Que  tu  dois  pressentir  sous  le  voile  du  mythe, 
La  douce  Vérité  cédant  à  ton  amour, 
Arrache  de  son  corps  un  voile  chaque  jour; 
Chaque  jour  elle  veut  qu'on  voie  ou  qu'on  devine 
Quelques  grâces  de  plus  dans  sa  forme  divine  ; 
C'est  ton  amante  encor  sous  des  habits  nouveaux  : 
Au  lieu  de  la  déesse  aimais-tu  ces  lambeaux  ? 

Laisse,  artiste  sacré,  crouler  tes  vieux  modèles, 
Sans  détacher  ta  main  de  tes  marbres  fidèles  ; 
Quand  nul  dieu  ne  s'impose  à  ton  libre  ciseau, 


168 


Écoute  ta  pensée  et  cherche  l'art  nouveau. 
Si  la  blanche  Aphrodite  a  déserté  les  grèves, 
Contemple  les  beautés  qui  peuplèrent  tes  rêves  ; 
Vers  l'Olympe  désert  ne  tourne  plus  les  yeux, 
Regarde  dans  ton  cœur,  c'est  là  que  sont  les  dieux! 
Cueille  les  rieurs  et  l'or  pour  vêtir  ces  idoles, 
De  cent  rayons  épars  tresse  leurs  auréoles. 
Glane,  ô  puissante  abeille,  en  tout  notre  univers, 
La  forme  et  la  couleur,  trésors  toujours  ouverts. 

Mêle  dans  le  creuset,  pour  ton  œuvre  hardie, 
Le  réel  au  possible  ;  imagine,  étudie. 
Vois  les  taureaux  bondir;  vois  danser  sur  les  prés 
Les  filles  aux  doux  yeux  ;  dans  les  couchants  dorés, 
Vois  saillir  des  grands  monts  les  arêtes  chenues, 
Et  la  pourpre  échancrer  le  noir  profil  des  nues. 
Vois  l'aube  nuancer  la  mer  de  mille  tons  ; 
Le  lotus  découper  ses  fleurs  hors  des  boutons, 
Les  nids  s'entrelacer  sur  le  chêne  difforme  : 
Vois  comme  le  grand  tout  se  sculpte  et  se  transforme. 
Mêle,  quand  tu  pétris,  l'argile  entre  tes  mains. 
Des  gouttes  d'eau  du  ciel  à  quelques  pleurs  humains. 
Prends  un  peu  de  ton  âme,  un  peu  de  la  nature, 
Aux  baisers  du  soleil  expose  la  figure  ; 
Dès  que  luira  son  front  doré  par  leur  reflet, 
Ébauché  dans  ton  cœur,  le  dieu  sera  complet  ! 

Éros,  le  dieu  vermeil  que  la  mort  décolore, 
Expire  sur  les  fleurs  qu'il  vient  de  faire  éclore. 
Pose,  ô  cœur  de  seize  ans,  tes  baisers  sur  son  front, 
Mais  sans  larme  :  à  leur  dieu  les  roses  survivront. 
Val  les  tendres  soucis,  les  langueurs,  les  ivresses, 


ET    POÈMES.  169 


La  volupté  des  pleurs,  l'âcreté  des  caresses, 

Ces  flèches  de  son  arc,  ces  feux  de  ses  autels, 

Ces  mille  maux  si  doux,  enfant,  sont  immortels! 

L'homme  peut  voir  crouler  ses  temples  d'âge  en  âge. 

Les  débris  de  ses  lois  s'amasser  par  étage, 

Ses  soleils  s'éclipser  et  brûler  tour  à  tour, 

Vivre  sans  rois,  sans  dieux,  mais  jamais  sans  amour  ! 


Garde  ton  âme  ouverte  aux  saintes  voix  du  monde  ; 
Poète,  écoute  encor  les  vents,  les  bois  et  l'onde  ! 
La  main  qui  de  leurs  nids  chasse  les  vieux  démons 
Va  loucher  le  clavier  des  vagues  et  des  monts, 
Et  l'hymne  où  mille  cris  jetaient  un  sens  étrange 
Tu  l'entendras  chanter,  pur  de  tout  vil  mélange. 
Chaque  jour  écartant  un  vain  sujet  d'effroi, 
La  nature  s'approche  et  tend  les  bras  vers  toi  ; 
Vous  pourrez  vous  aimer  et  vous  parler  en  face  ; 
Plus  d'œil  caché  dans  l'ombre  et  d'Argusjqui  vous  glace. 
Sans  passer  à  travers  les  flûtes  des  Sylvains, 
Le  vent  de  sa  poitrine  aura  des  sons  divins  ; 
Sa  voix,  de  jour  en  jour  moins  mystique  et  plus  tendre, 
T'expliquera  les  mots  que  nul  n'a  su  comprendre; 
A  son  grand  livre  ouvert,  dans  un  antre  inconnu, 
Comme  en  ton  propre  cœur  tu  pourras  lire  à  nu. 
Vous  serez  confondus  dans  un  hymen  suprême  ; 
Tu  croiras  dans  ces  bruits  t'ouïr  chanter  toi-même  : 
Car  cette  âme  qui  coule  et  mugit  dans  les  bois 
S'agite  dans  ton  sang,  soupire  dans  ta  voix. 
Au  lieu  du  vieux  chaos  où  luttaient  les  génies, 
Un  monde  va  s'ouvrir  tout  peuplé  d'harmonies, 
Et  tu  seras  le  cri  de  ce  dieu  souverain 
Qui  se  parle  à  lui-même  avec  l'organe  humain  ! 


170 


Hommes  !  l'ardent  soleil  dont  un  âge  s'éclaire 
Est  pour  l'âge  qui  suit  un  feu  crépusculaire; 
Le  flambeau  de  vos  fils,  qui  d'avance  vous  luit, 
Près  du  jour  à  venir  est  encore  une  nuit  ! 
A  chaque  heure  l'éther  brille  de  plus  de  flamme, 
Et  pour  s'en  pénétrer  s'élargit  l'œil  de  l'âme. 
Chaque  jour  ce  grand  lac  qui  croit  incessamment 
Réfléchit  plus  au  loin  l'azur  du  firmament; 
Chaque  jour  il  enferme  une  nouvelle  étoile  ; 
Le  ciel,  pour  s'y  mirer  jette  son  dernier  voile, 
Jusqu'à  l'embrassement  immense  et  triomphal 
Où  doivent  s'absorber  la  terre  et  l'idéal. 
Alors,  dans  l'Océan,  dont  elles  sont  les  gouttes, 
Pour  n'en  sortir  jamais  les  âmes  fondront  toutes, 
Et  chaque  être  vivra  dans  un  être  commun, 
Et  la  lumière  et  l'œil,  enfin,  ne  seront  qu'un  ! 

A  cette  heure  douteuse  où  le  jour  lutte  encore, 
Tournez  donc  vos  regards  du  côté  de  l'aurore  ; 
En  rappelant  à  vous  l'antique  obscurité 
N'entravez  pas  ce  char  dans  l'azur  emporté. 
Tout  autre  astre  pâlit  et  s'efface  d'avance, 
Sitôt  que  dans  l'éther  l'ardent  cocher  s'élance  ; 
A  sa  splendeur  royale  accoutumez  vos  yeux, 
Et  laissez  sans  regret  fuir  le  peuple  des  deux  ! 
Marchez  vers  l'orient  en  troupes  fraternelles; 
Pour  un  hôte  nouveau  cueillez  des  fleurs  nouvelles, 
Et  sous  un  même  toit  allez  vous  réunir 
Pour  recevoir  en  paix  celui  qui  doit  venir. 

1839. 


ET   POEMES. 


IV 

LES    ARGONAUTES 


STROPHE    I. 

Les  pins,  ô  Pélion,  descendent  sur  ta  pente; 

Un  dieu  les  pousse  vers  tes  flots. 
Le  vaisseau  dont  Argus  a  taillé  la  charpente 

Berce  enfin  tous  ses  matelots; 
Ils  chantent,  pleins  d'ardeur,  sur  la  poupe  embellie 

De  trépieds  et  de  rameaux  verts, 
Et  coupent  hardiment  le  cable  qui  les  lie 

Aux  rochers  du  vieil  univers. 
Des  femmes  sur  le  bord  la  troupe  est  soucieuse. 

Vers  l'horizon  tendant  les  mains, 
Tout  un  peuple  bénit  la  nef  audacieuse 

Qui  porte  l'espoir  des  humains. 

ANTISTROPHE     I. 

Voici  de  l'inconnu  la  mer  et  ses  épreuves, 
Rochers  sous  l'onde  et  ciel  brumeux  ! 


172 


O  navire,  à  tes  flancs  les  Tritons  et  les  Fleuves 

Attachent  leurs  bras  écumeux; 
Sur  ta  proue,  au  galop  de  ses  cavales  noires, 

Leur  dieu  brise  chars  et  tridents; 
Les  cyclopes  hurlant  du  haut  des  promontoires 

Te  lancent  des  chênes  ardents. 
Car  du  monde  où  tu  vas  ces  dieux  gardent  la  route, 

Par  toi  leur  règne  doit  finir... 
Souffrez  en  attendant  la  terreur  et  le  doute, 

O  nautoniers  de  l'avenir  1 


EPODE  i. 

Voguez  pourtant,  songez  au  but  de  ce  voyage  ! 
Le  chêne  de  Dodone,  interprète  du  sort, 
Sous  la  voile  a  parlé  comme  sous  le  feuillage, 
Et  ce  mât  au  vaisseau  prophétise  le  port  ; 
Orphée  en  a  donné  l'espérance  certaine; 
Il  écoute  la  voix  de  la  terre,  il  l'entend; 
Poète  il  vous  traduit  ce  que  lui  dit  le  chêne, 
Et  des  secrets  d'en  haut  vous  instruit  en  chantant. 


STROPHE  II. 

«  Voyez  où  le  ciel  touche  aux  vagues  azurées 
Cet  horizon  cache  un  trésor  ; 

Il  faut,  malgré  la  terre  et  l'onde  conjurées, 
Y  découvrir  la  toison  d'or. 

Là,  le  divin  bélier,  dont  la  laine  abondante 
Devait  vêtir  tous  les  humains, 

De  son  sang  pacifique  a  teint  sa  robe  ardente, 


ET    POEMES.  173 


Égorgé  par  d'avides  mains. 
Le  tyran  de  Colchos  tient  ce  riche  héritage 

Gardé  dans  son  royaume  étroit; 
Ravissons,  pour  en  faire  un  fraternel  partage, 

Ce  trésor,  auquel  tous  ont  droit  !  » 


ANTISTROPHE  II. 

«  Terrible  en  est  l'abord  :  le  roi  défend  sa  proie. 

Un  dragon  veillant  jour  et  nuit 
Au  pied  du  hêtre  sombre  où  la  toison  flamboie, 

Siffle  et  bat  ses  flancs  à  grand  bruit. 
Lançant  de  leurs  naseaux  des  vapeurs  enflammées, 

Des  taureaux,  des  coursiers  sans  frein, 
Dans  les  champs  de  la  guerre  écrasent  les  armées, 

Le  sang  baigne  leurs  pieds  d'airain  ; 
La  terre  tremble  au  loin  ;  plein  de  leur  souffle  immonde, 

L'air  est  mortel  aux  assaillants... 
Nous,  sans  crainte,  marchons,  chercheurs  d'un  nouveau  monde; 

Les  destins  cèdent  aux  vaillants  !  » 


EPODE  II. 

«  D'un  grand  peuple,  ô  guerriers,  comblant  la  longue  attente, 

Dans  la  ville  il  est  doux  de  rentrer  triomphants, 

Et  portant  sur  le  dos  la  dépouille  éclatante, 

Prix  dont  l'homme  de  cœur  enrichit  ses  enfants. 

Vêtus  de  robes  d'or  par  les  vierges  filées, 

A  d'éternels  banquets  vous  irez  vous  asseoir  : 

Les  Muses  reviendront  à  vos  fêtes  mêlées... 

Trouvez  donc  ce  pays  révélé  par  l'espoir  !  » 


r74 


STROPHE    III. 

C'est  ainsi  qu'ils  voguaient  à  la  voix  du  poète, 

Les  sublimes  ambitieux, 
Ces  hommes  qui  rêvaient  pour  dernière  conquête, 

D'entrer  tout  armés  dans  les  deux. 
La  lyre  conjurait  les  périls  du  voyage, 

Et  les  ennuis  et  les  lenteurs, 
Le  calme,  plus  funeste,  et  plus  craint  que  l'orage 

Par  ces  hardis  navigateurs. 
En  vain  la  nuit  les  trompe,  et  le  vent  les  retarde  ; 

Le  vaisseau  changeant  d'horizon, 
Aux  monstres  indomptés  qui  l'avaient  sous  leur  garde 

Reprend  la  divine  toison. 


ANTISTROPHE     III. 

Vous  n'êtes  pas  au  bout  des  épreuves  fatales, 

Pilotes,  jouets  du  destin  ! 
Vous  n'avez  pas  encor  dans  vos  cités  natales 

Mis  à  l'abri  votre  butin. 
Le  retour  n'est  pas  sur;  les  mers  les  plus  sereines 

Cachent  des  écueils  aux  vainqueurs  : 
C'est  l'île  de  Circé,  c'est  l'antre  des  Syrènes; 

Leur  chanson  va  tenter  vos  cœurs  ! 
Déjà  vous  leur  cédez...  mais  la  lyre  d'Orphée 

Parle  dans  sa  prudente  main  ; 
Des  lâches  déités  la  voix  est  étouffée, 

Le  vaisseau  poursuit  son  chemin. 


ET   POÈMES.  175 


EPODE     III. 

Il  touche  au  port;  en  lui  la  paix  et  l'abondance. 
De  l'antique  âge  d'or  le  charme  est  revenu. 
Sur  le  pont  égayé  par  le  chant  et  la  danse, 
Chaque  homme  participe  au  trésor  inconnu. 
Des  ailes  tout  à  coup  s'ouvrent  avec  tes  voiles, 
O  navire  !  à  la  mer  adressant  tes  adieux, 
Tu  vas,  là-haut,  briller  au  milieu  des  étoiles, 
Et  tous  tes  matelots  passent  au  rang  des  dieux. 

1843. 


SUNIUM 

Sagesse  des  vieux  jours,  vierge  mélodieuse. 
Muse  vêtue  encor  de  la  pourpre  du  ciel. 
Manne  que  distillait  une  bouche  pieuse, 
Science  des  enfants,  faite  d'ambre  et  de  miel  ! 

La  lumière  et  l'amour  ruisselaient,  ô  déesse, 
Sur  ta  chaste  poitrine  en  un  même  ruisseau, 
Et  l'homme  entre  tes  bras  buvait  avec  ivresse 
Le  breuvage  du  vrai  dans  la  coupe  du  beau. 

Nul  livre  n'abaissait  ta  main  droite  étendue; 
Le  passé,  dans  tes  chants,  racontait  l'avenir, 


176 


Et,  de  l'éternité  naguère  descendue, 

Tu  n'avais  pour  parler  qu'à  te  ressouvenir. 

O  vérité  !  ton  âme  habitait  dans  la  lyre, 
L'esprit  avec  le  son  y  chantait  à  la  fois; 
Mais  de  ses  flancs  brisés  où  l'homme  voulait  lire, 
Il  a  fait  envoler  la  pensée  et  la  voix. 

Sainte  inspiration,  la  terre  t'a  bannie  ! 
La  science  à  pas  lourds  y  creuse  ses  sillons  ; 
Le  sage  n'entend  plus  murmurer  un  génie  ; 
Dieu  voile  sa  splendeur  aux  yeux  des  nations. 

Mais,  ô  divin  Platon,  fils  des  vieux  sanctuaires, 
Lorsqu'au  fond  de  l'éther  vous  sommeilliez  encor, 
La  muse  vous  nourrit  des  saints  électuaires, 
Et  toucha  votre  bouche  avec  ses  lèvres  d'or. 

Elle  vous  fit  ainsi  poète  entre  les  sages  ; 
Tous  les  autres  parlaient,  et  vous  avez  chanté! 
La  myrrhe  au  sein  de  l'or  se  garde  après  des  âges  : 
Tous  vos  enseignements  vivront  dans  la  beauté. 

Je  vous  vois,  ô  vieillard,  assis  sous  les  portiques, 
Et  marchant  lentement  sous  les  platanes  verts, 
Et  sur  un  lit  d'ivoire  en  ces  festins  antiques 
Où  coulaient  à  la  fois  le  nectar  et  les  vers. 

Là,  couronné  de  fleurs,  ô  hiérophante,  ô  prêtre  ! 
Vous  découvriez  le  seuil  d'un  monde  radieux  ; 
Vos  amis  se  pressaient,  beaux  comme  leur  beau  maître, 
Et  leurs  regards  suivaient  le  chemin  de  vos  yeux. 


ET    POÈMES.  I77 


Ainsi  qu'un  vin  bénit  que  l'on  boit  à  la  ronde, 
Vous  répandiez  sur  eux  un  discours  embaumé, 
En  flattant  sous  vos  doigts  la  chevelure  blonde 
D'un  jeune  Athénien  immobile  et  charmé. 

Après  venait  un  chœur  de  femmes  d'Ionie  ; 

La  flûte  cadençait  leurs  pas  mélodieux; 

Puis,  ô  Grecs  !  enivrés  d'amour  et  d'harmonie 

Vous  chantiez  sur  la  lyre  un  hymne  pour  les  dieux. 

Sunium  !  Sunium,  ô  divin  promontoire 
Que  la  mer  de  Myrtho  baigne  amoureusement, 
Ta  cime  a  vu  trôner  le  sage  dans  sa  gloire  ! 
Il  a  mêlé  sa  voix  à  ton  gémissement! 

Il  venait  là  s'asseoir  sur  la  roche  dorée, 
Le  poète  !  il  parlait  avec  un  front  riant  ; 
Parfois,  comme  pour  lire  une  page  inspirée, 
Il  s'arrêtait,  les  yeux  plongés  dans  l'Orient. 

Ses  disciples,  drapés  dans  leurs  manteaux  de  laine, 
Dans  les  myrthes  en  fleurs  se  groupant  au  hasard, 
Recevaient  en  leurs  cœurs,  muets  et  sans  haleine, 
Le  baume  qui  coulait  des  lèvres  du  vieillard. 

Sunium  I  Sunium  !  as-tu  fait  à  sa  place 
Fleurir  un  laurier-rose  ou  quelque  arbre  inconnu  ? 
As-tu  plus  de  parfums  pour  la  brise  qui  passe  ? 
Tes  échos  chantent-ils  depuis  qu'il  est  venu  ? 

1837. 


LIVRE    DEUXIEME 


LE    POÈME    DE   L'ARBRE 


A    UN     GRAND    ARBRE 


L'esprit  calme  des  dieux  habite  dans  les  plantes. 
Heureux  est  le  grand  arbre  aux  feuillages  épais  ; 
Dans  son  corps  large  et  sain  la  sève  coule  en  paix, 
Mais  le  sang  se  consume  en  nos  veines  brûlantes. 

A  la  croupe  du  mont  tu  sièges  comme  un  roi  ; 
Sur  ce  trône  abrité,  je  t'aime  et  je  t'envie; 
Je  voudrais  échanger  ton  être  avec  ma  vie, 
Et  me  dresser  tranquille  et  sage  comme  toi. 


i8o 


Le  vent  n'effleure  pas  le  sol  où  tu  m'accueilles; 
L'orage  y  descendrait  sans  pouvoir  t'ébranler; 
Sur  tes  plus  hauts  rameaux,  que  seuls  on  voit  trembler, 
Comme  une  eau  lente,  à  peine  il  fait  gémir  tes  feuilles. 

L'aube,  un  instant,  les  touche  avec  son  doigt  vermeil  ; 
Sur  tes  obscurs  réseaux  semant  sa  lueur  blanche, 
La  lune  aux  pieds  d'argent  descend  de  branche  en  brandi 
Et  midi  baigne  en  plein  ton  front  dans  le  soleil. 

L'éternelle  Cybèle  embrasse  tes  pieds  fermes; 
Les  secrets  de  son  sein,  tu  les  sens,  tu  les  vois; 
Au  commun  réservoir  en  silence  tu  bois, 
Enlacé  dans  ces  flancs  où  dorment  tous  les  germes. 

Salut,  toi  qu'en  naissant  l'homme  aurait  adoré  ! 
Notre  âge,  qui  se  rue  aux  lutte  convulsives, 
Te  voyant  immobile,  a  douté  que  tu  vives, 
Et  ne  reconnaît  plus  en  toi  d'hôte  sacré. 

Ah  !  moi  je  sens  qu'une  âme  est  là  sous  ton  écorce  : 
Tu  n'as  pas  nos  transports  et  nos  désirs  de  feu, 
Mais  tu  rêves,  profond  et  serein  comme  un  dieu, 
Ton  immobilité  repose  sur  ta  force. 

Salut  !  Un  charme  agit  et  s'échange  entre  nous. 
Arbre,  je  suis  peu  fier  de  l'humaine  nature  ; 
Un  esprit  revêtu  d'écorce  et  de  verdure 
Me  semble  aussi  puissant  que  le  nôtre  et  plus  doux. 

Verse  à  flots  sur  mon  front  ton  ombre  qui  m'apaise  ; 
Puisse  mon  sang  dormir  et  mon  corps  s'affaisser; 


ET   POÈMES.  l8l 


Que  j'existe  un  moment  sans  vouloir  ni  penser  : 
La  volonté  me  trouble,  et  la  raison  me  pèse. 

Je  souffre  du  désir,  orage  intérieur; 
Mais  tu  ne  connais,  toi,  ni  l'espoir,  ni  le  doute, 
Et  tu  n'as  su  jamais  ce  que  le  plaisir  coûte; 
Tu  ne  l'achètes  pas  au  prix  de  la  douleur. 

Quand  un  beau  jour  commence  et  quand  le  mal  fait  trêve, 
Les  promesses  du  ciel  ne  valent  pas  l'oubli; 
Dieu  même  ne  peut  rien  sur  le  temps  accompli  ; 
Nul  songe  n'est  si  doux  qu'un  long  sommeil  sans  rêve. 

Le  chêne  a  le  repos,  l'homme  a  la  liberté... 
Que  ne  puis-je  en  ce  lieu  prendre  avec  toi  racines  ! 
Obéir,  sans  penser,  à  des  forces  divines, 
C'est  être  dieu  soi-même,  et  c'est  ta  volupté. 

Verse,  ah  !  verse  dans  moi  tes  fraîcheurs  printanières, 
Les  bruits  mélodieux  des  essaims  et  des  nids, 
Et  le  frissonnement  des  songes  infinis; 
Pour  ta  sérénité  je  t'aime  entre  nos  frères. 

Si  j'avais,  comme  toi,  tout  un  mont  pour  soutien, 
Si  mes  deux  pieds  trempaient  dans  la  source  des  choses, 
Si  l'Aurore  humectait  mes  cheveux  de  ses  roses, 
Si  mon  cœur  recelait  toute  la  paix  du  tien  ; 

Si  j'étais  un  grand  chêne  avec  ta  sève  pure, 
Pour  tous,  ainsi  que  toi,  bon,  riche,  hospitalier, 
J'abriterais  l'abeille  et  l'oiseau  familier 
Qui,  sur  ton  front  touffu,  répandent  le  murmure; 


l82 


Mes  feuilles  verseraient  l'oubli  sacré  du  mal, 
Le  sommeil,  à  mes  pieds,  monterait  de  la  mousse; 
Et  là  viendraient  tous  ceux  que  la  cité  repousse 
Ecouter  ce  silence  où  parle  l'idéal. 

Nourri  par  la  nature,  au  destin  résignée, 
Des  esprits  qu'elle  aspire  et  qui  la  font  rêver, 
Sans  trembler  devant  lui,  comme  sans  le  braver, 
Du  bûcheron  divin  j'attendrais  la  cognée. 

1840. 


II 

LA     MORT     D'UN     CHÊNE 


Quand  l'homme  te  frappa  de  sa  lâche  cognée, 
O  roi  qu'hier  le  mont  portait  avec  orgueil, 
Mon  âme,  au  premier  coup,  retentit  indignée, 
Et  dans  la  forêt  sainte  il  se  fit  un  grand  deuil. 

Un  murmure  éclata  sous  ses  ombres  paisibles  : 
J'entendis  des  sanglots  et  des  bruits  menaçants  ; 
Je  vis  errer  des  bois  les  hôtes  invisibles, 
Pour  te  défendre,  hélas!  contre  l'homme  impuissants. 

Tout  un  peuple  effrayé  partit  de  ton  feuillage, 
Et  mille  oiseaux  chanteurs,  troublés  dans  leurs  amours, 
Planèrent  sur  ton  front,  comme  un  pâle  nuage, 
Perçant  de  cris  aigus  tes  gémissements  sourds. 


ET   POÈMES.  183 


Le  flot  triste  hésita  dans  l'urne  des  fontaines; 
Le  haut  du  mont  trembla  sous  les  pins  chancelants, 
Et  l'aquilon  roula  dans  les  gorges  lointaines 
L'écho  des  grands  soupirs  arrachés  à  tes  flancs. 

Ta  chute  laboura,  comme  un  coup  de  tonnerre, 
Un  arpent  tout  entier  sur  le  sol  paternel; 
Et  quand  son  sein  meurtri  reçut  ton  corps,  la  terre 
Eut  un  rugissement  terrible  et  solennel. 

Car  Cybèle  t'aimait,  toi  l'aîné  de  ses  chênes, 
Comme  un  premier  enfant  que  sa  mère  a  nourri; 
Du  plus  pur  de  sa  sève  elle  abreuvait  tes  veines, 
Et  son  front  se  levait  pour  te  faire  un  abri. 

Elle  entoura  tes  pieds  d'un  long  tapis  de  mousse, 
Où  toujours  en  avril  elle  faisait  germer 
Pervenche  et  violette  à  l'odeur  fraîche  et  douce, 
Pour  qu'on  choisît  ton  ombre  et  qu'on  y  vînt  aimer. 

Toi,  sur  elle  épanchant  cette  ombre  et  tes  murmures, 
Oh  1  tu  lui  payais  bien  ton  tribut  filial  ! 
Et  chaque  automne  à  flots  versait  tes  feuilles  mûres, 
Comme  un  manteau  d'hiver,  sur  le  coteau  natal. 

La  terre  s'enivrait  de  ta  large  harmonie; 
Pour  parler  dans  la  brise,  elle  a  créé  les  bois; 
Quand  elle  veut  gémir  d'une  plainte  infinie, 
Des  chênes  et  des  pins  elle  emprunte  la  voix. 

Cybèle  t'amenait  une  immense  famille; 
Chaque  branche  portait  son  nid  ou  son  essaim  : 


Abeille,  oiseaux,  reptile,  insecte  qui  fourmille, 
Tous  avaient  la  pâture  et  l'abri  dans  ton  sein. 

Ta  chute  a  dispersé  tout  ce  peuple  sonore  ; 
Mille  êtres  avec  toi  tombent  anéantis; 
A  ta  place,  dans  l'air,  seuls  voltigent  encore 
Quelques  pauvres  oiseaux  qui  cherchent  leurs  petits. 

Tes  rameaux  ont  broyé  des  troncs  déjà  robustes; 
Autour  de  toi  la  mort  a  fauché  largement. 
Tu  gis  sur  un  monceau  de  chênes  et  d'arbustes. 
J'ai  vu  tes  verts  cheveux  pâlir  en  un  moment. 

Et  ton  éternité  pourtant  me  semblait  sûre  ! 
La  terre  te  gardait  des  jours  multipliés... 
La  sève  afflue  encor  par  l'horrible  blessure 
Qui  dessécha  le  tronc  séparé  de  ses  pieds. 

Oh  1  ne  prodigue  plus  la  sève  à  ces  racines, 
Ne  verse  pas  ton  sang  sur  ce  fils  expiré, 
Mère  I  garde-le  tout  pour  les  plantes  voisines  : 
Le  chêne  ne  boit  plus  ce  breuvage  sacré. 

Dis  adieu,  pauvre  chêne,  au  printemps  qui  t'enivre. 
Hier,  il  t'a  paré  de  feuillages  nouveaux; 
Tu  ne  sentiras  plus  ce  bonheur  de  revivre. 
Adieu  les  nids  d'amour  qui  peuplaient  tes  rameaux. 

Adieu  les  noirs  essaims  bourdonnant  sur  tes  branches, 
Le  frisson  de  la  feuille  aux  caresses  du  vent, 
Adieu  les  frais  tapis  de  mousse  et  de  pervenches 
Où  le  bruit  des  baisers  t'a  réjoui  souvent. 


ET    POEMES. 


I* 


O  chêne,  je  comprends  ta  puissante  agonie  ! 
Dans  sa  paix,  dans  sa  force,  il  est  dur  de  mourir; 
A  voir  crouler  ta  tête,  au  printemps  rajeunie, 
Je  devine,  ô  géant  !  ce  que  tu  dois  souflrir. 

Ainsi  jusqu'à  ses  pieds  l'homme  t'a  fait  descendre; 
Son  fer  a  dépecé  les  rameaux  et  le  tronc  ; 
Cet  être  harmonieux  sera  fumée  et  cendre, 
Et  la  terre  et  le  vent  se  le  partageront! 

Mais  n'est-il  rien  de  toi  qui  subsiste  et  qui  dure? 

Où  s'en  vont  ces  esprits  d'écorce  recouverts? 

Et  n'est-il  de  vivant  que  l'immense  nature, 

Une  au  fond,  mais  s'ornant  de  mille  aspects  divers? 

Quel  qu'il  soit,  cependant,  ma  voix  bénit  ton  être 
Pour  le  divin  repos  qu'à  tes  pieds  j'ai  goûté. 
Dans  un  jeune  univers,  si  tu  dois  y  renaître, 
Puisses-tu  retrouver  la  force  et  la  beauté! 

Car  j'ai  pour  les  forêts  des  amours  fraternelles; 
Poète  vêtu  d'ombre,  et  dans  la  paix  rêvant, 
Je  vis  avec  lenteur,  triste  et  calme  ;  et,  comme  elles, 
Je  porte  haut  ma  tête,  et  chaute  au  moindre  vent. 

Je  crois  le  bien  au  fond  de  tout  ce  que  j'ignore; 
J'espère  malgré  tout,  mais  nul  bonheur  humain  : 
Comme  un  chêne  immobile,  en  mon  repos  sonore, 
J'attends  le  jour  de  Dieu  qui  nous  luira  demain. 

En  moi  de  la  forêt  le  calme  s'insinue; 
De  ses  arbres  sacrés,  dans  l'ombre  enseveli, 

*4 


i86 


J'apprends  la  patience  aux  hommes  inconnue, 
Et  mon  cœur  apaisé  vit  d'espoir  et  d'oubli. 

Mais  l'homme  fait  la  guerre  aux  forêts  pacifiques; 
L'ombrage  sur  les  monts  recule  chaque  jour  ; 
Rien  ne  nous  restera  des  asiles  mystiques 
Où  l'âme  va  cueillir  la  pensée  et  l'amour. 

Prends  ton  vol,  ô  mon  coeur  !  la  terre  n'a  plus  d'ombres 
Et  les  oiseaux  du  ciel,  les  rêves  infinis, 
Les  blanches  visions  qui  cherchent  les  lieux  sombres, 
Bientôt  n'auront  plus  d'arbre  où  déposer  leurs  nids. 

La  terre  se  dépouille  et  perd  ses  sanctuaires; 
On  chasse  des  vallons  ses  hôtes  merveilleux. 
Les  dieux  aimaient  des  bois  les  temples  séculaires, 
La  hache  a  fait  tomber  les  chênes  et  les  dieux. 

Plus  d'autels,  plus  d'ombrage  et  de  paix  abritée, 
Plus  de  rites  sacrés  sous  les  grands  dômes  verts! 
Nous  léguons  à  nos  fils  la  terre  dévastée, 
Car  nos  pères  nous  ont  légué  des  cieux  déserts. 


Ainsi  tu  gémissais,  poète,  ami  des  chênes, 
Toi  qui  gardes  encor  le  culte  des  vieux  jours. 
Tu  vois  l'homme  altéré  sans  ombre  et  sans  fontaines. 
Val  l'antique  Cybèle  enfantera  toujours  1 

Lève-toi!  c'est  assez  pleurer  sur  ce  qui  tombe; 
La  lyre  doit  savoir  prédire  et  consoler; 


ET   POÈMES.  187 


Quand  l'esprit  te  conduit  sur  le  bord  d'une  tombe, 
De  vie  et  d'avenir  c'est  pour  nous  y  parler. 

Crains-tu  de  voir  tarir  la  sève  universelle, 
Parce  qu'un  chêne  est  mort  et  qu'il  était  géant? 
O  poète!  âme  ardente,  en  qui  l'amour  ruisselle, 
Organe  de  la  vie,  as-tu  peur  du  néant? 

Va  !  l'œil  qui  nous  réchauffe  a  plus  d'un  jour  à  luire  ; 
Le  grand  semeur  a  bien  des  graines  à  semer. 
La  nature  n'est  pas  lasse  encor  de  produire  : 
Car,  ton  cœur  le  sait  bien,  Dieu  n'est  pas  las  d'aimer. 

Tandis  que  tu  gémis  sur  cet  arbre  en  ruines, 
Mille  germes  là-bas  déposés  secret. 
Sous  le  regard  de  Dieu  veillent  dans  ces  collines, 
Tout  prêts  à  s'élancer  en  vivante  forêt. 

Nos  fils  pourront  aimer  et  rêver  sous  leurs  dômes, 
Le  poète  adorer  la  nature  et  chanter; 
Dans  l'ombreux  labyrinthe  où  tu  vois  des  fantômes, 
Un  idéal  plus  pur  viendra  les  visiter. 

Croissez  sur  nos  débris,  croissez,  forêts  nouvelles! 
Sur  vos  jeunes  bourgeons  nous  verserons  nos  pleurs  ; 
D'avance  je  vous  vois,  plus  fortes  et  plus  belles, 
Faire  un  plus  doux  ombrage  à  des  hôtes  meilleurs. 

Vous  n'abriterez  plus  de  sanglants  sacrifices; 
L'âge  emporte  les  dieux  ennemis  de  la  paix. 
Aux  chants,  aux  jeux  sacrés,  vos  séjours  sont  propices; 
Votre  mousse  aux  loisirs  offre  des  lits  épais. 


i88 


Ne  penche  plus  ton  front  sur  les  choses  qui  meurent; 
Tourne  au  levant  tes  yeux,  ton  cœur  à  l'avenir. 
Les  arbres  sont  tombés,  mais  les  germes  demeurent  ; 
Tends  sur  ceux  qui  naîtront  tes  bras  pour  les  bénir. 

Poète  aux  longs  regards,  vois  les  races  futures, 
Vois  ces  bois  merveilleux  à  l'horizon  éclos; 
Dans  ton  sein  prophétique  écoute  leurs  murmures; 
Ecoute  :  au  lieu  d'un  bruit  de  fer  et  de  sanglots, 

Sur  des  coteux  baignés  par  des  clartés  sereines, 
Où  des  peuples  joyeux  semblent  se  reposer, 
Sous  les  chênes  émus,  les  hêtres  et  les  frênes, 
On  dirait  qu'on  entend  un  immense  baiser! 

1842 


III 

LE     BUCHERON 


Le  chêne  aux  flancs  noueux  dans  l'herbe  est  couché  mortj 
Mais  du  vieux  bûcheron  c'est  le  dernier  effort; 
Il  pose  sa  cognée  et  s'accoude  au  long  manche; 
Il  se  courbe,  en  soufflant,  le  pied  sur  une  branche; 
Son  morceau  de  pain  noir  est  gagné  pour  demain  ; 
Et,  s'essuyant  le  front  du  revers  de  la  main  : 

«  Triste  et  rude  métier  que  de  porter  la  hache! 
A  ce  labeur  de  mort  quel  dieu  m'a  condamné  ? 


ET    POEMES. 


Sur  tes  plus  beaux  enfants  j'ai  frappé  sans  relâche, 
Et  je  t'aime  pourtant,  forêt  où  je  suis  né  ! 

*  Ton  ombre  est  mon  pays  ;  j'y  vieillis  ;  je  sais  l'âge 
Des  grands  chênes  épars  sur  les  coteaux  voisins. 
Jamais  je  ne  dormis  dans  les  murs  d'un  village; 
Je  ne  cueillis  jamais  le  blé  ni  les  raisins. 

«  Ma  mère  me  berça  dans  la  mousse  et  l'écorce; 
J'ai,  dans  un  nid  pareil,  vu  dormir  mes  enfants; 
Et,  comme  moi  jadis,  fiers  de  leur  jeune  force, 
Ils  grimpaient,  tout  petits,  sur  l'arbre  que  je  fends. 

«  J'ai  compté  de  beaux  jours,  hélas  !  et  des  jours  sombres 
Que  savent  tous  ces  bois,  complices  ou  témoins; 
J'ai  connu  d'autres  maux  que  la  faim  sous  leurs  ombres  ; 
Dans  un  corps  endurci  l'âme  ne  vit  pas  moins. 

«  Je  la  sens  s'agiter  sous  le  joug  qui  m'enchaîne  ; 
Et  l'arbre,  gémissant  de  mes  coups  assidus, 
Parle  au  noir  bûcheron  qui  fend  le  cœur  du  chêne 
Comme  aux  pales  rêveurs  sur  la  mousse  étendus. 

<  J'eus  chez  vous  mon  printemps,  mes  songes,  mes  chimères, 

Arbres  qui  modérez  le  soleil  et  le  vent! 

J'ai  versé  sur  vos  pieds  des  larmes  bien  amères, 

Mais  pour  moi  votre  miel  a  coulé  bien  souvent. 

t  J'entends  parfois  de  loin  monter  la  voix  des  villes, 
Elle  m'arrive  en  bruits  douloureux  et  discords; 
J'aime  mieux  écouter  ces  feuillages  mobiles 
D'où  pleut  un  frais  sommeil  sur  l'âme  et  sur  le  corps. 


190 


«  D'ailleurs,  la  voix  qui  siffle  en  traversant  l'érable, 
Le  son  calme  et  plaintif  qui  s'exhale  du  pin,    . 
Ont  un  écho  dans  moi,  profond,  vague,  ineffable 
Dont  j'écoute  en  tous  lieux  le  murmure  sans  fin. 

«  Si  j'ai  vos  bras  noueux,  vos  cheveux  longs  et  rudes, 
J'ai  mes  chansons  aussi,  mes  bruits  graves  et  doux, 
Et  sur  mon  front  ridé  le  vent  des  solitudes, 
O  chênes  fraternels,  frémit  comme  sur  vous! 

«  En  ennemi,  pourtant,  sur  ces  monts  que  j'outrage, 
La  hache  en  main,  frappant  tous  mes  hôtes  chéris, 
Liés  en  vifs  faisceaux  pour  un  sordide  usage, 
Des  rameaux  et  des  troncs  j'entasse  les  débris. 

«  Aussi  mon  àme  est  triste  et  j'ai  le  regard  sombre; 

Destructeur  des  forêts,  je  me  suis  odieux  ; 

J'ai  déjà  dépouillé  cent  arpents  de  leur  ombre; 

J'ai  fait  place  aux  humains  ;  pardonnez-moi,  grands  dieux! 

«  Mais  c'est  la  pauvreté  qui  par  moi  vous  profane, 
Saints  temples  des  forêts,  arbres  que  j'aime  en  vain  1 
Pour  mes  fils  affamés  dans  ma  pauvre  cabane, 
Chaque  arbre,  hélas  !  qui  tombe  est  un  morceau  de  pain. 

«  La  pauvreté  !  c'est  elle  avec  qui  ce  fer  lutte  ; 
Elle  fait  taire  en  moi  ces  choses  que  j'entends; 
C'est  elle  qui  renverse,  en  pleurant  sur  sa  chute, 
Pour  les  besoins  d'un  jour,  le  chêne  de  cent  ans. 

«  Heureux  !  —  si  le  bonheur  visite  un  riche  même, 
Loin  de  cette  ombre  antique  où  parle  un  dieu  caché, — 


ET   POÈMES.  191 


Heureux  le  laboureur,  heureux  celui  qui  sème 
Et  reçut  des  aïeux  son  champ  tout  défriché  1 

«  Il  ne  récolte  pas  son  pain  du  sacrilège  ; 
Tranquille  en  son  labeur,  ignorant  mes  combats, 
Il  n'a  jamais  sapé  le  toit  qui  le  protège, 
Ces  vieilles  amitiés  qu'en  frémissant  j'abats. 

«Adieu  les  troncs  divins  qu'un  peuple  immense  habite, 
Les  abeilles  et  l'homme  et  les  oiseaux  du  ciel, 
Tours  que  le  vent  balance  et  dont  le  flanc  palpite 
Ruisselant  de  fraîcheur,  d'harmonie  et  de  miell 

«  Il  en  reste  un...  marqué  du  sceau  fatal  du  maître, 
Mon  plus  cher  souvenir...  à  frapper  quelque  jour. 
Mon  vieil  hôte,  du  bois  l'ornement  et  l'ancêtre 
A  lui  de  s'écrouler...  Puis  ce  sera  mon  tour!  » 


Frappe,  ô  vieux  bûcheron,  et  détruis  sans  murmures  : 

Les  anciennes  forêts  pour  la  hache  sont  mûres. 

L'orage  est,  comme  toi,  terrible  et  bienfaisant. 

Oui,  votre  office  est  rude  et  ton  fer  est  pesant: 

Car  ces  bois  sont  pour  toi  consacrés  par  des  tombes, 

Ces  rameaux  ont  porté  le  nid  de  tes  colombes, 

Et  ce  chêne  entouré  d'un  culte  filial 

Prêta  sa  mousse  épaisse  à  ton  lit  nuptial. 

Dans  le  vague  sommeil  où  son  ombre  te  plonge, 

De  tes  jeunes  saisons  le  rêve  se  prolonge. 

Il  est  dur  de  saper  et  de  jeter  au  feu 

Les  vieux  piliers  du  temple  où  l'on  a  connu  Dieu. 


IQ2 


Mais  des  vallons  obscurs  et  peuplés  de  fantômes 
Aux  ailes  d'or  du  jour  il  faut  ouvrir  les  dômes, 
Pour  qu'un  soleil  fécond  fasse,  en  dardant  sur  eux, 
Fuir  de  l'humide  sol  les  esprits  ténébreux, 
Et,  préparant  les  champs  à  des  moissons  prochaines, 
Livre  à  des  bras  humains  le  royaume  des  chênes. 
Dieu  le  veut!  les  cités  déplacent  les  forêts, 
Et  le  désert  souvent  suit  la  cité  de  près. 
Comme  l'arbre,  à  son  jour,  quitte  ou  reprend  sa  feuille, 
Quoi  que  fasse  en  ses  flancs  la  ruche  et  qu'elle  veuille, 
Ainsi,  docile  au  vent  toujours  prêt  à  souffler, 
Le  monde  en  ses  saisons  doit  se  renouveler. 

Sur  les  coteaux  ombreux  pour  qu'un  peuple  y  fourmille, 
Fais  place  avec  la  hache  à  ta  jeune  famille; 
Là,  sous  les  cerisiers  encor  rouges  de  fruit, 
Mille  bruns  moissonneurs  souperont  à  grand  bruit; 
De  beaux  enfants  joufflus,  rentrant  le  soir  aux  granges, 
Passeront  en  chantant  sur  le  char  des  vendanges, 
Et  les  joyeux  voisins  viendront  se  convier 
A  rompre  le  pain  blanc  au  pied  de  l'olivier, 
Et  tout  ce  peuple  heureux  des  vastes  métairies, 
Uni  pour  le  travail  en  douces  confréries, 
Célèbre  en  ses  chansons  l'ancêtre  courageux 
Qui  de  l'âge  de  fer  vit  les  jours  orageux, 
Prépara  le  désert  à  la  culture  humaine, 
Et,  pour  faire  à  ses  fils  un  plus  libre  domaine, 
Brava,  tout  en  pleurant  l'ombre  qu'il  adorait, 
L'amour  et  la  terreur  de  l'antique  forêt. 

1846. 


ET   POÈMES.  I93 


II 


LA    CHANSON    DE    L'ALOUETTE 


Je  suis,  je  suis  le  cri  de  joie 
Qui  sort  des  prés  à  leur  réveil; 
Et  c'est  moi  que  la  terre  envoie 
Offrir  le  salut  au  soleil. 

Je  pars  des  chaumes  blancs  de  brume, 
A  mes  pieds  flotte  un  fil  d'argent, 
La  rosée  emperle  ma  plume, 
Et  je  la  sème  en  voltigeant. 

Je  plane  et  chante  la  première 
Dans  l'azur  frais  où  l'aube  éclot; 
Je  me  baigne  dans  la  lumière, 
Et  vais  me  mirer  dans  un  flot. 

Ma  voix  est  sans  note  plaintive, 
Je  ne  dis  rien  au  triste  soir; 
Je  suis  la  chanson  folle  et  vive 
De  la  jeunesse  et  de  l'espoir. 

Je  dis  au  malade  qui  veille  : 
Bénis  Dieu,  la  nuit  va  finir! 

35 


194 


Au  laboureur  que  je  réveille  : 
Fais  ton  sillon  pour  l'avenir  ! 

Si  mon  chant  près  d'une  fenêtre 
Attire  un  couple  jeune  et  beau, 
Je  répète  :  Le  jour  va  naître, 
Laisse  partir  ton  Roméo  ! 

Je  suis,  je  suis  le  cri  de  joie 
Qui  sort  des  prés  à  leur  réveil; 
Et  c'est  moi  que  la  terre  envoie 
Offrir  un  salut  au  soleil. 


III 
ALMA    PARENS 


«  J'irai  boire  l'eau  vierge  aux  sources  des  grands  fleuves, 
Mes  pieds  se  poseront  sur  l'azur  du  glacier. 
Je  veux  baigner  mon  corps  aux  flots  des  brises  neuves, 
L'éther  le  trempera  comme  l'onde  l'acier. 

Dormons  sur  une  cime  avec  effort  gravie; 
Dans  la  neige  éternelle  il  faut  laver  nos  mains  ; 
L'air  fait  mouvoir  là-haut  des  principes  de  vie; 
Allons  l'y  respirer  pur  des  souffles  humains. 

J'emprunterai  ma  force  aux  forces  maternelles  ; 
Nature,  ouvre  tes  bras  à  ton  fils  épuisé, 


ET    POÈMES.  195 


Laisse  ma  bouche  atteindre  à  tes  fortes  mamelles: 
Jamais  l'homme  à  ton  sein  n'a  vainement  puisé. 

Je  veux  monter  si  haut  sur  les  Alpes  sublimes, 
Que  rien  ne  vienne  à  moi  des  miasmes  d'en  bas; 
Un  nuage  à  mes  pieds  couvrira  les  abimes, 
Si  le  monde  rugit,  je  ne  l'entendrai  pas  ! 

Votre  regard  s'arrête  au  flanc  noir  de  la  nue: 
Moi,  j'en  verrai  d'en  haut  le  côté  lumineux. 
J'embrasserai  de  l'âme  une  sphère  inconnue, 
Je  toucherai  des  mains  ce  qui  fuit  à  vos  yeux. 

Montons  !  le  vent  se  meurt  aux  pieds  du  roc  immense, 
Le  doute  ne  saurait  flotter  sur  ce  haut  lieu  ; 
Montons  !  enveloppé  de  calme  et  de  silence, 
Sur  ces  larges  trépieds  j'entendrai  parler  Dieu. 

L'air  aspiré  là-haut  vivra  dans  ma  poitrine, 
Dans  l'ombre  de  la  plaine  un  rayon  me  suivra; 
Ceux  qui  m'ont  vu  gravir  pesamment  la  colline 
.  jnnaitront  plus  l'homme  qui  descendra.  » 

Ainsi  je  me  parlais,  plein  d'un  espoir  insigne. 
J'ai  suivi  sans  tarder  ce  guide  intérieur; 
Du  faite  de  leurs  tours  les  Alpes  m'ont  fait  signe, 
Et  sur  leurs  blancs  degrés  j'ai  versé  ma  sueur. 

Plus  haut  que  le  sapin,  plus  haut  que  le  mélèze, 
Sur  la  neige  sans  tache  au  soleil  j'ai  marché; 
Dans  l'éther  créateur  je  me  baigne  à  mon  a:se; 
Le  monde  où  j'aspirais,  mes  deux  pieds  l'ont  touché. 


196 


J'ai  dormi  sur  les  rieurs  qui  viennent  sans  culture, 
Dans  les  rhododendrons  j'ai  fait  mon  sentier  vert; 
J'ai  vécu  seul  à  seule  avec  vous,  ô  nature  ! 
Je  me  suis  enivré  des  senteurs  du  désert. 

Je  me  suis  garanti  de  toute  voix  humaine 
Pour  écouter  l'eau  sourdre  et  la  brise  voler  ; 
J'ai  fait  taire  mon  cœur  et  gardé  mon  haleine 
Pour  recevoir  l'esprit  qui  devait  me  parler. 

Et  voilà  qu'entouré  de  cimes  argentées, 
Cueillant  le  noir  myrtil,  buvant  un  flot  sacré, 
Goûtant  sous  les  sapins  les  ombres  souhaitées, 
Libre  dans  mes  déserts,  voilà  que  j'ai  pleuré  1 

Le  soleil  dore  en  vain  les  Alpes  jusqu'au  faîte; 
Si  je  plonge  en  mon  cœur,  toujours  de  l'ombre  au  fond 
J'ai  rencontré  le  sphinx  en  cherchant  le  prophète; 
L'avide  immensité  m'absorbe  et  me  confond. 

Est-ce  donc  par  orgueil  que  ton  front  nous  attire, 
Est-ce  pour  éblouir  que  ton  œil  resplendit. 
O  nature  1  et  n'as-tu  rien  de  plus  à  me  dire 
Que  ces  mots  :  Je  suis  grande  et  vous  êtes  petit  ? 

Est-ce  pour  mieux  sentir  ma  défaillance  intime 
Que  je  suis  venu,  seul  et  si  loin,  t'implorer? 
Oh!  je  n'ai  pas  besoin  d'un  oracle  sublime 
Pour  me  trouver  débile  et  pour  savoir  pleurer  ! 

Pourquoi  de  tes  enfants  tromper  la  soif,  ô  mère? 
Il  faut  à  leur  poitrine  un  lait  puissant  et  pur; 


ET    POÈMES.  T97 


Si  tu  ne  fais  jaillir  qu'une  boisson  amère, 
Pourquoi  leur  tendre  encor  tes  mamelles  d'azur? 

Pourquoi  devant  mes  yeux  ta  paupière  abaissée? 
Tout  langage  entre  nous  s'est-il  déjà  perdu? 
Je  viens  chercher  en  toi  quelque  sainte  pensée  ; 
Pourquoi,  d'un  signe  au  moins,  n'as-tu  pas  répondu? 

Mais,  sans  doute,  mon  âme  était  mal  préparée; 
Les  souvenirs  d'en  bas  voilaient  mon  œil  obscur; 
Pour  l'huile  de  lumière  et  la  manne  sacrée 
Le  vase  n'était  pas  d'un  métal  assez  pur. 

Peut-être  l'eau  terrestre  a  flétri  ma  poitrine  ; 

J'ai  bu  ces  vins  trompeurs  dont  tant  d'hommes  sont  morts  • 

Je  frapperais  en  vain  à  la  roche  divine, 

Je  ne  puis  plus  porter  le  breuvage  des  forts. 

Serait-ce  qu'une  main  invisible  et  jalouse 
Entre  nos  saints  baisers  élève  un  mur  d'effroi  ? 
Comme  sur  les  beautés  secrètes  d'une  épouse, 
Dieu  veut  jeter  peut-être  un  voile  épais  sur  toi. 

Il  veut  choisir  lui-même  et  compter  ses  prophètes  ; 
Tout  homme  n'a  pas  droit  au  sacré  rameau  d'or; 
Dieu  place  à  tes  côtés  d'austères  interprètes, 
L'anathème  sur  toi  plane  et  menace  encor. 

Le  colloque  de  l'homme  et  de  la  solitude 

Te  fait-il  craindre,  ô  Dieu,  ton  nom  mis  en  oubli? 

Tu  veux  le  surveiller  avec  inquiétude. 

Et  tes  prêtres  ont  dit  quelque  part:  Va  soli! 


Si,  comme  l'univers,  l'âme  est  ta  créature, 
Pourquoi  jeter  entre  eux  cet  abîme  profond? 
Laisse  s'entrelacer  mon  cœur  et  la  nature. 
Pourquoi  tant  de  secret,  si  le  bien  est  au  fond? 

Un  esprit  de  terreur  habite  dans  l'espace, 
Vole  à  travers  les  bois  sur  les  eaux  et  dans  l'air; 
Quand  l'âme  et  le  désert  se  trouvent  face  à  face, 
L'homme  sent  le  frisson  roidir  toute  sa  chair. 

La  nature  sourit  comme  une  amante  reine; 
Elle  ouvre  un  sein  vermeil,  l'homme  va  s'y  jeter; 
Et,  quand  son  bras  s'enlace  au  cou  de  la  sirène, 
Un  bras  plus  fort  se  dresse  entre  eux  pour  l'arrêter. 

Dans  la  source  d'eau  bleue  où  pour  boire  on  se  penche, 
Il  met  la  salamandre,  il  cache  un  sel  amer; 
Sur  l'ombre  où  l'on  s'endort  il  suspend  l'avalanche, 
Sous  la  barque  où  l'on  chante  il  fait  gronder  la  mer. 

Une  secrète  horreur  qui  trouble  les  plus  braves 
Entre  le  monde  et  nous  s'étend  pour  le  voiler; 
Notre  âme  et  l'univers  sont-ils  donc  des  esclaves 
A  qui  leur  Dieu  tremblant  défend  de  se  parler? 

Je  voulais,  ô  nature,  avoir  un  lit  de  mousse, 
Y  dormir  avec  toi  couvert  par  la  forêt; 
Mais  ton  œil  tour  à  tour  m'attire  et  me  repousse  : 
De  ma  tristesse  immense  est-ce  là  le  secret? 

Un  air  qui  me  supporte  où  donc  le  trouverai-je? 
Je  n'ai  pu  m'enlever  sur  l'aile  d'aucun  vent; 


ET   POEMES. 


I99 


J'ai  respiré  l'ennui  dans  les  fleurs,  sur  la  neige; 
Les  chênes  n'ont  pour  moi  qu'un  ombrage  énervant. 

Serait-ce  qu'à  mon  cœur  la  solitude  pèse? 
Ne  l'ai-je  enfin  trouvée,  après  tant  de  chemin, 
Que  pour  dire  aussi,  moi,  qu'elle  est  chose  mauvaise, 
Et  pour  y  regretter  le  tourbillon  humain? 


Peut-être  en  maudissant  les  prisons  où  nous  sommes, 
J'aurai  trop  présumé  des  vertus  du  désert; 
Plus  que  je  ne  l'ai  cru  l'homme  a  besoin  des  hommes  ; 
La  terre  ne  dit  rien  s'ils  cessent  leur  concert. 

Mais  ne  blasphémons  pas  la  nature  éternelle, 
Son  lait  pur  coulera  pour  nous  au  jour  marqué; 
Pour  vivre  de  sa  vie  et  tout  comprendre  en  elle, 
Je  sens  bien,  ô  mon  cœur,  ce  qui  vous  a  manqué. 

Oui,  la  nature  est  morne  autour  du  solitaire, 

La  fleur  qu'il  cueille  est  pâle  et  ses  jours  sont  moins  bleus, 

Mais  la  terre  sourit  et  parle  sans  mystère, 

Quand  sur  sa  robe  verte  on  vient  dormir  à  deux. 

Elle  livre  par  mille  aux  amants,  aux  poètes, 
Les  trésors  qu'elle  cache  au  sombre  analyseur, 
Et  convie  au  secret  de  ses  mystiques  fêtes 
L'homme  ardent  et  serein  qui  pense  avec  le  cœur. 

Secoue,  ô  mon  esprit,  toutes  tes  peurs  sans  causes, 
Soutiens  vers  l'infini  ton  essor  filial, 
Aspire  aux  vieux  sommets,  vois  les  sources  des  choses 
Vois  poindre  sur  les  monts  le  soleil  idéal. 


Poursuis  dans  les  déserts  la  grande  âme  du  monde, 
Fouille  dans  cette  mer  où  chacun  peut  plonger; 
Chante,  invoque,  bénis  :  pour  qu'elle  te  réponde. 
C'est  à  force  d'amour  qu'il  faut  l'interroger. 

Oui,  l'homme,  malgré  tout,  s'il  aspire  et  s'il  aime, 
Au  fond  de  l'univers  voit  un  Dieu  qui  sourit. 
O  nature  !  le  mal  n'est  pas  ton  mot  suprême, 
L'ouragan  fauche  moins  que  le  sol  ne  fleurit. 

Oui,  dans  l'éclat  divin  dont  ta  face  est  empreinte, 
C'est  mieux  que  la  grandeur  que  l'homme  adore  en  toi  ; 
Ouoique  ton  front  chenu  répande  au  loin  la  crainte, 
Le  nœud  qui  nous  unit  n'est  pas  un  nœud  d'effroi. 

Car,  même  à  travers  l'ombre  et  le  bruit  des  tempêtes, 
Sur  les  rochers  déserts  où  triste  je  rêvais, 
Même  au  bas  des  glaciers  qui  craquaient  sur  nos  têtes 
Dans  tes  jours  de  colère  et  dans  mes  jours  mauvais, 

Sous  tes  sourcils  froncés  perçaient  des  yeux  de  mère, 
Toujours  près  de  l'absinthe  une  ruche  de  miel, 
Toujours  cent  épis  d'or  pour  une  ivraie  amère, 
Et  partout  l'espérance,  et  partout  l'arc-en-ciel! 

Partout,  des  eaux,  de  l'air,  des  arbres,  de  la  mousse, 
De  la  neige,  des  fleurs,  des  ténèbres,  du  jour, 
Des  antres  et  des  nids,  sortait  une  voix  douce 
Qui  remplissait  l'espace,  et  qui  disait:  Amour! 


ET   POEMES. 


IV 

A    LA    TERRE 


—  O  mère  des  vivants,  ô  terre,  ô  déité, 
Nul  homme  plus  que  moi  n'adore  ta  beauté! 
Il  n'est  pas  de  rayon  au  ciel,  et  pas  de  globe, 
Qui  me  soient  plus  sacrés  qu'une  fleur  de  ta  robe. 

— Je  me  souviens  de  toi  ;  sur  mes  plus  hauts  sommets, 
Un  pied  plus  amoureux  ne  se  posa  jamais. 
Je  t'ai  vu,  gravissant  mes  Alpes  solitaires, 
Tabreuver  à  longs  traits  dans  leurs  coupes  austères. 

—  Ah!  j'étais  libre  et  fort,  j'étais  seul  avec  Dieu, 
Pas  un  vestige  humain  ne  souillait  ce  saint  lieu  ! 
Jamais  je  n'ai  senti,  depuis  cette  heure  étrange, 
D'amour  et  de  terreur  cet  enivrant  mélange. 
Quand  il  fallut  revoir  la  plaine  où  l'homme  est  roi, 
Mère,  je  m'indignais  et  je  pleurais  sur  toi  : 

Car,  ô  terre,  à  plaisir  l'homme  te  défigure; 

Rien  ne  te  restera  de  ta  noble  parure; 

Chacun  de  nos  travaux  t'enlève  une  beauté  ; 

Tu  vas  baissant  ton  front  comme  un  taureau  dompté. 

Dans  ton  royaume  antique,  une  aveugle  industrie 

Fera  céder  bientôt  l'ordre  à  la  symétrie. 

a6 


Par  des  murs  anguleux  les  champs  sont  divisés; 
Les  fleuves  gracieux,  dans  leurs  lits  maîtrisés, 
Ont  aligné  les  plis  de  leurs  courbes  divines; 
Un  lourd  niveau  s'étend  sur  le  sein  des  collines, 
Et  le  jour  n'est  pas  loin  où  nous  ne  verrons  plus 
Un  seul  arbre  debout  sur  ces  monts  chevelus; 
Jusqu'au  dernier  sommet,  les  nations  accrues 
Décharnent  le  granit  sous  le  fer  des  charrues. 

O  chênes,  ô  forêts,  ô  lieux  doux  et  sacrés, 
Temple  où  les  premiers  dieux  à  nous  se  sont  montrés, 
Où  de  nos  jours  encor  l'esprit  d'en  haut  se  cache, 
Mon  cœur  saigne  pour  vous  à  chaque  coup  de  hache  1 
Je  sens  une  même  âme  entre  nous  s'échanger; 
Ailleurs  que  parmi  vous  je  me  crois  étranger; 
Il  pleut  de  vos  rameaux  des  visions  sans  nombre, 
Et  l'intime  soleil  me  luit  mieux  sous  votre  ombre  ! 

Quand  l'homme  ainsi  vainqueurdes  fleuves  etdes bois 
Au  plus  lointain  désert  aura  donné  des  lois 
Et  mis  à  nu  des  monts  les  squelettes  énormes, 
Et  serré  tes  beaux  flancs  de  réseaux  uniformes, 
O  globe,  dépouillé  de  ta  vieille  splendeur, 
Pourras-tu  d'idéal  parler  dans  ta  laideur? 

—  Ami  de  mes  secrets  et  de  mes  solitudes, 
Ah!  laisse-moi  sourire  à  tes  inquiétudes! 
L'homme  te  fait  trembler  pour  nos  abris  charmants 
Et  tu  le  vois  déjà  vainqueur  des  éléments. 
C'est  ainsi,  je  le  sais,  que  parlent  vos  prophètes; 
Vos  Titans  sont  tout  prêts  à  trôner  sur  mes  faites  ; 
Ils  partagent  déjà  mes  dépouilles  entre  eux, 


ET   POEMES.  203 


Et  sillonnent  mes  flancs  de  leurs  fers  orgueilleux. 
Mais  ils  n'ont  pas  encore  avec  leur  main  rebelle 
Ébranlé  les  créneaux  de  l'antique  Cybèle  ; 
Mon  vieux  front  de  ses  tours  n'est  pas  découronné, 
Et  du  Sphinx  des  déserts  l'Œdipe  n'est  pas  né! 
De  plans  audacieux  soyez  toujours  prodigues  ; 
Multipliez  vos  chars,  vos  vaisseaux  et  vos  digues; 
Comme  fait  un  coursier  la  poudre  de  ses  crins, 
Je  puis  tout  disperser  en  secouant  mes  reins. 


CONTRE    LE    REPOS 


Va  !  marche  au  but  suprême  où  marche  toute  chose  : 
Vois,  d'un  souffle  divin  l'espace  est  tourmenté  ; 
Quel  globe  est  endormi?  Quel  astre  se  repose? 
Toi  seul  tu  prétendrais  à  l'immobilité! 

Attends-tu  là,  couché,  que  le  désert  t'apporte 
Ses  fontaines  d'eau  vive  où  tu  veux  t'étancher; 
Et,  venu  pour  toi  seul,  que  Dieu  frappe  à  ta  porte, 
Sans  que  tu  daignes  faire  un  pas  pour  le  chercher? 

Ses  bras  te  sont  tendus;  va  toi-même,  et  réclame 
La  part  qui  te  revient  d'air  pur  et  de  soleil  ; 
Et  s'il  pleut  quelque  part  de  la  manne  pour  l'âme, 
Sache,  pour  la  cueillir,  t'arracher  au  sommeil. 


204 


Suis  l'instinct  qui  t'invite  à  sortir  de  toi-même, 
Si  tu  veux  croître  en  force,  en  sagesse,  en  beauté; 
Vois  le  saint  univers  qui  t'appelle  et  qui  t'aime: 
Cherche  en  lui  ce  qui  manque  à  ta  divinité. 

Monte  sur  les  sommets,  fouille  dans  les  cavernes; 
Aux  astres,  aux  volcans,  allume  tes  flambeaux  ; 
Agrandis  chaque  jour  l'empire  où  tu  gouvernes; 
De  ton  sceptre  brisé  réunis  les  lambeaux. 

Dompte  les  éléments  et  rends-les  tributaires; 
Mets  aux  chaînes  Protée;  emploie  à  tes  desseins 
La  nymphe  des  glaciers  et  l'esprit  des  cratères; 
Multiplie,  ô  Titan  !  tes  sublimes  larcins. 

Du  vol  de  la  pensée  aide  tes  bras  trop  frêles; 
La  volonté  des  monts  sait  courber  les  sommets  ; 
Fatigue  tour  à  tour  ou  tes  pieds  ou  tes  ailes, 
Lt  rampe,  s'il  le  faut,  mais  ne  t'assieds  jamais. 

Lève-toi  !  Dieu  maudit  les  races  accroupies 
Des  stagnantes  cités  respirant  l'air  mauvais; 
Le  doute  et  le  repos  aujourd'hui  sont  impies: 
Homme,  sache  trouver  ce  qu'enfant  tu  révais. 

Marche  seul,  si  ton  frère  en  chemin  t'abandonne 
Et  des  désirs  sacrés  ne  sent  plus  l'aiguillon. 
Vois  là-bas,  au  désert,  ce  champ  que  Dieu  te  donne: 
Au  sol  de  l'inconnu  va  creuser  ton  sillon. 

Souffre  et  combats;  la  lutte  a  des  palmes  certaines! 
C'est  trop  peu  d'en  gémir,  il  faut  dompter  le  mal; 


ET   POÈMES.  20) 


Il  faut  chercher  et  vaincre,  au  bout  des  mers  lointaines, 
Le  monstre  vigilant  qui  garde  l'idéal. 

Passe,  et  n'écoute  pas  qui  taxe  de  mensonge 
Cet  invincible  espoir,  ton  guide  et  ton  soutien: 
Tout  abime  à  sa  perte;  et  quand  le  cœur  y  plonge, 
Sous  l'horrible  douleur  il  trouve  encor  le  bien. 

Va,  sans  le  renier,  jusqu'au  bout  de  ton  rêve, 
Qu'aperçois-tu,  mon  âme  ?  Au  fond,  n'est-ce  pas  Dieu  ? 
Tu  vas  à  lui.  Crains-tu  d'échouer  sur  la  grève? 
Est-ce  pour  te  tromper  qu'y  luit  son  œil  de  feu? 

Pars,  recueillant  les  bruits  sous  les  chênes  prophètes, 
Les  parfums,  les  rayons  que  darde  l'avenir; 
Demande  au  vin  sacré  que  versent  les  poètes 
L'ardeur  de  proclamer  celui  qui  doit  venir  ! 

Remplis  donc  â  deux  mains  la  coupe  où  tu  t'enivres; 
Puise  dans  le  désert,  puise  dans  la  cité. 
Va!  lis  dans  la  nature,  et  même  dans  les  livres; 
Où  l'amour  n'est-il  pas  ?  où  n'est  pas  la  beauté  ? 

Prends  à  la  terre,  aux  flots,  tout  ce  qui  s'en  exhale  ; 
Emporte  dans  ton  vol  les  rumeurs  des  chemins; 
Prends  aux  fleurs  des  sommets  l'haleine  matinale  ; 
Respire-la  mêlée  à  celle  des  humains! 

Vole  au  terme  entrevu  de  tes  courses  fécondes, 
Sans  t'arrêter  ici,  car  le  but  est  ailleurs: 
Car,  ô  souffle  immortel,  tu  dois  à  d'autres  mondes 
Porter  ce  que  le  nôtre  a  d'atomes  meilleurs. 


206 


Va  donc,  homme,  va  donc  !  ta  moisson  n'est  pas  mûre; 
Tu  n'as  pas  tout  aimé,  tu  n'as  pas  tout  compris  ; 
Tu  n'as  pas  accompli,  sous  l'œil  de  la  nature, 
Les  rites  de  l'hymen  avec  tous  ses  esprits! 

Marche  sans  t'endormir,  même  parmi  les  roses, 
Pour  aller,  quand  la  terre  aura  repris  tes  os, 
Vers  l'être  que  tu  sens  à  travers  toutes  choses, 
Te  reposer  en  lui...  s'il  connaît  le  repos! 


VI 
LA    CIGALE 


L'air  pèse  et  brûle  ;  il  n'est  dans  l'herbe  et  les  épis 
Bruit  d'ailes  ni  murmures  ; 

Même  les  froids  lézards  se  cachent  assoupis 
Au  fond  des  gerbes  mûres. 

La  feuille  au  loin  se  tait  dans  l'immobilité, 

Pas  un  oiseau  ne  vole; 
La  terre  a  vu  tarir  dans  les  bras  de  l'été 

Sa  sève  et  sa  parole. 

De  la  plaine  embrasée  où  sont  les  habitants? 

La  vie  est-elle  encore?... 
Oui,  la  nature  veille,  et,  joyeux,  je  t'entends, 

O  cigale  sonore  ! 


ET   POEMES.  207 


Ton  cri  sort  des  sillons  brûlants  et  crevassés, 
De  l'orme  aux  branches  sèches, 

Parmi  les  chauds  rayons  qu'un  ciel  rouge  a  lancés 
Aigus  comme  des  flèches. 

C'est  toi  qu'un  doux  vieillard,  des  voluptés  épris, 

Disait  aux  dieux  pareille; 
Et  l'homme  de  nos  jours  te  ferme  avec  mépris 

Son  cœur  et  son  oreille  ! 

£n  cercle  les  héros  t'écoutaient  autrefois 
Comme  un  hymne  dorique. 

Qui  donc  s'est  transformé  de  l'homme  ou  de  ta  voix, 
O  chanteuse  homérique? 

Non,  tu  n'as  rien  changé,  nature,  à  tes  accents, 

Ta  musique  est  la  même; 
Mais,  pour  trouver  la  clef  de  tes  accords  puissants. 

Il  faut  d'abord  qu'on  t'aime. 

Poète,  je  le  sais  :  nul  n'est  vil  à  mes  yeux 
Des  mille  aspects  de  l'être; 

Tout  cri  révèle  une  âme,  et  mon  cœur  sérieux 
L'accueille  et  s'en  pénètre. 

Viens,  cigale  ma  sœur,  et  chante  près  de  moi  ; 

Nul  homme  sacrilège 
N'oserait,  où  je  suis,  porter  la  main  sur  toi; 

I.a  muse  te  protège. 

Moi,  je  me  dis  impur,  si  dans  l'ombre  en  marchant 
J'écrase  un  frêle  insecte; 


208 


Au  chœur  universel  tout  ce  qui  prête  un  chant, 
Il  faut  qu'on  le  respecte: 

Car  la  terre  gémit,  car  Dieu  même  est  chagrin 

D'une  note  étouffée, 
Et  d'une  voix  qui  manque  à  l'hymne  souverain 

Dont  l'homme  est  coryphée. 


VII 

HERMIA 


Un  jour,  obéissant  à  ces  charmes  austères 
Qu'exercent  les  hauts  lieux  sur  les  cœurs  solitaires, 
Il  voulut  respirer  la  neige  des  sommets 
D'une  chaste  blancheur  revêtus  à  jamais. 
Sur  ces  trépieds,  où  Dieu  descend  dans  la  lumière, 
Où  les  forêts,  à  l'homme  unissant  leur  prière, 
Exhalent  leurs  senteurs  et  leurs  bruits  vers  le  ciel, 
Il  s'enivra  longtemps  du  souffle  universel. 

Enfin,  désaltéré  des  divines  haleines, 
Un  plus  tiède  horizon  l'attira  vers  les  plaines; 
Car.  poète,  il  n'a  vu  qu'en  ses  rêves  encor 
Au  pays  du  soleil  mûrir  les  pommes  d'or. 


ET   POÈMES.  209 


Après  les  régions  de  la  neige  éternelle, 
Des  rocs  tumultueux  d'où  le  glacier  ruisselle 
La  mousse  et  le  lichen  sillonnent  les  flancs  gris; 
Puis  les  rhododendrons  rougissent  tout  fleuris  ; 
Puis,  toujours  s'abaissant,  les  cimes  étagées 
De  diverses  forêts  par  zones  sont  chargées  : 
Les  mélèzes  d'abord,  les  sapins,  et  des  prés 
L'émail  couvrant  déjà  des  flancs  plus  tempérés, 
Et  les  hêtres  touffus,  les  bouleaux  et  les  chênes 
Annonçant  la  douceur  des  collines  prochaines. 
Sous  leur  ombre,  il  marcha  jusqu'au  premier  gradin 
D'où  l'oeil  saisit  la  plaine  et  son  riant  jardin, 
Et  l'extrême  horizon  du  lac  aux  bords  fertiles, 
Dont  le  myrte  et  l'orange  ont  embaumé  les  îles. 

Offrant  à  la  fatigue  un  asile  attiédi, 

Là  s'ouvrait  une  grotte  au  soleil  de  midi. 

D'un  bois  entremêlé  de  taillis,  de  clairière, 

De  longs  vergers  en  fleurs  blanchissaient  la  lisière. 

Les  coteaux  sinueux  qui  portent  les  raisins, 

Et  les  plants  d'oliviers,  de  là  semblaient  voisins. 

Et  pourtant  des  sapins  la  tête  haute  et  sombre 

Versait  tout  près  encor  la  froideur  de  son  ombre. 

Amoureux  des  jardins  et  des  bois  tour  à  tour, 
Dans  la  grotte  paisible  il  se  fit  un  séjour. 
La  brise  et  le  soleil,  par  une  large  entrée, 
Des  parfums  et  des  voix  de  toute  la  contrée 
Lui  portaient  le  tribut.  Un  charmant  arbrisseau 
Déployé  sur  le  bord  de  la  voûte  en  berceau, 
Sous  un  treillis  de  fleurs  et  de  feuilles  pendantes, 
Arrêtait  de  midi  les  flammes  trop  ardentes. 

37 


L'arbre  mystérieux  —  il  ignora  son  nom  — 
Entre  la  vie  et  l'être,  admirable  chaînon, 
S'ébranlait  de  lui-même  et  par  sa  propre  force, 
Comme  s'il  enfermait  un  dieu  sous  son  écorce; 
Sans  attendre  aucun  souffle,  il  murmurait  des  sons, 
Ses  fleurs  dans  leurs  parfums  répandaient  des  chansons, 
Des  soupirs  presque  humains,  une  plainte  si  douce, 
Que  sur  le  seuil  de  l'antre,  et  couché  sur  la  mousse, 
Souvent  de  ces  beaux  lieux  le  nouvel  habitant 
Oubliait  tout  un  jour  de  vivre  en  l'écoutant. 

Ainsi,  sans  les  compter,  il  laissait  fuir  les  heures, 
Dans  ce  désert  où  Dieu  lui  donna  ses  meilleures. 
Des  sommets  aux  vallons,  quand,  las  d'avoir  erré, 
Chaque  soir,  dans  la  grotte  il  s'était  retiré, 
Un  fertile  sommeil,  inconnu  dans  les  villes, 
Sans  les  appesantir  fermait  ses  yeux  tranquilles. 
Par  la  porte  d'ivoire,  un  songe,  hôte  charmant, 
Près  de  lui  descendu,  l'enivrait  mollement, 
Et,  dans  toutes  ses  nuits,  d'une  image  pareille, 
A.  sa  vue,  à  son  cœur  répétait  la  merveille. 

Il  voyait  dans  la  grotte,  au  coin  le  plus  obscur, 

Une  lueur  mêlée  et  d'argent  et  d'azur, 

Comme  un  reflet  du  lac  lorsque  la  lune  y  brille, 

Jaillir  des  blancs  contours  d'un  corps  de  jeune  fille; 

Puis  à  la  voûte,  aux  murs,  sur  les  cristaux  sculptés, 

L'auréole  agrandie  allumait  des  clartés. 

Un  arbuste  semblable  à  la  plante  inconnue, 

Et  d'où  sort  comme  un  fruit  la  vierge  demi-nue, 

A  sa  chaste  ceinture  attache  un  vêtement 

De  rameaux  et  de  fleurs  noués  confusément: 


ET   POEMES, 


De  ses  seins  non  voilés  la  neige  ardente  et  pure 

S'élève  et  resplendit  dans  la  sombre  verdure; 

Sur  sa  hanche  onduleuse  un  de  ses  bras  descend  ; 

Une  urne,  d'où  les  eaux  coulent  en  gémissant, 

A  l'autre  sert  d'appui  ;  tout  est  repos  en  elle  ; 

Un  immobile  éclair  enflamme  sa  prunelle; 

Le  silence  divin  sur  ses  lèvres  sourit; 

A  peine  si  la  vie  autrement  s'y  trahit, 

Tant  son  souffle  est  subtil,  et  dans  son  cœur  paisible 

Glisse  sans  soulever  un  mouvement  visible. 

Son  âme  cependant  déborde,  et  par  ses  yeux 

Sa  parole  jaillit  en  ruisseaux  radieux, 

Et  sur  l'heureux  songeur  s'épanchant  tout  entière, 

D'un  rayon  prolongé  va  toucher  sa  paupière. 

Lui,  sent  par  tout  son  être,  ébloui,  palpitant, 

Ce  regard  de  déesse  et  d'amante  pourtant, 

Qui,  dans  sa  fixité  lumineuse  et  limpide, 

D'un  baiser  continu  lui  verse  le  fluide. 


Ainsi,  jusqu'au  matin,  dans  l'extase  bercé, 

Sous  un  astre  amoureux,  il  dormait  caressé. 

Illuminant  son  cœur  d'une  clarté  suprême, 

La  vierge  aux  yeux  perçants  le  contemplait  de  même; 

L'urne  et  les  rameaux  verts  chantaient  divinement; 

Et  c'était  chaque  nuit  égal  enivrement? 

Or,  dans  la  grotte,  après  quelques  jours,  son  vieux  maître 
Un  homme  au  large  front,  des  bois  auguste  prêtre, 
Descendant  des  hauts  lieux,  rentra  :  car,  tous  les  ans, 
Sa  main  savante  et  douce  aux  mortels  languissants, 
Dans  le  désert,  aux  pieds  des  neiges  virginales, 
Cueillait,  sous  l'œil  de  Dieu,  les  fleurs  médicinales. 


Confiant  pour  cet  hôte,  et  pieux  comme  un  fils, 

Le  jeune  homme  eut  bientôt  dit  son  nom,  son  pays, 

Son  invincible  amour  des  monts,  des  forêts  sombres, 

Les  désirs  infinis  qui  pleuvent  de  leurs  ombres, 

Ses  courses,  son  sommeil  dans  la  grotte  abrité, 

Et  le  rêve  charmant  qui  l'avait  visité. 

Et  le  sage  l'aima;  dans  les  âmes  brûlantes, 

Il  savait  lire,  ainsi  que  dans  le  sein  des  plantes; 

Il  comprit  cet  enfant  au  désert  envoyé 

Pour  y  lire  de  Dieu  le  livre  déployé. 

Un  soir,  assis  tous  deux  sous  les  roches  voûtées, 

Ayant  pour  frais  tapis  les  mousses  veloutées, 

Tandis  que  sur  le  lac  la  brume  s'épaissit, 

Il  prépara  son  cœur  et  lui  fit  ce  récit  : 


I 

C'est  du  soleil  de  mai  qu'Hermia  nous  est  née; 
Sa  mère,  au  bout  des  prés  par  les  fleurs  entraînée, 
Sous  les  rameaux  en  sève  et  les  nids  palpitants, 
Avait,  tout  le  matin,  respiré  le  printemps. 
Au  bord  du  lac  assise,  appuyée  au  vieux  saule 
Dont  les  feuilles  d'argent  pleurent  sur  son  épaule, 
A  ses  pieds  les  iris,  les  joncs  peuplés  d'oiseaux, 
Les  cygnes  amoureux  jouant  dans  les  roseaux; 
Ses  yeux  plongent  au  loin  sur  l'eau  bleue  et  vermeille 
Comme  une  large  fleur  où  va  boire  une  abeille, 
Et  sa  bouche  entr'ouverte  aspire  le  baiser 
D'un  rayon  de  soleil  qui  vient  de  s'y  poser. 
Là,  seule  et  devant  Dieu,  sans  assistance  humaine, 
Ainsi  que  l'épi  mûr  laisse  tomber  sa  graine, 
Comme  l'écorce  ouvrant  un  passage  au  bourgeon, 


ET    POÈMES.  21} 


Le  calice  à  la  fleur,  le  nuage  au  rayon, 
Comme  si  dans  les  airs  dont  l'esprit  la  pénètre 
Son  sein  eût  recueilli  le  germe  de  votre  être, 
Sans  craindre  de  mourir,  sans  plainte  et  sans  douleurs, 
Elle  vous  mit  au  monde,  Hermia,  sur  les  fleurs! 

On  se  rappelle  encor  ce  jour  dans  nos  contrées, 
Tant  le  soleil  fut  beau,  tant  les  forêts  sacrées, 
Et  l'onde  étincelante,  et  les  plaines  en  feu, 
Semblèrent  s'éveiller  plus  près  de  l'oeil  de  Dieu  ! 
Tout  le  ciel  était  pur  des  vapeurs  de  la  terre, 
Comme  un  front  virginal  que  nul  souci  n'altère  ; 
Les  rêves  infinis  pouvaient  prendre  l'essor 
Sans  qu'un  nuage  heurtât,  là-haut,  leurs  ailes  d'or. 
De  cette  matinée,  on  cite  des  prodiges  : 
Mille  boutons  éclos  tout  à  coup  sur  leurs  tiges, 
Les  serpents  disparus  dans  leurs  antres  obscurs, 
Et  Dieu  paralysant  tous  les  êtres  impurs, 
Et  d'invisibles  voix  sous  l'ombrage  entendues, 
Et  des  gouttes  de  miel  aux  feuilles  suspendues. 
Dans  la  vigne  et  les  prés,  sur  les  bruns  travailleurs 
Il  tomba  de  chaque  arbre  une  neige  de  fleurs; 
De  gais  oiseaux  volant  au  bord  des  toits  champêtres 
Posèrent  des  rameaux  sur  toutes  les  fenêtres. 
L'air  entrait  comme  un  baume  au  cœur  des  affligés, 
Les  outils  du  labeur  paraissaient  plus  légers  ; 
Chacun  se  sentait  pur  de  ses  haines  passées, 
Une  heure  enfin  coula  sans  mauvaises  pensées. 

Sur  le  sein  maternel,  enfant  joyeux  et  fort, 

A  la  vie  Hermia  souriait  dès  l'abord  ; 

Les  oiseaux  lui  parlaient,  les  plantes  inclinées 


214 


La  touchaient  doucement  comme  des  sœurs  aînées, 
Et,  prompt  comme  ses  yeux  à  s'ouvrir  au  soleil, 
Son  cœur  semblait  comprendre  et  bénir  ce  réveil. 

Or,  les  jours  de  présents  sont  prodigues  pour  elle: 
Chacun  vient  apporter  une  grâce  nouvelle, 
Et  tourne  avec  amour  autour  de  son  berceau, 
Offrant,  pour  la  parer,  ce  qu'il  a  de  plus  beau  : 
L'un  verse  à  ses  cheveux  tout  l'or  des  moissons  blondes 
Et  donne  à  son  regard  l'azur  profond  des  ondes: 
L'autre,  pour  la  pensée  et  les  rêves  naissants, 
Dessine  de  son  front  les  contours  grandissants, 
Des  vertus  en  son  cœur  sème  avec  soin  les  germes  ; 
L'autre  sur  le  gazon  soutient  ses  pieds  plus  fermes  ; 
Elle  courut  bientôt  comme  un  jeune  chevreuil. 
La  nature,  inquiète  et  la  suivant  de  l'œil, 
Lui  cachant  les  douleurs  d'où  plus  tard  naît  le  doute, 
Rien  qu'en  leçons  d'amour  abondait  sur  sa  route  : 
Et  l'enfant,  par  chaque  être  au  bonheur  invité, 
Respirait  de  partout  la  vie  et  la  beauté. 

Mais,  comme  les  sapins  qui  vivent  sur  les  cimes 

Nourris  de  la  rosée  et  des  neiges  sublimes, 

Et  ces  herbes  sans  nom,  et  ces  fleurs  du  haut  lieu, 

Et  ces  jardins  jamais  arrosés  que  par  Dieu, 

Son  cœur,  ayant  racine  au  sein  de  la  nature, 

Refusait  des  mortels  la  savante  culture, 

Et  le  langage  humain  à  sa  bouche  inconnu 

Jusqu'à  son  ame  encor  n'était  pas  parvenu. 

Elle  comprenait  bien  tout  ce  que  peuvent  dire 

L'accent  qui  vient  du  cœur,  les  soupirs,  le  sourire; 

Ses  lèvres  des  oiseaux  recevant  les  leçons, 


ET   POEMES. 


Répétaient  des  accords  appris  de  leurs  chansons; 
Sa  voix  se  répandait  en  des  murmures  vagues 
Comme  les  bruits  touffus  des  feuilles  et  des  vagues  ; 
Il  semblait  que  ces  sons,  de  nous  tous  incompris, 
Autour  d'elle  évoquaient  d'invisibles  esprits. 
Les  hommes  exceptés,  sans  avoir  eu  de  maître, 
Elle  savait  parler  dans  sa  langue  à  chaque  être. 
Et  sa  mère  pleurait  de  n'avoir  pas  encor 
D'un  seul  mot  prononcé  recueilli  le  trésor: 
Car  des  lèvres  d'un  fils  la  syllabe  première 
Coule  comme  le  miel  dans  le  cœur  d'une  mère. 
Or,  celle  d'Hermia  bien  des  jours  attendit 
La  douceur  de  son  nom  par  son  enfant  redit. 
Déjà  grande  et  pensive,  aux  travaux  de  famille 
Les  parents  avaient  su  plier  la  jeune  fille, 
Avant  qu'à  son  murmure  un  mot  se  fût  mêlé; 
Elle  chanta  longtemps  avant  d'avoir  parlé. 

Trompant  de  tous  les  siens  la  tendre  vigilance, 
Comme  un  jeune  chevreau  loin  du  troupeau  s'élance, 
Vers  les  taillis  lointains,  dès  qu'elle  put  courir, 
Du  chaume  paternel  elle  cherchait  à  fuir. 
Nul  n'aurait  deviné  sur  ce  tendre  visage 
L'amitié  du  désert  si  fière  et  si  sauvage  : 
En  vain  d'autres  amours  dans  son  âme  ont  lutté, 
Le  charme  des  forêts  l'a  toujours  emporté. 

Lorsqu'après  tout  un  jour  passé  dans  les  bois,  seule, 
Le  retour  lui  montrait  et  la  mère  et  l'aïeule 
Encor  pâles  d'effroi  pour  l'enfant  hasardeux, 
Au  lieu  de  la  gronder,  pleurant  toutes  les  deux, 
Elle  pleurait  aussi;  puis,  toute  la  soirée, 


2l6 


Rendait,  de  ses  baisers,  la  famille  enivrée  : 

Mais  comme  une  eau  mobile  échappe  de  la  main, 

Au  bois,  dès  son  lever,  fuyait  le  lendemain. 

Là,  sans  s'inquiéter  des  soins  qui  nous  poursuivent, 

Robuste,  elle  vivait  comme  les  oiseaux  vivent; 

Ainsi  qu'eux  vagabonde,  et  trouvant  sous  ses  pas 

Mille  fruits  abondants  tout  prêts  pour  ses  repas, 

La  fraise,  et  la  framboise,  et  la  faîne,  et  l'airelle, 

La  mûre  et  l'aveline,  encor  plus  doux  pour  elle 

Que  les  fruits  les  plus  beaux  mûris  dans  nos  vergers; 

Et  parfois  la  noix  fraîche  et  le  pain  des  bergers  ; 

Et  le  miel  s'écoulant  des  chênes  par  les  fentes, 

Et  des  troupeaux  hardis  qui  broutent  sur  les  pentes 

Le  lait  tiède  et  chargé  de  ce  parfum  vital 

Que  donne  la  montagne  à  chaque  végétal. 

La  chèvre  aux  bonds  joyeux  et  les  lentes  génisses, 

Et  les  blanches  brebis  s'offraient  pour  ses  nourrices; 

Les  chiens  fauves  léchaient  ses  mains,  et  les  taureaux 

Flairaient  ses  cheveux  blonds  de  leurs  sombres  naseaux, 

Les  libres  habitants  des  nids  et  des  tanières, 

Autour  d'elle  marchaient  en  troupes  familières; 

Son  seul  regard  calmait  les  faibles  effrayés, 

Et  les  instincts  cruels  s'endormaient  à  ses  pieds. 

Elle  semblait  ainsi,  mêlée  à  la  nature, 

Commander  par  l'amour  à  toute  créature. 

Tels,  unis  à  Dieu  même  et  du  mal  ignorants, 

La  terre  aux  anciens  jours  vit  nos  premiers  parents. 


Caché  dans  le  feuillage  et  muet  de  surprise, 
Plus  d'un  pâtre  aperçut  la  jeune  fille,  assise 
Au  milieu  de  sa  cour  étrange  et  du  concert 
Que  forme  à  ses  genoux  le  peuple  du  désert. 


ET    POEMES.  217 


Sur  la  pente  où  des  bois  un  pré  suit  les  lisières 
Les  arbres  sont  épars  dans  les  grandes  fougères; 
Un  chêne  aux  pieds  noueux  de  mousse  tapissés 
Offre  à  l'enfant  son  dais  et  son  trône  dressés 
Sur  les  rebords  touffus  d'une  nappe  d'eau  sombre 
Que  la  forêt  protège  et  nourrit  de  son  ombre. 
Là,  dans  les  hauts  gazons  fleuris  et  fourmillants, 
Se  croisent  par  milliers  les  insectes  brillants. 
Près  des  lis  argentés  rougit  la  digitale  ; 
Le  large  nénuphar  sur  les  cressons  s'étale; 
Pendus  en  noire  grappe  aux  bras  d'un  frêne  clair, 
Des  essaims  bourdonnants  s'éparpillent  dans  l'air  ; 
Sur  chaque  arbre,  pinsons,  mésanges  et  linottes, 
Bouvreuils  à  plein  gosier  font  gazouiller  leurs  notes. 
Les  chamois  défiants,  hôtes  des  grands  rochers, 
Pour  Hermia  venus  à  ses  pieds  sont  couchés; 
L'aigle,  planant  là-baut,  a  jeté  sur  sa  robe 
Une  fleur  des  sommets  que  lui  seul  y  dérobe; 
Sur  l'herbe,  à  ses  côtés,  le  daim  et  le  chevreuil 
Dorment  las  de  bondir  :  le  joyeux  écureuil 
Autour  de  son  lit  glisse,  et  court  sur  ses  épaules; 
Les  oiseaux  envolés  des  buissons  et  des  saules 
Vont  jusque  dans  sa  main  becqueter  par  instants 
De  sorbe  et  d'alizier  quelques  grains  éclatants. 
La  vie  ainsi  près  d'elle  abonde,  et  la  nature 
Lui  sourit  par  les  yeux  de  chaque  créature: 
Car  l'invisible  mère,  en  son  sein  triomphant, 
Berçait  avec  orgueil  son  plus  divin  enfant. 

Cet  exil  dans  les  bois,  ces  ébats  sur  les  cimes, 
Dans  les  prés  suspendus  au  bord  des  verts  abîmes, 
Avec  les  jeunes  faons  les  luttes  et  les  jeux, 

28 


218 


Des  mutuels  instincts  cet  accord  merveilleux, 

Le  babil  des  oiseaux  et  ses  propres  réponses, 

Les  nids  faits,  sous  ses  yeux,  dans  les  blés  ou  les  ronces. 

Les  sources  et  les  fleurs  devinant  ses  désirs, 

C'étaient  là  d'Hermia  l'enfance  et  ses  plaisirs. 

Pour  les  bois,  de  ses  sœurs  elle  fuyait  les  rondes, 
Et  ces  groupes  joyeux  de  jeunes  têtes  blondes 
Qui  se  roulent  dans  l'herbe,  au  pied  des  grands  noyers, 
Et  de  leurs  cris,  le  soir,  égayent  les  foyers  ; 
Préférant  pour  amis,  dans  son  humeur  sauvage, 
Les  hôtes  du  désert  aux  enfants  du  village. 
De  l'arracher  une  heure  à  sa  chère  forêt, 
Les  baisers  de  sa  mère  eurent  seuls  le  secret. 

Pour  être  ainsi  rebelle  aux  amitiés  humaines, 
Et  régner  dans  les  bois  comme  en  ses  vrais  domaines, 
Dans  le  sein  d'une  femme  avant  d'être  enfermé, 
De  quels  esprits  divins  le  sien  fut-il  formé  ? 
S'était-il  exhalé  du  souffle  des  fontaines? 
Avait-il  voyagé  dans  les  eaux  souterraines, 
Dans  les  grottes  en  prisme  amassé  les  cristaux, 
Condensé  les  vapeurs  des  liquides  métaux  ? 
Sous  l'écorce  avait-il  circulé  dans  la  sève 
Que  la  lune  à  son  gré  fait  descendre  ou  soulève, 
Et  connu  le  bonheur  des  bourgeons  entr'ouverts, 
Et  l'éveil  du  printemps,  et,  dans  les  noirs  hivers, 
Ces  rêves  dont  la  terre,  en  ses  veines  plus  lentes, 
Dans  un  tiède  sommeil  berce  l'âme  des  plantes  ? 
Fleur  offrant  son  calice  à  la  soif  de  l'été, 
Sous  un  rayon  avide  avait-il  palpité  ? 
En  poussière  enlevée  à  l'or  des  étamines, 


ET    POÈMES.  219 


Les  Zéphirs  l'avaient-ils  semé  sur  les  collines, 
Avec  ces  frais  baisers  que  les  lis  amoureux, 
Sous  leur  voile  d'argent,  se  prodiguent  entre  eux? 


Avant  ces  blonds  cheveux,  ces  bras  roses  et  frêles, 

Aviez-vous,  Hermia,  des  plumes  et  des  ailes? 

Aviez-vous  fait  des  nids,  et  sifflé  des  chansons, 

Et  joué,  sous  la  feuille,  avec  les  gais  pinsons? 

Vous  habitiez,  sans  doute,  en  ces  forêts  plus  chaudes, 

Où  le  soleil  revêt  les  oiseaux  d'émeraudes, 

Où  les  arbres  géants  sont  constamment  fleuris 

De  papillons  nacrés  et  de  verts  colibris, 

Et  sur  leurs  troncs  vêtus  d'un  réseau  de  lianes, 

Ont,  la  nuit,  des  colliers  d'insectes  diaphanes? 

Peut-être  qu'en  mourant,  sur  un  lac  argenté, 

Vous  étiez  un  beau  cygne,  et  vous  avez  chanté? 

Ou  plutôt,  tour  à  tour  source,  oiseau,  chêne  et  rose, 

Vous  avez  recueilli  l'esprit  de  toute  chose, 

Et  des  êtres  divers  traversés  jusqu'à  nous, 

Gardé  ce  qu'en  chacun  Dieu  sema  de  plus  doux. 

Comme  au  seuil  d'un  tombeau,  triste  au  moment  de  naître, 

Devant  l'humanité  vous  hésitiez  peut-être. 

Dis-nous,  âme  du  lis  et  du  cygne  chanteur, 

L'homme  sombre  et  pensif  sans  doute  t'a  fait  peur; 

Et,  pour  rester  encor  calme,  ignorante  et  pure, 

Tu  voudrais  prolonger  ta  première  nature 

Au  sein  de  l'univers,  heureux  d'être  toujours 

Exempt  de  la  pensée  et  débordant  d'amour! 

Tu  pleures  des  oiseaux  les  plumes  vagabondes 

Et  la  robe  d'azur  dont  s'habillent  les  ondes; 

Des  bourgeons  au  soleil  l'épanouissement, 

Et  de  l'être  en  ton  cœur  ce  vague  sentiment 


Dont  s'abreuve,  ignorant  toute  crainte  insensée, 
La  paisible  nature  aux  bras  de  Dieu  bercée. 

Pour  toi,  la  terre  parle  et  tu  comprends  chacun 
De  ses  signes  profonds,  bruit,  couleur  ou  parfum. 
Tu  sais  lire,  au  milieu  des  spectacles  champêtres, 
Ce  langage  sacré  dont  les  mots  sont  les  êtres, 
Ce  merveilleux  symbole  à  notre  âge  voilé  ; 
Et  c'est  l'amour  tout  seul  qui  te  l'a  révélé  1 

Aussi,  pour  vous  chérir  oiseaux  et  fleurs  s'unissent; 
A  votre  voix,  les  eaux  et  les  vents  obéissent  : 
Car,  avec  la  pensée,  hôte  encore  inconnu, 
Dans  votre  corps  nouveau,  Dieu  lui-même  est  venu  ; 
Et  pourtant,  Hermia,  dans  l'âme  d'une  femme, 
Des  cygnes  et  des  lis  vous  avez  gardé  l'âme! 

Les  oiseaux  ses  amis  et  les  forêts  ses  sœurs 

Ont  tous  de  sa  puissance  éprouvé  les  douceurs. 

Près  des  grands  feux  assisses  pasteurs  dans  leurs  veilles. 

En  secouant  le  front,  parlent  de  ses  merveilles. 

Sur  la  bruyère,  un  soir,  dans  les  genévriers, 
Pensive,  elle  écoutait  les  airs  des  chevriers. 
Enivrés  de  bourgeons  et  de  sève  nouvelle, 
Ses  folâtres  chevreaux  bondissaient  autour  d'elle, 
Se  cherchaient,  se  fuyaient,  l'un  par  l'autre  assaillis, 
De  grâce  et  de  fierté  luttaient  dans  les  taillis; 
Quand  d'un  bouquet  de  chêne  heurté  dans  cette  lutte 
Tombe  un  nid  qu'une  branche  entraîne  dans  sa  chute, 
Et  la  mère  accourant  l'abritait  de  son  corps, 


ET   POEMES. 


Avec  des  cris  plaintifs  couvait  ses  petits  morts, 

Volait  et  revenait  d'eux  à  la  jeune  fille. 

Hermia  s'inclina  vers  la  triste  famille; 

Elle  resta  longtemps  comme  pour  lui  parler; 

Les  pleurs  entre  ses  cils  commençaient  à  couler, 

Et  la  nuit  vint  mêler  sur  ce  tombeau  de  mousses 

Des  perles  de  rosée  à  ces  larmes  si  douces. 

Comme  un  céleste  grain  par  la  brise  semé, 

Dès  l'aube,  sur  le  sol  ces  pleurs  avaient  germé; 

Sur  d'abondants  rameaux  des  fleurs  étaient  venues, 

Des  fleurs  à  nos  climats  jusqu'alors  inconnues, 

Et  quand  pour  les  cueillir  parut  l'enfant  béni, 

Chaque  tige  chantait  joyeuse  de  son  nid  ; 

Un  doux  frisson  courait  entre  les  branches  frêles; 

Mille  oiseaux,  effleurant  Hermia  de  leurs  ailes, 

Dans  l'air  tout  plein  d'odeurs  et  de  bruits  merveilleux, 

Comme  en  un  frais  baiser  agitaient  ses  cheveux. 


Elle  semblait  porter  le  printemps  avec  elle. 
Du  sol  qu'elle  a  touché  la  vie  à  flots  ruisselle  ; 
Une  source,  un  arbuste,  ou  le  gazon  plus  vert, 
Marquent  de  son  repos  la  place  en  ce  désert. 
Cherchez  dans  le  granit,  sur  ces  cimes  lointaines, 
Ces  touffes  de  bouleaux  d'où  coulent  des  fontaines; 
Les  pâtres  vous  diront  qu'en  ces  lieux  Hermia 
Tout  un  beau  jour  d'automne  à  rêver  s'oublia. 
Elle  a  marché  là-bas,  où  les  herbes  plus  grandes 
Ont  chassé  la  bruyère  et  les  genêts  des  landes; 
Plus  d'un  troupeau  nombreux  pait  aujourd'hui  parmi 
Les  stériles  rochers  où  la  fée  a  dormi. 
Espoir  de  la  vendange,  à  nos  pieds,  ces  collines 
Jadis  se  hérissaient  de  cailloux  et  d'épines  ; 


Mais  on  a  vu  l'enfant,  sorti  du  bois  voisin, 
Sur  elles  en  passant  égrener  un  raisin. 
Les  bergers  sérieux  savent  toutes  ces  choses. 
Son  jardin  tout  l'hiver  était  peuplé  de  roses, 
Et  les  rameaux  grimpants  qui  couvrent  sa  maison 
Avaient  feuilles  et  fleurs  durant  chaque  saison. 
Après  ces  jours  brûlants  où,  d'amour  épuisées, 
Les  fleurs  touchent  du  front  les  herbes  embrasées, 
Lorsque  l'autan  mortel  à  tout  bourgeon  nouveau 
A  des  prés  jaunissants  tari  la  sève  et  l'eau, 
Que  pour  fuir  le  soleil,  dans  la  soif  qui  l'altère, 
L'âme  des  végétaux  rentre  au  fond  de  la  terre, 
Hermia  descendait,  triste,  et  les  yeux  en  pleurs; 
Elle  allait  visiter  toutes  ces  chères  fleurs, 
Leur  parlait  en  marchant,  et  des  plus  rapprochées 
Relevait  de  ses  mains  les  tiges  desséchées, 
Appelait  par  leur  nom  les  autres,  et  dans  l'air 
Répandait  de  son  chant  le  flot  sonore  et  clair; 
Et  comme  une  rosée  au  fond  de  leurs  calices 
Ces  plantes  recueillaient  sa  voix  avec  délices. 
Elle  faisait  ainsi  le  tour  de  son  jardin, 
Des  prés  et  des  vergers  paternels,  et  soudain, 
Comme  par  une  pluie  ou  par  l'aube  lavées, 
Toutes  les  fleurs  dressaient  leurs  têtes  ravivées! 


Puisant  partout  la  vie  et  donnant  à  son  tour, 

Dans  chaque  être  Hermia  s'épanche  avec  amour. 

Ce  doux  échange  a  fait  la  terre  plus  féconde. 

Tel  un  bel  arbrisseau,  buvant  la  brise  et  l'onde, 

Nous  rend  en  fruits,  en  ombre,  en  murmure,  en  parfum 

Tous  les  sucs  nourriciers  pris  au  trésor  commun. 


ET    POÈMES.  223 


Des  pâtres  du  désert  l'existence  hardie, 
L'air  généreux  des  monts  par  qui  l'âme  est  grandie, 
De  la  vierge  rêveuse  écartant  la  langueur 
Ont  doué  son  beau  corps  d'une  saine  vigueur; 
A  la  voir  des  torrents  fendre  l'onde  avec  grâce, 
Du  cerf  à  pas  égaux  suivre  en  jouant  la  trace, 
Et  courber  l'herbe  à  peine,  et  glisser  sur  le  sol, 
On  dirait  qu'un  esprit  l'emporte  dans  son  vol, 
Comme  un  flocon  de  plume  errant  sur  une  grève, 
Ou  le  duvet  des  fleurs  que  notre  souffle  enlève. 
Car,  frêle  d'apparence  et  svelte  comme  un  lis, 
L'enfant  aux  regards  fiers  de  pudeur  embellis, 
A  dans  ses  traits,  malgré  sa  force  et  sa  souplesse, 
Le  charme  insinuant  qui  pare  la  faiblesse. 

Dieu  la  fit  pour  les  bois  et  pour  la  liberté; 
Nos  arts  et  nos  plaisirs,  elle  a  tout  rejeté; 
Jamais  ses  pas  légers,  qui  semblent  une  danse, 
Sur  un  rhythme  prescrit  n'ont  réglé  leur  cadence, 
Et  la  corde  sonore,  inconnue  à  ses  doigts, 
Jamais  d'un  seul  accord  n'accompagna  sa  voix. 
Les  divines  chansons  à  sa  lèvre  échappées 
Ruisselaient  comme  l'eau  des  neiges  escarpées, 
Son  coeur  pour  les  verser  les  engendrait  en  lui. 
Sa  voix  n'eut  pas  d'échos  pour  les  chansons  d'autrui  ; 
Comme,  après  elle  aussi,  jamais  ni  voix,  ni  lyre, 
Des  airs  qu'elle  trouvait  n'ont  rien  pu  nous  redire. 

Elle  grandit  ainsi,  se  mêlant  aux  oiseaux, 
S'assimilant  l'esprit  des  plantes  et  des  eaux, 
Inattentive  à  l'homme,  ayant  une  famille 
Partout  où  la  nature  et  végète  et  fourmille. 


224 


Vie  étrange  empruntée  à  tous  les  éléments, 
Prise  aux  forêts,  aux  flots,  aux  nids  les  plus  aimants. 
Mais  comme  un  clair  rayon  dans  l'épaisse  feuillée 
La  pensée  en  son  sein  déjà  s'est  éveillée. 


II 


A  cet  âge  où  la  vierge,  avec  des  yeux  baissés, 
Éveille  innocemment  les  amoureux  pensers, 
Où  l'enfant  avec  qui  l'on  jouait  tout  à  l'heure 
Vous  met  le  trouble  au  cœur,  si  sa  main  vous  effleure  ; 
Où  déjà  du  pêcher  les  rameaux  rougissants 
Font  rêver  aux  doux  fruits  de  ses  boutons  naissants  ; 
Où  la  jeune  pudeur  sème,  aux  moindres  caresses, 
Sa  neige  purpurine,  abondante  en  promesses; 
Quand  vint  pour  Hermia  cette  fraîche  saison, 
Chaque  jour,  sur  ses  pas,  au  seuil  de  la  maison, 
Aux  champs,  à  la  fontaine,  elle  vit,  sans  comprendre, 
Les  jeunes  gens  rivaux  s'empresser  d'un  air  tendre, 
Implorer  d'elle  un  mot,  un  sourire,  un  regard, 
Fleurs  que  l'enfant  distraite  effeuillait  au  hasard. 

L'arrachant  pour  une  heure  à  sa  chère  retraite, 
Si  sa  mère  au  hameau  l'entraîne,  un  jour  de  fête, 
Les  jeux  sont  oubliés  ;  ni  danses,  ni  chansons 
Ne  peuvent  captiver  la  foule  des  garçons. 
Autour  d'elle  un  essaim  de  paroles  flatteuses 
Bourdonne,  et  des  pasteurs  les  troupes  curieuses 
Se  croisent  à  l'envi.  Tels  de  gourmands  oiseaux 
Par  bandes  voltigeant,  merles  et  passereaux, 


ET    POEMES. 


Inquiets  d'un  passant  qui  siffle  au  bord  des  haies, 
L'hiver,  d'un  sorbier  mûr  guettent  les  rouges  baies. 


Mais  auprès  d'Hermia,  soupirs,  soins  assidus, 
Et  rieurs  et  gais  propos,  hélas  !  étaient  perdus. 
Un  sourire  naïf,  une  parole  errante, 
Animaient  par  instants  sa  lèvre  indifférente; 
Sa  pensée  était  loin,  et  son  cœur  s'envolait 
Pour  suivre  au  fond  des  bois  un  dieu  qui  l'appelait. 
Et -tous  croyaient,  cherchant  â  deviner  cette  âme, 
Qu'elle  restait  enfant  sous  les  traits  d'une  femme. 
Elle  s'offrait  à  nous  comme  une  jeune  sœur 
De  son  affection  partageant  la  douceur  : 
Car,  dans  un  cœur  épris  de  l'auguste  nature, 
L'amitié  garde  encor  sa  place  large  et  pure; 
Outre  les  fleurs  et  l'onde  et  les  oiseaux  soumis, 
Même  chez  les  humains,  la  vierge  eut  des  amis. 


Mais  son  amant  unique,  éternel,  invincible, 
—  Moi  je  l'ai  su  —  c'était  ce  chanteur  invisible 
Cet  hôte  lumineux  qui  remplit  les  déserts, 
Verse  du  haut  des  pins,  sous  l'ombre,  ses  concerts, 
Avec  l'odeur  des  prés,  des  étangs,  des  résines, 
Flotte  sur  les  coteaux  et  franchit  les  ravines. 
Esprit  au  souffle  agile,  aux  vivantes  senteurs, 
En  lui  s'épanouit  l'àme  sur  les  hauteurs; 
L'aigle  aime  à  s'y  bercer,  et  l'avide  génisse 
L'aspire  en  mugissant  au  bord  du  précipice  ; 
C'est  lui  qui,  sur  le  sable  aux  ardents  tourbillons, 
D'un  étrange  vertige  enivre  les  lions; 
A  travers  tout  c'est  lui  que  nos  désirs  poursuivent 

29 


226 


L'immortel  aliment  dont  toutes  choses  vivent  ! 

Entre  ceux  dont  l'amour  pour  elle  inaperçu 

Par  sa  chaste  ignorance  était  ainsi  déçu, 

Un  plus  silencieux,  épris  des  solitudes, 

Faisant  aussi  des  bois  ses  chères  habitudes, 

Fut  choisi  d'amitié,  mais  sans  espoir  plus  doux. 

Inégaux  en  pouvoir,  ils  avaient  mêmes  goûts, 

La  sainte  affection  des  sources  et  des  plantes, 

Et  le  don  de  trouver  toutes  choses  parlantes, 

Ces  mutuels  besoins  les  avaient  réunis. 

Lui,  semblait  familier  aux  habitants  des  nids; 

En  le  voyant  chéri  du  ramier  et  du  cygne, 

D'intime  confiance  Hermia  le  crut  digne. 

Car  les  oiseaux  du  ciel  ont  des  regards  perçants 

Pour  choisir  leurs  amis  chez  les  cœurs  innocents. 

Souvent,  guidé  vers  elle  au  fond  de  ses  retraites, 

Il  surprit  dans  les  bois  ses  paroles  secrètes; 

Vers  les  ruisseaux  charmés  dont  il  suivait  le  cours, 

Il  entendit  couler  ses  mystiques  discours, 

Et  des  fleurs  et  des  eaux,  à  sa  voix  enchaînées, 

De  musique  et  d'encens  les  réponses  ornées. 


Oh  !  vous  la  compreniez,  êtres  puissants  et  doux, 
Plongés  au  sein  de  Dieu  bien  plus  avant  que  nous  ; 
Car  vous  avez  l'amour,  ô  forêts  pacifiques, 
Votre  sève  est  docile  à  des  lois  harmoniques, 
Et  le  souffle  d'en  haut,  qui  vient  la  diriger, 
Ne  lutte  pas  en  vous  contre  un  souffle  étranger; 
Vous  ignorez  la  haine;   une  ambition  folle 
Comme  nous  du  grand  Tout  jamais  ne  vous  isole. 
Nous  seuls  errons  sans  guide,  et  cherchons  sous  le  ciel 
Par  où  reprendre  vie  au  tronc  universel  ; 


ET   POÈMES.  22/ 


Mais  vous,  arbres  et  fleurs,  vous,  nature  où  tout  aime, 
Attaches  à  ses  flancs  vous  vivez  de  lui-même  ! 

Les  grands  arbres  ainsi,  les  herbes  des  forêts 
Etaient  ses  confidents  et  ses  maîtres  secrets  ; 
Mais  chez  l'homme,  où  la  foule  eût  insulté  ses  rêves, 
Ses  paroles,  toujours,  étaient  rares  et  brèves; 
Pourtant  sur  l'àme  ou  Dieu  des  mots  inattendus 
Ont  laissé  bien  souvent  les  sages  confondus. 

Par  une  voix  magique  au  désert  appelée, 
Quand  la  vierge,  aux  lueurs  de  la  nuit  étoilée, 
S'en  allait  respirant  l'extase  au  fond  des  bois, 
Entre  elle  et  sa  pensée  elle  souffrait,  parfois, 
Le  disciple  amoureux  dont  l'âme  ardente  et  pure 
Sut  l'adorer  comme  elle  adorait  la  nature. 

Sous  les  chênes  sacrés,  sans  suivre  de  chemin, 
Ensemble  nous  marchions  nous  tenant  par  la  main, 
Tous  les  deux  le  front  ceint  des  fleurs  qu'elle  a  tressées 
Et  le  cœur  enchaîné  dans  les  mêmes  pensées. 
Par  les  grandes  forêts  et  les  prés,  jusqu'au  jour, 
Nous  montions  sans  fatigue,  oublieux  du  retour 
Pas  à  pas  dans  la  nuit  azurée  et  limpide, 
Échangeant  d'un  regard  l'étincelle  rapide  ; 
Sans  parole  tous  deux,  mais  plus  étroitement 
Sa  main  serrait  la  mienne  et  tremblait  par  moment. 
Et  moi,  dans  ce  silence  aux  douceurs  infinies, 
J'entendais  à  grands  flots  jaillir  les  harmonies. 
Son  cœur,  ouvert  dans  l'ombre,  exhalait  des  accents 
Qui  coulaient  dans  le  mien  sans  passer  par  mes  sens  ; 
La  brise  entre  les  pins,   l'onde  au  fond  des  abîmes, 


228 


Accompagnaient  ce  chant  de  leurs  notes  sublimes. 
D'un  vent  mélodieux  j'étais  enveloppé; 
Comme  un  lis  de  rosée  et  de  soleil  trempé, 
Je  sentais  goutte  à  goutte  une  clarté  divine 
Descendre  avec  le  son  et  remplir  ma  poitrine. 
De  radieux  tableaux,  subitement  tracés, 
Couvraient  dans  mon  esprit  les  doutes  effacés, 
Et  je  ne  songeais  plus  à  scruter  toutes  choses, 
A  demander  au  monde  et  ses  fins  et  ses  causes. 
La  terre  m'entr'ouvrait  ses  flancs  mystérieux; 
Dans  leurs  replis  secrets  je  voyais  de  mes  yeux 
Et  lisais  un  instant,  à  cette  sainte  flamme. 
Les  lois  de  la  nature  et  l'énigme  de  l'àme. 

Qui  te  rendra,  mon  cœur,  ces  chastes  voluptés, 

Ces  saints  ravissements  dans  le  désert  goûtés, 

Quand  je  tenais  sa  main,  étreinte  fraternelle, 

La  plus  tendre  faveur  que  l'homme  reçut  d'elle, 

Réservée  à  sa  mère,  et  dont,  heureux  amant, 

Moi  seul,  aux  plus  beaux  jours,  j'obtins  le  don  charmant 

O  forêt  !  ô  bruyère  !  ô  gazon  des  vallées  ! 

O  fleurs  qu'à  ses  côtés  j'ai  doucement  foulées  ! 

J'appris  tout  d'Hermia  !  Si  je  sais  aujourd'hui 

Ce  que  Dieu  mit  en  vous  pour  nous  parler  de  lui, 

Si  je  connais  les  biens  que  le  désert  recèle, 

C'est  que  j'ai  vu  s'ouvrir  tous  ses  trésors  pour  elle, 

Et  de  parfums,  d'accords,  de  clartés  revêtus, 

Les  terrestres  esprits  exhaler  leurs  vertus  ! 

Comme  en  un  frais  vallon,  sous  la  forêt  ravie, 
Le  soleil  qui  descend  éveille  toute  vie; 


ET    POÈMES.  229 


Bruits  d'ailes  et  de  voix,  bourdonnements  confus, 

Chantent  avec  le  vent  dans  les  rameaux  touffus; 

Des  feuilles,  des  gazons,  des  mousses  remuées, 

Insectes  et  vapeurs  s'envolent  par  nuées; 

A  travers  la  verdure  et  dans  un  clair-obscur, 

Comme  des  gouttes  d'or,  et  d'argent,  et  d'azur, 

Jaillissent  violier,  liseron  et  pervenche; 

La  rosée  en  anneau  s'empourpre  à  chaque  branche, 

Et  des  troncs,  réchauffés  par  ce  regard  du  ciel. 

Court  sur  la  noire  écorce  un  blond  sillon  de  miel. 

Ainsi,  lorsqu'à  travers  les  plantes  sans  culture, 

Rayon  d'une  clarté  plus  intime  et  plus  pure, 

Hermia  paraissait,  sous  ses  yeux  pénétrants 

Les  esprits  des  forêts  jaillissaient  à  torrents, 

Et  tout  ce  qu'à  nos  sens,  sous  le  soleil  visible, 

Cvbéle  en  ses  replis  garde  d'inaccessible, 

Ces  bruits  intérieurs  plus  féconds  et  plus  doux 

Que  l'àme  seule  entend,  se  révélaient  à  nous. 

Alors  c'était  parmi  les  choses  réjouies 

Un  réveil  des  splendeurs  sous  la  forme  enfouies, 

Des  âmes  le  concert  entendu  sous  les  corps, 

Une  apparition  de  leurs  secrets  ressorts, 

Et  Dieu  manifesté  nous  laissant  apparaître 

Quelle  est  dans  le  grand  Tout  la  raison  de  chaque  être. 


Dans  la  nature  ainsi  je  prenais  des  leçons; 
Sur  les  pas  d' Hermia  parcourant  les  saisons, 
J'épelais  sous  son  doigt  les  divins  caractères 
Dont  la  vie  a  formé  les  mots  de  ses  mystères; 
Et,  lisant  le  symbole  en  tout  ce  monde  écrit, 
J'apprenais  à  percer  les  voiles  de  l'esprit. 
Tous  deux  interrogeant  les  eaux  vives  ou  lentes, 


230 


Nons  discernions  leurs  voix  différemment  parlantes, 
Les  échos  variés  mourant  dans  les  ravins, 
Le  bruit  distinct  du  chêne  et  celui  des  sapins, 
Et  les  vents  dont  chacun,  des  branches  qu'il  traverse 
Fait  sortir,  selon  l'arbre,  une  note  diverse. 
Des  nuages  sculptés  en  mobiles  tableaux, 
Nous  voyions  au  couchant  s'enflammer  les  signaux  ; 
Sur  chaque  lettre  sombre  ou  de  pourpre  vêtue 
Nous  cherchions  de  quel  ton  le  soleil  l'accentue, 
Et  la  nuit,  dans  l'azur  où  Dieu  les  a  tracés, 
Lisions  ces  chiffres  d'or  qui  roulent  enlacés. 
Elle  savait  dans  l'air  les  routes  parcourues 
Par  les  migrations  des  cygnes  et  des  grues, 
De  chaque  oiseau  les  mœurs,  le  langage,  et  comment 
L'art  de  bâtir  les  nids  leur  échoit  en  s'aimant, 
Et  quel  est  de  chacun  la  sœur  entre  les  plantes. 
Car,  les  rapports  secrets  des  natures  vivantes, 
Par  quel  lien  sacré,  mystérieux,  profond, 
Chaque  degré  de  l'être  aux  autres  correspond, 
Elle  avait  tout  senti:  nos  désirs,  nos  pensées 
Dans  les  fleurs,  dans  les  nids,  intimement  versées, 
Sous  la  feuille  ou  la  plume,  à  travers  tous  les  corps, 
Elle  en  suivait  le  germe;  et  savait  quels  accords, 
Dans  l'évolution  par  Dieu  même  guidée, 
Unissent  la  couleur  et  la  forme  à  l'idée. 

Vous,  plantes,  vous,  surtout,  dont  le  soleil  revêt 
Cybèle  aux  larges  flancs  comme  d'un  frais  duvet, 
Fleurs  qui  brodez  les  plis  de  sa  verte  ceinture, 
Arbres,  des  monts  courbés  mobile  chevelure, 
Hermia  vous  aimait  ;   la  paix  et  la  douceur, 
Et  la  sérénité,  la  firent  votre  sœur. 
Elle  connut  les  noms  dont  Dieu  vous  a  nommées, 


ET   POEMES.  23I 


Et  de  quels  sucs  choisis  vos  sèves  sont  formées, 

Vos  rêves  printaniers,  vos  plaisirs,  et  les  lois 

De  vos  amours  lointains  déterminant  le  choix, 

Et  votre  langue  habile  aux  tendres  mélodies, 

Et  toutes  vos  vertus  longtemps  approfondies. 

Elle  comprit  pourquoi,  montant  ou  s'abaissant, 

Et  par  des  nœuds  secrets  attachés  au  croissant, 

Dans  vos  soyeux  tissus  les  arômes  qui  glissent 

A  la  reine  des  nuits  de  si  loin  obéissent. 

A  vous  initié,  j'appris  d'elle  à  savoir 

Des  simples  sur  nos  corps  le  magique  pouvoir, 

A  quelle  heure,  en  quel  lieu,  toute  plante  sacrée 

Doit  être  recueillie,  et  comment  préparée, 

Et  quel  mot  prononcé  sur  vos  philtres  puissants 

Verse  un  charme  infaillible  aux  membres  languissants. 

Elle  enseignait  aussi  que,  pour  les  maux  de  l'âme, 

Toutes  les  fleurs  des  bois  renferment  un  dictame  ; 

Et  quels  sont  leurs  conseils,  et  quels  signes  certains 

Dans  les  fleurs  à  l'amour  prédisent  ses  destins  ; 

Quelle  ombre  rafraîchit  l'espoir  et  le  relève  ; 

Quelle  orne  le  sommeil  des  prestiges  du  rêve  ; 

Et  comment  des  forêts  les  émanations 

Dans  les  cœurs  orageux  calment  les  passions. 

La  vierge  m'instruisait  dans  son  silence  même. 

Quand  la  création  me  posait  un  problème, 

Souvent  le  mot  auguste,  à  tout  esprit  voilé, 

A  l'aspect  d'Hermia  s'est  pour  moi  révélé  : 

Car  ta  vie,  ô  nature  !  a  les  lois  de  la  nôtre, 

Et  l'homme  et  l'univers  s'expliquent  l'un  par  l'autre. 

Des  globes  confiants  qui  montent  dans  les  deux 
Elle  avait  les  clartés  et  l'amour  dans  ses  yeux, 


2J2 


Et  des  grands  horizons  la  paix  insinuante 
S'épanchait  de  sa  face  et  de  sa  voix  calmante  ; 
Et  pourtant  Hermia,  cet  être  pur  et  doux, 
A  connu  la  douleur  et  pleuré  comme  nous! 

Parfois,  près  d'elle  assis  sous  un  tranquille  ombrage, 
Et  respirant  le  calme  empreint  sur  son  visage, 
J'ai,  dans  nos  plus  beaux  jours,  vu  ses  yeux  adorés 
De  sinistres  vapeurs  se  charger  par  degrés. 
Telle  agitant  les  flots  la  flamme  sous-marine, 
Un  orage  étouffé  soulevait  sa  poitrine; 
Les  soupirs,  les  sanglots,  les  mots  tumultueux 
Sortaient  sourds  et  pressés,  et  les  pleurs,  après  eux. 
De  ses  yeux  obscurcis  qu'en  vain  ma  lèvre  essuie, 
En  allégeant  son  cœur,  tombaient  comme  une  pluie. 
Et  moi,  non  sans  terreur,  apaisant  ses  esprits, 
Je  cherchais  le  secret  de  ce  trouble  incompris; 
La  nature,  bientôt  m'expliquant  cet  orage, 
M'en  montrait  dans  son  sein  et  la  cause  et  l'image. 


Un  nuage  amassant  la  foudre  et  les  éclairs 

Déploie  avec  lenteur  ses  flancs  noirs  dans  les  airs; 

Les  forêts  devant  lui,  de  leur  frisson  sonore, 

Tremblent  comme  Hermia  sans  qu'un  vent  souffle  encore  ; 

Il  éclate,  et  soudain  à  torrent  sur  les  bois 

L'eau,  la  grêle  et  le  feu  descendent  à  la  fois; 

Le  tonnerre  grondant  sur  les  hauteurs  prochaines 

Fait  voler  en  éclats  le  granit  et  les  chênes. 

Adieu  feuilles  et  fruits,  et  vignes  et  moissons, 

Dans  les  sillons  fangeux  broyés  par  les  glaçons  ; 

Sur  les  monts  décharnés,  de  pierres  et  de  branches 

Les  eaux  avec  fracas  roulent  des  avalanches. 


ET   POEMES.  2}\ 


O  nature  !  Hermia  !  ce  repos  que  j'aimais 
A-t-il  de  votre  sein  disparu  pour  jamais  ? 

Xon,  déjà  le  soleil  revient  panser  vos  plaies, 
Les  oiseaux  reparus  chantent  au  bord  des  haies  ; 
D'un  feuillage  plus  vert  et  de  plus  frais  pensers 
Je  vois  se  parer  l'âme  et  les  rameaux  blessés; 
Les  fleurs  ont  relevé  leur  front  dans  les  prairies; 
L'esprit  s'est  émaillé  de  tendres  rêveries, 
L'œil,  lavé  par  les  pleurs,  dans  son  ardent  azur 
A  "des  cieux  plus  sereins  offre  un  miroir  plus  pur, 
Et  l'hymne  au  double  chœur  qu'à  Dieu  la  terre  envoie, 
Un  instant  suspendu,  monte  avec  plus  de  joie; 
Mais  chaque  être  a  souffert,  et  cet  instant  fatal, 
Nature,  en  toi  suffit  pour  attester  le  mal  ! 

L'orage  ainsi  descend  sur  les  plus  saintes  choses; 
La  douleur  germe  au  sein  des  vierges  et  des  roses  ; 
Et  quoiqu'un  divin  souffle  y  coule  à  tous  moments, 
La  terre  ainsi  que  l'âme  a  ses  déchirements  ! 

O  mal,  d'où  venez-vous?  qui  sait  ce  que  vous  êtes? 
Dans  quelles  régions  se  forment  les  tempêtes  ? 
Quand  l'orage  s'abat  sur  nos  fronts  foudroyés, 
Est-ce  vous,  ô  mon  Dieu  !  vous  qui  nous  l'envoyez  ? 
Mais  vous  êtes  l'amour,  mais  vous  êtes  la  vie, 
Et  la  perfection  d'elle-même  assouvie  ; 
Être,  pour  vous,  ô  Dieu  !  c'est  créer,  c'est  bénir  ; 
Non,  ce  n'est  point  d'en  haut  que  le  mal  peut  venir! 

C'est  de  ton  propre  sein  que  sortent  les  nuages 
Et  les  noirs  éléments  du  trouble  et  des  orages, 

3° 


234 


O  terre  !  en  toi  dormaient  tous  ces  éclairs  brûlants 
Que  t'arrache  le  ciel  pour  en  frapper  tes  flancs  ! 
Ainsi,  crainte,  remords,  doute,  orages  suprêmes, 
Votre  invisible  cause  habite  dans  nous-mêmes, 
Des  assauts  répétés  que  subit  notre  cœur 
En  vain  nous  accusons  le  monde  extérieur; 
L'homme  en  lui,  comme  toi,  porte,  ô  triste  naturel 
Le  germe  renaissant  du  mal  qui  le  torture. 

Et  cependant,  ô  père,  ô  créateur  d'heureux  ! 
De  toi,  pour  y  rentrer,  nous  sortons  tous  les  deux  ! 
Dans  l'œuvre  où  tu  te  plais,  et  qui  vit  de  ton  être, 
Si  rien  n'est  que  par  toi,  d'où  vient  le  mal,  ô  maître? 
Comment  au  fond  du  bien  le   mal  s'cst-il  produit  ? 
De  ce  problème  en  vain  j'interrogeai  la  nuit; 
Ni  les  bois,  ni  les  mers,  ni  ma  vierge  divine, 
Ne  m'ont  rien  révélé  de  la  triste  origine. 

Dieu  garde  ce  secret;  mais,  ô  sainte  Hermia  ! 

Nature  que  mon  cœur  de  parler  supplia  ! 

Ce  que  vous  m'avez  dit  dans  vos  deuils,  dans  vos  fêtes, 

Ce  que  vous  m'avez  dit  même  au  fort  des  tempêtes, 

Ce  que  l'onde,  et  la  feuille,  et  les  oiseaux  des  bois, 

Et  son  cœur,  me  chantaient  avec  toutes  leurs  voix, 

Ce  que  je  veux  redire  en  paroles  sans  nombre, 

C'est  qu'au  sein  du  grand  tout  le  mal  n'est  rien  qu'une  ombr< 

Qu'il  sera  par  l'amour  à  jamais  effacé. 

Oui,  le  mal  finira,  car  il  a  commencé  ; 

Oui,  l'être  est  bon,  oui,  tout  doit  bénir  l'existence  ; 

Le  bien  seul  est  réel,  le  bien  seul  est  substance  ; 

Et,  sans  cesse  agrandi,  chaque  être  doit,  un  jour, 

De  l'amour  émané,  retourner  dans  l'amour! 


ET    POÈMES.  235 


Sous  l'oeil  de  Dieu,  perdus  au  fond  des  solitudes 
Et  des  plantes  faisant  nos  charmantes  études, 
Par  l'attrait  du  désert  sur  les  sommets  conduits, 
Tout  l'été  nous  passions  les  jours,  souvent  les  nuits. 
Mais  sitôt  que  le  froid  dépouillait  les  collines, 
Et  refoulait  la  sève  au  profond  des  racines, 
De  son  chaume  Hermia  ne  passait  plus  le  seuil, 
Objet  d'étonnement  pour  nous  tous,  et  de  deuil, 
Se  cachant  même  aux  siens,  et  comme  enveloppée 
Dans  le  sommeil  pesant  dont  l'hiver  l'a  frappée. 
Une  blancheur  de  neige  avait  glacé  son  teint 
Comme  l'azur  des  flots  que  la  gelée  éteint, 
Ses  grands  yeux  sans  rayons,  et  d'où  l'àme  s'absente, 
Perdaient  leur  profondeur  lumineuse  et  vivante. 
Son  souffle  et  sa  parole,  enchaînés  et  taris, 
N'embaument  plus  sa  lèvre  où  meurt  son  fin  souris; 
La  mauve,  ouvrant  sa  feuille  avec  mélancolie, 
Remplace  le  corail  de  sa  bouche  pâlie; 
Et,  tel  que  le  soleil  enfui  sur  d'autres  bords, 
Son  esprit  semble  avoir  abandonné  son  corps. 
Tant  que  dure  l'hiver  on  la  voit,  morne  et  sombre, 
Au  foyer  qu'elle  attriste  assise  comme  une  ombre. 


Dormiez-vous  tout  ce  temps  d'un  étrange  sommeil? 
Votre  esprit  suivait-il  les  courses  du  soleil  ? 
Peut-être  il  descendait  dans  ces  grottes  profondes 
Où  l'hiver  enfouit  les  sèves  et  les  ondes. 
Là,  du  gouffre  divin  où  tous  les  éléments 
Confondus  en  un  seul  bouillonnent  écumants, 
Sous  l'effort  de  l'amour  excitant  la  puissance 
Vous  avez  vu  jaillir  la  divine  substance, 
Se  répandre  à  grands  flots  en  des  moules  divers 


236 


Cet  unique  métal  dont  est  fait  l'univers, 
Et  compris  par  quel  art  la  force  intelligente 
Varie  à  l'infini  cette  unité  changeante; 
Comment,  tour  à  tour  onde,  oiseau,  granit,  ou  fleur, 
Elle  sait  combiner  la  forme  et  la  couleur. 

A  vos  yeux,  dans  chacun  des  grands  sillons  de  l'être, 

Les  graines  se  triaient  pour  les  moissons  à  naître  ; 

Vous  saviez  quel  rocher  ferait  jaillir  des  flots, 

Combien  chaque  buisson  verrait  de  nids  éclos, 

Et  de  toutes  les  fleurs  que  le  printemps  nous  donne, 

Ce  qui  nous  resterait  de  fruits  mûrs  pour  l'automne. 

Tous  ces  germes  confus,   qu'enchaînent  les  frimas, 

En  attendant  leur  jour,  sont-ils  oisifs  là-bas? 

Dans  l'ombre  préludant  au  concert  qui  doit  suivre, 

Déjà  bourdonnent-ils,  impatients  de  vivre? 

Car,  dans  tous  ses  degrés,  et  jusqu'au  noir  chaos, 

L'immortelle  nature  ignore  le  repos: 

Dans  l'espace  sans  borne  où  Dieu  la  fait  s'étendre, 

Elle  détruit  sans  cesse,  et  toujours  elle  engendre. 

Et  partout,  dans  son  sein,  ton  âme,  en  s'abimant, 

A  trouvé,  n'est-ce  pas,  l'éternel  mouvement? 

Tu  nous  raconteras  tes  merveilleux  voyages 
Dans  les  flancs  de  la  terre  et  dans  ceux  des  nuages. 
Le  peuple  des  esprits,  sur  la  brume  bercé, 
Dans  sa  langue,  avec  toi,  n'a-t-il  pas  conversé  ? 
Les  ombres  t'ont  guidé  sur  leurs  grèves  funèbres  ; 
Tu  sais  ce  que  la  mort  couve  dans  ses  ténèbres; 
Tu  connais  la  cité  des  rêves,  leurs  travaux; 
Tu  vis,  avec  les  fils  de  leurs  mille  échevaux, 
Leurs  doigts  industrieux  tresser  les  broderies 


ET    POÈMES.  237 


Dont  le  sommeil  déroule  à  nos  yeux  les  féeries. 

Dans  leurs  champs  nébuleux  quelles  fleurs  cueillent-ils, 

Pour  en  tirer  ces  sucs  et  ces  philtres  subtils 

Qui,  versés  par  les  airs  de  leur  urne  d'ivoire, 

Font  certains  jours  chargés  de  vague  et  d'humeur  noire  ? 

Créant,  à  notre  insu,  dans  nos  cœurs  agités, 

L'aversion  sans  cause  ou  les  affinités, 

Quelle  main  lie  et  rompt  ces  invisibles  trames 

Qui,  du  premier  regard,  unissent  quelques  âmes? 

Car  dans  tous  ces  secrets  tu  lis  à  découvert 

Sur  ce  pâle  rivage  où  t'emporte  l'hiver. 

Mais  ne  montais-tu  pas  vers  la  sphère  meilleure 
Que  le  soleil  de  vie  enveloppe  à  toute  heure, 
Dans  un  globe  encor  pur  et  dont  les  habitants 
Portent  au  fond  du  cœur  un  éternel  printemps, 
Dans  un  de  ces  palais  où  l'ame  se  repose, 
Quand  l'idéal  l'attire  et  la  métamorphose, 
Quand,  reine  après  la  lutte  où  le  mal  est  dompté, 
Elle  dépose  en  Dieu  sa  libre  volonté, 
Et  que,  prêt  à  s'unir  avec  sa  créature, 
Pour  l'ineffable  hymen  Dieu  la  juge  assez  pure  ? 


II 


Or,  sous  un  soleil  libre,  au  désert,  chaque  été, 
Mou  amour  grandissait  ainsi  que  sa  beauté. 
Excité  par  les  feux  de  l'ardente  jeunesse, 
Pour  la  femme  souvent  j'oubliais  la  prétresse, 


2}8 


Et  des  secrets  divins  le  grave  enseignement 
Pour  le  tendre  sourire  et  les  propos  d'amant. 
Mais  elle,  près  de  moi  sans  désirs  et  sans  crainte, 
Me  rendait  d'une  sœur  l'amitié  calme  et  sainte, 
Et  cette  sympathie  étrange  dont  les  fleurs, 
Les  oiseaux  et  moi  seul  partagions  les  douceurs. 
Elle  m'aimait  ainsi  que  menthes  et  verveines, 
Lilas  avec  son  souffle  échangeant  leurs  haleines, 
Cerfs  et  lévriers  dans  l'herbe  à  ses  pieds  accroupis, 
Et  ramiers  à  sa  main  becquetant  les  épis. 
Pour  chaque  être  c'était  une  affection  pure, 
Allant  des  fleurs  à  moi,  sans  changer  de  nature. 
Car  la  jeune  sibylle  au  mystique  savoir, 
Par  qui  Dieu  même  en  tout  se  laisse  percevoir, 
Dont  l'œil  voit,  à  travers  la  roche  et  les  écorces, 
Des  éléments  sacrés  se  pondérer  les  forces, 
Dont  la  main,  s'emparant  des  fluides  vitaux, 
En  fait  couler  l'effluve  au  sein  des  végétaux, 
Elle,  qui  sent  germer  et  prédit  toute  chose, 
Ignore  le  tourment  des  désirs  qu'elle  cause, 
Et,  pleine  de  candeur  en  ses  rêves  puissants, 
N'a  jamais  soupçonné  le  trouble  de  mes  sens. 


Elle  avait  avec  moi  l'abandon  de  cet  âge 
Où,  semblables  tous  deux  de  taille  et  de  visage, 
Et  de  même  vêtus,  l'un  près  de  l'autre  assis, 
Nos  longs  cheveux  laissaient  nos  sexes  indécis. 
Des  forêts,  sur  mes  pas,  elle  affrontait  les  ombres; 
Sur  les  fleurs  en  amour  au  bord  des  grottes  sombres, 
A  l'heure  où  midi  vient  chargé  de  voluptés, 
D'un  paisible  sommeil  dormait  à  mes  côtés. 
Dans  ma  barque  entraînée,  elle  suivait  son  rêve 


ET    POÈMES.  239 


Sans  jeter,  inquiète,  un  regard  vers  la  grève  ; 
Chaste  couple,  flottant  étroitement  uni, 
Comme  deux  alcyons  seuls  dans  le  même  nid. 
Et  quand  de  mes  soupirs,  de  mes  airs  de  tristesse, 
La  plainte  répétée  alarmait  sa  tendresse, 
Étonnée,  et  croyant  à  quelque  mal  soudain, 
Et  des  larmes  aux  yeux,  et  me  prenant  la  main, 
Elle  m'interrogeait  :  *  Est-ce  le  corps  ou  l'âme  ? 
Pour  tous  deux  le  soleil  verse  un  puissant  dictame. 
Le  printemps  ne  peut  rien,  ami,  sur  vos  douleurs? 
Dites  où  vous  souffrez.  Les  arbres  sont  en  fleurs, 
L'air  embaume,  les  flots  chantent,  le  ciel  rayonne  ; 
Les  hommes  sont  bien  loin,  et  Dieu  nous  environne, 
Et  vous  êtes  mon  frère,  et  nous  sommes  tous  deux: 
Que  vous  faut-il  de  plus,  ami,  pour  être  heureux?  » 
Et  moi,  plus  ivre  encore,  et  par  tant  d'innocence 
Troublé,  je  l'accusais  de  froide  indifférence, 
Et  parlais  de  bonheurs  inconnus,  et  qu'un  jour 
Je  voudrais  être  enfin  aimé  d'un  autre  amour. 
Elle  :  *  Entre  Dieu,  ce  monde  et  tous  ceux  que  l'on  aime, 
L'amour  est  divisé  ;  mais  c'est  toujours  le  même. 
Comment  désirer  plus,  et  pourquoi  me  blâmer? 
Est-il  dans  votre  cœur  deux  manières  d'aimer? 
J'aime  de  cet  amour  dont  les  plantes  nouvelles 
Chérissent  le  soleil,  et  s'unissent  entre  elles, 
Que  les  flots  caressants  ont  pour  les  grands  roseaux, 
Qu'avec  l'ombre  et  les  fleurs  échangent  les  oiseaux, 
Dont  le  souffle  éternel,  courant  d'un  pôle  à  l'autre, 
Vient  effleurer  toute  âme,  et  fait  chanter  la  vôtre. 
Ce  que  Dieu  m'a  donné  de  sa  vie  en  m'aimant, 
Moi  je  le  rends  à  tous,  quoique  inégalement; 
Et  vous  qui  vous  plaignez,  vous  n'avez  de  rivale 
Que  ma  mère  :  sa  part  à  la  vôtre  est  égale.  » 


240 


Et,  pour  un  jour  encor,  j'enchaînais  dans  mon  sein 
Des  profanes  désirs  le  turbulent  essaim. 

Un  matin,  du  printemps  les  effluves  errantes 
Sur  les  sens  réveillés  tombaient  plus  pénétrantes; 
Des  gouttes  de  cristal,  scintillant  sur  les  prés, 
Les  avides  rayons  s'étaient  désaltérés  ; 
Un  zéphir  déjà  tiède,  entr'ouvrant  les  calices, 
Dès  l'aube  avait  des  fleurs  savouré  les  prémices, 
Et  s'envolait,  chargé  de  fécondes  senteurs  ; 
La  terre  tressaillait  dans  ses  flancs  créateurs; 
La  nature  exhalait  comme  un  trop  plein  de  vie, 
Et  d'aimer  avec  l'air  on  respirait  l'envie. 


Elle  et  moi,  nous  glissions  sur  le  lac  flamboyant 
Qu'embrase  au  loin  le  feu  dardé  de  l'Orient; 
L'eau,  de  ses  vifs  reflets  empourprant  la  nacelle, 
Sous  la  rame  éclatante  en  flots  d'or,  étincelle  ; 
Ivres  des  fleurs,  de  l'air,  de  toutes  ces  splendeurs, 
Du  monde  rajeuni  partageant  les  ardeurs, 
Vers  les  pieds  sinueux  de  ces  monts  où  nous  sommes, 
Nous  allions  adorer  le  printemps,  loin  des  hommes. 

Notre  barque  attachée  à  cet  aune  encor  vert, 
Pour  gravir  les  hauts  lieux  et  trouver  le  désert, 
Nous  marchons  par  les  prés  tout  blancs  de  marguerites. 
Dans  les  gazons  touffus  mille  fleurs  plus  petites 
Tentaient  de  soulevé?  leur  front  pâle  ou  vermeil, 
Pour  prendre  aussi  leur  part  des  baisers  du  soleil. 
Dans  la  vigne,  où  déjà  les  feuilles  sont  écloses, 
Où  les  pêchers  hier  ont  répandu  leurs  roses, 


ET   POEMES.  24I 


La  violette  abonde  et  la  pervenche  aux  pieds 
Des  ceps  sur  la  lisière  aux  ormeaux  appuyés  ; 
Et  plus  haut,  des  vergers  où  finit  la  culture 
La  neige  des  pommiers  argenté  la  ceinture. 
Déjà,  dans  la  bruyère  et  dans  les  genêts  d'or, 
Les  taillis  clair-semés,  et  nous  montons  encor. 

Bientôt,  de  cette  grotte  aujourd'hui  consacrée, 
Légers  et  souriants,  nous  atteignons  l'entrée. 
Un  soleil  plus  précoce  et  de  plus  tièdes  eaux 
Hâtent  dans  ce  doux  lieu  les  fleurs  et  les  rameaux; 
La  paix  féconde  y  règne  et  mai  vient  d'y  conduire 
Tous  les  êtres  pressés  d'aimer  et  de  produire; 
Le  gazon  en  fourmille,  et  tout  chargé  de  nids 
Chaque  arbre  offre  au  printemps  des  hymnes  infinis  ; 
Des  baisers  de  l'époux  la  terre  au  loin  s'enivre. 
Levant  au  ciel  son  front  plein  du  bonheur  de  vivre, 
Belle  à  faire  descendre  un  dieu  pour  l'écouter, 
La  vierge  alors  s'arrête  et  se  prend  à  chanter: 

«  Soleil,  ô  créateur!  la  terre  te  salue; 
L'être  coule  de  toi,  l'être  vers  toi  reflue; 
Le  monde  épanoui  sous  tes  yeux  bienfaisants 
Vient  t'offrir  un  tribut  riche  de  tes  présents. 
Avec  toutes  leurs  fleurs  les  prés  joyeux  te  louent, 
L'arbre  avec  ses   rameaux  où  milie  voix  se  jouent, 
L'onde  avec  la  splendeur  des  torrents  irisés, 
La  nue  avec  ses  flancs  de  ta  pourpre  embrasés. 
L'esprit  de  toute  chose  à  tes  flammes  s'envole. 
L'herbe  avec  ses  parfums,  l'homme  avec  sa  parole, 
Et  tous  avec  la  vie,  et  tous  avec  l'amour, 
Tous  t'adorent,  ô  Dieu  qui  nous  fis  ce  beau  jour. 

31 


242 


La  forme  te  sourit,  marbre,  écorce  ou  plumage, 
Pour  toi  dans  l'univers  la  forme  est  un  hommage, 
En  des  tons  variés,  sur  les  flots  et  les  fleurs 
Chante  en  te  célébrant  le  concert  des  couleurs. 
De  leur  plus  pur  encens  les  âmes  et  les  roses 
Chargent  tes  doux  rayons  dont  elles  sont  écloses, 
Et  chaque  atome  d'air  se  balance,  animé 
Du  rhythme  par  ton  souffle  à  son  aile  imprimé. 

«  Car  c'est  ta  flamme,  ô  roi  !  qui  meut  tout,  et  qui  vers 

Au  sein  du  froid  chaos  la  vie  une  et  diverse. 

C'est  toi  qui  donnas  l'àme  aux  éléments  grossiers; 

Tu  fais  courir  la  sève  en  fleuves  nourriciers  ; 

Chacun  de  tes  regards  jette  à  la  terre  avide 

Et  lumière  et  chaleur  en  un  même  fluide. 

L'arôme  intérieur  dans  tout  objet  caché, 

Ne  saurait  en  jaillir,  si  tu  ne  l'as  touché: 

Sans  toi  pas  d'œil  qui  voie  et  pas  de  cœur  qui  sente  ; 

Tout  se  renferme  en  soi  quand  ton  rayon  s'absente  ; 

Et  ces  esprits  féconds  qui  se  cherchaient  entre  eux 

Rentrent  dans  un  repos  stérile  et  ténébreux. 

Mais,  égal  en  ta  course,  autour  de  tes  domaines, 

Vigilant  et  paisible,  ô  roi  !  tu  te  promènes, 

Jetant  du  haut  d'un  char  à  ton  peuple  indigent, 

Sans  t'appauvrir  jamais,  des  flots  d'or  et  d'argent; 

Et  la  terre,  à  ta  suite,  amasse  une  étincelle 

De  ces  chaudes  clartés  dont  ta  face  ruisselle. 

«  Pour  toi  l'ombre  n'a  pas  d'infranchissable  seuil  ; 
De  flots  ou  de  granit  tu  perces  son  linceul  : 
Tu  fais  dans  la  montagne  aux  entrailles  de  pierre 
Germer  les  diamants  d'un  grain  de  ta  lumière  ; 


ET  POÈMES.  243 


Sous  le  noir  Océan,  une  perle  qui  luit 

Nous  atteste  un  rayon  déposé  dans  sa  nuit. 

Seul,  tu  peux  traverser  de  tes  flèches  de  flammes 

La  triple  obscurité  qui  recouvre  nos  âmes. 

Dans  les  détours  du  cœur,  comme  en  ceux  des  vallons, 

Tu  parais,  et  les  blés  jaillissent  des  sillons, 

L'eau  coule  des  rochers,  les  nids  se  font  entendre, 

La  feuille  printanière  exhale  une  odeur  tendre, 

Et  l'homme  tout  entier  est  rempli  d'un  doux  feu 

Qu'il  répand  sur  chaque  être  et  qui  remonte  à  Dieu  ! 

«  Père  de  la  beauté,  toi  seul  nous  la  révèles; 

Dans  ton  sein  créateur  tu  portes  ses  modèles. 

C'est  par  toi  qu'au  désir  l'intelligence  naît, 

Roi  sage  et  lumineux,  par  toi  qu'elle  connaît. 

C'est  toi  qui  fais  sortir  tout  être  de  lui-même, 

Et  de  chacun  à  tous  fais  le  lien  suprême; 

Tout  s'ouvre,  et  tout  se  mêle,  à  ta  sainte  chaleur  ; 

O  père  de  l'amour  1  tu  fais  vivre  le  cœur. 

Sans  toi  la  nuit,  le  doute,  et  les  terreurs  funèbres, 

Et  l'immobilité  dans  le  froid  des  ténèbres, 

Et  l'esprit  infécond  dans  son  isolement  : 

Par  toi  l'espoir,  la  foi,  l'épanouissement, 

Et  le  ciel  en  largesse,  et  la  terre  en  prière, 

Et  la  communion  au  sein  de  la  lumière! 

«  Mais,  dis-moi,  tous  ces  dons  versés  à  pleines  mains, 
La  vie  à  la  nature  et  la  vie  aux  humains, 
Ces  effluves  d'amour  en  qui  flottent  les  mondes, 
Où  les  vas-tu  puiser,  toi  qui  nous  en  inondes? 
Quand  tes  feux  sont  taris,  pour  les  renouveler 
Quelle  âme  plus  divine  en  toi  sens-tu  couler  ? 


244 


Mais  il  donne  sans  perdre,  et  de  sa  propre  essence 

Tire  éternellement  les  rayons  qu'il  nous  lance; 

Ce  n'est  pas  un  flambeau  prêt  à  s'évaporer; 

Il  n'a  rien  de  mortel,  et  je  puis  l'adorer! 

Non,  ce  torrent  de  vie  animant  tout  l'espace, 

Ce  n'est  pas  dans  l'azur  un  globe  en  feu  qui  passe; 

Sa  lumière  qui  luit  et  qui  crée  en  tout  lieu, 

C'est  ton  regard  lui-même  et  ton  verbe,  ô  mon  Dieu  ! 


«  Répands,  répands,  ô  toi  par  qui  le  printemps  règne  ! 
Cet  or  fluide  et  tiède  où  la  terre  se  baigne, 
Dont  tout  être  vivant  s'imprègne  et  se  nourrit; 
Enveloppe-nous  tous,  ô  radieux  esprit  1 
C'est  ton  heure,  ô  soleil  Iles  plantes  et  les  âmes 
S'ouvrent  de  toutes  parts  pour  absorber  tes  flammes  ; 
Toute  écorce  est  gonflée  et  toute  sève  bout; 
Mêlée  à  tes  rayons,  la  vie  entre  partout. 
O  vie  !  ô  douce  vie  !  oh  !  qu'il  est  heureux  d'être 
Quand  de  ses  longs  baisers  le  soleil  nous  pénètre! 
Au  sein  des  prés  fumants,  sous  cet  azur  serein, 
Des  choses  qu'il  est  doux  d'aspirer  le  trop  plein, 
Et  ce  double  courant  d'haleine  ardente  et  pure 
Qu'avec  le  Créateur  échange  la  nature  1 
Souffle  amoureux,  parfums  de  la  terre  exhalés, 
Passez  en  moi,  mon  cœur  s'élance  où  vous  allez  ! 
Chaste  fluidité  de  l'eau  qui  s'évapore, 
Frémissement  de  l'air  et  du  rameau  sonore, 
Embrasement  des  pics  par  la  neige  blanchis, 
Rayonnement  des  flots  dans  mes  yeux  réfléchis, 
Ame  avec  qui  je  sens  mon  ame  correspondre, 
Nature,  viens  à  moi  t'unir  et  te  confondre! 
Je  te  dois,  ô  désert  chaque  jour  visité, 


ET   POÈMES.  245 


Ce  que  j'ai  de  lumière  et  de  sérénité: 
Par  toi  de  l'infini  l'image  m'est  connue, 
Et  la  divinité  dans  mon  cœur  s'insinue. 
Mais,  ô  forets!  ô  brise!  ô  fleurs!  à  votre  tour, 
Recevez,  recevez  mon  souffle  et  mon  amour. 
De  ma  bouche,  reçois  les  rumeurs  embaumées 
En  verbe  intelligent  dans  mon  sein  transformées, 
O  nature!  et,  mêlés  dans  le  père  commun, 
Que  chacun  vive  en  tous  comme  tous  en  chacun! 

«  Soleil,  sur  les  hauts  lieux  j'irai  te  voir  sourire  : 
C'est  là  que  l'air  est  pur,  et  c'est  là  qu'on  respire. 
Là,  qu'avec  mon  esprit  plus  libre  et  plus  léger 
L'esprit  universel  est  prompt  à  s'échanger. 
Là,  sur  toutes  les  fleurs  mon  âme  se  disperse, 
Là,  de  tous  ses  rayons  le  soleil  la  traverse  ; 
Et  comme  cette  cime  exposée  à  tout  vent, 
Je  sens  de  toutes  parts  ton  souffle,  ô  Dieu  vivant  !  » 

Moi,  j'ouvrais  tout  mon  être  aux  langueurs  printannières 
Baigné  d'ardents  parfums  et  de  chaudes  lumières, 
J'aspirais  à  longs  traits  ces  regards,  cette  voix, 
Et  les  brises  d'amour  qui  s'exhalaient  des  bois. 
Elle,  cet  enfant  calme,  aux  visions  profondes, 
Ce  chaste  nénuphar  trempé  de  froides  ondes, 
Ce  lis  ferme  et  sans  tache  et  de  rosée  empli, 
Ce  cœur  de  pur  cristal  semblait  s'être  amolli. 
Tout  tremblait  près  de  nous  d'un  amoureux  vertige, 
L'onde  entre  les  cailloux  et  les  fleurs  sur  leur  tige; 
Les  oiseaux  frémissaient  mêlés  dans  les  buissons... 
Or,  s'animant  comme  eux  à  ses  propres  chansons, 
La  vierge  a  respiré  des  voluptés  nouvelles, 


246 


Un  rayon  inconnu  jaillit  de  ses  prunelles, 
Sa  main  brûle  la  mienne,  et  je  crois  que  son  cœur 
Comme  moi  du  désir  sent  l'aiguillon  vainqueur. 
Le  printemps,  le  soleil,  ces  bois  pleins  de  délices, 
De  ma  fatale  erreur,  hélas!  furent  complices... 
J'aspire  en  un  baiser  son  âme,  et  sens  frémir 
Avec  bonheur  sa  lèvre  et  doucement  gémir... 
Mais,  ô  terreur  !  ô  prix  de  mon  amour  farouche  ! 
C'est  un  frisson  mortel  qui  passe  sur  sa  bouche! 
Sous  son  front  sans  couleur  se  ferme  un  œil  glacé; 
Sur  ses  reins  fléchissant  son  cou  s'est  renversé, 
Et,  vierge,  sur  les  fleurs  et  la  mousse  odorante, 
Le  lit  prêt  pour  l'hymen  la  reçut  expirante! 

J'implorai  tous  les  dieux  ;   des  rameaux  bienfaisants 
Pour  elle  j'exprimai  les  sucs  les  plus  puissants; 
Comme  l'âme  d'un  lis  que  le  zéphyr  emporte, 
De  ce  premier  baiser  mon  amante  était  morte  ! 

Dieux  que  je  sers  ici  !  dieux  des  grandes  forêts, 

Seuls  vous  avez  connu  l'horreur  de  mes  regrets, 

Et  quelle  vision,  obstinée  à  me  suivre, 

Depuis  ce  jour  cruel  sut  me  forcer  à  vivre. 

Son  ordre,  et  de  l'oubli  votre  culte  sauvé, 

Et  votre  sacerdoce  à  mes  mains  réservé, 

Seuls  m'ont  pu  retenir  sur  la  terre  attristée 

Que  par  mon  crime,  hélas!  votre  fille  a  quittée. 

Je  reste  pour  garder,  sous  ces  arbres  chéris, 

Vos  rites  éternels  qu'elle  m'avait  appris, 

Et  répandre,  en  son  nom,  les  vertus  salutaires 

Dont  les  fleurs  du  désert  lui  livraient  les  mystères. 

Je  tressai  de  feuillage  un  verdoyant  linceul, 

Et  le  soir,  de  la  grotte  ayant  creusé  le  seuil, 


ET    POEMES.  247 


J'y  couchai  de  mes  mains  la  blanche  trépassée, 
Gravant  sa  douce  image  au  fond  de  ma  pensée. 
L'invisible  nature  a  repris,  dès  ce  jour, 
Et  cache  dans  son  sein  tout  ce  que  j'ai  d'amour. 

Sur  la  tombe,  à  genoux,  durant  la  nuit  entière, 
J'y  versai  devant  Dieu  mes  pleurs  et  ma  prière. 
Vers  l'aube,  un  sommeil  plein  de  songes  merveilleux, 
Sans  assoupir  mon  cœur,  descendit  sur  mes  yeux  ; 
Et-  quand  vint  le  soleil  et  l'hymne  qui  s'élève 
Des  sources  et  des  nids,  faire  envoler  mon  rêve, 
Sous  l'émail  odorant  d'un  gazon  déjà  vert 
De  son  lit  de  repos  le  sol  était  couvert, 
Et  cet  arbre  divin,  l'orgueil  de  la  contrée, 
Tout  en  fleurs  de  la  grotte  ornait  déjà  l'entrée. 

Dès  lors,  hôte  assidu  de  ce  temple  nouveau, 
Je  vis  loin  des  humains,  veillant  sur  ce  tombeau; 
Des  sources,  des  rochers,  des  fleurs,  j'y  fais  l'étude  ; 
Les  oiseaux  qu'elle  aimait  peuplent  ma  solitude; 
Ils  me  fêtent  comme  elle,  et  de  son  souvenir, 
Dans  leurs  chants,  près  de  moi,  viennent  s'entretenir. 
Nous  avons  un  langage  avec  eux  et  les  plantes; 
Ensemble  nous  faisons  des  prières  ferventes  ; 
Nous  parlons  d'Hermia,  du  soleil  et  de  Dieu. 
Jaillissant  du  rocher,  cette  source  au  flot  bleu 
Où  se  baigne  la  lune,  où  les  chevreuils  vont  boire, 
De  la  divine  enfant  garde  aussi  la  mémoire, 
Et,  comme  ces  rameaux  par  son  âme  agités, 
Murmure  avec  amour  les  airs  qu'elle  a  chantés. 
Mêlant  sa  voix  plus  grave  aux  bruits  que  je  consulte, 
L'arbrisseau  merveilleux,  à  qui  je  rends  mon  culte, 


De  feuilles  et  de  fleurs  paré  dans  tous  les  temps, 
Verse  à  mon  front  blanchi  l'espoir  d'un  beau  printemps. 

Ainsi,  je  vis  au  fond  des  forêts  fraternelles, 
J'attends  le  jour  certain  des  noces  éternelles; 
Le  jour  où,  pardonnant  mon  précoce  larcin, 
Hermia  doit  m'ouvrir  l'asile  de  son  sein. 
Dans  cet  antre  sacré  reste,  toi  qui  m'écoutes, 
Recueille  les  pensers  qui  pleuvent  de  ces  voûtes, 
Et  parfois,  si  tu  veux,  sur  ces  lointains  rochers, 
Visiter  les  jardins  dans  les  neiges  cachés, 
Je  t'y  ferai  choisir  ces  fleurs  humbles  et  pures 
Que  Dieu  sème  au  désert  pour  toutes  nos  blessures. 


LIVRE    TROISIÈME 


AMITIÉ 


A     MON-     AMI     BARTHELEMY     TISSEUR 


Tous  vos  dieux  sont  les  miens;  vous  aimez  ce  que  j'aime, 
Nos  espoirs  sont  pareils,  notre  doute  est  le  même; 
Où  vous  le  signalez,  je  vois  aussi  le  mal, 
Et  nous  marchons  tous  deux  vers  le  même  idéal. 

Dans  l'océan  divin  cherchant  les  perles  neuves 
Et  les  parcelles  d'or  dans  le  sable  des  fleuves, 
Au  fond  des  grandes  eaux  nous  plongeons  de  concert, 
Nous  gardons  en  commun  le  trésor  découvert. 
Quand  l'idée,  en  son  vol,  échappe  à  mes  pieds  frêles, 
Mon  âme,  pour  monter,  vous  emprunte  vos  ailes. 
Aux  régions  d'en  bas,  je  m'égare  souvent  ; 
Vous  que  Dieu  mène  et  qui  pénétrez  plus  avant, 


33 


250 


Quand  mon  esprit  s'arrête  aux  choses  relatives, 
Vous  m'ouvrez  tout  à  coup  de  larges  perspectives, 
Et,  dans  un  horizon  où  vous  seul  avez  lu, 
Par  delà  nos  soleils,  vous  montrez  l'absolu. 

Quand  j'écris,  je  ne  sais  —  tant  l'un  sent  comme  l'autre  — 
Si  la  page  tracée  est  mon  œuvre  ou  la  vôtre. 
De  ces  vers  fraternels,  je  vous  rends  la  moitié, 
Et,  sur  l'humble  fronton,  j'inscris  notre  amitié. 

Marchons  unis  toujours  ;  la  nuit  tombe,  nous  sommes 
Des  étrangers  perdus  dans  la  cité  des  hommes; 
Nous  y  parlons  tout  seuls  une  langue  à  nous  deux, 
Et  nous  comprenons  mal  ce  qu'ils  disent  entre  eux. 
Nous  ne  sommes  pas  faits  aux  chemins  de  traverse  ; 
Le  but  n'est  pas  le  même  où  la  route  est  diverse; 
Si  des  noirs  carrefours  nous  tentons  les  hasards, 
Nous  serons  terrassés  et  broyés  par  les  chars. 

Veillons!  plus  d'un  assaut  se  prépare  dans  l'ombre; 

Le  présent  est  mauvais  et  l'avenir  plus  sombre, 

Plein  d'outrages,  d'effroi,  de  labeurs  desséchants... 

—  Nous  pourrons  être  heureux  si  nous  sommes  méchants  1 

Mais,  ô  frère  en  douleurs,  restons  dans  notre  voie, 

Sans  renier,  pourtant,  ni  blasphémer  la  joie. 

Il  est,  même  ici-bas,  des  vestiges  de  Dieu, 

Et  le  monde  meilleur,  parfois,  s'y  montre  un  peu  ; 

Il  est  dans  la  tourmente,  au  bout  de  la  mer  triste, 

Un  phare  ardent  et  fixe  allumé  pour  l'artiste 

Et  versant  des  rayons  pleins  de  sérénité... 

— Viens  1  homme  de  désir,  marchons  vers  la  beauté  ! 


ET  POÈMES.  2)1 


II 

INVOCATION  SUR  LA  MONTAGNE 

A     MON     AMI      BARTHF.  LEMT     TISSEUR 


Sachez  ce  que  j'ai  dit  pour  vous  sur  la  montagne, 
Ami  dont  la  pensée  est  partout  ma  compagne. 

Un  matin  de  janvier,  par  un  temps  vif  et  clair, 
Où  je  me  sentais  fort  de  la  vigueur  de  l'air, 
Un  de  ces  jours  dorés,  bleus,  et  tels  que  d'avance 
Son  soleil,  l'hiver  même,  en  donne  à  la  Provence, 
Je  sortis  de  la  ville  où, —  souvenir  sacré!  — 
Pour  la  première  fois  je  vous  ai  rencontré. 
De  nos  ans  révolus,  je  repassais  l'histoire; 
Pèlerin,  je  voulais  gravir  Sainte- Victoire. 
Jusqu'à  l'étroit  vallon  fermé  d'un  mur  romain, 
Si  connu  de  nous  deux,  je  suivis  le  chemin; 
Et  de  là,  pour  seul  guide  ayant  le  pic  sublime, 
Sur  un  sol  non  foulé,  j'allai  de  cime  en  cime. 
La  lumière  en  tons  chauds  jouait  sur  les  hauteurs; 
Mes  pieds  dans  les  taillis  soulevaient  des  senteurs; 
Je  marchais  dans  les  buis,  les  houx  et  les  genièvres  ; 
Pour  seuls  bruits  au  lointain  les  clochettes  des  chèvres 


252 


Et  le  cri  de  la  grive  entre  les  chênes  verts, 

Et  le  vent  dans  les  pins  semblable  au  bruit  des  mers. 

En  montant,  je  cueillais  un  peu  de  chaque  arbuste  : 
Et  quand  j'eus  du  rocher  atteint  la  crête  auguste, 
J'y  posai  mon  bouquet  religieusement. 
Je  sentais  du  désert  le  saint  enivrement  ; 
Avec  l'air,  et  par  flots  odorants  et  sonores, 
L'esprit  de  vie  entrait  en  moi  par  tous  les  pores. 
A  genoux,  je  pleurai  pour  que  Dieu  nous  bénit; 
Ma  bouche  se  colla  sur  le  sacré  granit; 
Je  priai  sans  parole,  et  mon  baiser  austère 
S'imprima  sur  ton  front,  ô  ma  mère  la  terre  1 
Enfin  je  me  dressai  ;  de  mes  deux  bras  ouverts 
Sur  ce  trépied  géant,  j'embrassai  l'univers; 
Comme  un  prêtre  épanchant  l'extase  qui  l'inonde, 
J'envoyai  mes  baisers  aux  quatre  points  du  monde 
Quatre  fois  saluant  et  changeant  d'horizon, 
De  notre  Père  au  ciel  je  redis  l'oraison, 
Et,  m'unissant  d'amour  à  la  nature  entière, 
A  longs  traits  j'aspirai  la  vie  et  la  lumière. 
Puis,  je  courbai  mon  front  sur  mes  deux  mains  en  feu, 
Et  mon  âme  un  moment  s'anéantit  en  Dieu. 

«  Penche-toi  sur  mon  cœur,  toi  d'où  l'être  ruisselle, 
Verse  à  flots  de  tes  yeux  les  fluides  vivants; 
Coulez  d'en  haut,  torrents  de  vie  universelle, 
Venez  pour  m'abreuver,  venez  des  quatre  vents  ! 

«  O  lumière,  ô  couleurs,  ô  rayons  de  sa  face, 
Regards  de  l'infini  de  caresses  chargés, 
Rosiers  de  l'Orient  effeuillés  dans  l'espace, 
Sourires  amoureux  d'astre  en  astre  échangés  ; 


ET   POEMES.  253 


«  Notes  qui,  refluant  des  étoiles  lointaines, 
Glissez  de  ce  rocher  aux  bois,  aux  champs,  aux  mers; 
Bruit  des  troupeaux  errants,  des  arbres,  des  fontaines, 
Arômes  et  vapeurs  mêlés  dans  les  déserts  ; 

«  Haleine  des  forêts,  des  cités  et  des  ondes, 
Souffle  que  tout  respire  et  qu'on  ne  peut  tarir; 
Des  jardins  inconnus  semences  vagabondes, 
Germes  qui  demandez  une  place  où  fleurir  ; 

«  Rayons,  accords,  parfums  que  les  vents  précipitent, 
Voix  qui  montez  du  globe  et  qui  tombez  du  ciel, 
Mélodieux  roulis  des  sphères  qui  palpitent, 
Mouvement  cadencé  sur  un  rhythme  éternel  ! 

«  Et  vous,  lumière  interne,  espoir,  saintes  pensées, 
Grâces  que  l'invisible  envoie  à  son  amant, 
Eaux  vives  de  l'esprit  par  Dieu  même  versées, 
Qui  des  sources  d'en  haut  coulez  à  ce  moment; 

«  Vous,  prières,  douleurs,  travaux,  vertus  secrètes, 
Parfums  nés  pour  le  ciel  qui  montez  de  là-bas, 
Actions  des  élus  et  chansons  des  poètes, 
Courant  de  l'idéal  qui  ne  tarissez  pas  ; 

«  Paroles  qui  flottez  de  l'âme  à  la  nature, 
Echanges  de  l'amour  qui  donne  et  qui  reçoit, 
Part  de  l'être  accordée  à  chaque  créature, 
Forces  du  Dieu  caché  que  le  coeur  aperçoit! 

«  Affluez,  affluez  autour  de  cette  cime, 
D'un  nuage  vivant  que  j'y  sois  revêtu, 


254 


Unissez-vous  à  moi  dans  un  mélange  intime, 
Vertus  du  monde  entier,  devenez  ma  vertu  !  » 

Ainsi,  j'ouvrais  mon  âme  aspirant  dans  l'espace 
Ce  grand  souffle  de  Dieu  qui  passe  et  qui  repasse, 
Et  le  sentant  couler  dans  mes  sens  agrandis, 
Je  saluai  trois  fois  le  ciel,  et  j'étendis 
Mes  deux  bras  secouant  l'effluve  magnétique, 
Au  nord,  vers  le  Jura,  vers  la  ville  helvétique 
Où  Dieu  vous  a  conduit  loin  de  toute  amitié, 
Vous  avec  qui  toujours  je  pense  de  moitié. 

«  Recevez,  recevez  l'esprit  qui  me  pénètre 
Et  le  surcroit  de  vie  ajoutée  à  mon  être  ; 
Soyez,  autant  qu'aimé,  soyez  calme  et  puissant  ; 
Recevez  à  la  fois  et  ma  force  et  ma  joie  ; 
Mon  âme  a  recueilli,  mon  âme  vous  envoie 
D'ici  tout  ce  qui  monte  et  tout  ce  qui  descend. 

«  Entrez  en  lui,  rayons,  parfums,  musique,  aurore! 
Clartés  dont  l'horizon  s'anime  et  se  colore, 
Coulez  avec  lenteur  pour  qu'il  n'en  perde  rien  ; 
Esprit  de  Dieu  flottant  sur  l'océan  des  mondes, 
Lumière  où  je  me  baigne,  extase  qui  m'inondes, 
Descendez  dans  son  cœur,  en  passant  par  le  mien  1 

«  Divin  balancement  des  flots,  des  bois,  des  nues, 
Sphères  qui  décrivez  des  danses  inconnues, 
Bruits  des  astres  lointains,  des  fleuves,  des  forêts, 
Accord  universel,  musique  saisissante 
De  tout  ce  qui  se  meut  et  de  tout  ce  qui  chante, 
Vous  qui  des  cœurs  guidez  les  battements  secrets  ; 


ET  POÈMES. 


«  Esprits  qui  dirigez  l'ascension  des  sèves, 
Urnes  qui  répandez  la  pensée  et  les  rêves, 
Essor  auquel  mon  cœur  s'abandonne  aujourd'hui, 
Donnez-lui  le  vouloir,  l'action  forte  et  sûre, 
Réglez  de  tous  ses  pas  le  mode  et  la  mesure, 
Versez  à  travers  moi  votre  harmonie  en  lui. 

«  Haleine  du  désert,  senteurs  dont  je  m'enivre, 
Souffle  de  l'idéal  qui  m'avez  fait  revivre, 
Rar  qui  toute  blessure  est  prompte  à  se  fermer  ; 
Arômes  fécondants  que  la  brise  balaie, 
Descendez  dans  son  coeur  et  pansez  chaque  plaie  ; 
Autant  qu'il  a  souffert  faites  qu'il  puisse  aimer  1 

«  Tombez,  grains  et  rosée,  en  cette  àme  choisie, 

Ravivez  les  moissons  qu'attend  la  poésie  ; 

Qu'en  lui  l'homme  nouveau  sorte  de  l'homme  ancien; 

Mûrissez,  ô  soleil,  les  épis  qu'il  nous  cache 

Dans  les  sillons  secrets  :  car  il  faut  qu'on  le  sache, 

Le  beau  fut  dans  sou  cœur  semé  comme  le  bien. 

«  Que  chacun  de  mes  doigts,  d'où  mon  âme  ruisselle, 
Du  feu  que  j'aspirai  lui  verse  une  étincelle  ; 
Qu'il  soit  fortifié  des  forces  que  je  prends  ; 
Que  je  fasse,  investi  pour  lui  d'un  sacerdoce, 
Du  trépied  solennel  où  mon  amour  m'exhausse, 
Les  bénédictions  s'épancher  par  torrents!  » 

Ami  dont  la  pensée  est  partout  ma  compagne, 
Voilà  ce  que  j'ai  dit  pour  vous  sur  la  montagne. 


256 


III 


A    UNE    BRANCHE    D'AMANDIER 


Déjà  mille  boutons  rougissants  et  gonflés, 

Et  mille  fleurs  d'ivoire, 
Forment  de  longs  rubans  et  des  noeuds  étoiles 

Sur  votre  écorce  noire, 

Jeune  branche  !  et  pourtant  sous  son  linceul  neigeux 

Dans  la  brume  incolore, 
Entre  l'azur  du  ciel  et  nos  sillons  fangeux 

Février  flotte  encore. 

Une  heure  de  soleil,  le  bleu  de  l'horizon, 

La  tiède  matinée, 
Vous  ont  fait  croire,  hélas  I  que  la  belle  saison 

Nous  était  ramenée. 

Parfois  l'hiver  stérile  a  des  soleils  trompeurs, 

Et  sa  face  est  dorée; 
Mais  il  ne  peut  mûrir  une  seule  des  fleurs 

Dont  vous  êtes  parée. 

Après  ce  doux  rayon  qui  brille  avec  amour 
La  nuit  sera  mortelle; 


ET    POEMES. 


257 


Pour  fixer  le  printemps  il  faut  plus  d'un  beau  jour 
Et  plus  d'une  hirondelle. 

Ne  laissez  pas  jaillir  tous  vos  boutons  vermeils 

Que  le  froid  ne  s'achève; 
Pour  la  saison  féconde  et  pour  les  vrais  soleils 

Gardez  bien  votre  sève. 

L'hiver  va  de  vos  fleurs  ternir  la  pureté, 

Et  leur  règne  s'abrège  ; 
Leurs  calices  fondront,  comme  ferait,  l'été, 

Une  coupe  de  neige. 

Puis,  quand  le  jour  luira,  qui  doit  tout  ranimer, 

Les  plantes  et  les  âmes, 
Il  usera  sur  vous,  sans  rien  faire  germer, 

Sa  rosée  et  ses  flammes. 

Alors  tout  sous  le  ciel,  tout  sera  réveillé; 

Toutes  les  autres  branches 
Lèveront  au  grand  air  leur  ébène  émaillé 

Et  leurs  couronnes  blanches; 

Et  le  soleil  viendra  peindre  leur  front  charmant. 

Leurs  lèvres  nuancées, 
Et  le  vent  les  fera  pencher  languissamment 

Comme  des  fiancées. 

Les  coteaux  rougiront;  les  sillons  bigarrés 

De  fleurs  et  de  verdure, 
Tous  les  arbres  des  bois,  tous  les  gazons  des  près 

Seront  dans  leur  parure. 


M 


258 


Partout  des  bruits  joyeux,  du  miel  dans  chaque  fleur, 

De  l'or  sur  chaque  nue; 
Mais  vous,  dans  ce  concert,  sans  voix  et  sans  couleur, 

Serez  honteuse  et  nue. 

Jamais  d'oiseau  chanteur  sur  vous  n'aura  guetté 

L'insecte  qui  bourdonne; 
Vous  ne  donnerez  pas  de  verdure  à  l'été 

Ni  de  fruits  à  l'automne. 

Un  jour  vous  a  tout  pris  :  ses  rayons  déjà  morts 
Brillaient  pour  vous  séduire; 

Et  vous  avez  perdu  tous  vos  jeunes  trésors 
Joués  sur  un  sourire. 


IV 
LIMPIDITÉ 


Il  est  des  sources  d'eau  si  bleue  et  si  limpide, 
Que  rien  n'en  peut  ternir  la  transparence  humide, 
Que  sur  un  noir  limon  leurs  ondes  de  cristal 
Roulent  sans  altérer  l'azur  du  flot  natal, 
Qu'à  travers  les  débris  qui  sur  leurs  bords  s'amassent, 
Elles  savent  choisir  les  fleurs  lorsqu'elles  passent, 
Et  que,  vierges  encor  de  toute  impureté, 
L'Océan  les  reçoit  dans  son  immensité. 


ET   POÈMES.  259 


Près  d'elles  l'ombre  est  douce  aux  affligés  ;  près  d'elles 
Les  oiseaux  chantent  mieux,  les  plantes  sont  plus  belles; 
Près  d'elles,  au  matin,  les  femmes  vont  s'asseoir 
Pour  nouer  leurs  cheveux  devant  un  clair  miroir. 

Il  est  des  âmes  qui,  dans  nos  sentiers  de  fange, 
Glissent  sans  y  tacher  leur  blanche  robe  d'ange, 
Sans  laisser,  comme  nous,  se  prendre  à  chaque  pas 
Une  sainte  croyance  aux  ronces  d'ici-bas  ; 
Des  cœurs  qui  restent  purs  quand  l'ennui  les  traverse, 
Qui  gardent  leur  amour  dans  la  fortune  adverse. 
L'air  vicié  du  monde  en  passant  autour  d'eux 
Se  charge  de  parfums;  et,  comme  des  flots  bleus, 
Sans  entraîner  un  grain  de  nos  terres  infâmes, 
Ils  coulent  en  chantant  vers  l'océan  des  âmes. 


HOROSCOPE 


Sur  le  chevet  des  jeunes  filles, 
Si  les  Péris  venaient  encor 
Toucher  leurs  filleules  gentilles 
Avec  une  baguette  d'or; 

Le  soir,  dans  la  flamme  bleuâtre, 
Si  les  Follets  et  les  Lutins 


260 


Dansaient  sur  les  chenets  de  l'âtre, 
Au  son  des  grelots  argentins  ; 

Si  l'on  voyait  sortir  Morgane 
Du  lis  et  du  camélia, 
Et  sur  les  branches  de  liane 
Se  balancer  Titania; 

Si  de  l'air  les  joyeuses  reines, 

Aux  yeux  des  pères  fortunés, 

Se  penchaient  encor,  les  mains  pleines, 

Sur  le  berceau  des  nouveau-nés; 

Enfant  !  vous  auriez  des  corbeilles 
D'émeraudes  et  de  rubis  ; 
Vous  auriez  des  robes  vermeilles 
Eaites  pour  vous  par  les  Trylbis; 

Des  oiseaux  d'or  et  d'écarlate 
Pour  vous  endormir  chanteraient, 
Et  dans  une  conque  d'agate 
Les  Sylphides  vous  berceraient  ! 

Hélas  !  les  Péris  étouffées 
Sont  mortes  depuis  six  cents  ans, 
Et  l'on  n'invite  plus  les  fées 
Pour  le  baptême  des  enfants! 

Mais  il  est  d'amoureux  génies, 
Parlant  un  langage  inappris, 
Qui  soumet  à  leurs  voix  bénies 
Le  peuple  immense  des  esprits. 


ET   POÈMES.  2ÔI 


Ils  ont  le  secret  des  puissances; 
Les  astres  sont  leurs  familiers  : 
Ils  vont  dérober  les  essences 
Au  fond  des  divins  ateliers. 

Ils  moissonnent  partout  en  maîtres 
La  terre  s'émeut  sous  leurs  mains  : 
Us  se  mêlent  avec  les  êtres 
En  de  mystérieux  hymens. 

Ils  montent  avec  la  fumée 
Dans  l'air  diaphane  et  vermeil; 
Sous  la  mer  de  forêts  semée, 
Ils  plongent  avec  le  soleil. 

Ils  se  bercent  avec  l'écume 
Sur  les  lacs  et  les  océans; 
Ils  s'étendent  avec  la  brume 
Sur  la  crête  des  monts  géants. 

Ils  circulent  avec  les  sèves 
Dans  les  fentes  et  les  sillons; 
Avec  les  brises  sur  les  grèves, 
Dans  l'éther  avec  les  rayons. 

Ils  enchaînent  avec  leurs  charmes 
L'âme  des  fleurs  et  des  oiseaux  ; 
Ils  font  germer  les  blanches  larmes 
Sur  la  tombe  et  sur  les  berceaux  ! 

Ils  vous  aiment,  petite  fille! 

A  vous  les  présents  les  meilleurs: 


262 


Car  vous  êtes  de  la  famille, 
Et  votre  père  est  un  des  leurs. 

Enfant  !  toutes  les  créatures 
Auront  des  sourires  pour  vous  ; 
Toutes  les  sources  seront  pures, 
Et  tous  les  hommes  seront  doux. 

Les  boutons  d'or  naîtront  dans  l'herbe 
Des  prés  que  vous  aurez  foulés  ; 
Si  vous  dormez  sur  une  gerbe, 
Les  épis  seront  centuplés. 

L'eau  des  marais  sera  limpide 
Si  vous  y  trempez  votre  main  ; 
Si  vous  pleurez  sur  un  nid  vide, 
L'amour  le  peuplera  demain. 

Les  fleurs  braveront  les  gelées 
Dans  les  jardins  par  vous  plantés  ; 
Avec  les  brises  des  vallées 
Vos  airs  vivront  si  vous  chantez. 

Le  soleil  dorera  vos  tresses; 
Enivrant  vos  sens  ingénus, 
Le  vent  vous  fera  des  caresses  : 
L'onde  baisera  vos  pieds  nus. 

Vous  aurez,  la  nuit,  sans  mystère, 
Des  entretiens  pleins  de  douceur  ; 
Vous  direz  au  bouvreuil  :  «  Mon  frère  ! 
Le  rosier  vous  dira  :   «  Ma  sœur  I  » 


ET  POÈMES.  263 


Aux  êtres  vous  serez  unie 
Par  des  liens  doux  et  puissants, 
Aux  oiseaux  par  leur  harmonie, 
Comme  aux  plantes  par  leur  encens  ; 

A  l'azur  par  la  transparence, 
Au  jour  par  la  tiède  clarté, 
Aux  bons  anges  par  l'innocence, 
Aux  hommes  par  la  charité! 

Car  sur  votre  tète  rosée 
Un  poète,  écartant  le  lin, 
Aura  secoué  la  rosée 
Avec  le  rameau  sibyllin  ! 


VI 
AUX   ABSENTS 


Ce  soir  au  bord  du  lac,  à  l'ombre,  sur  la  mousse, 
La  nature  est  si  belle  et  la  vie  est  si  douce, 
Cette  forêt  de  pins  murmure  un  chant  si  pur, 
Cette  prairie  exhale  une  odeur  si  calmante, 
En  tons  si  délicats  de  cette  onde  dormante 
Les  roses  du  couchant  ont  nuancé  l'azur  ; 

D'un  air  si  transparent  la  montagne  est  baignée  ; 
Mon  âme  de  ta  paix  est  si  bien  imprégnée, 


264 


Que  je  ne  songe  plus,  nature,  à  t'admirer. 
C'est  un  désir  plus  doux  qu'avec  l'air  je  respire  ; 
Je  cherche  autour  de  moi  des  yeux  à  qui  sourire, 
Ma  main  cherche  des  mains  que  je  voudrais  serrer. 

Que  ne  puis-je,  ô  nature!  à  tes  autels  en  flammes, 
Convier  avec  moi  toutes  les  saintes  âmes, 
Avec  elles  goûter  cette  extase  à  genoux  ! 
Seul,  ainsi,  s'enivrer  de  la  beauté  d'un  monde, 
C'est  un  bonheur  impie  où  l'amertume  abonde, 
Et  tout  cet  infini  laisse  du  vide  en  nous. 

Cette  ivresse,  pourtant,  je  la  puise  en  Dieu  même; 
Mais,  pour  y  prendre  part,  où  sont  tous  ceux  que  j'aime  ? 
Mon  cœur  ici  les  nomme  et  parle  à  chacun  d'eux  ; 
Jamais  tant  qu'à  cette  heure,  à  travers  mes  nuages, 
Si  douce  leur  parole,  et  si  doux  leurs  visages, 
N'ont  échauffe  mon  cœur  et  lui  devant  mes  yeux. 

La  pensée  a  peut-être,  affrontant  la  distance, 
Des  ailes  pour  voler  vers  ceux  à  qui  Ton  pense 
Sans  se  perdre  à  travers  le  monde  aérien  1 
Vous  tous,  absents  chéris,  qui  manquez  à  ma  joie, 
Des  effluves  d'amour  que  mon  cœur  vous  envoie, 
Ce  vent  et  ce  soleil  ne  vous  portent-ils  rien? 

Où  va  donc,  où  va  donc,  si  nul  ne  le  devine, 
Ce  qu'exhale  mon  sein  d'émotion  divine? 
Pourquoi  ce  doux  concert,  s'il  n'est  pas  entendu? 
Des  plantes  du  désert  qui  respire  la  feuille  ? 
Que  deviennent  ces  fruits  que  nulle  main  ne  cueille? 
Donne  tous  tes  parfums,  mon  cœur,  rien  n'est  perdu  ! 


ET    POÈMES.  265 


Vois  !  chaque  goutte  d'eau,  que  la  terre  la  boive, 
Que  le  vent  sur  sou  aile  en  vapeurs  la  reçoive, 
Retourne  à  l'Océan,  et  s'y  mêle  à  son  jour  !... 
Ainsi  chaque  soupir,  chaque  extase  cachée, 
Chaque  larme  pieuse  au  coin  de  l'œil  séchée, 
Vont  enrichir  au  ciel  les  sources  de  l'amour. 


VII 
DANS   LES    ROSEAUX 


Si  je  brise  un  jour  mes  chaînes, 
Je  veux  m'enfuir  vers  les  eaux; 
Mieux  que  les  nids  sur  les  chênes, 
Mieux  que  les  aires  hautaines, 
J'aime  un  nid  dans  les  roseaux. 

J'aime  une  terre  mouillée 
Par  un  lac  profond  et  clair; 
Pour  tenir  l'àme  éveillée, 
Il  faut  que,  sous  la  feuillée, 
Les  eaux  chantent  avec  l'air. 

S'il  n'a  point  de  rive  humide, 
Je  fuis  un  site  admiré, 
Comme  un  front  pur  et  sans  ride, 
Mais  dont  l'œil  serait  aride 
Et  n'aurait  jamais  pleuré. 


266 


La  colline  la  plus  verte, 
Si  l'onde  n'est  son  miroir, 
Est  comme  une  âme  déserte, 
A  qui  jamais  n'est  ouverte 
Une  autre  âme  pour  s'y  voir. 

Otez  les  flots  à  la  terre, 
La  terre  sera  sans  yeux, 
Et  jamais  sa  face  austère, 
Pleine  d'ombre  et  de  mystère, 
Ne  réfléchira  les  cieux. 

Dans  ton  cœur  si  quelque  chose 
Bat  des  ailes  pour  voler, 
Désir  ou  douleur  sans  cause, 
Musique  ou  parfum  de  rose 
Qui  demande  à  s'exhaler; 

Si  tu  nourris  d'une  flamme 
Le  souvenir  ou  l'espoir, 
Si  l'image  d'une  femme 
Pleure  ou  sourit  dans  ton  âme, 
Près  d'un  lac  il  faut  t'asseoir. 

Écoute,  si  le  flot  chante; 
Si  l'eau  dort,  regarde  au  fond; 
Miroir  où  l'azur  t'enchante, 
Écho  d"une  voix  touchante, 
Toujours  l'onde  te  répond. 

Les  plaines  ont  l'alouette, 
La  montagne  a  l'aigle  roi, 


ET    POÈMES.  267 


Les  jardins  ont  la  fauvette  ; 
Mais,  ô  lac,  le  doux  poète 
Et  le  cygne  sont  à  toi  ! 

Si  je  brise  un  jour  mes  chaînes, 
Je  veux  m'enfuir  vers  les  eaux; 
Mieux  que  les  nids  sur  les  chênes, 
Mieux  que  les  aires  hautaines, 
J'aime  un  nid  dans  les  roseaux. 


VIII 


LA    COUPE 


Amis,  le  temps  brumeux  fait  les  songeurs  moroses  ! 
Tout  exhale  l'ennui,  ce  soir,  même  ces  roses; 
Des  yeux  les  plus  aimés  le  sourire  a  pâli  ; 
Nos  pensersde  ce  ciel  ont  pris  la  morne  teinte... 
Mais  venez  !  Dans  le  vin  cherchons  la  verve  éteinte, 
Et  la  joie,  et  l'espoir,  compagnons  de  l'oubli. 

Une  âme  est  dans  le  vin  !  un  dieu  d'humeur  charmante 
Remplit  de  son  esprit  cette  pourpre  écumante  ; 
Lui-même  a  teint  la  grappe  avec  son  doigt  vermeil  ; 
Au  feu  de  ses  rayons  toute  ombre  s'évapore; 
Le  vin,  c'est  sa  lumière  et  sa  chaleur;  l'amphore 
Cache  en  ses  flancs  obscurs  des  gouttes  de  soleil. 


268 


Toi,  par  qui,  d'une  lèvre  où  le  rire  étincelle, 
La  chanson  radieuse  à  plus  grands  flots  ruisselle; 
Toi,  dont  ma  coupe  pleine  atteste  le  pouvoir, 
Je  t'ai  vu,  le  carquois  sonnant  sur  tes  épaules, 
Descendre,  ô  dieu  joyeux,  sur  nos  coteaux  des  Gaules, 
Et  tes  cheveux  flotter,  et  les  rubis  pleuvoir  1 

Comme  sous  le  baiser  frémit  un  sein  d'amante, 
Sous  tes  yeux  printaniers  la  terre  au  loin  fermente; 
Les  féconds  éléments  s'y  combinent  entre  eux; 
La  flamme  du  silex,  les  pleurs  de  la  rosée 
Se  mêlent  dans  le  cep;  et  la  sève  embrasée 
A  gonflé  les  bourgeons  d'un  esprit  généreux. 

Bientôt  la  jeune  vigne  au  vieil  orme  s'enlace  ; 

Le  pampre  offre  aux  amours,  sous  son  ombre,  une  place, 

Près  du  Faune  enivré  la  Nymphe  y  vient  le  soir  ; 

L'été  voluptueux  brunit  l'ardente  grappe  ; 

Puis,  buvant  à  deux  mains  le  doux  sang  qui  s'échappe, 

L'automne  au  front  pourpré  danse  autour  du  pressoir 

Nous,  maintenant,  tirons  du  sommeil  et  des  ombres 
Ce  soleil  enfoui,  trésor  pour  les  jours  sombres, 
Sève  de  feu  qui  vient  réchauffer  nos  hivers. 
Dans  le  cœur  le  plus  morne,  à  briller  toute  prête, 
Peut-être,  avec  ce  vin,  d'une  veine  secrète, 
La  gaité  va  jaillir,  sur  l'heure,  et  les  beaux  vers. 

Partout  où  la  sema  la  nature  en  largesse, 
Cueillons  la  joie,  amis,  germe  de  la  sagesse; 
D'une  fleur  au  jardin  et  d'une  étoile  aux  cieux, 
Du  chant  sacré  d'un  maître,  ou  des  yeux  d'une  belle, 


ET    POÈMES.  269 


De  toute  chose,  enfin,  ou  divine,  ou  mortelle... 
De  ce  cristal  bleuâtre  où  rougit  le  vin  vieux  ! 

A  table  !  avant  d'ouvrir  la  solennelle  amphore, 
Que  d'habits  éclatants  l'amitié  se  décore; 
Dans  le  plaisir  des  yeux  naît  le  charme  du  cœur. 
Le  vin  vaut  mieux  quand  l'urne  est  de  fleurs  couronnée 
Qu'en  nos  festins,  surtout,  daigne  la  Muse  ornée 
Des  plus  aimables  dieux  nous  amener  le  chœur. 

A  nos  graves  discours  que  le  rire  entrecoupe, 
Qu'Aphrodite  et  Pallas  vident  la  même  coupe  ; 
Le  sage  admet  aussi  des  amours  enjouées. 
Amenons  au  banquet,  charmantes  entre  mille, 
Daphné,  Glycère  aux  yeux  d'émeraude,  et  Camille, 
Mais  que  leurs  noirs  cheveux  restent  toujours  noués. 

Glycère  chantera  quelque  folle  élégie; 

Du  toit  joyeux,  pourtant,  chassons  bien  loin  l'orgie, 

Poètes  !  nous  avons  la  Ménade  en  horreur. 

Des  soupers  effrénés  les  Muses  sont  absentes; 

Amis,  ne  faisons  pas  fuir  les  Grâces  décentes  ! 

Car,  après  sa  gaité,  le  vin  a  sa  fureur. 

Dans  l'excès  de  la  coupe  où  nous  trouvons  la  verve, 
L'esprit  s'appesantit,  le  corps  même  s'énerve  ; 
Un  stupide  sommeil  gonfle  la  lèvre  en  feu. 
Des  hautes  voluptés,  nous  que  la  soif  altère, 
Fils  de  la  Muse,  au  vin  rendons  un  culte  austère, 
Buvons-le  chastement  sous  le  regard  d'un  dieu. 

Le  poète  aime  mieux  l'extase  que  l'ivresse  ; 
Un  sévère  échanson  à  sa  table  se  dresse, 


270 


Il  invite  parfois  l'amour  à  s'y  placer  ; 
Mais  c'est  pour  nous  dicter  ses  chansons  immortelles, 
Amis,  qu'en  nos  banquets  les  ivresses  soient  telles 
Qu'Elvire  ou  Béatrix  pourraient  nous  les  verser. 

Venez  !  la  table  est  prête  où  l'amitié  s'épanche; 
De  verdoyants  rameaux  parons  la  nappe  blanche. 
C'est  l'autel  de  la  joie  et  du  rire  innocent; 
C'est  là,  dans  l'abandon  des  longues  causeries, 
Qu'entre  les  luths  d'ébène  et  les  coupes  fleuries 
Le  feu  sacré  nous  touche  et  que  l'esprit  descend. 

O  vin  !  source  d'amour,  nous  dirons  tes  louanges  ! 
Nous  sommes  ouvriers  pour  les  grandes  vendanges, 
Nous  conduisons  la  bêche  autour  des  ceps  divins. 
Prends-nous  à  ta  journée,  ô  ma  France  féconde  ! 
Toi  qui,  pour  le  salut  ou  la  gaité  du  monde, 
Fais  couler  tour  à  tour  ton  sang  et  tes  bons  vins. 

A  l'œuvre,  tous  à  l'œuvre  et  préparons  la  fête, 
Bras  d'acier  du  soldat,  bouche  d'or  du  poète. 
A  l'œuvre  les  marteaux,  les  socs,  les  avirons  ! 
De  froment  et  de  miel  que  les  pains  se  pétrissent; 
Et  vous,  sculpteurs,  à  qui  les  métaux  obéissent, 
Ciselez  dans  l'or  pur  la  coupe  où  nous  boirons. 

Gravez  sur  ses  contours  les  exploits  de  l'épée; 
Des  géants  paternels  chantez-nous  l'épopée. 
Dites  leur  sang  versé,  leurs  travaux,  leurs  douleurs; 
Tracez-nous  le  tableau  de  l'héroïsme  antique  ; 
Faites-nous  voir,  aux  flancs  de  l'urne  pacifique, 
L'âge  des  grands  combats  déroulés  sous  des  fleurs. 


ET    POEMES.  271 


A  ceux  donc  qui  sont  morts,  soldats  ou  capitaines, 
Pour  un  bonheur  promis  à  des  races  lointaines, 
Ce  calice  doit  rendre  un  hommage  éternel  ; 
Qu'il  fasse,  amis,  le  tour  de  la  cité  des  hommes, 
Et  qu'enchaînés  de  cœur,  comme  ici  nous  le  sommes, 
Tous  boivent  à  la  ronde  un  nectar  fraternel  ! 


IX 
AU    PRINTEMPS 


Sors  de  ta  ruche  obscure  et  vole,  ô  jeune  essaim  I 
Doux  rêves  que  l'hiver  enchaînait  dans  mon  sein, 

Allez,  chantez  sur  l'aubépine  I 
Le  soleil  vous  invite,  ô  mes  oiseaux  chéris; 
L'herbe  est  verte  aux  sillons,  et  les  pêchers  fleuris 

Teignent  de  rose  la  colline. 

Pour  me  les  dire  après,  écoutez  tous  les  sons; 
Volez  du  thym  au  myrte,  et  du  chêne  aux  buissons  ; 

Effleurez  de  vos  pieds  l'eau  vive. 
La  fumée  a  terni  votre  aile  aux  cent  couleurs; 
Baignez-vous  dans  l'air  plein  d'ineffables  senteurs  : 

L'àme  s'y  lave  et  s'y  ravive  ! 

Dansez  sur  les  rameaux  jaillissants  ou  plovés; 
Buvez-y  la  rosée  et  la  sève.  Voyez 


272 


Dans  le  berceau  de  toutes  choses; 
Voyez  les  nids  se  faire  et  les  bourgeons  s'ouvrir, 
Voyez  comment  l'on  aime  et  comme  on  doit  fleurir, 

O  mes  colombes,  ô  mes  roses  1 

Car  c'est  le  beau  printemps,  charme  de  l'univers  ! 
O  mes  rêves,  partez  1  les  jardins  sont  ouverts 

Où  l'abeille  se  rassasie; 
Puisez  à  tout  calice,  allez  dans  les  ravins, 
Sur  les  coteaux  de  vigne  et  sous  les  noirs  sapins; 

Allez  chercher  la  poésie  I 


X 
ADIEUX    SUR    LA    MONTAGNE 

A     MON      AMI      BARTHELEMY     TISSEUR 


Dans  les  villes,  tombeaux  dont  le  peuple  croit  vivre, 
Où  s'agitent  des  morts  par  des  morts  coudoyés, 
Où  l'âme  aspire  un  air  qui  la  tue  ou  l'enivre, 
Ceux  qui  sont  nés  à  Dieu  sont  bientôt  oubliés. 

Là,  des  spectres  faisant  de  l'ombre  et  du  tumulte, 
Vous  cachent  à  mes  yeux,  vous-même,  ô  mon  ami  ! 


ET    POÈMES.  273 


Et  j'omets  tout  un  jour  de  vous  rendre  mon  culte, 
Vous  l'hôte  de  mon  cœur,  vous  d'hier  endormi  ! 

Des  bruits  humains  font  taire  en  moi  le  saint  murmure 
De  votre  esprit  qui  souffle  et  qui  veut  me  parler, 
Et  la  foule  tarit  sous  son  haleine  impure 
Chaque  larme  aussitôt  qu'elle  cherche  à  couler. 

Mais  à  peine  ai-je  fui  tout  seul  vers  la  campagne, 
Et  trouvé  la  nature  et  vu  le  jour  vermeil  ; 
Sitôt  que  je  respire  une  odeur  de  montagne, 
Et  que  Dieu  dans  mon  âme  entre  avec  le  soleil  ; 

Sitôt  que  l'infini  se  fait  dans  ma  pensée, 
J'y  revois,  près  du  Dieu  que  je  viens  adorer, 
Votre  ombre  lumineuse  un  instant  éclipsée 
M'appeler,  me  sourire;  et  je  puis  vous  pleurer. 

Tout  alors,  fleur  qui  s'ouvre  et  rayon  qui  s'allume, 
Arbres,  flots  exhalant  un  soupir  triste  et  doux, 
Sillons  où  court  la  brise  et  toit  lointain  qui  fume, 
Tout  semble  s'animer  et  se  peupler  de  vous. 

Les  cimes  des  forêts  d'un  bruit  large  inondées, 
Les  buissons  fourmillant  de  chansons  et  de  cris, 
En  écho  tour  à  tour  redisent  les  idées 
Dont  votre  àme  féconde  emplissait  nos  esprits. 

Aux  êtres  vous  parliez  dans  leur  langue  divine  ; 
Vous  les  sentiez  tous  vivre  ;  ils  vous  sentaient  rêver  : 
Car  vous  aviez  l'amour  qui  voit  ou  qui  devine, 
Et  leurs  secrets  accords,  vous  les  saviez  trouver. 


11 


274 


Tout  se  réfléchissait  dans  votre  âme  profonde  ; 
Torrent,  fleuve  et  ruisseau,  tout  vous  payait  tribut  : 
Vous  deviez  promptement  épuiser  tout  un  monde, 
Et  toucher  dans  un  autre  a  l'invisible  but. 

Votre  esprit  visitait  les  chênes  et  les  roses; 
Et,  sans  doute,  sachant  qu'à  mon  tour  j'y  viendrai, 
Vous  avez  en  partant  laissé  sur  toutes  choses 
Des  vestiges  de  vous  :  je  les  recueillerai  ! 


Avec  l'odeur  montant  de  ces  prés  en  corbeilles, 
Avec  l'oiseau  qui  fuit  et  va  chanter  là-bas, 
De  l'herbe  et  des  rameaux,  avec  un  bruit  d'abeilles, 
Un  souvenir  de  vous  s'élève  à  chaque  pas. 

L'atmosphère  s'emplit  d'une  vivante  flamme  : 
C'est  vous  qui  de  vos  yeux  la  versez  par  éclair; 
Sa  chaleur  m'enveloppe,  et  j'ai  senti  mon  âme 
S'épanouir  en  vous  comme  mon  corps  dans  l'air. 

Alors  la  part  de  vous  que  Dieu  nous  a  ravie, 
Celle  en  qui  rien  ne  change,  et  dont  rien  n'est  distrait, 
Celle  qui  goûte  au  ciel  une  meilleure  vie, 
Ce  qu'en  vous  nous  aimons,  votre  cœur  m'apparaît. 

Vous  êtes  revêtu  de  la  forme  plus  pure 
Que  prend  l'homme  là-haut  quand  son  corps  y  renaît. 
Mais  sous  ce  vêtement,  quoiqu'il  vous  transfigure, 
Vous  êtes  bien  le  même  et  l'on  vous  reconnaît. 


ET    POÈMES.  275 


C'est  bien  lui  !  cet  esprit  plein  de  mansuétude, 
Parole  qui  charmait  ma  joie  ou  ma  douleur, 
A  qui  toute  science  arrivait  sans  étude, 
Comme  l'onde  à  la  source  et  le  miel  à  la  fleur! 

C'est  lui  !  Dans  tous  ses  maux  toujours  paisible  et  grave, 
Que  j'ai  tant  vu  souffrir  sans  se  plaindre  jamais  1 
Cet  homme  à  la  raison  puissante,  au  cœur  suave, 
Mont  de  granit  couvert  de  rieurs  jusqu'au  sommet  ! 

C'est  lui  !  Pour  vivre  en  nous  s'oubliant  à  toute  heure, 
Lui  qui  prenait  pour  siens  mes  travaux,  mes  combats; 
C'est  lui  dont  la  pensée,  onde  supérieure, 
Fertilisait  la  mienne,  et  ne  tarissait  pas  ! 

De  ces  forêts  vers  moi  je  vous  ai  vu  descendre 
Ainsi  qu'un  blanc  nuage,  et  glissant  lentement; 
Le  sol  autour  de  vous  s'éclaire  d'un  jour  tendre, 
De  votre  corps  nouveau  divin  rayonnement. 

Les  plantes  s'inclinant  baisent  vos  pieds  de  neige  ; 
L'air  est  rempli  d'oiseaux  et  de  joyeuses  voix  ; 
Les  bois  semblent  marcher  pour  vous  faire  cortège  ; 
La  nature  vous  rend  votre  amour  d'autrefois. 

Vous,  calme  et  traversant  son  peuple  qui  s'assemble, 
Vers  moi  sans  lui  parler  vous  voilà  parvenu  ; 
Et,  comme  aux  jours  heureux  où  nous  pensions  ensemble, 
Vous  avez  pris  mon  bras,  cet  appui  si  connu. 

Et  nous  marchons  tous  deux  en  dominant  la  plaine 
De  mon  pays  natal,  que  je  vantais  souvent; 


276 


Les  monts  à  l'occident  nous  déroulent  leur  chaîne, 
Beaux  lieux  que  j'espérais  voir  avec  vous  vivant  1 

Vous  m'êtes  si  présent  que  nous  causons  encore 
D'hier  et  de  demain,  de  nos  projets  nombreux  : 
Hélas  1  comme  si  Dieu,  dans  un  but  que  j'ignore, 
N'avait  pas  déjà  mis  un  monde  entre  nous  deux  1 

Le  mobile  entretien  vole  en  sa  fantaisie 
Des  étoiles  du  ciel  aux  herbes  des  chemins; 
Nous  parlons  de  mon  cœur  et  de  ma  poésie, 
Coursiers  dont  vous  teniez  les  rênes  dans  vos  mains  : 

Car  je  croyais  en  vous,  que  nul  n'a  su  connaître  1 
Source  au  modeste  flot  qui  dans  l'ombre  a  coulé, 
J'ai  vu  vos  profondeurs,  et  vous  fûtes  mon  maître  : 
Tous  mes  doutes  fuyaient  quand  vous  aviez  parlé. 

Dieu  vous  donna  le  sens  des  clartés  éternelles; 
Jamais,  idée  ou  fait,  vous  ne  jugiez  en  vain, 
Tandis  que  nous  errions  dans  les  choses  mortelles, 
Vos  yeux,  à  travers  tout,  allaient  droit  au  divin. 

De  la  sphère  idéale  où  vous  viviez  d'avance 
Pour  moi,  vous  revenez  ;  et,  comme  aux  anciens  jours, 
Vous  m'en  communiquez  aujourd'hui  la  science  ; 
Vous  rallumez  ma  foi  du  feu  de  vos  discours. 

Et  longtemps  nous  restons  assis  près  des  fontaines; 
Nous  allons  sur  la  mousse  et  le  gazon  nouveau, 
Méditant  de  savoir,  dans  les  luttes  humaines, 
Réaliser  le  bien  et  contempler  le  beau. 


ET    POÈMES.  277 


Mais  trop  tôt,  étouffant  la  voix  dont  je  m'enivre, 
Un  bruit  d'homme  s'élève,  et  nous  a  séparés, 
Moi  pour  aller  mourir,  et  vous  pour  aller  vivre 
Dans  ces  mondes  d'amour  au  sage  préparés. 


Je  le  sais,  votre  part,  sans  doute,  est  la  meilleure  ; 
Mon  esprit  dort  encor,  le  vôtre  eut  son  réveil  ; 
Cette  vie  est  mauvaise...  et  pourtant  je  vous  pleure, 
Vous  qui  ne  verrez  plus  les  fleurs  ni  le  soleil  ! 

Grande  âme  à  ses  amours  avant  l'heure  arrachée, 
Onde  pour  nous  tarie  avant  les  jours  d'été, 
Fort  ouvrier  laissant  l'œuvre  à  peine  ébauchée, 
Harmonieux  oiseau  mort  sans  avoir  chanté  1 

Peut-être  en  te  pleurant  je  gémis  sur  moi-même, 
Resté  seul  dans  la  lutte  où  tu  viens  d'expirer; 
Mais  les  décrets  de  Dieu  sont  sacrés  pour  qui  t'aime, 
Et,  plein  de  ton  esprit,  je  les  dois  adorer. 

Comme  tu  le  serais,  je  suis  fort  dans  mes  larmes; 
Je  garde  ta  doctrine,  et  ta  foi  m'agrandit: 
En  de  maies  adieux  tu  me  lègues  tes  armes; 
Ta  voix  parle,  j'entends;  voici  ce  qu'elle  dit  : 

«  Frère  !  si  Dieu  te  laisse  ici-bas  seul  et  triste, 
C'est  que  l'homme  nouveau  dans  ton  cœur  n'est  pas  né  : 
La  main  de  la  douleur,  cette  sublime  artiste, 
Au  gré  du  maître  encor  ne  t'a  pas  façonné. 


278 


«  Dans  la  sphère  où  je  monte  avant  que  de  me  suivre, 
Il  te  reste  à  livrer  de  plus  rudes  combats  ; 
Ce  n'est  que  pour  lutter  que  tu  dois  encor  vivre, 
Et  les  adversités  ne  t'épargneront  pas. 

«  Il  te  faut,  comme  moi,  prendre  la  voie  étroite; 
L'ombre  abonde  et  les  fleurs  sur  la  route  du  mal  ; 
Celle  où  tu  marcheras,  plus  âpre  mais  plus  droite, 
Mène  par  le  désert  plus  près  de  l'idéal. 

«  Tu  porteras  le  poids  de  ton  cœur  solitaire; 
Déjà  ton  front  penché  se  dépouille  et  pâlit; 
Nul  œil  ne  sourira  près  de  ta  lyre  austère, 
Et  la  seule  insomnie  habitera  ton  lit. 

«  Jamais  tu  ne  verras  un  champ  dont  tu  sois  maître 
Se  couvrir  à  ton  gré  de  rameaux  ou  d'épis  ; 
Et  jamais  en  des  bois  plantés  par  un  ancêtre 
Tes  bras  ne  berceront  des  enfants  assoupis. 

«  Sans  même  que  l'oiseau  pour  son  nid  les  recueille, 
Tu  verras  sous  le  pas  de  l'homme  indifférent 
Tes  stériles  chansons  s'envoler  feuille  à  feuille, 
Et  jusqu'aux  mers  d'oubli  couler  dans  le  torrent. 

«  Le  monde  tient  pour  vils  les  objets  de  ton  culte; 
Il  cherche  d'autres  biens  qu'un  son  mélodieux; 
Tu  n'auras  rien  de  lui  qu'ironie  et  qu'insulte... 
Toi,  ne  le  maudis  point  1  sois  fidèle  à  nos  dieux. 

«  Passe  au  milieu  de  lui  sans  haine  et  sans  murmure  : 
La  sagesse  est  amour:  mais  garde  la  fierté: 


ET   POÈMES.  279 


due  ton  front  de  l'orgueil  porte  la  noble  armure, 
Et  pour  trésor  au  moins  choisis  la  liberté. 

«  Marche  inflexible  au  but,  je  t'ai  tracé  la  route  ; 
Mon  esprit  vit  en  toi,  suis  ce  guide  sacré; 
Songe,  en  te  relevant  dans  tes  heures  de  doute, 
Que,  de  près  ou  de  loin,  pour  toi  je  combattrai!  » 


Partout  ainsi,  partout  son  ombre  m'accompagne; 
Sans  cesse  à  mes  côtés  je  l'entends,  je  le  vois, 
Tel  qu'il  me  dit  adieu  du  haut  d'une  montagne, 
Sans  le  savoir,  hélas!  pour  la  dernière  fois! 

Par  l'amitié  conduits  sur  un  sommet  auguste, 
Exempt  des  bruits  du  monde  et  par  Dieu  visité, 
Nous  habitions  tous  deux  dans  la  maison  d'un  juste, 
Et  trouvions  dans  son  cœur  une  hospitalité. 

Là,  tout  penser  grandit,  tant  cette  cime  est  haute. 
Dans  les  bois  solennels  nous  allions,  tour  à  tour 
Ecoutant  la  nature,  ou  l'àme  de  notre  hôte, 
Homme  entre  tous  choisi  pour  enseigner  l'amour. 

Là,  nous  avons  vécu  de  divines  journées, 
Parlant  des  vérités  et  des  biens  éternels  ; 
De  célestes  lueurs  nous  y  furent  données  : 
La  sagesse  descend  dans  les  cœurs  fraternels, 

Vous  aviez  vos  desseins  sur  nos  dernières  heures, 
Seigneur!  en  nous  menant  vers  ces  sommets  bénis! 


280 


Sans  doute,  ainsi  tous  trois  dans  des  sphères  meilleures, 
Un  jour,  en  votre  nom,  nous  serons  réunis! 

Je  partis  le  premier,  rappelé  dans  les  villes; 
Et  lui,  pour  prolonger  notre  cher  entretien, 
Me  suivit  jusqu'au  bout  de  ces  forêts  tranquilles; 
Et  son  bras  ne  pouvait  se  détacher  du  mien. 

Il  nous  fallut  enfin  rompre  la  douce  chaîne, 
Alors  restant,  malgré  le  soleil  lourd  et  chaud, 
Debout  au  bord  des  pins,  et  tourné  vers  la  plaine, 
Il  me  voyait  descendre  et  me  parlait  d'en  haut. 

Longtemps,  sur  ce  trépied  de  mousse  et  de  bruyère, 
—  Cette  image  à  jamais  vit  dans  mon  souvenir  — 
Je  l'aperçus  baigné  d'une  ardente  lumière, 
Tenant  son  bras  levé  comme  pour  me  bénir. 

Et  Dieu  m'a  retiré  cette  main  forte  et  pure, 
Ce  rayon  tout  puissant  qui  m'aurait  rajeuni  ! 
Dans  ces  bois,  altérés  de  ton  souffle,  ô  nature! 
Nous  n'irons  plus  tous  deux  respirer  l'infini. 

Seul  je  vous  cherche  encor,  désert,  forêt  divine  ! 
Chaque  arbre  y  fait  surgir  son  ombre  à  mon  regard  ; 
De  chaque  émotion  qui  gonfle  ma  poitrine, 
A  son  esprit,  là-haut,  je  fais  monter  sa  part. 

Et  toi,  tu  la  reçois,  n'est-ce  pas,  ô  chère  âme? 
Ces  brises,  ces  parfums  des  pins  mélodieux, 
Cet  horizon  qui  roule  un  océan  de  flamme, 
Tu  les  sens  par  mon  cœur  et  les  vois  par  mes  yeux. 


ET    POEMES, 


28l 


Eh  bien!  j'irai  souvent,  pour  te  faire  une  offrande, 
M'imprégner  des  rayons  et  des  bruits  des  sommets  ; 
Et  prier  dans  ces  bois,  dont  la  paix  est  si  grande, 
Et  qu'il  est  bon  d'aimer  puisque  tu  les  aimais  ! 


36 


HARMODIUS 


DEDICACE 


A    LA   VILLE   D'ATHÈNES. 


Reçois  d'un  front  clément,  ô  lumineuse  Athènes, 
L'obscur  tribut  d'un  Celte  épris  de  ta  beauté, 
Ce  chant,  que  l'humble  écho  de  mes  forêts  lointaines 
D'après  ta  grande  voix,  dans  l'ombre  a  répété. 

J'habite  loin  du  ciel,  j'ai  des  dieux  invisibles; 
Phcebé  ne  vint  jamais  caresser  mon  sommeil; 
J'adore,  au  fond  des  bois,  des  murmures  terribles, 
Et  je  marche  aux  lueurs  d'un  avare  soleil. 

Mais,  peut-être,  un  rayon  parti  de  l'Acropole, 
Un  des  traits  égarés  de  ton  divin  carquois, 


286  DÉDICACE. 


L'Hermès  aux  pieds  ailés  qui  répand  ta  parole 
Ont  effleuré  mon  cœur  sur  nos  sommets  gaulois. 

Le  céleste  coureur  a  délié  ma  chaîne  : 
J'ai  tenté  vers  l'Hymette  un  amoureux  essor; 
J'ai  goûté  dans  le  creux  de  ma  feuille  de  chêne 
Le  miel  que  tu  versais  à  pleines  coupes  d'or. 

Vers  ce  cap  Sunium  d'où  la  mer  est  si  belle 
Tes  sages  m'ont  admis  à  leurs  doux  entretiens  ; 
Leur  sourire  a  coulé  dans  mon  âme  immortelle 
Et  depuis  ce  temps-là,  mère!  je  t'appartiens. 

Si  parfois,  à  défaut  du  marbre  et  de  l'ivoire, 
Taillant  mon  dur  granit  j'esquissai  le  vrai  beau, 
Si  j'ai  tiré  des  dieux  de  notre  lave  noire, 
C'est  qu'un  de  tes  sculpteurs  a  guidé  mon  ciseau. 

Si  j'ai  l'amour  des  lois,  l'horreur  des  tyrannies, 
Tenant  la  liberté  pour  le  premier  des  biens, 
C'est  qu'écolier,  docile  à  tes  mâles  génies, 
Je  fus,  dès  mon  enfance,  un  de  tes  citoyens. 

Quand  je  cueille,  en  rêvant,  une  palme  guerrière, 
C'est  parmi  tes  soldats,  aux  champs  de  Marathon  ; 
Le  Verbe  à  qui  je  dois  l'éternelle  lumière, 
Tu  me  l'as  annoncé  par  la  voix  de  Platon. 

Je  sais  qu'aux  noirs  combats  Rome  fut  plus  savante, 
Que,  d'un  vers  dédaigneux  t'accordant  les  beaux  arts, 
Du  seul  art  d'opprimer  son  poète  la  vante, 
Et  que  ses  flancs  de  louve  ont  porté  les  Césars. 


DÉDICACE.  287 


C'est  pourquoi  je  le  hais  !  sa  chute  me  console  ; 
J'aime,  quand,  fiers  vengeurs  de  mille  maux  soufferts, 
Les  Gaulois  ou  les  Francs,  maîtres  du  Capitule, 
Lui  font  sentir  la  honte  et  l'accablent  de  fers. 

Toi,  tu  nous  fais  chérir  ton  empire  et  nos  maîtres; 
Pareille  à  ces  chanteurs  par  les  dieux  visités. 
Dont  la  paisible  voix  subjugait  tous  les  êtres 
Et  qui,  la  lyre  en  main,  bâtissaient  leurs  cités; 

Ton  règne  est  immortel  et  n'a  rien  de  farouche. 
Les  peuples  sous  ton  joug  se  courbent  sans  effroi  : 
C'est  la  chaine  d'or  pur  que,  des  mots  de  sa  bouche, 
Ton  divin  Périclès  savait  forger  pour  toi. 

C'est  le  joug  que  Pallas  fait  peser  sur  les  sages, 
Que  nous  tresse  la  Muse  en  lauriers  toujours  verts  ; 
La  chaine  dont  Cypris,  debout  sur  tes  rivages, 
En  nouant  ses  cheveux  enlace  l'Univers. 

Ne  crains  pas  que  jamais  le  temps  te  fasse  injure, 
Qu'une  main  à  la  tienne  enlève  son  flambeau, 
Qu'effaçant  ta  déesse  une  beauté  plus  pure 
Jaillisse  de  la  mer  dans  un  monde  nouveau. 

Là-bas,  à  l'Occident,  une  race  commence 
Fière  de  sa  richesse  et  de  ses  arts  nombreux  ; 
Les  peuples  fourmillants  sur  cette  terre  immense 
S'engraisseront  en  paix  dans  leurs  labeurs  heureux. 

Mais  quand  l'esprit  humain,  résumant  son  histoire, 
Jugera  les  cités,  leurs  combats,  leurs  travaux, 


288  DÉDICACE. 


Tes  annales  d'un  jour  contiendront  plus  de  gloire 
Que  mille  ans  de  ce  peuple  et  des  mondes  rivaux. 

Car  tu  fus  la  beauté,  la  jeunesse,  l'aurore, 
L'héroïsme  joyeux  qui  meurt  en  souriant  : 
L'humanité,  sans  toi,  sommeillerait  encore 
Dans  les  langes  obscurs  où  veillit  l'Orient. 

Toi  qui  portes  la  lyre  avec  le  caducée, 
Tu  nous  as  donné  tout,  peuple  inventeur  du  feu, 
Le  libre  mouvement  et  la  libre  pensée, 
L'invincible  vouloir  qui  font  de  l'homme  un  dieu. 

A  chacun  de  ses  pieds  tu  mis  une  aile  agile 
Et  Psyché  s'envola  d'un  immortel  essor. 
Le  Dieu  de  la  nature,  ébauché  dans  l'argile, 
Ton  ciseau  l'a  fini  dans  le  marbre  et  dans  l'or. 

Socrate  et  Phidias,  statuaires  sublimes, 
A  l'œuvre  de  sa  forme  appliqués  tour  à  tour, 
Des  visibles  beautés  et  des  beautés  intimes 
Fixèrent  à  jamais  le  lumineux  contour. 

Puissent-ils,  et  Platon  et  Sophocle  lui-même 
Et  tout  le  cercle  heureux  de  tes  riants  vieillards, 
Pencher  leurs  fronts  divins  sur  mon  humble  poème 
Et  l'immortaliser  d'un  seul  de  leurs  regards  ! 

Tel,  après  la  bataille,  assis  devant  sa  tente, 
Vidant  sa  coupe  d'or,  un  guerrier  triomphant 
Voit  ses  lourds  javelots,  sa  cuirasse  éclatante 
Qu'essaye  avec  effort  son  téméraire  enfant. 


DÉDICACE.  289 


Il  l'excite  du  geste  ;  il  aime  cette  audace  ; 
Il  offre  à  sa  vigueur  des  baisers  pour  enjeux 
A  ces  désirs  de  gloire  il  reconnaît  sa  race, 
Et  le  bénit  dans  1  ame  et  sourit  à  ses  yeux. 


Lvon,  janvier  iSyo. 


*w 


17 


HARMODIUS 


TRAGEDIE 


TE%SOc>Lrbl^iGES 


PALLAS-ATHÈNÉ. 

HARMODIUS,  jeune  Athénien  de  noble  r.ice. 

ARISTOGITON,  citoyen  d'Athènes. 

HIPPARQUE,  tyran  d'Athènes. 

LE  POÈTE  SIMONIDE. 

ISMÈNE,  sœur  d'Harmodius. 

LE  CHŒUR.  Vieillards  Athéniens  portant  des  rameaux 

d'olivier  à  la  procession  des  Panathénées. 
SECOND    CHŒUR.  Jeunes    Athéniens    armés    d'épées 

cachées  sous  des  branches  de  myrte. 
UN  MESSAGER. 
UN  CONJURÉ. 
LA  NOURRICE  D'ISMÈNE. 

La  scène  se  passe  à  Athènes,  dans  le  Céramique  intérieur, 
près  du  Léocorion  et  de  la  maison  d'Harmodius,  pendant 
la  fête  des  Panathénées. 


SCÈ^E    Vr{E£rflÈ\E 


ARISTOGITOX 

(Il  perle   la  pique  et   le   bouclier   comme   tous   les  Athéniens 
d'âge  viril  à  la  procession  des  Panatlxnées.) 

Je  ne  sais,  ô  vieillards,  quel  effroi,  quelle  attente, 
Quel  deuil  plane  aujourd'hui  sur  la  fête  éclatante. 
Le  ciel,  pourtant  serein,  semble  prêt  à  tonner, 
Comme  si  Zeus  avait  quelque  ordre  à  nous  donner. 
Vieillards,  qu'aime  Pallas,  qui  portez  ses  insignes, 
Lisez- vous  la  terreur  ou  l'espoir  dans  ces  signes? 

LE    CHŒUR. 

Nul  signe  n'a  frappé  mes  yeux 

Dans  les  entrailles  des  victimes; 
Nul  éclair  n'a  tracé  la  volonté  des  dieux 

Dans  l'azur  des  voûtes  sublimes. 
En  l'honneur  de  Pallas,  les  lutteurs  magnanimes 
Selon  les  rites  saints  accomplissent  les  jeux. 

L'Eurus,  le  Notus  orageux, 
Des  oliviers  sacrés  n'émeuvent  pas  les  cimes  ! 

Dans  les  entrailles  des  victimes 

Nul  signe  n'a  frappé  mes  yeu.\. 


294  HARMODIUS. 


ARISTOGITON. 

Les  signes  où  j'ai  lu,  si  mon  cœur  ne  nie  trompe, 

Les  présages  douteux  qui  troublent  cette  pompe, 

Dans  la  chair  des  taureaux  ne  se  sont  point  montrés; 

Le  sol  ne  tremble  pas,  les  deux  sont  azurés. 

Cependant  je  devine,  à  des  marques  certaines, 

due  les  dieux  vont  frapper  un  grand  coup  dans  Athènes. 

Mes  augures  à  moi  partent  du  cœur  humain  : 

Ma  lance  dorienne  a  frémi  dans  ma  main; 

Je  ne  sais  quelle  horreur  passe  sur  les  visages; 

Les  éclairs  du  regard  sont  aussi  des  présages. 


LE     CHŒUR. 

Fille  du  puissant  Zeus,  ô  Pallas-Athéné, 
Vigueur  impétueuse  et  sagesse  tranquille, 
Qui  régnes  sur  ce  mont  d'oliviers  couronné, 
Vierge  à  l'armure  d'or,  gardez  bien  notre  ville. 
Et  toi,  maître  des  mers,  sombre  Poséidon, 
Qui  romps  le  fer  de  l'ancre  et  le  chanvre  du  cable, 
Des  chevaux  écornera  toi  qui  nous  as  fait  don, 
Agite  en  ma  faveur  le  trident  redoutable. 
Gardez  tous  deux  nos  murs  des  combats  odieux, 
Poussez  la  nef  rapide  et  la  navette  active, 
Faites  jaillir  pour  nous  le.  froment  et  l'olive  : 
Car  nulle  autre  cité  n'honore  plus  les  dieux. 


ARISTOGITON. 

Eh  bien,  que  de  ces  dieux  la  volonté  propice 
Ramène  enfin  chez  nous  la  tardive  justice. 


29> 


Écartant  de  nos  cœurs  le  généreux  ennui 

Qui  fait  pour  nous  un  deuil  des  pompes  d'aujourd'hui. 

LE    CHŒCR. 

Xoble  Aristogiton,  quelles  douleurs  secrètes 
Assombrissent  pour  toi  la  beauté  de  ces  fêtes  r 

ARISTOGITOX. 

Comme  vous,  ô  vieillards  !  puis-je  oublier,  hélas  1 
Tant  de  bons  citoyens  qui  ne  les  verront  pas  ; 
Qui  languissent  proscrits  dans  les  cités  lointaines 
lit  qu'un  injuste  exil  prive  des  lois  d'Athènes  ! 

LE    CHŒUR. 

O  douleur  du  proscrit!  O  la  lourde  prison 
Qu'il  traîne  d'une  ville  à  l'autre! 

Et  comme  on  manque  d'air  dans  l'immense  horizon, 
Sous  un  ciel  qui  n'est  pas  le  nôtre! 

Eu  vain  l'hôte  a  versé  de  ses  vins  les  plus  vieux, 
Le  seuil  est  en  fleurs  quand  on  rentre; 

On  se  prend  à  rugir  dans  ce  cercle  joyeux, 
Comme  un  lion  seul  dans  son  antre. 

O  vallons  du  Céphise  !  ô  lumineux  sommets 

Où  trône  Pallas  en  sa  gloire  ! 
O  sacré  Sunium,  ne  plus  s'asseoir  jamais 

Sous  les  pins  de  ton  promontoire  1 


296  1IARM0DIUS. 


Du  toit  de  sa  maison,  le  matin,  ne  plus  voir 
L'Hymette  et  sa  blonde  couronne! 

Sous  les  lauriers  ombreux  ne  plus  ouïr,  le  soir, 
Tes  doux  rossignols,  ô  Colonel 

Ne  plus  vous  embrasser,  ô  port,  ô  long  rempart, 

Du  haut  de  l'Acropole  sainte, 
Dans  ce  fluide  azur  qui  porte  le  regard, 

Au  delà  des  flots,  vers  Corinthe  ! 

Ne  trouver  nulle  part,  si  beaux  que  soient  les  lieux, 
Un  lieu  dont  le  cœur  se  souvienne  ! 

N'être  plus  salué  des  sons  mélodieux 
De  la  parole  ionienne  ! 

Ne  plus  savoir  le  nom  des  marins  dans  le  port, 
Des  vierges  autour  des  fontaines!... 

L'exil  est  plus  qu'un  deuil,  l'exil  est  une  mort, 
Lorsque  la  patrie  est  Athènes. 


AKISTOGITOX. 

Du  citoyen  qui  pense  et  parle  fièrement, 

L'exil  est  le  recours  s'il  n'est  son  châtiment. 

L'exil  atteint  tous  ceux  qu'on  aime  et  qu'on  renomme, 

Quand  règne,  au  lieu  des  lois,  le  caprice  d'un  homme. 

Comptez  tous  les  grands  cœurs  et  tous  les  gens  de  bien 

Arrachés  par  l'exil  au  sol  athénien, 

Depuis  que  cette  foule,  aveugle  autant  qu'ingrate, 

A  renié  Solon  pour  croire  à  Pisistrate! 

Le  flatteur  seul  prospère  à  l'ombre  du  tyran  ; 

Les  plus  vils,  en  un  jour,  montent  au  premier  rang. 


297 


Nul  ne  sait  quel  décret  l'atteindra  dans  une  heure, 
S'il  possède  son  champ,  ses  dieux  et  sa  demeure, 
Si,  lancés  avec  art,  des  sourires  menteurs 
N'ont  pas  contre  lui-même  armé  ses  serviteurs, 
Et  s'il  ne  verra  pas  dans  son  pur  gynécée 
Un  homme  entrer  sans  ruse  et  la  tête  dressée. 
Cest  ainsi  qu'Hippias  se  substitue  aux  dieux  ; 
Tous  les  faibles  mortels  sont  égaux  à  ses  yeux; 
Mais  terrible  surtout  aux  gens  de  bonne  race, 
S'il  leur  permet  de  vivre,  il  semble  faire  grâce. 


LE    CHŒCK. 

N'accuse  que  nous  seuls  de  la  chute  des  lois  ! 
Ose  à  ce  peuple  vain  le  dire  à  haute  voix  : 

Lui  seul  il  a  forgé  ce  glaive. 
Quand  meurt  la  liberté  sous  le  pied  d'un  vainqueur, 
Le  peuple  a  commencé  le  crime  dans  son  cœur; 

Un  tyran  survient  et  l'achève. 

L'œuvre  du  grand  Solon,  inspiré  de  Pallas, 
Nos  mépris  l'ébranlaient,  nous  l'insultions,  hélas  ! 
Lorsqu'à  paru  cet  homme  avec  sa  sombre  escorte; 
Quand,  sous  des  noms  menteurs,  il  s'arrogea  nos  droits, 
O  paisible  Solon,  issu  de  nos  vieux  rois, 
Ta  loi  sainte  était  déjà  morte  ! 

Semblables  par  l'orgueil  et  les  vils  appétits, 
J'ai  vu  les  factions  des  grands  et  des  petits 

Lutter,  se  lancer  l'anathème. 
Le  riche,  épris  de  l'or,  défendait  ses  plaisirs, 

3» 


II  AKMODIUS. 


Ht  le  pauvre  insultait  ce  luxe  et  ces  loisirs, 
Jaloux  de  s'y  vautrer  lui-même. 

Nul  ne  respectait  plus  l'antique  loi  du  sort 
Qui  fit  pour  s'entr'aider  et  le  faible  et  le  fort, 

Qui  soumit  les  fils  aux  ancêtres; 
Tous  rompant  des  devoirs  l'harmonieux  accord, 
Nul  n'acceptant  d'égaux,  nul  ne  souffrant  de  maîtres. 

Un  oppresseur,  toujours,  naît  de  pareils  débats  : 
Il  jette,  en  nous  leurrant,  les  deux  partis  à  bas; 
Il  tourne  à  son  profit  nos  craintes  et  nos  haines. 
Des  couleurs  de  tous  deux  il  a  su  se  farder  : 
L'un  espère  tout  prendre,  et  l'autre  tout  garder; 
Lui  montre  aux  deux  rivaux  des  victoires  prochaines; 
Chacun  voit  abattu  son  ennemi,  chacun 
S'endort  entre  les  bras  de  ce  sauveur  commun... 
Et  s'éveille  chargé  de  chaînes. 

ARISTOGITO  X. 

Puis  il  laisse,  avec  art,  sous  son  joug  rigoureux, 
Les  partis  se  haïr  et  s'opprimer  entre  eux  : 
Tous  les  bons  eitoj'ens  portent  deux  servitudes, 
Les  caprices  du  prince  et  ceux  des  multitudes  : 
Des  contraires  excès  l'État  souffre  à  la  fois  ; 
Tout  le  fiel  des  partis  s'infiltre  dans  les  lois. 
Un  tyran  mêle  en  lui  les  vices  de  deux  races  ; 
Il  a  tous  ceux  des  cours,  tous  ceux  des  populaces, 
lia,  d'où  qu'il  soit  né,  d'humbles,  de  grands  aïeux  : 
La  bassesse  insolente  et  l'orgueil  envieux, 
L'impuissance  à  se  vaincre  et  les  désirs  immenses, 
Le  sourd  mépris  des  lois,  le  goût  des  violences, 


SCÈNE    I.  299 


L'ardeur  impitoyable  à  frapper  les  vaincus, 
Tous  les  vils  appétits...  et  la  fourbe  de  plus. 
Or,  de  méchant  qu'il  fut,  son  succès  le  rend  pire  ; 
Il  se  corrompt  lui-même  à  goûter  de  l'empire  ; 
Et  l'absolu  pouvoir,  à  sa  raison  fatal. 
Le  gardant  impuni,  lui  conseille  le  mal. 

LE    CHŒUR. 

Sois  plus  juste  et  plus  pitoyable 

Pour  l'aveugle  ou  l'ambitieux 
Du  malheur  de  régner  investi  par  les  dieux, 
Si  sa  raison  fléchit  sous  le  poids  qui  l'accable. 
Pour  qu'il  devienne  un  sage  en  devenant  un  roi, 

Pour  qu'obéi  de  tous  il  respecte  une  loi, 
Il  faudrait  qu'en  portant  cet  homme  au  rang  suprême, 
Zeus  l'eût  fait  impassible  et  fort  comme  lui-même. 

Un  prince  eût-il  dompté  tous  ses  vices  à  lui, 

Régnât-il  sur  son  âme  entière, 
Il  demeure  assiégé  par  les  vices  d'autrui, 
Et  de  son  cœur  lucide  on  éteint  la  lumière. 
Tous  les  peuples,  d'ailleurs,  quand  l'âge  vient  pour  eux 

De  vieillir  sous  la  tyrannie, 
Les  peuples,  indulgents  aux  crimes  du  génie. 
Ne  supporteraient  pas  un  prince  vertueux. 

Sois  clément  au  mortel  qui  règne  sur  les  autres. 
Ses  vertus  sont  à  lui,  ses  fautes  sont  les  nôtres. 
Qui  d'entre  nous,  fait  roi  de  citoyen  obscur, 
Peut  jurer,  en  sondant  sa  propre  conscience. 
Qu'il  saura  se  garder,  dans  la  toute-puissance, 
Plus  sage  qu'Hippias,  moins  cruel  et  plus  pur  ! 


II  ARM  OD  IUS. 


ARISTOGITO  X. 


Je  pardonne  à  ceux-là  qu'en  d'autres  républiques 
Obligent  à  régner  les  coutumes  antiques; 
Qui,  tenant  de  leur  race  un  pouvoir  absolu, 
Sont  rois  comme  on  est  homme,  et  sans  l'avoir  voulu. 
Les  barbares,  ainsi,  sont  gouvernés  sans  crime, 
Et  tiennent  pour  un  dieu  leur  prince  légitime. 
Mais  nous,  Grecs,  nous  surtout,  peuples  athéniens, 
Nous  sommes  tous  des  rois,  étant  tous  citoyens; 
Notre  État  n'admet  pas  de  chef  héréditaire  ; 
Chacun  possède  en  paix  sa  famille  et  sa  terre; 
On  n'offre  à  nul  mortel  des  tributs  odieux, 
La  loi  seule  commande,  et  les  dieux  seuls  sont  dieux. 
Aussi  lorsqu'un  pouvoir,  fût-il  celui  d'un  sage, 
N'est  pas  issu  des  lois  et  du  libre  suffrage, 
Qu'il  est  né  de  la  force  et  veut  être  éternel, 
Et  qu'un  homme  y  prétend,  comme  au  champ  paternel, 
L'ambitieux  qui  tient  cette  place  usurpée, 
Sous  un  rusé  manteau  cachât-il  son  épée, 
Nous  le  nommons  tyran,  ce  nom  est  un  arrêt... 
La  sainte  Némésis  trouve  un  glaive  tout  prêt. 


LE    CHŒUR. 

Sous  d'habiles  tyrans  qui  gouvernaient  en  pères. 
J'ai  connu  des  cités  puissantes  et  prospères  : 
On  n'y  regrettait  point  l'empire  de  la  loi, 
Et  les  jours  orageux  où  le  peuple  était  roi. 
Nous  vivons  dans  la  paix  sous  les  Pisistratides, 
Et  Solon  nous  laissa  querelleurs  et  mutins... 


SCÈNE  i.  jor 


Connais  mieux  ce  vain  peuple  et  supporte  les  guides, 
Qu'à  sa  fougueuse  ardeur  ont  donnés  les  destins. 

Ces  tyrans  ne  sont  point  sans  gloire  et  sans  sagesse; 
Nous  régnons  sous  leur  joug,  les  premiers  de  la  Grèce. 
Usons  d'eux  à  loisir,  sans  les  jeter  à  bas, 
Leur  sachant  quelque  gré  du  mal  qu'ils  ne  font  pas; 
Et  moins  libres  qu'avant,  mais  riches  et  tranquilles. 
Jouissons  du  repos,  le  plus  grand  bien  des  villes. 

A1USTOGITOX. 

Ce  repos  sous  le  joug,  c'est  la  paix  de  la  mort, 
C'est  le  calme  fangeux  d'une  eau  sombre  qui  dort, 
C'est  l'immobilité  de  l'impur  marécage, 
Où  le  reptile  éclôt,  d'où  le  venin  surnage. 
Ce  sommeil  des  esprits  et  des  flots  sans  rumeurs 
Souille  la  terre  et  l'air,  empoisonne  les  mœurs; 
Les  feuilles  des  forets  dans  ce  bourbier  jetées, 
Les  âmes  des  vivants  y  meurent  infectées. 

le  en  ce  un. 

Le  mal  dont  tu  gémis  est  vieux  dans  la  cité; 
C'est  lui  qui  fait,  partout,  mourir  la  liberté. 
Ce  règne  environné  d'infections  mortelles 
N'a  pas  créé  nos  mœurs,  il  est  engendré  d'elles. 
Nous  croupissions  déjà  dans  un  impur  marais  ; 
La  fange  naît  d'abord,  et  Python  vient  après... 

ARISTOGITOX. 

Et  l'hydre  aux  longs  replis  à  nos  membres  se  noue. 
Chaque  jour  nous  tirant  plus  au  fond  de  la  boue. 


302  HARMODIUS. 


LE    CHŒUR. 


Quels  généreux  efforts  avez-vous  donc  tentés? 
Par  un  coup  de  vertu  vous  seriez  remontés  ! 
Mais  la  jeunesse  dort  dans  l'orgueil  de  ses  vices; 
On  ne  la  dresse  plus  aux  mâles  exercices; 
Les  frugales  vertus  ne  sont  plus  en  honneur, 
Et  chacun  veut  sa  part  d'un  luxe  empoisonneur. 
L'éphèbe,  atteint  déjà  des  hontes  d'un  autre  âge, 
Estime  la  richesse  au-dessus  du  courage; 
Et  l'or  met  plus  souvent  ses  souillures  aux  doigts 
Des  jeunes  d'aujourd'hui  que  des  vieux  d'autrefois. 

AKISTOGITOK. 

Tu  fais  bien,  ô  vieillard,  de  louer  les  ancêtres 
Pauvres,  laborieux,  ne  souffrant  pas  de  maîtres; 
De  vanter  le  passé  pour  nous  rendre  jaloux, 
Et  nous  donner  le  cœur  d'aller  plus  haut  que  vous. 
Ne  dis  pas  cependant  que  dans  l'ombre  où  nous  sommes 
Plus  rien  ne  brûle  au  cœur  des  pâles  jeunes  hommes, 
Va,  si  quelque  étincelle,  en  cet  hiver  trompeur, 
Doit  des  bons  citoyens  réveiller  la  torpeur, 
D'un  courroux  généreux,  si  la  cité  s'embrase, 
Le  feu  sourdement  couve  à  l'école,  au  gymnase. 
Si  quelque  grand  coupable  est  immolé  demain, 
Le  coup  sera  porté  par  une  jeune  main. 

LE    CHŒUR. 

Où  sont-ils  ces  vaillants,  fils  de  pères  timides, 
Fidèles  à  Solon  sous  les  Pisistratides  ? 


SCÈNE    II.  505 

Entre  nos  jeunes  gens  flétris  par  le  repos, 

Où  sont  ces  amitiés  qui  forment  des  héros? 

Combien  en  comptez-vous,  de  meilleurs  entre  mille, 

Qui  sentent  comme  toi  la  honte  de  leur  ville, 

Qui  veillent,  qui  soient  prêts  r  Nomme-les  donc,  ceux-là! 

ARISTOGITON. 

J'en  connais  du  moins  un,  vieillard... 

Montrant  HarmcJius  qui  entre. 

Et  le  voilà! 


SCENE  II 

HARMODIUS,   ARISTOGITON, 
LE   CHŒUR. 

HARMODIUS. 

Salut,  ami!  salut,  vieillards  graves  et  sages! 
J'ai  vu  nos  exilés,  j'apporte  leurs  messages; 
Dans  la  pieuse  Athène,  heureux  d'un  prompt  retour, 
Je  viens  prendre  ma  part  des  fêtes  de  ce  jour; 
Je  viens  suivre  avec  vous  la  sainte  Théorie. 
Qu'ils  sont  doux,  les  sentiers  et  l'air  de  la  patrie  ? 
Si  court  que  fut  l'exil,  qu'il  est  bon  de  revoir 
La  place  où  les  voisins  s'assemblent  chaque  soir, 


304  IIARMODIUS. 


Le  seuil  des  dieux  connus!...  et,  fût-elle  opprimée, 
Qu'il  est  bon  d'habiter  sa  ville  bien  aimée  ! 

ARISTOGITOX. 

Il  est  meilleur  encor  d'en  sortir,  comme  toi, 
Pour  susciter  partout  des  vengeurs  à  sa  loi, 
D'y  revenir  armé  de  force  et  de  courage, 
Avec  la  liberté  pour  présent  de  voyage. 

H  ARM  od  lus. 

Ce  don  sacré,  les  dieux  le  retiennent  encor; 
Il  faut  le  conquérir  comme  la  Toison  d'or; 
On  l'obtient  par  la  lutte  et  la  persévérance  : 
Mais  aux  lutteurs,  du  moins,  j'apporte  l'espérance. 

LE    CHŒUR. 

Quel  oracle  a  parlé?  quels  furent  ses  discours? 
Quelle  cité  puissante  a  promis  son  secours? 
Quels  vaillants  citoyens  s'armeront  pour  ta  cause? 

II  ARMODI  U  S. 

Apollon  lumineux,  qui  connaît  toute  chose, 

Et  la  sainte  Pythie,  ont  répété  trois  fois: 

«  Sparte  aux  Athéniens  rendra  leurs  justes  lois.  » 

J'ai  vu  l'illustre  ville  aux  mœurs  simples  et  rudes, 

Où  l'Etat  ne  suit  pas  les  folles  multitudes, 

Pour  passer  de  leurs  mains  sous  le  joug  des  tyrans. 

Là  régnent,  sous  deux  rois,  les  vieillards  et  les  grands. 

Ils  offrent  leurs  soldats;  l'armée  aura  pour  guides 


SCEKE    II.  JO> 


Leur  vaillant  Cléoniène  et  nos  Alcméonides. 

Si,  ce  soir,  dans  Athène  on  ose  un  coup  de  main, 

Nos  proscrits  eu  vainqueurs  y  rentreront  demain. 


ARISTOGITON. 

Qu'ils  viennent  vaillamment  y  reprendre  leur  place. 
Mais  soumis  à  nos  lois  et  sans  orgueil  de  race, 
Sans  imposer  Lycurgue  à  nos  Athéniens, 
Sans  donner  trop  d'empire  aux  riches  citoyens. 
Sparte  a  ses  rudes  mœurs  que  l'Attique  repousse  : 
Nos  droits  sont  plus  égaux,  notre  humeur  est  plus  douce, 
Le  sang  le  plus  obscur  nous  reste  précieux, 
Et  l'esclave  lui-même  est  un  homme  à  nos  yeux. 


HARMODIUS. 

Sans  admettre  en  sa  loi  des  rigueurs  qu'elle  écarte, 
Athènes  gagnerait  aux  exemples  de  Sparte, 
Peut-être!  et,  parmi  nous,  l'État,  moins  agité, 
Verrait  plus  longuement  fleurir  la  liberté, 
Si  des  grands,  des  vieillards,  l'expérience  habile 
Pouvait  mieux  prévaloir  sur  ce  peuple  mobile. 
Je  te  sais  favorable  à  ses  prétentions  ; 
Soyons  justes  pour  lui  sans  trop  d'illusions... 
Mais  achevons,  ami,  notre  œuvre  commencée; 
Nous  avons  tous  les  deux  une  même  pensée  : 
Voir  les  Athéniens  tous  libres  à  la  fois, 
Rétabir  de  Solon  les  lois,  les  saintes  lois, 
Renverser  Hippias  et  sa  race  funeste... 
Soyons  libres  d'abord!  les  dieux  feront  le  reste. 


Ï9 


306  HARMODIUS. 


ARISTOGITOX. 

Travaillons  en  commun,  hommes  de  tous  les  rangs! 
Moi,  du  parti  contraire,  en  haine  des  tyrans, 
Je  tends  ma  main  loyale  aux  fiers  Alcméonides. 
Par  eux,  nous  avons  Sparte  et  ses  fils  intrépides  : 
Et,  tous  Grecs,  nous  vaincrons  ces  étrangers  impurs, 
Ces  Thraces  qu'Hippias  entasse  dans  nos  murs. 
Est-on  prêt?  Les  bannis  passent-ils  la  frontière, 
Et  s'arme-t-on  dans  Sparte,  ou  si  l'on  délibère? 

HARMODIUS. 

Lente  et  sage,  et  fidèle  au  plan  déterminé, 
Sparte  attend  un  signal  par  nous-mêmes  donné, 
Et  veut  au  moins,  avant  de  nous  prêter  main-forte, 
Q.u' Athènes  ait  frémi  sous  le  joug  qu'elle  porte, 
Et  que  des  citoyens,  fussent-ils  peu  nombreux. 
Dénoncent  les  tyrans  et  se  lèvent  contre  eux. 
Sais-tu  si  nos  amis,  bienvenus  dans  la  ville, 
Ont  un  peu  remué  cette  foule  servile  ? 
Le  peuple  est-il,  au  fond,  du  côté  des  tyrans? 
Les  riches  sont-ils  tous  trembleurs,  indifférents? 
Enfin,  par  nous  conquise  et  par  nous  présentée. 
La  liberté,  ce  soir,  serait-elle  acceptée? 


ARISTOGITOX. 

Va  !  la  foule  est  toujours  du  côté  du  vainqueur  ; 
Elle  accepte  son  sort  de  quelques  gens  de  cœur, 
Et,  par  un  coup  hardi  rompant  son  équilibre, 
Comme  on  la  fait  esclave  on  peut  la  faire  libre. 


SCENE    II.  JO7 


Osons  ce  qu'oserait  le  moindre  ambitieux  ; 

Qu'une  fois  le  devoir  fasse  un  audacieux. 

Le  but,  c'est  d'arracher  notre  peuple  à  sa  honte  : 

Il  bénira  ce  coup,  si  son  dme  remonte! 

Nous  laissàt-il  tous  deux  périr  seuls  aujourd'hui, 

Xos  deux  noms  bien  aimés  ne  mourront  pas  chez  lui. 

II  A  R  M  O  D I  U  S. 

Eh  bien,  n'attendons  plus,  s'il  s'agit  de  la  gloire! 

AR1STOGITOX. 

C'est  peu  que  notre  mort,  cherchons  une  victoire. 
Il  faut  frapper  au  moins  quelques  coups  assurés; 
Réunissons  d'abord  nos  vaillants  conjurés. 

LE    CHŒUR. 

Quel  orgueil,  jeunes  gens,  vousconseille  et  vous  flatte  : 
Qu'espérez-vous  ? 

HARMODIUS. 

Tuer  les  fils  de  Pisistrate. 

LE    CHŒUR. 

O  vous,  libres  encor  et  purs  de  sang,  ô  vous 
Que  nul  passé  n'enchaine  à  des  œuvres  sinistres, 
Laissez  agir  des  cieux  l'intelligent  courroux  ; 
Laissez  la  sombre  Até  choisir  d'autres  ministres. 


308  HARMODIUS. 


Ces  hommes,  je  le  crains,  sont  voués  aux  poignards. 
De  nombreux  meurtriers  naissent  des  tyrannies; 
Tout  despote  est  suivi  des  noires  Erinnyes, 
Qui  l'assiègent  dans  l'ombre  avec  leurs  yeux  hagards, 

Ses  crimes  sont  punis  toujours,  et  par  des  crimes  : 
Il  est  frappé  du  fer  et  frappé  justement; 
Mais  ce  meurtre,  à  son  tour,  appelle  un  châtiment... 
Rejetez  le  poignard,  ô  jeunes  magnanimes! 

Nous  sommes  sur  la  terre  où  l'olivier  fleurit, 
Dans  Athènes,  clémente  et  douce  entre  les  villes, 
Chère  aux  arts  de  la  paix,  chère  aux  Muses  tranquilles, 
Où  la  force  guerrière  est  soumise  à  l'esprit. 

Pallas  y  triompha  des  vieilles  Euménides. 
Les  dieux  se  sent  soumis  à  son  haut  tribunal. 
Chez  nous,  le  repentir  est  un  pouvoir  fatal 
Qui  soustrait  les  mortels  à  ces  trois  sœurs  avides. 

Laissez  au  peuple  entier  le  souci  de  punir; 
Ne  vous  arrogez  pas  sa  justice  usurpée. 
Ce  que  fait  le  poignard  est  défait  par  l'épée. 
Ces  lois  que  vous  aimez,  vous  allez  les  bannir. 

Les  vengeances  toujours  s'enchaînent  aux  vengeances. 
Malheur  au  citoyen  par  qui  sont  ajoutés 
Quelques  anneaux  de  plus  à  ces  filets  immenses, 
Obstacle  inextricable  à  l'essor  des  cités! 

En  vain  dans  ce  réseau  tranche  un  coup  de  la  Parque, 
Le  noir  tissu  s'allonge  et  se  renoue  après... 


SCÈNE    III.  309 


Mais  silence!...  Voici  l'impétueux  Hipparque  ; 
Je  ne  trahirai  pas  vos  terribles  secrets. 

Mais  Pallas  elle-même  à  vos  desseins  s'oppose; 
Croyez  un  homme  instruit  par  Solon  veillissant  : 
Je  suis,  au  fond  du  cœur,  fidèle  à  votre  cause  ; 
J'aime  la  liberté,  mais  j'abhorre  le  sang. 


SCENE  III 

HIPPARQUE,   SIMONIDE, 

HARMODIL'S,    ARISTOGITON, 

LE  CHŒUR. 

HIPPARQUE,    entrant,  à  SinwniJe. 

Va,  rejoins  Hippias;  je  veux,  cher  Simonide, 
A  ces  hymnes  nouveaux  que  ta  lyre  préside. 
Hors  des  murs,  par  nos  soins,  le  cortège  est  formé  ; 
J'ai  disposé  les  chœurs  dans  l'ordre  accoutumé; 
Tout  est  prêt.  Des  vieillards  la  troupe  auguste  et  lente 
Semble,  sous  ses  rameaux,  une  forêt  mouvante. 
Les  guerriers  ont  vêtu  leur  plus  maie  appareil  : 
Piques  et  boucliers  reluisent  au  soleil. 
Des  éphèbes  joyeux,  ornés  d'une  couronne, 
Déjà  l'essaim  léger  s'amoncelle  et  bourdonne: 
Dans  ce  groupe  sonore  et  prompt  a  tressaillir, 


H  ARMODIUS. 


Prélude  un  clair  murmure  aux  vois  qui  vont  jaillir. 
Tel  qu'un  champ  d'épis  mûrs,  mobile  comme  l'onde 
Se  balance  un  long  flot  d'enfants  à  tête  blonde. 
Ephèbes  ou  vieillards,  tous  purs,  étincelants, 
Marchent  nus  ou  drapés  de  souples  tissus  blancs. 
Puis  nos  vierges,  des  fleurs  à  tromper  une  abeille, 
De  leurs  bras  arrondis  soutenant  leur  corbeille, 
Graves,  à  pas  rhytlimés,  glissent  avec  douceur; 
Un  parasol  de  pourpre,  abritant  leur  blancheur, 
Est  porté  sur  leur  front  —  servitude  légère, 
Par  des  vierges  aussi,  mais  de  race  étrangère. 
Enfin,  le  groupe  armé  des  danseurs,  imitants 
Les  combats  de  Pallas  funestes  aux  Titans, 
Précède  le  navire  où  flotte  et  se  déploie 
Le  voile  triomphal  brodé  d'or  et  de  soie. 
L'industrieux  tissu  déroule  en  ses  longs  plis 
La  gloire  des  travaux  par  la  vierge  accomplis. 
Balancé  comme  au  gré  des  zépbyrs  et  des  lames, 
Le  terrestre  vaisseau  semble  mû  par  des  rames. 
Je  ne  sais  si  Dédale  aurait  pu,  dans  son  art, 
Mieux  que  nos  ouvriers  étonner  le  regard; 
Mais  sur  la  toile  ainsi,  jamais  les  jeunes  filles 
N'ont  fait  de  nos  pinceaux  triompher  leurs  aiguilles. 
Les  femmes  de  l'Attique,  en  ce  jour  fortuné, 
Pour  honorer  Pallas  ont  su  vaincre  Arachné. 
Jamais  pompe,  chez  nous,  n'a  lui  plus  éclatante. 
Déesse  au  casque  d'or,  tu  dois  être  contente  ! 


SI  M  ON  IDE. 

Hipparque  est  l'homme  heureux  qui  nous  fit  ces  splendeur 
Vous  portez  un  génie  égal  à  vos  grandeurs, 


SCÈNE    III.  3II 


Pisistratides,  chers  aux  Muses  immortelles  ! 

Athènes  vous  devra  ses  gloires  les  plus  belles, 

Sa  plus  riche  moisson  de  vers  mélodieux, 

Ses  routes  et  ses  ports,  l'autel  des  douze  Dieux, 

Sa  palestre  nouvelle  aux  jardins  du  Lycée, 

Le  luxe  de  l'Asie  au  fond  du  gynécée, 

Des  fontaines,  des  bois  de  lauriers  toujours  verts, 

Des  stades  et  des  bains  à  tout  le  peuple  ouverts. 

C'est  par  vous  qu'assurant  l'éternité  d'Homère, 

Athène  est  désormais  sa  véritable  mère. 

Et  Zeus  olympien,  par  vous  seuls,  aujourd'hui, 

Voit  s'élever  son  temple  immense  comme  lui. 


HIPPARQUE. 

Rappelle  aussi  mon  culte  à  des  dieux  moins  austères 
Dont  j'aime  à  célébrer  avec  toi  les  mystères  : 
Aphrodite  et  Bacchus,  Ëros,  d'autres  encor, 
Tous  ceux  qu'on  réjouit  au  bruit  des  coupes  d'or; 
Sans  oublier  non  plus,  entre  ceux  que  je  fête, 
Que  l'aveugle  divin  n'est  pas  mon  seul  poète; 
Qu'Anacréon,  Thespis,  à  mes  banquets  admis, 
De  leur  joyeux  tyran  sont  les  meilleurs  amis, 
Et  qu'Hipparque,  en  buvant,  préfère  à  toutes  choses 
Les  vers  de  Simonide  et  le  parfum  des  roses. 

S'adrcsiant  à  Harmodius. 

Mais  de  quel  air  farouche  entends-tu  mes  discours. 
O  bel  Harmodius!  Tu  bouderas  toujours? 
Fuyant  pour  m'éviter  les  plaisirs  de  son  âge, 
La  colombe  vivra  comme  un  aiglon  sauvage? 
Des  plus  sombres  vieillards  je  te  vois  entouré  ; 
Va  prendre  ailleurs  ta  place  au  cortège  sacré. 


J  T  2  II  A  R  M  O  D  IL*  S  . 


Où  faut-il  te  ranger?  Tu  n'oserais,  je  pense, 
T'armer  du  bouclier  et  tenir  une  lance. 
Choisiras-tu,  parmi  les  blonds  adolescents, 
Le  panier  de  gâteaux,  ou  bien  l'urne  d'encens? 
Ou,  de  tes  jeunes  sœurs  ornant  la  Théorie, 
Vierge,  y  porteras-tu  la  corbeille  fleurie? 
A  voir  ce  frais  visage,  on  demeure  incertain. 

IIARMODIUS. 

Moi  je  connais  la  place  où  me  veut  le  destin. 

Va!  mes  mains  porteront  ce  qu'il  convient  aux  hommes 

De  porter  dans  Athène,  à  cette  heure  ou  nous  sommes  ; 

Et  je  suis  prêt  à  faire,  en  citoyen  pieux, 

Ce  qu'ordonnent  les  lois  et  ce  qui  plaît  aux  dieux. 

II II' PAU  QUE. 

J'admire  ce  tour  bref  et  cette  voix  hautaine; 

Sparte  a  fait  un  disciple,  au  moins,  dans  notre  Athène  ! 

Sous  le  masque  d'Ares,  Éros  s'est  enfoui  : 

Innocent  appareil  dont  l'œil  est  réjoui  ! 

Je  pourrais  m'en  blesser,  j'aime  mieux  en  sourire; 

Je  vois  ici,  d'ailleurs,  le  maître  qui  t'inspire  : 

Tu  n'es  de  ton  dédain  coupable  qu'à  moitié; 

Car  ta  haine  pour  nous  vient  de  son  amitié. 

Je  pardonne  à  tous  deux... 

5?  tournant  fers  Arislcgiton. 

Mais  j'invite  au  silence 
Cet  homme  aux  longs  discours  plus  aigus  que  sa  lance. 
Qui  nous  fait  sagement,  derrière  les  buissons, 
La  guerre  des  bons  mots  ou  des  graves  leçons; 
Qui  se  plaint  d'exister  sous  les  Pisistratides; 


SCENE  III.  313 


Qui  va  semant  partout  ses  paroles  perfides, 

De  l'Hymette  à  Colone,  et  du  gymnase  au  port, 

Réveillant,  comme  il  dit,  le  lion  qui  s'endort; 

Pleurant  Solon,  ses  lois,  ses'exemples  suprêmes... 

Mais  Solon,  mais  ses  lois,  mais  son  cœur,  c'est  nous-mêmes  ! 

En  faveur  des  petits,  nous  pesons  sur  les  grands  ; 

Et  c'est  le  peuple  entier  qui  nous  veut  pour  tyrans: 

Il  veut  qu'on  le  nourrisse,  et  non  qu'on  le  harangue. 

Xe  prétends  plus,  chez  nous,  t'illustrerpar  ta  Lingue. 

ARISTOGITOX. 

Le  noble  Hipparquc,  ami  des  poètes  fameux, 
Me  connaît  mal,  peut-être,  en  me  jugeant  comme  eux: 
Si  jejveux'm'illustrerjoin  des  plaisirs"  frivoles, 
C'est  par  des  actions,  et  non  par  des  paroles. 

HIPP  ARQUE.' 

J'honore  tes  exploits  avant  qu'ils  soient  commis... 
Je  ne  veux  plus  avoir  de  pareils  ennemis  : 
Harmodius  et  toi,  ce  soir  je  vous  invite. 
Fêtons,  après  Pallas,  Bacchus  chez  Aphrodite. 
Vous  saurez  si,  chantant  Bathylle  à  ses  genoux, 
Anacréon  n'est  pas  le  plus  sage  entre  nous. 
Moi,  j'aimerais  à  voir,  au  milieu  de  ce  groupe, 
Comme  l'ami  des  lois  vide  et  remplit  sa  coupe, 
Comme  il  porte  le  vin,  et  s'il  a  de  l'esprit 
Quand  Myrrha  le  taquine,  et  comment  il  sourit. 

ARISTOGITOX. 

Noble  Hipparque,  avec  toi  je  souperai  peut-être; 

43 


3  r4  HARwonius. 


De  plus  près,  tous  les  deux,  nous  pourrons  nous  connaître 
Que  la  coupe  soit  d'or,  ou  qu'elle  soit  d'airain, 
Sois  sûr  que  j'y  boirai  souriant  et  serein. 

II IPP  ARQUE. 

Le  sourire  est  douteux  de  ta  froide  réponse  : 
Est-ce  la  haine  encore,  ou  la  paix  qu'il  m'annonce  ? 
Aurez-vous  donc  toujours  cette  ingrate  fierté 
Pour  l'homme  qui  se  voue  à  régir  la  cité? 
Rêveurs!  vous  bâtissez  dans  vos  contes  d'aïeules 
Un  État  où  les  lois  régneraient  toutes  seules; 
Vous  louez  le  passé,  mais  pour  insulter  mieux 
Le  droit  nouveau  des  chefs  appelés  par  les  dieux. 
Il  faut  partout  un  maître,  en  toute  république; 
La  loi  n'est  rien,  tout  est  dans  l'homme  qui  l'applique. 

LE   CHŒUR. 

Zeus  tout  puissant  aima  la  splendide  Thémis; 
A  leur  fille,  la  Loi,  le  ciel  même  est  soumis  ; 
Elle  a  précédé  l'homme  et  les  dieux  sur  la  terre, 
Et  tout  doit  se  courber  sous  son  joug  salutaire 

IIIPPARQUE. 

Qu'il  soit  dans  la  cité  tyran,  archonte  ou  roi, 
La  volonté  d'un  sage  est  la  meilleure  loi. 

SI  M  ON  IDE. 

J'aime  un  heureux  État  où,  franchement  bannie, 
La  loi  n'entrave  pas  un  tyran  de  génie  1 


SCENE    III.  31  > 

Si  quelque  adroit  mortel  ne  la  prend  par  la  main, 
Toujours  l'aveugle  loi  trébuche  en  son  chemin. 

DM    MESSAGER. 

Noble  Hipparque,  salut  !  Qu'Athéué  te  protège. 
Hippias  te  rappelle  auprès  du  saint  cortège  : 
Sur  la  marche  des  chœurs  s'élève  un  différend. 

HIPPARQUE,    s' adressant  au  cherur. 

Vous  voyez  les  douceurs  du  métier  de  tyran! 
Toujours  veiller  aux  soins  ou  des  dieux  ou  des  hommes. 
Les  esclaves  de  tous,  voilà  ce  que  nous  sommes. 
Jamais  aucun  repos  ne  nous  reste  permis  : 
Toujours  comme  Sisyphe... 

Se  tournant  vers  Harmoàiut  et  Aristogilon, 

Adieu,  fiers  ennemis! 
J'espérais  vous  gagner,  mais  j'ai  perdu  ma  peine. 

A  Sintcnide. 

Je  remets  ce  triomphe  à  ta  voix  de  sirène; 
Poète,  essaye  encor  tes  prodiges  sur  eux. 

A  Harmcdius  et  Aristcgilon. 

D'un  tyran  comme  nous,  remerciez  les  dieux, 
Mais  tâchez  d'assouplir  cette  fierté  rebelle. 
Ma  clémence  pourrait  ne  pas  être  éternelle. 

Hipparque  sert. 


316  HARMODIUS. 


SCÈNE  IV 

SIMONIDE,    HARMODIUS, 
ARISTOGITON,   LE  CHŒUR. 

SIMON  IDE. 

La  lyre  a  su  dompter  les  tigres  et  les  ours  ; 
Mais  à  ses  fibres  d'or  les  envieux  sont  sourds. 

LE    CHŒUR. 

L'aède,  obéissant  à  la  muse  immortelle, 

Tient  les  êtres  divers  enchaînés  autour  d'elle, 

Quand  il  chante  les  dieux,  les  lois  et  les  cités, 

Quand  il  fait  resplendir  la  vérité  secrète. 

Mais  celui  qui  pour  Muse  a  pris  ses  vanités, 

Qui  des  lâches  désirs  s'est  rendu  l'interprète, 

Ne  soumet  plus  le  monde  aux  vers  qu'il  a  chantés. 

SIMONIDE. 

L'âme  a  plus  d'un  désir,  le  luth  plus  d'une  fibre; 
L'aède  le  parcourt  de  son  doigt  souple  et  libre, 
Chantant  les  dieux  anciens  et  les  jeunes  amours, 


SCENE   IV. 


517 


Les  voluptés  des  nuits  et  les  travaux  des  jours. 
Pareil  à  Zeus  lui-même  en  ses  métamorphoses, 
Il  saisit,  tour  à  tour,  l'accent  de  toutes  choses: 
L'homme  et  les  fleurs,  les  arts  et  les  âges  divers, 
Parlent  chacun  leur  langue  et  vivent  dans  ses  vers. 


LE    CHŒUR. 


J'écoute  avec  soupçon  toute  corde  nouvelle 
Qu'un  mortel  ose  adjoindre  à  la  lyre  immortelle. 


HARMODIUS. 

J'écoute  avec  horreur,  au  moins  avec  ennui, 
Et  je  n'appelle  pas  honnête  homme  celui 
Qui,  de  maîtres  divers  recevant  les  salaires, 
Parle  également  bien  sur  les  sujets  contraires. 

SIMONIDE. 

Un  lourd  Géphyréen  tient  en  pareil  mépris 
Tous  les  arts  élégants,  tous  les  joyeux  esprits; 
Aux  vives  Charités  son  culte  se  refuse, 
Et  d'un  épais  encens  il  fatigue  la  Muse. 
Quand  la  cité  reluit  d'un  éclat  tout  nouveau, 
Comment  cet  homme,  aveugle  aux  sourires  du  beau, 
Ouvrirait-il  son  cœur  et  ses  longues  oreilles 
A  l'aimable  pouvoir  auteur  de  ces  merveilles! 
Ennemis  d'Hippias,  ignorez-vous  encor 
Qu'Athènes  sous  ses  mains  se  fait  de  marbre  et  d'or; 
Que  d'habiles  sculpteurs,  venus  à  sa  parole, 
Peuplent  de  dieux  charmants  la  ville  et  l'Acropole; 
Qu'au  gré  de  vos  tyrans,  par  les  Muses  nourris, 


3  I  y  HARMODIUS. 


Phœbus  vous  a  cédé  ses  plus  chers  favoris; 

Et  qu'instruisant  vos  fils  de  leurs  leçons  fertiles, 

Tous  accourent  chez  vous  des  plus  lointaines  îles? 

ARISTOGITON. 

Dans  la  libre  cité  qui  veut  garder  ses  lois, 
L'aède,  racontant  les  généreux  exploits, 
Célébrant  les  aïeux  et  les  dieux  dans  leur  temple, 
Nous  suffira;  tout  autre  est  d'un  mauvais  exemple. 
Malheur  à  qui  se  plait  à  vos  récits  menteurs, 
A  ces  impurs  conseils  semés  par  les  chanteurs, 
Et  respire  une  fois,  dans  vos  longues  orgies, 
Le  baume  assoupissant  des  molles  élégies  ! 
Au  poète  joyeux  je  ne  fais  nul  affront, 
De  lauriers  et  de  fleurs  je  couronne  son  front, 
J'y  joins,  si  vous  voulez,  un  présent  magnifique, 
Mais  je  le  reconduis  hors  de  ma  république. 

LE    CHŒUR. 

J'enchaînerai  dans  ma  cité 
Par  des  fleurs,  par  des  sacrifices, 
Près  de  l'auguste  Liberté, 
Phœbus  et  les  Muses  propices. 

Je  les  veux  toutes  retenir, 
Les  neuf  filles  de  Mnémosyne; 
Toutes  régissent  l'avenir, 
Toutes  font  une  œuvre  divine! 

Du  chœur  chaste  et  mélodieux, 
Laquelle  oseras-tu  proscrire? 


SCÈNE    IV.  319 


Laisse  à  l'Olympe  tous  ses  dieus, 
Toutes  ses  cordes  à  la  lyre. 

Que  la  cité,  riche  eu  vaisseaux, 
Livre  aux  sculpteurs  l'or  et  l'ivoire, 
Vénérant  les  sacrés  pinceaux 
Qui  font  dire  aux  murs  son  histoire. 

Non  moins  que  ses  législateurs, 
Ses  pilotes,  ses  capitaines, 
Peintres,  poètes  et  sculpteurs, 
C'est  vous  qui  fondez  notre  Athènes! 

il  a  R  m  o  d  1  u  s. 

Oui,  j'honore  entre  tous,  j'admets  pour  bienfaisants, 
De  l'œuvre  des  neuf  sœurs  les  divins  artisans. 
Je  veux  que,  dans  ma  ville  aux  splendides  colonnes, 
Peintre,  aède  et  sculpteur  reçoivent  des  couronnes. 
Mais  je  veux  que  les  arts,  d'une  commune  voix, 
Parlent  aux  citoyens,  fassent  aimer  nos  lois, 
Qu'ils  disent  les  vertus,  les  héros  qu'on  renomme 
Et  forment  un  langage  entre  les  dieux  et  l'homme. 
Je  ne  permettrai  pas  qu'au  sein  de  nos  remparts 
Un  roi  guide  à  lui  seul  le  chœur  sacré  des  arts, 
Et  fùt-il,  entre  nous,  pur,  sage,  exempt  de  Tices, 
Dispose  de  la  Muse  au  gré  de  ses  caprices. 
La  Muse,  des  flatteurs  déteste  le  métier; 
L'art  est,  comme  la  loi,  fait  pour  le  peuple  entier. 

SIMOXIDE. 

Une  ville  à  loisir  travaille  ou  se  repose, 


320  II  A  R  MO  D  IUS. 


Lorsqu'un  sage  tyran  règle  en  paix  toute  chose; 
Il  porte  à  lui  tout  seul,  pour  le  bonheur  commun, 
Le  fardeau  que  les  lois  divisent  sur  chacun. 
Nul  n'étant  plus  distrait  du  soin  de  sa  richesse, 
Chez  les  bons  citoyens  l'or  s'augmente  sans  cesse, 
Et  tous  riches,  vêtus  de  robes  à  longs  plis, 
Coulent  d'heureux  loisirs  par  la  Muse  embellis. 


IIARMODIUS. 

Au  parasite  impur  sied  l'indigne  habitude 

De  vanter  à  la  fois  l'or  et  la  servitude, 

L't  d'unir,  sur  sa  lèvre  et  dans  ses  vers  flatteurs, 

Ces  deux  mots  les  plus  vils  et  les  plus  corrupteurs. 

Rien  parmi  les  mortels  ne  circule  de  pire 

Que  l'or,  car  il  peut  tout  souiller  et  tout  détruire; 

Il  renverse  un  Etat,  arrache  à  sa  maison 

L'homme  et  l'envoie  au  loin  ramasser  du  poison; 

Il  trompe  les  esprits  les  meilleurs,  il  les  plonge 

Dans  une  épaisse  nuit  de  ruse  et  de  mensonge; 

Par  lui,  l'infâme  luxe  infecte  une  cité 

Du  ferment  de  la  peur  et  de  l'impiété! 


ARISTOGITON. 

Pour  la  cité  qu'un  maître  asservit  et  caresse, 
Va!  ne  redoute  point  l'excès  de  la  richesse. 
Nul  n'ayant  le  souci,  l'espoir  du  lendemain, 
L'or  s'enfuit  de  partout  comme  l'eau  de  la  main. 
On  dissipe  encor  verts  les  fruits  de  son  domaine; 
Un  seul  trésor  grossit,  c'est  celui  de  la  haine... 


SCÈNE    IV.  52I 


H  ARMODIUS. 

Et  comme  un  vaste  orage  amassé  lentement, 
La  haine  tout  à  coup  éclate  en  châtiment. 

SIMONIDE,   à    Harmcdius. 

Du  blond  enfant  Eros,  menace  ridicule! 

Il  prend  ses  dards  légers  pour  les  flèches  d'Hercule. 

A  Aristcgilcn. 

Lourd  dépit  d'un  faux  sage  et  d'un  ambitieux! 
Il  gronde  et  croit  tonner  comme  la  foudre  aux  cfeux  ; 
Et  s'égalant  à  Zeus,  de  son  doigt  redoutable 
Commande  à  Xémésis  et  marque  le  coupable. 
Impuissants  tous  les  deux  et  sottement  mutins; 
Ne  sachant  ni  subir,  ni  changer  les  destins! 
Puisque  vos  faibles  bras,  vos  plus  faibles  génies 
Ne  peuvent  extirper  du  sol  les  tyrannies, 
Sous  leurs  féconds  rameaux,  ainsi  que  nous,  sans  bruit, 
Jouissez  de  leur  ombre  et  partagez  leur  fruit. 
Lorsqu'Hébé  tout  en  fleurs  remplit  notre  calice, 
Laissons  a  Xémésis  son  fouet  et  sa  justice; 
Tremblons  d'usurper  rien  sur  l'office  des  dieux, 
Et  rendons-leur  hommage  en  sachant  être  heureux, 

Shnoniii  sort. 


41 


H  A  R  M  ODIl'S. 


SCÈNE  V 

HARMODIUS,    A1USTOG1TON, 
LE  CHŒUR. 

Il  A  KM  OUI  US. 

Voili  ces  vils  chanteurs  qu'Hipparque  sait  élire 
Pour  corrompre  le  peuple  en  corrompant  la  lyre  ; 
Voilà  ces  histrions,  trop  écoutés,  hélas! 
Dont  il  marche  entouré  dans  ta  ville,  ô  Pallas  ! 

ARISTOGITOX. 

Héritiers  d'un  tyran,  les  fils  de  Pisistrate 

Se  divisent  entre  eux  sa  tâche  scélérate; 

Pour  fonder  leur  pouvoir,  ils  veulent,  à  la  fois, 

Tuer  les  vieilles  mœurs  avec  les  vieilles  lois; 

Et,  comme  ils  ont  détruit  tant  d'hommes  héroïques, 

Détruire  les  vertus  qui  font  les  républiques; 

Il  y  faut  de  l'audace  et  de  la  trahison  : 

Hippias  est  le  fer,  Hipparque  est  le  poison. 

LE    CHŒUR. 

O  déplorable  ville,  où,  des  fleurs  sur  la  tête, 


525 


Les  citoyens  hagards  rêvent  de  noirs  combats; 
Où  la  discorde  en  feu  couve  au  sein  d'une  fête! 
Mer  pleine  de  soleil  et  grosse  de  tempête, 
Monde  où  tout  rit  là-haut,  où  tout  gronde  là-bas! 

Qui  peut  rendre  à  ton  cœur  la  paix  de  ton  visage  r 
Ta  lèvre  exhale  au  loin  des  chants  mélodieux, 
Et  tes  flancs  sont  troublés  par  la  haine  sauvage  ; 
Pareils  aux  volcans  sourds,  aux  fleuves  sans  rivages, 
Quand  luttait  le  chaos  contre  les  premiers  dieux, 

Pendant  les  longs  discords  d'Uranus  et  de  Gée, 
Avant  que  régnât  Zeus,  le  vainqueur  des  Titans, 
Qu'il  eût  contraint  Phœbus  à  sa  course  obligée, 
Et  de  sa  forte  main,  du  foudre  encor  chargée, 
Eut  affermi  la  terre  et  les  cieux  hésitants. 

O  déplorable  ville,  où  nul  n'est  à  sa  place, 

Où  les  lois  sont  une  arme  au  lieu  d'être  un  lien, 

Où  les  plus  élevés  ont  l'àme  la  plus  basse, 

Où  le  chef  s'associe  avec  la  populace 

Pour  mettre  sous  le  joug  les  pâles  gens  de  bien  ; 

Où  les  plus  généreux  sont  pousiés  vers  le  crime; 
Où  ceux  qu'un  juste  chef  unirait  tous  à  lui, 
Tous  les  hommes  d'un  sang  illustre  et  magnanime, 
S'ils  veulent  secouer  le  joug  qui  les  opprime, 
Ébranlent  tout  l'Etat  dont  ils  seraient  l'appui! 

O  déplorable  ville,  où  la  lyre  infidèle 

Divise  au  lieu  d'unir  et  corrompt  les  humains; 

Où  le  sage  est  conduit  à  se  défendre  d'elle; 


32  J  IIARMODIUS. 


Où  l'art  n'a  plus  de  lois  et  de  chaste  modèle; 
Et  d'où  s'enfuit  la  Muse  en  se  tordant  les  mains! 
Laisseras-tu,  Pallas,  la  Ménade  insensée 
Inspirer  son  vertige  à  tes  adorateurs? 
Ah  !  la  terreur  saisit  et  glace  ma  pensée  ! 
Reviendras-tu  jamais,  ô  sagesse  offensée, 
De  la  sainte  Acropole  habiter  les  hauteurs? 


ARISTOGITON'. 

Ces  terreurs,  ô  vieillard,  sont  peut-être  d'un  sage; 
Mais  plus  un  mot  de  plainte  et  de  mauvais  présage  : 
La  sœur  d'Harmodius,  Ismène,  vient  à  nous. 
N'effrayons  pas  la  vierge  au  regard  chaste  et  doux  : 
C'est  un  sourire  ami  que  Pallas  nous  adresse. 
Telle  au  divin  Ulysse,  en  sa  noire  détresse, 
Quand  l'écume  des  flots  souillait  encor  ses  flancs, 
Parut  Nausicaé,  grande  et  fière  aux  bras  blancs; 
Artémis  est  moins  svelte,  Hélène  était  moins  belle, 
Quand  les  vieillards  troyens  se  levaient  devant  elle. 

LE    CHŒUR. 

La  noble  canéphore  hésite  en  son  chemin, 
Sa  corbeille  de  fleurs  oscille  sous  sa  main. 


S  Ct  NT   VI.  525 


SCÈJ^E    VI 

ISMÉXE, 

HARMODIUS,    ARISTOGITOX, 

LA  NOURRICE  D'ISMÈXE, 

LE  CHŒUR. 


HARMODIU  S. 

Quoi  !  malgré  ton  devoir  de  noble  Athénienne, 
Au  cortège  des  dieux  tu  manques,  chère  lsmène! 
Une  larme  tremblante  obscurcit  ton  regard  : 
Quel  malheur,  quel  caprice  a  causé  ce  retard? 
Va,  dans  les  rangs  sacrés,  va  prendre  enfin  ta  place. 


O  mon  frère,  une  insulte  est  faite  à  notre  race. 
Je  n'ose,  devant  tous,  raconter  cet  affront, 
Te  mettre  au  cœur  la  haine  et  la  rougeur  au  front. 
Le  silence  convient  aux  humbles  jeunes  filles. 

LA    NOURRICE. 

Selon  le  droit  sacré  des  antiques  familles, 
Portant  sur  ses  cheveux  sa  corbeille,  ta  sœur 


J26  IIARMODIUS. 


Déjà  marchait,  parmi  les  vierges,  dans  le  chœur; 
Hipparque  vient.  D'un  ton  d'amère  raillerie: 
«  Cesse,  ô  vierge,  a-t-il  dit,  d'orner  la  Théorie; 
La  beauté  seule,  ici,  ne  donne  pas  le  rang: 
On  n'admet  aux  honneurs  de  la  déesse  Athène 
Que  les  Athéniens  d'origine  certaine.  » 
Les  hardis  étrangers  qui  le  suivent  toujours 
De  leurs  rires  impurs  appuyaient  ce  discours. 
J'ai  voulu  résister,  mais  la  troupe  insolente 
Allait  porter  la  main  sur  Ismène  tremblante... 
Nous  avons  fui,  tâchant  d'éviter  tous  les  yeux, 
Et  prenant  à  témoin  les  ombres  des  aïeux. 


11 ARMODIUS. 

O  ma  race,  ô  ma  sœur,  lâchement  outragées, 
Je  vous  fais  le  serment  que  vous  serez  vengées  ! 
Cet  homme  périra! 


Mon  frère,  exauce-moi  ! 
Un  si  terrible  coup  retomberait  sur  toi. 
Que  me  font  la  vengeance  et  la  justice  même? 
Je  ne  hais  nul  mortel,  ô  mon  frère,  et  je  t'aime! 
Ce  combat  inégal,  pour  ma  cause  entrepris, 
Te  condamne  au  trépas,  et  ta  sœur  au  mépris. 
Quand  la  guerre  s'allume  au  sujet  d'une  femme. 
Si  pure  qu'elle  soit,  on  la  tient  pour  infâme. 
Frère!  épargne  à  ta  sœur  ce  renom  flétrissant 
Des  femmes  dont  l'orgueil  coûta  des  flots  de  sang 


SCENE     VI. 


II  A  R  M  O  D I  U  S. 


Va!  que  le  coup  tenté  soit  heureux  ou  néfaste, 
Ton  nom  restera  pur  comme  ton  âme  est  chaste, 
Ismène!  Et  l'on  saura  que  j'avais  dans  le  cœur 
Un  autre  amour  encor  que  l'amour  Je  ma  sœur; 
Qu'en  punissant  de  mort  des  paroles  hautaines, 
J'étais  moins  ton  vengeur  que  le  vengeur  d'Athènes; 
Que  je  revendiquais  les  droits  de  ma  cité, 
Et  qu'enfin,  si  je  meurs,  c'est  pour  la  liberté. 


ARISTOGITOX. 


Ami,  je  m'associe  à  ta  double  vengeance, 
Avec  tous  tes  amours  je  suis  d'intelligence, 
Et  je  mourrais  heureux  de  servir  à  la  fois 
La  sœur  d'Harmodius,  la  patrie  et  les  lois. 


Ah  !  maudits  soient  mes  pleurs  et  ma  lâche  colère  ! 

L'injure  semblait  faite  à  ma  race,  à  mon  père... 

Mais  j'aurais  honte,  ici,  quand  le  sang  peut  couler, 

Si  je  ne  sentais  pas  tout  dépit  s'envoler. 

Par  la  sainte  pitié,  par  l'amour  qui  nous  lie, 

Oubliez  cette  offense,  ainsi  que  je  l'oublie. 

Si  cet  homme  est  cruel,  s'il  règne  injustement, 

Laissons  à  Xémésis  le  soin  du  châtiment, 

Frère!  et  n'aiguise  pas  ton  courroux  et  tes  armes 

Pour  un  ennui  qui  vaut  à  peine  quelques  larmes. 

ÎIARMODIUS. 

Aux  hommes  seuls,  ma  sœur,  il  doit  appartenir 


3  28  HARMODIUS. 


De  juger  d'un  affront,  d'absoudre  ou  de  punir. 
Le  devoir  d'une  femme  astreinte  à  la  décence 
Est,  sur  ces  questions,  de  garder  le  silence. 
Viens,  la  maison  t'attend  :  c'est  ton  domaine,  à  toi  ; 
De  nombreux  serviteurs  y  bénissent  ta  loi. 
Je  te  suis  jusqu'au  seuil  du  temple  domestique; 
On  te  vit  trop  longtemps  sur  la  place  publique  : 
Une  vierge  en  doit  fuir  les  regards  curieux, 
Et  ne  s'y  peut  montrer  qu'au  cortège  des  dieux. 

Harmodiui,   hmhie  et  la  nourrice  scr'.cnl. 


SCÈPÇF.   VU. 
ARISTOGITON,   LE    CHŒUR. 

ARISTOGITOX. 

Lorsqu'un  maître  orgueilleux,  déchaînant  sa  rudesse, 

Frappe  jusqu'à  nos  sœurs  aux  pieds  de  la  déesse, 

Qu'osant  nous  disputer  nos  droits  religieux, 

O  vieillards!  il  défait  ce  qu'ont  fait  les  aïeux, 

Faut-il  laisser  grandir  cette  audace  insolente, 

Et  différer  encor  la  vengeance  trop  lente? 

Un  tyran  s'éleva  ;  le  rusé  parvenu 

Voilait  sous  la  douceur  son  pouvoir  contenu  ; 

Mais  sou  fils  lui  succède,  et  l'insolence  éclate; 


SCÙN'E    VII.  329 


Hippias  nous  a  fait  regretter  Pisistrate, 
Et  si  l'hérédité  ne  se  brise  aujourd'hui, 
Les  enfants  d'Hippias  seront  pires  que  lui. 
Ceux  que  la  tyrannie,  indulgente  nourrice, 
Langea  de  pourpre  et  d'or,  berça  dans  le  caprice  ; 
Qui,  dès  leurs  premiers  jeux,  ont  eu  mille  moyens 
De  prendre  pour  hochets  les  droits  des  citoyens, 
Ceux-là,  voyant  leur  race  impunie  et  prospère, 
Osent  ce  que  jamais  n'aurait  osé  leur  père. 
Malheur  à  la  patrie,  à  nos  dieux,  à  nos  lois, 
Si'ce  pouvoir  impur  meurt  et  renaît  trois  fois  ! 
Humiliés  déjà  nous  portons  des  entraves, 
Mais  nos  fils  seront  vils  et  vendus  comme  esclaves! 

LE    CHŒUR. 

Des  maux  que  tu  prévois  les  dieux  nous  défendront  : 
La  honte  de  ce  joug  tomberait  sur  leur  front. 
Athène  leur  est  chère;  Athène,  entre  les  villes, 
Sait  mieux  les  honorer  dans  ses  pompes  civiles, 
Et  mieux  faire  sourire  en  groupes  lumineux 
Le  marbre  des  frontons  qu'elle  a  bâtis  pour  eux. 
Pallas  ne  verra  pas  sur  l'Acropole  antique 
La  noire  servitude  obscurcir  notre  Attique; 
L'olivier  de  la  paix  y  naquit  de  ses  mains  ; 
Déméter  y  donna  le  froment  aux  humains, 
Et,  d'un  coup  de  trident,  frappé  sur  notre  terre, 
Poséidon  créa  l'ardent  coursier  de  guerre. 

ARISTOGITOX. 

Au  pays  de  Cécrops,  Zeus  et  les  dieux  sauveurs 
Prodiguèrent  encor  de  plus  riches  faveurs  : 

42 


330  IIARMODIUS. 


Ils  y  firent  germer  une  vaillante  race 

D'hommes  forts,  d'hommes  fiers,  libres  et  pleins  d'audace, 

Sachant  se  protéger  et  se  passer  de  rois, 

N'acceptant  d'autre  joug  que  le  niveau  des  lois, 

Et  capables  enfin,  dans  les  heures  suprêmes, 

De  lutter,  comme  Ajax,  contre  les  dieux  eux-mêmes. 

Nous  sommes  de  ceux-là  !  mais  notre  sort  vaut  mieux  : 

Nous  combattons  un  homme  et  nous  servons  les  dieux. 

Ils  nous  doivent  leur  aide  et  des  armes  certaines, 

Quand  nous  revendiquons  la  liberté  d'Athènes. 

A  pleines  mains  déjà,  puisant  à  leur  trésor, 

L'amitié  nous  revêt  de  son  armure  d'or, 

Et  doublant  nos  vertus  de  sa  force   invincible, 

Nous  rend  tout  sort  heureux  et  toute  œuvre  possible. 

Ce  qu'un  courage  seul  eût  trouvé  hasardeux, 

Sûrs  du  même  destin,  nous  l'oserons  tous  deux. 

LE    CHŒUR. 

La  divine  amitié,  féconde  en  beaux  exemples, 

Fait  les  héros  et  les  vainqueurs  ; 
Dans  l'âme  des  vaillants  elle  choisit  ses  temples, 

Et  n'habite  que  les  grands  cœurs. 

Les  plus  nobles  exploits  qu'ait  adorés  la  Grèce. 

Trésors  conquis,  monstres  domptés, 
Rois  oppresseurs  frappés  d'une  arme  vengeresse, 

Murs  construits  des  hautes  cités, 

C'est  ton  œuvre,  amitié  !  tu  prends  dans  une  ville 
Tous  les  plus  beaux,  tous  les  plus  forts  ; 

Tu  régnas  sur  Hercule  ainsi  que  sur  Achille  ; 
Aux  enfers  tu  ravis  les  morts. 


SC  EX  F.    Vil. 


351 


L'u  couple  généreux  est  tel  qu'un  char  de  guerre 

Lancé  contre  cent  bataillons, 
Qui  de  sa  double  faux  tranche  l'épi  vulgaire 

Comme  le  blé  dans  les  sillons. 

Il  court  !  une  main  ferme  au  quadrige  rapide 

Fait  sentir  le  fouet  et  le  frein  ; 
L'habile  archer,  couvert  par  une  double  égide, 

Darde  les  javelots  d'arain. 

Ainsi,  ton  char  nous  fraye,  Amitié,  la  carrière 

Où,  multipliant  ses  exploits, 
Chacun  des  deux  guerriers,  soutenu  par  son  frère, 
e  et  frappe  et  vole  à  la  fois. 

Heureuses  les  cités  où  des  couples  d'athlètes, 

Unis  par  de  mâles  travaux, 
L'un  l'autre  s'excitant  aux  combats  comme  aux  fêtes, 

Marchent  amoureux  et  rivaux  ! 

Jamais,  dans  leurs  remparts,  la  tyrannie  assise 

Ne  pèsera  longtemps  sur  nous; 
Car  il  faut  pour  régner  qu'elle  trompe  et  divi.  e 

Les  hommes  haineux  et  jaloux  ; 

Car  le  tyran  succombe  à  sa  charge  trop  rude, 

Amitié,  quand  tes  forts  liens 
Unissent  vaillamment  contre  la  servitude 

Les  âmes  des  bons  citovens  ! 


3?2  HARMODIUS. 


SCÈC^E      VIII 

HARMODIUS,  ARISTOGITON, 
LE    CHŒUR,    SECOND   CHŒUR. 

Jeunes  gens   armés    d'épées   cachées  sous   des  branches   de  msrle. 


HARMODIUS. 

Vieillards,  les  longs  discours,  la  prudence  indécise, 
Précèdent  sagement  une  fière  entreprise; 
Mais  au  plus  insensé  le  plus  sage  est  pareil, 
Quand  la  forte  action  ne  suit  pas  le  conseil. 
Il  est  bon  d'invoquer,  dans  un  instant  suprême, 
L'esprit  des  justes  dieux,  mais  de  frapper  soi-même. 
Tandis  que  vos  regards  consultaient  l'horizon, 
Mes  amis  tout  armés,  remplissaient  ma  maison  ; 
Sous  mon  toit,  favorable  à  leur  ligue  secrète, 
Avant  qu'on  m'offensât  la  vengeance  était  prête. 
Ce  n'est  pas  mon  orgueil,  l'affront  fait  à  ma  sœur, 
Ce  n'est  pas  mon  courroux  qui  poursuit  l'oppresseur, 
Parmi  nous,  dès  longtemps,  l'œuvre  était  commencée, 
Car  notre  mère,  Athène,  est  la  grande  offensée. 

ARISTOGITON'. 

Oui,  c'est  l'heure  d'agir,  amis,  plus  de  retard  ! 


SCENE    VIII.  533 


Donnez-moi  le  bouquet  de  myrte  et  le  poignard, 
Marchons  !  Moi,  le  plus  vieux,  j'ai  mon  droit  et  je  l'aime  : 
Je  passe  le  premier  et  je  frappe  de  même. 

LE    CHŒUR. 

Jeunes  gens,  jeunes  gens,  ne  tentez  pas  le  sort  ! 
Votre  présomption  vous  conduit  à  la  mort. 
C'est  peu  que  la  justice,  en  notre  époque  sombre  ; 
L'audace  et  la  vertu  céderont  sous  le  nombre. 
Vous  êtes  seuls  debout,  tout  le  peuple  est  soumis  ; 
Vous  serez  submergés  sous  des  flots  d'ennemis. 
Comme  les  blancs  agneaux,  du  torrent  qui  les  noie, 
Des  Thraces  d'Hippias  vous  serez  tous  la  proie. 

SECOND    CHŒUR. 

Va  !  nous  sommes  nombreux,la  jeunesse  est  pour  nous  ; 

Un  signal,  notre  exemple  armera  son  courroux. 

Quand  nul  n'espère  plus,  seule  elle  espère  encore  : 

Après  cette  nuit  sombre,  elle  attend  une  aurore  ; 

Son  regard  vif  et  pur  que  rien  ne  peut  ternir 

Devine  à  l'horizon  quelque  grand  avenir. 

Et  toi-même,  ô  vieillard,  je  sens  ton  cœur  qui  vibre; 

Disciple  de  Solon,  tu  veux  Athènes  libre; 

Tu  mourras  vaillamment,  s'il  le  faut,  et  tu  crois, 

Qu'un  jour  prochain  verra  le  triomphe  des  lois. 

LE     CHŒUR. 

Oui,  nous  verrions  la  fin  des  hontes  où  nous  sommes, 
Si  votre  ardeur  brûlait  chez  tous  les  jeunes  hommes 
Mais  sous  leurs  fronts  charmants,  sous  leur  rire  vermeil, 


3  34  HARMODIUS. 


L'àme  dort  d'un  profond  et  lugubre  sommeil, 
Satisfaits  des  travaux  et  des  amours  faciles, 
Ils  passent  à  l'écart  de  nos  luttes  civiles, 
Incapables  de  haine,  et  de  leur  ton  moqueur 
Raillant  le  saint  courroux  qui  gonfle  votre  cœur. 

SECOND    CHŒUR. 

Cesse,  ô  vieillard,  ta  longue  plainte. 
Va  !  chez  ce  peuple  audacieux 
La  jeunesse  n'est  pas  éteinte, 
Pas  plus  que  le  soleil  aux  cieux. 
Quand  ton  paie  hiver  se  lamente, 
La  sève  dans  nos  bois  fermente, 
L'amour  réveille  les  oiseaux; 
Et  dans  l'ombre  qui  s'évapore, 
Les  coursiers  rouges  de  l'Aurore 
Bondissent  déjà  sur  les  eaux. 

Sous  la  neige,  au  fond  du  cratère, 
Bouillonne  un  métal  dévorant  ; 
Les  impuretés  de  la  terre 
Disparaîtront  sous  ce  torrent  ; 
Lt  ceux  dont  la  fière  sagesse, 
De  cette  lave  vengeresse 
Accuse  aujourd'hui  la  torpeur, 
Devant  son  déluge  sublime 
Fuiront  tremblants  de  cime  en  cime, 
Vieillard,  et  toi-même  auras  peur! 

L'àme  de  vos  fils  se  recueille, 
Et  songe,  vous  laissant  parler  ; 
Et,  comme  la  fleur  sous  la  feuille. 


scuxe  vin.  535 


Se  voile  avant  d'étinceler. 
Mais  laissons  faire  à  la  nature, 
lit  d'un  océan  de  verdure 
Sort  le  printemps  ressuscité. 
Il  suffit,  pour  que  tout  renaisse, 
Que  ton  œil  de  flamme,  ô  jeunesse  ! 
Lance  un  éclair  dans  la  cité. 

PREMIER    CHŒUR. 

Après  ce  calme  impur,  l'orage  m'inquiète. 
Je  hais  ces  coups  subits,  ces  sauvages  réveils, 
Dont  la  fureur  succède  à  de  lâches  sommeils  : 
Je  redoute  un  beau  jour  au  prix  d'une  tempête. 

Le  navire,  entamé  dans  la  lutte  des  flots, 
Traîne  un  secret  danger  sur  la  mer  la  plus  belle. 
Jamais  coup  de  poignard  ne  tranche  une  querelle, 
Et  la  paix  ne  surgit  de  l'ombre  des  complots. 

J'aime  que,  sans  fléchir  dans  sa  haine  paisible, 
Sans  rêver  de  vengeance  et  de  sanglants  exploits, 
On  oppose  aux  tyrans  une  dme  incorruptible, 
Et  qu'on  use  leur  joug  au  fer  des  vieilles  lois. 

SECOND    CHŒUR. 

Vieillard,  ta  prudence  est  glacée  ; 
Ton  front  mesure  sa  pensée 
Aux  lenteurs  d'un  sang  refroidi. 
Ne  verse  plus  sur  mon  courage 
La  neige  épaisse  de  ton  âge, 
Ta  nuit  lourde  sur  mon  midi. 


336  HARMODIUS. 


Rien  n'allume  plus  dans  tes  veines 
Le  feu  des  amours  ou  des  haines, 
La  sainte  ivresse  des  héros. 
Ton  cœur,  patient  sous  l'insulte, 
Est  inhabile  au  noble  culte 
Ou  de  Némésis  ou  d'Ëros. 

Je  vénère  ta  longue  vie  ; 
Mais  accorde  à  ma  jeune  envie 
Ce  combat...  fût-il  incertain! 
Mon  âge  est  prompt  à  la  colère  ; 
C'est  à  moi  d'être  téméraire  ; 
Ainsi  l'a  voulu  le  destin. 


HARMODIUS. 

Amis,  nous  laissons  fuir  l'occasion  propice  ; 
Le  destin  nous  la  donne,  et  veut  qu'on  la  saisisse, 
Et  les  dieux  offensés  se  vengeraient  sur  nous, 
Si  la  victime  offerte  échappait  à  nos  coups. 
Sous  les  yeux  d'Hippias,  plein  d'orgueil, et  de  joie, 
Ecartant  tout  soupçon  la  fête  se  déploie. 
De  ses  gardes  impurs  un  instant  séparé, 
Le  tyran  se  confie  au  cortège  sacré. 
Et  dans  le  Céramique,  en  dehors  de  la  ville, 
Sa  voix  dirige  en  paix  cette  foule  tranquille. 
La  porte  Dypilon,  pour  notre  coup  de  main, 
Tout  près  d'ici,  nous  ouvre  un  rapide  chemin! 
Marchons  !  Allons  cueillir  la  victoire  certaine 
Qui  nous  rend  immortels  et  qui  délivre  Athène. 


SCENE  IX.  337 


SCÈ3X.E   IX 

ISMÊNE,  HARMODIUS, 

ARISTOGITOX,   LE    CHŒUR. 

SECOND    CHŒUR. 


Frère  !  en  ce  jour  déjà  si  cruel  pour  ta  sœur, 

A  quels  pires  tourments  vas-tu  livrer  son  cœur? 

Sous  notre  toit,  a  peine,  à  tes  cotés  rentrée, 

Avais-je  déposé  la  corbeille  sacrée, 

Et  du  voile  de  fête,  en  mon  appartement, 

Rejeté  de  mon  front  l'inutile  ornement, 

Je  te  croyais  encor  dans  la  chère  demeure, 

Et,  comme  je  le  fais  chaque  fois  que  je  pleure. 

Entre  tes  bras  aimés,  sous  ton  regard  serein, 

J'allais,  déjà  riante,  oublier  mon  chagrin... 

Tu  n'es  plus  là!  j'apprends  des  serviteurs  en  larmes 

Qu'une  troupe  d'amis,  nombreux,  cachant  des  armes 

Dans  l'ombre  t'attendait  ;  que  tu  sors  avec  eux  ; 

Que  vous  marchez  sans  bruit  et  d'un  air  belliqueux. 

J'ai  tout  compris  !...'Le  cœur  sent  de  loin  sa  ruine, 

Et  le  danger  d'un  frère  aisément  se  devine, 

Va  !  je  sais  à  quelle  œuvre,  à  quelle  mort  tu  cours! 

43 


338  1IARM0DIUS, 


H  A  R  M  O  D  IU  S  , 


Je  serai   vrai,  l'instant  n'est  pas  aux  longs  discours, 
Arme-toi  de  vertu,  si  le  sort  m'est  contraire. 
Oui,  je  vais  attaquer  Hippias  et  son  frère  ! 
Je  veux  —  et  ces  amis  sont  là  qui  m'aideront  — 
Satisfaire  ma  haine  et  venger  ton  affront. 


Va!  je  n'ai  point  de  haine  et  ne  sens  plus  l'offense, 
Tu  sais,  toi  qui  connais  mon  cœur  dès  notre  enfance. 
Que  nul  ressentiment  n'y  dura  tout  un  jour, 
Frère,  et  qu'il  ne  partage  avec  toi  que  l'amour. 
Que  ce  soit  pour  ta  sœur,  pour  les  lois  elles-mêmes, 
Ne  t'en  va  pas  mourir,  ô  frère,  si  tu  m'aimes  ! 


H  a  r  m  o  d  1  u  s . 

Non,  je  ne  mourrai  point,  enfant,  sois  sans  effroi! 
Je  combats  pour  Athène  encor  plus  que  pour  toi. 
Je  vaincrai  !  je  le  sens  à  mon  espoir  tranquille  ; 
Car  je  porte  avec  moi  les  destins  de  ma  ville. 
Je  sens  qu'un  grand  ouvrage,  en  ce  jour  glorieux, 
Sera  dans  notre  Attique  accompli  par  les  dieux, 
Que  la  liberté  sainte  en  aimera  l'histoire; 
Et  j'augure  en  mon  cœur  une  illustre  victoire. 


Mon  cœur  ne  me  dit  rien  des  volontés  du  sort; 
Mais  je  t'aime,  et  je  tremble,  et  je  pense  à  ta  mort. 


scène  ix.  359 


II  A  R  M  O  D  I  C  S  . 


J'accepte  le  trépas,  s'il  délivre  ma  ville  ; 

Ilion  n'est  tombé  qu'après  celui  d'Achille  ; 

Et  des  dieux,  pour  scn  peuple,  un  homme  obtient,  souvent, 

Par  une  belle  mort,  plus  qu'il  n'eût  fait  vivant. 

Peut-être  ils  m'ont  choisi  pour  ce  rôle  sublime  ! 

ISMÉXE. 

Quel  oracle  a  parlé,  désignant  la  victime? 

II  A  r  m  o  d  i  c  s . 
L'oracle  intérieur  qui  m'ordonne  d'agir. 


Tu  peux  lui  résister  sans  avoir  a  rougir. 
Ce  n'est  pas  Dieu  qui  parle  en  toi,  c'est  ta  colère, 
lit  la  mort  où  tu  cours  n'aura  point  de  salaire  ; 
Tu  t'immoles  toi-même  et  de  ta  propre  main. 

HARMOD1US. 

Qu'importe  que  je  meure,  ou  ce  soir,  ou  demain  ! 
Sait-on,  sous  des  tyrans,  ce  qui  vous  reste  à  vivre? 
Mais  que  ma  mort  au  moins  soit  un  exemple  à  suivre  ! 
Je  puis  donner  mon  sang,  il  n'appartient  qu'à  moi; 
Ainsi  l'a  fait  Codrus,  qui  fut  le  dernier  roi. 
Moi,  je  serai,  sauvant  comme  lui  notre  Attique, 
Le  premier  citoyen  mort  pour  la  république. 


340  HARMODIUS. 


LE    CHŒUR, 


Oui,  jeune  homme,  il  est  beau  d'aller  au  premier  rang 
Combattre  pour  sa  ville  et  verser  tout  son  sang  ; 
Mais,  sans  l'ordre  des  dieux,  et  par  sa  seule  envie, 
Nul  homme  n'a  le  droit  d'abandonner  la  vie, 
Et  le  supplice  attend,  près  du  Styx  odieux, 
Ceux  qui  veulent  ainsi  mourir  malgré  les  dieux. 

HARMODIUS. 

Je  suis  soumis  aux  dieux  d'Athène  et  de  la  Grèce  ; 
J'ai  reçu  de  leurs  mains  cette  arme  vengeresse  ; 
Mon  cœur  m'a  dit  bien  haut  que  leur  ordre  est  venu, 
lit  je  vais,  sans  terreur,  affronter  l'inconnu. 
C'est  la  sainte  Pallas  que  je  sens  dans  mes  veines  ; 
Je  reconnais  sa  trace  à  des  clartés  sereines. 
Il  faut,  m'a-t-elle  dit,  que  sa  cité  sans  roi 
Soit  aujourd'hui  vengée  et  soit  libre  par  moi  ! 
Du  sang  qui  doit  couler  dans  les  Panathénées 
Germeront  pour  nos  fils  de  hautes  destinées. 
J'obéis  !...  O  ma  sœur,  soyons  forts  tous  les  deux  ; 
Rentre  dans  ta  maison,  va  supplier  les  dieux  ; 
Sois  soumise  au  destin,  laisse-moi  mon  courage  ; 
Sèchetesyeux...Les  pleurs  sont  d'un  mauvais  présage. 


Qui  ne  pleuierait  pas,  quand,  jaloux  de  mourir, 
Un  frère  au  coup  fatal  va  lui-même  s'offrir  ! 

HARMODIUS. 

S'il  le  faut,  je  mourrai,  je  te  le  dis  sans  feinte. 


SCENE    IX.  341 

ISMÉXE. 

Suis  plutôt  les  conseils  de  mon  amitié  sainte. 

H  A  R  M  O  D  I  C  S  . 

Ne  me  conseille  pas  la  honte  et  le  remord. 


Sais-tn,  si  je  te  perds,  ce  que  j'attends  du  sort? 

Quel  n'est  point  mon  malheur  ?  l'esclavage,  peut-être, 

Va  condamner  ta  sœur  aux  caprices  d'un  maître, 

Et  dégrader  en  moi  le  sang  de  nos  aïeux. 

Ah  !  que  l'ombre  du  Styx  couvre  plutôt  mes  yeux  : 

Peut-être,  à  l'étranger  vendue,  et  loin  d'Athènes, 

J'irai  remplir  l'amphore  à  de  tristes  fontaines, 

Et,  filant  jusqu'au  soir  la  toison  des  brebis, 

Préparer  humblement  sa  couche  et  ses  habits. 

L'esclave  perd,  dit-on,  la  moitié  de  son  âme  : 

Ah  !  plus  que  la  moitié,  grands  dieux  !  quand  il  est  femme 

Toi  mort,  si  je  survis,  crois-tu  que  l'oppresseur 

Ne  se  vengera  pas  du  frère  sur  la  sœur, 

Imaginant  pour  elle,  en  sa  haine  sauvage, 

Le  plus  cruel  supplice  entre  tous  :  l'esclavage? 

Tel  sera  mon  destin.  O  mon  frère,  veux-tu 

Causer  ma  honte  au  prix  de  ta  fausse  vertu  ? 


H  A  r  m  o  d  i  u  s . 

Des  jours  qu'à  son  fuseau  la  Parque  lui  dévide 
Nul  ne  choisit  l'or  pur  ou  le  chanvre  livide. 


342  IIARMODIUS. 

Impuissant  sur  sa  vie  et  jouet  de  son  sort, 
L'homme  n'évite  pas,  mais  peut  hâter  sa  mort. 
Pourtant  les  dieux  sont  bons  et  le  destin  est  juste; 
Et  je  demande  à  Zeus,  à  la  déesse  auguste, 
Qu'ils  écartent  de  toi  l'opprobe  et  la  douleur. 
Chère  enfant  !  tu  n'as  pas  mérité  le  malheur. 

I  S  M  È  X  E  . 

Ne  l'inflige  donc  pas  à  ta  sœur  désarmée. 

IIARMODIUS. 

Va  !  tu  peux,  si  je  meurs,  vivre  encore,  être  aimée: 
Un  époux,  et  des  fils,  et  mille  soins  nouveaux, 
Te  rendront  la  douceur  de  nos  jours  les  plus  beaux. 


Nos  parents  ne  sont  plus  ;  Zeus  même  et  la  déesse 
Ne  pourraient  rendre,  hélas  !  un  frère  à  ma  tendresse. 

HARMODIUS. 

J'ai  commencé  de  vivre,  enfant,  bien  avant  toi; 
Avant  toi  je  mourrai  :  c'est  la  commune  loi. 


Puissent  les  dieux  du  Styx,  exauçant  ma  prière, 
M'accorder  la  faveur  de  partir  la  première! 

ARISTOGITOX. 

Ton  cœur,  ô  noble  Ismène,  est  trop  prompt  à  souffrir; 
Pour  s'en  aller  combattre,  on  ne  va  pas  mourir. 


SCÈNE    X.  3)3 


Nul  de  nous  n'est  encor  menacé  de  la  Parque  ; 
Mais  son  fer  touche  au  fil  d'Hippias  et  d'Hipparque. 
Ce  soir,  auprès  de  toi,  ton  frère  bien  aimé 
Reviendra  triomphant,  par  la  foule  acclamé. 
Je  t'en  fais  le  serment,  et  ma  parole  est  sûre  : 
Je  veillerai  sur  lui,  je  serai  son  armure; 
Le  fer  jusqu'à  son  cœur  n'ira  qu'en  me  perçant. 
Et  tu  le  reverras...  fût-ce  au  pris  de  mou  sang. 


Ami  d'Harmodius,  puisses-tu  longtemps  vivre  ! 
Car  si  tu  meurs,  mou  frère,  hélas  !  voudra  te  suivre. 
Vivez,  ne  tentez  pas  un  coup  trop  hasardeux  : 
Ismène  vous  implore  et  tremble  pour  tous  deux. 


SCÈPÇE  X 

UN*  CONJURÉ,  HARMOD1US,  ARIS- 
TOGITON,  ISMÉXE,  LE  CHŒUR 
SECOND   CHŒUR. 

DM    CONJURÉ. 

Athéniens,  les  dieux  ont  défait  notre  ouvrage! 
La  trahison  veillait,  trompant  votre  courage  : 
Hippias  connaît  tout  !  Vous  agiriez  trop  tard. 


344  ii  a  rm  o  nr 


Tout  à  l'heure,  un  de  nous  lui  parlait  à  l'écart, 

Et  les  yeux  du  tyran,  dans  ce  colloque  infâme, 

De  leur  fauve  sourire  ont  agité  la  flamme. 

Autour  de  lui,  tout  prêts  à  repousser  nos  coups, 

Ses  Thraces  furieux,  cette  meute  de  loups, 

Sans  doute,  en  ce  moment,  rassemblés  en  grand  nombre, 

Lui  forment  un  rempart  de  leur  phalange  sombre. 

D'autres  secours,  bientôt,  ne  lui  manqueront  pas  ; 

Hipparque  est,  dans  la  ville,  accouru  sur  mes  pas  ; 

Prompt  comme  un  léopard,  lorsqu'il  flaire  une  proie, 

Du  Léocoriou  il  traverse  la  voie. 

Ses  amis  prévenus  vont  nous  envelopper. 

Fuyons  !  il  n'est  plus  temps  de  vaincre  et  de  frapper. 

Mais  nous  pouvons  encor,  par  la  porte  Sacrée, 

Gagner  quelque  vaisseau  sous  la  voile,  au  Pirée, 

Ou  nous  dérober  tous,  étant  si  peu  nombreux, 

Remonter  le  Céphise  entre  les  pins  ombreux, 

Franchir  les  monts  Parnès  au  nord  du  Pcntélique, 

Et  tous  être,  avant  l'aube,  échappés  de  l'Attique, 


SECOND    CHŒUR. 

Mystérieux  pouvoir,  qui  n'admets  pas  d'autels, 

Trahiras-tu  toujours  la  vertu  des  mortels, 

O  Destin  !  Et  prenant  les  meilleurs  pour  victimes, 

Porteras-tu  toujours  tes  faveurs  aux  grands  crimes  ] 

Aux  lois,  aux  saintes  lois,  les  dieux  indifférents, 

Les  dieux  épousent-ils  la  cause  des  tyrans  ? 

O  Pallas-Athéné,  sérénité  suprême, 

O  lumière  de  Zeus,  vas-tu  pâlir  toi-même, 

Et,  comme  au  noir  séjour  par  les  morts  habité, 

Laisser  peser  la  nuit  sur  ta  chère  cité  ? 


Î45 


Elle  attendait  de  toi,  la  ville  sans  rivales, 
De  libres  citoyens,  des  lois  pour  tous  égales  : 
Lumineuse  Athéné,  peupleras-tu  ces  murs 
D'esclaves  sans  regards  et  de  tyrans  obscurs? 

IIARMODIl'S. 

Amis,  c'est  par  nos  mains  qu'agira  la  déesse; 
C'est  à  nous  de  l'aider  à  remplir  sa  promesse. 
Nous  sommes  tous  debout,  vaillants,  armés  de  fer; 
Pourquoi  désespérer  aujourd'hui  plus  qu'hier? 
Chacun  de  nous  savait  qu'il  y  risquait  sa  tète. 
A  défaut  de  victoire,  une  illustre  défaite 
Pour  changer  le  destin  et  contraindre  les  dieux  ; 
C'est  ainsi  que  l'ont  fait  maints  guerriers,  nos  aïeux. 
Essayons  le  combat,  notre  vertu  nous  reste: 
Aux  tyrans  plus  qu'à  nous  ce  jour  sera  funeste. 

LE    CHŒUR. 

Cest  le  plus  patient  et  non  le  plus  hautain, 
Celui  qui  sait  plier  sous  le  vent  du  destin, 
Qui  refrène  le  mieux  sa  colère  et  son  glaive, 
C'est  lui  qu'au  jour  marqué  le  sort  changeant  relève. 
Achille  est  mort  ;  Ulysse,  en  de  sages  retards, 
Ulysse  a  d'Ilion  percé  les  hauts  remparts. 
Fuyez,  ô  jeunes  gens,  on  ne  pourra  vous  suivre; 
Pour  voir  crouler  ce  joug,  il  vous  suffit  de  vivre. 

ARISTOGITON. 

Brisons  au  moins  ce  soir  le  faisceau  des  tyrans, 
Frappons  ce  règne  au  cœur  par  des  coups  différents. 
Hippias,  défendu  par  sa  phalange  thrace, 


44 


J4&  II  A  R  M  O  D  I  U  S  . 


Demeure  invulnérable  à  la  plus  ferme  audace  ; 
Mais  à  deux  pas  d'ici,  courant  au  but  fatal, 
Offrant  à  nos  poignards  un  combat  presque  égal, 
Hipparque  et  ses  amis,  et  sa  troupe  d'esclaves, 
Périront  avant  nous,  si  nous  sommes  des  braves. 

LE    CHŒUR. 

Hippias  restera,  plus  cruel  et  plus  fort. 

ARISTOGITOX. 

Que  m'importe,  ô  vieillard,  à  moi  qui  serai  mort! 

HARMODIUS. 

Mais,  avant  de  mourir,  nous  aurons,  je  le  jure, 
Réveillé  tout  un  peuple  et  vengé  notre  injure  ! 


Cède  à  ta  sœur  tremblante,  écoute  ces  vieillards  ; 
Tu  le  peux  sans  rougir.  Pars,  ô  mon  frère,  pars! 
Fuis!  ne  prolonge  pas  ta  colère  inutile; 
Tu  fais  mal  pour  ta  sœur,  tu  fais  mal  pour  ta  ville. 

HARMODIUS. 

Non  !  je  ne  saurais  fuir  et  rompre  mon  dessein, 
Mon  cœur  reste  immuable  et  ferme  dans  mon  sein, 
Le  sort  autour  de  nous  peut  changer  de  caprice, 
Nous  ne  changerons  pas!...  nous  sommes  la  justice. 
S'il  était  sous  le  ciel  un  amour,  un  devoir, 
Une  force  des  dieux  qui  me  pût  émouvoir, 
Qui  pût  me  délier  et  briser  ma  promesse. 


SCÈNE    X.  547 


Ce  serait  toi,  ma  sœur,  et  ta  douce  tendresse! 
Mais  je  ne  choisis  pas  mes  destins,  j'obéis! 
J'écoute  aveuglément  la  voix  de  mon  pays. 
Adieu!...  Mais  que  ce  jour  soit  propice  ou  contraire, 
Retiens  ceci,  retiens  ces  derniers  mots  d'un  frère, 
Ces  mots  où  je  trouvais  mon  bonheur  et  ma  Ici  : 
Per-onne,  ô  chère  enfant,  ne  t'aima  plus  que  moi. 


Prouve-moi  cet  amour,  frère,  et  consens  à  vivre. 
Je  suis  seule  en  ce  monde  et  n'ai  plus  qu'à  te  suivre. 
O  cher  Harmodius!  tous  les  nôtres  sont  morts; 
La  maison  des  aïeux  est  vide  quand  tu  sors. 
J'y  passai  dans  le  deuil  une  jeunesse  amère  ; 
Mais  je  retrouve  en  toi  ma  vénérable  mère 
Et  notre  père  auguste  :  et  ta  maie  douceur 
Me  fait  goûter  aussi  le  charme  d'une  sœur. 
En  toi  j'ai  tous  mes  dieux  et  toute  ma  famille, 
Mon  frère!  et  je  te  rends  les  respects  d'une  fille; 
Et  je  ne  sais  encor,  tant  cet  amour  est  doux, 
Si  l'on  aime  autrement  un  généreux  époux. 
Ne  laisse  pas  ta  sœur,  et  ta  fille,  et  ta  veuve, 
Subir  ce  triple  coup  et  mourir  sous  l'épreuve; 
Sois  clément  pour  toi-même  et  pour  notre  amitié; 
Si  ce  n'est  par  amour,  frère  !  au  moins  par  pitié  ! 

HARMODIUS. 

O  saintes  lois  d'Athèue,  amour  de  la  patrie! 
O  larmes  de  ma  sœur,  de  mon  enfant  chérie! 
Vos  contraires  assauts,  excitant  ma  vertu, 


34^  HARMODIUS. 


Me  rendraient  mou  essor,  si  j'étais  abattu! 

Oui,  contre  les  auteurs  de  cette  horrible  peine 

J'ai  senti  redoubler  mon  courage  et  ma  haine. 

Leurs  boucliers  d'airain  se  rompront  sous  mon  bras  ! 

Oui,  que  je  vive  ou  meure,  Hipparque,  tu  mourras! 

J'aurai  vengé  sur  toi,  sur  ta  horde  servile, 

Les  larmes  de  ma  sœur,  la  honte  de  ma  ville. 

//  tire  son  épée,  jette  les  branches  Je  mm it  mti  la  cou- 
vraient et  sort  à  grands  pas.  Aristogiton  et  ses  conjurés 
l'imitent  cl  le  suivent  en  chantant. 

SECOND    CHŒUR. 

De  ces  myrtes  en  fleurs  j'ai  tiré  mon  poignard! 
Je  brave  le  grand  nombre  et  la  Parque  incertaine; 
Je  combattrai!  Mon  cœur  me  dit  que,  tôt  ou  tard, 
Naîtra  du  sang  versé  la  liberté  d'Athènc. 


SCÈC^E    XI. 
ISMÉNE,   LE   CHŒUR. 


Mon  frère  m'abandonne!  et  des  dieux  en  courroux 
Les  sombres  volontés  se  déchaînent  sur  nous. 
Recevez-moi,  vieillards,  et,  devant  que  je  meure, 
Suppliante  à  vos  pieds,  souffrez  que  je  demeure. 


scène  xi.  349 


La  terreur  obscurcit  mes  yeux  et  ma  raison  ; 
Je  ne  saurais  marcher  jusqu'à  notre  maison  ; 
Quand  j'y  serais  portée,  à  la  faveur  d'un  guide. 
J'y  chercherais  en  vain  un  refuge:  elle  est  vide! 
Le  toit  de  mes  aïeux  n'a  plus  de  défenseur; 
Le  frère  a  refusé  d'y  protéger  sa  sœur. 
Vieillard,  vous  êtes  père  et  deux  fois  vénérable  : 
Gardez  de  tout  affront  la  vierge  misérable. 


LE    CHŒUR. 

Reste  auprès  des  vieillards,  ils  remplacent  les  dieux. 

Xe  crains  pas  qu'un  mortel  te  sois  injurieux; 

Je  t'adopte,  ô  ma  fille,  et  ta  cause  est  la  mienne, 

Je  ferai  respecter  la  vierge  athénienne, 

C'est  la  loi  de  mon  âge,  et  son  dernier  bonheur, 

De  maintenir  partout  la  justice  et  l'honneur. 

Je  veille  à  ton  destin  ;  j'ai  ma  force  et  mes  armes  : 

J'ai  la  parole  auguste,  ainsi  que  toi  les  larmes. 

Nul  n'osera  blesser  l'aïeul  qui  te  défend, 

Et  les  droits  du  vieillard  protégeront  l'enfant. 

Dans  ses  plus  noirs  discords,  à  l'abri  des  atteintes, 

La  cité  gardera  nos  deux  majestés  saintes. 

Mais  rappelle  en  tes  yeux  leur  sereine  clarté; 

Tache  de  ressaisir  ta  douce  volonté, 

Et  d'offrir  au  malheur,  en  cette  heure  suprême, 

Un  cœur  soumis  aux  dieux  et  maître  de  lui-même. 

Lorsqu'un  mortel  a  fait  pour  combattre  le  sort 

Tout  ce  que  la  sagesse  inspire  à  l'homme  fort, 

Lorsqu'au  grand  Zeus  il  a  prodigué  ses  prières, 

Et  ses  prudents  conseils  aux  amis  téméraires, 

11  doit  se  reposer  dans  un  espoir  pieux, 


350  II  A  RM  0D  IUS. 


lit,  n'ayant  point  failli,  laisser  agir  les  dieux. 
C'est  aux  vierges  surtout  que  sied  la  patience  : 
Le  sort  n'exige  rien  de  leur  douce  impuissance; 
Il  suffit  que  leur  cœur  soit  chaste  et  soit  soumis, 
Les  pleurs  et  les  soupirs  lui  demeurent  permis, 
Pleure,  mais  sois  paisible  et  sans  crainte,  ô  ma  fille  ! 
Je  veillerai  sur  toi,  je  serai  ta  famille! 
Tu  vivras  à  l'abri  de  tout  nouveau  malheur, 
Dans  ce  cercle  d'aïeux  tendres  à  ta  douleur. 


Vieillards]  entendez-vous  des  cris,  un  son  terrible? 
Il  se  passe,  là-bas,  quelque  chose  d'horrible. 
Des  pas  lourds,  des  clameurs,  des  coups  stridents  et  clairs, 
D'effroyables  soupirs  se  mêlent  dans  les  airs! 

LT5    CHŒUR. 

Hélas  !  j'ai  reconnu  des  plaintes,  des  menaces, 
Le  bruit  du  fer  sonnant  sur  l'airain  des  cuirasses. 
C'est  l'affreuse  rumeur  d'un  combat  meurtrier. 


Dieux!  n'est-ce  pas  trop  tard?  Dois-je  encor  vous  prier? 
Voilà  qu'un  sombre  vent,  d'une  haleine  brûlante, 
Apporte  jusqu'à  nous  comme  une  odeur  sanglante. 

LE    CHŒUR. 

Que  de  guerriers,  hélas  !  tombent  en  ce  moment  ! 

ISMÈNE. 

J'entends  sa  voix.  Quel  est  ce  long  gémissement! 


SCÈNE    XI.  J)I 


Dieux,  si  vous  méritez  encor  le  nom  de  justes, 
Sauvez  du  fer,  sauvez  ces  jeunes  flancs  robustes; 
Sauvez  Harmodius!  C'est  mon  frère!  A  lui  seul 
Il  est  ma  tendre  mère  et  mon  auguste  aïeul. 

LE    CHŒUR. 

Déesse  au  casque  d'or,  à  la  lance  élevée, 
Fais  que  ta  ville  sainte,  Athènes,  soit  sauvée  ! 
Juge  dans  cette  cause,  et  rends  victorieux 
Ceux  qui  rendront  ce  peuple  et  libre  et  glorieux, 
Et  qui,  des  factions  écartant  la  démence, 
Aideront  à  régner  Thémis  et  la  clémence. 


Citoyens  et  tyrans,  qu'ils  aient  tous  même  sort, 
Tous  ceux  par  qui  mon  frère  affronte  ainsi  la  mort! 
Et  périssent  vos  lois,  votre  peuple  lui-même, 
S'ils  me  coûtent  le  sang  du  seul  homme  que  j'aime! 

LE    CHŒUR. 

Ne  te  rends  point  coupable  en  tes  justes  douleurs; 
Pleure,  et  ne  mêle  pas  le  blasphème  à  tes  pleurs. 
Pallas  veillera  mieux  sur  cette  chère  tête  : 
On  peut  sortir  vivant  même  de  la  défaite. 
Espère  !  Harmodius  peut-être  est  le  vainqueur  ! 


je  sens  un  trait  mortel  pénétrer  dans  mon  cœur. 
Entends  se  rapprocher  cette  clameur  sauvage! 

LE    CHŒUR. 

N'en  tire  pas,  ma  fille,  un  plus  triste  présage. 


352 


II  ARMODIU5  . 


Moi  qui  pensais  avoir  —  ma  mère  n '.étant  plus  — 
Épuisé  tous  les  coups  à  mon  cœur  dévolus! 
A  combien  d'autres  morts  m'avez-vous  condamnée, 
Impitoyables  dieux,  et  pourquoi  suis-je  née? 

LE    CHŒUR. 

Que  de  mères  sans  fils,  de  femmes  sans  époux, 
De  filles  et  de  sœurs  dont  le  trépas  commence, 
Et  qui  vont,  comme  toi,  saigner  des  mille  coups 
Qu'échangent  les  partis  dans  la  ville  en  démence  ! 

Quel  que  soit  le  vainqueur,  la  tremblante  équité 
S'enfuit  avec  la  paix  et  la  miséricorde  ; 
Chaque  goutte  du  sang  versé  par  la  discorde 
D'une  âme  généreuse  appauvrit  la  cité. 

Dieux  cléments!  unissez  les  deux  partis  contraires, 
Dieux  protecteurs  d'Athène  et  fondateurs  des  lois, 
Faites  chez  les  mortels,  pour  cette  seule  fois, 
Naître  la  liberté  d'une  guerre  entre  frères: 

Dans  le  fleuve  Léthé  purifiez  les  cœurs! 
Lavez  de  ses  flots  purs  notre  sanglante  arène  ; 
Répandez  sur  nous  tous  cette  équité  sereine, 
Plus  difficile  encore  aux  vaincus  qu'aux  vainqueurs. 

Voici  qu'avec  des  cris  et  d'ardentes  colères 
Une  foule  revient,  le  combat  terminé... 
Quel  que  soit  le  parti,  s'il  n'a  point  pardonné, 
Il  entendra  de  moi  des  paroles  sévères. 


scène  xii  .  353 


SCÈÎ^E    XII. 


ISMÉNE,    UN   CONJURÉ, 
LE   CHŒUR,   SECOND  CHŒUR. 

LE    SECOND    CHŒUR. 

//  apporte  et  dépose  sur  la  scène  les  corps  d'Harmodius 

et  d'Aristcgiton. 

De  ces  myrtes  en  fleurs  j'ai  tiré  mon  poignard, 
J'ai  bravé  le  grand  nombre  et  la  Parque  incertaine; 
J'ai  combattu  !  mon  cœur  me  dit  que,  tôt  ou  tard, 
Naîtra  du  sang  versé  la  liberté  d'Athène. 

Oui,  cher  Harmodius,  oui,  tu  vivras  encor; 
Tu  verras  chez  les  dieux  d'autres  Panathénées, 
Achille  et  Diomède,  aux  Iles-Fortunées, 
Te  mènent,  en  chantant,  cueillir  les  pommes  d'or. 

J'ai  porté,  sous  des  fleurs,  une  arme  vengeresse; 
J'ai  paré  mon  poignard  d'un  verdoyant  feston, 
Ainsi  qu'Harmodius  et  qu'Aristogiton, 
Qui  tuèrent  Hipparque,  aidés  de  la  déesse. 

Dans  les  banquets  joyeux  que  leur  nom  soit  chanté  ! 
Ils  sont  morts,  éclatant  de  beauté,  de  jeunesse, 
Pour  rétablir  des  lois  la  sainte  égalité... 
Que  leur  nom  soit  chanté,  que  leur  vertu  renaisse. 

45 


354  HARMODIUS. 


Vieillards  !  mon  frère  est  mort,  je  vous  le  disais  bien  ! 
Mon  cœur  avait  senti  la  blessure  du  sien. 
O  cher  Harmodius,  permets  que  je  te  suive  : 
Nul  amour,  nul  devoir,  n'ordonne  que  je  vive! 
Elle  se  jette  sur  le  corps  d'Harmodius  et  le  lient  embrassé. 

UN    CONJURÉ. 

Vieillard  !  Hipparque  est  mort  !  et  voici  ses  vainqueurs. 
Fier,  et  nous  mesurant  de  ses  regards  moqueurs, 
Méprisant  notre  nombre  et  cette  arme  illusoire, 
Entouré  de  soldats,  savourant  sa  victoire, 
Le  tyran  s'approchait,  certain  qu'on  aurait  fui. 
D'un  élan  imprévu  nous  bondissons  sur  lui, 
Et  comme  un  coin  d'acier,  fendant  la  frêle  écorce, 
Pénétre  au  cœur  de  l'arbre  et  s'enfonce  avec  force. 
De  ses  amis  troublés  nous  perçons  le  rempart  : 
Le  noble  Harmodius  l'atteint  de  son  poignard, 
Et  d'un  fer  aussi  prompt  l'autre  héros  l'achève. 
Mais  tous  deux,  à  la  fois,  tombent  frappés  du  glaive. 
Terribles,  excités  par  ces  généreux  morts, 
Sur  l'infâme  troupeau  nous  redoublons  d'efforts  : 
Le  maître  n'étant  plus,  tout  fuit;  le  vil  cortège, 
Sous  notre  ardent  courroux  se  fond  comme  la  neige. 
Encore  un  coup  pareil,  et,  relevant  ton  front, 
Tu  seras  libre,  Athène,  et  les  lois  régneront! 

LE    CHŒUR. 

Hélas  1  avant  ce  règne  auguste  et  pacifique, 
Combien  de  deuils  encore  assombriront  l'Attique! 
Du  sang  de  deux  héros  précieux  à  l'Etat 


scène  xii.  355 


Vous  venez  de  payer  un  stérile  attentat  ; 

Et  pour  longtemps  voués,  peut-être,  aux  tyrannies, 

Vous  avez  déchaîné  les  noires  Erynnies. 

Croyez-vous  qu'Hippias  vous  pardonne  aisément, 

Qu'un  frère  assassiné  le  rende  plus  clément? 

Tremblez  que  la  vengeance  au  sang  ne  l'habitue! 

On  fait  des  meurtriers  chaque  fois  que  l'on  tue. 

Toujours  le  sang  qu'on  verse  est  payé  par  du  sang  ; 

Les  fureurs  des  partis  vont  toujours  grandissant. 

Tant  que  Zeus,  clairvoyant,  et  terrible  au  coupable. 

Habitera,  là-haut,  son  trône  inébranlable, 

Cette  loi  régnera,  frappera  chaque  jour, 

Qui  veut  que  l'agresseur  soit  victime  à  son  tour. 

Tel  est  le  sort;  tel  fut  l'arrêt  des  destinées 

Sur  ces  races  de  rois  au  meurtre  condamnées. 

Maintenant  que,  par  vous,  sur  la  pale  cité. 

Un  premier  meurtre  étend  cette  fatalité, 

Parmi  les  citoyens  comment  finira-t-elle, 

Cette  loi  de  vengeance  et  de  haine  mortelle! 

Quel  dieu,  nous  ramenant  à  des  instincts  plus  doux, 

Chassera  Némésis,  introduite  chez  nous? 


O  mort,  aveugle  mort,  pourquoi  t'es-tu  trompée: 
Au  lieu  d'Harmodius,  que  ne  m'as-tu  frappée? 
Il  eût  versé  les  pleurs  que  je  verse  aujourd'hui, 
Mais  il  aurait  pu  vivre,  et  moi  je  meurs  sans  lui. 

LE    CHŒUR. 

Montre-toi  digne  sœur  de  celui  que  tu  pleures, 
Sage  Ismène,  et  survis  à  ces  fatales  heures  ; 


3^6  HARMODIUS. 


Ne  livre  pas  ton  cœur,  fait  pour  rester  serein, 
Aux  noirs  emportements  de  ces  douleurs  sans  frein. 
Ce  qui  nous  vient  des  dieux,  ce  que  veut  la  nature, 
Il  faut  le  recevoir,  ma  fille,  sans  murmure. 


On  peut  donc  regretter  même  les  mauvais  jours  ! 
Hélas!  j'avais  perdu  mes  plus  saintes  amours, 
Les  dieux  m'avaient  repris  ma  mère  tant  aimée  ; 
Dans  la  triste  maison  par  le  deuil  enfermée, 
Des  injustes  destins  maudissant  le  courroux, 
Avec  toi  je  pleurais,  assise  à  tes  genoux; 
Entre  tes  chers  baisers,  l'orpheline  ingénue 
Au  comble  des  malheurs  se  disait  parvenue. 
Te  serrer  dans  mes  bras,  te  baigner  de  mes  pleurs, 
Cela  me  semblait  peu  dans  nos  âpres  douleurs  I 
Oh  !  combien  aujourd'hui  je  regrette  ces  larmes  1 
O  mon  frère,  avec  toi  qu'elles  auraient  de  charmes! 
Et  sur  ce  corps  sanglant  qui  n'entend  plus  ma  voix, 
Combien  me  semblent  doux  les  malheurs  d'autrefois  ! 
O  charme  de  ses  yeux,  de  sa  main  fraternelle,... 
Éteints  et  disparus  dans  la  nuit  éternelle  ! 
Harmodius,  mon  frère,  ô  tendre  gardien 
A  qui  j'obéissais,  et  qui  m'aimais  si  bien! 
Toi  qui  savais  donner  à  ton  ingrate  Ismène 
Mille  bonheurs  qu'alors  elle  sentait  à  peine, 
Sur  la  terre,  ô  mon  frère,  et  dans  le  noir  séjour, 
Tu  resteras,  sans  fin,  mon  plus  ardent  amour. 

LE    CHŒUR. 

Laisse-moi  t'arracher  à  sa  triste  dépouille. 


scène  xii.  557 

Un  autre  étanchera  le  sang  noir  qui  le  souille; 
Fuis  ces  lieux  menacés  d'un  combat  imminent. 

ISMÈXE. 

Vieillards,  où  voulez-vous  que  j'aille  maintenant? 

LE    CHŒUR. 

Rentre  dans  ta  maison,  je  t'y  conduis,  ma  fille. 

ISMÈXE. 

Je  n'ai  plus  de  maison,  je  n'ai  plus  de  famille. 
Les  dieux,  en  me  prenant  mon  dernier  défenseur, 
A  mourir  près  du  frère  ont  condamné  la  sœur. 

LE    CHŒUR. 

Les  dieux  n'ordonnent  pas  qu'on  attente  à  sa  vie. 


J'attendrai  que  la  mienne,  ici,  me  soit  ravie; 

Je  mourrai  sur  son  corps  sans  le  quitter  d'un  pas: 

Ceux  qui  l'ont  égorgé  ne  m'épargneront  pas. 

LE    CHŒUR. 

J'honore  tes  vertus  et  cet  amour  si  tendre. 
Vierge,  ton  sort  m'émeut,  je  saurai  te  défendre. 

ISMÈNE. 

Je  te  crois:  j'éprouvai  la  bonté  de  ton  cœur; 
Mais  du  sombre  Hippias  resteras-tu  vainqueur? 
Penses-tu  qu'il  m'épargne  et  néglige  de  faire 
L'offrande  de  mon  sang  aux  mânes  de  son  frère? 


358  HARMODIL'S. 


As-tu  pour  résister  d'autres  armes  que  moi? 

La  prière  et  les  pleurs  sont  indignes  de  toi, 

Et  jamais,  implorant  un  homme,  un  Thrace  infâme, 

La  sœur  d'Harmodius  n'abaissera  son  âme. 

Laisse-moi  donc  le  suivre  et  mourir  près  de  lui, 

Ou  de  ma  propre  main,  ou  de  la  main  d'autrui. 


SCE?CE    XIII. 

PALLAS-ATHÉNË,  ISMÈNE 
LE  CHŒUR,    SECOND    CHŒUR. 

PALI.AS-ATHÉNÉ. 

Je  t'ordonne  de  vivre;  obéis  et  sois  fière. 
Tu  peux  en  croire,  ô  vierge!  à  Pallas-Athéné : 
Tu  verras  resplendir,  eu  un  temps  fortuné, 
La  gloire  de  ta  ville  et  celle  de  ton  frère. 

O  vieillards,  il  est  bon  d'exhorter  les  humains 
A  s'abstenir  du  fer  dans  les  luttes  civiles, 
A  subir  quelques  jours  un  maître  dans  leurs  villes, 
Par  la  crainte  du  sang  qui  tacherait  leurs  mains. 

Mais,  parfois,  le  poignard  fait  œuvre  de  justice: 
Il  est  des  meurtriers  suscités  par  les  dieux, 
Quand,  pour  rompre  le  cours  de  forfaits  odieux. 
Le  destin  des  cités  veut  qu'un  homme  périsse. 


SCÈNE  XIII.  })9 


Selon  les  vieilles  mœurs  et  le  sort  rigoureux, 
Ton  frère  et  son  ami,  tombés  dans  leur  victoire. 
Ont  payé  ce  sang  vil  de  leur  sang  généreux, 
Et  du  meurtre  expié  ne  gardent  que  la  gloire, 

Je  les  déclare  purs!  Leurs  actes  sont  les  miens; 
Et  je  veux  qu'honorés  des  Muses  immortelles, 
Leurs  noms  chéris,  au  lieu  d'enfanter  des  querelles. 
Aident  a  s'entr'aimer  tous  les  bons  citovens. 

C'est  moi  qui  d'Erinnys  rompant  la  loi  funeste, 
Enseignai  le  pardon  à  ses  sœurs  en  courroux. 
Devant  ce  tribunal,  équitable  entre  tous, 
Qui  tira  de  leurs  mains  le  parricide  Oreste. 

Or,  sous  un  plus  doux  nom,  par  moi,  depuis  ce  jour, 
Les  filles  de  la  Nuit,  abdiquant  la  vengeance, 
Dans  la  ville  où  je  règne  ont  choisi  leur  séjour. 
Jurant  d'y  maintenir  une  sage  clémence. 

Car  ces  lieux  me  sont  chers,  et  j'y  veux  des  autels  ! 
Je  me  plais  dans  l'air  pur,  dans  la  pure  lumière; 
J'aime  cette  Acropole!  Et  tous  les  immortels 
Trouvent,  ainsi  que  moi,  l'Attique  hospitalière. 

J'obtiens  de  chacun  d'eux,  pour  ma  sainte  cité, 
Tous  les  plus  riches  dons  faits  à  la  race  humaine; 
Je  veux  qu'à  l'avenir,  vivant  de  mon  domaine, 
Les  peuples  soient  nourris  par  sa  fécondité. 

Voilà  donc  mes  souhaits  pour  mon  heureuse  Athènes  : 
Que  le  souffle  des  vents  conspire  avec  les  flots 


360  1IAKM0DIUS. 


En  faveur  de  ses  nefs  et  de  ses  matelots, 
Apportant  les  tributs  des  nations  lointaines; 

Que  les  blés  et  la  vigne,  autour  des  oliviers, 
Germent  à  pleins  sillons  sous  des  soleils  propices; 
Que  les  troupeaux,  orgueil  des  robustes  bouviers, 
Croissent  pour  ses  festins  et  pour  ses  sacrifices; 

Que  nul  souffle  empesté  ne  brûle  ses  guérets, 
N'y  boive  l'eau  des  puits  et  le  lait  des  mamelles, 
N'y  tarisse  le  miel,  la  sève  des  forêts, 
N'y  dessèche  les  flancs  des  fécondes  femelles; 

Que  les  blanches  brebis,  paissant  sur  les  sommets, 
Enrichissent  d'agneaux  les  campagnes  prospères; 
Que  les  venins  cachés  épargnent  à  jamais 
La  santé  des  enfants,  la  sagesse  des  pères. 

Car  j'aime  les  humains  comme  un  bon  jardinier 
Chérit  les  fleurs  qu'il  sème  et  les  arbres  qu'il  plante  ; 
Je  fais  durer  le  juste  et  sa  race  vaillante; 
J'abrite  des  vents  froids  le  bourgeon  printanier. 

Eloignez-vous,  fléaux  qui  tuez  avant  l'heure! 
Je  veux  que  chaque  vierge  et  son  robuste  amant 
Des  douceurs  de  l'hymen  jouissent  longuement, 
Et  que  la  volupté  féconde  leur  demeure. 

Oui,  je  t'aime  entre  tous,  ô  peuple  athénien! 
Je  bannis  de  tes  murs  la  haine  et  la  discorde  ; 
Je  veux  que  l'on  s'entr'aide,  et  que  le  citoyen 
Garde  à  l'étranger  même  une  miséricorde; 


SCÈNE    XIII.  j6l 


Que  jamais,  pour  venger  le  meurtre,  un  meurtrier 
Ne  lève  plus  le  fer  dans  notre  douce  Athènes! 
Gardez  pour  le  Barbare  et  des  luttes  prochaines 
La  vigueur  de  vos  bras  et  vos  instincts  guerriers. 

Je  promets  des  combats  à  votre  ardeur  féconde, 
Dignes  des  chants  troyens  et  de  vos  grands  aïeux, 
Tels  qu'aux  temps  à  venir  jamais  le  vaste  monde 
N'en  verra  d'aussi  purs  et  d'aussi  glorieux. 

Vous  irez!  vous  vaincrez,  calmes,  un  contre  mille, 
D'impures  nations  qu'un  despote  conduit  ; 
Vous  verrez  les  flots  noirs  de  cette  immense  nuit 
Mourir  dans  ma  lumière  au  pied  de  votre  ville; 

Autant  que  par  le  bras  vous  vaincrez  par  le  cœur, 
O  peuple  de  Pallas,  ô  race  bien  aimée  1 
Par  vous  des  justes  dieux  l'esprit  sera  vainqueur, 
Car  vos  combats  sont  ceux  de  la  sagesse  armée. 

Autant  que  par  le  cœur,  vous  vaincrez  par  les  lois 
Ce  vieux  monde  barbare  échoué  sur  FAttique. 
Libres,  et  mêlés  tous  à  la  chose  publique, 
Vos  citoyens  obscurs  triompheront  des  rois. 

Des  peuples,  à  son  tour,  ma  cité  sera  reine: 
Reine  par  la  sagesse  et  tous  les  arts  divers; 
Elle  fera  bénir,  dans  l'immense  univers, 
Son  joug  fait  de  lumière  et  de  beauté  sereine. 

Adorant  sa  douceur  et  son  urbanité, 
L'avenir  de  ses  dieux  lui  prendra  le  modèle; 

46 


362  HARMODIUS. 


Tout,  les  lois  et  les  arts,  les  mœurs,  la  liberté... 
Les  plus  sages  humains  auront  tout  appris  d'elle. 

De  cet  étroit  rocher  baigné  d'un  flot  vermeil, 
Jaillira  sur  le  monde  une  éternelle  flamme. 
Dans  les  champs  de  l'azur,  ce  qu'est  l'ardent  soleil, 
Athènes  le  sera  dans  les  sphères  de  l'âme. 

Si  jamais  s'éteignait  la  gloire  de  son  nom, 
Si  les  yeux  des  mortels,  après  chaque  nuit  sombre, 
Cessaient  de  se  tourner  vers  le  haut  Parthénon... 
C'est  que  l'esprit  des  dieux  serait  rentré  dans  l'ombre. 


TABL  h 


Pages. 

Préface i 

PSYCHÉ. 

Invocation- i 

Argument  du  liyre  premier ; 

LlV  RE    PREMIER 7 

Épilogue 3; 

Argument   du  livre  deuxième ;- 

Livre   deuxième 41 

Epilogue 9  ; 

Argument  du  livre  troisième 99 

Livre  troisième.   .   .       :oi 

Epilogue i;S 

ODES  ET  POÈMES. 

Dédicace 13- 

LIVRE    PREMIER 

I.  Antée 139 

II.  Les  Co>tbantes 141 

III.  Eleusis 143 

IV.  Les  Argonautes 171 

V.  Sunium r-- 


364 


LIVRE   DEUXIEME. 

Pages. 

I.  Le  poème  de  l'Arbre. 

i.      A  un  grand  Arbre 179 

11.     La  Mort  d'un  chêne 182 

ni.  Le  bûcheron ■ 188 

IL        La  Chanson  de  l'alouette 193 

III.  Al  m  a  pare  n  s !94 

IV.  A    L  A   TERR  E 201 

V.  Contre  le  repos 203 

VI.  La  Cigale 206 

VIL    Hermia 20S 

LIVRE    TROISIÈME 

I.           Amitié 249 

IL        Invocation  sur  la  montagne 251 

III.  A    UNE   BRANCHE   d'à  M  A  N  D  I  E  R 2j6 

IV.  Limpidité 2;  S 

V.  Horoscope 259 

VI.  Aux  Absents ....  265 

VIL     DaxslesRoseaux 265 

VIII.  La  Coupe 267 

IX.  Au  Printemps 271 

X.  ADI  EU  X    SUR    I.  A    MON  T  A  G  X  E 27; 

HARMODIUS. 

Dédicace.  —  A  LA  ville  d'Athexes 28; 

Harmodius • 291 


Paris.  —  Imp.  A.  Lemerre,   2;,  rue  des  Grands-Augustin:; 


>6 


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Û 


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2330         ; uvre s  poétiques 
1878 


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