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OEUVRES
DE BOSSUET.
TOME XI F.
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Chez
/ A VERSAILLES,
LEBEI4, Éditeiir, imprimeur du Roi et de rÉvcché,
rue Satory, n.° 122.
A PARIS,
LjE NpRMANT^ imprimeur-libraire, rue deSeiae,ii.o 8j
FliiLET , iniprimeuF-libraire , rue Christine , n.» 5 ;
BRUNOT LABBE, libraire, quai des Augustins, n.°33j
BLAISE, libraire, quai des Augustins , n." 61 j
LECLLRE, libraire, quai des Augustins, n.** 35j
BOSSANGE ET M AS SON, imprimeurs -libraires, rue
de Tournon ;
RENOUARD, libraire, rue Saint-André-des- Arts ;
TREUTTEL et VURTS , libraires , rue de Bourbon ;
FOUCAULT, libraire, rue des Noyers, n.** 375
AUDOT, libraire, rue des Mathurins- Saint -Jacques,
n.° 18.
ET A BRUXELLES,
LE CHARUER, libraire.
1~ ^^
OEUVRES
DE BOSSUET,
ÉVÊQUE DE MEAUX,
REVUES SUR LES MANUSCRITS ORIGINAUX,
ET LES ÉDITIONS LES PLUS CORRECTES.
TOME XIV.
A VERSAILLES,
DE L'IMPRIMERIE DE J. A. LEBEL,
IKP&IMEUn DU noi.
I8I6.
Il
SERMONS.
BOSSUET. XIV.
SERMON
POUR
LE DIMANCHE DE QUASIMODO,
SUR LA PAIX FAITE ET ANNONCÉE PAR J. C.
Combien extraordinaire la manière dont cette paix a été conclue;
moyen dont Jésus-Christ s'est servi pour nous la procurer. Obliga«
tion de renoncer à tous ses attachemens criminels, et de quitter
toutes ses intelligences avec le monde , pour y participer. Rétablis-
sement du commerce entre le ciel et la terre , fruit de celle paix.
Comment est-elle accompagnée de toutes les marques d'une parfaite
réunion.
Vcnit Jésus, et stetil in medio, et dixit eis : Pax vobis.
Jésus vint, et se tint au milieu d'eux , et leur dit: La paix
soit avec vous. Joan. xx. ig.
LiA justice et la paix sont deux intimes amies; elles
se baisent, dit le roi prophète, et se tiennent si
étroitement embrasse'es, que nulle force n'est ca-
pable de les désunir : Justitia et pax osculalœ
sunt (0. Où la justice n'est pas reçue > il ne faut pas
espérer que la paix y vienne ; et c'est pourquoi les
crimes des hommes ayant chassé la justice par toute
la terre, la paix aussi les avoit quittés et s'étoit re-
tirée au ciel, qui est le lieu de son origine. Mais
après que la mort de notre Sauveur a eu rétabli la
(*) Ps. x.xxxiy. 1 1 .
4 SURL\PAIX
justice par la rémission des péchés, la paix , sa fidèle
compagne, a commencé de paroître aux hommes
avec ce visage tranquille qui porte la joie dans le
fond des cœurs. Pax vohis : « La paix soit avec
j) vous », dit le Fils de Dieu : et saint Paul publiant
par toute la terre la paix que le Fils de Dieu nous
a méritée , écrit aux Romains ces grandes paroles :
« Etant donc justifiés par la foi , nous sommes en paix
» avec Dieu par notre Seigneur Jésus-Christ (0 » ;
reconnoissant bien, chrétiens, qu'on ne peut être
en paix avec Dieu, sans être revêtu de sa justice.
Cette paix accordée entre Dieu et l'homme par la
médiation du sauveur Jésus, étant le sujet principal
de notre évangile , sera la matière de ce discours.
Le déluge est passé, les cataractes du ciel se sont
refermées : Jésus-Christ ayant soutenu tous les flots
de la colère divine, qui venoient accabler les hommes ;
les eaux maintenant se sont retirées, la colombe
s'approche de nous avec une branche d'olive, Jésus-
Christ s'avance au milieu des siens, et leur annonce
que la paix est faite; Et dixit eis : Pax vobis. A ce
mot de paix , chrétiens, tous les cœurs sont saisis de
joie, tous les troubles s'évanouissent, toutes les pre-
mières terreurs se dissipent-, les apôlres épouvantés
se rassurent voyant le Seigneur, et ne se lassent
d'admirer celui qui ayant été par sa grâce l'unique
négociateur de cette paix, leur en vient encore lui-
même donner la nouvelle : Ga\^isi suiit discipuli
viso Domino ('^).
Les apôtres ne sont pas les seuls qui doivent se
(») Rom. r. I. -'i*)Joan. xx. 20.
FAITE PAR JÉSUS-CHRIST. 5
rejouir en notre Seigneur de ce traite' de paix admi-
rable ; et comme nous y avons e'te' compris avec eux,
nous devons participer à leur joie commune. Donc,
mes Frères, réjouissons-nous, et rendons grâces au
divin Jésus delà paix. Nous étions des sujets rebelles
qui nç pouvions éviter la juste vengeance qui étoit
due à notre révolte; et enfin notre souverain nous
donne la paix. O Dieu, qui nous dira le secret de
cette importante négociation? de quelle sorte s'est
fiiit ce traité? quelles conditions nous a-t-on don-
nées? quels fruits recevra la nature humaine de cette
sainte et divine paix? Cest ce qu'il faut tâcher de
vous faire entendre ; et trois circonstances de notre
évangile nous en donneront l'éclaircissement.
Je remarque premièrement que Jésus paroissant
au milieu des siens, et leur donnant le salut de paix,
« il leur montre en même temps ses mains et ses
)> pieds » : Et clnn hoc dixisset , oitemlit cis maniL^
etpedesi^); c'est-à-dire, les cicatrices de ses plaies
sacrées. Je vois secondement, dans mon Evangile,
que les apôtres étoient retirés , que « les portes
» étoient fermées » ; Et fores esscnt clausœ ('^) : nul
n'y pouvoit entrer que le Fils de Dieu ; si bien que,
les voyant séquestrés du monde, il vint tout à coup
leur donner la paix ; Pax uobis. Et il redoubla en-
core une fois cette bienheureuse salutation, lorsqu'il
vit qu'ils le regardoient, et ne s'attachoient qu'à lui
seul ; Dixit ergo eis iterum : Pax vobis (5). Enfin la
troisième chose que j'ai observée, c'est qu'il leur
fait présent de ses dons célestes , il leur donne son
6aint-Esprit : Accipile Spirilum sanctum (4). 11 les
(0 Luc. XXIV. 4o. — [?) Joan. xx. 1 9. — '\^) Ibid. 21. — \:\)Jbid. a -î.
6 SUR LÀ PAIX
envoie par toute la terre le porter à tous les fidèles :
« Comme mon Père m'a envoyé, ainsi, dit-il, je
» vous envoie » : allez-vous-en étendre par tous les
peuples la grâce qui vous a été accordée ; « Ceux
)> dont vous remettrez les péchés, j'entends qu'ils
i> leur soient remis >> : Sicut misa me Pater j et ego
mitto vos ;..,, quorum, rem.iseritis peccata , rem,ittun-
tur eis (0. Voilà trois circonstances de notre évan-
gile, lesquelles. Messieurs, si nous entendons, nous
y lirons manifestement toute l'histoire de notre
paix. Vous demandez par quels moyens elle a été
faite ; et le Fils de Dieu vous montre ses plaies : vous
désirez en savoir les conditions ; regardez dans son
Evangile ses disciples séquestrés du monde, qui n'ont
d'attachement qu'à lui seul : vous en voulez enfin
connoître les fruits; voyez le Saint-Esprit répandu ,
et les dons du ciel versés sur les hommes.
Mais peut-être que ce mystère de paix ne vous
paroît pas encore assez clairement; mettons-le, s'il se
peut, dans un plus grand jour, et réduisons en peu
de paroles tout Tordre de notre dessein , sur le fon-
dement de notre évangile. Ma proposition géné-
rale, c'est que le Fils de Dieu a fait notre paix; eï
pour vous en expliquer le particulier, je dirai pre-
mièrement, chrétiens, que le moyen dont il s'est
servi, c'a été sa mort, et c'est ce qu'il nous enseigne
en montrant ses plaies : secondement, je vous ferai
voir que la condition qu'il nous impose, c'est de
renoncer aux intelligences que nous avions avec le
monde et les autres ennemis de Dieu ; cjest pourquoi
il ne donne sa paix qu'à ceux qu'il trouve retirés du
(*)/(wn. XX. 21 ,33.
FAITE PAU JÉSUS-CHRIST. 7
monde. Enfin je conclurai ce discours, en vous
proposant les fruits admirables de cette sainte et
divine paix , par le rétablissement du commerce
entre le ciel et la terre ; et c'est ce que le Fils de
Dieu nous fait bien entendre , en donnant son esprit
à ses saints apôtres , et les envoyant par tout Tuni-
vers pour y re'pandre de toutes parts les trésors
célestes. C'est en peu de mots , chrétiens , toute
l'histoire de notre paix : la mort du Fils de Dieu en
est le moyen ; renoncer aux intelligences , la con-
dition ; le commerce rétabli , la suite et le fruit.
Soyez attentifs, chrétiens; et s'il reste quelque obscu-
rité, elle sera bientôt dissipa avec le secours de la
grâce.
PREMIER POINT.
Pour vous expliquer la manière dont s'est faite la
paix de Dieu et des hommes, j'avancerai d'abord
une chose qui n'a d'exemple dans aucune histoire;
que cette paix se devoit conclure par la mort vio-
lente de l'ambassadeur qui étoit député pour la né-
gocier. Voilà une proposition inouie parmi tous les
peuples du monde j mais que la doctrine de l'Evan-
gile noos fait voir très-indubitable. Que Jésus-Christ
soit l'ambassadeur du Père éternel, et son ambas-
sadeur pour traiter la paix; toute l'Ecriture nous
le témoigne; il se dit toujours l'envoyé du Père, et
son envoyé vers les hommes : et qu'il soit envoyé
pour traiter la paix, non - seulement ses paroles,
mais tout l'ordre de ses desseins le fait bien con-
noître. C'est pourquoi saint Paul assure qu' « il est
notre paix » : Ipse enim est pax nostra (0; et que
{*) ^ffhes. II. 14.
s SUR LÀ PAIX
le sujet de sa mission , c est la réconciliation de notre
nature : « Dieu e'toit dans le Christ se re'conciliant
» le monde » : Deus erat in Chris to immdum recon-
cilians sibi{^). Combien devoit être ve'ne'rable aux
hommes ce grand et ce'leste envoyé du Père î outre
la dignité de sa personne , nous le pouvons encore
aisément juger par le titre d'ambassadeur, et d'am-
bassadeur de la paix.
Qu'est -il nécessaire que je vous rapporte ce que
nul de mes auditeurs ne peut ignorer, que la per-
sonne des ambassadeurs est sacrée et inviolable.
C'est comme un traité solennel, où la foi publique
du genre humain est intervenue, que l'on puisse
députer librement pour traiter de la paix et de l'al-
liance, ou des intérêts communs des Etats; et vio-
ler cette loi consacrée par le droit des gens , et que
la barbarie même n'a pas effacé dan^ les âmes les
plus farouches, c'est se déclarer ennemi public de
la paix, delà bonne foi, et de toute la nature hu-
maine : Dieu même, comme protecteur de la société
du genre humain j est intéressé dans cette injure ;
tellement que celle que l'on fait aux ambassadeurs
n'est pas seulement une perfidie, mais une espèce
de sacrilège.
Et voici que Jésus, Fils du Dieu vivant, le divin
Jésus, Jésus envoyé aux hommes pour faire leur
paix , ô commission sainte et vénérable , a été mal-
traité par eux jusqu'à être attaché à un bois infâme.
Toute la majesté de Dieu est violée manifestement
par cette action; non-seulement parce qu'il est son
ambassadeur, mais encore parce qu'il est son Fils
0)//. Cor. V. 19.
FAITE PAR JÉSUS-CHRIST. 9
bien-aimé. Et néanmoins, 6 prodige étrange, cette
mort, qui devoit rendre la guerre éternelle , c'est ce
qui conclut l'alliance : ce qui a tant de fois armé les
peuples , a désarmé tout à coup le Père éternel ; et
la personne sacrée de son envoyé ayant été violée
par un si indigne attentat, aussitôt il a fait et signé
la paix. Voici un mystère incroyable : Dieu est irrité
justement contre la malice des hommes; et lorsque,
par le meurtre de son envoyé, de son Christ, de son
Fils unique , ils ont ajouté le comble à leurs crimes ,
c'est alors qu'il commence d'oublier les crimes.
Qui sera le sage et l'intelligent qui nous dévelop-
pera ce secret, et qui nous apprendra nettement ce
que Dieu a trouvé de si agréable dans la mort de
son Fils unique, qu'elle lui ait fait pardonner les
péchés du monde? Ce sera, Messieurs, saint Augus-
tin qui nous en donnera le fondement dans les trai-
tés qu'il a faits sur la première épîlre de saint Jean (0 ;
il a remarqué comme trois principes de la mort de
notre Seigneur. Il a , dit-il , été livré à la mort par
trois sortes de personnes : il a été livré par son Père;
saint Paul : « 11 n'a point épargné son propre Fils,
» mais il l'a livré pour nous tous (^) ». 11 a été livré
par ses ennemis; Judas l'a livré aux Juifs: Ego i»o-
his eum tradam Ç>) ; les Juifs l'ont livré à Pilate :
Tradiderunt Pontio Pilato prœsidi{^) ; Pilate l'a livré
aux soldats pour le mettre en croix : Tradidit mili-
tibus ad crucijigendum (5). Non -seulement. Mes-
sieurs, il a été livré par son Père, et livré par ses
ennemis, mais encore livré par lui-même. Saint
(») Tract. VII , «. 7 , tom. ni, part, ii , col. 874 , S']5. — (') Bom.
vin. Sa.— .(3) 3fatt. xxvi. i5.— (41 lùiJ. xxvii. 2. — (5) /^/j. 26.
lO SURLAPAIX
Paul en est touché jusqu'au fond de Famé, lorsqu'il
écrit ainsi aux Galates : « Ce que je vis maintenant,
» je vis en la foi du Fils de Dieu qui m'a aimé et s'est
» livré lui-même pour moi » ; Et tradidit semetipsum
pro me (0. Voilà donc le Fils de Dieu livré à la mort
par de différentes personnes et par des motifs bien
opposés. Son Père l'a livré pour satisfaire à sa justice
irritée; « Il ne lui a pas pardonné » ; Nonpepercit^
dit saint Paul (2) : Judas l'a livré par avarice ; les
Juifs par envie; Pilate par lâcheté; et lui-même par
obéissance.
Dans ces volontés si diverses, il nous faut recher-
cher, mes Frères , ce qui a pu faire la paix des
hommes; et pour cela il est nécessaire d'en exami-
ner les différences. Chose étrange , Messieurs ; nous
trouvons dans un même fait, le Père et le Fils,
Judas et Pilate et les Juifs. Tous livrent le Fils de
Dieu au supplice; tous le livrent par leur volonté,
et néanmoins la volonté des uns est très-bonne, et
celle des autres est très-criminelle : ce sont les mo-
tifs qui les distinguent. Le Père et le Fils y ont con-
couru par une bonne volonté ; ça été par l'amour
de la justice : Judas au contraire et les Juifs par une
volonté très-méchante; ça été pour contenter leurs
mauvais désirs. Voilà déjà quelque différence ; mais
nous ne voyons pas encore bien distinctement ce
qui a produit notre paix : il est temps enfin de le
dire.
Mettons ce mystère en plein jour , et voyons ce
qui nous a réconciliés. Les Juifs ont livré Jésus-
Christ; et en le livrant par envie, ils ont ajouté le
(»} Gai. II. 20. — » Rom. viii. Sa.
FAITE PAR JÉSUS-CHRIST. II
comble à l'iniquité : ce n'est pas pour faire la paix,
ni pour attirer le pardon des crimes. Le Père éternel
l'a livré aussi ; il l'a fait par une volonté équitable :
il s'est pris à la caution , la partie principale étant
insolvable ; il a exigé de la caution le paiement de
la dette : sans doute cette pensée étoit juste ; mais
je ne vois pas encore notre paix conclue : je vois au
contraire un Dieu qui se venge , et qui exige ce qui
lui est dû, de son propre Fils; il faut autre chose ,
mes Frères, pour la réconciliation de notre nature.
Mais entre ces Juifs médians et injustes, et un Dieu
juste, mais sévère; entre ces hommes injustes qui ,
multipliant leurs crimes, augmentent leurs dettes,
et ce Père rigoureux qui exige si sévèrement ce qui
lui est dû; je vois un Fils soumis et obéissant, qui
prend sur soi volontairement et tout ce que les
hommes doivent et tout ce que le Père peut exi-
ger : ce que Dieu a ordonné par justice , ce que les
hommes ont accompli par envie, il l'accepte hum-
blement par obéissance. Chrétiens, ne craignons
plus, notre paix est faite : Dieu exige ; Jésus-Christ
le paie : les hommes multiplient leurs dettes; mais
Jésus-Christ se charge encore de cette nouvelle obli-
gation ; sou mérite infini est capable de porter et de
payer tout. Si tous les hommes sont dûs, comme
des victimes, à la justice divine, une victime de la
dignité du Fils de Dieu peut remplir la place de
toutes les autres.
Mais le sang versé de son Fils irrite de nouveau
sa colère : il est vrai ; mais ce même sang peut appai-
ser aussi sa colère. En tant que répandu par les Juifs,
ce sang de Jésus-Christ crie vengeance ; en tant que
12 SURLAPAIX
présenté par Je'sus-Ghrist , ce même sang crie misé-
ricorde: mais la voix que Jésus-Christ pousse est sans
doute la plus puissante ; quelque grande que soit la
malice d'un attentat commis contre un Dieu, il y a
encore plus de dignité dans Tobéissance d'un Dieu :
ainsi la miséricorde l'emporte ; et voilà ce grand mys-
tère du christianisme. L'ambassadeur est mort, et la
paix enfin est conclue. Ne parlons plus du crime des
Juifs, parlons de l'obéissance du Fils de Dieu: ceux-là
qnt commis un meurtre exécrable : celui-ci a accepté
une mort honteuse avec une humilité sans exemple;
et cette mort acceptée est capable d'effacer le meurtre
commis. « Qu'ils viennent seulement , ces bourreaux
» qui. ont mis la main sur Jésus-Christ; qu'ils vien-
>) nent, dit saint Augustin (0, boire par la foi ce
» sang qu'ils ont répandu par la cruauté, et ils trou-
» veront leur rémission même dans le sujet de leurs
» crimes » . Si la grâce, si le pardon , si la paix et l'al-
liance s'étend jusqu'à eux*, eh ! que peuvent craindre
les autres ?
Non, mes Frères, ne doutons plus que nous ne
soyons réconciliés. Allons au cénacle avec les apôtres
recevoir de Jésus -Christ le salut de paix, et adorer
ses plaies qu'il leur montre. Je ne m'étonne plus si
rpA'angéliste remarque que le Fils de Dieu leur
donnant la paix, « leur découvre ses pieds et ses
» mains percés » ; Et ostendit eis manus elpedes ('^) :
c'est que ces blessures ont fait notre paix ; c'est qu'il
veut que nous en lisions le traité, la conclusion, la
ratification infaillible , dans ces cicatrices sacrées. 11
les veut porter jusque dans le ciel; afin que si son
(0 Semi. Lxxvii, n. 4 , toni. \ , col. ^0.0. — W Luc. xxiv. !\o.
FAITE PAR JÉSUS-CHRIST. l3
Père s'irrite contre la malice des hommes , il puisse
continuellement lui représenter, dans ces divines
blessures, une image du sacrifice qui Ta appaise'. Il
nous a laissé sur la terre une image de ce sacrifice
dans l'adorable eucliaristie : il en a aussi emporté
une dans le ciel ; dans les empreintes de ces plaies
sacrées. C'est là toute notre espérance ; c'est l'unique
appui des pécheurs. Cet agneau mystique de l'Apo-
calypse , qui paroît toujours devant le trône, et y
paroît « toujours comme mort » ; tanguant occi-
5w/n(0; c'est-à-dire, ce divin Jésus qui se montre
au Père céleste avec les marques de sa mort san-
glante, avec ces cicatrices salutaires encore toutes
fraîches et toutes vermeilles , toutes teintes , si je l'ose
dire, de ce sang précieux et innocent qui a pacifié
le ciel et la terre ; c'est ce qui me fait approcher du
trône de Dieu avec une pleine confiance ; sachant
bien que «si j'ai péché, j'ai un avocat près du Père,
j) Jésus- Christ le Juste ip) ». Mais que cette con-
fiance, Messieurs, n'entretienne pas notre dureté,
et ne nous endorme pas dans nos crimes. Ces plaies,
qui paroissent pour nous dans le ciel, paroîtront
contre nous dans le jugement : Videhunt in quem
transjixerunti^) : « Ils verront celui qu'ils ont percé » ;
ils verront les cicatrices de ces plaies sacrées qui font
maintenant notre paix, mais qui crieront alors hau-
tement vengeance contre notre endurcissement , et
contre l'ingratitude de ceux qui n'auront pas accom-
pli la condition que ce bienheureux traité nous
impose.
(») uépoc. y. 6. — (*) /. Joan. ii. i . — 0) Joan. xix. Sj.
l4 SUR LA. PAIX
SECOND POINT.
Durant le temps de notre révolte , nous avons
pris des engagemens, nous avons entretenu des cor-
respondances avec les ennemis de notre prince-, et,
comme dit le prophète Isaïe , « nous avons fait un
» traite' avec la mort , et lié une société avec l'enfer a :
Percussimus fœdus cuin morte ^ et cum infernofeci-
mus pactum (0; c'est-à-dire, que nous sommes en-
trés avec le monde dans des attachemens criminels.
Maintenant, pour jouir du bénéfice de cette paix
que notre céleste Médiateur a négociée , il faut re-
noncer à tous ces traités, et rompre pour jamais ces
intelligences : c'est la condition qu'on nous impose ,
et elle est couchée en termes formels dans le même
prophète Isaïe : Delebitur fœdus vestruni cum morte^
et pactum vestrum cum înferno non stabiti"^) : «Votre
» traité avec la mort sera cassé, votre pacte avec
» l'enfer ne tiendra pas ».
Pour entendre solidement cette unique condition
de notre paix, il faut remarquer avant toutes choses
avec saint Augustin en divers endroits j mais il le dit
admirablement sur le psaume cent trente-six, qu' « il
M y a deux cités diverses , mêlées de corps , séparées
)> de cœur, qui suivent, dit-il, le courant du siècle,
» jusqu'à ce que le siècle finisse » : Buas cwitates ^
permixtas sihi intérim corpore, et corde separatas ,
currere per ista volumina sœculorum usque in fi~
nem (5) : Tune enferme dans son enceinte les enfans
de Dieu, et se nomme Jérusalem; l'autre contient
(0 Is. xxvm. i5. — W Ibid. i8. — ^3) InPsal. cxxxyi , n. i , tom-
iVfCol. i5i3.
FAITE PAR JÉSUS-CHRIST. l5
les liommes du monde , et s'appelle Babylone. Il n'est
rien de si opposé que ces deux villes. Babylone, dit
saint Augustin (ï) , a pour sa lin la paix temporelle;
et la sainte Jérusalem se propose la paix de l'éter-
nité. Les princes en sont ennemis, les coutumes
toutes dissemblables, les lois entièrement opposées.
Saint Paul distingue deux sortes de lois (2) : il y a
la loi de l'esprit ; elle gouverne dans Jérusalem : il
y a la loi de la chair; elle règne dans Babylone. Les
citoyens de Jérusalem ne doivent jamais sortir ses
murailles; tout commerce leur est interdit avec
cette cité criminelle , de peur qu'ils ne souillent leur
pureté dans ses continuelles profanations.
Mais où donc pourra-t-on bâtir celte cité inno-
cente? quelles montagnes assez hautes, quelles mers
et quel océan assez vaste sera capable de la séparer
de cette autre cité corrompue? Ne recherchons pas,
chrétiens , une place qui la sépare ; elle ne doit pas
en être éloignée par la distance des lieux : dessein
certainement bien étrange. Jérusalem est bâtie au
milieu même de Babylone; ces peuples, dont les
lois sont si différentes et les desseins si incompa-
tibles, enfin qui ne doivent point avoir de commerce
ensemble, sont néanmoins mêlés par toute la terre.
D'où vient ceci? grand Dieu, quelle étrange con-
fusion ! vous qui avez si sagement et avec tant d'ordre
rangé chaque chose en sa place, pourquoi ne vou-
lez-vous point séparer les bons de la troupe des
méchans et des impies? « Ils seront, dit saint Au-
» gustin (^) , mêlés de corps , mais ils seront séparés
(0 In PsaL cxxxvi ,«. a, gqI. i5i4, etseq. — W Rom. vu. aS.— .
(^) LocQ mox ciùato.
i6 Sun LA PAIX
» de cœur «. Ce n'est pas ici le lieu, chrétiens, de
chercher la raison de ce mélange; disons seulement,
en passant , que ce même Dieu tout-puissant qui a
sauve' les enfans dans la fournaise, et Daniel parmi
les lions; qui a garde' la famille de Noe' sur un bois
fragile contre la fureur inévitable des eaux univer-
sellement débordées, et celle de Lot de l'embrase-
ment et des monstrueuses voluptés de Sodome ; qui
a fait luire à ses enfans une merveilleuse lumière
parmi ces ténèbres épaisses qui enveloppoient toute
l'Egypte : ce même Dieu a entrepris de fiire éclater
son pouvoir, en conservant l'innocence dans le cœur
des siens , au milieu de la dépravation générale.
Mener une vie innocente loin de la corruption
commune, ce n'est pas une épreuve assez difficile
pour connoître la fidélité de ses serviteurs; mais les
laisser avec les méchans , et leur faire observer la
justice; leur faire respirer le mênie air, et les pré-
server de la contagion ; les laisser mêlés dans l'exté-
rieur, et rompre le commerce au dedans, l'œuvre
est digne de sa puissance, l'épreuve est digne de
ses élus; c'est pourquoi Dieu a voulu établir cet
ordre.
Mais, chrétiens, qu'il est mal suivi! nous, qui
sommes par notre baptême les citoyens de Jérusa-
lem , que nous avons de commerce avec cette ville
ennemie ! Nous nous embarquons tous les jours sur
les fleuves de Babylone. Qu'est-ce à dire ceci, mes
Frères? quels sont ces fleuves de Babylone? Saint
Augustin nous l'expliquera. « Les fleuves de Baby-
» lone, dit-il, c est tout ce qu'on aime et qui passe « :
Flumina Bahylonis , sunt omnia quœ hîc amantur
et
FAITE PAR JÉSUS-CHRIST. TJ
et transeunt (0; c'est-à-dire, les biens périssables.
Nous voyons ces fleuves passer devant nous , ces
fleuves des plaisirs du monde ; nous voyons les vo-
luptés couler devant nous, les eaux nous en semblent
claires, et dans l'ardeur de l'e'te', on trouve quelque
douceur à s'y rafraîchir; le cours en paroît tran-
4)uille, et on s'embarque aisément dessus; et on
entre bien avant par ce moyen dans le commerce de
cette cité criminelle. Mais que sit^nifie ce commerce?
Il est bien aisé de l'entendre : ce n'est pas seulement,
Messieurs, être emporté quelquefois par les fleuves
de Babylone; c'est y entretenir ses intelligences,
c'est y avoir ses parties liées : c'est être de ces in-
trigues malicieuses, de ces cabales de libertinage ,
enfin c'est avoir le cœur attaché où Dieu ne le per-
met pas. Ceux qui sont du monde de cette manière,
n'en sont pas seulement par emportement; ils en
sont par traités exprès, par une formelle conspira-
tion contre la profession chrétienne : c'est ce traité
avec la mort , c'est cette alliance avec l'enfer : la paix
de Jésus-Christ n'est pas pour eux , s'ils n'acceptent
la condition de quitter aujourd'iiui ces intelligences.
Mais, chrétiens, qu'il est malaisé de tirer d'eux
ce consentement; que le cœur est violenté lorsqu'il
faut abandonner cet ancien commerce. La solen-
nité pascale est venue , où la voix publique de toute
l'Eglise presse les pécheurs les plus endurcis à re-
tourner à Dieu par la pénitence : combien ce cœur
a-t-il combattu? combien a-t-il eu de peine à se ren-
dre? Enfin il est venu à ce tribunal où Jésus-Christ
accorde la paix à quiconque y vient chercher sa mi-
(»;/w Psul. cxxxvi, n. 3, ubi siiprd.
BOSSUET. XIV. 2
l8 SURLAPAlX
sëricorde. Eli bien ! as-tu accepté la condition? as-tu
renonce' de bonne foi à ces intelligences secrètes où
t'avoit engagé ta rébellion ? C'est ce que Dieu exige
de nousj et saint Paul nous en montre la nécessité
par ces paroles convaincantes : « Si nous sommes
» des créatures nouvelles, donc nos anciennes pen-
» sées sont évanouies, tout doit être nouveau g0
» nous ; et tout cela vient de Dieu , qui nous a ré-
3) conciliés par Jésus-Christ (0 » : c'est-à-dire , si nous
l'entendons, que vous étant réconciliés, vous ne de-
vez pas vivre de la même sorte , ni avoir les mêmes
correspondances que lorsque vous étiez séparés de
Dieu. Maintenant que vous êtes rentrés en paix avec
lui , la nouvelle obligation de ce traité demande que
vous preniez d'autres liaisons : Cetera transierunl;
ecce fada siint omnia no^a, /
Entrons donc, mes Frères, avec les apôtres dans
cette retraite mystérieuse ; vivons désormais séparés
du monde et de toutes ses vanités, et de toutes les
intelligences que nous y avons contractées contre le
service de Dieu. Ce sera dans cette retraite que Jésus-
Christ viendra nous donner le salut de paix; si nous
n'y avons pas les joies de la terre , nous aurons la
joie de voir le Seigneur; si la source des plaisirs
mortels est tarie pour nous, nous y aurons les plaies
de Jésus, sources inépuisables de douceurs célestes.
Enfin le commerce du monde rompu ne sera pas
capable de nous affliger, si nous y méditons sérieu-
sement le commerce rétabli avec le ciel par la grâce
de notre Seigneur Jésus-Christ j et c'est ce qui me
reste à vous dire.
C')//. Cor.v. 17.
FAITE PAR JÉSUS-CHRIST. ig
TROISIÈME POINT.
C'est notre charitable Ambassadeur qui a rétabli
en sa personne le commerce entre le ciel et la terre :
il est venu du ciel, qui est son pays et son naturel
he'ritage; il est entre' en société avec les habitans de
la terre, et étant dans cette nation étrangère, « il
» y a exercé, dit saint Augustin, un saint et admi-
» rable trafic ». Il a pris de nous les fruits malheu-
reux qu'a produits cette terre ingrate : et que nous
a-t-il donné en échange? car c'est ce qu'il faut pour
le trafic. Il nous a apporté les biens véritables que
produit cette céleste patrie, la grâce, la miséricorde,
le Saint-Esprit : Hœc cnim mira commutatio fada
est, etdi^ina sunt peracta coniniercia , mutatio re-
rum celehrata in hoc mundo à Negotiatore cœlesCi,
f^enit accipere contumclias , dare honores ; venit
haurire dolorern , dare salutem ; venit subirc mor^
ieni , dare vilam (0. Je vois dans l'histoire de mon
Evangile, qu'il le répand abondamment sur ses dis-
ciples , par le souffle de sa bouche divine : « Recevez,
3) dit-il, le Saint-Esprit ('^) v. Il envoie ses disciples
par tout l'univers, pour y publier la paix, l'amnistie,
l'abolition générale de tous les péchés , et faire
part à tous les croyans des grâces célestes qu'ils ont
reçues. Mais je laisse toutes ces choses; afin que je
vous découvre une belle doctrine de notre Evangile ,
touchant le rétablissement du commerce entre le
ciel et la terre , en conséquence de la paix conclue.
C'est une chose d'expérience , que lorsque deux
Etats sont ennemis, ils n'ont point d'ambassadeurs
(0 In Ps. XXX , enarr. ii, n. 3 , toi/i. iv, coL i^6. — [*) Joan. xx, 22.
20 SUR LA VA IX
les uns chez les autres; parce que n'y ayant point de
socie'te', et le commerce e'tant rompu entre les deux
peuples , il n'y a point par conse'quent d'intérêt
commun qui doive être traité par ambassadeurs.
Mais lorsque l'alliance et le commerce sont entière-
ment rétablis , une des marques les plus sensibles de
réconciliation et de paix, c'est de voir de part et
d'autre des ambassadeurs et des résidens , pour trai-
ter les intérêts communs des deux peuples confé-
dérés. La paix que Dieu fait avec les mortels, est
accompagnée de toutes les marques d'une parfaite
réunion : c'est pourquoi, toutes les hostilités étant
cessées entre le ciel et la terre , et le commerce étant
entièrement rétabli. Dieu veut avoir ici ses agens,
et il nous perniet aussi d'en avoir au ciel pour y
ménager nos intérêts. Que Dieu ait ses agens sur la
terre , vous le voyez dans notre Evangile : « Comme
» mon Père m'a envoyé , ainsi , dit le Fils de Dieu ,
, » je vous envoie (0 : allez au nom de mon Père et
» du mien annoncer par tout l'univers la rémission
» des péchés (2) « : vous êtes nos ambassadeurs avec
un pouvoir si peu limité , que tout ce que vous ferez
au monde , nous le ratifierons dans le ciel : Quorum
remiserais peccata , remittuntur eis ; et quorum re-
timierilis j retenta sunt (3) : « Les péchés seront remis
» à ceux à qui vous les remettrez , et ils seront rete-
» nus à ceux à qui vous les retiendrez ».
Voilà Dieu qui établit ses agens dans la Jérusalem
terrestre : qui sera le nôtre, mes Frères, dans la
céleste Jérusalem? Ce Jésus qui a fait la paix, ce
Jésus qui paroît, dans notre Evangile, glorieux et
CO Joan, XX. 21 , 22. — » Luc. xxiv. 47. — {^)Joan. xx. 23.
FAITE PAR JÉSUS-CHRIST. 21
ressuscite, prêt à retourner à son Père ; c est lui-
même, n'en cherchons point d'autre : c'est lui qui
étant venu de la part de Dieu, pour traiter ses in-
te'rêts avec les hommes , remontera bientôt dans le
ciel pour traiter les intérêts des hommes; c'est notre
agent et notre avocat auprès de Dieu son Père ,
c'est de saint Paul que je l'ai appris. « Jésus-Christ
)) notre avant-coureur est entré au ciel ; mais c'est
» pour nous , dit saint Paul , qu'il y est entré » ;
Prœcursor pro nobis introwit Jésus (0 : il est à la
droite de la majesté; mais c'est, dit le même apôtre,
« afin de paroître pour nous devant la face de
» Dieu )) : ut appareatiiunc vidlui Dei pro nobis i'^).
Enfin il est monté dans le ciel, chargé de toutes nos
afTaires, w toujours vivant , dit saint Paul , afin d'in-
» tercéder pour nous sans relâche » : semper vivens
ad interpellandum pro nobis (5). C'est pourquoi ,
voyant ses apôtres qui s'aÛtigeoient, lui entendant
dire qu'il retourneroit bientôt à son Père : « C'est
» votre avantage, dit-il, que je m'en retourne à
» mon Père (4) » : si je demeure toujours avec vous,
quel agent aurez-vous au ciel? mais si je retourne à
celui qui m'a envoyé, vous aurez auprès de lui un
charitable négociateur, chargé de traiter toutes vos
affaires , « toujours vivant , afin d intercéder pour
» vous » : Semper vivens ad interpellandum pro
nobis.
Après cela , mes Frères, doutons -nous que le
commerce ne soit rétabli? Nous avons des affaires
au ciel : ou plutôt nous n'avons point d'affaires en
(0 Helr. VI. 20. — W Uid. ix. 24. — W làid. vu. 25. -^{/i^Joan*
XVI. 7.
2^ SUR LA PAIX
ce monde ; c'est au ciel que sont toutes nos afFaires :
nous y avons Je'sus-Christ qui ne dédaigne pas d'être
notre agent, «toujours vivant, dit saint Paul, afin
» d'intercéder pour nous» : toujours vivant, sans
relâche; il n'y a pas un moment [d'interruption;]
la vie du ciel toute en action. Dieu aussi a des affaires
parmi les hommes ; il a des âmes à gagner , des élus
à rassembler par toute la terre : il a aussi ses agens
parmi les hommes , il y a ses ambassadeurs. Ces am-
bassadeurs , chrétiens , ce sont les ministres de ses
sacremens et les prédicateurs de son évangile; ce
sont eux que Jésus envoie ; c'est d'eux que saint
» Paul a dit : nous sommes des ambassadeurs pour
)) Jésus-Christ » ; Pro Christo ergo légations fungi-
mur : « Dieu exhorte les peuples par nous » ; tan-
quant Deo exhortante per nos (0. Dieu a fait la paix
avec le monde ; « mais il nous a , dit-il (2), confié ce
)> traité de paix » : c'est à nous de le publier par toute
la terre; c'est à nous d'exhorter les peuples à en ob-
server les conditions : enfin « il a mis dans nos bou-
j) ches Ja parole de réconciliation » : Posuit in noois
Q.wrbuni reconciliationis (^).
Nous voilà donc , mes Frères , établis ambassa-
deurs de la part de Dieu ; c'est saint Paul qui nous
en assure: et quereste-t-il donc maintenant, sinon
que mettant en usage cette merveilleuse qualité que
Dieu nous donne, nous vous disions avec cet apôtre :
Obsecramus pro Christo ^ reconcilianiini Deo (4) :
« Nous vous prions pour Jésus -Christ, réconciliez-
» vous avec Dieu». Oui, s'il y a encore quelque a me
endurcie , s il y a quelque pécheur impénitent que la
;•) II. Cor. V. ao. — (») Uid. 18. — ;3j lùiil 19. — (1) lùUl ao.
FAITE PAR JÉSUS-CHRIST. 23
parole de l'Evangile, que la solennité de ces saints
jours , que les ordonnances de l'Eglise , que le sang
de Jésus-Christ n'ait pas ému: s'il y a dans cette au-
dience^ ah! Dieu ne le veifille pas! mais enfin s'il y a
quelqu'un si rebelle, si opiniâtre, qu'il n'ait pas encore
accepté cette paix si avantageuse que Jésus crucifié a
négociée à des conditions si équitables: Obsecramus
pro Christo : nous pourrions lui commander de la
part de Dieu; c nous le prions, nous l'exhortons ,
» nous le conjurons pour Jésus - Christ » : ce n'est
pas en notre nom que nous lui parlons; c'est pour
Jésus-Christ, dit saint Paul. Ah! si ce divin Sauveur
ét(^t sur la terre, lui-même parleroit à cet endurci;
lui-même , par sa douceur infinie, tâcheroit de sur-
monter son ingratitude : mais il n'y est plus ; il est
dans le ciel, où il fait nos affaires auprès de son Père,
où sa qualité d'agent le demande, « afin de paroître
j> pour nous devant la face de Dieu « : Ut appareat
nunc vultui Dei pro nobis (0. N'étant donc plus sur
la terre pour parler lui-même aux pécheurs, il a
substitué en sa place les apôtres , les pasteurs , les
prédicateurs. «C'est donc pour Jésus- Christ , dit
» saint Paul , que nous vous prions » : Obsecramus
pro Christo; et si les prières ne suffisent pas, nous
vous conjurons de tout notre cœur, par le soin de
votre salut, parla paix que Jésus-Christ nous a don-
née , par ses plaies encore sanglantes qu'il présente
à baiser à ses disciples, par son esprit qu'il répand
sur eux , par cette charité infinie qui l'oblige à les
envoyer par toute la terre, pour porter à tous les
croyans le repos de leur conscience dans la rémis-
24 SUIl LA PAIX FAITE PAR JÉSUS - Ctf^IST.
sion de leurs crimes; par toutes ces grâces, mes
Frères , et s'il y a quelque chose encore qui soit plus
capable de vous e'mouvoir , nous vous prions pour
Jesus-Christ, réconciliez ^ous avec Dieu. Eh! que
faut-il espérer de voua , si tant de fêtes, tant de mys-
tères , et cette dévotion publique n'a pas amolli
votre dureté? et toutefois, toutefois, mes Frères, tous
les jours appartiennent au Seigneur.
Venez, venez, convertissez- vous ; car enfin qu'at-
tendez-vous, chrétiens, pour vous repentir de vos
crimes? Quoi, que Jésus -Christ vous parle lui-même!
quoi, qu'il vienne avec tous ses foudres, pour ébran-
ler votre cœur de fer ! Vaine et inutile attente ] Il
est venu une fois, et c'est assez pour notre salut.
Maintenant vous ne verrez plus sa divine face , que
pour entendre prononcer votre sentence. Plût à Dieu
qu'elle vous soit favorable ! plût à Dieu que vous
soyez placés à sa droite ! Mais si vous voulez entendre
sa voix qui vous appellera un jour à sa gloire , en-
tendez la voix de ses ministres qui vous appellent
maintenant à la pénitence : Posait in nohis verbum
rcconciliationis. Si vous écoutez les ambassadeurs ,
le souverain viendra au-devant de vous; si vous
acceptez cette paix qu'il vous présente en ce monde,
il vous fera JQuir de la paix qu'il vous réserve au
siècle futur, avec le Père, le Fils, et le Saint-Esprit.
Amen.
SUR LA PROVIDENCE. 2$
SERMON
POUR
LE III.^ DIMANCHE APRÈS PÂQUE,
PRÊCHÉ A DIJON DEVANT M. LE PRINCE.
SUR LA PROVIDENCE.
Pourquoi la Providence a-t-elle éprouvé tant de contradictions*
Atteniion au jugement dernier, unique moyen pour résoudre toutes
les difficultés qui naissent des désordres qui sont dans ce monde.
Raisons qui doivent porter le juste à ne point s^impaticnter dans
ses ainictions , à ne point murmurer contre la prospérité des impies,
et à ne point la désirer. Combien les maux qu'il endure lui sont
utiles pour sa guérison : secours que Dieu lui donne pour se soute-
nir contre tous les accidens de la vie, dans respéraucc assurée
d'une joie immortelle.
Mundus antem gaudebit, vosautem conlristabimini ; sed
iristitia vestra vcrtelur in gaudium.
Le monde se réjouira, et vous serez dans la tristesse; mais
votre tristesse se changera en joie, Joan. xvi. 20.
JDe toutes les passions qui nous troublent, je ne
crains point, fidèles, de vous assurer que la plus
pleine d'illusion c'est la joie , bien qu elle soit la plus
désirée : et le Sage n a jamais parlé avec plus de sens,
26 SUR LA PROVIDENCE.
que lorsqu'il a dit dans l'Ecclësiaste « qu'il reputoit
» le ris une erreur , et que la joie étoit une trompe-
» rie )) : Risum reputavi erroremi^). Et la raison,
c est , si je ne me trompe , que , depuis la désobéissance
de l'homme, Dieu a voulu retirer à lui tout ce qu'il
avoit répandu de solide contentement sur la terre
dans l'innocence des commencemens : il l'a, dis-je,
voulu retirer à lui , pour le rendre un jour à ses
bienheureux ; et que la petite goutte de joie qui
nous est restée d'un si grand débris, n'est pas ca-
pable de satisfaire une ame dont les désirs ne sont
point finis , et qui ne se peut jamais reposer qu'en
Dieu. C'est pourquoi nous lisons dans notre Evangile
que Jésus laisse la joie au monde , comme un pré-
sent qu'il estime peu; Mundus ^audcbit, et que le
partage de ses enfans , c'est une salutaire tristesse
qui ne veut point être consolée par les plaisirs que
le monde cherche : vos auLeni coiilristabimini.
Mais encore que le sujet de mon évangile m'o-
blige aujourd'hui à vous faire voir la vanité des ré-
jouissances du monde , ne vous persuadez pas , chré-
tiens, que je veuille par-là tempérer la joie de la
belle journée que nous attendons. Je sais bien que
TertuUien a dit autrefois , que « la licence ordinai-
» rement épioit le temps des réjouissances publiques ,
». et qu'elle n'en trouvoit point qui lui fût plus
» propre » : Est omnis publicœ lœtiiiœ liixurîa cap-
tatrix (^). Mais celle que nous verrons bientôt écla-
ter, est si raisonnable et si bien fondée, que l'Eglise
même y veut prendre part, quelle y mêlera ses
actions de grâces , dont cette chapelle royale réson-
i}) Ecclcs. II. 2. — W De Corona, n. i3.
SUR LA PROVIDENCE. 2^
neva toute : et d'ailleurs il est impossible que cette
joie ne soit infiniment juste , venant d'un principe de
reconnoissance.
Et certainement, Monseigneur, quelque grands
préparatifs que l'on fasse pour recevoir demain
-votre Altesse, son entrée n'aura rien de plus magni-
fique, rien de plus grand ni de plus glorieux, que
les vœux et la reconnoissance publique de tous les
ordres de cette provirice, que votre haute généro-
sité a comblée de biens, et à qui votre main armée a
donné la paix, que votre autorité lui conserve. Le
plus digne emploi d'un grand prince, c'est de sauver
les pays entiers, et de montxer, comme votre Altesse,
l'éminence de sa dignité par l'étendue de ses in-
fluences. C'est l'effet le plus relevé que puisse pro-
duire en vous votre sang illustre, mclé si souvent
dans celui des rois. Toutes ces obligations si univer-
sellement répandues, ce sont, Monseigneur, autant
de colonnes que vous érigez à votre gloire dans les
cœurs des hommes , colonnes augustes et majes-
tueuses, et plus durables que tous les marbres; oui,
plus fermes et plus durables que tous les marbres.
Autrefois de pareils bienfaits vous ont dressé de pa-
reilles marques dans cette ville illustre et fameuse
que l'Empire nous a rendue, et qui a été si long-
temps heureuse soiis votre conduite. Elles durent et
dureront à jamais dans les affections de ces peuples,
qu'un si long temps n'a jias altérées. Que de tro-
phées de cette nature s'ctoit élevé en Guyenne votre
ame si grande et si bienfaisante ! L'envie n'a jamais
pu les abattre : elle les a peut-être couverts pour un
temps ; mais enfin , tout le monde a ouvert les yeux ,
28 Sun LA PROVIDENCE.
et l'éclat solide de votre vertu a dissipé Fillusion de
quelques anne'es. Tant il est vrai, Monseigneur,
qu'une puissance si peu limitée ^ et qui ne s'occupe,
comme la vôtre, qu'à faire du bien, laisse des im-
pressions immortelles. Mais je ne prétends pas ici
prévenir les doctes et éloquentes harangues par les-
quelles votre Altesse sera célébrée. Je dois ma voix
au Sauveur des âmes et aux vérités de son Ëvangile :
il me sufilt d'avoir dit ce mot , pour me joindre aux
acclamations du public, et témoigner la part que je
prends aux avantages de ma patrie. Ecoutons main-
tenant parler Jésus -Christ, après que, etc.
Ce que dit TertuUien est très^véritable, « que les
» hommes sont accoutumés , il y a long- temps, à
» manquer au respect qu'ils doivent à Dieu », et à
traiter peu révéremment les choses sacrées ; Semper
humana gens maie de Deo meruit (0 : car outre que ,
dès l'origine du monde, l'idolâtrie a divisé son em-
pire , et lui a voulu donner des égaux ; l'ignorance
téméraire et précipitée a gâté, autant quelle a pu,
l'auguste pureté de son être, par les opinions étranges
qu'elle en a formées. L'homme a eu l'audace de lui
disputer tous les avantages de sa nature, et il me
seroit aisé de vous faire voir qu'il n'y a aucun de
ses attributs qui n'ait été l'objet de quelque blas-
phème. Mais de toutes ses perfections infinies , celle
qui a été exposée à des contradictions plus opiniâtres,
c'est sans doute cette Providence éternelle qui gou-
verne les choses humaines. Rien n'a paru plus in-
supportable à l'arrogance des libertins , que de se
lO Apolog. n. 4o.
SUR LA PROVIDENCE. 2g
voir continuellement observes par cet œil toujours
veillant de la Providence divine : il leur a paru , à
ces libertins, que cétoit une contrainte importune
de reconnoître qu'il y eût au ciel une force supé-
rieure qui gouvernât tous nos mouvemens, et châtiât
nos actions déréglées avec une autorité souveraine.
Ils ont voulu secouer le joug de cette Providence qui
veille sur nous; afin d'entretenir dans l'indépendance
une liberté indocile, qui les porte a vivre à leur fan-
taisie, sans crainte, sans retenue et sans discipline.
Telle étoit la doctrine des Epicuriens, laquelle,
toute brutale qu'elle est, tâchoit de s'appuyer sur
des argumens; et ce qui paroissoit le plus vraisem-
blable , c'est la preuve qu'elle a tirée de la distribu-
tion des biens et des maux, telle qu'elle est repré-
sentée dans notre Evangile. «Le monde se réjouira,
» dit le Fils de Dieu, et vous, mes disciples, vous
» serez tristesCO». Qu'est-ce à dire ceci , chrétiens?
Le monde , les amateurs des biens périssables , les
ennemis de Dieu seront dans la joie : encore ce dé-
sordre est- il supportable; mais vous, ô justes, ô
enfans de Dieu , vous serez dans l'affliction , dans la
tristesse. C'est ici que le libertinage s'écrie que l'in-
nocence ainsi opprimée rend un témoignage certain
contre la Providence divine, et fait voir que les
affaires humaines vont au hasard et à l'aventure.
Ah ! fidèles, qu'opposerons -nous à cet exécrable
blasphème, et comment défendrons-nous contre les
impies les vérités que nous adorons ? Ecouterons-nous
les amis de Job ,- qui lui soutiennent qu'il est cou-
pable, parce qu'il étoit affligé; et que sa vertu étoit
C») Joan. XVI. ao.
3o SUR LA PHOVIDENCE.
fausse , parce qu'elle étoit exerce'e ? « Quand est-ce
» que l'on a vu , disoient - ils , que les gens de bien
» fussent maltraités? cela ne se peut, cela ne se
» peut (0 ». Mais au contraire, dit le Fils de Dieu,
ceux dont je prédis les afflictions , ce ne sont ni des
trompeurs ni des hypocrites; ce sont mes disciples
les plus fidèles , ce sont ceux dont je propose la vertu
au monde, comme l'exemple le plus achevé d'une
vie bonne. « Ceux-là, dit Jésus, seront affligés»;
Vos autem contristabimini : voilà qui paroît bien
étrange, et les amis de Job ne l'ont pu comprendre.
D'autre part , la philosophie ne s'est pas moins
embarrassée sur cette difficulté importante : écoutez
comme parloient certains philosophes, que le monde
appeloit les stoïciens. Ils disoient avec les amis de
Job : C'est une erreur de s'imaginer que l'homme
de bien puisse être affligé ; mais ils se prenoient
d'une autre manière : c'est que le sage,disoient-ils,
est invulnérable et inaccessible à toute sorte de
maux : quelque disgrâce qui lui arrive , il ne peut
jamais être malheureux, parce qu'il est lui-même
sa félicité. C'est le prendre d'un ton bien haut pour
des hommes foibles et mortels. Mais , ô maximes
vraiment pompeuses ! ô insensibilité affectée ! ô
fausse et imaginaire sagesse , qui croit être forte ,
parce qu'elle est dure; et généreuse, parce qu'elle
est endée ! Que ces principes sont opposés à la mo-
deste simplicité du Sauveur des âmes ! qui considé-
rant dans notre Evangile ses fidèles dans l'affliction,
confesse qu'ils en seront attristés; Vos auiem contris^
tabimim:et partant leurs douleurs seront effectives.
») Job. IV. 7.
SUR LA PROVIDENCE. 3t
Plus nous avançons, chrétiens , plus les difficultés
nous paroissent grandes. Mais voyons encore en un
mot le dernier effort de la philosopliie impuissante;
afin que, reconnoissant l'inutilité de tous les re-
mèdes, nous recourions avec plus de foi à l'Evan-
gile du Sauveur des âmes. Sénèque a fait un traité
exprès pour défendre la cause de la Providence et
fortifier le juste souffrant; où après avoir épuisé
toutes ses sentences pompeuses et tous ses raisonne-
mens magnifiques, enfin il introduit Dieu parlant
en ces termes au juste et à l'homme de bien affligé :
« Que veux-tu que je fasse, dit-il; je n'ai pu te re-
)) tirer de ces maux, mais j'ai armé ton courage
» contre toutes choses » : Quia non poteram vos istis
subducere j animos vestros adirer sus omnia armavii 0.
Je n'ai pu ; quelle parole à un Dieu ! Est-ce donc
une nécessité absolue qu'on ne puisse prendre le
parti de la Providence divine , sans combattre ou-
vertement sa toute-puissance? C'est ainsi que réussit
la philosophie , quand elle se mêle de faire parler
cette majesté souveraine, et de pénétrer ses secrets.
Allons, fidèles , à Jésus -Christ, allons à la véri-
table sagesse. Ecoutons parler notre Dieu dans sa
langue naturelle , je veux dire dans les oracles de
son Ecriture. Cherchons aux innocens affligés des
consolations plus solides dans l'évangile de cette
journée. Mais afin de procéder avec ordre, rédui-
sons nos raisonnemens à trois chefs, tirés des paroles
du Sauveur des âmes, que j'ai alléguées pour mon
texte, a Le monde, dit-il, se réjouira, et vous, ô
5) justes, vous serez tristes; mais voire tristesse sera
(' De Provident. cap. vi.
32 SUR LA rilOVÏDENCE.
» changée en joie ». Le monde se réjouira; mais ce
sera certainement d'une joie telle que le monde la
peut avoir, trompeuse, inconstante et imaginaire,
parce qu'il est écrit que « le monde passe (0 » :
Mundus autem gaudebit. « Vous, ô justes, vous
» serez tristes » ; mais c'est votre médecin qui vous
parle ainsi , et qui vous prépare cette amertume ;
donc elle vous sera salutaire : T^os autem contrista-
himini. Que si peut-être vous vous plaignez qu'il
vous laisse sans consolation sur la terre au milieu de
tant de misères, voyez qu'en vous donnant cette
médecine , il vous présente de l'autre main la dou-
ceur d'une espérance assurée , qui vous ôte tout ce
mauvais goût , et remplit votre ame de plaisirs cé-
lestes : « Votre tristesse, dit-il, sera changée en
» joie » : Tristitia vestra vertetur in gaudium.
Par conséquent , ô homme de bien , si parmi tes
afflictions il t'arrive de jeter les yeux sur la prospé-
rité des méchans, que ton cœur n'en murmure
point, parce qu'elle ne mérite pas d'être désirée;
c'est la première vérité de notre Evangile. Si cepen-
dant les misères croissent, si le fardeau des malheurs
s'augmente , ne te laisse pas accabler ; et reconnois ,
dans la douleur qui te presse, l'opération du mé-
decin qui te guéi it : F^os autem contristabimini; c'est
le second point. Enfin si tes forces se diminuent, sou-
tiens ton courage abattu , par l'attente du bien que
l'on te propose , qui est une santé éternelle dans la
bienheureuse immortalité : Tristitia vestra vertetur
in gaudium; c'est par où je finirai ce discours. Et
voilà en abrégé, chrétiens, toute l'économie de cet
(>)/. Joan.u. 17.
entretien ,
SUR LA PROVIDENCE. 33
entretien , et le sujet du saint Evangile que FEglise
a lu ce matin dans la ce'le'bration des divins mys-
tères. Reste que vous vous rendiez attentifs à ces
vérités importantes. Laissons tous les discours su-
perflus ; cette matière est essentielle , allons à la
substance des choses avec le secours de la grâce.
PREMIER POINT.
Pour entrer d'abord en matière , je commence
mon raisonnement par cette proposition infaillible,
qu'il n'est rien de mieux ordonné que les événemens
des choses humaines ; et toutefois qu'il n'est rien
aussi où la confusion soit plus apparente. Qu'il n'y
ait rien de mieux ordonné, il m'est aisé de le faire
voir par ce raisonnement invincible.
Plus les choses touchent de près à la Providence
et à la sagesse divine, plus la disposition en doit
être belle : or dans toutes les parties de cet univers,
Dieu n'a rien de plus cher que l'homme, qu'il a fait
à sa ressemblance : rien par conséquent n'est mieux
ordonné que ce qui touche cette créature chérie,
et si avantagée par son Créateur. Et si nous admi-
rons tous les jours tant d'art, tant de justesse, tant
d'économie dans les astres , dans les élémens , dans
toutes les natures inanimées ; a plus forte raison ,
doit-on dire qu'il y a un ordre admirable dans ce
qui regarde les hommes. Il y a donc certainement
beaucoup d'ordre; et toutefois il faut reconnoître
qu'il n'y a rien qui paroisse moins. Au contraire ,
plus nous pénétrons dans la conduite des choses hu-
maines , dans les événemens des affaires , plus nous
sommes contraints d'avouer qu'il y a beaucoup de
BOSSUET. XiV. 3
34 SUPc LA PROVIDENCE.
désordre. Ce seroit une insolence inouie, si nous
voulions ici faire le procès à tout ce qu'il y a jamais
eu de grand dans le monde. Il y a eu plus d'un David
sur le trône; ce n'est pas pour une fois seulement
que la grandeur et la piété se sont jointes : il y a eu
des hommes extraordinaires que la vertu a portés
au plus grand éclat ; et la malice n'est pas si univer-
selle , que l'innocence n'ait été souvent couronnée.
Mais, chrétiens, ne nous flattons pas; avouons,
à la honte du genre humain , que les crimes les plus
hardis ont été ordinairement plus heureux que les
vertus les plus renommées. Et la raison en est évi-
dente : c'est sans doute que la licence est plus entre-
prenante que la retenue. La fortune veut être prise
par force ; les affaires veulent être emportées par la
violence : il faut que les passions se remuent, il faut
prendre des desseins extrêmes. Que fera ici la vertu
avec sa foible et impuissante médiocrité ? je dis ,
foible et impuissante dans l'esprit des hommes. Elle
est trop sévère et trop composée : c'est pourquoi le
divin Psalmiste , après avoir décrit le bruit que les
pécheurs ont fait dans le monde, il vient ensuite à
parler du Juste : « Et le Juste , dit-il, qu'a-t-il fait « ?
Justus autem quid fecit {^) 1 II semble, dit-il, qu'il
n'agisse pas ; et il n'agit pas en effet selon l'opinion
des mondains, qui ne connoissent point d'action
sans agitation, ni d'affaire sans empressement. Le
juste n'ayant donc point d'action , du moins au sen-
timent des hommes du monde, il ne faut pas s'éton-
ner, fidèles, si les grands succès ne sont pas pour
lui.
0) Ps. X. 3.
SUR LA. PROVIDENCE, 35
Et certes rexpe'rience nous apprend assez que ce
qui nous meut, ce qui nous excite, ce n'est pas la
droite raison : on se contente de l'admirer et de la
faire servir de prétexte; mais l'intérêt, la passion,
la vengeance, c'est ce qui agite puissamment les
ressorts de l'ame : et en un mot le vice, qui met
tout en œuvre, est plus actif, plus pressant, plus
prompt ; et ensuite , pour l'ordinaire , il réussit
mieux que la vertu , qui ne sort point de ses règles,
qui ne marche qu'à pas comptés, qui ne s'avance
que par mesure. D'ailleurs, les histoires saintes et
profanes nous montrent partout de fameux exemples
qui font voir les prospérités des itopies , c'est-à-
dire, Tiniquité triomphante. Quelle confusion plus
étrange ! David même s'en scandalise , et il avoue
que sa constance devient chancelante , « quand il
» considère la paix des pécheurs » ; Pacem pecca-
torum vidensi^) : tant ce désordre est épouvantable;
et cependant nous vous avons dit qu'il n'est rien de
mieux ordonné que les événemens des choses hu-
maines. Comment démêlerons-nous ces obscurités ,
et comment accorderons-nous ces contrariétés appa-
rentes? comment prouverons-nous un tel paradoxe,
que l'ordre le plus excellent se doive trouver dans
une confusion si visible? Accordons par une doc-
trine solide ces contrariétés apparentes, et montrons
à riiomme de bien qu'il ne doit pas envier les pros-
pérités de ce monde qui se réjouit.
J'apprends du Sage, dans l'Ecclésiaste (2), que
l'unique moyen de sortir de cette épineuse difficulté,
c'est de jeter les yeux sur le jugement. Regardez les
0) Ps. ixxu. 3. — W Eccle. m. 17.
36 SUR LA PROVIDENCE.
choses humaines dans leur propre suite ; tout y est
confus et mêlé : mais regardez -les par rapport au
jugement dernier et universel; vous y voyez reluire
lin ordre admirable. Le monde comparé à ces ta-
bleaux qui sont comme un jeu de l'optique, dont la
figure est assez étrange ; la première vue ne vous
montre qu'une peinture qui n'a que des traits in-
formes, et un mélange confus de couleurs : mais
sitôt que celui qui sait le secret vous le fait consi-
dérer par le point de vue , ou dans un miroir tourné
en cylindre qu'il applique sur cette peinture con-
fuse ; aussitôt les lignes se ramassant , cette confusion
se démêle, et vous produit une image bien propor-
tionnée. Il en est ainsi de ce monde : quand je le
contemple dans sa propre vue , je n'y aperçois que
désordre ; si la foi me le fait regarder par rapport
au jugement dernier et universel, en même temps
j'y vois reluire un ordre admirable. Mais entrons
profondément en cette matière , et éclaircissons par
les Ecritures la difficulté proposée. Suivez, s'il vous
plaît, mon raisonnement.
Remarquons avant toutes choses que le jugement
dernier et universel est toujours représenté dans les
saintes Lettres par un acte de séparation. « On
» mettra , dit-on , les mauvais à part ; on les tirera
» du milieu des justes (0 » : et enfin tout l'Evangile
parle de la sorte. Et la raison en est évidente , en
ce que le discernement est la principale fonction du
juge, et la qualité nécessaire du jugement : de sorte
que cette grande journée en laquelle le Fils de Dieu
descendra du ciel , c'est la journée du discernement
(0 Matt.xui. 48,49-
SUR LÀ PIlOVIDENCE. 87
gênerai : que si c'est la journe'e du discernement,
où les bons seront sépares d'avec les impies 5 donc
en attendant ce grand jour, il faut qu'ils demeurent
mêlés.
Approche ici, ô toi qui murmures en voyant la
prospe'rité des pécheurs: Ah! la terre les devroit
engloutir ; ah ! le ciel se devroit éclater en foudre.
Tu ne songes pas au secret de Dieu. S'il punissoit
ici tous les réprouvés, la peine les discerneroit d'a-
vec les bons : or , l'heure du discernement n'est pas
arrivée; cela est réservé pour le jugement : ce n'est
donc pas encore le temps de punir généralement
tous les criminels; parce que ce n'est pas encore
celui de les séparer d'avec tous les justes. « Ne
» vois-tu pas, dit saint Augustin (0, que pendant
)) l'hiver l'arbre mort et l'arbre vivant paroissent
» égaux ; ils sont tous deux sans fruits et sans feuilles.
» Quand est-ce qu'on les pourra discerner ? Ce sera
» lorsque le printemps viendra renouveler la na-
» ture, et que cette verdure agréable fera paroître
» dans toutes les branches la vie que la racine te-
» noit enfermée». Ainsi, ne t'impatiente pas, ô
homme de bien ; laisse passer l'hiver de ce siècle, où
toutes choses sont confondues : contemple ce grand
renouvellement de la résurrection générale, qui
fera le discernement tout entier, lorsque la gloire
de Jésus-Christ reluira visiblement sur les justes. Si
cependant ils sont mêlés avec les impies, si Tivraie
croît avec le bt)n grain , si même elle s'élève au-des-
sus; c'est-à-dire, si l'iniquité semble triomphante,
n'imite pas l'ardeur inconsidérée de ceux qui, pous-
CO In Psal. cxLViii, n. 16, col. 1681.
38 SUR LA PROVIDENCE.
ses d'un zèle indiscret , voudroient arracher ces
mauvaises herbes; c'est un zèle indiscret et préci-
pite'. Aussi le Père de famille ne le permet pas :
« Attendez, dit-il, la moisson (0 », c'est-à-dire la
fin du siècle , où toutes choses seront démêlées ;
alors on fera le discernement , et « ce sera le temps
)) de chaque chose » , selon la parole de l'Ecclé-
siaste (2).
Ces excellens principes étant établis , je ne me
contente plus de vous dire que ce que Dieu tarde
à punir les crimes, ce qu'il les laisse souvent pros-
pérer, n'a rien de contraire à sa Providence; je
passe outre maintenant , et je dis que c'est un effet
visible de sa Providence : car la sagesse ne consiste
pas à faire les choses promptement , mais à les faire
dans le temps qu'il faut. Cette sagesse profonde de
Dieu ne se gouverne pas par les préjugés , ni par les
fantaisies des enfans des hommes; mais selon l'ordre
immuable des temps et des lieux , qu'elle a éternel-
lement disposé. « C'est pourquoi , dit TertuUien ,
» voici des paroles précieuses , Dieu ayant remis le
M jugement à la fin des siècles, il ne précipite pas
3) le discernement , qui en est une condition néces-
M saire. En attendant il se montre également à tous
3> miséricordieux et sévère ; et il a voulu que les
» étrangers eussent part aux biens, et que les siens
)) eussent aussi part aux maux » : Qui semel œter^
num judicium destinavit post sœculijinem , nonprœ-
cipitat discretionem , quœ est condàio judicii ante
sœculi finem. yEqucdis est intérim super omne ho^
minum genus j et indulgens , et increpans ; commu"
(0 MatL xiiu 3o {^)£ccl. m. 17.
SUR LA PnOVIDENCE. 3()
nia voluit esse et commoda profanis , et incommoda
suis (0. Remarquez cette excellente parole ; il ne
précipite pas le discernement. Pre'cipiter les affaires,
c'est le propre de la foiblesse , qui est contrainte de
s'empresser dans l'exécution de ses desseins ; parce
qu'elle dépend des occasions, et que ces occasions
sont certains momens dont la fuite précipitée cause
aussi de la précipitation à ceux qui les cherchent.
Mais Dieu qui est l'arbitre de tous les temps , qui
sait que rien ne peut échapper ses mains, il ne
pwcipite pas ses conseils; jamais il ne prévient le
temps résolu , il ne s'impatiente pas : il se rit des
prospérités de ses ennemis; «parce que, dit le
» roi -prophète ('^), il sait bien où il les attend,
5) il voit de loin le jour qu'il leur a marqué pour en
)) prendre une rigoureuse vengeance » : Quoniani
prospicit quod "veniet dies efus. Mais en attendant
ce grand jour, voyez comme il distribue les biens
et les maux avec une équité merveilleuse, tirée de
la nature même des uns et des autres.
Je distingue deux sortes de biens et de maux. 11 y
a les biens et les maux mêlés, qui dépendent de
l'usage que nous en faisons. Par exemple , la maladie
est un mal, qui peut tourner en bien par la patience;
comme la santé est un bien ^ qui peut dégénérer en
mal , en favorisant la débauche : c'est ce que j'appelle
les biens et les maux mêlés, qui participent de la
nature du bien et du mal, selon l'usage où on les
applique. Mais il y a outre cela le bien souverain,
qui jamais ne peut être mal ; comme la félicité éter-
nelle : il y a aussi certains maux extrêmes, qui ne
CO Jpàlog.n. 4u-- W Ps. XXXVII. i3.
4o SUR LA PROVIDENCE.
peuvent tourner en bien à ceux qui les souffrent ;
comme les supplices des re'prouvés. Cette distinction
e'tant suppose'e , je dis que ces biens et ces maux su-
prêmes, si je puis parler de la sorte, appartiennent
au discernement général, où les bons seront séparés
pour jamais de la société des impies; et que ces biens
et ces maux mêlés se distribuent avec équité dans le
mélange des choses présentes.
Car il falloit que la Providence destinât certains
Liens aux justes , où les méchans n'eussent point de
partj et de même qu elle préparât aux méchans des
peines, dont les bons ne fussent jamais tourmentés.
De là vient ce discernement éternel qui se fera dans
le jugement. Et avant ce temps limité, tout ce qu'il
y a de biens et de maux devoit être commun aux
uns et aux autres, c'est-à-dire, à l'impie aussi bien
qu'au juste; parce que les élus et les réprouvés étant
en quelque façon confondus durant tout le cours
de ce siècle , la justice et la miséricorde divine sont
aussi par conséquent tempérées. C'est ce qui fait
dire au prophète, « que le calice qui est dans les
» mains de Dieu est plein de vin pur et de vin mêlé » ;
Calix in manu Domini vini meri plenus mixto (').
Ce passage est très-remarquable, et nous y voyons
bien représentée toute l'économie de la Providence.
Il y a premièrement « le vin pur » , c'est-à-dire la
joie céleste, qui n'est altérée par aucun mélange de
mal; c'est une joie toute pure; Vini meri. Il y a
aussi le mélange, et c'est ce que ce siècle doit boire,
ainsi que nous l'avons expliqué; parce qu'il n'y a
que des biens et des maux mêlés; Plenus mixto. Et
(0 Ps, ULXiy. 9.
SUU LA l'ROVIDEiVCr:. 4^
enfin il y a la liej Fœx ejus non est exinanita ; et
c'est ce que boiront les pécheurs; Bibent omnes pec-
catores (0. Ces pécheurs surpris dans leurs crimes,
ces pécheurs éternellement séparés des justes, ils
boiront toute la lie, toute Tamertume de la ven-
geance divine.
Tremblez, tremblez, pécheurs endurcis, devant
la colère qui vous poursuit : car si dans le mélange
du siècle présent, oii Dieu en s'irritant se modère,
où sa justice est toujours mêlée de miséricorde , où
il frappe d'un bras qui se retient, nous ne pouvons
quelquefois-supporter ses coups; où en serez-vo'js,
misérables , si vous êtes un jour contraints de porter
le poids intolérable de sa colère , quand elle agira
de toutes ses forces, et qu'il n'y aura plus aucune
douceur qui tempère son amertume ? Et vous , ad-
mirez , ô enfans de Dieu , comme votre Père céleste
tourne tout a votre avantage, vous instruisant non-
seulement par paroles , mais encore par les choses
mêmes. Et certes s'il punissoit tous les crimes , s'il
n'épargnoit aucun criminel , qui ne croiroit que
toute sa colère seroit épuisée dès ce siècle , et qu'il
ne réserveroit rien au siècle futur? Si donc il les
attend, s'il les souffre, sa patience même vous aver-
tit de la sévérité de ses jugemens. Et quand il leur
permet si souvent de réussir pendant cette vie ,
quand il soufii-e que le monde se réjouisse, quand
il laisse monter les pécheurs jusque sur les trônes ;
c'est encore une instruction qu'il vous donne , mais
une instruction importante. Si personne ne prospé-
roit que les justes, les hommes étant ordinairement
0) Ps. Lxxiy. g.
4^ SUR LA PllOVIDENCE.
attachés aux biens, ne serviroient Dieu que pour
les prospe'rite's temporelles ; et le service que nous
lui rendrions, au lieu de nous rendre religieux , nous
feroit avares; au lieu de nous faire désirer le ciel,
nous captiveroit dans les biens mortels.
Voyez, dit-il , mortels abusés, voyez l'état que je
fais des biens après lesquels vous courez avec tant
d'ardeur; voyez à quel prix je les mets, et avec
quelle facilité je les abandonne à mes ennemis; je
dis à mes ennemis les plus implacables, à ceux aux-
quels ma juste fureur prépare des torrens de flammes
éternelles. Regardez les républiques de Rome et
d'Athènes; elles ne connoîtront pas seulement mon
nom adorable, elles serviront les idoles. Toutefois
elles seront florissantes par les lettres, par les con-
quêtes et par l'abondance, par toute sorte de pros-
pérités temporelles : et le peuple qui me révère ,
sera relégué en Judée, en un petit coin de l'Asie,
environné des superbes monarchies des Orientaux
infidèles. Voyez ce Néron , ce Domitien ; ces deux
monstres du genre humain, si durs par leur humeur
sanguinaire, si efféminés par leurs infâmes délices,
qui persécuteront mon Eglise par toute sorte de
cruautés, qui oseront même se bâtir des temples
pour braver la divinité ; ils seront les maîtres de
l'univers. Dieu leur abandonne l'empire du monde,
comme un présent de peu d'importance qu'il met
dans les mains de ses ennemis.
Ah! qu'il est bien vrai, ô Seigneur, que vos pen-
sées ne sont pas les pensées des hommes , et que vos
voies ne sont pas nos voies (0 î O vanité et grandeur
(') IsaL Lv. 8.
SUR LA PROVIDENCE. 4^
humaine, triomphe d'un jour, superbe néant, que
tu parois peu à ma vue, quand je te regarde par cet
endroit! Ouvrons les yeux à cette lumière : laissons,
laissons rejouir le monde , et ne lui envions pas sa
prospe'rité. Elle passe, et le monde passe 5 elle fleurit
avec quelque honneur dans la confusion de ce siècle :
viendra le temps du discernement. « Vous la dissi-
» perez , ô Seigneur, comme un songe de ceux qui
3) s'éveillent; et pour confondre vos ennemis, vous
)) de'truirez leur image en votre cite' : » In cwUate
tua imagincm ipsoriim adnihilum rédiges (0. Qu'est-
ce à dire, vous de'truirez leur image? C'est-à-dire,
vous détruirez leur félicité, qui n'est pas une félicité
véritable, mais une ombre fragile de félicité : vous
la briserez ainsi que du verre, et vous la briserez en
votre citéj In cwitaie tua; c'est-à-dire devant vos
élus, afin que l'arrogance des cnfans des hommes
demeure éternellement confondue.
Par conséquent, 6 juste, 6 fidèle, recherche uni-
quement les biens véritables que Dieu ne donne
qu'à ses serviteurs; apprends à mépriser les biens
apparens, qui, bien loin de nous faire heureux,
sont souvent un commencement de supplice. Oui ,
cette félicité des enfans du siècle, lorsqu'ils nagent
dans les plaisirs illicites , que tout leur rit , que tout
leur succède; cette paix, ce repos que nous admi-
rons, « qui, selon l'expression du prophète, fait
3) sortir l'iniquité de leur graisse » ; Prodiit quasi
ex adipe iniquitas eorum (2) ^ qui les enfle , qui les
enivre jusqu'à leur faire oublier la mort; c'est un
supplice , c'est une vengeance que Dieu commence
(0 Ps, LXXII. 30.— (a) Ps. LXXII. 7.
44 SUR LA PROVIDENCE.
d'exercer sur eux. Cette impunité, c'est une peine
qui les précipite au sens réprouvé , qui les livre aux
désirs de leur cœur ; leur amassant ainsi un trésor
de haine dans ce jour d'indignation , de vengeance
et de fureur éternelle. N'est-ce pas assez pour nous
écrier avec l'incomparable Augustin : Nihil est infe-
licius felicitate peccantium _, quâ pœnalis nutritur
impunitas ^ et mata voluntas uelut hostis interior
roboraturi^) : « Il n'est rien de plus misérable que
» la félicité des pécheurs qui entretient une impu-
» nité qui tient lieu de peine , et fortifie cet ennemi
5) domestique , je veux dire la volonté déréglée » ,
en contentant ses mauvais désirs. Mais si nous voyons
par-là, chrétiens, que la prospérité peut être une
peine, ne pouvons -nous pas faire voir aussi que
l'affliction peut être un remède? Ainsi notre pre-
mière partie ayant montré à l'homme de bien qu'il
doit considérer sans envie les enfans du siècle qui se
réjouissent, nous lui ferons voir dans le second point
qu'il doit tirer de l'utilité des disgrâces que Dieu lui
envoie.
SECOND POINT.
Donc , fidèles , pour vous faire voir combien les
afflictions sont utiles , connoissons premièrement
quelle est leur nature ; et disons que la cause géné-
rale de toutes nos peines, c'est le trouble qu'on
nous apporte dans les choses que nous aimons. Or
nous pouvons y être troublés en trois différentes
manières , qui me semblent être comme les trois
sources d'oii découlent toutes les misères dont nous
nous plaignons. Premièrement on nous inquiète
CO Ep. cxxxviii. ad Marcell. n. i4, tom. ii, col. ^i6.
SUR LA PROVIDENCE. 4^
quand on nous refuse ce que nous aimons : car il
n'est rien de plus misérable que cette soif qui jamais
n'est rassasiée, que ces désirs toujours suspendus
qui courent éternellement sans rien prendre. On ne
peut assez exprimer combien l'ame est travaillée
par ce mouvement. Mais on l'afflige beaucoup da-
vantage , quand on la trouble dans la possession du
bien qu'elle tien t j « parce que , dit saint Augustin ( 0 ,
» quand elle possède ce qu'elle aimoit, comme les
i) honneurs, les richesses, elle se l'attache à elle-
» même par la joie qu'elle a de l'avoir, elle se l'in-
M corpore en quelque façon , si je puis parler de la
» sorte; cela devient comme une partie de nous-
» mêmes, et pour dire le mot de saint Augustin,
)) comme un membre de notre cœur » : de sorte que
si on vient à nous l'arracher, aussitôt le cœur en
gémit, il est tout déchiré, tout ensanglanté par la
violence qu'il souffre. La troisième espèce d'afflic-
tion , qui est si ordinaire dans la vie humaine , ne
nous ôte pas^ entièrement le bien qui nous plaît ;
mais elle nous traverse de tant de côtés, elle nous
presse tellement d'ailleurs , qu'elle ne nous permet
pas d'en jouir. Vous avez acquis de grands biens, il
semble que vous deviez être heureux ; mais vos con-
tinuelles infirmités vous empêchent de goûter le
fruit de votre bonne fortune : est-il rien de plus
importun ? C'est avoir le verre en main , et ne pou-
voir boire, bien que vous soyez tourmenté d'une
soif ardente ; et cela nous cause un chagrin extrême.
Voilà les trois genres d'afflictions qui produisent
toutes nos plaintes ; n'avoir pas ce que nous aimon;s ,
(0 De Ub. Arbitf. lib. i, cap. xy, n. 33, tom. i, col. 583.
46 SUR LA PROVIDENCE.
le perdre après l'avoir possède, le posséder sans en
goûter la douceur, à cause des empêchemens que
les autres maux y apportent. Si donc je vous fais
voir , chrétiens , que ces trois choses nous sont salu-
taires, n'aurai-je pas prouvé manifestement que c'est
un effet merveilleux de la bonté paternelle de Dieu
sur les justes, de vouloir qu ils soient attristés dans
la vie présente , comme Jésus leur prédit dans notre
Evangile. C'est ce que j'entreprends de montrer avec
le secours de la grâce.
Et premièrement il nous est utile de n'avoir pas
ce que nous aimons ; et c'est en quoi le monde s'a-
buse, qui voyant un homme qui a ce qu'il veut,
s'écrie avec un grand applaudissement : qu'il est
heureux ! qu'il est fortuné ! Il a ce qu'il veut ; est-il
pas heureux? Il est vrai , le monde le dit , mais l'E-
vangile de Jésus-Christ s'y oppose : et la raison , c'est
que nous sommes malades. Je vous nie , délicats du
siècle, que la misère consiste à n'avoir pas ce que
vous aimez ; c'est plutôt à n'aimer pas ce qu'il faut :
et de même la félicité n'est pas tant à posséder ce
que vous aimez , qu'à aimer ce qui le doit être.
Pour entendre solidement cette vérité, remarquez
que la félicité est la santé de Tame. Nulle créature
n'est heureuse si elle n'est saine ; et c'est la même
chose il l'égard de l'ame, qu'elle soit heureuse et
qu'elle soit saine; à cause qu'elle est saine quand
elle est dans une bonne constitution , et cela même
la rend heureuse. Comparez maintenant ces deux
choses, n'avoir pas ce que nous aimons, et aimer
ce qui ne doit pas être aimé; et considérez lequel
des deux rend l'homme plus véritablement misé-
SUR LA PROVIDENCE. 47
rable. Direz-vous que c'est n'avoir pas ce que vous
aimez ? Mais quand vous n'avez pas ce que vous ai-
mez, c'est un empêchement qui vient du deliors.
Au contraire, quand vous aimez ce qu'il ne faut
pas, c'est un dérèglement au dedans. Le premier,
c'est une mauvaise fortune ; il se peut faire que l'in-
te'rieur n'en soit point troublé : le second est une
maladie qui l'altère et qui le corrompt. Et puisqu'il
n'y a point de bonheur sans la santé et le bon état
du dedans, il s'ensuit que celui-là est plus malheu-
reux qui aime sans une juste raison , que celui qui
aime sans un bon succès; parce qu'il est plus déré-
glé , et par conséquent plus malade-. Dans les autres
maux ; délivrez-moi : mais où il y a du désordre et
ensuite du péché : Ah ! guérissez-moi , s'écrie-t-il :
c'est qu'il y a du dérèglement , et conséquemment
de la maladie. D'où il résulte très-évidemment (jue
le bonheur ne consiste pas à obtenir ce que l'on
désire.
Cela est bon quand on est en bonne santé. On ac-
corde à un homme sain de manger à son appétit :
mais il y a des appétits de malade , qu'il est néces-
saire de tenir en bride; et ce seroit une opinion
bien brutale d'établir la félicité à contenter les désirs
irréguliers qui sont causés par la maladie. Or ,
fidèles, toute notre nature est remplie de ces ap-
pétits de malade , qui naissent de la foiblesse de
notre raison et de la mortalité qui nous environne.
N'est-ce pas un appétit de malade que cet amour
désordonné des richesses, qui nous fait mépriser les
biens éternels ? N'est-ce pas un appétit de malade
que de courir après les plaisirs, et de négliger en
48 SUR LA PROVIDENCE.
nous la partie céleste pour satisfaire la partie mor-
telle ? Et parce qu'il nait en nous une infinité de
ces appétits de malade, de là vient que nous lisons
dans les saintes Lettres que Dieu se venge souvent
de ses ennemis en satisfaisant leurs désirs. Etrange
manière de se venger; mais qui de toutes est la
plus terrible.
C'est ainsi qu'il traita les Israélites qui murmu-
roient au désert contre sa bonté. « Qui est-ce , disoit
}) ce peuple brutal , qui nous donnera de la chair ?
» nous ne pouvons plus souiFrir cette manne (0 ».
Dieu les exauça en sa fureur; et leur donnant les
viandes qu'ils demandoient , sa colère en même
temps s'éleva contre eux. C'est ainsi que , pour pu-
nir les plus grands pécheurs, nous apprenons du
divin apôtre (2) qu'il les livre à leurs propres désirs ;
comme s'il disoit, il les livre entre les mains des
bourreaux ou de leurs plus cruels ennemis. Que
s'il est ainsi, chrétiens, comme l'expérience nous
l'apprend assez , que nous nourrissons en nous-
mêmes tant de désirs qui nous sont nuisibles et per-
nicieux : donc c'est un effet de miséricorde de nous
contrarier souvent dans nos appétits, d'appauvrir
nos convoitises qui sont infinies, en leur refusant
ce qu'elles demandent; et le vrai remède de nos
maladies, c'est de contenir nos affections déréglées,
par une discipline forte et vigoureuse, et non pas
de les contenter par une molle condescendance.
V^os autem contristabimini ; « Pour vous, vous serez
» dans la tristesse » en n'ayant pas ce que vous
aimez ; c'est la première peine qui vous est utile.
(0 i>'^M/7j. XI. 4 , 6. Ps. Lxxvii. 21 , 27 , 3i. — {?)Rom. i. 24.
Mais >
Stm LA PÏIOVIDENCE* /Jg
Mais, fidèles, il ne t'est pas moins salutaire qu'on
t'enlève quelquefois ce que tu possèdes. Connois-
sons-le par expérience. Quand nous possédons les
biens temporels, il se fait certains nœuds secrets
qui engagent le cœur insensiblement dans Famour
des choses présentes; et cet engagement est plus
dangereux , en ce qu'il est ordinairement plus im-
perceptible. Le désir se fait mieux sentir, parce
qu'il a de l'agitation et du mouvement; mais la pos-
session assurée, c'est un repos , c'est comme un
sommeil; on s'y endort, on ne le sent pas. C'est
ce que dit l'apôtre saint Paul , que ceux qui amas-
sent de grandes richesses « tombent dans les lacets « :
Jncidunt in laqueum (0. C'est que la possession des
richesses a des filets invisibles où le cœur se prend
insensiblement. Peu à peu il se détache du Créa-
teur par l'amour désordonné de la créature; et à
peine s'aperçoit-il de cet attachement vicieux. Mais
qu'on lui dise que cette maison est brûlée, que cette
somme est perdue sans ressource par la banque-
route de ce marchand; aussitôt le cœur saignera,
la douleur de la plaie lui fera sentir « combien ces
5) richesses étoient fortement attachées aux libres de
3) l'ame , et combien il s'écartoit de la droite voie
)) par cet attachement excessif» : Quantum hœc
amando peccauerint j perdendo senserunl , dit saint
Augustin (2). Il verra combien ces richesses pou-
voient être plus utilement employées; et qu'enfin
il n'a rien sauvé de tous ses grands biens , que ce
qu'il a mis en sûreté dans le ciel, l'y faisant passer
par les mains des pauvres : il ouvrira les yeux aux
(0 /. Tim. VI. 9. — W De Civit. Dei, lib. i , cap. x, tom. yii , col. 1 1 .
BOSSUET. XIV. ^ 4
5o SUR LA PROVIDENCE.
biens éternels qu'il commençoit déjà d'oublier. Ainsi
ce petit mal guérira les grands, et sa blessure sera
son salut.
Mais si Dieu laisse à ses serviteurs quelque posses-
sion des biens de la terre ; ce qu'il peut faire de
meilleur pour eux , c'est de leur en donner du dé-
goût , de répandre mille amertumes secrètes sur
tous les plaisirs qui les environnent , de ne leur per-
mettre jamais de s'y reposer, de secouer et d'a-
battre cette fleur du monde qui leur rit trop agréa-
blement ; de leur faire naître des difficultés , de
peur que cet exil ne leur plaise, et qu'ils ne le
prennent pour la patrie ; de piquer leur cœur jus-
qu'au vif, pour leur faire sentir la misère de ce
pèlerinage laborieux, et exciter leurs affections en-
dormies à la jouissance des biens véritables. C'est
ainsi qu'il vous faut traiter , ô enfans de Dieu , jus-
qu'à ce que votre santé soit parfaite : cette convoi-
tise, qui vous rend malades, demande nécessaire-
ment cette médecine. Il importe que vous ayez des
maux à souffrir tant que vous en aurez à corriger :
il importe que vous ayez des maux à souffrir , tant
que vous serez au milieu des biens où il est dange-
reux de se plaire trop. Si ces remèdes vous semblent
durs, «ils excusent, dit Tertullien, le mal qu'ils
3) vous font , par l'utilité qu'ils vous apportent » :
Emolumento caralionis offensant sut excusant (0.
Mais admirez la bonté de notre Sauveur, qui, de
peur que vous soyet accablés, vous donne de quoi
vous mettre au - dessus de tous les malheurs de la
vie. Et quel est ce secours qu'il vous donne? C'est
(0 De Pœnit.n. lo.
SUR LA PROVIDENCE. 5l
une espérance assurée que la joie de l'immortalité
bienheureuse suivra de près vos afflictions. Or il n'est
rien de plus solide que cette espérance , appuyée
sur la parole qui porte le monde, et si évidemment
attestée par toute la suite de notre Evangile. At-
testée premièrement par la joie du siècle : car si
Dieu donne de la joie à ses ennemis, songez ce qu'il
préparé à ses serviteurs : si tel est le contentement
des captifs, quelle sera la félicité des enfans ? Attes-
tée en second lieu par la tristesse des justes : car si
tel est le plaisir de Dieu que durant tout le cours
de la vie présente la vertu soit toujours aux mains
avec tant de maux qui l'attaquent; si d'ailleurs, se-
lon la règle immuable de la véritable sagesse, la
guerre se fait pour avoir la paix : donc cette vertu,
qu'on met à l'épreuve , enfin un jour se verra pai-
sible, et ce Dieu qui l'a fait combattre lui donnera
un joui'- la paix assurée. Et si nous apprenons de
saint Paul (0 « que la souffrance produit Tépreuve « ;
si lorsque le capitaine éprouve un soldat, c'est qu'il
lui destine quelque bel emploi : console-toi, ô juste
souffrant; puisque Dieu t'éprouve parla patience,
c'est une marque qu'il veut t' élever, et tu dois me-
surer ta grandeur future par la difficulté de l'é-
preuve. Et c'est pourquoi l'apôtre ayant dit que la
souffrance produit l'épreuve , il ajoute aussitôt après
que « l'épreuve produit l'espérance (2) ». .
Mais quelle parole pourroit exprimer quelle est
la force de cette espérance? C'est elle qui nous fait
trouver un port assuré parmi toutes les tempêtes
de cette vie. C'est pourquoi l'apôtre l'appelle notre
(Oiîom. V. S.—W/ôiU 4.
52 SUR LA PROVIDENCE.
ancre (0 : et de même que l'ancre empêche que le
navire ne soit emporte'; et quoiqu'il soit au milieu
des ondes, elle l'e'tablit sur la terre, lui faisant en
quelque sorte rencontrer un port entre les vagues
dont il est battu : ainsi quoique nous flottions en-
core ici -bas, l'espe'rance qui est l'ancre de notre
ame nous donnera de la consistance, si nous la savons
jeter dans le ciel.
Donc, ô justes, consolez-vous dans toutes les dis-
grâces qui vous arrivent ; et quand la terre trem-
bleroit jusqu'aux fondemens, quand le ciel se mêle-
roit avec les enfers , quand toute la nature seroit
renverse'e, que votre espérance demeure ferme : le
ciel et la terre passeront , mais la parole de celui
qui a dit que notre tristesse sera changée en joie,
sera éternellement immuable ; et quelque fléau qui
tombe sur vous , ne croyez jamais que Dieu vous ou-
blie. « Le Seigneur sait ceux qui sont à lui (2); et
3) son œil veille toujours sur les justes (3) ». Quoi-
qu'ils soient mêlés avec les impies, désolés par les
mêmes guerres, emportés par les mêmes pestes, bat-
tus enfin des mêmes tempêtes , Dieu sait bien
démêler les siens de cette confusion générale. Le
même feu fait reluire l'or et fumer la paille ; « Le
» même mouvement , dit saint Augustin (4) , fait
» exhaler la puanteur de la boue et la bonne sen-
» teur des parfums » ; et le vin n'est pas confondu
avec le marc, quoiqu'ils portent tous deux le poids
du même pressoir : ainsi les mêmes afflictions qui
consument les médians, purifient les justes. Que si
(') Hehr. VI. 19.— (') II Tim. n. 19. — (3) Ps. xxxiii. 16.—
(4) De Civil. Dei, lib. i , cap. vm, toni, viii, col. 8.
SUR LA PROVIDENCE. 53
quelquefois les pécheurs prospèrent, s'ils tâchent
quelquefois de faire rougir l'espérance de l'homme
de bien par l'ostentation d'un éclat présent , disons»
leur avec le grand saint Augustin (0 : « 0_ herbe
» rampante, oserois-tu te comparer à Tarbre fruitier
5) pendant la rigueur de l'hiver, sous le prétexte
» qu'il perd sa verdure durant cette froide saison ,
» et que tu conserves la tienne? Viendra l'ardeur du
3) grand jugement qui te desséchera jusqu'à la ra-
3» cine , et fera germer les fruits immortels des ar-
» bres que la patience aura cultivés ».
Méditons, méditons, fidèles, cette grande et ter-
rible vicissitude : le monde se réjouira, et vous serez
tristes j mais votre tristesse tournera en joie , et la
joie du monde sera changée en un grincement de
dents éternel. Ah! si ce changement est inévitable ,
loin de nous l'amour des plaisirs du monde. Quand
les enfans du siècle nous inviteront à leurs délices,
à leurs débauches, à leurs autres joies dissolues,
craignons de nous joindre à leur compagnie : l'heure
de notre réjouissance n'est pas arrivée. « Pourquoi
» m'invitent-ils, dit Tertullien (2)? Je ne veux point
» de part à leurs joies , parce qu'ils seront exclus de
» la mienne ». Il y a une vicissitude de biens et de
maux; on y va par tour : il y a une loi établie, que
nous expérimenterons tour à tour les biens et les
maux. J'appréhende de me réjouir avec eux , de
peur de pleurer un jour avec eux. Cest être
trop délicat de vouloir trouver du plaisir partout :
il sied mal à un chrétien de se réjouir, pendant
W In Ps. XLViii, Serm. ii, /ï. 3, 4> tom. iv , col. 436, 437.—
(.») De Spect. n. a8.
54 SUR LA PROVIDENCE.
qu'il n'est pas avec Jésus-Christ. Si j'ai quelqu'affec-
tion pour ce divin Maître, il faut que je le suive en
tous lieux; et avant que de me joindre à lui dans
l'éternité de sa gloire , il faut que je l'accompagne
du moins un moment dans la dureté de sa croix.
Ce sont, fidèles, les sentimens avec'lesquels vous de-
vez gagner ce jubilé que je vous annonce. C'est ainsi
que vous pourrez obtenir cette paix si ardemment
désirée, et qui en est le véritable sujet : car il n'est
point d'oraison plus forte que celle qui part d'une
chair mortifiée par la pénitence , et d'une ame dé-
goûtée des plaisirs du siècle.
SUPi LE DANGER DES PLAISIRS DES SE2VS. 55
ABRÉGÉ
D'UN AUTRE SP:RM0N
POUR LE ra.E DIMANCHE APRÈS PAQUE.
Combien les plaisirs des sens sont dangereux , trompeors , con-
traires à notre état; et combien nous devons les mépriser et les fuir.
Quels sont ceux que nous devons rechercher.
Mundus autem gaudebit ; vos aulem conlristabimini.
Le monde se réjouira; et vous serez dans la tristesse.
Joan. XVI. 20.
Tous ceux qui vivent chrétiennement souffriront
persécution. L'Eglise naissante : ne vous persuadez
pas [ qu'elle fût ] seulement persëcute'e par les ty-
rans; chacun étoit soi-même son persécuteur. On
afficlioit à tous les poteaux et dans toutes les places
publiques des sentences épouvantables contre ses
enfans; eux-mêmes se condamnoient. On leur ôtoit
la vie; eux, les plaisirs : leurs biens ; eux , tout usage
immodéré. Exil de leur patrie ; tout le monde leur
étoit un exil : ils s'ordonnoient à eux-mêmes de ne
s'arrêter nulle part et de n'avoir nulle consistance
en aucun pays, etc. Cette persécution aliénoit au-
tant les esprits que l'autre ; encore plus, dit Tertul-
5g sur le danger
lien : Plures invenias , quos mngis periculum volup-
tatis quam viice, a^ocet ab hac sectai^) ,0\i craignoit
les rigueurs des empereurs contre l'Eglise; mais on
craignoil bien plus la sévérité de sa discipline contre
elle-même ; et ils se fussent plus facilement exposés
à perdre la vie , qu'à se voir arracher les plaisirs sans
lesquels la vie semble être à charge.
Cette persécution dure encore. Les chrétiens se
doivent déclarer la guerre et à toutes les joies sen-
suelles; parce qu'elles sont ruineuses à l'innocence,
et le chrétien ne doit rien aimer que de saint ; parce
qu'elles sont vaines et imaginaires , et le chrétien
ne doit rien aimer que de véritable ; parce que ce
n'en est pas le temps , et que le chrétien doit s'ac-
commoder aux ordres de la divine Providence,
PREMIER POINT.
Quand on parle contre les plaisirs, les libertins
s'élèvent, et peu s'en faut qu'ils n'appellent Dieu
cruel : car , disent-ils , qu'y a-t-il de si criminel dans
les plaisirs? C'est pourquoi, pour leur fermer la
bouche , le discours grave et sérieux que fait Cicé-
ron. Je l'ai pris dans saint Augustin : il cesse d'être
profane après avoir passé par ce sacré canal.
« Les voluptés corporelles peuvent-elles sembler
» désirables, elles que Platon a nommées l'appât et
» rhameçon de tous les maux? En effet quelles ma-
» ladies et de l'espiit et du corps : quel épuisement
» et des forces , et de la beauté de l'un et de l'autre ;
M quelle honte , quelle infamie , quel opprobre ,
» n'est pas causé par les voluptés desquelles plus le
(0 De Spect. n. a.
DES PLAISIRS DES SENS. 57
» transport est violent, plus il est ennemi de toute
» sagesse ? Cujus motus ut quisque est maximus ^ ita
» estinimicissimus philosophiœ {^). Car qui ne sait
» que les grandes émotions des sens ne laissent au-
i) cun lieu à la re'flexion ni à aucune pensée sérieuse?
» Et qui seroit l'homme assez brutal qui voulût pas-
» vSer toute sa vie parmi ces emportemens de ses sens
» émus, parmi cet enivrement des plaisirs ? Mais
)) qui seroit l'homme de sens rassis qui ne désireroit
i) pas plutôt que la nature ne nous eût donné aucun
» de ces plaisirs corporels , qui dégradent l'ame de
»• sa dignité et de sa grandeur naturelle » ?
« Voilà, dit saint Augustin, ce qu'a dit celui qui
» n'a rien su de la première institution ni de la dé-
3) pravation de notre nature, ni de la félicité du
5) paradis, ni des joies éternelles qui nous sont pro-
» mises ; qui n'a point appris que la chair convoite
» contre l'esprit. Rougissons, conclut saint Augus-
» tin , en entendant les discours des impies si con-
» formes à la vérité, nous qui avons appris dans la
3) véritable et sainte philosophie de la vraie piété >
» que la chair convoite contre l'esprit, et l'esprit
3) contre la chair » : Erubescamus intérim veris diS'
putationibus iinpiorum , qui didicimus in vera verœ
pietatis sanctaque pliilosophia , et contra spirituni
carnenij et contra carnem concupiscere spiritumi"^).
« Je vous conjure, mes Frères, que la philosophie
3) chrétienne, qui est la seule véritable philosophie,
3) ne soit ni moins grave, ni moins honnête, ni moins
3) chaste , ni moins sérieuse , ni moins tempérée que
(*) Cicer. in Hortens. — (*) Lia. iv. contra juL n. ']2, tom,jijCoL
619.
58 SUR LE D AN G EU
3> la philosophie des païens » : Obsecro te , non sit
honestior philosophia gentium^ quam nostra chris-
tiana , qiiœ una est vera philosophia ; quando qui-
dem studium vel amor sapientiœ signijicatur hoc
noniine.
L'amour des plaisirs affoiblit le cœur et énerve le
principe de droiture qui est en nous, pour résister
à tous les crimes. Les joies des sens amollissent l'ame,
la rendent légère , ôtent la réflexion , le poids de
l'esprit et du jugement, dissipent au dehors et ne
laissent ni force ni courage pour Dieu , pour qui nous
les devons uniquement réserver : Fortitudinem meam
ad te cusiodiam (0. [De là] une espèce d'ivresse qui
ofTusque les lumières de l'esprit et fait naître une
ardeur violente qui pousse à tout crime. Cette ivresse
ne se passe pas; parce qu'elle ne prend pas le cerveau
par des fumées grossières, mais le cœur par une
attache très-intime et très-délicate. Le cœur ne ré-
siste plus à rien j et il suffit de ne pas user avec une
sage modération de ce qui peut être permis , pour
réduire l'ame insensiblement dans cet état funeste :
Id quod non expediehat admis i ^ dum non tempero
qiiod lie ébat (^).
[Combien faut -il donc] éviter les douceurs qui
nous séduisent, les violences qui nous entraînent.
Celles-là à craindre par la durée; celles-ci par la
promptitude de leurs mouvemens : celles-là nous
flattent; celles-ci nous poussent par force. On n'at-
tend pas que l'enfant se soit blessé pour lui ôter une
épée. Otez le regard avant que le cœur soit percé ;
ôtez la fréquentation si familière avant qu'elle de-
(OP^. Lviii. lo. — (») 6*. Paulin, ad Sever. Epist. xxx, n. 3.
DES PLAISIRS DES SENS. 59
vienne un engagement ; et la douceur de la grâee ,
qui vous sera inspiiëe, vous fera trouver plus de
plaisir dans ce qui vous est commande', que vous
n'en auriez dans les objets qui mettroient obstacle
à votre obéissance : Ut inspirald gratiœ suavitate
per Spiritum sanctum , faciat plus delectare quod
prœcipit, quam délectai quod impedit (0. [Que la]
difficulté de revenir [sur ses pas, quand une fois on
s'est laissé prendre aux attraits de la volupté , vous
retienne; et pensez que si vous vous livrez à ses im-
pressions ] elle vous conduira où vous ne voudriez
pas aller ; Quoniam volens qub no Hem pervene-
ram (^).
[Mais, dira le voluptueux], qu'on ne m'envie
pas mes plaisirs qui ne font tort à personne , ni mes
divertissemens qui ne me font faire aucune injustice.
(( Vous ne savez, dit saint Augustin (3), où vous
» pousseront ces flatteurs. Voyez, poursuit ce grand
» homme, les buissons hérissés d'épines qui font
» horreur à la vue. La racine n'en est pas piquante;
« mais c'est elle qui pousse ces pointes perçantes
5) qui déchirent et ensanglantent les mains o. Ainsi
l'attache aux plaisirs semble d'abord être douce ;
mais elle s'elFarouche et devient cruelle quand elle
trouve de la résistance ; mais elle se porte aisément
à se remplir par des pilleries , lorsqu'elle s'est épuisée
par ses excessives dépenses.
Quand j'entends parler les voluptueux dans le
livre de la Sapience, je ne vois rien de plus agréable
CO tS". August. de Spirit. et LUter. n. Si , tojn. x, col. i\^. —
(») S. Aug. Confess. lib. viii , cap. v, tom. i , col. 1 49- — (^) In Ps. lu,
n. 3 , tom. IV, coL '|S8. In Ps. cxxxix, n. 4, col. i553.
6o SUR LE DAJVGEK
ni de plus riant. Ils ne parlent que de festins, que'
de danses, que de fleurs, que de passe -temps.
Coronenius nos rosis antequam marcescant : nullum
pratum sit quod non pertranseat luxuria nostra (0 :
« Couronnons, disent-ils, nos têtes de fleurs avant
3) qu'elles soient flétries : qu'il n'y ait point de pré,
» où notre intempérance ne se signale ». Ils invitent
tout le monde à leur bonne chère, et ils veulent leur
faire part de leurs plaisirs. Nerno nostrûm exors sit
luxuriœ nostrœ : ubiqiie relinquamus signa lœtitiœ (^).
Que leurs paroles sont douces ! que leur humeur est
enjouée ! que leur compagnie est désirable ! Mais si
vous laissez pousser cette malheureuse racine, les
épines sortiront bientôt : car écoutez la suite de leurs
discours, et vous les verrez résolus à opprimer le
juste qui les contredit , à réparer par des pilleries ce
qu'ils ont dissipé par leurs débauches. « Opprimons,
» ajoutent-ils, le juste et le pauvre -, ne pardonnons
M point à la veuve ni à l'orphelin » : Opprimamus
paupereni justum (5). Quel est ce soudain change-
ment? et qui auroit jamais attendu d'une douceur
si plaisante une cruauté si impitoyable ?
C'est en effet, chrétiens, que l'ame s'étant une
fois éloignée de Dieu , fait de terribles progrès dans
ce malheureux voyage. Le principe de toute droi-
ture, c'est-à-dire la crainte de Dieu, étant affoibli,
elle n'a plus de force ni de résistance : elle s'aban-
donne peu k peu , et tombe d'excès en excès et de
désordre en désordre. « De même qu'un espion, dit
» saint Grégoire de Nysse (4) , s'il est rejeté d'abord,
CO Sap. H. 8. — C») IbiJ. 9 — (3) nul i o. ^ (4) /,i EccksiasL Hom.
vai, tom.i, p, 4^0, 461.
DES PLAISIRS DES SEIVS. Gl
« s'en retourne honteux et confus; mais s'il est reçu
3) dans la place, il gagne peu à peu les uns par les
» autres avec un air innocent, et enfin le parti des
» traîtres devient le plus fort : ainsi un vicieux amour
» des plaisirs ayant une fois entrée dans le cœur par
» une secrète intelligence , il sollicite l'un après
» l'autre tout ce qu'il y a en nous de mauvais désirs :
» il se fait, dit ce saint éveque, une grande défec-
j> tion ; tout se range de ce côté. La raison inconsi-
i) dérée qui s'étoit trop facilement confiée aux sens,
» est trahie par ces infidèles m : tout est perdu ,
tout [ est renversé ].
C'est donc avec raison que l'Eglise nous détache
des plaisirs du monde, même des licites. Le carême
[ a été institué ] pour cet exercice : nous nous en
servons pour une occasion de scandale. Mais quand
les joies sensuelles ne seroient pas dangereuses , c'est
assez qu'elles soient vaines [ pour nous porter à les
rejeter ].
^ SECOND POINT.
Je vous ai fait parler un philosophe comme un
auteur non suspect , pour vous faire voir les périls
où la volupté mettoit la vertu : je vous produirai
maintenant un roi. Si un philosophe , qui a passé
sa vie dans un coin de son cabinet, [ étoit le seul qui
s'élevât contre les plaisirs , ] on diroit qu'il parleroit
en spéculatif; mais un roi , à qui la fortune n'avoit
rien refusé et qui ne s'étoit rien refusé lui-même ,
[ qui avoit ] promené ses sens par toute sorte d'ex-
périence , [ est bien propre à vous convaincre de la
vanité de tous les plaisirs des sens. ] Salomon [ vous
S'A SURLEDANGER
l'atteste hautement ]. Deux obstacles [ nous em-
pêchent d'en jouir : ] ou on ne peut pas par im-
puissance ; il nous décrit son abondance : ou on ne
veut pas par retenue ; il nous fait entendre qu'il
avoit abandonné ses sens : Quœ desideras^erunt oculi
mei, non negawi eis , nec prohibui cor meum (0 :
« Je n'ai rien refusé à mes yeux de tout ce qu'ils ont
» désiré; et j'ai permis à mon cœur de jouir de tous
3) les plaisirs ». Ne se qontenter pas de quelques
plaisirs , vouloir que tous ses sens et tous ses désirs
soient satisfaits par quelque chose d'exquis ; [ c'est
ce que Salomon avoit fait. ] Après cela que dit-il?
Il s'éveille, il se reconnoît, et « il a trouvé, dit-il,
» que tout cela étoit vanité et affliction d'esprit (2) » :
pesez ces deux mots. Vanité, parce qu'il n'y a point
de corps ; tout le prix vient de la foiblesse de la rai-
son ; et c'est alors qu'il dit : Risum reputavi errorem ;
et gaudio dixi : Quid frustra deciperis (3) ? « J'ai dit
» au ris : Tu n'es que folie; et à la joie: Pourquoi
» veux-tu me séduire » ? Preuve que tous ces grands
divertissemens touchent plus les enfans que tous les
autres. Etre paré, courir deçà et delà, se déguiser,
se masquer, [sont des jeux d'enfans:] nous nous
rions de leurs badineries; et les nôtres sont d'autant
plus ridicules que nous y mêlons plus de sérieux ; car
il n'y a rien de plus ridicule que le sérieux dans les
niaiseries. L'amour de tous ces divertissemens, c'est
donc un reste d'enfance.
Bien plus c'est une folie : qui rit avec plus d'em-
portement que les insensés ? Fatuus in risu exaltât
ofocem suam : vir autem sapiens vix tacite ridehit (4) :
CO EcQhs. II. 10. —W Ihid. II. — '^)lhid, 2. — [!\) Ibitl xxi. 33.
DES PLAISIRS DES SENS. 63
« L'insensé élève sa voix en riant ; mais l'homme
» sage rira à peine tout bas » : avec crainte , parce
qu'il craint toujours de se tromper; parce qu'un
certain sérieux intime désavoue toutes ces fausses
joies et a honte de s'y laisser emporter ; parce qu il
ne sait s'il y a plus de sujet ou de tristesse ou de
joie. Dégoût, appétit, encore dégoût, puis renou-
vellement d'ardeur; c'est ce qui arrive dans tous
les plaisirs. C'est donc une disposition déraison-
nable à cause du changement; et par conséquent
vanité, foiblesse de raison. Le carnaval achevé,
que vous reste-t-il ? Le corps fatigué et l'esprit vide.
O l'homme n'est que vanité , et aussi ne poursuit-il
que des choses vaines : Verumtamen in imagine
pertransit homo; sed et frustra conturbatur (0 : il
n'est rien et il ne recherche que des riens pompeux.
Tout est vanité; ajoutons et affliction d'esprit.
Nulle voie si aplanie , où il ne se trouve des em-
barras. Nulle passion si douce, qui ne fasse naître
mille passions accablantes. L'espérance balancée par
la crainte : l'amour.... , il ne convient pas à la gra-
vité de cette chaire de parler de ses douleurs; mais
nous pouvons bien parler de l'enfer de la jalousie.
Nul ne fait moins ce qu'il veut que celui qui veut
faire tout ce qu'il veut ; parce que dans Texécutiori
de ses volontés , impuissant de soi-même , il dépend
d'autrui. Les hommes sont contredisans , les but-
ineurs contraires : on se choque , on se traverse mu-
tuellement; il est malaisé de faire concourir avec
nos desseins [ ceux des autres ] : donc affliction d'es-
prit. Quiconque ne résiste pas à ses volontés, est
(') Ps. xxxyni. 8.
64 SUR LE DANGER
injuste au prochain , incommode au monde , outra-
geux à Dieu , pénible à soi-même. Voulez-vous faire
ce que vous voulez ? N'entreprenez pas de faire ce
que vous voulez. Retranchez les volontés super-
flues qui vous rendent dépendans des autres: plus
aisé de modérer ses volontés que de les satisfaire ;
vous y trouverez les vrais plaisirs.
Ne soupirez donc plus après les plaisirs de ce
corps mortel ; ne buvez plus cette eau trouble,
laquelle vous voyez [sortir] d'une source si cor-
rompue. Ce qui peut nous déplaire un seul mo-
ment, jamais digne de notre amour. Et ne nous
persuadons pas que nous vivions sans plaisirs , pour
les vouloir transporter du corps à l'esprit , de la
partie terrestre et mortelle , à la partie divine et
incorruptible. C'est là au contraire, dit Tertullien,
qu'il se forme une volupté toute céleste du mépris
des voluptés sensuelles : « car quel plus giand plai-
» sir que le mépris des plaisirs mêmes » , qui sans
pouvoir nous contenter, ne nous laissent jamais de
repos : Quœ major voluptas , quàm fastidium ip-
sius voluptatis (0?
Qui nous donnera, chrétiens, que nous sachions
goûter ce plaisir sublime ; plaisir toujours égal ,
toujours uniforme; qui naît non du trouble de
l'ame, mais de sa paix; non de sa maladie, mais
de sa santé; non de ses passions, mais de son devoir ;
non de la ferveur inquiète et toujours changeante
de ses désirs, mais de la rectitude immuable de sa
conscience: plaisir par conséquent véritable; qui
n'agite pas la volonté, mais qui la calme; qui ne
(•) De Spect. n. 29.
surprend
BES PLAISinS DES SENS. ()5
surprend pas la raison , mais qui l'ecîaire ; qui ne
chatouille pas le cœur dans sa surface, mais qui
l'attire tout entier à Dieu par son centre.
Voyez les liesses , les transports , les chants de
cette cité triomphante. C'est de là que Jésus-Christ
nous a apporté un commencement de la gloire dans
le bienfait de la grâce; un essai de la vision dans
la foi; une partie de la félicité dans l'espérance; en-
fin un plaisir intime [ dans la paix d'une bonne
conscience : ] et si ces plaisirs ne sont pas tout-à^
fait sensibles et satisfaisans , aussi n'en est - ce pas
encore le temps.
TROISIÈME POINT.
i.o C'est le temps du voyage; [ et celui qui se
livre aux plaisirs, au lieu d'avancer perd de vue le
terme où il doit tendre, et ne sauroit y arriver. ]
2.0 C'est le temps de rendre compte de ses actions.
Celui qui est toujours en joie pense-t-il quelquefois
aux grandes affaires qu'il a , et combien les ris ex-
cessifs et les jeux perpétuels siéent mal à ceux qui
doivent être présentés devant le tribunal de Jésus-
Christ? La joie quand vous serez absous. 3.** C'est le
temps du combat ; et [ les plaisirs ne sont propres
qu'à nous énerver et nous réduire dans l'impuis-
sance de vaincre.] 4.^ « C'est le temps de travailler k
» sa guérison et non le temps de se livrer aux plaisirs » :
Sanitatis tempus estj non voluptatis (0. [Il faut ré-
primer ces ] appétits irréguliers qui sont causés par
la maladie, [et qui ne peuvent que l'entretenir ou
l'augmenter si l'on se prête à les satisfaire ].
(0 5. Aug. Scrm. LxxxYii. n. i3,tom. v, col. J\6B.
BOSSLET. XIV. 5
66 SUR LE DANGER DES PLAISIRS DES SENS.
Il y a des maux qui nous blessent, il y a des
maux qui nous flattent : ceux-là nous les devons
supporter; ceux-ci nous les devons mode'rer : le
premier, par la patience et par le courage; le se-
cond , par la tempe'rance et par la retenue. Et les
maux qui nous affligent nous servent à corriger ceux
qui nous flattent; parce que la force de ces der-
niers est dans le plaisir, et que la pointe du plaisir
s'e'mousse parla souffrance [ qui en est] le contraire :
Alia quœ per patientiam sustinenius ^ alla quœ per
continentiam refrenamus (0. C'est ainsi que nous
faisons servir d'instrument à la justice la peine du
pëché : In usus juslitiœ peccati pœna conversa est (2).
Un malade ne songe pas au plaisir; trop heureux
de recouvrer la santé : [et pour l'acquérir il con-
sent de se soumettre à un ] régime [exact et sévère.
Telle est la conduite que nous devons suivre ].
Nostrœ cœnœ , nostrœ nuptiœ nonduin sunt. Non
possumus cum illis discumbere , quia nec illi nohis-
cum^), «Le temps de nos festins, de nos noces, n'est
» pas encore venu : nous ne pouvons nous réjouir
» avec les mondains, parce qu'ils ne^pourront aussi
» se réjouir avec nous «. Viendra le temps de notre
banquet : l'Epoux viendra, et il leur sera dit : Nescio
vos ; « Je ne vous connois pas (4) » ; et nous entrerons
en la joie de notre Seigneur. Nous ne la connois-
sons que par espérance ; mais alors nous en aurons
la possession véritable. Amen.
CO S. Aug. cont. Julian. lib.Vy n. 22 , tom.x^coL 640. — (*) S. Aug-
de Civit. Dei,Ub, xni, cap. iv, tom. vu, col, 328. — (3) Ttrtul. de
Spect. n. a8. —(4) Malt. x\y. 12.
SUR LA TRISTESSE DES ENFANS DE DIEU. X)l
SERMON
POUR
LE V." DIMANCHE APRÈS PAQUE,
PRÊCHÉ DANS LA CATHÉDRALE DE MEAUX
A l'ouverture d'une MISSION, Elf 1692 (*).
Mépris que nous devons faurc du monde pour aller à Dieu. Obli-
gation de toujours croître en amour et en perfection durant le couis
de cette vie. Deux sortes de tristesses : quelle est celle qui est le
partage des enfans de Dieu. Dispositions dans lesquelles nous de»
vons entrer lorsque Dieu nous frappe, Sentimens de pénitence né-
cessaires pour obtenir Tindulgence du jubilé. Stabilité essentielle à
là' vraie pénitence : amour , seul capable de produire une solide
conversion.
Vado ad Patrem meum.
Je m en vais a mon F ère, Joan. xvi. i6,
JNoTRE Seigneur, mes cliers Frères, dit cette pa-
role en la personne de ses fidèles , aussi bien qu'en
la sienne ; et pour nous donner la confiance de la ré-
C'') Nous n'avons point le manuscrit original de ce Sermon. H a
déjà été imprimé dans un recueil de Lettres et d'Opuscules de Bossuet ,
i^^S, 2 vol. in-i a. Il est placé au tome 11, pag. 92 at suiv.
68 SUR LA TRISTESSE
péter avec lui , il a dit en un autre endroit : « Je
» monte vers mon Père, et vers votre Père; vers
» mon Dieu, et vers votre Dieu (0 ». Son Père est
donc le nôtre aussi, quoiqu'à titre différent ; le sien
par nature , et le nôtre par adoption; et nous pou-
vons dire avec lui : « Je m'en vais à mon Père ». Je
puis même ajouter, mes chers Frères, que cette belle
parole nous convient , en un certain sens, plus quà
Jésus - Christ ; puisque vivant sur la terre, il étoit
déjà avec son Père , selon sa divinité ; et que , même
selon sa nature humaine, son ame sainte en voyoit
la face. Il étoit toujours avec lui; et dans uq temps
où il sembloit encore éloigné de retourner au lieu
de sa gloire avec son Père, il ne laissoit pas de dire :
« Je ne suis pas seul; mais mon Père qui m'a envoyé,
)) et moi, sommes toujours ensemble (2) ».
C'est donc à nous qui sommes vraiment séparés
de Dieu, c'est à nous, mes bien-aimés, à faire un
continuel effort pour y retourner : c'est à nous à
dire sans cesse : « Je vais à mon Père » ; et comme
cette parole marquoit la consommation du mystère
de Jésus -Christ dans son retour à sa gloire, elle
marque aussi la perfection de la vie du chrétien ,
dans le désir qu'elle nous inspire de retourner à Die»
de tout notre cœur.
Pénétrons donc le sens de cette parole : concevons
premièrement ce que c'est que d'aller h notre Père;
voyons en second lieu ce qui nous doit arriver, en
attendant que nous y soyons; et comprenons en der-
nier lieu quel bien nous y aurons , quand nous y se-
rons parvenus : tout cela nous sera marqué dans
{^) Joan. XX, 17. — i"*) Jùid. nu, \6.
DES EN FA KS DE DIEU. 6g
notre Evangile ; et je ne ferai que suivre pas à pas
ce que Je'sus-Glirist nous y propose.
PREMIER POINT.
« Je m'en vais à mon Père ». C'est l'ëtat d'un chré-
tien d'aller toujours : mais d'où est-ce qu'il part, et
où est-ce qu'il doit arriver? Saint Jean nous le fait
entendre par cette parole : « Je'sus sachant que son
» heure étoit venue , de passer de ce monde à son
)) Père(O)). N'en disons pas davantage : nous devons
faire ce passage avec Je'sus-Christ. « Je ne suis pas
n du monde , dit - il , comme ils ne sont pas du
)) monde (2) » . Ainsi , selon sa parole , vous n'êtes
pas du monde : quittez-le donc , marchez sans re-
lâche j mais marchez vers votre Pcre. Voilà les deux
raisons de votre passage : la misère du lieu d'où
vous partez ; et la beauté de celui où vous êtes ap-
pelés.
Saint Paul, pour nous exprimer le premier : « Le
» temps est court (^} » , dit - il. Le temps est
court ; si vous ne quittez le monde , il vous
quittera : il reste donc « que celui qui est ma-
» rié, soit comme ne l'étant pas i, et ceux qui pleu-
» rent , comme ne pleurant pas j et ceux qui se ré-
5) jouissent, comme ne se réjouissant pas; et ceux
3) qui achètent, comme n'achetant pas; et ceux qui
» usent de ce monde, comme n'en usant pas; parce
» que la figure de ce monde passe (4) ». Gomme s'il
disoit : Pourquoi voulez-vous demeurer dans ce qui
passe? vous croyez que c'est un corps, une vérité;
W Joan. XIII. I. — W Ibid. xvii. i6. -^3) /. Cor. vu. 39. —
K^) /iiW, 29, 3o, 3i , 32.
^O SUR LA TRISTESSE
ce n'est qu'une ombre et une figure , qui passe et
qui s'évanouit : ainsi en quelque état que vous soyez,
ne vous arrêtez jamais. Les liaisons les plus fermes
et les plus saintes,telle qu'est celle du mariage, trou-
vent leur dissolution dans la mort : vos regrets pas-
seront comme vos joies ; ce que vous croyez possé-
der à plus juste titre, vous échappe, à quelque prix
que vous l'ayez achetéj tout passe malgré qu'on en ait.
« Mais c'est autre chose, dit saint Augustin (0, de
» passer avec le monde, autre chose de passer du
)) monde pour aller ailleurs ». Le premier, c'est le
partage des pécheurs : malheureux partage, qui ne
leur demeure même pas; puisque si le monde passe,
ils passent aussi avec lui. Le second, c'est le partage des
enfans de Dieu, qui, de peur de passer toujours,
ainsi que le monde, sortent du monde en esprit, et
J>assent pour aller à Dieu. Domaines, possessions,
palais magnifiques, beaux châteaux, pourquoi vou-
lez-vous m'arréter? vous tomberez un jour; ou si
vous subsistez, bientôt je ne serai plus moi-même
pour vous posséder : adieu , je passe , je vous quitte,
je m'en vais, je n'ai pas le loisir d'arrêter. Et vous,
plaisirs, honneurs, dignités, pourquoi étalez-vous
vos charmes trompeurs? Je m'en vais. En vain vous
me demandez encore quelques momens, ce reste de
jeunesse et de vigueur : non , non, je suis pressé; je
pars, je m'en vais; vous ne m'êtes plus rien. Mais
où allez-vous? Je vous l'ai dit; je m'en vais à mon
Père : c'est la seconde raison de hâfer mon départ.
Le monde est si peu de chose, que les philosophes
l'ont quitté, sans même savoir où aller : dégoûtés
(0 In Joan. Tract, lv, n. i , iom. m, paru ii , col. 653.
BES ENFANS DE DIEU. 'J l
de sa vanité et de ses misères, ils l'ont quitté; ils
l'ont quitté, dis -je, sans même savoir s'ils trouve-
roient, en le quittant, une autre demeure où ils
pussent s'établir solidement. Mais , moi , je sais où
je vais : je vais à mon Père. Que craint un enfant,
quand il va dans la maison paternelle? Ce malheu-
reux prodigue, qui s'étoit perdu en s'en éloignant,
et qui s'étoit jeté en tant de péchés et en tant de
misères, trouve une ressource, en disant : « Je me
)) lèverai, et je retournerai chez mon père (0 ». Pro-
digues, cent fois plus perdus que le prodigue de
l'Evangile, dites donc : Je me lèverai, je retourne-
rai; mais plutôt ne dites pas. Je retournerai; par-
tez à l'instant. Jésus -Christ vous apprend à dire,
non pas, J'irai à mon Père ; mais. J'y vais ; je pars à
l'instant: ou si vous dites. Je retournerai, avec le
prodigue , que cette résolution soit suivie d'un
prompt effet, comme la sienne; car il se leva aussi-
tôt, et il vint à son Père. Dites donc dans le même
esprit , Je retournerai à mon Père : là les merce-
naires, les âmes imparfaites, ceux qui commencent
à servir Dieu , et qui le font encore par quelque
espèce d'intérêt , ne laissent pas de trouver dans sa
maison un commencement d'abondance : combien
donc en trouveront ceux qui sont parfaits, et qui le
servent par un pur amour? Allez donc, marchez:
quand le mondée seroit aussi beau qu'il s'en vante
et qu'il le paroît à vos sens, il le faudroit quitter
pour une plus grande beauté, pour celle de Dieu
et de son royaume. Mais maintenant ce n'est rien ,
et vous hésitez ; et vous dites toujours : J'irai, je me
(OZUC. XV. l8.
-^2 SUR LA TRISTESSE
lèverai, je retournerai à mon Pèref sans jamais dire:
Je vais.
Mais enfin supposons que vous partiez; vous voilà
dans la maison paternelle. Attiré par les sensibles
douceurs d*une conversion naissante, vous y demeu-
rez : c'est le veau gras qu'on vous y a donné d'abord ;
c'est la musique qu'on fait retentir dans toute la
maison à votre retour. Voulez-vous donc demeurer
dans cet état agréable , et y attacher votre cœur ?
Non, non, marchez, avancez : recevez ce que Dieu
vous donne; mais élevez-vous plus haut, à la croix,
à la souffrance, aux délaissemens de Jésus-Christ,
à la sécheresse qui lui a fait dire : « J'ai soif (0 »;
où néanmoins il ne reçoit encore que du vinaigre.
Hé bien , me voilà donc arrivé ; j'ai passé par les
épreuves, et Dieu m'a donné la persévérance; je
n'ai donc qu'à m'arrêter. Non, marchez toujours,
Etes-vous plus avancé qu'un saint Paul , qui avoit
bu tant de fois le calice de la passion de son Sau-
veur? écoutez comme il parle, ou plutôt considérez
comme il agit. Il dit aux Philippiens : « Mes Frères,
» je ne crois pas être arrivé (2) ». Et quoi, grand
apôtre , n'êtes-vous pas du nombre des parfaits ? et
pourquoi avez -vous dit dans cet endroit même :
« Tout ce que nous sommes de parfaits, ayons ce
3) sentiment (5) » ? Il est parfait, et néanmoins :
« Non , dit-il , mes Frères , je ne suis pas encore où
)) je veux aller , et il ne me reste qu'une chose à
» faire (4) «. Entendez-vous : Il ne me reste qu'une
chose à faire. Et quoi? « C'est qu'oubhant ce que
» j'ai fait, et tout l'espace que j'ai laissé derrière moi
DES ENFANS DE DIEU. -^3
» dans la carrière où je cours, je m'e'tende à ce qui
3> est devant moi ». Je m'étende; que veut-il dire?
Je fais continuellement de nouveaux efforts; je me
brise, pour ainsi dire, et je me disloque moi-même,
par Teffort continuel que je fais pour m' avancer;
et cela incessamment , sans prendre haleine , sans
poser le pied un moment dans l'endroit de la car-
rière où je me trouve ; « Je cours de toutes mes
» forces vers le terme qui m'est proposé (0 ». Et
encore , quel est ce terme ? et verrons-nous une fin
à votre course durant cette vie mortelle ? Ecoutez
ce qu'il répond : « Soyez n^es imitateurs comme je
» le suis de Jésus-Christ (2) ». Imitateur de Jésus-
Christ ! je ne m'étonne donc plus si après tant d'ef-
forts, tant de souffrances, tant de conversions, tant
de prodiges de votre vie, vous dites toujours que
vous n'êtes pas encore arrivé. Le terme où vous
tendez , qui est d'imiter la perfection de Jésus-Christ ,
est toujours infiniment éloigné de vous : ainsi vous
irez toujours , tant que vous serez en cette vie ;
puisque vous tendez à un but où vous ne serez
jamais arrivé parfaitement.
Et vous,, mes Frères, que ferez -vous, sinon ce
qu'ajoute le même apôtre dans son Epître aux Philip-
piens(5)? « Soyez, mes Frères, mes imitateurs, et pro-
» posez-vous l'exemple de ceux quise conduisent selon
» le modèle que vous avez vu en nous ». Il faut donc
toujours avancer, toujours croître : en quelque de-
gré de perfection qu'on soit , ne s'y reposer jamais ,
ne s'y arrêter jamais. Je men vais, je m'en vais plus
haut, et toujours plus près de mon Père : Vado ad
(0 PhiUp. m. 14. — W /. Cor, IV. 16. — C3) Philip. III. 17.
^4 SÎJB. LA TRISTESSE
Patrem. Le chemin où l'on marche^ la montagne
où l'on veut, pour ainsi dire, grimper, est si roide,
que si l'on n'avance toujours , on retombe ; si l'on
ne monte sans cesse, et qu'on veuille prendre un
moment pour se reposer, on est entraîné en bas
par son propre poids. Il faut donc toujours passer
outre, toujours s'éi-ever, sans s'arrêter nulle part.
C'est la pâque de la nouvelle alliance, qu'il faut
célébrer en habit de voyageur, le bâton à la main,
la robe ceinte, et manger vite l'agneau pascal; « car
» c'est la pâque, c'est-à-dire le passage du Sei-
» gneur (0 » : et comme Moïse l'explique après, « c'est
» la victime du passage du Seigneur (2) », qui nous
apprend aussi à passer toujours outre , sans nous
arrêter jamais : car Jésus-Christ, qui est cette vic-
time, s'en va toujours à son Père, et nous y mène
avec lui. Si nous ne faisons un continuel effort pour
nous approcher de lui, et nous y unir de plus en
plus , nous n'accomplissons pas le précepte : « Vous
» aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre cœur,
» de toutes vos pensées , de toutes vos forces (3) » .
Mais quand on sera arrivé à ce parfait exercice
de l'amour de Dieu, alors du moins il sera permis
de s'arrêter, et de prendre du repos? Quoi, vous
ne savez donc pas qu'en aimant , on acquiert de
nouvelles forces pour aimer ! le cœur s'anime, se
dilate; le Saint-Esprit, qui le possède, lui inspire
de nouvelles forces pour aimer de plus en plus.
Ainsi vous n'aime» point de toutes vos forces, si vous
n'aimez encore de ces nouvelles forces que vous
donne le parfait amour. Il faut donc croître en
(0 Exod. xiT. 1 r. — ('' Jhid. 27. — (3) Deut. vi. 5.
DES ENFANS DE DIEU. n 5
amour pendant tout le cours de cette vie : celui qui
donne des bornes à son amour ne sait ce que c'est
que d'aimer : celui qui ne tend pas toujours à un
plus haut degré de perfection ne connoît pas la per-
fection , ni les obligations du christianisme. « Soyez
y> parfaits, dit le Sauveur, comme votre Père ce'leste
3> est parfait (0 ». Pour avancer vers ce but, où l'on
n'est jamais tout-à-fait en cette vie , il faut croître
en perfection, toujours aimer de plus en plus. Je ne
sais si dans le ciel même l'amour n'ira point toujours
croissant ; puisque l'objet qu'on aimera e'tant infini,
et infiniment parfait, il fournira éternellement à
l'amour de nouvelles flammes. Si néanmoins il faut
dire qu'il y a des bornes, c'est Dieu seul qui lés
donne; et comme, durant cette vie, on peut tou-
jours avancer, toujours croître, il le faut donc tou-
jours faire, toujours dire : « Je vais à mon Père » ;
c'est-à-dire, je marche non-seulement pour y aller
lorsque j'en suis éloigné; mais lors même que je
m'en approche et que je m'y unis, je tâche de m'en
approcher et de m'y unir davantage; jusqu'à ce que
je parvienne à cette parfaite unité où je ne serai
avec lui qu'un même esprit, « où je lui serai tout-
» à-fait semblable , en le voyant tel qu'il est (2) » ;
où enfin, et pour tout dire en un mot, « où lui-
» même sera tout en tous P) » , et rassasiera tous
nos désirs. Mais en attendant, qu'avons-nous à faire?
C'est ce que je vous devois expliquer dans la seconde
partie de ce discours, ou plutôt ce que Jésus-Christ
vous expliquera lui-même dans notre Evangile.
(0 Malt. V. 48. —('}/. Joan. m. 2. —v^) /. Cor. xv, 28.
'jS SUR LA TRISTESSE
SECOND POINT.
Ce que vous avez à faire, dit-il, en attendant le
jour de votre délivrance, c'est que « vous pleurerez
i) et vous gémirez , et le monde se réjouira ; mais
M vous , vous serez dans la tristesse » : F^os autem
contristabimini^^). Pour entendre cette tristesse, il,
faut écouter le saint apôtre , qui nous dit qu'il y a
de deux sortes de tristesse : « Il y a la tristesse du
» siècle , la tristesse selon le monde ; et la tristesse
» selon Dieu (2) ». Ne croyez pas, mes Frères, sous
prétexte que Jésus-Christ a prononcé que le monde
seroit dans la joie, ne croyez pas, dis-je, qu'il ait
voulu dire que ses joies seront sans amertume , où
qu'elles ne seront pas suivies de douleur. Qui ne
voit , par expérience , que ceux qui aiment le monde
ont presque toujours à pleurer la perte de leurs
Liens , de leurs plaisirs , de leur fortune , de leurs
espérances, et en un mot de ce qu'ils aiment? Si
donc Jésus-Christ a dit que le monde se réjouira ,
c'est qu'il cherchera toujours à se réjouir ; c'est là
son génie , c'est là son caractère : mais quoiqu'il
cherche toujours la joie , il ne lui arrive jamais de la
trouver à son gré; c'est-à-dire pure et durable.
Salomon a dit , il y a long-temps que ces deux qua-
lités manquent aux joies de la terre : « Le ris sera
» mêlé de douleur (5) »; les joies du monde ne sont
donc jamais pures : « les pleurs suivent de près la
» joie » ; elle ne sera donc jamais durable ; et quel-
que heureux qu'on soit dans le monde, il y a plus
(0 Joan. XVI. 20. — W //. Cor. vu, 10. — (3) Prov. xiv. i3.
DES ENFAJVS DE DIEU. '^J
d'afflictions que de plaisirs : c est donc là cette tris-
tesse du siècle dont saint Paul vous a parlé.
Mais qu'en a dit ce bienheureux apôtre ? « La
)) tristesse du siècle produit la mort(0 » ; parce
qu'elle vient de l'attachement aux biens périssables.
A cette tristesse du siècle saint Paul oppose la tris-
tesse qui est selon Dieu, et qui est le vrai caractère
de ses enfans. La tristesse qui nous peut venir du
côté du monde , par la perte des biens de la terre,
ou par l'infirmité de la nature, par les maladies,
par les douleurs , nous est commune avec les impies;
ainsi ce n'est pas là cette tristesse que le Sauveur
donne en partage à ses fidèles , en leur disant :
« Vous pleurerez ». C'est, mes Frères, cette dou-
leur selon Dieu dont il veut parler : et quel en est le
sujet? sinon qu'ordinairement le monde persécuteur
fait soufiVir les gens de bien et les tient dans l'op-
pression. Ajoutons que Dieu, comme un bon père,
châtie les justes comme ses enfans , et leur fait trou-
ver leurs maux en ce monde, afiH de leur réserver
leurs biens dans la vie future. Vous voyez bien déjà
quelque chose de cette tristesse qui est selon Dieu.
Soumettez-vous-y , mes chers Frères , soumettez-
vous à l'ordre qu'il a établi dans sa famille; et si,
lorsqu'il a résolu de punir le monde, il commence
le jugement par sa maison , par les justes qui sont
ses enfans ; tendez le dos humblement à cette main
paternelle , et laissez-lui exercer une rigueur si rem-
plie de miséricorde.
Mais voici encore une autre espèce de cette tris-
tesse selon Dieu. Assis sur les fleuves de Babylone et
(0 //. Cor. VII. 10.
n8 SUR LA TRISTESSE
au milieu des biens qui passent, les fidèles sentent
leur bannissement, et pleurent en se souvenant de
Sion leur chère patrie. Ah ! mes chers enfans , si
quelque goutte de cette tristesse entre dans vos
cœurs, et que pleins de dédain et de dégoût pour ce
qui passe , vous vous sentiez affligés de ne pas jouir
encore du bien qui est éternel , après lequel vous
soupirez ; c'est là la tristesse selon Dieu que je vous
souhaite.
Mais ce n'est pas encore celle que j'ai dessein de
vous prêcher aujourd'hui avec saint Paul. « Cette
M tristesse, qui est selon Dieu, produit, dit ce saint
» apôtre, une pénitence stable (0 ». C'est donc là
principalement cette douleur que je vous souhaite ;
le regret de vos péchés ; la tristesse et l'amertume
de la pénitence. Si je puis vous inspirer cette dou-
leur, alors, alors, mes chers Frères, je vous dirai
avec l'apôtre : « Ah ! mes bien-aimés , je me réjouis
» non pas de ce que vous êtes contristés , mais de ce
» que vous l'êtes selon Dieu par la pénitence ('2) » ;
et encore : « Qui est celui qui me peut donner de
» la consolation et de la joie , sinon celui qui s'af-
» flige à mon sujet (3) » , à qui ma prédication et
mes avertissemens ont inspiré cette tristesse qui est
selon Dieu , et le regret de leurs fautes ?
C'est , mes Frères , pour vous inspirer cette tris-
tesse salutaire , que j'ai appelé des prédicateurs qui
vous prêcheront la pénitence dans le sac et sur la
croix. Vous commencerez dès ce soir à les entendre,
et je fais l'ouverture de cette mission , dont j'espère
tant de fruits. Laissez-vous donc affliger selon Dieu ,
(0 IL Cor. vu. 10. ■"{?) Ibid. 9.-- C3) Ilid. n, 2.
DES EI^IFANS DE DIEU. 79
et plongez-vous dans la tristesse de la pénitence. Je
suis touché, il y a long-temps, de la tristesse que
vous donnent tant de misères, tant de charges que
vous avez beaucoup de peine à supporter, et que
sans doute vous ne pouvez supporter long - temps ,
malgré votre bonne volonté. Je vous plains ; je les
ressens avec vous : et quelle seroit ma joie , si je
pouvois vous soulager de ce fardeau ? Mais il faut
que je vous parle comme un père : quand vous exa-
géreriez vos maux, qui sont grands, vous n'allez
pas à la source. Toutes les fois que Dieu frappe,
et qu'on ressent des misères ou publiques ou parti-
culières , qu'on est frappé dans ses biens , dans sa
personne , dans sa famille ; il ne faut pas s'arrêter à
plaindre ses maux, et à pousser des gémissemens
qui ne les guérissent pas : il faut porter sa pensée
lu nos péchés qui nous les attirent.
Voyez ce prodigue , dont nous vous parlions
tout à rheure, réduit à paître un troupeau im-
monde, et gagnant à peine du pain dans un service
si bas et si indigne. Il ne se contente pas de dire :
« Les moindres domestiques de mon père sont abon-
n damment nourris, et moi qui suis son fds je meurs
» ici de faim (0 » : car cette plainte stérile n'auroit
fait qu'aigrir ses maux , au lieu de les soulager. Il va
à la source ; il sent que la source de ses maux c'est
d'avoir quitté son père , et sa maison où tout abonde ;
c'est de s'être contenté des biens qui se dissipent
si vite, et qu'il lui avoit arrachés, parce que ce père
si sage et si bon, qui en cônnoissoit la malignité,
avoit peine à les lui donner. Il dit donc dans ce
(0 Luc. XV. 17-
Bo SUR LA TRISTESSE
sentiment : « J'irai, je me lèverai (0, et je retour-
» nerai vers mon père » ; et non content de le
dire d'une manière foible et imparfaite , il se lève ,
il vient à son père , et il éprouve les douceurs de
ses tendres embrassemens. S'il s'e'toit contenté de
dire : Ah ! que je suis malheureux ! et que se pre-
nant de ses maux, non point à soi-même, mais à
Dieu , il eût blasphémé contre le ciel , qu'auroit-il
fait autre chose que d'aggraver son fardeau? Mais
parce qu'il a dit dans sa misère : « Mon père , j'ai
» péché contre le ciel et contre vous , et je ne suis
w pas digne d'être appelé votre fils » ; il a tout en-
semble et effacé son péché, et fini les maux qui en
faisoient le châtiment.
Mes bien-aimés, faites-en de même. Vous voyez
tant d'ennemis conjurés de tous côtés contre vous :
ne dites pas, comme faisoient autrefois les Juifs:
C'est l'Egypte , ce sont les Ghaldéens , c'est l'épée du
roi de Babylone, qui nous poursuit; dites ; « Ce
» sont nos péchés qui ont mis la séparation entre
» Dieu et nous (2) » ; encore un cojjp , ce sont nos pé-J
chés qui soulèvent contre nous tant d'ennemis. Nos
péchés accablent l'Etat, comme disoit saint Gré-
goire ; « le royaume n'en peut plus sous ce faix » :
Peccatorum nostrorum onerihus premimur ^ quœ
reipuhlicœ vires gravant (^). Venez donc gémir de-
vant Dieu, à la voix de ces saints missionnaires, qui
viennent me seconder et me prêter leurs secours,
pour vous préparer à la grâce du jubilé.
Vous me direz : Mais la grâce du jubilé est don-
(») Luc. XV. 18. — i-^) Isai. h\x. 2. — (3) ^d Maurlc. ^ug. lib. v,
EjK Xi , totn. Il , col. 747.
née
DES ENFANS DE DIEU. 8l
liée pour nous soulager , et relâcher les peines que
nous méritons par nos crimes ; par conséquent pour
nous donner de la joie, et non pas pour nous plon-
ger dans la tristesse à laquelle vous nous exhortez.
Vous n'entendez pas, mes bien-aimés, le mystère
de l'indulgence et du jubilé , et la nature de cette
grâce. Il y a une peine et une douleur que l'indul-
gence relâche : il y en a une autre qu'elle aug-
mente. La peine qu'elle relâche, c'est cette affreuse
austérité de la pénitence, dont nous devrions por-
ter toutes les rigueurs, après avoir tant de fois
péché contre Dieu et outragé son Sarat- Esprit.
Mais il y a une peine que l'indulgence doit augmen-
ter ; et c'est la peine que nous cause le regret d'avoir
offensé Dieu. Et pourquoi l'indulgence vient -elle
augmenter cette peine d'un cœur affligé de ses pé-
chés, et percé de douleur d'en avoir commis un si
grand nombre ? si ce n'est , comme dit le Sauveur ,
« que celui à qui on remet davantage aime aussi
» davantage (0 «, et qu'en aimant davantage son
bienfaiteur, il doit aussi s'affliger davantage de l'a-
voir offensé par tant de crimes. C'est donc ainsi
que l'indulgence augmente la peine; cette peine
d'avoir commis un péché mortel, cent péchés mor-
tels , un nombre infini de péchés mortels. C'est
pour ceux en qui cette peine intérieure de la péni-
tence s'augmente, c'est pour ceux-là, mes bien-ai-
més , que l'indulgence est accordée. « Ceux qui
» font la pénitence indifféremment, comme parle
» le saint concile de Nicée (2), il n'y a point d'in-
» dulgence pour eux ». L'esprit de l'Eglise est d'ac-
(0 Luc. VII. 47- — W Can, xii, Luhh, tom. ii, col. ^2.
BOSSUET. XIV. 6
82 SUR LA TRISTESSE
corder l'indalgence à ceux qui sont pénétrés et
comme accablés par la douleur de leurs crimes.
Mais je veux encore remonter plus haut , et vous
remettre devant les yeux l'exemple de saint Paul.
C'est la pénitence imposée et l'indulgence accordée
à ce corinthien incestueux, qui a donné lieu à l'ex-
cellente doctrine que je vous ai rapportée de ce
grand apôtre sur la tristesse de la pénitence. Saint
Paul avoit prononcé contre ce pécheur scandaleux
une dure et juste sentence, «jusqu'à le livrer à
» Satan , pour rafiligel: selon la chair , et le -sauver
)) selon rSprit (0 ». L'Eglise de Corinthe, vivement
touchée du reproche que saint Paul lui avoit fait
de soufTrk' un si grand scandale au milieu d'elle,
avoit mis ce pécheur en pénitence j et depuis ,
touchée de ses larmes , elle en avoit adouci la ri-
gueur , suppliant le saint apôtre d'agréer ce chari-
table adoucissement. Et sur cela voici l'indulgence
qu'accorda saint Paul : voici le premier exemple de
cette indulgence apostolique, qui a été de tous temps
si prisée et si estimée dans l'Eglise. Eh bien ! dit-il,
« c'est assez que le pécheur scandaleux ait reçu la
» correction, ait subi la peine que vous lui avez
» imposée dans votre assemblée par la multitude » >
dit-il , par l'Eglise, par les pasteurs, avec le consen-
tement de tout le peuple ; car c'est sans doute ce que
veulent dire ces mots : Sufficit objurgatio hœc , qiice
fit à plurihiis (^). Ainsi, loin de trouver mauvais
ce que votre charité a fait pour lui, et l'adoucisse-
ment de sa peine, je vous exhorte au contraire de
le traiter avec indulgence, de le consoler par ce
C») /. Cor. Y. 5. — W II. Cor. II. 6.
DES EJTFANS DE DIEU. 83
moyen dans rextrêinc confusion et affliction que lui
cause son crime; « de peur, dit cet apôtre, qu'il
)> ne soit accable par un excès de tristesse » : Ne
forte ahundanliori tristitid absorbeatur (0.
Vous voyez maintenant , mes bien-aime's, ce qui
le rendit digne de 1 indulgence de l'Eglise et de saint
Paul; c'est que s'e'tant livre' sans bornes à cette tris-
tesse salutaire de la pénitence, il s'y plongea jus-
qu'à faiie craindre qu'il en seroit accablé, que sa
douleur ne l'absorbât; Ne absorbeatur, ne l'abî-
mât ; en sorte qu'il ne la pût pas supporter. Livrez-
vous donc, à son exemple, à la douleur de la pé-
nitence; afin de vous rendre dignes de l'indulgence,
des consolations , de la cbarité de l'Eglise.
Mais , mes Frères , n'oubliez pas un caractère de
cette tristesse qui est selon Dieu, marqué par saint
Paul, dans le passage que nous traitons. La tristesse
qui est selon Dieu , produit, dit-il, « une péni-
» tence ». Mes Frères, quelle pénitence? « une pé-
» nitence stable » ; Pœnitentiam stabilem (2) ; non
pas de ces douleurs passagères , que la première
attaqué des sens et de la tentation emporte aussitôt,
et sans résistance. Cette tristesse produit la mort,
aussi bien que celle du siècle ; parce qu'elle n*a servi
au pécheur que pour lui faire faire une confession,
qui , n'ayant point eu de bons effets, n'en peut avoir
eu que de très-mauvais, en donnant lieu à une re-
chute plus dangereuse que le premier mal. La pé-
nitence que je vous demande est une pénitence du-
rable, affermie sur de solides maximes et sur une
épreuve convenable. Et en-quoi consiste la stabilité
0) //. Cor. II. 7. — W Ihid. vn. 10,
84 SUR LÀ TRISTESSE
de cette tristesse? L'apôtre dit, quand elle est par-
faite, qu'elle doit produire « une pénitence stable
» pour le salut » : elle a donc la stabilité qui lui con-
vient, lorsqu'elle vous mène jusqu'au salut, jusqu'à
la parfaite union avec Dieu, et au dernier accom-
plissement de cette parple : « levais à mon Père ».
Alors il vous arrivera ce que Jésus-Christ a promis
dans notre Evangile; ce qui devoit faire le dernier
point de ce discours , et que je tranche en un mot.
K Alors, dit-il, votre tristesse sera changée en joie,
» et en une joie que personne ne vous ôtera jamais » :
Gaudium vestrum nemo tollet à vohis (0. Voilà,
mes Frères, la joie que je vous souhaite; non pas
ces joies que le monde donne et que le monde ôte :
il les donne, non par raison , mais par humeur, par
bizarrerie, par caprice; et il les ôte sans savoir pour-
quoi , avec aussi peu de raison qu'il en a eu à les
donner. Loin de nous ces joies trompeuses : loin de
nous l'aveuglement qu elles produisent dans les
cœurs, et le criminel attachement avec lequel on
s'y abandonne. Je vous souhaite cette joie qui ne
change pas; parce que celui qui la donne est im-
muable.
Mais , mes Frères , n'oubliez jamais qu il y faut
venir par la tristesse , par la tristesse qui est selon
Dieu , par la tristesse de la pénitence. C'est ce que
Jésus-Christ nous explique à la fin de notre Evan-
gile , par une comparaison admirable et bien natu-
relle. « Une femme, dit-il, a de la douleur pendant
» qu'elle enfante, parce que son heure est venue :
» mais lorsqu'elle a enfanté un fils, elle ne se sou-
(0 Joan, XVI. 28.
DES ENFANS DE DIEU. 85
» vient plus de ses maux , dans la joie qu'elle a d'à-
5) voir mis un homme au monde (0 ». Voilà le mo-
dèle de cette douleur de la pénitence que je vous ai
aujourd'liui prêchée après saint Paul. Vous devez
enfanter un homme ; et cet homme que vous devez
enfanter , et à qui vous devez donner une vie nou-
velle, c'est vous-même. Votre heure est venue , vous
êtes k terme : la guerre avec tous ses maux , le com-
mencement d'une campagne, qui apparemment doit
être décisive j'ia mission, le jubilé, nos pressantes
exhortations, avertissent qu'il est temps que vous
acheviez cet enfantement , que vous semblez com-
mencer depuis tant d'années, d'une manière si lan-
guissante et si foible. Quand on entend les cris d'une
femme en travail , qui sont médiocres et languissans,
on dit, Elle n'accouche pas encore : mais quand un
cri qui perce les oreilles , les déchire , pour ainsi
dire, et pénètre jusqu'au cœur-, alors on se réjouit ,
et on dit. Elle est délivrée : et on apprend un peu
après l'heureuse nouvelle qu'elle a mis un homme
au monde, et on la voit consolée de son travail,
qui auparavant lui étoit insupportable. Mes bien-
aimés, si la douleur que vous cause vos péchés
n'est vive , pénétrante ; si elle ne déchire , pour ainsi
dire, et ne brise vos cœurs, vous n'enfanterez jamais
votre salut-, hélas! vous serez de ceux dont il est
écrit : « L'enfant se présente , et sa mère n'a pas
» la force de le mettre au monde » : foires non ha-
bet parluriens (2). Vous n'avez que des désirs impar-
faits, des résolutions chancelantes; c'est-à-dire, non
pas des résolutions , mais des mouvemens languissans
{^)Joan. XVI. ai.— (') If^. Reg. xix. 3.
86 SUR LA TRISTESSE
qui n'aboutissent à rien : vous périrez avec le fruit
que vous devez mettre au jour; c'est-à-dire, votre
conversion et votre salut. Mais si vous criez de
toutes vos forces, si vos gémissemens percent le ciel,
si vos efforts sont pressans et persevérans, et que
vous soyez de ces violens qui veulent emporter le
ciel de force ; que votre sort sera heureux ! et quelle
sera votre joie ! Car si cette mère se tient heureuse
pour avoir mis au monde un enfant qui est , à la
ve'rite', un autre elle-même, mais enfin un autre;
quelle doit être votre consolation, quel doit être
votre transport, lorsque vous aurez enfanté, non
pas un autre, mais vous-même? Afin de commencer
une vie nouvelle , abandonnez-vous donc aux justes
regrets d'avoir offensé Dieu ; et si vous voulez ache-
ver cet enfantement salutaire que je vous prêche en
son nom, ne vous arrêtez pas à la crainte de ses ju-
gemens.
La crainte de ses jugemens est un tonnerre qui
étonne, qui ébranle le désert, qui brise les cèdres,
qui abat l'orgueil, qui, par de vives secousses,
commence à déraciner les mauvaises habitudes. Mais
pour rendre la terre féconde , il faut que ce tonnerre
rompe la nuée et fasse couler la pluie qui rend la
terre féconde : Dominus diluviujninhahilare facil[^) ,
Cette pluie , dont l'ame est arrosée et pénétrée ,
qu'est-ce autre chose, mes Frères , que le saint
amour? La terreur ne frappe qu'au dehors; il n'y a
que l'amour qui change le cœur. La crainte agit avec
violence, et peut bien nous retenir pour un peu de
temps; la seule dilection nous fait agir naturelle-
(') Ps. XXVIII. 10.
DES ENFANS DE DISU» 87
ment, par inclination, et produit des résolutions
aussi permanentes que douces. Et c'est encore ce
qu'il nous faut faire , en disant : « Je vais à mon
» Père ». Ah! ce n'est point à un juge implacable
et rigoureux qu'il nous faut aller, comme de vils
esclaves, comme des criminels condamnc's; c'est à
un Père mise'ricordieux et plein de tendresse. Aimez
donc , si vous voulez vivre ; aimez , si vous voulez
changer votre cœur, et y faire un changement du-
rable. Ne vous lassez point de regretter d'avoir tant
offense un si bon Père ; et après avoir goûté par ces
saints regrets l'amertume de la pénitence, peu à
peu vous remplirez votre cœur de cette joie qui ne
vous sera jamais ôtée; par la bénédiction éternelle
du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Amen.
88 SUR LE MYSTÈRE
SERMON
SUR LE MYSTÈRE
DE L'ASCENSION
DE N. S. JÉSUS-CHRIST.
Jésus , l'unique et véritable Pontife, figuré dans les cérémonies de
Tancienne loij le seid qui remplit parfaitement les fonctions du
sacerdoce. Besoin que nous avions d'un pareil Pontife : pourquoi
devoit-il monter au ciel. Excellence de sa qualité de Médiateur .
comment est-il le Médiateur universel. En quel sens donnons-nous
ce nom aux saints. Avec quel succès il sollicite , comme notre avo-
cat, la miséricorde divine en notre faveur : grâces et bénédictions
qu'il répand sur nous du haut du ciel. Raisons qui doivent nous
porter a être éternellement enflammés des désirs célestes.
Praecursor pro nobis introivit Jésus, secundiim ordinem
Melchisedech Pontifex factus in œternum.
Jésus notre avanUcoureur est entré pour nous au dedans
du voile , cest'h-dire^au ciel ^ fait Pontife éternellement
selon Vordre de Melchisedech. Hebr. vi. 20.
iSi Ton voyoit une telle magnificence , lorsque les
consuls et les dictateurs triomphoient des nation*
étrangères; si les arcs triomphaux portoient jus-
qu'aux nues le nom et la gloire du victorieux; s'il
montoit dans le Capitole au milieu de la foule de
DE l'ascension de JÉSUS-CHRIST. 89
ses citoyens, qui faisoient retentir leurs acclamations
jusque devant les autels de leurs dieux : aujourd'hui
que notre invincible Libérateur fait son entre'e au
plus haut des cieux , enrichi des de'pouilles de nos
ennemis , quelle seroit notre ingratitude , si nous
n'accompagnions son triomphe de pieux cantiques
et de sincères actions de grâces? Certes, il est bien
juste, ô Seigneur Jésus, que nous assistions avec
une sainte allégresse à la célébrité de votre triomphe :
car encore que, sortant de ce monde, vous empor-
tiez avec vous toute notre joie; encore que cette so-
lennité regarde plus apparemment les saints anges,
qui seront dorénavant réjouis par l'honneur de votre
bienheureuse présence ; toutefois il est assuré que
nous avons la plus grande part en cette journée.
Vos intérêts sont de telle sorte liés avec ceux de no-
tre nature, qu'il ne s'accomplit rien en votre per-
sonne qui ne tourne à l'avantage du genre humain :
vous ne montez au ciel , que pour nous en ouvrir le
passage : « Je m'en vais, dites-vous, préparer vos
5) places (0 ». C'est pourquoi votre apôtre saint Paul
ne craint pas de vous appeler notre avant-coureur,
et de dire que vous entrez pour nous dans le ciel :
tellement que si nous savons comprendre vos inten-
tions, vous ne frustrez aujourd'hui notre vue, que
pour accroître notre espérance.
Et en effet, considérons, mes très-chères Sœurs,
quel est le sujet de ce magnifique triomphe qui se
fait aujourd'hui dans le ciel. N'est-ce pas qu'on y re-
çoit Jésus -Christ comme un conquérant? Mais
c'est nous qui sommes sa conquête; et c'est de no«
(0 Joan. XIV. 2.
Ç)0 SUR LE MYSTERE
ennemis qu'il triomphe. Toute la Cour céleste ac-
court au-devant de Jésus; on publie ses louanges et
ses victoires; on chante qu'il a brisé les fers des cap-
tifs, et que son sang a délivré la race d'Adam éternel-
lement condamnée. Que si on honore sa qualité de
Sauveur; eh! quelle est donc notre gloire, mes
Sœurs, puisque le salut et la délivrance des hommes
fait non-seulement la fête des anges, mais encore le
triomphe du Fils de Dieu même? Réjouissons-nous,
mortels misérables, et ne respirons plus que les
choses célestes. La divinité de Jésus, toujours im-
muable dans sa grandeur, n'a jamais été abaissée; et
par conséquent ce n'est pas la divinité qui est au-
jourd'hui établie en gloire ; car elle n'a jamais rien
perdu de sa dignité naturelle. Cette humanité qui
a été méprisée, qui a été traitée si indignement,
c'est elle qui est élevée aujourd'hui : et si Jésus est
couronné en ee jour illustre , c'est notre nature qui
est couronnée ; c'est elle qui est placée dans ce trône
auguste devant lequel le ciel et la terre se courbent.
« Celui qui est descendu, dit saint Paul (0, c'est lui-
» même qui est monté » : celui qui étoit si petit sur
la terre, est infiniment relevé dans le ciel ; et par la
puissance de Dieu, sa grandeur est crue selon la me-
sure de sa bassesse.
Nous lisons au livre des Nombres (^), que lorsque
l'on élevoit l'arche d'alliance, Moïse disoit: «Elevez-
» vous , Seigneur , et que vos ennemis disparoissent ;
» et que ceux qui vous haïssent, soient dissipés de-
» vant votre face » : et lorsque les lévites la descen-
doient: «Venez, disoit- il, ô Seigneur, à la multi-
CO Ephes. IV. 10. — W Num. x. 35, 36.
%
I
DE l'ascension DE J É S TJ S-C H RIST. gi
)> tilde de Tarnie'e d'Israël ». Que signifioit cette
arclie , sinon le Sauveur ? C'ëtoit par Tarche que
Dieu rendoit ses oracles ; par l'arche il se faisoit voir
a son peuple : l'arche étoit ornée de deux chérubins
sur lesquels il se reposoit en sa majesté. Et n'est-ce
pas Jésus qui est l'interprète et l'oracle du Père >
parce qu'il est sa parole et son Fils? N'est-ce pas en
la personne du Médiateur « que la divinité habite
» corporellement», comme ditl'apôtre saint PauKO;
et que ce Dieu invisible en lui-même, en s'appropriant
une chair humaine, s'est vraiment rendu visible aux
mortels? et ainsi l'arche représentoit au vieux peuple
le Fils de Dieu fait homme, qui est le prince du
peuple nouveau : c'est lui en eftet qui est descendu ,
et c'est lui aussi qui est élevé. Ce Dieu -homme est
descendu pour combattre : c'est pourquoi Moïse di-
soit: Descendez , Seigneur, à l'armée. Il monte pour
triompher : c'est pourquoi le même Moïse dit : hAe~
vez-vous. Seigneur, et que vos ennemis fuient de-
vant votre faee. Moïse prie le Dieu d'Israël de des-
cendre à l'armée de son peuple ; cela sent le travail
du combat : mais en ce qu'il assure qu'en s'élevant,
sa présence dissipera tous ses ennemis; qui ne re-
marque la tranquillité du triomphe? C'est ce que
nous voyons accompli en la personne de not^ Sau-
veur. Jésus-Christ , dans l'infirmité de sa chair, au jour
de sa passion douloureuse, a livré bataille à Satan et à
ses anges rebelles, qui étoient conjurés contre lui.
Sans doute il est descendu pour combattre, puisqu'il
a combattu par sa mort : c'est descendre infiniment
à un Dieu , que de mourir cruellement sur un bois
(0 Coloss. II. 9.
92 SUR LE MYSTÈRE
infâme. Mais aujourd'hui, ce même Jésus, après son
combat, montant à la droite du Père, met tous ses
ennemis à ses pieds ; et à la vue d'une si grande puis-
sance, «tout genou se fléchit devant lui, comme dit
5) l'apôtre (0, dans le ciel, sur la terre, et dans les
» enfers». Chantons donc avec le Psalmiste, et di-
sons à notre Maître victorieux : «Elevez-vous, Sei-
» gneur, au lieu de votre repos, vous et l'arche
» que vous vous êtes sanctifiée (2) » j c'est-à-dire,
vous et l'humanité que vous vous êtes unie : disons
avec Moïse : « Elevez -vous. Seigneur, et que vos
i> ennemis disparoissent ; et que ceux qui vous
» haïssent , soient dissipés devant votre face » . Et
certainement il est vrai que la magnificence de son
triomphe dompte la fierté de ses adversaires , et
rompt leurs entreprises audacieuses. Les démons
n'auroient point senti leur déroute, s'ils n'avoient
reconnu par expérience que l'autorité souveraine
avoit été mise aux mains de celui dont ils avoient
méprisé la foiblesse : c'est pourquoi il étoit conve*
nable qu'après être descendu pour combattre, il
allât au ciel recueillir la gloire que ses victoires lui
avoient acquise. Gomme un prince, qui a sur les
bras une grande guerre contre une nation éloignée,
quitte J)our un temps son royaume, pour aller com-
battre ses ennemis en leur propre terre; puis, l'ex-
pédition étant achevée , il rentre avec un superbe
appareil dans la ville capitale de son royaume, et
orne toute sa suite et ses chariots des dépouilles des
peuples vaincus : ainsi le Fils de Dieu, notre roi,
voulant renverser le règne du diable , qui , par une
CO Philip. II. 10. — WP^. cxxxi. 8.
I
DE l'ascension DE J É SUS -C HRIST. ^3^
insolente usurpation , s'e'toit hautement de'claré le
prince du monde , est lui-même descendu en terre ,
pour vaincre cet irre'conciliable ennemi ; et l'ayant
de'posse'dé de son trône par des armes qui n'auroient
rien eu que de foible, si elles avoient été employées
par d'autres mains que celles d'un Dieu , il ne res-
toit plus autre chose à faire, sinon qu'il retournât
triomphant au ciel, qui est le lieu de son origine,
et le siège principal de sa royauté. Vous voyez donc
que Jésus-Christ, comme roi, devoit nécessairement
remonter au ciel.
Mais le Seigneur Jésus n'est pas seulement un roi
puissant et victorieux , il est le grand sacrificateur
du peuple fidèle, et le pontife de la nouvelle al-
liance ; et de là vient qu'il nous est figuré dans les
Ecritures en la personne de Melchisédech , qui étoit
tout ensemble et roi et pontife. Or cette qualité de
pontife, qui est le principal ornement de notre Sau-
veur, en qualité d'homme , Tobligeoit encore plus
que sa royauté à se rendre auprès de son Père, pour
y traiter les affaires des hommes , desquels il est éta-
bli le médiateur. Et d'autant que le texte du saint
apôtre , que je me suis proposé de vous expliquer,
joint l'ascension de Jésus-Christ dans los cieux avec
la dignité de son sacerdoce; suivons diligemment sa
pensée , et proposons la doctrine toute céleste qu'il
étale avec une si divine éloquence dans l'incompara-
ble épître aux Hébreux : mais pour y procéder dans
un plus grand ordre , réduisons tout notre discours
à trois chefs.
Le pontife, ainsi que nous le verrons dans la suite,
est le député du peuple vers Dieu : en cette qualité,
()4- SUR LE MYSTÈRE
il a trois fonctions principales. Et premièrement il
faut qu'il s'approche de Dieu au nom du peuple qui
lui est commis : secondement étant près de Dieu, il
faut qu'il s'entremette , et qu'il ne'gocie pour son peu-
ple : et enfin en troisième lieu, parce qu'étant si proche
de Dieu , il devient une personne sacrée , il faut qu'il
consacre les autres en les bénissant. J'espère, avec
l'assistance divine, que la suite démon discours vous
fera mieux comprendre ces trois fonctions : pour
cette heure , je ne vous demande autre chose , sinon
que vous reteniez ces trois mots : « Le pontife , dit
» l'apôtre saint Paul (0 , est établi près de Dieu
» pour les hommes «. Pour cela, il faut qu'il s'ap-
proche, il faut qu'il intercède, il faut qu'il bénisse :
car , s'il ne s'approchoit , il ne seroit pas en état de
traiter; et s'il n'intercédoit , il lui seroit inutile de
s'approcher ; et s'il ne bénissoit , il ne servirôit rien
au peuple de l'employer. Ainsi en s'approchant, il
nous prépaie les grâces; en intercédant, il nous les
obtient; en bénissant, il les épanche sur nous. Or
ces fonctions sont si excellentes , qu'aucune créature
vivante n'est capable de les exercer dans leur per-
fection. C'est Jésus , c'est Jésus qui est l'unique et
le véritable -pontife : c'est lui seul qui approche de
Dieu avec dignité; lui seul qui intercède avec fruit;
lui seul qui bénit avec efficace. Ce sont de grandes
choses en peu de mots : attendez-en l'explication de
l'apôtre, dont je ne ferai que suivre les raisonne-
mens. Montrons par cette doctrine toute chrétienne,
qu'il étoit nécessaire que notre Sauveur, pour faire
sa charge de grand pontife, allât prendre sa place
i') Ilchr.y. I.
DE l'ascension DE J ES US-C IIRI ST. qS
auprès de son Père , à la droite de sa Majesté : fai-
sons voir incidemment à nos adversaires , qui veu-
lent tirer ces belles maximes à l'avantage de leur nou-
velle doctrine , qu'ils les ont très-mal entendues , et
que le ve'ritable sens en est dans l'Eglise. Seigneur
Jésus , soyez avec nous.
PREMIER POINT.
La doctrine de l'apôtre m'oblige à vous représen-
ter la structure du tabernacle , qui étoit le temple
portatif des Israélites, et tout ensemble celle du
temple auguste de Jérusalem, que Salomon avoit
fait bâtir sur la forme du tabernacle, que Dieu lui-
même avoit désigné à Moïse. Le temple donc et le ta-
bernacle avoient deux parties : le devant du temple,
où l'autel des sacrifices étoit au milieu, et dont
l'entrée étoit libre à tous les enfans d'Israël ; là se
faisoient les oblations , et toutes les autres cérémo-
nies qui regardoient le service divin : le Lieu saint,
oii étoient les tables , les pains de proposition , les
pai:fums , le chandelier d'or , et oh entroient les
enfans d'Aaron et les lévites. Mais il y avoit une
autre partie plus secrète et plus retirée , où étoit
l'arche , et le propitiatoire qui étoit la couverture
de l'arche , et les chérubins d'or qui étendoient leurs
ailes sur l'arche , comme pour couvrir la majesté du
Dieu des armées , qui avoit en ce temps choisi l'arche
pour sa demeure. Ce lieu auguste, si religieux et si
vénérable, consacré par une dévotion plus particu-
lière, s'appeloit l'Oracle ouïe Sanctuaire, ou autre-
ment le Lieu très-saint et le Saint d(,^s saints, selon
g6 SUR LE MYSTÈRE
la façon de parler des Hébreux. De ce lieu , il etoit
prononcé : Quiconque y entrera , il mourra de
mort. C'étoit le lieu secret et inaccessible, oii on
n'osoit pas même porter ses regards ; tant il étoit
vénérable et terrible : et c'est pourquoi entre le Lieu
saint et le Sanctuaire , un grand voile parsemé de
chérubins étoit étendu, qui couvroit les mystères
aux yeux du peuple , et leur apprenoit à les res-
pecter dans une profonde humiliation. Telle étoit la
forme du temple oui l'ancien peuple servoit le Sei-
gneur son Dieu.
Que ce lieu avoit de majesté, chrétiens! et que
c'est avec beaucoup de raison que les plus grands
monarques de l'Orient l'ont honoré par leurs sacri-
fices, et ont donné tant de privilèges illustres à ce
temple et à ses ministres ! Mais il vous paroîtra beau-
coup plus auguste, si vous remarquez que cette
sainte maison étoit la seule dans tout l'univers que
Dieu avoit choisie pour son domicile , et qu'il n'y
avoit que ce lieu sur la terre où l'on fît le service
du vrai Dieu vivant, et dans lequel on lui consacrât
des victimes. C'est ce qui a fait dire aux anciens Hé-
breux , et après à quelques auteurs ecclésiastiques (0,
que ce temple unique du peuple de Dieu, étoit la
figure du monde. Car de même qu'il n'y a qu'un
Dieu créateur , et un monde qui est l'ouvrage de
sa sagesse, et comme le temple de sa majesté, où il
est loué et servi par l'obéissance de ses créatures ;
(0 Phil. lib. de Somn. ii, de MonarcJi. S. Hieronym. Epist. ad
Fahiol. tvin» n, col. 5^8. Homil. inter oper. S. Chrysost. tom u ,
p. 793.
ainsi
DE l'ascension DE JÉSUS-CHRIST. 9^
ainsi il n'y avoit qu'un seul temple, qui représentoit
dans son unité' le monde unique, qui a été' fait par
le Dieu unique.
Selon cela, j'apprends de l'apôtre, que cette par-
tie du temple de Salomon dans laquelle se faisoit
l'assemblée du peuple, nous figuioit la terre, qui
est la demeure des hommes ; et que ce lieu si secret , si
impe'nétrable, où étoit l'arche du témoignage, « ou
» Dieu, comme dit le Psalmiste (0 , étoit assis sur les
» chérubins », représentoit cette haute demeure, que
l'Ecriture appelle « le ciel des cieux ('^) » , où l'Eter-
nel se fait voir en sa gloire. C'est pourquoi et l'arche
et le sanctuaire, qui étoient honorés en ce temps là ,
comme je l'ai dit , de la présence particulière de Dieu ,
étoient couverts d'un voile mystérieux ; pour nous
faire entendre ce que dit l'apôtre, que « Dieu ha-
» bite une lumière inaccessible (^) » , et que l'essence
divine est cachée par le voile d'un impénétrable se-
cret. Et d'autant que les hommes, par leurs péchés,
s'étoient exclus éternellement de la vue de Dieu ;
ce qui a fait dire si souvent au vieux peuple : « Si
» nous voyons Dieu, nous mourrons (4) »; de là
vient que l'entrée du sanctuaire étoit interdite, sous
peine de mort, à tous les enfans d'Israël, par une
espèce d'excommunication générale, qui représen-
toit à ceux qui étoient éclairés, que, sans la grâce
de notre Sauveur, nonobstant les services, les vic-
times et les cérémonies de la loi, tous les hommes
étoient excommuniés du vrai sanctuaire du Dieu
vivant ; c'est-à-dire , de son royaume céleste. Et cette
(') Ps. xcviii. I. — . (■») Ps. cxiii. i6. — ^,3) /. Xim. vu. i6.—
(-1) Jiidic. XllI. 23.
BoSSUET. XIV. n
gS SUR LE MYSTÈRE
interprétation, chrétiens, n'est pas une invention
de l'esprit humain : l'apôtre nous l'enseigne en termes
exprès , quand il dit aux Hébreux , que par cette
rigoureuse défense d'entrer et de regarder dans le
sanctuaire , « le Saint-Esprit nous vouloit montrer,
M que le chemin des lieux saints n'étoit point ouvert,
)) tant que le premier tabernacle étoit en état (0 ».
L'apôtre veut nous apprendre que tant que ce ta-
bernacle sera en état; c'est-à-dire, tandis que l'on
n'aura point de meilleures hosties que les animaux
égorgés , le chemin des lieux saints , c'est-à-dire , la
porte du ciel, nous sera fermée.
Mais, mes Frères, réjouissons-nous; le sang de
notre Seigneur Jésus a levé cette excommunication
delà loi. Ecoutez l'apôtre saint Paul, qui vous dit
« qu'il a pénétré au dedans du voile ('^) ». Vous en-
tendez maintenant , ce me semble , ce que signifie
le dedans du voile : il entend que Jésus est monté
dans le ciel, qu'il est entré en ce divin sanctuaire,
et que cette secrète et inaccessible demeure de
Dieu, dont les hommes étoient exclus pour jamais,
a été ouverte à Jésus-Christ-homme , qui y a porté
les prémices de notre nature. Et voyez cette vérité
figurée par une admirable cérémonie de la loi, que
l'apôtre nous explique mot à mot dans le même
chapitre. Je vous prie, rendez -vous attentifs, et
écoutez la plus belle figure , la plus exacte, la plus
littérale qui nous ait jamais été proposée.
Ce lieu si caché, si impénétrable, étoit ouvert
une fois l'année ; mais il n'étoit ouvert qu'un mo-
ment, et à une seule personne, qui étoit le grand
W//ei. IX.8. — (')i^iW.vi. II).
DE l'ascension de JÉSUS-CHRIST. gg
sacrificateur. Car d'aïUant que la fonction du pon-
tife, c'est de s'approcher de Dieu pour le peuple ; ^
il sembloit bien raisonnable, mes Sœurs, que le
souverain prêtre de l'ancienne loi entrât (juelque-
fois dans le sanctuaire , où Dieu daignoit bien habi-
ter pour lors : aussi lui est-il ordonne dans le Lcvi-
tique (0, d'entrer dans le Saint des saints une fois
Tannée. Mais d'autant que le pontife des Juifs étoit
lui-même un homme pécheur; avant que de s'ap-
procher de ce lieu que Dieu avoit rempli de sa
gloire, il falloit qu'il se purifiât par des sacrifices.
Représentez- vous toute cette cérémonie, qui est
comme une histoire du sauveur Jésus : figurez- vous
que cet uni(jue moment est venu , où le pontife doit
entrer dans le Saint des saints, qu'il ne reverra
plus de toute l'année, de peur qu'il ne meure ; car
telle est la rigueur de la loi. Voyez-le dans le pre-
mier tabernacle, qui sacrifie deux victimes pour
ses péchés , et pour les péchés du peuple qui l'envi-
ronne : considérez-le faisant sa prière , et se prépa-
rant d'entrer en ce lieu terrible (2). Après ces sacri-
fices olî'erts, lui reste-t-il encore quelque chose à
faire , et ne peut-il pas désormais s'approcher de
l'arche? Non, fidèles; s'il s'en approche ainsi, il est
mort: la majesté de Dieu le fera périr. Comment
donc? Remarquez ceci, je vous prie : qu'il prenne
le sang de la victime immolée , qu'il le porte avec
lui devant Dieu dajis le sanctuaire , qu'il y trempe
ses doigts , et Dieu le regardera d'un • bon œil ;
ensuite il priera devant l'arche pour ses péchés et
(0 Le^it. XYi. 3.J. — (') IbiJ. 1 et seq.
«
lOO SUR LE MYSTERE
pour ceux des Israélites, et sa prière sera agréa-
ble. Qui ne voit ici, chre'tiens, que ce n'est point
par son propre mérite que l'accès lui est donné
dans le sanctuaire ? C'est le sang de la victime immo-
lée qui l'introduit, et qui le fait agréer. Je vous prie,
voyez le mystère : l'hostie est offerte hors du sanc-
tuaire, mais son sang est porté dans le Saint des
saints ; par ce sang le pontife pénètre au dedans du
voile, piir ce sang il approche de Dieu, par ce sang
ses prières sont exaucées. Dites -moi, fidèles, quel
est ce sang? le sang des bêtes brutes est-il capable
de réconcilier l'homme? notre Dieu se plaît -il si
fort dans le sang des animaux égorgés, qu'il ne
puisse souffrir son pontife devant sa face , s'il n'est ,
pour ainsi dire, teint de ce sang? A travers de ces
ombres, ne découvrez-vous pas le Seigneur Jésus,
qui , par son sang , ouvre le sanctuaire éternel ?
Mais il faut vous le faire toucher au doigt. Je vous
demande quel est ce pontife dont la dignité est si
relevée , que lui seul pût entrer dans le sanctuaire,
dont l'imperfection est si grande, qu'il n'y peut en-
trer qu'une fois l'année, qu'il n'y peut introduire
son peuple, et qu'il'n'y est lui-même introduit que
par le sang d'un bouc ou d'un veau? Quelle est la
majesté de ce sanctuaire ovi on entre avec tant de
cérémonie ? mais quelle est l'imperfection de ce
sanctuaire, dont l'entrée, si -sévèrement interdite,
est ouverte enfin par le sang d'une bête sacrifiée ?
Enfin quelle est la vertu et tout ensemble l'imbécil-
lité de ce sang , qui donne la liberté d'approcher
de l'arche, mais qui ne la donne qu'au pontife seul,
DE l'ascension DE JÉS US- C IIRIST. lOl
qui ne la lui donne que pour un moment , et laisse
après cela Tentree défendue par une loi éternelle et
inviolable ?
Dites-nous , ô Juifs aveugles , qui ne voulez pas
croire au sauveur Jésus , d'où vient cet étrange
assemblage d'une dignité si auguste et d'une ira-
perfection si visible ? tout cela ne vous préche-t-il
pas que ce sont des figures ? Parce que vos cérémo-
nies sont des ombres, elles ont de l'imperfection;
et elles ont aussi de la dignité, à cause des mystères
de Jésus quelles représentent. Ce sang, ce pontife,
ce Saint des saints , ne vous crient-ils pas : Peuple ,
ce n'est pas ici ton pontife qui t'introduira au vrai
sanctuaire : ce n'est pas ici le vrai sang qui doit pur-
ger tes iniquités : ce n'est pas ici ce grand sanc-
tuaire où repose la majesté du Dieu d'Israël : Dieu
t'enverra un jour un pontife plus excellent, qui,
par un meilleur sang, t'ouvrira un sanctuaire bien
plus auguste.
Admirez en effet , mes très-chères Sœurs , comme
tant de choses en apparence si enveloppées , et qui
semblent si contraires en elles-mêmes, cadrent et
s'ajustent si proprement au sauveur Jésus. Le pon-
tife offre son sacrifice hors du sanctuaire, au milieu
de l'assemblée de son peuple ; le sacrifice de la mort
de Jésus se fait sur la terre , au milieu des hommes ;
le pontife entre au dedans du voile, c'est-à-dire,
dans le Saint des saints ; Jésus , après son sanglant
sacrifice , pénètre au vrai Saint des saints , c'est-à-
dire au ciel : le pontife n'offre qu'une fois Tannée
ce sacrifice qui découvre le sanctuaire -, Jésus-Christ
n'a offert qu'une fois ce sacrifice d'une vertu infi-
102 SUR. LE MYSTÈRE
nie , par lequel les cieux sont ouverts : car, fidèles ,
qui ne sait que l'anne'e , dans sa perfection accom-
plie , repre'sente en abrégé l'étendue des siècles ;
puisqu'il est si évident que les siècles ne sont que
des années révolues? Le pontife ayant immolé sa
victime sur Tautel du premier tabernacle, porte
son sang devant la face de Dieu dans son sanctuaire ,
afin de l'appaiser sur son peuple; Jésus, ayant im-
molé sur la terre, n'accomplit-il pas ce mystère
montant aujourd'hui dans les cieux ? Voyez comme
il s'approche du trône du Père , lui montrant ces
blessures toutes récentes, toutes teintes et toutes
vermeilles de ce divin sang, de ce sang de la nou-
velle alliance, versé pour la rémission de nos cri-
mes : n'est-ce pas là , mes Frères , porter vraiment
devant la face de Dieu le sang de la victime inno-
cente qui a été immolée pour notre salut? Ouvrez-
vous donc, voile mystérieux, ouvrez -vous, sanc-
tuaire éternel de la Trinité adorable ; laissez entrer
Jésus-Christ mon pontife au plus intime secret du
Père. Car si le sang des veaux et des boucs rendoit
accessible le Saint des saints, bien qu'une loi si ri-
goureuse en fermât la porte ; le sang de l'homme-
Dieu, Jésus-Christ, n'ouvrira-t-il pas le vrai sanc-
tuaire? Et si le pontife du vieux Testament avoit
de si beaux privilèges , bien qu'il ne s'approchât de
ce très-saint lieu , que « par un sang étranger « ,
comme dit l'apôtre (0, c'est-à-dire, par le sang des
victimes; quelle doit être la gloire de notre pon-
tife , « qui se présente à Dieu en son propre sang » ;
Per proprium sanguinem ^ dit le même apôtre (2).
(0 lleb. IX. a5. ^ [•^) Ihid. 1 2.
DE L^ASCEIVSION DE JÉSUS-CHRIST. Io3
Et si le pontife selon l'ordre d'Aaron ^ qui étoit un
homme pe'clieur, pe'nètre dans la partie la plus
sainte ; qu'y aura-t-il de si sacré dans les cieux où
Je'sus ne doive être introduit ? Je'siis , dis-je, ce pon-
tife si pur et si innocent, qui e'tant seul agréable
au Père, a été seul établi sacrificateur selon l'ordre
de Melchisédech (0.
Admirons donc maintenant, mes très -chères
Sœurs, l'excellence de la religion chrétienne, par
l'éminente dignité de son sacerdoce. Le pontife du
vieux Testament, avant que d'entrer dans le Saint
des saints, ofFroit des sacrifices pour ses péchés et
pour les péchés de son peuple; après, étant au de-
dans du voile, il continuoit la même prière pour
«es péchés et pour ceux des Israélites. Jésus -Christ
notre Seigneur, notre vrai pontife, étant la justice
et la sainteté même, n'a que faire de victime pour
ses péchés ; mais au contraire étant innocent et sans
tache, il est lui-même une très-digne hostie pour
l'expiation des péchés du monde. Si donc il entre
aujourd'hui dans le Saint des saints, c'est-à-dire,
à la droite du Père; il n'y entre pas pour lui-même ,
ce n'est pas pour lui-même qu'il y va prier. C'est
pourquoi l'apôtre dit dans mon texte : « Jésus notre
» avant-coureur est entré pour nous» ; il veut dire ,
le pontife de la loi ancienne avoit besoin d'offrir
pour lui-même , et d'entrer pour lui-même dans le
sanctuaire; mais Jésus notre vrai pontife est entré
pour nous. Et quoi donc, Jésus-Christ notre Sei-
gneur n'est-il pas monté dans le ciel pour y recevoir
la couronne? comment donc n'y est -il pas entré
(0 Heb. VII. 17, a6.
I04 SUR LE MYSTÈRE
pour liii-mêrae ? Et toutefois l'apôtre nous dit : « Je-
« sus notre avant-coureur est entré pour nous ».
Entendons son raisonnement , chrétiens. Jésus n'a-
voit que faire de sang pour entrer au ciel : il étoit
lui-même du ciel, et le ciel lui étoit dû de droit na-
turel : et toutefois il y est entré par son sang; il n'est
monté au ciel qu'après qu'il est mort sur la croix :
ce n'est donc pas pour lui-même qu'il y est entré de
la sorte. G'étoit nous, ç'étoit nous qui avions besoin
de sang pour entrer au ciel ; parce qu'étant pé-
cheurs, nous étions coupables de mort : notre sang
étoit dû à la rigueur de la vengeance divine, si Jésus
n'eût fait cet aimable échange de son sang pour
le nôtre , de sa vie pour la vie des hommes. De là
tant de sang répandu dans les sacrifices des Israé-
lites, pour nous signifier ce que dit l'apôtre : « que
5) sans l'effusion du sang il n'y a point de rémis-
5) sion (0 ». Et ainsi, quand il entre au ciel par son
sang, ce n'est pas pour lui, c'est pour nous qu'il y
entre; c'est pour nous qu'il approche du Père éter-
nel : d'oii nous voyons une autre différence notable
entre le sacrificateur du vieux peuple , et Jésus le
pontife du peuple nouveau. A la vérité le pontife
pouvoit entrer dans le sanctuaire; mais outre qu'il
en sortoit aussitôt, il ne pouvoit en ouvrir l'entrée
à aucun du peuple: c'est à cause qu'étant pécheur,
lui-même il n'étoit souffert que par grâce dans le
Saint des saints; et n'y étant souffert que par grâce,
il ne pouvoit acquérir aucun droit au peuple. Mais
Jésus , qui a droit naturel d'entrer dans le ciel, y
reut encore entrer par son sang : [ ainsi il avoit deux
CO Heb. IX. 22.
I
DE l'aSCEKSIOJV DE J ÉSU S - CHRIST. 105
droits, ] le droit naturel et le droit acquis. Le premier
droit, il le re'serve pour lui; il entre, et il demeure
e'ternellement. Le second droit, il nous le transfère :
avec lui, et par lui, nous pouvons entrer; par son
sang, l'accès nous est libre au dedans du voile. De là
vient que l'apôtre l'appelle notre avant-coureur :
« Je'sus, dit-il, notre avant-coureur, est entre' pour
» nous ».
Les e'vange'listes remarquent, qu'au moment que
J<isus-Christ expira, « ce voile, dont je vous ai parle'
j) tant de fois , qui e'toit entre le lieu saint et le lieu
» très-saint , fut de'chiré entièrement et de haut en
» bas(0 ». O merveilleuse suite de nos mystères ! Je'-
sus-Christ e'tant mort, il n'y a plus de voile : le pon-
tife le tiroit pour entrer; le sang de Je'sus-Clirist le
déchire, il n'y en a plus de'sormais : le Saint des
saints sera de'couvert; de haut en bas le voile est
rompu. Et n'est-ce pas ce que dit l'apôtre dans sa
deuxième épître aux Corinthiens : « 11 y avoit un
» voile, dit-il, devant les yeux du peuple charnel :
5) pour nous qui sommes le peuple spirituel, nous con-
» templons à face de'couverte la gloire de Dieu (2) ».
Vous me direz peut-être que nous avons aussi le voile
de la foi qui nous couvre ; mais il m'est aisé de ré-
pondre : il est vrai que nos yeux ne pénètrent pas
encore au dedans du voile; mais notre espérance y
pénètre, il n'y a aucune obscurité qui l'arrête; elle
va jusqu'au plus intime secret de Dieu. Et pourquoi?
C'est parce qu'elle va après Jésus - Christ , parce
qu'elle le suit, qu'elle s'y attache. L'apôtre nous l'ex-
(0 Matt. xxvii. Su Marc. xy. 38.Luc.xxiu. 45. — W //. Cor. m.
i5, 18.
Ï0(> SUR. LE MYSTÈRE
plique dans notre texte: « Tenons fermes , dit-il (0 ,
» mes chers Frères, dans l'espérance que nous avons,
» qui pénètre jusqu'au dedans du voile où Jésus no-
» tre précurseur est entré pour nous ». Ah! nous
n'avons point un pontife qui ne puisse pas nous in-
troduire dans le sanctuaire : comme Jésus y est en-
tré, nous y entrerons.
Et toutefois pour accomplir de point en point
l'ancienne figure, nous y entrerons tous, et il n'y
aura que le pontife qui y entrera. Dieu éternel! qui
entendra ce mystère? Oui, fidèles, JQ le dis encore
une fois, il n'y a que Jésus-Christ seul qui entre dans
la gloire. Ecoutez le Sauveur lui-même : « Nul ne
» monte au ciel, nous dit-il (^) , excepté celui qui
« est descendu du ciel, le Fils de l'homme qui est
» au ciel ». Nul ne monte au ciel que celui qui est
descendu du ciel : fidèles , sommes-nous descendus
du ciel? et comment donc y monterons -nous? Eh!
sommes-nous encore excommuniés, comme si nous
vivions sous la loi? Non certes, le grand Pontife nous
a absous; il a voulu lui-même être rejeté, afin que
par lui nous fassions reçus. Nous monterons au ciel
en Jésus-Christ et par Jésus-Christ : il est notre chef,
nous sommes ses membres ; « nous sommes sa plé-
« nitude », comme dit saint Paul (5) : quand nous
entrons au ciel , c'est Jésus-Christ qui entre , parce
que ce sont ses membres qui entrent. « Celui qui
» vaincra , dit Jésus-Christ lui-même (4) , je le ferai
» asseoir dans mon trône ». Voyez que nous serons
dans son trône ; nous n'occuperons avec lui qu'une
(0 Ileb. vu 19, 20. — (') Jocin. m. i3. — C^) Ephes. i. aS. —
{^)^poc. m. Il,
DE l'ascension DE JÉSUS-CHRIST. IO7
même place : nous serons au ciel comme confondus
avec Jesus-Christ \ et par un merveilleux effet de la
grâce, notre disette est la cause de notre abon-
dance ; parce qu'il nous est sans comparaison plus
avantageux d'être considére's en Je'sus -Christ seul,
que si nous l'e'tions en nous-mêmes. Par conse'quent,
mes Sœurs , aujourd'hui que Jësus-Christ approche
du Père , croyons que nous approchons en lui et par
lui. C'est pour nous qu il ouvre le sanctuaire : c'est
pour nous qu'il pénètre au dedans du voiler c'est
pour nous qu'il paroît devant Dieu. Les pontijs de
la loi ancienne étoient des hommes mortels; la charge
auguste du sacerdoce ne se consei-voit dans la famille
d'Aaron que par la succession du vivant au mort.
« Jésus vivant éternellement, dit l'apôtre (0, a un
» sacerdoce éternel » : c'est pourquoi , dit le même
saint Paul, « il peut toujours sauver ceux qui s'ap-
» piochent de Dieu par lui , il est toujours vivant
)) pour intercédeP» : Serufisr vwens ad interpellan-
ilum pro nobis (^) : c'est notre seconde partie.
SECOND POINT.
J'appuends de l'apôtre saint Paul ( >), que « tout
» pontife doit être tiré d'entre les hommes , et qu'il
» est établi pour les hommes , en ce qui doit être
« traité avec Dieu )> ; d'où il résulte que le Pontife
est l'ambassadeur du peuple v^rs Dieu. Puis donc
que notre Seigneur Jésus est notre pontife, il s'en-
suit qu'il est notre ambassadeur^ Admirons ici le
bonheur des hommes, en ce que notre Prince même
daigne bien être notre ambassadeur. Or il est sans
(0 Heb, vu. 24. ^ W Ibid. 25. — C3) Ibid. V. I.
I08 SUR LE MYSTÈRE
doute qu étant notre ambassadeur auprès de son
Père, il falloit qu'il résidât près de sa personne, et
ensuite qu'il y négociât nos affaires, qu'il lui portât
toutes les paroles de notre part , qu'il nous conciliât
la bienveillance de ce grand Dieu, et qu'il maintînt
la bienheureuse alliance qu'il lui a plu de faire avec
nous : telle est la fonction d'un ambassadeur. C'est
pour cela que notre Pontife ne cesse de solliciter son
Père poui^ nousj il est toujours vivant pour intercé-
der : et de là vient que l'Ecriture lui donne cette ex^
cellente qualité de médiateur, de laquelle il est né-
cessaire que je tâche de vous faire comprendre la
force.
Et premièrement il est manifeste que Jésus-Christ
prie , et que nous prions ; que Jésus-Christ s'entre-
met pour nous , et que nous nous entremettons les
uns pour les autres à cause de la charité fraternelle.
Et d'autant que les saints sont nos frères , cette cha-
rité sincère et indivisibl^i c["i ^^^ Me de communion
avec nous , les oblige de prier et d'intercéder pour
cette partie des fidèles qui combat en terre. Cette
vérité n'est point contestée : nos adversaires mêmes
ne désavouent point que les bienheureux ne prient
Dieu pour nous. Cette doctrine donc étant si cons-
tante, qu'a de particulier le Seigneur Jésus pour lui
donner singulièrement et par excellence cette belle
qualité de médiateur? le mettrons-nous avec le reste
du peuple dans le nombre des supplians? Chrétiens,
entendons ce mystère. C'est autre chose de s'entre-
mettre par charité, autre chose d'être le médiateur
établi pour faire valoir les prières, et donner du
poids à l'entremise des autres. Apportons un exem-
DE LASCENSION DE JÉSUS-CHRIST. IO9
pie familier. C'est autre chose de s'entremettre près
d'un monarque, et d'y rendre aux personnes que
nous chérissons les ofiices d'un bon ami; autre chose
d'être établi par le prince même pour lui rappor-
ter toutes les requêtes, pour distribuer toutes les
grâces, pour présenter tous ceux qui viennent de-
mander audience. Jésus est le médiateur général ;
nul n'est agréé s'il n'est présenté de sa main : si la
prière n'est faite en son nom, elle ne sera pas seu-
lement ouïe; nul bienfait n'est accordé que par lui.
Et que pourrai-je vous dire de ce saint Pontife, par
qui toutes les prières sont exaucées , par qui toutes
les grâces sont entérinées , par qui toutes les of-
frandes sont bien reçues, par qui tous ceux qui
veulent s'approcher de Dieu sont très-assurés d'être
admis? quelle dignité, chrétiens! De toutes les par-
ties de* la terre les vœux viennent à Dieu par Jésus :
tous ceux qui invoquent Dieu comme il faut, l'invo-
quent au nom de ce grand Pontife , que Tcrtullien
appelle fort bien Caiholicum Patris Sacerdotem (0,
« Le Pontife universel établi de Dieu pour offrir les
» vœux de toutes les créatures ». Non, ni les pa-
triarches, ni les prophètes, ni les apôtres, ni les
martyrs, ni les séraphins mêmes, tous brillans d'in-
telligence, tous brûlans d'amour, ni la reine de tous
les esprits bienheureux , l'incomparable Marie , ne
peuvent aborder du trône de Dieu , si Jésus ne les
introduit : ils prient, nous n'en doutons pas, et ils
prient pour nous ; mais ils prient comme nous au
nom de Jésus , et ils ne sont exaucés qu'en ce nom.
CO advenus Marcion. lib. iv, n. g.
IIO SUR LE MYSTÈRE
C'est pourquoi je ne craindrai pas d'assurer, qu'en-
core que l'Eglise de Dieu sur la terre et les esprits
bienheureux dans le ciel ne cessent jamais de prier,
il n'y a que Je'sus-Christ seul qui soit exaucé ; parce
que tous les autres ne le sont qu'à cause de lui. C'est,
mes Sœurs, pour cette raison que dans les prières
eccle'siastiques nous prions Dieu, au nom de notre
Seigneur Jésus -Christ, d'avoir pour agréables les
oraisons que les saints lui présentent pour nous. Si
elles étoient valables par elles-mêmes , quelle seroit
notre hardiesse de demander qu'elles fussent reçues?
est-ce peut-être que nous espérons que notre entre-
mise les fera valoir? D'oii vient donc cette façon
de prier ? Nous demandons les intercessions de nos
frères qui régnent avec Jésus- Christ, et en même
temps nous prions notre Dieu qu'il daigne écouter
leurs prières: prétendons -nous que nos oraisons
donnent prix à celles des saints? Qui le croiroit ainsi,
entendroit mal l'intention de l'Eglise. Elle prétend
par-là nous faire "connoître, que lorsque nous im-
plorons l'assistance des saints qui nous attendent
dans le paradis, c'est pour joindre nos prières aux
leurs, c'est pour faire avec eux une même oraison et
un même chœur de musique, un même concert,
comme nous ne faisons qu'une même Eglise. Et en-
core que nous sachions que cette union soit très-
agréable à notre grand Dieu; toutefois nous confes-
sons , priant de la sorte , qu'elle ne lui plaît qu'à
cause de son cher Fils ; que c'est le nom de Jésus
qui prie et qui donne accès, qui fléchit et qui per-
suade le Père.
DE L ASCENSI02V DE JÉSUS-CHRIST. III
Cela nous est exactement figure aux quatrième et
cinquième chapitres de l'Apocalypse (0 : là nous est
repre'sentë le trône de Dieu , où est assis celui qui
vit aux siècles des siècles, et autour les vingt-quatre
vieillards, qui, pour plusieurs raisons qu'il seroit
trop long de de'duire ici , signifient tous les esprits
bienheureux. « Chacun de ces vieillards porte en sa
» main une fiole d'or pleine de parfums, qui sont
» les oraisons des saints « , dit saint Jean ; c'est-à-
dire, des fidèles, selon la phrase de l'Ecriture. Vous
voyez donc, mes Sœurs, que ce véne'rable sénat ,
qui environne le trône du Dieu vivant , a soin de lui
présenter nos prières : ce n'est pas moi qui le dis ;
c'est saint Jean. Mais n'est-ce point entreprendre ,
me dira-t-on, sur la dignité de notre Sauveur ? A
Dieu ne plaise qu'il soit ainsi. Les vieillards envi-
ronnent le trône ; mais devant le trône , au milieu
des vieillards, l'apôtre nous y représente « un agneau
« comme tué , devant lequel les vieillards se pros-
» ternent(2) ». Qui ne voit que cet agneau c'est notre
Sauveur ? 11 paroît comme tué , à cause des cicatrices
de ses blessures , et parce que sa mort est toujours
présente devant la face de Dieu : il est au miHeu de
tous ceux qui prient , comme celui par lequel ils
prient, et qu'ils regardent tous en priant : il est de-
vant le trône, afin que nul n'approche que par lui
seul : il paroît entre Dieu et ses fidèles adorateurs ,
comme le médiateur de Dieu et des hommes, comme
celui qui doit recevoir les prières, qui les doit porter
à Dieu dans son trône. Ainsi les saints présentent nos
oraisons, ils y joignent les leurs, comme frères,
CO Apoc. IV. 2 et seq. y. 8. — C») Ibid, 6. *
I 12 SUR LE MYSTÈRE
comme membres du même corps ; mais le tout est
offert au nom de Je'sus.
Que reprendront nos adversaires dans cette doc-
trine ? n'est-elle pas également pieuse et indubitable?
Je sais qu'ils nous diront que nous appelons les saints
nos médiateurs : et encore que je pusse répondre que
le saint concile de Trente ne se sert point de. cette
façon de parler, non plus que l'Eglise dans ses
prières publiques ; je leur veux accorder que nous
les nommons ainsi quelquefois. Mais que je leur de-
manderois volontiers , si la miséricorde divine en
avoit amené ici quelques-uns , que je leur demande-
rois volontiers , si c'est le nom ou la chose qui leur
déplaît. Pour ce qui est de la doctrine, il est clair
qu'étant telle que je l'ai proposée, elle est au-dessus
de toute censure. L'honneur demeure entier à notre
Sauveur : il est le seul qui ait accès par lui-même ;
tous les autres, si saints qu'ils soient, ne peuvent
rien espérer que par lui : et par-là le titre de mé-
diateur lui convient avec une prérogative si émi-
nente, que qui voudroit l'attribuer en ce sens à
d'autres qu'à lui, il ne le pourroit pas sans blas-
phème. C'est aussi ce qui a fait dire à l'apôtre : « Un
» Dieu, un médiateur de Dieu et des hommes (ï) ».
Que si nos adversaires se fâchent de ce que nous at-
tribuons quelquefois aux; serviteurs de notre Seigneur
Jésus-Christ un titre , qui , par notre propre confes-
sion , convient par excellence à notre Sauveur ;
combien criminel seroit leur chagrin , si ayant ap-
prouvé la doctrine , qui ne peut être en effet com-
battue, des mots les séparoient de leurs frères, et
(»)/. 77m. 11.5. *
faisoient
DE L*ASCENSION DE JÉSUS-CHRIST. Il3
faisoient de l'Eglise de notre Sauveur le théâtre de
tant de guerres ? Qu'ils nous disent si ce nom de
médiateur est plus incommunicable que le nom de
roi, que le nom de sacrificateur, que le nom de Dieu :
et ne savent- ils pas que l'Ecriture nous prêche ,
« que nous sommes rois et pontifes (0 » ? Veulent-ils
rompre avec toute l'antiquité chrétienne , parce
qu elle a donné le nom de pontifes et de sacrifica-
teurs aux évêques et aux ministres des choses-sacrées?
veulent-ils point se prendre à Dieu même, qui ap-
pelle les homme^des dieux (2) ? Ne vous emportez
donc pas contre nous avec le faste de votre nouvelle
réforme , comme si nous avions oublié la médiation
de Jésus, qui fait toute notre espérance. Nous di-
sons , et il est très-certain , et vous-mêmes ne le pou-
vez nier, que les saints s'entremettent pour nous par
la charité fraternelle : mais comme ils ne s'entre-
mettent que par le nom de notre Seigneur, il est
ridicule de dire qu'il en soit jaloux. C'est en ce sens
que nous les appelons quelquefois de ce titre de
médiateurs , à peu près de la même manière que les
juges sont appelés dieux (5). Criez, déclamez tant
qu'il vous plaira , abusez le peuple par de faux pré-
textes; notre doctrine demeurera ferme, et notre
Eglise, fondée sur la pierre, ne sera jamais dissipée.
Pardonnez cette digression, mes très - chères
Sœurs. Certes, étant tombé sur cette matière, je n'ai
pu m'empêcher de répondre à une calomnie si into-
lérable , par laquelle on veut faire croire que nous
renonçons à Tunique consolation du fidèle. Oui,
(0 /. Petr. II. 9. — (») Ps. LJULXI. 6. — (3) Ps. XLVi. 10.
BOSSUET. XIV. 8
Il4 SUR LE MYSTÈRE
notre unique consolation , c'est de savoir que le Fils
de Dieu prend nos intérêts auprès de son Père. Nous
ne craignons point d'être condamnés , ayant un si
puissant dél'enseur et un si divin avocat. Nous lisons
avec une joie incroyable ces pieuses paroles de l'a-
pôtre saint Jean : « Nous avons un avocat auprès du
5) Père, Jésus-Christ le Juste (0 ». Nous entendons,
par la grâce de Dieu, la force et l'énergie de ce
mot : nous savons que si l'ambassadeur négocie , si
le sacrificateur intercède ; l'avocat presse , sollicite
et convainc : par où le disciple bieiè-aimé veut nous
faire entendre que Jésus ne prie pas seulement qu'on
nous fasse miséricorde , mais qu'il prouve qu'il nous
faut faire miséricorde : et quelle raison emploie-t-il ,
ce grand , ce charitable avocat ? Ils vous dévoient ,
mon Père, mais j'ai satisfait; j'ai rendu toute la
dette mienne , et je vous ai payé beaucoup plus que
vous ne pouviez exiger : ils méritoient la mort ; mais
je l'ai soufferte en leur place. Il montre ses plaies ;
et le Père se ressouvenant de l'obéissance de ce cher
Fils, s'attendrit sur lui, et pour l'amour de lui re-
garde le genre humain en pitié. C'est ainsi que plaide
notre avocat. Car ne vous imaginez pas, chrétiens,
qu'il soit nécessaire qu'il parle pour se faire enten-
dre : c'est assez qu'il se présente devant son Père
avec ces glorieux caractères; sitôt qu'il paroît seu-
lement devant lui , sa colère est aussitôt désarmée.
C'est pourquoi l'apôtre saint Paul parle ainsi aux
Hébreux : « Jésus-Christ est entré dans le Saint des
» saints; afin, dit-il, de paroître pour nous devant
» la face de Dieu (2) ». Il veut dire : Ne craignez point,
CO /. Joan. n. i. — W Hehr. ix. 34.
DE l'ascension DE JÉS US- C HRIST. n5
mortels misérables , Jésus-Christ étant dans le ciel ,
tout y sera décidé en votre faveur ; la seule pré-
sence de ce bien-aimé vous rend Dieu propice.
C'est ce que signifie cet agneau de l'Apocalypse ,
dont je vous parlois tout à l'heure , qui est devant le
trône comme tué. De ce trône, il est écrit en ce
même lieu , qu'il en sort des foudres et des éclairs ,
et uii effroyable tonnerre. Dieu éternel , oserons-
nous bien approcher? « Approchons, allons au trône
» de grâce avec confiance (0 » , comme dit l'apôtre.
Ce trône dont la majesté nous effraie , voyez que
l'apôtre l'appelle un trône de grâce : approchons, et
ne craignons pas. Puisque l'Agneau est devant le
trône , vivons en repos ; les foudres ne viendront pas
jusqu'à nous : sa présence arrête le cours de la ven-
geance divine, et change une fureur implacable en
une éternelle miséricorde.
Combien donc étoit-il nécessaire que Jésus re-
tournât à son Père. O confiance ! ô consolation des
fidèles ! qui me donnera une foi assez vive pour dire
généreusement avec l'apôtre : « Qui accusera les élus
)> de Dieu (^) » ? Jésus-Christ est leur avocat et leur
défenseur : « Un Dieu les justifie , qui les osera con-
» damner ? Jésus-Christ ,. qui est mort , voire même
» qui est ressuscité , et de plus qui intercède pour
j) nous , ne sufïit-il pas pour nous mettre à couvert ?
» Qui donc nous pourra séparer de la charité de
» notre Sauveur (3) » ? Que reste -t- il après cela,
chrétiens , sinon que nous nous rendions dignes de
si grands mystères , desquels nous sommes partici-
pans? Puisque nous avons au ciel un si grand trésor,
CO Hebr. IV. i6. — W Rom. vm. 33 — (3) Ibid. 34 , 35.
Il6 SUR LE MYSTÈRE
elevons-y nos cœurs et nos espérances : c'est ma
dernière partie , que je tranche en un mot , parce
que ce n'est que la suite des deux précédentes.
TROISIÈME POINT.
C'est de ce lieu , mes Sœurs, que les bénédictions
descendent sur nous. Que je suis ravi d'aise , quand
je considère Jésus -Christ notre grand sacrificateur,
officiant devant cet autel éternel , où notre Dieu se
fait adorer? Tantôt il se tourne à son Père, pour lui
parler de nos misères et de nos besoins; tantôt il se
retourne sur nous, et il nous comble de grâces par
son seul regard. Notre pontife n'est pas seulement
près de Dieu pour lui porter nos vœux et nos orai-
sons; il y est pour épancher sur nous les trésors cé-
lestes : il a toujours les mains pleines des offrandes
que la terre envoie dans le ciel y et des dons que le
ciel verse sur la terre. C'est pourquoi l'évangéliste
saint Luc nous apprend , qu'il est monté en nous
bénissant : « Elevant ses mains, dit-il (0, il les bé-
» nissoit; et pendant qu'il les bénissoit, il étoit porté
» dans les cieux ». Ne croyons donc pas, chrétiens,
que l'absence de notre Seigneur Jésus nous enlève
ses bénédictions et ses grâces : il se retire en nous
bénissant; c'est-à-dire, que si nous le perdons de
corps , il demeure avec nous en esprit , il ne laisse
pas de veiller sur nous , et de nous enrichir par son
abondance. De là vient qu'il disoit à ses saints apô-
tres : « Si je ne m'en retourne à mon Père, l'Es-
» prit paraclet ne descendra pas (2) » ; je réserve à
vous départir ce grand don, quand je serai au lieu
0) Luc. XXIV. 5o. — ('•) Joan. xvi. 7.
DE l'ascension DE JE S US-CH K I S T. 11^
de ma gloire. Et Te'vange'liste l'enseigne ainsi, quand
il dit : te L'Esprit n'étoit pas encore donne , parce
» que Jésus n'étoit point encore glorifié (0 ».
Donc, mes Sœurs, entendons quel est le lieu d'où
nous viennent les grâces. Si la source de tous nos
biens se trouve en la terre, à la bonne heure, at-
tachons-nous à la terre : que si, au contraire, ce
monde visible ne nous produit continuellement que
des maux ; si l'origine de notre bien , si le fonde-
ment de notre espérance, si la cause unique de
notre salut est au ciel, soyons éternellement enflam-
més de désii's célestes ; ne respirons désormais que
le ciel, « où Jésus notre avant -coureur est entré
)) pour nouSv(2) ». Certes il pouvoit aller à son Père,
sans rendre ses apôtres témoins de son ascension
triomphante : mais il lui plaît de les appeler ; afin
de leur apprendre à le suivre. Non , mes Sœurs , les
saints disciples de notre Sauveur ne sont point au-
jourd'hui assemblés pour être seulement spectateurs :
Jésus monte devant leurs yeux pour les inviter à le
suivre. « Comme l'aigle, dit Moïse, qui provoque
5> ses petits à voler , et vole sur eux » : ainsi notre
Seigneur Jésus-Christ , cet aigle mystérieux dont le
vol est si ferme et si haut , assemble ses disciples
comme ses aiglons ; et fendant les airs devant eux ,
il les incite par son exemple à percer les nues : Sicut
aqiiila provocans ad volandum pullos sûos ^ et super
eos volitans (3).
Courage donc, mes Sœurs, suivons cet aigle divin
qui nous précède. Jésus-Christ ne vole pas seulement
CO Joan. vu. 39. — W Heb. vi. 20. — C^; DeuU xxxii. 1 1.
Il8 SUR LE MYSTERE
devant nous; il nous prend, il nous e'iève et il nous
soutient : « il étend ses ailes sur nous, et nous porte
)) sur ses épaules « : Expandit alas suas ^ atque por-
taviteos in hume ris suis (0. Et partant, que la terre
ne nous tienne plus; rompons les chaînes qui nous
attachent; et jouissons, par un vol ge'néreux, de la
hicnheureuse liberté à laquelle nos âmes soupirent.
Pourquoi nous arrêtons-nous sur la terre? Notre
chef est au ciel ; lui voulons-nous arracher ses mem-
bres? Notre autel est au ciel, notre pontife est à
la droite de Dieu ; c'est là donc que nos sacrifices
doivent être offerts, c'est là qu'il nous faut chercher
le vrai exercice de la religion chrétienne. Les phi-
losophes du monde ont bien reconnu que notre repos
ne pouvoit pas être ici - bas. Maintenant que nous
avons été élevés parmi des mystères si hauts ; quelle
est notre brutalité , si nous servons dorénavant aux
désirs terrestres, « après que nous sommes incorpo-
3) rés à ce saint pontife, qui a pénétré pour nous au
» dedans du voile , jusqu'à la partie la plus secrète
» du Saint des saints {?■) » ? J'avoue que Jésus excuse
nos fautes, parce qu'il est notre pontife et notre
avocat. Mais combien seroit détestable notre ingra-
titude, si la bonté inestimable de notre Sauveur lâ-
choit la bride à nos convoitises? Loin de nous une
si honteuse pensée. Mais plutôt , renonçant aux dé-
sirs charnels, rendons-nous dignes de l'honneur que
Jésus nous fait de traiter nos affaires auprès de son
Père; et vivons comme il est convenable à ceux pour
lesquels le Fils de Dieu intercède. Considérons que
(») Deut. xxxii. n. — W Heb. ix. 12.
DE l'ascension DE J ÉSUS-C H KIST. I I9
par le sang de notre pontife , nous sommes nous-
mêmes, comme dit saint Pierre, « les sacrificateurs
» du Très-haut , offrant des victimes spirituelles ,
i> agréables par Je'sus-Christ (0 » : et puisqu'il a plu
à notre Sauveur de nous faire participans de son sa-
cerdoce, soyons saints, comme notre pontife est
saint. Car si dans le vieux Testament celui qui vio-
loit la dignité du pontife , par quelque espèce d'ir-
révérence, étoit si rigoureusement châtié; quel sera
le supplice de ceux qui mépriseront l'autorité de ce
grand pontife , auquel Dieu a dit : « Vous êtes mon
3) Fils, je vous ai engendré aujourd'hui (2) » ?
Par conséquent, mes Sœurs, obéissons fidèlement
à notre pontife; et après tant de grâces reçues, com-
prenons ce que dit saint Paul ; « qu'il sera horrible
» de tomber aux mains du Dieu vivant (3) », lors-
que sa bonté méprisée se sera tournée en fureur.
Songeons que Jésus -Christ est notre médiateur et
notre avocat; mais n'oublions pas qu'il est notre juge.
"C'est de quoi les anges nous avertissent quand ils par-
lent ainsi aux apôtres : « Hommes galiléens, que
5) regardez-vous ? ce Jésus que vous avez vu mon-
» ter dans le ciel, reviendra un jour de la même
M sorte (4) ». Joignons ensemble ces deux pensées :
celui qui est monté pour intercéder, doit descendre
à la fin pour juger ; et son jugement sera d'autant
plus sévère , que sa miséricorde a été plus grande.
Ne dédaignons donc pas la bonté de Dieu, qui nous
attend à repenlance depuis long-temps : dépouillons
les convoitises charnelles , et nourrissons nos âmes
(0 /. Petr. u. 5. - W Ps. 11. 7. — V») Heb. x. 3i . — ('0 Act. i. 1 1.
I20 SUU LE MYSTÈRE DE L ASCENSION DE J. C.
de pensées célestes. Eh Dieu! quy a-t-il pour nous
sur la terre, puisque notre pontife nous ouvre le
ciel? Notre avocat, notre médiateur, notre chef,
notre intercesseur est au ciel; notre joie, notre amour
et notre espérance , notre héritage , notre pays, no-
tre domicile est au ciel; notre couronne et le lieu de
notre repos est au ciel, où Jésus-Christ notre avant-
coureur, entré pour nous dans le Saint des saints
avec le Père et le Saint-Esprit , vit et règne aux siè-
cles des siècles. Amen*
POUR LE JOUR DE LA PENTECOTE. 121
I.'" SERMON
POUR
LE JOUR DE LA PENTECÔTE.
Combien depuis le péché nous sommes naturellement portés au
mal, et combien la vertu nous est diflicile. Impuissance de la loi
pour nous soulager dans nos infirmités : comment n'esl-elle propre
qu'à augmenter le crime et qu'à nous donner la mort. De quelle
manière elle nous fait sentir notre impuissance et le besoin quç
nous avons de la grâce. Chaste délectation, esprit vivifiant- carac-
tère distinctif de la nouvelle alliance. Pourquoi la crainte ne peut-
elle changer les cœurs. Amour que nous devons à Dieu : excès de
notre ingratitude.
Littera occidit ; Spiritus aulem vivifical.
La lettre tue; mais l'Esprit vivifie. II. Cor. m. 6.
A LA vérité, le sang du Sauveur nous avoit récon-
cilie's à notre grand Dieu par une alliance perpe'-
tuelle; mais il ne suffisoit pas pour notre salut que
cette alliance eût été conclue , si ensuite elle n'eût
été publiée. C'est pourquoi Dieu a choisi ce jour,
oîi les Israélites étoient assemblés par une solennelle
convocation , pour y faire publier hautement le
traité de la nouvelle alliance qu'il lui plaît contrac-
ter avec nous; et c'est ce que nous montrent ces
langues de feu qui tombent d'en-haut sur les saints
122 FOUR LE JOUR
apôtres : car d'autant que la nouvelle alliance, se-
lon les oracles des prophéties , devoit élre solennel-
lement publiée par le ministère de la prédication;
le Saint-Esprit descend en forme de langues , pour
nous faire entendre par cette figure, qu'il donne de
nouvelles langues aux saints apôtres , et qu'autant
qu'il remplit de personnes , il établit autant de hé-
rauts qui publieront les articles de l'alliance et les
commandcmens de la loi nouvelle partout oii il lui
plaira de les envoyer.
C'est donc aujourd'hui, chrétiens, que la loi nou-
velle a été publiée : aujourd'hui la prédication du
saint Evangile a commencé d'éclairer le monde :
aujourd'hui l'Eglise chrétienne a pris sa naissance :
aujourd'hui la loi mosaïque , donnée autrefois avec
tant de pompe, est abolie par une loi plus auguste;
les sacrifices des animaux étant rejetés, le Saint-Es-
prit envoyé du ciel se fait lui-même des hosties rai-
sonnables, et des sacrifices vivans des cœurs des
disciples.
Il est très-certain, bienheureuse Marie, que vous
fûtes la principale de ces victimes; impétrez-nous
l'abondance du Saint-Esprit qui vous a aujourd'hui
embrasée. Sainte Mère de Jésus - Christ , vous étiez
déjà toute accoutumée à le sentir présent en votre
ame; puisque déjà sa vertu vous avoit couverte,
lorsque l'ange vous salua de la part de Dieu, vous
disant : Aue , Maria,
Entrons d'abord en notre matière ; elle est si
haute et si importante, qu'elle ne me permet pas de
perdre le temps à vous faire des avant-propos super-
DE LA PENTECÔTE. 123
flus. Je VOUS ai déjà dit, chrétiens, que la fête que
nous céle'brons en ce jour, c'est la publication de la
loi nouvelle : et de là vient que la piédication, par
laquelle cette loi se doit publier, est commence'e
aujourd'hui dans Je'rusalem , selon cette pre'diction
d'Isaïe : « La loi sortira de Sion, et la parole de Dieu
)) de Je'rusalem (0 ». Mais bien qu elle dût être com-
mence'e dans Je'rusalem, elle ne devoit pas y être arrê-
te'e : de là elle devoit se répandre dans toutes les na-
tions et dans tous les peuples , jusqu'aux extrémités
de la terre. Comme donc la loi nouvelle de notre
Sauveur n'étoit pas faite pour un seul peuple 4 cer-
tainement il n'étoit pas convenable qu'elle fût pu-
bliée en un seul langage. C'est pourquoi le texte
sacré nous enseigne que les apôtres prêchant aujour-
d'hui ; bien que leur auditoire fût ramassé d'une infi-
nité de nations diverses , chacun y entendoit son pro-
pre idiome et la langue de son pays. Par où le Saint-
Esprit nous enseigne que, si , à la tour de Babel,
l'orgueil avoit autrefois divisé les langues (2) , l'hum-
ble doctrine de l'Evangile les alloit aujourd'hui ras-
sembler; qu'il n'y en auroit point de si rude, ni
de si barbare dans laquelle la vérité de Dieu ne
fût enseignée; que l'Eglise de Jésus-Christ les par-
leroit toutes ; et que , si , dans le vieux Testa-
ment, il n'y avoit que la seule langue hébraïque
qui fût l'interprète des secrets de Dieu, maintenant,
par la grâce de l'Evangile, toutes les langues se-
roient consacrées , selon cet oracle de Daniel :
« Toutes les langues serviront au Seigneur (5) ».
Par 011 vous voyez, chrétiens , la merveilleuse con-
(') Isai. II. 3. — W Gènes, xi. 9. — (3) Dan. vu. i^.
124 POUR LE JOUR
duite de Dieu , qui ordonne, par un très-sage con-
seil, que la loi qui devoit être commune à toutes
les nations de la terre , soit publiée dès le premier
jour en toutes les langues.
Imitons les saints apôtres, mes Frères, et pu-
blions la loi de notre Sauveur avec une ferveur cé-
leste et divine. Je vous dénonce donc, au nom de
Jésus, que, par la descente du Saint-Esprit, vous
n'êtes plus sous la loi mosaïque , et que Dieu vous a
appelés à la loi de grâce : et afin que vous entendiez
quelle est la loi dont on vous délivre , et quelle est
la loi que l'on vous impose , je vous produis l'apôtre
saint Paul , qui vous enseignera cette différence.
« La lettre tue, dit-il, et l'Esprit vivifie ». La let-
tre, c'est la loi ancienne; et l'Esprit, comme vous
le verrez, c'est la loi de grâce : et ainsi, en suivant
l'apôtre saint Paul (0, faisons voir, avec l'assistance
divine, que la loi nous tue par la lettre, et que la
grâce nous vivifie par l'Esprit.
PREMIER POINT.
Et pour pénétrer le fond de notre passage , il faut
examiner avant toutes choses quelle est cette lettre
qui tue , dont parle l'apôtre. Et premièrement il est
assuré qu'il parle très-évidemment de la loi : mais
d'autant qu'on pourroit entendre ce texte de la loi
cérémonielle , comme de la circoncision, et des sa-
crifices dont l'observation tue les âmes, ou même de
quelques façons de parler figurées qui sont dans la
loi, et qui ont un sens très-pernicieux, quand on les
veut prendre trop à la lettre; à raison de quoi on peut
(0 //. Cor, iii. 6.
DE LA PENTECÔTE. 125
dire que la loi , en quelques-unes de ses parties , est
une lettre qui tue : pour ne vous point laisser en
suspens, je dis que l'apôtre parle du De'calogue, qui
est la partie de la loi la plus sainte. Oui, ces dix
commandemens si augustes, qui de'fendent le mal si
ouvertement, c'est ce que l'apôtre appelle la lettre
qui tue; et je le prouve clairement par ce texte : car
après avoir dit que la lettre tue; imnfiédiatément
après, parlant de la loi, il l'appelle « un ministère
» de mort taillé en lettres dans la pierre « : Minis-
îratio mortis j litteris deformata in lapidihus (0. Le
ministère de mort, c'est sans doute la lettre qui tue;
et la lettre taillée dans la pierre , ne sont-ce pas les
deux tables données à Moïse , où la loi étoit écrite
du doigt de Dieu? C'est donc cette loi donnée à
Moïse, cette loi si sainte du De'calogue, que l'apôtre
appelle ministère de mort, et par conséquent la
lettre .qui tue. C'est pourquoi dans l'Epître aux
Romains , il l'appelle expressément « une loi de
» mort (2) » et une loi de damnation : il dit « que la
» force du péché est dans la loi (3) ; que le péché est
» mort sans la loi, et que la loi lui donne la vie;
» que le péché nous trompe par le commandement
» de la loi (4) » , et quantité d'autres choses de même
force.
Que dirons -nous ici, chrétiens? Quoi, ces pa-
roles si vénérables : « Israël, je suis le Seigneur
» ton Dieu, tu n'auras point d'autres dieux devant
» moi (^) » , sont-elles donc une lettre qui tue ! et
une loi si sainte méritoit-elle un pareil éloge de la
(0 //. Cor. m. 7. — W Rom. vu. 6. — (3) /. <7or. xv. ^^. —
(Aj Rom. VII. 8, 9 , II. — (5) 2>eaf. v. 6, 7.
126 POUR LE JOUR
bouche d'un apôtre de Jésus-Christ? Tâchons de
de'mêler ces obscurités , avec l'assistance de cet Es-
prit saint qui a rempli aujourd'hui les cœurs des
apôtres. Cette question est haute, elle est difficile;
mais comme elle est importante à la piété, Dieu
nous fera la grâce d'en venir à bout. Pour moi, de
crainte de m' égarer , je suivrai pas à pas le plus émi-
nent de tous les docteurs , le [plus profond inter-
prète du grand apôtre, je veux dire, l'incomparable
saint Augustin, qui explique divinement cette vérité
dans le premier livre à Simplicien, et dans le livre
de l'Esprit et de la lettre. Rendez -vous attentifs,
chrétiens , à une instruction que j'ose appeler la
base de la piété chrétienne.
Quand l'apôtre parle ainsi de la loi , quand il
l'appelle une lettre qui tue , et qui donne au péché
de nouvelles forces, croyez qu'il ne songe pas à blâ-
mer la loi; mais il déplore la foiblesse de la nature.
Si donc vous voulez entendre l'apôtre, apprenez
premièrement à connoître les langueurs mortelles
qui nous accablent depuis la chute du premier père ,
dans lequel, comme dans la tige du genre humain,
toute la race des hommes a été gâtée par une cor-
ruption générale.
Et pour mieux comprendre nos infirmités , con-
sidérons, avant toutes choses, quelle étoit la fin à
laquelle notre nature étoit destinée. Certes, puis-
qu'il avoit plu à nôtre grand Dieu de laisser tomber
sur nos âmes une étincelle de ce feu divin qui éclaire
les créatures intelligentes , il est sans doute que nos
actions dévoient être conduites par la raison. Or il
n'y avoit rien de plus raisonnable que de consacrer
DE LA. PENTECOTE. 12^
tout ce que nous sommes à celui dont la libéralité
nous a enrichis j et partant notre inclination la plus
naturelle devoit être d'aimer et de servir Dieu :
c'est à quoi tout l'homme devoit conspirer. D'oà
passant plus outre , je dis que les sens étant infé-
rieurs à l'intelligence , il falloit aussi que les biens
sensibles le cédassent aux biens de l'esprit; et ainsi,
pour mettre les choses dans un bon ordre, les affec-
tions de l'homme dévoient être tellement disposées,
que l'esprit dominât sur le corps , que la raison l'em-
portât sur les sens, et que le Créateur fût préféré
à la créature. Vous voyez bien qu'il n'y a rien de
plus juste; et si la nature humaine étoit droite,
telles devroient être ses inclinations.
Mais , ô Dieu , que nous en sommes bien éloignés !
et que cette belle disposition est étrangement per-
vertie ; puisque, par le désordre de notre péché,
nos inclinations naturelles se sont tournées aux ob-
jets contraires ! car certainement la plupart des
hommes suit l'inclination naturelle. Or il n'est pas
difficile de voir qu'est-ce qui domine le plus dans
le monde. La première vue , n'est-il pas vrai , c'est
qu'il n'y a que les sens qui régnent, que la raison
est opprimée et éteinte? elle n'est écoutée qu'autant
qu'elle favorise les passions; nous n'avons d'attache-
ment qu'à la créature ; et si nous suivons le cours de
nos mouvemens , nous en viendrons bientôt à ou-
blier Dieu. Qu'ainsi ne soit, regardez quel étoit le
monde avant que l'on y eût prêché l'Evangile. Où
étoit en ce temps-là le règne de Dieu , et à qui est-
ce qu'on présentoit de l'encens ? Qui ne sait que
l'idolâtrie avoit tellement infecté la terre, qu'il
128 POUR LE JOUR
sembloit que ce grand univers fût changé en un
temple d'idoles? Qui n'est saisi d'horreur, en voyant
cette multiplicité de dieux inventée pour rendre mé-
prisable le nom de Dieu? qui ne voit en ce nombre
prodigieux de fausses divinités l'étrange déborde-
ment de notre nature, qui renonçant à son époux
vérita])le, à la manière d'une femme impudique,
s'abandonnoit à une infmité d'adultères par une
insatiable prostitution? Car il est très-certain que
l'idolâtrie n avoit rien laissé d'entier sur la terre :
c étoit le crime de tout le monde ; et encore que
Dieu se fût réservé un petit peuple dans la Judée,
toutefois nous savons que ce peuple, qui étoit le
seul , dans toute la terre habitable , instruit dans la
véritable religion, étoit si fort porté à quitter soa
Dieu , que ni ses miracles, quoique très-visibles ; ni
ses promesses, quoique très -magnifiques; ni ses
châtimens, quoique très-rigoureux, n'étoient pas
capables de retenir cette inclination furieuse qu'ils
avoient de courir après les idoles : tant il est vrai
que le genre humain, par le vice de son origine,
est devenu enclin naturellement à mépriser Dieu ;
et voyez-le par une expérience si universelle. Et
d'où vient cette inclination naturelle, si contraire à
notre première, institution? sinon de la contagion
du premier péché, par lequel la source des hommes
étant infectée, la corruption nous est passée en
nature.
Ah! fidèles, ne craignons pas de confesser ingé-
nuement nos infirmités : que ceux-là en rougissent,
qui ne savent pas le remède , qui ne con-noissent pas
le libérateur. Pour nous, n'appréhendons pas de
montrer
DE LA PENTECOTE. I20
montper nos plaies, et avouons que notre nature
est extrêmement languissante : et comment pour-
rions-nous le nier? Quand nous voudrions le dissi-
muler ou le taire, toute notre vie crieroit contre
nous; nos occupations ordinaires témoignent assez
où tend la pente de notre cœur. D'où vient que tous
les sages s'accordent que le chemin du vice est glis-
sant? d'où vient que nous connoissons par expé-
rience, que non-seulement nous y tombons de nous-
mêmes, mais encore que nous y sommes comme en-
traînés? au lieu que pour monter à cette éminence
où la vertu établit son trône , il faut se roidir, et
bander les nerfs avec une incroyable contention.
Après cela, est-il malaisé de connoître où nous
porte le poids de notre inclination dominante? et qui
ne voit que nous allons au mal naturellement; puis-
qu'il faut faire effort pour nous en tirer , et que nous
n'en pouvons sortir qu'avec peine? De là vient que
la doctrine de l'Evangile, qui ne peut repaître que
l'entendement, ne tient presque point à notre ame :
au contraire, les choses sensibles y font de profondes
impressions. J'en appelle, chrétiens, à vos consciences.
Quelquefois quand vous entendez discourir des mys-
tères du royaume de Dieu , ne vous sentez-vous pas
échauffés? vous ne concevez que de grands desseins;
faut-il faire le premier pas de l'exécution , n'est-il pas
vrai que le moindre souffle du diable éteint cette
flamme errante et volage , qui ne prend pas à sa ma-
tière? Il est vrai, nous sentons je ne sais quel ins-
tinct en nous-mêmes, quivoudroit, ce nous semble,
s'élever à Dieu ; mais nous sentons aussi un torrent
de cupidités opposées, qui nous entraînent et qui
Bossu ET. XIV. 9
l3o POUR LE JOUR
nous captivent. De là les ge'missemens de l'apôtre (0
^t de tous les vrais serviteurs de Dieu , qui se plai-
gnent qu'ils sont captifs ; et que , malgré tous leurs
bons de'sirs, ils éprouvent continuellement en eux-
mêmes une certaine résistance à la loi de Dieu, qui
les presse et qui les tourmente. Et partant, qui donc
seroit si superbe, qui voyant l'apôtre saint Paul ainsi
vivement attaqué, ne confesseroit pas devant Dieu,
dans l'humiliation de son ame , que vraiment notre
maladie est extrême, et que les plaies de notre na-.
ture sont bien profondes ?
Je sais que l'orgueilleuse sagesse du monde ne
goûtera pas cette humble doctrine du christianisme.
La nature, quoique impuissante, n'a jamais été sans
flatteurs, qui l'ont enflée par de vains éloges; parce
qu'en effet ils ont vu en elle quelque chose de fort
excellent : mais ils ne se sont point aperçus qu'il
en étoit camme des restes d'un édifice autrefois très-
régulier et très-magnifique , renversé maintenant et
porté par terre ; mais qui conserve encore dans sa
ruine quelques vestiges de son ancienne grandeur et
de la science de son architecte. Ainsi nous voyons
encore en notre nature, quoique malade, quoique
disloquée, quelques traces de sa première institu-
tion ; et la sagesse humaine s'étant bien voulu trom-
per par cette apparence , encore qu'elle y remar-
quât des défauts visibles, elle a mieux aimé couvrir
ses maux par l'orgueil, que de les guérir par l'hu-
milité. J'avoue même que les hommes, pour la plu-
part, ne remarquent pas, comme il faut, cette ré-
sistance dont nous parlons j mais combien y a-t-il de
CO Rom. VII. a3.
DE LA PENTECÔTE. l3l
malades qui ne sentent pas leur infirmité! Cela,
cela, fidèles, c'est le plus dangereux effet de nos
maladies, que nous sommes re'duils aux abois, et
qu'une folle arrogance nous persuade que nous
sommes en bonne santé : c'est en cela que je suis
plus malade , que je ne sais pas déplorer ma misère,
ni implorer le secours du Libérateur; foible et altier
tout ensemble , impuissant et présomptueux.
Et d'ailleurs je ne m'étonne pas, si vivans comme
nous vivons, nous ne sentons pas la guerre éter-
nelle que nous fait la concupiscence. Lorsque vous
suivez en nageant le cours de la rivière qui vous con-
duit, il vous semble qu'il n'y a rien de si doux, ni
de si paisible; mais si vous remontez contre l'eau, si
vous vous opposez à sa chute , c'est alors , c'est alors
que vous éprouvez la rapidité de son mouvement.
Ainsi je ne m'étonne pas, chrétien , si menant une
vie paresseuse , si ne faisant aucun effort pour le ciel,
si ne songeant point à t'élever au-dessus de l'homme,
pour commencer à jouir de Dieu, tu ne sens pas la
résistance de la convoitise ; c'est qu'elle t'emporte
toi-même avec elle : vous marcliez ensemble d'un
même pas, et vous allez tous deux dans la même
voie ; ainsi son impétuosité t'est imperceptible.
Un saint Paul, un saint Paul la sentira mieux,
parce qu'il a ses affections avec Jésus-Christ : les in-
clinations charnelles le blessent, parce qu'il aime la
loi du Sauveur; tout ce qui s'y oppose, lui devient
sensible. Aspirons à la perfection chrétienne : sui-
vons un peu Jésus-Christ dans la voie étroite, et bien-
tôt notre expérience nous fera reconnoître notre
infirmité, t'est alors qu'étant fatigués par les opi-
l32 POUllLEJOUR
niâtres oppositions de la convoitise , nous confesse-
rons que les forces nous manquent, si la grâce di-
vine ne nous soutient. Car enfin ce n'est pas un ou-
vrage humain de dompter cet ennemi domestique
qui nous persécute si vivement, et qui ne nous donne
aucun relâche. Etant ainsi déchire's en nous-mêmes,
nous nous consumons par nos propres efforts; plus
nous pensons nous pouvoir relever par notre natu-
relle'vigueur, et plus elle se diminue : comme un
pauvre malade moribond qui ne sait plus que faire;
il s'imagine qu'en se levant il sera un peu allégé, il
achève de perdre son peu de force par un travail
qu'il ne peut supporter; et après qu'il s'est beaucoup
tourmenté à traîner ses membres appesantis avec
une extrême contention , il retombe , ainsi qu'une
pierre , sans pouls et sans ihouvement , plus foible
et plus impuissant que jamais. Ainsi en est-il de nos
volontés , si elles ne sont secourues par la grâce. Or
la grâce n'est point par la loi : car si la grâce étoit
par la loi, c'est en vain que Jésus-Christ seroit mort,
et ce grand scandale de la croix seroit inutile. C'est
pourquoi l'évangéliste nous dit: «La loi a été donnée
)) par Moïse; mais la grâce et la vérité a été faite
M par Jésus-Christ (ï) ». D'où je conclus que, sous
le vieux Testament , tous ceux qui obéissoient à la
grâce, c'étoit par le mérite de Jésus-Christ ; et de là
ils appartenoient au christianisme , parce que la
grâce ni la justice n'est point par la loi. Et de là ,
pour revenir à mon texte , j'infère avec l'apôtre, que
« la lettre tue ». Voyez si je prouverai bien ce que
je propose , et renouvelez vos attentions.
CO Joan. I. 17.
DE LA PENTECÔTE. l33
Insistons toujours aux mêmes principes. Et ainsi,
pour revenir à notre passage , figurez - vous cet
homme malade, que je vous de'peignois tout à l'heure,
cet homme tyrannisé par ses convoitises, cet homme
impuissant à tout bien, qui, selon le concile d'O-
range , « n'a rien de son crû que le mensonge et le
j) péché ^0 » : que produira la loi en cet homme ,
puisqu'elle ne peut lui donner la grâce ? elle parle ,
elle commande, elle tonne , elle retentit aux oreilles
d'un ton puissant et impérieux ; mais que sert de
frapper les oreilles , puisque la maladie est au cœur?
Je ne craindrai point de le dire; si vous n'ajoutez
l'esprit de la grâce, je ne craindrai point de le dire,
tout ce bruit de la loi ne fait qu'étourdir le pauvre
malade : elle l'effraie , elle l'épouvante ; mais il vau-
droit bien mieux le guérir, et c*est ce que la loi ne
peut faire. Quel est donc l'avantage qu'apporte la
loi? Elle fait connoître le mal, elle allume le flam-
beau devant le malade, elle lui montre le chemin de
la vie : u Fais ceci, et tu vivras » , lui dit-elle: Hoc
fac, et vives {^). Mais à quoi sert de montrer à ce
pauvre paralytique qui est au lit depuis trente-huit
ans , à quoi sert que vous lui montriez l'eau miracu-
leuse qui peut le guérir? Hominem non habeo (3; ;
« Je n'ai personne « , dit-il ; il est immobile , il faut
le porter; et il est impossible que la loi le porte.
Mais la loi, direz-vous, n'a-t-elle donc aucune
énergie? Certes, son énergie est très-grande, mais
très-pernicieuse à notre malade. Que fait-elle? Elle
augmente la connoissance , et cela même augmente
10 Conc. Arauslc. ii , can. -sxnyLabb.tom. iVyCoi. 1670. — {^)Luc.
\. a8. — \}) Joan. v. 7.
l34 POUTl LE JOUR
le crime : elle me commande de la part de Dieu , elle
me fait comprendre ses jugemens. Avant la loi , je ne
connoissois pas que Dieu fût mon juge , ni qu'il prît la
qualité de vengeur des crimes ; mais la loi me montre
bien qu'il est juge, puisqu'il daigne bien être le'gisla-
leur. Mais enfm que produit cette connoissance ?
Elle fait que mon péché est moins excusable , et ma
rébellion plus audacieuse. C'est pourquoi l'apôtre
nous dit que « le péché a abondé par la loi (0 »,
qu'elle lui donne de nouvelles forces, « qu'elle le
M fait vivre (2) » ; parce qu'à tous les autres péchés ,
elle ajoute la désobéissance formelle , qui est le
comble de tous les maux. De cette sorte, que fait la
loi ? Elle lie les transgresseurs par des malédictions
éternelles; parce qu'il est écrit dans cette loi même:
« Maudit est celui qui n'observe pas ce qui est com-
5) mandé dans ce livre P) ».
A présent , ne voyez-vous pas clairement toute la
force du raisonnement de l'apôtre ? car la loi ne nous
touchant qu'au dehors, elle n'a pas la force de nous
soulager; et sortant de la bouche de Dieu , elle a la
force de nous condamner. La loi donc, considérée
en cette manière, qu'est-ce autre chose qu'une lettre
qui ne soutient pas l'impuissance, mais qui condamne
la rébellion ; « qui ne soulage pas le malade , mais
» qui témoigne contre le pécheur » ? Non adjutrix
îcgentium , sed teslis peccantium , dit saint Augus-
tin (4) : mais cet excellent docteur passe bien plus
outre , appuyé sur la doctrine du saint apôtre.
Achevons de faire connoître à l'homme l'extrémité
(») Rom. V. 20. — (') Ihid. VIT. 9. — (3) DeuU xxvn. 26 (4) De
divers. Qucest. ad Siviplician. lib. 1. Quœst.y y n. '],tom. yt, cot ^^.
DE LA PENTECÔTE. l35
(}e sa maîadie ; afin qu'il sache mieux reconîioître la
miséricorde infinie de son médecin. Nous avons dit
que notre plus grand mal, c'est l'orgueil. Que fait le
commandement à un orgueilleux? Il fait qu'il se roi-
dit au contraire, comme une eau débordée qui s'ir-
rite par les obstacles : et d'où vient cela? C'est à cause
que l'orgueilleux n'affecte rien tant que la liberté, et
ne fuit rien tant que la dépendance : c'est pourquoi
il se plaît à secouer le joug ; il aime la licence , parce
qu'elle semble un débordement de la liberté. Notre
ame donc étant inquiète, indocile et impatiente , la
vouloir retenir par la discipline , c'est la précipiter
davantage. Avouons la vérité, chrétiens, nous trou-
vons une certaine douceur dans les choses qui nous
sont défendues : tel ne se souciera pas beaucoup de
la chair, qui la trouvera plus délicieuse pendant le
carême. La défense excite notre appétit, et par ce
moyen fait naître un nouveau plaisir : et quelle est
la cause de ce plaisir,^ si ce n'est celle que je viens de
vous rapporter? c'est-à-dire, cette vaine ostentation
d'une liberté indocile et licencieuse , qui est si douce
à un orgueilleux, et qui fait que l'objet de ses pas-
sions « lui plaît d'autant plus, qu'il lui est moins per-
» mis » : Tantb magis lihet , quanth minus lied „ dit
saint Augustin (0 : et c'est ce que veut dire l'apôtre
aux Romains : « Le péché, prenant occasion du com-
» mandement, m'a trompé, et m'a fait mourir (2) m.
Le péché prenant occasion du commandement , il
m'a trompé par cette fausse douceur que la défense
fait naître^ Elle est vaine, elle est fausse, il est vrai.,^
(0 De divers. Quœst. ad SintpUcian. Ub. i. Quœst.y ^n. 17, col»
88. — W Rom. vil. 1 1 .
l36 I>OUR LE JOUR
mais très-charmante à une ame superbe ; et c'est par
cette raison qu'elle trompe facilement. Reprenons
donc maintenant ce raisonnement : la loi , par la dé-
fense , augmente le plaisir de mal faire, et par-là ex-
cite la convoitise : la convoitise me donne la mort;
et partant la loi me donne la mort , non point certes
par elle-même , mais par la malignité du péché qui
domine en moi : « en sorte que la concupiscence est
)) devenue, parle commandement même, une source
» plus abondante de péché » : Ut fiât supra modum
peccans peccalum per mandatum j continue le même
saint Paul (0.
Ne voyez-vous pas maintenant, plus clair que le
jour, que non-seulement les préceptes du Décalogue ,
mais encore , par une conséquence infaillible , tous
les enseignemens de la loi , et même toute la doctrine
de r Evangile , si nous n'impétrons l'esprit de la grâce,
ne sont qu'une lettre qui tue, qui pique la convoi-
tise par la défense , et comble le péché par la trans-
gression. Et quelle est donc l'utilité de la loi ? Ah !
c'est ici, mes Frères, où il nous faut recueillir le
fruit des doctes enseignemens de l'apôtre. Ne croyons
pas qu'il nous ait voulu débiter une doctrine si déli-
cate à la manière des rhétoriciens. Saint Augustin a
bien compris sa pensée. Il a voulu, dit-il , faire voir
à l'homme combien étoit grande son impuissance, et
combien déplorable son infirmité, puisqu'une loi si
juste et si sainte lui devenoit un poison mortel ;
« afin que, par ce moyen, nous reconnussions hum-
)> blement qu'il ne suffit pas que Dieu nous enseigne,
5) mais qu'il est nécessaire qu'il nous soulage » : Non
(') Rom. TU. i3.
DE LA PENTECÔTE. 187
taniiim doctorem sihiesse necessariuni , verum etiam
adjutorem Deum (0. C'est pourquoi le grand doc-
teur des gentils , après avoir dit de la loi toutes les
choses que je vous ai rapporte'es, commence à se
plaindre de sa servitude. « Je me plais, dit-il (^) , à
» la loi de Dieu selon l'homme intérieur; mais je
)) sens une loi en moi-même qui répugne à la loi de
» l'esprit, et me captive sous la loi du péché : car
» je ne fais pas le bien que je veux ; mais je fais le
)) mal que je hais. Malheureux homme que je suis ,
» qui me délivrera de ce corps de mort ? La grâce
î) de Dieu par notre Seigneur Jésus-Christ ». C'est
là enfin, fidèles, c'est à cette grâce que notre im-
puissance doit nous conduire. La loi ne fait autre
chose que nous montrer ce que nous devons deman-
der à Dieu, et de quoi nous avons à lui rendre
grâces j et c'est ce qui a fait dire à saint Augustin (5) :
« Faites ainsi. Seigneur, faites ainsi, Seigneur misé-
» ricordieux ; commandez ce qui ne peutétreaccom-
» pli , ou plutôt commandez ce qui ne peut être ac-
» compli que par votre grâce ; afin que tout fléchisse
» devant vous , et que celui qui se glorifie, se glo-
» rifie seulement en notre Seigneur «.
C'est là la vraie justice du christianisme , qui ne
vient pas en nous par nous-mêmes , mais qui nous
est donnée par le Saint-Esprit : c'est là cette justice
qui est par la foi , que l'apôtre saint Paul élève si
fort, non pas comme l'entendent nos adversaires,
qui disent que toute la vertu de justifier consiste en
la foi. Ils n'ont pas bien pris le sens de l'apôtre ; et
(0 De Spirit. et Lût. n. g, tom. x , col. 89. — (') Rom. vu. i5, 22 ,
0.0, 24, 25. — \?)lnPs.CK\n\. Scrm.x\Yii,n.3f tom. iv^coi. i'65o.
l3^B l'^OUR LE JOUR
je le prouve dëmonstrativement en un mot, que je
TOUS prie de retenir, pour les combattre dans la
rencontre. « Si, dit saint Paul (0, j'ai toute la foi
3) jusqu'à transporter les montagnes, et que je n'aie
» pas la charité', je ne suis rien ». S'il n'est rien ,
donc il n'est pas juste , donc la foi ne justifie pas sans
la charité : et toutefois il est véritable que c'est la
foi de Jésus-Christ qui nous justifie ; parée qu'elle
n'est pas seulement la base , mais la source qui fait
découler sur nous la justice qui est par la grâce.
Car, comme dit le grand Augustin , « ce que la loi
» commande , la foi l'impètre » : Fides impetrat quod
lex imperat C^). La loi dit : « Tu ne convoiteras
5) pas (5) » ; la foi dit avec le Sage : « Je sais , ô grand
» Dieu, et je le confesse , que personne ne peut être
» continent, si vous ne le faites (4) ». Dieu dit parla
loi : « Fais ce que j'ordonne » ; la foi répondàDieu :
« Donnez, Seigneur, ce que vous ordonnez (5) ». La
foi fait naître l'humilité, et l'humilité attire la grâce,
a et c'est la grâce qui justifie (^) ». Ainsi notre justi-
fication se fait par la foi , la foi en est la première
cause j et en cela nous différons du peuple charnel,
qui ne considéroit que l'action commanclée , sans
regarder le principe qui la produit. Quand ils li*
soient la loi , ils ne songeoient à autre chose qu'à
faire , et ils ne pensoient point qu'il falloit aupara-
vant demander. Pour nous, nous écoutons, à la vé-
rité, ce que Dieu ordonne; mais la foi en Jésus-
Christ nous enseigne que c'est de Dieu même qu'il le
(0 /. Cor. XIII. 2. — . W In Ps. cxviiT. Serm. xvi, n. 2, lom. ir ,
col. i3i8. — '\^)Roin. vu. 7. — K^) Sap. vin. 21. — (5) S. Au§. Confis
Ub. X, cajf. XXIX, tom. i, col. iSj C^) Tit, ni. 7.
DE LA PENTECÔTE. î^t)
faut attendre. Ainsi notre justice ne vient pan des œu-
vres, en tant qu'elles se font par nos propres forces ;
elle naît de la foi, « qui, ope'rant parla charité, fruc-
3) tifie en bonnes œuvres », comme dit l'apôtre (0. •
En effet, croire en Jésus -Christ, n'est-ce pas
croire au Sauveur , au libérateur ? et quand nous
croyons au libérateur, ne sentons -nous pas notre
servitude? quand nous confessons le Sauveur, ne
confessons-nous pas que nous sommes perdus? Ainsi,
reconnoissant devant Dieu que nous sommes perdus
en nous-mêmes, nous courons à Jésus-Christ par la
foi , cherchant notre salut en lui seul : c'est là cette
foi qui nous justifie , si nous croyons, si nous confes-
sons que nous sommes morts, et que c'est Jésus-
Christ qui nous rend la vie. Chrétien, le crois-tu de
la sorte? le croyons-nous ainsi, chrétiens? Si tune
le crois pas, tu renies Jésus -Christ pour Sauveur;
Jésus n'est plus Jésus, et toute la vertu de sa croix
est anéantie. Que si nous confessons cette vérité, qui
n'est pas un article particulier , mais qui est le fon-
dement et la base qui soutient tout le corps du chris-
tianisme; avec quelle humilité, avec quelle ardeur,
avec quelle persévérance devons- nous approcher de
notre grand Dieu , pour rendre grâces de ce que
nous avons, et pour demander ce qui nous manque?
Que ma peine seroit heureusement employée, si
l'humilité chrétienne, si le renoncement à nous-
mêmes , si l'espérance au libérateur, si la nécessité
de persévérer dans une oraison soumise et respec-
tueuse, demeuroient aujourd'hui gravées dans vos
âmes par des caractères ineffaçables ! Prions, fidèles,
CO Gai. V. 6. Coloss. i. lo.
^ \0 POUR LE JOUll
prions «idemment ; apprenons de la loi combien
nous avons besoin de la grâce. Ecoutons le saint
concile de Trente, qui assure « qu'en commandant
» Dieu nous avertit de faire ce que nous pouvons, et
» de demander ce que nous ne pouvons pas (0 »,
Entendons, par cette doctrine, qu'il y a des choses
que nous pouvons, et d'autres que nous ne pouvons
pas ; et si nous ne les demandons , elles ne nous se-
ront pas donne'es. Ainsi nous demeurerons impuis-
sans , et notre impuissance n'excusera point notre
crime : au contraire , nous serons doublement cou-
pables, en ce que nous serons tombe's dans le crime
pour n'avoir pas voulu demander la grâce. Combien
donc est-ilne'cessaire que nous priions, ainsi que de
mise'rables nécessiteux qui ne peuvent vivre que par
aumônes ! C'est ce que prétend l'apôtre saint Paul ,
dans cet humble raisonnement que j'ai tâché de vous
expliquer : il nous montre notre servitude et notre
impuissance ; afm que les fidèles étant effrayés par
tes menaces de la lettre qui tue, ils recourent par la
prière à l'esprit qui nous vivifie. C'est la dernière
partie de mon texte , par laquelle je m'en vais con-
clure en peu de paroles.
SECOND POINT.
Je vous ai fait voir, chrétiens, par la doctrine
de l'apôtre saint VotliI , que la grâce et la justice n'est
point par la loi ; d'autant qu'elle ne fait qu'éclairer
l'esprit, et qu'elle n'est pas capable de changer le
cœur. Mais , continue le même saint Paul, « ce qui
» étoit impossible à la loi. Dieu l'a fait lui-même en
(0 Sess. VI , cap. xi.
DE LA PENTECÔTE. I^I
3) envoyant son Fils, qui a répandu dans nos âmes
3) Fesprit de la grâce; afin que la justice de la loi
3) s'accomplît en nous (0 » : ce qui a fait encore
dire à l'apôtre, que « maintenant nous ne sommes
» plus sous la loi C^) ». Or pour entendre plus clai-
rement ce qu'il nous veut dire, considérons une belle
distinction de saint Augustin. « C'est autre chose,
3) dit-il , d'être sous la loi , et autre chose d'être avec
3) la loi. Car la loi, par son équité, a deux grands
3) effets; ou elle dirige ceux qui obéissent, ou elle
33 rend punissables ceux qui se révoltent. Ceux qui
» rejettent la loi, sont sous la loi; parce qu'encore
3) qu'ils fassent de vains efforts pour se soustraire de
3) son domaine, elle les maudit, elle les condamne,
33 elle les tient pressés sous la rigueur de ses ordon-
33 nances ; et par conséquent ils sont sous la loi , et
33 la loi les tue. Au contraire, ceux qui accomplis-
3» sent la loi, ils sont ses amis, dit saint Augustin ,
3) ils vont avec elle; parce qu'ils l'embrassent, qu'ils
3> la suivent, qu'ils l'aiment (5) ». Ces choses étant
ainsi supposées, il s'ensuit que les observateurs de
la loi ne sont plus sous la loi comme esclaves, mais
sont avec la loi comme amis. Et comme dans le
nouveau Testament l'esprit de la grâce nous est
élargi , par lequel la justice de la loi peut être ac-
complie; il est très-vrai, ce que dit l'apôtre, « que
33 nous ne sommes plus sous la loi )3 ; parce que si
nous suivons cet esprit de grâce, la loi ne nous châtie
plus comme notre juge , mais elle nous conduit
comme notre règle : de sorte que si nous obéissons
{'}Iiom. vin. 3, 4. — W lUd. vi. 14. ~ (3} S. Aug. in Joan.
Tract, m , «. 2 , tom. m, part. u. col. 3o4 , 3o5.
14^ rOUR LE JOUI'l
k la grâce, à laquelle nous avons été appele's, la
loi ne nous tue plus; mais plutôt elle nous donne la
vie dont elle contient les promesses, d'autant qu'il
est e'crit : « Fais ces choses , et tu vivras (0 ». D'où il
s'ensuit très-ëvidemment que « c'est l'esprit qui nous
» vivifie » : car la cause pour laquelle la lettre tue,
c'est qu'elle ne fait que retentir au dehors pour nous
condamner. Or l'esprit agit au dedans pour nous
secourir; il va à la source de la maladie : au lieu de
cette brutale ardeur qui nous rend captifs des plai-
sirs sensibles , il inspire en nos cœurs cette chaste
délectation des biens éternels : c'est lui qui nous
rend amis de la loi ; parce que domptant la convoi-
tise qui lui résiste, il fait que son équité nous attire,
Vous voyez donc que c'est par l'Esprit que nous
sommes les amis de la loi , que nous sommes avec
elle , et non point sous elle : et ainsi c'est l'esprit
qui nous vivifie; d'autant qu'il écrit au dedans cette
loi qui nous tue, quand elle résonne seulement au.
dehors.
C'est là, mes Freins, cette nouvelle alliance que
Dieu nous annonce par Jérémie (0. v Le temps
» viendra , dit le Seigneur, que je ferai une nouvelle
» alliance avec la maison dlsrael, non point selon
» le pacte que j'avois juré à leurs pères ; mais voici
» l'alliance que je contracterai avec eux : j'impri-
» merai ma loi dans leurs âmes, et je l'écrirai en
» leurs cœurs » ; il veut dire : la première loi étoit
au dehors, la seconde aura toute sa force au de-
dedans : c'est pourquoi j'ai écrit la première loi
sur des pierres, et la seconde je la graverai dans
0) Luc. X. 28.— W Jerem, xxxk 3i , Sa, 33.
DE LA PENTECÔTE. Il^.'Ï^
les cœurs. Bref, la première loi frapj>ant au dehors
émouvoit les âmes par la terreur , la seconde les
changera par l'amour ; et pour pénétrer au fond
du mystère, dites -moi, qu'opère la crainte dans
nos cœurs? Elle les étonne, elle les ébranle, elle
les secoue; uiais je soutiens qu'il est impossible
qu'elle les change ; et la raison en est évidente :
c'est que les sentimens que la crainte donne sont
toujours contraints. Le loup prêt à se ruer sur la
bergerie, voit les bergers armés et les chiens en
garde : tout alFamé qu'il est , il se retire pour cette
fois ; mais pour cela il n'en est pas moins furieux ,
il n'en aime pas moins le carnage. Que vous ren-
contriez des voleurs j si vous ctes les plus forts, ils
ne vous abordent qu'avec une civilité apparente :
ils sont toujours voleurs , toujours avides de pillerie.
La crainte donc étoulFe les alTections ; elle semble
les réprimer pour un temps , mais elle n'en coupe
pas la racine. Otez cet obstacle , levez cette digue ^
Tinclination qui étoit forcée, se i^ejettera aussitôt
en son premier cours : par où vous voyez manifes*
tement qu'encore qu'elle ne parût point au de-
hors , elle vivoit toujours au secret du cœur , bridée
et non éteinte, et retenue plutôt qu'abolie.
C'est pourquoi le grand Augustin parlant de ceux
qui gardoient la loi par la seule terreur de la peine ,
non par l'amour de la véritable justice , il prononce
cette terrible mais très-véritable sentence : « Ils ne
i) laissoient pas, dit-il, d'être criminels; parce que
)) ce qui paroissoit aux hommes dans l'œuvie , de-
» vant Dieu, à qui nos profondeurs sont ouvertes,
» n'étoit nullement dans la volonté; au contraire,
l44 POU 11 LE JOUR
» cet œil pénétrant de la connoissance divine , voyoit
M qu'ils aimeroient beaucoup mieux commettre le
» crime , s'ils osoient en attendre l'impunité » :
Coram Deo non erat in ^loluntale , quod coram ho-
minihus apparebat in opère : potiusque ex illo rei
tenebaniur quod eos noverat Deus malle , si fie ri
posset impune j, committere (0. Donc, selon la doc-
trine de ce grand homme , la crainte n'est pas ca-
pable de changer le cœur. Considérez, je vous prie ,
cette pierre sur laquelle Dieu écrit sa loi; en est-
elle changée pour contenir des paroles si vénéra-
bles? eaa-t-elle perdu quelque chose de sa dureté?
Qui ne voit que ces saints préceptes ne tiennent
qu'à une superficie extérieure ? D'où vient que la
loi mosaïque est ainsi écrite , sinon parce que c'est
une loi de crainte? Et Dieu ne veut -il pas nous
faire entendre que si la loi ne nous touche que par
la crainte , il en est de nos cœurs comme d'une
pierre ; qu'ainsi notre dureté n'est point amollie ,
et que la loi demeure sur la sirrface ? De là vient
que le concile de Trente parlant de la crainte des
peines, définit très-bien à la vérité, contre la doc-
trine des luthériens, que « c'est une impression de
M l'Esprit de Dieu » : car puisque cette crainte est si
bien fondée sur les redoutables jugemens de Dieu ,
pourquoi ne viendroit-elle pas de son Saint-Esprit?
Mais ces saints Pères s'expliquent apirès , et nous
disent, « que c'est une impression de l'Esprit de
i) Dieu qui n'habite pas encore au dedans, mais qui
» meut seulement, et qui pousse » : Spiritûs sancti
impulsuni , non adhuc quidem inhabitantis ^ sed
i^yDe Spv: et LiUera^ «. i3 , tom, x , col. 92.
tanlum
DE LA PENTECÔTE. 1 /J j
tantum mo[^entis (0. D'où il s'ensuit manifestement
que la seule crainte des peines ne peut imprimer la
loi dans les cœurs.
Certes, il faut l'avouer, il n'y a que la charité
qui les amollisse. Notre maladie , chrétiens , c'est de
nous attacher à la créature : donc nous attacher à
Dieu, c'est notre santé. C'est un amour pervers qui
nous gâte; il n'y a donc que le saint amour qui
nous rétablisse : un plaisir désordonné nous cap-
tive ; il n'y a qu'une sainte délectation qui soit ca-
pable de nous délivrer : la seule affection du vrai
bien peut arracher l'affection du bien apparent ; il
n'y a proprement que l'amour qui ait, pour ainsi
dire, la clef du cœur. Il faut donc qu'un saint amour
dilate le nôtre, qu'il l'ouvre jusqu'au fond pour re-
cevoir la rosée des grâces divines. Ainsi notre ame
sera toute autre; ce ne sera plus une pierre sur la-
quelle on écrira au dehors, ce sera une cire toute
pénétrée et toute fondue par une céleste chaleur.
Par-la vous voyez la loi gravée dans les cœurs,
selon l'oracle de Jérémie. Y a-t-il rien de plus avant
en nos cœurs que ce qui nous plaît ? Ce que nous
aimons nous tient lieu de loi; et ainsi je ne me
tromperai pas quand je dirai que l'amour est la loi
des cœurs : et partant un saint amour doit être la
loi des héritiers du nouveau Testament ; parce qu'ils
doivent porter leur loi dans leurs cœurs. La loi an-
cienne a été écrite sur de la pierre ; il n'est rien de
plus immobile ; aussi est-ce une loi morte et inani-
mée. Il nous faut, il nous faut une loi vivante; et
quelle peut être cette loi vivante? sinon le vif amour
C») Sess. xiT , cap. iv.
BOSSUET. XIV. lO
l46 POUR LE JOUR
du souverain bien, que le doigt de Dieu, c'est-à-dire
son Saint-Esprit, écrit et imprime au fond de nos
âmes, quand il y re'pand l'onction de la charité,
selon ce que dit l'apôtre saint Paul : « La charité
» est répandue en nos cœurs par le Saint-Esprit qui
3) nous est donné (0 ». La charité est donc cette loi
vivante , qui nous gouverne et qui nous meut inté-
rieurement : et c'est pourquoi l'Esprit vivifie ; parce
<ju'il imprime en nous une loi vivante, qui est la loi
de la nouvelle alliance , c'est-à-dire , la loi de l'a-
mour de Dieu. Par conséquent qui pourroit douter
<}ue la charité ne soit l'esprit de la loi nouvelle , et
l'ame, pour ainsi dire, du christianisme; puisqu'il a
été prédit si long-temps avant la naissance de Jésus-
Christ, que les enfans du nouveau Testament au-
roient la loi gravée en leurs cœurs par l'inspiration
de l'amour divin?
Et selon la conséquence de ces principes, où je
n'ai fait que suivre saint Augustin , qui ne s'est at-
taché qu'à saint Paul ; je ne craindrai pas de vous
assurer que quiconque ne se soumet à la loi que par
la seule appréhension de la peine , il s'excommunie
lui-même du christianisme, et retourne à la lettre
qui tue, et à la captivité de la Synagogue : et pour
vous en convaincre, regardez premièrement qui
nous sommes. Sommes-nous enfans ou esclaves? Si
Dieu vous traite comme des esclaves, contentez-
vous de craindre le maître ; mais s'il vous envoie son
propre Fils pour vous dire qu'il daigne bien vous
adopter pour enfans, pouvez-vous ne point aimer
votre Père ? Or l'apôtre saint Paul nous enseigne
(0 Rom. V. 5.
DE LA PENTECOTE. j/^'j
ce que nous n'avons pas reçu Fesprit de servitude
» par la crainte ; mais que Dieu nous a de'parti l'es-
i) prit de l'adoption des enfans, par lequel nous
» l'appelons notre Père (0 ». Comment l'appelons-
nous tous les jours notre Père qui êtes aux cieux, si
nous lui de'nions notre amour? Davantage; consi-
dérons de quelle sorte il nous a adopte's : est-ce par
contrainte, ou bien par amour? Ah ! nous savons bien
que c'est par amour, et par un amour infini. « Dieu
» a tant aimé le monde, dit notre Seigneur (^), qu'il
^) a donné son Fils unique pour le sauver ». Si donc
notre Dieu nous a tant aimés, comment préten-
dons-nous payer son amour, si ce n'est par un amour
réciproque ? « D'autant plus , comme dit saint Ber-
» nard (3), que l'amour est la seule chose en laquelle
» nous sommes capables d'imiter Dieu. Il nous juge,
» nous ne le jugeons pas ; il nous donne , et il n'a
» pas besoin de nos dons : s'il commande, nous de-
» vous obéir; s'il se fâche , nous devons trembler; et
» s'il aime, que devons-nous faire? Nous devons ai-
» mer; c'est la seule chose que nous pouvons faire
» avec lui ». Et combien sont criminels les enfans
qui ne veulent pas imiter un Père si bon ?
Est-ce assez considérer Dieu comme père ? consi-
dérons-le maintenant comme prince. Comme roi,
il nous commande ; mais il ne nous commande rien
tant que l'amour. « Tu aimeras, dit-il, le Seigneur
» ton Dieu de tout ton cœur, de tout ton esprit , de
» toutes tes forces, de toute ton ame (4) ». A-t-il ja-
mais parlé avec une plus grande énergie ? Et Jésus-
(0 Hom. viii. i5. '~-''<^) Joan. m. iG. — ^) Scrm. xxxiii in Canlic.
n. 4j tom. I, col. i558.— 'y4)De«^ Yi. 5.
l48 POUR LE J ou II
Christ : « Qui ne m'aime pas, nous dit-il, n'observe
5) pas mes commandemens (0 ». Donc qui n'aime
pas Jésus-Christ, puisqu'il n'observe pas ses com-
mandemens, il viole la majesté de son roi.
Voulez-vous que nous parlions maintenant des
dons que Dieu fait à ses serviteurs, et que, par la
qualité des présens, nous jugions de l'amour qu'il
exige ? Quel est le grand don que Dieu nous fait ?
C'est le Saint-Esprit : et qu'est-ce que le Saint-
Esprit? n'est-ce pas l'amour éternel du Père et du
Fils? Quelle est l'opération propre du Saint-Esprit?
n'est-ce pas de faire naître, d'inspirer l'amour en
nos cœurs, et d'y répandre la charité? et partant
qui méprise la charité , il rejette le Saint-Esprit ; et
cependant c'est le Saint-Esprit qui nous vivifie. Mais
si je voulois poursuivre le reste, quand est-ce que
j'aurois achevé cette induction ? Il n'y a mystère du
christianisme, il n'y a article dans le Symbole, il
n'y a demande dans l'Oraison , il n'y a mot ni syl-
labe dans l'Evangile , qui ne nous crie qu'il faut ai-
mer Dieu.
Ce Dieu fait homme, ce Verbe incarné, qu'est-il
venu faire en ce monde ? avec quel appareil nous
est-il venu enseigner? s'est-il caché dans une nuée?
a-t-il tonné et éclairé sur une montagne toute fu-
mante de sa majesté? a-t-il dit d'une voix terrible :
« Retirez-vous ; que mon serviteur Moïse approche
» tout seul ; et les hommes et les animaux , qui
» aborderont près de la montagne , mourront de
» mort (2) ». La loi mosaïque a été donnée avec ce
redoutable appareil. Sous l'Evangile , Dieu change
(0 Joan. XIV. 24* — ^*) Exod. xix. la , i3.
DE LA PEW TE CÔTE. 1^9
bien de langage : y a-t-il rien eu de plus accessible
que Jesus-Chiist, rien de plus affable, rien de plus
doux ? 11 n'éloigne personne d'auprès de lui : bien
plus, non-seulement il y se ufRre, mais encore il y
appelle les plus grands pe'cheurs , et lui-même
il va au-devant. Venez à moi, dit -il, et ne crai-
gnez pas : « Venez, venez à moi, oppressés, je
)> vous aiderai à porter vos fardeaux (0 » ; venez,
malades, je vous guérirai; venez, affamés, je vous
nourrirai : pécheurs, publicains, approchez; je
suis votre libérateur. -Il les souffre, il les invite,
il va au-devant. Et que veut dire ce changement,
chrétiens? d'où vient cette aimable condescen-
dance d'un Dieu qui se familiarise avec nous? Qui
ne voit qu'il veut éloigner la crainte servile , et
qu'à quelque prix que ce soit, il est résolu de se
faire aimer , même , si j'ose parler de la sorte ,
aux dépens de sa propre grandeur? Dites -moi,
étoit-ce pour se faire craindre , qu'il a voulu être
pendu à la croix? n'est-ce pas plutôt pour nous
tendre les bras, et pour ouvrir autant de sources
d'amour comme il a de plaies ? Pourquoi se donne-
t-il à nous dans l'eucharistie? n'est-ce pas pour nous
témoigner un extrême transport d'amour, quand il
s'unit à nous de la sorte? Ne diriez-vous pas, chré-
tiens, que ne pouvant souffrir nos froideurs, nos
indifférences , nos déloyautés , lui-même il veut por-
ter sur nos cœurs des charbons ardens ? Comment
donc excuserons- nous notre nédigence ? mais oîi
se cachera notre ingratitude? Après cela, n'est-il
pas juste de s'écrier avec le grand apôtre saint Paul :
(0 Mallh. xt. 29.
l5o POURLEJOUR
« Si quelqu'un n'aime pas notre Seigneur Jesus-
j) Christ, qu'il soit anathéme (0 » : sentence autant
juste que formidable. Oui certes, il doit être ana-
théme, celui qui n'aime pas Jésus- Christ : la terre
se dcvroit ouvrir sous ses pas , et l'ensevelir tout vi-
vant dans le plus profond cachot de l'enfer ; le ciel
devroit être de fer pour lui; toutes les cre'atures lui
devroient ouvertement de'clarer la guerre , à ce per-
fide, à ce déloyal, qui n'aime point notre Seigneur
Jésus-Christ.
Mais, ô malheur ! ô ingratitude! c'est nous qui
sommes ces déloyaux. Oserions-nous bien dire que
nous aimons notre Seigneur Jésus- Christ? Jésus-
Christ n'est pas un homme mortel que nous puis-
sions tromper par nos complimens : il voit clair dans
les cœurs, et il ne voit point d'amour dans les nô-
tres. Quand vous aimez quelqu'un sur la terre, rom-
pez-vous tous les jours avec lui pour des sujets de
très-peu d'importance ? foulez-vous aux pieds tout
ce qu'il vous donne ? manquez-vous aux paroles que
vous lui donnez ? Il n'y a aucun homme vivant que
vous voulussiez traiter de la sorte : c'est ainsi pour-
tant que vous en usez envers Jésus- Christ. Il a lié
amitié avec vous ; tous les jours vous y renoncez : il
vous donne son corps j vous le profanez : vous lui
avez engagé votre foi ; vous la violez : il vous prie
pour vos ennemis ; vous le refusez : il vous recom-
mande ses pauvres ; vous les méprisez : il n'y a au-
cune partie de son corps que vos blasphèmes ne
déshonorent. Et comment donc pouvez-vous éviter
cette horrible , mais très-équitable excommunica-
(0/. Cor.wi. 22.
DE LA PENTECOTE. l5l
tion de l'apôtre? « Si quelquun n'aime pas notre
)) Seigneur Je'sus-Christ, qu'il soit anatliéme ». Et
comment la puis-je éviter moi-même, ingrat et im-
pudent pécheur que je suis? Ah! plutôt, ô grand
Dieu tout -puissant, qui gouvernez les cœurs ainsi
qu'il vous plaît; si quelqu'un n'aime pas notre Sei-
gneur Jésus-Christ, faites par votre grâce qu'il aime
notre Seigneur Jésus-Christ.
Aimons, aimons, mes Frères, aimons Dieu de
tout notre cœur : nous ne sommes pas chrétiens, si
du moins nous ne nous efforçons de l'aimer, si du
moins nous ne désirons cet amour, si nous ne le
demandons ardemment à ce divin Esprit qui nous
vivifie. Je ne veux pas dire que nous soyons obligés,
sous peine de damnation éternelle , d'avoir la per-
fection de la charité. Non, fidèles, nous sommes de
pauvres pécheurs : le sang de notre Seigneur Jésus-
Christ excusera devant Dieu nos défauts, pourvu
que nous en fassions pénitence. Je ne vous dis donc
pas que nous soyons obligés d'avoir la perfection
de la charité ; mais je vous dis et je vous a: sure que
nous sommes indispensablement obligés d'y tendre,
selon la mesure qui nous est donnée, sans quoi nous
ne sommes pas chrétiens. Courage ; travaillons pour
la charité. La charité , c'est tout le christianisme :
quand vous épurez votre charité, vous préparez un
ornement pour le ciel. Il n'y a, dit saint Paul, que
la charité qui demeure au ciel : la foi se perd dans
la claire vue : l'espérance s'évanouit par la posses-
sion effective : « il n'y a que la charité qui jamais ne
» peut être éteinte » ; Charitas nunquam excidit (0.
(0 /. Cor. XIII. 8.
r52 POUR LE JOUR
Non-seulement elle est couronne'e comme la foi et
comme l'espérance : mais elle-même elle est la cou-
ronne et de la foi et de l'espe'rance. La charité seule
est digne du ciel, digne de la gloire du paradis; elle
seule sera réservée pour briller éternellement de-
vant Dieu comme un or pur; elle seule sera réservée
pour brûler éternellement devant Dieu , comme un
holocauste de bonne odeur. Commençons d'aimer
sur la terre, puisque nous ne cesserons jamais d'ai-
mer dans le ciel : commençons la charité dès ce
monde, a{in qu'elle soit un jour consommée.
DE LA PENTECÔTE. l53
AUTRE EXORDE
ET FRAGMEKS DU MÊME SERMON.
ï
Littera occidit ; Spiritus autem vivificat.
La lettre tue; mais t Esprit vivifie. II. Cor. m. 6.
Si vous me demandez, chre'tiens , pour quelle
cause la Pentecôte, qui etoit une fête du peuple an-
cien , est devenue une solennité du peuple nouveau;
et d'où vient que depuis le levant jusqu*au couchant,
tous les fidèles s*en rejouissent, non moins que de la
sainte nativité, ou de la glorieuse résurrection de
notre Sauveur; je vous en dirai la raison, avec l'assis-
tance de cet Esprit saint qui a rempli en ce jour sacre
Famé des apôtres. C'est aujourd'hui que notre Eglise
a pris naissance : aujourd'hui, par la prédication du
saint Evangile, la gloire et la doctrine de Jésus-Christ
ont commencé d'éclairer le monde. Aujourd'hui la loi
mosaïque, donnée autrefois avec tant de pompe,
est abolie par une loi plus auguste ; et les sacrifices
des animaux étant rejetés, le Saint-Esprit envoyé
d'en-haut se fait lui-même des hosties raisonnables
et des sacrifices vivans des cœurs des disciples. Les
Juifs ofTroient autrefois à Dieu à la Pentecôte les
prémices de leurs moissons. Aujourd'hui Dieu se
i
l54 POUR LE JOUR
consacre lui-même par son Saint-Esprit les prémices
du christianisme , c'est-à-dire les premiers fruits du
sang de son Fils; et rend les commencemens de
l'Eglise illustres par des signes si admirables, que
tous les spectateurs en sont étonnés. Par conséquent,
mes Frères, avec quelle joie devons-nous célébrer
ce saint jour? Et si aujourd'hui les premiers chré-
tiens paroissent si visiblement échaulîes de TEsprit
de Dieu, n'est -il pas raisonnable que nous mon-
trions, par une sainte et divine ardeur, que nous
sommes leurs descendans? Mais afin que vous péné-
triez plus à fond quelle est la fête que nous célé-
brons, suivez, s'il vous plaît, ce raisonnement.
A la vérité le sang du Sauveur nous avoit réconci-
liés à notre grand Dieu par une alliance perpétuelle;
mais il ne suffisoit pas pour notre salut que cette
alliance eût été conclue, si ensuite elle n'eût été
publiée. C'est pourquoi Dieu a choisi ce jour où les
Israélites étoicnt assemblés par une solennelle con-
vocation, pour y faire pui)lier hautement le traité
de la nouvelle alliance qu'il lui plaît contracter avec
nous. Et c'est ce que nous montrent ces langues de
feu qui tombent d'en-haut sur les saints apôtres : car
d'autant que la nouvelle alliance , selon les oracles
des prophéties, devoit être solennellement publiée
par le ministère de la prédication, le Saint-Esprit
descend en forme de langues, pour nous faire en-
tendre, par cette figure, qu'il donne de nouvelles
langues aux saints apôtres, et qu'dutant qu'il rem-
plit de personnes, il établit autant de hérauts qui
publieront les articles de l'alliance et les comman-
DE LA PENTECOTE. l55
démens de la loi nouvelle, partout où il lui plaira
de les envoyer.
En effet, entendez l'apôtre saint Pierre aussitôt
après la descente du Saint-Esprit 5 voyez comme il
exhorte le peuple, et annonce la remission des pé-
clie's au nom de notre Seigneur Je'sus-Christ, de'cla-
rant aux habitans de Je'rusalem , que ce Jésus qu'ils
ont fait mourir , « Dieu l'a établi le Seigneur et le
» Christ : » Quia Doniiniim eiun et Christiun fecit
Deus. C'est ce que saint Pierre prêche aujourd'hui ,
comme il est écrit aux Actes (0 ; et cela, dites-moi ,
chrétiens , n'est-ce pas faire la publication de la
loi nouvelle et de la nouvelle alliance? Je joins en-
semble l'alliance et la loi; parce qu'elles ne sont
toutes deux qu'un même Evangile, que les apôtres,
comme les hérauts du grand Dieu, publient, pre-
mièrement dans Jérusalem, conformément à ce que
dit Isaïe : « La loi sortira de Sion, et la parole de
» Dieu de Jérusalem ('^) «.
Mais encore que la publication du saint Evangile
dût être commencée dans Jérusalem , elle ne devoit
pas y être arrêtée. Tous les prophètes avoient pro-
mis que la loi nouvelle seroit portée jusqu'aux extré-
mités de la terre, et que par elle toutes les nations
et toutes les langues seroient assujetties au vrai Dieu.
Comme donc la loi de notre Sauveur n'étoit pas
faite pour un seul peuple, certainement il n'étoit
pas convenable qu'elle fût publiée en un seul lan-
gage. Aussi les premiers docteurs du christianisme,
qui avant ce jour étoient ignorans, aujourd'hui étant
W^cMi. a3.— -W/*. 11.3.
l56 POUR LE JOUR
pleins de l'Esprit de Dieu, parlent toutes sortes de
langues , ainsi que remarque le texte sacré. Que veut
dire ceci, je vous prie? Qui ne voit que le Saint-
Esprit nous enseigne que si autrefois, sous la loi, il
n'y avoit que la seule langue he'braïque qui fût l'in-
terprète des secrets de Dieu; aujourd'hui, par l'é-
vangile de Jésus-Christ, toutes les langues sont con-
sacrées, selon cet oracle de Daniel : « Toutes les
» langues serviront au Seigneur (0 ». Etrange et
inconcevable opération de cet Esprit qui soufile oii
il veut ! De toutes les parties de la terre où les Juifs
ëtoient dispersés, il en étoit venu dans Jérusalem
pour y célébrer la fête de la Pentecôte. Les apôtres
parlent à cet auditoire mêlé de tant de peuples di-
vers et de langues si différentes; et cependant cha-
cun les entend ; le Romain et le Parthe , le Juif et
le Grec, le Mède, l'Egyptien et l'Arabe, l'Africain,
l'Européen et l'Asiatique : bien plus, dans un même
discours des apôtres ils remarquent tous leur propre
langue; il semble à chacun qu'on lui parle la langue
que sa nourrice lui a apprise ; et c'est pour cela
qu'ils s'écrient : « Ces hommes ne sont-ils pas Ga-
» liléens? comment est-ce donc que chacun entend
» la langue dans laquelle il est né (2) »? Fidèles,
que signifie ce nouveau prodige? C'est que, par la
grâce du christianisme , toutes les langues seront
réunies; l'Eglise parlera tous les langages : il n'y en
aura point ni de si rude , ni de si barbare , dans lequel
la vérité de Dieu ne soit enseignée; et les nations
diverses entrant dans l'Eglise , l'articulation , à la
W Act. II. 7, 8,
DE LA PENTECÔTE. iH^
vérité, sera difFe'rente; mais il n'y aura en quelque
sorte qu'un même langage ; parée que tous les
peuples fidèles , parmi la multiplicité des sons et
des voix , n'auront tous qu'une même foi à la bouche ,
et une même vérité dans le cœur.
Autrefois à la tour de Babel l'orgueil des hommes
a partagé les langages (0; mais l'humilité de notre
Sauveur les a aujourd'hui rassemblés ; et la créance
qui devoit être commune a toutes les nations de la
terre , est publiée dès le premier jour en toutes les
langues. Par où vous voyez, chrétiens, selon que je
l'ai déjà dit , que le mystère que nous honorons au-
jourd'hui avec tant de solennité, c'est la publication
de la loi nouvelle. Or notre Dieu ne s'est pas con-
tenté qu'elle ait été publiée une fois ; il a établi pour
toujours les prédicateurs, qui, succédant à la fonc-
tion des apôtres , doivent être les hérauts de son
Evangile. Et ainsi que puis-je faire de mieux, en
cette sainte et bienheureuse journée, que de rap-
peler en votre mémoire sous quelle loi vous avez à
vivre? Ecoutez donc, peuples chrétiens, je vous dé-
nonce au nom de Jésus, par la parole duquel cette
chaire vous doit être en vénération; je vous dénonce,
dis-je , au nom de Jésus, que vous n'êtes point sous
la loi mosaïque : elle est annullée et ensevelie ; mais
Dieu vous a appelés à la loi de grâce, à l'Evangile,
au nouveau Testament, qui a été signé du sang du
Sauveur, et scellé aujourd'hui par l'Esprit de Dieu.
Et afin que vous entendiez quelle est la loi dont
on vous délivre, et quelle est la loi que l'on vous
{}) Gènes, xi. g.
l58 POUR LE JOUR
impose , je vous produis Tapôtre saint Paul , qui vous
enseignera cette difiérence. « La lettre tue, dit-il,
:» l'esprit vivifie « . La lettre , c'est la loi mosaïque ;
l'esprit , comme vous verrez , c'est la loi de grâce :
et ainsi, en suivant l'apôtre saint Paul, faisons voir
avec l'assistance divine , que la loi mosaïque nous
tue , et qu'il n'y a que la loi nouvelle qui nous vivifie.
Pour pénétrer le sens de notre passage , il faut
examiner, avant toutes choses, quelle est cette lettre
dont parle l'apôtre , quand il prononce : « La lettre
» tue «. Et premièrement, il est assuré qu'il veut
parler de la loi mosaïque : mais d'autant que la loi
mosaïque a plusieurs parties, on pourroit douter de
laquelle il parle. Dans la loi il y a les préceptes cé-
rémoniaux , comme la circoncision et les sacrifices ;
et il y a les préceptes moraux, qui sont compris
dans le Décalogue : « Tu adoreras le Seigneur ton
» Dieu ; tu ne te feras point d'idole taillée ; tu ne
)) déroberas point » , et le reste (0. Quant aux pré-
ceptes cérémoniaux, il est très-constant que la lettre
tue; d'autant que les cérémonies de la loi ne sont
pas seulement abrogées, mais encore expressément
condamnées dans la loi de grâce , suivant ce que dit
saint Paul aux Galates : « Si vous vous faites cir-
» concire, Jésus-Christ ne vous sert de rien (2) ».
Est-ce donc de cette partie de la loi, qui ordonnoit
les anciennes observations, que l'apôtre décide que
la lettre tue? ou bien cette sentence plutôt ne doit-
elle point s'appliquer à certaines expressions figu-
rées qui sont en divers endroits de la loi , qui ont
CO Deut. V. 8, 19. — (') Gai. v. a.
DE LA PENTECOTE. Ijg
un sens très-pernicieux, si on les explique trop à la
lettre ? desquelles pour cette raison on peut dire
que la lettre tue; ou si ce n'est ni Tune ni l'autre
de ces deux choses que l'apôlre veut de'signer par
ces mots, parle-t-il point peut-être du De'calogue?
A quelle opinion nous rangerons-nous? Je réponds
qu'il parle du Décalogue qui fut donné à Moïse sur
la montagne; et je le prouve par une raison invin-
cible. Car dans ce même troisième chapitre de la
deuxième aux Corinthiens, où saint Paul nous en-
seigne que la lettre tue ; immédiatement après ,
parlant de la loi, il l'appelle, « Le ministère de
» mort qui a été taillé dans la pierre » : Minis-
tratio mortis , litteris dtiformala in lapidibus (0.
Qu'est-ce qui a été gravé dans la pierre ? aucun de
nous pourroit-il ignorer que ce sont les dix préceptes
du Décalogue; que ces dix commandemens de la
loi , qui défendent le mal si ouvertement , c'est ce
que l'apôtre appelle la lettre qui tue? Et d'ailleurs
le ministère de mort n'est-ce pas la lettre qui tue ?
Concluons donc maintenant et disons : Sans doute
le ministère de mort et la lettre qui tue c'est la même
chose : or la loi qui a été gravée sur la pierre, c'est-
à-dire , les préceptes du Décalogue , selon saint
Paul, c'est le ministère de mort; et partant les pré-
ceptes du Décalogue , ces préceptes si saints et si
justes, selon la doctrine du saint apôtre, sont indu-
bitablement la lettre qui tue. Et pour confirmer
cette vérité, le même, aux Romains, que ne dit-il
pas de la loi ? « Je ne connoîtrois pas le péché ,
(0 //. Cor. III. 7.
l6o POUR LE JOUR
3) dit-il (0 , si îa loi n avoit dit , Tu ne convoiteras
» point ». Sur quoi l'incomparable saint Augustin
raisonne ainsi très - doctement à son ordinaire (2) :
Où est-ce que la loi dit , Tu ne convoiteras point ?
chacun sait que cela est écrit dans le De'calogue.
C'est donc du Décalogue que parle l'apôtre, et c'est
ce qu'il entend par la loi : et par conse'quent, lors-
qu'il dit : « Les passions des péche's qui sont par la
» loi P) » , c'est du Décalogue qu'il parle; et quand
il répète si souvent la loi de péché et de mort , c'est
encore du Décalogue qu'il parle.
Au lieu que la loi mosaïque avoit été gravée sur
des pierres , la loi de la nouvelle alliance, que Jésus
est venu annoncer au monde, a été écrite dans le
fond des cœurs, comme dans des tables vivantes.
C'est là le mystère que nous honorons; et c'est ce
qu'avoient prédit les anciens oracles, qu'il y auroit
un jour une loi nouvelle qui seroit écrite dans l'es-
prit des hommes, et gravée profondément dans les
cœurs : Dabo legem uieani in cordibus eoriun (4).
C'est pour cela que le Saint-Esprit remplit aujour-
d'hui l'Eglise naissante; et que, non content de
paroître aux yeux sous une apparence visible, il se
coule efficacement dans les âmes pour leur enseigner
au dedans ce que la loi leur montre au dehors.
Mais comme il importe que nous pénétrions ce que
c'est que cette loi gravée dans les cœurs, et quellç
(0 Rom. VII. 7. — (=») Lib. de Spirit. et Litt.n. 33, 24, toni. x, coL
98 , 99- — ^) Kom. vil. 5. — (4) Jereiti. xxxi. 33.
est
DE LA PENTECÔTE. l6l
est la nécessité de cette influence secrète de l'Esprit
de Dieu dans nos âmes, écoutez l'apôtre saint Paul,
qui nous expliquera ce mystère dans les quatre mots
que j'ai rapportés : « La lettre tue, l'esprit vivifie ».
Pour comprendre solidement sa pensée, remarquons
deux grands effets de la loi : elle dirige ceux qui la
reçoivent, elle condamne ceux qui la rejettent; elle
est la règle des uns, le juge des autres : de sorte que
nous pouvons distinguer comme deux qualités dans
la loi. Il y a son équité qui dirige, il y a sa vérité
qui condamne; et il faut nécessairement, ou que
nous suivions la première, ou que nous souffrions la
seconde; c'est-à-dire, que si l'équité ne nous règle,
la sévérité nous accable ; et que la force delà loi est
telle , qu'il faut qu'elle nous gouverne ou qu'elle
nous perde : ceux qui s'y attachent se rangent eux-,
mêmes en se conformant à la règle ; ceux qui la
choquent se brisent contre elle. La loi tue lorsqu'elle
nous dit : Si tu n'obéis, tu mourras de mort (0, et
la loi aussi vivifie ; parce qu'il est écrit dans les saintes
Lettres : « Fais ces choses et tu vivras » : elle tue
ceux qu'elle condamne, elle vivifie ceux qu'elle di-
rige. Mais il y a cette différence notable par laquelle'
nous connoîtrons le sens de Tapôtre dans le passage
que nous traitons : c'est que la loi suffit toute seule'
pour donner la mort au pécheur, et qu'elle ne suflit pas'
toute seule pour donner le salut au juste ; et la raison
en est évidente. Pour donner la mort au pécheur ,
c'est assez que la loi prononce au dehors la sentence
qui le condamne; et c'est ce qu'elle fait toute seule
(0 Exod. XXI. la, etseq.
BOSSUET. XIV. II
l62! POUR LE JOUR
avec une autorité souveraine : au contraire , pour
donner la vie , il faut qu'elle soit écrite au dedans ,
parce que c'est là qu'elle doit agir ; et elle n'y peut
entrer par ses propres forces : elle retentit aux
preilles , elle brille devant les yeux ; mais elle ne pé-
nètre point dans le cœur : il faut que le Saint-Esprit
lui ouvre l'entrée ; par où nous pouvons aisément
comprendre le raisonnement de l'apôtre. Tant que
1^ loi demeure hors de nous , qu'elle frappe seule-
ment les oreilles , elle ne sert qu'à nous condamner;
c'est pourquoi c'est une lettre qui tue : et lorsqu'elle
entre dans l'intérieur , pour y opérer le salut des
hommes, c'est le Saint - Esprit qui l'y grave ; c'est
pourquoi c'est l'esprit qui nous vivifie. Comme nous
sommes tout ensemble durs et ignorans , il ne suffit
pas de nous enseigner; il faut encore nous amollir.
Ainsi vous n'avez rien fait, ô divin Sauveur, de nous
avoir prêché au dehors les préceptes de votre Evan-
gile, si vous ne parlez au dedans d'une manière
secrète et intérieure, par l'effusion de votre Esprit
saint* De là il est facile d'entendre quelle est l'opé-
ration de la loi, et quelle est celle de l'Esprit de
Dieu. Parce qu'il voit que la loi nous tue, quand elle
agit seulement au dehors , il l'écrit dans le fond du
cœur , afin qu'elle nous donne la vie. L'équité de la
loi se présente à nous, sa sévérité nous menace; et
le Saint-Esprit qui; nous meut, afin que nous puis-
sions éviter la sévérité qui condamne , nous fait
aimer l'équité qui règle; de peur que nous soyons
captifs sous la loi comme criminels, il fait que nous
l'embrassons comme ses amis; et c'est ainsi qu'il nous
DE LA PENTECÔTE. i6'S
vivifie. De sorte que tout le dessein de Tapôtre , dans
le passage que nous expliquons , c'est en premier
lieu de nous faire voir la loi ennemie de l'homme
pécheur, qui le tue et qui le condamne; et ensuite
l'homme pe'cheur, devenu ami de la loi, qui l'em-
brasse et qui la che'rit par l'opération de la grâce. Et
qu'est-ce qu'écrire la loi dans nos cœurs, sinon faire
que nous l'aimions d'une affection si puissante, que,
malgré tous les obstacles du monde, elle devienne
la règle de notre vie ?
l64 POUR LE JOUR
IV SERMON
POUR
LE JOUR DE LA PENTECÔTE.
Quel est l'esprit du christianisme. Mépriser les présens du monde,
sa haine et sa fureur j trois maximes de la générosité chrétienne.
Avec quel courage les apôtres et les premiers chrétiens méprisent
les présens du monde, attaquent sa haine, triomphent de ses me-
naces. Merveilleuse union que le Saint-Esprit fait de leurs cœurs.
Pourquoi ne devons-nous pas nous regarder en nous-mêmes , mais
dans Tunité de tout le corps dont nous sommes membres. L'envie
et la dureté exterminées par la fraternité chrétienne.
Spiritum nolite extinguere.
N'éteignez pas VEsprit. I. Thessal. v. ig.
CiETTE joie publique et universelle, qui se répand
par toute la terre dans cette auguste solennité, avertit
les chrétiens de se souvenir que c'est en ce jour que
l'Eglise est née , et que nous sommes nés avec elle
par la grâce de la nouvelle alliance. Il n'est point
de nations si barbares, ni de peuples si éloignés qui
ne soient invités par le Saint-Esprit à la fête que
nous célébrons. Si étrange que soit leur langage, ils
pourront tous l'entendre aujourd'hui dans la bouche
des saints apôtres; et Dieu nous montre, par ce mi-
DELAPE.NTECÔTE. l6i>
racle, que cette Eglise si resserrée, que nous voyons
naître en un coin du monde, remplira un jour tout
l'univers, et attirera tous les peuples ; puisque déjà
dès sa tendre enfance elle parle toutes les langues :
afin. Mesdames, que nous entendions que si la con-
fusion de Babel les a autrefois divisées, la charité
chrétienne les unira toutes, et qu'il n'y en aura point
de si rude ni de si irrégulière en laquelle on ne prêche
le Sauveur Jésus et les mystères de son Evangile. Que
reste-t-il donc maintenant ? sinon que participant de
tout notre cœur à la joie commune de tout le monde,
nous tâchions de nous revêtir de Tesprit de cette
Eglise naissante, c'est-à-dire du Saint-Esprit même;
après que nous aurons imploré sa grâce par l'inter-
cession de Marie, qui le reçoit aujourd'hui avec
tous les autres; mais qui étoit accoutumée dès long-
temps à sa bienheureuse présence, puisqu'il était
survenu en elle, lorsque l'Ange la salua par ces mots:
Ave , Maria.
Puisque cette sainte journée fait revoir à tous les
fidèles la solennité bienheureuse en laquelle l'Esprit
de Dieu se répandit avec abondance sur les disciples
de Jésus-Christ, et sur son Eglise naissante ; je me
persuade aisément, âmes saintes et religieuses, que
rappelant en votre mémoire une grâce si signalée ,
vous aurez aussi préparé vos cœurs pour la recevoir
en vous-mêmes, et pour être les temples vivans de ce
Dieu qui descend sur nous. Que si je ne me trompe
pas dans cette pensée ; s'il est vrai , comme je l'es-
père, que le Saint-Esprit vous anime, et que vous
brûliez de ses flammes 5 que puis-je faire de plus con-
l66 POUR LE JOUR
venable pour édifier votre piété, que de vous exhor-
ter, autant que je puis, à conserver cette ardeur di-
vine , en vous disant avec l'apôtre : Spiritum nolite
extinguere : « Gardez -vous d'éteindre l'Esprit m.
Car, mes Sœurs , ce divin Esprit qui est tombé sur
les saints apôtres, sous la forme visible du feu, se
répand encore invisiblement dans tout le corps de
FEglise : il ne descend pas sur la terre pour passer
légèrement sur les cœurs ; il vient établir sa demeure
dans la sainte société des fidèles : jipud vos mane-
bit (0. C'est pourquoi nous apprenons, par les Ecri-
tures , qu'il y a un esprit nouveau (2) , un esprit du
christianisme et de l'Evangile, dont nous devons tous
être revêtus ; et c'est cet esprit du christianisme que
saint Paul nous défend d'éteindre. Il faut donc en-
tendre aujourd'hui quel est cet esprit de la loi nou-
velle qui doit animer tous les chrétiens ; et pour le
comprendre solidement, écoutez, non point mes
paroles, mais les saints enseignemens de l'apôtre,
que je choisis pour mon conducteur. Grand Paul ,
expliquez-nous ce mystère.
Nous voyons par expérience que chaque assem-
blée, chaque compagnie a son esprit particulier;
et quand nos charges ou nos dignités nous donnent
place dans quelque corps, aussitôt on nous avertit
de prendre l'esprit de la compagnie dans laquelle
nous sommes entrés. Quel est donc l'esprit de l'E-
glise , dont notre baptême nous a fait les membres ?
et quel est cet esprit nouveau qui se répand aujour-
d'hui sur les saints apôtres , et qui doit se commu-
niquer à tous les disciples de l'Evangile? Chrétiens,
i^) Joan. XIV. 17. — i"*) Ezech. xi. 19. xxxvi. î»6.
DE LÀ PENTECÔTE. l6-
voici la réponse de l'incorapai able docteur des gen-
tils. Non dédit nobis Deus spiritum timoris ; sed
'virtutis et dilectionis (0 : « Sache, dit-il , ïnon cher
)) Timothe'e , car c'est à lui qu'il e'ciit ces inôts ,
M que Dieu ne nous donne pas un esprit de crainte ;
3) mais un esprit de force et d'amour m : par consé-
quent saint Paul nous enseigne que cet esprit de
force et de charité, c'est le véritable esprit du chris-
tianisme.
Mais il faut entrer plus avant dans le sentiment
de l'apôtre; et pour cela remarquez, Messieurs , que
la profession du christianisme a deux grandes obli*
gâtions que Jésus-Christ nous a imposées. Il oblig«
premièrement ses disciples à l'exercice d'une rude
guerre ; il les oblige secondement à une sainte et
divine paix. Il les prépare à la guerre, quand il les
avertit en plusieurs endroits que tout le monde leur
résistera; c'est pourquoi il veut qu'ils soient violens;
et il les oblige à la paix , lorsque , malgré ces contra-
dictions, il leur ordonne d'être pacifiques. Il les
prépare à la guerre , quand il les envoie « au milieu
3) des loups » ; In medio luporum : et il les oblige
à la paix , quand il veut qu'ils soient « des brebis » ;
Sicut oves (2) : il les prépare à la guerre , quand il
dit dans son Evangile qu'il jette un glaive au milieu
du monde , pour être le signal du combat : Non
'veni pacetn mittere^ sed ^ladium (3) ; et il les oblige
à la paix , quand il promet d'allumer un feu pour
être le principe de la charité : Ignem ireni Tnittére
in terrani (4). Il y a donc une sainte guerre pour coAi-
battre contre le monde , et il y a une paix du chris-
l68 POUR LE JOUE.
lianisme pour nous unir en notre Seigneur. Pour
soutenir de si longs combats, nous avons besoin d'un
esprit de force ; et pour maintenir cette paix , l'es-
prit de charité nous est nécessaire ; c'est pourquoi
saint Paul nous enseigne que « Dieu ne nous donne
5) pas un esprit de crainte, mais un esprit de force
» et de charité (0 » ; et tel est l'esprit du christia-
nisme dont les apôtres ont été remplis.
En effet, considérons attentivement l'histoire de
l'Eglise naissante; qu'y voyons -nous d'extraordi-
naire , et en quoi y remarquons-nous cet esprit du
christianisme ? En ces deux effets admirables , je
veux dire, en la fermeté invincible, et en la sainte
union de tous les fidèles ; et vous le verrez claire-
ment, si vous voulez seulement entendre ce que
saint Luc a dit dans les Actes : « Ils furent remplis
5) de l'Esprit de Dieu » : Repleti sunt omnes Spiritu
sancto ; et de là qu'est- il arrivé? Deux choses que
saint Luc a bien remarquées : Loquebantur cum
fîdiicia (2) : premièrement , « ils parlèrent avec fer-
j) meté » : voyez- vous pas cet esprit de force? Et
il ajoute aussitôt après : « Et ils n'étoient tous qu'un
5) cœur et qu'une ame » : Cor unum et anima una (3);
et c'est l'esprit de la charité. Voilà donc , et n'en
doutez pas, quel est l'esprit du christianisme; voilà
quel étoit l'esprit de nos pères : esprit courageux ,
esprit pacifique ; esprit de fermeté et de résistance ,
esprit de charité et de douceur : esprit qui se met
au-dessus de tout par sa force et par sa vigueur ;
c( esprit qui se met au-dessous de tous par la con-
w descendance de sa charité » : Per charitatem ser-
(0 //. Tim. I. 7. -. W u4ct. IV. 3i. — 13) JiiJ, 32.
DE LA PENTECÔTE. ïGg
Vite inyicem (0. Tel est l'esprit de la loi nouvelle :
« chrétiens , ne l'éteignez pas » : Spiritum nolite
exiinguere (2). Imitez l'Eglise naissante, et la fer-
veur de ces premiers temps , dont je vous dois au-
jourd'hui proposer l'exemple. Conservez cet esprit
de force, par lequel vous pourrez combattre le
monde : conservez cet esprit d'amour, pour vivre
en l'unité' de vos frères dans la paix du christia-
nisme : deux points que je traite en peu de paroles,
avec le secours de la grâce.
PREMIER POINT.
Disojvs donc, avant toutes choses, que les chré-
tiens doivent être forts, et que l'esprit du christia-
nisme est un esprit de courage et de fermeté : car
si nous voyons , dans l'histoire , que des peuples se
vantoient d'être belliqueux ; parce que dès leur
première jeunesse on les préparoit à la guerre, on
les durcissoit aux travaux , on les accoutumoit aux
périls ; combien devons-nous être forts , nous qui
sommes dès notre enfance enrôlés par le saint bap-
tême à une milice spirituelle, dont la vie n'est que
tentation , dont tout l'exercice est la guerre , et qui
sommes exposés au milieu du monde comme dans
un champ de bataille , pour combattre mille enne-
mis découverts , et mille ennemis invisibles ? Parmi
tant de diflicultés et tant de périls qui nous envi-
ronnent, devons-nous pas être nourris dans un es-
prit de force et de fermeté, afin d'être toujours im-
mobiles, malgré les plaisirs qui nous tentent, mal-
gré les afflictions qui nous frappent , malgré les
(0 Gai. V. i3. — W //. Tim. v. 19.
lyO POUR LE JOUR
tempêtes qui nous menacent? Aussi voyons-nous,
dans les Ecritures , que Dieu , pre'voyant les com-
bats où il engageoit ses fidèles , « leur ordonne de
» se renfermer et de demeurer en repos, jusqu'à ce
» qu'il les ait revêtus de force » : Sedete in cwitate j,
quoadusque induamini virlute ex alto (0 ; leur mon-
trant par cette parole, que, pour soutenir les efforts
qui attaquent les enfans de Dieu en ce monde , il
faut une fermeté extraordinaire.
C'est ce qui m'oblige, Messieurs, à vous propo-
ser aujourd'hui trois maximes fondamentales de la
générosité chrétienne, lesquelles vous verrez pra-
tiquées dans l'histoire du christianisme naissant, et
dans la conduite de ces grands hommes que le
Saint-Esprit remplit en ce jour : voici quelles sont
ces maximes, que je vous prie d'imprimer dans
votre mémoire. Mépriser les présens du monde , ses
richesses , ses biens , ses plaisirs ; voilà la première
maxime. Mais parce qu'en refusant les présetis du
inonde, on encourt infailliblement ses disgrâces;
non -seulement mépriser ses biens, mais encore
mépriser sa haine, et ne pas craindre de lui dé-
plaire ; voilà la seconde maxime. Et comme sa haine
étant méprisée se tourne en une fureur implacable ,
non -seulement mépriser sa haine, mais sa rage;
mais ses menaces, et enfin se mettre au-dessus des
maux que la fureur la plus emportée peut faire souf-
frir à notre innocence ; voilà la troisième maxitne :
c'est ce qu'il nous faut expliquer par ordre.
La première maxime de force que nous donne
l'esprit du christianisme, c'est de mépriser les pré-
(') Luc. XXIV. 49-
DE LA PENTECOTE. l'J l
sens du monde; et la raison en est évidente : car
c'est un principe très-indubitable que notre estime
ou notre mépris suivent les idées dont nous sommes
pleins, et les espérances que Ton nous donne.
Voyons donc de quelles idées nous remplit l'esprit
du christianisme, et quels désirs il excite en nous.
Il faut que vous l'appreniez de saint Paul, par ces
excellentes paroles qu'il adresse aux Corinthiens :
Non enini spiritum hujiis mundi accepimus : ce Nous
» n'avons pas reçu l'esprit de ce monde » ; fet par
conséquent concluez que le chrétien véritable n'est
pas plein des idées du monde. Quel esprit avons-
nous reçu? Sed Spiritum qui ex Deo est : « un Es-
)) prit qui est de Dieu m , dit saint Paul , et il en
ajoute cette raison : « Afin que nous sachions, pour-
3) suit-il , toutes les choses que Dieu nous donne » ;
Ut sciamus quœ a Deo donata sunt nobis {^) . Quelles
sont ces choses que Dieu nous donne, sinon l'adop-
tion des enfans, l'égalité avec les anges, l'héritage
de Jésus -Christ, la communication de sa gloire, la
société de son trône? Voilà quelles sont les idées que
le Saint-Esprit imprime en nos amos : il y grave l'idée
d'un bien éternel, d'un trésor qui ne se perd, d'une
vie qui ne finit pas , d'une paix immuable et per-
pétuelle. Si je suis plein de ces grandes choses, et si
j'ai l'esprit occupé d'espérances si relevées, puis -je
estimer les présens du monde ! Car, ô monde, qu'op-
poseras-tu à ces biens infinis et inestimables? Des
plaisirs? mais seront-ils purs? Des honneurs? seront-
ils solides? La faveur? est-elle durable? La fortune?
est-elle assurée? Quelque grand établissement ? es-tu
CO/. Cor. II. la.
17^ POUR LE JOUR
capable de m'en garantir une jouissance paisible, et
me rendras-tu immortel pour posse'der ces biens sans
inquie'tude?quine sait qu'il est impossible? La figure
de ce monde passe; tout ce que les hommes esti-
ment n'est que folie et illusion ; et l'Esprit de grâce
que j'ai reçu , me remplissant des grandes ide'es des
biens éternels qui me sont donnés , m'a élevé au-des-
sus du monde, et ses présens ne me sont plus rien.
Telle est la première maxime de la générosité chré-
tienne.
Mais, fidèles, ce n'est pas assez : si vous n'aimez
pas le monde , il vous haïra , ceux qui méprisent les
présens du monde encourent infailliblement sa dis-
grâce; et il faut ou s'engager avec lui, en recevant
ses faveurs, ou rompre ouvertement ses liens , et ne
pas craindre de lui déplaire ; et c'est la seconde
maxime de l'esprit du christianism e. Car c'est une vé-
rité très-constante, que jamais les hommes ne pro-
duiront rien qui soit digne de l'Evangile et de l'esprit
de la loi nouvelle , tant qu'on n'aura pas le courage
de renoncer à la complaisance , et de se résoudre à
déplaire aux hommes. En effet, considérez, chré-
tiens, les lois tyranniques et pernicieuses que le
monde nous a imposées contre les obligations de
notre baptême. N'est-ce pas le monde qui dit que
de pardonner, c'est foiblesse, et que c'est manquer
de courage, que de modérer son ambition? N'est-ce
pas le monde qui veut que la jeunesse coure aux vo-
luptés , et que l'âge plus avancé n'ait de soin que
pour s'établir, et que tout cède à l'intérêt? N'est-ce
pas une loi du monde, qu'il faut nécessairement
s'avancer, s'il se peut par les bonnes voies, sinon
DE LA Ï»ENTECÔTE. Iij3
s'avancer par quelque façon ; s'il le faut , par la flat-
terie; s'il est besoin, même par le crime? N'est-ce
pas ce que dit le monde? ne sont-ce pas ses lois et
ses ordonnances? Et pourquoi sont -elles suivies?
d'où leur vient cette autorité qu'elles se sont ac-
quise par toute la terre ? est-ce de la raison , ou de
la justice? Mais Je'sus-Christ les a condamnées, et il
a donné tout son sang pour nous délivrer de leur
servitude : d'où vient donc que ces lois maudites
régnent encore par toute la terre , contre la doc-
trine de l'Evangile? Je ne craindrai pas d'assurer
que c'est la crainte de déplaire aux hommes , qui
leur donne cette autorité.
Mais peut-être que vous jugerez que ce n'est pas
à la complaisance qu'il faut imputer tout ce crime ,
et qu'il en faut aussi accuser nos autres inclinations
corrompues. Non, mes Sœurs, je n'accuse qu'elle,
et je m'appuie sur cette raison : car je confesse faci-
lement que nos mauvaises inclinations nous jettent
dans de mauvaises pratiques ; mais je nie que ce
soient nos inclinations qui leur donnent la force de
lois auxquelles on n'ose pas contredire. Ce qui les
érige en force de lois , et ce qui contraint à les sui-
vre, par une espèce de nécessité, c'est la tyrannie
de la complaisance ; parce qu'on a honte de demeu-
rer seul , parce qu'on n'ose pas s'écarter du chemin
que l'on voit battu , parce qu'on craint de déplaire
aux hommes; et on dit pour toute raison : C'est ainsi
qu'on vit dans le monde; il faut faire comme les au-
tres : tellement que ces lois damnables que le monde
oppose au christianisme, il faut quelqu'un pour les
proposer et quelqu'un pour les établir : nos inclina-
1^4 POUR LE JOUR
lions les proposent et nos inclinations les conseillent ;
mais c'est la crainte de déplaire aux hommes qui
leur donne Fautorité souveraine. C'est ce que pré-
yoyoit le divin apôtre, lorsqu'il avertit ainsi les
fidèles : « Vous avez été achetés d'un grand prix ;
» ne vous rendez pas esclaves des hommes » ; Nolite
fieri servi hominum (0. En effet, ne le sens-tu pas
que tu te jettes dans la servitude , quand tu crains
de déplaire aux hommes , et quand tu n'oses résister
à leurs sentimens; esclave volontaire des erreurs
d'autrui.
Chrétiens, ce n'est pas là notre esprit, ce n'est
pas l'esprit du christianisme. Ecoutez l'apôtre saint
Paul , qui nous dit avec tant de force : « Nous n'a-
» vous pas reçu l'esprit de ce monde » : Non enim
spiritum hujus mundi accepimus. Je ne croirai pas
me tromper , si je dis que l'esprit du monde ,
dont parle l'apôtre en ce lieu, c'est la complaisance
mondaine , qui corrompt les meilleures âmes ; qui ,
minant peu à peu les malheureux restes de notre
vertu chancelante, nous fait être de tous les crimes,
non tant par inclination , que par compagnie ; qui ,
au lieu de cette force invincible et de cette fermeté
d'un front chrétien que la croix doit avoir durci
contre toute sorte d'opprobres, les rend si tendres
et si délicats , que nous avons honte de déplaire aux
hommes pour le service de Jésus-Christ. Mon Sau-
veur, ce n'est pas là cet Esprit que vous avez au~
jonrd'hui répandu sur nous : Non enim spiritum
hujus mundi accepimus ; sed Spiritum qui ex Deo
est-' « Nous n'avons pas reçu l'esprit de ce monde,
W /. Cor, VII. 23.
DE LA PENTECÔTE. 1^5
» pour être les esclaves des hommes; mais notre
» Esprit, venant de Dieu même m , nous met au-
dessus de leurs jugemens, et nous fait mépriser leur
haine ; et c'est la seconde maxime de la ge'ne'rosité
du christianisme.
Mais il faut encore s'e'lever plus haut; et la troi-
sième, qui me reste à vous proposer , va faire trem-
bler tous nos sens, et e'tonner toute la nature ; car
c'est elle qui fait dire au divin apôtre : « Qui est ca-
» pable de nous se'parer de la charité de notre Sei-
» gneur? est-ce l'affliction ou l'angoisse? est -ce la
» nudité ou la faim? la persécution ou le glaive?
M mais nous surmontons en toutes ces choses, à cause
») de celui qui nous a aimés m : In lus omnibus supe-
ramus j propter eum qui dilexit nos (0. Ainsi, que
le monde frémisse , qu'il allume par toute la terre
le feu de ses persécutions , la générosité chrétienne
surmontera sa rage impuissante; et je comprends
aisément la cause d'une victoire si glorieuse, par une
excellente doctrine qiie l'apôtre saint Jean nous en-
seigne; « que celui qui habite en nous est plus grand
« que celui qui est dans le monde » : Major est qui
in vobis est, quàm qui in niundo (2). Entendez ici ,
chrétiens, que celui qui est en nous, c'est le Saint-
Esprit que Dieu a répandu en nos cœurs. Et qui ne
sait que cet Esprit tout-puissant est infiniment plus
grand que le monde? Par conséquent, quoi qu'il
entreprenne, et quelques tourmens qu'il prépare,
le plus fort ne cédera pas au plus foible. Le chrétien
généreux surmontera tout; parce qu'il est rempli
d'un Esprit qui est infiniment au-dessus du monde.
CO Rom. vni. 35, 3;. — W /. Joan. ly. 4.
1^6 POtlRLEJÛLR
Ce sont, mes Sœurs, ces fortes pensées qui ont si
long-temps soutenu l'Eglise : elle voyoit tout l'Em-
pire conjuré contre elle : elle lisoit à tous les po-
teaux et à toutes les places publiques les sentences
épouvantables que Ton prononçoit contre ses' en-
fans : toutefois elle n'étoit pas effrayée ; mais sentant
l'esprit dont elle étoit pleine , elle savoit bien main-
tenir cette liberté glorieuse de professer le christia-
nisme ; et quoique les lois la lui refusassent , elle se
la donnoit par son sang : car c'étoit un crime chez
elle de se l'acquérir par une autre voie ; et l'unique
moyen qu'elle proposoit pour secouer ce joug, c'é-
toit de mourir constamment. C'est pourquoi Ter-
tullien s'étonne qu'il y eût des chrétiens assez lâches
pour se racheter par argent des persécutions qui les
menacoient; et vous allez entendre des sentimens
vraiment dignes de l'ancienne Eglise et de l'esprit du
christianisme. Christianus pecuniâ salwus est ; et in
hoc nummos habet ne patiatur^ dum adversïis Deum
erit dwes : « O honte de l'Eglise, s'écrie ce grand
» homme , un chrétien sauvé par argent , un chré-
» tien riche pour ne souffrir pas ! a-t-il donc oublié,
» dit-il, que Jésus s'est montré riche pour lui par
5) l'effusion de son sang « ? u^t enim Christus sanguine
fuit dives pro illo (0. Ne vous semble-t-il pas qu'il
lui dise : Toi, qui t'es voulu sauver par ton or, dis-
moi, chrétien, où étoit ton sang? n'en avois-tu plus
dans tes veines, quand tu as été fouiller dans tes
coffres pour y trouver le prix honteux de ta liberté?'
sache qu'étant rachetés par le sang, étant délivrés
par le sang, nous ne devons point d'argent pour
(«) Defug. in persecut. n. i a.
nos
DE LA PENTECOTE. I^n
nos vies, nous n'en devons point pour nos libertés;
et notre sang nous doit garder celle que le sang de
Je'sus-Christ nous a me'ritée : Sanguine empli, san-
guine muneraii j nulluni nummum pro capite deBe-
mus (0. Ceux qui vivent en cet esprit, ce sont, mes
Sœurs, les vrais chrétiens, et ce sont les vrais suc*
cesseurs de ces hommes incomparables que l'esprit
de force remplit aujourd'hui : car il est temps de
venir à eux, et de vous montrer dans leurs actions^
ces trois maximes que j'ai expliquées.
Et premièrement regardez comme ils méprisent
les présens du monde : aussitôt qu'ils sont chrétiens,
ils ne veulent plus être riches. Voyez ces nouveaux
convertis, avec quel zèle ils vendent leurs biens, et
comme ils se pressent autour des apôtres, « pour
M jeter tout leur argent a leurs pieds » : Ponebant
ante pedes apostolorum (^). Où vojis pouvez aisé-
ment connoître le mépris qu'ils font des richesses :
car , comme remarque saint Jean-Chrysostôme (3) ,
judicieusement à son ordinaire, ils ne les mettent
pas dans les mains, mais ils les apportent aux pieds
des apôtres; et en voici la véritable raison. S'ils
croy oient leur faire un présent honnête, ils les leur
donneroient dans leurs mains; mais en les jetant à
kurs pieds, ne semble-t-il pas qu'ils nous veulent
dire que ce n'est pas tant un présent qu'ils font ,
qu'un fardeau inutile dont ils se déchargent ? et tout
ensemble n'admirez -vous pas comme ils honorent
les saints apôtres ? O apôtres de Jésus-Christ , c'est
(0 Tertull. Defug. in persecut. n.ii. — {*) Act. iv, 35. — (3) In
Act.ALpost. Hom. xi, ti. i, tom. ix,p, 90. In Epist. ad Rom. Hom,
vu, n. 8, ibid.p. 494.
BossuET. XIV. la
1-^8 POUR LE JOUR
VOUS qui êtes les vainqueurs du inonde; et voilà
qu'on met à vos pieds les dépouilles du monde
vaincu , ainsi qu'un trophée magnifique qu'on érige
à votre victoire. D'où vient à ces nouveaux chré-
tiens un si grand mépris des richesses, sinon qu'ils
commencent à se revêtir de l'esprit du christianisme,
et que l'idée des biens éternels leur ôte l'estime des
biens périssables ? G'étoit la première maxime , mé-
priser les présens du monde.
Je vois que vous admirez ces grands hommes ,
vous êtes étonnés de leur fermeté ; toutefois tout ce
que j'ai dit n'est qu'un foible commencement ; nos
braves et invincibles lutteurs ne sont pas entrés au
combat; ils n'ont fait encore que se dépouiller,
quand ils ont quitté leurs richesses : ils vont com-
mencer à venir aux prises , en attaquant la haine du
monde. C'est ici qu'il faut avoir les yeux attentifs.
Certainement , chrétiens , c'étoit une étrange ré-
solution que de prêcher le nom de Jésus dans la ville
de Jérusalem. Il n'y avoit que cinquante jours que
tout le monde crioit contre lui : « Qu'on l'ôte ,
» qu'on l'ôte, qu'on le crucifie (0 ». Cette haine
cruelle et envenimée vivoit encore dans le cœur des
peuples; prononcer seulement son nom , c'étoit cho-
quer toutes les oreilles; le louer, c'étoit un blas-
phème : mais publier qu'il est le Messie , prêcher sa
glorieuse résurrection , n'étoit - ce pas porter les
esprits jusqu'à la dernière fureur? Tout cela n'arrête
pas les apôtres *. Oui, nous vous prêchons, disoient-
ils, et (( que toute la maison d'Israël le sache, que
» le Dieu de nos pères a ressuscité, et a fait asseoir
» à sa droite ce Jésus que vous avez mis en croix W »•
^') Joan. XIX. i5.— W Act. ii. 36.
DE LA PENTECOTE. I<yg
Et parce qu'ils avoient cru s'excuser de la mort de
cet innocent , en le livrant aux mains de Pilate, ils
ne leur dissimulent pas que cette excuse augmente
leur faute : « Car Pilate, disent-ils, a voulu le sau-
» ver, et c'est vous qui l'avez perdu (0 ». Et voyez
comme ils exagèrent leur crime : « Vous avez renié
» le Saint et le Juste , et vous avez demandé la grâce
» d'un voleur et d'un meurtrier, et vous avez fait
5) mourir l'auteur de la vie (^) ». Est-il rien de plus
véhément pour confondre leur ingratitude, que de
leur mettre devant les yeux toute Thorreur de cette
injustice , d'avoir conservé la vie à celui qui i'ôtoit
aux autres par ses homicides , et tout ensemble de
l'avoir ôté à celui qui la donnoit par sa grâce ? et
pendant qu'ils disoient ces choses, combien voyoient-
ils d'hommes irrités dont la rage frémissoit contre
eux? Mais ces grandes âmes ne s'étonnoient pas, et
c'étoit une des maximes de l'esprit qui les possédoit,
de ne pas craindre de déplaire aux hommes.
Passons maintenant plus avant, et voyons-leur
vaincre les menaces de ceux .dont ils ont méprisé la
haine ; c'est la dernière maxime. On les prend , on
les emprisonne, on les fouette inhumainement; « on
» leur ordonne, sous de grandes peines, de ne plus
a prêcher en ce nom » ; In nomine hoc (3) : car ,
Messieurs , c'est ainsi qu'ils parlent ; en ce nom
odieux au monde, et qu'ils craignent de prononcer,
tant ils l'ont en exécration. A cela, que répondent
les apôtres? Une parole toute généreuse : Non pos-
sumusi^) : « Nous ne pouvons pas, nous ne pouvons
» pas nous taire des choses dont nous sommes té-
CO Act. m, i3. — W Ibid. i4, i5. — ^3) ^ct. ly. 17. — (4) UiJ. 20.
l80 POUR LE JOUR
» moins oculaires ». Et remarquez ici, chre'tiens,
qu'ils ne disent point : Nous ne voulons pas; car
ils sembleroient donner espérance qu'on pourroit
changer leur résolution : mais de peur qu'on attende
d'eux quelque chose indigne de leur ministère , ils
disent tous d'une même voix : Ne tentez pas l'impos-
sible ; Non possumus ; « nous ne pouvons pas m.
C'est ce qui confond leurs juges iniques.
C'est ici que ces innocens font le procès à leurs
propres juges , qu'ils effraient ceux qui les menacent^
et qu'ils abattent ceux qui les frappent : car écoutez
ces juges iniques , et voyez comme ils parlent entre
eux dans leur criminelle assemblée. Quid faciejnus
hominibus ùtisi^) ? « Que pouvons-nous faire à ces
M hommes » ? Voici un spectacle digne de vos yeux :
dès la première prédication , trois mille hommes
viennent aux apôtres, et touchés de pénitence, leur
disent : « Nos chers frères, que ferons-nous » ? Quid
faciemus , Diri fratres (2)? D'autre part les princes
des prêtres, les scribes et les pharisiens les appellent
à leur tribunal ; là, étonnés de leur fermeté et ne
sachant que résoudre, ils disent : « Que ferons-nous
» à ces hommes » ? Quid faciemus hominibus istis ?
Ceux qui croient et ceux qui contredisent, tous deux
disent : « Que ferons-nous » ? mais avec des senti-
mens opposés; les uns par obéissance, et les autres
par désespoir ; les uns le disent pour subir la loi , et
les autres le disent de rage de ne pouvoir pas la
donner. Avez-vous jamais entendu une victoire plus
glorieuse ? Il n'y a que deux sortes d'hommes dans
la ville de Jérusalem, dont les uns croient, les autres
(0 Act. ly. i6. — W Ibid. II. 37.
DE LA PENTECÔTE. igl
résistent : ceux-là suivent les apôtres et s'abandonnent
à leur conduite : Nos frères, que ferons-nous ? ordon-
nez : et ceux mêmes qui les contredisent , et qui
veulent les exterminer, ne savent néanmoins que
leur faire : Que ferons-nous à ces hommes? Ne
voyez-vous pas qu'ils jettent leurs biens, et qu'ils
sont prêts de donner leurs âmes? les promesses ne
les gagnent pas, les injures ne les troublent pas , les
menaces les encouragent , les supplices les rejouis-
sent : Quid faciemus ? <f Que leur ferons -nous » ?
O Eglise de Je'sus-Christ , je nai plus de peine à
comprendre que les tiens, en prêchant, en souffrant,
en mourant , couvriront les tyrans de honte , et
qu'un jour ta patience forcera le monde à changer
les lois qui te condamnoient; puisque je vois que dès
ta naissance tu confonds de'jà tous les magistrats et
toutes les puissances de Je'rusalem par la seule fer-
meté de cette parole : Non possumus : « Nous ne
5) pouvons pas ».
Mais, saints disciples de Jésus-Christ , quelle est
cette nouvelle impuissance ? Vous trembliez en ces
derniers jours, et le plus hardi de la troupe a renié
lâchement son maître; et vous dites maintenant :
Nous ne pouvons pas. Et pourquoi ne pouvez-vou?
pas? C'est que les choses ont été changées; un feu
céleste est tombé sur nous , une loi a été écrite en
nos cœurs, un Esprit tout -puissant nous presse;
charmés de ses attraits infinis , nous nous sommes
imposés nous-mêmes une bienheureuse nécessité
d'aimer Jésus-Christ plus que notre vie -, c'est pour-
quoi nous ne pouvons plus obéir au monde : nous
pouvons souffrir , nous pouvons mourir ; mais nous
l82 POUR LE JOUR.
ne pouvons pas trahir l'Evangile, et dissimuler ce
que nous savons : Non posswnus ea quœ vidimus et
audwimus non loqui (0.
Voilà, Messieurs, quels étoient nos pères; tel est
l'esprit du christianisme , esprit de fermeté et de ré-
sistance , qui se met au-dessus des présens du monde,
au-dessus de sa haine la plus animée , au-dessus de
ses menaces les plus terribles : c'est par cet esprit
généreux que l'Eglise a été fondée ; c'est dans cet
esprit qu'elle s'est nourrie; chrétiens, ne l'éteignez
pas : Spiritwn nolite extinguere. Quand on tâche de
nous détourner de la droite voie du salut, quand
le monde nous veut corrompre par ses dangereuses
faveurs, et par le poison de sa complaisance , pour-
quoi n'osons-nous résister? Si nous nous vantons
d'être chrétiens, pourquoi craignons-nous de dé-
plaire aux hommes ? et que ne disons-nous avec les
apôtres ce généreux « Nous ne pouvons pas » ? Mais
l'usage de cette parole ne se trouve plus parmi nous :
il n'est rien que nous ne puissions pour satisfaire
notre ambition et nos passions déréglées. Ne faut-il
que trahir notre conscience, ne faut -il qu'aban-
donner nos amis , ne faut-il que violer les plus saints
devoirs que la religion nous impose ; Possumus ^
nous le pouvons; nous pouvons tout pour notre for-
tune, nous pouvons tout pour nous agrandir: mais
s'il faut servir Jésus-Christ, s'il faut nous résoudre
de nous séparer de ces objets qui nous plaisent trop,
s'il faut rompre ces attachemens et briser ces liens
trop doux ; c'est alors que nous commençons de ne
rien pouvoir : Non possumus : « Nous ne pouvons
(») Act. lY. 20.
DE LA PENTECÔTE. l83
» pas ». Que sert donc de dire aujourd'hui à la plu-
part de mes auditeurs, « N'e'teignez pas l'esprit de
3) la grâce» ? Il est e'teint, il n'y en a plus; cet esprit
de fermeté chrétienne ne se trouve plus dans le
monde : c'est pourquoi les vices ne sont pas repris;
ils triomphent, tout leur applaudit ; et de ce grand
feu du christianisme , qui autrefois a embrasé tout
le monde , à peine en reste-t-il quelques étincelles.
Tâchons donc de les rallumer en nous-mêmes, ces
étincelles à demi-éteintes et ensevelies sous la cendre.
Chrétiens , quoi qu'on nous propose , soyons fer-
mes en Jésus-Christ , et dans les maximes de son
Evangile. Pourquoi veut-on vous intimider par la
perte des biens du monde? Tertullien a dit un beau
mot que je vous prie d'imprimer dans votre mé-
moire. Non admitlit statiis Jidei nécessitâtes (0 :
« La foi ne connoît point de nécessités ». Vous per-
drez ce que vous aimez ; est-il nécessaire que je le
possède ? votre procédé déplaira. aux hommes; est-
il nécessaire que je leur plaise? votre fortune sera
ruinée ; est-il nécessaire que je la conserve^? Et
quand notre vie même seroit en péril; mais l'infinie
bonté de mon Dieu n'expose pas notre lâcheté à
des épreuves si difficiles; quand notre vie même se-
roit en péril, je vous le dis encore une fois, la foi
ne connoît point de nécessités; il n'est pas même
nécessaire que vous viviez, mais il est nécessaire que
vous serviez Dieu : et quoi qu'on fasse, quoi qu'on
entreprenne, que l'on tonne, que l'on foudroie, que
l'on mêle le ciel avec la terre, toujours sera -t- il
véritable qu'il ne peut jamais y avoir aucune né-
(^)Z?e Cor.n, ii.
l84 POUR LE JOL' R
cessité de pécher ; « puisqu'il n'y a parmi les fidèles
3) qu'une seule nécessité, qui est celle de ne pécher
M pas » : JYuUa est nécessitas delinquendi , quihus
una est nécessitas non delinquendi (0. Méditons ces
fortes maximes de l'Evangile de Jésus-Christ; mais
ne songeons pas tellement à la fermeté chrétienne ,
que nous oubliions les tendresses de la charité fra-
ternelle, qui est la seconde partie de l'esprit du
christianisme.
SECOND POINT.
Il pourroit sembler^ chrétiens, que l'esprit du
christianisme, en rendant nos pères plus forts, les
auroit en même temps rendus moins sensibles, et
que la fermeté de leur ame auroit diminué quelque
chose de la tendresse de leur charité. Car , soit que
ces deux qualités, je veux dire la douceur et le grand
courage, dépendent de complexions différentes, soit
que ces hommes nourris aux alarmes, étant accou-
tumés de long -temps à n'être pas alarmés de leurs
périls, ni abattus de leurs propres maux, nepuissent
pas être aisément émus de tous les autres objets qui
les frappent ; nous voyons assez ordinairement que
ces forts et ces intrépides prennent dans les hasards
de la guerre je ne sais quoi de moins doux et de
moins sensible, pour ne pas dire de plus dur et de
plus rigoureux.
Mais il n'en est pas de la sorte de nos généreux
chrétiens : ils sont fermes contre les périls ; mais ils
sont tendres à aimer leurs frères, et l'Esprit tout-
puissant qui les pousse , sait bien le secret d'accor-
(0 De Cor.n. ii.
I
DE LÀ PENTECÔTK. l85
der de plus opposées contrariéte's. C'est pourquoi
nous lisons dans les Ecritures que le Saint-Esprit
forme les fidèles de deux matières bien différentes.
Premièrement il les fait d'une matière molle, quand
il dit par la bouche d'Ezéchiel : Dabo vobis cor
carneum (0 : « Je vous donnerai un cœur de chair » ;
et il les fait aussi de fer et d'airain , quand il dit à Jé-
rémie : « Je t'ai mis comme une colonne de fer et
;) comme une muraille d'airain » : Dédite in colum-
nani ferreani j, et in murum œreuni {'^). Qui ne voit
qu'il les fait d'airain , pour résister à tous les pé-
rils ; et qu'en même temps il les fait de chair pour
être attendris par la charité? et de même que ce feu
terrestre partage tellement sa vertu qu'il y a des
choses qu'il fait plus fermes, et qu'il y en a d'autres
qu'il rend plus molles; il en est à peu près de même
de ce feu spirituel qui tombe aujourd'hui. Il affermit
et il amollit, mais d'une façon extraordinaire; puis-
que ce sont les mêmes cœurs des disciples, qui sem-
blent être des cœurs de diamant par leur fermeté
invincible , qui deviennent des cœurs humains et des
cœurs de chair par la charité fraternelle. C'est l'ef-
fet de ce feu céleste , qui se repose aujourd'hui sur
eux. 11 amollit les cœurs des fidèles ; il les a , pour
ainsi dire, fondus; il les a saintement mêlés; et les
faisant couler les uns dans les autres, par la com-
munication de la charité , il a composé de ce beau
mélange cette merveilleuse unité de cœur, qui nous
est représentée dans les Actes en ces mots : Multiiu-
dinis auteni credentiuni erat cor unum et anima
una (5) : « Dans toute la société des fidèles , il n'y
(0 Ezech. XXXVI. 26. — W Jerem. i, i8. — C^) Act. iv. 32.
l86 POUR LE JOUR
» avoit qu'un cœur et une ame » r c'est ce qu'il nous
faut expliquer.
Je pourrois dévelopj>er en ce lieu les principes
très-relevés de cette belle théologie, qui nous en-
seigne que le Saint-Esprit étant le lien éternel du
Père et du Fils, c'est à Jui qu'il appartenoit d'être
le lien de tous les fidèles ; et qu'ayant une force d'u-
nir infinie , il les a unis en effet d'une manière en-
core plus étroite que n'est celle qui assemble les par-
ties du corps. Mais supposant ces vérités saintes,
et ne voulant pas entrer aujourd'hui dans cette haute
théologie , je me réduis à vous proposer une maxime
très-fructueuse de la charité chrétienne, qui résulte
de cette doctrine : c'est qu'étant persuadés par les
Ecritures que nous ne sommes qu'un même corps
parla charité, nous devons nous regarder, non pas
en nous-mêmes, mais dans l'unité de ce corps, et
diriger par celte pensée toute notre conduite à l'é-
gard des autres. Expliquons ceci plus distinctement,
j^ar l'exemple de cette Eglise naissante qui fait le
sujet de tout mon discours.
Je remarque donc dans les Actes, où son histoire
nous est rapportée , deux espèces de multitude.
Quand le Saint-Esprit descendit, il se fit première-
ment une multitude assemblée par le bruit et par
le tumulte. On entend du bruit , on s'assemble ;
mais quelle est celte multitude? Voici comme l'ap-
pelle le texte sacré; « Une multitude confuse « :
Convenu multitudo , et mente confusa est (i). Toutes
les pensées y sont différentes ; les uns disent :
« Qu'est-ce que ceci? les autres en font une rail^
{')AcL n. 6, 13, i3.
DE LÀ PENTECÔTE. 187
» leiie : Ils sont ivres » , ils ne le sont pas; voilà une
multitude confuse. Mais je vois quelque temps après
une multitude bien autre, une multitude tranquille,
une multitude ordonnée, où tout conspire au même
dessein , « où il n'y a qu'un cœur et qu'une ame « :
Multitudinis credenlium erat cor ununi et anima
iina. D'où vient, mes Sœurs, cette diffe'rence? C'est
que, dans cette première assemble'e, chacun se re-
garde en lui-même, et prend ses pense'es ainsi qu'il
lui plaît , suivant les mouvemens dont il est poussé :
de là vient qu'elles sont diverses , et il se fait une
multitude confuse , multitude tumultueuse. Mais
dans cette multitude des nouveaux croyans, nul ne
se regarde comme détaché ; on se considère comme
dans le corps où l'on se trouve avec les autres; on
prend un esprit de société, esprit de concorde et
de paix; et c'est l'esprit du christianisme qui fait une
multitude ordonnée , où il n'y a qu'un cœur et une
ame.
Qui pourroit vous dire , mes Sœurs , le nombre
infini d'effets admirables que prochiit cette belle
considération , par laquelle nous nous regardons ,
non pas en nous-mêmes, mais en l'unité de l'E-
glise? Mais parmi tant de grands effets, je vous
prie retenez-en deux , qui feront le fruit de cet en-
tretien : c'est qu'elle extermine deux vices , qui sont
les deux pestes du christianisme; l'envie et la dureté.
L'envie, qui se fâche du bien des autres; la dureté,
qui est insensible à leurs maux : l'envie, qui nous
pousse à ruiner nos frères; et l'esprit d'intérêt, qui
nous rend coupables de la misère qu'ils souffrent
par un refus cruel .
I
l8B POUR LE JOUR
Et premièrement, clire'tiens, la malignité de l'en-
vie n'est pas capable de troubler les âmes qui savent
bien se considérer dans cette unité de l'Eglise ; et
la raison en est évidente : car l'envie ne naît en nos
cœurs que du sentiment de notre indigence, lorsque
nous voyons dans les autres ce que nous croyons
qui nous manque. Or si nous voulons nous considérer
dans cette unité de l'Eglise , il ne reste plus d'indi-
gence , nous nous y trouvons infiniment riches ; par
conséquent l'envie est éteinte. Celle-là , dites-vous ,
a de grandes grâces , elle a des talens extraordi-
naires pour la conduite spirituelle : la nature qui
s'en inquiète, croit que son éclat diminue le nôtre;
quels remèdes contre ces pensées , qui attaquent
quelquefois les meilleures âmes? Ne vous regardez
pas en vous-mêmes, c'est là que vous vous trouverez
indigente : ne vous comparez pas avec les autres ,
c'est là que vous verrez l'inégalité ; mais regardez ,
et vous et les autres dans l'unité du corps de l'E^
glise : tout est à vous dans cette unité , et par la fra-
ternité chrétienne tous les biens sont communs entre
les fidèles. C'est ce que j'apprends de saint Augustin
par ces excellentes paroles. Mes Frères, dit-il, ne
vous plaignez pas s'il y a des dons qui vous man-
quent : « Aimez seulement l'unité, et les autres ne
3) les auront que pour vous « : Si amas unitatem j
etiam tibi habet quisquis in illa habet aliquid (0. Si
la main avoit son sentiment propre , elle se réjoui-
roit de ce que l'œil éclaire, parce qu'il éclaire pour
tout le corps-, et l'œil n'envieroit pas à la main, ni
sa force , ni son adresse qui le sauve lui-même en
(0 In Joan. Tract, X2LX1I, n.Sytom, m j part, ii, coL SiS.
DE LA PEWTECUTE. 189
tant de rencontres. Voyez les apôtres du Fils de
Dieu : autrefois ils étoient toujours en querelle au
sujet de la primauté ; mais depuis que le Saint-Es-
prit les a fait un cœur et une ame, ils ne sont plus
jaloux ni contentieux. Ils croient tous parler par
saint Pierre , ils croient présider avec lui ; et si son
ombre guérit les malades, toute l'Eglise prend part
à ce don et s'en glorifie en notre Seigneur. Ainsi ,
mes Frères, dit saint Augustin , ne nous regardons
pas en nous-mêmes; aimons l'unité du corps de l'E-
glise, aimons-nous nous-mêmes en cette unité, les
richesses de la charité fraternelle suppléeront le dé-
faut de noire indigence , et ce que nous n'avons pas
en nous-mêmes nous le trouverons très-abondam-
ment dans cette unité merveilleuse : Si amas unita-'
tem , etiam iibi habet quisquis in illa habet aliquid.
Voilà le moyen d'exclure l'envie. Toile inv^idiam^ et
tuuni est quod habeo : tollam invidiam , et meum est
quodhabes (0 : « Otez l'envie, ce que j'ai est à vous,
» ce que vous avez est à moi ; tout est à vous par
» la charité ». Dieu vous donne des grâces extraor-
dinaires; ah! mon Frère, je m'en réjouis, j'y veux
prendre part avec vous , j'en veux même jouir avec
vous dans l'unité du corps de l'Eglise. L'envie seule
nous peut rendre pauvres ; parce qu'elle seule nous
peut priver de cette sainte communication des biens
de l'Eglise.
Mais si nous avons la consolation de participer
aux biens de nos frères, quelle seroit notre dureté
si nous ne voulions pas ressentir leurs maux ? et c'est
ici qu'il faut déplorer le misérable état du christia-
CO LocQ mox cit.
1Ç)0 POUR LE JOUR
nisme. Avons-nous jamais ressenti que nous sommes
les membres d'un corps? Qui de nous a langui avec
les malades? qui de nous a pâti avec les foibles? qui
de nous a souffert avec les pauvres? Quand je consi-
dère, fidèles, les calamite's qui nous environnent,
la pauvreté' , la de'solation , le désespoir de tant de
familles ruine'es ; il me semble que de toutes parts il
s'e'lèvô un cri de misère à l'entour de nous , qui de-
vroit nous fendre le cœur, et qui peut-être ne frappe
pas nos oreilles. Car, ô riche superbe et impitoya-
ble, si tu entendois cette voix, pourroit-elle pas ob-
tenir de toi quelque retranchement médiocre des
superfluités de ta table? pourroit-elle pas obtenir
qu'il y eût quelque peu moins d'or dans ces riches
ameublemens dans lesquels tu te glorifies? Et tu ne
sens pas, misérable, que la cruauté de ton luxe ar-
rache l'ame à cent orphelins, auxquels la Providence
divine a assigné la vie sur ce fonds.
Mais peut-être que vous me direz qu'il se fait des
charités dans l'Eglise. Chrétiens , quelles charités !
quelques misérables aumônes, foibles et inutiles se-
cours d'une extrême nécessité, que nous répandons
d'une main avare, comme une goutte d'eau sur un
grand brasier , ou une miette de pain dans la faim
extrême. La charité ne donne pas de la sorte : elle
donne libéralement, parce qu'elle sent la misère,
parce qu'elle s'afflige avec l'affligé, et que soulageant
le nécessiteux, elle-même se sent allégée. C'est ainsi
qu'on vivoit dans ces premiers temps où j'ai tâché
aujourd'hui de vous rappeler. Quand on voyoit un
pauvre en l'Eglise, tous les fidèles étoient touchés;
aussitôt chacun s'accusoit soi-même j chacun regar-
DE LA PENTECOTE. IQÎ
doit la misère de ce pauvre membre affligé comme
la honte de tout le corps , et comme un reproche
sensible de la dureté des particuliers : c'est pour-
quoi ils mettoient leurs biens en commun, de peur
que personne ne fût coupable de Tindigence de l'un
de ses frères (0. Et Ananias ayant méprisé cette loi
que la charité avoit imposée , il fut puni exemplai-
rement comme un infâme et comme un voleur,
quoiqu'il n'eût retenu que son propre bien : de là
vient qu'il est nommé par saint Chrysoslôme « le vo-
» leur de son propre bien » ; Rerum suarumfur (^).
Tremblons donc, tremblons, chrétiens; et étant
imitateurs de son crime, appréhendons aussi son
supplice.
Et que l'on ne m'objecte pas que nous ne sommes
plus tenus à ces lois, puisque cette communauté ne
subsiste plus : car quelle est la honte de cette pa-
role? Sommes-nous encore chrétiens, s'il n'y a plus
de communauté entre nous? Les biens ne sont plus
en commun; mais il sera toujours véritable que la
charité est conmiune , que la charité est compatis-
sante, que la charité regarde les autres. Les biens
ne sont donc plus en commun par une commune
possession ; mais ils sont encore en commun par la
communication de la charité : et la Providence di-
vine, en divisant les richesses aux particuliers, a
trouvé ce nouveau secret de les remettre en com-
mun par une autre voie , lorsqu'elle en commet la
dispensation à la charité fraternelle, qui regarde
toujours l'intérêt des autres.
(0 Act. y. ij et seq. — W In Act. Apost. Hom. xii, n. i, tom.
192 POURLEJOUR
Tel est l'esprit du christianisme : chrétiens , n e'-
teignez pas cet esprit; et si tout le monde Fëteint ,
âmes saintes et religieuses , faites qu'il vive du moins
parmi vous. C'est dans vos saintes sociétés que l'on
voit encore une image de cette communauté chré-
tienne que le Saint-Esprit avoit opérée : c'est pour-
quoi vos maisons ressemblent au ciel ; et comme la
pureté que vous professez vous égale en quelque
sorte aux saints anges; de même ce qui unit vos
esprits, c'est ce qui unit aussi les esprits célestes,
c'est-à-dire, un désir ardent de servir votre commun
Maître : vous n'avez toutes qu'un même intérêt, tout
est commun entre vous ; et ce mot si froid de mien
et de tien, qui a fait naître toutes les querelles et
tous les procès , est exclu de votre unité. Que reste-t-il
donc maintenant ? sinon qu'ayant chassé du milieu
de vous la semence des divisions , vous y fassiez ré-
gner cet esprit de paix, qui sera le nœud de votre
concorde, l'appui immuable de votre foi, et le gage
de votre immortalité. Amen.
IIV
DE LA PEIVTECÔtE. 1^3
Iir SERMON
POUH ^
LE JOUR DE LA PENTECÔTE,
PRECHE DEVANT LA REINE.
Caractère des hommes spirituels que le Saint - Esprit forme au-
jourd'hui. Esprit de fermeté et de vigueur, nécessaire pour se sou-
tenir dans la vie chrétienne. Combien notre extrême délicatesse est
opposée à la fermeté et au courage des premiers chrétiens. Persé-
cution du monde : quelles sont ses maximes et les armes qu'il emploie
pour abattre ceux qui lui résistent. D'oii vient notre insensibilité pour
les maux des autres. Envie et esprit d'intérêt , deux péchés princi-
paux que le Sainl-Esprit reprend : leurs funestes suites : remèdes à
ces deux défauts.
Ciim venerit Paracletus, arguet mundum de peccato.
Quand V Esprit de vérité viendra ^il convaincra le mondé
de péché, Joan. xvi. 8.
V^oMME les hommes ingrats ont péché dès le com-
mencement du monde contre Dieu qui les a créés ,
Dieu aussi les a convaincus de péché dès le commen-
cement du monde. lia convaincu les pécheurs, lors-
qu'il a chassé nos premiers parens du paradis de dé-
lices; lorsqu' écoutant la voix du sang d'Abel, il a
fait errer par tout l'univers le parricide Gain , tou-
BOSSUET. XIV. 16
194 POUR LE JOUR
jours fugitif et toujours tremblant; lorsque, par un
déluge universel, il a puni une corruption univer-
selle. Dieu a repris les pe'cheurs d'une manière plus
claire et plus convaincante, lorsqu'il a donné sa
loi à son peuple par l'entremise de Moïse , et lorsque ,
dans l'ancien Testament, il a exercé tant de fois une
justice si ï%oureuse contre ceux qui ont transgressé
une loi si sainte et si juste. Gomme les hommes
avoient rejeté ce que Dieu avoit commandé par la
bouche de Moïse et des prophètes; il a enfin envoyé
son propre Fils, qui est venu en personne, pour
condamner les péchés du monde, et par sa doctrine
céleste , et par l'exemple de sa vie irréprochable , et
par une autorité qui est autant au-dessus de celle de
Moïse et des prophètes, que la dignité du fils sur-
passe la condition des serviteurs. Après que le Père
et le Fils avoient condamné les péclieurs , il falloit
que le Saint-Esprit vînt encore les convaincre ; et
Jésus-Christ nous enseigne qu'il est descendu en ce
jour pour accomplir cet ouvrage : « Quand cet Es-
3) prit, dit-il, sera venu, il convaincra le monde de
» péché )). J'ai dessein de vous expliquer ce qu'a fait
aujourd'hui le Saint-Esprit, pour convaincre les pé-
cheurs; quelle est cette façon particulière de re-
prendre les péchés , qui lui est attribuée dans notre
Evangile, et de quel châtiment sera suivie une con-
viction si manifeste : mais pour traiter avec fruit une
matière si importante , j'ai besoin des lumières de ce
même Esprit , que je vous prie de demander avec
moi par l'intercession de la sainte Vierge. Ave,
L'ouvrage du Saint-Esprit , celui que les saintes
DE LA PENTECÔTE. 1^5
Ecritures lui attribuent en particulier, c'est d'agir
secrètement dans nos cœurs, de nous changer au
dedans , de nous renouveler dans l'intérieur, et de
reformer par ce moyen nos actions extérieures. J'ai
dessein de vous faire voir que l'opération du Saint-
Esprit dans les apôtres , et dans les premiers chré-
tiens, convainc le monde de péché : mais comme
nous ne connoissons ce qui se passe dans les cœurs ,
que par les œuvres , et qu'il seroit malaisé de vo«s
faire ici le dénombrement de tous les effets de la
grâce; je m'attacherai, Messieurs, à deux effets prin-
cipaux que la grâce du Saint-Esprit produit dans les
hommes qu'elle renouvelle , et qui ont éclaté prin-
cipalement après la descente du Saint-Esprit dans
les premiers chrétiens et dans l'Eglise naissante.
Les hommes naturellement se laissent amollir par
les plaisirs, ouaffoiblirpar la crainte et parla dou-
leur : mais ces hommes spirituels que le Saint-Esprit
a formés , je veux dire les apôtres , les premiers fi-
dèles; timides auparavant, ils ont abandonné lâche-
ment leur Maître par une fuite honteuse, et le plus
hardi de tous a eu la foiblesse de le renier : aujour-
d'hui que le Saint-Esprit les a revêtus de force , ce
sont des hommes nouveaux, que ni la crainte ni la
douleur, ni les plus dures épreuves, ni la violence
des coups, ni l'indignité des affronts ne sont plus
capables d'émouvoir, et d'empêcher de rendre à la
face de tout l'univers un glorieux témoignage à Jé-
sus-Christ ressuscité. Tel est le premier caractère des
hommes spirituels que je dois aujourd'hui vous re-
présenter : ils sont pleins d'un esprit de force , qui
triomphe du monde et de sa puissance.
1^6 POU 11 LE JOUR
Mais voici mi second effet qui n'est pas moins
mei-veilleux : au lieu qu'on voit ordinairement les
hommes si attachés à leurs intérêts, que pourvu
qu'ils soient à leur aise , ils regardent les maux des
autres avec une souveraine tranquillité; les apôtres
et les premiers chrétiens , ces créatures nouvelles que
le Saint-Esprit a formées, attendris par la charité
qu'il a répandue dans les cœurs , ne sont plus « qu'un
» cœur et qu'une ame » : Cor iinum et anima una (0 ,
comme il est écrit dans les Actes; et touchés des maux
qu'endurent les pauvres , ils ne craignent pas de
vendre leurs biens , pour établir parmi eux une com-
munauté bienheureuse. Tels sont les deux caractères
dont le Saint-Esprit a marqué les hommes qu'il
forme en ce jour. Invincibles, inébranlables, in-
sensibles en quelque sorte à leurs propres maux
par l'esprit de force qui les a remplis, sensibles
aux maux de leurs frères par les entrailles de la
charité fraternelle ; ils condamnent notre foiblesse
qui ne veut rien souffrir pour l'amour de Dieu ; ils
convainquent notre dureté qui nous rend insensi-
bles aux maux de nos frères : ainsi , par l'opération
du Saint-Esprit, le monde est convaincu de péché.
Considérons attentivement cette double conviction;
et voyons avant toutes choses notre foiblesse con-
damnée par cet esprit de force et de fer meté qui pa-
roît dans les apôtres et dans l'Eglise naissante.
PREMIER POINT.
Que l'esprit du christianisme soit un esprit de
courage et de force , un esprit de fermeté et de vi-
(0 Act, lY. Sa.
DE LA PENTECÔTE. If)n
gueur, nous le comprendrons aisément, si nous
considérons que la vie chrétienne est un combat
continuel. Double combat, double guerre, comme
dans un champ de bataille , pour combattre mille
ennemis découverts, et mille ennemis invisibles. Si
la vie chrétienne est un combat continuel, dong
l'esprit du christianisme est un esprit de force. Per-
sécution au dehors , persécution intérieure : la na-
ture contre la grâce ; la chair contre l'esprit ; les
plaisirs contre le devoir ; l'habitude contre la rai-
son ; les sens contre la foi; les attraits présens contre
l'espérance ; l'usage corrompu du monde contre la
pureté de la loi de Dieu. « Qui ne sent point ce
M combat, dit saint Augustin, c'est qu'il est déjà
M vaincu , c'est qu'il a donné les mains à l'ennemi
» qui règne sans résistance » : Si niliil in te alleri
resislit , vide lotuni ubi sit. Si spirilus tuus à carne
contra concupiscente non dissentit ^ vide ne forth
carni mens tota conscntiat : vide ne forte ideo
non sit hélium^ quia pax pers^ersa est (0. Qui suit
le courant d'un fleuve, n'en sent la rapidité que
par la force qui l'emporte avec le courant. Pouvons-
nous vaincre dans ce combat, sans être revêtus d'un
esprit de force? C'est pour cela que le Fils de Dieu,
sachant que la force et la fermeté étoient comme le
fondement de toute la vie chrétienne , a voulu faire
paroîtx-e cet esprit avec un si grand éclat dès l'ori-
gine du christianisme. Vous allez voir, chrétiens,
de quelle sorte cet esprit de force qui a rempli les
apôtres, convainc d'infidélité, et les Juifs qui n'ont
pas cru à leur parole, et les chrétiens qui ont dé-
(0 Senti. XXX, n, 4 , tom. v, col. i52.
igB POUll LE JO€R
généré de leur fermeté : Arguet munclum de pec-
cato ,..,. quia non crediderunt in me (0.
Simon, fils de Jonas, c'est-à-dire, fils de la co-
lombe, régénéré au dedans par le Saint-Esprit,
Simon , que ce même esprit rend digne aujourd'hui
du titre de Pierre, par la fermeté qu'il vous donne ;
c'est à vous à parler pour vos frères , puisque vous
êtes le chef du collège apostolique. Parlez donc, ô
disciple, autrefois le plus hardi à promettre, et le
plus foible à exécuter j qui vouliez mourir, disiez-
vous, et qui reniez trois fois votre Maître ; c'est à
vous à réparer votre faute. Il ne connoissoit pas
Jésus ; écoutez maintenant comme il le prêche , ce
Jésus , l'objet de la haine publique. Mes Frères ,
qu'il est changé ! il n'étoit fort alors que par une
téméraire confiance en lui-même; aujourd'hui qu'il
est fort par le Saint-Esprit , écoutez quelles paroles
ce divin Esprit met dans sa bouche : « Nous vous
» prêchons Jésus de Nazareth;.... sache donc toute
» la maison d'Israël , que le Dieu de nos pères a
)> ressuscité et qu'il a fait asseoir à sa droite ce Jé-
» sus que vous avez crucifié (2) : car Pilate , ajoute-
» t-il , l'a voulu sauver , l'ayant jugé innocent ;
M mais c'est vous qui l'avez mis en croix (3) » ; et
voyez comme il exagère leur crime : « Vous avez
» renié le Saint et le Juste , et vous avez demandé
» la grâce d'un voleur et d'un meurtrier, et vous
» avez fait mourir l'auteur de la vie (4) ». Quelle
force ! quelle véhémence î car que peut-on imagi-
ner de plus fort pour confondre leur ingratitude ,
(0 Joan. xYi. 8,9.— » AcC, II. 22 , 36. — (3) Ibid. m. 1 3. — (4) Ihiil
DE LA PENTliCOTK. igg
que de leur remettre devant les yeux toute Fliorreur
de cette injustice , d'avoir conservé la vie à Barab-
bas qui l'ôtoit aux autres par ses homicides , et tout
ensemble de l'avoir ravie à Je'sus qui l'olFroit à tous
par sa grâce ? Non , mes Frères , ce n'est pas un
homme qui parle , c'est le Saint-Esprit habitant en
lui qui convainc le monde de péché, parce qu'il
n'a pas cru en Jésus-Christ.
Mais voyons passer les apôtres des discours aux
actions, du témoignage de la parole au témoignage
des œuvres et du sang : sans fierté, sans emporte-
ment, sans ces violens efforts que fait une ame éton-
née, mais qui s'excite par force ; comme des hommes
qui sentent la force de la vérité, qui se soutient de
son propre poids j « ils sortent du conseil tout rem-
» plis de joie » : Ibant gaudenies (0. Quel est ce
nouveau sujet de joie dans une si cruelle persécu-
tion? De ce qu'on les avoit jugés dignes; de quelle
récompense, ou de quelle gloire? dignes d'être mal-
traités et battus de verges pour le saint nom de Jé-
sus. On les cite encore une fois , on les cite devant
le conseil des pontifes, on les met en prison, on les
bat de verges par main de bourreau avec cruauté et
ignominie, on leur défend, sur de grandes peines,
dejie plus prêcher en ce nom; car. Messieurs, c'est
ainsi qu'ils parlent : Ne prêchez pis en ce nom,
en ce nom odieux au monde, et qu'ils craignent
même de prononcer, tant ils l'ont en exécration. A
cela , que répondront les apôtres ? Une parole de
force et de fermeté : « Nous ne pouvons pas nous
» taire , et ne pas dire ce que nous avons vu et ce
CO Act. V. 4ï-
20O POU 11 LE JOUR
3) que nous avons ouï (0 ». « Remarquez, dit ici
» saint Jean - Clirysostome , de quelle manière ils
M vs'expriment : s'ils disoient simplement : Nous ne
M voulons pas ; comme la volonté de l'homme n'est
)> que trop changeante, on auroit pu espérer de
« vaincre leur résolution : mais de peur qu'on n'at-
3) tende d'eux quelque foiblesse indigne de leur mi-
)) nistère : Nous ne pouvons pas, disent-ils, et ne
3j tentez pas l'impossible » : Nonpossiimus. Et pour-
quoi ne pouvez-vous pas? n'êtes-vous pas les mêmes?
C'est que les choses ont été changées : un feu divin
est tombé sur nous, une loi a été écrite en nos
cœurs, un Esprit tout-puissant nous fortifie et nous
presse : touchés par ses divines inspirations, nous
nous sommes imposés nous-mêmes une bienheureuse
nécessité d'aimer Jésus- Christ plus que notre vie :
c'est pourquoi nous ne pouvons plus obéir au monde ;
nous pouvons souffrir, nous pouvons mourir ; mais
nous ne pouvons plus trahir l'Evangile , ni dissimu-
ler ce que nous savons par des voies si indubitables :
Non possumus.
Mais admirez, chrétiens, l'efficace du Saint-Es-
prit dans cette parole : les pontifes et les magistrats
du temple , étourdis et frappés de cette réponse
comme d'un coup de tonnerre , consultent ce qu'ils
feront *, et malgré toute leur fureur , elle arrache
cet aveu de leur impuissance : car écoutez comme
ils parlent : Quid faciemus hominibus istis (2) ? « Que
2) ferons-nous à ces hommes »? Quel nouveau genre
d'hommes nous paroît ici! aussitôt qu'ils professent
la foi de Jésus, ils commencent à jeter leurs biens,
(») Act. IV. 20. — W Ibid. 16.
I
DE LA PENTECOTE. 201
et ils sont prêts à donner leurs âmes; les promesses
ne les gaghent pas, les injures ne les troublent pas,
les menaces les encouragent , les supplices les réjouis-
sent : Quid facicmiis ? « Que leur ferons-nous » ?
Slglise de Jésus-Christ, je n ai pas de peine à com-
prendre qu'en prêchant, en souffrant, en mourant,
tes fidèles couvriront un jour leurs tyrans de honte^
et que leur patience forcera le monde à changer les
lois qui les condamnoient; puisque je vois que dès
ta naissance tu confonds tous les magistrats et toutes
les puissances de Jérusalem par la seule fermeté de
cette parole : Non possumus : « Nous ne pouvons
» pas ». Arguet munduni de peccato : Il a donc con-
vaincu le monde de n'avoir pas cru en Jésus-Christ j
mais ce même esprit nous va convaincre d'infidélité.
Car, mes Frères, je vous en prie, pensez un peu
à vous-mêmes; mais pensons-y tous ensemble, et
rougissons devant les autels de notre déhcatesse :
s'il est nécessaire d'avoir de la force pour avoir l'es-
prit du christianisme, quand mériterons-nous d'être
appelés chrétiens, nous qui, bien loin de rien endu-
rer pour le Fils de Dieu qui a tant enduré pour nous,
nous piquons au contraire de n'être pas endurans?
Nous nous faisons un honneur d'être délicats, et
nous mettons une partie de cet esprit de grandeur
mondaine dans cette délicatesse : sensibles au moin-
dre mot, et offensés à l'extrémité, si on ne nous
ménage avec précaution non -seulement dans nos
intérêts, mais encore dans nos fantaisies et dans nos
humeurs ; et comme si la nature même étoit obligée
de nous épargner, flous nous regardons, ce semble,
comme des personnes privilégiées que les maux n'o-
202 POUR L« JOUR
sent approcher; tant nous paroissons étonnés d'en
souffrir les moindres atteintes, n'osant presque nous
avouer à nous-mêmes que nous sommes des créa-
tures mortelles ; et ce qui est plus indigne encore ,
oubliant que nous sommes chrétiens , c'est-à-dire ,
des hommes qui ont professé dans le saint baptême
d'embrasser la croix de Jésus-Christ, d'éteindre en
eux-mêmes l'amour des plaisirs par la mortification
de leurs sens et l'étude de la pénitence.
Venez, venez , chrétiens, qui avez oublié le chris-
tianisme : remontez à votre origine; contemplez
dans l'établissement de l'Eglise, quel est l'esprit du
christianisme et de l'Evangile ; approchez-vous des
apôtres , et souffrez que le Saint-Esprit vous con-
vainque d'infidélité par leur exemple : je dis d'infi-
délité ; car qu'eussions-nous fait , je vous prie , foi-
bles et délicates créatures , si nous eussions vécu
dans ces premiers temps , « où il falloit , dit Ter-
» tuUien (0, acheter au prix de son sang la liberté
» de professer le christianisme » ? Que de chutes 1
que de foiblesses ! que d'apostasies !
Mais quoique ces sanglantes persécutions soient
cessées , une autre persécution s'est élevée dans l'E-
glise même : persécution du monde [dans] ses maxi-
mes, ses lois tyranniques, l'autorité qu'il se donne;
ses armes dans ses traits piquans, dans ses railleries.
[L'une de ses maximes est] qu'il faut s'avancer né-
cessairement, s'il se peut, parles bonnes voies, sinon
s'avancer par quelque façon ; s'il le faut, par des
complaisances honteuses ; s'il est besoin , même par le
crime ; et que c'est manquer de courage, que de mo-
CO Defug. inpersec. n. 12. ^d Schjml. n. i.
DE LA PENTECÔTE. 2o3
derer son ambition : au reste , à qui veut fortement
les choses, nul obstacle n'est invincible ; un ge'nie ap-
plique perce tout , se fait faire place , arrive enfin à
son but. Ainsi, mon Sauveur-, on s'applique tant
aux espérances du monde , qu'on oublie et son devoir
et votre Evangile.
C'est encore une maxime du monde , que qui par-
donne une injure en attire une autre, qu'il se faut
venger pour se faire craindre ; dissimuler quelque-
fois par nécessite' , mais éclater quand on peut par
quelque coup d'importance; bon ami, bon ennemi;
servir les autres dans leurs passions , pour les en-
gager dans les nôtres : et quand acheverois-je ce dis-
cours, [si je voulois ici tout détailler?]
Il est vrai, ces dangereuses maximes ont leur prin-
cipe caché dans nos inclinations corrompues ; mais
c'est l'usage du monde qui les érige en lois souve-
raines, qu'on n'ose pas contredire : car, pour abat-
tre ceux qui lui résistent , le monde est armé de
traits piquans , je veux dire , de railleries , tantôt
fines, tantôt grossières; les unes plus accablantes
par leur insolence outrageuse , les autres plus insi-
nuantes parleur apparente douceur. Voyez jusqu'à
quel point le monde veut triompher de Jésus-Christ;
il pousse sa victoire jusqu'à l'insulte : tantôt il la
croit pleine et entière , et il se moque hautement
de ceux qui résistent ; comme s'il avoit tellement
raison, qu'on ne pût lui résister sans extravagance.
Que la foi lui paroît simple et mal habile! que la
sincérité lui paroît grossière ! que la piété chrétienne
lui semble être de l'autre monde ! que la vertu est
foible à ses yeux avec son impuissante médiocrité ,
'2 04 POUR LE JOUR.
avec ses mesures régle'es, avec ses lois contrai-
gnantes! Qui l'eût cru, qui l'eût pensé, qu'au milieu
du christianisme on eût honte de la piété ? Le monde
ne menace point de nous bannir; mais l'abandon est
quelque espèce d'exil : il ne fait pas mourir ; mais
il ôte les plaisirs et les honneurs , sans lesquels la
vie nous seroit à charge : ses traits piquans [percent
jusqu'au cœur, et lui font une blessure mortelle;]
la vertu, accablée par les moqueries, [succombe
sous la violence des coups qui lui sont portés.] Ainsi
une ame bien née, qui peut-être entroit dans le
monde avec de bonnes inclinations , est entraînée
par nécessité, ou dans la fausse galanterie, sans la-
quelle on n'a point d'esprit , ou dans des pensées am-
bitieuses , sans lesquelles on n'est pas du monde.
Dans cette dépravation générale , on ne sait qui
corrompt les autres ; nous nous corrompons mu-
tuellement, et chacun est étourdi en particulier
par le bruit que nous faisons tous ensemble : ainsi
nous sommes de tous les crimes, de toutes le mé-
disances, de toutes les railleries contre Dieu , contre
le prochain , moins par inclination , que par com-
plaisance. Foibles créatures que nous sommes,
quand dirons -nous avec les apôtres ce généreux
ce Nous ne pouvons pas » ? Mais cette vigueur chré-
tienne ne se trouve plus parmi nous : il n'est rien
que nous ne puissions pour satisfaire notre ambition
et nos passions déréglées. Ne faut-il que trahir notre
conscience , ne faut-il que violer les plus saints de-
voirs que la religion nous impose, ne faut-il qu'a-
bandonner nos amis; PossumuSj possumus ; nous le
pouvons : l'honneur du monde y résiste un peu ;
DE LA PENTECÔTE. 2o5
mais enfin on nous trouvera des expediens : on
tendra de loin des pie'ges subtils à sa simplicité' in-
nocente ; il périra , et il aura tort. C'en est fait ;
Possumus^ nous le pouvons; nous pouvons tout pour
notre fortune,, nous pouvons tout pour notre plai-
sir : mais s'il faut expier nos crimes par les saintes
pratiques de la pénitence, s'il faut briser ces liens
trop doux, et abandonner ces occasions dans les-
quelles notre inte'grité a tant de fois fait naufrage ;
tout nous devient impossible, nous ne pouvons : s'il
faut surmonter ce de'sir de plaire, qui nous rend
esclaves volontaires des erreurs d'autrui, maigre' les
nobles sentimens de la liberté' chrétienne , et contre
le précepte de l'apôtre, qui nous crie si hautement :
« Vous avez été achetés d'un grand prix , ne vous
» rendez pas esclaves des hommes (0 » ; tout nous
devient impossible. Le Saint-Esprit nous convainc
de péché : les apôtres et les premiers chrétiens ,
dont nous nous glorifions en vain d'être les enfans,
si nous n'en sommes les imitateurs, confondent notre
lâcheté et notre mollesse. Il n'y a point d'excuse
contre Jésus-Christ, il n'y a point de raison contre
l'Evangile. Ne dites plus désormais ; Le monde le
veut ainsi : la foi ne rcconnoît point de pareilles né-
cessités. Y allât-il de la fortune, y allât-il de la vie,
y allât-il de l'honneur , que vous vous vantez fausse-
ment peut-être de préférer à la vie ; dût le ciel se
mêler avec la terre , et toute la nature se confondre ;
« il ne peut jamais y avoir aucune nécessité de pé-
» cher; puisqu'il n'y a parmi les fidèles qu'une seule
j) nécessité, qui est celle de ne pécher pas » : Nulla
{^}I. Cor. Yi. 20. VII. 23.
206 POURLEJOUR
est nécessitas delinqiœndi, quibus una est nécessitas
non delinquendi (0.
SECOND POINT.
Vous craignez peut-être, Messieurs, que ces
hommes intre'pides aient quelque chose de rude
pour les autres : et il est assez ordinaire que ces
âmes fortes, que ni leurs périls n'alarment, ni les
maux qu'on leur fait sentir n'abattent , aient quel-
que chose d'insensible, et soient peu disposées à
plaindre les autres. Au contraire , le chrétien , cet
homme spirituel que je vous représente, que le
Saint-Esprit a rempli, « est uni aux forts comme
» aux foibles par le lien de la charité » : Compage
charitatis summis simul et injimis junctiis . [Telle est]
la nature de la charité : unie à Dieu [elle s'étend à
tous ceux qui lui appartiennent : ] par son union ,
insensible pour elle-même; par sa dilatation, mêlée
avec tous les autres. Saint Paul [nous en fournit un
bel] exemple (2) : « Que faites-vous, dit-il aux fidèles,
)) pleurant et me brisant le cœur? car, pour moi,
5) je suis préparé non-seulement à être lié, mais
» encore à souffrir la mort en Jérusalem «. Quelle
fermeté, et quelle tendresse! la mort ne l'étonné
pas , et il ne peut voir pleurer ses frères : [il veut
voir] couler son sang , et non couler leurs larmes.
Le mê||ie Paul : « Je sais avoir faim , je sais avoir soif;
» je sais vivre pauvrement, je sais vivre dans l'abon-
j) dance; ayant éprouvé de tout, je suis fait à tout (3) :
» qui est foible, sans que je m'afToiblissé avec lui » ?
(') De Coron, fi. n. — W Act. xxi. i3. — (^) Philipp. iv. 12.
DE LA PENTECOTE. ^OT
Quis injîrmaturj et ego non infirmor {.^)1 et il re-
commande aux fidèles de « pleurer avec ceux qui
jj pleurent » : Flere cum fLentibus (2).
Raison profonde : ce qui nous rend insensibles aux
maux des autres, <^est d'être pleins de nous-mêmes,
enchanté de ses plaisirs, enivré du bon succès de ses
espérances : tout va bien ; c'est assez, je suis à mon
aise. Or on s'aime toujours soi-même, et on n'aime que
soi-même, jusqu'à ce qu'on ait aimé quelque chose de
plus que soi-même ; et ce ne peut être que Dieu. Vou-
lez-vous donc être capables d'aimer sincèrement?....
Mais, Messieurs, qu'on ne me mêle point dans ce dis-
cours des pensées profanes, ni des idées de cet amour
qui ne doit pas même être nommé dans cette chaire :
car appellerai-je aimer , ce transport d'une ame em-
portée qui cherche à se satisfaire, et qui , de quel-
que [nom] qu'il s'appelle, et de quelque couleur qu'il
se déguise , a toujours la sensualité pour soh fond ?
Je veux vous apprendre un amour chaste, un amour
sincère, un amour tendre par la charité. Mais il
faut un objet au-dessus de nous, qui nous attire
hors de nous : ce n'est pas assez, il faut une force
intérieure qui nous pousse hors de nous-mêmes, qui
ébranlant jusqu'aux fondemens cet amour-propre ,
nous arrache à nous-mêmes : alors aimant Dieu plus
que nous-mêmes, nous pourrons devenir capables
d'aimer le prochain comme nous-mêmes. C'est pour-
quoi ce divin Esprit ayant rempli les apôtres , les
ayant transportés hors d'eux - mêmes en les arra-
chant à Dieu par Jésus-Christ, ou plutôt à Dieu en
Jésus-Christ : ( car qu'est-ce que Jésus-Christ, sinon
CO //. Cor. XI , 1 9. — W Rom. xu. i5.
208 POUR LE JOUR
Dieu en nous, Dieu se donnant à nous)? la ligne
de se'paralion e'tant ôte'e , le parois mitoyen e'tant ren-
versé, il a fait cette bienheureuse unité de cœur, par
laquelle « toute la multitude de ceux qui croyoient,
» n'étoit qu'un cœur et qu'une ame » : Multitudinis
cor unum et anima una. Et parce que Dieu est peu
aimé, de là vient aussi que la charité fraternelle
ne paroît point sur la terre : Arguet niundiun de
peccalo. Le monde n'aime rien : Hahitatio tua in
niedio doli ; ^vir Jratrem suuni deridebit (0 : «Votre
3) demeure est au milieu d'un peuple tout rempli de
)) fourberie; chacun d'eux se rit de son frère ». Es-
prit de moquerie secrète répandu dans le monde, etc.
Je ne parle ici ni des vengeances implacables, ni
des inimitiés déclarées , ni des aigreurs invincibles ;
je représente seulement les choses dont on ne fait
pas même scrupule , et qui font voir toutefois que
ni Tamôur de Dieu n'est en nous , ni la charité fra-
ternelle, ni enfin la moindre étincelle du Saint-Es-
prit, ni la première teinture du christianisme.
Mais il y a deux péchés principaux que le Saint-
Esprit reprend; l'envie, et l'esprit d'intérêt et d'a-
varice. C'est convaincre l'infidélité des Juifs, que de
l'attaquer ainsi par la racine ; car la cause secrète
et profonde quia empêché les pharisiens [ de croire, ]
c'est l'envie et l'intérêt : mais il reprend aussi les
chrétiens.
« L'envie, le poison de tous les cœurs, [ditjsaint
» Grégoire de Nazianze (2) , la plus juste et la plus
» injuste de toutes les passions » : la plus injuste
sans doute , car elle attaque les innocens ; mais la
{^)Jerern. ix. 56. — W Orat. xxvii. n. 8, toffi. i,p. 466, 467»
plus
DE L\ PENTECÔTE. ^09
plus juste tout ensemble, car elle punit le coupable,
et fait le juste et insupportable supplice de celui qui
la nourrit dans son cœur. Peut - elle subsister dans
cette unitc, si nous nous regardons comme un en
Je'sus-Glirist ? Si la main avoitson sentiment propre,
cnvieroit-elle à l'œil de ce qu'il éclaire, puisqu'il
éclaire pour tout le corps ? et l'œil envieroit-il à la
main et sa force et son adresse, qui Ta lui-méni^
tant de fois sauvé ? Quel est le sujet de votre envie?
Elle plaît , elle est plus chérie. O Dieu , si vous son-
giez ce que c'est que de plaire de cette sorte, et quel
est le fond de ces agrémens ! mais venons à quelque
chose que le monde estime plus important. Vous
enviez à cet homme son élévation : s'il ne s'acquitte
dignement d'un si grand emploi, n'est -il pas plus
digne de pitié que d'envie ? et pouvez-vous lui envier
une élévation qui découvre à tout l'univers ses foi-
blesses déplorables, ou ses emportemens furieux,
ou ses ignorances grossières? Que s'il fait bien dans
un grand emploi, pourquoi portez -vous envie au
soleil de ce qu'il vous éclaire avec tous les autres ?
venez plutôt profiter du bien qu'il fait à tout l'uni-
vers ; profitez de cette belle fontaine qui arrose vos
terres , aussi bien que celles de vos voisins , au lieu
de songer à en faire tarir la source. Les apôtres au-
paravant disputoient de la primauté ; aujourd'hui
ils parlent tous par la bouche de saint Pierre , ils
croient présider avec lui : si son ombre guérit, toute
l'Eglise s'en glorifie en notre Seigneur.
Esprit d'intérêt et d'avarice*, [combien contraire
à] cette unité [de tous les fidèles que le Saint-Esprit
avoit formée au commencement. ] « Alors nul ne
BOSSUET. xiv. i4
210 POURLEJOUR
» cônsidéroit ce qu'il possedoit comme étant à lui en
5) particulier; mais toutes choses étoient communes
5> entre eux » : Nec quisquam eorum quœ posside-
bat aliquid suuin esse dicebat ; sed erant illis omnia
commujiiai^). Si nos cœurs e'toient aussi étroitement
unis que ceux des premiers fidèles, pourrions-nous
douter que tous les biens dussent être communs
entre nous? « Pour eux, ils nliésitoient pas à se les
» communiquer -, parce que leur esprit et leurs cœurs
3) étoient comme fondus les uns dans les autres par
)) un saint mélange » : Qui animo animdque misce-
mur j nihil de rei communie atione dubiiam,us C'^).
Misérables aumônes, que les prédicateurs nous ar-
lachent à force de crier contre la dureté de cœur !
foible et misérable secours d'une extrême nécessité,
que nous laissons tomber d'une main avare comme
une goutte d'eau dans un grand brasier ! Quiconque
est plein de la charité, ressent les maux du prochain ,
souffre avec lui, et le soulage comme se soulageant
soi-même. On n'entend point cette unité; et cepen-
dant c'est là le fond du christianisme. Membres du
même corps parle Saint-Esprit, [c'est pour nous un
devoir essentiel de nous entre-secourir avec tout le
zèle de la charité : ] et quand est-ce que nous
serons capables de le pratiquer, si nous ne sommes
pas même capables de l'entendre? Le monde répond
qu'on ne peut pas; on a tant de charges. La réponse
de saint Pierre à Ananias ; « Vous mentez au Saint-
j) Esprit (5) ». 11 voulpit avoir l'honneur d'une bonne
action, qu'il ne faisoit pas; vous en savez le châti-
ment. Vous voulez avoir l'honneur de la charité sans
CO AcL Vf. 32. — V») l\n. Apol n, 3y. — i}) Ad. v. 3.
DE LA PENTECÔTE. *it%
l'exercer, en vous excusant sur votre impuissance :
et moi, je vous découvrirai un fonds inépuisable
pour la charité; le fonds du Dieu créateur; argent,
terre, pierreries. « Tout est à vous » , [lui dit] David :
Tua sunt omnia-, et ensuite : Ç)uœ de manu tua ac^
cepimus , cledimus tibi (0, « Nous ne vous avons pré-
» sente que ce que nous avons reçu de votre main ».
Sed adhuc excellentiorem viain vobis demonstro (2) :
« Mais je vous montre encore une voie plus excel*
3) lente » ; le fonds du Dieu Sauveur, du Dieu cru-
cifié, du Dieu dépouillé, qui vous apprend à vous
dépouiller devant lui. [Il faut vous faire un] fonds
pour la charité, sur le retranchement de la vanité,
[en réprimant ces] pauvres intérieurs, [les] passions
insatiables, [qui nedisent] jamais; C'est assez, [et ne
laissent] rien pour les pauvres. [Pour y parvenir,
soyez exacts a. faire en vous une continuelle] eircon-
cision» [Mais] quelle règle. [y faut-il suivre?] Je ne
puis la proposer en cette chaire ; car elle n'est peut-
être pas la même pour tous : mais que chacun s'ap-
plique à considérer le néant du monde, et sa figure
qui passe. « Nous sommes comme des étrangei-s et
» des voyageurs; nos jours passent comme l'ombre
» sur la terre, et nous n'y demeurons qu'un mo-
» ment » : Peregrini stimus coram te et advenœ ; dies
nostnguasi umbra super terram, et nulla est mora {^Y,-
Voyez quelle est cette pauvreté qui fait quV)n n'est
riche que par le dehors. Quand vous vous appliquez
quelque ornement, songez qu'il ne durera guère, et
que peut-être il restera après vous. Telle est la na-
ture des choses que vous dites vôtres : les véritabieis
(0 /. Par. XXIX. 1 4. — W /. Cor. xii. 3o. — (.2) l. Par. xxix. 1 5.
212 POUR LE JOUR
richesses, vous n'avez aucun soin de les amasser.
[Connoissez-en le prix, désirez-les, recherchez-les
avec un vif empressement : ] de là naîtra un de'goûfc
de ces richesses empruntées , qui tiennent si peu à
votre personne : de là cette circoncision du cœur
plus grande de jour en jour. L'esprit du monde
[porte à] toujours augmenter et accroître ses folles
dépenses : l'esprit du christianisme [au contraire
pousse à] toujours diminuer ses besoins. [ Suivez ses
impressions ; il vous en reviendra une] double utilité ;
VOU§ VOUS enrichirez au dedans, et vous serez en état
d'exercer la charité fraternelle. Tel est l'esprit du
christianisme ; Messieurs , « n'éteignez pas cet esprit » ;
Spiritum nolite extinguere (0.
Madame, Votre Majesté est née avec un éclat qui
lui fait voir tout l'univers au-dessous d'elle : vous êtes
la digne épouse d'un roi, qui, par la sagesse de ses
conseils , par la hauteur de ses entreprises , par la
grandeur dç sa puissance , pourroit être l'effroi de
l'Europe, si, par sa générosité, il n'aimoit mieux
en être l'appui. Mais , Madame , la moindre pensée
du christianisme, le moindre sentiment de piété, la
moindre étincelle du Saint-Esprit , vaut mieux , sans
comparaison , que ce grand royaume que le roi a
mis entre vos mains avec une confiance si absolue,
ïiàissez-vous donc posséder à cet esprit du christia-
nisme : remplissez- vous de l'esprit de force, pour
combattre en vous-même sans relâche tous ces restes
de foiblesse humaine dont les fortunes les plus rele-
vées ne sont pas exemptes : remplissez-vous de l'esprit
de charité fraternelle , et n'usez de votre pouvoir
(») 1. Thess. V. Kj.
DELATENTECÔTE. 2l3
que pour soulager les pauvres et les mise'rables.
Ainsi puissions-nous bientôt changer en actions dé
grâces les vœux continuels que nous faisons pour
votre heureux accouchement. Puisse ce jeune prince,
le digne objet de votre tendresse, croître visiblement
sous votre conduite : puisse-t-il apprendre de vous
cet abre'gé des sciences , la soumission thvers Dieu ,
et la bonté envers les peuples. Mais puissions- nous
tous ensemble pratiqiier les saintes maximes de l'E-
vangile, et vivre selon l'esprit du christianisme ; afin
que nous puissions aussi tous ensemble, maîtres et
serviteurs , pf incès et sujets , jouir de la félicité éter-
nelle : au nom du Père , et du Fils , et du Saint-
Esprit. Amen.
«.v^UJOittU
2l4 POUÎl LE JOUR
b,»^^ »^»/»/W%.'W»<».'»^W
ABRÉGÉ DTN SERMON
POPR LE MÊME JOUR,
PRÊCHÉ DANS LA CATHÉDRALE DE INJEAUX.
Profondeur de la malice du cœur humain : combien nous avons
besoin que TEsprit saint crée en nous un cœur pur.
Cor mundum créa in me , Deus,
O Dieu y créez en moi un cœur pur. Ps. l. 12.
i^E Sermon sera une prière, au peuple de la part
de Dieu , à Dieu de la part du peuple.
Le Saint-Esprit en ce jour appelé, Creator Spiri"
tus , « Esprit créateur » , par rapport à cette nou-
velle création : non qu'il ne soit créateur [ dans la
première création conjointement avec le Père et le
Fils ; ] mais la création nouvelle [ lui est donnée ]
par une attribution particulière. Pour en fonder la
demande , et nous faire dire : O Dieu , créez en moi
ce cœur nouveau; il faut considérer avant toutes
choses quel cœur nous avons. Pesez toutes les paroles
de notre Seigneur, au chapitre septième de saint
Marc. De corde hominum malœ cogiCationes proce^
DÎ3LAPKNTKC0TE. 2l5
dunt , adulteria , fornicationes , homicidia , furta ,
avarilice , nequitiœ _, dalus j impudicitiœ ^ oculiis ma^
lus j blasphemiaj superbia, stultitia (0 : « Du cœuv
» de l'homme sortent les mauvaises pensées, lesadul-
» tères , les fornications, les homicides, les larcins,
» Favarice, les méchancetés, la foui'berie, la disso-
» lution, Tœil malin et envieux, les médisances,
» l'orgueil, la folie et le dérèglement d'esprit».
Appuyez beaucoup sur celui-là : Bonus homa de
bono thesauro cordis sui profert bonum , et malus
honio de malo thesauro profert malum; ex abun-
dantia enim cordis os loquitur (2) : « L'Iiomme de
» bien tire de bonnes choses du bon trésor de son
» cœur, et le méchant en tire de mauvaises du mau-
» vais trésor de son cœur : car la bouche parle de la
)) plénitude du cœur » . Non potest arbor bona jnalos
fructus facere , neque arbor mala bonos fructus fa-
ccre (3) : « Un bon arbre ne peut produire de mau-
» vais fruits, et un mauvais arbre n'en peut produire
» de bons ». Jugez du fond de votre cœur par vos
pensées. .
Pesez beaucoup sur chaque crime : adulteria;
« les adultères ». On ne le conçoit pas. David, cou-
pable de ce crime, ne pense pas que ce soit à lui
que s'adresse le discours du prophète : il est attendri
sur le récit que Nathan lui fait dans sa parabole; et
entrant dans une grande indignation contre le cou-
pable, il prononce qu'il est « digne de mort » : Fi-
lius mortis est ^nr qui fecit hoc ; et il déclare « qu'il
» rendra au quadruple la brebis qu'il a enlevée » :
CO MCU-G. YII. ai , 33. — W Luc. VI. 45. — C^} Mutt. VII. 18.
2l6 POUR LE JOUR
Owem reddél in quadriiplum (0. Vous ne sauriez la
rendre; son innocence, sa foi [que vous lui avez
enlevées ]. Appuyer sur les SLutres : Homicidia ^ « les
)) homicides » : « Qui hait son frère , c'est un meur-
3j trier (^) ». Superbia; « l'orgueil » : Stultitia-, « la fo-
» lie» : expliquer bien cette folie, cet égarement d'es-
prit. Nequitiœ; « Méchanceté » : le cœur humain
sensuel et voluptueux, injuste, violent et vindicatif,
malin et trompeur, superbe jusqu'à en devenir in-
sensé. Si quis existimat se aliquid esse ^ ciim niîiil
sit, ipse se seducit (5) : « Si quelqu'un s'estime être
j) quelque chose, il se trompe lui-même, parce qu'il
5) n'est rien ». Folie naturelle à l'orgueil. [Il y a
une] distance infinie entre être quelque chose et
n'être rien ; et néanmoins [ l'orgueil est ] si grossier,
si aveugle, qu'il confond ce qui [est séparé par
une] distance infinie ; tant la folie le domine.
Ne dites pas : Je n'ai pas tant [ de vices : vous
avez en vous-même] le principe de tous : le plaisir
nous mène à tout , à la mollesse , à la paresse, à tout :
nulle résistance; il ne manquera que l'occasion. Ah!
quel cœur je porte donc dans mon sein ! tout ce qui
y entre , s'y corrompt , corrompt le bien qui est en
moi, qui est dans les autres; Dieu même, sa pa-
role , sa miséricorde ; il abuse de tout. Ah ! je ne
veux plus de ce cœur; il empoisonne tout, les pa-
roles les plus innocentes du prochain. Quoi, dans
mon sein un tel venin , un tel poison , un tel serpent !
ah ! je le veux arracher.
Mais je ne puis, il tient trop avant. Venez, Esprit
W //. Reg, XII. 5, 6. — W /. Joan. m. i5. — (') Galat, vi. 3.
I
DE LÀ PENTECOTE. P.l'J
créateur : Cor mundum , spiriLum rectum : « Créez
» en moi un cœur pur, un esprit droit ». Pesez ces
deux choses ; pureté', droiture. O naon Dieu , je vous
le demande pour tout ce peuple partage entre ceux
qui ont de'jà fait leur jubile', leur mission, et ceu.t
qui demeurent encore endurcis. Silence d'une heurç
dans le ciel (0 : ce silence délibère si l'on doit pu-
nir , s'il faut attendre encore ; et plus après. Se taire
durant quelque temps, comme en attente de c^
qui se sera décidé. Un ange qui paroît; le soleil ,
l'iris (2). Je reconnois la prédication de FEvangilc «1
cette lumière plus grande que celle qui [parut] sur
la face de Moïse : point de voile : l'iris , signe de
paix, de miséricorde, d'alliance. [L'ange met] un
pied sur la mer, un sur la terre; sur ceux qui sont
affermis, [sur] ceux qui [sont] encore agités: il
lève la main au ciel ; plus de temps. Quoi donc, celte
mission, pourquoi le dernier temps? Vous me lais-
sez une foible espérance, si avec ce secours extraor-
dinaire, le jubilé , la Pentecôte; tout ensemble tant
d'exemples, tant de prières, tant de changemens,
nous ne gagnons rien; quelle espérance de mieux
réussir? Ah! venez. Esprit créateur, etc.
Les larcins , en saint Marc. A cette occasion , par-
ler des restitutions : on ne peut pas prendre sur ses
plaisirs, sur son nécessaire [pour les faire. ] Quelle
diflérence! cette pauvre veuve [de l'Evangile] étoit
pauvre, plus digne de recevoir l'aumône, qu'obligée
à la donner; et néanmoins elle trouve de quoi don-
ner : ] Omnem victiun suum ^ quem habuitj misa (3) :
0) Apoc. VIII. I. — C^) Ibid. X. I, Pt «ttiV.— '(3) Luc. xxi. 4-
2l8 POUR LE JOUR DE LA PENTECOTE.
« Elle a donné tout ce qui lui restoit pour vivre ».
Elle, pour l'aumône ; et vous ne voulez pas trouver
pour la restitution.
Toute la force de ce discours doit être à péne'trer
jusqu'au vif de chaque crime , et à en arracher les
moindres fibres, crainte de la renaissance.
Et aussi, bien expliquer ce pur et ce droit, qui
sera suivi de l'Esprit saint et de l'esprit principal j
force , courage , etc.
I
'f»/»(V"»/WW«^'V
SUR LE MYSTÈRE DE LA SAINTE TRIKITÉ. o ic^
SERMON
SUR LE M V STÈRE
DE LA TRÈS-SAINTE TRINITÉ.
Excellente image que nous portons en nous -mêmes de ce mys-
tère incllahle. Autre image de ce grand mystère dans l'unité de l'E-
glise. Pourquoi faut-il que le Père engendre en lui-même le Verbe :
cette génération du Verbe, représentée dans la bienbeureuse fécon-
dité de rÇglise. Coraipent le Fils et le Saint-Esprit reçoivent du
Père continuellement en eux-mêmes la vie et rintclligence. Tous
les fidèles unis daiïs la vie de l'intelligence. Quelles doivent être les
lois de leur ] cbarité miUuelle : combien ils y sont infidèles.
Pater sancte-, serval eos ^" nomine tuq qups dedisti milii,
JPère saint, *gàrdèz eh tfolre nom ceux que vous m'avez
donne's , afin qu ils soient un comme nous.ioAn. xvii. 1 1 .
v^uAND je considère en moi-même l'e'ternelle féli-
cité que notre Dieu no^iâ a prépare'e ; quand je songe
-que nous verrons sans obscurité tout ce que nous
croyons sur la tetTe^:que cette lumière inaccessible
nous ^era ouverte , et que la Trinité adorable nous
découvrira ses secrets ; que là nous verrons le vrai
Fils de Dieu sortant éternellement du sein de son
Père, et demeurant éternellement dans le sein du
220 SUR LE MYSTÈKE
Père; que nous verrons le Saint-Esprit, ce torrent
de flamme, procéder des embrassemens mutuels que
se donnent le Père et le Fils, ou plutôt qui est lui-
même l'embrassement , l'àm^Urel le baiser du Père
et du Fils ; que nous verrons cette unité si inviola-
ble, que le nombre n'y peut apporter de division,
et ce nombre si bien oi'donné, que l'unité n'y met
pas de confusion; mon am^-est ravie, chrétiens, de
l'espérance d'un si beau spectacle, et je ne puis que
je ne m'écrie avec le prophète : « Que vos taber-
» nacles sont beaux, ô Dieu des armées! mon cœur
» languit et soupire après la maison du Seigneur (0».
Et puisque notre unique consolation dans ce misé-
rable pèlerinage , c'est de penser aux biens éternels
que nous attendons en la vie future; entretenons-
nous ici-bas, mes Frères, des merveilles que nous
verrons dans le ciel, et parlons, quoiqu'en bégayant,
des secrets et ineffables mystères qui nous seront un
jour découverts dans la sainte cité de Sion, dans la
cité de notre Dieu, « que Dieu à fondée éternelle-
» ment C^) ». Mais d'autant que ceux-là pénètrent
le mieux les secrets divins, qui s'abaissent plus pro-
fondément devant Dieu , prosternons-nous de cœur
et d'esprit devant cette Majesté infinie ; et afin qu'elle
nous soit favorable , priojas la Mère de miséricorde
qu'elle nous impètre par ses prières cet Esprit qui
la remplit si abondamment , lorsque l'ange Feut
saluée par ces paroles que nous lui disons : Ave y
Maria,
Cette Trinité incréée, souveraine, toute -puis-,
(0 Ps. LXXXIU. I. W Ps. XtVlT. 9.
DE LA SAINTE TRINITÉ. 221
santé, incompréhensible, afin de nqus donner quel-
que id:ée de sa perfection infinie, a fait une^rinité
cre'e'e sur la terre, et a voulu imprimer en ses créa-
tures une image de ce mystère ineffable, qui associe
le nombre avec Tiinitë d*une manière si haute et si
admirable. Si vous de'sirez savoir, chrétiens, quelle
est cette Trinité créée dont je parle; ne regardez
point le ciel, ni la terre, ni les astres, ni les élémens,
ni toute cette diversité qui nous environne; rentrez eii
vous-mêmes, et vous la verrez : c'est votre ame, c'est
votre intelligence, c'est votre raison qui est cette
Trinité dépendante en laquelle est représentée cette
Trinité souveraine. C'est pourquoi nous voyons dans
les Ecritures , et dans la création de cet univers, que
la Trinité n'y paroît que lorsque Dieu se résout de
produire l'homme. Remarquez que tous les autres
ouvrages sont faits par une parole de commande-
ment, et riiomme par une parole de consultation :
« Que la lumière soit faite, que le firmament soit
» fait )) : Fiat lux (0; c'est une parole de comman-
dement. L'homme est créé d'une autre manière,
qui a quelque chose de plus magnifique. Dieu ne dit
pas: Que fhomme soit fait; mais toute la Trinité
assemblée prononce par un conseil commun : « Fai-
» sons l'homme à noire image et ressemblance (^) m.'
Quelle est cette nouvelle façon de parler? et pour-
quoi est-ce que les Personnes divines commencent
seulement à se déclarer, quand il est question de
former Adam? est-ce qu'entre les créatures l'homme
est la seule qui se peut vanter d'être l'ouvrage dé
la Trinité? Nullement, il n'en est pas de la sorte;
(0 Gènes, i. 3. — W IbiJ. 26.
222 SUR LE MYSTÈRE
car toutes les opérations de la très -sainte Trinité
sont inse'parables. D'oii vient donc, que la Trinité
très-auguste se découvre si hautement pour créer
notre premier père, si ce n'est pour nous faire en-
tendre qu'elle choisit l'iiomme entre toutes les créa-
tures, pour y peindre son image et sa ressemblance?
De là vient que les trois Personnes divines s'assem-
blent, pour ainsi dire, et tiennent conseil pour for-
mer l'ame raisonnable; parce que chacune de ces
trois Personnes doit en quelque sorte contribuer
quelque chose de ce qu'elle a de propre pour l'ac-
complissement d'un si grand ouvrage.
En effet, comi^ie la Trinité très -auguste a une
source et une fontaine de divinité, ainsi que parlent
les Pères grecs (0, un trésor dévie et d'intelligence,
que nous appelons le Père , où le Fils et le Saint-
JEsprit ne cessent jamais de puiser ; de même l'ame
raisonnable a son trésor qui la rend féconde : tout
ce que les sens lui apportent du dehors, elle le
ramasse au dedans, elle en fait comme un réservoir,
que nous appelons la mémoire : et de même que
ce trésor infini, c'est-à-dire , le Père éternel, con-
templant ses propres richesses, produit son Verbe,
qui est son image, ainsi l'ame raisonnable, pleine et
enrichie de belles idées, produit cette parole inté-
rieure que nous appelons la pensée, ou la concep-
tion, ou le discours, qui est la vive image des choses.
Car ne sentons-nous pas, chrétiens, que lorsque
nous concevons quelque objet , nous nous en faisons
en nous-mêmes une peinture animée , que l'incom-
(») S. Aihan. Epist. de Synod. n. 4» , 4^, ^om. i, part, ii, pag,
^56. S. G/egor. Nazianz. Orat. xcv, «.5, tom. i, p. 720.
I
DE LA SAIA'TE TRINITÉ. 223
parable saint Augustin appelle « le fils de notre
3) cœur », Filius cordis tui{^)1 Enfin, comme en
produisant en nous cette image qui nous donne l'in-
telligence, nous nous plaisons à entendre, nous ai-
mons par conséquent cette intelligence j et ainsi de
ce trésor qui est la mémoire , et de l'intelligence
qu'elle produit, naît une troisième chose qu*on ap-
pelle amour, en laquelle sont termine'es toutes les
opérations de notre ame. Ainsi du Père qui est le
trésor, et du Fils qui est la raison et l'intelligence,
procède cet Esprit infini qui est le terme de l'opé-
ration de l'un et de l'autre : et comme le Père , ce
trésor éternel, se communique sans s'épuiser; ainsi
ce trésor invisible et intérieur , que notre ame ren-
ferme en son propre sein , ne perd rien en se répan-
dant : car notre mémoire ne s'épuise pas par les
conceptions qu'elle enfante; mais elle demeure tou-
jours féconde , comme Dieu le Père est toujours
fécond.
Or , encore que cette image soit infiniment éloi-
gnée de la perfection de l'original, elle ne laisse pas
d'être très-noble et très-excellente; parce que c*est
la Trinité même qui a bien voulu la former en nous :
et de là vient qu'en produisant l'homme, qui, par
les opérations de son ame , devoit en quelque façon
imiter celles de la Trinité toujours adorable , cette
même Trinité d'un commun accord prononce cette
parole sacrée, si .glorieuse à notre nature : « Faisons
j) l'homme à notre image, et ressemblance ». C'est
encore pour cette raison que le Fils de Dieu a voulu
que les; trois divines Personnes parussent dans notre
(»j Dt Trinit. lib. xi , cap. vu, tom. Viii, col. 908.
224 SUR LE MYSTÈl; E
nouvelle naissance, et que nous y fussions consacre's
au nom du Père , et du Fils , et du Saint-Esprit (0.
Admirez ici, chrétiens, les profonds conseils de la
Providence dans le rapport merveilleux des divins
mystères. Oii est-ce que l'homme a été formé? Dans
la création ? où est-ce que l'homme est réformé ?
Dans le saint baptême , qui est une seconde créa-
tion , on la grâce de Jésus-Christ nous donne une
nouvelle naissance , et nous fait des créatures nou-
velles. Quand nous sommes formés premièrement
par la création , la Trinité s'y découvre par ces pa-
roles : « Faisons l'homme à notre image et ressem-
» blance » : quand nous sommes régénérés , quand
le Saint-Esprit nous réforme dans les eaux sacrées
du baptême , toute la Trinité y est appelée. La Tri-
nité dans la création , la Trinité dans la régénéra-
tion ; n'est-ce pas afin que nous comprenions que le
Fils de Dieu rétablit en nous la première dignité de
notre origine, et qu'il répare miséricordieusement
en nos âmes l'image de la Trinité adorable que notre
création nous avoit donnée, et que notre péché avoit
obscurcie?
Mais passons encore plus loin : afin que la Trinité
très - indivisible éclatât plus visiblement dans les
hommes, il a plu à notre Seigneur Jésus-Christ que
son Eglise en fût une image, comme la suite de ce
discours le fera paroître. Qui est-ce qui nous a en-
seigné cette belle théologie? chrétiens , c'est Jésus-
Christ même qui nous l'a montrée dans les paroles
que j'ai citées pour mon texte, a Père saint, dit-il à
» son Père, gardez ceux que vous m'aivez donnés ».
(0 3Iatt. XXVllT. IQ.
Qui
DE LA SAINTE TRINITÉ. 2^5
Qui sont ceux que le Père a donnés au Fils? Ce sont
les fidèles, qui, c'tant unis par l'Esprit de Dieu, com-
posent cette sainte socie'té que nous exprimons par le
nom d'Eglise. « Gardez-les, dit-il, afin qu'ils soient
3> un ». Ils sont un , dit le Fils de Dieu ; c'est-à-dire ,
que leur multitude n'empêche pas une parfaite unité:
et afin qu'il n^ fût pas permis de douter que cette
mystérieuse unité, qui doit assembler le corps de
l'Eglise, ne fût l'image de cette unité inefi'able qui
associe les trois Personnes divines, Jésus- Christ l'ex-
plique en ces mots : « Qu'ils soient un , dil-il (0, comme
a nous »; et un peu après : « Comme vous, Père,
n êtes en moi et moi en vous , ainsi je vous prie
)) qu'ils soient un en nous ('^) » ; et encore : « Je leur
» ai donné, dit-il, la gloire que vous m'avez don-
5) née, afin qu'ils soient un comme nous(3) ». O gran*-
deur ! ô dignité de l'Eglise ! ô sainte société des
fidèles , qui doit être si parfaite et si achevée , que
Jésus-Christ ne lui donne point un autre modèle
que l'unité même du Père et du Fils, et de l'Esprit
qui procède du Père et du Filsî Qu'ils soient un, dit
le Fils de Dieu , non point comme ks anges , ni
comme les aichanges, ni comme les chérubins , ni
comme les séraphins; « mais qu'ils soient, dit-il, un
5> comme nous ». Entendons le sens de cette parole :
comme nous sommes un dans le même être, dans
la même intelligence, dans le même amour, ainsi
qu'ils soient un cômine nous ; c'est-à-dire , un dans
le même être, par leur nouvelle nativité; un dans
la même intelligence, par la doctrine de vérité; un
dans le même amour , par le lien de la charité. C'est
CO Joan. XVII. II. — W Ibid. 21. — C^) Ji,ij^ 33.
BOSSUET. XIV. l5
226 SUR, LE MYSTÈRE
de cette triple unité que j'espère vous entretenir au-
jourd'hui avec l'assistance divine.
PREMIER POINT.
Encore que la géne'ration éternelle , par laquelle
le Fils procède du Père, surpasse infiniment les in-
telligences de toutes les créatures mortelles, et même
de tous les esprits bienheureux ; toutefois ne laissons
pas de porter nos vues dans le sein du Père éternel ,
pour y contempler le mystère de cette génération
ineffable. Mais de peur que cette lumière ne nous
aveugle, regardons-la comme réfléchie dans ce beau
miroir des Ecritures divines, que le Saint-Esprit
nous a préparé, pour s'accommoder à notre portée.
La première chose que je remarque dans la géné-
ration du Verbe éternel, c'est que le Père l'engendre
en lui-même , contre l'ordinaire des autres pères ,
qui engendrent nécessairement au dehors. Nous ap-
prenons des Ecritures, que le Fils procède du Père :
« Je suis, dit-il , sorti de Dieu (0 ». Tout ce qui est
produit, il faut qu'il soit tiré du néant, comme, par
exemple , le ciel et la terre; ou qu'il soit produit de
quelque chose , comme les plantes et les animaux.
Que le Fils unique de Dieu ait été tiré du néant ,
c'est ce que les ariens mêmes, qui nioient la divinité
du Sauveur du monde, n'ont jamais osé avancer (2).
En effet, puisque le Verbe éternel est le Fils de
Dieu par nature, il ne peut être tiré du néant ; au-
trement il ne seroit pas engendré , il ne procéderoit
pas comme Fils ; et lui qui est le vrai Fils de Dieu ,
{^)Joan. XVI. 37. — (') »S. ^ug. coni. 31aximin. lib. ii,c. xiv,
toiri. viii, col. 703, 704.
DE LA SAINTE TRINITÉ. 22^
le Fils singulièrement et par excellence, et qui est
appelé dans les Ecritures, le propre Fils du Père
éternel, ne seroit en rien différent de ceux qui le
sont par adoption. Par conséquent il est clair que
le Fils de Dieu ne peut pas être tiré du néant, et ce
blasphème seroit exécrable : que s'il n'a pas été tiré
du néant, voyons d'où il a été engendré.
C'est une loi nécessaire et inviolable, que tout
fils doit recevoir en lui-même quelque partie de la
substance du père; et c'est pourquoi quand nous
parlons d'un fils à un père , nous disons »jue c'est
un autre lui-même : si donc mon Sauveur est le Fils
de Dieu , qui ne voit qu'il doit être formé de la
propre substance de Dieu ? Mais ne concevons rien
ici de mortel ; éloignons de notre esprit et de nos
pensées tout ce qui ressent la matière : ne croyons
pas que le Fils de Dieu ait reçu seulement en lui-
même quelque partie de la substance du Père : car
puisqu'il est essentiel à Dieu d'être simple et indi-
visible, sa substance ne souffre point de partage;
et par conséquent si le Verbe, en cette belle qualité
de Fils, doit participer nécessairement à la subs-
tance de Dieu son Père , il la reçoit sans division ^
elle lui est communiquée toute entière ; et le Père ^
qui le produit du fond même de son essence, la
répand sur lui sans réserve. Et d'autant que la na-
ture divine ne peut être ni séparée ni distraite ; si le
Fils sortoit hors du Père , s'il étoit produit hors de
lui, jamais il ne recevroit son essence, et il perdroit
le titre de Fils : de sorte que , afin qu'il soit Fils ,
il faut que son Père fengendre en lui-même.
C'est ce que nous apprenons par les Ecritures :
228 SUR LE MYSTÈRE
dites-le-nous , bien-aimé Disciple , qui avez bu ces
secrets célestes dans le sein et dans le cœur du
Verbe étéï-ifiel. « Au commencement étoitle Verbe ,
» et le Verbe etoit en Dieu (0 « ; c'est-à-dire, dès
que le Verbe a été, il étoit en Dieu : il a donc été
produit en Dieu même. C'est pourquoi il procède
de Dieu comme son Verbe , comme sa conception ,
comme sa pensée , comme la parole intérieure par
laquelle il s'entretient en lui-même de ses perfections
infinies : il ne peut donc pas être séparé de lui.
Méditez cette admirable doctrine : tout ce qui en*
gendre est vivant; engendi^r, c'est une fonction de
vie ; et la vie de Dieu , c'est l'intelligence : donc
il engendre par intelligence. Or l'entendement n'a-
git qu'en lui-même; il ne se répand point au de-
hors : au contraire; tout ce qu'il rencontre au
dehors , il s'eliorce de le ramasser au dedans : de là
vient que nous disons ordinairement , que nous
comprenons tine chose , que nous l'avons mise dans
notre esprit , lorsque nous l'avons entendue. Ainsi
cette essence infinie, souverainement immatérielle ^
qui ne vit que de raison et d'intelligence, ne souffre
pas que rien sbit engendré en elle , Si ce n'est par
la voie de l'intelligence; et par conséquent le Verbe
éternel, la sagesse et la pensée de son Père, étant
produit par intelligence , naît et demeure dans son
principe : Hoc erat in principio apud Deum (2).
C'est ce que le grave Tertullien nous explique
admirablement dans cet excellent Apologétique.
« Cette parole, dit ce grand homme (3), nous di-
w sons que Dieu la profère, et l'engendre en la pro-
{^)Joan. I. I. — (*) lùïd. a. — ^) Apolog. n. 9.1.
DE I.A SAIWTE TRINITÉ. ^IC)
» ferant » : car c'est une parole substantielle , qui
porte en elle-même toute la ve^'tu , toute l'e'nergie ,
toute la substance du principe qui la produit; « Et
» c'est pourquoi , dit TertuUien , nous l'appelons
» Fils de Dieu, à cause de l'ui^ité de substance^,^
Après, il compare le Fil^ de Dieu au rayon que la
lumière produit , sans rien diminuer de son être ,
sans rien perdre de son éclat ; et il conclut qu' « il est
» sorti de la tige , mais qu'il ne s'ep est pas retiré » :
JYon recessil ^ sed excessit. O Dieu ! mon esprit se
confond; je me perds, je m'abîme dans cet océan ;
mes yeux foibles et languissans ne peuvent plus sup-
porter un si grand éclat. Reprenons, fidèles, 4?
nouvelles forces, en reposant un peu notre y^e sur
dés objets qui soient plus de notre portée.
Sainte société des fidèles, Eglise remplie de rpi57
prit de Dieu , chaste épouse de mon Sauveur, vous
représentez sur la terre la génération du Verbe éterr
nel dans votre bienheureuse fécondité. Dieu engen-
dre , et vous engendrez : Dieu , comme nous avons
dit, engendre en lui-même; mainte Eglise, où en-
gendrez-vous vos enfans? Dans votre paix^ dans votre
concorde, dans votre unité, dans votre sein et dans
vos entrailles. Heureuse maternité (Je l'Eglise ! Les
mères que nous voyons sur la tej:r€ cpnçoiye^nt ,;à La
vérité, leur fruit en leur sein j mais elles l'enfantent
hors de leurs entrailles : au cop traire la sainte Eglise,
elle conçoit hors de ses entrailles, elle enfante dans
ses entrailles. Un infidèle vient à l'Eglise, il demande
d'être associé avec les fidèles :i'EgUse l'instruit, et le
catéchise; il n'est pas encpre en son sein, il n'est
23o SUR LE MYSTÈRE
point encore en son unité; elle n'enfante pas encore,
mais elle conçoit • ainsi elle ne conçoit pas en son
sein ; aussitôt qu'elle nous enfante, nous commençons
à être en son unité. C'est ainsi que vous engendrez,
sainte Eglise , à l'imitation du Père éternel. Engen-
drer, c'est incorporer; engendrer vos enfans, ce n'est
pas les produire au dehors de vous ; c'est en faire un
même corps avec vous : et comme le Père , engen-
drant son Fils , le fait un même Dieu avec lui ; ainsi
les enfans que vous engendrez vous les faites ce que
vous êtes, en formant Jésus-Christ en eux : et comme
le Père engendre le Fils , en lui communiquant son
même être; ainsi vous engendrez vos enfans, en leur
communiquant cet être nouveau que la grâce vous
a donné en notre Seigneur Jésus- Christ : Ut sint
unum sicut et nos. Ce que je dis du Père et du Fils,
je le dis encore du Saint-Esprit, qui sont trois choses,
et la même chose. C'est pourquoi saint Augustin dit:
« En Dieu il y a nombre , en Dieu il n'y a point de
5) nombre : quand vous comptez les trois personnes ,
3) vous voyez un nombre; quand vous demandez ce
5> que c'est, il n'y a plus de nombre ; on répond que
5) c'est un seul Dieu. Parce qu'elles sont trois, voilà
» comme un nombre : quand vous recherchez ce
» qu'elles sont , le nombre s'échappe , vous ne trouvez
3) plus que l'unité simple » : Quia très suntj tanguam
est niimerus : si quœris quid très ^ non est numerusi^)*
Ainsi en est-il de l'Eglise : comptez les fidèles , vous
voyez un nombre : que sont les fidèles ? il n'y a plus
de nombre; ils sont- tous un même corps en notre
(0 InJoan. Tract, xxxix , n. 4 > f^om. m, part, ii , col. 562.
DE LA SAINTE TRINITÉ. oSt
Seigneur ; « il n'y a plus ni Grec, ni Barbare , ni
)) Romain , ni Scythe ; mais un seul Je'sus-Christ qui
» est tout en tous (0 » : Ut sintunum sicut et nos,
SECOND POINT.
Contemplons dans les Ecritures comment le Fils
et le Saint-Esprit reçoivent continuellement en eux-
mêmes la vie et l'intelligence du Père : et premiè-»
rement pour le Fils , voici comme il parle dans son
Evangile en saint Jean : « En vérité , en ve'rité je
)) vous le dis, le Fils ne peut rien faire de lui-
» même , et il ne fait que ce qu'il voit faire à son
)) Père; et tout ce que le Père fait, le Fils le fait
» semblablement : car le Père aime le Fils, et il lui
» montre tout ce qu'il fait (2) ». Quand nous en-
tendons ces paroles , aussitôt notre foible imagina-
tion se représente le Père opérant , et le Fils regar-
dant ses œuvres , à peu près comme un apprenti
qui s'instruit en voyant travailler son maître : mais
si nous voulons entendre les secrets divins , détrui-
sons ces idoles vaines et charnelles que l'accoutu-
mance des choses humaines élève dans nos cœurs ;
détruisons, dis -je, ces idoles par le foudre des
Ecritures. Si le Père agissoit premièrement, et que
le Fils le regardât faire, et après qu'il agît lui-
même à l'imitation de son Père , il s'ensuivroit né-
cessairement que leurs opérations seroient séparées.
Or nous apprenons par les Ecritures , que « tout
» ce que le Père fait , est fait par son Fils » ; Om-
nia per ïpsum fada sunt j et sine ipso factum est
jiihil (5) : « Par lui toutes choses ont été faites, et
CO Coloss. m. 11.— .(*) Joan, y. 19,10.-- {}) Ilid. i. 3.
232 SUR LS MYSTÈRE
» sans lui rien n'a été fait « : Omnia per ipsumfacta
sunt. Et c'est pourquoi il nous dit lui-même : « Tout
» ce que le Père fait, le Fils le fait semblablement ».
Si le Fils fait tous les ouvrages que fait son Père,
leurs actions ne peuvent point être séparées : et
il ne se contente point de nous dire , qu'il fait tout
ce que fait Je Père ; mais tout ce que le Père fait ,
dit-il, le Fils le fait semblablement. Les caractères
que la main forme, c'est la plume qui les forme
aussi ; mais elle ne les forme pas semblablement :
la main les forme comme la cause mouvante, et
la plume comme l'instrument qui est mu. A Dieu
ne plaise que nous croyions qu'il en soit ainsi du
Père et du Fils : « Tout ce que fait le Père, dit
:» notre Seigneur , cela même le Fils le fait sem-
3) blablement »; c'est-à-dire, avec la même puis-
sance, avec la même sagesse , et par la même opé-
ration : Hoc et Filîus similiter facit.
D'où vient que vous dites , ô mon Sauveur : Le
Fils ne peut rien faire de lui-même, sinon ce qu'il
voit faire à son Père, et le Père montre à son Fils
tout ce qu'il fait ? Quelle est cette merveilleuse ma-
nière par laquelle vous contemplez votre Père, par la-
quelle vous voyez en lui tout ce que vous faites et tout
ce qu'il fait ? comment est-ce qu'il vous parle et qu'il
vous enseigne? et puisque vous êtes Dieu comme
lui, d'où vient que vous ne faites rien de vous-même ?
qui nous développera ces mystères? Ecoutons parler
le grand Augustin : Le Fils, dit-il ,(?), ne fait rien
de lui-même, parce qu'il n'est pas de lui-même :
(*) In Joan. Tract, xx, n. 4, tout, m, part, ii, col. 4^0 et sen.
De Triait. tji^n.Z^ tom. . vni , col. 7 7 3 , ^j^ 4 •
DE LA SAINTE TRINITÉ. 233
celui qui lui communique son essence, lui commu-
nique aussi son ope'ration : et encore qu'il reçoive
tout de son Père , il ne laisse pas d'être égal au
Père; parce que le Père, qui lui donne tout, lui
donne aussi son égalité. Le Père lui donne tout ce
qu'il est, et l'engendre aussi grand que lui, parce
qu'il lui donne sa propre grandeur. C'est ainsi , ô
Père céleste, que vous enseignez votre Fils, parce
que vous lui donnez sans réserve la même science
qui est en vous.
Mais entendons ce secret, mes Frères, selon la
mesure qui nous est donnée , et autant qu'il a plu à
Dieu de nous le révéler par les Ecritures. Il est clair
que celui qui enseigne veut communiquer sa science :
par exemple, les prédicateurs, que l'Esprit de Dieu
établit pour enseigner au peuple la saine doctrine,
pourquoi montent-ils dans les chaires? n'est-ce pas
afin de faire passer les lumières que Dieu leur donne,
dans l'esprit de leurs auditeurs ? C'est ce que pré-
tend celui qui enseigne. Il ouvre son cœur à ceux
qui l'écoutent ; il tâche de les rendre semblables à
lui ; il veut qu'ils prennent ses sentimens , et qu'ils
entrent dans ses pensées : et ainsi celui qui enseigne
et celui qui est enseigné doivent se rencontrer en-
semble , et s'unir dans la participation des mêmes
lumières. Par conséquent la méthode d'enseigner
tend à l'unité des esprits dans la science et dans la
doctrine; et ce que j'ai dit est très-véritable, que ce-
lui qui veut enseigner, veut communiquer sa science.
Mais ni la nature ni l'art ne font qu'ébaucher cet
ouvrage; cette communication est très-imparfaite,
et cette unité n'est que commencée. Cette entière
234 SUR LE MYSTÈIIE
communication de science ne se peut trouver qu'en
Dieu même : c'est là que le Père enseigne le Fils
d'une manière infiniment admirable , parce qu'il lui
communique sa propre science : là se fait cette par-
faite unité d'esprit entre le Père et le Fils ; parce que
la vie et l'intelligence , la raison et la lumière du
Père se trouvent tellement dans le Fils , qu'il ne se
fait de l'une et de l'autre qu'une même vie , une
même intelligence, et un même esprit. C'est pour-
quoi le Père enseignant et le Fils qui est enseigné
sont également adorables; parce que le Fils reçoit
cette même science du Père, qui ne souffre aucune
imperfection.
Et ne nous imaginons pas, chrétiens, que lorsque
le Père enseigne le Fils, il lui communique la science
comme la perfection de son être : comme il l'en-
gendre parfait, il lui donne tout en l'engendrant :
bien plus , si nous le savons bien entendre, « l'engen-
» drer et l'enseigner, c'est la même chose » : Hoc
est eum docuisse _, quod est scienterti genuisse , dit
saint Augustin (0. Vous me direz qu'engendrer et
enseigner sont des termes bien opposés. Il est vrai
dans les créatures, où il est certain qu'engendrer
n'est pas un acte d'intelligence; mais en Dieu dont la
vie est intelligence, qui engendre conséquemment
par intelligence, il ne se faut pas étonner si en ensei-
gnant il engendre : car s'il enseigne son Fils éternel
en lui communiquant sa propre science , il l'engen-
dre en lui communiquant sa propre science ; parce
qu'à l'égard de Dieu, être c'est savoir, être c'est en-
tendre , comme enseigne la théologie : d'oiî il s'en-
(0 In. Joan» Tract. xh, n.5f tom. lu . part, ii , col. 56"].
I
DE LA SAINTE TRINITÉ. ^35
suit manifestement que cela même , que le Père en-
seigne le Fils, prouve l'unité' du Pcreet du Fils dans
la vie de l'intelligence. Il en est de même du Saint-
Esprit, puisqu'il procède du Père et du Fils avec la
même perfection que le Fils reçoit de son Père.
Ainsi le Père , le Fils et le Saint-Esprit, même lu-
mière, même majesté, même intelligence, vivent
tous ensemble d'entendre, et tous ensemble ne sont
qu'une même vie.
« Père saint , dit le Fils de Dieu, gardez en votre
« nom ceux que vous m'avez donnés , afin qu'ils soient
3> un comme nous » ; c'est-à-dire, qu'ils soient comme
nous unis dans la même vie de l'intelligence. Mais
pouvons-nous bien espérer que tous les fidèles doi-
vent être unis dans la vie de l'intelligence? Oui,
certes, nous le devons espérer. Regardez les esprits
bienheureux qui régnent au ciel avec Jésus-Christ ;
quelle est leur vie, quelle est leur lumière? « Leur
)) lumière, dit l'Apocalypse (0, c'est l'Agneau » ,
c'est-à-dire , le Verbe incréé qui s'est fait la victime
du monde : donc la lumière des bienheureux , c'est
ce Verbe , cette parole que le Père profère dans
l'éternité. Mais ce Verbe n'est pas une lumière qui
soit allumée hors de leurs esprits j c'est une lumière
infinie qui luit intérieurement dans leurs âmes. En
cette lumière , ils y voient le Fils ; parce que cette
lumière, c'est le Fils même : en cette lumière, ils y
voient le Père; parce que c'est la splendeur du Père :
« Qui me voit , dit le Fils de Dieu (2), voit mon
» Père » : ils y voient le Saint-Esprit en cette lu-
mière ; parce que le Saint-Esprit en procède. Ep
(0 Apoc. XXI. 23. — (2) Joan. xiv. 9.
236 SUR LE MYSTÈRE
cette lumière, ils s'y contemplent eux-mêmes j parce
qu'ils se trouvent en elle plus heureusement qu'en
eux-mêmes : ils y voient les idées vivantes, ils y
voient les raisons des choses créées, raisons éternel-
lement permanentes ; et de même qu'en cette vie
nous connoissons les causes parles effets, l'unité par
la multitude , l'invisible par le visible ; là , dans ce
Verbe , qui est dans les bienheureux , qui est leur
vie, qui est leur lumière, ils voient la multitude
dans l'unité même , le visible dans l'invisible, la di-
versité des effets dans la cause infiniment abondante
qui les a tirés du néant ; c'est-à-dire , dans le Verbe
qui en est l'idée , qui est la raison souveraine par la-
quelle toutes choses ont été faites. Dans ce Verbe ,
les bienheureux voient , ils voient et ils vivent ; et
ils vivent tous dans la même vie, parce qu'ils vivent
tous dans ce même Verbe. O vue ! ô vie î ô félicité !
c'est ainsi que vivent les bienheureux : Utsint unum
sic ut et nos.
Mais nous , qui languissons ici-bas dans ce misé-
rable pèlerinage, vivons-nous d'une même vie par
l'intelligence? Oui, fidèles, n'en doutez pas. Ce
Fils de Dieu, ce Verbe éternel, cette vie, cette lu-
mière, cette intelbgence , qui éclaire les esprits bien-
heureux ; qui , en les éclairant , les fait vivre d'une
vie divine , ne luit-elle pas aussi en nos cœurs? n'est-
elle pas au fond de nos âmes , pour y ouvrir une
source de vie éternelle ? Voulez-vous entendre cette
vérité par l'action que nous faisons en ce lieu ? Chré^
tiens, si nous l'entendons, nous commençons ici
notre paradis; puisque nous commençons tous en-
semble à vivre de cette parole vivante qui nourrit
DE LA SAINTE TRINITÉ. aS^
et qui fait vivre tous les bienheureux. Je vous prêche
cette paîrole , selon que je puis, selon que le Saint-
Esprit me l'a enseignée : je la fais retentir à vos.
oreilles ; puis-je la porter au fond de Vos cœurs ?
Nullement; ce n'est pas un ouvrage humain. Si vous
l'entendez et si vous l'aimez, c'est le Fils de Dieu
qui vous parle, c'est lui qui vous prêche sans bruit
dans cette profonde retraite, dans cet inaccessible
secret de vos cœurs , où il n'y a que sa parole et s»
voix qui soit capable de péne'lrer : si vous l'enten-
dez, vous vivez, et vous vivez en ce même Verbe
dans lequel les bienheureux vivent; vous vivez en
lui, vous vivez de lui, et vous vivez tous d'une même
vie ; parce que vous buvez tous ensemble à la même
source de vie. O sainte unité des fidèles ! mon Père ,
qu'ils soient un comme nous dans la vie de l'intelli-^
gence. Chrétiens, si nous vivons tous de ce Verbe,
[soyons étroitement unis par la charité.]
O sainte et admirable doctrine ! vivons de telle
sorte, fidèles, qu'elle ne soit point stérile en nos
cœurs, et ne rendons point inutiles tant de grands
mystères. Si le Saint-Esprit est en nous, s'il y opère
la charité, s'il la fliit semblable à lui-même, élevons
nos entendemens, et apprenons dans le Saint-Esprit
quelles doivent être les lois de notre charité mutuelle.
Le Saint-Esprit est un amour pur, qui ne souffre au-
cun mélange terrestre : ainsi, mes Frères, aimons-
nous en Dieu , pour accomplir la parole de notre
Maître : « Père saint, qu'ils soient un en nous ». Le
Saint-Esprit est un amour constant ; parce que c'est
un amour éternel : ainsi , que notre affection soit
constante, que jamais elle ne puisse être refroidie.
238 SUR LE MYSTÈRE
selon cette parole de TEcriture : Demeurez en la
charité' (i). Le Saint-Esprit est un amour sincère;
parce qu'il procède du fond du cœur , du fond même
de l'essence : ainsi , que notre charité soit sincère ,
qu'elle ne souffre ni feinte, ni dissimulation; parce
que l'apôtre saint Paul a dit : « Ne vous trompez
M point les uns les autres ; car vous êtes membres les
» uns des autres (2) ». Enfin le Saint-Esprit est un
amour désintéressé ; parce que ce qui fait l'intérêt
c'est ce malheureux mot de mien et de tien; et d'au-
tant que tout est commun entre le Père et le Fils ,
leur amour est infiniment désintéressé : ainsi consi-
dérons, chrétiens, que tout est commun entre les
fidèles, et épurons tellement nos affections qu'elles
soient entièrement désintéressées : Ut sint unum sicut
et nos.
Certes , mes Frères , si le Fils de Dieu s'étoit con-
tenté de nous dire qu'il veut que nous soyons un
comme frères, nous devrions respecter les uns dans
les autres ce nom sacré de sœurs et de frères, et le
nœud de la société fraternelle. S'il nous avoit or-
donné simplement de vivre dans une mutuelle cor-
respondance, comme des personnes qui sont enrô-
lées dans un même corps de milice , sous l'étendard
de sa sainte croix, nous devrions rougir de honte
de n'être pas tous unis ensemble sous les ordres d'un
si divin Capitaine. S'il nous avoit dit seulement que
nous sommes membres d'un même corps , nous de-
vrions méditer jour et nuit cette parole du saint
apôtre ; « Quand une partie de notre corps souffre,
w toutes les autres y compatissent (5) ». Mais puis-
(') Uehi. XIII. I. — W Ephes. iv. a5. — K^ 1. Cor. xii. 26.
DE LA SAINTE TKINITÉ. 289
qu'il passe au-dessus des cieux et de toutes les intel-
ligences, et qu'il nous donne pour modèle de notre
unité' l'unité même du Père et du Fils; qui pourroit
nous exprimer , chre'tiens, quelle doit [être] notre
union , et combien nous nous rendrons criminels , si
nous rompons le sacré lien de la charité fraternelle
qui doit être réglée sur ce grand exemple ?
Mais comme si c'étoil peu; de chose de proposer
à tous les fidèles le plus grand de tous les mystères,
pour être le modèle de leur unité; il scelle encore
cette unité sainte par un autre mystère incompré-
hensible , qui est le mystère de l'eucharistie. Nous
venons tous à la même table , nous y prenons ce
même pain de vie qui est le pain de communion ,
le pain de charité et de paix ; nous jurons sur les
saints autels, nous scellons par le sang de notre
Sauveur notre confédération mutuelle : cependant,
ô sacrilège exécrable! nous manquons tous les jours
à la foi promise, t nous ne laissons pas d'avoir
toujours, et la médisance à la bouche , et l'envie ou,
l'aversion dans le cœur. Le Sauveur nous dit dans
son Evangile : « En cela on reconnoîtra que vous
j> êtes vraiment mes disciples, si vous avez une
M charité sincère les uns pour les autres. (0,».;,jet il
prie ainsi Dieu son Père : « Je vous demande qu'ils
M soient consommés en un; afin que le monde sache
« que c'est vous qui m'avez envoyé (2} ».
O damnable infidélité de ceux qui se glorifient du
nom chrétien ! les chrétiens se détruisent eux-mêmes ;
toute l'Eglise est ensanglantée du meurtre de ses
enfans , que ses enfans propres massacrent : et comme
CO Joan. xui. 35. — W Ibid. xvu. 21 , 23.
24o SUR LE MYSTÈRE DE LA SAINTE TRINITÉ.
si tant de guerres et tant de carnages n'étoient pas
capables de rassasier notre impitoyable inhumanité,
nous nous déchirons dans les mêmes villes, dans les
mêmes maisons , sous les mêmes toits , par des ini-
mitiés irréconciliables. Nous demandons tous les jours
la paix, et nous-mêmes nous faisons la guerre. Car
d'où viennent tant d'envies , tant de médisances , tant
de querelles et tant de procès ? Les parens s'animent
contre les parens, et les frères contre les frères, avec
une fureur implacable ; on emploie et les médisances
et les calomnies , et la tromperie et la fraude ; la
candeur et la bonne foi ne se trouvent plus parmi
nous; toutes les rues, toutes les places, tous les ca-
binets retentissent du bruit des procès : infidèles si
féconds en chicanerie que nous sommes; tant nous
avons oublié le christianisme, tant nous méprisons
l'Evangile qui est une discipline de paix. Cependant
nous souhaitons la paix , nous avons sans cesse la
paix à la bouche ; et nous faisons régner par nos dis-
sensions le diable, qui est l'auteur des discordes, et
nous chassons l'Esprit pacifique , c'est-à-dire , l'Esprit
de Dieu. Que si vous avez voulu, mon Sauveur, que
la sainte union des fidèles fût la marque de votre
venue ; que font maintenant tous les chrétiens, si-
non publier hautement que votre Père ne vous a pas
envoyé, et que l'Evangile est une diimère, et que
tous vos mystères sont autant de fables ?
SERMON
SDR LÀ GLOIRE DE DIEU DANS LA CONV . DES PÉCII. 24 1
SERMON
POUR
LE III.^ DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE.
Grandeur de la charité des saints anges pour les hommes. Pour-
quoi se réjouissent-ils si fort dans la conversion des pécheurs. Trois
cfiets de la miséricorde divine à l'égard de Famé pécheresse. Double
unité dans l'Eglise j l'une extérieure, qui est liée par les sacremensj
l'autre invisible et spirituelle formée par la charité. Comment les
pécheurs séparés de cette unité commencent leur enfer même sur la
terre. Quels sont les dignes fruits de pénitence. De quelle manière
le pécheur, sincèrement touché, s'accuse, se condamne et se punit.
Dico vobis quod ita gaudium erit in cœlp super uno pec-
catore pœnitentiam agente , quàm super nonaginta
novem juslis, qui non indigent pœnitentiâ.
Je vous dis quily aura plus de joie au ciel devant les
anges de Dieu sur un pécheur faisant pénitence , que
sur quatre-vingt-dix 'neuf justes qui n'ont pas besoin
de pénitence. Luc. xv. 7.
Oi quelqu'un n'a pas encore assez entendu combien
est grande la charité des saints anges pour les misé-
rables mortels, qu'il considère en notre Evangile
les aimables paroles du Sauveur des âmes, par les-
quelles il nous apprend que la conversion des pé-
cheurs réjouit tous les esprits bienheureux 5 et qu'en-
BossuET. xiy. 16
2^2. SUR LA GLOIUE DE DIEU
core que Dieu les enivre du torrent de ses éternelles
délices , néanmoins ils sentent augmenter leur joie ,
quand nous sommes renouvelés par la pénitence.
Nous lisons, dans les Ecritures (0, qu'autrefois les es-
prits célestes se déclarèrent visiblement contre nous,
lorsqu'un chérubin envoyé de Dieu avec une forme
terrible , tenant en sa main un glaive de feu, gardoit
la porte du paradis, pour épouvanter nos parens
rebelles , et leur interdire l'entrée de ce jardin déli-
cieux qu'ils avoient déshonoré par leur crime. Mais
après la naissance de ce Sauveur , qui nous a récon-
ciliés par son sang, vous n'igiîorez pas, chrétiens,
que ces bienheureuses intelligences, qui nous avoient
déclaré la guerre , nous vinrent aussi annoncer la
paix : ce Que la paix , disent-ils (2) , soit donnée aux
)) hommes » ; et depuis cette salutaire journée, nous
leur sommes devenus si chers, que Jésus-Christ nous
enseigne , dans notre Evangile , qu'ils préfèrent nos
intérêts aux leurs propres. C'est ce que vous remar-
querez aisément , si vous pénétrez le sens des paroles
que j'ai alléguées pour mon texte. «Les anges, dit le
i) Fils de Dieu , se réjouissent plus de la conversion
)) d'un pécheur, que de la persévérance de quatre-
» vingt-dix-neuf justes qui n'ont pas besoin de pé-
» nitence ». Je demande quels sont ces justes aux-
quels le Sauveur ne craint pas de dire que la pénitence
n'est pas nécessaire. Certes , nous ne les trouverons
pas sur la terre ; puisque, tous les hommes étant pé-
cheurs, ce seroit une témérité inouie que d'assurer
qu'ils n'ont pas besoin du remède de la pénitence,
te Si quelqu'un dit qu'il ne pèche pas, il se trompe,
(,») Gènes, nu 24- — ^*) ^«c. "• i4*
DANS LÀ CONVERSION DES PÉCHECRS. ^43
» et la vérité n'est pas en lui » , dit le disciple bien-
aimé de notre Sauveur (0.
Où chercherons-nous donc, chrétiens, cette inno-
cence si pure et si achevée, qu'elle n'a pas besoin
de la pénitence? Sans doute, puisqu'elle est l)annie
du milieu des hommes, elle ne se peut rencontrer
que parmi les anges, qui, détestant la rébellion et
l'audace de Satan et de ses complices, demeurèrent
immuablement dans le bien où Dieu les avoit établis
dès leur origine. Vous êtes les seuls, ô esprits cé-
lestes, parmi toutes les créatures, qui jamais n'avez
été souillés par aucun péché; vous êtes ces justes
de notre Evangile, auxquels la pénitence n'est pas
nécessaire : et ainsi lorsque notre Sauveur nous ap-
prend que vous recevez une joie plus grande de la
conversion des pécheurs, que de la justice des inno-
cens qui n'ont pas besom de se repentir; c'est de
même que s'il nous disoit que notre pénitence vous
réjouit plus que votre propre persévérance. Mer-
veilleuse vertu de la pénitence, qui ol)lige tous les
saints anges à nous préférer à eux-mêmes, qui répare
si glorieusement les ruines des plus grands pécheurs,
qu'elle les met en quelque sorte au-dessus des justes,
et qui fait que la justice rendue a quelque avantage
au-dessus de la justice toujours conservée. Car puis-
que ces intelligences célestes, qui goûtent le vrai
bien dans sa source , ne peuvent avoir de ces joies
déréglées que l'opinion fait naître en nos âmes, ne
voyez-vous pas, chrétiens, qu'elles ne se peuvent
réjouir que du bien? et donc , si leur joie est plus
abondante , ne faut-il pas conclure nécessairement
(0 /. Joan. i. 8.
244 S^^ ^^ GLOIRE DE DIEU
qu'il leur paroit quelque bien plus considérable ,
d'autant plus que c'est le Sauveur lui-même qui les
excite par son exemple à cette sainte et divine joie ?
En effet ne voyez-vous pas qu'il se présente à nous
dans notre Evangile sous la figure de ce berger
a qui laisse tous ses troupeaux au désert pour cher-
» cher une brebis égarée ; qui l'ayant trouvée au
» milieu des bois, seule et tremblante d'effroi, la
» rapporte sur ses épaules , et appelant ses amis et
» ses proches : Réjouissez-vous avec moi, dit-il, de
» ce que j'ai rencontré ma brebis perdue (0 ». De
sorte que les anges et le Sauveur même se réjouis-
sant plus d'un pécheur sauvé, que d'un juste qui
persévère , il paroît que l'innocence recouvrée a
quelque chose de plus agréable que l'innocence con-
tinuée. Réjouissons-nous, pécheurs misérables; ad-
mirons la force de la pénitence , qui nous rend avec
avantage ce que notre péché nous avoit fait perdre :
et pour exciter en nos cœurs les saints gémissemens
de la pénitence , recherchons les véritables raisons
de cette vérité si satisfaisante que Jésus-Christ nous
enseigne dans son Evangile.
Si je n'avois qu'à vous parler d'une joie humaine,
je me contenterois de vous dire que nous expéri-
mentons tous les jours une certaine douceur plus
sensible à rentrer dans la possession de nos biens,
qu'à nous maintenir dans la jouissance : nous goû-
tons la santé par la maladie ; et la perte de nos amis
nous apprend combien ils nous étoient nécessaires :
car l'accoutumance nous ôte ce qu'il y a de plus vif
dans le sentiment j et notre jugement est si foible,
C«) Luc. xy. 4 et sui*^ »
DANS LA CONVERSION DES PÉCHEURS. 2^4^
que ne pouvant pénétrer les choses en elles-mêmes,
il ne les reconnoît jamais mieux que par leurs con-
traires : tellement que cet excès de joie que nous
ressentons , lorsque nous pouvons re'parer nos pertes,
vient presque toujours de notre foiblesse. Mais à
Dieu ne plaise que nous croyions qu'il en soit ainsi
de la joie des anges et de celle du Fils de Dieu
même, dont nous devons aujourd'hui expliquer les.
causes : il faut prendre des principes plus releve's,
si nous voulons péne'trer de si grands mystères. En-
trons en matière, et disons : Tout le motif de la joie
du Fils, c'est la gloire de Dieu son Père; tout le
motif de la joie des anges , c'est la gloire de leur
Créateur : si donc ils se réjouissent si fort dans la
conversion des pécheurs , c'est que la gloire de Dieu
y paroît avec plus de magnificence. Prouvons soli*
dément cette vérité.
La gloire de Dieu éclatç singulièrement dans les
natures intelligentes par sa miséricorde et par sa
justice : sa Providence, son immensité, sa toute-
puissance paroissent dans les créatures inanimées;
mais il ny^ a que les raisonnables qui puissent res-
sentir les effets de sa miséricorde et de sa justice ; et
ce sont ces deux attributs qui établissent sa gloire et
son règne sur les natures intelligentes. C'est par la
miséricorde et par la justice que les anges et les
hommes sont sujets à Dieu : la miséricorde règne
sur les bons, la justice sur les criminels; l'une par
la communication de ses dons, l'autre par la sévé-
rité de ses lois; l'une par douceur, et l'autre par
force ; l'une se fait aimer , l'autre se fait craindre ;
l'une attire, et l'autre réprime; l'une récompense
^4^ SUR LÀ GLOIRE DE DIEU
la fidélité, l'autre venge la rébellion : si bien que la
miséricorde et la justice sont en quelque sorte les
deux mains de Dieu, dont l'une donne , et l'autre
châtie : ce sont les deux colonnes qui soutiennent
la majesté de son règne ; l'une élève les innocens ,
l'autre accable les criminels, afin que Dieu domine
sur les uns et sur les autres avec une égale puissance.
C'est pourquoi le prophète chante : « Toutes les
» voies du Seigneur sont miséricorde et vérité (0 » ;
c'est-à-dire, miséricorde et justice, selon l'interpré-
tation des docteurs, d autant que la justice de Dieu
c'est sa vérité; parce que, comme dit le grand saint
Thomas (2) , c'est à cause de sa vérité qu'il est la loi
éternelle et qu'il est la loi immuable qui règle toutes
les créatures intelligentes. Que si toutes les voies du
Seigneur sont miséricorde et justice, si ce sont ces
deux divins attributs qui établissent sa gloire et son
règne; je ne m'étonne plus, ô saints anges, de ce que
la pénitence vous comble de joie : c'est que vous y
voyez éclater magnifiquement la gloire de Dieu votre
créateur par sa miséricorde et par sa justice; la misé-
ricorde, dans la conversion; la justice, dans la satis-
faction ; la première, dans la rémission des péchés;
la seconde, dans les gémissemens des pécheurs.
PREMIER POINT.
Pour entrer d'abord en matière, je remarquerai
dans notre Evangile trois effets de la miséricorde
divine dans la conversion des pécheurs : Dieu les
cherche, Dieu les trouve. Dieu les rapporte; c'est
ce que nous lisons clairement dans la parabole
CO Ps. nxiy. 10. — (») 1. 2. Quœst. xciii, art. ii.
DANS LA CONVERSION DES PÉCHEURS. 247
de notre Evangile. « Le bon berger, dit le Fils
w de Dieu, va après sa brebis perdue » : Vadit ad
illam quce perlerai; « et il va jusqu'à ce qu'il la
» trouve )) : donec ins^eniat eam (0; « et après qu'il
» Ta retrouvée, il la charge sur ses e'paules«. C'est
la vëritablefîgure du Sauveur des âmes : il cherche
charitablement les pécheurs , suivant ce qu'il dit
dans son Evangile : « Le Fils de l'homme est venu
» chercher ce qui étoit perdu (2) ». Il les trouve
par la vertu de sa grâce : car il est ce samaritain
miséricordieux , « qui , trouvant en son chemin le
» pauvre blessé, est touché de miséricorde, et s'ap-
» proche , et ne dédaigne pas de lier ses plaies » :
Et alliga\^it vulnera ejus (^). Enfin il les porte sur
ses épaules ; parce que c'est lui dont il est écrit :
« Vraiment il a porté nos langueurs » : p^erè lan-
guores nostros ipse tulit (4) . Or cette triple miséri-
corde répond à la triple misère en laquelle est pré-
cipitée l'ame pécheresse. Elle s'écarte , elle fuit ,
elle perd ses forces , et devient entièrement impuis-
sante : elle s'éloigne du bon Pasteur, et s'en éloi-
gnant, elle oublie, elle ne connoît plus son visage;
tellement que , lorsqu'il approche , elle fuit , et
fuyant elle se fatigue et tombe dans une extrême im-
puissance. Mais le Pasteur infiniment bon , qui ne se
plaît qu'à sauver les âmes, oppose charitablement
à ces trois misères trois effets merveilleux de miséri-
corde : car il cherche sabreWs éloignée; il trouve et
il atteint sa brebis fuyante 5 il rapporte sur ses épaules
(0 Luc. XV. 4. — (>) Ibid. XIX. 10. — (3) nid. X. 34. — (4j Is.
LUI. 4*
248 SUR LA GLOIRE DE DIEU
cette pauvre brebis e'puise'e de forces. Apprenons
ici à connoître la miséricorde du Pasteur fidèle, qui
nous a sauvés au péril de sa propre vie.
Et premièrement remarquons ce qui est écrit dans
notre Evangile, que la brebis que le Sauveur cher-
che n'est plus en la compagnie de tout le troupeau ;
par conséquent elle est séparée : mais entendons le
sens de cette parole. Le troupeau du Fils de Dieu ,
c'est l'Eglise ; et celui qui est séparé du troupeau
semble être hors de la vraie Eglise. Dirons-nous que
le Fils de Dieu ne parle en ce lieu que des hérétiques
qui ont rompu le lien d'unité? Mais la suite de notre
Evangile réfutera manifestement cette explication;
puisque Jésus -Christ nous fait bien entendre qu'il
parle généralement de tous les pécheurs, parce qu'il
veut encourager tous les pénitens. Mais pourrons-
nous dire, fidèles, que tous les pécheurs sont sé-
parés du sacré troupeau et de la communion de
l'Eglise? Nullement; il n'en est pas de la sorte : c'est
l'erreur de Calvin et des calvinistes, contre laquelle
le Fils de Dieu nous a dit qu'il y a de l'ivraie même
dans son champ , qu'il y a du scandale même en sa
maison, qu'il y a de mauvais poissons même en ses
filets (0. Mais d'où vient, direz-vous, que notre Sau-
veur, nous figurant tous les pécheurs en notre Evan-
gile, les représente comme séparés du troupeau?
Entrons en sa pensée , et disons avec l'incomparable
saint Augustin : « Il y en a qui sont dans la maison
» de Dieu , et qui ne sont pas la maison de Dieu ;
)) il y en a qui sont dans la maison de Dieu , et qui
» sont eux-mêmes la maison de Dieu » : Alios ita esse
(0 Matt. xni. a8, 4» j 48.
DANS LA CONVERSION DES PÉCHEURS. 249
in domo Dei, utipsi etiam sint eadem domiis Dei (0,
Expliquons la doctrine de ce grand évêque.
Les justes sont en la maison de Dieu , et ils sont
eux-mêmes la maison de Dieu, selon ce que dit le
prophète : « J'habiterai au milieu de vous (^) » ; et
l'apôtre : « Ne savez-vous pas que vous êtes les tem-
» pies de l'Esprit de Dieu (3) «? Mais les me'chans qui
sont en l'Eglise , qui est la maison que Dieu a choi-
sie, ne sont pas la maison choisie : Dieu n'habite pas
en leurs cœurs; ils ne sont pas les pierres vivantes
de ce miraculeux e'difice , dont les fondemens sont
pose's en terre , et dont le sommet e'gale les cieux :
« Ils sont dans l'Eglise, dit saint Augustin (4), comme
» la paille est dans le froment » : Sicut esse palea
dicitur infrumentis; « parce qu'encore qu'ils soient
)) liés par les sacremens , néanmoins ils sont séparés
» de cette invisible unité qui est assemblée par la
» charité » : Ciim intus videaniurj ab illa invisihili
chariiaiis compage séparait siint. « En effet , ajoute
)) saint Augustin , il y en a qu'on doit dire être
» dans la maison de telle manière , qu'ils n'appar-
» tiennent pas à ce qui en fait la liaison , ni à la so-
)) ciété de cette justice qui produit des fruits de paix;
» mais ils y sont comme on dit que la paille se trouve
)) avec le froment : car nous ne pouvons nier qu'ils
)) soient dans la maison; l'apôtre nous disant que,
5) dans une grande maison, il y a non - seulement
)) des vases d'or et d'argent, mais aussi de bois et
5> de terre , et que les uns sont pour des usages hon-
(0 De Bapt. cont. Donat. lih. vu, n. 99, tom. ix, col. 200. —
W //. Cor. VI. i6. — i}) I. Cor. III. i6. — '\4) Zoco rnox cUato, coi.
200, 201-
2JO SUR LA GLOIRE DE DIEU
» nétes, les autres pour des usages honteux ». ^Z/05^
ita dici esse in doino , ut non pertineant ad compa-
gem dojuiis _, nec ad societatem fructiferœ paciji^
cœque justitiœ; sed sicut esse pale a dicitur in frii-
mentis : nam et ùtos esse in domo negare non pos^
sumus, dicente apostolo (0, In magna autem domo
non solinn aurea ^vasa siint iwl argentea j sed et li-
gnea et fictilia , et alia quidein sunt in honorent ,
alia verb in contumeliam.
Par où nous voyons clairement qu'il y a double
unité dans l'Eglise : l'une est lie'e par les sacremens
qui nous sont communs ; en celle-là les mauvais y
entrent, quoiqu'ils n'y entrent qu'à leur condam-
nation. Mais il y a une autre unité invisible et spi-
rituelle, qui joint les saints par la charité, qui en
fait les membres vivans : à cette paix, à cette unité,
à cette concorde, il n'y a que les justes qui y parti-
cipent ; les impies n'y ont point de place, ils en
sont excommuniés. Il y a une arche, à la vérité,
qui renferme tous les animaux mondes et immon-
des, il y a un champ qui porte le bon et le mau-
vais grain ; « mais il y a une colombe et une par-
» faite » , qui ne reçoit en son sein que les vrais
fidèles , qui vivent en l'unité par la charité : Una
est columbameaj perfecta mea (2). C'est pourquoi
le Sauveur des âmes représente tous les pécheurs
comme séparés du troupeau ; parce qu'ils sont ex-
clus, par leurs crimes, de cette invisible société qui
unit les brebis fidèles en la charité de notre Sei-
gneur : et pour vous faire voir, chrétiens, qu'ils ne
sont plus avec le troupeau, c'est que le céleste et
CO //. Timoth. II. 20. — W Cant, vi. 8.
DANS LA CONVERSION DES PÉCHEURS. 25 I
divin Pasteur ne leur donne plus la même pâture.
Dites-moi , quel est le pain des fidèles , quelle est K
nourriture des enfans de Dieu? n est ce pas le pain
de l'eucharistie, ce pain ce'leste et vivifiant que nous
recevons de ces saints autels? Cette sainte et di-
vine table est-elle prépare'e aux impies, dont les
consciences sont infecte'es de pe'che's mortels? Nulle-
ment; ils en sont exclus : s'ils sont si te'me'raires que
d'en approcher, ils y prendront un poison mortel ,
au lieu d'une viande d'immortalité.
Reconnois donc , pécheur misérable , que tu es
sépare' du troupeau fidèle , puisque tu es privé de
la nourriture que le vrai Pasteur lui a destinée ; et
ne me répond pas : Je suis de l'Eglise, je demeure
en ce corps mystique. Car que sert au bras gangrené
de tenir encore au reste du corps par quelques nerfs
qui n'ont plus de force? que lui sert, dis -je, de
tenir au corps; puisqu'il est si fort éloigné du coeur,
qu'il ne peut plus en recevoir aucune influence ?
quelque union qui paroisse au dehors , il y a une
prodigieuse distance entre la partie vivante et la
partie morte. Il en est de même de toi , ô pécheur :
il ne te sert de rien d'être dans le corps , puisque tu
es entièrement séparé du cœur. Le cœur de l'Eglise,
c'est la charité : c'est là qu'est le principe de vie ;
c'est de là que se répand la chaleur vitale : si bien
que n'étant pas en la charité, bien qu'il te soit per-
mis d'entrer au dehors, tu es excommunié du de-
dans. Ne me vante point ta foi , qui est morte ; ne
me dis pas que tu t'assembles avec les fidèles : les
hommes t'y reçoivent; mais Dieu t'en sépare : le
corps s'en approche , il est vrai ; mais l'anie en est
SiD2 SUR LA GLOIRE DE DIEtJ
infiniment éloignée : la vie et la mort ne s'accordent
pas. Considère donc, mise'rable, combien tu es loin
des membres vivans, puisqu'il est certain que tu perds
la vie. C'est pour cette raison que le Fils de Dieu
les repre'sente dans la parabole de notre Evangile ,
comme exclus, comme excommuniés du troupeau;
parce qu étant des membres pourris,, ils ne partici-
pent point à la vie : c'est pourquoi le pain de vie
leur est refusé ; c'est pourquoi ils sont séparés du
banquet céleste, qui est la vie du peuple fidèle.
D'où passant plus outre, je dis qu'éiant séparés de
cette unité, ils commencent leur enfer même sur la
terre , et que leurs crimes les y font descendre : car
ne nous imaginons pas que l'enfer consis-te dans ces
épouvantables tourmens, dans ces étangs de feu et de
soufre, dans ces flammes éternellement dévorantes ,
dans cette rage, dans ce désespoir, dans cet hor-
rible grincement de dents. L'enfer, si nous l'enten-
dons, c'est le péché même ; l'enfer, c'est d'être éloi-
gné de Dieu : et la preuve en est évidente par les
Ecritures.
Job nous représente Fenfer en ces mots : « C'est
» un lieu , dit-il , où il n'y a nul ordre, mais une hor-
» reur perpétuelle (0 » : de sorte que l'enfer c'est
le désordre et la confusion. Or le désordre n'est pas
dans la peine : au contraire y j'apprends de saint
Augustin (2), que la peine, c'est l'ordre du crime.
Quand je dis pe'ché , je dis le désordre , parce que
j'exprime la rébellion; quand je dis péché puni, je
dis une chose très-bien ordonnée ; car c'est un ordre
très-équitable que l'iniquité soit punie : d'où il s'en-
(0 Job. Ts.. 32. — W Ad Honorât. Ep. cxt , n. 4 , tom, ii , col. 4^5.
DANS LA. CONVERSION DES PÉCHEUHS. 2 53
suit invinciblement que ce qui fait la confusion dans
l'enfer, ce n'est pas la peine , mais le pe'ché. Que si
le dernier degré de misère, ce qui fait la damnation
et Tenfer , c'est d'clre séparé de Dieu , qui est la vé-
ritable béatitude; si d'ailleurs il est plus clair que
le jour que c'est le péché qui nous en sépare : com-
prends, ô pécheur misérable, que tu portes ton
enfer en toi-même ; parce que tu y portes ton crime,
qui te fait descendre vivant en ces effroyables ca-
chots, où sont tourmentées les âmes rebelles. Car
comme l'apôtre saint Paul , parlant des fidèles qui
vivent en Dieu par la charité , assure « que leur de-
» meure est au ciel , et leur conversation avec les
» anges (0 » ; ainsi nous pouvons dire très-certaine-
ment que les méchans sont abîmés dans l'enfer , et
que leur conversation est avec les diables. Etrange
séparation du pécheur, qui trouve son enfer même
en cette vie! et n'est-il pas juste qu'il trouve l'enfer;
puisqu'il est séparé du sacré troupeau , que la charité
fait vivre en notre Seigneur?
Mais peut-être vous répondrez que le pécheur se
peut relever , et que l'enfer n'a point de ressource.
Ah! ne nous flattons point de cette pensée : la bles-
sure que fait le péché est éternelle et irrémédiable.
Mais Dieu, direz-vous, y peut remédier : il le peut,
à cause qu'il est tout-puissant; ce qui n'empêche
pas que la maladie ne soit incurable de sa nature.
Concevons ceci , chrétiens : l'orgueilleux Nabucho-
donosor a fait jeter les trois saints enfans dans la
fournaise de flammes ardentes (2) : autant qu'il est
en lui, il les a brûlés, encore que Dieu les ait ra-
(0 Philipp. m. 20. — W Dan. lu. 21.
254 S^^ ^^ GLOIRE DE DIEU
fraîchis. Ainsi , lorsque nous commettons un péché
mortel, nous donnons tellement la mort à notre
ame, qu'encore que Dieu nous puisse guérir, néan-
moins de notre côté nous rendons , et notre péché,
et notre damnation éternels ; parce que nous étei-
gnons la vie jusqu'à la racine. Il faut regarder ce
que fait le péché , non ce que fait la Toute - puis-
sance. Qui renonce une fois à Dieu, y renonce éter-
nellement; parce que c'est la nature du péché, de
faire, autant qu'il le peut, une séparation éternelle.
C'est pourquoi le prophète roi , se considérant dans
le crime , se considère comme dans l'enfer, à cause
de cette effroyable séparation : yEstimatus sum cuin
descendentibus in lacumi^) : « Je suis, dit-il, compté
» parmi ceux qui descendent dans le cachot » ; et
après : « Ils m'ont mis dans le lac inférieur, dans
» les ténèbres , et dans l'ombre de la mort » : Po-
suerunt me in lacu inferiori '\p) , Et de là vient qu'il
s'écrie dans sa pénitence : De profundis clamavi ad
te , DomineÇ>) : « Seigneur, je crie à vous des lieux
» profonds »; et rendant grâces de sa délivrance:
a Vous avez, dit-il, retiré mon ame de l'enfer infé-
j> rieur (4) ». C'est que ce saint homme avoit bien
conçu que le péché est un abîme et une prison , un
gouffre , un cachot , un enfer.
Dans ce cachot et dans cet abîme oîi nos crimes
nous précipitent, quelle espérance aurions- nous,
fidèles , si Dieu ne nous avoit donné un libérateur ,
qui étant venu au monde pour notre salut, a bien
voulu même aller aux enfers pour achever un si
(>) Ps, LxxxTii. 5. — W UU 7. — (3) Ps. CXXIX. I. — (4) Ps.
ixxxv. i3.
DANS LA CONVERSION DES PÉCHEURS. 2 55
grand ouvrage? C'est ce même Libe'rateur qui est
descendu aux enfers, qui daigne descendre encore
tous les jours dans l'enfer des consciences crimi-
nelles : car, certes, vous y descendez, o Sauveur,
lorsque vous faites luire en nos âmes , au milieu des
te'nèbres où elles languissent, les belles et éclatantes
lumières de vos divines inspirations. C'est ainsi , ô
Pasteur mise'ricordieux, que vous cherchez votre
brebis égare'e : votre amour vous transportée un tel
excès, que vous la cherchez jusque dans l'enfer;
parce que vous la cherchez jusque dans le crime.
Figurez-vous ici, chrétiens, quel fut le ravissement
des saints Pères , lorsqu'ils virent leurs limbes ho-
norés de la glorieuse présence du Sauveur du monde.
Combien louèrent-ils la miséricorde de ce Dieu qui
les visitoit jusque dans ces lieux souterrains, et qui
alloit, pour l'amour d'eux , jusqu'aux enfers? Or sa
miséricorde est beaucoup plus grande, quand il va
chercher les pécheurs : ils sont dans un enfer plus
obscur , et dans une captivité bien plus déplorable.
Nos pères, qui étoient réservés aux limbes jusqu'à la
venue du Sauveur , soupiroient continuellement
après lui , et pressoient son arrivée par leurs vœux :
au contraire les misérables pécheurs, dans cet enfer
de l'impiété où ils sont, non- seulement ne cherchent
pas le Sauveur , mais ils fuient sitôt qu'il s'approche ;
et c'est la seconde misère de l'ame.
Nous sommes infiniment éloignés de Dieu, et
nous le fuyons, quand il vient à nous. Comprenons,
}i«r un exemple sensible, combien est dangereuse
cette maladie. Voyez un pauvre malade , foible et
languissant j ses forces se diminuent tous les jours :
256 SUR LA GLOIRE DE DIEU
il faudroit qu'il prît quelque nourriture pour sou-
tenir son infirmité; il ne peut. Je ne sais quelle hu-
meur froide lui a causé un dégoût étrange : si on lui
présente quelque nourriture , si exquise , si bien
apprêtée qu'elle soit, aussitôt son cœur se soulève;
de sorte que nous pouvons dire que sa maladie,
c'est une aversion du remède. Telle et encore beau-
coup plus horrible est la maladie d'un pécheur. Il
a voulu goûter, aussi bien qu'A^dam, cette pomme
qui lui paroissoit agréable : il a voulu se rassasier
des plaisirs mortels ; et par un juste jugement de
Dieu , il a perdu tout le goût des biens éternels.
Vous les lui présentez, il en a horreur; vous lui
montrez la terre promise, il retourne son cœur en
Egypte; vous lui donnez la manne, elle lui semble
fade et sans goût. Ainsi nous fuyons malheureuse-
ment le charitable Pasteur qui nous cherche.
Pécheur, ne le fuis-tu pas tous les jours? Main-
tenant que tu entends sa sainte parole , peut-être
que ce Pasteur miséricordieux te presse intérieure-
ment en ta conscience. Veux-tu pas restituer ce bien
mal acquis? veux -tu pas enfin mettre quelques
bornes à cette vie débauchée et licencieuse ? veux-
tu pas bannir de ton cœur l'envie qui le ronge , cette
haine envenimée qui l'enflamme, ou cette amitié dan^
gereuse qui ne le flatte que pour le perdre? Ecoute,
pécheur , c'est Jésus qui te cherche ; et ton cœur
répond à ce doux Sauveur : Je ne puis encore. Tu
le remets de jour en jour, demain, dans liuit jours,
dans un mois; n'est-ce pas fuir celui qui te chercl^^,
et mépriser sa miséricorde? Insensé, que t'a fait Jé-
sus, que tu fuis si opiniâtrement sa douce présence?
D'où
DANS LA CONVERSION DES PÉCHEURS. 2^7
D'où vient que la brebis égarée ne reconnoît plus la
voix du pasteur qui l'appelle et lui tend les bras,
et qu'elle court follement au loup ravissant qui se
prépare à la dévorer ? Peut-être tu répondras : Je ne
puis, je ne puis marcher dans la voie étroite. Mais
ne vois-tu pas, misérable, que Jésus te présente ses
propres épaules pour soulager ton infirmité et ton
impuissance ? il descend à toi , pour te relever ; en
prenant ton infirmité, il te communique sa force :
c'est le dernier excès de miséricorde.
Comme notre ame est faite pour Dieu , il faut
qu elle prenne sa force en celui qui est l'auteur de
son être : que si se détournant du souverain bien ,
elle tâche de se rassasier dans les créatures , elle
devient languissante et exténuée; à peu près comme
un homme qui ne prendroit que des viandes qui ne
seroient pas nourrissantes. De là vient que l'enfant
prodigue sortant de la maison paternelle , ne trouve
plus rien qui le rassasie; parce que notre ame ne
peut trouver qu'en Dieu seul cette nourriture so-«
lide qui est capable de l'entretenir : de là ces re-^
chutes fréquentes, qui sont les marques les plus
certaines que nos forces sont épuisées. Que fera une
ame impuissante , si Jésus ne supporte son infirmité?
Aussi présente-t-il ses épaules à cette pauvre brebis
égarée; « parce qu'errant deçà et delà, elle s'étoit
» extrêmement fatiguée « : Mullum enim errando
laborawerat (0. Il la cherche, quand il Tinvite par
ses saintes inspirations; il la trouve, quand il la
change par la vertu de sa grâce ; il la porte sur
ses épaules, quand il lui donne la persévérance.
(0 Tertull. de Pœnit. n. 8.
BOSSUET. XIV. ïy
?.5B SUR LA GLOIRE DE DIEU
O miséricorde ineffable , et cligne certainement
d'être célébiee par la joie de tous les esprits bienheu-
reux ! La grandeur de Dieu c'est son abondance ,
par laquelle étant infiniment plein , il trouve tout
son bien en lui-même. Ce qui montre la plénitude,
c'est la munificence : c'est pourquoi Dieu se réjouit
envoyant ses œuvres, parce qu'il voit ses propres
richesses et son abondance dans la communication
de sa bonté. Or il y a deux sortes de bonté en Dieu :
Tune ne rencontre rien de contraire à son action ,
et elle s'appelle libéralité; l'autre trouve de l'oppo-
sition , et elle prend le nom de miséricorde. Quand
Dieu a fait le ciel et la terre , rien ne s'est opposé
à sa volonté : quand Dieu convertit les pécheurs , il
faut qu'il surmonte leur résistance , et qu'il com*
batte pour ainsi dire , sa propre justice , en lui ar-
rachant ses victimes. Or cette bonté, qui se roidit
contre tant d'obstacles, est sans doute plus abon-
dante que celle qui ne trouve point d'empêchemens
à ses bienheureuses communications : c'est pourquoi
les Ecritures divines disent que « Dieu est riche en
5) miséricorde (0 », que les richesses de sa miséri-
corde [sont infinies et inépuisables. ]
SECOND POINT.
Après vous avoir parlé , chrétiens , de la partie
la plus douce de la pénitence , la suite de mon Evan-
gile demande que je vous représente en peu de pa-
roles la partie difficile et laborieuse. Il paroît d'a-
bord incroyable que la justice divine doive avoir sa
place dans la conversion des pécheurs j puisqu'il
(0 Ephes. II. 4.
DANS LA CONVERSION DES PÉCHEURS. '2^iJ
semble qu'elle se relâche de tous ses droits , pour
donner à la seule miséricorde toute la gloire de cette
action. Toutefois e'coutons le Sauveur du monde,
qui nous avertit dans notre Evangile : « Les anges
» se réjouissent , dit-il , sur un pécheur faisant pé-
» nitence ». Qu'est-ce à dire faire pénitence? Si
nous entendons faire pénitence selon les maximes de
l'Evangile; certainement faire pénitence, c'est « faire
» ce que dit saint Jean, des fruits dignes de péni-
j> tence(0 ». Or ces fruits dignes de pénitence, selon
le consentement de tous les docteurs , ce sont des
œuvres laborieuses , par lesquelles nous vengeons
nous-mêmes sur nos propres corps la bonté de Dieu
méprisée. C'est à quoi il nous exhorte par son pro-
phète : « Retournez à moi , dit-il , retournez à moi
» de tout votre cœur , en pleurs, en jeûnes , en gé-
» missemens, dans le sac, dans la cendre , et dans
» le cilice (^) ».
Et pour entendre cette doctrine , figurez-vous un
pauvre pécheur, qui reconnoissant l'horreur de son
crime , considère la main de Dieu armée contre lui ,
et regarde qu'il va supporter le poids de sa juste et
impitoyable vengeance. De là les craintes, de là les
frayeurs, de là les douleurs amères et inconsolables.
Au milieu de ces efiroyables langueurs la sainte péni-
tence se présente à lui pour soulager ses infirmités par
ses salutaires conseils : elle lui fait voir dans les Ecri-
tures que Dieu dit lui-même : « Je ne me vengerai pas
» deux fois d'une même faute » ; et ailleurs : « Si nous
» nous jugions, nous ne serions pas jugés (^) ». Lui
ayant remontré ces choses ; Aie bon courage, dit-elle,
CO Luc. m. 8— W/oe/. ii. 18, — (3)/. Cor. xi. 3i.
200 SUR LA GLOIIlE DE DIEU
préviens Injustice parla justice. Dieu se veut venger,
venge-le toi-même ; sa colère est armée contre toi ,
arme tes propres mains contre tes propres iniquités :
Dieu recevra en pitié le sacrifice d'un cœur contrit
que tu lui offriras pour Texpiation de ton crime ; et
sans considérer que les peines que tu t'imposes ne
sont pas une vengeance proportionnée, il regardera
seulement qu elle est volontaire. Là-dessus le pé-
cheur s'éveille , et regardant la justice divine si fort
enflammée contre nous, et que d'ailleurs il est im-
possible de lui résister; il voit qu'il est impossible
de faire autre chose que de se joindre à elle pour en
éviter la fureur, de prendre son parti contre soi-
même, et de venger par ses propres mains les mystères
de Jésus violés, son Saint-Esprit affligé, et sa majesté
offensée. C'est pourquoi il se transporte en esprit
en cet épouvantable jugement, où voyant que Dieu
accuse les pécheurs, qu'il les condamne et qti'il les
punit ; il se met en quelque sorte en sa place : de
criminel il devient le juge ; il s'accuse, c'est la con-
fession ; il se condamne , c'est la contrition ; et il se
punit, c'est la satisfaction.
Et premièrement il s'accuse : et voyant dans les
Ecritures que Dieu menaçant les pécheurs, leur
dit : « Je te mettrai contre toi-même (0 » ; il pré-
vient cette sentence très-équitable , et il témoigne
lui-même son iniquité. Il dit hautement avec David :
ft J'ai péché au Seigneur (2) » ; il dit encore avec
Daniel : « Nous avons péché, nous avons mal fait,
)) nous avons transgressé vos comman démens, nous
» avons laissé vos préceptes et vos jugemens ; à vous
i,^)Pê. xtix. ai. — W //. Heg. xu. i3.
DANS LA CONVERSION DES PÉCHEURS. 26 1
» la gloire , à vous la justice , à nous la confusion
» et l'ignominie (0 »>. Il dit avec le Publicain :
« O Dieu , ayez pitië de moi misérable pécheur (2) ».
Il va au tribunal de la pénitence , il a recours aux
clefs de FEglise. Une fausse honte l'arrête : O honte,
dit-il, qui m'étois donnée pour me retenir dans
l'ardeur du crime , et qui m'as abandonné si mal
à propos, il est temps aussi que je t'abandonne; et
t' ayant perdue malheureusement pour le péché ,
je te veux perdre utilement pour la pénitence. Là
il découvre avec une sainte confusion ses profondes
et ignominieuses blessures, il se reproche lui-même
sa lâcheté devant Dieu et devant les hommes- Que
demandez-vous, justice divine? qu'est-il nécessaire
que vous l'accusiez? Il s'accuse lui-même volontai-
rement.
Mais il ne suffit pas qu'il s^accuse ; il faut encore
qu'il se condamne. Expliquez -le -nous , ô grand
Augustin (^0. « Faites dès à présent, nous dit-il ,
3) ce que Dieu vous menace de faire lui - même 5
» cessez de détourner vos regards de dessus vous ,
» en vous dissimulant vos actions, et mettez-vous
» vous-même devant votre face. Montez ensuite
M sur le tribunal de votre conscience ; soyez votre
3) juge : que la crainte vous tienne lieu de bourreau,
» et que par son tourment elle produise en vous
3) une salutaire confession. Mais lorsque vous aurez
» ainsi confessé votre péché, appliquez-vous sérieu-
» sèment, et travaillez sans relâche à guérir les
f 0 Dan. HT. 29 , 'So. — (') Luc. xvm. 1 5. — W In Ps. xux , /i. 28 ,
îom. IV, col. 460. In Ps. x.xxvii,/2. 34, col. 3o6. In Ps, i.ix^ n. 5»
col. 579.
262 Sun LÀ GLOIRE DE DIEU
» plaies qu'il vous a faites. Votre premier travail
» doit être de vous de'plaire à vous-même, de
:» condamner et d'attaquer vos pèches, et de chan-
» gcr en mieux votre vie » : Pinor lahor ut displiceas
tïbi , ut peccata expugnes , ut muteris in melius.
C'est ainsi que firent les Ninivites. Dieu les menace
de les renverser , et ils se renversent eux-mêmes en
de'truisant jusqu'à la racine leurs inclinations cor-
rompues. « Ninive est véritablement renversée ,
» puisque tous ses mauvais désirs sont changés en
» bien ; elle est véritablement renversée , puisque
» le luxe de ses habits est changé en un sac et un
» cilice , la superfluité de ses banquets en un jeûne
» austère , la joie dissolue de ses débauches aux
5) saints gémissemens de la pénitence » : Subwer--
tilur plane Ninive , cîirn calcatis deierioribus stu-'
diis ad meliora conyertitur ; subs^ertitur j, inquam ,
dum purpura in cilicium ^ -ajfluentia in jejunium ,
lœtitia mutatur injletum (0. O ville heureusement
renversée ! Renversons Ninive en nous.
Mais écoutons encore : il ne suffit pas de nous
condamner , il ne suffît pas de changer nos mœurs.
La bonté entreprenant sur la justice , la justice
fait quelques réserves. Parce que Jésus-Christ est
bon, il ne faut pas que nous soyons lâches: au
contraire , nous devons être d'autant plus rigoureux
à nous-mêmes, que Jésus-Christ est plus miséricor-
dieux. [ C'est dans ces dispositions que le saint roi
pénitent disoit à Dieu : ] « Je mange la cendre
5j comme le pain, et je mêle mon breuvage de mes
(0 S. Eucher. Zugd. Hom. de Pœnit, Ninw. Bihlioth. PP. Z,ugcï,
tOTThVJjpag. 646.
DANS LÀ CONVERSION DES PÉCHEURS. 2.63
3) larmes , à cause de votre colère et de votre indi-
i) gnation » : Quia cinerem tanquam panem man-
ducaham, et potuni meum cumjletu miscebam ^ à
facie irœ et indignationis tuœ (0. [ Les Ninivites en-
trèrent dans les mêmes sentimens : ] « ils jugèrent
» le remède de la pe'nitence si efTicacc , qu'ils crurent
» que le jeûne même de tous leurs animaux leur
» seroit salutaire » : Ninwites , iani manifestum ju~
dicantes afflictionis rcmcdiurn^ ut sibi etiam ani-
malium crcderent profuiurum esse jejunium ('■^).
O spectacle digne de la joie des anges ! parce que
l'homme accuse , Dieu n'accuse plus ; Thomme se
joignant avec la justice, lui fait tomber les armes
des mains; il l'afToiblit , pour ainsi dire, en la for-
tifiant : Dieu lui pardonne , parce qu'il ne se par-
donne pas; Dieu prend son parti, parce qu'il prend
le parti de Dieu; parce qu'il se joint à la justice
contre soi-même ^ la mise'ricorde se joint à lui contre
la justice. N'épargnons pas, mes Frères, des larmes
si fructueuses; fnistrons l'attente du diable par la
persévérance de notre douleur : plus nous déplo-
rons la misère où nous sommes tombe's , plus nous
nous rapprocherons du bien que nous avons perdu.
(») Ps. CI. lo , 1 1. — {^) s. Eucher. Lugd. Hom. de Pœnit. jyiniv.
Bihlioth. PP. Lugd. tom. vi , pag. 6^6.
a64- SUR LA RÉCONCILIATION
SERMON
POVR
LEV.^ DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE,
SUR LA RÉCONCILIATION.
Motifs pressans que Jésus-Christ emploie pour aous porter à «ne
affection mutuelle. Le sacrifice d'oraison, incapable de plaire à
Dieu , s'il n'est offert par la charité fraternelle. Obligation de prier
avec tous nos frères et pour tous nos frères : pourquoi ne pouvons-
nous nous en acquitter si nous les haïssons. Combien aveugles et
injustes les aversions que nous concevons contre eux. Conditioa
que Dieu nous impose pour obtenir le pardon de nos fautes.
Si offers munus tuiim ad altare , et ibi recordatus fueris
quia frater tuus habet aliquid adversum te ; relinque ibi
munus tuum ante altare , et vade priùs rcconciliari fra-
tri tuo : et tune vcniens offeres munus tuum.
Si étant sur le point de /aire votre offrande à V autel ,
vous vous SQUi^enez que votre frère a quelque chose
contre vous ; laissez-la votre offrande devant t autel ,
et allez vous réconcilier auparavant avec votre frère :
après cela vous viendrez présenter votre offrande.
Matth.v. 23,24.
INERTES, la doctrine du sauveur Je'sus est accom-
pagne'e d'une merveilleuse douceur, et toutes ses
%
AVEC NOS FRÈRES. 265
paroles sont pleines d'un sentiment d'humanité ex-
traordinaire : mais le tendre amour qu'il a pour
notre nature, ne paroît en aucun lieu plus e'vi-
demment, que dans les diflerens préceptes qu'il
nous donne dans son Evangile, pour entretenir in-
violablement parmi nous le lien de la charité frater-
nelle. Il voyoit avec combien de fureur les hommes
s'arment contre leurs semblables; que des haines
furieuses et des aversions implacables divisent les
peuples et les nations ; que parce que nous sommes
séparés par quelques fleuves ou par quelques mon-
tagnes , nous semblons avoir oublié que nous avons
une même nature; ce qui excite parmi nous des
guerres et des dissensions immortelles, avec une
horrible désolation, et une effusion cruelle du sang
humain.
Pour calmer ces mouvemens farouches et inhu-
mains , Jésus nous ramène à notre origine ; il tâche
de réveiller en nos âmes ce sentiment de tendre
compassion que la nature nous donne pour tous
nos semblables, quand nous les voyons affligés : par
où il nous fait voir qu'un homme ne peut être
étranger à un homme ; et que si nous n'avions per-
verti les inclinations naturelles , il nous seroit aisé
de sentir que nous nous touchons de bien près. II
nous enseigne « que devant Dieu , il n'y a ni Bar-
3) bare, ni Grec, ni Romain, ni Scythe (0 » ; et
fortifiant les sentimens de la nature par des con-
sidérations plus puissantes, il nous apprend que
nous avons tous une même cité dans le ciel , et une
(ï) Coîos. m. 1 1.
266 SUR LÀ RÉCONCILIATION
même société dans la terre ; et que nous sommes tous
ensemble une même nation et un même peuple,
qui devons vivre dans les mêmes mœurs, selon l'E-
vangile , et sous un même monarque qui est Dieu ,
et sous un même législateur qui est Jésus-Christ.
Mais d'autant que la discorde et la haine n'anime
pas seulement les peuples contre les peuples, mais
qu'elle divise encore les concitoyens, qu elle désole
même les familles ; en sorte qu'il passe pour miracle
parmi les hommes, quand on voit deux personnes
vraiment amies, et que nous nous sommes non-
seulement ennemis , mais loups et tigres les uns
aux autres ; combien emploie-t-il de raisons pour
nous appaiser et pour nous unir ? avec quelle force
ne nous presse-t-il pas à vivre en amis et en frères ?
Et sachant combien est puissant parmi nous le motif
de la religion , il la fait intervenir à la réconcilia-
tion du genre humain : il nous lie entre nous par
le même nœud par lequel nous tenons à Dieu ; et
il pose pour maxime fondamentale , que la religion
ne consiste pas seulement à honorer Dieu , mais
encore à aimer les hommes. Est -il rien de plus
pressant pour nous enflammer à une affection mu-
tuelle ? et ne devons-nous pas louer Dieu de nous
avoir élevés dans une école si douce et sous une
institution si humaine ?
Mais il passe bien plus avant. Les injures que l'on
nous fiûty chères Sœurs, nous fâchent excessive-
ment : la douleur allume la colère; la colère pousse
à la vengeance; le désir de vengeance nourrit des
inimitiés irréconciliables : de là les querelles et les
Avec nos frères. 267
procès ; de là les me'disances et les calomnies ; de là
les guerres et les combats ; de là presque tous les
malheurs qui agitent la vie humaine. Pour couper
la racine de tant de maux , Je veux , dit notre ai-
mable Sauveur, je veux que vous che'rissiez cordia-
lement vos semblables; j'entends que votre amitié
soit si ferme, quelle ne puisse être ëbranle'e par
aucune injure. Si quelque téméraire veut rompre la
sainte alliance que je viens établir parmi vous , que
le nœud en soit toujours ferme de votre part : il faut
que l'amour de la concorde soit gravé si profondé-
ment dans vos cœurs , que vous tâchiez de retenir
même ceux qui se voudront séparer. Fléchissez vos
ennemis par douceur , plutôt que de les repousser
avec violence; modérez leurs transports injustes,
plutôt que de vous en rendre les imitateurs et les
compagnons.
Et en effet, mes Sœurs, si l'orgueil et l'indocilité
de notre nature pouvoit permettre que de si saintes
maximes eussent quelque vogue parmi les hommes ;
qui ne voit que cette modération dompteroit les
humeurs les plus altières ? Les courages les plus fiers
seroient contraints de rendre les armes, et les âmes
les plus outrées perdroient toute leur amertume.
Le nom d'inimitié ne seroit presque pas connu sur
la terre. Si quelqu'un persécutoit ses semblables ,
tout le monde le regarderoit comme une bête fa-
rouche ; et il n'y auroit plus que les furieux et les
insensés qui pussent se faire des ennemis. O sainte
doctrine de l'Evangile, qui feroit régner parmi nous
une paix si tranquille et si assurée, si peu que nous
la voulussions écouter! qui ne désireroit quelle fût
2^8 Sun LA RÉCONCILIATION
reçue par toute la terre avec les applaudissemens
qu'elle mérite?
La philosophie avoit bien tâché de jeter quelques
fondemens de cette doctrine; elle avoit bien montré
qu'il étoit quelquefois honorable de pardonner à ses
ennemis : elle a mis la clémence parmi les vertus;
mais ce n' étoit pas une vertu populaire; elle n'ap-
partenoit qu'aux victorieux. On leur avoit bien per-
suadé qu'ils dévoient faire gloire d'oublier les injures
de leurs ennemis désarmés; mais le monde ne savoit
pas encore qu'il étoit beau de leur pardonner, avant
même que de les avoir abattus. Notre Maître misé-
ricordieux s'étoit réservé de nous enseigner une
doctrine si humaine et si salutaire : c'étoit à lui de
nous faire paroître ce grand triomphe de la charité,
et de faire que ni les injures ni les opprobres ne
pussent jamais altérer la candeur ni la cordialité de
la société fraternelle. C'est ce qu'il nous fait remar-
quer dans notre Evangile, avec des paroles si douces,
qu'elles peuvent charmer les âmes les plus féroces :
« Quitte l'autel, dit -il, pour te réconcilier à ton
» irère ».
Et quel est ce précepte , ô sauveur Jésus ? et
' comment nous ordonnez-vous de laisser le service
de Dieu, pour nous acquitter de devoirs humains?
est-il donc bienséant de quitter le Créateur pour la
créature? Cela semble bien étrange, mes Sœurs;
cependant c'est ce qu'ordonne le Fils de Dieu. Il
ordonne que nous quittions même le service divin,
pour nous réconcilier à nos frères : il veut que nos
ennemis nous soient en quelque sorte plus chers que
SCS propres autels , et que nous allions à eux , avant
AVEC NOS FRÈRES. Zt6q
que de nous présenter à son Père; comme si cétoit
une alFaire plus importante. N'est-ce pas pour nous
enseigner , chères Sœurs , que devant lui , il n'est
rien de plus précieux que la charité et la paix; qu'il
aime si fort les hommes, qu'il ne peut souffrir qu'ils
soient en querelle ; que Dieu considère la charité
fraternelle comme une partie de son culte ; et que
nous ne saurions lui apporter de présent qui soit
plus agréable à ses yeux, qu'un coeur paisible et sans
fiel, et une ame saintement réconciliée? « O charité
» ineffable de Dieu pour les hommes ! s'écrie saint
)) Jean-Chrysostôme ; il néglige l'honneur qui lui est
» dû, pour y substituer la charité envers le pro-
i) chain. Interrompez, nous dit-il, mon culte, afin
» que votre charité soit persévérante : car la récon-
M ciliation avec son frère, est pour moi un vrai sa-
» crifice » : O ineffahilem erga hommes amorem
Dei ! honorcm siium despicit pro charitate erga
proxiiniun. Interrumpatur _, inquit , cultus meus j ut
charitas tua maneat:nam vere sacrificium mihi estj
reconciliatio cumfratre (0. C'est ce que je traiterai
aujourd'hui avec l'assistance divine; et j'en tirerai
deux raisons du texte de mon évangile. Notre Sei-
gneur nous ordonne de nous réconcilier, avant que
d'offrir notre présent à l'autel : c'est de ce présent
et de cet autel , que je formerai mon raisonnement;
et je tâcherai de vous faire voir que ni le présent
qu'offrent les chrétiens , ni l'autel duquel ils s'ap-
prochent , ne souffrent que des esprits vraiment ré-
conciliés : ce seront les deux points de cette exhor-
tation.
CO S. Chrysost. in Matt. Hom. xvi, n, 9, tom. vu, pag. 216.
2nO SUR LA RÉCONCILIATION
PREMIER POINT.
Quand je parle des présens que les fidèles doivent
offrir à Dieu, ne croyez pas, mes Sœurs, que je
parle des animaux égorge's qu'on lui présentoit au-
trefois devant ses autels. Pendant que les enfans
d'Aaron exerçoient le sacerdoce qu'ils avoient reçu
par succession de leur père , les Juifs apportoient à
Dieu des offrandes terrestres et corporelles : on
chargeoit ses autels d'agneaux et de bœufs, d'encens
et de parfums , et de plusieurs autres choses sem-
blables. Mais comme nous offrons dans un temple
plus excellent, sur un autel plus divin, et que nous
avons un pontife duquel le sacerdoce légal n'étoit
qu'une figure imparfaite ; aussi faisons-nous à Dieu
de plus saintes oblations. Nous venons avec des
vœux pieux , et des prières respectueuses , et de sin-
cères actions de grâces , louant et célébrant la mu-
nificence divine, par notre Seigneur Jésus- Christ
notre sacrificateur et notre victime : ce sont les obla-
tions que nous apportons tous dans la nouvelle
alliance. Nous honorons Dieu par ce sacrifice, et
c'est de cet encens que nous parfumons ses autels :
et afin que nous pussions faire de telles offrandes,
Jésus notre grand sacrificateur nous a rendus par-
ticipans de son sacerdoce : « il nous a fait rois et
» sacrificateurs à notre Dieu » , dit l'apôtre saint
Jean dans l'Apocalypse (0. Mais puisque ce sacer-
doce est spirituel, il ne faut pas s'étonner si notre
oblation est spirituelle : c'est pourquoi l'apôtre saint
Pierre dit « que nous offrons des victimes spiri-
0) ApOS Y. 10.
AVEC NOS FllÈRES. 2^1
^) tuelles , acceptables par notre Seigneur Je'sus-
» Christ (0 ». C'est là ce sacrifice de cœur contrit,
sacrifice de louange et de joie , sacrifice d'oraison et
d'actions de grâces, dont il est parle' tant de fois
dans les Ecritures : c'est le présent que nous devons
à notre grand Dieu ; et je dis qu'il ne lui peut plaire,
s'il ne lui est offert par la charité fraternelle : sans elle,
il ne reçoit rien ; et par elle , il reçoit toutes choses :
la charité est comme la main qui lui présente nos
oraisons j et comme il n'y a que cette main qui lui
plaise, tout ce qui vient d'autre part ne lui agrée pas.
Et pour le prouver par des raisons invincibles, je
considère trois choses dans nos oraisons , qui toutes
trois ne peuvent être sans la charité pour nos frères :
le principe de nos prières ; ceux pour qui nous
prions ; celui à qui nos prières s'adressent. Quant au
principe de nos oraisons , vous savez bien , mes
Sœurs, qu'elles ne viennent pas de nous-mêmes : les
prières des chrétiens ont une source bien plus divine.
« Que pouvons - nous de nous - mêmes , sinon le
» mensonge et le péché » , dit le saint concile
d'Orange (2) ? Le plus dangereux effet de nos ma-
ladies, c'est que nous ne savons pas même deman-
der comme il faut l'assistance du Médecin : « Nous
» ne savons, dit l'apôtre saint Paul & , comment il
» nous faut demander »,
Eh ! misérables que nous sommes , qui nous ti-
rera de cet abîme de maux , puisque nous ne savons
pas implorer le secours du Libérateur ? Ah ! dit
l'apôtre (4) , « l'Esprit aide nos infirmités » : et com-
C^)/. Petr. ir. 5. — (*) Concil. ^rausic. n, Can. xxii. Lab. toni.
IV, col. 1670. . — {}) Rom. VIII. 26. — C4) Ibid.
2^2 SUR LA KÉCONCILI A.TION
ment ? « C'est qu'il prie pour nous , dit saint Paul ,
» avec des ge'missemens incroyables ». Et quoi , mes
Sœurs, cet Esprit qui est appelé notre paraclet,
c est-à-dire , consolateur, a-t-il lui-même besoin
de consolateur ? que s'il n'a pas besoin de conso-
lateur, comment est-ce que l'apôtre nous le re-
présente priant et gémissant avec des gémissemens
incroyables ? C'est que c'est lui qui fait en nous
nos prières ; c'est lui qui enflamme nos espérances ;
c'est lui qui nous inspire les chastes désirs; c'est
lui qui forme en nos cœurs ces pieux et salutaires
géini:5semens qui attirent sur nous la miséricorde
divine. Nous retirons ce bonheur de notre propre
misère, qvie, ne pouvant prier par nous-mêmes,
le Saint - Esprit daigne prier en nous , et forme
lui-même nos oraisons en nos âmes. De là vient
que le grand TertuUien parlant des prières des
chrétiens : « Nous offrons à Dieu, dit-il, une orai-
3> son qui vient d'une conscience innocente, et d'une
)ï chair pudique , et du Saint - Esprit « : De carne
pudica , de anima innocenti ^ de Spiritu sancto pro-
fectani (0. Ce seroit peu que la conscience pure
et que la chair pudique, s'il n'y ajoutoit pour com-
ble de perfection , qu'elle vient de l'Esprit de Dieu,
En effet , nos oraisons , ce sont des parfums ; et
les parfums ne peuvent monter au ciel , si une cha-
leur pénétrante ne les tourne en vapeur stibtile , et
ne les porte elle-même par sa vigueur. Ainsi nos
oraisons seroient trop pesantes et trop terrestres ,
venant de personnes si sensuelles, si ce feu divin,
je veux dire', le Saint-Esprit, ne lespurifioit et ne
(») Apolog. n. 3o.
les
AVEC NOS F HÈRES. 2^3
les ëlevoit. Le Saint-Esprit est le sceau de Dieu , qui
étant applique à nos oraisons, les rend agre'ables à
sa majesté; car c'est une chose assurée, que nous
ne pouvons prier , sinon par notre Seigneur Jésus-
Christ; il n'y a point d'autre nom. D'ailleurs il
n'est pas moins vrai que « nous ne pouvons pas
î> même nommer le Seigneur Jésus , siuon dans le
» Saint-Esprit (0 » ; et si nous ne pouvons nommer
Jésus , à plus forte raison prier au nom de Jésus :
donc nos prières sont nulles, si elles ne naissent du
Saint-Esprit.
Examinons maintenant quel est cet Esprit. C'est
lui qui est appelé « le Dieu charité (2) « ; c'est lui
qui lie le Père et le Fils, dont il est le baiser :
Osculum Patris et Filii (5). C'est lui qui, se répan-
dant sur les hommes , les lie et les attache à Dieu
par un nœud sacré : c'est lui qui nous lie les uns
avec les autres ; c'est lui qui, par une opération vi-
vifiante , nous fait frères et membres du même corps.
Que si c'est cet Esprit qui opère en nos âmes la
charité; celui-là ne prie pas par le Saint-Esprit,
qui a rompu l'union fraternelle , et qui ne prie
pas en paix et en charité. Et toi, qui empoisonnes
ton cœur par des inimitiés irréconciliables , n'as-tu
rien à demander à Dieu ? et si tu le veux demander,
ne faut-il pas que tu le demandes par l'Esprit du
christianisme ? et ne sais - tu pas que TEsprit du
christianisme est le Saint-Esprit? D'ailleurs ignores-
tu que le Saint- flspiit n'agit et n'opère que paf
(0 /. Cor. XII. 3. — (») Joan. iv.8, 16. — "^ S. Bernard, de divers.
Sermon. l\xxix, n. i , tom. i, col. 1209. In Cantic. Serm. viii. ibid.
col. 1285, 1286.
EOSSUET. XIV. 18
!Xy4 SUK LA RÉCONGILIATIOTf
charité? Que si tu méprises la charité, tu ne veux
donc pas prier par le Saint-Esprit? et si tu ne veux
pas prier par le Saint-Esprit , au nom de qui prie-
ras-tu? par quelle autorité te présenteras - tu à la
majesté divine? sera-ce par tes propres mérites?
mais tes propres mérites , c'est la damnation et Ten-
fer. Choisiras-tu quelqu autre patron , qui , par son
propre crédit , te rende l'accès favorable au Père ?
Ne sais-tu pas que « tu ne peux aborder au trône
» de la miséricorde , sinon par notre Seigneur Jé-
» sus -Christ (0, et que tu ne peux pas même
» nommer le Seigneur Jésus, sinon dans le Saint-
» Esprit (2) » ? Quiconque pense invoquer Dieu en
un autre nom qu'en celui de notre Seigneur Jésus-
Christ , sa prière lui tourne à damnation. « Le
» Père , dit un ancien , n'écoute pas volontiers les
» prières que le Fils n'a point dictées ; car le Père
» connoît les sentimens et les paroles de son Fils ;
» il ne sauroit recevoir ce que la présomption de
» l'esprit humain auroit pu. inventer, mais uni-
3) quement ce que la sagesse de son Christ lui ^ura
3) exposé » : Nec Pater libenter exaudit orationem
quam Filius non dictavit : cognoscit enini Pater
Filii sid sensus et verha ; nec suscipit quœ usurpa^
tio Jiumana excogitavitj sed quœ sapientia Christi
exposuit (3).
Prions donc en charité, chères Sœurs, puisque
nous prions par le Saint-Esprit : prions avec nos
frères , prions pour nos frères ; et quoiqu'ils veuil-
lent rompre avec nous, gardons -leur toujours un
(0 Heb. IV. 16 (>) /, Cor. xii. 3. — (3) Oper. imperfecU in MaU,
Uom. xiVjint. Oper. S. Chrysost. tom. \i,p. 78.
AVEC NOS FRÈRES. 2^5
cœur fraternel , par la grâce du Saint-Esprit. Son-
geons que notre Seigneur Jésus ne nous a pas, si
je l'ose dire, enseigné à prier en particulier; il nous
a appris à prier en corps. « Notre Père, qui êtes
M aux cieux (0 », disons-nous : cette prière se fait
au nom de plusieurs : nous devons croire , quand
nous prions de la sorte, que toute la société de nos
frères prie avec nous. C'est de quoi se glorifioient
les premiers fidèles : « Nous venons , disoit Terlul-
» lien, à Dieu comme en troupe » : Quasi manu
factd ambimus : « cette force , cette violence que
» nous lui faisons, lui est agréable » : Iiœc vis Deo
grata est ('^). Voyez, mes Sœurs, que les prières
des frères , c'est-à-dire , les prières de la charité et
de l'unité, forcent Dieu à nous accorder nos de-
mandes. Ecoutez ce qui est dit dans les Actes :
« Tous ensemble unanimement , ils levèrent la voix
» à Dieu (3) ». Et quel fut révénemcnt de cette
prière? « Le lieu où ils étoicnt assemblés trembla ,
» et ils furent remplis du Saint-Esprit (4) ». Voilà
Dieu forcé par la prière des frères ; parce qu'ils
prient ensemble, il est comme contraint de don-
ner un signe visible que cette prière lui plaît : Ifœa
vis Deo grata est. Nous nous plaignons quelque-
fois que nos prières ne sont pas exaucées : voulons-
nous forcer Dieu, chrétiens? unissons - nous, et
prions ensemble.
Mais quand je parle de prier ensemble , songeons
que ce qui nous assemble , ce n'est pas ce que
nous sommes enclos dans les murailles du même
temple , ni ce que nous avons tous les yeux arrê-
CO Matt. Yi. 9. — (») Apolo§. /ï. 39. — \^} Agi ly . 24. — (4) Ibid, Sx .
2n6 SUR LA RÉCONCILIATION
tés sur le même autel. Non, non, nous avons des
liens plus e'troits : ce qui nous associe , c'est la cha-
rité. Chrétiens , si vous avez quelque haine , consi-
dérez celui que vous haïssez : voulezrvous prier avec
lui ? si vous ne le voulez pas , vous ne voulez pas
prier en fidèle ; car prier en fidèle , c'est prier par
le Saint-Esprit: et comme c'est le même Esprit
qui est en nous tous, comme c'est lui qui nous
associe, il faut que nous priions en société. Que
si vous voulez bien prier avec lui , comment est-ce
que vous le haïssez ? n avons-nous pas prouvé clai-
rement que c'est la charité qui nous met ensemble ?
Sans elle, il n'y a point de concorde ; sans elle , il
n'y à point d'unité : vous ne pouvez donc prier
avec vos frères que par charité; et si vous les
haïssez, comment priez-vous en charité avec eux?
Vous me direz peut-être que votre haine est res-
treinte à un seul , et que vous aimez cordialement
tous les autres. Mais considérez que la charité n'a
point de réserve : comme elle vient du Saint-Es-
prit , qui se plaît à se répandre sur tous les fidèles ,
aussi la charité, comme étant une onction divine,
s'étend abondamment, et se communique avec une
grande profusion. Quand il n'y auroit qu'un chaî-
non brisé , la charité e§t entièrement désunie , et la
communication est interrompue. Vivons donc en
charité avec tous , afin de prier en charité avec tous :
croyons que c'est cette charité qui force Dieu d'ac-
corder les grâces; et que si elle ne nous introduit
près de lui , il est inaccessible et inexorable.
Mais ce n'est pas assez de prier avec tous nos
frères, il faut encore prier Dieu pour tous nos frères ;
AVEC NOS FRÈRES. f^nn
la forme nous en est donnée par l'Oraison domini-
cale, en laquelle nous ne demandons rien pour
nous seuls; mais nous prions géne'ralement pour
les nécessités de tous les fidèles. En vain prierions-
nous avec eux , si nous ne priions ainsi pour eux :
car de même que nous ne pouvons exclure personne
de notre charité, aussi ne nous est-il pas permis de
les exclure de nos prières. C'est pourquoi l'apôtre
saint Paul, dans sa première à Timothée, recom-
mande « que Ton fasse à Dieu des supplications et
» des prières , des demandes et des actions de grâces
» pour tous les hommes, pour les rois, et pour tous
)) ceux qui sont élevés en dignité » : Pro regibus et
omnibus qui in suhlimitale sunt : pour toutes les
conditions et tous les états; « car, ajoute-t-il , cela
)) est bon et agréable à Dieu notre Sauveur » : Hoc
enim honum est et acceptum coram Saluatore nostro
Deo (0. Que si Dieu a une s» grande bonté que
d'admettre généralement tous les hommes à la par-
ticipation de ses grâces , s'il embrasse si volontiers
tous ceux qui se présentent à lui; quelle témérité
nous seroit - ce de rejeter de la communion de nos
prières ceux que Dieu reçoit à la possession de ses
biens?
Il n'est point de pareille insolence , que lorsqu'un
serviteur se mêle de restreindre à sa fantaisie les li-
béralités de son maître: et comment est-ce que •
vous observez ce que vous demandez à Dieu tous
les jours, « que sa sainte volonté soit faite (2) »?
car puisque sa volonté est de bien faire générale-
ment à tous les hommes ; si vous priez qu'elle soit
(0 I. Tim. H. 2, 3. — W Matt. yi. lo.
2^8 SUR LA KÉCONCILIATION
accomplie, vous demandez par conséquent que tous
les hommes soient participans de ses dons. Il est
donc ne'cessaire que nous priions Dieu pour toute
la société des hommes , et particulièrement pour
tous ceux qui sont déjà assemblés dans l'Eglise;
parmi lesquels le Fils de Dieu veut que vous com-
preniez tous vos ennemis, et tous ceux qui vous per-
sécutent : Orale pro persequentibus "vos (0. Que si
vous priez pour eux, ils ne peuvent plus être vos
ennemis; et s'ils sont vos ennemis, vous ne pouvez
prier pour eux comme il faut. Ceux-là ne peuvent
pas être vos ennemis, auxquels vous désirez du bien
de tout votre cœur ; et ceux pour qui vous priez ,
vous leur désirez du bien de tout votre cœur.
Certainement, puisque vous priez Dieu , qui est
si bon et si bienfaisant, ce n'est que pour en obte-
nir quelque bien ; et comme la prière n'est pas prière
si elle ne se fait de toutes les forces de l'ame, vous
demandez à Dieu, avec ardeur, qu'il fasse du bien
à ceux pour lesquels vous lui présentez vos prières.
Encore si cette demande se devoit faire devant les
hommes, vous pourriez dissimuler vos pensées, et
sous de belles demandes cacher de mauvaises inten-
tions : mais parlant à celui qui lit dans vos plus se-
crètes pensées , qui découvre le fond de votre ame
plus clairement que vous-même, vous ne pouvez
démentir vos inclinations; de sorte qu'il est autant
impossible que vous priiez pour ceux que vous haïssez,
qu'il est impossible que vous aimiez et que vous dé-
siriez sincèrement du bien à ceux que vous haïssez.
Car que peut- on désirer plus sincèrement que ce
(0 MaLt. V. 44.
Avec ifos frères. 2^9
qu'on désire en la présence de Dieu? et comment
peut-on leur souhaiter plus de bien, que de le de-
mander instamment à celui qui seul est capable de
leur donner? Partant, si vous haïssez quelqu'un,
absolument il ne se peut faire que vous priiez pour
lui la majesté' souveraine ; et offrant à Dieu une orai-
son si évidemment contraire à ses ordonnances , et
à TEsprit qui prie en nous et par nous, vous espérez
éviter la condamnation de votre témérité ?
O Dieu éternel , quelle indignité î On prie poui'
les Juifs, et pour les idolâtres, et pour les pécheurs
les plus endurcis, et pour les ennemis les pkis dé-
clarés de Dieu ; et vous ne voulez pas prier pour vos
ennemis! Certes, c'est une extrême folie , pendant
que l'on croit obtenir de Dieu le pardon de crimes
énormes , qu'un misérable homme fasse le difficile et
l'inexorable. Quelque estime que vous ayez de vous-
même, et en quelque rang que vous vous mettiez;
Toffense qui se fait contre un homme, s'il n'y avoit
que son intérêt, ne peut être que très -légère. Cet
homme, que vous excluez de vos prières, l'Eglise
prie pour lui; et refusant ainsi de communiquer aux
prières de toute l'Eglise, n'est-ce pas vous excommu-
nier vous-même ? Regardez à quel excès vous em-
porte votre haine inconsidérée. Vous me direz que
vous n'y preniez pas garde ; maintenant donc que
vous le voyez. très-évidemment, c'est à vous de vous
corriger.
Ne me dites pas que vous priezponr tout le monde :
car, puisqu'il est certain qu'il n'y a que la seule
charité qui prie , il ne se peut faire que vous priiez
pour ceux que vous haïssez. Votre intention dément
28o SUR LA KÉCONCILIATIOJV
VOS paroles; et quand la bouche les nomme, le cœm^
les exclut : ou bien si vous priez pour eux , dites-
moi , quel bien leur souhaitez-vous? leur souhaitez-
vous le souverain bien , qui est Dieu ? Certaine-
ment, si vous ne le faites, votre haine est bien fu-
rieuse ; puisque non content de leur refuser le par-
don , vous ne voulez pas même que Dieu leur par-
donne. Que si vous demandez pour eux cette grande
et éternelle félicité; ne voyez-vous pas que c'est être
trop aveugle , que de leur envier des biens passa-
gers , en leur désirant les biens solides et permanens?
car en les troublant dans les biens temporels, vous
vous privez vous-même des biens éternels ; et ainsi
vous êtes contraint, malgré la fureur de votre colère,
de leur souhaiter plus de bien que vous ne vous en
souhaitez à vous-même: et après cela vous n'avoue-
rez pas que votre haine est aveugle? Que si vous
ne lui enviez les biens temporels , que parce qu'il
vous les ôte en les possédant-, ô Dieu éternel ! que
ne songez-vous plutôt que ces biens sont bien mé-
prisables ; puisqu'ils sont bornés si étroitement, que
la jouissance de l'un sert d'obstacle à l'autre? et que
n'aspirez -vous aux vrais biens, dont la richesse et
l'abondance est si grande , qu'il y en a pour con-
tenter tout le monde? Vous en pouvez jouir sans en
exclure vos compétiteurs ; encore qu'ils soient pos-
sédés par les autres , vous ne laisserez pas de les pos-
séder tous entiers.
Certes , si nous désirions ces biens comme il faut,
il n'y auroit point d'inimitiés dans le monde : ce
qui fait les iniiiàtiés, c'est le partage des biens que
nous poursuivons j il semble que nos rivaux nous
AVEC KOS FRÈllES. 281
ôtent ce qu'ils prennent pour eux. Or les biens
éternels se communiquent sans se partager : ils ne
font ni querelles , ni jalousies ; ils ne souffrent ni
ennemis , ni envieux ; à cause qu'ils sont capables
de satisfaire tous ceux qui ont le courage de les es-
pe'rer : c'est là, c'est là, mes Sœurs, c'est le vrai re-
mède contre les inimitiés et la haine. Quel mal me
peut-on faire , si je n'aime que les biens divins ? je
n'appréhende pas qu'on me les ravisse. Vous m'ô-
terez mes biens temporels ; mais je les dédaigne et
je les méprise; j'ai porté mes espérances plus haut:
je sais qu'ils n'ont que le nom de bien , que les
mortels abusés leur donnent mal à propos; et moi,
je veux aspirer à des biens solides : puisque vous ne
sauriez m'ôter que des choses dont je ne fais point
d'état, vous ne sauriez me faire d'injure*, parce que
vous ne sauriez me procurer aucun mal. 11 est vrai
que vous me montrez une mauvaise volonté , mais
une mauvaise volonté inutile : et pensez -vous que
cela m'offense ? Non , non ; appuyé sur mon Dieu ,
je suis infiniment au-dessus de votre colère et de
votre envie; et si peu que j'aie de connoissance, il
m'est aisé de juger qu'une mauvaise volonté sans
effet est plus digne de compassion, que de haine.
Vous voyez, mes Sœurs, que les aversions que
nous concevons , ne viennent que de Festime trop
grande que nous faisons des biens corruptibles ; et
que toutes nos dissensions seroient à jamais termi-
nées, si nous les méprisions comme ils le méritent.
Mais je m'éloigne de mon sujet un peu trop long-
temps : retournons à notre présent, et montrons
que celui à qui nous l'offrons, ne le peut recevoir
a82 SUR LA. RÉCONCILIATIOïT
que des âmes rc'conciliees. Je tranche en peu de
mots ce raisonnement : vous prendrez le loisir d'y
faire une réflexion sérieuse. Permettez-moi encore,
mes Sœurs, que je parle en votre présence à cet
ennemi irréconciliable qui vient présenter à Dieu
des prières qui viennent d'une ame envenimée par
un cruel désir de vengeance.
As-tu vécu si innocemment, que tu n'aies jamais
eu besoin de demander à Dieu la rémission de tes
crimes? es -tu si assuré de toi-même , que tu puisses
dire que tu n'auras plus besoin désormais d'une pa-
reille miséricorde ? Si tu reconnois que tu as reçu de
Dieu des grâces si signalées, de ta part ton ingra-
titude est extrême d'en refuser une si petite, qu'il a
bien la bonté de te demander pour ton frère qui
t'a offensé : si tu espères encore de grandes faveurs
de lui , c'est une étrange folie de lui dénier ce qu'il
te propose en faveur de tes semblables. Furieux,
qui ne veux pas pardonner , ne vois-tu pas que toi-
même tu vas prononcer ta sentence? Si tu penses
qu'il est juste de pardonner, tu te condamnes toi-
même, en disant ce que tu ne fais pas : s'il n'est pas
raisonnable qu'on t'oblige de pardonner à ton frère ,
combien moins est -il raisonnable que Dieu par-
donne à son ennemi? Ainsi, quoi que tu puisses
dire, tes paroles retomberont sur toi, et tu seras
accablé par tes propres raisons. Exagère tant que
tu voudras la malice et l'ingratitude de tes ennemis;
ô Dieu ! où te sauveras-tu , si Dieu juge de tes ac-
tions avec la même rigueur ? Ah ! plutôt , mon cher
Frère, plutôt que d'entrer dans un examen si sé-
vère , relâche-toi ; afin que Dieu se relâche. « Juge-
Avec nos frères. sSj
» ment sans miséricorde , si tu refuses de faire mi-
» sericorde (0 » : grâce et miséricorde sans aucune
aigreur , si tu pardonnes sans aucune aigreur. Par-
donnez, et je pardonnerai (2). Qui de nous ne vou-
droit acheter la rémission de crimes si énormes ,
tels que sont les nôtres, par l'oubli de quelques
injures légères, qui ne nous paroissent grandes,
qu'à cause de notre ignorance et de l'aveugle témé-
rité de nos passions inconsidérées?
Cependant admirons, mçs Sœurs, la bonté inef-
fable de Dieu, qui aime si fort la miséricorde , que,
non content de pardonner avec tant de libéralité,
tant de crimes qui se font contre lui, il veut en-
core obliger tous les hommes à pardonner, et se
sert pour cela de l'artifice le plus aimable dont ja-
mais on. se puisse aviser. Quelquefois, quand nous
voulons obtenir une grâce considérable de nos amis,
nous attendons qu'cux-mémos ils viennent à nous
pour nous demander quelque chose : c'est ainsi
que fait ce bon Père , qui désire sur toutes choses
de voir la paix parmi ses enfans. Ah! dit-il, on l'a
ofTenséj je veux qu'il pardonne : je sais que cela lui
sera bien rude ; mais il a besoin de moi tous les jours :
bientôt, bientôt il faudra qu'il vienne lui-même
pour me demander pardon de ses fautes; c'est là,
dit-il, que je l'attendrai. Pardonne, lui dirai-je, situ
veux que je te pardonne : je veux bien me relâcher ,
si tu te relâches. O miséricorde de notre Dieu , qui
devient le négociateur de notre mutuelle réconci-
liation ! combien sont à plaindre ceux qui refusent
des conditions si justes !
(0 Jac. n. i3. ^ C) MatU vi. i4-
284 SUR LÀ RÉCONCILIAïION
O Dieu, je frémis , chères Sœurs, quand je con-
sidère ces faux chre'tiens qui ne veulent pas pardon-
ner : tous les jours ils se condamnent eux-mêmes,
quand ils disent l'Oraison dominicale : Pardonnez ,
disent-ils , comme nous pardonnons (0. Misérable,
tu ne pardonnes pas; n'est-ce pas comme si tu di-
sois : Seigneur, ne me pardonnez pas, comme je
ne veux pas pardonner? Ainsi cette sainte oraison,
en laquelle consiste toute la bénédiction des fidèles,
se tourne en malédictioi;i et en anatliéme : et quels
chrétiens sont-ce que ceux-ci qui ne peuvent pas
dire l'Oraison dominicale? Concluons que la prière
n'est pas agréable , si elle ne vient d'une ame ré^
conciliée.
(*) Notre autel est un autel de paix : le sacrifice que
nous célébrons, c'est la passion de Jésus. Il est mort
pour la réconciliation des ennemis : il ne deman-
doit pas à son Père qu' « il le vengeât des siens ; mais
» il le prioit de leur pardonner « : Non se DÎndicari,
sed illis postulabatignosci {?■). Ce sang a été répandu
pour pacifier le ciel et la terre; non-seulement les
hommes à Dieu, mais les hommes entre eux, et avec
toutes les créatures. Le péché des hommes avoit mis
en guerre les créatures contre eux, et eux-mêmes
contre eux-mêmes : c'est pour leur donner la paix
que Jésus a versé son sang. Gatilina donne du sang
à ses convives (^') : que si ce sang a lié entre eux
(0 Malt. VI. 13. — W »y. Léo de Passion. Dam. Serm. xi, cap. m-
— i}) Sallust. Bell. Caf.iiin. n. 22.
(*) C'est ici que devoit commencer le second point du sermon j
mais Bossue t ne Ta qu'ébauché sur son manuscrit, et il Ta laisse
dans Tclat d'imperfection où il se trouve ici. ( £dU. de Ddforis.)
AVEC NOS FRÈRES. 285
une société de meurtres ^ de perfidies; le sang inno-
cent du pacifique Jésus ne pourra-t-il pas lier parmi
nous une sainte et véritable concorde? Unus partis,
unum corpus multi sumiis , omnes qui de uno pane
pariicipamus (0. « Nous ne sommes tous ensemble
» qu'un seul pain et un seul corps; parce que nous
» participons tous à un même pain ». Quel regret a
un père , quand il voit ses enfans à sa table, man-
geant un commun pain, et se regardant les uns les
autres avec des yeux de colère? Les hommes te re-
çoivent à la sainte table; Jésus le grand pontife t'ex-
communie : Retire- toi, dit- il; n'approche pas de
mon autel, que tu ne sois réconcilié à ton frère.
(0/. Cor.x. 17.
286 SUR LA BONTÉ ET LA RIGUEUR DE DIEU
SERMON
POUR
LE IX.^ DIMANCHE APRÈS LA PENTECOTE.
Doctrine extravagante des marcionites sur la divinité. Combien
la tendre compassion du Sauveur pour les hommes , a été vive et
efficace pendant les jours de sa vie mortelle, et est encore agissante
dans la félicité de la gloire. Confiance qu'elle doil nous inspirer :
comment nous devons Fimiter. Deux manières dont il peut régner
sur les hommes 5 Tune pleine de douceur , l'autre toute de rigueur.
Exemple qu'il nous en donne dans sa conduite sur le peuple juif.
Leçon que nous devons tirer de la terrible vengeance q|u'il exerce sur
cette nation infidèle.
Ut appropinquavit , videns civitatem ^ flevit super eam
dicens : Quia si cognovisses et tu, et quidem in hac die
tua , quae ad pacem tibi; nunc autem abscondita suutab
oculis tuis.
Comme Jésus s^approchoit de Jérusalem , considérant
cette ville, il se mit à pleurer sur elle : Si tu avois connu,
dit-il j du moins en ce four qui t'est donné, ce quilfau^
droit que tu fisses pour avoir la paix l mais certes ces
choses sont cachées à tes yeux. Luc. xix. 4i»
Cjomme on voit que de braves soldats, en quelques
lieux écartés où les puissent avoir jetés les divers
hasards de la gueiTC, ne laissent pas de marcher
i
A l'éoard des pécheurs. 287
dans le temps prefix au rendez-vous de leurs troupes
assigne par le gc'néral : de même le sauveur Jésus,
quand il vit son heure venue, se résolut de quitter
toutes les autres contrées de la Palestine , par les-
quelles il alloit prêchant la parole de vie ; et sachant
très-bien que telle étoit la volonté de son Père, qu'il
se vînt rendre dans Jérusalem , pour y subir peu de
jours après la rigueur du dernier supplice ; il tourna
ses pas du côté de cette ville perfide, afin d'y célé-
brer cette pâque éternellement mémorable , et par
l'institution de ses saints mystères et parl'efrusion de
son sang. Comme donc il descendoit le long de la
montagne des Olives ; sitôt qu'il put découvrir cette
cité, il se mit à considérer ses hautes et superbes
murailles, ses beaux et invincibles remparts, ses
édifices si magnifiques , son temple la merveille du
monde, unique et incomparable comme le Dieu au-
quel il étoit dédié : puis repassant en son esprit jus-
qu'à quel point cette ville devoit être bientôt dé-
solée , pou r n'avoir point voulu suivre ses salutaires
conseils , il ne put retenir ses larmes; et touché au
vif en son cœur d'une tendre compassion , il com-
mença sa plainte en ces termes : Jérusalem , cité de
Dieu , dont les prophètes ont dit des choses si admi-
rables (0, que mon Père^ choisie entre toutes les
villes du monde pour y faire adorer son saint nom ;
Jérusalem , que j'ai toujours si tendrement aimée,
et dont j'ai chéri les habitans comme s'ils eussent
Aé mes propres frères; mais Jérusalem, qui n'as
payé mes bienfaits que d'ingratitude, qui as déjà
mille fois dressé des embûches à ma vie, et enfin
^») Ps. LXXXYI. 3.
288 SUR LA BONTÉ ET LA. RIGUEtîR DE DIEU
dans peu de jours tremperas tes mains dans mon
sang; ah ! si tu reconnoissois , du moins en ces jours
qui te sont donnés pour faire pénitence , si tu re-
connoissois les grâces que je t'ai présentées , et de
quelle paix tu jouirois sous la douceur de mon em-
pire , et combien est extrême le malheur de ne point
suivre mes commandemens ! Mais hélas ! ta passion
t'a voilé les yeux, et t'a rendue aveugle pour ta pro-
pre félicité: viendra, viendra le temps, et il te
touche de près, que tes ennemis t'environneront de
remparts, et te presseront, et te mettront à l'étroit,
et te renverseront de fond en comble ; parce que tu
n'as pas connu le temps dans lequel je t'ai visitée.
Il n'y eut jamais de doctrine si extravagante, que
celle qu'enseignoient autrefois les marcionites, les
plus insensés hérétiques qui aient jamais troublé le
repos de la sainte Eglise. Ils s'étoient figurés la di-
vinité d'une étrange sorte : car, ne pouvant com-
prendre comment sa bonté si douce et si bienfai-
sante pou voit s'accorder avec sa justice si sévère et
si rigoureuse; ils divisèrent l'indivisible essence de
Dieu, ils séparèrent le Dieu bon d'avec le Dieu
juste. Et voyez, s'il vous plaît, chrétiens, si vous
auriez jamais entendu parler d'une pareille folie. Ils
établirent deux dieux , deux premiers principes ;
dont l'un, qui n'avoit pour toute qualité qu'une
bonté insensible et déraisonnable , semblable en ce
point à ce dieu oisif et inutile des épicuriens , crai-
gnoit tellement d'être incommode à qui que ce fût ,
qu'il ne vouloit pas même faire de la peine aux mé-
chans , et par ce moyen laissoit régner le vice à son
aise :
A l'égard des PÉcfirEUTis. 28g
aise : d'où vient que Tertullien le nomme « un dieu
i) sous l'empire duquel les péchés se réjouissoient » :
Sub quo delicta gauderent (0.
L'autre, à l'opposite, étant d'un naturel cruel et
malin , toujours ruminant à part soi quelque dessein
de nous nuire, n'avoit point d'autre plaisir que de
tremper, disoient-ils, ses mains dans le sang, et tâ-
choit de satisfaire sa mauvaise humeur par les dé-
lices de la vengeance : à quoi ils ajoutoient, pour
achever cette fable , qu'un chacun de ces dieux fai-
soit un Christ à sa mode et formé selon son génie ;
de sorte que notre Seigneur, qui étoit le Fils de ce
Dieu ennemi de toute justice , ne devoit être , à leur
avis, ni juge , ni vengeur des crimes; mais seulement
maître, médecin et libérateur. Certes je m'étonne-
rois, chrétiens, qu'une doctrine si monstrueuse ait
jamais pu trouver quelque créance parmi les fidèles;
si jenesavois qu'il n'y a point d'abîme d'erreurs dans
lequel l'esprit humain ne se précipite , lorsque enflé
des sciences humaines, et secouant le joug de la foi,
il se laisse emporter à sa raison égarée. Mais autant
que leur opinion est ridicule et impie, autant sont
admirables les raisonnemens que leur opposent les
Pères; et voici entre autres une leçon excellente du
grave Tertullien au second livre contre Marcion.
Tu ne t'éloignes pas tant de la vérité, Marcion,
quand tu dis que la nature divine est seulement bien-
faisante. « Il est vrai que, dans l'origine des choses,
» Dieu n'avoit que de la bonté ; et jamais il n'au: oit
«fait aucun mal à ses créatures, s'il n'y avoit été
» forcé par leur ingratitude » : Deits à primordio
(0 Advers. Marcion. 1. 11, n. i3.
BoSSUET. XIV. 19
290 SUR LA BONTÉ ET LA RIGUEUR DE DIEU
tantuîJi bonus (0. Ce n'est pas que sa justice ne Tait
accompagné dès la naissance du monde; mais en ce
temps il ne Foccupoit qu'à donner une belle dispo-
sition aux belles choses qu'il avoit produites : il lui
faisoit de'cider la querelle des élémens; elle leur
assignoit leur place ; elle prononçoit entre le ciel et
la terre, entre le jour et la nuit; enfin elle faisoit
le partage entre toutes les créatures qui étoient en-
veloppées dans la confusion du premier chaos. Telle
étoit l'occupation de la justice dans l'innocence des
commencemens. « Mais depuis que la malice s'est
» élevée, dit Tertullien (2), depuis que cette bonté
5) infinie, qui ne devoit avoir que des adorateurs,
» a trouvé des adversaires » : j4t enim, ut malum
postea erupity atque indejam cœph honitas Dei cum
aduersario agere ; « la justice divine a été obligée
3) de prendre un bien autre emploi : il a fallu qu'elle
j) vengeât cette bonté méprisée; que du moins elle
» la fît craindre à ceux qui seroient assez aveugles
» pour ne l'aimer pas. Par conséquent, tu t'abuses,
» Marcion , de commettre ainsi la justice avec la
» bonté, comme si elle lui étoit opposée : au con-
» traire elle agit pour elle , elle fait ses affaires, elle
» défend ses intérêts » : Omne justiliœ opiis ^ pro-
curatio honitatis est. Et voilà sans doute les vérita-
bles sentimens de Dieu notre Père touchant la mi-
séricorde et la justice: ce qui étant ainsi, il n'y a
plus aucune raison de douter que le sauveur Jésus,
l'envoyé du Père, qui ne fait rien que ce qu'il lui
voit faire , n'ait pris les mêmes pensées.
Et sans en aller chercher d'autres preuves dans
(') Adyers. Marcion. l. 11, n. 1 1. — « W lùid. «. i3.
A l'égard des pécheurs. 2QI
la suite de sa sainte vie, l'Evangile que je vous ai
proposé nous en donne une bien évidente. Mon Sau-
veur s'approche de Jérusalem; et considérant Tin-
gratitude extrême de ses citoyens envers lui, il se sent
saisi de douleur, il Jaisse couler des larmes : « Ah!
» si tu savois, s'écrie-t il, ce qui f est présenté pour
î) la paix » ! mais , hélas ! ta es aveuglée : Si cogno^
visses (0. Qui ne voit ici les marques d'une vérita-
ble compassion? C'est le propre de la douleur de
s'interrompre elle-même. « Ah ! si tu savois » , dit
mon Maître : puis arrêtant là son discours , plus il
semble se retenir , plus il fait paroître une véritable
tendresse : ou plutôt , si nous l'entendons , ce « Si
» tu savois » prononcé avec tant de transport,
signifie un désir violent ; comme s'il eût dit : Ah !
plût à Dieu que tu susses ! C'est un désir qui le
presse si fort dans le cœur, qu'il n'a pas assez de
force pour l'énoncer par la bouche comme il le
voudroit , et ne le peut exprimer que par un élan de
pitié. Ainsi donc la voix de ton pasteur t'invite à la
pénitence, ô ingrate Jérusalem : trop heureuse,
hélas ! que tes malheurs soient plaints d'une bouche
si innocente, et pleures de ces yeux divins, si ton
aveuglement te pouvoit permettre de profiter de
ses larmes. Mais comme il prévoit que tu seras in-
sensible aux témoignages de son amour , il change
ses douceurs en menaces ; et viendra le temps , pour-
suit-il , que tu seras entièrement ruinée par tes en-
nemis : pour quelle raison ? parce que tu n'as pas
reconnu l'heure dans laquelle je t'ai visitée. C'est là
jLO Luc. XIX. 42.
2gi SUR LA. BONTÉ ET LÀ RIGUEUR DE DIEU
la cause de leurs misères : par où nous voyons que
ce discours de mon Maître n'est pas une simple pro-
phétie de leur disgrâce future. Il leur reproche le
mépris qu'ils ont fait de lui; il leur fait entendre
que son affection méprisée se tournera en fureur,
que lui-même, qui daigne les plaindre, les verra
périr sans être touché de pitié , et qu'il les poursui-
vra par les mains des soldats romains , ministres de
sa vengeance.
Voilà dans le même discours le Sauveur miséri-
cordieux et le Sauveur inexorable; et c'est ce que
je prétends vous faire considérer aujourd'hui avec
l'assistance divine. Sachez, ô fidèles, qu'étant,
comme nous sommes , l'Israël de Dieu et les vrais
enfans de la race d'Abraham, nous héritons des pro-
messes et des menaces de ce premier peuple : ce que
mon Maître a fait une fois au sujet de Jérusalem ,
tous les jours il le fait à notre sujet , ingrats et
aveugles que nous sommes : il invite et menace , il
embrasse et rejette; premièrement doux, après im-
placable. Je vous représenterai donc aujourd'hui ,
par l'explication de mon texte, les larmes et les
plaintes du Sauveur qui nous appellent à lui ; puis
la colère du même Sauveur qui nous repousse bien
loin de son trône; Jésus déplorant nos maux, à
cause de sa propre bonté; Jésus devenu impitoyable,
à cause de l'excès de nos crimes. Ecoutez premiè-
rement la voix douce et bénigne de cet Agneau sans
tache ; et après vous écouterez les terribles rugisse-
mens de ce lion victorieux né de la tribu de Juda :
c'est le sujet de cet entretien.
A l'égard des pécheurs. 2()3
PREMIER POINT.
Pour vous faire entendre par une doctrine solide
combien est immense la miséricorde de notre Sau-
veur, je vous prie de conside'rer une vérité que je
viens d'avancer tout à l'heure, et que j'ai prise de
Tertullien. Ce grand homme nous a enseigné que
Dieu a commencé ses ouvrages par un épanchement
de sa bonté sur toutes ses créatures , et que sa pre-
mière inclination , c'est de nous bien faire. Et en
vérité il me semble que sa raison est bien évidente :
car pour bien connoître quelle est la première des
inclinations, il faut choisir celle qui se trouvera la
plus naturelle, d'autant que la nature est la racine
de tout le reste. Or notre Dieu , chrétiens , a-t-il
rien de plus naturel que cette inclination de nous
enrichir par la profusion de ses grâces? Comme une
source envoie ses eaux naturellement , comme le
soleil naturellement répand ses rayons; ainsi Dieu
naturellement fait du bien : étant bon, abondant,
plein de richesses infinies par sa condition naturelle,
il doit être aussi, par nature, bienfaisant , libéral,
magnifique. Quand il te punit, ô impie, la raison
n'en est pas en lui-même ; il ne veut pas que per-
sonne périsse : c'est ta malice , c'est ton ingratitude
qui attire son indignation sur ta tête. Au contraire,
si nous voulons l'exciter à nous faire du bien , il
n'est pas nécessaire de chercher bien loin des mo-
tifs; sa propre bonté, sa nature d'elle-même si bien-
faisante lui est un motif très-pressant , et une raison
intime qui ne le quitte jamais. C'est pourquoi Ter-
tullien dit fort ^ propos , que « la bonté est la pre-
294 SUR LÀ BONTÉ ET LÀ RIGITECR DE DIEU
» lïiière, parce qu'elle est selon la nature « : Prior
bonitas , secundum naturam; « et que la sévérité
» suit après, parce qu'il lui faut une cause « : 5e-
i^eritas posterior ^ secundum causam (0; comme s'il
disoit : A la munificçnce divine, il ne lui faut point
de raison , si on peut parler de la sorte ; c'est la
propre nature de Dieu. Il n'y a que la justice qui
va chercher des causes et des raisons : encore ne les
cherche-t-elle pas, nous les lui donnons; c'est nous
qui fournissons par nos crimes la matière à sa juste
vengeance. Par conséquent , comme dit très-bien le
même Tertullien , « ce que Dieu est bon , c'est du
» sien et de son propre fonds; ce qu'il est juste,
» c'est du nôtre » : De suo optimus ; de nostro jus-
tus ("2). L'exercice de la bonté lui est souverainement
volontaire; celui de la justice, forcé: celui-là pro-
cède entièrement du dedans ; celui-ci d'une cause
étrangère. Or il est évident que ce qui est naturel^
intérieur, volontaire, précède toujours ce qui est
étranger et contraint. Il est donc vrai, ce que j'ai
touché dès l'entrée de ce discours, ce que je viens
de prouver par les raisons de Tertullien , « que,
)) dans l'origine des choses. Dieu n'a pu faire pa-
» roître que de la bonté « : Deus à primordio tau-
iîim bonus.
Passons outre maintenant, et disons : le sauveur
Jésus, chrétiens, notre amour et notre espérance,
notre pontife, notre avocat, notre intercesseur;
qu'est-il venu faire au monde? qu'est-ce que nous
en apprend le grand apôtre saint Paul (3) ? N'en-
(0 yiJvers. Marcion. l. u , n. n. — («) De Resur. carn. n. i^- — •
i^) PhiUp. m. 21.
A l'égard dès pécheurs. 2q5
Seigne-t-il pas qu'il est venu pour renouveler toutes
choses en sa personne, pour ramener tout a la pre-
mière origine, pour reprendre les premières traces
de Dieu son Père , et réformer toutes les créatures
selon le premier plan , la première idée de ce grand
Ouvrier? C'est la doctrine de saint Paul en une infi-
nité d'endroits de ses divines épîtres : et partant ,
n'en doutons pas , le Fils de Dieu est venu sur la terre
revêtu de ces premiers sentimens de son Père ; c'est-
à-dire, ainsi que je l'ai exposé tout à l'heure, de
clémence, débouté, de charité infinie. C'est pour-
quoi nous expliquant le sujet de sa mission : « Dieu
3) n'a pas envoyé son Fils au monde, dit-il (0, afin
5) de juger le monde; mais afin de sauver le monde ».
Mais n'a-t-il pas assuré, direz-vous, que « son Père
» avoit remis tout son jugement en ses mains (2) »?
et ses apôtres n'ont-ils pas prêché par toute la terre,
après son ascension triomphante, que « Dieu l'avoit
» établi juge des vivans et des morts (3) » ? « Néan-
» moins , dit-il (4) , je ne suis pas envoyé pour juger
» le monde ». Tout le pouvoir de mon ambassade
ne consiste qu'en une négociation de paix : et plût à
Dieu que les hommes ingrats eussent voulu recevoir
Téternelle miséricorde que je leur étois venu pré-
senter! Je ne paroissois sur la terre que pour leur
bien faire; mais leur malice a contraint mon Père
d'attacher la qualité de juge à ma première com-
mission. Ainsi sa première qualité est celle de Sau-
veur; celle de juge est, pour ainsi dire, accessoire :
et d^autant [ qu'il ] ne l'a acceptée que comme à
CO Joan. m. 17. — W Ibid. y. 22. —• C^) Act. x. 42. — {^) Joan.
29e SUR LA BONTÉ ET LÀ RIGUEUR DE DIEU
regret, y e'tant oblige' par les ordres exprès de son
Père , de là vient qu'il en a réservé l'exercice à la fin
des siècles. En attendant il reçoit miséricordieuse-
ment tous ceux qui viennent à lui ; il s'offre de bon
cœur à eux, pour être leur intercesseur auprès de
son Père : enfin telle est sa charge , et telle sa fonc-
tion; il n'est envoyé que pour fan-e miséricorde.
Et à ce propos, il me souvient d'un petit mot de
saint Pierre , par lequel il dépeint fort bien le Sau-
veur à Corneille. <c Jésus de Nazareth, dit-il , homme
5) approuvé de Dieu , qui passoit bien faisant et gué-
5) rissant tous les oppressés « : Pertransiit benefa-
ciendo y et sanando omnes oppressas à diabolo (0.
O Dieu, les belles paroles, et bien dignes de mon
Sauveur ! La folle éloquence du siècle , quand elle
veut élever quelque valeureux capitaine , dit qu'il a
parcouru les provinces moins par ses pas , que par
ses victoires(2). Les panégyriques sont pleins de sem-
blables discours. Et qu'est-ce à dire, à votre avis,
que paicourir les provinces par des victoires ? n'est-
ce pas porter partout le carnage et la pillerie ? Ah !
que mon Sauveur a parcouru la Judée d'une ma-
nière bien plus aimable î il l'a parcourue moins par
ses pas que par ses bienfaits. Il alloit de tous côtés ,
guérissant les malades, consolant les misérables,
instrui ant les ignorans , annonçant à tous avec une
fermeté invincible la parole de vie éternelle, que le
Saint-Esprit lui avoit mise à la bouche : Pertransiit
benefaciendo . Ce n'étoit pas seulement les lieux
où il arrêtoit, qui se trouvoient mieux de sa pré-
sence : autant de pas, autant de vestiges de sa bonté.
(») Act. X. 38. — (>) PUn. Secund. Paneg. Traj. dict.
A l'égard des pécheurs. ^97
Il rendoit remarquables les endroits par où il pas-
soit, par la profusion de ses grâces. En cette bour-
gade, il n'y a plus d'aveugles ni d'estropiés : sans
doute , disoit-on, le de'bonnaire Jésus a passé par-là.
Et en effet, chrétiens, quelle contrée de la Pales-
tine n'a pas expérimenté mille et mille fois sa dou-
ceur? Et je ne doute pas qu'il n'eût été chercher les
malheureux jusqu'au bout du monde, si les ordres
de son Père ne l'eussent arrêté en Judée. Vit-il ja-
mais un misérable, qu'il n'en eût pitié? Ah ! que je
suis ravi , quand je vois dans son Evangile qu'il n'en-
treprend presque jamais aucune guérison impor-
tante, qu'il ne donne auparavant quelque marque
de compassion ! il y en a mille beaux endroits dans
les évangiles. La première grâce qu'il leur faisoit ,
c'étoit de les plaindre en son ame avec une affection
véritablement paternelle : son cœur écoutoit la voix
de la misère qui l'attendrissoit , et en même temps
il sollicitoit son bras à les soulager.
Que ne ressentons -nous du moins , ô fidèles,
quelque peu de cette tendresse ? Nous n'avons pas
en nos mains ce grand et prodigieux pouvoir pour
subvenir aux nécessités de nos pauvres frères : mais
Dieu et la nature ont inséré dans nos âmes je ne sais
quel sentiment qui ne nous permet pas de voir souf-
frir nos semblables , sans y prendre part , à nioinç
que de n'être plus hommes. Mes Frères, faisons donc
voir aux pauvres que nous sommes touchés de leurs
misères, si nous n'avons pas dépouillé toute sorte
d'humanité. Ceux qui ne leur donnent qu'à regret,
que poiM' se délivrer de leurs importunités , ont-ils
jamais pris la peine de considérer que c'est le Fils
298 SUIl LÀ BONTÉ ET LA RIGUEUR DE DIEU
de Dieu qui les leur adresse ; que ce seroit bien sou-
vent leur faire une double aumône , que de leur
épargner la honte de nous demander; que toujours
la première aumône doit venir du cœur ; je veux
dire, fidèles, une aumône de tendre compassion :
c'est un présent qui ne s'épuise jamais; il y en a dans
nos âmes un trésor immense et une source infinie ;
et cependant c'est le seul dont le Fils de Dieu fait
état. Quand vous distribuez de l'argent ou du pain,
c'est faire l'aumône au pauvre ; mais quand vous
accueillez le pauvre avec ce sentiment de tendresse,
savez-vous ce que vous faites? vous faites l'aumône à
Dieu : « J'aime mieux, dit-il, la miséricorde, que
5) le sacrifice (0 ». C'est alors que votre charité
donne des ailes à cette matière pesante et terrestre;
et par les mains des pauvres dans lesquelles vous la
consignez , elle la fait monter devant Dieu comme
une offrande agréable. C'est alors que vous devenez
véritablement semblables au sauveur Jésus, qui n'a
pris une chair humaine qu'afin de compatir à nos
infirmités avec une affection plus sensible.
Oui certes , il est vrai , chrétiens : ce qui a fait
résoudre le Fils de Dieu à se revêtir d'une chair
semblable à la nôtre , c'est le dessein qu'il a eu de
ressentir pour nous une compassion véritable ; et en
voici la raison, prise de l'-Epître aux Hébreux, dont
je m'en vais tâcher de vous exposer la doctrine ; et
rendez-[vous], s'il vous plaît, attentifs. Si le Fils de
Dieu n'avoit prétendu autre chose que de s'unir
seulement à quelques-unes de ses créatures ; les in-
telligences célestes se présentoient , ce semble , à
{')3IaU.ix. i3.
A l'égard des pécheurs. 299
propos dans son voisinage , qui , à raison de leur
immortalité et de leurs autres qualités éminentes,
ont sans doute plus de rapport avec la nature di-
vine : mais , certes , il n'avoit que faire de chercher
dans ses créatures ni la grandeur ni l'immortalité.
Qu'est-ce qu'il y cherchoit , chrétiens ? la misère et
la compassion. C'est pourquoi , dit excellemment la
savante Epître aux Hébreux : Non angelos appré-
henda j sed semen Abrahœ apprehendit (0 : « il n'a
5) pas pris la nature angclique ; mais il a voulu
» prendre » , servons - nous des mots de l'auteur ,
« il a voulu appréhender la nature humaine ». La
belle réflexion que fait, à mon avis, sur ces mots le
docte saint Jean-Chrysostôme (2). Il a j dit l'apôtre,
appréhendé la nature humaine : elle s'en Fuy oit ,
elle ne vouloit point du Sauveur : qu'a-t-il fait ?
Il a couru après d'une course précipitée, « sau-
)> tant les montagnes (5) » , c'est-à-dire , les ordres
des anges, comme il est écrit aux Cantiques: « il a
» couru , comme un géant , à grands pas et déme-
» sûres » , passant en un moment du ciel en la terre :
Exultawit ut gigas ad currendani viani (4). Là il a
atteint cette fugitive nature , il Fa saisie , il l'a ap-
préhendée au corps et en l'ame : Semen Abrahœ
apprehendit. Il a eu pour ses frères, c'est-à-dire,
pour nous autres hommes , une si grande tendresse,
qu' « il a voulu en tout point se rendre semblable à
» eux » : Debuitper omniafratribus s imilari {^) . Il
a vu que nous étions composés de chair et de sang :
pour cela, il a pris non un corps céleste, comme
(0 Heb, II. 16. — (') In Epist. ad Hehr. Homil. y,n.i, tom. xir,
;>. 5i. — (3) Cant. 11. 8. — (4j Ps. xviii. 6. — (5) Heb. n. 17.
3oO SUR LÀ BONTÉ ET LÀ RIGUEUR DE DIEU
disoient les marcionites; non une chair fantastique
et un spectre d'homme , comme assuroient les ma-
nichéens; quoi donc? une chair tout ainsi que nous,
un sang qui avoit les mêmes qualités que le nôtre :
Quia pueri communicasferunt carni et sang^uini , et
ipse similiter parlicipavit iisdein (0 , dit le grand
apôtre aux Hébreux ; et cela pour quelle raison ? Ut
misericors fieret (2) : « afin d'être miséricordieux » ,
poursuit le même saint Paul.
Et quoi donc, le Fils de Dieu , dans l'éternité de
sa gloire, étoit-il sans miséricorde? Non, certes:
mais sa miséricorde n étoit pas accompagnée d'une
compassion effective \ parce que, comme vous savez,
toute véritable compassion suppose quelque dou-
leur; et partant le Fils de Dieu, dans le sein du Père
éternel, étoit également incapable de pâtir et de
compatir : et lorsque l'Ecriture attribue ces sortes
d'affections à la nature divine , vous n'ignorez pas
que cette façon de parler ne peut être que figurée.
C'est ce qui a obligé le Sauveur à prendre une na-
ture humaine ; « Parce qu'il vouloit ressentir une
» réelle et véritable pitié » : JJt misericors fieret.
Si donc il vouloit être touché pour nous d'une pitié
réelle et véritable, il falloit qu'il prît une nature
capable de ces émotions : ou bien disons autrement,
et toutefois toujours dans les mêmes principes :
Notre Dieu, dans la grandeur de sa majesté, avoit
pitié de nous comme de ses enfans et de ses ouvrages ;
mais depuis l'incarnation, il a commencé à nous
plaindre, comme ses frères, comme ses semblables,
comme des hommes tels que lui. Depuis ce temps-
{})Heb. II. i/j. — W/itf/. 17.
A l'i^gard des pécheurs. 3oi
là, il ne nous a pas plaints seulement comme ron
voit ceux qui sont dans le port plaindre souvent les
autres qu'ils voient agités sur la mer d'une furieuse
tourmente ; mais il nous a plaints comme ceux qui
courent le même péril se plaignent les uns les autres,
par une expérience sensible de leurs communes mi-
sères : enfin , l'oserai-je dire ? il nous a plaints , ce
bon frère , comme ses compagnons de fortune ,
comme ayant eu à passer par les mêmes misères que
nous ; ayant eu , ainsi que nous , une chair sensible
aux douleurs , et un sang capable de s'émouvoir, et
une température de corps sujette, comme la nôtre,
à toutes ks incommodités de la vie et à la nécessité
de la mort. C'est pourquoi l'apôtre se glorifie de la
grande bénignité de notre pontife : « Ah ! nous n'a-
:» vous pas un pontife, dit-il (0, qui soit insensible à
» nos maux » : Non habemus poniificem , qui non
possit compati injîrmitatihus nostris : pour quelle
raison ? « Parce qu'il a passé par toute sorte d'é-
» preuves » : Tentatum per omnia.
Vous le savez , chrétiens j parmi toutes les per-
sonnes dont nous plaignons les disgrâces , il n'y en
a point pour lesquelles nous soyons émus d'une
compassion plus tendre , que celles que nous voyons
dans les mêmes afflictions , dont quelque fâcheuse
rencontre nous a fait éprouver la rigueur. Vous
perdez un bon ami ; j'en ai perdu un autrefois : dans
cette rencontre d'afflictions, ma douleur et ma com-
passion s'en échauffera davantage; je sais par expé-
rience combien il est sensible de perdre un ami. Ici
je vous annonce une douce consolation , ô pauvres
(') Htb. IV. i5.
302 SUR LA BONTÉ ET LÀ TvIGUEUR DE DIEU
nécessiteux, malades oppresse's, enfin généralement
misérables, quels que vous soyez. Jésus mon pontife
n a épargné à son corps ni les sueurs , ni les fatigues ,
ni la faim, ni la soif, ni les infirmités, ni la mort :
il n'a épargné à son esprit ni les tristesses , ni les
injures , ni les ennuis, ni les appréhensions. O Dieu!
qu'il aura d'inclination de nous assister , nous qu'il
voit du plus haut des cieux battus de ces mêmes
orages dont il a été autrefois attaqué! Tentatum per
omnia. Il a tout pris jusqu'aux moindres choses ,
a tout jusqu'aux plus grandes infirmités, si vous en
3) exceptez le péché » : Absque peccato (0 : encore
connoît-il bien par sa propre expérience combien
est grand le poids du péché : « il a daigné porter
» les nôtres à la croix sur ses épaules innocentes » :
Peccata nostra ipse pertulit in corpore suo super
lignum (2). On diroit « qu'il s'est voulu rendre en
5) quelque sorte semblable aux pécheurs » : In simi-
liLudinem carnis peccati j dit saint Paul (5), afin de
déplorer leur misère avec une plus grande tendresse.
De la ces larmes amères, de là ces plaintes charita-
bles que nous avons vues aujourd'hui dans notre
Evangile.
Et je remarque , ô fidèles , que cette compassion
ne l'a pas seulement accompagné durant le cours
de sa vie : car si l'apôtre l'a , comme vous voyez ,
attachée à sa qualité de pontife j selon sa doctrine,
tout pontife doit compatir. Or le Sauveur n'a pas
seulement été mon pontife , lorsqu'il s'est immolé
pour mes péchés sur la croix : « mais à présent il est
» entré au sanctuaire par la vertu de son sang; afin
(') Heb. lY. 1 5. -- C») /. Pctr. II. 24. — (3) Rom. vin. 3.
À l'égard des pécheurs. 3o3
3> de paroître pour nous devant la face de Dieu (0 » ,
et y exercer un sacerdoce éternel selon l'ordre de
Melcliise'dech. Il est donc pontife et sacrificateur à
jamais ; c'est la doctrine du même apôtre : ce qui a
donné la hardiesse à l'admirable Origène de dire
ces affectueuses paroles : « Mon Seigneur Jésus
» pleure encore mes péchés, il gémit et soupire pour
» nous » : Dominas meus Jésus luget etiam nunc
peccata mea , gémit suspiratque pro nobisi"^). Il veut
dire que , pour éti e heureux , il n'en a pas dépouillé
les sentimens d'humanité : il a encore pitié de nous;
il n'a pas oublié ses longs travaux, ni toutes les
autres épreuves de son laborieux pèlerinage : il a
compassion de nous voir passer une vie dont il a
éprouvé les misères, qu'il sait être assiégée de tant
de diverses calamités. Ce sentiment le touche dans
la félicité de sa gloire , encore qu'il ne le trouble
pas; il agit en son cœur, bien qu'il n'agite pas son
cœur : si nous avions besoin de larmes , il en don-
neroit.
Pour moi, je vous l'avoue, chrétiens, c'est là
mon unique espérance; c'est là toute ma joie et le
seul appui de mon repos : autrement dans quel
désespoir ne m'abîmeroit pas le nombre infini de
mes crimes? Quand je considère le sentier étroit sur
lequel Dieu m'a commandé de marcher; la prodi-
gieuse difficulté qu'il y a de retenir, dans un chemin
si glissant, une volonté si volage et si précipitée que
la mienne; quand je jette les yeux sur la profondeur
impénétrable du cœur de l'homme, capable de ca-
cher dans ses replis tortueux tant d'inclinations cor-
(0 Heb, IX. la, a4- — ^*)-^« Zewï. Hom.Yii, n.ijt. u,p,iii.
3o4 SUR LA. BONTÉ ET LA. RIGUEUR DE DIEU
rompues dont je n'aurai nulle connoissance; enfin
quand je vois l'amour - propre faire pour l'ordi-
naire la meilleure partie de mes actions ; je frémis
d'horreur, ô fidèles, qu'il ne se trouve beaucoup
de péchés dans les choses qui me paroissent les plus
innocentes : et quand même je serois très-juste de-
vant les hommes, ô Dieu éternel, quelle justice
humaine ne disparoîtroit point devant votre face?
et qui seroit celui qui pourroit justifier sa vie, si
vous entriez avec lui dans un examen rigoureux?
Si le saint apôtre saint Paul , après avoir dit avec
une si grande assurance, qu' « il ne se sent point
» coupable en soi-même , ne laisse pas de craindre
» de n'être pas justifié devant vous » : Nihil mihi
conscius sum; sed non in hoc justifie atus suni{^)\
que dirai-je, moi misérable? et quels devront donc
être les troubles de ma conscience? Mais, ô mon
aimable Pontife, c'est vous qui répandez une cer-
taine sérénité dans mon cœur, qui me fait vivre en
paix sous l'ombre de votre protection. Pontife fidèle
et compatissant à mes maux j non, tant que je vous
verrai à la droite de votre Père avec une nature
semblable à la mienne, je ne croirai jamais que le
genre humain lui déplaise , et la terreur de sa ma-
jesté ne m'empêchera point d'approcher de l'asile
de sa miséricorde. Vous avez voulu être appelé, par
le prophète Isaïe, « Un homme de douleurs , et qui
» sait ce que c'est que l'infirmité m : Virum dolo-
rum et scientem infirmiiatemi'^) . Vous savez en effet
par expérience , vous savez ce que c'est que l'infir-
mité de ma chair, et combien elle pèse à l'esprit, et
(' /. Cor. IV. 4. — . W h. LUX. 3.
que
A l'égaud des pécheurs. 3o5
que vous-même en votre passion avez eu besoin de
toute votre constance pour en soutenir la foil)lesse.
« L'esprit est fort , disiez-vous ; mais la chair est in-
3) firme (0 » : cela me rend très -certain que vous
aurez pilié de mes maux. Fortifiez mon ame, ô Sei-
gneur, d'une sainte et salutaire confiance, par la-
quelle me de'fiant des plaisirs , me défiant des hon-
neurs de la terre, me de'fiant de moi-même, je
n'appuie mon cœur que sur votre miséricorde ; €t
établi sur ce roc immobile, je voie briser à mes
pieds les troubles et les tempêtes qui agitent la vie
humaine.
Mais, ô Dieu, e'ioignez de moi une autre sorte de
confiance qui règne parmi les libertins ; confiance
aveugle et teme'raire , qui ajoutant l-audace au
crime, et l'insolence à l'ingratitude, les enhardit à
se révolter contre vous par l'espérance de l'impu-
nité. Loin de nous, loin de nous, ô fidèles ! une si
détestable manie : car de même que la pénitence,
en même temps qu elle amollit la dureté de nos
cœurs, attendrit aussi et amollit par ses larmes le
cœur irrité de Jésus; ainsi notre endurcissement
nous rendroit à la fin le cœur du même Jésus en-
durci et inexorable. Arrêtons-nous ici, chrétiens;
et sur cette considération, entrons avec l'aide de
Dieu dans notre seconde partie.
SECOND POINT.
Ceux qui sont tant soit peu versés dans les Ecri-
tures , savent bien qu'une des plus belles promesses
que Dieu ait faites à son Fils , est celle de lui don-
CO Matt. XXVI. 4i.
BOSSUET. XIV. 20
3o6 SUR LA BONTÉ ET LA llIGUEUR DE DIEU
ner l'empire de tout l'univers , et de faire par ce
moyen que tous les hommes soient ses sujets. Or
encore que nous fassions semblant d'être chrétiens,
et qu'à nous entendre parler, on pût croire que
nous tenons ce titre à honneur; si est-ce néan-
moins que nous n'épargnons rien pour empêcher
que cet oracle divin ne soit véritable. Et certai-
nement il s'en faut beaucoup que le Sauveur ne
règne sur nous ; puisque d'observer sa loi , c'est
la moindre de nos pensées : et toutefois comme il
seroit très -injuste qu'à cause de notre malice, le
Fils de Dieu fût privé d'un honneur ^qui lui est si
bien dû j lorsque par nos rebellions il semble que
nous nous retirions de son empire , il trouve bien
le moyen d'y rentrer par une autre voie. Le Fils
de Dieu donc peut régner en deux façons sur les
hommes.
Il y en a sur lesquels il règne par ses charmes,
par les attraits de sa grâce , par l'équité de sa loi ,
par la douceur de ses promesses , par la force de
ses vérités ; ce sont les justes ses bien - aimés : et
c'est ce règne que David prophétise en esprit au
psaume : « Allez, ô le plus beau des hommes, avec
3) cette grâce et cette beauté qui vous est si natu-
» relie; allez -vous- en , dit -il, combattre et ré-
» gner » : Specie tua et pulchritudine tua (0. Que
cet empire est doux, chrétiens! et de quel supplice ,
de quelle servitude ne seront pas dignes ceux qui
refuseront une domination si juste et si agréable ?
Aussi le Fils de Dieu régnera sur eux d'une autre
manière , bien étrange , et qui ne leur sera pas sup-
CO Ps. XLIV. 5.
r ■
A l'égA-rd des pécheurs. So^
portable : il y régnera par la rigueur de ses ordon-
nances, par l'exécution de sa jtistice, par Texercice
de sa vengeance. C'est de ce règne qu'il faut en-
tendre le psaume second , dans lequel Dieu est in-
troduit parlant à son Fils en ces termes : a Vous
» les re'girez , ô mon Fils , avec un sceptre de fer ,
» et vous les romprez tout ainsi qu'un vaisseau
» d'argile » : Reges eos in virga ferrea , et sicut
<vas figuli confringes eos (0 j et ces autres paroles :
(j Asseyez-vous a ma droite, jusqu'à ce que je ré-
)) duise vos ennemis à vous servir de marche-pied » :
Donec ponam inimicos tuos scabellum pedum tuo-
rum (2) ; et celles-ci : « Le Seigneur règne ; que la
» terre tressaille de joie » : Dominus regnawit ;
exultet terra (3); celles-là enfin : « Le Seigneur
» règne ; que tous les peuples soient saisis de
» frayeur » : Dominus regnavit ; irascantur po~
puli{^). Et de ces ve'rite's, nous en avons un exemple
évident dans le peuple juif.
Le Fils de JDieu vient à eux dans un appareil
de douceur , plutôt comme leur compagnon que
comme leur maître. C'étoit un homme sans faste
et sans bruit, le plus paisible qui fût au monde :
il vouloit régner sur eux par sa miséricorde et par
ses bienfaits , ainsi que je vous le disois tout à l'heure.
Mais comme il n'y a point de fontaine dont la course
soit si tranquille , à laquelle on ne fasse prendre par
la résistance la rapidité d'un torrent ; de même le
Sauveur, irrité par tous ces obstacles que les Juifs
aveugles opposent à sa bonté, semble déposer en
un moment toute cette humeur pacifique. C'est ce
^0 Ps. II. 9. — C^^ Ps. cix. a.— WP*. xcyi. i.^'\fi)Ps. xcvm. i.
3o8 SUR LA BONTÉ ET LA RIGUEUR DE DIEU
qu'il leur fit entendre une fois , étant près de Je'ru-
salem , par une parabole excellente rapportée en
saint Luc ; dans laquelle il se dépeint soi - même
sous la figure d'un roi, qui s'en étant allé bien loin
dans une terre étrangère , apprend que ses sujets se
sont révoltés contre lui ; et pour vous le faire court,
voici la sentence qu'il leur prononce : « Pour mes
)) ennemis, dit-il (0, qui n'ont pas voulu que je
» régnasse sur eux, qu'on me les amène, et qu'on
)) les égorge en ma présence » : où, certes, vous Iç
voyez bien autre que je ne vous le représentois dans
ma première partie. Là il ne pouvoit voir un misé-
rable j qu'il n'en eût pitié : ici il fait venir ses enne-
mis, et les fait égorger à ses yeux.
En effet , il a exercé sur les Juifs une punition
exemplaire , que vous voyez clairement déduite dans
notre Evangile : et d'autant qu'il m'a semblé inutile
de chercher bien loin des raisons , où mon propre
texte me fournit un exemple si visible et si authen-
tique dans la désolation de Jérusalem; je me suis
résolu de me servir des moyens que le Fils de Dieu
lui-même semble m'avoir mis à la main. Je m'en
vais donc employer le reste de cet entretien à vous
représenter, si je puis, les ruines de Jérusalem encore
toutes fumantes du feu de la colère divine : et comme
vous avez reconnu dans notre première partie, qu'il
n'y a rien de plus aimable que les embrassemens
du Sauveur; j'espère qu'étant étonnés dans le fond
de vos consciences d'un événement si tragique , vous
serez contraints d'avouer qu'il n'y a rien de plus
terrible que de tomber en ses mains, quand sa
(0 Luc. xi.\. 12 cf seq.
A l'égaud des pécheurs. 3og
bonté, surmontée par la multitude des crimes, est
devenue implacable: pour cela, je toucherai seu-
lement les principales circonstances.
Jérusalem, demeure de tant de rois, qui, dans le
temps qu elle fut ruinée, étoit sans difficulté la plus
ancienne ville du monde, et le pouvoit disputer en
beauté avec celles qui étoicnt les plus renommées
dans tout l'Orient ; pendant deux mille et environ
deux cents ans qui ont mesuré sa durée, a certai-
nement éprouvé beaucoup de différentes fortunes :
mais nous pouvons toutefois assurer que, tandis
qu'elle est demeurée dans l'observance de la loi de
Dieu , elle étoit la plus paisible et la plus heureuse
ville du monde. Mais déjà il y avoit long - temps
qu'elle se rendoit de plus en plus rebelle à ses vo-
lontés, qu'elle souilloit ses mains par le meurtre de
ses saints prophètes, et attiroit sur sa tête un dé-
luge de sang innocent qui grossissoit tous les jours;
jusqu'à tant que ses iniquités étant montées jusqu'au
dernier comble, elles contraignirent enfin la justice
divine à en faire un châtiment exemplaire. Comme
donc Dieu avoit résolu que cette vengeance éclatât
par tout l'univers , pour servir à tous les peuples et
à tous les âges d'un mémorial éternel; il y voulut
employer les premières personnes du monde , je
veux dire, les Romains, maîtres de la terre et des
mers , Vespasien et Tite que déjà il avoit destinés
à l'empire du genre humain : tant il est vrai que
les plus grands potentats de la terre ne sont , après
tout , autre chose que les ministres de ses conseils.
Et afin que vous ne croyiez pas que ce débor-
dement de l'armée romaine dans la Judée, soit plu-
3 lO SUR LA BONTÉ ET LA. RIGUEUR DE DIEU
tôt arrivé par un événement fortuit, que par un
ordre exprès de la Providence divine, écoutez la
menace qu'il en fait à son peuple par la bouche de
son serviteur Moïse; c'est-à-dire, six à sept cents
ans avant que ni Jérusalem ni Rome fussent bâties ;
elle est couchée au Deutéronome. « Israël , dit
» Moïse , si tu résistes jamais aux volontés de ton
3) Dieu , il amènera sur toi des extrémités de la
M terre , une nation inconnue , dont tu ne pourras
M entendre la langue (0 » ; c'est-à-dire, avec la-
quelle tu n'auras aucune sorte de commerce : ce
sont les propres mots de Moïse. Un mot de ré-
flexion, chrétiens. Les Mèdes, les Perses, les Sy-
riens , dont nous apprenons par l'histoire , que
Jérusalem a subi le joug avant sa dernière ruine ,
étoient tous peuples de l'Orient , avec lesquels par
conséquent elle pouvoit entretenir un commerce
assez ordinaire : mais pour les Romains , que de
vastes mers, que de longs espaces de terre les eu
séparoient ! Rome à l'Occident , Jérusalem à son
égard jusque dans les confins de l'Orient ; c'est ce
qu'on appelle proprement les extrémités de la terre.
Aussi les Romains s'étoient déjà rendus redoutables
par tout le monde, que les Juifs ne les connois-
soient encore que par quelques bruits confus de
leur grandeur et de leurs victoires. Mais poursui-
vons notre prophétie.
« Ce peuple viendra fondre sur toi tout ainsi
j) qu'une aigle volante » : In similituâinem aquilas
volantis. Ne vous semble-t-il pas à ces marques recon-
noître le symbole de l'empire romain , qui portoit
CO Deut. xxym. 49»
À l'égard des pécheurs. 3 I I
dans ses étendards une aigle aux ailes de'ploye'es :
passons outre. « Une nation audacieuse , continue
» Moïse (0 » , (et y eut-il jamais peuple plus or-
gueilleux que les Romains , ni qui eût un plus grand
mépris pour tous les autres peuples du monde ,
qu'ils considéroient h leur égard comme des es-
claves?) « qui ne respectera point tes vieillards,
j) et n'aura point de pitié de tes enfans ». Ceci me
fait souvenir de cette fatale journée dans laquelle
les soldats romains étant entrés de force dans la
ville de Jérusalem , sans faire aucune distinction
•de sexe ni d'âge , les enveloppèrent tous dans un
massacre commun. Quoi plus? «Ce peuple, dit
» Moïse , t'assiégera dans toutes tes places » : et
il paroît par l'histoire qu'il n'y en a eu aucune
dans la Judée qui n'ait été contrainte de recevoir
garnison romaine, et quasi toutes après un long
siège. Et enfin « ils porteront par terre tes hautes
)) et superbes murailles qui te rendoient insolente » :
Destruentur mûri lui Jîrmi atque sublimes , in qui-
bus habebas fiduciam (^). Ne diroit-on pas que le
prophète a voulu dépeindre ces belles murailles de
Jérusalem , ces fortifications si régulières , ces rem-
parts si superbement élevés, « ces tours de si ad-
» mirable structure, qu'il n'y avoit rien de sem^
» blable dans tout l'univers » , selon que le rapporte
Josephe (^) ? et tout cela toutefois fut tellement
renversé , qu'au dire du même Josephe , historien
juif, témoin oculaire de toutes ces choses, et de
(ï) Deut. xxvni. 5o. — (*) Ihid. 52. — (3) Z>e Bell. Judaic. lib. v^
aap. IV, n. 3, pag. i223. Ed. Oxon. 1720.
3l2 SUR LA BONTÉ ET LA RIGUEUR DE DIEU
celles que j'ai à vous dire , « il n'y resta pas aucun
« vestige que cette ville eût jamais été (0 ».
O redoutable fureur de Dieu , qui anéantis tout
ce que tu fmppes ! Mais il falloit accomplir la pro-
phétie de mon Maître , qui assure dans mon évan-
gile , « qu'il ne demeureroit pas pierre sur pierre
3) dans l'enceinte d'une si grande ville » : Non relin-
quent in le lapident super lapident (2). C'est ce que
firent les soldats romains , en exécution des ordres
de Dieu : et Tite leur capitaine et le fils de leur em-
pereur, après avoir mis fin à cette fameuse expédi-
tion , resta toute sa vie tellement étonné des marques*
de la vengeance divine, qu'il avoit si évidemment dé-
couverte dans la suite de cette guerre , que quand on
le congratuloit d'une conquête si glorieuse : « Non,
» non, disoit-il, ce n'est pas moi qui ai dompté les
5) Juifs ; je n'ai fait que prêter mon bras à Dieu qui
» étoit irrité contre eux (5) ». Parole que j'ai d'au-
tant plus soigneusement remarquée, qu'elle a été
prononcée par un empereur infidèle , et qu'elle nous
est rapportée par Philostrate , historien profane ,
dans la vie d'Apollonius Thyaneus.
Après cela, chrétiens, nous qui sommes les enfans
de Dieu , comment ne serons-nous point effrayés de
ses jugemens, qui étonnent jusqu'à ses ennemis?
Mais ce n'est ici que la moindre partie de ce qu'il
prépare à ce peuple : vous allez voir tout à l'heure
quelles machines il fait jouer, quand il veut faire
sentir la pesanteur de son bras aux grandes villes et
aux nations tout entières; et Dieu veuille que nous
(0 De Bell. Judaic. lib. vu, cap. i, n. i , pag. iag5. — (') Luc^
XIX. 44. — (3) Philost. Apol. Tjan. Vil. l. VJ , c xiv.
A l'égard DES PÉCHEURS. 3l3
n'en voyions pas quelque funeste exemple en nos
jours. Non, non, nation déloyale, ce n'est pas assez,
pour te punir, de l'arme'e des Romains : non que les
Komains , je l'avoue , ne soient de beaucoup trop
forts pour toi ; et c'est en vain que tu prétends de'-
fendre ta liberté contre ces maîtres du monde. Mais
s'ils sont assez puissans pour te surmonter , il faut
quelque chose de plus pour t-'affliger ainsi que tu le
mérites : que deux ou trois troupes de Juifs sédi-
tieux entrent donc dans Jérusalem , et qu'elle en
devienne la proie, afin que tous ensemble ils devien-
nent la proie des Romains.
O Dieu, quelle fureur ! l'ennemi est à leur porte,
et je vois dans la ville trois ou quatre factions con-
traires qui se déchirent entre elles , qui toutes dé-
chirent le peuj)le , se faisant entre elles une guerre
ouverte pour l'honneur du commandement; mais
unies toutefois parla société de crimes et de voleries.
Figurez-vous dans Jérusalem plus de vingt-deux
mille hommes de guerre, gens de carnage et de
sang, qui s'étoientaguerrispar leurs brigandages; au
reste, si déterminés, qu'on eût dit, rapporte Jo-
sephe(0, qu'ils se nourrissoient d'incommodités, et
que la famine et la peste leur donnoient de nou-
velles forces. Toutefois, Messieurs, ne les considérez
pas comme dès soldats destinés contre les Romains :
ce sont des bourreaux que Dieu a armés les uns
contre les autres. Chose incroyable, et néanmoins
très-certaine ! à peine retournoient-ils d'un assaut
soutenu contre les Romains , qu'ils se livroient dans
(0 DeBell. Judalc, lib. v , cap. viii , n. 2 , tom. ii,p. 1 238 ^ cap. xii,
n.^fp. iii53 i cap.xuij n. 'jj p. 1256.
3 l4 SUR LA BOKTÉ ET LA RIGUEUR DE DIEU
leur ville, de plus cruelles batailles : leurs mains
n'étoient pas encore essuyées du sang de leurs enne-
mis , et ils les venoient tremper dans celui de leurs
citoyens. Tite les pressoit si vivement, qu'à peine
pouvoient-ils respirer ; et ils se disputoient encore
les armes à la main à qui commanderoit dans cette
ville re'duite aux abois , qu eux-mêmes avoient dé-
solée par leurs pilleries , et qui n'étoit presque plus
qu'un champ couvert de corps morts.
Vous vous étonnez à bon droit de cet aveugle-
ment dont ils sont encore menacés dans mon vingt-
huitième chapitre du Deutéronome : Percutiam vos
amentid etfurore mentis (0 : « Je vous frapperai de
» folie et d'aliénation d'esprit ». Mais peut-être vous
ne remarquez pas que Dieu a laissé tomber les mêmes
fléaux sur nos têtes. La France, hélas ! notre com-
mune patrie, agitée depuis si long-temps par une
guerre étrangère, achève de se désoler par ses di-
visions intestines. Encore parmi les Juifs, tous les
deux partis conspiroient à repousser l'ennemi com-
mun, bien loin de vouloir se fortifier par son se-
coj^rs , ou y entretenir quelqu'intelligence : le moin-
dre soupçon en étoit puni de mort sans rémission.
Et nous, au contraire Ah! fidèles, n'achevons
pas ; épargnons un peu notre honte : songeons plu-
tôt aux moyens d'appaiser la juste colère de Dieu,
qui commence à éclater sur nos têtes ; aussi bien la
suite de mon récit me rappelle.
Je vous ai fait voir l'ennemi qui les presse au de-
hors des murailles; vous voyez la division qui les
déchire au dedans de leur ville : voici un ennemi
(0 Veut. X.XV1U. 28.
A l'égard DES PÉCHEURS. 3l5
plus cruel qui va porter une guerre furieuse au
fond des maisons. Cet ennemi dont je veux parler ,
c'est la faim , qui , suivie de ses deux satellites , la
rage et le de'sespoir , va mettre aux mains non plus
les citoyens contre les citoyens , mais le mari contre
la femme, et le père contre les enfans; et cela pour
quelques vieux restes de pain à demi-r«ngés. Que
dis-je, pour du pain ? ils eussent [été] trop heureux :
pour cent ordures qui sont remarque'es dans l'his-
toire , et que je m'abstiens de nommer par le respect
de cette audience : jusque-là qu'une femme déna-
ture'e, qui avoit un enfant dans le berceau ; ô mères,
de'tournez vos oreilles ! eut bien la rage de le mas-
sacrer, de le faire bouillir, et de le manger. Action
abominable , et qui fait dresser les cheveux , pre'dite
toutefois dans le chapitre du Deute'ronome ((ue j'ai
déjà cité tant de fois. « Je te réduirai à une telle ex-
» trémité de famine, que tu mangeras le fiuit de
» ton ventre « : Comedes fractwn uteri lui (0.
Et , à la vérité, chrétiens, quand je fais réflexion
sur les diverses calamités qui affligent la vie hu-
maine j entre toutes les autres la famine me senxble
être celle qui représente mieux l'état d'une ame
criminelle , et la peine qu'elle mérite. L'ame , aussi
bien que le corps , a sa faim et sa nourriture : cette
nourriture, c'est la vérité, c'est un bien permanent
et solide , c'est une pure et sincère beauté ; et tout
cela c'est Dieu même. Gomme donc elle se sent pi-
quée d'un certain appétit qui la rend affamée de
quelque bien hors de soi , elle se jette avec avidité
sur Tobjet des choses créées qui se présentent à elle,
(0 Dcut. XXV m. 53.
3 l6 SUR LA BOWTÉ ET LA RIGUEUR- DE DIEU
espérant s'en rassasier; mais ce sont viandes creuses,
qui ne sont pas assez fortes , et n'ont pas assez de
corps pour la sustenter : au contraire , la retirant
de Dieu, qui est sa véritable et solide nourriture,
ils la jettent insensiblement dans une extrême né-
cessité, et dans une famine désespérée. D'où vient
que l'enfant prodigue , si vous y prenez garde , sor-
tant de la maison paternelle, arrive en un pays où
il y a une horrible famine (0; et le mauvais riche,
enseveli dans les flammes , demande et demandera
éternellement une goutte d'eau , qui ne lui sera ja-
mais accordée (2). C'est la véritable punition des
damnés, toujours tourmentés d'une faim et d'une
soif si enragée, qu'ils se rongent et se consument
eux-mêmes dans leur désespoir. Que si vous voulez
voir une image de l'état où ils sont, jetez les yeux
sur cette nation réprouvée , enclose dans les mu-
railles de Jérusalem.
Il n'est pas croyable combien il y avoit de monde
renfermé dans cette ville : car outre que Jérusalem
étoit déjà fort peuplée, tous les Juifs y étoient ac-
courus de tous côtés; afin de célébrer la pâque, se-
lon leur coutume. Or chacun sait la religion de ce
peuple pour toutes ses cérémonies. Comme donc ils
y étoient assemblés des millions entiers; l'armée ro-
maine survint tout à coup et forma le siège, sans
que l'on eût le loisir de pourvoir à la subsistance
d'un si grand peuple. Ici je ne puis que je n'inter-
rompe mon discours, pour admirer vos conseils, ô
éternel Roi des siècles , qui choisissez si bien le
temps de surprendre vos ennemis. Ce n'étoitr pas
(') Luc. XV. 14. — W IbLd. XVI. 24-
A l'égaud des pécheurs. 317
seulement les habitans de Je'rusalem , c e'toit tous les
Juifs que vous vouliez châtier. Voilà donc , pour
ainsi dire, toute la nation enfermée dans urfe même
prison , comme étant déjà par vous condamnée au
dernier supplice : et cela dans le temps de Pâque,
la principale de leurs solennités; pour accomplir
cette fameuse prophétie, par laquelle vous leur dé-
nonciez « que vous changeriez leurs fêtes en deuil » :
Conv^ertamfestivitates vestras in luctum (0. Certes,
vous vous êtes souvenu, ô grand Dieu, que c'étoit
dans le temps de Pâque que leurs pères avoient osé
emprisonner le Sauveur: vous leur rendez le change,
ô Seigneur; et dans le même temps de Pâque , vous
emprisonnez dans la capitale de leur pays leurs en-
fans, imitateurs de leur opiniâtreté.
En elfet, qui considérera l'état de Jérusalem, et
les travaux dont l'empereur Tite fit environner ses
murailles; il la prendra plutôt pour une prison,
que pour une ville : car encore que son armée fût
de près de soixante mille hommes des meilleurs sol-
dats de la terre ; il ne croyoit pas pouvoir tellement
tenir les passages fermés , que les Juifs qui savoient
tous les détours des chemins , n'échappassent à tra-
vers de son camp , ainsi que des loups affamés, pour
chercher de la nourriture. Jugez de l'enceinte de la
ville , que soixante mille hommes ne peuvent assez
environner. Que fait-il ? il prend une étrange réso-
lution , et jusqu'alors inconnue : ce fut de tirer tout
autour de Jérusalem une muraille , munie de quan-
tité de forts; et cet ouvrage, qui d'abord paroissoit
impossible , fut achevé en trois jours, non sans quel-
(0 Amos. vin. 10.
3l8 SUR LA BONTÉ ET LA. RIGUEUR DE DIEU
que vertu plus qu'humaine. Aussi Josephe remarque
« que je ne sais quelle ardeur céleste saisit tout à
» coup l'esprit des soldats (0 » ; de sorte qu'entre-
prenant ce grand œuvre sous les auspices de Dieu ,
ils en imitèrent la promptitude.
Voilà , voilà , chre'tiens , la prophe'tie de mon
évangile accomplie de point en point. Te voilà
assiégée de tes ennemis, comme mon Maître te Fa
prédit quarante ans auparavant : « O Jérusalem ,
î) te voilà pressée de tous côtés ; ils t'ont mise à
» l'étroit, ils t'ont environnée de remparts et de
i) forts (2) » : ce sont les mots de mon texte ; et y
a-t-il une seule parole qui ne semble y avoir été
mise pour dépeindre cette circonvallation , non de
lignes, mais de murailles? Depuis ce temps, quels
discours pourroient vous dépeindre leur faim enra-
gée , leur fureur , et leur désespoir; et la prodigieuse
quantité de morts qui gisoient dans leurs rues sans
espérance de sépulture, exhalant de leurs corps
pourris le venin , la peste et la mort ?
Cependant , ô aveuglement ! ces peuples insensés,
qui voyoient accomplir à leurs yeux tant d'illustres
prophéties tirées de leurs propres livres, écoutoient
encore un tas de devins qui leur promettoient l'em-
pire du monde. Comme l'endurci Pharaon, qui,
voyant les grands prodiges que la main de Dieu
opéroit par la main de Moïse et d'Aaron ses mi-
nistres, avoit encore recours aux illusions de ses en-
chanteurs (5). Ainsi Dieu a accoutumé de se venger
de ses ennemis : ils refusent de solides espérances; il
(0 De Bell. Judaic. lih. v, cap, xn, n. 3, pa§. laSi C")Zwc.
XIX. 43- — (^^ Exod. vil et VJii.
A L*ÉGAIID DES PÉCHEURS. 819
les laisse séduire par mille folles prétentions : ils
s'obstinent à ne vouloir point recevoir ses inspira-
tions; il leur pervertit le sens, il les abandonne à
leurs conseils furieux : ils s'endurcissent contre lui;
« le ciel après cela devient de fer sur leur tête » :
Daho vobis cœlum desuper sicut ferruin (0; il ne
leur envoie plus aucune influence de grâce.
Ce fut cet endurcissement qui fit opiniâtrer les
Juifs contre les Romains, contre la peste, contre la
famine , contre Dieu qui leur faisoit la guerre si
ouvertement ; cet endurcissement , dis-jc , les fit tel-
lement opiniâtres , qu'après tant de désastres il fallut
encore prendre leur ville de force : ce qui fut le
dernier trait de colère que Dieu lança sur elle. Si
on eût composé; à la faveur de la capitulation,
beaucoup de Juifs se seroient sauvés : Tite lui-même
ne les voyoit périr qu'à regret. Or il falloit à la jus-
tice divine un nombre infini de victimes; elle vou-
loit voir onze cent mille hommes couchés sur la
place dans le siège d'une seule ville : et après cela
encore, poursuivant les restes de cette nation dé-
loyale , elle les a dispersés par toute la terre : pour
quelle raison? Comme les magistrats, après avoir
fait rouer quelques malfaiteurs, ordonnent que l'on
exposera en plusieurs endroits , sur les grands che-
mins , leurs membres écartelés , pour faire frayeur
aux autres scélérats : cette comparaison vous fait;
horreur ; tant y a que Dieu s'est comporté à peu
près de même. Après • avoir exécuté sur les Juifs
l'arrêt de mort que leurs propres prophètes leur
(ï; Levit. xxvi. 19.
320 SUR LA BONTÉ ET LA RIGUEUR DS DIEU
avoient, il y avoit si long-temps, prononcé; il les a
répandus çà et là parmi le monde , portant de toutes
[ parts ] imprimée sur eux la marque de sa ven-
geance.
Peuple monstrueux , qui n'a ni feu ni lieu ; sans
pays, et de tout pays; autrefois le plus heureux du
monde , maintenant la fable et la haine de tout le
monde; misérable, sans être plaint de qui que ce
soit ; devenu dans sa misère , par une certaine ma-
lédiction , la risée des plus modérés. Ne croyez pas
toutefois que ce soit mon intention d'insulter à leur
infortune : non ; à Dieu ne plaise que j'oublie jus-
qu'à ce point la gravité de cette chaire : mais j'ai
cru que mon Evangile nous ayant présenté cet
exemple . le Fils de Dieu nous invitoit à y faire quel-
que réflexion : donnez-moi un moment de loisir pour
nous appliquer à nous-mêmes celles que nous avons
déjà faites , qui sont peut-être trop générales.
Chrétiens, quels que vous soyez, en vérité, quels
sentimens produit dans vos âmes une si étrange ré-
volution ? Je pense que vous voyez bien par des cir-
constances si remarquables, et joar le rapport de
tant de prophéties; et il y en a une infinité d'autres
qui ne peuvent pas être expliquées dans un ^eul dis-
cours; vous voyez bien, dis-je, que la main de Dieu
éclate dans cet ouvrage. Au reste, ce n'est point ici
une histoire qui se soit passée dans quelque coin in-
connu de la terre, ou qui soit venue à nous par
quelques bruits incertains; -cela s'est fait à la face
du monde. Josephe, historien juif, témoin oculaire,
également estimé et des nôtres et de ceux de sa na-
tion,
A l/jÎGAr.D DES PÉCHEURS. 32 1
tion, nous l'a raconte tout au long; et il me semble
que cet accident eât asiez conside'rahle pour méri-
ta' que vous y pensiez.
Vous croirez peut-être que la chose est trop éloi-
gnée de notre âge pour nous e'mouvoir ; mais, certes,
ce nous seroit Une trop folle pensée de ne pas craindre,^
parce que nous ne voyons pas toujours à nos yeux
quelqu'un frappé de la foudre. Vous devriez consi-
dérer que Dieu ne se venge pas moins, encore que
souvent il ne veuille pas que sa main paroisse : quand
il fait éclater sa vengeance, ce n'est pas pour la faire
plus grande; c'est pour la rendre exemplaire : et url
exemple de cette sorte , si public , si indubitable ,
doit servir de mémorial es siècles des siècles. Car en-
fin, si Dieu en ce temps-lk haissoit le péché, il n'a
pas commencé à lui plaire depuis : outre que nous
serions bien insensés d'oublier la tempête qui a sub-
mergé les Juifs ; puisque nous voyons à nos yeux des
restes de leur naufrage, que Dieu a jetés, pour ainsi
dire , à nos portes : et ce n'est pas pour autre raison
que Dieu conserve les Juifs ; c'est afin de faire durer*
l'exemple de sa vengeance. Enfin il est bien éi rangé
que nous aimions mieux nous-mêmes peut-être ser^
vir d'exemple , que de faire profit de celui des autresl
La main de Dieu est sur nous trop visiblement, poui*
ne le pas reconnoître ; et il est temps désormais que
nous prévenions sa juste fureur par la pénitence.
Quand nous ne verrions , dans le peuple juif, qu'une
grande nation qui est tout à coup renversée , ce se-
roit assez pout* nous faire craindre la même [ puni-
tion,] particulièrement en ces temps de guerre, où
BossuEr. XIV. '21
32 2 SUR LA. "BONTÉ ET LA RIGUEUR DE DIEU
sa justice nous poursuit et nous presse si fort. Mais
si nous considérons que c est le peuple juif, autre-
fois le peuple de Dieu , auquel nous avons succéd?,
qui est la figure de tout ce qui doit nous arriver ,
selon que l'enseigne l'apôtre (0 ; nous trouverons
que cet exemple nous touche bien plus près que
nous ne pensons; puisqu'e'tant l'Israël de Dieu et les
vrais enfans de la race d'Abraham , nous devons hé-
riter aussi bien des menaces que des promesses qui
leur sont faites.
Mais il faut, ô pécheur, il faut que j'entre *avec
toi dans une discussion plus exacte; il faut que
j'examine si tu es beaucoup moins coupable que
ne le sont les Juifs. Tu me dis qu'ils n'ont pas connu
lé Sauveur : et toi, penses -tu le connoîtie? 'Se
te dis en un mot avec l'apôtre saint Jean , « que qui
)) pèche ne le connoît pas , et ne sait qui il est » :
Qui peccat , non vidit eum^ nec cogjio^it eiini (2),
Tu l'appelles ton Maître et ton Seigneur ; oui , de
bouche : tu te moques de lui; il faudroit le dire du
cœur. Et comment est-ce que le cœur parle? Par
les œuvres : voilà le langage du cœur; voilà ce qui
fait connoîtie les intentions. Au reste, ce cœur, tu
n'as garde de le lui donner; tu ne le peux pas :
tu dis toi-même qu'il est engage' ailleurs dans des
liens que tu appelles bien doux. Insensé , qui trouves
doux ce qui te se'pare de Dieu! et après cela, tu
penses connoître son Fils. Non, non, tu ne le con-
nois pas : seulement tu en sais assez pour être damné
davantage; comme les Juifs dont les rebellions ont
été punies plus rigoureusement que celles des autres
(0 /. Cor. X. 6, ii.-^i})!. Joan. n\. 6.
A l'égard des pécheurs. 32 3
peuples, parce qu'ils avoientreçu des connoissaiices
plus particulières.
Mais, direz-vous, les Juifs ont crucifie' le Sau-
veur. Et ignorez-vous, ô pe'cheurs, que vous foulez
aux pieds le sang de son testament, que vous faites
pis que de le crucifier ; que s'il ëtoit capable de souf-
frir, un seul péché mortel lui causeroit plus de
douleur que tous ses supplices? Ce n'est point ici
une vaine exagération ; il faut brûler toutes les
Ecritures , si cela n'est vrai. Elles nous apprennent
qu'il a voulu être crucifié , pour anéantir le péché :
par conséquent il n'y a point de doute qu'il ne lui
soit plus insupportable que sa propre croix. Mais
je vois bien qu'il faut vous dire quelque chose de
plus: je m'en vais avancer une parole bien hardie, et
qui n'en est pas moins véritable. Le plus grand crime
des Juifs n'est pas d'avoir fait mourir le Sauveur :
cela vous étonne; je le prévoyois bien, mais je ne
m'en dédis pourtant pas; au contraire, je prétends
bien vous le faire avouer à vous-mêmes : et comment
cela? Parce que Dieu , depuis la mort de son Fils,
les a laissés encore quarante ans sans les punir. Ter-
tuUien remarque très-bien « que ce temps leur étoit
» donnépour en fan-e pénitence (0 « : il avoit donc
dessein de la leur pardonner. Par conséquent, quand
il a usé d'une punition si soudaine, il y a eu quel-
que autre crime qu'il ne pouvoit plus supporter, qui
lui étoit plus insupportable que le meurtre de son
propre Fils. Quel est ce crime si noir, si abominable?
C'est lendurcissement, c'est l'impénitence. S'ils eus-
sent fait pénitence, ils auroient trouvé dans le sang
(0 Lib, m , cont. Marc. n. a3..
324 SUR LA. BONTÉ ET LA RIGUEUP. DE DIEU
qu'ils avoient violemment lépandu, la rémission
du crime de l'avoir épanché.
Tremblez donc, pécheurs endurcis, qui avalez
l'iniquité comme l'eau , dont l'endurcissement a
presque étouffe les remords de la conscience-, qui,
depuis des années, n'avez point de honte de crou-
pir dans les mêmes ordures , et de charger des
mêmes péchés les oreilles des confesseurs. Car enfin
ne vous persuadez pas que Dieu vous laisse rebeller
contre lui des siècles entiers : sa miséricorde est in-
finie ; mais ses effets ont leurs limites prescrites par
sa sagesse : elle qui a compté les étoiles, qui a borné
cet univers dans une rondeur finie , qui a prescrit
des bornes aux flots de la mer, a marqué la hauteur
jusqu'où elle a résolu de laisser monter tes iniquités.
Peut - être t'attendra - 1 - il encore quelque temps :
peut-être; mais, ô Dieu, qui le peut savoir? c'est
un secret qui est caché dans l'abîme de votre pro-
vidence. Mais enfin tôt ou tard ou tu mettras fin à
tes crimes par la pénitence, ou Dieu l'y mettra par
la justice de sa vengeance : tu ne perds rien pour
différer. Les hommes se hâtent d'exécuter leurs des-
seins; parce qu'ils ont peur de laisser échapper les
occasions , qui ne consistent qu'en certains momens
dont la fuite est si précipitée : Dieu , tout au con-
traire, sait que rien ne lui échappe, qu'il te fera
bien payer l'intérêt de ce qu'il t'a si long-temps at-
tendu.
Que s'il commence une fois à appuyer sa main sur
nous, ô Dieu, que deviendrons -nous? quel antre
assez ténébreux , quel abîme assez profond nous
pourra soustraire à sa fureur? Son bras tout-puis-
A l'égard des pécheurs. 325
sant ne cessera de nous poursuivre , de nous abattre,
de nous désoler : il ne restera plus en nous pierre sur
pierre ; tout ira en de'sordre , en confusion , en une
décadence éternelle. Je vous laisse dans cette pen-
sée : j'ai tâché de vous faire voir, selon que Dieu
me Ta inspiré , d'un côté la miséricorde qui vous
invite, d'autre part la justice qui vous effraie; c'est
à vous à choisir , chrétiens : et encore que je sois
assuré de vous avoir fait voiï* de quel côté il faut
se porter, il y a grand danger que vous ne preniez
le pire. Tel est l'aveuglement de notre nature : mais
Dieu par sa grâce vous veuille donner et à moi de
meilleurs conseils.
326 SUft LA DETTE DU PÉCHÉ.
ABRÉGÉ D'UN SERMON
POUR
LE XXI.E DIMANCHE APRES LA PENTECOTE.
La parabole du serviteur h qui le maître avoit
quitté dix mille talens, qui fait exécuter son con-
serviteur, pour cent deniers, avec une rigueur ef-
froyable (0.
Trois vérités dans cette parabole : i.o que tout
pécheur contracte une dette envers la justice di-
vine : 2.0 qu'il ne peut jamais lui en faire le paie-
ment, ni en être quitte , si Dieu ne la lui remet par
pure grâce : 3.o que la condition qu'il y appose,
c'est que nous remettions aux autres.
I.^i" Point. Le péché est une dette : Dimitte nobis
débita noslra (2) : « Remettez-nous nos dettes «. On
doit en deux façons : i.o lorsqu'on ôte à quelqu'un
par injustice : 2.0 lorsqu'il nous prête volontairement.
Il nous a assistés dans notre nécessité, il est juste
que nous lui rendions dans notre abondance. Nous
devons à Dieu en toutes les deux manières. Contrat
avec lui r si vous l'observez , bénédiction ; sinon , ma-
lédiction : le peuple l'accepte ; Amen (5). Donc en
(0 Matt. xviii. 23. — W Ihid. vi. 12. — (3) Veut, xxvii. iSet se//.
SUR LA DETTE DU PÉCHÉ. 82^
observant, Dieu vous doit; autrement vous lui de-
vez. Quoi? toutes les malédictions. Au Deutér.
IL*" Point. Si bien que tout ce qui nous reste après
le péché , ne nous reste plus que par grâce. Notre
Evangile : Jussit eum Dominus ejui venumdari , et
uxorem ejus , et Jilios , et omnia quœ hahebat, et
reddi{^) : « Son maître commanda qu'on le vendît,
» lui, sa femme et ses enfans, et tout ce qu'il avoit,
» pour satisfaire à cette dette ». Le pécheur mérite
d'être affligé en sa personne , en ce qui lui est cher,
en sa postérité : Insuper et unwersos languores , et
plagas quœ non sunt scriptœ in 'volumine legis hu~
jus (*^) : « et même tous les maux et toutes les plaies
» qui ne seroient pas marquées dans ce livre de la
» loi »; parce que, temporelles. Mais il y a un autre
livre , le nouveau Testament , qui n'a que des pro-
messes, et aussi des menaces spirituelles, plus ter-
ribles.
Voilà ce que nous devons. [Nous sommes insol-
vables :] preuve, la croix de Jésus-Christ. Innocent,
il ne de voit rien : Princeps hujus inundi in me non
liahet quidquam (?) : « Le prince de ce monde n'a
» rien en moi qui lui appartienne ». Pourquoi paie-
t-il? Il est caution. On ne discute la caution, que
lorsque la partie principale est insolvable : Jésus
est donc contraint par corps. Mais puisqu'il a payé,
nous sommes donc quittes. [Nullement : il faut en-
core que] l'application [de ses mérites se fasse en
nous;] autrement c'est comme s'il n'étoit pas mort.
C'est pourquoi le supplice éternel s'ensuit; éternel,
0) Malt xvin. i3.'-'{'^) Deut. xxviii. 61. — C^) /ort«. xiv. 3o.
328 SUR LA BETTE DU PÉCHÉ.
parce qu'il doit durer jusqu'à l'extinction de la dette :
or jamais elle ne peut être acquittée; donc toujours
pourrir dans la prison. Dette gratuitement remise
par les sacremens.
Voulez-vous toujours laisser votre caution dans
la peine? ne le voulez-vous pas tirer de la croix oii
vos péche's l'ont mis? Tant que le pe'che' est en vous ,
il est toujours en croix : Rursum cruciflgentes sibi-
metipsis Filium Deii^) : « Autant qu'il est en eux,
» ils crucifient de nouveau le Fils de Dieu ».
111/ PooT. Application de la condition, pour les
prisonniers. Sentiment devengeance contre ceux qui
les font rece'ler, etc. Imprécations, souhaits. C'est
vouloir rendre Dieu complice de nos vengeances :
le Père de miséricorde , etc. •
(0 Heb, VI. 6.
Sun LA VERTU DE LA CROIX DE J. C. SsQ
I.''' SERMON
POUR LA FETE
DE L'EXALTATION DE LA SJ^ CROIX.
SUR LA VERTU DE LA CROIX DE J. C
Combien grande Tentreprise de rendre la croix vénérable. Puis-
sance absolue et miséricorde infinie , deux choses dans lesquelles
consiste la gloire de Dieu : comment éclatent- elles mi^ux dans la
croix du Sauveur. Cbangemens admirables qu elle a produits dans
le monde : raisons que nous avons de mettre en elle toute notre
gloire. Sentimens et actions qui prouvent que la croix est pour nous
un sujet de scandale.
Mihi autem absil gloriari, nisi in cruce Domini nostri
Jesu-Christi.
Pour moi a Dieu ne plaise que jamais je me glorifie, si
ce nest en la croix de notre Seigneur Jésus - Christ'
Gala t. VI. 14.
Ije n'a pas été une petite entreprise de rendre la
croix vene'rable : jamais chose aucune ne fut çitta-
que'e avec des' moqueries plus plausibles. Les Juifs
et les gentils en faisoient une pièce de raillerie ; et il
faut bien que les premiers chrétiens aient eu une
hardiesse et une fermeté plus qu'humaine , pour
pré cher à la face du monde, avec une telle assurance,
33o SUR LA VERTU
une chose si extravagante. C'est pourquoi le grave
TertuUien se vante que la croix de Je'sus , en lui fai-
sant mépriser la honte, l'a rendu impudent de la
bonne sorte, et heureusement insensé. « Laissez-
» moi , disoit ce grand homme quand on lui repro-
» choit les opprobres de l'Evangile, laissez-moi jouir
» de l'ignominie de mon Maître, et du déshonneur
)) nécessaire de notre foi. Le Fils de Dieu a été pendu
» à la croix ; je n'en ai point de honte , à cause que
» la chose est honteuse. Le Fils de Dieu est mort ;
» il est croyable, pai ce qu'il est ridicule. Le Fils de
» Dieu est ressuscité j je le crois d'autant plus cer-
» tain, que, selon la raison humaine, il paroît en-
» tièrement impossible (0 ». Ainsi la simplicité de
nos pères se plaisoit d'étourdir les sages du siècle
par des propositions étranges et inouies, dans les-
quelles ils ne pouvoient rien comprendre; afin que
la gloire du monde s'évanouissant en fumée, il ne
restât plus dautre gloire que celle de la croix de
Jésus.
Bienheureuse Mère de mon Sauveur, que la Pro-
vidence divine, voulant éprouver votre patience,
amena aux pieds de la cj oix , où l'on déchiroit vos
entrailles ; puisque vous êtes de toutes les créatures
celle qui en a le mieux vu l'infamie, et celle qui en
a le mieux connu la grandeur, aidez- nous, par
vos pieuses intercessions , a. célébrer la gloire de
votre Fils crucifié pour l'amour de nous. Je vous le
demande par cette douleur maternelle qui perça
votre amc sur le Calvaire , et par la joie infinie que
vous ressentîtes, quand le Saint-Esprit descendit sur
(') De Carne ChrisU, n. 5.
DE LA CROIX DE JÉSUS-CHRIST. 33l
VOUS pour former le corps de Je'sus , après que l'ange
vous eut salue'e par ces divines paroles : ^j^e^etc.
Le grand Dieu tout-puissant , qui de rien a fait
le ciel et la terre , qui a tiré les astres et la lumière
du sein d'un abîme infini de ténèbres; ce Dieu,
pour faire éclater sa puissance d'une façon extraor-
dinaire en la personne de son clier Fils, a voulu que
la plus grande infamie fût une source de gloire in-
compréhensible. C'est pourquoi le sauveur Jésus,
encore qu'il eût vécu comme un innocent, a fini
sa vie comme un criminel ; et comme si le gibet et
la mort n'eussent point eu pour lui assez de bas-
sesse, il a choisi volontairement de tous les supplices
le plus honteux, et de toutes les morts la plus in-
humaine. En effet, le tourment de la croix qu'est-
ce autre chose qu'une longue mort, par laquelle la
vie est arrachée peu à peu avec une violence incroya-
ble, pendant qu'une nudité ignominieuse expose le
pauvre supplicié à la risée des spectateurs inhu-
mains? si bien que le misérable patient semble en
quelque sorte n'être élevé au-dessus de ce bois in-
fâme, qu'afui de découvrir de plus loin une multi-
tude de peuple, qui repaît ses yeux du spectacle de
sa njisère.
Non , l'imagination humaine ne se peut rien re-
présenter de plus effroyable ; et jamais on n'a rien
inventé ni de plus rigoureux pour les scélérats, ni
de plus infâme pour les esclaves. Aussi le maître de
l'éloquence accusant un gouverneur de province
d'avoir fait crucifier un Romain , représente cette
action comme la plus noire et la plus furieuse qui
332 SUR LA VERTU
puisse tomber dans Fesprit d'un homme , et proteste
que, par un tel attentat , la liberté publique et la
majesté' de l'Empire e'toient viole'es (0. Ce'toit assez
d'être né libre, fidèles, pour être exempt de cet
horrible supplice. Il ne falloit pas seulement que
ceux que l'on attaclioit à la croix fussent les plus
détestables de tous les mortels , mais encore les der-
niers et les plus abjects. Ainsi ce que les Romains
trouvoient insupportable pour leurs citoyens, les
Juifs parricides l'ont fait souffrir à leur Roi.
Mais ce qui surpasse tous les malheurs, c'est que,
selon la remarque du saint apôtre, « le crucifié est
)) maudit de Dieu (2) » , comme il est écrit au Deuté-
ronome : «Maudit de Dieu le pendu au bois (3)».
Et qu'y a-t-il donc de plus honteux que la croix ,
puisque nous y voyons jointes ensemble l'exécration
des hommes , et la malédiction du Dieu tout-puis-
sant ? Après cela , dites-moi , je vous prie , quelle est
notre audace de ne rougir pas d'adorer un Maître
pendu ? Et ou est le front de fapôtre, qui ayant dit
aux Corinthiens , « qu'il ne souffrira pas que sa
» gloire lui soit ravie (4) » , ne craint pas de dire aux
Galates : « A Dieu ne plaise que je me glorifie en
» autre chose qu'en la croix de Jésus m ? Quel hon-
neur, quelle gloire à un homme qui témoigne en
être jaloux! Ah! pénétrons sa pensée, chrétiens, et
apprenons à nous glorifier avec lui dans les opprobres
de notre Sauveur. Pour cela, suivez, s'il vous plaît,
ce raisonnement.
La gloire du chrétien ne peut être que la gloire
CO Cicer.m Verrcm, lib. vu. — (') Gai. m. i3. — l^) Dent, xxr ,
23. — '.'•>.' I. Cor. IX. i5.
DE LA CHOIX DE J K S U S - C H R I S T. 333
de Dieu ; d'autant que le chi etien ne trouve rien qui
soit digne de son ambition et de son courage , que
les choses divines et immortelles. Or, la gloire de
Dieu consiste en deux choses ; premièrement en sa
puissance absolue; et après, en sa mise'ricorde infi-
nie : car pour avoir de la gloire, il faut être grand,
et il faut faire éclater sa grandeur. Si Téclat n'est
appuyé sur une grandeur solide, il est foible et n'a
qu'un faux jour; et si la grandeur est cachée, elle
ne brille pas de cette belle et pure lumière, sanî?
laquelle la gloire ne peut subsister. Je dis donc que
la gloire de Dieu est en sa puissance et en sa bonté.
Par la première, il est majestueux en lui-même-,
par l'autre , il est magnifique envers nous. Par la
puissance , il enfenne en son sein des trésors et des
richesses immenses; mais c'est la miséricorde qui
ouvre ce sein , pour les faire inonder sur les créa-
tures. La puissance est comme ïa source, et la mi-
séricorde est comme un canal. La puissance fournit
ce que distribue la miséricorde ; et c'est da mélange
de ces deux choses, que naît ce divin éclat que nous
appelons la gloire de Dieu.
Ce qui a fait cKre ces beaux: mots a» Psalmiste :
« Dieu, dit-il, a parlé une foislO ». J'entends ici
par cette parole le bruit de la gloire de Dieu , qui
retentit par tout l'univers, selon ce que dit le même
Psalmiste : « Les eieux racontent la gloire de Dieu ,
)) et le firmament publie la grandeur de ses œu-
» vres W ». Dieu donc a parlé une fois , dit David :
et qu'est-ce qu'il a dit, grand prophète? « Il a parlé
» une fois; et j'ai^ dit-il, entendu ces deux choses,
(0 Pi-. LXI. 12. (») Fs. XVUI. I.
334 SUR L\ VERTU
» qu'à Dieu appartient la puissance, et qu à lui ap-
» partient la miséricorde (0 ». Par où vous voyez
manifestement que Dieu ne se glorifie que de sa
puissance et de sa bonté. C'est la véritable gloire de
Dieu -, parce que la miséricorde divine , touchée de
compassion de la bassesse des créatures , et sollici-
tant en leur faveur la puissance ; en même temps
qu'elle orne ce qui n'a aucun ornement par soi-même,
elle fait retourner tout l'honneur à Dieu , qui seul
est capable de relever ce qui n'est rien par sa con-
dition naturelle.
Ces choses étant ainsi supposées , passons outre
maintenant , et disons : La gloire de notre Dieu est
en sa puissance et en sa bonté, ainsi que nous l'avons
vu fort évidemment : or c'est en la croix que pa-
roissent le mieux la puissance et la miséricorde di-
vine ; ce que je me propose de vous faire voir avec
la grâce du Saint-Esprit. C'est pourquoi l'apôtre
saint Paul, qui dit « que tout l'Evangile consiste
» en la croix » , appelle l'Evangile « la force et la
» puissance de Dieu (2) ». Et d'ailleurs il ne nous
prêche autre chose , sinon que « la croix nous rend
» Dieu propice, et nous assure sa miséricorde par
5) notre Seigneur Jésus-Christ (5) ». Par conséquent
il est vrai que la croix est la gloire des chrétiens j et
quand je vous aurai montré dans le supplice de notre
Maître ces deux qualités excellentes, je pourrai dire
avec l'apôtre saint Paul : « A Dieu ne plaise que je
» me glorifie en autre chose qu'en la croix de Jésus » !
C'est le sujet de cet entretien. Je considère aujour-
(OP*. Lxi. i2,i3. — W/. Cor.i. i'],i8.^{^) Jiphes.n. 16, 18.
ColoS. I. "iQ.
DE LA CROIX DE JÉS U S- C 11 RIST. 335
(Vhui comme les deux bras de la croix du sauveur
Jésus; dans l'un je me repre'sente un trésor infini
de puissance; et dans l'autre, une source immense
de miséricorde.
Inspirez- nous, ô Seigneur Jésus, afin que nous
célébrions dignement la gloire de votre croix. Et
vous, ô peuple d'acquisition (0, vous que le sang
du prince Jésus a délivré d'une servitude éternelle,
contemplez attentivement les merveilles de la mort
triomphante de votre invincible libérateur. Com-
mençons avec l'assistance de Dieu , et glorifions sa
toute-puissance dans l'exaltation de sa croix.
PREMIER POINT.
Si vous voyez notre Seigneur Jésus-Christ aban-
donné à la fureur des bourreaux , s'il rend famé par-
mi des douleurs incroyables, ne vous imaginez pas,
chrétiens , qu'il soit réduit à cette extrémité par foi-
blesse ou par impuissance : ce n'est pas la rigueur
des tourmens qui le fait mourir; il meurt, parce
qu'il le veut; « et il sort du monde sans contrainte,
» parce qu*il y est venu volontairement » : Abcessit
potestate , quia non venerat nccessilate (^). La mort
dans les animaux est une défaillance de la nature :
la mort en Jésus-Christ est un effet de puissance.
C'est pourquoi lui-même parlant de sa mort , il dit :
« J'ai la puissance de quitter la vie, et j'ai la puis-
j> sauce de la reprendre (5) m. Oii vous voyez mani-
festement qu'il met en même rang sa résurrection et
(») /. Petr. 1 1 , 9. — (^) S. Atig. in Joan. Tract, xxxi, n. 6 , tom.
lUf part. II, col 522. — \3j Joan. x, 18.
336 SUR LA VERTU
sa mort; et qu'il ne se glorifie pas moins du pouvoir
qu'il a de mourir, que de celui qu'il a de ressusciter.
Et en effet , ne falloit-il pas qu'il eût en lui-même
un préservatif infaillible contre la niort ; puisque
par sa seule parole il faisoit revivre des corps pour-
ris, et ranimoit la corruption? Ce jeune mort de
Naïm, et la fille du prince de la Synagogue, et le
Lazare déjà puant (0, n'ont-ils pas ressenti la vertu
de cette parole vivifiante ? Celui donc qui avoit le
pouvoir de rendre la vie aux autres , avec quelle fa-
cilite pouvoit-il se la conserver à lui-même ? En vain
s'efforceroit-on de faire se'cher les grandes rivières,
ou de faire tarir les fontaines d'eau vive : à mesure
que vous en ôtez, la source toujours féconde répare
sa perte par elle-même, et s'enrichit continuelle-
ment de nouvelles eaux : ainsi étoit-il du sauveur
Jésus. Il avoit en lui-même une source éternelle de
vie , je veux dire le Verbe divin ; et cette source est
trop abondante, pour pouvoir être jamais épuisée.
Frappez tant que vous voudrez , ô bourreaux ; faites
des ouvertures de toutes parts sur le corps de mon
aimable Sauveur, afin de faire, pour ainsi dire,
écouler cette belle vie : il en porte la source en lui-
même; et comme cette source ne peut tarir, elle
ne cessera jamais de couler, &i lui-même ne retient
son cours. Mais ce que votre haine ne peut pas faire,
son amour le fera pour notre salut. Lui qui com-
mande, ainsi qu'il lui plaît, à la santé et aux ma-
ladies, il commandera à la vie de se retirer pour un
temps de son divin corps. Il ne veut pas que la né-
cessité naturelle ait aucune part dans sa mort 5 parce
(«) Luc. \ii. i5. Marc. y. /{2. Jouit, xi. 44'
qu'il
DE LA CROIX DE J ÉSUS-C HH ÏST. 887
qu'il en réserve toute la gloire à la charité infinie
qu'il a pour les hommes. Par oii vous voyez, chré-
tiens, « que notre Maître est mort par puissance, et
» non pas par infirmité » : Potestate mortuus est, dit
saint Augustin (0.
Aussi l'évangéliste saint Jean observe une chose
qui mérite d'être considérée : c'est que le Sauveur
étant à la croix fait une revue générale sur tout ce
qui étoit écrit de lui dans les prophéties; et voyant
qu'il ne lui restoit plus rien à faire, que de prendre
ce breuvage amer que lui promettoit le Psalmiste, il
demanda à boire. « J'ai soif, dit -il aussitôt, afin
» que toutes choses fussent accomplies (2) ». Puis,
après avoir légèrement goûté de la langue le fiel et
le vinaigre qu'on lui présentoit, il remarqua lui-
même que tout étoit consommé, qu'il avoit exécuté
de point en point toutes les volontés de son Père :
et enfin ne voyant plus rien qui le pût retenir au
inonde, élevant fortement sa voix, il rendit l'ame
avec une action si paisible , si libre , si préméditée ,
qu'il étoit aisé de juger que personne ne la lui ôtoit ,
mais qu'il la donnoit lui-même de son plein gré,
ainsi qu'il l'avoit assuré : « Personne, dit-il, ne m'ôte
« mon ame ; mais je la donne moi-même de ma pure
)) et franche volonté (5) ».
O gloire! ô puissance du crucifié! Quel autre
voyons-nous qui s'endorme si précisément quand il
veut , comme Jésus est mort quand il lui a plu ? Quel
homme méditant un voyage marque si certainement
(0 De Nat. et Grat. n. 26, tojn. x , col. i38. — W Joan. xix, 28.
^{^)Ibid.x. 18.
BoSSUET. XIV. 22
338 suit LA VERTU
l'heure de son départ , que Je'sus a marqué Theure
de son trépas? De là vient que le Gentenier, qui
avoit ordre de garder la croix, considérant cette
mort non-seulement si tranquille , mais encore si dé-
libérée, et entendant ce grand cri dont Jésus ac-
compagna son dernier soupir ; étonné de voir tant
de force dans cette extrémité de foiblesse, s'écria
lui-même tout effrayé : « Vraiment cet homme est
M le Fils de Dieu (0 ». Et lui, qui ne faisoit point
d'état du Sauveur vivant, reconnut tant de puis-
sance en sa mort, qu'elle lui fit confesser sa di-
vinité.
Vous dirai-je ici , chrétiens , à la gloire de la croix
de Jésus, que ce mort que vous y voyez attaché, re-
mue le ciel et les élémens , qu'il renverse tout Tor-
dre du monde, qu'il obscurcit le soleil et la lune,
et , si j'ose parler de la sorte , qu'il fait appréhender
à toute la nature le désordre et la confusion du
premier chaos? Certes, je vous entretiendrois vo-
lontiers de tant d'étranges événemens, n'étoit que
je me suis proposé de vous dire de plus grandes
choses. La croix a dompté les dénions ; la croix a
abattu l'orgueil et l'arrogance des hommes; la croix a
renversé leur fausse sagesse, et a triomphé de leurs
cœurs. J'estime plus glorieux d'avoir remporté une
si belle victoire , que d'avoir troublé l'ordre de l'u-
nivers; parce que je ne vois rien dans tout l'univers
de plus indocile, ni de plus fier, ni de plus indomp-
table que le cœur de l'homme. C'est en cela que la
croix me paroît puissante, et vous le verrez très-évi-
demment par la suite de ce discours. Renouvelez,
(•) Marc. XV. Sg.
DE LA CROIX DE JÉSUS-CHRIST. 330
s'il VOUS jolaît , vos attentions , et suivez mon raison-
nement.
Où la puissance paroît le mieux , c est dans la
victoire, surtout quand on la gagne sur des enne-
mis superbes et audacieux. Or^ fidèles, ce Dieu in-
finiment bon, sous le règne du juel toutes les créa-
tures seroient heureuses si elles éloient soumises, il
a eu des rebelles et des ennemis , parce qu'il y a eu des
ingrats et des insolens. il a fallu dompter ces re-
belles : mais pourquoi les dompter par la croix?
C'est le miracle de la toute-puissance; c'est le grand
mystère du christianisme. Pénétrons dans ces véri-
tés adorables sous la conduite des Ecritures.
Sachez donc que le plus grand ennemi de Dieu,
celui qui lui est le plus insupportable , celui qui
choque le plus sa grandeur et sa souveraineté, c'est
l'orgueil : car encore que les autres vices abusent
des créatures de Dieu contre son service, ils ne nient
pas qu'elles ne soient à lui; au lieu que l'orgueil,
autant qu'il le peut, les tire de son domaine. Et
comment? c'est parce que l'orgueilleux veut se ren-
dre maître de toutes choses; il croit que tout lui est
dû : son ordinaire est de s'attribuer tout à lui-même ;
et par-là il se fait lui-même son Dieu , secouant le
joug de l'autorité souveraine. C'est pourquoi le diablje
s'étant élevé par une arrogance extraordinaire , les
Ecritures ont dit qu'il avoit affecté la divinité (0. :
et Dieu lui-même nous déclare souvent qu'il est un
Dieu jaloux (^), qui ne peut souffrir ieS superbes;
qu'il rejette les orgueilleux de devant sa face (3);
parce que les superbes sont ses rivaux, et veulent
(»} Isaie. XIV. i4. — W Exod. xxxiv. i\, — {^) Isai. xlii. 8.
34o SUR LA VERTU
traiter d'égal avec lui : par conse'quent il est véritable
que l'orgueil est le capital ennemi de Dieu.
En effet, n'est-ce pas l'orgueil, chre'tiens, quia
soulevé contre lui tout le monde? L'orgueil est pre-
mièrement monte' dans le ciel où est le trône de
Dieu, et lui a débauché ses anges; il a porté jus-
que dans son sanctuaire le flambeau de rébellion :
après, il est descendu dans la terre, et ayant déjà
gagné les intelligences célestes, il s'est servi d'elles
pour dompter les hommes. Lucifer, cet esprit su-
perbe , conservant sa première audace , même dans
les cachots éternels, ne conçoit que de furieux des-
seins. Il médite de subjuguer l'homme, à cause que
Dieu l'honore et le favorise : mais sachant qu'il n'y
peut réussir, tant que les hommes demeureront dans
la soumission pour leur Créateur , il en fait premiè-
rement des rebelles , afin d'en faire après cela des
esclaves. Pour les rendre rebelles, il falloit aupara-
vant les rendre orgueilleux. Il leur inspire donc l'ar-
rogance qui le possède : de là l'histoire de nos mal-
heurs; de là cette longue suite de maux qui affligent
notre nature opprimée par la violence de ce tyran.
Enflé de ce bon succès, il se déclare publique-
ment le rival de Dieu ; il abolit son culte par toute
la terre *, il se fait adorer en sa place par les hommes
qu'il a assujettis à sa tyrannie. C'est pourquoi le Fils
de Dieu l'appelle « le prince du monde (0 », et l'a-
pôtre, encore plus énergiquement, « le dieu de
» ce siècle' (2) ». Voilà de quelle sorte l'orgueil a
armé le ciel et la terre, tâchant d'abattre le trône
de Dieu. C'est lui qui est le père de l'idolâtrie : car
CO Joan. XII. 3i. — W //. Cor, Vf, 4.
DE LA CROIX DE JÉSUS-CHRIST. 3^1
c'est par l'orgueil que les hommes , me'prisant l'au-
torité légitime , et devenus amoureux d'eux-mêmes,
se sont fait des divinités à leur mode. Ils n'ont point
voulu de dieux que ceux qu'ils faisoient ; ils n'ont
plus adoré que leurs erreurs et leurs fantaisies : di-
gnes, certes, d'avoir des dieux de pierre et de bronze,
et de servir aux créatures inanimées, eux qui se las-
soient du culte du Dieu vivant, qui les avoit for-
més à sa ressemblance. Ainsi toutes les créatures agi-
tées de l'esprit d'orgueil , qui dominoit par tout l'u-
nivers , faisoient la guerre k leur Créateur avec une
rage impuissante.
« Elevez-vous, Seigneur; que vos ennemis dis-
» paroissent, et que ceux qui vous haïssent soient
» renversés devant votre face (0 ». Mais, ô Dieu,
de quelles armes vous servez-vous pour défaire ces
escadrons furieux? Je ne vois ni. vos foudres, ni vos
éclairs , ni cette majesté redoutable devant laquelle
les plus hautes montagnes s'écoulent comme de la
cire : je vois seulement une chair meurtrie et du
sang épanché avec violence, et une mort infume
et cruelle , une croix et une couronne d'épines :
c'est tout votre appareil de guerre ; c'est tout ce
que vous opposez à vos ennemis. Justement, certes,
justement; et en voici la raison solide, que je vous
prie, chrétiens, de considérer.
C'est honorer l'orgueil , que d'aller contre lui
par la force ; il faut que l'infirmité même le dompte.
Ce n'est pas assez qu'il succombe , s'il n'est contraint
de reconnoître son impuissance ; il faut le renverser
par ce qu'il dédaigne le plus. Tu t'es élevé, ô Satan,
(0 Ps. Lxvn. I.
34^ SUR LA veutu
tu t'es élevé contre Dieu de toute ta force : Dieu
descendra contre toi armé seulement de foiblesse;
afin de montrer combien il se rit de tes téméraires
projets. Tu as voulu être le Dieu de l'homme; un
homme sera ton Dieu : tu as amené la mort sur la
terre ; la mort ruinera tes desseins : tu as établi ton
empire en attachant les hommes à de faux hon-
neurs , à des richesses mal assurées , à des plaisirs
pleins d'illusion; les opprobres, la pauvreté, Fex-
trême misère , la croix en un mot détruira ton em-
pire de fond en comble. O puissance de la croix
de Jésus!
Les vérités de Dieu étoient bannies de la terre, tout
étoit obscurci par les ténèbres de l'idolâtrie. Chose
étrange, mais très-véritable ! les peuples les plus po-
lis avoient les religions les plus ridicules ; ils se van-
toient de n'ignorer rien , et ils étoient si misérables
que d'ignorer Dieu. Ils réussissoient en toutes choses
jusqu'au miracle : sur le fait de la religion , qui est
le capital de la vie humaine , ils étoient entièrement
insensés. Qui le pourroit croire , fidèles , que les
Egyptiens , les pères de la philosophie ; les Grecs ,
les maîtres des beaux-arts; les Romains si graves et
si avisés , que leur vertu faisoit dominer par toute
la terre ; qui le croiroit , qu'ils eussent adoré les
bêtes , les élémens , les créatures inanimées , des
dieux parricides et incestueux ; que non-seulement
les fièvres et les maladies , mais les vices les plus in-
fâmes et les plus brutales des passions eussent leurs
temples dans Rome ? Qui ne seroit contraint de
dire en ce lieu, que Dieu avoit abandonné à l'er-
reur ces grands mais superbes esprits, qui ne vou-
DE LA CTlOIX de J ÉSU S- C HRI ST. 343
loient pas le reconnoître, et qu'ayant quitté la vé-
ritable lumière , le Dieu de ce siècle les a aveuglés
pour ne voir pas des choses si manifestes ?
Et le monde et les maîtres du monde , le diable
les tenoit captifs et tremblans sous de serviles reli-
gions, desquelles néanmoins ils étoient jaloux, non
moins que de la grandeur de leur république. Qu'y
avoit-il de plus méchant que leurs dieux ? Quoi de
plus superstitieux que leurs sacrifices ? Quoi de plus
impur que leurs profanes mystères ? Quoi de plus
cruel que leurs jeux , qui faisoient parmi eux une
partie du culte divin? jeux sanglans et dignes de
bêtes farouches, où ils soûloient leurs faux dieux de
spectacles barbares et de sang humain. Cependant
tant de philosophes , tant de grands esprits que le
bel ordre du monde forçoit à reconnoître Tunique
divinité qui gouverne toute la nature, encore qu'ils
fussent choqués de tant de désordres, ils n'ont pu
persuader aux hommes de les quitter. Avec leurs
raisonnemens si sublimes, avec leur éloquence toute
puissante , ils n'ont pu désabuser les peuples de
leurs ridicules cérémonies, et de leur religion mons-
trueuse.
Mais sitôt que la croix de Jésus a commencé de
paroître au monde, sitôt que l'on a prêché la mort
et le supplice du Fils de Dieu ; les oracles menteurs
se sont tus , le règne des idoles a été peu à peu
ébranlé, enfin elles ont été renversées : et Jupiter,
et Mars , et Neptune , et l'égyptien Serapis , et
tout ce que l'on adoroit dans la terre a été enseveli
dans l'oubli. Le monde a ouvert les yeux pour re-
344 SUR LA VERTU
connoître le Dieu cre'ateur, OT s'est e'tonne de son
.ignorance. L'extravagance du christianisme a été plus
forte que la plus sublime philosophie. La simplicité
de douze pêcheurs sans secours , sans éloquence ,
-sans art , a changé la face de l'univers. Ces pé-
cheurs ont été plus heureux que ce fameux Athé-
nien (*), à qui la fortune, ce lui sembloit , apportoit
les villes prises dans des rets. Ils ont pris tous les
peuples dans leurs filets , pour en faire la conquête
de Jésus- Christ, qui ramène tout à Dieu par sa
croix.
Car vous remarquerez , chrétiens , que tandis
qu'il a conversé parmi nous; encore qu'il fît des
miracles extraordinaires, encore qu'il eût à la bouche
des paroles de vie éternelle, il a eu peu de secta-
teurs : ses amis mêmes rougissoient souvent de se
voir rangés sous la discipline d'un maître si méprisé.
Mais est-il monté sur la croix , est-il mort à ce bois
infâme, quelle afïluence de peuples accourent à lui!
O Dieu, quel est ce nouveau prodige? Maltraité et
mésestimé dans la vie, il commence à régner après
qu'il est mort. Sa doctrine toute céleste, qui de-
voit le- faire respecter partout, le fait attacher à
la croix; et cette croix infâme, qui devoit le faire
mépriser partout , le rend vénérable à tout l'uni-
vers. Sitôt qu'il a pu étendre les bras , tout le monde
a recherché ses embrassemens. Ce mystérieux grain
de froment n'est pas plutôt tombé dans la terre ,
qu'il s'est multiplié par sa propre corruption. Il ne
s'est pas plutôt élevé de terre, que, selon qu'il l'a-
(*) Timotliée, fils de Conon. Plut, vit, parait.
DE LA CROIX DE JÉSUS-CHRIST. 345
voit prédit en son Evangile, « il a attiré à lui toutes
i) choses (0 », et a change' l'instrument du plus in-
fâme supplice en une machine céleste, pour enle-
ver tous les cœurs: c'est-à-dire, que le Sauveur
est tombé de la croix au sépulcre ; et par un mer-
veilleux contre-coup, tous les peuples sont tombés
à ses pieds.
Voyez cette afïlucnce de gens, qui de toutes les
parties de la terre accourent à la croix de Jésus ;
qui non-seulement se glorifient de porter son nom ,
mais s'empressent à imiter ses souffrances, à être
déshonorés pour sa gloire, à mourir pour l'amour
de lui. Si quelqu'un parmi les anciens méprisoit la
mort , on admiroit cette fermeté de courage comme
une chose presque inouie. Grâce à la croix de Jésus ,
ces exemples sont si communs parmi nous, que leur
abondance nous empêche de les raconter. Depuis
qu'on a prêché un Dieu mort, la mort a eu pour
nous des délices : ou a vu la vieillesse la plus dé-
crépite et l'enfance la plus imljécile, les vierges
tendres et délicates y courir comme à l'honneur du
triomphe. C'est pourquoi on disoit que les chré-
tiens étoient un certain genre d'hommes destinés et
comme dévoués à la mort. La croix toute-puissante
avoit familiarisé avec eux ce fantôme hideux , qui
est l'horreur de toute la nature. Le monde s'est
plutôt lassé de tuer , que les chrétiens n'ont fait
de souffrir : toutes les inventions de la cruauté se
sont épuisées pour ébranler la foi de nos pères;
toutes les puissances du monde s'y sont employées.
Mais ô aveugle fureur , qui établit ce qu'elle pense
34^ SUR LA VEUTU
détruire î C'est par la croix que le roi Jésus a résolu
de conquérir tout le monde : c'est pourquoi il im-
prime cette croix victorieuse sur le corps de ses
braves soldats, en les associant à ses souffrances :
c'est par-là qu'ils surmonteront tous les peuples ; ils
désarmeront leurs persécuteurs par leur patience :
les loups à la fin deviendront agneaux , en immo-
lant les agneaux à leur cruauté.
Il faut que la croix de Jésus soit adorée par toute
la terre: son empire n'aura point de bornes, parce
que sa puissance n'a point de limites : elle étendra
sa domination jusqu'aux provinces les plus éloi-
gnées, jusqu'aux îles les plus inaccessibles, jusqu'aux
nations les plus inconnues. Quelle joie en vérité,
fidèles, de voir et Barbares et Grecs, et les Scythes
et les Arabes , et les Indiens et tous les peuples du
monde, faire tous ensemble un nouveau royaume,
qui aura pour sa loi l'Evangile , et Jésus pour son
chef, et la croix pour son étendard ! Rome même,
cette vdle superbe , après s'être si long-temps eni-
vrée du sang des martyrs de Jésus; Rome la maî-
tresse baissera la tête : elle portera plus loin ses
conquêtes par la religion de Jésus , qu elle n'a fait
autrefois par ses armes ; et nous lui verrons rendre
plus d'honneur au tombeau d'un pauvre pêcheur,
qu'au temple de son Romulus.
Vous y viendrez aussi ^ ô Césars : Jésus crucifié
veut voir abattue à ses pieds la majesté de l'Empire.
Constantin, ce triomphant empereur, dans le temps
marqué par la Providence , élèvera l'étendard de
la croix au-dessus des aigles romaines. Par la croix,
il surmontera les tyrans j par la croix, il donnera
DE LA CROIX DE JÉSU S-^CHRIST. 347
la paix à l'Empire ; par la croix , il alFermira sa
maison: la croix 'sera son unique trophée, parce
qu'il publiera hautement qu'elle lui a donné toutes
ses victoires.
Certes, je ne m'étonne plus, ô Seigneur Jésus,
si peu de temps avant votre mort , vous vous écriiez
avec tant de joie, que votre heure glorieuse appro-
choit , et que « le prince du monde alloit être bien-
» tôt chassé (0 «. Je ne m'étonne plus si je vous vois
dans le palais d'Hérode , et devant le tribunal de
Pilate, avec une contenance si ferme, bravant,
pour ainsi dire, la pompe de la Cour royale et la
majesté des faisceaux romains , par la générosité de
votre silence. C'est que vous sentiez bien que le jour
de votre crucifiement étoit pour vous un jour de
triomphe. En effet, vous avez triomphé, ô Jésus,
et vous menez en triomphe les puissances des ténè-
bres captives et tremblantes après votre croix. « Vous
» avôz surmonté le monde, non par le fer, mais par
» le bois » : Domuit orbem^ nonferro, sedlignoi"^).
Car il étoit bien digne de votre grandeur « de vain-
» cre la force par l'impuissance, et les choses les
3) plus hautes par les plus abjectes, et ce qui est par
M ce qui n'est pas , comme parle l'apôtre (5) , et
» une fausse et superbe sagesse, parime sage et mo-
» deste folie ». Par ce moyen, vous avez fait voir
qu'il n'y avoit rien de foible en vos mains, et que
vous faites des foudres de tout ce qu'il vous plaît
employer.
Mais ne vous dirai-je pas, chrétiens, une belle
(0 Joan. xii. 3 1 . — C'') «y. Au§. in Ps. li v , n. 12, tom. iv , col 5o§.
348 SUR LA VERTU
marque que nous a donnée Jésus- Christ, pour nous
convaincre très-évidemment queVest la croix qui
a opéré ces merveilles. C'est que sous le règne de
Constantin , dans le temps que la paix fut donnée à
l'Eglise, que le vrai Di^u fut reconnu publiquement
par toute la terre y que tous les peuples du monde
confessèrent la divinité de Jésus j la croix de notre
bon Maître, qui n'avoit point paru jusqu'alors, fut
reconnue par des miracles extraordinaires, dont
toute l'antiquité s'est glorifiée. Elle fut exaltée dans
un temple auguste à la gloire du Crucifié, étala con-
solation des fidèles. Est-ce par un événement fortuit
que cela s'est reacontré dans ce temps ? une chose
si illustre est-elle arrivée sans quelque ordre secret
de la Providence? Ah! ne le croyez pas, chrétiens.
Et quoi donc? C'est que tout a fléchi, sous le joug
du sauveur Jésus. Les puissances infernales sont con-
fondues ; tout le monde vient adorer le vrai Dieu
dans l'Eglise qui est son temple, et par Jésus-Christ
qui est son pontife.
Paroissez, paroissez, il est temps, ô croix, qui
avez fait ces miracles : c'est vous qui avez brisé les
idoles; c'est vous qui avez subjugué les peuples;
c'est vous qui avez donné la victoire aux valeureux
soldats de Jésus, qui ont tout surmonté par la pa-
tience. Vous serez gravée sur le front des rois; vous
serez le principal ornement de la couronne des
empereurs; vous serez l'espérance et la gloire des
chrétiens, qui diront avec l'apôtre saint Paul,
cf qu'ils ne veulent jamais se glorifier, si ce n'est en
» la croix de notre Seigneur Jésus-Christ » ; à cause
que la croix , par la bienheureuse victoire qu'elle a
DE LA CROIX DE JÉSUS-CHRIST. 340
remportée en faisant éclater la toute-puissance di-
vine, a aussi répandu sur nous les trésors de sa mi-
séricorde : c'est ce qui me reste à vous dire en peu
de paroles.
SECOND POINT.
Ce nous est à la Vérité une grande gloire de servir
un Dieu si puissant qu'est celui que nous adorons;
mais c'est particulièrement sa miséricorde qui nous
oblige à nous glorifier en lui seul. Qui ne se tien-
droit infiniment honoré de voir un Dieu si grand,
qui met sa gloire à nous enrichir? Et n'est-ce pas
nous presser vivement de mettre toute la nôtre à
le louer ? c'est ce que fait la miséricorde. Ce Dieu,
qui , par sa toute-puissance , est si fort au-dessus de
nous, lui-même par sa bonté daigne se rabaisser
jusqu'à nous, et nous communique tout ce qu'il est
par une miséricordieuse condescendance. Avouons
que cela touche les cœurs ; et que s'il est glorieux
à la toute - puissance de faire craindre la miséri-
corde, il ne l'est pas moins à la miséricorde de ce
qu'elle fait aimer la puissance.
Car, certes, il y a de la gloire à se faire aimer,
c'est pourquoi le grave Tertullien nous enseigne
K que dans l'origine des choses. Dieu n'avoit que
« de la bonté, et que sa première inclination, c'est
» de nous bien faire « : Deus à primordio tantîun
bonus (0. Et la raison qu'il eii rend eist bien évi-
dente , et bien digne d'un si grand homme : car
pour bien connoître quelle est la première des in-
clinations , il faut choisir celle qui se trouvera la
(i) Advorsiis Marcion. Ub. u, n. 1 1 , pag. \Q'2.
35o SUR LA VEKTU
plus naturelle , d'autant que la nature est le prin-
cipe de tout le reste. Or, notre Dieu, chrétiens,
a-t-il rien de plus naturel que cette inclination de
nous enriciiir par la profusion de ses grâces ? Comme
une source envoie ses eaux naturellement, comme
le soleil naturellement répand ses rayons ; ainsi
Dieu naturellement fait du bien. Etant bon, abon-
dant , plein de trésors infinis par sa dignité natu-
relle, il doit être aussi, par nature, bienfaisant,
libéral, magnifique.
Quand il te punit, ô impie, la raison n'en est
pas en lui-même; il ne veut pas que personne pé-
risse. C'est ta malice , c'est ton ingratitude qui attire
son indignation sur ta tête. Au contraire, si nous
voulons l'exciter à nous faire du bien , il n'est pas
nécessaire de chercher bien loin des motifs : sa na-
ture, d'elle-même si bienfaisante, lui est un motif
*très-pressant , et une raison qui ne le quitte jamais.
Quand il nous fait du mal, il le fait à cause de nous ;
quand il nous fait du bien, il le fait à cause de lui-
même. « Ce qu'il est bon, c'est du sien, c'est de
M son propre fond, ditTertullien ; ce qu'il est juste,
M c'est du nôtre » : c'est nous qui fournissons par
nos crimes la matière à sa juste vengeance : De suo
optimus , de nostro justus (0. Il est donc vrai, ce que
nous disions , que Dieu n'a pu commencer ses ou-
vrages que par unépanchement général de sa bonté
sur les créatures, et que c'est là par conséquent sa
plus grande gloire.
Maintenant je vous demande : le sauveur Jésus,
notre amour et notre espérance, notre pontife,
CO De Resur. carn. n, i^.
DE LA CROIX DE JÉSUS-CHRIST. 35l
notre avocat, notre intercesseur, pourquoi est -il
monte' sur la croix? pourquoi est-il mort sur ce bois
infâme? qu'est-ce que nous en apprend le grand
apôtre saint PauKO? N'est-ce pas a pour renouveler
» toutes choses en sa personne», pour ramener tout
à la première origine, pour reprendre les premières
traces de Dieu son Père , et re'former les hommes
selon le premier dessein de ce grand ouvrier ? C'est
la doctrine du christianisme : donc ce qui a porté le
Sauveur à vouloir mourir en la croix , c'est qu'il
étoit touché de ces premiers sentimens de son Père;
c'est-à-dire , ainsi que je l'ai exposé tout à l'heure ,
de clémence , de bonté , de charité infinie.
En effet , n'est-ce pas à la croix qu'il a présenté
devant le trône de Dieu , non point des génisses et
des taureaux , mais sa sainte chair , formée par le
Saint-Esprit , oblation sainte et vivante pour l'ex-
piation de nos crimes? N'est-ce pas à la croix qu'il a
réconcilié toutes choses, faisant par la vertu de son
sang la vraie purification de nos âmes (2) ? Les hommes
étoient révoltés contre Dieu , ainsi que nous le di-
sions dans la première partie; et d'autre part, la
justice divine étoit prête à les précipiter dans l'abîme
en la compagnie des démons, dont ils avoient suivi
les conseils et imité la présomption ; lorsque tout à
coup notre charitable Pontife paroît entre Dieu et
les hommes. Il se présente pour porter les coups qui
alloient tomber sur nos têtes. Posé sur l'autel de la
croix , il répand son sang sur les hommes , il élève à
Dieu ses mains innocentes; « et ainsi pacifiant le
» ciel et la terre P) » , il arrête le cours de la justice
C«) JEphes. 1. 10. Col. m. 10. — W Col. i, 20. — (?) Ibid.
352 SUR LA VERTU
divine, et change une fureur implacable en une éter-
nelle miséricorde.
En suivant l'audace des anges rebelles , nous leur
avions vendu nos corps et nos âmes, par un détes-
table marché; et Dieu sur ce contrat avoit ordonné
que nous serions livrés en leurs mains. Dieu l'avoit
prononcé de la sorte par une sentence dernière et
irrévocable. Mais qu'a fait le sauveur Jésus? «Il a
3) pris, dit l'apôtre saint Paul (0, l'original de ce
» décret donné contre nous, et il l'a attaché à la
3) croix». Pour quelle raison? C'est afin, ô Père
éternel, que vous ne puissiez voir la sentence qui
nous condamne, que vous ne voyiez le sacrifice qui
nous absout ; afin que si vous rappeliez en votre mé-
moire le crime qui vous irrite, en même temps vous
vous souveniez du sang qui vous appaise et vous
adoucit. Ainsi a été accompli cet oracle du prophète
Isaïe : « Votre traité avec la mort sera annulé , et
» votre pacte avec l'enfer ne tiendra pas » : Dele-
hilur fœdus 'vestrum cum morte _, etpactum vestrwn
cum inferno non slabit (^). Jésus a rompu ce dam-
nable contrat par une meilleure alliance : dès-là nos
espérances se sont relevées. Le ciel, qui étoit de fer
pour nous , a commencé de répandre ses grâces sur
les misérables mortels : Jésus nous l'a ouvert par sa
croix.
C'est pourquoi je la compare à cette mystérieuse
échelle qui parut au patriarche Jacob , « où il voyoit
3) les anges monter et descendre (3) ». Que veut
dire ceci, chrétiens? N'est-ce pas pour nous faire
entendre que la croix de notre Sauveur renoue le
(«"' Col. II. 14. — (2)/a«ï. xxvni. 18. — (3) Gen. xxvJii. 12.
commerce
DE LA CROIX DE J ES US -C H RIST. 353
commerce entre le ciel et la terre; que par cette
croix les saints anges viennent à nous comme à leurs
frères et leurs allie's, et en même temps nous ap-
prennent que, par la même croix, nous pouvons
remonter au ciel avec eux, pour y remplir les places
que leurs ingrats compagnons ont laissées vacantes?
Où mettrons-nous donc notre gloire, mes Frères,
si ce n'est en la croix de Jésus? Car, comme dit l'a-
pôtre saint Paul, « si lorsque nous étions ennemis,
)) Dieu nous a réconciliés par la mort de son Fils
)) unique; maintenant que nous avons la paix avec
i) lui par le sang du Médiateur, comment ne nous
» comblera-t-il pas de ses dons? Et si, étant pé-
)) cheurs, Jésus-Christ nous a tant aimés, qu'il est
)) mort pour l'amour de nous; maintenant que nous
» sommes justifiés par son sang (0 », qui pourroit
dire la tendresse de son amour? Or, si Dieu a usé
envers nous d'une telle miséricorde pendant que
nous étions des rebelles , que ne fera-t-il pas main-
tenant que par la croix du Sauveur nous sommes
devenus ses enfans? « Et celui qui nous a donné
» son Fils unique, que nous pourra-t-il refuser (2) »?
Pour moi , je vous l'avoue , chrétiens , c'est là
toute ma gloire , c'est là mon unique consolation :
autrement, dans quel désespoir ne me jeteroit pas
le nombre infini de mes crimes? Quand je consi-
dère le sentier étroit sur lequel Dieu m'a commande
de marcher, et l'incroyable difficulté qu'il y a de
retenir, dans un chemin si glissant, une volonté si
volage et si précipitée que la mienne ; quand je jette
les yeux sur la profondeur immense du cœur hu-
(0 Jiom. V. 10, 8, 9. — (*} IbùL VIII. 32.
BossuEï. xiy. 2 3
354 SUR LA VERTU
main, capable de cacher dans ses replis tortueux
tant d'inclinations corrompues, dont nous n'aurons
nous-mêmes nulles connoissances ; je fi émis d'hor-
reur, fidèles, et j'ai juste sujet de craindre qu'il ne
se trouve beaucoup de péchés dans les choses qui
me paroissent les plus innocentes. Et quand même
je serois très-juste devant les hommes, ô Dieu éter-
nel, quelle justice humaine ne disparoîtra pas de-
vant votre face ! « Et qui seroit celui qui pourroit
» justifier sa vie, si vous entriez avec lui dans un
» examen rigoureux (0 »? Si le grand apôtre saint
Paul, après avoir dit avec une si grande assurance ,
« qu'il ne se sent point coupable en lui-même, ne
» laisse pas de craindre de n'être pas justifié devant
» vous (2) » ; que dirai -je, moi misérable? et quels
devront donc être les troubles de ma conscience?
Mais, ô mon Pontife miséricordieux, mon Pontife
fidèle et compatissant à mes maux , c'est vous qui
répandez une certaine sérénité dans mon ame. Non,
tant que je pourrai embrasser votre croix, jamais je
ne perdrai l'espérance : tant que je vous verrai à ki
droite de votre Père avec une nature semblable à la
mienne, portant encore sur votre chair les cica-
trices de ces aimables blessures que vous avez reçues
pour l'amour de moi , je ne croirai jamais que le
genre humain vous déplaise, et la terreur de la ma-
jesté ne m'empêchera point d'approcher de l'asile
de la miséricorde. Cela me rend certain que vous
aurez pitié de mes maux : c'est pourquoi votre croix
est toute ma gloire , parce qu'elle est toute mon es-
pérance.
C) Ps. cxLii. 2. — W I. Cor. IV. 4.
DE LA CROIX DE JÉSUS-CHKIST. 355
Mais est -il bien vrai, chrétiens, que nous nous
glorifions en la croix du sauveur Jésus? Nos actions
ne démentent-elles pas nos paroles? Ne faudroit-il
pas dire plutôt que la croix nous est un scandale,
aussi bien qu'elle l'a été aux gentils (0? La croix
ne t'est-elle pas un scandale à toi, qui dédaignes la
pauvreté, qui ne peux souffrir les injures, qui cours
après les plaisirs mortels, qui fuis tout ce que tu
vois à la croix; oubliant que notre Seigneur Jésus-
Christ a trouvé sa vie dans la mort , et s-^s richesses
dans la pauvreté, et ses délices dans les lourmens,
et sa gloire dans l'ignominie? L'apôtre saint Paul di-
soit à ceux qui vouloient établir la justice par les
oeuvres et les cérémonies de la loi , que « si la justi^.e
« étoit par la loi, Jésus-Christ étoit mort en vain,
» et que ce grand scandale de la croix étoit inu-
» tile (2) ». Et ne pourrois-je pas dire aujourd'iiUi
avec beaucoup plus de raison, qu'en vain Jésus-
Christ est mort à la croix ; puisque n'étant mort
qu'afîn de nous rendre un peuple agréable à Dieu ,
nous vivons avec une telle licence , que nous con-
traignons presque les infidèles à blasphémer le saint
nom qui a été invoqué sur nous? En vain Jésus-
Christ est mort à la croix pour renverser la sagesse
mondaine, si après sa mort on mène toujours une
même vie, si l'on applaudit aux mêmes maximes, si
l'on met le souverain bonheur dans les mêmes choses.
En vain la croix a-t-elle abattu les idoles par toute
la terre , si nous nous faisons tous les jours de nou-
velles idoles par nos passions déréglées j sacrifiant
CO /. Cor. I. 23. — (») Gai II. a I . V. 1 1 .
356 SUR LA VERTU
non point à Bacchus, mais à l'ivrognerie; non point
à Te'nus , mais à l'impudicité; non point à Plutus,
mais à l'avarice ; non point à Mars , mais à la ven-
geance; et leur immolant non des animaux égorge's,
mais nos esprits remplis de l'Esprit de Dieu , et « nos
» corps qui sont les temples du Dieu vivant, et nos
Mi membres qui sont devenus les membres de Je'sus-
» Christ (0 )).
^ Cest donc une chose trop assurée, que la croix
de Je'sus n'est pas notre gloire : car si elle étoit no-
tre gloire, nous glorifierions-nous, comme nous fîii-
sons, dans les vanités? Pourquoi pensez -vous que
l'apôtre saint Paul ne dise pas en ce lieu qu'il se
glorifie en la sagesse de Jésus-Christ, en la puissance
d€ Jésus-Christ, dans les miracles de Jésus-Christ,
en la résurrection de Jésus-Christ , mais seulement
en la mort et en la croix de Jésus-Christ? A-t-il
parlé ainsi sans raison? Ou plutôt ne vous souve-
Aez-yous pas que je vous ai dit , à l'entrée de ce dis-
cpurs, que la croix étoit un assemblage de tous les
-tourmens, de tous les opprobres, et de tout ce qui
^roît non -seulement méprisable, mais horrible,
mais effroyable à notre raison? C'est pour cela que
saint Paul nous dit, « qu'il se glorifie seulement en
j).la croix du sauveur Jésus »; afin de nous appren-
idre fhumilité, afin de nous faire entendre, que nous
autres chrétiens nous n'avons de gloire que dans les
choses que le monde méprise.
Eh, dites -moi, mes Fi'ères, « le signe du chré-
» tien, n'est-ce pas la croix? N'est-ce pas par la
CO /. Cor. VI. 19, i5. Ephes, y. 3o.
{
DE LA CROIX DE J ES US- C H R I ST. 35t
» croix , dit saint Augustin (0, que Ton bénit, et Veau
» qui nous régénère, et le sacrifice qui nous nour-
» rit, et Fonction sainte qui nous fortifie »? Avez-
vous oublié que l'on a imprimé la croix sur vos
fronts, quand on vous a confirmés par le Saint-Es-
prit? Pourquoi l'imprimer sur le front? N'est-ce pas
que le front est le siège de la pudeur? Jésus-Christ
par la croix a voulu nous durcir le front contre cette
fausse honte, qui nous fait rougir des choses que
les hommes estiment basses, et qui sont grandes de-
vant la face de Dieu. Combien de fois avons-nous
rougi de bien faire? Combien de fois les emplois les
plus saints nous ont-ils semblés bas et ravalés? La
croix imprimée sur nos fronts nous arme d'une gé-
néreuse impudence contre cette lâche pudeur; elle
nous apprend que les honneurs de la terre ne sont
pas pour nous.
Quand les magistrats veulent rendre les personnes
infâmes et indignes des honneurs humains , souvent
ils leur font imprimer sur le corps une marque
honteuse, qui découvre à tout le monde leur infa-
mie. Vous dirai-je ici ma pensée? Dieu a imprimé
sur nos fronts, dans la partie du corps la plus émi-
nente, une marque devant lui glorieuse, devant les
hommes pleine d'ignominie, afin de nous rendre in-
capables de recevoir aucun honneur sur la terre.
Ce n'est pas que, pour être bons chrétiens, nous
soyons indignes des honneurs du monde ; mais c'est
que les honneurs du monde ne sont pas dignes de
nous. Nous sommes infâmes, selon le monde; parce
(») In Joan. tract, cxvin, n. 5, tom. m , part, ii, col. 80 1.
358 SUR LA VERTU
que, selon le monde, la croix, qui est notre gloire,
est un abre'ge de toutes sortes d'infamies.
Cependant, comme si le christianisme et la croix
de Jésus étoient une faljle, nous n'avons d'ambition
que pour la gloire du siècle : l'humilité chrétienne
nous paroît une niaiserie. Nos premiers pères >
croyoient qu'à peine les empereurs méritoient-ils
d'être chrétiens : les choses à présent sont changées,
A peine croyons -nous que la piété chrétienne soit
digne de paroître dans les personnes considérables :
la bassesse de la croix nous est en horreur; nous
voulons qu'on nous applaudisse et qu'on nous res-
pecte.
Mais ma charge , me direz-vous , veut que je me
fasse honneur : si on ne respecte les magistrats ,
toutes choses iront en désordre. Apprenez , appre-
nez quel usage le chrétien doit faire des honneurs
du monde : qu'il les reçoive premièrement avec
modestie, connoissant combien ils sont vains : qu'il
les reçoive pour la police ; mais qu'il ne les recherche
pas pour la pompe : qu'il imite l'empereur Héraclius,
qui déposa la pourpre , et se revêtit d'un habit de
pauvre, pour porter la croix de Jésus. Ainsi, que
le fidèle se dépouille de tous les honneurs devant la
croix de notre bon Maître; qu'il y paroisse comme
pauvre , comme nu et comme mendiant : qu'il
songe que, par la naissance, tous les hommes sont
ses égaux ; et que les pauvres , dans le christianisme ,
sont en quelque façon ses supérieurs. Qu'il consi-
dère que l'honneur qu'on lui rend n'est pas pour sa
propre grandeur , mais pour l'ordre du monde , qui
DE LA CROIX DE JÉSUS-CHRIST. 3^9
ne peut subsister sans cela ; que cet ordre passera
bientôt , et qu'il s'élèvera un nouvel ordre de choses,
où ceux-là seront les plus grands, qui auront été
les plus gens de bien , et qui auront mis leur gloire
en la croix du sauveur Jésus.
Adorons la croix dans cette pensée ; assistons dans
cette pensée au saint sacrifice qui se fait en mémoire
de la passion du Fils de Dieu. Fasse notre Seigneur
Jésus - Christ , que nous comprenions combien sa
croix est auguste , combien glorieuse ; puisqu'elle
seule est capable de faire éclater sur les hommes la
toute -puissance de Dieu, et de répandre sur eux
les trésors immenses de sa miséricorde infmie, en
leur ouvrant l'entrée à la félicité éternelle. Amen.
■%,-%,-^v%>%i%i'v^^/*nt
36o SUR LES SOUFFRANCES.
IV SERMON
POU»
L'EXALTATION DE LA S." CROIX,
PRECHE AUX NOUVEAUX CATHOLIQUES.
SUR LES SOUFFRANCES.
La miséricorde et la justice conciliées en la personne de Jésus*-
Christ, fondement de son exaltation à la croix. Deux manières dif-
férentes dont nous pouvons participer à la croix. Le trouble qu'on
nous apporte dans les choses que nous aimons, cause générale de
toutes nos peines. Trois différentes façons dont notre ame peut y
être troublée. Trois sources de grâces que nous trouvons dans ces
trois sources d'afflictions. La croix, un instrument de vengeance à
regard des impénitens. Terrible état d'une ame qui souffre sans se
convertir. Eloge de la foi des nouveaux catholiques : motifs pressans
pour les fidèles de les soulager dans leurs besoins.
Exaltari oporlet Filium hominis.
Il faut que le Fils de l'homme soit exalté. Joan, m. 14.
Christo confixus sum cruci.
Je suis attaché à la croix avec Jésus-Christ, Gai. 11. 19.
f
1 ouTE TEcriture nous prêche que la gloire du Fils
de Dieu est dans les souflrances, et que c'est à la
croix qu'il est exalté : il n'est rien de plus ve'ritable.
SUR LES SOUFFr.ÀNCES. 36l
Jésus est exalté à Ja croix par les peines qu'il a en-
durées; Jésus est exalté à la croix par les peines
que nous endurons. C'est , mes Frères , sur ce der-
nier point que je m'arrêterai aujourd'hui, comme
sur celui qui me semble le plus fructueux ; et je me
propose de vous faire voir combien le Fils de Dieu
est glorifié dans les souffrances qu'il nous envoie.
Mais, chrétiens, ne nous trompons pas; dans la
gloire qu'il tire de nos afflictions , il y est glorifié en
deux manières, dont l'une certainement n'est pas
moins terrible, que l'autre est salutaire et glorieuse.
Voici une doctrine importante ; voici un grand
mystère que je vous propose ; et afin de le bien en-
tendre, venez le méditer au Calvaire, au pied de la
croix de notre Sauveur ; vous y verrez deux actions
opposées que le Père y exerce dans le même temps.
11 y exerce sa miséricorde et sa justice ; il punit et
remet les crimes ; il se venge et se réconcilie tout
ensemble : il frappe son Fils innocent pour l'amour
des hommes criminels, et eil même temps il par-
donne aux hommes criminels pour l'amour de son
Fils innocent. O justice ! ô miséricorde ! qui vous a
ainsi assemblées ? C'est le mystère de Jésus-Christ ;
c'est le fondement de sa gloire et de son exaltation
à la croix , d'avoir concilié en sa personne ces deux
divins attributs, je veux dire, la miséricorde et la
justice.
Mais cette union admirable nous doit faire consi-
dérer , que comme en la croix de notre Sauveur la
vengeance et le pardon se trouvent ensemble; aussi
pouvons-nous participer à la croix en ces deux ma-
nières différentes, ou selon la rigueur qui s'y exerce,
362 SUR LES SOUFFRANCES.
OU selon la grâce qui s'y accorde. Et c'est ce qu'il a
plu à. notre Seigneur de nous faire voir au Calvaire.
Nous y voyons, dit saint Augustin, « trois hommes
» en croix, un qui donne le salut, un qui le reçoit,
» un qui le méprise » : Très erant in cruce , unus
sal^atorj alius sal^andus ^ alius damnandus {^) . Au
milieu , l'auteur de la grâce ; d'un côté un qui en
profite , de l'autre côté un qui la rejette. Discerne-
ment terrible et diversité surprenante ! Tous deux
sont à la croix avec Jésus-Christ , tous deux com-
pagnons de son supplice ; mais hélas ! il n'y en a
qu'un qui soit compagnon de sa gloire. Ce que le
Sauveur avoit réuni, je veux dire la miséricorde et
la vengeance , ces deux hommes l'ont divisé. Jésus-
Christ est au milieu d'eux , et chacun a pris son par-
tage de la croix de notre Seigneur. L'un y a trouvé
la miséricorde, l'autre les rigueurs de la justice : l'un
y a opéré son salut , l'autre y a commencé sa dam-
nation : la croix a élevé jusqu'au paradis la patience
de l'un ; la croix a précipité au fond de l'enfer l'im-
pénitence de l'autre. Ils ont donc participé à la croix
en deux manières bien différentes; mais cette diver-
sité n'empêchera pas que Jésus ne soit exalté en l'un
et en l'autre , ou par sa miséricorde , ou par sa jus-
tice : Exallari oportet Filium hominis.
Apprenez de là , chrétiens , de quelle sorte et en
quel esprit vous devez recevoir la croix. Ce n'est pas
assez de souffrir ; car qui ne souffre pas dans la vie ?
Ce n'est pas assez d'être sur la croix; car plusieurs
y sont comme ce voleur impénitent , qui sont bien
éloignés du crucifié. La croix dans les uns est une
(') Enar. ii, in Psal. xxxiy, n. i , tonu ir , col. 238.
SUR LES SOUFFRANCES. 363
grâce ; la croix dans les autres est une vengeance ; et
toute cette diversité' de'pend de l'usage que nous en
faisons. Avisez donc se'rieusement , ô vous , âmes
que Jésus afflige , ô vous que ce divin Sauveur a mis
sur la croix -, avisez sérieusement dans lequel de ces
deux états vous voulez y être attachés; et afin que
vous fassiez un bon choix , voyez ici en peu de pa-
roles la peinture de l'un et de l'autre , qui fera le
partage de ce discours.
PREMIER POINT.
Pour parler solidement des afflictions, connoîs-
sons premièrement quelle est leur nature; et disons,
s'il vous plaît, Messieurs, avant toutes choses, que
la cause générale de toutes nos peines , c'est le
trouble qu'on nous apporte dans les choses que nous
aimons. Or il me semble que noijs voyons par expé-
rience que notre ame y peut être troublée en trois
différentes façons ; ou lorsqu'on lui refuse ce qu'elle
désire , ou lorsqu'on lui ôte ce qu'elle possède , ou
lorsque , lui en laissant la possession , on l'empêche
de le goûter.
Premièrement on nous inquiète quand on nous
refuse ce que nous aimons : car il n'est rien de plus
misérable que cette soif, qui jamais n'est rassasiée ;
que ces désirs toujours suspendus, qui s'avancent
éternellement sans rien prendre ; que cette fâcheuse
agitation d'une ame toujours frustrée de ce qu'elle
espère : on ne peut assez exprimer combien elle est
travaillée par ce mouvement. Toutefois on l'afflige
beaucoup davantage, quand on la trouble dans la
possession du bien qu elle tient déjà entre ses mains;
364 SUR LES SOUFFRANCES.
parce que, dit saint Augustin (0 , « quand elle pbs-
» sède ce qu'elle a aimé, comme les honneurs, les
» richesses ou quelque autre chose semblable , elle
» se l'attache à elle-même par le contentement
» qu'elle a de l'avoir » , l'aise qu'elle sent d'en jouir;
elle se l'incorpore en quelque façon, si je puis parler
de la sorte ; cela devient comme une partie de nous-
mêmes, ou, pour dire le mot de saint Augustin,
« comme un membre de notre cœur » , Velut mem-
bra aiiimi : de sorte que si l'on vient à nous l'arra-
cher , aussitôt le cœur en ge'mit ; il est comme de'-
chiré et ensanglanté par la violence qu'il souftVe.
La troisième espèce d'afîliction , qui est si ordi-
naire dans la vie humaine, ne nous ôte pas entiè-
rement le bien qui nous plaît ; mais elle nous tra-
verse de tant de côtés, elle nous presse tellement
d'ailleurs, quelle ne nous permet pas d'en jouir.
Par exemple, vous avez acquis de grands biens, il
semble que vous devez être heureux; mais vos conti-
nuelles infirmités vous empêchent de goûter le fruit
de votre bonne fortune : est-il rien de plus impor-
tun? C'est être au milieu d'un jardin , sans avoir la
liberté d'en goûter les fruits, non pas même d'en
cueillir les fleurs : c'est avoir , pour ainsi dire, la
coupe à la main , et n'en pouvoir pas rafraîchir sa
bouche, bien que vous soyez pressé d'une soif ar-
dente; et cela vous cause un chagrin extrême. Voilà,
Messieurs, comme les trois sources qui produisent
toutes nos plaintes ; voilà ce qui fait murmurer les
enfans des hommes.
Mais le fidèle serviteur de Dieu ne perd pas sa
(0 Dclib.Arbit. lib. I, n. 33^ft'm. i, col. 583.
SUR LES SOUFFJIAJVCES. 365
tranquillité parmi ces disgrâces , de laquelle de ces
trois sources que puissent naître ses afflictions : et
quand même elles se joindroient toutes trois en-
semble pour remplir son ame d'amertume, il bénit
toujours la bonté divine , et il connoît que Dieu ne
le frappe que pour exalter en lui sa miséricorde :
Oportet exaltari Filium hominis. En effet, il est
véritable ; et afin de nous en convaincre , parcou-
rons , je vous prie , en peu de paroles , ces trois sources
d'afflictions ; sans doute nous y trouverons trois
sources de grâces.
Et premièrement, chrétiens, il n'est rien ordinai-
rement de plus salutaire que de nous refuser ce que
nous désirons avec ardeur, et je dis même dans les
désirs les plus innocens : car pour les désirs crimi-
nels, qui pourroit révoquer en doute que ce ne
soit un effet de miséricorde, que d'en empêcher le
succès? Tu ejs enflammé de sales désirs, et tu crois
qu'on te favorise quand on te laisse le moyen de les
satisfaire. Malheureux , c'est une vengeance par la-
quelle Dieu punit tes premiers désordres, en té
livrant justement au sens réprouvé : car si tu étois
si heureux, qu'il s'élevât de toutes parts des difïi-
cultés contre tes prétentions honteuses, peut-être
qu'au milieu de tant de traverses tes ardeurs insen-
sées se ralentiroient ; au lieu que ces ouvertures
commodes, et cette malheureuse facilité que tu
trouves, précipitent ton intempérance aux derniers
excès ; tellement qu'à force de t'abandonner à ces
funestes appétits que la fièvre excite , de fou tu de-
viens furieux, et .une maladie dangereuse se tourne
en une maladie désespérée.
366 SUR LES SOUFFRANCES.
Reconnoissez donc , ô enfans de Dieu , aVec quelle
miséricorde Dieu nous laisse dans la foiblesse et dans
l'impuissance : c'est que ce souverain médecin sait
guérir nos maladies de plus d'une sorte. Quelquefois
il nous laisse dans un grand pouvoir^ qu'il réduit à
ses justes bornes par une droite volonté; en sorte que
celui qui a été maître de transgresser le comman-
dement ne l'a point transgressé : Qui potuit trans-
grcdi j et non est transgressas (0. Quelquefois il se
sert d'une autre méthode, et il réduit la volonté en
restreignant le pouvoir : Frœnatur potestas , ut sa-
netur voluntas j, dit saint Augustin (2). Sa miséri-
corde, qui nous veut guérir, oppose à nos désirs
emportés des difficultés insurmontables : ainsi il
nous dompte par la résistance ; et fatigant notre
esprit , il nous accoutume à ne vouloir plus ce que
nous trouvons impossible.
Mais, Messieurs, si vous trouvez juste qu'il s'op-
pose aux volontés criminelles, peut-être aussi vous
semble-t-il rude qu'il étende cette rigueur jusqu'aux
désirs innocens : toutefois ne vous plaignez pas de
cette conduite. Un sage jardinier n'arrache pas seu-
lement d'un arbre les branches gâtées ; mais il en re-
tranche aussi quelquefois les accroissemens superflus.
Ainsi Dieu n'arrache pas seulement en nous les désirs
qui sont corrompus; mais il coupe quelquefois jus-
qu'aux inutiles; et la raison de cette conduite est bien
digne de sa bonté et de sa sagesse : c'est que celui qui
nous a formés, qui connoît les secrets ressorts qui font
mouvoir nos inclinations, sait, qu'en nous abandon-
nant sans réserve à toutes les choses qui nous sont
CO Eccli* XXXI. I o. — {V Ad MaceJ. Ep. cliii , ?/. 16, f. 11 , col. 53o,
SUR LES SOUFFRANCES. '^Sl
permises, nous nous laissons aisément tombera celles
qui sont de'fendues. Et n'est-ce pas ce que sentoit
saint Paulin, lorsqu'il se plaint familièrement au
plus intime de ses amis? « Je fais, dit-il, plus que je
» ne dois , pendant que je ne prends aucun soin de
» me modérer en ce que je puis » : Quod non ex-
pediebat admisi , dum non tempero quod licebat{^),
La vertu en elle - même est infiniment éloignée du
vice ; mais telle est la foiblesse de notre nature, que
les limites s'en touchent de près dans nos esprits , et
la chute en est bien aisée. Il iuiporte que notre ame
ne jouisse pas de toute la liberté qui lui est permise,
de peur qu'elle ne s'emporte jusqu'à la licence; et
que s'étant épanchée à l'extrémité, elle ne passe aisé-
ment au-delà des bornes. C'est donc un effet de mi-
séricorde de ne contenter pas toujours nos désirs,
non pas même les innocens : cette croix nous est
salutaire.
Mais notre Sauveur va beaucoup plus loin; et
cette même miséricorde qui dénie à notre ame ce
qu'elle poursuit, lui arrache quelquefois ce qu'elle
possède. Chrétien , n'en murmure pas : il le fait par
une bonté paternelle; et nous le comprendrions aisé-
ment, si nous nous savions connoître nous-mêmes.
Ne me dis pas, ame chrétienne: Pourquoi m'ôte-t-on
cet ami • intime ? pourquoi un fils , pourquoi un
époux , qui faisoit toute la douceur de ma vie? quel
mal faisois-je en les aimant, puisque cette amitié
est si légitime ? Non , je ne veux pas entendre ces
plaintes dans la bouche d'un chrétien; parce qu'un
chrétien ne peut ignorer combien la chair et le sang
(0 AdSever. Ep. xxx, n. 3.
368 SUR LES SOUFFRANCES.
se mêlent dans les alFections les plus légitimes, com-
bien les intérêts temporels, combien de sortes d'in-
clinations qui naissent en nous de l'amour du monde.
Et toutes ces inclinations ne sont-ce pas, si nous l'en-
tendons , comme autant de petites parties de nous-
mêmes , qui se détachent du Créateur pour s'atta-
cher à la créature ; et que la perte que nous faisons
des personnes chères nous apprend à réunir en Dieu
seul, comme des lignes écartées du centre? Mais les
hommes n'entendent pas combien cette perte leur
est salutaire ; parce qu'ils n'entendent pas combien
ces attachemens sont dangereux : ils ne se connoissent
pas eux-mêmes, ni la pente qu'ils ont aux biens pé-
rissables.
O cœur humain , si tu connoissois combien le
monde te prend aisément, avec quelle facilité tu t'y
attaches; combien tu louerois la main charitable
qui vient rompre violemment ces liens , en te trou-
blant dans la possession des biens de la terre ! Il se
fait en nous, en les possédant, certains nœuds se-
crets, qui nous engagent insensiblement dans l'amour
des choses présentes; et cet engagement est plus
dangereux, en ce qu'il est ordinairement plus im-
perceptible. Oui, le désir se fait mieux sentir, parce
qu'il a de l'agitation et du mouvement ; mais la pos-
session assurée , c'est un repos, c'est comme un som-
meil ; on s'y endort , on ne le sent pas : c'est pour-
quoi le divin apôtre dit, que ceux qui amassent de
grandes richesses, « tombent dans de certains lacets
» invisibles», Incidiint in laqueum (0, où le cœur
se prend aisément. Il se détache du Créateur par
(0 /. Tivi. VI. 9.
l'amour
SUR LES SOUFFRANCES. 869
l'amour désordonné de la créature , et à peine s'aper-
coit-il de cet attachement excessif. Il faut, chrétiens,
le mettre à l'épreuve ; il faut que le feu des tribula-
tions lui montre à se connoître lui-même; « il faut,
» dit saint Augustin, qu'il apprenne, en perdant ces
» biens , combien il péchoit en les aimant » : Quan-
tum hœc amando peccaverint, perdendo senserunt (0.
Et cela de quelle manière? Qu'on lui dise que
cette maison est brûlée, que cette somme est per-
due sans ressource par la banqueroute de ce mar-
chand ; aussitôt le cœur saignera , la douleur de la
plaie lui fera sentir par combien de fibres secrètes
ces richesses tenoient au fond de son cœur, et com-
bien il s'écartoit de la droite voie par cet engage-
ment vicieux : Quantum hœc amando peccaverint ,
perdendo senserunt. Il connoîtra mieux par expé-
rience la fragilité des biens de la terre , dont il ne
se vouloit laisser convaincre par aucuns discours :
dans le débris des choses humaines il tournera \^%
yeux vers les biens éternels, qu'il commençoit peut-
être à oublier; ainsi ce petit mal guérira les grands,
et sa blessure sera son salut.
Mais si Dieu laisse à ses serviteurs la jouissance
des biens du siècle ; ce qu'il peut faire de meilleur
pour eux , c'est de leur en donner du dégoût , de ré-
pandre mille amertumes sur tous leurs plaisirs , de
ne leur permettre pas de s'y reposer, de secouer et
d'abattre cette fleur du monde qui leur rit trop
agréablement; de leur faire naître des diflicultés,
de peur que cet exil ne leur plaise, et qu'ils ne le
(0 De Civit. Dei, lib. i, cap, x, tom, vu , col. il.
BOSSUET. XIV. 24
SyO SUR LES SOI^PFRANCES.
prennent pour la patrie. Vous voyez donc , ô enfans
de Dieu, qu'en quelque partie de sa croix qu'il plaise
au Sauveur de vous attacher; soit qu'il vous refuse
ce que vous aimiez , soit qu'il vous ôte ce que vous
possédiez, soit qu'il ne vous permette pas de goûter
les biens dont il vous laisse la jouissance, c'est tou-
jours pour exercer en vous sa miséricorde, et exalter
sa bonté dans vos afllictions.
O Dieu, si je pouvois vous faire comprendre com-
bien elle est glorifiée par vos souffrances , que ce dis-
cours seroit fructueux , et ma peine utilement em-
ployée ! Mais si mes paroles ne le peuvent pas, venez
l'apprendre de ce voleur pénitent , dont je vous ai
d'abord proposé l'exemple. Pendant que tout le
inonde trahit Jésus -Christ, pendant que tous les
siens l'abandonnent , il s'est réservé cet heureux lar-
ron pour le glorifier à la croix : « sa foi a commencé
3) de fleurir, où la foi des disciples a été flétrie » :
Tune jides ejus de ligne floruitj quando discipuloruni
marcuit (0. Jésus, déshonoré par tout le monde,
n'est plus exalté que par lui seul : venez profiter d'un
si bel exemple ; voici un modèle accompli.
Il n'oublie rien, mes Frères, de ce qu'il faut faire
dans l'affliction ; il glorifie Jésus-Christ en autant de
sortes qu'il veut être glorifié sur la croix : car voyez
premièrement comme il s'humilie par la confession
de ses crimes. « Pour nous , dit-il, c'est avec justice,
» puisque nous souffrons la peine que nos crinies
» ont méritée » : Et nos quideni juste j nam digna
factis recipimus (^) : comme il baise la main qui le
(0 S. ^ug. lib, I , de Anima et ejus orig. n. il j tom. x , col. Z^2. —
(>) Luc. XXIII. .\i.
SUR LES SOUFFRANCES. S'y!
4
frappe , comme il honore la justice qui le punit :
c'est là, mes Frères, l'unique moyen de la tourner
en miséricorde. Mais ce saint larron ne finit pas là :
après s'être conside'ré comme criminel, il se tourne
au Juste qui souffre avec lui : «Mais celui-ci, ajoute*
» t-il, n'a fait aucun mal » : Hic 'vero nihil mali ges-
sit (0. Cette pense'e adoucit ses maux : il s'estime
heureux, dans ses peines, de se voir uni avec Tin-
nocent; et cette société de souffrances lui donnant
avec Jésus-Christ une sainte familiarité , il lui de-
mande avec foi part en son royaume, comme il lui
en a donné en sa croix : Domine , mémento met,
ciini veneris in regniim tuum (2) : « Seigneur, souve-
» nez-vous de moi, lorsque vous serez venu en votre
» royaume ».
Je triomphe de joie, mes Frères, mon cœur est
rempli de ravissement en voyant la foi de ce saint
voleur. Un mourant voit Jésus mourant, et il lui de-
mande la vie ; un crucifié voit Jésus crucifié , et il
lui parle de son royaume ; ses yeux n'aperçoivent
que des croix, et sa foi ne se représente qu'un trône.
Quelle foi et quelle espérance! Si nous mourons,
mes Frères, nous savons que Jésus-Christ est vivant,
et notre foi chancelante a peine toutefois à s'y con-
fier : celui-ci voit mourir Jésus avec lui, et il espère ,
et il se console , et il se réjouit même dans un si cruel
supplice. Imitons un si saint exemple-; et si nous ne
sommes animés par celui de tant de martyrs et de
tant de saints , rougissons du moins, chrétiens, de
nous laisser surpasser par un voleur. Confessons nos
péchés avec lui , reconnoissons avec lui l'innocence
(0 Luc. XXIII. 4i« -- W Ibid. 43.
372 SUR LES SOUFFRANCES.
de Jesus-Chiist : si nous imitons sa patience, la con-
solation ne manquera pas. Aujourd'hui, aujourd'hui,
dira le Sauveur, tu seras avec moi dans mon para-
dis. Ne crains pas, ce sera bientôt; cette vie se passe
bien vite , elle s'e'coulera comme un jour d'hiver, le
matin et le soir s'y touchent de près : ce n'est qu'un
jour, ce n'est qu'un moment, que la seule infirmité
fait paroître long : quand il sera e'coulé, tu t'aper-
cevras combien il est court (0. Aie donc patience
avec ce larron , exalte cette rigueur salutaire qui te
frappe par mise'ricorde. Mais si cet exemple ne te
touche pas, voici quelque chose de plus terrible qui
me reste maintenant à te proposer; c'est la justice ,
c'est la vengeance qui brise sur la croix les impéni-
tens : c'est par où je m'en vais conclure.
SECOND POINT.
Nous apprenons , par les saintes Lettres , que la
prospérité des impies est un effet de la vengeance
de Dieu, et de sa colère qui les poursuit. Oui, lors-
qu'ils nagent dans les plaisirs, que tout leur rit, que
tout leur succède; cette paix que nous admirons,
qui, selon l'expression du prophète, « fait sortir l'ini-
» quité de leur graisse » , Prodiit quasi ex adipe ini-
quitas eorum (2) , qui les enlle , qui les enivre jusqu'à
leur faire oublier la mort, c'est un commencement
de vengeance que Dieu exerce sur eux : cette impu-
nité, c'est une peine, qui, les livrant aux désirs de
leur cœur, leur amasse un trésor de haine en ce jour
d'indignation et de fureur implacable.
(0 S. ^ug. tract CI in Joan, n» 6, tom. ni , part. 11, col. jSS. —
(*) Ps. 1.XXXII. 7.
SUR LES SOUFFRANCES. 3*^3
Si nous voyons dans l'Ecriture que Dieu sait quel-
quefois punir les impies par une félicité apparente,
cette même Ecriture, qui ne ment jamais , nous en-
seigne qu'il ne les punit pas toujours en cette ma-
nière, et qu'il leur fait quelquefois sentir son bras
par des misères temporelles. Cet endurci Pharaon ,
cette prostituée Jézabel , ce maudit meurtrier Achab j
et sans sortir de notre sujet, ce larron impénitent et
blasphémateur , rendent témoignage à ce que je dis,
et nous font bien voir, chrétiens , que ce n'est pas
assez d'être sur la croix pour être uni au crucifié.
Ainsi cette croix, que vous avez vue comme une
marque de miséricorde , vous va maintenant être
présentée comme un instrument de vengeance : et
afin que vous entendiez comme elle a pu sitôt chan-
ger de nature, remarquez, s'il vous plaît. Messieurs,
qu'encore que toutes les peines soient nées du pé-
ché, il y en a néanmoins" qui lui peuvent servir de
remède.
Je dis que toutes les peines sont nées du péché,
et en punissent les déréglemens : car sous un Dieu si
bon que le nôtre, l'innocence n'a rien à craindre,
et elle ne peut jamais espérer qu'un traitement favo-
rable : il est si naturel h Dieu d'être bienfaisant à ses
créatures, qu'il* ne feroît jamais de mal à personne,
s'il n'y étoit forcé par les crimes. Toutefois il faut
remarquer deux sortes de peines : il y a la peine su-
prême , qui est la damnation éternelle ; il y a les
peines de moindre importance, comme les afflic-
tions de cette vie : « Toutes deux, dit saint Augus-
3) tin, sont venues du crime, toutes deux en doivent
3^4 SUR LES SOUFFRANCES.
ï) venger les excès ». Mais il y a cette différence, que
la damnation e'ternelle est un effet de pure ven-
geance, et ne peut jamais nous tourner à bien ; au
lieu que les afflictions temporelles sont mêle'es de
miséricorde , et peuvent être employées à notre sa-
lut , suivant l'usage que nous en faisons : « C'est
5) pourquoi , dit le même saint , toutes les croix que
)) Dieu nous envoie peuvent aisément changer de
» nature , selon la manière dont on les reçoit : il
» faut considérer, non ce que l'on souffre, mais
» dans quel esprit on le souffre » : Non qualia^ sed
quaiis quisque patiatari^). Ce qui étoit la peine du
péché, étant sanctifié par la patience, est tourné à
l'usage de la vertu ; « et le supplice du criminel de-
» vient le mérite de l'homme de bien » : Fit justi me-
ritum etiam supplicium peccatoris (2).
S'il est ainsi, chrétiens, permettez que je m'a-
dresse à l'impie qui souffre sans se convertir , et que
je lui fasse sentir, s'il se peut, qu'il commence son
enfer dès ce monde ; afin qu'ayant horreur de lui-
même, il retourne à Dieu par la pénitence. Et afin
de le presser par de vives raisons ; car il faut , si
nous le pouvons, convaincre aujourd'hui sa dureté,
disons en peu de mots : Qu'est-ce que l'enfer? L'en-
fer, chrétiens, si nous l'entendons*, c'est la peine
sans la pénitence. Ne vous imaginez pas , chrétiens,
que l'enfer soit seulement ces ardeurs brûlantes. Il
y a deux feux dans l'Ecriture , un feu qui purge ,
0pu5 prohabit ignis (5) : « un feu qui consume et
(0 De Cii>it. Dci^ lih. I, cap. viii, tom. va, col. 8. •— W lUd. Ub.
xi!i, cap. IV, col. 828. — W /. Cor. m. 12.
I
SUU LES SOUrrR AlVCES. 3-5
» qui dévore » , Cum igné dt^^orante; ignis non extin-
guetur (0. La peine avec la pénitence, c'est un feu
qui purge i la peine sans la pénitence , c'est un feu
qui consume; et tel est proprement le feu de Tenfer.
C'est pourquoi les afflictions de la vie sont un feu
où se purgent les âmes pénitentes : Saluus erit, sic
tamen quasi per ignem (2) : il en est ainsi des amcs
du purgatoire. Elles se nettoient dans ce feu ; parce
que la peine est jointe aux sentimens de la péni-
tence, qu'elles ont emportée en sortant du monde ;
quasi per ignem. Par conséquent, concluons que
la peine sanctifiée par la pénitence nous est un
gage de miséricorde \ et concluons aussi au con-
traire que le caractère propre de l'enfer , c'est la
peine sans la pénitence.
Si vous voulez voir, chrétiens, des peintures de
ces gouffres éternels, n'allez pas rechercher bien
loin ni ces fourneaux ardens, ni ces montagnes en-
soufrées qui vomissent des tourbillons de flammes,
et qu'un ancien appelle « des cheminées de l'enfer » ,
Ignis inferni fumariola (?), Voulez -vous voir une
vive image de l'enfer et d'une ame damnée, regar-
dez un pécheur qui souffre et qui ne se convertit
pas ? Tels étoient ceux dont David parle comme
d'un prodige, «que Dieu avoit dissipés, nous dit
» ce prophète, et qui n'étoientpas touchés de com-
» ponction » , Dissipati sunt^ nec compuncti (4) : ser-
viteurs rebelles et opiniâtres, qui se révoltent même
sous la verge; abattus et non corrigés, atterrés et
non humiliés, châtiés et non convertis. Tel étoit le
(0 Isoi. xxxin. 14. Lxvi. a4- — ^^^ ^- ^^f- "i- i^- "" ^^) Teriul. de
Pœnit.n.i'i. — 0)/**. xxxiv. 16.
3^)6 SUR LES SOUFFRANCES.
^déloyal Pharaon, dont le cœur s'endurcissoit tous
les jours sous les coups incessamment redouble's de
la vengeance divine. Tels sont ceux, dont il est
écrit dans l'Apocalypse (0 , que Dieu les ayant frap-
pe's d'une plaie horrible, de rage ils mordoient leurs
langues, blasphe'moientleDieudu ciel,etnefaisoient
point pénitence. Tels hommes ne sont - ils pas des
damnés qui commencent leur enfer dès ce monde?
Et il ne faut pas dire : Nous souffrons. Il y en
a que la croix précipite à la damnation avec ce lar-
ron endurci : au lieu de se corriger par la pénitence ,
et de s'irriter contre eux-mêmes , et de faire la guerre
à leurs crimes , ils s'irritent contre le Dieu du ciel ;
ils se privent des biens de l'autre vie , on leur arrache
ceux de celle-ci : si bien qu'étant frustrés de toutes
parts, pleins de rage et de désespoir, et ne sachant
à qui s'en prendre , ils élèvent contre Dieu leur
langue insolente , par leurs murmures et par leurs
blasphèmes; « et il semble, dit Salvien, que leurs
» fautes se multipliant avec leurs supplices, la peine
)) même de leurs péchés soit la mère de nouveaux
5) crimes » : Ut putares pœnain ipsorum criminum,
quasi matrem esse vitiorum (^). c^.
Ah ! mes Frères, ils vous font horreur ces damnés
vivans sur la terre; vous ne les pouvez supporter,
vous détournez vos yeux de dessus leurs crimes;
mais détournez -en plutôt votre cœur, et recourez
à Dieu par la pénitence. Eveillez-vous enfin , ô pé-
cheurs, du moins quand Dieu vous frappe par des
maladies, par la perte de vos biens ou de vos amis;
(0 Apoc, XVI. 10. II.— -W De Gubernat. Dci , lih. vi , n. i3,
pag. 140.
i
SUR LES SOUFFllAJVCES. 3";^
joignez aux peines que vous endurez la conversion
de vos âmes ; et cette croix que Dieu vous envoie ,
qui maintenant vous est un supplice, vous devien-
dra un salutaire avertissement , et un gage infail-
lible de miséricorde. Jusqu'à quand fermerez - vous
vos oreilles, jusqu'à quand endurcirez-vous vos cœurs
contre la voix de Dieu qui vous parle , et contre sa
main qui vous frappe? Abaissez-vous sous son bras
puissant; et portez la croix qu'il vous met dessus
les e'paules , avec l'humilité et dans les sentimens de
la pénitence.
Vous particulièrement, mes chers Frères, sainte
et bienheureuse conquête, nouveaux enfans de l'E-
glise , qu'elle se glorifie d'avoir retirés au centre de
son unité et au sein de sa charité : je n'ignore pas
les tourmens que la haine irréconciliable de vos
adversaires, que le cruel abandonnement et l'injuste
persécution de vos proches vous font endurer; mais
soutenez tout par la patience : c'est une espèce de
martyre que vous souffrez pour la foi que vous avez
embrassée. Dieu veut épurer votre charité par l'é-
preuve des afflictions: ce ne lui est pas assez, mes
clrers Frères , de vous avoir arrachés au diable par
la foi, s'il ne vous en faisoit triompher par la cons-
tance : il ne veut pas seulement que vous échappiez ,
mais encore que vous surmontiez vos ennemis. Non
content de vous appeler au salut par la profession
de la foi , il vous invite encore à la gloire par le
combat ; et il veut apporter le comble au bonheur
d'être délivrés, par l'honneur d'être couronnés. C'est
votre gloire devant Dieu, mes Frères, de sceller
votre foi par vos souffrances; et la pauvreté où vous
078 SUR LES SOUFFRANCES.
êtes, rend un te'moignage honorable à l'amour que
vous avez pour l'Eglise.
Mais , clire'tiens , ce qui fait leur gloire, c'est cela
même qui fait notre honte. Il leur est glorieux de
soulFrir ; mais il nous est honteux de le permettre.
Leur pauvreté rend te'moignage pour eux et contre
nous : l'honneur de leur foi, c'est la conviction de
notre dureté. Sera-t-il dit , mes Frères , qu'ils seront
venus à notre unité y chercher leurs véritables frères
dans les véritables enfans de l'Eglise , pour être aban-
donnés de leur secours; et que nos adversaires
nous reprocheront qu'on a soin assez d'attirer les
leurs, mais qu'on les laisse en proie à la misère?
d'où jugeant de la vérité de notre foi par notre cha-
rité, ô jugement injuste, mais trop ordinaire parmi
eux ! ils blasphémeront contre l'Eglise , et notre in-
sensibilité en sera la cause. Mes Frères , qu'il n'en
soit pas de la sorte : pendant qu'ils souiFrent pour
notre foi, soutenons-les par nos charités.
Ceux qui ont souffert pour la foi , ce sont ceux
que la sainte Eglise a toujours recommandés avec
plus de soin. Les martyrs étant dans les prisons , les
chrétiens y accouroient en foule : quelques gardes
que l'on posât devant les prisons , la charité des
fidèles pénétroit partout. Toute l'Eglise travailloit
pour eux j et croyoit que leurs souffrances honorant
l'Eghse en sa foi , il n'y avoit rien de plus nécessaire
que les autres qui étoient libres les honorassent par
la charité. Ailleurs on leur prêchoit une discipline
sévère ; il sembloit qu'il n'y eût que dans les prisons
où il fût permis de les traiter délicatement , ou du
moins de relâcher quelque chose de l'austérité or-
SUR LES SOUFFRANCES. 3^9
dinaire. Il s'y couloit même des païens, et nous en
avons des exemples dans l'antiquité : ainsi la charité
des fidèles rendoit les prisons délicieuses. Pourquoi
tant de zèle? Ils croyoient par ce moyen professer
la foi, et participer au martyre ; « se ressouvenant
» de ceux qui étoient dans les chaînes, comme s'ils
-» eussent été eux-mêmes enchaînés » : f^inctonun
tanquam simiil vincti (0; ils croyoient s'enchaîner
avec les martyrs.
C'est par la croix et par les souffrances que la
confession de foi doit être scellée. C'est ce qui fait
dire à Tertullien , que « la foi est obligée au mar-
j) tyre » , Debiiricem martyrii Jidem (2) : par où il
veut dire , si je ne me trompe , que cette grande
soumission à croire les choses incroyables ne peut
être mieux confirmée, qu'en se soumettant aussi à
en souffrir de pénibles et de difficiles , et qu'en capti-
vant son corps, pour rendre un témoignage ferme et
vigoureui .1 ces bienheureuses chaînes , par lesquelles
la foi captive l'esprit. C'est pourquoi, après avoir fait
faire aux nouveaux catholiques leur profession de
foi , on les met dans une maison dédiée à la croix.
Mes Frères, accourez donc en ce lieu : ceux qui
y sont retirés ne se comparent pas aux martyrs;
mais néanmoins c'est pour la foi qu'ils endurent.
Ils ne sont pas liés dans des prisons; mais néan-
moins ils portent leurs chaînes ; Vinclos in mendi-
citate et ferro (5); non chargés de fer, mais bien
par la pauvreté. Venez leur aider à porter leur
croix : car qu'attendez-vous, chrétiens? quoi, que
la misère et le désespoir les contraignent à jeter les
(0 Heb. XIII. 3. — W Scorp. n. 8. — i?) Ps. cvj. 10.
38o SUR LES SOUFFRANCES.
yeux du côté du lieu d'où ils sont sortis , et à se
souvenir de l'Egypte? O Dieu, détournez de nous
un si grand malheur. Ils ne le feront pas, chré-
tiens, ils sont trop fermes, ils sont trop fidèles : mais
combien toutefois sommes-nous coupables de les ex-
poser à ce péril ?
Ouvrez donc vos cœurs, je vous en conjure par
la croix que vous adorez, ouvrez vos cœurs, et ou-
vrez vos mains sur les nécessités de cette maison , et
sur la pauvreté extrême de ceux qui l'habitent :
abandonnés des leurs , qu'ils ont quittés pour le Fils
de Dieu, ils n'ont plus de secours qu'en vous. Rece-
vez-les, mes Frères, avec des entrailles de miséri-
corde ; honorez en eux la croix de Jésus : ils la portent
avec patience , je leur rends aujourd'hui ce témoi-
gnage; mais ils ne la portent pas néanmoins sans
peine : rendez -la -leur du moins supportable par
l'assistance de vos charités; et que j'apprenne en
sortant d'ici que les paroles que je vous adresse , ou
plutôt que toute l'Eglise et Jésus- Christ même vous
adressent en leur faveur , par mon ministère , n'au-
ront pas été un son inutile.
O joie, ô consolation de mon cœur! Si vous me
donnez cette joie et cette sensible consolation, je
prierai ce divin Sauveur , qui souffre avec eux , et
qui souffre en eux, qu'il répande sur vous les siennes,
qu'il vous aide à porter vos croix , comme vous aurez
prêté vos mains charitables, pour aider ces nouveaux
enfans de l'Eglise à porter la leur plus facilement;
et enfin que pour les aumônes que vous aurez semées
en ce monde, il vous rende en la vie future la mois-
son abondante qu'il nous a promise. Amen,
SUR LES SOUFFRANCES. 38l
PRÉCIS D'UN SERMON
SUR LE MÊME SUJET.
Tous les mystères et tous les attraits de la grâce reufermcs dans
la croix.
Cùm exaltaveritis Filium hominis , tune cognoscetis quia
ego sum.
Quand vous aurez élevé en haut le Fils de lliomme^vous
connaîtrez qui je suis, Joan. viii. 28.
Elevons donc nos esprits et nos cœurs, afin de
connoître Jésus : on voit, par ce qui précède ces
paroles, que les hommes ne vouloient point con-
noître Jésus, et qu'il ne les jugeoit pas dignes qu'il
se fît connoître. Ils lui demandent : Tu cuis es (0 J
« Et qui étes-vous » ? Il Tavoit dit cent fois , et il
l'avoit confirmé par tant de miracles : ils lui de-
mandent encore. Qui étes-vous? comme si jamais
ils n'en avoient ouï parler j parce qu'ils ne croy oient
pas en sa parole , ni au témoignage que son Père lui
rendoit. Il ne veut donc pas s'expliquer, et il leur
répond d'une manière si obscure, qu'elle fatigue tous
les interprètes. •jPr/72cz)piM77î çui et laquer vobis (2);
« Je suis le principe de toutes choses, moi-même
(0 Joan. vin. aS, — W Ihid.
382 SUR LES SOUFFRANCES.
» qui vous parle » : discours ambigu et sans suite ;
mais il ne les laissoit pas sans instruction. Vous ne
me connoissez pas, parce que vous ne voulez pas me
connoître : quand vous m'aurez exalté, vous con-
noîtrez qui je suis.
Allons donc à la croix , nous y trouverons qui est
Jésus : le Fils de Dieu et le Ptédempteur du monde ;
le Roi, le vainqueur et le conquérant du monde;
le docteur et le modèle du monde : [ nous y trouve-
rons réunis] tous ses mystères , tous les attraits de sa
grâce, tous ses préceptes.
Il ne falloit rien moins qu un Dieu pour nous
racheter, [ qui pût] descendre de l'infinie grandeur
à l'infinie bassesse : Humiliavit semetipsum (0. On
ne peut pas abaisser ni humilier un ver de terre, un
néant ; mais « le Fils de Dieu , qui n'a point cru que
» ce fût pour lui une usurpation d'être égal à Dieu,
î> s'est anéanti lui-même en prenant la forme et la
3> nature de serviteur » : Non rapinam arhiiratus
est esse se œqualem Deo , sed semetipsum cxinanivit
Jbrmam servi accipiens (2). Car « Dieu étoit en
5) Jésus- Christ , se réconciliant le monde» : Deus
erat in Christo mundum sibi reconcilians Ç^).
Il falloit donc [ un Fils de l'homme ] qui fût Fils
de Dieu : aussi ce Centurion, qui vit les prodiges
qui s'opérèrent à la mort du Sauveur , s'écria-t-il :
Filius Dei erat iste (4) , « Cet homme étoit vraiment
j) Fils de Dieu ». Les impies disent ; Si Filius Dei
es, descende de cruce (5) : « Si tu es le Fils de Dieu,
3) descends de la croix » : au contraire , qu'il y
(') Philip. II. 8.— (») Ibid. 6, 7. — (3) //. Cor. V. 19. — (4) Matt,
XXVII. 54. — (5) lUcl. 4».
SUR LES SOUFFRANCES. 383
meure pour être le Re'dempteur ; vraiment c'étoit le
Fils de Dieu.
J'ai dit que nous trouverons à la croix Tattrait
[ qui nous gagne au Père ; ] car Dieu a tellement
aimé le monde, qu'il lui a donné son Fils unique :
j5/c' Deus dilexit mundum , ut Filium unigenîtum
daret (0. [La croix nous présente ] le conquérant
du monde : Et ego si exaltatus fiiero à terra j omnia
traham ad meipsum (2} : « Et pour moi , quand j'au-
» rai été élevé de la terre, j'attirerai tout à moi ».
JVemo potest vcnire ad me , nisi Pater _, qui misit
me, traxerit eum (3) : « Personne ne peut venir à moi,
)) si mon Père qui m'a envoyé ne l'attire ». [ De la
croix découle ] ce parfum et ce baume [ céleste, qui
adoucit toutes nos peines , et nous fait marcher avec
un saint transport. ] Trahe me , post te curremus
in odorem unguentorum tuorum (4) 5 « Entraînez-
» moi, nous courrons après vous à l'odeur de vos
» parfums ». Suavité, chaste délectation, attrait
immortel , plaisir céleste et sublime.
La croix en est la source, et elle nous les fait
éprouver à mesure que nous nous unissons à elle
plus intimement. Rien de plus doux , de plus aimable
que le règne du Sauveur; c'est par les charmes de
sa beauté et l'éclat de sa majesté, dont il se sert
comme d'un arc pour soumettre ceux qui lui sont
opposés , qu'il triomphe de nos résistances : Specie
tua et pulchritudine tud intende. Quand il commence
à vous appeler dites - lui : Prospère procède {^) ,
avancez-vous et combattez avec succès. Quand il
(0 Joan. III. 16. — W Ibid, xii. 32. — C^) Ihid. vi. 44- — (4) Cant.
1, 3. — i,5)P^. XÏ.1V. 5.
384 SUE. LES SOUFFRANCES. '
livre le combat et attaque vos passions, demandez-
lui qu'il e'tablisse son règne sur votre cœur ; et régna.
Le docteur, [le juge du monde paroi t à la croix : ]
Nunc judicium est mundi (0. Tout est ramassé dans
la croix j [ elle est un ] symbole abrégé du christia-
nisme.
Ah ! cette pécheresse , ah ! Marie , sœur du Lazare,
baisent ses pieds ; avec quelle tendresse ! Les par-
fums, les larmes , les cheveux , tout [ est employé à
exprimer les sentimens de leur cœur : ] mais ses
pieds n étoient point encore percés , ni devenus une
source intarissable d'amour. « Venez, adorons-le;
j) prosternons-nous et pleurons devant le Seigneur
M qui nous a créés » : Venite adoremuSj et procida-
mus : pîoremus coram Domino quifecit nos (2},
CO/o^rn. XII. 3i.— W Ps. xciv. 6.
^-WV^-VVi/W»/*,-^
EXHORTATION
SUR LA. CHAR. ENVERS LES NOUV. CATHOLIQUES. 385
EXHORTATION
FAITE
AUX NOUVELLES CATHOLIQUES,
POUR EXCITER LA CHARITÉ DES FIDÈLES
EN LEUR FAVEUR.
Pauvreté et abondance , deux genres d'épreuve. Patience et cha-
rilé, deux voies uniques pour arriver au royaume céleste. Qu'est-ce
que la foi : miracles et martyres , deux moyens par lesquels elle a
été établie et soutenue. Combien Thommage que nous devons à la
vérité , exige que nous soyons résolus à souffrir pour elle : grande
utilité que nous retirons de ces souffrances. Quelle est Fépreuve des
riches : que doiveni-ils faire pour y être fidèles. Obligation qu'ils
ont d'imiter, à l'égard des pauvres, la libéralité du Sauveur envers
nous.
Deus tentavit eos , et invenit illos dignos se.
Dieu les a mis à l^e'preu\>e, et les a trouvés dignes de lui.
Sap. m. 5.
Le serviteur est bienheureux , lorsque son maître
daigne éprouver sa fidélité; et le soldat doit avoir
beaucoup d'espérance, lorsqu'il voit aussi que son ca-
pitaine met son courage à l'épreuve : car comme on
n'éprouve pas en vain la vertu ; l'essai qu'on fait de la
leur, leur est un gage assuré et des emplois qu'on leur
veut donner, et des grâces qu'on leur prépare:
BOSSUET. xiv. 25
386 SUR LA CHARITÉ
d'où il est aise de comprendre combien Tapôtre a
raison de dire que « l'e'preuve produit l'espérance » :
Frobatio verb spem (0. C'est ce qui m'oblige , Mes-
sieurs , pour fortifier l'espe'rance dans laquelle doi-
vent vivre les enfans de Dieu , de vous parler des
épreuves qui en sont le fondement immuable : et je
vous exposerai plus au long les raisons particulières
qui m'engagent à en traiter dans cette assemblée ,
après avoir imploré le secours d'en-haut par l'inter-
cession de la sainte Vierge. Ave, Maria.
Comme c'étoit de l'or le plus affiné que les enfans
d'Israël consacroient a Dieu , pour faire l'ornement
de son sanctuaire ; la vertu doit être la plus épurée
qui servira d'ornement au sanctuaire céleste, et au
temple qui n'est point bâti de main d'homme. Dieu a
dessein d'épurer les âmes; afin de les rendre dignes de
la gloire , de la sainteté , de la magnificence du siècle
futur : mais afin de les épurer, et d'en tirer tout le fin ,
si je puis parler de la sorte , il leur prépare aussi de
grandes épreuves. Et remarquez, Messieurs, qu'il
y en a de deux genres ; l'épreuve de la pauvreté , et
celle de l'abondance : car non -seulement les afflic-
tions, mais encore les prospérités sont une pierre
de touche à laquelle la vertu peut se reconnoître.
Je l'ai appris du grand saint Basile, dans cette excel-
lente homélie qu'il a faite sur l'avarice (2) ; et saint
Basile l'a appris lui-même des Ecritures divines.
Nous lisons dans le livre du Deutéronome : « Le
» Seigneur vous a conduit par le désert, afin de
» vous affliger et devons éprouver tout ensemble » :
(«) Rom. V. 4- — ("*) S' Basil. Jlom, de Avarit. n. i , tom. u,
pag. 43.
ENVERS LES NOUVELLES CATHOLIQUES. 887
Adduxit te Dominus tuus per desertum , ut affliger et
te atque tentaret (0 ; voilà l'épreuve par l'aifliction.
Mais nous lisons aussi en TExode , lorsque Dieu fit
pleuvoir la manne , qu'il parle ainsi à Moïse : « Je
« pleuvrai, dit-il, des pains du ciel » : Ecce _, ego
pluam vohis panes de cœlo (2); et il ajoute aussitôt
après : « C'est afin d'e'prouver mon peuple, et de
» voir s'il marchera dans toutes mes voies » : et
voilà en termes formels l'e'preuve des prospérités et
de l'abondance ; Ut teniem eiim , utrum ambulet in
lege meuj annon (^).
« Toutes choses, dit le saint apôtre (4), arrivoient
» en figure au peuple ancien » , et nous devons re-
chercher la vérité de ces deux épreuves dans la nou-
velle alliance : je vous en dirai ma pensée , pour ser-
vir de fondement à tout ce discours.
Je ne vois dans le nouveau Testament que deux
voies pour arriver au royaume j ou celle de la pa-
tience, qui souffre les maux; ou celle de la charité,
qui les soulage (5). La grande voie et la voie royale,
par laquelle Jésus-Christ a marché lui-même, est celle
des afflictions. Le Sauveur n'appelle à son banquet,
que les foibles , que les malades , que les languissans :
il ne veut voir en sa compagnie que ceux qui por-
tent sa marque , c'est-à-dire, la pauvreté et la croix.
Tel étoit son premier dessein , lorsqu'il a formé son
Eglise. Mais si tout le monde étoit pauvre, qui
pourroit soulager les pauvres, et leur aider à soute-
nir le fardeau qui les accable ? C'est pour cela, chré-
tiens , qu'outre la voie des afflictions , qui est la plus
(I) Deui. vin. 2. — W Exod, XYi. 4- *^{^)lbid. —(4) /. Cor. x. 1 1 . —
1^5) Luc. XIV. 21.
388 SUR LA CHARITÉ
assurée , il a plu à notre Sauveur d'ouvrir un autre
chemin aux riches et aux fortunés , qui est celui de
la charité et de la communication fraternelle. Si
vous n'avez pas cette gloire de vivre avec Jésus-Christ
dans l'humiliation et dans l'indigence, voici une
autre voie qui vous est montrée, une seconde espé-
rance qui vous est offerte; c'est de secourir les misé-
rables, et d'adoucir leurs douleurs et leurs amertu-
mes. Ainsi Dieu nous éprouve en ces deux manières :
si vous vivez dans l'affliction , croyez que le Seigneur
vous éprouve , pour reconnoître votre patience : si
vous êtes dans l'abondance , croyez que le Seigneur
vous éprouve , pour reconnoître votre charité :
Tentât vos Dominus Deiis vesier (0. Et par-là vous
voyez, mes Frères, les deux épreuves diverses dont
je vous ai fait l'ouverture.
La vue de mon auditoire me jette profondément
dans cette pensée : car que vois-je dans cette assem-
blée, sinon l'exercice de ces deux épreuves? Deux
objets attirent mes yeux , et doivent aujourd'hui
partager mes soins. Je vois d'un côté des âmes souf-
frantes, que la profession de la foi expose à de
grands périls j et de l'autre, des personnes de condi-
tion, qui semblent ici accourir pour soulager leurs
misères : je suis redevable aux uns et aux autres;
et pour m'acquitter envers tous, j'exhorterai en par-
ticulier chacun de mes auditeurs à être fidèle à son
épreuve. Je vous dirai, mes très-chères Sœurs : Souf-
frez avec soumission, et votre foi sera épurée par
l'épreuve de la patience. Je vous dirai, Messieurs et
Mesdames : Donnez libéralement, et votre charité
(0 Dealer, xm. 3.
ENVEHS LES NOUVELLES CATHOLIQUES. BSq
sera épurée par l'épreuve de la compassion. Ainsi
cette exhortation sera partagée entre les deux sortes
de personnes qui composent cette assemblée; et le
partage que je vois dans mon auditoire, fera celui
de ce discours.
PREMIER POINT.
Je commence par vous, mes très -chères Sœurs,
nouveaux enfans de l'Eglise et ses plus chères délices ;
nouveaux arbres qu elle a plantés, et nouveaux fruits
qu'elle goûte. Je ne puis m'empêcher d'abord de
vous témoigner devant Dieu que je suis touché de
vos maux : la séparation de vos proches, les outrages
dont ils vous accablent, les dures persécutions qu'ils
font à votre innocence, les misères et les périls oii
votre foi vous expose m'aflligent sensiblement; et
comme de si grands besoins et des extrémités si pres-
santes demandent un secours réel, j'ai peine, je vous
l'avoue, à ne vous donner que des paroles. Mais
comme votre foi en Jésus-Christ ne vous permet pas
de compter pour rien les paroles de ses ministres ,
ou plutôt ses propres paroles dont ses ministres
sont établis les dispensateurs; je vous donnerai avec
joie un trésor de consolation dans des paroles saintes
et évangéliques, et je vous dirai avant toutes choses,
avec le grand saint Basile (0 : Vous souiirez, mes
très-chères Sœurs, devez -vous vous en étonner,
étant chrétiennes ? Le soldat se reconnoît par les
hasards et les périls; le marchand, par la vigilance;
le laboureur, par son travail opiniâtre ; le courtisan,
par ses assiduités ; et le chrétien , par les douleurs et
par les afflictions. Ce n'est pas assez de le dii^e; il faut
CO Hom. in fam. et skcit. n. 5 , iom. ii, p. 67,
3Ç)0 SUR LÀ CHARITÉ
établir cette vérité par quelque principe solide, et
faire voir, en peu de paroles, que l'e'preuve de la
foi c'est la patience : mais afin de le bien entendre,
examinons, je vous prie , quelle est la nature de la
foi, et la manière divine dont elle veut être prouvée.
La foi est une adhérence de cœur à la véi'ité
éternelle , malgré toutes les raisons et les témoi-
gnages des sens et de la liaison : de là vous pouvez
comprendre qu'elle dédaigne tous les argumens que
peut inventer la sagesse humaine. Mais si les raisons
lui manquent; le ciel même lui fournit des preuves,
et elle est suffisamment établie par les miracles et
par les martyres.
C'est , mes Frères , par ces deux moyens qu'a été
soutenue la foi chrétienne. Elle est venue sur la
terre troubler tout le monde par sa nouveauté,
étonner tous les esprits par sa hauteur , effrayer
tous les sens par la sévérité inouie de sa discipline.
Tout l'univers s'est uni contre elle, et a conjuré sa
perte : mais , malgré toute la nature , elle a été
établie par les choses prodigieuses que Dieu a faites
pour l'autoriser, et par les cruelles extrémités que
les hommes ont endurées pour la défendre. Dieu
et les hommes ont fait leurs efforts pour appuyer
le christianisme. Quel a dû être l'effort de Dieu,
sinon d'étendre sa main à des signes et à des pro-
diges ? Quel a dû être l'effort des hommes , sinon
de souffrir avec soumission des peines et des tour-
mens? Chacun a fait ce qui lui est propre ; car il
n'y avoit rien de plus convenable , ni à la puissance
divine, que de faire de grands miracles pour auto-
riser la foi chrétienne j ni à la foiL'lesse humaine ,
ENVERS LES NOUVELLES CATHOLIQUES. 3qi
que de souffrir de grands maux pour en soutenir la
vérité. Voilà donc la preuve de Dieu; faire des mi-
racles : In eo quocl manum tuant extendas ad sanita-
tes ^ et signa et prodigia fieri per nomen sancti
Filii lui Jesu (0. Voici la preuve des hommes ; souf-
frir des tourmens : l'homme étant si foible , ne pou-
voit rien faire de grand , ni de remarquable , que
de s'abandonner à souffrir. Ainsi ce que Dieu a
opéré, et ce que les hommes ont souffert, a égale-
ment concouru à prouver la vérité de la foi : les
miracles que Dieu a faits, ont montré que la doc-
trine du christianisme surpassoit toute la nature;
et les cruautés inouies auxquelles se sont soumis
les fidèles , pour défendre cette doctrine , ont fait
voir jusqu'où doit aller le glorieux ascendant qui
appartient à la vérité sur tous les esprits et sur tous
les cœurs.
Et en effet , chrétiens , jamais nous ne rendrons à
la vérité l'hommage qui lui est dû, jusqu'à ce que
nous soyons résolus à souffrir pour elle : et c'est ce
qui a fait dire à Tertullien , que « la foi est obligée
)) au martyre » : Debitricem niartyriifidcm (2). Oui,
sainte vérité de Dieu , souveraine de tous les esprits,
et arbitre de la vie humaine ; le témoignage de la
parole est une preuve trop foible de ma servitude ;
je dois vous prouver ma foi par l'épreuve des souf-
frances. O vérité éternelle , si j'endure pour l'amour
de vous, si mes sens sont noyés pour l'amour de
vous dans la douleur et dans l'amertume ; ce vous
sera une preuve que j'y ai renoncé de bon cœur pour
m'attacher à vos ordres. Pour faire voir à toute
(») AcU IV, 3o. — (» ; ^orp. n. 8.
39^ STJR LA CHARITÉ
la terre que je m'abaisse volontairement sous le joug
que vous m'imposez , je veux bien m'abaisser encore
jusqu'aux dernières humiliations : qu'on me jette
dans les prisons , et qu'on charge mes mains de fers ;
je regarderai ma captivité comme une image glo-
rieuse de ces chaînes intérieures par lesquelles j'ai
lié ma volonté toute entière , et assujetti mon en-
tendement à l'obéissance de Jésus - Christ et de sa
sainte doctrine : In caplwitalem redi^entes intellec-
tum in obsequium Christi (0.
Consolez-vous donc, mes très-chères Sœurs, dans
la preuve que vous donnez par vos peines, de la
pureté de votre foi : vous êtes un grand spectacle
à Dieu , aux anges et aux hommes : vos souffrances
font l'honneur de la sainte Eglise, qui se glorifie de
voir en vous , même au milieu de sa paix et de son
triomphe, une image de ses combats, et une peinture
animée des martyres qu'elle a soufferts. Ne vous occu-
pez pas tellement des maux que vous endurez, que
vous ne laissiez épancher vos cœurs dans le souvenir
agréable des récompenses qui vous attendent. Encore
un peu, encore un peu, dit le Seigneur, et je vien-
drai moi-même essuyer vos larmes; et je m'approche-
rai de vous pour vous consoler , et vous verrez le feu
de ma vengeance dévorer vos persécuteurs; et ce-
pendant je vous recevrai en ma paix et en mon re-
pos , au sein de mes éternelles miséricordes.
Vous endurez pour la foi; ne vous découragez
pas : songez que la sainte Eglise s'est fortifiée par
les tourmens, accrue par la patience, établie par
l'effort des persécutions. Et à ce propos, chrétiens,
(») //. Cor. X. r,.
ENVERS LES NOUVELLES CATHOLIQUES. SqB
je me souviens que saint Augustin se représente que
les fidèles , étonnés de voir durer si long - temps
ces cruelles persécutions par lesquelles l'Eglise étoit
agitée, s'adressent à elle-même, et lui en deman-
dent la cause (0. Il y a long-temps, ô Eglise, que
Ton frappe sur vos pasteurs, et que Ton dissipe vos
troupeaux ; Dieu vous a - t - il oubliée ? les vents
grondent , les flots se soulèvent , vous flottez deçà
et delà battue des ondes et de la tempête ; ne crai-
gnez-vous pas à la fin d'être entièrement abîmée et en-
sevelie sous les eaux ? Le même saint Augustin ayant
ainsi fait parler les fidèles , fait aussi répondre l'E-
glise, par ces paroles du divin Psalmiste : Sœpe expu-
gnayerunt me à juifentute inea, dicat nunc Israël (2).
Mes enfans, dit la sainte Eglise, je ne m'étonne
pas de tant de traverses; j'y suis accoutumée dès
ma tendre enfance : les ennemis qui m'attaquent
n'ont jamais cessé de me tourmenter dès ma pre-
mière jeunesse ; et ils n'ont rien gagné contre moi ,
et leurs efforts ont été toujours inutiles : Etenim
non potuerunt mihi (3) .
Et certainement, chrétiens, l'Eglise a toujours
été sur la terre, et jamais elle n'a été sans afflictions.
Elle étoit représentée en Abel ; et il a été tué par
Caïn son frère : elle a été représentée en Enoch ; et
il a fallu le séparer du milieu des iniques et des
impies , qui ne pouvoient compatir avec son inno-
cence : Et translatus est ah iniquis (4) : elle nous a
paru dans la famille de Noé; et il a fallu un mi-
racle pour la délivrer, non -seulement des eaux du
(») In Ps. cxxvni, /i. 2 , 3 , tom. iv, col. i448. — W Ps. cxxviii, i.
— {}) Ihiil a. — (4) Heb. xi. 5.
394 SUR LA CHARITÉ
déluge, mais encore des contradictions des enfans
du siècle. Le jour me manqueroit , comme dit l'a-
pôtre (0, si j'entreprenois de vous raconter ce qu'ont
souffert , des impies , Abraham et les patriarches ,
Moïse et tous les prophètes, Je'sus-Ghrist et ses saints
apôtres. Par conse'quent, dit la sainte Eglise, par
la bouche du saint Psalmiste , je ne m'étonne pas de
ces violences : Sœpe expugnayerunt me h juventute
niea ; numquid ideb non perveni ad senectutem (2) ?
Regardez , mes enfans , mon antiquité , considérez
ces cheveux gris ; « ces cruelles persécutions dont a
» été tourmentée mon enfance, m'ont-elles pu em-
» pêcher de parvenir heureusement à cette vieillesse
)) vénérable » ? Ainsi je ne m'étonne plus des persé-
cutions : si c'étoit la première fois , j'en serois peut-
être troublée; maintenant la longue habitude fait que
je ne m'en émeus point ; je laisse agir les pécheurs :
Supra dorswn meum. fahrica^erunt peccatores (5) :
je ne tourne pas ma face contre eux pour m'opposer
à leurs violences; je ne fais que tendre le dos pour
porter les coups qu'ils me donnent : ils frappent
cruellement, et je souffre sans murmurer; c'est pour-
quoi ils prolongent leurs iniquités, et ne mettent
point de bornes à leur furie : Prolonga\>erunt ini-
quitatcm suam (^) : ma patience sert de jouet à leur
injustice ; mais je ne me lasse pas de souffrir; je suis
bien aise de prouver ma foi à celui qui m'a appelée ,
et de me montrer digne de son choix , par une si
noble épreuve d'un amour constant et fidèle : Deus
tentavit eos , et invenit illos dignos se.
(0 Ilebr.xi. 32. — '*)«y. ^ug. in Ps. cxxvm, n. 3 , tom. iv ,col. l448'
— (3) Ps. cxxvm. 3. — (4) Ibid.
ENVERS LES NOUVELLES CATHOLIQUES. 89^
Entrez , mes Sœurs, dans ces sentimens ; souffrez
pour Famour de la sainte Eglise : la grâce que Dieu
vous a faite , de vous ramener à son unité , ne vous
sembleroit pas assez précieuse, si elle ne vous coûtoit
quelque chose. Songez à ce qu'ont souffert les saints
personnages dont je vous ai récité les noms et rap-
pelé le souvenir : joignez-vous à cette troupe bien-
heureuse de ceux qui ont souffert pour la vérité, et
« qui ont blanchi leurs étoles dans le sang de l'A-
» gneau sans tache (0 ». Autant de peines qu'on
souffre, autant de larmes qu'on verse pour avoir
embrassé la foi ; autant de fois on se lave dans le
sang du sauveur Jésus, et on y nettoie ses péchés,
et on sort de ce bain sacré avec une splendeur im-
mortelle ; et c'est alors que Jésus nous dit : Voici
mes fidèles et mes bien-aimés ; « et ils marcheront
» avec moi ornés d'une céleste blancheur , parce
)) qu'ils sont dignes d'une telle gloire » : Et amhu-
labunt mecuni in alhis , quia digni sunt (^). Voyez
donc, mes très-chères Sœurs, voyez Jésus -Christ
qui vous tend les bras, qui soutient votre foiblesse,
qui admire aussi votre force, et prépare votre cou-
ronne : il vous a éprouvées par la patience, et vous
a trouvées dignes de lui : Tentavit eos , et invertit
illos dignos se.
Mais nous, que ferons-nous, chrétiens? demeu-
rerons-nous insensibles , et serons-nous spectateurs
oisifs d'un combat si célèbre et si glorieux ? ne don-
nerons-nous que des paroles, et quelques frivoles
consolations a des peines si effectives ? et pendant que
ces filles innocentes, qui souffrentpersécution pour la
(») ^poc. VII. 14. — W ^^i^- "I- 4-
3(^6 SUR LA CHARITÉ
justice, sont dans le feu de Taffliction , où Dieu épure
leur foi ; ne ferons-nous point distiller sur elles quel-
que rosée de nos charités, pour les rafraîchir dans
cette fournaise , et les aider à souffrir une épreuve
si violente? C'est de quoi il faut vous entretenir dans
le reste de ce discours, que je tranche en peu de
paroles.
SECOND POINT.
Je parle donc maintenant à vous qui vivez dans les
richesses et dans l'abondance. Ne vous persuadez pas
que Dieu vous ait ouvert ses trésors avec une telle libé-
ralité, pour contenter votre luxe : c'est qu'il a des-
sein d'éprouver si vous avez un cœur chrétien, c'est-
à-dire, un cœur fraternel et un cœur compatissant.
David , considérant autrefois les immenses profu-
sions de Dieu envers lui, se sentit obligé par recon-
noissance de faire de magnifiques préparatifs pour
orner son temple ; et lui offrant de grands dons , il
y ajouta ces paroles : « Je sais, dit-il, ô mon Dieu,
» que vous éprouvez les cœurs , et que vous aimez
3) la simplicité; et c'est pourquoi. Seigneur tout-
» puissant , je vous ai consacré ces choses avec une
)) grande joie en la simplicité de mon cœur » : Scîo ,
Deus meus , quod probes corda et simplicitatem di-
ligas ; unde et ego in siinplicitate cordis mei lœtus
obtuli unwersa hœci^). Vous voyez comme il recon-
noît que les bontés de Dieu étoient une épreuve; et
qu'il vouloit éprouver , en lui donnant , s'il avoil
un cœur libéral, qui offrît à Dieu volontairement
ce qu'il recevoit de sa main.
ENVERS LES NOUVELLES CATHOLIQUES. 897
Croyez, ô riches du siècle, qu'il vous ouvre ses
mains dans la même vue : s'il est libéral envers vous,
c'est qu'il a dessein d'éprouver si votre ame sera
attendrie par ses bontés, et sera touchée du désir
de les imiter. De là cette abondance dans votre mai-
son, de là cette affluence de biens, de là ce bonheur,
ce succès, ce cours fortuné de vos affaires. 11 veut
voir , chrétien , si ton cœur avide engloutira tous ces
Liens pour ta propre satisfaction; ou bien, si se di-
latant par la charité, il fera couler ses ruisseaux sur
les pauvres et les misérables , comme parle l'Ecriture
sainte (0 : car ce sont les temples qu'il aime; et c'est
là qu'il veut recevoir les effets de ta gratitude.
Voici, Messieurs, une grande épreuve; c'est ici
qu'il nous faut entendre la malédiction des grandes
fortunes. L'abondance , la prospérité a coutume
d'endurcir le cœur de l'homme : l'aise , la joie ,
l'affluence, remplissent l'ame de sorte qu'elles en
éloignent tout le sentiment de la misère des autres,
et mettent à sec, si l'on n'y prend garde , la source
de la compassion. C'est pourquoi le divin apôtre
parlant des fortunés de la terre, de ceux qui s'aiment
eux-mêmes, et qui vivent dans les plaisirs, dans la
bonne chère, dans le luxe, dans les vanités, les
appelle « cruels et impitoyables, sans affection, sans
» miséricorde, amateurs de leurs voluptés » : Ho-
mines seipsos amantes , immites , sine affectione ,
sine beni^nitate, voluptatum amatores (2). Voilà une
merveilleuse contexture de qualités différentes. Vous
croyiez peut- être, Messieurs, que cet amour des
plaisirs ne fût que tendre et délicat ; ou bien plai-
(0 Is. LViiî. 10, 1 1. — W //. Tim. m. 3.
SgS SUR LA CHARITÉ
sant et flatteur ; mais vous n'aviez pas encore songé
qu'il fût cruel et impitoyable. Mais c'est que le saint
apôtre, pe'ne'trant par l'Esprit de Dieu dans les plus
intimes replis de nos cœurs, voyoit que ces hommes
voluptueux , attache's excessivement à leurs propres
satisfactions , deviennent insensibles aux maux de
leurs frères : c'est pourquoi il dit qu'ils sont sans
affection , sans tendresse et sans miséricorde ; ils ne
regardent qu'eux-mêmes. Et le prophète Isaïe re-
présente au naturel leurs véritables sentimens, lors-
qu'il leur attribue ces paroles : Ego sum ^ et prœier
me non est altéra (0 : « Je suis , et il n'y a que moi
3) surla.terre ». Qu'est-ceque toute cette multitude?
têtes de nul prix , et gens de néant : penser aux in-
térêts des autres , leur délicatesse ne le permet pas.
Chacun ne compte que soi ; et tenant tous les autres
dans l'indifférence , on tâche de vivre à son aise dans
une souveraine tranquillité des fléaux qui affligent
le reste des hommes.
O Dieu clément et juste ! ce n'est pas pour cette
raison que vous avez départi aux riches du monde
quelque écoulement de votre abondance. Vous les
avez faits grands , pour servir de pères à vos pauvres :
votre providence a pris soin de détourner les maux
de dessus leurs têtes , afin qu'ils pensassent à ceux
du prochain : vous les avez mis à leur aise et en li-
berté , afin qu'ils fissent leur affaire du soulagement
de vos enfans. Telle est l'épreuve oii vous les mettez;
et leur grandeur au contraire les rend dédaigneux,
leur abondance secs, leur félicité insensibles ; encore
qu'ils voient tous les jours , non tant des pauvres et
CO Is. XLVII. 10.
ENVERS LES NOUVELLES CATHOLIQUES. 899
des misérables , que la misère elle-même et la pau-
vreté en personne , pleurante et gémissante à leur
porte.
O riches, voilà votre épreuve; et afin d*y être
fidèles, écoutez attentivement cette parole du Sau-
veur des âmes : « Donnez-vous de garde de toute
» avarice » : Cavete ah omni avaritiai^). Cette pa-
role du Fils de Dieu demande un auditeur attentif.
Donnez-vous de garde de toute avarice; c'est qu'il
y en a de plus d'une sorte ; il y a une avarice sor-
dide , une avarice noire et ténébreuse , qui enfouit
ses trésors, qui n'en repaît que sa vue, et qui en
interdit l'usage à ses mains. « De quoi lui servent-ils ,
3) sinon qu'il voit de ses yeux beaucoup de richesses » ?
Quid prodest possessori , nisi quod cernit divitias
oculis suis (2) ? Mais il y a encore une autre avarice ,
qui dépense , qui fait bonne chère, qui n'épargne rien
à ses appétits. Je me trompe peut-être, mes Frères,
d'appeler cela avarice , puisque c'est une extrême
prodigalité; je parle néanmoins avec l'Evangile : elle
mérite le nom d'avarice , parce que c'est une avidité
qui veut dévorer tous ses biens, qui donne tout à
ses appétits, et qui ne veut rien donner aux néces»
sites des pauvres et des misérables ; et je parle en
cela selon l'Evangile. Jésus-Christ ayant dit ces mots :
Donnez-vous de garde de toute avarice , apporte
l'exemple d'un homme qui, ravi de son abondance,
veut agrandir ses greniers, et augmenter sa dé-
pense : car il paroît bien , chrétiens , qu'il vouloit
user de ses richesses , puisqu'il se dit à lui-même :
ce Mon ame, voilà de grands biens; repose-toi, fais
(0 Luc. XII. i5. — W Ecçhi, V. 10.
4oO SUK LA CHARITÉ
3) grande chère, mange et bois long -temps à ton
» aise M : Requiesce , comede , hibe , epulare (0.
Voyez de quoi il repaît son ame; « de même, dit
» saint Basile (2), que s'il avoit une ame de bête ».
Encore qu'il donne tout à son plaisir, et qu'il tienne
une table si abondante et si de'licate , Jésus-Christ
néanmoins le traite d'avare, condamnant l'avidité
de son cœur , qui consume tous ses biens pour soi ,
qui donne tout à ses excès et à ses débauches, et
n'ouvre point ses mains aux nécessités ni aux besoins
de ses frères. Prenez garde à cette avarice de cœur,
à cette avidité; modérez vos passions, et faites un
fonds aux pauvres sur la modération de vos vanités ;
Manum inferre rei suce in causa eleemosjnœ (5).
Pourquoi agrandir tes greniers ? Je te montre un
lieu convenable où tu mettras tes richesses plus en
sûreté : laisse un peu déborder ce fleuve ; laisse-le se
répandre sur les misérables : mais pourquoi tout
donner à tes appétits ? Mon ame , dis-tu , repose-toi ,
mange et bois long-temps à ton aise. Regarde de
quels biens tu repais ton ame ; de même , dit saint
Basile, que si tu avois une ame de bête. Ne me dis
point : Que ferai-je? il faut te [ modérer, réprimer
l'avidité de tes désirs , contraindre tes passions dans
de justes bornes. ] Si vous ne le faites, mes Frères,
il n'y a point d'espérance de salut pour vous : car,
pour arriver à la gloire que Jésus-Christ nous a mé-
ritée, il faut porter son image, il faut être marqué
à son caractère ; il faut , en un mot , lui être con-
forme. Quelle ressemblance avez-vous avec sa pau-
(0 Luc. XII. 19. — (») Hom. de Aifar. n. 6, tom. 11, p. 48.—
(3) Tertull. de Patient, n. 7.
vreté
(
ENVERS LES NOUVELLES CATHOLIQUES. 4o I
vreté dans voire abondance ; avec ses délaissemens
dans vos joies ; avec sa croix , avec ses épines , avec
son fiel et ses amertumes parmi vos de'lices dissolues?
est-ce là une ressemblance , ou plutôt [n'est-ce pas]
une manifeste contrarie'té ? Voici néanmoins quel-
que ressemblance et quelques ressources pour vous :
c'est que la croix de notre Sauveur n'est pas seule-
ment un exercice , mais encore une inondation d'une
libéralité infinie : il donne pour nous son ame et son
corps, il prodigue tout son sang pour notre salut.
Imitez du moins quelque trait, sinon de ces souf-
frances affreuses, du moins d'une libéralité si ai-
mable et si attirante : donnez au prochain, sinon vos
peines, du moins vos commodités; sinon votre vie
et votre substance, du moins le superflu de vos biens
ou le reste de vos excès. Entrez dans les saints désirs
du Sauveur, et dans les empressemens de sa charité
pour les hommes : il a [guéri ] les malades, il a repu
les faméliques, il a soutenu les désespérés. C'est là
sans doute la moindre partie que vous puissiez imiter
de la vie de notre Sauveur. Soyez les imitateurs,
sinon des souffrances qu'il a endurées à la croix, du
moins des libéralités qu'il y exerce. Jésus -Christ
demande une partie des biens qu'il vous a donnés ,
pour sauver son bien et son trésor : son trésor , ce
sont les âmes. Venez travailler au salut des âmes :
considérez ces filles non moins innocentes qu'affli-
gées. Faut-il vous représenter et les périls de ce
sexe , et les dangereuses suites de sa pauvreté, l'écueil
le plus ordinaire où sa pudeur fait naufrage? Faut-il
vous dire les tentations où leur foi se trouve exposée
dans les extrémités qui les pressent ?
BossuET. xiy. a6
402 SUR LA CHARITÉ
Considérez le ravage qu a fait There'sie. Quelle
plaie ! quelle ruine ! quelle funeste désolation ! La
terre est de'solée, le ciel est en deuil et tout couvert
de ténèbres, après qu'un si grand nombre d'étoiles
qui dévoient briller dans son firmament, a été traîné
au fond de l'abîme avec la queue du dragon (0.
L'Eglise gémit et soupire de se voir arracher si
cruellement une si grande partie de ses entrailles :
[dans cette affliction elle forme un] asile pour re-
cueillir quelque reste de son naufrage ; [ et vous ne
vous mettez point en peine de le soutenir : ] cette
maison depuis si long-temps n'a pas encore de pain.
Qu'attendez- vous, mes chers Frères? quoi, que leurs
parens, qu'elles ont quittés, viennent offrir le pain
que votre dureté leur dénie? Horrible tentation !
Dans le schisme, le plus grand malheur, c'est la
charité éteinte. Le diable, pour leur imposer, [leur
présente une] image de la charité dans le secours
mutuel qu'ils se donnent les uns aux autres. Voulez-
vous donc qu elles pensent qu'il n'y a point de cha-
rité dans l'Eglise, et qu'elles tirent cette consé-
quence : Donc l'Esprit de Dieu s'en est retiré. Vous
leur vantez votre foi; et l'apôtre saint Jacques vous
dit : Montre ta foi par tes œuvres (2). C'est ainsi
que le malin s'efforce de les séduire , et de les re-
plonger dans l'abîme d'où elles ne sont encore qu'à
demi sorties. Veux-tu être aujourd'hui , par ta du-
reté, coopérateur de sa malice, autoriser ses trom-
peries , et donner elîicace à ses tentations? Sois plu-
tôt coopérateur de la charité de Jésus pour sauver
les âmes. Maintenant que je vous parle, ce divin
(») ApoG, zxi. 4. — ^») Jac> 11. 18.
ENVERS LES NOUVELLES CATHOLIQUES. 4^3
Sauveur VOUS éprouve. Si vous aimez les âmes, si
vous désirez leur salut , si vous êtes effraye's de leurs
périls, vous êtes ses véritables disciples. Si vous sortez
de cet oratoire sans être touchés de si grands mal-
heurs , vous reposant du soin de cette maison sur ces
dames si charitables , comme si cette œuvre impor-
tante ne vous regardoit pas autant qu'elles; funeste
épreuve pour vous, qui prouvera votre dureté,
convaincra votre obstination , condamnera votre
ingratitude.
4o4 SUR LA VIE CHRÉTIENNE.
FRAGMENT D'UN DISCOURS
SUR LA VIE CHRÉTIENNE.
Dieu , la vie de nos amcs par l'union qu'il a avec elles. Obligation
du chrétien de mourir au péché , pour recevoir et conserver cette
vie divine. D'où vient Dieu laisse-t-il ici-bas dans les saints l'attrait
au mal. Comment détruit-il en eux le péché, même dés cette vie.
Je tirerai mon raisonnement de deux excellens
discours de saint Augustin : le premier c'est le dix-
neuvième Traite' sur saint Jean ; le second c'est le
Sermon dix -huit des paroles de l'apôtre. Ce grand
homme , aux lieux allégués , distingue en Famé deux
sortes de vie : l'une est celle qu'elle communique
au corps; l'autre est celle dont elle vit elle-même.
Comme l'ame est la vie du corps , ce saint évêque
enseigne que Dieu est sa vie (0. Pénétrons , s'il vous
plaît , sa pensée. L'ame ne pourroit donner la vie
à nos corps , si elle n'avoit ces trois qualités. Il faut,
premièrement , qu'elle soit plus noble ; car il est plus
noble de donner que de recevoir : il faut, en second
lieu, qu'elle lui soit unie; car notre vie ne peut
point être hors de nous : il faut enfin qu'elle lui
communique des opérations que le corps ne puisse
exercer sans elle ; car la vie consiste principalement
dans l'action. Ces trois choses paroissent clairement
V) Serm. clxi, n. 6,tom. v, col. 777.
SUR LA VIE CHÏIÉTÏ&JVÛ'E. /^O^
en nous : ce corps mortel dans lequel nous vivons,
si vous le se'parez de son ame , qu'est-ce autre chose
qu'un tronc inutile et qu'une masse de boue? Mais
sitôt que l'ame lui est conjointe , il se remue , il voit,
il entend , il est capable de toutes les fonctions de la
vie. Si je vous fais voir maintenant que Dieu fait, à
l'ëgard de l'ame , la même chose que ce que l'ame
fait à l'égard du corps; vous avouerez sans doute
que, tout ainsi que l'ame est la vie du corps, ainsi
Dieu est la vie de l'ame; et la proposition de saint
Augustin sera véritable. Voyons ce qui en est , et
prouvons tout solidement par les Ecritures.
Et premièi^ment, que Dieu soit plus noble et
plusëminent que nos amcs, ce seroit perdre le temps
de vous le prouver. Pour ce qui regarde l'union de
Diau avec nos esprits, il n'y a non plus de lieu d'en
douier, après que l'Ecriture a dit tant de fois, que
« Dieu viendroit en nous, qu'il feroit sa demeure
» chez nous (0, que nous serions son peuple, et
» qu'il demeureroit en nous (2} » ; et ailleurs, que
« qui adhère à Dieu est un même esprii^aveclui (3) » ;
et enfin, que « la charité a été répandue en nos
» cœurs par le Saint-Esprit qu'on nous a donné (4) ».
Tous ces témoignages sont clairs, et n'ont pas besoin
d'explication.
L'union de Dieu avec nos âmes étant établie, il
reste donc maintenant à considérer , si l'ame par
cette union avec Dieu est élevée à quelque action de
vie dont sa nature ne soit pas capable par elle-même.
Mais nous n'y trouverons point de difficultés , si nous
(0 Joan. XIV. 23. — (') Let^it. xxvi. 12. -— \}) I. Cor. vi. 17. —
(4) Rom. V. 3.
/\06 SUR LÀ VIE CHtlÉTIETfNE.
avons bien retenu les choses qui ont déjà été ac-
cordées. Suivez, s'il vous plaît, mon raisonnement;
vous verrez qu'il relève merveilleusement la dignité
de la vie chrétienne. Il n'y a rien qui ne devienne
plus parfait en s'unissant à un Etre plus noble : par
exemple, les corps les plus bruts reçoivent tout à
coup un certain éclat, quand la lumière du soleil
s'y attache. Par conséquent , il ne se peut faire que
l'ame s'unissant à ce premier Etre très-parfait , très-
excellent et très-bon , elle n'en devienne meilleure.
Et d'autant que les causes agissent selon la perfec-
tion de leur être , qui ne voit que l'ame étant meil-
leure elle agira mieux ? Car dans cet état d'union
avec Dieu , que nous vous avons montré par les Ecri-
tures, sa vertu est fortifiée par la toute-puissante
vertu de Dieu qui s'unit à elle ; de sorte qu^elle par-
ticipe, en quelque façon, aux actions divines. Cela
est peut-être un peu relevé; mais tâchons de le
rendre sensible par un exemple.
Considérez les cordes d'un instrument : d'elles-
mêmes elles'fiont muettes et immobiles. Sont -elles
touchées d'une main savante? elles reçoivent en elles
la mesure et la cadence , et même elles la portent
aux autres. Cette mesure et cette cadence, elles sont
originairement dans l'esprit du maître : mais il les
fait en quelque sorte passer dans les cordes, lorsque,
les touchant avec art , il les fait participer à son ac-
tion. Ainsi l'ame, si j'ose parler de la sorte, s' éle-
vant à cette justice, à cette sagesse, à cette infinie
sainteté, qui n'est autre chose que Dieu; touchée,
pour ainsi dire, par l'Esprit de Dieu, elle devieht
juste, elle devient sage, elle devient sainte; et par-
SUR LA VIE CHRÉTIENNE. ^.0'^
ticipant selon sa portée aux actions divines, elle
agit saintement comme Dieu lui-même agit sainte-
ment. Elle croit en Dieu, elle aime Dieu, elle es-
père en Dieu ; et lorsqu'elle croit en Dieu , qu'elle
aime Dieu , qu'elle espère en Dieu , c'est Dieu
qui fait en elle cette foi, cette espe'rance, et ce
saint amour. C'est pourquoi l'apôtre nous dit que
« Dieu fait en nous le vouloir et le faire (0 » ;
c'est-à-dire, si nous le savons bien comprendre,
que nous ne faisons le bien que par l'action qu'il
nous donne; nous ne voulons le bien que par la
volonté qu'il opère en nous. Donc toutes les ac-
tions chrétiennes sont des actions divines et surna-
turelles auxquelles l'ame ne pourroit parvenir, n'é-
toit que Dieu s*unissant à elle, les lui communique
par le Saint-Esprit qui est répandu dans nos cœurs.
De plus, ces actions que Dieu fait en nous, ce sont
aussi actions de vie, et même de vie éternelle. Par
conséquent , on ne peut nier que Dieu s'unissant à
nos âmes, mouvant ainsi nos âmes, ne soit vérita-
blement la vie de nos âmes. Et c'est là, si nous l'en-
tendons, la nouveauté de vie dont parle l'apôtre (2}.
Passons outre maintement, et disons : Si Dieu est
notre vie , parce qu'il agit en nous, parce qu'il nous
fait vivre divinement, en nous rendant participans
des actions divines ; il est absolument nécessaire
qu'il détruise en nous le péché , qui non-seulement
nous éloigne de Dieu , mais encore nous fait vivre
comme des bêtes , hors de la conduite de la raison.
Et ainsi , chrétiens , élevons nos cœurs ; et puisque
dans cette bienheureuse nouveauté de vie nous de-
vons vivre et agir selon Dieu, rejetons loin de
(0 Philip. II. i3. — W liom. VI. 4-
4o8 SUR LA VIE CHRÉTIENNE.
nous le péché qui nous fait vivre comme des béteS
brutes , et aimons la justice de la vertu , par laquelle
nous sommes participans , comme dit l'apôtre saint
Pierre (0, de la nature divine. C'est à quoi nous
exhorte saint Paul, quand il dit : « Si nous vivons
3) de l'esprit , marchons en esprit » : Si spiritu vwi-
mus, spiritu et ambulemus (2); c'est-à-dire, si nous
vivons d'une vie divine , faisons des actions dignes
d'une vie divine. Si l'Esprit de Dieu nous anime, lais-
sons la chair et ses convoitises , et vivons comme ani-
més de l'Esprit de Dieu , faisons des œuvres conve-
nables à l'Esprit de Dieu; et comme Jésus-Christ est
ressuscité par la gloire du Père , ainsi marchons en
nouveauté de vie.
Regardons avec l'apôtre saint Paul (5) Jésus res-
suscité, qui est la source de notre vie. Quel étoit
le sauveur Jésus pendant le cours de sa vie mor-
telle? Il étoit chargé des péchés du monde, il s'étoit
mis volontairement en la place de tous les pécheurs,
pour lesquels il s'étoit constitué caution, et dont il
étoit convenu de subir les peines. C'est pour cela
que sa chair a été inQrme; pour cela il a langui sur
la croix parmi des douleurs incroyables ; pour cela
il est cruellement mort avec la perte de tout son
sang. Dieu éternel, qu'il est changé maintenant!
c( Il est mort au péché » , dit l'apôtre (4) , c'est-à-
dire, qu'il a dépouillé toutes les foiblesses qui avoient
environné sa personne en qualité de caution des
pécheurs. « Il est mort au péché , et il vit à Dieu » ;
parce qu'il a commencé une vie nouvelle qui n'a
plus rien de l'infirmité de la chair, mais en laquelle
CO //. Petr. I. 4. — W Galat. v. aS. — (3) Hehr. xii. 2. — ('0 Rom.
VI. 10.
StJIl LA VIE CHRÉTIENNE. 4^9
reluit la gloire de Dieu: Quod autem vivit, vwit
Deo. ft Ainsi estimez, continue l'apôtre, vous qui
3) êtes ressuscites avec Jésus- Christ , estimez que
» vous êtes morts au péché, et vivans à Dieu par
5) notre Seigneur Jésus-Christ (0 : et comme Jésns-
» Christ est ressuscité par la gloire du Père , mar-
» chons aussi dans une vie nouvelle (^) ». C'est à
quoi nous oblige la résurrection de notre Sauveur ,
et la doctrine du saint Evangile : et ce que la doc-
trine évangéhque nous prêche, cela même est con-
firmé en nous par le saint baptême.
De là étoit née cette belle cérémonie que Ton
observoit dans l'ancienne Eglise au baptême des
chrétiens. On les plongeoit entièrement dans les
eaux, en invoquant sur eux le saint nom de Dieu.
Les spectateurs, qui voyoient les nouveaux baptisés
se noyer, pour ainsi dire , et se perdre dans les ondes
de ce bain salutaire, puis revenir aussitôt lavés de
cette fontaine très-pure , se les représentoient en un
moment tout changés par la vertu occulte du Saint-
Esprit, dont ces eaux étoient animées; comme si,
sortant de ce mondé en même temps qu'ils dispa-
roissoient à leur vue, ils fussent allés mourir avec
le Sauveur, pour ressusciter avec lui selon la vie
nouvelle du christianisme. Telle étoit la cérémonie
du baptême à laquelle l'apôtre regarde, lorsqu'il
dit , dans le texte que nous traitons , que nous
sommes ensevelis avec Jésus -Christ, pour mourir
avec lui dans le saint baptême ; afin que comme
Jésus-Christ est ressuscité par la gloire du Père, ainsi
nous marchions en nouveauté de vie. Il l'egardoit à
CO Rom. VI. 1 1. — {■^)lhiJ. 4.
4lO SUR LA VIE CHRÉTIENNE.
cette cérémonie du baptême, qui se piatiquoit sans
doute du temps des apôtres : or encore que le temps
ait changé, que la cérémonie ne soit plus la même,
la vertu du baptême n'est point altérée; à cause
qu'elle ne consiste pas tant dans cet élément cor-
ruptible, que dans la parole de Jésus -Christ, et
dans l'invocation de la Trinité , et dans la commu-
nication de l'Esprit de Dieu, qui sont choses sur
lesquelles le temps ne peut rien.
En effet, tout autant que nous sommes de baptisés
nous sommes tous consacrés dans le saint baptême à
la Trinité très-auguste , par la mort du péché et par
la résurrection à la vie nouvelle^ C'est pourquoi nos
péchés y sont abolis , et la nouveauté de vie y est
commencée : et de là vient que nous appelons le
baptême le sacrement de régénération et de renou-
vellement de l'homme par le Saint-Esprit. D'où je
conclus que le dessein de Dieu est de détruire en
nous le péché; puisqu'il veut que la vie chrétienne
commence par l'abolition de nos crimes; et ainsi il
nous rend la justice que la prévarication du premier
père nous avoit ôtée. Grâces à votre bonté, ô grand
Dieu , qui faites un si grand présent à vos serviteurs ,
par Jésus-Christ le juste, qui se chargeant de nos
péchés à la croix, par un divin échange nous a com-
muniqué sa justice.
Mais ici peut-être vous m'objecterez que le péché
n'est point détruit, même dans les justes; puisque
la foi catholique professe qu'il n'y a aucun homme
vivant qui ne soit pécheur. Pour résoudre cette dif-
ficulté, et connoître clairement quelle est la justice
que le Saint-Esprit nous rend en ce monde , l'ordre
SUR LÀ VIE CHRÉTIENNE. 4^1
de mon raisonnement m'oblige d'entrer en ma se-
conde partie, et de vous faire voir le combat du
fidèle contre la chair et ses convoitises. Je joindrai
donc cette seconde partie avec ce qui me reste à
dire de la première, dans une même suite de dis-
cours. Je tâcherai pourtant de ne rien confondre ;
mais j'ai besoin que vous renouveliez vos attentions.
La seconde partie de la vie chrétienne, c'est de
combattre la concupiscence , pour détruire en nous
le péché. Or quand je parle ici de concupiscence ,
n'entendez par ce mot aucune passion particulière,
mais plutôt toutes les passions assemblées, que l'E-
criture a accoutumé d'appeler d'un nom général,
la concupiscence et la chair. Mais définissons en un
mot la concupiscence, et disons avec le grand Au-
gustin : La concupiscence , c'est un attrait qui nous
fait incliner à la créature au préjudice du Créateur,
qui nous pousse aux choses sensibles au préjudice
des biens éternels.
Qu'est-il nécessaire de vous dire combien cet at-
trait est puissant en nous ? Chacun sait qu'il est né
avec nous , et qu'il nous est passé en nature. Voyez,
avant le christianisme , comme le vrai Dieu étoit mé-
prisé par toute la terre : voyez , depuis le christia-
nisme, combien peu de personnes goûtent comme il
faut les vérités célestes de l'Evangile; et vous verrez
que les choses divines nous touchent bien peu. Qui
fait cela , fidèles , si ce n'est que nous aimons les
créatures désordonnément ? C'est pourquoi l'apôtre
saint Paul dit : « La chair convoite contre l'esprit ,
4lO SUR LA VIE CHRÉTIENNE.
cette cérémonie du baptême, qui se pratiquoit sans
doute du temps des apôtres : or encore que le temps
ait changé y que la cérémonie ne soit plus la même,
la vertu du baptême n'est point altérée; à cause
qu'elle ne consiste pas tant dans cet élément cor-
ruptible, que dans la parole de Jésus -Christ, et
dans l'invocation de la Trinité , et dans la commu-
nication de l'Esprit de Dieu, qui sont choses sur
lesquelles le temps ne peut rien.
En effet, tout autant que nous sommes de baptisés
nous sommes tous consacrés dans le saint baptême à
la Trinité très-auguste , par la mort du péché et par
la résurrection à la vie nouvelle. C'est pourquoi nos
péchés y sont abolis , et la nouveauté de vie y est
commencée : et de là vient que nous appelons le
baptême le sacrement de régénération et de renou-
vellement de l'homme par le Saint-Esprit. D'où je
conclus que le dessein de Dieu est de détruire en
nous le péché; puisqu'il veut que la vie chrétienne
commence par l'abolition de nos crimes; et ainsi il
nous rend la justice que la prévarication du premier
père nous avoit ôtée. Grâces à votre bonté, ô grand
Dieu , qui faites un si grand présent à vos serviteurs,
par Jésus-Christ le juste, qui se chargeant de nos
péchés à la croix, par un divin échange nous a com-
muniqué sa justice.
Mais ici peut-être vous m'objecterez que le péché
n'est point détruit, même dans les justes; puisque
la foi catholique professe qu'il n'y a aucun homme
vivant qui ne soit pécheur. Pour résoudre cette dif-
ficulté, et connoître clairement quelle est la justice
que le Saint-Esprit nous rend en ce monde , l'ordre
SUR LÀ VIE CHRÉTIENNE. ^H
de mon raisonnement m'oblige d'entrer en ma se-
conde partie, et de vous faire voir le combat du
fidèle contre la chair et ses convoitises. Je joindrai
donc cette seconde partie avec ce qui me reste à
dire de la première, dans une même suite de dis-
cours. Je tâcherai pourtant de ne rien confondre ;
mais j'ai besoin que vous renouveliez vos attentions.
La seconde partie de la vie chrétienne, c'est de
combattre la concupiscence , pour détruire en nous
le péché. Or quand je parle ici de concupiscence ,
n'entendez par ce mot aucune passion particulière,
mais plutôt toutes les passions assemblées, que l'E-
criture a accoutumé d'appeler d'un nom général,
la concupiscence et la chair. Mais définissons en un
mot la concupiscence, et disons avec le grand Au-
gustin : La concupiscence , c'est un attrait qui nous
fait incliner à la créature au préjudice du Créateur,
qui nous pousse aux choses sensibles au préjudice
des biens éternels.
Qu'est-il nécessaire de vous dire combien cet at-
trait est puissant en nous ? Chacun sait qu'il est né
avec nous , et qu'il nous est passé en nature. Voyez,
avant le christianisme , comme le vrai Dieu étoit mé-
prisé par toute la terre : voyez , depuis le christia-
nisme, combien peu de personnes goûtent comme il
faut les vérités célestes de l'Evangile; et vous verrez
que les choses divines nous touchent bien peu. Qui
fait cela , fidèles , si ce n'est que nous aimons les
créatures désordonnément ? C'est pourquoi l'apôtre
saint Paul dit ; « La chair convoite contre l'esprit ,
4l2 SUR LA VIE CHRÉTIENNE.
» et Fesprit contre la chair (0 ». Et ailleurs : « Je
» me plais en la loi selon l'homme inte'rieur; mais
» je sens en moi-même une loi qui re'siste à la loi de
» Tesprit (2) » : voilà le combat. Que si l'apôtre
même ressent cette guerre, qui ne voit que cette
opiniâtre contrariété de la convoitise, répugnante
au bien , se rencontre même dans les plus justes?
Dieu éternel , d'oii vient ce désordre ? Pourquoi
cet attrait du mal, même dans les saints? Car enfin
ils se plaignent tous généralement, que, dans le
dessein qu'ils ont de s'unir à Dieu , ils sentent une
résistance continuelle. Grand Dieu, je connois vos
desseins : vous voulez que nous expérimentions en
nous-mêmes une répugnance éternelle à ce qiie votre
loi si juste et si sainte désire de nous ; afin que nous
sachions distinguer ce que nous faisons par nous-
mêmes, d'avec ce que vous faites en nous par votre
Esprit saint ; et que par l'épreuve de notre impuis-
sance, nous apprenions à attribuer la victoire, non
point à nos propres forces, mais à votre bras et à
l'honneur de votre assistance. Et ainsi vous nous
laissez nos foiblesses , afin de faire triompher votre
grâce dans l'infirmité de notre nature. Par où vous
voyez, chrétiens, que la concupiscence combat dans
les justes, mais que la grâce divinô surmonte. C'est
la grâce qui oppose à l'attrait du mal la chaste dé-
lectation des biens éternels; c'est-à-dire, la charité
qui nous fait observer la loi, non point par la crainte
de la peine, mais par l'amour de la véritable justice:
et cette charité est répandue en nos cœurs, non par
(0 Gai. V. 17.— \')/?om. VII. 32, 35.
SUR LA VIE CHRÉTIENNE. ^l3
le libre arbitre qui est ne' avec nous, mais par le
Saint-Esprit qui nous est donne' (0.
La charité donc et la convoitise se font la guerre
sans aucune trêve : à mesure que l'une croît, l'autre
diminue, lien est comme d'une balance : autant que
vous ôtez à la charité, autant vous ajoutez de poids
à la convoitise. Quand la charité surmonte , nous
sommes libres de cette liberté dont parle l'apôtre (2),
par laquelle Jésus- Christ nous a affranchis. Nous
sommes libres, dis-je, parce que nous agissons par
la charité, c'est-à-dire, par une affection libérale.
Mais notre liberté n'est point achevée, parce que
le règne de la charité n'est pas accompli. La Uberté
sera entière, quand la paix sera assurée, c'est-à-dire
au ciel. Cependant nous gémissons ici-bas; parce que
la paix de la charité que nous y avons , étant tou-
jours mêlée avec la guerre de la convoitise, elle
n'est pas tant le calme de nos troubles, que la con-
solation de notre misère : et en voici une belle raison
de saint Augustin.
La liberté n'est point parfaite, dit -il, et la paix*
n'est pas assurée ; parce que la convoitise , qui nous
résiste, ne peut être combattue sans péril : elle ne peut
être aussi bridée sans contrainte , ni par conséquent
modérée sans inquiétude. Illa quœ resistunt j, pericu-
loso debellantur prœlio ; et illa quœ 'victa suntj, non-
dum securo îriumphantur otio^ sed adhuc sollicito
premuntur imperio (3). Et de là vient que notre jus-
tice ici-bas, je parle encore avec le grand Augustin,
de là vient que « notre justice consiste plus en la
(0 Rom. V. 5. — (^) Gai IV. 3i. — (3) De Cw. Dei, Ub. xix, cap.^
xxvii, tom. Yii, col. 572.
4l6 SURLÀVIE CHRÉTIENNE.
charité qui les couvre: « La charité, dit l'apôtre
>i saint Pierre (0 , couvre la multitude des péchés ».
Bien plus, ce grand Dieu tout-puissant fait écla-
ter la lumière même du sein des plus épaisses ténè-
bres ; il fait servir à la justice le péché même. Admi-
rable économie de la grâce! oui les péchés mêmes,
je l'oserai dire, dans lesquels la fragilité humaine
fait tomber le juste, si d'un côté ils diminuent la jus-
tice, ils l'augmentent et l'accroissent de l'autre. Et
comment cela ? C'est qu'ils enflamment les saints dé-
sirs de l'homme fidèle ; c'est qu'en lui faisant con-
noître sa servitude, ils font qu'il désire bien plus
ardemment les bienheureux embrassemens de son
Dieu, dans lesquels il trouvera la vraie liberté;
c'est qu'ils lui font confesser sa propre foiblesse et
le besoin qu'il a de la grâce, dans un état d'un pro-
fond anéantissement. Et d'autant que le plus juste
c'est le plus humble , le péché même en quelque sorte
accroît la justice ; parce qu'il nous fonde de plus en
plus dans l'humilité.
Vivons ainsi, fidèles, vivons ainsi; faisons que
notre foiblesse augmente l'honneur de notre victoire,
par la grâce de notre Seigneur Jésus-Christ. Aimons
cette justice divine qui fait que le péché même nous
tourne à bien : quand nous voyons ci'oître nos ini-
quités, songeons à nous enrichir par les bonnes œu-
vres, afm de réparer notre perte. Le fidèle qui vit
de la sorte, expiant ses péchés par les ai^mônes, se
purifiant toute sa vie par la pénitence , par le sacri-
fice d'un cœur contrit, par les œuvres de miséri-
corde , il ne détruit pas seulement le règne du péché,
C«) /. Petr. IV. 8.
comme
1
SUR LA. VIE CHRÉTIENNE. /^_in
comme je disois tout-à-l'heure , je passe maintenant
plus outre, et je dis qu'il détruit entièrement le
pe'ché; parce que, dit saint Augustin, « comme notre
j) vie n'est pas sans pe'ché, aussi les remèdes pour les
» purger ne nous manquent pas » : Sicutpeccata non
defueruntj ita etiam remédia ^ quibus purgarentur ,
affuerunt (0.
Enfin celui qui vit ^ la sorte , détestant les pé-
che's mortels, faisant toute sa vie pe'nitence pour
les véniels, à la manière que je viens de dire avec
rincomparable saint Augustin , il méritera , dit le
même Père. Que nos nouveaux réformateurs enten-
dent ce mot : c'est dans cette belle épître à Hilaire,
où ce grand personnage combat l'orgueilleuse héré-
sie de Pelage, ennemi de la grâce de Jésus-Christ.
Cet humble défenseur de la grâce chrétienne se
sert en ce lieu du mot de mérite : étoit-ce pour en-
fler le libre arbitre? n'étoit-ce pas plutôt pour re-
lever la dignité de la grâce , et des saints mouve-
mens que Dieu fait en nous? Quelle est donc votre
vanité et votre injustice, ô très -charitables réfor-
mateurs, de prêcher que nous ruinons la grâce de
Dieu , parce que nous nous servons du mot de mé-
rite ? si ce n'est peut-être que vous vouliez dire que
saint Augustin a détruit la grâce, et que Calvin seul
l'a bien établie. Pardonnez-moi cette digression ; je
reviens à mon passage de saint Augustin. Un homme
passant sa vie dans l'esprit de mortification et de
pénitence, « encore qu'il ne vive pas sans péché, il
3) méritera, dit saint Augustin, de sortir de ce
» monde sans aucun péché » : Merebiiur hinc exire
(') Ad Hilar. Ep. cLvii, n. 3j tom. ii , col. 543.
BOSSUET. XIV. 27
4l8 SUR LA VIE CHRÉTIENNE.
sine peccato , quanwis ^ chm hic vis^ej^et^ habuerit
noiinulla peccata (0 : et ainsi le péché est détruit
en nous , à cause du mérite de la vraie foi qui opère
par la charité.
11 est donc vrai , fidèles , ce que j'ai dit , que
même dans cet exil Dieu détruit le péché par sa
grâce ; il est vrai qu'il y surmonte la concupiscence :
et ainsi, par la miséricorde 4(B Dieu, je me suis déjà
acquitté envers vous des deux premières parties de
ma dette. Faites votre profit de cette doctrine : elle
est haute , mais nécessaire. Je sais que les humbles
l'entendent; peut-être ne plaira-t-elle pas aux su-
perbes. Les lâches sans doute seront fâchés qu on
leur parle toujours de coml)attre. Mais pour vous ,
ô vrais chrétiens , travaillez sans aucun relâche ;
puisque vous avez un ennemi en vous-mêmes, avec
lequel, si vous faites la paix en ce monde, vous ne
sauriez avoir la paix avec Dieu. Voyez combien il
est nécessaire de veiller toujours, de prier toujours,
de peur de tomber en tentation. Que si cette guerre
continuelle vous semble fâcheuse, consolez-vous par
l'espérance fidèle de la glorieuse résurrection, qui
se commence déjà en nos corps. C'est la troisième
opération que le Saint-Esprit exerce dans l'homme
fidèle durant le pèlerinage de cette viej et c'est aussi
par où je m'en vais conclure.
(0 Loco mox c'Uato.
SUR LES OBLIGATIONS DE l'ÉTAT RELIGIEUX. 4^9
g- - . - ■ ■ -.
SERMON
SUR
LES OBLIGATIONS DE L'ÉTAT RELIGIEUX,
PRÊCHÉ DEVANT LES RELIGIEUSES DE S, CYR (*).
Fragilité et grande misère du monde : puissance et funestes effets
de sa séduction. Motifs pressons pour porter les chrétiens à s'en
séparer entièrement. Origine des communautés religieuses. En quoi
consiste la pauvreté dont on y fait profession. Infidélités sans nombre,
qu'oncommet journellement dans les monastères contre celte vertu.
Avantages de la virginité : jusqu'où elle doit s'étendre. A qui se rap-
porte l'obéissance que l'on rend aux supérieurs. Dans quel esprit il
faut se soumettre à ceux qui abusent de leur autorité. Avec quel
soin les religieuses doivent éviter le commerce du monde, les senti-
mens de la vanité, et les amusemens de l'esprit.
l_j E monde entier n'est rien ; tout ce qui est mesuré
par le temps va finir. Le ciel, qui nous couvre par
sa voûte immense, est comme une tente, selon la
comparaison de l'Ecriture (0 : on la dresse le soir
pour les voyageurs, et on l'enlève le lendemain.
(*) Nous n'avons point Toriginal de ce sermon, dont nous avons
trouvé plusieurs copies dans le diocèse de Meaux : toutes l'attribuent
à Bossuet, et il est aisé de l'y reconnoître. Le troisième point prouve
qu'il a été fait pour la maison de Saint-Cyr. {£dù. de Déforis. )
{y! Job. xxXYi. 2g.
420 SUR LES OBLIGATIONS
Quelle doit être notre vie et notre conversation ici-
bas, dit un apôtre (0, puisque ces cieux que nous
voyons, et cette terre qui nous porte, vont être
embrases par le feu ? La fin de tout arrive ; la voilà
qui vient ; elle est presque déjà venue. Tout ce qui
paroît de plus solide n'est qu'une figure qui passe
quand on en veut jouir , qu'une ombre fugitive qui
disparoît. « Le temps est court , dit saint Paul par-
» lant des vierges (2) ; donc il faut user du monde
» comme n'en usant pas » , n'en user que pour le
vrai liesoin , en user sobrement sans en vouloir jouir,
en user en passant sans s'y arrêter et sans y tenir.
C'est donc une pitoyable erreur que de s'imaginer
qu'on sacrifie beaucoup à Dieu quand on quitte le
monde pour lui : c'est renoncer à une illusion per-
nicieuse; c'est renoncer à de vrais maux, déguisés
sous une vaine apparence de biens. Perd - on un
appui quand on jette un roseau fêlé, qui, loin de
nous soutenir, nous perceroit la main, si nous vou-
lions nous y appuyer? Faut-il bien du courage pour
s'enfuir d'une maison qui tombe en ruine, et qui
nous écraseroit dans sa cliute?
Que quitte-t-on en quittant le monde ? Ce que
quitte celui qui , à son réveil, sort d'un songe plein
d'inquiétudes. Tout ce qui se voit , qui se touche ,
qui se compte, qui se mesure par le temps, n'est
qu'une ombre de l'être véritable : à peine com-
mence-t-il à être , qu'il n'est déjà plus. Ce n'est rien
sacrifier à Dieu , que de lui sacrifier la nature en-
tière : c'est lui donner le néant, la vanité, le men-
songe même. D'ailleurs ce monde, si vain et si fra-
10 //. Petr. iiï. 10, 1 1. — W /. Cor. \u. 29, 3i.
DE L ÉTAT RELIGIEUX. /\2l
gile, est trompeur, ingrat, plein de trahisons. O
combien dure est sa servitude ! Enfans des hommes,
que ne vous en coûte-t-il point pour le flatter, pour
tâcher de lui plaire , pour mendier ses grâces? Quelles
traverses, quelles alarmes , quelles bassesses, quelle
lâcheté pour parvenir à ce qu'on n a point de honte
d'appeler les honneurs! Quel ëtat violent, et pour
ceux qui s'efforcent de parvenir , et pour ceux mêmes
qui son t parvenus ! Quelle pauvreté effective dans une
abondance apparente! Tout y trahit le cœur, jus-
qu'à l'espérance même dont on paroît nourri : les
désirs s'enveniment ; ils deviennent farouches et in-
satiables : l'envie déchire les entrailles; on est mal-
heureux non-seulement par son propre malheur,
mais encore par la prospérité d'autrui. On est peu
touché de ce qu'on possède; on ne sent que ce
qu'on n'a pas : l'expérience de la vanité de ce qu'on
a ne ralentit jamais la fureur d'acquérir ce qu'on
sait bien qui est aussi vain, et aussi incapable de
rendre heureux. On ne peut ni assouvir les passions
ni les vaincre ; on en sent la tyrannie , et on ne veut
point être délivré.
O! si je pouvois traîner le monde entier dans les-
cloîtres et dans les solitudes , j'arracherois de sa
bouche un aveu de sa misère et de son désespoir.
Mais hélas! que vois -je? Va-t-on dans le monde
l'étudier de près dans son état le plus naturel , on
n'entend dans toutes les familles que gémissemens
de cœurs oppressés. L'un est dans une disgrâce qui
lui enlève le fruit de ses travaux depuis tant d'an-
nées , et qui met sa patience à bout ; l'autre souffre
dans sa place des dégoûts et des désagrémens : ce-
4^2 SUR LES Or.LIGATIONS
lui-ci perd ; l'autre craint de perdre : cet autre n'a
pas assez ; il est dans un ëtat violent. L'ennui les
poursuit tous, jusque dans les spectacles et dans la
foule des plaisirs : ils avouent qu'ils sont mise'rables ;
et je ne veux que le monde pour apprendre aux
hommes combien le monde est digne de mépris.
Mais pendant que les enfans du siècle parlent
ainsi , quel est le langage de ceux qui doivent être
les enfans de Dieu ? He'las ! ils conservent une estime
et une admiration secrète, pour les choses les plus
vaines, que le monde même, tout vain qu'il est, ne
peut s'empêcher de me'priser. O mon Dieu, arra-
chez , arrachez du cœur de vos enfans cette erreur
maudite. J'en ai vu , même de bons, de sincères dans
leur piété', qui, faute d'expérience, étoient éblouis
d'un éclat grossier. Ils étoient étonnés de voir des
gens, avancés dans les honneurs du siècle, leur dire :
Nous ne sommes point heureux. Cette vérité leur
étoit encore nouvelle, comme si l'Evangile ne la
leur avoit pas révélée , comme si leur renoncement
au monde n'avoit pas dû être fondé sur une pleine
et constante persuasion de sa vanité. O mon Dieu ,
le monde , par le langage même de ses passions ,
rend témoignage à la vérité de votre Evangile , qui
dit : « Malheur au monde (0 » ; et vos enfans ne
rougissent point de montrer que le monde a encore
pour eux quelque chose de doux et d'agréable.
Ce monde n'est pas seulement fragile et misé-
rable; il est encore incompatible avec les vrais biens.
Les peines que nous lui voyons souffrir sont pour lui
le commencement des douleurs éternelles. Comme
(') Matl. xvni. 7.
DE l'état RELIGIEUX. ^93
la joie céleste se forme peu à peu dès cette vie dans
le cœur des justes, où est le royaume de Dieu; les
horreurs et le désespoir de l'enfer se forment aussi
peu à peu dans le cœur des hommes profanes, qui
vivent loin de Dieu. Le monde est un enfer déjà
commencé; tout y est envie, fureur, haine de la
vérité et de la vertu , impuissance et désespoir
d'appaiser son propre cœur, et de rassasier ses
désirs.
Jésus-Christ est venu du ciel sur la terre foudroyer
de ses malédictions ce monde impie , après en avoir
enlevé ses élus. « Dieu nous a arrachés, dit saint
» Paul (0, à la puissance des ténèbres, pour nous
» transférer au royaume de son Fils bien-aimé«.
Le monde est le royaume de Satan , et les ténèbres
du péché couvrent cette région de mort. « Malheur
)) au monde, à cause des scandales (^) ». Ilélas ! les
justes mêmes sont ébranlés. O qu elle est redoutable
cette puissance des ténèbres , qui aveugle les plus
clairvoyans ! C'est une puissance d'enchanter les es-
prits, de les séduire, de leur ôter la vérité même,
après qu'ils l'ont crue, sentie et aimée. O puissance
terrible , qui répand l'erreur , qui fait qu'on ne voit
plus ce qu'on voyoit, qu'on craint de le revoir, et
qu'on se complaît dans les ténèbres de la mort ! En-
fans de Dieu , fuyez cette puissance ; elle entraîne
tout, elle flatte, elle tyrannise, elle enlève les cœurs.
Ecoutez Jésus-Christ , qui crie : « On ne peut servir
» deux maîtres. Dieu et le monde (?) ». Ecoutez un
de ses apôtres, qui ajoute : « Adultères, ne savez-
» vous pas que l'amitié de ce monde est ennemie de
(0 Coloss. I. i3. — W MiUt. XVIII. 7. — (3) Ibid. VI 24.
424 SUR LES OBLIGATIONS
» Dieu (0 » ? Point de milieu; nulle espérance d'en
trouver : c'est abandonner Dieu , c'est renoncer à
son amour, que d'aimer son ennemi.
Mais en renonçant au monde , faut-il renoncer à
tout ce que le monde donne? Ecoutez encore un
autre apôtre ; c'est saint Jean (2) : « N'ainaez ni le
5) monde , ni les choses qui sont dans le nlonde » ,
ni lui, ni ce qui lui appartient; tout ce qu'il donne
est aussi vain, aussi corrompu, aussi empoisonné
que lui.
Mais quoi, faut-il que tous les chrétiens vivent
dans ce renoncement? Ecoutez -vous vous-même
du moins, si vous n'écoutez pas les apôtres. Qu'avez-
vous promis dans votre baptême, pour entrer non
dans la perfection d'un ordre religieux, mais dans
le simple christianisme et dans l'espérance du salut?
Vous avez renoncé à Satan, à ses pompes. R emarquez
quelles sont ces pompes : Satan n'en a point de dis-
tinguées de celles du siècle. Les pompes du siècle ,
qu'on est tenté de croire innocentes, sont donc, se-
lon vous-même, celles de Satan; et vous avez promis
de les détester. Cette promesse si solennelle, qui
vous a introduit dans la société des fidèles, ne sera-
t-elle qu'une comédie et une dérision sacrilège ? Le
renoncement au monde, et la détestation de ses va-
nités , est donc essentiel au salut de chaque chré-
tien. Celui qui quitte le monde, qu'y ajoute-t-il ?
Il* s'éloigne de son ennemi , il détourne les yeux
pour ne pas voir ce qu'il abhorre ; il se lasse d'être
aux prises avec cet ennemi, ne pouvant jamais faire
ni trêve ni paix. Est-ce là un grand sacrilicc? n'est-
(O/flc. IV. 4- — ^'') I- Joan, n. i5.
DE l'état religieux. ^25
ce pas plutôt un grand soulagement, une sûreté
douce , une paix qu'on devroit chercher pour soi-
même dès qu'on de'sire être chrétien, et n'aimer pas
ce que Dieu condamne? Quand on ne veut point
aimer Dieu, quand on ne veut aimer que ses pas-
sions, et s'y livrer sans religion, par ce désespoir
dont parle saint Paul (0, je ne m'étonne pas qu'on
aime le monde et qu'on le cherche. Mais quand on
croit la religion , quand on désire de s'y attacher,
quand on craint la justice de Dieu, quand on se
craint soi-même, et qu'on se défie de sa propre
fragilité; peut-on craindre de quitter le monde dès
qu'on veut faire son salut? n'y a-t-il pas plus de sû-
reté et de facilité, de secours, de consolations dans
la solitude?
Laissons donc pour un moment les vues de per-
fection : ne parlons que d'amour de son sahit, que
d'intérêt propre, que de douceur et de paix de cette
vie. Où sera-t-il cet intérêt même temporel , pour
une ame en qui toute religion n'est pas éteinte? Où
sera-t-elle cette paix , sinon loin d'une mer si ora-
geuse, qui ne fait voir partout qu'écueils et que
naufrages ? Où sera-t-elle , sinon loin des objets qui
enilamment les désirs, qui irritent les passions, qui
empoisonnent les cœurs les plus innocens , qui ré-
veillent tout ce qu'il y a de plus malin dans l'homme,
qui ébranlent les âmes les plus fermes et les plus
droites ? Hélas ! je vois tomber les plus hauts cèdres
du Liban, et je courrai au-devant du péril, et je
craindrai de me mettre à l'abri de la tempête?
N'est-ce pas être ennemi de soi-même, rejeter le
(0 Eph. lY. 19.
11.26 SUR LES OBLIGATIONS
salut et la paix, en un mot, aimer sa perte, et la
chercher dans- un trouble continuel ?
Après cela , faut-il s'étonner si saint Paul exhorte
les vierges à demeurer libres (0, n'ayant d'autre
époux que l'Epoux céleste. Il ne dit pas : C'est afin
que vous soyez dans une plus haute perfection, et
dans une oraison plus e'minente ; il dit : Afin que
vous ne soyez point dans un malheureux partage
entre Jésus - Christ et un époux mortel , entre les
saints exercices de la religion , et les soins dont on
ne peut se garantir quand on est dans l'esclavage
du siècle ; c'est « afin que vous puissiez prier sans
» empêchement : c'est que vous auriez, dit-il, dans
» le mariage, les tribulations de la chair, et je
» voudrois vous les épargner : c'est, dit -il encore,
» que je voudrois vous voir dégagées de tout em-
» barras ». A la vérité, ce n'est pas un précepte;
car cette parole, comme Jésus -Christ le dit dans
l'Evangile (2) , ne peut être comprise de tous : mais
heureux, je dis même, heure.ux dès cette vie, ceux
à qui il est donné de la comprendre, de la goûter et
de la suivre. Ce n'est pas un précepte; mais c'est
un conseil de l'apôtre, de l'apôtre, dis -je, plein
de l'Esprit de Dieu : c'est un conseil que tous n'ont
pas le courage de suivre; mais qu'il donne à tous
en général ; afin qu'il soit suivi de ceux à qui Dieu
mettra au cœur ce goût de la bienheureuse liberté.
De là vient qu'en ouvrant les livres des saints
Pères , je ne trouve de tous côtés , même dans les
sermons faits à tout le peuple sans distinction, que
des exhortations pressantes, pour conduire les chré-
(«) /. Cor. vu. 25 et seq. — (') Matt. xix. 1 1.
DE l'état religieux. 4^7
tiens en foule dans les solitudes. C'est ainsi que saint
Basile fait un sermon exprès , pour inviter tous les
chrétiens à la vie solitaire. Saint Grégoire de Na-
zianze , saint Chrysostôme , saint Jérôme, saint
Ambroise , l'Orient , TOccident , tout retentit des
louanges du désert, et de la fuite du siècle. J'aper-
çois même, dans la règle de saint Benoît, qu'on ne
craignoit point de consacrer les enfans avant qu'ils
eussent l'usage de raison : les parens, sans craindre
de les tyranniser, croyoient pouvoir les vouer à
Dieu dès le berceau. Vous vous en étonnez, vous qui
mettez une si grande différence entre la vie du com-
mun des chrétiens, vivans au milieu du siècle, et
celle des âmes religieuses, consacrées à Dieu dans
la solitude. Mais apprenez que parmi ces vrais chré-
tiens, qui ne regardoient le siècle qu'avec horreur,
il y avoit peu de différence entre la vie pénitente et
recueillie que l'on menoit dans sa famille, et celle
que l'on menoit dans un désert. S'il y avoit quelque
différence, c'est qu'il est plus doux, plus facile,
plus sûr de mépriser le monde de loin que de près.
On ne croyoit donc point gêner la liberté des en-
fans , puisqu'ils dévoient , comme chrétiens , ne
prendre nulle part aux pompes et aux joies du
monde. C'étoit leur épargner des tentations, et leur
préparer une heureuse paix, que de les ensevelir
tout vivans dans cette société, avec les anges de la
terre.
Aimable simplicité des enfans de Dieu , qui n'a-
voient plus rien à ménager ici-bas! ô pratique éton-
nante! mais qui n'est si disproportionnée à nos
mœurs , qu'à cause que les disciples de Jésus-Christ
4^B SUR LES OBLIGATIONS
ne savent plus ce que c'est que de porter la croix
avec lui, et que de dire avec lui : Malheur, mal-
heur au monde. On n'a point de honte d'être chré-
tien , et de vouloir jouir de sa liberté pour goûter
le fruit défendu , pour aimer le monde que Jésus-
Christ déteste. O lâcheté honteuse , qui étoit réser-
vée pour la consommation de l'iniquité dans les
derniers siècles ! On a oublié qu'être chrétien , et
n'être plus de ce monde , c'est essentiellement la
même chose.
Hélas ! quand vous reverrons-nous , ô beaux jours,
ô jours bienheureux , où toutes les familles chré-
tiennes, sans quitter leurs maisons et leurs travaux,
vivoient comme nos communautés les plus régu-
lières? C'est sur ce modèle que nos communautés se
sont formées. On se taisoit, on prioit , on travailloit
sans cesse des mains , on se cachoit : en sorte que
les chrétiens étoient appelés un genre d'hommes qui
fuy oient la lumière. On obéissoit au pasteur, au
père de famille : point d'autre attente que celle de
notre bienheureuse espérance pour l'avènement du
grand Dieu de gloire; point d'autre assemblée que
celle oii l'on écoutoit les paroles de la foi; point
d'autre festin que celui de l'A-gneau , suivi d'un re-
pas de charité; point d'autre pompe que celle des
fêtes et des cérémonies ; point d'autre plaisir que ce-
lui de chanter les psaumes et les sacrés cantiques;
point d'autres veilles que celles oii l'on ne eessoit
de prier. O beaux jours ! quand vous reverrons-nous?
Qui me donnera des yeux, pour voir la gloire de
Jérusalem renouvelée? Heureuse postérité, sous la-
quelle reviendront ces anciens jours. De tels chré-
DE l'état heligieux. 4^9
tiens etoient solitaires , et changeoient les villes ea
de'seits.
Dès ces premiers temps, nous admirons en Orient
des hommes et des femmes qu'on nommoit Ascètes,
c'est-à-dire, exercitans : c'étoient des chrétiens dans le
célibat, qui suivoient toute la perfection du conseil de
l'apôtre. En Occident, quelle foule de vierges et de
personnes de tout âge, de toutes conditions, qui dans
l'obscurité et dans le silence ignoroient le monde et
etoient ignorées de lui, parce que le monde n'étoit
pas digne d'elles ! Les persécutions poussèrent jus-
que dans les plus aflreux déserts les patriarches des
anachorètes, saint Paul et saint Antoine : mais la
persécution fit moins de solitaires que la paix et le
triomphe de l'Eglise, après la conversion de Cons-
tantin. Les chrétiens, si simples et si ennemis de
toute mollesse , craignoient plus une paix flatteuse
pour les sens, qu'ils n'avoient craint la cruauté des
tyrans. Les déserts se peuplèrent d'anges innombra-
bles , qui vivoient dans des corps mortels sans tenir
à la terre : les solitudes sauvages fleurirent; les villes
entières etoient presque désertes; d'autres villes,
comme Oxyrinque, dans l'Egypte, devenoient au-
tant de monastères. Voilà la source des commu-
nautés religieuses : ô qu'elle est belle î qu'elle est tou-
chante ! que la terre ressemble au ciel, quand les
hommes y vivent ainsi !
Mais hélas, que cette ferveur des anciens jours
nous reproche le relâchement et la tiédeur des
nôtres ! Il me semble que j'entends saint Antoine
qui se plaint de ce que le soleil vient troubler sa
prière , qui a été aussi longue que la nuit. Je crois le
^
43o SUR LES OBLIGATIONS
voir qui reçoit une lettre de l'Empereur, et qui dit
à ses disciples : Re'jouissez-vous , non de ce que
FEmpereur m'a écjit; mais de ce que Dieu nous a
écrit une lettre, en nous donnant l'Evangile de son
Fils (0. Je vois saint Pacôme , qui, marchant sur les
traces de saint Antoine, devient de son côte, dans
un autre désert, le père d'une postérité innombrable.
J'admire Hilarion, qui fuit de pays en pays, jus-
qu'au-delà des mers, le bruit de ses vertus et de ses
miracles qui le poursuit. J'entends un solitaire , qui,
ayant vendu le livre des Evangiles , pour donner
tout aux pauvres et pour ne posséder plus rien, s'é-
crie : J'ai tout quitté, même jusqu'au livre qui m'a
appris à quitter tout. Un autre , c'est le grand Ar-
sène, devenu sauvage, s'il m'est permis de parler
ainsi, consoloit les autres solitaires qui se plaignoient
de ne le point voir, en leur disant : Dieu sait, Dieu
sait , mes frères , si je ne vous aime point ; mais je ne
puis être avec lui et avec vous. Voilà les hommes
que Dieu a montrés de loin au monde dans les dé-
serts pour le condamner, et pour nous apprendre à
le fuir.
Sortons, sortons de Babylone , persécutrice des
enfans de Dieu, et enivrée du sang des saints; hâ-
tons-nous d'en sortir, de peur de participer à ses
crimes et à ses plaies. Ici je parle devant Dieu qui
me voit, qui m'entend; je parle en Jésus-Christ, et
c'est sa parole qui est dans ma bouche. Je vous dois
la vérité; je vous la donne toute pure, sans exagé-
ration. Que celui qui est attaché au monde par des
(0 ^pud. S. Alhanas, Vit. S. Anton. /;. 8i , tom. i, pari, ii", pa^.
855, 85G.
DE l'état RELIGIEUX. ' ^Sl
liens légitimes que la Providence a formes, y de-
meure en paix; qu'il en use comme n'en usant point:
qu'il vive dans le monde sans y tenir ni par le plaisir,
ni par intérêt ; mais qu'il tremble , et qu'il ne se
console qu'en s'abandonnant aux desseins de Dieu.
Je dis bien davantage : que celui qui n'a jamais
cherché le monde , et que Dieu y appelle par des
marques décisives de vocation , y aille , et Dieu sera
avec lui. « Mille traits tomberont à sa gauche et dix
» mille à sa droite , sans le toucher. Il foulera aux
« pieds l'aspic et le basilic, le lion et le dragon (0 »;
rien ne le blessera, pourvu qu'il n'aille qu'à mesure
que Dieu le mènera par la main. Mais ceux que Dieu
n'y mène point, iront-ils s'exposer d'eux-mêmes?
craindront-ils de s'éloigner des tentations et de faci-
liter leur salut ? Non ; quiconque veut chercher
Dieu , doit fuir le monde autant que son état lui
permet de le fuir.
Mais que faire dans la retraite ? quelles en seront
les occupations ? quel en sera le fruit ? c'est ce qui
me reste à vous expliquer.
SECOND POINT.
Toutes les communautés religieuses ont trois
vœux qui font l'essentiel de leur état , pauvreté ,
chasteté , obéissance. La correction des mœurs et la
stabilité , marqués dans la règle de saint Benoît ,
reviennent au même but, qui est de tenir les hommes
dans l'obéissance jusqu'à la mort. Examinons, en
peu de mots, tous ces divers engagemens.
Rien n'effraie plus que la pauvreté : c'est pourquoi
COP^.xc. 7, i3.
432 SUR LES OBLIGATIONS
Jésus-Christ , qui est venu révéler des vérités cadiées
depuis l'origine des siècles, comme dit l'Evangile (0,
commence ses instructions, en renversant le sens
humain , par la pauvreté. « Bienheureux les pauvres
)) d'esprit » , dit-il (2) ; ailleurs il est dit : « Bienheu-
» reux les pauvres (3) » , mais c'est la même chose ;
c'est-à-dire , Bienheureux ceux qui sont pauvres par
l'esprit, par la volonté, par le mépris des fausses ri-
chesses, par le renoncement à tous biens créés, à
tout talent naturel , au trésor même le plus intime
et dont on est le plus jaloux , je veux dire de sa
propre sagesse , de son propre esprit. Heureux qui
s'appauvrit ainsi soi-même, qui ne se laisse rien :
heureux qui est pauvre jusqu'à se dépouiller de tout
soi-même ; heureux qui n'a plus d'autre bien que la
pauvreté du Sauveur, dont le monde a été ainsi en-
richi , selon l'expression de saint Paul (4).
On promet à Dieu d'entrer dans cet état de nu-
dité et de renoncement; on le promet, et c'est à
Dieu : on le déclare à la face des saints autels : mais
après avoir goûté le don de Dieu , on retombe dans
le piège de ses désirs. L'amour-propre , avide et ti-
mide , craint toujours de manquer : il s'accroche à
tout , comme une personne qui se noie se prend à
tout ce qu'elle trouve, même à des ronces et à des
épines pour se sauver. Plus on ôte à l'amour-propre,
plus il s'etForce de reprendre d'une main ce qui
échappe à l'autre. Il est inépuisable en beaux pré-
textes : il se replie comme un serpent, il se déguise,
il prend toutes les formes ; il invente mille nouveaux
(0 Matt. xui. 35. — Ibid. y- 3 i?) Luc. yi. 20. — (4) //. Cor.
V111.9.
besoins,
DE l'état religieux. 4^3
besoins, pour flatter sa délicatesse et pour autoriser
ses relâchemens. 11 se de'dommage en petits détails
des sacrifices qu'il a faits en gros : il se retranche
dans un meuble, dans un habit, un livre, un rien
qu'on n'oseroit nommer : il tient à un emploi, à
une confidence, à une marque d'estime, à une vaine
amitié'. Voilà ce qui lui tient lieu des charges, des
honneurs , des richesses , des rangs , que les ambi-
tieux du siècle poursuivent ; tout ce qui a un goût
de propriété, tout ce qui fait une petite distinction,
tout ce qui console l'orgueil abattu et resserré dans
des bornes si étroites, tout ce qui nourrit un reste
de vie naturelle , et qui soutient ce qu'on appelle
moi j tout cela est recherché avec avidité. On le con-
serve; on craint de le perdre; on le défend avec
subtilité , bien loin de l'abandonner : quand les
autres nous le reprochent , nous ne pouvons nous
résoudre à nous l'avouer à nous-mêmes ; on est plus
jaloux là-dessus qu'un avare ne le fut jamais de son
trésor.
Ainsi la pauvreté n'est qu'un nom ; et le grand
sacrifice de la piété chrétienne, se tourne en pure
illusion et en petitesse d'esprit. On est plus vif
pour des bagatelles , que les gens du monde ne le
sont pour les plus grands intérêts : on est sensible
aux moindres commodités qui manquent : on ne
veut rien posséder ; mais on veut tout avoir , même
le superflu, si peu qu'il flatte notre goût : non-seu-
lement la pauvreté n'est point pratiquée, mais elle
est inconnue. On ne sait ce que c'est que d'être
pauvre par la nourriture grossière , pauvre par la
nécessité du travail, pauvre par la simplicité et la
BOSSUET. XIV. 28
434 SCR LES OnLIGATIONS
petitesse du logement , pauvre dans tout le de'tail
de la vie.
Où sont ces anciens instituteurs de la vie reli-
gieuse , qui ont voulu se faire pauvres par sacrifice,
comme les pauvres de la campagne le sont par ne'-
cessite'. Ils s'étoient proposé pour modèle de leur
vie, celle de ces ouvriers champêtres, qui gagnent
leur vie par le travail ; et qui , par ce travail , ne
gagnent que le nécessaire. C'est dans cette vraie et
admirable pauvreté qu'ont vécu tant d'hommes ca-
pables de gouverner le monde, tant de vierges déli-
cates nourries dans l'opulence et dans les délices,
tant de personnes de la plus haute condition.
C'est par-là que les communautés peuvent être
généreuses, libérales, désintéressées. Autrefois les
solitaires d'Orient et d'Egypte non-seulement vivoient
du travail de leurs mains, mais faisoient encore des
aumônes immenses. On voyoit sur la mer des vais-
seaux chargés de leurs charités : maintenant il faut
des revenus prodigieux pour faire subsister une com-
munauté. Les familles accoutumées à la pauvreté
épargnent tout; elles subsistent de peu : mais les
communautés ne peuvent se passer de l'abondance.
Combien de centaines de familles subsisteroient hon-
nêtement de ce qui suffit à peine pour la dépense
d'une seule communauté , qui fait profession de
renoncer aux biens des familles du siècle, pour em-
brasser la pauvreté? Quelle dérision! quel renver-
sement! Dans ces communautés, la dépense des in-
firmes surpasse souvent celle des pauvres malades
d'une ville entière. C'est qu'on est de loisir pour
s'écouter soi-même dans les moindres infirmités;
DE l'état religieux. 4^5
c'est qu'on a le loisir de les prévenir, d'être toujours
occupé de soi et de sa délicatesse; c'est qu'on ne
mène point une vie simple, pauvre, active et cou-
rageuse. De là vient, dans les maisons qui devroient
être pauvres, une âpreté scandaleuse pour l'intérêt :
le fantôme de communauté sert de prétexte pour le
couvrir; comme si la communauté étoit autre chose
que l'assemblage des particuliers qui ont renoncé à
tout; et comme si le dé intéressement des particu-
liers ne devoit pas rendre toute la communauté dé-
sintéressée.
Ayez affaire à de pauvres gens chargés d'une
grande famille ; souvent vous les trouverez droits,
modérés , capables de relâcher pour la paix, et d'une
facile composition. Ayez affaire à une communauté
régulière , elle se fait un point de conscience de vous
traiter avec rigueur. J'ai honte de le dire ; je ne le
dis qu'en secret et en gémissant, je ne le dis qu'à
l'oreille, pour instruire les épouses de Jésus -Christ;
mais enfin il faut le dire, puisque malheureusement il
est vrai. On ne voit point de gens plus ombrageux,
plus difficultueux , plus tenaces , plus ardens dans
les procès que ces personnes, qui ne devroient pas
même avoir d'affaires. Cœurs bas , cœurs rétrécis ,
est-ce donc dans l'Ecole chrétienne que vous avez
été formés? Est-ce ainsi que vous avez appris Jésus-
Christ , Jésus-Christ qui n'a pas eu de quoi reposer
sa tête, et qui a dit, comme saint Paul nous l'assure,
« On est bien plus heureux de donner que de rece-
» voir (0 »? *
[Mais ne vous imaginez pas que votre état soit
^0 Act. XX. 35.
i
436 SUR LES OBLIGATIONS
plus pénible; parce que vous avez embrasse la pau-
vreté' de Je'sus-Chri&t.] Entrez dans les familles de la
plus haute condition; pe'ne'trez au dedans de ces pa-
lais magnifiques : le dehors brille , mais le dedans
n'est que misère; partout un état violent, des dé-
penses que la folie universelle a rendues comme
nécessaires ; des revenus qui ne viennent point , des
dettes qui s'accumulent et qu'on ne peut payer, une
foule de domestiques dont on ne sait lequel retran-
cher, des enfans qu'on ne peut pourvoir; on souf-
fre, et on cache sa souffrance : non - seulement on
est pauvre, selon sa condition, mais pauvi^ hon-
teux ; et l'on fait souffrir d'autres pauvres, je veux
dire des créanciers pauvres, prêts à faire banque-
route, et à la faire frauduleusement. Voilà ce qu'on
appelle les riches de la terre ; voilà ces gens îqui
éblouissent les yeux de tout le genre humain.
Vierges pauvres , épouses de Jésus-Christ attaché
nu sur la croix, oseriez -vous vous comparer avec
les riches? Vous avez promis de tout quitter : ils font
profession de chercher et de posséder les plus grands
biens. Ne faites point cette comparaison par leurs
biens et par les vôtres, mais par vos besoins et par
les leurs. Quels sont vos vrais besoins auxquels on
ne satisfait pas? Combien de besoins de leur condi-
tion auxquels ils ne peuvent satisfaire ? Mais encore
leur pauvreté est honteuse et sans consolation : la
vôtre est glorieuse , et vous n'y ayez que trop d'hon-
neur à craindre.
Cette pauvreté, si toutefois on peut la nommer
telle, puisque vous ne manquez de rien, «st pour-
tant ce qui effraie, ce qui fait murmurer, ce qui fait
t)È L^ÉTAT RELIGIEUX. 4^7
qu*on porte impatiemment le joug de Je'susChrist.
Qu'il est le'ger ! qu'il est doux ce joug ! on s'en trouve
pourtant accablé. Quelle commodité de trouver tout
dans la maison où l'on se renferme pour toute sa
vie, sans avoir besoin du dehors , sans recourir à au-
cune industrie , sans être exposé aux coups de la
fortune, sans être chargé d'aucune bienséance qui
tyrannise, sans courir risque de perdre, sans avoir
besoin de gagner, enfin étant bien sûr de ne man-
quer jamais que d'un superflu qui donneroit plus
de peine que de plaisir? Qui est-ce qui pourroit se
vanter d'en trouver autant dans sa famille? Qui est-
ce qui ne seroit pas plus pauvre au milieu de ces
prétendues richesses, qu'on nel'est en se dépouillant
ainsi de tout dans cette maison?
O mon Dieu, quand est-ce que vous donnerez
des cœurs nouveaux, des cœurs dignes de vous, des
cœurs ennemis de la propriété , des cœurs à qui vous
puissiez suffire, des cœurs qui mettent leur joie à se
détacher et à se priver de plus en plus , comme les
cœurs ambitieux et avai-es du monde s'accoutument
de plus en plus à étendre leurs désirs et leurs pos-
sessions? Mais qui est-ce qui osera se plaindre de la
pauvreté? qu'il vienne, je vais le confondre; ou
plutôt, ô mon Dieu, instruisez, touchez, animez ,^
faites sentir jusqu'au fond du cœur, combien il est
doux d'être libre par la nudité, combien on est heu-
reux de ne tenir à rien ici-bas?
Au vœu de pauvreté on joint celui de chasteté ;
mais vous avez entendu l'apôtre qui dit : a Je souhaite
i) que vous soyez débarrassés 5>. Et encore : « Ceux
» qui entrent dans les liens du mariage sentii-ont les
438 SUR LES OBLIGATIONS
)) tribulations de la chair 5 et je voudrois vous les
3) épargner (0 ».
Vous le voyez, la chasteté n'est point un joug dur
et pesant, une peine et un état rigoureux : c'est au
contraire une liberté, une paix, une douce exemp-
tion des soins cuisans et des tribulations amères ,
qui affligent les hommes, dans le mariage. Le ma-
riage est saint, honorable, sans tache, selon la doc-
trine de Fapôtre (2) : mais, selon le même apôtre, il
y a une autre voie plus pure et plus douce j c'est
celle de la sainte virginité. Il est permis de chercher
un secours à l'infirmité de la chair : mais heureux
qui n'en a pas besoin et qui peut la vaincre; car
elle cause de sensibles peines à quiconque ne la peut
dompter qu'à demi.
Demandez, voyez, écoutez : que trouvez -vous
dans toutes les familles, dans les mariages même
qu'on croit les mieux assortis et les plus heureux,
sinon des peines, des contradictions, des angoisses?
Les voilà ces tribulations dont parle l'apôtre ; il n'en
a point parlé en vain. Le monde en parle encore
plus que lui : toute la nature humaine est en souf-
france. Laissons là tant de mariages pleins de dis-
sentions scandaleuses; encore une fois, prenons les
meilleurs: il n'y paroît rien de malheureux; mais
pour empêcher que rien n'éclate , combien faut - il
que le mari et la femme souffrent l'un de l'autre?
Ils sont tous deux également raisonnables , si
vous le voulez, chose étrangement rare, et qu'il
n'est pas permis d'espérer; mais chacun a ses hu-
meurs, ses préventions, ses habitudes, ses liaisons.
CO /. Cor. vu. 28, 32. — t») Hebr. xui. 4-
DE l'état religieux. 4^9
Quelques convenances qu'ils aient entre eux, les na-
turels sont toujours assez opposés pour causer une
contrariété fréquente dans une société si longue : on
se voit de si près, si souvent, avec tant de défauts
de part et d'autre, dans les occasions les plus na-
turelles et les plus imprévues , où l'on ne peut point
être préparé : on se lasse; le goût s'use, l'imperfec-
tion rebute, l'humanité se fait sentir de plus en
plus; il faut à toute heure prendre sur soi, et ne
pas montrer tout ce qu'on y prend ; il faut à son
tour prendre sur son prochain, et s'apercevoir de
sa répugnance. La complaisance diminue , le cœur
se dessèche ; on se devient une croix l'un à l'autre :
on aime sa croix, je le veux ; mais c'est la croix qu'on
porte. Souvent on ne tient plus l'un à l'autre que
par devoir tout au plus, ou par une estime sèche,
ou par une amitié altérée et sans goût, et qui ne se
réveille que dans les fortes occasions. Le commerce
journalier n'a presque rien de doux : le cœur ne s'y
repose guère; c'est plutôt une conformité d'intérêt,
un lien d'honneur, un attachement fidèle, qu'une
amitié sensible et cordiale. Supposons même cette
vive amitié ; que fera-t-elle? où peut -elle aboutir?
Elle cause aux deux époux des délicatesses , des sen-
sibilités, des alarmes. Mais voici où je les attends :
enfin il faudra que l'un soit presque inconsolable
à la mort de l'autre ; et il n'y a point dans Thuma-
nité de plus cruelles douleurs , que celles qui sont
préparées pour le meilleur mariage du monde.
Joignez à ces tribulations celle des enfans, ou in-
dignes et dénaturés; ou aimables, mais insensibles
à l'amitié ; ou pleins de bonnes et de mauvaises qua-
44<^ SUR LES OBLIGATIONS
lités, dont le mélange fait le supplice des parens;
ou enfin lieuieusement nés, et propres à déchirer le
cœur d'un père et d'une mère , qui dans leur vieil-
lesse voient , par la mort prématurée de cet enfant,
éteindre toutes leurs espérances. Ajouterai-je encore
toutes les traverses qu'on souffre dans la vie, par
les domestiques, par les voisins, par les ennemis,
par les amis même, les jalousies, les artifices, les
calomnies, les procès, les pertes de biens, les em-
barras des créanciers? Est-ce vivre ? O affreuses tri-
bulations! qu'il est doux de vous voir de loin dans
la solitude !
O sainte solitude! ô sainte virginité! heureuses les
chastes colombes, qui , sur les ailes du divin amour,
vont chercher vos délices dans le désert ! O âmes
choisies et bien -aimées, à qui il est donné de vivre
avec indépendance de la chair ! Elles ont un Epoux
qui ne peut mourir, en qui elles ne verront jamais
ombre d'imperfection, qui les aime, qui les rend
heureuses par son amour : elles n'ont à craindre
que de ne faimer pas assez, ou d'aimer ce qu'il
n'aime pas.
Car il faut l'entendre; la virginité du corps n'est
bonne qu'autant qu'elle opère la virginité de l'es-
prit. [Se contenter de la première,] ce seroit ré-
duire la rebgion à une privation corporelle , a une
pratique judaïque. Il n'est utile de dompter la chair ,
que pour rendre l'esprit plus libre et plus fervent
dans l'amour de Dieu. Cette virginité du corps n'est
qu'une suite de l'incorruptibilité d'une ame vierge,
qui ne se souille par aucune affection mondaine.
Aimez-vous ce que Dieu n'aime pas? aimez-vous ce
DE l'état religieux. 44^
qu'il aime , d'un autre amour que le sien ? vous
n'êtes plus vierges: si vous l'êtes encore du corps,
ce n'est plus rien ; vous ne l'êtes plus par l'esprit.
Cette fleur si belle est flétrie et foulée aux pieds :
l'indigne cre'ature , le me'lange impur et honteux ,
enlève l'amour que l'Epoux vouloit seul avoir. Vous
irritez toute sa jalousie , ô e'pouses adultères; votre
cœur s'ouvre aux ennemis de Dieu. Revenez, reve-
nez à lui ; écoutez ce que dit saint Pierre : « Ren-
» dez vos âmes chastes par l'obéissance à la cha-
» rite (0 j) ; c'est-à-dire, qu'il n'y a que la loi du pur
amour qui rapporte tout à Dieu , par laquelle l'ame
puisse être vierge et digne des noces de l'Agneau
sacré.
Si donc on invite les vierges à conserver cette
pureté virginale , ce n'est pas pour leur demander
plus qu'aux autres; et quand même on leur de-
manderoit des choses au - dessus du commun des
chrétiens , ne doivent-elles pas donner à Dieu à pro-
portion de ce qu'elles reçoivent de lui ? Heureuses ,
s'il leur est donné de suivre l'Agneau partout où il
va. Mais de plus, cette virginité céleste n'est point
une perfection rigoureuse qui appesantit le joug de
Jésus-Christ. Au contraire , vous l'avez vu par les
paroles de l'apôtre , et par la peinture sensible des
gens qui languissent dans les liens de la chair. Cette
virginité n'est utile que pour rendre l'esprit vierge
et sans tache , que pour mettre l'ame dans une plus
grande liberté de vaquer à Dieu.
L'Eglise désireroit que tous pussent tendre à cet
état angéhque , et elle dit volontiers, comme saint
(») /. Petr. I. aa.
44^ àUR LES OBLlGAT10]VS
Paul, à tous ses enfans (0 : « Je vous aime d'un
» amour de jalousie, qui est la jalousie de Dieu
» mcme : je vous ai tous promis à un seul Epoux ,
» comme ne faisant tous ensemble qu'une seule
)> Epouse chaste ; et cet Epoux, c'est Jésus-Christ ».
Je sais bien qu'il n'est pas donne' à tous de com-
prendre ces vérités j mais enfm heureux ceux qui
ont des oreilles pour les entendre , et un cœur pour
les sentir.
La troisième promesse qu'on fait en renonçant
au monde , c'est d'obéir toute sa vie aux supérieurs
de la maison où l'on se voue à Dieu.
L'obéissance, me direz -vous, est le joug le plus
dur et le plus pesant. N'est - ce pas assez d'obéir à
Dieu et aux hommes , de qui nous dépendons natu-
rellement , sans établir de nouvelles dépendances ?
En promettant d'obéir, on s'assujettit non -seule-
ment à la sagesse et à la charité , mais aux passions ,
aux fantaisies, aux duretés des supérieurs, qui sont
toujours des hommes imparfaits, et souvent jaloux
de la domination. Voilà ce qu'on est tenté de pen-
ser contre l'obéissance. Ecoutez , en esprit de re-
cueillement et d'humilité , ce que je tâcherai de vous
dire.
A proprement parler, ce* n'est point aux hommes
qu'il faut obéir j ce n'est point eux qu'il faut regar-
der dans l'obéissance. Quand ils exercent le minis-
tère avec fidélité, ils font régner la loi ; et loin de
régner eux-mêmes, ils ne font que servir à la faire
régner: non-seulement ils deviennent soumis à la
loi comme les autres; mais ils deviennent clTective-
{^] 11. Cor. XI. a.
DE l'état religieux. 44^
nient les serviteurs de tous ceux à qui ils sont oblige's
de commander.
Ce n'est point ici un langage magnifique pour
couvrir la domination ; c'est une vérité que nous
devons prendre à la lettre, aussi sérieusement qu'elle
nous est enseignée par saint Paul et par Jésus-Christ
même. Le supérieur vient servir, et non pas pour
être servi. Il faut qu'il entre dans tous les besoins ;
qu'il se proportionne aux petits, qu'il se rapetisse
avec eux, qu'il porte les foil)les, qu'il soutienne ceux
qui sont tentés; qu'il soit l'homme, non -seulement
de Dieu, mais encore de tous les autres hommes
qu'il est chargé de conduire; qu'il s'ouldie, qu'il se
compte pour rien , qu'il perde la liberté pour deve-
nir , par la charité, l'esclave et le débiteur de ses
frères ; qu'en un mot, il se fasse tout à tous pour les
gagner tous. Jugez , jugez si ce ministère est pénible,
et s'il vous convient, comme dit l'apôtre (0, d'être
cause, par votre indocilité, que les supérieurs l'exer-
cent avec angoisse et amertume.
Mais, direz- vous, les supérieurs sont imparfaits,
et il faut souffiir leur caprice; c'est ce qui rend l'o-
béissance rude. J'en conviens; ils sont imparfaits,
ils peuvent abuser de leur autorité : mais s'ils en
abusent, tant pis pour eux; il ne vous en reviendra
que des biens solides. Ce qui est caprice dans le su-
périeur par rapport aux règles de son ministère,
est, par rapport à vous, selon les intentions de Dieu,
une occasion de vous humilier, et de mortifier votre
amour-propre trop sensible. Le supérieur fait une
faute ; mais il ne la fait qu'à cause que Dieu l'a per-
(») Hehr. xiii. 17.
444 SUR LES OBLIGATIONS
mise pour votre bien. Ce qui est donc en un sens
la volonté' injuste et capricieuse du supe'rieur, est,
en un autre sens plus profond et plus important,
la volonté de Dieu même sur vous.
Cessez donc de considérer le supérieur, qui n'est
qu'un instrument indigne et défectueux d'une très-
parfaite et très -miséricordieuse Providence. Regar-
dez Dieu seul , qui se sert des défauts des supérieurs
pour corriger les vôtres. Ne vous irritez pas contre
l'homme, car l'homme n'est rien; ne vous élevez
point contre celui qui vous tient la place de Dieu
même, et en qui tout est divin pour votre correc-
tion, même jusqu'aux défauts par lesquels il exerce
votre patience. Souvent les défauts des supérieurs
nous sont plus utiles que leurs vertus; parce que
nous avons encore plus de besoin de mourir à nous-
mêmes et à notre propre sens, que d'être éclairés,
édifiés, consolés par des supérieurs sans défauts.
De plus, quelle comparaison entre ce qu'on souffre
dans une communauté, des préventions, ou, si vous
voulez , des bizarreries des supérieurs , et ee qu'il
faudroit souffrir dans le monde d'un mari brusque,
dur et hautain, d'enfans mal nés, de parens épineux,
de domestiques indociles, infidèles, d'amis ingrats
et injustes, de voisins envieux, d'ennemis artificieux
et implacables, de tant de bienséances gênantes, de
tant de compagnies ennuyeuses, de tant d'affaires
pleines d'amertume? Quelle comparaison entre le
joug du siècle et celui de Jésus-Christ, entre les su-
jétions innombrables du monde, et celles d'une
communauté ?
Dans la communauté, la solitude, le silence, l'o-
1
DE l'état religieux. 44^
béissance exacte à la règle et aux constitutions ,
vous garantissent presque de tout ce qu'il y auroit
à souffrir des humeurs, tant des supe'rieurs que de
vos e'gaux. Tout est régie' : en le suivant, vous en
êtes quitte. La règle et les constitutions ne sont
point des fardeaux ajoute's au joug de l'Evangile :
[ mais elles ne sont proprement que l'Evangile] ex-
pliqué en détail , et appliqué à la vie de commu-
nauté. Si la règle n'est que l'explication de l'E-
vangile pour cet état, les supérieurs ne sont que
les surveillans, pour faire pratiquer cette règle évan-
gélique : ainsi tout se réduit à l'Evangile.
Lors même que les supérieurs, passant au-delà
des bornes, traitent durement leurs inférieurs, que
peuvent-ils contre eux, à le bien prendre? Ce n'est
presque rien : ils peuvent mortifier leur goût dans
de petites choses, leur retrancher quelque vaine
consolation, les critiquer un peu sèchement. Mais
cela ne peut aller loin : comme les affaires du monde ,
ici tout est réglé , tout est écrit , tout a ses bornes
précises. Les exercices journaliers ne laissent rien à
décider : il n'y a qu'à chanter les louanges de Dieu ,
travailler, se trouver ponctuellement à tout, ne se
mêler jamais des choses dont on n'est point chargé,
se taire , se cacher , chercher son soutien en Dieu ,
et non dans les amitiés particulières. Le pis qui vous
puisse arriver, c'est de n'être jamais dans les emplois
de confiance, qui sont pénibles et dangereux, qu'on
est fort heureux de n'avoir jamais , et qu'on est obligé
de craindre. Le pis qui vous puisse arriver, c'est que
les supérieurs vous huiriilient et vous mettent en
pénitence : comme si vous ne deviez pas y être tou-
44^ SVK LES OBLIGATIONS
jours ; comme si la vie clii ëtienne et religieuse n'e'Loit
pas un sacrifice d'amour, d'humiliation et de pe'ni*
tence continuelle.
Où est -il donc , ce joug si dur de l'obéissance ?
Hélas! je dois bien plus craindre ma volonté propre
que celle d'autrui. Ma volonté, si bonne, si raison-
nable, si vertueuse quelle soit, est toujours ma
propre volonté, qui me livre à moi-même, qui me
rend indépendant de Dieu, et propriétaire de ses
dons , si peu que je m'y arrête. La volonté d'autrui,
qui a autorité sur moi, quelque injuste qu'elle soit,
est à mon égard la volonté de Dieu toute pure. Le
supérieur commande mal; mais moi j'obéis bien ,
heureux de n'avoir plus qu'à obéir. De tant d'affaires,
il ne m'en reste qu'une, qui est de n'avoir plus ni
volonté ni sens propre , de me laisser mener comme
un petit enfant, sans raisonner, sans prévoir, sans
m'informer : tout est fait pour moi, pourvu que je
ne fasse qu'obéir. Dans cette candeur et cette sim-
plicité enfantine, je n'ai qu'à me défendre de ma
vaine et curieuse raison , qu'à n'entrer point dans
les motifs des supérieurs, qu'à me décharger de
tous mes soins sur leur sollicitude.
O douce paix! ô heureuse abnégation de soi-
même! ôlibertédesenfansdeDieu, qui vont, comme
Abraham , sans savoir où ! O pauvreté d'esprit , par
laquelle on se dépouille de sa propre sagesse et de
sa propre volonté, comme on se dépouille de son
argent et de son patrimoine! Par-là tous les vœux,
pris dans leur vraie perfection, se réunissent : le
même pur amour, qui fait qu'on se renonce soi-
même sans réserve, rend lame vierge aussi bien
i
DE l'état religieux. 44?
que le corps, appauvrit riiomnie jusqu'à lui ôter son
esprit et sa volonté; enfin le met dans une désappro-
priation de lui-même, où il n'a plus de quoi se con-
duire, et où il ne sait plu:î que laisser faire autrui.
Heureux qui fait ces choses, heureux qui les goûte,
heureux même qui commence à les entendre et à
leur ouvrir son cœur.
Qu'on ne dise donc plus que l'obéissance est rude :
au contraire, ce qui est rude , c'est d'être livré à soi-
même et à ses désirs. Malheur, dit l'Ecriture (0, à
celui qui marche dans sa voie, qui se rassasie du fruit
de ses propres conseils. Malheur à celui qui se croit
libre quand il n'est point déterminé par autrui, qui
ne sent pas qu'il est entraîné au dedans par un or-
gueil tyrannique , par des passions insatiables, et
même par une vaine sagesse, qui, sous une appa-
rence pompeuse, est souvent pire que les passions
mêmes. Non , qu'on ne dise plus que l'obéissance est
rude : au contraire, il est doux de n'être plus à soi,
à ce maître aveugle et injuste. Que volontiers je
m'écrie avec saint Bernard : Qui me donnera cent
supérieurs, au lieu d'un pour me gouverner? Ce
n'est pas une gêne , c'est un secours : plus je dépen-
drai de mes supérieurs , moins je serai exposé à moi-
même. Il en est des supérieurs comme des clôtures :
ce n'est pas une prison qui tienne en captivité; c'est
un rempart qui défend l'ame foible contre le monde
trompeur et contre sa propre fragilité. A-t-^n jamais
pris la garde d'un prince pour une troupe d'hommes
qui lui ôtent la liberté? Celui qui se renferme dans
COP/w. i.3i.
448 SUR LKS OBLIGATIONS
une citadelle contre l'ennemi, conserve par- là sa
liberté', loin de la perdre.
Mais il est temps de finir : hâtons-nous de consi-
dérer le dernier engagement de cette maison , qui
est celui d'instruire et d'élever saintement de jeunes
demoiselles.
TROISIÈME POINT.
Saint Benoît n'a point cru troubler le silence et
la solitude de ses disciples, en les chargeant de l'ins-
truction de la jeunesse. Ils étoient moines, c'est-à-
dire , solitaires , et ne laissoient point que d'ensei-
gner les Lettres saintes aux enfans qu'on vouloit éle-
ver loin de la contagion du siècle. En effet, on peut
s'occuper au dedans d'une solitude de cette fonction
de charité, sans admettre le monde chez soi : il suf-
fit que les supérieurs aient avec les parens un com-
merce inévitable, qui est assez rare quand on le
réduit au seul nécessaire. Tout le reste de la com-
munauté jouit tranquillement de la solitude : on se
tait toutes les fois qu'on n'est pas obligé d'enseigner ;
on ne parle que par obéissance, pour le besoin et
avec règle : ce n'est ni amusement, ni conversation
dissipante ; c'est sujétion pénible , c'est travail réglé.
Ce travail doit être mis à la place du travail des
mains, pour les personnes qui sont si chargées de
l'instruction , qu'elles ne peuvent travailler à aucun
ouvrage : ce travail demande une patience infinie ;
il y faut même un grand recueillement : car si vous
vous dissipez en instruisant, vos instructions devien-
nent inutiles j vous n'êtes plus qu'un airain sonnant,
comme
DE l'état religieux. J\.i\g
comme dit Tapôtie (0, qu'une timbale qui retentit
vainement ; vos paroles sont mortes , elles n'ont plus
l'esprit de vie ; votre cœur est de're'gle', il n'a plus
ni force, ni action , ni sentiment de vérité, ni grâce
de persuasion , ni autorite'; tout y languit, rien ne
s'exécute que par forme.
Ne vous plaignez donc pas que l'instruction vous
dessèche et vous dissipe : mais au contraire ne per-
dez jamais un moment pour vous recueillir et vous
remplir de l'esprit d'oraison ; afin que vous puissiez
résister dans vos fonctions à la tentation de vous
dissiper. Quand vous vous bornerez à l'instruction
simple, familière, charitable, dont vous êtes char-
gées par votre état , votre vocation ije vous dissipera
jamais : ce que Dieu fait faire n'éloigne jamais de
Dieu : mais il ne le faut faire qu'autant qu'il y dé-
termine, et donner tout le reste au silence, à la
lecture et à l'oraison. Ces heures précieuses qui vous
resteront, pourvu que vous les ménagiez fidèlement,
seront le grain de sénevé marqué dans l'Evangile W ,
qui, étant le moindre des grains de la terre, croît
jusqu'à devenir un grand arbre, sur les branches
duquel les oiseaux du ciel viennent se percher : tan-
tôt un quart-d'heure, tantôt une demi-heure, puis
quelques minutes, si vous le voulez, tous ces mo-
mens entre-coupés ne paroissent rien; mais ils font
tout , pourvu qu'en bon ménager on sache les mettre
à profit. De plus grands temps que vous auriez à
vous, vous laisseroient trop à vous-mêmes et à votre
imagination : vous tomberiez dans une langueur en-
nuyeuse, dans des occupations choisies à votre mode,
(07. Cor. xni. i. — C*) Mattli. xiii. 3i, 3a.
BOSSUET. XIV. 2Û
45o SUR LES OBLIGATIONS
dont vous vous passionneriez. Il vaut mieux rompre
sans cesse sa volonté dans des fonctions gênantes ,
par la décision d'autrui, que de se recueillir selon
son goût et sa volonté propre. Quiconque fait la vo-
lonté d'autrui par un renoncement sincère à la
sienne, fait une excellente oraison et un sacrifice
d'holocauste , qui monte en odeur de suavité jus-
qu'au trône de Dieu.
Ne craignez pas de n'être pas assez solitaires. O
que vous aurez de silence et de solitude, pourvu que
vous ne parliez jamais que quand votre fonction
vous fera parler! Quand on retranche toutes les vi-
sites du dehors, excepté celles d'une absolue néces-
site, qui sont très-rares; quand on retranche au de-
dans toutes les curiosités, les amitiés vaines et molles,
les murmures, les rapports indiscrets, en un mot
toutes les paroles oiseuses, dont il faudra un jour
rendre compte ; quand on ne parle que pour ol)éir ,
pour s'instruire , pour édifier , ce qu'on dit ne dis-
sipe point.
Gardez-vous donc bien de vous considérer comme
n'étant point solitaires , à cause que vous êtes char-
gées de l'instruction du prochain : cette idée de votre
état seroit pour vous un piège continuel. Non non,
vous ne devez point vous croire dans un état séculier,
ce n'est qu'à force d'avoir renoncé au monde et à
sort commerce , que vous serez propres à en préser-
ver cette jeunesse innocente, et précieuse aux yeux
de Dieu. Plus vous avez d'embarras par cette éduca-
tion de tant de filles d'une naissance distinguée , plus
vous êtes exposées par le voisinage de la Cour , et
par la protection que vous en retirez , moins vous
DE l'état RELIGIEUX. /J.^ I
devez avoir de complaisance pour le siècle. Si l'en-
nemi est à vos portes , vous devez vous retrancher
contre lui avec plus de précaution , et redoubler
vos gardes. O que le silence, que l'humilité, éjtie
l'obéissance, que l'obscurité, que le recueillem^rit,
que l'oraison sans relâche sont nécessaires aux épou-
ses de Jésus-Christ, qui sont si près de l'enchante-
ment de la Cour et de l'air empesté des fausses
grandeurs ! Contre des périls si terribles , vous ne
sauriez, je ne crains pas de le dire, être trop sau-
vages, trop alarmées, trop enfoncées dans votre so-
litude, trop attachées k toutes les choses extérieures
qui vous sépareront du monde , de ses modes et de
ses vaines politesses. Vous ne sauriez mettre trop de
grilles, trop de clôtures, trop de formalités gênantes
et ennuyeuses entre lui et vous. Craignez de ne pas
passer assez pour de vraies religieuses , qui n'aiment
que la réforme et l'obscurité, qui oublient le monde
jusqu'à lui vouloir déplaire par leur simplicité; au-
trement vous vivez tous les jours sur le bord du plus
affreux des précipices.
Mais un autre piège que vous devez craindre ,
c'est votre naissance. Epouses de Jésus-Christ, écou-
tez et voyez; oubliez la maison de votre père (0.
La naissance, qui flatte l'orgueil des hommes, n*est
rien ; c'est le mérite de nos ancêtres, qui n'est point
le nôtre ; c'est se parer du bien d'autrui : de plus ,
ce n'est presque jamais qu'un vieux notn oublié dans
le monde, avili par beaucoup de gens sans mérite,
qui n'ont pas su le soutenir. La noblesse n'est so«-*
vent qu'une pauvreté vaine, ignorante et grossière,
(0 Ps. XHV. II,
4^2 SUll LES OBLIGATIONS
oisive , qui se pique de me'pi iser tout ce qui lui
manque, est-ce là de quoi avoir le cœur si enfle' ?Je'sus-
Christ sorti de tant de rois, de tant de souverains
pontifes de la loi judaïque, de tant de patriarches ,
à remonter jusqu'à la création du monde ; Jésus-
Christ , dont la naissance étoit la plus illustre , sans
comparaison , qui ait paru dans tout le geme hu-
main , est réduit au métier de charpentier, grossier
et pénible, pour gagner sa vie. Il joint, à la plus
auguste naissance, l'état le plus vil et le plus mépri-
sable , pour confondre la vanité et la mollesse des
nobles, pour tourner en ignominie ce que la fausse
gloire des hommes conserve avec tant de jalousie.
Détrompons- nous donc; il n'y a plus en Jésus-
Christ de libres ni d'eselaves, de nobles ni de rotu-
riers: en lui tovit est noble par les dons de la foi;
en lui tout est bas , tout est petit , tout est anéanti ,
parle renoncement aux vaines distinctions, et par
le mépris de tout ce que le monde trompeur élève.
Soyons nobles comme Jésus -Christ ; n'importe, il
faut être charpentier avec lui; il faut, comme lui ,
travailler à la sueur de son front dans l'obscurité,
dans le silence et l'obéissance. Vous qui étiez libres,
vous ne l'êtes plus ; la charité vous a faits esclaves.
Vous n'êtes pas ici pour vous-mêmes, vous n'y êtes
que les esclaves de ces enfans, qui sont ceux de Dieu.
N'entendez -vous pas l'apôtre qui dit : « Etant libre
» je me suis fait esclave de tous pour les gagner
» tous (0 » : voilà votre modèle. Cette maison n'est
pas à vous, ce n'est point pour vous qu'elle a été
dotée et fondée; c'est pour l'éducation des jeunes
CO /. Cor. IX. 19.
DE l'état religieux. 4^3
demoiselles qu'on a fait cet e'tablissement : vous n'y
entrez que par rapport à elles, et pour le besoin
qu'elles ont de quelqu'un qui les conduise et qui les
forme. Si donc il arrivoit, ô Dieu ne le souffrez ja-
mais, que plutôt les bâtimens se renversent ! s'il arri-
voit que vous ne'gligeassiez vos fonctions essentielles;
si, oubliant que vous êtes en Jésus - Christ les ser-
vantes de cette jeunesse , vous ne songiez plus qu'à
jouir en paix des biens consacre's à leur e'ducation ;
si l'on ne trouvoit dans cette humble école de Je'sus-
Christ, que des dames vaines et fastueuses; he'las
quel scandale! les e'pouses de Je'sus-Christ toutes?
couvertes de rides, deviendroient alors l'objet du
mépris de ce monde même auquel elles auroient
voulu plaire. Accoutumez -vous donc, dès le com-
mencement, à aimer les fonctions les plus basses, à
n'en mépriser aucune, à ne rougir point d'une ser-
vitude qui fait votre unique gloire. Aimez ce qui est
petit ; goûtez ce qui vous abaisse; ignorez le monde,
et faites qu'il vous ignore : ne craignez point de de-
venir grossières, à force d'être simples. La vraie, la
bonne simplicité fait la parfaite politesse, que le
monde, tout poli qu'il est, ne sait pas connoître. Il
vaudroit bien mieux être un peu grossières pour être
plus simples, plus éloignées des manières vaines et
affectées du siècle.
Mais puisque vous êtes destinées à l'instruction de
la jeunesse, il faut sans doute que vous soyez exacte-
ment instruites des choses que vous devez apprendre
à ces enfans. Vous devez savoir les vérités de la re-
ligion , les maximes d'une conduite sage, modeste et
laborieuse ; car vous devez former ces filles , ou pour
454 SUR LES OBLIGATIONS
des cloîtres, ou pour entrer dans des familles hon-
nêtes et chrétiennes, où le capital est la sagesse des
mœurs, l'application à l'économie, et l'amour d'une
pie'te' simple. Ainsi apprenez -leur à se taire et à se
cacher, à travailler, à souffrir, à obéir et à épar-
gner Voilà ce qu'elles auront besoin de savoir, sup-
posé qu'elles se marient. Mais fuyez comme un poi-
son toutes les curiosités, tous les amusemens d'es-
prit; car les femmes n'ont pas moins de penchant à
être vaines par Jeur esprit, que par leur corps. Sou-
vent les lectures qu'elles font , avec tant d'empres-
sement, se tournent en parures vaines et en ajuste-
mens immodestes de leur esprit : souvent elles lisent
par vanité comme elles se coiffent. Il faut faire de
l'esprit comme du corps; tout superflu doit être re-
tranché : tout doit sentir la simplicité et l'oubli de
soi-même. O quel amusement pernicieux, dans ce
qu'on appelle lectures les plus solides ! On veut tout
savoir, juger de tout, se faire valoir sur tout. Rien
ne ramène tant le monde vain et faux dans les soli-
tudes, que cette vaine curiosité des livres. Si vous
lisez simplement pour vous nourrir des paroles de la
foi , vous lirez peu ; vous méditerez beaucoup ce que
vous aurez lu.
Pour bien lire, il faut digérer la lecture, et la
convertir en sa propre substance. Il n'est pas ques-
tion d'avoir compris un grand nombre de vérités
lumineuses; il est question d'aimer beaucoup chaque
vérité , d'en laisser pénétrer peu à peu son cœur , de
regarder long-temps de suite le même objet , de s'y
unir, moins par des réflexions subtiles, que par le
sentiment du cœur. Aimez, aimez, vous saurez beau-
DE l'état religieux. ^^j
coup en apprenant peu ; car l'onction intérieure
vous enseignera toutes choses. O qu'une simplicité'
ignorante qui ne sait qu'aimer Dieu , sans s'aimer
soi-même, est au-dessus de tous les docteurs ! L'es-
prit lui suggère toutes vérite's sans les lire en de'tail :
car il lui fait sentir, par une lumière intime et pro-
fonde, une lumière de vérité, d'expérience et de
sentiment , qu'elle n'est rien , et que Dieu est tout.
Qui sait cela , sait tout : voilà la science de Jésus-
Christ , en comparaison de laquelle toute la sagesse
mondaine n'est que perte et ordure , selon saint
Paul (0, Par cette simplicité, vous pai-viendrez à
instruire le monde , sans avoir aucun commerce dan-
gereux avec lui ; vous redresserez , vous arroserez ,
vous ferez croître et fleurir ces jeunes plantes , dont
les fruits se communiqueront ensuite dans tout le
royaume. Vous formerez de dignes vierges, qui ré-
pandront dans les cloîtres le doux parfum de Jésus-
Christ ; vous procurerez à la société des mères de
familles, recommandables par leur vertu, qui seront
pour leurs enfans des sources de grâces et de béné-
diction , et qui contribueront par leur piété , et
l'exemple de toute leur conduite, à faire aimer et
révérer le Dieu que nous adorons, qui est aujour-
d'hui si peu connu et si mal servi.
Seigneur, répandez votre esprit sur cette maison
qui est la vôtre; couvrez-la de votre ombre; proté-
gez-la du bouclier de votre amour; soyez tout autour
d'elle , comme un rempart de feu , pour la défendre
de tant d'ennemis. Tandis que votre gloire habitera
au milieu comme dans son sanctuaire, ne souffrez
(0 Philip, m. 8.
456 SUR LES OBLIGATIONS DE l'ÉTAT RELIoiEUX.
pas, Seigneur, que la lumière se change en te'nèbres,
ni que le sel de la terre s'affadisse el soit foulé aux
pieds. Donnez des cœurs selon le vôtre, l'horreur
du monde , le mépris de soi-même , le renoncement
à tout amour-propre , et le divin et généreux amour
qui est l'ame de toutes les véritables vertus; amour
si ignoré , mais si nécessaire j amour , dont ceux
mêmes qui en parlent et qui le désirent , ne com-
prennent point l'étendue sans bornes ; amour, sans
lequel toutes les vertus sont superficielles, et ne
jettent point de profondes racines dans les cœurs ;
amour , qui fait seul la parfaite adoration en esprit
et en vérité; amour, unique fin de notre création.
O amour , venez vous-même; animez, régnez, vivez,
consumez tout l'homme paréos flammes pures ; qu'il
ne reste que vous pour l'éternité.
SUR LA FIN ET LES FRUITS DE LA VISITE. 4^7
U^ EXHORTATION
A L'OUVERTURE D'UNE VISITE,
FAITE
EN LA COMMUNAUTÉ DE S:« URSULE DE MEAUX,
Le 9 avril i685 (*).
Quelle est la fin et quels doivent être les fruits de la visite du
prélat. Dispositions nécessaires aux religieuses pour en profiter.
Effets admirables que produit la grâce dans une ame qui en est rem-
plie. Crucifiement qui constitue toute la perfection religieuse. Les
restes de j'amour du monde, combien pernicieux. Obligation im*
posée aux personnes religieuses de prier pour les besoins de l'Eglise ,
et de gémir sur le triste état des pécheurs. Tendres invitations du
prélat, pour porter toutes les Sœurs à lui ouvrir leur cœur sans dé-
guisement»
Si quis sitit veniat ad me , et bibat.
Si quelqu'un a soif, qu'il vienne a moi; je lui donnerai à
boire d'une eau vive qui rejaillira Jusqu'à la vie e'ter^
nelle , et il naura plus soif. Ce sont les paroles sacrées
que Jësus-Christ a prononcées dans l'évangile de ce jour,
parlant au peuple dans le temple de Jérusalem.
dE n'est pas sans mystère que Jésus-Christ a pro-
féré ces admirables paroles, au jour que les Juifs
C*) Ce discours et les suivans nous ont été conservés par les reli-
4^)3 SUR LA FIN
célebroient une fête parmi eux, où on apportoit de
Teau dans un bassin , pour certains usages, dans une
cérémonie : ce qu'il n'est pas nécessaire de vous
expliquer ici ; puisque Jésus-Christ ne dit ces mêmes
paroles que dans un sens mystique et sublime , qui
ne signilioit rien autre chose que l'eau de la grâce
qu'il vouloit donner abondamment. Il parloit de
cette eau mystérieuse qu'il désiroit répandre dans
les âmes, et dont il vouloit établir la source dans
son Eglise. Ces mêmes paroles signifioient encore le
zèle qu'avoit le Sauveur , de voir venir à lui les
hommes pour prendre ces eaux de salut et de grâce,
et la disposition qui est nécessaire pour les recevoir,
représentée par la soif qui marque aussi très-bien
le désir et la préparation , qu'il faut que vous appor-
tiez à la grâce qu'il vous veut conférer dans cette
occasion, par mon ministère.
Remarquez, mes Filles, que Jésus-Christ jeta un
grand cri , disant : « Si quelqu'un a soif, qu'il vienne
5) à moi; et je lui donnerai à boire (0 ». Ce cri est
en faveur des pécheurs pour qui il demande miséri-
corde ; il est en fiweur des justes et des âmes fidèles ,
dont il désire la perfection et la sainteté. Il crie pour
les appeler à lui, afin de répandre en elles , avec plus
d'abondance, l'eau de ses divines grâces. Mais ce cri
nous représente encore ceux qu'il jette dans l'Eglise
gieuses ursulines de la ville de Meaux , qui avoient soin d'écrir? les
instructions que Bossuet leur faisoit. On ne sauroit trop louer le
zèle de ces dignes religieuses, pour se nourrir des vérités que leur
cnseignoit ce vigilant pasteur , et pour transmettre à la postérité les
nvoûumeps de sa sollicitude. (iS'Jit. Je ZPe/bm.)
.{^^Jonn. vil, 37.
ET LES FRUITS DE LA VISITE. 4^9
et dans nos mystères. Il crie dans ce temps par la
bouche des pre'dicateurs, qui excitent les peuples à
faire des fruits dignes de pénitence. Il crie à l'autel,
quand il dit par la bouche des prêtres : « Faites ceci
» en me'moiie de moi (0 ». Ces paroles sont un cri
de l'amour de Jésus-Christ qui demande le nôtre. Il
cric dans les mystères de ce temps : il criera bientôt
de la croix, par toutes ses plaies et par son sang,
demandant à son Père le salut de tous les hommes,
pour qui il va donner sa vie adorable. Il crie spiri-
tuellement dans les âmes , par les mouvemens inté-
rieurs que son divin Esprit y forme. Il a crié dans
vos cœurs , mes Filles; c'est cet Esprit saint qui a
formé ces cris qu'il y a si long-temps que vous faites
entendre , et qui sont parvenus jusqu'à mes oreilles,
et qui m'ont fait connoître vos désirs. Combien y a-
t-il, mes chères Sœurs, que vous me demandez cette
visite, et que vous reconnoissez vous-mêmes le be-
soin que vous en avez? Vous la souhaitez toutes una-
nimement : vous vous êtçs, sans doute, préparées à
recevoir les grâces de cette même visite, et les ef-
fets qu'elle doit produire chez vous , et pour lesquels
je la viens faire. Je viens confirmer , et je désire ac-
croître le bien que j'y trouverai , et détruire l'im-
perfection jusqu'à la racine. Mais il faut que vous
ayez un véritable esprit de renouvellement, et un
désir sincère de coopérer à nos soins de tout votre
pouvoir.
Va, dit Dieu autrefois au prophète Jonas(^), comme
nous venons de lire en la messe : lève -toi pour al-
ler à Ninive vers mon peuple \ prêche-leur la péni-
(0 Luc. xxii. ig. — (*) Jon. n\. a et scq.
4'>Ô SUR LÀ FIN
tence, et les avertis de ma part qu'ils aient à chan-
ger de vie ; qu'ils se convertissent de tout leur cœur
à moi, qui suis leur Dieu et leur Seigneur : autre-
ment que dans quarante jours Ninive sera renver-
sée et entièrement détruite. Si ces paroles donnè-
rent de la frayeur à ce peuple , et eurent tant de pou-
voir et tant d'effet, celles que je viens de vous dire
de la part de Dieu , ne vous doivent pas moins émou-
voir de respect et de crainte. Il y a ici plus que Jo-
nas; et celui qui m'envoie à vous, est le même Dieu,
grand et redoutable.
Je viens donc aujourd'hui de sa part vous prê-
cher la pénitence, le changement et le renouvelle-
ment de vie, le mépris du monde, le parfait renon-
cement à vous-mêmes, la soumission d'esprit, la
mortification des sens : en un mot , je viens faire
cette visite pour réparer tout ce qu'il y auroit de
déchet en la perfection religieuse dans votre mai-
son , pour éteindre , pour détruire et anéantir
les plus petits restes de l'amour du monde et des
choses de la terre. Il faut faire périr les moindres in-
clinations de ce mon<le corrompu ; il faut qu'il
meure , qu'il y meure, qu'il expire, qu'il y rende le
dernier soupir. Venez donc, mes Filles, travailler
toutes avec moi , pour exterminer tout ce qui res-
sent encore ce monde criminel. Venez m'aider à
renverser Ninive : détruisons tout ce qu'il y a encore
de trop immortifié, de trop mondain; enfin tout
ce qui est trop naturel et imparfait en vous, sans
pardonner à la moindre chose et sans rien épargner.
Diles-moi, mes Sœurs, quelles sont maintenant
vos inclinations et vos pensées? Vous êtes, par vos
ET LES FRUITS DE LA VISITE. 4^1
vœux, mortes au monde et à tout ce qui est créé;
que souhaitez-vous à présent? Avez -vous d'autres
désirs que ceux qui vous doivent élever sans cesse
vers les biens de l'éternité bienheureuse, et vous y
faire aspirer à tout moment? Si votre cœur a encore
quelque mouvement qui le possède, il faut désor-
mais que ce soit pour la justice , pour la perfection
et la sainteté de chacune de vous en particulier, et
de tout votre monastère, par le moyen de cette vi-
site.JSouhaitez véritablement d'en recevoir les grâces;
demandez qu'elles soient répandues en vos âmes.
C'est là, mes Filles, désirer la justice, comme dit
Jésus-Christ dans son Evangile , lorsqu'il a prononcé
cet oracle sur la montagne : « Bienheureux ceux qui
i) ont faim et soif de la justice , ils seront rassasiés (0 ».
Vous serez parfaitement rassasiées, si vous n'avez que
cet unique désir. Il vous donnera à boire de cette
eau vive , qui éteindra votre soif. Demandez - lui
comme la Samaritaine (2), et il vous donnera cette
eau dont je vous parle, qui n'est autre que la grâce,
de laquelle il veut remplir vos âmes dans cette fonc-
tion sainte que je viens exercer chez vous : car si
nous ne méritons pas que ces eaux soient en nous
pour nous-mêmes, nous les avons toutefois pour les
répandre dans les autres. La source en est dans
l'Eglise : elle est dans mon ministère pour les épan-
cher dans vos cœurs ; puisque par mon caractère et
en qualité de son ministre, quoiqu'indigne, je vous
représente sa personne. Vous en serez toutes péné-
trées dans cette action sainte, si vous n'y apportez
qu'un esprit soumis et détaché de toutes choses.
C») Matt. V. 6. — W Joan. ly. i5.
4^2 SUR LA FIN
La grâce est, selon la théologie, une qualité spi-
rituelle que Jésus-Christ répand dans nos âmes, la-
quelle pénètre le plus intime de notre substance ,
qui s'imprime dans le plus secret de nous-mêmes,
et qui se répand dans toutes les puissances et les fa-
cultés dé Tame qui la possède intérieurement , la
rend pure et agréable aux yeux de ce divin Sau-
veur, la fait être son sanctuaire, son tabernacle, son
temple , enfin son lieu de délices. Quand une ame
est ainsi toute remplie, l'abondance de ces eaux re-
jaillit jusqu'à la vie éternelle; c'est-à-dire, qu'elle
élève cette ame jusqu'à l'heureux état de la perfec-
tion. N'est-ce pas ce que dit Jésus-Christ : « Des fleuves
» sortiront de son ventre (0 »; la fontaine de ces
eaux vives, rejaillissant jusqu'à la vie éternelle, qui
est précédée ici-bas de la grâce et de la sainteté. On
voit l'épanchement de ces eaux jusque sur les sens
extérieurs ; sur les yeux , par la modestie ; dans les
paroles , par le silence religieux , et par une sainte
circonspection et retenue à parler; en un mot, une
personne paroît mortifiée en toutes ses actions ; elle
se montre partout , possédée de la grâce au dedans
d'elle-même, contraire à l'esprit du monde, enne-
mie de la nature et des sens; mais toute pleine des
vertus et de l'esprit de Jésus-Christ.
Je ne sais , mes Filles , si vous avez assez bien pesé
l'importante vérité contenue en ces paroles de saint
Paul (^) , lorsqu'il dit qu'il est crucifié au monde et
que le monde est crucifié pour lui? Ces paroles ren-
ferment , si vous y prenez garde , toute la perfection
religieuse, à laquelle vous devez sans cesse aspirer.
C« Joan. vil. 38. — (•'•) Cal vi. i \,
ET LES FRUITS DE LA VISITE. 4^3
Etre crucifié au monde, c'esty renoncer, n'y plus pen-
ser, n'avoir que du dégoût et de l'aversion de toutes ses
maximes, avoir du mépris pour l'honneur et pour tout
ce qui est vain, mépriser le plaisir et tout ce que le
monde estime , n'avoir plus la moindre attache à tout
ce qui s'appelle complaisance en vous-mêmes j au con-
traire, faire état partout et en toutes choses de la sim-
plicité chrétienne , et de l'esprit de la croix de Jésus-
Christ : voilà ce que c'est d'être crucifié au monde.
Mais ce n'est pas encore assez j il faut que le monde
soit crucifié pour vous. C'est, mes Filles, que vous
ne devez pas seulement oublier ce malheureux
monde, mais aussi le monde vous doit oublier : et
pour vivre saintement dans votre état, vous devez
souhaiter d'en être oubliées ; vous devez désirer
d'être effacées de sa mémoire , comme des personnes
mortes et ensevelies avec Jésus-Christ.
Considérez-vous comme mortes au monde, et qu'il
est pareillement mort pour vous. t)ès que vous vous
êtes ensevelies dans le sépulcre de la religion , vous
séparant du monde, vous avez dû mourir à tout le
sensible, par la mortification et un renoncement
total à tout ce qui est mortel et terrestre. Faites donc
maintenant vivre Jésus-Christ en vous par sa grâce :
ne respirez que pour lui; n'agissez que par son es-
prit, et soyez-en parfaitement possédées : mourez
tous les jours à votre esprit propre et à votre juge-
ment , le soumettant à l'obéissance : mourez à vos
désirs «t à vos sens ; mourez à vous-mêmes ; étouffez
le plus petit mouvement de la concupiscence, dès
qu'il s'élève en vous. Enfin, mes Sœurs, rendez le
4^4 SUR LA FIN
dernier soupir de la vie imparfaite, et encore tant
soit peu engagées dans les illusions du monde; dites-
lui un adieu général et éternel : autrement , si vous
ne mourez de cette mort mystique , prenez garde
que quelque reste dangereux de la corruption de ce
monde malheureux ne dessèche et ne détruise en
vos âmes ces eaux de grâce que je viens y verser par
cette visite , ou même ne vous rende incapables de
les recevoir , et ne les empêche d'entrer.
Il en est des objets du monde qui offusquent notre
imagination , qui occupent et amusent notre esprit,
comme d'une fontaine pleine d'eau vive , qui ne
pourroit rejaillir , ni même retenir ses eaux , si le
conduit en étoit bouché ; parce que la liberté de
couler et de se répandre lui étant ôtée, cette fon-
taine sans doute viendroit à sécher , et la source en
tariroit. La même chose arrive à l'égard de ces eaux
de grâce dont je désire remplir votre cœur. Si ce
même cœur est encore prévenu d'inclinations in-
quiètes , ou occupé des objets de la terre ; si le
monde, ou quoi que ce soit de créé, vous remplit
l'esprit et possède votre affection ; s'il a quelque
pouvoir d'y faire des impressions, et s'il se propose
encore à vos sens comme un objet attrayant , vous
deviendrez comme cette fontaine , vous ne pourrez
recevoir ces saintes et mystiques eaux; parce qu'il
est impossible de remplir ce qui est déjà plein ; ou
bien vous ne pourrez conserver long - temps ces
grâces dont nous vous parlons ; car l'esprit du monde
et l'esprit de Jésus-Christ ne sauroient compatir en-
semble, et ne peuvent demeurer dans une ame. Ces
eaux
ET LES PnriTS DE LA VISITE. 4^5
eaux divines ne rejailliront point jusqu'à la vie e'ter-
nelle ; à moins que, pour les conserver, vous ne
vous dégagiez entièrement de tout ce qui vous em-
pêche <le vivre à Jésus-Christ et de sa divine vie; à
moins que vous ne deveniez insensibles comme des
personnes mortes et crucifie'es au monde, qui l'ont
mis si fort en oubli, qu elles ne pensent jamais à lui
qu'avec horreur , ou avec compassion de tant d'ames
qui sont emporte'es par sa corruption , et afin de
vous employer sans cesse à demander miséricorde
pour ce monde malheureux, qui retient tant de per-
sonnes continuellement exposées au danger de se
perdre , et de se damner pour jamais.
Vous le devez, mes Filles; ce sont les obligations
de votre état. Je vous exhorte de tout mon pouvoir
à vous en acquitter avec grand soin. Offrez sans cesse
des prières à la divine Majesté, pour toutes les né-
cessités <le l'Eglise : priez pour obtenir la conversion
des infidèles , des pécheurs et des mauvais chrétiens;
et demandez à Dieu qu'il touche leurs cœurs. Gé-
missez devant lui pour tant de prêtres qui désho-
norent leur caractère , qui profanent les choses
saintes , et qui ne vivent pas conformément à leur
dignité €t à la sainteté de leur état. Affligez - vous
pour ces femmes et ces filles mondaines, qui n'ont
point cette pudeur qu'elles devroient avoir, qui est
l'ornement de votre sexe ; pour tant de chrétiens et
ûe chrétiennes , qui s'abandonnent à toutes leurs in-
clinations déréglées , et qui suivent malheureusement
les pernicieuses maximes du monde et ses damnables
impressions. Ayez , mes Filles , du zèle et de la cha-
rité pour toutes ces personnes qui sont dans le che-
BOSSUET. XIV. 3o
4^6 SUR LA FIN
min de perdition, prêtes à tomber dans des abîmes
éternels. Faites monter vos prières au ciel, comme
un encens devant le trône de Dieu , pour appaiser
sa colère irrite'e contre tous ces pe'cheurs qui l'of-
fensent si outrageusement. Revêtez -vous des en-
trailles de miséricorde : pleurez sur ces grands
maux, pour ces nécessités, et pour tant de misères
qui vraiment sont dignes de compassion et de larmes.
Voilà, mes Sœurs, de quelle manière vous devez
conserver le souvenir du monde ; c'est ainsi qu'il
faut y penser , et non autrement : hors de là il vous
doit être à dégoût,- tout vous y doit être fort indif-
férent, et ne doit point entrer dans vos pensées.
Que toute votre occupation d'esprit soit de vous
appliquer sérieusement à opérer votre salut , en tra-
vaillant pour vous avancer à la perfection oii vous
êtes obligées de tendre sans cesse : vous ne vous sau-
verez pas , si vous n'y aspirez avec amour et ferveur,
le reste de vos jours. Renouvelez donc en vous ce
désir, dans cette visite que je commence aujour-
d'hui, à ce dessein de vous porter toutes à la per-
fection , et pour vous sanctifier. Pour correspondre
de votre part à nos intentions , souvenez - vous de
Gés paroles portées dans l'Evangile, que Jésus-Christ
prononça avec tant de zèle et tant de douceur:
ce Venez à moi, dit-il (0, vous qui êtes travaillés
» et chargés de quelques peines , et je vous soula-
5) gérai ». Je vous dis la même chose, mes Filles; je
vous adresse les mêmes paroles, en vous conviant
toutes de venir m'ouvrir vos cœurs sans crainte :
dites-moi avec confiance tout ce qui vous pèse, tout
(•) Matt. XI, 28.
ET LES FRUITS DE LA VISITE. /^Sn
ce qui vous fait peine, je vous soulagerai. Venez
donc à moi sans rien craindre ; apportez - moi un
cœur sincère, un cœur parfaitement soumis et un
cœur simple : ce sont les dispositions que je veux
voir, et que je demande de vous toutes, et avec
lesquelles vous devez venir en ma présence. Décla-
rez-moi tout ce qu'en conscience vous voyez être
nécessaire ou utile que je connoisse pour le bien de
votre communauté ; je vous y oblige ; je vous or-
donne de ne me rien soustraire , par tout ce saint
pouvoir que j'exerce en vertu de mon caractère.
Je vous dénonce de la part de Dieu tout-puissant,
au nom duquel je vous parle , par l'autorité que je
tiens de lui, et par tout l'empire qu'il me donne
sur vous toutes et sur chacune de vos âmes , que si
vous êtes sincères et sans déguisement, je demeu-
rerai chargé de tout ce que vous me direz : au con-
traire, ce que vous voudrez me cacher et me taire,
je vous déclare que je vous en charge vous-mêmes,
et que ce sera un poids qui vous écrasera. Prenez
garde à ceci , mes Sœurs ; ne taisez pas ce qu'il est
utile de me dire, non tant pour vous décharger que
pour nous donner les connoissances nécessaires : ne
m'apportez que des choses véritables et utiles pour
la communauté ou pour votre particulier; qu'il n'y
ait rien d'inutile : mais parlez-moi avec franchise,
et ne craignez point de me fatiguer; puisque je veux
bien vous écouter, et vous donner tout le temps
que vous pouvez souhaiter pour votre instruction
et pour votre consolation. Vous ne me serez point
à charge , tant que je verrai , en ce que vous me
direz , de l'utilité pour vous ou pour le public : au
4^8 SUR LÀ FIN
coiitrclirè , je vous écouterai, je vous repondrai se-
lon les mouvemens de Dieu , et avec les paroles qu'il
me mettra en la bouche. Ainsi vous serez instruites,
et vous recevrez les secours dont vous pouvez avoir
besoin ; et moi je vous dirai ce que son divin Esprit
me donnera pour vous, chacune selon ce que je
verrai qui lui sera propre , pour procurer votre per-
fection et votre paix : car je désire profiter h tout le
mond« , et qu'il n'y ait pas une de vous qui ne
prenne en cette visite l'esprit d'un saint renouvel-
lement en la perfection de son état. Je vous y por-
terai toutes en général , et chacune en particulier.
Dieu m'envoie à vous pour détruire Ninive; c'est-à-
dire, pour déraciner jusqu'aux plus petites inclina-
tiotis de la nature corrompue , et toutes les imper-
fections contraires à votre sainteté. Si ce peuple fit
pénitence à la voix d'un prophète, et s'il se rendit
docile à sa parole, comme nous l'avons lu en la
sainte Epître de ce jour; avec quelle docilité devez-
vous coopérer à notre dessein, et n'y apporter nul
obstacle ?
Venez donc à moi , mes Filles, avec un grand zèle
de votre avancement et un saint désir de la perfec-
tion : ne craignez point de me découvrir vos besoins ;
ouvrez - moi vos consciences, et n'hésitez pas de me
dire tout ce qui sera pour votre bien et même pour
votre consolation. Je sais que l'ofiice des pasteurs des
âmes est de confirmer les fortes, et de compatir aux
infirmes, de les consoler en leurs foiblesses, de les
soulever et de les charger sur leurs épaules : c'est ce
que je me propose de faire en cette visite. Les fortes,
nous travaillerons à les animer de plus en plus à la
ET LES FRUITS DE LA VISITE. ^6^
perfection, et à les transporter jusqu'au ciel : les foi-
bles, nous les encouragerons; nous nous abaisse-
rons jusqu'à leurs foiblesses pour les relever et les
fortifier ; nous les porterons sur nos epaules>j et les
unes et les autres, nous les animerons et nous lâ-
cherons de les faire marcher , et de les e'iever toutes
à la perfection où elles sont appelées. En un mot,
nous desirons re'parer tout ce qui seroit de'chu en
l'observance régulière , rallumer ce qui seroit éteint
en la charité, et établir une ferme et solide paix.
A cet effet, je prétends réunir tout ce qui seroit
tant soit peu divisé; je viens établir la concorde,
en dissipant les plus foibles dispositions et les plus
légers sentimens contraires. Je veux ruiner et anéan-
tir jusqu'au plus petit défaut contraire à la cha-
rité, et détruire tous les empêchemens de la parfaite
union, jusqu'aux moindres fibres. Il faut réparer
toutes les ruines de cette vertu , et remédier à
tout ce qui s'y oppose , pour faire fleurir l'ordre et
la perfection dans votre communauté. Pour cela,
ne négligez aucune des déclarations sincères et
véritables qui seront requises ; puisque les connois-
sances que vous me donnerez me servii'ont à faire
régner Jésus - Christ, par urte charité parfaite et
une paix inaltérable en ce monde, qui vous con-
duira au repos éternel de l'autre. C'est ce que je
vous souhaite à toutes; cependant je prie Dieu qu'il
vous bénisse , et qu'il vous remplisse de ses grâces.
47 O SUR LA NÉCESSITÉ
IV EXHORTATION,
FAITE DANS LE CHOEUR,
A LA. CONCLUSION DE LA VISITE ,
Le 27 avril ï685.
Silence et refcueillement nécessaires pour écouter l'Esprit de Jésus-
Christ au dedans de soi-même. Funestes suites de la dissipation, et
de rattache aux choses sensibles. Obligation d'écouter Dieu dans
ses supérieurs. Soumission et respect qui leur sont dus, ainsi qu'aux
confesseurs et directeurs. Maux que cause dans les communautés le
peu de respect pour le silence. De quelle manière on doit y parler
de ses mécontentemens. Partialités qu'il faut en bannir.
Sit autem omnis homo velox ad audiendum , tardus autem
ad loquendum.
Que tout homme soit prompt à écouter ^ et tardif à parler.
Paroles de l'épître de saint Jacques. Ch. i, v, 19.
Uans ces patoles, mes Filles, je renferme tout le
fruit de la visite , et j'y fais consister toute la per-
fection de cette communauté. Je me restreins seu-
lement à vous recommander ces deux choses. Qu'on
soit prompt à écouter , et tardif à parler. Que veut
dire , mes Sœurs, être prompt à e'couter? Qu'est-ce
que vous devez écouter? et qui devez-vous écouter ?
DU SILENCE. 471
Vous devez e'couter premièrement cette chaste
vérité qui vient se répandre dans notre cœur,
quand elle le trouve préparé, tranquille et paci-
fique. C'e.^trEsprit de Jésus-Christ qu'il faut écouter
au dedans de vous-mêmes , et qui vous parle par ses
inspirations, par ses vocations intérieures, par ses
attraits et par ses touches secrètes, par ses impres-
sions amoureuses et par ses grâces prévenantes. Il
faut, mes Filles, l'écouter avec attention, et obser-
ver ses momens favorables, où il veut répandre dans
votre cœur les pures lumières de la sagesse et de la
grâce. Il faut se rendre bien attentive quand ce di-
vin Esprit frappe à la porte de ce même cœur, pour
s'y faire entendre en qualité de docteur et de maître.
C'est en ces temps heureux où. il faut être tranquille,
et parfaitement dégagé du bruit et du tumulte des
créatures. Il faut être libre de toute inquiétude, de
toute passion forte ; en un mot , il faut un silence
et une récollection parfaite, pour entendre intérieu-
rement la voix de Dieu. Quand le Créateur parle,
il faut que la créature cesse de parler, et qu'elle se
taise par un grand recueillement. L'Esprit de Dieu,
qui ne se plaît à demeurer que dans un cœur pai-
sible et tranquille, ne vient jamais dans une ame
toujours agitée , ou souvent troublée par le désor-
dre et le bruit que causent ses passions, et l'émotion
de ses sentimens : il n'habite point aussi dans une
ame dissipée , distraite, qui aime l'épanchenient, et
qui cherche à se répandre au dehors par ces discours
inutiles, et ces conversations si ennemies de la vie
intérieure.
Prenez donc garde, mes Filles, de ne pas» vous
^ni SUR Li NÉCESSITÉ
étourdir vous-mêmes, et n empêchez pas l'Esprit
saint, qui est en vous, de parler à vos cœurs. Sou-
venez-vous que c'est un esprit pacifique , qui vient
se communiquer avec paix et avec douceur, non
avec force et violence, et qui n'entre jamais dans
un cœur au milieu des tempêtes, des orages et de
ces vents furieux, qui ne sont propres qu'à déra-
ciner les cèdres du Liban : il y veut venir avec une
paix amoureuse et dans un agréable et doux zéphyr,
dont parle l'Ecriture sainte (O, qui anime une ame
et qui la remplisse d'une véritable joie par la dou-
ceur des grâces qui lui sont données , et que cet Es-
prit de sainteté lui communique en se venant insi-
nuer en elle suavement , bénignement , parce qu'il
la trouve dans la paix et dans le silence. Ecoutez
donc Dieu parler au fond de vous-mêmes , et n'ayez
que le soin de votre perfection, sans vous mettre
en peine que de ce qui vous peut empêcher d'y
parvenir.
Il n'y a qu'une seule chose nécessaire j c'est Dieu
seul, qui doit occuper vos pensées et posséder votre
cœur. Hé! de quoi profitent les applications que
l'on donne aux choses de la terre, et tant d'em-
pressemens superflus et distrayans que l'amour-
propre fait naître dans le cœur humain ? Si vous
retranchez tout cela par le dégagement des créa-
tures, vous aurez cette félicité qui se goûte dans la
cessation et le repos de tous les désirs. Jésus-Chriat
est le centre de votre paix; et tous les troubles,
toutes les peines et les difficultés qui vous peuvent
faire obstacle , en la voie de la perfection et de
DU SILENCE. 473
votre salut, ne viennent que des dissipations et des
amusemens hors de lui , et ensuite des passions du
cœur mal mortifiées et dérégle'es, qui suivent ces
états trop ordinaires de distraction et d'égarement
parmi les choses terrestres, où Ton fait de si grandes
pertes.
Mes Filles, il n'y a plus rien pour vous sur la
terre de nécessaire ; Jésus-Christ est votre unique
besoin , le seul bien qui vous suffit et qu'il faut que
vous cherchiez sans cesse. Ayez donc une ame pure
et simple , et qui tende toujours à réunir en Dieu
toutes ses puissances intérieures et ses opérations
extérieures, par la récollection et la retraite , où
vous entendrez la voix de votre époux. Ce n'est que
dans le silence, et dans le retranchement des dis-
cours inutiles et distrayans , qu'il vous visitera par
ses inspirations et par ses grâces, et qu'il fera sentir
sa présence à votre intérieur.
Mais il faut encore écouter Dieu parler par le
ministère des supérieurs, qui vous représentent
Jésus-Christ, et spécialement dans les visites pasto-
rales, où le Saint-Esprit préside infailliblement.
Ici, mes Filles, je suis bien aise de vous dire en
passant, que si vous ne tirez pas de cette visite le
fruit que j'attends et que vous devez en recueillir,
assurément Jésus -Christ vous en demandera un
compte rigoureux et sévère à son tribunal, qui sera
très-redoutable à celles qui n'auront pas fait un
bon et digne usage des grâces attachées à cette même
visite. Prenez-y garde, mes Sœurs; je vous citerai
et je m'élèverai contre vous au jour du Seigneur :
474 Sun LA îfÉCESSlïÉ
ce ne sera pas moi qui vous jugerai, non , ce ne sera
pas moi; mais, je vous le dis, ce seront mes paroles
qui vous condamneront , si vous ne les écoutez pas
avec l'attention requise , et si vous les recevez avec
moins de soumission d'esprit que vous ne devez pour
en faire un véritable profit. Il est dit, en la sainte
Ecriture , que les pasteurs de l'Eglise s'élèveront ,
au jugement de Dieu, contre ceux qui n'auront pas
fait état de leiîrs paroles, qui ne les auront pas
écoute's avec respect , et qui auront me'prisé ou né-
gligé leurs avertissemens. Cela, mes Filles, vous doit
porter à l'observance fidèle et exacte de ce que nous
vous disons; et il faut aussi que vous ayez pour vos
confesseurs et directeurs beaucoup d'estime, de sou-
mission et de déférence.
Ils vous parlent de la part de Dieu; vous devez
donc écouter l'Esprit de Jésus-Christ dans leur mi-
nistère. N'a-t-il pas dit dans l'Evangile, parlant d'eux:
« Qui vous écoute, m'écoute (0 »? Puisque c'est
Jésus-Christ qui nous assure de cette vérité, prenez
garde à ces paroles si dignes de respect : ayez une
singulière vénération pour vos confesseurs et direc-
teurs; ce sont eux qui sont chargés de vos âmes;
c'est par eux que Dieu vous parle, n'en doutez point ;
et puisqu'ils vous déclarent ses volontés, vous devez
les écouter avec humilité et docilité, et vous sou-
mettre humblement à leurs ordres et à leur con-
duite, bien loin d'en murmurer, d'en dire ses senti-
mens , de s'en plaindre mal-à-propos en des assem-
blées secrètes. L'Esprit de Jésus-Christ ne se trouve
(») Luc. X. i6.
DU SILENCE. 4?^
nullement dans ces plaintes indiscrètes, et dans ces
murmures que l'on fait de ses ministres. Dans la
sainte Ecriture, il est expressément défendu de mal
parler d'eux (0 : elle ordonne de les respecter, de
les honorer, et de ne point toucher aux oints du
Seigneur (2). Si vous considériez bien leur grand
pouvoir et leur sublime dignité, sans doute que vous
auriez pour leur personne plus de respect. Bannissez
d'entre vous ces plaintes et ces murmures.
Je vous en conjure, mes Filles; que je n'entende
plus parler de mécontentement, ni de ces discours
qui causent parmi vous des émotions. Ne regardez
que l'autorité que Dieu a donnée sur vous à ses
ministres. Je défends ces plaintes et ces entretiens
des sentimens contraires à l'humilité et à la paix.
Si quelque chose vous fait peine, je n'entends pas
que vous ne puissiez en parler à vos supérieurs pour
vous instruire : on le peut dans quelques rencontres;
mais jamais pour s'abandonner au murmure , ni
pour condamner les ministres de Dieu; ce qui ne
lui peut être agréable : hors de là vous pouvez com-
muniquer vos difficultés aux supérieurs. Non, je
n'ôte point la liberté de s'adresser à ceux à qui on
les peut dire; j'entends aux pasteurs et aux susdits
supérieurs : moi-même je veux bien encore vous
écouter dans votre besoin , et quand il sera néces-
saire pour votre consolation. Sachez que je vous
porte toutes dans mon sein et dans mes entrailles :
vous m'êtes toutes présentes à l'esprit jour et nuit ,
et tout ce que vous m'avez dit toutes en particulier.
Croyez, mes chères Filles, que pas une syllabe ne
(') ExocJ. XXII. 28. Act. xxui. 5. — ('^ Ps. civ. i5.
47^ SUR LA NÉCESSITÉ
m'est échappée de la me'nioire; je pense à toutes vos
nécessite's , tant en général qu en particulier.
Mettez-vous donc en repos, si vous m'avez dé-
claré les choses comme vous les diriez si vous alliez
dans un quart-d'heure paroître devant la majesté de
Dieu : n'ayez plus aucun souci à présent; puisque
je veux bien me charger de tout ce que vous m'avez
dit. Ne vous l'ai-je pas dit au commencement de cette
visite, que je me charge de- tout ce que vous m'avez
déclaré? Cela étant, attendez en paix, et avec pa-
tience, que Dieu vous manifeste sa volonté par mon
ministère ; et puisque vous vous déchargez sur nous
de tout ce qui vous concerne, tant en général qu'en
particulier, c'est à vous à demeurer en repos et dans
l'indifFérence, par uae soumission à tout ce que
l'Esprit de Dieu nous inspirera , dans le temps , de
vous dire pour votre perfection- Je ne négligerai
rien pour votre avancement; j'y apporterai tous mes
soins et toute mon application , et je veillerai sur
tous vos besoins spirituels. Assurez-vous , mes Filles,
que vous êtes toutes présentes à mon esprit ,• et qu'à
l'avenir j'étendrai de plus en plus mon soin pastoral
sur vous toutes, vous permettant même la liberté
d'avoir recours à notre autorité épiscopale dans vos
plus pressantes nécessités. Venez donc à moi , mes
Filles, quand vous vous trouverez chargées et op-
pressées; je vous soulagerai et donnerai le repos à
vos âmes. Venez; puisque je vous recevrai avec dou-
ceur et avec joie, voulant bien vous écouter, quand
il sera nécessaire : mais toutefois, faites que cela
n'arrive que dans de grands besoins , et dans les oc-
currences de choses de conséquence. A cela nous
DU SILENCE. 477
discernerons les esprits , et nous en connoîtrons la
sagesse et la prudence, par l'importance des choses
que l'on viendra nous dire.
Cependant, mes Filles, observez ce que nous vous
prescrivons pour votre salut et pour votre perfec-
tion. Ecoutez Dieu parler en vous : e'coutez-le par-
lant par vos supe'rieurs , et par le saint ministère de
vos confesseurs et directeurs ; puisque c'est le Saint-
Esprit qui vous conduit par eux : enfin écoutez encore
ce même Dieu parler par votre supérieure; parce
que la supérieure en sa manière vous tient aussi la
place de Jésus - Christ. Vous devez avoir pour elle
respect , amour et confiance. C'est une mère spiri-
tuelle, qui vous doit porter toutes dans ses entrailles :
c'est pourquoi il faut qu'une supérieure reçoive avec
un cœur vraiment maternel et qu'elle porte dans
son sein les fortes et les foibles, et que sa charité
s'étende sur toutes en général et en particulier, sans
favoriser plus les unes que les autres. Il faut qu'elle
parle à toutes dans leurs besoins avec douceur et
bonté : mais aussi il ne faut pas qu'il y en ait qui
se fâchent et qui observent si elle parle plus sou-
vent à quelques-unes. Croyez que celles-là en ont
plus de besoin, et que leurs nécessités sont plus
grandes et plus pressantes que les vôtres; et que,
cela étant , celles - là doivent recourir plus fré-
quemment à la charité de la supérieure, pour être
conduites sûrement dans le chemin de la perfection.
Sachez, mes Filles, que Dieu a attaché votre per-
fection à l'obéissance que vous devez rendre à votre
supérieure. Assurez -vous que la voix de votre su-
478 SUR LA NÉCESSITÉ
périeure est la voix de Dieu même, et que c'est lui
qui vous parle quand elle vous ordonne quelque
chose. Respectez donc l'autorité de Je'su s - Christ ,
qui est en elle et qui y réside. Ecoutez ses paroles
avec autant de respect que vous feriez celles de Jé-
sus - Christ même ; puisqu'il dit en la personne des
supérieurs : « Qui vous écoute, m'éicoute ». Je sais
bien que les choses qu'elle ordonne peuvent paroître
quelquefois n'être pas si justes. Hé bien , il y a de
l'infirmité : mais je sais aussi qu'elle peut avoir des
raisons que les particulières ne peuvent pas pénétrer.
Voilà, mes Sœurs, comme vous devez écouter
Dieu parler; c'est ainsi qu'il faut entendre et prati-
quer ces paroles de saint Jacques : « Que tout homme
)) soit prompt à écouter ». Soyez donc promptes
à écouter Dieu parler dans votre cœur, et par la
bouche de ceux qu'il vous donne pour votre con-
duite : mais aussi soyez tardives à parler. Aimez le
silence, la retraite et la solitude : ne dites jamais
aucune parole dont vous puissiez ensuite vous re-
pentir : soyez fort circonspectes à parler, et ne dites
jamais rien , comme dit saint Augustin, sans l'avoir
conçu dans le cœur, et ensuite pesé et ordonné par
la raison , avant que de le laisser échapper ou sortir
de votre bouche. Le désir de parler est commun à
tout homme , mais surtout à votre sexe ; cette incli-
nation vous est naturelle; toutefois il la faut com-
battre. Vous n'aurez jamais regret d'avoir gardé le
silence, quelque peine et contrainte qu'il faille souf-
frir. 11 y a de la mortification, je vous l'avoue, à
garder le silence. Hé bien , on dira une parole pi-
DU SILENCE. ^79
quante, de mépris ou de raillerie : on se satisfait,
on se fait justice à soi-même par ses plaintes et ses
murmures; mais aussi combien blessez-vous la cha-
rité, et combien de fautes fait-on pour ne savoir pas
garder le silence en ces occasions?
Dieu m'a fait connoître , dans la lumière de son
esprit , que la cause principale du trouble et de la
division de la communauté' ne vient point d'ailleurs
que de ce qu'on est trop prompt à parler, et du de'-
faut de silence. Si donc le silence y étoit bien ob-
servé, je crois que la charité y seroit parfaite, et les
fruits de la paix se trouveroient en cette maison.
C'est ce que vous avez vous-mêmes fort bien remar-
qué, et chacune de vous a justement mis le doigt
sur la source du mal. Presque toutes m'ont dit leur
pensée sur ce sujet , m'avouant que le silence n'étoit
point gardé religieusement, et que cette grande li-
berté de parler en tout temps, de communiquer ses
sentimens sur toutes choses, et de se dire des pa-
roles contre la charité et la douceur, étoit l'unique
cause de tous les désordres qui troubloient la paix
et le repos de chacune. Puis donc que vous recon-
noissez ce défaut être une source de discorde, ap-
portez toutes vos diligences pour le retrancher tout-
à-fait.
Je vous puis dire pour votre consolation, mes
Filles, que j'ai trouvé beaucoup de bien dans, cette
maison : il y a de la vertu, de bons principes de
piété. Presque toutes m'ont fait paroître de grands
désirs de renouvellement : toutes désirent la paix ;
et dans toutes les plaintes qui nous ont été faites as-
sez exactement pour et contre , je n'ai trouvé aucun
4B0 SUR LA NÉCESSITÉ
sujet considérable, et capable de désunir les esprits^
et de les alie'ner les uns des autres. lie' ! faut-il donc,
pour un entêtement et pour je ne sais quelle pre'oc-
cupation d'esprit, que l'union et la charité ne soient
pas parmi vous au point où elles y devroient être?
Que chacune donc s'efforce de retenir ses pensées
et ses sentimens en elle-même , sans se les communi-
quer l'une à l'autre pour s'indisposer. Vous ne de-
vez jamais, quelque peine que vous sentiez, et no-
nobstant les sujets de vous plaindre que vous pourriez
avoir, vous ne devez pas, dis-je , vous porter à par-
ler avec une liberté contraire à la charité et à la
paix. 11 ne vous est point permis de vous faire jus-
tice à vous-mêmes. Vous pouvez parler aux per-
sonnes à qui il convient : je n'entends pas à celles
qui seroient intéressées ou qui se pourroient indis-
poser; je dis à la supérieure, et encore d'une ma-
nière qui ne lui puisse pas donner d'éloignement
des autres , mais avec les circonstances que la pru-
dence et la discrétion enseignent. Les supérieurs
sont des fontaines publiques : il ne faut pas les em-
poisonner. C'est comme cela , mes Sœurs , qu'il faut
manier les intérêts de la charité , et que vous de-
vez ménager et procurer toujours les biens de la
paix , sans vous faire tort les unes aux autres ni vous
désobliger.
Hé bien, mes Filles, je vous défends de la part
de Dieu , et par l'autorité que j'ai sur vous , de vous
maltraiter. Quand je dis maltraiter, j'entends de
vous offenser par aucun emportement de paroles
rudes et piquantes, qui blessent et qui aigiissent,
qui témoignent du mépris, de l'aliénation et trop
de
DU SILENCE. ^8l
de fierté; et même de dire aucune chose contre le
respect que vous vous devez les unes aux autres, de
faire des divisions entre vous , et de parler contre les
personnes consacrées à Dieu , cela étant tout-à-fait
indigne de vous , et opposé aux devoirs de votre état
vraiment saint. Supportez-vous donc toutes, et trai-
tez-vous avec une charité sincère. « Prévenez-vous
)> les unes les autres en honneur et en honnêteté »,
comme vous conseille saint Faul (0. Et moi je vous
conjure au nom de Dieu, et je vous l'ordonne même,
de ne jamais vous parler qu'avec douceur, modestie
et charité; d'éloigner de votre conversation toutes
ces paroles désagréables , contrariantes ou de raille-r
rie; en un mot, tout ce qui est contraire à l'union,
et à cette civilité qui doit paroître et qu'il faut faire
régner dans vos entretiens. Parmi les grands et les
princes du monde, nous voyons qu'ils se traitent
tous les uns les autres avec honneur et respect, quoi-
qu'ils soient égaux en qualité, chacun d'eux se ren-
dant honneur réciproquement, sans craindre de se
rabaisser : et n'est - ce pas se faire honneur à soi-
même, que de traiter avec honneur les personnes
de même dignité? C'est ainsi, mes Filles, que vous
devez en user parmi vous : non , que je désire une
civilité affectée et mondaine; ce n'est pas celle-là que
je demande : celle que je vous recommande d'avoir
entre vous, doit être fondée sur ce que vous êtes à
Jésus-Christ. ;
Hé quoi, mes Filles, pour qui vous prenez-vous?
qui pensez-^vous être, pour vous traiter avec tant de
mépris et de grossièreté ? Ne savez-vous pas que vous
{}) Rom. xn. lo.
BOSSUET. XIV. 3i
482 SUR LÀ NÉCESSITÉ
appartenez à Je'sus-Christ, que « vous êtes rachetées
» d'un grand prix(0 », que vous laites la plus illustre
portion de l'Eglise , e'tant les ve'ritables e'pouses du
Seigneur, et que son Esprit saint habite en vous
par sa grâce? Est -il possible que vous manqueriez
de charité et de douceur envers vos Sœurs? Si vous
considériez en elles un Jésus-Christ pauvre , un Jé-
sus obéissant , un Jésus anéanti et humilié , un Jé-
sus mortifié et crucifié , pour un jour le voir ressus-
cité et glorieux en elles : si vous aviez ces saintes
pensées pour toutes vos Sœurs, n'est-il pas vrai que
vous n'auriez pour elles que des sentimens de respect
et d'estime , et que jamais il ne sortiroit une seule
parole de votre bouche contraire à la charité? Si on
les considéroit comme les anges de la terre , on se
garderoit bien de les mépriser. Mes Filles , occupez-
vous de ces mêmes pensées à l'avenir : retenez la
plus petite parole qui puisse désagréer à Jésus-Christ,
et contrister son divin Esprit , qui est au dedans de
vous toutes : craignez de lui déplaire, et de l'ofTenser
en la personne de vos Sœurs.
Il y a encore une chose dont vous devez vous
abstenir pour maintenir et conserver la charité ;
c'est , mes Sœurs , de bannir de vos récréations et
de vos entretiens ces partialités et contentions , qui
naissent souvent entre vous pour de certaines diffé-
rences. On di^ : Les filles de celui-ci, les filles de
celui-là : Pour moi, dit-on, je suis à ce directeur;
l'autre dit : Je serai à cet autre : celle-là est la fille
d'un tel ou d'un tel. Saint Paul, en pareilles par-
tialités, parle ainsi aux Corinthiens (2) : « Puisqu'il
CO /. Cor. VI. 20. — (') Jbid. ni. 3,4.
DU SILENCE. /5.83
» y a parmi vous de l'envie et du débat, n'êtes-vous
» pas charnels , et ne parlez-vous pas selon l'homme,
» lorsque l'un dit : Pour moi , je suis de Paul ; un
» autre , d'AppoUo : n'étes-vous pas des hommes ,
» de parler en ces termes » ?
Ne pourrois-je pas vous dire, ici la même chose
que disoit Fapôtre parlant à des hommes? Il leur
reprochoit qu'ils étoient de chair, parce qu'ils par-
loient ainsi en hommes. Moi, je vous dirai aussi que
vous êtes des filles , que vous parlez en filles. Et en
effet, dans cette rencontre n'êtes-vous pas des filles,
et ne parlez-vous pas en vraies filles , lorsque vous
tenez ces discours? Ne savez-vous pas, mes Sœurs,
que vous n'avez qu'un seul maître, qui est Jésus-
Christ , qui vous est représenté par ses ministres ?
C'est à lui seul et à nous, qui vous tenons sa place,
à qui vous appartenez et de qui vous devez dépendre
absolument : les autres vous sont donnés seulement
comme des secours , que Ton vous accorde simple-
ment pour les temps où vous pouvez t n avoir be-
soin. Si vous ne considériez que Jésûs-Christ en ces
personnes, vous ne feriez point de distinctions, qui
ne sont pas dignes des épouses du SeignedrI Ne par-
lez donc plus dans ces termes, qui ressentent en-
core trop la chair et le sang : agissez d'une manière
plus dégagée et éloignée de toutes bassesses. Vous
êtes l'ornement de l'Eglise, que vous embellissez :
vous en êtes les victimes saintes, qui êtes consacrées
à Dieu, et profitables au public par la prcfession
de votre institut. Je vous regarde comme des anges
sur la terre, comme ks épouses de Jésus-Christ et
comme les enfans de Dieu. Espérez donc misérï-
/|.84 SUR LA NÉCESSITÉ
corde ; puisque vous êtes eiifans de miséricorde ,
formées à la louange de la grâce de Jésus-Christ»
Voilà, mes Filles, ce que j'avois à vous dire pour
votre perfection , touchant le silence , l'union et la
charité. Que chacune s'étudie à présent à l'observer,
et tâche de se conformer à tout ce que je viens de
vous prescrire. N'empêchez point le Saint-Esprit
d'entrer en vous j n'apportez point de résistance ni
d'obstacles aux grâces qu'il a dessein de vous faire
par mon ministère en cette visite. Vous me direz :
Tout cela ne se fait pas tout d'un coup. Il est vrai ;
mais je vous répondrai qu'avec un grand désir et
une volonté efficace , l'on vient à bout de tout. Tra-
vaillez-y, mes Filles, et souvenez-vous toujours de
ces paroles que je vous ai ^ites au commencement
de ce discours : « Que tout homme soit prompt à
?) écouter et tardif à parler ». Ecoutez Dieu parler
au fond de vos cœurs; écoutez -le quand il vous
parle par l'organe de vos supérieurs et directeurs ;
enfin écoutez-le encore parlant en la personne de
votre supérieure ; et surtout je vous recommande
d'être tardives à parler. Aimez le silence et le 4 epos
dans l'obéissance ; et n'ayez plus qu'un seul et unique
désir, qu'une seule occupation, qui est le soin de
votre perfection et avancement spirituel , et de faire
du progrès dans la vertu.
Monseigneur fit ensuite le chapitre , après lequel sa
Grandeur continû<^ni de nous instruire , nous dit
les choses quisuweni:
Voici, mes chères Filles, les ordonnances et les
articles que j'ai dressés pour lé bon règlement de
DU SILENCE. /J83
cette maison. Je n'ai pas trouvé ne'cessaire d'en faire
un si grand nombre; je me suis contenté de vous
en donner seulement quelques-uns à observer que
voici, vous renvoyant cependant aux ordonnances
de visite ci -devant faites fort amplement, en l'an-
née 1669, dans lesquelles j'ai trouvé toutes choses
expliquées fort au long : vous observerez tout ce qui
vous y est ordonné; c'est mon intention, spéciale-
ment pour les parloirs : n'y demeurer que le temps
marque par la règle. L'on n'y demeurera pas du-
rant l'office divin et les observances^ tant que faire
se pourra, ni pendant les temps et les heures du
silence : l'on n'y parlera point de choses qui puissent
scandaliser les personnes séculières ni les ausculta-
trices. Bref, vous vous y tiendrez dans la retenue et
la modestie religieuse , convenables à votre état.
486 ORDONNANCES
ORDONNANCES
NOTIFIEES
A NOS CHÈRES FILLES LES RELIGIEUSES
DE SAINTE URSULE DE MEAUX,
Le 4 avril i685 ,
Pour conclusion de la visite régulière par nous faite
les jours pre'ce'dens»
L'office divin sera chante sans pre'cipitation , et
avec le plus de décence que faire se pourra, sans
qu'un chœur anticipe sur un autre , et gardant la
médiation : toutes s'affectionneront au chant, et
aucune ne s'en dispensera sans nécessité.
Mes Filles , ayez du zèle et de la ferveur pour bien
chanter les louanges de Dieu. Quand l'office est bien
chanté , sachez que tout le reste va bien : au con-
traire , quand on ne s'acquitte pas bien de ses devoirs
dans le divin office, on peut dire que rien n'est bien
dans une maison. C'est une occupation sainte qui
mérite toutes vos attentions : c'est la plus grande et
DE VISITE. ^8n
la plus digne que vous puissiez avoir sur la terre ;
puisque vous avez l'honneur de parler à Dieu. Quand
vous chantez ses louanges, vous faites ici-bas ce que
les anges font dans le ciel. Acquittez-vous donc de
cette excellente et sublime action , le plus parfaite-
ment que vous pourrez : apportez -y toute l'appli-
cation nécessaire , et faites en sorte qu'un chœur
n'anticipe pas sur l'autre. La sainte Eglise commande
que l'oflice divin soit fait sans interruption : ces an-
ticipations d'un chœur à l'autre font des interrup-
tions en ce saint exercice ; c'est pourquoi faites les
pauses, et observez exactement la me'diation.
Ici, mes Filles, faites une belle re'flexion. Il est
remarqué dans la sainte Ecriture, qu'il se fit un
grand silence dans le ciel (0 ; et que les anges, du-
rant ce silence , rendoient leurs hommages et leurs
adorations à la suprême majesté de Dieu. Que signi-
fie ce silence mystérieux que firent les anges dans
le ciel ? Il doit vous imprimer un profond respect
pour la majesté de Dieu, lorsque vous chantez ses
louanges-, c'est pour vous apprendre, par ces cé-
lestes intelligences , que toute créature , soit au ciel
ou en la terré, doit demeurer dans le silence, et
se taire pour adorer et admirer la grandeur de
Dieu. Admirez donc et adorez celui à qui vous avez
l'honneur de parler : faites de temps en temps ce
silence k l'imitation des anges, observant bien la
médiation; et puis derechef, chantez comme eux
alternativement, chœur à chœur, les louanges de
votre Créateur et Seigneur. Si chacune àvoit appli-
{^)Apoc. vin. 1.
488 ORDONNANCES
cation à faire cet acte d'adoration et d'admiration
dans le temps de la médiation, il seroit plutôt à
craindre qu elle fût trop longue que trop courte.
Les Sœurs éviteront toute partialité, spécialement
dans les choses où il est besoin d'avoir recours à
notre autorité pour être pourvu au bien commun ,
et s'abstiendront d'en faire des entretiens inutiles :
elles se contenteront de nous représenter les vues
qu'elles en auront , demeurant cependant en paix ,
et se conformant avec soumission aux ordres qui
leur seront donnés dans le temps.
Dans les visites , l'une ne suggérera pas à l'autre
ce qu'elle dira : chacune déclarera ses pensées avec
simplicité. L'on a fait quelques fautes dans cette vi-
site sur cet article, ce qui m'a obligé de vous en
faire avertir, en ayant eu connoissance. Cet avis
vous servira dans les visites à venir : on n'a pas
observé cela en cette visite-ci ; il faudra y prendre
garde dans les autres. Soyez plus fidèles, mes Filles^
que vous ne l'avez été en celle-ci.
On évitera les amitiés privées et communications
secrètes , sous telle peine qu'il conviendra décerner :
les vocales qui récidiveront dans cette faute avec
scandale, seront privées du chapitre; de même, si
elles déclarent aux peisonnes intéressées ce qui aura
été dit contre elles.
Pour les amitiés particulières et communications >
dangereuses , je veux que vous les évitiez comme les
pertes de la religion , et que vous les fuyiez comme des
sources de d vision et de vices. Ayez -les en horreur,
et qu'il ne s'en trouve jamais dans cette commu-
DE VISITE. 489
ïiautë de semblables. Je n'entends pas toutefois par-
là défendre absolument tous entretiens et commu-
nications; j'en trouve parmi vous de saints et de
bons, qui sont même utiles : ils le seront toujours,
s'ils ont les conditions qu'il faut pour être parfaits;
savoir, qu'ils soient rares, brefs, modestes, et avec
permission de l'obéissance : s'ils sont réglés de la
sorte , je ne les désapprouverai pas.
A l'égard du secret du chapitre, que les vocales
soient là-dessus fort réservées. Vous savez par expé-
rience les inconvéniens qui en sont arrivés par le passé :
il pourroit encore en arriver de plus grands à l'ave-
nir, si vous n'y veilliez autrement; prenez-y garde:
voici un article de conséquence ; pensez-y, mes Filles.
Les Sœurs n'entreront pas dans les cellules les
unes des autres , sans permission de la mère supé-
rieure : on se gardera bien d'en emporter secrète-
ment d'autorité privée, ni livres, ni écrits, sous
peine de désobéissance.
Elles se rendront ponctuelles au confessionnal, de
manière que le confesseur ne perde point le temps à
les attendre.
Je vous exhorte, mes Filles, d'être fort exactes
et fidèles à cette ordonnance pour la confession.
Ce n'est pas avoir du respect pour le ministre de
Jésus-Christ, que de le faire attendre au confession-
nal après vous. Que chacune de vous soit à l'avenir
plus diligente à se trouver, aux jours prescrits, aux
heures marquées pour la confession. Le temps que
vous faites perdre ainsi au confesseur seroit plus
utilement employé à prier pour vous, et à présenter
490 011D0NJVA.NCES
à notre Seigneur tous vos besoins , pour lui demander
les lumières nécessaires pour travailler au salut et à
la perfection de vos âmes , dont il est chargé par son
ministère. Quand vous allez au sacrement de péni-
tence, soyez pénétrées d'une forte componction de
cœur : allez-y avec respect, avec humilité, avec sou-
mission , et surtout avec confiance , comme à Jésus-
Christ même , de qui le confesseur tient la place.
Ne faites point de certaines distinctions par rapport
à l'homme : entrez dans l'esprit de la foi , fermant
les yeux à toutes les vues humaines : n'envisagez
uniquement que Jésus - Christ en la personne du
confesseur y qui vous le représente pour lors en qua-
lité de votre juge. Allez donc à ce tribunal avec
un esprit sérieux, et soyez pénétrées d'une sainte
frayeur, en vous considérant comme une criminelle
en la présence de son juge.
Imitez la Madeleine, mes Filles, et souvenez-vous
de sa diligence et de sa ferveur, lorsqu'elle alloit
trouver Jésus - Christ pour entendre sa parole , et
pour obtenir la rémission de ses offenses. Quand elle
savoit le lieu oii notre Seigneur étoit, et quand elle
apprenoit qu'il la demandoit , jamais Madeleine ne
s'en excusoit : elle ne se faisoit pas appeler plusieurs
fois ; mais promptement et sans différer , elle s'alloit
jeter aux pieds de Jésus -Christ, pour entendre ces
favorables paroles : Tes péchés te sont pardonnes.
Voilà, mes Filles, votre modèle; imitez cette il-
lustre pénitente ; animez - vous par l'exemple de
cette grande sainte. Si vous aviez plus de foi, vous
auriez de même un saint empressement de vous aller
DE VISITE. 491
jeter aux pieds de votre confesseur, afin d'entendre
les mêmes paroles d'absolution pour la re'mission
de vos péchés, puisqu'il vous représente Jésus-Christ,
dans ce sacrement. Si l'on s'occupoit de ces pensées,
on se tiendroit devant le confesseur avec tout le
respect et la modestie requise : on l'écouteroit avec
humilité , avec soumission , en esprit de foi : on se
prépareroit sérieusement; on se garderoit bien de
se répandre en des discours frivoles, et l'on ne dis-
siperoit pas son esprit vainement, au lieu de se dis-
poser à une si sainte et si grande action.
Les religieuses du Juvenat seront sous la conduite
de la mère assistante : cependant la mère supérieure
continuera d'en prendre soin jusqu'à la lin de jan-
vier prochain.
Pour de bonnes raisons , jugées telles par les su-
périeurs, ou a trouvé à propos d'en décharger ladite
mère assistante durant ce triennal : cependant dans
le temps, elle en aura la direction, comme il est
convenable à sa charge.
Les Soeurs prendront garde qu elles ne s'ouvrent
de rien, par aucune voie, aux pensionnaires et
autres du dehors , des affaires ou difficultés qui pour-
roient arriver au dedans.
On ne donnera point deux charges de discrètes
à la même personne , sans nécessité , et qu'avec une
mûre délibération des supérieurs.
Nous renouvelons les ordonnances des visites ci-
devant faites.
Nous ordonnons que les présentes, et les autres
ci-devant faites, depuis Tannée 1669, seront lues
49^ ORDONNANCES
de trois mois en trois mois , et nous chargeons la
mère supérieure de les faire lire et observer, et de
tenir la main à Texécution exacte.
Donné Ze 27 as^ril 168 5.
t J- BENIGNE , Es^éque de Meaux.
A LA MÈRE SUPÉRIEUllE,
Ma Mèie, je vous charge d'avoir l'œil et de tenir
fortement la main , à ce que toutes nos intentions
et nos ordonnances soient soigneusement observées
dans cette maison. Ne souffrez point de plaintes ni
de murmures ; prenez garde que l'on aie pour les
ministres du Seigneur le respect qui est dû à leur
caractère. Ne souffrez pas non plus que vos Sœurs
s'emportent , et empêchez qu'il ne se dise rien qui
puisse alte'rer la charité' et troubler la paix de cette
communauté. Avertissez -nous dans ces occasions,
et faites -nous connoître celles qui transgresseroient
nos ordres. Faites surtout garder ce silence si néces-
saire, que j'ai tant recommandé : et de toutes ces
choses, je souhaite et je prétends que vous m'en
rendiez compte , et je vous enjoins de le faire de
temps en temps; moi-même je vous en interrogerai,
et je m'informerai si elles sont religieusement ob-
servées.
Et vous, mes Filles, je vous exhorte derechef de
travailler incessamment à votre perfection, dans la
paix et dans le silence. Que chacune de vous ne
pense plus qu'à cette unique affaire , et à se bien
DK VISITE. 4^3
acquitter de ce que l'obéissance vous donne à faire,
chacune dans vos obe'diences. Travaillez et agissez
dans Tesprit de Jésus -Christ; prenez-le pour votre
modèle dans toutes vos actions : voyez avec quelle
perfection et obéissance il servoil Joseph et Marie;
c'étoit son obédience que de leur être sujet et sou-
mis en toutes ses actions , durant sa vie cachée : con-
sidérez bien ce bel exemple , et vous y conformez
parfaitement en cette vie; afin que vous puissiez être
un jour unies éternellement à lui dans la bienheu-
reuse vie de la gloire céleste.
494 SUR LES Avantages
Iir EXHORTATION
SUR LA RETRAITE
FAITE CHEZ LES RELIGIEUSES URSULINES
DE MEAUX,
Le mercredi-saint , 1 8 avril i685.
Avantages de la retraite. Maux que cause la dissipation. Comment
les religieuses doivent l'éviter , et travailler à se séparer des créatures,
pour se recueillir en Dieu.
JVlEs Filles, fai désiré de vous parler à vous autres
enparticulier, pour vous exhorter encore aujourd'hui
à estimer extrêmement votre vocation et votre e'tat ;
et j'ai voulu vous faire venir ici toutes en ma pré*
sence, pour vous animer derechef à vous perfec-
tionner par les meilleurs et plus solides moyens que
vous avez dans votre état , et que vous devez fidèle-
ment suivre. Ces jours passés, je vous ai fait dire une
chose que j'estimois que vous devez faire touchant
le plus important de ces moyens, qui est la retraite.
Vous m'avez fait paroître là-dessus vos bons senti-
mçns, m'ayant toutes marqué le désir que vous
DE LA RETRAlTEr ' 49^
aviez d'observer avec exactitude ce que je vous ai
ordonne' sur ce point, qui vous est de si grande con-
séquence.
Vous êtes déjà à Jésus-Christ, et vous lui appar-
tenez par votre consécration, puisque vous êtes pro-
fesses ; et vous êtes heureuses de ce que Dieu prend
un soin particulier de vous. Mais j'estime encore ex-
trêmement votre bonheur, de ce qu'étant obligées de
tendre à la perfection du christianisme , vous êtes
dans le plus favorable temps pour vous y avancer et
pour vous y bien établir. Je considère beaucoup
l'avantage que vous possédez dans ces années de no-
viciat où vous voilà encore. La religion vous y re-
tient pour vous mieux former, et pour vous mieux
revêtir de son esprit. Jésus-Christ a sur vous un re-
gard tout particulier de bienveillance et de grâce,
et il vous le témoigne par ce plus grand soin que l'on
prend de vous. On vous cultive davantage ; on vous
destine tout exprès une mère pour veiller plus par-
ticulièrement sur vous, et pour vous inspirer les
dispositions que vous devez avoir , et qu'il faut que
vous établissiez pour le fondement de votre vie re-
ligieuse. On vous tient sous une discipline plus
exacte; et vous avez pendant ce temps plus de faci-
lité pour vous avancer dans la perfection chrétienne,
et pour acquérir les vertus religieuses , vivant plus
séparées, et hors des emplois plus capables de vous
distraire. Vous n'avez en cet état que l'unique soin
de votre avancement : travaillez-y par la retraite.
Ce qui vous y avancera , ce sera la retraite , la sépa-
ration des créatures, l'amour de la solitude, l'atten-
tion à ne se point répandre çà et là, à ne point par-
49^ SUR LES AVANTAGES
1er aux créatures , à ne point faire parler en vous les
créatures; mais à se former une habitude d'im saint
recueillement pour parler à Dieu, etpour l'écoutev
parler en vous.
C'est là mes Filles, le désir que vous devez avoir
de vous rendre dignes que Dieu vous parle, devons
disposer à traiter avec lui , et de ne point perdre les
moyens que vous avez pour vous procurer ce grand
avantage. Je vous regarde comme le fondement sur
lequel Dieu veut établir l'édifice de la religion ; puis-
que c'est dans le noviciat que se doivent former
celles qui après composent la communauté. Pour y
être utiles, il faut premièrement que vous soyez
bien fondées en la vertu par un bon noviciat, où
vous ayez bien employé le temps et travaillé à votre
perfection, et cela par la séparation des créatures,
sans laquelle vous ne pourrez acquérir aucune vertu :
et ce seroit , à la vérité, une chose bien ruineuse et
bien préjudiciable, de voir une fille sortir du novi-
ciat sans y avoir acquis les bonnes habitudes , et la
pratique des vertus nécessaires pour tendre efficace-
ment à sa perfection , et pour y faire tous les jours
de nouveaux progrès le reste de sa vie. Cela seroit
bien dommageable et pour elle et pour toute la
maison , dont l'ordre est troublé et détruit par le
défaut de vertu solide. Or, cette solide vertu consiste
principalement dans le soin que vous devez prendre
de cultiver très- soigneusement, chacune en votre
particulier , la grâce de votre vocation sainte , par
la récollection intérieure et par la séparation des
créatures.
Croyez-moi, mes Filles, et je vous l'ai déjà dit,
vous
DE LA. RETRAITE. ^q^
VOUS n'avancerez qu'à mesure que vous vous afFec*
tionnerez à désirer et à rechercher la retraite et le
silence. Ce sera ce silence qui vous établira solide-
ment dans les vertus qui soutiendront votre conduite,
et qui en feront toute l'économie pendant tout le
reste de votre vie : et quand vous serez à la commu-
nauté, à moins de cela, jamais vous n'y pourrez étrç
de bonne édification, et vous n'y vivrez point en
vraies religieuses. C'est donc dans cette retraite,
qu'on ne peut assez vous recommander , que vous
cultiverez , que vous goûterez et que vous conser-
verez le fruit d'une vocation si sainte : sans elle vous
ne le pouvez faire; sans elle vous ne trouverez jamais
que du déchet en votre ame, du désordre dans votre
conscience, et du trouble dans votre cœur. Si vous
vous épanchez facilement au dehors, vous ne pouvez
retenir long-temps l'impression d'aucune grâce , ni
en faire nul profit : car les discours vains et inutiles
ne servent qu'à dissiper, et à remplir l'esprit d'une
multitude de choses, qui l'empêchent de se porter
vers Dieu son souverain bien. Les épanchemens au
dehors offusquent l'ame de pensées attachantes , qui
sont de grands obstacles à l'oraison : cela forme
votre intérieur à un état de distraction, qui vous
rend inhabiles à ce saint exercice de traiter avec
Dieu.
Que l'on fait de grandes pertes par le manque-
ment d'intérieur ! que l'habitude à tant parler cause
de grandes omissions du bien , et fait tomber dans
de grands maux ! Si l'on connoissoit ce que l'on perd
à se répandre inutilement à l'extérieur, on s'afîlige-
roit avec grand sujet sur ces pertes. Que fait-on
Bossu ET. XIV. 3i>
49^ SUR LES AVANTAGES
quand on préfère les entretiens des créatures à ceux
de Dieu , sinon se livrer volontairement à son propre
dommage? Et que faites-vous, mes Filles, lorsque
vous vous remplissez des idées et des entretiens des
créatures ? Vous en êtes distraites , vous vous en
occupez, vous en demeurez toutes pénétrées; cela
vous dissipe et vous traverse dans vos saints exer-
cices. Vous portez cette impression dans la prière ,
et c'est ce qui vous ôte la présence de Dieu. Vous
ne sauriez vous adonner à l'oraison , et vous y per-
dez le temps. Ainsi tout l'ouvrage de votre avance-
ment spirituel est arrêté par ce dérèglement , et par
cet épanchement au dehors.
Vous ne pouvez rien faire dans l'oraison , ni rien
établir dans l'édifice de votre perfection, si, pour
traiter avec Dieu , vous n'entrez dans une grande
disposition de solitude à l'égard de la créature. Il
attend , à la mettre en vous , qu'il vous trouve silen-
cieuses. Quand il trouve notre ame seule, dégagée
des créatures et retirée avec lui tout seul, il la vi-
site , il lui envoie ses lumières, il répand en elle ses
grâces, il lui découvre ses vérités : c'est là où il
nous remplit de la connoissance de nous-mêmes, et
de la contrition de nos fautes. En ce saint silence,
si nous avons besoin d'humilité, nous recevons des
impressions qui nous anéantissent : nous sommes
occupés au dedans de notre ame de l'esprit d'une
componction intime; Dieu nous remplit de cette
sainte horreur de nous-mêmes, à la vue de nos in-
dignités; il opère en notre intérieur des secrètes,
mais puissantes convictions de nos iniquités; il nous
abaisse et nous écrase comme des vers : enfin , mes
DE LA RETRAITE. ^99
Filles, sa bonté prend ce temps de retraite, et il
l'attend pour nous occuper, pour nous e'clairer, pour
nous purifier et nous changer par tous ces effets de
sa grâce. Dans ce saint commerce avec Dieu , vous
formerez des résolutions efficaces pour la pratique
des œuvres de la perfection du christianisme, qui
fait la principale de vos obligations.
C'est le but oii vous devez tendre sans cesse; c'est
là votre fin que vous devez toujours regarder , et
non pas vous porter à rien de singulier. Il ne faut
point vous proposer rien d'extraordinaire qui res-
sente l'élévation ; mais pourtant vous devez vous
tenir disposées à vous exercer en la pratique des
plus grandes vertus, si Dieu vous en donne les
occasions : car bien qu'une religieuse ne doive pas
se porter d'elle-même à rien d'extraordinaire, elle
est cependant obligée d'être fidèle à embrasser les
actes des plus grandes vertus , et de s'y porter avec
fidélité quand Dieu les exigera , et s'il les demande
d'elle. Le soin que vous devez avoir de votre salut
et de votre sanctification doit vous rendre atten- --
tives et soigneuses de recevoir et conserver la grâce ;
mais vous ne le serez jamais si vous vous répandez
trop à l'extérieur , et si vous ne vous récolligez pas.
Je sais que vous êtes toutes fort occupées : il y a
assez d'obédiences dans cette maison , et votre ins-
titut vous occupe bien du temps et vous emploie
beaucoup. C'est pourquoi le peu de loisir qui vous
reste, employez-le à rentrer sérieusement dans le
sanctuaire de votre ame , oii , sans doute , vous trou-
verez le Saint-Esprit. Ayez un saint empressement
de vous ^ionner à la retraite , et de faire de votre
5o6 5UII LES AVANTAGES
cellule un petit paradis, estimant tous les momens
où vous pouvez vous y retirer, afin d'y entendre
parler Dieu en vous-mêmes et pour l'y e'couter pai-
siblement ; et non-seulement pour l'écouter , mais
pour le posse'der. Car, mes Filles, il n'est pas de ce
divin objet de notre amour la même chose que des
créatures : souvent nous aimons ce que nous ne pos-
sédons pas , et au moins ce que nous ne pouvons pas
toujours posséder. Mais en Dieu , nous avons ce
bonheur et ce grand avantage , de ne le pouvoir
aimer sans le posséder : aussitôt que nous l'aimons,
nous sommes en possession de lui-même. Quand
donc vous serez en obédience avec quelqu'une de la
communauté, aussitôt préméditez tout ce que vous
aurez à faire pour prendre toujours le parti du
silence, et prévoyez comment vous ferez pour le
garder partout autant que vous pourrez.
Après vous être acquittées des devoirs de vos
, offices , estimez-vous heureuses si vous pouvez mé-
nager le reste du temps pour le consacrer à la re-
traite. Si vous y êtes véritablement affectionnées,
vous ne consommerez pas vainement le temps ;
vous n'aimerez pas à le perdre ni à le mal employer :
soyez-en ménagères ; et au lieu de le consommer à
parler inutilement après l'acquit de vos obédiences,
allez le passer en votre cellule en ouvrage et en
silence; et là, mes Filles, occupez-vous de Dieu. et
de sa présence : pesez l'état que vous devez faire de
ces momens qu'il vous donne pour lui parler, pour
vous entretenir de lui et avec lui.
Combien précieux ces momens qui nous mettent
en état d'écouter Dieu parler en nous-mêmes ! Dieu
i
DE LA RETRAITE. 5oi
qui se plaît à se communiquer à une anie , quand il
la trouve dans une entière oubliance et séparation
de tout ce qui est hors de lui ; Dieu qui observe et
qui attend ce temps favorable pour prendre une
possession intime de l'intérieur , pour y établir son
règne , et qui le dispose à ses grâces, dès que notre
cœur le cherche dans la récollection véritable :
Dieu qui visite l'intime de ce cœur pour en faire
son temple , sa maison vivante et animée , pour
contenir son immense et incompréhensible gran-
deur : Dieu qui porte des lumières dans le fond do
l'amc recueillie , tantôt comme juge pour la remplir
du regret de ses fautes, tantôt comme Souverain et
Tout-puissant, pour la remplir du sentiment de sa
présence et de sa majesté, et la former k des états
d'abaissement et d'anéantissement devant lui : Dieu
qui communique sa sainteté à ses créatures par des
impressions de pureté, et des désirs qu'il leur donne
de séparation pour les choses de la terre : Dieu qui
leur confère cette même pureté, et qui les dispose à
traiter familièrement avec lui, en leur imprimant
une chaste crainte de lui déplaire, et les rendant
amoureusement désireuses de lui plaire : Dieu qui
prend une secrète possession d'une ame qu'il trouve
fidèle à se séparer des vaines joies et des vains amu-
semens de la terre , et qui la comble de délices en
lui faisant part de sa même joie : Dieu qui lui ouvre
des sentiers admirables de paix, de consolation et
de douceur , quand il la trouve à l'écart, seule avec
lui, séparée des objets créés, et fuyant tout enga-
gement avec les créatures.
Mes Filles , j'ai eu bien raison de vous le dire j on
502 SUR LES AVANTAGES
fait des pertes de'plorables par le de'faut de silence*
Pleurez celles que vous avez faites , et re'parez-les à
l'avenir , vous rendant fidèles à retrancher tout dis-
cours inutile et superflu . Etablissez en vous-mêmes
ce silence , inspirez-le dans les autres ; et croyez que
c'est l'e'le'ment de votre perfection d'être retire'es ,
intérieures et récoUige'es. Attendez plus de fruit de
cette conduite que de tous les entretiens avec les
créatures , quelque saints qu'ils puissent être. Votre
avancement ne dépend point de traiter avec les créa-
tures : persuadez -vous plutôt, comme il est vrai ,
qu'il est attaché à parler peu aux hommes, et beau-
coup à Dieu. Apprenons aujourd'hui à nous passer
de toutes les créatures , et à ne chercher point de
consolation qu'en Jésus-Christ.
Et à quoi servent tant de discours , ces entretiens
inutiles , et tant de paroles superflues , sinon à vous
ôter ces grands biens, et à vous faire de grands maux
en vous dissipant ? Cela vous remplit de trouble et
d'inquiétudes , et vous ôte l'Esprit de Jésus-Christ,
qui ne se trouve que dans la paix et dans la fidélité à
se retirer en son intérieur. D'où viennent tant de
désirs de parler, sinon de cette nature qui veut tou-
jours se satisfaire en la créature et parmi les sens, et
qui nous détourne de Dieu pour nous convertir vers
les choses de la terre ?
Non, mes Filles, il ne faut plus que vous suiviez
ces mouvemens qui vous ont attirées dehors; il faut
rentrer en vous-mêmes, et que vous vous passiez,
le plus qu'il vous sera possible , de tout ce qui n'est
point Dieu , pour le faire occuper tout seul votre
cœur et vos pensées. N'ayez d'entretien avec per-
DE LA RETRAITE. 5a3
sonnera moins qu'il n'y ait du besoin: évitez par-là
de grands écueils, qui font obstacle à la pureté de
la vie. Saint Jacques dit que de la langue viennent
tous les péchés qui se commettent (0. La paix seroit
toujours dans les communautés si l'on savoit gouver-
ner sa langue: car d'oii procèdent tant de fautes?
d'où vient que Toa a de petites antipathies , que l'on
fait des médisances, que l'on raille , que Ton se
plaint, que l'on murmure, et que l'on voit de cer-
tains éloignemens les unes des autres qui forment
les divisions ? Tous ces défauts ne viennent que du
dérèglement de la langue et du défaut de silence;
et si l'on ne parloit point, et que vous vous tinssiez
dans votre retraite , tout cela n'arriveroit pas. Le
manquement de silence cause toutes les fautes contre
la charité, qui se trouvent dans les maisons reli-
gieuses. Aussi saint Jacques nous dit : « Que l'homme
» soit prompt à écouter, et tardif à parler (2) ».
Qu'entend-il par-là, sinon qu'il faut apprendre à ne
parler que pour les choses nécessaires? que veut dire
cela , si ce n'est qu'on doit écouter celles qu'il faut
qui nous parlent l mais les écouter d'une manière
qu'elles ne nous distraient point , et ne nous empê-
chent pas d'entendre parler Jésus -Christ dans le
fond de notre ame.
Faites si bien , que vous contractiez une sainte
habitude de ne parler précisément que lorsque
quelque nécessité vous y oblige ; faitesrvous-en une
loi , et mettez-y votre plaisir. La pratique fidèle de
ce point vous en fera goûter l'exercice. Rendez-vousr
y soigneuses , mes Filles; ayez toujours un nouveau
(') Jac. in. 6. — W Ibid. 1. 19,
5o4 SUR LES AVANTAGES
désir d'en faire l'expéiience. Lorsqu'une ame, pres-
sée du désir de se perfectionner, fait de suffisans
efforts pour obtenir cette grâce de récollectiori, et
s'y adonne sérieusement , il arrive que par le moyen
de son silence , elle obtient le silence ; je veux dire
que venant à goûter le bonheur de sa solitude, elle
en chérit et en recherche la possession : elle ménage
les moindres momens de cette sainte retraite , et elle
les estime précieux. On voit cette religieuse se ren-
fermer dans sa petite cellule ; parce qu'elle est toute
animée des dispositions qui lui font aimer sa solitude,
et la préférer à toutes les conversations et à tous les
divertissemens de la terre.
Ainsi , mes Filles , avec un peu d'application à ce
que nous vous disons, vous ferez vos délices de cette
pratique et de ce saint exercice, de laisser parler
Dieu intérieurement dans votre cœur. Tout aussitôt
qu'il vous trouvera seules, vous entendrez sa voix ,
et vous sentirez sa présence par certaines touches de
grâce : vous vous trouverez tout abimées devant lui
dans un profond sentiment de respect pour sa ma-
jesté; vous y produirez des actes intérieurs de toutes
manières, qui vous disposeront à l'oraison, et vous
en conféreront l'esprit : vous serez dégagées et pu-
rifiées des dispositions grossières , dont les sens et la
nature font des impiessions si fréquentes et si impar-
faites. Ce sera dans la séparation, et en vous retirant
seules auprès de Dieu , que vous posséderez ces
grâces , et jamais parmi les discours et les fréquen-
tations inutiles avec les créatures.
Faites donc taire chez vous toutes les créatures;
et vous-mêmes, quittez tout entretien de pensée avec
. DE LA RETRAITE. 5o5
elles, afin d'être en état que Dieu^oiis parle. Ob-
servez de ne point parler pour vous-mêmes; voilà
une bonne règle du silence. Il ne faut point parler
pour soi-même; lïiais seulement pour la gloire de
Dieu, pour le bien du prochain , pour la charité : et
comme Jésus-Christ est votre modèle, voyez l'exemple
qu'il vous en donne pendant sa vie : chose admirable î
que l'on ne nous ait pu dire qu'une seule parole qu'il
ait dite durant trente ans , qui fut lorsque sa mère
le cherchoit.
En sa passion il a fait usage d'un perpétuel silence.
Voyez-le chez Caïphe ; il répond pour rendre témoi-
gnage à la vérité: devant Pilate, il parle pour l'ins-
truire : hors de là, quel silence ! Il n'a jamais parlé
pour soi ; lorsqu'il étoit accusé et calomnié, il ne
répondoit rien; et quand la vérité l'a obligé de par-
ler, il l'a fait en peu de paroles. Apprenez donc de
lui le silence ; aimez à être seules , après l'acquit de
vos emplois. Occupez- vous à aimer Jésus-Christ, à
penser à lui: méditez sa passion, lisez ses paroles,
goûtez ses maximes , aimez d'être abandonnées des
créatures, pesez les états d'abandon de Jésus-Christ ;
voyez -le seul, délaissé. Ce divin Sauveur nous est
d'un grand exemple dans tous ses mystères : c'est sur
lui , mes Filles , qu'il faut vous imprimer bien avant
cette vérité: Il n'y a que Dieu dont je doive attendre
ma perfection ; et partout trouver moyen de prati-
quer l'éloignement et la solitude des. créatures.
Quand on y a mis son affection, on la trouve en tout
temps, en tous lieux.
C'est donc là, mes Filles, ce qui m'a fait vous par-
ler en particulier , vous assembler toutes ici en ma
5o6 SUR LES AVANTAGES D2 LA RETRAITE.
présence pour "^ous donner cette instruction, qvà
n'est pas simplement un avis et un conseil : ce n'est
pas seulement une exhortation ; mais c'est un pré-
cepte que je vous donne, et que Dieu m'a inspire' de
vous enjoindre. Recevez -le de la part du Saint-Es-
prit , qui m'a porté à vous le donner : ressouvenez-
vous bien de ce jour , et ne l'oubliez jamais. Je vous
ai trouvées toutes, ce me semble, dans de bons dé-
sirs : ce sont vos bonnes dispositions qui me font
espérer que vous ferez profit de cette ordonnance :
gardez-la donc soigneusement, et priez Dieu pour
moi : je le prie de tout mon cœur qu'il vous bénisse.
SUR LES DEVOIRS DE LA VIE RELIGIEUSE. SoT
IV.' EXHORTATION
FAITE
AUX RELIGIEUSES URSULINES DE MEAUX,
Le 4 niai i685.
Avec quelle vigilance, quelle religion il faut qu'elles travaillent à
Féducation des enfans qui leur sont confiés. Soin qu elles doivent
avoir de se renouveler dans Tesprit de leur profession. Combien il
est nécessaire qu'elles soient en garde contre l'ennemi de leur salut.
Obligations renfermées dans le vœu de pauvreté. Importance et uti-
lité de l'obéissance. Devoir des religieuses de tendre sans cesse à la
perfection. Charité, zèle et tendresse du prélat pour elles.
J'étois fâche, mes Filles, de n'être pas venu hier
solenniser les saints mystères de la croix avec vous :
mais j'ai l'expe'rience que tous les jours sont bons et
saints , et que toutes les solennités de l'Eglise ont
leurs lumières propres et particulières , pour la sanc-
tification des âmes. Ce sont autant d'astres lumineux
et d'étoiles brillantes, qui ornent l'Eglise, et qui
nous illuminent par les influences de leurs lumières.
Je trouve heureusement qu'aujourd'hui se rencontre
la fête de sainte Monique, qui est votre modèle, mes
Filles, en l'exercice de votre institut, dans son zèle,
dans sa charité, dans le soin et la sollicitude qu'elle
5o8 SUn LES DEVOIRS
a eus, et par les travaux quelle a soutenus, n'épar-
gnant rien pour obtenir et pour procurer la con-
version de son fils. He', ne savez-vous pas que ce
sont ses soupirs et ses gémissemens , ses larmes et
ses continuelles prières qui ont enfanté saint Augus-
tin à la grâce ? Que voil^ une belle ide'e , pour vous
conduire dans vos emplois, et dans tout ce que vous
avez à faire dans l'instruction des enfans !
Il est vrai que vous ne trouvez pas dans cette
jeunesse , qui vous est confie'e , les grands crimes
qu avoit sainte Monique à combattre et à de'truire
dans son fils : quoique cela ne soit pas , elles ont
néanmoins le principe de tous les vices , par cet hé-
ritage funeste que nous tenons d'origine. Notre mère
Eve est la première qui a péché : le mal a commencé
par une femme; le péché s'est introduit par votre
sexe; il s'y achève, il s'y perpétue et se dilate dans
tous les âges. Cette source maligne se trouve en ces
jeunes filles, et se répand dans tout le cours de leur
vie. Quand donc vous en voyez d'épanchées , sujettes
à discourir, opiniâtres, rebelles, qui se portent à
l'oisiveté , et surtout indociles , vous ne sauriez trop
gêner celles que vous voyez enclines à ces mauvaises
dispositions ; et ce doit être là le sujet de vos larmes ,
et de vos gémissemens. Vous devez prier et soupirer
pour elles devant notre Seigneur, sur le préjugé
des grands maux qui en peuvent arriver dans la
suite : car l'indocilité est le commencement de tous
les vices; et cette charité, qui fait profiter dans le
salut [ des autres, ] doit non-seulement vous affliger
et vous causer des gémissemens en la présence de
Dieu ; mais il faut encore qu'elle vous anime à tra-
DE LA VIE RELIGIEUSE. Gog
vailler fortement, pour déraciner jusqu'aux moindres
semences du mal ; parce que l'efficacité' malheureuse
du pe'ché se de'veloppe avec l'âge.
Vous devez donc, mes Filles, veiller beaucoup
sur elles et sur vous-mêmes dans l'exercice de votre
institut, lorsque vous y êtes employées, pour faire
en sorte qu'elles ne voient rien en vous qui ne les
porte au bien, et qui ne leur persuade la vertu : et
surtout ne soyez point oisives devant elles; parce
que vous leur devez l'exemple. Je vous recommande
très-expressément de ne les point porter à avoir cet
air de distinction des modes et des vanités du monde :
car de la vanité , qui les porte à l'immodestie , on
tombe malheureusement dans l'impureté. Je sais
bien qu'il y a des païens qui les aiment de la sorte ,
et qui les veulent voir ce qu'on appelle enjouées ,
agréables et jolies : mais, je vous prie, n'ayez point
de condescendance pour eux, ne les écoutez point,
tenez ferme j et faites-leur entendre que le plus bel
ornement d'une fille chrétienne est la modestie, la
pudeur et l'humilité. Voilà les dispositions qu'elles
doivent avoir sortant de chez vous ; voilà ce qu'elles
doivent apprendre auprès des épouses de Jésus-
Christ et entre leurs mains, c'est de conformer leurs
mœurs à la piété et aux maximes du christianisme,
pour animer de cet esprit tous les états et toutes les
actions de leur vie.
Pour vous, mes Filles, renouvelez-vous dans tous
vos bons propos; je vous y exhorte par les entrailles
de la miséricorde de Dieu : renouvelez-vous et sou-
venez-vous de la sainteté de votre vocation, et pour-
quoi vous avez quitté le monde : c'a été pour vivre
5lO SUR LES DEVOIRS
dans la retraite , dans la solitude , et de la vie de
Jésus-Christ , séparées du tumulte et des embarras
du siècle, et pour vous unir à Dieu dans cet heu-
reux état de séparation de toutes les choses d'ici-bas.
Mais souvenez-vous aussi que le démon travaille in-
cessamment pour vous perdre , et pour détruire en
vous l'œuvre de Dieu ; et s'apercevant des bons
effets qu'a déjà produits la visite, il fera comme il
est dit dans l'Evangile (0 : étant sorti d'une de-
meure qu'il avoit occupée , la trouvant nette et pu-
rifiée, il se propose d'y venir; il lui donne de nou-
velles attaques, et appelle ses semblables pour user
même de violence. Ainsi, après avoir été chassé et
contraint de s'éloigner de ce lieu, par les grâces
que Dieu vous a conférées par notre ministère en
cette visite , voulant s'approcher encore de cette
maison , qu'il avoit tâché de troubler et d'inquiéter
ci-devant par ses ruses ; la trouvant , dis-je , mainte-
nant dans le repos et dans le calme , ornée et parée ,
cet ennemi de la paix viendra, n*en doutez point,
mes Filles, pour attaquer derechef la place. Cet
ennemi de votre salut redoublera ses suggestions, et
fera tous ses efforts pour y rentrer par de nouvelles
batteries.
Veillez donc et priez, de peur de la tentation ;
car la chair est infirme : craignez, mes Sœurs, ce
serpent qui entre et qui s'insinue par les sens, en
glissant son venin malicieusement et imperceptible-
ment : défiez- vous de cet esprit rusé; ce n'est qu'un
trompeur. Il vous dira comme à nos premiers pa-
rens : « Vous serez comme des dieux ('^) » ; mais ne
C>j Matt. xu. 43 *t seq. — W G^nes. ui. 5.
DE LÀ VIE RELIGIEUSE. 5lï
Fécoùtez pas , ne vous laissez pas séduire : car que
prétend ce malin par ce langage, sinon de vous
faire raisonner , de vous faire présumer et de vous
élever, en vous persuadant ce qui seroit contraire
à la soumission et à la docilité ? Il vous portera à
vous imaginer que vous pouvez bien vous dispenser
de cette humble obéissance , et de tant de renonce-
mens à vous-mêmes. Vous serez comme des dieux ;
je veux dire qu'il vous fera croire que vous êtes au-
dessus de tout , que vous avez des lumières , de
bonnes raisons : tout cela tendra à vous jeter dans
l'indépendance. Ne croyez point ce tentateur ; ne
vous laissez point séduire par les suggestions de ce
serpent. Non , mes Filles, ce n'est point comme des
dieux que vous devez être j c'est comme Jésus-Christ
humilié et obéissant; c'est comme Jésus Christ souf-
frant et crucifié qu'il faut que vous soyez : ce doivent
être là toutes vos prétentions : tous vos désirs ne
doivent vous élever qu'à tendre sans cesse à vous
rendre en tout semblables à lui par les humiliations
de la croix. L'ennemi de votre bien pourra même
vous dire , pour vous décevoir et pour vous tromper :
Vous ne mourrez pas (0 ; non, non, vous ne mour-
rez pas : ce n'est pas là grande chose ; ce ne sera
pas là un péché mortel : quand je me dispenserai de
cette soumission parfaite, de cette humble et paisible
disposition; ce n'est point là si grande chose. Toute-
fois sachez , mes Filles , que tout péché volontaire
dispose au péché mortel qui tue l'ame , et qu'il ne
faut pas qu'une épouse de Jésus-Christ se livre à
aucune infidélité : quand même ce ne seroit pas un
(•) Gènes, m. \.
5l2 SUIILESDEVOIIIS
péchë, vous devez appréhender et fuir tout ce qui
est capable d'offenser les yeux de votre divin Epoux.
Renouvelez -vous donc aussi, mes Filles, dans
Tesprit de votre vocation : souvenez-vous de votre
consécration, de Toblation et du sacrifice de vos
vœux de chasteté, de pauvreté et d'obéis ance.
Et premièrement la chasteté : la perfection de
cette noble vertu est un retranchement général de
tous plaisirs des sens. Je n'entends pas parler ici de
ces vices grossiers, qui ne se doivent pas seulement
nommer parmi nous , ni de la privation des plaisirs
légitimes du monde : mais vous devez surtout la faire
consister dans cette pureté intérieure de l'ame, dans
cette mortification parfaite des sentimens de la na-
ture ; ne souffrir nulle attache ni aucun désir de
satisfaire les sens , pas le plus petit plaisir hors de
Dieu ; et de plus, ne souffiir aucun amour étranger,
qui puisse partager vos cœurs : car des épouses de
Jésus-Christ ne le doivent jamais partager ni diviser
pour la créature. Ce cœur est à lui : vous le lui avez
donné tout entier lorsque vous vous êtes consacrées
à son service. Fuyez donc, mes Filles, et ayez en
horreur ces amitiés qui le divisent. Evitez , comme
un très-grand mal, ces liaisons particulières; fuyez,
comme la peste, les partialités, ces liens particuliers
qui vous désunissent du général; c'est à quoi vous
devez penser sérieusement. Qu'il n'y en ait donc
point entre vous, mes Filles, à l'avenir, si vous vou-
lez être parfaitement à Jésus-CÎirist votre Epoux.
Le vœu de pauvreté vous oblige premièrement à
être pauvres en commun ; c'est-à-dire , mes Filles ,
qu'il faut que vous ménagiez toutes le bien de la
communauté,
DE LA VIE RELIGIEUSE. 5l3
communauté , prenant garde à ne le point consom-
mer sans véritable besoin : que toutes aient le né-
cessaire ; mais rien de superflu et d'inutile , non
point par épargne ni par une avarice sordide ; mais
par un esprit de pauvreté et de vrai dénuement in-
térieur , qui vous fasse passer légèrement sur les
choses de la vie humaine , et qui vous rende fidèles
à ne vous y pas répandre et attacher ; mais plutôt à
vous en dégager pour l'amour de Jésus-Christ, en
qui vous avez toutes choses. Que l'esprit de cette
humble pauvreté soit donc parmi vous : ayez soin
de ne rien perdre, de ne rien dissiper, et de ne
rien laisser gâter. Epargnez le bien de la maison ;
parce que vous êtes des pauvres , et parce que c'est
le bien de Dieu, dont il vous donne l'usage seule-
ment pour votre besoin , et non pour vous permettre
aucunes superfluités ni satisfactions inutiles. Les
gens pauvres ne portent leurs pensées qu'aux choses
expressément nécessaires dans leur état d'indigence,
où nous voyons que le moindre déchet leur est de
conséquence. Dans un triste ménage , un pot cassé
est une perte considérable. Souvenez -vous donc,
mes Filles, que vous êtes des pauvres, et que vous
devez par conséquent ménager le bien de la reli-
gion , qui appartient à Dieu ; et qu'étant les épouses
de Jésus-Christ pauvre, vous devez chérir sa pau-
vreté. Il y a des occasions qui sont de légitimes ob-
jets de libéralité, et où la piété l'inspire, comme la
charité envers les pauvres , le soulagement des misé-
rables et des affligés ; et encore le zèle pour la déco-
ration des saints autels , selon les moyens que Dieu
en donne.
BOSSUET. XIV. 33
5l4 SUR LES DEVOIRS
Mais il y a une seule chose, mes Filles, où vous
devez toujours êtrelibe'rales; c'est envers vos pauvres
Sœurs infirmes et malades. Il ne faut point craindre
ici de l'être trop à leur égard; puisque vous devez
même prévenir jusqu'à leurs petits besoins, pour évi-
ter les sujets de plaintes et de murmures, quoiqu'il
faille toujours mortifier la nature : mais quand elle
est surchargée et accablée par la maladie , c'est alors
qu'il faut la soulager avec douceur et charité , sans
rien négliger ni épargner pour son soulagement.
Toutefois , il ne faut pas avoir égard aux petites dé-
licatesses : il ne faut rien accorder à la nature , mais
tout au besoin. Estimez donc, mes Filles, les ma-
lades ; aimez - les , respectez - les et les honorez ,
comme étant consacrées par l'onction de la croix,
et marquées du caractère de Jésus-Christ souffrant.
Comme il faut représenter les vrais besoins à la
mère supérieure , c'est à elle aussi à y pourvoir cha-
ritablement : mais il se faut abandonner, et se dé-
gager des trop grands empressemens de la nature.
Faites état, mes Filles, de la pauvreté que vous avez
vouée et que vous professez; aimez-la , même dans
le temps de la maladie ; et partout , accoutumez-
vous à faire tous les jours une circoncision spiri-
tuelle, qui vous fasse éviter l'inutilité et retrancher
le superflu. C'est à quoi vous devez tendre , et ce
que votre saint état vous demande et vous prescrit.
Pour ce qui est de l'obéissance , c'est le fondement
solide de la vie religieuse. C'est en cette vertu, mes
Filles, où Ton trouve la joie, la paix véritable du
cœur, et la sûreté entière clans l'état que vous avez
embrassé ; ainsi vous devez mettre en cette vertu
DE LA VIE RELIGIEUSE. 5l5
toute votre perfection. De plus, vous devez y trou-
ver le repos de vos âmes, et chercher en elle un
véritable contentement ; car hors de là , vous ne
rencontrerez qu'incertitude , qu'égarement et que
trouble. Reposez-vous donc, mes Filles, entière-
ment sur l'obéissance , et regardez-la toujours comme
le principe de votre avancement et de votre salut.
Obéissez à vos supérieurs avec un esprit de douceur,
d'humilité et de soumission parfaite, sans murmure
ni chagrin. En toutes choses soumettez votre juge-
ment à celui de l'obéissance , avec une entière doci-
lité , ne donnant point lieu à votre esprit propre de
raisonner et de réfléchir sur ce que les supérieurs
vous ordonnent, et sur les dispositions qu'ils font
de vous. Obéissez-leur comme à Jésus-Christ : cher-
chez , mes Filles , la paix et le repos dans l'obéis-
sance ; vous ne la trouverez pas ailleurs.
Je vous l'ai dit au commencement, et je vous le
dis encore : soyez soumises, soyez dociles et parfai-
tement résolues de travailler à votre perfection :
vous y devez tendre et aspirer incessamment par la
fidélité en la pratique de ces vertus. C'est votre état
qui vous y oblige expressément, pour remplir di-
gnement les devoirs de votre vocation , et vous ac-
quitter de vos promesses et de vos vœux. Voilà
Tunique désir que vous devez avoir : votre salut en
dépend ; car rarement, faites attention à ceci, fait-on
son salut en religion, si on ne tend à la perfection.
Non , je ne crois point, et ce n'est point mon opi-
nion, qu'une religieuse se sauve quand elle n'est
point dans la résolution de tendre à cette perfec-
tion, quand elle n'y aspire point, et qu'elle n'y
5l6 SUR LES DEVOIRS
veut point travailler. Portez -y donc, mes Filles,
tous vos de'sirs ; aspii ez-y de tout votre cœur ; tra-
vaillez-y sans relâche jusqu'à la mort : envisagez
toujours le plus parfait ; ayez à cœur de garder les
plus petites règles, sans toutefois trop de scrupule.
Attachez-vous aux pratiques solides qui conduisent
à la perfection , et non pas à ces craintes scrupu-
leuses qui ne sont point la véritable vertu. Ne crai-
gnez point de vous soumettre à certains petits sou-
lagemens , aux jours de jeûne , que l'obéissance
ordonne de prendre a celles qui sont dans l'emploi
de l'institut. Ce n'est pas pour satisfaire la nature
que l'on désire cela et qu'on vous l'ordonne ; mais
pour soulager et subvenir à la foiblesse , et pour
mieux supporter la fatigue et le travail de l'instruc-
tion. Vos règles sont bien faites ; elles ont été exa-
minées et approuvées : celles qui vous ont précédées
en ont usé de même. Allez en esprit de confiance;
marchez avec sûreté en obéissant, et quittez ces
appréhensions frivoles : je vous décharge de toutes
ces vaines craintes; je lève tous les scrupules : ce
n'est point sur ces sujets que vous devez tant craindre;
mais vous devez toujours appréhender la négligence
en l'acquit de vos devoirs. Estimez et embrassez
toutes les pratiques de la vie religieuse avec ferveur
et amour; car toutes ces choses vous conduiront in-
failliblement à la plus haute perfection : ce sont des
degrés qui vous y doivent acheminer tous les jours.
C'est dans l'exacte observance de vos vœux et de vos
règles , où vous devez faire consister toute votre per-
fection. Ce n'est pas dans ces entretiens, ni dans ces
belles paroles , ni même d^s ces sublimes contem-
DE LA VIE RELIGIEUSE. Sj^
plations, vaines et apparentes^ qu'elle consiste : non,
ce n'est point dans toutes ces ële'vations de l'esprit;
mais elle est uniquement et très-assurément dans la
pratique d'une profonde humilité et parfaite obéis-
sance.
Croyez-moi, mes Filles, et ne pensez donc plus
qu'à votre perfection. Laissez -vous conduire sans
résistance ; je yous en conjure par les entrailles de
la miséricorde de Dieu. Jusqu'à présent je ne vous
ai parlé qu'avec douceur , charité , bénignité et mi-
séricorde : je n'ai fait peine à personne ; j'ai tout
ménagé, tout épargné; j'ai même tout pardonné et
tout oublié. Je n'ai point voulu faire confusion à
personne; il n'y en a pas une qui puisse se plaindre
d'avoir été traduite devant les autres : personne ne
peut dire qu'on ait diminué sa réputation , ni qu'on
l'ait déshonorée en la présence de ses sœurs. Mais
que dis- je, déshonorée? Seroit-ce un déshonneur
pour une religieuse, de lui faire trouver et pratiquer
l'humilité ? Bien loin donc de reprendre et corriger
personne, je vous ai toutes mises à couvert jusqu'à
présent ; j'ai usé de toutes sortes de douceur : mais
si , à l'avenir , il y en avoit , à Dieu ne plaise , quel-
ques-unes indociles, désobéissantes à nos ordres,
rebelles à nos lois, et qui ne fussent pas disposées à
profiter de notre douceur et bénignité ; qu'elles
prennent garde d'irriter la colère de Dieu, et de
nous contraindre de changer notre première dou-
ceur en sévérité et en rigueur; qu'elles ne nous
obligent pas à exercer sur elles la puissance ecclé-
siastique. Nous savons le pouvoir que l'Eglise nous/
5l8 SUll LES DEVOIRS
donne par notre autorité e'piscopale : nous n'igno-
rons pas que Dieu nous met en main cette puissance
de TEglise, pour châtier les esprits rebelles, et pour
leur faire sentir toute sa sévérité.
Voulez -vous, disoit saint Paul à des gens opi-
niâtres (0, que je vienne à vous avec la verge en
main et en esprit de rigueur , ou bien avec douceur
et suavité ? J'en dis de même ; si vous m'obligez de
prendre cette verge de correction , cette verge , dis-je,
qui est capable de confondre , d'abattre et d'écraser
en vous anéantissant jusqu'au centre de la terre.
Lorsque nous sommes contraints d'en frapper les
désobéissans et contumaces, et d'exercer ce pouvoir
redoutable, cela est capable de faire trembler, et
je frémis moi-même quand j^ pense ; car c'est le
commencement du jugement de Dieu , et même c'est
l'exécution de la sentence qu'il prononcera inté-
rieurement contre une ame rebelle et indocile. Au
nom de Dieu, mes Filles, ne me contraignez pas de
vous traiter de la sorte ; soyez dociles et parfaite-
ment soumises h toutes nos ordonnances : ne mé-
prisez pas la grâce ; ne l'outragez point indignement :
prenez-y garde , mes Sœurs. Quoi, seroit-il possible
qu'il y en eût quelqu'une de vous qui voulût nous
percer le cœur et en même temps le sien, et me na-
vrer de douleur par sa perte et sa rébellion ? Ne me
donnez pas ce déplaisir, et celui de me voir obligé
d'accuser et citer au jugement de Dieu celles qui
n'auroient point fait profit de nos paroles et de nos
instructions. Pour éviter ce malheur , gravez - les ,
(') /. Cor. IV. 21.
DE LA VïE llELIGlEUSi:. BîQ
je VOUS conjure , au milieu de vos cœurs et de votre
esprit; imprimez-les dans votre ame, et générale-
ment dans toute votre conduite intérieure et exté-
rieure, et ne les oubliez jamais. Croyez, mes Filles,
que tous nos soins, nos peines, nos veilles, nos sol-
licitudes, nos regards, nos paroles, et enfin toutes
nos actions sont formées et animées par l'esprit et
la charité de Jésus-Christ , qui réside en nous par
la dignité de notre caractère, et sortent même des
entrailles de la miséricorde de Dieu, pour vous
conférer la grâce à laquelle il faut que vous soyez
fidèles; en sorte que vous ne pensiez plus qu'à servir
Dieu avec tranquillité et perfection.
Ainsi, mes Filles, à présent que vous m'avez
toutes déchargé vos cœurs , soyez en paix ; et ,
comme je vous disois au commencement de cette
visite , que tout ce que vous me diriez ma con-
science en demeureroit chargée; au contraire, ce
que vous me tairiez vous en demeureriez chargées
vous-mêmes : vous y avez tout déposé, vous m'avez
parlé toutes avec simplicité et ouverture de cœur.
Demeurez à présent paisibles , soumises et dans la
douceur , comme de véritables servantes de Dieu.
Je vous puis rendre ce témoignage, pour votre
consolation , qu'il y a dans cette maison de bonnes
âmes qui ont de la vertu , qui veulent la perfection
et désirent beaucoup de se renouveler encore. Vivez
donc en repos et dans le silence : ayez un soin et
une vigilance toute spéciale de vous avancer de jour
en jour dans les plus hautes vertus : marchez à
g^rands pas à la perfection de votre état. Si vous
continuez , mes Filles, dans les bonnes dispositions
520 SUR LES DEVOIRS
OÙ je vous vois toutes, vous serez vraiment ma joie,
ma consolation et ma couronne au jour du Seigneur.
Voilà , mes chères Filles , ce que j'attends et espère
de vous : donnez-moi cette consolation ; respectez-
vous les unes les autres : je vous le dis et vous le
recommande derechef. Car enfin , mes Filles , vous
êtes l'ornement de l'Eglise, vous en faites la plus
belle partie , vous êtes la portion et le troupeau de
Jésus-Christ, Ne de'ge'ne'rez pas de ces nobles et su-
blimes dignités; ne démentez pas aussi cette qualité
si auguste d'être les épouses de Jésus - Christ ; ne
déshonorez pas votre mère la sainte Eglise, et ne
blessez pas le cœur de son Epoux, qui seroit percé
de douleur s'il ne vous voyoit pas tendre à la pra-
tique des vertus solides.
Après vous avoir exhortées à la perfection de
votre état, comme j'y suis obligé par mon ministère;
quoiqu'en perfectionnant les autres nous nous lais-
sions tomber malheureusement tous les jours dans
des fautes, et qu'en veillant sur autrui nous ne pre-
nions pas assez garde à nous-mêmes : je vous dirai
comme saint Paul (0, que je crains qu'après avoir
enseigné et prêché les autres, je ne sois moi-même
condamné de Dieu, Demandez donc pour moi sa
miséricorde, dont j'ai tant de besoin pour opérer
mon salut , afin que je ne sois pas jugé au dernier
jour à la rigueur. Je m'en vais , mais ce ne sera pas
pour long-temps ; et si les affaires de l'Eglise m'o-
bligent à m' éloigner un peu de vous, c'est par né-
cessité; et je puis dire avec saint Paul (2), que si je
m'absente de corps, je demeure en esprit avec vous.
(0 /. Cor. IX. 37. — {?) Ibid. v. 3.
DE LÀ VIE RELIGIEUSE. 5^1
Je ne vous oublierai point ; vous serez toutes aussi
présentes à mon esprit, et encore plus particuliè-
rement depuis cette visite que devant.
Mais faites en sorte que j'aie la consolation d'en-
tendre dire à mon retour, quil n'y a plus dans
cette maison qu'un même cœur en l'esprit de Jésus-
Christ, par le lien d'une très -étroite charité; que
je ne trouve ici rien de bas , rien de rampant, point
d'amusemens ; en un mot, faites que j'apprenne que
l'on a profité de nos avis , de nos instructions et de
nos ordonnances. Ah, que je souhaiterois, mes Filles,
que vous pussiez toutes parvenir à cette parfaite con-
formité que vous devez avoir avec votre Epoux ! ce
seroit pour lors que vous seriez remplies d'une abon-
dance de grâces que l'on ne peut pas exprimer.
Quelle gloire pour vous d'être ainsi pénétrées de
Dieu ! quel bonheur , quelle félicité , quel excès ,
quelle joie et consolation ! quelle exultation et quel
triomphe au jour du Seigneur , auquel vous par-
viendrez toutes, comme j'espère et désire, par la
miséricorde de Jésus-Christ , lequel je prie de vous
remplir de grâce en ce monde et de gloire en l'autre ;
et en son nom, je vous bénis toutes.
Monseigneur ayant fini son exhortation j étant
debout j et près de monter au parloir pour revoir
en particulier une seconde fois la communauté j dit
encore^ avant que de nous quitter^ ce peu de motSj,
dignes d'être remarqués :
Ressouvenez -vous de la dignité et de l'état de
votre profession , de la sainteté de votre vocation et
des saintes obligations de votre baptême; et répan-
^'17, SUR LES DEVOmS DE LA VIE RELIGIEUSE.
dez continuellement l'esprit de ces grandes grâces
dans toutes vos dispositions intérieures et extérieures.
Ne vous occupez, mes Filles, que de votre perfec-
tion , allant toujours en avant vers Votre patrie, ou-
bliant les choses qui sont en arrière , pour vous
lîâter de parvenir jusqu'à Jésus-Christ, parce que la
distance est grande et le chemin est long , pour arri-
ver à ce terme qui est Jésus -Christ.
^ la Jîn du manuscrit on lit encore ces paroles :
Les vierges sont le fruit sacré de la chasteté féconde
des évêques.
SUR LA PERFECTION RELIGIEUSE. 523
CONFÉRENCE
FAITE
DEVAINT LES RELIGIEUSES URSULINES
DE MEAUX.
Terrible compte qu elles auront à rendre des grâces qu elles ont
reçues. Perfection qu exigent d'elles les vœux qu elles ont faits dans
leur profession. Tendresse et sollicitude pastorale du prélat pour
ses filles. Motifs qui l'obligent d'exiger d'elles une obéissance entière.
Etroite union qu'il désire voir régner entre elles.
Quid hoc audio de te ? Reddc rationem villicalionis tuœ.
Qu est-ce que j'entends dire de vous? Rendez compte de
votre administration. Ce sont les paroles de Jésus-Christ
dans l'évangile de ce jour , en saint Luc, xvi. 2.
J E suis bien aise , mes Filles , de ne m'en aller pas
sans vous dire adieu : mais c'est un court adieu ,
puisque je ne m'éloigne que pour peu de temps, et
j'espère même que je serai ici le dernier jour de ce
mois. Jl me semble que je ne pouvois mieux choisir
que ces paroles pour le sujet de cette conférence ,
pour vous laisser quelque chose qui soit profitable
et utile à votre salut, et qui s'imprime dans vos
cœurs.
Ces paroles de l'Evangile s'entendent d'un sei-
524 SUn LÀ PERFECTION
gneur, qui ayant donne ses terres et confié son bien
à un certain homme, et ayant appris qu'il en fai-
soit un mauvais usage, qu'il avoit tout dissipé, le
fait venir en sa présence, et lui dit ces paroles:
« Qu'est-ce que j'entends dire de vous » ? quel bruit
est venu à mes oreilles? J'ai appris que vous avez
dissipé mes biens et en avez fait un mauvais usage :
venez, rendez compte de votre administration.
C'est ce que Jésus - Christ dit à chacun de nous
en particulier : et le premier sens de ces paroles
peut être appliqué et entendu des pasteurs. Et il me
semble que j'entends cette voix : Qu'entends - je ,
qu'en tends-je de vous? Rends compte, rends compte
de ton administration. Où est cette charité pasto-
rale ? où est ce zèle apostolique ? où est cette solli-
citude ecclésiastique? où est cette inquiétude spiri-
tuelle ? où est cette charité chrétienne ? où est ce
soin de la perfection ? Quand je fais réflexion à ces
paroles , je vous avoue , mes Filles , que cette voix
me fait trembler. Que puis -je faire , et que puis- je
répondre, sinon. Mon Dieu, ayez pitié de moi? [Il
ne me reste d'autre ressource, que ] d'attendre et
de demander la miséricorde de Dieu , et de m' aban-
donner à sa providence.
Mais il ne faut pas que vous pensiez que ces pa-
roles soient mises dans l'Evangile, seulement pour
les pasteurs de l'Eglise , et pour les personnes supé-
rieures ; elles s'adressent aussi k tous les chrétiens ,
et à vous, mes Sœurs, tous particulièrement. Car
« on demandera beaucoup à celui qui a reçu beau-
» Coup (0 » ; et on demandera peu à celui qui a reçu
(•) Luc. XII. /i8.
RELIGIEUSE. 525
peu. Jesus-Christ nous dit dans l'Evangile ( 0 que celui
qui avoit cinq talens , on lui en demanda cinq autres ;
et celui qui n'en avoit que deux , on ne lui en de-
manda que deux. C'est le Maître qui parle, il n'y
a rien à dire : sa parole est expresse.
Qu'avez-vous reçu ? Examinez un peu , mes Sœurs,
les grâces que Dieu vous a faites, non -seulement
comme au commun des chrétiens, vous donnant la
grâce du baptême et vous faisant enfans de Dieu;
mais encore la grâce de la vocation religieuse , grâce
pour suivre les conseils évangéliques ; mais de plus
vous donnant une abondance de lumières pour con-
noître les misères du monde, et les difficultés de s'y
sauver. Envisagez un peu les occasions qu'il y a de
se perdre dans le monde, les scandales, les me'di-
sances, les mauvais exemples, les sensualite's , les
dissentions; et vous connoîtrez les grâces que Dieu
vous a faites, vous faisant entrer dans la religion,
où vous ferez votre salut avec plus de paix , de re-^
pos, et avec moins d'inquiétude que dans le monde,
n'ayant point de plus grande affaire que l'unique
soin de votre salut. Prenez que je vienne aujourd'hui,
non pas comme une personne particulière, mais de
la part de Dieu, qui m'envoie vous demander compte
de l'administration de tous ses biens. Qu'entends-je
de vous ? Rendez compte de votre ame et de votre
vocation Qu'entends -je dire de vous ? Quelles sont
ces négligences ? quelles affections humaines ! quel
oubli de votre ame! de votre ame, non pas parce
qu'elle est votre ame; mais à cause qu'elle appar-
tient à Jésus-Christ.
{})Matt. xxY. 20, a a.
I
SaO SUR LA PERFECTION
Eh quoi, mes Sœurs, ne seroitrce pas une déso-
lation universelle, et comment pourroit-on vivre
et subsister, si, ayant semé de bon grain dans ses
terres , on ne trouvoit que de méchante ivraie ? Je
sais bien que la terre , pour produire ses fruits , a
besoin de la rosée du ciel et des influences du soleil.
Mais combien plus nos âmes ont-elles besoin de ces
pluies de grâce, de ces rosées célestes, de ce soleil
de justice qui nous donne la fécondité des bonnes
œuvres ? Il veut bien que nous nous servions des se-
cours extérieurs ; mais c'est lui qui donne Taccrois-
sement.
Rendez compte d'un grand nombre de grâces que
vous avez reçues. N'avois-je pas semé de bon grain
dans cette terre ? D'oîi vient donc que je ne trouve
que des ronces et des épines? Que font dans ce
cœur ces affections humaines , cet oubli de Dieu et
de sa perfection ? Que fera - 1 - on de cette paille
inutile , quand le Maître dira à ses serviteurs : « Que
» la paille soit séparée du bon grain; jetez -la au
» feu, et que le blé soit mis dans mon grenier (0 »?
Mes Sœurs, si vous êtes cette paille inutile et qui
n'est propre à rien , vous serez jetées au feu de la
damnation éternelle; et le bon grain sera porté
dans ces greniers non pas terrestres , mais dans ces
tabernacles éternels.
Ah , qu'il faudroit souvent nous demander ce
compte à nous-mêmes ; afin qu'il n'y ait rien à re-
dire , s'il se peut, à ce dernier et redoutable compte
qu'il faudra rendre, que personne ne pourra élu-
der ! Et c'est pour ce sujet que je vous le demande
(0 Matt. XIII. 3o. f
' Ill-LIGIEUSE. 527
aujourd'hui; afin d'éviter cet éternel et épouvan-
table jugement , auquel il faudra que cette ame pa-
roisse immédiatement devant Dieu , toute nue , et
revêtue seulement des bonnes œuvres qu'elle aura
faites et pratiquées en ce monde.
Où est donc ce grand zèle de votre perfection ,
que vous devez avoir, et qui doit animer toutes les
actions et la conduite de votre vie ? Combien devez-
vous faire état de vos âmes, qui ont été rachetées
d'un grand prix, comme est le sang de Jésus-Christ?
« Dieu a tant aimé le monde, qu'il a donné son Fils
» unique pour notre salut (0 ». Et il ne s'est pas
contenté y cet aimable Sauveur, de venir une fois
à nous dans le mystère de l'incarnation ; il se donne
encore tous. les jours à nous par la sainte commu-
nion , dans le sacrement de son amour, pour em-
braser nos cœurs des plus pures flammes de sa cha-
rité, et nous consommer en lui, comme il dit lui-
même; «afin qu'ils soient tous en moi, comme je
)) suis dans mon Père (2) ». C'est Jésus -Christ qui
veut que nous ayons avec lui la même union qu'il
a avec son Père; jugez quelle perfection cela de-
mande de vous.
Commençons donc à examiner sur vos vœux-, et
les obligations que vous avez toutes de tendre à la
perfection de votre vocation. Que chacune mette
la main à la conscience , et qu'elle considère si elle
a cet esprit de pauvreté exact et détaché de tout,
et même du désir d'avoir et de posséder quelque
chose.
CO Joan. m. 16. — W Ibid. xvii. 21.
SaS SUK LÀ PERPECTIOW
La pauvreté ne consiste pas seulement a vous dé-
pouiller de tous les biens, et de toutes les commo-
dités superflues et inutiles ; mais encore du plus in-
time de l'ame , par un dépouillement entier de toutes
les pensées , désirs et affections aux choses du monde.
Ce ne seroit pas avoir une véritable pauvreté , si l'on
avoit le moindre désir et attachement pour les choses
de ce monde , et si l'on se portoit d'inclination à ce
qui est des biens de la terre. Car remarquez ce que
dit saint Paul : « Une vierge ne doit s'occuper que
» du soin des choses du Seigneur, et de ce qui peut
» lui plaire (0 ». Si vous avez donc un désir, je dis un
simple désir des choses de la terre , vous n'avez point
la véritable pauvreté , qui demande un dégagement
entier des moindres attaches; puisqu'elle ne vous
permet pas un simple retour vers les choses de la
terre , pour votre propre satisfaction : mais il faut
que toute affection étrangère soit anéantie en vous ,
pour que votre cœur soit tout rempli de l'amour
de votre divin Epoux. Voilà une pensée bien pro-
fonde , et une grande perfection à laquelle vous
devez tendre, et à quoi vous devez faire de sérieuses
réflexions.
Vous ne devez pas ignorer ce que c'est que d'em-
brasser la perfection évangélique, de faire des vœux
de pauvreté, de chasteté, d'obéissance; puisque
vous vous êtes engagées volontairement. Donc, par
la pauvreté intérieure et extérieure que vous avez
vouée, vous avez renoncé aux biens , aux honneurs
et aux plaisirs. Ce n'est donc pas pratiquer la pau-
(0 /. Cor. VII. 3a et seq.
vreté
RELIGIEUSE. %^g
vreté que d'avoir quelque chose çn propre ; parce
que cela seroit contraire à la perfection de votre
état, qui exige que vous soyez de'gage'es de tout.
Venons à la chasteté* La chasteté demande de voiis
une séparation entière de tout plaisir; c'est-à-dire,
en un mot, ne pas donner la moindre satisfaction
aux sens extérieurs, et renoncer absolument à tout
ce qui peut satisfaire la nature et la concupiscence ,
et que vous soyez comme des anges par la pureté de
vos pensées. Il faut avoir cette pureté de coi'ps et
d'esprit , pour ne pas souffrir la moindre affection
sensible et humaine : il faut qu'il n'y ait rien entre
Jésus -Christ et l'ame, entre l'époux et l'épouse; il
faut être pures comme les anges, afin de pouvoir
être dignes d'être présentées devant le trône de Dieu.
Quelle doit être enfin, mes Filles, votre obéis-
sance? Elle ne doit pas seulement être extérieure et
pour quelque temps; mais toujours la même et per-
pétuelle, accompagnée des sentimens du cœur, de
l'esprit et de la volonté. Car qu'est-ce qu'une obéis-
sance extérieure et forcée? On dira: Il faut obéir
seulement à l'extérieur : car si je me révolte et que je
marque de l'empressement, on ne m'accordera pas
ce que je demande ; parce qu'on pourroit croire que
je suis préoccupée de passion. Il faut avoir encore
patience trois mois : on verra ce qu'il fera. On met
ainsi des bornes, et on marque l'obéissance jusqu'à
xin certain temps. Est-ce là une obéissance, ou plu-
tôt, pour la bien nommer par son propre nom^
n'est-ce pas une vraie désobéissance ?
Je demande de vous , mes Sœurs , une obéissance et
soumission d'esprit parfaite. Il faut prendre ce glaive,
Bossu ET. xrv. 34
53o SUR LÀ PERFECTION
dont Jésus-Christ parle dans son Evangile (0, cette
ëpée, ce couteau à deux tranchans qui divise le
corps d'avec l'esprit; qui coupe, qui tranche, qui
sépare , qui anéantisse la volonté , le jugement
propre. Quand on veut ouvrir un corps, on se sert
des rasoirs les plus fins et les plus délicats pour
couper et séparer les muscles des nerfs, des tendons;
on fouille partout dans les entrailles, jusqu'au cœur
et aux veines les plus délicates ; on sépare et on di-
vise tout, jusqu'aux moindres petites parties. Ainsi
il faut prendre cette épée à deux tranchans, qui
coupe de tous côtés, à droite et à gauche; qui sépare
€t divise , qui anéantisse et retranche tout ce qui est
contraire à l'obéissance, jusqu'aux moindres fibres.
Ces paroles de l'Evangile sont considérables , et
méritent une grande attention, pour atteindre à la
pratique de l'obéissance : « Que celui qui veut venir
» après moi, se renonce soi-même (2) ». Ah, que
ces paroles sont dures, je l'avoue, et qu'elles sont
difficiles à embrasser! Ces paroles sont bientôt dites,
et sont plus aisées à dire qu'à faire. Mais il faut que
le sacrifice soit entier; il faut que l'holocauste soit
parfait, qu'il soit jeté au feu, entièrement brûlé,
détruit et consumé, pour être agréable à Dieu. Et
comme il ne désire autre chose de vous, mes Filles,
qu'une parfaite obéissance , travaillez-y donc ; c'est
le vrai moyen de parvenir à cette perfection , à la-
quelle vous devez tendre incessamment. Tous les
chrétiens y sont obligés : combien devez-vous plus
vous y avancer, puisque vous avez beaucoup plus
de moyens? N'ayez donc que ce soin, de vous occu-
CO Matt. X. 34.— W Ibid. XVI. 24.
RELIGIEUSE. 53l
per sans cesse de votre perfection. Car j'ai plus de
de'sir, de soin, et de sollicitude de votre propre
perfection , que vous n'en pouvez avoir vous-mêmes.
Je puis vous rendre ce te'moignage , et me le
rendre à moi-même comme étant sous les yeux de
Dieu , que je vous porte toutes écrites dans mon cœur
et empreintes dans mon esprit. Je n'ai pour vous
que des entrailles de miséricorde : je connois tous
vos besoins, je sais toutes vos nécessités ; et, comme
je vous ai dit plusieurs fois, j'ai tout entendu, et
n'ai pas oublié un seul mot ni une seule syllabe ;
rien n'est échappé à ma mémoire de tout ce que
vous m'avez dit chacune en particulier. Ce n'est donc
point pour m'exempter d'avoir cette sollicitude et
cette sainte inquiétude, que je ne me rends pas à ce
que vous souhaitez : au contraire, plus je verrai que
vous aurez d'obéissance, plus je serai porté à prendre
un grand soin de votre avancement. Donnez-moi
donc cette consolation : que je dise que vous êtes
mes véritables filles sous ma main j car je suis jaloux
du salut de vos âmes.
Pourquoi croyez-vous , mes Filles , que je demande
de vous une si grande perfection? Est-ce pour moi?
m'en revient-il quelque chose? Point du tout : je
recevrai seulement bonne édification de votre vertu
et de votre obéissance. Mais croyez que c'est prin-
cipalement pour vous , pour votre salut , et pour
éviter ce jugement terrible et cette condamnation
qui se fera d'une ame qui n'aura pas fait usage des
moyens de perfection pour assurer son salut. Tra-
vaillez incessamment à l'acquérir j et demeurez tou-
^^2 SUR LA PERFECTION
jours (}ans les bornes 4' une parfaite soumission ^
to^t ce que Ton souhaitera de vous. Et pour ce'
§ujet, il est à pi^opos et convenable dp vous faire
çpnnoîtrp, comme par degre's , les principes cjui
dqivent vous diriger, et de vous instruire de l'ordre
et de }a discipline de l'Eglise. Car je crois que vous
^tes filles de l'Eglise j et par conséquent vous êtes
plus capables d'en concevoir les règles, qu'il ne
faut p^s que vous ignoriez.
Apprenez donc, mes Filles, aujourd'hui sa con-
duite , et qu'elle ne se porte pas f?icilemer\t ni légè-
rement à changer les personnes qui servent, par leur
ministère, à 1^^ conduite des âmes, et conime il y
a une subordination dans les règles qu'elle observe.
Par exemple , les prêtres sont amovibles , et les
évêqvies sont perpétuels. Les prêtres dépendent et
sont sous Tantorité des évêques , et ce sont les
évêques qui les établissent dans les fonctions de leur
ministère. Or quoique cela soit , on observe de ne
les point ôter que pour des causes extraordinaires,
et après avoir examiné leur conduite. l^Ioi donc , à
qui Dieu a commis le soin de ce diocèse, et à qui,
tout indigne que je suis, Dieu a mis cette charge
sur les épaules , qui me fait gémir et soupirer à toutes
les heures du jour, par la pesanteur du poids qui
m'accable , estimant mes épaules trop foibles pour
le pouvoir porter; moi qui me rends tous les jours,
par mes péchés, digne des plu;s grands çhâtimens
delà colère de Dieu. Or je reviens , et j.e dis : Si Dieu
eût permis que vous eussiez un méchant évêque , il
faudroit bien que vous me soullrissiez tel que je
RELIGIEUSE. 533
serois; parce quêtant votre pasteur, vous êtes obli-
gées de m'obe'ir. Je le dis de même de ceux qui vous
sont donnés par notre autorité pour la conduite de
vos âmes , à qui vous devez vous assujettir comme à
Dieu , puisqu'ils vous sont donne's et établis et ap-
prouvés de notre autorité.
Vous me direz et me répondrez peut-êft-e que
l'Eglise ne tous contraint et ne vous oblige pas à
cela. Il est vrai; puisque, en quelque' façon , vous
ne dépendez que de Tévêque seul. Mais que seroit-ce,
mes Filles, si dans le corps humain tous les membres
voulaient exercer les mêmes fonctions ? Il faut que
chacun demeure à la place qui lui est convenable.
Je dis le même, mes Sœurs, de la Subordination
qui doit être parmi vous. Si l'obéissance n'est point
gardée en cette maison, ce ne sera que confusion
et un contintiel désordre; tout ira à la divisidn, et
à la ruine totale de la perfection.
Savez-vous ^ mes Sœurs , d'où viennent les schismes
et les hérésies dans l'Eglise? Par un commencement
de division et de rébellion secrète. C'en est la un
commencement que je trouve ici. Prene2-y gaïde ;
car j'ai reconnu , dès le commencement de la visite,
que les unes veulent trop y les autres pas assez : cela
marque trop d'empressement et d'attachement à ce
qui est de l'homme. Ecoutez ce que dit saint Paul
au peuple de Corinthe (0 : « J'ai appris qu'il y a des
» partialités entre vous; l'un d'if, Je Siiis à Pierre;
» l'autre dit. Je suis à Paul, moi à Apollo, moi ^
» Céphas , et moi à Jésus-Christ. Jésu^s-Christ est-il
(«)/. Cor. I. 12, i3.
534 Sun LÀ PERFECTION
3) donc divisé? Paul a-t-il été crucifié pour vous?
» avez-vous été baptisés au nom de Paul » ? Mais
saint Paul que répondit-il à ces gens-là ? leur dit-il :
Laissez-moi faire , je dirai à Pierre qu'il se retire ,
et qu'il ne vous parle plus. Apollo , Céphas , ne
vous en mêlez plus ; ne vous mettez pas en peine ,
je m'éloignerai moi-même, et ferai en sorte que
Jésus-Christ viendra en personne vous conduire, et
vous gouverner en ma place. Eh, quel discours,
mes Filles ! ne sommes-nous pas tous à Jésus-Christ,
et Jésus-Christ n'est-il pas pour tous ? Qu'est-ce que
vous trouvez dans ce prêtre ? J'ai examiné et ap-
prouvé sa conduite : il est de bonnes mœurs, il a la
charité, il est rempli de zèle, il a l'esprit et la ca-
pacité de son ministère.
Enfin on veut pousser à bout. Fera-t-on , ne
fera-t-on pas ? Ah ! le voilà dit : qu'on ne m'en parle
plus. Je vous déclare que je le veux et que je ne
changerai point : je serai ferme, et ne me laisserai
point ébranler par tout ce que vous me pourriez
dire , jusqu'à ce que le Saint-Esprit me fasse cou-
noître autre chose , et que je vous voie toutes dans
une si parfaite obéissance sur ce sujet, qu'il ne reste
pas la moindre répugnance ni résistance sur ce qui
a été du passé. Je veux vous voir dans une parfaite
soumission à mes ordres ; à moins de cela n'attendez
rien autre chose de moi. Abandonnez-vous donc à
moi , mes chères Filles , pour le soin de votre per-
fection. Je sais mieux ce qui vous est utile que vous-
mêmes : j'en fais mon principal , comme si je n'avois
que cela à penser.
RELIGIEUSE. 535
Je vous conjure, mes Filles, de vous tenir en
union les unes avec les autres, par ce lien de la cha-
rité qui unit tous les cœurs en Dieu. Que je n'en-
tende plus parler de divisions , de partialités. Que
Ton ne tienne plus ces discours : L'on parle plus à
celle-ci, on ne parle point à cette autre; on parle
rudement à celle-ci , on parle doucement à celle-là ;
on ne me traite pas comme certaines. Eh! les mi-,
nistres de Dieu ne sont-ils pas à tous , et ne se font-ils
pas tout à tous pour les gagner tous à Jésus-Christ?
Vous vous arrêtez trop à ce qui est humain et exté-
rieur, sans considérer la grâce intérieure qui vous
est conférée par le pouvoir du caractère, qui est
dans ce ministre de Jésus-Christ. Ainsi vous recevez
toujours l'effet du sacrement. Que ce soit de ce mon-
sieur-ci ou de ce monsieur-là , que vous importe ?
Agissez surnaturellement, et par des vues plus spi-
rituelles et dégagées des sens.
Croyez-moi, me» Filles, mettez-vous dans ces dis-
positions , et vous expérimenterez une grande paix
et tranquillité d'esprit. Qu'on ne voie plus entre
vous d'ambition, d'envie, de jalousie. Qu'on n'en-
tende plus parmi vous ces plaintes si peu religieuses :
On élève cette personne, on la met dans cet office,
et moi je n'y suis pas. Tous sont-ils propres à une
même charge; et, comme dit saint Paul (0, « tous
» sont -ils docteurs, tous sont-ils prophètes», tous
sont-ils capables d'un même emploi ? Mais la vertu
est utile à tous, et tous sont obligés de se rendre
capables de la pratiquer. C'est pourquoi dilatez, di-
latez vos cœurs par la charité; n'ayez point des
(0 /. Coç. \u. ag.
536 SUR LA PERFECTION RELIGIEUSE.
cœurs rétrécis, resserrés et petits : allez à Dieu en
esprit de confiance , courez à grands pas dans la voie
de la perfection ; afin que vous puissiez croître de
vertu en vertu, jusqu'à ce que vous parveniez toutes
à la consommation de la gloire , que je vous souhaite
en vous bénissant au nom du Père , du Fils et du
Saint-Esprit.
Apres que Monseigneur eut achevfé sa conférence ,
il dit encore ce peu de mots ^ en s' adressant à notre
Mère supérieure.
Ma Mère , je vous recommande cette commu-
nauté ; soyez-leur toujours une bonne mère, comme
vous leur avez été jusqu'à présent. Il faut que vous
ouvriez vos entrailles , et que vous élargissiez votre
sein, pour les recevoir toutes, et pourvoir à leurs
besoins. De leur part, il faut aussi qu'elles se ren-
dent obéissantes et soumises à ce que vous leur or-
donnerez ; sans vous faire peine.
SUR LE SILENCE. 53^
INSTRUCTION
FAITE
AUX RELIGIEUSES URSULmESDE MEAUX,
SUR LE SILENCE.
Trois sortes de silence. Avec quelle exactitude Je'sus-Christ les a
gardés. Motifs qui ont porté les instituteurs d'ordre à le prescrire
dans leurs règles. En quoi consiste le silence de prudence , et com-
ment il faut le pratiquer à Texemple de Jésus -Christ. Qualités que
doit avoir le silence de patience dans les souffrances et les contra-
dictions : combien il est salutaire , et contribue à la perfection des
âmes.
Si tacueritis, salvi eritis.
Situ te tais , tu seras sauvé ^ dit un grave auteur. Ces paroles
seront le sujet de notre méditation.
Ju'avant-phopos montroit évidemment les défauts
de la langue, et comme elle est la source et le prin-
cipe universel de tous les péchés et d'un grand
nombre d'imperfections : ensuite il étoit prouvé
comme le silence étoit le souverain remède , pour
corriger tout d'un coup ce cours malheureux et les
saillies de nos passions. Ainsi il est vrai de dire que
le silence bien gardé est un moyen sûr pour faire
son salut. Si tacueritis , salvi eritis : k Gardez le si-
538 SUR LE SILENCE.
» lence , vous vous sauverez infailliblement sans
» beaucoup de peine ».
Il y a trois sortes de silence j le silence de règle,
le silence de prudence dans les conversations, et le
silence de patience dans les contradictions. Notre
Seigneur nous a donne' de beaux exemples de si-
lence dans tout le cours de sa passion et de sa vie j
du silence de règle dans le berceau , dans son en-
fance, durant sa vie cache'e ; du silence de prudence
dans sa vie conversante et publique; enfin du silence
de patience en sa passion, où ce divin Sauveur a
tant souffert, sans dire un seul mot pour sa défense
et pour s'exempter de souffrir. Ces trois sortes de
silence feront les trois points de notre me'ditation.
PREMIER POINT.
•
Considérons, chères âmes, que Jésus -Christ a
gardé le silence de règle admirablement dans son
enfance. Il est de règle, selon Tordre de la nature;
et Jésus-Christ s'assujettit à cette règle , lui qui est
la parole éternelle du Père ; non-seulement comme
les autres enfans , mais encore l'espace de trente ans
entiers : car l'Evangile dit qu'il n'a parlé qu'une
fois, lorsqu'il fut au temple, où il instruisoit les
docteurs; pour montrer que s'il ne disoit mot, c'é-
toit pour apprendre aux hommes à garder le si-
lence. Si donc, mes chères Filles, Jésus- Christ a
été si exact dans ce silence, combien devez-vous, à
son imitation, être fidèles dans l'observance de celui
qui vous est prescrit par votre règle ?
Dans chaque ordre religieux nous voyons que les
uns sont distingués des autres ; cet ordre-là par une
SUR LE SILENCE. 689
grande pénitence et austérité de vie; celui-ci est
destiné pour chanter incessamment les louanges de
Dieu. Il y en a qui ne sont appliqués qu à ia con-
templation ; d'autres enfin sont tout dévoués au ser-
vice du prochain et à la charité. Mais , dans toutes
ces différences singulières de chaque institut , nous
remarquons que dans tous le silence y est prescrit
et ordonné par la règle, et qu'il y a des temps et
des heures de silence. Quelques-uns gardent un si-
lence perpétuel et profond , et ne parlent jamais :
d'autres sont obligés de le garder des temps consi-
dérables dans la journée, y ayant même des heures
destinées pour cet effet, et où il n'est pas permis
dç parler.
Remarquez , mes chères Filles , que tous les fon-
dateurs de religions ont eu trois pensées et raisons ,
quand ils ont établi et prescrit le silence dans leur
règle. La première, c'est qu'ils ont connu et vu par
expérience que le silence retranchoit beaucoup de
péchés et de défauts. Et en effet , où le silence n'est
pas observé comme il doit l'être , combien s'y glisse-
t-il d'imperfections et de désordres? C'est ce que
nous verrons bientôt dans la suite de cet entretien.
In multiloquio non deerit peccatum ^ dit le Saint-
Esprit (0 : « Le péché suit toujours la multitude
» des paroles ». Et saint Jacques a eu raison de
dire , que la langue est l'organe et le principe de
tout péché (3). La seconde raison qu'ont eue encore
les fondateurs d'ordres en établissant l'esprit de re-
traite , c'est qu'ils ont prévu que la dévotion et l'es-
prit d'oraison ne pouvoient subsister sans le silence.
CO Prov. X. ig. — W Jac. m. 6.
^40 SUR LE SILENCE.
Ceci est visible et trop vrai ; nous le voyons tous les
jours dans ces âmes épanchées et dissipées qui ai-
ment à se répandre au dehors. Hé! dites-moi , chères
âmes, sont -elles pour l'ordinaire bien spirituelles
et filles d'oraison, si elles ne sont recueillies? Quel-
ques bons sentimens et niouvemens intérieurs que
Dieu leur donne dans la prière, ils seront sans fruit,
tandis qu'elles se dissiperont aussitôt, recherchant
à causer et à parler : il est certain que toute l'onc-
tion de la dévotion s'évanouira et se perdra insen-
siblement ; car elle ne peut se conserver que dans
une ame silencieuse et parfaitement récolligée , at-
tentive sur soi-même. Ainsi il ne faut pas espérer ni
attendre grande spiritualité ni piété d'une religieu&Cj
qui aime* à discourir et à s'entretenir avec celle-ci
et avec celle-là, qui ne peut demeurer une heure
dans sa cellule en repos et en silence.
Enfin, la troisième raison qui a porté les fonda-
teurs de recommander si étroitement le silence à
leurs religieux, c'est parce que le silence unit les
frères. Et en effet, c'est un moyen très-propre pour
maintenir la charité, la paix et l'union dans une
maison religieuse ; puisque le silence bannit tous
ces discours et entretiens qui la divisent et la dé-
truisent. Car, pour l'ordinaire , qu'est-ce qui fait la
matière de ces conversations trop familières , sinon
les défauts de ses sœurs? ce qui apporte bien sou-
vent du trouble et de la division dans une commu-
nauté ; et tout cela faute de silence. Quand on veut
réformer un monastère qui n'est plus dans sa pre-
mière ferveur, que fait-on? l'on observe soigneuse-
ment si les règles y sont bien gardées, spécialement
SUR LE SILENCE. 54l
les plus essentielles. S'aperçoit - on que le silence
manque et n'est plus observé , c'est par-là que l'on
commence : aussitôt on y rétablit le silence qui n'y
étoit point gardé; parce que c'est le moyen qui re*
tranche tout d'un coup les autres imperfections ,
abus ou désordres qui arrivent dans une maison re-
ligieuse , pour s'être relâchée sur la règle du silence*
Ayez donc, chères âmes, de l'amour et de res*»
lime du silence de règle , si nécessaire pour entre-»
tenir et conserver toutes les vertus religieuses.
Comme je vous ai déjà dit , dans toutes les maisons
ou monastères Ton est toujours obligé à le garder
aux temps et lieux ordonnés : c'est là ce qui main-
tient la régularité. Vous autres, mes chères Filles,
quoique vous soyez consacrées au public, par votre
institut , pour instruire la jeunesse , vous ne laissez
pas d'avoir aussi ce silence de règle à observer dans
de certains temps; et j'ai remarqué, ce me semble,
que par vos constitutions vous devez vous abstenir
tout au moins de tous discours et paroles inutiles ,
durant la journée. Et si vous ne parlez que pour le
nécessaire , vous garderais un long silence , et vous
ne vous épancherez pas inutilement parmi les créa-
tures , à vous entretenir de tout ce qui se passe dans
une maison. Tous ces désirs de communiquer avec
cette amie seront mortifiés et réprimés; l'on ne
cherchera pas à s'aller décharger avec celle-ci de
tout ce qui fait peine, pour en murmurer et s'en
plaindre inconsidérément.
Si notre Seigneur faisoit la visite dans ce monas-
tère pour voir si le silence est bien gardé, et qu'il
54^ SUR LE SILENCE.
entrât dans les lieux où il doit être gard^; hélas î
qu'est-ce qu'il y trouveroit? Là deux petites amies,
et ici trois autres en peloton occupe'es à causer et
à s'entretenir ensemble à la de'robe'e , tandis peut-
être que l'on devroit être au choeur ou à une autre
observance. Si donc Jésus -Christ se présentoit à
elles, et leur alloit faire cette demande : « Quels sont
» ces discours que vous tenez ensemble « ? Qui siint
hi sermones quos confertis ad inuicem (0 ? quelle se-
roit leur réponse? Pourroient-elles dire avec vérité :
Nous parlons de Jésus de Nazareth ; ou bien , Nous
parlons des moyens pour arriver à la pratique de la
vertu , pour nous encourager l'une à l'autre. Ah !
c'est souvent de rien moins : car la plupart de tous
vos discours avec cette amie , qui est la confidente
de tous vos mécontentemens , sont de lui dire tous
vos sentimens imparfaits sur tout ce qui vous choque
et vous contrarie; c'est de parler des défauts des
autres, et des prétendus déplaisirs que vous dites
avoir reçus de cette sœur, que vous ne pouvez souf-
frir. C'est là où l'on murmure, où l'on se plaint à
tort et à travers de la conduite des officières de la
maison. On critique, on censure, on contrôle toutes
choses: la supérieure même n'est pas exempte d'être
sur le tapis; l'on blâme sa conduite et sa manière
d'agir ; enfin l'on mêle dans ces entretiens familiers
celle-ci, celle-là, encore celui-là : bref c'est dans ces
communications indiscrètes où se font une infinité
de péchés de médisance, et très-souvent de jugemens
téméraires , plus griefs que l'on ne pense. Il faut ici
<0/i«c. XXIV. 17.
SUR LE SILENCE. 543
faire réflexion , chacune selon son besoin , à ce que
la conscience dictera, avant que de terminer ce pre-
mier point.
SECOND POINT.
Dans le second point de notre méditation nous
allons voir le silence de prudence qu'il faut garder
dans les conversations , pour apprendre à n'y point
faire de fautes contraires à la charité. Et pour nous
y bien comporter, envisageons, chères âmes, Jésus-
Christ notre parfait modèle , qui a pratiqué mer-
veilleusement ce silence de prudence , dont je vais
vous parler , en vous en faisant voir un bel exemple
dans sa sacrée personne , pendant sa vie conversante
et dans les années de ses prédications.
Ce doux Sauveur étoit si débonnaire, qu'il est
remarqué de lui qu'il n'a jamais rien dit qui fut
capable de donner un juste sujet de plainte et de
peine à personne. Cet agneau plein de douceur a
contraint les Juifs mêmes de dire de lui , « que jamais
w homme n'avoit si bien parlé « : Numquam sic lo~
cutus-cst honio , sicut hic homo (0 : Et dans une
autre occasion, où ils vouloient surprendre Jésus-
Christ dans ses paroles, que firent-ils à cet effet? Ils
lui demandèrent s'il étoit permis de payer le tribut
à César. Notre Seigneur, qui est la sagesse même,
leur fit cette réponse prudente et judicieuse, qu'il
étoit ^uste de « rendre à César ce qui est à César, et
» à Dieu ce qui est à Dieu (2) j).
Voilà, mes chères Filles, une belle idée et un
modèle achevé, pour vous apprendre la pratique du
.(') Joan. VII. 46. — WiWaK. xxii. 21. . •
544 SIJll LE SILENCE.
silence de prudence dans vos conversations : car
remarquez avec moi , que la perfection du silence
ne consiste pas seulement à ne point parler , mais
aussi à parler selon les règles de la charité chrétienne
et religieuse. Comme par votre institut vous ne de-
vez pas vivre à la façon des hermites , et être tou-
jours en solitude ; il est nécessaire que vous conver-
siez les unes avec les autres les jours de récréations,
où vous devez vous trouver toutes ensemble, pour
obéir k la règle en esprit de charité et d'union.
Mais, chères âmes, comme c'est ici l'endroit le plus
glissant peut-être qui soit en la vie religieuse, et où
il soit plus aisé d'y faire des fautes, soit par incon-
sidération ou imprudence , n'étant pas pour lors
attentives sur vous - mêmes ; il faut se munir de
grandes précautions et beaucoup veill'ei' sur àes pa-
roles, pour ne point commettre de péchés même
considérables, où insensiblement on se laisse aller
dans la conversation , faute de savoir se maintenir
dans les règles de la prudence et de la charité. C'est
pourquoi il faut s'observer, et prendre des mesures
pour n'y point faillir avec vos Sœurs, de manière
que votre conscience n'y soit point intéressée, ni la
paix altérée.
Car , mes Filles , bien que vous soyez toutes
membres d'un même corps; cependant la dilierence
des humeurs et tempéramens, qui se rencontre entre
toutes, forme de certaines oppositions et contra-
dictions qui vous obligent à une grande circons-
pection dans les heures de vos récréations, où vous
devez singulièrement faire paroître ce silence de
prudence , en prenant garde surtout de ne rien dire
qui
SUR LE SILEKCE. $45
qui puisse tant soit peu fâcher, et donner de la
peine à vos sœurs. Il faut aussi , par une sage dis-
crétion, que vous sachiez prévoir et ne pas dire les
choses que vous jugeriez ou croiriez devoir fâcher
et mécontenter quelque sœur : de plus cette même
prudence doit vous empêcher de relever cent choses,
qui peuvent exciter parmi vous de petites disputes
et divisions, d'oii d'ordinaire elles naissent et se
forment.
Ah ! mes chères Filles, ayez attention à vous con-
duire de la sorte, si vous voulez maintenir la paix
et la charité dans vos conversations , qui autrement
deviendroient plus nuisibles qu'utiles. Pour cet effet,
il faut savoir supporter prudemment et vertueuse-
ment les fardeaux les unes des autres , conime vous
y exhorte le grand saint Paul : Aller altérais onera
portate (0. Que cette pratique si nécessaire vous
feroit endurer de choses, si vous y aviez un peu
d'application ! Chacune à son tour n'a-t-elle pas à
supporter quelques défauts dans les autres? Aujour-
d'hui vous endurez une parole un peu fâcheuse ,
qu'une sœur vous aura dite par mauvaise humeur :
hé bien , demain elle souffrira peut-être de vous des
choses plus sensibles.
Mais, direz-vous, j'ai à converser avec cette sœur
qui est d'une humeur si rustique et si insupportable,
qu'il me faut toute ma patience pour ne la choquer
ni rebuter quand elle est dans sa mauvaise humeur.
11 est vrai , il se rencontre des personnes si inciviles
et malhonnêtes dans leurs conversations, qu'elles
sont presque intraitables. Ces humeurs farouches y
(») Gai. VI. 2.
BossuET. xiy. 35
54^ SUR LE SILEIVCE.
sont fort à charge, et donnent souvent sujet d'exer-
cer la patience des autres , toute leur vie : car comme
naturellement elles sont de cette humeur , joint à
l'éducation qu'elles ont eue qui a fort contribué à
leurs mauvaises dispositions d'esprit, il n'en faut pas
attendre autre chose de plus. Pour l'ordinaire elles
sont ombrageuses, soupçonneuses et très-aisées à se
fâcher et à parler selon leur boutade. Quoi qu'il en
soit, la charité vous oblige de les supporter, et de
ne les pas fâcher mal-à-propos. Je sais que cela est
un peu difficile, et qu'il n'y a rien de si contraire à
un naturel plus sociable et poli , qui sait vivre hon-
nêtement dans la conversation , que ces personnes
grossières et fâcheuses , qui ne peuvent dire une pa-
role de douceur et d'honnêteté. Mais ne savez-vous
pas que c'est là oii la vertu se fortifie , et où elle a
matière de s'exercer avec beaucoup de mérite; et
que c'est en supportant patiemment les humeurs
contraires à la vôtre, que vous faites voir que vos
vertus et votre conduite ne sont point illusion ?
Mais , dites-vous encore : Cette sœur est si ombra-
geuse et pointilleuse que la moindre chose la met
en mauvaise humeur, s'imaginant toujours que je
lui en veux : je dis ,par exemple , une parole inno-
cemment et bonnement, sans avoir intention de lui
faire de la peine; cependant elle s'en choque et s'ai-
grit. Or je veux que vous n'ayez point eu intention
de l'attaquer; toutefois, vous qui avez un naturel plus
favorable et raisonnable , vous devez en conscience
ménager ces esprits foibles, qui, par leur incapacité
de faire autrement, s'échappent souvent malgré eux.
Ainsi, par esprit de charité et de douceur, ayez
SUR LE SILENCE. 547
égard à leurs foiblesses : ne leur donnez pas sujet
d'offenser Dieu en les contrariant ; ayez même de la
condescendance pour elles : abstenez-vous de dire
de certaines choses, quoique indifiérentes et inno-
centes, que ces esprits mal faits prendroient de tra-
vers : ayez-en de la compassion ; car elles-mêmes ont
de la peine et de la confusion de se voir ainsi à
charge aux autres; ce qui les humilie et mortifie
étrangement devant Dieu , dans la connoissance
qu'il leur donne de leur fragilité : elles en ont de
l'amertume de cœur , à moins qu'elles ne soient
tout-à-fait aveugles sur ce de'faut.
Et vous, esprits revêches, humeurs grossières et
fâcheuses, apprenez à vous vaincre et à être maî-
tresses de ces mouvemens impe'tueux, que produit
en vous ce mauvais naturel que vous devez sans
cesse combattre et détruire , pour vivre de la vie de
la grâce , en mourant à la nature. Et ne pensez pas
dire, pour vous mettre à couvert, comme ces âmes
lâches et imparfaites : Je ne saurois faire autrement,
c'est mon humeur : car vous n'en .serez pas quittes
pour cela devant Dieu; puisque vous êtes obligées,
selon les préceptes de Jésus-Christ dans l'Evangile ,
de vous mortifier et de travailler à renoncer à vous-
mêmes tous les jours. Et Dieu n'a -t -il pas dit à
Caïn (0 , au commencement dii monde, de morti-
fier son humeur fdrouche, ses appétits déréglés, et
de surmonter ses passions indomptées ?
Voyez donc, mes chères. Filles, la nécessité qu'il
y a de veiller sur sa langue, quand on est oblige de
converser; et vous plus particulièrement, qui par
(0 Gènes, iv. 6, 7.
54B SUR LE STLÎSNCE.
votre institut êtes souvent engagées à communiquer
et parler avec les se'culiers, dans les occasions que
vous procure l'instruction de la jeunesse qui vous
est confie'e, comme daller souvent au parloir visiter
les parens des pensionnaires : car la bienséance et
l'honnêteté , quelquefois même la nécessité vous
obligent d'avoir des entretiens avec ces personnes ,
et outre cela votre règle vous le permet ; comme
aussi avec vos parens et d'autres de vos amies et
connoissances. Mais c'est ici, chères âmes religieuses,
qu'il faut surtout vous bien conduire et parler avec
discrétion. Si jamais vous avez besoin du silence de
prudence, c'est dans ces temps où il y a bien à
perdre ou à gagner. Je vous en avertis, prenez-y
garde ; et comportez -vous-y d'une manière si édi-
fiante, que les gens du monde n'aient pas moins
d'estime de vous. Pour cet effet, il faut qu'une reli-
gieuse au parloir, en présence des séculiers, soit
d'un maintien grave et modeste. Elle doit veiller
extrêmement sur ses paroles, ne pas trop s'épancher,
ni se dissiper : car les gens du monde observent ,
plus que l'on ne pense , toutes les actions et la con-
duite des religieuses au parloir ; et selon la sagesse
et discrétion qu'ils remarquent dans les unes, ils
prennent de fort mauvaises impressions de celles
qu'ils voient trop libres, plus inconsidérées et mon-
daines dans leurs paroles ; qui ne se sentent nulle-
jiient de leur état, ne mêlant presque jamais dans
leurs discours rien de spirituel et de Dieu , comme
devroit faire une bonne religieuse.
Ne vous y trompez pas : car bien que les gens du
monde vous fassent paroître de la complaisance et
SUR LE SILENCE. 54-9
témoignent agréer vos pensées , ou entrer dans tous
vos senlimens ; vous ne savez pas de quelle manière
ils prennent en eux-mêmes les choses qu'ils semblent
approuver quand ils sont auprès de vos grilles. Car
après, qu'arrive-t-il de ces beaux entretiens quand
ils sont en compagnie? et lorsqu'ils se mettent à
parler des religieuses , que disenl-ds? Ah! dit celle-
là , ces jours passés j'ai entretenu une religieuse , je
n'ai été qu'un quart-d'lieure avec elle, vous ne la
connoissez pas ; pour moi je sais bien de quelle hu^-
meur elle est, je sais ses sentimens sur telle^ choses.
Vous seriez surprises et même étonnées de savoir
que ce sont souvent vos parens et vos plus proches
qui parlent de vous de la sorte. Si je vous avertis de
ceci , ce n'est pas que j'aie connoissance particulière
de cette maison là-dessus j je veux croire que ce dé-
faut n'est pas ici : ce que je dis à présent, je le dis
ailleurs ; parce que ce point est de conséquence :
car il faut peu de chose pour mettre une commu-
nauté dans une très-mauvaise réputation dans l'es-
prit des personnel séculières ; parce qu'ils s'ima-
ginent que toutes les religieuses doivent être des
saintes. Et là-dessus, je me souviens moi-même que
je me suis trouvé dans des maisons honorables à
Paris, où j'ai ouï parler de certaines religieuses d'une
manière plaisante et fort à la cavalière. Mes chères
Filles, qui produit un si méchant effet, si ce n'est
l'imprudence et l'inconsidération des particulières
qui ont parlé au parloir mal-à-propos , qui n'ont pu
s'empêcher de faire paroître des saillies d'une pas-
sion immortifiée, qui donnoient à connoître leurs
dispositions, tant sur ce qui les concernoit, que
55o SUÎl LE SILENCE.
sur les affaires particulières qui se passent dans une
maison ?
Pour éviter tous ces dangereux inconvéniens ,
vous voyez , chères âmes , que le plus sûr est de
tenir très cachées , et sous un secret inviolable , les
affaires d'une communauté, sans en donner aucune
connoissance aux personnes du dehors. Et pour
vous justifier ici , ne me dites pas pour excuse :
Cétoit à ma sœur que j'ai dit telles choses, c'est à
ma mère , c'est à un prêtre ou directeur. Ne croyez
pas avoir mieux lait , ni en être déchargées : car ,
sous prétexte de direction , très - souvent il arrive
qu'insensiblement l'on mêle dans ces communica-
tions toutes les affaires les plus secrètes d'une mai-
son, dont on devroit se taire absolument; puisque,
étant répandues au dehors, l'expérience nous montre
que l'on n'en voit que de très-mauvais effets , par la
méchante réputation où ces connoissances mettent
la communauté.
Vous devez encore prendre garde à un point qui
n'est pas moins important que celui-ci , qui est d'être
fort réservées dans vos paroles devant vos pension-
naires, tarit celles qui leur rendent quelques ser-
vices, comme celles qui sont destinées k leur ins-
truction : car ce sont de jeunes plantes extrême-
ment susceptibles des impressions qu'on leur donne ;
et quoiqu'elles soient encore jeunes, elles savent
bien remarquer ce que l'on dit et fait en leur pré-
sence : d'où vient que dans la suite ces impressions
premières, que vous leur avez données, leur de-
meurent, et qu'après elles se souviennent de ces
idées qu'elles avoientdéjà, lesquelles s'accroissent
SITU LE SILENCE. 55t
avec l'âge ; ce qui leur fait dire , parlant des maî-
tresses qu'elles ont eues : Pour moi, disent -elles,
j'ai eu dans un tel couvent une maîtresse qui n'étoit
guère spirituelle ni dévote; car il étoit rare qu'elle
nous parlât de Dieu : elle avoit de certaines maxi-
mes mondaines; et au lieu de nous porter à la mo-
destie, elle nous enseignoit des secrets de vanité.
On en entend d'autres, qui voyant les procédés de
celle-ci , si contraires à la charité disent, que cette
maîtresse-là avoit assurément de l'antipathie et de
l'aversion pour elles.
Ah ! mes chères Filles , bannissez , par votre pru-
dence et bonne conduite , tous ces défauts qui ont
de si mauvaises suites. Le silence bien gardé en est
le remède, et le plus court chemin pour retrancher
toutes ces pensées et discours mal digérés , qui ne
laissent après tout dans la consciense que du scru-
pule et bien du trouble. Car enfin , tôt ou tard l'on
s'aperçoit que l'on a mal parlé, et que l'on ne de-
voit pas dire bien des choses qui auroient dû être
ensevelies dans le silence. Ayez pour cet effet la
règle du silence en estime ; gardez -la exactement
et vous serez à couvert de mille embarras où jette
nécessairement le trop grand parler. Mes chères
Filles, avec un peu d'application et avec une bonne
volonté vous en viendrez à bout. Ayez attention sur
votre langue pour ne laisser échapper aucune pa-
role, dont vous puissiez vous repentir après l'avoir
dite. Retirez-vous dans votre cellule; c'est là le lieu
sûr : ne vous produisez au dehors qu'avec peine et
pour la nécessité ; que la prudence et la discrétion
règlent toutes vos paroles, pour n'en dire aucune
552 SUR LE SILENCE.
qui ne soit bonne , utile ou nécessaire. Si vous gar-
dez toutes ces mesures , assurez - vous que la paix et
l'union sera parfaite dans cette maison, et qu'elle
conservera la bonne réputation où elle est au-
jourd'hui.
Mes chères Filles, ce n'est pas assez de savoir
garder le silence de prudence -, il faut de plus ap-
prendre à se taire dans les croix , les persécutions
et autres peines et aifflictions qui arrivent dans la
vie : c'est ce qui s'appelle le silence de patience ,
lequel vous conduira à un degré de perfection con-
venable à votre état , qui vous doit rendre en tout
conformes à Jésus -Christ votre époux; c'est ce que
nous allons considérer dans le dernier point de notre
méditation.
TROISIÈME POINT.
Considérons que le silence de patience dans les
afflictions, les souffrances et les contradictions, est
une des choses les plus difficiles à pratiquer de la
morale chrétienne. Peu de gens aiment à souffrir,
et à souffrir en silence sous les yeux de Dieu : et s'il
est rare d'en trouver qui aiment à souffrir, il l'est
encore plus d'en voir qui souffrent sans chercher à
se répandre au dehors. Cependant c'est le silence
qui sanctifie nos croix et nos afflictions , et qui en
augmente de beaucoup le mérite. A.vez-vous de la
peine à pâtir dans vos croix et vos traverses ? envi-
sagez Jésus-Christ. Parmi une infinité de persécu-
tions et de douleurs qu'il endure en présence de ses
juges iniques, devant qui il est accusé et calomnié
si faussement , Jésus garde un profond silence et ne
SUR LE SILEÎ^CE. . 553
repond rien : Jésus autem tacebat (0. C'est ce qui
me touche le plus dans la passion du divin Sauveur,
que ce profond silence qu'il garde avec une patience
invincible, et qui donnoit de l'e'tonnement au pre'-
sident : Ita ut mirarelur prœses (2). Il souffre , il
endure mille injures, mille outrages et indignite's
de la part de toute sorte de personnes : il est ac-
cusé faussement par les Juifs et les pharisiens, ses
cruels ennemis. On dit que c'est un blasphémateur,
un séditieux, qu'il est un perturbateur de la loi et
du repos public, qu'il empêche que l'on ne paie le tri-
but à César j enfin que c'est un semeur de nouvelles
doctrines, qui abuse le peuple. Jésus entend reten-
tir à ses sacrées oreilles ces cris et ces calomnies ,
sans dire un seul mot pour se justifier et se défendre
contre ces chiens enragés, qui déchirent si outra-
geusement sa réputation : et pendant cette nuit
obscure et ténébreuse, durant laquelle ce cher Sau-
veur a souffert une infinité d'outrages, d'affronts et
de cruautés , que disoit ce doux Agneau ? Hélas !
jamais la moindre parole d'impatience. Enfin dans
cette sanglante et douloureuse flagellation, où il est
tout écorché et déchiré à coups de fouets et de
nerfs de bœuf, qui font couler de toutes parts le
sang de ses veines sacrées; ah , quelle patience et
quel silence fait paroître ce doux Jésus ! Il souffre
tout cela sans rien dire ; il n'ouvre pas seulement
la bouche pour se plaindre de la cruauté de ses fiers
bourreaux, qui ne sont pas encore contens de l'a-
voir traité si inhumainement : ils prennent une pi-
quante couronne d'épines, et lui percent jusqu'au
(0 MaXi. XXVI. 63. — W Ihid. sxvii. l4-
554 , SUR LE SILENCE.
cerveau. Je'sus endure ce tourment comme les autres,
dans un silence inviolaI)le. Il est conduit chez Hé-
rode , qui désiroit avec empressement de le voir , et
s'en réjouissoit : mais notre Seigneur persévère cons-
tamment à garder son profond silence. Nonobstant
qu'il sût bien qu'He'rode le pouvoit délivrer d'entre
les mains de ses ennemis, il ne dit mot cependant
en sa présence , et ne proféra aucune parole ; chose
étonnante ! et c'est avec sujet qu'un saint Père l'a
appelé la victime du silence, puisque ce divin Jésus
l'a consacré par sa patience durant sa passion.
Mes chères Filles , que voilà un exemple digne
de vos imitations et tout ensemble de vos admira-
tions ! Voilà comme vous devriez en user lorsque
vous êtes accusées, persécutées à tort: comme aussi
dans le temps de l'affliction , il faut savoir souffrir
en silence , avec patience , sans murmurer ni vous
plaindre. Dans quelque état où Dieu permette que
vous soyez , apprenez à y demeurer sans rechercher
de vaines consolations parmi les créatures , dans
tout ce qui vous fait peine : mais prenez plutôt le
parti du silence , et vous renfermez en vous-mêmes,
afin que notre Seigneur vous donne intérieurement
des forces, pour souffrir avec vertu et mérite. C'est
dans ces occasions-là où il faut dire avec David :
Jtenuit consolari anima mea ; ineinor fui Dei j, et
delectatus sum (0 : « Mon ame a refusé toute conso-
» lation ; je me suis souvenu de Dieu , et j'ai trouvé
» ma joie ».
C'est ici où une ame est éprouvée et perfectionnée
merveilleusement, quand, par une générosité vrai-
(,'' Ps. LXXVI. 3, 4-
SUR LE SILENCE. 555
ment chrétienne, elle sait s'élever au-dessus de tout
ce qui lui arrive de fâcheux ou de contraire , et
qu'elle peut, comme Jésus-Christ son époux, garder
un profond silence, lors même qu'elle a plus sujet
de parler, soit pour sa justification dans des accu-
sations injustes, soit pour sa consolation dans une
affliction sensible , et au milieu des plus grandes
tempêtes ou bourasques. Il faut qu'une ame vrai-
ment généreuse prenne pour toute défense le silence,
qui sera son repos et sa paix parmi les agitations.
Jésus-Christ y fait goûter des douceurs intérieures,
au fond du cœur, à une ame un peu courageuse,
qui pour son amour rejette et abandonne toutes
celles qu'elle pourroit trouver dans les créatures.
Cela est inexplicable ; il n'y a que ceux qui l'expé-
rimentent qui en puissent parler dignement.
Mais avant de passer plus loin, remarquez, chères
âmes, qu'il y a trois règles ou trois maximes impor-
tantes à pratiquer, pour ne point faire de fautes
dans ce silence de patience , si nécessaire dans les
occasions imprévues oii l'on est persécuté, accusé;
c'est de ne jamais parler que pour la charité, que
pour la vérité ou la nécessité, et jamais pour soi ni
pour son propre intérêt.
Eh bien, âmes religieuses, sont- ce là les motifs
qui vous font parler ? Qu'est-ce qui vous fait ouvrir
la bouche? Est-ce la nécessité ou bien la vérité?
Examinez là-dessus votre cœur; et sondez-le, jus-
qu'au plus profond, dans la rencontre des contra-
dictions et autres circonstances, pour reconnoître
que le plus souvent c'est la passion ou l'intérêt qui
vous fait parler.
556 SUR LE SILEÏVCE.
O mais, direz-vous, je suis accusée d'une chose
tout-à-fait de'savantageuse ; quel moyen de ne se
pas justifier dans cette conjoncture, où Ton m'at-
tribue tout ce qu'il y a de mal, et l'on dit que j'en
suis la cause, tandis que j'avois bien d'autres inten-
tions que celles que l'on s'imagine ? Arrêtez , que la
passion n'ait pas le dessus sur la raison ; re'primez
tous les raisonnemens naturels , pour écouter ceux
de la grâce : ne dites pas que vous ne pouvez vous
empêcher de parler pour faire connoître votre in-
nocence , et qu'il est bien difficile alors de se taire ;
puisque l'exemple de Jésus-Christ vous doit rendre
la chose aisée et facile. Vous n'avez pas de plus
grandes persécutions et contradictions à soutenir
que les siennes : tous les saints en ont bien supporté
d'autres, plus fâcheuses que les vôtres. Si vous fai-
siez réflexion que Jésus-Christ par ces persécutions
vous fait part d'un éclat de sa croix , vous auriez de
la joie de les endurer avec patience dans un profond
silence, pour y adorer ses desseins sur votre per-
sonne , qu'il prétend élever , par ce chemin rude et
semé d'épines, à une grande perfection, si vous
n'apportez aucune résistance à ses volontés su-
prêmes.
Que le silence est donc avantageux à une ame
dans la souffrance, et dans tous les états pénibles
où elle se trouve! puisque par ce silence il n'y a
point de passions si fortes, qui ne soient retenues
dans les bornes de la raison. En voulez-vous voir
des preuves par quelques exemples? Etes-vous ten-
tées d'ambition ? Que vous dit la passion dans cette
rencontre, où elle est émue par quelque accident ?
SUR LE SILENCE. 55^
c'est de vous élever au-dessus des autres par des pa-
roles suffisantes, et pleines d'un orgueil secret. Hé
bien , gardez le silence et vous taisez; insensiblement
ces saillies de la nature corrompue s'évanouiront.
De même , que vous dit la passion dans les émotions
d'une humeur colère et impatiente ? Dans ces mou-
vemens violens, où en êtes-vous si vous ne les répri-
mez? Bientôt vous vous laisserez aller à des paroles
d'emportement , sans craindre de choquer et de pi-
quer les unes et les autres. Mais si vous savez vous
taire , vous appaiserez infailliblement ces saillies
impétueuses qui s'élèvent en vous-mêmes; et pour
lors vous pourrez dire comme le prophète, au milieu
de vos troubles : Turhaius sum, et non sum locu~
tus (0 : « J'ai été troublée au dedans de moi; mais
» ma langue n'a formé aucune parole ».
Sentez-vous en vous-mêmes quelques mouvemens
d'aversion et d'antipathie, ou de ressentiment contre
quelques-unes de vos sœurs ? Que vous dit cette
passion à la vue de celle-là que vous ne pouvez souf-
frir? aussitôt elle vous inspire de la mépriser ou re-
buter, par des paroles de froideur et de vengeance.
Mais le moyen le plus court, pour combattre et
vaincre cette passion qui vous anime et vous tour-
mente, vous portant à commettre une infinité de
péchés ; c'est de vous taire , à l'heure même que vous
avez plus d'envie de parler, et de prendre le parti
du silence. Ilfaudroitmême, dans ces occasions-là,,
mordre sa langue plutôt que de choquer et fâcher
ses sœurs.
Enfm êtes-vous tentées de curiosité, et avez-vous
CO Ps. LXXVI. 5.
558 SUR LE SILENCE.
envie de vous épancher vainement, en allant trouver
justement celle-là qui est un vrai bureau d'adresse,
et cette autre-ci qui sait toutes les nouvelles, et qui
a incessamment les oreilles ouvertes pour entendre
tout ce qui se passe de nouveau dans la maison ,
laquelle est toujours en haleine pour tout savoir?
N'y allez pas , gardez le silence ; mortifiez ces désirs
de curiosité. Croyez-moi, mes chères Filles, vous
aurez plus de consolation de tout ignorer, et de ne
point apprendre les choses qui ne vous concernent
point : votre conscience en sera plus pure, votre
esprit plus dégagé et plus libre pour vous entretenir
avec Dieu dans l'oraison. Faites plus d'état d'une
heure de récollection , oii vous avez été seules avec
Dieu, que de plusieurs autres où vous vous êtes
contentées parmi les entretiens des créatures; car,
pour l'ordinaire, la vertu en est bien afFoiblie.
Soyez persuadées , chères âmes , qu'en gardant
fidèlement le silence, vous serez victorieuses de toutes
vos passions, et qu'en peu de temps vous arriverez
à la perfection. Souvenez- vous des avantages du
silence de prudence; n'oubliez pas ceux du silence
de patience, dont je vous parlois tout-à-l'heure :
gravez -les dans votre esprit; afin que lorsque la
tentation où l'affliction arrivera, vous soyez toujours
disposées à la bien recevoir, dans les dispositions
saintes que je vous ai marquées. Dans vos soullrances
et contradictions, n'envisagez jamais les causes se-
condes; et ne vous amusez point inutilement à vou-
loir découvrir la source de vos peines, par des re-
cherches d'amour-propre, pour savoir qui sont ceux
qui vous les font naître; car proprement cela s'ap-
SUll LE SILENCE. 554^
pelle courir après la pierre qui vous frappe. Il faut
bien plutôt vous élever en haut vers le ciel , pour
voir la main qui la jette, qui n'est autre que Dieu
même , qui est celui qui a permis que telles choses
vous arrivassent pour votre salut , si vous en savez
bien profiter. Dans tous les événemens les plus fâ-
cheux , une ame vraiment chre'tienne et religieuse
doit dire à Dieu dans le plus intime d'elle-même :
Paratum cor meum , Deus , paralutn cor meiim (') :
« Mon cœur est prépare' à faire votre volonté, soit
» dans l'adversité ou la prospérité ». Ah ! mes chères
Filles, plût à Dieu que vous et moi nous fussions
dans ces dispositions : c'est à quoi il nous faut ré-
soudre dans cette méditation ; c'est le fruit que nous
devons en remporter, et c'est la grâce qu'il faut
instamment demander à Jésus - Christ : je vous y
exhorte, et me recommande à vos prières.
0) Ps. CVII, 2.
56o PAROLES SAINTES.
PAROLES SAINTES
DE MON ILLUSTRE PASTEUR,
MONSEIGNEUR
JACQUES-BENIGNE BOSSUET,
ËVÊQUE DE MEAUX,
LA VEILLE ET LE JOUR DE MA PROFESSION (*).
ui Vinterrogation hors la clôture,
V ou s avez raison, ma Fille, d^appeler et d'estimer
heureux le jour de votre profession. Il est heureux
pour vous , puisque vous y serez l'épouse de Jésus-
Christ : mais faitez-y bien réflexion , et voyez à quoi
vous allez vous engager. Ne croyez pas que vous
serez exempte de peines dans la religion : ce seroit
un abus que de le prétendre ; puisque c'est un con-
tinuel sacrifice de mort à soi-même, et que la na-
K"] Ces paroles sont tirées du manuscrit d'une religieuse ursuline
de Mcaux , qui écrivit , après la cérémonie , les différens discours
que Bossuet lui fit lors de sa profession. Nous leur conservons le
titre qu'elle leur a donné, comme plus propre à faire connokre le
respect que ces bonnes religieuses avoient pour les instructions de
leur digne pasteur. ( Ediu de Déforis. )
ture
PAROLES SAINTES. 56l
lure y souffre beaucoup : mais il n'importe , ne l'e'-
coutez pas ; car autrement vous ne ferez jamais rien.
Si vous avez de la peine, à la bonne heure, vous
en aurez plus de mérite ; et Dieu vous donnera tou-
jours ses grâces, pourvu que vous lui soyez fidèle.
En voilà une bien grande qu'il vous fait de vous ap-
peler à la sainte religion : correspondez -y fidèle-
ment. Vous faites bien, ma Fille, de vivre dans la
crainte ; car Thomme doit continuellement se dé-
fier de soi-même. Il ne faut cependant pas qu'elle
soit excessive ; car il y auroit de la recherche de soi-
même; et cette si grande crainte pourroit prove-
nir d'une ame lâche , qui a peur de travailler. C'est
bien fait , ma Fille , d'être toujours en crainte ,
pourvu qu'elle soit filiale et non point servile ; et
pour y éviter les extrémités, ayez continuellement
recours à Dieu , et vous combattez vous - même ,
puisque ce n'est qu'après le combat que Ton rem-
porte la victoire : soyez toujours humble et docile;
vivez dans l'obéissance, et vous n'aurez point toutes
ces craintes.
A mes demandes après le sermon.
Vous voilà, ma Fille, pleinement instruite des
obligations que vous allez contracter avec Jésus-
Christ par le moyen de vos vœux : vous voyez à
quoi ils vous obligent ; comme par le vœu de pau-
vreté vous renoncez pour jamais aux biens, aux
pompes et à toutes les richesses du monde ; comme
vous devez renoncer par le vœu de chasteté à tous
les plaisirs et contentemens du siècle, en vous sé-
parant même du plus petit par une mortification
BOSSUET. XIV. 36
562 PAROLES SAINTES.
générale de tous vos sens. Enfin vous avez entendu
que par l'obéissance vo us devez consacrer votre cœur,
votre volonté, et tout ce qui est en vous jusqu'au
fond de vos entrailles , pour n'avoir plus désormais
d'autre volonté que celle de vos supérieures. C'est
ce qui vous vient d'être prêché si saintement.
Ma Fille, retenez toutes ces vérités profondes,
et ne les oubliez jamais ; gravez-les dans votre esprit
et dans votre cœur , afin d'animer toutes vos opéra-
tions , et de vous établir sur ces principes solides
pendant tout le cours de votre vie religieuse. C'est,
ma Fille , la prière que je vais faire à Dieu pour
•cous dans le reste de cette cérémonie, en vous ai-
dant à achever votre sacrifice. Unissez-vous à nous
de tout votre cœur. Det tihi Deus in hoc sancto pro*
posito perseverantiam : « Que Di^u vous donne la
3) persévérance dans cette sainte résolution ».
A la sainte communion.
Ma Fille, voilà votre divin Epoux, voici votre
Dieu qui vient se donner à vous. Recevez cette vic-
time sainte qui s'est immolée pour vous; consom-
mez en lui votre sacrifice; mangez Jésus - Christ ,
savourez cette viande céleste et divine. Que votre
esprit, votre cœur, tout votre intérieur et tout l'in-
time de vous-même en soit rempli. Nourrissez-vous
de cet aliment et de cette nourriture sacrée, incor-
porez-vous à elle; en la prenant, vous recevrez
l'esprit de vos vœux. Nourrissez-vous donc de l'es-
prit de pauvreté, recevant celui qui a été si pauvre ,
qu'il est dit de lui qu'il n'a pas seulement eu de quoi
PAROLES SAINTES. 563
reposer son chef adorable (0. Nourrissez -vous de
cette chair virginale; et vous recevrez en vous-même
l'esprit de chasteté, et la pureté de celui qui est
vierge, Fils d'une Vierge, ami des vierges, et le
chaste Epoux des vierges. Recevez cette divine hos-
tie, mangez cette victime d'amour et de pureté; et
vous recevrez dans votre cœur l'esprit d'obédience
de celui qui, par obéissance, s'est immolé et offert
en sacrifice et en oblà+ion pour le salut de tous les
hommes, de celui qui s'est rendu sujet et parfaite-
ment soumis, pendant sa vie, à tous ceux qui lui
ont tenu la place de Dieu son Père, et qui a été
obéissant jusqu'à la mort de la croix. Enfin vous
venez de faire vœu d'instruire les petites filles : nour-
rissez-vous encore, en prenant Jésus-Christ, de l'es-
prit de zèle et de charité pour le salut des âmes, de
celui qui s'est consommé pour elles. Soyez une par-
faite imitatrice de celui-là même qui a dit : « Laissez
» ces petits enfans venir à moi (2) ». Fortifiez-vous par
cette divine nourriture; mangez -la avec amour et
respect : recevez-la souvent ; car elle vous donnera
des forces dans l'exercice de votre institut ; elle vous
animera toujours de nouveau pour vous en acquit-
ter dignement. Recevez donc , ma chère Fille , Jé-
sus-Christ , qui se donne à vous en confirmation de
vos vœux. Prenez cette aimable Epoux ; aimez-le de
toute votre capacité: unissez-vous à lui très- étroi-
tement en cette vie, afin d'y être unie en l'autre
par la gloire, durant toute l'éternité. Quod Deus
in te incœpit ipse perficiat : « Que Dieu achève xe
« qu'il a commencé en vous ». *^""
CO MatU viii. 20. — W Marc, x. i\.
564 PAROLES SAINTES.
En me donnant le voile.
Ma Fille , recevez ce voile qui vient d'être béni
"dans cette sainte cérémonie par le sacré ministère
de l'Eglise; ce voile, qui est le signe de votre sépa-
ration du monde , sous lequel vous allez être toute
votre vie ensevelie avec Jésus-Christ dans le tom-
beau de la religion , et cachée avec lui en Dieu.
Receveîz ce même voile qui est la marque de l'al-
liance que vous avez contractée avec lui : il ne vous
sera jamais ôté que vous ne voyiez la face de Dieu à
découvert dans le ciel.
Apres la cérémonie.
Enfin , ma Fille , vous voilà consacrée à Jésus-
Christ, voilà votre immolation faite : il ne reste plus
qu'à être fidèle à votre Epoux dans votre saint état,
et qu'à y persévérer jusqu'à la fin. Pour cet effet ,
prenez toujours le plus pénible. Ne regardez pas ce
que vous avez fait; mais ce qui vous reste encore à
faire. Accoutumez-vous à l'exercice de cette conti-
nuelle circoncision du cœur, qui vous séparera sans
cesse des inclinations de la nature corrompue, si
contraire à l'esprit et à la grâce de Jésus-Christ votre
divin Epoux. Puissiez-vous, ma Fille , par ce moyen
vous élever toujours davantage par une vie pure et
toute céleste. Puissiez-vous monter de vertu en
vertu , jusqu'à ce que vous soyez parvenue à la mon-
tagne d'Horeb , au sommet de la perfection, pour y
consommer votre sacrifice.
DISC. AUX RELIG. DE LA VISIT. DE MEAUX. 565
PRÉCIS D'UN DISCOURS
FAIT
AUX RELIGIEUSES DE LA VISITATION
DE MEAUX,
DANS UNE VISITE.
« J'ai désiré de vous voir , pour vous communia
» quer quelque peu de la grâce spirituelle, et vous
» confirmer (0 ». C'est saint Paul, ce vigilant pas-
teur, cet homme apostolique, cet homme du troi-
sième ciel, qui parle ainsi. Examinons un peu ses
paroles; pesons-les toutes. J'ai désiré de vous voir,
dit-il; il ne se contente pas de leur écrire. Tantôt il
envoie Tite, tantôt Timothée, ou quelque autre de
ses disciples: mais enfin le désir immense de leur
communiquer quelque peu de la grâce spirituelle,
le porte à souhaiter de venir lui-même leur rendre
visite. Quelque peu : pourquoi quelque peu ? C'est
que ce grand apôtre qui avoit reçu tant de dons ,
parloit en la personne de nous autres, pasteurs in-
dignes et infii^mes , qui n'en pouvons communiquer
que quelque peu : il avoit en vue la disposition de
ceux qui la reçoivent , et qui souvent ne sont capa-
bles que d'en recevoir peu ; et aussi, il n'appartient
(0 Jlom. I. II.
^66 Discouns
qu'à Dieu de rendre notre tninistère assez efficace
pour en donner beaucoup. De nous-mêmes nous ne
saurions confe'rer aux autres la moindre grâce ; c'est
Dieu, comme dit l'apôtre (0 , qui nous en rend ca-
pables. Et vous voyez par-là combien vous êtes inté-
ressées à demander pour nous à Fauteur de tout
don , qu'il prépare nos cœurs et les vôtres; afin que
nous puissions produire des fruits abondans parmi
vous. Dieu sait , mes Filles, que j'ai désiré d'un désir
cordial, dans la sincérité de mon cœur et sous les
yeux de Dieu , de vous voir. Sans me comparer au
grand apôtre, recevez le peu que je vous donne;
puisque Dieu donne beaucoup à celui qui reçoit
peu.
Je trouve trois fruits de la visite : Iç premier me
regarde et il vous regarde ; c'est la consolation mu-
tuelle que nous en devons retirer vous et moi ; vous,
en voyant la sollicitude de votre pasteur; et moi ,
par la joie que me donnera , dans cette visite , la
promptitude de votre obéissance , et par l'espérance
que je concevrai quje vous serez ma couronne dans
le ciel , et ma consolation sur la terre , quand je pen-
serai que j'ai des filles qui aiment sincèrement Dieu.
Le second fruit de la visite , c'est l'estime que vous
devez avoir de votre ame, en considérant le soin
que Jésus-Christ lui-même en a pris : il n'a pas cru
trop donner que de vous racheter au prix de son
sang. Que ne devez-vous donc pas faire pour vous
conserver dans la pureté qu'il vous a acquise ? Et
de là naît le troisième fruit de la visite, qui est de
connoître vos défauts , et de prendre les moyens les
(0 //. Cor. II. i6.
AUX RELIGIEUSES DE LÀ VISITAT. DE MEAUX. ^6']
plus propres pour vous en corriger et vous purifier
des péche's qui souillent la pureté de l'ame , en tra-
vaillant efficacement à les éviter ; afin de vous avan-
cer chaque jour vers la perfection de votre état.
Le péché plaît à tous les hommes , lorsqu'ils le
commettent : quand il est commis , l'homme sage
s'en afflige et en pleure amèrement; le scrupuleux
et pusillanime s'en désespère ; l'imprudent rit et
s'étonne de ce que les saints lui en portent compas-
sion , et qu'ils lui parlent de pénitence. Entre les
malades, les plus à plaindre sont ceux qui ne se
plaignent pas eux-mêmes, et qui aiment leur ma-
ladie. Haïssons la nôtre : la haine est son remède ;
elle est la marque que nous ne sommes pas délais-
sés , et qu'on médite encore pour nous dans le ciel
des desseins de miséricorde.
568 SUR l'union de JÉSUS-CHRIST
DISCOURS
SUR
L'UNION DE JÉSUS-CHRIST
AVEC SON ÉPOUSE.
Comment Jésus-Christ est-il Tépoux des âmes dans Toraison.
Veni in hortum meum , soror mea , sponsa.
Je suis venu dans mon jardin, ma sœur, mon épouse,
Cant. V. I.
J_jE nom d'épouse est le plus obligeant et le plus
doux dont Je'sus-Christ puisse honorer les âmes qu'il
appelle à la sainteté de son amour; et il ne pouvoit
choisir un nom plus propre que celui d'époux , pour
exprimer l'amour qu'il porte à l'ame , et l'amour
que l'ame doit avoir réciproquement pour lui. Il ne
reste qu'à voir où se fait leur alliance , et de quelle
manière ils s'unissent ensemble.
Saint Bernard dit que c'est dans l'oraison , qui
est un admirable commerce entre Dieu et l'ame ,
qu'on ne connoît jamais bien qu'après en avoir fait
l'expérience. C'est là que l'Epoux visite l'épouse;
c'est là que l'épouse soupire après son Epoux ; c'est
là que se fait cette union déifique entre l'Epoux et
l'épouse, qui fait le souverain bien de cette vie, et
AVEC SON ÉPOUSE. 669
le plus haut degré de perfection où l'amour divin
puisse aspirer sur la terre.
Les visites que l'Epoux céleste rend à Tépouse , se
font dans le cœur : la porte par où il entrç est la
porte du cœur. Les discours qu'il lui tient sont à
l'oreille du cœur : le cabinet où elle le reçoit est le
cabinet du cœur. Le Verbe, qui sort du cœur du
Père, ne peut être reçu que dans le cœur.
Je confesse, dit saint Bernard (0, que cet amou-
reux Epoux m'a quelquefois honoré de ses visites;
et , si je l'ose dire dans la simplicité de mon cœur ,
il est vrai qu'il m'a souvent fait cette faveur. Dans
ces fréquentes visites , il est arrivé parfois que je ne
m'en suis pas aperçu. J'ai bien senti sa présence; je
me souviens encore de sa demeure : j'ai même pres-
senti sa venue ; mais je n'ai jamais su comprendre
comment il entroit, ni de quelle manière il sortoit:
si bien que je ne puis dire ni d'où il vient, ni où il
va, ni l'endroit par où il entre, ni celui par où il
sort. Certainement il n'est pas entré par les yeux ;
car il n'est point revêtu de couleur : il n'est pas
aussi entré par l'oreille; car il ne fait point de bruit :
ni par l'odorat ; car il ne se mêle point avec l'air
comme les odeurs , mais seulement avec l'esprit.
Ce n'est point une qualité qui fasse impression dans
l'air ; mais une substance qui le crée. Il ne s'est point
coulé dans mon cœur par la bouche ; car on ne le
mange pas : il ne s'est point fait sentir par l'attou-
chement; il n'a rien de grossier ni de palpable : par
où est-ce donc qu'il est entré?
Peut-être qu'il n'étoit pas besoin qu'il entrât,
(») In Cant. Serm. lxxiv, n. 5, tom. i , col. iSaS.
5^0 SUR l'union de JÉSUS-CHRIST
parce qu'il n'étoit pas dehors. Il n'est pas étranger
chez nous: mais aussi ne vient -il pas du dedans,
parce qu'il est bon; et je sais que le principe du
bien n'est pas en moi. J'ai monté jusqu'à la pointe
de mon esprit ; mais j'ai trouvé que le Verbe étoit
infiniment au-dessus. Je suis descendu dans le plus
profond de mon ame, pour sonder curieusernent ce
secret; mais j'ai connu qu'il étoit encore dessous.
Jetant les yeux sur ce qui est hors de moi, j'ai vu
qu'il étoit au-delà de tout ce qui m'est extérieur;
et rappelant ma vue au dedans , j'ai aperçu qu'il
étoit plus intime à mon cœur, que mon cœur même.
Mais comment est-ce donc que je sais qu'il est
présent ; puisqu'il ne laisse point de trace ni de ves-
tige qui m'en donne la connoissance ? Je ne le con-
nois pas à la voix, ni au visage, ni au marchjer , ni
par le rapport d'aucun de mes sens; mais seulement
par le mouvement de mon cœur, par les biens et les
richesses qu'il y laisse, et par les effets merveilleux
qu'il y opère. Il n'y est pas sitôt entré qu'il le réveille
incontinent. Comme il est vif et agissant, il le tire
du profond sommeil où il étoit comme enseveli:
il le blesse pour le guérir; il le touche pour le ra-
mollir , parce qu'il est dur comme le marbre. Il y
déracine les mauvaises habitudes ; il y détruit les
inclinations déréglées, et il y plante la vertu. S'il
est sec, il l'arrose des eaux de sa grâce; s'il est té-
nébreux y il l'éclairé de ses lumières; s'il est fermé,
il l'ouvre ; s'il est serré, il le dilate ; s'il est froid , il
le réchauffe; s'il est courbé, il le redresse. Je con-
nois la grandeur de son pouvoir, parce qu'il donne
la chasse aux,, vices, et qu il n'a pas plutôt paru, que
Avec son épouse. 5^i
•ces monstres prennent la fuite. J'admire sa sagesse ,
quand il me de'couvre mes de'fauts cachés dans les
plus secrets replis de mon ame. Le changement qu'il
opère en moi par l'amendement de ma vie , me fait
goûter avec plaisir les douceurs de sa bonté : le re-
nouvellement intérieur de mon ame me découvre
sa beauté; et tous ces effets ensemble me remplissent
d'un étonnement extraordinaire , et d'une profonde
vénération de sa grandeur.
Si les entretiens de TKpoux étoient aussi longs
qu'ils sont agréables à l'épouse, elle seroit trop heu-
reuse et satisfaite : mais quoiqu'il ne l'abandonne
jamais, si elle ne l'y oblige par quelque offense mor-
telle, il ne laisse pas de lui soustraire souvent le sen-
timent de sa présence par un effet tout particulier
de sa bonté , que nous avons coutume d'exprimer
par ces noms d'éloignement, de fuite et d'absence.
C'est une mer (jui a son flux et son reflux , ses mou-
vemens réguliers et irréguliers qui nous surprennent.
C'est un soleil qui donne la lumière, et la retire
quand il lui plaît : sa clarté donne de la joie à notre
ame; son éloignement lui cause bien des soupirs et
des gémissemens.
Dieu m'est témoin, dit Origène (0, que j'ai sou-
vent reçu la visite de l'Epoux ; et qu'après l'avoir
entretenu avec de grandes privautés , il se retire
tout d'un coup , et me laisse dans le désir de le cher-
cher, et dans limpuissance de le trouver. Dans cette
absence , je soupire après son retour : je le rappelle
par des désirs ardens ; et il est si bon qu'il revient.
Mais aussitôt qu'il s'est montré , et que je pense
{'^) In Cant. Honiil. i, n. 7 , tom. w,p. 16.
5^2 SUR l'union de JÉSUS-CHRIST
l'embrasser, il s'échappe de nouveau; et moi je re-
nouvelle mes larmes et mes soupirs.
Cette conduite est propre à l'état où nous vivons
dans cet exil ; état de changement , sujet à plusieurs
vicissitudes qui interrompent la jouissance de l'é-
pouse par de fréquentes privations. Nous n'avons
ici qu'un avant-goût, un^essai, et comme l'odeur de
la béatitude. Dieu s'approche de nous comme s'il
vouloit se donner à nous ; et lorsque vous pensez le
saisir, il se retire à l'instant. Et comme l'éclair, qui
sort de la nue et traverse l'air en un moment, éblouit
la vue plutôt qu'il ne l'éclairé; de même cette lu-
mière divine, qui vous investit et vous pénètre, f;iit
un jour dans la nuit, une nuit mystique dans le jour.
Vous êtes touché subitement , et vous sentez cette
touche délicate au fond de l'ame; mais vous n'a-
percevez pas celui qui vous touche. On vous dit
intérieurement des paroles secrètes et ineffables, qui
vous font connoître qu'il y a quelqu'un auprès de
vous, ou même au dedans de vous qui vous parle;
mais qui ne se montre pas à découvert.
Dieu se présente à notre cœur; il lui jette un
rayon de lumière, il l'invite, il l'attire, il pique son
désir; mais parce que le cœur ne sent qu'à demi
cette odeur et cette saveur délicieuse, qui n'a rien
de commun avec les douceurs de la chair, il demeure
ravi d'étonnement ; et la souhaite avec d'autant plus
d'ardeur, qu'elle surpasse tous les contentemens de
la terre : son désir est suivi de la jouissance. Bientôt
après suit la privation , qui , par la renaissance des
désirs qu'elle rallume, fait un cercle de notre vie,
qui passe continuellement du désir à la jouissance.
AVEC SON ÉPOUSE. 5^3
de la jouissance à l'absence , et de l'absence au
de'sir.
Qui est-ce qui me pourra développer le secret de
ces mystérieuses vicissitudes, dit saint Bernard (0?
Qui m'expliquera les allées et les venues, les ap-
proches et les éloignemens du Verbe ? L'Epoux
n'est-il point un peu léger et volage ? D'où peut
venir et où peut aller ou retourner celui qui rem-
plit toutes choses de son immense grandeur ? Sans
doute le changement n'est pas dans l'Epoux; mais
dans le cœur de l'épouse, qui reconnoît la présence
du Verbe lorsqu'elle sent l'effet de la grâce; et quand
elle ne le sent plus , elle se plaint de son absence, et
renouvelle ses soupirs. Elle s'écrie avec le prophète :
« Seigneur, mon cœur vous a dit : les yeux de mon
» ame vous ont cherché (2) ». Et peut-être, dit saint
Bernard (5) , que c'est pour cela que l'Epoux se re-
tire ; afin qu'elle le rappelle avec plus de ferveur, et
qu'elle l'arrête avec plus de fermeté : comme autre-
fois s'étant joint aux deux disciplejs qui alloient à
Emmaiis, il feignit de passer outre; afin d'entendre
ces paroles de leur bouche même : Mane nohiscum ^
Domine (4) : « Demeurez avec nous Seigneur » : car
il se plaît à se faire chercher ; afin de réveiller nos
soins, et d'embraser notre cœur.
Il ne fait que toucher en passant la cime de notre
entendement : comme un éclair, dit saint Grégoire
de Nazianze , qui passe devant nos yeux; partageant
ainsi notre esprit entre les ténèbres et la lumière ,
afin que ce peu que nous connoissons soit un charme
(0 In Cant Serm. lxxiv, n. i , col. iSsô, 1527. — WPj. xxvi. 8.
— }) S. Bern. ibid. n. 3 , col. 1527. — (4) Luc. xxi v. 29.
5j4 SUR l'union de jésus-christ
qui nous attire , et que ce que nous ne connoissons
pas soit un secret qui nous ravisse d'étonnenient :
en sorte que l'admiration excite nos désirs , et que
nos désirs purifient nos cœurs, et que nos cœurs se
déifient par la familiarité que nous contractons avec
Dieu dans cette aimable privante.
Les vents qui secouent les branches des arbres
les nettoient : les orages qui agitent l'air le puri-
fient : les tempêtes qui ébranlent et renversent la
mer, lui font jeter les corps morts sur le rivage :
de même l'agitation du cœur, ému par ces saintes
inquiétudes, contribue beaucoup à sa pureté, et
l'exempte de beaucoup de taches et d'ordures , qui
s'amassent au fond de l'ame pendant qu'elle est dans
le calme, et qu'elle jouit d'un repos tranquille. L'eau
qui croupit dans un étang se corrompt et devient
puante : le pain qui cuit sous la cendre se brûle si
on ne le tourne, comme dit le prophète (0 : les
corps qui ne font point d'exercice amassent beau-
coup de mauvaises humeurs , qui sont des disposi-
tions à de grandes maladies : et ainsi le cœur , qui
n'est point exercé par ces épreuves, et par ces mou-
vemens alternatifs de douceur et de rigueur, s'éva-
pore au feu des consolations divines , se corrompt
par le repos , et se charge de mauvaises habitudes.
C'est pourquoi le Fils de Dieu, qui l'aime et qui
prend soin de le cultiver, lui procure de l'exercice;
ne voulant pas qu'il demeure oisif, ou qu'il se re-
lâche par une trop longue jouissance de ses faveurs
et de ses caresses.
Il semble qu'il se joue avec les hommes, dit RI-
CO Osoe. VII. 8.
AVEC SON ÉPOUSE. 5^5
chard de saint Victor (0 , comme un père avec ses
enfans : tantôt ils se figurent qu'ils le tiennent ; et
puis tout-à-coup il leur échappe : tantôt il se montre
comme un soleil avec beaucoup de lumière ; et puis
en un moment il se cache dans les nuages. Il s'en
va, il revient; il fuit, il s'arrête; il les surprend, il
se laisse surprendre, et tout aussitôt il se dérobe : et
puis après avoir tiré quelques larmes de leurs yeux ,
et quelques soupirs de leurs cœurs, il retourne;
enfin il les réjouit de la douceur de ses visites.
« Je m'en vais pour peu de temps , et je vous re-
» verrai bientôt (2) « : soulFrez mon absence pour
un moment. O moment et moment ! ô moment de
longue durée! Mon doux Maître, comment dites-
vous que le temps de votre absence est court ? Par-
donnez-moi, si j'ose vous contredire; mais il me
semble qu'il est bien long et qu'il dure trop. Ce sont
les plaintes de l'épouse , qui s'emporte par l'ardeur
de son zèle, et se laisse aller à la violence de ses
désirs. Elle ne considère pas ses mérites ; elle n'a
pas égard à la majesté de Dieu ; elle ferme les yeux
à sa grandeur, et les ouvre au plaisir qu'elle sent
en sa présence. Elle rappelle l'Epoux avec une sainte
liberté : elle redemande celui qui fait toutes ses dé-
lices, lui disant amoureusement : « Retournez, mon
» bien-aimé ; revenez promptement « ; hâtez-vous
de me secourir ; « égalez la vitesse des chevreuils et
» des daims (5) ».
Au reste, ne pensez pas que ces larmes soient
stériles, ni ces soupirs inutiles : cet état de privation
(0 De grad. Charit. cap. «, p. 35i. — (») Joan. xyi. i6, 22. —
(3) Cant. \i. 1 7.
^7^ SUR l'union de JÉSUS-CHRIST
est très-avantageux à qui sait s'en prévaloir. C'est là
que notre amour-propre , qui est aveugle , trouve des
yeux pour sonder l'abîme de ses misères, et recon-
noître son indigence : c'est là que notre cœur ap-
prend à compatir aux autres, par l'expérience de
ses propres peines : c'est là qu'il trouve un torrent
de larmes pour noyer ses crimes, et un trésor si
précieux , qu'il suffit non - seulement pour payer
ses dettes, mais encore celles du prochain. C'est une
fournaise d'amour, oîi Tépouse échauffe son zèle,
et lui donne des ailes de feu, pour voler à la con-
quête des âmes, aux dépens de son contentement
et de son repos : c'est une école de sagesse , oii elle
apprend les secrets de la vie intérieure : c'est une
épreuve où elle se fortifie par la pratique des vertus
chrétiennes ; comme les plantes jettent de profondes
racines durant les rigueurs de l'hiver. C'est là
qu'elle goûte cette importante vérité, qu'il faut in-
terrompre les délices de la contemplation par les
travaux de l'action; qu'elle doit laisser les secrets
baisers de l'Epoux , pour donner les mamelles à ses
enfans; que l'amour effectif est préférable à l'amour
affectif-, et que personne ne doit vivre pour lui seul ,
mais que chacun est obligé d'employer sa vie à la
gloire de celui qui a voulu mourir pour tous les
hommes. C'est le creuset où elle met sa charité à
l'épreuve , pour savoir si elle est de bon alloi. C'est
la balance où elle pèse les grâces de Dieu, pour en
faire un sage discernement , et préférer l'auteur des
consolations à tous ses dons. C'est un exil passager,
qui lui fait sentir, par précaution, combien c'est un
grand mal d'être abandonné de Dieu pour jamais ;
puisque
I
AVEC SON ÉPOUSE. 5n«
puisque une absence de peu de jours lui paroît plus
insupportable que toutes les peines du monde : mais
surtout, c'est une excellente disposition à l'union
intime avec son divin Epoux , qui est , à vrai dire ,
le fruit de ses désirs , la fin de ses travaux et la ré-
compense de toutes ses peines. •
Tous les saints Pères qui parlent de l'union qui
se fait entre l'ame et l'Epoux céleste, dans l'exercice
de l'oraison , disent qu'elle est inexplicable. Saint
Thomas l'appelle un baiser ineffable; parce qu'on
peut bien goûter l'excellence des affections et des
impressions divines, mais on ne la peut pas expri-
•itier. Saint Bernard dit que c'est un lien ineffable
d'amour; parce que la manière dont on le voit est
ineffable, et demande une pureté de cœur toute
extraordinaire. Saint Augustin dit que cette union
se fait d'une manière qui ne peut tomber dans la
pensée d'un homme, s'il n'en a fait Texpéiience.
On peut dire que le propre de l'amour est de
tendre à l'union la plus intime et la plus étroite qui
puisse être , et qu'il ne se contente pas d'une jouis-
sance superficielle; mais qu'il aspire à la possession
parfaite. De là vient que l'ame qui aime parfaitement
Jésus-Christ, après avoir pratiqué toutes les actions
de vertu et de mortification les plus liéroïques ; après
avoir reçu toutes les faveurs les plus signalées de
J'Epoux, les visions, les révélations, les extases , les
transports d'amour, les vues, les lumières, croit
p'avoir rien fait et n'avoir rien reçu ; à cause , dit
§aint Macaire , du désir insatiable qu'elle a de pos-
séder le Seigneur; à cause de l'amour immense et
ineffable qu'elle lui porte, qui fait qu'elle se con-
BOSSUET, xiv. 3^
5^8 SUR l'union de jésus-chrtst
sume de désirs ardens, et qu'elle aspire sans cesse
au baiser de l'Epoux.
On peut bien dire encore que cette union par-
fahte , qui est l'objet de ses désirs , n'est pas seulement
une simple union , par le moyen de la grâce habi-
tuelle qui est commune à tous les justes, ou par l'a-
mour actuel, même extatique et jouissant, qui ne
se donne qu'aux grandes âmes; mais c'est le plus
haut degré de la contemplation , le plus sublime don
de l'Epoux, qui se donne lui-même, qui s'écoule
intimement dans l'ame , qui la touche , qui se jette
entre ses bras, et se fait sentir et goûter par unç
connoissance expérimentale, oii la volonté a plus
de part que l'entendement , et l'amour que la vue.
D'où vient que Richard de saint Victor dit « que
» l'amour est un œil; et qu'aimer, c'est voir (0 » :
et saint Augustin: «Qui connoît la vérité, la con-
» noît ; et qui la connoît , connoît l'éternité : c'est
» la charité qui la connoît (2) ».
On peut bien dire avec saint Bernard , que cet
embrassement, ce baiser , cette touche , cette union,
n'est point dans l'imagination ni dans les sens; mais
dans la partie la plus spirituelle de notre être, dans
le plus intime de notre cœur , où Famé , par une sin-
gulière prérogative , reçoit son bien-aimé ; non par
figure, mais par infusion; non par image, mais par
impression. On peut dire avec Denis le Chartreux ,
que le divin Epoux voyant l'ametoute éprise de son
àinour, se communique à elle, se présente à elle,
l'embrasse, l'attire au dedans de lui-même, la baise,
(0 De gra. Charit. cap. ni, p. 353.—» W Corif. iib, vu, cap. x,
torn. I, col. iJtj.
AVEC SON ÉPOUSE. S^Q
la serre étroitement avec une complaisance meji'veil*
leuse; et que l'épouse étant tout-à-copp, en un mo-?
ment, en un clin-d'œil, investie des rayons de Is^
divinité, éblouie de sa clarté, liée des bras de son
amour, pénétrée de sa présence , opprimée du poid^
de sa grandeur, et de l'efficace excellente de se$
perfections, de sa majesté, de ses Juu^iè^^es immenses,
est tellement sijrprise , étonnée , épouvantée , ravif?
en admiration de son infinie grandeur, de sa briW
lante clarté, ,de la délicieuse sérénité de son visage^
quelle est comme noyée dans cet abîme de lumière,
perdue dans cet océan de bontç' , brûlée et copsut
mée dans cette fournaise d'apipur, giupantie en eWe-r
même par une heureuse défaillance, sans savoir ok
elle est, tant elle est égarée et enfoncée dans cette
vaste solitude de l'immensité divine- Mais de dire
comment ce]a se fait , et ce qi^\ s/e passe en ce secr^l
entre l'Epoux et l'épouse, cela est impossible : il le
faut honorer par le silence ; et louer à jamais l'amour
ineffable du Verbe , qui daigne tant s'abaisser pour
relever sa créature.
LES DEVOmS DE l'aME QUI EST ÉPOUSE DE JÉSUS-CHRIST.
Entre les devoirs de l'éppwse envers son divin
Epoux, celui de l'amour e^J le premier; et même
Ton peut dire qu'il est unique, parce qu'il contient
tous les autres avec éminence. Car il faut considérer
que Jésus- Christ prend quelquefois le nom de Sei-
gneur, quelquefois celui de Père, et quelquefois
celui d'Epoux. Quand il y«ut nous donner de la
crainte, dit saint Grégoire (0, il prend la qualité de
CO In Cant. Proem. n. 8 , tom. m, part, il, col. 4oo-
58o SUR l'union de jésus-ciirist
Seigneur: lorsqu'il veut être honoré, il prend celle
de Père : mais quand il veut être aime', il se fait
appeler Epoux.
Faites réflexion sur l'ordre qu'il garde : de la
crainte procède ordinairement le respect ; du respect
l'amour. En cet amour consiste, comme dit excel-
lemment saint Bernard (0, la ressemblance de l'ame
avec le Verbe , selon cette parole de l'apôtre W :
« Soyez les imitateurs de Dieu, comme étant ses
» enfans bien-aimés ; et marchez dans l'amour et la
» charité , comme Jésus-Christ nous a aimés » -, afin
de vous joindre, par conformité, à celui dont l'infi-
nité vous sépare. Cette conformité marie l'ame avec
le Verbe, lorsqu'elle se montre semblable en volonté
et en désir , à celui à qui elle ressemble par le pri-
vilège de la nature , aimant comme elle est aimée :
si donc elle aime parfaitement , elle est épouse.
'^- Qu'y a-t-il de plus doux que cette conformité ?
iju'y a-t-il de plus souhaitable que cet amour, qui
fait, ô ame fidèle, que ne vous contentant pas d'être
instruite par les hommes , mais vous adressant vous-
même confidemment au Verbe, vous lui adhérez
constamment, vous l'interrogez familièrement, vous
le consultez sur toutes choses ; égalant la liberté de
vos désirs à l'étendue de vos pensées et de vos con-
noissances ?
Certainement on peut dire que c'est ici que l'on
contracte un mariage spirituel et saint avec le
Verbe : je dis trop peu quand je dis qu'on le con-
tracte ; on le consomme : car c'est en effet le con-
sommer, que de deux esprits n'en faire qu'un, en
0) In Cant. Serm. u2Uliii, n, 3, col. i557. — i"^) Ephcs, y. i , a.
AVEC SON ÉPOUSE. 58l
voulant et ne voulant pas les mêmes choses. Au
reste il ne faut pas craindre que l'inégalité des per-
sonnes alToiblisse aucunement la coniormité des vo-
lontés , parce que l'amour n'a pas tant d'égard au
respect. Le mot d'amour vient d'aimer, non pas
d'honorer. Que celui-là se tienne en respect , qui
frissonne, qui est interdit, qui tremble, qui est saisi
d'étonnement : tout cela n'a point de lieu en celui
qui aime. L'amour est plus que fatisfait de lui-même;
et quand il est entré dans le cœur , il attire à soi
toutes les autres affections et se les assujettit. C'est
pourquoi celle qui aime s'applique à l'amour, et ne
sait autre chose; et celui qui mérite d'être honoré,
respecté et admiré, aime mieux néanmoins être
aimé : l'un est l'Epoux ; l'autre est l'épouse.
Quelle affinité et quelle liaison cherchez - vous
entre deux époux , sinon d'aimer et d'être aimé? Ce
lien surpasse celui des pères et des mères à l'égard
de leurs enfans, qui est celui de tous que la nature
a serré plus étroitement. Aussi est-il écrit à ce sujet
que « l'homme laissera son père et sa mère , et s'at-
« tachera à son épouse (0 ». Voyez comme cette
affection n'est pas seulement plus forte que toutes
les autres , mais qu'elle se surmonte elle-même dans
le cœur des époux. Ajoutez , que celui qui est l'E-
poux n'est pas seulement épris d'amour ; il est
l'amour même. Mais n'est-il point aussi l'honneur ?
Pour moi je ne l'ai point lu : j'ai bien lu que « Dieu
3> est charité (2) » ; mais je n'ai point lu qu'il soit
honneur ni dignité. Ce n'est pas que Dieu rejette
l'honneur, lui qui dit : « Si je suis père, oii est
CO Gènes. 11. i\. Matt. xix. 5. — W /. Joan. iv. 8,
582 SUR l'union de JÉSUS-CHRTST
)) riionneur qui m'est dû (0 »? mais il le dit en
qualité' de Père. Que s'il veut montrer qu'il est
époux, il dira : Oh est l'amour qui m'est dû? Car il
dit aussi aii même endroit : « Si je suis Seigneur ,
» où est la crainte qui m'est due » ? Dieu donc veut
être craint comme Seigneur, honoré comme Père,
aimé et chéri comme Epoux.
De ces trois devoirs, lequel est le plus excellent
et le plus noble? L'amour. Sans l'amour, la crainte
est fâcheuse, et l'honneur n'est point agréable. La
crainte est une passion servile , tandis qu'elle n'est
point ajOfranchie par l'amour; et l'honneur qui ne
vient point dii cOeur, n'est point un vrai honneur,
mais une pure flatterie. La gloire et l'honneur appar-
tiennent à Dieu : mais il ne les accepte point, s'ils
ne sont assaisonnés par l'amour : car il suffit par
lui-même ; il plaît par lui-même et pour l'amour de
lui-même. L'amour est lui-même, et son mérite et
sû récompense. Il ne demande point d'autre motif
ni d'autre fruit que lui-même : son fruit, c'est son
usage. J'âime parce que j'aime; j'aime pour aimer.
En vérité, l'amour est une grande chose, pourvu
qu'il retourne à son principe ; et que , remontant à
sa source par une réflexion continuelle , il y prenne
des forces pour entretenir son cours.
De tous les riiouvemens , de tous les sentîmens et
de toutes les affections de l'ame, il n'y a que l'amour
qui puisse servir à la créature pour rendre la pa-
reille à son auteur, sinon avec égalité, pour le
moins avec quelque rapport. Par exemple , si Dieu
se fâche contré moi, me fâcherai-je contre lui? Non ,
(0 Malac. 1. 6.
I
AVEC SON ÉPOUSE. 583
certes; mais je craindrai, mais je tremblerai, mais
je lui demanderai pardon : de même s'il me reprend,
je ne le reprendrai pas à mon tour; mais plutôt je
le justifierai : et s'il me juge, je n'entreprendrai pas
de le juger; mais plutôt de l'adorer. S'il domine,
il faut que je serve; s'il commande, il faut que j'o-
bëisse : je ne puis pas exiger de lui une obéissance
re'ciproque. Mais il n'est pas ainsi de l'amour : car
quand Dieu aime, il ne demande autre chose qu'un
retour d'amour, parce qu'il n'aime que pour être
aime' ; sachant bien que ceux qui l'aiment sont ren-
dus bienheureux par l'amour même qu'ils lui portent.
Ainsi l'ame , qui est assez heureuse pour y êffe
parvenue, brûle d'un si ardent désir de voir son
Epoux dans la gloire, que la vie lui est un supplice ,
la terre un exil, le corps une prison, et Téloigne-
ment de Dieu une espèce d'enfer, qui la fait sans
cesse soupirer après la mort. Dans cet état, dit saint
Grégoire (0 , elle ne reçoit aucune consolation des
choses de la terre; elle n'en a aucun goût, ni sen-
timent, ni désir : ail contraire, c'est pour elle un
sujet de peine, qui la fait soupirer jour et nuit, et
languir dans l'absence de son Epoux : car elle est
blessée d'amour; et cette plaie, qui consume le»
focces du corps, est la parfaite santé de l'ame, sans
laquelle sa disposition seroit très-mauvaise et très-
dangereuse. Plus cette plaie est profonde , plus elle
est saine. Sa force consiste dans la langueur; et sa
consolation est de n'en avoir point sur la terre. Tout
ce qu'elle voit ne lui cause que dç la tristesse , parce
qu'elle est privée de la vue de celui qu'elle aime. Il
CO In Cant. c. m , tom. m , p. ^nj.
584 SUR l'union de j. c. avec son épouse.
n'y a qu'une seule chose qui la puisse consoler; c'est
de voir que plusieurs âmes profitent de son exemple,
€!t sont embrasées de l'amour de son Epoux.
Tel e'toit saint Ignace , martyr , qui soupiroit
après les tourmens et la mort, par l'extrême de'sir
qu'il avoit de voir Je'sus-Christ. Quand sera-ce , di-
soit-il (0, que je jouirai de ce bonheur, d'être de'chiré
des bêtes farouches dont on me menace? Ah ! qu'elles
se hâtent de me faire mourir et de me tourmenter;
et, de grâce, qu'elles ne m'e'pargnent point comme
elles font les autres martyrs : car je suis résolu , si
elles ne viennent à moi, de les aller attaquer, et de
les obliger à me dévorer. Pardonnez-moi ce trans-
port , mes petits enfans ; je sais ce qui m'est bon :
je commence maintenant à être disciple de Jésus-
Christ; ne désirant plus rien de toutes les choses
visibles, et n'ayant qu'un seul désir, qui est de trou-
ver Jésus- Christ. Qu'on me fasse souffrir les feux,
les croix et les dents des bêtes farouches : que tous
les tourmens que les démons peuvent inspirer aux
bourreaux viennent fondre sur moi ; je suis prêt à
tout, pourvu que je puisse jouir de Jésus - Christ.
Quel amour ! quels transports ! quelle ardeur pour
Jésus-Christ! Puissions-nous entrer dans ces senti-
mens; et comme le saint martyr, n'avoir plus de
vie, d'être, de mouvemens, que pour consommer
notre union avec le divin Epoux.
(») Ep. ad Rom.
FIN DU ,T0ME Q U ATOR Z I t:M E.
k *^^ %^^ V*<k «^v^^'k'k^/^^^/W/^^/*^»*
TABLE
DU TOME QUATORZIÈME.
SERMON POUR LE DIMANCHE DE QUASIMODO. SuF la pOlX
faite et annonce'e par Jésus-Christ. — Combien extraor-
dinaire la manière dont cette paix a été conclue : moyen
dont Jésus -Christ s'est servi pour nous la procurer.
Obligation de renoncer à tous ses attachemens crimi«
nels , et de quitter toutes ses intelligences avec le monde,
pour y participer. Rétablissement du commerce entre
le ciel et la terre, fruit de cette paix. Comment est-
elle accompagnée de toutes les marques d'une parfaite
réunion. P^g^ 3
SERMON POUR LE m.* dimanche après Paque, prêché à
Dijon devant M. le Prince. Sur la Providence. —Pour-
quoi la Providence a-t-elle éprouvé tant de contradic-
tions. Attention au jugement dernier , unique moyen
pour résoudre toutes les difficultés qui naissent des
désordres qui sont dans ce inonde. Raisons qui doivent
porter le juste à ne point s'impatienter dans ses afflic-
tions , à ne point murmurer contre la prospérité des
impies, et à ne point la désirer. Combien les maux qu'il
endure lui sont utiles pour sa guérison: secours que Dieu
lui donne pour se soutenir contre tous les accidens de la
vie, dans l'espérance assurée d'une joie immortelle. 25
Abrégé d'un autre Sermon pour le iii.^ dimanche après
Paque. — Combien les plaisirs des sens sont dangereux,
trompeurs , contraires à notre état*; et combien nous
devons les mépriser et les fuir. Quels sont ceux que
nous devons rechercher. 55
586 TABLE.
SERMON POUR LE v.^ DIMANCHE APRES Paque , prêclié dans
la cathédrale de Meaux à -l'ouverture d'une mission ,
en 1692. — Mépris que nous devons faire du monde
pour aller à Dieu. Obligation de toujours croître en
amour et en perfection durant le cours de cette vie.
Deux sortes de tristesses: quelle est celle qui est le par-
tage des enfans de Dieu. Dispositions dans lesquelles
nous devons entrer lorsque Dieu nous frappe. Senti-
mens de pénitence nécessaires pour obtenir l'indulgence
du jubilé. Stabilité essentielle à la vraie pénitence,
amour, seul capable de produire une solide conversion.
Page 67
SERMON SUR LE MYSTERE DE l'AsCENSION DE NOTRE SeI-
GNEUR Jésus - Christ. — Jésus , Tunique et véritable
Pontife , figuré dans les cérémonies de l'ancienne loi ; le
seul qui remplit parfaitement les fonctions du sacerdoce.
Besoin que nous avions d'un pareil Pontife : pourquoi
devoit-il monter au ciel. Excellence de sa qualité de
Médiateur : comment est-il le Médiateur universel. En
quel sens donnons - nous ce nom aux saints. Avec quel
succès il sollicite , comme notre avocat , la miséricorde
divine en notre faveur : grâces et bénédictions qu'il ré-
pand sur nous du haut du ciel. Raisons qui doivent nous
porter à être éternellement enflammés des désirs cé-
lestes. 88
I.er SERMON POUR LE JOUR DE LA Pentecôte. — Combien
depuis le péché nous sommes naturellement portés au
mal y et combien la vertu nous est difficile. Impuissance
de la loi pour nous soulager dans nos infirmités : com-
ment n'est-elle propre qu'à augmenter le crime et qu'à
nous donner la mort. De quelle manière elle nous fait
sentir notre impuissance et le besoin que nous avons de
la grâce* Chaste délectation , esprit vivifiant ; caractère
distinctif de la nouvelle alliance. Pourquoi la crainte ne
peut- elle changer les cœurs. Amour que nous devons à
Dieu : excès de notre ingratitude. 121
TABLE. 587
Autre ÈxoRDE ei* IFragmens du même Sermon. Page i53
H.^ SERMON POUR LE JOUR de la Pentecôte. — Quel est
Fesprit du christianisme. Mépriser les présens du monde ,
sa haine et sa fureur ; trois maximes de la générosité
chrétienne. Avec quel courage les apôtres et les pre-
miers chrétiens méprisent les présens du monde , atta-
quent sa haine, triomphent dé ses menaces. Merveil-
leuse union que le Saint-Esprit fait de leurs cœurs. Pour-
quoi ne devons-nous pas nous regarder en nous-mêmes,
mais dans Funité de tout le corps dont nous sommes
membres. L'envie et la dureté exterminées par la fra-
ternité chrétienne. 164
III.* SERMOIV POUR LE JOUR DE LA Pêntècôte , préché de-
vant la Reine. — Caractère des hommes spirituels que
le Saint-Esprit forme aujourd'hui. Esprit de fermeté et
de vigueur , nécessaire pour se soutenir dans la vie
chrétienne. Combien notre extrême délicatesse est op-
posée à la fermeté et au courage des premiers chré-
tiens. Persécution du monde : quelles sont ses maximes
et les armes* qu'il emploie pour abattre ceux qui lui ré-
sistent. D'où vient notre insensibilité pour les maux des
autres. Envie et esprit d'intérêt, deux péchés princi-
paux que 1*^ Saint-Esprit reprend: leurs funestes suites:
remèdes à ces deux défauts. igS
Abre'gé d'un Sermon pour le même jour , prêché dans la
cathédrale de Mcaux. — Profondeur de la malice du
cœur humain : combien nous avons besoin que l'Esprit
saint crée en nous un cœur pur. 2i4
SERMON SUR LE MYSTERE DE LA TrÈs-SAINTE TriNITÉ. —
Excellente image que nous portons en nous-mêmes de
ce mystère ineffable. Autre image de ce grand mystère
dans l'unité de l'Eglise. Pourquoi faut-il que le Père en-
gendre en lui-même le Verbe : cette génération du
Verbe , représentée dans la bienheureuse fécondité de
l'Eglise. Comment le Fils et le Saint-Esprit reçoivent
du Père continuellement en eux-mêmes la vie et l'iu-
588 TABLE.
lelligence. Tous les fidèles unis dans la vie de rintelïi-
gence. Quelles doivent être les lois de leur charité mu-
tuelle : combien ils y sont infidèles. Page 1 19
SERMON POUR LE III.^ DIMANCHE APRES LA PeNTECÔtE. -—
Grandeur de la charité des saints anges pour les hommes.
Pourquoi se réjouissent-ils si fort dans la conversion des
pécheurs. Trois effets de la miséricorde divine à l'égard
de l'ame pécheresse. Double unité dans l'Eglise; l'une
extérieure , qui est liée par les sacremens ; l'autre invi-
sible et spirituelle formée par la charité. Comment les
pécheurs séparés de cette unité commencent leur enfer
même sur la terre. Quels sont les dignes fruits de péni-
tence. De quelle manière le pécheur , sincèrement tou-
ché, s'accuse, se condamne et se punit. 241
SERMON POUR LE V.^ DIMANCHE APRES LA PeNTECÔtE. Sur
la Réconciliation. — Motifs pressans que Jésus -Christ
emploie pour nous porter à une affection mutuelle. Le
sacrifice d'oraison , incapable de plaire à Dieu , s'il n'est
offert par la charité fraternelle. Obligation de prier avec
tous nos frères et pour tous nos frères : pourquoi ne
pouvons -nous nous en acquitter si nous les haïssons.
Combien aveugles et injustes les aversions que nous
concevons contre eux. Condition que Dieu nous impose
pour obtenir le pardon de nos fautes. 264
SERMON POUR LE IX.' DIMANCHE APRES LA PeNTECÔtE. — -
Doctrine extravagante des marcionitcs sur la divinité
Combien la tendre compassion du Sauveur pour les
hommes, a été vive et efficace pendant les jours de sa
vie mortelle , et est encore agissante dans la félicité de
la gloire. Confiance qu'elle doit nous inspirer : comment
nous devons l'imiter. Deux manières dont il peut ré-
gner sur les hommes ; l'une pleine de douceur , l'autre
toute de rigueur. Exemple qu'il nous en donne dans sa
conduite sur le peuple juif. Leçon que nous devons tirer
de la terrible vengeance qu'il exerce sur cette nation
infidèle. 28G
TABLE. 589
Abrégé d*un Sermon pour le xxi.* dimanche après la
Pentecôte. Page 3^6
I.er SERMON POUR LA FETE DE l'eXALTATION DE LA SAINTE
Croix. Sur la vertu de la croix de Je'sus-Christ. — Com-
bien grande l'entreprise de rendre la croix vénérable.
Puissance absolue et miséricorde infinie , deux choses dans
lesquelles consiste la gloire de Dieu: comment éclatent-
elles mieux dans la croix du Sauveur. Changemens ad-
mirables qu'elle a produits dans le monde : raisons que
nous avons de mettre en elle toute notre gloire. Senti-
mens et actions qui prouvent que la croix est pour nous
un sujet de scandale. 3.29
II.° SERMON POUR l'exaltation de la sainte Croix ,
prêché aux nouveaux catholiques. Sur les Souffrances.
— La miséricorde et la justice conciliées en la personne
de Jésus-Christ , fondement de son exaltation à la croix.
Deux manières différentes dont nous pouvons partici-
per à la croix. Le trouble qu'on nous apporte dans les
choses que nous aimons, cause générale de toutes nos
peines. Trois différentes façons dont notre ame peut y
être troublée. Trois sources de grâces que nous trou-
vons dans ces trois sources d'afflictions. La croix , un
instrument de vengeance à l'égard des impénitens. Ter-
rible état d'une ame qui souffre sans se convertir. Eloge
de la foi des nouveaux catholiques : motifs pressans pour
' les fidèles de les soulager dans leurs besoins. 36o
Précis d'un Sermon sur le même sujet. — Tous les mys-
tères et tous les attraits de la grâce renfermés dans la
croix. 38 1
EXHORTATION faite aux nouvelles Catholiques,
pour exciter la charité des Fidèles en leur faveur. —
Pauvreté et abondance, deux genres d'épreuve. Pa-
tience et charité , deux voies uniques pour arriver au
royaume céleste. Qu'est-ce que la foi : miracles et mar-
tyres, deux moyens par lesquels elle a été étabhç et
soutenue. Combien l'hommage que nous devons à Ja
^gO TABLE.
vérité , exige que nous soyons résolus à souffrir pour
elle: grande utilité que nous retirons de ces souffrances.
Quelle est l'épreuve des riches: que doivent-ils faire
pour y être fidèles. Obligation qu'ils ont d'imiter, à l'é-
gard des pauvres, la libéralité du Sauveur envers nous.
Page 385
Fragment d'un Discours sur la vie chrétienne. — Dieu ,
la vie de nos ames par l'union qu'il a avec elles. Obli-
gation du chrétien de mourir au péché , pour recevoir
et conserver cette vie divine. D'où vient Dieu laisse-t-il
ici-bas dans les saints J'attrait au mal. Comment détruit-il
en eux le péché, même dès cette vie. 4^4
SERMON SUR LES obligations de l'État religieux, prê-
ché devant les religieuses de Saint -Çyr. — Fragilité et
grande misère du monde : puissance et funestes effets
de sa séduction. Motifs pressans pour porter les chré-
tiens à s'en séparer entièrement. Origine des commu-
nautés religieuses. En quoi consiste la pauvreté dont on
y fait profession. Infidélités sans nombre , qu'on com-
met journellement dans les monastères contre cette
vertu. Avantages de la virginité : jusqu'où elle doit s'é-
tendre. A qui se rapporte l'obéissance que l'on rend aux
supérieurs. Dans quel esprit il faut se soumettre à ceux
qui abusent de leur autorité. Avec quel spia les reli-
gieuses doivent éviter le commerce du monde , les sen-
timens de la vanité, et les amusemens de l'esprit. 4^9
I.*"^ EXHORTATION a l'ouverture d'une visite, faiteen
LA communauté de SAINTE Ursule DE Meaux, le q avril
i685. — Quelle est la fin et quels doivent être les fruits
de la visite du prélat. Dispositions nécessaires aux reli-
gieuses pour en profiter. Effets admirables que produit
la grâce dans une ame qui en est remplie. Crucifiement
qui constitue toute la perfection religieuse. Les restes
de l'amour du monde, combien pernicieux. Obligation
imposée aux personnes religieuses de prier pour les
besoins de l'Eglise j et de gémir sur le triste état des
TABLE. ~ -Sq!
pécheurs. Tendres invitations du prélat, pour porter
toutes les Sœurs à lui ouvrir leur cœur sans déguise-
ment. ' Page 457
IL* EXHORTATION , FAITE dans le choeur, a la conclu-
sion DE LA VISITE , le 27 avrjl i685. — Silence et recueil-
lement nécessaires pour écouter l'Esprit de Jésus-Christ
au dedans de soi-même. Funestes suites de la dissipa-
tion , et de l'attache aux choses sensibles. Obligation
d*écouter Dieu dans ses supérieurs, Soumission et respect
qui leur sont du», ainsi qu'aux confesseurs et direc-
teurs. Maux que cause dans les communautés le peu de
respect pour le silence. De quelle manière on doit y
parler dç $Ç6 mécouteutemens. Partialités qu'il faut en
bannir. 47 ^
ORDONNANCES notifiées à nos chères Filles les reli-
gieuse/s d« S^iate Ursule de Meaux, au chapitre tenu
dans leur chflBur,Je4 avril i685, pour conclusion de la
visite régulière par nous faite les jours précédens. 4^^
III.« EXHORTATION sur la-retraite faite chez les re-
ligieuses URSULINES DE Meaojk , à toulcs Ics Professcs du
noviciat, le mercredi-saint, i8 avril 1 685. — Avantages
de la retraite. Maux que cause la dissipation. Comment
lesrehgieuses doivent l'éviter, et travailler à «e séparer
des créatures pour se recueillir en Dieu. 494
rV.* EXHORTATION faite aux religieuses ursulines
DE Meaux , le 4 mai i685. — Avec quelle vigilance,
quelle religion il faut qu'elles travaillent à l'éducation
des enfans qui leur sont confiés. Soin qu'elles doivent
avoir de se renouveler dans l'esprit de leur profession.
Combien il est nécessaire qu'elles soient en garde contre
reniiemi de leur salut. Obligations renfermées dans le
vœu de pauvreté. Importance et utilité de l'obéissance.
Devoir des religieuses de tendre sans cesse à la perfec-
tion. Charité , zèle et tendresse duprélatpour elles. 507.
CONFÉRENCE faite devant les religieuses ursulines
DE Meaux. — Terrible compte qu'elles auront à rendre
^92 TABLE.
des grâces qu'elles ont reçues. Perfection qu'exigent
d'elles les vœux qu'elles ont faits dans leur profession.
Tendresse et sollicitude pastorale du prélat pour ses
filles. Motifs qui l'obligent d'exiger d^elles une obéis-
sance entière. Etroite union qu'il désire voir régner
entre elles. Page 523
INSTRUCTION FAITE AUX RELIGIEUSES URSULINES DE
Meaux. Sur le Silence. — Trois sortes de silence. Avec
quelle exactitude Jésus - Christ les a gardés. Motifs qui
ont porté les instituteurs d'ordre à le prescrire dans leurs
règles. En quoi consiste le silence de prudence , et com-
ment il faut le pratiquer à l'exemple de Jésus -Christ.
Qualités que doit avoir le silence de patience dans les
souffrances et les contradictions : combien il est salutaire ,
et contribue à la perfection des âmes. 537
Paroles saintes de mon illustre pasteur , monseigneur
Jacques-Bénigne Bossuet , évêque de Meaux , la veille
et le jour de ma profession. 56o
Précis d'un Discours fait aux religieuses de la Visita-
tion DE Meaux, dans une visite. 565
DISCOURS sur l'union de Jésus-Chrisï- avec son épouse.
— Comment Jésus-Christ est-il l'Epoux des âmes dans
l'oraison. 568
FIN DE LA table DU TOME QUATOIIZIEME.
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1815
Bossuet, Jacques Bénigne
Oeuvres
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