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Full text of "Oeuvres; revues sur les manuscrits originaux et les éditions les plus correctes"

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OEUVRES 

DE  BOSSUET. 


TOME   XI F. 


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zoiweuu^ 


Chez 


/  A  VERSAILLES, 

LEBEI4,  Éditeiir,  imprimeur  du  Roi  et  de  rÉvcché, 
rue  Satory,  n.°  122. 

A  PARIS, 

LjE  NpRMANT^ imprimeur-libraire, rue deSeiae,ii.o  8j 
FliiLET ,  iniprimeuF-libraire ,  rue  Christine ,  n.»  5  ; 
BRUNOT  LABBE,  libraire,  quai  des  Augustins,  n.°33j 
BLAISE,  libraire,  quai  des  Augustins ,  n."  61  j 
LECLLRE,  libraire,  quai  des  Augustins,  n.**  35j 
BOSSANGE  ET  M  AS  SON,  imprimeurs -libraires,  rue 
de  Tournon  ; 

RENOUARD,  libraire,  rue  Saint-André-des- Arts  ; 
TREUTTEL  et  VURTS  ,  libraires ,  rue  de  Bourbon  ; 
FOUCAULT,  libraire,  rue  des  Noyers,  n.**  375 
AUDOT,  libraire,  rue  des  Mathurins- Saint -Jacques, 
n.°  18. 

ET  A  BRUXELLES, 
LE  CHARUER, libraire. 


1~  ^^ 


OEUVRES 

DE  BOSSUET, 

ÉVÊQUE    DE    MEAUX, 

REVUES  SUR  LES  MANUSCRITS  ORIGINAUX, 
ET  LES  ÉDITIONS  LES  PLUS  CORRECTES. 

TOME   XIV. 


A  VERSAILLES, 

DE  L'IMPRIMERIE  DE  J.  A.  LEBEL, 

IKP&IMEUn   DU   noi. 

I8I6. 


Il 


SERMONS. 


BOSSUET.    XIV. 


SERMON 


POUR 


LE  DIMANCHE  DE  QUASIMODO, 

SUR  LA  PAIX  FAITE  ET  ANNONCÉE  PAR  J.  C. 

Combien  extraordinaire  la  manière  dont  cette  paix  a  été  conclue; 
moyen  dont  Jésus-Christ  s'est  servi  pour  nous  la  procurer.  Obliga« 
tion  de  renoncer  à  tous  ses  attachemens  criminels,  et  de  quitter 
toutes  ses  intelligences  avec  le  monde ,  pour  y  participer.  Rétablis- 
sement du  commerce  entre  le  ciel  et  la  terre ,  fruit  de  celle  paix. 
Comment  est-elle  accompagnée  de  toutes  les  marques  d'une  parfaite 
réunion. 

Vcnit  Jésus,  et  stetil  in  medio,  et  dixit  eis  :  Pax  vobis. 

Jésus  vint,  et  se  tint  au  milieu  d'eux ,  et  leur  dit:  La  paix 
soit  avec  vous.  Joan.  xx.  ig. 

LiA  justice  et  la  paix  sont  deux  intimes  amies;  elles 
se  baisent,  dit  le  roi  prophète,  et  se  tiennent  si 
étroitement  embrasse'es,  que  nulle  force  n'est  ca- 
pable de  les  désunir  :  Justitia  et  pax  osculalœ 
sunt  (0.  Où  la  justice  n'est  pas  reçue  >  il  ne  faut  pas 
espérer  que  la  paix  y  vienne  ;  et  c'est  pourquoi  les 
crimes  des  hommes  ayant  chassé  la  justice  par  toute 
la  terre,  la  paix  aussi  les  avoit  quittés  et  s'étoit  re- 
tirée au  ciel,  qui  est  le  lieu  de  son  origine.  Mais 
après  que  la  mort  de  notre  Sauveur  a  eu  rétabli  la 

(*)  Ps.  x.xxxiy.  1 1 . 


4  SURL\PAIX 

justice  par  la  rémission  des  péchés,  la  paix ,  sa  fidèle 
compagne,  a  commencé  de  paroître  aux  hommes 
avec  ce  visage  tranquille  qui  porte  la  joie  dans  le 
fond  des  cœurs.  Pax  vohis  :  «  La  paix  soit  avec 
j)  vous  »,  dit  le  Fils  de  Dieu  :  et  saint  Paul  publiant 
par  toute  la  terre  la  paix  que  le  Fils  de  Dieu  nous 
a  méritée ,  écrit  aux  Romains  ces  grandes  paroles  : 
«  Etant  donc  justifiés  par  la  foi ,  nous  sommes  en  paix 
»  avec  Dieu  par  notre  Seigneur  Jésus-Christ  (0  »  ; 
reconnoissant  bien,  chrétiens,  qu'on  ne  peut  être 
en  paix  avec  Dieu,  sans  être  revêtu  de  sa  justice. 
Cette  paix  accordée  entre  Dieu  et  l'homme  par  la 
médiation  du  sauveur  Jésus,  étant  le  sujet  principal 
de  notre  évangile ,  sera  la  matière  de  ce  discours. 

Le  déluge  est  passé,  les  cataractes  du  ciel  se  sont 
refermées  :  Jésus-Christ  ayant  soutenu  tous  les  flots 
de  la  colère  divine,  qui  venoient  accabler  les  hommes  ; 
les  eaux  maintenant  se  sont  retirées,  la  colombe 
s'approche  de  nous  avec  une  branche  d'olive,  Jésus- 
Christ  s'avance  au  milieu  des  siens,  et  leur  annonce 
que  la  paix  est  faite;  Et  dixit  eis  :  Pax  vobis.  A  ce 
mot  de  paix ,  chrétiens,  tous  les  cœurs  sont  saisis  de 
joie,  tous  les  troubles  s'évanouissent,  toutes  les  pre- 
mières terreurs  se  dissipent-,  les  apôlres  épouvantés 
se  rassurent  voyant  le  Seigneur,  et  ne  se  lassent 
d'admirer  celui  qui  ayant  été  par  sa  grâce  l'unique 
négociateur  de  cette  paix,  leur  en  vient  encore  lui- 
même  donner  la  nouvelle  :  Ga\^isi  suiit  discipuli 
viso  Domino  ('^). 

Les  apôtres  ne  sont  pas  les  seuls  qui  doivent  se 

(»)  Rom.  r.  I.  -'i*)Joan.  xx.  20. 


FAITE    PAR    JÉSUS-CHRIST.  5 

rejouir  en  notre  Seigneur  de  ce  traite'  de  paix  admi- 
rable ;  et  comme  nous  y  avons  e'te'  compris  avec  eux, 
nous  devons  participer  à  leur  joie  commune.  Donc, 
mes  Frères,  réjouissons-nous,  et  rendons  grâces  au 
divin  Jésus  delà  paix.  Nous  étions  des  sujets  rebelles 
qui  nç  pouvions  éviter  la  juste  vengeance  qui  étoit 
due  à  notre  révolte;  et  enfin  notre  souverain  nous 
donne  la  paix.  O  Dieu,  qui  nous  dira  le  secret  de 
cette  importante  négociation?  de  quelle  sorte  s'est 
fiiit  ce  traité?  quelles  conditions  nous  a-t-on  don- 
nées? quels  fruits  recevra  la  nature  humaine  de  cette 
sainte  et  divine  paix?  Cest  ce  qu'il  faut  tâcher  de 
vous  faire  entendre  ;  et  trois  circonstances  de  notre 
évangile  nous  en  donneront  l'éclaircissement. 

Je  remarque  premièrement  que  Jésus  paroissant 
au  milieu  des  siens,  et  leur  donnant  le  salut  de  paix, 
«  il  leur  montre  en  même  temps  ses  mains  et  ses 
)>  pieds  »  :  Et  clnn  hoc  dixisset ,  oitemlit  cis  maniL^ 
etpedesi^);  c'est-à-dire,  les  cicatrices  de  ses  plaies 
sacrées.  Je  vois  secondement,  dans  mon  Evangile, 
que  les  apôtres  étoient  retirés ,  que  «  les  portes 
»  étoient  fermées  »  ;  Et  fores  esscnt  clausœ  ('^)  :  nul 
n'y  pouvoit  entrer  que  le  Fils  de  Dieu  ;  si  bien  que, 
les  voyant  séquestrés  du  monde,  il  vint  tout  à  coup 
leur  donner  la  paix  ;  Pax  uobis.  Et  il  redoubla  en- 
core une  fois  cette  bienheureuse  salutation,  lorsqu'il 
vit  qu'ils  le  regardoient,  et  ne  s'attachoient  qu'à  lui 
seul  ;  Dixit  ergo  eis  iterum  :  Pax  vobis  (5).  Enfin  la 
troisième  chose  que  j'ai  observée,  c'est  qu'il  leur 
fait  présent  de  ses  dons  célestes ,  il  leur  donne  son 
6aint-Esprit  :  Accipile  Spirilum  sanctum  (4).  11  les 

(0  Luc.  XXIV.  4o.  —  [?)  Joan.  xx.  1 9.  —  '\^)  Ibid.  21.  —  \:\)Jbid.  a  -î. 


6  SUR    LÀ    PAIX 

envoie  par  toute  la  terre  le  porter  à  tous  les  fidèles  : 
«  Comme  mon  Père  m'a  envoyé,  ainsi,  dit-il,  je 
»  vous  envoie  »  :  allez-vous-en  étendre  par  tous  les 
peuples  la  grâce  qui  vous  a  été  accordée  ;  «  Ceux 
)>  dont  vous  remettrez  les  péchés,  j'entends  qu'ils 
i>  leur  soient  remis  >>  :  Sicut  misa  me  Pater j  et  ego 
mitto  vos  ;..,,  quorum,  rem.iseritis  peccata ,  rem,ittun- 
tur  eis  (0.  Voilà  trois  circonstances  de  notre  évan- 
gile, lesquelles.  Messieurs,  si  nous  entendons,  nous 
y  lirons  manifestement  toute  l'histoire  de  notre 
paix.  Vous  demandez  par  quels  moyens  elle  a  été 
faite  ;  et  le  Fils  de  Dieu  vous  montre  ses  plaies  :  vous 
désirez  en  savoir  les  conditions  ;  regardez  dans  son 
Evangile  ses  disciples  séquestrés  du  monde,  qui  n'ont 
d'attachement  qu'à  lui  seul  :  vous  en  voulez  enfin 
connoître  les  fruits;  voyez  le  Saint-Esprit  répandu , 
et  les  dons  du  ciel  versés  sur  les  hommes. 

Mais  peut-être  que  ce  mystère  de  paix  ne  vous 
paroît  pas  encore  assez  clairement;  mettons-le,  s'il  se 
peut,  dans  un  plus  grand  jour,  et  réduisons  en  peu 
de  paroles  tout  Tordre  de  notre  dessein  ,  sur  le  fon- 
dement de  notre  évangile.  Ma  proposition  géné- 
rale, c'est  que  le  Fils  de  Dieu  a  fait  notre  paix;  eï 
pour  vous  en  expliquer  le  particulier,  je  dirai  pre- 
mièrement, chrétiens,  que  le  moyen  dont  il  s'est 
servi,  c'a  été  sa  mort,  et  c'est  ce  qu'il  nous  enseigne 
en  montrant  ses  plaies  :  secondement,  je  vous  ferai 
voir  que  la  condition  qu'il  nous  impose,  c'est  de 
renoncer  aux  intelligences  que  nous  avions  avec  le 
monde  et  les  autres  ennemis  de  Dieu  ;  cjest  pourquoi 
il  ne  donne  sa  paix  qu'à  ceux  qu'il  trouve  retirés  du 

(*)/(wn.  XX.  21 ,33. 


FAITE    PAU    JÉSUS-CHRIST.  7 

monde.  Enfin  je  conclurai  ce  discours,  en  vous 
proposant  les  fruits  admirables  de  cette  sainte  et 
divine  paix  ,  par  le  rétablissement  du  commerce 
entre  le  ciel  et  la  terre  ;  et  c'est  ce  que  le  Fils  de 
Dieu  nous  fait  bien  entendre ,  en  donnant  son  esprit 
à  ses  saints  apôtres ,  et  les  envoyant  par  tout  Tuni- 
vers  pour  y  re'pandre  de  toutes  parts  les  trésors 
célestes.  C'est  en  peu  de  mots  ,  chrétiens ,  toute 
l'histoire  de  notre  paix  :  la  mort  du  Fils  de  Dieu  en 
est  le  moyen  ;  renoncer  aux  intelligences ,  la  con- 
dition ;  le  commerce  rétabli ,  la  suite  et  le  fruit. 
Soyez  attentifs,  chrétiens;  et  s'il  reste  quelque  obscu- 
rité, elle  sera  bientôt  dissipa  avec  le  secours  de  la 

grâce. 

PREMIER  POINT. 

Pour  vous  expliquer  la  manière  dont  s'est  faite  la 
paix  de  Dieu  et  des  hommes,  j'avancerai  d'abord 
une  chose  qui  n'a  d'exemple  dans  aucune  histoire; 
que  cette  paix  se  devoit  conclure  par  la  mort  vio- 
lente de  l'ambassadeur  qui  étoit  député  pour  la  né- 
gocier. Voilà  une  proposition  inouie  parmi  tous  les 
peuples  du  monde  j  mais  que  la  doctrine  de  l'Evan- 
gile noos  fait  voir  très-indubitable.  Que  Jésus-Christ 
soit  l'ambassadeur  du  Père  éternel,  et  son  ambas- 
sadeur pour  traiter  la  paix;  toute  l'Ecriture  nous 
le  témoigne;  il  se  dit  toujours  l'envoyé  du  Père,  et 
son  envoyé  vers  les  hommes  :  et  qu'il  soit  envoyé 
pour  traiter  la  paix,  non  -  seulement  ses  paroles, 
mais  tout  l'ordre  de  ses  desseins  le  fait  bien  con- 
noître.  C'est  pourquoi  saint  Paul  assure  qu'  «  il  est 
notre  paix  »  :  Ipse  enim  est  pax  nostra  (0;  et  que 

{*)  ^ffhes.  II.  14. 


s  SUR    LÀ    PAIX 

le  sujet  de  sa  mission ,  c  est  la  réconciliation  de  notre 
nature  :  «  Dieu  e'toit  dans  le  Christ  se  re'conciliant 
»  le  monde  »  :  Deus  erat  in  Chris to  immdum  recon- 
cilians  sibi{^).  Combien  devoit  être  ve'ne'rable  aux 
hommes  ce  grand  et  ce'leste  envoyé  du  Père  î  outre 
la  dignité  de  sa  personne ,  nous  le  pouvons  encore 
aisément  juger  par  le  titre  d'ambassadeur,  et  d'am- 
bassadeur de  la  paix. 

Qu'est -il  nécessaire  que  je  vous  rapporte  ce  que 
nul  de  mes  auditeurs  ne  peut  ignorer,  que  la  per- 
sonne des  ambassadeurs  est  sacrée  et  inviolable. 
C'est  comme  un  traité  solennel,  où  la  foi  publique 
du  genre  humain  est  intervenue,  que  l'on  puisse 
députer  librement  pour  traiter  de  la  paix  et  de  l'al- 
liance, ou  des  intérêts  communs  des  Etats;  et  vio- 
ler cette  loi  consacrée  par  le  droit  des  gens ,  et  que 
la  barbarie  même  n'a  pas  effacé  dan^  les  âmes  les 
plus  farouches,  c'est  se  déclarer  ennemi  public  de 
la  paix,  delà  bonne  foi,  et  de  toute  la  nature  hu- 
maine :  Dieu  même,  comme  protecteur  de  la  société 
du  genre  humain  j  est  intéressé  dans  cette  injure  ; 
tellement  que  celle  que  l'on  fait  aux  ambassadeurs 
n'est  pas  seulement  une  perfidie,  mais  une  espèce 
de  sacrilège. 

Et  voici  que  Jésus,  Fils  du  Dieu  vivant,  le  divin 
Jésus,  Jésus  envoyé  aux  hommes  pour  faire  leur 
paix ,  ô  commission  sainte  et  vénérable ,  a  été  mal- 
traité par  eux  jusqu'à  être  attaché  à  un  bois  infâme. 
Toute  la  majesté  de  Dieu  est  violée  manifestement 
par  cette  action;  non-seulement  parce  qu'il  est  son 
ambassadeur,  mais  encore  parce  qu'il  est  son  Fils 

0)//.  Cor.  V.  19. 


FAITE    PAR    JÉSUS-CHRIST.  9 

bien-aimé.  Et  néanmoins,  6  prodige  étrange,  cette 
mort,  qui  devoit  rendre  la  guerre  éternelle ,  c'est  ce 
qui  conclut  l'alliance  :  ce  qui  a  tant  de  fois  armé  les 
peuples ,  a  désarmé  tout  à  coup  le  Père  éternel  ;  et 
la  personne  sacrée  de  son  envoyé  ayant  été  violée 
par  un  si  indigne  attentat,  aussitôt  il  a  fait  et  signé 
la  paix.  Voici  un  mystère  incroyable  :  Dieu  est  irrité 
justement  contre  la  malice  des  hommes;  et  lorsque, 
par  le  meurtre  de  son  envoyé,  de  son  Christ,  de  son 
Fils  unique ,  ils  ont  ajouté  le  comble  à  leurs  crimes  , 
c'est  alors  qu'il  commence  d'oublier  les  crimes. 

Qui  sera  le  sage  et  l'intelligent  qui  nous  dévelop- 
pera ce  secret,  et  qui  nous  apprendra  nettement  ce 
que  Dieu  a  trouvé  de  si  agréable  dans  la  mort  de 
son  Fils  unique,  qu'elle  lui  ait  fait  pardonner  les 
péchés  du  monde?  Ce  sera,  Messieurs,  saint  Augus- 
tin qui  nous  en  donnera  le  fondement  dans  les  trai- 
tés qu'il  a  faits  sur  la  première  épîlre  de  saint  Jean  (0  ; 
il  a  remarqué  comme  trois  principes  de  la  mort  de 
notre  Seigneur.  Il  a ,  dit-il ,  été  livré  à  la  mort  par 
trois  sortes  de  personnes  :  il  a  été  livré  par  son  Père; 
saint  Paul  :  «  11  n'a  point  épargné  son  propre  Fils, 
»  mais  il  l'a  livré  pour  nous  tous  (^)  ».  11  a  été  livré 
par  ses  ennemis;  Judas  l'a  livré  aux  Juifs:  Ego  i»o- 
his  eum  tradam  Ç>)  ;  les  Juifs  l'ont  livré  à  Pilate  : 
Tradiderunt  Pontio  Pilato  prœsidi{^)  ;  Pilate  l'a  livré 
aux  soldats  pour  le  mettre  en  croix  :  Tradidit  mili- 
tibus  ad  crucijigendum  (5).  Non -seulement.  Mes- 
sieurs, il  a  été  livré  par  son  Père,  et  livré  par  ses 
ennemis,  mais  encore  livré  par   lui-même.  Saint 

(»)  Tract.  VII ,  «.  7 ,  tom.  ni,  part,   ii ,  col.  874  ,  S']5.  —  (')  Bom. 
vin.  Sa.— .(3)  3fatt.  xxvi.  i5.— (41  lùiJ.  xxvii.  2.  —  (5)  /^/j.  26. 


lO  SURLAPAIX 

Paul  en  est  touché  jusqu'au  fond  de  Famé,  lorsqu'il 
écrit  ainsi  aux  Galates  :  «  Ce  que  je  vis  maintenant, 
»  je  vis  en  la  foi  du  Fils  de  Dieu  qui  m'a  aimé  et  s'est 
»  livré  lui-même  pour  moi  »  ;  Et  tradidit  semetipsum 
pro  me  (0.  Voilà  donc  le  Fils  de  Dieu  livré  à  la  mort 
par  de  différentes  personnes  et  par  des  motifs  bien 
opposés.  Son  Père  l'a  livré  pour  satisfaire  à  sa  justice 
irritée;  «  Il  ne  lui  a  pas  pardonné  »  ;  Nonpepercit^ 
dit  saint  Paul  (2)  :  Judas  l'a  livré  par  avarice  ;  les 
Juifs  par  envie;  Pilate  par  lâcheté;  et  lui-même  par 
obéissance. 

Dans  ces  volontés  si  diverses,  il  nous  faut  recher- 
cher, mes  Frères ,  ce  qui  a  pu  faire  la  paix  des 
hommes;  et  pour  cela  il  est  nécessaire  d'en  exami- 
ner les  différences.  Chose  étrange ,  Messieurs  ;  nous 
trouvons  dans  un  même  fait,  le  Père  et  le  Fils, 
Judas  et  Pilate  et  les  Juifs.  Tous  livrent  le  Fils  de 
Dieu  au  supplice;  tous  le  livrent  par  leur  volonté, 
et  néanmoins  la  volonté  des  uns  est  très-bonne,  et 
celle  des  autres  est  très-criminelle  :  ce  sont  les  mo- 
tifs qui  les  distinguent.  Le  Père  et  le  Fils  y  ont  con- 
couru par  une  bonne  volonté  ;  ça  été  par  l'amour 
de  la  justice  :  Judas  au  contraire  et  les  Juifs  par  une 
volonté  très-méchante;  ça  été  pour  contenter  leurs 
mauvais  désirs.  Voilà  déjà  quelque  différence  ;  mais 
nous  ne  voyons  pas  encore  bien  distinctement  ce 
qui  a  produit  notre  paix  :  il  est  temps  enfin  de  le 
dire. 

Mettons  ce  mystère  en  plein  jour ,  et  voyons  ce 
qui  nous  a  réconciliés.  Les  Juifs  ont  livré  Jésus- 
Christ;  et  en  le  livrant  par  envie,  ils  ont  ajouté  le 

(»}  Gai.  II.  20.  —  »  Rom.  viii.  Sa. 


FAITE    PAR    JÉSUS-CHRIST.  II 

comble  à  l'iniquité  :  ce  n'est  pas  pour  faire  la  paix, 
ni  pour  attirer  le  pardon  des  crimes.  Le  Père  éternel 
l'a  livré  aussi  ;  il  l'a  fait  par  une  volonté  équitable  : 
il  s'est  pris  à  la  caution ,  la  partie  principale  étant 
insolvable  ;  il  a  exigé  de  la  caution  le  paiement  de 
la  dette  :  sans  doute  cette  pensée  étoit  juste  ;  mais 
je  ne  vois  pas  encore  notre  paix  conclue  :  je  vois  au 
contraire  un  Dieu  qui  se  venge ,  et  qui  exige  ce  qui 
lui  est  dû,  de  son  propre  Fils;  il  faut  autre  chose  , 
mes  Frères,  pour  la  réconciliation  de  notre  nature. 
Mais  entre  ces  Juifs  médians  et  injustes,  et  un  Dieu 
juste,  mais  sévère;  entre  ces  hommes  injustes  qui , 
multipliant  leurs  crimes,  augmentent  leurs  dettes, 
et  ce  Père  rigoureux  qui  exige  si  sévèrement  ce  qui 
lui  est  dû;  je  vois  un  Fils  soumis  et  obéissant,  qui 
prend  sur  soi  volontairement  et  tout  ce  que  les 
hommes  doivent  et  tout  ce  que  le  Père  peut  exi- 
ger :  ce  que  Dieu  a  ordonné  par  justice ,  ce  que  les 
hommes  ont  accompli  par  envie,  il  l'accepte  hum- 
blement par  obéissance.  Chrétiens,  ne  craignons 
plus,  notre  paix  est  faite  :  Dieu  exige  ;  Jésus-Christ 
le  paie  :  les  hommes  multiplient  leurs  dettes;  mais 
Jésus-Christ  se  charge  encore  de  cette  nouvelle  obli- 
gation ;  sou  mérite  infini  est  capable  de  porter  et  de 
payer  tout.  Si  tous  les  hommes  sont  dûs,  comme 
des  victimes,  à  la  justice  divine,  une  victime  de  la 
dignité  du  Fils  de  Dieu  peut  remplir  la  place  de 
toutes  les  autres. 

Mais  le  sang  versé  de  son  Fils  irrite  de  nouveau 
sa  colère  :  il  est  vrai  ;  mais  ce  même  sang  peut  appai- 
ser  aussi  sa  colère.  En  tant  que  répandu  par  les  Juifs, 
ce  sang  de  Jésus-Christ  crie  vengeance  ;  en  tant  que 


12  SURLAPAIX 

présenté  par  Je'sus-Ghrist ,  ce  même  sang  crie  misé- 
ricorde: mais  la  voix  que  Jésus-Christ  pousse  est  sans 
doute  la  plus  puissante  ;  quelque  grande  que  soit  la 
malice  d'un  attentat  commis  contre  un  Dieu,  il  y  a 
encore  plus  de  dignité  dans  Tobéissance  d'un  Dieu  : 
ainsi  la  miséricorde  l'emporte  ;  et  voilà  ce  grand  mys- 
tère du  christianisme.  L'ambassadeur  est  mort,  et  la 
paix  enfin  est  conclue.  Ne  parlons  plus  du  crime  des 
Juifs,  parlons  de  l'obéissance  du  Fils  de  Dieu:  ceux-là 
qnt  commis  un  meurtre  exécrable  :  celui-ci  a  accepté 
une  mort  honteuse  avec  une  humilité  sans  exemple; 
et  cette  mort  acceptée  est  capable  d'effacer  le  meurtre 
commis.  «  Qu'ils  viennent  seulement ,  ces  bourreaux 
»  qui. ont  mis  la  main  sur  Jésus-Christ;  qu'ils  vien- 
>)  nent,  dit  saint  Augustin  (0,  boire  par  la  foi  ce 
»  sang  qu'ils  ont  répandu  par  la  cruauté,  et  ils  trou- 
»  veront  leur  rémission  même  dans  le  sujet  de  leurs 
»  crimes  » .  Si  la  grâce,  si  le  pardon ,  si  la  paix  et  l'al- 
liance s'étend  jusqu'à  eux*,  eh  !  que  peuvent  craindre 
les  autres  ? 

Non,  mes  Frères,  ne  doutons  plus  que  nous  ne 
soyons  réconciliés.  Allons  au  cénacle  avec  les  apôtres 
recevoir  de  Jésus -Christ  le  salut  de  paix,  et  adorer 
ses  plaies  qu'il  leur  montre.  Je  ne  m'étonne  plus  si 
rpA'angéliste  remarque  que  le  Fils  de  Dieu  leur 
donnant  la  paix,  «  leur  découvre  ses  pieds  et  ses 
»  mains  percés  »  ;  Et  ostendit  eis  manus  elpedes  ('^)  : 
c'est  que  ces  blessures  ont  fait  notre  paix  ;  c'est  qu'il 
veut  que  nous  en  lisions  le  traité,  la  conclusion,  la 
ratification  infaillible ,  dans  ces  cicatrices  sacrées.  11 
les  veut  porter  jusque  dans  le  ciel;  afin  que  si  son 

(0  Semi.  Lxxvii,  n.  4  ,  toni.  \ ,  col.  ^0.0.  —  W  Luc.  xxiv.  !\o. 


FAITE    PAR    JÉSUS-CHRIST.  l3 

Père  s'irrite  contre  la  malice  des  hommes  ,  il  puisse 
continuellement  lui  représenter,  dans  ces  divines 
blessures,  une  image  du  sacrifice  qui  Ta  appaise'.  Il 
nous  a  laissé  sur  la  terre  une  image  de  ce  sacrifice 
dans  l'adorable  eucliaristie  :  il  en  a  aussi  emporté 
une  dans  le  ciel  ;  dans  les  empreintes  de  ces  plaies 
sacrées.  C'est  là  toute  notre  espérance  ;  c'est  l'unique 
appui  des  pécheurs.  Cet  agneau  mystique  de  l'Apo- 
calypse ,  qui  paroît  toujours  devant  le  trône,  et  y 
paroît    «  toujours  comme  mort  »  ;   tanguant  occi- 
5w/n(0;  c'est-à-dire,  ce  divin  Jésus  qui  se  montre 
au  Père  céleste  avec  les  marques  de  sa  mort  san- 
glante, avec  ces  cicatrices  salutaires  encore  toutes 
fraîches  et  toutes  vermeilles ,  toutes  teintes ,  si  je  l'ose 
dire,  de  ce  sang  précieux  et  innocent  qui  a  pacifié 
le  ciel  et  la  terre  ;  c'est  ce  qui  me  fait  approcher  du 
trône  de  Dieu  avec  une  pleine  confiance  ;  sachant 
bien  que  «si  j'ai  péché,  j'ai  un  avocat  près  du  Père, 
j)  Jésus- Christ  le  Juste  ip)  ».  Mais  que  cette  con- 
fiance, Messieurs,  n'entretienne  pas  notre  dureté, 
et  ne  nous  endorme  pas  dans  nos  crimes.  Ces  plaies, 
qui  paroissent  pour  nous  dans  le  ciel,  paroîtront 
contre  nous  dans  le  jugement  :  Videhunt  in  quem 
transjixerunti^)  :  «  Ils  verront  celui  qu'ils  ont  percé  »  ; 
ils  verront  les  cicatrices  de  ces  plaies  sacrées  qui  font 
maintenant  notre  paix,  mais  qui  crieront  alors  hau- 
tement vengeance  contre  notre  endurcissement ,  et 
contre  l'ingratitude  de  ceux  qui  n'auront  pas  accom- 
pli la  condition  que  ce  bienheureux   traité  nous 
impose. 

(»)  uépoc.  y.  6.  —  (*)  /.  Joan.  ii.  i .  —  0)  Joan.  xix.  Sj. 


l4  SUR    LA.    PAIX 


SECOND   POINT. 


Durant  le  temps  de  notre  révolte ,  nous  avons 
pris  des  engagemens,  nous  avons  entretenu  des  cor- 
respondances avec  les  ennemis  de  notre  prince-,  et, 
comme  dit  le  prophète  Isaïe ,  «  nous  avons  fait  un 
»  traite'  avec  la  mort ,  et  lié  une  société  avec  l'enfer  a  : 
Percussimus  fœdus  cuin  morte  ^  et  cum  infernofeci- 
mus  pactum  (0;  c'est-à-dire,  que  nous  sommes  en- 
trés avec  le  monde  dans  des  attachemens  criminels. 
Maintenant,  pour  jouir  du  bénéfice  de  cette  paix 
que  notre  céleste  Médiateur  a  négociée ,  il  faut  re- 
noncer à  tous  ces  traités,  et  rompre  pour  jamais  ces 
intelligences  :  c'est  la  condition  qu'on  nous  impose , 
et  elle  est  couchée  en  termes  formels  dans  le  même 
prophète  Isaïe  :  Delebitur fœdus  vestruni  cum  morte^ 
et  pactum  vestrum  cum  înferno  non  stabiti"^)  :  «Votre 
»  traité  avec  la  mort  sera  cassé,  votre  pacte  avec 
»  l'enfer  ne  tiendra  pas  ». 

Pour  entendre  solidement  cette  unique  condition 
de  notre  paix,  il  faut  remarquer  avant  toutes  choses 
avec  saint  Augustin  en  divers  endroits  j  mais  il  le  dit 
admirablement  sur  le  psaume  cent  trente-six,  qu'  «  il 
M  y  a  deux  cités  diverses ,  mêlées  de  corps ,  séparées 
)>  de  cœur,  qui  suivent,  dit-il,  le  courant  du  siècle, 
»  jusqu'à  ce  que  le  siècle  finisse  »  :  Buas  cwitates  ^ 
permixtas  sihi  intérim  corpore,  et  corde  separatas , 
currere  per  ista  volumina  sœculorum  usque  in  fi~ 
nem  (5)  :  Tune  enferme  dans  son  enceinte  les  enfans 
de  Dieu,  et  se  nomme  Jérusalem;  l'autre  contient 

(0  Is.  xxvm.  i5.  —  W  Ibid.  i8.  —  ^3)  InPsal.  cxxxyi ,  n.  i ,  tom- 
iVfCol.  i5i3. 


FAITE    PAR    JÉSUS-CHRIST.  l5 

les  liommes  du  monde ,  et  s'appelle  Babylone.  Il  n'est 
rien  de  si  opposé  que  ces  deux  villes.  Babylone,  dit 
saint  Augustin  (ï)  ,  a  pour  sa  lin  la  paix  temporelle; 
et  la  sainte  Jérusalem  se  propose  la  paix  de  l'éter- 
nité. Les  princes  en  sont  ennemis,  les  coutumes 
toutes  dissemblables,  les  lois  entièrement  opposées. 
Saint  Paul  distingue  deux  sortes  de  lois  (2)  :  il  y  a 
la  loi  de  l'esprit  ;  elle  gouverne  dans  Jérusalem  :  il 
y  a  la  loi  de  la  chair;  elle  règne  dans  Babylone.  Les 
citoyens  de  Jérusalem  ne  doivent  jamais  sortir  ses 
murailles;  tout  commerce  leur  est  interdit  avec 
cette  cité  criminelle ,  de  peur  qu'ils  ne  souillent  leur 
pureté  dans  ses  continuelles  profanations. 

Mais  où  donc  pourra-t-on  bâtir  celte  cité  inno- 
cente? quelles  montagnes  assez  hautes,  quelles  mers 
et  quel  océan  assez  vaste  sera  capable  de  la  séparer 
de  cette  autre  cité  corrompue? Ne  recherchons  pas, 
chrétiens ,  une  place  qui  la  sépare  ;  elle  ne  doit  pas 
en  être  éloignée  par  la  distance  des  lieux  :  dessein 
certainement  bien  étrange.  Jérusalem  est  bâtie  au 
milieu  même  de  Babylone;  ces  peuples,  dont  les 
lois  sont  si  différentes  et  les  desseins  si  incompa- 
tibles, enfin  qui  ne  doivent  point  avoir  de  commerce 
ensemble,  sont  néanmoins  mêlés  par  toute  la  terre. 
D'où  vient  ceci?  grand  Dieu,  quelle  étrange  con- 
fusion !  vous  qui  avez  si  sagement  et  avec  tant  d'ordre 
rangé  chaque  chose  en  sa  place,  pourquoi  ne  vou- 
lez-vous point  séparer  les  bons  de  la  troupe  des 
méchans  et  des  impies?  «  Ils  seront,  dit  saint  Au- 
»  gustin  (^) ,  mêlés  de  corps ,  mais  ils  seront  séparés 

(0  In  PsaL  cxxxvi ,«.  a,  gqI.  i5i4,  etseq.  —  W  Rom.  vu.  aS.— . 
(^)  LocQ  mox  ciùato. 


i6  Sun  LA  PAIX 

»  de  cœur  «.  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu,  chrétiens,  de 
chercher  la  raison  de  ce  mélange;  disons  seulement, 
en  passant ,  que  ce  même  Dieu  tout-puissant  qui  a 
sauve'  les  enfans  dans  la  fournaise,  et  Daniel  parmi 
les  lions;  qui  a  garde'  la  famille  de  Noe'  sur  un  bois 
fragile  contre  la  fureur  inévitable  des  eaux  univer- 
sellement débordées,  et  celle  de  Lot  de  l'embrase- 
ment et  des  monstrueuses  voluptés  de  Sodome  ;  qui 
a  fait  luire  à  ses  enfans  une  merveilleuse  lumière 
parmi  ces  ténèbres  épaisses  qui  enveloppoient  toute 
l'Egypte  :  ce  même  Dieu  a  entrepris  de  fiire  éclater 
son  pouvoir,  en  conservant  l'innocence  dans  le  cœur 
des  siens ,  au  milieu  de  la  dépravation  générale. 
Mener  une  vie  innocente  loin  de  la  corruption 
commune,  ce  n'est  pas  une  épreuve  assez  difficile 
pour  connoître  la  fidélité  de  ses  serviteurs;  mais  les 
laisser  avec  les  méchans ,  et  leur  faire  observer  la 
justice;  leur  faire  respirer  le  mênie  air,  et  les  pré- 
server de  la  contagion  ;  les  laisser  mêlés  dans  l'exté- 
rieur, et  rompre  le  commerce  au  dedans,  l'œuvre 
est  digne  de  sa  puissance,  l'épreuve  est  digne  de 
ses  élus;  c'est  pourquoi  Dieu  a  voulu  établir  cet 
ordre. 

Mais,  chrétiens,  qu'il  est  mal  suivi!  nous,  qui 
sommes  par  notre  baptême  les  citoyens  de  Jérusa- 
lem ,  que  nous  avons  de  commerce  avec  cette  ville 
ennemie  !  Nous  nous  embarquons  tous  les  jours  sur 
les  fleuves  de  Babylone.  Qu'est-ce  à  dire  ceci,  mes 
Frères?  quels  sont  ces  fleuves  de  Babylone?  Saint 
Augustin  nous  l'expliquera.  «  Les  fleuves  de  Baby- 
»  lone,  dit-il,  c  est  tout  ce  qu'on  aime  et  qui  passe  «  : 
Flumina  Bahylonis ,  sunt  omnia  quœ  hîc  amantur 

et 


FAITE    PAR    JÉSUS-CHRIST.  TJ 

et  transeunt  (0;  c'est-à-dire,  les  biens  périssables. 
Nous  voyons  ces  fleuves  passer  devant  nous ,  ces 
fleuves  des  plaisirs  du  monde  ;  nous  voyons  les  vo- 
luptés couler  devant  nous,  les  eaux  nous  en  semblent 
claires,  et  dans  l'ardeur  de  l'e'te',  on  trouve  quelque 
douceur  à  s'y  rafraîchir;  le  cours  en  paroît  tran- 
4)uille,  et  on  s'embarque  aisément  dessus;  et  on 
entre  bien  avant  par  ce  moyen  dans  le  commerce  de 
cette  cité  criminelle.  Mais  que  sit^nifie  ce  commerce? 
Il  est  bien  aisé  de  l'entendre  :  ce  n'est  pas  seulement, 
Messieurs,  être  emporté  quelquefois  par  les  fleuves 
de  Babylone;  c'est  y  entretenir  ses  intelligences, 
c'est  y  avoir  ses  parties  liées  :  c'est  être  de  ces  in- 
trigues malicieuses,  de  ces  cabales  de  libertinage , 
enfin  c'est  avoir  le  cœur  attaché  où  Dieu  ne  le  per- 
met pas.  Ceux  qui  sont  du  monde  de  cette  manière, 
n'en  sont  pas  seulement  par  emportement;  ils  en 
sont  par  traités  exprès,  par  une  formelle  conspira- 
tion contre  la  profession  chrétienne  :  c'est  ce  traité 
avec  la  mort ,  c'est  cette  alliance  avec  l'enfer  :  la  paix 
de  Jésus-Christ  n'est  pas  pour  eux  ,  s'ils  n'acceptent 
la  condition  de  quitter  aujourd'iiui  ces  intelligences. 
Mais,  chrétiens,  qu'il  est  malaisé  de  tirer  d'eux 
ce  consentement;  que  le  cœur  est  violenté  lorsqu'il 
faut  abandonner  cet  ancien  commerce.  La  solen- 
nité pascale  est  venue ,  où  la  voix  publique  de  toute 
l'Eglise  presse  les  pécheurs  les  plus  endurcis  à  re- 
tourner à  Dieu  par  la  pénitence  :  combien  ce  cœur 
a-t-il  combattu?  combien  a-t-il  eu  de  peine  à  se  ren- 
dre? Enfin  il  est  venu  à  ce  tribunal  où  Jésus-Christ 
accorde  la  paix  à  quiconque  y  vient  chercher  sa  mi- 

(»;/w  Psul.  cxxxvi,  n.  3,  ubi  siiprd. 

BOSSUET.  XIV.  2 


l8  SURLAPAlX 

sëricorde.  Eli  bien  !  as-tu  accepté  la  condition?  as-tu 
renonce'  de  bonne  foi  à  ces  intelligences  secrètes  où 
t'avoit  engagé  ta  rébellion  ?  C'est  ce  que  Dieu  exige 
de  nousj  et  saint  Paul  nous  en  montre  la  nécessité 
par  ces  paroles  convaincantes  :  «  Si  nous  sommes 
»  des  créatures  nouvelles,  donc  nos  anciennes  pen- 
»  sées  sont  évanouies,  tout  doit  être  nouveau  g0 
»  nous  ;  et  tout  cela  vient  de  Dieu ,  qui  nous  a  ré- 
3)  conciliés  par  Jésus-Christ  (0  »  :  c'est-à-dire ,  si  nous 
l'entendons,  que  vous  étant  réconciliés,  vous  ne  de- 
vez pas  vivre  de  la  même  sorte ,  ni  avoir  les  mêmes 
correspondances  que  lorsque  vous  étiez  séparés  de 
Dieu.  Maintenant  que  vous  êtes  rentrés  en  paix  avec 
lui ,  la  nouvelle  obligation  de  ce  traité  demande  que 
vous  preniez  d'autres  liaisons  :  Cetera  transierunl; 
ecce  fada  siint  omnia  no^a,  / 

Entrons  donc,  mes  Frères,  avec  les  apôtres  dans 
cette  retraite  mystérieuse  ;  vivons  désormais  séparés 
du  monde  et  de  toutes  ses  vanités,  et  de  toutes  les 
intelligences  que  nous  y  avons  contractées  contre  le 
service  de  Dieu.  Ce  sera  dans  cette  retraite  que  Jésus- 
Christ  viendra  nous  donner  le  salut  de  paix;  si  nous 
n'y  avons  pas  les  joies  de  la  terre ,  nous  aurons  la 
joie  de  voir  le  Seigneur;  si  la  source  des  plaisirs 
mortels  est  tarie  pour  nous,  nous  y  aurons  les  plaies 
de  Jésus,  sources  inépuisables  de  douceurs  célestes. 
Enfin  le  commerce  du  monde  rompu  ne  sera  pas 
capable  de  nous  affliger,  si  nous  y  méditons  sérieu- 
sement le  commerce  rétabli  avec  le  ciel  par  la  grâce 
de  notre  Seigneur  Jésus-Christ  j  et  c'est  ce  qui  me 
reste  à  vous  dire. 

C')//.  Cor.v.  17. 


FAITE    PAR    JÉSUS-CHRIST.  ig 

TROISIÈME  POINT. 

C'est  notre  charitable  Ambassadeur  qui  a  rétabli 
en  sa  personne  le  commerce  entre  le  ciel  et  la  terre  : 
il  est  venu  du  ciel,  qui  est  son  pays  et  son  naturel 
he'ritage;  il  est  entre'  en  société  avec  les  habitans  de 
la  terre,  et  étant  dans  cette  nation  étrangère,  «  il 
»  y  a  exercé,  dit  saint  Augustin,  un  saint  et  admi- 
»  rable  trafic  ».  Il  a  pris  de  nous  les  fruits  malheu- 
reux qu'a  produits  cette  terre  ingrate  :  et  que  nous 
a-t-il  donné  en  échange?  car  c'est  ce  qu'il  faut  pour 
le  trafic.  Il  nous  a  apporté  les  biens  véritables  que 
produit  cette  céleste  patrie,  la  grâce,  la  miséricorde, 
le  Saint-Esprit  :  Hœc  cnim  mira  commutatio  fada 
est,  etdi^ina  sunt  peracta  coniniercia ,  mutatio  re- 
rum  celehrata  in  hoc  mundo  à  Negotiatore  cœlesCi, 
f^enit  accipere  contumclias ,  dare  honores  ;  venit 
haurire  dolorern  ,  dare  salutem  ;  venit  subirc  mor^ 
ieni ,  dare  vilam  (0.  Je  vois  dans  l'histoire  de  mon 
Evangile,  qu'il  le  répand  abondamment  sur  ses  dis- 
ciples ,  par  le  souffle  de  sa  bouche  divine  :  «  Recevez, 
3)  dit-il,  le  Saint-Esprit  ('^)  v.  Il  envoie  ses  disciples 
par  tout  l'univers,  pour  y  publier  la  paix,  l'amnistie, 
l'abolition  générale   de  tous   les    péchés  ,  et  faire 
part  à  tous  les  croyans  des  grâces  célestes  qu'ils  ont 
reçues.  Mais  je  laisse  toutes  ces  choses;  afin  que  je 
vous  découvre  une  belle  doctrine  de  notre  Evangile , 
touchant  le  rétablissement  du  commerce  entre  le 
ciel  et  la  terre ,  en  conséquence  de  la  paix  conclue. 

C'est  une  chose  d'expérience ,  que  lorsque  deux 
Etats  sont  ennemis,  ils  n'ont  point  d'ambassadeurs 

(0  In Ps.  XXX ,  enarr.  ii,  n.  3 ,  toi/i.  iv,  coL  i^6.  —  [*)  Joan.  xx,  22. 


20  SUR    LA    VA IX 

les  uns  chez  les  autres;  parce  que  n'y  ayant  point  de 
socie'te',  et  le  commerce  e'tant  rompu  entre  les  deux 
peuples  ,  il  n'y  a  point  par  conse'quent  d'intérêt 
commun  qui  doive  être  traité  par  ambassadeurs. 
Mais  lorsque  l'alliance  et  le  commerce  sont  entière- 
ment rétablis ,  une  des  marques  les  plus  sensibles  de 
réconciliation  et  de  paix,  c'est  de  voir  de  part  et 
d'autre  des  ambassadeurs  et  des  résidens ,  pour  trai- 
ter les  intérêts  communs  des  deux  peuples  confé- 
dérés. La  paix  que  Dieu  fait  avec  les  mortels,  est 
accompagnée  de  toutes  les  marques  d'une  parfaite 
réunion  :  c'est  pourquoi,  toutes  les  hostilités  étant 
cessées  entre  le  ciel  et  la  terre ,  et  le  commerce  étant 
entièrement  rétabli.  Dieu  veut  avoir  ici  ses  agens, 
et  il  nous  perniet  aussi  d'en  avoir  au  ciel  pour  y 
ménager  nos  intérêts.  Que  Dieu  ait  ses  agens  sur  la 
terre ,  vous  le  voyez  dans  notre  Evangile  :  «  Comme 
»  mon  Père  m'a  envoyé ,  ainsi ,  dit  le  Fils  de  Dieu , 
,  »  je  vous  envoie  (0  :  allez  au  nom  de  mon  Père  et 
»  du  mien  annoncer  par  tout  l'univers  la  rémission 
»  des  péchés  (2)  «  :  vous  êtes  nos  ambassadeurs  avec 
un  pouvoir  si  peu  limité ,  que  tout  ce  que  vous  ferez 
au  monde ,  nous  le  ratifierons  dans  le  ciel  :  Quorum 
remiserais  peccata  ,  remittuntur  eis  ;  et  quorum  re- 
timierilis  j  retenta  sunt  (3)  :  «  Les  péchés  seront  remis 
»  à  ceux  à  qui  vous  les  remettrez ,  et  ils  seront  rete- 
»  nus  à  ceux  à  qui  vous  les  retiendrez  ». 

Voilà  Dieu  qui  établit  ses  agens  dans  la  Jérusalem 
terrestre  :  qui  sera  le  nôtre,  mes  Frères,  dans  la 
céleste  Jérusalem?  Ce  Jésus  qui  a  fait  la  paix,  ce 
Jésus  qui  paroît,  dans  notre  Evangile,  glorieux  et 

CO  Joan,  XX.  21 ,  22.  — »  Luc.  xxiv.  47.  —  {^)Joan.  xx.  23. 


FAITE    PAR    JÉSUS-CHRIST.  21 

ressuscite,  prêt  à  retourner  à  son  Père  ;  c  est  lui- 
même,  n'en  cherchons  point  d'autre  :  c'est  lui  qui 
étant  venu  de  la  part  de  Dieu,  pour  traiter  ses  in- 
te'rêts  avec  les  hommes ,  remontera  bientôt  dans  le 
ciel  pour  traiter  les  intérêts  des  hommes;  c'est  notre 
agent  et  notre  avocat  auprès  de  Dieu  son  Père  , 
c'est  de  saint  Paul  que  je  l'ai  appris.  «  Jésus-Christ 
))  notre  avant-coureur  est  entré  au  ciel  ;  mais  c'est 
»  pour  nous ,  dit  saint  Paul ,  qu'il  y  est  entré  »  ; 
Prœcursor  pro  nobis  introwit  Jésus  (0  :  il  est  à  la 
droite  de  la  majesté;  mais  c'est,  dit  le  même  apôtre, 
«  afin  de  paroître  pour  nous  devant  la  face  de 
»  Dieu  ))  :  ut  appareatiiunc  vidlui  Dei pro  nobis  i'^). 
Enfin  il  est  monté  dans  le  ciel,  chargé  de  toutes  nos 
afTaires,  w  toujours  vivant ,  dit  saint  Paul ,  afin  d'in- 
»  tercéder  pour  nous  sans  relâche  »  :  semper  vivens 
ad  interpellandum  pro  nobis  (5).  C'est  pourquoi , 
voyant  ses  apôtres  qui  s'aÛtigeoient,  lui  entendant 
dire  qu'il  retourneroit  bientôt  à  son  Père  :  «  C'est 
»  votre  avantage,  dit-il,  que  je  m'en  retourne  à 
»  mon  Père  (4)  »  :  si  je  demeure  toujours  avec  vous, 
quel  agent  aurez-vous  au  ciel?  mais  si  je  retourne  à 
celui  qui  m'a  envoyé,  vous  aurez  auprès  de  lui  un 
charitable  négociateur,  chargé  de  traiter  toutes  vos 
affaires  ,  «  toujours  vivant ,  afin  d  intercéder  pour 
»  vous  »  :  Semper  vivens  ad  interpellandum  pro 
nobis. 

Après  cela ,  mes  Frères,  doutons -nous  que  le 
commerce  ne  soit  rétabli?  Nous  avons  des  affaires 
au  ciel  :  ou  plutôt  nous  n'avons  point  d'affaires   en 

(0  Helr.  VI.  20.  — W  Uid.  ix.  24.  — W  làid.  vu.  25.  -^{/i^Joan* 
XVI.  7. 


2^  SUR    LA    PAIX 

ce  monde  ;  c'est  au  ciel  que  sont  toutes  nos  afFaires  : 
nous  y  avons  Je'sus-Christ  qui  ne  dédaigne  pas  d'être 
notre  agent,  «toujours  vivant,  dit  saint  Paul,  afin 
»  d'intercéder  pour  nous»  :  toujours  vivant,  sans 
relâche;  il  n'y  a  pas  un  moment  [d'interruption;] 
la  vie  du  ciel  toute  en  action.  Dieu  aussi  a  des  affaires 
parmi  les  hommes  ;  il  a  des  âmes  à  gagner ,  des  élus 
à  rassembler  par  toute  la  terre  :  il  a  aussi  ses  agens 
parmi  les  hommes ,  il  y  a  ses  ambassadeurs.  Ces  am- 
bassadeurs ,  chrétiens  ,  ce  sont  les  ministres  de  ses 
sacremens  et  les  prédicateurs  de  son  évangile;  ce 
sont  eux  que  Jésus  envoie  ;  c'est  d'eux  que  saint 
»  Paul  a  dit  :  nous  sommes  des  ambassadeurs  pour 
))  Jésus-Christ  »  ;  Pro  Christo  ergo  légations  fungi- 
mur  :  «  Dieu  exhorte  les  peuples  par  nous  »  ;  tan- 
quant  Deo  exhortante  per  nos  (0.  Dieu  a  fait  la  paix 
avec  le  monde  ;  «  mais  il  nous  a ,  dit-il  (2),  confié  ce 
)>  traité  de  paix  »  :  c'est  à  nous  de  le  publier  par  toute 
la  terre;  c'est  à  nous  d'exhorter  les  peuples  à  en  ob- 
server les  conditions  :  enfin  «  il  a  mis  dans  nos  bou- 
j)  ches  Ja  parole  de  réconciliation  »  :  Posuit  in  noois 
Q.wrbuni  reconciliationis  (^). 

Nous  voilà  donc ,  mes  Frères ,  établis  ambassa- 
deurs de  la  part  de  Dieu  ;  c'est  saint  Paul  qui  nous 
en  assure: et  quereste-t-il  donc  maintenant,  sinon 
que  mettant  en  usage  cette  merveilleuse  qualité  que 
Dieu  nous  donne,  nous  vous  disions  avec  cet  apôtre  : 
Obsecramus  pro  Christo  ^  reconcilianiini  Deo  (4)  : 
«  Nous  vous  prions  pour  Jésus -Christ,  réconciliez- 
»  vous  avec  Dieu».  Oui,  s'il  y  a  encore  quelque  a  me 
endurcie ,  s  il  y  a  quelque  pécheur  impénitent  que  la 
;•)  II.  Cor.  V.  ao.  —  (»)  Uid.  18.  —  ;3j  lùiil  19.  —  (1)  lùUl  ao. 


FAITE    PAR    JÉSUS-CHRIST.  23 

parole  de  l'Evangile,  que  la  solennité  de  ces  saints 
jours  ,  que  les  ordonnances  de  l'Eglise  ,  que  le  sang 
de  Jésus-Christ  n'ait  pas  ému:  s'il  y  a  dans  cette  au- 
dience^ ah!  Dieu  ne  le  veifille  pas!  mais  enfin  s'il  y  a 
quelqu'un  si  rebelle,  si  opiniâtre,  qu'il  n'ait  pas  encore 
accepté  cette  paix  si  avantageuse  que  Jésus  crucifié  a 
négociée  à  des  conditions  si  équitables:  Obsecramus 
pro  Christo  :  nous  pourrions  lui  commander  de  la 
part  de  Dieu;  c  nous  le  prions,  nous  l'exhortons  , 
»  nous  le  conjurons  pour  Jésus  -  Christ  »  :  ce  n'est 
pas  en  notre  nom  que  nous  lui  parlons;  c'est  pour 
Jésus-Christ,  dit  saint  Paul.  Ah!  si  ce  divin  Sauveur 
ét(^t  sur  la  terre,  lui-même  parleroit  à  cet  endurci; 
lui-même  ,  par  sa  douceur  infinie,  tâcheroit  de  sur- 
monter son  ingratitude  :  mais  il  n'y  est  plus  ;  il  est 
dans  le  ciel,  où  il  fait  nos  affaires  auprès  de  son  Père, 
où  sa  qualité  d'agent  le  demande,  «  afin  de  paroître 
j>  pour  nous  devant  la  face  de  Dieu  «  :  Ut  appareat 
nunc  vultui  Dei pro  nobis  (0.  N'étant  donc  plus  sur 
la  terre  pour  parler  lui-même  aux  pécheurs,  il  a 
substitué  en  sa  place  les  apôtres ,  les  pasteurs ,  les 
prédicateurs.  «C'est  donc  pour  Jésus- Christ ,  dit 
»  saint  Paul ,  que  nous  vous  prions  »  :  Obsecramus 
pro  Christo;  et  si  les  prières  ne  suffisent  pas,  nous 
vous  conjurons  de  tout  notre  cœur,  par  le  soin  de 
votre  salut,  parla  paix  que  Jésus-Christ  nous  a  don- 
née ,  par  ses  plaies  encore  sanglantes  qu'il  présente 
à  baiser  à  ses  disciples,  par  son  esprit  qu'il  répand 
sur  eux ,  par  cette  charité  infinie  qui  l'oblige  à  les 
envoyer  par  toute  la  terre,  pour  porter  à  tous  les 
croyans  le  repos  de  leur  conscience  dans  la  rémis- 


24  SUIl  LA  PAIX   FAITE  PAR   JÉSUS  -  Ctf^IST. 

sion  de  leurs  crimes;  par  toutes  ces  grâces,  mes 
Frères  ,  et  s'il  y  a  quelque  chose  encore  qui  soit  plus 
capable  de  vous  e'mouvoir ,  nous  vous  prions  pour 
Jesus-Christ,  réconciliez ^ous  avec  Dieu.  Eh!  que 
faut-il  espérer  de  voua ,  si  tant  de  fêtes,  tant  de  mys- 
tères ,  et  cette  dévotion  publique  n'a  pas  amolli 
votre  dureté?  et  toutefois,  toutefois,  mes  Frères,  tous 
les  jours  appartiennent  au  Seigneur. 

Venez,  venez,  convertissez- vous  ;  car  enfin  qu'at- 
tendez-vous, chrétiens,  pour  vous  repentir  de  vos 
crimes?  Quoi,  que  Jésus -Christ  vous  parle  lui-même! 
quoi,  qu'il  vienne  avec  tous  ses  foudres,  pour  ébran- 
ler votre  cœur  de  fer  !  Vaine  et  inutile  attente  ]  Il 
est  venu  une  fois,  et  c'est  assez  pour  notre  salut. 
Maintenant  vous  ne  verrez  plus  sa  divine  face ,  que 
pour  entendre  prononcer  votre  sentence.  Plût  à  Dieu 
qu'elle  vous  soit  favorable  !  plût  à  Dieu  que  vous 
soyez  placés  à  sa  droite  !  Mais  si  vous  voulez  entendre 
sa  voix  qui  vous  appellera  un  jour  à  sa  gloire ,  en- 
tendez la  voix  de  ses  ministres  qui  vous  appellent 
maintenant  à  la  pénitence  :  Posait  in  nohis  verbum 
rcconciliationis.  Si  vous  écoutez  les  ambassadeurs , 
le  souverain  viendra  au-devant  de  vous;  si  vous 
acceptez  cette  paix  qu'il  vous  présente  en  ce  monde, 
il  vous  fera  JQuir  de  la  paix  qu'il  vous  réserve  au 
siècle  futur,  avec  le  Père,  le  Fils,  et  le  Saint-Esprit. 
Amen. 


SUR      LA      PROVIDENCE.  2$ 


SERMON 


POUR 

LE  III.^  DIMANCHE  APRÈS  PÂQUE, 

PRÊCHÉ  A  DIJON  DEVANT  M.  LE  PRINCE. 
SUR  LA  PROVIDENCE. 

Pourquoi  la  Providence  a-t-elle  éprouvé  tant  de  contradictions* 
Atteniion  au  jugement  dernier,  unique  moyen  pour  résoudre  toutes 
les  difficultés  qui  naissent  des  désordres  qui  sont  dans  ce  monde. 
Raisons  qui  doivent  porter  le  juste  à  ne  point  s^impaticnter  dans 
ses  ainictions  ,  à  ne  point  murmurer  contre  la  prospérité  des  impies, 
et  à  ne  point  la  désirer.  Combien  les  maux  qu'il  endure  lui  sont 
utiles  pour  sa  guérison  :  secours  que  Dieu  lui  donne  pour  se  soute- 
nir contre  tous  les  accidens  de  la  vie,  dans  respéraucc  assurée 
d'une  joie  immortelle. 


Mundus  antem  gaudebit,  vosautem  conlristabimini  ;  sed 
iristitia  vestra  vcrtelur  in  gaudium. 

Le  monde  se  réjouira,  et  vous  serez  dans  la  tristesse;  mais 
votre  tristesse  se  changera  en  joie,  Joan.  xvi.  20. 

JDe  toutes  les  passions  qui  nous  troublent,  je  ne 
crains  point,  fidèles,  de  vous  assurer  que  la  plus 
pleine  d'illusion  c'est  la  joie ,  bien  qu  elle  soit  la  plus 
désirée  :  et  le  Sage  n  a  jamais  parlé  avec  plus  de  sens, 


26  SUR    LA    PROVIDENCE. 

que  lorsqu'il  a  dit  dans  l'Ecclësiaste  «  qu'il  reputoit 
»  le  ris  une  erreur  ,  et  que  la  joie  étoit  une  trompe- 
»  rie  ))  :  Risum  reputavi erroremi^).  Et  la  raison, 
c  est ,  si  je  ne  me  trompe ,  que ,  depuis  la  désobéissance 
de  l'homme,  Dieu  a  voulu  retirer  à  lui  tout  ce  qu'il 
avoit  répandu  de  solide  contentement  sur  la  terre 
dans  l'innocence  des  commencemens  :  il  l'a,  dis-je, 
voulu  retirer  à  lui ,  pour  le  rendre  un  jour  à  ses 
bienheureux  ;  et  que  la  petite  goutte  de  joie  qui 
nous  est  restée  d'un  si  grand  débris,  n'est  pas  ca- 
pable de  satisfaire  une  ame  dont  les  désirs  ne  sont 
point  finis ,  et  qui  ne  se  peut  jamais  reposer  qu'en 
Dieu.  C'est  pourquoi  nous  lisons  dans  notre  Evangile 
que  Jésus  laisse  la  joie  au  monde ,  comme  un  pré- 
sent qu'il  estime  peu;  Mundus  ^audcbit,  et  que  le 
partage  de  ses  enfans ,  c'est  une  salutaire  tristesse 
qui  ne  veut  point  être  consolée  par  les  plaisirs  que 
le  monde  cherche  :  vos  auLeni  coiilristabimini. 

Mais  encore  que  le  sujet  de  mon  évangile  m'o- 
blige aujourd'hui  à  vous  faire  voir  la  vanité  des  ré- 
jouissances du  monde ,  ne  vous  persuadez  pas ,  chré- 
tiens, que  je  veuille  par-là  tempérer  la  joie  de  la 
belle  journée  que  nous  attendons.  Je  sais  bien  que 
TertuUien  a  dit  autrefois ,  que  «  la  licence  ordinai- 
»  rement  épioit  le  temps  des  réjouissances  publiques , 
».  et  qu'elle  n'en  trouvoit  point  qui  lui  fût  plus 
»  propre  »  :  Est  omnis  publicœ  lœtiiiœ  liixurîa  cap- 
tatrix  (^).  Mais  celle  que  nous  verrons  bientôt  écla- 
ter, est  si  raisonnable  et  si  bien  fondée,  que  l'Eglise 
même  y  veut  prendre  part,  quelle  y  mêlera  ses 
actions  de  grâces  ,  dont  cette  chapelle  royale  réson- 

i})  Ecclcs.  II.  2.  —  W  De  Corona,  n.  i3. 


SUR    LA    PROVIDENCE.  2^ 

neva  toute  :  et  d'ailleurs  il  est  impossible  que  cette 
joie  ne  soit  infiniment  juste ,  venant  d'un  principe  de 
reconnoissance. 

Et  certainement,  Monseigneur,  quelque  grands 
préparatifs  que  l'on  fasse  pour  recevoir  demain 
-votre  Altesse,  son  entrée  n'aura  rien  de  plus  magni- 
fique, rien  de  plus  grand  ni  de  plus  glorieux,  que 
les  vœux  et  la  reconnoissance  publique  de  tous  les 
ordres  de  cette  provirice,  que  votre  haute  généro- 
sité a  comblée  de  biens,  et  à  qui  votre  main  armée  a 
donné  la  paix,  que  votre  autorité  lui  conserve.  Le 
plus  digne  emploi  d'un  grand  prince,  c'est  de  sauver 
les  pays  entiers,  et  de  montxer,  comme  votre  Altesse, 
l'éminence  de  sa  dignité  par  l'étendue  de  ses  in- 
fluences. C'est  l'effet  le  plus  relevé  que  puisse  pro- 
duire en  vous  votre  sang  illustre,  mclé  si  souvent 
dans  celui  des  rois.  Toutes  ces  obligations  si  univer- 
sellement répandues,  ce  sont, Monseigneur,  autant 
de  colonnes  que  vous  érigez  à  votre  gloire  dans  les 
cœurs  des  hommes ,  colonnes  augustes  et  majes- 
tueuses, et  plus  durables  que  tous  les  marbres;  oui, 
plus  fermes  et  plus  durables  que  tous  les  marbres. 
Autrefois  de  pareils  bienfaits  vous  ont  dressé  de  pa- 
reilles marques  dans  cette  ville  illustre  et  fameuse 
que  l'Empire  nous  a  rendue,  et  qui  a  été  si  long- 
temps heureuse  soiis  votre  conduite.  Elles  durent  et 
dureront  à  jamais  dans  les  affections  de  ces  peuples, 
qu'un  si  long  temps  n'a  jias  altérées.  Que  de  tro- 
phées de  cette  nature  s'ctoit  élevé  en  Guyenne  votre 
ame  si  grande  et  si  bienfaisante  !  L'envie  n'a  jamais 
pu  les  abattre  :  elle  les  a  peut-être  couverts  pour  un 
temps  ;  mais  enfin ,  tout  le  monde  a  ouvert  les  yeux , 


28  Sun    LA    PROVIDENCE. 

et  l'éclat  solide  de  votre  vertu  a  dissipé  Fillusion  de 
quelques  anne'es.  Tant  il  est  vrai,  Monseigneur, 
qu'une  puissance  si  peu  limitée ^  et  qui  ne  s'occupe, 
comme  la  vôtre,  qu'à  faire  du  bien,  laisse  des  im- 
pressions immortelles.  Mais  je  ne  prétends  pas  ici 
prévenir  les  doctes  et  éloquentes  harangues  par  les- 
quelles votre  Altesse  sera  célébrée.  Je  dois  ma  voix 
au  Sauveur  des  âmes  et  aux  vérités  de  son  Ëvangile  : 
il  me  sufilt  d'avoir  dit  ce  mot ,  pour  me  joindre  aux 
acclamations  du  public,  et  témoigner  la  part  que  je 
prends  aux  avantages  de  ma  patrie.  Ecoutons  main- 
tenant parler  Jésus -Christ,  après  que,  etc. 

Ce  que  dit  TertuUien  est  très^véritable,  «  que  les 
»  hommes  sont  accoutumés ,  il  y  a  long- temps,  à 
»  manquer  au  respect  qu'ils  doivent  à  Dieu  »,  et  à 
traiter  peu  révéremment  les  choses  sacrées  ;  Semper 
humana  gens  maie  de  Deo  meruit  (0  :  car  outre  que  , 
dès  l'origine  du  monde,  l'idolâtrie  a  divisé  son  em- 
pire ,  et  lui  a  voulu  donner  des  égaux  ;  l'ignorance 
téméraire  et  précipitée  a  gâté,  autant  quelle  a  pu, 
l'auguste  pureté  de  son  être,  par  les  opinions  étranges 
qu'elle  en  a  formées.  L'homme  a  eu  l'audace  de  lui 
disputer  tous  les  avantages  de  sa  nature,  et  il  me 
seroit  aisé  de  vous  faire  voir  qu'il  n'y  a  aucun  de 
ses  attributs  qui  n'ait  été  l'objet  de  quelque  blas- 
phème. Mais  de  toutes  ses  perfections  infinies ,  celle 
qui  a  été  exposée  à  des  contradictions  plus  opiniâtres, 
c'est  sans  doute  cette  Providence  éternelle  qui  gou- 
verne les  choses  humaines.  Rien  n'a  paru  plus  in- 
supportable à  l'arrogance  des  libertins ,  que  de  se 

lO  Apolog.  n.  4o. 


SUR    LA    PROVIDENCE.  2g 

voir  continuellement  observes  par  cet  œil  toujours 
veillant  de  la  Providence  divine  :  il  leur  a  paru ,  à 
ces  libertins,  que  cétoit  une  contrainte  importune 
de  reconnoître  qu'il  y  eût  au  ciel  une  force  supé- 
rieure qui  gouvernât  tous  nos  mouvemens,  et  châtiât 
nos  actions  déréglées  avec  une  autorité  souveraine. 
Ils  ont  voulu  secouer  le  joug  de  cette  Providence  qui 
veille  sur  nous;  afin  d'entretenir  dans  l'indépendance 
une  liberté  indocile,  qui  les  porte  a  vivre  à  leur  fan- 
taisie, sans  crainte,  sans  retenue  et  sans  discipline. 

Telle  étoit  la  doctrine  des  Epicuriens,  laquelle, 
toute  brutale  qu'elle  est,  tâchoit  de  s'appuyer  sur 
des  argumens;  et  ce  qui  paroissoit  le  plus  vraisem- 
blable ,  c'est  la  preuve  qu'elle  a  tirée  de  la  distribu- 
tion des  biens  et  des  maux,  telle  qu'elle  est  repré- 
sentée dans  notre  Evangile.  «Le  monde  se  réjouira, 
»  dit  le  Fils  de  Dieu,  et  vous,  mes  disciples,  vous 
»  serez  tristesCO».  Qu'est-ce  à  dire  ceci ,  chrétiens? 
Le  monde ,  les  amateurs  des  biens  périssables ,  les 
ennemis  de  Dieu  seront  dans  la  joie  :  encore  ce  dé- 
sordre est- il  supportable;  mais  vous,  ô  justes,  ô 
enfans  de  Dieu ,  vous  serez  dans  l'affliction ,  dans  la 
tristesse.  C'est  ici  que  le  libertinage  s'écrie  que  l'in- 
nocence ainsi  opprimée  rend  un  témoignage  certain 
contre  la  Providence  divine,  et  fait  voir  que  les 
affaires  humaines  vont  au  hasard  et  à  l'aventure. 

Ah  !  fidèles,  qu'opposerons -nous  à  cet  exécrable 
blasphème,  et  comment  défendrons-nous  contre  les 
impies  les  vérités  que  nous  adorons  ?  Ecouterons-nous 
les  amis  de  Job ,-  qui  lui  soutiennent  qu'il  est  cou- 
pable, parce  qu'il  étoit  affligé;  et  que  sa  vertu  étoit 

C»)  Joan.  XVI.  ao. 


3o  SUR    LA    PHOVIDENCE. 

fausse ,  parce  qu'elle  étoit  exerce'e  ?  «  Quand  est-ce 
»  que  l'on  a  vu ,  disoient  -  ils ,  que  les  gens  de  bien 
»  fussent  maltraités?  cela  ne  se  peut,  cela  ne  se 
»  peut  (0  ».  Mais  au  contraire,  dit  le  Fils  de  Dieu, 
ceux  dont  je  prédis  les  afflictions ,  ce  ne  sont  ni  des 
trompeurs  ni  des  hypocrites;  ce  sont  mes  disciples 
les  plus  fidèles ,  ce  sont  ceux  dont  je  propose  la  vertu 
au  monde,  comme  l'exemple  le  plus  achevé  d'une 
vie  bonne.  «  Ceux-là,  dit  Jésus,  seront  affligés»; 
Vos  autem  contristabimini  :  voilà  qui  paroît  bien 
étrange,  et  les  amis  de  Job  ne  l'ont  pu  comprendre. 
D'autre  part ,  la  philosophie  ne  s'est  pas  moins 
embarrassée  sur  cette  difficulté  importante  :  écoutez 
comme  parloient  certains  philosophes,  que  le  monde 
appeloit  les  stoïciens.  Ils  disoient  avec  les  amis  de 
Job  :  C'est  une  erreur  de  s'imaginer  que  l'homme 
de  bien  puisse  être  affligé  ;  mais  ils  se  prenoient 
d'une  autre  manière  :  c'est  que  le  sage,disoient-ils, 
est  invulnérable  et  inaccessible  à  toute  sorte  de 
maux  :  quelque  disgrâce  qui  lui  arrive ,  il  ne  peut 
jamais  être  malheureux,  parce  qu'il  est  lui-même 
sa  félicité.  C'est  le  prendre  d'un  ton  bien  haut  pour 
des  hommes  foibles  et  mortels.  Mais  ,  ô  maximes 
vraiment  pompeuses  !  ô  insensibilité  affectée  !  ô 
fausse  et  imaginaire  sagesse ,  qui  croit  être  forte  , 
parce  qu'elle  est  dure;  et  généreuse,  parce  qu'elle 
est  endée  !  Que  ces  principes  sont  opposés  à  la  mo- 
deste simplicité  du  Sauveur  des  âmes  !  qui  considé- 
rant dans  notre  Evangile  ses  fidèles  dans  l'affliction, 
confesse  qu'ils  en  seront  attristés;  Vos auiem contris^ 
tabimim:et  partant  leurs  douleurs  seront  effectives. 

»)  Job.  IV.  7. 


SUR    LA    PROVIDENCE.  3t 

Plus  nous  avançons,  chrétiens  ,  plus  les  difficultés 
nous  paroissent  grandes.  Mais  voyons  encore  en  un 
mot  le  dernier  effort  de  la  philosopliie  impuissante; 
afin  que,  reconnoissant  l'inutilité  de  tous  les  re- 
mèdes, nous  recourions  avec  plus  de  foi  à  l'Evan- 
gile du  Sauveur  des  âmes.  Sénèque  a  fait  un  traité 
exprès  pour  défendre  la  cause  de  la  Providence  et 
fortifier  le  juste  souffrant;  où  après  avoir  épuisé 
toutes  ses  sentences  pompeuses  et  tous  ses  raisonne- 
mens  magnifiques,  enfin  il  introduit  Dieu  parlant 
en  ces  termes  au  juste  et  à  l'homme  de  bien  affligé  : 
«  Que  veux-tu  que  je  fasse,  dit-il;  je  n'ai  pu  te  re- 
))  tirer  de  ces  maux,  mais  j'ai  armé  ton  courage 
»  contre  toutes  choses  »  :  Quia  non  poteram  vos  istis 
subducere  j  animos  vestros  adirer  sus  omnia  armavii  0. 
Je  n'ai  pu  ;  quelle  parole  à  un  Dieu  !  Est-ce  donc 
une  nécessité  absolue  qu'on  ne  puisse  prendre  le 
parti  de  la  Providence  divine ,  sans  combattre  ou- 
vertement sa  toute-puissance?  C'est  ainsi  que  réussit 
la  philosophie ,  quand  elle  se  mêle  de  faire  parler 
cette  majesté  souveraine,  et  de  pénétrer  ses  secrets. 

Allons,  fidèles  ,  à  Jésus -Christ,  allons  à  la  véri- 
table sagesse.  Ecoutons  parler  notre  Dieu  dans  sa 
langue  naturelle ,  je  veux  dire  dans  les  oracles  de 
son  Ecriture.  Cherchons  aux  innocens  affligés  des 
consolations  plus  solides  dans  l'évangile  de  cette 
journée.  Mais  afin  de  procéder  avec  ordre,  rédui- 
sons nos  raisonnemens  à  trois  chefs,  tirés  des  paroles 
du  Sauveur  des  âmes,  que  j'ai  alléguées  pour  mon 
texte,  a  Le  monde,  dit-il,  se  réjouira,  et  vous,  ô 
5)  justes,  vous  serez  tristes;  mais  voire  tristesse  sera 

('   De  Provident.  cap.  vi. 


32  SUR    LA    rilOVÏDENCE. 

»  changée  en  joie  ».  Le  monde  se  réjouira;  mais  ce 
sera  certainement  d'une  joie  telle  que  le  monde  la 
peut  avoir,  trompeuse,  inconstante  et  imaginaire, 
parce  qu'il  est  écrit  que  «  le  monde  passe  (0  »  : 
Mundus  autem  gaudebit.  «  Vous,  ô  justes,  vous 
»  serez  tristes  »  ;  mais  c'est  votre  médecin  qui  vous 
parle  ainsi ,  et  qui  vous  prépare  cette  amertume  ; 
donc  elle  vous  sera  salutaire  :  T^os  autem  contrista- 
himini.  Que  si  peut-être  vous  vous  plaignez  qu'il 
vous  laisse  sans  consolation  sur  la  terre  au  milieu  de 
tant  de  misères,  voyez  qu'en  vous  donnant  cette 
médecine ,  il  vous  présente  de  l'autre  main  la  dou- 
ceur d'une  espérance  assurée ,  qui  vous  ôte  tout  ce 
mauvais  goût ,  et  remplit  votre  ame  de  plaisirs  cé- 
lestes :  «  Votre  tristesse,  dit-il,  sera  changée  en 
»  joie  »  :  Tristitia  vestra  vertetur  in  gaudium. 

Par  conséquent ,  ô  homme  de  bien ,  si  parmi  tes 
afflictions  il  t'arrive  de  jeter  les  yeux  sur  la  prospé- 
rité des  méchans,  que  ton  cœur  n'en  murmure 
point,  parce  qu'elle  ne  mérite  pas  d'être  désirée; 
c'est  la  première  vérité  de  notre  Evangile.  Si  cepen- 
dant les  misères  croissent,  si  le  fardeau  des  malheurs 
s'augmente ,  ne  te  laisse  pas  accabler  ;  et  reconnois , 
dans  la  douleur  qui  te  presse,  l'opération  du  mé- 
decin qui  te  guéi  it  :  F^os  autem  contristabimini;  c'est 
le  second  point.  Enfin  si  tes  forces  se  diminuent,  sou- 
tiens ton  courage  abattu ,  par  l'attente  du  bien  que 
l'on  te  propose ,  qui  est  une  santé  éternelle  dans  la 
bienheureuse  immortalité  :  Tristitia  vestra  vertetur 
in  gaudium;  c'est  par  où  je  finirai  ce  discours.  Et 
voilà  en  abrégé,  chrétiens,  toute  l'économie  de  cet 

(>)/.  Joan.u.  17. 

entretien , 


SUR    LA    PROVIDENCE.  33 

entretien ,  et  le  sujet  du  saint  Evangile  que  FEglise 
a  lu  ce  matin  dans  la  ce'le'bration  des  divins  mys- 
tères. Reste  que  vous  vous  rendiez  attentifs  à  ces 
vérités  importantes.  Laissons  tous  les  discours  su- 
perflus ;  cette  matière  est  essentielle ,  allons  à  la 
substance  des  choses  avec  le  secours  de  la  grâce. 

PREMIER  POINT. 

Pour  entrer  d'abord  en  matière ,  je  commence 
mon  raisonnement  par  cette  proposition  infaillible, 
qu'il  n'est  rien  de  mieux  ordonné  que  les  événemens 
des  choses  humaines  ;  et  toutefois  qu'il  n'est  rien 
aussi  où  la  confusion  soit  plus  apparente.  Qu'il  n'y 
ait  rien  de  mieux  ordonné,  il  m'est  aisé  de  le  faire 
voir  par  ce  raisonnement  invincible. 

Plus  les  choses  touchent  de  près  à  la  Providence 
et  à  la  sagesse  divine,  plus  la  disposition  en  doit 
être  belle  :  or  dans  toutes  les  parties  de  cet  univers, 
Dieu  n'a  rien  de  plus  cher  que  l'homme,  qu'il  a  fait 
à  sa  ressemblance  :  rien  par  conséquent  n'est  mieux 
ordonné  que  ce  qui  touche  cette  créature  chérie, 
et  si  avantagée  par  son  Créateur.  Et  si  nous  admi- 
rons tous  les  jours  tant  d'art,  tant  de  justesse,  tant 
d'économie  dans  les  astres ,  dans  les  élémens ,  dans 
toutes  les  natures  inanimées  ;  a  plus  forte  raison , 
doit-on  dire  qu'il  y  a  un  ordre  admirable  dans  ce 
qui  regarde  les  hommes.  Il  y  a  donc  certainement 
beaucoup  d'ordre;  et  toutefois  il  faut  reconnoître 
qu'il  n'y  a  rien  qui  paroisse  moins.  Au  contraire , 
plus  nous  pénétrons  dans  la  conduite  des  choses  hu- 
maines ,  dans  les  événemens  des  affaires ,  plus  nous 
sommes  contraints  d'avouer  qu'il  y  a  beaucoup  de 

BOSSUET.  XiV.  3 


34  SUPc    LA    PROVIDENCE. 

désordre.  Ce  seroit  une  insolence  inouie,  si  nous 
voulions  ici  faire  le  procès  à  tout  ce  qu'il  y  a  jamais 
eu  de  grand  dans  le  monde.  Il  y  a  eu  plus  d'un  David 
sur  le  trône;  ce  n'est  pas  pour  une  fois  seulement 
que  la  grandeur  et  la  piété  se  sont  jointes  :  il  y  a  eu 
des  hommes  extraordinaires  que  la  vertu  a  portés 
au  plus  grand  éclat  ;  et  la  malice  n'est  pas  si  univer- 
selle ,  que  l'innocence  n'ait  été  souvent  couronnée. 
Mais,  chrétiens,  ne  nous  flattons  pas;  avouons, 
à  la  honte  du  genre  humain ,  que  les  crimes  les  plus 
hardis  ont  été  ordinairement  plus  heureux  que  les 
vertus  les  plus  renommées.  Et  la  raison  en  est  évi- 
dente :  c'est  sans  doute  que  la  licence  est  plus  entre- 
prenante que  la  retenue.  La  fortune  veut  être  prise 
par  force  ;  les  affaires  veulent  être  emportées  par  la 
violence  :  il  faut  que  les  passions  se  remuent,  il  faut 
prendre  des  desseins  extrêmes.  Que  fera  ici  la  vertu 
avec  sa  foible  et  impuissante  médiocrité  ?  je  dis , 
foible  et  impuissante  dans  l'esprit  des  hommes.  Elle 
est  trop  sévère  et  trop  composée  :  c'est  pourquoi  le 
divin  Psalmiste ,  après  avoir  décrit  le  bruit  que  les 
pécheurs  ont  fait  dans  le  monde,  il  vient  ensuite  à 
parler  du  Juste  :  «  Et  le  Juste ,  dit-il,  qu'a-t-il  fait  «  ? 
Justus  autem  quid fecit  {^)  1  II  semble,  dit-il,  qu'il 
n'agisse  pas  ;  et  il  n'agit  pas  en  effet  selon  l'opinion 
des  mondains,  qui  ne  connoissent  point  d'action 
sans  agitation,  ni  d'affaire  sans  empressement.  Le 
juste  n'ayant  donc  point  d'action ,  du  moins  au  sen- 
timent des  hommes  du  monde,  il  ne  faut  pas  s'éton- 
ner, fidèles,  si  les  grands  succès  ne  sont  pas  pour 
lui. 

0)  Ps.  X.  3. 


SUR    LA.    PROVIDENCE,  35 

Et  certes  rexpe'rience  nous  apprend  assez  que  ce 
qui  nous  meut,  ce  qui  nous  excite,  ce  n'est  pas  la 
droite  raison  :  on  se  contente  de  l'admirer  et  de  la 
faire  servir  de  prétexte;  mais  l'intérêt,  la  passion, 
la  vengeance,   c'est  ce  qui  agite  puissamment  les 
ressorts  de  l'ame  :  et  en   un  mot  le  vice,  qui  met 
tout  en  œuvre,  est  plus  actif,  plus  pressant,  plus 
prompt  ;    et  ensuite  ,   pour  l'ordinaire  ,  il   réussit 
mieux  que  la  vertu ,  qui  ne  sort  point  de  ses  règles, 
qui  ne  marche  qu'à  pas  comptés,  qui  ne  s'avance 
que  par  mesure.  D'ailleurs,  les  histoires  saintes  et 
profanes  nous  montrent  partout  de  fameux  exemples 
qui  font  voir  les  prospérités  des  itopies  ,  c'est-à- 
dire,  Tiniquité  triomphante.  Quelle  confusion  plus 
étrange  !  David  même  s'en  scandalise ,  et  il  avoue 
que  sa  constance  devient  chancelante ,  «  quand  il 
»  considère  la  paix  des  pécheurs  »  ;  Pacem  pecca- 
torum  vidensi^)  :  tant  ce  désordre  est  épouvantable; 
et  cependant  nous  vous  avons  dit  qu'il  n'est  rien  de 
mieux  ordonné  que  les  événemens  des  choses  hu- 
maines. Comment  démêlerons-nous  ces  obscurités , 
et  comment  accorderons-nous  ces  contrariétés  appa- 
rentes? comment  prouverons-nous  un  tel  paradoxe, 
que  l'ordre  le  plus  excellent  se  doive  trouver  dans 
une  confusion  si  visible?  Accordons  par  une  doc- 
trine solide  ces  contrariétés  apparentes,  et  montrons 
à  riiomme  de  bien  qu'il  ne  doit  pas  envier  les  pros- 
pérités de  ce  monde  qui  se  réjouit. 

J'apprends  du  Sage,  dans  l'Ecclésiaste  (2),  que 
l'unique  moyen  de  sortir  de  cette  épineuse  difficulté, 
c'est  de  jeter  les  yeux  sur  le  jugement.  Regardez  les 

0)  Ps.  ixxu.  3.  —  W  Eccle.  m.  17. 


36  SUR    LA    PROVIDENCE. 

choses  humaines  dans  leur  propre  suite  ;  tout  y  est 
confus  et  mêlé  :  mais  regardez -les  par  rapport  au 
jugement  dernier  et  universel;  vous  y  voyez  reluire 
lin  ordre  admirable.  Le  monde  comparé  à  ces  ta- 
bleaux qui  sont  comme  un  jeu  de  l'optique,  dont  la 
figure  est  assez  étrange  ;  la  première  vue  ne  vous 
montre  qu'une  peinture  qui  n'a  que  des  traits  in- 
formes, et  un  mélange  confus  de  couleurs  :  mais 
sitôt  que  celui  qui  sait  le  secret  vous  le  fait  consi- 
dérer par  le  point  de  vue ,  ou  dans  un  miroir  tourné 
en  cylindre  qu'il  applique  sur  cette  peinture  con- 
fuse ;  aussitôt  les  lignes  se  ramassant ,  cette  confusion 
se  démêle,  et  vous  produit  une  image  bien  propor- 
tionnée. Il  en  est  ainsi  de  ce  monde  :  quand  je  le 
contemple  dans  sa  propre  vue ,  je  n'y  aperçois  que 
désordre  ;  si  la  foi  me  le  fait  regarder  par  rapport 
au  jugement  dernier  et  universel,  en  même  temps 
j'y  vois  reluire  un  ordre  admirable.  Mais  entrons 
profondément  en  cette  matière  ,  et  éclaircissons  par 
les  Ecritures  la  difficulté  proposée.  Suivez,  s'il  vous 
plaît,  mon  raisonnement. 

Remarquons  avant  toutes  choses  que  le  jugement 
dernier  et  universel  est  toujours  représenté  dans  les 
saintes  Lettres  par  un  acte  de  séparation.  «  On 
»  mettra ,  dit-on ,  les  mauvais  à  part  ;  on  les  tirera 
»  du  milieu  des  justes  (0  »  :  et  enfin  tout  l'Evangile 
parle  de  la  sorte.  Et  la  raison  en  est  évidente ,  en 
ce  que  le  discernement  est  la  principale  fonction  du 
juge,  et  la  qualité  nécessaire  du  jugement  :  de  sorte 
que  cette  grande  journée  en  laquelle  le  Fils  de  Dieu 
descendra  du  ciel ,  c'est  la  journée  du  discernement 

(0  Matt.xui.  48,49- 


SUR    LÀ    PIlOVIDENCE.  87 

gênerai  :  que  si  c'est  la  journe'e  du  discernement, 
où  les  bons  seront  sépares  d'avec  les  impies 5  donc 
en  attendant  ce  grand  jour,  il  faut  qu'ils  demeurent 
mêlés. 

Approche  ici,  ô  toi  qui  murmures  en  voyant  la 
prospe'rité  des  pécheurs:  Ah!  la  terre  les  devroit 
engloutir  ;  ah  !  le  ciel  se  devroit  éclater  en  foudre. 
Tu  ne  songes  pas  au  secret  de  Dieu.  S'il  punissoit 
ici  tous  les  réprouvés,  la  peine  les  discerneroit  d'a- 
vec les  bons  :  or ,  l'heure  du  discernement  n'est  pas 
arrivée;  cela  est  réservé  pour  le  jugement  :  ce  n'est 
donc  pas  encore  le  temps  de  punir  généralement 
tous  les  criminels;  parce  que  ce  n'est  pas  encore 
celui  de  les  séparer  d'avec  tous  les  justes.  «  Ne 
»  vois-tu  pas,  dit  saint  Augustin  (0,  que  pendant 
))  l'hiver  l'arbre  mort  et  l'arbre  vivant  paroissent 
»  égaux  ;  ils  sont  tous  deux  sans  fruits  et  sans  feuilles. 
»  Quand  est-ce  qu'on  les  pourra  discerner  ?  Ce  sera 
»  lorsque  le  printemps  viendra  renouveler  la  na- 
»  ture,  et  que  cette  verdure  agréable  fera  paroître 
»  dans  toutes  les  branches  la  vie  que  la  racine  te- 
»  noit  enfermée».  Ainsi,  ne  t'impatiente  pas,  ô 
homme  de  bien  ;  laisse  passer  l'hiver  de  ce  siècle,  où 
toutes  choses  sont  confondues  :  contemple  ce  grand 
renouvellement  de  la  résurrection  générale,  qui 
fera  le  discernement  tout  entier,  lorsque  la  gloire 
de  Jésus-Christ  reluira  visiblement  sur  les  justes.  Si 
cependant  ils  sont  mêlés  avec  les  impies,  si  Tivraie 
croît  avec  le  bt)n  grain ,  si  même  elle  s'élève  au-des- 
sus; c'est-à-dire,  si  l'iniquité  semble  triomphante, 
n'imite  pas  l'ardeur  inconsidérée  de  ceux  qui,  pous- 

CO  In  Psal.  cxLViii,  n.   16,  col.  1681. 


38  SUR    LA    PROVIDENCE. 

ses  d'un  zèle  indiscret ,  voudroient  arracher  ces 
mauvaises  herbes;  c'est  un  zèle  indiscret  et  préci- 
pite'. Aussi  le  Père  de  famille  ne  le  permet  pas  : 
«  Attendez,  dit-il,  la  moisson  (0  »,  c'est-à-dire  la 
fin  du  siècle ,  où  toutes  choses  seront  démêlées  ; 
alors  on  fera  le  discernement ,  et  «  ce  sera  le  temps 
))  de  chaque  chose  » ,  selon  la  parole  de  l'Ecclé- 
siaste  (2). 

Ces  excellens  principes  étant  établis ,  je  ne  me 
contente  plus  de  vous  dire  que  ce  que  Dieu  tarde 
à  punir  les  crimes,  ce  qu'il  les  laisse  souvent  pros- 
pérer, n'a  rien  de  contraire  à  sa  Providence;  je 
passe  outre  maintenant ,  et  je  dis  que  c'est  un  effet 
visible  de  sa  Providence  :  car  la  sagesse  ne  consiste 
pas  à  faire  les  choses  promptement ,  mais  à  les  faire 
dans  le  temps  qu'il  faut.  Cette  sagesse  profonde  de 
Dieu  ne  se  gouverne  pas  par  les  préjugés ,  ni  par  les 
fantaisies  des  enfans  des  hommes;  mais  selon  l'ordre 
immuable  des  temps  et  des  lieux ,  qu'elle  a  éternel- 
lement disposé.  «  C'est  pourquoi ,  dit  TertuUien , 
»  voici  des  paroles  précieuses ,  Dieu  ayant  remis  le 
M  jugement  à  la  fin  des  siècles,  il  ne  précipite  pas 
3)  le  discernement ,  qui  en  est  une  condition  néces- 
M  saire.  En  attendant  il  se  montre  également  à  tous 
3>  miséricordieux  et  sévère  ;  et  il  a  voulu  que  les 
»  étrangers  eussent  part  aux  biens,  et  que  les  siens 
))  eussent  aussi  part  aux  maux  »  :  Qui  semel  œter^ 
num  judicium  destinavit  post  sœculijinem ,  nonprœ- 
cipitat  discretionem ,  quœ  est  condàio  judicii  ante 
sœculi  finem.  yEqucdis  est  intérim  super  omne  ho^ 
minum  genus  j  et  indulgens  ,  et  increpans  ;  commu" 
(0  MatL  xiiu  3o {^)£ccl.  m.  17. 


SUR    LA    PnOVIDENCE.  3() 

nia  voluit  esse  et  commoda  profanis  ,  et  incommoda 
suis  (0.  Remarquez  cette  excellente  parole  ;  il  ne 
précipite  pas  le  discernement.  Pre'cipiter  les  affaires, 
c'est  le  propre  de  la  foiblesse ,  qui  est  contrainte  de 
s'empresser  dans  l'exécution  de  ses  desseins  ;  parce 
qu'elle  dépend  des  occasions,  et  que  ces  occasions 
sont  certains  momens  dont  la  fuite  précipitée  cause 
aussi  de  la  précipitation  à  ceux  qui  les  cherchent. 
Mais  Dieu  qui  est  l'arbitre  de  tous  les  temps ,  qui 
sait  que  rien  ne  peut  échapper  ses  mains,  il  ne 
pwcipite  pas  ses  conseils;  jamais  il  ne  prévient  le 
temps  résolu  ,  il  ne  s'impatiente  pas  :  il  se  rit  des 
prospérités  de  ses  ennemis;  «parce  que,  dit  le 
»  roi -prophète  ('^),  il  sait  bien  où  il  les  attend, 
5)  il  voit  de  loin  le  jour  qu'il  leur  a  marqué  pour  en 
))  prendre  une  rigoureuse  vengeance  »  :  Quoniani 
prospicit  quod  "veniet  dies  efus.  Mais  en  attendant 
ce  grand  jour,  voyez  comme  il  distribue  les  biens 
et  les  maux  avec  une  équité  merveilleuse,  tirée  de 
la  nature  même  des  uns  et  des  autres. 

Je  distingue  deux  sortes  de  biens  et  de  maux.  11  y 
a  les  biens  et  les  maux  mêlés,  qui  dépendent  de 
l'usage  que  nous  en  faisons.  Par  exemple ,  la  maladie 
est  un  mal,  qui  peut  tourner  en  bien  par  la  patience; 
comme  la  santé  est  un  bien  ^  qui  peut  dégénérer  en 
mal ,  en  favorisant  la  débauche  :  c'est  ce  que  j'appelle 
les  biens  et  les  maux  mêlés,  qui  participent  de  la 
nature  du  bien  et  du  mal,  selon  l'usage  où  on  les 
applique.  Mais  il  y  a  outre  cela  le  bien  souverain, 
qui  jamais  ne  peut  être  mal  ;  comme  la  félicité  éter- 
nelle :  il  y  a  aussi  certains  maux  extrêmes,  qui  ne 

CO  Jpàlog.n.  4u--  W  Ps.  XXXVII.  i3. 


4o  SUR    LA    PROVIDENCE. 

peuvent  tourner  en  bien  à  ceux  qui  les  souffrent  ; 
comme  les  supplices  des  re'prouvés.  Cette  distinction 
e'tant  suppose'e ,  je  dis  que  ces  biens  et  ces  maux  su- 
prêmes, si  je  puis  parler  de  la  sorte,  appartiennent 
au  discernement  général,  où  les  bons  seront  séparés 
pour  jamais  de  la  société  des  impies;  et  que  ces  biens 
et  ces  maux  mêlés  se  distribuent  avec  équité  dans  le 
mélange  des  choses  présentes. 

Car  il  falloit  que  la  Providence  destinât  certains 
Liens  aux  justes ,  où  les  méchans  n'eussent  point  de 
partj  et  de  même  qu  elle  préparât  aux  méchans  des 
peines,  dont  les  bons  ne  fussent  jamais  tourmentés. 
De  là  vient  ce  discernement  éternel  qui  se  fera  dans 
le  jugement.  Et  avant  ce  temps  limité,  tout  ce  qu'il 
y  a  de  biens  et  de  maux  devoit  être  commun  aux 
uns  et  aux  autres,  c'est-à-dire,  à  l'impie  aussi  bien 
qu'au  juste;  parce  que  les  élus  et  les  réprouvés  étant 
en  quelque  façon  confondus  durant  tout  le  cours 
de  ce  siècle ,  la  justice  et  la  miséricorde  divine  sont 
aussi  par  conséquent  tempérées.   C'est  ce  qui  fait 
dire  au  prophète,  «  que  le  calice  qui  est  dans  les 
»  mains  de  Dieu  est  plein  de  vin  pur  et  de  vin  mêlé  »  ; 
Calix  in  manu  Domini  vini  meri  plenus  mixto  ('). 
Ce  passage  est  très-remarquable,  et  nous  y  voyons 
bien  représentée  toute  l'économie  de  la  Providence. 
Il  y  a  premièrement  «  le  vin  pur  » ,  c'est-à-dire  la 
joie  céleste,  qui  n'est  altérée  par  aucun  mélange  de 
mal;  c'est  une  joie  toute  pure;  Vini  meri.  Il  y  a 
aussi  le  mélange,  et  c'est  ce  que  ce  siècle  doit  boire, 
ainsi  que  nous  l'avons  expliqué;  parce  qu'il  n'y  a 
que  des  biens  et  des  maux  mêlés;  Plenus  mixto.  Et 

(0  Ps,  ULXiy.  9. 


SUU    LA    l'ROVIDEiVCr:.  4^ 

enfin  il  y  a  la  liej  Fœx  ejus  non  est  exinanita  ;  et 
c'est  ce  que  boiront  les  pécheurs;  Bibent  omnes  pec- 
catores  (0.  Ces  pécheurs  surpris  dans  leurs  crimes, 
ces  pécheurs  éternellement  séparés  des  justes,  ils 
boiront  toute  la  lie,  toute  Tamertume  de  la  ven- 
geance divine. 

Tremblez,  tremblez,  pécheurs  endurcis,  devant 
la  colère  qui  vous  poursuit  :  car  si  dans  le  mélange 
du  siècle  présent,  oii  Dieu  en  s'irritant  se  modère, 
où  sa  justice  est  toujours  mêlée  de  miséricorde ,  où 
il  frappe  d'un  bras  qui  se  retient,  nous  ne  pouvons 
quelquefois-supporter  ses  coups;  où  en  serez-vo'js, 
misérables ,  si  vous  êtes  un  jour  contraints  de  porter 
le  poids  intolérable  de  sa  colère ,  quand  elle  agira 
de  toutes  ses  forces,  et  qu'il  n'y  aura  plus  aucune 
douceur  qui  tempère  son  amertume  ?  Et  vous ,  ad- 
mirez ,  ô  enfans  de  Dieu ,  comme  votre  Père  céleste 
tourne  tout  a  votre  avantage,  vous  instruisant  non- 
seulement  par  paroles  ,  mais  encore  par  les  choses 
mêmes.  Et  certes  s'il  punissoit  tous  les  crimes ,  s'il 
n'épargnoit  aucun  criminel ,  qui  ne  croiroit  que 
toute  sa  colère  seroit  épuisée  dès  ce  siècle ,  et  qu'il 
ne  réserveroit  rien  au  siècle  futur?  Si  donc  il  les 
attend,  s'il  les  souffre,  sa  patience  même  vous  aver- 
tit de  la  sévérité  de  ses  jugemens.  Et  quand  il  leur 
permet  si  souvent  de  réussir  pendant  cette  vie  , 
quand  il  soufii-e  que  le  monde  se  réjouisse,  quand 
il  laisse  monter  les  pécheurs  jusque  sur  les  trônes  ; 
c'est  encore  une  instruction  qu'il  vous  donne ,  mais 
une  instruction  importante.  Si  personne  ne  prospé- 
roit  que  les  justes,  les  hommes  étant  ordinairement 

0)  Ps.  Lxxiy.  g. 


4^  SUR    LA    PllOVIDENCE. 

attachés  aux  biens,  ne  serviroient  Dieu  que  pour 
les  prospe'rite's  temporelles  ;  et  le  service  que  nous 
lui  rendrions,  au  lieu  de  nous  rendre  religieux ,  nous 
feroit  avares;  au  lieu  de  nous  faire  désirer  le  ciel, 
nous  captiveroit  dans  les  biens  mortels. 

Voyez,  dit-il ,  mortels  abusés,  voyez  l'état  que  je 
fais  des  biens  après  lesquels  vous  courez  avec  tant 
d'ardeur;  voyez  à  quel  prix  je  les  mets,  et  avec 
quelle  facilité  je  les  abandonne  à  mes  ennemis;  je 
dis  à  mes  ennemis  les  plus  implacables,  à  ceux  aux- 
quels ma  juste  fureur  prépare  des  torrens  de  flammes 
éternelles.  Regardez  les  républiques  de  Rome  et 
d'Athènes;  elles  ne  connoîtront  pas  seulement  mon 
nom  adorable,  elles  serviront  les  idoles.  Toutefois 
elles  seront  florissantes  par  les  lettres,  par  les  con- 
quêtes et  par  l'abondance,  par  toute  sorte  de  pros- 
pérités temporelles  :  et  le  peuple  qui  me  révère , 
sera  relégué  en  Judée,  en  un  petit  coin  de  l'Asie, 
environné  des  superbes  monarchies  des  Orientaux 
infidèles.  Voyez  ce  Néron ,  ce  Domitien  ;  ces  deux 
monstres  du  genre  humain,  si  durs  par  leur  humeur 
sanguinaire,  si  efféminés  par  leurs  infâmes  délices, 
qui  persécuteront  mon  Eglise  par  toute  sorte  de 
cruautés,  qui  oseront  même  se  bâtir  des  temples 
pour  braver  la  divinité  ;  ils  seront  les  maîtres  de 
l'univers.  Dieu  leur  abandonne  l'empire  du  monde, 
comme  un  présent  de  peu  d'importance  qu'il  met 
dans  les  mains  de  ses  ennemis. 

Ah!  qu'il  est  bien  vrai,  ô  Seigneur,  que  vos  pen- 
sées ne  sont  pas  les  pensées  des  hommes ,  et  que  vos 
voies  ne  sont  pas  nos  voies  (0  î  O  vanité  et  grandeur 

(')  IsaL  Lv.  8. 


SUR    LA    PROVIDENCE.  4^ 

humaine,  triomphe  d'un  jour,  superbe  néant,  que 
tu  parois  peu  à  ma  vue,  quand  je  te  regarde  par  cet 
endroit!  Ouvrons  les  yeux  à  cette  lumière  :  laissons, 
laissons  rejouir  le  monde ,  et  ne  lui  envions  pas  sa 
prospe'rité.  Elle  passe,  et  le  monde  passe 5  elle  fleurit 
avec  quelque  honneur  dans  la  confusion  de  ce  siècle  : 
viendra  le  temps  du  discernement.  «  Vous  la  dissi- 
»  perez  ,  ô  Seigneur,  comme  un  songe  de  ceux  qui 
3)  s'éveillent;  et  pour  confondre  vos  ennemis,  vous 
))  de'truirez  leur  image  en  votre  cite'  :  »  In  cwUate 
tua  imagincm  ipsoriim  adnihilum  rédiges  (0.  Qu'est- 
ce  à  dire,  vous  de'truirez  leur  image?  C'est-à-dire, 
vous  détruirez  leur  félicité,  qui  n'est  pas  une  félicité 
véritable,  mais  une  ombre  fragile  de  félicité  :  vous 
la  briserez  ainsi  que  du  verre,  et  vous  la  briserez  en 
votre  citéj  In  cwitaie  tua;  c'est-à-dire  devant  vos 
élus,  afin  que  l'arrogance  des  cnfans  des  hommes 
demeure  éternellement  confondue. 

Par  conséquent,  6  juste,  6  fidèle,  recherche  uni- 
quement les  biens  véritables  que  Dieu  ne  donne 
qu'à  ses  serviteurs;  apprends  à  mépriser  les  biens 
apparens,  qui,  bien  loin  de  nous  faire  heureux, 
sont  souvent  un  commencement  de  supplice.  Oui , 
cette  félicité  des  enfans  du  siècle,  lorsqu'ils  nagent 
dans  les  plaisirs  illicites ,  que  tout  leur  rit ,  que  tout 
leur  succède;  cette  paix,  ce  repos  que  nous  admi- 
rons, «  qui,  selon  l'expression  du  prophète,  fait 
3)  sortir  l'iniquité  de  leur  graisse  »  ;  Prodiit  quasi 
ex  adipe  iniquitas  eorum  (2)  ^  qui  les  enfle ,  qui  les 
enivre  jusqu'à  leur  faire  oublier  la  mort;  c'est  un 
supplice ,  c'est  une  vengeance  que  Dieu  commence 

(0  Ps,  LXXII.  30.—  (a)  Ps.  LXXII.  7. 


44  SUR    LA    PROVIDENCE. 

d'exercer  sur  eux.  Cette  impunité,  c'est  une  peine 
qui  les  précipite  au  sens  réprouvé ,  qui  les  livre  aux 
désirs  de  leur  cœur  ;  leur  amassant  ainsi  un  trésor 
de  haine  dans  ce  jour  d'indignation  ,  de  vengeance 
et  de  fureur  éternelle.  N'est-ce  pas  assez  pour  nous 
écrier  avec  l'incomparable  Augustin  :  Nihil  est  infe- 
licius  felicitate  peccantium  _,  quâ  pœnalis  nutritur 
impunitas  ^  et  mata  voluntas  uelut  hostis  interior 
roboraturi^)  :  «  Il  n'est  rien  de  plus  misérable  que 
»  la  félicité  des  pécheurs  qui  entretient  une  impu- 
»  nité  qui  tient  lieu  de  peine ,  et  fortifie  cet  ennemi 
5)  domestique ,  je  veux  dire  la  volonté  déréglée  » , 
en  contentant  ses  mauvais  désirs.  Mais  si  nous  voyons 
par-là,  chrétiens,  que  la  prospérité  peut  être  une 
peine,  ne  pouvons -nous  pas  faire  voir  aussi  que 
l'affliction  peut  être  un  remède?  Ainsi  notre  pre- 
mière partie  ayant  montré  à  l'homme  de  bien  qu'il 
doit  considérer  sans  envie  les  enfans  du  siècle  qui  se 
réjouissent,  nous  lui  ferons  voir  dans  le  second  point 
qu'il  doit  tirer  de  l'utilité  des  disgrâces  que  Dieu  lui 

envoie. 

SECOND   POINT. 

Donc  ,  fidèles ,  pour  vous  faire  voir  combien  les 
afflictions  sont  utiles  ,  connoissons  premièrement 
quelle  est  leur  nature  ;  et  disons  que  la  cause  géné- 
rale de  toutes  nos  peines,  c'est  le  trouble  qu'on 
nous  apporte  dans  les  choses  que  nous  aimons.  Or 
nous  pouvons  y  être  troublés  en  trois  différentes 
manières  ,  qui  me  semblent  être  comme  les  trois 
sources  d'oii  découlent  toutes  les  misères  dont  nous 
nous  plaignons.   Premièrement  on  nous  inquiète 

CO  Ep.  cxxxviii.  ad  Marcell.  n.  i4,  tom.  ii,  col.  ^i6. 


SUR    LA    PROVIDENCE.  4^ 

quand  on  nous  refuse  ce  que  nous  aimons  :  car  il 
n'est  rien  de  plus  misérable  que  cette  soif  qui  jamais 
n'est  rassasiée,  que  ces  désirs  toujours  suspendus 
qui  courent  éternellement  sans  rien  prendre.  On  ne 
peut  assez  exprimer  combien  l'ame  est  travaillée 
par  ce  mouvement.  Mais  on  l'afflige  beaucoup  da- 
vantage ,  quand  on  la  trouble  dans  la  possession  du 
bien  qu'elle  tien t  j  «  parce  que ,  dit  saint  Augustin  (  0 , 
»  quand  elle  possède  ce  qu'elle  aimoit,  comme  les 
i)  honneurs,  les  richesses,  elle  se  l'attache  à  elle- 
»  même  par  la  joie  qu'elle  a  de  l'avoir,  elle  se  l'in- 
M  corpore  en  quelque  façon ,  si  je  puis  parler  de  la 
»  sorte;  cela  devient  comme  une  partie  de  nous- 
»  mêmes,  et  pour  dire  le  mot  de  saint  Augustin, 
))  comme  un  membre  de  notre  cœur  »  :  de  sorte  que 
si  on  vient  à  nous  l'arracher,  aussitôt  le  cœur  en 
gémit,  il  est  tout  déchiré,  tout  ensanglanté  par  la 
violence  qu'il  souffre.  La  troisième  espèce  d'afflic- 
tion ,  qui  est  si  ordinaire  dans  la  vie  humaine ,  ne 
nous  ôte  pas^  entièrement  le  bien  qui  nous  plaît  ; 
mais  elle  nous  traverse  de  tant  de  côtés,  elle  nous 
presse  tellement  d'ailleurs ,  qu'elle  ne  nous  permet 
pas  d'en  jouir.  Vous  avez  acquis  de  grands  biens,  il 
semble  que  vous  deviez  être  heureux  ;  mais  vos  con- 
tinuelles infirmités  vous  empêchent  de  goûter  le 
fruit  de  votre  bonne  fortune  :  est-il  rien  de  plus 
importun  ?  C'est  avoir  le  verre  en  main ,  et  ne  pou- 
voir boire,  bien  que  vous  soyez  tourmenté  d'une 
soif  ardente  ;  et  cela  nous  cause  un  chagrin  extrême. 

Voilà  les  trois  genres  d'afflictions  qui  produisent 
toutes  nos  plaintes  ;  n'avoir  pas  ce  que  nous  aimon;s , 

(0  De  Ub.  Arbitf.  lib.  i,  cap.  xy,  n.  33,  tom.  i,  col.  583. 


46  SUR    LA    PROVIDENCE. 

le  perdre  après  l'avoir  possède,  le  posséder  sans  en 
goûter  la  douceur,  à  cause  des  empêchemens  que 
les  autres  maux  y  apportent.  Si  donc  je  vous  fais 
voir ,  chrétiens ,  que  ces  trois  choses  nous  sont  salu- 
taires, n'aurai-je  pas  prouvé  manifestement  que  c'est 
un  effet  merveilleux  de  la  bonté  paternelle  de  Dieu 
sur  les  justes,  de  vouloir  qu  ils  soient  attristés  dans 
la  vie  présente ,  comme  Jésus  leur  prédit  dans  notre 
Evangile.  C'est  ce  que  j'entreprends  de  montrer  avec 
le  secours  de  la  grâce. 

Et  premièrement  il  nous  est  utile  de  n'avoir  pas 
ce  que  nous  aimons  ;  et  c'est  en  quoi  le  monde  s'a- 
buse, qui  voyant  un  homme  qui  a  ce  qu'il  veut, 
s'écrie  avec  un  grand  applaudissement  :  qu'il  est 
heureux  !  qu'il  est  fortuné  !  Il  a  ce  qu'il  veut  ;  est-il 
pas  heureux?  Il  est  vrai ,  le  monde  le  dit ,  mais  l'E- 
vangile de  Jésus-Christ  s'y  oppose  :  et  la  raison ,  c'est 
que  nous  sommes  malades.  Je  vous  nie ,  délicats  du 
siècle,  que  la  misère  consiste  à  n'avoir  pas  ce  que 
vous  aimez  ;  c'est  plutôt  à  n'aimer  pas  ce  qu'il  faut  : 
et  de  même  la  félicité  n'est  pas  tant  à  posséder  ce 
que  vous  aimez ,  qu'à  aimer  ce  qui  le  doit  être. 

Pour  entendre  solidement  cette  vérité,  remarquez 
que  la  félicité  est  la  santé  de  Tame.  Nulle  créature 
n'est  heureuse  si  elle  n'est  saine  ;  et  c'est  la  même 
chose  il  l'égard  de  l'ame,  qu'elle  soit  heureuse  et 
qu'elle  soit  saine;  à  cause  qu'elle  est  saine  quand 
elle  est  dans  une  bonne  constitution ,  et  cela  même 
la  rend  heureuse.  Comparez  maintenant  ces  deux 
choses,  n'avoir  pas  ce  que  nous  aimons,  et  aimer 
ce  qui  ne  doit  pas  être  aimé;  et  considérez  lequel 
des  deux  rend  l'homme  plus  véritablement  misé- 


SUR    LA    PROVIDENCE.  47 

rable.  Direz-vous  que  c'est  n'avoir  pas  ce  que  vous 
aimez  ?  Mais  quand  vous  n'avez  pas  ce  que  vous  ai- 
mez,  c'est  un  empêchement  qui  vient  du  deliors. 
Au  contraire,  quand  vous  aimez  ce  qu'il  ne  faut 
pas,  c'est  un  dérèglement  au  dedans.  Le  premier, 
c'est  une  mauvaise  fortune  ;  il  se  peut  faire  que  l'in- 
te'rieur  n'en  soit  point  troublé  :  le  second  est  une 
maladie  qui  l'altère  et  qui  le  corrompt.  Et  puisqu'il 
n'y  a  point  de  bonheur  sans  la  santé  et  le  bon  état 
du  dedans,  il  s'ensuit  que  celui-là  est  plus  malheu- 
reux qui  aime  sans  une  juste  raison ,  que  celui  qui 
aime  sans  un  bon  succès;  parce  qu'il  est  plus  déré- 
glé ,  et  par  conséquent  plus  malade-.  Dans  les  autres 
maux  ;  délivrez-moi  :  mais  où  il  y  a  du  désordre  et 
ensuite  du  péché  :  Ah  !  guérissez-moi ,  s'écrie-t-il  : 
c'est  qu'il  y  a  du  dérèglement ,  et  conséquemment 
de  la  maladie.  D'où  il  résulte  très-évidemment  (jue 
le  bonheur  ne  consiste  pas  à  obtenir  ce  que  l'on 
désire. 

Cela  est  bon  quand  on  est  en  bonne  santé.  On  ac- 
corde à  un  homme  sain  de  manger  à  son  appétit  : 
mais  il  y  a  des  appétits  de  malade ,  qu'il  est  néces- 
saire de  tenir  en  bride;  et  ce  seroit  une  opinion 
bien  brutale  d'établir  la  félicité  à  contenter  les  désirs 
irréguliers  qui  sont  causés  par  la  maladie.  Or , 
fidèles,  toute  notre  nature  est  remplie  de  ces  ap- 
pétits de  malade ,  qui  naissent  de  la  foiblesse  de 
notre  raison  et  de  la  mortalité  qui  nous  environne. 
N'est-ce  pas  un  appétit  de  malade  que  cet  amour 
désordonné  des  richesses,  qui  nous  fait  mépriser  les 
biens  éternels  ?  N'est-ce  pas  un  appétit  de  malade 
que  de  courir  après  les  plaisirs,  et  de  négliger  en 


48  SUR    LA    PROVIDENCE. 

nous  la  partie  céleste  pour  satisfaire  la  partie  mor- 
telle ?  Et  parce  qu'il  nait  en  nous  une  infinité  de 
ces  appétits  de  malade,  de  là  vient  que  nous  lisons 
dans  les  saintes  Lettres  que  Dieu  se  venge  souvent 
de  ses  ennemis  en  satisfaisant  leurs  désirs.  Etrange 
manière  de  se  venger;  mais  qui  de  toutes  est  la 
plus  terrible. 

C'est  ainsi  qu'il  traita  les  Israélites  qui  murmu- 
roient  au  désert  contre  sa  bonté.  «  Qui  est-ce ,  disoit 
})  ce  peuple  brutal ,  qui  nous  donnera  de  la  chair  ? 
»  nous  ne  pouvons  plus  souiFrir  cette  manne  (0  ». 
Dieu  les  exauça  en  sa  fureur;  et  leur  donnant  les 
viandes  qu'ils  demandoient  ,   sa   colère  en    même 
temps  s'éleva  contre  eux.  C'est  ainsi  que ,  pour  pu- 
nir les  plus  grands  pécheurs,  nous  apprenons  du 
divin  apôtre  (2)  qu'il  les  livre  à  leurs  propres  désirs  ; 
comme  s'il  disoit,  il  les  livre  entre  les  mains  des 
bourreaux  ou  de  leurs  plus  cruels  ennemis.  Que 
s'il  est  ainsi,  chrétiens,  comme  l'expérience  nous 
l'apprend  assez ,   que   nous  nourrissons  en   nous- 
mêmes  tant  de  désirs  qui  nous  sont  nuisibles  et  per- 
nicieux :  donc  c'est  un  effet  de  miséricorde  de  nous 
contrarier  souvent  dans  nos  appétits,  d'appauvrir 
nos  convoitises  qui  sont  infinies,  en  leur  refusant 
ce  qu'elles  demandent;  et  le   vrai  remède  de  nos 
maladies,  c'est  de  contenir  nos  affections  déréglées, 
par  une  discipline  forte  et  vigoureuse,  et  non  pas 
de  les  contenter  par  une  molle  condescendance. 
V^os  autem  contristabimini ;  «  Pour  vous,  vous  serez 
»  dans  la  tristesse  »  en   n'ayant  pas  ce  que  vous 
aimez  ;  c'est  la  première  peine  qui  vous  est  utile. 

(0  i>'^M/7j.  XI.  4 ,  6.  Ps.  Lxxvii.  21 ,  27 ,  3i.  —  {?)Rom.  i.  24. 

Mais  > 


Stm    LA    PÏIOVIDENCE*  /Jg 

Mais,  fidèles,  il  ne  t'est  pas  moins  salutaire  qu'on 
t'enlève  quelquefois  ce  que  tu  possèdes.   Connois- 
sons-le  par  expérience.  Quand  nous  possédons  les 
biens  temporels,  il  se  fait  certains  nœuds  secrets 
qui  engagent  le  cœur  insensiblement  dans  Famour 
des  choses  présentes;   et  cet  engagement  est  plus 
dangereux ,  en  ce  qu'il  est  ordinairement  plus  im- 
perceptible. Le   désir  se  fait  mieux  sentir,  parce 
qu'il  a  de  l'agitation  et  du  mouvement;  mais  la  pos- 
session assurée,   c'est   un   repos  ,  c'est  comme   un 
sommeil;  on  s'y  endort,  on  ne  le  sent  pas.  C'est 
ce  que  dit  l'apôtre  saint  Paul ,  que  ceux  qui  amas- 
sent de  grandes  richesses  «  tombent  dans  les  lacets  «  : 
Jncidunt  in  laqueum  (0.  C'est  que  la  possession  des 
richesses  a  des  filets  invisibles  où  le  cœur  se  prend 
insensiblement.  Peu  à  peu  il  se  détache  du  Créa- 
teur par  l'amour  désordonné  de  la  créature;  et  à 
peine  s'aperçoit-il  de  cet  attachement  vicieux.  Mais 
qu'on  lui  dise  que  cette  maison  est  brûlée,  que  cette 
somme  est  perdue  sans  ressource  par  la  banque- 
route de  ce  marchand;  aussitôt  le  cœur  saignera, 
la  douleur  de  la  plaie  lui  fera  sentir  «  combien  ces 
5)  richesses  étoient  fortement  attachées  aux  libres  de 
3)  l'ame ,  et  combien  il  s'écartoit  de  la  droite  voie 
))  par  cet  attachement  excessif»  :    Quantum    hœc 
amando  peccauerint  j  perdendo  senserunl ,  dit  saint 
Augustin  (2).  Il  verra  combien  ces   richesses  pou- 
voient  être  plus  utilement  employées;  et  qu'enfin 
il  n'a  rien  sauvé  de  tous  ses  grands  biens ,  que  ce 
qu'il  a  mis  en  sûreté  dans  le  ciel,  l'y  faisant  passer 
par  les  mains  des  pauvres  :  il  ouvrira  les  yeux  aux 

(0  /.  Tim.  VI.  9.  —  W  De  Civit.  Dei, lib.  i  ,  cap.  x,  tom.  yii ,  col.  1 1 . 
BOSSUET.  XIV.  ^  4 


5o  SUR    LA    PROVIDENCE. 

biens  éternels  qu'il  commençoit  déjà  d'oublier.  Ainsi 
ce  petit  mal  guérira  les  grands,  et  sa  blessure  sera 
son  salut. 

Mais  si  Dieu  laisse  à  ses  serviteurs  quelque  posses- 
sion des  biens  de  la  terre  ;  ce  qu'il  peut  faire  de 
meilleur  pour  eux ,  c'est  de  leur  en  donner  du  dé- 
goût ,   de  répandre  mille  amertumes  secrètes   sur 
tous  les  plaisirs  qui  les  environnent ,  de  ne  leur  per- 
mettre jamais  de  s'y  reposer,  de  secouer  et  d'a- 
battre cette  fleur  du  monde  qui  leur  rit  trop  agréa- 
blement ;   de  leur  faire  naître   des  difficultés ,   de 
peur  que   cet  exil  ne  leur  plaise,  et  qu'ils  ne  le 
prennent  pour  la  patrie  ;  de  piquer  leur  cœur  jus- 
qu'au vif,  pour  leur  faire  sentir  la  misère  de  ce 
pèlerinage  laborieux,  et  exciter  leurs  affections  en- 
dormies à  la  jouissance  des  biens  véritables.  C'est 
ainsi  qu'il  vous  faut  traiter ,  ô  enfans  de  Dieu ,  jus- 
qu'à ce  que  votre  santé  soit  parfaite  :  cette  convoi- 
tise, qui  vous  rend  malades,  demande  nécessaire- 
ment cette  médecine.  Il  importe  que  vous  ayez  des 
maux  à  souffrir  tant  que  vous  en  aurez  à  corriger  : 
il  importe  que  vous  ayez  des  maux  à  souffrir ,  tant 
que  vous  serez  au  milieu  des  biens  où  il  est  dange- 
reux de  se  plaire  trop.  Si  ces  remèdes  vous  semblent 
durs,  «ils  excusent,  dit  Tertullien,  le  mal  qu'ils 
3)  vous  font ,  par  l'utilité  qu'ils  vous  apportent  »  : 
Emolumento  caralionis  offensant  sut  excusant  (0. 

Mais  admirez  la  bonté  de  notre  Sauveur,  qui,  de 
peur  que  vous  soyet  accablés,  vous  donne  de  quoi 
vous  mettre  au  -  dessus  de  tous  les  malheurs  de  la 
vie.  Et  quel  est  ce  secours  qu'il  vous  donne?  C'est 

(0  De  Pœnit.n.  lo. 


SUR    LA    PROVIDENCE.  5l 

une  espérance  assurée  que  la  joie  de  l'immortalité 
bienheureuse  suivra  de  près  vos  afflictions.  Or  il  n'est 
rien  de  plus  solide  que  cette  espérance ,  appuyée 
sur  la  parole  qui  porte  le  monde,  et  si  évidemment 
attestée  par  toute  la  suite  de  notre  Evangile.  At- 
testée premièrement  par  la  joie  du  siècle  :  car  si 
Dieu  donne  de  la  joie  à  ses  ennemis,  songez  ce  qu'il 
préparé  à  ses  serviteurs  :  si  tel  est  le  contentement 
des  captifs,  quelle  sera  la  félicité  des  enfans ?  Attes- 
tée en  second  lieu  par  la  tristesse  des  justes  :  car  si 
tel  est  le  plaisir  de  Dieu  que  durant  tout  le  cours 
de  la  vie  présente  la  vertu  soit  toujours  aux  mains 
avec  tant  de  maux  qui  l'attaquent;  si  d'ailleurs,  se- 
lon la  règle  immuable  de  la  véritable  sagesse,  la 
guerre  se  fait  pour  avoir  la  paix  :  donc  cette  vertu, 
qu'on  met  à  l'épreuve ,  enfin  un  jour  se  verra  pai- 
sible, et  ce  Dieu  qui  l'a  fait  combattre  lui  donnera 
un  joui'-  la  paix  assurée.  Et  si  nous  apprenons  de 
saint  Paul  (0  «  que  la  souffrance  produit  Tépreuve  «  ; 
si  lorsque  le  capitaine  éprouve  un  soldat,  c'est  qu'il 
lui  destine  quelque  bel  emploi  :  console-toi,  ô  juste 
souffrant;  puisque  Dieu  t'éprouve  parla  patience, 
c'est  une  marque  qu'il  veut  t' élever,  et  tu  dois  me- 
surer ta  grandeur  future  par  la  difficulté  de  l'é- 
preuve. Et  c'est  pourquoi  l'apôtre  ayant  dit  que  la 
souffrance  produit  l'épreuve ,  il  ajoute  aussitôt  après 
que  «  l'épreuve  produit  l'espérance  (2)  ».    . 

Mais  quelle  parole  pourroit  exprimer  quelle  est 
la  force  de  cette  espérance?  C'est  elle  qui  nous  fait 
trouver  un  port  assuré  parmi  toutes  les  tempêtes 
de  cette  vie.  C'est  pourquoi  l'apôtre  l'appelle  notre 

(Oiîom.  V.  S.—W/ôiU  4. 


52  SUR    LA    PROVIDENCE. 

ancre  (0  :  et  de  même  que  l'ancre  empêche  que  le 
navire  ne  soit  emporte';  et  quoiqu'il  soit  au  milieu 
des  ondes,  elle  l'e'tablit  sur  la  terre,  lui  faisant  en 
quelque  sorte  rencontrer  un  port  entre  les  vagues 
dont  il  est  battu  :  ainsi  quoique  nous  flottions  en- 
core ici -bas,  l'espe'rance  qui  est  l'ancre  de  notre 
ame  nous  donnera  de  la  consistance,  si  nous  la  savons 
jeter  dans  le  ciel. 

Donc,  ô  justes,  consolez-vous  dans  toutes  les  dis- 
grâces qui  vous  arrivent  ;  et  quand  la  terre  trem- 
bleroit  jusqu'aux  fondemens,  quand  le  ciel  se  mêle- 
roit  avec  les  enfers ,  quand  toute  la  nature  seroit 
renverse'e,  que  votre  espérance  demeure  ferme  :  le 
ciel  et  la  terre  passeront ,  mais  la  parole  de  celui 
qui  a  dit  que  notre  tristesse  sera  changée  en  joie, 
sera  éternellement  immuable  ;  et  quelque  fléau  qui 
tombe  sur  vous ,  ne  croyez  jamais  que  Dieu  vous  ou- 
blie. «  Le  Seigneur  sait  ceux  qui  sont  à  lui  (2);  et 
3)  son  œil  veille  toujours  sur  les  justes  (3)  ».  Quoi- 
qu'ils soient  mêlés  avec  les  impies,  désolés  par  les 
mêmes  guerres,  emportés  par  les  mêmes  pestes,  bat- 
tus enfin  des  mêmes  tempêtes ,  Dieu  sait  bien 
démêler  les  siens  de  cette  confusion  générale.  Le 
même  feu  fait  reluire  l'or  et  fumer  la  paille  ;  «  Le 
»  même  mouvement ,  dit  saint  Augustin  (4) ,  fait 
»  exhaler  la  puanteur  de  la  boue  et  la  bonne  sen- 
»  teur  des  parfums  »  ;  et  le  vin  n'est  pas  confondu 
avec  le  marc,  quoiqu'ils  portent  tous  deux  le  poids 
du  même  pressoir  :  ainsi  les  mêmes  afflictions  qui 
consument  les  médians,  purifient  les  justes.  Que  si 

(')  Hehr.  VI.  19.—  (')  II  Tim.  n.  19.  —  (3)  Ps.  xxxiii.  16.— 
(4)  De  Civil.  Dei,  lib.  i ,  cap.  vm,  toni,  viii,  col.  8. 


SUR    LA    PROVIDENCE.  53 

quelquefois  les  pécheurs  prospèrent,  s'ils  tâchent 
quelquefois  de  faire  rougir  l'espérance  de  l'homme 
de  bien  par  l'ostentation  d'un  éclat  présent ,  disons» 
leur  avec  le  grand  saint  Augustin  (0  :  «  0_ herbe 
»  rampante,  oserois-tu  te  comparer  à  Tarbre  fruitier 
5)  pendant  la  rigueur  de  l'hiver,  sous  le  prétexte 
»  qu'il  perd  sa  verdure  durant  cette  froide  saison , 
»  et  que  tu  conserves  la  tienne?  Viendra  l'ardeur  du 
3)  grand  jugement  qui  te  desséchera  jusqu'à  la  ra- 
3»  cine ,  et  fera  germer  les  fruits  immortels  des  ar- 
»  bres  que  la  patience  aura  cultivés  ». 

Méditons,  méditons,  fidèles,  cette  grande  et  ter- 
rible vicissitude  :  le  monde  se  réjouira,  et  vous  serez 
tristes  j  mais  votre  tristesse  tournera  en  joie ,  et  la 
joie  du  monde  sera  changée  en  un  grincement  de 
dents  éternel.  Ah!  si  ce  changement  est  inévitable , 
loin  de  nous  l'amour  des  plaisirs  du  monde.  Quand 
les  enfans  du  siècle  nous  inviteront  à  leurs  délices, 
à  leurs  débauches,  à  leurs  autres  joies  dissolues, 
craignons  de  nous  joindre  à  leur  compagnie  :  l'heure 
de  notre  réjouissance  n'est  pas  arrivée.  «  Pourquoi 
»  m'invitent-ils,  dit  Tertullien  (2)?  Je  ne  veux  point 
»  de  part  à  leurs  joies ,  parce  qu'ils  seront  exclus  de 
»  la  mienne  ».  Il  y  a  une  vicissitude  de  biens  et  de 
maux;  on  y  va  par  tour  :  il  y  a  une  loi  établie,  que 
nous  expérimenterons  tour  à  tour  les  biens  et  les 
maux.  J'appréhende  de  me  réjouir  avec  eux ,  de 
peur  de  pleurer  un  jour  avec  eux.  Cest  être 
trop  délicat  de  vouloir  trouver  du  plaisir  partout  : 
il  sied  mal  à  un  chrétien  de  se  réjouir,  pendant 

W  In  Ps.  XLViii,  Serm.  ii, /ï.  3,  4>  tom.  iv ,  col.  436,  437.— 
(.»)  De  Spect.  n.  a8. 


54  SUR    LA    PROVIDENCE. 

qu'il  n'est  pas  avec  Jésus-Christ.  Si  j'ai  quelqu'affec- 
tion  pour  ce  divin  Maître,  il  faut  que  je  le  suive  en 
tous  lieux;  et  avant  que  de  me  joindre  à  lui  dans 
l'éternité  de  sa  gloire ,  il  faut  que  je  l'accompagne 
du  moins  un  moment  dans  la  dureté  de  sa  croix. 
Ce  sont,  fidèles,  les  sentimens  avec'lesquels  vous  de- 
vez gagner  ce  jubilé  que  je  vous  annonce.  C'est  ainsi 
que  vous  pourrez  obtenir  cette  paix  si  ardemment 
désirée,  et  qui  en  est  le  véritable  sujet  :  car  il  n'est 
point  d'oraison  plus  forte  que  celle  qui  part  d'une 
chair  mortifiée  par  la  pénitence ,  et  d'une  ame  dé- 
goûtée des  plaisirs  du  siècle. 


SUPi  LE  DANGER  DES  PLAISIRS  DES  SE2VS.  55 

ABRÉGÉ 

D'UN  AUTRE  SP:RM0N 

POUR  LE  ra.E   DIMANCHE  APRÈS  PAQUE. 


Combien  les  plaisirs  des  sens  sont  dangereux ,  trompeors ,  con- 
traires à  notre  état;  et  combien  nous  devons  les  mépriser  et  les  fuir. 
Quels  sont  ceux  que  nous  devons  rechercher. 


Mundus  autem  gaudebit  ;  vos  aulem  conlristabimini. 

Le  monde  se  réjouira;  et  vous  serez  dans  la  tristesse. 
Joan.  XVI.  20. 

Tous  ceux  qui  vivent  chrétiennement  souffriront 
persécution.  L'Eglise  naissante  :  ne  vous  persuadez 
pas  [  qu'elle  fût  ]  seulement  persëcute'e  par  les  ty- 
rans; chacun  étoit  soi-même  son  persécuteur.  On 
afficlioit  à  tous  les  poteaux  et  dans  toutes  les  places 
publiques  des  sentences  épouvantables  contre  ses 
enfans;  eux-mêmes  se  condamnoient.  On  leur  ôtoit 
la  vie;  eux,  les  plaisirs  :  leurs  biens  ;  eux ,  tout  usage 
immodéré.  Exil  de  leur  patrie  ;  tout  le  monde  leur 
étoit  un  exil  :  ils  s'ordonnoient  à  eux-mêmes  de  ne 
s'arrêter  nulle  part  et  de  n'avoir  nulle  consistance 
en  aucun  pays,  etc.  Cette  persécution  aliénoit  au- 
tant les  esprits  que  l'autre  ;  encore  plus,  dit  Tertul- 


5g  sur  le  danger 

lien  :  Plures  invenias ,  quos  mngis  periculum  volup- 
tatis  quam  viice,  a^ocet  ab  hac  sectai^) ,0\i  craignoit 
les  rigueurs  des  empereurs  contre  l'Eglise;  mais  on 
craignoil  bien  plus  la  sévérité  de  sa  discipline  contre 
elle-même  ;  et  ils  se  fussent  plus  facilement  exposés 
à  perdre  la  vie ,  qu'à  se  voir  arracher  les  plaisirs  sans 
lesquels  la  vie  semble  être  à  charge. 

Cette  persécution  dure  encore.  Les  chrétiens  se 
doivent  déclarer  la  guerre  et  à  toutes  les  joies  sen- 
suelles; parce  qu'elles  sont  ruineuses  à  l'innocence, 
et  le  chrétien  ne  doit  rien  aimer  que  de  saint  ;  parce 
qu'elles  sont  vaines  et  imaginaires ,  et  le  chrétien 
ne  doit  rien  aimer  que  de  véritable  ;  parce  que  ce 
n'en  est  pas  le  temps ,  et  que  le  chrétien  doit  s'ac- 
commoder aux  ordres  de  la  divine  Providence, 

PREMIER  POINT. 

Quand  on  parle  contre  les  plaisirs,  les  libertins 
s'élèvent,  et  peu  s'en  faut  qu'ils  n'appellent  Dieu 
cruel  :  car ,  disent-ils ,  qu'y  a-t-il  de  si  criminel  dans 
les  plaisirs?  C'est  pourquoi,  pour  leur  fermer  la 
bouche ,  le  discours  grave  et  sérieux  que  fait  Cicé- 
ron.  Je  l'ai  pris  dans  saint  Augustin  :  il  cesse  d'être 
profane  après  avoir  passé  par  ce  sacré  canal. 

«  Les  voluptés  corporelles  peuvent-elles  sembler 
»  désirables,  elles  que  Platon  a  nommées  l'appât  et 
»  rhameçon  de  tous  les  maux?  En  effet  quelles  ma- 
»  ladies  et  de  l'espiit  et  du  corps  :  quel  épuisement 
»  et  des  forces ,  et  de  la  beauté  de  l'un  et  de  l'autre  ; 
M  quelle  honte  ,  quelle  infamie  ,  quel  opprobre , 
»  n'est  pas  causé  par  les  voluptés  desquelles  plus  le 
(0  De  Spect.  n.  a. 


DES    PLAISIRS    DES    SENS.  57 

»  transport  est  violent,  plus  il  est  ennemi  de  toute 
»  sagesse  ?  Cujus  motus  ut  quisque  est  maximus  ^  ita 
»  estinimicissimus  philosophiœ  {^).  Car  qui  ne  sait 
»  que  les  grandes  émotions  des  sens  ne  laissent  au- 
i)  cun  lieu  à  la  re'flexion  ni  à  aucune  pensée  sérieuse? 
»  Et  qui  seroit  l'homme  assez  brutal  qui  voulût  pas- 
»  vSer  toute  sa  vie  parmi  ces  emportemens  de  ses  sens 
»  émus,  parmi  cet  enivrement  des  plaisirs  ?  Mais 
))  qui  seroit  l'homme  de  sens  rassis  qui  ne  désireroit 
i)  pas  plutôt  que  la  nature  ne  nous  eût  donné  aucun 
»  de  ces  plaisirs  corporels ,  qui  dégradent  l'ame  de 
»•  sa  dignité  et  de  sa  grandeur  naturelle  »  ? 

«  Voilà,  dit  saint  Augustin,  ce  qu'a  dit  celui  qui 
»  n'a  rien  su  de  la  première  institution  ni  de  la  dé- 
3)  pravation  de  notre  nature,  ni  de  la  félicité  du 
5)  paradis,  ni  des  joies  éternelles  qui  nous  sont  pro- 
»  mises  ;  qui  n'a  point  appris  que  la  chair  convoite 
»  contre  l'esprit.  Rougissons,  conclut  saint  Augus- 
»  tin ,  en  entendant  les  discours  des  impies  si  con- 
»  formes  à  la  vérité,  nous  qui  avons  appris  dans  la 
3)  véritable  et  sainte  philosophie  de  la  vraie  piété  > 
»  que  la  chair  convoite  contre  l'esprit,  et  l'esprit 
3)  contre  la  chair  »  :  Erubescamus  intérim  veris  diS' 
putationibus  iinpiorum ,  qui  didicimus  in  vera  verœ 
pietatis  sanctaque  pliilosophia ,  et  contra  spirituni 
carnenij  et  contra  carnem  concupiscere  spiritumi"^). 
«  Je  vous  conjure,  mes  Frères,  que  la  philosophie 
3)  chrétienne,  qui  est  la  seule  véritable  philosophie, 
3)  ne  soit  ni  moins  grave,  ni  moins  honnête,  ni  moins 
3)  chaste ,  ni  moins  sérieuse ,  ni  moins  tempérée  que 

(*)  Cicer.  in  Hortens.  —  (*)  Lia.  iv.  contra  juL  n.  ']2,  tom,jijCoL 
619. 


58  SUR    LE    D  AN G  EU 

3>  la  philosophie  des  païens  »  :  Obsecro  te ,  non  sit 
honestior  philosophia  gentium^  quam  nostra  chris- 
tiana ,  qiiœ  una  est  vera  philosophia  ;  quando  qui- 
dem  studium  vel  amor  sapientiœ  signijicatur  hoc 
noniine. 

L'amour  des  plaisirs  affoiblit  le  cœur  et  énerve  le 
principe  de  droiture  qui  est  en  nous,  pour  résister 
à  tous  les  crimes.  Les  joies  des  sens  amollissent  l'ame, 
la  rendent  légère ,  ôtent  la  réflexion ,  le  poids  de 
l'esprit  et  du  jugement,  dissipent  au  dehors  et  ne 
laissent  ni  force  ni  courage  pour  Dieu ,  pour  qui  nous 
les  devons  uniquement  réserver  :  Fortitudinem  meam 
ad  te  cusiodiam  (0.  [De  là]  une  espèce  d'ivresse  qui 
ofTusque  les  lumières  de  l'esprit  et  fait  naître  une 
ardeur  violente  qui  pousse  à  tout  crime.  Cette  ivresse 
ne  se  passe  pas;  parce  qu'elle  ne  prend  pas  le  cerveau 
par  des  fumées  grossières,  mais  le  cœur  par  une 
attache  très-intime  et  très-délicate.  Le  cœur  ne  ré- 
siste plus  à  rien  j  et  il  suffit  de  ne  pas  user  avec  une 
sage  modération  de  ce  qui  peut  être  permis ,  pour 
réduire  l'ame  insensiblement  dans  cet  état  funeste  : 
Id  quod  non  expediehat  admis i  ^  dum  non  tempero 
qiiod  lie  ébat  (^). 

[Combien  faut -il  donc]  éviter  les  douceurs  qui 
nous  séduisent,  les  violences  qui  nous  entraînent. 
Celles-là  à  craindre  par  la  durée;  celles-ci  par  la 
promptitude  de  leurs  mouvemens  :  celles-là  nous 
flattent;  celles-ci  nous  poussent  par  force.  On  n'at- 
tend pas  que  l'enfant  se  soit  blessé  pour  lui  ôter  une 
épée.  Otez  le  regard  avant  que  le  cœur  soit  percé  ; 
ôtez  la  fréquentation  si  familière  avant  qu'elle  de- 

(OP^.  Lviii.  lo.  — (»)  6*.  Paulin,  ad Sever.  Epist.  xxx,  n.  3. 


DES    PLAISIRS    DES    SENS.  59 

vienne  un  engagement  ;  et  la  douceur  de  la  grâee , 
qui  vous  sera  inspiiëe,  vous  fera  trouver  plus  de 
plaisir  dans  ce  qui  vous  est  commande',  que  vous 
n'en  auriez  dans  les  objets  qui  mettroient  obstacle 
à  votre  obéissance  :  Ut  inspirald  gratiœ  suavitate 
per  Spiritum  sanctum ,  faciat  plus  delectare  quod 
prœcipit,  quam  délectai  quod  impedit  (0.  [Que  la] 
difficulté  de  revenir  [sur  ses  pas,  quand  une  fois  on 
s'est  laissé  prendre  aux  attraits  de  la  volupté ,  vous 
retienne;  et  pensez  que  si  vous  vous  livrez  à  ses  im- 
pressions ]  elle  vous  conduira  où  vous  ne  voudriez 
pas  aller  ;  Quoniam  volens  qub  no  Hem  pervene- 
ram  (^). 

[Mais,  dira  le  voluptueux],  qu'on  ne  m'envie 
pas  mes  plaisirs  qui  ne  font  tort  à  personne ,  ni  mes 
divertissemens  qui  ne  me  font  faire  aucune  injustice. 
((  Vous  ne  savez,  dit  saint  Augustin  (3),  où  vous 
»  pousseront  ces  flatteurs.  Voyez,  poursuit  ce  grand 
»  homme,  les  buissons  hérissés  d'épines  qui  font 
»  horreur  à  la  vue.  La  racine  n'en  est  pas  piquante; 
«  mais  c'est  elle  qui  pousse  ces  pointes  perçantes 
5)  qui  déchirent  et  ensanglantent  les  mains  o.  Ainsi 
l'attache  aux  plaisirs  semble  d'abord  être  douce  ; 
mais  elle  s'elFarouche  et  devient  cruelle  quand  elle 
trouve  de  la  résistance  ;  mais  elle  se  porte  aisément 
à  se  remplir  par  des  pilleries ,  lorsqu'elle  s'est  épuisée 
par  ses  excessives  dépenses. 

Quand  j'entends  parler  les  voluptueux  dans  le 
livre  de  la  Sapience,  je  ne  vois  rien  de  plus  agréable 

CO  tS".  August.  de  Spirit.  et  LUter.  n.  Si  ,  tojn.  x,  col.  i\^.  — 
(»)  S.  Aug.  Confess.  lib.  viii ,  cap.  v,  tom.  i ,  col.  1 49-  —  (^)  In  Ps.  lu, 
n.  3  ,  tom.  IV,  coL  '|S8.  In  Ps.  cxxxix,  n.  4,  col.  i553. 


6o  SUR    LE    DAJVGEK 

ni  de  plus  riant.  Ils  ne  parlent  que  de  festins,  que' 
de  danses,  que  de  fleurs,  que  de  passe -temps. 
Coronenius  nos  rosis  antequam  marcescant  :  nullum 
pratum  sit  quod  non  pertranseat  luxuria  nostra  (0  : 
«  Couronnons,  disent-ils,  nos  têtes  de  fleurs  avant 
3)  qu'elles  soient  flétries  :  qu'il  n'y  ait  point  de  pré, 
»  où  notre  intempérance  ne  se  signale  ».  Ils  invitent 
tout  le  monde  à  leur  bonne  chère,  et  ils  veulent  leur 
faire  part  de  leurs  plaisirs.  Nerno  nostrûm  exors  sit 
luxuriœ  nostrœ  :  ubiqiie  relinquamus  signa  lœtitiœ  (^). 
Que  leurs  paroles  sont  douces  !  que  leur  humeur  est 
enjouée  !  que  leur  compagnie  est  désirable  !  Mais  si 
vous  laissez  pousser  cette  malheureuse  racine,  les 
épines  sortiront  bientôt  :  car  écoutez  la  suite  de  leurs 
discours,  et  vous  les  verrez  résolus  à  opprimer  le 
juste  qui  les  contredit ,  à  réparer  par  des  pilleries  ce 
qu'ils  ont  dissipé  par  leurs  débauches.  «  Opprimons, 
»  ajoutent-ils,  le  juste  et  le  pauvre  -,  ne  pardonnons 
M  point  à  la  veuve  ni  à  l'orphelin  »  :  Opprimamus 
paupereni  justum  (5).  Quel  est  ce  soudain  change- 
ment? et  qui  auroit  jamais  attendu  d'une  douceur 
si  plaisante  une  cruauté  si  impitoyable  ? 

C'est  en  effet,  chrétiens,  que  l'ame  s'étant  une 
fois  éloignée  de  Dieu  ,  fait  de  terribles  progrès  dans 
ce  malheureux  voyage.  Le  principe  de  toute  droi- 
ture, c'est-à-dire  la  crainte  de  Dieu,  étant  affoibli, 
elle  n'a  plus  de  force  ni  de  résistance  :  elle  s'aban- 
donne  peu  k  peu ,  et  tombe  d'excès  en  excès  et  de 
désordre  en  désordre.  «  De  même  qu'un  espion,  dit 
»  saint  Grégoire  de  Nysse  (4) ,  s'il  est  rejeté  d'abord, 

CO  Sap.  H.  8.  —  C»)  IbiJ.  9 —  (3)  nul  i  o.  ^  (4)  /,i  EccksiasL  Hom. 
vai,  tom.i,  p,  4^0,  461. 


DES    PLAISIRS    DES    SEIVS.  Gl 

«  s'en  retourne  honteux  et  confus;  mais  s'il  est  reçu 
3)  dans  la  place,  il  gagne  peu  à  peu  les  uns  par  les 
»  autres  avec  un  air  innocent,  et  enfin  le  parti  des 
»  traîtres  devient  le  plus  fort  :  ainsi  un  vicieux  amour 
»  des  plaisirs  ayant  une  fois  entrée  dans  le  cœur  par 
»  une  secrète  intelligence  ,  il  sollicite  l'un  après 
»  l'autre  tout  ce  qu'il  y  a  en  nous  de  mauvais  désirs  : 
»  il  se  fait,  dit  ce  saint  éveque,  une  grande  défec- 
j>  tion  ;  tout  se  range  de  ce  côté.  La  raison  inconsi- 
i)  dérée  qui  s'étoit  trop  facilement  confiée  aux  sens, 
»  est  trahie  par  ces  infidèles  m  :  tout  est  perdu  , 
tout  [  est  renversé  ]. 

C'est  donc  avec  raison  que  l'Eglise  nous  détache 
des  plaisirs  du  monde,  même  des  licites.  Le  carême 
[  a  été  institué  ]  pour  cet  exercice  :  nous  nous  en 
servons  pour  une  occasion  de  scandale.  Mais  quand 
les  joies  sensuelles  ne  seroient  pas  dangereuses ,  c'est 
assez  qu'elles  soient  vaines  [  pour  nous  porter  à  les 
rejeter  ]. 

^         SECOND  POINT. 

Je  vous  ai  fait  parler  un  philosophe  comme  un 
auteur  non  suspect ,  pour  vous  faire  voir  les  périls 
où  la  volupté  mettoit  la  vertu  :  je  vous  produirai 
maintenant  un  roi.  Si  un  philosophe ,  qui  a  passé 
sa  vie  dans  un  coin  de  son  cabinet,  [  étoit  le  seul  qui 
s'élevât  contre  les  plaisirs ,  ]  on  diroit  qu'il  parleroit 
en  spéculatif;  mais  un  roi ,  à  qui  la  fortune  n'avoit 
rien  refusé  et  qui  ne  s'étoit  rien  refusé  lui-même , 
[  qui  avoit  ]  promené  ses  sens  par  toute  sorte  d'ex- 
périence ,  [  est  bien  propre  à  vous  convaincre  de  la 
vanité  de  tous  les  plaisirs  des  sens.  ]  Salomon  [  vous 


S'A  SURLEDANGER 

l'atteste  hautement  ].  Deux  obstacles  [  nous  em- 
pêchent d'en  jouir  :  ]  ou  on  ne  peut  pas  par  im- 
puissance ;  il  nous  décrit  son  abondance  :  ou  on  ne 
veut  pas  par  retenue  ;  il  nous  fait  entendre  qu'il 
avoit  abandonné  ses  sens  :  Quœ  desideras^erunt  oculi 
mei,  non  negawi  eis ,  nec  prohibui  cor  meum  (0  : 
«  Je  n'ai  rien  refusé  à  mes  yeux  de  tout  ce  qu'ils  ont 
»  désiré;  et  j'ai  permis  à  mon  cœur  de  jouir  de  tous 
3)  les  plaisirs  ».  Ne  se  qontenter  pas  de  quelques 
plaisirs ,  vouloir  que  tous  ses  sens  et  tous  ses  désirs 
soient  satisfaits  par  quelque  chose  d'exquis  ;  [  c'est 
ce  que  Salomon  avoit  fait.  ]  Après  cela  que  dit-il? 
Il  s'éveille,  il  se  reconnoît,  et  «  il  a  trouvé,  dit-il, 
»  que  tout  cela  étoit  vanité  et  affliction  d'esprit  (2)  »  : 
pesez  ces  deux  mots.  Vanité,  parce  qu'il  n'y  a  point 
de  corps  ;  tout  le  prix  vient  de  la  foiblesse  de  la  rai- 
son ;  et  c'est  alors  qu'il  dit  :  Risum  reputavi  errorem  ; 
et  gaudio  dixi  :  Quid  frustra  deciperis  (3)  ?  «  J'ai  dit 
»  au  ris  :  Tu  n'es  que  folie;  et  à  la  joie:  Pourquoi 
»  veux-tu  me  séduire  »  ?  Preuve  que  tous  ces  grands 
divertissemens  touchent  plus  les  enfans  que  tous  les 
autres.  Etre  paré,  courir  deçà  et  delà,  se  déguiser, 
se  masquer,  [sont  des  jeux  d'enfans:]  nous  nous 
rions  de  leurs  badineries;  et  les  nôtres  sont  d'autant 
plus  ridicules  que  nous  y  mêlons  plus  de  sérieux  ;  car 
il  n'y  a  rien  de  plus  ridicule  que  le  sérieux  dans  les 
niaiseries.  L'amour  de  tous  ces  divertissemens,  c'est 
donc  un  reste  d'enfance. 

Bien  plus  c'est  une  folie  :  qui  rit  avec  plus  d'em- 
portement que  les  insensés  ?  Fatuus  in  risu  exaltât 
ofocem  suam  :  vir  autem  sapiens  vix  tacite  ridehit  (4)  : 

CO  EcQhs.  II.  10.  —W  Ihid.  II.  —  '^)lhid,  2.  —  [!\)  Ibitl  xxi.  33. 


DES    PLAISIRS    DES    SENS.  63 

«  L'insensé  élève  sa  voix  en  riant  ;  mais  l'homme 
»  sage  rira  à  peine  tout  bas  »  :  avec  crainte ,  parce 
qu'il  craint  toujours  de  se  tromper;  parce  qu'un 
certain  sérieux  intime  désavoue  toutes  ces  fausses 
joies  et  a  honte  de  s'y  laisser  emporter  ;  parce  qu  il 
ne  sait  s'il  y  a  plus  de  sujet  ou  de  tristesse  ou  de 
joie.  Dégoût,  appétit,  encore  dégoût,  puis  renou- 
vellement d'ardeur;  c'est  ce  qui  arrive  dans  tous 
les  plaisirs.  C'est  donc  une  disposition  déraison- 
nable à  cause  du  changement;  et  par  conséquent 
vanité,  foiblesse  de  raison.  Le  carnaval  achevé, 
que  vous  reste-t-il  ?  Le  corps  fatigué  et  l'esprit  vide. 
O  l'homme  n'est  que  vanité ,  et  aussi  ne  poursuit-il 
que  des  choses  vaines  :  Verumtamen  in  imagine 
pertransit  homo;  sed  et  frustra  conturbatur  (0  :  il 
n'est  rien  et  il  ne  recherche  que  des  riens  pompeux. 
Tout  est  vanité;  ajoutons  et  affliction  d'esprit. 

Nulle  voie  si  aplanie ,  où  il  ne  se  trouve  des  em- 
barras. Nulle  passion  si  douce,  qui  ne  fasse  naître 
mille  passions  accablantes.  L'espérance  balancée  par 
la  crainte  :  l'amour.... ,  il  ne  convient  pas  à  la  gra- 
vité de  cette  chaire  de  parler  de  ses  douleurs;  mais 
nous  pouvons  bien  parler  de  l'enfer  de  la  jalousie. 
Nul  ne  fait  moins  ce  qu'il  veut  que  celui  qui  veut 
faire  tout  ce  qu'il  veut  ;  parce  que  dans  Texécutiori 
de  ses  volontés  ,  impuissant  de  soi-même ,  il  dépend 
d'autrui.  Les  hommes  sont  contredisans ,  les  but- 
ineurs contraires  :  on  se  choque ,  on  se  traverse  mu- 
tuellement; il  est  malaisé  de  faire  concourir  avec 
nos  desseins  [  ceux  des  autres  ]  :  donc  affliction  d'es- 
prit. Quiconque  ne  résiste  pas  à  ses  volontés,  est 

(')  Ps.  xxxyni.  8. 


64  SUR    LE    DANGER 

injuste  au  prochain ,  incommode  au  monde ,  outra- 
geux  à  Dieu ,  pénible  à  soi-même.  Voulez-vous  faire 
ce  que  vous  voulez  ?  N'entreprenez  pas  de  faire  ce 
que  vous  voulez.  Retranchez  les  volontés  super- 
flues qui  vous  rendent  dépendans  des  autres:  plus 
aisé  de  modérer  ses  volontés  que  de  les  satisfaire  ; 
vous  y  trouverez  les  vrais  plaisirs. 

Ne  soupirez  donc  plus  après  les  plaisirs  de  ce 
corps  mortel  ;  ne  buvez  plus  cette  eau  trouble, 
laquelle  vous  voyez  [sortir]  d'une  source  si  cor- 
rompue. Ce  qui  peut  nous  déplaire  un  seul  mo- 
ment, jamais  digne  de  notre  amour.  Et  ne  nous 
persuadons  pas  que  nous  vivions  sans  plaisirs ,  pour 
les  vouloir  transporter  du  corps  à  l'esprit ,  de  la 
partie  terrestre  et  mortelle ,  à  la  partie  divine  et 
incorruptible.  C'est  là  au  contraire,  dit  Tertullien, 
qu'il  se  forme  une  volupté  toute  céleste  du  mépris 
des  voluptés  sensuelles  :  «  car  quel  plus  giand  plai- 
»  sir  que  le  mépris  des  plaisirs  mêmes  » ,  qui  sans 
pouvoir  nous  contenter,  ne  nous  laissent  jamais  de 
repos  :  Quœ  major  voluptas ,  quàm  fastidium  ip- 
sius  voluptatis  (0? 

Qui  nous  donnera,  chrétiens,  que  nous  sachions 
goûter  ce  plaisir  sublime  ;  plaisir  toujours  égal , 
toujours  uniforme;  qui  naît  non  du  trouble  de 
l'ame,  mais  de  sa  paix;  non  de  sa  maladie,  mais 
de  sa  santé;  non  de  ses  passions,  mais  de  son  devoir  ; 
non  de  la  ferveur  inquiète  et  toujours  changeante 
de  ses  désirs,  mais  de  la  rectitude  immuable  de  sa 
conscience:  plaisir  par  conséquent  véritable;  qui 
n'agite  pas  la  volonté,  mais  qui  la  calme;  qui  ne 

(•)  De  Spect.  n.  29. 

surprend 


BES    PLAISinS    DES    SENS.  ()5 

surprend  pas  la  raison ,  mais  qui  l'ecîaire  ;  qui  ne 
chatouille  pas  le  cœur  dans  sa  surface,  mais  qui 
l'attire  tout  entier  à  Dieu  par  son  centre. 

Voyez  les  liesses ,  les  transports ,  les  chants  de 
cette  cité  triomphante.  C'est  de  là  que  Jésus-Christ 
nous  a  apporté  un  commencement  de  la  gloire  dans 
le  bienfait  de  la  grâce;  un  essai  de  la  vision  dans 
la  foi;  une  partie  de  la  félicité  dans  l'espérance;  en- 
fin un  plaisir  intime  [  dans  la  paix  d'une  bonne 
conscience  :  ]  et  si  ces  plaisirs  ne  sont  pas  tout-à^ 
fait  sensibles  et  satisfaisans ,  aussi  n'en  est  -  ce  pas 
encore  le  temps. 

TROISIÈME  POINT. 

i.o  C'est  le  temps  du  voyage;  [  et  celui  qui  se 
livre  aux  plaisirs,  au  lieu  d'avancer  perd  de  vue  le 
terme  où  il  doit  tendre,  et  ne  sauroit  y  arriver.  ] 
2.0  C'est  le  temps  de  rendre  compte  de  ses  actions. 
Celui  qui  est  toujours  en  joie  pense-t-il  quelquefois 
aux  grandes  affaires  qu'il  a ,  et  combien  les  ris  ex- 
cessifs et  les  jeux  perpétuels  siéent  mal  à  ceux  qui 
doivent  être  présentés  devant  le  tribunal  de  Jésus- 
Christ?  La  joie  quand  vous  serez  absous.  3.**  C'est  le 
temps  du  combat  ;  et  [  les  plaisirs  ne  sont  propres 
qu'à  nous  énerver  et  nous  réduire  dans  l'impuis- 
sance de  vaincre.] 4.^  «  C'est  le  temps  de  travailler  k 
»  sa  guérison  et  non  le  temps  de  se  livrer  aux  plaisirs  »  : 
Sanitatis  tempus  estj  non  voluptatis  (0.  [Il  faut  ré- 
primer ces  ]  appétits  irréguliers  qui  sont  causés  par 
la  maladie,  [et  qui  ne  peuvent  que  l'entretenir  ou 
l'augmenter  si  l'on  se  prête  à  les  satisfaire  ]. 

(0  5.  Aug.  Scrm.  LxxxYii.  n.  i3,tom.  v,  col.  J\6B. 

BOSSLET.   XIV.  5 


66  SUR  LE  DANGER  DES  PLAISIRS  DES  SENS. 

Il  y  a  des  maux  qui  nous  blessent,  il  y  a  des 
maux  qui  nous  flattent  :  ceux-là  nous  les  devons 
supporter;  ceux-ci  nous  les  devons  mode'rer  :  le 
premier,  par  la  patience  et  par  le  courage;  le  se- 
cond ,  par  la  tempe'rance  et  par  la  retenue.  Et  les 
maux  qui  nous  affligent  nous  servent  à  corriger  ceux 
qui  nous  flattent;  parce  que  la  force  de  ces  der- 
niers est  dans  le  plaisir,  et  que  la  pointe  du  plaisir 
s'e'mousse  parla  souffrance  [ qui  en  est]  le  contraire  : 
Alia  quœ  per  patientiam  sustinenius  ^  alla  quœ  per 
continentiam  refrenamus  (0.  C'est  ainsi  que  nous 
faisons  servir  d'instrument  à  la  justice  la  peine  du 
pëché  :  In  usus  juslitiœ peccati pœna  conversa  est  (2). 
Un  malade  ne  songe  pas  au  plaisir;  trop  heureux 
de  recouvrer  la  santé  :  [et  pour  l'acquérir  il  con- 
sent de  se  soumettre  à  un  ]  régime  [exact  et  sévère. 
Telle  est  la  conduite  que  nous  devons  suivre  ]. 
Nostrœ  cœnœ ,  nostrœ  nuptiœ  nonduin  sunt.  Non 
possumus  cum  illis  discumbere  ,  quia  nec  illi  nohis- 
cum^),  «Le  temps  de  nos  festins,  de  nos  noces,  n'est 
»  pas  encore  venu  :  nous  ne  pouvons  nous  réjouir 
»  avec  les  mondains,  parce  qu'ils  ne^pourront  aussi 
»  se  réjouir  avec  nous  «.  Viendra  le  temps  de  notre 
banquet  :  l'Epoux  viendra,  et  il  leur  sera  dit  :  Nescio 
vos  ;  «  Je  ne  vous  connois  pas  (4)  »  ;  et  nous  entrerons 
en  la  joie  de  notre  Seigneur.  Nous  ne  la  connois- 
sons  que  par  espérance  ;  mais  alors  nous  en  aurons 
la  possession  véritable.  Amen. 

CO  S.  Aug.  cont.  Julian.  lib.Vy  n.  22 ,  tom.x^coL  640.  —  (*)  S.  Aug- 
de  Civit.  Dei,Ub,  xni,  cap.  iv,  tom.  vu,  col,  328.  —  (3)  Ttrtul.  de 
Spect.  n.  a8.  —(4)  Malt.  x\y.  12. 


SUR   LA  TRISTESSE   DES  ENFANS  DE  DIEU.  X)l 


SERMON 

POUR 

LE  V."  DIMANCHE  APRÈS  PAQUE, 

PRÊCHÉ  DANS  LA  CATHÉDRALE  DE  MEAUX 

A  l'ouverture  d'une  MISSION, Elf  1692  (*). 

Mépris  que  nous  devons  faurc  du  monde  pour  aller  à  Dieu.  Obli- 
gation de  toujours  croître  en  amour  et  en  perfection  durant  le  couis 
de  cette  vie.  Deux  sortes  de  tristesses  :  quelle  est  celle  qui  est  le 
partage  des  enfans  de  Dieu.  Dispositions  dans  lesquelles  nous  de» 
vons  entrer  lorsque  Dieu  nous  frappe,  Sentimens  de  pénitence  né- 
cessaires pour  obtenir  Tindulgence  du  jubilé.  Stabilité  essentielle  à 
là'  vraie  pénitence  :  amour ,  seul  capable  de  produire  une  solide 
conversion. 

Vado  ad  Patrem  meum. 

Je  m  en  vais  a  mon  F  ère,  Joan.  xvi.  i6, 

JNoTRE  Seigneur,  mes  cliers  Frères,  dit  cette  pa- 
role en  la  personne  de  ses  fidèles ,  aussi  bien  qu'en 
la  sienne  ;  et  pour  nous  donner  la  confiance  de  la  ré- 

C'')  Nous  n'avons  point  le  manuscrit  original  de  ce  Sermon.  H  a 
déjà  été  imprimé  dans  un  recueil  de  Lettres  et  d'Opuscules  de  Bossuet , 
i^^S,  2  vol.  in-i  a.  Il  est  placé  au  tome  11,  pag.  92  at  suiv. 


68  SUR    LA    TRISTESSE 

péter  avec  lui ,  il  a  dit  en  un  autre  endroit  :  «  Je 
»  monte  vers  mon  Père,  et  vers  votre  Père;  vers 
»  mon  Dieu,  et  vers  votre  Dieu  (0  ».  Son  Père  est 
donc  le  nôtre  aussi,  quoiqu'à  titre  différent  ;  le  sien 
par  nature ,  et  le  nôtre  par  adoption;  et  nous  pou- 
vons dire  avec  lui  :  «  Je  m'en  vais  à  mon  Père  ».  Je 
puis  même  ajouter,  mes  chers  Frères,  que  cette  belle 
parole  nous  convient ,  en  un  certain  sens,  plus  quà 
Jésus  -  Christ  ;  puisque  vivant  sur  la  terre,  il  étoit 
déjà  avec  son  Père ,  selon  sa  divinité  ;  et  que ,  même 
selon  sa  nature  humaine,  son  ame  sainte  en  voyoit 
la  face.  Il  étoit  toujours  avec  lui;  et  dans  uq  temps 
où  il  sembloit  encore  éloigné  de  retourner  au  lieu 
de  sa  gloire  avec  son  Père,  il  ne  laissoit  pas  de  dire  : 
«  Je  ne  suis  pas  seul;  mais  mon  Père  qui  m'a  envoyé, 
))  et  moi,  sommes  toujours  ensemble  (2)  ». 

C'est  donc  à  nous  qui  sommes  vraiment  séparés 
de  Dieu,  c'est  à  nous,  mes  bien-aimés,  à  faire  un 
continuel  effort  pour  y  retourner  :  c'est  à  nous  à 
dire  sans  cesse  :  «  Je  vais  à  mon  Père  »  ;  et  comme 
cette  parole  marquoit  la  consommation  du  mystère 
de  Jésus -Christ  dans  son  retour  à  sa  gloire,  elle 
marque  aussi  la  perfection  de  la  vie  du  chrétien , 
dans  le  désir  qu'elle  nous  inspire  de  retourner  à  Die» 
de  tout  notre  cœur. 

Pénétrons  donc  le  sens  de  cette  parole  :  concevons 
premièrement  ce  que  c'est  que  d'aller  h  notre  Père; 
voyons  en  second  lieu  ce  qui  nous  doit  arriver,  en 
attendant  que  nous  y  soyons;  et  comprenons  en  der- 
nier lieu  quel  bien  nous  y  aurons  ,  quand  nous  y  se- 
rons parvenus  :  tout  cela  nous  sera  marqué  dans 

{^)  Joan.  XX,  17.  —  i"*)  Jùid.  nu,  \6. 


DES    EN  FA  KS    DE    DIEU.  6g 

notre  Evangile  ;  et  je  ne  ferai  que  suivre  pas  à  pas 
ce  que  Je'sus-Glirist  nous  y  propose. 

PREMIER  POINT. 

«  Je  m'en  vais  à  mon  Père  ».  C'est  l'ëtat  d'un  chré- 
tien d'aller  toujours  :  mais  d'où  est-ce  qu'il  part,  et 
où  est-ce  qu'il  doit  arriver?  Saint  Jean  nous  le  fait 
entendre  par  cette  parole  :  «  Je'sus  sachant  que  son 
»  heure  étoit  venue ,  de  passer  de  ce  monde  à  son 
))  Père(O)).  N'en  disons  pas  davantage  :  nous  devons 
faire  ce  passage  avec  Je'sus-Christ.  «  Je  ne  suis  pas 
n  du  monde ,  dit  -  il ,  comme  ils  ne  sont  pas  du 
))  monde  (2)  » .  Ainsi ,  selon  sa  parole ,  vous  n'êtes 
pas  du  monde  :  quittez-le  donc ,  marchez  sans  re- 
lâche j  mais  marchez  vers  votre  Pcre.  Voilà  les  deux 
raisons  de  votre  passage  :  la  misère  du  lieu  d'où 
vous  partez  ;  et  la  beauté  de  celui  où  vous  êtes  ap- 
pelés. 

Saint  Paul,  pour  nous  exprimer  le  premier  :  «  Le 
»  temps  est  court  (^}  »  ,  dit  -  il.  Le  temps  est 
court  ;  si  vous  ne  quittez  le  monde ,  il  vous 
quittera  :  il  reste  donc  «  que  celui  qui  est  ma- 
»  rié,  soit  comme  ne  l'étant  pas  i,  et  ceux  qui  pleu- 
»  rent ,  comme  ne  pleurant  pas  j  et  ceux  qui  se  ré- 
5)  jouissent,  comme  ne  se  réjouissant  pas;  et  ceux 
3)  qui  achètent,  comme  n'achetant  pas;  et  ceux  qui 
»  usent  de  ce  monde,  comme  n'en  usant  pas;  parce 
»  que  la  figure  de  ce  monde  passe  (4)  ».  Gomme  s'il 
disoit  :  Pourquoi  voulez-vous  demeurer  dans  ce  qui 
passe?  vous  croyez  que  c'est  un  corps,  une  vérité; 

W  Joan.  XIII.  I.  —  W  Ibid.  xvii.  i6.  -^3)  /.  Cor.  vu.  39.  — 
K^)  /iiW,  29,  3o,  3i  ,  32. 


^O  SUR    LA    TRISTESSE 

ce  n'est  qu'une  ombre  et  une  figure ,  qui  passe  et 
qui  s'évanouit  :  ainsi  en  quelque  état  que  vous  soyez, 
ne  vous  arrêtez  jamais.  Les  liaisons  les  plus  fermes 
et  les  plus  saintes,telle  qu'est  celle  du  mariage,  trou- 
vent leur  dissolution  dans  la  mort  :  vos  regrets  pas- 
seront comme  vos  joies  ;  ce  que  vous  croyez  possé- 
der à  plus  juste  titre,  vous  échappe,  à  quelque  prix 
que  vous  l'ayez  achetéj  tout  passe  malgré  qu'on  en  ait. 

«  Mais  c'est  autre  chose,  dit  saint  Augustin  (0,  de 
»  passer  avec  le  monde,  autre  chose  de  passer  du 
))  monde  pour  aller  ailleurs  ».  Le  premier,  c'est  le 
partage  des  pécheurs  :  malheureux  partage,  qui  ne 
leur  demeure  même  pas;  puisque  si  le  monde  passe, 
ils  passent  aussi  avec  lui.  Le  second,  c'est  le  partage  des 
enfans  de  Dieu,  qui,  de  peur  de  passer  toujours, 
ainsi  que  le  monde,  sortent  du  monde  en  esprit,  et 
J>assent  pour  aller  à  Dieu.  Domaines,  possessions, 
palais  magnifiques,  beaux  châteaux,  pourquoi  vou- 
lez-vous m'arréter?  vous  tomberez  un  jour;  ou  si 
vous  subsistez,  bientôt  je  ne  serai  plus  moi-même 
pour  vous  posséder  :  adieu  ,  je  passe ,  je  vous  quitte, 
je  m'en  vais,  je  n'ai  pas  le  loisir  d'arrêter.  Et  vous, 
plaisirs,  honneurs,  dignités,  pourquoi  étalez-vous 
vos  charmes  trompeurs?  Je  m'en  vais.  En  vain  vous 
me  demandez  encore  quelques  momens,  ce  reste  de 
jeunesse  et  de  vigueur  :  non ,  non,  je  suis  pressé;  je 
pars,  je  m'en  vais;  vous  ne  m'êtes  plus  rien.  Mais 
où  allez-vous?  Je  vous  l'ai  dit;  je  m'en  vais  à  mon 
Père  :  c'est  la  seconde  raison  de  hâfer  mon  départ. 

Le  monde  est  si  peu  de  chose,  que  les  philosophes 
l'ont  quitté,  sans  même  savoir  où  aller  :  dégoûtés 

(0  In  Joan.  Tract,  lv,  n.  i ,  iom.  m,  paru  ii ,  col.  653. 


BES    ENFANS    DE    DIEU.  'J  l 

de  sa  vanité  et  de  ses  misères,  ils  l'ont  quitté;  ils 
l'ont  quitté,  dis -je,  sans  même  savoir  s'ils  trouve- 
roient,  en  le  quittant,  une  autre  demeure  où  ils 
pussent  s'établir  solidement.  Mais ,  moi ,  je  sais  où 
je  vais  :  je  vais  à  mon  Père.  Que  craint  un  enfant, 
quand  il  va  dans  la  maison  paternelle?  Ce  malheu- 
reux prodigue,  qui  s'étoit  perdu  en  s'en  éloignant, 
et  qui  s'étoit  jeté  en  tant  de  péchés  et  en  tant  de 
misères,  trouve  une  ressource,  en  disant  :  «  Je  me 
))  lèverai,  et  je  retournerai  chez  mon  père  (0  ».  Pro- 
digues, cent  fois  plus  perdus  que  le  prodigue  de 
l'Evangile,  dites  donc  :  Je  me  lèverai,  je  retourne- 
rai; mais  plutôt  ne  dites  pas.  Je  retournerai;  par- 
tez à  l'instant.  Jésus -Christ  vous  apprend  à  dire, 
non  pas,  J'irai  à  mon  Père  ;  mais.  J'y  vais  ;  je  pars  à 
l'instant:  ou  si  vous  dites.  Je  retournerai,  avec  le 
prodigue  ,  que  cette  résolution  soit  suivie  d'un 
prompt  effet,  comme  la  sienne;  car  il  se  leva  aussi- 
tôt, et  il  vint  à  son  Père.  Dites  donc  dans  le  même 
esprit ,  Je  retournerai  à  mon  Père  :  là  les  merce- 
naires, les  âmes  imparfaites,  ceux  qui  commencent 
à  servir  Dieu ,  et  qui  le  font  encore  par  quelque 
espèce  d'intérêt ,  ne  laissent  pas  de  trouver  dans  sa 
maison  un  commencement  d'abondance  :  combien 
donc  en  trouveront  ceux  qui  sont  parfaits,  et  qui  le 
servent  par  un  pur  amour?  Allez  donc,  marchez: 
quand  le  mondée  seroit  aussi  beau  qu'il  s'en  vante 
et  qu'il  le  paroît  à  vos  sens,  il  le  faudroit  quitter 
pour  une  plus  grande  beauté,  pour  celle  de  Dieu 
et  de  son  royaume.  Mais  maintenant  ce  n'est  rien , 
et  vous  hésitez  ;  et  vous  dites  toujours  :  J'irai,  je  me 

(OZUC.  XV.   l8. 


-^2  SUR    LA    TRISTESSE 

lèverai,  je  retournerai  à  mon  Pèref  sans  jamais  dire: 
Je  vais. 

Mais  enfin  supposons  que  vous  partiez;  vous  voilà 
dans  la  maison  paternelle.  Attiré  par  les  sensibles 
douceurs  d*une  conversion  naissante,  vous  y  demeu- 
rez :  c'est  le  veau  gras  qu'on  vous  y  a  donné  d'abord  ; 
c'est  la  musique  qu'on  fait  retentir  dans  toute  la 
maison  à  votre  retour.  Voulez-vous  donc  demeurer 
dans  cet  état  agréable ,  et  y  attacher  votre  cœur  ? 
Non,  non,  marchez,  avancez  :  recevez  ce  que  Dieu 
vous  donne;  mais  élevez-vous  plus  haut,  à  la  croix, 
à  la  souffrance,  aux  délaissemens  de  Jésus-Christ, 
à  la  sécheresse  qui  lui  a  fait  dire  :  «  J'ai  soif  (0  »; 
où  néanmoins  il  ne  reçoit  encore  que  du  vinaigre. 

Hé  bien ,  me  voilà  donc  arrivé  ;  j'ai  passé  par  les 
épreuves,  et  Dieu  m'a  donné  la  persévérance;  je 
n'ai  donc  qu'à  m'arrêter.  Non,  marchez  toujours, 
Etes-vous  plus  avancé  qu'un  saint  Paul ,  qui  avoit 
bu  tant  de  fois  le  calice  de  la  passion  de  son  Sau- 
veur? écoutez  comme  il  parle,  ou  plutôt  considérez 
comme  il  agit.  Il  dit  aux  Philippiens  :  «  Mes  Frères, 
»  je  ne  crois  pas  être  arrivé  (2)  ».  Et  quoi,  grand 
apôtre ,  n'êtes-vous  pas  du  nombre  des  parfaits  ?  et 
pourquoi  avez -vous  dit  dans  cet  endroit  même  : 
«  Tout  ce  que  nous  sommes  de  parfaits,  ayons  ce 
3)  sentiment  (5)  »  ?  Il  est  parfait,  et  néanmoins  : 
«  Non ,  dit-il ,  mes  Frères ,  je  ne  suis  pas  encore  où 
))  je  veux  aller  ,  et  il  ne  me  reste  qu'une  chose  à 
»  faire  (4)  «.  Entendez-vous  :  Il  ne  me  reste  qu'une 
chose  à  faire.  Et  quoi?  «  C'est  qu'oubhant  ce  que 
»  j'ai  fait,  et  tout  l'espace  que  j'ai  laissé  derrière  moi 


DES    ENFANS    DE    DIEU.  -^3 

»  dans  la  carrière  où  je  cours,  je  m'e'tende  à  ce  qui 
3>  est  devant  moi  ».  Je  m'étende;  que  veut-il  dire? 
Je  fais  continuellement  de  nouveaux  efforts;  je  me 
brise,  pour  ainsi  dire,  et  je  me  disloque  moi-même, 
par  Teffort  continuel  que  je  fais  pour  m' avancer; 
et  cela  incessamment ,  sans  prendre  haleine  ,  sans 
poser  le  pied  un  moment  dans  l'endroit  de  la  car- 
rière où  je  me  trouve  ;  «  Je  cours  de  toutes  mes 
»  forces  vers  le  terme  qui  m'est  proposé  (0  ».  Et 
encore ,  quel  est  ce  terme  ?  et  verrons-nous  une  fin 
à  votre  course  durant  cette  vie  mortelle  ?  Ecoutez 
ce  qu'il  répond  :  «  Soyez  n^es  imitateurs  comme  je 
»  le  suis  de  Jésus-Christ  (2)  ».  Imitateur  de  Jésus- 
Christ  !  je  ne  m'étonne  donc  plus  si  après  tant  d'ef- 
forts, tant  de  souffrances,  tant  de  conversions,  tant 
de  prodiges  de  votre  vie,  vous  dites  toujours  que 
vous  n'êtes  pas  encore  arrivé.  Le  terme  où  vous 
tendez ,  qui  est  d'imiter  la  perfection  de  Jésus-Christ , 
est  toujours  infiniment  éloigné  de  vous  :  ainsi  vous 
irez  toujours  ,  tant  que  vous  serez  en  cette  vie  ; 
puisque  vous  tendez  à  un  but  où  vous  ne  serez 
jamais  arrivé  parfaitement. 

Et  vous,,  mes  Frères,  que  ferez -vous,  sinon  ce 
qu'ajoute  le  même  apôtre  dans  son  Epître  aux  Philip- 
piens(5)?  «  Soyez,  mes  Frères,  mes  imitateurs, et pro- 
»  posez-vous  l'exemple  de  ceux  quise  conduisent  selon 
»  le  modèle  que  vous  avez  vu  en  nous  ».  Il  faut  donc 
toujours  avancer,  toujours  croître  :  en  quelque  de- 
gré de  perfection  qu'on  soit ,  ne  s'y  reposer  jamais , 
ne  s'y  arrêter  jamais.  Je  men  vais,  je  m'en  vais  plus 
haut,  et  toujours  plus  près  de  mon  Père  :  Vado  ad 

(0  PhiUp.  m.  14.  —  W  /.  Cor,  IV.  16.  —  C3)  Philip.  III.  17. 


^4  SÎJB.    LA    TRISTESSE 

Patrem.  Le  chemin  où  l'on  marche^  la  montagne 
où  l'on  veut,  pour  ainsi  dire,  grimper,  est  si  roide, 
que  si  l'on  n'avance  toujours ,  on  retombe  ;  si  l'on 
ne  monte  sans  cesse,  et  qu'on  veuille  prendre  un 
moment  pour  se  reposer,  on  est  entraîné  en  bas 
par  son  propre  poids.  Il  faut  donc  toujours  passer 
outre,  toujours  s'éi-ever,  sans  s'arrêter  nulle  part. 
C'est  la  pâque  de  la  nouvelle  alliance,  qu'il  faut 
célébrer  en  habit  de  voyageur,  le  bâton  à  la  main, 
la  robe  ceinte,  et  manger  vite  l'agneau  pascal;  «  car 
»  c'est  la  pâque,  c'est-à-dire  le  passage  du  Sei- 
»  gneur  (0  »  :  et  comme  Moïse  l'explique  après,  «  c'est 
»  la  victime  du  passage  du  Seigneur  (2)  »,  qui  nous 
apprend  aussi  à  passer  toujours  outre ,  sans  nous 
arrêter  jamais  :  car  Jésus-Christ,  qui  est  cette  vic- 
time, s'en  va  toujours  à  son  Père,  et  nous  y  mène 
avec  lui.  Si  nous  ne  faisons  un  continuel  effort  pour 
nous  approcher  de  lui,  et  nous  y  unir  de  plus  en 
plus ,  nous  n'accomplissons  pas  le  précepte  :  «  Vous 
»  aimerez  le  Seigneur  votre  Dieu  de  tout  votre  cœur, 
»  de  toutes  vos  pensées ,  de  toutes  vos  forces  (3)  » . 

Mais  quand  on  sera  arrivé  à  ce  parfait  exercice 
de  l'amour  de  Dieu,  alors  du  moins  il  sera  permis 
de  s'arrêter,  et  de  prendre  du  repos?  Quoi,  vous 
ne  savez  donc  pas  qu'en  aimant ,  on  acquiert  de 
nouvelles  forces  pour  aimer  !  le  cœur  s'anime,  se 
dilate;  le  Saint-Esprit,  qui  le  possède,  lui  inspire 
de  nouvelles  forces  pour  aimer  de  plus  en  plus. 
Ainsi  vous  n'aime»  point  de  toutes  vos  forces,  si  vous 
n'aimez  encore  de  ces  nouvelles  forces  que  vous 
donne  le  parfait  amour.  Il  faut  donc  croître  en 
(0  Exod.  xiT.  1  r.  —  (''  Jhid.  27.  —  (3)  Deut.  vi.  5. 


DES    ENFANS    DE    DIEU.  n  5 

amour  pendant  tout  le  cours  de  cette  vie  :  celui  qui 
donne  des  bornes  à  son  amour  ne  sait  ce  que  c'est 
que  d'aimer  :  celui  qui  ne  tend  pas  toujours  à  un 
plus  haut  degré  de  perfection  ne  connoît  pas  la  per- 
fection ,  ni  les  obligations  du  christianisme.  «  Soyez 
y>  parfaits,  dit  le  Sauveur,  comme  votre  Père  ce'leste 
3>  est  parfait  (0  ».  Pour  avancer  vers  ce  but,  où  l'on 
n'est  jamais  tout-à-fait  en  cette  vie ,  il  faut  croître 
en  perfection,  toujours  aimer  de  plus  en  plus.  Je  ne 
sais  si  dans  le  ciel  même  l'amour  n'ira  point  toujours 
croissant  ;  puisque  l'objet  qu'on  aimera  e'tant  infini, 
et  infiniment  parfait,  il  fournira  éternellement  à 
l'amour  de  nouvelles  flammes.  Si  néanmoins  il  faut 
dire  qu'il  y  a  des  bornes,  c'est  Dieu  seul  qui  lés 
donne;  et  comme,  durant  cette  vie,  on  peut  tou- 
jours avancer,  toujours  croître,  il  le  faut  donc  tou- 
jours faire,  toujours  dire  :  «  Je  vais  à  mon  Père  »  ; 
c'est-à-dire,  je  marche  non-seulement  pour  y  aller 
lorsque  j'en  suis  éloigné;  mais  lors  même  que  je 
m'en  approche  et  que  je  m'y  unis,  je  tâche  de  m'en 
approcher  et  de  m'y  unir  davantage;  jusqu'à  ce  que 
je  parvienne  à  cette  parfaite  unité  où  je  ne  serai 
avec  lui  qu'un  même  esprit,  «  où  je  lui  serai  tout- 
»  à-fait  semblable ,  en  le  voyant  tel  qu'il  est  (2)  »  ; 
où  enfin,  et  pour  tout  dire  en  un  mot,  «  où  lui- 
»  même  sera  tout  en  tous  P)  » ,  et  rassasiera  tous 
nos  désirs.  Mais  en  attendant,  qu'avons-nous  à  faire? 
C'est  ce  que  je  vous  devois  expliquer  dans  la  seconde 
partie  de  ce  discours,  ou  plutôt  ce  que  Jésus-Christ 
vous  expliquera  lui-même  dans  notre  Evangile. 

(0  Malt.  V.  48.  —('}/.  Joan.  m.  2.  —v^)  /.  Cor.  xv,  28. 


'jS  SUR    LA     TRISTESSE 

SECOND  POINT. 

Ce  que  vous  avez  à  faire,  dit-il,  en  attendant  le 
jour  de  votre  délivrance,  c'est  que  «  vous  pleurerez 
i)  et  vous  gémirez  ,  et  le  monde  se  réjouira  ;  mais 
M  vous ,  vous  serez  dans  la  tristesse  »  :  F^os  autem 
contristabimini^^).  Pour  entendre  cette  tristesse,  il, 
faut  écouter  le  saint  apôtre ,  qui  nous  dit  qu'il  y  a 
de  deux  sortes  de  tristesse  :  «  Il  y  a  la  tristesse  du 
»  siècle ,  la  tristesse  selon  le  monde  ;  et  la  tristesse 
»  selon  Dieu  (2)  ».  Ne  croyez  pas,  mes  Frères,  sous 
prétexte  que  Jésus-Christ  a  prononcé  que  le  monde 
seroit  dans  la  joie,  ne  croyez  pas,  dis-je,  qu'il  ait 
voulu  dire  que  ses  joies  seront  sans  amertume ,  où 
qu'elles  ne  seront  pas  suivies  de  douleur.  Qui  ne 
voit ,  par  expérience ,  que  ceux  qui  aiment  le  monde 
ont  presque  toujours  à  pleurer  la  perte  de  leurs 
Liens ,  de  leurs  plaisirs ,  de  leur  fortune ,  de  leurs 
espérances,  et  en  un  mot  de  ce  qu'ils  aiment?  Si 
donc  Jésus-Christ  a  dit  que  le  monde  se  réjouira , 
c'est  qu'il  cherchera  toujours  à  se  réjouir  ;  c'est  là 
son  génie ,  c'est  là  son  caractère  :  mais  quoiqu'il 
cherche  toujours  la  joie ,  il  ne  lui  arrive  jamais  de  la 
trouver  à  son  gré;  c'est-à-dire  pure  et  durable. 
Salomon  a  dit ,  il  y  a  long-temps  que  ces  deux  qua- 
lités manquent  aux  joies  de  la  terre  :  «  Le  ris  sera 
»  mêlé  de  douleur  (5)  »;  les  joies  du  monde  ne  sont 
donc  jamais  pures  :  «  les  pleurs  suivent  de  près  la 
»  joie  »  ;  elle  ne  sera  donc  jamais  durable  ;  et  quel- 
que heureux  qu'on  soit  dans  le  monde,  il  y  a  plus 

(0  Joan.  XVI.  20.  —  W  //.  Cor.  vu,  10.  —  (3)  Prov.  xiv.  i3. 


DES    ENFAJVS    DE    DIEU.  '^J 

d'afflictions  que  de  plaisirs  :  c  est  donc  là  cette  tris- 
tesse du  siècle  dont  saint  Paul  vous  a  parlé. 

Mais  qu'en  a  dit  ce  bienheureux  apôtre  ?  «  La 
))  tristesse  du  siècle  produit  la  mort(0  »  ;  parce 
qu'elle  vient  de  l'attachement  aux  biens  périssables. 
A  cette  tristesse  du  siècle  saint  Paul  oppose  la  tris- 
tesse qui  est  selon  Dieu,  et  qui  est  le  vrai  caractère 
de  ses  enfans.  La  tristesse  qui  nous  peut  venir  du 
côté  du  monde ,  par  la  perte  des  biens  de  la  terre, 
ou  par  l'infirmité  de  la  nature,  par  les  maladies, 
par  les  douleurs ,  nous  est  commune  avec  les  impies; 
ainsi  ce  n'est  pas  là  cette  tristesse  que  le  Sauveur 
donne  en  partage  à  ses  fidèles ,  en  leur  disant  : 
«  Vous  pleurerez  ».  C'est,  mes  Frères,  cette  dou- 
leur selon  Dieu  dont  il  veut  parler  :  et  quel  en  est  le 
sujet?  sinon  qu'ordinairement  le  monde  persécuteur 
fait  soufiVir  les  gens  de  bien  et  les  tient  dans  l'op- 
pression. Ajoutons  que  Dieu,  comme  un  bon  père, 
châtie  les  justes  comme  ses  enfans ,  et  leur  fait  trou- 
ver leurs  maux  en  ce  monde,  afiH  de  leur  réserver 
leurs  biens  dans  la  vie  future.  Vous  voyez  bien  déjà 
quelque  chose  de  cette  tristesse  qui  est  selon  Dieu. 
Soumettez-vous-y  ,  mes  chers  Frères ,  soumettez- 
vous  à  l'ordre  qu'il  a  établi  dans  sa  famille;  et  si, 
lorsqu'il  a  résolu  de  punir  le  monde,  il  commence 
le  jugement  par  sa  maison ,  par  les  justes  qui  sont 
ses  enfans  ;  tendez  le  dos  humblement  à  cette  main 
paternelle ,  et  laissez-lui  exercer  une  rigueur  si  rem- 
plie de  miséricorde. 

Mais  voici  encore  une  autre  espèce  de  cette  tris- 
tesse selon  Dieu.  Assis  sur  les  fleuves  de  Babylone  et 

(0  //.  Cor.  VII.  10. 


n8  SUR    LA    TRISTESSE 

au  milieu  des  biens  qui  passent,  les  fidèles  sentent 
leur  bannissement,  et  pleurent  en  se  souvenant  de 
Sion  leur  chère  patrie.  Ah  !  mes  chers  enfans ,  si 
quelque  goutte  de  cette  tristesse  entre  dans  vos 
cœurs,  et  que  pleins  de  dédain  et  de  dégoût  pour  ce 
qui  passe ,  vous  vous  sentiez  affligés  de  ne  pas  jouir 
encore  du  bien  qui  est  éternel ,  après  lequel  vous 
soupirez  ;  c'est  là  la  tristesse  selon  Dieu  que  je  vous 
souhaite. 

Mais  ce  n'est  pas  encore  celle  que  j'ai  dessein  de 
vous  prêcher  aujourd'hui  avec  saint  Paul.  «  Cette 
M  tristesse,  qui  est  selon  Dieu,  produit,  dit  ce  saint 
»  apôtre,  une  pénitence  stable  (0  ».  C'est  donc  là 
principalement  cette  douleur  que  je  vous  souhaite  ; 
le  regret  de  vos  péchés  ;  la  tristesse  et  l'amertume 
de  la  pénitence.  Si  je  puis  vous  inspirer  cette  dou- 
leur, alors,  alors,  mes  chers  Frères,  je  vous  dirai 
avec  l'apôtre  :  «  Ah  !  mes  bien-aimés ,  je  me  réjouis 
»  non  pas  de  ce  que  vous  êtes  contristés ,  mais  de  ce 
»  que  vous  l'êtes  selon  Dieu  par  la  pénitence  ('2)  »  ; 
et  encore  :  «  Qui  est  celui  qui  me  peut  donner  de 
»  la  consolation  et  de  la  joie ,  sinon  celui  qui  s'af- 
»  flige  à  mon  sujet  (3)  » ,  à  qui  ma  prédication  et 
mes  avertissemens  ont  inspiré  cette  tristesse  qui  est 
selon  Dieu ,  et  le  regret  de  leurs  fautes  ? 

C'est ,  mes  Frères ,  pour  vous  inspirer  cette  tris- 
tesse salutaire ,  que  j'ai  appelé  des  prédicateurs  qui 
vous  prêcheront  la  pénitence  dans  le  sac  et  sur  la 
croix.  Vous  commencerez  dès  ce  soir  à  les  entendre, 
et  je  fais  l'ouverture  de  cette  mission  ,  dont  j'espère 
tant  de  fruits.  Laissez-vous  donc  affliger  selon  Dieu , 

(0  IL  Cor.  vu.  10.  ■"{?)  Ibid.  9.--  C3)  Ilid.  n,  2. 


DES    EI^IFANS    DE    DIEU.  79 

et  plongez-vous  dans  la  tristesse  de  la  pénitence.  Je 
suis  touché,  il  y  a  long-temps,  de  la  tristesse  que 
vous  donnent  tant  de  misères,  tant  de  charges  que 
vous  avez  beaucoup  de  peine  à  supporter,  et  que 
sans  doute  vous  ne  pouvez  supporter  long  -  temps  , 
malgré  votre  bonne  volonté.  Je  vous  plains  ;  je  les 
ressens  avec  vous  :  et  quelle  seroit  ma  joie ,  si  je 
pouvois  vous  soulager  de  ce  fardeau  ?  Mais  il  faut 
que  je  vous  parle  comme  un  père  :  quand  vous  exa- 
géreriez vos  maux,  qui  sont  grands,  vous  n'allez 
pas  à  la  source.  Toutes  les  fois  que  Dieu  frappe, 
et  qu'on  ressent  des  misères  ou  publiques  ou  parti- 
culières ,  qu'on  est  frappé  dans  ses  biens ,  dans  sa 
personne  ,  dans  sa  famille  ;  il  ne  faut  pas  s'arrêter  à 
plaindre  ses  maux,  et  à  pousser  des  gémissemens 
qui  ne  les  guérissent  pas  :  il  faut  porter  sa  pensée 
lu  nos  péchés  qui  nous  les  attirent. 

Voyez  ce  prodigue ,  dont  nous  vous  parlions 
tout  à  rheure,  réduit  à  paître  un  troupeau  im- 
monde, et  gagnant  à  peine  du  pain  dans  un  service 
si  bas  et  si  indigne.  Il  ne  se  contente  pas  de  dire  : 
«  Les  moindres  domestiques  de  mon  père  sont  abon- 
n  damment  nourris,  et  moi  qui  suis  son  fds  je  meurs 
»  ici  de  faim  (0  »  :  car  cette  plainte  stérile  n'auroit 
fait  qu'aigrir  ses  maux ,  au  lieu  de  les  soulager.  Il  va 
à  la  source  ;  il  sent  que  la  source  de  ses  maux  c'est 
d'avoir  quitté  son  père ,  et  sa  maison  où  tout  abonde  ; 
c'est  de  s'être  contenté  des  biens  qui  se  dissipent 
si  vite,  et  qu'il  lui  avoit  arrachés,  parce  que  ce  père 
si  sage  et  si  bon,  qui  en  cônnoissoit  la  malignité, 
avoit  peine  à  les  lui  donner.  Il  dit  donc  dans  ce 

(0  Luc.  XV.  17- 


Bo  SUR    LA    TRISTESSE 

sentiment  :  «  J'irai,  je  me  lèverai  (0,  et  je  retour- 
»  nerai  vers  mon  père  »  ;  et  non  content  de  le 
dire  d'une  manière  foible  et  imparfaite ,  il  se  lève , 
il  vient  à  son  père ,  et  il  éprouve  les  douceurs  de 
ses  tendres  embrassemens.  S'il  s'e'toit  contenté  de 
dire  :  Ah  !  que  je  suis  malheureux  !  et  que  se  pre- 
nant de  ses  maux,  non  point  à  soi-même,  mais  à 
Dieu ,  il  eût  blasphémé  contre  le  ciel ,  qu'auroit-il 
fait  autre  chose  que  d'aggraver  son  fardeau?  Mais 
parce  qu'il  a  dit  dans  sa  misère  :  «  Mon  père ,  j'ai 
»  péché  contre  le  ciel  et  contre  vous ,  et  je  ne  suis 
w  pas  digne  d'être  appelé  votre  fils  »  ;  il  a  tout  en- 
semble et  effacé  son  péché,  et  fini  les  maux  qui  en 
faisoient  le  châtiment. 

Mes  bien-aimés,  faites-en  de  même.  Vous  voyez 
tant  d'ennemis  conjurés  de  tous  côtés  contre  vous  : 
ne  dites  pas,  comme  faisoient  autrefois  les  Juifs: 
C'est  l'Egypte ,  ce  sont  les  Ghaldéens ,  c'est  l'épée  du 
roi  de  Babylone,  qui  nous  poursuit;  dites  ;  «  Ce 
»  sont  nos  péchés  qui  ont  mis  la  séparation  entre 
»  Dieu  et  nous  (2)  »  ;  encore  un  cojjp ,  ce  sont  nos  pé-J 
chés  qui  soulèvent  contre  nous  tant  d'ennemis.  Nos 
péchés  accablent  l'Etat,  comme  disoit  saint  Gré- 
goire ;  «  le  royaume  n'en  peut  plus  sous  ce  faix  »  : 
Peccatorum  nostrorum  onerihus  premimur  ^  quœ 
reipuhlicœ  vires  gravant  (^).  Venez  donc  gémir  de- 
vant Dieu,  à  la  voix  de  ces  saints  missionnaires,  qui 
viennent  me  seconder  et  me  prêter  leurs  secours, 
pour  vous  préparer  à  la  grâce  du  jubilé. 

Vous  me  direz  :  Mais  la  grâce  du  jubilé  est  don- 

(»)  Luc.  XV.  18.  —  i-^)  Isai.  h\x.  2.  —  (3)  ^d  Maurlc.  ^ug.  lib.  v, 
EjK  Xi  ,  totn.  Il ,  col.  747. 

née 


DES    ENFANS    DE    DIEU.  8l 

liée  pour  nous  soulager  ,  et  relâcher  les  peines  que 
nous  méritons  par  nos  crimes  ;  par  conséquent  pour 
nous  donner  de  la  joie,  et  non  pas  pour  nous  plon- 
ger dans  la  tristesse  à  laquelle  vous  nous  exhortez. 
Vous  n'entendez  pas,  mes  bien-aimés,  le  mystère 
de  l'indulgence  et  du  jubilé ,  et  la  nature  de  cette 
grâce.  Il  y  a  une  peine  et  une  douleur  que  l'indul- 
gence relâche  :  il  y  en  a  une  autre   qu'elle  aug- 
mente. La  peine  qu'elle  relâche,  c'est  cette  affreuse 
austérité  de  la  pénitence,  dont  nous  devrions  por- 
ter toutes   les  rigueurs,  après  avoir  tant  de   fois 
péché  contre   Dieu  et  outragé  son  Sarat- Esprit. 
Mais  il  y  a  une  peine  que  l'indulgence  doit  augmen- 
ter ;  et  c'est  la  peine  que  nous  cause  le  regret  d'avoir 
offensé  Dieu.  Et  pourquoi  l'indulgence  vient -elle 
augmenter  cette  peine  d'un  cœur  affligé  de  ses  pé- 
chés, et  percé  de  douleur  d'en  avoir  commis  un  si 
grand  nombre  ?  si  ce  n'est ,  comme  dit  le  Sauveur  , 
«  que  celui  à  qui  on  remet  davantage  aime  aussi 
»  davantage  (0  «,  et  qu'en  aimant  davantage  son 
bienfaiteur,  il  doit  aussi  s'affliger  davantage  de  l'a- 
voir offensé  par  tant  de   crimes.  C'est  donc  ainsi 
que  l'indulgence   augmente  la  peine;  cette  peine 
d'avoir  commis  un  péché  mortel,  cent  péchés  mor- 
tels ,  un  nombre  infini   de  péchés  mortels.   C'est 
pour  ceux  en  qui  cette  peine  intérieure  de  la  péni- 
tence s'augmente,  c'est  pour  ceux-là,  mes  bien-ai- 
més ,    que  l'indulgence   est  accordée.    «  Ceux  qui 
»  font  la  pénitence  indifféremment,  comme  parle 
»  le  saint  concile  de  Nicée  (2),  il  n'y  a  point  d'in- 
»  dulgence  pour  eux  ».  L'esprit  de  l'Eglise  est  d'ac- 

(0  Luc.  VII.  47-  — W  Can,  xii,  Luhh,  tom.  ii,  col.  ^2. 
BOSSUET.  XIV.  6 


82  SUR    LA    TRISTESSE 

corder  l'indalgence  à  ceux  qui  sont  pénétrés  et 
comme  accablés  par  la  douleur  de  leurs  crimes. 
Mais  je  veux  encore  remonter  plus  haut ,  et  vous 
remettre  devant  les  yeux  l'exemple  de  saint  Paul. 
C'est  la  pénitence  imposée  et  l'indulgence  accordée 
à  ce  corinthien  incestueux,  qui  a  donné  lieu  à  l'ex- 
cellente doctrine  que  je  vous  ai  rapportée  de  ce 
grand  apôtre  sur  la  tristesse  de  la  pénitence.  Saint 
Paul  avoit  prononcé  contre  ce  pécheur  scandaleux 
une  dure  et  juste  sentence,  «jusqu'à  le  livrer  à 
»  Satan ,  pour  rafiligel:  selon  la  chair  ,  et  le  -sauver 
))  selon  rSprit  (0  ».  L'Eglise  de  Corinthe,  vivement 
touchée  du  reproche  que  saint  Paul  lui  avoit  fait 
de  soufTrk'  un  si  grand  scandale  au  milieu  d'elle, 
avoit  mis  ce  pécheur  en  pénitence  j  et  depuis , 
touchée  de  ses  larmes ,  elle  en  avoit  adouci  la  ri- 
gueur ,  suppliant  le  saint  apôtre  d'agréer  ce  chari- 
table adoucissement.  Et  sur  cela  voici  l'indulgence 
qu'accorda  saint  Paul  :  voici  le  premier  exemple  de 
cette  indulgence  apostolique,  qui  a  été  de  tous  temps 
si  prisée  et  si  estimée  dans  l'Eglise.  Eh  bien  !  dit-il, 
«  c'est  assez  que  le  pécheur  scandaleux  ait  reçu  la 
»  correction,  ait  subi  la  peine  que  vous  lui  avez 
»  imposée  dans  votre  assemblée  par  la  multitude  »  > 
dit-il ,  par  l'Eglise,  par  les  pasteurs,  avec  le  consen- 
tement de  tout  le  peuple  ;  car  c'est  sans  doute  ce  que 
veulent  dire  ces  mots  :  Sufficit  objurgatio  hœc ,  qiice 
fit  à  plurihiis  (^).  Ainsi,  loin  de  trouver  mauvais 
ce  que  votre  charité  a  fait  pour  lui,  et  l'adoucisse- 
ment de  sa  peine,  je  vous  exhorte  au  contraire  de 
le  traiter  avec  indulgence,  de  le  consoler  par  ce 

C»)  /.  Cor.  Y.  5.  —  W  II.  Cor.  II.  6. 


DES    EJTFANS    DE    DIEU.  83 

moyen  dans  rextrêinc  confusion  et  affliction  que  lui 
cause  son  crime;  «  de  peur,  dit  cet  apôtre,  qu'il 
)>  ne  soit  accable  par  un  excès  de  tristesse  »  :  Ne 
forte  ahundanliori  tristitid  absorbeatur  (0. 

Vous  voyez  maintenant ,  mes  bien-aime's,  ce  qui 
le  rendit  digne  de  1  indulgence  de  l'Eglise  et  de  saint 
Paul;  c'est  que  s'e'tant  livre' sans  bornes  à  cette  tris- 
tesse salutaire  de  la  pénitence,  il  s'y  plongea  jus- 
qu'à faiie  craindre  qu'il  en  seroit  accablé,  que  sa 
douleur  ne  l'absorbât;  Ne  absorbeatur,  ne  l'abî- 
mât ;  en  sorte  qu'il  ne  la  pût  pas  supporter.  Livrez- 
vous  donc,  à  son  exemple,  à  la  douleur  de  la  pé- 
nitence; afin  de  vous  rendre  dignes  de  l'indulgence, 
des  consolations ,  de  la  cbarité  de  l'Eglise. 

Mais ,  mes  Frères ,  n'oubliez  pas  un  caractère  de 
cette  tristesse  qui  est  selon  Dieu,  marqué  par  saint 
Paul,  dans  le  passage  que  nous  traitons.  La  tristesse 
qui  est  selon  Dieu  ,  produit,  dit-il,  «  une  péni- 
»  tence  ».  Mes  Frères,  quelle  pénitence?  «  une  pé- 
»  nitence  stable  »  ;  Pœnitentiam  stabilem  (2)  ;  non 
pas  de  ces  douleurs  passagères ,  que  la  première 
attaqué  des  sens  et  de  la  tentation  emporte  aussitôt, 
et  sans  résistance.  Cette  tristesse  produit  la  mort, 
aussi  bien  que  celle  du  siècle  ;  parce  qu'elle  n*a  servi 
au  pécheur  que  pour  lui  faire  faire  une  confession, 
qui ,  n'ayant  point  eu  de  bons  effets,  n'en  peut  avoir 
eu  que  de  très-mauvais,  en  donnant  lieu  à  une  re- 
chute plus  dangereuse  que  le  premier  mal.  La  pé- 
nitence que  je  vous  demande  est  une  pénitence  du- 
rable, affermie  sur  de  solides  maximes  et  sur  une 
épreuve  convenable.  Et  en-quoi  consiste  la  stabilité 

0)  //.  Cor.  II.  7.  —  W  Ihid.  vn.  10, 


84  SUR    LÀ    TRISTESSE 

de  cette  tristesse?  L'apôtre  dit,  quand  elle  est  par- 
faite, qu'elle  doit  produire  «  une  pénitence  stable 
»  pour  le  salut  »  :  elle  a  donc  la  stabilité  qui  lui  con- 
vient, lorsqu'elle  vous  mène  jusqu'au  salut,  jusqu'à 
la  parfaite  union  avec  Dieu,  et  au  dernier  accom- 
plissement de  cette  parple  :  «  levais  à  mon  Père  ». 
Alors  il  vous  arrivera  ce  que  Jésus-Christ  a  promis 
dans  notre  Evangile;  ce  qui  devoit  faire  le  dernier 
point  de  ce  discours ,  et  que  je  tranche  en  un  mot. 
K  Alors,  dit-il,  votre  tristesse  sera  changée  en  joie, 
»  et  en  une  joie  que  personne  ne  vous  ôtera  jamais  »  : 
Gaudium  vestrum  nemo  tollet  à  vohis  (0.  Voilà, 
mes  Frères,  la  joie  que  je  vous  souhaite;  non  pas 
ces  joies  que  le  monde  donne  et  que  le  monde  ôte  : 
il  les  donne,  non  par  raison ,  mais  par  humeur,  par 
bizarrerie,  par  caprice;  et  il  les  ôte  sans  savoir  pour- 
quoi ,  avec  aussi  peu  de  raison  qu'il  en  a  eu  à  les 
donner.  Loin  de  nous  ces  joies  trompeuses  :  loin  de 
nous  l'aveuglement  qu  elles  produisent  dans  les 
cœurs,  et  le  criminel  attachement  avec  lequel  on 
s'y  abandonne.  Je  vous  souhaite  cette  joie  qui  ne 
change  pas;  parce  que  celui  qui  la  donne  est  im- 
muable. 

Mais ,  mes  Frères ,  n'oubliez  jamais  qu  il  y  faut 
venir  par  la  tristesse ,  par  la  tristesse  qui  est  selon 
Dieu  ,  par  la  tristesse  de  la  pénitence.  C'est  ce  que 
Jésus-Christ  nous  explique  à  la  fin  de  notre  Evan- 
gile ,  par  une  comparaison  admirable  et  bien  natu- 
relle. «  Une  femme,  dit-il,  a  de  la  douleur  pendant 
»  qu'elle  enfante,  parce  que  son  heure  est  venue  : 
»  mais  lorsqu'elle  a  enfanté  un  fils,  elle  ne  se  sou- 
(0  Joan,  XVI.  28. 


DES    ENFANS    DE    DIEU.  85 

»  vient  plus  de  ses  maux ,  dans  la  joie  qu'elle  a  d'à- 
5)  voir  mis  un  homme  au  monde  (0  ».  Voilà  le  mo- 
dèle de  cette  douleur  de  la  pénitence  que  je  vous  ai 
aujourd'liui  prêchée  après  saint  Paul.  Vous  devez 
enfanter  un  homme  ;  et  cet  homme  que  vous  devez 
enfanter ,  et  à  qui  vous  devez  donner  une  vie  nou- 
velle, c'est  vous-même.  Votre  heure  est  venue ,  vous 
êtes  k  terme  :  la  guerre  avec  tous  ses  maux ,  le  com- 
mencement d'une  campagne,  qui  apparemment  doit 
être  décisive  j'ia  mission,  le  jubilé,  nos  pressantes 
exhortations,  avertissent  qu'il  est  temps  que  vous 
acheviez  cet  enfantement ,  que  vous  semblez  com- 
mencer depuis  tant  d'années,  d'une  manière  si  lan- 
guissante et  si  foible.  Quand  on  entend  les  cris  d'une 
femme  en  travail ,  qui  sont  médiocres  et  languissans, 
on  dit,  Elle  n'accouche  pas  encore  :  mais  quand  un 
cri  qui  perce  les  oreilles ,  les  déchire ,  pour  ainsi 
dire,  et  pénètre  jusqu'au  cœur-,  alors  on  se  réjouit , 
et  on  dit.  Elle  est  délivrée  :  et  on  apprend  un  peu 
après  l'heureuse  nouvelle  qu'elle  a  mis  un  homme 
au  monde,  et  on  la  voit  consolée  de  son  travail, 
qui  auparavant  lui  étoit  insupportable.  Mes  bien- 
aimés,  si  la  douleur  que  vous  cause  vos  péchés 
n'est  vive ,  pénétrante  ;  si  elle  ne  déchire ,  pour  ainsi 
dire,  et  ne  brise  vos  cœurs,  vous  n'enfanterez  jamais 
votre  salut-,  hélas!  vous  serez  de  ceux  dont  il  est 
écrit  :  «  L'enfant  se  présente ,  et  sa  mère  n'a  pas 
»  la  force  de  le  mettre  au  monde  »  :  foires  non  ha- 
bet  parluriens  (2).  Vous  n'avez  que  des  désirs  impar- 
faits, des  résolutions  chancelantes;  c'est-à-dire,  non 
pas  des  résolutions ,  mais  des  mouvemens  languissans 

{^)Joan.  XVI.  ai.— (')  If^.  Reg.  xix.  3. 


86  SUR  LA  TRISTESSE 

qui  n'aboutissent  à  rien  :  vous  périrez  avec  le  fruit 
que  vous  devez  mettre  au  jour;  c'est-à-dire,  votre 
conversion  et  votre  salut.  Mais  si  vous  criez  de 
toutes  vos  forces,  si  vos  gémissemens  percent  le  ciel, 
si  vos  efforts  sont  pressans  et  persevérans,  et  que 
vous  soyez  de  ces  violens  qui  veulent  emporter  le 
ciel  de  force  ;  que  votre  sort  sera  heureux  !  et  quelle 
sera  votre  joie  !  Car  si  cette  mère  se  tient  heureuse 
pour  avoir  mis  au  monde  un  enfant  qui  est ,  à  la 
ve'rite',  un  autre  elle-même,  mais  enfin  un  autre; 
quelle  doit  être  votre  consolation,  quel  doit  être 
votre  transport,  lorsque  vous  aurez  enfanté,  non 
pas  un  autre,  mais  vous-même?  Afin  de  commencer 
une  vie  nouvelle ,  abandonnez-vous  donc  aux  justes 
regrets  d'avoir  offensé  Dieu  ;  et  si  vous  voulez  ache- 
ver cet  enfantement  salutaire  que  je  vous  prêche  en 
son  nom,  ne  vous  arrêtez  pas  à  la  crainte  de  ses  ju- 
gemens. 

La  crainte  de  ses  jugemens  est  un  tonnerre  qui 
étonne,  qui  ébranle  le  désert,  qui  brise  les  cèdres, 
qui  abat  l'orgueil,  qui,  par  de  vives  secousses, 
commence  à  déraciner  les  mauvaises  habitudes.  Mais 
pour  rendre  la  terre  féconde ,  il  faut  que  ce  tonnerre 
rompe  la  nuée  et  fasse  couler  la  pluie  qui  rend  la 
terre  féconde  :  Dominus  diluviujninhahilare  facil[^) , 
Cette  pluie  ,  dont  l'ame  est  arrosée  et  pénétrée  , 
qu'est-ce  autre  chose,  mes  Frères  ,  que  le  saint 
amour?  La  terreur  ne  frappe  qu'au  dehors;  il  n'y  a 
que  l'amour  qui  change  le  cœur.  La  crainte  agit  avec 
violence,  et  peut  bien  nous  retenir  pour  un  peu  de 
temps;  la  seule  dilection  nous  fait  agir  naturelle- 

(')  Ps.  XXVIII.  10. 


DES    ENFANS    DE    DISU»  87 

ment,  par  inclination,  et  produit  des  résolutions 
aussi  permanentes  que  douces.  Et  c'est  encore  ce 
qu'il  nous  faut  faire ,  en  disant  :  «  Je  vais  à  mon 
»  Père  ».  Ah!  ce  n'est  point  à  un  juge  implacable 
et  rigoureux  qu'il  nous  faut  aller,  comme  de  vils 
esclaves,  comme  des  criminels  condamnc's;  c'est  à 
un  Père  mise'ricordieux  et  plein  de  tendresse.  Aimez 
donc ,  si  vous  voulez  vivre  ;  aimez ,  si  vous  voulez 
changer  votre  cœur,  et  y  faire  un  changement  du- 
rable. Ne  vous  lassez  point  de  regretter  d'avoir  tant 
offense  un  si  bon  Père  ;  et  après  avoir  goûté  par  ces 
saints  regrets  l'amertume  de  la  pénitence,  peu  à 
peu  vous  remplirez  votre  cœur  de  cette  joie  qui  ne 
vous  sera  jamais  ôtée;  par  la  bénédiction  éternelle 
du  Père,  du  Fils  et  du  Saint-Esprit.  Amen. 


88  SUR    LE    MYSTÈRE 

SERMON 

SUR  LE  MYSTÈRE 

DE  L'ASCENSION 

DE  N.  S.  JÉSUS-CHRIST. 

Jésus ,  l'unique  et  véritable  Pontife,  figuré  dans  les  cérémonies  de 
Tancienne  loij  le  seid  qui  remplit  parfaitement  les  fonctions  du 
sacerdoce.  Besoin  que  nous  avions  d'un  pareil  Pontife  :  pourquoi 
devoit-il  monter  au  ciel.  Excellence  de  sa  qualité  de  Médiateur . 
comment  est-il  le  Médiateur  universel.  En  quel  sens  donnons-nous 
ce  nom  aux  saints.  Avec  quel  succès  il  sollicite ,  comme  notre  avo- 
cat, la  miséricorde  divine  en  notre  faveur  :  grâces  et  bénédictions 
qu'il  répand  sur  nous  du  haut  du  ciel.  Raisons  qui  doivent  nous 
porter  a  être  éternellement  enflammés  des  désirs  célestes. 


Praecursor  pro  nobis  introivit  Jésus,  secundiim  ordinem 
Melchisedech  Pontifex  factus  in  œternum. 

Jésus  notre  avanUcoureur  est  entré  pour  nous  au  dedans 
du  voile ,  cest'h-dire^au  ciel  ^  fait  Pontife  éternellement 
selon  Vordre  de  Melchisedech.  Hebr.  vi.  20. 

iSi  Ton  voyoit  une  telle  magnificence ,  lorsque  les 
consuls  et  les  dictateurs  triomphoient  des  nation* 
étrangères;  si  les  arcs  triomphaux  portoient  jus- 
qu'aux nues  le  nom  et  la  gloire  du  victorieux;  s'il 
montoit  dans  le  Capitole  au  milieu  de  la  foule  de 


DE    l'ascension    de    JÉSUS-CHRIST.  89 

ses  citoyens,  qui  faisoient  retentir  leurs  acclamations 
jusque  devant  les  autels  de  leurs  dieux  :  aujourd'hui 
que  notre  invincible  Libérateur  fait  son  entre'e  au 
plus  haut  des  cieux ,  enrichi  des  de'pouilles  de  nos 
ennemis ,  quelle  seroit  notre  ingratitude ,  si  nous 
n'accompagnions  son  triomphe  de  pieux  cantiques 
et  de  sincères  actions  de  grâces?  Certes,  il  est  bien 
juste,  ô  Seigneur  Jésus,  que  nous  assistions  avec 
une  sainte  allégresse  à  la  célébrité  de  votre  triomphe  : 
car  encore  que,  sortant  de  ce  monde,  vous  empor- 
tiez avec  vous  toute  notre  joie;  encore  que  cette  so- 
lennité regarde  plus  apparemment  les  saints  anges, 
qui  seront  dorénavant  réjouis  par  l'honneur  de  votre 
bienheureuse  présence  ;  toutefois  il  est  assuré  que 
nous  avons  la  plus  grande  part  en  cette  journée. 
Vos  intérêts  sont  de  telle  sorte  liés  avec  ceux  de  no- 
tre nature,  qu'il  ne  s'accomplit  rien  en  votre  per- 
sonne qui  ne  tourne  à  l'avantage  du  genre  humain  : 
vous  ne  montez  au  ciel ,  que  pour  nous  en  ouvrir  le 
passage  :  «  Je  m'en  vais,  dites-vous,  préparer  vos 
5)  places  (0  ».  C'est  pourquoi  votre  apôtre  saint  Paul 
ne  craint  pas  de  vous  appeler  notre  avant-coureur, 
et  de  dire  que  vous  entrez  pour  nous  dans  le  ciel  : 
tellement  que  si  nous  savons  comprendre  vos  inten- 
tions, vous  ne  frustrez  aujourd'hui  notre  vue,  que 
pour  accroître  notre  espérance. 

Et  en  effet,  considérons,  mes  très-chères  Sœurs, 
quel  est  le  sujet  de  ce  magnifique  triomphe  qui  se 
fait  aujourd'hui  dans  le  ciel.  N'est-ce  pas  qu'on  y  re- 
çoit Jésus -Christ  comme  un  conquérant?  Mais 
c'est  nous  qui  sommes  sa  conquête;  et  c'est  de  no« 

(0  Joan.  XIV.  2. 


Ç)0  SUR    LE    MYSTERE 

ennemis  qu'il  triomphe.  Toute  la  Cour  céleste  ac- 
court au-devant  de  Jésus;  on  publie  ses  louanges  et 
ses  victoires;  on  chante  qu'il  a  brisé  les  fers  des  cap- 
tifs, et  que  son  sang  a  délivré  la  race  d'Adam  éternel- 
lement condamnée.  Que  si  on  honore  sa  qualité  de 
Sauveur;  eh!  quelle  est  donc  notre  gloire,  mes 
Sœurs,  puisque  le  salut  et  la  délivrance  des  hommes 
fait  non-seulement  la  fête  des  anges,  mais  encore  le 
triomphe  du  Fils  de  Dieu  même?  Réjouissons-nous, 
mortels  misérables,  et  ne  respirons  plus  que  les 
choses  célestes.  La  divinité  de  Jésus,  toujours  im- 
muable dans  sa  grandeur,  n'a  jamais  été  abaissée;  et 
par  conséquent  ce  n'est  pas  la  divinité  qui  est  au- 
jourd'hui établie  en  gloire  ;  car  elle  n'a  jamais  rien 
perdu  de  sa  dignité  naturelle.  Cette  humanité  qui 
a  été  méprisée,  qui  a  été  traitée  si  indignement, 
c'est  elle  qui  est  élevée  aujourd'hui  :  et  si  Jésus  est 
couronné  en  ee  jour  illustre ,  c'est  notre  nature  qui 
est  couronnée  ;  c'est  elle  qui  est  placée  dans  ce  trône 
auguste  devant  lequel  le  ciel  et  la  terre  se  courbent. 
«  Celui  qui  est  descendu,  dit  saint  Paul  (0,  c'est  lui- 
»  même  qui  est  monté  »  :  celui  qui  étoit  si  petit  sur 
la  terre,  est  infiniment  relevé  dans  le  ciel  ;  et  par  la 
puissance  de  Dieu,  sa  grandeur  est  crue  selon  la  me- 
sure de  sa  bassesse. 

Nous  lisons  au  livre  des  Nombres  (^),  que  lorsque 
l'on  élevoit  l'arche  d'alliance, Moïse  disoit:  «Elevez- 
»  vous ,  Seigneur ,  et  que  vos  ennemis  disparoissent  ; 
»  et  que  ceux  qui  vous  haïssent,  soient  dissipés  de- 
»  vant  votre  face  »  :  et  lorsque  les  lévites  la  descen- 
doient:  «Venez,  disoit- il,  ô  Seigneur,  à  la  multi- 

CO  Ephes.  IV.  10.  —  W  Num.  x.  35,  36. 


% 


I 


DE    l'ascension    DE    J  É  S  TJ  S-C  H  RIST.  gi 

)>  tilde  de  Tarnie'e  d'Israël  ».  Que  signifioit  cette 
arclie ,  sinon  le  Sauveur  ?  C'ëtoit  par  Tarche  que 
Dieu  rendoit  ses  oracles  ;  par  l'arche  il  se  faisoit  voir 
a  son  peuple  :  l'arche  étoit  ornée  de  deux  chérubins 
sur  lesquels  il  se  reposoit  en  sa  majesté.  Et  n'est-ce 
pas  Jésus  qui  est  l'interprète  et  l'oracle  du  Père  > 
parce  qu'il  est  sa  parole  et  son  Fils?  N'est-ce  pas  en 
la  personne  du  Médiateur  «  que  la  divinité  habite 
»  corporellement»,  comme  ditl'apôtre saint  PauKO; 
et  que  ce  Dieu  invisible  en  lui-même,  en  s'appropriant 
une  chair  humaine,  s'est  vraiment  rendu  visible  aux 
mortels?  et  ainsi  l'arche  représentoit  au  vieux  peuple 
le  Fils  de  Dieu  fait  homme,  qui  est  le  prince  du 
peuple  nouveau  :  c'est  lui  en  eftet  qui  est  descendu , 
et  c'est  lui  aussi  qui  est  élevé.  Ce  Dieu -homme  est 
descendu  pour  combattre  :  c'est  pourquoi  Moïse  di- 
soit:  Descendez ,  Seigneur,  à  l'armée.  Il  monte  pour 
triompher  :  c'est  pourquoi  le  même  Moïse  dit  :  hAe~ 
vez-vous.  Seigneur,  et  que  vos  ennemis  fuient  de- 
vant votre  faee.  Moïse  prie  le  Dieu  d'Israël  de  des- 
cendre à  l'armée  de  son  peuple  ;  cela  sent  le  travail 
du  combat  :  mais  en  ce  qu'il  assure  qu'en  s'élevant, 
sa  présence  dissipera  tous  ses  ennemis;  qui  ne  re- 
marque la  tranquillité  du  triomphe?  C'est  ce  que 
nous  voyons  accompli  en  la  personne  de  not^  Sau- 
veur. Jésus-Christ ,  dans  l'infirmité  de  sa  chair,  au  jour 
de  sa  passion  douloureuse,  a  livré  bataille  à  Satan  et  à 
ses  anges  rebelles,  qui  étoient  conjurés  contre  lui. 
Sans  doute  il  est  descendu  pour  combattre,  puisqu'il 
a  combattu  par  sa  mort  :  c'est  descendre  infiniment 
à  un  Dieu ,  que  de  mourir  cruellement  sur  un  bois 
(0  Coloss.  II.  9. 


92  SUR    LE    MYSTÈRE 

infâme.  Mais  aujourd'hui,  ce  même  Jésus,  après  son 
combat,  montant  à  la  droite  du  Père,  met  tous  ses 
ennemis  à  ses  pieds  ;  et  à  la  vue  d'une  si  grande  puis- 
sance, «tout  genou  se  fléchit  devant  lui,  comme  dit 
5)  l'apôtre  (0,  dans  le  ciel,  sur  la  terre,  et  dans  les 
»  enfers».  Chantons  donc  avec  le  Psalmiste,  et  di- 
sons à  notre  Maître  victorieux  :  «Elevez-vous,  Sei- 
»  gneur,  au  lieu  de  votre   repos,  vous  et  l'arche 
»  que  vous  vous  êtes  sanctifiée  (2)  »  j  c'est-à-dire, 
vous  et  l'humanité  que  vous  vous  êtes  unie  :  disons 
avec  Moïse  :   «  Elevez -vous.  Seigneur,  et  que  vos 
i>  ennemis  disparoissent  ;    et    que   ceux  qui   vous 
»  haïssent ,  soient  dissipés  devant  votre  face  » .  Et 
certainement  il  est  vrai  que  la  magnificence  de  son 
triomphe   dompte  la  fierté  de  ses  adversaires  ,  et 
rompt  leurs  entreprises  audacieuses.  Les   démons 
n'auroient  point  senti  leur  déroute,  s'ils  n'avoient 
reconnu  par  expérience  que  l'autorité  souveraine 
avoit  été  mise  aux  mains  de  celui  dont  ils  avoient 
méprisé  la  foiblesse  :  c'est  pourquoi  il  étoit  conve* 
nable  qu'après  être  descendu  pour  combattre,   il 
allât  au  ciel  recueillir  la  gloire  que  ses  victoires  lui 
avoient  acquise.  Gomme  un  prince,  qui  a  sur  les 
bras  une  grande  guerre  contre  une  nation  éloignée, 
quitte J)our  un  temps  son  royaume,  pour  aller  com- 
battre ses  ennemis  en  leur  propre  terre;  puis,  l'ex- 
pédition étant  achevée ,  il  rentre  avec  un  superbe 
appareil  dans  la  ville  capitale  de  son  royaume,  et 
orne  toute  sa  suite  et  ses  chariots  des  dépouilles  des 
peuples  vaincus  :  ainsi  le  Fils  de  Dieu,  notre  roi, 
voulant  renverser  le  règne  du  diable ,  qui ,  par  une 

CO  Philip.  II.  10.  —  WP^.  cxxxi.  8. 


I 


DE    l'ascension    DE    J  É  SUS -C  HRIST.  ^3^ 

insolente  usurpation ,  s'e'toit  hautement  de'claré  le 
prince  du  monde ,  est  lui-même  descendu  en  terre , 
pour  vaincre  cet  irre'conciliable  ennemi  ;  et  l'ayant 
de'posse'dé  de  son  trône  par  des  armes  qui  n'auroient 
rien  eu  que  de  foible,  si  elles  avoient  été  employées 
par  d'autres  mains  que  celles  d'un  Dieu ,  il  ne  res- 
toit  plus  autre  chose  à  faire,  sinon  qu'il  retournât 
triomphant  au  ciel,  qui  est  le  lieu  de  son  origine, 
et  le  siège  principal  de  sa  royauté.  Vous  voyez  donc 
que  Jésus-Christ,  comme  roi,  devoit  nécessairement 
remonter  au  ciel. 

Mais  le  Seigneur  Jésus  n'est  pas  seulement  un  roi 
puissant  et  victorieux ,  il  est  le  grand  sacrificateur 
du  peuple  fidèle,  et  le  pontife  de  la  nouvelle  al- 
liance ;  et  de  là  vient  qu'il  nous  est  figuré  dans  les 
Ecritures  en  la  personne  de  Melchisédech ,  qui  étoit 
tout  ensemble  et  roi  et  pontife.  Or  cette  qualité  de 
pontife,  qui  est  le  principal  ornement  de  notre  Sau- 
veur, en  qualité  d'homme ,  Tobligeoit  encore  plus 
que  sa  royauté  à  se  rendre  auprès  de  son  Père,  pour 
y  traiter  les  affaires  des  hommes ,  desquels  il  est  éta- 
bli le  médiateur.  Et  d'autant  que  le  texte  du  saint 
apôtre ,  que  je  me  suis  proposé  de  vous  expliquer, 
joint  l'ascension  de  Jésus-Christ  dans  los  cieux  avec 
la  dignité  de  son  sacerdoce;  suivons  diligemment  sa 
pensée ,  et  proposons  la  doctrine  toute  céleste  qu'il 
étale  avec  une  si  divine  éloquence  dans  l'incompara- 
ble épître  aux  Hébreux  :  mais  pour  y  procéder  dans 
un  plus  grand  ordre  ,  réduisons  tout  notre  discours 
à  trois  chefs. 

Le  pontife,  ainsi  que  nous  le  verrons  dans  la  suite, 
est  le  député  du  peuple  vers  Dieu  :  en  cette  qualité, 


()4-  SUR    LE    MYSTÈRE 

il  a  trois  fonctions  principales.  Et  premièrement  il 
faut  qu'il  s'approche  de  Dieu  au  nom  du  peuple  qui 
lui  est  commis  :  secondement  étant  près  de  Dieu,  il 
faut  qu'il  s'entremette ,  et  qu'il  ne'gocie  pour  son  peu- 
ple :  et  enfin  en  troisième  lieu,  parce  qu'étant  si  proche 
de  Dieu ,  il  devient  une  personne  sacrée ,  il  faut  qu'il 
consacre  les  autres  en  les  bénissant.  J'espère,  avec 
l'assistance  divine,  que  la  suite  démon  discours  vous 
fera  mieux  comprendre  ces  trois  fonctions  :  pour 
cette  heure  ,  je  ne  vous  demande  autre  chose ,  sinon 
que  vous  reteniez  ces  trois  mots  :  «  Le  pontife ,  dit 
»  l'apôtre  saint  Paul  (0  ,   est  établi  près  de  Dieu 
»  pour  les  hommes  «.  Pour  cela,  il  faut  qu'il  s'ap- 
proche, il  faut  qu'il  intercède,  il  faut  qu'il  bénisse  : 
car ,  s'il  ne  s'approchoit ,  il  ne  seroit  pas  en  état  de 
traiter;  et  s'il  n'intercédoit ,  il  lui  seroit  inutile  de 
s'approcher  ;  et  s'il  ne  bénissoit ,  il  ne  servirôit  rien 
au  peuple  de  l'employer.  Ainsi  en  s'approchant,  il 
nous  prépaie  les  grâces;  en  intercédant,  il  nous  les 
obtient;  en  bénissant,  il  les  épanche  sur  nous.  Or 
ces  fonctions  sont  si  excellentes ,  qu'aucune  créature 
vivante  n'est  capable  de  les  exercer  dans  leur  per- 
fection. C'est  Jésus ,  c'est  Jésus  qui  est  l'unique  et 
le  véritable -pontife  :  c'est  lui  seul  qui  approche  de 
Dieu  avec  dignité;  lui  seul  qui  intercède  avec  fruit; 
lui  seul  qui  bénit  avec  efficace.  Ce  sont  de  grandes 
choses  en  peu  de  mots  :  attendez-en  l'explication  de 
l'apôtre,  dont  je  ne  ferai  que  suivre  les  raisonne- 
mens.  Montrons  par  cette  doctrine  toute  chrétienne, 
qu'il  étoit nécessaire  que  notre  Sauveur,  pour  faire 
sa  charge  de  grand  pontife,  allât  prendre  sa  place 

i')  Ilchr.y.  I. 


DE    l'ascension    DE    J  ES  US-C  IIRI  ST.  qS 

auprès  de  son  Père ,  à  la  droite  de  sa  Majesté  :  fai- 
sons voir  incidemment  à  nos  adversaires ,  qui  veu- 
lent tirer  ces  belles  maximes  à  l'avantage  de  leur  nou- 
velle doctrine ,  qu'ils  les  ont  très-mal  entendues ,  et 
que  le  ve'ritable  sens  en  est  dans  l'Eglise.  Seigneur 
Jésus ,  soyez  avec  nous. 

PREMIER  POINT. 

La  doctrine  de  l'apôtre  m'oblige  à  vous  représen- 
ter la  structure  du  tabernacle ,  qui  étoit  le  temple 
portatif  des  Israélites,  et  tout  ensemble  celle  du 
temple  auguste  de  Jérusalem,  que  Salomon  avoit 
fait  bâtir  sur  la  forme  du  tabernacle,  que  Dieu  lui- 
même  avoit  désigné  à  Moïse.  Le  temple  donc  et  le  ta- 
bernacle avoient  deux  parties  :  le  devant  du  temple, 
où  l'autel  des  sacrifices  étoit   au  milieu,  et   dont 
l'entrée  étoit  libre  à  tous  les  enfans  d'Israël  ;  là  se 
faisoient  les  oblations  ,  et  toutes  les  autres  cérémo- 
nies qui  regardoient  le  service  divin  :  le  Lieu  saint, 
oii  étoient  les  tables ,  les  pains  de  proposition ,  les 
pai:fums ,  le  chandelier  d'or  ,  et  oh  entroient  les 
enfans  d'Aaron  et  les  lévites.  Mais  il  y  avoit  une 
autre  partie  plus  secrète  et  plus  retirée ,   où  étoit 
l'arche ,  et  le  propitiatoire  qui  étoit  la  couverture 
de  l'arche ,  et  les  chérubins  d'or  qui  étendoient  leurs 
ailes  sur  l'arche  ,  comme  pour  couvrir  la  majesté  du 
Dieu  des  armées ,  qui  avoit  en  ce  temps  choisi  l'arche 
pour  sa  demeure.  Ce  lieu  auguste,  si  religieux  et  si 
vénérable,  consacré  par  une  dévotion  plus  particu- 
lière, s'appeloit  l'Oracle  ouïe  Sanctuaire,  ou  autre- 
ment le  Lieu  très-saint  et  le  Saint  d(,^s  saints,  selon 


g6  SUR    LE    MYSTÈRE 

la  façon  de  parler  des  Hébreux.  De  ce  lieu ,  il  etoit 
prononcé  :  Quiconque  y  entrera  ,  il  mourra  de 
mort.  C'étoit  le  lieu  secret  et  inaccessible,  oii  on 
n'osoit  pas  même  porter  ses  regards  ;  tant  il  étoit 
vénérable  et  terrible  :  et  c'est  pourquoi  entre  le  Lieu 
saint  et  le  Sanctuaire ,  un  grand  voile  parsemé  de 
chérubins  étoit  étendu,  qui  couvroit  les  mystères 
aux  yeux  du  peuple ,  et  leur  apprenoit  à  les  res- 
pecter dans  une  profonde  humiliation.  Telle  étoit  la 
forme  du  temple  oui  l'ancien  peuple  servoit  le  Sei- 
gneur son  Dieu. 

Que  ce  lieu  avoit  de  majesté,  chrétiens!  et  que 
c'est  avec  beaucoup  de  raison  que  les  plus  grands 
monarques  de  l'Orient  l'ont  honoré  par  leurs  sacri- 
fices, et  ont  donné  tant  de  privilèges  illustres  à  ce 
temple  et  à  ses  ministres  !  Mais  il  vous  paroîtra  beau- 
coup plus  auguste,  si  vous  remarquez  que  cette 
sainte  maison  étoit  la  seule  dans  tout  l'univers  que 
Dieu  avoit  choisie  pour  son  domicile ,  et  qu'il  n'y 
avoit  que  ce  lieu  sur  la  terre  où  l'on  fît  le  service 
du  vrai  Dieu  vivant,  et  dans  lequel  on  lui  consacrât 
des  victimes.  C'est  ce  qui  a  fait  dire  aux  anciens  Hé- 
breux ,  et  après  à  quelques  auteurs  ecclésiastiques  (0, 
que  ce  temple  unique  du  peuple  de  Dieu,  étoit  la 
figure  du  monde.  Car  de  même  qu'il  n'y  a  qu'un 
Dieu  créateur ,  et  un  monde  qui  est  l'ouvrage  de 
sa  sagesse,  et  comme  le  temple  de  sa  majesté,  où  il 
est  loué  et  servi  par  l'obéissance  de  ses  créatures  ; 

(0  Phil.  lib.  de  Somn.  ii,  de  MonarcJi.  S.  Hieronym.  Epist.  ad 
Fahiol.  tvin»  n,  col.  5^8.  Homil.  inter  oper.  S.  Chrysost.  tom  u , 
p.  793. 

ainsi 


DE    l'ascension    DE    JÉSUS-CHRIST.  9^ 

ainsi  il  n'y  avoit  qu'un  seul  temple,  qui  représentoit 
dans  son  unité'  le  monde  unique,  qui  a  été'  fait  par 
le  Dieu  unique. 

Selon  cela,  j'apprends  de  l'apôtre,  que  cette  par- 
tie du  temple  de  Salomon  dans  laquelle  se  faisoit 
l'assemblée  du  peuple,  nous  figuioit  la  terre,  qui 
est  la  demeure  des  hommes  ;  et  que  ce  lieu  si  secret ,  si 
impe'nétrable,  où  étoit l'arche  du  témoignage,  «  ou 
»  Dieu,  comme  dit  le  Psalmiste  (0 ,  étoit  assis  sur  les 
»  chérubins  »,  représentoit  cette  haute  demeure,  que 
l'Ecriture  appelle  «  le  ciel  des  cieux  ('^)  »  ,  où  l'Eter- 
nel se  fait  voir  en  sa  gloire.  C'est  pourquoi  et  l'arche 
et  le  sanctuaire,  qui  étoient  honorés  en  ce  temps  là  , 
comme  je  l'ai  dit ,  de  la  présence  particulière  de  Dieu , 
étoient  couverts  d'un  voile  mystérieux  ;  pour  nous 
faire  entendre  ce  que  dit  l'apôtre,  que  «  Dieu  ha- 
»  bite  une  lumière  inaccessible  (^)  »  ,  et  que  l'essence 
divine  est  cachée  par  le  voile  d'un  impénétrable  se- 
cret. Et  d'autant  que  les  hommes,  par  leurs  péchés, 
s'étoient  exclus  éternellement  de  la  vue  de  Dieu  ; 
ce  qui  a  fait  dire  si  souvent  au  vieux  peuple  :  «  Si 
»  nous  voyons  Dieu,  nous  mourrons  (4)  »;  de  là 
vient  que  l'entrée  du  sanctuaire  étoit  interdite,  sous 
peine  de  mort,  à  tous  les  enfans  d'Israël,  par  une 
espèce  d'excommunication  générale,  qui  représen- 
toit à  ceux  qui  étoient  éclairés,  que,  sans  la  grâce 
de  notre  Sauveur,  nonobstant  les  services,  les  vic- 
times et  les  cérémonies  de  la  loi,  tous  les  hommes 
étoient  excommuniés  du  vrai  sanctuaire  du  Dieu 
vivant  ;  c'est-à-dire ,  de  son  royaume  céleste.  Et  cette 

(')  Ps.  xcviii.  I.  — .  (■»)  Ps.  cxiii.  i6.  —  ^,3)  /.  Xim.  vu.   i6.— 
(-1)  Jiidic.  XllI.  23. 

BoSSUET.    XIV.  n 


gS  SUR    LE    MYSTÈRE 

interprétation,  chrétiens,  n'est  pas  une  invention 
de  l'esprit  humain  :  l'apôtre  nous  l'enseigne  en  termes 
exprès ,  quand  il  dit  aux  Hébreux ,  que  par  cette 
rigoureuse  défense  d'entrer  et  de  regarder  dans  le 
sanctuaire ,  «  le  Saint-Esprit  nous  vouloit  montrer, 
M  que  le  chemin  des  lieux  saints  n'étoit  point  ouvert, 
))  tant  que  le  premier  tabernacle  étoit  en  état  (0  ». 
L'apôtre  veut  nous  apprendre  que  tant  que  ce  ta- 
bernacle sera  en  état;  c'est-à-dire,  tandis  que  l'on 
n'aura  point  de  meilleures  hosties  que  les  animaux 
égorgés ,  le  chemin  des  lieux  saints ,  c'est-à-dire ,  la 
porte  du  ciel,  nous  sera  fermée. 

Mais,  mes  Frères,  réjouissons-nous;  le  sang  de 
notre  Seigneur  Jésus  a  levé  cette  excommunication 
delà  loi.  Ecoutez  l'apôtre  saint  Paul,  qui  vous  dit 
«  qu'il  a  pénétré  au  dedans  du  voile  ('^)  ».  Vous  en- 
tendez maintenant ,  ce  me  semble ,  ce  que  signifie 
le  dedans  du  voile  :  il  entend  que  Jésus  est  monté 
dans  le  ciel,  qu'il  est  entré  en  ce  divin  sanctuaire, 
et  que  cette  secrète  et  inaccessible  demeure  de 
Dieu,  dont  les  hommes  étoient  exclus  pour  jamais, 
a  été  ouverte  à  Jésus-Christ-homme ,  qui  y  a  porté 
les  prémices  de  notre  nature.  Et  voyez  cette  vérité 
figurée  par  une  admirable  cérémonie  de  la  loi,  que 
l'apôtre  nous  explique  mot  à  mot  dans  le  même 
chapitre.  Je  vous  prie,  rendez -vous  attentifs,  et 
écoutez  la  plus  belle  figure ,  la  plus  exacte,  la  plus 
littérale  qui  nous  ait  jamais  été  proposée. 

Ce  lieu  si  caché,  si  impénétrable,  étoit  ouvert 
une  fois  l'année  ;  mais  il  n'étoit  ouvert  qu'un  mo- 
ment, et  à  une  seule  personne,  qui  étoit  le  grand 
W//ei.  IX.8.  — (')i^iW.vi.  II). 


DE    l'ascension    de    JÉSUS-CHRIST.  gg 

sacrificateur.  Car  d'aïUant  que  la  fonction  du  pon- 
tife, c'est  de  s'approcher  de  Dieu  pour  le  peuple  ;  ^ 
il  sembloit  bien  raisonnable,  mes  Sœurs,  que  le 
souverain  prêtre  de  l'ancienne  loi  entrât  (juelque- 
fois  dans  le  sanctuaire  ,  où  Dieu  daignoit  bien  habi- 
ter pour  lors  :  aussi  lui  est-il  ordonne  dans  le  Lcvi- 
tique  (0,  d'entrer  dans  le  Saint  des  saints  une  fois 
Tannée.  Mais  d'autant  que  le  pontife  des  Juifs  étoit 
lui-même  un  homme  pécheur;  avant  que  de  s'ap- 
procher de  ce  lieu  que  Dieu  avoit  rempli  de  sa 
gloire,  il  falloit  qu'il  se  purifiât  par  des  sacrifices. 
Représentez- vous  toute  cette  cérémonie,  qui  est 
comme  une  histoire  du  sauveur  Jésus  :  figurez- vous 
que  cet  uni(jue  moment  est  venu  ,  où  le  pontife  doit 
entrer  dans  le  Saint  des  saints,  qu'il  ne  reverra 
plus  de  toute  l'année,  de  peur  qu'il  ne  meure  ;  car 
telle  est  la  rigueur  de  la  loi.  Voyez-le  dans  le  pre- 
mier tabernacle,  qui  sacrifie  deux  victimes  pour 
ses  péchés ,  et  pour  les  péchés  du  peuple  qui  l'envi- 
ronne :  considérez-le  faisant  sa  prière ,  et  se  prépa- 
rant d'entrer  en  ce  lieu  terrible  (2).  Après  ces  sacri- 
fices olî'erts,  lui  reste-t-il  encore  quelque  chose  à 
faire  ,  et  ne  peut-il  pas  désormais  s'approcher  de 
l'arche?  Non,  fidèles;  s'il  s'en  approche  ainsi,  il  est 
mort:  la  majesté  de  Dieu  le  fera  périr.  Comment 
donc?  Remarquez  ceci,  je  vous  prie  :  qu'il  prenne 
le  sang  de  la  victime  immolée ,  qu'il  le  porte  avec 
lui  devant  Dieu  dajis  le  sanctuaire ,  qu'il  y  trempe 
ses  doigts  ,  et  Dieu  le  regardera  d'un  •  bon  œil  ; 
ensuite  il  priera  devant  l'arche  pour  ses  péchés  et 

(0  Le^it.  XYi.  3.J.  —  (')  IbiJ.  1  et  seq. 

« 


lOO  SUR    LE    MYSTERE 

pour  ceux  des  Israélites,  et  sa  prière  sera  agréa- 
ble. Qui  ne  voit  ici,  chre'tiens,  que  ce  n'est  point 
par  son  propre  mérite  que  l'accès  lui  est  donné 
dans  le  sanctuaire  ?  C'est  le  sang  de  la  victime  immo- 
lée qui  l'introduit,  et  qui  le  fait  agréer.  Je  vous  prie, 
voyez  le  mystère  :  l'hostie  est  offerte  hors  du  sanc- 
tuaire, mais  son  sang  est  porté  dans  le  Saint  des 
saints  ;  par  ce  sang  le  pontife  pénètre  au  dedans  du 
voile,  piir  ce  sang  il  approche  de  Dieu,  par  ce  sang 
ses  prières  sont  exaucées.  Dites -moi,  fidèles,  quel 
est  ce  sang?  le  sang  des  bêtes  brutes  est-il  capable 
de  réconcilier  l'homme?  notre  Dieu  se  plaît -il  si 
fort  dans  le  sang  des  animaux  égorgés,  qu'il  ne 
puisse  souffrir  son  pontife  devant  sa  face ,  s'il  n'est , 
pour  ainsi  dire,  teint  de  ce  sang?  A  travers  de  ces 
ombres,  ne  découvrez-vous  pas  le  Seigneur  Jésus, 
qui ,  par  son  sang ,  ouvre  le  sanctuaire  éternel  ? 
Mais  il  faut  vous  le  faire  toucher  au  doigt.  Je  vous 
demande  quel  est  ce  pontife  dont  la  dignité  est  si 
relevée  ,  que  lui  seul  pût  entrer  dans  le  sanctuaire, 
dont  l'imperfection  est  si  grande,  qu'il  n'y  peut  en- 
trer qu'une  fois  l'année,  qu'il  n'y  peut  introduire 
son  peuple,  et  qu'il'n'y  est  lui-même  introduit  que 
par  le  sang  d'un  bouc  ou  d'un  veau?  Quelle  est  la 
majesté  de  ce  sanctuaire  ovi  on  entre  avec  tant  de 
cérémonie  ?  mais  quelle  est  l'imperfection  de  ce 
sanctuaire,  dont  l'entrée,  si -sévèrement  interdite, 
est  ouverte  enfin  par  le  sang  d'une  bête  sacrifiée  ? 
Enfin  quelle  est  la  vertu  et  tout  ensemble  l'imbécil- 
lité de  ce  sang ,  qui  donne  la  liberté  d'approcher 
de  l'arche,  mais  qui  ne  la  donne  qu'au  pontife  seul, 


DE    l'ascension    DE    JÉS  US- C IIRIST.  lOl 

qui  ne  la  lui  donne  que  pour  un  moment ,  et  laisse 
après  cela  Tentree  défendue  par  une  loi  éternelle  et 
inviolable  ? 

Dites-nous ,  ô  Juifs  aveugles ,  qui  ne  voulez  pas 
croire  au  sauveur  Jésus  ,  d'où  vient  cet  étrange 
assemblage  d'une  dignité  si  auguste  et  d'une  ira- 
perfection  si  visible  ?  tout  cela  ne  vous  préche-t-il 
pas  que  ce  sont  des  figures  ?  Parce  que  vos  cérémo- 
nies sont  des  ombres,  elles  ont  de  l'imperfection; 
et  elles  ont  aussi  de  la  dignité,  à  cause  des  mystères 
de  Jésus  quelles  représentent.  Ce  sang,  ce  pontife, 
ce  Saint  des  saints ,  ne  vous  crient-ils  pas  :  Peuple  , 
ce  n'est  pas  ici  ton  pontife  qui  t'introduira  au  vrai 
sanctuaire  :  ce  n'est  pas  ici  le  vrai  sang  qui  doit  pur- 
ger tes  iniquités  :  ce  n'est  pas  ici  ce  grand  sanc- 
tuaire où  repose  la  majesté  du  Dieu  d'Israël  :  Dieu 
t'enverra  un  jour  un  pontife  plus  excellent,  qui, 
par  un  meilleur  sang,  t'ouvrira  un  sanctuaire  bien 
plus  auguste. 

Admirez  en  effet ,  mes  très-chères  Sœurs ,  comme 
tant  de  choses  en  apparence  si  enveloppées ,  et  qui 
semblent  si  contraires  en  elles-mêmes,  cadrent  et 
s'ajustent  si  proprement  au  sauveur  Jésus.  Le  pon- 
tife offre  son  sacrifice  hors  du  sanctuaire,  au  milieu 
de  l'assemblée  de  son  peuple  ;  le  sacrifice  de  la  mort 
de  Jésus  se  fait  sur  la  terre  ,  au  milieu  des  hommes  ; 
le  pontife  entre  au  dedans  du  voile,  c'est-à-dire, 
dans  le  Saint  des  saints  ;  Jésus ,  après  son  sanglant 
sacrifice ,  pénètre  au  vrai  Saint  des  saints  ,  c'est-à- 
dire  au  ciel  :  le  pontife  n'offre  qu'une  fois  Tannée 
ce  sacrifice  qui  découvre  le  sanctuaire  -,  Jésus-Christ 
n'a  offert  qu'une  fois  ce  sacrifice  d'une  vertu  infi- 


102  SUR.    LE    MYSTÈRE 

nie  ,  par  lequel  les  cieux  sont  ouverts  :  car,  fidèles , 
qui  ne  sait  que  l'anne'e ,  dans  sa  perfection  accom- 
plie ,  repre'sente  en  abrégé  l'étendue  des  siècles  ; 
puisqu'il  est  si  évident  que  les  siècles  ne  sont  que 
des  années  révolues?  Le  pontife  ayant  immolé  sa 
victime  sur  Tautel  du  premier  tabernacle,  porte 
son  sang  devant  la  face  de  Dieu  dans  son  sanctuaire , 
afin  de  l'appaiser  sur  son  peuple;  Jésus,  ayant  im- 
molé sur  la  terre,  n'accomplit-il  pas  ce  mystère 
montant  aujourd'hui  dans  les  cieux  ?  Voyez  comme 
il  s'approche  du  trône  du  Père ,  lui  montrant  ces 
blessures  toutes  récentes,  toutes  teintes  et  toutes 
vermeilles  de  ce  divin  sang,  de  ce  sang  de  la  nou- 
velle alliance,  versé  pour  la  rémission  de  nos  cri- 
mes :  n'est-ce  pas  là ,  mes  Frères ,  porter  vraiment 
devant  la  face  de  Dieu  le  sang  de  la  victime  inno- 
cente qui  a  été  immolée  pour  notre  salut?  Ouvrez- 
vous  donc,  voile  mystérieux,  ouvrez -vous,  sanc- 
tuaire éternel  de  la  Trinité  adorable  ;  laissez  entrer 
Jésus-Christ  mon  pontife  au  plus  intime  secret  du 
Père.  Car  si  le  sang  des  veaux  et  des  boucs  rendoit 
accessible  le  Saint  des  saints,  bien  qu'une  loi  si  ri- 
goureuse en  fermât  la  porte  ;  le  sang  de  l'homme- 
Dieu,  Jésus-Christ,  n'ouvrira-t-il  pas  le  vrai  sanc- 
tuaire? Et  si  le  pontife  du  vieux  Testament  avoit 
de  si  beaux  privilèges ,  bien  qu'il  ne  s'approchât  de 
ce  très-saint  lieu ,  que  «  par  un  sang  étranger  «  , 
comme  dit  l'apôtre  (0,  c'est-à-dire,  par  le  sang  des 
victimes;  quelle  doit  être  la  gloire  de  notre  pon- 
tife ,  «  qui  se  présente  à  Dieu  en  son  propre  sang  »  ; 
Per  proprium  sanguinem  ^  dit  le  même  apôtre  (2). 

(0  lleb.  IX.  a5.  ^  [•^)  Ihid.  1 2. 


DE    L^ASCEIVSION    DE    JÉSUS-CHRIST.  Io3 

Et  si  le  pontife  selon  l'ordre  d'Aaron  ^  qui  étoit  un 
homme  pe'clieur,  pe'nètre  dans  la  partie  la  plus 
sainte  ;  qu'y  aura-t-il  de  si  sacré  dans  les  cieux  où 
Je'sus  ne  doive  être  introduit  ?  Je'siis  ,  dis-je,  ce  pon- 
tife si  pur  et  si  innocent,  qui  e'tant  seul  agréable 
au  Père,  a  été  seul  établi  sacrificateur  selon  l'ordre 
de  Melchisédech  (0. 

Admirons  donc  maintenant,  mes  très -chères 
Sœurs,  l'excellence  de  la  religion  chrétienne,  par 
l'éminente  dignité  de  son  sacerdoce.  Le  pontife  du 
vieux  Testament,  avant  que  d'entrer  dans  le  Saint 
des  saints,  ofFroit  des  sacrifices  pour  ses  péchés  et 
pour  les  péchés  de  son  peuple;  après,  étant  au  de- 
dans du  voile,  il  continuoit  la  même  prière  pour 
«es  péchés  et  pour  ceux  des  Israélites.  Jésus -Christ 
notre  Seigneur,  notre  vrai  pontife,  étant  la  justice 
et  la  sainteté  même,  n'a  que  faire  de  victime  pour 
ses  péchés  ;  mais  au  contraire  étant  innocent  et  sans 
tache,  il  est  lui-même  une  très-digne  hostie  pour 
l'expiation  des  péchés  du  monde.  Si  donc  il  entre 
aujourd'hui  dans  le  Saint  des  saints,  c'est-à-dire, 
à  la  droite  du  Père;  il  n'y  entre  pas  pour  lui-même  , 
ce  n'est  pas  pour  lui-même  qu'il  y  va  prier.  C'est 
pourquoi  l'apôtre  dit  dans  mon  texte  :  «  Jésus  notre 
»  avant-coureur  est  entré  pour  nous»  ;  il  veut  dire  , 
le  pontife  de  la  loi  ancienne  avoit  besoin  d'offrir 
pour  lui-même ,  et  d'entrer  pour  lui-même  dans  le 
sanctuaire;  mais  Jésus  notre  vrai  pontife  est  entré 
pour  nous.  Et  quoi  donc,  Jésus-Christ  notre  Sei- 
gneur n'est-il  pas  monté  dans  le  ciel  pour  y  recevoir 
la  couronne?  comment  donc  n'y  est -il  pas  entré 

(0  Heb.  VII.  17,  a6. 


I04  SUR    LE    MYSTÈRE 

pour  liii-mêrae  ?  Et  toutefois  l'apôtre  nous  dit  :  «  Je- 
«  sus  notre  avant-coureur  est  entré  pour  nous  ». 
Entendons  son  raisonnement ,  chrétiens.  Jésus  n'a- 
voit  que  faire  de  sang  pour  entrer  au  ciel  :  il  étoit 
lui-même  du  ciel,  et  le  ciel  lui  étoit  dû  de  droit  na- 
turel :  et  toutefois  il  y  est  entré  par  son  sang;  il  n'est 
monté  au  ciel  qu'après  qu'il  est  mort  sur  la  croix  : 
ce  n'est  donc  pas  pour  lui-même  qu'il  y  est  entré  de 
la  sorte.  G'étoit  nous,  ç'étoit  nous  qui  avions  besoin 
de  sang  pour  entrer  au  ciel  ;  parce  qu'étant  pé- 
cheurs, nous  étions  coupables  de  mort  :  notre  sang 
étoit  dû  à  la  rigueur  de  la  vengeance  divine,  si  Jésus 
n'eût  fait  cet  aimable  échange  de  son  sang  pour 
le  nôtre ,  de  sa  vie  pour  la  vie  des  hommes.  De  là 
tant  de  sang  répandu  dans  les  sacrifices  des  Israé- 
lites, pour  nous  signifier  ce  que  dit  l'apôtre  :  «  que 
5)  sans  l'effusion  du  sang  il  n'y  a  point  de  rémis- 
5)  sion  (0  ».  Et  ainsi,  quand  il  entre  au  ciel  par  son 
sang,  ce  n'est  pas  pour  lui,  c'est  pour  nous  qu'il  y 
entre;  c'est  pour  nous  qu'il  approche  du  Père  éter- 
nel :  d'oii  nous  voyons  une  autre  différence  notable 
entre  le  sacrificateur  du  vieux  peuple ,  et  Jésus  le 
pontife  du  peuple  nouveau.  A  la  vérité  le  pontife 
pouvoit  entrer  dans  le  sanctuaire;  mais  outre  qu'il 
en  sortoit  aussitôt,  il  ne  pouvoit  en  ouvrir  l'entrée 
à  aucun  du  peuple:  c'est  à  cause  qu'étant  pécheur, 
lui-même  il  n'étoit  souffert  que  par  grâce  dans  le 
Saint  des  saints;  et  n'y  étant  souffert  que  par  grâce, 
il  ne  pouvoit  acquérir  aucun  droit  au  peuple.  Mais 
Jésus ,  qui  a  droit  naturel  d'entrer  dans  le  ciel,  y 
reut  encore  entrer  par  son  sang  :  [  ainsi  il  avoit  deux 
CO  Heb.  IX.  22. 


I 


DE    l'aSCEKSIOJV    DE    J  ÉSU  S  -  CHRIST.  105 

droits,  ]  le  droit  naturel  et  le  droit  acquis.  Le  premier 
droit,  il  le  re'serve  pour  lui;  il  entre,  et  il  demeure 
e'ternellement.  Le  second  droit,  il  nous  le  transfère  : 
avec  lui,  et  par  lui,  nous  pouvons  entrer;  par  son 
sang,  l'accès  nous  est  libre  au  dedans  du  voile.  De  là 
vient  que  l'apôtre  l'appelle  notre  avant-coureur  : 
«  Je'sus,  dit-il,  notre  avant-coureur,  est  entre'  pour 
»  nous  ». 

Les  e'vange'listes  remarquent,  qu'au  moment  que 
J<isus-Christ  expira,  «  ce  voile,  dont  je  vous  ai  parle' 
j)  tant  de  fois  ,  qui  e'toit  entre  le  lieu  saint  et  le  lieu 
»  très-saint ,  fut  de'chiré  entièrement  et  de  haut  en 
»  bas(0  ».  O  merveilleuse  suite  de  nos  mystères  !  Je'- 
sus-Christ  e'tant  mort,  il  n'y  a  plus  de  voile  :  le  pon- 
tife le  tiroit  pour  entrer;  le  sang  de  Je'sus-Clirist  le 
déchire,  il  n'y  en  a  plus  de'sormais  :  le  Saint  des 
saints  sera  de'couvert;  de  haut  en  bas  le  voile  est 
rompu.  Et  n'est-ce  pas  ce  que  dit  l'apôtre  dans  sa 
deuxième  épître  aux  Corinthiens  :  «  11  y  avoit  un 
»  voile,  dit-il,  devant  les  yeux  du  peuple  charnel  : 
5)  pour  nous  qui  sommes  le  peuple  spirituel,  nous  con- 
»  templons  à  face  de'couverte  la  gloire  de  Dieu  (2)  ». 
Vous  me  direz  peut-être  que  nous  avons  aussi  le  voile 
de  la  foi  qui  nous  couvre  ;  mais  il  m'est  aisé  de  ré- 
pondre :  il  est  vrai  que  nos  yeux  ne  pénètrent  pas 
encore  au  dedans  du  voile;  mais  notre  espérance  y 
pénètre,  il  n'y  a  aucune  obscurité  qui  l'arrête;  elle 
va  jusqu'au  plus  intime  secret  de  Dieu.  Et  pourquoi? 
C'est  parce  qu'elle  va  après  Jésus  -  Christ ,  parce 
qu'elle  le  suit,  qu'elle  s'y  attache.  L'apôtre  nous  l'ex- 

(0  Matt.  xxvii.  Su  Marc.  xy.  38.Luc.xxiu.  45.  —  W  //.  Cor.  m. 
i5,  18. 


Ï0(>  SUR.    LE    MYSTÈRE 

plique  dans  notre  texte:  «  Tenons  fermes ,  dit-il  (0  , 
»  mes  chers  Frères,  dans  l'espérance  que  nous  avons, 
»  qui  pénètre  jusqu'au  dedans  du  voile  où  Jésus  no- 
»  tre  précurseur  est  entré  pour  nous  ».  Ah!  nous 
n'avons  point  un  pontife  qui  ne  puisse  pas  nous  in- 
troduire dans  le  sanctuaire  :  comme  Jésus  y  est  en- 
tré, nous  y  entrerons. 

Et  toutefois  pour  accomplir  de  point  en  point 
l'ancienne  figure,  nous  y  entrerons  tous,  et  il  n'y 
aura  que  le  pontife  qui  y  entrera.  Dieu  éternel!  qui 
entendra  ce  mystère?  Oui,  fidèles,  JQ  le  dis  encore 
une  fois,  il  n'y  a  que  Jésus-Christ  seul  qui  entre  dans 
la  gloire.  Ecoutez  le  Sauveur  lui-même  :  «  Nul  ne 
»  monte  au  ciel,  nous  dit-il  (^) ,  excepté  celui  qui 
«  est  descendu  du  ciel,  le  Fils  de  l'homme  qui  est 
»  au  ciel  ».  Nul  ne  monte  au  ciel  que  celui  qui  est 
descendu  du  ciel  :  fidèles ,  sommes-nous  descendus 
du  ciel?  et  comment  donc  y  monterons -nous?  Eh! 
sommes-nous  encore  excommuniés,  comme  si  nous 
vivions  sous  la  loi?  Non  certes,  le  grand  Pontife  nous 
a  absous;  il  a  voulu  lui-même  être  rejeté,  afin  que 
par  lui  nous  fassions  reçus.  Nous  monterons  au  ciel 
en  Jésus-Christ  et  par  Jésus-Christ  :  il  est  notre  chef, 
nous  sommes  ses  membres  ;  «  nous  sommes  sa  plé- 
«  nitude  »,  comme  dit  saint  Paul  (5)  :  quand  nous 
entrons  au  ciel ,  c'est  Jésus-Christ  qui  entre ,  parce 
que  ce  sont  ses  membres  qui  entrent.  «  Celui  qui 
»  vaincra ,  dit  Jésus-Christ  lui-même  (4) ,  je  le  ferai 
»  asseoir  dans  mon  trône  ».  Voyez  que  nous  serons 
dans  son  trône  ;  nous  n'occuperons  avec  lui  qu'une 

(0  Ileb.  vu  19,  20.  —  (')  Jocin.  m.  i3.  —  C^)  Ephes.  i.  aS. — 
{^)^poc.  m.  Il, 


DE    l'ascension    DE    JÉSUS-CHRIST.  IO7 

même  place  :  nous  serons  au  ciel  comme  confondus 
avec  Jesus-Christ  \  et  par  un  merveilleux  effet  de  la 
grâce,  notre  disette  est  la  cause  de  notre  abon- 
dance ;  parce  qu'il  nous  est  sans  comparaison  plus 
avantageux  d'être  considére's  en  Je'sus -Christ  seul, 
que  si  nous  l'e'tions  en  nous-mêmes.  Par  conse'quent, 
mes  Sœurs ,  aujourd'hui  que  Jësus-Christ  approche 
du  Père ,  croyons  que  nous  approchons  en  lui  et  par 
lui.  C'est  pour  nous  qu  il  ouvre  le  sanctuaire  :  c'est 
pour  nous  qu'il  pénètre  au  dedans  du  voiler  c'est 
pour  nous  qu'il  paroît  devant  Dieu.  Les  pontijs  de 
la  loi  ancienne  étoient  des  hommes  mortels;  la  charge 
auguste  du  sacerdoce  ne  se  consei-voit  dans  la  famille 
d'Aaron  que  par  la  succession  du  vivant  au  mort. 
«  Jésus  vivant  éternellement,  dit  l'apôtre  (0,  a  un 
»  sacerdoce  éternel  »  :  c'est  pourquoi ,  dit  le  même 
saint  Paul,  «  il  peut  toujours  sauver  ceux  qui  s'ap- 
»  piochent  de  Dieu  par  lui ,  il  est  toujours  vivant 
))  pour  intercédeP»  :  Serufisr  vwens  ad  interpellan- 
ilum  pro  nobis  (^)  :  c'est  notre  seconde  partie. 

SECOND  POINT. 

J'appuends  de  l'apôtre  saint  Paul  (  >),  que  «  tout 
»  pontife  doit  être  tiré  d'entre  les  hommes ,  et  qu'il 
»  est  établi  pour  les  hommes ,  en  ce  qui  doit  être 
«  traité  avec  Dieu  )>  ;  d'où  il  résulte  que  le  Pontife 
est  l'ambassadeur  du  peuple  v^rs  Dieu.  Puis  donc 
que  notre  Seigneur  Jésus  est  notre  pontife,  il  s'en- 
suit qu'il  est  notre  ambassadeur^  Admirons  ici  le 
bonheur  des  hommes,  en  ce  que  notre  Prince  même 
daigne  bien  être  notre  ambassadeur.  Or  il  est  sans 

(0  Heb,  vu.  24.  ^  W  Ibid.  25.  —  C3)  Ibid.  V.  I. 


I08  SUR    LE    MYSTÈRE 

doute  qu  étant  notre  ambassadeur  auprès  de  son 
Père,  il  falloit  qu'il  résidât  près  de  sa  personne,  et 
ensuite  qu'il  y  négociât  nos  affaires,  qu'il  lui  portât 
toutes  les  paroles  de  notre  part ,  qu'il  nous  conciliât 
la  bienveillance  de  ce  grand  Dieu,  et  qu'il  maintînt 
la  bienheureuse  alliance  qu'il  lui  a  plu  de  faire  avec 
nous  :  telle  est  la  fonction  d'un  ambassadeur.  C'est 
pour  cela  que  notre  Pontife  ne  cesse  de  solliciter  son 
Père  poui^  nousj  il  est  toujours  vivant  pour  intercé- 
der :  et  de  là  vient  que  l'Ecriture  lui  donne  cette  ex^ 
cellente  qualité  de  médiateur,  de  laquelle  il  est  né- 
cessaire que  je  tâche  de  vous  faire  comprendre  la 
force. 

Et  premièrement  il  est  manifeste  que  Jésus-Christ 
prie ,  et  que  nous  prions  ;  que  Jésus-Christ  s'entre- 
met pour  nous ,  et  que  nous  nous  entremettons  les 
uns  pour  les  autres  à  cause  de  la  charité  fraternelle. 
Et  d'autant  que  les  saints  sont  nos  frères ,  cette  cha- 
rité sincère  et  indivisibl^i  c["i  ^^^  Me  de  communion 
avec  nous ,  les  oblige  de  prier  et  d'intercéder  pour 
cette  partie  des  fidèles  qui  combat  en  terre.  Cette 
vérité  n'est  point  contestée  :  nos  adversaires  mêmes 
ne  désavouent  point  que  les  bienheureux  ne  prient 
Dieu  pour  nous.  Cette  doctrine  donc  étant  si  cons- 
tante, qu'a  de  particulier  le  Seigneur  Jésus  pour  lui 
donner  singulièrement  et  par  excellence  cette  belle 
qualité  de  médiateur?  le  mettrons-nous  avec  le  reste 
du  peuple  dans  le  nombre  des  supplians?  Chrétiens, 
entendons  ce  mystère.  C'est  autre  chose  de  s'entre- 
mettre par  charité,  autre  chose  d'être  le  médiateur 
établi  pour  faire  valoir  les  prières,  et  donner  du 
poids  à  l'entremise  des  autres.  Apportons  un  exem- 


DE    LASCENSION    DE    JÉSUS-CHRIST.  IO9 

pie  familier.  C'est  autre  chose  de  s'entremettre  près 
d'un  monarque,  et  d'y  rendre  aux  personnes  que 
nous  chérissons  les  ofiices  d'un  bon  ami;  autre  chose 
d'être  établi  par  le  prince  même  pour  lui  rappor- 
ter toutes  les  requêtes,  pour  distribuer  toutes  les 
grâces,  pour  présenter  tous  ceux  qui  viennent  de- 
mander audience.  Jésus  est  le  médiateur  général  ; 
nul  n'est  agréé  s'il  n'est  présenté  de  sa  main  :  si  la 
prière  n'est  faite  en  son  nom,  elle  ne  sera  pas  seu- 
lement ouïe;  nul  bienfait  n'est  accordé  que  par  lui. 
Et  que  pourrai-je  vous  dire  de  ce  saint  Pontife,  par 
qui  toutes  les  prières  sont  exaucées ,  par  qui  toutes 
les  grâces  sont  entérinées  ,  par  qui  toutes  les  of- 
frandes sont  bien  reçues,  par  qui  tous   ceux  qui 
veulent  s'approcher  de  Dieu  sont  très-assurés  d'être 
admis?  quelle  dignité,  chrétiens!  De  toutes  les  par- 
ties de* la  terre  les  vœux  viennent  à  Dieu  par  Jésus  : 
tous  ceux  qui  invoquent  Dieu  comme  il  faut,  l'invo- 
quent au  nom  de  ce  grand  Pontife ,  que  Tcrtullien 
appelle  fort  bien  Caiholicum  Patris  Sacerdotem  (0, 
«  Le  Pontife  universel  établi  de  Dieu  pour  offrir  les 
»  vœux  de  toutes  les  créatures  ».  Non,  ni  les  pa- 
triarches, ni  les  prophètes,  ni  les  apôtres,  ni  les 
martyrs,  ni  les  séraphins  mêmes,  tous  brillans  d'in- 
telligence, tous  brûlans  d'amour,  ni  la  reine  de  tous 
les  esprits  bienheureux ,  l'incomparable  Marie ,  ne 
peuvent  aborder  du  trône  de  Dieu ,  si  Jésus  ne  les 
introduit  :  ils  prient,  nous  n'en  doutons  pas,  et  ils 
prient  pour  nous  ;  mais  ils  prient  comme  nous  au 
nom  de  Jésus ,  et  ils  ne  sont  exaucés  qu'en  ce  nom. 

CO  advenus  Marcion.  lib.  iv,  n.  g. 


IIO  SUR    LE    MYSTÈRE 

C'est  pourquoi  je  ne  craindrai  pas  d'assurer,  qu'en- 
core que  l'Eglise  de  Dieu  sur  la  terre  et  les  esprits 
bienheureux  dans  le  ciel  ne  cessent  jamais  de  prier, 
il  n'y  a  que  Je'sus-Christ  seul  qui  soit  exaucé  ;  parce 
que  tous  les  autres  ne  le  sont  qu'à  cause  de  lui.  C'est, 
mes  Sœurs,  pour  cette  raison  que  dans  les  prières 
eccle'siastiques  nous  prions  Dieu,  au  nom  de  notre 
Seigneur  Jésus -Christ,  d'avoir  pour  agréables  les 
oraisons  que  les  saints  lui  présentent  pour  nous.  Si 
elles  étoient  valables  par  elles-mêmes ,  quelle  seroit 
notre  hardiesse  de  demander  qu'elles  fussent  reçues? 
est-ce  peut-être  que  nous  espérons  que  notre  entre- 
mise les  fera  valoir?  D'oii  vient  donc  cette  façon 
de  prier  ?  Nous  demandons  les  intercessions  de  nos 
frères  qui  régnent  avec  Jésus- Christ,  et  en  même 
temps  nous  prions  notre  Dieu  qu'il  daigne  écouter 
leurs  prières:  prétendons -nous  que  nos  oraisons 
donnent  prix  à  celles  des  saints?  Qui  le  croiroit  ainsi, 
entendroit  mal  l'intention  de  l'Eglise.  Elle  prétend 
par-là  nous  faire  "connoître,  que  lorsque  nous  im- 
plorons l'assistance  des  saints  qui  nous  attendent 
dans  le  paradis,  c'est  pour  joindre  nos  prières  aux 
leurs,  c'est  pour  faire  avec  eux  une  même  oraison  et 
un  même  chœur  de  musique,  un  même  concert, 
comme  nous  ne  faisons  qu'une  même  Eglise.  Et  en- 
core que  nous  sachions  que  cette  union  soit  très- 
agréable  à  notre  grand  Dieu;  toutefois  nous  confes- 
sons ,  priant  de  la  sorte ,  qu'elle  ne  lui  plaît  qu'à 
cause  de  son  cher  Fils  ;  que  c'est  le  nom  de  Jésus 
qui  prie  et  qui  donne  accès,  qui  fléchit  et  qui  per- 
suade le  Père. 


DE    L  ASCENSI02V    DE    JÉSUS-CHRIST.  III 

Cela  nous  est  exactement  figure  aux  quatrième  et 
cinquième  chapitres  de  l'Apocalypse  (0  :  là  nous  est 
repre'sentë  le  trône  de  Dieu  ,  où  est  assis  celui  qui 
vit  aux  siècles  des  siècles,  et  autour  les  vingt-quatre 
vieillards,  qui,  pour  plusieurs  raisons  qu'il  seroit 
trop  long  de  de'duire  ici ,  signifient  tous  les  esprits 
bienheureux.  «  Chacun  de  ces  vieillards  porte  en  sa 
»  main  une  fiole  d'or  pleine  de  parfums,  qui  sont 
»  les  oraisons  des  saints  « ,  dit  saint  Jean  ;  c'est-à- 
dire,  des  fidèles,  selon  la  phrase  de  l'Ecriture.  Vous 
voyez  donc,  mes  Sœurs,  que  ce  véne'rable  sénat , 
qui  environne  le  trône  du  Dieu  vivant ,  a  soin  de  lui 
présenter  nos  prières  :  ce  n'est  pas  moi  qui  le  dis  ; 
c'est  saint  Jean.  Mais  n'est-ce  point  entreprendre  , 
me  dira-t-on,  sur  la  dignité  de  notre  Sauveur  ?  A 
Dieu  ne  plaise  qu'il  soit  ainsi.  Les  vieillards  envi- 
ronnent le  trône  ;  mais  devant  le  trône ,  au  milieu 
des  vieillards,  l'apôtre  nous  y  représente  «  un  agneau 
«  comme  tué ,  devant  lequel  les  vieillards  se  pros- 
»  ternent(2)  ».  Qui  ne  voit  que  cet  agneau  c'est  notre 
Sauveur  ?  11  paroît  comme  tué ,  à  cause  des  cicatrices 
de  ses  blessures ,  et  parce  que  sa  mort  est  toujours 
présente  devant  la  face  de  Dieu  :  il  est  au  miHeu  de 
tous  ceux  qui  prient ,  comme  celui  par  lequel  ils 
prient,  et  qu'ils  regardent  tous  en  priant  :  il  est  de- 
vant le  trône,  afin  que  nul  n'approche  que  par  lui 
seul  :  il  paroît  entre  Dieu  et  ses  fidèles  adorateurs  , 
comme  le  médiateur  de  Dieu  et  des  hommes,  comme 
celui  qui  doit  recevoir  les  prières,  qui  les  doit  porter 
à  Dieu  dans  son  trône.  Ainsi  les  saints  présentent  nos 
oraisons,  ils  y  joignent  les  leurs,   comme  frères, 

CO  Apoc.  IV.  2  et  seq.  y.  8.  —  C»)  Ibid,  6.       * 


I  12  SUR    LE    MYSTÈRE 

comme  membres  du  même  corps  ;  mais  le  tout  est 
offert  au  nom  de  Je'sus. 

Que  reprendront  nos  adversaires  dans  cette  doc- 
trine ?  n'est-elle  pas  également  pieuse  et  indubitable? 
Je  sais  qu'ils  nous  diront  que  nous  appelons  les  saints 
nos  médiateurs  :  et  encore  que  je  pusse  répondre  que 
le  saint  concile  de  Trente  ne  se  sert  point  de. cette 
façon  de  parler,  non  plus  que  l'Eglise  dans  ses 
prières  publiques  ;  je  leur  veux  accorder  que  nous 
les  nommons  ainsi  quelquefois.  Mais  que  je  leur  de- 
manderois  volontiers ,  si  la  miséricorde  divine  en 
avoit  amené  ici  quelques-uns ,  que  je  leur  demande- 
rois  volontiers ,  si  c'est  le  nom  ou  la  chose  qui  leur 
déplaît.  Pour  ce  qui  est  de  la  doctrine,  il  est  clair 
qu'étant  telle  que  je  l'ai  proposée,  elle  est  au-dessus 
de  toute  censure.  L'honneur  demeure  entier  à  notre 
Sauveur  :  il  est  le  seul  qui  ait  accès  par  lui-même  ; 
tous  les  autres,  si  saints  qu'ils  soient,  ne  peuvent 
rien  espérer  que  par  lui  :  et  par-là  le  titre  de  mé- 
diateur lui  convient  avec  une  prérogative  si  émi- 
nente,  que  qui  voudroit  l'attribuer  en  ce  sens  à 
d'autres  qu'à  lui,  il  ne  le  pourroit  pas  sans  blas- 
phème. C'est  aussi  ce  qui  a  fait  dire  à  l'apôtre  :  «  Un 
»  Dieu,  un  médiateur  de  Dieu  et  des  hommes  (ï)  ». 
Que  si  nos  adversaires  se  fâchent  de  ce  que  nous  at- 
tribuons quelquefois  aux;  serviteurs  de  notre  Seigneur 
Jésus-Christ  un  titre ,  qui ,  par  notre  propre  confes- 
sion ,  convient  par  excellence  à  notre  Sauveur  ; 
combien  criminel  seroit  leur  chagrin  ,  si  ayant  ap- 
prouvé la  doctrine ,  qui  ne  peut  être  en  effet  com- 
battue, des  mots  les  séparoient  de  leurs  frères,  et 

(»)/.  77m.  11.5.     * 

faisoient 


DE    L*ASCENSION    DE    JÉSUS-CHRIST.  Il3 

faisoient  de  l'Eglise  de  notre  Sauveur  le  théâtre  de 
tant  de  guerres  ?  Qu'ils  nous  disent  si  ce  nom  de 
médiateur  est  plus  incommunicable  que  le  nom  de 
roi,  que  le  nom  de  sacrificateur,  que  le  nom  de  Dieu  : 
et  ne  savent- ils  pas  que  l'Ecriture  nous  prêche  , 
«  que  nous  sommes  rois  et  pontifes  (0  »  ?  Veulent-ils 
rompre  avec  toute  l'antiquité  chrétienne ,  parce 
qu  elle  a  donné  le  nom  de  pontifes  et  de  sacrifica- 
teurs aux  évêques  et  aux  ministres  des  choses-sacrées? 
veulent-ils  point  se  prendre  à  Dieu  même,  qui  ap- 
pelle les  homme^des  dieux  (2)  ?  Ne  vous  emportez 
donc  pas  contre  nous  avec  le  faste  de  votre  nouvelle 
réforme ,  comme  si  nous  avions  oublié  la  médiation 
de  Jésus,  qui  fait  toute  notre  espérance.  Nous  di- 
sons ,  et  il  est  très-certain ,  et  vous-mêmes  ne  le  pou- 
vez nier,  que  les  saints  s'entremettent  pour  nous  par 
la  charité  fraternelle  :  mais  comme  ils  ne  s'entre- 
mettent que  par  le  nom  de  notre  Seigneur,  il  est 
ridicule  de  dire  qu'il  en  soit  jaloux.  C'est  en  ce  sens 
que  nous  les  appelons  quelquefois  de  ce  titre  de 
médiateurs ,  à  peu  près  de  la  même  manière  que  les 
juges  sont  appelés  dieux  (5).  Criez,  déclamez  tant 
qu'il  vous  plaira  ,  abusez  le  peuple  par  de  faux  pré- 
textes; notre  doctrine  demeurera  ferme,  et  notre 
Eglise,  fondée  sur  la  pierre,  ne  sera  jamais  dissipée. 
Pardonnez  cette  digression,  mes  très  -  chères 
Sœurs.  Certes,  étant  tombé  sur  cette  matière,  je  n'ai 
pu  m'empêcher  de  répondre  à  une  calomnie  si  into- 
lérable ,  par  laquelle  on  veut  faire  croire  que  nous 
renonçons  à  Tunique  consolation  du  fidèle.  Oui, 

(0  /.  Petr.  II.  9.  —  (»)  Ps.  LJULXI.  6.  —  (3)  Ps.  XLVi.  10. 
BOSSUET.    XIV.  8 


Il4  SUR    LE    MYSTÈRE 

notre  unique  consolation ,  c'est  de  savoir  que  le  Fils 
de  Dieu  prend  nos  intérêts  auprès  de  son  Père.  Nous 
ne  craignons  point  d'être  condamnés ,  ayant  un  si 
puissant  dél'enseur  et  un  si  divin  avocat.  Nous  lisons 
avec  une  joie  incroyable  ces  pieuses  paroles  de  l'a- 
pôtre saint  Jean  :  «  Nous  avons  un  avocat  auprès  du 
5)  Père,  Jésus-Christ  le  Juste  (0  ».  Nous  entendons, 
par  la  grâce  de  Dieu,  la  force  et  l'énergie  de  ce 
mot  :  nous  savons  que  si  l'ambassadeur  négocie ,  si 
le  sacrificateur  intercède  ;  l'avocat  presse ,  sollicite 
et  convainc  :  par  où  le  disciple  bieiè-aimé  veut  nous 
faire  entendre  que  Jésus  ne  prie  pas  seulement  qu'on 
nous  fasse  miséricorde ,  mais  qu'il  prouve  qu'il  nous 
faut  faire  miséricorde  :  et  quelle  raison  emploie-t-il , 
ce  grand ,  ce  charitable  avocat  ?  Ils  vous  dévoient , 
mon  Père,  mais  j'ai  satisfait;  j'ai  rendu  toute  la 
dette  mienne ,  et  je  vous  ai  payé  beaucoup  plus  que 
vous  ne  pouviez  exiger  :  ils  méritoient  la  mort  ;  mais 
je  l'ai  soufferte  en  leur  place.  Il  montre  ses  plaies  ; 
et  le  Père  se  ressouvenant  de  l'obéissance  de  ce  cher 
Fils,  s'attendrit  sur  lui,  et  pour  l'amour  de  lui  re- 
garde le  genre  humain  en  pitié.  C'est  ainsi  que  plaide 
notre  avocat.  Car  ne  vous  imaginez  pas,  chrétiens, 
qu'il  soit  nécessaire  qu'il  parle  pour  se  faire  enten- 
dre :  c'est  assez  qu'il  se  présente  devant  son  Père 
avec  ces  glorieux  caractères;  sitôt  qu'il  paroît  seu- 
lement devant  lui ,  sa  colère  est  aussitôt  désarmée. 
C'est  pourquoi  l'apôtre  saint  Paul  parle  ainsi  aux 
Hébreux  :  «  Jésus-Christ  est  entré  dans  le  Saint  des 
»  saints;  afin,  dit-il,  de  paroître  pour  nous  devant 
»  la  face  de  Dieu  (2)  ».  Il  veut  dire  :  Ne  craignez  point, 

CO  /.  Joan.  n.  i.  —  W  Hehr.  ix.  34. 


DE    l'ascension    DE    JÉS  US- C  HRIST.  n5 

mortels  misérables ,  Jésus-Christ  étant  dans  le  ciel , 
tout  y  sera  décidé  en  votre  faveur  ;  la  seule  pré- 
sence de  ce  bien-aimé  vous  rend  Dieu  propice. 

C'est  ce  que  signifie  cet  agneau  de  l'Apocalypse  , 
dont  je  vous  parlois  tout  à  l'heure ,  qui  est  devant  le 
trône  comme  tué.  De  ce  trône,  il  est  écrit  en  ce 
même  lieu  ,  qu'il  en  sort  des  foudres  et  des  éclairs  , 
et  uii  effroyable  tonnerre.  Dieu  éternel ,  oserons- 
nous  bien  approcher?  «  Approchons,  allons  au  trône 
»  de  grâce  avec  confiance  (0  »  ,  comme  dit  l'apôtre. 
Ce  trône  dont  la  majesté  nous  effraie ,  voyez  que 
l'apôtre  l'appelle  un  trône  de  grâce  :  approchons,  et 
ne  craignons  pas.  Puisque  l'Agneau  est  devant  le 
trône ,  vivons  en  repos  ;  les  foudres  ne  viendront  pas 
jusqu'à  nous  :  sa  présence  arrête  le  cours  de  la  ven- 
geance divine,  et  change  une  fureur  implacable  en 
une  éternelle  miséricorde. 

Combien  donc  étoit-il  nécessaire  que  Jésus  re- 
tournât à  son  Père.  O  confiance  !  ô  consolation  des 
fidèles  !  qui  me  donnera  une  foi  assez  vive  pour  dire 
généreusement  avec  l'apôtre  :  «  Qui  accusera  les  élus 
)>  de  Dieu  (^)  »  ?  Jésus-Christ  est  leur  avocat  et  leur 
défenseur  :  «  Un  Dieu  les  justifie ,  qui  les  osera  con- 
»  damner  ?  Jésus-Christ ,.  qui  est  mort ,  voire  même 
»  qui  est  ressuscité ,  et  de  plus  qui  intercède  pour 
j)  nous ,  ne  sufïit-il  pas  pour  nous  mettre  à  couvert  ? 
»  Qui  donc  nous  pourra  séparer  de  la  charité  de 
»  notre  Sauveur  (3)  »  ?  Que  reste -t- il  après  cela, 
chrétiens ,  sinon  que  nous  nous  rendions  dignes  de 
si  grands  mystères ,  desquels  nous  sommes  partici- 
pans?  Puisque  nous  avons  au  ciel  un  si  grand  trésor, 
CO  Hebr.  IV.  i6.  —  W  Rom.  vm.  33 — (3)  Ibid.  34 ,  35. 


Il6  SUR    LE    MYSTÈRE 

elevons-y  nos  cœurs  et  nos  espérances  :  c'est  ma 
dernière  partie  ,  que  je  tranche  en  un  mot ,  parce 
que  ce  n'est  que  la  suite  des  deux  précédentes. 

TROISIÈME  POINT. 

C'est  de  ce  lieu ,  mes  Sœurs,  que  les  bénédictions 
descendent  sur  nous.  Que  je  suis  ravi  d'aise ,  quand 
je  considère  Jésus -Christ  notre  grand  sacrificateur, 
officiant  devant  cet  autel  éternel ,  où  notre  Dieu  se 
fait  adorer?  Tantôt  il  se  tourne  à  son  Père,  pour  lui 
parler  de  nos  misères  et  de  nos  besoins;  tantôt  il  se 
retourne  sur  nous,  et  il  nous  comble  de  grâces  par 
son  seul  regard.  Notre  pontife  n'est  pas  seulement 
près  de  Dieu  pour  lui  porter  nos  vœux  et  nos  orai- 
sons; il  y  est  pour  épancher  sur  nous  les  trésors  cé- 
lestes :  il  a  toujours  les  mains  pleines  des  offrandes 
que  la  terre  envoie  dans  le  ciel  y  et  des  dons  que  le 
ciel  verse  sur  la  terre.  C'est  pourquoi  l'évangéliste 
saint  Luc  nous  apprend ,  qu'il  est  monté  en  nous 
bénissant  :  «  Elevant  ses  mains,  dit-il  (0,  il  les  bé- 
»  nissoit;  et  pendant  qu'il  les  bénissoit,  il  étoit  porté 
»  dans  les  cieux  ».  Ne  croyons  donc  pas,  chrétiens, 
que  l'absence  de  notre  Seigneur  Jésus  nous  enlève 
ses  bénédictions  et  ses  grâces  :  il  se  retire  en  nous 
bénissant;  c'est-à-dire,  que  si  nous  le  perdons  de 
corps ,  il  demeure  avec  nous  en  esprit ,  il  ne  laisse 
pas  de  veiller  sur  nous ,  et  de  nous  enrichir  par  son 
abondance.  De  là  vient  qu'il  disoit  à  ses  saints  apô- 
tres :  «  Si  je  ne  m'en  retourne  à  mon  Père,  l'Es- 
»  prit  paraclet  ne  descendra  pas  (2)  »  ;  je  réserve  à 
vous  départir  ce  grand  don,  quand  je  serai  au  lieu 

0)  Luc.  XXIV.  5o.  — ('•)  Joan.  xvi.  7. 


DE    l'ascension    DE    JE  S  US-CH  K  I  S  T.  11^ 

de  ma  gloire.  Et  Te'vange'liste  l'enseigne  ainsi,  quand 
il  dit  :  te  L'Esprit  n'étoit  pas  encore  donne ,  parce 
»  que  Jésus  n'étoit  point  encore  glorifié  (0  ». 

Donc,  mes  Sœurs,  entendons  quel  est  le  lieu  d'où 
nous  viennent  les  grâces.  Si  la  source  de  tous  nos 
biens  se  trouve  en  la  terre,  à  la  bonne  heure,  at- 
tachons-nous à  la  terre  :  que  si,  au  contraire,  ce 
monde  visible  ne  nous  produit  continuellement  que 
des  maux  ;  si  l'origine  de  notre  bien ,  si  le  fonde- 
ment de  notre  espérance,  si  la  cause  unique  de 
notre  salut  est  au  ciel,  soyons  éternellement  enflam- 
més de  désii's  célestes  ;  ne  respirons  désormais  que 
le  ciel,  «  où  Jésus  notre  avant -coureur  est  entré 
))  pour  nouSv(2)  ».  Certes  il  pouvoit  aller  à  son  Père, 
sans  rendre  ses  apôtres  témoins  de  son  ascension 
triomphante  :  mais  il  lui  plaît  de  les  appeler  ;  afin 
de  leur  apprendre  à  le  suivre.  Non  ,  mes  Sœurs ,  les 
saints  disciples  de  notre  Sauveur  ne  sont  point  au- 
jourd'hui assemblés  pour  être  seulement  spectateurs  : 
Jésus  monte  devant  leurs  yeux  pour  les  inviter  à  le 
suivre.  «  Comme  l'aigle,  dit  Moïse,  qui  provoque 
5>  ses  petits  à  voler ,  et  vole  sur  eux  »  :  ainsi  notre 
Seigneur  Jésus-Christ ,  cet  aigle  mystérieux  dont  le 
vol  est  si  ferme  et  si  haut ,  assemble  ses  disciples 
comme  ses  aiglons  ;  et  fendant  les  airs  devant  eux , 
il  les  incite  par  son  exemple  à  percer  les  nues  :  Sicut 
aqiiila  provocans  ad  volandum  pullos  sûos  ^  et  super 
eos  volitans  (3). 

Courage  donc,  mes  Sœurs,  suivons  cet  aigle  divin 
qui  nous  précède.  Jésus-Christ  ne  vole  pas  seulement 

CO  Joan.  vu.  39.  —  W  Heb.  vi.  20. —  C^;  DeuU  xxxii.  1 1. 


Il8  SUR    LE    MYSTERE 

devant  nous;  il  nous  prend,  il  nous  e'iève  et  il  nous 
soutient  :  «  il  étend  ses  ailes  sur  nous,  et  nous  porte 
))  sur  ses  épaules  «  :  Expandit  alas  suas  ^  atque  por- 
taviteos  in  hume  ris  suis  (0.  Et  partant,  que  la  terre 
ne  nous  tienne  plus;  rompons  les  chaînes  qui  nous 
attachent;  et  jouissons,  par  un  vol  ge'néreux,  de  la 
hicnheureuse  liberté  à  laquelle  nos  âmes  soupirent. 
Pourquoi  nous  arrêtons-nous  sur  la  terre?  Notre 
chef  est  au  ciel  ;  lui  voulons-nous  arracher  ses  mem- 
bres? Notre  autel  est  au  ciel,  notre  pontife  est  à 
la  droite  de  Dieu  ;  c'est  là  donc  que  nos  sacrifices 
doivent  être  offerts,  c'est  là  qu'il  nous  faut  chercher 
le  vrai  exercice  de  la  religion  chrétienne.  Les  phi- 
losophes du  monde  ont  bien  reconnu  que  notre  repos 
ne  pouvoit  pas  être  ici  -  bas.  Maintenant  que  nous 
avons  été  élevés  parmi  des  mystères  si  hauts  ;  quelle 
est  notre  brutalité ,  si  nous  servons  dorénavant  aux 
désirs  terrestres,  «  après  que  nous  sommes  incorpo- 
3)  rés  à  ce  saint  pontife,  qui  a  pénétré  pour  nous  au 
»  dedans  du  voile ,  jusqu'à  la  partie  la  plus  secrète 
»  du  Saint  des  saints  {?■)  »  ?  J'avoue  que  Jésus  excuse 
nos  fautes,  parce  qu'il  est  notre  pontife  et  notre 
avocat.  Mais  combien  seroit  détestable  notre  ingra- 
titude, si  la  bonté  inestimable  de  notre  Sauveur  lâ- 
choit  la  bride  à  nos  convoitises?  Loin  de  nous  une 
si  honteuse  pensée.  Mais  plutôt ,  renonçant  aux  dé- 
sirs charnels,  rendons-nous  dignes  de  l'honneur  que 
Jésus  nous  fait  de  traiter  nos  affaires  auprès  de  son 
Père;  et  vivons  comme  il  est  convenable  à  ceux  pour 
lesquels  le  Fils  de  Dieu  intercède.  Considérons  que 

(»)  Deut.  xxxii.  n.  —  W  Heb.  ix.  12. 


DE    l'ascension    DE    J  ÉSUS-C  H  KIST.  I  I9 

par  le  sang  de  notre  pontife ,  nous  sommes  nous- 
mêmes,  comme  dit  saint  Pierre,  «  les  sacrificateurs 
»  du  Très-haut ,  offrant  des  victimes  spirituelles , 
i>  agréables  par  Je'sus-Christ  (0  »  :  et  puisqu'il  a  plu 
à  notre  Sauveur  de  nous  faire  participans  de  son  sa- 
cerdoce, soyons  saints,  comme  notre  pontife  est 
saint.  Car  si  dans  le  vieux  Testament  celui  qui  vio- 
loit  la  dignité  du  pontife ,  par  quelque  espèce  d'ir- 
révérence, étoit  si  rigoureusement  châtié;  quel  sera 
le  supplice  de  ceux  qui  mépriseront  l'autorité  de  ce 
grand  pontife ,  auquel  Dieu  a  dit  :  «  Vous  êtes  mon 
3)  Fils,  je  vous  ai  engendré  aujourd'hui  (2)  »  ? 

Par  conséquent,  mes  Sœurs,  obéissons  fidèlement 
à  notre  pontife;  et  après  tant  de  grâces  reçues,  com- 
prenons ce  que  dit  saint  Paul  ;  «  qu'il  sera  horrible 
»  de  tomber  aux  mains  du  Dieu  vivant  (3)  »,  lors- 
que sa  bonté  méprisée  se  sera  tournée  en  fureur. 
Songeons  que  Jésus -Christ  est  notre  médiateur  et 
notre  avocat;  mais  n'oublions  pas  qu'il  est  notre  juge. 
"C'est  de  quoi  les  anges  nous  avertissent  quand  ils  par- 
lent ainsi  aux  apôtres  :  «  Hommes  galiléens,  que 
5)  regardez-vous  ?  ce  Jésus  que  vous  avez  vu  mon- 
»  ter  dans  le  ciel,  reviendra  un  jour  de  la  même 
M  sorte  (4)  ».  Joignons  ensemble  ces  deux  pensées  : 
celui  qui  est  monté  pour  intercéder,  doit  descendre 
à  la  fin  pour  juger  ;  et  son  jugement  sera  d'autant 
plus  sévère ,  que  sa  miséricorde  a  été  plus  grande. 
Ne  dédaignons  donc  pas  la  bonté  de  Dieu,  qui  nous 
attend  à  repenlance  depuis  long-temps  :  dépouillons 
les  convoitises  charnelles ,  et  nourrissons  nos  âmes 

(0  /.  Petr.  u.  5.  -  W  Ps.  11.  7.  —  V»)  Heb.  x.  3i .  —  ('0  Act.  i.  1 1. 


I20  SUU  LE  MYSTÈRE  DE  L  ASCENSION  DE  J.   C. 

de  pensées  célestes.  Eh  Dieu!  quy  a-t-il  pour  nous 
sur  la  terre,  puisque  notre  pontife  nous  ouvre  le 
ciel?  Notre  avocat,  notre  médiateur,  notre  chef, 
notre  intercesseur  est  au  ciel;  notre  joie,  notre  amour 
et  notre  espérance ,  notre  héritage ,  notre  pays,  no- 
tre domicile  est  au  ciel;  notre  couronne  et  le  lieu  de 
notre  repos  est  au  ciel,  où  Jésus-Christ  notre  avant- 
coureur,  entré  pour  nous  dans  le  Saint  des  saints 
avec  le  Père  et  le  Saint-Esprit ,  vit  et  règne  aux  siè- 
cles des  siècles.  Amen* 


POUR  LE  JOUR  DE  LA  PENTECOTE.     121 

I.'"  SERMON 

POUR 

LE  JOUR  DE  LA  PENTECÔTE. 


Combien  depuis  le  péché  nous  sommes  naturellement  portés  au 
mal,  et  combien  la  vertu  nous  est  diflicile.  Impuissance  de  la  loi 
pour  nous  soulager  dans  nos  infirmités  :  comment  n'esl-elle  propre 
qu'à  augmenter  le  crime  et  qu'à  nous  donner  la  mort.  De  quelle 
manière  elle  nous  fait  sentir  notre  impuissance  et  le  besoin  quç 
nous  avons  de  la  grâce.  Chaste  délectation,  esprit  vivifiant-  carac- 
tère distinctif  de  la  nouvelle  alliance.  Pourquoi  la  crainte  ne  peut- 
elle  changer  les  cœurs.  Amour  que  nous  devons  à  Dieu  :  excès  de 
notre  ingratitude. 


Littera  occidit  ;  Spiritus  aulem  vivifical. 

La  lettre  tue;  mais  l'Esprit  vivifie.  II.  Cor.  m.  6. 

A  LA  vérité,  le  sang  du  Sauveur  nous  avoit  récon- 
cilie's  à  notre  grand  Dieu  par  une  alliance  perpe'- 
tuelle;  mais  il  ne  suffisoit  pas  pour  notre  salut  que 
cette  alliance  eût  été  conclue ,  si  ensuite  elle  n'eût 
été  publiée.  C'est  pourquoi  Dieu  a  choisi  ce  jour, 
oîi  les  Israélites  étoient  assemblés  par  une  solennelle 
convocation ,  pour  y  faire  publier  hautement  le 
traité  de  la  nouvelle  alliance  qu'il  lui  plaît  contrac- 
ter avec  nous;  et  c'est  ce  que  nous  montrent  ces 
langues  de  feu  qui  tombent  d'en-haut  sur  les  saints 


122  FOUR    LE    JOUR 

apôtres  :  car  d'autant  que  la  nouvelle  alliance,  se- 
lon les  oracles  des  prophéties ,  devoit  élre  solennel- 
lement publiée  par  le  ministère  de  la  prédication; 
le  Saint-Esprit  descend  en  forme  de  langues ,  pour 
nous  faire  entendre  par  cette  figure,  qu'il  donne  de 
nouvelles  langues  aux  saints  apôtres ,  et  qu'autant 
qu'il  remplit  de  personnes ,  il  établit  autant  de  hé- 
rauts qui  publieront  les  articles  de  l'alliance  et  les 
commandcmens  de  la  loi  nouvelle  partout  oii  il  lui 
plaira  de  les  envoyer. 

C'est  donc  aujourd'hui,  chrétiens,  que  la  loi  nou- 
velle a  été  publiée  :  aujourd'hui  la  prédication  du 
saint  Evangile  a  commencé  d'éclairer  le  monde  : 
aujourd'hui  l'Eglise  chrétienne  a  pris  sa  naissance  : 
aujourd'hui  la  loi  mosaïque ,  donnée  autrefois  avec 
tant  de  pompe,  est  abolie  par  une  loi  plus  auguste; 
les  sacrifices  des  animaux  étant  rejetés,  le  Saint-Es- 
prit envoyé  du  ciel  se  fait  lui-même  des  hosties  rai- 
sonnables, et  des  sacrifices  vivans  des  cœurs  des 
disciples. 

Il  est  très-certain,  bienheureuse  Marie,  que  vous 
fûtes  la  principale  de  ces  victimes;  impétrez-nous 
l'abondance  du  Saint-Esprit  qui  vous  a  aujourd'hui 
embrasée.  Sainte  Mère  de  Jésus  -  Christ ,  vous  étiez 
déjà  toute  accoutumée  à  le  sentir  présent  en  votre 
ame;  puisque  déjà  sa  vertu  vous  avoit  couverte, 
lorsque  l'ange  vous  salua  de  la  part  de  Dieu,  vous 
disant  :  Aue  ,  Maria, 

Entrons  d'abord  en  notre  matière  ;  elle  est  si 
haute  et  si  importante,  qu'elle  ne  me  permet  pas  de 
perdre  le  temps  à  vous  faire  des  avant-propos  super- 


DE    LA    PENTECÔTE.  123 

flus.  Je  VOUS  ai  déjà  dit,  chrétiens,  que  la  fête  que 
nous  céle'brons  en  ce  jour,  c'est  la  publication  de  la 
loi  nouvelle  :  et  de  là  vient  que  la  piédication,  par 
laquelle  cette  loi  se  doit  publier,  est  commence'e 
aujourd'hui  dans  Je'rusalem ,  selon  cette  pre'diction 
d'Isaïe  :  «  La  loi  sortira  de  Sion,  et  la  parole  de  Dieu 
))  de  Je'rusalem  (0  ».  Mais  bien  qu  elle  dût  être  com- 
mence'e dans  Je'rusalem,  elle  ne  devoit  pas  y  être  arrê- 
te'e  :  de  là  elle  devoit  se  répandre  dans  toutes  les  na- 
tions et  dans  tous  les  peuples ,  jusqu'aux  extrémités 
de  la  terre.  Comme  donc  la  loi  nouvelle  de  notre 
Sauveur  n'étoit  pas  faite  pour  un  seul  peuple  4  cer- 
tainement il  n'étoit  pas  convenable  qu'elle  fût  pu- 
bliée en  un  seul  langage.  C'est  pourquoi  le  texte 
sacré  nous  enseigne  que  les  apôtres  prêchant  aujour- 
d'hui ;  bien  que  leur  auditoire  fût  ramassé  d'une  infi- 
nité de  nations  diverses ,  chacun  y  entendoit  son  pro- 
pre idiome  et  la  langue  de  son  pays.  Par  où  le  Saint- 
Esprit  nous  enseigne  que,  si ,  à  la  tour  de  Babel, 
l'orgueil  avoit  autrefois  divisé  les  langues  (2) ,  l'hum- 
ble doctrine  de  l'Evangile  les  alloit  aujourd'hui  ras- 
sembler; qu'il  n'y  en  auroit  point  de  si  rude,  ni 
de  si  barbare  dans  laquelle  la  vérité  de  Dieu  ne 
fût  enseignée;  que  l'Eglise  de  Jésus-Christ  les  par- 
leroit  toutes  ;  et  que  ,  si ,  dans  le  vieux  Testa- 
ment, il  n'y  avoit  que  la  seule  langue  hébraïque 
qui  fût  l'interprète  des  secrets  de  Dieu,  maintenant, 
par  la  grâce  de  l'Evangile,  toutes  les  langues  se- 
roient  consacrées ,  selon  cet  oracle  de  Daniel  : 
«  Toutes  les  langues  serviront  au  Seigneur  (5)  ». 
Par  011  vous  voyez,  chrétiens ,  la  merveilleuse  con- 

(')  Isai.  II.  3.  —  W  Gènes,  xi.  9.  —  (3)  Dan.  vu.  i^. 


124  POUR    LE    JOUR 

duite  de  Dieu  ,  qui  ordonne,  par  un  très-sage  con- 
seil, que  la  loi  qui  devoit  être  commune  à  toutes 
les  nations  de  la  terre ,  soit  publiée  dès  le  premier 
jour  en  toutes  les  langues. 

Imitons  les  saints  apôtres,  mes  Frères,  et  pu- 
blions la  loi  de  notre  Sauveur  avec  une  ferveur  cé- 
leste et  divine.  Je  vous  dénonce  donc,  au  nom  de 
Jésus,  que,  par  la  descente  du  Saint-Esprit,  vous 
n'êtes  plus  sous  la  loi  mosaïque ,  et  que  Dieu  vous  a 
appelés  à  la  loi  de  grâce  :  et  afin  que  vous  entendiez 
quelle  est  la  loi  dont  on  vous  délivre ,  et  quelle  est 
la  loi  que  l'on  vous  impose  ,  je  vous  produis  l'apôtre 
saint  Paul  ,  qui  vous  enseignera  cette  différence. 
«  La  lettre  tue,  dit-il,  et  l'Esprit  vivifie  ».  La  let- 
tre, c'est  la  loi  ancienne;  et  l'Esprit,  comme  vous 
le  verrez,  c'est  la  loi  de  grâce  :  et  ainsi,  en  suivant 
l'apôtre  saint  Paul  (0,  faisons  voir,  avec  l'assistance 
divine,  que  la  loi  nous  tue  par  la  lettre,  et  que  la 
grâce  nous  vivifie  par  l'Esprit. 

PREMIER  POINT. 

Et  pour  pénétrer  le  fond  de  notre  passage ,  il  faut 
examiner  avant  toutes  choses  quelle  est  cette  lettre 
qui  tue ,  dont  parle  l'apôtre.  Et  premièrement  il  est 
assuré  qu'il  parle  très-évidemment  de  la  loi  :  mais 
d'autant  qu'on  pourroit  entendre  ce  texte  de  la  loi 
cérémonielle ,  comme  de  la  circoncision,  et  des  sa- 
crifices dont  l'observation  tue  les  âmes,  ou  même  de 
quelques  façons  de  parler  figurées  qui  sont  dans  la 
loi,  et  qui  ont  un  sens  très-pernicieux,  quand  on  les 
veut  prendre  trop  à  la  lettre;  à  raison  de  quoi  on  peut 

(0  //.  Cor,  iii.  6. 


DE    LA    PENTECÔTE.  125 

dire  que  la  loi ,  en  quelques-unes  de  ses  parties ,  est 
une  lettre  qui  tue  :  pour  ne  vous  point  laisser  en 
suspens,  je  dis  que  l'apôtre  parle  du  De'calogue,  qui 
est  la  partie  de  la  loi  la  plus  sainte.  Oui,  ces  dix 
commandemens  si  augustes,  qui  de'fendent  le  mal  si 
ouvertement,  c'est  ce  que  l'apôtre  appelle  la  lettre 
qui  tue;  et  je  le  prouve  clairement  par  ce  texte  :  car 
après  avoir  dit  que  la  lettre  tue;  imnfiédiatément 
après,  parlant  de  la  loi,  il  l'appelle  «  un  ministère 
»  de  mort  taillé  en  lettres  dans  la  pierre  «  :  Minis- 
îratio  mortis  j  litteris  deformata  in  lapidihus  (0.  Le 
ministère  de  mort,  c'est  sans  doute  la  lettre  qui  tue; 
et  la  lettre  taillée  dans  la  pierre ,  ne  sont-ce  pas  les 
deux  tables  données  à  Moïse ,  où  la  loi  étoit  écrite 
du  doigt  de  Dieu?  C'est  donc  cette  loi  donnée  à 
Moïse,  cette  loi  si  sainte  du  De'calogue,  que  l'apôtre 
appelle  ministère  de  mort,  et  par  conséquent  la 
lettre  .qui  tue.  C'est  pourquoi  dans  l'Epître  aux 
Romains ,  il  l'appelle  expressément  «  une  loi  de 
»  mort  (2)  »  et  une  loi  de  damnation  :  il  dit  «  que  la 
»  force  du  péché  est  dans  la  loi  (3)  ;  que  le  péché  est 
»  mort  sans  la  loi,  et  que  la  loi  lui  donne  la  vie; 
»  que  le  péché  nous  trompe  par  le  commandement 
»  de  la  loi  (4)  » ,  et  quantité  d'autres  choses  de  même 
force. 

Que  dirons -nous  ici,  chrétiens?  Quoi,  ces  pa- 
roles si  vénérables  :  «  Israël,  je  suis  le  Seigneur 
»  ton  Dieu,  tu  n'auras  point  d'autres  dieux  devant 
»  moi  (^)  » ,  sont-elles  donc  une  lettre  qui  tue  !  et 
une  loi  si  sainte  méritoit-elle  un  pareil  éloge  de  la 

(0  //.  Cor.  m.  7.  —  W  Rom.  vu.  6.  —  (3)  /.  <7or.  xv.  ^^.  — 
(Aj  Rom.  VII.  8,  9 ,  II.  —  (5) 2>eaf.  v.  6,  7. 


126  POUR    LE    JOUR 

bouche  d'un  apôtre  de  Jésus-Christ?  Tâchons  de 
de'mêler  ces  obscurités ,  avec  l'assistance  de  cet  Es- 
prit saint  qui  a  rempli  aujourd'hui  les  cœurs  des 
apôtres.  Cette  question  est  haute,  elle  est  difficile; 
mais  comme  elle  est  importante  à  la  piété,  Dieu 
nous  fera  la  grâce  d'en  venir  à  bout.  Pour  moi,  de 
crainte  de  m' égarer ,  je  suivrai  pas  à  pas  le  plus  émi- 
nent  de  tous  les  docteurs ,  le  [plus  profond  inter- 
prète du  grand  apôtre,  je  veux  dire,  l'incomparable 
saint  Augustin,  qui  explique  divinement  cette  vérité 
dans  le  premier  livre  à  Simplicien,  et  dans  le  livre 
de  l'Esprit  et  de  la  lettre.  Rendez -vous  attentifs, 
chrétiens ,  à  une  instruction  que  j'ose  appeler  la 
base  de  la  piété  chrétienne. 

Quand  l'apôtre  parle  ainsi  de  la  loi ,  quand  il 
l'appelle  une  lettre  qui  tue ,  et  qui  donne  au  péché 
de  nouvelles  forces,  croyez  qu'il  ne  songe  pas  à  blâ- 
mer la  loi;  mais  il  déplore  la  foiblesse  de  la  nature. 
Si  donc  vous  voulez  entendre  l'apôtre,  apprenez 
premièrement  à  connoître  les  langueurs  mortelles 
qui  nous  accablent  depuis  la  chute  du  premier  père , 
dans  lequel,  comme  dans  la  tige  du  genre  humain, 
toute  la  race  des  hommes  a  été  gâtée  par  une  cor- 
ruption générale. 

Et  pour  mieux  comprendre  nos  infirmités ,  con- 
sidérons, avant  toutes  choses,  quelle  étoit  la  fin  à 
laquelle  notre  nature  étoit  destinée.  Certes,  puis- 
qu'il avoit  plu  à  nôtre  grand  Dieu  de  laisser  tomber 
sur  nos  âmes  une  étincelle  de  ce  feu  divin  qui  éclaire 
les  créatures  intelligentes ,  il  est  sans  doute  que  nos 
actions  dévoient  être  conduites  par  la  raison.  Or  il 
n'y  avoit  rien  de  plus  raisonnable  que  de  consacrer 


DE    LA.    PENTECOTE.  12^ 

tout  ce  que  nous  sommes  à  celui  dont  la  libéralité 
nous  a  enrichis j  et  partant  notre  inclination  la  plus 
naturelle  devoit  être  d'aimer  et  de  servir  Dieu  : 
c'est  à  quoi  tout  l'homme  devoit  conspirer.  D'oà 
passant  plus  outre ,  je  dis  que  les  sens  étant  infé- 
rieurs à  l'intelligence ,  il  falloit  aussi  que  les  biens 
sensibles  le  cédassent  aux  biens  de  l'esprit;  et  ainsi, 
pour  mettre  les  choses  dans  un  bon  ordre,  les  affec- 
tions de  l'homme  dévoient  être  tellement  disposées, 
que  l'esprit  dominât  sur  le  corps ,  que  la  raison  l'em- 
portât sur  les  sens,  et  que  le  Créateur  fût  préféré 
à  la  créature.  Vous  voyez  bien  qu'il  n'y  a  rien  de 
plus  juste;  et  si  la  nature  humaine  étoit  droite, 
telles  devroient  être  ses  inclinations. 

Mais ,  ô  Dieu ,  que  nous  en  sommes  bien  éloignés  ! 
et  que  cette  belle  disposition  est  étrangement  per- 
vertie ;  puisque,  par  le  désordre  de  notre  péché, 
nos  inclinations  naturelles  se  sont  tournées  aux  ob- 
jets contraires  !   car  certainement   la   plupart  des 
hommes  suit  l'inclination  naturelle.  Or  il  n'est  pas 
difficile  de  voir  qu'est-ce  qui  domine  le  plus  dans 
le  monde.  La  première  vue  ,  n'est-il  pas  vrai ,  c'est 
qu'il  n'y  a  que  les  sens  qui  régnent,  que  la  raison 
est  opprimée  et  éteinte?  elle  n'est  écoutée  qu'autant 
qu'elle  favorise  les  passions;  nous  n'avons  d'attache- 
ment qu'à  la  créature  ;  et  si  nous  suivons  le  cours  de 
nos  mouvemens ,  nous  en  viendrons  bientôt  à  ou- 
blier Dieu.  Qu'ainsi  ne  soit,  regardez  quel  étoit  le 
monde  avant  que  l'on  y  eût  prêché  l'Evangile.  Où 
étoit  en  ce  temps-là  le  règne  de  Dieu  ,  et  à  qui  est- 
ce  qu'on  présentoit  de  l'encens  ?  Qui  ne  sait  que 
l'idolâtrie  avoit   tellement  infecté  la  terre,    qu'il 


128  POUR    LE    JOUR 

sembloit  que  ce  grand  univers  fût  changé  en  un 
temple  d'idoles?  Qui  n'est  saisi  d'horreur,  en  voyant 
cette  multiplicité  de  dieux  inventée  pour  rendre  mé- 
prisable le  nom  de  Dieu?  qui  ne  voit  en  ce  nombre 
prodigieux  de  fausses  divinités  l'étrange  déborde- 
ment de  notre  nature,  qui  renonçant  à  son  époux 
vérita])le,  à  la  manière  d'une  femme  impudique, 
s'abandonnoit  à  une  infmité  d'adultères  par  une 
insatiable  prostitution?  Car  il  est  très-certain  que 
l'idolâtrie  n  avoit  rien  laissé  d'entier  sur  la  terre  : 
c  étoit  le  crime  de  tout  le  monde  ;  et  encore  que 
Dieu  se  fût  réservé  un  petit  peuple  dans  la  Judée, 
toutefois  nous  savons  que  ce  peuple,  qui  étoit  le 
seul ,  dans  toute  la  terre  habitable  ,  instruit  dans  la 
véritable  religion,  étoit  si  fort  porté  à  quitter  soa 
Dieu  ,  que  ni  ses  miracles,  quoique  très-visibles  ;  ni 
ses  promesses,  quoique  très -magnifiques;  ni  ses 
châtimens,  quoique  très-rigoureux,  n'étoient  pas 
capables  de  retenir  cette  inclination  furieuse  qu'ils 
avoient  de  courir  après  les  idoles  :  tant  il  est  vrai 
que  le  genre  humain,  par  le  vice  de  son  origine, 
est  devenu  enclin  naturellement  à  mépriser  Dieu  ; 
et  voyez-le  par  une  expérience  si  universelle.  Et 
d'où  vient  cette  inclination  naturelle,  si  contraire  à 
notre  première,  institution?  sinon  de  la  contagion 
du  premier  péché,  par  lequel  la  source  des  hommes 
étant  infectée,  la  corruption  nous  est  passée  en 
nature. 

Ah!  fidèles,  ne  craignons  pas  de  confesser  ingé- 
nuement  nos  infirmités  :  que  ceux-là  en  rougissent, 
qui  ne  savent  pas  le  remède ,  qui  ne  con-noissent  pas 
le  libérateur.  Pour  nous,  n'appréhendons  pas  de 

montrer 


DE    LA    PENTECOTE.  I20 

montper  nos  plaies,  et  avouons  que  notre  nature 
est  extrêmement  languissante  :  et  comment  pour- 
rions-nous le  nier?  Quand  nous  voudrions  le  dissi- 
muler ou  le  taire,  toute  notre  vie   crieroit  contre 
nous;  nos  occupations  ordinaires  témoignent  assez 
où  tend  la  pente  de  notre  cœur.  D'où  vient  que  tous 
les  sages  s'accordent  que  le  chemin  du  vice  est  glis- 
sant? d'où  vient  que  nous  connoissons  par  expé- 
rience, que  non-seulement  nous  y  tombons  de  nous- 
mêmes,  mais  encore  que  nous  y  sommes  comme  en- 
traînés? au  lieu  que  pour  monter  à  cette  éminence 
où  la  vertu  établit  son  trône  ,  il  faut  se  roidir,  et 
bander  les  nerfs  avec  une  incroyable   contention. 
Après   cela,   est-il   malaisé  de  connoître  où   nous 
porte  le  poids  de  notre  inclination  dominante?  et  qui 
ne  voit  que  nous  allons  au  mal  naturellement;  puis- 
qu'il faut  faire  effort  pour  nous  en  tirer ,  et  que  nous 
n'en  pouvons  sortir  qu'avec  peine?  De  là  vient  que 
la  doctrine  de  l'Evangile,  qui  ne  peut  repaître  que 
l'entendement,  ne  tient  presque  point  à  notre  ame  : 
au  contraire,  les  choses  sensibles  y  font  de  profondes 
impressions.  J'en  appelle,  chrétiens,  à  vos  consciences. 
Quelquefois  quand  vous  entendez  discourir  des  mys- 
tères du  royaume  de  Dieu  ,  ne  vous  sentez-vous  pas 
échauffés?  vous  ne  concevez  que  de  grands  desseins; 
faut-il  faire  le  premier  pas  de  l'exécution ,  n'est-il  pas 
vrai  que  le  moindre  souffle  du  diable  éteint  cette 
flamme  errante  et  volage ,  qui  ne  prend  pas  à  sa  ma- 
tière? Il  est  vrai,  nous  sentons  je  ne  sais  quel  ins- 
tinct en  nous-mêmes,  quivoudroit,  ce  nous  semble, 
s'élever  à  Dieu  ;  mais  nous  sentons  aussi  un  torrent 
de  cupidités  opposées,  qui  nous  entraînent  et  qui 

Bossu  ET.   XIV.  9 


l3o  POUR    LE    JOUR 

nous  captivent.  De  là  les  ge'missemens  de  l'apôtre  (0 
^t  de  tous  les  vrais  serviteurs  de  Dieu ,  qui  se  plai- 
gnent qu'ils  sont  captifs  ;  et  que ,  malgré  tous  leurs 
bons  de'sirs,  ils  éprouvent  continuellement  en  eux- 
mêmes  une  certaine  résistance  à  la  loi  de  Dieu,  qui 
les  presse  et  qui  les  tourmente.  Et  partant,  qui  donc 
seroit  si  superbe,  qui  voyant  l'apôtre  saint  Paul  ainsi 
vivement  attaqué,  ne  confesseroit  pas  devant  Dieu, 
dans  l'humiliation  de  son  ame ,  que  vraiment  notre 
maladie  est  extrême,  et  que  les  plaies  de  notre  na-. 
ture  sont  bien  profondes  ? 

Je  sais  que  l'orgueilleuse  sagesse  du  monde  ne 
goûtera  pas  cette  humble  doctrine  du  christianisme. 
La  nature,  quoique  impuissante,  n'a  jamais  été  sans 
flatteurs,  qui  l'ont  enflée  par  de  vains  éloges;  parce 
qu'en  effet  ils  ont  vu  en  elle  quelque  chose  de  fort 
excellent  :  mais  ils  ne  se  sont  point  aperçus  qu'il 
en  étoit  camme  des  restes  d'un  édifice  autrefois  très- 
régulier  et  très-magnifique ,  renversé  maintenant  et 
porté  par  terre  ;  mais  qui  conserve  encore  dans  sa 
ruine  quelques  vestiges  de  son  ancienne  grandeur  et 
de  la  science  de  son  architecte.  Ainsi  nous  voyons 
encore  en  notre  nature,  quoique  malade,  quoique 
disloquée,  quelques  traces  de  sa  première  institu- 
tion ;  et  la  sagesse  humaine  s'étant  bien  voulu  trom- 
per par  cette  apparence ,  encore  qu'elle  y  remar- 
quât des  défauts  visibles,  elle  a  mieux  aimé  couvrir 
ses  maux  par  l'orgueil,  que  de  les  guérir  par  l'hu- 
milité. J'avoue  même  que  les  hommes,  pour  la  plu- 
part, ne  remarquent  pas,  comme  il  faut,  cette  ré- 
sistance dont  nous  parlons  j  mais  combien  y  a-t-il  de 
CO  Rom.  VII.  a3. 


DE    LA    PENTECÔTE.  l3l 

malades  qui  ne  sentent  pas  leur  infirmité!  Cela, 
cela,  fidèles,  c'est  le  plus  dangereux  effet  de  nos 
maladies,  que  nous  sommes  re'duils  aux  abois,  et 
qu'une  folle  arrogance  nous  persuade  que  nous 
sommes  en  bonne  santé  :  c'est  en  cela  que  je  suis 
plus  malade ,  que  je  ne  sais  pas  déplorer  ma  misère, 
ni  implorer  le  secours  du  Libérateur;  foible  et  altier 
tout  ensemble ,  impuissant  et  présomptueux. 

Et  d'ailleurs  je  ne  m'étonne  pas,  si  vivans  comme 
nous  vivons,  nous  ne  sentons  pas  la  guerre  éter- 
nelle que  nous  fait  la  concupiscence.  Lorsque  vous 
suivez  en  nageant  le  cours  de  la  rivière  qui  vous  con- 
duit, il  vous  semble  qu'il  n'y  a  rien  de  si  doux,  ni 
de  si  paisible;  mais  si  vous  remontez  contre  l'eau,  si 
vous  vous  opposez  à  sa  chute ,  c'est  alors ,  c'est  alors 
que  vous  éprouvez  la  rapidité  de  son  mouvement. 
Ainsi  je  ne  m'étonne  pas,  chrétien ,  si  menant  une 
vie  paresseuse ,  si  ne  faisant  aucun  effort  pour  le  ciel, 
si  ne  songeant  point  à  t'élever  au-dessus  de  l'homme, 
pour  commencer  à  jouir  de  Dieu,  tu  ne  sens  pas  la 
résistance  de  la  convoitise  ;  c'est  qu'elle  t'emporte 
toi-même  avec  elle  :  vous  marcliez  ensemble  d'un 
même  pas,  et  vous  allez  tous  deux  dans  la  même 
voie  ;  ainsi  son  impétuosité  t'est  imperceptible. 

Un  saint  Paul,  un  saint  Paul  la  sentira  mieux, 
parce  qu'il  a  ses  affections  avec  Jésus-Christ  :  les  in- 
clinations charnelles  le  blessent,  parce  qu'il  aime  la 
loi  du  Sauveur;  tout  ce  qui  s'y  oppose,  lui  devient 
sensible.  Aspirons  à  la  perfection  chrétienne  :  sui- 
vons un  peu  Jésus-Christ  dans  la  voie  étroite,  et  bien- 
tôt notre  expérience  nous  fera  reconnoître  notre 
infirmité,  t'est  alors  qu'étant  fatigués  par  les  opi- 


l32  POUllLEJOUR 

niâtres  oppositions  de  la  convoitise ,  nous  confesse- 
rons que  les  forces  nous  manquent,  si  la  grâce  di- 
vine ne  nous  soutient.  Car  enfin  ce  n'est  pas  un  ou- 
vrage humain  de  dompter  cet  ennemi  domestique 
qui  nous  persécute  si  vivement,  et  qui  ne  nous  donne 
aucun  relâche.  Etant  ainsi  déchire's  en  nous-mêmes, 
nous  nous  consumons  par  nos  propres  efforts;  plus 
nous  pensons  nous  pouvoir  relever  par  notre  natu- 
relle'vigueur,  et  plus  elle  se  diminue  :  comme  un 
pauvre  malade  moribond  qui  ne  sait  plus  que  faire; 
il  s'imagine  qu'en  se  levant  il  sera  un  peu  allégé,  il 
achève  de  perdre  son  peu  de  force  par  un  travail 
qu'il  ne  peut  supporter;  et  après  qu'il  s'est  beaucoup 
tourmenté  à  traîner  ses  membres  appesantis  avec 
une  extrême  contention  ,  il  retombe  ,  ainsi  qu'une 
pierre ,  sans  pouls  et  sans  ihouvement ,  plus  foible 
et  plus  impuissant  que  jamais.  Ainsi  en  est-il  de  nos 
volontés ,  si  elles  ne  sont  secourues  par  la  grâce.  Or 
la  grâce  n'est  point  par  la  loi  :  car  si  la  grâce  étoit 
par  la  loi,  c'est  en  vain  que  Jésus-Christ  seroit  mort, 
et  ce  grand  scandale  de  la  croix  seroit  inutile.  C'est 
pourquoi  l'évangéliste  nous  dit:  «La  loi  a  été  donnée 
))  par  Moïse;  mais  la  grâce  et  la  vérité  a  été  faite 
M  par  Jésus-Christ  (ï)  ».  D'où  je  conclus  que,  sous 
le  vieux  Testament ,  tous  ceux  qui  obéissoient  à  la 
grâce,  c'étoit  par  le  mérite  de  Jésus-Christ  ;  et  de  là 
ils  appartenoient  au  christianisme ,  parce  que  la 
grâce  ni  la  justice  n'est  point  par  la  loi.  Et  de  là  , 
pour  revenir  à  mon  texte ,  j'infère  avec  l'apôtre,  que 
«  la  lettre  tue  ».  Voyez  si  je  prouverai  bien  ce  que 
je  propose ,  et  renouvelez  vos  attentions. 

CO  Joan.  I.  17. 


DE    LA    PENTECÔTE.  l33 

Insistons  toujours  aux  mêmes  principes.  Et  ainsi, 
pour  revenir  à  notre  passage  ,  figurez  -  vous  cet 
homme  malade,  que  je  vous  de'peignois  tout  à  l'heure, 
cet  homme  tyrannisé  par  ses  convoitises,  cet  homme 
impuissant  à  tout  bien,  qui,  selon  le  concile  d'O- 
range ,  «  n'a  rien  de  son  crû  que  le  mensonge  et  le 
j)  péché ^0  »  :  que  produira  la  loi  en  cet  homme , 
puisqu'elle  ne  peut  lui  donner  la  grâce  ?  elle  parle , 
elle  commande,  elle  tonne ,  elle  retentit  aux  oreilles 
d'un  ton  puissant  et  impérieux  ;  mais  que  sert  de 
frapper  les  oreilles ,  puisque  la  maladie  est  au  cœur? 
Je  ne  craindrai  point  de  le  dire;  si  vous  n'ajoutez 
l'esprit  de  la  grâce,  je  ne  craindrai  point  de  le  dire, 
tout  ce  bruit  de  la  loi  ne  fait  qu'étourdir  le  pauvre 
malade  :  elle  l'effraie ,  elle  l'épouvante  ;  mais  il  vau- 
droit  bien  mieux  le  guérir,  et  c*est  ce  que  la  loi  ne 
peut  faire.  Quel  est  donc  l'avantage  qu'apporte  la 
loi? Elle  fait  connoître  le  mal,  elle  allume  le  flam- 
beau devant  le  malade,  elle  lui  montre  le  chemin  de 
la  vie  :  u  Fais  ceci,  et  tu  vivras  »  ,  lui  dit-elle:  Hoc 
fac,  et  vives  {^).  Mais  à  quoi  sert  de  montrer  à  ce 
pauvre  paralytique  qui  est  au  lit  depuis  trente-huit 
ans ,  à  quoi  sert  que  vous  lui  montriez  l'eau  miracu- 
leuse qui  peut  le  guérir?  Hominem  non  habeo  (3;  ; 
«  Je  n'ai  personne  «  ,  dit-il  ;  il  est  immobile ,  il  faut 
le  porter;  et  il  est  impossible  que  la  loi  le  porte. 

Mais  la  loi,  direz-vous,  n'a-t-elle  donc  aucune 
énergie?  Certes,  son  énergie  est  très-grande,  mais 
très-pernicieuse  à  notre  malade.  Que  fait-elle?  Elle 
augmente  la  connoissance ,  et  cela  même  augmente 

10  Conc.  Arauslc.  ii ,  can.  -sxnyLabb.tom.  iVyCoi.  1670.  —  {^)Luc. 
\.  a8.  —  \})  Joan.  v.  7. 


l34  POUTl    LE    JOUR 

le  crime  :  elle  me  commande  de  la  part  de  Dieu ,  elle 
me  fait  comprendre  ses  jugemens.  Avant  la  loi ,  je  ne 
connoissois  pas  que  Dieu  fût  mon  juge ,  ni  qu'il  prît  la 
qualité  de  vengeur  des  crimes  ;  mais  la  loi  me  montre 
bien  qu'il  est  juge,  puisqu'il  daigne  bien  être  le'gisla- 
leur.  Mais  enfm  que  produit  cette  connoissance  ? 
Elle  fait  que  mon  péché  est  moins  excusable  ,  et  ma 
rébellion  plus  audacieuse.  C'est  pourquoi  l'apôtre 
nous  dit  que  «  le  péché  a  abondé  par  la  loi  (0  », 
qu'elle  lui  donne  de  nouvelles  forces,  «  qu'elle  le 
M  fait  vivre  (2)  »  ;  parce  qu'à  tous  les  autres  péchés , 
elle  ajoute  la  désobéissance  formelle  ,  qui  est  le 
comble  de  tous  les  maux.  De  cette  sorte,  que  fait  la 
loi  ?  Elle  lie  les  transgresseurs  par  des  malédictions 
éternelles;  parce  qu'il  est  écrit  dans  cette  loi  même: 
«  Maudit  est  celui  qui  n'observe  pas  ce  qui  est  com- 
5)  mandé  dans  ce  livre  P)  ». 

A  présent ,  ne  voyez-vous  pas  clairement  toute  la 
force  du  raisonnement  de  l'apôtre  ?  car  la  loi  ne  nous 
touchant  qu'au  dehors,  elle  n'a  pas  la  force  de  nous 
soulager;  et  sortant  de  la  bouche  de  Dieu ,  elle  a  la 
force  de  nous  condamner.  La  loi  donc,  considérée 
en  cette  manière,  qu'est-ce  autre  chose  qu'une  lettre 
qui  ne  soutient  pas  l'impuissance,  mais  qui  condamne 
la  rébellion  ;  «  qui  ne  soulage  pas  le  malade ,  mais 
»  qui  témoigne  contre  le  pécheur  »  ?  Non  adjutrix 
îcgentium  ,  sed  teslis  peccantium  ,  dit  saint  Augus- 
tin (4)  :  mais  cet  excellent  docteur  passe  bien  plus 
outre ,  appuyé  sur  la  doctrine  du  saint  apôtre. 

Achevons  de  faire  connoître  à  l'homme  l'extrémité 

(»)  Rom.  V.  20. —  (')  Ihid.  VIT.  9.  —  (3)  DeuU  xxvn.  26 (4)  De 

divers.  Qucest.  ad  Siviplician.  lib.  1.  Quœst.y  y  n.  '],tom.  yt,  cot  ^^. 


DE   LA    PENTECÔTE.  l35 

(}e  sa  maîadie  ;  afin  qu'il  sache  mieux  reconîioître  la 
miséricorde  infinie  de  son  médecin.  Nous  avons  dit 
que  notre  plus  grand  mal,  c'est  l'orgueil.  Que  fait  le 
commandement  à  un  orgueilleux?  Il  fait  qu'il  se  roi- 
dit  au  contraire,  comme  une  eau  débordée  qui  s'ir- 
rite par  les  obstacles  :  et  d'où  vient  cela?  C'est  à  cause 
que  l'orgueilleux  n'affecte  rien  tant  que  la  liberté,  et 
ne  fuit  rien  tant  que  la  dépendance  :  c'est  pourquoi 
il  se  plaît  à  secouer  le  joug  ;  il  aime  la  licence ,  parce 
qu'elle  semble  un  débordement  de  la  liberté.  Notre 
ame  donc  étant  inquiète,  indocile  et  impatiente  ,  la 
vouloir  retenir  par  la  discipline ,  c'est  la  précipiter 
davantage.  Avouons  la  vérité,  chrétiens,  nous  trou- 
vons une  certaine  douceur  dans  les  choses  qui  nous 
sont  défendues  :  tel  ne  se  souciera  pas  beaucoup  de 
la  chair,  qui  la  trouvera  plus  délicieuse  pendant  le 
carême.  La  défense  excite  notre  appétit,  et  par  ce 
moyen  fait  naître  un  nouveau  plaisir  :  et  quelle  est 
la  cause  de  ce  plaisir,^  si  ce  n'est  celle  que  je  viens  de 
vous  rapporter? c'est-à-dire,  cette  vaine  ostentation 
d'une  liberté  indocile  et  licencieuse ,  qui  est  si  douce 
à  un  orgueilleux,  et  qui  fait  que  l'objet  de  ses  pas- 
sions «  lui  plaît  d'autant  plus,  qu'il  lui  est  moins per- 
»  mis  »  :  Tantb  magis  lihet ,  quanth  minus  lied  „  dit 
saint  Augustin  (0  :  et  c'est  ce  que  veut  dire  l'apôtre 
aux  Romains  :  «  Le  péché,  prenant  occasion  du  com- 
»  mandement,  m'a  trompé,  et  m'a  fait  mourir  (2)  m. 
Le  péché  prenant  occasion  du  commandement ,  il 
m'a  trompé  par  cette  fausse  douceur  que  la  défense 
fait  naître^  Elle  est  vaine,  elle  est  fausse,  il  est  vrai.,^ 

(0  De  divers.  Quœst.  ad SintpUcian.  Ub.  i.   Quœst.y ^n.  17,  col» 
88.  —  W  Rom.  vil.  1 1 . 


l36  I>OUR    LE    JOUR 

mais  très-charmante  à  une  ame  superbe  ;  et  c'est  par 
cette  raison  qu'elle  trompe  facilement.  Reprenons 
donc  maintenant  ce  raisonnement  :  la  loi ,  par  la  dé- 
fense ,  augmente  le  plaisir  de  mal  faire,  et  par-là  ex- 
cite la  convoitise  :  la  convoitise  me  donne  la  mort; 
et  partant  la  loi  me  donne  la  mort ,  non  point  certes 
par  elle-même ,  mais  par  la  malignité  du  péché  qui 
domine  en  moi  :  «  en  sorte  que  la  concupiscence  est 
))  devenue,  parle  commandement  même,  une  source 
»  plus  abondante  de  péché  »  :  Ut  fiât  supra  modum 
peccans  peccalum  per  mandatum  j  continue  le  même 
saint  Paul  (0. 

Ne  voyez-vous  pas  maintenant,  plus  clair  que  le 
jour,  que  non-seulement  les  préceptes  du  Décalogue , 
mais  encore ,  par  une  conséquence  infaillible ,  tous 
les  enseignemens  de  la  loi ,  et  même  toute  la  doctrine 
de  r  Evangile ,  si  nous  n'impétrons  l'esprit  de  la  grâce, 
ne  sont  qu'une  lettre  qui  tue,  qui  pique  la  convoi- 
tise par  la  défense ,  et  comble  le  péché  par  la  trans- 
gression. Et  quelle  est  donc  l'utilité  de  la  loi  ?  Ah  ! 
c'est  ici,  mes  Frères,  où  il  nous  faut  recueillir  le 
fruit  des  doctes  enseignemens  de  l'apôtre.  Ne  croyons 
pas  qu'il  nous  ait  voulu  débiter  une  doctrine  si  déli- 
cate à  la  manière  des  rhétoriciens.  Saint  Augustin  a 
bien  compris  sa  pensée.  Il  a  voulu,  dit-il ,  faire  voir 
à  l'homme  combien  étoit  grande  son  impuissance,  et 
combien  déplorable  son  infirmité,  puisqu'une  loi  si 
juste  et  si  sainte  lui  devenoit  un  poison  mortel  ; 
«  afin  que,  par  ce  moyen, nous  reconnussions  hum- 
)>  blement  qu'il  ne  suffit  pas  que  Dieu  nous  enseigne, 
5)  mais  qu'il  est  nécessaire  qu'il  nous  soulage  »  :  Non 
(')  Rom.  TU.  i3. 


DE    LA    PENTECÔTE.  187 

taniiim  doctorem  sihiesse  necessariuni ,  verum  etiam 
adjutorem  Deum  (0.  C'est  pourquoi  le  grand  doc- 
teur des  gentils  ,  après  avoir  dit  de  la  loi  toutes  les 
choses  que  je  vous  ai  rapporte'es,  commence  à  se 
plaindre  de  sa  servitude.  «  Je  me  plais,  dit-il  (^) ,  à 
»  la  loi  de  Dieu  selon  l'homme  intérieur;  mais  je 
))  sens  une  loi  en  moi-même  qui  répugne  à  la  loi  de 
»  l'esprit,  et  me  captive  sous  la  loi  du  péché  :  car 
»  je  ne  fais  pas  le  bien  que  je  veux  ;  mais  je  fais  le 
))  mal  que  je  hais.  Malheureux  homme  que  je  suis , 
»  qui  me  délivrera  de  ce  corps  de  mort  ?  La  grâce 
î)  de  Dieu  par  notre  Seigneur  Jésus-Christ  ».  C'est 
là  enfin,  fidèles,  c'est  à  cette  grâce  que  notre  im- 
puissance doit  nous  conduire.  La  loi  ne  fait  autre 
chose  que  nous  montrer  ce  que  nous  devons  deman- 
der à  Dieu,  et  de  quoi  nous  avons  à  lui  rendre 
grâces  j  et  c'est  ce  qui  a  fait  dire  à  saint  Augustin  (5)  : 
«  Faites  ainsi.  Seigneur,  faites  ainsi,  Seigneur  misé- 
»  ricordieux  ;  commandez  ce  qui  ne peutétreaccom- 
»  pli ,  ou  plutôt  commandez  ce  qui  ne  peut  être  ac- 
»  compli  que  par  votre  grâce  ;  afin  que  tout  fléchisse 
»  devant  vous ,  et  que  celui  qui  se  glorifie,  se  glo- 
»  rifie  seulement  en  notre  Seigneur  «. 

C'est  là  la  vraie  justice  du  christianisme  ,  qui  ne 
vient  pas  en  nous  par  nous-mêmes ,  mais  qui  nous 
est  donnée  par  le  Saint-Esprit  :  c'est  là  cette  justice 
qui  est  par  la  foi ,  que  l'apôtre  saint  Paul  élève  si 
fort,  non  pas  comme  l'entendent  nos  adversaires, 
qui  disent  que  toute  la  vertu  de  justifier  consiste  en 
la  foi.  Ils  n'ont  pas  bien  pris  le  sens  de  l'apôtre  ;  et 

(0  De  Spirit.  et  Lût.  n.  g,  tom.  x ,  col.  89.  —  (')  Rom.  vu.  i5,  22  , 
0.0,  24,  25. — \?)lnPs.CK\n\.  Scrm.x\Yii,n.3f  tom.  iv^coi.  i'65o. 


l3^B  l'^OUR    LE    JOUR 

je  le  prouve  dëmonstrativement  en  un  mot,  que  je 
TOUS  prie  de  retenir,  pour  les  combattre  dans  la 
rencontre.  «  Si,  dit  saint  Paul  (0,  j'ai  toute  la  foi 
3)  jusqu'à  transporter  les  montagnes,  et  que  je  n'aie 
»  pas  la  charité',  je  ne  suis  rien  ».  S'il  n'est  rien , 
donc  il  n'est  pas  juste ,  donc  la  foi  ne  justifie  pas  sans 
la  charité  :  et  toutefois  il  est  véritable  que  c'est  la 
foi  de  Jésus-Christ  qui  nous  justifie  ;  parée  qu'elle 
n'est  pas  seulement  la  base ,  mais  la  source  qui  fait 
découler  sur  nous  la  justice  qui  est  par  la  grâce. 
Car,  comme  dit  le  grand  Augustin  ,  «  ce  que  la  loi 
»  commande  ,  la  foi  l'impètre  »  :  Fides  impetrat  quod 
lex  imperat  C^).  La  loi  dit  :  «  Tu  ne  convoiteras 
5)  pas  (5)  »  ;  la  foi  dit  avec  le  Sage  :  «  Je  sais ,  ô  grand 
»  Dieu,  et  je  le  confesse ,  que  personne  ne  peut  être 
»  continent,  si  vous  ne  le  faites  (4)  ».  Dieu  dit  parla 
loi  :  «  Fais  ce  que  j'ordonne  »  ;  la  foi  répondàDieu  : 
«  Donnez,  Seigneur,  ce  que  vous  ordonnez (5)  ».  La 
foi  fait  naître  l'humilité,  et  l'humilité  attire  la  grâce, 
a  et  c'est  la  grâce  qui  justifie  (^)  ».  Ainsi  notre  justi- 
fication se  fait  par  la  foi ,  la  foi  en  est  la  première 
cause  j  et  en  cela  nous  différons  du  peuple  charnel, 
qui  ne  considéroit  que  l'action  commanclée  ,  sans 
regarder  le  principe  qui  la  produit.  Quand  ils  li* 
soient  la  loi ,  ils  ne  songeoient  à  autre  chose  qu'à 
faire ,  et  ils  ne  pensoient  point  qu'il  falloit  aupara- 
vant demander.  Pour  nous,  nous  écoutons,  à  la  vé- 
rité, ce  que  Dieu  ordonne;  mais  la  foi  en  Jésus- 
Christ  nous  enseigne  que  c'est  de  Dieu  même  qu'il  le 

(0  /.  Cor.  XIII.  2.  — .  W  In  Ps.  cxviiT.  Serm.  xvi,  n.  2,  lom.  ir , 
col.  i3i8.  —  '\^)Roin.  vu.  7.  —  K^)  Sap.  vin.  21.  — (5)  S.  Au§.  Confis 
Ub.  X,  cajf.  XXIX,  tom.  i,   col.  iSj C^)  Tit,  ni.  7. 


DE    LA    PENTECÔTE.  î^t) 

faut  attendre.  Ainsi  notre  justice  ne  vient  pan  des  œu- 
vres, en  tant  qu'elles  se  font  par  nos  propres  forces  ; 
elle  naît  de  la  foi,  «  qui,  ope'rant  parla  charité,  fruc- 
3)  tifie  en  bonnes  œuvres  »,  comme  dit  l'apôtre  (0.  • 

En  effet,  croire  en  Jésus -Christ,  n'est-ce  pas 
croire  au  Sauveur ,  au  libérateur  ?  et  quand  nous 
croyons  au  libérateur,  ne  sentons -nous  pas  notre 
servitude?  quand  nous  confessons  le  Sauveur,  ne 
confessons-nous  pas  que  nous  sommes  perdus?  Ainsi, 
reconnoissant  devant  Dieu  que  nous  sommes  perdus 
en  nous-mêmes,  nous  courons  à  Jésus-Christ  par  la 
foi ,  cherchant  notre  salut  en  lui  seul  :  c'est  là  cette 
foi  qui  nous  justifie ,  si  nous  croyons,  si  nous  confes- 
sons que  nous  sommes  morts,  et  que  c'est  Jésus- 
Christ  qui  nous  rend  la  vie.  Chrétien,  le  crois-tu  de 
la  sorte?  le  croyons-nous  ainsi,  chrétiens?  Si  tune 
le  crois  pas,  tu  renies  Jésus -Christ  pour  Sauveur; 
Jésus  n'est  plus  Jésus,  et  toute  la  vertu  de  sa  croix 
est  anéantie.  Que  si  nous  confessons  cette  vérité,  qui 
n'est  pas  un  article  particulier ,  mais  qui  est  le  fon- 
dement et  la  base  qui  soutient  tout  le  corps  du  chris- 
tianisme; avec  quelle  humilité,  avec  quelle  ardeur, 
avec  quelle  persévérance  devons- nous  approcher  de 
notre  grand  Dieu ,  pour  rendre  grâces  de  ce  que 
nous  avons,  et  pour  demander  ce  qui  nous  manque? 
Que  ma  peine  seroit  heureusement  employée,  si 
l'humilité  chrétienne,  si  le  renoncement  à  nous- 
mêmes  ,  si  l'espérance  au  libérateur,  si  la  nécessité 
de  persévérer  dans  une  oraison  soumise  et  respec- 
tueuse, demeuroient  aujourd'hui  gravées  dans  vos 
âmes  par  des  caractères  ineffaçables  !  Prions,  fidèles, 

CO  Gai.  V.  6.  Coloss.  i.  lo. 


^  \0  POUR    LE    JOUll 

prions  «idemment ;  apprenons  de  la  loi  combien 
nous  avons  besoin  de  la  grâce.  Ecoutons  le  saint 
concile  de  Trente,  qui  assure  «  qu'en  commandant 
»  Dieu  nous  avertit  de  faire  ce  que  nous  pouvons,  et 
»  de  demander  ce  que  nous  ne  pouvons  pas  (0  », 
Entendons,  par  cette  doctrine,  qu'il  y  a  des  choses 
que  nous  pouvons,  et  d'autres  que  nous  ne  pouvons 
pas  ;  et  si  nous  ne  les  demandons ,  elles  ne  nous  se- 
ront pas  donne'es.  Ainsi  nous  demeurerons  impuis- 
sans ,  et  notre  impuissance  n'excusera  point  notre 
crime  :  au  contraire  ,  nous  serons  doublement  cou- 
pables, en  ce  que  nous  serons  tombe's  dans  le  crime 
pour  n'avoir  pas  voulu  demander  la  grâce.  Combien 
donc  est-ilne'cessaire  que  nous  priions,  ainsi  que  de 
mise'rables  nécessiteux  qui  ne  peuvent  vivre  que  par 
aumônes  !  C'est  ce  que  prétend  l'apôtre  saint  Paul , 
dans  cet  humble  raisonnement  que  j'ai  tâché  de  vous 
expliquer  :  il  nous  montre  notre  servitude  et  notre 
impuissance  ;  afm  que  les  fidèles  étant  effrayés  par 
tes  menaces  de  la  lettre  qui  tue,  ils  recourent  par  la 
prière  à  l'esprit  qui  nous  vivifie.  C'est  la  dernière 
partie  de  mon  texte ,  par  laquelle  je  m'en  vais  con- 
clure en  peu  de  paroles. 

SECOND  POINT. 

Je  vous  ai  fait  voir,  chrétiens,  par  la  doctrine 
de  l'apôtre  saint  VotliI  ,  que  la  grâce  et  la  justice  n'est 
point  par  la  loi  ;  d'autant  qu'elle  ne  fait  qu'éclairer 
l'esprit,  et  qu'elle  n'est  pas  capable  de  changer  le 
cœur.  Mais  ,  continue  le  même  saint  Paul,  «  ce  qui 
»  étoit  impossible  à  la  loi.  Dieu  l'a  fait  lui-même  en 

(0  Sess.  VI ,  cap.  xi. 


DE    LA    PENTECÔTE.  I^I 

3)  envoyant  son  Fils,  qui  a  répandu  dans  nos  âmes 
3)  Fesprit  de  la  grâce;  afin  que  la  justice  de  la  loi 
3)  s'accomplît  en  nous  (0  »  :  ce   qui  a  fait  encore 
dire  à  l'apôtre,  que  «  maintenant  nous  ne  sommes 
»  plus  sous  la  loi  C^)  ».  Or  pour  entendre  plus  clai- 
rement ce  qu'il  nous  veut  dire,  considérons  une  belle 
distinction  de  saint  Augustin.  «  C'est  autre  chose, 
3)  dit-il ,  d'être  sous  la  loi ,  et  autre  chose  d'être  avec 
3)  la  loi.  Car  la  loi,  par  son  équité,  a  deux  grands 
3)  effets;  ou  elle  dirige  ceux  qui  obéissent,  ou  elle 
33  rend  punissables  ceux  qui  se  révoltent.  Ceux  qui 
»  rejettent  la  loi,  sont  sous  la  loi;  parce  qu'encore 
3)  qu'ils  fassent  de  vains  efforts  pour  se  soustraire  de 
3)  son  domaine,  elle  les  maudit,  elle  les  condamne, 
33  elle  les  tient  pressés  sous  la  rigueur  de  ses  ordon- 
33  nances  ;  et  par  conséquent  ils  sont  sous  la  loi  ,  et 
33  la  loi  les  tue.  Au  contraire,  ceux  qui  accomplis- 
3»  sent  la  loi,  ils  sont  ses  amis,  dit  saint  Augustin , 
3)  ils  vont  avec  elle;  parce  qu'ils  l'embrassent,  qu'ils 
3>  la  suivent,  qu'ils  l'aiment  (5)  ».  Ces  choses  étant 
ainsi  supposées,  il  s'ensuit  que  les  observateurs  de 
la  loi  ne  sont  plus  sous  la  loi  comme  esclaves,  mais 
sont  avec  la  loi  comme  amis.  Et  comme  dans  le 
nouveau  Testament  l'esprit  de  la  grâce  nous  est 
élargi ,  par  lequel  la  justice  de  la  loi  peut  être  ac- 
complie; il  est  très-vrai,  ce  que  dit  l'apôtre,  «  que 
33  nous  ne  sommes  plus  sous  la  loi  )3  ;  parce  que  si 
nous  suivons  cet  esprit  de  grâce,  la  loi  ne  nous  châtie 
plus  comme  notre  juge  ,  mais   elle  nous  conduit 
comme  notre  règle  :  de  sorte  que  si  nous  obéissons 

{'}Iiom.  vin.  3,  4.  —  W  lUd.  vi.    14.  ~  (3}  S.  Aug.  in  Joan. 
Tract,  m  ,  «.  2 ,  tom.  m,  part.  u.  col.  3o4  ,  3o5. 


14^  rOUR    LE    JOUI'l 

k  la  grâce,  à  laquelle  nous  avons  été  appele's,  la 
loi  ne  nous  tue  plus;  mais  plutôt  elle  nous  donne  la 
vie  dont  elle  contient  les  promesses,  d'autant  qu'il 
est  e'crit  :  «  Fais  ces  choses ,  et  tu  vivras  (0  ».  D'où  il 
s'ensuit  très-ëvidemment  que  «  c'est  l'esprit  qui  nous 
»  vivifie  »  :  car  la  cause  pour  laquelle  la  lettre  tue, 
c'est  qu'elle  ne  fait  que  retentir  au  dehors  pour  nous 
condamner.  Or  l'esprit  agit  au  dedans  pour  nous 
secourir;  il  va  à  la  source  de  la  maladie  :  au  lieu  de 
cette  brutale  ardeur  qui  nous  rend  captifs  des  plai- 
sirs sensibles ,  il  inspire  en  nos  cœurs  cette  chaste 
délectation  des  biens  éternels  :  c'est  lui  qui  nous 
rend  amis  de  la  loi  ;  parce  que  domptant  la  convoi- 
tise qui  lui  résiste,  il  fait  que  son  équité  nous  attire, 
Vous  voyez  donc  que  c'est  par  l'Esprit  que  nous 
sommes  les  amis  de  la  loi  ,  que  nous  sommes  avec 
elle ,  et  non  point  sous  elle  :  et  ainsi  c'est  l'esprit 
qui  nous  vivifie;  d'autant  qu'il  écrit  au  dedans  cette 
loi  qui  nous  tue,  quand  elle  résonne  seulement  au. 
dehors. 

C'est  là,  mes  Freins,  cette  nouvelle  alliance  que 
Dieu  nous  annonce  par  Jérémie  (0.  v  Le  temps 
»  viendra ,  dit  le  Seigneur,  que  je  ferai  une  nouvelle 
»  alliance  avec  la  maison  dlsrael,  non  point  selon 
»  le  pacte  que  j'avois  juré  à  leurs  pères  ;  mais  voici 
»  l'alliance  que  je  contracterai  avec  eux  :  j'impri- 
»  merai  ma  loi  dans  leurs  âmes,  et  je  l'écrirai  en 
»  leurs  cœurs  »  ;  il  veut  dire  :  la  première  loi  étoit 
au  dehors,  la  seconde  aura  toute  sa  force  au  de- 
dedans  :  c'est  pourquoi  j'ai  écrit  la  première  loi 
sur  des  pierres,  et  la  seconde  je  la  graverai  dans 
0)  Luc.  X.  28.—  W  Jerem,  xxxk  3i  ,  Sa,  33. 


DE    LA    PENTECÔTE.  Il^.'Ï^ 

les  cœurs.  Bref,  la  première  loi  frapj>ant  au  dehors 
émouvoit  les  âmes  par  la  terreur ,  la  seconde  les 
changera  par  l'amour  ;  et  pour  pénétrer  au  fond 
du  mystère,  dites -moi,   qu'opère  la  crainte  dans 
nos  cœurs?  Elle  les  étonne,  elle  les  ébranle,  elle 
les   secoue;    uiais  je  soutiens  qu'il   est  impossible 
qu'elle  les  change  ;   et  la  raison  en  est  évidente  : 
c'est  que  les  sentimens  que  la  crainte  donne  sont 
toujours  contraints.  Le  loup  prêt  à  se  ruer  sur  la 
bergerie,  voit  les  bergers  armés  et  les  chiens   en 
garde  :  tout  alFamé  qu'il  est ,  il  se  retire  pour  cette 
fois  ;  mais  pour  cela  il  n'en  est  pas  moins  furieux  , 
il  n'en  aime  pas  moins  le  carnage.  Que  vous  ren- 
contriez des  voleurs  j  si  vous  ctes  les  plus  forts,  ils 
ne  vous  abordent  qu'avec  une  civilité  apparente  : 
ils  sont  toujours  voleurs ,  toujours  avides  de  pillerie. 
La  crainte  donc  étoulFe  les  alTections  ;  elle  semble 
les  réprimer  pour  un  temps ,  mais  elle  n'en  coupe 
pas  la  racine.  Otez  cet  obstacle  ,  levez  cette  digue  ^ 
Tinclination  qui  étoit  forcée,  se  i^ejettera  aussitôt 
en  son  premier  cours  :  par  où  vous  voyez  manifes* 
tement  qu'encore  qu'elle    ne   parût  point  au  de- 
hors ,  elle  vivoit  toujours  au  secret  du  cœur ,  bridée 
et  non  éteinte,  et  retenue  plutôt  qu'abolie. 

C'est  pourquoi  le  grand  Augustin  parlant  de  ceux 
qui  gardoient  la  loi  par  la  seule  terreur  de  la  peine , 
non  par  l'amour  de  la  véritable  justice  ,  il  prononce 
cette  terrible  mais  très-véritable  sentence  :  «  Ils  ne 
i)  laissoient  pas,  dit-il,  d'être  criminels;  parce  que 
))  ce  qui  paroissoit  aux  hommes  dans  l'œuvie ,  de- 
»  vant  Dieu,  à  qui  nos  profondeurs  sont  ouvertes, 
»  n'étoit  nullement  dans  la  volonté;  au  contraire, 


l44  POU  11    LE    JOUR 

»  cet  œil  pénétrant  de  la  connoissance  divine ,  voyoit 
M  qu'ils  aimeroient  beaucoup  mieux  commettre  le 
»  crime  ,  s'ils   osoient    en   attendre  l'impunité  »  : 
Coram  Deo  non  erat  in  ^loluntale ,  quod  coram  ho- 
minihus  apparebat  in  opère  :  potiusque  ex  illo  rei 
tenebaniur  quod  eos  noverat  Deus  malle  ,  si  fie  ri 
posset  impune  j,  committere  (0.  Donc,  selon  la  doc- 
trine de  ce  grand  homme ,  la  crainte  n'est  pas  ca- 
pable de  changer  le  cœur.  Considérez,  je  vous  prie , 
cette  pierre  sur  laquelle  Dieu  écrit  sa  loi;   en  est- 
elle  changée  pour  contenir  des  paroles  si  vénéra- 
bles? eaa-t-elle  perdu  quelque  chose  de  sa  dureté? 
Qui  ne  voit  que  ces  saints  préceptes  ne  tiennent 
qu'à  une  superficie  extérieure  ?  D'où  vient  que  la 
loi  mosaïque  est  ainsi  écrite ,  sinon  parce  que  c'est 
une  loi  de  crainte?  Et  Dieu  ne  veut -il  pas  nous 
faire  entendre  que  si  la  loi  ne  nous  touche  que  par 
la   crainte ,  il  en  est  de  nos  cœurs  comme  d'une 
pierre  ;  qu'ainsi  notre   dureté  n'est  point  amollie , 
et  que  la  loi  demeure  sur  la  sirrface  ?  De  là  vient 
que  le  concile  de  Trente  parlant  de  la  crainte  des 
peines,  définit  très-bien  à  la  vérité,  contre  la  doc- 
trine des  luthériens,  que  «  c'est  une  impression  de 
M  l'Esprit  de  Dieu  »  :  car  puisque  cette  crainte  est  si 
bien  fondée  sur  les  redoutables  jugemens  de  Dieu , 
pourquoi  ne  viendroit-elle  pas  de  son  Saint-Esprit? 
Mais  ces  saints  Pères  s'expliquent  apirès ,  et  nous 
disent,   «  que  c'est  une  impression  de  l'Esprit  de 
i)  Dieu  qui  n'habite  pas  encore  au  dedans,  mais  qui 
»  meut  seulement,  et  qui  pousse  »  :  Spiritûs  sancti 
impulsuni  ,   non   adhuc   quidem    inhabitantis  ^    sed 

i^yDe  Spv:  et  LiUera^  «.  i3  ,  tom,  x ,  col.  92. 

tanlum 


DE    LA    PENTECÔTE.  1 /J  j 

tantum  mo[^entis  (0.  D'où  il  s'ensuit  manifestement 
que  la  seule  crainte  des  peines  ne  peut  imprimer  la 
loi  dans  les  cœurs. 

Certes,  il  faut  l'avouer,  il  n'y  a  que  la  charité 
qui  les  amollisse.  Notre  maladie ,  chrétiens ,  c'est  de 
nous  attacher  à  la  créature  :  donc  nous  attacher  à 
Dieu,  c'est  notre  santé.  C'est  un  amour  pervers  qui 
nous  gâte;  il  n'y  a  donc  que  le  saint  amour  qui 
nous  rétablisse  :  un  plaisir  désordonné  nous  cap- 
tive ;  il  n'y  a  qu'une  sainte  délectation  qui  soit  ca- 
pable de  nous  délivrer  :  la  seule  affection  du  vrai 
bien  peut  arracher  l'affection  du  bien  apparent  ;  il 
n'y  a  proprement  que  l'amour  qui  ait,  pour  ainsi 
dire,  la  clef  du  cœur.  Il  faut  donc  qu'un  saint  amour 
dilate  le  nôtre,  qu'il  l'ouvre  jusqu'au  fond  pour  re- 
cevoir la  rosée  des  grâces  divines.  Ainsi  notre  ame 
sera  toute  autre;  ce  ne  sera  plus  une  pierre  sur  la- 
quelle on  écrira  au  dehors,  ce  sera  une  cire  toute 
pénétrée  et  toute  fondue  par  une  céleste  chaleur. 

Par-la  vous  voyez  la  loi  gravée  dans  les  cœurs, 
selon  l'oracle  de  Jérémie.  Y  a-t-il  rien  de  plus  avant 
en  nos  cœurs  que  ce  qui  nous  plaît  ?  Ce  que  nous 
aimons  nous  tient  lieu  de  loi;  et  ainsi  je  ne  me 
tromperai  pas  quand  je  dirai  que  l'amour  est  la  loi 
des  cœurs  :  et  partant  un  saint  amour  doit  être  la 
loi  des  héritiers  du  nouveau  Testament  ;  parce  qu'ils 
doivent  porter  leur  loi  dans  leurs  cœurs.  La  loi  an- 
cienne a  été  écrite  sur  de  la  pierre  ;  il  n'est  rien  de 
plus  immobile  ;  aussi  est-ce  une  loi  morte  et  inani- 
mée. Il  nous  faut,  il  nous  faut  une  loi  vivante;  et 
quelle  peut  être  cette  loi  vivante?  sinon  le  vif  amour 

C»)  Sess.  xiT ,  cap.  iv. 

BOSSUET.   XIV.  lO 


l46  POUR    LE    JOUR 

du  souverain  bien,  que  le  doigt  de  Dieu,  c'est-à-dire 
son  Saint-Esprit,  écrit  et  imprime  au  fond  de  nos 
âmes,  quand  il  y  re'pand  l'onction  de  la  charité, 
selon  ce  que  dit  l'apôtre  saint  Paul  :  «  La  charité 
»  est  répandue  en  nos  cœurs  par  le  Saint-Esprit  qui 
3)  nous  est  donné  (0  ».  La  charité  est  donc  cette  loi 
vivante ,  qui  nous  gouverne  et  qui  nous  meut  inté- 
rieurement :  et  c'est  pourquoi  l'Esprit  vivifie  ;  parce 
<ju'il  imprime  en  nous  une  loi  vivante,  qui  est  la  loi 
de  la  nouvelle  alliance ,  c'est-à-dire ,  la  loi  de  l'a- 
mour de  Dieu.  Par  conséquent  qui  pourroit  douter 
<}ue  la  charité  ne  soit  l'esprit  de  la  loi  nouvelle ,  et 
l'ame,  pour  ainsi  dire,  du  christianisme;  puisqu'il  a 
été  prédit  si  long-temps  avant  la  naissance  de  Jésus- 
Christ,  que  les  enfans  du  nouveau  Testament  au- 
roient  la  loi  gravée  en  leurs  cœurs  par  l'inspiration 
de  l'amour  divin? 

Et  selon  la  conséquence  de  ces  principes,  où  je 
n'ai  fait  que  suivre  saint  Augustin ,  qui  ne  s'est  at- 
taché qu'à  saint  Paul  ;  je  ne  craindrai  pas  de  vous 
assurer  que  quiconque  ne  se  soumet  à  la  loi  que  par 
la  seule  appréhension  de  la  peine ,  il  s'excommunie 
lui-même  du  christianisme,  et  retourne  à  la  lettre 
qui  tue,  et  à  la  captivité  de  la  Synagogue  :  et  pour 
vous  en  convaincre,  regardez  premièrement  qui 
nous  sommes.  Sommes-nous  enfans  ou  esclaves?  Si 
Dieu  vous  traite  comme  des  esclaves,  contentez- 
vous  de  craindre  le  maître  ;  mais  s'il  vous  envoie  son 
propre  Fils  pour  vous  dire  qu'il  daigne  bien  vous 
adopter  pour  enfans,  pouvez-vous  ne  point  aimer 
votre  Père  ?  Or  l'apôtre  saint  Paul  nous  enseigne 

(0  Rom.  V.  5. 


DE    LA    PENTECOTE.  j/^'j 

ce  que  nous  n'avons  pas  reçu  Fesprit  de  servitude 
»  par  la  crainte  ;  mais  que  Dieu  nous  a  de'parti  l'es- 
i)  prit  de  l'adoption  des  enfans,  par  lequel  nous 
»  l'appelons  notre  Père  (0  ».  Comment  l'appelons- 
nous  tous  les  jours  notre  Père  qui  êtes  aux  cieux,  si 
nous  lui  de'nions  notre  amour?  Davantage;  consi- 
dérons de  quelle  sorte  il  nous  a  adopte's  :  est-ce  par 
contrainte,  ou  bien  par  amour?  Ah  !  nous  savons  bien 
que  c'est  par  amour,  et  par  un  amour  infini.  «  Dieu 
»  a  tant  aimé  le  monde,  dit  notre  Seigneur  (^),  qu'il 
^)  a  donné  son  Fils  unique  pour  le  sauver  ».  Si  donc 
notre  Dieu  nous  a  tant  aimés,  comment  préten- 
dons-nous payer  son  amour,  si  ce  n'est  par  un  amour 
réciproque  ?  «  D'autant  plus ,  comme  dit  saint  Ber- 
»  nard  (3),  que  l'amour  est  la  seule  chose  en  laquelle 
»  nous  sommes  capables  d'imiter  Dieu.  Il  nous  juge, 
»  nous  ne  le  jugeons  pas  ;  il  nous  donne ,  et  il  n'a 
»  pas  besoin  de  nos  dons  :  s'il  commande,  nous  de- 
»  vous  obéir;  s'il  se  fâche ,  nous  devons  trembler;  et 
»  s'il  aime,  que  devons-nous  faire?  Nous  devons  ai- 
»  mer;  c'est  la  seule  chose  que  nous  pouvons  faire 
»  avec  lui  ».  Et  combien  sont  criminels  les  enfans 
qui  ne  veulent  pas  imiter  un  Père  si  bon  ? 

Est-ce  assez  considérer  Dieu  comme  père  ?  consi- 
dérons-le maintenant  comme  prince.  Comme  roi, 
il  nous  commande  ;  mais  il  ne  nous  commande  rien 
tant  que  l'amour.  «  Tu  aimeras,  dit-il,  le  Seigneur 
»  ton  Dieu  de  tout  ton  cœur,  de  tout  ton  esprit ,  de 
»  toutes  tes  forces,  de  toute  ton  ame  (4)  ».  A-t-il  ja- 
mais parlé  avec  une  plus  grande  énergie  ?  Et  Jésus- 

(0  Hom.  viii.  i5.  '~-''<^)  Joan.  m.  iG. —  ^)  Scrm.  xxxiii  in  Canlic. 
n.  4j  tom.  I,  col.  i558.— 'y4)De«^  Yi.  5. 


l48  POUR    LE    J  ou  II 

Christ  :  «  Qui  ne  m'aime  pas,  nous  dit-il,  n'observe 
5)  pas  mes  commandemens  (0  ».  Donc  qui  n'aime 
pas  Jésus-Christ,  puisqu'il  n'observe  pas  ses  com- 
mandemens, il  viole  la  majesté  de  son  roi. 

Voulez-vous  que  nous  parlions  maintenant  des 
dons  que  Dieu  fait  à  ses  serviteurs,  et  que,  par  la 
qualité  des  présens,  nous  jugions  de  l'amour  qu'il 
exige  ?  Quel  est  le  grand  don  que  Dieu  nous  fait  ? 
C'est  le  Saint-Esprit  :  et  qu'est-ce  que  le  Saint- 
Esprit?  n'est-ce  pas  l'amour  éternel  du  Père  et  du 
Fils?  Quelle  est  l'opération  propre  du  Saint-Esprit? 
n'est-ce  pas  de  faire  naître,  d'inspirer  l'amour  en 
nos  cœurs,  et  d'y  répandre  la  charité?  et  partant 
qui  méprise  la  charité ,  il  rejette  le  Saint-Esprit  ;  et 
cependant  c'est  le  Saint-Esprit  qui  nous  vivifie.  Mais 
si  je  voulois  poursuivre  le  reste,  quand  est-ce  que 
j'aurois  achevé  cette  induction  ?  Il  n'y  a  mystère  du 
christianisme,  il  n'y  a  article  dans  le  Symbole,  il 
n'y  a  demande  dans  l'Oraison ,  il  n'y  a  mot  ni  syl- 
labe dans  l'Evangile ,  qui  ne  nous  crie  qu'il  faut  ai- 
mer Dieu. 

Ce  Dieu  fait  homme,  ce  Verbe  incarné,  qu'est-il 
venu  faire  en  ce  monde  ?  avec  quel  appareil  nous 
est-il  venu  enseigner?  s'est-il  caché  dans  une  nuée? 
a-t-il  tonné  et  éclairé  sur  une  montagne  toute  fu- 
mante de  sa  majesté?  a-t-il  dit  d'une  voix  terrible  : 
«  Retirez-vous  ;  que  mon  serviteur  Moïse  approche 
»  tout  seul  ;  et  les  hommes  et  les  animaux ,  qui 
»  aborderont  près  de  la  montagne ,  mourront  de 
»  mort  (2)  ».  La  loi  mosaïque  a  été  donnée  avec  ce 
redoutable  appareil.  Sous  l'Evangile ,  Dieu  change 

(0  Joan.  XIV.  24*  —  ^*)  Exod.  xix.  la ,  i3. 


DE    LA    PEW  TE  CÔTE.  1^9 

bien  de  langage  :  y  a-t-il  rien  eu  de  plus  accessible 
que  Jesus-Chiist,  rien  de  plus  affable,  rien  de  plus 
doux  ?  11  n'éloigne  personne  d'auprès  de  lui  :  bien 
plus,  non-seulement  il  y  se ufRre,  mais  encore  il  y 
appelle  les  plus  grands  pe'cheurs ,  et  lui-même 
il  va  au-devant.  Venez  à  moi,  dit -il,  et  ne  crai- 
gnez pas  :  «  Venez,  venez  à  moi,  oppressés,  je 
)>  vous  aiderai  à  porter  vos  fardeaux  (0  »  ;  venez, 
malades,  je  vous  guérirai;  venez,  affamés,  je  vous 
nourrirai  :  pécheurs,  publicains,  approchez;  je 
suis  votre  libérateur. -Il  les  souffre,  il  les  invite, 
il  va  au-devant.  Et  que  veut  dire  ce  changement, 
chrétiens?  d'où  vient  cette  aimable  condescen- 
dance d'un  Dieu  qui  se  familiarise  avec  nous?  Qui 
ne  voit  qu'il  veut  éloigner  la  crainte  servile  ,  et 
qu'à  quelque  prix  que  ce  soit,  il  est  résolu  de  se 
faire  aimer ,  même  ,  si  j'ose  parler  de  la  sorte , 
aux  dépens  de  sa  propre  grandeur?  Dites -moi, 
étoit-ce  pour  se  faire  craindre ,  qu'il  a  voulu  être 
pendu  à  la  croix?  n'est-ce  pas  plutôt  pour  nous 
tendre  les  bras,  et  pour  ouvrir  autant  de  sources 
d'amour  comme  il  a  de  plaies  ?  Pourquoi  se  donne- 
t-il  à  nous  dans  l'eucharistie?  n'est-ce  pas  pour  nous 
témoigner  un  extrême  transport  d'amour,  quand  il 
s'unit  à  nous  de  la  sorte?  Ne  diriez-vous  pas,  chré- 
tiens, que  ne  pouvant  souffrir  nos  froideurs,  nos 
indifférences ,  nos  déloyautés ,  lui-même  il  veut  por- 
ter sur  nos  cœurs  des  charbons  ardens  ?  Comment 
donc  excuserons- nous  notre  nédigence  ?  mais  oîi 
se  cachera  notre  ingratitude?  Après  cela,  n'est-il 
pas  juste  de  s'écrier  avec  le  grand  apôtre  saint  Paul  : 

(0  Mallh.  xt.  29. 


l5o  POURLEJOUR 

«  Si  quelqu'un  n'aime  pas  notre  Seigneur  Jesus- 
j)  Christ,  qu'il  soit  anathéme  (0  »  :  sentence  autant 
juste  que  formidable.  Oui  certes,  il  doit  être  ana- 
théme, celui  qui  n'aime  pas  Jésus- Christ  :  la  terre 
se  dcvroit  ouvrir  sous  ses  pas ,  et  l'ensevelir  tout  vi- 
vant dans  le  plus  profond  cachot  de  l'enfer  ;  le  ciel 
devroit  être  de  fer  pour  lui;  toutes  les  cre'atures  lui 
devroient  ouvertement  de'clarer  la  guerre ,  à  ce  per- 
fide, à  ce  déloyal,  qui  n'aime  point  notre  Seigneur 
Jésus-Christ. 

Mais,  ô  malheur  !  ô  ingratitude!  c'est  nous  qui 
sommes  ces  déloyaux.  Oserions-nous  bien  dire  que 
nous  aimons  notre  Seigneur  Jésus- Christ?  Jésus- 
Christ  n'est  pas  un  homme  mortel  que  nous  puis- 
sions tromper  par  nos  complimens  :  il  voit  clair  dans 
les  cœurs,  et  il  ne  voit  point  d'amour  dans  les  nô- 
tres. Quand  vous  aimez  quelqu'un  sur  la  terre,  rom- 
pez-vous tous  les  jours  avec  lui  pour  des  sujets  de 
très-peu  d'importance  ?  foulez-vous  aux  pieds  tout 
ce  qu'il  vous  donne  ?  manquez-vous  aux  paroles  que 
vous  lui  donnez  ?  Il  n'y  a  aucun  homme  vivant  que 
vous  voulussiez  traiter  de  la  sorte  :  c'est  ainsi  pour- 
tant que  vous  en  usez  envers  Jésus- Christ.  Il  a  lié 
amitié  avec  vous  ;  tous  les  jours  vous  y  renoncez  :  il 
vous  donne  son  corps  j  vous  le  profanez  :  vous  lui 
avez  engagé  votre  foi  ;  vous  la  violez  :  il  vous  prie 
pour  vos  ennemis  ;  vous  le  refusez  :  il  vous  recom- 
mande ses  pauvres  ;  vous  les  méprisez  :  il  n'y  a  au- 
cune partie  de  son  corps  que  vos  blasphèmes  ne 
déshonorent.  Et  comment  donc  pouvez-vous  éviter 
cette  horrible ,  mais  très-équitable  excommunica- 

(0/.  Cor.wi.  22. 


DE    LA    PENTECOTE.  l5l 

tion  de  l'apôtre?  «  Si  quelquun  n'aime  pas  notre 
))  Seigneur  Je'sus-Christ,  qu'il  soit  anatliéme  ».  Et 
comment  la  puis-je  éviter  moi-même,  ingrat  et  im- 
pudent pécheur  que  je  suis?  Ah!  plutôt,  ô  grand 
Dieu  tout -puissant,  qui  gouvernez  les  cœurs  ainsi 
qu'il  vous  plaît;  si  quelqu'un  n'aime  pas  notre  Sei- 
gneur Jésus-Christ,  faites  par  votre  grâce  qu'il  aime 
notre  Seigneur  Jésus-Christ. 

Aimons,  aimons,  mes  Frères,  aimons  Dieu  de 
tout  notre  cœur  :  nous  ne  sommes  pas  chrétiens,  si 
du  moins  nous  ne  nous  efforçons  de  l'aimer,  si  du 
moins  nous  ne  désirons  cet  amour,  si  nous  ne  le 
demandons  ardemment  à  ce  divin  Esprit  qui  nous 
vivifie.  Je  ne  veux  pas  dire  que  nous  soyons  obligés, 
sous  peine  de  damnation  éternelle ,  d'avoir  la  per- 
fection de  la  charité.  Non,  fidèles,  nous  sommes  de 
pauvres  pécheurs  :  le  sang  de  notre  Seigneur  Jésus- 
Christ  excusera  devant  Dieu  nos  défauts,  pourvu 
que  nous  en  fassions  pénitence.  Je  ne  vous  dis  donc 
pas  que  nous  soyons  obligés  d'avoir  la  perfection 
de  la  charité  ;  mais  je  vous  dis  et  je  vous  a:  sure  que 
nous  sommes  indispensablement  obligés  d'y  tendre, 
selon  la  mesure  qui  nous  est  donnée,  sans  quoi  nous 
ne  sommes  pas  chrétiens.  Courage  ;  travaillons  pour 
la  charité.  La  charité ,  c'est  tout  le  christianisme  : 
quand  vous  épurez  votre  charité,  vous  préparez  un 
ornement  pour  le  ciel.  Il  n'y  a,  dit  saint  Paul,  que 
la  charité  qui  demeure  au  ciel  :  la  foi  se  perd  dans 
la  claire  vue  :  l'espérance  s'évanouit  par  la  posses- 
sion effective  :  «  il  n'y  a  que  la  charité  qui  jamais  ne 
»  peut  être  éteinte  »  ;  Charitas  nunquam  excidit  (0. 

(0  /.  Cor.  XIII.  8. 


r52  POUR    LE    JOUR 

Non-seulement  elle  est  couronne'e  comme  la  foi  et 
comme  l'espérance  :  mais  elle-même  elle  est  la  cou- 
ronne et  de  la  foi  et  de  l'espe'rance.  La  charité  seule 
est  digne  du  ciel,  digne  de  la  gloire  du  paradis;  elle 
seule  sera  réservée  pour  briller  éternellement  de- 
vant Dieu  comme  un  or  pur;  elle  seule  sera  réservée 
pour  brûler  éternellement  devant  Dieu  ,  comme  un 
holocauste  de  bonne  odeur.  Commençons  d'aimer 
sur  la  terre,  puisque  nous  ne  cesserons  jamais  d'ai- 
mer dans  le  ciel  :  commençons  la  charité  dès  ce 
monde,  a{in  qu'elle  soit  un  jour  consommée. 


DE    LA    PENTECÔTE.  l53 

AUTRE  EXORDE 

ET  FRAGMEKS  DU  MÊME  SERMON. 


ï 


Littera  occidit  ;  Spiritus  autem  vivificat. 

La  lettre  tue;  mais  t Esprit  vivifie.  II.  Cor.  m.  6. 

Si  vous  me  demandez,  chre'tiens ,  pour  quelle 
cause  la  Pentecôte,  qui  etoit  une  fête  du  peuple  an- 
cien ,  est  devenue  une  solennité  du  peuple  nouveau; 
et  d'où  vient  que  depuis  le  levant  jusqu*au  couchant, 
tous  les  fidèles  s*en  rejouissent,  non  moins  que  de  la 
sainte  nativité,  ou  de  la  glorieuse  résurrection  de 
notre  Sauveur;  je  vous  en  dirai  la  raison,  avec  l'assis- 
tance de  cet  Esprit  saint  qui  a  rempli  en  ce  jour  sacre 
Famé  des  apôtres.  C'est  aujourd'hui  que  notre  Eglise 
a  pris  naissance  :  aujourd'hui,  par  la  prédication  du 
saint  Evangile,  la  gloire  et  la  doctrine  de  Jésus-Christ 
ont  commencé  d'éclairer  le  monde.  Aujourd'hui  la  loi 
mosaïque,  donnée  autrefois  avec  tant  de  pompe, 
est  abolie  par  une  loi  plus  auguste  ;  et  les  sacrifices 
des  animaux  étant  rejetés,  le  Saint-Esprit  envoyé 
d'en-haut  se  fait  lui-même  des  hosties  raisonnables 
et  des  sacrifices  vivans  des  cœurs  des  disciples.  Les 
Juifs  ofTroient  autrefois  à  Dieu  à  la  Pentecôte  les 
prémices  de  leurs  moissons.  Aujourd'hui  Dieu  se 

i 


l54  POUR    LE    JOUR 

consacre  lui-même  par  son  Saint-Esprit  les  prémices 
du  christianisme ,  c'est-à-dire  les  premiers  fruits  du 
sang  de  son  Fils;  et  rend  les  commencemens  de 
l'Eglise  illustres  par  des  signes  si  admirables,  que 
tous  les  spectateurs  en  sont  étonnés.  Par  conséquent, 
mes  Frères,  avec  quelle  joie  devons-nous  célébrer 
ce  saint  jour?  Et  si  aujourd'hui  les  premiers  chré- 
tiens paroissent  si  visiblement  échaulîes  de  TEsprit 
de  Dieu,  n'est -il  pas  raisonnable  que  nous  mon- 
trions, par  une  sainte  et  divine  ardeur,  que  nous 
sommes  leurs  descendans?  Mais  afin  que  vous  péné- 
triez plus  à  fond  quelle  est  la  fête  que  nous  célé- 
brons, suivez,  s'il  vous  plaît,  ce  raisonnement. 

A  la  vérité  le  sang  du  Sauveur  nous  avoit  réconci- 
liés à  notre  grand  Dieu  par  une  alliance  perpétuelle; 
mais  il  ne  suffisoit  pas  pour  notre  salut  que  cette 
alliance  eût  été  conclue,  si  ensuite  elle  n'eût  été 
publiée.  C'est  pourquoi  Dieu  a  choisi  ce  jour  où  les 
Israélites  étoicnt  assemblés  par  une  solennelle  con- 
vocation, pour  y  faire  pui)lier  hautement  le  traité 
de  la  nouvelle  alliance  qu'il  lui  plaît  contracter  avec 
nous.  Et  c'est  ce  que  nous  montrent  ces  langues  de 
feu  qui  tombent  d'en-haut  sur  les  saints  apôtres  :  car 
d'autant  que  la  nouvelle  alliance  ,  selon  les  oracles 
des  prophéties,  devoit  être  solennellement  publiée 
par  le  ministère  de  la  prédication,  le  Saint-Esprit 
descend  en  forme  de  langues,  pour  nous  faire  en- 
tendre, par  cette  figure,  qu'il  donne  de  nouvelles 
langues  aux  saints  apôtres,  et  qu'dutant  qu'il  rem- 
plit de  personnes,  il  établit  autant  de  hérauts  qui 
publieront  les  articles  de  l'alliance  et  les  comman- 


DE    LA    PENTECOTE.  l55 

démens  de  la  loi  nouvelle,  partout  où  il  lui  plaira 
de  les  envoyer. 

En  effet,  entendez  l'apôtre  saint  Pierre  aussitôt 
après  la  descente  du  Saint-Esprit  5  voyez  comme  il 
exhorte  le  peuple,  et  annonce  la  remission  des  pé- 
clie's  au  nom  de  notre  Seigneur  Je'sus-Christ,  de'cla- 
rant  aux  habitans  de  Je'rusalem  ,  que  ce  Jésus  qu'ils 
ont  fait  mourir ,  «  Dieu  l'a  établi  le  Seigneur  et  le 
»  Christ  :  »  Quia  Doniiniim  eiun  et  Christiun  fecit 
Deus.  C'est  ce  que  saint  Pierre  prêche  aujourd'hui , 
comme  il  est  écrit  aux  Actes  (0  ;  et  cela,  dites-moi , 
chrétiens ,  n'est-ce  pas  faire  la  publication  de  la 
loi  nouvelle  et  de  la  nouvelle  alliance?  Je  joins  en- 
semble l'alliance  et  la  loi;  parce  qu'elles  ne  sont 
toutes  deux  qu'un  même  Evangile,  que  les  apôtres, 
comme  les  hérauts  du  grand  Dieu,  publient,  pre- 
mièrement dans  Jérusalem,  conformément  à  ce  que 
dit  Isaïe  :  «  La  loi  sortira  de  Sion,  et  la  parole  de 
»  Dieu  de  Jérusalem  ('^)  «. 

Mais  encore  que  la  publication  du  saint  Evangile 
dût  être  commencée  dans  Jérusalem ,  elle  ne  devoit 
pas  y  être  arrêtée.  Tous  les  prophètes  avoient  pro- 
mis que  la  loi  nouvelle  seroit  portée  jusqu'aux  extré- 
mités de  la  terre,  et  que  par  elle  toutes  les  nations 
et  toutes  les  langues  seroient  assujetties  au  vrai  Dieu. 
Comme  donc  la  loi  de  notre  Sauveur  n'étoit  pas 
faite  pour  un  seul  peuple,  certainement  il  n'étoit 
pas  convenable  qu'elle  fût  publiée  en  un  seul  lan- 
gage. Aussi  les  premiers  docteurs  du  christianisme, 
qui  avant  ce  jour  étoient  ignorans,  aujourd'hui  étant 
W^cMi.  a3.— -W/*.  11.3. 


l56  POUR    LE    JOUR 

pleins  de  l'Esprit  de  Dieu,  parlent  toutes  sortes  de 
langues ,  ainsi  que  remarque  le  texte  sacré.  Que  veut 
dire  ceci,  je  vous  prie?  Qui  ne  voit  que  le  Saint- 
Esprit  nous  enseigne  que  si  autrefois,  sous  la  loi,  il 
n'y  avoit  que  la  seule  langue  he'braïque  qui  fût  l'in- 
terprète des  secrets  de  Dieu;  aujourd'hui,  par  l'é- 
vangile de  Jésus-Christ,  toutes  les  langues  sont  con- 
sacrées, selon  cet  oracle  de  Daniel  :  «  Toutes  les 
»  langues  serviront  au  Seigneur  (0  ».  Etrange  et 
inconcevable  opération  de  cet  Esprit  qui  soufile  oii 
il  veut  !  De  toutes  les  parties  de  la  terre  où  les  Juifs 
ëtoient  dispersés,  il  en  étoit  venu  dans  Jérusalem 
pour  y  célébrer  la  fête  de  la  Pentecôte.  Les  apôtres 
parlent  à  cet  auditoire  mêlé  de  tant  de  peuples  di- 
vers et  de  langues  si  différentes;  et  cependant  cha- 
cun les  entend  ;  le  Romain  et  le  Parthe ,  le  Juif  et 
le  Grec,  le  Mède,  l'Egyptien  et  l'Arabe,  l'Africain, 
l'Européen  et  l'Asiatique  :  bien  plus,  dans  un  même 
discours  des  apôtres  ils  remarquent  tous  leur  propre 
langue;  il  semble  à  chacun  qu'on  lui  parle  la  langue 
que  sa  nourrice  lui  a  apprise  ;  et  c'est  pour  cela 
qu'ils  s'écrient  :  «  Ces  hommes  ne  sont-ils  pas  Ga- 
»  liléens?  comment  est-ce  donc  que  chacun  entend 
»  la  langue  dans  laquelle  il  est  né  (2)  »?  Fidèles, 
que  signifie  ce  nouveau  prodige?  C'est  que,  par  la 
grâce  du  christianisme  ,  toutes  les  langues  seront 
réunies;  l'Eglise  parlera  tous  les  langages  :  il  n'y  en 
aura  point  ni  de  si  rude ,  ni  de  si  barbare ,  dans  lequel 
la  vérité  de  Dieu  ne  soit  enseignée;  et  les  nations 
diverses  entrant  dans  l'Eglise ,  l'articulation  ,  à  la 
W  Act.  II.  7,  8, 


DE    LA    PENTECÔTE.  iH^ 

vérité,  sera  difFe'rente;  mais  il  n'y  aura  en  quelque 
sorte  qu'un  même  langage  ;  parée  que  tous  les 
peuples  fidèles ,  parmi  la  multiplicité  des  sons  et 
des  voix ,  n'auront  tous  qu'une  même  foi  à  la  bouche , 
et  une  même  vérité  dans  le  cœur. 

Autrefois  à  la  tour  de  Babel  l'orgueil  des  hommes 
a  partagé  les  langages  (0;  mais  l'humilité  de  notre 
Sauveur  les  a  aujourd'hui  rassemblés  ;  et  la  créance 
qui  devoit  être  commune  a  toutes  les  nations  de  la 
terre ,  est  publiée  dès  le  premier  jour  en  toutes  les 
langues.  Par  où  vous  voyez,  chrétiens,  selon  que  je 
l'ai  déjà  dit ,  que  le  mystère  que  nous  honorons  au- 
jourd'hui avec  tant  de  solennité,  c'est  la  publication 
de  la  loi  nouvelle.  Or  notre  Dieu  ne  s'est  pas  con- 
tenté qu'elle  ait  été  publiée  une  fois  ;  il  a  établi  pour 
toujours  les  prédicateurs,  qui,  succédant  à  la  fonc- 
tion des  apôtres ,  doivent  être  les  hérauts  de  son 
Evangile.  Et  ainsi  que  puis-je  faire  de  mieux,  en 
cette  sainte  et  bienheureuse  journée,  que  de  rap- 
peler en  votre  mémoire  sous  quelle  loi  vous  avez  à 
vivre?  Ecoutez  donc,  peuples  chrétiens,  je  vous  dé- 
nonce au  nom  de  Jésus,  par  la  parole  duquel  cette 
chaire  vous  doit  être  en  vénération;  je  vous  dénonce, 
dis-je ,  au  nom  de  Jésus,  que  vous  n'êtes  point  sous 
la  loi  mosaïque  :  elle  est  annullée  et  ensevelie  ;  mais 
Dieu  vous  a  appelés  à  la  loi  de  grâce,  à  l'Evangile, 
au  nouveau  Testament,  qui  a  été  signé  du  sang  du 
Sauveur,  et  scellé  aujourd'hui  par  l'Esprit  de  Dieu. 

Et  afin  que  vous  entendiez  quelle  est  la  loi  dont 
on  vous  délivre,  et  quelle  est  la  loi  que  l'on  vous 

{})  Gènes,  xi.  g. 


l58  POUR    LE    JOUR 

impose ,  je  vous  produis  Tapôtre  saint  Paul ,  qui  vous 
enseignera  cette  difiérence.  «  La  lettre  tue,  dit-il, 
:»  l'esprit  vivifie  « .  La  lettre ,  c'est  la  loi  mosaïque  ; 
l'esprit ,  comme  vous  verrez ,  c'est  la  loi  de  grâce  : 
et  ainsi,  en  suivant  l'apôtre  saint  Paul,  faisons  voir 
avec  l'assistance  divine ,  que  la  loi  mosaïque  nous 
tue ,  et  qu'il  n'y  a  que  la  loi  nouvelle  qui  nous  vivifie. 

Pour  pénétrer  le  sens  de  notre  passage ,  il  faut 
examiner,  avant  toutes  choses,  quelle  est  cette  lettre 
dont  parle  l'apôtre ,  quand  il  prononce  :  «  La  lettre 
»  tue  «.  Et  premièrement,  il  est  assuré  qu'il  veut 
parler  de  la  loi  mosaïque  :  mais  d'autant  que  la  loi 
mosaïque  a  plusieurs  parties,  on  pourroit  douter  de 
laquelle  il  parle.  Dans  la  loi  il  y  a  les  préceptes  cé- 
rémoniaux ,  comme  la  circoncision  et  les  sacrifices  ; 
et  il  y  a  les  préceptes  moraux,  qui  sont  compris 
dans  le  Décalogue  :  «  Tu  adoreras  le  Seigneur  ton 
»  Dieu  ;  tu  ne  te  feras  point  d'idole  taillée  ;  tu  ne 
))  déroberas  point  »  ,  et  le  reste  (0.  Quant  aux  pré- 
ceptes cérémoniaux,  il  est  très-constant  que  la  lettre 
tue;  d'autant  que  les  cérémonies  de  la  loi  ne  sont 
pas  seulement  abrogées,  mais  encore  expressément 
condamnées  dans  la  loi  de  grâce ,  suivant  ce  que  dit 
saint  Paul  aux  Galates  :  «  Si  vous  vous  faites  cir- 
»  concire,  Jésus-Christ  ne  vous  sert  de  rien  (2)  ». 
Est-ce  donc  de  cette  partie  de  la  loi,  qui  ordonnoit 
les  anciennes  observations,  que  l'apôtre  décide  que 
la  lettre  tue?  ou  bien  cette  sentence  plutôt  ne  doit- 
elle  point  s'appliquer  à  certaines  expressions  figu- 
rées qui  sont  en  divers  endroits  de  la  loi ,  qui  ont 

CO  Deut.  V.  8,  19.  — (')  Gai.  v.  a. 


DE    LA    PENTECOTE.  Ijg 

un  sens  très-pernicieux,  si  on  les  explique  trop  à  la 
lettre  ?  desquelles  pour  cette  raison  on  peut  dire 
que  la  lettre  tue;  ou  si  ce  n'est  ni  Tune  ni  l'autre 
de  ces  deux  choses  que  l'apôlre  veut  de'signer  par 
ces  mots,  parle-t-il  point  peut-être  du  De'calogue? 
A  quelle  opinion  nous  rangerons-nous?  Je  réponds 
qu'il  parle  du  Décalogue  qui  fut  donné  à  Moïse  sur 
la  montagne;  et  je  le  prouve  par  une  raison  invin- 
cible. Car  dans  ce  même  troisième  chapitre  de  la 
deuxième  aux  Corinthiens,  où  saint  Paul  nous  en- 
seigne que  la  lettre  tue  ;    immédiatement  après , 
parlant  de  la  loi,  il  l'appelle,  «  Le  ministère  de 
»  mort  qui  a  été  taillé  dans  la  pierre  »   :   Minis- 
tratio   mortis ,   litteris  dtiformala  in  lapidibus  (0. 
Qu'est-ce  qui  a  été  gravé  dans  la  pierre  ?  aucun  de 
nous  pourroit-il  ignorer  que  ce  sont  les  dix  préceptes 
du  Décalogue;  que  ces  dix  commandemens  de  la 
loi ,  qui  défendent  le  mal  si  ouvertement ,  c'est  ce 
que  l'apôtre  appelle  la  lettre  qui  tue?  Et  d'ailleurs 
le  ministère  de  mort  n'est-ce  pas  la  lettre  qui  tue  ? 
Concluons  donc  maintenant  et  disons  :  Sans  doute 
le  ministère  de  mort  et  la  lettre  qui  tue  c'est  la  même 
chose  :  or  la  loi  qui  a  été  gravée  sur  la  pierre,  c'est- 
à-dire  ,  les   préceptes    du  Décalogue ,  selon  saint 
Paul,  c'est  le  ministère  de  mort;  et  partant  les  pré- 
ceptes du  Décalogue ,  ces  préceptes  si  saints  et  si 
justes,  selon  la  doctrine  du  saint  apôtre,  sont  indu- 
bitablement la  lettre  qui  tue.  Et  pour  confirmer 
cette  vérité,  le  même,  aux  Romains,  que  ne  dit-il 
pas  de  la  loi  ?  «  Je  ne  connoîtrois  pas  le  péché , 

(0  //.  Cor.  III.  7. 


l6o  POUR    LE    JOUR 

3)  dit-il  (0  ,  si  îa  loi  n  avoit  dit ,  Tu  ne  convoiteras 
»  point  ».  Sur  quoi  l'incomparable  saint  Augustin 
raisonne  ainsi  très  -  doctement  à  son  ordinaire  (2)  : 
Où  est-ce  que  la  loi  dit ,  Tu  ne  convoiteras  point  ? 
chacun  sait  que  cela  est  écrit  dans  le  De'calogue. 
C'est  donc  du  Décalogue  que  parle  l'apôtre,  et  c'est 
ce  qu'il  entend  par  la  loi  :  et  par  conse'quent,  lors- 
qu'il dit  :  «  Les  passions  des  péche's  qui  sont  par  la 
»  loi  P)  »  ,  c'est  du  Décalogue  qu'il  parle;  et  quand 
il  répète  si  souvent  la  loi  de  péché  et  de  mort ,  c'est 
encore  du  Décalogue  qu'il  parle. 


Au  lieu  que  la  loi  mosaïque  avoit  été  gravée  sur 
des  pierres  ,  la  loi  de  la  nouvelle  alliance,  que  Jésus 
est  venu  annoncer  au  monde,  a  été  écrite  dans  le 
fond  des  cœurs,  comme  dans  des  tables  vivantes. 
C'est  là  le  mystère  que  nous  honorons;  et  c'est  ce 
qu'avoient  prédit  les  anciens  oracles,  qu'il  y  auroit 
un  jour  une  loi  nouvelle  qui  seroit  écrite  dans  l'es- 
prit des  hommes,  et  gravée  profondément  dans  les 
cœurs  :  Dabo  legem  uieani  in  cordibus  eoriun  (4). 
C'est  pour  cela  que  le  Saint-Esprit  remplit  aujour- 
d'hui l'Eglise  naissante;  et  que,  non  content  de 
paroître  aux  yeux  sous  une  apparence  visible,  il  se 
coule  efficacement  dans  les  âmes  pour  leur  enseigner 
au  dedans  ce  que  la  loi  leur  montre  au  dehors. 

Mais  comme  il  importe  que  nous  pénétrions  ce  que 
c'est  que  cette  loi  gravée  dans  les  cœurs,  et  quellç 

(0  Rom.  VII.  7.  —  (=»)  Lib.  de  Spirit.  et  Litt.n.  33,  24,  toni.  x,  coL 
98 ,  99-  —  ^)  Kom.  vil.  5.  —  (4)  Jereiti.  xxxi.  33. 

est 


DE    LA    PENTECÔTE.  l6l 

est  la  nécessité  de  cette  influence  secrète  de  l'Esprit 
de  Dieu  dans  nos  âmes,  écoutez  l'apôtre  saint  Paul, 
qui  nous  expliquera  ce  mystère  dans  les  quatre  mots 
que  j'ai  rapportés  :  «  La  lettre  tue,  l'esprit  vivifie  ». 
Pour  comprendre  solidement  sa  pensée,  remarquons 
deux  grands  effets  de  la  loi  :  elle  dirige  ceux  qui  la 
reçoivent,  elle  condamne  ceux  qui  la  rejettent;  elle 
est  la  règle  des  uns,  le  juge  des  autres  :  de  sorte  que 
nous  pouvons  distinguer  comme  deux  qualités  dans 
la  loi.  Il  y  a  son  équité  qui  dirige,  il  y  a  sa  vérité 
qui  condamne;  et  il  faut  nécessairement,  ou  que 
nous  suivions  la  première,  ou  que  nous  souffrions  la 
seconde;  c'est-à-dire,  que  si  l'équité  ne  nous  règle, 
la  sévérité  nous  accable  ;  et  que  la  force  delà  loi  est 
telle ,  qu'il  faut  qu'elle  nous  gouverne  ou  qu'elle 
nous  perde  :  ceux  qui  s'y  attachent  se  rangent  eux-, 
mêmes  en  se  conformant  à  la  règle  ;  ceux  qui  la 
choquent  se  brisent  contre  elle.  La  loi  tue  lorsqu'elle 
nous  dit  :  Si  tu  n'obéis,  tu  mourras  de  mort  (0,  et 
la  loi  aussi  vivifie  ;  parce  qu'il  est  écrit  dans  les  saintes 
Lettres  :  «  Fais  ces  choses  et  tu  vivras  »  :  elle  tue 
ceux  qu'elle  condamne,  elle  vivifie  ceux  qu'elle  di- 
rige. Mais  il  y  a  cette  différence  notable  par  laquelle' 
nous  connoîtrons  le  sens  de  Tapôtre  dans  le  passage 
que  nous  traitons  :  c'est  que  la  loi  suffit  toute  seule' 
pour  donner  la  mort  au  pécheur,  et  qu'elle  ne  suflit  pas' 
toute  seule  pour  donner  le  salut  au  juste  ;  et  la  raison 
en  est  évidente.  Pour  donner  la  mort  au  pécheur , 
c'est  assez  que  la  loi  prononce  au  dehors  la  sentence 
qui  le  condamne;  et  c'est  ce  qu'elle  fait  toute  seule 

(0  Exod.  XXI.  la,  etseq. 

BOSSUET.  XIV.  II 


l62!  POUR    LE    JOUR 

avec  une  autorité  souveraine  :  au  contraire ,  pour 
donner  la  vie ,  il  faut  qu'elle  soit  écrite  au  dedans , 
parce  que  c'est  là  qu'elle  doit  agir  ;  et  elle  n'y  peut 
entrer  par  ses  propres  forces  :  elle  retentit  aux 
preilles ,  elle  brille  devant  les  yeux  ;  mais  elle  ne  pé- 
nètre point  dans  le  cœur  :  il  faut  que  le  Saint-Esprit 
lui  ouvre  l'entrée  ;  par  où  nous  pouvons  aisément 
comprendre  le  raisonnement  de  l'apôtre.  Tant  que 
1^  loi  demeure  hors  de  nous ,  qu'elle  frappe  seule- 
ment les  oreilles ,  elle  ne  sert  qu'à  nous  condamner; 
c'est  pourquoi  c'est  une  lettre  qui  tue  :  et  lorsqu'elle 
entre  dans  l'intérieur ,  pour  y  opérer  le  salut  des 
hommes,  c'est  le  Saint  -  Esprit  qui  l'y  grave  ;  c'est 
pourquoi  c'est  l'esprit  qui  nous  vivifie.  Comme  nous 
sommes  tout  ensemble  durs  et  ignorans ,  il  ne  suffit 
pas  de  nous  enseigner;  il  faut  encore  nous  amollir. 
Ainsi  vous  n'avez  rien  fait,  ô  divin  Sauveur,  de  nous 
avoir  prêché  au  dehors  les  préceptes  de  votre  Evan- 
gile, si  vous  ne  parlez  au  dedans  d'une  manière 
secrète  et  intérieure,  par  l'effusion  de  votre  Esprit 
saint*  De  là  il  est  facile  d'entendre  quelle  est  l'opé- 
ration de  la  loi,  et  quelle  est  celle  de  l'Esprit  de 
Dieu.  Parce  qu'il  voit  que  la  loi  nous  tue,  quand  elle 
agit  seulement  au  dehors ,  il  l'écrit  dans  le  fond  du 
cœur ,  afin  qu'elle  nous  donne  la  vie.  L'équité  de  la 
loi  se  présente  à  nous,  sa  sévérité  nous  menace;  et 
le  Saint-Esprit  qui; nous  meut,  afin  que  nous  puis- 
sions éviter  la  sévérité  qui  condamne ,  nous  fait 
aimer  l'équité  qui  règle;  de  peur  que  nous  soyons 
captifs  sous  la  loi  comme  criminels,  il  fait  que  nous 
l'embrassons  comme  ses  amis;  et  c'est  ainsi  qu'il  nous 


DE    LA    PENTECÔTE.  i6'S 

vivifie.  De  sorte  que  tout  le  dessein  de  Tapôtre ,  dans 
le  passage  que  nous  expliquons ,  c'est  en  premier 
lieu  de  nous  faire  voir  la  loi  ennemie  de  l'homme 
pécheur,  qui  le  tue  et  qui  le  condamne;  et  ensuite 
l'homme  pe'cheur,  devenu  ami  de  la  loi,  qui  l'em- 
brasse et  qui  la  che'rit  par  l'opération  de  la  grâce.  Et 
qu'est-ce  qu'écrire  la  loi  dans  nos  cœurs,  sinon  faire 
que  nous  l'aimions  d'une  affection  si  puissante,  que, 
malgré  tous  les  obstacles  du  monde,  elle  devienne 
la  règle  de  notre  vie  ? 


l64  POUR    LE    JOUR 


IV  SERMON 

POUR 

LE  JOUR  DE  LA  PENTECÔTE. 


Quel  est  l'esprit  du  christianisme.  Mépriser  les  présens  du  monde, 
sa  haine  et  sa  fureur  j  trois  maximes  de  la  générosité  chrétienne. 
Avec  quel  courage  les  apôtres  et  les  premiers  chrétiens  méprisent 
les  présens  du  monde,  attaquent  sa  haine,  triomphent  de  ses  me- 
naces. Merveilleuse  union  que  le  Saint-Esprit  fait  de  leurs  cœurs. 
Pourquoi  ne  devons-nous  pas  nous  regarder  en  nous-mêmes  ,  mais 
dans  Tunité  de  tout  le  corps  dont  nous  sommes  membres.  L'envie 
et  la  dureté  exterminées  par  la  fraternité  chrétienne. 


Spiritum  nolite  extinguere. 

N'éteignez  pas  VEsprit.  I.  Thessal.  v.  ig. 

CiETTE  joie  publique  et  universelle,  qui  se  répand 
par  toute  la  terre  dans  cette  auguste  solennité,  avertit 
les  chrétiens  de  se  souvenir  que  c'est  en  ce  jour  que 
l'Eglise  est  née ,  et  que  nous  sommes  nés  avec  elle 
par  la  grâce  de  la  nouvelle  alliance.  Il  n'est  point 
de  nations  si  barbares,  ni  de  peuples  si  éloignés  qui 
ne  soient  invités  par  le  Saint-Esprit  à  la  fête  que 
nous  célébrons.  Si  étrange  que  soit  leur  langage,  ils 
pourront  tous  l'entendre  aujourd'hui  dans  la  bouche 
des  saints  apôtres;  et  Dieu  nous  montre,  par  ce  mi- 


DELAPE.NTECÔTE.  l6i> 

racle,  que  cette  Eglise  si  resserrée,  que  nous  voyons 
naître  en  un  coin  du  monde,  remplira  un  jour  tout 
l'univers,  et  attirera  tous  les  peuples  ;  puisque  déjà 
dès  sa  tendre  enfance  elle  parle  toutes  les  langues  : 
afin.  Mesdames,  que  nous  entendions  que  si  la  con- 
fusion de  Babel  les  a  autrefois  divisées,  la  charité 
chrétienne  les  unira  toutes,  et  qu'il  n'y  en  aura  point 
de  si  rude  ni  de  si  irrégulière  en  laquelle  on  ne  prêche 
le  Sauveur  Jésus  et  les  mystères  de  son  Evangile.  Que 
reste-t-il  donc  maintenant  ?  sinon  que  participant  de 
tout  notre  cœur  à  la  joie  commune  de  tout  le  monde, 
nous  tâchions  de  nous  revêtir  de  Tesprit  de  cette 
Eglise  naissante,  c'est-à-dire  du  Saint-Esprit  même; 
après  que  nous  aurons  imploré  sa  grâce  par  l'inter- 
cession de  Marie,  qui  le  reçoit  aujourd'hui  avec 
tous  les  autres;  mais  qui  étoit  accoutumée  dès  long- 
temps à  sa  bienheureuse  présence,  puisqu'il  était 
survenu  en  elle,  lorsque  l'Ange  la  salua  par  ces  mots: 
Ave  ,  Maria. 

Puisque  cette  sainte  journée  fait  revoir  à  tous  les 
fidèles  la  solennité  bienheureuse  en  laquelle  l'Esprit 
de  Dieu  se  répandit  avec  abondance  sur  les  disciples 
de  Jésus-Christ,  et  sur  son  Eglise  naissante  ;  je  me 
persuade  aisément,  âmes  saintes  et  religieuses,  que 
rappelant  en  votre  mémoire  une  grâce  si  signalée , 
vous  aurez  aussi  préparé  vos  cœurs  pour  la  recevoir 
en  vous-mêmes,  et  pour  être  les  temples  vivans  de  ce 
Dieu  qui  descend  sur  nous.  Que  si  je  ne  me  trompe 
pas  dans  cette  pensée  ;  s'il  est  vrai ,  comme  je  l'es- 
père, que  le  Saint-Esprit  vous  anime,  et  que  vous 
brûliez  de  ses  flammes  5  que  puis-je  faire  de  plus  con- 


l66  POUR    LE    JOUR 

venable  pour  édifier  votre  piété,  que  de  vous  exhor- 
ter, autant  que  je  puis,  à  conserver  cette  ardeur  di- 
vine ,  en  vous  disant  avec  l'apôtre  :  Spiritum  nolite 
extinguere  :  «  Gardez -vous  d'éteindre  l'Esprit  m. 
Car,  mes  Sœurs ,  ce  divin  Esprit  qui  est  tombé  sur 
les  saints  apôtres,  sous  la  forme  visible  du  feu,  se 
répand  encore  invisiblement  dans  tout  le  corps  de 
FEglise  :  il  ne  descend  pas  sur  la  terre  pour  passer 
légèrement  sur  les  cœurs  ;  il  vient  établir  sa  demeure 
dans  la  sainte  société  des  fidèles  :  jipud  vos  mane- 
bit  (0.  C'est  pourquoi  nous  apprenons,  par  les  Ecri- 
tures ,  qu'il  y  a  un  esprit  nouveau  (2) ,  un  esprit  du 
christianisme  et  de  l'Evangile,  dont  nous  devons  tous 
être  revêtus  ;  et  c'est  cet  esprit  du  christianisme  que 
saint  Paul  nous  défend  d'éteindre.  Il  faut  donc  en- 
tendre aujourd'hui  quel  est  cet  esprit  de  la  loi  nou- 
velle qui  doit  animer  tous  les  chrétiens  ;  et  pour  le 
comprendre  solidement,  écoutez,  non  point  mes 
paroles,  mais  les  saints  enseignemens  de  l'apôtre, 
que  je  choisis  pour  mon  conducteur.  Grand  Paul , 
expliquez-nous  ce  mystère. 

Nous  voyons  par  expérience  que  chaque  assem- 
blée, chaque  compagnie  a  son  esprit  particulier; 
et  quand  nos  charges  ou  nos  dignités  nous  donnent 
place  dans  quelque  corps,  aussitôt  on  nous  avertit 
de  prendre  l'esprit  de  la  compagnie  dans  laquelle 
nous  sommes  entrés.  Quel  est  donc  l'esprit  de  l'E- 
glise ,  dont  notre  baptême  nous  a  fait  les  membres  ? 
et  quel  est  cet  esprit  nouveau  qui  se  répand  aujour- 
d'hui sur  les  saints  apôtres  ,  et  qui  doit  se  commu- 
niquer à  tous  les  disciples  de  l'Evangile?  Chrétiens, 

i^)  Joan.  XIV.  17.  —  i"*)  Ezech.  xi.  19.  xxxvi.  î»6. 


DE    LÀ    PENTECÔTE.  l6- 

voici  la  réponse  de  l'incorapai  able  docteur  des  gen- 
tils. Non  dédit  nobis  Deus  spiritum  timoris  ;  sed 
'virtutis  et  dilectionis  (0  :  «  Sache,  dit-il ,  ïnon  cher 
))  Timothe'e  ,  car  c'est  à  lui  qu'il  e'ciit  ces  inôts  , 
M  que  Dieu  ne  nous  donne  pas  un  esprit  de  crainte  ; 
3)  mais  un  esprit  de  force  et  d'amour  m  :  par  consé- 
quent saint  Paul  nous  enseigne  que  cet  esprit  de 
force  et  de  charité,  c'est  le  véritable  esprit  du  chris- 
tianisme. 

Mais  il  faut  entrer  plus  avant  dans  le  sentiment 
de  l'apôtre;  et  pour  cela  remarquez,  Messieurs  ,  que 
la  profession  du  christianisme  a  deux  grandes  obli* 
gâtions  que  Jésus-Christ  nous  a  imposées.  Il  oblig« 
premièrement  ses  disciples  à  l'exercice  d'une  rude 
guerre  ;  il  les  oblige  secondement  à  une  sainte  et 
divine  paix.  Il  les  prépare  à  la  guerre,  quand  il  les 
avertit  en  plusieurs  endroits  que  tout  le  monde  leur 
résistera;  c'est  pourquoi  il  veut  qu'ils  soient  violens; 
et  il  les  oblige  à  la  paix ,  lorsque ,  malgré  ces  contra- 
dictions, il  leur  ordonne  d'être  pacifiques.  Il  les 
prépare  à  la  guerre ,  quand  il  les  envoie  «  au  milieu 
3)  des  loups  »  ;  In  medio  luporum  :  et  il  les  oblige 
à  la  paix ,  quand  il  veut  qu'ils  soient  «  des  brebis  »  ; 
Sicut  oves  (2)  :  il  les  prépare  à  la  guerre  ,  quand  il 
dit  dans  son  Evangile  qu'il  jette  un  glaive  au  milieu 
du  monde ,  pour  être  le  signal  du  combat  :  Non 
'veni  pacetn  mittere^  sed  ^ladium  (3)  ;  et  il  les  oblige 
à  la  paix  ,  quand  il  promet  d'allumer  un  feu  pour 
être  le  principe  de  la  charité  :  Ignem  ireni  Tnittére 
in  terrani  (4).  Il  y  a  donc  une  sainte  guerre  pour  coAi- 
battre  contre  le  monde ,  et  il  y  a  une  paix  du  chris- 


l68  POUR    LE    JOUE. 

lianisme  pour  nous  unir  en  notre  Seigneur.  Pour 
soutenir  de  si  longs  combats,  nous  avons  besoin  d'un 
esprit  de  force  ;  et  pour  maintenir  cette  paix ,  l'es- 
prit de  charité  nous  est  nécessaire  ;  c'est  pourquoi 
saint  Paul  nous  enseigne  que  «  Dieu  ne  nous  donne 
5)  pas  un  esprit  de  crainte,  mais  un  esprit  de  force 
»  et  de  charité  (0  »  ;  et  tel  est  l'esprit  du  christia- 
nisme dont  les  apôtres  ont  été  remplis. 

En  effet,  considérons  attentivement  l'histoire  de 
l'Eglise  naissante;  qu'y  voyons -nous  d'extraordi- 
naire ,  et  en  quoi  y  remarquons-nous  cet  esprit  du 
christianisme  ?  En  ces  deux  effets  admirables ,  je 
veux  dire,  en  la  fermeté  invincible,  et  en  la  sainte 
union  de  tous  les  fidèles  ;  et  vous  le  verrez  claire- 
ment, si  vous  voulez  seulement  entendre  ce  que 
saint  Luc  a  dit  dans  les  Actes  :  «  Ils  furent  remplis 
5)  de  l'Esprit  de  Dieu  »  :  Repleti  sunt  omnes  Spiritu 
sancto ;  et  de  là  qu'est- il  arrivé?  Deux  choses  que 
saint  Luc  a  bien  remarquées  :  Loquebantur  cum 
fîdiicia  (2)  :  premièrement ,  «  ils  parlèrent  avec  fer- 
j)  meté  »  :  voyez- vous  pas  cet  esprit  de  force?  Et 
il  ajoute  aussitôt  après  :  «  Et  ils  n'étoient  tous  qu'un 
5)  cœur  et  qu'une  ame  »  :  Cor  unum  et  anima  una  (3); 
et  c'est  l'esprit  de  la  charité.  Voilà  donc ,  et  n'en 
doutez  pas,  quel  est  l'esprit  du  christianisme;  voilà 
quel  étoit  l'esprit  de  nos  pères  :  esprit  courageux  , 
esprit  pacifique  ;  esprit  de  fermeté  et  de  résistance , 
esprit  de  charité  et  de  douceur  :  esprit  qui  se  met 
au-dessus  de  tout  par  sa  force  et  par  sa  vigueur  ; 
c(  esprit  qui  se  met  au-dessous  de  tous  par  la  con- 
w  descendance  de  sa  charité  »  :  Per  charitatem  ser- 

(0 //.  Tim.  I.  7.  -.  W  u4ct.  IV.  3i.  —  13)  JiiJ,  32. 


DE    LA    PENTECÔTE.  ïGg 

Vite  inyicem  (0.  Tel  est  l'esprit  de  la  loi  nouvelle  : 
«  chrétiens  ,  ne  l'éteignez  pas  »  :  Spiritum  nolite 
exiinguere  (2).  Imitez  l'Eglise  naissante,  et  la  fer- 
veur de  ces  premiers  temps ,  dont  je  vous  dois  au- 
jourd'hui proposer  l'exemple.  Conservez  cet  esprit 
de  force,  par  lequel  vous  pourrez  combattre  le 
monde  :  conservez  cet  esprit  d'amour,  pour  vivre 
en  l'unité'  de  vos  frères  dans  la  paix  du  christia- 
nisme :  deux  points  que  je  traite  en  peu  de  paroles, 
avec  le  secours  de  la  grâce. 

PREMIER  POINT. 

Disojvs  donc,  avant  toutes  choses,  que  les  chré- 
tiens doivent  être  forts,  et  que  l'esprit  du  christia- 
nisme est  un  esprit  de  courage  et  de  fermeté  :  car 
si  nous  voyons ,  dans  l'histoire  ,  que  des  peuples  se 
vantoient  d'être  belliqueux  ;  parce  que  dès  leur 
première  jeunesse  on  les  préparoit  à  la  guerre,  on 
les  durcissoit  aux  travaux ,  on  les  accoutumoit  aux 
périls  ;  combien  devons-nous  être  forts ,  nous  qui 
sommes  dès  notre  enfance  enrôlés  par  le  saint  bap- 
tême à  une  milice  spirituelle,  dont  la  vie  n'est  que 
tentation ,  dont  tout  l'exercice  est  la  guerre ,  et  qui 
sommes  exposés  au  milieu  du  monde  comme  dans 
un  champ  de  bataille ,  pour  combattre  mille  enne- 
mis découverts  ,  et  mille  ennemis  invisibles  ?  Parmi 
tant  de  diflicultés  et  tant  de  périls  qui  nous  envi- 
ronnent, devons-nous  pas  être  nourris  dans  un  es- 
prit de  force  et  de  fermeté,  afin  d'être  toujours  im- 
mobiles, malgré  les  plaisirs  qui  nous  tentent,  mal- 
gré les  afflictions  qui  nous  frappent ,  malgré  les 

(0  Gai.  V.  i3.  —  W  //.  Tim.  v.  19. 


lyO  POUR    LE    JOUR 

tempêtes  qui  nous  menacent?  Aussi  voyons-nous, 
dans  les  Ecritures ,  que  Dieu ,  pre'voyant  les  com- 
bats où  il  engageoit  ses  fidèles ,  «  leur  ordonne  de 
»  se  renfermer  et  de  demeurer  en  repos,  jusqu'à  ce 
»  qu'il  les  ait  revêtus  de  force  »  :  Sedete  in  cwitate  j, 
quoadusque  induamini  virlute  ex  alto  (0  ;  leur  mon- 
trant par  cette  parole,  que,  pour  soutenir  les  efforts 
qui  attaquent  les  enfans  de  Dieu  en  ce  monde ,  il 
faut  une  fermeté  extraordinaire. 

C'est  ce  qui  m'oblige,  Messieurs,  à  vous  propo- 
ser aujourd'hui  trois  maximes  fondamentales  de  la 
générosité  chrétienne,  lesquelles  vous  verrez  pra- 
tiquées dans  l'histoire  du  christianisme  naissant,  et 
dans  la  conduite  de  ces  grands  hommes  que  le 
Saint-Esprit  remplit  en  ce  jour  :  voici  quelles  sont 
ces  maximes,  que  je  vous  prie  d'imprimer  dans 
votre  mémoire.  Mépriser  les  présens  du  monde  ,  ses 
richesses ,  ses  biens ,  ses  plaisirs  ;  voilà  la  première 
maxime.  Mais  parce  qu'en  refusant  les  présetis  du 
inonde,  on  encourt  infailliblement  ses  disgrâces; 
non -seulement  mépriser  ses  biens,  mais  encore 
mépriser  sa  haine,  et  ne  pas  craindre  de  lui  dé- 
plaire ;  voilà  la  seconde  maxime.  Et  comme  sa  haine 
étant  méprisée  se  tourne  en  une  fureur  implacable , 
non -seulement  mépriser  sa  haine,  mais  sa  rage; 
mais  ses  menaces,  et  enfin  se  mettre  au-dessus  des 
maux  que  la  fureur  la  plus  emportée  peut  faire  souf- 
frir  à  notre  innocence  ;  voilà  la  troisième  maxitne  : 
c'est  ce  qu'il  nous  faut  expliquer  par  ordre. 

La  première  maxime  de  force  que  nous  donne 
l'esprit  du  christianisme,  c'est  de  mépriser  les  pré- 

(')  Luc.  XXIV.  49- 


DE    LA    PENTECOTE.  l'J  l 

sens  du  monde;  et  la  raison  en  est  évidente  :  car 
c'est  un  principe  très-indubitable  que  notre  estime 
ou  notre  mépris  suivent  les  idées  dont  nous  sommes 
pleins,  et  les  espérances  que  Ton  nous  donne. 
Voyons  donc  de  quelles  idées  nous  remplit  l'esprit 
du  christianisme,  et  quels  désirs  il  excite  en  nous. 
Il  faut  que  vous  l'appreniez  de  saint  Paul,  par  ces 
excellentes  paroles  qu'il  adresse  aux  Corinthiens  : 
Non  enini  spiritum  hujiis  mundi  accepimus  :  ce  Nous 
»  n'avons  pas  reçu  l'esprit  de  ce  monde  »  ;  fet  par 
conséquent  concluez  que  le  chrétien  véritable  n'est 
pas  plein  des  idées  du  monde.  Quel  esprit  avons- 
nous  reçu?  Sed  Spiritum  qui  ex  Deo  est  :  «  un  Es- 
))  prit  qui  est  de  Dieu  m  ,  dit  saint  Paul ,  et  il  en 
ajoute  cette  raison  :  «  Afin  que  nous  sachions,  pour- 
3)  suit-il ,  toutes  les  choses  que  Dieu  nous  donne  »  ; 
Ut sciamus  quœ  a  Deo  donata sunt nobis  {^) .  Quelles 
sont  ces  choses  que  Dieu  nous  donne,  sinon  l'adop- 
tion des  enfans,  l'égalité  avec  les  anges,  l'héritage 
de  Jésus -Christ,  la  communication  de  sa  gloire,  la 
société  de  son  trône?  Voilà  quelles  sont  les  idées  que 
le  Saint-Esprit  imprime  en  nos  amos  :  il  y  grave  l'idée 
d'un  bien  éternel,  d'un  trésor  qui  ne  se  perd,  d'une 
vie  qui  ne  finit  pas ,  d'une  paix  immuable  et  per- 
pétuelle. Si  je  suis  plein  de  ces  grandes  choses,  et  si 
j'ai  l'esprit  occupé  d'espérances  si  relevées,  puis -je 
estimer  les  présens  du  monde  !  Car,  ô  monde,  qu'op- 
poseras-tu à  ces  biens  infinis  et  inestimables?  Des 
plaisirs?  mais  seront-ils  purs?  Des  honneurs?  seront- 
ils  solides?  La  faveur?  est-elle  durable?  La  fortune? 
est-elle  assurée?  Quelque  grand  établissement  ?  es-tu 

CO/.  Cor.  II.  la. 


17^  POUR    LE    JOUR 

capable  de  m'en  garantir  une  jouissance  paisible,  et 
me  rendras-tu  immortel  pour  posse'der  ces  biens  sans 
inquie'tude?quine  sait  qu'il  est  impossible?  La  figure 
de  ce  monde  passe;  tout  ce  que  les  hommes  esti- 
ment n'est  que  folie  et  illusion  ;  et  l'Esprit  de  grâce 
que  j'ai  reçu ,  me  remplissant  des  grandes  ide'es  des 
biens  éternels  qui  me  sont  donnés ,  m'a  élevé  au-des- 
sus du  monde,  et  ses  présens  ne  me  sont  plus  rien. 
Telle  est  la  première  maxime  de  la  générosité  chré- 
tienne. 

Mais,  fidèles,  ce  n'est  pas  assez  :  si  vous  n'aimez 
pas  le  monde ,  il  vous  haïra ,  ceux  qui  méprisent  les 
présens  du  monde  encourent  infailliblement  sa  dis- 
grâce; et  il  faut  ou  s'engager  avec  lui,  en  recevant 
ses  faveurs,  ou  rompre  ouvertement  ses  liens ,  et  ne 
pas  craindre  de  lui  déplaire  ;  et  c'est  la  seconde 
maxime  de  l'esprit  du  christianism  e.  Car  c'est  une  vé- 
rité très-constante,  que  jamais  les  hommes  ne  pro- 
duiront rien  qui  soit  digne  de  l'Evangile  et  de  l'esprit 
de  la  loi  nouvelle ,  tant  qu'on  n'aura  pas  le  courage 
de  renoncer  à  la  complaisance ,  et  de  se  résoudre  à 
déplaire  aux  hommes.  En  effet,  considérez,  chré- 
tiens, les  lois  tyranniques  et  pernicieuses  que  le 
monde  nous  a  imposées  contre  les  obligations  de 
notre  baptême.  N'est-ce  pas  le  monde  qui  dit  que 
de  pardonner,  c'est  foiblesse,  et  que  c'est  manquer 
de  courage,  que  de  modérer  son  ambition?  N'est-ce 
pas  le  monde  qui  veut  que  la  jeunesse  coure  aux  vo- 
luptés ,  et  que  l'âge  plus  avancé  n'ait  de  soin  que 
pour  s'établir,  et  que  tout  cède  à  l'intérêt?  N'est-ce 
pas  une  loi  du  monde,  qu'il  faut  nécessairement 
s'avancer,  s'il  se  peut  par  les  bonnes  voies,  sinon 


DE    LA    Ï»ENTECÔTE.  Iij3 

s'avancer  par  quelque  façon  ;  s'il  le  faut ,  par  la  flat- 
terie; s'il  est  besoin,  même  par  le  crime?  N'est-ce 
pas  ce  que  dit  le  monde?  ne  sont-ce  pas  ses  lois  et 
ses  ordonnances?  Et  pourquoi  sont -elles  suivies? 
d'où  leur  vient  cette  autorité  qu'elles  se  sont  ac- 
quise par  toute  la  terre  ?  est-ce  de  la  raison ,  ou  de 
la  justice?  Mais  Je'sus-Christ  les  a  condamnées,  et  il 
a  donné  tout  son  sang  pour  nous  délivrer  de  leur 
servitude  :  d'où  vient  donc  que  ces  lois  maudites 
régnent  encore  par  toute  la  terre ,  contre  la  doc- 
trine de  l'Evangile?  Je  ne  craindrai  pas  d'assurer 
que  c'est  la  crainte  de  déplaire  aux  hommes ,  qui 
leur  donne  cette  autorité. 

Mais  peut-être  que  vous  jugerez  que  ce  n'est  pas 
à  la  complaisance  qu'il  faut  imputer  tout  ce  crime , 
et  qu'il  en  faut  aussi  accuser  nos  autres  inclinations 
corrompues.  Non,  mes  Sœurs,  je  n'accuse  qu'elle, 
et  je  m'appuie  sur  cette  raison  :  car  je  confesse  faci- 
lement que  nos  mauvaises  inclinations  nous  jettent 
dans  de  mauvaises  pratiques  ;  mais  je  nie  que  ce 
soient  nos  inclinations  qui  leur  donnent  la  force  de 
lois  auxquelles  on  n'ose  pas  contredire.  Ce  qui  les 
érige  en  force  de  lois ,  et  ce  qui  contraint  à  les  sui- 
vre, par  une  espèce  de  nécessité,  c'est  la  tyrannie 
de  la  complaisance  ;  parce  qu'on  a  honte  de  demeu- 
rer seul ,  parce  qu'on  n'ose  pas  s'écarter  du  chemin 
que  l'on  voit  battu  ,  parce  qu'on  craint  de  déplaire 
aux  hommes;  et  on  dit  pour  toute  raison  :  C'est  ainsi 
qu'on  vit  dans  le  monde;  il  faut  faire  comme  les  au- 
tres :  tellement  que  ces  lois  damnables  que  le  monde 
oppose  au  christianisme,  il  faut  quelqu'un  pour  les 
proposer  et  quelqu'un  pour  les  établir  :  nos  inclina- 


1^4  POUR    LE    JOUR 

lions  les  proposent  et  nos  inclinations  les  conseillent  ; 
mais  c'est  la  crainte  de  déplaire  aux  hommes  qui 
leur  donne  Fautorité  souveraine.  C'est  ce  que  pré- 
yoyoit  le  divin  apôtre,  lorsqu'il  avertit  ainsi  les 
fidèles  :  «  Vous  avez  été  achetés  d'un  grand  prix  ; 
»  ne  vous  rendez  pas  esclaves  des  hommes  »  ;  Nolite 
fieri  servi  hominum  (0.  En  effet,  ne  le  sens-tu  pas 
que  tu  te  jettes  dans  la  servitude ,  quand  tu  crains 
de  déplaire  aux  hommes ,  et  quand  tu  n'oses  résister 
à  leurs  sentimens;  esclave  volontaire  des  erreurs 
d'autrui. 

Chrétiens,  ce  n'est  pas  là  notre  esprit,  ce  n'est 
pas  l'esprit  du  christianisme.  Ecoutez  l'apôtre  saint 
Paul ,  qui  nous  dit  avec  tant  de  force  :  «  Nous  n'a- 
»  vous  pas  reçu  l'esprit  de  ce  monde  »  :  Non  enim 
spiritum  hujus  mundi  accepimus.  Je  ne  croirai  pas 
me  tromper  ,  si  je  dis  que  l'esprit  du  monde , 
dont  parle  l'apôtre  en  ce  lieu,  c'est  la  complaisance 
mondaine ,  qui  corrompt  les  meilleures  âmes  ;  qui , 
minant  peu  à  peu  les  malheureux  restes  de  notre 
vertu  chancelante,  nous  fait  être  de  tous  les  crimes, 
non  tant  par  inclination ,  que  par  compagnie  ;  qui , 
au  lieu  de  cette  force  invincible  et  de  cette  fermeté 
d'un  front  chrétien  que  la  croix  doit  avoir  durci 
contre  toute  sorte  d'opprobres,  les  rend  si  tendres 
et  si  délicats ,  que  nous  avons  honte  de  déplaire  aux 
hommes  pour  le  service  de  Jésus-Christ.  Mon  Sau- 
veur, ce  n'est  pas  là  cet  Esprit  que  vous  avez  au~ 
jonrd'hui  répandu  sur  nous  :  Non  enim  spiritum 
hujus  mundi  accepimus  ;  sed  Spiritum  qui  ex  Deo 
est-'  «  Nous  n'avons  pas  reçu  l'esprit  de  ce  monde, 

W  /.  Cor,  VII.  23. 


DE    LA    PENTECÔTE.  1^5 

»  pour  être  les  esclaves  des  hommes;  mais  notre 
»  Esprit,  venant  de  Dieu  même  m  ,  nous  met  au- 
dessus  de  leurs  jugemens,  et  nous  fait  mépriser  leur 
haine  ;  et  c'est  la  seconde  maxime  de  la  ge'ne'rosité 
du  christianisme. 

Mais  il  faut  encore  s'e'lever  plus  haut;  et  la  troi- 
sième, qui  me  reste  à  vous  proposer ,  va  faire  trem- 
bler tous  nos  sens,  et  e'tonner  toute  la  nature  ;  car 
c'est  elle  qui  fait  dire  au  divin  apôtre  :  «  Qui  est  ca- 
»  pable  de  nous  se'parer  de  la  charité  de  notre  Sei- 
»  gneur?  est-ce  l'affliction  ou  l'angoisse?  est -ce  la 
»  nudité  ou  la  faim?  la  persécution  ou  le  glaive? 
M  mais  nous  surmontons  en  toutes  ces  choses,  à  cause 
»)  de  celui  qui  nous  a  aimés  m  :  In  lus  omnibus  supe- 
ramus  j  propter  eum  qui  dilexit  nos  (0.  Ainsi,  que 
le  monde  frémisse ,  qu'il  allume  par  toute  la  terre 
le  feu  de  ses  persécutions ,  la  générosité  chrétienne 
surmontera  sa  rage  impuissante;  et  je  comprends 
aisément  la  cause  d'une  victoire  si  glorieuse,  par  une 
excellente  doctrine  qiie  l'apôtre  saint  Jean  nous  en- 
seigne; «  que  celui  qui  habite  en  nous  est  plus  grand 
«  que  celui  qui  est  dans  le  monde  »  :  Major  est  qui 
in  vobis  est,  quàm  qui  in  niundo  (2).  Entendez  ici , 
chrétiens,  que  celui  qui  est  en  nous,  c'est  le  Saint- 
Esprit  que  Dieu  a  répandu  en  nos  cœurs.  Et  qui  ne 
sait  que  cet  Esprit  tout-puissant  est  infiniment  plus 
grand  que  le  monde?  Par  conséquent,  quoi  qu'il 
entreprenne,  et  quelques  tourmens  qu'il  prépare, 
le  plus  fort  ne  cédera  pas  au  plus  foible.  Le  chrétien 
généreux  surmontera  tout;  parce  qu'il  est  rempli 
d'un  Esprit  qui  est  infiniment  au-dessus  du  monde. 

CO  Rom.  vni.  35,  3;.  —  W  /.  Joan.  ly.  4. 


1^6  POtlRLEJÛLR 

Ce  sont,  mes  Sœurs,  ces  fortes  pensées  qui  ont  si 
long-temps  soutenu  l'Eglise  :  elle  voyoit  tout  l'Em- 
pire conjuré  contre  elle  :  elle  lisoit  à  tous  les  po- 
teaux et  à  toutes  les  places  publiques  les  sentences 
épouvantables  que  Ton  prononçoit  contre  ses'  en- 
fans  :  toutefois  elle  n'étoit  pas  effrayée  ;  mais  sentant 
l'esprit  dont  elle  étoit  pleine ,  elle  savoit  bien  main- 
tenir cette  liberté  glorieuse  de  professer  le  christia- 
nisme ;  et  quoique  les  lois  la  lui  refusassent ,  elle  se 
la  donnoit  par  son  sang  :  car  c'étoit  un  crime  chez 
elle  de  se  l'acquérir  par  une  autre  voie  ;  et  l'unique 
moyen  qu'elle  proposoit  pour  secouer  ce  joug,  c'é- 
toit de  mourir  constamment.  C'est  pourquoi  Ter- 
tullien  s'étonne  qu'il  y  eût  des  chrétiens  assez  lâches 
pour  se  racheter  par  argent  des  persécutions  qui  les 
menacoient;   et  vous  allez  entendre  des  sentimens 
vraiment  dignes  de  l'ancienne  Eglise  et  de  l'esprit  du 
christianisme.  Christianus  pecuniâ  salwus  est  ;  et  in 
hoc  nummos  habet  ne  patiatur^  dum  adversïis  Deum 
erit  dwes  :  «  O  honte  de  l'Eglise,  s'écrie  ce  grand 
»  homme ,  un  chrétien  sauvé  par  argent ,  un  chré- 
»  tien  riche  pour  ne  souffrir  pas  !  a-t-il  donc  oublié, 
»  dit-il,  que  Jésus  s'est  montré  riche  pour  lui  par 
5)  l'effusion  de  son  sang  «  ?  u^t  enim  Christus  sanguine 
fuit  dives  pro  illo  (0.  Ne  vous  semble-t-il  pas  qu'il 
lui  dise  :  Toi,  qui  t'es  voulu  sauver  par  ton  or,  dis- 
moi,  chrétien,  où  étoit  ton  sang?  n'en  avois-tu  plus 
dans  tes  veines,  quand  tu  as  été  fouiller  dans  tes 
coffres  pour  y  trouver  le  prix  honteux  de  ta  liberté?' 
sache  qu'étant  rachetés  par  le  sang,  étant  délivrés 
par  le  sang,  nous  ne  devons  point  d'argent  pour 

(«)  Defug.  in  persecut.  n.  i  a. 


nos 


DE    LA    PENTECOTE.  I^n 

nos  vies,  nous  n'en  devons  point  pour  nos  libertés; 
et  notre  sang  nous  doit  garder  celle  que  le  sang  de 
Je'sus-Christ  nous  a  me'ritée  :  Sanguine  empli,  san- 
guine muneraii  j  nulluni  nummum  pro  capite  deBe- 
mus  (0.  Ceux  qui  vivent  en  cet  esprit,  ce  sont,  mes 
Sœurs,  les  vrais  chrétiens,  et  ce  sont  les  vrais  suc* 
cesseurs  de  ces  hommes  incomparables  que  l'esprit 
de  force  remplit  aujourd'hui  :  car  il  est  temps  de 
venir  à  eux,  et  de  vous  montrer  dans  leurs  actions^ 
ces  trois  maximes  que  j'ai  expliquées. 

Et  premièrement  regardez  comme  ils  méprisent 
les  présens  du  monde  :  aussitôt  qu'ils  sont  chrétiens, 
ils  ne  veulent  plus  être  riches.  Voyez  ces  nouveaux 
convertis,  avec  quel  zèle  ils  vendent  leurs  biens,  et 
comme  ils  se  pressent  autour  des  apôtres,  «  pour 
M  jeter  tout  leur  argent  a  leurs  pieds  »  :  Ponebant 
ante  pedes  apostolorum  (^).  Où  vojis  pouvez  aisé- 
ment connoître  le  mépris  qu'ils  font  des  richesses  : 
car ,  comme  remarque  saint  Jean-Chrysostôme  (3) , 
judicieusement  à  son  ordinaire,  ils  ne  les  mettent 
pas  dans  les  mains,  mais  ils  les  apportent  aux  pieds 
des  apôtres;  et  en  voici  la  véritable  raison.  S'ils 
croy oient  leur  faire  un  présent  honnête,  ils  les  leur 
donneroient  dans  leurs  mains;  mais  en  les  jetant  à 
kurs  pieds,  ne  semble-t-il  pas  qu'ils  nous  veulent 
dire  que  ce  n'est  pas  tant  un  présent  qu'ils  font , 
qu'un  fardeau  inutile  dont  ils  se  déchargent  ?  et  tout 
ensemble  n'admirez -vous  pas  comme  ils  honorent 
les  saints  apôtres  ?  O  apôtres  de  Jésus-Christ ,  c'est 

(0  Tertull.  Defug.  in  persecut.  n.ii.  —  {*)  Act.  iv,  35.  — (3)  In 
Act.ALpost.  Hom.  xi,  ti.  i,  tom.  ix,p,  90.  In  Epist.  ad  Rom.  Hom, 
vu,  n.  8,  ibid.p.  494. 

BossuET.  XIV.  la 


1-^8  POUR    LE    JOUR 

VOUS  qui  êtes  les  vainqueurs  du  inonde;  et  voilà 
qu'on  met  à  vos  pieds  les  dépouilles  du  monde 
vaincu ,  ainsi  qu'un  trophée  magnifique  qu'on  érige 
à  votre  victoire.  D'où  vient  à  ces  nouveaux  chré- 
tiens un  si  grand  mépris  des  richesses,  sinon  qu'ils 
commencent  à  se  revêtir  de  l'esprit  du  christianisme, 
et  que  l'idée  des  biens  éternels  leur  ôte  l'estime  des 
biens  périssables  ?  G'étoit  la  première  maxime ,  mé- 
priser les  présens  du  monde. 

Je  vois  que  vous  admirez  ces  grands  hommes , 
vous  êtes  étonnés  de  leur  fermeté  ;  toutefois  tout  ce 
que  j'ai  dit  n'est  qu'un  foible  commencement  ;  nos 
braves  et  invincibles  lutteurs  ne  sont  pas  entrés  au 
combat;  ils  n'ont  fait  encore  que  se  dépouiller, 
quand  ils  ont  quitté  leurs  richesses  :  ils  vont  com- 
mencer à  venir  aux  prises ,  en  attaquant  la  haine  du 
monde.  C'est  ici  qu'il  faut  avoir  les  yeux  attentifs. 

Certainement ,  chrétiens ,  c'étoit  une  étrange  ré- 
solution que  de  prêcher  le  nom  de  Jésus  dans  la  ville 
de  Jérusalem.  Il  n'y  avoit  que  cinquante  jours  que 
tout  le  monde  crioit  contre  lui  :  «  Qu'on  l'ôte  , 
»  qu'on  l'ôte,  qu'on  le  crucifie  (0  ».  Cette  haine 
cruelle  et  envenimée  vivoit  encore  dans  le  cœur  des 
peuples;  prononcer  seulement  son  nom ,  c'étoit  cho- 
quer toutes  les  oreilles;  le  louer,  c'étoit  un  blas- 
phème :  mais  publier  qu'il  est  le  Messie  ,  prêcher  sa 
glorieuse  résurrection  ,  n'étoit  -  ce  pas  porter  les 
esprits  jusqu'à  la  dernière  fureur?  Tout  cela  n'arrête 
pas  les  apôtres  *.  Oui,  nous  vous  prêchons,  disoient- 
ils,  et  ((  que  toute  la  maison  d'Israël  le  sache,  que 
»  le  Dieu  de  nos  pères  a  ressuscité,  et  a  fait  asseoir 
»  à  sa  droite  ce  Jésus  que  vous  avez  mis  en  croix  W  »• 

^')  Joan.  XIX.  i5.—  W  Act.  ii.  36. 


DE    LA    PENTECOTE.  I<yg 

Et  parce  qu'ils  avoient  cru  s'excuser  de  la  mort  de 
cet  innocent ,  en  le  livrant  aux  mains  de  Pilate,  ils 
ne  leur  dissimulent  pas  que  cette  excuse  augmente 
leur  faute  :  «  Car  Pilate,  disent-ils,  a  voulu  le  sau- 
»  ver,  et  c'est  vous  qui  l'avez  perdu  (0  ».  Et  voyez 
comme  ils  exagèrent  leur  crime  :  «  Vous  avez  renié 
»  le  Saint  et  le  Juste ,  et  vous  avez  demandé  la  grâce 
»  d'un  voleur  et  d'un  meurtrier,  et  vous  avez  fait 
5)  mourir  l'auteur  de  la  vie  (^)  ».  Est-il  rien  de  plus 
véhément  pour  confondre  leur  ingratitude,  que  de 
leur  mettre  devant  les  yeux  toute  Thorreur  de  cette 
injustice ,  d'avoir  conservé  la  vie  à  celui  qui  i'ôtoit 
aux  autres  par  ses  homicides ,  et  tout  ensemble  de 
l'avoir  ôté  à  celui  qui  la  donnoit  par  sa  grâce  ?  et 
pendant  qu'ils  disoient  ces  choses,  combien  voyoient- 
ils  d'hommes  irrités  dont  la  rage  frémissoit  contre 
eux?  Mais  ces  grandes  âmes  ne  s'étonnoient  pas,  et 
c'étoit  une  des  maximes  de  l'esprit  qui  les  possédoit, 
de  ne  pas  craindre  de  déplaire  aux  hommes. 

Passons  maintenant  plus  avant,  et  voyons-leur 
vaincre  les  menaces  de  ceux  .dont  ils  ont  méprisé  la 
haine  ;  c'est  la  dernière  maxime.  On  les  prend ,  on 
les  emprisonne,  on  les  fouette  inhumainement;  «  on 
»  leur  ordonne,  sous  de  grandes  peines,  de  ne  plus 
a  prêcher  en  ce  nom  »  ;  In  nomine  hoc  (3)  :  car , 
Messieurs ,  c'est  ainsi  qu'ils  parlent  ;  en  ce  nom 
odieux  au  monde,  et  qu'ils  craignent  de  prononcer, 
tant  ils  l'ont  en  exécration.  A  cela,  que  répondent 
les  apôtres?  Une  parole  toute  généreuse  :  Non pos- 
sumusi^)  :  «  Nous  ne  pouvons  pas,  nous  ne  pouvons 
»  pas  nous  taire  des  choses  dont  nous  sommes  té- 

CO  Act.  m,  i3.  —  W  Ibid.  i4,  i5.  — ^3)  ^ct.  ly.  17.  — (4)  UiJ.  20. 


l80  POUR    LE    JOUR 

»  moins  oculaires  ».  Et  remarquez  ici,  chre'tiens, 
qu'ils  ne  disent  point  :  Nous  ne  voulons  pas;  car 
ils  sembleroient  donner  espérance  qu'on  pourroit 
changer  leur  résolution  :  mais  de  peur  qu'on  attende 
d'eux  quelque  chose  indigne  de  leur  ministère ,  ils 
disent  tous  d'une  même  voix  :  Ne  tentez  pas  l'impos- 
sible ;  Non  possumus ;  «  nous  ne  pouvons  pas  m. 
C'est  ce  qui  confond  leurs  juges  iniques. 

C'est  ici  que  ces  innocens  font  le  procès  à  leurs 
propres  juges ,  qu'ils  effraient  ceux  qui  les  menacent^ 
et  qu'ils  abattent  ceux  qui  les  frappent  :  car  écoutez 
ces  juges  iniques ,  et  voyez  comme  ils  parlent  entre 
eux  dans  leur  criminelle  assemblée.  Quid  faciejnus 
hominibus  ùtisi^)  ?  «  Que  pouvons-nous  faire  à  ces 
M  hommes  »  ?  Voici  un  spectacle  digne  de  vos  yeux  : 
dès  la  première  prédication  ,  trois  mille  hommes 
viennent  aux  apôtres,  et  touchés  de  pénitence,  leur 
disent  :  «  Nos  chers  frères,  que  ferons-nous  »  ?  Quid 
faciemus  ,  Diri  fratres  (2)?  D'autre  part  les  princes 
des  prêtres,  les  scribes  et  les  pharisiens  les  appellent 
à  leur  tribunal  ;  là,  étonnés  de  leur  fermeté  et  ne 
sachant  que  résoudre,  ils  disent  :  «  Que  ferons-nous 
»  à  ces  hommes  »  ?  Quid  faciemus  hominibus  istis  ? 
Ceux  qui  croient  et  ceux  qui  contredisent,  tous  deux 
disent  :  «  Que  ferons-nous  »  ?  mais  avec  des  senti- 
mens  opposés;  les  uns  par  obéissance,  et  les  autres 
par  désespoir  ;  les  uns  le  disent  pour  subir  la  loi ,  et 
les  autres  le  disent  de  rage  de  ne  pouvoir  pas  la 
donner.  Avez-vous  jamais  entendu  une  victoire  plus 
glorieuse  ?  Il  n'y  a  que  deux  sortes  d'hommes  dans 
la  ville  de  Jérusalem,  dont  les  uns  croient,  les  autres 

(0  Act.  ly.  i6.  —  W  Ibid.  II.  37. 


DE    LA    PENTECÔTE.  igl 

résistent  :  ceux-là  suivent  les  apôtres  et  s'abandonnent 
à  leur  conduite  :  Nos  frères,  que  ferons-nous  ?  ordon- 
nez :  et  ceux  mêmes  qui  les  contredisent ,  et  qui 
veulent  les  exterminer,  ne  savent  néanmoins  que 
leur  faire  :  Que  ferons-nous  à  ces  hommes?  Ne 
voyez-vous  pas  qu'ils  jettent  leurs  biens,  et  qu'ils 
sont  prêts  de  donner  leurs  âmes?  les  promesses  ne 
les  gagnent  pas,  les  injures  ne  les  troublent  pas ,  les 
menaces  les  encouragent ,  les  supplices  les  rejouis- 
sent :  Quid  faciemus  ?  <f  Que  leur  ferons -nous  »  ? 
O  Eglise  de  Je'sus-Christ ,  je  nai  plus  de  peine  à 
comprendre  que  les  tiens,  en  prêchant,  en  souffrant, 
en  mourant ,  couvriront  les  tyrans  de  honte ,  et 
qu'un  jour  ta  patience  forcera  le  monde  à  changer 
les  lois  qui  te  condamnoient;  puisque  je  vois  que  dès 
ta  naissance  tu  confonds  de'jà  tous  les  magistrats  et 
toutes  les  puissances  de  Je'rusalem  par  la  seule  fer- 
meté de  cette  parole  :  Non  possumus  :  «  Nous  ne 
5)  pouvons  pas  ». 

Mais,  saints  disciples  de  Jésus-Christ ,  quelle  est 
cette  nouvelle  impuissance  ?  Vous  trembliez  en  ces 
derniers  jours,  et  le  plus  hardi  de  la  troupe  a  renié 
lâchement  son  maître;  et  vous  dites  maintenant  : 
Nous  ne  pouvons  pas.  Et  pourquoi  ne  pouvez-vou? 
pas?  C'est  que  les  choses  ont  été  changées;  un  feu 
céleste  est  tombé  sur  nous  ,  une  loi  a  été  écrite  en 
nos  cœurs,  un  Esprit  tout -puissant  nous  presse; 
charmés  de  ses  attraits  infinis ,  nous  nous  sommes 
imposés  nous-mêmes  une  bienheureuse  nécessité 
d'aimer  Jésus-Christ  plus  que  notre  vie  -,  c'est  pour- 
quoi nous  ne  pouvons  plus  obéir  au  monde  :  nous 
pouvons  souffrir ,  nous  pouvons  mourir  ;  mais  nous 


l82  POUR    LE    JOUR. 

ne  pouvons  pas  trahir  l'Evangile,  et  dissimuler  ce 
que  nous  savons  :  Non  posswnus  ea  quœ  vidimus  et 
audwimus  non  loqui  (0. 

Voilà,  Messieurs,  quels  étoient  nos  pères;  tel  est 
l'esprit  du  christianisme ,  esprit  de  fermeté  et  de  ré- 
sistance ,  qui  se  met  au-dessus  des  présens  du  monde, 
au-dessus  de  sa  haine  la  plus  animée  ,  au-dessus  de 
ses  menaces  les  plus  terribles  :  c'est  par  cet  esprit 
généreux  que  l'Eglise  a  été  fondée  ;  c'est  dans  cet 
esprit  qu'elle  s'est  nourrie;  chrétiens,  ne  l'éteignez 
pas  :  Spiritwn  nolite  extinguere.  Quand  on  tâche  de 
nous  détourner  de  la  droite  voie  du  salut,  quand 
le  monde  nous  veut  corrompre  par  ses  dangereuses 
faveurs,  et  par  le  poison  de  sa  complaisance ,  pour- 
quoi n'osons-nous  résister?  Si  nous  nous  vantons 
d'être  chrétiens,  pourquoi  craignons-nous  de  dé- 
plaire aux  hommes  ?  et  que  ne  disons-nous  avec  les 
apôtres  ce  généreux  «  Nous  ne  pouvons  pas  »  ?  Mais 
l'usage  de  cette  parole  ne  se  trouve  plus  parmi  nous  : 
il  n'est  rien  que  nous  ne  puissions  pour  satisfaire 
notre  ambition  et  nos  passions  déréglées.  Ne  faut-il 
que  trahir  notre  conscience,  ne  faut -il  qu'aban- 
donner nos  amis ,  ne  faut-il  que  violer  les  plus  saints 
devoirs  que  la  religion  nous  impose  ;  Possumus  ^ 
nous  le  pouvons;  nous  pouvons  tout  pour  notre  for- 
tune, nous  pouvons  tout  pour  nous  agrandir:  mais 
s'il  faut  servir  Jésus-Christ,  s'il  faut  nous  résoudre 
de  nous  séparer  de  ces  objets  qui  nous  plaisent  trop, 
s'il  faut  rompre  ces  attachemens  et  briser  ces  liens 
trop  doux  ;  c'est  alors  que  nous  commençons  de  ne 
rien  pouvoir  :  Non  possumus  :  «  Nous  ne  pouvons 

(»)  Act.  lY.  20. 


DE    LA    PENTECÔTE.  l83 

»  pas  ».  Que  sert  donc  de  dire  aujourd'hui  à  la  plu- 
part de  mes  auditeurs,  «  N'e'teignez  pas  l'esprit  de 
3)  la  grâce»  ?  Il  est  e'teint,  il  n'y  en  a  plus;  cet  esprit 
de  fermeté  chrétienne  ne  se  trouve  plus  dans  le 
monde  :  c'est  pourquoi  les  vices  ne  sont  pas  repris; 
ils  triomphent,  tout  leur  applaudit  ;  et  de  ce  grand 
feu  du  christianisme ,  qui  autrefois  a  embrasé  tout 
le  monde ,  à  peine  en  reste-t-il  quelques  étincelles. 
Tâchons  donc  de  les  rallumer  en  nous-mêmes,  ces 
étincelles  à  demi-éteintes  et  ensevelies  sous  la  cendre. 
Chrétiens ,  quoi  qu'on  nous  propose ,  soyons  fer- 
mes en  Jésus-Christ ,  et  dans  les  maximes  de  son 
Evangile.  Pourquoi  veut-on  vous  intimider  par  la 
perte  des  biens  du  monde?  Tertullien  a  dit  un  beau 
mot  que  je  vous  prie  d'imprimer  dans  votre  mé- 
moire. Non  admitlit  statiis  Jidei  nécessitâtes  (0  : 
«  La  foi  ne  connoît  point  de  nécessités  ».  Vous  per- 
drez ce  que  vous  aimez  ;  est-il  nécessaire  que  je  le 
possède  ?  votre  procédé  déplaira. aux  hommes;  est- 
il  nécessaire  que  je  leur  plaise?  votre  fortune  sera 
ruinée  ;  est-il  nécessaire  que  je  la  conserve^?  Et 
quand  notre  vie  même  seroit  en  péril;  mais  l'infinie 
bonté  de  mon  Dieu  n'expose  pas  notre  lâcheté  à 
des  épreuves  si  difficiles;  quand  notre  vie  même  se- 
roit en  péril,  je  vous  le  dis  encore  une  fois,  la  foi 
ne  connoît  point  de  nécessités;  il  n'est  pas  même 
nécessaire  que  vous  viviez,  mais  il  est  nécessaire  que 
vous  serviez  Dieu  :  et  quoi  qu'on  fasse,  quoi  qu'on 
entreprenne,  que  l'on  tonne,  que  l'on  foudroie,  que 
l'on  mêle  le  ciel  avec  la  terre,  toujours  sera -t- il 
véritable  qu'il  ne  peut  jamais  y  avoir  aucune  né- 

(^)Z?e  Cor.n,  ii. 


l84  POUR    LE    JOL'  R 

cessité  de  pécher  ;  «  puisqu'il  n'y  a  parmi  les  fidèles 
3)  qu'une  seule  nécessité,  qui  est  celle  de  ne  pécher 
M  pas  »  :  JYuUa  est  nécessitas  delinquendi ,  quihus 
una  est  nécessitas  non  delinquendi  (0.  Méditons  ces 
fortes  maximes  de  l'Evangile  de  Jésus-Christ;  mais 
ne  songeons  pas  tellement  à  la  fermeté  chrétienne  , 
que  nous  oubliions  les  tendresses  de  la  charité  fra- 
ternelle, qui  est  la  seconde  partie  de  l'esprit  du 
christianisme. 

SECOND  POINT. 

Il  pourroit  sembler^  chrétiens,  que  l'esprit  du 
christianisme,  en  rendant  nos  pères  plus  forts,  les 
auroit  en  même  temps  rendus  moins  sensibles,  et 
que  la  fermeté  de  leur  ame  auroit  diminué  quelque 
chose  de  la  tendresse  de  leur  charité.  Car ,  soit  que 
ces  deux  qualités,  je  veux  dire  la  douceur  et  le  grand 
courage,  dépendent  de  complexions  différentes,  soit 
que  ces  hommes  nourris  aux  alarmes,  étant  accou- 
tumés de  long -temps  à  n'être  pas  alarmés  de  leurs 
périls,  ni  abattus  de  leurs  propres  maux,  nepuissent 
pas  être  aisément  émus  de  tous  les  autres  objets  qui 
les  frappent  ;  nous  voyons  assez  ordinairement  que 
ces  forts  et  ces  intrépides  prennent  dans  les  hasards 
de  la  guerre  je  ne  sais  quoi  de  moins  doux  et  de 
moins  sensible,  pour  ne  pas  dire  de  plus  dur  et  de 
plus  rigoureux. 

Mais  il  n'en  est  pas  de  la  sorte  de  nos  généreux 
chrétiens  :  ils  sont  fermes  contre  les  périls  ;  mais  ils 
sont  tendres  à  aimer  leurs  frères,  et  l'Esprit  tout- 
puissant  qui  les  pousse ,  sait  bien  le  secret  d'accor- 

(0  De  Cor.n.  ii. 


I 


DE    LÀ    PENTECÔTK.  l85 

der  de  plus  opposées  contrariéte's.  C'est  pourquoi 
nous  lisons  dans  les  Ecritures  que  le  Saint-Esprit 
forme  les  fidèles  de  deux  matières  bien  différentes. 
Premièrement  il  les  fait  d'une  matière  molle,  quand 
il  dit  par  la  bouche  d'Ezéchiel  :  Dabo  vobis  cor 
carneum  (0  :  «  Je  vous  donnerai  un  cœur  de  chair  »  ; 
et  il  les  fait  aussi  de  fer  et  d'airain ,  quand  il  dit  à  Jé- 
rémie  :  «  Je  t'ai  mis  comme  une  colonne  de  fer  et 
;)  comme  une  muraille  d'airain  »  :  Dédite  in  colum- 
nani  ferreani  j,  et  in  murum  œreuni  {'^).  Qui  ne  voit 
qu'il  les  fait  d'airain  ,  pour  résister  à  tous  les  pé- 
rils ;  et  qu'en  même  temps  il  les  fait  de  chair  pour 
être  attendris  par  la  charité?  et  de  même  que  ce  feu 
terrestre  partage  tellement  sa  vertu  qu'il  y  a  des 
choses  qu'il  fait  plus  fermes,  et  qu'il  y  en  a  d'autres 
qu'il  rend  plus  molles;  il  en  est  à  peu  près  de  même 
de  ce  feu  spirituel  qui  tombe  aujourd'hui.  Il  affermit 
et  il  amollit,  mais  d'une  façon  extraordinaire;  puis- 
que ce  sont  les  mêmes  cœurs  des  disciples,  qui  sem- 
blent être  des  cœurs  de  diamant  par  leur  fermeté 
invincible ,  qui  deviennent  des  cœurs  humains  et  des 
cœurs  de  chair  par  la  charité  fraternelle.  C'est  l'ef- 
fet de  ce  feu  céleste ,  qui  se  repose  aujourd'hui  sur 
eux.  11  amollit  les  cœurs  des  fidèles  ;  il  les  a ,  pour 
ainsi  dire,  fondus;  il  les  a  saintement  mêlés;  et  les 
faisant  couler  les  uns  dans  les  autres,  par  la  com- 
munication de  la  charité ,  il  a  composé  de  ce  beau 
mélange  cette  merveilleuse  unité  de  cœur,  qui  nous 
est  représentée  dans  les  Actes  en  ces  mots  :  Multiiu- 
dinis  auteni  credentiuni  erat  cor  unum  et  anima 
una  (5)  :  «  Dans  toute  la  société  des  fidèles ,  il  n'y 
(0  Ezech.  XXXVI.  26.  —  W  Jerem.  i,  i8.  —  C^)  Act.  iv.  32. 


l86  POUR    LE    JOUR 

»  avoit  qu'un  cœur  et  une  ame  »  r  c'est  ce  qu'il  nous 
faut  expliquer. 

Je  pourrois  dévelopj>er  en  ce  lieu  les  principes 
très-relevés  de  cette  belle  théologie,  qui  nous  en- 
seigne que  le  Saint-Esprit  étant  le  lien  éternel  du 
Père  et  du  Fils,  c'est  à  Jui  qu'il  appartenoit  d'être 
le  lien  de  tous  les  fidèles  ;  et  qu'ayant  une  force  d'u- 
nir infinie ,  il  les  a  unis  en  effet  d'une  manière  en- 
core plus  étroite  que  n'est  celle  qui  assemble  les  par- 
ties du  corps.  Mais  supposant  ces  vérités  saintes, 
et  ne  voulant  pas  entrer  aujourd'hui  dans  cette  haute 
théologie ,  je  me  réduis  à  vous  proposer  une  maxime 
très-fructueuse  de  la  charité  chrétienne,  qui  résulte 
de  cette  doctrine  :  c'est  qu'étant  persuadés  par  les 
Ecritures  que  nous  ne  sommes  qu'un  même  corps 
parla  charité,  nous  devons  nous  regarder,  non  pas 
en  nous-mêmes,  mais  dans  l'unité  de  ce  corps,  et 
diriger  par  celte  pensée  toute  notre  conduite  à  l'é- 
gard des  autres.  Expliquons  ceci  plus  distinctement, 
j^ar  l'exemple  de  cette  Eglise  naissante  qui  fait  le 
sujet  de  tout  mon  discours. 

Je  remarque  donc  dans  les  Actes,  où  son  histoire 
nous  est  rapportée  ,  deux  espèces  de  multitude. 
Quand  le  Saint-Esprit  descendit,  il  se  fit  première- 
ment une  multitude  assemblée  par  le  bruit  et  par 
le  tumulte.  On  entend  du  bruit ,  on  s'assemble  ; 
mais  quelle  est  celte  multitude?  Voici  comme  l'ap- 
pelle le  texte  sacré;  «  Une  multitude  confuse  «  : 
Convenu  multitudo ,  et  mente  confusa  est  (i).  Toutes 
les  pensées  y  sont  différentes  ;  les  uns  disent  : 
«  Qu'est-ce  que  ceci?  les  autres  en  font  une  rail^ 

{')AcL  n.  6,  13,  i3. 


DE    LÀ    PENTECÔTE.  187 

»  leiie  :  Ils  sont  ivres  »  ,  ils  ne  le  sont  pas;  voilà  une 
multitude  confuse.  Mais  je  vois  quelque  temps  après 
une  multitude  bien  autre,  une  multitude  tranquille, 
une  multitude  ordonnée,  où  tout  conspire  au  même 
dessein ,  «  où  il  n'y  a  qu'un  cœur  et  qu'une  ame  «  : 
Multitudinis  credenlium  erat  cor  ununi  et  anima 
iina.  D'où  vient,  mes  Sœurs,  cette  diffe'rence?  C'est 
que,  dans  cette  première  assemble'e,  chacun  se  re- 
garde en  lui-même,  et  prend  ses  pense'es  ainsi  qu'il 
lui  plaît ,  suivant  les  mouvemens  dont  il  est  poussé  : 
de  là  vient  qu'elles  sont  diverses ,  et  il  se  fait  une 
multitude  confuse  ,  multitude  tumultueuse.  Mais 
dans  cette  multitude  des  nouveaux  croyans,  nul  ne 
se  regarde  comme  détaché  ;  on  se  considère  comme 
dans  le  corps  où  l'on  se  trouve  avec  les  autres;  on 
prend  un  esprit  de  société,  esprit  de  concorde  et 
de  paix;  et  c'est  l'esprit  du  christianisme  qui  fait  une 
multitude  ordonnée ,  où  il  n'y  a  qu'un  cœur  et  une 
ame. 

Qui  pourroit  vous  dire ,  mes  Sœurs ,  le  nombre 
infini  d'effets  admirables  que  prochiit  cette  belle 
considération ,  par  laquelle  nous  nous  regardons , 
non  pas  en  nous-mêmes,  mais  en  l'unité  de  l'E- 
glise? Mais  parmi  tant  de  grands  effets,  je  vous 
prie  retenez-en  deux ,  qui  feront  le  fruit  de  cet  en- 
tretien :  c'est  qu'elle  extermine  deux  vices ,  qui  sont 
les  deux  pestes  du  christianisme;  l'envie  et  la  dureté. 
L'envie,  qui  se  fâche  du  bien  des  autres;  la  dureté, 
qui  est  insensible  à  leurs  maux  :  l'envie,  qui  nous 
pousse  à  ruiner  nos  frères;  et  l'esprit  d'intérêt,  qui 
nous  rend  coupables  de  la  misère  qu'ils  souffrent 
par  un  refus  cruel . 


I 


l8B  POUR    LE    JOUR 

Et  premièrement,  clire'tiens,  la  malignité  de  l'en- 
vie n'est  pas  capable  de  troubler  les  âmes  qui  savent 
bien  se  considérer  dans  cette  unité  de  l'Eglise  ;  et 
la  raison  en  est  évidente  :  car  l'envie  ne  naît  en  nos 
cœurs  que  du  sentiment  de  notre  indigence, lorsque 
nous  voyons  dans  les  autres  ce  que  nous  croyons 
qui  nous  manque.  Or  si  nous  voulons  nous  considérer 
dans  cette  unité  de  l'Eglise ,  il  ne  reste  plus  d'indi- 
gence ,  nous  nous  y  trouvons  infiniment  riches  ;  par 
conséquent  l'envie  est  éteinte.  Celle-là ,  dites-vous , 
a  de  grandes  grâces ,  elle   a  des  talens  extraordi- 
naires pour  la  conduite  spirituelle  :  la  nature  qui 
s'en  inquiète,  croit  que  son  éclat  diminue  le  nôtre; 
quels  remèdes  contre  ces  pensées ,  qui  attaquent 
quelquefois  les  meilleures  âmes?  Ne  vous  regardez 
pas  en  vous-mêmes,  c'est  là  que  vous  vous  trouverez 
indigente  :  ne  vous  comparez  pas  avec  les  autres , 
c'est  là  que  vous  verrez  l'inégalité  ;  mais  regardez , 
et  vous  et  les  autres  dans  l'unité  du  corps  de  l'E^ 
glise  :  tout  est  à  vous  dans  cette  unité ,  et  par  la  fra- 
ternité chrétienne  tous  les  biens  sont  communs  entre 
les  fidèles.  C'est  ce  que  j'apprends  de  saint  Augustin 
par  ces  excellentes  paroles.  Mes  Frères,  dit-il,  ne 
vous  plaignez  pas  s'il  y  a  des  dons  qui  vous  man- 
quent :  «  Aimez  seulement  l'unité,  et  les  autres  ne 
3)  les  auront  que  pour  vous  «  :  Si  amas  unitatem  j 
etiam  tibi  habet  quisquis  in  illa  habet  aliquid  (0.  Si 
la  main  avoit  son  sentiment  propre ,  elle  se  réjoui- 
roit  de  ce  que  l'œil  éclaire,  parce  qu'il  éclaire  pour 
tout  le  corps-,  et  l'œil  n'envieroit  pas  à  la  main,  ni 
sa  force ,  ni  son  adresse  qui  le  sauve  lui-même  en 

(0  In  Joan.  Tract,  X2LX1I,  n.Sytom,  m  j  part,  ii,  coL  SiS. 


DE    LA    PEWTECUTE.  189 

tant  de  rencontres.  Voyez  les  apôtres  du  Fils  de 
Dieu  :  autrefois  ils  étoient  toujours  en  querelle  au 
sujet  de  la  primauté  ;  mais  depuis  que  le  Saint-Es- 
prit les  a  fait  un  cœur  et  une  ame,  ils  ne  sont  plus 
jaloux  ni  contentieux.  Ils  croient  tous  parler  par 
saint  Pierre ,  ils  croient  présider  avec  lui  ;  et  si  son 
ombre  guérit  les  malades,  toute  l'Eglise  prend  part 
à  ce  don  et  s'en  glorifie  en  notre  Seigneur.  Ainsi , 
mes  Frères,  dit  saint  Augustin ,  ne  nous  regardons 
pas  en  nous-mêmes;  aimons  l'unité  du  corps  de  l'E- 
glise, aimons-nous  nous-mêmes  en  cette  unité,  les 
richesses  de  la  charité  fraternelle  suppléeront  le  dé- 
faut de  noire  indigence ,  et  ce  que  nous  n'avons  pas 
en  nous-mêmes  nous  le  trouverons  très-abondam- 
ment dans  cette  unité  merveilleuse  :  Si  amas  unita-' 
tem  ,  etiam  iibi  habet  quisquis  in  illa  habet  aliquid. 
Voilà  le  moyen  d'exclure  l'envie.  Toile  inv^idiam^  et 
tuuni  est  quod  habeo  :  tollam  invidiam ,  et  meum  est 
quodhabes  (0  :  «  Otez  l'envie,  ce  que  j'ai  est  à  vous, 
»  ce  que  vous  avez  est  à  moi  ;  tout  est  à  vous  par 
»  la  charité  ».  Dieu  vous  donne  des  grâces  extraor- 
dinaires; ah!  mon  Frère,  je  m'en  réjouis,  j'y  veux 
prendre  part  avec  vous ,  j'en  veux  même  jouir  avec 
vous  dans  l'unité  du  corps  de  l'Eglise.  L'envie  seule 
nous  peut  rendre  pauvres  ;  parce  qu'elle  seule  nous 
peut  priver  de  cette  sainte  communication  des  biens 
de  l'Eglise. 

Mais  si  nous  avons  la  consolation  de  participer 
aux  biens  de  nos  frères,  quelle  seroit  notre  dureté 
si  nous  ne  voulions  pas  ressentir  leurs  maux  ?  et  c'est 
ici  qu'il  faut  déplorer  le  misérable  état  du  christia- 

CO  LocQ  mox  cit. 


1Ç)0  POUR    LE    JOUR 

nisme.  Avons-nous  jamais  ressenti  que  nous  sommes 
les  membres  d'un  corps?  Qui  de  nous  a  langui  avec 
les  malades?  qui  de  nous  a  pâti  avec  les  foibles?  qui 
de  nous  a  souffert  avec  les  pauvres?  Quand  je  consi- 
dère, fidèles,  les  calamite's  qui  nous  environnent, 
la  pauvreté' ,  la  de'solation ,  le  désespoir  de  tant  de 
familles  ruine'es  ;  il  me  semble  que  de  toutes  parts  il 
s'e'lèvô  un  cri  de  misère  à  l'entour  de  nous ,  qui  de- 
vroit  nous  fendre  le  cœur,  et  qui  peut-être  ne  frappe 
pas  nos  oreilles.  Car,  ô  riche  superbe  et  impitoya- 
ble, si  tu  entendois  cette  voix,  pourroit-elle  pas  ob- 
tenir de  toi  quelque  retranchement  médiocre  des 
superfluités  de  ta  table?  pourroit-elle  pas  obtenir 
qu'il  y  eût  quelque  peu  moins  d'or  dans  ces  riches 
ameublemens  dans  lesquels  tu  te  glorifies?  Et  tu  ne 
sens  pas,  misérable,  que  la  cruauté  de  ton  luxe  ar- 
rache l'ame  à  cent  orphelins,  auxquels  la  Providence 
divine  a  assigné  la  vie  sur  ce  fonds. 

Mais  peut-être  que  vous  me  direz  qu'il  se  fait  des 
charités  dans  l'Eglise.  Chrétiens ,  quelles  charités  ! 
quelques  misérables  aumônes,  foibles  et  inutiles  se- 
cours d'une  extrême  nécessité,  que  nous  répandons 
d'une  main  avare,  comme  une  goutte  d'eau  sur  un 
grand  brasier ,  ou  une  miette  de  pain  dans  la  faim 
extrême.  La  charité  ne  donne  pas  de  la  sorte  :  elle 
donne  libéralement,  parce  qu'elle  sent  la  misère, 
parce  qu'elle  s'afflige  avec  l'affligé,  et  que  soulageant 
le  nécessiteux,  elle-même  se  sent  allégée.  C'est  ainsi 
qu'on  vivoit  dans  ces  premiers  temps  où  j'ai  tâché 
aujourd'hui  de  vous  rappeler.  Quand  on  voyoit  un 
pauvre  en  l'Eglise,  tous  les  fidèles  étoient  touchés; 
aussitôt  chacun  s'accusoit  soi-même  j  chacun  regar- 


DE    LA    PENTECOTE.  IQÎ 

doit  la  misère  de  ce  pauvre  membre  affligé  comme 
la  honte  de  tout  le  corps ,  et  comme  un  reproche 
sensible  de  la  dureté  des  particuliers  :  c'est  pour- 
quoi ils  mettoient  leurs  biens  en  commun,  de  peur 
que  personne  ne  fût  coupable  de  Tindigence  de  l'un 
de  ses  frères  (0.  Et  Ananias  ayant  méprisé  cette  loi 
que  la  charité  avoit  imposée ,  il  fut  puni  exemplai- 
rement comme  un  infâme  et  comme  un  voleur, 
quoiqu'il  n'eût  retenu  que  son  propre  bien  :  de  là 
vient  qu'il  est  nommé  par  saint  Chrysoslôme  «  le  vo- 
»  leur  de  son  propre  bien  »  ;  Rerum  suarumfur  (^). 
Tremblons  donc,  tremblons,  chrétiens;  et  étant 
imitateurs  de  son  crime,  appréhendons  aussi  son 
supplice. 

Et  que  l'on  ne  m'objecte  pas  que  nous  ne  sommes 
plus  tenus  à  ces  lois,  puisque  cette  communauté  ne 
subsiste  plus  :  car  quelle  est  la  honte  de  cette  pa- 
role? Sommes-nous  encore  chrétiens,  s'il  n'y  a  plus 
de  communauté  entre  nous?  Les  biens  ne  sont  plus 
en  commun;  mais  il  sera  toujours  véritable  que  la 
charité  est  conmiune ,  que  la  charité  est  compatis- 
sante, que  la  charité  regarde  les  autres.  Les  biens 
ne  sont  donc  plus  en  commun  par  une  commune 
possession  ;  mais  ils  sont  encore  en  commun  par  la 
communication  de  la  charité  :  et  la  Providence  di- 
vine, en  divisant  les  richesses  aux  particuliers,  a 
trouvé  ce  nouveau  secret  de  les  remettre  en  com- 
mun par  une  autre  voie ,  lorsqu'elle  en  commet  la 
dispensation  à  la  charité  fraternelle,  qui  regarde 
toujours  l'intérêt  des  autres. 

(0  Act.  y.  ij  et  seq.  —  W  In  Act.  Apost.  Hom.  xii,  n.  i,  tom. 


192  POURLEJOUR 

Tel  est  l'esprit  du  christianisme  :  chrétiens ,  n  e'- 
teignez  pas  cet  esprit;  et  si  tout  le  monde  Fëteint , 
âmes  saintes  et  religieuses ,  faites  qu'il  vive  du  moins 
parmi  vous.  C'est  dans  vos  saintes  sociétés  que  l'on 
voit  encore  une  image  de  cette  communauté  chré- 
tienne que  le  Saint-Esprit  avoit  opérée  :  c'est  pour- 
quoi vos  maisons  ressemblent  au  ciel  ;  et  comme  la 
pureté  que  vous  professez  vous  égale  en  quelque 
sorte  aux  saints  anges;  de  même  ce  qui  unit  vos 
esprits,  c'est  ce  qui  unit  aussi  les  esprits  célestes, 
c'est-à-dire,  un  désir  ardent  de  servir  votre  commun 
Maître  :  vous  n'avez  toutes  qu'un  même  intérêt,  tout 
est  commun  entre  vous  ;  et  ce  mot  si  froid  de  mien 
et  de  tien,  qui  a  fait  naître  toutes  les  querelles  et 
tous  les  procès ,  est  exclu  de  votre  unité.  Que  reste-t-il 
donc  maintenant  ?  sinon  qu'ayant  chassé  du  milieu 
de  vous  la  semence  des  divisions ,  vous  y  fassiez  ré- 
gner cet  esprit  de  paix,  qui  sera  le  nœud  de  votre 
concorde,  l'appui  immuable  de  votre  foi,  et  le  gage 
de  votre  immortalité.  Amen. 


IIV 


DE    LA    PEIVTECÔtE.  1^3 


Iir  SERMON 

POUH  ^ 

LE  JOUR  DE  LA  PENTECÔTE, 

PRECHE  DEVANT  LA  REINE. 

Caractère  des  hommes  spirituels  que  le  Saint  -  Esprit  forme  au- 
jourd'hui. Esprit  de  fermeté  et  de  vigueur,  nécessaire  pour  se  sou- 
tenir dans  la  vie  chrétienne.  Combien  notre  extrême  délicatesse  est 
opposée  à  la  fermeté  et  au  courage  des  premiers  chrétiens.  Persé- 
cution du  monde  :  quelles  sont  ses  maximes  et  les  armes  qu'il  emploie 
pour  abattre  ceux  qui  lui  résistent.  D'oii  vient  notre  insensibilité  pour 
les  maux  des  autres.  Envie  et  esprit  d'intérêt ,  deux  péchés  princi- 
paux que  le  Sainl-Esprit  reprend  :  leurs  funestes  suites  :  remèdes  à 
ces  deux  défauts. 

Ciim  venerit  Paracletus,  arguet  mundum  de  peccato. 

Quand  V Esprit  de  vérité  viendra ^il  convaincra  le  mondé 
de  péché,  Joan.  xvi.  8. 

V^oMME  les  hommes  ingrats  ont  péché  dès  le  com- 
mencement du  monde  contre  Dieu  qui  les  a  créés , 
Dieu  aussi  les  a  convaincus  de  péché  dès  le  commen- 
cement du  monde.  lia  convaincu  les  pécheurs,  lors- 
qu'il a  chassé  nos  premiers  parens  du  paradis  de  dé- 
lices; lorsqu' écoutant  la  voix  du  sang  d'Abel,  il  a 
fait  errer  par  tout  l'univers  le  parricide  Gain  ,  tou- 

BOSSUET.    XIV.  16 


194  POUR    LE    JOUR 

jours  fugitif  et  toujours  tremblant;  lorsque,  par  un 
déluge  universel,  il  a  puni  une  corruption  univer- 
selle. Dieu  a  repris  les  pe'cheurs  d'une  manière  plus 
claire  et  plus  convaincante,  lorsqu'il  a  donné  sa 
loi  à  son  peuple  par  l'entremise  de  Moïse ,  et  lorsque , 
dans  l'ancien  Testament,  il  a  exercé  tant  de  fois  une 
justice  si  ï%oureuse  contre  ceux  qui  ont  transgressé 
une  loi  si  sainte  et  si  juste.  Gomme  les  hommes 
avoient  rejeté  ce  que  Dieu  avoit  commandé  par  la 
bouche  de  Moïse  et  des  prophètes;  il  a  enfin  envoyé 
son  propre  Fils,  qui  est  venu  en  personne,  pour 
condamner  les  péchés  du  monde,  et  par  sa  doctrine 
céleste ,  et  par  l'exemple  de  sa  vie  irréprochable ,  et 
par  une  autorité  qui  est  autant  au-dessus  de  celle  de 
Moïse  et  des  prophètes,  que  la  dignité  du  fils  sur- 
passe la  condition  des  serviteurs.  Après  que  le  Père 
et  le  Fils  avoient  condamné  les  péclieurs ,  il  falloit 
que  le  Saint-Esprit  vînt  encore  les  convaincre  ;  et 
Jésus-Christ  nous  enseigne  qu'il  est  descendu  en  ce 
jour  pour  accomplir  cet  ouvrage  :  «  Quand  cet  Es- 
3)  prit,  dit-il,  sera  venu,  il  convaincra  le  monde  de 
»  péché  )).  J'ai  dessein  de  vous  expliquer  ce  qu'a  fait 
aujourd'hui  le  Saint-Esprit,  pour  convaincre  les  pé- 
cheurs; quelle  est  cette  façon  particulière  de  re- 
prendre les  péchés ,  qui  lui  est  attribuée  dans  notre 
Evangile,  et  de  quel  châtiment  sera  suivie  une  con- 
viction si  manifeste  :  mais  pour  traiter  avec  fruit  une 
matière  si  importante  ,  j'ai  besoin  des  lumières  de  ce 
même  Esprit ,  que  je  vous  prie  de  demander  avec 
moi  par  l'intercession  de  la  sainte  Vierge.  Ave, 

L'ouvrage  du  Saint-Esprit ,  celui  que  les  saintes 


DE    LA    PENTECÔTE.  1^5 

Ecritures  lui  attribuent  en  particulier,  c'est  d'agir 
secrètement  dans  nos  cœurs,    de  nous  changer  au 
dedans ,  de  nous  renouveler  dans  l'intérieur,  et  de 
reformer  par  ce  moyen  nos  actions  extérieures.  J'ai 
dessein  de  vous  faire  voir  que  l'opération  du  Saint- 
Esprit  dans  les  apôtres ,  et  dans  les  premiers  chré- 
tiens, convainc  le  monde  de  péché  :  mais  comme 
nous  ne  connoissons  ce  qui  se  passe  dans  les  cœurs , 
que  par  les  œuvres ,  et  qu'il  seroit  malaisé  de  vo«s 
faire  ici  le  dénombrement  de  tous  les  effets  de  la 
grâce;  je  m'attacherai,  Messieurs,  à  deux  effets  prin- 
cipaux que  la  grâce  du  Saint-Esprit  produit  dans  les 
hommes  qu'elle  renouvelle ,  et  qui  ont  éclaté  prin- 
cipalement après  la  descente  du  Saint-Esprit  dans 
les  premiers  chrétiens  et  dans  l'Eglise  naissante. 

Les  hommes  naturellement  se  laissent  amollir  par 
les  plaisirs,  ouaffoiblirpar  la  crainte  et  parla  dou- 
leur :  mais  ces  hommes  spirituels  que  le  Saint-Esprit 
a  formés ,  je  veux  dire  les  apôtres ,  les  premiers  fi- 
dèles; timides  auparavant,  ils  ont  abandonné  lâche- 
ment leur  Maître  par  une  fuite  honteuse,  et  le  plus 
hardi  de  tous  a  eu  la  foiblesse  de  le  renier  :  aujour- 
d'hui que  le  Saint-Esprit  les  a  revêtus  de  force ,  ce 
sont  des  hommes  nouveaux,  que  ni  la  crainte  ni  la 
douleur,  ni  les  plus  dures  épreuves,  ni  la  violence 
des  coups,  ni  l'indignité  des  affronts  ne  sont  plus 
capables  d'émouvoir,  et  d'empêcher  de  rendre  à  la 
face  de  tout  l'univers  un  glorieux  témoignage  à  Jé- 
sus-Christ ressuscité.  Tel  est  le  premier  caractère  des 
hommes  spirituels  que  je  dois  aujourd'hui  vous  re- 
présenter :  ils  sont  pleins  d'un  esprit  de  force  ,  qui 
triomphe  du  monde  et  de  sa  puissance. 


1^6  POU  11    LE    JOUR 

Mais  voici  mi  second  effet  qui  n'est  pas  moins 
mei-veilleux  :  au  lieu  qu'on  voit  ordinairement  les 
hommes  si  attachés  à  leurs  intérêts,  que  pourvu 
qu'ils  soient  à  leur  aise ,  ils  regardent  les  maux  des 
autres  avec  une  souveraine  tranquillité;  les  apôtres 
et  les  premiers  chrétiens ,  ces  créatures  nouvelles  que 
le  Saint-Esprit  a  formées,  attendris  par  la  charité 
qu'il  a  répandue  dans  les  cœurs ,  ne  sont  plus  «  qu'un 
»  cœur  et  qu'une  ame  »  :  Cor  iinum  et  anima  una  (0 , 
comme  il  est  écrit  dans  les  Actes;  et  touchés  des  maux 
qu'endurent  les  pauvres ,  ils  ne  craignent  pas  de 
vendre  leurs  biens ,  pour  établir  parmi  eux  une  com- 
munauté bienheureuse.  Tels  sont  les  deux  caractères 
dont  le  Saint-Esprit  a  marqué  les  hommes  qu'il 
forme  en  ce  jour.  Invincibles,  inébranlables,  in- 
sensibles en  quelque  sorte  à  leurs  propres  maux 
par  l'esprit  de  force  qui  les  a  remplis,  sensibles 
aux  maux  de  leurs  frères  par  les  entrailles  de  la 
charité  fraternelle  ;  ils  condamnent  notre  foiblesse 
qui  ne  veut  rien  souffrir  pour  l'amour  de  Dieu  ;  ils 
convainquent  notre  dureté  qui  nous  rend  insensi- 
bles aux  maux  de  nos  frères  :  ainsi ,  par  l'opération 
du  Saint-Esprit,  le  monde  est  convaincu  de  péché. 
Considérons  attentivement  cette  double  conviction; 
et  voyons  avant  toutes  choses  notre  foiblesse  con- 
damnée par  cet  esprit  de  force  et  de  fer  meté  qui  pa- 
roît  dans  les  apôtres  et  dans  l'Eglise  naissante. 

PREMIER  POINT. 

Que  l'esprit  du   christianisme  soit  un  esprit  de 
courage  et  de  force ,  un  esprit  de  fermeté  et  de  vi- 
(0  Act,  lY.  Sa. 


DE    LA    PENTECÔTE.  If)n 

gueur,   nous  le  comprendrons   aisément,  si  nous 
considérons  que  la  vie  chrétienne  est  un  combat 
continuel.  Double  combat,  double  guerre,  comme 
dans  un  champ  de  bataille ,  pour  combattre  mille 
ennemis  découverts,  et  mille  ennemis  invisibles.  Si 
la  vie   chrétienne  est   un  combat  continuel,  dong 
l'esprit  du  christianisme  est  un  esprit  de  force.  Per- 
sécution au  dehors ,  persécution  intérieure  :  la  na- 
ture contre  la  grâce  ;  la  chair  contre  l'esprit  ;    les 
plaisirs  contre  le  devoir  ;   l'habitude  contre  la  rai- 
son ;  les  sens  contre  la  foi;  les  attraits  présens  contre 
l'espérance  ;  l'usage  corrompu  du  monde  contre  la 
pureté  de  la  loi  de  Dieu.   «  Qui  ne  sent  point  ce 
M  combat,  dit  saint  Augustin,  c'est  qu'il  est  déjà 
M  vaincu ,  c'est  qu'il  a  donné  les  mains  à  l'ennemi 
»  qui  règne  sans  résistance  »  :  Si  niliil  in  te  alleri 
resislit ,  vide  lotuni  ubi  sit.  Si  spirilus  tuus  à  carne 
contra   concupiscente   non  dissentit ^  vide  ne  forth 
carni    mens    tota    conscntiat  :  vide  ne  forte   ideo 
non  sit  hélium^  quia pax pers^ersa  est  (0.  Qui  suit 
le  courant  d'un  fleuve,  n'en  sent  la  rapidité  que 
par  la  force  qui  l'emporte  avec  le  courant.  Pouvons- 
nous  vaincre  dans  ce  combat,  sans  être  revêtus  d'un 
esprit  de  force?  C'est  pour  cela  que  le  Fils  de  Dieu, 
sachant  que  la  force  et  la  fermeté  étoient  comme  le 
fondement  de  toute  la  vie  chrétienne ,  a  voulu  faire 
paroîtx-e  cet  esprit  avec  un  si  grand  éclat  dès  l'ori- 
gine du  christianisme.  Vous  allez  voir,  chrétiens, 
de  quelle  sorte  cet  esprit  de  force  qui  a  rempli  les 
apôtres,  convainc  d'infidélité,  et  les  Juifs  qui  n'ont 
pas  cru  à  leur  parole,  et  les  chrétiens  qui  ont  dé- 

(0  Senti.  XXX,  n,  4  ,  tom.  v,  col.  i52. 


igB  POUll    LE    JO€R 

généré  de   leur  fermeté  :  Arguet  munclum  de  pec- 
cato ,..,.  quia  non  crediderunt  in  me  (0. 

Simon,  fils  de  Jonas,  c'est-à-dire,  fils  de  la  co- 
lombe, régénéré  au  dedans  par  le  Saint-Esprit, 
Simon ,  que  ce  même  esprit  rend  digne  aujourd'hui 
du  titre  de  Pierre,  par  la  fermeté  qu'il  vous  donne  ; 
c'est  à  vous  à  parler  pour  vos  frères ,  puisque  vous 
êtes  le  chef  du  collège  apostolique.  Parlez  donc,  ô 
disciple,  autrefois  le  plus  hardi  à  promettre,  et  le 
plus  foible  à  exécuter j  qui  vouliez  mourir,  disiez- 
vous,  et  qui  reniez  trois  fois  votre  Maître  ;  c'est  à 
vous  à  réparer  votre  faute.  Il  ne  connoissoit  pas 
Jésus  ;  écoutez  maintenant  comme  il  le  prêche ,  ce 
Jésus ,  l'objet  de  la  haine  publique.  Mes  Frères , 
qu'il  est  changé  !  il  n'étoit  fort  alors  que  par  une 
téméraire  confiance  en  lui-même;  aujourd'hui  qu'il 
est  fort  par  le  Saint-Esprit ,  écoutez  quelles  paroles 
ce  divin  Esprit  met  dans  sa  bouche  :  «  Nous  vous 
»  prêchons  Jésus  de  Nazareth;....  sache  donc  toute 
»  la  maison  d'Israël ,  que  le  Dieu  de  nos  pères  a 
)>  ressuscité  et  qu'il  a  fait  asseoir  à  sa  droite  ce  Jé- 
»  sus  que  vous  avez  crucifié  (2)  :  car  Pilate  ,  ajoute- 
»  t-il ,  l'a  voulu  sauver  ,  l'ayant  jugé  innocent  ; 
M  mais  c'est  vous  qui  l'avez  mis  en  croix  (3)  »  ;  et 
voyez  comme  il  exagère  leur  crime  :  «  Vous  avez 
»  renié  le  Saint  et  le  Juste ,  et  vous  avez  demandé 
»  la  grâce  d'un  voleur  et  d'un  meurtrier,  et  vous 
»  avez  fait  mourir  l'auteur  de  la  vie  (4)  ».  Quelle 
force  !  quelle  véhémence  î  car  que  peut-on  imagi- 
ner de  plus  fort  pour  confondre  leur  ingratitude , 

(0  Joan.  xYi.  8,9.—  »  AcC,  II.  22 ,  36.  —  (3)  Ibid.  m.  1 3.  —  (4)  Ihiil 


DE    LA    PENTliCOTK.  igg 

que  de  leur  remettre  devant  les  yeux  toute  Fliorreur 
de  cette  injustice ,  d'avoir  conservé  la  vie  à  Barab- 
bas  qui  l'ôtoit  aux  autres  par  ses  homicides  ,  et  tout 
ensemble  de  l'avoir  ravie  à  Je'sus  qui  l'olFroit  à  tous 
par  sa  grâce  ?  Non ,  mes  Frères ,  ce  n'est  pas  un 
homme  qui  parle ,  c'est  le  Saint-Esprit  habitant  en 
lui  qui  convainc  le  monde  de  péché,  parce  qu'il 
n'a  pas  cru  en  Jésus-Christ. 

Mais  voyons  passer  les  apôtres  des  discours  aux 
actions,  du  témoignage  de  la  parole  au  témoignage 
des  œuvres  et  du  sang  :  sans  fierté,  sans  emporte- 
ment, sans  ces  violens  efforts  que  fait  une  ame  éton- 
née, mais  qui  s'excite  par  force  ;  comme  des  hommes 
qui  sentent  la  force  de  la  vérité,  qui  se  soutient  de 
son  propre  poids  j  «  ils  sortent  du  conseil  tout  rem- 
»  plis  de  joie  »  :  Ibant  gaudenies  (0.  Quel  est  ce 
nouveau  sujet  de  joie  dans  une  si  cruelle  persécu- 
tion? De  ce  qu'on  les  avoit  jugés  dignes;  de  quelle 
récompense,  ou  de  quelle  gloire?  dignes  d'être  mal- 
traités et  battus  de  verges  pour  le  saint  nom  de  Jé- 
sus. On  les  cite  encore  une  fois ,  on  les  cite  devant 
le  conseil  des  pontifes,  on  les  met  en  prison,  on  les 
bat  de  verges  par  main  de  bourreau  avec  cruauté  et 
ignominie,  on  leur  défend,  sur  de  grandes  peines, 
dejie  plus  prêcher  en  ce  nom;  car.  Messieurs,  c'est 
ainsi  qu'ils  parlent  :  Ne  prêchez  pis  en  ce  nom, 
en  ce  nom  odieux  au  monde,  et  qu'ils  craignent 
même  de  prononcer,  tant  ils  l'ont  en  exécration.  A 
cela ,  que  répondront  les  apôtres  ?  Une  parole  de 
force  et  de  fermeté  :  «  Nous  ne  pouvons  pas  nous 
»  taire ,  et  ne  pas  dire  ce  que  nous  avons  vu  et  ce 

CO  Act.  V.  4ï- 


20O  POU  11    LE    JOUR 

3)  que  nous  avons  ouï  (0  ».  «  Remarquez,  dit  ici 
»  saint  Jean  -  Clirysostome ,  de  quelle  manière  ils 
M  vs'expriment  :  s'ils  disoient  simplement  :  Nous  ne 
M  voulons  pas  ;  comme  la  volonté  de  l'homme  n'est 
)>  que  trop  changeante,  on  auroit  pu  espérer  de 
«  vaincre  leur  résolution  :  mais  de  peur  qu'on  n'at- 
3)  tende  d'eux  quelque  foiblesse  indigne  de  leur  mi- 
))  nistère  :  Nous  ne  pouvons  pas,  disent-ils,  et  ne 
3j  tentez  pas  l'impossible  »  :  Nonpossiimus.  Et  pour- 
quoi ne  pouvez-vous  pas?  n'êtes-vous  pas  les  mêmes? 
C'est  que  les  choses  ont  été  changées  :  un  feu  divin 
est  tombé  sur  nous,  une  loi  a  été  écrite  en  nos 
cœurs,  un  Esprit  tout-puissant  nous  fortifie  et  nous 
presse  :  touchés  par  ses  divines  inspirations,  nous 
nous  sommes  imposés  nous-mêmes  une  bienheureuse 
nécessité  d'aimer  Jésus- Christ  plus  que  notre  vie  : 
c'est  pourquoi  nous  ne  pouvons  plus  obéir  au  monde  ; 
nous  pouvons  souffrir,  nous  pouvons  mourir  ;  mais 
nous  ne  pouvons  plus  trahir  l'Evangile ,  ni  dissimu- 
ler ce  que  nous  savons  par  des  voies  si  indubitables  : 
Non  possumus. 

Mais  admirez,  chrétiens,  l'efficace  du  Saint-Es- 
prit dans  cette  parole  :  les  pontifes  et  les  magistrats 
du  temple ,  étourdis  et  frappés  de  cette  réponse 
comme  d'un  coup  de  tonnerre ,  consultent  ce  qu'ils 
feront  *,  et  malgré  toute  leur  fureur  ,  elle  arrache 
cet  aveu  de  leur  impuissance  :  car  écoutez  comme 
ils  parlent  :  Quid  faciemus  hominibus  istis  (2)  ?  «  Que 
2)  ferons-nous  à  ces  hommes  »?  Quel  nouveau  genre 
d'hommes  nous  paroît  ici!  aussitôt  qu'ils  professent 
la  foi  de  Jésus,  ils  commencent  à  jeter  leurs  biens, 

(»)  Act.  IV.  20.  —  W  Ibid.  16. 


I 


DE    LA    PENTECOTE.  201 

et  ils  sont  prêts  à  donner  leurs  âmes;  les  promesses 
ne  les  gaghent  pas,  les  injures  ne  les  troublent  pas, 
les  menaces  les  encouragent ,  les  supplices  les  réjouis- 
sent :  Quid  facicmiis  ?  «  Que  leur  ferons-nous  »  ? 
Slglise  de  Jésus-Christ,  je  n  ai  pas  de  peine  à  com- 
prendre qu'en  prêchant,  en  souffrant,  en  mourant, 
tes  fidèles  couvriront  un  jour  leurs  tyrans  de  honte^ 
et  que  leur  patience  forcera  le  monde  à  changer  les 
lois  qui  les  condamnoient;  puisque  je  vois  que  dès 
ta  naissance  tu  confonds  tous  les  magistrats  et  toutes 
les  puissances  de  Jérusalem  par  la  seule  fermeté  de 
cette  parole  :  Non  possumus  :  «  Nous  ne  pouvons 
»  pas  ».  Arguet  munduni  de  peccato  :  Il  a  donc  con- 
vaincu le  monde  de  n'avoir  pas  cru  en  Jésus-Christ  j 
mais  ce  même  esprit  nous  va  convaincre  d'infidélité. 
Car,  mes  Frères,  je  vous  en  prie,  pensez  un  peu 
à  vous-mêmes;  mais  pensons-y  tous  ensemble,  et 
rougissons  devant  les  autels  de  notre  déhcatesse  : 
s'il  est  nécessaire  d'avoir  de  la  force  pour  avoir  l'es- 
prit du  christianisme,  quand  mériterons-nous  d'être 
appelés  chrétiens, nous  qui,  bien  loin  de  rien  endu- 
rer pour  le  Fils  de  Dieu  qui  a  tant  enduré  pour  nous, 
nous  piquons  au  contraire  de  n'être  pas  endurans? 
Nous  nous  faisons  un  honneur  d'être  délicats,  et 
nous  mettons  une  partie  de  cet  esprit  de  grandeur 
mondaine  dans  cette  délicatesse  :  sensibles  au  moin- 
dre mot,  et  offensés  à  l'extrémité,  si  on  ne  nous 
ménage  avec  précaution  non -seulement  dans  nos 
intérêts,  mais  encore  dans  nos  fantaisies  et  dans  nos 
humeurs  ;  et  comme  si  la  nature  même  étoit  obligée 
de  nous  épargner,  flous  nous  regardons,  ce  semble, 
comme  des  personnes  privilégiées  que  les  maux  n'o- 


202  POUR    L«    JOUR 

sent  approcher;  tant  nous  paroissons  étonnés  d'en 
souffrir  les  moindres  atteintes,  n'osant  presque  nous 
avouer  à  nous-mêmes  que  nous  sommes  des  créa- 
tures mortelles  ;  et  ce  qui  est  plus  indigne  encore  , 
oubliant  que  nous  sommes  chrétiens ,  c'est-à-dire  , 
des  hommes  qui  ont  professé  dans  le  saint  baptême 
d'embrasser  la  croix  de  Jésus-Christ,  d'éteindre  en 
eux-mêmes  l'amour  des  plaisirs  par  la  mortification 
de  leurs  sens  et  l'étude  de  la  pénitence. 

Venez,  venez  ,  chrétiens,  qui  avez  oublié  le  chris- 
tianisme :  remontez  à  votre  origine;  contemplez 
dans  l'établissement  de  l'Eglise,  quel  est  l'esprit  du 
christianisme  et  de  l'Evangile  ;  approchez-vous  des 
apôtres ,  et  souffrez  que  le  Saint-Esprit  vous  con- 
vainque d'infidélité  par  leur  exemple  :  je  dis  d'infi- 
délité ;  car  qu'eussions-nous  fait ,  je  vous  prie  ,  foi- 
bles  et  délicates  créatures ,  si  nous  eussions  vécu 
dans  ces  premiers  temps ,  «  où  il  falloit ,  dit  Ter- 
»  tuUien  (0,  acheter  au  prix  de  son  sang  la  liberté 
»  de  professer  le  christianisme  »  ?  Que  de  chutes  1 
que  de  foiblesses  !  que  d'apostasies  ! 

Mais  quoique  ces  sanglantes  persécutions  soient 
cessées ,  une  autre  persécution  s'est  élevée  dans  l'E- 
glise même  :  persécution  du  monde  [dans]  ses  maxi- 
mes, ses  lois  tyranniques,  l'autorité  qu'il  se  donne; 
ses  armes  dans  ses  traits  piquans,  dans  ses  railleries. 
[L'une  de  ses  maximes  est]  qu'il  faut  s'avancer  né- 
cessairement, s'il  se  peut,  parles  bonnes  voies,  sinon 
s'avancer  par  quelque  façon  ;  s'il  le  faut,  par  des 
complaisances  honteuses  ;  s'il  est  besoin ,  même  par  le 
crime  ;  et  que  c'est  manquer  de  courage,  que  de  mo- 

CO  Defug.  inpersec.  n.  12.  ^d  Schjml.  n.  i. 


DE    LA    PENTECÔTE.  2o3 

derer  son  ambition  :  au  reste ,  à  qui  veut  fortement 
les  choses,  nul  obstacle  n'est  invincible  ;  un  ge'nie  ap- 
plique perce  tout ,  se  fait  faire  place ,  arrive  enfin  à 
son  but.  Ainsi,  mon  Sauveur-,  on  s'applique  tant 
aux  espérances  du  monde ,  qu'on  oublie  et  son  devoir 
et  votre  Evangile. 

C'est  encore  une  maxime  du  monde ,  que  qui  par- 
donne une  injure  en  attire  une  autre,  qu'il  se  faut 
venger  pour  se  faire  craindre  ;  dissimuler  quelque- 
fois par  nécessite' ,  mais  éclater  quand  on  peut  par 
quelque  coup  d'importance;  bon  ami,  bon  ennemi; 
servir  les  autres  dans  leurs  passions ,  pour  les  en- 
gager dans  les  nôtres  :  et  quand  acheverois-je  ce  dis- 
cours, [si  je  voulois  ici  tout  détailler?] 

Il  est  vrai,  ces  dangereuses  maximes  ont  leur  prin- 
cipe caché  dans  nos  inclinations  corrompues  ;  mais 
c'est  l'usage  du  monde  qui  les  érige  en  lois  souve- 
raines, qu'on  n'ose  pas  contredire  :  car,  pour  abat- 
tre ceux  qui  lui  résistent ,  le  monde  est  armé  de 
traits  piquans ,  je  veux  dire ,  de  railleries ,  tantôt 
fines,  tantôt  grossières;  les  unes  plus  accablantes 
par  leur  insolence  outrageuse  ,  les  autres  plus  insi- 
nuantes parleur  apparente  douceur.  Voyez  jusqu'à 
quel  point  le  monde  veut  triompher  de  Jésus-Christ; 
il  pousse  sa  victoire  jusqu'à  l'insulte  :  tantôt  il  la 
croit  pleine  et  entière ,  et  il  se  moque  hautement 
de  ceux  qui  résistent  ;  comme  s'il  avoit  tellement 
raison,  qu'on  ne  pût  lui  résister  sans  extravagance. 
Que  la  foi  lui  paroît  simple  et  mal  habile!  que  la 
sincérité  lui  paroît  grossière  !  que  la  piété  chrétienne 
lui  semble  être  de  l'autre  monde  !  que  la  vertu  est 
foible  à  ses  yeux  avec  son  impuissante  médiocrité , 


'2  04  POUR    LE    JOUR. 

avec  ses  mesures  régle'es,  avec  ses  lois  contrai- 
gnantes! Qui  l'eût  cru,  qui  l'eût  pensé,  qu'au  milieu 
du  christianisme  on  eût  honte  de  la  piété  ?  Le  monde 
ne  menace  point  de  nous  bannir;  mais  l'abandon  est 
quelque  espèce  d'exil  :  il  ne  fait  pas  mourir  ;  mais 
il  ôte  les  plaisirs  et  les  honneurs ,  sans  lesquels  la 
vie  nous  seroit  à  charge  :  ses  traits  piquans  [percent 
jusqu'au  cœur,  et  lui  font  une  blessure  mortelle;] 
la  vertu,  accablée  par  les  moqueries,  [succombe 
sous  la  violence  des  coups  qui  lui  sont  portés.]  Ainsi 
une  ame  bien  née,  qui  peut-être  entroit  dans  le 
monde  avec  de  bonnes  inclinations  ,  est  entraînée 
par  nécessité,  ou  dans  la  fausse  galanterie,  sans  la- 
quelle on  n'a  point  d'esprit ,  ou  dans  des  pensées  am- 
bitieuses ,  sans  lesquelles  on  n'est  pas  du  monde. 

Dans  cette  dépravation  générale ,  on  ne  sait  qui 
corrompt  les  autres  ;  nous  nous  corrompons  mu- 
tuellement, et  chacun  est  étourdi  en  particulier 
par  le  bruit  que  nous  faisons  tous  ensemble  :  ainsi 
nous  sommes  de  tous  les  crimes,  de  toutes  le  mé- 
disances, de  toutes  les  railleries  contre  Dieu  ,  contre 
le  prochain  ,  moins  par  inclination  ,  que  par  com- 
plaisance. Foibles  créatures  que  nous  sommes, 
quand  dirons -nous  avec  les  apôtres  ce  généreux 
ce  Nous  ne  pouvons  pas  »  ?  Mais  cette  vigueur  chré- 
tienne ne  se  trouve  plus  parmi  nous  :  il  n'est  rien 
que  nous  ne  puissions  pour  satisfaire  notre  ambition 
et  nos  passions  déréglées.  Ne  faut-il  que  trahir  notre 
conscience ,  ne  faut-il  que  violer  les  plus  saints  de- 
voirs que  la  religion  nous  impose,  ne  faut-il  qu'a- 
bandonner nos  amis;  PossumuSj  possumus  ;  nous  le 
pouvons  :  l'honneur  du   monde  y  résiste  un  peu  ; 


DE    LA    PENTECÔTE.  2o5 

mais  enfin  on  nous  trouvera  des  expediens  :  on 
tendra  de  loin  des  pie'ges  subtils  à  sa  simplicité'  in- 
nocente ;  il  périra ,  et  il  aura  tort.  C'en  est  fait  ; 
Possumus^  nous  le  pouvons;  nous  pouvons  tout  pour 
notre  fortune,, nous  pouvons  tout  pour  notre  plai- 
sir :  mais  s'il  faut  expier  nos  crimes  par  les  saintes 
pratiques  de  la  pénitence,  s'il  faut  briser  ces  liens 
trop  doux,  et  abandonner  ces  occasions  dans  les- 
quelles notre  inte'grité  a  tant  de  fois  fait  naufrage  ; 
tout  nous  devient  impossible,  nous  ne  pouvons  :  s'il 
faut  surmonter  ce  de'sir  de  plaire,  qui  nous  rend 
esclaves  volontaires  des  erreurs  d'autrui,  maigre'  les 
nobles  sentimens  de  la  liberté'  chrétienne ,  et  contre 
le  précepte  de  l'apôtre,  qui  nous  crie  si  hautement  : 
«  Vous  avez  été  achetés  d'un  grand  prix ,  ne  vous 
»  rendez  pas  esclaves  des  hommes  (0  »  ;  tout  nous 
devient  impossible.  Le  Saint-Esprit  nous  convainc 
de  péché  :  les  apôtres  et  les  premiers  chrétiens , 
dont  nous  nous  glorifions  en  vain  d'être  les  enfans, 
si  nous  n'en  sommes  les  imitateurs,  confondent  notre 
lâcheté  et  notre  mollesse.  Il  n'y  a  point  d'excuse 
contre  Jésus-Christ,  il  n'y  a  point  de  raison  contre 
l'Evangile.  Ne  dites  plus  désormais  ;  Le  monde  le 
veut  ainsi  :  la  foi  ne  rcconnoît  point  de  pareilles  né- 
cessités. Y  allât-il  de  la  fortune,  y  allât-il  de  la  vie, 
y  allât-il  de  l'honneur ,  que  vous  vous  vantez  fausse- 
ment peut-être  de  préférer  à  la  vie  ;  dût  le  ciel  se 
mêler  avec  la  terre ,  et  toute  la  nature  se  confondre  ; 
«  il  ne  peut  jamais  y  avoir  aucune  nécessité  de  pé- 
»  cher;  puisqu'il  n'y  a  parmi  les  fidèles  qu'une  seule 
j)  nécessité,  qui  est  celle  de  ne  pécher  pas  »  :  Nulla 

{^}I.  Cor.  Yi.  20.  VII.  23. 


206  POURLEJOUR 

est  nécessitas  delinqiœndi,  quibus  una  est  nécessitas 
non  delinquendi  (0. 

SECOND   POINT. 

Vous  craignez  peut-être,  Messieurs,  que  ces 
hommes  intre'pides  aient  quelque  chose  de  rude 
pour  les  autres  :  et  il  est  assez  ordinaire  que  ces 
âmes  fortes,  que  ni  leurs  périls  n'alarment,  ni  les 
maux  qu'on  leur  fait  sentir  n'abattent ,  aient  quel- 
que chose  d'insensible,  et  soient  peu  disposées  à 
plaindre  les  autres.  Au  contraire  ,  le  chrétien  ,  cet 
homme  spirituel  que  je  vous  représente,  que  le 
Saint-Esprit  a  rempli,  «  est  uni  aux  forts  comme 
»  aux  foibles  par  le  lien  de  la  charité  »  :  Compage 
charitatis  summis  simul  et  injimis  junctiis .  [Telle  est] 
la  nature  de  la  charité  :  unie  à  Dieu  [elle  s'étend  à 
tous  ceux  qui  lui  appartiennent  :  ]  par  son  union , 
insensible  pour  elle-même;  par  sa  dilatation,  mêlée 
avec  tous  les  autres.  Saint  Paul  [nous  en  fournit  un 
bel]  exemple  (2)  :  «  Que  faites-vous,  dit-il  aux  fidèles, 
))  pleurant  et  me  brisant  le  cœur?  car,  pour  moi, 
5)  je  suis  préparé  non-seulement  à  être  lié,  mais 
»  encore  à  souffrir  la  mort  en  Jérusalem  «.  Quelle 
fermeté,  et  quelle  tendresse!  la  mort  ne  l'étonné 
pas ,  et  il  ne  peut  voir  pleurer  ses  frères  :  [il  veut 
voir]  couler  son  sang ,  et  non  couler  leurs  larmes. 
Le  mê||ie  Paul  :  «  Je  sais  avoir  faim ,  je  sais  avoir  soif; 
»  je  sais  vivre  pauvrement,  je  sais  vivre  dans  l'abon- 
j)  dance;  ayant  éprouvé  de  tout,  je  suis  fait  à  tout  (3)  : 
»  qui  est  foible,  sans  que  je  m'afToiblissé  avec  lui  »  ? 

(')  De  Coron,  fi.  n.  —  W  Act.  xxi.  i3.  —  (^)  Philipp.  iv.  12. 


DE     LA    PENTECOTE.  ^OT 

Quis  injîrmaturj  et  ego  non  infirmor  {.^)1  et  il  re- 
commande aux  fidèles  de  «  pleurer  avec  ceux  qui 
jj  pleurent  »  :  Flere  cum  fLentibus  (2). 

Raison  profonde  :  ce  qui  nous  rend  insensibles  aux 
maux  des  autres,  <^est  d'être  pleins  de  nous-mêmes, 
enchanté  de  ses  plaisirs,  enivré  du  bon  succès  de  ses 
espérances  :  tout  va  bien  ;  c'est  assez,  je  suis  à  mon 
aise.  Or  on  s'aime  toujours  soi-même,  et  on  n'aime  que 
soi-même,  jusqu'à  ce  qu'on  ait  aimé  quelque  chose  de 
plus  que  soi-même  ;  et  ce  ne  peut  être  que  Dieu.  Vou- 
lez-vous donc  être  capables  d'aimer  sincèrement?.... 
Mais, Messieurs,  qu'on  ne  me  mêle  point  dans  ce  dis- 
cours des  pensées  profanes,  ni  des  idées  de  cet  amour 
qui  ne  doit  pas  même  être  nommé  dans  cette  chaire  : 
car  appellerai-je  aimer ,  ce  transport  d'une  ame  em- 
portée qui  cherche  à  se  satisfaire,  et  qui ,  de  quel- 
que [nom]  qu'il  s'appelle,  et  de  quelque  couleur  qu'il 
se  déguise ,  a  toujours  la  sensualité  pour  soh  fond  ? 
Je  veux  vous  apprendre  un  amour  chaste,  un  amour 
sincère,  un  amour  tendre  par  la  charité.   Mais  il 
faut  un  objet  au-dessus   de  nous,  qui  nous  attire 
hors  de  nous  :  ce  n'est  pas  assez,  il  faut  une  force 
intérieure  qui  nous  pousse  hors  de  nous-mêmes,  qui 
ébranlant  jusqu'aux  fondemens  cet  amour-propre , 
nous  arrache  à  nous-mêmes  :  alors  aimant  Dieu  plus 
que  nous-mêmes,  nous  pourrons  devenir  capables 
d'aimer  le  prochain  comme  nous-mêmes.  C'est  pour- 
quoi ce  divin  Esprit  ayant  rempli  les  apôtres ,  les 
ayant  transportés  hors  d'eux  -  mêmes  en  les  arra- 
chant à  Dieu  par  Jésus-Christ,  ou  plutôt  à  Dieu  en 
Jésus-Christ  :  (  car  qu'est-ce  que  Jésus-Christ,  sinon 

CO  //.  Cor.  XI ,  1 9.  —  W  Rom.  xu.  i5. 


208  POUR    LE    JOUR 

Dieu  en  nous,  Dieu  se  donnant  à  nous)?  la  ligne 
de  se'paralion  e'tant  ôte'e ,  le  parois  mitoyen  e'tant  ren- 
versé, il  a  fait  cette  bienheureuse  unité  de  cœur,  par 
laquelle  «  toute  la  multitude  de  ceux  qui  croyoient, 
»  n'étoit  qu'un  cœur  et  qu'une  ame  »  :  Multitudinis 
cor  unum  et  anima  una.  Et  parce  que  Dieu  est  peu 
aimé,  de  là  vient  aussi  que  la  charité  fraternelle 
ne  paroît  point  sur  la  terre  :  Arguet  niundiun  de 
peccalo.  Le  monde  n'aime  rien  :  Hahitatio  tua  in 
niedio  doli  ;  ^vir  Jratrem  suuni  deridebit  (0  :  «Votre 
3)  demeure  est  au  milieu  d'un  peuple  tout  rempli  de 
))  fourberie;  chacun  d'eux  se  rit  de  son  frère  ».  Es- 
prit de  moquerie  secrète  répandu  dans  le  monde,  etc. 
Je  ne  parle  ici  ni  des  vengeances  implacables,  ni 
des  inimitiés  déclarées  ,  ni  des  aigreurs  invincibles  ; 
je  représente  seulement  les  choses  dont  on  ne  fait 
pas  même  scrupule ,  et  qui  font  voir  toutefois  que 
ni  Tamôur  de  Dieu  n'est  en  nous  ,  ni  la  charité  fra- 
ternelle, ni  enfin  la  moindre  étincelle  du  Saint-Es- 
prit, ni  la  première  teinture  du  christianisme. 

Mais  il  y  a  deux  péchés  principaux  que  le  Saint- 
Esprit  reprend;  l'envie,  et  l'esprit  d'intérêt  et  d'a- 
varice. C'est  convaincre  l'infidélité  des  Juifs,  que  de 
l'attaquer  ainsi  par  la  racine  ;  car  la  cause  secrète 
et  profonde  quia  empêché  les  pharisiens  [  de  croire,  ] 
c'est  l'envie  et  l'intérêt  :  mais  il  reprend  aussi  les 
chrétiens. 

«  L'envie,  le  poison  de  tous  les  cœurs,  [ditjsaint 
»  Grégoire  de  Nazianze  (2) ,  la  plus  juste  et  la  plus 
»  injuste  de  toutes  les  passions  »  :  la  plus  injuste 
sans  doute ,  car  elle  attaque  les  innocens  ;  mais  la 

{^)Jerern.  ix.  56.  —  W  Orat.  xxvii.  n.  8,  toffi.  i,p.  466,  467» 

plus 


DE    L\    PENTECÔTE.  ^09 

plus  juste  tout  ensemble,  car  elle  punit  le  coupable, 
et  fait  le  juste  et  insupportable  supplice  de  celui  qui 
la  nourrit  dans  son  cœur.  Peut  -  elle  subsister  dans 
cette  unitc,  si  nous  nous  regardons  comme  un  en 
Je'sus-Glirist  ?  Si  la  main  avoitson  sentiment  propre, 
cnvieroit-elle  à  l'œil  de  ce  qu'il  éclaire,  puisqu'il 
éclaire  pour  tout  le  corps  ?  et  l'œil  envieroit-il  à  la 
main  et  sa  force  et  son  adresse,  qui  Ta  lui-méni^ 
tant  de  fois  sauvé  ?  Quel  est  le  sujet  de  votre  envie? 
Elle  plaît ,  elle  est  plus  chérie.  O  Dieu ,  si  vous  son- 
giez ce  que  c'est  que  de  plaire  de  cette  sorte,  et  quel 
est  le  fond  de  ces  agrémens  !  mais  venons  à  quelque 
chose  que  le  monde  estime  plus  important.  Vous 
enviez  à  cet  homme  son  élévation  :  s'il  ne  s'acquitte 
dignement  d'un  si  grand  emploi,  n'est -il  pas  plus 
digne  de  pitié  que  d'envie  ?  et  pouvez-vous  lui  envier 
une  élévation  qui  découvre  à  tout  l'univers  ses  foi- 
blesses  déplorables,  ou  ses  emportemens  furieux, 
ou  ses  ignorances  grossières?  Que  s'il  fait  bien  dans 
un  grand  emploi,  pourquoi  portez -vous  envie  au 
soleil  de  ce  qu'il  vous  éclaire  avec  tous  les  autres  ? 
venez  plutôt  profiter  du  bien  qu'il  fait  à  tout  l'uni- 
vers ;  profitez  de  cette  belle  fontaine  qui  arrose  vos 
terres  ,  aussi  bien  que  celles  de  vos  voisins ,  au  lieu 
de  songer  à  en  faire  tarir  la  source.  Les  apôtres  au- 
paravant disputoient  de  la  primauté  ;  aujourd'hui 
ils  parlent  tous  par  la  bouche  de  saint  Pierre ,  ils 
croient  présider  avec  lui  :  si  son  ombre  guérit,  toute 
l'Eglise  s'en  glorifie  en  notre  Seigneur. 

Esprit  d'intérêt  et  d'avarice*,  [combien  contraire 
à]  cette  unité  [de  tous  les  fidèles  que  le  Saint-Esprit 
avoit  formée  au  commencement.  ]  «  Alors  nul  ne 
BOSSUET.  xiv.  i4 


210  POURLEJOUR 

»  cônsidéroit  ce  qu'il  possedoit  comme  étant  à  lui  en 
5)  particulier;  mais  toutes  choses  étoient  communes 
5>  entre  eux  »  :  Nec  quisquam  eorum  quœ  posside- 
bat  aliquid  suuin  esse  dicebat  ;  sed  erant  illis  omnia 
commujiiai^).  Si  nos  cœurs  e'toient  aussi  étroitement 
unis  que  ceux  des  premiers  fidèles,  pourrions-nous 
douter  que  tous  les  biens  dussent  être  communs 
entre  nous?  «  Pour  eux,  ils  nliésitoient  pas  à  se  les 
»  communiquer  -,  parce  que  leur  esprit  et  leurs  cœurs 
3)  étoient  comme  fondus  les  uns  dans  les  autres  par 
))  un  saint  mélange  »  :  Qui  animo  animdque  misce- 
mur  j  nihil  de  rei  communie atione  dubiiam,us  C'^). 
Misérables  aumônes,  que  les  prédicateurs  nous  ar- 
lachent  à  force  de  crier  contre  la  dureté  de  cœur  ! 
foible  et  misérable  secours  d'une  extrême  nécessité, 
que  nous  laissons  tomber  d'une  main  avare  comme 
une  goutte  d'eau  dans  un  grand  brasier  !  Quiconque 
est  plein  de  la  charité,  ressent  les  maux  du  prochain , 
souffre  avec  lui,  et  le  soulage  comme  se  soulageant 
soi-même.  On  n'entend  point  cette  unité;  et  cepen- 
dant c'est  là  le  fond  du  christianisme.  Membres  du 
même  corps  parle  Saint-Esprit,  [c'est  pour  nous  un 
devoir  essentiel  de  nous  entre-secourir  avec  tout  le 
zèle  de  la  charité  :  ]  et  quand  est-ce  que  nous 
serons  capables  de  le  pratiquer,  si  nous  ne  sommes 
pas  même  capables  de  l'entendre?  Le  monde  répond 
qu'on  ne  peut  pas;  on  a  tant  de  charges.  La  réponse 
de  saint  Pierre  à  Ananias  ;  «  Vous  mentez  au  Saint- 
j)  Esprit  (5)  ».  11  voulpit  avoir  l'honneur  d'une  bonne 
action,  qu'il  ne  faisoit  pas;  vous  en  savez  le  châti- 
ment. Vous  voulez  avoir  l'honneur  de  la  charité  sans 

CO  AcL  Vf.  32.  —  V»)  l\n.  Apol  n,  3y.  —  i})  Ad.  v.  3. 


DE    LA    PENTECÔTE.  *it% 

l'exercer,  en  vous  excusant  sur  votre  impuissance  : 
et  moi,  je  vous  découvrirai  un  fonds  inépuisable 
pour  la  charité;  le  fonds  du  Dieu  créateur;  argent, 
terre,  pierreries.  «  Tout  est  à  vous  »  ,  [lui  dit]  David  : 
Tua  sunt  omnia-,  et  ensuite  :  Ç)uœ  de  manu  tua  ac^ 
cepimus ,  cledimus  tibi  (0,  «  Nous  ne  vous  avons  pré- 
»  sente  que  ce  que  nous  avons  reçu  de  votre  main  ». 
Sed  adhuc  excellentiorem  viain  vobis  demonstro  (2)  : 
«  Mais  je  vous  montre  encore  une  voie  plus  excel* 
3)  lente  »  ;  le  fonds  du  Dieu  Sauveur,  du  Dieu  cru- 
cifié, du  Dieu  dépouillé,   qui  vous  apprend  à  vous 
dépouiller  devant  lui.  [Il  faut  vous  faire  un]  fonds 
pour  la  charité,  sur  le  retranchement  de  la  vanité, 
[en  réprimant  ces]  pauvres  intérieurs,  [les]  passions 
insatiables,  [qui  nedisent]  jamais;  C'est  assez,  [et  ne 
laissent]  rien  pour  les  pauvres.  [Pour  y  parvenir, 
soyez  exacts  a.  faire  en  vous  une  continuelle]  eircon- 
cision»  [Mais]  quelle  règle. [y  faut-il  suivre?]  Je  ne 
puis  la  proposer  en  cette  chaire  ;  car  elle  n'est  peut- 
être  pas  la  même  pour  tous  :  mais  que  chacun  s'ap- 
plique à  considérer  le  néant  du  monde,  et  sa  figure 
qui  passe.   «  Nous  sommes  comme  des  étrangei-s  et 
»  des  voyageurs;  nos  jours  passent  comme  l'ombre 
»  sur  la  terre,  et  nous  n'y  demeurons  qu'un  mo- 
»  ment  »  :  Peregrini  stimus  coram  te  et  advenœ  ;  dies 
nostnguasi  umbra  super  terram,  et  nulla  est  mora  {^Y,- 
Voyez  quelle  est  cette  pauvreté  qui  fait  quV)n  n'est 
riche  que  par  le  dehors.  Quand  vous  vous  appliquez 
quelque  ornement,  songez  qu'il  ne  durera  guère,  et 
que  peut-être  il  restera  après  vous.  Telle  est  la  na- 
ture des  choses  que  vous  dites  vôtres  :  les  véritabieis 

(0  /.  Par.  XXIX.  1 4.  —  W  /.  Cor.  xii.  3o.  —  (.2)  l.  Par.  xxix.  1 5. 


212  POUR    LE    JOUR 

richesses,  vous  n'avez  aucun  soin  de  les  amasser. 
[Connoissez-en  le  prix,  désirez-les,  recherchez-les 
avec  un  vif  empressement  :  ]  de  là  naîtra  un  de'goûfc 
de  ces  richesses  empruntées ,  qui  tiennent  si  peu  à 
votre  personne  :  de  là  cette  circoncision  du  cœur 
plus  grande  de  jour  en  jour.  L'esprit  du  monde 
[porte  à]  toujours  augmenter  et  accroître  ses  folles 
dépenses  :  l'esprit  du  christianisme  [au  contraire 
pousse  à]  toujours  diminuer  ses  besoins.  [  Suivez  ses 
impressions  ;  il  vous  en  reviendra  une]  double  utilité  ; 
VOU§  VOUS  enrichirez  au  dedans,  et  vous  serez  en  état 
d'exercer  la  charité  fraternelle.  Tel  est  l'esprit  du 
christianisme  ;  Messieurs ,  «  n'éteignez  pas  cet  esprit  »  ; 
Spiritum  nolite  extinguere  (0. 

Madame,  Votre  Majesté  est  née  avec  un  éclat  qui 
lui  fait  voir  tout  l'univers  au-dessous  d'elle  :  vous  êtes 
la  digne  épouse  d'un  roi,  qui,  par  la  sagesse  de  ses 
conseils ,  par  la  hauteur  de  ses  entreprises ,  par  la 
grandeur  dç  sa  puissance ,  pourroit  être  l'effroi  de 
l'Europe,  si,  par  sa  générosité,  il  n'aimoit  mieux 
en  être  l'appui.  Mais ,  Madame ,  la  moindre  pensée 
du  christianisme,  le  moindre  sentiment  de  piété,  la 
moindre  étincelle  du  Saint-Esprit ,  vaut  mieux ,  sans 
comparaison ,  que  ce  grand  royaume  que  le  roi  a 
mis  entre  vos  mains  avec  une  confiance  si  absolue, 
ïiàissez-vous  donc  posséder  à  cet  esprit  du  christia- 
nisme :  remplissez- vous  de  l'esprit  de  force,  pour 
combattre  en  vous-même  sans  relâche  tous  ces  restes 
de  foiblesse  humaine  dont  les  fortunes  les  plus  rele- 
vées ne  sont  pas  exemptes  :  remplissez-vous  de  l'esprit 
de  charité  fraternelle ,  et  n'usez  de  votre  pouvoir 

(»)  1.  Thess.  V.  Kj. 


DELATENTECÔTE.  2l3 

que  pour  soulager  les  pauvres  et  les  mise'rables. 
Ainsi  puissions-nous  bientôt  changer  en  actions  dé 
grâces  les  vœux  continuels  que  nous  faisons  pour 
votre  heureux  accouchement.  Puisse  ce  jeune  prince, 
le  digne  objet  de  votre  tendresse,  croître  visiblement 
sous  votre  conduite  :  puisse-t-il  apprendre  de  vous 
cet  abre'gé  des  sciences ,  la  soumission  thvers  Dieu  , 
et  la  bonté  envers  les  peuples.  Mais  puissions- nous 
tous  ensemble  pratiqiier  les  saintes  maximes  de  l'E- 
vangile, et  vivre  selon  l'esprit  du  christianisme  ;  afin 
que  nous  puissions  aussi  tous  ensemble,  maîtres  et 
serviteurs  ,  pf  incès  et  sujets ,  jouir  de  la  félicité  éter- 
nelle :  au  nom  du  Père ,  et  du  Fils ,  et  du  Saint- 
Esprit.  Amen. 


«.v^UJOittU 


2l4  POUÎl    LE    JOUR 


b,»^^  »^»/»/W%.'W»<».'»^W 


ABRÉGÉ  DTN  SERMON 

POPR  LE  MÊME  JOUR, 

PRÊCHÉ  DANS  LA  CATHÉDRALE  DE  INJEAUX. 


Profondeur  de  la  malice  du  cœur  humain  :  combien  nous  avons 
besoin  que  TEsprit  saint  crée  en  nous  un  cœur  pur. 


Cor  mundum  créa  in  me ,  Deus, 

O  Dieu  y  créez  en  moi  un  cœur  pur.  Ps.  l.  12. 

i^E  Sermon  sera  une  prière,  au  peuple  de  la  part 
de  Dieu ,  à  Dieu  de  la  part  du  peuple. 

Le  Saint-Esprit  en  ce  jour  appelé,  Creator  Spiri" 
tus ,  «  Esprit  créateur  »  ,  par  rapport  à  cette  nou- 
velle création  :  non  qu'il  ne  soit  créateur  [  dans  la 
première  création  conjointement  avec  le  Père  et  le 
Fils  ;  ]  mais  la  création  nouvelle  [  lui  est  donnée  ] 
par  une  attribution  particulière.  Pour  en  fonder  la 
demande  ,  et  nous  faire  dire  :  O  Dieu ,  créez  en  moi 
ce  cœur  nouveau;  il  faut  considérer  avant  toutes 
choses  quel  cœur  nous  avons.  Pesez  toutes  les  paroles 
de  notre  Seigneur,  au  chapitre  septième  de  saint 
Marc.  De  corde  hominum  malœ  cogiCationes  proce^ 


DÎ3LAPKNTKC0TE.  2l5 

dunt ,  adulteria  ,  fornicationes  ,  homicidia  ,  furta  , 
avarilice ,  nequitiœ  _,  dalus  j  impudicitiœ  ^  oculiis  ma^ 
lus  j  blasphemiaj  superbia,  stultitia  (0  :  «  Du  cœuv 
»  de  l'homme  sortent  les  mauvaises  pensées,  lesadul- 
»  tères  ,  les  fornications,  les  homicides,  les  larcins, 
»  Favarice,  les  méchancetés,  la  foui'berie,  la  disso- 
»  lution,  Tœil  malin  et  envieux,  les  médisances, 
»  l'orgueil,  la  folie  et  le  dérèglement  d'esprit». 
Appuyez  beaucoup  sur  celui-là  :  Bonus  homa  de 
bono  thesauro  cordis  sui  profert  bonum  ,  et  malus 
honio  de  malo  thesauro  profert  malum;  ex  abun- 
dantia  enim  cordis  os  loquitur  (2)  :  «  L'Iiomme  de 
»  bien  tire  de  bonnes  choses  du  bon  trésor  de  son 
»  cœur,  et  le  méchant  en  tire  de  mauvaises  du  mau- 
»  vais  trésor  de  son  cœur  :  car  la  bouche  parle  de  la 
))  plénitude  du  cœur  » .  Non  potest  arbor  bona  jnalos 
fructus  facere  ,  neque  arbor  mala  bonos  fructus  fa- 
ccre  (3)  :  «  Un  bon  arbre  ne  peut  produire  de  mau- 
»  vais  fruits,  et  un  mauvais  arbre  n'en  peut  produire 
»  de  bons  ».  Jugez  du  fond  de  votre  cœur  par  vos 
pensées.    . 

Pesez  beaucoup  sur  chaque  crime  :  adulteria; 
«  les  adultères  ».  On  ne  le  conçoit  pas.  David,  cou- 
pable de  ce  crime,  ne  pense  pas  que  ce  soit  à  lui 
que  s'adresse  le  discours  du  prophète  :  il  est  attendri 
sur  le  récit  que  Nathan  lui  fait  dans  sa  parabole;  et 
entrant  dans  une  grande  indignation  contre  le  cou- 
pable, il  prononce  qu'il  est  «  digne  de  mort  »  :  Fi- 
lius  mortis  est  ^nr  qui  fecit  hoc  ;  et  il  déclare  «  qu'il 
»  rendra  au  quadruple  la  brebis  qu'il  a  enlevée  »  : 

CO  MCU-G.  YII.  ai  ,  33.  —  W  Luc.  VI.  45.  —  C^}  Mutt.  VII.  18. 


2l6  POUR    LE    JOUR 

Owem  reddél  in  quadriiplum  (0.  Vous  ne  sauriez  la 
rendre;  son  innocence,  sa  foi  [que  vous  lui  avez 
enlevées  ].  Appuyer  sur  les  SLutres  :  Homicidia ^  «  les 
))  homicides  »  :  «  Qui  hait  son  frère ,  c'est  un  meur- 
3j  trier  (^)  ».  Superbia;  «  l'orgueil  »  :  Stultitia-,  «  la  fo- 
»  lie»  :  expliquer  bien  cette  folie,  cet  égarement  d'es- 
prit. Nequitiœ;  «  Méchanceté  »  :  le  cœur  humain 
sensuel  et  voluptueux,  injuste,  violent  et  vindicatif, 
malin  et  trompeur,  superbe  jusqu'à  en  devenir  in- 
sensé. Si  quis  existimat  se  aliquid  esse  ^  ciim  niîiil 
sit,  ipse  se  seducit  (5)  :  «  Si  quelqu'un  s'estime  être 
j)  quelque  chose,  il  se  trompe  lui-même,  parce  qu'il 
5)  n'est  rien  ».  Folie  naturelle  à  l'orgueil.  [Il  y  a 
une]  distance  infinie  entre  être  quelque  chose  et 
n'être  rien  ;  et  néanmoins  [  l'orgueil  est  ]  si  grossier, 
si  aveugle,  qu'il  confond  ce  qui  [est  séparé  par 
une]  distance  infinie  ;  tant  la  folie  le  domine. 

Ne  dites  pas  :  Je  n'ai  pas  tant  [  de  vices  :  vous 
avez  en  vous-même]  le  principe  de  tous  :  le  plaisir 
nous  mène  à  tout ,  à  la  mollesse ,  à  la  paresse,  à  tout  : 
nulle  résistance;  il  ne  manquera  que  l'occasion.  Ah! 
quel  cœur  je  porte  donc  dans  mon  sein  !  tout  ce  qui 
y  entre ,  s'y  corrompt ,  corrompt  le  bien  qui  est  en 
moi,  qui  est  dans  les  autres;  Dieu  même,  sa  pa- 
role ,  sa  miséricorde  ;  il  abuse  de  tout.  Ah  !  je  ne 
veux  plus  de  ce  cœur;  il  empoisonne  tout,  les  pa- 
roles les  plus  innocentes  du  prochain.  Quoi,  dans 
mon  sein  un  tel  venin ,  un  tel  poison ,  un  tel  serpent  ! 
ah  !  je  le  veux  arracher. 

Mais  je  ne  puis,  il  tient  trop  avant.  Venez,  Esprit 

W  //.  Reg,  XII.  5,  6.  —  W  /.  Joan.  m.  i5.  —  (')  Galat,  vi.  3. 


I 


DE    LÀ    PENTECOTE.  P.l'J 

créateur  :  Cor  mundum ,  spiriLum  rectum  :  «  Créez 
»  en  moi  un  cœur  pur,  un  esprit  droit  ».  Pesez  ces 
deux  choses  ;  pureté',  droiture.  O  naon  Dieu ,  je  vous 
le  demande  pour  tout  ce  peuple  partage  entre  ceux 
qui  ont  de'jà  fait  leur  jubile',  leur  mission,  et  ceu.t 
qui  demeurent  encore  endurcis.  Silence  d'une  heurç 
dans  le  ciel  (0  :  ce  silence  délibère  si  l'on  doit  pu- 
nir ,  s'il  faut  attendre  encore  ;  et  plus  après.  Se  taire 
durant  quelque  temps,  comme  en  attente  de  c^ 
qui  se  sera  décidé.  Un  ange  qui  paroît;  le  soleil , 
l'iris  (2).  Je  reconnois  la  prédication  de  FEvangilc  «1 
cette  lumière  plus  grande  que  celle  qui  [parut]  sur 
la  face  de  Moïse  :  point  de  voile  :  l'iris ,  signe  de 
paix,  de  miséricorde,  d'alliance.  [L'ange  met]  un 
pied  sur  la  mer,  un  sur  la  terre;  sur  ceux  qui  sont 
affermis,  [sur]  ceux  qui  [sont]  encore  agités:  il 
lève  la  main  au  ciel  ;  plus  de  temps.  Quoi  donc,  celte 
mission,  pourquoi  le  dernier  temps?  Vous  me  lais- 
sez une  foible  espérance,  si  avec  ce  secours  extraor- 
dinaire, le  jubilé ,  la  Pentecôte;  tout  ensemble  tant 
d'exemples,  tant  de  prières,  tant  de  changemens, 
nous  ne  gagnons  rien;  quelle  espérance  de  mieux 
réussir?  Ah!  venez.  Esprit  créateur,  etc. 

Les  larcins ,  en  saint  Marc.  A  cette  occasion ,  par- 
ler des  restitutions  :  on  ne  peut  pas  prendre  sur  ses 
plaisirs,  sur  son  nécessaire  [pour  les  faire.  ]  Quelle 
diflérence!  cette  pauvre  veuve  [de  l'Evangile]  étoit 
pauvre,  plus  digne  de  recevoir  l'aumône,  qu'obligée 
à  la  donner;  et  néanmoins  elle  trouve  de  quoi  don- 
ner :  ]  Omnem  victiun  suum  ^  quem  habuitj  misa  (3)  : 

0)  Apoc.  VIII.  I.  — C^)  Ibid.  X.  I,  Pt  «ttiV.— '(3)  Luc.  xxi.  4- 


2l8       POUR  LE  JOUR  DE  LA  PENTECOTE. 

«  Elle  a  donné  tout  ce  qui  lui  restoit  pour  vivre  ». 
Elle,  pour  l'aumône  ;  et  vous  ne  voulez  pas  trouver 
pour  la  restitution. 

Toute  la  force  de  ce  discours  doit  être  à  péne'trer 
jusqu'au  vif  de  chaque  crime ,  et  à  en  arracher  les 
moindres  fibres,  crainte  de  la  renaissance. 

Et  aussi,  bien  expliquer  ce  pur  et  ce  droit,  qui 
sera  suivi  de  l'Esprit  saint  et  de  l'esprit  principal  j 
force ,  courage ,  etc. 


I 


'f»/»(V"»/WW«^'V 


SUR  LE  MYSTÈRE  DE  LA   SAINTE  TRIKITÉ.  o  ic^ 


SERMON 


SUR    LE    M  V  STÈRE 


DE  LA  TRÈS-SAINTE  TRINITÉ. 


Excellente  image  que  nous  portons  en  nous -mêmes  de  ce  mys- 
tère incllahle.  Autre  image  de  ce  grand  mystère  dans  l'unité  de  l'E- 
glise. Pourquoi  faut-il  que  le  Père  engendre  en  lui-même  le  Verbe  : 
cette  génération  du  Verbe,  représentée  dans  la  bienbeureuse fécon- 
dité de  rÇglise.  Coraipent  le  Fils  et  le  Saint-Esprit  reçoivent  du 
Père  continuellement  en  eux-mêmes  la  vie  et  rintclligence.  Tous 
les  fidèles  unis  daiïs  la  vie  de  l'intelligence.  Quelles  doivent  être  les 
lois  de  leur  ]  cbarité  miUuelle  :  combien  ils  y  sont  infidèles. 


Pater  sancte-,  serval  eos  ^"  nomine  tuq  qups  dedisti  milii, 

JPère  saint,  *gàrdèz  eh  tfolre  nom  ceux  que  vous  m'avez 
donne's ,  afin  qu  ils  soient  un  comme  nous.ioAn.  xvii.  1 1 . 

v^uAND  je  considère  en  moi-même  l'e'ternelle  féli- 
cité que  notre  Dieu  no^iâ  a  prépare'e  ;  quand  je  songe 
-que  nous  verrons  sans  obscurité  tout  ce  que  nous 
croyons  sur  la  tetTe^:que  cette  lumière  inaccessible 
nous  ^era  ouverte ,  et  que  la  Trinité  adorable  nous 
découvrira  ses  secrets  ;  que  là  nous  verrons  le  vrai 
Fils  de  Dieu  sortant  éternellement  du  sein  de  son 
Père,  et  demeurant  éternellement  dans  le  sein  du 


220  SUR    LE    MYSTÈKE 

Père;  que  nous  verrons  le  Saint-Esprit,  ce  torrent 
de  flamme,  procéder  des  embrassemens  mutuels  que 
se  donnent  le  Père  et  le  Fils,  ou  plutôt  qui  est  lui- 
même  l'embrassement ,  l'àm^Urel  le  baiser  du  Père 
et  du  Fils  ;  que  nous  verrons  cette  unité  si  inviola- 
ble, que  le  nombre  n'y  peut  apporter  de  division, 
et  ce  nombre  si  bien  oi'donné,  que  l'unité  n'y  met 
pas  de  confusion;  mon  am^-est  ravie,  chrétiens,  de 
l'espérance  d'un  si  beau  spectacle,  et  je  ne  puis  que 
je  ne  m'écrie  avec  le  prophète  :  «  Que  vos  taber- 
»  nacles  sont  beaux,  ô  Dieu  des  armées!  mon  cœur 
»  languit  et  soupire  après  la  maison  du  Seigneur  (0». 
Et  puisque  notre  unique  consolation  dans  ce  misé- 
rable pèlerinage ,  c'est  de  penser  aux  biens  éternels 
que  nous  attendons  en  la  vie  future;  entretenons- 
nous  ici-bas,  mes  Frères,  des  merveilles  que  nous 
verrons  dans  le  ciel,  et  parlons,  quoiqu'en  bégayant, 
des  secrets  et  ineffables  mystères  qui  nous  seront  un 
jour  découverts  dans  la  sainte  cité  de  Sion,  dans  la 
cité  de  notre  Dieu,  «  que  Dieu  à  fondée  éternelle- 
»  ment  C^)  ».  Mais  d'autant  que  ceux-là  pénètrent 
le  mieux  les  secrets  divins,  qui  s'abaissent  plus  pro- 
fondément devant  Dieu  ,  prosternons-nous  de  cœur 
et  d'esprit  devant  cette  Majesté  infinie  ;  et  afin  qu'elle 
nous  soit  favorable ,  priojas  la  Mère  de  miséricorde 
qu'elle  nous  impètre  par  ses  prières  cet  Esprit  qui 
la  remplit  si  abondamment ,  lorsque  l'ange  Feut 
saluée  par  ces  paroles  que  nous  lui  disons  :  Ave  y 
Maria, 

Cette  Trinité  incréée,  souveraine,  toute -puis-, 

(0  Ps.  LXXXIU.  I.  W  Ps.  XtVlT.  9. 


DE    LA    SAINTE    TRINITÉ.  221 

santé,  incompréhensible,  afin  de  nqus  donner  quel- 
que id:ée  de  sa  perfection  infinie,  a  fait  une^rinité 
cre'e'e  sur  la  terre,  et  a  voulu  imprimer  en  ses  créa- 
tures une  image  de  ce  mystère  ineffable,  qui  associe 
le  nombre  avec  Tiinitë  d*une  manière  si  haute  et  si 
admirable.  Si  vous  de'sirez  savoir,  chrétiens,  quelle 
est  cette  Trinité  créée  dont  je  parle;  ne  regardez 
point  le  ciel,  ni  la  terre,  ni  les  astres,  ni  les  élémens, 
ni  toute  cette  diversité  qui  nous  environne;  rentrez  eii 
vous-mêmes,  et  vous  la  verrez  :  c'est  votre  ame,  c'est 
votre  intelligence,  c'est  votre  raison  qui  est  cette 
Trinité  dépendante  en  laquelle  est  représentée  cette 
Trinité  souveraine.  C'est  pourquoi  nous  voyons  dans 
les  Ecritures ,  et  dans  la  création  de  cet  univers,  que 
la  Trinité  n'y  paroît  que  lorsque  Dieu  se  résout  de 
produire  l'homme.  Remarquez  que  tous  les  autres 
ouvrages  sont  faits  par  une  parole  de  commande- 
ment, et  riiomme  par  une  parole  de  consultation  : 
«  Que  la  lumière  soit  faite,  que  le  firmament  soit 
»  fait  ))  :  Fiat  lux  (0;  c'est  une  parole  de  comman- 
dement. L'homme  est  créé  d'une  autre  manière, 
qui  a  quelque  chose  de  plus  magnifique.  Dieu  ne  dit 
pas:  Que  fhomme  soit  fait;  mais  toute  la  Trinité 
assemblée  prononce  par  un  conseil  commun  :  «  Fai- 
»  sons  l'homme  à  noire  image  et  ressemblance  (^)  m.' 
Quelle  est  cette  nouvelle  façon  de  parler?  et  pour- 
quoi est-ce  que  les  Personnes  divines  commencent 
seulement  à  se  déclarer,  quand  il  est  question  de 
former  Adam?  est-ce  qu'entre  les  créatures  l'homme 
est  la  seule  qui  se  peut  vanter  d'être  l'ouvrage  dé 
la  Trinité?  Nullement,  il  n'en  est  pas  de  la  sorte; 

(0  Gènes,  i.  3.  —  W  IbiJ.  26. 


222  SUR    LE    MYSTÈRE 

car  toutes  les  opérations  de  la  très -sainte  Trinité 
sont  inse'parables.  D'oii  vient  donc,  que  la  Trinité 
très-auguste  se  découvre  si  hautement  pour  créer 
notre  premier  père,  si  ce  n'est  pour  nous  faire  en- 
tendre qu'elle  choisit  l'iiomme  entre  toutes  les  créa- 
tures, pour  y  peindre  son  image  et  sa  ressemblance? 
De  là  vient  que  les  trois  Personnes  divines  s'assem- 
blent, pour  ainsi  dire,  et  tiennent  conseil  pour  for- 
mer l'ame  raisonnable;  parce  que  chacune  de  ces 
trois  Personnes  doit  en  quelque  sorte  contribuer 
quelque  chose  de  ce  qu'elle  a  de  propre  pour  l'ac- 
complissement d'un  si  grand  ouvrage. 

En  effet,  comi^ie  la  Trinité  très -auguste  a  une 
source  et  une  fontaine  de  divinité,  ainsi  que  parlent 
les  Pères  grecs  (0,  un  trésor  dévie  et  d'intelligence, 
que  nous  appelons  le  Père ,  où  le  Fils  et  le  Saint- 
JEsprit  ne  cessent  jamais  de  puiser  ;  de  même  l'ame 
raisonnable  a  son  trésor  qui  la  rend  féconde  :  tout 
ce  que  les  sens  lui  apportent  du  dehors,  elle  le 
ramasse  au  dedans,  elle  en  fait  comme  un  réservoir, 
que  nous  appelons  la  mémoire  :  et  de  même  que 
ce  trésor  infini,  c'est-à-dire ,  le  Père  éternel,  con- 
templant ses  propres  richesses,  produit  son  Verbe, 
qui  est  son  image,  ainsi  l'ame  raisonnable,  pleine  et 
enrichie  de  belles  idées,  produit  cette  parole  inté- 
rieure que  nous  appelons  la  pensée,  ou  la  concep- 
tion, ou  le  discours,  qui  est  la  vive  image  des  choses. 
Car  ne  sentons-nous  pas,  chrétiens,  que  lorsque 
nous  concevons  quelque  objet ,  nous  nous  en  faisons 
en  nous-mêmes  une  peinture  animée ,  que  l'incom- 

(»)  S.  Aihan.  Epist.  de  Synod.  n.  4» ,  4^,  ^om.  i,  part,  ii,  pag, 
^56.  S.  G/egor.  Nazianz.  Orat.  xcv,  «.5,  tom.  i,  p.  720. 


I 


DE    LA    SAIA'TE    TRINITÉ.  223 

parable  saint  Augustin  appelle  «  le  fils  de  notre 
3)  cœur  »,  Filius  cordis  tui{^)1  Enfin,  comme  en 
produisant  en  nous  cette  image  qui  nous  donne  l'in- 
telligence, nous  nous  plaisons  à  entendre,  nous  ai- 
mons par  conséquent  cette  intelligence  j  et  ainsi  de 
ce  trésor  qui  est  la  mémoire ,  et  de  l'intelligence 
qu'elle  produit,  naît  une  troisième  chose  qu*on  ap- 
pelle amour,  en  laquelle  sont  termine'es  toutes  les 
opérations  de  notre  ame.  Ainsi  du  Père  qui  est  le 
trésor,  et  du  Fils  qui  est  la  raison  et  l'intelligence, 
procède  cet  Esprit  infini  qui  est  le  terme  de  l'opé- 
ration de  l'un  et  de  l'autre  :  et  comme  le  Père ,  ce 
trésor  éternel,  se  communique  sans  s'épuiser;  ainsi 
ce  trésor  invisible  et  intérieur ,  que  notre  ame  ren- 
ferme en  son  propre  sein  ,  ne  perd  rien  en  se  répan- 
dant :  car  notre  mémoire  ne  s'épuise  pas  par  les 
conceptions  qu'elle  enfante;  mais  elle  demeure  tou- 
jours féconde  ,  comme  Dieu  le  Père  est  toujours 
fécond. 

Or ,  encore  que  cette  image  soit  infiniment  éloi- 
gnée de  la  perfection  de  l'original,  elle  ne  laisse  pas 
d'être  très-noble  et  très-excellente;  parce  que  c*est 
la  Trinité  même  qui  a  bien  voulu  la  former  en  nous  : 
et  de  là  vient  qu'en  produisant  l'homme,  qui,  par 
les  opérations  de  son  ame ,  devoit  en  quelque  façon 
imiter  celles  de  la  Trinité  toujours  adorable ,  cette 
même  Trinité  d'un  commun  accord  prononce  cette 
parole  sacrée,  si  .glorieuse  à  notre  nature  :  «  Faisons 
j)  l'homme  à  notre  image,  et  ressemblance  ».  C'est 
encore  pour  cette  raison  que  le  Fils  de  Dieu  a  voulu 
que  les;  trois  divines  Personnes  parussent  dans  notre 

(»j  Dt  Trinit.  lib.  xi ,  cap.  vu,  tom.  Viii,  col.  908. 


224  SUR    LE    MYSTÈl;  E 

nouvelle  naissance,  et  que  nous  y  fussions  consacre's 
au  nom  du  Père ,  et  du  Fils ,  et  du  Saint-Esprit  (0. 
Admirez  ici,  chrétiens,  les  profonds  conseils  de  la 
Providence  dans  le  rapport  merveilleux  des  divins 
mystères.  Oii  est-ce  que  l'homme  a  été  formé?  Dans 
la  création  ?  où  est-ce  que  l'homme  est  réformé  ? 
Dans  le  saint  baptême ,  qui  est  une  seconde  créa- 
tion ,  on  la  grâce  de  Jésus-Christ  nous  donne  une 
nouvelle  naissance ,  et  nous  fait  des  créatures  nou- 
velles. Quand  nous  sommes  formés  premièrement 
par  la  création ,  la  Trinité  s'y  découvre  par  ces  pa- 
roles :  «  Faisons  l'homme  à  notre  image  et  ressem- 
»  blance  »  :  quand  nous  sommes  régénérés ,  quand 
le  Saint-Esprit  nous  réforme  dans  les  eaux  sacrées 
du  baptême ,  toute  la  Trinité  y  est  appelée.  La  Tri- 
nité dans  la  création ,  la  Trinité  dans  la  régénéra- 
tion ;  n'est-ce  pas  afin  que  nous  comprenions  que  le 
Fils  de  Dieu  rétablit  en  nous  la  première  dignité  de 
notre  origine,  et  qu'il  répare  miséricordieusement 
en  nos  âmes  l'image  de  la  Trinité  adorable  que  notre 
création  nous  avoit  donnée,  et  que  notre  péché  avoit 
obscurcie? 

Mais  passons  encore  plus  loin  :  afin  que  la  Trinité 
très  -  indivisible  éclatât  plus  visiblement  dans  les 
hommes,  il  a  plu  à  notre  Seigneur  Jésus-Christ  que 
son  Eglise  en  fût  une  image,  comme  la  suite  de  ce 
discours  le  fera  paroître.  Qui  est-ce  qui  nous  a  en- 
seigné cette  belle  théologie?  chrétiens ,  c'est  Jésus- 
Christ  même  qui  nous  l'a  montrée  dans  les  paroles 
que  j'ai  citées  pour  mon  texte,  a  Père  saint,  dit-il  à 
»  son  Père,  gardez  ceux  que  vous  m'aivez  donnés  ». 

(0  3Iatt.  XXVllT.  IQ. 

Qui 


DE    LA    SAINTE    TRINITÉ.  2^5 

Qui  sont  ceux  que  le  Père  a  donnés  au  Fils?  Ce  sont 
les  fidèles,  qui,  c'tant  unis  par  l'Esprit  de  Dieu,  com- 
posent cette  sainte  socie'té  que  nous  exprimons  par  le 
nom  d'Eglise.  «  Gardez-les,  dit-il,  afin  qu'ils  soient 
3>  un  ».  Ils  sont  un ,  dit  le  Fils  de  Dieu  ;  c'est-à-dire , 
que  leur  multitude  n'empêche  pas  une  parfaite  unité: 
et  afin  qu'il  n^  fût  pas  permis  de  douter  que  cette 
mystérieuse  unité,  qui  doit  assembler  le  corps  de 
l'Eglise,  ne  fût  l'image  de  cette  unité  inefi'able  qui 
associe  les  trois  Personnes  divines,  Jésus- Christ  l'ex- 
plique en  ces  mots  :  «  Qu'ils  soient  un ,  dil-il  (0,  comme 
a  nous  »;  et  un  peu  après  :  «  Comme  vous,  Père, 
n  êtes  en  moi  et  moi  en  vous ,  ainsi  je  vous  prie 
))  qu'ils  soient  un  en  nous  ('^)  »  ;  et  encore  :  «  Je  leur 
»  ai  donné,  dit-il,  la  gloire  que  vous  m'avez  don- 
5)  née,  afin  qu'ils  soient  un  comme  nous(3)  ».  O  gran*- 
deur  !  ô  dignité  de  l'Eglise  !  ô  sainte  société  des 
fidèles ,  qui  doit  être  si  parfaite  et  si  achevée ,  que 
Jésus-Christ  ne  lui  donne  point  un  autre  modèle 
que  l'unité  même  du  Père  et  du  Fils,  et  de  l'Esprit 
qui  procède  du  Père  et  du  Filsî  Qu'ils  soient  un,  dit 
le  Fils  de  Dieu ,  non  point  comme  ks  anges ,  ni 
comme  les  aichanges,  ni  comme  les  chérubins ,  ni 
comme  les  séraphins;  «  mais  qu'ils  soient,  dit-il,  un 
5>  comme  nous  ».  Entendons  le  sens  de  cette  parole  : 
comme  nous  sommes  un  dans  le  même  être,  dans 
la  même  intelligence,  dans  le  même  amour,  ainsi 
qu'ils  soient  un  cômine  nous  ;  c'est-à-dire ,  un  dans 
le  même  être,  par  leur  nouvelle  nativité;  un  dans 
la  même  intelligence,  par  la  doctrine  de  vérité;  un 
dans  le  même  amour ,  par  le  lien  de  la  charité.  C'est 

CO  Joan.  XVII.  II.  —  W  Ibid.  21.  — C^)  Ji,ij^  33. 

BOSSUET.    XIV.  l5 


226  SUR,   LE    MYSTÈRE 

de  cette  triple  unité  que  j'espère  vous  entretenir  au- 
jourd'hui avec  l'assistance  divine. 

PREMIER  POINT. 

Encore  que  la  géne'ration  éternelle ,  par  laquelle 
le  Fils  procède  du  Père,  surpasse  infiniment  les  in- 
telligences de  toutes  les  créatures  mortelles,  et  même 
de  tous  les  esprits  bienheureux  ;  toutefois  ne  laissons 
pas  de  porter  nos  vues  dans  le  sein  du  Père  éternel , 
pour  y  contempler  le  mystère  de  cette  génération 
ineffable.  Mais  de  peur  que  cette  lumière  ne  nous 
aveugle,  regardons-la  comme  réfléchie  dans  ce  beau 
miroir  des  Ecritures  divines,  que  le  Saint-Esprit 
nous  a  préparé,  pour  s'accommoder  à  notre  portée. 

La  première  chose  que  je  remarque  dans  la  géné- 
ration du  Verbe  éternel,  c'est  que  le  Père  l'engendre 
en  lui-même ,  contre  l'ordinaire  des  autres  pères , 
qui  engendrent  nécessairement  au  dehors.  Nous  ap- 
prenons des  Ecritures,  que  le  Fils  procède  du  Père  : 
«  Je  suis,  dit-il ,  sorti  de  Dieu  (0  ».  Tout  ce  qui  est 
produit,  il  faut  qu'il  soit  tiré  du  néant,  comme,  par 
exemple ,  le  ciel  et  la  terre;  ou  qu'il  soit  produit  de 
quelque  chose ,  comme  les  plantes  et  les  animaux. 
Que  le  Fils  unique  de  Dieu  ait  été  tiré  du  néant , 
c'est  ce  que  les  ariens  mêmes,  qui  nioient  la  divinité 
du  Sauveur  du  monde,  n'ont  jamais  osé  avancer  (2). 
En  effet,  puisque  le  Verbe  éternel  est  le  Fils  de 
Dieu  par  nature,  il  ne  peut  être  tiré  du  néant  ;  au- 
trement il  ne  seroit  pas  engendré ,  il  ne  procéderoit 
pas  comme  Fils  ;  et  lui  qui  est  le  vrai  Fils  de  Dieu , 

{^)Joan.  XVI.  37.  —  (')  »S.  ^ug.  coni.  31aximin.  lib.  ii,c.   xiv, 
toiri.  viii,  col.  703,  704. 


DE    LA    SAINTE    TRINITÉ.  22^ 

le  Fils  singulièrement  et  par  excellence,  et  qui  est 
appelé  dans  les  Ecritures,  le  propre  Fils  du  Père 
éternel,  ne  seroit  en  rien  différent  de  ceux  qui  le 
sont  par  adoption.  Par  conséquent  il  est  clair  que 
le  Fils  de  Dieu  ne  peut  pas  être  tiré  du  néant,  et  ce 
blasphème  seroit  exécrable  :  que  s'il  n'a  pas  été  tiré 
du  néant,  voyons  d'où  il  a  été  engendré. 

C'est  une  loi  nécessaire  et  inviolable,  que  tout 
fils  doit  recevoir  en  lui-même  quelque  partie  de  la 
substance  du  père;  et  c'est  pourquoi  quand  nous 
parlons  d'un  fils  à  un  père ,  nous  disons  »jue  c'est 
un  autre  lui-même  :  si  donc  mon  Sauveur  est  le  Fils 
de  Dieu  ,  qui  ne  voit  qu'il  doit  être  formé  de  la 
propre  substance  de  Dieu  ?  Mais  ne  concevons  rien 
ici  de  mortel  ;  éloignons  de  notre  esprit  et  de  nos 
pensées  tout  ce  qui  ressent  la  matière  :  ne  croyons 
pas  que  le  Fils  de  Dieu  ait  reçu  seulement  en  lui- 
même  quelque  partie  de  la  substance  du  Père  :  car 
puisqu'il  est  essentiel  à  Dieu  d'être  simple  et  indi- 
visible, sa  substance  ne  souffre  point  de  partage; 
et  par  conséquent  si  le  Verbe,  en  cette  belle  qualité 
de  Fils,  doit  participer  nécessairement  à  la  subs- 
tance de  Dieu  son  Père ,  il  la  reçoit  sans  division  ^ 
elle  lui  est  communiquée  toute  entière  ;  et  le  Père  ^ 
qui  le  produit  du  fond  même  de  son  essence,  la 
répand  sur  lui  sans  réserve.  Et  d'autant  que  la  na- 
ture divine  ne  peut  être  ni  séparée  ni  distraite  ;  si  le 
Fils  sortoit  hors  du  Père  ,  s'il  étoit  produit  hors  de 
lui,  jamais  il  ne  recevroit  son  essence,  et  il  perdroit 
le  titre  de  Fils  :  de  sorte  que  ,  afin  qu'il  soit  Fils , 
il  faut  que  son  Père  fengendre  en  lui-même. 

C'est  ce  que  nous  apprenons  par  les  Ecritures  : 


228  SUR    LE    MYSTÈRE 

dites-le-nous ,  bien-aimé  Disciple ,  qui  avez  bu  ces 
secrets  célestes  dans  le  sein  et  dans  le  cœur  du 
Verbe  étéï-ifiel.  «  Au  commencement  étoitle  Verbe , 
»  et  le  Verbe  etoit  en  Dieu  (0  «  ;  c'est-à-dire,  dès 
que  le  Verbe  a  été,  il  étoit  en  Dieu  :  il  a  donc  été 
produit  en  Dieu  même.  C'est  pourquoi  il  procède 
de  Dieu  comme  son  Verbe  ,  comme  sa  conception , 
comme  sa  pensée ,  comme  la  parole  intérieure  par 
laquelle  il  s'entretient  en  lui-même  de  ses  perfections 
infinies  :  il  ne  peut  donc  pas  être  séparé  de  lui. 
Méditez  cette  admirable  doctrine  :  tout  ce  qui  en* 
gendre  est  vivant;  engendi^r,  c'est  une  fonction  de 
vie  ;  et  la  vie  de  Dieu ,  c'est  l'intelligence  :  donc 
il  engendre  par  intelligence.  Or  l'entendement  n'a- 
git qu'en  lui-même;  il  ne  se  répand  point  au  de- 
hors :  au  contraire;  tout  ce  qu'il  rencontre  au 
dehors  ,  il  s'eliorce  de  le  ramasser  au  dedans  :  de  là 
vient  que  nous  disons  ordinairement ,  que  nous 
comprenons  tine  chose ,  que  nous  l'avons  mise  dans 
notre  esprit ,  lorsque  nous  l'avons  entendue.  Ainsi 
cette  essence  infinie,  souverainement  immatérielle ^ 
qui  ne  vit  que  de  raison  et  d'intelligence,  ne  souffre 
pas  que  rien  sbit  engendré  en  elle ,  Si  ce  n'est  par 
la  voie  de  l'intelligence;  et  par  conséquent  le  Verbe 
éternel,  la  sagesse  et  la  pensée  de  son  Père,  étant 
produit  par  intelligence ,  naît  et  demeure  dans  son 
principe  :  Hoc  erat  in  principio  apud  Deum  (2). 

C'est  ce  que  le  grave  Tertullien  nous  explique 
admirablement  dans  cet  excellent  Apologétique. 
«  Cette  parole,  dit  ce  grand  homme  (3),  nous  di- 
w  sons  que  Dieu  la  profère,  et  l'engendre  en  la  pro- 

{^)Joan.  I.  I.  —  (*)  lùïd.  a.  —  ^)  Apolog.  n.  9.1. 


DE    I.A    SAIWTE    TRINITÉ.  ^IC) 

»  ferant  »  :  car  c'est  une  parole  substantielle  ,  qui 
porte  en  elle-même  toute  la  ve^'tu  ,  toute  l'e'nergie  , 
toute  la  substance  du  principe  qui  la  produit;  «  Et 
»  c'est  pourquoi ,  dit  TertuUien ,  nous  l'appelons 
»  Fils  de  Dieu,  à  cause  de  l'ui^ité  de  substance^,^ 
Après,  il  compare  le  Fil^  de  Dieu  au  rayon  que  la 
lumière  produit ,  sans  rien  diminuer  de  son  être  , 
sans  rien  perdre  de  son  éclat  ;  et  il  conclut  qu'  «  il  est 
»  sorti  de  la  tige ,  mais  qu'il  ne  s'ep  est  pas  retiré  »  : 
JYon  recessil  ^  sed  excessit.  O  Dieu  !  mon  esprit  se 
confond;  je  me  perds,  je  m'abîme  dans  cet  océan  ; 
mes  yeux  foibles  et  languissans  ne  peuvent  plus  sup- 
porter un  si  grand  éclat.  Reprenons,  fidèles,  4? 
nouvelles  forces,  en  reposant  un  peu  notre  y^e  sur 
dés  objets  qui  soient  plus  de  notre  portée. 

Sainte  société  des  fidèles,  Eglise  remplie  de  rpi57 
prit  de  Dieu ,  chaste  épouse  de  mon  Sauveur,  vous 
représentez  sur  la  terre  la  génération  du  Verbe  éterr 
nel  dans  votre  bienheureuse  fécondité.  Dieu  engen- 
dre ,  et  vous  engendrez  :  Dieu ,  comme  nous  avons 
dit,  engendre  en  lui-même;  mainte  Eglise,  où  en- 
gendrez-vous vos  enfans?  Dans  votre  paix^  dans  votre 
concorde,  dans  votre  unité,  dans  votre  sein  et  dans 
vos  entrailles.  Heureuse  maternité  (Je  l'Eglise  !  Les 
mères  que  nous  voyons  sur  la  tej:r€  cpnçoiye^nt  ,;à  La 
vérité,  leur  fruit  en  leur  sein j  mais  elles  l'enfantent 
hors  de  leurs  entrailles  :  au  cop traire  la  sainte  Eglise, 
elle  conçoit  hors  de  ses  entrailles,  elle  enfante  dans 
ses  entrailles.  Un  infidèle  vient  à  l'Eglise,  il  demande 
d'être  associé  avec  les  fidèles  :i'EgUse  l'instruit,  et  le 
catéchise;  il  n'est  pas  encpre  en  son  sein,  il  n'est 


23o  SUR    LE    MYSTÈRE 

point  encore  en  son  unité;  elle  n'enfante  pas  encore, 
mais  elle  conçoit  •  ainsi  elle  ne  conçoit  pas  en  son 
sein  ;  aussitôt  qu'elle  nous  enfante,  nous  commençons 
à  être  en  son  unité.  C'est  ainsi  que  vous  engendrez, 
sainte  Eglise  ,  à  l'imitation  du  Père  éternel.  Engen- 
drer, c'est  incorporer;  engendrer  vos  enfans,  ce  n'est 
pas  les  produire  au  dehors  de  vous  ;  c'est  en  faire  un 
même  corps  avec  vous  :  et  comme  le  Père ,  engen- 
drant son  Fils ,  le  fait  un  même  Dieu  avec  lui  ;  ainsi 
les  enfans  que  vous  engendrez  vous  les  faites  ce  que 
vous  êtes,  en  formant  Jésus-Christ  en  eux  :  et  comme 
le  Père  engendre  le  Fils ,  en  lui  communiquant  son 
même  être;  ainsi  vous  engendrez  vos  enfans,  en  leur 
communiquant  cet  être  nouveau  que  la  grâce  vous 
a  donné  en  notre  Seigneur  Jésus- Christ  :  Ut  sint 
unum  sicut  et  nos.  Ce  que  je  dis  du  Père  et  du  Fils, 
je  le  dis  encore  du  Saint-Esprit,  qui  sont  trois  choses, 
et  la  même  chose.  C'est  pourquoi  saint  Augustin  dit: 
«  En  Dieu  il  y  a  nombre ,  en  Dieu  il  n'y  a  point  de 
5)  nombre  :  quand  vous  comptez  les  trois  personnes , 
3)  vous  voyez  un  nombre;  quand  vous  demandez  ce 
5>  que  c'est,  il  n'y  a  plus  de  nombre  ;  on  répond  que 
5)  c'est  un  seul  Dieu.  Parce  qu'elles  sont  trois,  voilà 
»  comme  un  nombre  :  quand  vous  recherchez  ce 
»  qu'elles  sont ,  le  nombre  s'échappe ,  vous  ne  trouvez 
3)  plus  que  l'unité  simple  »  :  Quia  très  suntj  tanguam 
est  niimerus  :  si  quœris  quid  très  ^  non  est  numerusi^)* 
Ainsi  en  est-il  de  l'Eglise  :  comptez  les  fidèles ,  vous 
voyez  un  nombre  :  que  sont  les  fidèles  ?  il  n'y  a  plus 
de  nombre;  ils  sont-  tous  un  même  corps  en  notre 

(0  InJoan.  Tract,  xxxix  ,  n.  4  >  f^om.  m,  part,  ii ,  col.  562. 


DE    LA    SAINTE    TRINITÉ.  oSt 

Seigneur  ;  «  il  n'y  a  plus  ni  Grec,  ni  Barbare  ,  ni 
))  Romain ,  ni  Scythe  ;  mais  un  seul  Je'sus-Christ  qui 
»  est  tout  en  tous  (0  »  :  Ut  sintunum  sicut  et  nos, 

SECOND   POINT. 

Contemplons  dans  les  Ecritures  comment  le  Fils 
et  le  Saint-Esprit  reçoivent  continuellement  en  eux- 
mêmes  la  vie  et  l'intelligence  du  Père  :  et  premiè-» 
rement  pour  le  Fils ,  voici  comme  il  parle  dans  son 
Evangile  en  saint  Jean  :   «  En  vérité ,  en  ve'rité  je 
))  vous  le  dis,  le  Fils   ne  peut  rien  faire   de  lui- 
»  même ,  et  il  ne  fait  que  ce  qu'il  voit  faire  à  son 
))  Père;  et  tout  ce  que  le  Père  fait,  le  Fils  le  fait 
»  semblablement  :  car  le  Père  aime  le  Fils,  et  il  lui 
»  montre  tout  ce  qu'il  fait  (2)  ».  Quand  nous  en- 
tendons ces  paroles ,  aussitôt  notre  foible  imagina- 
tion se  représente  le  Père  opérant ,  et  le  Fils  regar- 
dant ses  œuvres ,  à  peu  près  comme  un  apprenti 
qui  s'instruit  en  voyant  travailler  son  maître  :  mais 
si  nous  voulons  entendre  les  secrets  divins ,  détrui- 
sons ces  idoles  vaines  et  charnelles  que  l'accoutu- 
mance des  choses  humaines  élève  dans  nos  cœurs  ; 
détruisons,   dis -je,  ces  idoles   par   le   foudre   des 
Ecritures.  Si  le  Père  agissoit  premièrement,  et  que 
le   Fils  le  regardât  faire,   et  après  qu'il  agît  lui- 
même  à  l'imitation  de  son  Père ,  il  s'ensuivroit  né- 
cessairement que  leurs  opérations  seroient  séparées. 
Or  nous  apprenons  par  les  Ecritures ,  que  «  tout 
»  ce  que  le  Père  fait ,  est  fait  par  son  Fils  »  ;   Om- 
nia  per  ïpsum  fada  sunt  j  et  sine  ipso  factum   est 
jiihil  (5)  :   «  Par  lui  toutes  choses  ont  été  faites,  et 

CO  Coloss.  m.  11.—  .(*)  Joan,  y.  19,10.--  {})  Ilid.  i.  3. 


232  SUR    LS    MYSTÈRE 

»  sans  lui  rien  n'a  été  fait  «  :  Omnia  per  ipsumfacta 
sunt.  Et  c'est  pourquoi  il  nous  dit  lui-même  :  «  Tout 
»  ce  que  le  Père  fait,  le  Fils  le  fait  semblablement  ». 
Si  le  Fils  fait  tous  les  ouvrages  que  fait  son  Père, 
leurs  actions  ne  peuvent  point  être  séparées  :  et 
il  ne  se  contente  point  de  nous  dire ,  qu'il  fait  tout 
ce  que  fait  Je  Père  ;  mais  tout  ce  que  le  Père  fait , 
dit-il,  le  Fils  le  fait  semblablement.  Les  caractères 
que  la  main  forme,  c'est  la  plume  qui  les  forme 
aussi  ;  mais  elle  ne  les  forme  pas  semblablement  : 
la  main  les  forme  comme  la  cause  mouvante,  et 
la  plume  comme  l'instrument  qui  est  mu.  A  Dieu 
ne  plaise  que  nous  croyions  qu'il  en  soit  ainsi  du 
Père  et  du  Fils  :  «  Tout  ce  que  fait  le  Père,  dit 
:»  notre  Seigneur ,  cela  même  le  Fils  le  fait  sem- 
3)  blablement  »;  c'est-à-dire,  avec  la  même  puis- 
sance, avec  la  même  sagesse ,  et  par  la  même  opé- 
ration :  Hoc  et  Filîus  similiter  facit. 

D'où  vient  que  vous  dites ,  ô  mon  Sauveur  :  Le 
Fils  ne  peut  rien  faire  de  lui-même,  sinon  ce  qu'il 
voit  faire  à  son  Père,  et  le  Père  montre  à  son  Fils 
tout  ce  qu'il  fait  ?  Quelle  est  cette  merveilleuse  ma- 
nière par  laquelle  vous  contemplez  votre  Père,  par  la- 
quelle vous  voyez  en  lui  tout  ce  que  vous  faites  et  tout 
ce  qu'il  fait  ?  comment  est-ce  qu'il  vous  parle  et  qu'il 
vous  enseigne?  et  puisque  vous  êtes  Dieu  comme 
lui,  d'où  vient  que  vous  ne  faites  rien  de  vous-même  ? 
qui  nous  développera  ces  mystères?  Ecoutons  parler 
le  grand  Augustin  :  Le  Fils,  dit-il ,(?),  ne  fait  rien 
de  lui-même,  parce  qu'il  n'est  pas  de  lui-même  : 

(*)  In  Joan.  Tract,  xx,  n.  4,  tout,  m,  part,  ii,  col.  4^0  et  sen. 
De  Triait.  tji^n.Z^  tom. . vni ,  col.  7  7  3 ,  ^j^ 4 • 


DE    LA    SAINTE    TRINITÉ.  233 

celui  qui  lui  communique  son  essence,  lui  commu- 
nique aussi  son  ope'ration  :  et  encore  qu'il  reçoive 
tout  de  son  Père ,  il  ne  laisse  pas  d'être  égal  au 
Père;  parce  que  le  Père,  qui  lui  donne  tout,  lui 
donne  aussi  son  égalité.  Le  Père  lui  donne  tout  ce 
qu'il  est,  et  l'engendre  aussi  grand  que  lui,  parce 
qu'il  lui  donne  sa  propre  grandeur.  C'est  ainsi ,  ô 
Père  céleste,  que  vous  enseignez  votre  Fils,  parce 
que  vous  lui  donnez  sans  réserve  la  même  science 
qui  est  en  vous. 

Mais  entendons  ce  secret,  mes  Frères,  selon  la 
mesure  qui  nous  est  donnée ,  et  autant  qu'il  a  plu  à 
Dieu  de  nous  le  révéler  par  les  Ecritures.  Il  est  clair 
que  celui  qui  enseigne  veut  communiquer  sa  science  : 
par  exemple, les  prédicateurs,  que  l'Esprit  de  Dieu 
établit  pour  enseigner  au  peuple  la  saine  doctrine, 
pourquoi  montent-ils  dans  les  chaires?  n'est-ce  pas 
afin  de  faire  passer  les  lumières  que  Dieu  leur  donne, 
dans  l'esprit  de  leurs  auditeurs  ?  C'est  ce  que  pré- 
tend celui  qui  enseigne.  Il  ouvre  son  cœur  à  ceux 
qui  l'écoutent  ;  il  tâche  de  les  rendre  semblables  à 
lui  ;  il  veut  qu'ils  prennent  ses  sentimens ,  et  qu'ils 
entrent  dans  ses  pensées  :  et  ainsi  celui  qui  enseigne 
et  celui  qui  est  enseigné  doivent  se  rencontrer  en- 
semble ,  et  s'unir  dans  la  participation  des  mêmes 
lumières.  Par  conséquent  la  méthode  d'enseigner 
tend  à  l'unité  des  esprits  dans  la  science  et  dans  la 
doctrine;  et  ce  que  j'ai  dit  est  très-véritable,  que  ce- 
lui qui  veut  enseigner,  veut  communiquer  sa  science. 
Mais  ni  la  nature  ni  l'art  ne  font  qu'ébaucher  cet 
ouvrage;  cette  communication  est  très-imparfaite, 
et  cette  unité  n'est  que  commencée.  Cette  entière 


234  SUR    LE    MYSTÈIIE 

communication  de  science  ne  se  peut  trouver  qu'en 
Dieu  même  :  c'est  là  que  le  Père  enseigne  le  Fils 
d'une  manière  infiniment  admirable  ,  parce  qu'il  lui 
communique  sa  propre  science  :  là  se  fait  cette  par- 
faite unité  d'esprit  entre  le  Père  et  le  Fils  ;  parce  que 
la  vie  et  l'intelligence ,  la  raison  et  la  lumière  du 
Père  se  trouvent  tellement  dans  le  Fils  ,  qu'il  ne  se 
fait  de  l'une  et  de  l'autre  qu'une  même  vie  ,  une 
même  intelligence,  et  un  même  esprit.  C'est  pour- 
quoi le  Père  enseignant  et  le  Fils  qui  est  enseigné 
sont  également  adorables;  parce  que  le  Fils  reçoit 
cette  même  science  du  Père,  qui  ne  souffre  aucune 
imperfection. 

Et  ne  nous  imaginons  pas,  chrétiens,  que  lorsque 
le  Père  enseigne  le  Fils,  il  lui  communique  la  science 
comme  la  perfection  de  son  être  :  comme  il  l'en- 
gendre parfait,  il  lui  donne  tout  en  l'engendrant  : 
bien  plus ,  si  nous  le  savons  bien  entendre,  «  l'engen- 
»  drer  et  l'enseigner,  c'est  la  même  chose  »  :  Hoc 
est  eum  docuisse  _,  quod  est  scienterti  genuisse  ,  dit 
saint  Augustin  (0.  Vous  me  direz  qu'engendrer  et 
enseigner  sont  des  termes  bien  opposés.  Il  est  vrai 
dans  les  créatures,  où  il  est  certain  qu'engendrer 
n'est  pas  un  acte  d'intelligence;  mais  en  Dieu  dont  la 
vie  est  intelligence,  qui  engendre  conséquemment 
par  intelligence,  il  ne  se  faut  pas  étonner  si  en  ensei- 
gnant il  engendre  :  car  s'il  enseigne  son  Fils  éternel 
en  lui  communiquant  sa  propre  science ,  il  l'engen- 
dre en  lui  communiquant  sa  propre  science  ;  parce 
qu'à  l'égard  de  Dieu,  être  c'est  savoir,  être  c'est  en- 
tendre ,  comme  enseigne  la  théologie  :  d'oiî  il  s'en- 
(0 In.  Joan» Tract. xh,  n.5f  tom.  lu . part,  ii ,  col.  56"]. 


I 


DE    LA    SAINTE    TRINITÉ.  ^35 

suit  manifestement  que  cela  même ,  que  le  Père  en- 
seigne le  Fils,  prouve  l'unité'  du  Pcreet  du  Fils  dans 
la  vie  de  l'intelligence.  Il  en  est  de  même  du  Saint- 
Esprit,  puisqu'il  procède  du  Père  et  du  Fils  avec  la 
même  perfection  que  le  Fils  reçoit  de  son  Père. 
Ainsi  le  Père  ,  le  Fils  et  le  Saint-Esprit,  même  lu- 
mière, même  majesté,  même  intelligence,  vivent 
tous  ensemble  d'entendre,  et  tous  ensemble  ne  sont 
qu'une  même  vie. 

«  Père  saint ,  dit  le  Fils  de  Dieu,  gardez  en  votre 
«  nom  ceux  que  vous  m'avez  donnés ,  afin  qu'ils  soient 
3>  un  comme  nous  »  ;  c'est-à-dire,  qu'ils  soient  comme 
nous  unis  dans  la  même  vie  de  l'intelligence.  Mais 
pouvons-nous  bien  espérer  que  tous  les  fidèles  doi- 
vent être  unis  dans  la  vie  de  l'intelligence?  Oui, 
certes,  nous  le  devons  espérer.  Regardez  les  esprits 
bienheureux  qui  régnent  au  ciel  avec  Jésus-Christ  ; 
quelle  est  leur  vie,  quelle  est  leur  lumière?  «  Leur 
))  lumière,  dit  l'Apocalypse  (0,  c'est  l'Agneau  » , 
c'est-à-dire  ,  le  Verbe  incréé  qui  s'est  fait  la  victime 
du  monde  :  donc  la  lumière  des  bienheureux ,  c'est 
ce  Verbe  ,  cette  parole  que  le  Père  profère  dans 
l'éternité.  Mais  ce  Verbe  n'est  pas  une  lumière  qui 
soit  allumée  hors  de  leurs  esprits  j  c'est  une  lumière 
infinie  qui  luit  intérieurement  dans  leurs  âmes.  En 
cette  lumière  ,  ils  y  voient  le  Fils  ;  parce  que  cette 
lumière,  c'est  le  Fils  même  :  en  cette  lumière,  ils  y 
voient  le  Père;  parce  que  c'est  la  splendeur  du  Père  : 
«  Qui  me  voit ,  dit  le  Fils  de  Dieu  (2),  voit  mon 
»  Père  »  :  ils  y  voient  le  Saint-Esprit  en  cette  lu- 
mière ;  parce  que  le  Saint-Esprit  en  procède.  Ep 

(0  Apoc.  XXI.  23.  —  (2)  Joan.  xiv.  9. 


236  SUR    LE    MYSTÈRE 

cette  lumière,  ils  s'y  contemplent  eux-mêmes  j  parce 
qu'ils  se  trouvent  en  elle  plus  heureusement  qu'en 
eux-mêmes  :  ils  y  voient  les  idées  vivantes,  ils  y 
voient  les  raisons  des  choses  créées,  raisons  éternel- 
lement permanentes  ;  et  de  même  qu'en  cette  vie 
nous  connoissons  les  causes  parles  effets,  l'unité  par 
la  multitude ,  l'invisible  par  le  visible  ;  là ,  dans  ce 
Verbe  ,  qui  est  dans  les  bienheureux  ,  qui  est  leur 
vie,  qui  est  leur  lumière,  ils  voient  la  multitude 
dans  l'unité  même  ,  le  visible  dans  l'invisible,  la  di- 
versité des  effets  dans  la  cause  infiniment  abondante 
qui  les  a  tirés  du  néant  ;  c'est-à-dire  ,  dans  le  Verbe 
qui  en  est  l'idée ,  qui  est  la  raison  souveraine  par  la- 
quelle toutes  choses  ont  été  faites.  Dans  ce  Verbe , 
les  bienheureux  voient ,  ils  voient  et  ils  vivent  ;  et 
ils  vivent  tous  dans  la  même  vie,  parce  qu'ils  vivent 
tous  dans  ce  même  Verbe.  O  vue  !  ô  vie  î  ô  félicité  ! 
c'est  ainsi  que  vivent  les  bienheureux  :  Utsint  unum 
sic  ut  et  nos. 

Mais  nous ,  qui  languissons  ici-bas  dans  ce  misé- 
rable pèlerinage,  vivons-nous  d'une  même  vie  par 
l'intelligence?  Oui,  fidèles,  n'en  doutez  pas.  Ce 
Fils  de  Dieu,  ce  Verbe  éternel,  cette  vie,  cette  lu- 
mière, cette  intelbgence ,  qui  éclaire  les  esprits  bien- 
heureux ;  qui ,  en  les  éclairant ,  les  fait  vivre  d'une 
vie  divine ,  ne  luit-elle  pas  aussi  en  nos  cœurs?  n'est- 
elle  pas  au  fond  de  nos  âmes ,  pour  y  ouvrir  une 
source  de  vie  éternelle  ?  Voulez-vous  entendre  cette 
vérité  par  l'action  que  nous  faisons  en  ce  lieu  ?  Chré^ 
tiens,  si  nous  l'entendons,  nous  commençons  ici 
notre  paradis;  puisque  nous  commençons  tous  en- 
semble à  vivre  de  cette  parole  vivante  qui  nourrit 


DE    LA    SAINTE    TRINITÉ.  aS^ 

et  qui  fait  vivre  tous  les  bienheureux.  Je  vous  prêche 
cette  paîrole  ,  selon  que  je  puis,  selon  que  le  Saint- 
Esprit  me  l'a  enseignée  :  je  la  fais  retentir  à  vos. 
oreilles  ;  puis-je  la  porter  au  fond  de  Vos  cœurs  ? 
Nullement;  ce  n'est  pas  un  ouvrage  humain.  Si  vous 
l'entendez  et  si  vous  l'aimez,  c'est  le  Fils  de  Dieu 
qui  vous  parle,  c'est  lui  qui  vous  prêche  sans  bruit 
dans  cette  profonde  retraite,  dans  cet  inaccessible 
secret  de  vos  cœurs ,  où  il  n'y  a  que  sa  parole  et  s» 
voix  qui  soit  capable  de  péne'lrer  :  si  vous  l'enten- 
dez,  vous  vivez,  et  vous  vivez  en  ce  même  Verbe 
dans  lequel  les  bienheureux  vivent;  vous  vivez  en 
lui,  vous  vivez  de  lui,  et  vous  vivez  tous  d'une  même 
vie  ;  parce  que  vous  buvez  tous  ensemble  à  la  même 
source  de  vie.  O  sainte  unité  des  fidèles  !  mon  Père  , 
qu'ils  soient  un  comme  nous  dans  la  vie  de  l'intelli-^ 
gence.  Chrétiens,  si  nous  vivons  tous  de  ce  Verbe, 
[soyons  étroitement  unis  par  la  charité.] 

O  sainte  et  admirable  doctrine  !  vivons  de  telle 
sorte,  fidèles,  qu'elle  ne  soit  point  stérile  en  nos 
cœurs,  et  ne  rendons  point  inutiles  tant  de  grands 
mystères.  Si  le  Saint-Esprit  est  en  nous,  s'il  y  opère 
la  charité,  s'il  la  fliit  semblable  à  lui-même,  élevons 
nos  entendemens,  et  apprenons  dans  le  Saint-Esprit 
quelles  doivent  être  les  lois  de  notre  charité  mutuelle. 
Le  Saint-Esprit  est  un  amour  pur,  qui  ne  souffre  au- 
cun mélange  terrestre  :  ainsi,  mes  Frères,  aimons- 
nous  en  Dieu ,  pour  accomplir  la  parole  de  notre 
Maître  :  «  Père  saint,  qu'ils  soient  un  en  nous  ».  Le 
Saint-Esprit  est  un  amour  constant  ;  parce  que  c'est 
un  amour  éternel  :  ainsi ,  que  notre  affection  soit 
constante,  que  jamais  elle  ne  puisse  être  refroidie. 


238  SUR    LE    MYSTÈRE 

selon  cette  parole  de  TEcriture  :  Demeurez  en  la 
charité' (i).  Le  Saint-Esprit  est  un  amour  sincère; 
parce  qu'il  procède  du  fond  du  cœur ,  du  fond  même 
de  l'essence  :  ainsi ,  que  notre  charité  soit  sincère  , 
qu'elle  ne  souffre  ni  feinte,  ni  dissimulation;  parce 
que  l'apôtre  saint  Paul  a  dit  :  «  Ne  vous  trompez 
M  point  les  uns  les  autres  ;  car  vous  êtes  membres  les 
»  uns  des  autres  (2)  ».  Enfin  le  Saint-Esprit  est  un 
amour  désintéressé  ;  parce  que  ce  qui  fait  l'intérêt 
c'est  ce  malheureux  mot  de  mien  et  de  tien;  et  d'au- 
tant que  tout  est  commun  entre  le  Père  et  le  Fils  , 
leur  amour  est  infiniment  désintéressé  :  ainsi  consi- 
dérons, chrétiens,  que  tout  est  commun  entre  les 
fidèles,  et  épurons  tellement  nos  affections  qu'elles 
soient  entièrement  désintéressées  :  Ut  sint  unum  sicut 
et  nos. 

Certes ,  mes  Frères ,  si  le  Fils  de  Dieu  s'étoit  con- 
tenté de  nous  dire  qu'il  veut  que  nous  soyons  un 
comme  frères,  nous  devrions  respecter  les  uns  dans 
les  autres  ce  nom  sacré  de  sœurs  et  de  frères,  et  le 
nœud  de  la  société  fraternelle.  S'il  nous  avoit  or- 
donné simplement  de  vivre  dans  une  mutuelle  cor- 
respondance, comme  des  personnes  qui  sont  enrô- 
lées dans  un  même  corps  de  milice ,  sous  l'étendard 
de  sa  sainte  croix,  nous  devrions  rougir  de  honte 
de  n'être  pas  tous  unis  ensemble  sous  les  ordres  d'un 
si  divin  Capitaine.  S'il  nous  avoit  dit  seulement  que 
nous  sommes  membres  d'un  même  corps ,  nous  de- 
vrions méditer  jour  et  nuit  cette  parole  du  saint 
apôtre  ;  «  Quand  une  partie  de  notre  corps  souffre, 
w  toutes  les  autres  y  compatissent  (5)  ».  Mais  puis- 

(')  Uehi.  XIII.  I.  —  W  Ephes.  iv.  a5.  —  K^  1.  Cor.  xii.  26. 


DE    LA    SAINTE    TKINITÉ.  289 

qu'il  passe  au-dessus  des  cieux  et  de  toutes  les  intel- 
ligences, et  qu'il  nous  donne  pour  modèle  de  notre 
unité'  l'unité  même  du  Père  et  du  Fils;  qui  pourroit 
nous  exprimer ,  chre'tiens,  quelle  doit  [être]  notre 
union ,  et  combien  nous  nous  rendrons  criminels ,  si 
nous  rompons  le  sacré  lien  de  la  charité  fraternelle 
qui  doit  être  réglée  sur  ce  grand  exemple  ? 

Mais  comme  si  c'étoil  peu;  de  chose  de  proposer 
à  tous  les  fidèles  le  plus  grand  de  tous  les  mystères, 
pour  être  le  modèle  de  leur  unité;  il  scelle  encore 
cette  unité  sainte  par  un  autre  mystère  incompré- 
hensible ,  qui  est  le  mystère  de  l'eucharistie.  Nous 
venons  tous  à  la  même  table ,  nous  y  prenons  ce 
même  pain  de  vie  qui  est  le  pain  de  communion , 
le  pain  de  charité  et  de  paix  ;  nous  jurons  sur  les 
saints  autels,  nous  scellons  par  le  sang  de  notre 
Sauveur  notre  confédération  mutuelle  :  cependant, 
ô  sacrilège  exécrable!  nous  manquons  tous  les  jours 
à  la  foi  promise,  t  nous  ne  laissons  pas  d'avoir 
toujours,  et  la  médisance  à  la  bouche ,  et  l'envie  ou, 
l'aversion  dans  le  cœur.  Le  Sauveur  nous  dit  dans 
son  Evangile  :  «  En  cela  on  reconnoîtra  que  vous 
j>  êtes  vraiment  mes  disciples,  si  vous  avez  une 
M  charité  sincère  les  uns  pour  les  autres.  (0,».;,jet  il 
prie  ainsi  Dieu  son  Père  :  «  Je  vous  demande  qu'ils 
M  soient  consommés  en  un;  afin  que  le  monde  sache 
«  que  c'est  vous  qui  m'avez  envoyé  (2}  ». 

O  damnable  infidélité  de  ceux  qui  se  glorifient  du 
nom  chrétien  !  les  chrétiens  se  détruisent  eux-mêmes  ; 
toute  l'Eglise  est  ensanglantée  du  meurtre  de  ses 
enfans ,  que  ses  enfans  propres  massacrent  :  et  comme 

CO  Joan.  xui.  35.  —  W  Ibid.  xvu.  21 ,  23. 


24o  SUR  LE  MYSTÈRE  DE  LA  SAINTE   TRINITÉ. 

si  tant  de  guerres  et  tant  de  carnages  n'étoient  pas 
capables  de  rassasier  notre  impitoyable  inhumanité, 
nous  nous  déchirons  dans  les  mêmes  villes,  dans  les 
mêmes  maisons ,  sous  les  mêmes  toits ,  par  des  ini- 
mitiés irréconciliables.  Nous  demandons  tous  les  jours 
la  paix,  et  nous-mêmes  nous  faisons  la  guerre.  Car 
d'où  viennent  tant  d'envies ,  tant  de  médisances ,  tant 
de  querelles  et  tant  de  procès  ?  Les  parens  s'animent 
contre  les  parens,  et  les  frères  contre  les  frères,  avec 
une  fureur  implacable  ;  on  emploie  et  les  médisances 
et  les  calomnies ,  et  la  tromperie  et  la  fraude  ;  la 
candeur  et  la  bonne  foi  ne  se  trouvent  plus  parmi 
nous;  toutes  les  rues,  toutes  les  places,  tous  les  ca- 
binets retentissent  du  bruit  des  procès  :  infidèles  si 
féconds  en  chicanerie  que  nous  sommes;  tant  nous 
avons  oublié  le  christianisme,  tant  nous  méprisons 
l'Evangile  qui  est  une  discipline  de  paix.  Cependant 
nous  souhaitons  la  paix  ,  nous  avons  sans  cesse  la 
paix  à  la  bouche  ;  et  nous  faisons  régner  par  nos  dis- 
sensions le  diable,  qui  est  l'auteur  des  discordes,  et 
nous  chassons  l'Esprit  pacifique ,  c'est-à-dire ,  l'Esprit 
de  Dieu.  Que  si  vous  avez  voulu,  mon  Sauveur,  que 
la  sainte  union  des  fidèles  fût  la  marque  de  votre 
venue  ;  que  font  maintenant  tous  les  chrétiens,  si- 
non publier  hautement  que  votre  Père  ne  vous  a  pas 
envoyé,  et  que  l'Evangile  est  une  diimère,  et  que 
tous  vos  mystères  sont  autant  de  fables  ? 


SERMON 


SDR  LÀ  GLOIRE  DE  DIEU  DANS  LA  CONV .  DES  PÉCII.       24 1 


SERMON 


POUR 


LE  III.^  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECOTE. 


Grandeur  de  la  charité  des  saints  anges  pour  les  hommes.  Pour- 
quoi se  réjouissent-ils  si  fort  dans  la  conversion  des  pécheurs.  Trois 
cfiets  de  la  miséricorde  divine  à  l'égard  de  Famé  pécheresse.  Double 
unité  dans  l'Eglise  j  l'une  extérieure,  qui  est  liée  par  les  sacremensj 
l'autre  invisible  et  spirituelle  formée  par  la  charité.  Comment  les 
pécheurs  séparés  de  cette  unité  commencent  leur  enfer  même  sur  la 
terre.  Quels  sont  les  dignes  fruits  de  pénitence.  De  quelle  manière 
le  pécheur,  sincèrement  touché,  s'accuse,  se  condamne  et  se  punit. 


Dico  vobis  quod  ita  gaudium  erit  in  cœlp  super  uno  pec- 
catore  pœnitentiam  agente ,  quàm  super  nonaginta 
novem  juslis,  qui  non  indigent  pœnitentiâ. 

Je  vous  dis  quily  aura  plus  de  joie  au  ciel  devant  les 
anges  de  Dieu  sur  un  pécheur  faisant  pénitence ,  que 
sur  quatre-vingt-dix 'neuf  justes  qui  n'ont  pas  besoin 
de  pénitence.  Luc.  xv.  7. 

Oi  quelqu'un  n'a  pas  encore  assez  entendu  combien 
est  grande  la  charité  des  saints  anges  pour  les  misé- 
rables mortels,  qu'il  considère  en  notre  Evangile 
les  aimables  paroles  du  Sauveur  des  âmes,  par  les- 
quelles il  nous  apprend  que  la  conversion  des  pé- 
cheurs réjouit  tous  les  esprits  bienheureux  5  et  qu'en- 
BossuET.  xiy.  16 


2^2.  SUR    LA    GLOIUE    DE    DIEU 

core  que  Dieu  les  enivre  du  torrent  de  ses  éternelles 
délices ,  néanmoins  ils  sentent  augmenter  leur  joie , 
quand  nous  sommes  renouvelés  par  la  pénitence. 
Nous  lisons,  dans  les  Ecritures  (0,  qu'autrefois  les  es- 
prits célestes  se  déclarèrent  visiblement  contre  nous, 
lorsqu'un  chérubin  envoyé  de  Dieu  avec  une  forme 
terrible ,  tenant  en  sa  main  un  glaive  de  feu,  gardoit 
la  porte  du  paradis,  pour  épouvanter  nos  parens 
rebelles ,  et  leur  interdire  l'entrée  de  ce  jardin  déli- 
cieux qu'ils  avoient  déshonoré  par  leur  crime.  Mais 
après  la  naissance  de  ce  Sauveur ,  qui  nous  a  récon- 
ciliés par  son  sang,  vous  n'igiîorez  pas,  chrétiens, 
que  ces  bienheureuses  intelligences,  qui  nous  avoient 
déclaré  la  guerre ,  nous  vinrent  aussi  annoncer  la 
paix  :  ce  Que  la  paix ,  disent-ils  (2) ,  soit  donnée  aux 
))  hommes  »  ;  et  depuis  cette  salutaire  journée,  nous 
leur  sommes  devenus  si  chers,  que  Jésus-Christ  nous 
enseigne ,  dans  notre  Evangile ,  qu'ils  préfèrent  nos 
intérêts  aux  leurs  propres.  C'est  ce  que  vous  remar- 
querez aisément ,  si  vous  pénétrez  le  sens  des  paroles 
que  j'ai  alléguées  pour  mon  texte.  «Les  anges,  dit  le 
i)  Fils  de  Dieu ,  se  réjouissent  plus  de  la  conversion 
))  d'un  pécheur,  que  de  la  persévérance  de  quatre- 
»  vingt-dix-neuf  justes  qui  n'ont  pas  besoin  de  pé- 
»  nitence  ».  Je  demande  quels  sont  ces  justes  aux- 
quels le  Sauveur  ne  craint  pas  de  dire  que  la  pénitence 
n'est  pas  nécessaire.  Certes ,  nous  ne  les  trouverons 
pas  sur  la  terre  ;  puisque,  tous  les  hommes  étant  pé- 
cheurs, ce  seroit  une  témérité  inouie  que  d'assurer 
qu'ils  n'ont  pas  besoin  du  remède  de  la  pénitence, 
te  Si  quelqu'un  dit  qu'il  ne  pèche  pas,  il  se  trompe, 

(,»)  Gènes,  nu  24-  —  ^*)  ^«c.  "•  i4* 


DANS    LÀ    CONVERSION    DES    PÉCHECRS.  ^43 

»  et  la  vérité  n'est  pas  en  lui  » ,  dit  le  disciple  bien- 
aimé  de  notre  Sauveur  (0. 

Où  chercherons-nous  donc,  chrétiens,  cette  inno- 
cence si  pure  et  si  achevée,  qu'elle  n'a  pas  besoin 
de  la  pénitence?  Sans  doute,  puisqu'elle  est  l)annie 
du  milieu  des  hommes,  elle  ne  se  peut  rencontrer 
que  parmi  les  anges,  qui,  détestant  la  rébellion  et 
l'audace  de  Satan  et  de  ses  complices,  demeurèrent 
immuablement  dans  le  bien  où  Dieu  les  avoit  établis 
dès  leur  origine.  Vous  êtes  les  seuls,  ô  esprits  cé- 
lestes, parmi  toutes  les  créatures,  qui  jamais  n'avez 
été  souillés  par  aucun  péché;  vous  êtes  ces  justes 
de  notre  Evangile,  auxquels  la  pénitence  n'est  pas 
nécessaire  :  et  ainsi  lorsque  notre  Sauveur  nous  ap- 
prend que  vous  recevez  une  joie  plus  grande  de  la 
conversion  des  pécheurs,  que  de  la  justice  des  inno- 
cens  qui  n'ont  pas  besom  de  se  repentir;  c'est  de 
même  que  s'il  nous  disoit  que  notre  pénitence  vous 
réjouit  plus  que  votre  propre  persévérance.  Mer- 
veilleuse vertu  de  la  pénitence,  qui  ol)lige  tous  les 
saints  anges  à  nous  préférer  à  eux-mêmes,  qui  répare 
si  glorieusement  les  ruines  des  plus  grands  pécheurs, 
qu'elle  les  met  en  quelque  sorte  au-dessus  des  justes, 
et  qui  fait  que  la  justice  rendue  a  quelque  avantage 
au-dessus  de  la  justice  toujours  conservée.  Car  puis- 
que ces  intelligences  célestes,  qui  goûtent  le  vrai 
bien  dans  sa  source ,  ne  peuvent  avoir  de  ces  joies 
déréglées  que  l'opinion  fait  naître  en  nos  âmes,  ne 
voyez-vous  pas,  chrétiens,  qu'elles  ne  se  peuvent 
réjouir  que  du  bien?  et  donc ,  si  leur  joie  est  plus 
abondante ,  ne  faut-il  pas  conclure  nécessairement 

(0  /.  Joan.  i.  8. 


244  S^^    ^^    GLOIRE    DE    DIEU 

qu'il  leur  paroit  quelque  bien  plus  considérable , 
d'autant  plus  que  c'est  le  Sauveur  lui-même  qui  les 
excite  par  son  exemple  à  cette  sainte  et  divine  joie  ? 

En  effet  ne  voyez-vous  pas  qu'il  se  présente  à  nous 
dans  notre  Evangile  sous  la  figure  de  ce  berger 
a  qui  laisse  tous  ses  troupeaux  au  désert  pour  cher- 
»  cher  une  brebis  égarée  ;  qui  l'ayant  trouvée  au 
»  milieu  des  bois,  seule  et  tremblante  d'effroi,  la 
»  rapporte  sur  ses  épaules  ,  et  appelant  ses  amis  et 
»  ses  proches  :  Réjouissez-vous  avec  moi,  dit-il,  de 
»  ce  que  j'ai  rencontré  ma  brebis  perdue  (0  ».  De 
sorte  que  les  anges  et  le  Sauveur  même  se  réjouis- 
sant plus  d'un  pécheur  sauvé,  que  d'un  juste  qui 
persévère ,  il  paroît  que  l'innocence  recouvrée  a 
quelque  chose  de  plus  agréable  que  l'innocence  con- 
tinuée. Réjouissons-nous,  pécheurs  misérables;  ad- 
mirons la  force  de  la  pénitence  ,  qui  nous  rend  avec 
avantage  ce  que  notre  péché  nous  avoit  fait  perdre  : 
et  pour  exciter  en  nos  cœurs  les  saints  gémissemens 
de  la  pénitence ,  recherchons  les  véritables  raisons 
de  cette  vérité  si  satisfaisante  que  Jésus-Christ  nous 
enseigne  dans  son  Evangile. 

Si  je  n'avois  qu'à  vous  parler  d'une  joie  humaine, 
je  me  contenterois  de  vous  dire  que  nous  expéri- 
mentons tous  les  jours  une  certaine  douceur  plus 
sensible  à  rentrer  dans  la  possession  de  nos  biens, 
qu'à  nous  maintenir  dans  la  jouissance  :  nous  goû- 
tons la  santé  par  la  maladie  ;  et  la  perte  de  nos  amis 
nous  apprend  combien  ils  nous  étoient  nécessaires  : 
car  l'accoutumance  nous  ôte  ce  qu'il  y  a  de  plus  vif 
dans  le  sentiment  j  et  notre  jugement  est  si  foible, 

C«)  Luc.  xy.  4  et  sui*^  » 


DANS    LA    CONVERSION    DES    PÉCHEURS.  2^4^ 

que  ne  pouvant  pénétrer  les  choses  en  elles-mêmes, 
il  ne  les  reconnoît  jamais  mieux  que  par  leurs  con- 
traires :  tellement  que  cet  excès  de  joie  que  nous 
ressentons ,  lorsque  nous  pouvons  re'parer  nos  pertes, 
vient  presque  toujours  de  notre  foiblesse.  Mais  à 
Dieu  ne  plaise  que  nous  croyions  qu'il  en  soit  ainsi 
de  la  joie  des  anges  et  de  celle  du  Fils  de  Dieu 
même,  dont  nous  devons  aujourd'hui  expliquer  les. 
causes  :  il  faut  prendre  des  principes  plus  releve's, 
si  nous  voulons  péne'trer  de  si  grands  mystères.  En- 
trons en  matière,  et  disons  :  Tout  le  motif  de  la  joie 
du  Fils,  c'est  la  gloire  de  Dieu  son  Père;  tout  le 
motif  de  la  joie  des  anges  ,  c'est  la  gloire  de  leur 
Créateur  :  si  donc  ils  se  réjouissent  si  fort  dans  la 
conversion  des  pécheurs ,  c'est  que  la  gloire  de  Dieu 
y  paroît  avec  plus  de  magnificence.  Prouvons  soli* 
dément  cette  vérité. 

La  gloire  de  Dieu  éclatç  singulièrement  dans  les 
natures  intelligentes  par  sa  miséricorde  et  par  sa 
justice  :  sa  Providence,  son  immensité,  sa  toute- 
puissance  paroissent  dans  les  créatures  inanimées; 
mais  il  ny^  a  que  les  raisonnables  qui  puissent  res- 
sentir les  effets  de  sa  miséricorde  et  de  sa  justice  ;  et 
ce  sont  ces  deux  attributs  qui  établissent  sa  gloire  et 
son  règne  sur  les  natures  intelligentes.  C'est  par  la 
miséricorde  et  par  la  justice  que  les  anges  et  les 
hommes  sont  sujets  à  Dieu  :  la  miséricorde  règne 
sur  les  bons,  la  justice  sur  les  criminels;  l'une  par 
la  communication  de  ses  dons,  l'autre  par  la  sévé- 
rité de  ses  lois;  l'une  par  douceur,  et  l'autre  par 
force  ;  l'une  se  fait  aimer ,  l'autre  se  fait  craindre  ; 
l'une  attire,  et  l'autre  réprime;  l'une  récompense 


^4^  SUR    LÀ    GLOIRE    DE    DIEU 

la  fidélité,  l'autre  venge  la  rébellion  :  si  bien  que  la 
miséricorde  et  la  justice  sont  en  quelque  sorte  les 
deux  mains  de  Dieu,  dont  l'une  donne  ,  et  l'autre 
châtie  :  ce  sont  les  deux  colonnes  qui  soutiennent 
la  majesté  de  son  règne  ;  l'une  élève  les  innocens  , 
l'autre  accable  les  criminels,  afin  que  Dieu  domine 
sur  les  uns  et  sur  les  autres  avec  une  égale  puissance. 
C'est  pourquoi  le  prophète  chante  :  «  Toutes  les 
»  voies  du  Seigneur  sont  miséricorde  et  vérité  (0  »  ; 
c'est-à-dire,  miséricorde  et  justice,  selon  l'interpré- 
tation des  docteurs,  d autant  que  la  justice  de  Dieu 
c'est  sa  vérité;  parce  que,  comme  dit  le  grand  saint 
Thomas  (2) ,  c'est  à  cause  de  sa  vérité  qu'il  est  la  loi 
éternelle  et  qu'il  est  la  loi  immuable  qui  règle  toutes 
les  créatures  intelligentes.  Que  si  toutes  les  voies  du 
Seigneur  sont  miséricorde  et  justice,  si  ce  sont  ces 
deux  divins  attributs  qui  établissent  sa  gloire  et  son 
règne;  je  ne  m'étonne  plus,  ô  saints  anges,  de  ce  que 
la  pénitence  vous  comble  de  joie  :  c'est  que  vous  y 
voyez  éclater  magnifiquement  la  gloire  de  Dieu  votre 
créateur  par  sa  miséricorde  et  par  sa  justice;  la  misé- 
ricorde, dans  la  conversion;  la  justice,  dans  la  satis- 
faction ;  la  première,  dans  la  rémission  des  péchés; 
la  seconde,  dans  les  gémissemens  des  pécheurs. 

PREMIER  POINT. 

Pour  entrer  d'abord  en  matière,  je  remarquerai 
dans  notre  Evangile  trois  effets  de  la  miséricorde 
divine  dans  la  conversion  des  pécheurs  :  Dieu  les 
cherche,  Dieu  les  trouve.  Dieu  les  rapporte;  c'est 
ce   que  nous  lisons  clairement  dans    la   parabole 

CO  Ps.  nxiy.  10.  —  (»)  1.  2.  Quœst.  xciii,  art.  ii. 


DANS    LA    CONVERSION    DES     PÉCHEURS.  247 

de  notre  Evangile.  «  Le  bon  berger,  dit  le  Fils 
w  de  Dieu,  va  après  sa  brebis  perdue  »  :  Vadit  ad 
illam  quce  perlerai;  «  et  il  va  jusqu'à  ce  qu'il  la 
»  trouve  ))  :  donec  ins^eniat  eam  (0;  «  et  après  qu'il 
»  Ta  retrouvée,  il  la  charge  sur  ses  e'paules«.  C'est 
la  vëritablefîgure  du  Sauveur  des  âmes  :  il  cherche 
charitablement  les  pécheurs  ,  suivant  ce  qu'il  dit 
dans  son  Evangile  :  «  Le  Fils  de  l'homme  est  venu 
»  chercher  ce  qui  étoit  perdu  (2)  ».  Il  les  trouve 
par  la  vertu  de  sa  grâce  :  car  il  est  ce  samaritain 
miséricordieux ,  «  qui ,  trouvant  en  son  chemin  le 
»  pauvre  blessé,  est  touché  de  miséricorde,  et  s'ap- 
»  proche ,  et  ne  dédaigne  pas  de  lier  ses  plaies  »  : 
Et  alliga\^it  vulnera  ejus  (^).  Enfin  il  les  porte  sur 
ses  épaules  ;  parce  que  c'est  lui  dont  il  est  écrit  : 
«  Vraiment  il  a  porté  nos  langueurs  »  :  p^erè  lan- 
guores  nostros  ipse  tulit  (4) .  Or  cette  triple  miséri- 
corde répond  à  la  triple  misère  en  laquelle  est  pré- 
cipitée l'ame  pécheresse.   Elle  s'écarte  ,  elle  fuit  , 
elle  perd  ses  forces ,  et  devient  entièrement  impuis- 
sante :  elle  s'éloigne  du  bon  Pasteur,  et  s'en  éloi- 
gnant, elle  oublie,  elle  ne  connoît  plus  son  visage; 
tellement   que  ,  lorsqu'il   approche  ,  elle  fuit ,   et 
fuyant  elle  se  fatigue  et  tombe  dans  une  extrême  im- 
puissance. Mais  le  Pasteur  infiniment  bon ,  qui  ne  se 
plaît  qu'à  sauver  les  âmes,  oppose  charitablement 
à  ces  trois  misères  trois  effets  merveilleux  de  miséri- 
corde :  car  il  cherche  sabreWs  éloignée;  il  trouve  et 
il  atteint  sa  brebis  fuyante  5  il  rapporte  sur  ses  épaules 

(0  Luc.  XV.  4.  —  (>)  Ibid.  XIX.  10.  —  (3)  nid.  X.  34.  —  (4j  Is. 

LUI.  4* 


248  SUR    LA    GLOIRE    DE    DIEU 

cette  pauvre  brebis  e'puise'e  de  forces.  Apprenons 
ici  à  connoître  la  miséricorde  du  Pasteur  fidèle,  qui 
nous  a  sauvés  au  péril  de  sa  propre  vie. 

Et  premièrement  remarquons  ce  qui  est  écrit  dans 
notre  Evangile,  que  la  brebis  que  le  Sauveur  cher- 
che n'est  plus  en  la  compagnie  de  tout  le  troupeau  ; 
par  conséquent  elle  est  séparée  :  mais  entendons  le 
sens  de  cette  parole.  Le  troupeau  du  Fils  de  Dieu , 
c'est  l'Eglise  ;  et  celui  qui  est  séparé  du  troupeau 
semble  être  hors  de  la  vraie  Eglise.  Dirons-nous  que 
le  Fils  de  Dieu  ne  parle  en  ce  lieu  que  des  hérétiques 
qui  ont  rompu  le  lien  d'unité?  Mais  la  suite  de  notre 
Evangile  réfutera  manifestement  cette  explication; 
puisque  Jésus -Christ  nous  fait  bien  entendre  qu'il 
parle  généralement  de  tous  les  pécheurs,  parce  qu'il 
veut  encourager  tous  les  pénitens.  Mais  pourrons- 
nous  dire,  fidèles,  que  tous  les  pécheurs  sont  sé- 
parés du  sacré  troupeau  et  de  la  communion  de 
l'Eglise?  Nullement;  il  n'en  est  pas  de  la  sorte  :  c'est 
l'erreur  de  Calvin  et  des  calvinistes,  contre  laquelle 
le  Fils  de  Dieu  nous  a  dit  qu'il  y  a  de  l'ivraie  même 
dans  son  champ ,  qu'il  y  a  du  scandale  même  en  sa 
maison,  qu'il  y  a  de  mauvais  poissons  même  en  ses 
filets  (0.  Mais  d'où  vient,  direz-vous,  que  notre  Sau- 
veur, nous  figurant  tous  les  pécheurs  en  notre  Evan- 
gile, les  représente  comme  séparés  du  troupeau? 
Entrons  en  sa  pensée ,  et  disons  avec  l'incomparable 
saint  Augustin  :  «  Il  y  en  a  qui  sont  dans  la  maison 
»  de  Dieu ,  et  qui  ne  sont  pas  la  maison  de  Dieu  ; 
))  il  y  en  a  qui  sont  dans  la  maison  de  Dieu ,  et  qui 
»  sont  eux-mêmes  la  maison  de  Dieu  »  :  Alios  ita  esse 

(0  Matt.  xni.  a8,  4»  j  48. 


DANS    LA    CONVERSION    DES    PÉCHEURS.  249 

in  domo  Dei,  utipsi  etiam  sint  eadem  domiis  Dei  (0, 
Expliquons  la  doctrine  de  ce  grand  évêque. 

Les  justes  sont  en  la  maison  de  Dieu ,  et  ils  sont 
eux-mêmes  la  maison  de  Dieu,  selon  ce  que  dit  le 
prophète  :  «  J'habiterai  au  milieu  de  vous  (^)  »  ;  et 
l'apôtre  :  «  Ne  savez-vous  pas  que  vous  êtes  les  tem- 
»  pies  de  l'Esprit  de  Dieu  (3)  «?  Mais  les  me'chans  qui 
sont  en  l'Eglise ,  qui  est  la  maison  que  Dieu  a  choi- 
sie, ne  sont  pas  la  maison  choisie  :  Dieu  n'habite  pas 
en  leurs  cœurs;  ils  ne  sont  pas  les  pierres  vivantes 
de  ce  miraculeux  e'difice ,  dont  les  fondemens  sont 
pose's  en  terre ,  et  dont  le  sommet  e'gale  les  cieux  : 
«  Ils  sont  dans  l'Eglise,  dit  saint  Augustin  (4),  comme 
»  la  paille  est  dans  le  froment  »  :  Sicut  esse  palea 
dicitur  infrumentis;  «  parce  qu'encore  qu'ils  soient 
))  liés  par  les  sacremens  ,  néanmoins  ils  sont  séparés 
»  de  cette  invisible  unité  qui  est  assemblée  par  la 
»  charité  »  :  Ciim  intus  videaniurj  ab  illa  invisihili 
chariiaiis  compage  séparait  siint.  «  En  effet ,  ajoute 
))  saint  Augustin  ,  il  y  en  a  qu'on  doit  dire  être 
»  dans  la  maison  de  telle  manière  ,  qu'ils  n'appar- 
»  tiennent  pas  à  ce  qui  en  fait  la  liaison  ,  ni  à  la  so- 
))  ciété  de  cette  justice  qui  produit  des  fruits  de  paix; 
»  mais  ils  y  sont  comme  on  dit  que  la  paille  se  trouve 
))  avec  le  froment  :  car  nous  ne  pouvons  nier  qu'ils 
))  soient  dans  la  maison;  l'apôtre  nous  disant  que, 
5)  dans  une  grande  maison,  il  y  a  non  -  seulement 
))  des  vases  d'or  et  d'argent,  mais  aussi  de  bois  et 
5>  de  terre ,  et  que  les  uns  sont  pour  des  usages  hon- 

(0  De  Bapt.  cont.  Donat.  lih.  vu,  n.  99,  tom.  ix,  col.  200.  — 
W  //.  Cor.  VI.  i6.  —  i})  I.  Cor.    III.    i6.  — '\4)  Zoco  rnox  cUato,  coi. 

200,   201- 


2JO  SUR    LA    GLOIRE    DE    DIEU 

»  nétes,  les  autres  pour  des  usages  honteux  ».  ^Z/05^ 
ita  dici  esse  in  doino ,  ut  non  pertineant  ad  compa- 
gem  dojuiis  _,  nec  ad  societatem  fructiferœ  paciji^ 
cœque  justitiœ;  sed  sicut  esse  pale  a  dicitur  in  frii- 
mentis  :  nam  et  ùtos  esse  in  domo  negare  non  pos^ 
sumus,  dicente  apostolo  (0,  In  magna  autem  domo 
non  solinn  aurea  ^vasa  siint  iwl  argentea  j  sed  et  li- 
gnea  et  fictilia ,  et  alia  quidein  sunt  in  honorent  , 
alia  verb  in  contumeliam. 

Par  où  nous  voyons  clairement  qu'il  y  a  double 
unité  dans  l'Eglise  :  l'une  est  lie'e  par  les  sacremens 
qui  nous  sont  communs  ;  en  celle-là  les  mauvais  y 
entrent,  quoiqu'ils  n'y  entrent  qu'à  leur  condam- 
nation. Mais  il  y  a  une  autre  unité  invisible  et  spi- 
rituelle,  qui  joint  les  saints  par  la  charité,  qui  en 
fait  les  membres  vivans  :  à  cette  paix,  à  cette  unité, 
à  cette  concorde,  il  n'y  a  que  les  justes  qui  y  parti- 
cipent ;  les  impies  n'y  ont  point  de  place,  ils  en 
sont  excommuniés.  Il  y  a  une  arche,  à  la  vérité, 
qui  renferme  tous  les  animaux  mondes  et  immon- 
des, il  y  a  un  champ  qui  porte  le  bon  et  le  mau- 
vais grain  ;  «  mais  il  y  a  une  colombe  et  une  par- 
»  faite  »  ,  qui  ne  reçoit  en  son  sein  que  les  vrais 
fidèles  ,  qui  vivent  en  l'unité  par  la  charité  :  Una 
est  columbameaj  perfecta  mea  (2).  C'est  pourquoi 
le  Sauveur  des  âmes  représente  tous  les  pécheurs 
comme  séparés  du  troupeau  ;  parce  qu'ils  sont  ex- 
clus, par  leurs  crimes,  de  cette  invisible  société  qui 
unit  les  brebis  fidèles  en  la  charité  de  notre  Sei- 
gneur :  et  pour  vous  faire  voir,  chrétiens,  qu'ils  ne 
sont  plus  avec  le  troupeau,  c'est  que  le  céleste  et 

CO  //.  Timoth.  II.  20.  — W  Cant,  vi.  8. 


DANS    LA    CONVERSION    DES    PÉCHEURS.  25  I 

divin  Pasteur  ne  leur  donne  plus  la  même  pâture. 
Dites-moi ,  quel  est  le  pain  des  fidèles ,  quelle  est  K 
nourriture  des  enfans  de  Dieu?  n  est  ce  pas  le  pain 
de  l'eucharistie,  ce  pain  ce'leste  et  vivifiant  que  nous 
recevons  de  ces  saints  autels?  Cette  sainte  et  di- 
vine table  est-elle  prépare'e  aux  impies,  dont  les 
consciences  sont  infecte'es  de  pe'che's  mortels?  Nulle- 
ment; ils  en  sont  exclus  :  s'ils  sont  si  te'me'raires  que 
d'en  approcher,  ils  y  prendront  un  poison  mortel , 
au  lieu  d'une  viande  d'immortalité. 

Reconnois  donc ,  pécheur  misérable  ,  que  tu  es 
sépare'  du  troupeau  fidèle  ,  puisque  tu  es  privé  de 
la  nourriture  que  le  vrai  Pasteur  lui  a  destinée  ;  et 
ne  me  répond  pas  :  Je  suis  de  l'Eglise,  je  demeure 
en  ce  corps  mystique.  Car  que  sert  au  bras  gangrené 
de  tenir  encore  au  reste  du  corps  par  quelques  nerfs 
qui  n'ont  plus  de  force?  que  lui  sert,  dis -je,  de 
tenir  au  corps;  puisqu'il  est  si  fort  éloigné  du  coeur, 
qu'il  ne  peut  plus  en  recevoir  aucune  influence  ? 
quelque  union  qui  paroisse  au  dehors ,  il  y  a  une 
prodigieuse  distance  entre  la  partie  vivante  et  la 
partie  morte.  Il  en  est  de  même  de  toi ,  ô  pécheur  : 
il  ne  te  sert  de  rien  d'être  dans  le  corps ,  puisque  tu 
es  entièrement  séparé  du  cœur.  Le  cœur  de  l'Eglise, 
c'est  la  charité  :  c'est  là  qu'est  le  principe  de  vie  ; 
c'est  de  là  que  se  répand  la  chaleur  vitale  :  si  bien 
que  n'étant  pas  en  la  charité,  bien  qu'il  te  soit  per- 
mis d'entrer  au  dehors,  tu  es  excommunié  du  de- 
dans. Ne  me  vante  point  ta  foi ,  qui  est  morte  ;  ne 
me  dis  pas  que  tu  t'assembles  avec  les  fidèles  :  les 
hommes  t'y  reçoivent;  mais  Dieu  t'en  sépare  :  le 
corps  s'en  approche ,  il  est  vrai  ;  mais  l'anie  en  est 


SiD2  SUR    LA    GLOIRE    DE    DIEtJ 

infiniment  éloignée  :  la  vie  et  la  mort  ne  s'accordent 
pas.  Considère  donc,  mise'rable,  combien  tu  es  loin 
des  membres  vivans,  puisqu'il  est  certain  que  tu  perds 
la  vie.  C'est  pour  cette  raison  que  le  Fils  de  Dieu 
les  repre'sente  dans  la  parabole  de  notre  Evangile , 
comme  exclus,  comme  excommuniés  du  troupeau; 
parce  qu  étant  des  membres  pourris,,  ils  ne  partici- 
pent point  à  la  vie  :  c'est  pourquoi  le  pain  de  vie 
leur  est  refusé  ;  c'est  pourquoi  ils  sont  séparés  du 
banquet  céleste,  qui  est  la  vie  du  peuple  fidèle. 
D'où  passant  plus  outre,  je  dis  qu'éiant  séparés  de 
cette  unité,  ils  commencent  leur  enfer  même  sur  la 
terre ,  et  que  leurs  crimes  les  y  font  descendre  :  car 
ne  nous  imaginons  pas  que  l'enfer  consis-te  dans  ces 
épouvantables  tourmens,  dans  ces  étangs  de  feu  et  de 
soufre,  dans  ces  flammes  éternellement  dévorantes  , 
dans  cette  rage,  dans  ce  désespoir,  dans  cet  hor- 
rible grincement  de  dents.  L'enfer,  si  nous  l'enten- 
dons, c'est  le  péché  même  ;  l'enfer,  c'est  d'être  éloi- 
gné de  Dieu  :  et  la  preuve  en  est  évidente  par  les 
Ecritures. 

Job  nous  représente  Fenfer  en  ces  mots  :  «  C'est 
»  un  lieu ,  dit-il ,  où  il  n'y  a  nul  ordre,  mais  une  hor- 
»  reur  perpétuelle  (0  »  :  de  sorte  que  l'enfer  c'est 
le  désordre  et  la  confusion.  Or  le  désordre  n'est  pas 
dans  la  peine  :  au  contraire  y  j'apprends  de  saint 
Augustin  (2),  que  la  peine,  c'est  l'ordre  du  crime. 
Quand  je  dis  pe'ché ,  je  dis  le  désordre ,  parce  que 
j'exprime  la  rébellion;  quand  je  dis  péché  puni,  je 
dis  une  chose  très-bien  ordonnée  ;  car  c'est  un  ordre 
très-équitable  que  l'iniquité  soit  punie  :  d'où  il  s'en- 

(0  Job.  Ts..  32.  —  W  Ad  Honorât.  Ep.  cxt ,  n.  4  ,  tom,  ii ,  col.  4^5. 


DANS    LA.    CONVERSION    DES    PÉCHEUHS.  2 53 

suit  invinciblement  que  ce  qui  fait  la  confusion  dans 
l'enfer,  ce  n'est  pas  la  peine ,  mais  le  pe'ché.  Que  si 
le  dernier  degré  de  misère,  ce  qui  fait  la  damnation 
et  Tenfer ,  c'est  d'clre  séparé  de  Dieu  ,  qui  est  la  vé- 
ritable béatitude;  si  d'ailleurs  il  est  plus  clair  que 
le  jour  que  c'est  le  péché  qui  nous  en  sépare  :  com- 
prends, ô  pécheur  misérable,  que  tu  portes  ton 
enfer  en  toi-même  ;  parce  que  tu  y  portes  ton  crime, 
qui  te  fait  descendre  vivant  en  ces  effroyables  ca- 
chots, où  sont  tourmentées  les  âmes  rebelles.  Car 
comme  l'apôtre  saint  Paul ,  parlant  des  fidèles  qui 
vivent  en  Dieu  par  la  charité ,  assure  «  que  leur  de- 
»  meure  est  au  ciel ,  et  leur  conversation  avec  les 
»  anges  (0  »  ;  ainsi  nous  pouvons  dire  très-certaine- 
ment que  les  méchans  sont  abîmés  dans  l'enfer ,  et 
que  leur  conversation  est  avec  les  diables.  Etrange 
séparation  du  pécheur,  qui  trouve  son  enfer  même 
en  cette  vie!  et  n'est-il  pas  juste  qu'il  trouve  l'enfer; 
puisqu'il  est  séparé  du  sacré  troupeau ,  que  la  charité 
fait  vivre  en  notre  Seigneur? 

Mais  peut-être  vous  répondrez  que  le  pécheur  se 
peut  relever ,  et  que  l'enfer  n'a  point  de  ressource. 
Ah!  ne  nous  flattons  point  de  cette  pensée  :  la  bles- 
sure que  fait  le  péché  est  éternelle  et  irrémédiable. 
Mais  Dieu,  direz-vous,  y  peut  remédier  :  il  le  peut, 
à  cause  qu'il  est  tout-puissant;  ce  qui  n'empêche 
pas  que  la  maladie  ne  soit  incurable  de  sa  nature. 
Concevons  ceci ,  chrétiens  :  l'orgueilleux  Nabucho- 
donosor  a  fait  jeter  les  trois  saints  enfans  dans  la 
fournaise  de  flammes  ardentes  (2)  :  autant  qu'il  est 
en  lui,  il  les  a  brûlés,  encore  que  Dieu  les  ait  ra- 

(0  Philipp.  m.  20.  —  W  Dan.  lu.  21. 


254  S^^    ^^    GLOIRE    DE    DIEU 

fraîchis.  Ainsi ,  lorsque  nous  commettons  un  péché 
mortel,  nous  donnons  tellement  la  mort  à  notre 
ame,  qu'encore  que  Dieu  nous  puisse  guérir,  néan- 
moins de  notre  côté  nous  rendons  ,  et  notre  péché, 
et  notre  damnation  éternels  ;  parce  que  nous  étei- 
gnons la  vie  jusqu'à  la  racine.  Il  faut  regarder  ce 
que  fait  le  péché ,  non  ce  que  fait  la  Toute  -  puis- 
sance. Qui  renonce  une  fois  à  Dieu,  y  renonce  éter- 
nellement; parce  que  c'est  la  nature  du  péché,  de 
faire,  autant  qu'il  le  peut,  une  séparation  éternelle. 
C'est  pourquoi  le  prophète  roi ,  se  considérant  dans 
le  crime  ,  se  considère  comme  dans  l'enfer,  à  cause 
de  cette  effroyable  séparation  :  yEstimatus  sum  cuin 
descendentibus  in  lacumi^)  :  «  Je  suis,  dit-il,  compté 
»  parmi  ceux  qui  descendent  dans  le  cachot  »  ;  et 
après  :  «  Ils  m'ont  mis  dans  le  lac  inférieur,  dans 
»  les  ténèbres ,  et  dans  l'ombre  de  la  mort  »  :  Po- 
suerunt  me  in  lacu  inferiori '\p) ,  Et  de  là  vient  qu'il 
s'écrie  dans  sa  pénitence  :  De  profundis  clamavi  ad 
te ,  DomineÇ>)  :  «  Seigneur,  je  crie  à  vous  des  lieux 
»  profonds  »;  et  rendant  grâces  de  sa  délivrance: 
a  Vous  avez,  dit-il,  retiré  mon  ame  de  l'enfer  infé- 
j>  rieur  (4)  ».  C'est  que  ce  saint  homme  avoit  bien 
conçu  que  le  péché  est  un  abîme  et  une  prison ,  un 
gouffre  ,  un  cachot ,  un  enfer. 

Dans  ce  cachot  et  dans  cet  abîme  oîi  nos  crimes 
nous  précipitent,  quelle  espérance  aurions- nous, 
fidèles ,  si  Dieu  ne  nous  avoit  donné  un  libérateur  , 
qui  étant  venu  au  monde  pour  notre  salut,  a  bien 
voulu  même  aller  aux  enfers  pour  achever  un  si 

(>)  Ps,  LxxxTii.  5.  —  W  UU  7.  —  (3)  Ps.  CXXIX.  I.  —  (4)  Ps. 
ixxxv.  i3. 


DANS    LA    CONVERSION    DES    PÉCHEURS.  2  55 

grand  ouvrage?  C'est  ce  même  Libe'rateur  qui  est 
descendu  aux  enfers,  qui  daigne  descendre  encore 
tous  les  jours  dans  l'enfer  des  consciences  crimi- 
nelles :  car,  certes,  vous  y  descendez,  o  Sauveur, 
lorsque  vous  faites  luire  en  nos  âmes ,  au  milieu  des 
te'nèbres  où  elles  languissent,  les  belles  et  éclatantes 
lumières  de  vos  divines  inspirations.  C'est  ainsi ,  ô 
Pasteur  mise'ricordieux,  que  vous  cherchez  votre 
brebis  égare'e  :  votre  amour  vous  transportée  un  tel 
excès,  que  vous  la  cherchez  jusque  dans  l'enfer; 
parce  que  vous  la  cherchez  jusque  dans  le  crime. 
Figurez-vous  ici,  chrétiens,  quel  fut  le  ravissement 
des  saints  Pères ,  lorsqu'ils  virent  leurs  limbes  ho- 
norés de  la  glorieuse  présence  du  Sauveur  du  monde. 
Combien  louèrent-ils  la  miséricorde  de  ce  Dieu  qui 
les  visitoit  jusque  dans  ces  lieux  souterrains,  et  qui 
alloit,  pour  l'amour  d'eux  ,  jusqu'aux  enfers?  Or  sa 
miséricorde  est  beaucoup  plus  grande,  quand  il  va 
chercher  les  pécheurs  :  ils  sont  dans  un  enfer  plus 
obscur ,  et  dans  une  captivité  bien  plus  déplorable. 
Nos  pères,  qui  étoient  réservés  aux  limbes  jusqu'à  la 
venue  du  Sauveur ,  soupiroient  continuellement 
après  lui ,  et  pressoient  son  arrivée  par  leurs  vœux  : 
au  contraire  les  misérables  pécheurs,  dans  cet  enfer 
de  l'impiété  où  ils  sont,  non- seulement  ne  cherchent 
pas  le  Sauveur ,  mais  ils  fuient  sitôt  qu'il  s'approche  ; 
et  c'est  la  seconde  misère  de  l'ame. 

Nous  sommes  infiniment  éloignés  de  Dieu,  et 
nous  le  fuyons,  quand  il  vient  à  nous.  Comprenons, 
}i«r  un  exemple  sensible,  combien  est  dangereuse 
cette  maladie.  Voyez  un  pauvre  malade  ,  foible  et 
languissant  j  ses  forces  se  diminuent  tous  les  jours  : 


256  SUR    LA    GLOIRE    DE    DIEU 

il  faudroit  qu'il  prît  quelque  nourriture  pour  sou- 
tenir son  infirmité;  il  ne  peut.  Je  ne  sais  quelle  hu- 
meur froide  lui  a  causé  un  dégoût  étrange  :  si  on  lui 
présente  quelque  nourriture ,  si  exquise ,  si  bien 
apprêtée  qu'elle  soit,  aussitôt  son  cœur  se  soulève; 
de  sorte  que  nous  pouvons  dire  que  sa  maladie, 
c'est  une  aversion  du  remède.  Telle  et  encore  beau- 
coup plus  horrible  est  la  maladie  d'un  pécheur.  Il 
a  voulu  goûter,  aussi  bien  qu'A^dam,  cette  pomme 
qui  lui  paroissoit  agréable  :  il  a  voulu  se  rassasier 
des  plaisirs  mortels  ;  et  par  un  juste  jugement  de 
Dieu ,  il  a  perdu  tout  le  goût  des  biens  éternels. 
Vous  les  lui  présentez,  il  en  a  horreur;  vous  lui 
montrez  la  terre  promise,  il  retourne  son  cœur  en 
Egypte;  vous  lui  donnez  la  manne,  elle  lui  semble 
fade  et  sans  goût.  Ainsi  nous  fuyons  malheureuse- 
ment le  charitable  Pasteur  qui  nous  cherche. 

Pécheur,  ne  le  fuis-tu  pas  tous  les  jours?  Main- 
tenant que  tu  entends  sa  sainte  parole ,  peut-être 
que  ce  Pasteur  miséricordieux  te  presse  intérieure- 
ment en  ta  conscience.  Veux-tu  pas  restituer  ce  bien 
mal  acquis?  veux -tu  pas  enfin  mettre  quelques 
bornes  à  cette  vie  débauchée  et  licencieuse  ?  veux- 
tu  pas  bannir  de  ton  cœur  l'envie  qui  le  ronge ,  cette 
haine  envenimée  qui  l'enflamme,  ou  cette  amitié  dan^ 
gereuse  qui  ne  le  flatte  que  pour  le  perdre?  Ecoute, 
pécheur ,  c'est  Jésus  qui  te  cherche  ;  et  ton  cœur 
répond  à  ce  doux  Sauveur  :  Je  ne  puis  encore.  Tu 
le  remets  de  jour  en  jour,  demain,  dans  liuit  jours, 
dans  un  mois;  n'est-ce  pas  fuir  celui  qui  te  chercl^^, 
et  mépriser  sa  miséricorde?  Insensé,  que  t'a  fait  Jé- 
sus, que  tu  fuis  si  opiniâtrement  sa  douce  présence? 

D'où 


DANS    LA    CONVERSION    DES    PÉCHEURS.  2^7 

D'où  vient  que  la  brebis  égarée  ne  reconnoît  plus  la 
voix  du  pasteur  qui  l'appelle  et  lui  tend  les  bras, 
et  qu'elle  court  follement  au  loup  ravissant  qui  se 
prépare  à  la  dévorer  ?  Peut-être  tu  répondras  :  Je  ne 
puis,  je  ne  puis  marcher  dans  la  voie  étroite.  Mais 
ne  vois-tu  pas,  misérable,  que  Jésus  te  présente  ses 
propres  épaules  pour  soulager  ton  infirmité  et  ton 
impuissance  ?  il  descend  à  toi ,  pour  te  relever  ;  en 
prenant  ton  infirmité,  il  te  communique  sa  force  : 
c'est  le  dernier  excès  de  miséricorde. 

Comme  notre  ame  est  faite  pour  Dieu ,  il  faut 
qu  elle  prenne  sa  force  en  celui  qui  est  l'auteur  de 
son  être  :  que  si  se  détournant  du  souverain  bien , 
elle  tâche  de  se  rassasier  dans  les  créatures  ,  elle 
devient  languissante  et  exténuée;  à  peu  près  comme 
un  homme  qui  ne  prendroit  que  des  viandes  qui  ne 
seroient  pas  nourrissantes.  De  là  vient  que  l'enfant 
prodigue  sortant  de  la  maison  paternelle ,  ne  trouve 
plus  rien  qui  le  rassasie;  parce  que  notre  ame  ne 
peut  trouver  qu'en  Dieu  seul  cette  nourriture  so-« 
lide  qui  est  capable  de  l'entretenir  :  de  là  ces  re-^ 
chutes  fréquentes,  qui  sont  les  marques  les  plus 
certaines  que  nos  forces  sont  épuisées.  Que  fera  une 
ame  impuissante ,  si  Jésus  ne  supporte  son  infirmité? 
Aussi  présente-t-il  ses  épaules  à  cette  pauvre  brebis 
égarée;  «  parce  qu'errant  deçà  et  delà,  elle  s'étoit 
»  extrêmement  fatiguée  «  :  Mullum  enim  errando 
laborawerat  (0.  Il  la  cherche,  quand  il  Tinvite  par 
ses  saintes  inspirations;  il  la  trouve,  quand  il  la 
change  par  la  vertu  de  sa  grâce  ;  il  la  porte  sur 
ses  épaules,  quand  il  lui  donne  la  persévérance. 

(0  Tertull.  de  Pœnit.  n.  8. 

BOSSUET.   XIV.  ïy 


?.5B  SUR    LA    GLOIRE    DE    DIEU 

O  miséricorde  ineffable  ,  et  cligne  certainement 
d'être  célébiee  par  la  joie  de  tous  les  esprits  bienheu- 
reux !  La  grandeur  de  Dieu  c'est  son  abondance , 
par  laquelle  étant  infiniment  plein  ,  il  trouve  tout 
son  bien  en  lui-même.  Ce  qui  montre  la  plénitude, 
c'est  la  munificence  :  c'est  pourquoi  Dieu  se  réjouit 
envoyant  ses  œuvres,  parce  qu'il  voit  ses  propres 
richesses  et  son  abondance  dans  la  communication 
de  sa  bonté.  Or  il  y  a  deux  sortes  de  bonté  en  Dieu  : 
Tune  ne  rencontre  rien  de  contraire  à  son  action , 
et  elle  s'appelle  libéralité;  l'autre  trouve  de  l'oppo- 
sition ,  et  elle  prend  le  nom  de  miséricorde.  Quand 
Dieu  a  fait  le  ciel  et  la  terre ,  rien  ne  s'est  opposé 
à  sa  volonté  :  quand  Dieu  convertit  les  pécheurs  ,  il 
faut  qu'il  surmonte  leur  résistance  ,  et  qu'il  com* 
batte  pour  ainsi  dire ,  sa  propre  justice ,  en  lui  ar- 
rachant ses  victimes.  Or  cette  bonté,  qui  se  roidit 
contre  tant  d'obstacles,  est  sans  doute  plus  abon- 
dante que  celle  qui  ne  trouve  point  d'empêchemens 
à  ses  bienheureuses  communications  :  c'est  pourquoi 
les  Ecritures  divines  disent  que  «  Dieu  est  riche  en 
5)  miséricorde  (0  »,  que  les  richesses  de  sa  miséri- 
corde [sont  infinies  et  inépuisables. ] 

SECOND  POINT. 

Après  vous  avoir  parlé ,  chrétiens ,  de  la  partie 
la  plus  douce  de  la  pénitence ,  la  suite  de  mon  Evan- 
gile demande  que  je  vous  représente  en  peu  de  pa- 
roles la  partie  difficile  et  laborieuse.  Il  paroît  d'a- 
bord incroyable  que  la  justice  divine  doive  avoir  sa 
place  dans  la  conversion  des  pécheurs  j  puisqu'il 

(0  Ephes.  II.  4. 


DANS    LA    CONVERSION    DES    PÉCHEURS.  '2^iJ 

semble  qu'elle  se  relâche  de  tous  ses  droits  ,  pour 
donner  à  la  seule  miséricorde  toute  la  gloire  de  cette 
action.  Toutefois  e'coutons  le  Sauveur  du  monde, 
qui  nous  avertit  dans  notre  Evangile  :  «  Les  anges 
»  se  réjouissent ,  dit-il ,  sur  un  pécheur  faisant  pé- 
»  nitence  ».  Qu'est-ce  à  dire  faire  pénitence?  Si 
nous  entendons  faire  pénitence  selon  les  maximes  de 
l'Evangile;  certainement  faire  pénitence,  c'est  «  faire 
»  ce  que  dit  saint  Jean,  des  fruits  dignes  de  péni- 
j>  tence(0  ».  Or  ces  fruits  dignes  de  pénitence,  selon 
le  consentement  de  tous  les  docteurs ,  ce  sont  des 
œuvres  laborieuses ,  par  lesquelles  nous  vengeons 
nous-mêmes  sur  nos  propres  corps  la  bonté  de  Dieu 
méprisée.  C'est  à  quoi  il  nous  exhorte  par  son  pro- 
phète :  «  Retournez  à  moi ,  dit-il ,  retournez  à  moi 
»  de  tout  votre  cœur  ,  en  pleurs,  en  jeûnes ,  en  gé- 
»  missemens,  dans  le  sac,  dans  la  cendre  ,  et  dans 
»  le  cilice  (^)  ». 

Et  pour  entendre  cette  doctrine ,  figurez-vous  un 
pauvre  pécheur,  qui  reconnoissant  l'horreur  de  son 
crime ,  considère  la  main  de  Dieu  armée  contre  lui , 
et  regarde  qu'il  va  supporter  le  poids  de  sa  juste  et 
impitoyable  vengeance.  De  là  les  craintes,  de  là  les 
frayeurs,  de  là  les  douleurs  amères  et  inconsolables. 
Au  milieu  de  ces  efiroyables  langueurs  la  sainte  péni- 
tence se  présente  à  lui  pour  soulager  ses  infirmités  par 
ses  salutaires  conseils  :  elle  lui  fait  voir  dans  les  Ecri- 
tures que  Dieu  dit  lui-même  :  «  Je  ne  me  vengerai  pas 
»  deux  fois  d'une  même  faute  »  ;  et  ailleurs  :  «  Si  nous 
»  nous  jugions,  nous  ne  serions  pas  jugés  (^)  ».  Lui 
ayant  remontré  ces  choses  ;  Aie  bon  courage,  dit-elle, 

CO  Luc.  m.  8— W/oe/.  ii.  18,  —  (3)/.  Cor.  xi.  3i. 


200  SUR    LA    GLOIIlE    DE    DIEU 

préviens  Injustice  parla  justice.  Dieu  se  veut  venger, 
venge-le  toi-même  ;  sa  colère  est  armée  contre  toi , 
arme  tes  propres  mains  contre  tes  propres  iniquités  : 
Dieu  recevra  en  pitié  le  sacrifice  d'un  cœur  contrit 
que  tu  lui  offriras  pour  Texpiation  de  ton  crime  ;  et 
sans  considérer  que  les  peines  que  tu  t'imposes  ne 
sont  pas  une  vengeance  proportionnée,  il  regardera 
seulement  qu  elle  est  volontaire.  Là-dessus  le  pé- 
cheur s'éveille ,  et  regardant  la  justice  divine  si  fort 
enflammée  contre  nous,  et  que  d'ailleurs  il  est  im- 
possible de  lui  résister;  il  voit  qu'il  est  impossible 
de  faire  autre  chose  que  de  se  joindre  à  elle  pour  en 
éviter  la  fureur,  de  prendre  son  parti  contre  soi- 
même,  et  de  venger  par  ses  propres  mains  les  mystères 
de  Jésus  violés,  son  Saint-Esprit  affligé,  et  sa  majesté 
offensée.  C'est  pourquoi  il  se  transporte  en  esprit 
en  cet  épouvantable  jugement,  où  voyant  que  Dieu 
accuse  les  pécheurs,  qu'il  les  condamne  et  qti'il  les 
punit  ;  il  se  met  en  quelque  sorte  en  sa  place  :  de 
criminel  il  devient  le  juge  ;  il  s'accuse,  c'est  la  con- 
fession ;  il  se  condamne  ,  c'est  la  contrition  ;  et  il  se 
punit,  c'est  la  satisfaction. 

Et  premièrement  il  s'accuse  :  et  voyant  dans  les 
Ecritures  que  Dieu  menaçant  les  pécheurs,  leur 
dit  :  «  Je  te  mettrai  contre  toi-même  (0  »  ;  il  pré- 
vient cette  sentence  très-équitable ,  et  il  témoigne 
lui-même  son  iniquité.  Il  dit  hautement  avec  David  : 
ft  J'ai  péché  au  Seigneur  (2)  »  ;  il  dit  encore  avec 
Daniel  :  «  Nous  avons  péché,  nous  avons  mal  fait, 
))  nous  avons  transgressé  vos  comman démens,  nous 
»  avons  laissé  vos  préceptes  et  vos  jugemens  ;  à  vous 
i,^)Pê.  xtix.  ai.  —  W  //.  Heg.  xu.  i3. 


DANS    LA    CONVERSION    DES    PÉCHEURS.  26 1 

»  la  gloire ,  à  vous  la  justice ,  à  nous  la  confusion 
»  et  l'ignominie  (0  »>.  Il  dit  avec  le  Publicain  : 
«  O  Dieu ,  ayez  pitië  de  moi  misérable  pécheur  (2)  ». 
Il  va  au  tribunal  de  la  pénitence ,  il  a  recours  aux 
clefs  de  FEglise.  Une  fausse  honte  l'arrête  :  O  honte, 
dit-il,  qui  m'étois  donnée  pour  me  retenir  dans 
l'ardeur  du  crime ,  et  qui  m'as  abandonné  si  mal 
à  propos,  il  est  temps  aussi  que  je  t'abandonne;  et 
t' ayant  perdue  malheureusement  pour  le  péché , 
je  te  veux  perdre  utilement  pour  la  pénitence.  Là 
il  découvre  avec  une  sainte  confusion  ses  profondes 
et  ignominieuses  blessures,  il  se  reproche  lui-même 
sa  lâcheté  devant  Dieu  et  devant  les  hommes-  Que 
demandez-vous,  justice  divine?  qu'est-il  nécessaire 
que  vous  l'accusiez?  Il  s'accuse  lui-même  volontai- 
rement. 

Mais  il  ne  suffit  pas  qu'il  s^accuse  ;  il  faut  encore 
qu'il  se  condamne.  Expliquez -le -nous  ,  ô  grand 
Augustin  (^0.  «  Faites  dès  à  présent,  nous  dit-il , 
3)  ce  que  Dieu  vous  menace  de  faire  lui  -  même  5 
»  cessez  de  détourner  vos  regards  de  dessus  vous  , 
»  en  vous  dissimulant  vos  actions,  et  mettez-vous 
»  vous-même  devant  votre  face.  Montez  ensuite 
M  sur  le  tribunal  de  votre  conscience  ;  soyez  votre 
3)  juge  :  que  la  crainte  vous  tienne  lieu  de  bourreau, 
»  et  que  par  son  tourment  elle  produise  en  vous 
3)  une  salutaire  confession.  Mais  lorsque  vous  aurez 
»  ainsi  confessé  votre  péché,  appliquez-vous  sérieu- 
»  sèment,  et  travaillez  sans  relâche   à  guérir  les 

f  0  Dan.  HT.  29 ,  'So.  —  (')  Luc.  xvm.  1 5.  —  W  In  Ps.  xux ,  /i.  28 , 
îom.  IV,  col.  460.  In  Ps.  x.xxvii,/2.  34,  col.  3o6.  In  Ps,  i.ix^  n.  5» 
col.  579. 


262  Sun    LÀ    GLOIRE    DE    DIEU 

»  plaies  qu'il  vous  a  faites.  Votre  premier  travail 
»  doit  être  de  vous  de'plaire  à  vous-même,  de 
:»  condamner  et  d'attaquer  vos  pèches,  et  de  chan- 
»  gcr  en  mieux  votre  vie  »  :  Pinor  lahor  ut  displiceas 
tïbi ,  ut  peccata  expugnes ,  ut  muteris  in  melius. 
C'est  ainsi  que  firent  les  Ninivites.  Dieu  les  menace 
de  les  renverser ,  et  ils  se  renversent  eux-mêmes  en 
de'truisant  jusqu'à  la  racine  leurs  inclinations  cor- 
rompues. «  Ninive  est  véritablement  renversée , 
»  puisque  tous  ses  mauvais  désirs  sont  changés  en 
»  bien  ;  elle  est  véritablement  renversée ,  puisque 
»  le  luxe  de  ses  habits  est  changé  en  un  sac  et  un 
»  cilice ,  la  superfluité  de  ses  banquets  en  un  jeûne 
»  austère ,  la  joie  dissolue  de  ses  débauches  aux 
5)  saints  gémissemens  de  la  pénitence  »  :  Subwer-- 
tilur  plane  Ninive ,  cîirn  calcatis  deierioribus  stu-' 
diis  ad  meliora  conyertitur  ;  subs^ertitur  j,  inquam  , 
dum  purpura  in  cilicium  ^  -ajfluentia  in  jejunium  , 
lœtitia  mutatur  injletum  (0.  O  ville  heureusement 
renversée  !  Renversons  Ninive  en  nous. 

Mais  écoutons  encore  :  il  ne  suffit  pas  de  nous 
condamner ,  il  ne  suffît  pas  de  changer  nos  mœurs. 
La  bonté  entreprenant  sur  la  justice ,  la  justice 
fait  quelques  réserves.  Parce  que  Jésus-Christ  est 
bon,  il  ne  faut  pas  que  nous  soyons  lâches:  au 
contraire ,  nous  devons  être  d'autant  plus  rigoureux 
à  nous-mêmes,  que  Jésus-Christ  est  plus  miséricor- 
dieux. [  C'est  dans  ces  dispositions  que  le  saint  roi 
pénitent  disoit  à  Dieu  :  ]  «  Je  mange  la  cendre 
5j  comme  le  pain,  et  je  mêle  mon  breuvage  de  mes 

(0  S.  Eucher.  Zugd.  Hom.  de  Pœnit,  Ninw.  Bihlioth.  PP.  Z,ugcï, 
tOTThVJjpag.  646. 


DANS    LÀ    CONVERSION    DES    PÉCHEURS.  2.63 

3)  larmes ,  à  cause  de  votre  colère  et  de  votre  indi- 
i)  gnation  »  :  Quia  cinerem  tanquam  panem  man- 
ducaham,  et  potuni  meum  cumjletu  miscebam  ^  à 
facie  irœ  et  indignationis  tuœ  (0.  [  Les  Ninivites  en- 
trèrent dans  les  mêmes  sentimens  :  ]  «  ils  jugèrent 
»  le  remède  de  la  pe'nitence  si  efTicacc ,  qu'ils  crurent 
»  que  le  jeûne  même  de  tous  leurs  animaux  leur 
»  seroit  salutaire  »  :  Ninwites  ,  iani  manifestum  ju~ 
dicantes  afflictionis  rcmcdiurn^  ut  sibi  etiam  ani- 
malium  crcderent  profuiurum  esse  jejunium  ('■^). 

O  spectacle  digne  de  la  joie  des  anges  !  parce  que 
l'homme  accuse ,  Dieu  n'accuse  plus  ;  Thomme  se 
joignant  avec  la  justice,  lui  fait  tomber  les  armes 
des  mains;  il  l'afToiblit ,  pour  ainsi  dire,  en  la  for- 
tifiant :  Dieu  lui  pardonne ,  parce  qu'il  ne  se  par- 
donne pas;  Dieu  prend  son  parti,  parce  qu'il  prend 
le  parti  de  Dieu;  parce  qu'il  se  joint  à  la  justice 
contre  soi-même  ^  la  mise'ricorde  se  joint  à  lui  contre 
la  justice.  N'épargnons  pas,  mes  Frères,  des  larmes 
si  fructueuses;  fnistrons  l'attente  du  diable  par  la 
persévérance  de  notre  douleur  :  plus  nous  déplo- 
rons la  misère  où  nous  sommes  tombe's ,  plus  nous 
nous  rapprocherons  du  bien  que  nous  avons  perdu. 

(»)  Ps.  CI.  lo ,  1 1.  —  {^)  s.  Eucher.  Lugd.  Hom.  de  Pœnit.  jyiniv. 
Bihlioth.  PP.  Lugd.  tom.  vi ,  pag.  6^6. 


a64-  SUR    LA    RÉCONCILIATION 


SERMON 


POVR 

LEV.^  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECOTE, 

SUR  LA  RÉCONCILIATION. 

Motifs  pressans  que  Jésus-Christ  emploie  pour  aous  porter  à  «ne 
affection  mutuelle.  Le  sacrifice  d'oraison,  incapable  de  plaire  à 
Dieu ,  s'il  n'est  offert  par  la  charité  fraternelle.  Obligation  de  prier 
avec  tous  nos  frères  et  pour  tous  nos  frères  :  pourquoi  ne  pouvons- 
nous  nous  en  acquitter  si  nous  les  haïssons.  Combien  aveugles  et 
injustes  les  aversions  que  nous  concevons  contre  eux.  Conditioa 
que  Dieu  nous  impose  pour  obtenir  le  pardon  de  nos  fautes. 


Si  offers  munus  tuiim  ad  altare ,  et  ibi  recordatus  fueris 
quia  frater  tuus  habet  aliquid  adversum  te  ;  relinque  ibi 
munus  tuum  ante  altare ,  et  vade  priùs  rcconciliari  fra- 
tri  tuo  :  et  tune  vcniens  offeres  munus  tuum. 

Si  étant  sur  le  point  de  /aire  votre  offrande  à  V autel , 
vous  vous  SQUi^enez  que  votre  frère  a  quelque  chose 
contre  vous  ;  laissez-la  votre  offrande  devant  t autel , 
et  allez  vous  réconcilier  auparavant  avec  votre  frère  : 
après  cela  vous  viendrez  présenter  votre  offrande. 
Matth.v.  23,24. 

INERTES,  la  doctrine  du  sauveur  Je'sus  est  accom- 
pagne'e  d'une  merveilleuse  douceur,  et  toutes  ses 

% 


AVEC    NOS    FRÈRES.  265 

paroles  sont  pleines  d'un  sentiment  d'humanité  ex- 
traordinaire :  mais  le  tendre  amour  qu'il  a  pour 
notre  nature,  ne  paroît  en  aucun  lieu  plus  e'vi- 
demment,  que  dans  les  diflerens  préceptes  qu'il 
nous  donne  dans  son  Evangile,  pour  entretenir  in- 
violablement  parmi  nous  le  lien  de  la  charité  frater- 
nelle. Il  voyoit  avec  combien  de  fureur  les  hommes 
s'arment  contre  leurs  semblables;  que  des  haines 
furieuses  et  des  aversions  implacables  divisent  les 
peuples  et  les  nations  ;  que  parce  que  nous  sommes 
séparés  par  quelques  fleuves  ou  par  quelques  mon- 
tagnes ,  nous  semblons  avoir  oublié  que  nous  avons 
une  même  nature;  ce  qui  excite  parmi  nous  des 
guerres  et  des  dissensions  immortelles,  avec  une 
horrible  désolation,  et  une  effusion  cruelle  du  sang 
humain. 

Pour  calmer  ces  mouvemens  farouches  et  inhu- 
mains ,  Jésus  nous  ramène  à  notre  origine  ;  il  tâche 
de  réveiller  en  nos  âmes  ce  sentiment  de  tendre 
compassion  que  la  nature  nous  donne  pour  tous 
nos  semblables,  quand  nous  les  voyons  affligés  :  par 
où  il  nous  fait  voir  qu'un  homme  ne  peut  être 
étranger  à  un  homme  ;  et  que  si  nous  n'avions  per- 
verti les  inclinations  naturelles ,  il  nous  seroit  aisé 
de  sentir  que  nous  nous  touchons  de  bien  près.  II 
nous  enseigne  «  que  devant  Dieu ,  il  n'y  a  ni  Bar- 
3)  bare,  ni  Grec,  ni  Romain,  ni  Scythe  (0  »  ;  et 
fortifiant  les  sentimens  de  la  nature  par  des  con- 
sidérations plus  puissantes,  il  nous  apprend  que 
nous  avons  tous  une  même  cité  dans  le  ciel ,  et  une 

(ï)  Coîos.  m.  1 1. 


266  SUR    LÀ    RÉCONCILIATION 

même  société  dans  la  terre  ;  et  que  nous  sommes  tous 
ensemble  une  même  nation  et  un  même  peuple, 
qui  devons  vivre  dans  les  mêmes  mœurs,  selon  l'E- 
vangile ,  et  sous  un  même  monarque  qui  est  Dieu , 
et  sous  un  même  législateur  qui  est  Jésus-Christ. 

Mais  d'autant  que  la  discorde  et  la  haine  n'anime 
pas  seulement  les  peuples  contre  les  peuples,  mais 
qu'elle  divise  encore  les  concitoyens,  qu  elle  désole 
même  les  familles  ;  en  sorte  qu'il  passe  pour  miracle 
parmi  les  hommes,  quand  on  voit  deux  personnes 
vraiment  amies,  et  que  nous  nous  sommes  non- 
seulement  ennemis ,  mais  loups  et  tigres  les  uns 
aux  autres  ;  combien  emploie-t-il  de  raisons  pour 
nous  appaiser  et  pour  nous  unir  ?  avec  quelle  force 
ne  nous  presse-t-il  pas  à  vivre  en  amis  et  en  frères  ? 
Et  sachant  combien  est  puissant  parmi  nous  le  motif 
de  la  religion ,  il  la  fait  intervenir  à  la  réconcilia- 
tion du  genre  humain  :  il  nous  lie  entre  nous  par 
le  même  nœud  par  lequel  nous  tenons  à  Dieu  ;  et 
il  pose  pour  maxime  fondamentale ,  que  la  religion 
ne  consiste  pas  seulement  à  honorer  Dieu ,  mais 
encore  à  aimer  les  hommes.  Est -il  rien  de  plus 
pressant  pour  nous  enflammer  à  une  affection  mu- 
tuelle ?  et  ne  devons-nous  pas  louer  Dieu  de  nous 
avoir  élevés  dans  une  école  si  douce  et  sous  une 
institution  si  humaine  ? 

Mais  il  passe  bien  plus  avant.  Les  injures  que  l'on 
nous  fiûty  chères  Sœurs,  nous  fâchent  excessive- 
ment :  la  douleur  allume  la  colère;  la  colère  pousse 
à  la  vengeance;  le  désir  de  vengeance  nourrit  des 
inimitiés  irréconciliables  :  de  là  les  querelles  et  les 


Avec  nos  frères.  267 

procès  ;  de  là  les  me'disances  et  les  calomnies  ;  de  là 
les  guerres  et  les  combats  ;  de  là  presque  tous  les 
malheurs  qui  agitent  la  vie  humaine.  Pour  couper 
la  racine  de  tant  de  maux ,  Je  veux ,  dit  notre  ai- 
mable Sauveur,  je  veux  que  vous  che'rissiez  cordia- 
lement vos  semblables;  j'entends  que  votre  amitié 
soit  si  ferme,  quelle  ne  puisse  être  ëbranle'e  par 
aucune  injure.  Si  quelque  téméraire  veut  rompre  la 
sainte  alliance  que  je  viens  établir  parmi  vous ,  que 
le  nœud  en  soit  toujours  ferme  de  votre  part  :  il  faut 
que  l'amour  de  la  concorde  soit  gravé  si  profondé- 
ment dans  vos  cœurs ,  que  vous  tâchiez  de  retenir 
même  ceux  qui  se  voudront  séparer.  Fléchissez  vos 
ennemis  par  douceur ,  plutôt  que  de  les  repousser 
avec  violence;  modérez  leurs  transports  injustes, 
plutôt  que  de  vous  en  rendre  les  imitateurs  et  les 
compagnons. 

Et  en  effet,  mes  Sœurs,  si  l'orgueil  et  l'indocilité 
de  notre  nature  pouvoit  permettre  que  de  si  saintes 
maximes  eussent  quelque  vogue  parmi  les  hommes  ; 
qui  ne  voit  que  cette  modération  dompteroit  les 
humeurs  les  plus  altières  ?  Les  courages  les  plus  fiers 
seroient  contraints  de  rendre  les  armes,  et  les  âmes 
les  plus  outrées  perdroient  toute  leur  amertume. 
Le  nom  d'inimitié  ne  seroit  presque  pas  connu  sur 
la  terre.  Si  quelqu'un  persécutoit  ses  semblables , 
tout  le  monde  le  regarderoit  comme  une  bête  fa- 
rouche ;  et  il  n'y  auroit  plus  que  les  furieux  et  les 
insensés  qui  pussent  se  faire  des  ennemis.  O  sainte 
doctrine  de  l'Evangile,  qui  feroit  régner  parmi  nous 
une  paix  si  tranquille  et  si  assurée,  si  peu  que  nous 
la  voulussions  écouter!  qui  ne  désireroit  quelle  fût 


2^8  Sun    LA    RÉCONCILIATION 

reçue  par  toute  la  terre  avec  les  applaudissemens 
qu'elle  mérite? 

La  philosophie  avoit  bien  tâché  de  jeter  quelques 
fondemens  de  cette  doctrine;  elle  avoit  bien  montré 
qu'il  étoit  quelquefois  honorable  de  pardonner  à  ses 
ennemis  :  elle  a  mis  la  clémence  parmi  les  vertus; 
mais  ce  n' étoit  pas  une  vertu  populaire;  elle  n'ap- 
partenoit  qu'aux  victorieux.  On  leur  avoit  bien  per- 
suadé qu'ils  dévoient  faire  gloire  d'oublier  les  injures 
de  leurs  ennemis  désarmés;  mais  le  monde  ne  savoit 
pas  encore  qu'il  étoit  beau  de  leur  pardonner,  avant 
même  que  de  les  avoir  abattus.  Notre  Maître  misé- 
ricordieux s'étoit  réservé  de  nous  enseigner  une 
doctrine  si  humaine  et  si  salutaire  :  c'étoit  à  lui  de 
nous  faire  paroître  ce  grand  triomphe  de  la  charité, 
et  de  faire  que  ni  les  injures  ni  les  opprobres  ne 
pussent  jamais  altérer  la  candeur  ni  la  cordialité  de 
la  société  fraternelle.  C'est  ce  qu'il  nous  fait  remar- 
quer dans  notre  Evangile,  avec  des  paroles  si  douces, 
qu'elles  peuvent  charmer  les  âmes  les  plus  féroces  : 
«  Quitte  l'autel,  dit -il,  pour  te  réconcilier  à  ton 
»  irère  ». 

Et  quel  est  ce  précepte ,  ô  sauveur  Jésus  ?  et 
'  comment  nous  ordonnez-vous  de  laisser  le  service 
de  Dieu,  pour  nous  acquitter  de  devoirs  humains? 
est-il  donc  bienséant  de  quitter  le  Créateur  pour  la 
créature?  Cela  semble  bien  étrange,  mes  Sœurs; 
cependant  c'est  ce  qu'ordonne  le  Fils  de  Dieu.  Il 
ordonne  que  nous  quittions  même  le  service  divin, 
pour  nous  réconcilier  à  nos  frères  :  il  veut  que  nos 
ennemis  nous  soient  en  quelque  sorte  plus  chers  que 
SCS  propres  autels ,  et  que  nous  allions  à  eux ,  avant 


AVEC    NOS    FRÈRES.  Zt6q 

que  de  nous  présenter  à  son  Père;  comme  si  cétoit 
une  alFaire  plus  importante.  N'est-ce  pas  pour  nous 
enseigner ,  chères  Sœurs ,  que  devant  lui ,  il  n'est 
rien  de  plus  précieux  que  la  charité  et  la  paix;  qu'il 
aime  si  fort  les  hommes,  qu'il  ne  peut  souffrir  qu'ils 
soient  en  querelle  ;  que  Dieu  considère  la  charité 
fraternelle  comme  une  partie  de  son  culte  ;  et  que 
nous  ne  saurions  lui  apporter  de  présent  qui  soit 
plus  agréable  à  ses  yeux,  qu'un  coeur  paisible  et  sans 
fiel,  et  une  ame  saintement  réconciliée?  «  O  charité 
»  ineffable  de  Dieu  pour  les  hommes  !  s'écrie  saint 
))  Jean-Chrysostôme  ;  il  néglige  l'honneur  qui  lui  est 
»  dû,  pour  y  substituer  la  charité  envers  le  pro- 
i)  chain.  Interrompez,  nous  dit-il,  mon  culte,  afin 
»  que  votre  charité  soit  persévérante  :  car  la  récon- 
M  ciliation  avec  son  frère,  est  pour  moi  un  vrai  sa- 
»  crifice  »  :   O  ineffahilem  erga  hommes  amorem 
Dei  !  honorcm   siium    despicit  pro   charitate  erga 
proxiiniun.  Interrumpatur _,  inquit ,  cultus  meus  j  ut 
charitas  tua  maneat:nam  vere  sacrificium  mihi  estj 
reconciliatio  cumfratre  (0.  C'est  ce  que  je  traiterai 
aujourd'hui  avec  l'assistance  divine;  et  j'en  tirerai 
deux  raisons  du  texte  de  mon  évangile.  Notre  Sei- 
gneur nous  ordonne  de  nous  réconcilier,  avant  que 
d'offrir  notre  présent  à  l'autel  :  c'est  de  ce  présent 
et  de  cet  autel ,  que  je  formerai  mon  raisonnement; 
et  je  tâcherai  de  vous  faire  voir  que  ni  le  présent 
qu'offrent  les  chrétiens ,  ni  l'autel  duquel  ils  s'ap- 
prochent ,  ne  souffrent  que  des  esprits  vraiment  ré- 
conciliés :  ce  seront  les  deux  points  de  cette  exhor- 
tation. 

CO  S.  Chrysost.  in  Matt.  Hom.  xvi,  n,  9,  tom.  vu,  pag.  216. 


2nO  SUR    LA    RÉCONCILIATION 

PREMIER  POINT. 

Quand  je  parle  des  présens  que  les  fidèles  doivent 
offrir  à  Dieu,  ne  croyez  pas,  mes  Sœurs,  que  je 
parle  des  animaux  égorge's  qu'on  lui  présentoit  au- 
trefois devant  ses  autels.  Pendant  que  les  enfans 
d'Aaron  exerçoient  le  sacerdoce  qu'ils  avoient  reçu 
par  succession  de  leur  père ,  les  Juifs  apportoient  à 
Dieu  des  offrandes  terrestres   et  corporelles  :  on 
chargeoit  ses  autels  d'agneaux  et  de  bœufs,  d'encens 
et  de  parfums ,  et  de  plusieurs  autres  choses  sem- 
blables. Mais  comme  nous  offrons  dans  un  temple 
plus  excellent,  sur  un  autel  plus  divin,  et  que  nous 
avons  un  pontife  duquel  le  sacerdoce  légal  n'étoit 
qu'une  figure  imparfaite  ;  aussi  faisons-nous  à  Dieu 
de  plus   saintes  oblations.  Nous  venons  avec   des 
vœux  pieux ,  et  des  prières  respectueuses ,  et  de  sin- 
cères actions  de  grâces ,  louant  et  célébrant  la  mu- 
nificence divine,  par  notre  Seigneur  Jésus- Christ 
notre  sacrificateur  et  notre  victime  :  ce  sont  les  obla- 
tions  que   nous  apportons  tous  dans  la  nouvelle 
alliance.  Nous  honorons  Dieu  par  ce  sacrifice,  et 
c'est  de  cet  encens  que  nous  parfumons  ses  autels  : 
et  afin  que  nous  pussions  faire  de  telles  offrandes, 
Jésus  notre  grand  sacrificateur  nous  a  rendus  par- 
ticipans  de  son  sacerdoce  :  «  il  nous  a  fait  rois  et 
»  sacrificateurs  à  notre  Dieu  » ,  dit  l'apôtre  saint 
Jean  dans  l'Apocalypse  (0.  Mais  puisque  ce  sacer- 
doce est  spirituel,  il  ne  faut  pas  s'étonner  si  notre 
oblation  est  spirituelle  :  c'est  pourquoi  l'apôtre  saint 
Pierre  dit  «  que  nous  offrons  des  victimes  spiri- 

0)  ApOS   Y.  10. 


AVEC    NOS    FllÈRES.  2^1 

^)  tuelles  ,  acceptables  par  notre  Seigneur  Je'sus- 
»  Christ  (0  ».  C'est  là  ce  sacrifice  de  cœur  contrit, 
sacrifice  de  louange  et  de  joie ,  sacrifice  d'oraison  et 
d'actions  de  grâces,  dont  il  est  parle'  tant  de  fois 
dans  les  Ecritures  :  c'est  le  présent  que  nous  devons 
à  notre  grand  Dieu  ;  et  je  dis  qu'il  ne  lui  peut  plaire, 
s'il  ne  lui  est  offert  par  la  charité  fraternelle  :  sans  elle, 
il  ne  reçoit  rien  ;  et  par  elle ,  il  reçoit  toutes  choses  : 
la  charité  est  comme  la  main  qui  lui  présente  nos 
oraisons  j  et  comme  il  n'y  a  que  cette  main  qui  lui 
plaise,  tout  ce  qui  vient  d'autre  part  ne  lui  agrée  pas. 

Et  pour  le  prouver  par  des  raisons  invincibles,  je 
considère  trois  choses  dans  nos  oraisons ,  qui  toutes 
trois  ne  peuvent  être  sans  la  charité  pour  nos  frères  : 
le  principe  de  nos  prières  ;  ceux  pour  qui  nous 
prions  ;  celui  à  qui  nos  prières  s'adressent.  Quant  au 
principe  de  nos  oraisons  ,  vous  savez  bien  ,  mes 
Sœurs,  qu'elles  ne  viennent  pas  de  nous-mêmes  :  les 
prières  des  chrétiens  ont  une  source  bien  plus  divine. 
«  Que  pouvons  -  nous  de  nous  -  mêmes  ,  sinon  le 
»  mensonge  et  le  péché  »  ,  dit  le  saint  concile 
d'Orange  (2)  ?  Le  plus  dangereux  effet  de  nos  ma- 
ladies, c'est  que  nous  ne  savons  pas  même  deman- 
der comme  il  faut  l'assistance  du  Médecin  :  «  Nous 
»  ne  savons,  dit  l'apôtre  saint  Paul  & ,  comment  il 
»  nous  faut  demander  », 

Eh  !  misérables  que  nous  sommes ,  qui  nous  ti- 
rera de  cet  abîme  de  maux ,  puisque  nous  ne  savons 
pas  implorer  le  secours  du  Libérateur  ?  Ah  !  dit 
l'apôtre  (4) ,  «  l'Esprit  aide  nos  infirmités  »  :  et  com- 

C^)/.  Petr.  ir.  5.  —  (*)  Concil.  ^rausic.  n,  Can.  xxii.  Lab.  toni. 
IV,  col.  1670. . —  {})  Rom.  VIII.  26.  —  C4)  Ibid. 


2^2  SUR    LA    KÉCONCILI  A.TION 

ment  ?  «  C'est  qu'il  prie  pour  nous ,  dit  saint  Paul , 
»  avec  des  ge'missemens  incroyables  ».  Et  quoi ,  mes 
Sœurs,  cet  Esprit  qui  est  appelé  notre  paraclet, 
c est-à-dire ,  consolateur,  a-t-il  lui-même  besoin 
de  consolateur  ?  que  s'il  n'a  pas  besoin  de  conso- 
lateur, comment  est-ce  que  l'apôtre  nous  le  re- 
présente priant  et  gémissant  avec  des  gémissemens 
incroyables  ?  C'est  que  c'est  lui  qui  fait  en  nous 
nos  prières  ;  c'est  lui  qui  enflamme  nos  espérances  ; 
c'est  lui  qui  nous  inspire  les  chastes  désirs;  c'est 
lui  qui  forme  en  nos  cœurs  ces  pieux  et  salutaires 
géini:5semens  qui  attirent  sur  nous  la  miséricorde 
divine.  Nous  retirons  ce  bonheur  de  notre  propre 
misère,  qvie,  ne  pouvant  prier  par  nous-mêmes, 
le  Saint  -  Esprit  daigne  prier  en  nous  ,  et  forme 
lui-même  nos  oraisons  en  nos  âmes.  De  là  vient 
que  le  grand  TertuUien  parlant  des  prières  des 
chrétiens  :  «  Nous  offrons  à  Dieu,  dit-il,  une  orai- 
3>  son  qui  vient  d'une  conscience  innocente,  et  d'une 
)ï  chair  pudique ,  et  du  Saint  -  Esprit  «  :  De  carne 
pudica  ,  de  anima  innocenti ^  de  Spiritu  sancto  pro- 
fectani  (0.  Ce  seroit  peu  que  la  conscience  pure 
et  que  la  chair  pudique,  s'il  n'y  ajoutoit  pour  com- 
ble de  perfection ,  qu'elle  vient  de  l'Esprit  de  Dieu, 
En  effet ,  nos  oraisons ,  ce  sont  des  parfums  ;  et 
les  parfums  ne  peuvent  monter  au  ciel ,  si  une  cha- 
leur pénétrante  ne  les  tourne  en  vapeur  stibtile ,  et 
ne  les  porte  elle-même  par  sa  vigueur.  Ainsi  nos 
oraisons  seroient  trop  pesantes  et  trop  terrestres  , 
venant  de  personnes  si  sensuelles,  si  ce  feu  divin, 
je  veux  dire',  le  Saint-Esprit,  ne  lespurifioit  et  ne 
(»)  Apolog.  n.  3o. 

les 


AVEC    NOS    F  HÈRES.  2^3 

les  ëlevoit.  Le  Saint-Esprit  est  le  sceau  de  Dieu ,  qui 
étant  applique  à  nos  oraisons,  les  rend  agre'ables  à 
sa  majesté;  car  c'est  une  chose  assurée,  que  nous 
ne  pouvons  prier  ,  sinon  par  notre  Seigneur  Jésus- 
Christ;  il  n'y  a  point  d'autre  nom.  D'ailleurs  il 
n'est  pas  moins  vrai  que  «  nous  ne  pouvons  pas 
î>  même  nommer  le  Seigneur  Jésus ,  siuon  dans  le 
»  Saint-Esprit  (0  »  ;  et  si  nous  ne  pouvons  nommer 
Jésus ,  à  plus  forte  raison  prier  au  nom  de  Jésus  : 
donc  nos  prières  sont  nulles,  si  elles  ne  naissent  du 
Saint-Esprit. 

Examinons  maintenant  quel  est  cet  Esprit.  C'est 
lui  qui  est  appelé  «  le  Dieu  charité  (2)  «  ;  c'est  lui 
qui  lie  le  Père  et  le  Fils,  dont  il  est  le  baiser  : 
Osculum  Patris  et  Filii  (5).  C'est  lui  qui,  se  répan- 
dant sur  les  hommes ,  les  lie  et  les  attache  à  Dieu 
par  un  nœud  sacré  :  c'est  lui  qui  nous  lie  les  uns 
avec  les  autres  ;  c'est  lui  qui,  par  une  opération  vi- 
vifiante ,  nous  fait  frères  et  membres  du  même  corps. 
Que  si  c'est  cet  Esprit  qui  opère  en  nos  âmes  la 
charité;  celui-là  ne  prie  pas  par  le  Saint-Esprit, 
qui  a  rompu  l'union  fraternelle  ,  et  qui  ne  prie 
pas  en  paix  et  en  charité.  Et  toi,  qui  empoisonnes 
ton  cœur  par  des  inimitiés  irréconciliables  ,  n'as-tu 
rien  à  demander  à  Dieu  ?  et  si  tu  le  veux  demander, 
ne  faut-il  pas  que  tu  le  demandes  par  l'Esprit  du 
christianisme  ?  et  ne  sais  -  tu  pas  que  TEsprit  du 
christianisme  est  le  Saint-Esprit?  D'ailleurs  ignores- 
tu   que  le   Saint- flspiit  n'agit  et  n'opère  que  paf 

(0  /.  Cor.  XII.  3.  —  (»)  Joan.  iv.8, 16. —  "^  S.  Bernard,  de  divers. 
Sermon.  l\xxix,  n.  i ,  tom.  i,  col.  1209.  In  Cantic.  Serm.  viii.  ibid. 
col.  1285,  1286. 

EOSSUET.  XIV.  18 


!Xy4  SUK    LA    RÉCONGILIATIOTf 

charité?  Que  si  tu  méprises  la  charité,  tu  ne  veux 
donc  pas  prier  par  le  Saint-Esprit?  et  si  tu  ne  veux 
pas  prier  par  le  Saint-Esprit ,  au  nom  de  qui  prie- 
ras-tu? par  quelle  autorité  te  présenteras  -  tu  à  la 
majesté  divine?  sera-ce  par  tes  propres  mérites? 
mais  tes  propres  mérites ,  c'est  la  damnation  et  Ten- 
fer.  Choisiras-tu  quelqu  autre  patron ,  qui ,  par  son 
propre  crédit ,  te  rende  l'accès  favorable  au  Père  ? 
Ne  sais-tu  pas  que  «  tu  ne  peux  aborder  au  trône 
»  de  la  miséricorde ,  sinon  par  notre  Seigneur  Jé- 
»  sus -Christ  (0,  et  que  tu  ne  peux  pas  même 
»  nommer  le  Seigneur  Jésus,  sinon  dans  le  Saint- 
»  Esprit  (2)  »  ?  Quiconque  pense  invoquer  Dieu  en 
un  autre  nom  qu'en  celui  de  notre  Seigneur  Jésus- 
Christ  ,  sa  prière  lui  tourne  à  damnation.  «  Le 
»  Père ,  dit  un  ancien ,  n'écoute  pas  volontiers  les 
»  prières  que  le  Fils  n'a  point  dictées  ;  car  le  Père 
»  connoît  les  sentimens  et  les  paroles  de  son  Fils  ; 
»  il  ne  sauroit  recevoir  ce  que  la  présomption  de 
»  l'esprit  humain  auroit  pu.  inventer,  mais  uni- 
3)  quement  ce  que  la  sagesse  de  son  Christ  lui  ^ura 
3)  exposé  »  :  Nec  Pater  libenter  exaudit  orationem 
quam  Filius  non  dictavit  :  cognoscit  enini  Pater 
Filii  sid  sensus  et  verha  ;  nec  suscipit  quœ  usurpa^ 
tio  Jiumana  excogitavitj  sed  quœ  sapientia  Christi 
exposuit  (3). 

Prions  donc  en  charité,  chères  Sœurs,  puisque 
nous  prions  par  le  Saint-Esprit  :  prions  avec  nos 
frères ,  prions  pour  nos  frères  ;  et  quoiqu'ils  veuil- 
lent rompre  avec  nous,  gardons -leur  toujours  un 

(0  Heb.  IV.  16 (>)  /,  Cor.  xii.  3.  —  (3)  Oper.  imperfecU  in  MaU, 

Uom.  xiVjint.  Oper.  S.  Chrysost.  tom.  \i,p.  78. 


AVEC    NOS    FRÈRES.  2^5 

cœur  fraternel ,  par  la  grâce  du  Saint-Esprit.  Son- 
geons que  notre  Seigneur  Jésus  ne  nous  a  pas,  si 
je  l'ose  dire,  enseigné  à  prier  en  particulier;  il  nous 
a  appris  à  prier  en  corps.  «  Notre  Père,  qui  êtes 
M  aux  cieux  (0  »,  disons-nous  :  cette  prière  se  fait 
au  nom  de  plusieurs  :  nous  devons  croire ,  quand 
nous  prions  de  la  sorte,  que  toute  la  société  de  nos 
frères  prie  avec  nous.  C'est  de  quoi  se  glorifioient 
les  premiers  fidèles  :  «  Nous  venons ,  disoit  Terlul- 
»  lien,  à  Dieu  comme  en  troupe  »  :  Quasi  manu 
factd  ambimus  :  «  cette  force ,  cette  violence  que 
»  nous  lui  faisons,  lui  est  agréable  »  :  Iiœc  vis  Deo 
grata  est  ('^).  Voyez,  mes  Sœurs,  que  les  prières 
des  frères ,  c'est-à-dire ,  les  prières  de  la  charité  et 
de  l'unité,  forcent  Dieu  à  nous  accorder  nos  de- 
mandes. Ecoutez  ce  qui  est  dit  dans  les  Actes  : 
«  Tous  ensemble  unanimement ,  ils  levèrent  la  voix 
»  à  Dieu  (3)  ».  Et  quel  fut  révénemcnt  de  cette 
prière?  «  Le  lieu  où  ils  étoicnt  assemblés  trembla , 
»  et  ils  furent  remplis  du  Saint-Esprit  (4)  ».  Voilà 
Dieu  forcé  par  la  prière  des  frères  ;  parce  qu'ils 
prient  ensemble,  il  est  comme  contraint  de  don- 
ner un  signe  visible  que  cette  prière  lui  plaît  :  Ifœa 
vis  Deo  grata  est.  Nous  nous  plaignons  quelque- 
fois que  nos  prières  ne  sont  pas  exaucées  :  voulons- 
nous  forcer  Dieu,  chrétiens?  unissons  -  nous,  et 
prions   ensemble. 

Mais  quand  je  parle  de  prier  ensemble  ,  songeons 
que  ce  qui  nous  assemble ,  ce  n'est  pas  ce  que 
nous  sommes  enclos  dans  les  murailles  du  même 
temple  ,  ni  ce  que  nous  avons  tous  les  yeux  arrê- 

CO  Matt.  Yi.  9.  —  (»)  Apolo§.  /ï.  39. — \^}  Agi  ly .  24.  —  (4)  Ibid,  Sx . 


2n6  SUR    LA    RÉCONCILIATION 

tés  sur  le  même  autel.  Non,  non,  nous  avons  des 
liens  plus  e'troits  :  ce  qui  nous  associe ,  c'est  la  cha- 
rité. Chrétiens ,  si  vous  avez  quelque  haine  ,  consi- 
dérez celui  que  vous  haïssez  :  voulezrvous  prier  avec 
lui  ?  si  vous  ne  le  voulez  pas ,  vous  ne  voulez  pas 
prier  en  fidèle  ;  car  prier  en  fidèle ,  c'est  prier  par 
le  Saint-Esprit:  et  comme  c'est  le  même  Esprit 
qui  est  en  nous  tous,  comme  c'est  lui  qui  nous 
associe,  il  faut  que  nous  priions  en  société.  Que 
si  vous  voulez  bien  prier  avec  lui ,  comment  est-ce 
que  vous  le  haïssez  ?  n  avons-nous  pas  prouvé  clai- 
rement que  c'est  la  charité  qui  nous  met  ensemble  ? 
Sans  elle,  il  n'y  a  point  de  concorde  ;  sans  elle ,  il 
n'y  à  point  d'unité  :  vous  ne  pouvez  donc  prier 
avec  vos  frères  que  par  charité;  et  si  vous  les 
haïssez,  comment  priez-vous  en  charité  avec  eux? 

Vous  me  direz  peut-être  que  votre  haine  est  res- 
treinte à  un  seul ,  et  que  vous  aimez  cordialement 
tous  les  autres.  Mais  considérez  que  la  charité  n'a 
point  de  réserve  :  comme  elle  vient  du  Saint-Es- 
prit ,  qui  se  plaît  à  se  répandre  sur  tous  les  fidèles  , 
aussi  la  charité,  comme  étant  une  onction  divine, 
s'étend  abondamment,  et  se  communique  avec  une 
grande  profusion.  Quand  il  n'y  auroit  qu'un  chaî- 
non brisé  ,  la  charité  e§t  entièrement  désunie ,  et  la 
communication  est  interrompue.  Vivons  donc  en 
charité  avec  tous ,  afin  de  prier  en  charité  avec  tous  : 
croyons  que  c'est  cette  charité  qui  force  Dieu  d'ac- 
corder les  grâces;  et  que  si  elle  ne  nous  introduit 
près  de  lui ,  il  est  inaccessible  et  inexorable. 

Mais  ce  n'est  pas  assez  de  prier  avec  tous  nos 
frères,  il  faut  encore  prier  Dieu  pour  tous  nos  frères  ; 


AVEC    NOS    FRÈRES.  f^nn 

la  forme  nous  en  est  donnée  par  l'Oraison  domini- 
cale, en  laquelle  nous  ne  demandons  rien  pour 
nous  seuls;  mais  nous  prions  géne'ralement  pour 
les  nécessités  de  tous  les  fidèles.  En  vain  prierions- 
nous  avec  eux  ,  si  nous  ne  priions  ainsi  pour  eux  : 
car  de  même  que  nous  ne  pouvons  exclure  personne 
de  notre  charité,  aussi  ne  nous  est-il  pas  permis  de 
les  exclure  de  nos  prières.  C'est  pourquoi  l'apôtre 
saint  Paul,  dans  sa  première  à  Timothée,  recom- 
mande «  que  Ton  fasse  à  Dieu  des  supplications  et 
»  des  prières ,  des  demandes  et  des  actions  de  grâces 
»  pour  tous  les  hommes,  pour  les  rois,  et  pour  tous 
))  ceux  qui  sont  élevés  en  dignité  »  :  Pro  regibus  et 
omnibus  qui  in  suhlimitale  sunt  :  pour  toutes  les 
conditions  et  tous  les  états;  «  car,  ajoute-t-il ,  cela 
))  est  bon  et  agréable  à  Dieu  notre  Sauveur  »  :  Hoc 
enim  honum  est  et  acceptum  coram  Saluatore  nostro 
Deo  (0.  Que  si  Dieu  a  une  s»  grande  bonté  que 
d'admettre  généralement  tous  les  hommes  à  la  par- 
ticipation de  ses  grâces ,  s'il  embrasse  si  volontiers 
tous  ceux  qui  se  présentent  à  lui;  quelle  témérité 
nous  seroit  -  ce  de  rejeter  de  la  communion  de  nos 
prières  ceux  que  Dieu  reçoit  à  la  possession  de  ses 
biens? 

Il  n'est  point  de  pareille  insolence ,  que  lorsqu'un 
serviteur  se  mêle  de  restreindre  à  sa  fantaisie  les  li- 
béralités de  son  maître:  et  comment  est-ce  que  • 
vous  observez  ce  que  vous  demandez  à  Dieu  tous 
les  jours,  «  que  sa  sainte  volonté  soit  faite  (2)  »? 
car  puisque  sa  volonté  est  de  bien  faire  générale- 
ment à  tous  les  hommes  ;  si  vous  priez  qu'elle  soit 

(0  I.  Tim.  H.  2,  3.  — W  Matt.  yi.  lo. 


2^8  SUR    LA    KÉCONCILIATION 

accomplie,  vous  demandez  par  conséquent  que  tous 
les  hommes  soient  participans  de  ses  dons.  Il  est 
donc  ne'cessaire  que  nous  priions  Dieu  pour  toute 
la  société  des  hommes ,  et  particulièrement  pour 
tous  ceux  qui  sont  déjà  assemblés  dans  l'Eglise; 
parmi  lesquels  le  Fils  de  Dieu  veut  que  vous  com- 
preniez tous  vos  ennemis,  et  tous  ceux  qui  vous  per- 
sécutent :  Orale  pro  persequentibus  "vos  (0.  Que  si 
vous  priez  pour  eux,  ils  ne  peuvent  plus  être  vos 
ennemis;  et  s'ils  sont  vos  ennemis,  vous  ne  pouvez 
prier  pour  eux  comme  il  faut.  Ceux-là  ne  peuvent 
pas  être  vos  ennemis,  auxquels  vous  désirez  du  bien 
de  tout  votre  cœur  ;  et  ceux  pour  qui  vous  priez , 
vous  leur  désirez  du  bien  de  tout  votre  cœur. 

Certainement,  puisque  vous  priez  Dieu ,  qui  est 
si  bon  et  si  bienfaisant,  ce  n'est  que  pour  en  obte- 
nir quelque  bien  ;  et  comme  la  prière  n'est  pas  prière 
si  elle  ne  se  fait  de  toutes  les  forces  de  l'ame,  vous 
demandez  à  Dieu,  avec  ardeur,  qu'il  fasse  du  bien 
à  ceux  pour  lesquels  vous  lui  présentez  vos  prières. 
Encore  si  cette  demande  se  devoit  faire  devant  les 
hommes,  vous  pourriez  dissimuler  vos  pensées,  et 
sous  de  belles  demandes  cacher  de  mauvaises  inten- 
tions :  mais  parlant  à  celui  qui  lit  dans  vos  plus  se- 
crètes pensées ,  qui  découvre  le  fond  de  votre  ame 
plus  clairement  que  vous-même,  vous  ne  pouvez 
démentir  vos  inclinations;  de  sorte  qu'il  est  autant 
impossible  que  vous  priiez  pour  ceux  que  vous  haïssez, 
qu'il  est  impossible  que  vous  aimiez  et  que  vous  dé- 
siriez sincèrement  du  bien  à  ceux  que  vous  haïssez. 
Car  que  peut- on  désirer  plus  sincèrement  que  ce 
(0  MaLt.  V.  44. 


Avec  ifos  frères.  2^9 

qu'on  désire  en  la  présence  de  Dieu?  et  comment 
peut-on  leur  souhaiter  plus  de  bien,  que  de  le  de- 
mander instamment  à  celui  qui  seul  est  capable  de 
leur  donner?  Partant,  si  vous  haïssez  quelqu'un, 
absolument  il  ne  se  peut  faire  que  vous  priiez  pour 
lui  la  majesté'  souveraine  ;  et  offrant  à  Dieu  une  orai- 
son si  évidemment  contraire  à  ses  ordonnances ,  et 
à  TEsprit  qui  prie  en  nous  et  par  nous,  vous  espérez 
éviter  la  condamnation  de  votre  témérité  ? 

O  Dieu  éternel ,  quelle  indignité  î  On  prie  poui' 
les  Juifs,  et  pour  les  idolâtres,  et  pour  les  pécheurs 
les  plus  endurcis,  et  pour  les  ennemis  les  pkis  dé- 
clarés de  Dieu  ;  et  vous  ne  voulez  pas  prier  pour  vos 
ennemis!  Certes,  c'est  une  extrême  folie ,  pendant 
que  l'on  croit  obtenir  de  Dieu  le  pardon  de  crimes 
énormes ,  qu'un  misérable  homme  fasse  le  difficile  et 
l'inexorable.  Quelque  estime  que  vous  ayez  de  vous- 
même,  et  en  quelque  rang  que  vous  vous  mettiez; 
Toffense  qui  se  fait  contre  un  homme,  s'il  n'y  avoit 
que  son  intérêt,  ne  peut  être  que  très -légère.  Cet 
homme,  que  vous  excluez  de  vos  prières,  l'Eglise 
prie  pour  lui;  et  refusant  ainsi  de  communiquer  aux 
prières  de  toute  l'Eglise,  n'est-ce  pas  vous  excommu- 
nier vous-même  ?  Regardez  à  quel  excès  vous  em- 
porte votre  haine  inconsidérée.  Vous  me  direz  que 
vous  n'y  preniez  pas  garde  ;  maintenant  donc  que 
vous  le  voyez. très-évidemment,  c'est  à  vous  de  vous 
corriger. 

Ne  me  dites  pas  que  vous  priezponr  tout  le  monde  : 
car,  puisqu'il  est  certain  qu'il  n'y  a  que  la  seule 
charité  qui  prie  ,  il  ne  se  peut  faire  que  vous  priiez 
pour  ceux  que  vous  haïssez.  Votre  intention  dément 


28o  SUR    LA    KÉCONCILIATIOJV 

VOS  paroles;  et  quand  la  bouche  les  nomme,  le  cœm^ 
les  exclut  :  ou  bien  si  vous  priez  pour  eux ,  dites- 
moi  ,  quel  bien  leur  souhaitez-vous?  leur  souhaitez- 
vous  le  souverain  bien  ,   qui  est  Dieu  ?   Certaine- 
ment, si  vous  ne  le  faites,  votre  haine  est  bien  fu- 
rieuse ;  puisque  non  content  de  leur  refuser  le  par- 
don ,  vous  ne  voulez  pas  même  que  Dieu  leur  par- 
donne. Que  si  vous  demandez  pour  eux  cette  grande 
et  éternelle  félicité;  ne  voyez-vous  pas  que  c'est  être 
trop  aveugle ,  que  de  leur  envier  des  biens  passa- 
gers ,  en  leur  désirant  les  biens  solides  et  permanens? 
car  en  les  troublant  dans  les  biens  temporels,  vous 
vous  privez  vous-même  des  biens  éternels  ;  et  ainsi 
vous  êtes  contraint,  malgré  la  fureur  de  votre  colère, 
de  leur  souhaiter  plus  de  bien  que  vous  ne  vous  en 
souhaitez  à  vous-même:  et  après  cela  vous  n'avoue- 
rez pas  que  votre  haine  est  aveugle?  Que  si  vous 
ne  lui  enviez  les  biens  temporels  ,   que  parce  qu'il 
vous  les  ôte  en  les  possédant-,  ô  Dieu  éternel  !  que 
ne  songez-vous  plutôt  que  ces  biens  sont  bien  mé- 
prisables ;  puisqu'ils  sont  bornés  si  étroitement,  que 
la  jouissance  de  l'un  sert  d'obstacle  à  l'autre?  et  que 
n'aspirez -vous  aux  vrais  biens,  dont  la  richesse  et 
l'abondance  est  si  grande ,  qu'il  y  en  a  pour  con- 
tenter tout  le  monde?  Vous  en  pouvez  jouir  sans  en 
exclure  vos  compétiteurs  ;  encore  qu'ils  soient  pos- 
sédés par  les  autres ,  vous  ne  laisserez  pas  de  les  pos- 
séder tous  entiers. 

Certes ,  si  nous  désirions  ces  biens  comme  il  faut, 
il  n'y  auroit  point  d'inimitiés  dans  le  monde  :  ce 
qui  fait  les  iniiiàtiés,  c'est  le  partage  des  biens  que 
nous  poursuivons  j  il  semble  que  nos  rivaux  nous 


AVEC    KOS    FRÈllES.  281 

ôtent  ce  qu'ils  prennent  pour  eux.  Or  les  biens 
éternels  se  communiquent  sans  se  partager  :  ils  ne 
font  ni  querelles ,  ni  jalousies  ;  ils  ne  souffrent  ni 
ennemis ,  ni  envieux  ;  à  cause  qu'ils  sont  capables 
de  satisfaire  tous  ceux  qui  ont  le  courage  de  les  es- 
pe'rer  :  c'est  là,  c'est  là,  mes  Sœurs,  c'est  le  vrai  re- 
mède contre  les  inimitiés  et  la  haine.  Quel  mal  me 
peut-on  faire  ,  si  je  n'aime  que  les  biens  divins  ?  je 
n'appréhende  pas  qu'on  me  les  ravisse.  Vous  m'ô- 
terez  mes  biens  temporels  ;  mais  je  les  dédaigne  et 
je  les  méprise;  j'ai  porté  mes  espérances  plus  haut: 
je  sais  qu'ils  n'ont  que  le  nom  de  bien  ,  que  les 
mortels  abusés  leur  donnent  mal  à  propos;  et  moi, 
je  veux  aspirer  à  des  biens  solides  :  puisque  vous  ne 
sauriez  m'ôter  que  des  choses  dont  je  ne  fais  point 
d'état,  vous  ne  sauriez  me  faire  d'injure*,  parce  que 
vous  ne  sauriez  me  procurer  aucun  mal.  11  est  vrai 
que  vous  me  montrez  une  mauvaise  volonté ,  mais 
une  mauvaise  volonté  inutile  :  et  pensez -vous  que 
cela  m'offense  ?  Non  ,  non  ;  appuyé  sur  mon  Dieu , 
je  suis  infiniment  au-dessus  de  votre  colère  et  de 
votre  envie;  et  si  peu  que  j'aie  de  connoissance,  il 
m'est  aisé  de  juger  qu'une  mauvaise  volonté  sans 
effet  est  plus  digne  de  compassion,  que  de  haine. 

Vous  voyez,  mes  Sœurs,  que  les  aversions  que 
nous  concevons ,  ne  viennent  que  de  Festime  trop 
grande  que  nous  faisons  des  biens  corruptibles  ;  et 
que  toutes  nos  dissensions  seroient  à  jamais  termi- 
nées, si  nous  les  méprisions  comme  ils  le  méritent. 
Mais  je  m'éloigne  de  mon  sujet  un  peu  trop  long- 
temps :  retournons  à  notre  présent,  et  montrons 
que  celui  à  qui  nous  l'offrons,  ne  le  peut  recevoir 


a82  SUR    LA.    RÉCONCILIATIOïT 

que  des  âmes  rc'conciliees.  Je  tranche  en  peu  de 
mots  ce  raisonnement  :  vous  prendrez  le  loisir  d'y 
faire  une  réflexion  sérieuse.  Permettez-moi  encore, 
mes  Sœurs,  que  je  parle  en  votre  présence  à  cet 
ennemi  irréconciliable  qui  vient  présenter  à  Dieu 
des  prières  qui  viennent  d'une  ame  envenimée  par 
un  cruel  désir  de  vengeance. 

As-tu  vécu  si  innocemment,  que  tu  n'aies  jamais 
eu  besoin  de  demander  à  Dieu  la  rémission  de  tes 
crimes?  es -tu  si  assuré  de  toi-même  ,  que  tu  puisses 
dire  que  tu  n'auras  plus  besoin  désormais  d'une  pa- 
reille miséricorde  ?  Si  tu  reconnois  que  tu  as  reçu  de 
Dieu  des  grâces  si  signalées,  de  ta  part  ton  ingra- 
titude est  extrême  d'en  refuser  une  si  petite,  qu'il  a 
bien  la  bonté  de  te  demander  pour  ton  frère  qui 
t'a  offensé  :  si  tu  espères  encore  de  grandes  faveurs 
de  lui ,  c'est  une  étrange  folie  de  lui  dénier  ce  qu'il 
te  propose  en  faveur  de  tes  semblables.  Furieux, 
qui  ne  veux  pas  pardonner ,  ne  vois-tu  pas  que  toi- 
même  tu  vas  prononcer  ta  sentence?  Si  tu  penses 
qu'il  est  juste  de  pardonner,  tu  te  condamnes  toi- 
même,  en  disant  ce  que  tu  ne  fais  pas  :  s'il  n'est  pas 
raisonnable  qu'on  t'oblige  de  pardonner  à  ton  frère , 
combien  moins  est -il  raisonnable  que  Dieu  par- 
donne à  son  ennemi?  Ainsi,  quoi  que  tu  puisses 
dire,  tes  paroles  retomberont  sur  toi,  et  tu  seras 
accablé  par  tes  propres  raisons.  Exagère  tant  que 
tu  voudras  la  malice  et  l'ingratitude  de  tes  ennemis; 
ô  Dieu  !  où  te  sauveras-tu ,  si  Dieu  juge  de  tes  ac- 
tions avec  la  même  rigueur  ?  Ah  !  plutôt  ,  mon  cher 
Frère,  plutôt  que  d'entrer  dans  un  examen  si  sé- 
vère ,  relâche-toi  ;  afin  que  Dieu  se  relâche.  «  Juge- 


Avec  nos  frères.  sSj 

»  ment  sans  miséricorde ,  si  tu  refuses  de  faire  mi- 
»  sericorde  (0  »  :  grâce  et  miséricorde  sans  aucune 
aigreur ,  si  tu  pardonnes  sans  aucune  aigreur.  Par- 
donnez, et  je  pardonnerai  (2).  Qui  de  nous  ne  vou- 
droit  acheter  la  rémission  de  crimes  si  énormes , 
tels  que  sont  les  nôtres,  par  l'oubli  de  quelques 
injures  légères,  qui  ne  nous  paroissent  grandes, 
qu'à  cause  de  notre  ignorance  et  de  l'aveugle  témé- 
rité de  nos  passions  inconsidérées? 

Cependant  admirons,  mçs  Sœurs,  la  bonté  inef- 
fable de  Dieu,  qui  aime  si  fort  la  miséricorde ,  que, 
non  content  de  pardonner  avec  tant  de  libéralité, 
tant  de  crimes  qui  se  font  contre  lui,  il  veut  en- 
core obliger  tous  les  hommes  à  pardonner,  et  se 
sert  pour  cela  de  l'artifice  le  plus  aimable  dont  ja- 
mais on. se  puisse  aviser.  Quelquefois,  quand  nous 
voulons  obtenir  une  grâce  considérable  de  nos  amis, 
nous  attendons  qu'cux-mémos  ils  viennent  à  nous 
pour  nous  demander  quelque  chose  :  c'est  ainsi 
que  fait  ce  bon  Père ,  qui  désire  sur  toutes  choses 
de  voir  la  paix  parmi  ses  enfans.  Ah!  dit-il,  on  l'a 
ofTenséj  je  veux  qu'il  pardonne  :  je  sais  que  cela  lui 
sera  bien  rude  ;  mais  il  a  besoin  de  moi  tous  les  jours  : 
bientôt,  bientôt  il  faudra  qu'il  vienne  lui-même 
pour  me  demander  pardon  de  ses  fautes;  c'est  là, 
dit-il,  que  je  l'attendrai.  Pardonne, lui  dirai-je,  situ 
veux  que  je  te  pardonne  :  je  veux  bien  me  relâcher , 
si  tu  te  relâches.  O  miséricorde  de  notre  Dieu ,  qui 
devient  le  négociateur  de  notre  mutuelle  réconci- 
liation !  combien  sont  à  plaindre  ceux  qui  refusent 
des  conditions  si  justes  ! 

(0  Jac.  n.  i3.  ^  C)  MatU  vi.  i4- 


284  SUR    LÀ    RÉCONCILIAïION 

O  Dieu,  je  frémis  ,  chères  Sœurs,  quand  je  con- 
sidère ces  faux  chre'tiens  qui  ne  veulent  pas  pardon- 
ner :  tous  les  jours  ils  se  condamnent  eux-mêmes, 
quand  ils  disent  l'Oraison  dominicale  :  Pardonnez , 
disent-ils  ,  comme  nous  pardonnons  (0.  Misérable, 
tu  ne  pardonnes  pas;  n'est-ce  pas  comme  si  tu  di- 
sois  :  Seigneur,  ne  me  pardonnez  pas,  comme  je 
ne  veux  pas  pardonner?  Ainsi  cette  sainte  oraison, 
en  laquelle  consiste  toute  la  bénédiction  des  fidèles, 
se  tourne  en  malédictioi;i  et  en  anatliéme  :  et  quels 
chrétiens  sont-ce  que  ceux-ci  qui  ne  peuvent  pas 
dire  l'Oraison  dominicale?  Concluons  que  la  prière 
n'est  pas  agréable ,  si  elle  ne  vient  d'une  ame  ré^ 
conciliée. 

(*)  Notre  autel  est  un  autel  de  paix  :  le  sacrifice  que 
nous  célébrons,  c'est  la  passion  de  Jésus.  Il  est  mort 
pour  la  réconciliation  des  ennemis  :  il  ne  deman- 
doit  pas  à  son  Père  qu'  «  il  le  vengeât  des  siens  ;  mais 
»  il  le  prioit  de  leur  pardonner  «  :  Non  se  DÎndicari, 
sed  illis postulabatignosci  {?■).  Ce  sang  a  été  répandu 
pour  pacifier  le  ciel  et  la  terre;  non-seulement  les 
hommes  à  Dieu,  mais  les  hommes  entre  eux,  et  avec 
toutes  les  créatures.  Le  péché  des  hommes  avoit  mis 
en  guerre  les  créatures  contre  eux,  et  eux-mêmes 
contre  eux-mêmes  :  c'est  pour  leur  donner  la  paix 
que  Jésus  a  versé  son  sang.  Gatilina  donne  du  sang 
à  ses  convives  (^')  :  que  si  ce  sang  a  lié  entre  eux 

(0  Malt.  VI.  13.  — W  »y.  Léo  de  Passion.  Dam.  Serm.  xi,  cap.  m- 
—  i})  Sallust.  Bell.  Caf.iiin.  n.  22. 

(*)  C'est  ici  que  devoit  commencer  le  second  point  du  sermon  j 
mais  Bossue t  ne  Ta  qu'ébauché  sur  son  manuscrit,  et  il  Ta  laisse 
dans  Tclat  d'imperfection  où  il  se  trouve  ici.  (  £dU.  de  Ddforis.) 


AVEC    NOS    FRÈRES.  285 

une  société  de  meurtres  ^  de  perfidies;  le  sang  inno- 
cent du  pacifique  Jésus  ne  pourra-t-il  pas  lier  parmi 
nous  une  sainte  et  véritable  concorde?  Unus  partis, 
unum  corpus  multi  sumiis ,  omnes  qui  de  uno  pane 
pariicipamus  (0.  «  Nous  ne  sommes  tous  ensemble 
»  qu'un  seul  pain  et  un  seul  corps;  parce  que  nous 
»  participons  tous  à  un  même  pain  ».  Quel  regret  a 
un  père  ,  quand  il  voit  ses  enfans  à  sa  table,  man- 
geant un  commun  pain,  et  se  regardant  les  uns  les 
autres  avec  des  yeux  de  colère?  Les  hommes  te  re- 
çoivent à  la  sainte  table;  Jésus  le  grand  pontife  t'ex- 
communie :  Retire- toi,  dit- il;  n'approche  pas  de 
mon  autel,  que  tu  ne  sois  réconcilié  à  ton  frère. 


(0/.  Cor.x.  17. 


286  SUR  LA  BONTÉ   ET   LA  RIGUEUR  DE  DIEU 


SERMON 


POUR 


LE  IX.^  DIMANCHE  APRÈS  LA  PENTECOTE. 


Doctrine  extravagante  des  marcionites  sur  la  divinité.  Combien 
la  tendre  compassion  du  Sauveur  pour  les  hommes ,  a  été  vive  et 
efficace  pendant  les  jours  de  sa  vie  mortelle,  et  est  encore  agissante 
dans  la  félicité  de  la  gloire.  Confiance  qu'elle  doil  nous  inspirer  : 
comment  nous  devons  Fimiter.  Deux  manières  dont  il  peut  régner 
sur  les  hommes  5  Tune  pleine  de  douceur ,  l'autre  toute  de  rigueur. 
Exemple  qu'il  nous  en  donne  dans  sa  conduite  sur  le  peuple  juif. 
Leçon  que  nous  devons  tirer  de  la  terrible  vengeance  q|u'il  exerce  sur 
cette  nation  infidèle. 


Ut  appropinquavit ,  videns  civitatem  ^  flevit  super  eam 
dicens  :  Quia  si  cognovisses  et  tu,  et  quidem  in  hac  die 
tua ,  quae  ad  pacem  tibi;  nunc  autem  abscondita  suutab 
oculis  tuis. 

Comme  Jésus  s^approchoit  de  Jérusalem  ,  considérant 
cette  ville,  il  se  mit  à  pleurer  sur  elle  :  Si  tu  avois  connu, 
dit-il  j  du  moins  en  ce  four  qui  t'est  donné,  ce  quilfau^ 
droit  que  tu  fisses  pour  avoir  la  paix  l  mais  certes  ces 
choses  sont  cachées  à  tes  yeux.  Luc.  xix.  4i» 

Cjomme  on  voit  que  de  braves  soldats,  en  quelques 
lieux  écartés  où  les  puissent  avoir  jetés  les  divers 
hasards   de  la  gueiTC,  ne  laissent  pas  de  marcher 


i 


A  l'éoard  des  pécheurs.  287 

dans  le  temps  prefix  au  rendez-vous  de  leurs  troupes 
assigne  par  le  gc'néral  :  de  même  le  sauveur  Jésus, 
quand  il  vit  son  heure  venue,  se  résolut  de  quitter 
toutes  les  autres  contrées  de  la  Palestine ,  par  les- 
quelles il  alloit  prêchant  la  parole  de  vie  ;  et  sachant 
très-bien  que  telle  étoit  la  volonté  de  son  Père,  qu'il 
se  vînt  rendre  dans  Jérusalem ,  pour  y  subir  peu  de 
jours  après  la  rigueur  du  dernier  supplice  ;  il  tourna 
ses  pas  du  côté  de  cette  ville  perfide,  afin  d'y  célé- 
brer cette  pâque  éternellement  mémorable  ,  et  par 
l'institution  de  ses  saints  mystères  et  parl'efrusion  de 
son  sang.  Comme  donc  il  descendoit  le  long  de  la 
montagne  des  Olives  ;  sitôt  qu'il  put  découvrir  cette 
cité,  il  se  mit  à  considérer  ses  hautes  et  superbes 
murailles,   ses  beaux  et  invincibles  remparts,  ses 
édifices  si  magnifiques ,  son  temple  la  merveille  du 
monde,  unique  et  incomparable  comme  le  Dieu  au- 
quel il  étoit  dédié  :  puis  repassant  en  son  esprit  jus- 
qu'à quel  point  cette  ville  devoit  être  bientôt  dé- 
solée ,  pou  r  n'avoir  point  voulu  suivre  ses  salutaires 
conseils  ,  il  ne  put  retenir  ses  larmes;  et  touché  au 
vif  en  son  cœur  d'une  tendre  compassion ,  il  com- 
mença sa  plainte  en  ces  termes  :  Jérusalem ,  cité  de 
Dieu ,  dont  les  prophètes  ont  dit  des  choses  si  admi- 
rables (0,  que  mon  Père^  choisie  entre  toutes  les 
villes  du  monde  pour  y  faire  adorer  son  saint  nom  ; 
Jérusalem  ,  que  j'ai  toujours  si  tendrement  aimée, 
et  dont  j'ai  chéri  les  habitans  comme  s'ils  eussent 
Aé  mes  propres  frères;  mais  Jérusalem,  qui  n'as 
payé  mes  bienfaits  que  d'ingratitude,   qui  as  déjà 
mille  fois  dressé  des  embûches  à  ma  vie,  et  enfin 

^»)  Ps.  LXXXYI.  3. 


288  SUR  LA  BONTÉ  ET  LA.  RIGUEtîR  DE  DIEU 

dans  peu  de  jours  tremperas  tes  mains  dans  mon 
sang;  ah  !  si  tu  reconnoissois  ,  du  moins  en  ces  jours 
qui  te  sont  donnés  pour  faire  pénitence ,  si  tu  re- 
connoissois les  grâces  que  je  t'ai  présentées ,  et  de 
quelle  paix  tu  jouirois  sous  la  douceur  de  mon  em- 
pire ,  et  combien  est  extrême  le  malheur  de  ne  point 
suivre  mes  commandemens  !  Mais  hélas  !  ta  passion 
t'a  voilé  les  yeux,  et  t'a  rendue  aveugle  pour  ta  pro- 
pre félicité:  viendra,  viendra  le  temps,  et  il  te 
touche  de  près,  que  tes  ennemis  t'environneront  de 
remparts,  et  te  presseront,  et  te  mettront  à  l'étroit, 
et  te  renverseront  de  fond  en  comble  ;  parce  que  tu 
n'as  pas  connu  le  temps  dans  lequel  je  t'ai  visitée. 

Il  n'y  eut  jamais  de  doctrine  si  extravagante,  que 
celle  qu'enseignoient  autrefois  les  marcionites,  les 
plus  insensés  hérétiques  qui  aient  jamais  troublé  le 
repos  de  la  sainte  Eglise.  Ils  s'étoient  figurés  la  di- 
vinité d'une  étrange  sorte  :  car,  ne  pouvant  com- 
prendre comment  sa  bonté  si  douce  et  si  bienfai- 
sante pou  voit  s'accorder  avec  sa  justice  si  sévère  et 
si  rigoureuse;  ils  divisèrent  l'indivisible  essence  de 
Dieu,  ils  séparèrent  le  Dieu  bon  d'avec  le  Dieu 
juste.  Et  voyez,  s'il  vous  plaît,  chrétiens,  si  vous 
auriez  jamais  entendu  parler  d'une  pareille  folie.  Ils 
établirent  deux  dieux  ,  deux  premiers  principes  ; 
dont  l'un,  qui  n'avoit  pour  toute  qualité  qu'une 
bonté  insensible  et  déraisonnable ,  semblable  en  ce 
point  à  ce  dieu  oisif  et  inutile  des  épicuriens ,  crai- 
gnoit  tellement  d'être  incommode  à  qui  que  ce  fût , 
qu'il  ne  vouloit  pas  même  faire  de  la  peine  aux  mé- 
chans  ,  et  par  ce  moyen  laissoit  régner  le  vice  à  son 

aise  : 


A  l'égard  des  PÉcfirEUTis.  28g 

aise  :  d'où  vient  que  Tertullien  le  nomme  «  un  dieu 
i)  sous  l'empire  duquel  les  péchés  se  réjouissoient  »  : 
Sub  quo  delicta  gauderent  (0. 

L'autre,  à  l'opposite,  étant  d'un  naturel  cruel  et 
malin ,  toujours  ruminant  à  part  soi  quelque  dessein 
de  nous  nuire,  n'avoit  point  d'autre  plaisir  que  de 
tremper,  disoient-ils,  ses  mains  dans  le  sang,  et  tâ- 
choit  de  satisfaire  sa  mauvaise  humeur  par  les  dé- 
lices de  la  vengeance  :  à  quoi  ils  ajoutoient,  pour 
achever  cette  fable ,  qu'un  chacun  de  ces  dieux  fai- 
soit  un  Christ  à  sa  mode  et  formé  selon  son  génie  ; 
de  sorte  que  notre  Seigneur,  qui  étoit  le  Fils  de  ce 
Dieu  ennemi  de  toute  justice ,  ne  devoit  être ,  à  leur 
avis,  ni  juge  ,  ni  vengeur  des  crimes;  mais  seulement 
maître,  médecin  et  libérateur.  Certes  je  m'étonne- 
rois,  chrétiens,  qu'une  doctrine  si  monstrueuse  ait 
jamais  pu  trouver  quelque  créance  parmi  les  fidèles; 
si  jenesavois  qu'il  n'y  a  point  d'abîme  d'erreurs  dans 
lequel  l'esprit  humain  ne  se  précipite ,  lorsque  enflé 
des  sciences  humaines,  et  secouant  le  joug  de  la  foi, 
il  se  laisse  emporter  à  sa  raison  égarée.  Mais  autant 
que  leur  opinion  est  ridicule  et  impie,  autant  sont 
admirables  les  raisonnemens  que  leur  opposent  les 
Pères;  et  voici  entre  autres  une  leçon  excellente  du 
grave  Tertullien  au  second  livre  contre  Marcion. 

Tu  ne  t'éloignes  pas  tant  de  la  vérité,  Marcion, 
quand  tu  dis  que  la  nature  divine  est  seulement  bien- 
faisante. «  Il  est  vrai  que,  dans  l'origine  des  choses, 
»  Dieu  n'avoit  que  de  la  bonté  ;  et  jamais  il  n'au:  oit 
«fait  aucun  mal  à  ses  créatures,  s'il  n'y  avoit  été 
»  forcé  par  leur  ingratitude  »  :  Deits  à  primordio 

(0  Advers.  Marcion.  1. 11,  n.  i3. 

BoSSUET.    XIV.  19 


290  SUR  LA   BONTÉ  ET  LA  RIGUEUR  DE  DIEU 

tantuîJi  bonus  (0.  Ce  n'est  pas  que  sa  justice  ne  Tait 
accompagné  dès  la  naissance  du  monde;  mais  en  ce 
temps  il  ne  Foccupoit  qu'à  donner  une  belle  dispo- 
sition aux  belles  choses  qu'il  avoit  produites  :  il  lui 
faisoit  de'cider  la  querelle  des  élémens;  elle  leur 
assignoit  leur  place  ;  elle  prononçoit  entre  le  ciel  et 
la  terre,  entre  le  jour  et  la  nuit;  enfin  elle  faisoit 
le  partage  entre  toutes  les  créatures  qui  étoient  en- 
veloppées dans  la  confusion  du  premier  chaos.  Telle 
étoit  l'occupation  de  la  justice  dans  l'innocence  des 
commencemens.    «  Mais  depuis  que  la  malice  s'est 
»  élevée,  dit  Tertullien  (2),  depuis  que  cette  bonté 
5)  infinie,   qui  ne  devoit  avoir  que  des  adorateurs, 
»  a  trouvé  des  adversaires  »  :  j4t  enim,  ut  malum 
postea  erupity  atque  indejam  cœph  honitas  Dei  cum 
aduersario  agere  ;  «  la  justice  divine  a  été  obligée 
3)  de  prendre  un  bien  autre  emploi  :  il  a  fallu  qu'elle 
j)  vengeât  cette  bonté  méprisée;  que  du  moins  elle 
»  la  fît  craindre  à  ceux  qui  seroient  assez  aveugles 
»  pour  ne  l'aimer  pas.  Par  conséquent,  tu  t'abuses, 
»  Marcion  ,  de  commettre  ainsi  la  justice  avec  la 
»  bonté,  comme  si  elle  lui  étoit  opposée  :  au  con- 
»  traire  elle  agit  pour  elle ,  elle  fait  ses  affaires,  elle 
»  défend  ses  intérêts  »  :  Omne  justiliœ  opiis  ^  pro- 
curatio  honitatis  est.  Et  voilà  sans  doute  les  vérita- 
bles sentimens  de  Dieu  notre  Père  touchant  la  mi- 
séricorde et  la  justice:  ce  qui  étant  ainsi,  il  n'y  a 
plus  aucune  raison  de  douter  que  le  sauveur  Jésus, 
l'envoyé  du  Père,  qui  ne  fait  rien  que  ce  qu'il  lui 
voit  faire ,  n'ait  pris  les  mêmes  pensées. 

Et  sans  en  aller  chercher  d'autres  preuves  dans 

(')  Adyers.  Marcion.  l.  11,  n.  1 1.  — «  W  lùid.  «.  i3. 


A  l'égard  des  pécheurs.  2QI 

la  suite  de  sa  sainte  vie,  l'Evangile  que  je  vous  ai 
proposé  nous  en  donne  une  bien  évidente.  Mon  Sau- 
veur s'approche  de  Jérusalem;  et  considérant  Tin- 
gratitude  extrême  de  ses  citoyens  envers  lui,  il  se  sent 
saisi  de  douleur,  il  Jaisse  couler  des  larmes  :  «  Ah! 
»  si  tu  savois,  s'écrie-t  il,  ce  qui  f est  présenté  pour 
î)  la  paix  »  !  mais ,  hélas  !  ta  es  aveuglée  :  Si  cogno^ 
visses  (0.  Qui  ne  voit  ici  les  marques  d'une  vérita- 
ble compassion?  C'est  le  propre  de  la  douleur  de 
s'interrompre  elle-même.  «  Ah  !  si  tu  savois  »  ,  dit 
mon  Maître  :  puis  arrêtant  là  son  discours ,  plus  il 
semble  se  retenir  ,  plus  il  fait  paroître  une  véritable 
tendresse  :  ou  plutôt ,  si  nous  l'entendons  ,  ce  «  Si 
»  tu  savois  »  prononcé  avec  tant  de  transport, 
signifie  un  désir  violent  ;  comme  s'il  eût  dit  :  Ah  ! 
plût  à  Dieu  que  tu  susses  !  C'est  un  désir  qui  le 
presse  si  fort  dans  le  cœur,  qu'il  n'a  pas  assez  de 
force  pour  l'énoncer  par  la  bouche  comme  il  le 
voudroit ,  et  ne  le  peut  exprimer  que  par  un  élan  de 
pitié.  Ainsi  donc  la  voix  de  ton  pasteur  t'invite  à  la 
pénitence,  ô  ingrate  Jérusalem  :  trop  heureuse, 
hélas  !  que  tes  malheurs  soient  plaints  d'une  bouche 
si  innocente,  et  pleures  de  ces  yeux  divins,  si  ton 
aveuglement  te  pouvoit  permettre  de  profiter  de 
ses  larmes.  Mais  comme  il  prévoit  que  tu  seras  in- 
sensible aux  témoignages  de  son  amour  ,  il  change 
ses  douceurs  en  menaces  ;  et  viendra  le  temps ,  pour- 
suit-il ,  que  tu  seras  entièrement  ruinée  par  tes  en- 
nemis :  pour  quelle  raison  ?  parce  que  tu  n'as  pas 
reconnu  l'heure  dans  laquelle  je  t'ai  visitée.  C'est  là 
jLO  Luc.  XIX.  42. 


2gi  SUR  LA.  BONTÉ  ET  LÀ  RIGUEUR  DE  DIEU 

la  cause  de  leurs  misères  :  par  où  nous  voyons  que 
ce  discours  de  mon  Maître  n'est  pas  une  simple  pro- 
phétie de  leur  disgrâce  future.  Il  leur  reproche  le 
mépris  qu'ils  ont  fait  de  lui;  il  leur  fait  entendre 
que  son  affection  méprisée  se  tournera  en  fureur, 
que  lui-même,  qui  daigne  les  plaindre,  les  verra 
périr  sans  être  touché  de  pitié ,  et  qu'il  les  poursui- 
vra par  les  mains  des  soldats  romains ,  ministres  de 


sa  vengeance. 


Voilà  dans  le  même  discours  le  Sauveur  miséri- 
cordieux et  le  Sauveur  inexorable;  et  c'est  ce  que 
je  prétends  vous  faire  considérer  aujourd'hui  avec 
l'assistance  divine.  Sachez,  ô  fidèles,  qu'étant, 
comme  nous  sommes ,  l'Israël  de  Dieu  et  les  vrais 
enfans  de  la  race  d'Abraham,  nous  héritons  des  pro- 
messes et  des  menaces  de  ce  premier  peuple  :  ce  que 
mon  Maître  a  fait  une  fois  au  sujet  de  Jérusalem , 
tous  les  jours  il  le  fait  à  notre  sujet ,  ingrats  et 
aveugles  que  nous  sommes  :  il  invite  et  menace ,  il 
embrasse  et  rejette;  premièrement  doux,  après  im- 
placable. Je  vous  représenterai  donc  aujourd'hui , 
par  l'explication  de  mon  texte,  les  larmes  et  les 
plaintes  du  Sauveur  qui  nous  appellent  à  lui  ;  puis 
la  colère  du  même  Sauveur  qui  nous  repousse  bien 
loin  de  son  trône;  Jésus  déplorant  nos  maux,  à 
cause  de  sa  propre  bonté;  Jésus  devenu  impitoyable, 
à  cause  de  l'excès  de  nos  crimes.  Ecoutez  premiè- 
rement la  voix  douce  et  bénigne  de  cet  Agneau  sans 
tache  ;  et  après  vous  écouterez  les  terribles  rugisse- 
mens  de  ce  lion  victorieux  né  de  la  tribu  de  Juda  : 
c'est  le  sujet  de  cet  entretien. 


A  l'égard  des  pécheurs.  2()3 

PREMIER  POINT. 

Pour  vous  faire  entendre  par  une  doctrine  solide 
combien  est  immense  la  miséricorde  de  notre  Sau- 
veur, je  vous  prie  de  conside'rer  une  vérité  que  je 
viens  d'avancer  tout  à  l'heure,  et  que  j'ai  prise  de 
Tertullien.  Ce  grand  homme  nous  a  enseigné  que 
Dieu  a  commencé  ses  ouvrages  par  un  épanchement 
de  sa  bonté  sur  toutes  ses  créatures ,  et  que  sa  pre- 
mière  inclination ,  c'est  de  nous  bien   faire.  Et  en 
vérité  il  me  semble  que  sa  raison  est  bien  évidente  : 
car  pour  bien  connoître  quelle  est  la  première  des 
inclinations,  il  faut  choisir  celle  qui  se  trouvera  la 
plus  naturelle,  d'autant  que  la  nature  est  la  racine 
de  tout  le  reste.  Or  notre  Dieu ,  chrétiens ,  a-t-il 
rien  de  plus  naturel  que  cette  inclination  de  nous 
enrichir  par  la  profusion  de  ses  grâces?  Comme  une 
source   envoie  ses  eaux  naturellement ,   comme  le 
soleil  naturellement  répand  ses  rayons;  ainsi  Dieu 
naturellement  fait  du  bien  :  étant  bon,  abondant, 
plein  de  richesses  infinies  par  sa  condition  naturelle, 
il  doit  être  aussi,  par  nature,  bienfaisant ,  libéral, 
magnifique.  Quand  il  te  punit,  ô  impie,  la  raison 
n'en  est  pas  en  lui-même  ;  il  ne  veut  pas  que  per- 
sonne périsse  :  c'est  ta  malice ,  c'est  ton  ingratitude 
qui  attire  son  indignation  sur  ta  tête.  Au  contraire, 
si   nous  voulons  l'exciter  à  nous  faire  du  bien ,  il 
n'est  pas  nécessaire  de  chercher  bien  loin  des  mo- 
tifs; sa  propre  bonté,  sa  nature  d'elle-même  si  bien- 
faisante lui  est  un  motif  très-pressant ,  et  une  raison 
intime  qui  ne  le  quitte  jamais.  C'est  pourquoi  Ter- 
tullien dit  fort  ^  propos ,  que  «  la  bonté  est  la  pre- 


294  SUR  LÀ  BONTÉ  ET  LÀ  RIGITECR  DE  DIEU 

»  lïiière,  parce  qu'elle  est  selon  la  nature  «  :  Prior 
bonitas ,  secundum  naturam;  «  et  que  la  sévérité 
»  suit  après,  parce  qu'il  lui  faut  une  cause  «  :  5e- 
i^eritas  posterior ^  secundum  causam  (0;  comme  s'il 
disoit  :  A  la  munificçnce  divine,  il  ne  lui  faut  point 
de  raison  ,  si  on  peut  parler  de  la  sorte  ;  c'est  la 
propre  nature  de  Dieu.  Il  n'y  a  que  la  justice  qui 
va  chercher  des  causes  et  des  raisons  :  encore  ne  les 
cherche-t-elle  pas,  nous  les  lui  donnons;  c'est  nous 
qui  fournissons  par  nos  crimes  la  matière  à  sa  juste 
vengeance.  Par  conséquent ,  comme  dit  très-bien  le 
même  Tertullien ,  «  ce  que  Dieu  est  bon ,  c'est  du 
»  sien  et  de  son  propre  fonds;  ce  qu'il  est  juste, 
»  c'est  du  nôtre  »  :  De  suo  optimus  ;  de  nostro  jus- 
tus  ("2).  L'exercice  de  la  bonté  lui  est  souverainement 
volontaire;  celui  de  la  justice,  forcé:  celui-là  pro- 
cède entièrement  du  dedans  ;  celui-ci  d'une  cause 
étrangère.  Or  il  est  évident  que  ce  qui  est  naturel^ 
intérieur,  volontaire,  précède  toujours  ce  qui  est 
étranger  et  contraint.  Il  est  donc  vrai,  ce  que  j'ai 
touché  dès  l'entrée  de  ce  discours,  ce  que  je  viens 
de  prouver  par  les  raisons  de  Tertullien  ,  «  que, 
))  dans  l'origine  des  choses.  Dieu  n'a  pu  faire  pa- 
»  roître  que  de  la  bonté  «  :  Deus  à  primordio  tau- 
iîim  bonus. 

Passons  outre  maintenant,  et  disons  :  le  sauveur 
Jésus,  chrétiens,  notre  amour  et  notre  espérance, 
notre  pontife,  notre  avocat,  notre  intercesseur; 
qu'est-il  venu  faire  au  monde?  qu'est-ce  que  nous 
en  apprend  le  grand  apôtre  saint  Paul  (3)  ?  N'en- 

(0  yiJvers.  Marcion.  l.  u  ,  n.  n.  —  («)  De  Resur.  carn.  n.  i^-  — • 
i^)  PhiUp.  m.  21. 


A  l'égard  dès  pécheurs.  2q5 

Seigne-t-il  pas  qu'il  est  venu  pour  renouveler  toutes 
choses  en  sa  personne,  pour  ramener  tout  a  la  pre- 
mière origine,  pour  reprendre  les  premières  traces 
de  Dieu  son  Père ,  et  réformer  toutes  les  créatures 
selon  le  premier  plan  ,  la  première  idée  de  ce  grand 
Ouvrier?  C'est  la  doctrine  de  saint  Paul  en  une  infi- 
nité d'endroits  de  ses  divines  épîtres  :  et  partant , 
n'en  doutons  pas ,  le  Fils  de  Dieu  est  venu  sur  la  terre 
revêtu  de  ces  premiers  sentimens  de  son  Père  ;  c'est- 
à-dire,  ainsi  que  je  l'ai  exposé  tout  à  l'heure,  de 
clémence,  débouté,  de  charité  infinie.  C'est  pour- 
quoi nous  expliquant  le  sujet  de  sa  mission  :  «  Dieu 
3)  n'a  pas  envoyé  son  Fils  au  monde,  dit-il  (0,  afin 
5)  de  juger  le  monde;  mais  afin  de  sauver  le  monde  ». 
Mais  n'a-t-il  pas  assuré,  direz-vous,  que  «  son  Père 
»  avoit  remis  tout  son  jugement  en  ses  mains  (2)  »? 
et  ses  apôtres  n'ont-ils  pas  prêché  par  toute  la  terre, 
après  son  ascension  triomphante,  que  «  Dieu  l'avoit 
»  établi  juge  des  vivans  et  des  morts  (3)  »  ?  «  Néan- 
»  moins ,  dit-il  (4) ,  je  ne  suis  pas  envoyé  pour  juger 
»  le  monde  ».  Tout  le  pouvoir  de  mon  ambassade 
ne  consiste  qu'en  une  négociation  de  paix  :  et  plût  à 
Dieu  que  les  hommes  ingrats  eussent  voulu  recevoir 
Téternelle  miséricorde  que  je  leur  étois  venu  pré- 
senter! Je  ne  paroissois  sur  la  terre  que  pour  leur 
bien  faire;  mais  leur  malice  a  contraint  mon  Père 
d'attacher  la  qualité  de  juge  à  ma  première  com- 
mission. Ainsi  sa  première  qualité  est  celle  de  Sau- 
veur; celle  de  juge  est,  pour  ainsi  dire,  accessoire  : 
et  d^autant  [  qu'il  ]  ne  l'a  acceptée  que  comme  à 

CO  Joan.  m.  17.  —  W  Ibid.  y.  22.  —•  C^)  Act.  x.  42.  —  {^)  Joan. 


29e  SUR  LA  BONTÉ  ET  LÀ  RIGUEUR  DE   DIEU 

regret,  y  e'tant  oblige'  par  les  ordres  exprès  de  son 
Père ,  de  là  vient  qu'il  en  a  réservé  l'exercice  à  la  fin 
des  siècles.  En  attendant  il  reçoit  miséricordieuse- 
ment  tous  ceux  qui  viennent  à  lui  ;  il  s'offre  de  bon 
cœur  à  eux,  pour  être  leur  intercesseur  auprès  de 
son  Père  :  enfin  telle  est  sa  charge ,  et  telle  sa  fonc- 
tion; il  n'est  envoyé  que  pour  fan-e  miséricorde. 

Et  à  ce  propos,  il  me  souvient  d'un  petit  mot  de 
saint  Pierre ,  par  lequel  il  dépeint  fort  bien  le  Sau- 
veur à  Corneille.  <c  Jésus  de  Nazareth,  dit-il ,  homme 
5)  approuvé  de  Dieu ,  qui  passoit  bien  faisant  et  gué- 
5)  rissant  tous  les  oppressés  «  :  Pertransiit  benefa- 
ciendo y  et  sanando  omnes  oppressas  à  diabolo  (0. 
O  Dieu,  les  belles  paroles,  et  bien  dignes  de  mon 
Sauveur  !  La  folle  éloquence  du  siècle ,  quand  elle 
veut  élever  quelque  valeureux  capitaine ,  dit  qu'il  a 
parcouru  les  provinces  moins  par  ses  pas ,  que  par 
ses  victoires(2).  Les  panégyriques  sont  pleins  de  sem- 
blables discours.  Et  qu'est-ce  à  dire,  à  votre  avis, 
que  paicourir  les  provinces  par  des  victoires  ?  n'est- 
ce  pas  porter  partout  le  carnage  et  la  pillerie  ?  Ah  ! 
que  mon  Sauveur  a  parcouru  la  Judée  d'une  ma- 
nière bien  plus  aimable  î  il  l'a  parcourue  moins  par 
ses  pas  que  par  ses  bienfaits.  Il  alloit  de  tous  côtés , 
guérissant  les  malades,  consolant  les  misérables, 
instrui  ant  les  ignorans ,  annonçant  à  tous  avec  une 
fermeté  invincible  la  parole  de  vie  éternelle,  que  le 
Saint-Esprit  lui  avoit  mise  à  la  bouche  :  Pertransiit 
benefaciendo .   Ce  n'étoit  pas   seulement  les  lieux 
où  il  arrêtoit,  qui  se  trouvoient  mieux  de  sa  pré- 
sence :  autant  de  pas,  autant  de  vestiges  de  sa  bonté. 

(»)  Act.  X.  38.  —  (>)  PUn.  Secund.  Paneg.  Traj.  dict. 


A  l'égard  des  pécheurs.  ^97 

Il  rendoit  remarquables  les  endroits  par  où  il  pas- 
soit,  par  la  profusion  de  ses  grâces.  En  cette  bour- 
gade, il  n'y  a  plus  d'aveugles  ni  d'estropiés  :  sans 
doute ,  disoit-on,  le  de'bonnaire  Jésus  a  passé  par-là. 

Et  en  effet,  chrétiens,  quelle  contrée  de  la  Pales- 
tine n'a  pas  expérimenté  mille  et  mille  fois  sa  dou- 
ceur? Et  je  ne  doute  pas  qu'il  n'eût  été  chercher  les 
malheureux  jusqu'au  bout  du  monde,  si  les  ordres 
de  son  Père  ne  l'eussent  arrêté  en  Judée.  Vit-il  ja- 
mais un  misérable,  qu'il  n'en  eût  pitié?  Ah  !  que  je 
suis  ravi ,  quand  je  vois  dans  son  Evangile  qu'il  n'en- 
treprend presque  jamais  aucune  guérison  impor- 
tante, qu'il  ne  donne  auparavant  quelque  marque 
de  compassion  !  il  y  en  a  mille  beaux  endroits  dans 
les  évangiles.  La  première  grâce  qu'il  leur  faisoit , 
c'étoit  de  les  plaindre  en  son  ame  avec  une  affection 
véritablement  paternelle  :  son  cœur  écoutoit  la  voix 
de  la  misère  qui  l'attendrissoit ,  et  en  même  temps 
il  sollicitoit  son  bras  à  les  soulager. 

Que  ne  ressentons -nous  du  moins  ,  ô  fidèles, 
quelque  peu  de  cette  tendresse  ?  Nous  n'avons  pas 
en  nos  mains  ce  grand  et  prodigieux  pouvoir  pour 
subvenir  aux  nécessités  de  nos  pauvres  frères  :  mais 
Dieu  et  la  nature  ont  inséré  dans  nos  âmes  je  ne  sais 
quel  sentiment  qui  ne  nous  permet  pas  de  voir  souf- 
frir nos  semblables ,  sans  y  prendre  part ,  à  nioinç 
que  de  n'être  plus  hommes.  Mes  Frères,  faisons  donc 
voir  aux  pauvres  que  nous  sommes  touchés  de  leurs 
misères,  si  nous  n'avons  pas  dépouillé  toute  sorte 
d'humanité.  Ceux  qui  ne  leur  donnent  qu'à  regret, 
que  poiM'  se  délivrer  de  leurs  importunités ,  ont-ils 
jamais  pris  la  peine  de  considérer  que  c'est  le  Fils 


298  SUIl  LÀ  BONTÉ  ET  LA  RIGUEUR  DE  DIEU 

de  Dieu  qui  les  leur  adresse  ;  que  ce  seroit  bien  sou- 
vent leur  faire  une  double  aumône  ,  que  de  leur 
épargner  la  honte  de  nous  demander;  que  toujours 
la  première  aumône  doit  venir  du  cœur  ;  je  veux 
dire,  fidèles,  une  aumône  de  tendre  compassion  : 
c'est  un  présent  qui  ne  s'épuise  jamais;  il  y  en  a  dans 
nos  âmes  un  trésor  immense  et  une  source  infinie  ; 
et  cependant  c'est  le  seul  dont  le  Fils  de  Dieu  fait 
état.  Quand  vous  distribuez  de  l'argent  ou  du  pain, 
c'est  faire  l'aumône  au  pauvre  ;  mais  quand  vous 
accueillez  le  pauvre  avec  ce  sentiment  de  tendresse, 
savez-vous  ce  que  vous  faites?  vous  faites  l'aumône  à 
Dieu  :  «  J'aime  mieux,  dit-il,  la  miséricorde,  que 
5)  le  sacrifice  (0  ».  C'est  alors  que  votre  charité 
donne  des  ailes  à  cette  matière  pesante  et  terrestre; 
et  par  les  mains  des  pauvres  dans  lesquelles  vous  la 
consignez ,  elle  la  fait  monter  devant  Dieu  comme 
une  offrande  agréable.  C'est  alors  que  vous  devenez 
véritablement  semblables  au  sauveur  Jésus,  qui  n'a 
pris  une  chair  humaine  qu'afin  de  compatir  à  nos 
infirmités  avec  une  affection  plus  sensible. 

Oui  certes ,  il  est  vrai ,  chrétiens  :  ce  qui  a  fait 
résoudre  le  Fils  de  Dieu  à  se  revêtir  d'une  chair 
semblable  à  la  nôtre ,  c'est  le  dessein  qu'il  a  eu  de 
ressentir  pour  nous  une  compassion  véritable  ;  et  en 
voici  la  raison,  prise  de  l'-Epître  aux  Hébreux,  dont 
je  m'en  vais  tâcher  de  vous  exposer  la  doctrine  ;  et 
rendez-[vous],  s'il  vous  plaît,  attentifs.  Si  le  Fils  de 
Dieu  n'avoit  prétendu  autre  chose  que  de  s'unir 
seulement  à  quelques-unes  de  ses  créatures  ;  les  in- 
telligences célestes  se  présentoient ,  ce  semble ,  à 

{')3IaU.ix.  i3. 


A  l'égard  des  pécheurs.  299 

propos  dans  son  voisinage ,  qui ,  à  raison  de  leur 
immortalité  et  de  leurs  autres  qualités  éminentes, 
ont  sans  doute  plus  de  rapport  avec  la  nature  di- 
vine :  mais ,  certes ,  il  n'avoit  que  faire  de  chercher 
dans  ses  créatures  ni  la  grandeur  ni  l'immortalité. 
Qu'est-ce  qu'il  y  cherchoit ,  chrétiens  ?  la  misère  et 
la  compassion.  C'est  pourquoi ,  dit  excellemment  la 
savante  Epître  aux  Hébreux  :  Non  angelos  appré- 
henda j  sed  semen  Abrahœ  apprehendit  (0  :  «  il  n'a 
5)  pas  pris  la  nature  angclique  ;  mais  il  a  voulu 
»  prendre  » ,  servons  -  nous  des  mots  de  l'auteur , 
«  il  a  voulu  appréhender  la  nature  humaine  ».  La 
belle  réflexion  que  fait,  à  mon  avis,  sur  ces  mots  le 
docte  saint  Jean-Chrysostôme  (2).  Il  a  j  dit  l'apôtre, 
appréhendé  la  nature  humaine  :  elle  s'en Fuy oit , 
elle  ne  vouloit  point  du  Sauveur  :  qu'a-t-il  fait  ? 
Il  a  couru  après  d'une  course  précipitée,  «  sau- 
)>  tant  les  montagnes  (5)  » ,  c'est-à-dire ,  les  ordres 
des  anges,  comme  il  est  écrit  aux  Cantiques:  «  il  a 
»  couru ,  comme  un  géant ,  à  grands  pas  et  déme- 
»  sûres  »  ,  passant  en  un  moment  du  ciel  en  la  terre  : 
Exultawit  ut  gigas  ad  currendani  viani  (4).  Là  il  a 
atteint  cette  fugitive  nature ,  il  Fa  saisie ,  il  l'a  ap- 
préhendée au  corps  et  en  l'ame  :  Semen  Abrahœ 
apprehendit.  Il  a  eu  pour  ses  frères,  c'est-à-dire, 
pour  nous  autres  hommes ,  une  si  grande  tendresse, 
qu'  «  il  a  voulu  en  tout  point  se  rendre  semblable  à 
»  eux  »  :  Debuitper  omniafratribus  s imilari  {^) .  Il 
a  vu  que  nous  étions  composés  de  chair  et  de  sang  : 
pour  cela,  il  a  pris  non  un  corps  céleste,  comme 

(0  Heb,  II.  16.  —  (')  In  Epist.  ad  Hehr.  Homil.  y,n.i,  tom.  xir, 
;>.  5i.  —  (3)  Cant.  11.  8.  —  (4j  Ps.  xviii.  6.  —  (5)  Heb.  n.  17. 


3oO  SUR  LÀ  BONTÉ  ET  LÀ  RIGUEUR  DE  DIEU 

disoient  les  marcionites;  non  une  chair  fantastique 
et  un  spectre  d'homme ,  comme  assuroient  les  ma- 
nichéens; quoi  donc?  une  chair  tout  ainsi  que  nous, 
un  sang  qui  avoit  les  mêmes  qualités  que  le  nôtre  : 
Quia  pueri  communicasferunt  carni  et  sang^uini ,  et 
ipse  similiter  parlicipavit  iisdein  (0  ,  dit  le  grand 
apôtre  aux  Hébreux  ;  et  cela  pour  quelle  raison  ?  Ut 
misericors  fieret  (2)  :  «  afin  d'être  miséricordieux  »  , 
poursuit  le  même  saint  Paul. 

Et  quoi  donc,  le  Fils  de  Dieu ,  dans  l'éternité  de 
sa  gloire,  étoit-il  sans  miséricorde?  Non,  certes: 
mais  sa  miséricorde  n  étoit  pas  accompagnée  d'une 
compassion  effective  \  parce  que,  comme  vous  savez, 
toute  véritable  compassion  suppose  quelque  dou- 
leur; et  partant  le  Fils  de  Dieu,  dans  le  sein  du  Père 
éternel,  étoit  également  incapable  de  pâtir  et  de 
compatir  :  et  lorsque  l'Ecriture  attribue  ces  sortes 
d'affections  à  la  nature  divine ,  vous  n'ignorez  pas 
que  cette  façon  de  parler  ne  peut  être  que  figurée. 
C'est  ce  qui  a  obligé  le  Sauveur  à  prendre  une  na- 
ture humaine  ;  «  Parce  qu'il  vouloit  ressentir  une 
»  réelle  et  véritable  pitié  »  :  JJt  misericors  fieret. 
Si  donc  il  vouloit  être  touché  pour  nous  d'une  pitié 
réelle  et  véritable,  il  falloit  qu'il  prît  une  nature 
capable  de  ces  émotions  :  ou  bien  disons  autrement, 
et  toutefois  toujours  dans  les  mêmes  principes  : 
Notre  Dieu,  dans  la  grandeur  de  sa  majesté,  avoit 
pitié  de  nous  comme  de  ses  enfans  et  de  ses  ouvrages  ; 
mais  depuis  l'incarnation,  il  a  commencé  à  nous 
plaindre,  comme  ses  frères,  comme  ses  semblables, 
comme  des  hommes  tels  que  lui.  Depuis  ce  temps- 

{})Heb.  II.  i/j.  —  W/itf/.  17. 


A  l'i^gard  des  pécheurs.  3oi 

là,  il  ne  nous  a  pas  plaints  seulement  comme  ron 
voit  ceux  qui  sont  dans  le  port  plaindre  souvent  les 
autres  qu'ils  voient  agités  sur  la  mer  d'une  furieuse 
tourmente  ;  mais  il  nous  a  plaints  comme  ceux  qui 
courent  le  même  péril  se  plaignent  les  uns  les  autres, 
par  une  expérience  sensible  de  leurs  communes  mi- 
sères :  enfin ,  l'oserai-je  dire  ?  il  nous  a  plaints  ,  ce 
bon  frère ,  comme  ses  compagnons  de  fortune , 
comme  ayant  eu  à  passer  par  les  mêmes  misères  que 
nous  ;  ayant  eu  ,  ainsi  que  nous ,  une  chair  sensible 
aux  douleurs ,  et  un  sang  capable  de  s'émouvoir,  et 
une  température  de  corps  sujette,  comme  la  nôtre, 
à  toutes  ks  incommodités  de  la  vie  et  à  la  nécessité 
de  la  mort.  C'est  pourquoi  l'apôtre  se  glorifie  de  la 
grande  bénignité  de  notre  pontife  :  «  Ah  !  nous  n'a- 
:»  vous  pas  un  pontife,  dit-il  (0,  qui  soit  insensible  à 
»  nos  maux  »  :  Non  habemus  poniificem ,  qui  non 
possit  compati  injîrmitatihus  nostris  :  pour  quelle 
raison  ?  «  Parce  qu'il  a  passé  par  toute  sorte  d'é- 
»  preuves  »  :  Tentatum  per  omnia. 

Vous  le  savez ,  chrétiens  j  parmi  toutes  les  per- 
sonnes dont  nous  plaignons  les  disgrâces ,  il  n'y  en 
a  point  pour  lesquelles  nous  soyons  émus  d'une 
compassion  plus  tendre ,  que  celles  que  nous  voyons 
dans  les  mêmes  afflictions ,  dont  quelque  fâcheuse 
rencontre  nous  a  fait  éprouver  la  rigueur.  Vous 
perdez  un  bon  ami  ;  j'en  ai  perdu  un  autrefois  :  dans 
cette  rencontre  d'afflictions,  ma  douleur  et  ma  com- 
passion s'en  échauffera  davantage;  je  sais  par  expé- 
rience combien  il  est  sensible  de  perdre  un  ami.  Ici 
je  vous  annonce  une  douce  consolation ,  ô  pauvres 
(')  Htb.  IV.  i5. 


302  SUR  LA  BONTÉ  ET  LÀ  TvIGUEUR  DE  DIEU 

nécessiteux,  malades  oppresse's,  enfin  généralement 
misérables,  quels  que  vous  soyez.  Jésus  mon  pontife 
n  a  épargné  à  son  corps  ni  les  sueurs ,  ni  les  fatigues , 
ni  la  faim,  ni  la  soif,  ni  les  infirmités,  ni  la  mort  : 
il  n'a  épargné  à  son  esprit  ni  les  tristesses ,  ni  les 
injures  ,  ni  les  ennuis,  ni  les  appréhensions.  O  Dieu! 
qu'il  aura  d'inclination  de  nous  assister  ,  nous  qu'il 
voit  du  plus  haut  des  cieux  battus  de  ces  mêmes 
orages  dont  il  a  été  autrefois  attaqué!  Tentatum per 
omnia.  Il  a  tout  pris  jusqu'aux  moindres  choses  , 
a  tout  jusqu'aux  plus  grandes  infirmités,  si  vous  en 
3)  exceptez  le  péché  »  :  Absque  peccato  (0  :  encore 
connoît-il  bien  par  sa  propre  expérience  combien 
est  grand  le  poids  du  péché  :  «  il  a  daigné  porter 
»  les  nôtres  à  la  croix  sur  ses  épaules  innocentes  »  : 
Peccata  nostra  ipse  pertulit  in  corpore  suo  super 
lignum  (2).  On  diroit  «  qu'il  s'est  voulu  rendre  en 
5)  quelque  sorte  semblable  aux  pécheurs  »  :  In  simi- 
liLudinem  carnis  peccati  j  dit  saint  Paul  (5),  afin  de 
déplorer  leur  misère  avec  une  plus  grande  tendresse. 
De  la  ces  larmes  amères,  de  là  ces  plaintes  charita- 
bles que  nous  avons  vues  aujourd'hui  dans  notre 
Evangile. 

Et  je  remarque ,  ô  fidèles ,  que  cette  compassion 
ne  l'a  pas  seulement  accompagné  durant  le  cours 
de  sa  vie  :  car  si  l'apôtre  l'a ,  comme  vous  voyez , 
attachée  à  sa  qualité  de  pontife  j  selon  sa  doctrine, 
tout  pontife  doit  compatir.  Or  le  Sauveur  n'a  pas 
seulement  été  mon  pontife ,  lorsqu'il  s'est  immolé 
pour  mes  péchés  sur  la  croix  :  «  mais  à  présent  il  est 
»  entré  au  sanctuaire  par  la  vertu  de  son  sang;  afin 

(')  Heb.  lY.  1 5.  -- C»)  /.  Pctr.  II.  24.  —  (3)  Rom.  vin.  3. 


À  l'égard  des  pécheurs.  3o3 

3>  de  paroître  pour  nous  devant  la  face  de  Dieu  (0  » , 
et  y  exercer  un  sacerdoce  éternel  selon  l'ordre  de 
Melcliise'dech.  Il  est  donc  pontife  et  sacrificateur  à 
jamais  ;  c'est  la  doctrine  du  même  apôtre  :  ce  qui  a 
donné  la  hardiesse  à  l'admirable  Origène  de  dire 
ces  affectueuses  paroles  :  «  Mon  Seigneur  Jésus 
»  pleure  encore  mes  péchés,  il  gémit  et  soupire  pour 
»  nous  »  :  Dominas  meus  Jésus  luget  etiam  nunc 
peccata  mea ,  gémit  suspiratque pro  nobisi"^).  Il  veut 
dire  que ,  pour  éti  e  heureux ,  il  n'en  a  pas  dépouillé 
les  sentimens  d'humanité  :  il  a  encore  pitié  de  nous; 
il  n'a  pas  oublié  ses  longs  travaux,  ni  toutes  les 
autres  épreuves  de  son  laborieux  pèlerinage  :  il  a 
compassion  de  nous  voir  passer  une  vie  dont  il  a 
éprouvé  les  misères,  qu'il  sait  être  assiégée  de  tant 
de  diverses  calamités.  Ce  sentiment  le  touche  dans 
la  félicité  de  sa  gloire ,  encore  qu'il  ne  le  trouble 
pas;  il  agit  en  son  cœur,  bien  qu'il  n'agite  pas  son 
cœur  :  si  nous  avions  besoin  de  larmes ,  il  en  don- 
neroit. 

Pour  moi,  je  vous  l'avoue,  chrétiens,  c'est  là 
mon  unique  espérance;  c'est  là  toute  ma  joie  et  le 
seul  appui  de  mon  repos  :  autrement  dans  quel 
désespoir  ne  m'abîmeroit  pas  le  nombre  infini  de 
mes  crimes?  Quand  je  considère  le  sentier  étroit  sur 
lequel  Dieu  m'a  commandé  de  marcher;  la  prodi- 
gieuse difficulté  qu'il  y  a  de  retenir,  dans  un  chemin 
si  glissant,  une  volonté  si  volage  et  si  précipitée  que 
la  mienne;  quand  je  jette  les  yeux  sur  la  profondeur 
impénétrable  du  cœur  de  l'homme,  capable  de  ca- 
cher dans  ses  replis  tortueux  tant  d'inclinations  cor- 

(0  Heb,  IX.  la,  a4-  — ^*)-^«  Zewï.  Hom.Yii,  n.ijt.  u,p,iii. 


3o4  SUR  LA.  BONTÉ  ET  LA.  RIGUEUR  DE  DIEU 

rompues  dont  je  n'aurai  nulle  connoissance;  enfin 
quand  je  vois  l'amour  -  propre  faire  pour  l'ordi- 
naire la  meilleure  partie  de  mes  actions  ;  je  frémis 
d'horreur,  ô  fidèles,  qu'il  ne  se  trouve  beaucoup 
de  péchés  dans  les  choses  qui  me  paroissent  les  plus 
innocentes  :  et  quand  même  je  serois  très-juste  de- 
vant les  hommes,  ô  Dieu  éternel,  quelle  justice 
humaine  ne  disparoîtroit  point  devant  votre  face? 
et  qui  seroit  celui  qui  pourroit  justifier  sa  vie,  si 
vous  entriez  avec  lui  dans  un  examen  rigoureux? 
Si  le  saint  apôtre  saint  Paul ,  après  avoir  dit  avec 
une  si  grande  assurance,  qu'  «  il  ne  se  sent  point 
»  coupable  en  soi-même ,  ne  laisse  pas  de  craindre 
»  de  n'être  pas  justifié  devant  vous  »  :  Nihil  mihi 
conscius  sum;  sed  non  in  hoc  justifie atus  suni{^)\ 
que  dirai-je,  moi  misérable?  et  quels  devront  donc 
être  les  troubles  de  ma  conscience?  Mais,  ô  mon 
aimable  Pontife,  c'est  vous  qui  répandez  une  cer- 
taine sérénité  dans  mon  cœur,  qui  me  fait  vivre  en 
paix  sous  l'ombre  de  votre  protection.  Pontife  fidèle 
et  compatissant  à  mes  maux  j  non,  tant  que  je  vous 
verrai  à  la  droite  de  votre  Père  avec  une  nature 
semblable  à  la  mienne,  je  ne  croirai  jamais  que  le 
genre  humain  lui  déplaise ,  et  la  terreur  de  sa  ma- 
jesté ne  m'empêchera  point  d'approcher  de  l'asile 
de  sa  miséricorde.  Vous  avez  voulu  être  appelé,  par 
le  prophète  Isaïe,  «  Un  homme  de  douleurs  ,  et  qui 
»  sait  ce  que  c'est  que  l'infirmité  m  :  Virum  dolo- 
rum  et  scientem  infirmiiatemi'^) .  Vous  savez  en  effet 
par  expérience ,  vous  savez  ce  que  c'est  que  l'infir- 
mité de  ma  chair,  et  combien  elle  pèse  à  l'esprit,  et 

('    /.  Cor.  IV.  4.  — .  W  h.  LUX.  3. 

que 


A  l'égaud  des  pécheurs.  3o5 

que  vous-même  en  votre  passion  avez  eu  besoin  de 
toute  votre  constance  pour  en  soutenir  la  foil)lesse. 
«  L'esprit  est  fort ,  disiez-vous  ;  mais  la  chair  est  in- 
3)  firme  (0  »  :  cela  me  rend  très -certain  que  vous 
aurez  pilié  de  mes  maux.  Fortifiez  mon  ame,  ô  Sei- 
gneur, d'une  sainte  et  salutaire  confiance,  par  la- 
quelle me  de'fiant  des  plaisirs ,  me  défiant  des  hon- 
neurs de  la  terre,  me  de'fiant  de  moi-même,  je 
n'appuie  mon  cœur  que  sur  votre  miséricorde  ;  €t 
établi  sur  ce  roc  immobile,  je  voie  briser  à  mes 
pieds  les  troubles  et  les  tempêtes  qui  agitent  la  vie 
humaine. 

Mais,  ô  Dieu,  e'ioignez  de  moi  une  autre  sorte  de 
confiance  qui  règne  parmi  les  libertins  ;  confiance 
aveugle  et  teme'raire ,  qui  ajoutant  l-audace  au 
crime,  et  l'insolence  à  l'ingratitude,  les  enhardit  à 
se  révolter  contre  vous  par  l'espérance  de  l'impu- 
nité. Loin  de  nous,  loin  de  nous,  ô  fidèles  !  une  si 
détestable  manie  :  car  de  même  que  la  pénitence, 
en  même  temps  qu  elle  amollit  la  dureté  de  nos 
cœurs,  attendrit  aussi  et  amollit  par  ses  larmes  le 
cœur  irrité  de  Jésus;  ainsi  notre  endurcissement 
nous  rendroit  à  la  fin  le  cœur  du  même  Jésus  en- 
durci et  inexorable.  Arrêtons-nous  ici,  chrétiens; 
et  sur  cette  considération,  entrons  avec  l'aide  de 
Dieu  dans  notre  seconde  partie. 

SECOND  POINT. 

Ceux  qui  sont  tant  soit  peu  versés  dans  les  Ecri- 
tures ,  savent  bien  qu'une  des  plus  belles  promesses 
que  Dieu  ait  faites  à  son  Fils ,  est  celle  de  lui  don- 

CO  Matt.  XXVI.  4i. 

BOSSUET.   XIV.  20 


3o6  SUR  LA  BONTÉ  ET  LA  llIGUEUR  DE  DIEU 

ner  l'empire  de  tout  l'univers ,  et  de  faire  par  ce 
moyen  que  tous  les  hommes  soient  ses  sujets.  Or 
encore  que  nous  fassions  semblant  d'être  chrétiens, 
et  qu'à  nous  entendre  parler,  on  pût  croire  que 
nous  tenons  ce  titre  à  honneur;  si  est-ce  néan- 
moins que  nous  n'épargnons  rien  pour  empêcher 
que  cet  oracle  divin  ne  soit  véritable.  Et  certai- 
nement il  s'en  faut  beaucoup  que  le  Sauveur  ne 
règne  sur  nous  ;  puisque  d'observer  sa  loi ,  c'est 
la  moindre  de  nos  pensées  :  et  toutefois  comme  il 
seroit  très -injuste  qu'à  cause  de  notre  malice,  le 
Fils  de  Dieu  fût  privé  d'un  honneur  ^qui  lui  est  si 
bien  dû  j  lorsque  par  nos  rebellions  il  semble  que 
nous  nous  retirions  de  son  empire ,  il  trouve  bien 
le  moyen  d'y  rentrer  par  une  autre  voie.  Le  Fils 
de  Dieu  donc  peut  régner  en  deux  façons  sur  les 
hommes. 

Il  y  en  a  sur  lesquels  il  règne  par  ses  charmes, 
par  les  attraits  de  sa  grâce ,  par  l'équité  de  sa  loi , 
par  la  douceur  de  ses  promesses ,  par  la  force  de 
ses  vérités  ;  ce  sont  les  justes  ses  bien  -  aimés  :  et 
c'est  ce  règne  que  David  prophétise  en  esprit  au 
psaume  :  «  Allez,  ô  le  plus  beau  des  hommes,  avec 
3)  cette  grâce  et  cette  beauté  qui  vous  est  si  natu- 
»  relie;  allez -vous- en  ,  dit -il,  combattre  et  ré- 
»  gner  »  :  Specie  tua  et  pulchritudine  tua  (0.  Que 
cet  empire  est  doux,  chrétiens!  et  de  quel  supplice , 
de  quelle  servitude  ne  seront  pas  dignes  ceux  qui 
refuseront  une  domination  si  juste  et  si  agréable  ? 
Aussi  le  Fils  de  Dieu  régnera  sur  eux  d'une  autre 
manière ,  bien  étrange ,  et  qui  ne  leur  sera  pas  sup- 

CO  Ps.  XLIV.  5. 


r     ■ 

A  l'égA-rd  des  pécheurs.  So^ 

portable  :  il  y  régnera  par  la  rigueur  de  ses  ordon- 
nances, par  l'exécution  de  sa  jtistice,  par  Texercice 
de  sa  vengeance.  C'est  de  ce  règne  qu'il  faut  en- 
tendre le  psaume  second ,  dans  lequel  Dieu  est  in- 
troduit parlant  à  son  Fils  en  ces  termes  :  a  Vous 
»  les  re'girez ,  ô  mon  Fils ,  avec  un  sceptre  de  fer , 
»  et  vous  les  romprez  tout  ainsi  qu'un  vaisseau 
»  d'argile  »  :  Reges  eos  in  virga  ferrea ,  et  sicut 
<vas  figuli  confringes  eos  (0  j  et  ces  autres  paroles  : 
(j  Asseyez-vous  a  ma  droite,  jusqu'à  ce  que  je  ré- 
))  duise  vos  ennemis  à  vous  servir  de  marche-pied  »  : 
Donec  ponam  inimicos  tuos  scabellum  pedum  tuo- 
rum  (2)  ;  et  celles-ci  :  «  Le  Seigneur  règne  ;  que  la 
»  terre  tressaille  de  joie  »  :  Dominus  regnawit  ; 
exultet  terra  (3);  celles-là  enfin  :  «  Le  Seigneur 
»  règne  ;  que  tous  les  peuples  soient  saisis  de 
»  frayeur  »  :  Dominus  regnavit  ;  irascantur  po~ 
puli{^).  Et  de  ces  ve'rite's,  nous  en  avons  un  exemple 
évident  dans  le  peuple  juif. 

Le  Fils  de  JDieu  vient  à  eux  dans  un  appareil 
de  douceur ,  plutôt  comme  leur  compagnon  que 
comme  leur  maître.  C'étoit  un  homme  sans  faste 
et  sans  bruit,  le  plus  paisible  qui  fût  au  monde  : 
il  vouloit  régner  sur  eux  par  sa  miséricorde  et  par 
ses  bienfaits ,  ainsi  que  je  vous  le  disois  tout  à  l'heure. 
Mais  comme  il  n'y  a  point  de  fontaine  dont  la  course 
soit  si  tranquille ,  à  laquelle  on  ne  fasse  prendre  par 
la  résistance  la  rapidité  d'un  torrent  ;  de  même  le 
Sauveur,  irrité  par  tous  ces  obstacles  que  les  Juifs 
aveugles  opposent  à  sa  bonté,  semble  déposer  en 
un  moment  toute  cette  humeur  pacifique.  C'est  ce 
^0  Ps.  II.  9.  — C^^  Ps.  cix.  a.— WP*.  xcyi.  i.^'\fi)Ps.  xcvm.  i. 


3o8  SUR  LA  BONTÉ  ET  LA  RIGUEUR   DE  DIEU 

qu'il  leur  fit  entendre  une  fois ,  étant  près  de  Je'ru- 
salem ,  par  une  parabole  excellente  rapportée  en 
saint  Luc  ;  dans  laquelle  il  se  dépeint  soi  -  même 
sous  la  figure  d'un  roi,  qui  s'en  étant  allé  bien  loin 
dans  une  terre  étrangère  ,  apprend  que  ses  sujets  se 
sont  révoltés  contre  lui  ;  et  pour  vous  le  faire  court, 
voici  la  sentence  qu'il  leur  prononce  :  «  Pour  mes 
))  ennemis,  dit-il  (0,  qui  n'ont  pas  voulu  que  je 
»  régnasse  sur  eux,  qu'on  me  les  amène,  et  qu'on 
))  les  égorge  en  ma  présence  »  :  où,  certes,  vous  Iç 
voyez  bien  autre  que  je  ne  vous  le  représentois  dans 
ma  première  partie.  Là  il  ne  pouvoit  voir  un  misé- 
rable j  qu'il  n'en  eût  pitié  :  ici  il  fait  venir  ses  enne- 
mis, et  les  fait  égorger  à  ses  yeux. 

En  effet ,  il  a  exercé  sur  les  Juifs  une  punition 
exemplaire ,  que  vous  voyez  clairement  déduite  dans 
notre  Evangile  :  et  d'autant  qu'il  m'a  semblé  inutile 
de  chercher  bien  loin  des  raisons  ,  où  mon  propre 
texte  me  fournit  un  exemple  si  visible  et  si  authen- 
tique dans  la  désolation  de  Jérusalem;  je  me  suis 
résolu  de  me  servir  des  moyens  que  le  Fils  de  Dieu 
lui-même  semble  m'avoir  mis  à  la  main.  Je  m'en 
vais  donc  employer  le  reste  de  cet  entretien  à  vous 
représenter,  si  je  puis,  les  ruines  de  Jérusalem  encore 
toutes  fumantes  du  feu  de  la  colère  divine  :  et  comme 
vous  avez  reconnu  dans  notre  première  partie,  qu'il 
n'y  a  rien  de  plus  aimable  que  les  embrassemens 
du  Sauveur;  j'espère  qu'étant  étonnés  dans  le  fond 
de  vos  consciences  d'un  événement  si  tragique ,  vous 
serez  contraints  d'avouer  qu'il  n'y  a  rien  de  plus 
terrible  que  de  tomber  en  ses  mains,   quand  sa 

(0  Luc.  xi.\.  12  cf  seq. 


A  l'égaud  des  pécheurs.  3og 

bonté,  surmontée  par  la  multitude  des  crimes,  est 
devenue  implacable:  pour  cela,  je  toucherai  seu- 
lement les  principales  circonstances. 

Jérusalem,  demeure  de  tant  de  rois,  qui,  dans  le 
temps  qu  elle  fut  ruinée,  étoit  sans  difficulté  la  plus 
ancienne  ville  du  monde,  et  le  pouvoit  disputer  en 
beauté  avec  celles  qui  étoicnt  les  plus  renommées 
dans  tout  l'Orient  ;  pendant  deux  mille  et  environ 
deux  cents  ans  qui  ont  mesuré  sa  durée,  a  certai- 
nement éprouvé  beaucoup  de  différentes  fortunes  : 
mais  nous  pouvons  toutefois  assurer  que,  tandis 
qu'elle  est  demeurée  dans  l'observance  de  la  loi  de 
Dieu  ,  elle  étoit  la  plus  paisible  et  la  plus  heureuse 
ville  du  monde.  Mais  déjà  il  y  avoit  long  -  temps 
qu'elle  se  rendoit  de  plus  en  plus  rebelle  à  ses  vo- 
lontés, qu'elle  souilloit  ses  mains  par  le  meurtre  de 
ses  saints  prophètes,  et  attiroit  sur  sa  tête  un  dé- 
luge de  sang  innocent  qui  grossissoit  tous  les  jours; 
jusqu'à  tant  que  ses  iniquités  étant  montées  jusqu'au 
dernier  comble,  elles  contraignirent  enfin  la  justice 
divine  à  en  faire  un  châtiment  exemplaire.  Comme 
donc  Dieu  avoit  résolu  que  cette  vengeance  éclatât 
par  tout  l'univers ,  pour  servir  à  tous  les  peuples  et 
à  tous  les  âges  d'un  mémorial  éternel;  il  y  voulut 
employer  les  premières  personnes  du  monde ,  je 
veux  dire,  les  Romains,  maîtres  de  la  terre  et  des 
mers  ,  Vespasien  et  Tite  que  déjà  il  avoit  destinés 
à  l'empire  du  genre  humain  :  tant  il  est  vrai  que 
les  plus  grands  potentats  de  la  terre  ne  sont ,  après 
tout ,  autre  chose  que  les  ministres  de  ses  conseils. 

Et  afin  que  vous  ne  croyiez  pas  que  ce  débor- 
dement de  l'armée  romaine  dans  la  Judée,  soit  plu- 


3  lO  SUR  LA  BONTÉ  ET  LA.  RIGUEUR  DE  DIEU 

tôt  arrivé  par  un  événement  fortuit,  que  par  un 
ordre  exprès  de  la  Providence  divine,  écoutez  la 
menace  qu'il  en  fait  à  son  peuple  par  la  bouche  de 
son  serviteur  Moïse;  c'est-à-dire,  six  à  sept  cents 
ans  avant  que  ni  Jérusalem  ni  Rome  fussent  bâties  ; 
elle  est  couchée  au  Deutéronome.  «  Israël ,  dit 
»  Moïse ,  si  tu  résistes  jamais  aux  volontés  de  ton 
3)  Dieu ,  il  amènera  sur  toi  des  extrémités  de  la 
M  terre ,  une  nation  inconnue ,  dont  tu  ne  pourras 
M  entendre  la  langue  (0  »  ;  c'est-à-dire,  avec  la- 
quelle tu  n'auras  aucune  sorte  de  commerce  :  ce 
sont  les  propres  mots  de  Moïse.  Un  mot  de  ré- 
flexion, chrétiens.  Les  Mèdes,  les  Perses,  les  Sy- 
riens ,  dont  nous  apprenons  par  l'histoire  ,  que 
Jérusalem  a  subi  le  joug  avant  sa  dernière  ruine , 
étoient  tous  peuples  de  l'Orient ,  avec  lesquels  par 
conséquent  elle  pouvoit  entretenir  un  commerce 
assez  ordinaire  :  mais  pour  les  Romains ,  que  de 
vastes  mers,  que  de  longs  espaces  de  terre  les  eu 
séparoient  !  Rome  à  l'Occident ,  Jérusalem  à  son 
égard  jusque  dans  les  confins  de  l'Orient  ;  c'est  ce 
qu'on  appelle  proprement  les  extrémités  de  la  terre. 
Aussi  les  Romains  s'étoient  déjà  rendus  redoutables 
par  tout  le  monde,  que  les  Juifs  ne  les  connois- 
soient  encore  que  par  quelques  bruits  confus  de 
leur  grandeur  et  de  leurs  victoires.  Mais  poursui- 
vons notre  prophétie. 

«  Ce  peuple  viendra  fondre  sur  toi  tout  ainsi 

j)  qu'une  aigle  volante  »  :  In  similituâinem  aquilas 

volantis.  Ne  vous  semble-t-il  pas  à  ces  marques  recon- 

noître  le  symbole  de  l'empire  romain ,  qui  portoit 

CO  Deut.  xxym.  49» 


À  l'égard  des  pécheurs.  3  I  I 

dans  ses  étendards  une  aigle  aux  ailes  de'ploye'es  : 
passons  outre.  «  Une  nation  audacieuse  ,  continue 
»  Moïse  (0  » ,  (et  y  eut-il  jamais  peuple  plus  or- 
gueilleux que  les  Romains ,  ni  qui  eût  un  plus  grand 
mépris  pour  tous  les  autres  peuples  du  monde  , 
qu'ils  considéroient  h  leur  égard  comme  des  es- 
claves?) «  qui  ne  respectera  point  tes  vieillards, 
j)  et  n'aura  point  de  pitié  de  tes  enfans  ».  Ceci  me 
fait  souvenir  de  cette  fatale  journée  dans  laquelle 
les  soldats  romains  étant  entrés  de  force  dans  la 
ville  de  Jérusalem ,  sans  faire  aucune  distinction 
•de  sexe  ni  d'âge ,  les  enveloppèrent  tous  dans  un 
massacre  commun.  Quoi  plus?  «Ce  peuple,  dit 
»  Moïse ,  t'assiégera  dans  toutes  tes  places  »  :  et 
il  paroît  par  l'histoire  qu'il  n'y  en  a  eu  aucune 
dans  la  Judée  qui  n'ait  été  contrainte  de  recevoir 
garnison  romaine,  et  quasi  toutes  après  un  long 
siège.  Et  enfin  «  ils  porteront  par  terre  tes  hautes 
))  et  superbes  murailles  qui  te  rendoient  insolente  »  : 
Destruentur  mûri  lui  Jîrmi  atque  sublimes ,  in  qui- 
bus  habebas  fiduciam  (^).  Ne  diroit-on  pas  que  le 
prophète  a  voulu  dépeindre  ces  belles  murailles  de 
Jérusalem ,  ces  fortifications  si  régulières ,  ces  rem- 
parts si  superbement  élevés,  «  ces  tours  de  si  ad- 
»  mirable  structure,  qu'il  n'y  avoit  rien  de  sem^ 
»  blable  dans  tout  l'univers  »  ,  selon  que  le  rapporte 
Josephe  (^)  ?  et  tout  cela  toutefois  fut  tellement 
renversé ,  qu'au  dire  du  même  Josephe ,  historien 
juif,  témoin  oculaire  de  toutes  ces  choses,  et  de 

(ï)  Deut.  xxvni.  5o.  —  (*)  Ihid.  52.  — (3)  Z>e  Bell.  Judaic.  lib.  v^ 
aap.  IV,  n.  3,  pag.  i223.  Ed.  Oxon.  1720. 


3l2  SUR  LA  BONTÉ  ET  LA  RIGUEUR  DE  DIEU 

celles  que  j'ai  à  vous  dire ,  «  il  n'y  resta  pas  aucun 
«  vestige  que  cette  ville  eût  jamais  été  (0  ». 

O  redoutable  fureur  de  Dieu ,  qui  anéantis  tout 
ce  que  tu  fmppes  !  Mais  il  falloit  accomplir  la  pro- 
phétie de  mon  Maître ,  qui  assure  dans  mon  évan- 
gile ,  «  qu'il  ne  demeureroit  pas  pierre  sur  pierre 
3)  dans  l'enceinte  d'une  si  grande  ville  »  :  Non  relin- 
quent  in  le  lapident  super  lapident  (2).  C'est  ce  que 
firent  les  soldats  romains ,  en  exécution  des  ordres 
de  Dieu  :  et  Tite  leur  capitaine  et  le  fils  de  leur  em- 
pereur, après  avoir  mis  fin  à  cette  fameuse  expédi- 
tion ,  resta  toute  sa  vie  tellement  étonné  des  marques* 
de  la  vengeance  divine,  qu'il  avoit  si  évidemment  dé- 
couverte dans  la  suite  de  cette  guerre ,  que  quand  on 
le  congratuloit  d'une  conquête  si  glorieuse  :  «  Non, 
»  non,  disoit-il,  ce  n'est  pas  moi  qui  ai  dompté  les 
5)  Juifs  ;  je  n'ai  fait  que  prêter  mon  bras  à  Dieu  qui 
»  étoit  irrité  contre  eux  (5)  ».  Parole  que  j'ai  d'au- 
tant plus  soigneusement  remarquée,  qu'elle  a  été 
prononcée  par  un  empereur  infidèle  ,  et  qu'elle  nous 
est  rapportée  par  Philostrate ,  historien  profane , 
dans  la  vie  d'Apollonius  Thyaneus. 

Après  cela,  chrétiens,  nous  qui  sommes  les  enfans 
de  Dieu  ,  comment  ne  serons-nous  point  effrayés  de 
ses  jugemens,  qui  étonnent  jusqu'à  ses  ennemis? 
Mais  ce  n'est  ici  que  la  moindre  partie  de  ce  qu'il 
prépare  à  ce  peuple  :  vous  allez  voir  tout  à  l'heure 
quelles  machines  il  fait  jouer,  quand  il  veut  faire 
sentir  la  pesanteur  de  son  bras  aux  grandes  villes  et 
aux  nations  tout  entières;  et  Dieu  veuille  que  nous 

(0  De  Bell.  Judaic.  lib.  vu,  cap.  i,  n.   i ,  pag.   iag5.  —  (')  Luc^ 
XIX.  44.  —  (3)  Philost.  Apol.  Tjan.  Vil.  l.  VJ ,  c  xiv. 


A  l'égard  DES  PÉCHEURS.  3l3 

n'en  voyions  pas  quelque  funeste  exemple  en  nos 
jours.  Non,  non,  nation  déloyale,  ce  n'est  pas  assez, 
pour  te  punir,  de  l'arme'e  des  Romains  :  non  que  les 
Komains ,  je  l'avoue ,  ne  soient  de  beaucoup  trop 
forts  pour  toi  ;  et  c'est  en  vain  que  tu  prétends  de'- 
fendre  ta  liberté  contre  ces  maîtres  du  monde.  Mais 
s'ils  sont  assez  puissans  pour  te  surmonter ,  il  faut 
quelque  chose  de  plus  pour  t-'affliger  ainsi  que  tu  le 
mérites  :  que  deux  ou  trois  troupes  de  Juifs  sédi- 
tieux entrent  donc  dans  Jérusalem ,  et  qu'elle  en 
devienne  la  proie,  afin  que  tous  ensemble  ils  devien- 
nent la  proie  des  Romains. 

O  Dieu,  quelle  fureur  !  l'ennemi  est  à  leur  porte, 
et  je  vois  dans  la  ville  trois  ou  quatre  factions  con- 
traires qui  se  déchirent  entre  elles ,  qui  toutes  dé- 
chirent le  peuj)le ,  se  faisant  entre  elles  une  guerre 
ouverte  pour  l'honneur  du  commandement;  mais 
unies  toutefois  parla  société  de  crimes  et  de  voleries. 
Figurez-vous  dans  Jérusalem  plus  de  vingt-deux 
mille  hommes  de  guerre,  gens  de  carnage  et  de 
sang,  qui s'étoientaguerrispar  leurs  brigandages;  au 
reste,  si  déterminés,  qu'on  eût  dit,  rapporte Jo- 
sephe(0,  qu'ils  se  nourrissoient  d'incommodités,  et 
que  la  famine  et  la  peste  leur  donnoient  de  nou- 
velles forces.  Toutefois,  Messieurs,  ne  les  considérez 
pas  comme  dès  soldats  destinés  contre  les  Romains  : 
ce  sont  des  bourreaux  que  Dieu  a  armés  les  uns 
contre  les  autres.  Chose  incroyable,  et  néanmoins 
très-certaine  !  à  peine  retournoient-ils  d'un  assaut 
soutenu  contre  les  Romains ,  qu'ils  se  livroient  dans 

(0  DeBell.  Judalc,  lib.  v ,  cap.  viii ,  n.  2  ,  tom. ii,p.  1 238 ^ cap.  xii, 
n.^fp.  iii53  i  cap.xuij  n. 'jj  p.  1256. 


3  l4  SUR  LA  BOKTÉ  ET  LA  RIGUEUR  DE  DIEU 

leur  ville,  de  plus  cruelles  batailles  :  leurs  mains 
n'étoient  pas  encore  essuyées  du  sang  de  leurs  enne- 
mis ,  et  ils  les  venoient  tremper  dans  celui  de  leurs 
citoyens.  Tite  les  pressoit  si  vivement,  qu'à  peine 
pouvoient-ils  respirer  ;  et  ils  se  disputoient  encore 
les  armes  à  la  main  à  qui  commanderoit  dans  cette 
ville  re'duite  aux  abois ,  qu  eux-mêmes  avoient  dé- 
solée par  leurs  pilleries ,  et  qui  n'étoit  presque  plus 
qu'un  champ  couvert  de  corps  morts. 

Vous  vous  étonnez  à  bon  droit  de  cet  aveugle- 
ment dont  ils  sont  encore  menacés  dans  mon  vingt- 
huitième  chapitre  du  Deutéronome  :  Percutiam  vos 
amentid  etfurore  mentis  (0  :  «  Je  vous  frapperai  de 
»  folie  et  d'aliénation  d'esprit  ».  Mais  peut-être  vous 
ne  remarquez  pas  que  Dieu  a  laissé  tomber  les  mêmes 
fléaux  sur  nos  têtes.  La  France,  hélas  !  notre  com- 
mune patrie,  agitée  depuis  si  long-temps  par  une 
guerre  étrangère,  achève  de  se  désoler  par  ses  di- 
visions intestines.  Encore  parmi  les  Juifs,  tous  les 
deux  partis  conspiroient  à  repousser  l'ennemi  com- 
mun, bien  loin  de  vouloir  se  fortifier  par  son  se- 
coj^rs ,  ou  y  entretenir  quelqu'intelligence  :  le  moin- 
dre soupçon  en  étoit  puni  de  mort  sans  rémission. 

Et  nous,  au  contraire Ah!  fidèles,  n'achevons 

pas  ;  épargnons  un  peu  notre  honte  :  songeons  plu- 
tôt aux  moyens  d'appaiser  la  juste  colère  de  Dieu, 
qui  commence  à  éclater  sur  nos  têtes  ;  aussi  bien  la 
suite  de  mon  récit  me  rappelle. 

Je  vous  ai  fait  voir  l'ennemi  qui  les  presse  au  de- 
hors des  murailles;  vous  voyez  la  division  qui  les 
déchire  au  dedans  de  leur  ville  :  voici  un  ennemi 

(0  Veut.  X.XV1U.  28. 


A  l'égard  DES  PÉCHEURS.  3l5 

plus  cruel  qui  va  porter  une  guerre  furieuse  au 
fond  des  maisons.  Cet  ennemi  dont  je  veux  parler , 
c'est  la  faim ,  qui ,  suivie  de  ses  deux  satellites ,  la 
rage  et  le  de'sespoir ,  va  mettre  aux  mains  non  plus 
les  citoyens  contre  les  citoyens ,  mais  le  mari  contre 
la  femme,  et  le  père  contre  les  enfans;  et  cela  pour 
quelques  vieux  restes  de  pain  à  demi-r«ngés.  Que 
dis-je,  pour  du  pain  ?  ils  eussent  [été]  trop  heureux  : 
pour  cent  ordures  qui  sont  remarque'es  dans  l'his- 
toire ,  et  que  je  m'abstiens  de  nommer  par  le  respect 
de  cette  audience  :  jusque-là  qu'une  femme  déna- 
ture'e,  qui  avoit  un  enfant  dans  le  berceau  ;  ô  mères, 
de'tournez  vos  oreilles  !  eut  bien  la  rage  de  le  mas- 
sacrer,  de  le  faire  bouillir,  et  de  le  manger.  Action 
abominable ,  et  qui  fait  dresser  les  cheveux  ,  pre'dite 
toutefois  dans  le  chapitre  du  Deute'ronome  ((ue  j'ai 
déjà  cité  tant  de  fois.  «  Je  te  réduirai  à  une  telle  ex- 
»  trémité  de  famine,  que  tu  mangeras  le  fiuit  de 
»  ton  ventre  «  :  Comedes  fractwn  uteri  lui  (0. 

Et ,  à  la  vérité,  chrétiens,  quand  je  fais  réflexion 
sur  les  diverses  calamités  qui  affligent  la  vie  hu- 
maine j  entre  toutes  les  autres  la  famine  me  senxble 
être  celle  qui  représente  mieux  l'état  d'une  ame 
criminelle ,  et  la  peine  qu'elle  mérite.  L'ame ,  aussi 
bien  que  le  corps ,  a  sa  faim  et  sa  nourriture  :  cette 
nourriture,  c'est  la  vérité,  c'est  un  bien  permanent 
et  solide ,  c'est  une  pure  et  sincère  beauté  ;  et  tout 
cela  c'est  Dieu  même.  Gomme  donc  elle  se  sent  pi- 
quée d'un  certain  appétit  qui  la  rend  affamée  de 
quelque  bien  hors  de  soi ,  elle  se  jette  avec  avidité 
sur  Tobjet  des  choses  créées  qui  se  présentent  à  elle, 

(0  Dcut.  XXV m.  53. 


3  l6  SUR  LA  BOWTÉ  ET  LA  RIGUEUR-  DE  DIEU 

espérant  s'en  rassasier;  mais  ce  sont  viandes  creuses, 
qui  ne  sont  pas  assez  fortes ,  et  n'ont  pas  assez  de 
corps  pour  la  sustenter  :  au  contraire ,  la  retirant 
de  Dieu,  qui  est  sa  véritable  et  solide  nourriture, 
ils  la  jettent  insensiblement  dans  une  extrême  né- 
cessité, et  dans  une  famine  désespérée.  D'où  vient 
que  l'enfant  prodigue ,  si  vous  y  prenez  garde ,  sor- 
tant de  la  maison  paternelle,  arrive  en  un  pays  où 
il  y  a  une  horrible  famine  (0;  et  le  mauvais  riche, 
enseveli  dans  les  flammes ,  demande  et  demandera 
éternellement  une  goutte  d'eau ,  qui  ne  lui  sera  ja- 
mais accordée  (2).  C'est  la  véritable  punition  des 
damnés,  toujours  tourmentés  d'une  faim  et  d'une 
soif  si  enragée,  qu'ils  se  rongent  et  se  consument 
eux-mêmes  dans  leur  désespoir.  Que  si  vous  voulez 
voir  une  image  de  l'état  où  ils  sont,  jetez  les  yeux 
sur  cette  nation  réprouvée ,  enclose  dans  les  mu- 
railles de  Jérusalem. 

Il  n'est  pas  croyable  combien  il  y  avoit  de  monde 
renfermé  dans  cette  ville  :  car  outre  que  Jérusalem 
étoit  déjà  fort  peuplée,  tous  les  Juifs  y  étoient  ac- 
courus de  tous  côtés;  afin  de  célébrer  la  pâque,  se- 
lon leur  coutume.  Or  chacun  sait  la  religion  de  ce 
peuple  pour  toutes  ses  cérémonies.  Comme  donc  ils 
y  étoient  assemblés  des  millions  entiers;  l'armée  ro- 
maine survint  tout  à  coup  et  forma  le  siège,  sans 
que  l'on  eût  le  loisir  de  pourvoir  à  la  subsistance 
d'un  si  grand  peuple.  Ici  je  ne  puis  que  je  n'inter- 
rompe mon  discours,  pour  admirer  vos  conseils,  ô 
éternel  Roi  des  siècles  ,  qui  choisissez  si  bien  le 
temps  de  surprendre  vos  ennemis.  Ce  n'étoitr  pas 

(')  Luc.  XV.  14.  —  W  IbLd.  XVI.  24- 


A  l'égaud  des  pécheurs.  317 

seulement  les  habitans  de  Je'rusalem ,  c  e'toit  tous  les 
Juifs  que  vous  vouliez  châtier.  Voilà  donc ,  pour 
ainsi  dire,  toute  la  nation  enfermée  dans  urfe  même 
prison ,  comme  étant  déjà  par  vous  condamnée  au 
dernier  supplice  :  et  cela  dans  le  temps  de  Pâque, 
la  principale  de  leurs  solennités;  pour  accomplir 
cette  fameuse  prophétie,  par  laquelle  vous  leur  dé- 
nonciez «  que  vous  changeriez  leurs  fêtes  en  deuil  »  : 
Conv^ertamfestivitates  vestras  in  luctum  (0.  Certes, 
vous  vous  êtes  souvenu,  ô  grand  Dieu,  que  c'étoit 
dans  le  temps  de  Pâque  que  leurs  pères  avoient  osé 
emprisonner  le  Sauveur:  vous  leur  rendez  le  change, 
ô  Seigneur;  et  dans  le  même  temps  de  Pâque ,  vous 
emprisonnez  dans  la  capitale  de  leur  pays  leurs  en- 
fans,  imitateurs  de  leur  opiniâtreté. 

En  elfet,  qui  considérera  l'état  de  Jérusalem,  et 
les  travaux  dont  l'empereur  Tite  fit  environner  ses 
murailles;  il  la  prendra  plutôt  pour  une  prison, 
que  pour  une  ville  :  car  encore  que  son  armée  fût 
de  près  de  soixante  mille  hommes  des  meilleurs  sol- 
dats de  la  terre  ;  il  ne  croyoit  pas  pouvoir  tellement 
tenir  les  passages  fermés ,  que  les  Juifs  qui  savoient 
tous  les  détours  des  chemins ,  n'échappassent  à  tra- 
vers de  son  camp  ,  ainsi  que  des  loups  affamés,  pour 
chercher  de  la  nourriture.  Jugez  de  l'enceinte  de  la 
ville ,  que  soixante  mille  hommes  ne  peuvent  assez 
environner.  Que  fait-il  ?  il  prend  une  étrange  réso- 
lution ,  et  jusqu'alors  inconnue  :  ce  fut  de  tirer  tout 
autour  de  Jérusalem  une  muraille ,  munie  de  quan- 
tité de  forts;  et  cet  ouvrage,  qui  d'abord  paroissoit 
impossible ,  fut  achevé  en  trois  jours,  non  sans  quel- 

(0  Amos.  vin.  10. 


3l8  SUR  LA  BONTÉ  ET  LA.  RIGUEUR  DE  DIEU 

que  vertu  plus  qu'humaine.  Aussi  Josephe  remarque 
«  que  je  ne  sais  quelle  ardeur  céleste  saisit  tout  à 
»  coup  l'esprit  des  soldats  (0  »  ;  de  sorte  qu'entre- 
prenant ce  grand  œuvre  sous  les  auspices  de  Dieu , 
ils  en  imitèrent  la  promptitude. 

Voilà  ,  voilà ,  chre'tiens ,  la  prophe'tie  de  mon 
évangile  accomplie  de  point  en  point.  Te  voilà 
assiégée  de  tes  ennemis,  comme  mon  Maître  te  Fa 
prédit  quarante  ans  auparavant  :  «  O  Jérusalem , 
î)  te  voilà  pressée  de  tous  côtés  ;  ils  t'ont  mise  à 
»  l'étroit,  ils  t'ont  environnée  de  remparts  et  de 
i)  forts  (2)  »  :  ce  sont  les  mots  de  mon  texte  ;  et  y 
a-t-il  une  seule  parole  qui  ne  semble  y  avoir  été 
mise  pour  dépeindre  cette  circonvallation ,  non  de 
lignes,  mais  de  murailles?  Depuis  ce  temps,  quels 
discours  pourroient  vous  dépeindre  leur  faim  enra- 
gée ,  leur  fureur ,  et  leur  désespoir;  et  la  prodigieuse 
quantité  de  morts  qui  gisoient  dans  leurs  rues  sans 
espérance  de  sépulture,  exhalant  de  leurs  corps 
pourris  le  venin ,  la  peste  et  la  mort  ? 

Cependant ,  ô  aveuglement  !  ces  peuples  insensés, 
qui  voyoient  accomplir  à  leurs  yeux  tant  d'illustres 
prophéties  tirées  de  leurs  propres  livres,  écoutoient 
encore  un  tas  de  devins  qui  leur  promettoient  l'em- 
pire du  monde.  Comme  l'endurci  Pharaon,  qui, 
voyant  les  grands  prodiges  que  la  main  de  Dieu 
opéroit  par  la  main  de  Moïse  et  d'Aaron  ses  mi- 
nistres, avoit  encore  recours  aux  illusions  de  ses  en- 
chanteurs (5).  Ainsi  Dieu  a  accoutumé  de  se  venger 
de  ses  ennemis  :  ils  refusent  de  solides  espérances;  il 

(0  De  Bell.  Judaic.  lih.  v,  cap,  xn,  n.  3,  pa§.   laSi C")Zwc. 

XIX.  43-  —  (^^  Exod.  vil  et  VJii. 


A  L*ÉGAIID  DES  PÉCHEURS.  819 

les  laisse  séduire  par  mille  folles  prétentions  :  ils 
s'obstinent  à  ne  vouloir  point  recevoir  ses  inspira- 
tions; il  leur  pervertit  le  sens,  il  les  abandonne  à 
leurs  conseils  furieux  :  ils  s'endurcissent  contre  lui; 
«  le  ciel  après  cela  devient  de  fer  sur  leur  tête  »  : 
Daho  vobis  cœlum  desuper  sicut  ferruin  (0;  il  ne 
leur  envoie  plus  aucune  influence  de  grâce. 

Ce  fut  cet  endurcissement  qui  fit  opiniâtrer  les 
Juifs  contre  les  Romains,  contre  la  peste,  contre  la 
famine ,  contre  Dieu  qui  leur  faisoit  la  guerre  si 
ouvertement  ;  cet  endurcissement ,  dis-jc ,  les  fit  tel- 
lement opiniâtres ,  qu'après  tant  de  désastres  il  fallut 
encore  prendre  leur  ville  de  force  :  ce  qui  fut  le 
dernier  trait  de  colère  que  Dieu  lança  sur  elle.  Si 
on  eût  composé;  à  la  faveur  de  la  capitulation, 
beaucoup  de  Juifs  se  seroient  sauvés  :  Tite  lui-même 
ne  les  voyoit  périr  qu'à  regret.  Or  il  falloit  à  la  jus- 
tice divine  un  nombre  infini  de  victimes;  elle  vou- 
loit  voir  onze  cent  mille  hommes  couchés  sur  la 
place  dans  le  siège  d'une  seule  ville  :  et  après  cela 
encore,  poursuivant  les  restes  de  cette  nation  dé- 
loyale ,  elle  les  a  dispersés  par  toute  la  terre  :  pour 
quelle  raison?  Comme  les  magistrats,  après  avoir 
fait  rouer  quelques  malfaiteurs,  ordonnent  que  l'on 
exposera  en  plusieurs  endroits ,  sur  les  grands  che- 
mins ,  leurs  membres  écartelés ,  pour  faire  frayeur 
aux  autres  scélérats  :  cette  comparaison  vous  fait; 
horreur  ;  tant  y  a  que  Dieu  s'est  comporté  à  peu 
près  de  même.  Après  •  avoir  exécuté  sur  les  Juifs 
l'arrêt  de  mort  que  leurs  propres  prophètes  leur 

(ï;  Levit.  xxvi.  19. 


320  SUR  LA  BONTÉ  ET  LA  RIGUEUR  DS  DIEU 

avoient,  il  y  avoit  si  long-temps,  prononcé;  il  les  a 
répandus  çà  et  là  parmi  le  monde ,  portant  de  toutes 
[  parts  ]  imprimée  sur  eux  la  marque  de  sa  ven- 
geance. 

Peuple  monstrueux ,  qui  n'a  ni  feu  ni  lieu  ;  sans 
pays,  et  de  tout  pays;  autrefois  le  plus  heureux  du 
monde ,  maintenant  la  fable  et  la  haine  de  tout  le 
monde;  misérable,  sans  être  plaint  de  qui  que  ce 
soit  ;  devenu  dans  sa  misère ,  par  une  certaine  ma- 
lédiction ,  la  risée  des  plus  modérés.  Ne  croyez  pas 
toutefois  que  ce  soit  mon  intention  d'insulter  à  leur 
infortune  :  non  ;  à  Dieu  ne  plaise  que  j'oublie  jus- 
qu'à ce  point  la  gravité  de  cette  chaire  :  mais  j'ai 
cru  que  mon  Evangile  nous  ayant  présenté  cet 
exemple .  le  Fils  de  Dieu  nous  invitoit  à  y  faire  quel- 
que réflexion  :  donnez-moi  un  moment  de  loisir  pour 
nous  appliquer  à  nous-mêmes  celles  que  nous  avons 
déjà  faites ,  qui  sont  peut-être  trop  générales. 

Chrétiens,  quels  que  vous  soyez,  en  vérité,  quels 
sentimens  produit  dans  vos  âmes  une  si  étrange  ré- 
volution ?  Je  pense  que  vous  voyez  bien  par  des  cir- 
constances si  remarquables,  et  joar  le  rapport  de 
tant  de  prophéties;  et  il  y  en  a  une  infinité  d'autres 
qui  ne  peuvent  pas  être  expliquées  dans  un  ^eul  dis- 
cours; vous  voyez  bien,  dis-je,  que  la  main  de  Dieu 
éclate  dans  cet  ouvrage.  Au  reste,  ce  n'est  point  ici 
une  histoire  qui  se  soit  passée  dans  quelque  coin  in- 
connu de  la  terre,  ou  qui  soit  venue  à  nous  par 
quelques  bruits  incertains; -cela  s'est  fait  à  la  face 
du  monde.  Josephe,  historien  juif,  témoin  oculaire, 
également  estimé  et  des  nôtres  et  de  ceux  de  sa  na- 
tion, 


A  l/jÎGAr.D  DES  PÉCHEURS.  32  1 

tion,  nous  l'a  raconte  tout  au  long;  et  il  me  semble 
que  cet  accident  eât  asiez  conside'rahle  pour  méri- 
ta' que  vous  y  pensiez. 

Vous  croirez  peut-être  que  la  chose  est  trop  éloi- 
gnée de  notre  âge  pour  nous  e'mouvoir  ;  mais,  certes, 
ce  nous  seroit  Une  trop  folle  pensée  de  ne  pas  craindre,^ 
parce  que  nous  ne  voyons  pas  toujours  à  nos  yeux 
quelqu'un  frappé  de  la  foudre.  Vous  devriez  consi- 
dérer que  Dieu  ne  se  venge  pas  moins,  encore  que 
souvent  il  ne  veuille  pas  que  sa  main  paroisse  :  quand 
il  fait  éclater  sa  vengeance,  ce  n'est  pas  pour  la  faire 
plus  grande;  c'est  pour  la  rendre  exemplaire  :  et  url 
exemple  de  cette  sorte ,  si  public ,  si  indubitable  , 
doit  servir  de  mémorial  es  siècles  des  siècles.  Car  en- 
fin, si  Dieu  en  ce  temps-lk  haissoit  le  péché,  il  n'a 
pas  commencé  à  lui  plaire  depuis  :  outre  que  nous 
serions  bien  insensés  d'oublier  la  tempête  qui  a  sub- 
mergé les  Juifs  ;  puisque  nous  voyons  à  nos  yeux  des 
restes  de  leur  naufrage,  que  Dieu  a  jetés,  pour  ainsi 
dire  ,  à  nos  portes  :  et  ce  n'est  pas  pour  autre  raison 
que  Dieu  conserve  les  Juifs  ;  c'est  afin  de  faire  durer* 
l'exemple  de  sa  vengeance.  Enfin  il  est  bien  éi rangé 
que  nous  aimions  mieux  nous-mêmes  peut-être  ser^ 
vir  d'exemple  ,  que  de  faire  profit  de  celui  des  autresl 
La  main  de  Dieu  est  sur  nous  trop  visiblement,  poui* 
ne  le  pas  reconnoître  ;  et  il  est  temps  désormais  que 
nous  prévenions  sa  juste  fureur  par  la  pénitence. 
Quand  nous  ne  verrions ,  dans  le  peuple  juif,  qu'une 
grande  nation  qui  est  tout  à  coup  renversée ,  ce  se- 
roit assez  pout*  nous  faire  craindre  la  même  [  puni- 
tion,] particulièrement  en  ces  temps  de  guerre,  où 
BossuEr.  XIV.  '21 


32  2  SUR  LA.  "BONTÉ  ET  LA  RIGUEUR  DE  DIEU 

sa  justice  nous  poursuit  et  nous  presse  si  fort.  Mais 
si  nous  considérons  que  c  est  le  peuple  juif,  autre- 
fois le  peuple  de  Dieu ,  auquel  nous  avons  succéd?, 
qui  est  la  figure  de  tout  ce  qui  doit  nous  arriver , 
selon  que  l'enseigne  l'apôtre  (0  ;  nous  trouverons 
que  cet  exemple  nous  touche  bien  plus  près  que 
nous  ne  pensons;  puisqu'e'tant  l'Israël  de  Dieu  et  les 
vrais  enfans  de  la  race  d'Abraham ,  nous  devons  hé- 
riter aussi  bien  des  menaces  que  des  promesses  qui 
leur  sont  faites. 

Mais  il  faut,  ô  pécheur,  il  faut  que  j'entre *avec 
toi  dans  une  discussion  plus  exacte;  il  faut  que 
j'examine  si  tu  es  beaucoup  moins  coupable  que 
ne  le  sont  les  Juifs.  Tu  me  dis  qu'ils  n'ont  pas  connu 
lé  Sauveur  :  et  toi,  penses -tu  le  connoîtie?  'Se 
te  dis  en  un  mot  avec  l'apôtre  saint  Jean ,  «  que  qui 
))  pèche  ne  le  connoît  pas ,  et  ne  sait  qui  il  est  »  : 
Qui  peccat ,  non  vidit  eum^  nec  cogjio^it  eiini  (2), 
Tu  l'appelles  ton  Maître  et  ton  Seigneur  ;  oui ,  de 
bouche  :  tu  te  moques  de  lui;  il  faudroit  le  dire  du 
cœur.  Et  comment  est-ce  que  le  cœur  parle?  Par 
les  œuvres  :  voilà  le  langage  du  cœur;  voilà  ce  qui 
fait  connoîtie  les  intentions.  Au  reste,  ce  cœur,  tu 
n'as  garde  de  le  lui  donner;  tu  ne  le  peux  pas  : 
tu  dis  toi-même  qu'il  est  engage'  ailleurs  dans  des 
liens  que  tu  appelles  bien  doux.  Insensé ,  qui  trouves 
doux  ce  qui  te  se'pare  de  Dieu!  et  après  cela,  tu 
penses  connoître  son  Fils.  Non,  non,  tu  ne  le  con- 
nois  pas  :  seulement  tu  en  sais  assez  pour  être  damné 
davantage;  comme  les  Juifs  dont  les  rebellions  ont 
été  punies  plus  rigoureusement  que  celles  des  autres 
(0  /.  Cor.  X.  6,  ii.-^i})!.  Joan.  n\.  6. 


A  l'égard  des  pécheurs.  32  3 

peuples,  parce  qu'ils  avoientreçu  des  connoissaiices 
plus  particulières. 

Mais,  direz-vous,  les  Juifs  ont  crucifie'  le  Sau- 
veur. Et  ignorez-vous,  ô  pe'cheurs,  que  vous  foulez 
aux  pieds  le  sang  de  son  testament,  que  vous  faites 
pis  que  de  le  crucifier  ;  que  s'il  ëtoit  capable  de  souf- 
frir, un  seul  péché  mortel  lui  causeroit  plus  de 
douleur  que  tous  ses  supplices?  Ce  n'est  point  ici 
une  vaine  exagération  ;  il  faut  brûler  toutes  les 
Ecritures ,  si  cela  n'est  vrai.  Elles  nous  apprennent 
qu'il  a  voulu  être  crucifié ,  pour  anéantir  le  péché  : 
par  conséquent  il  n'y  a  point  de  doute  qu'il  ne  lui 
soit  plus  insupportable  que  sa  propre  croix.  Mais 
je  vois  bien  qu'il  faut  vous  dire  quelque  chose  de 
plus:  je  m'en  vais  avancer  une  parole  bien  hardie,  et 
qui  n'en  est  pas  moins  véritable.  Le  plus  grand  crime 
des  Juifs  n'est  pas  d'avoir  fait  mourir  le  Sauveur  : 
cela  vous  étonne;  je  le  prévoyois  bien,  mais  je  ne 
m'en  dédis  pourtant  pas;  au  contraire,  je  prétends 
bien  vous  le  faire  avouer  à  vous-mêmes  :  et  comment 
cela?  Parce  que  Dieu  ,  depuis  la  mort  de  son  Fils, 
les  a  laissés  encore  quarante  ans  sans  les  punir.  Ter- 
tuUien  remarque  très-bien  «  que  ce  temps  leur  étoit 
»  donnépour  en  fan-e  pénitence  (0  «  :  il  avoit  donc 
dessein  de  la  leur  pardonner.  Par  conséquent,  quand 
il  a  usé  d'une  punition  si  soudaine,  il  y  a  eu  quel- 
que autre  crime  qu'il  ne  pouvoit  plus  supporter,  qui 
lui  étoit  plus  insupportable  que  le  meurtre  de  son 
propre  Fils.  Quel  est  ce  crime  si  noir,  si  abominable? 
C'est  lendurcissement,  c'est  l'impénitence.  S'ils  eus- 
sent fait  pénitence,  ils  auroient  trouvé  dans  le  sang 

(0  Lib,  m ,  cont.  Marc.  n.  a3.. 


324  SUR  LA.  BONTÉ  ET  LA  RIGUEUP.  DE  DIEU 

qu'ils  avoient  violemment  lépandu,  la  rémission 
du  crime  de  l'avoir  épanché. 

Tremblez  donc,  pécheurs  endurcis,  qui  avalez 
l'iniquité  comme  l'eau ,  dont  l'endurcissement  a 
presque  étouffe  les  remords  de  la  conscience-,  qui, 
depuis  des  années,  n'avez  point  de  honte  de  crou- 
pir dans  les  mêmes  ordures  ,  et  de  charger  des 
mêmes  péchés  les  oreilles  des  confesseurs.  Car  enfin 
ne  vous  persuadez  pas  que  Dieu  vous  laisse  rebeller 
contre  lui  des  siècles  entiers  :  sa  miséricorde  est  in- 
finie ;  mais  ses  effets  ont  leurs  limites  prescrites  par 
sa  sagesse  :  elle  qui  a  compté  les  étoiles,  qui  a  borné 
cet  univers  dans  une  rondeur  finie ,  qui  a  prescrit 
des  bornes  aux  flots  de  la  mer,  a  marqué  la  hauteur 
jusqu'où  elle  a  résolu  de  laisser  monter  tes  iniquités. 
Peut  -  être  t'attendra  - 1  -  il  encore  quelque  temps  : 
peut-être;  mais,  ô  Dieu,  qui  le  peut  savoir?  c'est 
un  secret  qui  est  caché  dans  l'abîme  de  votre  pro- 
vidence. Mais  enfin  tôt  ou  tard  ou  tu  mettras  fin  à 
tes  crimes  par  la  pénitence,  ou  Dieu  l'y  mettra  par 
la  justice  de  sa  vengeance  :  tu  ne  perds  rien  pour 
différer.  Les  hommes  se  hâtent  d'exécuter  leurs  des- 
seins; parce  qu'ils  ont  peur  de  laisser  échapper  les 
occasions ,  qui  ne  consistent  qu'en  certains  momens 
dont  la  fuite  est  si  précipitée  :  Dieu  ,  tout  au  con- 
traire, sait  que  rien  ne  lui  échappe,  qu'il  te  fera 
bien  payer  l'intérêt  de  ce  qu'il  t'a  si  long-temps  at- 
tendu. 

Que  s'il  commence  une  fois  à  appuyer  sa  main  sur 
nous,  ô  Dieu,  que  deviendrons -nous?  quel  antre 
assez  ténébreux  ,  quel  abîme  assez  profond  nous 
pourra  soustraire  à  sa  fureur?  Son  bras  tout-puis- 


A  l'égard  des  pécheurs.  325 

sant  ne  cessera  de  nous  poursuivre ,  de  nous  abattre, 
de  nous  désoler  :  il  ne  restera  plus  en  nous  pierre  sur 
pierre  ;  tout  ira  en  de'sordre  ,  en  confusion ,  en  une 
décadence  éternelle.  Je  vous  laisse  dans  cette  pen- 
sée :  j'ai  tâché  de  vous  faire  voir,  selon  que  Dieu 
me  Ta  inspiré ,  d'un  côté  la  miséricorde  qui  vous 
invite,  d'autre  part  la  justice  qui  vous  effraie;  c'est 
à  vous  à  choisir ,  chrétiens  :  et  encore  que  je  sois 
assuré  de  vous  avoir  fait  voiï*  de  quel  côté  il  faut 
se  porter,  il  y  a  grand  danger  que  vous  ne  preniez 
le  pire.  Tel  est  l'aveuglement  de  notre  nature  :  mais 
Dieu  par  sa  grâce  vous  veuille  donner  et  à  moi  de 
meilleurs  conseils. 


326  SUft    LA    DETTE    DU    PÉCHÉ. 


ABRÉGÉ  D'UN  SERMON 


POUR 


LE  XXI.E  DIMANCHE  APRES  LA  PENTECOTE. 


La  parabole  du  serviteur  h  qui  le  maître  avoit 
quitté  dix  mille  talens,  qui  fait  exécuter  son  con- 
serviteur,  pour  cent  deniers,  avec  une  rigueur  ef- 
froyable (0. 

Trois  vérités  dans  cette  parabole  :  i.o  que  tout 
pécheur  contracte  une  dette  envers  la  justice  di- 
vine :  2.0  qu'il  ne  peut  jamais  lui  en  faire  le  paie- 
ment, ni  en  être  quitte ,  si  Dieu  ne  la  lui  remet  par 
pure  grâce  :  3.o  que  la  condition  qu'il  y  appose, 
c'est  que  nous  remettions  aux  autres. 

I.^i"  Point.  Le  péché  est  une  dette  :  Dimitte  nobis 
débita  noslra  (2)  :  «  Remettez-nous  nos  dettes  «.  On 
doit  en  deux  façons  :  i.o  lorsqu'on  ôte  à  quelqu'un 
par  injustice  :  2.0  lorsqu'il  nous  prête  volontairement. 
Il  nous  a  assistés  dans  notre  nécessité,  il  est  juste 
que  nous  lui  rendions  dans  notre  abondance.  Nous 
devons  à  Dieu  en  toutes  les  deux  manières.  Contrat 
avec  lui  r  si  vous  l'observez ,  bénédiction  ;  sinon ,  ma- 
lédiction :  le  peuple  l'accepte  ;  Amen  (5).  Donc  en 

(0  Matt.  xviii.  23.  —  W  Ihid.  vi.  12.  —  (3)  Veut,  xxvii.  iSet  se//. 


SUR    LA    DETTE    DU    PÉCHÉ.  82^ 

observant,  Dieu  vous  doit;  autrement  vous  lui  de- 
vez. Quoi?  toutes  les  malédictions.  Au  Deutér. 

IL*"  Point.  Si  bien  que  tout  ce  qui  nous  reste  après 
le  péché ,  ne  nous  reste  plus  que  par  grâce.  Notre 
Evangile  :  Jussit  eum  Dominus  ejui  venumdari ,  et 
uxorem  ejus ,  et  Jilios ,  et  omnia  quœ  hahebat,  et 
reddi{^)  :  «  Son  maître  commanda  qu'on  le  vendît, 
»  lui,  sa  femme  et  ses  enfans,  et  tout  ce  qu'il  avoit, 
»  pour  satisfaire  à  cette  dette  ».  Le  pécheur  mérite 
d'être  affligé  en  sa  personne ,  en  ce  qui  lui  est  cher, 
en  sa  postérité  :  Insuper  et  unwersos  languores  ,  et 
plagas  quœ  non  sunt  scriptœ  in  'volumine  legis  hu~ 
jus  (*^)  :  «  et  même  tous  les  maux  et  toutes  les  plaies 
»  qui  ne  seroient  pas  marquées  dans  ce  livre  de  la 
»  loi  »;  parce  que,  temporelles.  Mais  il  y  a  un  autre 
livre ,  le  nouveau  Testament ,  qui  n'a  que  des  pro- 
messes, et  aussi  des  menaces  spirituelles,  plus  ter- 
ribles. 

Voilà  ce  que  nous  devons.  [Nous  sommes  insol- 
vables :]  preuve,  la  croix  de  Jésus-Christ.  Innocent, 
il  ne  de  voit  rien  :  Princeps  hujus  inundi  in  me  non 
liahet  quidquam  (?)  :  «  Le  prince  de  ce  monde  n'a 
»  rien  en  moi  qui  lui  appartienne  ».  Pourquoi  paie- 
t-il?  Il  est  caution.  On  ne  discute  la  caution,  que 
lorsque  la  partie  principale  est  insolvable  :  Jésus 
est  donc  contraint  par  corps.  Mais  puisqu'il  a  payé, 
nous  sommes  donc  quittes.  [Nullement  :  il  faut  en- 
core que]  l'application  [de  ses  mérites  se  fasse  en 
nous;]  autrement  c'est  comme  s'il  n'étoit  pas  mort. 
C'est  pourquoi  le  supplice  éternel  s'ensuit;  éternel, 

0)  Malt  xvin.  i3.'-'{'^)  Deut.  xxviii.  61.  —  C^) /ort«.  xiv.  3o. 


328         SUR  LA  BETTE  DU  PÉCHÉ. 

parce  qu'il  doit  durer  jusqu'à  l'extinction  de  la  dette  : 
or  jamais  elle  ne  peut  être  acquittée;  donc  toujours 
pourrir  dans  la  prison.  Dette  gratuitement  remise 
par  les  sacremens. 

Voulez-vous  toujours  laisser  votre  caution  dans 
la  peine?  ne  le  voulez-vous  pas  tirer  de  la  croix  oii 
vos  péche's  l'ont  mis?  Tant  que  le  pe'che'  est  en  vous , 
il  est  toujours  en  croix  :  Rursum  cruciflgentes  sibi- 
metipsis  Filium  Deii^)  :  «  Autant  qu'il  est  en  eux, 
»  ils  crucifient  de  nouveau  le  Fils  de  Dieu  ». 

111/  PooT.  Application  de  la  condition,  pour  les 
prisonniers.  Sentiment  devengeance  contre  ceux  qui 
les  font  rece'ler,  etc.  Imprécations,  souhaits.  C'est 
vouloir  rendre  Dieu  complice  de  nos  vengeances  : 
le  Père  de  miséricorde ,  etc.  • 

(0  Heb,  VI.  6. 


Sun  LA  VERTU  DE  LA  CROIX  DE  J.  C.       SsQ 


I.'''  SERMON 

POUR    LA    FETE 

DE  L'EXALTATION  DE  LA  SJ^  CROIX. 

SUR  LA  VERTU  DE  LA  CROIX  DE  J.  C 

Combien  grande  Tentreprise  de  rendre  la  croix  vénérable.  Puis- 
sance absolue  et  miséricorde  infinie ,  deux  choses  dans  lesquelles 
consiste  la  gloire  de  Dieu  :  comment  éclatent- elles  mi^ux  dans  la 
croix  du  Sauveur.  Cbangemens  admirables  qu  elle  a  produits  dans 
le  monde  :  raisons  que  nous  avons  de  mettre  en  elle  toute  notre 
gloire.  Sentimens  et  actions  qui  prouvent  que  la  croix  est  pour  nous 
un  sujet  de  scandale. 


Mihi  autem  absil  gloriari,  nisi  in  cruce  Domini  nostri 
Jesu-Christi. 

Pour  moi  a  Dieu  ne  plaise  que  jamais  je  me  glorifie,  si 
ce  nest  en  la  croix  de  notre  Seigneur  Jésus  -  Christ' 
Gala  t.  VI.  14. 

Ije  n'a  pas  été  une  petite  entreprise  de  rendre  la 
croix  vene'rable  :  jamais  chose  aucune  ne  fut  çitta- 
que'e  avec  des'  moqueries  plus  plausibles.  Les  Juifs 
et  les  gentils  en  faisoient  une  pièce  de  raillerie  ;  et  il 
faut  bien  que  les  premiers  chrétiens  aient  eu  une 
hardiesse  et  une  fermeté  plus  qu'humaine  ,  pour 
pré  cher  à  la  face  du  monde,  avec  une  telle  assurance, 


33o  SUR    LA    VERTU 

une  chose  si  extravagante.  C'est  pourquoi  le  grave 
TertuUien  se  vante  que  la  croix  de  Je'sus  ,  en  lui  fai- 
sant mépriser  la  honte,  l'a  rendu  impudent  de  la 
bonne  sorte,  et  heureusement  insensé.  «  Laissez- 
»  moi ,  disoit  ce  grand  homme  quand  on  lui  repro- 
»  choit  les  opprobres  de  l'Evangile,  laissez-moi  jouir 
»  de  l'ignominie  de  mon  Maître,  et  du  déshonneur 
))  nécessaire  de  notre  foi.  Le  Fils  de  Dieu  a  été  pendu 
»  à  la  croix  ;  je  n'en  ai  point  de  honte ,  à  cause  que 
»  la  chose  est  honteuse.  Le  Fils  de  Dieu  est  mort  ; 
»  il  est  croyable,  pai  ce  qu'il  est  ridicule.  Le  Fils  de 
»  Dieu  est  ressuscité  j  je  le  crois  d'autant  plus  cer- 
»  tain,  que,  selon  la  raison  humaine,  il  paroît  en- 
»  tièrement  impossible  (0  ».  Ainsi  la  simplicité  de 
nos  pères  se  plaisoit  d'étourdir  les  sages  du  siècle 
par  des  propositions  étranges  et  inouies,  dans  les- 
quelles ils  ne  pouvoient  rien  comprendre;  afin  que 
la  gloire  du  monde  s'évanouissant  en  fumée,  il  ne 
restât  plus  dautre  gloire  que  celle  de  la  croix  de 
Jésus. 

Bienheureuse  Mère  de  mon  Sauveur,  que  la  Pro- 
vidence divine,  voulant  éprouver  votre  patience, 
amena  aux  pieds  de  la  cj  oix ,  où  l'on  déchiroit  vos 
entrailles  ;  puisque  vous  êtes  de  toutes  les  créatures 
celle  qui  en  a  le  mieux  vu  l'infamie,  et  celle  qui  en 
a  le  mieux  connu  la  grandeur,  aidez- nous,  par 
vos  pieuses  intercessions ,  a.  célébrer  la  gloire  de 
votre  Fils  crucifié  pour  l'amour  de  nous.  Je  vous  le 
demande  par  cette  douleur  maternelle  qui  perça 
votre  amc  sur  le  Calvaire ,  et  par  la  joie  infinie  que 
vous  ressentîtes,  quand  le  Saint-Esprit  descendit  sur 

(')  De  Carne  ChrisU,  n.  5. 


DE    LA    CROIX    DE    JÉSUS-CHRIST.  33l 

VOUS  pour  former  le  corps  de  Je'sus ,  après  que  l'ange 
vous  eut  salue'e  par  ces  divines  paroles  :  ^j^e^etc. 

Le  grand  Dieu  tout-puissant ,  qui  de  rien  a  fait 
le  ciel  et  la  terre ,  qui  a  tiré  les  astres  et  la  lumière 
du  sein  d'un  abîme  infini  de  ténèbres;  ce  Dieu, 
pour  faire  éclater  sa  puissance  d'une  façon  extraor- 
dinaire en  la  personne  de  son  clier  Fils,  a  voulu  que 
la  plus  grande  infamie  fût  une  source  de  gloire  in- 
compréhensible. C'est  pourquoi  le  sauveur  Jésus, 
encore  qu'il  eût  vécu  comme  un  innocent,  a  fini 
sa  vie  comme  un  criminel  ;  et  comme  si  le  gibet  et 
la  mort  n'eussent  point  eu  pour  lui  assez  de  bas- 
sesse, il  a  choisi  volontairement  de  tous  les  supplices 
le  plus  honteux,  et  de  toutes  les  morts  la  plus  in- 
humaine. En  effet,  le  tourment  de  la  croix  qu'est- 
ce  autre  chose  qu'une  longue  mort,  par  laquelle  la 
vie  est  arrachée  peu  à  peu  avec  une  violence  incroya- 
ble, pendant  qu'une  nudité  ignominieuse  expose  le 
pauvre  supplicié  à  la  risée  des  spectateurs  inhu- 
mains? si  bien  que  le  misérable  patient  semble  en 
quelque  sorte  n'être  élevé  au-dessus  de  ce  bois  in- 
fâme, qu'afui  de  découvrir  de  plus  loin  une  multi- 
tude de  peuple,  qui  repaît  ses  yeux  du  spectacle  de 
sa  njisère. 

Non ,  l'imagination  humaine  ne  se  peut  rien  re- 
présenter de  plus  effroyable  ;  et  jamais  on  n'a  rien 
inventé  ni  de  plus  rigoureux  pour  les  scélérats,  ni 
de  plus  infâme  pour  les  esclaves.  Aussi  le  maître  de 
l'éloquence  accusant  un  gouverneur  de  province 
d'avoir  fait  crucifier  un  Romain ,  représente  cette 
action  comme  la  plus  noire  et  la  plus  furieuse  qui 


332  SUR    LA    VERTU 

puisse  tomber  dans  Fesprit  d'un  homme ,  et  proteste 
que,  par  un  tel  attentat ,  la  liberté  publique  et  la 
majesté'  de  l'Empire  e'toient  viole'es  (0.  Ce'toit  assez 
d'être  né  libre,  fidèles,  pour  être  exempt  de  cet 
horrible  supplice.  Il  ne  falloit  pas  seulement  que 
ceux  que  l'on  attaclioit  à  la  croix  fussent  les  plus 
détestables  de  tous  les  mortels ,  mais  encore  les  der- 
niers et  les  plus  abjects.  Ainsi  ce  que  les  Romains 
trouvoient  insupportable  pour  leurs  citoyens,  les 
Juifs  parricides  l'ont  fait  souffrir  à  leur  Roi. 

Mais  ce  qui  surpasse  tous  les  malheurs,  c'est  que, 
selon  la  remarque  du  saint  apôtre,  «  le  crucifié  est 
))  maudit  de  Dieu  (2)  » ,  comme  il  est  écrit  au  Deuté- 
ronome  :  «Maudit  de  Dieu  le  pendu  au  bois  (3)». 
Et  qu'y  a-t-il  donc  de  plus  honteux  que  la  croix , 
puisque  nous  y  voyons  jointes  ensemble  l'exécration 
des  hommes ,  et  la  malédiction  du  Dieu  tout-puis- 
sant ?  Après  cela  ,  dites-moi ,  je  vous  prie ,  quelle  est 
notre  audace  de  ne  rougir  pas  d'adorer  un  Maître 
pendu  ?  Et  ou  est  le  front  de  fapôtre,  qui  ayant  dit 
aux  Corinthiens  ,  «  qu'il  ne  souffrira  pas  que  sa 
»  gloire  lui  soit  ravie  (4)  »  ,  ne  craint  pas  de  dire  aux 
Galates  :  «  A  Dieu  ne  plaise  que  je  me  glorifie  en 
»  autre  chose  qu'en  la  croix  de  Jésus  m  ?  Quel  hon- 
neur, quelle  gloire  à  un  homme  qui  témoigne  en 
être  jaloux!  Ah!  pénétrons  sa  pensée,  chrétiens,  et 
apprenons  à  nous  glorifier  avec  lui  dans  les  opprobres 
de  notre  Sauveur.  Pour  cela,  suivez,  s'il  vous  plaît, 
ce  raisonnement. 

La  gloire  du  chrétien  ne  peut  être  que  la  gloire 

CO  Cicer.m  Verrcm,  lib.  vu.  — (')  Gai.  m.  i3.  —  l^)  Dent,  xxr , 

23. —  '.'•>.' I.  Cor.  IX.  i5. 


DE    LA    CHOIX    DE    J  K  S  U  S  -  C  H  R  I  S  T.  333 

de  Dieu  ;  d'autant  que  le  chi  etien  ne  trouve  rien  qui 
soit  digne  de  son  ambition  et  de  son  courage ,  que 
les  choses  divines  et  immortelles.  Or,  la  gloire  de 
Dieu  consiste  en  deux  choses  ;  premièrement  en  sa 
puissance  absolue;  et  après,  en  sa  mise'ricorde  infi- 
nie :  car  pour  avoir  de  la  gloire,  il  faut  être  grand, 
et  il  faut  faire  éclater  sa  grandeur.  Si  Téclat  n'est 
appuyé  sur  une  grandeur  solide,  il  est  foible  et  n'a 
qu'un  faux  jour;  et  si  la  grandeur  est  cachée,  elle 
ne  brille  pas  de  cette  belle  et  pure  lumière,  sanî? 
laquelle  la  gloire  ne  peut  subsister.  Je  dis  donc  que 
la  gloire  de  Dieu  est  en  sa  puissance  et  en  sa  bonté. 
Par  la  première,  il  est  majestueux  en  lui-même-, 
par  l'autre ,  il  est  magnifique  envers  nous.  Par  la 
puissance ,  il  enfenne  en  son  sein  des  trésors  et  des 
richesses  immenses;  mais  c'est  la  miséricorde  qui 
ouvre  ce  sein ,  pour  les  faire  inonder  sur  les  créa- 
tures. La  puissance  est  comme  ïa  source,  et  la  mi- 
séricorde est  comme  un  canal.  La  puissance  fournit 
ce  que  distribue  la  miséricorde  ;  et  c'est  da  mélange 
de  ces  deux  choses,  que  naît  ce  divin  éclat  que  nous 
appelons  la  gloire  de  Dieu. 

Ce  qui  a  fait  cKre  ces  beaux:  mots  a»  Psalmiste  : 
«  Dieu,  dit-il,  a  parlé  une  foislO  ».  J'entends  ici 
par  cette  parole  le  bruit  de  la  gloire  de  Dieu ,  qui 
retentit  par  tout  l'univers,  selon  ce  que  dit  le  même 
Psalmiste  :  «  Les  eieux  racontent  la  gloire  de  Dieu , 
))  et  le  firmament  publie  la  grandeur  de  ses  œu- 
»  vres  W  ».  Dieu  donc  a  parlé  une  fois ,  dit  David  : 
et  qu'est-ce  qu'il  a  dit,  grand  prophète?  «  Il  a  parlé 
»  une  fois;  et  j'ai^  dit-il,  entendu  ces  deux  choses, 

(0   Pi-.  LXI.    12.  (»)  Fs.  XVUI.    I. 


334  SUR    L\    VERTU 

»  qu'à  Dieu  appartient  la  puissance,  et  qu  à  lui  ap- 
»  partient  la  miséricorde  (0  ».  Par  où  vous  voyez 
manifestement  que  Dieu  ne  se  glorifie  que  de  sa 
puissance  et  de  sa  bonté.  C'est  la  véritable  gloire  de 
Dieu  -,  parce  que  la  miséricorde  divine ,  touchée  de 
compassion  de  la  bassesse  des  créatures ,  et  sollici- 
tant en  leur  faveur  la  puissance  ;  en  même  temps 
qu'elle  orne  ce  qui  n'a  aucun  ornement  par  soi-même, 
elle  fait  retourner  tout  l'honneur  à  Dieu ,  qui  seul 
est  capable  de  relever  ce  qui  n'est  rien  par  sa  con- 
dition naturelle. 

Ces  choses  étant  ainsi  supposées  ,  passons  outre 
maintenant ,  et  disons  :  La  gloire  de  notre  Dieu  est 
en  sa  puissance  et  en  sa  bonté,  ainsi  que  nous  l'avons 
vu  fort  évidemment  :  or  c'est  en  la  croix  que  pa- 
roissent  le  mieux  la  puissance  et  la  miséricorde  di- 
vine ;  ce  que  je  me  propose  de  vous  faire  voir  avec 
la  grâce  du  Saint-Esprit.  C'est  pourquoi  l'apôtre 
saint  Paul,  qui  dit  «  que  tout  l'Evangile  consiste 
»  en  la  croix  » ,  appelle  l'Evangile  «  la  force  et  la 
»  puissance  de  Dieu  (2)  ».  Et  d'ailleurs  il  ne  nous 
prêche  autre  chose ,  sinon  que  «  la  croix  nous  rend 
»  Dieu  propice,  et  nous  assure  sa  miséricorde  par 
5)  notre  Seigneur  Jésus-Christ  (5)  ».  Par  conséquent 
il  est  vrai  que  la  croix  est  la  gloire  des  chrétiens  j  et 
quand  je  vous  aurai  montré  dans  le  supplice  de  notre 
Maître  ces  deux  qualités  excellentes,  je  pourrai  dire 
avec  l'apôtre  saint  Paul  :  «  A  Dieu  ne  plaise  que  je 
»  me  glorifie  en  autre  chose  qu'en  la  croix  de  Jésus  »  ! 
C'est  le  sujet  de  cet  entretien.  Je  considère  aujour- 

(OP*.  Lxi.  i2,i3.  — W/.  Cor.i.  i'],i8.^{^)  Jiphes.n.  16,  18. 

ColoS.  I.  "iQ. 


DE    LA    CROIX    DE    JÉS  U  S- C  11  RIST.  335 

(Vhui  comme  les  deux  bras  de  la  croix  du  sauveur 
Jésus;  dans  l'un  je  me  repre'sente  un  trésor  infini 
de  puissance;  et  dans  l'autre,  une  source  immense 
de  miséricorde. 

Inspirez- nous,  ô  Seigneur  Jésus,  afin  que  nous 
célébrions  dignement  la  gloire  de  votre  croix.  Et 
vous,  ô  peuple  d'acquisition  (0,  vous  que  le  sang 
du  prince  Jésus  a  délivré  d'une  servitude  éternelle, 
contemplez  attentivement  les  merveilles  de  la  mort 
triomphante  de  votre  invincible  libérateur.  Com- 
mençons avec  l'assistance  de  Dieu ,  et  glorifions  sa 
toute-puissance  dans  l'exaltation  de  sa  croix. 

PREMIER  POINT. 

Si  vous  voyez  notre  Seigneur  Jésus-Christ  aban- 
donné à  la  fureur  des  bourreaux ,  s'il  rend  famé  par- 
mi des  douleurs  incroyables,  ne  vous  imaginez  pas, 
chrétiens ,  qu'il  soit  réduit  à  cette  extrémité  par  foi- 
blesse  ou  par  impuissance  :  ce  n'est  pas  la  rigueur 
des  tourmens  qui  le  fait  mourir;  il  meurt,  parce 
qu'il  le  veut;  «  et  il  sort  du  monde  sans  contrainte, 
»  parce  qu*il  y  est  venu  volontairement  »  :  Abcessit 
potestate  ,  quia  non  venerat  nccessilate  (^).  La  mort 
dans  les  animaux  est  une  défaillance  de  la  nature  : 
la  mort  en  Jésus-Christ  est  un  effet  de  puissance. 
C'est  pourquoi  lui-même  parlant  de  sa  mort ,  il  dit  : 
«  J'ai  la  puissance  de  quitter  la  vie,  et  j'ai  la  puis- 
j>  sauce  de  la  reprendre  (5)  m.  Oii  vous  voyez  mani- 
festement qu'il  met  en  même  rang  sa  résurrection  et 

(»)  /.  Petr.  1 1 ,  9.  —  (^)  S.  Atig.  in  Joan.  Tract,  xxxi,  n.  6 ,  tom. 
lUf  part.  II,  col  522.  —  \3j  Joan.  x,  18. 


336  SUR    LA    VERTU 

sa  mort;  et  qu'il  ne  se  glorifie  pas  moins  du  pouvoir 
qu'il  a  de  mourir,  que  de  celui  qu'il  a  de  ressusciter. 
Et  en  effet ,  ne  falloit-il  pas  qu'il  eût  en  lui-même 
un  préservatif  infaillible  contre  la  niort  ;  puisque 
par  sa  seule  parole  il  faisoit  revivre  des  corps  pour- 
ris, et  ranimoit  la  corruption?  Ce  jeune  mort  de 
Naïm,  et  la  fille  du  prince  de  la  Synagogue,  et  le 
Lazare  déjà  puant  (0,  n'ont-ils  pas  ressenti  la  vertu 
de  cette  parole  vivifiante  ?  Celui  donc  qui  avoit  le 
pouvoir  de  rendre  la  vie  aux  autres ,  avec  quelle  fa- 
cilite pouvoit-il  se  la  conserver  à  lui-même  ?  En  vain 
s'efforceroit-on  de  faire  se'cher  les  grandes  rivières, 
ou  de  faire  tarir  les  fontaines  d'eau  vive  :  à  mesure 
que  vous  en  ôtez,  la  source  toujours  féconde  répare 
sa  perte  par  elle-même,  et  s'enrichit  continuelle- 
ment de  nouvelles  eaux  :  ainsi  étoit-il  du  sauveur 
Jésus.  Il  avoit  en  lui-même  une  source  éternelle  de 
vie ,  je  veux  dire  le  Verbe  divin  ;  et  cette  source  est 
trop  abondante,  pour  pouvoir  être  jamais  épuisée. 
Frappez  tant  que  vous  voudrez ,  ô  bourreaux  ;  faites 
des  ouvertures  de  toutes  parts  sur  le  corps  de  mon 
aimable  Sauveur,  afin  de  faire,  pour  ainsi  dire, 
écouler  cette  belle  vie  :  il  en  porte  la  source  en  lui- 
même;  et  comme  cette  source  ne  peut  tarir,  elle 
ne  cessera  jamais  de  couler,  &i  lui-même  ne  retient 
son  cours.  Mais  ce  que  votre  haine  ne  peut  pas  faire, 
son  amour  le  fera  pour  notre  salut.  Lui  qui  com- 
mande, ainsi  qu'il  lui  plaît,  à  la  santé  et  aux  ma- 
ladies, il  commandera  à  la  vie  de  se  retirer  pour  un 
temps  de  son  divin  corps.  Il  ne  veut  pas  que  la  né- 
cessité naturelle  ait  aucune  part  dans  sa  mort 5  parce 

(«)  Luc.  \ii.  i5.  Marc.  y.  /{2.  Jouit,  xi.  44' 

qu'il 


DE    LA    CROIX    DE    J  ÉSUS-C  HH  ÏST.  887 

qu'il  en  réserve  toute  la  gloire  à  la  charité  infinie 
qu'il  a  pour  les  hommes.  Par  oii  vous  voyez,  chré- 
tiens, «  que  notre  Maître  est  mort  par  puissance,  et 
»  non  pas  par  infirmité  »  :  Potestate  mortuus  est,  dit 
saint  Augustin  (0. 

Aussi  l'évangéliste  saint  Jean  observe  une  chose 
qui  mérite  d'être  considérée  :  c'est  que  le  Sauveur 
étant  à  la  croix  fait  une  revue  générale  sur  tout  ce 
qui  étoit  écrit  de  lui  dans  les  prophéties;  et  voyant 
qu'il  ne  lui  restoit  plus  rien  à  faire,  que  de  prendre 
ce  breuvage  amer  que  lui  promettoit  le  Psalmiste,  il 
demanda  à  boire.  «  J'ai  soif,  dit -il  aussitôt,  afin 
»  que  toutes  choses  fussent  accomplies  (2)  ».  Puis, 
après  avoir  légèrement  goûté  de  la  langue  le  fiel  et 
le  vinaigre  qu'on  lui  présentoit,  il  remarqua  lui- 
même  que  tout  étoit  consommé,  qu'il  avoit  exécuté 
de  point  en  point  toutes  les  volontés  de  son  Père  : 
et  enfin  ne  voyant  plus  rien  qui  le  pût  retenir  au 
inonde,  élevant  fortement  sa  voix,  il  rendit  l'ame 
avec  une  action  si  paisible ,  si  libre ,  si  préméditée  , 
qu'il  étoit  aisé  de  juger  que  personne  ne  la  lui  ôtoit , 
mais  qu'il  la  donnoit  lui-même  de  son  plein  gré, 
ainsi  qu'il  l'avoit  assuré  :  «  Personne,  dit-il,  ne  m'ôte 
«  mon  ame  ;  mais  je  la  donne  moi-même  de  ma  pure 
))  et  franche  volonté  (5)  ». 

O  gloire!  ô  puissance  du  crucifié!  Quel  autre 
voyons-nous  qui  s'endorme  si  précisément  quand  il 
veut ,  comme  Jésus  est  mort  quand  il  lui  a  plu  ?  Quel 
homme  méditant  un  voyage  marque  si  certainement 

(0  De  Nat.  et  Grat.  n.  26,  tojn.  x ,  col.  i38.  —  W  Joan.  xix,  28. 
^{^)Ibid.x.  18. 

BoSSUET.   XIV.  22 


338  suit    LA    VERTU 

l'heure  de  son  départ ,  que  Je'sus  a  marqué  Theure 
de  son  trépas?  De  là  vient  que  le  Gentenier,  qui 
avoit  ordre  de  garder  la  croix,  considérant  cette 
mort  non-seulement  si  tranquille ,  mais  encore  si  dé- 
libérée, et  entendant  ce  grand  cri  dont  Jésus  ac- 
compagna son  dernier  soupir  ;  étonné  de  voir  tant 
de  force  dans  cette  extrémité  de  foiblesse,  s'écria 
lui-même  tout  effrayé  :  «  Vraiment  cet  homme  est 
M  le  Fils  de  Dieu  (0  ».  Et  lui,  qui  ne  faisoit  point 
d'état  du  Sauveur  vivant,  reconnut  tant  de  puis- 
sance en  sa  mort,  qu'elle  lui  fit  confesser  sa  di- 
vinité. 

Vous  dirai-je  ici ,  chrétiens ,  à  la  gloire  de  la  croix 
de  Jésus,  que  ce  mort  que  vous  y  voyez  attaché,  re- 
mue le  ciel  et  les  élémens ,  qu'il  renverse  tout  Tor- 
dre du  monde,  qu'il  obscurcit  le  soleil  et  la  lune, 
et ,  si  j'ose  parler  de  la  sorte ,  qu'il  fait  appréhender 
à  toute  la  nature  le  désordre  et  la  confusion  du 
premier  chaos?  Certes,  je  vous  entretiendrois  vo- 
lontiers de  tant  d'étranges  événemens,    n'étoit  que 
je  me  suis  proposé  de  vous  dire  de  plus  grandes 
choses.  La  croix  a  dompté  les  dénions  ;  la  croix  a 
abattu  l'orgueil  et  l'arrogance  des  hommes;  la  croix  a 
renversé  leur  fausse  sagesse,  et  a  triomphé  de  leurs 
cœurs.  J'estime  plus  glorieux  d'avoir  remporté  une 
si  belle  victoire ,  que  d'avoir  troublé  l'ordre  de  l'u- 
nivers; parce  que  je  ne  vois  rien  dans  tout  l'univers 
de  plus  indocile,  ni  de  plus  fier,  ni  de  plus  indomp- 
table que  le  cœur  de  l'homme.  C'est  en  cela  que  la 
croix  me  paroît  puissante,  et  vous  le  verrez  très-évi- 
demment par  la  suite  de  ce  discours.  Renouvelez, 

(•)  Marc.  XV.  Sg. 


DE    LA    CROIX    DE    JÉSUS-CHRIST.  330 

s'il  VOUS  jolaît ,  vos  attentions ,  et  suivez  mon  raison- 
nement. 

Où  la  puissance  paroît  le  mieux  ,  c  est  dans  la 
victoire,  surtout  quand  on  la  gagne  sur  des  enne- 
mis superbes  et  audacieux.  Or^  fidèles,  ce  Dieu  in- 
finiment bon,  sous  le  règne  du  juel  toutes  les  créa- 
tures seroient  heureuses  si  elles  éloient  soumises,  il 
a  eu  des  rebelles  et  des  ennemis ,  parce  qu'il  y  a  eu  des 
ingrats  et  des  insolens.  il  a  fallu  dompter  ces  re- 
belles :  mais  pourquoi  les  dompter  par  la  croix? 
C'est  le  miracle  de  la  toute-puissance;  c'est  le  grand 
mystère  du  christianisme.  Pénétrons  dans  ces  véri- 
tés adorables  sous  la  conduite  des  Ecritures. 

Sachez  donc  que  le  plus  grand  ennemi  de  Dieu, 
celui  qui  lui  est  le  plus  insupportable ,  celui  qui 
choque  le  plus  sa  grandeur  et  sa  souveraineté,  c'est 
l'orgueil  :  car  encore  que  les  autres  vices  abusent 
des  créatures  de  Dieu  contre  son  service,  ils  ne  nient 
pas  qu'elles  ne  soient  à  lui;  au  lieu  que  l'orgueil, 
autant  qu'il  le  peut,  les  tire  de  son  domaine.  Et 
comment?  c'est  parce  que  l'orgueilleux  veut  se  ren- 
dre maître  de  toutes  choses;  il  croit  que  tout  lui  est 
dû  :  son  ordinaire  est  de  s'attribuer  tout  à  lui-même  ; 
et  par-là  il  se  fait  lui-même  son  Dieu ,  secouant  le 
joug  de  l'autorité  souveraine.  C'est  pourquoi  le  diablje 
s'étant  élevé  par  une  arrogance  extraordinaire ,  les 
Ecritures  ont  dit  qu'il  avoit  affecté  la  divinité  (0.  : 
et  Dieu  lui-même  nous  déclare  souvent  qu'il  est  un 
Dieu  jaloux  (^),  qui  ne  peut  souffrir  ieS  superbes; 
qu'il  rejette  les  orgueilleux  de  devant  sa  face  (3); 
parce  que  les  superbes  sont  ses  rivaux,  et  veulent 

(»}  Isaie.  XIV.  i4.  —  W  Exod.  xxxiv.  i\,  —  {^)  Isai.  xlii.  8. 


34o  SUR    LA    VERTU 

traiter  d'égal  avec  lui  :  par  conse'quent  il  est  véritable 
que  l'orgueil  est  le  capital  ennemi  de  Dieu. 

En  effet,  n'est-ce  pas  l'orgueil,  chre'tiens,  quia 
soulevé  contre  lui  tout  le  monde?  L'orgueil  est  pre- 
mièrement monte'  dans  le  ciel  où  est  le  trône  de 
Dieu,  et  lui  a  débauché  ses  anges;  il  a  porté  jus- 
que dans  son  sanctuaire  le  flambeau  de  rébellion  : 
après,  il  est  descendu  dans  la  terre,  et  ayant  déjà 
gagné  les  intelligences  célestes,  il  s'est  servi  d'elles 
pour  dompter  les  hommes.  Lucifer,  cet  esprit  su- 
perbe ,  conservant  sa  première  audace ,  même  dans 
les  cachots  éternels,  ne  conçoit  que  de  furieux  des- 
seins. Il  médite  de  subjuguer  l'homme,  à  cause  que 
Dieu  l'honore  et  le  favorise  :  mais  sachant  qu'il  n'y 
peut  réussir,  tant  que  les  hommes  demeureront  dans 
la  soumission  pour  leur  Créateur ,  il  en  fait  premiè- 
rement des  rebelles ,  afin  d'en  faire  après  cela  des 
esclaves.  Pour  les  rendre  rebelles,  il  falloit  aupara- 
vant les  rendre  orgueilleux.  Il  leur  inspire  donc  l'ar- 
rogance qui  le  possède  :  de  là  l'histoire  de  nos  mal- 
heurs; de  là  cette  longue  suite  de  maux  qui  affligent 
notre  nature  opprimée  par  la  violence  de  ce  tyran. 

Enflé  de  ce  bon  succès,  il  se  déclare  publique- 
ment le  rival  de  Dieu  ;  il  abolit  son  culte  par  toute 
la  terre  *,  il  se  fait  adorer  en  sa  place  par  les  hommes 
qu'il  a  assujettis  à  sa  tyrannie.  C'est  pourquoi  le  Fils 
de  Dieu  l'appelle  «  le  prince  du  monde  (0  »,  et  l'a- 
pôtre, encore  plus  énergiquement,  «  le  dieu  de 
»  ce  siècle' (2)  ».  Voilà  de  quelle  sorte  l'orgueil  a 
armé  le  ciel  et  la  terre,  tâchant  d'abattre  le  trône 
de  Dieu.  C'est  lui  qui  est  le  père  de  l'idolâtrie  :  car 

CO  Joan.  XII.  3i.  —  W  //.  Cor,  Vf,  4. 


DE    LA    CROIX    DE    JÉSUS-CHRIST.  3^1 

c'est  par  l'orgueil  que  les  hommes ,  me'prisant  l'au- 
torité légitime ,  et  devenus  amoureux  d'eux-mêmes, 
se  sont  fait  des  divinités  à  leur  mode.  Ils  n'ont  point 
voulu  de  dieux  que  ceux  qu'ils  faisoient  ;  ils  n'ont 
plus  adoré  que  leurs  erreurs  et  leurs  fantaisies  :  di- 
gnes, certes,  d'avoir  des  dieux  de  pierre  et  de  bronze, 
et  de  servir  aux  créatures  inanimées,  eux  qui  se  las- 
soient  du  culte  du  Dieu  vivant,  qui  les  avoit  for- 
més à  sa  ressemblance.  Ainsi  toutes  les  créatures  agi- 
tées de  l'esprit  d'orgueil ,  qui  dominoit  par  tout  l'u- 
nivers ,  faisoient  la  guerre  k  leur  Créateur  avec  une 
rage  impuissante. 

«  Elevez-vous,  Seigneur;  que  vos  ennemis  dis- 
»  paroissent,  et  que  ceux  qui  vous  haïssent  soient 
»  renversés  devant  votre  face  (0  ».  Mais,  ô  Dieu, 
de  quelles  armes  vous  servez-vous  pour  défaire  ces 
escadrons  furieux?  Je  ne  vois  ni.  vos  foudres,  ni  vos 
éclairs ,  ni  cette  majesté  redoutable  devant  laquelle 
les  plus  hautes  montagnes  s'écoulent  comme  de  la 
cire  :  je  vois  seulement  une  chair  meurtrie  et  du 
sang  épanché  avec  violence,  et  une  mort  infume 
et  cruelle ,  une  croix  et  une  couronne  d'épines  : 
c'est  tout  votre  appareil  de  guerre  ;  c'est  tout  ce 
que  vous  opposez  à  vos  ennemis.  Justement,  certes, 
justement;  et  en  voici  la  raison  solide,  que  je  vous 
prie,  chrétiens,  de  considérer. 

C'est  honorer  l'orgueil ,  que  d'aller  contre  lui 
par  la  force  ;  il  faut  que  l'infirmité  même  le  dompte. 
Ce  n'est  pas  assez  qu'il  succombe ,  s'il  n'est  contraint 
de  reconnoître  son  impuissance  ;  il  faut  le  renverser 
par  ce  qu'il  dédaigne  le  plus.  Tu  t'es  élevé,  ô  Satan, 

(0  Ps.  Lxvn.  I. 


34^  SUR    LA   veutu 

tu  t'es  élevé  contre  Dieu  de  toute  ta  force  :  Dieu 
descendra  contre  toi  armé  seulement  de  foiblesse; 
afin  de  montrer  combien  il  se  rit  de  tes  téméraires 
projets.  Tu  as  voulu  être  le  Dieu  de  l'homme;  un 
homme  sera  ton  Dieu  :  tu  as  amené  la  mort  sur  la 
terre  ;  la  mort  ruinera  tes  desseins  :  tu  as  établi  ton 
empire  en  attachant  les  hommes  à  de  faux  hon- 
neurs ,  à  des  richesses  mal  assurées ,  à  des  plaisirs 
pleins  d'illusion;  les  opprobres,  la  pauvreté,  Fex- 
trême  misère ,  la  croix  en  un  mot  détruira  ton  em- 
pire de  fond  en  comble.  O  puissance  de  la  croix 
de  Jésus! 

Les  vérités  de  Dieu  étoient  bannies  de  la  terre,  tout 
étoit  obscurci  par  les  ténèbres  de  l'idolâtrie.  Chose 
étrange,  mais  très-véritable  !  les  peuples  les  plus  po- 
lis avoient  les  religions  les  plus  ridicules  ;  ils  se  van- 
toient  de  n'ignorer  rien ,  et  ils  étoient  si  misérables 
que  d'ignorer  Dieu.  Ils  réussissoient  en  toutes  choses 
jusqu'au  miracle  :  sur  le  fait  de  la  religion ,  qui  est 
le  capital  de  la  vie  humaine ,  ils  étoient  entièrement 
insensés.  Qui  le  pourroit  croire ,  fidèles ,  que  les 
Egyptiens ,  les  pères  de  la  philosophie  ;  les  Grecs  , 
les  maîtres  des  beaux-arts;  les  Romains  si  graves  et 
si  avisés  ,  que  leur  vertu  faisoit  dominer  par  toute 
la  terre  ;  qui  le  croiroit ,  qu'ils  eussent  adoré  les 
bêtes ,  les  élémens ,  les  créatures  inanimées ,  des 
dieux  parricides  et  incestueux  ;  que  non-seulement 
les  fièvres  et  les  maladies ,  mais  les  vices  les  plus  in- 
fâmes et  les  plus  brutales  des  passions  eussent  leurs 
temples  dans  Rome  ?  Qui  ne  seroit  contraint  de 
dire  en  ce  lieu,  que  Dieu  avoit  abandonné  à  l'er- 
reur ces  grands  mais  superbes  esprits,  qui  ne  vou- 


DE    LA    CTlOIX    de    J  ÉSU  S- C  HRI  ST.  343 

loient  pas  le  reconnoître,  et  qu'ayant  quitté  la  vé- 
ritable lumière ,  le  Dieu  de  ce  siècle  les  a  aveuglés 
pour  ne  voir  pas  des  choses  si  manifestes  ? 

Et  le  monde  et  les  maîtres  du  monde ,  le  diable 
les  tenoit  captifs  et  tremblans  sous  de  serviles  reli- 
gions, desquelles  néanmoins  ils  étoient  jaloux,  non 
moins  que  de  la  grandeur  de  leur  république.  Qu'y 
avoit-il  de  plus  méchant  que  leurs  dieux  ?  Quoi  de 
plus  superstitieux  que  leurs  sacrifices  ?  Quoi  de  plus 
impur  que  leurs  profanes  mystères  ?  Quoi  de  plus 
cruel  que  leurs  jeux ,  qui  faisoient  parmi  eux  une 
partie  du  culte  divin?  jeux  sanglans  et  dignes  de 
bêtes  farouches,  où  ils  soûloient  leurs  faux  dieux  de 
spectacles  barbares  et  de  sang  humain.  Cependant 
tant  de  philosophes ,  tant  de  grands  esprits  que  le 
bel  ordre  du  monde  forçoit  à  reconnoître  Tunique 
divinité  qui  gouverne  toute  la  nature,  encore  qu'ils 
fussent  choqués  de  tant  de  désordres,  ils  n'ont  pu 
persuader  aux  hommes  de  les  quitter.  Avec  leurs 
raisonnemens  si  sublimes,  avec  leur  éloquence  toute 
puissante  ,  ils  n'ont  pu  désabuser  les  peuples  de 
leurs  ridicules  cérémonies,  et  de  leur  religion  mons- 
trueuse. 

Mais  sitôt  que  la  croix  de  Jésus  a  commencé  de 
paroître  au  monde,  sitôt  que  l'on  a  prêché  la  mort 
et  le  supplice  du  Fils  de  Dieu  ;  les  oracles  menteurs 
se  sont  tus ,  le  règne  des  idoles  a  été  peu  à  peu 
ébranlé,  enfin  elles  ont  été  renversées  :  et  Jupiter, 
et  Mars  ,  et  Neptune ,  et  l'égyptien  Serapis ,  et 
tout  ce  que  l'on  adoroit  dans  la  terre  a  été  enseveli 
dans  l'oubli.  Le  monde  a  ouvert  les  yeux  pour  re- 


344  SUR    LA    VERTU 

connoître  le  Dieu  cre'ateur,  OT  s'est  e'tonne  de  son 
.ignorance.  L'extravagance  du  christianisme  a  été  plus 
forte  que  la  plus  sublime  philosophie.  La  simplicité 
de  douze  pêcheurs  sans  secours ,  sans  éloquence , 
-sans  art ,  a  changé  la  face  de  l'univers.  Ces  pé- 
cheurs ont  été  plus  heureux  que  ce  fameux  Athé- 
nien (*),  à  qui  la  fortune,  ce  lui  sembloit ,  apportoit 
les  villes  prises  dans  des  rets.  Ils  ont  pris  tous  les 
peuples  dans  leurs  filets ,  pour  en  faire  la  conquête 
de  Jésus-  Christ,  qui  ramène  tout  à  Dieu  par  sa 
croix. 

Car  vous  remarquerez  ,  chrétiens ,  que  tandis 
qu'il  a  conversé  parmi  nous;  encore  qu'il  fît  des 
miracles  extraordinaires,  encore  qu'il  eût  à  la  bouche 
des  paroles  de  vie  éternelle,  il  a  eu  peu  de  secta- 
teurs :  ses  amis  mêmes  rougissoient  souvent  de  se 
voir  rangés  sous  la  discipline  d'un  maître  si  méprisé. 
Mais  est-il  monté  sur  la  croix  ,  est-il  mort  à  ce  bois 
infâme,  quelle  afïluence  de  peuples  accourent  à  lui! 
O  Dieu,  quel  est  ce  nouveau  prodige?  Maltraité  et 
mésestimé  dans  la  vie,  il  commence  à  régner  après 
qu'il  est  mort.  Sa  doctrine  toute  céleste,  qui  de- 
voit  le- faire  respecter  partout,  le  fait  attacher  à 
la  croix;  et  cette  croix  infâme,  qui  devoit  le  faire 
mépriser  partout ,  le  rend  vénérable  à  tout  l'uni- 
vers. Sitôt  qu'il  a  pu  étendre  les  bras ,  tout  le  monde 
a  recherché  ses  embrassemens.  Ce  mystérieux  grain 
de  froment  n'est  pas  plutôt  tombé  dans  la  terre , 
qu'il  s'est  multiplié  par  sa  propre  corruption.  Il  ne 
s'est  pas  plutôt  élevé  de  terre,  que,  selon  qu'il  l'a- 
(*)  Timotliée,  fils  de  Conon.  Plut,  vit,  parait. 


DE    LA    CROIX    DE    JÉSUS-CHRIST.  345 

voit  prédit  en  son  Evangile,  «  il  a  attiré  à  lui  toutes 
i)  choses  (0  »,  et  a  change'  l'instrument  du  plus  in- 
fâme supplice  en  une  machine  céleste,  pour  enle- 
ver tous  les  cœurs:  c'est-à-dire,  que  le  Sauveur 
est  tombé  de  la  croix  au  sépulcre  ;  et  par  un  mer- 
veilleux contre-coup,  tous  les  peuples  sont  tombés 
à  ses  pieds. 

Voyez  cette  afïlucnce  de  gens,  qui  de  toutes  les 
parties  de  la  terre  accourent  à  la  croix  de  Jésus  ; 
qui  non-seulement  se  glorifient  de  porter  son  nom  , 
mais  s'empressent  à  imiter  ses  souffrances,  à  être 
déshonorés  pour  sa  gloire,  à  mourir  pour  l'amour 
de  lui.  Si  quelqu'un  parmi  les  anciens  méprisoit  la 
mort ,  on  admiroit  cette  fermeté  de  courage  comme 
une  chose  presque  inouie.  Grâce  à  la  croix  de  Jésus , 
ces  exemples  sont  si  communs  parmi  nous,  que  leur 
abondance  nous  empêche  de  les  raconter.  Depuis 
qu'on  a  prêché  un  Dieu  mort,  la  mort  a  eu  pour 
nous  des  délices  :  ou  a  vu  la  vieillesse  la  plus  dé- 
crépite et  l'enfance  la  plus  imljécile,  les  vierges 
tendres  et  délicates  y  courir  comme  à  l'honneur  du 
triomphe.  C'est  pourquoi  on  disoit  que  les  chré- 
tiens étoient  un  certain  genre  d'hommes  destinés  et 
comme  dévoués  à  la  mort.  La  croix  toute-puissante 
avoit  familiarisé  avec  eux  ce  fantôme  hideux ,  qui 
est  l'horreur  de  toute  la  nature.  Le  monde  s'est 
plutôt  lassé  de  tuer ,  que  les  chrétiens  n'ont  fait 
de  souffrir  :  toutes  les  inventions  de  la  cruauté  se 
sont  épuisées  pour  ébranler  la  foi  de  nos  pères; 
toutes  les  puissances  du  monde  s'y  sont  employées. 
Mais  ô  aveugle  fureur ,  qui  établit  ce  qu'elle  pense 


34^  SUR    LA    VEUTU 

détruire  î  C'est  par  la  croix  que  le  roi  Jésus  a  résolu 
de  conquérir  tout  le  monde  :  c'est  pourquoi  il  im- 
prime cette  croix  victorieuse  sur  le  corps  de  ses 
braves  soldats,  en  les  associant  à  ses  souffrances  : 
c'est  par-là  qu'ils  surmonteront  tous  les  peuples  ;  ils 
désarmeront  leurs  persécuteurs  par  leur  patience  : 
les  loups  à  la  fin  deviendront  agneaux ,  en  immo- 
lant les  agneaux  à  leur  cruauté. 

Il  faut  que  la  croix  de  Jésus  soit  adorée  par  toute 
la  terre:  son  empire  n'aura  point  de  bornes,  parce 
que  sa  puissance  n'a  point  de  limites  :  elle  étendra 
sa  domination  jusqu'aux  provinces  les  plus  éloi- 
gnées, jusqu'aux  îles  les  plus  inaccessibles,  jusqu'aux 
nations  les  plus  inconnues.  Quelle  joie  en  vérité, 
fidèles,  de  voir  et  Barbares  et  Grecs,  et  les  Scythes 
et  les  Arabes ,  et  les  Indiens  et  tous  les  peuples  du 
monde,  faire  tous  ensemble  un  nouveau  royaume, 
qui  aura  pour  sa  loi  l'Evangile ,  et  Jésus  pour  son 
chef,  et  la  croix  pour  son  étendard  !  Rome  même, 
cette  vdle  superbe ,  après  s'être  si  long-temps  eni- 
vrée du  sang  des  martyrs  de  Jésus;  Rome  la  maî- 
tresse baissera  la  tête  :  elle  portera  plus  loin  ses 
conquêtes  par  la  religion  de  Jésus ,  qu  elle  n'a  fait 
autrefois  par  ses  armes  ;  et  nous  lui  verrons  rendre 
plus  d'honneur  au  tombeau  d'un  pauvre  pêcheur, 
qu'au  temple  de  son  Romulus. 

Vous  y  viendrez  aussi  ^  ô  Césars  :  Jésus  crucifié 
veut  voir  abattue  à  ses  pieds  la  majesté  de  l'Empire. 
Constantin,  ce  triomphant  empereur,  dans  le  temps 
marqué  par  la  Providence ,  élèvera  l'étendard  de 
la  croix  au-dessus  des  aigles  romaines.  Par  la  croix, 
il  surmontera  les  tyrans  j  par  la  croix,  il  donnera 


DE    LA    CROIX    DE    JÉSU  S-^CHRIST.  347 

la  paix  à  l'Empire  ;  par  la  croix ,  il  alFermira  sa 
maison:  la  croix 'sera  son  unique  trophée,  parce 
qu'il  publiera  hautement  qu'elle  lui  a  donné  toutes 
ses  victoires. 

Certes,  je  ne  m'étonne  plus,  ô  Seigneur  Jésus, 
si  peu  de  temps  avant  votre  mort ,  vous  vous  écriiez 
avec  tant  de  joie,  que  votre  heure  glorieuse  appro- 
choit ,  et  que  «  le  prince  du  monde  alloit  être  bien- 
»  tôt  chassé  (0  «.  Je  ne  m'étonne  plus  si  je  vous  vois 
dans  le  palais  d'Hérode ,  et  devant  le  tribunal  de 
Pilate,  avec  une  contenance  si  ferme,  bravant, 
pour  ainsi  dire,  la  pompe  de  la  Cour  royale  et  la 
majesté  des  faisceaux  romains ,  par  la  générosité  de 
votre  silence.  C'est  que  vous  sentiez  bien  que  le  jour 
de  votre  crucifiement  étoit  pour  vous  un  jour  de 
triomphe.  En  effet,  vous  avez  triomphé,  ô  Jésus, 
et  vous  menez  en  triomphe  les  puissances  des  ténè- 
bres captives  et  tremblantes  après  votre  croix.  «  Vous 
»  avôz  surmonté  le  monde,  non  par  le  fer,  mais  par 
»  le  bois  »  :  Domuit  orbem^  nonferro,  sedlignoi"^). 
Car  il  étoit  bien  digne  de  votre  grandeur  «  de  vain- 
»  cre  la  force  par  l'impuissance,  et  les  choses  les 
3)  plus  hautes  par  les  plus  abjectes,  et  ce  qui  est  par 
M  ce  qui  n'est  pas ,  comme  parle  l'apôtre  (5) ,  et 
»  une  fausse  et  superbe  sagesse,  parime  sage  et  mo- 
»  deste  folie  ».  Par  ce  moyen,  vous  avez  fait  voir 
qu'il  n'y  avoit  rien  de  foible  en  vos  mains,  et  que 
vous  faites  des  foudres  de  tout  ce  qu'il  vous  plaît 
employer. 

Mais  ne  vous  dirai-je  pas,  chrétiens,  une  belle 

(0  Joan.  xii.  3 1 .  —  C'')  «y.  Au§.  in  Ps.  li v ,  n.  12,  tom.  iv ,  col  5o§. 


348  SUR    LA    VERTU 

marque  que  nous  a  donnée  Jésus- Christ,  pour  nous 
convaincre  très-évidemment  queVest  la  croix  qui 
a  opéré  ces  merveilles.  C'est  que  sous  le  règne  de 
Constantin ,  dans  le  temps  que  la  paix  fut  donnée  à 
l'Eglise,  que  le  vrai  Di^u  fut  reconnu  publiquement 
par  toute  la  terre  y  que  tous  les  peuples  du  monde 
confessèrent  la  divinité  de  Jésus  j  la  croix  de  notre 
bon  Maître,  qui  n'avoit  point  paru  jusqu'alors,  fut 
reconnue  par  des  miracles  extraordinaires,  dont 
toute  l'antiquité  s'est  glorifiée.  Elle  fut  exaltée  dans 
un  temple  auguste  à  la  gloire  du  Crucifié,  étala  con- 
solation des  fidèles.  Est-ce  par  un  événement  fortuit 
que  cela  s'est  reacontré  dans  ce  temps  ?  une  chose 
si  illustre  est-elle  arrivée  sans  quelque  ordre  secret 
de  la  Providence?  Ah!  ne  le  croyez  pas,  chrétiens. 
Et  quoi  donc?  C'est  que  tout  a  fléchi,  sous  le  joug 
du  sauveur  Jésus.  Les  puissances  infernales  sont  con- 
fondues ;  tout  le  monde  vient  adorer  le  vrai  Dieu 
dans  l'Eglise  qui  est  son  temple,  et  par  Jésus-Christ 
qui  est  son  pontife. 

Paroissez,  paroissez,  il  est  temps,  ô  croix,  qui 
avez  fait  ces  miracles  :  c'est  vous  qui  avez  brisé  les 
idoles;  c'est  vous  qui  avez  subjugué  les  peuples; 
c'est  vous  qui  avez  donné  la  victoire  aux  valeureux 
soldats  de  Jésus,  qui  ont  tout  surmonté  par  la  pa- 
tience. Vous  serez  gravée  sur  le  front  des  rois;  vous 
serez  le  principal  ornement  de  la  couronne  des 
empereurs;  vous  serez  l'espérance  et  la  gloire  des 
chrétiens,  qui  diront  avec  l'apôtre  saint  Paul, 
cf  qu'ils  ne  veulent  jamais  se  glorifier,  si  ce  n'est  en 
»  la  croix  de  notre  Seigneur  Jésus-Christ  »  ;  à  cause 
que  la  croix ,  par  la  bienheureuse  victoire  qu'elle  a 


DE    LA    CROIX    DE    JÉSUS-CHRIST.  340 

remportée  en  faisant  éclater  la  toute-puissance  di- 
vine, a  aussi  répandu  sur  nous  les  trésors  de  sa  mi- 
séricorde :  c'est  ce  qui  me  reste  à  vous  dire  en  peu 
de  paroles. 

SECOND   POINT. 

Ce  nous  est  à  la  Vérité  une  grande  gloire  de  servir 
un  Dieu  si  puissant  qu'est  celui  que  nous  adorons; 
mais  c'est  particulièrement  sa  miséricorde  qui  nous 
oblige  à  nous  glorifier  en  lui  seul.  Qui  ne  se  tien- 
droit  infiniment  honoré  de  voir  un  Dieu  si  grand, 
qui  met  sa  gloire  à  nous  enrichir?  Et  n'est-ce  pas 
nous  presser  vivement  de  mettre  toute  la  nôtre  à 
le  louer  ?  c'est  ce  que  fait  la  miséricorde.  Ce  Dieu, 
qui ,  par  sa  toute-puissance ,  est  si  fort  au-dessus  de 
nous,  lui-même  par  sa  bonté  daigne  se  rabaisser 
jusqu'à  nous,  et  nous  communique  tout  ce  qu'il  est 
par  une  miséricordieuse  condescendance.  Avouons 
que  cela  touche  les  cœurs  ;  et  que  s'il  est  glorieux 
à  la  toute  -  puissance  de  faire  craindre  la  miséri- 
corde, il  ne  l'est  pas  moins  à  la  miséricorde  de  ce 
qu'elle  fait  aimer  la  puissance. 

Car,  certes,  il  y  a  de  la  gloire  à  se  faire  aimer, 
c'est  pourquoi  le  grave  Tertullien  nous  enseigne 
K  que  dans  l'origine  des  choses.  Dieu  n'avoit  que 
«  de  la  bonté,  et  que  sa  première  inclination,  c'est 
»  de  nous  bien  faire  «  :  Deus  à  primordio  tantîun 
bonus  (0.  Et  la  raison  qu'il  eii  rend  eist  bien  évi- 
dente ,  et  bien  digne  d'un  si  grand  homme  :  car 
pour  bien  connoître  quelle  est  la  première  des  in- 
clinations ,  il  faut  choisir  celle  qui  se  trouvera  la 

(i)  Advorsiis  Marcion.  Ub.  u,  n.  1 1 ,  pag.  \Q'2. 


35o  SUR    LA    VEKTU 

plus  naturelle ,  d'autant  que  la  nature  est  le  prin- 
cipe de  tout  le  reste.  Or,  notre  Dieu,  chrétiens, 
a-t-il  rien  de  plus  naturel  que  cette  inclination  de 
nous  enriciiir  par  la  profusion  de  ses  grâces  ?  Comme 
une  source  envoie  ses  eaux  naturellement,  comme 
le  soleil  naturellement  répand  ses  rayons  ;  ainsi 
Dieu  naturellement  fait  du  bien.  Etant  bon,  abon- 
dant ,  plein  de  trésors  infinis  par  sa  dignité  natu- 
relle, il  doit  être  aussi,  par  nature,  bienfaisant, 
libéral,  magnifique. 

Quand  il  te  punit,  ô  impie,  la  raison  n'en  est 
pas  en  lui-même;  il  ne  veut  pas  que  personne  pé- 
risse. C'est  ta  malice ,  c'est  ton  ingratitude  qui  attire 
son  indignation  sur  ta  tête.  Au  contraire,  si  nous 
voulons  l'exciter  à  nous  faire  du  bien ,  il  n'est  pas 
nécessaire  de  chercher  bien  loin  des  motifs  :  sa  na- 
ture, d'elle-même  si  bienfaisante,  lui  est  un  motif 
*très-pressant ,  et  une  raison  qui  ne  le  quitte  jamais. 
Quand  il  nous  fait  du  mal,  il  le  fait  à  cause  de  nous  ; 
quand  il  nous  fait  du  bien,  il  le  fait  à  cause  de  lui- 
même.  «  Ce  qu'il  est  bon,  c'est  du  sien,  c'est  de 
M  son  propre  fond,  ditTertullien  ;  ce  qu'il  est  juste, 
M  c'est  du  nôtre  »  :  c'est  nous  qui  fournissons  par 
nos  crimes  la  matière  à  sa  juste  vengeance  :  De  suo 
optimus ,  de  nostro  justus  (0.  Il  est  donc  vrai,  ce  que 
nous  disions ,  que  Dieu  n'a  pu  commencer  ses  ou- 
vrages que  par  unépanchement  général  de  sa  bonté 
sur  les  créatures,  et  que  c'est  là  par  conséquent  sa 
plus  grande  gloire. 

Maintenant  je  vous  demande  :  le  sauveur  Jésus, 
notre   amour  et  notre   espérance,  notre  pontife, 

CO  De  Resur.  carn.  n,  i^. 


DE    LA    CROIX    DE    JÉSUS-CHRIST.  35l 

notre  avocat,  notre  intercesseur,  pourquoi  est -il 
monte'  sur  la  croix?  pourquoi  est-il  mort  sur  ce  bois 
infâme?  qu'est-ce  que  nous  en  apprend  le  grand 
apôtre  saint  PauKO?  N'est-ce  pas  a  pour  renouveler 
»  toutes  choses  en  sa  personne»,  pour  ramener  tout 
à  la  première  origine,  pour  reprendre  les  premières 
traces  de  Dieu  son  Père ,  et  re'former  les  hommes 
selon  le  premier  dessein  de  ce  grand  ouvrier  ?  C'est 
la  doctrine  du  christianisme  :  donc  ce  qui  a  porté  le 
Sauveur  à  vouloir  mourir  en  la  croix  ,  c'est  qu'il 
étoit  touché  de  ces  premiers  sentimens  de  son  Père; 
c'est-à-dire ,  ainsi  que  je  l'ai  exposé  tout  à  l'heure , 
de  clémence ,  de  bonté ,  de  charité  infinie. 

En  effet ,  n'est-ce  pas  à  la  croix  qu'il  a  présenté 
devant  le  trône  de  Dieu ,  non  point  des  génisses  et 
des  taureaux ,  mais  sa  sainte  chair ,  formée  par  le 
Saint-Esprit ,  oblation  sainte  et  vivante  pour  l'ex- 
piation de  nos  crimes?  N'est-ce  pas  à  la  croix  qu'il  a 
réconcilié  toutes  choses,  faisant  par  la  vertu  de  son 
sang  la  vraie  purification  de  nos  âmes (2) ?  Les  hommes 
étoient  révoltés  contre  Dieu ,  ainsi  que  nous  le  di- 
sions dans  la  première  partie;  et  d'autre  part,  la 
justice  divine  étoit  prête  à  les  précipiter  dans  l'abîme 
en  la  compagnie  des  démons,  dont  ils  avoient  suivi 
les  conseils  et  imité  la  présomption  ;  lorsque  tout  à 
coup  notre  charitable  Pontife  paroît  entre  Dieu  et 
les  hommes.  Il  se  présente  pour  porter  les  coups  qui 
alloient  tomber  sur  nos  têtes.  Posé  sur  l'autel  de  la 
croix ,  il  répand  son  sang  sur  les  hommes ,  il  élève  à 
Dieu  ses  mains  innocentes;  «  et  ainsi  pacifiant  le 
»  ciel  et  la  terre  P)  » ,  il  arrête  le  cours  de  la  justice 

C«)  JEphes.  1.  10.  Col.  m.  10.  —  W  Col.  i,  20.  —  (?)  Ibid. 


352  SUR    LA    VERTU 

divine, et  change  une  fureur  implacable  en  une  éter- 
nelle miséricorde. 

En  suivant  l'audace  des  anges  rebelles ,  nous  leur 
avions  vendu  nos  corps  et  nos  âmes,  par  un  détes- 
table marché;  et  Dieu  sur  ce  contrat  avoit  ordonné 
que  nous  serions  livrés  en  leurs  mains.  Dieu  l'avoit 
prononcé  de  la  sorte  par  une  sentence  dernière  et 
irrévocable.  Mais  qu'a  fait  le  sauveur  Jésus?  «Il  a 
3)  pris,  dit  l'apôtre  saint  Paul  (0,  l'original  de  ce 
»  décret  donné  contre  nous,  et  il  l'a  attaché  à  la 
3)  croix».  Pour  quelle  raison?  C'est  afin,  ô  Père 
éternel,  que  vous  ne  puissiez  voir  la  sentence  qui 
nous  condamne,  que  vous  ne  voyiez  le  sacrifice  qui 
nous  absout  ;  afin  que  si  vous  rappeliez  en  votre  mé- 
moire le  crime  qui  vous  irrite, en  même  temps  vous 
vous  souveniez  du  sang  qui  vous  appaise  et  vous 
adoucit.  Ainsi  a  été  accompli  cet  oracle  du  prophète 
Isaïe  :  «  Votre  traité  avec  la  mort  sera  annulé ,  et 
»  votre  pacte  avec  l'enfer  ne  tiendra  pas  »  :  Dele- 
hilur  fœdus  'vestrum  cum  morte  _,  etpactum  vestrwn 
cum  inferno  non  slabit  (^).  Jésus  a  rompu  ce  dam- 
nable  contrat  par  une  meilleure  alliance  :  dès-là  nos 
espérances  se  sont  relevées.  Le  ciel,  qui  étoit  de  fer 
pour  nous ,  a  commencé  de  répandre  ses  grâces  sur 
les  misérables  mortels  :  Jésus  nous  l'a  ouvert  par  sa 
croix. 

C'est  pourquoi  je  la  compare  à  cette  mystérieuse 
échelle  qui  parut  au  patriarche  Jacob ,  «  où  il  voyoit 
3)  les  anges  monter  et  descendre  (3)  ».  Que  veut 
dire  ceci,  chrétiens?  N'est-ce  pas  pour  nous  faire 
entendre  que  la  croix  de  notre  Sauveur  renoue  le 

(«"'  Col.  II.  14.  —  (2)/a«ï.  xxvni.  18.  —  (3)  Gen.  xxvJii.  12. 

commerce 


DE    LA    CROIX    DE    J  ES  US -C  H  RIST.  353 

commerce  entre  le  ciel  et  la  terre;  que  par  cette 
croix  les  saints  anges  viennent  à  nous  comme  à  leurs 
frères  et  leurs  allie's,  et  en  même  temps  nous  ap- 
prennent que,  par  la  même  croix,  nous  pouvons 
remonter  au  ciel  avec  eux,  pour  y  remplir  les  places 
que  leurs  ingrats  compagnons  ont  laissées  vacantes? 

Où  mettrons-nous  donc  notre  gloire,  mes  Frères, 
si  ce  n'est  en  la  croix  de  Jésus?  Car,  comme  dit  l'a- 
pôtre saint  Paul,  «  si  lorsque  nous  étions  ennemis, 
))  Dieu  nous  a  réconciliés  par  la  mort  de  son  Fils 
))  unique;  maintenant  que  nous  avons  la  paix  avec 
i)  lui  par  le  sang  du  Médiateur,  comment  ne  nous 
»  comblera-t-il  pas  de  ses  dons?  Et  si,  étant  pé- 
))  cheurs,  Jésus-Christ  nous  a  tant  aimés,  qu'il  est 
))  mort  pour  l'amour  de  nous;  maintenant  que  nous 
»  sommes  justifiés  par  son  sang  (0  »,  qui  pourroit 
dire  la  tendresse  de  son  amour?  Or,  si  Dieu  a  usé 
envers  nous  d'une  telle  miséricorde  pendant  que 
nous  étions  des  rebelles ,  que  ne  fera-t-il  pas  main- 
tenant que  par  la  croix  du  Sauveur  nous  sommes 
devenus  ses  enfans?  «  Et  celui  qui  nous  a  donné 
»  son  Fils  unique,  que  nous  pourra-t-il  refuser  (2)  »? 

Pour  moi ,  je  vous  l'avoue ,  chrétiens ,  c'est  là 
toute  ma  gloire ,  c'est  là  mon  unique  consolation  : 
autrement,  dans  quel  désespoir  ne  me  jeteroit  pas 
le  nombre  infini  de  mes  crimes?  Quand  je  consi- 
dère le  sentier  étroit  sur  lequel  Dieu  m'a  commande 
de  marcher,  et  l'incroyable  difficulté  qu'il  y  a  de 
retenir,  dans  un  chemin  si  glissant,  une  volonté  si 
volage  et  si  précipitée  que  la  mienne  ;  quand  je  jette 
les  yeux  sur  la  profondeur  immense  du  cœur  hu- 

(0  Jiom.  V.  10,  8,  9.  —  (*}  IbùL  VIII.  32. 
BossuEï.  xiy.  2  3 


354  SUR    LA    VERTU 

main,  capable  de  cacher  dans  ses  replis  tortueux 
tant  d'inclinations  corrompues,  dont  nous  n'aurons 
nous-mêmes  nulles  connoissances  ;  je  fi  émis  d'hor- 
reur, fidèles,  et  j'ai  juste  sujet  de  craindre  qu'il  ne 
se  trouve  beaucoup  de  péchés  dans  les  choses  qui 
me  paroissent  les  plus  innocentes.  Et  quand  même 
je  serois  très-juste  devant  les  hommes,  ô  Dieu  éter- 
nel, quelle  justice  humaine  ne  disparoîtra  pas  de- 
vant votre  face  !  «  Et  qui  seroit  celui  qui  pourroit 
»  justifier  sa  vie,  si  vous  entriez  avec  lui  dans  un 
»  examen  rigoureux  (0  »?  Si  le  grand  apôtre  saint 
Paul,  après  avoir  dit  avec  une  si  grande  assurance , 
«  qu'il  ne  se  sent  point  coupable  en  lui-même,  ne 
»  laisse  pas  de  craindre  de  n'être  pas  justifié  devant 
»  vous  (2)  »  ;  que  dirai -je,  moi  misérable?  et  quels 
devront  donc  être  les  troubles  de  ma  conscience? 
Mais,  ô  mon  Pontife  miséricordieux,  mon  Pontife 
fidèle  et  compatissant  à  mes  maux ,  c'est  vous  qui 
répandez  une  certaine  sérénité  dans  mon  ame.  Non, 
tant  que  je  pourrai  embrasser  votre  croix,  jamais  je 
ne  perdrai  l'espérance  :  tant  que  je  vous  verrai  à  ki 
droite  de  votre  Père  avec  une  nature  semblable  à  la 
mienne,  portant  encore  sur  votre  chair  les  cica- 
trices de  ces  aimables  blessures  que  vous  avez  reçues 
pour  l'amour  de  moi ,  je  ne  croirai  jamais  que  le 
genre  humain  vous  déplaise,  et  la  terreur  de  la  ma- 
jesté ne  m'empêchera  point  d'approcher  de  l'asile 
de  la  miséricorde.  Cela  me  rend  certain  que  vous 
aurez  pitié  de  mes  maux  :  c'est  pourquoi  votre  croix 
est  toute  ma  gloire ,  parce  qu'elle  est  toute  mon  es- 
pérance. 

C)  Ps.  cxLii.  2.  —  W  I.  Cor.  IV.  4. 


DE    LA    CROIX    DE    JÉSUS-CHKIST.  355 

Mais  est -il  bien  vrai,  chrétiens,  que  nous  nous 
glorifions  en  la  croix  du  sauveur  Jésus?  Nos  actions 
ne  démentent-elles  pas  nos  paroles?  Ne  faudroit-il 
pas  dire  plutôt  que  la  croix  nous  est  un  scandale, 
aussi  bien  qu'elle  l'a  été  aux  gentils  (0?  La  croix 
ne  t'est-elle  pas  un  scandale  à  toi,  qui  dédaignes  la 
pauvreté,  qui  ne  peux  souffrir  les  injures,  qui  cours 
après  les  plaisirs  mortels,  qui  fuis  tout  ce  que  tu 
vois  à  la  croix;  oubliant  que  notre  Seigneur  Jésus- 
Christ  a  trouvé  sa  vie  dans  la  mort ,  et  s-^s  richesses 
dans  la  pauvreté,  et  ses  délices  dans  les  lourmens, 
et  sa  gloire  dans  l'ignominie?  L'apôtre  saint  Paul  di- 
soit  à  ceux  qui  vouloient  établir  la  justice  par  les 
oeuvres  et  les  cérémonies  de  la  loi ,  que  «  si  la  justi^.e 
«  étoit  par  la  loi,  Jésus-Christ  étoit  mort  en  vain, 
»  et  que  ce  grand  scandale  de  la  croix  étoit  inu- 
»  tile  (2)  ».  Et  ne  pourrois-je  pas  dire  aujourd'iiUi 
avec  beaucoup  plus  de  raison,  qu'en  vain  Jésus- 
Christ  est  mort  à  la  croix  ;  puisque  n'étant  mort 
qu'afîn  de  nous  rendre  un  peuple  agréable  à  Dieu , 
nous  vivons  avec  une  telle  licence ,  que  nous  con- 
traignons presque  les  infidèles  à  blasphémer  le  saint 
nom  qui  a  été  invoqué  sur  nous?  En  vain  Jésus- 
Christ  est  mort  à  la  croix  pour  renverser  la  sagesse 
mondaine,  si  après  sa  mort  on  mène  toujours  une 
même  vie,  si  l'on  applaudit  aux  mêmes  maximes,  si 
l'on  met  le  souverain  bonheur  dans  les  mêmes  choses. 
En  vain  la  croix  a-t-elle  abattu  les  idoles  par  toute 
la  terre ,  si  nous  nous  faisons  tous  les  jours  de  nou- 
velles idoles  par  nos  passions  déréglées  j  sacrifiant 
CO  /.  Cor.  I.  23.  —  (»)  Gai  II.  a  I .  V.  1 1 . 


356  SUR    LA    VERTU 

non  point  à  Bacchus,  mais  à  l'ivrognerie;  non  point 
à  Te'nus  ,  mais  à  l'impudicité;  non  point  à  Plutus, 
mais  à  l'avarice  ;  non  point  à  Mars ,  mais  à  la  ven- 
geance; et  leur  immolant  non  des  animaux  égorge's, 
mais  nos  esprits  remplis  de  l'Esprit  de  Dieu ,  et  «  nos 
»  corps  qui  sont  les  temples  du  Dieu  vivant,  et  nos 
Mi  membres  qui  sont  devenus  les  membres  de  Je'sus- 
»  Christ  (0  )). 

^  Cest  donc  une  chose  trop  assurée,  que  la  croix 
de  Je'sus  n'est  pas  notre  gloire  :  car  si  elle  étoit  no- 
tre gloire,  nous  glorifierions-nous,  comme  nous  fîii- 
sons,  dans  les  vanités?  Pourquoi  pensez -vous  que 
l'apôtre  saint  Paul  ne  dise  pas  en  ce  lieu  qu'il  se 
glorifie  en  la  sagesse  de  Jésus-Christ,  en  la  puissance 
d€  Jésus-Christ,  dans  les  miracles  de  Jésus-Christ, 
en  la  résurrection  de  Jésus-Christ ,  mais  seulement 
en  la  mort  et  en  la  croix  de  Jésus-Christ?  A-t-il 
parlé  ainsi  sans  raison?  Ou  plutôt  ne  vous  souve- 
Aez-yous  pas  que  je  vous  ai  dit ,  à  l'entrée  de  ce  dis- 
cpurs,  que  la  croix  étoit  un  assemblage  de  tous  les 
-tourmens,  de  tous  les  opprobres,  et  de  tout  ce  qui 
^roît  non -seulement  méprisable,  mais  horrible, 
mais  effroyable  à  notre  raison?  C'est  pour  cela  que 
saint  Paul  nous  dit,  «  qu'il  se  glorifie  seulement  en 
j).la  croix  du  sauveur  Jésus  »;  afin  de  nous  appren- 
idre  fhumilité,  afin  de  nous  faire  entendre,  que  nous 
autres  chrétiens  nous  n'avons  de  gloire  que  dans  les 
choses  que  le  monde  méprise. 

Eh,  dites -moi,  mes  Fi'ères,  «  le  signe  du  chré- 
»  tien,  n'est-ce  pas  la  croix?  N'est-ce  pas  par  la 

CO  /.  Cor.  VI.  19,  i5.  Ephes,  y.  3o. 


{ 


DE    LA    CROIX    DE    J  ES  US- C  H  R  I  ST.  35t 

»  croix ,  dit  saint  Augustin  (0,  que  Ton  bénit,  et  Veau 
»  qui  nous  régénère,  et  le  sacrifice  qui  nous  nour- 
»  rit,  et  Fonction  sainte  qui  nous  fortifie  »?  Avez- 
vous  oublié  que  l'on  a  imprimé  la  croix  sur  vos 
fronts,  quand  on  vous  a  confirmés  par  le  Saint-Es- 
prit? Pourquoi  l'imprimer  sur  le  front?  N'est-ce  pas 
que  le  front  est  le  siège  de  la  pudeur?  Jésus-Christ 
par  la  croix  a  voulu  nous  durcir  le  front  contre  cette 
fausse  honte,  qui  nous  fait  rougir  des  choses  que 
les  hommes  estiment  basses,  et  qui  sont  grandes  de- 
vant la  face  de  Dieu.  Combien  de  fois  avons-nous 
rougi  de  bien  faire?  Combien  de  fois  les  emplois  les 
plus  saints  nous  ont-ils  semblés  bas  et  ravalés?  La 
croix  imprimée  sur  nos  fronts  nous  arme  d'une  gé- 
néreuse impudence  contre  cette  lâche  pudeur;  elle 
nous  apprend  que  les  honneurs  de  la  terre  ne  sont 
pas  pour  nous. 

Quand  les  magistrats  veulent  rendre  les  personnes 
infâmes  et  indignes  des  honneurs  humains ,  souvent 
ils  leur  font  imprimer  sur  le  corps  une  marque 
honteuse,  qui  découvre  à  tout  le  monde  leur  infa- 
mie. Vous  dirai-je  ici  ma  pensée?  Dieu  a  imprimé 
sur  nos  fronts,  dans  la  partie  du  corps  la  plus  émi- 
nente,  une  marque  devant  lui  glorieuse,  devant  les 
hommes  pleine  d'ignominie,  afin  de  nous  rendre  in- 
capables de  recevoir  aucun  honneur  sur  la  terre. 
Ce  n'est  pas  que,  pour  être  bons  chrétiens,  nous 
soyons  indignes  des  honneurs  du  monde  ;  mais  c'est 
que  les  honneurs  du  monde  ne  sont  pas  dignes  de 
nous.  Nous  sommes  infâmes,  selon  le  monde;  parce 

(»)  In  Joan.  tract,  cxvin,  n.  5,  tom.  m ,  part,  ii,  col.  80 1. 


358  SUR    LA    VERTU 

que,  selon  le  monde,  la  croix,  qui  est  notre  gloire, 
est  un  abre'ge  de  toutes  sortes  d'infamies. 

Cependant,  comme  si  le  christianisme  et  la  croix 
de  Jésus  étoient  une  faljle,  nous  n'avons  d'ambition 
que  pour  la  gloire  du  siècle  :  l'humilité  chrétienne 
nous  paroît  une  niaiserie.  Nos  premiers  pères  > 
croyoient  qu'à  peine  les  empereurs  méritoient-ils 
d'être  chrétiens  :  les  choses  à  présent  sont  changées, 
A  peine  croyons -nous  que  la  piété  chrétienne  soit 
digne  de  paroître  dans  les  personnes  considérables  : 
la  bassesse  de  la  croix  nous  est  en  horreur;  nous 
voulons  qu'on  nous  applaudisse  et  qu'on  nous  res- 
pecte. 

Mais  ma  charge ,  me  direz-vous ,  veut  que  je  me 
fasse  honneur  :  si  on  ne  respecte  les  magistrats  , 
toutes  choses  iront  en  désordre.  Apprenez ,  appre- 
nez quel  usage  le  chrétien  doit  faire  des  honneurs 
du  monde  :  qu'il  les  reçoive  premièrement  avec 
modestie,  connoissant  combien  ils  sont  vains  :  qu'il 
les  reçoive  pour  la  police  ;  mais  qu'il  ne  les  recherche 
pas  pour  la  pompe  :  qu'il  imite  l'empereur  Héraclius, 
qui  déposa  la  pourpre ,  et  se  revêtit  d'un  habit  de 
pauvre,  pour  porter  la  croix  de  Jésus.  Ainsi,  que 
le  fidèle  se  dépouille  de  tous  les  honneurs  devant  la 
croix  de  notre  bon  Maître;  qu'il  y  paroisse  comme 
pauvre  ,  comme  nu  et  comme  mendiant  :  qu'il 
songe  que,  par  la  naissance,  tous  les  hommes  sont 
ses  égaux  ;  et  que  les  pauvres ,  dans  le  christianisme , 
sont  en  quelque  façon  ses  supérieurs.  Qu'il  consi- 
dère que  l'honneur  qu'on  lui  rend  n'est  pas  pour  sa 
propre  grandeur ,  mais  pour  l'ordre  du  monde ,  qui 


DE    LA    CROIX    DE    JÉSUS-CHRIST.  3^9 

ne  peut  subsister  sans  cela  ;  que  cet  ordre  passera 
bientôt ,  et  qu'il  s'élèvera  un  nouvel  ordre  de  choses, 
où  ceux-là  seront  les  plus  grands,  qui  auront  été 
les  plus  gens  de  bien ,  et  qui  auront  mis  leur  gloire 
en  la  croix  du  sauveur  Jésus. 

Adorons  la  croix  dans  cette  pensée  ;  assistons  dans 
cette  pensée  au  saint  sacrifice  qui  se  fait  en  mémoire 
de  la  passion  du  Fils  de  Dieu.  Fasse  notre  Seigneur 
Jésus  -  Christ ,  que  nous  comprenions  combien  sa 
croix  est  auguste ,  combien  glorieuse  ;  puisqu'elle 
seule  est  capable  de  faire  éclater  sur  les  hommes  la 
toute -puissance  de  Dieu,  et  de  répandre  sur  eux 
les  trésors  immenses  de  sa  miséricorde  infmie,  en 
leur  ouvrant  l'entrée  à  la  félicité  éternelle.  Amen. 


■%,-%,-^v%>%i%i'v^^/*nt 


36o  SUR    LES    SOUFFRANCES. 


IV  SERMON 

POU» 

L'EXALTATION  DE  LA  S."  CROIX, 

PRECHE     AUX     NOUVEAUX     CATHOLIQUES. 

SUR  LES  SOUFFRANCES. 

La  miséricorde  et  la  justice  conciliées  en  la  personne  de  Jésus*- 
Christ,  fondement  de  son  exaltation  à  la  croix.  Deux  manières  dif- 
férentes dont  nous  pouvons  participer  à  la  croix.  Le  trouble  qu'on 
nous  apporte  dans  les  choses  que  nous  aimons,  cause  générale  de 
toutes  nos  peines.  Trois  différentes  façons  dont  notre  ame  peut  y 
être  troublée.  Trois  sources  de  grâces  que  nous  trouvons  dans  ces 
trois  sources  d'afflictions.  La  croix,  un  instrument  de  vengeance  à 
regard  des  impénitens.  Terrible  état  d'une  ame  qui  souffre  sans  se 
convertir.  Eloge  de  la  foi  des  nouveaux  catholiques  :  motifs  pressans 
pour  les  fidèles  de  les  soulager  dans  leurs  besoins. 


Exaltari  oporlet  Filium  hominis. 

Il  faut  que  le  Fils  de  l'homme  soit  exalté.  Joan,  m.  14. 

Christo  confixus  sum  cruci. 

Je  suis  attaché  à  la  croix  avec  Jésus-Christ,  Gai.  11.  19. 

f 

1  ouTE  TEcriture  nous  prêche  que  la  gloire  du  Fils 
de  Dieu  est  dans  les  souflrances,  et  que  c'est  à  la 
croix  qu'il  est  exalté  :  il  n'est  rien  de  plus  ve'ritable. 


SUR    LES    SOUFFr.ÀNCES.  36l 

Jésus  est  exalté  à  Ja  croix  par  les  peines  qu'il  a  en- 
durées; Jésus  est  exalté  à  la  croix  par  les  peines 
que  nous  endurons.  C'est ,  mes  Frères ,  sur  ce  der- 
nier point  que  je  m'arrêterai  aujourd'hui,  comme 
sur  celui  qui  me  semble  le  plus  fructueux  ;  et  je  me 
propose  de  vous  faire  voir  combien  le  Fils  de  Dieu 
est  glorifié  dans  les  souffrances  qu'il  nous  envoie. 
Mais,  chrétiens,  ne  nous  trompons  pas;  dans  la 
gloire  qu'il  tire  de  nos  afflictions ,  il  y  est  glorifié  en 
deux  manières,  dont  l'une  certainement  n'est  pas 
moins  terrible,  que  l'autre  est  salutaire  et  glorieuse. 

Voici  une  doctrine  importante  ;  voici  un  grand 
mystère  que  je  vous  propose  ;  et  afin  de  le  bien  en- 
tendre, venez  le  méditer  au  Calvaire,  au  pied  de  la 
croix  de  notre  Sauveur  ;  vous  y  verrez  deux  actions 
opposées  que  le  Père  y  exerce  dans  le  même  temps. 
11  y  exerce  sa  miséricorde  et  sa  justice  ;  il  punit  et 
remet  les  crimes  ;  il  se  venge  et  se  réconcilie  tout 
ensemble  :  il  frappe  son  Fils  innocent  pour  l'amour 
des  hommes  criminels,  et  eil  même  temps  il  par- 
donne aux  hommes  criminels  pour  l'amour  de  son 
Fils  innocent.  O  justice  !  ô  miséricorde  !  qui  vous  a 
ainsi  assemblées  ?  C'est  le  mystère  de  Jésus-Christ  ; 
c'est  le  fondement  de  sa  gloire  et  de  son  exaltation 
à  la  croix ,  d'avoir  concilié  en  sa  personne  ces  deux 
divins  attributs,  je  veux  dire,  la  miséricorde  et  la 
justice. 

Mais  cette  union  admirable  nous  doit  faire  consi- 
dérer ,  que  comme  en  la  croix  de  notre  Sauveur  la 
vengeance  et  le  pardon  se  trouvent  ensemble;  aussi 
pouvons-nous  participer  à  la  croix  en  ces  deux  ma- 
nières différentes,  ou  selon  la  rigueur  qui  s'y  exerce, 


362  SUR    LES    SOUFFRANCES. 

OU  selon  la  grâce  qui  s'y  accorde.  Et  c'est  ce  qu'il  a 
plu  à.  notre  Seigneur  de  nous  faire  voir  au  Calvaire. 
Nous  y  voyons,  dit  saint  Augustin,  «  trois  hommes 
»  en  croix,  un  qui  donne  le  salut,  un  qui  le  reçoit, 
»  un  qui  le  méprise  »  :  Très  erant  in  cruce ,  unus 
sal^atorj  alius  sal^andus  ^  alius  damnandus  {^) .  Au 
milieu ,  l'auteur  de  la  grâce  ;  d'un  côté  un  qui  en 
profite ,  de  l'autre  côté  un  qui  la  rejette.  Discerne- 
ment terrible  et  diversité  surprenante  !  Tous  deux 
sont  à  la  croix  avec  Jésus-Christ ,  tous  deux  com- 
pagnons de  son  supplice  ;  mais  hélas  !  il  n'y  en  a 
qu'un  qui  soit  compagnon  de  sa  gloire.  Ce  que  le 
Sauveur  avoit  réuni,  je  veux  dire  la  miséricorde  et 
la  vengeance ,  ces  deux  hommes  l'ont  divisé.  Jésus- 
Christ  est  au  milieu  d'eux ,  et  chacun  a  pris  son  par- 
tage de  la  croix  de  notre  Seigneur.  L'un  y  a  trouvé 
la  miséricorde,  l'autre  les  rigueurs  de  la  justice  :  l'un 
y  a  opéré  son  salut ,  l'autre  y  a  commencé  sa  dam- 
nation :  la  croix  a  élevé  jusqu'au  paradis  la  patience 
de  l'un  ;  la  croix  a  précipité  au  fond  de  l'enfer  l'im- 
pénitence  de  l'autre.  Ils  ont  donc  participé  à  la  croix 
en  deux  manières  bien  différentes;  mais  cette  diver- 
sité n'empêchera  pas  que  Jésus  ne  soit  exalté  en  l'un 
et  en  l'autre ,  ou  par  sa  miséricorde ,  ou  par  sa  jus- 
tice :  Exallari  oportet  Filium  hominis. 

Apprenez  de  là ,  chrétiens ,  de  quelle  sorte  et  en 
quel  esprit  vous  devez  recevoir  la  croix.  Ce  n'est  pas 
assez  de  souffrir  ;  car  qui  ne  souffre  pas  dans  la  vie  ? 
Ce  n'est  pas  assez  d'être  sur  la  croix;  car  plusieurs 
y  sont  comme  ce  voleur  impénitent ,  qui  sont  bien 
éloignés  du  crucifié.  La  croix  dans  les  uns  est  une 

(')  Enar.  ii,  in  Psal.  xxxiy,  n.  i ,  tonu  ir ,  col.  238. 


SUR    LES    SOUFFRANCES.  363 

grâce  ;  la  croix  dans  les  autres  est  une  vengeance  ;  et 
toute  cette  diversité'  de'pend  de  l'usage  que  nous  en 
faisons.  Avisez  donc  se'rieusement ,  ô  vous ,  âmes 
que  Jésus  afflige ,  ô  vous  que  ce  divin  Sauveur  a  mis 
sur  la  croix  -,  avisez  sérieusement  dans  lequel  de  ces 
deux  états  vous  voulez  y  être  attachés;  et  afin  que 
vous  fassiez  un  bon  choix ,  voyez  ici  en  peu  de  pa- 
roles la  peinture  de  l'un  et  de  l'autre ,  qui  fera  le 
partage  de  ce  discours. 

PREMIER  POINT. 

Pour  parler  solidement  des  afflictions,  connoîs- 
sons  premièrement  quelle  est  leur  nature;  et  disons, 
s'il  vous  plaît,  Messieurs,  avant  toutes  choses,  que 
la  cause  générale  de  toutes  nos  peines ,  c'est  le 
trouble  qu'on  nous  apporte  dans  les  choses  que  nous 
aimons.  Or  il  me  semble  que  noijs  voyons  par  expé- 
rience que  notre  ame  y  peut  être  troublée  en  trois 
différentes  façons  ;  ou  lorsqu'on  lui  refuse  ce  qu'elle 
désire ,  ou  lorsqu'on  lui  ôte  ce  qu'elle  possède ,  ou 
lorsque  ,  lui  en  laissant  la  possession ,  on  l'empêche 
de  le  goûter. 

Premièrement  on  nous  inquiète  quand  on  nous 
refuse  ce  que  nous  aimons  :  car  il  n'est  rien  de  plus 
misérable  que  cette  soif,  qui  jamais  n'est  rassasiée  ; 
que  ces  désirs  toujours  suspendus,  qui  s'avancent 
éternellement  sans  rien  prendre  ;  que  cette  fâcheuse 
agitation  d'une  ame  toujours  frustrée  de  ce  qu'elle 
espère  :  on  ne  peut  assez  exprimer  combien  elle  est 
travaillée  par  ce  mouvement.  Toutefois  on  l'afflige 
beaucoup  davantage,  quand  on  la  trouble  dans  la 
possession  du  bien  qu  elle  tient  déjà  entre  ses  mains; 


364  SUR    LES    SOUFFRANCES. 

parce  que,  dit  saint  Augustin  (0  ,  «  quand  elle  pbs- 
»  sède  ce  qu'elle  a  aimé,  comme  les  honneurs,  les 
»  richesses  ou  quelque  autre  chose  semblable  ,  elle 
»  se  l'attache  à  elle-même  par  le  contentement 
»  qu'elle  a  de  l'avoir  »  ,  l'aise  qu'elle  sent  d'en  jouir; 
elle  se  l'incorpore  en  quelque  façon,  si  je  puis  parler 
de  la  sorte  ;  cela  devient  comme  une  partie  de  nous- 
mêmes,  ou,  pour  dire  le  mot  de  saint  Augustin, 
«  comme  un  membre  de  notre  cœur  »  ,  Velut  mem- 
bra  aiiimi  :  de  sorte  que  si  l'on  vient  à  nous  l'arra- 
cher ,  aussitôt  le  cœur  en  ge'mit  ;  il  est  comme  de'- 
chiré  et  ensanglanté  par  la  violence  qu'il  souftVe. 

La  troisième  espèce  d'afîliction ,  qui  est  si  ordi- 
naire dans  la  vie  humaine,  ne  nous  ôte  pas  entiè- 
rement le  bien  qui  nous  plaît  ;  mais  elle  nous  tra- 
verse de  tant  de  côtés,  elle  nous  presse  tellement 
d'ailleurs,  quelle  ne  nous  permet  pas  d'en  jouir. 
Par  exemple,  vous  avez  acquis  de  grands  biens,  il 
semble  que  vous  devez  être  heureux;  mais  vos  conti- 
nuelles infirmités  vous  empêchent  de  goûter  le  fruit 
de  votre  bonne  fortune  :  est-il  rien  de  plus  impor- 
tun? C'est  être  au  milieu  d'un  jardin ,  sans  avoir  la 
liberté  d'en  goûter  les  fruits,  non  pas  même  d'en 
cueillir  les  fleurs  :  c'est  avoir ,  pour  ainsi  dire,  la 
coupe  à  la  main ,  et  n'en  pouvoir  pas  rafraîchir  sa 
bouche,  bien  que  vous  soyez  pressé  d'une  soif  ar- 
dente; et  cela  vous  cause  un  chagrin  extrême.  Voilà, 
Messieurs,  comme  les  trois  sources  qui  produisent 
toutes  nos  plaintes  ;  voilà  ce  qui  fait  murmurer  les 
enfans  des  hommes. 

Mais  le  fidèle  serviteur  de  Dieu  ne  perd  pas  sa 

(0  Dclib.Arbit.  lib.  I,  n.  33^ft'm.  i,  col.  583. 


SUR    LES    SOUFFJIAJVCES.  365 

tranquillité  parmi  ces  disgrâces ,  de  laquelle  de  ces 
trois  sources  que  puissent  naître  ses  afflictions  :  et 
quand  même  elles  se  joindroient  toutes  trois  en- 
semble pour  remplir  son  ame  d'amertume,  il  bénit 
toujours  la  bonté  divine  ,  et  il  connoît  que  Dieu  ne 
le  frappe  que  pour  exalter  en  lui  sa  miséricorde  : 
Oportet  exaltari  Filium  hominis.  En  effet,  il  est 
véritable  ;  et  afin  de  nous  en  convaincre ,  parcou- 
rons ,  je  vous  prie ,  en  peu  de  paroles ,  ces  trois  sources 
d'afflictions  ;  sans  doute  nous  y  trouverons  trois 
sources  de  grâces. 

Et  premièrement,  chrétiens,  il  n'est  rien  ordinai- 
rement de  plus  salutaire  que  de  nous  refuser  ce  que 
nous  désirons  avec  ardeur,  et  je  dis  même  dans  les 
désirs  les  plus  innocens  :  car  pour  les  désirs  crimi- 
nels, qui  pourroit  révoquer  en   doute  que  ce  ne 
soit  un  effet  de  miséricorde,  que  d'en  empêcher  le 
succès?  Tu  ejs  enflammé  de  sales  désirs,  et  tu  crois 
qu'on  te  favorise  quand  on  te  laisse  le  moyen  de  les 
satisfaire.  Malheureux ,  c'est  une  vengeance  par  la- 
quelle  Dieu  punit  tes  premiers   désordres,  en   té 
livrant  justement  au  sens  réprouvé  :  car  si  tu  étois 
si  heureux,  qu'il  s'élevât  de  toutes  parts  des  difïi- 
cultés  contre  tes  prétentions  honteuses,  peut-être 
qu'au  milieu  de  tant  de  traverses  tes  ardeurs  insen- 
sées se  ralentiroient  ;    au  lieu  que  ces  ouvertures 
commodes,   et  cette   malheureuse  facilité  que    tu 
trouves,  précipitent  ton  intempérance  aux  derniers 
excès  ;  tellement  qu'à  force  de  t'abandonner  à  ces 
funestes  appétits  que  la  fièvre  excite  ,  de  fou  tu  de- 
viens furieux,  et  .une  maladie  dangereuse  se  tourne 
en  une  maladie  désespérée. 


366  SUR    LES    SOUFFRANCES. 

Reconnoissez  donc ,  ô  enfans  de  Dieu ,  aVec  quelle 
miséricorde  Dieu  nous  laisse  dans  la  foiblesse  et  dans 
l'impuissance  :  c'est  que  ce  souverain  médecin  sait 
guérir  nos  maladies  de  plus  d'une  sorte.  Quelquefois 
il  nous  laisse  dans  un  grand  pouvoir^  qu'il  réduit  à 
ses  justes  bornes  par  une  droite  volonté;  en  sorte  que 
celui  qui  a  été  maître  de  transgresser  le  comman- 
dement ne  l'a  point  transgressé  :  Qui  potuit  trans- 
grcdi  j  et  non  est  transgressas  (0.  Quelquefois  il  se 
sert  d'une  autre  méthode,  et  il  réduit  la  volonté  en 
restreignant  le  pouvoir  :  Frœnatur  potestas  ,  ut  sa- 
netur  voluntas  j,  dit  saint  Augustin  (2).  Sa  miséri- 
corde,   qui  nous  veut  guérir,  oppose  à  nos  désirs 
emportés  des  difficultés   insurmontables  :  ainsi   il 
nous  dompte  par  la  résistance  ;  et  fatigant  notre 
esprit ,  il  nous  accoutume  à  ne  vouloir  plus  ce  que 
nous  trouvons  impossible. 

Mais,  Messieurs,  si  vous  trouvez  juste  qu'il  s'op- 
pose aux  volontés  criminelles,  peut-être  aussi  vous 
semble-t-il  rude  qu'il  étende  cette  rigueur  jusqu'aux 
désirs  innocens  :  toutefois  ne  vous  plaignez  pas  de 
cette  conduite.  Un  sage  jardinier  n'arrache  pas  seu- 
lement d'un  arbre  les  branches  gâtées  ;  mais  il  en  re- 
tranche aussi  quelquefois  les  accroissemens  superflus. 
Ainsi  Dieu  n'arrache  pas  seulement  en  nous  les  désirs 
qui  sont  corrompus;  mais  il  coupe  quelquefois  jus- 
qu'aux inutiles;  et  la  raison  de  cette  conduite  est  bien 
digne  de  sa  bonté  et  de  sa  sagesse  :  c'est  que  celui  qui 
nous  a  formés,  qui  connoît  les  secrets  ressorts  qui  font 
mouvoir  nos  inclinations,  sait,  qu'en  nous  abandon- 
nant sans  réserve  à  toutes  les  choses  qui  nous  sont 
CO  Eccli* XXXI.  I o.  —  {V  Ad  MaceJ.  Ep.  cliii  ,  ?/.  16,  f.  11 ,  col.  53o, 


SUR    LES    SOUFFRANCES.  '^Sl 

permises,  nous  nous  laissons  aisément  tombera  celles 
qui  sont  de'fendues.  Et  n'est-ce  pas  ce  que  sentoit 
saint  Paulin,  lorsqu'il  se  plaint  familièrement  au 
plus  intime  de  ses  amis?  «  Je  fais,  dit-il,  plus  que  je 
»  ne  dois ,  pendant  que  je  ne  prends  aucun  soin  de 
»  me  modérer  en  ce  que  je  puis  »  :  Quod  non  ex- 
pediebat  admisi ,  dum  non  tempero  quod  licebat{^), 
La  vertu  en  elle  -  même  est  infiniment  éloignée  du 
vice  ;  mais  telle  est  la  foiblesse  de  notre  nature,  que 
les  limites  s'en  touchent  de  près  dans  nos  esprits ,  et 
la  chute  en  est  bien  aisée.  Il  iuiporte  que  notre  ame 
ne  jouisse  pas  de  toute  la  liberté  qui  lui  est  permise, 
de  peur  qu'elle  ne  s'emporte  jusqu'à  la  licence;  et 
que  s'étant  épanchée  à  l'extrémité,  elle  ne  passe  aisé- 
ment au-delà  des  bornes.  C'est  donc  un  effet  de  mi- 
séricorde de  ne  contenter  pas  toujours  nos  désirs, 
non  pas  même  les  innocens  :  cette  croix  nous  est 
salutaire. 

Mais  notre  Sauveur  va  beaucoup  plus  loin;  et 
cette  même  miséricorde  qui  dénie  à  notre  ame  ce 
qu'elle  poursuit,  lui  arrache  quelquefois  ce  qu'elle 
possède.  Chrétien ,  n'en  murmure  pas  :  il  le  fait  par 
une  bonté  paternelle;  et  nous  le  comprendrions  aisé- 
ment, si  nous  nous  savions  connoître  nous-mêmes. 
Ne  me  dis  pas,  ame  chrétienne:  Pourquoi  m'ôte-t-on 
cet  ami  •  intime  ?  pourquoi  un  fils ,  pourquoi  un 
époux  ,  qui  faisoit  toute  la  douceur  de  ma  vie?  quel 
mal  faisois-je  en  les  aimant,  puisque  cette  amitié 
est  si  légitime  ?  Non ,  je  ne  veux  pas  entendre  ces 
plaintes  dans  la  bouche  d'un  chrétien;  parce  qu'un 
chrétien  ne  peut  ignorer  combien  la  chair  et  le  sang 

(0  AdSever.  Ep.  xxx,  n.  3. 


368  SUR    LES    SOUFFRANCES. 

se  mêlent  dans  les  alFections  les  plus  légitimes,  com- 
bien les  intérêts  temporels,  combien  de  sortes  d'in- 
clinations qui  naissent  en  nous  de  l'amour  du  monde. 
Et  toutes  ces  inclinations  ne  sont-ce  pas,  si  nous  l'en- 
tendons ,  comme  autant  de  petites  parties  de  nous- 
mêmes  ,  qui  se  détachent  du  Créateur  pour  s'atta- 
cher à  la  créature  ;  et  que  la  perte  que  nous  faisons 
des  personnes  chères  nous  apprend  à  réunir  en  Dieu 
seul,  comme  des  lignes  écartées  du  centre? Mais  les 
hommes  n'entendent  pas  combien  cette  perte  leur 
est  salutaire  ;  parce  qu'ils  n'entendent  pas  combien 
ces  attachemens  sont  dangereux  :  ils  ne  se  connoissent 
pas  eux-mêmes,  ni  la  pente  qu'ils  ont  aux  biens  pé- 
rissables. 

O  cœur  humain  ,  si  tu  connoissois  combien  le 
monde  te  prend  aisément,  avec  quelle  facilité  tu  t'y 
attaches;  combien  tu  louerois  la  main  charitable 
qui  vient  rompre  violemment  ces  liens ,  en  te  trou- 
blant dans  la  possession  des  biens  de  la  terre  !  Il  se 
fait  en  nous,  en  les  possédant,  certains  nœuds  se- 
crets, qui  nous  engagent  insensiblement  dans  l'amour 
des  choses  présentes;  et  cet  engagement  est  plus 
dangereux,  en  ce  qu'il  est  ordinairement  plus  im- 
perceptible. Oui, le  désir  se  fait  mieux  sentir,  parce 
qu'il  a  de  l'agitation  et  du  mouvement  ;  mais  la  pos- 
session assurée ,  c'est  un  repos,  c'est  comme  un  som- 
meil ;  on  s'y  endort ,  on  ne  le  sent  pas  :  c'est  pour- 
quoi le  divin  apôtre  dit,  que  ceux  qui  amassent  de 
grandes  richesses,  «  tombent  dans  de  certains  lacets 
»  invisibles»,  Incidiint  in  laqueum  (0,  où  le  cœur 
se  prend  aisément.  Il  se  détache  du  Créateur  par 

(0  /.  Tivi.  VI.  9. 

l'amour 


SUR    LES    SOUFFRANCES.  869 

l'amour  désordonné  de  la  créature ,  et  à  peine  s'aper- 
coit-il  de  cet  attachement  excessif.  Il  faut,  chrétiens, 
le  mettre  à  l'épreuve  ;  il  faut  que  le  feu  des  tribula- 
tions lui  montre  à  se  connoître  lui-même;  «  il  faut, 
»  dit  saint  Augustin,  qu'il  apprenne,  en  perdant  ces 
»  biens ,  combien  il  péchoit  en  les  aimant  »  :  Quan- 
tum hœc  amando  peccaverint,  perdendo  senserunt  (0. 

Et  cela  de  quelle  manière?  Qu'on  lui  dise  que 
cette  maison  est  brûlée,  que  cette  somme  est  per- 
due sans  ressource  par  la  banqueroute  de  ce  mar- 
chand ;  aussitôt  le  cœur  saignera ,  la  douleur  de  la 
plaie  lui  fera  sentir  par  combien  de  fibres  secrètes 
ces  richesses  tenoient  au  fond  de  son  cœur,  et  com- 
bien il  s'écartoit  de  la  droite  voie  par  cet  engage- 
ment vicieux  :  Quantum  hœc  amando  peccaverint , 
perdendo  senserunt.  Il  connoîtra  mieux  par  expé- 
rience la  fragilité  des  biens  de  la  terre ,  dont  il  ne 
se  vouloit  laisser  convaincre  par  aucuns  discours  : 
dans  le  débris  des  choses  humaines  il  tournera  \^% 
yeux  vers  les  biens  éternels,  qu'il  commençoit peut- 
être  à  oublier;  ainsi  ce  petit  mal  guérira  les  grands, 
et  sa  blessure  sera  son  salut. 

Mais  si  Dieu  laisse  à  ses  serviteurs  la  jouissance 
des  biens  du  siècle  ;  ce  qu'il  peut  faire  de  meilleur 
pour  eux ,  c'est  de  leur  en  donner  du  dégoût ,  de  ré- 
pandre mille  amertumes  sur  tous  leurs  plaisirs ,  de 
ne  leur  permettre  pas  de  s'y  reposer,  de  secouer  et 
d'abattre  cette  fleur  du  monde  qui  leur  rit  trop 
agréablement;  de  leur  faire  naître  des  diflicultés, 
de  peur  que  cet  exil  ne  leur  plaise,  et  qu'ils  ne  le 

(0  De  Civit.  Dei,  lib.  i,  cap,  x,  tom,  vu  ,  col.  il. 

BOSSUET.    XIV.  24 


SyO  SUR    LES    SOI^PFRANCES. 

prennent  pour  la  patrie.  Vous  voyez  donc ,  ô  enfans 
de  Dieu,  qu'en  quelque  partie  de  sa  croix  qu'il  plaise 
au  Sauveur  de  vous  attacher;  soit  qu'il  vous  refuse 
ce  que  vous  aimiez ,  soit  qu'il  vous  ôte  ce  que  vous 
possédiez,  soit  qu'il  ne  vous  permette  pas  de  goûter 
les  biens  dont  il  vous  laisse  la  jouissance,  c'est  tou- 
jours pour  exercer  en  vous  sa  miséricorde,  et  exalter 
sa  bonté  dans  vos  afllictions. 

O  Dieu,  si  je  pouvois  vous  faire  comprendre  com- 
bien elle  est  glorifiée  par  vos  souffrances ,  que  ce  dis- 
cours seroit  fructueux ,  et  ma  peine  utilement  em- 
ployée !  Mais  si  mes  paroles  ne  le  peuvent  pas,  venez 
l'apprendre  de  ce  voleur  pénitent ,  dont  je  vous  ai 
d'abord  proposé  l'exemple.  Pendant  que  tout  le 
inonde  trahit  Jésus -Christ,  pendant  que  tous  les 
siens  l'abandonnent ,  il  s'est  réservé  cet  heureux  lar- 
ron pour  le  glorifier  à  la  croix  :  «  sa  foi  a  commencé 
3)  de  fleurir,  où  la  foi  des  disciples  a  été  flétrie  »  : 
Tune  jides  ejus  de  ligne  floruitj  quando  discipuloruni 
marcuit  (0.  Jésus,  déshonoré  par  tout  le  monde, 
n'est  plus  exalté  que  par  lui  seul  :  venez  profiter  d'un 
si  bel  exemple  ;  voici  un  modèle  accompli. 

Il  n'oublie  rien,  mes  Frères,  de  ce  qu'il  faut  faire 
dans  l'affliction  ;  il  glorifie  Jésus-Christ  en  autant  de 
sortes  qu'il  veut  être  glorifié  sur  la  croix  :  car  voyez 
premièrement  comme  il  s'humilie  par  la  confession 
de  ses  crimes.  «  Pour  nous ,  dit-il,  c'est  avec  justice, 
»  puisque  nous  souffrons  la  peine  que  nos  crinies 
»  ont  méritée  »  :  Et  nos  quideni  juste j  nam  digna 
factis  recipimus  (^)  :  comme  il  baise  la  main  qui  le 

(0  S.  ^ug.  lib,  I ,  de  Anima  et  ejus  orig.  n.  il  j  tom.  x ,  col.  Z^2.  — 
(>)  Luc.  XXIII.  .\i. 


SUR    LES    SOUFFRANCES.  S'y! 

4 

frappe ,  comme  il  honore  la  justice  qui  le  punit  : 
c'est  là,  mes  Frères,  l'unique  moyen  de  la  tourner 
en  miséricorde.  Mais  ce  saint  larron  ne  finit  pas  là  : 
après  s'être  conside'ré  comme  criminel,  il  se  tourne 
au  Juste  qui  souffre  avec  lui  :  «Mais  celui-ci,  ajoute* 
»  t-il,  n'a  fait  aucun  mal  »  :  Hic  'vero  nihil  mali  ges- 
sit  (0.  Cette  pense'e  adoucit  ses  maux  :  il  s'estime 
heureux,  dans  ses  peines,  de  se  voir  uni  avec  Tin- 
nocent;  et  cette  société  de  souffrances  lui  donnant 
avec  Jésus-Christ  une  sainte  familiarité ,  il  lui  de- 
mande avec  foi  part  en  son  royaume,  comme  il  lui 
en  a  donné  en  sa  croix  :  Domine ,  mémento  met, 
ciini  veneris  in  regniim  tuum  (2)  :  «  Seigneur,  souve- 
»  nez-vous  de  moi,  lorsque  vous  serez  venu  en  votre 
»  royaume  ». 

Je  triomphe  de  joie,  mes  Frères,  mon  cœur  est 
rempli  de  ravissement  en  voyant  la  foi  de  ce  saint 
voleur.  Un  mourant  voit  Jésus  mourant,  et  il  lui  de- 
mande la  vie  ;  un  crucifié  voit  Jésus  crucifié ,  et  il 
lui  parle  de  son  royaume  ;  ses  yeux  n'aperçoivent 
que  des  croix,  et  sa  foi  ne  se  représente  qu'un  trône. 
Quelle  foi  et  quelle  espérance!  Si  nous  mourons, 
mes  Frères,  nous  savons  que  Jésus-Christ  est  vivant, 
et  notre  foi  chancelante  a  peine  toutefois  à  s'y  con- 
fier :  celui-ci  voit  mourir  Jésus  avec  lui,  et  il  espère , 
et  il  se  console ,  et  il  se  réjouit  même  dans  un  si  cruel 
supplice.  Imitons  un  si  saint  exemple-;  et  si  nous  ne 
sommes  animés  par  celui  de  tant  de  martyrs  et  de 
tant  de  saints ,  rougissons  du  moins,  chrétiens,  de 
nous  laisser  surpasser  par  un  voleur.  Confessons  nos 
péchés  avec  lui ,  reconnoissons  avec  lui  l'innocence 

(0  Luc.  XXIII.  4i«  --  W  Ibid.  43. 


372  SUR    LES    SOUFFRANCES. 

de  Jesus-Chiist  :  si  nous  imitons  sa  patience,  la  con- 
solation ne  manquera  pas.  Aujourd'hui,  aujourd'hui, 
dira  le  Sauveur,  tu  seras  avec  moi  dans  mon  para- 
dis. Ne  crains  pas,  ce  sera  bientôt;  cette  vie  se  passe 
bien  vite ,  elle  s'e'coulera  comme  un  jour  d'hiver,  le 
matin  et  le  soir  s'y  touchent  de  près  :  ce  n'est  qu'un 
jour,  ce  n'est  qu'un  moment,  que  la  seule  infirmité 
fait  paroître  long  :  quand  il  sera  e'coulé,  tu  t'aper- 
cevras combien  il  est  court  (0.  Aie  donc  patience 
avec  ce  larron ,  exalte  cette  rigueur  salutaire  qui  te 
frappe  par  mise'ricorde.  Mais  si  cet  exemple  ne  te 
touche  pas,  voici  quelque  chose  de  plus  terrible  qui 
me  reste  maintenant  à  te  proposer;  c'est  la  justice , 
c'est  la  vengeance  qui  brise  sur  la  croix  les  impéni- 
tens  :  c'est  par  où  je  m'en  vais  conclure. 

SECOND  POINT. 

Nous  apprenons ,  par  les  saintes  Lettres ,  que  la 
prospérité  des  impies  est  un  effet  de  la  vengeance 
de  Dieu,  et  de  sa  colère  qui  les  poursuit.  Oui,  lors- 
qu'ils nagent  dans  les  plaisirs,  que  tout  leur  rit,  que 
tout  leur  succède;  cette  paix  que  nous  admirons, 
qui,  selon  l'expression  du  prophète,  «  fait  sortir  l'ini- 
»  quité  de  leur  graisse  » ,  Prodiit  quasi  ex  adipe  ini- 
quitas  eorum  (2) ,  qui  les  enlle ,  qui  les  enivre  jusqu'à 
leur  faire  oublier  la  mort,  c'est  un  commencement 
de  vengeance  que  Dieu  exerce  sur  eux  :  cette  impu- 
nité,  c'est  une  peine,  qui,  les  livrant  aux  désirs  de 
leur  cœur,  leur  amasse  un  trésor  de  haine  en  ce  jour 
d'indignation  et  de  fureur  implacable. 

(0  S.  ^ug.  tract  CI  in  Joan,  n»  6,  tom.  ni ,  part.  11,  col.  jSS.  — 
(*)  Ps.  1.XXXII.  7. 


SUR    LES    SOUFFRANCES.  3*^3 

Si  nous  voyons  dans  l'Ecriture  que  Dieu  sait  quel- 
quefois punir  les  impies  par  une  félicité  apparente, 
cette  même  Ecriture,  qui  ne  ment  jamais ,  nous  en- 
seigne qu'il  ne  les  punit  pas  toujours  en  cette  ma- 
nière, et  qu'il  leur  fait  quelquefois  sentir  son  bras 
par  des  misères  temporelles.  Cet  endurci  Pharaon , 
cette  prostituée  Jézabel ,  ce  maudit  meurtrier  Achab  j 
et  sans  sortir  de  notre  sujet,  ce  larron  impénitent  et 
blasphémateur ,  rendent  témoignage  à  ce  que  je  dis, 
et  nous  font  bien  voir,  chrétiens  ,  que  ce  n'est  pas 
assez  d'être  sur  la  croix  pour  être  uni  au  crucifié. 
Ainsi  cette  croix,  que  vous  avez  vue  comme  une 
marque  de  miséricorde  ,  vous  va  maintenant  être 
présentée  comme  un  instrument  de  vengeance  :  et 
afin  que  vous  entendiez  comme  elle  a  pu  sitôt  chan- 
ger de  nature,  remarquez,  s'il  vous  plaît.  Messieurs, 
qu'encore  que  toutes  les  peines  soient  nées  du  pé- 
ché, il  y  en  a  néanmoins"  qui  lui  peuvent  servir  de 
remède. 

Je  dis  que  toutes  les  peines  sont  nées  du  péché, 
et  en  punissent  les  déréglemens  :  car  sous  un  Dieu  si 
bon  que  le  nôtre,  l'innocence  n'a  rien  à  craindre, 
et  elle  ne  peut  jamais  espérer  qu'un  traitement  favo- 
rable :  il  est  si  naturel  h  Dieu  d'être  bienfaisant  à  ses 
créatures,  qu'il* ne  feroît  jamais  de  mal  à  personne, 
s'il  n'y  étoit  forcé  par  les  crimes.  Toutefois  il  faut 
remarquer  deux  sortes  de  peines  :  il  y  a  la  peine  su- 
prême ,  qui  est  la  damnation  éternelle  ;  il  y  a  les 
peines  de  moindre  importance,  comme  les  afflic- 
tions de  cette  vie  :  «  Toutes  deux,  dit  saint  Augus- 
3)  tin,  sont  venues  du  crime,  toutes  deux  en  doivent 


3^4  SUR    LES    SOUFFRANCES. 

ï)  venger  les  excès  ».  Mais  il  y  a  cette  différence,  que 
la  damnation  e'ternelle  est  un  effet  de  pure  ven- 
geance, et  ne  peut  jamais  nous  tourner  à  bien  ;  au 
lieu  que  les  afflictions  temporelles  sont  mêle'es  de 
miséricorde ,  et  peuvent  être  employées  à  notre  sa- 
lut ,  suivant  l'usage  que  nous  en  faisons  :  «  C'est 
5)  pourquoi ,  dit  le  même  saint ,  toutes  les  croix  que 
))  Dieu  nous  envoie  peuvent  aisément  changer  de 
»  nature ,  selon  la  manière  dont  on  les  reçoit  :  il 
»  faut  considérer,  non  ce  que  l'on  souffre,  mais 
»  dans  quel  esprit  on  le  souffre  »  :  Non  qualia^  sed 
quaiis  quisque  patiatari^).  Ce  qui  étoit  la  peine  du 
péché,  étant  sanctifié  par  la  patience,  est  tourné  à 
l'usage  de  la  vertu  ;  «  et  le  supplice  du  criminel  de- 
»  vient  le  mérite  de  l'homme  de  bien  »  :  Fit  justi  me- 
ritum  etiam  supplicium  peccatoris  (2). 

S'il  est  ainsi,  chrétiens,  permettez  que  je  m'a- 
dresse à  l'impie  qui  souffre  sans  se  convertir ,  et  que 
je  lui  fasse  sentir,  s'il  se  peut,  qu'il  commence  son 
enfer  dès  ce  monde  ;  afin  qu'ayant  horreur  de  lui- 
même,  il  retourne  à  Dieu  par  la  pénitence.  Et  afin 
de  le  presser  par  de  vives  raisons  ;  car  il  faut ,  si 
nous  le  pouvons,  convaincre  aujourd'hui  sa  dureté, 
disons  en  peu  de  mots  :  Qu'est-ce  que  l'enfer?  L'en- 
fer, chrétiens,  si  nous  l'entendons*,  c'est  la  peine 
sans  la  pénitence.  Ne  vous  imaginez  pas ,  chrétiens, 
que  l'enfer  soit  seulement  ces  ardeurs  brûlantes.  Il 
y  a  deux  feux  dans  l'Ecriture ,  un  feu  qui  purge , 
0pu5  prohabit  ignis  (5)  :  «  un  feu  qui  consume  et 

(0  De  Cii>it.  Dci^  lih.  I,  cap.  viii,  tom.  va,  col.  8.  •—  W  lUd.  Ub. 
xi!i,  cap.  IV,  col.  828.  —  W  /.  Cor.  m.  12. 


I 


SUU    LES    SOUrrR  AlVCES.  3-5 

»  qui  dévore  »  ,  Cum  igné  dt^^orante;  ignis  non  extin- 
guetur  (0.  La  peine  avec  la  pénitence,  c'est  un  feu 
qui  purge  i  la  peine  sans  la  pénitence ,  c'est  un  feu 
qui  consume;  et  tel  est  proprement  le  feu  de  Tenfer. 
C'est  pourquoi  les  afflictions  de  la  vie  sont  un  feu 
où  se  purgent  les  âmes  pénitentes  :  Saluus  erit,  sic 
tamen  quasi  per  ignem  (2)  :  il  en  est  ainsi  des  amcs 
du  purgatoire.  Elles  se  nettoient  dans  ce  feu  ;  parce 
que  la  peine  est  jointe  aux  sentimens  de  la  péni- 
tence, qu'elles  ont  emportée  en  sortant  du  monde  ; 
quasi  per  ignem.  Par  conséquent,  concluons  que 
la  peine  sanctifiée  par  la  pénitence  nous  est  un 
gage  de  miséricorde  \  et  concluons  aussi  au  con- 
traire que  le  caractère  propre  de  l'enfer ,  c'est  la 
peine  sans  la  pénitence. 

Si  vous  voulez  voir,  chrétiens,  des  peintures  de 
ces  gouffres  éternels,  n'allez  pas  rechercher  bien 
loin  ni  ces  fourneaux  ardens,  ni  ces  montagnes  en- 
soufrées  qui  vomissent  des  tourbillons  de  flammes, 
et  qu'un  ancien  appelle  «  des  cheminées  de  l'enfer  »  , 
Ignis  inferni  fumariola  (?),  Voulez -vous  voir  une 
vive  image  de  l'enfer  et  d'une  ame  damnée,  regar- 
dez un  pécheur  qui  souffre  et  qui  ne  se  convertit 
pas  ?  Tels  étoient  ceux  dont  David  parle  comme 
d'un  prodige,  «que  Dieu  avoit  dissipés,  nous  dit 
»  ce  prophète,  et  qui  n'étoientpas  touchés  de  com- 
»  ponction  » ,  Dissipati  sunt^  nec  compuncti  (4)  :  ser- 
viteurs rebelles  et  opiniâtres,  qui  se  révoltent  même 
sous  la  verge;  abattus  et  non  corrigés,  atterrés  et 
non  humiliés,  châtiés  et  non  convertis.  Tel  étoit  le 

(0  Isoi.  xxxin.  14.  Lxvi.  a4-  —  ^^^  ^-  ^^f-  "i-  i^-  ""  ^^)  Teriul.  de 
Pœnit.n.i'i.  —  0)/**.  xxxiv.  16. 


3^)6  SUR    LES    SOUFFRANCES. 

^déloyal  Pharaon,  dont  le  cœur  s'endurcissoit  tous 
les  jours  sous  les  coups  incessamment  redouble's  de 
la  vengeance  divine.  Tels  sont  ceux,  dont  il  est 
écrit  dans  l'Apocalypse  (0 ,  que  Dieu  les  ayant  frap- 
pe's  d'une  plaie  horrible,  de  rage  ils  mordoient  leurs 
langues,  blasphe'moientleDieudu  ciel,etnefaisoient 
point  pénitence.  Tels  hommes  ne  sont  -  ils  pas  des 
damnés  qui  commencent  leur  enfer  dès  ce  monde? 

Et  il  ne  faut  pas  dire  :  Nous  souffrons.  Il  y  en 
a  que  la  croix  précipite  à  la  damnation  avec  ce  lar- 
ron endurci  :  au  lieu  de  se  corriger  par  la  pénitence  , 
et  de  s'irriter  contre  eux-mêmes ,  et  de  faire  la  guerre 
à  leurs  crimes ,  ils  s'irritent  contre  le  Dieu  du  ciel  ; 
ils  se  privent  des  biens  de  l'autre  vie ,  on  leur  arrache 
ceux  de  celle-ci  :  si  bien  qu'étant  frustrés  de  toutes 
parts,  pleins  de  rage  et  de  désespoir,  et  ne  sachant 
à  qui  s'en  prendre ,  ils  élèvent  contre  Dieu  leur 
langue  insolente ,  par  leurs  murmures  et  par  leurs 
blasphèmes;  «  et  il  semble,  dit  Salvien,  que  leurs 
»  fautes  se  multipliant  avec  leurs  supplices,  la  peine 
))  même  de  leurs  péchés  soit  la  mère  de  nouveaux 
5)  crimes  »  :  Ut  putares  pœnain  ipsorum  criminum, 
quasi  matrem  esse  vitiorum  (^).  c^. 

Ah  !  mes  Frères,  ils  vous  font  horreur  ces  damnés 
vivans  sur  la  terre;  vous  ne  les  pouvez  supporter, 
vous  détournez  vos  yeux  de  dessus  leurs  crimes; 
mais  détournez  -en  plutôt  votre  cœur,  et  recourez 
à  Dieu  par  la  pénitence.  Eveillez-vous  enfin ,  ô  pé- 
cheurs, du  moins  quand  Dieu  vous  frappe  par  des 
maladies,  par  la  perte  de  vos  biens  ou  de  vos  amis; 

(0  Apoc,  XVI.  10.  II.— -W  De  Gubernat.  Dci ,  lih.  vi ,  n.  i3, 
pag.  140. 


i 


SUR    LES    SOUFFllAJVCES.  3";^ 

joignez  aux  peines  que  vous  endurez  la  conversion 
de  vos  âmes  ;  et  cette  croix  que  Dieu  vous  envoie , 
qui  maintenant  vous  est  un  supplice,  vous  devien- 
dra un  salutaire  avertissement ,  et  un  gage  infail- 
lible de  miséricorde.  Jusqu'à  quand  fermerez  -  vous 
vos  oreilles,  jusqu'à  quand  endurcirez-vous  vos  cœurs 
contre  la  voix  de  Dieu  qui  vous  parle ,  et  contre  sa 
main  qui  vous  frappe?  Abaissez-vous  sous  son  bras 
puissant;  et  portez  la  croix  qu'il  vous  met  dessus 
les  e'paules ,  avec  l'humilité  et  dans  les  sentimens  de 
la  pénitence. 

Vous  particulièrement,  mes  chers  Frères,  sainte 
et  bienheureuse  conquête,  nouveaux  enfans  de  l'E- 
glise ,  qu'elle  se  glorifie  d'avoir  retirés  au  centre  de 
son  unité  et  au  sein  de  sa  charité  :  je  n'ignore  pas 
les  tourmens  que  la  haine  irréconciliable  de  vos 
adversaires,  que  le  cruel  abandonnement  et  l'injuste 
persécution  de  vos  proches  vous  font  endurer;  mais 
soutenez  tout  par  la  patience  :  c'est  une  espèce  de 
martyre  que  vous  souffrez  pour  la  foi  que  vous  avez 
embrassée.  Dieu  veut  épurer  votre  charité  par  l'é- 
preuve des  afflictions:  ce  ne  lui  est  pas  assez,  mes 
clrers  Frères ,  de  vous  avoir  arrachés  au  diable  par 
la  foi,  s'il  ne  vous  en  faisoit  triompher  par  la  cons- 
tance :  il  ne  veut  pas  seulement  que  vous  échappiez , 
mais  encore  que  vous  surmontiez  vos  ennemis.  Non 
content  de  vous  appeler  au  salut  par  la  profession 
de  la  foi ,  il  vous  invite  encore  à  la  gloire  par  le 
combat  ;  et  il  veut  apporter  le  comble  au  bonheur 
d'être  délivrés,  par  l'honneur  d'être  couronnés.  C'est 
votre  gloire  devant  Dieu,  mes  Frères,  de  sceller 
votre  foi  par  vos  souffrances;  et  la  pauvreté  où  vous 


078  SUR    LES    SOUFFRANCES. 

êtes,  rend  un  te'moignage  honorable  à  l'amour  que 
vous  avez  pour  l'Eglise. 

Mais ,  clire'tiens ,  ce  qui  fait  leur  gloire,  c'est  cela 
même  qui  fait  notre  honte.  Il  leur  est  glorieux  de 
soulFrir  ;  mais  il  nous  est  honteux  de  le  permettre. 
Leur  pauvreté  rend  te'moignage  pour  eux  et  contre 
nous  :  l'honneur  de  leur  foi,  c'est  la  conviction  de 
notre  dureté.  Sera-t-il  dit ,  mes  Frères ,  qu'ils  seront 
venus  à  notre  unité  y  chercher  leurs  véritables  frères 
dans  les  véritables  enfans  de  l'Eglise ,  pour  être  aban- 
donnés de  leur  secours;  et  que  nos  adversaires 
nous  reprocheront  qu'on  a  soin  assez  d'attirer  les 
leurs,  mais  qu'on  les  laisse  en  proie  à  la  misère? 
d'où  jugeant  de  la  vérité  de  notre  foi  par  notre  cha- 
rité, ô  jugement  injuste,  mais  trop  ordinaire  parmi 
eux  !  ils  blasphémeront  contre  l'Eglise ,  et  notre  in- 
sensibilité en  sera  la  cause.  Mes  Frères ,  qu'il  n'en 
soit  pas  de  la  sorte  :  pendant  qu'ils  souiFrent  pour 
notre  foi,  soutenons-les  par  nos  charités. 

Ceux  qui  ont  souffert  pour  la  foi ,  ce  sont  ceux 
que  la  sainte  Eglise  a  toujours  recommandés  avec 
plus  de  soin.  Les  martyrs  étant  dans  les  prisons ,  les 
chrétiens  y  accouroient  en  foule  :  quelques  gardes 
que  l'on  posât  devant  les  prisons  ,  la  charité  des 
fidèles  pénétroit  partout.  Toute  l'Eglise  travailloit 
pour  eux  j  et  croyoit  que  leurs  souffrances  honorant 
l'Eghse  en  sa  foi ,  il  n'y  avoit  rien  de  plus  nécessaire 
que  les  autres  qui  étoient  libres  les  honorassent  par 
la  charité.  Ailleurs  on  leur  prêchoit  une  discipline 
sévère  ;  il  sembloit  qu'il  n'y  eût  que  dans  les  prisons 
où  il  fût  permis  de  les  traiter  délicatement ,  ou  du 
moins  de  relâcher  quelque  chose  de  l'austérité  or- 


SUR    LES    SOUFFRANCES.  3^9 

dinaire.  Il  s'y  couloit  même  des  païens,  et  nous  en 
avons  des  exemples  dans  l'antiquité  :  ainsi  la  charité 
des  fidèles  rendoit  les  prisons  délicieuses.  Pourquoi 
tant  de  zèle?  Ils  croyoient  par  ce  moyen  professer 
la  foi,  et  participer  au  martyre  ;  «  se  ressouvenant 
»  de  ceux  qui  étoient  dans  les  chaînes,  comme  s'ils 
-»  eussent  été  eux-mêmes  enchaînés  »  :  f^inctonun 
tanquam  simiil  vincti  (0;  ils  croyoient  s'enchaîner 
avec  les  martyrs. 

C'est  par  la  croix  et  par  les  souffrances  que  la 
confession  de  foi  doit  être  scellée.  C'est  ce  qui  fait 
dire  à  Tertullien ,  que  «  la  foi  est  obligée  au  mar- 
j)  tyre  » ,  Debiiricem  martyrii  Jidem  (2)  :  par  où  il 
veut  dire ,  si  je  ne  me  trompe ,  que  cette  grande 
soumission  à  croire  les  choses  incroyables  ne  peut 
être  mieux  confirmée,  qu'en  se  soumettant  aussi  à 
en  souffrir  de  pénibles  et  de  difficiles ,  et  qu'en  capti- 
vant son  corps,  pour  rendre  un  témoignage  ferme  et 
vigoureui  .1  ces  bienheureuses  chaînes ,  par  lesquelles 
la  foi  captive  l'esprit.  C'est  pourquoi,  après  avoir  fait 
faire  aux  nouveaux  catholiques  leur  profession  de 
foi ,  on  les  met  dans  une  maison  dédiée  à  la  croix. 

Mes  Frères,  accourez  donc  en  ce  lieu  :  ceux  qui 
y  sont  retirés  ne  se  comparent  pas  aux  martyrs; 
mais  néanmoins  c'est  pour  la  foi  qu'ils  endurent. 
Ils  ne  sont  pas  liés  dans  des  prisons;  mais  néan- 
moins ils  portent  leurs  chaînes  ;  Vinclos  in  mendi- 
citate  et  ferro  (5);  non  chargés  de  fer,  mais  bien 
par  la  pauvreté.  Venez  leur  aider  à  porter  leur 
croix  :  car  qu'attendez-vous,  chrétiens?  quoi,  que 
la  misère  et  le  désespoir  les  contraignent  à  jeter  les 

(0  Heb.  XIII.  3.  —  W  Scorp.  n.  8.  —  i?)  Ps.  cvj.  10. 


38o  SUR    LES    SOUFFRANCES. 

yeux  du  côté  du  lieu  d'où  ils  sont  sortis ,  et  à  se 
souvenir  de  l'Egypte?  O  Dieu,  détournez  de  nous 
un  si  grand  malheur.  Ils  ne  le  feront  pas,  chré- 
tiens, ils  sont  trop  fermes,  ils  sont  trop  fidèles  :  mais 
combien  toutefois  sommes-nous  coupables  de  les  ex- 
poser à  ce  péril  ? 

Ouvrez  donc  vos  cœurs,  je  vous  en  conjure  par 
la  croix  que  vous  adorez,  ouvrez  vos  cœurs,  et  ou- 
vrez vos  mains  sur  les  nécessités  de  cette  maison ,  et 
sur  la  pauvreté  extrême  de  ceux  qui  l'habitent  : 
abandonnés  des  leurs ,  qu'ils  ont  quittés  pour  le  Fils 
de  Dieu,  ils  n'ont  plus  de  secours  qu'en  vous.  Rece- 
vez-les, mes  Frères,  avec  des  entrailles  de  miséri- 
corde ;  honorez  en  eux  la  croix  de  Jésus  :  ils  la  portent 
avec  patience ,  je  leur  rends  aujourd'hui  ce  témoi- 
gnage; mais  ils  ne  la  portent  pas  néanmoins  sans 
peine  :  rendez -la -leur  du  moins  supportable  par 
l'assistance  de  vos  charités;  et  que  j'apprenne  en 
sortant  d'ici  que  les  paroles  que  je  vous  adresse ,  ou 
plutôt  que  toute  l'Eglise  et  Jésus- Christ  même  vous 
adressent  en  leur  faveur ,  par  mon  ministère ,  n'au- 
ront pas  été  un  son  inutile. 

O  joie,  ô  consolation  de  mon  cœur!  Si  vous  me 
donnez  cette  joie  et  cette  sensible  consolation,  je 
prierai  ce  divin  Sauveur ,  qui  souffre  avec  eux ,  et 
qui  souffre  en  eux,  qu'il  répande  sur  vous  les  siennes, 
qu'il  vous  aide  à  porter  vos  croix ,  comme  vous  aurez 
prêté  vos  mains  charitables,  pour  aider  ces  nouveaux 
enfans  de  l'Eglise  à  porter  la  leur  plus  facilement; 
et  enfin  que  pour  les  aumônes  que  vous  aurez  semées 
en  ce  monde,  il  vous  rende  en  la  vie  future  la  mois- 
son abondante  qu'il  nous  a  promise.  Amen, 


SUR    LES    SOUFFRANCES.  38l 

PRÉCIS  D'UN  SERMON 

SUR  LE  MÊME  SUJET. 


Tous  les  mystères  et  tous  les  attraits  de  la  grâce  reufermcs  dans 
la  croix. 


Cùm  exaltaveritis  Filium  hominis ,  tune  cognoscetis  quia 
ego  sum. 

Quand  vous  aurez  élevé  en  haut  le  Fils  de  lliomme^vous 
connaîtrez  qui  je  suis,  Joan.  viii.  28. 

Elevons  donc  nos  esprits  et  nos  cœurs,  afin  de 
connoître  Jésus  :  on  voit,  par  ce  qui  précède  ces 
paroles,  que  les  hommes  ne  vouloient  point  con- 
noître Jésus,  et  qu'il  ne  les  jugeoit  pas  dignes  qu'il 
se  fît  connoître.  Ils  lui  demandent  :  Tu  cuis  es  (0  J 
«  Et  qui  étes-vous  »  ?  Il  Tavoit  dit  cent  fois ,  et  il 
l'avoit  confirmé  par  tant  de  miracles  :  ils  lui  de- 
mandent encore.  Qui  étes-vous?  comme  si  jamais 
ils  n'en  avoient  ouï  parler  j  parce  qu'ils  ne  croy oient 
pas  en  sa  parole ,  ni  au  témoignage  que  son  Père  lui 
rendoit.  Il  ne  veut  donc  pas  s'expliquer,  et  il  leur 
répond  d'une  manière  si  obscure,  qu'elle  fatigue  tous 
les  interprètes.  •jPr/72cz)piM77î  çui  et  laquer  vobis  (2); 
«  Je  suis  le  principe  de  toutes  choses,  moi-même 

(0  Joan.  vin.  aS,  —  W  Ihid. 


382  SUR    LES    SOUFFRANCES. 

»  qui  vous  parle  »  :  discours  ambigu  et  sans  suite  ; 
mais  il  ne  les  laissoit  pas  sans  instruction.  Vous  ne 
me  connoissez  pas,  parce  que  vous  ne  voulez  pas  me 
connoître  :  quand  vous  m'aurez  exalté,  vous  con- 
noîtrez  qui  je  suis. 

Allons  donc  à  la  croix ,  nous  y  trouverons  qui  est 
Jésus  :  le  Fils  de  Dieu  et  le  Ptédempteur  du  monde  ; 
le  Roi,  le  vainqueur  et  le  conquérant  du  monde; 
le  docteur  et  le  modèle  du  monde  :  [  nous  y  trouve- 
rons réunis]  tous  ses  mystères ,  tous  les  attraits  de  sa 
grâce,  tous  ses  préceptes. 

Il  ne  falloit  rien  moins  qu  un  Dieu  pour  nous 
racheter,  [  qui  pût]  descendre  de  l'infinie  grandeur 
à  l'infinie  bassesse  :  Humiliavit  semetipsum  (0.  On 
ne  peut  pas  abaisser  ni  humilier  un  ver  de  terre,  un 
néant  ;  mais  «  le  Fils  de  Dieu ,  qui  n'a  point  cru  que 
»  ce  fût  pour  lui  une  usurpation  d'être  égal  à  Dieu, 
î>  s'est  anéanti  lui-même  en  prenant  la  forme  et  la 
3>  nature  de  serviteur  »  :  Non  rapinam  arhiiratus 
est  esse  se  œqualem  Deo  ,  sed  semetipsum  cxinanivit 
Jbrmam  servi  accipiens  (2).  Car  «  Dieu  étoit  en 
5)  Jésus- Christ ,  se  réconciliant  le  monde»  :  Deus 
erat  in  Christo  mundum  sibi  reconcilians  Ç^). 

Il  falloit  donc  [  un  Fils  de  l'homme  ]  qui  fût  Fils 
de  Dieu  :  aussi  ce  Centurion,  qui  vit  les  prodiges 
qui  s'opérèrent  à  la  mort  du  Sauveur ,  s'écria-t-il  : 
Filius  Dei  erat  iste  (4) ,  «  Cet  homme  étoit  vraiment 
j)  Fils  de  Dieu  ».  Les  impies  disent  ;  Si  Filius  Dei 
es,  descende  de  cruce  (5)  :  «  Si  tu  es  le  Fils  de  Dieu, 
3)  descends  de  la  croix  »  :   au  contraire ,  qu'il  y 

(')  Philip.  II.  8.— (»)  Ibid.  6,  7.  —  (3)  //.  Cor.  V.  19.  —  (4)  Matt, 

XXVII.  54.  —  (5)  lUcl.  4». 


SUR    LES    SOUFFRANCES.  383 

meure  pour  être  le  Re'dempteur  ;  vraiment  c'étoit  le 
Fils  de  Dieu. 

J'ai  dit  que  nous  trouverons  à  la  croix  Tattrait 
[  qui  nous  gagne  au  Père  ;  ]  car  Dieu  a  tellement 
aimé  le  monde,  qu'il  lui  a  donné  son  Fils  unique  : 
j5/c'  Deus  dilexit  mundum ,  ut  Filium  unigenîtum 
daret  (0.  [La  croix  nous  présente  ]  le  conquérant 
du  monde  :  Et  ego  si  exaltatus  fiiero  à  terra j  omnia 
traham  ad  meipsum  (2}  :  «  Et  pour  moi ,  quand  j'au- 
»  rai  été  élevé  de  la  terre,  j'attirerai  tout  à  moi  ». 
JVemo  potest  vcnire  ad  me ,  nisi  Pater _,  qui  misit 
me,  traxerit  eum  (3)  :  «  Personne  ne  peut  venir  à  moi, 
))  si  mon  Père  qui  m'a  envoyé  ne  l'attire  ».  [  De  la 
croix  découle ]  ce  parfum  et  ce  baume  [  céleste,  qui 
adoucit  toutes  nos  peines ,  et  nous  fait  marcher  avec 
un  saint  transport.  ]  Trahe  me ,  post  te  curremus 
in  odorem  unguentorum  tuorum  (4)  5  «  Entraînez- 
»  moi,  nous  courrons  après  vous  à  l'odeur  de  vos 
»  parfums  ».  Suavité,  chaste  délectation,  attrait 
immortel ,  plaisir  céleste  et  sublime. 

La  croix  en  est  la  source,  et  elle  nous  les  fait 
éprouver  à  mesure  que  nous  nous  unissons  à  elle 
plus  intimement.  Rien  de  plus  doux ,  de  plus  aimable 
que  le  règne  du  Sauveur;  c'est  par  les  charmes  de 
sa  beauté  et  l'éclat  de  sa  majesté,  dont  il  se  sert 
comme  d'un  arc  pour  soumettre  ceux  qui  lui  sont 
opposés ,  qu'il  triomphe  de  nos  résistances  :  Specie 
tua  et pulchritudine  tud  intende.  Quand  il  commence 
à  vous  appeler  dites  -  lui  :  Prospère  procède  {^) , 
avancez-vous  et  combattez  avec  succès.  Quand  il 

(0  Joan.  III.  16.  —  W  Ibid,  xii.  32.  —  C^)  Ihid.  vi.  44-  —  (4)  Cant. 
1,  3.  —  i,5)P^.  XÏ.1V.  5. 


384  SUE.    LES    SOUFFRANCES.   ' 

livre  le  combat  et  attaque  vos  passions,  demandez- 
lui  qu'il  e'tablisse  son  règne  sur  votre  cœur  ;  et  régna. 

Le  docteur,  [le  juge  du  monde  paroi t  à  la  croix  :  ] 
Nunc  judicium  est  mundi  (0.  Tout  est  ramassé  dans 
la  croix  j  [  elle  est  un  ]  symbole  abrégé  du  christia- 
nisme. 

Ah  !  cette  pécheresse ,  ah  !  Marie ,  sœur  du  Lazare, 
baisent  ses  pieds  ;  avec  quelle  tendresse  !  Les  par- 
fums, les  larmes ,  les  cheveux ,  tout  [  est  employé  à 
exprimer  les  sentimens  de  leur  cœur  :  ]  mais  ses 
pieds  n  étoient  point  encore  percés ,  ni  devenus  une 
source  intarissable  d'amour.  «  Venez,  adorons-le; 
j)  prosternons-nous  et  pleurons  devant  le  Seigneur 
M  qui  nous  a  créés  »  :  Venite  adoremuSj  et  procida- 
mus  :  pîoremus  coram  Domino  quifecit  nos  (2}, 

CO/o^rn.  XII.  3i.—  W  Ps.  xciv.  6. 


^-WV^-VVi/W»/*,-^ 


EXHORTATION 


SUR  LA.  CHAR.  ENVERS  LES  NOUV.  CATHOLIQUES.      385 


EXHORTATION 


FAITE 

AUX  NOUVELLES  CATHOLIQUES, 

POUR  EXCITER  LA  CHARITÉ  DES  FIDÈLES 
EN  LEUR  FAVEUR. 

Pauvreté  et  abondance ,  deux  genres  d'épreuve.  Patience  et  cha- 
rilé,  deux  voies  uniques  pour  arriver  au  royaume  céleste.  Qu'est-ce 
que  la  foi  :  miracles  et  martyres  ,  deux  moyens  par  lesquels  elle  a 
été  établie  et  soutenue.  Combien  Thommage  que  nous  devons  à  la 
vérité ,  exige  que  nous  soyons  résolus  à  souffrir  pour  elle  :  grande 
utilité  que  nous  retirons  de  ces  souffrances.  Quelle  est  Fépreuve  des 
riches  :  que  doiveni-ils  faire  pour  y  être  fidèles.  Obligation  qu'ils 
ont  d'imiter,  à  l'égard  des  pauvres,  la  libéralité  du  Sauveur  envers 
nous. 


Deus  tentavit  eos ,  et  invenit  illos  dignos  se. 

Dieu  les  a  mis  à  l^e'preu\>e,  et  les  a  trouvés  dignes  de  lui. 
Sap.  m.  5. 

Le  serviteur  est  bienheureux ,  lorsque  son  maître 
daigne  éprouver  sa  fidélité;  et  le  soldat  doit  avoir 
beaucoup  d'espérance,  lorsqu'il  voit  aussi  que  son  ca- 
pitaine met  son  courage  à  l'épreuve  :  car  comme  on 
n'éprouve  pas  en  vain  la  vertu  ;  l'essai  qu'on  fait  de  la 
leur,  leur  est  un  gage  assuré  et  des  emplois  qu'on  leur 
veut  donner,  et  des  grâces   qu'on  leur  prépare: 

BOSSUET.   xiv.  25 


386  SUR   LA    CHARITÉ 

d'où  il  est  aise  de  comprendre  combien  Tapôtre  a 
raison  de  dire  que  «  l'e'preuve  produit  l'espérance  »  : 
Frobatio  verb  spem  (0.  C'est  ce  qui  m'oblige ,  Mes- 
sieurs ,  pour  fortifier  l'espe'rance  dans  laquelle  doi- 
vent vivre  les  enfans  de  Dieu ,  de  vous  parler  des 
épreuves  qui  en  sont  le  fondement  immuable  :  et  je 
vous  exposerai  plus  au  long  les  raisons  particulières 
qui  m'engagent  à  en  traiter  dans  cette  assemblée , 
après  avoir  imploré  le  secours  d'en-haut  par  l'inter- 
cession de  la  sainte  Vierge.  Ave,  Maria. 

Comme  c'étoit  de  l'or  le  plus  affiné  que  les  enfans 
d'Israël  consacroient  a  Dieu ,  pour  faire  l'ornement 
de  son  sanctuaire  ;  la  vertu  doit  être  la  plus  épurée 
qui  servira  d'ornement  au  sanctuaire  céleste,  et  au 
temple  qui  n'est  point  bâti  de  main  d'homme.  Dieu  a 
dessein  d'épurer  les  âmes;  afin  de  les  rendre  dignes  de 
la  gloire ,  de  la  sainteté ,  de  la  magnificence  du  siècle 
futur  :  mais  afin  de  les  épurer,  et  d'en  tirer  tout  le  fin , 
si  je  puis  parler  de  la  sorte ,  il  leur  prépare  aussi  de 
grandes  épreuves.  Et  remarquez,  Messieurs,  qu'il 
y  en  a  de  deux  genres  ;  l'épreuve  de  la  pauvreté ,  et 
celle  de  l'abondance  :  car  non -seulement  les  afflic- 
tions, mais  encore  les  prospérités  sont  une  pierre 
de  touche  à  laquelle  la  vertu  peut  se  reconnoître. 
Je  l'ai  appris  du  grand  saint  Basile,  dans  cette  excel- 
lente homélie  qu'il  a  faite  sur  l'avarice  (2)  ;  et  saint 
Basile  l'a  appris  lui-même  des  Ecritures  divines. 

Nous  lisons  dans  le  livre  du  Deutéronome  :  «  Le 
»  Seigneur  vous  a  conduit  par  le  désert,  afin  de 
»  vous  affliger  et  devons  éprouver  tout  ensemble  »  : 

(«)  Rom.  V.  4-  —  ("*)  S'  Basil.   Jlom,  de  Avarit.  n.  i  ,  tom.  u, 
pag.  43. 


ENVERS    LES   NOUVELLES    CATHOLIQUES.  887 

Adduxit  te  Dominus  tuus  per  desertum  ,  ut  affliger  et 
te  atque  tentaret  (0  ;  voilà  l'épreuve  par  l'aifliction. 
Mais  nous  lisons  aussi  en  TExode ,  lorsque  Dieu  fit 
pleuvoir  la  manne ,  qu'il  parle  ainsi  à  Moïse  :  «  Je 
«  pleuvrai,  dit-il,  des  pains  du  ciel  »  :  Ecce _,  ego 
pluam  vohis  panes  de  cœlo  (2);  et  il  ajoute  aussitôt 
après  :  «  C'est  afin  d'e'prouver  mon  peuple,  et  de 
»  voir  s'il  marchera  dans  toutes  mes  voies  »  :  et 
voilà  en  termes  formels  l'e'preuve  des  prospérités  et 
de  l'abondance  ;  Ut  teniem  eiim  ,  utrum  ambulet  in 
lege  meuj  annon  (^). 

«  Toutes  choses,  dit  le  saint  apôtre  (4),  arrivoient 
»  en  figure  au  peuple  ancien  »  ,  et  nous  devons  re- 
chercher la  vérité  de  ces  deux  épreuves  dans  la  nou- 
velle alliance  :  je  vous  en  dirai  ma  pensée ,  pour  ser- 
vir de  fondement  à  tout  ce  discours. 

Je  ne  vois  dans  le  nouveau  Testament  que  deux 
voies  pour  arriver  au  royaume  j  ou  celle  de  la  pa- 
tience, qui  souffre  les  maux;  ou  celle  de  la  charité, 
qui  les  soulage  (5).  La  grande  voie  et  la  voie  royale, 
par  laquelle  Jésus-Christ  a  marché  lui-même,  est  celle 
des  afflictions.  Le  Sauveur  n'appelle  à  son  banquet, 
que  les  foibles ,  que  les  malades ,  que  les  languissans  : 
il  ne  veut  voir  en  sa  compagnie  que  ceux  qui  por- 
tent sa  marque ,  c'est-à-dire,  la  pauvreté  et  la  croix. 
Tel  étoit  son  premier  dessein ,  lorsqu'il  a  formé  son 
Eglise.  Mais  si  tout  le  monde  étoit  pauvre,  qui 
pourroit  soulager  les  pauvres,  et  leur  aider  à  soute- 
nir le  fardeau  qui  les  accable  ?  C'est  pour  cela,  chré- 
tiens ,  qu'outre  la  voie  des  afflictions ,  qui  est  la  plus 

(I)  Deui.  vin.  2.  —  W  Exod,  XYi.  4-  *^{^)lbid.  —(4)  /.  Cor.  x.  1 1 .  — 
1^5)  Luc.  XIV.  21. 


388  SUR    LA    CHARITÉ 

assurée ,  il  a  plu  à  notre  Sauveur  d'ouvrir  un  autre 
chemin  aux  riches  et  aux  fortunés ,  qui  est  celui  de 
la  charité  et  de  la  communication  fraternelle.  Si 
vous  n'avez  pas  cette  gloire  de  vivre  avec  Jésus-Christ 
dans  l'humiliation  et  dans  l'indigence,  voici  une 
autre  voie  qui  vous  est  montrée,  une  seconde  espé- 
rance qui  vous  est  offerte;  c'est  de  secourir  les  misé- 
rables, et  d'adoucir  leurs  douleurs  et  leurs  amertu- 
mes. Ainsi  Dieu  nous  éprouve  en  ces  deux  manières  : 
si  vous  vivez  dans  l'affliction ,  croyez  que  le  Seigneur 
vous  éprouve ,  pour  reconnoître  votre  patience  :  si 
vous  êtes  dans  l'abondance ,  croyez  que  le  Seigneur 
vous  éprouve ,  pour  reconnoître  votre  charité  : 
Tentât  vos  Dominus  Deiis  vesier  (0.  Et  par-là  vous 
voyez,  mes  Frères,  les  deux  épreuves  diverses  dont 
je  vous  ai  fait  l'ouverture. 

La  vue  de  mon  auditoire  me  jette  profondément 
dans  cette  pensée  :  car  que  vois-je  dans  cette  assem- 
blée, sinon  l'exercice  de  ces  deux  épreuves?  Deux 
objets  attirent  mes  yeux ,  et  doivent  aujourd'hui 
partager  mes  soins.  Je  vois  d'un  côté  des  âmes  souf- 
frantes, que  la  profession  de  la  foi  expose  à  de 
grands  périls  j  et  de  l'autre,  des  personnes  de  condi- 
tion, qui  semblent  ici  accourir  pour  soulager  leurs 
misères  :  je  suis  redevable  aux  uns  et  aux  autres; 
et  pour  m'acquitter  envers  tous,  j'exhorterai  en  par- 
ticulier chacun  de  mes  auditeurs  à  être  fidèle  à  son 
épreuve.  Je  vous  dirai,  mes  très-chères  Sœurs  :  Souf- 
frez avec  soumission,  et  votre  foi  sera  épurée  par 
l'épreuve  de  la  patience.  Je  vous  dirai,  Messieurs  et 
Mesdames  :  Donnez  libéralement,  et  votre  charité 

(0  Dealer,  xm.  3. 


ENVEHS    LES    NOUVELLES    CATHOLIQUES.  BSq 

sera  épurée  par  l'épreuve  de  la  compassion.  Ainsi 
cette  exhortation  sera  partagée  entre  les  deux  sortes 
de  personnes  qui  composent  cette  assemblée;  et  le 
partage  que  je  vois  dans  mon  auditoire,  fera  celui 
de  ce  discours. 

PREMIER  POINT. 

Je  commence  par  vous,  mes  très -chères  Sœurs, 
nouveaux  enfans  de  l'Eglise  et  ses  plus  chères  délices  ; 
nouveaux  arbres  qu  elle  a  plantés,  et  nouveaux  fruits 
qu'elle  goûte.  Je  ne  puis  m'empêcher  d'abord  de 
vous  témoigner  devant  Dieu  que  je  suis  touché  de 
vos  maux  :  la  séparation  de  vos  proches,  les  outrages 
dont  ils  vous  accablent,  les  dures  persécutions  qu'ils 
font  à  votre  innocence,  les  misères  et  les  périls  oii 
votre  foi  vous  expose  m'aflligent  sensiblement;  et 
comme  de  si  grands  besoins  et  des  extrémités  si  pres- 
santes demandent  un  secours  réel,  j'ai  peine,  je  vous 
l'avoue,  à  ne  vous  donner  que  des  paroles.  Mais 
comme  votre  foi  en  Jésus-Christ  ne  vous  permet  pas 
de  compter  pour  rien  les  paroles  de  ses  ministres , 
ou  plutôt  ses  propres  paroles  dont  ses  ministres 
sont  établis  les  dispensateurs;  je  vous  donnerai  avec 
joie  un  trésor  de  consolation  dans  des  paroles  saintes 
et  évangéliques,  et  je  vous  dirai  avant  toutes  choses, 
avec  le  grand  saint  Basile  (0  :  Vous  souiirez,  mes 
très-chères  Sœurs,  devez -vous  vous  en  étonner, 
étant  chrétiennes  ?  Le  soldat  se  reconnoît  par  les 
hasards  et  les  périls;  le  marchand,  par  la  vigilance; 
le  laboureur,  par  son  travail  opiniâtre  ;  le  courtisan, 
par  ses  assiduités  ;  et  le  chrétien ,  par  les  douleurs  et 
par  les  afflictions.  Ce  n'est  pas  assez  de  le  dii^e;  il  faut 

CO  Hom.  in  fam.  et  skcit.  n.  5 ,  iom.  ii,  p.  67, 


3Ç)0  SUR    LÀ    CHARITÉ 

établir  cette  vérité  par  quelque  principe  solide,  et 
faire  voir,  en  peu  de  paroles,  que  l'e'preuve  de  la 
foi  c'est  la  patience  :  mais  afin  de  le  bien  entendre, 
examinons,  je  vous  prie ,  quelle  est  la  nature  de  la 
foi,  et  la  manière  divine  dont  elle  veut  être  prouvée. 
La  foi  est  une  adhérence  de  cœur  à  la  véi'ité 
éternelle  ,  malgré  toutes  les  raisons  et  les  témoi- 
gnages des  sens  et  de  la  liaison  :  de  là  vous  pouvez 
comprendre  qu'elle  dédaigne  tous  les  argumens  que 
peut  inventer  la  sagesse  humaine.  Mais  si  les  raisons 
lui  manquent;  le  ciel  même  lui  fournit  des  preuves, 
et  elle  est  suffisamment  établie  par  les  miracles  et 
par  les  martyres. 

C'est ,  mes  Frères ,  par  ces  deux  moyens  qu'a  été 
soutenue  la  foi  chrétienne.  Elle  est  venue  sur  la 
terre  troubler  tout  le  monde  par  sa  nouveauté, 
étonner  tous  les  esprits  par  sa  hauteur ,  effrayer 
tous  les  sens  par  la  sévérité  inouie  de  sa  discipline. 
Tout  l'univers  s'est  uni  contre  elle,  et  a  conjuré  sa 
perte  :  mais ,  malgré  toute  la  nature ,  elle  a  été 
établie  par  les  choses  prodigieuses  que  Dieu  a  faites 
pour  l'autoriser,  et  par  les  cruelles  extrémités  que 
les  hommes  ont  endurées  pour  la  défendre.  Dieu 
et  les  hommes  ont  fait  leurs  efforts  pour  appuyer 
le  christianisme.  Quel  a  dû  être  l'effort  de  Dieu, 
sinon  d'étendre  sa  main  à  des  signes  et  à  des  pro- 
diges ?  Quel  a  dû  être  l'effort  des  hommes ,  sinon 
de  souffrir  avec  soumission  des  peines  et  des  tour- 
mens?  Chacun  a  fait  ce  qui  lui  est  propre  ;  car  il 
n'y  avoit  rien  de  plus  convenable ,  ni  à  la  puissance 
divine,  que  de  faire  de  grands  miracles  pour  auto- 
riser la  foi  chrétienne  j  ni  à  la  foiL'lesse  humaine , 


ENVERS    LES    NOUVELLES    CATHOLIQUES.  3qi 

que  de  souffrir  de  grands  maux  pour  en  soutenir  la 
vérité.  Voilà  donc  la  preuve  de  Dieu;  faire  des  mi- 
racles :  In  eo  quocl  manum  tuant  extendas  ad  sanita- 
tes  ^  et  signa  et  prodigia  fieri  per  nomen  sancti 
Filii  lui  Jesu  (0.  Voici  la  preuve  des  hommes  ;  souf- 
frir des  tourmens  :  l'homme  étant  si  foible ,  ne  pou- 
voit  rien  faire  de  grand ,  ni  de  remarquable ,  que 
de  s'abandonner  à  souffrir.  Ainsi  ce  que  Dieu  a 
opéré,  et  ce  que  les  hommes  ont  souffert,  a  égale- 
ment concouru  à  prouver  la  vérité  de  la  foi  :  les 
miracles  que  Dieu  a  faits,  ont  montré  que  la  doc- 
trine du  christianisme  surpassoit  toute  la  nature; 
et  les  cruautés  inouies  auxquelles  se  sont  soumis 
les  fidèles ,  pour  défendre  cette  doctrine  ,  ont  fait 
voir  jusqu'où  doit  aller  le  glorieux  ascendant  qui 
appartient  à  la  vérité  sur  tous  les  esprits  et  sur  tous 
les  cœurs. 

Et  en  effet ,  chrétiens ,  jamais  nous  ne  rendrons  à 
la  vérité  l'hommage  qui  lui  est  dû,  jusqu'à  ce  que 
nous  soyons  résolus  à  souffrir  pour  elle  :  et  c'est  ce 
qui  a  fait  dire  à  Tertullien ,  que  «  la  foi  est  obligée 
))  au  martyre  »  :  Debitricem  niartyriifidcm  (2).  Oui, 
sainte  vérité  de  Dieu  ,  souveraine  de  tous  les  esprits, 
et  arbitre  de  la  vie  humaine  ;  le  témoignage  de  la 
parole  est  une  preuve  trop  foible  de  ma  servitude  ; 
je  dois  vous  prouver  ma  foi  par  l'épreuve  des  souf- 
frances. O  vérité  éternelle  ,  si  j'endure  pour  l'amour 
de  vous,  si  mes  sens  sont  noyés  pour  l'amour  de 
vous  dans  la  douleur  et  dans  l'amertume  ;  ce  vous 
sera  une  preuve  que  j'y  ai  renoncé  de  bon  cœur  pour 
m'attacher  à  vos  ordres.  Pour  faire  voir  à  toute 

(»)  AcU  IV,  3o.  —  (» ;  ^orp.  n.  8. 


39^  STJR    LA    CHARITÉ 

la  terre  que  je  m'abaisse  volontairement  sous  le  joug 
que  vous  m'imposez ,  je  veux  bien  m'abaisser  encore 
jusqu'aux  dernières  humiliations  :  qu'on  me  jette 
dans  les  prisons ,  et  qu'on  charge  mes  mains  de  fers  ; 
je  regarderai  ma  captivité  comme  une  image  glo- 
rieuse de  ces  chaînes  intérieures  par  lesquelles  j'ai 
lié  ma  volonté  toute  entière ,  et  assujetti  mon  en- 
tendement à  l'obéissance  de  Jésus  -  Christ  et  de  sa 
sainte  doctrine  :  In  caplwitalem  redi^entes  intellec- 
tum  in  obsequium  Christi  (0. 

Consolez-vous  donc,  mes  très-chères  Sœurs,  dans 
la  preuve  que  vous  donnez  par  vos  peines,  de  la 
pureté  de  votre  foi  :  vous  êtes  un  grand  spectacle 
à  Dieu ,  aux  anges  et  aux  hommes  :  vos  souffrances 
font  l'honneur  de  la  sainte  Eglise,  qui  se  glorifie  de 
voir  en  vous ,  même  au  milieu  de  sa  paix  et  de  son 
triomphe,  une  image  de  ses  combats,  et  une  peinture 
animée  des  martyres  qu'elle  a  soufferts.  Ne  vous  occu- 
pez pas  tellement  des  maux  que  vous  endurez,  que 
vous  ne  laissiez  épancher  vos  cœurs  dans  le  souvenir 
agréable  des  récompenses  qui  vous  attendent.  Encore 
un  peu,  encore  un  peu,  dit  le  Seigneur,  et  je  vien- 
drai moi-même  essuyer  vos  larmes;  et  je  m'approche- 
rai de  vous  pour  vous  consoler ,  et  vous  verrez  le  feu 
de  ma  vengeance  dévorer  vos  persécuteurs;  et  ce- 
pendant je  vous  recevrai  en  ma  paix  et  en  mon  re- 
pos ,  au  sein  de  mes  éternelles  miséricordes. 

Vous  endurez  pour  la  foi;  ne  vous  découragez 

pas  :  songez  que  la  sainte  Eglise  s'est  fortifiée  par 

les  tourmens,  accrue  par  la  patience,  établie  par 

l'effort  des  persécutions.  Et  à  ce  propos,  chrétiens, 

(»)  //.  Cor.  X.  r,. 


ENVERS    LES    NOUVELLES    CATHOLIQUES.  SqB 

je  me  souviens  que  saint  Augustin  se  représente  que 
les  fidèles ,  étonnés  de  voir  durer  si  long  -  temps 
ces  cruelles  persécutions  par  lesquelles  l'Eglise  étoit 
agitée,  s'adressent  à  elle-même,  et  lui  en  deman- 
dent la  cause  (0.  Il  y  a  long-temps,  ô  Eglise,  que 
Ton  frappe  sur  vos  pasteurs,  et  que  Ton  dissipe  vos 
troupeaux  ;  Dieu  vous  a  -  t  -  il  oubliée  ?  les  vents 
grondent ,  les  flots  se  soulèvent ,  vous  flottez  deçà 
et  delà  battue  des  ondes  et  de  la  tempête  ;  ne  crai- 
gnez-vous pas  à  la  fin  d'être  entièrement  abîmée  et  en- 
sevelie sous  les  eaux  ?  Le  même  saint  Augustin  ayant 
ainsi  fait  parler  les  fidèles ,  fait  aussi  répondre  l'E- 
glise, par  ces  paroles  du  divin  Psalmiste  :  Sœpe  expu- 
gnayerunt  me  à  juifentute  inea,  dicat  nunc  Israël  (2). 
Mes  enfans,  dit  la  sainte  Eglise,  je  ne  m'étonne 
pas  de  tant  de  traverses;  j'y  suis  accoutumée  dès 
ma  tendre  enfance  :  les  ennemis  qui  m'attaquent 
n'ont  jamais  cessé  de  me  tourmenter  dès  ma  pre- 
mière jeunesse  ;  et  ils  n'ont  rien  gagné  contre  moi , 
et  leurs  efforts  ont  été  toujours  inutiles  :  Etenim 
non  potuerunt  mihi  (3) . 

Et  certainement,  chrétiens,  l'Eglise  a  toujours 
été  sur  la  terre,  et  jamais  elle  n'a  été  sans  afflictions. 
Elle  étoit  représentée  en  Abel  ;  et  il  a  été  tué  par 
Caïn  son  frère  :  elle  a  été  représentée  en  Enoch  ;  et 
il  a  fallu  le  séparer  du  milieu  des  iniques  et  des 
impies ,  qui  ne  pouvoient  compatir  avec  son  inno- 
cence :  Et  translatus  est  ah  iniquis  (4)  :  elle  nous  a 
paru  dans  la  famille  de  Noé;  et  il  a  fallu  un  mi- 
racle pour  la  délivrer,  non -seulement  des  eaux  du 

(»)  In  Ps.  cxxvni,  /i.  2 ,  3  ,  tom.  iv,  col.  i448.  —  W  Ps.  cxxviii,  i. 
—  {})  Ihiil  a.  —  (4)  Heb.  xi.  5. 


394  SUR    LA    CHARITÉ 

déluge,  mais  encore  des  contradictions  des  enfans 
du  siècle.  Le  jour  me  manqueroit ,  comme  dit  l'a- 
pôtre (0,  si  j'entreprenois  de  vous  raconter  ce  qu'ont 
souffert ,   des  impies ,  Abraham  et  les  patriarches , 
Moïse  et  tous  les  prophètes,  Je'sus-Ghrist  et  ses  saints 
apôtres.  Par  conse'quent,  dit  la  sainte  Eglise,  par 
la  bouche  du  saint  Psalmiste ,  je  ne  m'étonne  pas  de 
ces  violences  :  Sœpe  expugnayerunt  me  h  juventute 
niea  ;  numquid  ideb  non  perveni  ad  senectutem  (2)  ? 
Regardez ,  mes  enfans  ,  mon  antiquité ,  considérez 
ces  cheveux  gris  ;  «  ces  cruelles  persécutions  dont  a 
»  été  tourmentée  mon  enfance,  m'ont-elles  pu  em- 
»  pêcher  de  parvenir  heureusement  à  cette  vieillesse 
))  vénérable  »  ?  Ainsi  je  ne  m'étonne  plus  des  persé- 
cutions :  si  c'étoit  la  première  fois ,  j'en  serois  peut- 
être  troublée;  maintenant  la  longue  habitude  fait  que 
je  ne  m'en  émeus  point  ;  je  laisse  agir  les  pécheurs  : 
Supra  dorswn  meum.  fahrica^erunt  peccatores  (5)  : 
je  ne  tourne  pas  ma  face  contre  eux  pour  m'opposer 
à  leurs  violences;  je  ne  fais  que  tendre  le  dos  pour 
porter  les  coups  qu'ils  me  donnent  :  ils  frappent 
cruellement,  et  je  souffre  sans  murmurer;  c'est  pour- 
quoi ils  prolongent  leurs  iniquités,  et  ne  mettent 
point  de  bornes  à  leur  furie  :  Prolonga\>erunt  ini- 
quitatcm  suam  (^)  :  ma  patience  sert  de  jouet  à  leur 
injustice  ;  mais  je  ne  me  lasse  pas  de  souffrir;  je  suis 
bien  aise  de  prouver  ma  foi  à  celui  qui  m'a  appelée , 
et  de  me  montrer  digne  de  son  choix ,  par  une  si 
noble  épreuve  d'un  amour  constant  et  fidèle  :  Deus 
tentavit  eos  ,  et  invenit  illos  dignos  se. 

(0 Ilebr.xi.  32.  —  '*)«y.  ^ug.  in  Ps.  cxxvm,  n.  3 ,  tom.  iv ,col.  l448' 
—  (3)  Ps.  cxxvm.  3.  —  (4)  Ibid. 


ENVERS    LES    NOUVELLES    CATHOLIQUES.  89^ 

Entrez ,  mes  Sœurs,  dans  ces  sentimens  ;  souffrez 
pour  Famour  de  la  sainte  Eglise  :  la  grâce  que  Dieu 
vous  a  faite ,  de  vous  ramener  à  son  unité ,  ne  vous 
sembleroit  pas  assez  précieuse,  si  elle  ne  vous  coûtoit 
quelque  chose.  Songez  à  ce  qu'ont  souffert  les  saints 
personnages  dont  je  vous  ai  récité  les  noms  et  rap- 
pelé le  souvenir  :  joignez-vous  à  cette  troupe  bien- 
heureuse de  ceux  qui  ont  souffert  pour  la  vérité,  et 
«  qui  ont  blanchi  leurs  étoles  dans  le  sang  de  l'A- 
»  gneau  sans  tache  (0  ».  Autant  de  peines  qu'on 
souffre,  autant  de  larmes  qu'on  verse  pour  avoir 
embrassé  la  foi  ;  autant  de  fois  on  se  lave  dans  le 
sang  du  sauveur  Jésus,  et  on  y  nettoie  ses  péchés, 
et  on  sort  de  ce  bain  sacré  avec  une  splendeur  im- 
mortelle ;  et  c'est  alors  que  Jésus  nous  dit  :  Voici 
mes  fidèles  et  mes  bien-aimés  ;  «  et  ils  marcheront 
»  avec  moi  ornés  d'une  céleste  blancheur ,  parce 
))  qu'ils  sont  dignes  d'une  telle  gloire  »  :  Et  amhu- 
labunt  mecuni  in  alhis  ,  quia  digni  sunt  (^).  Voyez 
donc,  mes  très-chères  Sœurs,  voyez  Jésus -Christ 
qui  vous  tend  les  bras,  qui  soutient  votre  foiblesse, 
qui  admire  aussi  votre  force,  et  prépare  votre  cou- 
ronne :  il  vous  a  éprouvées  par  la  patience,  et  vous 
a  trouvées  dignes  de  lui  :  Tentavit  eos ,  et  invertit 
illos  dignos  se. 

Mais  nous,  que  ferons-nous,  chrétiens?  demeu- 
rerons-nous insensibles ,  et  serons-nous  spectateurs 
oisifs  d'un  combat  si  célèbre  et  si  glorieux  ?  ne  don- 
nerons-nous que  des  paroles,  et  quelques  frivoles 
consolations  a  des  peines  si  effectives  ?  et  pendant  que 
ces  filles  innocentes,  qui  souffrentpersécution  pour  la 

(»)  ^poc.  VII.  14.  —  W  ^^i^-  "I-  4- 


3(^6  SUR    LA    CHARITÉ 

justice,  sont  dans  le  feu  de  Taffliction ,  où  Dieu  épure 
leur  foi  ;  ne  ferons-nous  point  distiller  sur  elles  quel- 
que rosée  de  nos  charités,  pour  les  rafraîchir  dans 
cette  fournaise ,  et  les  aider  à  souffrir  une  épreuve 
si  violente?  C'est  de  quoi  il  faut  vous  entretenir  dans 
le  reste  de  ce  discours,  que  je  tranche  en  peu  de 
paroles. 

SECOND   POINT. 

Je  parle  donc  maintenant  à  vous  qui  vivez  dans  les 
richesses  et  dans  l'abondance.  Ne  vous  persuadez  pas 
que  Dieu  vous  ait  ouvert  ses  trésors  avec  une  telle  libé- 
ralité, pour  contenter  votre  luxe  :  c'est  qu'il  a  des- 
sein d'éprouver  si  vous  avez  un  cœur  chrétien,  c'est- 
à-dire,  un  cœur  fraternel  et  un  cœur  compatissant. 

David ,  considérant  autrefois  les  immenses  profu- 
sions de  Dieu  envers  lui,  se  sentit  obligé  par  recon- 
noissance  de  faire  de  magnifiques  préparatifs  pour 
orner  son  temple  ;  et  lui  offrant  de  grands  dons ,  il 
y  ajouta  ces  paroles  :  «  Je  sais,  dit-il,  ô  mon  Dieu, 
»  que  vous  éprouvez  les  cœurs ,  et  que  vous  aimez 
3)  la  simplicité;  et  c'est  pourquoi.  Seigneur  tout- 
»  puissant ,  je  vous  ai  consacré  ces  choses  avec  une 
))  grande  joie  en  la  simplicité  de  mon  cœur  »  :  Scîo , 
Deus  meus ,  quod  probes  corda  et  simplicitatem  di- 
ligas  ;  unde  et  ego  in  siinplicitate  cordis  mei  lœtus 
obtuli  unwersa  hœci^).  Vous  voyez  comme  il  recon- 
noît  que  les  bontés  de  Dieu  étoient  une  épreuve;  et 
qu'il  vouloit  éprouver ,  en  lui  donnant ,  s'il  avoil 
un  cœur  libéral,  qui  offrît  à  Dieu  volontairement 
ce  qu'il  recevoit  de  sa  main. 


ENVERS    LES    NOUVELLES    CATHOLIQUES.  897 

Croyez,  ô  riches  du  siècle,  qu'il  vous  ouvre  ses 
mains  dans  la  même  vue  :  s'il  est  libéral  envers  vous, 
c'est  qu'il  a  dessein  d'éprouver  si  votre  ame  sera 
attendrie  par  ses  bontés,  et  sera  touchée  du  désir 
de  les  imiter.  De  là  cette  abondance  dans  votre  mai- 
son, de  là  cette  affluence  de  biens,  de  là  ce  bonheur, 
ce  succès,  ce  cours  fortuné  de  vos  affaires.  11  veut 
voir ,  chrétien ,  si  ton  cœur  avide  engloutira  tous  ces 
Liens  pour  ta  propre  satisfaction;  ou  bien,  si  se  di- 
latant par  la  charité,  il  fera  couler  ses  ruisseaux  sur 
les  pauvres  et  les  misérables ,  comme  parle  l'Ecriture 
sainte  (0  :  car  ce  sont  les  temples  qu'il  aime;  et  c'est 
là  qu'il  veut  recevoir  les  effets  de  ta  gratitude. 

Voici,  Messieurs,  une  grande  épreuve;  c'est  ici 
qu'il  nous  faut  entendre  la  malédiction  des  grandes 
fortunes.  L'abondance  ,  la  prospérité  a  coutume 
d'endurcir  le  cœur  de  l'homme  :  l'aise ,  la  joie , 
l'affluence,  remplissent  l'ame  de  sorte  qu'elles  en 
éloignent  tout  le  sentiment  de  la  misère  des  autres, 
et  mettent  à  sec,  si  l'on  n'y  prend  garde ,  la  source 
de  la  compassion.  C'est  pourquoi  le  divin  apôtre 
parlant  des  fortunés  de  la  terre,  de  ceux  qui  s'aiment 
eux-mêmes,  et  qui  vivent  dans  les  plaisirs,  dans  la 
bonne  chère,  dans  le  luxe,  dans  les  vanités,  les 
appelle  «  cruels  et  impitoyables,  sans  affection,  sans 
»  miséricorde,  amateurs  de  leurs  voluptés  »  :  Ho- 
mines  seipsos  amantes ,  immites ,  sine  affectione , 
sine  beni^nitate,  voluptatum  amatores  (2).  Voilà  une 
merveilleuse  contexture  de  qualités  différentes.  Vous 
croyiez  peut- être,  Messieurs,  que  cet  amour  des 
plaisirs  ne  fût  que  tendre  et  délicat  ;  ou  bien  plai- 

(0  Is.  LViiî.  10,  1 1.  — W  //.  Tim.  m.  3. 


SgS  SUR    LA    CHARITÉ 

sant  et  flatteur  ;  mais  vous  n'aviez  pas  encore  songé 
qu'il  fût  cruel  et  impitoyable.  Mais  c'est  que  le  saint 
apôtre,  pe'ne'trant  par  l'Esprit  de  Dieu  dans  les  plus 
intimes  replis  de  nos  cœurs,  voyoit  que  ces  hommes 
voluptueux ,  attache's  excessivement  à  leurs  propres 
satisfactions  ,  deviennent  insensibles  aux  maux  de 
leurs  frères  :  c'est  pourquoi  il  dit  qu'ils  sont  sans 
affection ,  sans  tendresse  et  sans  miséricorde  ;  ils  ne 
regardent  qu'eux-mêmes.  Et  le  prophète  Isaïe  re- 
présente au  naturel  leurs  véritables  sentimens,  lors- 
qu'il leur  attribue  ces  paroles  :  Ego  sum  ^  et  prœier 
me  non  est  altéra  (0  :  «  Je  suis ,  et  il  n'y  a  que  moi 
3)  surla.terre  ».  Qu'est-ceque  toute  cette  multitude? 
têtes  de  nul  prix ,  et  gens  de  néant  :  penser  aux  in- 
térêts des  autres ,  leur  délicatesse  ne  le  permet  pas. 
Chacun  ne  compte  que  soi  ;  et  tenant  tous  les  autres 
dans  l'indifférence ,  on  tâche  de  vivre  à  son  aise  dans 
une  souveraine  tranquillité  des  fléaux  qui  affligent 
le  reste  des  hommes. 

O  Dieu  clément  et  juste  !  ce  n'est  pas  pour  cette 
raison  que  vous  avez  départi  aux  riches  du  monde 
quelque  écoulement  de  votre  abondance.  Vous  les 
avez  faits  grands ,  pour  servir  de  pères  à  vos  pauvres  : 
votre  providence  a  pris  soin  de  détourner  les  maux 
de  dessus  leurs  têtes ,  afin  qu'ils  pensassent  à  ceux 
du  prochain  :  vous  les  avez  mis  à  leur  aise  et  en  li- 
berté ,  afin  qu'ils  fissent  leur  affaire  du  soulagement 
de  vos  enfans.  Telle  est  l'épreuve  oii  vous  les  mettez; 
et  leur  grandeur  au  contraire  les  rend  dédaigneux, 
leur  abondance  secs,  leur  félicité  insensibles  ;  encore 
qu'ils  voient  tous  les  jours ,  non  tant  des  pauvres  et 

CO  Is.  XLVII.  10. 


ENVERS    LES    NOUVELLES    CATHOLIQUES.  899 

des  misérables ,  que  la  misère  elle-même  et  la  pau- 
vreté en  personne ,  pleurante  et  gémissante  à  leur 
porte. 

O  riches,  voilà  votre  épreuve;  et  afin  d*y  être 
fidèles,  écoutez  attentivement  cette  parole  du  Sau- 
veur des  âmes  :  «  Donnez-vous  de  garde  de  toute 
»  avarice  »  :  Cavete  ah  omni  avaritiai^).  Cette  pa- 
role du  Fils  de  Dieu  demande  un  auditeur  attentif. 
Donnez-vous  de  garde  de  toute  avarice;  c'est  qu'il 
y  en  a  de  plus  d'une  sorte  ;  il  y  a  une  avarice  sor- 
dide ,  une  avarice  noire  et  ténébreuse ,  qui  enfouit 
ses  trésors,  qui  n'en  repaît  que  sa  vue,  et  qui  en 
interdit  l'usage  à  ses  mains.  «  De  quoi  lui  servent-ils , 
3)  sinon  qu'il  voit  de  ses  yeux  beaucoup  de  richesses  »  ? 
Quid  prodest  possessori ,  nisi  quod  cernit  divitias 
oculis  suis  (2)  ?  Mais  il  y  a  encore  une  autre  avarice  , 
qui  dépense ,  qui  fait  bonne  chère,  qui  n'épargne  rien 
à  ses  appétits.  Je  me  trompe  peut-être,  mes  Frères, 
d'appeler  cela  avarice ,  puisque  c'est  une  extrême 
prodigalité;  je  parle  néanmoins  avec  l'Evangile  :  elle 
mérite  le  nom  d'avarice ,  parce  que  c'est  une  avidité 
qui  veut  dévorer  tous  ses  biens,  qui  donne  tout  à 
ses  appétits,  et  qui  ne  veut  rien  donner  aux  néces» 
sites  des  pauvres  et  des  misérables  ;  et  je  parle  en 
cela  selon  l'Evangile.  Jésus-Christ  ayant  dit  ces  mots  : 
Donnez-vous   de  garde  de  toute  avarice ,  apporte 
l'exemple  d'un  homme  qui,  ravi  de  son  abondance, 
veut  agrandir  ses  greniers,   et  augmenter  sa   dé- 
pense :  car  il  paroît  bien ,  chrétiens ,  qu'il  vouloit 
user  de  ses  richesses ,  puisqu'il  se  dit  à  lui-même  : 
ce  Mon  ame,  voilà  de  grands  biens;  repose-toi,  fais 
(0  Luc.  XII.  i5.  —  W  Ecçhi,  V.  10. 


4oO  SUK    LA    CHARITÉ 

3)  grande  chère,  mange  et  bois  long -temps  à  ton 
»  aise  M  :  Requiesce ,  comede  ,  hibe ,  epulare  (0. 
Voyez  de  quoi  il  repaît  son  ame;  «  de  même,  dit 
»  saint  Basile  (2),  que  s'il  avoit  une  ame  de  bête  ». 
Encore  qu'il  donne  tout  à  son  plaisir,  et  qu'il  tienne 
une  table  si  abondante  et  si  de'licate ,  Jésus-Christ 
néanmoins  le  traite  d'avare,  condamnant  l'avidité 
de  son  cœur ,  qui  consume  tous  ses  biens  pour  soi , 
qui  donne  tout  à  ses  excès  et  à  ses  débauches,  et 
n'ouvre  point  ses  mains  aux  nécessités  ni  aux  besoins 
de  ses  frères.  Prenez  garde  à  cette  avarice  de  cœur, 
à  cette  avidité;  modérez  vos  passions,  et  faites  un 
fonds  aux  pauvres  sur  la  modération  de  vos  vanités  ; 
Manum  inferre  rei  suce  in  causa  eleemosjnœ  (5). 

Pourquoi  agrandir  tes  greniers  ?  Je  te  montre  un 
lieu  convenable  où  tu  mettras  tes  richesses  plus  en 
sûreté  :  laisse  un  peu  déborder  ce  fleuve  ;  laisse-le  se 
répandre  sur  les  misérables  :  mais  pourquoi  tout 
donner  à  tes  appétits  ?  Mon  ame ,  dis-tu ,  repose-toi , 
mange  et  bois  long-temps  à  ton  aise.  Regarde  de 
quels  biens  tu  repais  ton  ame  ;  de  même ,  dit  saint 
Basile,  que  si  tu  avois  une  ame  de  bête.  Ne  me  dis 
point  :  Que  ferai-je?  il  faut  te  [  modérer,  réprimer 
l'avidité  de  tes  désirs ,  contraindre  tes  passions  dans 
de  justes  bornes.  ]  Si  vous  ne  le  faites,  mes  Frères, 
il  n'y  a  point  d'espérance  de  salut  pour  vous  :  car, 
pour  arriver  à  la  gloire  que  Jésus-Christ  nous  a  mé- 
ritée, il  faut  porter  son  image,  il  faut  être  marqué 
à  son  caractère  ;  il  faut ,  en  un  mot ,  lui  être  con- 
forme. Quelle  ressemblance  avez-vous  avec  sa  pau- 

(0  Luc.  XII.  19.  — (»)  Hom.  de  Aifar.  n.  6,  tom.  11,  p.  48.— 
(3)  Tertull.  de  Patient,  n.  7. 

vreté 


( 


ENVERS    LES    NOUVELLES    CATHOLIQUES.  4o  I 

vreté  dans  voire  abondance  ;  avec  ses  délaissemens 
dans  vos  joies  ;  avec  sa  croix ,  avec  ses  épines ,  avec 
son  fiel  et  ses  amertumes  parmi  vos  de'lices  dissolues? 
est-ce  là  une  ressemblance ,  ou  plutôt  [n'est-ce  pas] 
une  manifeste  contrarie'té  ?  Voici  néanmoins  quel- 
que ressemblance  et  quelques  ressources  pour  vous  : 
c'est  que  la  croix  de  notre  Sauveur  n'est  pas  seule- 
ment un  exercice ,  mais  encore  une  inondation  d'une 
libéralité  infinie  :  il  donne  pour  nous  son  ame  et  son 
corps,  il  prodigue  tout  son  sang  pour  notre  salut. 
Imitez  du  moins  quelque  trait,  sinon  de  ces  souf- 
frances  affreuses,  du  moins  d'une  libéralité  si  ai- 
mable et  si  attirante  :  donnez  au  prochain,  sinon  vos 
peines,  du  moins  vos  commodités;  sinon  votre  vie 
et  votre  substance,  du  moins  le  superflu  de  vos  biens 
ou  le  reste  de  vos  excès.  Entrez  dans  les  saints  désirs 
du  Sauveur,  et  dans  les  empressemens  de  sa  charité 
pour  les  hommes  :  il  a  [guéri  ]  les  malades,  il  a  repu 
les  faméliques,  il  a  soutenu  les  désespérés.  C'est  là 
sans  doute  la  moindre  partie  que  vous  puissiez  imiter 
de  la  vie  de  notre  Sauveur.  Soyez  les  imitateurs, 
sinon  des  souffrances  qu'il  a  endurées  à  la  croix,  du 
moins  des  libéralités  qu'il  y  exerce.  Jésus -Christ 
demande  une  partie  des  biens  qu'il  vous  a  donnés , 
pour  sauver  son  bien  et  son  trésor  :  son  trésor ,  ce 
sont  les  âmes.  Venez  travailler  au  salut  des  âmes  : 
considérez  ces  filles  non  moins  innocentes  qu'affli- 
gées. Faut-il  vous  représenter  et  les  périls  de  ce 
sexe ,  et  les  dangereuses  suites  de  sa  pauvreté,  l'écueil 
le  plus  ordinaire  où  sa  pudeur  fait  naufrage?  Faut-il 
vous  dire  les  tentations  où  leur  foi  se  trouve  exposée 
dans  les  extrémités  qui  les  pressent  ? 

BossuET.  xiy.  a6 


402  SUR    LA    CHARITÉ 

Considérez  le  ravage  qu  a  fait  There'sie.  Quelle 
plaie  !  quelle  ruine  !  quelle  funeste  désolation  !  La 
terre  est  de'solée,  le  ciel  est  en  deuil  et  tout  couvert 
de  ténèbres,  après  qu'un  si  grand  nombre  d'étoiles 
qui  dévoient  briller  dans  son  firmament,  a  été  traîné 
au  fond  de  l'abîme  avec  la  queue  du  dragon  (0. 
L'Eglise  gémit  et  soupire  de  se  voir  arracher  si 
cruellement  une  si  grande  partie  de  ses  entrailles  : 
[dans  cette  affliction  elle  forme  un]  asile  pour  re- 
cueillir quelque  reste  de  son  naufrage  ;  [  et  vous  ne 
vous  mettez  point  en  peine  de  le  soutenir  :  ]  cette 
maison  depuis  si  long-temps  n'a  pas  encore  de  pain. 
Qu'attendez- vous,  mes  chers  Frères?  quoi,  que  leurs 
parens,  qu'elles  ont  quittés,  viennent  offrir  le  pain 
que  votre  dureté  leur  dénie?  Horrible  tentation  ! 
Dans  le  schisme,  le  plus  grand  malheur,  c'est  la 
charité  éteinte.  Le  diable,  pour  leur  imposer,  [leur 
présente  une]  image  de  la  charité  dans  le  secours 
mutuel  qu'ils  se  donnent  les  uns  aux  autres.  Voulez- 
vous  donc  qu  elles  pensent  qu'il  n'y  a  point  de  cha- 
rité dans  l'Eglise,  et  qu'elles  tirent  cette  consé- 
quence :  Donc  l'Esprit  de  Dieu  s'en  est  retiré.  Vous 
leur  vantez  votre  foi;  et  l'apôtre  saint  Jacques  vous 
dit  :  Montre  ta  foi  par  tes  œuvres  (2).  C'est  ainsi 
que  le  malin  s'efforce  de  les  séduire ,  et  de  les  re- 
plonger dans  l'abîme  d'où  elles  ne  sont  encore  qu'à 
demi  sorties.  Veux-tu  être  aujourd'hui ,  par  ta  du- 
reté, coopérateur  de  sa  malice,  autoriser  ses  trom- 
peries ,  et  donner  elîicace  à  ses  tentations?  Sois  plu- 
tôt coopérateur  de  la  charité  de  Jésus  pour  sauver 
les  âmes.  Maintenant  que  je  vous  parle,  ce  divin 

(»)  ApoG,  zxi.  4.  —  ^»)  Jac>  11.  18. 


ENVERS    LES    NOUVELLES    CATHOLIQUES.  4^3 

Sauveur  VOUS  éprouve.  Si  vous  aimez  les  âmes,  si 
vous  désirez  leur  salut ,  si  vous  êtes  effraye's  de  leurs 
périls,  vous  êtes  ses  véritables  disciples.  Si  vous  sortez 
de  cet  oratoire  sans  être  touchés  de  si  grands  mal- 
heurs ,  vous  reposant  du  soin  de  cette  maison  sur  ces 
dames  si  charitables ,  comme  si  cette  œuvre  impor- 
tante ne  vous  regardoit  pas  autant  qu'elles;  funeste 
épreuve  pour  vous,  qui  prouvera  votre  dureté, 
convaincra  votre  obstination ,  condamnera  votre 
ingratitude. 


4o4  SUR    LA    VIE    CHRÉTIENNE. 

FRAGMENT  D'UN  DISCOURS 

SUR  LA  VIE  CHRÉTIENNE. 


Dieu ,  la  vie  de  nos  amcs  par  l'union  qu'il  a  avec  elles.  Obligation 
du  chrétien  de  mourir  au  péché  ,  pour  recevoir  et  conserver  cette 
vie  divine.  D'où  vient  Dieu  laisse-t-il  ici-bas  dans  les  saints  l'attrait 
au  mal.  Comment  détruit-il  en  eux  le  péché,  même  dés  cette  vie. 


Je  tirerai  mon  raisonnement  de  deux  excellens 
discours  de  saint  Augustin  :  le  premier  c'est  le  dix- 
neuvième  Traite'  sur  saint  Jean  ;  le  second  c'est  le 
Sermon  dix -huit  des  paroles  de  l'apôtre.  Ce  grand 
homme  ,  aux  lieux  allégués ,  distingue  en  Famé  deux 
sortes  de  vie  :  l'une  est  celle  qu'elle  communique 
au  corps;  l'autre  est  celle  dont  elle  vit  elle-même. 
Comme  l'ame  est  la  vie  du  corps  ,  ce  saint  évêque 
enseigne  que  Dieu  est  sa  vie  (0.  Pénétrons  ,  s'il  vous 
plaît ,  sa  pensée.  L'ame  ne  pourroit  donner  la  vie 
à  nos  corps ,  si  elle  n'avoit  ces  trois  qualités.  Il  faut, 
premièrement ,  qu'elle  soit  plus  noble  ;  car  il  est  plus 
noble  de  donner  que  de  recevoir  :  il  faut,  en  second 
lieu,  qu'elle  lui  soit  unie;  car  notre  vie  ne  peut 
point  être  hors  de  nous  :  il  faut  enfin  qu'elle  lui 
communique  des  opérations  que  le  corps  ne  puisse 
exercer  sans  elle  ;  car  la  vie  consiste  principalement 
dans  l'action.  Ces  trois  choses  paroissent  clairement 

V)  Serm.  clxi,  n.  6,tom.  v,  col.  777. 


SUR    LA    VIE    CHÏIÉTÏ&JVÛ'E.  /^O^ 

en  nous  :  ce  corps  mortel  dans  lequel  nous  vivons, 
si  vous  le  se'parez  de  son  ame ,  qu'est-ce  autre  chose 
qu'un  tronc  inutile  et  qu'une  masse  de  boue?  Mais 
sitôt  que  l'ame  lui  est  conjointe ,  il  se  remue ,  il  voit, 
il  entend ,  il  est  capable  de  toutes  les  fonctions  de  la 
vie.  Si  je  vous  fais  voir  maintenant  que  Dieu  fait,  à 
l'ëgard  de  l'ame ,  la  même  chose  que  ce  que  l'ame 
fait  à  l'égard  du  corps;  vous  avouerez  sans  doute 
que,  tout  ainsi  que  l'ame  est  la  vie  du  corps,  ainsi 
Dieu  est  la  vie  de  l'ame;  et  la  proposition  de  saint 
Augustin  sera  véritable.  Voyons  ce  qui  en  est ,  et 
prouvons  tout  solidement  par  les  Ecritures. 

Et  premièi^ment,  que  Dieu  soit  plus  noble  et 
plusëminent  que  nos  amcs,  ce  seroit  perdre  le  temps 
de  vous  le  prouver.  Pour  ce  qui  regarde  l'union  de 
Diau  avec  nos  esprits,  il  n'y  a  non  plus  de  lieu  d'en 
douier,  après  que  l'Ecriture  a  dit  tant  de  fois,  que 
«  Dieu  viendroit  en  nous,  qu'il  feroit  sa  demeure 
»  chez  nous  (0,  que  nous  serions  son  peuple,  et 
»  qu'il  demeureroit  en  nous  (2}  »  ;  et  ailleurs,  que 
«  qui  adhère  à  Dieu  est  un  même  esprii^aveclui  (3)  »  ; 
et  enfin,  que  «  la  charité  a  été  répandue  en  nos 
»  cœurs  par  le  Saint-Esprit  qu'on  nous  a  donné  (4)  ». 
Tous  ces  témoignages  sont  clairs,  et  n'ont  pas  besoin 
d'explication. 

L'union  de  Dieu  avec  nos  âmes  étant  établie,  il 
reste  donc  maintenant  à  considérer ,  si  l'ame  par 
cette  union  avec  Dieu  est  élevée  à  quelque  action  de 
vie  dont  sa  nature  ne  soit  pas  capable  par  elle-même. 
Mais  nous  n'y  trouverons  point  de  difficultés ,  si  nous 

(0  Joan.  XIV.  23.  —  (')  Let^it.  xxvi.  12.  -— \})  I.  Cor.  vi.  17.  — 
(4)  Rom.  V.  3. 


/\06  SUR    LÀ    VIE    CHtlÉTIETfNE. 

avons  bien  retenu  les  choses  qui  ont  déjà  été  ac- 
cordées. Suivez,  s'il  vous  plaît,  mon  raisonnement; 
vous  verrez  qu'il  relève  merveilleusement  la  dignité 
de  la  vie  chrétienne.  Il  n'y  a  rien  qui  ne  devienne 
plus  parfait  en  s'unissant  à  un  Etre  plus  noble  :  par 
exemple,  les  corps  les  plus  bruts  reçoivent  tout  à 
coup  un  certain  éclat,  quand  la  lumière  du  soleil 
s'y  attache.  Par  conséquent ,  il  ne  se  peut  faire  que 
l'ame  s'unissant  à  ce  premier  Etre  très-parfait ,  très- 
excellent  et  très-bon ,  elle  n'en  devienne  meilleure. 
Et  d'autant  que  les  causes  agissent  selon  la  perfec- 
tion de  leur  être ,  qui  ne  voit  que  l'ame  étant  meil- 
leure elle  agira  mieux  ?  Car  dans  cet  état  d'union 
avec  Dieu ,  que  nous  vous  avons  montré  par  les  Ecri- 
tures, sa  vertu  est  fortifiée  par  la  toute-puissante 
vertu  de  Dieu  qui  s'unit  à  elle  ;  de  sorte  qu^elle  par- 
ticipe, en  quelque  façon,  aux  actions  divines.  Cela 
est  peut-être  un  peu  relevé;  mais  tâchons  de  le 
rendre  sensible  par  un  exemple. 

Considérez  les  cordes  d'un  instrument  :  d'elles- 
mêmes  elles'fiont  muettes  et  immobiles.  Sont -elles 
touchées  d'une  main  savante?  elles  reçoivent  en  elles 
la  mesure  et  la  cadence ,  et  même  elles  la  portent 
aux  autres.  Cette  mesure  et  cette  cadence,  elles  sont 
originairement  dans  l'esprit  du  maître  :  mais  il  les 
fait  en  quelque  sorte  passer  dans  les  cordes,  lorsque, 
les  touchant  avec  art ,  il  les  fait  participer  à  son  ac- 
tion. Ainsi  l'ame,  si  j'ose  parler  de  la  sorte,  s' éle- 
vant à  cette  justice,  à  cette  sagesse,  à  cette  infinie 
sainteté,  qui  n'est  autre  chose  que  Dieu;  touchée, 
pour  ainsi  dire,  par  l'Esprit  de  Dieu,  elle  devieht 
juste,  elle  devient  sage,  elle  devient  sainte;  et  par- 


SUR    LA    VIE    CHRÉTIENNE.  ^.0'^ 

ticipant  selon  sa  portée  aux  actions  divines,  elle 
agit  saintement  comme  Dieu  lui-même  agit  sainte- 
ment. Elle  croit  en  Dieu,  elle  aime  Dieu,  elle  es- 
père en  Dieu  ;  et  lorsqu'elle  croit  en  Dieu ,  qu'elle 
aime  Dieu ,  qu'elle  espère  en  Dieu ,  c'est  Dieu 
qui  fait  en  elle  cette  foi,  cette  espe'rance,  et  ce 
saint  amour.  C'est  pourquoi  l'apôtre  nous  dit  que 
«  Dieu  fait  en  nous  le  vouloir  et  le  faire  (0  »  ; 
c'est-à-dire,  si  nous  le  savons  bien  comprendre, 
que  nous  ne  faisons  le  bien  que  par  l'action  qu'il 
nous  donne;  nous  ne  voulons  le  bien  que  par  la 
volonté  qu'il  opère  en  nous.  Donc  toutes  les  ac- 
tions chrétiennes  sont  des  actions  divines  et  surna- 
turelles auxquelles  l'ame  ne  pourroit  parvenir,  n'é- 
toit  que  Dieu  s*unissant  à  elle,  les  lui  communique 
par  le  Saint-Esprit  qui  est  répandu  dans  nos  cœurs. 
De  plus,  ces  actions  que  Dieu  fait  en  nous,  ce  sont 
aussi  actions  de  vie,  et  même  de  vie  éternelle.  Par 
conséquent ,  on  ne  peut  nier  que  Dieu  s'unissant  à 
nos  âmes,  mouvant  ainsi  nos  âmes,  ne  soit  vérita- 
blement la  vie  de  nos  âmes.  Et  c'est  là,  si  nous  l'en- 
tendons, la  nouveauté  de  vie  dont  parle  l'apôtre  (2}. 
Passons  outre  maintement,  et  disons  :  Si  Dieu  est 
notre  vie ,  parce  qu'il  agit  en  nous,  parce  qu'il  nous 
fait  vivre  divinement,  en  nous  rendant  participans 
des  actions  divines  ;  il  est  absolument  nécessaire 
qu'il  détruise  en  nous  le  péché ,  qui  non-seulement 
nous  éloigne  de  Dieu ,  mais  encore  nous  fait  vivre 
comme  des  bêtes ,  hors  de  la  conduite  de  la  raison. 
Et  ainsi ,  chrétiens ,  élevons  nos  cœurs  ;  et  puisque 
dans  cette  bienheureuse  nouveauté  de  vie  nous  de- 
vons vivre    et  agir  selon  Dieu,  rejetons  loin  de 

(0  Philip.  II.  i3.  —  W  liom.  VI.  4- 


4o8  SUR    LA    VIE    CHRÉTIENNE. 

nous  le  péché  qui  nous  fait  vivre  comme  des  béteS 
brutes ,  et  aimons  la  justice  de  la  vertu ,  par  laquelle 
nous  sommes  participans ,  comme  dit  l'apôtre  saint 
Pierre  (0,  de  la  nature  divine.  C'est  à  quoi  nous 
exhorte  saint  Paul,  quand  il  dit  :  «  Si  nous  vivons 
3)  de  l'esprit ,  marchons  en  esprit  »  :  Si  spiritu  vwi- 
mus,  spiritu  et  ambulemus  (2);  c'est-à-dire,  si  nous 
vivons  d'une  vie  divine ,  faisons  des  actions  dignes 
d'une  vie  divine.  Si  l'Esprit  de  Dieu  nous  anime,  lais- 
sons la  chair  et  ses  convoitises ,  et  vivons  comme  ani- 
més de  l'Esprit  de  Dieu ,  faisons  des  œuvres  conve- 
nables à  l'Esprit  de  Dieu;  et  comme  Jésus-Christ  est 
ressuscité  par  la  gloire  du  Père ,  ainsi  marchons  en 
nouveauté  de  vie. 

Regardons  avec  l'apôtre  saint  Paul  (5)  Jésus  res- 
suscité, qui  est  la  source  de  notre  vie.  Quel  étoit 
le  sauveur  Jésus  pendant  le  cours  de  sa  vie  mor- 
telle? Il  étoit  chargé  des  péchés  du  monde,  il  s'étoit 
mis  volontairement  en  la  place  de  tous  les  pécheurs, 
pour  lesquels  il  s'étoit  constitué  caution,  et  dont  il 
étoit  convenu  de  subir  les  peines.  C'est  pour  cela 
que  sa  chair  a  été  inQrme;  pour  cela  il  a  langui  sur 
la  croix  parmi  des  douleurs  incroyables  ;  pour  cela 
il  est  cruellement  mort  avec  la  perte  de  tout  son 
sang.  Dieu  éternel,  qu'il  est  changé  maintenant! 
c(  Il  est  mort  au  péché  »  ,  dit  l'apôtre  (4) ,  c'est-à- 
dire,  qu'il  a  dépouillé  toutes  les  foiblesses  qui  avoient 
environné  sa  personne  en  qualité  de  caution  des 
pécheurs.  «  Il  est  mort  au  péché ,  et  il  vit  à  Dieu  »  ; 
parce  qu'il  a  commencé  une  vie  nouvelle  qui  n'a 
plus  rien  de  l'infirmité  de  la  chair,  mais  en  laquelle 

CO  //.  Petr.  I.  4.  —  W  Galat.  v.  aS.  —  (3)  Hehr.  xii.  2.  —  ('0  Rom. 
VI.  10. 


StJIl    LA    VIE    CHRÉTIENNE.  4^9 

reluit  la  gloire  de  Dieu:  Quod  autem  vivit,  vwit 
Deo.  ft  Ainsi  estimez,  continue  l'apôtre,  vous  qui 
3)  êtes  ressuscites  avec  Jésus- Christ ,  estimez  que 
»  vous  êtes  morts  au  péché,  et  vivans  à  Dieu  par 
5)  notre  Seigneur  Jésus-Christ  (0  :  et  comme  Jésns- 
»  Christ  est  ressuscité  par  la  gloire  du  Père ,  mar- 
»  chons  aussi  dans  une  vie  nouvelle  (^)  ».  C'est  à 
quoi  nous  oblige  la  résurrection  de  notre  Sauveur , 
et  la  doctrine  du  saint  Evangile  :  et  ce  que  la  doc- 
trine évangéhque  nous  prêche,  cela  même  est  con- 
firmé en  nous  par  le  saint  baptême. 

De  là  étoit  née  cette  belle  cérémonie  que  Ton 
observoit  dans  l'ancienne  Eglise  au  baptême  des 
chrétiens.  On  les  plongeoit  entièrement  dans  les 
eaux,  en  invoquant  sur  eux  le  saint  nom  de  Dieu. 
Les  spectateurs,  qui  voyoient  les  nouveaux  baptisés 
se  noyer,  pour  ainsi  dire ,  et  se  perdre  dans  les  ondes 
de  ce  bain  salutaire,  puis  revenir  aussitôt  lavés  de 
cette  fontaine  très-pure ,  se  les  représentoient  en  un 
moment  tout  changés  par  la  vertu  occulte  du  Saint- 
Esprit,  dont  ces  eaux  étoient  animées;  comme  si, 
sortant  de  ce  mondé  en  même  temps  qu'ils  dispa- 
roissoient  à  leur  vue,  ils  fussent  allés  mourir  avec 
le  Sauveur,  pour  ressusciter  avec  lui  selon  la  vie 
nouvelle  du  christianisme.  Telle  étoit  la  cérémonie 
du  baptême  à  laquelle  l'apôtre  regarde,  lorsqu'il 
dit ,  dans  le  texte  que  nous  traitons  ,  que  nous 
sommes  ensevelis  avec  Jésus -Christ,  pour  mourir 
avec  lui  dans  le  saint  baptême  ;  afin  que  comme 
Jésus-Christ  est  ressuscité  par  la  gloire  du  Père,  ainsi 
nous  marchions  en  nouveauté  de  vie.  Il  l'egardoit  à 

CO  Rom.  VI.  1 1.  —  {■^)lhiJ.  4. 


4lO  SUR    LA    VIE    CHRÉTIENNE. 

cette  cérémonie  du  baptême,  qui  se  piatiquoit  sans 
doute  du  temps  des  apôtres  :  or  encore  que  le  temps 
ait  changé,  que  la  cérémonie  ne  soit  plus  la  même, 
la  vertu  du  baptême  n'est  point  altérée;  à  cause 
qu'elle  ne  consiste  pas  tant  dans  cet  élément  cor- 
ruptible, que  dans  la  parole  de  Jésus -Christ,  et 
dans  l'invocation  de  la  Trinité ,  et  dans  la  commu- 
nication de  l'Esprit  de  Dieu,  qui  sont  choses  sur 
lesquelles  le  temps  ne  peut  rien. 

En  effet,  tout  autant  que  nous  sommes  de  baptisés 
nous  sommes  tous  consacrés  dans  le  saint  baptême  à 
la  Trinité  très-auguste ,  par  la  mort  du  péché  et  par 
la  résurrection  à  la  vie  nouvelle^  C'est  pourquoi  nos 
péchés  y  sont  abolis ,  et  la  nouveauté  de  vie  y  est 
commencée  :  et  de  là  vient  que  nous  appelons  le 
baptême  le  sacrement  de  régénération  et  de  renou- 
vellement de  l'homme  par  le  Saint-Esprit.  D'où  je 
conclus  que  le  dessein  de  Dieu  est  de  détruire  en 
nous  le  péché;  puisqu'il  veut  que  la  vie  chrétienne 
commence  par  l'abolition  de  nos  crimes;  et  ainsi  il 
nous  rend  la  justice  que  la  prévarication  du  premier 
père  nous  avoit  ôtée.  Grâces  à  votre  bonté,  ô  grand 
Dieu ,  qui  faites  un  si  grand  présent  à  vos  serviteurs , 
par  Jésus-Christ  le  juste,  qui  se  chargeant  de  nos 
péchés  à  la  croix,  par  un  divin  échange  nous  a  com- 
muniqué sa  justice. 

Mais  ici  peut-être  vous  m'objecterez  que  le  péché 
n'est  point  détruit,  même  dans  les  justes;  puisque 
la  foi  catholique  professe  qu'il  n'y  a  aucun  homme 
vivant  qui  ne  soit  pécheur.  Pour  résoudre  cette  dif- 
ficulté, et  connoître  clairement  quelle  est  la  justice 
que  le  Saint-Esprit  nous  rend  en  ce  monde ,  l'ordre 


SUR    LÀ    VIE    CHRÉTIENNE.  4^1 

de  mon  raisonnement  m'oblige  d'entrer  en  ma  se- 
conde partie,  et  de  vous  faire  voir  le  combat  du 
fidèle  contre  la  chair  et  ses  convoitises.  Je  joindrai 
donc  cette  seconde  partie  avec  ce  qui  me  reste  à 
dire  de  la  première,  dans  une  même  suite  de  dis- 
cours. Je  tâcherai  pourtant  de  ne  rien  confondre  ; 
mais  j'ai  besoin  que  vous  renouveliez  vos  attentions. 

La  seconde  partie  de  la  vie  chrétienne,  c'est  de 
combattre  la  concupiscence ,  pour  détruire  en  nous 
le  péché.  Or  quand  je  parle  ici  de  concupiscence , 
n'entendez  par  ce  mot  aucune  passion  particulière, 
mais  plutôt  toutes  les  passions  assemblées,  que  l'E- 
criture a  accoutumé  d'appeler  d'un  nom  général, 
la  concupiscence  et  la  chair.  Mais  définissons  en  un 
mot  la  concupiscence,  et  disons  avec  le  grand  Au- 
gustin :  La  concupiscence ,  c'est  un  attrait  qui  nous 
fait  incliner  à  la  créature  au  préjudice  du  Créateur, 
qui  nous  pousse  aux  choses  sensibles  au  préjudice 
des  biens  éternels. 

Qu'est-il  nécessaire  de  vous  dire  combien  cet  at- 
trait est  puissant  en  nous  ?  Chacun  sait  qu'il  est  né 
avec  nous ,  et  qu'il  nous  est  passé  en  nature.  Voyez, 
avant  le  christianisme ,  comme  le  vrai  Dieu  étoit  mé- 
prisé par  toute  la  terre  :  voyez ,  depuis  le  christia- 
nisme, combien  peu  de  personnes  goûtent  comme  il 
faut  les  vérités  célestes  de  l'Evangile;  et  vous  verrez 
que  les  choses  divines  nous  touchent  bien  peu.  Qui 
fait  cela ,  fidèles  ,  si  ce  n'est  que  nous  aimons  les 
créatures  désordonnément  ?  C'est  pourquoi  l'apôtre 
saint  Paul  dit  :  «  La  chair  convoite  contre  l'esprit , 


4lO  SUR    LA    VIE    CHRÉTIENNE. 

cette  cérémonie  du  baptême,  qui  se  pratiquoit  sans 
doute  du  temps  des  apôtres  :  or  encore  que  le  temps 
ait  changé  y  que  la  cérémonie  ne  soit  plus  la  même, 
la  vertu  du  baptême  n'est  point  altérée;  à  cause 
qu'elle  ne  consiste  pas  tant  dans  cet  élément  cor- 
ruptible, que  dans  la  parole  de  Jésus -Christ,  et 
dans  l'invocation  de  la  Trinité ,  et  dans  la  commu- 
nication de  l'Esprit  de  Dieu,  qui  sont  choses  sur 
lesquelles  le  temps  ne  peut  rien. 

En  effet,  tout  autant  que  nous  sommes  de  baptisés 
nous  sommes  tous  consacrés  dans  le  saint  baptême  à 
la  Trinité  très-auguste ,  par  la  mort  du  péché  et  par 
la  résurrection  à  la  vie  nouvelle.  C'est  pourquoi  nos 
péchés  y  sont  abolis ,  et  la  nouveauté  de  vie  y  est 
commencée  :  et  de  là  vient  que  nous  appelons  le 
baptême  le  sacrement  de  régénération  et  de  renou- 
vellement de  l'homme  par  le  Saint-Esprit.  D'où  je 
conclus  que  le  dessein  de  Dieu  est  de  détruire  en 
nous  le  péché;  puisqu'il  veut  que  la  vie  chrétienne 
commence  par  l'abolition  de  nos  crimes;  et  ainsi  il 
nous  rend  la  justice  que  la  prévarication  du  premier 
père  nous  avoit  ôtée.  Grâces  à  votre  bonté,  ô  grand 
Dieu ,  qui  faites  un  si  grand  présent  à  vos  serviteurs, 
par  Jésus-Christ  le  juste,  qui  se  chargeant  de  nos 
péchés  à  la  croix,  par  un  divin  échange  nous  a  com- 
muniqué sa  justice. 

Mais  ici  peut-être  vous  m'objecterez  que  le  péché 
n'est  point  détruit,  même  dans  les  justes;  puisque 
la  foi  catholique  professe  qu'il  n'y  a  aucun  homme 
vivant  qui  ne  soit  pécheur.  Pour  résoudre  cette  dif- 
ficulté, et  connoître  clairement  quelle  est  la  justice 
que  le  Saint-Esprit  nous  rend  en  ce  monde ,  l'ordre 


SUR    LÀ    VIE    CHRÉTIENNE.  ^H 

de  mon  raisonnement  m'oblige  d'entrer  en  ma  se- 
conde partie,  et  de  vous  faire  voir  le  combat  du 
fidèle  contre  la  chair  et  ses  convoitises.  Je  joindrai 
donc  cette  seconde  partie  avec  ce  qui  me  reste  à 
dire  de  la  première,  dans  une  même  suite  de  dis- 
cours. Je  tâcherai  pourtant  de  ne  rien  confondre  ; 
mais  j'ai  besoin  que  vous  renouveliez  vos  attentions. 

La  seconde  partie  de  la  vie  chrétienne,  c'est  de 
combattre  la  concupiscence ,  pour  détruire  en  nous 
le  péché.  Or  quand  je  parle  ici  de  concupiscence , 
n'entendez  par  ce  mot  aucune  passion  particulière, 
mais  plutôt  toutes  les  passions  assemblées,  que  l'E- 
criture a  accoutumé  d'appeler  d'un  nom  général, 
la  concupiscence  et  la  chair.  Mais  définissons  en  un 
mot  la  concupiscence,  et  disons  avec  le  grand  Au- 
gustin :  La  concupiscence ,  c'est  un  attrait  qui  nous 
fait  incliner  à  la  créature  au  préjudice  du  Créateur, 
qui  nous  pousse  aux  choses  sensibles  au  préjudice 
des  biens  éternels. 

Qu'est-il  nécessaire  de  vous  dire  combien  cet  at- 
trait est  puissant  en  nous  ?  Chacun  sait  qu'il  est  né 
avec  nous ,  et  qu'il  nous  est  passé  en  nature.  Voyez, 
avant  le  christianisme ,  comme  le  vrai  Dieu  étoit  mé- 
prisé par  toute  la  terre  :  voyez ,  depuis  le  christia- 
nisme, combien  peu  de  personnes  goûtent  comme  il 
faut  les  vérités  célestes  de  l'Evangile;  et  vous  verrez 
que  les  choses  divines  nous  touchent  bien  peu.  Qui 
fait  cela ,  fidèles  ,  si  ce  n'est  que  nous  aimons  les 
créatures  désordonnément  ?  C'est  pourquoi  l'apôtre 
saint  Paul  dit  ;  «  La  chair  convoite  contre  l'esprit , 


4l2  SUR    LA    VIE    CHRÉTIENNE. 

»  et  Fesprit  contre  la  chair  (0  ».  Et  ailleurs  :  «  Je 
»  me  plais  en  la  loi  selon  l'homme  inte'rieur;  mais 
»  je  sens  en  moi-même  une  loi  qui  re'siste  à  la  loi  de 
»  Tesprit  (2)  »  :  voilà  le  combat.  Que  si  l'apôtre 
même  ressent  cette  guerre,  qui  ne  voit  que  cette 
opiniâtre  contrariété  de  la  convoitise,  répugnante 
au  bien ,  se  rencontre  même  dans  les  plus  justes? 

Dieu  éternel ,  d'oii  vient  ce  désordre  ?  Pourquoi 
cet  attrait  du  mal,  même  dans  les  saints?  Car  enfin 
ils  se  plaignent  tous  généralement,  que,  dans  le 
dessein  qu'ils  ont  de  s'unir  à  Dieu ,  ils  sentent  une 
résistance  continuelle.  Grand  Dieu,  je  connois  vos 
desseins  :  vous  voulez  que  nous  expérimentions  en 
nous-mêmes  une  répugnance  éternelle  à  ce  qiie  votre 
loi  si  juste  et  si  sainte  désire  de  nous  ;  afin  que  nous 
sachions  distinguer  ce  que  nous  faisons  par  nous- 
mêmes,  d'avec  ce  que  vous  faites  en  nous  par  votre 
Esprit  saint  ;  et  que  par  l'épreuve  de  notre  impuis- 
sance, nous  apprenions  à  attribuer  la  victoire,  non 
point  à  nos  propres  forces,  mais  à  votre  bras  et  à 
l'honneur  de  votre  assistance.  Et  ainsi  vous  nous 
laissez  nos  foiblesses ,  afin  de  faire  triompher  votre 
grâce  dans  l'infirmité  de  notre  nature.  Par  où  vous 
voyez,  chrétiens,  que  la  concupiscence  combat  dans 
les  justes,  mais  que  la  grâce  divinô  surmonte.  C'est 
la  grâce  qui  oppose  à  l'attrait  du  mal  la  chaste  dé- 
lectation des  biens  éternels;  c'est-à-dire,  la  charité 
qui  nous  fait  observer  la  loi,  non  point  par  la  crainte 
de  la  peine,  mais  par  l'amour  de  la  véritable  justice: 
et  cette  charité  est  répandue  en  nos  cœurs,  non  par 

(0  Gai.  V.  17.— \')/?om.  VII.  32,  35. 


SUR    LA    VIE    CHRÉTIENNE.  ^l3 

le  libre  arbitre   qui  est  ne'  avec  nous,  mais  par  le 
Saint-Esprit  qui  nous  est  donne'  (0. 

La  charité  donc  et  la  convoitise  se  font  la  guerre 
sans  aucune  trêve  :  à  mesure  que  l'une  croît,  l'autre 
diminue,  lien  est  comme  d'une  balance  :  autant  que 
vous  ôtez  à  la  charité,  autant  vous  ajoutez  de  poids 
à  la  convoitise.  Quand  la  charité  surmonte ,  nous 
sommes  libres  de  cette  liberté  dont  parle  l'apôtre  (2), 
par  laquelle  Jésus- Christ  nous  a  affranchis.  Nous 
sommes  libres,  dis-je,  parce  que  nous  agissons  par 
la  charité,  c'est-à-dire,  par  une  affection  libérale. 
Mais  notre  liberté  n'est  point  achevée,  parce  que 
le  règne  de  la  charité  n'est  pas  accompli.  La  Uberté 
sera  entière,  quand  la  paix  sera  assurée,  c'est-à-dire 
au  ciel.  Cependant  nous  gémissons  ici-bas;  parce  que 
la  paix  de  la  charité  que  nous  y  avons ,  étant  tou- 
jours mêlée  avec  la  guerre  de  la  convoitise,  elle 
n'est  pas  tant  le  calme  de  nos  troubles,  que  la  con- 
solation de  notre  misère  :  et  en  voici  une  belle  raison 
de  saint  Augustin. 

La  liberté  n'est  point  parfaite,  dit -il,  et  la  paix* 
n'est  pas  assurée  ;  parce  que  la  convoitise ,  qui  nous 
résiste,  ne  peut  être  combattue  sans  péril  :  elle  ne  peut 
être  aussi  bridée  sans  contrainte ,  ni  par  conséquent 
modérée  sans  inquiétude.  Illa  quœ  resistunt  j,  pericu- 
loso  debellantur  prœlio  ;  et  illa  quœ  'victa  suntj,  non- 
dum  securo  îriumphantur  otio^  sed  adhuc  sollicito 
premuntur  imperio  (3).  Et  de  là  vient  que  notre  jus- 
tice ici-bas,  je  parle  encore  avec  le  grand  Augustin, 
de  là  vient  que  «  notre  justice  consiste  plus  en  la 

(0  Rom.  V.  5.  — (^)  Gai  IV.  3i.  —  (3)  De  Cw.  Dei,  Ub.  xix,  cap.^ 
xxvii,  tom.  Yii,  col.  572. 


4l6  SURLÀVIE    CHRÉTIENNE. 

charité  qui  les  couvre:  «  La  charité,  dit  l'apôtre 
>i  saint  Pierre  (0 ,  couvre  la  multitude  des  péchés  ». 

Bien  plus,  ce  grand  Dieu  tout-puissant  fait  écla- 
ter la  lumière  même  du  sein  des  plus  épaisses  ténè- 
bres ;  il  fait  servir  à  la  justice  le  péché  même.  Admi- 
rable économie  de  la  grâce!  oui  les  péchés  mêmes, 
je  l'oserai  dire,  dans  lesquels  la  fragilité  humaine 
fait  tomber  le  juste,  si  d'un  côté  ils  diminuent  la  jus- 
tice, ils  l'augmentent  et  l'accroissent  de  l'autre.  Et 
comment  cela  ?  C'est  qu'ils  enflamment  les  saints  dé- 
sirs de  l'homme  fidèle  ;  c'est  qu'en  lui  faisant  con- 
noître  sa  servitude,  ils  font  qu'il  désire  bien  plus 
ardemment  les  bienheureux  embrassemens  de  son 
Dieu,  dans  lesquels  il  trouvera  la  vraie  liberté; 
c'est  qu'ils  lui  font  confesser  sa  propre  foiblesse  et 
le  besoin  qu'il  a  de  la  grâce,  dans  un  état  d'un  pro- 
fond anéantissement.  Et  d'autant  que  le  plus  juste 
c'est  le  plus  humble ,  le  péché  même  en  quelque  sorte 
accroît  la  justice  ;  parce  qu'il  nous  fonde  de  plus  en 
plus  dans  l'humilité. 

Vivons  ainsi,  fidèles,  vivons  ainsi;  faisons  que 
notre  foiblesse  augmente  l'honneur  de  notre  victoire, 
par  la  grâce  de  notre  Seigneur  Jésus-Christ.  Aimons 
cette  justice  divine  qui  fait  que  le  péché  même  nous 
tourne  à  bien  :  quand  nous  voyons  ci'oître  nos  ini- 
quités, songeons  à  nous  enrichir  par  les  bonnes  œu- 
vres, afm  de  réparer  notre  perte.  Le  fidèle  qui  vit 
de  la  sorte,  expiant  ses  péchés  par  les  ai^mônes,  se 
purifiant  toute  sa  vie  par  la  pénitence ,  par  le  sacri- 
fice d'un  cœur  contrit,  par  les  œuvres  de  miséri- 
corde ,  il  ne  détruit  pas  seulement  le  règne  du  péché, 

C«)  /.  Petr.  IV.  8. 

comme 


1 


SUR    LA.    VIE    CHRÉTIENNE.  /^_in 

comme  je  disois  tout-à-l'heure ,  je  passe  maintenant 
plus  outre,  et  je  dis  qu'il  détruit  entièrement  le 
pe'ché;  parce  que,  dit  saint  Augustin,  «  comme  notre 
j)  vie  n'est  pas  sans  pe'ché,  aussi  les  remèdes  pour  les 
»  purger  ne  nous  manquent  pas  »  :  Sicutpeccata  non 
defueruntj  ita  etiam  remédia  ^  quibus  purgarentur , 
affuerunt  (0. 

Enfin  celui  qui  vit  ^  la  sorte ,  détestant  les  pé- 
che's  mortels,  faisant  toute  sa  vie  pe'nitence  pour 
les  véniels,  à  la  manière  que  je  viens  de  dire  avec 
rincomparable  saint  Augustin  ,  il  méritera  ,  dit  le 
même  Père.  Que  nos  nouveaux  réformateurs  enten- 
dent ce  mot  :  c'est  dans  cette  belle  épître  à  Hilaire, 
où  ce  grand  personnage  combat  l'orgueilleuse  héré- 
sie de  Pelage,  ennemi  de  la  grâce  de  Jésus-Christ. 
Cet  humble  défenseur  de  la  grâce  chrétienne  se 
sert  en  ce  lieu  du  mot  de  mérite  :  étoit-ce  pour  en- 
fler le  libre  arbitre?  n'étoit-ce  pas  plutôt  pour  re- 
lever la  dignité  de  la  grâce ,  et  des  saints  mouve- 
mens  que  Dieu  fait  en  nous?  Quelle  est  donc  votre 
vanité  et  votre  injustice,  ô  très -charitables  réfor- 
mateurs, de  prêcher  que  nous  ruinons  la  grâce  de 
Dieu  ,  parce  que  nous  nous  servons  du  mot  de  mé- 
rite ?  si  ce  n'est  peut-être  que  vous  vouliez  dire  que 
saint  Augustin  a  détruit  la  grâce,  et  que  Calvin  seul 
l'a  bien  établie.  Pardonnez-moi  cette  digression  ;  je 
reviens  à  mon  passage  de  saint  Augustin.  Un  homme 
passant  sa  vie  dans  l'esprit  de  mortification  et  de 
pénitence,  «  encore  qu'il  ne  vive  pas  sans  péché,  il 
3)  méritera,  dit  saint  Augustin,  de  sortir  de  ce 
»  monde  sans  aucun  péché  »  :  Merebiiur  hinc  exire 

(')  Ad  Hilar.  Ep.  cLvii,  n.  3j  tom.  ii ,  col.  543. 

BOSSUET.    XIV.  27 


4l8  SUR    LA    VIE    CHRÉTIENNE. 

sine  peccato  ,  quanwis  ^  chm  hic  vis^ej^et^  habuerit 
noiinulla  peccata  (0  :  et  ainsi  le  péché  est  détruit 
en  nous ,  à  cause  du  mérite  de  la  vraie  foi  qui  opère 
par  la  charité. 

11  est  donc  vrai ,  fidèles ,  ce  que  j'ai  dit ,  que 
même  dans  cet  exil  Dieu  détruit  le  péché  par  sa 
grâce  ;  il  est  vrai  qu'il  y  surmonte  la  concupiscence  : 
et  ainsi,  par  la  miséricorde  4(B  Dieu,  je  me  suis  déjà 
acquitté  envers  vous  des  deux  premières  parties  de 
ma  dette.  Faites  votre  profit  de  cette  doctrine  :  elle 
est  haute ,  mais  nécessaire.  Je  sais  que  les  humbles 
l'entendent;  peut-être  ne  plaira-t-elle  pas  aux  su- 
perbes. Les  lâches  sans  doute  seront  fâchés  qu  on 
leur  parle  toujours  de  coml)attre.  Mais  pour  vous , 
ô  vrais  chrétiens ,  travaillez  sans  aucun  relâche  ; 
puisque  vous  avez  un  ennemi  en  vous-mêmes,  avec 
lequel,  si  vous  faites  la  paix  en  ce  monde,  vous  ne 
sauriez  avoir  la  paix  avec  Dieu.  Voyez  combien  il 
est  nécessaire  de  veiller  toujours,  de  prier  toujours, 
de  peur  de  tomber  en  tentation.  Que  si  cette  guerre 
continuelle  vous  semble  fâcheuse,  consolez-vous  par 
l'espérance  fidèle  de  la  glorieuse  résurrection,  qui 
se  commence  déjà  en  nos  corps.  C'est  la  troisième 
opération  que  le  Saint-Esprit  exerce  dans  l'homme 
fidèle  durant  le  pèlerinage  de  cette  viej  et  c'est  aussi 
par  où  je  m'en  vais  conclure. 

(0  Loco  mox  c'Uato. 


SUR  LES  OBLIGATIONS  DE  l'ÉTAT  RELIGIEUX.       4^9 

g-  -  .  -  ■  ■  -. 

SERMON 

SUR 

LES  OBLIGATIONS  DE  L'ÉTAT  RELIGIEUX, 

PRÊCHÉ  DEVANT  LES  RELIGIEUSES  DE  S,  CYR  (*). 

Fragilité  et  grande  misère  du  monde  :  puissance  et  funestes  effets 
de  sa  séduction.  Motifs  pressons  pour  porter  les  chrétiens  à  s'en 
séparer  entièrement.  Origine  des  communautés  religieuses.  En  quoi 
consiste  la  pauvreté  dont  on  y  fait  profession.  Infidélités  sans  nombre, 
qu'oncommet  journellement  dans  les  monastères  contre  celte  vertu. 
Avantages  de  la  virginité  :  jusqu'où  elle  doit  s'étendre.  A  qui  se  rap- 
porte l'obéissance  que  l'on  rend  aux  supérieurs.  Dans  quel  esprit  il 
faut  se  soumettre  à  ceux  qui  abusent  de  leur  autorité.  Avec  quel 
soin  les  religieuses  doivent  éviter  le  commerce  du  monde,  les  senti- 
mens  de  la  vanité,  et  les  amusemens  de  l'esprit. 


l_j  E  monde  entier  n'est  rien  ;  tout  ce  qui  est  mesuré 
par  le  temps  va  finir.  Le  ciel,  qui  nous  couvre  par 
sa  voûte  immense,  est  comme  une  tente,  selon  la 
comparaison  de  l'Ecriture  (0  :  on  la  dresse  le  soir 
pour  les  voyageurs,  et  on  l'enlève  le  lendemain. 

(*)  Nous  n'avons  point  Toriginal  de  ce  sermon,  dont  nous  avons 
trouvé  plusieurs  copies  dans  le  diocèse  de  Meaux  :  toutes  l'attribuent 
à  Bossuet,  et  il  est  aisé  de  l'y  reconnoître.  Le  troisième  point  prouve 
qu'il  a  été  fait  pour  la  maison  de  Saint-Cyr.  {£dù.  de  Déforis.  ) 

{y!  Job.  xxXYi.  2g. 


420  SUR    LES    OBLIGATIONS 

Quelle  doit  être  notre  vie  et  notre  conversation  ici- 
bas,  dit  un  apôtre  (0,  puisque  ces  cieux  que  nous 
voyons,  et  cette  terre  qui  nous  porte,  vont  être 
embrases  par  le  feu  ?  La  fin  de  tout  arrive  ;  la  voilà 
qui  vient  ;  elle  est  presque  déjà  venue.  Tout  ce  qui 
paroît  de  plus  solide  n'est  qu'une  figure  qui  passe 
quand  on  en  veut  jouir ,  qu'une  ombre  fugitive  qui 
disparoît.  «  Le  temps  est  court ,  dit  saint  Paul  par- 
»  lant  des  vierges  (2)  ;  donc  il  faut  user  du  monde 
»  comme  n'en  usant  pas  » ,  n'en  user  que  pour  le 
vrai  liesoin ,  en  user  sobrement  sans  en  vouloir  jouir, 
en  user  en  passant  sans  s'y  arrêter  et  sans  y  tenir. 
C'est  donc  une  pitoyable  erreur  que  de  s'imaginer 
qu'on  sacrifie  beaucoup  à  Dieu  quand  on  quitte  le 
monde  pour  lui  :  c'est  renoncer  à  une  illusion  per- 
nicieuse; c'est  renoncer  à  de  vrais  maux,  déguisés 
sous  une  vaine  apparence  de  biens.  Perd  -  on  un 
appui  quand  on  jette  un  roseau  fêlé,  qui,  loin  de 
nous  soutenir,  nous  perceroit  la  main,  si  nous  vou- 
lions nous  y  appuyer?  Faut-il  bien  du  courage  pour 
s'enfuir  d'une  maison  qui  tombe  en  ruine,  et  qui 
nous  écraseroit  dans  sa  cliute? 

Que  quitte-t-on  en  quittant  le  monde  ?  Ce  que 
quitte  celui  qui ,  à  son  réveil,  sort  d'un  songe  plein 
d'inquiétudes.  Tout  ce  qui  se  voit ,  qui  se  touche  , 
qui  se  compte,  qui  se  mesure  par  le  temps,  n'est 
qu'une  ombre  de  l'être  véritable  :  à  peine  com- 
mence-t-il  à  être ,  qu'il  n'est  déjà  plus.  Ce  n'est  rien 
sacrifier  à  Dieu ,  que  de  lui  sacrifier  la  nature  en- 
tière :  c'est  lui  donner  le  néant,  la  vanité,  le  men- 
songe même.  D'ailleurs  ce  monde,  si  vain  et  si  fra- 

10  //.  Petr.  iiï.  10,  1 1.  — W  /.  Cor.  \u.  29,  3i. 


DE    L  ÉTAT    RELIGIEUX.  /\2l 

gile,  est  trompeur,  ingrat,  plein  de  trahisons.  O 
combien  dure  est  sa  servitude  !  Enfans  des  hommes, 
que  ne  vous  en  coûte-t-il  point  pour  le  flatter,  pour 
tâcher  de  lui  plaire ,  pour  mendier  ses  grâces?  Quelles 
traverses,  quelles  alarmes ,  quelles  bassesses,  quelle 
lâcheté  pour  parvenir  à  ce  qu'on  n  a  point  de  honte 
d'appeler  les  honneurs!  Quel  ëtat  violent,  et  pour 
ceux  qui  s'efforcent  de  parvenir ,  et  pour  ceux  mêmes 
qui  son  t  parvenus  !  Quelle  pauvreté  effective  dans  une 
abondance  apparente!  Tout  y  trahit  le  cœur,  jus- 
qu'à l'espérance  même  dont  on  paroît  nourri  :  les 
désirs  s'enveniment  ;  ils  deviennent  farouches  et  in- 
satiables :  l'envie  déchire  les  entrailles;  on  est  mal- 
heureux non-seulement  par  son  propre  malheur, 
mais  encore  par  la  prospérité  d'autrui.  On  est  peu 
touché  de  ce  qu'on  possède;  on  ne  sent  que  ce 
qu'on  n'a  pas  :  l'expérience  de  la  vanité  de  ce  qu'on 
a  ne  ralentit  jamais  la  fureur  d'acquérir  ce  qu'on 
sait  bien  qui  est  aussi  vain,  et  aussi  incapable  de 
rendre  heureux.  On  ne  peut  ni  assouvir  les  passions 
ni  les  vaincre  ;  on  en  sent  la  tyrannie ,  et  on  ne  veut 
point  être  délivré. 

O!  si  je  pouvois  traîner  le  monde  entier  dans  les- 
cloîtres  et  dans  les  solitudes ,  j'arracherois  de  sa 
bouche  un  aveu  de  sa  misère  et  de  son  désespoir. 
Mais  hélas!  que  vois -je?  Va-t-on  dans  le  monde 
l'étudier  de  près  dans  son  état  le  plus  naturel ,  on 
n'entend  dans  toutes  les  familles  que  gémissemens 
de  cœurs  oppressés.  L'un  est  dans  une  disgrâce  qui 
lui  enlève  le  fruit  de  ses  travaux  depuis  tant  d'an- 
nées ,  et  qui  met  sa  patience  à  bout  ;  l'autre  souffre 
dans  sa  place  des  dégoûts  et  des  désagrémens  :  ce- 


4^2  SUR    LES    Or.LIGATIONS 

lui-ci  perd  ;  l'autre  craint  de  perdre  :  cet  autre  n'a 
pas  assez  ;  il  est  dans  un  ëtat  violent.  L'ennui  les 
poursuit  tous,  jusque  dans  les  spectacles  et  dans  la 
foule  des  plaisirs  :  ils  avouent  qu'ils  sont  mise'rables  ; 
et  je  ne  veux  que  le  monde  pour  apprendre  aux 
hommes  combien  le  monde  est  digne  de  mépris. 

Mais  pendant  que  les  enfans  du  siècle  parlent 
ainsi ,  quel  est  le  langage  de  ceux  qui  doivent  être 
les  enfans  de  Dieu  ?  He'las  !  ils  conservent  une  estime 
et  une  admiration  secrète,  pour  les  choses  les  plus 
vaines,  que  le  monde  même,  tout  vain  qu'il  est,  ne 
peut  s'empêcher  de  me'priser.  O  mon  Dieu,  arra- 
chez ,  arrachez  du  cœur  de  vos  enfans  cette  erreur 
maudite.  J'en  ai  vu ,  même  de  bons,  de  sincères  dans 
leur  piété',  qui,  faute  d'expérience,  étoient  éblouis 
d'un  éclat  grossier.  Ils  étoient  étonnés  de  voir  des 
gens,  avancés  dans  les  honneurs  du  siècle,  leur  dire  : 
Nous  ne  sommes  point  heureux.  Cette  vérité  leur 
étoit  encore  nouvelle,  comme  si  l'Evangile  ne  la 
leur  avoit  pas  révélée  ,  comme  si  leur  renoncement 
au  monde  n'avoit  pas  dû  être  fondé  sur  une  pleine 
et  constante  persuasion  de  sa  vanité.  O  mon  Dieu , 
le  monde ,  par  le  langage  même  de  ses  passions , 
rend  témoignage  à  la  vérité  de  votre  Evangile ,  qui 
dit  :  «  Malheur  au  monde  (0  »  ;  et  vos  enfans  ne 
rougissent  point  de  montrer  que  le  monde  a  encore 
pour  eux  quelque  chose  de  doux  et  d'agréable. 

Ce  monde  n'est  pas  seulement  fragile  et  misé- 
rable; il  est  encore  incompatible  avec  les  vrais  biens. 
Les  peines  que  nous  lui  voyons  souffrir  sont  pour  lui 
le  commencement  des  douleurs  éternelles.  Comme 

(')  Matl.  xvni.  7. 


DE    l'état    RELIGIEUX.  ^93 

la  joie  céleste  se  forme  peu  à  peu  dès  cette  vie  dans 
le  cœur  des  justes,  où  est  le  royaume  de  Dieu;  les 
horreurs  et  le  désespoir  de  l'enfer  se  forment  aussi 
peu  à  peu  dans  le  cœur  des  hommes  profanes,  qui 
vivent  loin  de  Dieu.  Le  monde  est  un  enfer  déjà 
commencé;  tout  y  est  envie,  fureur,  haine  de  la 
vérité  et  de  la  vertu ,  impuissance  et  désespoir 
d'appaiser  son  propre  cœur,  et  de  rassasier  ses 
désirs. 

Jésus-Christ  est  venu  du  ciel  sur  la  terre  foudroyer 
de  ses  malédictions  ce  monde  impie ,  après  en  avoir 
enlevé  ses  élus.  «  Dieu  nous  a  arrachés,  dit  saint 
»  Paul  (0,  à  la  puissance  des  ténèbres,  pour  nous 
»  transférer  au  royaume  de  son  Fils  bien-aimé«. 
Le  monde  est  le  royaume  de  Satan ,  et  les  ténèbres 
du  péché  couvrent  cette  région  de  mort.  «  Malheur 
))  au  monde,  à  cause  des  scandales  (^)  ».  Ilélas  !  les 
justes  mêmes  sont  ébranlés.  O  qu  elle  est  redoutable 
cette  puissance  des  ténèbres ,  qui  aveugle  les  plus 
clairvoyans  !  C'est  une  puissance  d'enchanter  les  es- 
prits, de  les  séduire,  de  leur  ôter  la  vérité  même, 
après  qu'ils  l'ont  crue,  sentie  et  aimée.  O  puissance 
terrible ,  qui  répand  l'erreur ,  qui  fait  qu'on  ne  voit 
plus  ce  qu'on  voyoit,  qu'on  craint  de  le  revoir,  et 
qu'on  se  complaît  dans  les  ténèbres  de  la  mort  !  En- 
fans  de  Dieu  ,  fuyez  cette  puissance  ;  elle  entraîne 
tout,  elle  flatte,  elle  tyrannise,  elle  enlève  les  cœurs. 
Ecoutez  Jésus-Christ ,  qui  crie  :  «  On  ne  peut  servir 
»  deux  maîtres.  Dieu  et  le  monde  (?)  ».  Ecoutez  un 
de  ses  apôtres,  qui  ajoute  :  «  Adultères,  ne  savez- 
»  vous  pas  que  l'amitié  de  ce  monde  est  ennemie  de 

(0  Coloss.  I.  i3.  —  W  MiUt.  XVIII.  7.  —  (3)  Ibid.  VI  24. 


424  SUR    LES    OBLIGATIONS 

»  Dieu  (0  »  ?  Point  de  milieu;  nulle  espérance  d'en 
trouver  :  c'est  abandonner  Dieu ,  c'est  renoncer  à 
son  amour,  que  d'aimer  son  ennemi. 

Mais  en  renonçant  au  monde ,  faut-il  renoncer  à 
tout  ce  que  le  monde  donne?  Ecoutez  encore  un 
autre  apôtre  ;  c'est  saint  Jean  (2)  :  «  N'ainaez  ni  le 
5)  monde ,  ni  les  choses  qui  sont  dans  le  nlonde  » , 
ni  lui,  ni  ce  qui  lui  appartient;  tout  ce  qu'il  donne 
est  aussi  vain,  aussi  corrompu,  aussi  empoisonné 
que  lui. 

Mais  quoi,  faut-il  que  tous  les  chrétiens  vivent 
dans  ce  renoncement?  Ecoutez -vous  vous-même 
du  moins,  si  vous  n'écoutez  pas  les  apôtres.  Qu'avez- 
vous  promis  dans  votre  baptême,  pour  entrer  non 
dans  la  perfection  d'un  ordre  religieux,  mais  dans 
le  simple  christianisme  et  dans  l'espérance  du  salut? 
Vous  avez  renoncé  à  Satan,  à  ses  pompes.  R  emarquez 
quelles  sont  ces  pompes  :  Satan  n'en  a  point  de  dis- 
tinguées de  celles  du  siècle.  Les  pompes  du  siècle , 
qu'on  est  tenté  de  croire  innocentes,  sont  donc,  se- 
lon vous-même,  celles  de  Satan;  et  vous  avez  promis 
de  les  détester.  Cette  promesse  si  solennelle,  qui 
vous  a  introduit  dans  la  société  des  fidèles,  ne  sera- 
t-elle  qu'une  comédie  et  une  dérision  sacrilège  ?  Le 
renoncement  au  monde,  et  la  détestation  de  ses  va- 
nités ,  est  donc  essentiel  au  salut  de  chaque  chré- 
tien. Celui  qui  quitte  le  monde,  qu'y  ajoute-t-il  ? 
Il*  s'éloigne  de  son  ennemi ,  il  détourne  les  yeux 
pour  ne  pas  voir  ce  qu'il  abhorre  ;  il  se  lasse  d'être 
aux  prises  avec  cet  ennemi,  ne  pouvant  jamais  faire 
ni  trêve  ni  paix.  Est-ce  là  un  grand  sacrilicc?  n'est- 

(O/flc.  IV.  4-  —  ^'')  I-  Joan,  n.  i5. 


DE    l'état    religieux.  ^25 

ce  pas  plutôt  un  grand  soulagement,  une  sûreté 
douce ,  une  paix  qu'on  devroit  chercher  pour  soi- 
même  dès  qu'on  de'sire  être  chrétien,  et  n'aimer  pas 
ce  que  Dieu  condamne?  Quand  on  ne  veut  point 
aimer  Dieu,  quand  on  ne  veut  aimer  que  ses  pas- 
sions, et  s'y  livrer  sans  religion,  par  ce  désespoir 
dont  parle  saint  Paul  (0,  je  ne  m'étonne  pas  qu'on 
aime  le  monde  et  qu'on  le  cherche.  Mais  quand  on 
croit  la  religion ,  quand  on  désire  de  s'y  attacher, 
quand  on  craint  la  justice  de  Dieu,  quand  on  se 
craint  soi-même,  et  qu'on  se  défie  de  sa  propre 
fragilité;  peut-on  craindre  de  quitter  le  monde  dès 
qu'on  veut  faire  son  salut?  n'y  a-t-il  pas  plus  de  sû- 
reté et  de  facilité,  de  secours,  de  consolations  dans 
la  solitude? 

Laissons  donc  pour  un  moment  les  vues  de  per- 
fection :  ne  parlons  que  d'amour  de  son  sahit,  que 
d'intérêt  propre,  que  de  douceur  et  de  paix  de  cette 
vie.  Où  sera-t-il  cet  intérêt  même  temporel ,  pour 
une  ame  en  qui  toute  religion  n'est  pas  éteinte?  Où 
sera-t-elle  cette  paix ,  sinon  loin  d'une  mer  si  ora- 
geuse, qui  ne  fait  voir  partout  qu'écueils  et  que 
naufrages  ?  Où  sera-t-elle  ,  sinon  loin  des  objets  qui 
enilamment  les  désirs,  qui  irritent  les  passions,  qui 
empoisonnent  les  cœurs  les  plus  innocens ,  qui  ré- 
veillent tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  malin  dans  l'homme, 
qui  ébranlent  les  âmes  les  plus  fermes  et  les  plus 
droites  ?  Hélas  !  je  vois  tomber  les  plus  hauts  cèdres 
du  Liban,  et  je  courrai  au-devant  du  péril,  et  je 
craindrai  de  me  mettre  à  l'abri  de  la  tempête? 
N'est-ce  pas  être  ennemi  de  soi-même,  rejeter  le 

(0  Eph.  lY.  19. 


11.26  SUR    LES    OBLIGATIONS 

salut  et  la  paix,  en  un  mot,  aimer  sa  perte,  et  la 
chercher  dans-  un  trouble  continuel  ? 

Après  cela ,  faut-il  s'étonner  si  saint  Paul  exhorte 
les  vierges  à  demeurer  libres  (0,  n'ayant  d'autre 
époux  que  l'Epoux  céleste.  Il  ne  dit  pas  :  C'est  afin 
que  vous  soyez  dans  une  plus  haute  perfection,  et 
dans  une  oraison  plus  e'minente  ;  il  dit  :  Afin  que 
vous  ne  soyez  point  dans  un  malheureux  partage 
entre  Jésus  -  Christ  et  un  époux  mortel ,  entre  les 
saints  exercices  de  la  religion  ,  et  les  soins  dont  on 
ne  peut  se  garantir  quand  on  est  dans  l'esclavage 
du  siècle  ;  c'est  «  afin  que  vous  puissiez  prier  sans 
»  empêchement  :  c'est  que  vous  auriez,  dit-il,  dans 
»  le  mariage,  les  tribulations  de  la  chair,  et  je 
»  voudrois  vous  les  épargner  :  c'est,  dit -il  encore, 
»  que  je  voudrois  vous  voir  dégagées  de  tout  em- 
»  barras  ».  A  la  vérité,  ce  n'est  pas  un  précepte; 
car  cette  parole,  comme  Jésus -Christ  le  dit  dans 
l'Evangile  (2) ,  ne  peut  être  comprise  de  tous  :  mais 
heureux,  je  dis  même,  heure.ux  dès  cette  vie,  ceux 
à  qui  il  est  donné  de  la  comprendre,  de  la  goûter  et 
de  la  suivre.  Ce  n'est  pas  un  précepte;  mais  c'est 
un  conseil  de  l'apôtre,  de  l'apôtre,  dis -je,  plein 
de  l'Esprit  de  Dieu  :  c'est  un  conseil  que  tous  n'ont 
pas  le  courage  de  suivre;  mais  qu'il  donne  à  tous 
en  général  ;  afin  qu'il  soit  suivi  de  ceux  à  qui  Dieu 
mettra  au  cœur  ce  goût  de  la  bienheureuse  liberté. 

De  là  vient  qu'en  ouvrant  les  livres  des  saints 
Pères ,  je  ne  trouve  de  tous  côtés ,  même  dans  les 
sermons  faits  à  tout  le  peuple  sans  distinction,  que 
des  exhortations  pressantes,  pour  conduire  les  chré- 

(«)  /.  Cor.  vu.  25  et  seq.  —  (')  Matt.  xix.  1 1. 


DE    l'état    religieux.  4^7 

tiens  en  foule  dans  les  solitudes.  C'est  ainsi  que  saint 
Basile  fait  un  sermon  exprès ,  pour  inviter  tous  les 
chrétiens  à  la  vie  solitaire.  Saint  Grégoire  de  Na- 
zianze ,  saint  Chrysostôme ,  saint  Jérôme,  saint 
Ambroise  ,  l'Orient ,  TOccident ,  tout  retentit  des 
louanges  du  désert,  et  de  la  fuite  du  siècle.  J'aper- 
çois même,  dans  la  règle  de  saint  Benoît,  qu'on  ne 
craignoit  point  de  consacrer  les  enfans  avant  qu'ils 
eussent  l'usage  de  raison  :  les  parens,  sans  craindre 
de  les  tyranniser,  croyoient  pouvoir  les  vouer  à 
Dieu  dès  le  berceau.  Vous  vous  en  étonnez,  vous  qui 
mettez  une  si  grande  différence  entre  la  vie  du  com- 
mun des  chrétiens,  vivans  au  milieu  du  siècle,  et 
celle  des  âmes  religieuses,  consacrées  à  Dieu  dans 
la  solitude.  Mais  apprenez  que  parmi  ces  vrais  chré- 
tiens, qui  ne  regardoient  le  siècle  qu'avec  horreur, 
il  y  avoit  peu  de  différence  entre  la  vie  pénitente  et 
recueillie  que  l'on  menoit  dans  sa  famille,  et  celle 
que  l'on  menoit  dans  un  désert.  S'il  y  avoit  quelque 
différence,  c'est  qu'il  est  plus  doux,  plus  facile, 
plus  sûr  de  mépriser  le  monde  de  loin  que  de  près. 
On  ne  croyoit  donc  point  gêner  la  liberté  des  en- 
fans  ,  puisqu'ils  dévoient ,  comme  chrétiens ,  ne 
prendre  nulle  part  aux  pompes  et  aux  joies  du 
monde.  C'étoit  leur  épargner  des  tentations,  et  leur 
préparer  une  heureuse  paix,  que  de  les  ensevelir 
tout  vivans  dans  cette  société,  avec  les  anges  de  la 
terre. 

Aimable  simplicité  des  enfans  de  Dieu ,  qui  n'a- 
voient  plus  rien  à  ménager  ici-bas!  ô  pratique  éton- 
nante! mais  qui  n'est  si  disproportionnée  à  nos 
mœurs ,  qu'à  cause  que  les  disciples  de  Jésus-Christ 


4^B  SUR    LES    OBLIGATIONS 

ne  savent  plus  ce  que  c'est  que  de  porter  la  croix 
avec  lui,  et  que  de  dire  avec  lui  :  Malheur,  mal- 
heur au  monde.  On  n'a  point  de  honte  d'être  chré- 
tien ,  et  de  vouloir  jouir  de  sa  liberté  pour  goûter 
le  fruit  défendu ,  pour  aimer  le  monde  que  Jésus- 
Christ  déteste.  O  lâcheté  honteuse ,  qui  étoit  réser- 
vée pour  la  consommation  de  l'iniquité  dans  les 
derniers  siècles  !  On  a  oublié  qu'être  chrétien ,  et 
n'être  plus  de  ce  monde ,  c'est  essentiellement  la 
même  chose. 

Hélas  !  quand  vous  reverrons-nous ,  ô  beaux  jours, 
ô  jours  bienheureux  ,  où  toutes  les  familles  chré- 
tiennes, sans  quitter  leurs  maisons  et  leurs  travaux, 
vivoient  comme  nos  communautés  les  plus  régu- 
lières? C'est  sur  ce  modèle  que  nos  communautés  se 
sont  formées.  On  se  taisoit,  on  prioit ,  on  travailloit 
sans  cesse  des  mains ,  on  se  cachoit  :  en  sorte  que 
les  chrétiens  étoient  appelés  un  genre  d'hommes  qui 
fuy oient  la  lumière.  On  obéissoit  au  pasteur,  au 
père  de  famille  :  point  d'autre  attente  que  celle  de 
notre  bienheureuse  espérance  pour  l'avènement  du 
grand  Dieu  de  gloire;  point  d'autre  assemblée  que 
celle  oii  l'on  écoutoit  les  paroles  de  la  foi;  point 
d'autre  festin  que  celui  de  l'A-gneau ,  suivi  d'un  re- 
pas de  charité;  point  d'autre  pompe  que  celle  des 
fêtes  et  des  cérémonies  ;  point  d'autre  plaisir  que  ce- 
lui de  chanter  les  psaumes  et  les  sacrés  cantiques; 
point  d'autres  veilles  que  celles  oii  l'on  ne  eessoit 
de  prier.  O  beaux  jours  !  quand  vous  reverrons-nous? 
Qui  me  donnera  des  yeux,  pour  voir  la  gloire  de 
Jérusalem  renouvelée?  Heureuse  postérité,  sous  la- 
quelle reviendront  ces  anciens  jours.  De  tels  chré- 


DE  l'état  heligieux.  4^9 

tiens  etoient  solitaires ,  et  changeoient  les  villes  ea 
de'seits. 

Dès  ces  premiers  temps,  nous  admirons  en  Orient 
des  hommes  et  des  femmes  qu'on  nommoit  Ascètes, 
c'est-à-dire,  exercitans  :  c'étoient  des  chrétiens  dans  le 
célibat,  qui  suivoient  toute  la  perfection  du  conseil  de 
l'apôtre.  En  Occident,  quelle  foule  de  vierges  et  de 
personnes  de  tout  âge,  de  toutes  conditions,  qui  dans 
l'obscurité  et  dans  le  silence  ignoroient  le  monde  et 
etoient  ignorées  de  lui,  parce  que  le  monde  n'étoit 
pas  digne  d'elles  !  Les  persécutions  poussèrent  jus- 
que dans  les  plus  aflreux  déserts  les  patriarches  des 
anachorètes,  saint  Paul  et  saint  Antoine  :  mais  la 
persécution  fit  moins  de  solitaires  que  la  paix  et  le 
triomphe  de  l'Eglise,  après  la  conversion  de  Cons- 
tantin. Les  chrétiens,  si  simples  et  si  ennemis  de 
toute  mollesse ,  craignoient  plus  une  paix  flatteuse 
pour  les  sens,  qu'ils  n'avoient  craint  la  cruauté  des 
tyrans.  Les  déserts  se  peuplèrent  d'anges  innombra- 
bles ,  qui  vivoient  dans  des  corps  mortels  sans  tenir 
à  la  terre  :  les  solitudes  sauvages  fleurirent;  les  villes 
entières  etoient  presque  désertes;  d'autres  villes, 
comme  Oxyrinque,  dans  l'Egypte,  devenoient  au- 
tant de  monastères.  Voilà  la  source  des  commu- 
nautés religieuses  :  ô  qu'elle  est  belle  î  qu'elle  est  tou- 
chante !  que  la  terre  ressemble  au  ciel,  quand  les 
hommes  y  vivent  ainsi  ! 

Mais  hélas,  que  cette  ferveur  des  anciens  jours 
nous  reproche  le  relâchement  et  la  tiédeur  des 
nôtres  !  Il  me  semble  que  j'entends  saint  Antoine 
qui  se  plaint  de  ce  que  le  soleil  vient  troubler  sa 
prière ,  qui  a  été  aussi  longue  que  la  nuit.  Je  crois  le 


^ 


43o  SUR    LES    OBLIGATIONS 

voir  qui  reçoit  une  lettre  de  l'Empereur,  et  qui  dit 
à  ses  disciples  :  Re'jouissez-vous ,  non  de  ce  que 
FEmpereur  m'a  écjit;  mais  de  ce  que  Dieu  nous  a 
écrit  une  lettre,  en  nous  donnant  l'Evangile  de  son 
Fils  (0.  Je  vois  saint  Pacôme ,  qui,  marchant  sur  les 
traces  de  saint  Antoine,  devient  de  son  côte,  dans 
un  autre  désert,  le  père  d'une  postérité  innombrable. 
J'admire  Hilarion,  qui  fuit  de  pays  en  pays,  jus- 
qu'au-delà des  mers,  le  bruit  de  ses  vertus  et  de  ses 
miracles  qui  le  poursuit.  J'entends  un  solitaire  ,  qui, 
ayant  vendu  le  livre  des  Evangiles ,  pour  donner 
tout  aux  pauvres  et  pour  ne  posséder  plus  rien,  s'é- 
crie :  J'ai  tout  quitté,  même  jusqu'au  livre  qui  m'a 
appris  à  quitter  tout.  Un  autre ,  c'est  le  grand  Ar- 
sène, devenu  sauvage,  s'il  m'est  permis  de  parler 
ainsi,  consoloit  les  autres  solitaires  qui  se  plaignoient 
de  ne  le  point  voir,  en  leur  disant  :  Dieu  sait,  Dieu 
sait ,  mes  frères ,  si  je  ne  vous  aime  point  ;  mais  je  ne 
puis  être  avec  lui  et  avec  vous.  Voilà  les  hommes 
que  Dieu  a  montrés  de  loin  au  monde  dans  les  dé- 
serts pour  le  condamner,  et  pour  nous  apprendre  à 
le  fuir. 

Sortons,  sortons  de  Babylone ,  persécutrice  des 
enfans  de  Dieu,  et  enivrée  du  sang  des  saints;  hâ- 
tons-nous d'en  sortir,  de  peur  de  participer  à  ses 
crimes  et  à  ses  plaies.  Ici  je  parle  devant  Dieu  qui 
me  voit,  qui  m'entend;  je  parle  en  Jésus-Christ,  et 
c'est  sa  parole  qui  est  dans  ma  bouche.  Je  vous  dois 
la  vérité;  je  vous  la  donne  toute  pure,  sans  exagé- 
ration. Que  celui  qui  est  attaché  au  monde  par  des 

(0  ^pud.  S.  Alhanas,  Vit.  S.  Anton.  /;.  8i ,  tom.  i,  pari,  ii",  pa^. 
855, 85G. 


DE    l'état    RELIGIEUX.      '  ^Sl 

liens  légitimes  que  la  Providence  a  formes,  y  de- 
meure en  paix;  qu'il  en  use  comme  n'en  usant  point: 
qu'il  vive  dans  le  monde  sans  y  tenir  ni  par  le  plaisir, 
ni  par  intérêt  ;  mais  qu'il  tremble ,  et  qu'il  ne  se 
console  qu'en  s'abandonnant  aux  desseins  de  Dieu. 
Je  dis  bien  davantage  :  que  celui  qui  n'a  jamais 
cherché  le  monde ,  et  que  Dieu  y  appelle  par  des 
marques  décisives  de  vocation  ,  y  aille ,  et  Dieu  sera 
avec  lui.  «  Mille  traits  tomberont  à  sa  gauche  et  dix 
»  mille  à  sa  droite ,  sans  le  toucher.  Il  foulera  aux 
«  pieds  l'aspic  et  le  basilic,  le  lion  et  le  dragon  (0  »; 
rien  ne  le  blessera,  pourvu  qu'il  n'aille  qu'à  mesure 
que  Dieu  le  mènera  par  la  main.  Mais  ceux  que  Dieu 
n'y  mène  point,  iront-ils  s'exposer  d'eux-mêmes? 
craindront-ils  de  s'éloigner  des  tentations  et  de  faci- 
liter leur  salut  ?  Non  ;  quiconque  veut  chercher 
Dieu ,  doit  fuir  le  monde  autant  que  son  état  lui 
permet  de  le  fuir. 

Mais  que  faire  dans  la  retraite  ?  quelles  en  seront 
les  occupations  ?  quel  en  sera  le  fruit  ?  c'est  ce  qui 
me  reste  à  vous  expliquer. 

SECOND  POINT. 

Toutes  les  communautés  religieuses  ont  trois 
vœux  qui  font  l'essentiel  de  leur  état ,  pauvreté , 
chasteté ,  obéissance.  La  correction  des  mœurs  et  la 
stabilité ,  marqués  dans  la  règle  de  saint  Benoît , 
reviennent  au  même  but,  qui  est  de  tenir  les  hommes 
dans  l'obéissance  jusqu'à  la  mort.  Examinons,  en 
peu  de  mots,  tous  ces  divers  engagemens. 

Rien  n'effraie  plus  que  la  pauvreté  :  c'est  pourquoi 

COP^.xc.  7,  i3. 


432  SUR    LES    OBLIGATIONS 

Jésus-Christ ,  qui  est  venu  révéler  des  vérités  cadiées 
depuis  l'origine  des  siècles,  comme  dit  l'Evangile (0, 
commence  ses  instructions,  en  renversant  le  sens 
humain ,  par  la  pauvreté.  «  Bienheureux  les  pauvres 
))  d'esprit  »  ,  dit-il  (2)  ;  ailleurs  il  est  dit  :  «  Bienheu- 
»  reux  les  pauvres  (3)  » ,  mais  c'est  la  même  chose  ; 
c'est-à-dire ,  Bienheureux  ceux  qui  sont  pauvres  par 
l'esprit,  par  la  volonté,  par  le  mépris  des  fausses  ri- 
chesses, par  le  renoncement  à  tous  biens  créés,  à 
tout  talent  naturel ,  au  trésor  même  le  plus  intime 
et  dont  on  est  le  plus  jaloux  ,  je  veux  dire  de  sa 
propre  sagesse ,  de  son  propre  esprit.  Heureux  qui 
s'appauvrit  ainsi  soi-même,  qui  ne  se  laisse  rien  : 
heureux  qui  est  pauvre  jusqu'à  se  dépouiller  de  tout 
soi-même  ;  heureux  qui  n'a  plus  d'autre  bien  que  la 
pauvreté  du  Sauveur,  dont  le  monde  a  été  ainsi  en- 
richi ,  selon  l'expression  de  saint  Paul  (4). 

On  promet  à  Dieu  d'entrer  dans  cet  état  de  nu- 
dité et  de  renoncement;  on  le  promet,  et  c'est  à 
Dieu  :  on  le  déclare  à  la  face  des  saints  autels  :  mais 
après  avoir  goûté  le  don  de  Dieu ,  on  retombe  dans 
le  piège  de  ses  désirs.  L'amour-propre ,  avide  et  ti- 
mide ,  craint  toujours  de  manquer  :  il  s'accroche  à 
tout ,  comme  une  personne  qui  se  noie  se  prend  à 
tout  ce  qu'elle  trouve,  même  à  des  ronces  et  à  des 
épines  pour  se  sauver.  Plus  on  ôte  à  l'amour-propre, 
plus  il  s'etForce  de  reprendre  d'une  main  ce  qui 
échappe  à  l'autre.  Il  est  inépuisable  en  beaux  pré- 
textes :  il  se  replie  comme  un  serpent,  il  se  déguise, 
il  prend  toutes  les  formes  ;  il  invente  mille  nouveaux 

(0  Matt.  xui.  35.  —  Ibid.  y-  3 i?)  Luc.  yi.  20.  —  (4)  //.  Cor. 

V111.9. 

besoins, 


DE    l'état    religieux.  4^3 

besoins,  pour  flatter  sa  délicatesse  et  pour  autoriser 
ses  relâchemens.  11  se  de'dommage  en  petits  détails 
des  sacrifices  qu'il  a  faits  en  gros  :  il  se  retranche 
dans  un  meuble,  dans  un  habit,  un  livre,  un  rien 
qu'on  n'oseroit  nommer  :  il  tient  à  un  emploi,  à 
une  confidence,  à  une  marque  d'estime,  à  une  vaine 
amitié'.  Voilà  ce  qui  lui  tient  lieu  des  charges,  des 
honneurs ,  des  richesses ,  des  rangs ,  que  les  ambi- 
tieux du  siècle  poursuivent  ;  tout  ce  qui  a  un  goût 
de  propriété,  tout  ce  qui  fait  une  petite  distinction, 
tout  ce  qui  console  l'orgueil  abattu  et  resserré  dans 
des  bornes  si  étroites,  tout  ce  qui  nourrit  un  reste 
de  vie  naturelle  ,  et  qui  soutient  ce  qu'on  appelle 
moi  j  tout  cela  est  recherché  avec  avidité.  On  le  con- 
serve; on  craint  de  le  perdre;  on  le  défend  avec 
subtilité  ,  bien  loin  de  l'abandonner  :  quand  les 
autres  nous  le  reprochent ,  nous  ne  pouvons  nous 
résoudre  à  nous  l'avouer  à  nous-mêmes  ;  on  est  plus 
jaloux  là-dessus  qu'un  avare  ne  le  fut  jamais  de  son 
trésor. 

Ainsi  la  pauvreté  n'est  qu'un  nom  ;  et  le  grand 
sacrifice  de  la  piété  chrétienne,  se  tourne  en  pure 
illusion  et  en  petitesse  d'esprit.  On  est  plus  vif 
pour  des  bagatelles ,  que  les  gens  du  monde  ne  le 
sont  pour  les  plus  grands  intérêts  :  on  est  sensible 
aux  moindres  commodités  qui  manquent  :  on  ne 
veut  rien  posséder  ;  mais  on  veut  tout  avoir ,  même 
le  superflu,  si  peu  qu'il  flatte  notre  goût  :  non-seu- 
lement la  pauvreté  n'est  point  pratiquée,  mais  elle 
est  inconnue.  On  ne  sait  ce  que  c'est  que  d'être 
pauvre  par  la  nourriture  grossière ,  pauvre  par  la 
nécessité  du  travail,  pauvre  par  la  simplicité  et  la 

BOSSUET.  XIV.  28 


434  SCR    LES    OnLIGATIONS 

petitesse  du  logement ,  pauvre  dans  tout  le  de'tail 
de  la  vie. 

Où  sont  ces  anciens  instituteurs  de  la  vie  reli- 
gieuse ,  qui  ont  voulu  se  faire  pauvres  par  sacrifice, 
comme  les  pauvres  de  la  campagne  le  sont  par  ne'- 
cessite'.  Ils  s'étoient  proposé  pour  modèle  de  leur 
vie,  celle  de  ces  ouvriers  champêtres,  qui  gagnent 
leur  vie  par  le  travail  ;  et  qui ,  par  ce  travail ,  ne 
gagnent  que  le  nécessaire.  C'est  dans  cette  vraie  et 
admirable  pauvreté  qu'ont  vécu  tant  d'hommes  ca- 
pables de  gouverner  le  monde,  tant  de  vierges  déli- 
cates nourries  dans  l'opulence  et  dans  les  délices, 
tant  de  personnes  de  la  plus  haute  condition. 

C'est  par-là  que  les  communautés  peuvent  être 
généreuses,  libérales,  désintéressées.  Autrefois  les 
solitaires  d'Orient  et  d'Egypte  non-seulement  vivoient 
du  travail  de  leurs  mains,  mais  faisoient  encore  des 
aumônes  immenses.  On  voyoit  sur  la  mer  des  vais- 
seaux chargés  de  leurs  charités  :  maintenant  il  faut 
des  revenus  prodigieux  pour  faire  subsister  une  com- 
munauté. Les  familles  accoutumées  à  la  pauvreté 
épargnent  tout;  elles  subsistent  de  peu  :  mais  les 
communautés  ne  peuvent  se  passer  de  l'abondance. 
Combien  de  centaines  de  familles  subsisteroient  hon- 
nêtement de  ce  qui  suffit  à  peine  pour  la  dépense 
d'une  seule  communauté ,  qui  fait  profession  de 
renoncer  aux  biens  des  familles  du  siècle,  pour  em- 
brasser la  pauvreté?  Quelle  dérision!  quel  renver- 
sement! Dans  ces  communautés,  la  dépense  des  in- 
firmes surpasse  souvent  celle  des  pauvres  malades 
d'une  ville  entière.  C'est  qu'on  est  de  loisir  pour 
s'écouter  soi-même  dans  les  moindres  infirmités; 


DE    l'état    religieux.  4^5 

c'est  qu'on  a  le  loisir  de  les  prévenir,  d'être  toujours 
occupé  de  soi  et  de  sa  délicatesse;  c'est  qu'on  ne 
mène  point  une  vie  simple,  pauvre,  active  et  cou- 
rageuse. De  là  vient,  dans  les  maisons  qui  devroient 
être  pauvres,  une  âpreté  scandaleuse  pour  l'intérêt  : 
le  fantôme  de  communauté  sert  de  prétexte  pour  le 
couvrir;  comme  si  la  communauté  étoit  autre  chose 
que  l'assemblage  des  particuliers  qui  ont  renoncé  à 
tout;  et  comme  si  le  dé  intéressement  des  particu- 
liers ne  devoit  pas  rendre  toute  la  communauté  dé- 
sintéressée. 

Ayez  affaire  à  de  pauvres   gens   chargés  d'une 
grande  famille  ;  souvent  vous  les  trouverez  droits, 
modérés ,  capables  de  relâcher  pour  la  paix,  et  d'une 
facile  composition.  Ayez  affaire  à  une  communauté 
régulière ,  elle  se  fait  un  point  de  conscience  de  vous 
traiter  avec  rigueur.  J'ai  honte  de  le  dire  ;  je  ne  le 
dis  qu'en  secret  et  en  gémissant,  je  ne  le  dis  qu'à 
l'oreille,  pour  instruire  les  épouses  de  Jésus -Christ; 
mais  enfin  il  faut  le  dire,  puisque  malheureusement  il 
est  vrai.  On  ne  voit  point  de  gens  plus  ombrageux, 
plus  difficultueux ,  plus  tenaces ,  plus  ardens  dans 
les  procès  que  ces  personnes,  qui  ne  devroient  pas 
même  avoir  d'affaires.  Cœurs  bas ,  cœurs  rétrécis , 
est-ce  donc  dans  l'Ecole  chrétienne  que  vous  avez 
été  formés?  Est-ce  ainsi  que  vous  avez  appris  Jésus- 
Christ  ,  Jésus-Christ  qui  n'a  pas  eu  de  quoi  reposer 
sa  tête,  et  qui  a  dit,  comme  saint  Paul  nous  l'assure, 
«  On  est  bien  plus  heureux  de  donner  que  de  rece- 
»  voir  (0  »?  * 

[Mais  ne  vous  imaginez  pas  que  votre  état  soit 
^0  Act.  XX.  35. 


i 


436  SUR    LES    OBLIGATIONS 

plus  pénible;  parce  que  vous  avez  embrasse  la  pau- 
vreté' de  Je'sus-Chri&t.]  Entrez  dans  les  familles  de  la 
plus  haute  condition;  pe'ne'trez  au  dedans  de  ces  pa- 
lais magnifiques  :  le  dehors  brille ,  mais  le  dedans 
n'est  que  misère;  partout  un  état  violent,  des  dé- 
penses que  la  folie  universelle  a  rendues  comme 
nécessaires  ;  des  revenus  qui  ne  viennent  point ,  des 
dettes  qui  s'accumulent  et  qu'on  ne  peut  payer,  une 
foule  de  domestiques  dont  on  ne  sait  lequel  retran- 
cher, des  enfans  qu'on  ne  peut  pourvoir;  on  souf- 
fre, et  on  cache  sa  souffrance  :  non  -  seulement  on 
est  pauvre,  selon  sa  condition,  mais  pauvi^  hon- 
teux ;  et  l'on  fait  souffrir  d'autres  pauvres,  je  veux 
dire  des  créanciers  pauvres,  prêts  à  faire  banque- 
route, et  à  la  faire  frauduleusement.  Voilà  ce  qu'on 
appelle  les  riches  de  la  terre  ;  voilà  ces  gens  îqui 
éblouissent  les  yeux  de  tout  le  genre  humain. 

Vierges  pauvres ,  épouses  de  Jésus-Christ  attaché 
nu  sur  la  croix,  oseriez -vous  vous  comparer  avec 
les  riches?  Vous  avez  promis  de  tout  quitter  :  ils  font 
profession  de  chercher  et  de  posséder  les  plus  grands 
biens.  Ne  faites  point  cette  comparaison  par  leurs 
biens  et  par  les  vôtres,  mais  par  vos  besoins  et  par 
les  leurs.  Quels  sont  vos  vrais  besoins  auxquels  on 
ne  satisfait  pas?  Combien  de  besoins  de  leur  condi- 
tion auxquels  ils  ne  peuvent  satisfaire  ?  Mais  encore 
leur  pauvreté  est  honteuse  et  sans  consolation  :  la 
vôtre  est  glorieuse ,  et  vous  n'y  ayez  que  trop  d'hon- 
neur à  craindre. 

Cette  pauvreté,  si  toutefois  on  peut  la  nommer 
telle,  puisque  vous  ne  manquez  de  rien,  «st  pour- 
tant ce  qui  effraie,  ce  qui  fait  murmurer,  ce  qui  fait 


t)È    L^ÉTAT    RELIGIEUX.  4^7 

qu*on  porte  impatiemment  le  joug  de  Je'susChrist. 
Qu'il  est  le'ger  !  qu'il  est  doux  ce  joug  !  on  s'en  trouve 
pourtant  accablé.  Quelle  commodité  de  trouver  tout 
dans  la  maison  où  l'on  se  renferme  pour  toute  sa 
vie,  sans  avoir  besoin  du  dehors ,  sans  recourir  à  au- 
cune industrie ,  sans  être  exposé  aux  coups  de  la 
fortune,  sans  être  chargé  d'aucune  bienséance  qui 
tyrannise,  sans  courir  risque  de  perdre,  sans  avoir 
besoin  de  gagner,  enfin  étant  bien  sûr  de  ne  man- 
quer jamais  que  d'un  superflu  qui  donneroit  plus 
de  peine  que  de  plaisir?  Qui  est-ce  qui  pourroit  se 
vanter  d'en  trouver  autant  dans  sa  famille?  Qui  est- 
ce  qui  ne  seroit  pas  plus  pauvre  au  milieu  de  ces 
prétendues  richesses,  qu'on  nel'est  en  se  dépouillant 
ainsi  de  tout  dans  cette  maison? 

O  mon  Dieu,  quand  est-ce  que  vous  donnerez 
des  cœurs  nouveaux,  des  cœurs  dignes  de  vous,  des 
cœurs  ennemis  de  la  propriété ,  des  cœurs  à  qui  vous 
puissiez  suffire,  des  cœurs  qui  mettent  leur  joie  à  se 
détacher  et  à  se  priver  de  plus  en  plus ,  comme  les 
cœurs  ambitieux  et  avai-es  du  monde  s'accoutument 
de  plus  en  plus  à  étendre  leurs  désirs  et  leurs  pos- 
sessions? Mais  qui  est-ce  qui  osera  se  plaindre  de  la 
pauvreté?  qu'il  vienne,  je  vais  le  confondre;  ou 
plutôt,  ô  mon  Dieu,  instruisez,  touchez,  animez ,^ 
faites  sentir  jusqu'au  fond  du  cœur,  combien  il  est 
doux  d'être  libre  par  la  nudité,  combien  on  est  heu- 
reux de  ne  tenir  à  rien  ici-bas? 

Au  vœu  de  pauvreté  on  joint  celui  de  chasteté  ; 
mais  vous  avez  entendu  l'apôtre  qui  dit  :  a  Je  souhaite 
i)  que  vous  soyez  débarrassés  5>.  Et  encore  :  «  Ceux 
»  qui  entrent  dans  les  liens  du  mariage  sentii-ont  les 


438  SUR    LES    OBLIGATIONS 

))  tribulations  de  la  chair  5  et  je  voudrois  vous  les 
3)  épargner  (0  ». 

Vous  le  voyez,  la  chasteté  n'est  point  un  joug  dur 
et  pesant,  une  peine  et  un  état  rigoureux  :  c'est  au 
contraire  une  liberté,  une  paix,  une  douce  exemp- 
tion des  soins  cuisans  et  des  tribulations  amères , 
qui  affligent  les  hommes,  dans  le  mariage.  Le  ma- 
riage est  saint,  honorable,  sans  tache,  selon  la  doc- 
trine de  Fapôtre  (2)  :  mais,  selon  le  même  apôtre,  il 
y  a  une  autre  voie  plus  pure  et  plus  douce j  c'est 
celle  de  la  sainte  virginité.  Il  est  permis  de  chercher 
un  secours  à  l'infirmité  de  la  chair  :  mais  heureux 
qui  n'en  a  pas  besoin  et  qui  peut  la  vaincre;  car 
elle  cause  de  sensibles  peines  à  quiconque  ne  la  peut 
dompter  qu'à  demi. 

Demandez,  voyez,  écoutez  :  que  trouvez -vous 
dans  toutes  les  familles,  dans  les  mariages  même 
qu'on  croit  les  mieux  assortis  et  les  plus  heureux, 
sinon  des  peines,  des  contradictions,  des  angoisses? 
Les  voilà  ces  tribulations  dont  parle  l'apôtre  ;  il  n'en 
a  point  parlé  en  vain.  Le  monde  en  parle  encore 
plus  que  lui  :  toute  la  nature  humaine  est  en  souf- 
france. Laissons  là  tant  de  mariages  pleins  de  dis- 
sentions scandaleuses;  encore  une  fois,  prenons  les 
meilleurs:  il  n'y  paroît  rien  de  malheureux;  mais 
pour  empêcher  que  rien  n'éclate ,  combien  faut  -  il 
que  le  mari  et  la  femme  souffrent  l'un  de  l'autre? 

Ils  sont  tous  deux  également  raisonnables ,  si 
vous  le  voulez,  chose  étrangement  rare,  et  qu'il 
n'est  pas  permis  d'espérer;  mais  chacun  a  ses  hu- 
meurs, ses  préventions,  ses  habitudes,  ses  liaisons. 

CO  /.  Cor.  vu.  28,  32.  —  t»)  Hebr.  xui.  4- 


DE  l'état  religieux.  4^9 

Quelques  convenances  qu'ils  aient  entre  eux,  les  na- 
turels sont  toujours  assez  opposés  pour  causer  une 
contrariété  fréquente  dans  une  société  si  longue  :  on 
se  voit  de  si  près,  si  souvent,  avec  tant  de  défauts 
de  part  et  d'autre,  dans  les  occasions  les  plus  na- 
turelles et  les  plus  imprévues ,  où  l'on  ne  peut  point 
être  préparé  :  on  se  lasse;  le  goût  s'use,  l'imperfec- 
tion rebute,  l'humanité  se  fait  sentir  de  plus  en 
plus;  il  faut  à  toute  heure  prendre  sur  soi,  et  ne 
pas  montrer  tout  ce  qu'on  y  prend  ;  il  faut  à  son 
tour  prendre  sur  son  prochain,  et  s'apercevoir  de 
sa  répugnance.  La  complaisance  diminue ,  le  cœur 
se  dessèche  ;  on  se  devient  une  croix  l'un  à  l'autre  : 
on  aime  sa  croix,  je  le  veux  ;  mais  c'est  la  croix  qu'on 
porte.  Souvent  on  ne  tient  plus  l'un  à  l'autre  que 
par  devoir  tout  au  plus,  ou  par  une  estime  sèche, 
ou  par  une  amitié  altérée  et  sans  goût,  et  qui  ne  se 
réveille  que  dans  les  fortes  occasions.  Le  commerce 
journalier  n'a  presque  rien  de  doux  :  le  cœur  ne  s'y 
repose  guère;  c'est  plutôt  une  conformité  d'intérêt, 
un  lien  d'honneur,  un  attachement  fidèle,  qu'une 
amitié  sensible  et  cordiale.  Supposons  même  cette 
vive  amitié  ;  que  fera-t-elle?  où  peut -elle  aboutir? 
Elle  cause  aux  deux  époux  des  délicatesses ,  des  sen- 
sibilités, des  alarmes.  Mais  voici  où  je  les  attends  : 
enfin  il  faudra  que  l'un  soit  presque  inconsolable 
à  la  mort  de  l'autre  ;  et  il  n'y  a  point  dans  Thuma- 
nité  de  plus  cruelles  douleurs ,  que  celles  qui  sont 
préparées  pour  le  meilleur  mariage  du  monde. 

Joignez  à  ces  tribulations  celle  des  enfans,  ou  in- 
dignes et  dénaturés;  ou  aimables,  mais  insensibles 
à  l'amitié  ;  ou  pleins  de  bonnes  et  de  mauvaises  qua- 


44<^  SUR    LES    OBLIGATIONS 

lités,  dont  le  mélange  fait  le  supplice  des  parens; 
ou  enfin  lieuieusement  nés,  et  propres  à  déchirer  le 
cœur  d'un  père  et  d'une  mère  ,  qui  dans  leur  vieil- 
lesse voient ,  par  la  mort  prématurée  de  cet  enfant, 
éteindre  toutes  leurs  espérances.  Ajouterai-je  encore 
toutes  les  traverses  qu'on  souffre  dans  la  vie,  par 
les  domestiques,  par  les  voisins,  par  les  ennemis, 
par  les  amis  même,  les  jalousies,  les  artifices,  les 
calomnies,  les  procès,  les  pertes  de  biens,  les  em- 
barras des  créanciers?  Est-ce  vivre  ?  O  affreuses  tri- 
bulations! qu'il  est  doux  de  vous  voir  de  loin  dans 
la  solitude  ! 

O  sainte  solitude!  ô  sainte  virginité!  heureuses  les 
chastes  colombes,  qui ,  sur  les  ailes  du  divin  amour, 
vont  chercher  vos  délices  dans  le  désert  !  O  âmes 
choisies  et  bien -aimées,  à  qui  il  est  donné  de  vivre 
avec  indépendance  de  la  chair  !  Elles  ont  un  Epoux 
qui  ne  peut  mourir,  en  qui  elles  ne  verront  jamais 
ombre  d'imperfection,  qui  les  aime,  qui  les  rend 
heureuses  par  son  amour  :  elles  n'ont  à  craindre 
que  de  ne  faimer  pas  assez,  ou  d'aimer  ce  qu'il 
n'aime  pas. 

Car  il  faut  l'entendre;  la  virginité  du  corps  n'est 
bonne  qu'autant  qu'elle  opère  la  virginité  de  l'es- 
prit. [Se  contenter  de  la  première,]  ce  seroit  ré- 
duire la  rebgion  à  une  privation  corporelle ,  a  une 
pratique  judaïque.  Il  n'est  utile  de  dompter  la  chair , 
que  pour  rendre  l'esprit  plus  libre  et  plus  fervent 
dans  l'amour  de  Dieu.  Cette  virginité  du  corps  n'est 
qu'une  suite  de  l'incorruptibilité  d'une  ame  vierge, 
qui  ne  se  souille  par  aucune  affection  mondaine. 
Aimez-vous  ce  que  Dieu  n'aime  pas?  aimez-vous  ce 


DE    l'état    religieux.  44^ 

qu'il  aime ,  d'un  autre  amour  que  le  sien  ?  vous 
n'êtes  plus  vierges:  si  vous  l'êtes  encore  du  corps, 
ce  n'est  plus  rien  ;  vous  ne  l'êtes  plus  par  l'esprit. 
Cette  fleur  si  belle  est  flétrie  et  foulée  aux  pieds  : 
l'indigne  cre'ature ,  le  me'lange  impur  et  honteux , 
enlève  l'amour  que  l'Epoux  vouloit  seul  avoir.  Vous 
irritez  toute  sa  jalousie  ,  ô  e'pouses  adultères;  votre 
cœur  s'ouvre  aux  ennemis  de  Dieu.  Revenez,  reve- 
nez à  lui  ;  écoutez  ce  que  dit  saint  Pierre  :  «  Ren- 
»  dez  vos  âmes  chastes  par  l'obéissance  à  la  cha- 
»  rite  (0  j)  ;  c'est-à-dire,  qu'il  n'y  a  que  la  loi  du  pur 
amour  qui  rapporte  tout  à  Dieu ,  par  laquelle  l'ame 
puisse  être  vierge  et  digne  des  noces  de  l'Agneau 
sacré. 

Si  donc  on  invite  les  vierges  à  conserver  cette 
pureté  virginale ,  ce  n'est  pas  pour  leur  demander 
plus  qu'aux  autres;  et  quand  même  on  leur  de- 
manderoit  des  choses  au  -  dessus  du  commun  des 
chrétiens ,  ne  doivent-elles  pas  donner  à  Dieu  à  pro- 
portion de  ce  qu'elles  reçoivent  de  lui  ?  Heureuses , 
s'il  leur  est  donné  de  suivre  l'Agneau  partout  où  il 
va.  Mais  de  plus,  cette  virginité  céleste  n'est  point 
une  perfection  rigoureuse  qui  appesantit  le  joug  de 
Jésus-Christ.  Au  contraire ,  vous  l'avez  vu  par  les 
paroles  de  l'apôtre ,  et  par  la  peinture  sensible  des 
gens  qui  languissent  dans  les  liens  de  la  chair.  Cette 
virginité  n'est  utile  que  pour  rendre  l'esprit  vierge 
et  sans  tache ,  que  pour  mettre  l'ame  dans  une  plus 
grande  liberté  de  vaquer  à  Dieu. 

L'Eglise  désireroit  que  tous  pussent  tendre  à  cet 
état  angéhque ,  et  elle  dit  volontiers,  comme  saint 

(»)  /.  Petr.  I.  aa. 


44^  àUR    LES    OBLlGAT10]VS 

Paul,  à  tous  ses  enfans  (0  :  «  Je  vous  aime  d'un 
»  amour  de  jalousie,  qui  est  la  jalousie  de  Dieu 
»  mcme  :  je  vous  ai  tous  promis  à  un  seul  Epoux , 
»  comme  ne  faisant  tous  ensemble  qu'une  seule 
)>  Epouse  chaste  ;  et  cet  Epoux,  c'est  Jésus-Christ  ». 
Je  sais  bien  qu'il  n'est  pas  donne'  à  tous  de  com- 
prendre ces  vérités  j  mais  enfm  heureux  ceux  qui 
ont  des  oreilles  pour  les  entendre ,  et  un  cœur  pour 
les  sentir. 

La  troisième  promesse  qu'on  fait  en  renonçant 
au  monde ,  c'est  d'obéir  toute  sa  vie  aux  supérieurs 
de  la  maison  où  l'on  se  voue  à  Dieu. 

L'obéissance,  me  direz -vous,  est  le  joug  le  plus 
dur  et  le  plus  pesant.  N'est  -  ce  pas  assez  d'obéir  à 
Dieu  et  aux  hommes ,  de  qui  nous  dépendons  natu- 
rellement ,  sans  établir  de  nouvelles  dépendances  ? 
En  promettant  d'obéir,  on  s'assujettit  non -seule- 
ment à  la  sagesse  et  à  la  charité ,  mais  aux  passions , 
aux  fantaisies,  aux  duretés  des  supérieurs,  qui  sont 
toujours  des  hommes  imparfaits,  et  souvent  jaloux 
de  la  domination.  Voilà  ce  qu'on  est  tenté  de  pen- 
ser contre  l'obéissance.  Ecoutez ,  en  esprit  de  re- 
cueillement et  d'humilité ,  ce  que  je  tâcherai  de  vous 
dire. 

A  proprement  parler,  ce* n'est  point  aux  hommes 
qu'il  faut  obéir  j  ce  n'est  point  eux  qu'il  faut  regar- 
der dans  l'obéissance.  Quand  ils  exercent  le  minis- 
tère avec  fidélité,  ils  font  régner  la  loi  ;  et  loin  de 
régner  eux-mêmes,  ils  ne  font  que  servir  à  la  faire 
régner:  non-seulement  ils  deviennent  soumis  à  la 
loi  comme  les  autres;  mais  ils  deviennent  clTective- 

{^]  11.  Cor.  XI.  a. 


DE  l'état  religieux.  44^ 

nient  les  serviteurs  de  tous  ceux  à  qui  ils  sont  oblige's 
de  commander. 

Ce  n'est  point  ici  un  langage  magnifique  pour 
couvrir  la  domination  ;  c'est  une  vérité  que  nous 
devons  prendre  à  la  lettre,  aussi  sérieusement  qu'elle 
nous  est  enseignée  par  saint  Paul  et  par  Jésus-Christ 
même.  Le  supérieur  vient  servir,  et  non  pas  pour 
être  servi.  Il  faut  qu'il  entre  dans  tous  les  besoins  ; 
qu'il  se  proportionne  aux  petits,  qu'il  se  rapetisse 
avec  eux,  qu'il  porte  les  foil)les,  qu'il  soutienne  ceux 
qui  sont  tentés;  qu'il  soit  l'homme,  non -seulement 
de  Dieu,  mais  encore  de  tous  les  autres  hommes 
qu'il  est  chargé  de  conduire;  qu'il  s'ouldie,  qu'il  se 
compte  pour  rien ,  qu'il  perde  la  liberté  pour  deve- 
nir ,  par  la  charité,  l'esclave  et  le  débiteur  de  ses 
frères  ;  qu'en  un  mot,  il  se  fasse  tout  à  tous  pour  les 
gagner  tous.  Jugez ,  jugez  si  ce  ministère  est  pénible, 
et  s'il  vous  convient,  comme  dit  l'apôtre  (0,  d'être 
cause,  par  votre  indocilité,  que  les  supérieurs  l'exer- 
cent avec  angoisse  et  amertume. 

Mais,  direz- vous,  les  supérieurs  sont  imparfaits, 
et  il  faut  souffiir  leur  caprice;  c'est  ce  qui  rend  l'o- 
béissance rude.  J'en  conviens;  ils  sont  imparfaits, 
ils  peuvent  abuser  de  leur  autorité  :  mais  s'ils  en 
abusent,  tant  pis  pour  eux;  il  ne  vous  en  reviendra 
que  des  biens  solides.  Ce  qui  est  caprice  dans  le  su- 
périeur par  rapport  aux  règles  de  son  ministère, 
est,  par  rapport  à  vous,  selon  les  intentions  de  Dieu, 
une  occasion  de  vous  humilier,  et  de  mortifier  votre 
amour-propre  trop  sensible.  Le  supérieur  fait  une 
faute  ;  mais  il  ne  la  fait  qu'à  cause  que  Dieu  l'a  per- 

(»)  Hehr.  xiii.  17. 


444  SUR    LES    OBLIGATIONS 

mise  pour  votre  bien.  Ce  qui  est  donc  en  un  sens 
la  volonté'  injuste  et  capricieuse  du  supe'rieur,  est, 
en  un  autre  sens  plus  profond  et  plus  important, 
la  volonté  de  Dieu  même  sur  vous. 

Cessez  donc  de  considérer  le  supérieur,  qui  n'est 
qu'un  instrument  indigne  et  défectueux  d'une  très- 
parfaite  et  très -miséricordieuse  Providence.  Regar- 
dez Dieu  seul ,  qui  se  sert  des  défauts  des  supérieurs 
pour  corriger  les  vôtres.  Ne  vous  irritez  pas  contre 
l'homme,  car  l'homme  n'est  rien;  ne  vous  élevez 
point  contre  celui  qui  vous  tient  la  place  de  Dieu 
même,  et  en  qui  tout  est  divin  pour  votre  correc- 
tion, même  jusqu'aux  défauts  par  lesquels  il  exerce 
votre  patience.  Souvent  les  défauts  des  supérieurs 
nous  sont  plus  utiles  que  leurs  vertus;  parce  que 
nous  avons  encore  plus  de  besoin  de  mourir  à  nous- 
mêmes  et  à  notre  propre  sens,  que  d'être  éclairés, 
édifiés,  consolés  par  des  supérieurs  sans  défauts. 

De  plus,  quelle  comparaison  entre  ce  qu'on  souffre 
dans  une  communauté,  des  préventions,  ou,  si  vous 
voulez  ,  des  bizarreries  des  supérieurs ,  et  ee  qu'il 
faudroit  souffrir  dans  le  monde  d'un  mari  brusque, 
dur  et  hautain,  d'enfans  mal  nés,  de  parens  épineux, 
de  domestiques  indociles,  infidèles,  d'amis  ingrats 
et  injustes,  de  voisins  envieux,  d'ennemis  artificieux 
et  implacables,  de  tant  de  bienséances  gênantes,  de 
tant  de  compagnies  ennuyeuses,  de  tant  d'affaires 
pleines  d'amertume?  Quelle  comparaison  entre  le 
joug  du  siècle  et  celui  de  Jésus-Christ,  entre  les  su- 
jétions innombrables  du  monde,  et  celles  d'une 
communauté  ? 

Dans  la  communauté,  la  solitude,  le  silence,  l'o- 


1 


DE    l'état    religieux.  44^ 

béissance  exacte  à  la  règle  et  aux  constitutions , 
vous  garantissent  presque  de  tout  ce  qu'il  y  auroit 
à  souffrir  des  humeurs,  tant  des  supe'rieurs  que  de 
vos  e'gaux.  Tout  est  régie'  :  en  le  suivant,  vous  en 
êtes  quitte.  La  règle  et  les  constitutions  ne  sont 
point  des  fardeaux  ajoute's  au  joug  de  l'Evangile  : 
[  mais  elles  ne  sont  proprement  que  l'Evangile]  ex- 
pliqué en  détail ,  et  appliqué  à  la  vie  de  commu- 
nauté. Si  la  règle  n'est  que  l'explication  de  l'E- 
vangile pour  cet  état,  les  supérieurs  ne  sont  que 
les  surveillans,  pour  faire  pratiquer  cette  règle  évan- 
gélique  :  ainsi  tout  se  réduit  à  l'Evangile. 

Lors  même  que  les  supérieurs,  passant  au-delà 
des  bornes,  traitent  durement  leurs  inférieurs,  que 
peuvent-ils  contre  eux,  à  le  bien  prendre?  Ce  n'est 
presque  rien  :  ils  peuvent  mortifier  leur  goût  dans 
de  petites  choses,  leur  retrancher  quelque  vaine 
consolation,  les  critiquer  un  peu  sèchement.  Mais 
cela  ne  peut  aller  loin  :  comme  les  affaires  du  monde , 
ici  tout  est  réglé ,  tout  est  écrit ,  tout  a  ses  bornes 
précises.  Les  exercices  journaliers  ne  laissent  rien  à 
décider  :  il  n'y  a  qu'à  chanter  les  louanges  de  Dieu , 
travailler,  se  trouver  ponctuellement  à  tout,  ne  se 
mêler  jamais  des  choses  dont  on  n'est  point  chargé, 
se  taire ,  se  cacher ,  chercher  son  soutien  en  Dieu , 
et  non  dans  les  amitiés  particulières.  Le  pis  qui  vous 
puisse  arriver,  c'est  de  n'être  jamais  dans  les  emplois 
de  confiance,  qui  sont  pénibles  et  dangereux,  qu'on 
est  fort  heureux  de  n'avoir  jamais ,  et  qu'on  est  obligé 
de  craindre.  Le  pis  qui  vous  puisse  arriver,  c'est  que 
les  supérieurs  vous  huiriilient  et  vous  mettent  en 
pénitence  :  comme  si  vous  ne  deviez  pas  y  être  tou- 


44^  SVK    LES     OBLIGATIONS 

jours  ;  comme  si  la  vie  clii  ëtienne  et  religieuse  n'e'Loit 
pas  un  sacrifice  d'amour,  d'humiliation  et  de  pe'ni* 
tence  continuelle. 

Où  est -il  donc  ,  ce  joug  si  dur  de  l'obéissance  ? 
Hélas!  je  dois  bien  plus  craindre  ma  volonté  propre 
que  celle  d'autrui.  Ma  volonté,  si  bonne,  si  raison- 
nable, si  vertueuse  quelle  soit,  est  toujours  ma 
propre  volonté,  qui  me  livre  à  moi-même,  qui  me 
rend  indépendant  de  Dieu,  et  propriétaire  de  ses 
dons ,  si  peu  que  je  m'y  arrête.  La  volonté  d'autrui, 
qui  a  autorité  sur  moi,  quelque  injuste  qu'elle  soit, 
est  à  mon  égard  la  volonté  de  Dieu  toute  pure.  Le 
supérieur  commande  mal;  mais  moi  j'obéis  bien  , 
heureux  de  n'avoir  plus  qu'à  obéir.  De  tant  d'affaires, 
il  ne  m'en  reste  qu'une,  qui  est  de  n'avoir  plus  ni 
volonté  ni  sens  propre ,  de  me  laisser  mener  comme 
un  petit  enfant,  sans  raisonner,  sans  prévoir,  sans 
m'informer  :  tout  est  fait  pour  moi,  pourvu  que  je 
ne  fasse  qu'obéir.  Dans  cette  candeur  et  cette  sim- 
plicité enfantine,  je  n'ai  qu'à  me  défendre  de  ma 
vaine  et  curieuse  raison  ,  qu'à  n'entrer  point  dans 
les  motifs  des  supérieurs,  qu'à  me  décharger  de 
tous  mes  soins  sur  leur  sollicitude. 

O  douce  paix!  ô  heureuse  abnégation  de  soi- 
même!  ôlibertédesenfansdeDieu,  qui  vont,  comme 
Abraham  ,  sans  savoir  où  !  O  pauvreté  d'esprit ,  par 
laquelle  on  se  dépouille  de  sa  propre  sagesse  et  de 
sa  propre  volonté,  comme  on  se  dépouille  de  son 
argent  et  de  son  patrimoine!  Par-là  tous  les  vœux, 
pris  dans  leur  vraie  perfection,  se  réunissent  :  le 
même  pur  amour,  qui  fait  qu'on  se  renonce  soi- 
même  sans  réserve,  rend  lame  vierge   aussi  bien 


i 


DE    l'état    religieux.  44? 

que  le  corps,  appauvrit  riiomnie  jusqu'à  lui  ôter  son 
esprit  et  sa  volonté;  enfin  le  met  dans  une  désappro- 
priation  de  lui-même,  où  il  n'a  plus  de  quoi  se  con- 
duire, et  où  il  ne  sait  plu:î  que  laisser  faire  autrui. 
Heureux  qui  fait  ces  choses,  heureux  qui  les  goûte, 
heureux  même  qui  commence  à  les  entendre  et  à 
leur  ouvrir  son  cœur. 

Qu'on  ne  dise  donc  plus  que  l'obéissance  est  rude  : 
au  contraire,  ce  qui  est  rude ,  c'est  d'être  livré  à  soi- 
même  et  à  ses  désirs.  Malheur,  dit  l'Ecriture  (0,  à 
celui  qui  marche  dans  sa  voie,  qui  se  rassasie  du  fruit 
de  ses  propres  conseils.  Malheur  à  celui  qui  se  croit 
libre  quand  il  n'est  point  déterminé  par  autrui,  qui 
ne  sent  pas  qu'il  est  entraîné  au  dedans  par  un  or- 
gueil tyrannique ,  par  des  passions  insatiables,  et 
même  par  une  vaine  sagesse,  qui,  sous  une  appa- 
rence pompeuse,  est  souvent  pire  que  les  passions 
mêmes.  Non  ,  qu'on  ne  dise  plus  que  l'obéissance  est 
rude  :  au  contraire,  il  est  doux  de  n'être  plus  à  soi, 
à  ce  maître  aveugle  et  injuste.  Que  volontiers  je 
m'écrie  avec  saint  Bernard  :  Qui  me  donnera  cent 
supérieurs,  au  lieu  d'un  pour  me  gouverner?  Ce 
n'est  pas  une  gêne ,  c'est  un  secours  :  plus  je  dépen- 
drai de  mes  supérieurs ,  moins  je  serai  exposé  à  moi- 
même.  Il  en  est  des  supérieurs  comme  des  clôtures  : 
ce  n'est  pas  une  prison  qui  tienne  en  captivité;  c'est 
un  rempart  qui  défend  l'ame  foible  contre  le  monde 
trompeur  et  contre  sa  propre  fragilité.  A-t-^n  jamais 
pris  la  garde  d'un  prince  pour  une  troupe  d'hommes 
qui  lui  ôtent  la  liberté?  Celui  qui  se  renferme  dans 

COP/w.  i.3i. 


448  SUR    LKS    OBLIGATIONS 

une  citadelle  contre  l'ennemi,    conserve  par- là  sa 
liberté',  loin  de  la  perdre. 

Mais  il  est  temps  de  finir  :  hâtons-nous  de  consi- 
dérer le  dernier  engagement  de  cette  maison ,  qui 
est  celui  d'instruire  et  d'élever  saintement  de  jeunes 
demoiselles. 

TROISIÈME  POINT. 

Saint  Benoît  n'a  point  cru  troubler  le  silence  et 
la  solitude  de  ses  disciples,  en  les  chargeant  de  l'ins- 
truction de  la  jeunesse.  Ils  étoient  moines,  c'est-à- 
dire  ,  solitaires ,  et  ne  laissoient  point  que  d'ensei- 
gner les  Lettres  saintes  aux  enfans  qu'on  vouloit  éle- 
ver loin  de  la  contagion  du  siècle.  En  effet,  on  peut 
s'occuper  au  dedans  d'une  solitude  de  cette  fonction 
de  charité,  sans  admettre  le  monde  chez  soi  :  il  suf- 
fit que  les  supérieurs  aient  avec  les  parens  un  com- 
merce inévitable,  qui  est  assez  rare  quand  on  le 
réduit  au  seul  nécessaire.  Tout  le  reste  de  la  com- 
munauté jouit  tranquillement  de  la  solitude  :  on  se 
tait  toutes  les  fois  qu'on  n'est  pas  obligé  d'enseigner  ; 
on  ne  parle  que  par  obéissance,  pour  le  besoin  et 
avec  règle  :  ce  n'est  ni  amusement,  ni  conversation 
dissipante  ;  c'est  sujétion  pénible ,  c'est  travail  réglé. 
Ce  travail  doit  être  mis  à  la  place  du  travail  des 
mains,  pour  les  personnes  qui  sont  si  chargées  de 
l'instruction  ,  qu'elles  ne  peuvent  travailler  à  aucun 
ouvrage  :  ce  travail  demande  une  patience  infinie  ; 
il  y  faut  même  un  grand  recueillement  :  car  si  vous 
vous  dissipez  en  instruisant,  vos  instructions  devien- 
nent inutiles  j  vous  n'êtes  plus  qu'un  airain  sonnant, 

comme 


DE    l'état    religieux.  J\.i\g 

comme  dit  Tapôtie  (0,  qu'une  timbale  qui  retentit 
vainement  ;  vos  paroles  sont  mortes ,  elles  n'ont  plus 
l'esprit  de  vie  ;  votre  cœur  est  de're'gle',  il  n'a  plus 
ni  force,  ni  action  ,  ni  sentiment  de  vérité,  ni  grâce 
de  persuasion ,  ni  autorite';  tout  y  languit,  rien  ne 
s'exécute  que  par  forme. 

Ne  vous  plaignez  donc  pas  que  l'instruction  vous 
dessèche  et  vous  dissipe  :  mais  au  contraire  ne  per- 
dez jamais  un  moment  pour  vous  recueillir  et  vous 
remplir  de  l'esprit  d'oraison  ;  afin  que  vous  puissiez 
résister  dans  vos  fonctions  à  la  tentation  de  vous 
dissiper.  Quand  vous  vous  bornerez  à  l'instruction 
simple,  familière,  charitable,  dont  vous  êtes  char- 
gées par  votre  état ,  votre  vocation  ije  vous  dissipera 
jamais  :  ce  que  Dieu  fait  faire  n'éloigne  jamais  de 
Dieu  :  mais  il  ne  le  faut  faire  qu'autant  qu'il  y  dé- 
termine, et  donner  tout  le  reste  au  silence,  à  la 
lecture  et  à  l'oraison.  Ces  heures  précieuses  qui  vous 
resteront,  pourvu  que  vous  les  ménagiez  fidèlement, 
seront  le  grain  de  sénevé  marqué  dans  l'Evangile  W , 
qui,  étant  le  moindre  des  grains  de  la  terre,  croît 
jusqu'à  devenir  un  grand  arbre,  sur  les  branches 
duquel  les  oiseaux  du  ciel  viennent  se  percher  :  tan- 
tôt un  quart-d'heure,  tantôt  une  demi-heure,  puis 
quelques  minutes,  si  vous  le  voulez,  tous  ces  mo- 
mens  entre-coupés  ne  paroissent  rien;  mais  ils  font 
tout ,  pourvu  qu'en  bon  ménager  on  sache  les  mettre 
à  profit.  De  plus  grands  temps  que  vous  auriez  à 
vous,  vous  laisseroient  trop  à  vous-mêmes  et  à  votre 
imagination  :  vous  tomberiez  dans  une  langueur  en- 
nuyeuse, dans  des  occupations  choisies  à  votre  mode, 

(07.  Cor.  xni.  i.  — C*)  Mattli.  xiii.  3i,  3a. 

BOSSUET.  XIV.  2Û 


45o  SUR    LES    OBLIGATIONS 

dont  vous  vous  passionneriez.  Il  vaut  mieux  rompre 
sans  cesse  sa  volonté  dans  des  fonctions  gênantes , 
par  la  décision  d'autrui,  que  de  se  recueillir  selon 
son  goût  et  sa  volonté  propre.  Quiconque  fait  la  vo- 
lonté d'autrui  par  un  renoncement  sincère  à  la 
sienne,  fait  une  excellente  oraison  et  un  sacrifice 
d'holocauste ,  qui  monte  en  odeur  de  suavité  jus- 
qu'au trône  de  Dieu. 

Ne  craignez  pas  de  n'être  pas  assez  solitaires.  O 
que  vous  aurez  de  silence  et  de  solitude,  pourvu  que 
vous  ne  parliez  jamais  que  quand  votre  fonction 
vous  fera  parler!  Quand  on  retranche  toutes  les  vi- 
sites du  dehors,  excepté  celles  d'une  absolue  néces- 
site, qui  sont  très-rares;  quand  on  retranche  au  de- 
dans toutes  les  curiosités,  les  amitiés  vaines  et  molles, 
les  murmures,  les  rapports  indiscrets,  en  un  mot 
toutes  les  paroles  oiseuses,  dont  il  faudra  un  jour 
rendre  compte  ;  quand  on  ne  parle  que  pour  ol)éir , 
pour  s'instruire ,  pour  édifier ,  ce  qu'on  dit  ne  dis- 
sipe point. 

Gardez-vous  donc  bien  de  vous  considérer  comme 
n'étant  point  solitaires ,  à  cause  que  vous  êtes  char- 
gées de  l'instruction  du  prochain  :  cette  idée  de  votre 
état  seroit  pour  vous  un  piège  continuel.  Non  non, 
vous  ne  devez  point  vous  croire  dans  un  état  séculier, 
ce  n'est  qu'à  force  d'avoir  renoncé  au  monde  et  à 
sort  commerce ,  que  vous  serez  propres  à  en  préser- 
ver cette  jeunesse  innocente,  et  précieuse  aux  yeux 
de  Dieu.  Plus  vous  avez  d'embarras  par  cette  éduca- 
tion de  tant  de  filles  d'une  naissance  distinguée ,  plus 
vous  êtes  exposées  par  le  voisinage  de  la  Cour ,  et 
par  la  protection  que  vous  en  retirez ,  moins  vous 


DE    l'état    RELIGIEUX.  /J.^  I 

devez  avoir  de  complaisance  pour  le  siècle.  Si  l'en- 
nemi est  à  vos  portes ,  vous  devez  vous  retrancher 
contre  lui  avec  plus  de  précaution  ,  et  redoubler 
vos  gardes.  O  que  le  silence,  que  l'humilité,  éjtie 
l'obéissance,  que  l'obscurité,  que  le  recueillem^rit, 
que  l'oraison  sans  relâche  sont  nécessaires  aux  épou- 
ses de  Jésus-Christ,  qui  sont  si  près  de  l'enchante- 
ment de  la  Cour  et  de  l'air  empesté  des  fausses 
grandeurs  !  Contre  des  périls  si  terribles  ,  vous  ne 
sauriez,  je  ne  crains  pas  de  le  dire,  être  trop  sau- 
vages, trop  alarmées,  trop  enfoncées  dans  votre  so- 
litude, trop  attachées  k  toutes  les  choses  extérieures 
qui  vous  sépareront  du  monde ,  de  ses  modes  et  de 
ses  vaines  politesses.  Vous  ne  sauriez  mettre  trop  de 
grilles,  trop  de  clôtures,  trop  de  formalités  gênantes 
et  ennuyeuses  entre  lui  et  vous.  Craignez  de  ne  pas 
passer  assez  pour  de  vraies  religieuses ,  qui  n'aiment 
que  la  réforme  et  l'obscurité,  qui  oublient  le  monde 
jusqu'à  lui  vouloir  déplaire  par  leur  simplicité;  au- 
trement vous  vivez  tous  les  jours  sur  le  bord  du  plus 
affreux  des  précipices. 

Mais  un  autre  piège  que  vous  devez  craindre  , 
c'est  votre  naissance.  Epouses  de  Jésus-Christ,  écou- 
tez et  voyez;  oubliez  la  maison  de  votre  père  (0. 
La  naissance,  qui  flatte  l'orgueil  des  hommes,  n*est 
rien  ;  c'est  le  mérite  de  nos  ancêtres,  qui  n'est  point 
le  nôtre  ;  c'est  se  parer  du  bien  d'autrui  :  de  plus  , 
ce  n'est  presque  jamais  qu'un  vieux  notn  oublié  dans 
le  monde,  avili  par  beaucoup  de  gens  sans  mérite, 
qui  n'ont  pas  su  le  soutenir.  La  noblesse  n'est  so«-* 
vent  qu'une  pauvreté  vaine,  ignorante  et  grossière, 

(0  Ps.  XHV.    II, 


4^2  SUll    LES    OBLIGATIONS 

oisive  ,  qui  se  pique  de  me'pi  iser  tout  ce  qui  lui 
manque,  est-ce  là  de  quoi  avoir  le  cœur  si  enfle' ?Je'sus- 
Christ  sorti  de  tant  de  rois,  de  tant  de  souverains 
pontifes  de  la  loi  judaïque,  de  tant  de  patriarches , 
à  remonter  jusqu'à  la  création  du  monde  ;  Jésus- 
Christ ,  dont  la  naissance  étoit  la  plus  illustre  ,  sans 
comparaison ,  qui  ait  paru  dans  tout  le  geme  hu- 
main ,  est  réduit  au  métier  de  charpentier,  grossier 
et  pénible,  pour  gagner  sa  vie.  Il  joint,  à  la  plus 
auguste  naissance,  l'état  le  plus  vil  et  le  plus  mépri- 
sable ,  pour  confondre  la  vanité  et  la  mollesse  des 
nobles,  pour  tourner  en  ignominie  ce  que  la  fausse 
gloire  des  hommes  conserve  avec  tant  de  jalousie. 

Détrompons- nous  donc;  il  n'y  a  plus  en  Jésus- 
Christ  de  libres  ni  d'eselaves,  de  nobles  ni  de  rotu- 
riers: en  lui  tovit  est  noble  par  les  dons  de  la  foi; 
en  lui  tout  est  bas ,  tout  est  petit ,  tout  est  anéanti , 
parle  renoncement  aux  vaines  distinctions,  et  par 
le  mépris  de  tout  ce  que  le  monde  trompeur  élève. 
Soyons  nobles  comme  Jésus -Christ  ;  n'importe,  il 
faut  être  charpentier  avec  lui;  il  faut,  comme  lui  , 
travailler  à  la  sueur  de  son  front  dans  l'obscurité, 
dans  le  silence  et  l'obéissance.  Vous  qui  étiez  libres, 
vous  ne  l'êtes  plus  ;  la  charité  vous  a  faits  esclaves. 
Vous  n'êtes  pas  ici  pour  vous-mêmes,  vous  n'y  êtes 
que  les  esclaves  de  ces  enfans,  qui  sont  ceux  de  Dieu. 
N'entendez -vous  pas  l'apôtre  qui  dit  :  «  Etant  libre 
»  je  me  suis  fait  esclave  de  tous  pour  les  gagner 
»  tous  (0  »  :  voilà  votre  modèle.  Cette  maison  n'est 
pas  à  vous,  ce  n'est  point  pour  vous  qu'elle  a  été 
dotée  et  fondée;  c'est  pour  l'éducation  des  jeunes 

CO  /.  Cor.  IX.  19. 


DE  l'état  religieux.  4^3 

demoiselles  qu'on  a  fait  cet  e'tablissement  :  vous  n'y 
entrez  que  par  rapport  à  elles,  et  pour  le  besoin 
qu'elles  ont  de  quelqu'un  qui  les  conduise  et  qui  les 
forme.  Si  donc  il  arrivoit,  ô  Dieu  ne  le  souffrez  ja- 
mais, que  plutôt  les  bâtimens  se  renversent  !  s'il  arri- 
voit que  vous  ne'gligeassiez  vos  fonctions  essentielles; 
si,  oubliant  que  vous  êtes  en  Jésus  -  Christ  les  ser- 
vantes de  cette  jeunesse ,  vous  ne  songiez  plus  qu'à 
jouir  en  paix  des  biens  consacre's  à  leur  e'ducation  ; 
si  l'on  ne  trouvoit  dans  cette  humble  école  de  Je'sus- 
Christ,  que  des  dames  vaines  et  fastueuses;  he'las 
quel  scandale!  les  e'pouses  de  Je'sus-Christ  toutes? 
couvertes  de  rides,  deviendroient  alors  l'objet  du 
mépris  de  ce  monde  même  auquel  elles  auroient 
voulu  plaire.  Accoutumez -vous  donc,  dès  le  com- 
mencement, à  aimer  les  fonctions  les  plus  basses,  à 
n'en  mépriser  aucune,  à  ne  rougir  point  d'une  ser- 
vitude qui  fait  votre  unique  gloire.  Aimez  ce  qui  est 
petit  ;  goûtez  ce  qui  vous  abaisse;  ignorez  le  monde, 
et  faites  qu'il  vous  ignore  :  ne  craignez  point  de  de- 
venir grossières,  à  force  d'être  simples.  La  vraie,  la 
bonne  simplicité  fait  la  parfaite  politesse,  que  le 
monde,  tout  poli  qu'il  est,  ne  sait  pas  connoître.  Il 
vaudroit  bien  mieux  être  un  peu  grossières  pour  être 
plus  simples,  plus  éloignées  des  manières  vaines  et 
affectées  du  siècle. 

Mais  puisque  vous  êtes  destinées  à  l'instruction  de 
la  jeunesse,  il  faut  sans  doute  que  vous  soyez  exacte- 
ment instruites  des  choses  que  vous  devez  apprendre 
à  ces  enfans.  Vous  devez  savoir  les  vérités  de  la  re- 
ligion ,  les  maximes  d'une  conduite  sage,  modeste  et 
laborieuse  ;  car  vous  devez  former  ces  filles ,  ou  pour 


454  SUR    LES    OBLIGATIONS 

des  cloîtres,  ou  pour  entrer  dans  des  familles  hon- 
nêtes et  chrétiennes,  où  le  capital  est  la  sagesse  des 
mœurs,  l'application  à  l'économie,  et  l'amour  d'une 
pie'te'  simple.  Ainsi  apprenez -leur  à  se  taire  et  à  se 
cacher,  à  travailler,  à  souffrir,  à  obéir  et  à  épar- 
gner Voilà  ce  qu'elles  auront  besoin  de  savoir,  sup- 
posé qu'elles  se  marient.  Mais  fuyez  comme  un  poi- 
son toutes  les  curiosités,  tous  les  amusemens  d'es- 
prit; car  les  femmes  n'ont  pas  moins  de  penchant  à 
être  vaines  par  Jeur  esprit,  que  par  leur  corps.  Sou- 
vent les  lectures  qu'elles  font ,  avec  tant  d'empres- 
sement, se  tournent  en  parures  vaines  et  en  ajuste- 
mens  immodestes  de  leur  esprit  :  souvent  elles  lisent 
par  vanité  comme  elles  se  coiffent.  Il  faut  faire  de 
l'esprit  comme  du  corps;  tout  superflu  doit  être  re- 
tranché :  tout  doit  sentir  la  simplicité  et  l'oubli  de 
soi-même.  O  quel  amusement  pernicieux,  dans  ce 
qu'on  appelle  lectures  les  plus  solides  !  On  veut  tout 
savoir,  juger  de  tout,  se  faire  valoir  sur  tout.  Rien 
ne  ramène  tant  le  monde  vain  et  faux  dans  les  soli- 
tudes, que  cette  vaine  curiosité  des  livres.  Si  vous 
lisez  simplement  pour  vous  nourrir  des  paroles  de  la 
foi ,  vous  lirez  peu  ;  vous  méditerez  beaucoup  ce  que 
vous  aurez  lu. 

Pour  bien  lire,  il  faut  digérer  la  lecture,  et  la 
convertir  en  sa  propre  substance.  Il  n'est  pas  ques- 
tion d'avoir  compris  un  grand  nombre  de  vérités 
lumineuses;  il  est  question  d'aimer  beaucoup  chaque 
vérité ,  d'en  laisser  pénétrer  peu  à  peu  son  cœur ,  de 
regarder  long-temps  de  suite  le  même  objet ,  de  s'y 
unir,  moins  par  des  réflexions  subtiles,  que  par  le 
sentiment  du  cœur.  Aimez,  aimez,  vous  saurez  beau- 


DE     l'état    religieux.  ^^j 

coup  en  apprenant  peu  ;  car  l'onction  intérieure 
vous  enseignera  toutes  choses.  O  qu'une  simplicité' 
ignorante  qui  ne  sait  qu'aimer  Dieu ,  sans  s'aimer 
soi-même,  est  au-dessus  de  tous  les  docteurs  !  L'es- 
prit lui  suggère  toutes  vérite's  sans  les  lire  en  de'tail  : 
car  il  lui  fait  sentir,  par  une  lumière  intime  et  pro- 
fonde, une  lumière  de  vérité,  d'expérience  et  de 
sentiment ,  qu'elle  n'est  rien ,  et  que  Dieu  est  tout. 
Qui  sait  cela  ,  sait  tout  :  voilà  la  science  de  Jésus- 
Christ  ,  en  comparaison  de  laquelle  toute  la  sagesse 
mondaine  n'est  que  perte  et  ordure  ,  selon  saint 
Paul  (0,  Par  cette  simplicité,  vous  pai-viendrez  à 
instruire  le  monde ,  sans  avoir  aucun  commerce  dan- 
gereux avec  lui  ;  vous  redresserez ,  vous  arroserez , 
vous  ferez  croître  et  fleurir  ces  jeunes  plantes ,  dont 
les  fruits  se  communiqueront  ensuite  dans  tout  le 
royaume.  Vous  formerez  de  dignes  vierges,  qui  ré- 
pandront dans  les  cloîtres  le  doux  parfum  de  Jésus- 
Christ  ;  vous  procurerez  à  la  société  des  mères  de 
familles,  recommandables  par  leur  vertu,  qui  seront 
pour  leurs  enfans  des  sources  de  grâces  et  de  béné- 
diction ,  et  qui  contribueront  par  leur  piété ,  et 
l'exemple  de  toute  leur  conduite,  à  faire  aimer  et 
révérer  le  Dieu  que  nous  adorons,  qui  est  aujour- 
d'hui si  peu  connu  et  si  mal  servi. 

Seigneur,  répandez  votre  esprit  sur  cette  maison 
qui  est  la  vôtre;  couvrez-la  de  votre  ombre;  proté- 
gez-la du  bouclier  de  votre  amour;  soyez  tout  autour 
d'elle  ,  comme  un  rempart  de  feu ,  pour  la  défendre 
de  tant  d'ennemis.  Tandis  que  votre  gloire  habitera 
au  milieu  comme  dans  son  sanctuaire,  ne  souffrez 

(0  Philip,  m.  8. 


456       SUR  LES  OBLIGATIONS  DE  l'ÉTAT  RELIoiEUX. 

pas,  Seigneur,  que  la  lumière  se  change  en  te'nèbres, 
ni  que  le  sel  de  la  terre  s'affadisse  el  soit  foulé  aux 
pieds.  Donnez  des  cœurs  selon  le  vôtre,  l'horreur 
du  monde ,  le  mépris  de  soi-même ,  le  renoncement 
à  tout  amour-propre  ,  et  le  divin  et  généreux  amour 
qui  est  l'ame  de  toutes  les  véritables  vertus;  amour 
si  ignoré ,  mais  si  nécessaire  j  amour ,  dont  ceux 
mêmes  qui  en  parlent  et  qui  le  désirent ,  ne  com- 
prennent point  l'étendue  sans  bornes  ;  amour,  sans 
lequel  toutes  les  vertus  sont  superficielles,  et  ne 
jettent  point  de  profondes  racines  dans  les  cœurs  ; 
amour ,  qui  fait  seul  la  parfaite  adoration  en  esprit 
et  en  vérité;  amour,  unique  fin  de  notre  création. 
O  amour ,  venez  vous-même;  animez,  régnez,  vivez, 
consumez  tout  l'homme  paréos  flammes  pures  ;  qu'il 
ne  reste  que  vous  pour  l'éternité. 


SUR  LA  FIN  ET  LES  FRUITS  DE  LA  VISITE.  4^7 

U^  EXHORTATION 

A  L'OUVERTURE  D'UNE  VISITE, 

FAITE 

EN  LA  COMMUNAUTÉ  DE  S:«  URSULE  DE  MEAUX, 

Le  9  avril  i685  (*). 

Quelle  est  la  fin  et  quels  doivent  être  les  fruits  de  la  visite  du 
prélat.  Dispositions  nécessaires  aux  religieuses  pour  en  profiter. 
Effets  admirables  que  produit  la  grâce  dans  une  ame  qui  en  est  rem- 
plie. Crucifiement  qui  constitue  toute  la  perfection  religieuse.  Les 
restes  de  j'amour  du  monde,  combien  pernicieux.  Obligation  im* 
posée  aux  personnes  religieuses  de  prier  pour  les  besoins  de  l'Eglise , 
et  de  gémir  sur  le  triste  état  des  pécheurs.  Tendres  invitations  du 
prélat,  pour  porter  toutes  les  Sœurs  à  lui  ouvrir  leur  cœur  sans  dé- 
guisement» 


Si  quis  sitit  veniat  ad  me ,  et  bibat. 

Si  quelqu'un  a  soif,  qu'il  vienne  a  moi;  je  lui  donnerai  à 
boire  d'une  eau  vive  qui  rejaillira  Jusqu'à  la  vie  e'ter^ 
nelle ,  et  il  naura  plus  soif.  Ce  sont  les  paroles  sacrées 
que  Jësus-Christ  a  prononcées  dans  l'évangile  de  ce  jour, 
parlant  au  peuple  dans  le  temple  de  Jérusalem. 

dE  n'est  pas  sans  mystère  que  Jésus-Christ  a  pro- 
féré ces  admirables  paroles,  au  jour  que  les  Juifs 
C*)  Ce  discours  et  les  suivans  nous  ont  été  conservés  par  les  reli- 


4^)3  SUR    LA    FIN 

célebroient  une  fête  parmi  eux,  où  on  apportoit  de 
Teau  dans  un  bassin ,  pour  certains  usages,  dans  une 
cérémonie  :  ce  qu'il  n'est  pas  nécessaire  de  vous 
expliquer  ici  ;  puisque  Jésus-Christ  ne  dit  ces  mêmes 
paroles  que  dans  un  sens  mystique  et  sublime ,  qui 
ne  signilioit  rien  autre  chose  que  l'eau  de  la  grâce 
qu'il  vouloit  donner  abondamment.  Il  parloit  de 
cette  eau  mystérieuse  qu'il  désiroit  répandre  dans 
les  âmes,  et  dont  il  vouloit  établir  la  source  dans 
son  Eglise.  Ces  mêmes  paroles  signifioient  encore  le 
zèle  qu'avoit  le  Sauveur ,  de  voir  venir  à  lui  les 
hommes  pour  prendre  ces  eaux  de  salut  et  de  grâce, 
et  la  disposition  qui  est  nécessaire  pour  les  recevoir, 
représentée  par  la  soif  qui  marque  aussi  très-bien 
le  désir  et  la  préparation ,  qu'il  faut  que  vous  appor- 
tiez à  la  grâce  qu'il  vous  veut  conférer  dans  cette 
occasion,  par  mon  ministère. 

Remarquez,  mes  Filles,  que  Jésus-Christ  jeta  un 
grand  cri ,  disant  :  «  Si  quelqu'un  a  soif,  qu'il  vienne 
5)  à  moi;  et  je  lui  donnerai  à  boire  (0  ».  Ce  cri  est 
en  faveur  des  pécheurs  pour  qui  il  demande  miséri- 
corde ;  il  est  en  fiweur  des  justes  et  des  âmes  fidèles  , 
dont  il  désire  la  perfection  et  la  sainteté.  Il  crie  pour 
les  appeler  à  lui,  afin  de  répandre  en  elles ,  avec  plus 
d'abondance,  l'eau  de  ses  divines  grâces.  Mais  ce  cri 
nous  représente  encore  ceux  qu'il  jette  dans  l'Eglise 

gieuses  ursulines  de  la  ville  de  Meaux ,  qui  avoient  soin  d'écrir?  les 
instructions  que  Bossuet  leur  faisoit.  On  ne  sauroit  trop  louer  le 
zèle  de  ces  dignes  religieuses,  pour  se  nourrir  des  vérités  que  leur 
cnseignoit  ce  vigilant  pasteur ,  et  pour  transmettre  à  la  postérité  les 
nvoûumeps  de  sa  sollicitude.  (iS'Jit.  Je  ZPe/bm.) 

.{^^Jonn.  vil,  37. 


ET    LES    FRUITS    DE    LA    VISITE.  4^9 

et  dans  nos  mystères.  Il  crie  dans  ce  temps  par  la 
bouche  des  pre'dicateurs,  qui  excitent  les  peuples  à 
faire  des  fruits  dignes  de  pénitence.  Il  crie  à  l'autel, 
quand  il  dit  par  la  bouche  des  prêtres  :  «  Faites  ceci 
»  en  me'moiie  de  moi  (0  ».  Ces  paroles  sont  un  cri 
de  l'amour  de  Jésus-Christ  qui  demande  le  nôtre.  Il 
cric  dans  les  mystères  de  ce  temps  :  il  criera  bientôt 
de  la  croix,  par  toutes  ses  plaies  et  par  son  sang, 
demandant  à  son  Père  le  salut  de  tous  les  hommes, 
pour  qui  il  va  donner  sa  vie  adorable.  Il  crie  spiri- 
tuellement dans  les  âmes ,  par  les  mouvemens  inté- 
rieurs que  son  divin  Esprit  y  forme.  Il  a  crié  dans 
vos  cœurs  ,  mes  Filles;  c'est  cet  Esprit  saint  qui  a 
formé  ces  cris  qu'il  y  a  si  long-temps  que  vous  faites 
entendre ,  et  qui  sont  parvenus  jusqu'à  mes  oreilles, 
et  qui  m'ont  fait  connoître  vos  désirs.  Combien  y  a- 
t-il,  mes  chères  Sœurs,  que  vous  me  demandez  cette 
visite,  et  que  vous  reconnoissez  vous-mêmes  le  be- 
soin que  vous  en  avez?  Vous  la  souhaitez  toutes  una- 
nimement :  vous  vous  êtçs,  sans  doute,  préparées  à 
recevoir  les  grâces  de  cette  même  visite,  et  les  ef- 
fets qu'elle  doit  produire  chez  vous ,  et  pour  lesquels 
je  la  viens  faire.  Je  viens  confirmer ,  et  je  désire  ac- 
croître le  bien  que  j'y  trouverai ,  et  détruire  l'im- 
perfection jusqu'à  la  racine.  Mais  il  faut  que  vous 
ayez  un  véritable  esprit  de  renouvellement,  et  un 
désir  sincère  de  coopérer  à  nos  soins  de  tout  votre 
pouvoir. 

Va,  dit  Dieu  autrefois  au  prophète  Jonas(^),  comme 
nous  venons  de  lire  en  la  messe  :  lève -toi  pour  al- 
ler à  Ninive  vers  mon  peuple  \  prêche-leur  la  péni- 

(0  Luc.  xxii.  ig.  —  (*)  Jon.  n\.  a  et  scq. 


4'>Ô  SUR    LÀ    FIN 

tence,  et  les  avertis  de  ma  part  qu'ils  aient  à  chan- 
ger de  vie  ;  qu'ils  se  convertissent  de  tout  leur  cœur 
à  moi,  qui  suis  leur  Dieu  et  leur  Seigneur  :  autre- 
ment que  dans  quarante  jours  Ninive  sera  renver- 
sée et  entièrement  détruite.  Si  ces  paroles  donnè- 
rent de  la  frayeur  à  ce  peuple ,  et  eurent  tant  de  pou- 
voir et  tant  d'effet,  celles  que  je  viens  de  vous  dire 
de  la  part  de  Dieu ,  ne  vous  doivent  pas  moins  émou- 
voir de  respect  et  de  crainte.  Il  y  a  ici  plus  que  Jo- 
nas;  et  celui  qui  m'envoie  à  vous,  est  le  même  Dieu, 
grand  et  redoutable. 

Je  viens  donc  aujourd'hui  de  sa  part  vous  prê- 
cher  la  pénitence,  le  changement  et  le  renouvelle- 
ment de  vie,  le  mépris  du  monde,  le  parfait  renon- 
cement à  vous-mêmes,  la  soumission  d'esprit,  la 
mortification  des  sens  :  en  un  mot ,  je  viens  faire 
cette  visite  pour  réparer  tout  ce  qu'il  y  auroit  de 
déchet  en  la  perfection  religieuse  dans  votre  mai- 
son ,  pour  éteindre  ,  pour  détruire  et  anéantir 
les  plus  petits  restes  de  l'amour  du  monde  et  des 
choses  de  la  terre.  Il  faut  faire  périr  les  moindres  in- 
clinations de  ce  mon<le  corrompu  ;  il  faut  qu'il 
meure ,  qu'il  y  meure,  qu'il  expire,  qu'il  y  rende  le 
dernier  soupir.  Venez  donc,  mes  Filles,  travailler 
toutes  avec  moi ,  pour  exterminer  tout  ce  qui  res- 
sent encore  ce  monde  criminel.  Venez  m'aider  à 
renverser  Ninive  :  détruisons  tout  ce  qu'il  y  a  encore 
de  trop  immortifié,  de  trop  mondain;  enfin  tout 
ce  qui  est  trop  naturel  et  imparfait  en  vous,  sans 
pardonner  à  la  moindre  chose  et  sans  rien  épargner. 

Diles-moi,  mes  Sœurs,  quelles  sont  maintenant 
vos  inclinations  et  vos  pensées?  Vous  êtes,  par  vos 


ET    LES    FRUITS    DE    LA    VISITE.  4^1 

vœux,  mortes  au  monde  et  à  tout  ce  qui  est  créé; 
que  souhaitez-vous  à  présent?  Avez -vous  d'autres 
désirs  que  ceux  qui  vous  doivent  élever  sans  cesse 
vers  les  biens  de  l'éternité  bienheureuse,  et  vous  y 
faire  aspirer  à  tout  moment?  Si  votre  cœur  a  encore 
quelque  mouvement  qui  le  possède,  il  faut  désor- 
mais que  ce  soit  pour  la  justice ,  pour  la  perfection 
et  la  sainteté  de  chacune  de  vous  en  particulier,  et 
de  tout  votre  monastère,  par  le  moyen  de  cette  vi- 
site.JSouhaitez  véritablement  d'en  recevoir  les  grâces; 
demandez  qu'elles  soient  répandues  en  vos  âmes. 
C'est  là,  mes  Filles,  désirer  la  justice,  comme  dit 
Jésus-Christ  dans  son  Evangile ,  lorsqu'il  a  prononcé 
cet  oracle  sur  la  montagne  :  «  Bienheureux  ceux  qui 
i)  ont  faim  et  soif  de  la  justice ,  ils  seront  rassasiés  (0  ». 
Vous  serez  parfaitement  rassasiées,  si  vous  n'avez  que 
cet  unique  désir.  Il  vous  donnera  à  boire  de  cette 
eau  vive  ,  qui  éteindra  votre  soif.  Demandez  -  lui 
comme  la  Samaritaine  (2),  et  il  vous  donnera  cette 
eau  dont  je  vous  parle,  qui  n'est  autre  que  la  grâce, 
de  laquelle  il  veut  remplir  vos  âmes  dans  cette  fonc- 
tion sainte  que  je  viens  exercer  chez  vous  :  car  si 
nous  ne  méritons  pas  que  ces  eaux  soient  en  nous 
pour  nous-mêmes,  nous  les  avons  toutefois  pour  les 
répandre  dans  les  autres.  La  source  en  est  dans 
l'Eglise  :  elle  est  dans  mon  ministère  pour  les  épan- 
cher dans  vos  cœurs  ;  puisque  par  mon  caractère  et 
en  qualité  de  son  ministre,  quoiqu'indigne,  je  vous 
représente  sa  personne.  Vous  en  serez  toutes  péné- 
trées dans  cette  action  sainte,  si  vous  n'y  apportez 
qu'un  esprit  soumis  et  détaché  de  toutes  choses. 

C»)  Matt.  V.  6.  —  W  Joan.  ly.  i5. 


4^2  SUR    LA    FIN 

La  grâce  est,  selon  la  théologie,  une  qualité  spi- 
rituelle que  Jésus-Christ  répand  dans  nos  âmes,  la- 
quelle pénètre  le  plus  intime  de  notre  substance , 
qui  s'imprime  dans  le  plus  secret  de  nous-mêmes, 
et  qui  se  répand  dans  toutes  les  puissances  et  les  fa- 
cultés dé  Tame  qui  la  possède  intérieurement ,  la 
rend  pure  et  agréable  aux  yeux  de  ce  divin  Sau- 
veur, la  fait  être  son  sanctuaire,  son  tabernacle,  son 
temple ,  enfin  son  lieu  de  délices.  Quand  une  ame 
est  ainsi  toute  remplie,  l'abondance  de  ces  eaux  re- 
jaillit jusqu'à  la  vie  éternelle;   c'est-à-dire,  qu'elle 
élève  cette  ame  jusqu'à  l'heureux  état  de  la  perfec- 
tion. N'est-ce  pas  ce  que  dit  Jésus-Christ  :  «  Des  fleuves 
»  sortiront  de  son  ventre  (0  »;  la  fontaine  de  ces 
eaux  vives,  rejaillissant  jusqu'à  la  vie  éternelle,  qui 
est  précédée  ici-bas  de  la  grâce  et  de  la  sainteté.  On 
voit  l'épanchement  de  ces  eaux  jusque  sur  les  sens 
extérieurs  ;  sur  les  yeux ,  par  la  modestie  ;  dans  les 
paroles ,  par  le  silence  religieux ,  et  par  une  sainte 
circonspection  et  retenue  à  parler;  en  un  mot,  une 
personne  paroît  mortifiée  en  toutes  ses  actions  ;  elle 
se  montre  partout ,  possédée  de  la  grâce  au  dedans 
d'elle-même,  contraire  à  l'esprit  du  monde,  enne- 
mie de  la  nature  et  des  sens;  mais  toute  pleine  des 
vertus  et  de  l'esprit  de  Jésus-Christ. 

Je  ne  sais ,  mes  Filles ,  si  vous  avez  assez  bien  pesé 
l'importante  vérité  contenue  en  ces  paroles  de  saint 
Paul  (^) ,  lorsqu'il  dit  qu'il  est  crucifié  au  monde  et 
que  le  monde  est  crucifié  pour  lui?  Ces  paroles  ren- 
ferment ,  si  vous  y  prenez  garde ,  toute  la  perfection 
religieuse,  à  laquelle  vous  devez  sans  cesse  aspirer. 

C«   Joan.  vil.  38.  —  (•'•)  Cal  vi.  i  \, 


ET    LES    FRUITS    DE    LA    VISITE.  4^3 

Etre  crucifié  au  monde,  c'esty  renoncer,  n'y  plus  pen- 
ser, n'avoir  que  du  dégoût  et  de  l'aversion  de  toutes  ses 
maximes,  avoir  du  mépris  pour  l'honneur  et  pour  tout 
ce  qui  est  vain,  mépriser  le  plaisir  et  tout  ce  que  le 
monde  estime ,  n'avoir  plus  la  moindre  attache  à  tout 
ce  qui  s'appelle  complaisance  en  vous-mêmes  j  au  con- 
traire, faire  état  partout  et  en  toutes  choses  de  la  sim- 
plicité chrétienne ,  et  de  l'esprit  de  la  croix  de  Jésus- 
Christ  :  voilà  ce  que  c'est  d'être  crucifié  au  monde. 
Mais  ce  n'est  pas  encore  assez  j  il  faut  que  le  monde 
soit  crucifié  pour  vous.  C'est,  mes  Filles,  que  vous 
ne  devez  pas  seulement  oublier  ce  malheureux 
monde,  mais  aussi  le  monde  vous  doit  oublier  :  et 
pour  vivre  saintement  dans  votre  état,  vous  devez 
souhaiter  d'en  être  oubliées  ;  vous  devez  désirer 
d'être  effacées  de  sa  mémoire ,  comme  des  personnes 
mortes  et  ensevelies  avec  Jésus-Christ. 

Considérez-vous  comme  mortes  au  monde,  et  qu'il 
est  pareillement  mort  pour  vous.  t)ès  que  vous  vous 
êtes  ensevelies  dans  le  sépulcre  de  la  religion ,  vous 
séparant  du  monde,  vous  avez  dû  mourir  à  tout  le 
sensible,  par  la  mortification  et  un  renoncement 
total  à  tout  ce  qui  est  mortel  et  terrestre.  Faites  donc 
maintenant  vivre  Jésus-Christ  en  vous  par  sa  grâce  : 
ne  respirez  que  pour  lui;  n'agissez  que  par  son  es- 
prit, et  soyez-en  parfaitement  possédées  :  mourez 
tous  les  jours  à  votre  esprit  propre  et  à  votre  juge- 
ment ,  le  soumettant  à  l'obéissance  :  mourez  à  vos 
désirs  «t  à  vos  sens  ;  mourez  à  vous-mêmes  ;  étouffez 
le  plus  petit  mouvement  de  la  concupiscence,  dès 
qu'il  s'élève  en  vous.  Enfin,  mes  Sœurs,  rendez  le 


4^4  SUR    LA    FIN 

dernier  soupir  de  la  vie  imparfaite,  et  encore  tant 
soit  peu  engagées  dans  les  illusions  du  monde;  dites- 
lui  un  adieu  général  et  éternel  :  autrement ,  si  vous 
ne  mourez  de  cette  mort  mystique ,  prenez  garde 
que  quelque  reste  dangereux  de  la  corruption  de  ce 
monde  malheureux  ne  dessèche  et  ne  détruise  en 
vos  âmes  ces  eaux  de  grâce  que  je  viens  y  verser  par 
cette  visite ,  ou  même  ne  vous  rende  incapables  de 
les  recevoir ,  et  ne  les  empêche  d'entrer. 

Il  en  est  des  objets  du  monde  qui  offusquent  notre 
imagination ,  qui  occupent  et  amusent  notre  esprit, 
comme  d'une  fontaine  pleine  d'eau  vive ,  qui  ne 
pourroit  rejaillir ,  ni  même  retenir  ses  eaux ,  si  le 
conduit  en  étoit  bouché  ;  parce  que  la  liberté  de 
couler  et  de  se  répandre  lui  étant  ôtée,  cette  fon- 
taine sans  doute  viendroit  à  sécher ,  et  la  source  en 
tariroit.  La  même  chose  arrive  à  l'égard  de  ces  eaux 
de  grâce  dont  je  désire  remplir  votre  cœur.  Si  ce 
même  cœur  est  encore  prévenu  d'inclinations  in- 
quiètes ,  ou  occupé  des  objets  de  la  terre  ;  si  le 
monde,  ou  quoi  que  ce  soit  de  créé,  vous  remplit 
l'esprit  et  possède  votre  affection  ;  s'il  a  quelque 
pouvoir  d'y  faire  des  impressions,  et  s'il  se  propose 
encore  à  vos  sens  comme  un  objet  attrayant ,  vous 
deviendrez  comme  cette  fontaine ,  vous  ne  pourrez 
recevoir  ces  saintes  et  mystiques  eaux;  parce  qu'il 
est  impossible  de  remplir  ce  qui  est  déjà  plein  ;  ou 
bien  vous  ne  pourrez  conserver  long  -  temps  ces 
grâces  dont  nous  vous  parlons  ;  car  l'esprit  du  monde 
et  l'esprit  de  Jésus-Christ  ne  sauroient  compatir  en- 
semble, et  ne  peuvent  demeurer  dans  une  ame.  Ces 

eaux 


ET    LES    PnriTS    DE    LA    VISITE.  4^5 

eaux  divines  ne  rejailliront  point  jusqu'à  la  vie  e'ter- 
nelle  ;  à  moins  que,  pour  les  conserver,  vous  ne 
vous  dégagiez  entièrement  de  tout  ce  qui  vous  em- 
pêche <le  vivre  à  Jésus-Christ  et  de  sa  divine  vie;  à 
moins  que  vous  ne  deveniez  insensibles  comme  des 
personnes  mortes  et  crucifie'es  au  monde,  qui  l'ont 
mis  si  fort  en  oubli,  qu  elles  ne  pensent  jamais  à  lui 
qu'avec  horreur ,  ou  avec  compassion  de  tant  d'ames 
qui  sont  emporte'es  par  sa  corruption ,  et  afin  de 
vous  employer  sans  cesse  à  demander  miséricorde 
pour  ce  monde  malheureux,  qui  retient  tant  de  per- 
sonnes continuellement  exposées  au  danger  de  se 
perdre ,  et  de  se  damner  pour  jamais. 

Vous  le  devez,  mes  Filles;  ce  sont  les  obligations 
de  votre  état.  Je  vous  exhorte  de  tout  mon  pouvoir 
à  vous  en  acquitter  avec  grand  soin.  Offrez  sans  cesse 
des  prières  à  la  divine  Majesté,  pour  toutes  les  né- 
cessités <le  l'Eglise  :  priez  pour  obtenir  la  conversion 
des  infidèles ,  des  pécheurs  et  des  mauvais  chrétiens; 
et  demandez  à  Dieu  qu'il  touche  leurs  cœurs.  Gé- 
missez devant  lui  pour  tant  de  prêtres  qui  désho- 
norent leur  caractère  ,  qui  profanent  les  choses 
saintes ,  et  qui  ne  vivent  pas  conformément  à  leur 
dignité  €t  à  la  sainteté  de  leur  état.  Affligez  -  vous 
pour  ces  femmes  et  ces  filles  mondaines,  qui  n'ont 
point  cette  pudeur  qu'elles  devroient  avoir,  qui  est 
l'ornement  de  votre  sexe  ;  pour  tant  de  chrétiens  et 
ûe  chrétiennes ,  qui  s'abandonnent  à  toutes  leurs  in- 
clinations déréglées ,  et  qui  suivent  malheureusement 
les  pernicieuses  maximes  du  monde  et  ses  damnables 
impressions.  Ayez ,  mes  Filles ,  du  zèle  et  de  la  cha- 
rité pour  toutes  ces  personnes  qui  sont  dans  le  che- 

BOSSUET.  XIV.  3o 


4^6  SUR    LA    FIN 

min  de  perdition,  prêtes  à  tomber  dans  des  abîmes 
éternels.  Faites  monter  vos  prières  au  ciel,  comme 
un  encens  devant  le  trône  de  Dieu ,  pour  appaiser 
sa  colère  irrite'e  contre  tous  ces  pe'cheurs  qui  l'of- 
fensent si  outrageusement.  Revêtez -vous  des  en- 
trailles de  miséricorde  :  pleurez  sur  ces  grands 
maux,  pour  ces  nécessités,  et  pour  tant  de  misères 
qui  vraiment  sont  dignes  de  compassion  et  de  larmes. 
Voilà,  mes  Sœurs,  de  quelle  manière  vous  devez 
conserver  le  souvenir  du  monde  ;  c'est  ainsi  qu'il 
faut  y  penser ,  et  non  autrement  :  hors  de  là  il  vous 
doit  être  à  dégoût,-  tout  vous  y  doit  être  fort  indif- 
férent, et  ne  doit  point  entrer  dans  vos  pensées. 

Que  toute  votre  occupation  d'esprit  soit  de  vous 
appliquer  sérieusement  à  opérer  votre  salut ,  en  tra- 
vaillant pour  vous  avancer  à  la  perfection  oii  vous 
êtes  obligées  de  tendre  sans  cesse  :  vous  ne  vous  sau- 
verez pas ,  si  vous  n'y  aspirez  avec  amour  et  ferveur, 
le  reste  de  vos  jours.  Renouvelez  donc  en  vous  ce 
désir,  dans  cette  visite  que  je  commence  aujour- 
d'hui, à  ce  dessein  de  vous  porter  toutes  à  la  per- 
fection ,  et  pour  vous  sanctifier.  Pour  correspondre 
de  votre  part  à  nos  intentions ,  souvenez  -  vous  de 
Gés  paroles  portées  dans  l'Evangile,  que  Jésus-Christ 
prononça  avec  tant  de  zèle  et  tant  de  douceur: 
ce  Venez  à  moi,  dit-il  (0,  vous  qui  êtes  travaillés 
»  et  chargés  de  quelques  peines ,  et  je  vous  soula- 
5)  gérai  ».  Je  vous  dis  la  même  chose,  mes  Filles;  je 
vous  adresse  les  mêmes  paroles,  en  vous  conviant 
toutes  de  venir  m'ouvrir  vos  cœurs  sans  crainte  : 
dites-moi  avec  confiance  tout  ce  qui  vous  pèse,  tout 

(•)  Matt.  XI,  28. 


ET    LES    FRUITS    DE    LA    VISITE.  /^Sn 

ce  qui  vous  fait  peine,  je  vous  soulagerai.  Venez 
donc  à  moi  sans  rien  craindre  ;  apportez  -  moi  un 
cœur  sincère,  un  cœur  parfaitement  soumis  et  un 
cœur  simple  :  ce  sont  les  dispositions  que  je  veux 
voir,  et  que  je  demande  de  vous  toutes,  et  avec 
lesquelles  vous  devez  venir  en  ma  présence.  Décla- 
rez-moi tout  ce  qu'en  conscience  vous  voyez  être 
nécessaire  ou  utile  que  je  connoisse  pour  le  bien  de 
votre  communauté  ;  je  vous  y  oblige  ;  je  vous  or- 
donne de  ne  me  rien  soustraire ,  par  tout  ce  saint 
pouvoir  que  j'exerce  en  vertu  de  mon  caractère. 

Je  vous  dénonce  de  la  part  de  Dieu  tout-puissant, 
au  nom  duquel  je  vous  parle ,  par  l'autorité  que  je 
tiens  de  lui,  et  par  tout  l'empire  qu'il  me  donne 
sur  vous  toutes  et  sur  chacune  de  vos  âmes ,  que  si 
vous  êtes  sincères  et  sans  déguisement,  je  demeu- 
rerai chargé  de  tout  ce  que  vous  me  direz  :  au  con- 
traire, ce  que  vous  voudrez  me  cacher  et  me  taire, 
je  vous  déclare  que  je  vous  en  charge  vous-mêmes, 
et  que  ce  sera  un  poids  qui  vous  écrasera.  Prenez 
garde  à  ceci ,  mes  Sœurs  ;  ne  taisez  pas  ce  qu'il  est 
utile  de  me  dire,  non  tant  pour  vous  décharger  que 
pour  nous  donner  les  connoissances  nécessaires  :  ne 
m'apportez  que  des  choses  véritables  et  utiles  pour 
la  communauté  ou  pour  votre  particulier;  qu'il  n'y 
ait  rien  d'inutile  :  mais  parlez-moi  avec  franchise, 
et  ne  craignez  point  de  me  fatiguer;  puisque  je  veux 
bien  vous  écouter,  et  vous  donner  tout  le  temps 
que  vous  pouvez  souhaiter  pour  votre  instruction 
et  pour  votre  consolation.  Vous  ne  me  serez  point 
à  charge ,  tant  que  je  verrai ,  en  ce  que  vous  me 
direz ,  de  l'utilité  pour  vous  ou  pour  le  public  :  au 


4^8  SUR    LÀ    FIN 

coiitrclirè ,  je  vous  écouterai,  je  vous  repondrai  se- 
lon les  mouvemens  de  Dieu ,  et  avec  les  paroles  qu'il 
me  mettra  en  la  bouche.  Ainsi  vous  serez  instruites, 
et  vous  recevrez  les  secours  dont  vous  pouvez  avoir 
besoin  ;  et  moi  je  vous  dirai  ce  que  son  divin  Esprit 
me  donnera  pour  vous,  chacune  selon  ce  que  je 
verrai  qui  lui  sera  propre ,  pour  procurer  votre  per- 
fection et  votre  paix  :  car  je  désire  profiter  h  tout  le 
mond« ,  et  qu'il  n'y  ait  pas  une  de  vous  qui  ne 
prenne  en  cette  visite  l'esprit  d'un  saint  renouvel- 
lement en  la  perfection  de  son  état.  Je  vous  y  por- 
terai toutes  en  général ,  et  chacune  en  particulier. 
Dieu  m'envoie  à  vous  pour  détruire  Ninive;  c'est-à- 
dire,  pour  déraciner  jusqu'aux  plus  petites  inclina- 
tiotis  de  la  nature  corrompue ,  et  toutes  les  imper- 
fections contraires  à  votre  sainteté.  Si  ce  peuple  fit 
pénitence  à  la  voix  d'un  prophète,  et  s'il  se  rendit 
docile  à  sa  parole,  comme  nous  l'avons  lu  en  la 
sainte  Epître  de  ce  jour;  avec  quelle  docilité  devez- 
vous  coopérer  à  notre  dessein,  et  n'y  apporter  nul 
obstacle  ? 

Venez  donc  à  moi ,  mes  Filles,  avec  un  grand  zèle 
de  votre  avancement  et  un  saint  désir  de  la  perfec- 
tion :  ne  craignez  point  de  me  découvrir  vos  besoins  ; 
ouvrez  -  moi  vos  consciences,  et  n'hésitez  pas  de  me 
dire  tout  ce  qui  sera  pour  votre  bien  et  même  pour 
votre  consolation.  Je  sais  que  l'ofiice  des  pasteurs  des 
âmes  est  de  confirmer  les  fortes,  et  de  compatir  aux 
infirmes,  de  les  consoler  en  leurs  foiblesses,  de  les 
soulever  et  de  les  charger  sur  leurs  épaules  :  c'est  ce 
que  je  me  propose  de  faire  en  cette  visite.  Les  fortes, 
nous  travaillerons  à  les  animer  de  plus  en  plus  à  la 


ET    LES    FRUITS    DE    LA    VISITE.  ^6^ 

perfection,  et  à  les  transporter  jusqu'au  ciel  :  les  foi- 
bles,  nous  les  encouragerons;  nous  nous  abaisse- 
rons jusqu'à  leurs  foiblesses  pour  les  relever  et  les 
fortifier  ;  nous  les  porterons  sur  nos  epaules>j  et  les 
unes  et  les  autres,  nous  les  animerons  et  nous  lâ- 
cherons de  les  faire  marcher ,  et  de  les  e'iever  toutes 
à  la  perfection  où  elles  sont  appelées.  En  un  mot, 
nous  desirons  re'parer  tout  ce  qui  seroit  de'chu  en 
l'observance  régulière ,  rallumer  ce  qui  seroit  éteint 
en  la  charité,  et  établir  une  ferme  et  solide  paix. 
A  cet  effet,  je  prétends  réunir  tout  ce  qui  seroit 
tant  soit  peu  divisé;  je  viens  établir  la  concorde, 
en  dissipant  les  plus  foibles  dispositions  et  les  plus 
légers  sentimens  contraires.  Je  veux  ruiner  et  anéan- 
tir jusqu'au  plus  petit  défaut  contraire  à  la  cha- 
rité, et  détruire  tous  les  empêchemens  de  la  parfaite 
union,  jusqu'aux  moindres  fibres.  Il  faut  réparer 
toutes  les  ruines  de  cette  vertu ,  et  remédier  à 
tout  ce  qui  s'y  oppose ,  pour  faire  fleurir  l'ordre  et 
la  perfection  dans  votre  communauté.  Pour  cela, 
ne  négligez  aucune  des  déclarations  sincères  et 
véritables  qui  seront  requises  ;  puisque  les  connois- 
sances  que  vous  me  donnerez  me  servii'ont  à  faire 
régner  Jésus  -  Christ,  par  urte  charité  parfaite  et 
une  paix  inaltérable  en  ce  monde,  qui  vous  con- 
duira au  repos  éternel  de  l'autre.  C'est  ce  que  je 
vous  souhaite  à  toutes;  cependant  je  prie  Dieu  qu'il 
vous  bénisse ,  et  qu'il  vous  remplisse  de  ses  grâces. 


47 O  SUR    LA    NÉCESSITÉ 


IV  EXHORTATION, 

FAITE    DANS     LE    CHOEUR, 

A  LA.  CONCLUSION  DE  LA  VISITE , 

Le  27  avril  ï685. 

Silence  et  refcueillement  nécessaires  pour  écouter  l'Esprit  de  Jésus- 
Christ  au  dedans  de  soi-même.  Funestes  suites  de  la  dissipation,  et 
de  rattache  aux  choses  sensibles.  Obligation  d'écouter  Dieu  dans 
ses  supérieurs.  Soumission  et  respect  qui  leur  sont  dus,  ainsi  qu'aux 
confesseurs  et  directeurs.  Maux  que  cause  dans  les  communautés  le 
peu  de  respect  pour  le  silence.  De  quelle  manière  on  doit  y  parler 
de  ses  mécontentemens.  Partialités  qu'il  faut  en  bannir. 


Sit  autem  omnis  homo  velox  ad  audiendum ,  tardus  autem 
ad  loquendum. 

Que  tout  homme  soit  prompt  à  écouter  ^  et  tardif  à  parler. 
Paroles  de  l'épître  de  saint  Jacques.  Ch.  i,  v,  19. 

Uans  ces  patoles,  mes  Filles,  je  renferme  tout  le 
fruit  de  la  visite ,  et  j'y  fais  consister  toute  la  per- 
fection de  cette  communauté.  Je  me  restreins  seu- 
lement à  vous  recommander  ces  deux  choses.  Qu'on 
soit  prompt  à  écouter ,  et  tardif  à  parler.  Que  veut 
dire ,  mes  Sœurs,  être  prompt  à  e'couter?  Qu'est-ce 
que  vous  devez  écouter?  et  qui  devez-vous  écouter  ? 


DU    SILENCE.  471 

Vous  devez  e'couter  premièrement  cette  chaste 
vérité  qui  vient  se  répandre  dans  notre  cœur, 
quand  elle  le  trouve  préparé,  tranquille  et  paci- 
fique. C'e.^trEsprit  de  Jésus-Christ  qu'il  faut  écouter 
au  dedans  de  vous-mêmes ,  et  qui  vous  parle  par  ses 
inspirations,  par  ses  vocations  intérieures,  par  ses 
attraits  et  par  ses  touches  secrètes,  par  ses  impres- 
sions amoureuses  et  par  ses  grâces  prévenantes.  Il 
faut,  mes  Filles,  l'écouter  avec  attention,  et  obser- 
ver ses  momens  favorables,  où  il  veut  répandre  dans 
votre  cœur  les  pures  lumières  de  la  sagesse  et  de  la 
grâce.  Il  faut  se  rendre  bien  attentive  quand  ce  di- 
vin Esprit  frappe  à  la  porte  de  ce  même  cœur,  pour 
s'y  faire  entendre  en  qualité  de  docteur  et  de  maître. 
C'est  en  ces  temps  heureux  où.  il  faut  être  tranquille, 
et  parfaitement  dégagé  du  bruit  et  du  tumulte  des 
créatures.  Il  faut  être  libre  de  toute  inquiétude,  de 
toute  passion  forte  ;  en  un  mot ,  il  faut  un  silence 
et  une  récollection  parfaite,  pour  entendre  intérieu- 
rement la  voix  de  Dieu.  Quand  le  Créateur  parle, 
il  faut  que  la  créature  cesse  de  parler,  et  qu'elle  se 
taise  par  un  grand  recueillement.  L'Esprit  de  Dieu, 
qui  ne  se  plaît  à  demeurer  que  dans  un  cœur  pai- 
sible et  tranquille,  ne  vient  jamais  dans  une  ame 
toujours  agitée ,  ou  souvent  troublée  par  le  désor- 
dre et  le  bruit  que  causent  ses  passions,  et  l'émotion 
de  ses  sentimens  :  il  n'habite  point  aussi  dans  une 
ame  dissipée  ,  distraite,  qui  aime  l'épanchenient,  et 
qui  cherche  à  se  répandre  au  dehors  par  ces  discours 
inutiles,  et  ces  conversations  si  ennemies  de  la  vie 
intérieure. 

Prenez  donc  garde,  mes  Filles,  de  ne  pas» vous 


^ni  SUR    Li    NÉCESSITÉ 

étourdir  vous-mêmes,  et  n empêchez  pas  l'Esprit 
saint,  qui  est  en  vous,  de  parler  à  vos  cœurs.  Sou- 
venez-vous que  c'est  un  esprit  pacifique  ,  qui  vient 
se  communiquer  avec  paix  et  avec  douceur,  non 
avec  force  et  violence,  et  qui  n'entre  jamais  dans 
un  cœur  au  milieu  des  tempêtes,  des  orages  et  de 
ces  vents  furieux,  qui  ne  sont  propres  qu'à  déra- 
ciner les  cèdres  du  Liban  :  il  y  veut  venir  avec  une 
paix  amoureuse  et  dans  un  agréable  et  doux  zéphyr, 
dont  parle  l'Ecriture  sainte  (O,  qui  anime  une  ame 
et  qui  la  remplisse  d'une  véritable  joie  par  la  dou- 
ceur des  grâces  qui  lui  sont  données  ,  et  que  cet  Es- 
prit de  sainteté  lui  communique  en  se  venant  insi- 
nuer en  elle  suavement ,  bénignement ,  parce  qu'il 
la  trouve  dans  la  paix  et  dans  le  silence.  Ecoutez 
donc  Dieu  parler  au  fond  de  vous-mêmes ,  et  n'ayez 
que  le  soin  de  votre  perfection,  sans  vous  mettre 
en  peine  que  de  ce  qui  vous  peut  empêcher  d'y 
parvenir. 

Il  n'y  a  qu'une  seule  chose  nécessaire  j  c'est  Dieu 
seul,  qui  doit  occuper  vos  pensées  et  posséder  votre 
cœur.  Hé!  de  quoi  profitent  les  applications  que 
l'on  donne  aux  choses  de  la  terre,  et  tant  d'em- 
pressemens  superflus  et  distrayans  que  l'amour- 
propre  fait  naître  dans  le  cœur  humain  ?  Si  vous 
retranchez  tout  cela  par  le  dégagement  des  créa- 
tures, vous  aurez  cette  félicité  qui  se  goûte  dans  la 
cessation  et  le  repos  de  tous  les  désirs.  Jésus-Chriat 
est  le  centre  de  votre  paix;  et  tous  les  troubles, 
toutes  les  peines  et  les  difficultés  qui  vous  peuvent 
faire  obstacle ,  en  la  voie  de  la  perfection  et  de 


DU    SILENCE.  473 

votre  salut,  ne  viennent  que  des  dissipations  et  des 
amusemens  hors  de  lui ,  et  ensuite  des  passions  du 
cœur  mal  mortifiées  et  dérégle'es,  qui  suivent  ces 
états  trop  ordinaires  de  distraction  et  d'égarement 
parmi  les  choses  terrestres,  où  Ton  fait  de  si  grandes 
pertes. 

Mes  Filles,  il  n'y  a  plus  rien  pour  vous  sur  la 
terre  de  nécessaire  ;  Jésus-Christ  est  votre  unique 
besoin ,  le  seul  bien  qui  vous  suffit  et  qu'il  faut  que 
vous  cherchiez  sans  cesse.  Ayez  donc  une  ame  pure 
et  simple ,  et  qui  tende  toujours  à  réunir  en  Dieu 
toutes  ses  puissances  intérieures  et  ses  opérations 
extérieures,  par  la  récollection  et  la  retraite  ,  où 
vous  entendrez  la  voix  de  votre  époux.  Ce  n'est  que 
dans  le  silence,  et  dans  le  retranchement  des  dis- 
cours inutiles  et  distrayans ,  qu'il  vous  visitera  par 
ses  inspirations  et  par  ses  grâces,  et  qu'il  fera  sentir 
sa  présence  à  votre  intérieur. 

Mais  il  faut  encore  écouter  Dieu  parler  par  le 
ministère  des  supérieurs,  qui  vous  représentent 
Jésus-Christ,  et  spécialement  dans  les  visites  pasto- 
rales, où  le  Saint-Esprit  préside  infailliblement. 

Ici,  mes  Filles,  je  suis  bien  aise  de  vous  dire  en 
passant,  que  si  vous  ne  tirez  pas  de  cette  visite  le 
fruit  que  j'attends  et  que  vous  devez  en  recueillir, 
assurément  Jésus -Christ  vous  en  demandera  un 
compte  rigoureux  et  sévère  à  son  tribunal,  qui  sera 
très-redoutable  à  celles  qui  n'auront  pas  fait  un 
bon  et  digne  usage  des  grâces  attachées  à  cette  même 
visite.  Prenez-y  garde,  mes  Sœurs;  je  vous  citerai 
et  je  m'élèverai  contre  vous  au  jour  du  Seigneur  : 


474  Sun    LA    îfÉCESSlïÉ 

ce  ne  sera  pas  moi  qui  vous  jugerai,  non ,  ce  ne  sera 
pas  moi;  mais,  je  vous  le  dis,  ce  seront  mes  paroles 
qui  vous  condamneront ,  si  vous  ne  les  écoutez  pas 
avec  l'attention  requise  ,  et  si  vous  les  recevez  avec 
moins  de  soumission  d'esprit  que  vous  ne  devez  pour 
en  faire  un  véritable  profit.  Il  est  dit,  en  la  sainte 
Ecriture  ,  que  les  pasteurs  de  l'Eglise  s'élèveront , 
au  jugement  de  Dieu,  contre  ceux  qui  n'auront  pas 
fait  état  de  leiîrs  paroles,  qui  ne  les  auront  pas 
écoute's  avec  respect ,  et  qui  auront  me'prisé  ou  né- 
gligé leurs  avertissemens.  Cela,  mes  Filles,  vous  doit 
porter  à  l'observance  fidèle  et  exacte  de  ce  que  nous 
vous  disons;  et  il  faut  aussi  que  vous  ayez  pour  vos 
confesseurs  et  directeurs  beaucoup  d'estime,  de  sou- 
mission et  de  déférence. 

Ils  vous  parlent  de  la  part  de  Dieu;  vous  devez 
donc  écouter  l'Esprit  de  Jésus-Christ  dans  leur  mi- 
nistère. N'a-t-il  pas  dit  dans  l'Evangile,  parlant  d'eux: 
«  Qui  vous  écoute,  m'écoute  (0  »?  Puisque  c'est 
Jésus-Christ  qui  nous  assure  de  cette  vérité,  prenez 
garde  à  ces  paroles  si  dignes  de  respect  :  ayez  une 
singulière  vénération  pour  vos  confesseurs  et  direc- 
teurs; ce  sont  eux  qui  sont  chargés  de  vos  âmes; 
c'est  par  eux  que  Dieu  vous  parle,  n'en  doutez  point  ; 
et  puisqu'ils  vous  déclarent  ses  volontés,  vous  devez 
les  écouter  avec  humilité  et  docilité,  et  vous  sou- 
mettre humblement  à  leurs  ordres  et  à  leur  con- 
duite, bien  loin  d'en  murmurer,  d'en  dire  ses  senti- 
mens ,  de  s'en  plaindre  mal-à-propos  en  des  assem- 
blées secrètes.  L'Esprit  de  Jésus-Christ  ne  se  trouve 

(»)  Luc.  X.  i6. 


DU    SILENCE.  4?^ 

nullement  dans  ces  plaintes  indiscrètes,  et  dans  ces 
murmures  que  l'on  fait  de  ses  ministres.  Dans  la 
sainte  Ecriture,  il  est  expressément  défendu  de  mal 
parler  d'eux  (0  :  elle  ordonne  de  les  respecter,  de 
les  honorer,  et  de  ne  point  toucher  aux  oints  du 
Seigneur  (2).  Si  vous  considériez  bien  leur  grand 
pouvoir  et  leur  sublime  dignité,  sans  doute  que  vous 
auriez  pour  leur  personne  plus  de  respect.  Bannissez 
d'entre  vous  ces  plaintes  et  ces  murmures. 

Je  vous  en  conjure,  mes  Filles;  que  je  n'entende 
plus  parler  de  mécontentement,  ni  de  ces  discours 
qui  causent  parmi  vous  des  émotions.  Ne  regardez 
que  l'autorité  que  Dieu  a  donnée  sur  vous  à  ses 
ministres.  Je  défends  ces  plaintes  et  ces  entretiens 
des  sentimens  contraires  à  l'humilité  et  à  la  paix. 
Si  quelque  chose  vous  fait  peine,  je  n'entends  pas 
que  vous  ne  puissiez  en  parler  à  vos  supérieurs  pour 
vous  instruire  :  on  le  peut  dans  quelques  rencontres; 
mais  jamais  pour  s'abandonner  au  murmure ,  ni 
pour  condamner  les  ministres  de  Dieu;  ce  qui  ne 
lui  peut  être  agréable  :  hors  de  là  vous  pouvez  com- 
muniquer vos  difficultés  aux  supérieurs.  Non,  je 
n'ôte  point  la  liberté  de  s'adresser  à  ceux  à  qui  on 
les  peut  dire;  j'entends  aux  pasteurs  et  aux  susdits 
supérieurs  :  moi-même  je  veux  bien  encore  vous 
écouter  dans  votre  besoin  ,  et  quand  il  sera  néces- 
saire pour  votre  consolation.  Sachez  que  je  vous 
porte  toutes  dans  mon  sein  et  dans  mes  entrailles  : 
vous  m'êtes  toutes  présentes  à  l'esprit  jour  et  nuit , 
et  tout  ce  que  vous  m'avez  dit  toutes  en  particulier. 
Croyez,  mes  chères  Filles,  que  pas  une  syllabe  ne 

(')  ExocJ.  XXII.  28.  Act.  xxui.  5.  — ('^  Ps.  civ.  i5. 


47^  SUR    LA    NÉCESSITÉ 

m'est  échappée  de  la  me'nioire;  je  pense  à  toutes  vos 
nécessite's ,  tant  en  général  qu  en  particulier. 

Mettez-vous  donc  en  repos,  si  vous  m'avez  dé- 
claré les  choses  comme  vous  les  diriez  si  vous  alliez 
dans  un  quart-d'heure  paroître  devant  la  majesté  de 
Dieu  :  n'ayez  plus  aucun  souci  à  présent;  puisque 
je  veux  bien  me  charger  de  tout  ce  que  vous  m'avez 
dit.  Ne  vous  l'ai-je  pas  dit  au  commencement  de  cette 
visite,  que  je  me  charge  de- tout  ce  que  vous  m'avez 
déclaré?  Cela  étant,  attendez  en  paix,  et  avec  pa- 
tience, que  Dieu  vous  manifeste  sa  volonté  par  mon 
ministère  ;  et  puisque  vous  vous  déchargez  sur  nous 
de  tout  ce  qui  vous  concerne,  tant  en  général  qu'en 
particulier,  c'est  à  vous  à  demeurer  en  repos  et  dans 
l'indifFérence,  par  uae  soumission  à  tout  ce  que 
l'Esprit  de  Dieu  nous  inspirera ,  dans  le  temps  ,  de 
vous  dire  pour  votre  perfection-  Je  ne  négligerai 
rien  pour  votre  avancement;  j'y  apporterai  tous  mes 
soins  et  toute  mon  application ,  et  je  veillerai  sur 
tous  vos  besoins  spirituels.  Assurez-vous ,  mes  Filles, 
que  vous  êtes  toutes  présentes  à  mon  esprit  ,•  et  qu'à 
l'avenir  j'étendrai  de  plus  en  plus  mon  soin  pastoral 
sur  vous  toutes,  vous  permettant  même  la  liberté 
d'avoir  recours  à  notre  autorité  épiscopale  dans  vos 
plus  pressantes  nécessités.  Venez  donc  à  moi ,  mes 
Filles,  quand  vous  vous  trouverez  chargées  et  op- 
pressées; je  vous  soulagerai  et  donnerai  le  repos  à 
vos  âmes.  Venez;  puisque  je  vous  recevrai  avec  dou- 
ceur et  avec  joie,  voulant  bien  vous  écouter,  quand 
il  sera  nécessaire  :  mais  toutefois,  faites  que  cela 
n'arrive  que  dans  de  grands  besoins ,  et  dans  les  oc- 
currences de  choses  de  conséquence.  A  cela  nous 


DU    SILENCE.  477 

discernerons  les  esprits ,  et  nous  en  connoîtrons  la 
sagesse  et  la  prudence,  par  l'importance  des  choses 
que  l'on  viendra  nous  dire. 

Cependant,  mes  Filles,  observez  ce  que  nous  vous 
prescrivons  pour  votre  salut  et  pour  votre  perfec- 
tion. Ecoutez  Dieu  parler  en  vous  :  e'coutez-le  par- 
lant par  vos  supe'rieurs ,  et  par  le  saint  ministère  de 
vos  confesseurs  et  directeurs  ;  puisque  c'est  le  Saint- 
Esprit  qui  vous  conduit  par  eux  :  enfin  écoutez  encore 
ce  même  Dieu  parler  par  votre  supérieure;  parce 
que  la  supérieure  en  sa  manière  vous  tient  aussi  la 
place  de  Jésus  -  Christ.  Vous  devez  avoir  pour  elle 
respect ,  amour  et  confiance.  C'est  une  mère  spiri- 
tuelle, qui  vous  doit  porter  toutes  dans  ses  entrailles  : 
c'est  pourquoi  il  faut  qu'une  supérieure  reçoive  avec 
un  cœur  vraiment  maternel  et  qu'elle  porte  dans 
son  sein  les  fortes  et  les  foibles,  et  que  sa  charité 
s'étende  sur  toutes  en  général  et  en  particulier,  sans 
favoriser  plus  les  unes  que  les  autres.  Il  faut  qu'elle 
parle  à  toutes  dans  leurs  besoins  avec  douceur  et 
bonté  :  mais  aussi  il  ne  faut  pas  qu'il  y  en  ait  qui 
se  fâchent  et  qui  observent  si  elle  parle  plus  sou- 
vent à  quelques-unes.  Croyez  que  celles-là  en  ont 
plus  de  besoin,  et  que  leurs  nécessités  sont  plus 
grandes  et  plus  pressantes  que  les  vôtres;  et  que, 
cela  étant ,   celles  -  là    doivent  recourir    plus  fré- 
quemment à  la  charité  de  la  supérieure,  pour  être 
conduites  sûrement  dans  le  chemin  de  la  perfection. 
Sachez,  mes  Filles,  que  Dieu  a  attaché  votre  per- 
fection à  l'obéissance  que  vous  devez  rendre  à  votre 
supérieure.  Assurez -vous  que  la  voix  de  votre  su- 


478  SUR    LA    NÉCESSITÉ 

périeure  est  la  voix  de  Dieu  même,  et  que  c'est  lui 
qui  vous  parle  quand  elle  vous  ordonne  quelque 
chose.  Respectez  donc  l'autorité  de  Je'su s  -  Christ , 
qui  est  en  elle  et  qui  y  réside.  Ecoutez  ses  paroles 
avec  autant  de  respect  que  vous  feriez  celles  de  Jé- 
sus -  Christ  même  ;  puisqu'il  dit  en  la  personne  des 
supérieurs  :  «  Qui  vous  écoute,  m'éicoute  ».  Je  sais 
bien  que  les  choses  qu'elle  ordonne  peuvent  paroître 
quelquefois  n'être  pas  si  justes.  Hé  bien ,  il  y  a  de 
l'infirmité  :  mais  je  sais  aussi  qu'elle  peut  avoir  des 
raisons  que  les  particulières  ne  peuvent  pas  pénétrer. 
Voilà,  mes  Sœurs,  comme  vous  devez  écouter 
Dieu  parler;  c'est  ainsi  qu'il  faut  entendre  et  prati- 
quer ces  paroles  de  saint  Jacques  :  «  Que  tout  homme 
))  soit  prompt  à  écouter  ».  Soyez  donc  promptes 
à  écouter  Dieu  parler  dans  votre  cœur,  et  par  la 
bouche  de  ceux  qu'il  vous  donne  pour  votre  con- 
duite :  mais  aussi  soyez  tardives  à  parler.  Aimez  le 
silence,  la  retraite  et  la  solitude  :  ne  dites  jamais 
aucune  parole  dont  vous  puissiez  ensuite  vous  re- 
pentir :  soyez  fort  circonspectes  à  parler,  et  ne  dites 
jamais  rien  ,  comme  dit  saint  Augustin,  sans  l'avoir 
conçu  dans  le  cœur,  et  ensuite  pesé  et  ordonné  par 
la  raison  ,  avant  que  de  le  laisser  échapper  ou  sortir 
de  votre  bouche.  Le  désir  de  parler  est  commun  à 
tout  homme ,  mais  surtout  à  votre  sexe  ;  cette  incli- 
nation vous  est  naturelle;  toutefois  il  la  faut  com- 
battre. Vous  n'aurez  jamais  regret  d'avoir  gardé  le 
silence,  quelque  peine  et  contrainte  qu'il  faille  souf- 
frir. 11  y  a  de  la  mortification,  je  vous  l'avoue,  à 
garder  le  silence.  Hé  bien ,  on  dira  une  parole  pi- 


DU    SILENCE.  ^79 

quante,  de  mépris  ou  de  raillerie  :  on  se  satisfait, 
on  se  fait  justice  à  soi-même  par  ses  plaintes  et  ses 
murmures;  mais  aussi  combien  blessez-vous  la  cha- 
rité, et  combien  de  fautes  fait-on  pour  ne  savoir  pas 
garder  le  silence  en  ces  occasions? 

Dieu  m'a  fait  connoître ,  dans  la  lumière  de  son 
esprit ,  que  la  cause  principale  du  trouble  et  de  la 
division  de  la  communauté'  ne  vient  point  d'ailleurs 
que  de  ce  qu'on  est  trop  prompt  à  parler,  et  du  de'- 
faut  de  silence.  Si  donc  le  silence  y  étoit  bien  ob- 
servé, je  crois  que  la  charité  y  seroit  parfaite,  et  les 
fruits  de  la  paix  se  trouveroient  en  cette  maison. 
C'est  ce  que  vous  avez  vous-mêmes  fort  bien  remar- 
qué, et  chacune  de  vous  a  justement  mis  le  doigt 
sur  la  source  du  mal.  Presque  toutes  m'ont  dit  leur 
pensée  sur  ce  sujet ,  m'avouant  que  le  silence  n'étoit 
point  gardé  religieusement,  et  que  cette  grande  li- 
berté de  parler  en  tout  temps,  de  communiquer  ses 
sentimens  sur  toutes  choses,  et  de  se  dire  des  pa- 
roles contre  la  charité  et  la  douceur,  étoit  l'unique 
cause  de  tous  les  désordres  qui  troubloient  la  paix 
et  le  repos  de  chacune.  Puis  donc  que  vous  recon- 
noissez  ce  défaut  être  une  source  de  discorde,  ap- 
portez toutes  vos  diligences  pour  le  retrancher  tout- 
à-fait. 

Je  vous  puis  dire  pour  votre  consolation,  mes 
Filles,  que  j'ai  trouvé  beaucoup  de  bien  dans,  cette 
maison  :  il  y  a  de  la  vertu,  de  bons  principes  de 
piété.  Presque  toutes  m'ont  fait  paroître  de  grands 
désirs  de  renouvellement  :  toutes  désirent  la  paix  ; 
et  dans  toutes  les  plaintes  qui  nous  ont  été  faites  as- 
sez exactement  pour  et  contre ,  je  n'ai  trouvé  aucun 


4B0  SUR    LA    NÉCESSITÉ 

sujet  considérable,  et  capable  de  désunir  les  esprits^ 
et  de  les  alie'ner  les  uns  des  autres.  lie'  !  faut-il  donc, 
pour  un  entêtement  et  pour  je  ne  sais  quelle  pre'oc- 
cupation  d'esprit,  que  l'union  et  la  charité  ne  soient 
pas  parmi  vous  au  point  où  elles  y  devroient  être? 
Que  chacune  donc  s'efforce  de  retenir  ses  pensées 
et  ses  sentimens  en  elle-même ,  sans  se  les  communi- 
quer l'une  à  l'autre  pour  s'indisposer.  Vous  ne  de- 
vez jamais,  quelque  peine  que  vous  sentiez,  et  no- 
nobstant les  sujets  de  vous  plaindre  que  vous  pourriez 
avoir,  vous  ne  devez  pas,  dis-je  ,  vous  porter  à  par- 
ler avec  une  liberté  contraire  à  la  charité  et  à  la 
paix.  11  ne  vous  est  point  permis  de  vous  faire  jus- 
tice à  vous-mêmes.  Vous  pouvez  parler  aux  per- 
sonnes à  qui  il  convient  :  je  n'entends  pas  à  celles 
qui  seroient  intéressées  ou  qui  se  pourroient  indis- 
poser; je  dis  à  la  supérieure,  et  encore  d'une  ma- 
nière qui  ne  lui  puisse  pas  donner  d'éloignement 
des  autres  ,  mais  avec  les  circonstances  que  la  pru- 
dence et  la  discrétion  enseignent.  Les  supérieurs 
sont  des  fontaines  publiques  :  il  ne  faut  pas  les  em- 
poisonner. C'est  comme  cela ,  mes  Sœurs ,  qu'il  faut 
manier  les  intérêts  de  la  charité  ,  et  que  vous  de- 
vez ménager  et  procurer  toujours  les  biens  de  la 
paix ,  sans  vous  faire  tort  les  unes  aux  autres  ni  vous 
désobliger. 

Hé  bien,  mes  Filles,  je  vous  défends  de  la  part 
de  Dieu ,  et  par  l'autorité  que  j'ai  sur  vous ,  de  vous 
maltraiter.  Quand  je  dis  maltraiter,  j'entends  de 
vous  offenser  par  aucun  emportement  de  paroles 
rudes  et  piquantes,  qui  blessent  et  qui  aigiissent, 
qui  témoignent  du  mépris,  de  l'aliénation  et  trop 

de 


DU    SILENCE.  ^8l 

de  fierté;  et  même  de  dire  aucune  chose  contre  le 
respect  que  vous  vous  devez  les  unes  aux  autres,  de 
faire  des  divisions  entre  vous ,  et  de  parler  contre  les 
personnes  consacrées  à  Dieu ,  cela  étant  tout-à-fait 
indigne  de  vous ,  et  opposé  aux  devoirs  de  votre  état 
vraiment  saint.  Supportez-vous  donc  toutes,  et  trai- 
tez-vous avec  une  charité  sincère.  «  Prévenez-vous 
)>  les  unes  les  autres  en  honneur  et  en  honnêteté  », 
comme  vous  conseille  saint  Faul  (0.  Et  moi  je  vous 
conjure  au  nom  de  Dieu,  et  je  vous  l'ordonne  même, 
de  ne  jamais  vous  parler  qu'avec  douceur,  modestie 
et  charité;  d'éloigner  de  votre  conversation  toutes 
ces  paroles  désagréables ,  contrariantes  ou  de  raille-r 
rie;  en  un  mot,  tout  ce  qui  est  contraire  à  l'union, 
et  à  cette  civilité  qui  doit  paroître  et  qu'il  faut  faire 
régner  dans  vos  entretiens.  Parmi  les  grands  et  les 
princes  du  monde,  nous  voyons  qu'ils  se  traitent 
tous  les  uns  les  autres  avec  honneur  et  respect,  quoi- 
qu'ils soient  égaux  en  qualité,  chacun  d'eux  se  ren- 
dant honneur  réciproquement,  sans  craindre  de  se 
rabaisser  :  et  n'est  -  ce  pas  se  faire  honneur  à  soi- 
même,  que  de  traiter  avec  honneur  les  personnes 
de  même  dignité?  C'est  ainsi,  mes  Filles,  que  vous 
devez  en  user  parmi  vous  :  non ,  que  je  désire  une 
civilité  affectée  et  mondaine;  ce  n'est  pas  celle-là  que 
je  demande  :  celle  que  je  vous  recommande  d'avoir 
entre  vous,  doit  être  fondée  sur  ce  que  vous  êtes  à 
Jésus-Christ.  ; 

Hé  quoi,  mes  Filles,  pour  qui  vous  prenez-vous? 
qui  pensez-^vous  être,  pour  vous  traiter  avec  tant  de 
mépris  et  de  grossièreté  ?  Ne  savez-vous  pas  que  vous 

{})  Rom.  xn.  lo. 

BOSSUET.  XIV.  3i 


482  SUR    LÀ    NÉCESSITÉ 

appartenez  à  Je'sus-Christ,  que  «  vous  êtes  rachetées 
»  d'un  grand  prix(0  »,  que  vous  laites  la  plus  illustre 
portion  de  l'Eglise ,  e'tant  les  ve'ritables  e'pouses  du 
Seigneur,  et  que  son  Esprit  saint  habite  en  vous 
par  sa  grâce?  Est -il  possible  que  vous  manqueriez 
de  charité  et  de  douceur  envers  vos  Sœurs?  Si  vous 
considériez  en  elles  un  Jésus-Christ  pauvre ,  un  Jé- 
sus obéissant ,  un  Jésus  anéanti  et  humilié ,  un  Jé- 
sus mortifié  et  crucifié ,  pour  un  jour  le  voir  ressus- 
cité et  glorieux  en  elles  :  si  vous  aviez  ces  saintes 
pensées  pour  toutes  vos  Sœurs,  n'est-il  pas  vrai  que 
vous  n'auriez  pour  elles  que  des  sentimens  de  respect 
et  d'estime ,  et  que  jamais  il  ne  sortiroit  une  seule 
parole  de  votre  bouche  contraire  à  la  charité?  Si  on 
les  considéroit  comme  les  anges  de  la  terre ,  on  se 
garderoit  bien  de  les  mépriser.  Mes  Filles ,  occupez- 
vous  de  ces  mêmes  pensées  à  l'avenir  :  retenez  la 
plus  petite  parole  qui  puisse  désagréer  à  Jésus-Christ, 
et  contrister  son  divin  Esprit ,  qui  est  au  dedans  de 
vous  toutes  :  craignez  de  lui  déplaire,  et  de  l'ofTenser 
en  la  personne  de  vos  Sœurs. 

Il  y  a  encore  une  chose  dont  vous  devez  vous 
abstenir  pour  maintenir  et  conserver  la  charité  ; 
c'est ,  mes  Sœurs ,  de  bannir  de  vos  récréations  et 
de  vos  entretiens  ces  partialités  et  contentions ,  qui 
naissent  souvent  entre  vous  pour  de  certaines  diffé- 
rences. On  di^  :  Les  filles  de  celui-ci,  les  filles  de 
celui-là  :  Pour  moi,  dit-on,  je  suis  à  ce  directeur; 
l'autre  dit  :  Je  serai  à  cet  autre  :  celle-là  est  la  fille 
d'un  tel  ou  d'un  tel.  Saint  Paul,  en  pareilles  par- 
tialités, parle  ainsi  aux  Corinthiens  (2)  :  «  Puisqu'il 
CO  /.  Cor.  VI.  20.  —  (')  Jbid.  ni.  3,4. 


DU    SILENCE.  /5.83 

»  y  a  parmi  vous  de  l'envie  et  du  débat,  n'êtes-vous 
»  pas  charnels ,  et  ne  parlez-vous  pas  selon  l'homme, 
»  lorsque  l'un  dit  :  Pour  moi ,  je  suis  de  Paul  ;  un 
»  autre ,  d'AppoUo  :  n'étes-vous  pas  des  hommes , 
»  de  parler  en  ces  termes  »  ? 

Ne  pourrois-je  pas  vous  dire,  ici  la  même  chose 
que  disoit  Fapôtre  parlant  à  des  hommes?  Il  leur 
reprochoit  qu'ils  étoient  de  chair,  parce  qu'ils  par- 
loient  ainsi  en  hommes.  Moi,  je  vous  dirai  aussi  que 
vous  êtes  des  filles ,  que  vous  parlez  en  filles.  Et  en 
effet,  dans  cette  rencontre  n'êtes-vous  pas  des  filles, 
et  ne  parlez-vous  pas  en  vraies  filles ,  lorsque  vous 
tenez  ces  discours?  Ne  savez-vous  pas,  mes  Sœurs, 
que  vous  n'avez  qu'un  seul  maître,  qui  est  Jésus- 
Christ  ,  qui  vous  est  représenté  par  ses  ministres  ? 
C'est  à  lui  seul  et  à  nous,  qui  vous  tenons  sa  place, 
à  qui  vous  appartenez  et  de  qui  vous  devez  dépendre 
absolument  :  les  autres  vous  sont  donnés  seulement 
comme  des  secours ,  que  Ton  vous  accorde  simple- 
ment pour  les  temps  où  vous  pouvez  t  n  avoir  be- 
soin. Si  vous  ne  considériez  que  Jésûs-Christ  en  ces 
personnes,  vous  ne  feriez  point  de  distinctions,  qui 
ne  sont  pas  dignes  des  épouses  du  SeignedrI  Ne  par- 
lez donc  plus  dans  ces  termes,  qui  ressentent  en- 
core trop  la  chair  et  le  sang  :  agissez  d'une  manière 
plus  dégagée  et  éloignée  de  toutes  bassesses.  Vous 
êtes  l'ornement  de  l'Eglise,  que  vous  embellissez  : 
vous  en  êtes  les  victimes  saintes,  qui  êtes  consacrées 
à  Dieu,  et  profitables  au  public  par  la  prcfession 
de  votre  institut.  Je  vous  regarde  comme  des  anges 
sur  la  terre,  comme  ks  épouses  de  Jésus-Christ  et 
comme  les  enfans  de  Dieu.  Espérez  donc  misérï- 


/|.84  SUR    LA    NÉCESSITÉ 

corde  ;  puisque  vous  êtes  eiifans  de  miséricorde , 
formées  à  la  louange  de  la  grâce  de  Jésus-Christ» 

Voilà,  mes  Filles,  ce  que  j'avois  à  vous  dire  pour 
votre  perfection ,  touchant  le  silence ,  l'union  et  la 
charité.  Que  chacune  s'étudie  à  présent  à  l'observer, 
et  tâche  de  se  conformer  à  tout  ce  que  je  viens  de 
vous  prescrire.  N'empêchez  point  le  Saint-Esprit 
d'entrer  en  vous  j  n'apportez  point  de  résistance  ni 
d'obstacles  aux  grâces  qu'il  a  dessein  de  vous  faire 
par  mon  ministère  en  cette  visite.  Vous  me  direz  : 
Tout  cela  ne  se  fait  pas  tout  d'un  coup.  Il  est  vrai  ; 
mais  je  vous  répondrai  qu'avec  un  grand  désir  et 
une  volonté  efficace ,  l'on  vient  à  bout  de  tout.  Tra- 
vaillez-y, mes  Filles,  et  souvenez-vous  toujours  de 
ces  paroles  que  je  vous  ai  ^ites  au  commencement 
de  ce  discours  :  «  Que  tout  homme  soit  prompt  à 
?)  écouter  et  tardif  à  parler  ».  Ecoutez  Dieu  parler 
au  fond  de  vos  cœurs;  écoutez -le  quand  il  vous 
parle  par  l'organe  de  vos  supérieurs  et  directeurs  ; 
enfin  écoutez-le  encore  parlant  en  la  personne  de 
votre  supérieure  ;  et  surtout  je  vous  recommande 
d'être  tardives  à  parler.  Aimez  le  silence  et  le  4  epos 
dans  l'obéissance  ;  et  n'ayez  plus  qu'un  seul  et  unique 
désir,  qu'une  seule  occupation,  qui  est  le  soin  de 
votre  perfection  et  avancement  spirituel ,  et  de  faire 
du  progrès  dans  la  vertu. 

Monseigneur  fit  ensuite  le  chapitre ,  après  lequel  sa 
Grandeur  continû<^ni  de  nous  instruire  ,  nous  dit 
les  choses  quisuweni: 

Voici,  mes  chères  Filles,  les  ordonnances  et  les 
articles  que  j'ai  dressés  pour  lé  bon  règlement  de 


DU    SILENCE.  /J83 

cette  maison.  Je  n'ai  pas  trouvé  ne'cessaire  d'en  faire 
un  si  grand  nombre;  je  me  suis  contenté  de  vous 
en  donner  seulement  quelques-uns  à  observer  que 
voici,  vous  renvoyant  cependant  aux  ordonnances 
de  visite  ci -devant  faites  fort  amplement,  en  l'an- 
née 1669,  dans  lesquelles  j'ai  trouvé  toutes  choses 
expliquées  fort  au  long  :  vous  observerez  tout  ce  qui 
vous  y  est  ordonné;  c'est  mon  intention,  spéciale- 
ment pour  les  parloirs  :  n'y  demeurer  que  le  temps 
marque  par  la  règle.  L'on  n'y  demeurera  pas  du- 
rant l'office  divin  et  les  observances^  tant  que  faire 
se  pourra,  ni  pendant  les  temps  et  les  heures  du 
silence  :  l'on  n'y  parlera  point  de  choses  qui  puissent 
scandaliser  les  personnes  séculières  ni  les  ausculta- 
trices.  Bref,  vous  vous  y  tiendrez  dans  la  retenue  et 
la  modestie  religieuse ,  convenables  à  votre  état. 


486  ORDONNANCES 


ORDONNANCES 


NOTIFIEES 


A  NOS  CHÈRES  FILLES  LES  RELIGIEUSES 
DE  SAINTE  URSULE  DE  MEAUX, 


Le  4  avril  i685 , 

Pour  conclusion  de  la  visite  régulière  par  nous  faite 
les  jours  pre'ce'dens» 


L'office  divin  sera  chante  sans  pre'cipitation ,  et 
avec  le  plus  de  décence  que  faire  se  pourra,  sans 
qu'un  chœur  anticipe  sur  un  autre ,  et  gardant  la 
médiation  :  toutes  s'affectionneront  au  chant,  et 
aucune  ne  s'en  dispensera  sans  nécessité. 

Mes  Filles ,  ayez  du  zèle  et  de  la  ferveur  pour  bien 
chanter  les  louanges  de  Dieu.  Quand  l'office  est  bien 
chanté ,  sachez  que  tout  le  reste  va  bien  :  au  con- 
traire ,  quand  on  ne  s'acquitte  pas  bien  de  ses  devoirs 
dans  le  divin  office,  on  peut  dire  que  rien  n'est  bien 
dans  une  maison.  C'est  une  occupation  sainte  qui 
mérite  toutes  vos  attentions  :  c'est  la  plus  grande  et 


DE    VISITE.  ^8n 

la  plus  digne  que  vous  puissiez  avoir  sur  la  terre  ; 
puisque  vous  avez  l'honneur  de  parler  à  Dieu.  Quand 
vous  chantez  ses  louanges,  vous  faites  ici-bas  ce  que 
les  anges  font  dans  le  ciel.  Acquittez-vous  donc  de 
cette  excellente  et  sublime  action ,  le  plus  parfaite- 
ment que  vous  pourrez  :  apportez -y  toute  l'appli- 
cation nécessaire  ,  et  faites  en  sorte  qu'un  chœur 
n'anticipe  pas  sur  l'autre.  La  sainte  Eglise  commande 
que  l'oflice  divin  soit  fait  sans  interruption  :  ces  an- 
ticipations d'un  chœur  à  l'autre  font  des  interrup- 
tions en  ce  saint  exercice  ;  c'est  pourquoi  faites  les 
pauses,  et  observez  exactement  la  me'diation. 

Ici,  mes  Filles,  faites  une  belle  re'flexion.  Il  est 
remarqué  dans  la  sainte  Ecriture,  qu'il  se  fit  un 
grand  silence  dans  le  ciel  (0  ;  et  que  les  anges,  du- 
rant ce  silence ,  rendoient  leurs  hommages  et  leurs 
adorations  à  la  suprême  majesté  de  Dieu.  Que  signi- 
fie ce  silence  mystérieux  que  firent  les  anges  dans 
le  ciel  ?  Il  doit  vous  imprimer  un  profond  respect 
pour  la  majesté  de  Dieu,  lorsque  vous  chantez  ses 
louanges-,  c'est  pour  vous  apprendre,  par  ces  cé- 
lestes intelligences ,  que  toute  créature ,  soit  au  ciel 
ou  en  la  terré,  doit  demeurer  dans  le  silence,  et 
se  taire  pour  adorer  et  admirer  la  grandeur  de 
Dieu.  Admirez  donc  et  adorez  celui  à  qui  vous  avez 
l'honneur  de  parler  :  faites  de  temps  en  temps  ce 
silence  k  l'imitation  des  anges,  observant  bien  la 
médiation;  et  puis  derechef,  chantez  comme  eux 
alternativement,  chœur  à  chœur,  les  louanges  de 
votre  Créateur  et  Seigneur.  Si  chacune  àvoit  appli- 

{^)Apoc.  vin.  1. 


488  ORDONNANCES 

cation  à  faire  cet  acte  d'adoration  et  d'admiration 
dans  le  temps  de  la  médiation,  il  seroit  plutôt  à 
craindre  qu  elle  fût  trop  longue  que  trop  courte. 

Les  Sœurs  éviteront  toute  partialité,  spécialement 
dans  les  choses  où  il  est  besoin  d'avoir  recours  à 
notre  autorité  pour  être  pourvu  au  bien  commun  , 
et  s'abstiendront  d'en  faire  des  entretiens  inutiles  : 
elles  se  contenteront  de  nous  représenter  les  vues 
qu'elles  en  auront ,  demeurant  cependant  en  paix  , 
et  se  conformant  avec  soumission  aux  ordres  qui 
leur  seront  donnés  dans  le  temps. 

Dans  les  visites ,  l'une  ne  suggérera  pas  à  l'autre 
ce  qu'elle  dira  :  chacune  déclarera  ses  pensées  avec 
simplicité.  L'on  a  fait  quelques  fautes  dans  cette  vi- 
site sur  cet  article,  ce  qui  m'a  obligé  de  vous  en 
faire  avertir,  en  ayant  eu  connoissance.  Cet  avis 
vous  servira  dans  les  visites  à  venir  :  on  n'a  pas 
observé  cela  en  cette  visite-ci  ;  il  faudra  y  prendre 
garde  dans  les  autres.  Soyez  plus  fidèles,  mes  Filles^ 
que  vous  ne  l'avez  été  en  celle-ci. 

On  évitera  les  amitiés  privées  et  communications 
secrètes ,  sous  telle  peine  qu'il  conviendra  décerner  : 
les  vocales  qui  récidiveront  dans  cette  faute  avec 
scandale,  seront  privées  du  chapitre;  de  même,  si 
elles  déclarent  aux  peisonnes  intéressées  ce  qui  aura 
été  dit  contre  elles. 

Pour  les  amitiés  particulières  et  communications  > 
dangereuses ,  je  veux  que  vous  les  évitiez  comme  les 
pertes  de  la  religion ,  et  que  vous  les  fuyiez  comme  des 
sources  de  d  vision  et  de  vices.  Ayez -les  en  horreur, 
et  qu'il  ne  s'en  trouve  jamais  dans  cette  commu- 


DE    VISITE.  489 

ïiautë  de  semblables.  Je  n'entends  pas  toutefois  par- 
là  défendre  absolument  tous  entretiens  et  commu- 
nications; j'en  trouve  parmi  vous  de  saints  et  de 
bons,  qui  sont  même  utiles  :  ils  le  seront  toujours, 
s'ils  ont  les  conditions  qu'il  faut  pour  être  parfaits; 
savoir,  qu'ils  soient  rares,  brefs,  modestes,  et  avec 
permission  de  l'obéissance  :  s'ils  sont  réglés  de  la 
sorte ,  je  ne  les  désapprouverai  pas. 

A  l'égard  du  secret  du  chapitre,  que  les  vocales 
soient  là-dessus  fort  réservées.  Vous  savez  par  expé- 
rience les  inconvéniens  qui  en  sont  arrivés  par  le  passé  : 
il  pourroit  encore  en  arriver  de  plus  grands  à  l'ave- 
nir, si  vous  n'y  veilliez  autrement;  prenez-y  garde: 
voici  un  article  de  conséquence  ;  pensez-y,  mes  Filles. 
Les  Sœurs  n'entreront  pas  dans  les  cellules  les 
unes  des  autres ,  sans  permission  de  la  mère  supé- 
rieure :  on  se  gardera  bien  d'en  emporter  secrète- 
ment d'autorité  privée,  ni  livres,  ni  écrits,  sous 
peine  de  désobéissance. 

Elles  se  rendront  ponctuelles  au  confessionnal,  de 
manière  que  le  confesseur  ne  perde  point  le  temps  à 
les  attendre. 

Je  vous  exhorte,  mes  Filles,  d'être  fort  exactes 
et  fidèles  à  cette  ordonnance  pour  la  confession. 
Ce  n'est  pas  avoir  du  respect  pour  le  ministre  de 
Jésus-Christ,  que  de  le  faire  attendre  au  confession- 
nal après  vous.  Que  chacune  de  vous  soit  à  l'avenir 
plus  diligente  à  se  trouver,  aux  jours  prescrits,  aux 
heures  marquées  pour  la  confession.  Le  temps  que 
vous  faites  perdre  ainsi  au  confesseur  seroit  plus 
utilement  employé  à  prier  pour  vous,  et  à  présenter 


490  011D0NJVA.NCES 

à  notre  Seigneur  tous  vos  besoins ,  pour  lui  demander 
les  lumières  nécessaires  pour  travailler  au  salut  et  à 
la  perfection  de  vos  âmes ,  dont  il  est  chargé  par  son 
ministère.  Quand  vous  allez  au  sacrement  de  péni- 
tence, soyez  pénétrées  d'une  forte  componction  de 
cœur  :  allez-y  avec  respect,  avec  humilité,  avec  sou- 
mission ,  et  surtout  avec  confiance  ,  comme  à  Jésus- 
Christ  même ,  de  qui  le  confesseur  tient  la  place. 
Ne  faites  point  de  certaines  distinctions  par  rapport 
à  l'homme  :  entrez  dans  l'esprit  de  la  foi ,  fermant 
les  yeux  à  toutes  les  vues  humaines  :  n'envisagez 
uniquement  que  Jésus  -  Christ  en  la  personne  du 
confesseur  y  qui  vous  le  représente  pour  lors  en  qua- 
lité de  votre  juge.  Allez  donc  à  ce  tribunal  avec 
un  esprit  sérieux,  et  soyez  pénétrées  d'une  sainte 
frayeur,  en  vous  considérant  comme  une  criminelle 
en  la  présence  de  son  juge. 

Imitez  la  Madeleine,  mes  Filles,  et  souvenez-vous 
de  sa  diligence  et  de  sa  ferveur,  lorsqu'elle  alloit 
trouver  Jésus  -  Christ  pour  entendre  sa  parole ,  et 
pour  obtenir  la  rémission  de  ses  offenses.  Quand  elle 
savoit  le  lieu  oii  notre  Seigneur  étoit,  et  quand  elle 
apprenoit  qu'il  la  demandoit ,  jamais  Madeleine  ne 
s'en  excusoit  :  elle  ne  se  faisoit  pas  appeler  plusieurs 
fois  ;  mais  promptement  et  sans  différer ,  elle  s'alloit 
jeter  aux  pieds  de  Jésus -Christ,  pour  entendre  ces 
favorables  paroles  :  Tes  péchés  te  sont  pardonnes. 
Voilà,  mes  Filles,  votre  modèle;  imitez  cette  il- 
lustre pénitente  ;  animez  -  vous  par  l'exemple  de 
cette  grande  sainte.  Si  vous  aviez  plus  de  foi,  vous 
auriez  de  même  un  saint  empressement  de  vous  aller 


DE    VISITE.  491 

jeter  aux  pieds  de  votre  confesseur,  afin  d'entendre 
les  mêmes  paroles  d'absolution  pour  la  re'mission 
de  vos  péchés,  puisqu'il  vous  représente  Jésus-Christ, 
dans  ce  sacrement.  Si  l'on  s'occupoit  de  ces  pensées, 
on  se  tiendroit  devant  le  confesseur  avec  tout  le 
respect  et  la  modestie  requise  :  on  l'écouteroit  avec 
humilité ,  avec  soumission ,  en  esprit  de  foi  :  on  se 
prépareroit  sérieusement;  on  se  garderoit  bien  de 
se  répandre  en  des  discours  frivoles,  et  l'on  ne  dis- 
siperoit  pas  son  esprit  vainement,  au  lieu  de  se  dis- 
poser à  une  si  sainte  et  si  grande  action. 

Les  religieuses  du  Juvenat  seront  sous  la  conduite 
de  la  mère  assistante  :  cependant  la  mère  supérieure 
continuera  d'en  prendre  soin  jusqu'à  la  lin  de  jan- 
vier prochain. 

Pour  de  bonnes  raisons ,  jugées  telles  par  les  su- 
périeurs, ou  a  trouvé  à  propos  d'en  décharger  ladite 
mère  assistante  durant  ce  triennal  :  cependant  dans 
le  temps,  elle  en  aura  la  direction,  comme  il  est 
convenable  à  sa  charge. 

Les  Soeurs  prendront  garde  qu  elles  ne  s'ouvrent 
de  rien,  par  aucune  voie,  aux  pensionnaires  et 
autres  du  dehors ,  des  affaires  ou  difficultés  qui  pour- 
roient  arriver  au  dedans. 

On  ne  donnera  point  deux  charges  de  discrètes 
à  la  même  personne ,  sans  nécessité ,  et  qu'avec  une 
mûre  délibération  des  supérieurs. 

Nous  renouvelons  les  ordonnances  des  visites  ci- 
devant  faites. 

Nous  ordonnons  que  les  présentes,  et  les  autres 
ci-devant  faites,  depuis  Tannée  1669,  seront  lues 


49^  ORDONNANCES 

de  trois  mois  en  trois  mois ,  et  nous  chargeons  la 
mère  supérieure  de  les  faire  lire  et  observer,  et  de 
tenir  la  main  à  Texécution  exacte. 

Donné  Ze  27  as^ril  168  5. 

t  J-  BENIGNE ,  Es^éque  de  Meaux. 

A    LA    MÈRE    SUPÉRIEUllE, 

Ma  Mèie,  je  vous  charge  d'avoir  l'œil  et  de  tenir 
fortement  la  main ,  à  ce  que  toutes  nos  intentions 
et  nos  ordonnances  soient  soigneusement  observées 
dans  cette  maison.  Ne  souffrez  point  de  plaintes  ni 
de  murmures  ;  prenez  garde  que  l'on  aie  pour  les 
ministres  du  Seigneur  le  respect  qui  est  dû  à  leur 
caractère.  Ne  souffrez  pas  non  plus  que  vos  Sœurs 
s'emportent ,  et  empêchez  qu'il  ne  se  dise  rien  qui 
puisse  alte'rer  la  charité'  et  troubler  la  paix  de  cette 
communauté.  Avertissez -nous  dans  ces  occasions, 
et  faites -nous  connoître  celles  qui  transgresseroient 
nos  ordres.  Faites  surtout  garder  ce  silence  si  néces- 
saire, que  j'ai  tant  recommandé  :  et  de  toutes  ces 
choses,  je  souhaite  et  je  prétends  que  vous  m'en 
rendiez  compte ,  et  je  vous  enjoins  de  le  faire  de 
temps  en  temps;  moi-même  je  vous  en  interrogerai, 
et  je  m'informerai  si  elles  sont  religieusement  ob- 
servées. 

Et  vous,  mes  Filles,  je  vous  exhorte  derechef  de 
travailler  incessamment  à  votre  perfection,  dans  la 
paix  et  dans  le  silence.  Que  chacune  de  vous  ne 
pense  plus  qu'à  cette  unique  affaire ,  et  à  se  bien 


DK    VISITE.  4^3 

acquitter  de  ce  que  l'obéissance  vous  donne  à  faire, 
chacune  dans  vos  obe'diences.  Travaillez  et  agissez 
dans  Tesprit  de  Jésus -Christ;  prenez-le  pour  votre 
modèle  dans  toutes  vos  actions  :  voyez  avec  quelle 
perfection  et  obéissance  il  servoil  Joseph  et  Marie; 
c'étoit  son  obédience  que  de  leur  être  sujet  et  sou- 
mis en  toutes  ses  actions ,  durant  sa  vie  cachée  :  con- 
sidérez bien  ce  bel  exemple ,  et  vous  y  conformez 
parfaitement  en  cette  vie;  afin  que  vous  puissiez  être 
un  jour  unies  éternellement  à  lui  dans  la  bienheu- 
reuse vie  de  la  gloire  céleste. 


494  SUR  LES  Avantages 


Iir  EXHORTATION 

SUR    LA   RETRAITE 

FAITE  CHEZ  LES  RELIGIEUSES  URSULINES 
DE  MEAUX, 


Le  mercredi-saint ,  1 8  avril  i685. 

Avantages  de  la  retraite.  Maux  que  cause  la  dissipation.  Comment 
les  religieuses  doivent  l'éviter ,  et  travailler  à  se  séparer  des  créatures, 
pour  se  recueillir  en  Dieu. 


JVlEs  Filles,  fai  désiré  de  vous  parler  à  vous  autres 
enparticulier,  pour  vous  exhorter  encore  aujourd'hui 
à  estimer  extrêmement  votre  vocation  et  votre  e'tat  ; 
et  j'ai  voulu  vous  faire  venir  ici  toutes  en  ma  pré* 
sence,  pour  vous  animer  derechef  à  vous  perfec- 
tionner par  les  meilleurs  et  plus  solides  moyens  que 
vous  avez  dans  votre  état ,  et  que  vous  devez  fidèle- 
ment suivre.  Ces  jours  passés,  je  vous  ai  fait  dire  une 
chose  que  j'estimois  que  vous  devez  faire  touchant 
le  plus  important  de  ces  moyens,  qui  est  la  retraite. 
Vous  m'avez  fait  paroître  là-dessus  vos  bons  senti- 
mçns,   m'ayant  toutes  marqué  le  désir  que  vous 


DE    LA    RETRAlTEr         '  49^ 

aviez  d'observer  avec  exactitude  ce  que  je  vous  ai 
ordonne' sur  ce  point,  qui  vous  est  de  si  grande  con- 
séquence. 

Vous  êtes  déjà  à  Jésus-Christ,  et  vous  lui  appar- 
tenez par  votre  consécration,  puisque  vous  êtes  pro- 
fesses ;  et  vous  êtes  heureuses  de  ce  que  Dieu  prend 
un  soin  particulier  de  vous.  Mais  j'estime  encore  ex- 
trêmement votre  bonheur,  de  ce  qu'étant  obligées  de 
tendre  à  la  perfection  du  christianisme ,  vous  êtes 
dans  le  plus  favorable  temps  pour  vous  y  avancer  et 
pour  vous  y  bien  établir.  Je  considère  beaucoup 
l'avantage  que  vous  possédez  dans  ces  années  de  no- 
viciat où  vous  voilà  encore.  La  religion  vous  y  re- 
tient pour  vous  mieux  former,  et  pour  vous  mieux 
revêtir  de  son  esprit.  Jésus-Christ  a  sur  vous  un  re- 
gard tout  particulier  de  bienveillance  et  de  grâce, 
et  il  vous  le  témoigne  par  ce  plus  grand  soin  que  l'on 
prend  de  vous.  On  vous  cultive  davantage  ;  on  vous 
destine  tout  exprès  une  mère  pour  veiller  plus  par- 
ticulièrement sur  vous,  et  pour  vous  inspirer  les 
dispositions  que  vous  devez  avoir ,  et  qu'il  faut  que 
vous  établissiez  pour  le  fondement  de  votre  vie  re- 
ligieuse. On  vous  tient  sous  une  discipline  plus 
exacte;  et  vous  avez  pendant  ce  temps  plus  de  faci- 
lité pour  vous  avancer  dans  la  perfection  chrétienne, 
et  pour  acquérir  les  vertus  religieuses ,  vivant  plus 
séparées,  et  hors  des  emplois  plus  capables  de  vous 
distraire.  Vous  n'avez  en  cet  état  que  l'unique  soin 
de  votre  avancement  :  travaillez-y  par  la  retraite. 
Ce  qui  vous  y  avancera ,  ce  sera  la  retraite ,  la  sépa- 
ration des  créatures,  l'amour  de  la  solitude,  l'atten- 
tion à  ne  se  point  répandre  çà  et  là,  à  ne  point  par- 


49^  SUR    LES    AVANTAGES 

1er  aux  créatures ,  à  ne  point  faire  parler  en  vous  les 
créatures;  mais  à  se  former  une  habitude  d'im  saint 
recueillement  pour  parler  à  Dieu,  etpour  l'écoutev 
parler  en  vous. 

C'est  là  mes  Filles,  le  désir  que  vous  devez  avoir 
de  vous  rendre  dignes  que  Dieu  vous  parle,  devons 
disposer  à  traiter  avec  lui ,  et  de  ne  point  perdre  les 
moyens  que  vous  avez  pour  vous  procurer  ce  grand 
avantage.  Je  vous  regarde  comme  le  fondement  sur 
lequel  Dieu  veut  établir  l'édifice  de  la  religion  ;  puis- 
que  c'est  dans  le   noviciat  que  se  doivent  former 
celles  qui  après  composent  la  communauté.  Pour  y 
être  utiles,  il  faut  premièrement  que  vous  soyez 
bien  fondées  en  la  vertu  par  un  bon  noviciat,  où 
vous  ayez  bien  employé  le  temps  et  travaillé  à  votre 
perfection,  et  cela  par  la  séparation  des  créatures, 
sans  laquelle  vous  ne  pourrez  acquérir  aucune  vertu  : 
et  ce  seroit ,  à  la  vérité,  une  chose  bien  ruineuse  et 
bien  préjudiciable,  de  voir  une  fille  sortir  du  novi- 
ciat sans  y  avoir  acquis  les  bonnes  habitudes ,  et  la 
pratique  des  vertus  nécessaires  pour  tendre  efficace- 
ment à  sa  perfection ,  et  pour  y  faire  tous  les  jours 
de  nouveaux  progrès  le  reste  de  sa  vie.  Cela  seroit 
bien  dommageable  et   pour  elle  et  pour  toute  la 
maison ,  dont  l'ordre  est  troublé  et  détruit  par  le 
défaut  de  vertu  solide.  Or,  cette  solide  vertu  consiste 
principalement  dans  le  soin  que  vous  devez  prendre 
de  cultiver  très- soigneusement,  chacune  en  votre 
particulier ,  la  grâce  de  votre  vocation  sainte ,  par 
la  récollection  intérieure  et  par  la  séparation  des 
créatures. 

Croyez-moi,  mes  Filles,  et  je  vous  l'ai  déjà  dit, 

vous 


DE    LA.    RETRAITE.  ^q^ 

VOUS  n'avancerez  qu'à  mesure  que  vous  vous  afFec* 
tionnerez  à  désirer  et  à  rechercher  la  retraite  et  le 
silence.  Ce  sera  ce  silence  qui  vous  établira  solide- 
ment dans  les  vertus  qui  soutiendront  votre  conduite, 
et  qui  en  feront  toute  l'économie  pendant  tout  le 
reste  de  votre  vie  :  et  quand  vous  serez  à  la  commu- 
nauté, à  moins  de  cela,  jamais  vous  n'y  pourrez  étrç 
de  bonne  édification,  et  vous  n'y  vivrez  point  en 
vraies  religieuses.  C'est  donc  dans  cette  retraite, 
qu'on  ne  peut  assez  vous  recommander ,  que  vous 
cultiverez ,  que  vous  goûterez  et  que  vous  conser- 
verez le  fruit  d'une  vocation  si  sainte  :  sans  elle  vous 
ne  le  pouvez  faire;  sans  elle  vous  ne  trouverez  jamais 
que  du  déchet  en  votre  ame,  du  désordre  dans  votre 
conscience,  et  du  trouble  dans  votre  cœur.  Si  vous 
vous  épanchez  facilement  au  dehors,  vous  ne  pouvez 
retenir  long-temps  l'impression  d'aucune  grâce ,  ni 
en  faire  nul  profit  :  car  les  discours  vains  et  inutiles 
ne  servent  qu'à  dissiper,  et  à  remplir  l'esprit  d'une 
multitude  de  choses,  qui  l'empêchent  de  se  porter 
vers  Dieu  son  souverain  bien.  Les  épanchemens  au 
dehors  offusquent  l'ame  de  pensées  attachantes ,  qui 
sont  de  grands  obstacles  à  l'oraison  :  cela  forme 
votre  intérieur  à  un  état  de  distraction,  qui  vous 
rend  inhabiles  à  ce  saint  exercice  de  traiter  avec 
Dieu. 

Que  l'on  fait  de  grandes  pertes  par  le  manque- 
ment d'intérieur  !  que  l'habitude  à  tant  parler  cause 
de  grandes  omissions  du  bien ,  et  fait  tomber  dans 
de  grands  maux  !  Si  l'on  connoissoit  ce  que  l'on  perd 
à  se  répandre  inutilement  à  l'extérieur,  on  s'afîlige- 
roit  avec  grand  sujet  sur  ces  pertes.  Que  fait-on 

Bossu  ET.   XIV.  3i> 


49^  SUR    LES    AVANTAGES 

quand  on  préfère  les  entretiens  des  créatures  à  ceux 
de  Dieu ,  sinon  se  livrer  volontairement  à  son  propre 
dommage?  Et  que  faites-vous,  mes  Filles,  lorsque 
vous  vous  remplissez  des  idées  et  des  entretiens  des 
créatures  ?  Vous  en  êtes  distraites ,  vous  vous  en 
occupez,  vous  en  demeurez  toutes  pénétrées;  cela 
vous  dissipe  et  vous  traverse  dans  vos  saints  exer- 
cices. Vous  portez  cette  impression  dans  la  prière , 
et  c'est  ce  qui  vous  ôte  la  présence  de  Dieu.  Vous 
ne  sauriez  vous  adonner  à  l'oraison ,  et  vous  y  per- 
dez le  temps.  Ainsi  tout  l'ouvrage  de  votre  avance- 
ment spirituel  est  arrêté  par  ce  dérèglement ,  et  par 
cet  épanchement  au  dehors. 

Vous  ne  pouvez  rien  faire  dans  l'oraison ,  ni  rien 
établir  dans  l'édifice  de  votre  perfection,  si,  pour 
traiter  avec  Dieu  ,  vous  n'entrez  dans  une  grande 
disposition  de  solitude  à  l'égard  de  la  créature.  Il 
attend ,  à  la  mettre  en  vous ,  qu'il  vous  trouve  silen- 
cieuses. Quand  il  trouve  notre  ame  seule,  dégagée 
des  créatures  et  retirée  avec  lui  tout  seul,  il  la  vi- 
site ,  il  lui  envoie  ses  lumières,  il  répand  en  elle  ses 
grâces,  il  lui  découvre  ses  vérités  :  c'est  là  où  il 
nous  remplit  de  la  connoissance  de  nous-mêmes,  et 
de  la  contrition  de  nos  fautes.  En  ce  saint  silence, 
si  nous  avons  besoin  d'humilité,  nous  recevons  des 
impressions  qui  nous  anéantissent  :  nous  sommes 
occupés  au  dedans  de  notre  ame  de  l'esprit  d'une 
componction  intime;  Dieu  nous  remplit  de  cette 
sainte  horreur  de  nous-mêmes,  à  la  vue  de  nos  in- 
dignités; il  opère  en  notre  intérieur  des  secrètes, 
mais  puissantes  convictions  de  nos  iniquités;  il  nous 
abaisse  et  nous  écrase  comme  des  vers  :  enfin ,  mes 


DE    LA    RETRAITE.  ^99 

Filles,  sa  bonté  prend  ce  temps  de  retraite,  et  il 
l'attend  pour  nous  occuper,  pour  nous  e'clairer,  pour 
nous  purifier  et  nous  changer  par  tous  ces  effets  de 
sa  grâce.  Dans  ce  saint  commerce  avec  Dieu ,  vous 
formerez  des  résolutions  efficaces  pour  la  pratique 
des  œuvres  de  la  perfection  du  christianisme,  qui 
fait  la  principale  de  vos  obligations. 

C'est  le  but  oii  vous  devez  tendre  sans  cesse;  c'est 
là  votre  fin  que  vous  devez  toujours  regarder ,  et 
non  pas  vous  porter  à  rien  de  singulier.  Il  ne  faut 
point  vous  proposer  rien  d'extraordinaire  qui  res- 
sente l'élévation  ;  mais  pourtant  vous  devez  vous 
tenir  disposées  à  vous  exercer  en  la  pratique  des 
plus  grandes  vertus,  si  Dieu  vous  en  donne  les 
occasions  :  car  bien  qu'une  religieuse  ne  doive  pas 
se  porter  d'elle-même  à  rien  d'extraordinaire,  elle 
est  cependant  obligée  d'être  fidèle  à  embrasser  les 
actes  des  plus  grandes  vertus ,  et  de  s'y  porter  avec 
fidélité  quand  Dieu  les  exigera ,  et  s'il  les  demande 
d'elle.  Le  soin  que  vous  devez  avoir  de  votre  salut 
et  de  votre  sanctification  doit  vous  rendre  atten-  -- 
tives  et  soigneuses  de  recevoir  et  conserver  la  grâce  ; 
mais  vous  ne  le  serez  jamais  si  vous  vous  répandez 
trop  à  l'extérieur  ,  et  si  vous  ne  vous  récolligez  pas. 

Je  sais  que  vous  êtes  toutes  fort  occupées  :  il  y  a 
assez  d'obédiences  dans  cette  maison ,  et  votre  ins- 
titut vous  occupe  bien  du  temps  et  vous  emploie 
beaucoup.  C'est  pourquoi  le  peu  de  loisir  qui  vous 
reste,  employez-le  à  rentrer  sérieusement  dans  le 
sanctuaire  de  votre  ame ,  oii ,  sans  doute ,  vous  trou- 
verez le  Saint-Esprit.  Ayez  un  saint  empressement 
de  vous  ^ionner  à  la  retraite ,  et  de  faire  de  votre 


5o6  5UII    LES    AVANTAGES 

cellule  un  petit  paradis,  estimant  tous  les  momens 
où  vous  pouvez  vous  y  retirer,  afin  d'y  entendre 
parler  Dieu  en  vous-mêmes  et  pour  l'y  e'couter  pai- 
siblement ;  et  non-seulement  pour  l'écouter ,  mais 
pour  le  posse'der.  Car,  mes  Filles,  il  n'est  pas  de  ce 
divin  objet  de  notre  amour  la  même  chose  que  des 
créatures  :  souvent  nous  aimons  ce  que  nous  ne  pos- 
sédons pas ,  et  au  moins  ce  que  nous  ne  pouvons  pas 
toujours  posséder.  Mais  en  Dieu  ,  nous  avons  ce 
bonheur  et  ce  grand  avantage ,  de  ne  le  pouvoir 
aimer  sans  le  posséder  :  aussitôt  que  nous  l'aimons, 
nous  sommes  en  possession  de  lui-même.  Quand 
donc  vous  serez  en  obédience  avec  quelqu'une  de  la 
communauté,  aussitôt  préméditez  tout  ce  que  vous 
aurez  à  faire  pour  prendre  toujours  le  parti  du 
silence,  et  prévoyez  comment  vous  ferez  pour  le 
garder  partout  autant  que  vous  pourrez. 

Après  vous  être  acquittées  des  devoirs  de  vos 
,  offices ,  estimez-vous  heureuses  si  vous  pouvez  mé- 
nager le  reste  du  temps  pour  le  consacrer  à  la  re- 
traite. Si  vous  y  êtes  véritablement  affectionnées, 
vous  ne  consommerez  pas  vainement  le  temps  ; 
vous  n'aimerez  pas  à  le  perdre  ni  à  le  mal  employer  : 
soyez-en  ménagères  ;  et  au  lieu  de  le  consommer  à 
parler  inutilement  après  l'acquit  de  vos  obédiences, 
allez  le  passer  en  votre  cellule  en  ouvrage  et  en 
silence;  et  là,  mes  Filles,  occupez-vous  de  Dieu. et 
de  sa  présence  :  pesez  l'état  que  vous  devez  faire  de 
ces  momens  qu'il  vous  donne  pour  lui  parler,  pour 
vous  entretenir  de  lui  et  avec  lui. 

Combien  précieux  ces  momens  qui  nous  mettent 
en  état  d'écouter  Dieu  parler  en  nous-mêmes  !  Dieu 


i 


DE    LA    RETRAITE.  5oi 

qui  se  plaît  à  se  communiquer  à  une  anie ,  quand  il 
la  trouve  dans  une  entière  oubliance  et  séparation 
de  tout  ce  qui  est  hors  de  lui  ;  Dieu  qui  observe  et 
qui  attend  ce  temps  favorable  pour  prendre  une 
possession  intime  de  l'intérieur ,  pour  y  établir  son 
règne ,  et  qui  le  dispose  à  ses  grâces,  dès  que  notre 
cœur  le  cherche  dans  la  récollection  véritable  : 
Dieu  qui  visite  l'intime  de  ce  cœur  pour  en  faire 
son  temple ,  sa  maison  vivante  et  animée ,  pour 
contenir  son  immense  et  incompréhensible  gran- 
deur :  Dieu  qui  porte  des  lumières  dans  le  fond  do 
l'amc  recueillie ,  tantôt  comme  juge  pour  la  remplir 
du  regret  de  ses  fautes,  tantôt  comme  Souverain  et 
Tout-puissant,  pour  la  remplir  du  sentiment  de  sa 
présence  et  de  sa  majesté,  et  la  former  k  des  états 
d'abaissement  et  d'anéantissement  devant  lui  :  Dieu 
qui  communique  sa  sainteté  à  ses  créatures  par  des 
impressions  de  pureté,  et  des  désirs  qu'il  leur  donne 
de  séparation  pour  les  choses  de  la  terre  :  Dieu  qui 
leur  confère  cette  même  pureté,  et  qui  les  dispose  à 
traiter  familièrement  avec  lui,  en  leur  imprimant 
une  chaste  crainte  de  lui  déplaire,  et  les  rendant 
amoureusement  désireuses  de  lui  plaire  :  Dieu  qui 
prend  une  secrète  possession  d'une  ame  qu'il  trouve 
fidèle  à  se  séparer  des  vaines  joies  et  des  vains  amu- 
semens  de  la  terre ,  et  qui  la  comble  de  délices  en 
lui  faisant  part  de  sa  même  joie  :  Dieu  qui  lui  ouvre 
des  sentiers  admirables  de  paix,  de  consolation  et 
de  douceur  ,  quand  il  la  trouve  à  l'écart,  seule  avec 
lui,  séparée  des  objets  créés,  et  fuyant  tout  enga- 
gement avec  les  créatures. 

Mes  Filles ,  j'ai  eu  bien  raison  de  vous  le  dire  j  on 


502  SUR    LES    AVANTAGES 

fait  des  pertes  de'plorables  par  le  de'faut  de  silence* 
Pleurez  celles  que  vous  avez  faites ,  et  re'parez-les  à 
l'avenir ,  vous  rendant  fidèles  à  retrancher  tout  dis- 
cours inutile  et  superflu .  Etablissez  en  vous-mêmes 
ce  silence ,  inspirez-le  dans  les  autres  ;  et  croyez  que 
c'est  l'e'le'ment  de  votre  perfection  d'être  retire'es , 
intérieures  et  récoUige'es.  Attendez  plus  de  fruit  de 
cette  conduite  que  de  tous  les  entretiens  avec  les 
créatures ,  quelque  saints  qu'ils  puissent  être.  Votre 
avancement  ne  dépend  point  de  traiter  avec  les  créa- 
tures :  persuadez -vous  plutôt,  comme  il  est  vrai , 
qu'il  est  attaché  à  parler  peu  aux  hommes,  et  beau- 
coup à  Dieu.  Apprenons  aujourd'hui  à  nous  passer 
de  toutes  les  créatures ,  et  à  ne  chercher  point  de 
consolation  qu'en  Jésus-Christ. 

Et  à  quoi  servent  tant  de  discours ,  ces  entretiens 
inutiles ,  et  tant  de  paroles  superflues ,  sinon  à  vous 
ôter  ces  grands  biens,  et  à  vous  faire  de  grands  maux 
en  vous  dissipant  ?  Cela  vous  remplit  de  trouble  et 
d'inquiétudes  ,  et  vous  ôte  l'Esprit  de  Jésus-Christ, 
qui  ne  se  trouve  que  dans  la  paix  et  dans  la  fidélité  à 
se  retirer  en  son  intérieur.  D'où  viennent  tant  de 
désirs  de  parler,  sinon  de  cette  nature  qui  veut  tou- 
jours se  satisfaire  en  la  créature  et  parmi  les  sens,  et 
qui  nous  détourne  de  Dieu  pour  nous  convertir  vers 
les  choses  de  la  terre  ? 

Non,  mes  Filles,  il  ne  faut  plus  que  vous  suiviez 
ces  mouvemens  qui  vous  ont  attirées  dehors;  il  faut 
rentrer  en  vous-mêmes,  et  que  vous  vous  passiez, 
le  plus  qu'il  vous  sera  possible ,  de  tout  ce  qui  n'est 
point  Dieu ,  pour  le  faire  occuper  tout  seul  votre 
cœur  et  vos  pensées.  N'ayez  d'entretien  avec  per- 


DE    LA    RETRAITE.  5a3 

sonnera  moins  qu'il  n'y  ait  du  besoin:  évitez  par-là 
de  grands  écueils,  qui  font  obstacle  à  la  pureté  de 
la  vie.  Saint  Jacques  dit  que  de  la  langue  viennent 
tous  les  péchés  qui  se  commettent  (0.  La  paix  seroit 
toujours  dans  les  communautés  si  l'on  savoit  gouver- 
ner sa  langue:  car  d'oii  procèdent  tant  de  fautes? 
d'où  vient  que  Toa  a  de  petites  antipathies ,  que  l'on 
fait  des  médisances,  que  l'on  raille  ,  que  Ton  se 
plaint,  que  l'on  murmure,  et  que  l'on  voit  de  cer- 
tains éloignemens  les  unes  des  autres  qui  forment 
les  divisions  ?  Tous  ces  défauts  ne  viennent  que  du 
dérèglement  de  la  langue  et  du  défaut  de  silence; 
et  si  l'on  ne  parloit  point,  et  que  vous  vous  tinssiez 
dans  votre  retraite ,  tout  cela  n'arriveroit  pas.  Le 
manquement  de  silence  cause  toutes  les  fautes  contre 
la  charité,  qui  se  trouvent  dans  les  maisons  reli- 
gieuses. Aussi  saint  Jacques  nous  dit  :  «  Que  l'homme 
»  soit  prompt  à  écouter,  et  tardif  à  parler  (2)  ». 
Qu'entend-il  par-là,  sinon  qu'il  faut  apprendre  à  ne 
parler  que  pour  les  choses  nécessaires?  que  veut  dire 
cela ,  si  ce  n'est  qu'on  doit  écouter  celles  qu'il  faut 
qui  nous  parlent  l  mais  les  écouter  d'une  manière 
qu'elles  ne  nous  distraient  point ,  et  ne  nous  empê- 
chent pas  d'entendre  parler  Jésus -Christ  dans  le 
fond  de  notre  ame. 

Faites  si  bien ,  que  vous  contractiez  une  sainte 
habitude  de  ne  parler  précisément  que  lorsque 
quelque  nécessité  vous  y  oblige  ;  faitesrvous-en  une 
loi ,  et  mettez-y  votre  plaisir.  La  pratique  fidèle  de 
ce  point  vous  en  fera  goûter  l'exercice.  Rendez-vousr 
y  soigneuses  ,  mes  Filles;  ayez  toujours  un  nouveau 

(')  Jac.  in.  6.  —  W  Ibid.  1.  19, 


5o4  SUR    LES    AVANTAGES 

désir  d'en  faire  l'expéiience.  Lorsqu'une  ame,  pres- 
sée du  désir  de  se  perfectionner,  fait  de  suffisans 
efforts  pour  obtenir  cette  grâce  de  récollectiori,  et 
s'y  adonne  sérieusement ,  il  arrive  que  par  le  moyen 
de  son  silence ,  elle  obtient  le  silence  ;  je  veux  dire 
que  venant  à  goûter  le  bonheur  de  sa  solitude,  elle 
en  chérit  et  en  recherche  la  possession  :  elle  ménage 
les  moindres  momens  de  cette  sainte  retraite  ,  et  elle 
les  estime  précieux.  On  voit  cette  religieuse  se  ren- 
fermer dans  sa  petite  cellule  ;  parce  qu'elle  est  toute 
animée  des  dispositions  qui  lui  font  aimer  sa  solitude, 
et  la  préférer  à  toutes  les  conversations  et  à  tous  les 
divertissemens  de  la  terre. 

Ainsi ,  mes  Filles ,  avec  un  peu  d'application  à  ce 
que  nous  vous  disons,  vous  ferez  vos  délices  de  cette 
pratique  et  de  ce  saint  exercice,  de  laisser  parler 
Dieu  intérieurement  dans  votre  cœur.  Tout  aussitôt 
qu'il  vous  trouvera  seules,  vous  entendrez  sa  voix  , 
et  vous  sentirez  sa  présence  par  certaines  touches  de 
grâce  :  vous  vous  trouverez  tout  abimées  devant  lui 
dans  un  profond  sentiment  de  respect  pour  sa  ma- 
jesté; vous  y  produirez  des  actes  intérieurs  de  toutes 
manières,  qui  vous  disposeront  à  l'oraison,  et  vous 
en  conféreront  l'esprit  :  vous  serez  dégagées  et  pu- 
rifiées des  dispositions  grossières  ,  dont  les  sens  et  la 
nature  font  des  impiessions  si  fréquentes  et  si  impar- 
faites. Ce  sera  dans  la  séparation,  et  en  vous  retirant 
seules  auprès  de  Dieu  ,  que  vous  posséderez  ces 
grâces ,  et  jamais  parmi  les  discours  et  les  fréquen- 
tations inutiles  avec  les  créatures. 

Faites  donc  taire  chez  vous  toutes  les  créatures; 
et  vous-mêmes,  quittez  tout  entretien  de  pensée  avec 


.    DE    LA    RETRAITE.  5o5 

elles,  afin  d'être  en  état  que  Dieu^oiis  parle.  Ob- 
servez de  ne  point  parler  pour  vous-mêmes;  voilà 
une  bonne  règle  du  silence.  Il  ne  faut  point  parler 
pour  soi-même;  lïiais  seulement  pour  la  gloire  de 
Dieu,  pour  le  bien  du  prochain  ,  pour  la  charité  :  et 
comme  Jésus-Christ  est  votre  modèle,  voyez  l'exemple 
qu'il  vous  en  donne  pendant  sa  vie  :  chose  admirable  î 
que  l'on  ne  nous  ait  pu  dire  qu'une  seule  parole  qu'il 
ait  dite  durant  trente  ans ,  qui  fut  lorsque  sa  mère 
le  cherchoit. 

En  sa  passion  il  a  fait  usage  d'un  perpétuel  silence. 
Voyez-le  chez  Caïphe  ;  il  répond  pour  rendre  témoi- 
gnage à  la  vérité:  devant  Pilate,  il  parle  pour  l'ins- 
truire :  hors  de  là,  quel  silence  !  Il  n'a  jamais  parlé 
pour  soi  ;  lorsqu'il  étoit  accusé  et  calomnié,  il  ne 
répondoit  rien;  et  quand  la  vérité  l'a  obligé  de  par- 
ler, il  l'a  fait  en  peu  de  paroles.  Apprenez  donc  de 
lui  le  silence  ;  aimez  à  être  seules ,  après  l'acquit  de 
vos  emplois.  Occupez- vous  à  aimer  Jésus-Christ,  à 
penser  à  lui:  méditez  sa  passion,  lisez  ses  paroles, 
goûtez  ses  maximes ,  aimez  d'être  abandonnées  des 
créatures,  pesez  les  états  d'abandon  de  Jésus-Christ  ; 
voyez -le  seul,  délaissé.  Ce  divin  Sauveur  nous  est 
d'un  grand  exemple  dans  tous  ses  mystères  :  c'est  sur 
lui ,  mes  Filles ,  qu'il  faut  vous  imprimer  bien  avant 
cette  vérité:  Il  n'y  a  que  Dieu  dont  je  doive  attendre 
ma  perfection  ;  et  partout  trouver  moyen  de  prati- 
quer l'éloignement  et  la  solitude  des.  créatures. 
Quand  on  y  a  mis  son  affection,  on  la  trouve  en  tout 
temps,  en  tous  lieux. 

C'est  donc  là,  mes  Filles,  ce  qui  m'a  fait  vous  par- 
ler en  particulier ,  vous  assembler  toutes  ici  en  ma 


5o6  SUR  LES  AVANTAGES  D2   LA   RETRAITE. 

présence  pour  "^ous  donner  cette  instruction,  qvà 
n'est  pas  simplement  un  avis  et  un  conseil  :  ce  n'est 
pas  seulement  une  exhortation  ;  mais  c'est  un  pré- 
cepte que  je  vous  donne,  et  que  Dieu  m'a  inspire'  de 
vous  enjoindre.  Recevez -le  de  la  part  du  Saint-Es- 
prit ,  qui  m'a  porté  à  vous  le  donner  :  ressouvenez- 
vous  bien  de  ce  jour  ,  et  ne  l'oubliez  jamais.  Je  vous 
ai  trouvées  toutes,  ce  me  semble,  dans  de  bons  dé- 
sirs :  ce  sont  vos  bonnes  dispositions  qui  me  font 
espérer  que  vous  ferez  profit  de  cette  ordonnance  : 
gardez-la  donc  soigneusement,  et  priez  Dieu  pour 
moi  :  je  le  prie  de  tout  mon  cœur  qu'il  vous  bénisse. 


SUR  LES  DEVOIRS  DE  LA  VIE  RELIGIEUSE.  SoT 

IV.'  EXHORTATION 

FAITE 

AUX  RELIGIEUSES  URSULINES  DE  MEAUX, 
Le  4  niai  i685. 


Avec  quelle  vigilance,  quelle  religion  il  faut  qu'elles  travaillent  à 
Féducation  des  enfans  qui  leur  sont  confiés.  Soin  qu  elles  doivent 
avoir  de  se  renouveler  dans  Tesprit  de  leur  profession.  Combien  il 
est  nécessaire  qu'elles  soient  en  garde  contre  l'ennemi  de  leur  salut. 
Obligations  renfermées  dans  le  vœu  de  pauvreté.  Importance  et  uti- 
lité de  l'obéissance.  Devoir  des  religieuses  de  tendre  sans  cesse  à  la 
perfection.  Charité,  zèle  et  tendresse  du  prélat  pour  elles. 


J'étois  fâche,  mes  Filles,  de  n'être  pas  venu  hier 
solenniser  les  saints  mystères  de  la  croix  avec  vous  : 
mais  j'ai  l'expe'rience  que  tous  les  jours  sont  bons  et 
saints ,  et  que  toutes  les  solennités  de  l'Eglise  ont 
leurs  lumières  propres  et  particulières ,  pour  la  sanc- 
tification des  âmes.  Ce  sont  autant  d'astres  lumineux 
et  d'étoiles  brillantes,  qui  ornent  l'Eglise,  et  qui 
nous  illuminent  par  les  influences  de  leurs  lumières. 
Je  trouve  heureusement  qu'aujourd'hui  se  rencontre 
la  fête  de  sainte  Monique,  qui  est  votre  modèle,  mes 
Filles,  en  l'exercice  de  votre  institut,  dans  son  zèle, 
dans  sa  charité,  dans  le  soin  et  la  sollicitude  qu'elle 


5o8  SUn    LES    DEVOIRS 

a  eus,  et  par  les  travaux  quelle  a  soutenus,  n'épar- 
gnant rien  pour  obtenir  et  pour  procurer  la  con- 
version de  son  fils.  He',  ne  savez-vous  pas  que  ce 
sont  ses  soupirs  et  ses  gémissemens ,  ses  larmes  et 
ses  continuelles  prières  qui  ont  enfanté  saint  Augus- 
tin à  la  grâce  ?  Que  voil^  une  belle  ide'e ,  pour  vous 
conduire  dans  vos  emplois,  et  dans  tout  ce  que  vous 
avez  à  faire  dans  l'instruction  des  enfans  ! 

Il  est  vrai  que  vous  ne  trouvez  pas  dans  cette 
jeunesse ,  qui  vous  est  confie'e ,  les  grands  crimes 
qu  avoit  sainte  Monique  à  combattre  et  à  de'truire 
dans  son  fils  :  quoique  cela  ne  soit  pas ,  elles  ont 
néanmoins  le  principe  de  tous  les  vices ,  par  cet  hé- 
ritage funeste  que  nous  tenons  d'origine.  Notre  mère 
Eve  est  la  première  qui  a  péché  :  le  mal  a  commencé 
par  une  femme;  le  péché  s'est  introduit  par  votre 
sexe;  il  s'y  achève,  il  s'y  perpétue  et  se  dilate  dans 
tous  les  âges.  Cette  source  maligne  se  trouve  en  ces 
jeunes  filles,  et  se  répand  dans  tout  le  cours  de  leur 
vie.  Quand  donc  vous  en  voyez  d'épanchées ,  sujettes 
à  discourir,  opiniâtres,  rebelles,  qui  se  portent  à 
l'oisiveté ,  et  surtout  indociles ,  vous  ne  sauriez  trop 
gêner  celles  que  vous  voyez  enclines  à  ces  mauvaises 
dispositions  ;  et  ce  doit  être  là  le  sujet  de  vos  larmes , 
et  de  vos  gémissemens.  Vous  devez  prier  et  soupirer 
pour  elles  devant  notre  Seigneur,  sur  le  préjugé 
des  grands  maux  qui  en  peuvent  arriver  dans  la 
suite  :  car  l'indocilité  est  le  commencement  de  tous 
les  vices;  et  cette  charité,  qui  fait  profiter  dans  le 
salut  [  des  autres,  ]  doit  non-seulement  vous  affliger 
et  vous  causer  des  gémissemens  en  la  présence  de 
Dieu  ;  mais  il  faut  encore  qu'elle  vous  anime  à  tra- 


DE    LA    VIE    RELIGIEUSE.  Gog 

vailler  fortement,  pour  déraciner  jusqu'aux  moindres 
semences  du  mal  ;  parce  que  l'efficacité'  malheureuse 
du  pe'ché  se  de'veloppe  avec  l'âge. 

Vous  devez  donc,  mes  Filles,  veiller  beaucoup 
sur  elles  et  sur  vous-mêmes  dans  l'exercice  de  votre 
institut,  lorsque  vous  y  êtes  employées,  pour  faire 
en  sorte  qu'elles  ne  voient  rien  en  vous  qui  ne  les 
porte  au  bien,  et  qui  ne  leur  persuade  la  vertu  :  et 
surtout  ne  soyez  point  oisives  devant  elles;  parce 
que  vous  leur  devez  l'exemple.  Je  vous  recommande 
très-expressément  de  ne  les  point  porter  à  avoir  cet 
air  de  distinction  des  modes  et  des  vanités  du  monde  : 
car  de  la  vanité ,  qui  les  porte  à  l'immodestie ,  on 
tombe  malheureusement  dans  l'impureté.  Je  sais 
bien  qu'il  y  a  des  païens  qui  les  aiment  de  la  sorte , 
et  qui  les  veulent  voir  ce  qu'on  appelle  enjouées , 
agréables  et  jolies  :  mais,  je  vous  prie,  n'ayez  point 
de  condescendance  pour  eux,  ne  les  écoutez  point, 
tenez  ferme  j  et  faites-leur  entendre  que  le  plus  bel 
ornement  d'une  fille  chrétienne  est  la  modestie,  la 
pudeur  et  l'humilité.  Voilà  les  dispositions  qu'elles 
doivent  avoir  sortant  de  chez  vous  ;  voilà  ce  qu'elles 
doivent  apprendre  auprès  des  épouses  de  Jésus- 
Christ  et  entre  leurs  mains,  c'est  de  conformer  leurs 
mœurs  à  la  piété  et  aux  maximes  du  christianisme, 
pour  animer  de  cet  esprit  tous  les  états  et  toutes  les 
actions  de  leur  vie. 

Pour  vous,  mes  Filles,  renouvelez-vous  dans  tous 
vos  bons  propos;  je  vous  y  exhorte  par  les  entrailles 
de  la  miséricorde  de  Dieu  :  renouvelez-vous  et  sou- 
venez-vous de  la  sainteté  de  votre  vocation,  et  pour- 
quoi vous  avez  quitté  le  monde  :  c'a  été  pour  vivre 


5lO  SUR    LES    DEVOIRS 

dans  la  retraite ,  dans  la  solitude ,  et  de  la  vie  de 
Jésus-Christ ,  séparées  du  tumulte  et  des  embarras 
du  siècle,  et  pour  vous  unir  à  Dieu  dans  cet  heu- 
reux état  de  séparation  de  toutes  les  choses  d'ici-bas. 
Mais  souvenez-vous  aussi  que  le  démon  travaille  in- 
cessamment pour  vous  perdre ,  et  pour  détruire  en 
vous  l'œuvre  de  Dieu  ;  et  s'apercevant  des  bons 
effets  qu'a  déjà  produits  la  visite,  il  fera  comme  il 
est  dit  dans  l'Evangile  (0  :  étant  sorti  d'une  de- 
meure qu'il  avoit  occupée ,  la  trouvant  nette  et  pu- 
rifiée, il  se  propose  d'y  venir;  il  lui  donne  de  nou- 
velles attaques,  et  appelle  ses  semblables  pour  user 
même  de  violence.  Ainsi,  après  avoir  été  chassé  et 
contraint  de  s'éloigner  de  ce  lieu,  par  les  grâces 
que  Dieu  vous  a  conférées  par  notre  ministère  en 
cette  visite ,  voulant  s'approcher  encore  de  cette 
maison ,  qu'il  avoit  tâché  de  troubler  et  d'inquiéter 
ci-devant  par  ses  ruses  ;  la  trouvant ,  dis-je ,  mainte- 
nant dans  le  repos  et  dans  le  calme ,  ornée  et  parée  , 
cet  ennemi  de  la  paix  viendra,  n*en  doutez  point, 
mes  Filles,  pour  attaquer  derechef  la  place.  Cet 
ennemi  de  votre  salut  redoublera  ses  suggestions,  et 
fera  tous  ses  efforts  pour  y  rentrer  par  de  nouvelles 
batteries. 

Veillez  donc  et  priez,  de  peur  de  la  tentation  ; 
car  la  chair  est  infirme  :  craignez,  mes  Sœurs,  ce 
serpent  qui  entre  et  qui  s'insinue  par  les  sens,  en 
glissant  son  venin  malicieusement  et  imperceptible- 
ment :  défiez- vous  de  cet  esprit  rusé;  ce  n'est  qu'un 
trompeur.  Il  vous  dira  comme  à  nos  premiers  pa- 
rens  :  «  Vous  serez  comme  des  dieux  ('^)  »  ;  mais  ne 

C>j  Matt.  xu.  43  *t  seq.  —  W  G^nes.  ui.  5. 


DE    LÀ    VIE    RELIGIEUSE.  5lï 

Fécoùtez  pas ,  ne  vous  laissez  pas  séduire  :  car  que 
prétend  ce  malin  par  ce  langage,   sinon  de  vous 
faire  raisonner  ,  de  vous  faire  présumer  et  de  vous 
élever,  en  vous  persuadant  ce  qui  seroit  contraire 
à  la  soumission  et  à  la  docilité  ?  Il  vous  portera  à 
vous  imaginer  que  vous  pouvez  bien  vous  dispenser 
de  cette  humble  obéissance  ,  et  de  tant  de  renonce- 
mens  à  vous-mêmes.  Vous  serez  comme  des  dieux  ; 
je  veux  dire  qu'il  vous  fera  croire  que  vous  êtes  au- 
dessus  de  tout ,    que  vous  avez  des  lumières ,  de 
bonnes  raisons  :  tout  cela  tendra  à  vous  jeter  dans 
l'indépendance.  Ne  croyez  point  ce  tentateur  ;  ne 
vous  laissez  point  séduire  par  les  suggestions  de  ce 
serpent.  Non  ,  mes  Filles,  ce  n'est  point  comme  des 
dieux  que  vous  devez  être  j  c'est  comme  Jésus-Christ 
humilié  et  obéissant;  c'est  comme  Jésus  Christ  souf- 
frant et  crucifié  qu'il  faut  que  vous  soyez  :  ce  doivent 
être  là  toutes  vos  prétentions  :  tous  vos  désirs  ne 
doivent  vous  élever  qu'à  tendre  sans  cesse  à  vous 
rendre  en  tout  semblables  à  lui  par  les  humiliations 
de  la  croix.  L'ennemi  de  votre  bien  pourra  même 
vous  dire ,  pour  vous  décevoir  et  pour  vous  tromper  : 
Vous  ne  mourrez  pas  (0  ;  non,  non,  vous  ne  mour- 
rez pas  :  ce  n'est  pas  là  grande  chose  ;  ce  ne  sera 
pas  là  un  péché  mortel  :  quand  je  me  dispenserai  de 
cette  soumission  parfaite,  de  cette  humble  et  paisible 
disposition;  ce  n'est  point  là  si  grande  chose.  Toute- 
fois sachez ,  mes  Filles ,  que  tout  péché  volontaire 
dispose  au  péché  mortel  qui  tue  l'ame ,  et  qu'il  ne 
faut  pas  qu'une  épouse  de  Jésus-Christ  se  livre  à 
aucune  infidélité  :  quand  même  ce  ne  seroit  pas  un 

(•)  Gènes,  m.  \. 


5l2  SUIILESDEVOIIIS 

péchë,  vous  devez  appréhender  et  fuir  tout  ce  qui 
est  capable  d'offenser  les  yeux  de  votre  divin  Epoux. 

Renouvelez -vous  donc  aussi,  mes  Filles,  dans 
Tesprit  de  votre  vocation  :  souvenez-vous  de  votre 
consécration,  de  Toblation  et  du  sacrifice  de  vos 
vœux  de  chasteté,  de  pauvreté  et  d'obéis  ance. 

Et  premièrement  la  chasteté  :  la  perfection  de 
cette  noble  vertu  est  un  retranchement  général  de 
tous  plaisirs  des  sens.  Je  n'entends  pas  parler  ici  de 
ces  vices  grossiers,  qui  ne  se  doivent  pas  seulement 
nommer  parmi  nous ,  ni  de  la  privation  des  plaisirs 
légitimes  du  monde  :  mais  vous  devez  surtout  la  faire 
consister  dans  cette  pureté  intérieure  de  l'ame,  dans 
cette  mortification  parfaite  des  sentimens  de  la  na- 
ture ;  ne  souffrir  nulle  attache  ni  aucun  désir  de 
satisfaire  les  sens ,  pas  le  plus  petit  plaisir  hors  de 
Dieu  ;  et  de  plus,  ne  souffiir  aucun  amour  étranger, 
qui  puisse  partager  vos  cœurs  :  car  des  épouses  de 
Jésus-Christ  ne  le  doivent  jamais  partager  ni  diviser 
pour  la  créature.  Ce  cœur  est  à  lui  :  vous  le  lui  avez 
donné  tout  entier  lorsque  vous  vous  êtes  consacrées 
à  son  service.  Fuyez  donc,  mes  Filles,  et  ayez  en 
horreur  ces  amitiés  qui  le  divisent.  Evitez ,  comme 
un  très-grand  mal,  ces  liaisons  particulières;  fuyez, 
comme  la  peste,  les  partialités,  ces  liens  particuliers 
qui  vous  désunissent  du  général;  c'est  à  quoi  vous 
devez  penser  sérieusement.  Qu'il  n'y  en  ait  donc 
point  entre  vous,  mes  Filles,  à  l'avenir,  si  vous  vou- 
lez être  parfaitement  à  Jésus-CÎirist  votre  Epoux. 

Le  vœu  de  pauvreté  vous  oblige  premièrement  à 
être  pauvres  en  commun  ;  c'est-à-dire ,  mes  Filles , 
qu'il  faut  que  vous  ménagiez  toutes  le  bien  de  la 

communauté, 


DE    LA    VIE    RELIGIEUSE.  5l3 

communauté ,  prenant  garde  à  ne  le  point  consom- 
mer sans  véritable  besoin  :  que  toutes  aient  le  né- 
cessaire ;  mais  rien  de  superflu  et  d'inutile  ,  non 
point  par  épargne  ni  par  une  avarice  sordide  ;  mais 
par  un  esprit  de  pauvreté  et  de  vrai  dénuement  in- 
térieur ,  qui  vous  fasse  passer  légèrement  sur  les 
choses  de  la  vie  humaine ,  et  qui  vous  rende  fidèles 
à  ne  vous  y  pas  répandre  et  attacher  ;  mais  plutôt  à 
vous  en  dégager  pour  l'amour  de  Jésus-Christ,  en 
qui  vous  avez  toutes  choses.  Que  l'esprit  de  cette 
humble  pauvreté  soit  donc  parmi  vous  :  ayez  soin 
de  ne  rien  perdre,  de  ne  rien  dissiper,  et  de  ne 
rien  laisser  gâter.  Epargnez  le  bien  de  la  maison  ; 
parce  que  vous  êtes  des  pauvres ,  et  parce  que  c'est 
le  bien  de  Dieu,  dont  il  vous  donne  l'usage  seule- 
ment pour  votre  besoin ,  et  non  pour  vous  permettre 
aucunes  superfluités  ni  satisfactions  inutiles.  Les 
gens  pauvres  ne  portent  leurs  pensées  qu'aux  choses 
expressément  nécessaires  dans  leur  état  d'indigence, 
où  nous  voyons  que  le  moindre  déchet  leur  est  de 
conséquence.  Dans  un  triste  ménage ,  un  pot  cassé 
est  une  perte  considérable.  Souvenez -vous  donc, 
mes  Filles,  que  vous  êtes  des  pauvres,  et  que  vous 
devez  par  conséquent  ménager  le  bien  de  la  reli- 
gion ,  qui  appartient  à  Dieu  ;  et  qu'étant  les  épouses 
de  Jésus-Christ  pauvre,  vous  devez  chérir  sa  pau- 
vreté. Il  y  a  des  occasions  qui  sont  de  légitimes  ob- 
jets de  libéralité,  et  où  la  piété  l'inspire,  comme  la 
charité  envers  les  pauvres ,  le  soulagement  des  misé- 
rables et  des  affligés  ;  et  encore  le  zèle  pour  la  déco- 
ration des  saints  autels ,  selon  les  moyens  que  Dieu 
en  donne. 

BOSSUET.  XIV.  33 


5l4  SUR    LES    DEVOIRS 

Mais  il  y  a  une  seule  chose,  mes  Filles,  où  vous 
devez  toujours  êtrelibe'rales;  c'est  envers  vos  pauvres 
Sœurs  infirmes  et  malades.  Il  ne  faut  point  craindre 
ici  de  l'être  trop  à  leur  égard;  puisque  vous  devez 
même  prévenir  jusqu'à  leurs  petits  besoins,  pour  évi- 
ter les  sujets  de  plaintes  et  de  murmures,  quoiqu'il 
faille  toujours  mortifier  la  nature  :  mais  quand  elle 
est  surchargée  et  accablée  par  la  maladie ,  c'est  alors 
qu'il  faut  la  soulager  avec  douceur  et  charité ,  sans 
rien  négliger  ni  épargner  pour  son  soulagement. 
Toutefois ,  il  ne  faut  pas  avoir  égard  aux  petites  dé- 
licatesses :  il  ne  faut  rien  accorder  à  la  nature ,  mais 
tout  au  besoin.  Estimez  donc,  mes  Filles,  les  ma- 
lades ;  aimez  -  les ,  respectez  -  les  et  les  honorez  , 
comme  étant  consacrées  par  l'onction  de  la  croix, 
et  marquées  du  caractère  de  Jésus-Christ  souffrant. 
Comme  il  faut  représenter  les  vrais  besoins  à  la 
mère  supérieure ,  c'est  à  elle  aussi  à  y  pourvoir  cha- 
ritablement :  mais  il  se  faut  abandonner,  et  se  dé- 
gager des  trop  grands  empressemens  de  la  nature. 
Faites  état,  mes  Filles,  de  la  pauvreté  que  vous  avez 
vouée  et  que  vous  professez;  aimez-la ,  même  dans 
le  temps  de  la  maladie  ;  et  partout ,  accoutumez- 
vous  à  faire  tous  les  jours  une  circoncision  spiri- 
tuelle, qui  vous  fasse  éviter  l'inutilité  et  retrancher 
le  superflu.  C'est  à  quoi  vous  devez  tendre ,  et  ce 
que  votre  saint  état  vous  demande  et  vous  prescrit. 

Pour  ce  qui  est  de  l'obéissance ,  c'est  le  fondement 
solide  de  la  vie  religieuse.  C'est  en  cette  vertu,  mes 
Filles,  où  Ton  trouve  la  joie,  la  paix  véritable  du 
cœur,  et  la  sûreté  entière  clans  l'état  que  vous  avez 
embrassé  ;  ainsi  vous  devez  mettre  en  cette  vertu 


DE    LA    VIE    RELIGIEUSE.  5l5 

toute  votre  perfection.  De  plus,  vous  devez  y  trou- 
ver le  repos  de  vos  âmes,  et  chercher  en  elle  un 
véritable  contentement  ;  car  hors  de  là ,  vous  ne 
rencontrerez  qu'incertitude ,  qu'égarement  et  que 
trouble.  Reposez-vous  donc,  mes  Filles,  entière- 
ment sur  l'obéissance ,  et  regardez-la  toujours  comme 
le  principe  de  votre  avancement  et  de  votre  salut. 
Obéissez  à  vos  supérieurs  avec  un  esprit  de  douceur, 
d'humilité  et  de  soumission  parfaite,  sans  murmure 
ni  chagrin.  En  toutes  choses  soumettez  votre  juge- 
ment à  celui  de  l'obéissance ,  avec  une  entière  doci- 
lité ,  ne  donnant  point  lieu  à  votre  esprit  propre  de 
raisonner  et  de  réfléchir  sur  ce  que  les  supérieurs 
vous  ordonnent,  et  sur  les  dispositions  qu'ils  font 
de  vous.  Obéissez-leur  comme  à  Jésus-Christ  :  cher- 
chez ,  mes  Filles ,  la  paix  et  le  repos  dans  l'obéis- 
sance ;  vous  ne  la  trouverez  pas  ailleurs. 

Je  vous  l'ai  dit  au  commencement,  et  je  vous  le 
dis  encore  :  soyez  soumises,  soyez  dociles  et  parfai- 
tement résolues  de  travailler  à  votre  perfection  : 
vous  y  devez  tendre  et  aspirer  incessamment  par  la 
fidélité  en  la  pratique  de  ces  vertus.  C'est  votre  état 
qui  vous  y  oblige  expressément,  pour  remplir  di- 
gnement les  devoirs  de  votre  vocation ,  et  vous  ac- 
quitter de  vos  promesses  et  de  vos  vœux.  Voilà 
Tunique  désir  que  vous  devez  avoir  :  votre  salut  en 
dépend  ;  car  rarement,  faites  attention  à  ceci,  fait-on 
son  salut  en  religion,  si  on  ne  tend  à  la  perfection. 
Non ,  je  ne  crois  point,  et  ce  n'est  point  mon  opi- 
nion, qu'une  religieuse  se  sauve  quand  elle  n'est 
point  dans  la  résolution  de  tendre  à  cette  perfec- 
tion,  quand  elle  n'y  aspire  point,  et  qu'elle  n'y 


5l6  SUR    LES    DEVOIRS 

veut  point  travailler.  Portez -y  donc,  mes  Filles, 
tous  vos  de'sirs  ;  aspii  ez-y  de  tout  votre  cœur  ;  tra- 
vaillez-y sans  relâche  jusqu'à  la  mort  :  envisagez 
toujours  le  plus  parfait  ;  ayez  à  cœur  de  garder  les 
plus  petites  règles,  sans  toutefois  trop  de  scrupule. 
Attachez-vous  aux  pratiques  solides  qui  conduisent 
à  la  perfection ,  et  non  pas  à  ces  craintes  scrupu- 
leuses qui  ne  sont  point  la  véritable  vertu.  Ne  crai- 
gnez point  de  vous  soumettre  à  certains  petits  sou- 
lagemens  ,   aux  jours  de  jeûne  ,  que  l'obéissance 
ordonne  de  prendre  a  celles  qui  sont  dans  l'emploi 
de  l'institut.  Ce  n'est  pas  pour  satisfaire  la  nature 
que  l'on  désire  cela  et  qu'on  vous  l'ordonne  ;  mais 
pour  soulager  et  subvenir  à  la  foiblesse ,  et  pour 
mieux  supporter  la  fatigue  et  le  travail  de  l'instruc- 
tion. Vos  règles  sont  bien  faites  ;  elles  ont  été  exa- 
minées et  approuvées  :  celles  qui  vous  ont  précédées 
en  ont  usé  de  même.  Allez  en  esprit  de  confiance; 
marchez  avec  sûreté  en  obéissant,  et  quittez  ces 
appréhensions  frivoles  :  je  vous  décharge  de  toutes 
ces  vaines  craintes;  je  lève  tous  les  scrupules  :  ce 
n'est  point  sur  ces  sujets  que  vous  devez  tant  craindre; 
mais  vous  devez  toujours  appréhender  la  négligence 
en  l'acquit  de  vos  devoirs.  Estimez  et  embrassez 
toutes  les  pratiques  de  la  vie  religieuse  avec  ferveur 
et  amour;  car  toutes  ces  choses  vous  conduiront  in- 
failliblement à  la  plus  haute  perfection  :  ce  sont  des 
degrés  qui  vous  y  doivent  acheminer  tous  les  jours. 
C'est  dans  l'exacte  observance  de  vos  vœux  et  de  vos 
règles ,  où  vous  devez  faire  consister  toute  votre  per- 
fection. Ce  n'est  pas  dans  ces  entretiens,  ni  dans  ces 
belles  paroles ,  ni  même  d^s  ces  sublimes  contem- 


DE    LA    VIE    RELIGIEUSE.  Sj^ 

plations,  vaines  et  apparentes^  qu'elle  consiste  :  non, 
ce  n'est  point  dans  toutes  ces  ële'vations  de  l'esprit; 
mais  elle  est  uniquement  et  très-assurément  dans  la 
pratique  d'une  profonde  humilité  et  parfaite  obéis- 
sance. 

Croyez-moi,  mes  Filles,  et  ne  pensez  donc  plus 
qu'à  votre  perfection.  Laissez -vous  conduire  sans 
résistance  ;  je  yous  en  conjure  par  les  entrailles  de 
la  miséricorde  de  Dieu.  Jusqu'à  présent  je  ne  vous 
ai  parlé  qu'avec  douceur ,  charité ,  bénignité  et  mi- 
séricorde :  je  n'ai  fait  peine  à  personne  ;  j'ai  tout 
ménagé,  tout  épargné;  j'ai  même  tout  pardonné  et 
tout  oublié.  Je  n'ai  point  voulu  faire  confusion  à 
personne;  il  n'y  en  a  pas  une  qui  puisse  se  plaindre 
d'avoir  été  traduite  devant  les  autres  :  personne  ne 
peut  dire  qu'on  ait  diminué  sa  réputation ,  ni  qu'on 
l'ait  déshonorée  en  la  présence  de  ses  sœurs.  Mais 
que  dis- je,  déshonorée?  Seroit-ce  un  déshonneur 
pour  une  religieuse,  de  lui  faire  trouver  et  pratiquer 
l'humilité  ?  Bien  loin  donc  de  reprendre  et  corriger 
personne,  je  vous  ai  toutes  mises  à  couvert  jusqu'à 
présent  ;  j'ai  usé  de  toutes  sortes  de  douceur  :  mais 
si ,  à  l'avenir ,  il  y  en  avoit ,  à  Dieu  ne  plaise ,  quel- 
ques-unes indociles,  désobéissantes  à  nos  ordres, 
rebelles  à  nos  lois,  et  qui  ne  fussent  pas  disposées  à 
profiter  de  notre  douceur  et  bénignité  ;  qu'elles 
prennent  garde  d'irriter  la  colère  de  Dieu,  et  de 
nous  contraindre  de  changer  notre  première  dou- 
ceur en  sévérité  et  en  rigueur;  qu'elles  ne  nous 
obligent  pas  à  exercer  sur  elles  la  puissance  ecclé- 
siastique. Nous  savons  le  pouvoir  que  l'Eglise  nous/ 


5l8  SUll    LES    DEVOIRS 

donne  par  notre  autorité  e'piscopale  :  nous  n'igno- 
rons pas  que  Dieu  nous  met  en  main  cette  puissance 
de  TEglise,  pour  châtier  les  esprits  rebelles,  et  pour 
leur  faire  sentir  toute  sa  sévérité. 

Voulez -vous,  disoit  saint  Paul  à  des  gens  opi- 
niâtres (0,  que  je  vienne  à  vous  avec  la  verge  en 
main  et  en  esprit  de  rigueur ,  ou  bien  avec  douceur 
et  suavité  ?  J'en  dis  de  même  ;  si  vous  m'obligez  de 
prendre  cette  verge  de  correction ,  cette  verge ,  dis-je, 
qui  est  capable  de  confondre ,  d'abattre  et  d'écraser 
en  vous  anéantissant  jusqu'au  centre  de  la  terre. 
Lorsque  nous  sommes  contraints  d'en  frapper  les 
désobéissans  et  contumaces,  et  d'exercer  ce  pouvoir 
redoutable,  cela  est  capable  de  faire  trembler,  et 
je  frémis  moi-même  quand  j^  pense  ;  car  c'est  le 
commencement  du  jugement  de  Dieu ,  et  même  c'est 
l'exécution  de  la  sentence  qu'il  prononcera  inté- 
rieurement contre  une  ame  rebelle  et  indocile.  Au 
nom  de  Dieu,  mes  Filles,  ne  me  contraignez  pas  de 
vous  traiter  de  la  sorte  ;  soyez  dociles  et  parfaite- 
ment soumises  h  toutes  nos  ordonnances  :  ne  mé- 
prisez pas  la  grâce  ;  ne  l'outragez  point  indignement  : 
prenez-y  garde ,  mes  Sœurs.  Quoi,  seroit-il  possible 
qu'il  y  en  eût  quelqu'une  de  vous  qui  voulût  nous 
percer  le  cœur  et  en  même  temps  le  sien,  et  me  na- 
vrer de  douleur  par  sa  perte  et  sa  rébellion  ?  Ne  me 
donnez  pas  ce  déplaisir,  et  celui  de  me  voir  obligé 
d'accuser  et  citer  au  jugement  de  Dieu  celles  qui 
n'auroient  point  fait  profit  de  nos  paroles  et  de  nos 
instructions.  Pour  éviter  ce  malheur ,  gravez  -  les , 
(')  /.  Cor.  IV.  21. 


DE    LA    VïE    llELIGlEUSi:.  BîQ 

je  VOUS  conjure ,  au  milieu  de  vos  cœurs  et  de  votre 
esprit;  imprimez-les  dans  votre  ame,  et  générale- 
ment dans  toute  votre  conduite  intérieure  et  exté- 
rieure, et  ne  les  oubliez  jamais.  Croyez,  mes  Filles, 
que  tous  nos  soins,  nos  peines,  nos  veilles,  nos  sol- 
licitudes, nos  regards,  nos  paroles,  et  enfin  toutes 
nos  actions  sont  formées  et  animées  par  l'esprit  et 
la  charité  de  Jésus-Christ ,  qui  réside  en  nous  par 
la  dignité  de  notre  caractère,  et  sortent  même  des 
entrailles  de  la  miséricorde  de  Dieu,  pour  vous 
conférer  la  grâce  à  laquelle  il  faut  que  vous  soyez 
fidèles;  en  sorte  que  vous  ne  pensiez  plus  qu'à  servir 
Dieu  avec  tranquillité  et  perfection. 

Ainsi,  mes  Filles,  à  présent  que  vous  m'avez 
toutes  déchargé  vos  cœurs ,  soyez  en  paix  ;  et , 
comme  je  vous  disois  au  commencement  de  cette 
visite ,  que  tout  ce  que  vous  me  diriez  ma  con- 
science en  demeureroit  chargée;  au  contraire,  ce 
que  vous  me  tairiez  vous  en  demeureriez  chargées 
vous-mêmes  :  vous  y  avez  tout  déposé,  vous  m'avez 
parlé  toutes  avec  simplicité  et  ouverture  de  cœur. 
Demeurez  à  présent  paisibles ,  soumises  et  dans  la 
douceur ,  comme  de  véritables  servantes  de  Dieu. 
Je  vous  puis  rendre  ce  témoignage,  pour  votre 
consolation ,  qu'il  y  a  dans  cette  maison  de  bonnes 
âmes  qui  ont  de  la  vertu  ,  qui  veulent  la  perfection 
et  désirent  beaucoup  de  se  renouveler  encore.  Vivez 
donc  en  repos  et  dans  le  silence  :  ayez  un  soin  et 
une  vigilance  toute  spéciale  de  vous  avancer  de  jour 
en  jour  dans  les  plus  hautes  vertus  :  marchez  à 
g^rands  pas  à  la  perfection  de  votre  état.  Si  vous 
continuez  ,  mes  Filles,  dans  les  bonnes  dispositions 


520  SUR    LES    DEVOIRS 

OÙ  je  vous  vois  toutes,  vous  serez  vraiment  ma  joie, 
ma  consolation  et  ma  couronne  au  jour  du  Seigneur. 
Voilà ,  mes  chères  Filles ,  ce  que  j'attends  et  espère 
de  vous  :  donnez-moi  cette  consolation  ;  respectez- 
vous  les  unes  les  autres  :  je  vous  le  dis  et  vous  le 
recommande  derechef.  Car  enfin ,  mes  Filles ,  vous 
êtes  l'ornement  de  l'Eglise,  vous  en  faites  la  plus 
belle  partie ,  vous  êtes  la  portion  et  le  troupeau  de 
Jésus-Christ,  Ne  de'ge'ne'rez  pas  de  ces  nobles  et  su- 
blimes dignités;  ne  démentez  pas  aussi  cette  qualité 
si  auguste  d'être  les  épouses  de  Jésus  -  Christ  ;  ne 
déshonorez  pas  votre  mère  la  sainte  Eglise,  et  ne 
blessez  pas  le  cœur  de  son  Epoux,  qui  seroit  percé 
de  douleur  s'il  ne  vous  voyoit  pas  tendre  à  la  pra- 
tique des  vertus  solides. 

Après  vous  avoir  exhortées  à  la  perfection  de 
votre  état,  comme  j'y  suis  obligé  par  mon  ministère; 
quoiqu'en  perfectionnant  les  autres  nous  nous  lais- 
sions tomber  malheureusement  tous  les  jours  dans 
des  fautes,  et  qu'en  veillant  sur  autrui  nous  ne  pre- 
nions pas  assez  garde  à  nous-mêmes  :  je  vous  dirai 
comme  saint  Paul  (0,  que  je  crains  qu'après  avoir 
enseigné  et  prêché  les  autres,  je  ne  sois  moi-même 
condamné  de  Dieu,  Demandez  donc  pour  moi  sa 
miséricorde,  dont  j'ai  tant  de  besoin  pour  opérer 
mon  salut ,  afin  que  je  ne  sois  pas  jugé  au  dernier 
jour  à  la  rigueur.  Je  m'en  vais ,  mais  ce  ne  sera  pas 
pour  long-temps  ;  et  si  les  affaires  de  l'Eglise  m'o- 
bligent à  m' éloigner  un  peu  de  vous,  c'est  par  né- 
cessité; et  je  puis  dire  avec  saint  Paul  (2),  que  si  je 
m'absente  de  corps,  je  demeure  en  esprit  avec  vous. 

(0  /.  Cor.  IX.  37.  —  {?)  Ibid.  v.  3. 


DE    LÀ    VIE    RELIGIEUSE.  5^1 

Je  ne  vous  oublierai  point  ;  vous  serez  toutes  aussi 
présentes  à  mon  esprit,  et  encore  plus  particuliè- 
rement depuis  cette  visite  que  devant. 

Mais  faites  en  sorte  que  j'aie  la  consolation  d'en- 
tendre dire  à  mon  retour,  quil  n'y  a  plus  dans 
cette  maison  qu'un  même  cœur  en  l'esprit  de  Jésus- 
Christ,  par  le  lien  d'une  très -étroite  charité;  que 
je  ne  trouve  ici  rien  de  bas ,  rien  de  rampant,  point 
d'amusemens ;  en  un  mot,  faites  que  j'apprenne  que 
l'on  a  profité  de  nos  avis ,  de  nos  instructions  et  de 
nos  ordonnances.  Ah,  que  je  souhaiterois,  mes  Filles, 
que  vous  pussiez  toutes  parvenir  à  cette  parfaite  con- 
formité que  vous  devez  avoir  avec  votre  Epoux  !  ce 
seroit  pour  lors  que  vous  seriez  remplies  d'une  abon- 
dance de  grâces  que  l'on  ne  peut  pas  exprimer. 
Quelle  gloire  pour  vous  d'être  ainsi  pénétrées  de 
Dieu  !  quel  bonheur ,  quelle  félicité  ,  quel  excès  , 
quelle  joie  et  consolation  !  quelle  exultation  et  quel 
triomphe  au  jour  du  Seigneur ,  auquel  vous  par- 
viendrez toutes,  comme  j'espère  et  désire,  par  la 
miséricorde  de  Jésus-Christ ,  lequel  je  prie  de  vous 
remplir  de  grâce  en  ce  monde  et  de  gloire  en  l'autre  ; 
et  en  son  nom,  je  vous  bénis  toutes. 

Monseigneur  ayant  fini  son  exhortation  j  étant 
debout j  et  près  de  monter  au  parloir  pour  revoir 
en  particulier  une  seconde  fois  la  communauté  j  dit 
encore^  avant  que  de  nous  quitter^  ce  peu  de  motSj, 
dignes  d'être  remarqués  : 

Ressouvenez -vous  de  la  dignité  et  de  l'état  de 
votre  profession  ,  de  la  sainteté  de  votre  vocation  et 
des  saintes  obligations  de  votre  baptême;  et  répan- 


^'17,  SUR  LES  DEVOmS  DE  LA  VIE  RELIGIEUSE. 

dez  continuellement  l'esprit  de  ces  grandes  grâces 
dans  toutes  vos  dispositions  intérieures  et  extérieures. 
Ne  vous  occupez,  mes  Filles,  que  de  votre  perfec- 
tion ,  allant  toujours  en  avant  vers  Votre  patrie,  ou- 
bliant les  choses  qui  sont  en  arrière ,  pour  vous 
lîâter  de  parvenir  jusqu'à  Jésus-Christ,  parce  que  la 
distance  est  grande  et  le  chemin  est  long ,  pour  arri- 
ver à  ce  terme  qui  est  Jésus -Christ. 

^  la  Jîn  du  manuscrit  on  lit  encore  ces  paroles  : 
Les  vierges  sont  le  fruit  sacré  de  la  chasteté  féconde 
des  évêques. 


SUR    LA    PERFECTION    RELIGIEUSE.  523 


CONFÉRENCE 


FAITE 

DEVAINT  LES  RELIGIEUSES  URSULINES 
DE  MEAUX. 

Terrible  compte  qu  elles  auront  à  rendre  des  grâces  qu  elles  ont 
reçues.  Perfection  qu  exigent  d'elles  les  vœux  qu  elles  ont  faits  dans 
leur  profession.  Tendresse  et  sollicitude  pastorale  du  prélat  pour 
ses  filles.  Motifs  qui  l'obligent  d'exiger  d'elles  une  obéissance  entière. 
Etroite  union  qu'il  désire  voir  régner  entre  elles. 


Quid  hoc  audio  de  te  ?  Reddc  rationem  villicalionis  tuœ. 

Qu  est-ce  que  j'entends  dire  de  vous?  Rendez  compte  de 
votre  administration.  Ce  sont  les  paroles  de  Jésus-Christ 
dans  l'évangile  de  ce  jour ,  en  saint  Luc,  xvi.  2. 

J  E  suis  bien  aise ,  mes  Filles ,  de  ne  m'en  aller  pas 
sans  vous  dire  adieu  :  mais  c'est  un  court  adieu  , 
puisque  je  ne  m'éloigne  que  pour  peu  de  temps,  et 
j'espère  même  que  je  serai  ici  le  dernier  jour  de  ce 
mois.  Jl  me  semble  que  je  ne  pouvois  mieux  choisir 
que  ces  paroles  pour  le  sujet  de  cette  conférence  , 
pour  vous  laisser  quelque  chose  qui  soit  profitable 
et  utile  à  votre  salut,  et  qui  s'imprime  dans  vos 
cœurs. 

Ces  paroles  de  l'Evangile  s'entendent  d'un  sei- 


524  SUn    LÀ    PERFECTION 

gneur,  qui  ayant  donne  ses  terres  et  confié  son  bien 
à  un  certain  homme,  et  ayant  appris  qu'il  en  fai- 
soit  un  mauvais  usage,  qu'il  avoit  tout  dissipé,  le 
fait  venir  en  sa  présence,  et  lui  dit  ces  paroles: 
«  Qu'est-ce  que  j'entends  dire  de  vous  »  ?  quel  bruit 
est  venu  à  mes  oreilles?  J'ai  appris  que  vous  avez 
dissipé  mes  biens  et  en  avez  fait  un  mauvais  usage  : 
venez,  rendez  compte  de  votre  administration. 

C'est  ce  que  Jésus  -  Christ  dit  à  chacun  de  nous 
en  particulier  :  et  le  premier  sens  de  ces  paroles 
peut  être  appliqué  et  entendu  des  pasteurs.  Et  il  me 
semble  que  j'entends  cette  voix  :  Qu'entends  -  je , 
qu'en tends-je  de  vous?  Rends  compte,  rends  compte 
de  ton  administration.  Où  est  cette  charité  pasto- 
rale ?  où  est  ce  zèle  apostolique  ?  où  est  cette  solli- 
citude ecclésiastique?  où  est  cette  inquiétude  spiri- 
tuelle ?  où  est  cette  charité  chrétienne  ?  où  est  ce 
soin  de  la  perfection  ?  Quand  je  fais  réflexion  à  ces 
paroles ,  je  vous  avoue ,  mes  Filles ,  que  cette  voix 
me  fait  trembler.  Que  puis -je  faire  ,  et  que  puis- je 
répondre,  sinon.  Mon  Dieu,  ayez  pitié  de  moi?  [Il 
ne  me  reste  d'autre  ressource,  que  ]  d'attendre  et 
de  demander  la  miséricorde  de  Dieu ,  et  de  m' aban- 
donner à  sa  providence. 

Mais  il  ne  faut  pas  que  vous  pensiez  que  ces  pa- 
roles soient  mises  dans  l'Evangile,  seulement  pour 
les  pasteurs  de  l'Eglise ,  et  pour  les  personnes  supé- 
rieures ;  elles  s'adressent  aussi  k  tous  les  chrétiens , 
et  à  vous,  mes  Sœurs,  tous  particulièrement.  Car 
«  on  demandera  beaucoup  à  celui  qui  a  reçu  beau- 
»  Coup  (0  »  ;  et  on  demandera  peu  à  celui  qui  a  reçu 

(•)  Luc.  XII.  /i8. 


RELIGIEUSE.  525 

peu.  Jesus-Christ  nous  dit  dans  l'Evangile  (  0  que  celui 
qui  avoit  cinq  talens ,  on  lui  en  demanda  cinq  autres  ; 
et  celui  qui  n'en  avoit  que  deux ,  on  ne  lui  en  de- 
manda que  deux.  C'est  le  Maître  qui  parle,  il  n'y 
a  rien  à  dire  :  sa  parole  est  expresse. 

Qu'avez-vous  reçu  ?  Examinez  un  peu ,  mes  Sœurs, 
les  grâces  que  Dieu  vous  a  faites,  non -seulement 
comme  au  commun  des  chrétiens,  vous  donnant  la 
grâce  du  baptême  et  vous  faisant  enfans  de  Dieu; 
mais  encore  la  grâce  de  la  vocation  religieuse ,  grâce 
pour  suivre  les  conseils  évangéliques  ;  mais  de  plus 
vous  donnant  une  abondance  de  lumières  pour  con- 
noître  les  misères  du  monde,  et  les  difficultés  de  s'y 
sauver.  Envisagez  un  peu  les  occasions  qu'il  y  a  de 
se  perdre  dans  le  monde,  les  scandales,  les  me'di- 
sances,  les  mauvais  exemples,  les  sensualite's ,  les 
dissentions;  et  vous  connoîtrez  les  grâces  que  Dieu 
vous  a  faites,  vous  faisant  entrer  dans  la  religion, 
où  vous  ferez  votre  salut  avec  plus  de  paix ,  de  re-^ 
pos,  et  avec  moins  d'inquiétude  que  dans  le  monde, 
n'ayant  point  de  plus  grande  affaire  que  l'unique 
soin  de  votre  salut.  Prenez  que  je  vienne  aujourd'hui, 
non  pas  comme  une  personne  particulière,  mais  de 
la  part  de  Dieu,  qui  m'envoie  vous  demander  compte 
de  l'administration  de  tous  ses  biens.  Qu'entends-je 
de  vous  ?  Rendez  compte  de  votre  ame  et  de  votre 
vocation  Qu'entends -je  dire  de  vous  ?  Quelles  sont 
ces  négligences  ?  quelles  affections  humaines  !  quel 
oubli  de  votre  ame!  de  votre  ame,  non  pas  parce 
qu'elle  est  votre  ame;  mais  à  cause  qu'elle  appar- 
tient à  Jésus-Christ. 

{})Matt.  xxY.  20,  a  a. 


I 


SaO  SUR    LA    PERFECTION 

Eh  quoi,  mes  Sœurs,  ne  seroitrce  pas  une  déso- 
lation universelle,  et  comment  pourroit-on  vivre 
et  subsister,  si,  ayant  semé  de  bon  grain  dans  ses 
terres ,  on  ne  trouvoit  que  de  méchante  ivraie  ?  Je 
sais  bien  que  la  terre ,  pour  produire  ses  fruits ,  a 
besoin  de  la  rosée  du  ciel  et  des  influences  du  soleil. 
Mais  combien  plus  nos  âmes  ont-elles  besoin  de  ces 
pluies  de  grâce,  de  ces  rosées  célestes,  de  ce  soleil 
de  justice  qui  nous  donne  la  fécondité  des  bonnes 
œuvres  ?  Il  veut  bien  que  nous  nous  servions  des  se- 
cours extérieurs  ;  mais  c'est  lui  qui  donne  Taccrois- 
sement. 

Rendez  compte  d'un  grand  nombre  de  grâces  que 
vous  avez  reçues.  N'avois-je  pas  semé  de  bon  grain 
dans  cette  terre  ?  D'oîi  vient  donc  que  je  ne  trouve 
que  des  ronces  et  des  épines?  Que  font  dans  ce 
cœur  ces  affections  humaines ,  cet  oubli  de  Dieu  et 
de  sa  perfection  ?  Que  fera  - 1  -  on  de  cette  paille 
inutile ,  quand  le  Maître  dira  à  ses  serviteurs  :  «  Que 
»  la  paille  soit  séparée  du  bon  grain;  jetez -la  au 
»  feu,  et  que  le  blé  soit  mis  dans  mon  grenier  (0  »? 
Mes  Sœurs,  si  vous  êtes  cette  paille  inutile  et  qui 
n'est  propre  à  rien ,  vous  serez  jetées  au  feu  de  la 
damnation  éternelle;  et  le  bon  grain  sera  porté 
dans  ces  greniers  non  pas  terrestres  ,  mais  dans  ces 
tabernacles  éternels. 

Ah ,  qu'il  faudroit  souvent  nous  demander  ce 
compte  à  nous-mêmes  ;  afin  qu'il  n'y  ait  rien  à  re- 
dire ,  s'il  se  peut,  à  ce  dernier  et  redoutable  compte 
qu'il  faudra  rendre,  que  personne  ne  pourra  élu- 
der !  Et  c'est  pour  ce  sujet  que  je  vous  le  demande 

(0  Matt.  XIII.  3o.  f 


'  Ill-LIGIEUSE.  527 

aujourd'hui;  afin  d'éviter  cet  éternel  et  épouvan- 
table jugement ,  auquel  il  faudra  que  cette  ame  pa- 
roisse immédiatement  devant  Dieu ,  toute  nue ,  et 
revêtue  seulement  des  bonnes  œuvres  qu'elle  aura 
faites  et  pratiquées  en  ce  monde. 

Où  est  donc  ce  grand  zèle  de  votre  perfection , 
que  vous  devez  avoir,  et  qui  doit  animer  toutes  les 
actions  et  la  conduite  de  votre  vie  ?  Combien  devez- 
vous  faire  état  de  vos  âmes,  qui  ont  été  rachetées 
d'un  grand  prix,  comme  est  le  sang  de  Jésus-Christ? 
«  Dieu  a  tant  aimé  le  monde,  qu'il  a  donné  son  Fils 
»  unique  pour  notre  salut  (0  ».  Et  il  ne  s'est  pas 
contenté  y  cet  aimable  Sauveur,  de  venir  une  fois 
à  nous  dans  le  mystère  de  l'incarnation  ;  il  se  donne 
encore  tous. les  jours  à  nous  par  la  sainte  commu- 
nion ,  dans  le  sacrement  de  son  amour,  pour  em- 
braser nos  cœurs  des  plus  pures  flammes  de  sa  cha- 
rité, et  nous  consommer  en  lui,  comme  il  dit  lui- 
même;  «afin  qu'ils  soient  tous  en  moi,  comme  je 
))  suis  dans  mon  Père  (2)  ».  C'est  Jésus -Christ  qui 
veut  que  nous  ayons  avec  lui  la  même  union  qu'il 
a  avec  son  Père;  jugez  quelle  perfection  cela  de- 
mande de  vous. 

Commençons  donc  à  examiner  sur  vos  vœux-,  et 
les  obligations  que  vous  avez  toutes  de  tendre  à  la 
perfection  de  votre  vocation.  Que  chacune  mette 
la  main  à  la  conscience ,  et  qu'elle  considère  si  elle 
a  cet  esprit  de  pauvreté  exact  et  détaché  de  tout, 
et  même  du  désir  d'avoir  et  de  posséder  quelque 
chose. 

CO  Joan.  m.  16.  —  W  Ibid.  xvii.  21. 


SaS  SUK    LÀ    PERPECTIOW 

La  pauvreté  ne  consiste  pas  seulement  a  vous  dé- 
pouiller de  tous  les  biens,  et  de  toutes  les  commo- 
dités superflues  et  inutiles  ;  mais  encore  du  plus  in- 
time de  l'ame ,  par  un  dépouillement  entier  de  toutes 
les  pensées ,  désirs  et  affections  aux  choses  du  monde. 
Ce  ne  seroit  pas  avoir  une  véritable  pauvreté ,  si  l'on 
avoit  le  moindre  désir  et  attachement  pour  les  choses 
de  ce  monde ,  et  si  l'on  se  portoit  d'inclination  à  ce 
qui  est  des  biens  de  la  terre.  Car  remarquez  ce  que 
dit  saint  Paul  :  «  Une  vierge  ne  doit  s'occuper  que 
»  du  soin  des  choses  du  Seigneur,  et  de  ce  qui  peut 
»  lui  plaire  (0  ».  Si  vous  avez  donc  un  désir,  je  dis  un 
simple  désir  des  choses  de  la  terre ,  vous  n'avez  point 
la  véritable  pauvreté ,  qui  demande  un  dégagement 
entier  des  moindres  attaches;  puisqu'elle  ne  vous 
permet  pas  un  simple  retour  vers  les  choses  de  la 
terre ,  pour  votre  propre  satisfaction  :  mais  il  faut 
que  toute  affection  étrangère  soit  anéantie  en  vous , 
pour  que  votre  cœur  soit  tout  rempli  de  l'amour 
de  votre  divin  Epoux.  Voilà  une  pensée  bien  pro- 
fonde ,  et  une  grande  perfection  à  laquelle  vous 
devez  tendre,  et  à  quoi  vous  devez  faire  de  sérieuses 
réflexions. 

Vous  ne  devez  pas  ignorer  ce  que  c'est  que  d'em- 
brasser la  perfection  évangélique,  de  faire  des  vœux 
de  pauvreté,  de  chasteté,  d'obéissance;  puisque 
vous  vous  êtes  engagées  volontairement.  Donc,  par 
la  pauvreté  intérieure  et  extérieure  que  vous  avez 
vouée,  vous  avez  renoncé  aux  biens ,  aux  honneurs 
et  aux  plaisirs.  Ce  n'est  donc  pas  pratiquer  la  pau- 

(0  /.  Cor.  VII.  3a  et  seq. 

vreté 


RELIGIEUSE.  %^g 

vreté  que  d'avoir  quelque  chose  çn  propre  ;  parce 
que  cela  seroit  contraire  à  la  perfection  de  votre 
état,  qui  exige  que  vous  soyez  de'gage'es  de  tout. 

Venons  à  la  chasteté*  La  chasteté  demande  de  voiis 
une  séparation  entière  de  tout  plaisir;  c'est-à-dire, 
en  un  mot,  ne  pas  donner  la  moindre  satisfaction 
aux  sens  extérieurs,  et  renoncer  absolument  à  tout 
ce  qui  peut  satisfaire  la  nature  et  la  concupiscence , 
et  que  vous  soyez  comme  des  anges  par  la  pureté  de 
vos  pensées.  Il  faut  avoir  cette  pureté  de  coi'ps  et 
d'esprit ,  pour  ne  pas  souffrir  la  moindre  affection 
sensible  et  humaine  :  il  faut  qu'il  n'y  ait  rien  entre 
Jésus -Christ  et  l'ame,  entre  l'époux  et  l'épouse;  il 
faut  être  pures  comme  les  anges,  afin  de  pouvoir 
être  dignes  d'être  présentées  devant  le  trône  de  Dieu. 

Quelle  doit  être  enfin,  mes  Filles,  votre  obéis- 
sance? Elle  ne  doit  pas  seulement  être  extérieure  et 
pour  quelque  temps;  mais  toujours  la  même  et  per- 
pétuelle, accompagnée  des  sentimens  du  cœur,  de 
l'esprit  et  de  la  volonté.  Car  qu'est-ce  qu'une  obéis- 
sance extérieure  et  forcée?  On  dira:  Il  faut  obéir 
seulement  à  l'extérieur  :  car  si  je  me  révolte  et  que  je 
marque  de  l'empressement,  on  ne  m'accordera  pas 
ce  que  je  demande  ;  parce  qu'on  pourroit  croire  que 
je  suis  préoccupée  de  passion.  Il  faut  avoir  encore 
patience  trois  mois  :  on  verra  ce  qu'il  fera.  On  met 
ainsi  des  bornes,  et  on  marque  l'obéissance  jusqu'à 
xin  certain  temps.  Est-ce  là  une  obéissance,  ou  plu- 
tôt, pour  la  bien  nommer  par  son  propre  nom^ 
n'est-ce  pas  une  vraie  désobéissance  ? 

Je  demande  de  vous ,  mes  Sœurs ,  une  obéissance  et 
soumission  d'esprit  parfaite.  Il  faut  prendre  ce  glaive, 
Bossu  ET.  xrv.  34 


53o  SUR    LÀ    PERFECTION 

dont  Jésus-Christ  parle  dans  son  Evangile  (0,  cette 
ëpée,  ce  couteau  à  deux  tranchans  qui  divise  le 
corps  d'avec  l'esprit;  qui  coupe,  qui  tranche,  qui 
sépare  ,  qui  anéantisse  la  volonté  ,  le  jugement 
propre.  Quand  on  veut  ouvrir  un  corps,  on  se  sert 
des  rasoirs  les  plus  fins  et  les  plus  délicats  pour 
couper  et  séparer  les  muscles  des  nerfs,  des  tendons; 
on  fouille  partout  dans  les  entrailles,  jusqu'au  cœur 
et  aux  veines  les  plus  délicates  ;  on  sépare  et  on  di- 
vise tout,  jusqu'aux  moindres  petites  parties.  Ainsi 
il  faut  prendre  cette  épée  à  deux  tranchans,  qui 
coupe  de  tous  côtés,  à  droite  et  à  gauche;  qui  sépare 
€t  divise ,  qui  anéantisse  et  retranche  tout  ce  qui  est 
contraire  à  l'obéissance,  jusqu'aux  moindres  fibres. 
Ces  paroles  de  l'Evangile  sont  considérables ,  et 
méritent  une  grande  attention,  pour  atteindre  à  la 
pratique  de  l'obéissance  :  «  Que  celui  qui  veut  venir 
»  après  moi,  se  renonce  soi-même  (2)  ».  Ah,  que 
ces  paroles  sont  dures,  je  l'avoue,  et  qu'elles  sont 
difficiles  à  embrasser!  Ces  paroles  sont  bientôt  dites, 
et  sont  plus  aisées  à  dire  qu'à  faire.  Mais  il  faut  que 
le  sacrifice  soit  entier;  il  faut  que  l'holocauste  soit 
parfait,  qu'il  soit  jeté  au  feu,  entièrement  brûlé, 
détruit  et  consumé,  pour  être  agréable  à  Dieu.  Et 
comme  il  ne  désire  autre  chose  de  vous,  mes  Filles, 
qu'une  parfaite  obéissance ,  travaillez-y  donc  ;  c'est 
le  vrai  moyen  de  parvenir  à  cette  perfection ,  à  la- 
quelle vous  devez  tendre  incessamment.  Tous  les 
chrétiens  y  sont  obligés  :  combien  devez-vous  plus 
vous  y  avancer,  puisque  vous  avez  beaucoup  plus 
de  moyens?  N'ayez  donc  que  ce  soin,  de  vous  occu- 

CO  Matt.  X.  34.— W  Ibid.  XVI.  24. 


RELIGIEUSE.  53l 

per  sans  cesse  de  votre  perfection.  Car  j'ai  plus  de 
de'sir,  de  soin,  et  de  sollicitude  de  votre  propre 
perfection ,  que  vous  n'en  pouvez  avoir  vous-mêmes. 
Je  puis  vous  rendre  ce  te'moignage ,  et  me  le 
rendre  à  moi-même  comme  étant  sous  les  yeux  de 
Dieu ,  que  je  vous  porte  toutes  écrites  dans  mon  cœur 
et  empreintes  dans  mon  esprit.  Je  n'ai  pour  vous 
que  des  entrailles  de  miséricorde  :  je  connois  tous 
vos  besoins,  je  sais  toutes  vos  nécessités  ;  et,  comme 
je  vous  ai  dit  plusieurs  fois,  j'ai  tout  entendu,  et 
n'ai  pas  oublié  un  seul  mot  ni  une  seule  syllabe  ; 
rien  n'est  échappé  à  ma  mémoire  de  tout  ce  que 
vous  m'avez  dit  chacune  en  particulier.  Ce  n'est  donc 
point  pour  m'exempter  d'avoir  cette  sollicitude  et 
cette  sainte  inquiétude,  que  je  ne  me  rends  pas  à  ce 
que  vous  souhaitez  :  au  contraire,  plus  je  verrai  que 
vous  aurez  d'obéissance,  plus  je  serai  porté  à  prendre 
un  grand  soin  de  votre  avancement.  Donnez-moi 
donc  cette  consolation  :  que  je  dise  que  vous  êtes 
mes  véritables  filles  sous  ma  main  j  car  je  suis  jaloux 
du  salut  de  vos  âmes. 

Pourquoi  croyez-vous ,  mes  Filles ,  que  je  demande 
de  vous  une  si  grande  perfection?  Est-ce  pour  moi? 
m'en  revient-il  quelque  chose?  Point  du  tout  :  je 
recevrai  seulement  bonne  édification  de  votre  vertu 
et  de  votre  obéissance.  Mais  croyez  que  c'est  prin- 
cipalement pour  vous ,  pour  votre  salut ,  et  pour 
éviter  ce  jugement  terrible  et  cette  condamnation 
qui  se  fera  d'une  ame  qui  n'aura  pas  fait  usage  des 
moyens  de  perfection  pour  assurer  son  salut.  Tra- 
vaillez incessamment  à  l'acquérir  j  et  demeurez  tou- 


^^2  SUR    LA    PERFECTION 

jours  (}ans  les  bornes  4' une  parfaite  soumission  ^ 
to^t  ce  que  Ton  souhaitera  de  vous.  Et  pour  ce' 
§ujet,  il  est  à  pi^opos  et  convenable  dp  vous  faire 
çpnnoîtrp,  comme  par  degre's ,  les  principes  cjui 
dqivent  vous  diriger,  et  de  vous  instruire  de  l'ordre 
et  de  }a  discipline  de  l'Eglise.  Car  je  crois  que  vous 
^tes  filles  de  l'Eglise  j  et  par  conséquent  vous  êtes 
plus  capables  d'en  concevoir  les  règles,  qu'il  ne 
faut  p^s  que  vous  ignoriez. 

Apprenez  donc,  mes  Filles,  aujourd'hui  sa  con- 
duite ,  et  qu'elle  ne  se  porte  pas  f?icilemer\t  ni  légè- 
rement à  changer  les  personnes  qui  servent,  par  leur 
ministère,  à  1^^  conduite  des  âmes,  et  conime  il  y 
a  une  subordination  dans  les  règles  qu'elle  observe. 

Par  exemple ,  les  prêtres  sont  amovibles ,  et  les 
évêqvies  sont  perpétuels.  Les  prêtres  dépendent  et 
sont  sous  Tantorité  des  évêques  ,  et  ce  sont  les 
évêques  qui  les  établissent  dans  les  fonctions  de  leur 
ministère.  Or  quoique  cela  soit ,  on  observe  de  ne 
les  point  ôter  que  pour  des  causes  extraordinaires, 
et  après  avoir  examiné  leur  conduite.  l^Ioi  donc ,  à 
qui  Dieu  a  commis  le  soin  de  ce  diocèse,  et  à  qui, 
tout  indigne  que  je  suis,  Dieu  a  mis  cette  charge 
sur  les  épaules ,  qui  me  fait  gémir  et  soupirer  à  toutes 
les  heures  du  jour,  par  la  pesanteur  du  poids  qui 
m'accable ,  estimant  mes  épaules  trop  foibles  pour 
le  pouvoir  porter;  moi  qui  me  rends  tous  les  jours, 
par  mes  péchés,  digne  des  plu;s  grands  çhâtimens 
delà  colère  de  Dieu.  Or  je  reviens ,  et  j.e  dis  :  Si  Dieu 
eût  permis  que  vous  eussiez  un  méchant  évêque ,  il 
faudroit  bien  que  vous  me  soullrissiez  tel  que  je 


RELIGIEUSE.  533 

serois;  parce  quêtant  votre  pasteur,  vous  êtes  obli- 
gées de  m'obe'ir.  Je  le  dis  de  même  de  ceux  qui  vous 
sont  donnés  par  notre  autorité  pour  la  conduite  de 
vos  âmes ,  à  qui  vous  devez  vous  assujettir  comme  à 
Dieu ,  puisqu'ils  vous  sont  donne's  et  établis  et  ap- 
prouvés de  notre  autorité. 

Vous  me  direz  et  me  répondrez  peut-êft-e  que 
l'Eglise  ne  tous  contraint  et  ne  vous  oblige  pas  à 
cela.  Il  est  vrai;  puisque,  en  quelque' façon ,  vous 
ne  dépendez  que  de  Tévêque  seul.  Mais  que  seroit-ce, 
mes  Filles,  si  dans  le  corps  humain  tous  les  membres 
voulaient  exercer  les  mêmes  fonctions  ?  Il  faut  que 
chacun  demeure  à  la  place  qui  lui  est  convenable. 
Je  dis  le  même,  mes  Sœurs,  de  la  Subordination 
qui  doit  être  parmi  vous.  Si  l'obéissance  n'est  point 
gardée  en  cette  maison,  ce  ne  sera  que  confusion 
et  un  contintiel  désordre;  tout  ira  à  la  divisidn,  et 
à  la  ruine  totale  de  la  perfection. 

Savez-vous  ^  mes  Sœurs ,  d'où  viennent  les  schismes 
et  les  hérésies  dans  l'Eglise?  Par  un  commencement 
de  division  et  de  rébellion  secrète.  C'en  est  la  un 
commencement  que  je  trouve  ici.  Prene2-y  gaïde ; 
car  j'ai  reconnu  ,  dès  le  commencement  de  la  visite, 
que  les  unes  veulent  trop  y  les  autres  pas  assez  :  cela 
marque  trop  d'empressement  et  d'attachement  à  ce 
qui  est  de  l'homme.  Ecoutez  ce  que  dit  saint  Paul 
au  peuple  de  Corinthe  (0  :  «  J'ai  appris  qu'il  y  a  des 
»  partialités  entre  vous;  l'un  d'if,  Je  Siiis  à  Pierre; 
»  l'autre  dit.  Je  suis  à  Paul,  moi  à  Apollo,  moi  ^ 
»  Céphas ,  et  moi  à  Jésus-Christ.  Jésu^s-Christ  est-il 

(«)/.  Cor.  I.  12,  i3. 


534  Sun    LÀ    PERFECTION 

3)  donc  divisé?  Paul  a-t-il  été  crucifié  pour  vous? 
»  avez-vous  été  baptisés  au  nom  de  Paul  »  ?  Mais 
saint  Paul  que  répondit-il  à  ces  gens-là  ?  leur  dit-il  : 
Laissez-moi  faire ,  je  dirai  à  Pierre  qu'il  se  retire , 
et  qu'il  ne  vous  parle  plus.  Apollo ,  Céphas ,  ne 
vous  en  mêlez  plus  ;  ne  vous  mettez  pas  en  peine , 
je  m'éloignerai  moi-même,  et  ferai  en  sorte  que 
Jésus-Christ  viendra  en  personne  vous  conduire,  et 
vous  gouverner  en  ma  place.  Eh,  quel  discours, 
mes  Filles  !  ne  sommes-nous  pas  tous  à  Jésus-Christ, 
et  Jésus-Christ  n'est-il  pas  pour  tous  ?  Qu'est-ce  que 
vous  trouvez  dans  ce  prêtre  ?  J'ai  examiné  et  ap- 
prouvé sa  conduite  :  il  est  de  bonnes  mœurs,  il  a  la 
charité,  il  est  rempli  de  zèle,  il  a  l'esprit  et  la  ca- 
pacité de  son  ministère. 

Enfin  on  veut  pousser  à  bout.  Fera-t-on ,  ne 
fera-t-on  pas  ?  Ah  !  le  voilà  dit  :  qu'on  ne  m'en  parle 
plus.  Je  vous  déclare  que  je  le  veux  et  que  je  ne 
changerai  point  :  je  serai  ferme,  et  ne  me  laisserai 
point  ébranler  par  tout  ce  que  vous  me  pourriez 
dire ,  jusqu'à  ce  que  le  Saint-Esprit  me  fasse  cou- 
noître  autre  chose ,  et  que  je  vous  voie  toutes  dans 
une  si  parfaite  obéissance  sur  ce  sujet,  qu'il  ne  reste 
pas  la  moindre  répugnance  ni  résistance  sur  ce  qui 
a  été  du  passé.  Je  veux  vous  voir  dans  une  parfaite 
soumission  à  mes  ordres  ;  à  moins  de  cela  n'attendez 
rien  autre  chose  de  moi.  Abandonnez-vous  donc  à 
moi ,  mes  chères  Filles ,  pour  le  soin  de  votre  per- 
fection. Je  sais  mieux  ce  qui  vous  est  utile  que  vous- 
mêmes  :  j'en  fais  mon  principal ,  comme  si  je  n'avois 
que  cela  à  penser. 


RELIGIEUSE.  535 

Je  vous  conjure,  mes  Filles,  de  vous  tenir  en 
union  les  unes  avec  les  autres,  par  ce  lien  de  la  cha- 
rité qui  unit  tous  les  cœurs  en  Dieu.  Que  je  n'en- 
tende plus  parler  de  divisions ,  de  partialités.  Que 
Ton  ne  tienne  plus  ces  discours  :  L'on  parle  plus  à 
celle-ci,  on  ne  parle  point  à  cette  autre;  on  parle 
rudement  à  celle-ci ,  on  parle  doucement  à  celle-là  ; 
on  ne  me  traite  pas  comme  certaines.  Eh!  les  mi-, 
nistres  de  Dieu  ne  sont-ils  pas  à  tous ,  et  ne  se  font-ils 
pas  tout  à  tous  pour  les  gagner  tous  à  Jésus-Christ? 
Vous  vous  arrêtez  trop  à  ce  qui  est  humain  et  exté- 
rieur, sans  considérer  la  grâce  intérieure  qui  vous 
est  conférée  par  le  pouvoir  du  caractère,  qui  est 
dans  ce  ministre  de  Jésus-Christ.  Ainsi  vous  recevez 
toujours  l'effet  du  sacrement.  Que  ce  soit  de  ce  mon- 
sieur-ci ou  de  ce  monsieur-là ,  que  vous  importe  ? 
Agissez  surnaturellement,  et  par  des  vues  plus  spi- 
rituelles et  dégagées  des  sens. 

Croyez-moi,  me» Filles,  mettez-vous  dans  ces  dis- 
positions ,  et  vous  expérimenterez  une  grande  paix 
et  tranquillité  d'esprit.  Qu'on  ne  voie  plus  entre 
vous  d'ambition,  d'envie,  de  jalousie.  Qu'on  n'en- 
tende plus  parmi  vous  ces  plaintes  si  peu  religieuses  : 
On  élève  cette  personne,  on  la  met  dans  cet  office, 
et  moi  je  n'y  suis  pas.  Tous  sont-ils  propres  à  une 
même  charge;  et,  comme  dit  saint  Paul  (0,  «  tous 
»  sont -ils  docteurs,  tous  sont-ils  prophètes»,  tous 
sont-ils  capables  d'un  même  emploi  ?  Mais  la  vertu 
est  utile  à  tous,  et  tous  sont  obligés  de  se  rendre 
capables  de  la  pratiquer.  C'est  pourquoi  dilatez,  di- 
latez vos  cœurs  par  la  charité;  n'ayez  point  des 

(0  /.  Coç.  \u.  ag. 


536  SUR    LA    PERFECTION    RELIGIEUSE. 

cœurs  rétrécis,  resserrés  et  petits  :  allez  à  Dieu  en 
esprit  de  confiance  ,  courez  à  grands  pas  dans  la  voie 
de  la  perfection  ;  afin  que  vous  puissiez  croître  de 
vertu  en  vertu,  jusqu'à  ce  que  vous  parveniez  toutes 
à  la  consommation  de  la  gloire ,  que  je  vous  souhaite 
en  vous  bénissant  au  nom  du  Père ,  du  Fils  et  du 
Saint-Esprit. 

Apres  que  Monseigneur  eut  achevfé  sa  conférence  , 
il  dit  encore  ce  peu  de  mots  ^  en  s' adressant  à  notre 
Mère  supérieure. 

Ma  Mère ,  je  vous  recommande  cette  commu- 
nauté ;  soyez-leur  toujours  une  bonne  mère,  comme 
vous  leur  avez  été  jusqu'à  présent.  Il  faut  que  vous 
ouvriez  vos  entrailles ,  et  que  vous  élargissiez  votre 
sein,  pour  les  recevoir  toutes,  et  pourvoir  à  leurs 
besoins.  De  leur  part,  il  faut  aussi  qu'elles  se  ren- 
dent obéissantes  et  soumises  à  ce  que  vous  leur  or- 
donnerez ;  sans  vous  faire  peine. 


SUR    LE    SILENCE.  53^ 


INSTRUCTION 

FAITE 

AUX  RELIGIEUSES  URSULmESDE  MEAUX, 
SUR  LE  SILENCE. 


Trois  sortes  de  silence.  Avec  quelle  exactitude  Je'sus-Christ  les  a 
gardés.  Motifs  qui  ont  porté  les  instituteurs  d'ordre  à  le  prescrire 
dans  leurs  règles.  En  quoi  consiste  le  silence  de  prudence  ,  et  com- 
ment il  faut  le  pratiquer  à  Texemple  de  Jésus -Christ.  Qualités  que 
doit  avoir  le  silence  de  patience  dans  les  souffrances  et  les  contra- 
dictions :  combien  il  est  salutaire ,  et  contribue  à  la  perfection  des 
âmes. 


Si  tacueritis,  salvi  eritis. 

Situ  te  tais ,  tu  seras  sauvé ^  dit  un  grave  auteur.  Ces  paroles 
seront  le  sujet  de  notre  méditation. 

Ju'avant-phopos  montroit  évidemment  les  défauts 
de  la  langue,  et  comme  elle  est  la  source  et  le  prin- 
cipe universel  de  tous  les  péchés  et  d'un  grand 
nombre  d'imperfections  :  ensuite  il  étoit  prouvé 
comme  le  silence  étoit  le  souverain  remède ,  pour 
corriger  tout  d'un  coup  ce  cours  malheureux  et  les 
saillies  de  nos  passions.  Ainsi  il  est  vrai  de  dire  que 
le  silence  bien  gardé  est  un  moyen  sûr  pour  faire 
son  salut.  Si  tacueritis ,  salvi  eritis  :  k  Gardez  le  si- 


538  SUR    LE    SILENCE. 

»  lence ,  vous  vous   sauverez   infailliblement  sans 
»  beaucoup  de  peine  ». 

Il  y  a  trois  sortes  de  silence  j  le  silence  de  règle, 
le  silence  de  prudence  dans  les  conversations,  et  le 
silence  de  patience  dans  les  contradictions.  Notre 
Seigneur  nous  a  donne'  de  beaux  exemples  de  si- 
lence dans  tout  le  cours  de  sa  passion  et  de  sa  vie  j 
du  silence  de  règle  dans  le  berceau ,  dans  son  en- 
fance, durant  sa  vie  cache'e  ;  du  silence  de  prudence 
dans  sa  vie  conversante  et  publique;  enfin  du  silence 
de  patience  en  sa  passion,  où  ce  divin  Sauveur  a 
tant  souffert,  sans  dire  un  seul  mot  pour  sa  défense 
et  pour  s'exempter  de  souffrir.  Ces  trois  sortes  de 
silence  feront  les  trois  points  de  notre  me'ditation. 

PREMIER  POINT. 

• 

Considérons,  chères  âmes,  que  Jésus -Christ  a 
gardé  le  silence  de  règle  admirablement  dans  son 
enfance.  Il  est  de  règle,  selon  Tordre  de  la  nature; 
et  Jésus-Christ  s'assujettit  à  cette  règle ,  lui  qui  est 
la  parole  éternelle  du  Père  ;  non-seulement  comme 
les  autres  enfans ,  mais  encore  l'espace  de  trente  ans 
entiers  :  car  l'Evangile  dit  qu'il  n'a  parlé  qu'une 
fois,  lorsqu'il  fut  au  temple,  où  il  instruisoit  les 
docteurs;  pour  montrer  que  s'il  ne  disoit  mot,  c'é- 
toit  pour  apprendre  aux  hommes  à  garder  le  si- 
lence. Si  donc,  mes  chères  Filles,  Jésus- Christ  a 
été  si  exact  dans  ce  silence,  combien  devez-vous,  à 
son  imitation,  être  fidèles  dans  l'observance  de  celui 
qui  vous  est  prescrit  par  votre  règle  ? 

Dans  chaque  ordre  religieux  nous  voyons  que  les 
uns  sont  distingués  des  autres  ;  cet  ordre-là  par  une 


SUR    LE    SILENCE.  689 

grande  pénitence  et  austérité  de  vie;  celui-ci  est 
destiné  pour  chanter  incessamment  les  louanges  de 
Dieu.  Il  y  en  a  qui  ne  sont  appliqués  qu  à  ia  con- 
templation ;  d'autres  enfin  sont  tout  dévoués  au  ser- 
vice du  prochain  et  à  la  charité.  Mais ,  dans  toutes 
ces  différences  singulières  de  chaque  institut ,  nous 
remarquons  que  dans  tous  le  silence  y  est  prescrit 
et  ordonné  par  la  règle,  et  qu'il  y  a  des  temps  et 
des  heures  de  silence.  Quelques-uns  gardent  un  si- 
lence perpétuel  et  profond ,  et  ne  parlent  jamais  : 
d'autres  sont  obligés  de  le  garder  des  temps  consi- 
dérables dans  la  journée,  y  ayant  même  des  heures 
destinées  pour  cet  effet,  et  où  il  n'est  pas  permis 
dç  parler. 

Remarquez ,  mes  chères  Filles ,  que  tous  les  fon- 
dateurs de  religions  ont  eu  trois  pensées  et  raisons  , 
quand  ils  ont  établi  et  prescrit  le  silence  dans  leur 
règle.  La  première,  c'est  qu'ils  ont  connu  et  vu  par 
expérience  que  le  silence  retranchoit  beaucoup  de 
péchés  et  de  défauts.  Et  en  effet ,  où  le  silence  n'est 
pas  observé  comme  il  doit  l'être  ,  combien  s'y  glisse- 
t-il  d'imperfections  et  de  désordres?  C'est  ce  que 
nous  verrons  bientôt  dans  la  suite  de  cet  entretien. 
In  multiloquio  non  deerit  peccatum  ^  dit  le  Saint- 
Esprit  (0  :  «  Le  péché  suit  toujours  la  multitude 
»  des  paroles  ».  Et  saint  Jacques  a  eu  raison  de 
dire ,  que  la  langue  est  l'organe  et  le  principe  de 
tout  péché  (3).  La  seconde  raison  qu'ont  eue  encore 
les  fondateurs  d'ordres  en  établissant  l'esprit  de  re- 
traite ,  c'est  qu'ils  ont  prévu  que  la  dévotion  et  l'es- 
prit d'oraison  ne  pouvoient  subsister  sans  le  silence. 

CO  Prov.  X.  ig.  —  W  Jac.  m.  6. 


^40  SUR    LE    SILENCE. 

Ceci  est  visible  et  trop  vrai  ;  nous  le  voyons  tous  les 
jours  dans  ces  âmes  épanchées  et  dissipées  qui  ai- 
ment à  se  répandre  au  dehors.  Hé!  dites-moi ,  chères 
âmes,  sont -elles  pour  l'ordinaire  bien  spirituelles 
et  filles  d'oraison,  si  elles  ne  sont  recueillies?  Quel- 
ques bons  sentimens  et  niouvemens  intérieurs  que 
Dieu  leur  donne  dans  la  prière,  ils  seront  sans  fruit, 
tandis  qu'elles  se  dissiperont  aussitôt,  recherchant 
à  causer  et  à  parler  :  il  est  certain  que  toute  l'onc- 
tion de  la  dévotion  s'évanouira  et  se  perdra  insen- 
siblement ;  car  elle  ne  peut  se  conserver  que  dans 
une  ame  silencieuse  et  parfaitement  récolligée  ,  at- 
tentive sur  soi-même.  Ainsi  il  ne  faut  pas  espérer  ni 
attendre  grande  spiritualité  ni  piété  d'une  religieu&Cj 
qui  aime* à  discourir  et  à  s'entretenir  avec  celle-ci 
et  avec  celle-là,  qui  ne  peut  demeurer  une  heure 
dans  sa  cellule  en  repos  et  en  silence. 

Enfin,  la  troisième  raison  qui  a  porté  les  fonda- 
teurs de  recommander  si  étroitement  le  silence  à 
leurs  religieux,  c'est  parce  que  le  silence  unit  les 
frères.  Et  en  effet,  c'est  un  moyen  très-propre  pour 
maintenir  la  charité,  la  paix  et  l'union  dans  une 
maison  religieuse  ;  puisque  le  silence  bannit  tous 
ces  discours  et  entretiens  qui  la  divisent  et  la  dé- 
truisent. Car,  pour  l'ordinaire  ,  qu'est-ce  qui  fait  la 
matière  de  ces  conversations  trop  familières ,  sinon 
les  défauts  de  ses  sœurs?  ce  qui  apporte  bien  sou- 
vent du  trouble  et  de  la  division  dans  une  commu- 
nauté ;  et  tout  cela  faute  de  silence.  Quand  on  veut 
réformer  un  monastère  qui  n'est  plus  dans  sa  pre- 
mière ferveur,  que  fait-on?  l'on  observe  soigneuse- 
ment si  les  règles  y  sont  bien  gardées,  spécialement 


SUR    LE    SILENCE.  54l 

les  plus  essentielles.  S'aperçoit  -  on  que  le  silence 
manque  et  n'est  plus  observé ,  c'est  par-là  que  l'on 
commence  :  aussitôt  on  y  rétablit  le  silence  qui  n'y 
étoit  point  gardé;  parce  que  c'est  le  moyen  qui  re* 
tranche  tout  d'un  coup  les  autres  imperfections , 
abus  ou  désordres  qui  arrivent  dans  une  maison  re- 
ligieuse ,  pour  s'être  relâchée  sur  la  règle  du  silence* 

Ayez  donc,  chères  âmes,  de  l'amour  et  de  res*» 
lime  du  silence  de  règle ,  si  nécessaire  pour  entre-» 
tenir  et  conserver  toutes  les  vertus  religieuses. 
Comme  je  vous  ai  déjà  dit ,  dans  toutes  les  maisons 
ou  monastères  Ton  est  toujours  obligé  à  le  garder 
aux  temps  et  lieux  ordonnés  :  c'est  là  ce  qui  main- 
tient la  régularité.  Vous  autres,  mes  chères  Filles, 
quoique  vous  soyez  consacrées  au  public,  par  votre 
institut ,  pour  instruire  la  jeunesse ,  vous  ne  laissez 
pas  d'avoir  aussi  ce  silence  de  règle  à  observer  dans 
de  certains  temps;  et  j'ai  remarqué,  ce  me  semble, 
que  par  vos  constitutions  vous  devez  vous  abstenir 
tout  au  moins  de  tous  discours  et  paroles  inutiles , 
durant  la  journée.  Et  si  vous  ne  parlez  que  pour  le 
nécessaire ,  vous  garderais  un  long  silence ,  et  vous 
ne  vous  épancherez  pas  inutilement  parmi  les  créa- 
tures ,  à  vous  entretenir  de  tout  ce  qui  se  passe  dans 
une  maison.  Tous  ces  désirs  de  communiquer  avec 
cette  amie  seront  mortifiés  et  réprimés;  l'on  ne 
cherchera  pas  à  s'aller  décharger  avec  celle-ci  de 
tout  ce  qui  fait  peine,  pour  en  murmurer  et  s'en 
plaindre  inconsidérément. 

Si  notre  Seigneur  faisoit  la  visite  dans  ce  monas- 
tère pour  voir  si  le  silence  est  bien  gardé,  et  qu'il 


54^  SUR    LE    SILENCE. 

entrât  dans  les  lieux  où  il  doit  être  gard^;  hélas  î 
qu'est-ce  qu'il  y  trouveroit?  Là  deux  petites  amies, 
et  ici  trois  autres  en  peloton  occupe'es  à  causer  et 
à  s'entretenir  ensemble  à  la  de'robe'e ,  tandis  peut- 
être  que  l'on  devroit  être  au  choeur  ou  à  une  autre 
observance.   Si  donc  Jésus -Christ  se  présentoit  à 
elles,  et  leur  alloit  faire  cette  demande  :  «  Quels  sont 
»  ces  discours  que  vous  tenez  ensemble  «  ?  Qui  siint 
hi  sermones  quos  confertis  ad  inuicem  (0  ?  quelle  se- 
roit  leur  réponse?  Pourroient-elles  dire  avec  vérité  : 
Nous  parlons  de  Jésus  de  Nazareth  ;  ou  bien ,  Nous 
parlons  des  moyens  pour  arriver  à  la  pratique  de  la 
vertu ,  pour  nous  encourager  l'une  à  l'autre.  Ah  ! 
c'est  souvent  de  rien  moins  :  car  la  plupart  de  tous 
vos  discours  avec  cette  amie ,  qui  est  la  confidente 
de  tous  vos  mécontentemens ,  sont  de  lui  dire  tous 
vos  sentimens  imparfaits  sur  tout  ce  qui  vous  choque 
et  vous  contrarie;  c'est  de  parler  des  défauts  des 
autres,  et  des  prétendus  déplaisirs  que  vous  dites 
avoir  reçus  de  cette  sœur,  que  vous  ne  pouvez  souf- 
frir. C'est  là  où  l'on  murmure,  où  l'on  se  plaint  à 
tort  et  à  travers  de  la  conduite  des  officières  de  la 
maison.  On  critique,  on  censure,  on  contrôle  toutes 
choses:  la  supérieure  même  n'est  pas  exempte  d'être 
sur  le  tapis;  l'on  blâme  sa  conduite  et  sa  manière 
d'agir  ;  enfin  l'on  mêle  dans  ces  entretiens  familiers 
celle-ci,  celle-là,  encore  celui-là  :  bref  c'est  dans  ces 
communications  indiscrètes  où  se  font  une  infinité 
de  péchés  de  médisance,  et  très-souvent  de  jugemens 
téméraires ,  plus  griefs  que  l'on  ne  pense.  Il  faut  ici 
<0/i«c.  XXIV.  17. 


SUR    LE    SILENCE.  543 

faire  réflexion ,  chacune  selon  son  besoin ,  à  ce  que 
la  conscience  dictera,  avant  que  de  terminer  ce  pre- 
mier point. 

SECOND   POINT. 

Dans  le  second  point  de  notre  méditation  nous 
allons  voir  le  silence  de  prudence  qu'il  faut  garder 
dans  les  conversations ,  pour  apprendre  à  n'y  point 
faire  de  fautes  contraires  à  la  charité.  Et  pour  nous 
y  bien  comporter,  envisageons,  chères  âmes,  Jésus- 
Christ  notre  parfait  modèle ,  qui  a  pratiqué  mer- 
veilleusement ce  silence  de  prudence ,  dont  je  vais 
vous  parler ,  en  vous  en  faisant  voir  un  bel  exemple 
dans  sa  sacrée  personne ,  pendant  sa  vie  conversante 
et  dans  les  années  de  ses  prédications. 

Ce  doux  Sauveur  étoit  si  débonnaire,  qu'il  est 
remarqué  de  lui  qu'il  n'a  jamais  rien  dit  qui  fut 
capable  de  donner  un  juste  sujet  de  plainte  et  de 
peine  à  personne.  Cet  agneau  plein  de  douceur  a 
contraint  les  Juifs  mêmes  de  dire  de  lui ,  «  que  jamais 
w  homme  n'avoit  si  bien  parlé  «  :  Numquam  sic  lo~ 
cutus-cst  honio ,  sicut  hic  homo  (0  :  Et  dans  une 
autre  occasion,  où  ils  vouloient  surprendre  Jésus- 
Christ  dans  ses  paroles,  que  firent-ils  à  cet  effet?  Ils 
lui  demandèrent  s'il  étoit  permis  de  payer  le  tribut 
à  César.  Notre  Seigneur,  qui  est  la  sagesse  même, 
leur  fit  cette  réponse  prudente  et  judicieuse,  qu'il 
étoit  ^uste  de  «  rendre  à  César  ce  qui  est  à  César,  et 
»  à  Dieu  ce  qui  est  à  Dieu  (2)  j). 

Voilà,  mes  chères  Filles,  une  belle  idée  et  un 
modèle  achevé,  pour  vous  apprendre  la  pratique  du 

.(')  Joan.  VII.  46.  —  WiWaK.  xxii.  21.  .       • 


544  SIJll    LE    SILENCE. 

silence  de  prudence  dans  vos  conversations  :  car 
remarquez  avec  moi ,  que  la  perfection  du  silence 
ne  consiste  pas  seulement  à  ne  point  parler ,  mais 
aussi  à  parler  selon  les  règles  de  la  charité  chrétienne 
et  religieuse.  Comme  par  votre  institut  vous  ne  de- 
vez pas  vivre  à  la  façon  des  hermites ,  et  être  tou- 
jours en  solitude  ;  il  est  nécessaire  que  vous  conver- 
siez les  unes  avec  les  autres  les  jours  de  récréations, 
où  vous  devez  vous  trouver  toutes  ensemble,  pour 
obéir  k  la  règle  en  esprit  de  charité  et  d'union. 
Mais,  chères  âmes,  comme  c'est  ici  l'endroit  le  plus 
glissant  peut-être  qui  soit  en  la  vie  religieuse,  et  où 
il  soit  plus  aisé  d'y  faire  des  fautes,  soit  par  incon- 
sidération ou  imprudence ,  n'étant  pas  pour  lors 
attentives  sur  vous  -  mêmes  ;  il  faut  se  munir  de 
grandes  précautions  et  beaucoup  veill'ei'  sur  àes  pa- 
roles, pour  ne  point  commettre  de  péchés  même 
considérables,  où  insensiblement  on  se  laisse  aller 
dans  la  conversation ,  faute  de  savoir  se  maintenir 
dans  les  règles  de  la  prudence  et  de  la  charité.  C'est 
pourquoi  il  faut  s'observer,  et  prendre  des  mesures 
pour  n'y  point  faillir  avec  vos  Sœurs,  de  manière 
que  votre  conscience  n'y  soit  point  intéressée,  ni  la 
paix  altérée. 

Car  ,  mes  Filles ,  bien  que  vous  soyez  toutes 
membres  d'un  même  corps;  cependant  la  dilierence 
des  humeurs  et  tempéramens,  qui  se  rencontre  entre 
toutes,  forme  de  certaines  oppositions  et  contra- 
dictions qui  vous  obligent  à  une  grande  circons- 
pection dans  les  heures  de  vos  récréations,  où  vous 
devez  singulièrement  faire  paroître  ce  silence  de 
prudence ,  en  prenant  garde  surtout  de  ne  rien  dire 

qui 


SUR    LE    SILEKCE.  $45 

qui  puisse  tant  soit  peu  fâcher,  et  donner  de  la 
peine  à  vos  sœurs.  Il  faut  aussi ,  par  une  sage  dis- 
crétion, que  vous  sachiez  prévoir  et  ne  pas  dire  les 
choses  que  vous  jugeriez  ou  croiriez  devoir  fâcher 
et  mécontenter  quelque  sœur  :  de  plus  cette  même 
prudence  doit  vous  empêcher  de  relever  cent  choses, 
qui  peuvent  exciter  parmi  vous  de  petites  disputes 
et  divisions,  d'oii  d'ordinaire  elles  naissent  et  se 
forment. 

Ah  !  mes  chères  Filles,  ayez  attention  à  vous  con- 
duire de  la  sorte,  si  vous  voulez  maintenir  la  paix 
et  la  charité  dans  vos  conversations ,  qui  autrement 
deviendroient  plus  nuisibles  qu'utiles.  Pour  cet  effet, 
il  faut  savoir  supporter  prudemment  et  vertueuse- 
ment les  fardeaux  les  unes  des  autres ,  conime  vous 
y  exhorte  le  grand  saint  Paul  :  Aller  altérais  onera 
portate  (0.  Que  cette  pratique  si  nécessaire  vous 
feroit  endurer  de  choses,  si  vous  y  aviez  un  peu 
d'application  !  Chacune  à  son  tour  n'a-t-elle  pas  à 
supporter  quelques  défauts  dans  les  autres?  Aujour- 
d'hui vous  endurez  une  parole  un  peu  fâcheuse  , 
qu'une  sœur  vous  aura  dite  par  mauvaise  humeur  : 
hé  bien ,  demain  elle  souffrira  peut-être  de  vous  des 
choses  plus  sensibles. 

Mais,  direz-vous,  j'ai  à  converser  avec  cette  sœur 
qui  est  d'une  humeur  si  rustique  et  si  insupportable, 
qu'il  me  faut  toute  ma  patience  pour  ne  la  choquer 
ni  rebuter  quand  elle  est  dans  sa  mauvaise  humeur. 
11  est  vrai ,  il  se  rencontre  des  personnes  si  inciviles 
et  malhonnêtes  dans  leurs  conversations,  qu'elles 
sont  presque  intraitables.  Ces  humeurs  farouches  y 

(»)  Gai.  VI.  2. 

BossuET.  xiy.  35 


54^  SUR    LE    SILEIVCE. 

sont  fort  à  charge,  et  donnent  souvent  sujet  d'exer- 
cer la  patience  des  autres ,  toute  leur  vie  :  car  comme 
naturellement  elles  sont  de  cette  humeur ,  joint  à 
l'éducation  qu'elles  ont  eue  qui  a  fort  contribué  à 
leurs  mauvaises  dispositions  d'esprit,  il  n'en  faut  pas 
attendre  autre  chose  de  plus.  Pour  l'ordinaire  elles 
sont  ombrageuses,  soupçonneuses  et  très-aisées  à  se 
fâcher  et  à  parler  selon  leur  boutade.  Quoi  qu'il  en 
soit,  la  charité  vous  oblige  de  les  supporter,  et  de 
ne  les  pas  fâcher  mal-à-propos.  Je  sais  que  cela  est 
un  peu  difficile,  et  qu'il  n'y  a  rien  de  si  contraire  à 
un  naturel  plus  sociable  et  poli ,  qui  sait  vivre  hon- 
nêtement dans  la  conversation ,  que  ces  personnes 
grossières  et  fâcheuses ,  qui  ne  peuvent  dire  une  pa- 
role de  douceur  et  d'honnêteté.  Mais  ne  savez-vous 
pas  que  c'est  là  oii  la  vertu  se  fortifie ,  et  où  elle  a 
matière  de  s'exercer  avec  beaucoup  de  mérite;  et 
que  c'est  en  supportant  patiemment  les  humeurs 
contraires  à  la  vôtre,  que  vous  faites  voir  que  vos 
vertus  et  votre  conduite  ne  sont  point  illusion  ? 

Mais  ,  dites-vous  encore  :  Cette  sœur  est  si  ombra- 
geuse et  pointilleuse  que  la  moindre  chose  la  met 
en  mauvaise  humeur,  s'imaginant  toujours  que  je 
lui  en  veux  :  je  dis  ,par  exemple  ,  une  parole  inno- 
cemment et  bonnement,  sans  avoir  intention  de  lui 
faire  de  la  peine;  cependant  elle  s'en  choque  et  s'ai- 
grit. Or  je  veux  que  vous  n'ayez  point  eu  intention 
de  l'attaquer;  toutefois,  vous  qui  avez  un  naturel  plus 
favorable  et  raisonnable ,  vous  devez  en  conscience 
ménager  ces  esprits  foibles,  qui,  par  leur  incapacité 
de  faire  autrement,  s'échappent  souvent  malgré  eux. 
Ainsi,  par  esprit  de  charité  et  de  douceur,  ayez 


SUR    LE    SILENCE.  547 

égard  à  leurs  foiblesses  :  ne  leur  donnez  pas  sujet 
d'offenser  Dieu  en  les  contrariant  ;  ayez  même  de  la 
condescendance  pour  elles  :  abstenez-vous  de  dire 
de  certaines  choses,  quoique  indifiérentes  et  inno- 
centes, que  ces  esprits  mal  faits  prendroient  de  tra- 
vers :  ayez-en  de  la  compassion  ;  car  elles-mêmes  ont 
de  la  peine  et  de  la  confusion  de  se  voir  ainsi  à 
charge  aux  autres;  ce  qui  les  humilie  et  mortifie 
étrangement  devant  Dieu ,  dans  la  connoissance 
qu'il  leur  donne  de  leur  fragilité  :  elles  en  ont  de 
l'amertume  de  cœur  ,  à  moins  qu'elles  ne  soient 
tout-à-fait  aveugles  sur  ce  de'faut. 

Et  vous,  esprits  revêches,  humeurs  grossières  et 
fâcheuses,  apprenez  à  vous  vaincre  et  à  être  maî- 
tresses de  ces  mouvemens  impe'tueux,  que  produit 
en  vous  ce  mauvais  naturel  que  vous  devez  sans 
cesse  combattre  et  détruire ,  pour  vivre  de  la  vie  de 
la  grâce  ,  en  mourant  à  la  nature.  Et  ne  pensez  pas 
dire,  pour  vous  mettre  à  couvert,  comme  ces  âmes 
lâches  et  imparfaites  :  Je  ne  saurois  faire  autrement, 
c'est  mon  humeur  :  car  vous  n'en  .serez  pas  quittes 
pour  cela  devant  Dieu;  puisque  vous  êtes  obligées, 
selon  les  préceptes  de  Jésus-Christ  dans  l'Evangile , 
de  vous  mortifier  et  de  travailler  à  renoncer  à  vous- 
mêmes  tous  les  jours.  Et  Dieu  n'a -t -il  pas  dit  à 
Caïn  (0 ,  au  commencement  dii  monde,  de  morti- 
fier son  humeur  fdrouche,  ses  appétits  déréglés,  et 
de  surmonter  ses  passions  indomptées  ? 

Voyez  donc,  mes  chères. Filles,  la  nécessité  qu'il 
y  a  de  veiller  sur  sa  langue,  quand  on  est  oblige  de 
converser;  et  vous  plus  particulièrement,  qui  par 

(0  Gènes,  iv.  6,  7. 


54B  SUR    LE    STLÎSNCE. 

votre  institut  êtes  souvent  engagées  à  communiquer 
et  parler  avec  les  se'culiers,  dans  les  occasions  que 
vous  procure  l'instruction  de  la  jeunesse  qui  vous 
est  confie'e,  comme  daller  souvent  au  parloir  visiter 
les  parens  des  pensionnaires  :  car  la  bienséance  et 
l'honnêteté ,  quelquefois  même  la  nécessité  vous 
obligent  d'avoir  des  entretiens  avec  ces  personnes  , 
et  outre  cela  votre  règle  vous  le  permet  ;  comme 
aussi  avec  vos  parens  et  d'autres  de  vos  amies  et 
connoissances.  Mais  c'est  ici,  chères  âmes  religieuses, 
qu'il  faut  surtout  vous  bien  conduire  et  parler  avec 
discrétion.  Si  jamais  vous  avez  besoin  du  silence  de 
prudence,  c'est  dans  ces  temps  où  il  y  a  bien  à 
perdre  ou  à  gagner.  Je  vous  en  avertis,  prenez-y 
garde  ;  et  comportez -vous-y  d'une  manière  si  édi- 
fiante, que  les  gens  du  monde  n'aient  pas  moins 
d'estime  de  vous.  Pour  cet  effet,  il  faut  qu'une  reli- 
gieuse au  parloir,  en  présence  des  séculiers,  soit 
d'un  maintien  grave  et  modeste.  Elle  doit  veiller 
extrêmement  sur  ses  paroles,  ne  pas  trop  s'épancher, 
ni  se  dissiper  :  car  les  gens  du  monde  observent , 
plus  que  l'on  ne  pense ,  toutes  les  actions  et  la  con- 
duite des  religieuses  au  parloir  ;  et  selon  la  sagesse 
et  discrétion  qu'ils  remarquent  dans  les  unes,  ils 
prennent  de  fort  mauvaises  impressions  de  celles 
qu'ils  voient  trop  libres,  plus  inconsidérées  et  mon- 
daines dans  leurs  paroles  ;  qui  ne  se  sentent  nulle- 
jiient  de  leur  état,  ne  mêlant  presque  jamais  dans 
leurs  discours  rien  de  spirituel  et  de  Dieu ,  comme 
devroit  faire  une  bonne  religieuse. 

Ne  vous  y  trompez  pas  :  car  bien  que  les  gens  du 
monde  vous  fassent  paroître  de  la  complaisance  et 


SUR    LE    SILENCE.  54-9 

témoignent  agréer  vos  pensées ,  ou  entrer  dans  tous 
vos  senlimens  ;  vous  ne  savez  pas  de  quelle  manière 
ils  prennent  en  eux-mêmes  les  choses  qu'ils  semblent 
approuver  quand  ils  sont  auprès  de  vos  grilles.  Car 
après,  qu'arrive-t-il  de  ces  beaux  entretiens  quand 
ils  sont  en  compagnie?  et  lorsqu'ils  se  mettent  à 
parler  des  religieuses  ,  que  disenl-ds?  Ah!  dit  celle- 
là  ,  ces  jours  passés  j'ai  entretenu  une  religieuse ,  je 
n'ai  été  qu'un  quart-d'lieure  avec  elle,  vous  ne  la 
connoissez  pas  ;  pour  moi  je  sais  bien  de  quelle  hu^- 
meur  elle  est,  je  sais  ses  sentimens  sur  telle^  choses. 
Vous  seriez  surprises  et  même  étonnées  de  savoir 
que  ce  sont  souvent  vos  parens  et  vos  plus  proches 
qui  parlent  de  vous  de  la  sorte.  Si  je  vous  avertis  de 
ceci ,  ce  n'est  pas  que  j'aie  connoissance  particulière 
de  cette  maison  là-dessus  j  je  veux  croire  que  ce  dé- 
faut n'est  pas  ici  :  ce  que  je  dis  à  présent,  je  le  dis 
ailleurs  ;  parce  que  ce  point  est  de  conséquence  : 
car  il  faut  peu  de  chose  pour  mettre  une  commu- 
nauté dans  une  très-mauvaise  réputation  dans  l'es- 
prit des  personnel  séculières  ;  parce  qu'ils  s'ima- 
ginent que  toutes  les  religieuses  doivent  être  des 
saintes.  Et  là-dessus,  je  me  souviens  moi-même  que 
je  me  suis  trouvé  dans  des  maisons  honorables  à 
Paris,  où  j'ai  ouï  parler  de  certaines  religieuses  d'une 
manière  plaisante  et  fort  à  la  cavalière.  Mes  chères 
Filles,  qui  produit  un  si  méchant  effet,  si  ce  n'est 
l'imprudence  et  l'inconsidération  des  particulières 
qui  ont  parlé  au  parloir  mal-à-propos ,  qui  n'ont  pu 
s'empêcher  de  faire  paroître  des  saillies  d'une  pas- 
sion immortifiée,  qui  donnoient  à  connoître  leurs 
dispositions,  tant  sur  ce  qui  les  concernoit,  que 


55o  SUÎl    LE    SILENCE. 

sur  les  affaires  particulières  qui  se  passent  dans  une 
maison  ? 

Pour  éviter  tous  ces  dangereux  inconvéniens , 
vous  voyez ,  chères  âmes  ,  que  le  plus  sûr  est  de 
tenir  très  cachées ,  et  sous  un  secret  inviolable ,  les 
affaires  d'une  communauté,  sans  en  donner  aucune 
connoissance  aux  personnes  du  dehors.  Et  pour 
vous  justifier  ici ,  ne  me  dites  pas  pour  excuse  : 
Cétoit  à  ma  sœur  que  j'ai  dit  telles  choses,  c'est  à 
ma  mère ,  c'est  à  un  prêtre  ou  directeur.  Ne  croyez 
pas  avoir  mieux  lait ,  ni  en  être  déchargées  :  car , 
sous  prétexte  de  direction  ,  très  -  souvent  il  arrive 
qu'insensiblement  l'on  mêle  dans  ces  communica- 
tions toutes  les  affaires  les  plus  secrètes  d'une  mai- 
son, dont  on  devroit  se  taire  absolument;  puisque, 
étant  répandues  au  dehors,  l'expérience  nous  montre 
que  l'on  n'en  voit  que  de  très-mauvais  effets ,  par  la 
méchante  réputation  où  ces  connoissances  mettent 
la  communauté. 

Vous  devez  encore  prendre  garde  à  un  point  qui 
n'est  pas  moins  important  que  celui-ci ,  qui  est  d'être 
fort  réservées  dans  vos  paroles  devant  vos  pension- 
naires, tarit  celles  qui  leur  rendent  quelques  ser- 
vices, comme  celles  qui  sont  destinées  k  leur  ins- 
truction :  car  ce  sont  de  jeunes  plantes  extrême- 
ment susceptibles  des  impressions  qu'on  leur  donne  ; 
et  quoiqu'elles  soient  encore  jeunes,  elles  savent 
bien  remarquer  ce  que  l'on  dit  et  fait  en  leur  pré- 
sence :  d'où  vient  que  dans  la  suite  ces  impressions 
premières,  que  vous  leur  avez  données,  leur  de- 
meurent, et  qu'après  elles  se  souviennent  de  ces 
idées  qu'elles  avoientdéjà,  lesquelles  s'accroissent 


SITU    LE    SILENCE.  55t 

avec  l'âge  ;  ce  qui  leur  fait  dire  ,  parlant  des  maî- 
tresses qu'elles  ont  eues  :  Pour  moi,  disent -elles, 
j'ai  eu  dans  un  tel  couvent  une  maîtresse  qui  n'étoit 
guère  spirituelle  ni  dévote;  car  il  étoit  rare  qu'elle 
nous  parlât  de  Dieu  :  elle  avoit  de  certaines  maxi- 
mes mondaines;  et  au  lieu  de  nous  porter  à  la  mo- 
destie, elle  nous  enseignoit  des  secrets  de  vanité. 
On  en  entend  d'autres,  qui  voyant  les  procédés  de 
celle-ci ,  si  contraires  à  la  charité  disent,  que  cette 
maîtresse-là  avoit  assurément  de  l'antipathie  et  de 
l'aversion  pour  elles. 

Ah  !  mes  chères  Filles ,  bannissez ,  par  votre  pru- 
dence et  bonne  conduite ,  tous  ces  défauts  qui  ont 
de  si  mauvaises  suites.  Le  silence  bien  gardé  en  est 
le  remède,  et  le  plus  court  chemin  pour  retrancher 
toutes  ces  pensées  et  discours  mal  digérés ,  qui  ne 
laissent  après  tout  dans  la  consciense  que  du  scru- 
pule et  bien  du  trouble.  Car  enfin ,  tôt  ou  tard  l'on 
s'aperçoit  que  l'on  a  mal  parlé,  et  que  l'on  ne  de- 
voit  pas  dire  bien  des  choses  qui  auroient  dû  être 
ensevelies  dans  le  silence.  Ayez  pour  cet  effet  la 
règle  du  silence  en  estime  ;  gardez -la  exactement 
et  vous  serez  à  couvert  de  mille  embarras  où  jette 
nécessairement  le  trop  grand  parler.  Mes  chères 
Filles,  avec  un  peu  d'application  et  avec  une  bonne 
volonté  vous  en  viendrez  à  bout.  Ayez  attention  sur 
votre  langue  pour  ne  laisser  échapper  aucune  pa- 
role, dont  vous  puissiez  vous  repentir  après  l'avoir 
dite.  Retirez-vous  dans  votre  cellule;  c'est  là  le  lieu 
sûr  :  ne  vous  produisez  au  dehors  qu'avec  peine  et 
pour  la  nécessité  ;  que  la  prudence  et  la  discrétion 
règlent  toutes  vos  paroles,  pour  n'en  dire  aucune 


552  SUR    LE    SILENCE. 

qui  ne  soit  bonne ,  utile  ou  nécessaire.  Si  vous  gar- 
dez toutes  ces  mesures ,  assurez  -  vous  que  la  paix  et 
l'union  sera  parfaite  dans  cette  maison,  et  qu'elle 
conservera  la  bonne  réputation  où  elle  est  au- 
jourd'hui. 

Mes  chères  Filles,  ce  n'est  pas  assez  de  savoir 
garder  le  silence  de  prudence  -,  il  faut  de  plus  ap- 
prendre à  se  taire  dans  les  croix ,  les  persécutions 
et  autres  peines  et  aifflictions  qui  arrivent  dans  la 
vie  :  c'est  ce  qui  s'appelle  le  silence  de  patience  , 
lequel  vous  conduira  à  un  degré  de  perfection  con- 
venable à  votre  état ,  qui  vous  doit  rendre  en  tout 
conformes  à  Jésus -Christ  votre  époux;  c'est  ce  que 
nous  allons  considérer  dans  le  dernier  point  de  notre 
méditation. 

TROISIÈME  POINT. 

Considérons  que  le  silence  de  patience  dans  les 
afflictions,  les  souffrances  et  les  contradictions,  est 
une  des  choses  les  plus  difficiles  à  pratiquer  de  la 
morale  chrétienne.  Peu  de  gens  aiment  à  souffrir, 
et  à  souffrir  en  silence  sous  les  yeux  de  Dieu  :  et  s'il 
est  rare  d'en  trouver  qui  aiment  à  souffrir,  il  l'est 
encore  plus  d'en  voir  qui  souffrent  sans  chercher  à 
se  répandre  au  dehors.  Cependant  c'est  le  silence 
qui  sanctifie  nos  croix  et  nos  afflictions ,  et  qui  en 
augmente  de  beaucoup  le  mérite.  A.vez-vous  de  la 
peine  à  pâtir  dans  vos  croix  et  vos  traverses  ?  envi- 
sagez Jésus-Christ.  Parmi  une  infinité  de  persécu- 
tions et  de  douleurs  qu'il  endure  en  présence  de  ses 
juges  iniques,  devant  qui  il  est  accusé  et  calomnié 
si  faussement ,  Jésus  garde  un  profond  silence  et  ne 


SUR    LE    SILEÎ^CE.  .  553 

repond  rien  :  Jésus  autem  tacebat  (0.  C'est  ce  qui 
me  touche  le  plus  dans  la  passion  du  divin  Sauveur, 
que  ce  profond  silence  qu'il  garde  avec  une  patience 
invincible,  et  qui  donnoit  de  l'e'tonnement  au  pre'- 
sident  :  Ita  ut  mirarelur  prœses  (2).  Il  souffre ,  il 
endure  mille  injures,  mille  outrages  et  indignite's 
de  la  part  de  toute  sorte  de  personnes  :  il  est  ac- 
cusé faussement  par  les  Juifs  et  les  pharisiens,  ses 
cruels  ennemis.  On  dit  que  c'est  un  blasphémateur, 
un  séditieux,  qu'il  est  un  perturbateur  de  la  loi  et 
du  repos  public,  qu'il  empêche  que  l'on  ne  paie  le  tri- 
but à  César  j  enfin  que  c'est  un  semeur  de  nouvelles 
doctrines,  qui  abuse  le  peuple.  Jésus  entend  reten- 
tir à  ses  sacrées  oreilles  ces  cris  et  ces  calomnies  , 
sans  dire  un  seul  mot  pour  se  justifier  et  se  défendre 
contre  ces  chiens  enragés,  qui  déchirent  si  outra- 
geusement sa  réputation  :  et  pendant  cette  nuit 
obscure  et  ténébreuse,  durant  laquelle  ce  cher  Sau- 
veur a  souffert  une  infinité  d'outrages,  d'affronts  et 
de  cruautés ,  que  disoit  ce  doux  Agneau  ?  Hélas  ! 
jamais  la  moindre  parole  d'impatience.  Enfin  dans 
cette  sanglante  et  douloureuse  flagellation, où  il  est 
tout  écorché  et  déchiré  à  coups  de  fouets  et  de 
nerfs  de  bœuf,  qui  font  couler  de  toutes  parts  le 
sang  de  ses  veines  sacrées;  ah  ,  quelle  patience  et 
quel  silence  fait  paroître  ce  doux  Jésus  !  Il  souffre 
tout  cela  sans  rien  dire  ;  il  n'ouvre  pas  seulement 
la  bouche  pour  se  plaindre  de  la  cruauté  de  ses  fiers 
bourreaux,  qui  ne  sont  pas  encore  contens  de  l'a- 
voir traité  si  inhumainement  :  ils  prennent  une  pi- 
quante couronne  d'épines,  et  lui  percent  jusqu'au 

(0  MaXi.  XXVI.  63.  —  W  Ihid.  sxvii.  l4- 


554  ,  SUR    LE    SILENCE. 

cerveau.  Je'sus  endure  ce  tourment  comme  les  autres, 
dans  un  silence  inviolaI)le.  Il  est  conduit  chez  Hé- 
rode ,  qui  désiroit  avec  empressement  de  le  voir ,  et 
s'en  réjouissoit  :  mais  notre  Seigneur  persévère  cons- 
tamment à  garder  son  profond  silence.  Nonobstant 
qu'il  sût  bien  qu'He'rode  le  pouvoit  délivrer  d'entre 
les  mains  de  ses  ennemis,  il  ne  dit  mot  cependant 
en  sa  présence ,  et  ne  proféra  aucune  parole  ;  chose 
étonnante  !  et  c'est  avec  sujet  qu'un  saint  Père  l'a 
appelé  la  victime  du  silence,  puisque  ce  divin  Jésus 
l'a  consacré  par  sa  patience  durant  sa  passion. 

Mes  chères  Filles ,  que  voilà  un  exemple  digne 
de  vos  imitations  et  tout  ensemble  de  vos  admira- 
tions !  Voilà  comme  vous  devriez  en  user  lorsque 
vous  êtes  accusées,  persécutées  à  tort:  comme  aussi 
dans  le  temps  de  l'affliction ,  il  faut  savoir  souffrir 
en  silence ,  avec  patience ,  sans  murmurer  ni  vous 
plaindre.  Dans  quelque  état  où  Dieu  permette  que 
vous  soyez ,  apprenez  à  y  demeurer  sans  rechercher 
de  vaines  consolations  parmi  les  créatures  ,  dans 
tout  ce  qui  vous  fait  peine  :  mais  prenez  plutôt  le 
parti  du  silence  ,  et  vous  renfermez  en  vous-mêmes, 
afin  que  notre  Seigneur  vous  donne  intérieurement 
des  forces,  pour  souffrir  avec  vertu  et  mérite.  C'est 
dans  ces  occasions-là  où  il  faut  dire  avec  David  : 
Jtenuit  consolari  anima  mea  ;  ineinor  fui  Dei j,  et 
delectatus  sum  (0  :  «  Mon  ame  a  refusé  toute  conso- 
»  lation  ;  je  me  suis  souvenu  de  Dieu  ,  et  j'ai  trouvé 
»  ma  joie  ». 

C'est  ici  où  une  ame  est  éprouvée  et  perfectionnée 
merveilleusement,  quand,  par  une  générosité  vrai- 

(,''  Ps.  LXXVI.  3,  4- 


SUR    LE    SILENCE.  555 

ment  chrétienne,  elle  sait  s'élever  au-dessus  de  tout 
ce  qui  lui  arrive  de  fâcheux  ou  de  contraire  ,  et 
qu'elle  peut,  comme  Jésus-Christ  son  époux,  garder 
un  profond  silence,  lors  même  qu'elle  a  plus  sujet 
de  parler,  soit  pour  sa  justification  dans  des  accu- 
sations injustes,  soit  pour  sa  consolation  dans  une 
affliction  sensible  ,  et  au  milieu  des  plus  grandes 
tempêtes  ou  bourasques.  Il  faut  qu'une  ame  vrai- 
ment généreuse  prenne  pour  toute  défense  le  silence, 
qui  sera  son  repos  et  sa  paix  parmi  les  agitations. 
Jésus-Christ  y  fait  goûter  des  douceurs  intérieures, 
au  fond  du  cœur,  à  une  ame  un  peu  courageuse, 
qui  pour  son  amour  rejette  et  abandonne  toutes 
celles  qu'elle  pourroit  trouver  dans  les  créatures. 
Cela  est  inexplicable  ;  il  n'y  a  que  ceux  qui  l'expé- 
rimentent qui  en  puissent  parler  dignement. 

Mais  avant  de  passer  plus  loin,  remarquez,  chères 
âmes,  qu'il  y  a  trois  règles  ou  trois  maximes  impor- 
tantes à  pratiquer,  pour  ne  point  faire  de  fautes 
dans  ce  silence  de  patience ,  si  nécessaire  dans  les 
occasions  imprévues  oii  l'on  est  persécuté,  accusé; 
c'est  de  ne  jamais  parler  que  pour  la  charité,  que 
pour  la  vérité  ou  la  nécessité,  et  jamais  pour  soi  ni 
pour  son  propre  intérêt. 

Eh  bien,  âmes  religieuses,  sont- ce  là  les  motifs 
qui  vous  font  parler  ?  Qu'est-ce  qui  vous  fait  ouvrir 
la  bouche?  Est-ce  la  nécessité  ou  bien  la  vérité? 
Examinez  là-dessus  votre  cœur;  et  sondez-le,  jus- 
qu'au plus  profond,  dans  la  rencontre  des  contra- 
dictions et  autres  circonstances,  pour  reconnoître 
que  le  plus  souvent  c'est  la  passion  ou  l'intérêt  qui 
vous  fait  parler. 


556  SUR    LE    SILEÏVCE. 

O  mais,  direz-vous,  je  suis  accusée  d'une  chose 
tout-à-fait  de'savantageuse  ;  quel  moyen  de  ne   se 
pas  justifier  dans  cette  conjoncture,  où  Ton  m'at- 
tribue tout  ce  qu'il  y  a  de  mal,  et  l'on  dit  que  j'en 
suis  la  cause,  tandis  que  j'avois  bien  d'autres  inten- 
tions que  celles  que  l'on  s'imagine  ?  Arrêtez ,  que  la 
passion  n'ait  pas  le  dessus  sur  la  raison  ;  re'primez 
tous  les  raisonnemens  naturels ,  pour  écouter  ceux 
de  la  grâce  :  ne  dites  pas  que  vous  ne  pouvez  vous 
empêcher  de  parler  pour  faire  connoître  votre  in- 
nocence ,  et  qu'il  est  bien  difficile  alors  de  se  taire  ; 
puisque  l'exemple  de  Jésus-Christ  vous  doit  rendre 
la  chose  aisée  et  facile.  Vous  n'avez  pas  de  plus 
grandes  persécutions  et  contradictions  à  soutenir 
que  les  siennes  :  tous  les  saints  en  ont  bien  supporté 
d'autres,  plus  fâcheuses  que  les  vôtres.  Si  vous  fai- 
siez réflexion  que  Jésus-Christ  par  ces  persécutions 
vous  fait  part  d'un  éclat  de  sa  croix ,  vous  auriez  de 
la  joie  de  les  endurer  avec  patience  dans  un  profond 
silence,  pour  y  adorer  ses  desseins  sur  votre  per- 
sonne ,  qu'il  prétend  élever ,  par  ce  chemin  rude  et 
semé  d'épines,  à  une  grande  perfection,  si   vous 
n'apportez   aucune   résistance   à  ses  volontés   su- 
prêmes. 

Que  le  silence  est  donc  avantageux  à  une  ame 
dans  la  souffrance,  et  dans  tous  les  états  pénibles 
où  elle  se  trouve!  puisque  par  ce  silence  il  n'y  a 
point  de  passions  si  fortes,  qui  ne  soient  retenues 
dans  les  bornes  de  la  raison.  En  voulez-vous  voir 
des  preuves  par  quelques  exemples?  Etes-vous  ten- 
tées d'ambition  ?  Que  vous  dit  la  passion  dans  cette 
rencontre,  où  elle  est  émue  par  quelque  accident  ? 


SUR    LE    SILENCE.  55^ 

c'est  de  vous  élever  au-dessus  des  autres  par  des  pa- 
roles suffisantes,  et  pleines  d'un  orgueil  secret.  Hé 
bien  ,  gardez  le  silence  et  vous  taisez;  insensiblement 
ces  saillies  de  la  nature  corrompue  s'évanouiront. 
De  même ,  que  vous  dit  la  passion  dans  les  émotions 
d'une  humeur  colère  et  impatiente  ?  Dans  ces  mou- 
vemens  violens,  où  en  êtes-vous  si  vous  ne  les  répri- 
mez? Bientôt  vous  vous  laisserez  aller  à  des  paroles 
d'emportement ,  sans  craindre  de  choquer  et  de  pi- 
quer les  unes  et  les  autres.  Mais  si  vous  savez  vous 
taire  ,  vous  appaiserez  infailliblement  ces  saillies 
impétueuses  qui  s'élèvent  en  vous-mêmes;  et  pour 
lors  vous  pourrez  dire  comme  le  prophète,  au  milieu 
de  vos  troubles  :  Turhaius  sum,  et  non  sum  locu~ 
tus  (0  :  «  J'ai  été  troublée  au  dedans  de  moi;  mais 
»  ma  langue  n'a  formé  aucune  parole  ». 

Sentez-vous  en  vous-mêmes  quelques  mouvemens 
d'aversion  et  d'antipathie,  ou  de  ressentiment  contre 
quelques-unes  de  vos  sœurs  ?  Que  vous  dit  cette 
passion  à  la  vue  de  celle-là  que  vous  ne  pouvez  souf- 
frir? aussitôt  elle  vous  inspire  de  la  mépriser  ou  re- 
buter, par  des  paroles  de  froideur  et  de  vengeance. 
Mais  le  moyen  le  plus  court,  pour  combattre  et 
vaincre  cette  passion  qui  vous  anime  et  vous  tour- 
mente, vous  portant  à  commettre  une  infinité  de 
péchés  ;  c'est  de  vous  taire ,  à  l'heure  même  que  vous 
avez  plus  d'envie  de  parler,  et  de  prendre  le  parti 
du  silence.  Ilfaudroitmême,  dans  ces  occasions-là,, 
mordre  sa  langue  plutôt  que  de  choquer  et  fâcher 
ses  sœurs. 

Enfm  êtes-vous  tentées  de  curiosité,  et  avez-vous 

CO  Ps.  LXXVI.   5. 


558  SUR    LE    SILENCE. 

envie  de  vous  épancher  vainement,  en  allant  trouver 
justement  celle-là  qui  est  un  vrai  bureau  d'adresse, 
et  cette  autre-ci  qui  sait  toutes  les  nouvelles,  et  qui 
a  incessamment  les  oreilles  ouvertes  pour  entendre 
tout  ce  qui  se  passe  de  nouveau  dans  la  maison , 
laquelle  est  toujours  en  haleine  pour  tout  savoir? 
N'y  allez  pas ,  gardez  le  silence  ;  mortifiez  ces  désirs 
de  curiosité.  Croyez-moi,  mes  chères  Filles,  vous 
aurez  plus  de  consolation  de  tout  ignorer,  et  de  ne 
point  apprendre  les  choses  qui  ne  vous  concernent 
point  :  votre  conscience  en  sera  plus  pure,  votre 
esprit  plus  dégagé  et  plus  libre  pour  vous  entretenir 
avec  Dieu  dans  l'oraison.  Faites  plus  d'état  d'une 
heure  de  récollection ,  oii  vous  avez  été  seules  avec 
Dieu,  que  de  plusieurs  autres  où  vous  vous  êtes 
contentées  parmi  les  entretiens  des  créatures;  car, 
pour  l'ordinaire,  la  vertu  en  est  bien  afFoiblie. 

Soyez  persuadées  ,  chères  âmes ,  qu'en  gardant 
fidèlement  le  silence,  vous  serez  victorieuses  de  toutes 
vos  passions,  et  qu'en  peu  de  temps  vous  arriverez 
à  la  perfection.  Souvenez- vous  des  avantages  du 
silence  de  prudence;  n'oubliez  pas  ceux  du  silence 
de  patience,  dont  je  vous  parlois  tout-à-l'heure  : 
gravez -les  dans  votre  esprit;  afin  que  lorsque  la 
tentation  où  l'affliction  arrivera,  vous  soyez  toujours 
disposées  à  la  bien  recevoir,  dans  les  dispositions 
saintes  que  je  vous  ai  marquées.  Dans  vos  soullrances 
et  contradictions,  n'envisagez  jamais  les  causes  se- 
condes; et  ne  vous  amusez  point  inutilement  à  vou- 
loir découvrir  la  source  de  vos  peines,  par  des  re- 
cherches d'amour-propre,  pour  savoir  qui  sont  ceux 
qui  vous  les  font  naître;  car  proprement  cela  s'ap- 


SUll    LE    SILENCE.  554^ 

pelle  courir  après  la  pierre  qui  vous  frappe.  Il  faut 
bien  plutôt  vous  élever  en  haut  vers  le  ciel ,  pour 
voir  la  main  qui  la  jette,  qui  n'est  autre  que  Dieu 
même ,  qui  est  celui  qui  a  permis  que  telles  choses 
vous  arrivassent  pour  votre  salut ,  si  vous  en  savez 
bien  profiter.  Dans  tous  les  événemens  les  plus  fâ- 
cheux ,  une  ame  vraiment  chre'tienne  et  religieuse 
doit  dire  à  Dieu  dans  le  plus  intime  d'elle-même  : 
Paratum  cor  meum ,  Deus ,  paralutn  cor  meiim  (')  : 
«  Mon  cœur  est  prépare'  à  faire  votre  volonté,  soit 
»  dans  l'adversité  ou  la  prospérité  ».  Ah  !  mes  chères 
Filles,  plût  à  Dieu  que  vous  et  moi  nous  fussions 
dans  ces  dispositions  :  c'est  à  quoi  il  nous  faut  ré- 
soudre dans  cette  méditation  ;  c'est  le  fruit  que  nous 
devons  en  remporter,  et  c'est  la  grâce  qu'il  faut 
instamment  demander  à  Jésus  -  Christ  :  je  vous  y 
exhorte,  et  me  recommande  à  vos  prières. 

0)  Ps.  CVII,  2. 


56o  PAROLES    SAINTES. 


PAROLES  SAINTES 

DE  MON  ILLUSTRE  PASTEUR, 

MONSEIGNEUR 

JACQUES-BENIGNE  BOSSUET, 

ËVÊQUE  DE  MEAUX, 

LA    VEILLE   ET    LE    JOUR    DE    MA    PROFESSION    (*). 

ui  Vinterrogation  hors  la  clôture, 

V  ou  s  avez  raison,  ma  Fille,  d^appeler  et  d'estimer 
heureux  le  jour  de  votre  profession.  Il  est  heureux 
pour  vous ,  puisque  vous  y  serez  l'épouse  de  Jésus- 
Christ  :  mais  faitez-y  bien  réflexion ,  et  voyez  à  quoi 
vous  allez  vous  engager.  Ne  croyez  pas  que  vous 
serez  exempte  de  peines  dans  la  religion  :  ce  seroit 
un  abus  que  de  le  prétendre  ;  puisque  c'est  un  con- 
tinuel sacrifice  de  mort  à  soi-même,  et  que  la  na- 

K"]  Ces  paroles  sont  tirées  du  manuscrit  d'une  religieuse  ursuline 
de  Mcaux ,  qui  écrivit ,  après  la  cérémonie ,  les  différens  discours 
que  Bossuet  lui  fit  lors  de  sa  profession.  Nous  leur  conservons  le 
titre  qu'elle  leur  a  donné,  comme  plus  propre  à  faire  connokre  le 
respect  que  ces  bonnes  religieuses  avoient  pour  les  instructions  de 
leur  digne  pasteur.  (  Ediu  de  Déforis.  ) 

ture 


PAROLES    SAINTES.  56l 

lure  y  souffre  beaucoup  :  mais  il  n'importe  ,  ne  l'e'- 
coutez  pas  ;  car  autrement  vous  ne  ferez  jamais  rien. 
Si  vous  avez  de  la  peine,  à  la  bonne  heure,  vous 
en  aurez  plus  de  mérite  ;  et  Dieu  vous  donnera  tou- 
jours ses  grâces,  pourvu  que  vous  lui  soyez  fidèle. 
En  voilà  une  bien  grande  qu'il  vous  fait  de  vous  ap- 
peler à  la  sainte  religion  :  correspondez -y  fidèle- 
ment. Vous  faites  bien,  ma  Fille,  de  vivre  dans  la 
crainte  ;  car  Thomme  doit  continuellement  se  dé- 
fier de  soi-même.  Il  ne  faut  cependant  pas  qu'elle 
soit  excessive  ;  car  il  y  auroit  de  la  recherche  de  soi- 
même;  et  cette  si  grande  crainte  pourroit  prove- 
nir d'une  ame  lâche ,  qui  a  peur  de  travailler.  C'est 
bien  fait ,  ma  Fille ,  d'être  toujours  en  crainte , 
pourvu  qu'elle  soit  filiale  et  non  point  servile  ;  et 
pour  y  éviter  les  extrémités,  ayez  continuellement 
recours  à  Dieu  ,  et  vous  combattez  vous  -  même , 
puisque  ce  n'est  qu'après  le  combat  que  Ton  rem- 
porte la  victoire  :  soyez  toujours  humble  et  docile; 
vivez  dans  l'obéissance,  et  vous  n'aurez  point  toutes 
ces  craintes. 

A  mes  demandes  après  le  sermon. 

Vous  voilà,  ma  Fille,  pleinement  instruite  des 
obligations  que  vous  allez  contracter  avec  Jésus- 
Christ  par  le  moyen  de  vos  vœux  :  vous  voyez  à 
quoi  ils  vous  obligent  ;  comme  par  le  vœu  de  pau- 
vreté vous  renoncez  pour  jamais  aux  biens,  aux 
pompes  et  à  toutes  les  richesses  du  monde  ;  comme 
vous  devez  renoncer  par  le  vœu  de  chasteté  à  tous 
les  plaisirs  et  contentemens  du  siècle,  en  vous  sé- 
parant même  du  plus  petit  par  une  mortification 

BOSSUET.   XIV.  36 


562  PAROLES    SAINTES. 

générale  de  tous  vos  sens.  Enfin  vous  avez  entendu 
que  par  l'obéissance  vo  us  devez  consacrer  votre  cœur, 
votre  volonté,  et  tout  ce  qui  est  en  vous  jusqu'au 
fond  de  vos  entrailles ,  pour  n'avoir  plus  désormais 
d'autre  volonté  que  celle  de  vos  supérieures.  C'est 
ce  qui  vous  vient  d'être  prêché  si  saintement. 

Ma  Fille,  retenez  toutes  ces  vérités  profondes, 
et  ne  les  oubliez  jamais  ;  gravez-les  dans  votre  esprit 
et  dans  votre  cœur ,  afin  d'animer  toutes  vos  opéra- 
tions ,  et  de  vous  établir  sur  ces  principes  solides 
pendant  tout  le  cours  de  votre  vie  religieuse.  C'est, 
ma  Fille ,  la  prière  que  je  vais  faire  à  Dieu  pour 
•cous  dans  le  reste  de  cette  cérémonie,  en  vous  ai- 
dant à  achever  votre  sacrifice.  Unissez-vous  à  nous 
de  tout  votre  cœur.  Det  tihi  Deus  in  hoc  sancto  pro* 
posito  perseverantiam  :  «  Que  Di^u  vous  donne  la 
3)  persévérance  dans  cette  sainte  résolution  ». 

A  la  sainte  communion. 

Ma  Fille,  voilà  votre  divin  Epoux,  voici  votre 
Dieu  qui  vient  se  donner  à  vous.  Recevez  cette  vic- 
time sainte  qui  s'est  immolée  pour  vous;  consom- 
mez en  lui  votre  sacrifice;  mangez  Jésus  -  Christ , 
savourez  cette  viande  céleste  et  divine.  Que  votre 
esprit,  votre  cœur,  tout  votre  intérieur  et  tout  l'in- 
time de  vous-même  en  soit  rempli.  Nourrissez-vous 
de  cet  aliment  et  de  cette  nourriture  sacrée,  incor- 
porez-vous à  elle;  en  la  prenant,  vous  recevrez 
l'esprit  de  vos  vœux.  Nourrissez-vous  donc  de  l'es- 
prit de  pauvreté,  recevant  celui  qui  a  été  si  pauvre , 
qu'il  est  dit  de  lui  qu'il  n'a  pas  seulement  eu  de  quoi 


PAROLES    SAINTES.  563 

reposer  son  chef  adorable  (0.  Nourrissez -vous  de 
cette  chair  virginale;  et  vous  recevrez  en  vous-même 
l'esprit  de  chasteté,  et  la  pureté  de  celui  qui  est 
vierge,  Fils  d'une  Vierge,  ami  des  vierges,  et  le 
chaste  Epoux  des  vierges.  Recevez  cette  divine  hos- 
tie, mangez  cette  victime  d'amour  et  de  pureté;  et 
vous  recevrez  dans  votre  cœur  l'esprit  d'obédience 
de  celui  qui,  par  obéissance,  s'est  immolé  et  offert 
en  sacrifice  et  en  oblà+ion  pour  le  salut  de  tous  les 
hommes,  de  celui  qui  s'est  rendu  sujet  et  parfaite- 
ment soumis,  pendant  sa  vie,  à  tous  ceux  qui  lui 
ont  tenu  la  place  de  Dieu  son  Père,  et  qui  a  été 
obéissant  jusqu'à  la  mort  de  la  croix.  Enfin  vous 
venez  de  faire  vœu  d'instruire  les  petites  filles  :  nour- 
rissez-vous encore,  en  prenant  Jésus-Christ,  de  l'es- 
prit de  zèle  et  de  charité  pour  le  salut  des  âmes,  de 
celui  qui  s'est  consommé  pour  elles.  Soyez  une  par- 
faite imitatrice  de  celui-là  même  qui  a  dit  :  «  Laissez 
»  ces  petits  enfans  venir  à  moi  (2)  ».  Fortifiez-vous  par 
cette  divine  nourriture;  mangez -la  avec  amour  et 
respect  :  recevez-la  souvent  ;  car  elle  vous  donnera 
des  forces  dans  l'exercice  de  votre  institut  ;  elle  vous 
animera  toujours  de  nouveau  pour  vous  en  acquit- 
ter dignement.  Recevez  donc ,  ma  chère  Fille ,  Jé- 
sus-Christ ,  qui  se  donne  à  vous  en  confirmation  de 
vos  vœux.  Prenez  cette  aimable  Epoux  ;  aimez-le  de 
toute  votre  capacité:  unissez-vous  à  lui  très- étroi- 
tement en  cette  vie,  afin  d'y  être  unie  en  l'autre 
par  la  gloire,  durant  toute  l'éternité.   Quod  Deus 
in  te  incœpit  ipse  perficiat  :  «  Que  Dieu  achève  xe 
«  qu'il  a  commencé  en  vous  ».  *^"" 

CO  MatU  viii.  20.  —  W  Marc,  x.  i\. 


564  PAROLES    SAINTES. 

En  me  donnant  le  voile. 

Ma  Fille ,  recevez  ce  voile  qui  vient  d'être  béni 
"dans  cette  sainte  cérémonie  par  le  sacré  ministère 
de  l'Eglise;  ce  voile,  qui  est  le  signe  de  votre  sépa- 
ration du  monde ,  sous  lequel  vous  allez  être  toute 
votre  vie  ensevelie  avec  Jésus-Christ  dans  le  tom- 
beau de  la  religion ,  et  cachée  avec  lui  en  Dieu. 
Receveîz  ce  même  voile  qui  est  la  marque  de  l'al- 
liance que  vous  avez  contractée  avec  lui  :  il  ne  vous 
sera  jamais  ôté  que  vous  ne  voyiez  la  face  de  Dieu  à 
découvert  dans  le  ciel. 

Apres  la  cérémonie. 

Enfin ,  ma  Fille ,  vous  voilà  consacrée  à  Jésus- 
Christ,  voilà  votre  immolation  faite  :  il  ne  reste  plus 
qu'à  être  fidèle  à  votre  Epoux  dans  votre  saint  état, 
et  qu'à  y  persévérer  jusqu'à  la  fin.  Pour  cet  effet , 
prenez  toujours  le  plus  pénible.  Ne  regardez  pas  ce 
que  vous  avez  fait;  mais  ce  qui  vous  reste  encore  à 
faire.  Accoutumez-vous  à  l'exercice  de  cette  conti- 
nuelle circoncision  du  cœur,  qui  vous  séparera  sans 
cesse  des  inclinations  de  la  nature  corrompue,  si 
contraire  à  l'esprit  et  à  la  grâce  de  Jésus-Christ  votre 
divin  Epoux.  Puissiez-vous,  ma  Fille  ,  par  ce  moyen 
vous  élever  toujours  davantage  par  une  vie  pure  et 
toute  céleste.  Puissiez-vous  monter  de  vertu  en 
vertu ,  jusqu'à  ce  que  vous  soyez  parvenue  à  la  mon- 
tagne d'Horeb ,  au  sommet  de  la  perfection,  pour  y 
consommer  votre  sacrifice. 


DISC.   AUX  RELIG.  DE  LA  VISIT.  DE  MEAUX.  565 

PRÉCIS  D'UN  DISCOURS 

FAIT 

AUX  RELIGIEUSES  DE  LA  VISITATION 
DE  MEAUX, 

DANS     UNE     VISITE. 


«  J'ai  désiré  de  vous  voir ,  pour  vous  communia 
»  quer  quelque  peu  de  la  grâce  spirituelle,  et  vous 
»  confirmer  (0  ».  C'est  saint  Paul,  ce  vigilant  pas- 
teur, cet  homme  apostolique,  cet  homme  du  troi- 
sième ciel,  qui  parle  ainsi.  Examinons  un  peu  ses 
paroles;  pesons-les  toutes.  J'ai  désiré  de  vous  voir, 
dit-il;  il  ne  se  contente  pas  de  leur  écrire.  Tantôt  il 
envoie  Tite,  tantôt  Timothée,  ou  quelque  autre  de 
ses  disciples:  mais  enfin  le  désir  immense  de  leur 
communiquer  quelque  peu  de  la  grâce  spirituelle, 
le  porte  à  souhaiter  de  venir  lui-même  leur  rendre 
visite.  Quelque  peu  :  pourquoi  quelque  peu  ?  C'est 
que  ce  grand  apôtre  qui  avoit  reçu  tant  de  dons , 
parloit  en  la  personne  de  nous  autres,  pasteurs  in- 
dignes et  infii^mes ,  qui  n'en  pouvons  communiquer 
que  quelque  peu  :  il  avoit  en  vue  la  disposition  de 
ceux  qui  la  reçoivent ,  et  qui  souvent  ne  sont  capa- 
bles que  d'en  recevoir  peu  ;  et  aussi,  il  n'appartient 

(0  Jlom.  I.  II. 


^66  Discouns 

qu'à  Dieu  de  rendre  notre  tninistère  assez  efficace 
pour  en  donner  beaucoup.  De  nous-mêmes  nous  ne 
saurions  confe'rer  aux  autres  la  moindre  grâce  ;  c'est 
Dieu,  comme  dit  l'apôtre  (0 ,  qui  nous  en  rend  ca- 
pables. Et  vous  voyez  par-là  combien  vous  êtes  inté- 
ressées à  demander  pour  nous  à  Fauteur  de  tout 
don  ,  qu'il  prépare  nos  cœurs  et  les  vôtres;  afin  que 
nous  puissions  produire  des  fruits  abondans  parmi 
vous.  Dieu  sait ,  mes  Filles,  que  j'ai  désiré  d'un  désir 
cordial,  dans  la  sincérité  de  mon  cœur  et  sous  les 
yeux  de  Dieu ,  de  vous  voir.  Sans  me  comparer  au 
grand  apôtre,  recevez  le  peu  que  je  vous  donne; 
puisque  Dieu  donne  beaucoup  à  celui  qui  reçoit 
peu. 

Je  trouve  trois  fruits  de  la  visite  :  Iç  premier  me 
regarde  et  il  vous  regarde  ;  c'est  la  consolation  mu- 
tuelle que  nous  en  devons  retirer  vous  et  moi  ;  vous, 
en  voyant  la  sollicitude  de  votre  pasteur;  et  moi , 
par  la  joie  que  me  donnera ,  dans  cette  visite ,  la 
promptitude  de  votre  obéissance ,  et  par  l'espérance 
que  je  concevrai  quje  vous  serez  ma  couronne  dans 
le  ciel ,  et  ma  consolation  sur  la  terre ,  quand  je  pen- 
serai que  j'ai  des  filles  qui  aiment  sincèrement  Dieu. 
Le  second  fruit  de  la  visite ,  c'est  l'estime  que  vous 
devez  avoir  de  votre  ame,  en  considérant  le  soin 
que  Jésus-Christ  lui-même  en  a  pris  :  il  n'a  pas  cru 
trop  donner  que  de  vous  racheter  au  prix  de  son 
sang.  Que  ne  devez-vous  donc  pas  faire  pour  vous 
conserver  dans  la  pureté  qu'il  vous  a  acquise  ?  Et 
de  là  naît  le  troisième  fruit  de  la  visite,  qui  est  de 
connoître  vos  défauts ,  et  de  prendre  les  moyens  les 

(0  //.  Cor.  II.  i6. 


AUX  RELIGIEUSES  DE  LÀ  VISITAT.  DE  MEAUX.       ^6'] 

plus  propres  pour  vous  en  corriger  et  vous  purifier 
des  péche's  qui  souillent  la  pureté  de  l'ame ,  en  tra- 
vaillant efficacement  à  les  éviter  ;  afin  de  vous  avan- 
cer chaque  jour  vers  la  perfection  de  votre  état. 

Le  péché  plaît  à  tous  les  hommes ,  lorsqu'ils  le 
commettent  :  quand  il  est  commis ,  l'homme  sage 
s'en  afflige  et  en  pleure  amèrement;  le  scrupuleux 
et  pusillanime  s'en  désespère  ;  l'imprudent  rit  et 
s'étonne  de  ce  que  les  saints  lui  en  portent  compas- 
sion ,  et  qu'ils  lui  parlent  de  pénitence.  Entre  les 
malades,  les  plus  à  plaindre  sont  ceux  qui  ne  se 
plaignent  pas  eux-mêmes,  et  qui  aiment  leur  ma- 
ladie. Haïssons  la  nôtre  :  la  haine  est  son  remède  ; 
elle  est  la  marque  que  nous  ne  sommes  pas  délais- 
sés ,  et  qu'on  médite  encore  pour  nous  dans  le  ciel 
des  desseins  de  miséricorde. 


568  SUR    l'union    de    JÉSUS-CHRIST 

DISCOURS 

SUR 

L'UNION    DE    JÉSUS-CHRIST 

AVEC  SON  ÉPOUSE. 

Comment  Jésus-Christ  est-il  Tépoux  des  âmes  dans  Toraison. 


Veni  in  hortum  meum ,  soror  mea ,  sponsa. 

Je  suis  venu  dans  mon  jardin,  ma  sœur,  mon  épouse, 
Cant.  V.  I. 

J_jE  nom  d'épouse  est  le  plus  obligeant  et  le  plus 
doux  dont  Je'sus-Christ  puisse  honorer  les  âmes  qu'il 
appelle  à  la  sainteté  de  son  amour;  et  il  ne  pouvoit 
choisir  un  nom  plus  propre  que  celui  d'époux  ,  pour 
exprimer  l'amour  qu'il  porte  à  l'ame ,  et  l'amour 
que  l'ame  doit  avoir  réciproquement  pour  lui.  Il  ne 
reste  qu'à  voir  où  se  fait  leur  alliance ,  et  de  quelle 
manière  ils  s'unissent  ensemble. 

Saint  Bernard  dit  que  c'est  dans  l'oraison ,  qui 
est  un  admirable  commerce  entre  Dieu  et  l'ame  , 
qu'on  ne  connoît  jamais  bien  qu'après  en  avoir  fait 
l'expérience.  C'est  là  que  l'Epoux  visite  l'épouse; 
c'est  là  que  l'épouse  soupire  après  son  Epoux  ;  c'est 
là  que  se  fait  cette  union  déifique  entre  l'Epoux  et 
l'épouse,  qui  fait  le  souverain  bien  de  cette  vie,  et 


AVEC    SON    ÉPOUSE.  669 

le  plus  haut  degré  de  perfection  où  l'amour  divin 
puisse  aspirer  sur  la  terre. 

Les  visites  que  l'Epoux  céleste  rend  à  Tépouse ,  se 
font  dans  le  cœur  :  la  porte  par  où  il  entrç  est  la 
porte  du  cœur.  Les  discours  qu'il  lui  tient  sont  à 
l'oreille  du  cœur  :  le  cabinet  où  elle  le  reçoit  est  le 
cabinet  du  cœur.  Le  Verbe,  qui  sort  du  cœur  du 
Père,  ne  peut  être  reçu  que  dans  le  cœur. 

Je  confesse,  dit  saint  Bernard (0,  que  cet  amou- 
reux Epoux  m'a  quelquefois  honoré  de  ses  visites; 
et ,  si  je  l'ose  dire  dans  la  simplicité  de  mon  cœur , 
il  est  vrai  qu'il  m'a  souvent  fait  cette  faveur.  Dans 
ces  fréquentes  visites ,  il  est  arrivé  parfois  que  je  ne 
m'en  suis  pas  aperçu.  J'ai  bien  senti  sa  présence;  je 
me  souviens  encore  de  sa  demeure  :  j'ai  même  pres- 
senti sa  venue  ;  mais  je  n'ai  jamais  su  comprendre 
comment  il  entroit,  ni  de  quelle  manière  il  sortoit: 
si  bien  que  je  ne  puis  dire  ni  d'où  il  vient,  ni  où  il 
va,  ni  l'endroit  par  où  il  entre,  ni  celui  par  où  il 
sort.  Certainement  il  n'est  pas  entré  par  les  yeux  ; 
car  il  n'est  point  revêtu  de  couleur  :  il  n'est  pas 
aussi  entré  par  l'oreille;  car  il  ne  fait  point  de  bruit  : 
ni  par  l'odorat  ;  car  il  ne  se  mêle  point  avec  l'air 
comme  les  odeurs ,  mais  seulement  avec  l'esprit. 
Ce  n'est  point  une  qualité  qui  fasse  impression  dans 
l'air  ;  mais  une  substance  qui  le  crée.  Il  ne  s'est  point 
coulé  dans  mon  cœur  par  la  bouche  ;  car  on  ne  le 
mange  pas  :  il  ne  s'est  point  fait  sentir  par  l'attou- 
chement; il  n'a  rien  de  grossier  ni  de  palpable  :  par 
où  est-ce  donc  qu'il  est  entré? 

Peut-être  qu'il  n'étoit  pas  besoin  qu'il  entrât, 

(»)  In  Cant.  Serm.  lxxiv,  n.  5,  tom.  i ,  col.  iSaS. 


5^0  SUR    l'union    de    JÉSUS-CHRIST 

parce  qu'il  n'étoit  pas  dehors.  Il  n'est  pas  étranger 
chez  nous:  mais  aussi  ne  vient -il  pas  du  dedans, 
parce  qu'il  est  bon;  et  je  sais  que  le  principe  du 
bien  n'est  pas  en  moi.  J'ai  monté  jusqu'à  la  pointe 
de  mon  esprit  ;  mais  j'ai  trouvé  que  le  Verbe  étoit 
infiniment  au-dessus.  Je  suis  descendu  dans  le  plus 
profond  de  mon  ame,  pour  sonder  curieusernent  ce 
secret;  mais  j'ai  connu  qu'il  étoit  encore  dessous. 
Jetant  les  yeux  sur  ce  qui  est  hors  de  moi,  j'ai  vu 
qu'il  étoit  au-delà  de  tout  ce  qui  m'est  extérieur; 
et  rappelant  ma  vue  au  dedans ,  j'ai  aperçu  qu'il 
étoit  plus  intime  à  mon  cœur,  que  mon  cœur  même. 
Mais  comment  est-ce  donc  que  je  sais  qu'il  est 
présent  ;  puisqu'il  ne  laisse  point  de  trace  ni  de  ves- 
tige  qui  m'en  donne  la  connoissance  ?  Je  ne  le  con- 
nois  pas  à  la  voix,  ni  au  visage,  ni  au  marchjer ,  ni 
par  le  rapport  d'aucun  de  mes  sens;  mais  seulement 
par  le  mouvement  de  mon  cœur,  par  les  biens  et  les 
richesses  qu'il  y  laisse,  et  par  les  effets  merveilleux 
qu'il  y  opère.  Il  n'y  est  pas  sitôt  entré  qu'il  le  réveille 
incontinent.  Comme  il  est  vif  et  agissant,  il  le  tire 
du  profond  sommeil  où  il  étoit  comme  enseveli: 
il  le  blesse  pour  le  guérir;  il  le  touche  pour  le  ra- 
mollir ,  parce  qu'il  est  dur  comme  le  marbre.  Il  y 
déracine  les  mauvaises  habitudes  ;  il  y  détruit  les 
inclinations  déréglées,  et  il  y  plante  la  vertu.  S'il 
est  sec,  il  l'arrose  des  eaux  de  sa  grâce;  s'il  est  té- 
nébreux y  il  l'éclairé  de  ses  lumières;  s'il  est  fermé, 
il  l'ouvre  ;  s'il  est  serré,  il  le  dilate  ;  s'il  est  froid ,  il 
le  réchauffe;  s'il  est  courbé,  il  le  redresse.  Je  con- 
nois  la  grandeur  de  son  pouvoir,  parce  qu'il  donne 
la  chasse  aux,, vices,  et  qu  il  n'a  pas  plutôt  paru,  que 


Avec  son  épouse.  5^i 

•ces  monstres  prennent  la  fuite.  J'admire  sa  sagesse  , 
quand  il  me  de'couvre  mes  de'fauts  cachés  dans  les 
plus  secrets  replis  de  mon  ame.  Le  changement  qu'il 
opère  en  moi  par  l'amendement  de  ma  vie ,  me  fait 
goûter  avec  plaisir  les  douceurs  de  sa  bonté  :  le  re- 
nouvellement intérieur  de  mon  ame  me  découvre 
sa  beauté;  et  tous  ces  effets  ensemble  me  remplissent 
d'un  étonnement  extraordinaire ,  et  d'une  profonde 
vénération  de  sa  grandeur. 

Si  les  entretiens  de  TKpoux  étoient  aussi  longs 
qu'ils  sont  agréables  à  l'épouse,  elle  seroit  trop  heu- 
reuse et  satisfaite  :  mais  quoiqu'il  ne  l'abandonne 
jamais,  si  elle  ne  l'y  oblige  par  quelque  offense  mor- 
telle, il  ne  laisse  pas  de  lui  soustraire  souvent  le  sen- 
timent de  sa  présence  par  un  effet  tout  particulier 
de  sa  bonté  ,  que  nous  avons  coutume  d'exprimer 
par  ces  noms  d'éloignement,  de  fuite  et  d'absence. 
C'est  une  mer  (jui  a  son  flux  et  son  reflux ,  ses  mou- 
vemens  réguliers  et  irréguliers  qui  nous  surprennent. 
C'est  un  soleil  qui  donne  la  lumière,  et  la  retire 
quand  il  lui  plaît  :  sa  clarté  donne  de  la  joie  à  notre 
ame;  son  éloignement  lui  cause  bien  des  soupirs  et 
des  gémissemens. 

Dieu  m'est  témoin,  dit  Origène  (0,  que  j'ai  sou- 
vent reçu  la  visite  de  l'Epoux  ;  et  qu'après  l'avoir 
entretenu  avec  de  grandes  privautés ,  il  se  retire 
tout  d'un  coup ,  et  me  laisse  dans  le  désir  de  le  cher- 
cher, et  dans limpuissance  de  le  trouver.  Dans  cette 
absence ,  je  soupire  après  son  retour  :  je  le  rappelle 
par  des  désirs  ardens  ;  et  il  est  si  bon  qu'il  revient. 
Mais  aussitôt  qu'il  s'est  montré  ,  et  que  je  pense 

{'^)  In  Cant.  Honiil.  i,  n.  7  ,  tom.  w,p.  16. 


5^2  SUR    l'union    de    JÉSUS-CHRIST 

l'embrasser,  il  s'échappe  de  nouveau;  et  moi  je  re- 
nouvelle mes  larmes  et  mes  soupirs. 

Cette  conduite  est  propre  à  l'état  où  nous  vivons 
dans  cet  exil  ;  état  de  changement ,  sujet  à  plusieurs 
vicissitudes  qui  interrompent  la  jouissance  de  l'é- 
pouse par  de  fréquentes  privations.  Nous  n'avons 
ici  qu'un  avant-goût,  un^essai,  et  comme  l'odeur  de 
la  béatitude.  Dieu  s'approche  de  nous  comme  s'il 
vouloit  se  donner  à  nous  ;  et  lorsque  vous  pensez  le 
saisir,  il  se  retire  à  l'instant.  Et  comme  l'éclair,  qui 
sort  de  la  nue  et  traverse  l'air  en  un  moment,  éblouit 
la  vue  plutôt  qu'il  ne  l'éclairé;  de  même  cette  lu- 
mière divine,  qui  vous  investit  et  vous  pénètre,  f;iit 
un  jour  dans  la  nuit,  une  nuit  mystique  dans  le  jour. 
Vous  êtes  touché  subitement ,  et  vous  sentez  cette 
touche  délicate  au  fond  de  l'ame;  mais  vous  n'a- 
percevez pas  celui  qui  vous  touche.  On  vous  dit 
intérieurement  des  paroles  secrètes  et  ineffables,  qui 
vous  font  connoître  qu'il  y  a  quelqu'un  auprès  de 
vous,  ou  même  au  dedans  de  vous  qui  vous  parle; 
mais  qui  ne  se  montre  pas  à  découvert. 

Dieu  se  présente  à  notre  cœur;  il  lui  jette  un 
rayon  de  lumière,  il  l'invite,  il  l'attire,  il  pique  son 
désir;  mais  parce  que  le  cœur  ne  sent  qu'à  demi 
cette  odeur  et  cette  saveur  délicieuse,  qui  n'a  rien 
de  commun  avec  les  douceurs  de  la  chair,  il  demeure 
ravi  d'étonnement  ;  et  la  souhaite  avec  d'autant  plus 
d'ardeur,  qu'elle  surpasse  tous  les  contentemens  de 
la  terre  :  son  désir  est  suivi  de  la  jouissance.  Bientôt 
après  suit  la  privation ,  qui ,  par  la  renaissance  des 
désirs  qu'elle  rallume,  fait  un  cercle  de  notre  vie, 
qui  passe  continuellement  du  désir  à  la  jouissance. 


AVEC    SON    ÉPOUSE.  5^3 

de  la  jouissance  à  l'absence  ,  et  de  l'absence  au 
de'sir. 

Qui  est-ce  qui  me  pourra  développer  le  secret  de 
ces  mystérieuses  vicissitudes,  dit  saint  Bernard  (0? 
Qui  m'expliquera  les  allées  et  les  venues,  les  ap- 
proches et  les  éloignemens  du  Verbe  ?  L'Epoux 
n'est-il  point  un  peu  léger  et  volage  ?  D'où  peut 
venir  et  où  peut  aller  ou  retourner  celui  qui  rem- 
plit toutes  choses  de  son  immense  grandeur  ?  Sans 
doute  le  changement  n'est  pas  dans  l'Epoux;  mais 
dans  le  cœur  de  l'épouse,  qui  reconnoît  la  présence 
du  Verbe  lorsqu'elle  sent  l'effet  de  la  grâce;  et  quand 
elle  ne  le  sent  plus ,  elle  se  plaint  de  son  absence,  et 
renouvelle  ses  soupirs.  Elle  s'écrie  avec  le  prophète  : 
«  Seigneur,  mon  cœur  vous  a  dit  :  les  yeux  de  mon 
»  ame  vous  ont  cherché  (2)  ».  Et  peut-être,  dit  saint 
Bernard  (5) ,  que  c'est  pour  cela  que  l'Epoux  se  re- 
tire ;  afin  qu'elle  le  rappelle  avec  plus  de  ferveur,  et 
qu'elle  l'arrête  avec  plus  de  fermeté  :  comme  autre- 
fois s'étant  joint  aux  deux  disciplejs  qui  alloient  à 
Emmaiis,  il  feignit  de  passer  outre;  afin  d'entendre 
ces  paroles  de  leur  bouche  même  :  Mane  nohiscum ^ 
Domine  (4)  :  «  Demeurez  avec  nous  Seigneur  »  :  car 
il  se  plaît  à  se  faire  chercher  ;  afin  de  réveiller  nos 
soins,  et  d'embraser  notre  cœur. 

Il  ne  fait  que  toucher  en  passant  la  cime  de  notre 
entendement  :  comme  un  éclair,  dit  saint  Grégoire 
de  Nazianze ,  qui  passe  devant  nos  yeux;  partageant 
ainsi  notre  esprit  entre  les  ténèbres  et  la  lumière , 
afin  que  ce  peu  que  nous  connoissons  soit  un  charme 

(0  In  Cant  Serm.  lxxiv,  n.  i ,  col.  iSsô,  1527.  —  WPj.  xxvi.  8. 
—  })  S.  Bern.  ibid.  n.  3 ,  col.  1527.  —  (4)  Luc.  xxi  v.  29. 


5j4  SUR  l'union  de  jésus-christ 

qui  nous  attire ,  et  que  ce  que  nous  ne  connoissons 
pas  soit  un  secret  qui  nous  ravisse  d'étonnenient  : 
en  sorte  que  l'admiration  excite  nos  désirs ,  et  que 
nos  désirs  purifient  nos  cœurs,  et  que  nos  cœurs  se 
déifient  par  la  familiarité  que  nous  contractons  avec 
Dieu  dans  cette  aimable  privante. 

Les  vents  qui  secouent  les  branches  des  arbres 
les  nettoient  :  les  orages  qui  agitent  l'air  le  puri- 
fient :  les  tempêtes  qui  ébranlent  et  renversent  la 
mer,  lui  font  jeter  les  corps  morts  sur  le  rivage  : 
de  même  l'agitation  du  cœur,  ému  par  ces  saintes 
inquiétudes,  contribue  beaucoup  à  sa  pureté,  et 
l'exempte  de  beaucoup  de  taches  et  d'ordures ,  qui 
s'amassent  au  fond  de  l'ame  pendant  qu'elle  est  dans 
le  calme,  et  qu'elle  jouit  d'un  repos  tranquille.  L'eau 
qui  croupit  dans  un  étang  se  corrompt  et  devient 
puante  :  le  pain  qui  cuit  sous  la  cendre  se  brûle  si 
on  ne  le  tourne,  comme  dit  le  prophète  (0  :  les 
corps  qui  ne  font  point  d'exercice  amassent  beau- 
coup de  mauvaises  humeurs ,  qui  sont  des  disposi- 
tions à  de  grandes  maladies  :  et  ainsi  le  cœur ,  qui 
n'est  point  exercé  par  ces  épreuves,  et  par  ces  mou- 
vemens  alternatifs  de  douceur  et  de  rigueur,  s'éva- 
pore au  feu  des  consolations  divines ,  se  corrompt 
par  le  repos ,  et  se  charge  de  mauvaises  habitudes. 
C'est  pourquoi  le  Fils  de  Dieu,  qui  l'aime  et  qui 
prend  soin  de  le  cultiver,  lui  procure  de  l'exercice; 
ne  voulant  pas  qu'il  demeure  oisif,  ou  qu'il  se  re- 
lâche par  une  trop  longue  jouissance  de  ses  faveurs 
et  de  ses  caresses. 

Il  semble  qu'il  se  joue  avec  les  hommes,  dit  RI- 
CO Osoe.  VII.  8. 


AVEC    SON    ÉPOUSE.  5^5 

chard  de  saint  Victor  (0  ,  comme  un  père  avec  ses 
enfans  :  tantôt  ils  se  figurent  qu'ils  le  tiennent  ;  et 
puis  tout-à-coup  il  leur  échappe  :  tantôt  il  se  montre 
comme  un  soleil  avec  beaucoup  de  lumière  ;  et  puis 
en  un  moment  il  se  cache  dans  les  nuages.  Il  s'en 
va,  il  revient;  il  fuit,  il  s'arrête;  il  les  surprend,  il 
se  laisse  surprendre,  et  tout  aussitôt  il  se  dérobe  :  et 
puis  après  avoir  tiré  quelques  larmes  de  leurs  yeux  , 
et  quelques  soupirs  de  leurs  cœurs,  il  retourne; 
enfin  il  les  réjouit  de  la  douceur  de  ses  visites. 

«  Je  m'en  vais  pour  peu  de  temps ,  et  je  vous  re- 
»  verrai  bientôt  (2)  «  :  soulFrez  mon  absence  pour 
un  moment.  O  moment  et  moment  !  ô  moment  de 
longue  durée!  Mon  doux  Maître,  comment  dites- 
vous  que  le  temps  de  votre  absence  est  court  ?  Par- 
donnez-moi, si  j'ose  vous  contredire;  mais  il  me 
semble  qu'il  est  bien  long  et  qu'il  dure  trop.  Ce  sont 
les  plaintes  de  l'épouse ,  qui  s'emporte  par  l'ardeur 
de  son  zèle,  et  se  laisse  aller  à  la  violence  de  ses 
désirs.  Elle  ne  considère  pas  ses  mérites  ;  elle  n'a 
pas  égard  à  la  majesté  de  Dieu  ;  elle  ferme  les  yeux 
à  sa  grandeur,  et  les  ouvre  au  plaisir  qu'elle  sent 
en  sa  présence.  Elle  rappelle  l'Epoux  avec  une  sainte 
liberté  :  elle  redemande  celui  qui  fait  toutes  ses  dé- 
lices, lui  disant  amoureusement  :  «  Retournez,  mon 
»  bien-aimé  ;  revenez  promptement  «  ;  hâtez-vous 
de  me  secourir  ;  «  égalez  la  vitesse  des  chevreuils  et 
»  des  daims  (5)  ». 

Au  reste,  ne  pensez  pas  que  ces  larmes  soient 
stériles,  ni  ces  soupirs  inutiles  :  cet  état  de  privation 

(0  De  grad.  Charit.  cap.  «,  p.  35i.  —  (»)  Joan.  xyi.  i6,  22.  — 
(3)  Cant.  \i.  1 7. 


^7^  SUR    l'union    de    JÉSUS-CHRIST 

est  très-avantageux  à  qui  sait  s'en  prévaloir.  C'est  là 
que  notre  amour-propre ,  qui  est  aveugle ,  trouve  des 
yeux  pour  sonder  l'abîme  de  ses  misères,  et  recon- 
noître  son  indigence  :  c'est  là  que  notre  cœur  ap- 
prend à  compatir  aux  autres,  par  l'expérience  de 
ses  propres  peines  :  c'est  là  qu'il  trouve  un  torrent 
de  larmes  pour  noyer  ses  crimes,  et  un  trésor  si 
précieux  ,  qu'il  suffit  non  -  seulement  pour  payer 
ses  dettes,  mais  encore  celles  du  prochain.  C'est  une 
fournaise  d'amour,  oîi  Tépouse  échauffe  son  zèle, 
et  lui  donne  des  ailes  de  feu,  pour  voler  à  la  con- 
quête des  âmes,  aux  dépens  de  son  contentement 
et  de  son  repos  :  c'est  une  école  de  sagesse ,  oii  elle 
apprend  les  secrets  de  la  vie  intérieure  :  c'est  une 
épreuve  où  elle  se  fortifie  par  la  pratique  des  vertus 
chrétiennes  ;  comme  les  plantes  jettent  de  profondes 
racines  durant  les  rigueurs  de  l'hiver.  C'est  là 
qu'elle  goûte  cette  importante  vérité,  qu'il  faut  in- 
terrompre les  délices  de  la  contemplation  par  les 
travaux  de  l'action;  qu'elle  doit  laisser  les  secrets 
baisers  de  l'Epoux ,  pour  donner  les  mamelles  à  ses 
enfans;  que  l'amour  effectif  est  préférable  à  l'amour 
affectif-,  et  que  personne  ne  doit  vivre  pour  lui  seul , 
mais  que  chacun  est  obligé  d'employer  sa  vie  à  la 
gloire  de  celui  qui  a  voulu  mourir  pour  tous  les 
hommes.  C'est  le  creuset  où  elle  met  sa  charité  à 
l'épreuve  ,  pour  savoir  si  elle  est  de  bon  alloi.  C'est 
la  balance  où  elle  pèse  les  grâces  de  Dieu,  pour  en 
faire  un  sage  discernement ,  et  préférer  l'auteur  des 
consolations  à  tous  ses  dons.  C'est  un  exil  passager, 
qui  lui  fait  sentir,  par  précaution,  combien  c'est  un 
grand  mal  d'être  abandonné  de  Dieu  pour  jamais  ; 

puisque 


I 


AVEC    SON    ÉPOUSE.  5n« 

puisque  une  absence  de  peu  de  jours  lui  paroît  plus 
insupportable  que  toutes  les  peines  du  monde  :  mais 
surtout,  c'est  une  excellente  disposition  à  l'union 
intime  avec  son  divin  Epoux ,  qui  est ,  à  vrai  dire , 
le  fruit  de  ses  désirs ,  la  fin  de  ses  travaux  et  la  ré- 
compense de  toutes  ses  peines.        • 

Tous  les  saints  Pères  qui  parlent  de  l'union  qui 
se  fait  entre  l'ame  et  l'Epoux  céleste,  dans  l'exercice 
de  l'oraison  ,  disent  qu'elle  est  inexplicable.  Saint 
Thomas  l'appelle  un  baiser  ineffable;  parce  qu'on 
peut  bien  goûter  l'excellence  des  affections  et  des 
impressions  divines,  mais  on  ne  la  peut  pas  expri- 
•itier.  Saint  Bernard  dit  que  c'est  un  lien  ineffable 
d'amour;  parce  que  la  manière  dont  on  le  voit  est 
ineffable,  et  demande  une  pureté  de  cœur  toute 
extraordinaire.  Saint  Augustin  dit  que  cette  union 
se  fait  d'une  manière  qui  ne  peut  tomber  dans  la 
pensée  d'un  homme,  s'il  n'en  a  fait  Texpéiience. 

On  peut  dire  que  le  propre  de  l'amour  est  de 
tendre  à  l'union  la  plus  intime  et  la  plus  étroite  qui 
puisse  être ,  et  qu'il  ne  se  contente  pas  d'une  jouis- 
sance superficielle;  mais  qu'il  aspire  à  la  possession 
parfaite.  De  là  vient  que  l'ame  qui  aime  parfaitement 
Jésus-Christ,  après  avoir  pratiqué  toutes  les  actions 
de  vertu  et  de  mortification  les  plus  liéroïques  ;  après 
avoir  reçu  toutes  les  faveurs  les  plus  signalées  de 
J'Epoux,  les  visions,  les  révélations,  les  extases  ,  les 
transports  d'amour,  les  vues,  les  lumières,  croit 
p'avoir  rien  fait  et  n'avoir  rien  reçu  ;  à  cause ,  dit 
§aint  Macaire  ,  du  désir  insatiable  qu'elle  a  de  pos- 
séder le  Seigneur;  à  cause  de  l'amour  immense  et 
ineffable  qu'elle  lui  porte,  qui  fait  qu'elle  se  con- 

BOSSUET,  xiv.  3^ 


5^8  SUR  l'union  de  jésus-chrtst 

sume  de  désirs  ardens,  et  qu'elle  aspire  sans  cesse 

au  baiser  de  l'Epoux. 

On  peut  bien  dire  encore  que  cette  union  par- 
fahte ,  qui  est  l'objet  de  ses  désirs ,  n'est  pas  seulement 
une  simple  union ,  par  le  moyen  de  la  grâce  habi- 
tuelle qui  est  commune  à  tous  les  justes,  ou  par  l'a- 
mour actuel,  même  extatique  et  jouissant,  qui  ne 
se  donne  qu'aux  grandes  âmes;  mais  c'est  le  plus 
haut  degré  de  la  contemplation ,  le  plus  sublime  don 
de  l'Epoux,  qui  se  donne  lui-même,  qui  s'écoule 
intimement  dans  l'ame ,  qui  la  touche ,  qui  se  jette 
entre  ses  bras,  et  se  fait  sentir  et  goûter  par  unç 
connoissance  expérimentale,  oii  la  volonté  a  plus 
de  part  que  l'entendement ,  et  l'amour  que  la  vue. 
D'où  vient  que  Richard  de  saint  Victor  dit  «  que 
»  l'amour  est  un  œil;  et  qu'aimer,  c'est  voir  (0  »  : 
et  saint  Augustin:  «Qui  connoît  la  vérité,  la  con- 
»  noît  ;  et  qui  la  connoît ,  connoît  l'éternité  :  c'est 
»  la  charité  qui  la  connoît  (2)  ». 

On  peut  bien  dire  avec  saint  Bernard ,  que  cet 
embrassement,  ce  baiser ,  cette  touche ,  cette  union, 
n'est  point  dans  l'imagination  ni  dans  les  sens;  mais 
dans  la  partie  la  plus  spirituelle  de  notre  être,  dans 
le  plus  intime  de  notre  cœur ,  où  Famé ,  par  une  sin- 
gulière prérogative ,  reçoit  son  bien-aimé  ;  non  par 
figure,  mais  par  infusion;  non  par  image,  mais  par 
impression.  On  peut  dire  avec  Denis  le  Chartreux  , 
que  le  divin  Epoux  voyant  l'ametoute  éprise  de  son 
àinour,  se  communique  à  elle,  se  présente  à  elle, 
l'embrasse,  l'attire  au  dedans  de  lui-même,  la  baise, 

(0  De  gra.  Charit.  cap.  ni,  p.  353.—»  W  Corif.  iib,  vu,  cap.  x, 
torn.  I,  col.  iJtj. 


AVEC    SON    ÉPOUSE.  S^Q 

la  serre  étroitement  avec  une  complaisance  meji'veil* 
leuse;  et  que  l'épouse  étant  tout-à-copp,  en  un  mo-? 
ment,  en  un  clin-d'œil,  investie  des  rayons  de  Is^ 
divinité,  éblouie  de  sa  clarté,  liée  des  bras  de  son 
amour,  pénétrée  de  sa  présence ,  opprimée  du  poid^ 
de  sa  grandeur,  et  de  l'efficace  excellente   de  se$ 
perfections,  de  sa  majesté,  de  ses  Juu^iè^^es  immenses, 
est  tellement  sijrprise ,  étonnée ,  épouvantée  ,  ravif? 
en  admiration  de  son  infinie  grandeur,  de  sa  briW 
lante  clarté,  ,de  la  délicieuse  sérénité  de  son  visage^ 
quelle  est  comme  noyée  dans  cet  abîme  de  lumière, 
perdue  dans  cet  océan  de  bontç' ,  brûlée  et  copsut 
mée  dans  cette  fournaise  d'apipur,  giupantie  en  eWe-r 
même  par  une  heureuse  défaillance,  sans  savoir  ok 
elle  est,  tant  elle  est  égarée  et  enfoncée  dans  cette 
vaste  solitude  de  l'immensité  divine-  Mais  de  dire 
comment  ce]a  se  fait ,  et  ce  qi^\  s/e  passe  en  ce  secr^l 
entre  l'Epoux  et  l'épouse,  cela  est  impossible  :  il  le 
faut  honorer  par  le  silence  ;  et  louer  à  jamais  l'amour 
ineffable  du  Verbe ,  qui  daigne  tant  s'abaisser  pour 
relever  sa  créature. 

LES  DEVOmS  DE  l'aME  QUI  EST  ÉPOUSE  DE  JÉSUS-CHRIST. 

Entre  les  devoirs  de  l'éppwse  envers  son  divin 
Epoux,  celui  de  l'amour  e^J  le  premier;  et  même 
Ton  peut  dire  qu'il  est  unique,  parce  qu'il  contient 
tous  les  autres  avec  éminence.  Car  il  faut  considérer 
que  Jésus- Christ  prend  quelquefois  le  nom  de  Sei- 
gneur, quelquefois  celui  de  Père,  et  quelquefois 
celui  d'Epoux.  Quand  il  y«ut  nous  donner  de  la 
crainte,  dit  saint  Grégoire  (0,  il  prend  la  qualité  de 

CO  In  Cant.  Proem.  n.  8 ,  tom.  m, part,  il,  col.  4oo- 


58o  SUR  l'union  de  jésus-ciirist 

Seigneur:  lorsqu'il  veut  être  honoré,  il  prend  celle 
de  Père  :  mais  quand  il  veut  être  aime',  il  se  fait 
appeler  Epoux. 

Faites  réflexion  sur  l'ordre  qu'il  garde  :  de  la 
crainte  procède  ordinairement  le  respect  ;  du  respect 
l'amour.  En  cet  amour  consiste,  comme  dit  excel- 
lemment saint  Bernard  (0,  la  ressemblance  de  l'ame 
avec  le  Verbe ,  selon  cette  parole  de  l'apôtre  W  : 
«  Soyez  les  imitateurs  de  Dieu,  comme  étant  ses 
»  enfans  bien-aimés  ;  et  marchez  dans  l'amour  et  la 
»  charité ,  comme  Jésus-Christ  nous  a  aimés  »  -,  afin 
de  vous  joindre,  par  conformité,  à  celui  dont  l'infi- 
nité vous  sépare.  Cette  conformité  marie  l'ame  avec 
le  Verbe,  lorsqu'elle  se  montre  semblable  en  volonté 
et  en  désir ,  à  celui  à  qui  elle  ressemble  par  le  pri- 
vilège de  la  nature ,  aimant  comme  elle  est  aimée  : 
si  donc  elle  aime  parfaitement ,  elle  est  épouse. 
'^-  Qu'y  a-t-il  de  plus  doux  que  cette  conformité  ? 
iju'y  a-t-il  de  plus  souhaitable  que  cet  amour,  qui 
fait,  ô  ame  fidèle,  que  ne  vous  contentant  pas  d'être 
instruite  par  les  hommes ,  mais  vous  adressant  vous- 
même  confidemment  au  Verbe,  vous  lui  adhérez 
constamment,  vous  l'interrogez  familièrement,  vous 
le  consultez  sur  toutes  choses  ;  égalant  la  liberté  de 
vos  désirs  à  l'étendue  de  vos  pensées  et  de  vos  con- 
noissances  ? 

Certainement  on  peut  dire  que  c'est  ici  que  l'on 
contracte  un  mariage  spirituel  et  saint  avec  le 
Verbe  :  je  dis  trop  peu  quand  je  dis  qu'on  le  con- 
tracte ;  on  le  consomme  :  car  c'est  en  effet  le  con- 
sommer, que  de  deux  esprits  n'en  faire  qu'un,  en 
0)  In  Cant.  Serm.  u2Uliii,  n,  3,  col.  i557.  —  i"^)  Ephcs,  y.  i ,  a. 


AVEC    SON    ÉPOUSE.  58l 

voulant  et  ne  voulant  pas  les  mêmes  choses.  Au 
reste  il  ne  faut  pas  craindre  que  l'inégalité  des  per- 
sonnes alToiblisse  aucunement  la  coniormité  des  vo- 
lontés ,  parce  que  l'amour  n'a  pas  tant  d'égard  au 
respect.  Le  mot  d'amour  vient  d'aimer,  non  pas 
d'honorer.  Que  celui-là  se  tienne  en  respect ,  qui 
frissonne,  qui  est  interdit,  qui  tremble,  qui  est  saisi 
d'étonnement  :  tout  cela  n'a  point  de  lieu  en  celui 
qui  aime.  L'amour  est  plus  que  fatisfait  de  lui-même; 
et  quand  il  est  entré  dans  le  cœur ,  il  attire  à  soi 
toutes  les  autres  affections  et  se  les  assujettit.  C'est 
pourquoi  celle  qui  aime  s'applique  à  l'amour,  et  ne 
sait  autre  chose;  et  celui  qui  mérite  d'être  honoré, 
respecté  et  admiré,  aime  mieux  néanmoins  être 
aimé  :  l'un  est  l'Epoux  ;  l'autre  est  l'épouse. 

Quelle  affinité  et  quelle  liaison  cherchez  -  vous 
entre  deux  époux ,  sinon  d'aimer  et  d'être  aimé?  Ce 
lien  surpasse  celui  des  pères  et  des  mères  à  l'égard 
de  leurs  enfans,  qui  est  celui  de  tous  que  la  nature 
a  serré  plus  étroitement.  Aussi  est-il  écrit  à  ce  sujet 
que  «  l'homme  laissera  son  père  et  sa  mère ,  et  s'at- 
«  tachera  à  son  épouse  (0  ».  Voyez  comme  cette 
affection  n'est  pas  seulement  plus  forte  que  toutes 
les  autres ,  mais  qu'elle  se  surmonte  elle-même  dans 
le  cœur  des  époux.  Ajoutez ,  que  celui  qui  est  l'E- 
poux n'est  pas  seulement  épris  d'amour  ;  il  est 
l'amour  même.  Mais  n'est-il  point  aussi  l'honneur  ? 
Pour  moi  je  ne  l'ai  point  lu  :  j'ai  bien  lu  que  «  Dieu 
3>  est  charité  (2)  »  ;  mais  je  n'ai  point  lu  qu'il  soit 
honneur  ni  dignité.  Ce  n'est  pas  que  Dieu  rejette 
l'honneur,  lui  qui  dit  :  «  Si  je  suis  père,  oii  est 
CO  Gènes.  11.  i\.  Matt.  xix.  5.  — W  /.  Joan.  iv.  8, 


582  SUR   l'union   de  JÉSUS-CHRTST 

))  riionneur  qui  m'est  dû  (0  »?  mais  il  le  dit  en 
qualité'  de  Père.  Que  s'il  veut  montrer  qu'il  est 
époux,  il  dira  :  Oh  est  l'amour  qui  m'est  dû?  Car  il 
dit  aussi  aii  même  endroit  :  «  Si  je  suis  Seigneur , 
»  où  est  la  crainte  qui  m'est  due  »  ?  Dieu  donc  veut 
être  craint  comme  Seigneur,  honoré  comme  Père, 
aimé  et  chéri  comme  Epoux. 

De  ces  trois  devoirs,  lequel  est  le  plus  excellent 
et  le  plus  noble?  L'amour.  Sans  l'amour,  la  crainte 
est  fâcheuse,  et  l'honneur  n'est  point  agréable.  La 
crainte  est  une  passion  servile ,  tandis  qu'elle  n'est 
point  ajOfranchie  par  l'amour;  et  l'honneur  qui  ne 
vient  point  dii  cOeur,  n'est  point  un  vrai  honneur, 
mais  une  pure  flatterie.  La  gloire  et  l'honneur  appar- 
tiennent à  Dieu  :  mais  il  ne  les  accepte  point,  s'ils 
ne  sont  assaisonnés  par  l'amour  :  car  il  suffit  par 
lui-même  ;  il  plaît  par  lui-même  et  pour  l'amour  de 
lui-même.  L'amour  est  lui-même,  et  son  mérite  et 
sû  récompense.  Il  ne  demande  point  d'autre  motif 
ni  d'autre  fruit  que  lui-même  :  son  fruit,  c'est  son 
usage.  J'âime  parce  que  j'aime;  j'aime  pour  aimer. 
En  vérité,  l'amour  est  une  grande  chose,  pourvu 
qu'il  retourne  à  son  principe  ;  et  que ,  remontant  à 
sa  source  par  une  réflexion  continuelle ,  il  y  prenne 
des  forces  pour  entretenir  son  cours. 

De  tous  les  riiouvemens ,  de  tous  les  sentîmens  et 
de  toutes  les  affections  de  l'ame,  il  n'y  a  que  l'amour 
qui  puisse  servir  à  la  créature  pour  rendre  la  pa- 
reille à  son  auteur,  sinon  avec  égalité,  pour  le 
moins  avec  quelque  rapport.  Par  exemple ,  si  Dieu 
se  fâche  contré  moi,  me  fâcherai-je  contre  lui?  Non , 

(0  Malac.  1.  6. 


I 


AVEC    SON    ÉPOUSE.  583 

certes;  mais  je  craindrai,  mais  je  tremblerai,  mais 
je  lui  demanderai  pardon  :  de  même  s'il  me  reprend, 
je  ne  le  reprendrai  pas  à  mon  tour;  mais  plutôt  je 
le  justifierai  :  et  s'il  me  juge,  je  n'entreprendrai  pas 
de  le  juger;  mais  plutôt  de  l'adorer.  S'il  domine, 
il  faut  que  je  serve;  s'il  commande,  il  faut  que  j'o- 
bëisse  :  je  ne  puis  pas  exiger  de  lui  une  obéissance 
re'ciproque.  Mais  il  n'est  pas  ainsi  de  l'amour  :  car 
quand  Dieu  aime,  il  ne  demande  autre  chose  qu'un 
retour  d'amour,  parce  qu'il  n'aime  que  pour  être 
aime'  ;  sachant  bien  que  ceux  qui  l'aiment  sont  ren- 
dus bienheureux  par  l'amour  même  qu'ils  lui  portent. 
Ainsi  l'ame ,  qui  est  assez  heureuse  pour  y  êffe 
parvenue,  brûle  d'un  si  ardent  désir  de  voir  son 
Epoux  dans  la  gloire,  que  la  vie  lui  est  un  supplice  , 
la  terre  un  exil,  le  corps  une  prison,  et  Téloigne- 
ment  de  Dieu  une  espèce  d'enfer,  qui  la  fait  sans 
cesse  soupirer  après  la  mort.  Dans  cet  état,  dit  saint 
Grégoire  (0  ,  elle  ne  reçoit  aucune  consolation  des 
choses  de  la  terre;  elle  n'en  a  aucun  goût,  ni  sen- 
timent, ni  désir  :  ail  contraire,  c'est  pour  elle  un 
sujet  de  peine,  qui  la  fait  soupirer  jour  et  nuit,  et 
languir  dans  l'absence  de  son  Epoux  :  car  elle  est 
blessée  d'amour;  et  cette  plaie,  qui  consume  le» 
focces  du  corps,  est  la  parfaite  santé  de  l'ame,  sans 
laquelle  sa  disposition  seroit  très-mauvaise  et  très- 
dangereuse.  Plus  cette  plaie  est  profonde ,  plus  elle 
est  saine.  Sa  force  consiste  dans  la  langueur;  et  sa 
consolation  est  de  n'en  avoir  point  sur  la  terre.  Tout 
ce  qu'elle  voit  ne  lui  cause  que  dç  la  tristesse ,  parce 
qu'elle  est  privée  de  la  vue  de  celui  qu'elle  aime.  Il 

CO  In  Cant.  c.  m ,  tom.  m ,  p.  ^nj. 


584        SUR  l'union  de  j.  c.  avec  son  épouse. 
n'y  a  qu'une  seule  chose  qui  la  puisse  consoler;  c'est 
de  voir  que  plusieurs  âmes  profitent  de  son  exemple, 
€!t  sont  embrasées  de  l'amour  de  son  Epoux. 

Tel  e'toit  saint  Ignace  ,  martyr ,  qui  soupiroit 
après  les  tourmens  et  la  mort,  par  l'extrême  de'sir 
qu'il  avoit  de  voir  Je'sus-Christ.  Quand  sera-ce ,  di- 
soit-il  (0,  que  je  jouirai  de  ce  bonheur,  d'être  de'chiré 
des  bêtes  farouches  dont  on  me  menace?  Ah  !  qu'elles 
se  hâtent  de  me  faire  mourir  et  de  me  tourmenter; 
et,  de  grâce,  qu'elles  ne  m'e'pargnent  point  comme 
elles  font  les  autres  martyrs  :  car  je  suis  résolu ,  si 
elles  ne  viennent  à  moi,  de  les  aller  attaquer,  et  de 
les  obliger  à  me  dévorer.  Pardonnez-moi  ce  trans- 
port ,  mes  petits  enfans  ;  je  sais  ce  qui  m'est  bon  : 
je  commence  maintenant  à  être  disciple  de  Jésus- 
Christ;  ne  désirant  plus  rien  de  toutes  les  choses 
visibles,  et  n'ayant  qu'un  seul  désir,  qui  est  de  trou- 
ver Jésus-  Christ.  Qu'on  me  fasse  souffrir  les  feux, 
les  croix  et  les  dents  des  bêtes  farouches  :  que  tous 
les  tourmens  que  les  démons  peuvent  inspirer  aux 
bourreaux  viennent  fondre  sur  moi  ;  je  suis  prêt  à 
tout,  pourvu  que  je  puisse  jouir  de  Jésus  -  Christ. 
Quel  amour  !  quels  transports  !  quelle  ardeur  pour 
Jésus-Christ!  Puissions-nous  entrer  dans  ces  senti- 
mens;  et  comme  le  saint  martyr,  n'avoir  plus  de 
vie,  d'être,  de  mouvemens,  que  pour  consommer 
notre  union  avec  le  divin  Epoux. 

(»)  Ep.  ad  Rom. 

FIN    DU  ,T0ME    Q  U  ATOR  Z  I  t:M  E. 


k  *^^  %^^  V*<k  «^v^^'k'k^/^^^/W/^^/*^»* 


TABLE 

DU  TOME  QUATORZIÈME. 


SERMON  POUR    LE  DIMANCHE  DE  QUASIMODO.    SuF  la  pOlX 

faite  et  annonce'e  par  Jésus-Christ.  — Combien  extraor- 
dinaire la  manière  dont  cette  paix  a  été  conclue  :  moyen 
dont  Jésus -Christ  s'est  servi  pour  nous  la  procurer. 
Obligation  de  renoncer  à  tous  ses  attachemens  crimi« 
nels ,  et  de  quitter  toutes  ses  intelligences  avec  le  monde, 
pour  y  participer.  Rétablissement  du  commerce  entre 
le  ciel  et  la  terre,  fruit  de  cette  paix.  Comment  est- 
elle  accompagnée  de  toutes  les  marques  d'une  parfaite 
réunion.  P^g^  3 

SERMON  POUR  LE  m.*  dimanche  après  Paque,  prêché  à 
Dijon  devant  M.  le  Prince.  Sur  la  Providence.  —Pour- 
quoi la  Providence  a-t-elle  éprouvé  tant  de  contradic- 
tions. Attention  au  jugement  dernier ,  unique  moyen 
pour  résoudre  toutes  les  difficultés  qui  naissent  des 
désordres  qui  sont  dans  ce  inonde.  Raisons  qui  doivent 
porter  le  juste  à  ne  point  s'impatienter  dans  ses  afflic- 
tions ,  à  ne  point  murmurer  contre  la  prospérité  des 
impies,  et  à  ne  point  la  désirer.  Combien  les  maux  qu'il 
endure  lui  sont  utiles  pour  sa  guérison:  secours  que  Dieu 
lui  donne  pour  se  soutenir  contre  tous  les  accidens  de  la 
vie,  dans  l'espérance  assurée  d'une  joie  immortelle.  25 
Abrégé  d'un  autre  Sermon  pour  le  iii.^  dimanche  après 
Paque.  —  Combien  les  plaisirs  des  sens  sont  dangereux, 
trompeurs ,  contraires  à  notre  état*;  et  combien  nous 
devons  les  mépriser  et  les  fuir.  Quels  sont  ceux  que 
nous  devons  rechercher.  55 


586  TABLE. 

SERMON  POUR  LE  v.^  DIMANCHE  APRES  Paque  ,  prêclié  dans 
la  cathédrale  de  Meaux  à -l'ouverture  d'une  mission  , 
en  1692.  —  Mépris  que  nous  devons  faire  du  monde 
pour  aller  à  Dieu.  Obligation  de  toujours  croître  en 
amour  et  en  perfection  durant  le  cours  de  cette  vie. 
Deux  sortes  de  tristesses:  quelle  est  celle  qui  est  le  par- 
tage des  enfans  de  Dieu.  Dispositions  dans  lesquelles 
nous  devons  entrer  lorsque  Dieu  nous  frappe.  Senti- 
mens  de  pénitence  nécessaires  pour  obtenir  l'indulgence 
du  jubilé.  Stabilité  essentielle  à  la  vraie  pénitence, 
amour,  seul  capable  de  produire  une  solide  conversion. 

Page  67 

SERMON   SUR    LE  MYSTERE  DE    l'AsCENSION  DE  NOTRE    SeI- 

GNEUR  Jésus  -  Christ.  —  Jésus  ,  Tunique  et  véritable 
Pontife ,  figuré  dans  les  cérémonies  de  l'ancienne  loi  ;  le 
seul  qui  remplit  parfaitement  les  fonctions  du  sacerdoce. 
Besoin  que  nous  avions  d'un  pareil  Pontife  :  pourquoi 
devoit-il  monter  au  ciel.  Excellence  de  sa  qualité  de 
Médiateur  :  comment  est-il  le  Médiateur  universel.  En 
quel  sens  donnons  -  nous  ce  nom  aux  saints.  Avec  quel 
succès  il  sollicite ,  comme  notre  avocat ,  la  miséricorde 
divine  en  notre  faveur  :  grâces  et  bénédictions  qu'il  ré- 
pand sur  nous  du  haut  du  ciel.  Raisons  qui  doivent  nous 
porter  à  être  éternellement  enflammés  des  désirs  cé- 
lestes. 88 
I.er  SERMON  POUR  LE  JOUR  DE  LA  Pentecôte.  —  Combien 
depuis  le  péché  nous  sommes  naturellement  portés  au 
mal  y  et  combien  la  vertu  nous  est  difficile.  Impuissance 
de  la  loi  pour  nous  soulager  dans  nos  infirmités  :  com- 
ment n'est-elle  propre  qu'à  augmenter  le  crime  et  qu'à 
nous  donner  la  mort.  De  quelle  manière  elle  nous  fait 
sentir  notre  impuissance  et  le  besoin  que  nous  avons  de 
la  grâce*  Chaste  délectation  ,  esprit  vivifiant  ;  caractère 
distinctif  de  la  nouvelle  alliance.  Pourquoi  la  crainte  ne 
peut-  elle  changer  les  cœurs.  Amour  que  nous  devons  à 
Dieu  :  excès  de  notre  ingratitude.                                 121 


TABLE.  587 

Autre  ÈxoRDE  ei*  IFragmens  du  même  Sermon.  Page  i53 

H.^  SERMON  POUR  LE  JOUR  de  la  Pentecôte.  —  Quel  est 
Fesprit  du  christianisme.  Mépriser  les  présens  du  monde , 
sa  haine  et  sa  fureur  ;  trois  maximes  de  la  générosité 
chrétienne.  Avec  quel  courage  les  apôtres  et  les  pre- 
miers chrétiens  méprisent  les  présens  du  monde ,  atta- 
quent sa  haine,  triomphent  dé  ses  menaces.  Merveil- 
leuse union  que  le  Saint-Esprit  fait  de  leurs  cœurs.  Pour- 
quoi ne  devons-nous  pas  nous  regarder  en  nous-mêmes, 
mais  dans  Funité  de  tout  le  corps  dont  nous  sommes 
membres.  L'envie  et  la  dureté  exterminées  par  la  fra- 
ternité chrétienne.  164 

III.*  SERMOIV  POUR  LE  JOUR  DE  LA  Pêntècôte  ,  préché  de- 
vant la  Reine.  —  Caractère  des  hommes  spirituels  que 
le  Saint-Esprit  forme  aujourd'hui.  Esprit  de  fermeté  et 
de  vigueur ,  nécessaire  pour  se  soutenir  dans  la  vie 
chrétienne.  Combien  notre  extrême  délicatesse  est  op- 
posée à  la  fermeté  et  au  courage  des  premiers  chré- 
tiens. Persécution  du  monde  :  quelles  sont  ses  maximes 
et  les  armes*  qu'il  emploie  pour  abattre  ceux  qui  lui  ré- 
sistent. D'où  vient  notre  insensibilité  pour  les  maux  des 
autres.  Envie  et  esprit  d'intérêt,  deux  péchés  princi- 
paux que  1*^  Saint-Esprit  reprend:  leurs  funestes  suites: 
remèdes  à  ces  deux  défauts.  igS 

Abre'gé  d'un  Sermon  pour  le  même  jour  ,  prêché  dans  la 
cathédrale  de  Mcaux.  — Profondeur  de  la  malice  du 
cœur  humain  :  combien  nous  avons  besoin  que  l'Esprit 
saint  crée  en  nous  un  cœur  pur.  2i4 

SERMON  SUR   LE    MYSTERE   DE  LA  TrÈs-SAINTE  TriNITÉ.  — 

Excellente  image  que  nous  portons  en  nous-mêmes  de 
ce  mystère  ineffable.  Autre  image  de  ce  grand  mystère 
dans  l'unité  de  l'Eglise.  Pourquoi  faut-il  que  le  Père  en- 
gendre en  lui-même  le  Verbe  :  cette  génération  du 
Verbe ,  représentée  dans  la  bienheureuse  fécondité  de 
l'Eglise.  Comment  le  Fils  et  le  Saint-Esprit  reçoivent 
du  Père  continuellement  en  eux-mêmes  la  vie  et  l'iu- 


588  TABLE. 

lelligence.  Tous  les  fidèles  unis  dans  la  vie  de  rintelïi- 
gence.  Quelles  doivent  être  les  lois  de  leur  charité  mu- 
tuelle :  combien  ils  y  sont  infidèles.  Page  1 19 

SERMON  POUR   LE  III.^   DIMANCHE  APRES  LA  PeNTECÔtE.  -— 

Grandeur  de  la  charité  des  saints  anges  pour  les  hommes. 
Pourquoi  se  réjouissent-ils  si  fort  dans  la  conversion  des 
pécheurs.  Trois  effets  de  la  miséricorde  divine  à  l'égard 
de  l'ame  pécheresse.  Double  unité  dans  l'Eglise;  l'une 
extérieure ,  qui  est  liée  par  les  sacremens  ;  l'autre  invi- 
sible et  spirituelle  formée  par  la  charité.  Comment  les 
pécheurs  séparés  de  cette  unité  commencent  leur  enfer 
même  sur  la  terre.  Quels  sont  les  dignes  fruits  de  péni- 
tence. De  quelle  manière  le  pécheur  ,  sincèrement  tou- 
ché, s'accuse,  se  condamne  et  se  punit.  241 

SERMON  POUR  LE  V.^  DIMANCHE  APRES  LA  PeNTECÔtE.   Sur 

la  Réconciliation.  —  Motifs  pressans  que  Jésus -Christ 
emploie  pour  nous  porter  à  une  affection  mutuelle.  Le 
sacrifice  d'oraison ,  incapable  de  plaire  à  Dieu ,  s'il  n'est 
offert  par  la  charité  fraternelle.  Obligation  de  prier  avec 
tous  nos  frères  et  pour  tous  nos  frères  :  pourquoi  ne 
pouvons -nous  nous  en  acquitter  si  nous  les  haïssons. 
Combien  aveugles  et  injustes  les  aversions  que  nous 
concevons  contre  eux.  Condition  que  Dieu  nous  impose 
pour  obtenir  le  pardon  de  nos  fautes.  264 

SERMON  POUR  LE  IX.'  DIMANCHE  APRES  LA  PeNTECÔtE.  — - 

Doctrine  extravagante  des  marcionitcs  sur  la  divinité 
Combien  la  tendre  compassion  du  Sauveur  pour  les 
hommes,  a  été  vive  et  efficace  pendant  les  jours  de  sa 
vie  mortelle ,  et  est  encore  agissante  dans  la  félicité  de 
la  gloire.  Confiance  qu'elle  doit  nous  inspirer  :  comment 
nous  devons  l'imiter.  Deux  manières  dont  il  peut  ré- 
gner sur  les  hommes  ;  l'une  pleine  de  douceur ,  l'autre 
toute  de  rigueur.  Exemple  qu'il  nous  en  donne  dans  sa 
conduite  sur  le  peuple  juif.  Leçon  que  nous  devons  tirer 
de  la  terrible  vengeance  qu'il  exerce  sur  cette  nation 
infidèle.  28G 


TABLE.  589 

Abrégé  d*un  Sermon  pour  le  xxi.*  dimanche  après  la 
Pentecôte.  Page  3^6 

I.er  SERMON  POUR  LA  FETE  DE  l'eXALTATION  DE  LA  SAINTE 

Croix.  Sur  la  vertu  de  la  croix  de  Je'sus-Christ.  —  Com- 
bien grande  l'entreprise  de  rendre  la  croix  vénérable. 
Puissance  absolue  et  miséricorde  infinie ,  deux  choses  dans 
lesquelles  consiste  la  gloire  de  Dieu:  comment  éclatent- 
elles  mieux  dans  la  croix  du  Sauveur.  Changemens  ad- 
mirables qu'elle  a  produits  dans  le  monde  :  raisons  que 
nous  avons  de  mettre  en  elle  toute  notre  gloire.  Senti- 
mens  et  actions  qui  prouvent  que  la  croix  est  pour  nous 
un  sujet  de  scandale.  3.29 

II.°  SERMON  POUR  l'exaltation  de  la  sainte  Croix  , 
prêché  aux  nouveaux  catholiques.  Sur  les  Souffrances. 
—  La  miséricorde  et  la  justice  conciliées  en  la  personne 
de  Jésus-Christ ,  fondement  de  son  exaltation  à  la  croix. 
Deux  manières  différentes  dont  nous  pouvons  partici- 
per à  la  croix.  Le  trouble  qu'on  nous  apporte  dans  les 
choses  que  nous  aimons,  cause  générale  de  toutes  nos 
peines.  Trois  différentes  façons  dont  notre  ame  peut  y 
être  troublée.  Trois  sources  de  grâces  que  nous  trou- 
vons dans  ces  trois  sources  d'afflictions.  La  croix  ,  un 
instrument  de  vengeance  à  l'égard  des  impénitens. Ter- 
rible état  d'une  ame  qui  souffre  sans  se  convertir.  Eloge 
de  la  foi  des  nouveaux  catholiques  :  motifs  pressans  pour 

'    les  fidèles  de  les  soulager  dans  leurs  besoins.  36o 

Précis  d'un  Sermon  sur  le  même  sujet.  —  Tous  les  mys- 
tères et  tous  les  attraits  de  la  grâce  renfermés  dans  la 
croix.  38 1 

EXHORTATION  faite  aux  nouvelles  Catholiques, 
pour  exciter  la  charité  des  Fidèles  en  leur  faveur.  — 
Pauvreté  et  abondance,  deux  genres  d'épreuve.  Pa- 
tience et  charité ,  deux  voies  uniques  pour  arriver  au 
royaume  céleste.  Qu'est-ce  que  la  foi  :  miracles  et  mar- 
tyres, deux  moyens  par  lesquels  elle  a  été  étabhç  et 
soutenue.  Combien  l'hommage  que  nous  devons  à  Ja 


^gO  TABLE. 

vérité ,  exige  que  nous  soyons  résolus  à  souffrir  pour 
elle:  grande  utilité  que  nous  retirons  de  ces  souffrances. 
Quelle  est  l'épreuve  des  riches:  que  doivent-ils  faire 
pour  y  être  fidèles. Obligation  qu'ils  ont  d'imiter,  à  l'é- 
gard des  pauvres,  la  libéralité  du  Sauveur  envers  nous. 

Page  385 
Fragment  d'un  Discours  sur  la  vie  chrétienne.  — Dieu , 
la  vie  de  nos  ames  par  l'union  qu'il  a  avec  elles.  Obli- 
gation du  chrétien  de  mourir  au  péché ,  pour  recevoir 
et  conserver  cette  vie  divine.  D'où  vient  Dieu  laisse-t-il 
ici-bas  dans  les  saints  J'attrait  au  mal.  Comment  détruit-il 
en  eux  le  péché,  même  dès  cette  vie.  4^4 

SERMON  SUR  LES  obligations  de  l'État  religieux,  prê- 
ché devant  les  religieuses  de  Saint -Çyr.  —  Fragilité  et 
grande  misère  du  monde  :  puissance  et  funestes  effets 
de  sa  séduction.  Motifs  pressans  pour  porter  les  chré- 
tiens à  s'en  séparer  entièrement.  Origine  des  commu- 
nautés religieuses.  En  quoi  consiste  la  pauvreté  dont  on 
y  fait  profession.  Infidélités  sans  nombre ,  qu'on  com- 
met journellement  dans  les  monastères  contre  cette 
vertu.  Avantages  de  la  virginité  :  jusqu'où  elle  doit  s'é- 
tendre. A  qui  se  rapporte  l'obéissance  que  l'on  rend  aux 
supérieurs.  Dans  quel  esprit  il  faut  se  soumettre  à  ceux 
qui  abusent  de  leur  autorité.  Avec  quel  spia  les  reli- 
gieuses doivent  éviter  le  commerce  du  monde ,  les  sen- 
timens  de  la  vanité,  et  les  amusemens  de  l'esprit.    4^9 
I.*"^  EXHORTATION  a  l'ouverture  d'une  visite,  faiteen 
LA  communauté  de  SAINTE  Ursule  DE  Meaux,  le  q  avril 
i685.  —  Quelle  est  la  fin  et  quels  doivent  être  les  fruits 
de  la  visite  du  prélat.  Dispositions  nécessaires  aux  reli- 
gieuses pour  en  profiter.  Effets  admirables  que  produit 
la  grâce  dans  une  ame  qui  en  est  remplie.  Crucifiement 
qui  constitue  toute  la  perfection  religieuse.  Les  restes 
de  l'amour  du  monde,  combien  pernicieux.  Obligation 
imposée  aux  personnes  religieuses  de  prier  pour  les 
besoins  de  l'Eglise  j  et  de  gémir  sur  le  triste  état  des 


TABLE.  ~  -Sq! 

pécheurs. Tendres  invitations  du  prélat,  pour  porter 
toutes  les  Sœurs  à  lui  ouvrir  leur  cœur  sans  déguise- 
ment. '  Page  457 
IL*  EXHORTATION , FAITE  dans  le  choeur,  a  la  conclu- 
sion DE  LA  VISITE ,  le  27  avrjl  i685.  —  Silence  et  recueil- 
lement nécessaires  pour  écouter  l'Esprit  de  Jésus-Christ 
au  dedans  de  soi-même.  Funestes  suites  de  la  dissipa- 
tion ,  et  de  l'attache   aux  choses  sensibles.  Obligation 
d*écouter  Dieu  dans  ses  supérieurs, Soumission  et  respect 
qui  leur  sont  du»,  ainsi  qu'aux  confesseurs  et   direc- 
teurs. Maux  que  cause  dans  les  communautés  le  peu  de 
respect  pour  le  silence.  De  quelle  manière  on  doit  y 
parler  dç  $Ç6  mécouteutemens.  Partialités  qu'il  faut  en 
bannir.  47  ^ 
ORDONNANCES  notifiées  à  nos  chères  Filles  les  reli- 
gieuse/s d«  S^iate  Ursule  de  Meaux,  au  chapitre  tenu 
dans  leur  chflBur,Je4  avril  i685,  pour  conclusion  de  la 
visite  régulière  par  nous  faite  les  jours  précédens.    4^^ 
III.«  EXHORTATION  sur  la-retraite  faite  chez  les  re- 
ligieuses URSULINES  DE  Meaojk  ,  à  toulcs  Ics  Professcs  du 
noviciat,  le  mercredi-saint,  i8  avril  1 685.  — Avantages 
de  la  retraite.  Maux  que  cause  la  dissipation.  Comment 
lesrehgieuses  doivent  l'éviter,  et  travailler  à «e  séparer 
des  créatures  pour  se  recueillir  en  Dieu.  494 
rV.*  EXHORTATION  faite  aux  religieuses  ursulines 
DE  Meaux  ,  le  4  mai  i685.  —  Avec  quelle  vigilance, 
quelle  religion  il  faut  qu'elles  travaillent  à  l'éducation 
des  enfans  qui  leur  sont  confiés.  Soin  qu'elles  doivent 
avoir  de  se  renouveler  dans  l'esprit  de  leur  profession. 
Combien  il  est  nécessaire  qu'elles  soient  en  garde  contre 
reniiemi  de  leur  salut.  Obligations  renfermées  dans  le 
vœu  de  pauvreté.  Importance  et  utilité  de  l'obéissance. 
Devoir  des  religieuses  de  tendre  sans  cesse  à  la  perfec- 
tion. Charité , zèle  et  tendresse  duprélatpour  elles.  507. 
CONFÉRENCE  faite  devant  les   religieuses  ursulines 
DE  Meaux.  — Terrible  compte  qu'elles  auront  à  rendre 


^92  TABLE. 

des  grâces  qu'elles  ont  reçues.  Perfection  qu'exigent 
d'elles  les  vœux  qu'elles  ont  faits  dans  leur  profession. 
Tendresse  et  sollicitude  pastorale  du  prélat  pour  ses 
filles.  Motifs  qui  l'obligent  d'exiger  d^elles  une  obéis- 
sance entière.  Etroite  union  qu'il  désire  voir  régner 
entre  elles.  Page  523 

INSTRUCTION     FAITE     AUX    RELIGIEUSES      URSULINES      DE 

Meaux.  Sur  le  Silence.  — Trois  sortes  de  silence.  Avec 
quelle  exactitude  Jésus  -  Christ  les  a  gardés.  Motifs  qui 
ont  porté  les  instituteurs  d'ordre  à  le  prescrire  dans  leurs 
règles.  En  quoi  consiste  le  silence  de  prudence ,  et  com- 
ment il  faut  le  pratiquer  à  l'exemple  de  Jésus -Christ. 
Qualités  que  doit  avoir  le  silence  de  patience  dans  les 
souffrances  et  les  contradictions  :  combien  il  est  salutaire , 
et  contribue  à  la  perfection  des  âmes.  537 

Paroles  saintes  de  mon  illustre  pasteur  ,  monseigneur 
Jacques-Bénigne  Bossuet ,  évêque  de  Meaux  ,  la  veille 
et  le  jour  de  ma  profession.  56o 

Précis  d'un  Discours  fait  aux  religieuses  de  la  Visita- 
tion DE  Meaux,  dans  une  visite.  565 

DISCOURS  sur  l'union  de  Jésus-Chrisï-  avec  son  épouse. 
—  Comment  Jésus-Christ  est-il  l'Epoux  des  âmes  dans 
l'oraison.  568 


FIN  DE   LA   table  DU  TOME  QUATOIIZIEME. 


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1725 

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1815 


Bossuet,  Jacques  Bénigne 
Oeuvres 


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