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Full text of "Oeuvres; revues sur les manuscrits originaux et les éditions les plus correctes"

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OEUVRES 

DE  BOSSUET 


TOME   XVI. 


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A  VERSAILLES, 

LEBEL ,  Éditeur ,  imprimeur  du  Roi  et  de  TEvêché, 
rue  Satory,  n.°  iaa. 

A  PARIS, 

LE  NORMANT,  imprimeur-libraire,  rue  de  Seine,  n.»  8j 
PILLET ,  imprimeur-libraire,  rue  Christine ,  n.«  5  ; 
BRUNOT  LABBE,  libraire,  quai  des  Augustins,  u.°33j 
BLAISE ,  libraire ,  quai  des  Augustins ,  n.°  61  ; 
CHEZ    /  LE  CLÈRE ,  libraire ,  quai  des  Augustins ,  n.  °  35  ; 

BOSSANGE  et  MASSON,  imprimeurs -libraires,  rue 

de  Tournon  ; 
RENOUARD,  libraire,  rue  Saint- André-des- Arts  ; 
TREUTTEL  et  VURTS ,  libraires ,  rue  de  Bourbon  j 
FOUCAULT,  libraire,  rue  des  Noyers,  n.°  37; 
AUDOT,  libraire,  rue  des  Mathurins- Saint -Jacques, 

ET  A  BRUXELLES, 

\  LE  CHARLIER ,  libraire. 


OEUVRES 

DE  BOSSUET, 

ÉVÊQUE    DE    MEAUX, 

REVUES  SUR  LES  MANUSCRITS  ORIGINAUX, 
ET  LES  ÉDITIONS  LES  PLUS  CORRECTES. 


TOME  XVI. 


A  VERSAILLES, 

DE  L'IMPRIMERIE  DE   J.  A.  LEBEL, 

IMPRIMEUR    DU    ROI. 
I8l6. 


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PANÉGYRIQUES. 


BOSSUET.  XVI. 


PANÉGYRIQUE 

DE 

SAINT  SULPICE, 

PRÊCHÉ    DEVANT    LA    REINE    MÈRE. 


Trois  grâces  dans  l'Eglise,  pour  surmonter  le  monde  et  ses  vani- 
tés :  ces  trois  grâces  réunies  en  saint  Sulpice.  Innocence  de  sa  vie 
à  la  Cour  :  ses  vertus  dans  l'épiscopat  :  sa  retraite  avant  sa  mort, 
pour  régler  ses  comptes  avec  la  justice  divine.  Excellentes  leçons 
qu'il  fournit ,  dans  ces  différens  états ,  aux  ecclésiastiques  et  à  tous 
les  chrétiens. 


Nos  autem  non  spiritum  hujus  mundi  accepimus  ,  sed 
spiritum  qui  ex  Deo  est  ;  ut  sciamus  quae  à  Deo  donata 
sunt  nobis. 

Pour  nous ,  nous  n  avons  pas  reçu  l'esprit  de  ce  monde  , 
mais  un  esprit  qui  vient  de  Dieu,  pour  connoître  les 
choses  qiiil  nous  a  données.  I.  Cor.  n.  12. 

Ithaque  compagnie  a  ses  lois,  ses  coutumes,  ses 
maximes  et  son  esprit  ;  et  lorsque  nos  emplois  ou 
nos  dignités  nous  donnent  place  dans  quelque  corps, 
aussitôt  on  nous  avertit  de  prendre  l'esprit  de  la 
compagnie,  dans  laquelle  nous  sommes  entrés.  Cette 
grande  socie'té,  que  l'Ecriture  appelle  le  monde,  a 
son  esprit  qui  lui  est  propre;  et  c'est  ce  que  l'apôtre 
saint  Paul  appelle,  dans  notre  texte,  l'esprit  du 


4  PANÉGYRIQUE 

monde.  Mais  comme  la  grâce  du  christianisme  est 
répandue  en  nos  cœurs,  pour  nous  séparer  du  monde 
et  nous  dépouiller  de  son  esprit}  un  autre  esprit 
nous  est  donné,  d'autres  maximes  nous  sont  pro- 
posées :  et  c'est  pourquoi  le  même  saint  Paul ,  par- 
lant de  la  société  des  enfans  de  Dieu,  a  dit  ces  belles 
paroles  :  «  Nous  n'avons  pas  reçu  l'esprit  de  ce 
»  monde  ;  mais  un  esprit  qui  est  de  Dieu,  pour  con- 
»  noître  les  dons  de  sa  grâce  »  :  Ut  sciamus  quœ  h 
Deo  donala  sunt  nobis. 

Si  le  saint  que  nous  honorons,  et  dont  je  dois 
prononcer  l'éloge ,  avoit  eu  l'esprit  de  ce  monde  , 
il  auroit  été  rempli  des  idées  du  monde ,  et  il  auroit 
marché  comme  les  autres,  dans  la  grande  voie ,  cou- 
rant après  les  délices  et  les  vanités  :  mais  étant  plein 
au  contraire  de  l'Esprit  de  Dieu ,  il  a  connu  parfai- 
tement les  biens  qu'il  nous  donne;  un  trésor  qui 
ne  se  perd  pas ,  une  vie  qui  ne  finit  pas ,  l'héritage 
de  Jésus-Christ ,  la  communication  de  sa  gloire ,  la 
société  de  son  trône.  Ces  grandes  et  nobles  idées , 
ayant  effacé  de  son  cœur  les  idées  du  monde,  la 
Cour  ne  Ta  point  corrompu  par  ses  faveurs,  ni  en- 
gagé par  ses  attraits,  ni  trompé  par  ses  espérances; 
et  il  nous  enseigne ,  par  ses  saints  exemples,  à  nous 
défaire  entièrement  de  l'esprit  du  monde,  pour  re- 
cevoir l'esprit  du  christianisme.  Venez  donc  ap- 
prendre aujourd'hui ,  [  de  ce  grand  serviteur  de 
Dieu  ,  le  mépris  que  vous  devez  faire  du  monde,  de 
ses  plaisirs  et  de  toutes  ses  vanités.  ] 

Jésus  -  Christ ,  ce  glorieux  conquérant,  a  eu  à 
combattre  le  ciel,  la  terre  et  les  enfers;  je  veux  dire, 
la  justice  de  Dieu,  la  rage  et  la  furie  des  démons, 


DE    SAINT    SULPICE.  5 

des  persécutions  inouies  de  la  part  du  monde  :  tou- 
jours grand,  toujours  invincible,  il  a  triomphé  dans 
tous  ces  combats;  tout  l'univers  publie  ses  victoires. 
Mais  celle  dont  il  se  glorifie  avec  plus  de  magnifi- 
cence, c'est  celle  qu'il  a  gagnée  sur  le  monde  ;  et  je 
ne  lis  rien  dans  son  Evangile ,  qu'il  ait  dit  avec  plus 
de  force ,  que  cette  belle  parole  :  «  Prenez  courage, 
»  j'ai  vaincu  le  monde  »  :  Confidite ,  ego  vici  mun- 
dwn  (0. 

Il  l'a  vaincu  en  effet  ,  lorsque ,  crucifié  sur  le 
Calvaire,  il  a  couvert,  pour  ainsi  dire,  la  face  du 
monde  de  toute  l'horreur  de  sa  croix,  de  toute 
l'ignominie  de  son  supplice.  Non  content  de  l'avoir 
vaincu  par  lui-même,  il  le  surmonte  tous  les  jours 
par  ses  serviteurs.  Il  est  sorti  de  ses  plaies  un  esprit 
victorieux  du  inonde,  qui  animant  le  corps  de  l'E- 
glise, la  rend  saintement  féconde,  pour  engendrer 
tous  les  jours  une  race  spirituelle ,  née  pour  triom- 
pher glorieusement  de  la  pompe ,  des  vanités  et  des 
délices  mondaines. 

Cette  grâce  victorieuse  des  attraits  du  monde, 
n'agit  pas  de  la  même  sorte  dans  tous  les  fidèles.  11 
y  a  de  saints  solitaires,  qui  se  sont  tout-à-fait  retirés 
du  monde;  il  y  en  a  d'autres,  non  moins  illustres, 
lesquels,  y  vivant  sans  en  être,  l'ont,  pour  ainsi 
dire ,  vaincu  dans  son  propre  champ  de  bataille. 
Ceux-là,  entièrement  détachés,  semblent  désormais 
n'user  plus  du  monde  ;  ceux-ci ,  non  moins  géné- 
reux ,  en  usent  comme  n'en  usant  pas,  selon  le  pré- 
cepte de  l'apôtre  (2)  :  ceux-là,  s'en  arrachant  tout- 
à-coup,  n'ont  plus  rien  à  démêler  avec  lui;  ceux-ci 

(l)  Joan.  xvi.  33.  —  W  /.  Cor.  vu.  3i. 


6  PANÉGYRIQUE 

sont  toujours  aux  mains,  et  gagnent  de  jour  en  jour, 
par  un  long  combat,  ce  que  les  autres  emportent 
tout  à  une  fois  par  la  seule  fuite  :  car  ici  la  fuite 
même  est  une  victoire  ;  parce  qu'elle  ne  vient  ni  de 
surprise  ni  de  lâcheté ,  mais  d'une  ardeur  de  cou- 
rage ,  qui  rompt  ses  liens ,  force  sa  prison ,  et  assure 
sa  liberté'  par  une  retraite  glorieuse. 

Ce  n'est  pas  assez ,  chrétiens ,  et  il  y  a  dans  l'Eglise 
une  grâce  plus  excellente;  je  veux  dire,  une  force 
céleste  et  divine,  qui  nous  fait  non-seulement  sur- 
monter le  monde,  par  la  fuite  ou  par  le  combat, 
mais  qui  en  doit  inspirer  le  mépris  aux  autres.  C'est 
la  grâce  de  l'ordre  ecclésiastique  :  car  comme  on 
voit  dans  le  monde  une  efficace  d'erreur,  qui  fait 
passer  de  l'un  à  l'autre,  par  une  espèce  de  conta- 
gion,  l'amour  des  vanités  de  la  terre;  il  a  plu  au 
Saint-Esprit  de  mettre  dans  ses  ministres  une  efficace 
de  sa  vérité  ,  pour  détacher  tous  les  cœurs  de  l'esprit 
du  monde ,  pour  prévenir  la  contagion  qui  empoi- 
sonne les  âmes,  et  rompre  les  enchantemens ,  par 
lesquels  il  les  tient  captives. 

Voilà  donc  trois  grâces  qui  sont  dans  l'Eglise , 
pour  surmonter  le  monde  et  ses  vanités  ;  la  première , 
de  s'en  séparer  tout-à-fait,  et  de  s'éloigner  de  son 
commerce;  la  seconde,  de  s'y  conserver  sans  cor- 
ruption, et  de  résister  à  ses  attraits;  la  troisième, 
plus  éminente  ,  est  d'en  imprimer  le  dégoût  aux 
autres,  et  d'en  empêcher  la  contagion.  Ces  trois 
grâces  sont  dans  l'Eglise  ;  mais  il  est  rare  de  les  voir 
unies  dans  une  même  personne ,  et  c'est  ce  qui  me 
fait  admirer  la  vie  du  grand  saint  Sulpice.  Il  l'a 
commencée  à  la  Cour,  il  l'a  finie  dans  la  solitude  :  le 


DE    SAINT    SULPICE.  J 

milieu  en  a  été  occupé  dans  les  fonctions  ecclésias- 
tiques. Courtisan,  il  a  vécu  dans  le  monde  sans  être 
pris  de  ses  charmes  :  éveque,  il  en  a  détaché  ses 
frères  :  solitaire ,  il  a  désiré  de  finir  ses  jours  dans 
une  entière  retraite.  Ainsi  successivement,  dans  les 
trois  états  de  sa  vie ,  nous  lui  verrons  surmonter  le 
monde  ,  de  toutes  les  manières  dont  on  le  peut 
vaincre  :  car  il  s'est  opposé  généreusement  à  ses  fa- 
veurs dans  la  Cour ,  au  cours  de  sa  malignité  dan& 
l'épiscopat,  à  la  douceur  de  son  commerce  dans  la 
solitude  :  trois  points  de  ce  discours. 

PREMIER  POINT. 

Quoiqtte  les  hommes  soient  partagés  en  tant  de 
conditions  différentes  ;  toutefois ,  selon  l'Ecriture ,  il 
n'y  a  que  deux  genres  d'hommes  ,  dont  les  uns 
composent  le  monde,  et  les  autres  la  société  des  en- 
fans  de  Dieu.  Cette  solennelle  division  est  venue, 
dit  saint  Augustin  (0,  de  ce  que  l'homme  n'a  que 
deux  parties  principales;  la  partie  animale,  et  la 
raisonnable  :  et  c'est  par-là  que  nous  distinguons 
deux  espèces  d'hommes,  parce  que  les  uns  suivent 
la  chair,  et  les  autres  sont  gouvernés  par  l'esprit. 
Ces  deux  races  d'hommes  ont  paru  d'abord  en  fi- 
gure ,  dès  l'origine  des  siècles,  en  la  personne  et  dans 
la  famille  de  Caïn  et  de  Seth  ;  les  enfans  de  celui-ci 
étant  toujours  appelés  les  enfans  de  Dieu ,  et  au 
contraire  ceux  de  Caïn  étant  nommés  constamment 
les  enfans  des  hommes ,  afin  que  nous  distinguions 
qu'il  y  en  a  qui  vivent  comme  nés  de  Dieu ,  selon 

(^  De  «V.  Dei,  lib.  xiv ,  c.  iv  5  tom.  vu.  col.  353. 


8  PANÉGYRIQUE 

les  mouvemens  de  l'esprit  ,  et  les  autres  comme  ne's 
des  hommes,  selon  les  inclinations  de  la  nature. 

De  là  ces  deux  cite's  renommées,  dont  il  est  parlé 
si  souvent  dans  les  saintes  Lettres;  Babylone  char- 
nelle et  terrestre;  Jérusalem  divine  et  spirituelle, 
dont  l'une  est  posée  sur  les  fleuves,  c'est-à-dire,  dans 
une  éternelle  agitation  ;  Super  aquas  multas ,  dit 
l'Apocalypse  (0  :  ce  qui  a  fait  dire  au  Psalmiste  : 
«  Assis  sur  les  fleuves  de  Babylone  (2)  »  ;  et  l'autre 
est  bâtie  sur  une  montagne;  c'est-à-dire,  dans  une 
consistance  immuable.  C'est  pourquoi  le  même  a 
chanté  :  «  Celui  qui  se  confie  en  Dieu  est  comme  la 
»  montagne  de  Sion  ;  celui  qui  habite  en  Jérusalem 
»  ne  sera  jamais  ébranlé  »  :  Qui  confidunt  in  Domino 
sicut  mons  Sion  (3).  Or,  encore  que  ces  deux  cités 
soient  mêlées  de  corps,  elles  sont,  dit  saint  Augus- 
tin (4) ,  infiniment  éloignées  d'esprit  et  de  mœurs  : 
ce  qui  nous  est  encore  représenté  dès  le  commen- 
cement des  choses ,  en  ce  que  les  enfans  de  Éieu 
s'étant  alliés,  par  les  mariages,  avec  la  race  des 
hommes;  ayant  trouvé,  dit  l'Ecriture (5),  leurs  filles 
belles,  ayant  aimé  leurs  plaisirs  et  leurs  vanités; 
Dieu,  irrité  de  cette  alliance,  résolut,  en  sa  juste 
indignation,  d'ensevelir  tout  le  monde  dans  le  dé- 
luge :  afin  que  nous  entendions  que  les  véritables 
enfans  de  Dieu  doivent  fuir  entièrement  le  commerce 
et  l'alliance  du  monde;  de  peur  de  communiquer, 
comme  dit  l'apôtre  (6),  à  ses  œuvres  infructueuses. 

C'est  pourquoi  le  sauveur  Jésus,  «  l'IUuminateur 

(»)  Apoc.xvu.  i.  —  (»)  Ps.  cxxxvi.  i.  —  (*)  Ps.  cxxiv.  i. — (4) .De 
catech.  rud.  cap.  xix,  n.  3i  ;  loin,  vi,  col.  a83. —  (3)  Gènes,  vi.  a. — 
(6)  Ephes.  v.  il. 


DE    SAINT    SULl'ICE.  C) 

»  des  antiquités  »  ,  Illuminator  anliquitalum  (T)  , 
parlant  de  ses  véritables  disciples,  dont  les  noms 
sont  écrits  au  ciel  :  «  Ils  ne  sont  pas  du  monde , 
»  dit-il  (?) ,  comme  je  ne  suis  pas  du  monde  »  ;  et 
quiconque  veut  être  du  monde,  il  s'exclut  volontai- 
rement de  la  société  de  ses  prières ,  et  de  la  com- 
munion de  son  sacrifice,  Jésus-Christ  ayant  dit  dé- 
cisivement  :  «  Je  ne  prie  pas  pour  le  monde  (3)  ». 

J'ai  dit  ces  choses,  mes  Frères,  afin  que  vous  con- 
noissiez,  que  ce  n'est  pas  une  obligation  particulière 
des  religieux  de  mépriser  le  monde;  mais  que  la 
nécessité  de  s'en  séparer  est  la  première ,  la  plus  gé- 
nérale, la  plus  ancienne  obligation  de  tous  les  enfans 
de  Dieu. 

Si  nous  en  croyons  l'Evangile,  rien  de  plus  op- 
posé que  Jésus-Christ  et  le  monde;  et  de  ce  monde, 
Messieurs ,  la  partie  la  plus  éclatante ,  et  par  consé- 
quent la  plus  dangereuse  ,  chacun  sait  assez  que 
c'est  la  Cour.  Comme  elle  est  le  principe  et  le  centre 
de  toutes  les  affaires  du  monde ,  l'ennemi  du  genre 
humain  y  jette  tous  ses  appâts  ,  y  étale  toute  sa 
pompe. 

Saint  Sulpice,  nourri  à  la  Cour  dès  sa  jeunesse, 
[  triompha,  par  un  miracle  singulier  de  la  grâce, 
de  ses  artifices  et  de  sa  séduction.  Il  sut  vivre  sans 
ambition  au  milieu  des  honneurs  qui  l'environnoient; 
sans  volupté  parmi  tous  les  plaisirs  qui  le  sollici- 
toient;  sans  partialité,  malgré  tous  les  intérêts  qui 
divisent  d'ordinaire  les  courtisans  ;  sans  avarice , 
quoiqu'il  ne  vît  que  des  hommes  occupés  à  tout  atti- 

(')  Tertul.  adv.  Marc.  lib.  iv ,  n.  4o.  —  W  Joan.  xvn.  16.  — 
V)MJ.Q. 


IO  PANÉGYRIQUE 

rer  à  eux,  soigneux  de  tout  ménager,  pour  parvenir 
au  terme  de  leurs  espérances.  Tant  de  périls  ne  ser- 
virent qu'à  faire  mieux  éclater  l'innocence  de  Sul- 
pice  :  la  candeur  de  ses  mœurs,  sa  simplicité,  sa 
modestie ,  sa  douceur ,  forcèrent  de  le  respecter  dans 
un  lieu  où  ces  vertus  trouvent  si  peu  d'accès ,  et  où. 
tous  les  vices  opposés  régnent  souverainement.  Un 
si  bel  exemple  fit  impression  ;  et  l'on  vit ,  par  les 
conversions  extraordinaires  qu'il  produisit,  combien 
la  vertu  pure  et  sincère  a  d'empire  sur  les  cœurs  les 
moins  disposés  à  l'embrasser.  ] 

Sulpice ,  chaste  dans  un  âge,  [où  la  pureté  fait  les 
plus  tristes  naufrages  ;  après  avoir  résisté  à  toutes 
les  caresses  du  monde ,  voulut ,  pour  affermir  da- 
vantage sa  vertu  contre  les  écueils  quelle  avoit  à 
craindre ,  sceller  ses  résolutions  par  des  engagemens, 
qui  ne  pussent  lui  permettre  d'écouter  aucune  es- 
pèce de  proposition.  Il  fit  donc  vœu  de  virginité; 
et  déjà  irréprochable  dans  toute  sa  conduite ,  il  se 
montra  encore  plus  sévère,  et  porta  les  précautions 
jusqu'à  la  dernière  délicatesse. } 

O  sainte  chasteté ,  fleur  de  la  vertu ,  ornement 
immortelles  corps  mortels,  marque  assurée  d'une 
ame  bien  faite ,  protectrice  de  la  sainteté  et  de  la 
foi  mutuelle  dans  les  mariages ,  fidèle  dépositaire  de 
la  pureté  du  sang  des  races ,  et  qui  seul  en  sais  con- 
server la  trace  !  quoique  tu  sois  si  nécessaire  au 
genre  humain ,  où  te  trouve-t-on  sur  la  terre  ?  O 
grand  opprobre  de  nos  mœurs  !  l'un  des  sexes  a 
honte  de  te  conserver;  et  celui  auquel  il  pourroit 
sembler  que  tu  es  échue  en  partage ,  ne  se  pique 
guère  moins  de  te  perdre  dans  les  autres,  que  de  te 


DE    SAINT    SULPICE.  II 

conserver  en  soi-même.  Confessez-vous  à  Dieu  de- 
vant ces  autels ,  vaines  et  superbes  beautés ,  dont  la 
chasteté  n'est  qu'orgueil  ou  affectation  et  grimace  ; 
quel  est  votre  sentiment ,  lorsque  vous  vous  étalez 
avec  tant  de  pompe,  pour  attirer  les  regards?  dites- 
moi  seulement  ce  mot  ?  Quels  regards  désirez- vous 
attirer?  sont -ce  des  regards  indifférens?  Ah  !  quel 
miracle,  que  saint  Sulpice,  jeune  et  agréable ,  n'ait 
jamais  été  pris  dans  ces  pièges  :  sachant  qu'il  ne  de- 
voit  l'amour  qu'à  son  Dieu,  jamais  il  n'a  souillé  dans 
son  cœur  la  source  de  l'amour.  Ange  visible,  [tandis 
que  son  cœur  brûloit  du  feu  céleste  de  la  charité, 
son  corps ,  embrasé  de  cette  divine  flamme ,  se  con- 
sumoit  tout  entier  au  service  de  son  Dieu,  dans  les 
exercices  de  la  piété  chrétienne  et  les  austérités  de 
la  pénitence.  ]  Ses  autres  vertus  n'étoient  pas  de  ces 
vertus  du  monde  et  de  commerce ,  ajustées  non  point 
à  la  règle ,  elle  seroit  trop  austère  ;  mais  à  l'opinion 
et  à  l'humeur  des  hommes  :  ce  sont  là  les  vertus  des 
sages  mondains ,  ou  plutôt  c'est  le  masque  spécieux 
sous  lequel  ils  cachent  leurs  vices. 

[Que  la  vertu  de  Sulpice  avoit  des  caractères 
biens  différens  !  Parce  qu'elle  étoit  chrétienne  et 
véritable,  elle  étoit  sévère  et  constante,  fermement 
attachée  aux  règles,  incapable  de  s'en  détourner 
pour  quelque  prétexte  que  ce  pût  être.]  Sa  bonne 
foi  [dans  les  affaires  ne  reçut  jamais  la  moindre 
atteinte;]  sa  probité,  [supérieure  à  toutes  les  vues 
d'intérêt,  demeura  toujours  inaltérable;]  sa  justice 
[ne  connut  aucune  de  ces  préférences,  que  sug-i 
gèrent  la  cupidité  ou  le  respect  humain  ;  ]  sa  can- 
deur [ne  permettoit  pas  même  de  suspecter  sa  sin- 


12  PANÉGYRIQUE 

cérité;]et  son  innocence,  [qui  s'affermissoit  de 
plus  en  plus,  par  tous  les  moyens  qui  auroient  pu 
l'alFoibiir,  embellissoit  toutes  ses  autres  vertus.  Le 
plus  beau  et  le  plus  grand  encore ,  c'est  qu'au  milieu 
de  tant  de  faveurs  et  de  considérations,  que  lui 
procuroit  son  me'rite,  il  savoit  toujours  conserver 
une]  admirable  mode'ration.  Mais  peut-être  ne  du- 
rera-t-elle  que  jusqu'à  ce  qu'elle  ait  gagné  le  dessus: 
car  le  génie  de  l'ambition  ,  c'est  d'être  tremblante 
et  souple  lorsqu'elle  a  des  prétentions  ;  et  quand 
elle  est  parvenue  à  ses  fins,  la  faveur  la  rend  auda- 
cieuse et  insupportable  :  Pavida  ciim  quœrit ,  audax 
cum pervenerit  (0.  Un  habile  courtisan  disoit  autre- 
fois, qu'il  ne  pouvoit  souffrir  à  la  Cour  l'insolence 
et  les  outrages  des  favoris,  et  encore  moins,  disoit-il, 
leurs  civilités  superbes  et  dédaigneuses,  leurs  grâces 
trop  engageantes,  leur  amitié  tyrannique,  qui  de- 
mande ,  d'un  homme  libre ,  une  dépendance  servile  : 
Contumeliosam  hwnanitatem  (2). 

Sulpice,  toujours  modéré,  sut  se  tenir  dans  les 
bornes  que  l'humilité  chrétienne  lui  prescrivoit. 
Pour  se  détromper  du  monde ,  il  alloit  se  rassasier 
de  la  vue  des  opprobres  de  Jésus-Christ  dans  les  hô- 
pitaux et  dans  les  prisons.  [Il  voyoit  une]  image 
de  la  grandeur  de  Dieu  dans  le  prince,  [et  il  trou- 
voit  une]  image  de  la  bassesse  de  Jésus-Christ  et  de 
ses  humiliations  dans  les  pauvres.  Le  favori  de  Clo- 
taire  aux  pieds  d'un  pauvre  ulcéré,  adorant  Jésus- 
Christ  sous  des  haillons ,  et  expiant  la  contagion  des 
grandeurs  du  monde  ;  quel  beau  spectacle  !  Mais  il 

(')  S.  Grtg.  M.  Past.part.  i,  cap.  ix;  lorn.  il,  col.  y. —  (2)  Senec. 
Epist.  iv. 


DE    SAINT    SULP1CE.  l3 

evitoit ,  le  plus  qu'il  étoit  possible ,  les  regards  des 
hommes,  et  ne  cherchoit  qu'à  leur  cacher  [ ses  bonnes 
œuvres;  bien  éloigné  d'imiter]  ces  vertus  trompeuses, 
qui  se  rendent  elles-mêmes  captives  des  yeux  qu'elles 
veulent  captiver.  [C'est  ainsi  que  Sulpice  a  su  se 
conserver  pur  et  sans  tache,  au  milieu  de  toutes  les 
faveursles  plus  capables  d'amollir  un  cœur  tendre, 
et  de  lui  inspirer  l'amour  du  monde.  11  a  vaincu  le 
monde  dans  sa  partie  la  plus  séduisante  et  la  plus 
redoutable  :  voyons  comment  après  en  avoir  triom- 
phé lui-même ,  il  va  travailler  à  détruire  son  empire 
dans  les  autres.] 

SECOND  POINT. 

La  grâce  du  baptême  porte  une  efficace ,  pour 
nous  détacher  du  inonde;  la  grâce  de  l'ordination 
porte  une  efficace  divine,  pour  imprimer  ce  déta- 
chement dans  tous  les  cœurs. 

Le  royaume  de  Jésus-Christ  n'est  pas  de  ce  monde. 
Il  y  a  guerre  déclarée  entre  Jésus-Christ  et  le  monde, 
une  inimitié  immortelle  :  le  monde  le  veut  détruire, 
et  il  veut  détruire  le  monde.  Ceux  qu'il  établit  ses 
ministres  doivent  donc  entrer  dans  ses  intérêts  :  s'il 
y  a  en  eux  quelque  puissance ,  c'est  pour  détruire 
la  puissance  qui  lui  est  contraire.  Ainsi  toute  la 
puissance  ecclésiastique  est  destinée  à  abattre  les 
hauteurs  du  monde  :  Ad  deprimendam  altitudinem 
sœculi  hujus. 

On  reçoit  le  Saint-Esprit  dans  le  baptême  dans 
une  certaine  mesure  ;  mais  on  en  reçoit  la  plénitude 
dans  l'ordination  sacrée,  et  c'est  ce  que  signifie  l'im- 
position des  mains  de  l'évêque  :  car,  comme  dit  un 


l4  PANÉGYRIQUE 

ancien  écrivain(0,  ce  que  fait  le  pontife  mu  de  Dieu, 
animé  de  Dieu ,  c'est  l'image  de  ce  que  Dieu  fait 
d'une  manière  plus  forte  et  plus  pénétrante.  L'évêque 
ouvre  les  mains  sur  nos  têtes  ;  Dieu  verse ,  à  pleines 
mains ,  dans  les  âmes  la  plénitude  de  son  Saint-Es- 
prit. C'est  ce  qui  fait  dire  à  un  saint  pape  :  «  La  plé- 
»  nitude  de  l'Esprit  saint  opère  dans  l'ordination 
»  sacrée  »  :  Plenitudo  Spiritûs  in  sacris  ordinationi- 
bus  operaturi?).  Le  Saint-Esprit  dans  le  baptême 
nous  dépouille  de  l'esprit  du  monde  :  Non  enim  spi- 
ritum  hujus  mundiaccepimus.  La  plénitude  du  Saint- 
Esprit  doit  faire  dans  l'ordination  quelque  chose  de 
beaucoup  plus  fort  :  elle  doit  se  répandre  bien  loin 
au  dehors,  pour  détruire,  dans  tous  les  cœurs,  l'es- 
prit et  l'amour  du  monde.  Animons-nous,  mes  Frères; 
c'est  assez  pour  nous  d'être  chrétiens,  trop  d'hon- 
neur de  porter  ce  beau  caractère  :  Propter  nos  nihil 
suffîcientius  est.  Si  donc  nous  sommes  ecclésiastiques, 
c'est  sans  doute  pour  le  bien  des  autres. 

Que  n'a  pas  entrepris  le  grand  saint  Sulpice,  pour 
détruire  le  règne  du  monde  ?  Mais  c'est  peu  de  dire 
qu'il  a  entrepris  :  ses  soins  paternels  opéroient  sans 
cesse  de  nouvelles  conversions.  Il  y  avoit  dans  ses 
paroles  et  dans  sa  conduite  une  certaine  vertu  oc- 
culte, mais  toute-puissante,  qui  inspiroit  le  dégoût 
du  monde.  Nous  lisons  dans  l'histoire  de  sa  vie,  que, 
durant  son  épiscopat ,  tous  les  déserts  à  l'entour  de 
Bourges  étoient  peuplés  de  saints  solitaires.  Il  consa- 
croit  tous  les  jours  à  Dieu  des  vierges  sacrées  ;  [  il 
apprenoit  aux  familles  à  user  de  ce  monde ,  comme 

(»)  Dionys.  de  Ecoles.  Hierar.  c.  v  ,  pag.  127  et  seq.-—(?)  Inno- 
cent. 1 ,  ad  Alex.  Jip.TL.xiy,  pag.  853.  Epist.  Rom.  Pont. 


DE    SAINT    SULPICE.  l5 

n'en  usant  pas  ;  et  partout  il  i  épandoit  un  esprit  de 
détachement ,  qui  portoit  les  cœurs  à  ne  soupirer 
qu'après  les  biens  célestes.  ] 

D'où  lui  venoit  ce  bonheur,  cette  bénédiction  , 
cette  grâce ,  d'inspirer  si  puissamment  le  mépris  du 
monde  ?  Qu'y  avoit-il  dans  sa  vie  et  dans  sa  personne , 
qui  fût  capable  d'opérer  de  si  merveilleux  change- 
mens  ?  C'est  ce  qu'il  faut  tâcher  d'expliquer  en  fa- 
veur de  tant  de  saints  ecclésiastiques,  qui  remplissent 
ce  séminaire  et  cette  audience.  Deux  choses  produi- 
soient  un  si  grand  effet;  la  simplicité  ecclésiastique, 
qui  condamnoit  souverainement  la  somptuosité,  les 
délices,  les  superfluités  du  monde;  un  gémissement 
paternel  sur  les  âmes ,  qui  étoient  captives  de  ses 
vanités. 

La  simplicité  ecclésiastique,  c'est  un  dépouille- 
ment intérieur,  qui,  par  une  sainte  circoncision, 
opère  au  dehors  un  retranchement  effectif  de  toutes 
superfluités.  En  quoi  le  monde  paroît-il  grand?  dans 
ses  superfluités  :  de  grands  palais,  de  riches  habits, 
une  longue  suite  de  domestiques.  L'homme  si  petit 
par  lui-même,  si  resserré  en  lui-même,  s'imagine 
qu'il  s'agrandit ,  et  qu'il  se  dilate,  en  amassant  autour 
de  soi  des  choses  qui  lui  sont  étrangères.  Le  vulgaire 
est  étonné  de  cette  pompe,  et  ne  manque  pas  de 
s'écrier  :  Voilà  les  grands,  voilà  les  heureux.  C'est 
ainsi  que  la  puissance  du  monde  tâche  de  faire  voir 
que  ses  biens  sont  grands.  Une  autre  puissance  est 
établie ,  pour  faire  voir  qu'il  n'est  rien  ;  c'est  la  puis- 
sance ecclésiastique. 

Toutes  nos  actions ,  jusqu'aux  moindres  gestes  du 
corps ,  jusqu'au  moindre  et  plus  délicat  mouvement 


l6  PANÉGYRIQUE. 

des  yeux,  doivent  ressentir  le  me'pris  du  monde.  Si 
la  vanité'  change  tout,  le  visage ,  le  regard,  le  son  de 
la  voix;  car  tout  devient  instrument  de  la  vanité  : 
ainsi  la  simplicité  doit  tout  régler  ;  mais  qu'elle  ne 
soit  jamais  affectée ,  parce  qu'elle  ne  seroit  plus  sim- 
plicité. Entreprenons ,  Messieurs ,  de  faire  voir  à  tous 
les  hommes ,  que  le  monde  n'a  rien  de  solide  ni  de 
désirable;  et  pour  cela  [imitons]  la  frugalité,  la  mo- 
destie et  la  simplicité  du  grand  saint  Sulpice.  «  Ayant 
»  donc  de  quoi  nous  nourrir  et  de  quoi  nous  cou- 
»  vrir,  nous  devons  être  contens  »  :  Ilabentes  ali-  f 
menta  et  quibus  tegamur3  his  conlenti  simus  (0.  Que 
nous  servent  ces  cheveux  coupés,  si  nous  nourris- 
sons au  dedans  tant  de  désirs  superflus,  pour  ne  pas 
dire  pernicieux?  [  Saint  Sulpice  nous  a  appris,  par 
son  exemple ,  à  faire  sur  nous-mêmes  de  continuels 
efforts,  pour  les  retrancher  jusqu'à  la  racine.] 

[  Sa  vie,  toute  ecclésiastique,  annonçoit  un  pas- 
teur entièrement  mort  aux  choses  du  siècle ,  uni- 
quement dévoué  aux  intérêts  de  Jésus-Christ  et  au 
salut  des  âmes.  Loin  de  profiter  des  moyens  que  lui 
fournissoit  sa  place ,  pour  se  procurer  plus  d'ai- 
sances, de  commodités  et  d'éclat  extérieur,  il  jugea 
au  contraire ,  que  sa  charge  lui  imposoit  une  nou- 
velle obligation  de  faire  chaque  jour,  dans  sa  vie, 
de  plus  grands  retranchemens.  Déjà,  n'étant  qu'abbé 
de  la  chapelle  du  roi  Clotaire  second ,  il  n'avoit 
voulu  retenir,  pour  sa  subsistance  et  celle  des  clercs 
qu'il  gouvernoit,  que  le  tiers  des  appointemens  que 
le  roi  lui  donnoit ,  et  il  distribuoit  le  reste  aux 
pauvres.    Mais  lorsqu'il  fut  élevé  sur  le  siège  de 

(«)  /.  Timol.  vi.  8. 

Bourges, 


DE    SAINT    SfLPICE.  IJ 

Bourges,  il  crut  encore  devoir  augmenter  sa  péni- 
tence, redoubler  ses  austérités,  et  pratiquer  un  dé- 
tachement plus  universel.  Rien  de  plus  frugal  que 
sa  table;  on  n'y  donnoit  rien  à  la  sensualité  et  au 
plaisir  :  rien  de  plus  modeste  que  ses  habits  ou  ses 
meubles  ;  tout  y  ressentoit  la  pauvreté  de  Jésus- 
Christ  :  rien  enfin  de  plus  simple  que  toute  sa  con- 
duite, de  plus  affable  que  sa  personne.  Sa  bonté, 
pleine  de  tendresse,  le  lit  regarder  comme  le  père 
de  son  peuple;  et  sa  douceur,  toujours  égale,  lui 
mérita  le  surnom  de  Débonnaire.  Qu'il  étoit  éloigné 
de  vouloir  en  imposer  à  ses  peuples  par  la  magnifi- 
cence de  ses  équipages  et  la  pompe  de  son  cortège  ! 
Ministre  de  la  loi  de  charité,  il  vouloit  inspirer 
l'amour  et  non  la  terreur;  et  pour  y  réussir,  il  lui 
suffisoit  de  se  montrer  avec  l'appareil  de  ses  vertus. 
Aussi  les  pauvres  formoient-ils  tout  son  train;  et  à 
l'exemple  d'un  grand  évêque ,  «  il  mettoit  toute  sa 
»  sûreté  dans  le  secours  de  leurs  prières  »  :  Habeo 
defensionem ,  sed  in  orationibus  pauperum.  «  Ces 
»  aveugles  ,  pouvoit-il  dire  avec  saint  Ambroise , 
»  ces  boiteux,  ces  infirmes,  ces  vieillards,  qui  me 
»  suivent  et  m'accompagnent,  sont  plus  capables  de 
»  me  défendre,  que  les  soldats  les  plus  braves  et  les 
n  plus  aguerris  »  :  Cœci  Mi  et  claudi,  débiles  et 
séries^  robuslis  bellatoribus  forliores  sunti1). 

C'est  ainsi,  chrétiens,  que  Sulpice  travailloit  à 
retracer  dans  toute  sa  vie  les  mœurs  apostoliques,  et 
à  fournir,  à  tous  les  siècles  suivans,  un  modèle  ac- 
compli de  toutes  les  vertus,  qui  doivent  orner  un 
ministre  de  Jésus-Christ.  O  que  la  frugalité  de  ce 

C1)  S.-dmbr.  Serm.  cont.Aux.  n.  33  ;  tom.  n,  col.  873. 
BosSUET.  XVI.  2 


l8  PANÉGYRIQUE 

digne  pasteur  condamnera  d'ecclésiastiques ,  qui 
prétendent  se  distinguer  par  ces  profusions  splen- 
dides,  ces  délicatesses  recherchées  de  leur  table, 
dont  la  religion  rougit  pour  eux  !  Comment  le  faste 
de  leur  ameublement  somptueux  pourra-t-il  soute- 
nir le  parallèle  de  la  modestie  évangélique  de  ce 
saint  évêque?  L'aimable  simplicité  de  ses  manières 
ne  suffit-elle  pas  pour  confondre  à  jamais  ces  su- 
perbes hauteurs,  que  des  vicaires  de  l'humilité  et  de 
la  servitude  de  Jésus-Christ  affectent  à  l'égard  des 
peuples  qui  leur  sont  confiés;  le  dirai-je,  à  l'égard 
même  de  leurs  coopérateurs  ?  Ont-ils  donc  oublié 
avec  quelle  force  le  souverain  Pasteur  leur  interdit 
l'esprit  de  domination ,  et  combien  il  leur  recom- 
mande la  douceur  et  la  condescendance,  dont  il 
leur  a  donné  de  si  grands  exemples? 

Mais  que  prétendent  les  ecclésiastiques,  qui  loin 
d'imiter  le  zèle  de  saint  Sulpice ,  pour  ruiner  l'esprit 
du  monde,  semblent  au  contraire,  par  une  vie  toute 
profane,  n'être  appliqués  qu'à  le  faire  vivre,  l'étendre 
et  l'affermir  ?  Croient-ils  que ,  par  des  mœurs  si  op- 
posées à  celles  de  nos  pères,  ils  se  rendront  plus 
recommandables  dans  le  monde  ,  qu'ils  cultivent 
avec  tant  de  soin?  Mais  ce  monde  même,  dont  ils 
veulent  se  montrer  amis,  et  obtenir  la  considéra- 
tion, les  méprise  souverainement,  parce  qu'il  sait 
quelle  doit  être  la  vie  d'un  ministre  des  autels  ;  et 
aveugles  qu'ils  sont,  ils  ne  voient  pas  qu'il  ne  fait 
effort,  pour  les  entraîner  dans  ses  mœurs  dépravées, 
qu'afin  de  les  avilir  et  les  dégrader,  et  de  faire  re- 
jaillir ensuite,  sur  la  religion  qu'ils  doivent  maintenir, 
l'opprobre  dont  il  les  aura  couverts.  S'ils  veulent 


DE    SAINT    SULPICE.  1Q 

donc  vraiment  se  distinguer,  qu'ils  pensent  sérieuse- 
ment  à  se  se'parer  de  la  multitude ,  par  la  sainteté 
d'une  vie,  qui  les  élève  autant  au-dessus  du  commun 
des  hommes,  qu'ils  leur  sont  supérieurs  par  l'émi- 
nence  de  leur  caractère.  ]  «  Car  la  dignité  sacer- 
»  dotale  exige,  de  ceux  qui  en  sont  revêtus,  une 
»  gravité  de  mœurs  peu  commune ,  une  vie  sérieuse 
»  et  appliquée ,  une  vertu  toute  singulière  »  :  Sà- 
briam  a  turbis  gravitatem ,  seriam  vilam,  singûlare 
pondus  j  dignitas  sibi  vindicat  sacerdotalis  (0.  Sont- 
ils  jaloux  de  soutenir  en  eux  l'autorité  du  sacerdoce? 
qu'ils  pensent  à  l'assurer  par  le  mérite  de  leur  foi  et 
la  sainteté  de  leur  vie  :  Dignitatis  suce  auctoritatem 
jidei  et  vitce  merilis  quœrant  (2).  [  Mais  que  jamais 
ils  ne  se  fassent  assez  d'illusion,  pour  croire  se  rendre 
vénérables  par  une  pompe  extérieure ,  qui  ne  peut 
qu'éblouir  les  yeux  des  ignorans,  et  qui  leur  attire 
une  amère  critique  de  la  part  de  ceux  qui  réflé- 
chissent.] «  Le  vrai  ecclésiastique  s'étudie  à  prouver 
»  sa  profession  par  son  habit ,  sa  démarche  et  toute 
»  sa  conduite  :  il  n'a  garde  de  chercher  à  se  donner 
»  un  faux  éclat  par  des  ornemens  empruntés  »  :  Cle- 
ricus  professionem  suam  ,  et  in  habitu  ,  et  in  incessu 
probet,  et  nec  vestibus ,  nec  calceamentis  decorem 
qucerat  (3). 

[Voilà  les  leçons  que  les  Pères  et  les  conciles  ont 
données  aux  ecclésiastiques,  ou  plutôt  ils  n'ont  fait 
que  renouveler  celles  que  Jésus -Christ  lui-même 
leur  avoit  laissées  dans  ses  exemples.  Qu'il  nous  ex- 

(')  S.  Ambr.  ad  Jren.  Epist.  xxvni,  n.  a  5  loin.  11,  col.  902.— 
(*)  Conc.  Carlhag.  iv ,  cap.  xv.  Lab.  Concil.  tom.  11,  col.  1201.  — 
(3)  lbid.  c.  xlv  ,  col.  I20/(. 


20  PANÉGYRIQUE 

prime  admirablement  ]  la  simplicité  de  sa  vie,  lors- 
qu'il nous  dit  :  «  Les  renards  ont  des  tanières,  et  les 
»  oiseaux  du  ciel  ont  des  nids  et  des  retraites  ;  mais 
»  le  Fils  de  l'homme  n'a  pas  où  reposer  sa  tête  »  ! 
V ulpes  foveas  habent,  et  volucres  cœli  nîdos;  Filius 
aulem  hominis  non  habetubi  caput  reclineti1).  [Son 
dessein ,  en  nous  tenant  ce  discours,  n'est  pas  d'exci- 
ter en  nous  ]  des  sentimens  de  pitié  [  sur  un  e'tat , 
qui  paroît  à  la  nature  si  digne  de  compassion  :  mais 
il  veut  nous  ]  donner  du  courage,  [  et  nous  inspirer 
un  généreux  détachement  de  tout  ce  qui  peut  pa- 
roître  le  plus  nécessaire  ;  parce  que  la  foi  d'un  mi- 
nistre de  Jésus-Christ  ne  connoît  d'autre  nécessité, 
que  celle  de  tout  sacrifier  pour  son  Dieu  et  le  salut 
des  âmes.] 

[Telles  sont  les  dispositions  avec  lesquelles  on  doit 
entrer  dans  le  sacerdoce  de  Jésus-Christ,  pour  con- 
tinuer son  œuvre 5]  et  malheur  à  ceux,  qui ,  poussés 
du  désir  de  s'élever,  cherchent,  dans  l'honneur  atta- 
ché au  sacerdoce  ,  un  moyen  de  se  procurer  les 
avantages  du  monde ,  qu'il  avoit  pour  objet  de  dé- 
truire :  Mundi  lucrum  quœritur  sub  ejus  honoris 
specie  ,  quo  mundi  destrui  lucra  debuerunt  (2). 

[  Au  reste  je  ne  prétends  pas ,  mes  Frères,  qu'on 
refuse  aux  prêtres  l'honneur  qui  leur  est  dû  par  tant 
de  titres.  Si  dans  l'ancienne  loi ,  l'ordre  sacerdotal  . 
étoit  si  fort  distingué,  et  jouissoit  des  plus  grandes 
prérogatives  ;  il  convient  que  dans  là  nouvelle,  dont 
le  sacerdoce  est  autant  au-dessus  de  celui  d'A.aron, 
que  la  vérité  l'emporte  sur  la  figure ,  l'honneur  rendu 

(•)  Mail.  vin.  20.  «-*(»)  S.  Gregor.  Mag.  Past.  1 ,  part.  cap.  viiij 
loin.  11 ,  col.  9. 


DE    SAINT    SULPICE.  21 

aux  prêtres  réponde  à  l'excellence  de  leur  dignité, 
et  à  l'éminence  du  pontife  qu'ils  représentent  sur  la 
terre.  ]  Il  faut  honorer  ses  ministres,  pour  l'amour 
de  celui  qui  a  dit  :  «  Qui  vous  reçoit  me  reçoit  (0  ». 
[  Mais  plus  les  peuples  leur  témoignent  de  vénéra- 
tion et  de  déférence,  moins  aussi  doivent-ils  faire 
paroître  d'empressement,  pour  recevoir  ces  marques 
de  distinction  ;  et  ils  ne  sauroient  trop  craindre 
de  les  aimer  et  de  s'en  réjouir.  Pour  éviter  cette  fu- 
neste disposition ,  ]  la  simplicité  ecclésiastique  suit 
cette  belle   règle  ecclésiastique  :  «  elle  se  montre 
»  un  exemple  de  patience  et  d'humilité,  en  rece- 
»  vant  toujours  moins  qu'on  ne  lui  offre-,  mais  quoi- 
»  qu'elle  n'accepte  jamais  le  tout,  elle  a  la  prudence 
»  de  ne  point  tout  refuser  »  :  Seipsum  prœbeat  pa- 
tienlice  atque  humilitalis  exemplum  ,  minus  sibi  as- 
sumendo  quant  offertur  ;  sed  tamen  ab  eis  qui  se  ho- 
norant nec  totum  nec  nihil  accipiendo  (a).  Il  ne  faut 
pas  recevoir  tout  ce  qu'on  nous  offre,  de  peur  qu'il 
ne  paroisse  que  nous  nous  repaissons  de  cette  fu- 
mée; il  ne  faut  pas  le  rejeter  tout-à-fait,  à  cause  de 
ceux  à  qui  on  ne  pourroit  se  rendre  utile,  si  l'on  ne 
jouissoit  de  quelque  considération  :  Propter  illos 
accipiatur  quibus  consulere  non  potesl,  si  nimid  de-^ 
jectione  vi'lescal. 

[Mais  après  avoir  imité  le  saint  dépouillement 
de  Sulpice,  à  l'égard  de  toutes  les  vanités  du  siècle, 
il  faut  encore  entrer  dans  son  esprit  de  ]  gémisse- 
ment [sur  les  âmes  qui  en  sont  malheureusement 

(»)  Malth.  x.  40.  —  (»)  S.  August.  ad  Aurel.  EpUt.  xxn,  n.  7; 
tom.  11 ,  col.  29.  ^ 


22  PANÉGYRIQUE 

captives.  ]  L'état  de  l'Eglise,  durant  cette  vie  ,  c'est 
un  état  de  désolation,  parce  que  c'est  un  état  de 
viduité  :  Non  possunt  jilii  sponsi  lugere ,  quamdiu 
cum  Mis  est  sponsus  (0.  Elle  est  séparée  de  son  cher 
Epoux,  et  elle  ne  peut  se  consoler  d'avoir  perdu 
plus  de  la  moitié  d'elle-même.  Cet  état  de  désola- 
tion et  de  viduité  de  l'Eglise  doit  paroître  princi- 
palement dans  l'ordre  ecclésiastique.  Le  sacerdoce 
est  un  état  de  pénitence,  pour  ceux  qui  ne  font  pas 
pénitence  ;  les  prêtres  doivent  les  pleurer ,  avec 
saint  Paul ,  d'un  cœur  pénétré  de  la  plus  vive  doiv- 
leur  :  Lugeam  multos  qui  non  egerunt  pœniten- 
tiam  (2).  [  Car  il  ne  faut  pas  s'imaginer  qu'il  suffise 
de  se  conduire  d'une  manière  irréprochable,  de 
donner  à  tous  des  exemples  de  toutes  les  vertus  :  Le 
prêtre  vraiment  digne  de  ce  nom]  «  non-seulement 
»  ne  commet  aucun  crime ,  mais  il  déplore  encore 
»  et  travaille  à  expier  ceux  des  autres ,  comme  s'ils  lui 
»  étoient  personnels  »  :  Nulla  illicita  perpétrât ,  sed 
prerpetrata  ab  aliis ,  ut  propria  déplorai  (3).  Aussi  les 
joies  dissolues  du  monde  portoient-elles  un  contre- 
coup de  tristesse  sur  le  cœur  de  saint  Sulpice  :  car 
il  écoutoit  ces  paroles  comme  un  tonnerre  :  «  Mal- 
»  heur  à  vous  qui  riez  maintenant;  parce  que  vous 
»  serez  réduits  aux  pleurs  et  aux  larmes  »  :  Vas  vobis 
qui  ridetis  nunc  ;  quia  liigebilis  eljlebitis  (4).  Il  s'ef- 
frayoit  pour  son  peuple;  et  tachoit,  par  ses  dis- 
cours, non  d'exciter  ses  acclamations,  mais  de  lui 
inspirer  les  sentimens  d'une  componction  salutaire: 

(•)  Matt.  ix.  i5.~ f')//.  Cor.  BU.  ai.— •  (3)  &  Greg.  Mag.  Past. 
part,  i ,  cap.  x  ;  loni.  u ,  col.  i  o.  —  (4)  Luc.  vi.  a5. 


DE    SAINT    StILPICE.  2  3 

Docenle  te  in  ecclesia  ,  non  clamor  populi ,  sed  ge~ 
milus  suscitelur  (0. 

Jésus  -  Christ ,  mes  Frères ,  en  choisissant  ses  mi- 
nistres ,  leur  dit  encore ,  comme  à  saint  Pierre  : 
«  M'aimes-tu?  pais  mon  troupeau  ».  En  effet,  «  il 
»  ne  confieroit  pas  des  brebis  si  tendrement  aimées  à 
»  celui  qui  ne  l'aimeroit  pas  »  :  Neque  enùn  non 
amanti  commilteret  tant  amatas.  Cet  amour  [  étoit 
la  vraie  ]  source  des  larmes  de  saint  Sulpice  ;  [  et 
comme  il  aimoit  sans  mesure,  ses  larmes,  sur  les 
désordres  de  son  peuple,  ne  pouvoient  jamais  tarir.  ] 
Jésus-Christ,  gémissant  pour  nous,  [dans  les  jours 
de  sa  vie  mortelle ,  présentoit  à  ce  saint  évêque  un 
modèle ,  qui  pressoit  son  cœur  de  soupirer  sans  cesse 
pour  ses  frères.  Il  savoit  que  ce  divin"  Sauveur,  inca- 
pable de  gémir  depuis  qu'il  est  entré  dans  sa  gloire, 
a  spécialement  établi  les  prêtres ,  pour  le  suppléer 
dans  cette  fonction  :  aussi  travailloit-il  à  perpétuer, 
parle  mouvement  du  même  Esprit,  les  gémissemens 
ineffables  du  Pontife  céleste.  ]  Ses  prières  [  étoient 
continuelles,  animées  de  cet  esprit  de  ferveur  et  de 
persévérance,  qui  force  la  résistance  même  du  ciel.  ] 
«  Il  avoit  éprouvé,  par  sa  propre  expérience,  qu'il 
»  pouvoit  obtenir  du  Seigneur  tout  ce  qu'il  lui  de- 
5)  manderoit  »  :  Orationis  usu  et  expérimente  jam 
didicit ,  quod  obtinere  à  Domino  quœ  poposcerit 
possit  (2).  Il  l'avoit  expérimenté,  priant  en  faveur 
du  roi,  réduit  à  l'extrémité  ;  puisqu'il  l'avoit  em- 
porté contre  Dieu  :  [  et  s'il  avoit  tant  de  crédit  pour 
la  conservation  et  le  rétablissement  de  la  vie  corpo- 

(')  S.  Hieron.  ad  IVcpot.  Episl.  xxxiv;  tom.  iv,  col.  263. — 
W  S.  Greg.  Mag.  Past.  part.  1,  cap.  X5  tom.  11 ,  col.  10. 


24  PANÉGYRIQUE 

relie,  ]  combien  plus  en  devoit-il  avoir  pour  le  sou- 
tien ,  et  le  renouvellement  de  la  vie  spirituelle  ? 

Mais  quel  e'toit  son  gémissement  sur  les  ecclé- 
siastiques mondains ,  [  qui ,  par  l'indécence  de  leur 
conduite ,  avilissent  le  saint  ministère  dont  ils  sont 
revêtus.  Hélas!  mes  Frères,  si  le  cœur  sacerdotal 
de  saint  Sulpice  étoit  si  vivement  touché,  d'en  voir 
dans  ces  heureux  temps,  qui  ne  cherchoient ,  dans 
l'honneur  du  sacerdoce,  destiné  à  la  ruine  du  monde, 
qu'un  moyen  de  s'y  avancer  et  d'y  faire  fortune; 
quels  seroient  ses  larmes  et  ses  sanglots  aujourd'hui , 
où  l'on  en  voit  si  peu ,  qui  entrent  dans  le  ministère, 
avec  un  désir  sincère  de  s'y  consacrer  entièrement 
au  service  de  l'Eglise,  et  de  se  sacrifier  pour  Jésus- 
Christ?]  Oui ,  nous  devons  le  dire  avec  douleur  et  con- 
fusion ;  «  ceux  qui  semblent  porter  la  croix ,  la  por- 
»  tent  de  manière  qu'ils  ont  plus  de  part  à  sa  gloire, 
»  que  de  société  avec  ses  souffran  ces  »  :  Hi  qui  pu- 
tantur  crucem  portare  j,  sic  portant  j  ut  plus  habeanl 
in  crucis  nomine  dignitatis  >  quàm  in  passione  sup- 
pliciii1).  [  Ils  ignorent  sans  doute  pourquoi  ils  sont 
prêtres;  ils  ne  veulent  pas  entendre  qu'ils  n'ont  été 
admis  au  sacerdoce  de  Jésus- Christ ,  que  pour  con- 
sommer l'œuvre  de  son  immolation.  Mais  que  feront- 
ils,  lorsque  ce  grand  Pontife,  prêtre  et  victime,  pa- 
roîtra,  et  cherchera,  pour  les  associer  à  sa  gloire, 
des  ministres,  qui,  à  l'innocence  et  à  la  pureté  des 
mœurs,  aient  joint  une  mortification  générale,  une 
entière  séparation  de  toutes  les  vanités  et  de  tous  les 
plaisirs  du  monde?]  S'ils  avoient  de  la  foi,  pour- 
roient-ils  y  songer  sans  sécher  d'effroi  ? 

(')  Salvian-  de  Gub.  Dei  libr'.  m,  n.  3  ;  p.  48. 


DE    SAINT    STJLP1CE.  25 

Saint  Sulpice,  touché  de  cette  pensée,  se  retire, 
pour  régler  ses  comptes  avec  la  justice  divine.  Il 
connoît  la  charge  d'un  évêque  ;  il  sait  «  que  tous 
»  doivent  comparoître  devant  le  tribunal  de  Jésus- 
»  Christ ,  afin  que  chacun  reçoive  ce  qui  est  dû  aux 
j)  bonnes  ou  mauvaises  actions  qu'il  aura  faites,  pen- 
»  dant  qu'il  étoit  revêtu  de  son  corps  »  :  Ut  référât 
unusquisque  propria  corporis  ,  prout  gessit  (0.  .«  Si 
»  le  compte  est  si  exact  de  ce  qu'on  fait  en  son 
»  propre  corps,  ô  combien  est -il  redoutable  de  ce 
»  qu'on  fait  dans  le  corps  de  Jésus  -  Christ ,  qui  est 
»  son  Eglise  »  ?  Si  reddenda  est  ratio  de  his  quœ 
quisque  gessit  in  corpore  suo  ,  quidjiet  de  his  quœ 
quisque  gessit  in  corpore  Christi  (2)?  Il  ne  se  repose 
pas  sur  sa  vocation  si  sainte,  si  canonique;  il  sait 
que  Judas  a  été  élu  par  Jésus-Christ  même,  et  que 
cependant,  par  son  avarice,  il  a  perdu  la  grâce  de 
l'apostolat. 

Justice  de  Dieu ,  que  vous  êtes  exacte  !  vous  comp- 
tez tous  les  pas,  vous  mettez  en  la  balance  tous  les 
grains  de  sable.  Il  se  retire  donc,  pour  se  préparer 
à  la  mort,  pour  méditer  la  sévérité  de  la  justice  de 
Dieu.  Il  récompense  un  verre  d'eau  ;  mais  il  pèse  une 
parole  oiseuse,  particulièrement  dans  les  prêtres, 
où  tout,  jusqu'aux  moindres  actions,  doit  être  une 
source  de  grâces.  Tout  ce  que  nous  donnons  au 
monde,  ce  sont  des  larcins  que  nous  faisons  aux 
âmes  fidèles. 

À  quoi  pensons-nous,  chrétiens  ?  que  ne  nous  re- 
tirons-nous, pour  nous  préparer  à  ce  dernier  jour? 

(*)  //.  Cor.  v.  10.  — (2)  Serin,  ad  Cler.  in  conc.  Hem.  in  Ap.  op. 
S.  Bern.  tom.  ît,  col.  735. 


àê  PAMÉGÏRIQCE 

N'avons- nous  pas  appris  de  l'apôtre,  que  nous 
sommes  tous  ajourne's,  pour  comparoître  personnel- 
lement devant  le  tribunal  de  Jésus-Christ  ?  Quelle 
sera  cette  surprise ,  combien  étrange  et  combien 
terrible;  lorsque  ces  saintes  vérités,  auxquelles  les 
pécheurs  ne  pensoient  jamais,  ou  qu'ils  laissoient 
inutiles  et  négligées  dans  un  coin  de  leur  mémoire, 
leur  paroîtront  tout  d'un  coup,  pour  les  condam- 
ner? Aigre,  inexorable,  inflexible,  armée  de  re- 
proches amers,  te  trouverons  -  nous  toujours,  ô 
vérité  persécutante  ?  Oui,  mes  Frères,  ils  la  trou- 
veront :  spectacle  horrible  à  leurs  yeux,  poids  in- 
tolérable sur  leurs  consciences ,  flamme  dévorante 
dans  leurs  entrailles.  [  Pour  qu'elle  nous  soit  alors 
favorable,  il  faut  ]  se  retirer  quelque  temps;  afin 
d'écouter  ses  conseils,  avant  que  d'être  convaincus 
par  son  témoignage,  jugés  par  ses  règles,  condam- 
nés par  ses  arrêts  et  par  ses  sentences  suprêmes. 
Accoutumons -nous  aux  yeux  et  à  la  présence  de 
notre  juge  ;  [  prévenons  cette  ]  solitude  effroyable , 
où  l'ame  se  trouvera  réduite  devant  Jésus- Christ, 
[  lorsqu'elle  sera  citée  à  son  tribunal  ]  pour  lui  rendre 
compte.  Le  remède  le  plus  efficace,  c'est  une  douce 
solitude  devant  lui-même,  pour  lui  préparer  ses 
comptes.  Attendre  à  la  mort,  combien  dangereux! 
c'est  le  coup  du  souverain  :  Dieu  presse  trop  vio- 
lemment. 

Mais  cette  solitude  est  ennuyeuse,  [et  qui  peut 
se  résoudre  à  s'y  enfoncer?]  «  O  que  le  père  .du 
»  mensonge,  ce  malicieux  imposteur,  nous  trompe 
»  subtilement,  pour  empêcher  que  nos  cœurs,  avides 
»  de  joie  ,  ne  fassent  le  discernement  des  véritables 


DE    SAINT    STJLPICE.  2") 

»  sujets  de  se  réjouir  »  :  Heu,  quam  subtiliter  nos 
ille  decipiendi  artifex  fallit ,  ut  non  discernamus , 
gaudendi  avidi ,  unde  venus  gaudeamus  (0  !  [  C'est 
dans  la  solitude,  que  l'ame,  dégagée  des  objets  sen- 
sibles qui  la  tyrannisent ,  délivrée  du  tumulte  des 
affaires  qui  l'accablent ,  peut  commencer  à  goûter  , 
dans  un  doux  repos ,  les  joies  solides  et  des  plaisirs 
capables  de  la  contenter.  Là ,  occupée  à  se  purifier 
des  souillures  qu'elle  a  pu  contracter  dans  le  com- 
merce du  monde;  plus  elle  devient  pure  et  déta- 
chée, plus  elle  est  en  état  de  puiser  à  la  source  de 
ces  voluptés  célestes,  qui  l'élèvent,  la  transportent 
et  l'ennoblissent,  en  l'attachant  à  l'auteur  de  tout 
bien.]  Tous  les  autres  divertissemens  [ne  sont  rien 
qu'un]  charme  de  notre  chagrin,  qu'un  amusement 
d'un  cœur  enivré.  Vous  sentez-vous  dans  ce  tumulte, 
dans  ce  bruit,  dans  cette  dissipation ,  dans  cette  sor- 
tie de  vous-même?  Avec  quelle  joie,  dit  David, 
«  votre  serviteur  a  trouvé  son  cœur,  pour  vous 
»  adresser  sa  prière  »  :  Inuenit  seivus  luus  cor  suum, 
ut  oraret  te  oralione  hdc('2). 

Mais  l'on  craint  de  passer  pour  un  homme  inu- 
tile ,  et  de  rendre  sa  vie  méprisable  :  Sed  ignavam 
infamabis.  Il  faut  faire  quelque  figure  dans  le  monde  ; 
[y  devenir  important,  nécessaire;  servir  l'Etat  et  la 
patrie  :  Patrice  et  imperio t  reique  -vwendum  est  (5). 
x\insi  le  temps  s'écoule  sans  s'en  apercevoir.  Sous 
ces  spécieux  prétextes,  on  contracte  chaque  jour  de 
nouveaux  engagemens  avec  le  monde,  loin  de  rompre 
les  anciens.  L'unique  nécessaire  est  le  seul  négligé  : 

(')  Julian.  Pom.  de  vitâ  contempl.  lib.  n ,  c.  xm  ;  int.  oper. 
S.  Prosp.  —  (*)  //.  fieg.  vu.  27.  —  (A  Tertul.  de  Pallio,  n.  5. 


28  PANÉGYRIQUE 

tous  les  bons  mouvemens,  qui  nous  portoient  à  nous 
en  occuper ,  se  dissipent  ;  et  enfin ,  après  avoir  été 
le  jouet  du  temps ,  du  monde  et  de  soi-même,  on 
est  surpris  de  se  voir  arrivé ,  sans  préparation ,  aux 
portes  de  l'éternité.  ] 

Madame,  Votre  Majesté  doit  penser  sérieusement 
à  ce  dernier  jour.  Nous  n'osons  y  jeter  les  yeux  ', 
cette  pensée  nous  effraie,  et  fait  horreur, à  tous  vos 
sujets,  qui  vous  regardent  comme  leur  mère,  aussi 
bien  que  comme  celle  de  notre  Monarque.  Mais, 
Madame,  autant  qu'elle  nous  fait  horreur,  autant 
Votre  Majesté  se  la  doit  rendre  ordinaire  et  familière. 
Puisse  Votre  Majesté  être  tellement  occupée  de  Dieu, 
avoir  le  cœur  tellement  percé  de  la  crainte  de  ses 
jugemens,  l'âme  si  vivement  pénétrée  de  l'exactitude 
et  des  rigueurs  de  sa  justice,  qu  elle  se  mette  en  état 
de  rendre  bon  compte  d'une  si  grande  puissance ,  et 
de  tout  le  bien  qu'elle  peut  faire  ,  et  encore  de  tout 
le  mal  qu'elle  peut ,  ou  empêcher  par  autorité,  ou 
modérer  par  conseils,  ou  détourner  par  prudence  : 
c'est  ce  que  Dieu  demande  de  vous.  Ah!  si  les  vœux 
que  je  lui  fais  pour  votre  salut  sont  reçus  devant  sa 
face,  cette  salutaire  pensée  jettera  Votre  Majesté 
dans  une  humiliation  si  profonde ,  que  méprisant 
autant  sa  grandeur  royale,  que  nous  sommes  obli- 
gés de  la  révérer ,  elle  fera  sa  plus  chère  occupation 
du  soin  de  mériter ,  dans  le  ciel ,  une  couronne  im- 
mortelle. 


DE    SAINT    FRANÇOIS    DE    SALES.  29 


PANÉGYRIQUE 


SAINT  FRANÇOIS  DE  SALES. 

La  science  de  saint  François  de  Sales,  lumineuse,  mais  beaucoup 
plus  ardente.  Avec  quel  fruit  il  a  travaillé  à  l'édification  de  l'Eglise- 
Son  éloignement  pour  tous  les  objets  de  l'ambition  :  bel  exemple 
de  sa  modération.  Douceur  extrême ,  qu'il  témoignoit  aux  âmes 
qu'il  conduisoit.  Cette  douceur  absolument  nécessaire  aux  direc- 
teurs :  trois  vertus  principales  qu'elle  produit.  Combien  le  saint 
prélat  les  possédoit  éminemment. 


Ille  erat  lucerna  ardens  et  lucens. 

Il  étoit  une  lampe  ardente  et  luisante.  Joan.  v.  35. 

JLaissons  un  spectacle  de  cruauté  (*),  pour  arrêter 
notre  vue  sur  l'image  de  la  douceur  même  :  laissons 
des  petits  enfans,  qui  emportent  la  couronne  des 
hommes,  pour  admirer  un  homme  qui  a  l'inno- 

(*)  Bossuet  a  prononcé  ce  panégyrique ,  dans  un  couvent  de  la 
Visitation,  avant  que  saint  François  de  Sales  eût  été  canonisé,  et 
par  conséquent  avant  que  sa  fête  eût  été  fixée  au  29  janvier.  Il  le 
prêcha  le  jour  des  saints  Innocens,  qui  est  le  jour  de  la  mort  de  ce 
saint  évêque  :  c'est  ce  qui  explique  le  commencement  de  l'exorde, 
qui  paroîtroit  singulier  si  l'on  ignoroit  cette  circonstance.  (  Edit.  de 
Versailles.  ) 


3o  PANÉGYRIQUE 

cence  et  la  simplicité  des  enfans  :  laissons  des  mères 
désolées,  qui  ne  veulent  point  recevoir  de  consola- 
tion dans  la  perte  qu'elles  font  de  leurs  fils,  pour 
contempler  un  père  toujours  constant,  quia  amené 
lui-même  ses  filles  à  Dieu ,  afin  de  les  immoler  de 
ses  propres  mains,  par  la  mortification  religieuse. 
Il  n'est  pas  malaisé,  ce  semble,  de  louer  un  père  si 
vénérable  devant  des  filles  si  respectueuses;  puis- 
qu'elles ont  le  cœur  si  bien  préparé  à  écouter  ses 
louanges  :  mais  à  le  considérer  par  un  autre  endroit, 
cette  entreprise  est  fort  haute  ;  parce  qu'étant  si 
justement  prévenues  d'une  estime  extraordinaire  de 
ses  vertus,  il  n'est  rien  de  plus  difficile ,  que  de  sa- 
tisfaire à  leur  piété,  remplir  leurs  justes  désirs,  et 
égaler  leurs  grandes  idées.  C'est  ce  qui  me  fait  dé- 
sirer, mes  Sœurs,  pour  votre  entière  satisfaction, 
que  l'éloge  de  ce  grand  homme  eût  déjà  été  fait  en 
ce  lieu  auguste,  où  se  prononcent  les  oracles  du 
christianisme.  Mais  en  attendant  ce  glorieux  jour, 
trop  éloigné  pour  nos  vœux,  qui  ouvrira  la  bouche 
des  prédicateurs,  pour  faire  retentir-,  par  toutes  les 
chaires,  les  mérites  incomparables  de  François  de 
Sales,  votre  très-saint  instituteur;  nous  pouvons 
nous  entretenir  en  particulier  de  ses  admirables  ver- 
tus, et  honorer,  avec  ses  enfans,  sa  bienheureuse 
mémoire,  qui  est  plus  douce  à  tous  les  fidèles  qu'une 
composition  de  parfums,  comme  parle  l'Ecriture 
sainte  (0.  Commençons  donc,  chères  âmes,  cette 
sainte  conversation  avec  la  bénédiction  du  ciel;  et 
pour  implorer  son  secours,  employons  les  prières 
de  la  sainte  Vierge,  en  disant ,  Ave. 

(0  .Ecc/t.  XLIX.  I. 


DE    SAINT    FRANÇOIS    DE    SALES.         '  3l 

Il  y  a  assez  de  fausses  lumières,  qui  ne  veulent 
briller  dans  le  monde,  que  pour  attirer  l'admiration 
par  la  surprise  des  yeux.  Il  est  assez  naturel  aux 
hommes  de  vouloir  s'élever  aux  lieux  e'minens ,  pour 
étaler  de  loin,  avec  pompe,  l'e'clat  d'une  superbe 
grandeur.  Ce  vice,  si  commun  dans  le  monde,  est 
entré  bien  avant  dans  l'Eglise ,  et  a  gagné  jusqu'aux 
autels.  Beaucoup  veulent  monter  dans  les  chaires, 
pour  y  charmer  les  esprits  par  leur  science  et  l'éclat 
de  leurs  pensées  délicates  ;  mais  peu  s'étudient  , 
comme  il  faut ,  à  se  rendre  capables  d'échauffer  les 
cœurs  par  des  sentimens  de  piété.  Beaucoup  s'em- 
pressent, avec  ardeur,  de  paroître  dans  les  grandes 
places,  pour  luire  sur  le  chandelier  (0;  peu  s'ap- 
pliquent sérieusement  à  jeter ,  dans  les  âmes ,  ce  feu 
céleste  que  Jésus  a  apporté  sur  la  terre. 

François  de  Sales ,  mes  Sœurs ,  votre  saint  et  ad- 
mirable instituteur,  n'a  pas  été  de  ces  faux  luisans, 
qui  n'attirent  que  des  regards  curieux  et  des  accla- 
mations inutiles.  Il  avoit  appris  de  l'Evangile,  que 
les  amis  de  l'Epoux  et  les  ministres  de  sa  sainte 
Eglise,  dévoient  être  ardens  et  luisans;  qu'ils  dé- 
voient non-seulement  éclairer,  mais  encore  échauffer 
la  maison  de  Dieu  :  Ille  erat  lucerna  ardens  et  lu- 
cens.  C'est  ce  qu'il  a  fidèlement  accompli,  durant 
tout  le  cours  de  sa  vie;  et  il  ne  sera  pas  malaisé  de 
vous  le  faire  connoître  fort  évidemment ,  par  cette 
réflexion. 

Trois  choses  principalement  lui  ont  donné  beau- 
coup d'éclat   dans  le  monde  ;  la  science ,  comme 
docteur  et  prédicateur  ;  l'autorité,  comme  évêque; 
(*)  Luc.  xn.  4g- 


3^  PANÉGYRIQUE 

la  conduite ,  comme  directeur  des  âmes.  La  science 
Fa  rendu  un  flambeau,  capable  d'illuminer  les  fidèles; 
la  dignité  épiscopale  a  mis  ce  flambeau  sur  le  chan- 
delier, pour  éclairer  toute  l'Eglise;  et  le  soin  de  la 
direction  a  appliqué  cette  lumière  bénigne  à  la  con- 
duite des  particuliers.  Vous  voyez  combien  reluit 
ce  flambeau  sacré  ;  admirez  maintenant  comme  il 
échauffe.  Sa  science,  pleine  d'onction,  attendrit  les 
cœurs;  sa  modestie,  dans  l'autorité,  enflamme  les 
hommes  à  la  vertu;  sa  douceur,  dans  la  direction, 
les  gagne  à  l'amour  de  notre  Seigneur.  Voilà  donc 
un  flambeau  ardent  et  luisant  :  si  sa  science  reluit , 
parce  qu'elle  est  claire ,  elle  échauffe  en  même  temps, 
parce  qu'elle  est  tendre  et  affective  ;  s'il  brille  aux 
yeux  des  hommes  par  l'éclat  de  sa  dignité,  il  les 
édifie,  les  excite,  les  enflamme  tout  ensemble  par 
l'exemple  de  sa  modération.  Enfin,  si  ceux  qu'il  di- 
rige se  trouvent  éclairés  fort  heureusement  par  ses 
sages  et  salutaires  conseils ,  ils  se  sentent  aussi  vive- 
ment touchés  par  sa  charmante  douceur;  et  c'est  ce 
que  je  me  propose  de  vous  expliquer  dans  les  trois 
parties  de  ce  discours. 

PREMIER  POINT. 

Plusieurs  considèrent  Jésus-Christ  comme  un  sujet 
de  recherches  curieuses,  et  pensent  être  savans  dans 
son  Ecriture,  quand  ils  y  ont  rencontré,  ou  des 
questions  inutiles,  ou  des  rêveries  agréables.  Fran- 
çois de  Sales,  mes  Sœurs,  a  cherché  une  science 
qui  tendît  à  la  piété  ;  et  afin  que  vous  entendiez  dans 
le  fond,  et  de  quelle  sorte  Jésus-Christ  veut  être 
connu ,  remontez  avec  moi  jusqu'au  principe. 

Il 


DE    SAINT    FliANÇOIS    DE    SALES.  33 

Il  y  a  deux  temps  à  distinguer,  qui  comprennent 
tout  le  mystère  du  christianisme  :  il  y  a  le  temps 
des  énigmes ,  et  ensuite  le  temps  de  la  claire  vue;  le 
temps  de  l'obscurité,  et  après,  celui  des  lumières  : 
enfin  le  temps  de  croire,  et  le  temps  de  voir.  Cette 
distinction  étant  supposée ,  tirons  maintenant  cette 
conséquence.  Dans  le  temps  de  la  claire  vue,  c'est 
alors  que  les  esprits  seront  satisfaits  par  la  manifes- 
tation de  la  vérité  ;  car  «  nous  verrons  Dieu  face  à 
»  face  »  :  Videbimus  facie  ad  faciem  (0  :  et  là, 
découvrant,  sans  aucun  nuage,  la  vérité  dans  sa 
source ,  nous  trouverons  de  quoi  contenter  toutes 
nos  curiosités  raisonnables.  Maintenant  quelle  est 
notre  connoissance  ?  connoissance  obscure  et  enve- 
loppée ,  qui  nous  fait  entrevoir  de  loin  quelques 
rayons  de  lumière ,  à  travers  mille  nuages  épais  ; 
connoissance  par  conséquent ,  qui  n'a  pas  été  desti- 
née pour  nous  satisfaire,  mais  pour  nous  conduire  , 
et  qui  est  plutôt  pour  le  cœur  que  pour  l'esprit.  Et 
c'est  ce  qui  a  fait  dire  au  divin  Sauveur  :  Beali 
mundo  corde  t  quoniam  ipsi  Deum  videbunt  ('■*)  : 
«  Bienheureux  ceux  qui  ont  le  cœur  pur  ,  parce 
»  qu'ils  verront  Dieu  ».  Videbunt ;  ils  verront  un 
jour,  et  alors  ce  sera  le  temps  de  satisfaire  l'esprit  ; 
maintenant  c'est  le  temps  de  travailler  pour  le  cœur, 
en  le  purifiant  par  le  saint  amour  ;  et  ce  doit  être 
tout  l'objet  de  notre  science. 

Approfondissons  davantage  cette  matière  impor- 
tante, et  apprenons,  par  les  saintes  Lettres,  quelle 
est  la  science  de  cette  vie.  L'apôtre  saint  Pierre  la 
compare  à  un  flambeau  allumé  parmi  les  ténèbres; 

(')  /.  Cor.  XIH.  12.  —  W  Matt.  V.  8. 

Bosse  ET.  XVI.  3 


34  PANÉGYRIQUE 

Lucernce  ardenli  in  caliginoso  loco  (0.  Traduisons 
mot  à  mot  ces  belles  paroles  :  «  C'est  une  lampe 
»  allumée  dans  un  lieu  obscur».  [Plus  la  nuit, 
qui  nous  environne  est  obscure,  plus  il  est  néces- 
saire que  la  lumière,  qui  nous  éclaire ,  soit  vive, 
pour  en  pénétrer  les  ténèbres  :  mais  plus  les  diffi- 
cultés du  chemin  sont  grandes,  plus  il  faut  de  cou- 
rage pour  les  surmonter,  plus  nous  avons  besoin 
d'être  animés  par  l'éclat  de  la  lumière  qui  nous  di- 
rige :  ]  c'est  pourquoi  si  ce  flambeau  a  de  la  lumière, 
il  doit  avoir  encore  beaucoup  plus  d'ardeur,  parce 
qu'elle  doit  attirer  (*). 

C'est  pourquoi  notre  saint  évêque  a  étudié,  dans 
l'Evangile  de  Jésus- Christ,  une  science  lumineuse, 
à  la  vérité,  mais  encore  beaucoup  plus  ardente; 
et  aussi  quoiqu'il  sût  convaincre ,  il  savoit  bien  mieux 
convertir.  Le  grand  cardinal  du  Perron  en  a  rendu 
un  beau  témoignage.  Ce  rare  et  admirable  génie , 
dont  les  ouvrages,  presque  divins,  sont  le  plus 
ferme  rempart  de  l'Eglise  contre  les  hérétiques  mo- 
dernes, a  dit,  plusieurs  fois,  qu'il  convaincroit  bien 
les  errans  ;  mais  que  si  l'on  vouloit  qu'ils  se  conver- 
tissent, il  falloit  les  conduire  à  notre  prélat.  Et  en 
effet ,  il  n'est  pas  croyable  combien  de  brebis  erran- 
tes il  a  ramenées  au  troupeau  :  c'est  que  sa  science , 
pleine  d'onction ,  ne  brilloit  que  pour  échauffer. 
Des  traits  de  flammes  sortoient  de  sa  bouche,  qui 
alloient  pénétrer  dans  le  fond  des  cœurs.  Il  savoit 

(»)  //.  Pelr.  i.  19. 

(*)  Voyez  le  morceau  qui  est  en  note ,  au  commencement  du  pre- 
mier point  du  Panégyrique  de  sa  in  te  Catherine  à  la  lin  de  ce  volume. 
Bossuet  y  renvoie  dans  son  manuscrit. 


DE    SAINT    FRANÇOIS    DE    SALES.  35 

que  la  chaleur  entre  bien  plus  avant  que  la  lu- 
mière :  celle-ci  ne  fait  qu'effleurer  et  dorer  légère- 
ment la  surface;  la  chaleur  pénètre  jusqu'aux  en- 
trailles, pour  en  tirer  des  fruits  merveilleux,  et  y 
produire  des  richesses  inestimables.  C'est  cette  bé- 
nigne chaleur,  qui  donnoit  une  efficace  si  extraor- 
dinaire à  ses  divines  prédications,  que  dans  un  pays 
fort  peuplé  de  son  diocèse ,  où  il  n'y  avoit  que  cent 
catholiques  quand  il  commença  de  prêcher,  à  peine 
y  restoit-il  autant  d'hérétiques,  quand  il  y  eut  ré- 
pandu cette  lumière  ardente  de  l'Evangile. 

Mais  ne  vous  persuadez  pas  qu'il  n'ait  "converti 
que  les  hérétiques;  cette  science  ardente  et  luisante 
agissoit  encore  bien  plus  fortement  sur  les  domes- 
tiques de  la  foi.  Je  trouve ,  dans  ces  derniers  siècles, 
deux  hommes  d'une  sainteté  extraordinaire,  saint 
Charles  Borromée  et  François  de  Sales.  Leurs  talens 
étoient  différens,  et  leurs  conduites  diveises;  car 
chacun  a  reçu  son  don  par  la  distribution  de  l'Es- 
prit :  mais  tous  deux  ont  travaillé  avec  même  fruit 
à  l'édification  de  l'Eglise ,  quoique  par  des  voies 
différentes.  Saint  Charles  a  réveillé,  dans  le  clergé, 
cet  esprit  de  piété  ecclésiastique.  L'illustre  François 
de  Sales  a  rétabli  la  dévotion  parmi  les  peuples. 
Avant  saint  Charles  Borromée ,  il  sembloit  que  l'ordre 
ecclésiastique  avoit  oublié  sa  vocation ,  tant  il  avoit 
corrompu  ses  voies;  et  l'on  peut  dire,  mes  Sœurs, 
qu'avant  votre  saint  instituteur,  l'esprit  de  dévotion 
n'étoit  presque  plus  connu  parmi  les  gens  du  siècle. 
On  reléguoit  dans  les  cloîtres  la  vie  intérieure  et 
spirituelle ,  et  on  la  croyoit  trop  sauvage  pour  pa- 


36  PANÉGYRIQUE 

roître  dans  la  Cour  et  dans  le  grand  monde.  Fran- 
çois de  Sales  a  été  choisi  pour  l'aller  chercher  dans 
sa  retraite,  et  pour  désabuser  les  esprits  de  cette 
créance  pernicieuse.  Il  a  ramené  la  dévotion  au 
milieu  du  monde  ;  mais  ne  croyez  pas  qu'il  l'ait  dé- 
guisée ,  pour  la  rendre  plus  agréable  aux  yeux  des 
mondains  :  il  l'amène  dans  son  habit  naturel ,  avec 
^sa  croix,  avec  ses  épines,  avec  son  détachement  et 
ses  souffrances.  En  l'état  que  la  produit  ce  digne 
prélat,  et  dans  lequel  elle  nous  paroît  en  son  Intro- 
duction à  la  vie  dévote,  le  religieux  le  plus  austère 
la  peut  reconnoître  ;  et  le  courtisan  le  plus  dégoûté, 
s'il  ne  lui  donne  pas  son  affection ,  ne  peut  lui  refu- 
ser son  estime.     . 

Et  certainement,  chrétiens,  c'est  une  erreur  into- 
lérable, qui  a  préoccupé  les  esprits,  qu'on  ne  peut 
être  dévot  dans  le  monde.  Ceux  qui  se  plaignent 
sans  cesse,  que  l'on  n'y  peut  pas  faire  son  salut,  dé- 
mentent Jésus-Christ  et  son  Evangile.  Jésus- Christ 
s'est  déclaré  le  Sauveur  de  tous  ;  et  par-là  il  nous 
fait  connoître  qu'il  n'y  a  aucune  condition  qu'il  n'ait 
consacrée,  et  à  laquelle  il  n'ait  ouvert  le  chemin  du 
ciel.  Car,  comme  dit  excellemment  saint  Jean-Chry- 
sostôme  C1),  la  doctrine  de  l'Evangile  est  bien  peu 
puissante ,  si  elle  ne  peut  policer  les  villes,  régler  les 
sociétés  et  le  commerce  des  hommes.  Si  pour  vivre 
chrétiennement,  il  faut  quitter  sa  famille  et  la  société 
du  genre  humain,  pour  habiter  les  déserts  et  les 
lieux  cachés  et  inaccessibles,  les  Empires  seront  ren- 
versés et  les  villes  abandonnées.  Ce  n'est  pas  le  des- 

(0  In  Ep.  ad  Rom.  Hom.  xxvi,  n.  4j  tom.  ix,pag.  717. 


DE    SAINT    FRANÇOIS    DE    SALES.  3t 

sein  du  Fils  de  Dieu  :  au  contraire  il  commande  aux 
siens  de  luire  devant  les  hommes  (0.  Il  n'a  pas  dit 
dans  les  bois,  dans  les  solitudes,  dans  les  montagnes 
seules  et  inhabitées;  il  a  dit  dans  les  villes  et  parmi 
les  hommes  :  c'est  là  que  leur  lumière  doit  luire , 
afin  que  l'on  glorifie  leur  Père  céleste.  Louons  donc 
ceux  qui  se  retirent;  mais  ne  de'courageons  pas  ceux 
qui  demeurent  :  s'ils  ne  suivent  pas  la  vertu ,  qu'ils 
n'en  accusent  que  leur  lâcheté,  et  non  leurs  em- 
plois, ni  le  monde,  ni  les  attraits  de  la  Cour,  ni  les 
occupations  de  la  vie  civile.    , 

Mais  que  dis -je  ici,  chrétiens?  les  hommes  abu- 
seront de  cette  doctrine ,  et  en  prendront  un  pré- 
texte pour  s'engager  dans  l'amour  du  monde.  Que 
dirons-nous  donc,  mes  Frères,  et  où  nous  tourne- 
rons-nous désormais,  si  on  change  en  venin  tous 
nos  discours  ?  Prêchons  qu'on  ne  peut  se  sauver  dans 
le  monde,  nous  désespérons  nos  auditeurs;  disons, 
comme  il  est  vrai ,  qu'on  s'y  peut  sauver,  ils  pren- 
nent occasion  de  s'y  embarquer  trop  avant.  O  mon- 
dains, ne  vous  trompez  pas,  et  entendez  ce  que 
nous  prêchons.  Nous  disons  qu'on  peut  se  sauver 
dans  le  monde,  mais  pourvu  qu'on  y  vive  dans  un 
esprit  de  détachement  ;  qu'on  se  peut  sauver  dans 
les  grands  emplois,  mais  pourvu  qu'on  les  exerce 
avec  justice  ;  qu'on  se  peut  sauver  parmi  les  ri- 
chesses, mais  pourvu  qu'on  les  dispense  avec  cha- 
rité ;  enfin  qu'on  se  peut  sauver  dans  les  dignités , 
mais  pourvu  qu'on  en  use  avec  cette  modération , 
dont  notre  saint  prélat  nous  donnera  un  illustre 
exemple  dans  notre  seconde  partie. 

(')  Malt.x.  16. 


38  PANÉGYRIQUE 

SECOND   POINT. 

De  toutes  les  passions  humaines,  la  plus  fière  dans 
ses  pensées,  et  la  plus  emporte'e  dans  ses  désirs; 
mais  la  plus  souple  dans  sa  conduite ,  et  la  plus  ca- 
che'e  dans  ses  desseins,  c'est  l'ambition.  Saint  Gré- 
goire nous  a  représenté  son  vrai  caractère ,  lors- 
qu'il a  dit  ces  mots ,  dans  son  Pastoral ,  qui  est  un 
chef-d'œuvre  de  prudence,  et  le  plus  accompli  de 
ses  ouvrages:  «L'ambition,  dit  ce  grand  pontife (0, 
»  est  timide  quand  elle  cherche  ;  superbe  et  auda- 
»  cieuse,  quand  elle  a  trouvé  »  :  Pavida  chm  quœritj 
audax  chm  pervenerit.  Il  ne  pouvoit  pas  mieux  nous 
décrire  le  naturel  étrange  de  l'ambition ,  que  par 
l'union  monstrueuse  de  ces  deux  qualités  opposées, 
la  timidité  et  l'audace.  Comme  la  dernière  lui  est 
naturelle ,  et  lui  vient  de  son  propre  fonds;  aussi  la 
fait- elle  paroître  dans  toute  sa  force,  quand  elle  a 
sa  liberté  toute  entière  :  Audax  chm  pervenerit. 
Mais  en  attendant ,  chrétiens ,  qu'elle  soit  arrivée 
au* but,  elle  se  resserre  en  elle-même,  elle  contraint 
ses  inclinations  :  Timida  chm  quœrit.  Et  voici  la 
raison  qui  l'y  oblige  :  c'est  ,  comme  dit  saint  Jean- 
Chrysostôme  (2) ,  que  les  hommes  sont  naturelle- 
ment d'une  humeur  fâcheuse  et  contrariante;  Con- 
lenliosum  hominum  genus .  Soit  que  le  venin  de  l'en- 
vie les  empêche  de  voir  le  progrès  des  autres  d'un 
œil  équitable  ;  soit  qu'en  traversant  leurs  desseins  , 
une  imagination  de  puissance,  qu'ils  exercent,  leur 
fasse  ressentir  un  plaisir  secret  et  malin;  soit  que 

(*)  Past.  part,  i,  cap.  ix  ;  tom.  n,  col.  9.  —  (2)  In  Epist.  ad  Philip. 
Hom.  vu,  n.  5;  tom.  xi,  p.  252. 


DE    SAINT    FRANÇOIS    DE    SALES.  6g 

quelque  autre  inclination  malfaisante  les  oblige  à 
s'opposer  les  uns  aux  autres,  toujours  est- il  vrai  de 
dire ,  que  l'ardeur  d'une  poursuite  trop  ouverte  , 
nous  attire  infailliblement  des  concurrens  et  des 
opposans.  C'est  pourquoi  l'ambition  raffinée  s'avance 
d'un  pas  timide;  et  tâchant  de  se  cacher  sous  son 
contraire,  pour  être  mieux  de'guise'e,  elle  se  montre 
au  public  sous  le  visage  de  la  retenue. 

Voyez  cet  ambitieux,  voyez  Simon  le  Magicien 
devant  les  apôtres  (0,  comme  il  est  rampant  à  leurs 
pieds,  comme  il  leur  parle  d'une  voix  tremblante. 
Le  même,  quand  il  aura  acquis  du  cre'dit,  en  impo- 
sant aux  peuples  et  aux  empereurs  par  ses  charmes 
et  par  ses  prestiges  ;  à  quel  excès  d'arrogance  ne  se 
laissera-t-il  pas  emporter,  et  combien  travaillera-t-il , 
pour  abattre  ces  mêmes  apôtres,  devant  lesquels  il 
paroissoit  si  bassement  respectueux. 

Mais  je  ne  m'étonne  pas,  chrétiens,  que  l'ambition 
se  cache  aux  autres,  puisqu'elle  ne  se  découvre  pas 
à  elle-même.  Ne  voyons-nous  pas  tous  les  jours  que 
cet  ambitieux  ne  se  connoît  pas,  et  qu'il  ne  sent 
pas  l'ardeur  qui  le  presse  et  le  brûle  ?  Dans  les  pre- 
mières démarches  de  sa  fortune  naissante,  il  ne  son- 
geait qu'à  se  tirer  de  la  boue  ;  après,  il  a  eu  dessein 
de  servir  l'Eglise,  dans  quelque  emploi  honorable; 
là  d'autres  désirs  se  sont  découverts,  que  son  cœur 
ne  lui  avoit  pas  encore  expliqués  :  c'est  que  ce  feu , 
qui  se  prenoit  par  le  bas,  ne  regardoit  pas  encore 
le  sommet  du  toit  :  il  gagne  de  degré  en  degré  où  sa 
matière  l'attire ,  et  ne  remarque  sa  force  qu'en  s'éle- 
vant.  Tel  est  le  naturel  des  ambitieux,  qui  s'efforcent 

W  Act.yiu.  19,24» 


4-0  PAJVÉGYR1QUE 

de  persuader,  et  aux  autres,  et  à  eux-mêmes,  qu'ils 
n'ont  que  des  sentimens  modestes.  Mais  quelque 
profonds  que  soient  les  abîmes  où  ils  tâchent  de  nous 
receler  leurs  vastes  prétentions  ;  quand  ils  seront 
établis  dans  les  dignite's,  leur  gloire,  trop  long- 
temps cachée,  se  produira  malgré  eux,  par  ces  deux 
effets  qui  ne  laissent  pas  de  s'accorder,  encore  que 
d'abord  ils  semblent  contraires  :  l'un  est  de  mépri- 
ser ce  qu'ils  sont;  l'autre,  de  le  faire  valoir  avec 
excès. 

Oui,  je  dis  qu'ils  méprisent  ce  qu'ils  sont,  puisque 
leur  esprit  n'en  est  pas  content;  qu'ils  se  plaignent 
sans  cesse  de  leur  mauvaise  fortune,  et  qu'ils  pensent 
n'avoir  rien  fait.  Leur  vertu ,  à  leur  avis ,  mériteroit 
un  plus  grand  théâtre  ;  leur  grand  génie  se  trouve  à 
l'étroit  dans  un  emploi  si  borné  :  cette  pourpre  ne 
leur  paroît  pas  assez  brillante;  et  il  faudroit,  pour 
les  satisfaire  ,  qu'elle  jetât  plus  de  feu.  Dans  ces 
hautes  prétentions ,  ils  comptent  pour  rien  tout  ce 
qu'ils  possèdent.  Mais  voyez  l'égarement  de  leur 
ambition  :  pendant  qu'ils  méprisent  eux-mêmes  les 
honneurs  dont  ils  sont  revêtus ,  ils  veulent  que  tout 
le  monde  les  considère  comme  quelque  chose  d'au- 
guste ;  et  si  peu  qu'on  ose  entreprendre  de  toucher 
ce  point  délicat,  vous  n'entendrez  sortir  de  leur 
bouche  que  des  paroles  d'autorité,  pour  marquer 
leur  grandeur  et  leur  puissance.  Ainsi  ce  superbe 
Aman ,  tant  de  fois  cité  dans  les  chaires ,  comme  le 
modèle  d'une  ambition  démesurée ,  quoiqu'il  veuille 
que  toute  la  terre  adore  sa  puissance  prodigieuse,  il 
la  méprise  lui-même  en  son  cœur;  et  il  s'imagine 
n'avoir  rien  gagné,  quand  il  regarde  l'accroissement 


DE    SAINT    FRANÇOIS    DE    SALES.  41 

qui  lui  manque  encore  :  Hœc  ciim  omnia  habeam, 
nihil  me  habere  puto  (*).  Tant  l'ambition  est  injuste, 
ou  de  ne  se  contenter  pas  de  ce  quelle  veut  que  le 
monde  admire,  ou  d'exiger  qu'on  respecte  tant  ce 
qui  n'est  pas  capable  de  la  satisfaire. 

Ceux  qui  s'abandonnent ,  mes  Sœurs ,  à  ces  sen- 
timens  déréglés ,  peuvent  bien  luire  et  briller  dans 
le  monde  par  des  dignités  éminentes;  mais  ils  ne 
luisent  que  pour  le  scandale,  et  ne  sont  pas  capables 
d'enflammer  les  cœurs  au  mépris  des  vanités  de  la 
terre ,  et  à  l'amour  de  la  modestie  chrétienne.  C'est, 
mes  Sœurs ,  notre  saint  évêque  qui  a  été  véritable- 
ment une  lumière  ardente  et  luisante,  lui  qui,  étant 
établi  dans  le  premier  ordre  de  la  dignité  ecclésias- 
tique ,  s'est  également  éloigné  de  ces  deux  effets  or- 
dinaires de  l'ambition  ;  de  vouloir  s'élever  plus  haut, 
ou  de  maintenir  avec  faste  l'autorité  de  son  rang, 
par  un  dédain  fastueux.  Pour  l'élever  à  l'épiscopat, 
il  a  voit  été  nécessaire  de  forcer  son  humilité  par  un 
commandement  absolu.  Il  remplit  si  dignement  cette 
place ,  qu'il  n'y  avoit  aucun  prélat  dans  l'Eglise , 
que  la  réputation  publique  jugeât  si  digne  des  pre- 
miers sièges.  Ce  n'étoit  pas  seulement  la  renommée, 
dont  le  suffrage  ordinairement  n'est  pas  de  grand 
poids.  Le  roi  Henri  le  Grand  le  pressa  souvent  d'ac- 
cepter les  premières  prélatures  de  ce  royaume  ;  et 
sous  le  règne  de  son  fils ,  un  grand  cardinal ,  qui 
étoit  chef  de  ses  conseils ,  le  vouloit  faire  son  coad- 
juteur  dans  l'évêché  de  Paris,  avec  des  avantages 
extraordinaires.  Il  étoit  tellement  respecté  dans 
Rome  ,  qu'il  eût  pu  facilement  s'élever  jusqu'à  la 

C1)  Esth.  t.  1 3. 


4a  PANÉGYRIQUE 

pourpre  sacrée ,  si  peu  qu'il  eût  pris  de  soin  de  s'at- 
tirer cet  honneur.  Parmi  ces  ouvertures  favorables  , 
il  nous  eût  été  impossible  de  comprendre  quel  étoit 
son  détachement ,  si  la  Providence  divine  n'eût  per- 
mis ,  pour  notre  instruction ,  qu'il  s'en  soit  lui-même 
expliqué  à  une  personne  confidente ,  comme  s'il  eût 
été  à  l'article  de  la  mort ,  où.  tout  le  monde  ne  pa- 
roît  que  fumée. 

Que  je  vous  demande  ici,  chrétiens  :  Baltasar, 
ce  grand  roi  des  Assyriens  ,  à  la  veille  de  cette  nuit 
fatale  en  laquelle  Daniel  lui  prédit,  de  la  part  de 
Dieu ,  la  fin  de  sa  vie ,  et  la  translation  de  son  trône, 
étoit-il  encore  charmé  de  cette  pompe  royale ,  dans 
les  approches  de  la  dernière  heure?  Au  contraire, 
ne  vous  semble-t-il  pas  qu'il  voyoit  son  sceptre  lui 
tomber  des  mains ,  sa  pourpre  pâlir  sur  ses  épaules, 
et  l'éclat  de  sa  couronne  se  ternir  visiblement  sur  sa 
tête  parmi  les  ombres  de  la  mort,  qui  commençoient 
à  l'environner?  Pourroit-on  encore  se  glorifier  de  la 
beauté  d'un  vaisseau ,  étant  tout  près  de  l'écueil , 
contre  lequel  on  sauroit  qu'il  se  va  briser  ?  Ces 
aveugles  adorateurs  de  la  fortune  estiment-ils  beau- 
coup leur  grandeur,  quand  ils  voient  que,  dans  un 
moment ,  toute  leur  gloire  passera  à  leur  nom ,  tous 
leurs  titres  à  leur  tombeau ,  et  peut-être  leurs  di- 
gnités à  leurs  ennemis,  du  moins  à  des  indhTérens? 
Alors ,  alors ,  mes  Frères ,  toutes  leurs  vanités  seront 
confondues;  et,  s'il  leur  reste  encore  quelque  lu- 
mière, ils  seront  contraints  d'avouer,  que  tout  ce 
qui  passe  est  bien  méprisable.  Mais  ces  sentimens 
forcés  leur  apporteront  peu  d'utilité  :  au  contraire 
ce  sera  peut-être  leur  condamnation,  qu'il  ait  fallu 


DE    SAINT    FRANÇOIS    DE    SALES.  4^ 

appeler  la  mort  au  secours,  pour  les  contraindre, 
eux  où  il  semble  que  rien  ne  vive  que  l'ambition , 
de  reconnoître  des  vérités  si  constantes. 

François  de  Sales,  mes  Sœurs,  n'attend  pas  cette 
extrémité ,  pour  éteindre  en  son  cœur  tout  l'amour 
du  monde  :  dans  la  plus  grande  vigueur  de  son  âge , 
au  milieu  de  l'applaudissement  et  de  la  faveur,  il  le 
considère  des  mêmes  yeux  qu'il  feroit  en  ce  dernier 
jour,  où  périssent  toutes  nos  pensées;  et  il  ne  songe 
non  plus  à  s'avancer,  que  s'il  étoit  un  homme  mou- 
rant. Et  certainement,  chrétiens,  il  n'est  pas  seule- 
ment un  homme  mourant;  mais  il  est  en  effet  de  ces 
heureux  morts ,  dont  la  vie  est  cachée  en  Dieu  ,  et 
qui  s'ensevelissent  tout  vivans  avec  Jésus-Christ.  Que 
s'il  est  si  sage  et  si  tempéré  à  l'égard  des  dignités 
qu'il  n'a  pas  ,  il  use  ,  dans  le  même  esprit  ,  de 
la  puissance  qui  lui  est  confiée.  Il  en  donna  un 
illustre  exemple,  lorsque  son  Introduction  à  la  vie 
dévote,  ce  chef-d'œuvre  de  piété  et  de  prudence, 
ce  trésor  de  sages  conseils,  ce  livre  qui  conduit  tant 
d'ames  à  Dieu,  dans  lequel  tous  les  esprits  purs 
viennent  goûter  avec  joie  les  saintes  douceurs  de  la 
dévotion,  fut  déchiré  publiquement,  jusque  dans 
les  chaires  évangéliques,  avec  toute  l'amertume  et 
l'emportement  que  peut  inspirer  un  zèle  indiscret, 
pour  ne  pas  dire  malin.  Si  notre  saint  évêque  se  fût 
élevé  contre  ces  prédicateurs  téméraires,  il  auroit 
trouvé  assez  de  prétextes  de  couvrir  son  ressentiment 
de  l'intérêt  de  l'épiscopat ,  qui  étoit  violé  en  sa  per- 
sonne, et  dont  l'honneur,  disoit  un  ancien  (r),  éta- 
blit la  paix  de  l'Eglise.  Mais  il  pensa,  chrétiens, 

(0  Tertul.de  Bapt.  n.  17. 


44  PANÉGYRIQUE 

que  si  c'étoit  une  plaie  à  l'Eglise  de  voir  qu'un 
évêque  fût  outragé,  elle  seroit  bien  plus  grande  en- 
core de  voir  qu'un  évèque  fût  en  colère,  parût  ému 
en  sa  propre  cause,  et  animé  dans  ses  intérêts.  Ce 
grand  homme  se  persuada  que  l'injure,  que  l'on  fai- 
soit  à  sa  dignité,  seroit  bien  mieux  réparée  par 
l'exemple  de  sa  modestie,  que  parle  châtiment  de 
ses  envieux  :  c'est  pourquoi  on  ne  vit  ni  censures, 
ni  apologie,  ni  réponse;  il  dissimula  cet  affront.  11 
en  parle  comme  en  passant  en  un  endroit  de  ses 
œuvres,  en  des  termes  si  modérés,  que  nous  ne  pour- 
rions jamais  nous  imaginer  l'atrocité  de  l'injure,  si 
la  mémoire  n'en  étoit  encore  toute  récente.  [  Mais  si 
sa  modération  nous  charme  ,  sa  douceur  dans  la 
conduite  des  âmes  ne  sera  pas  moins  touchante  ; 
c'est  ma  troisième  partie.  ] 

TROISIÈME   POINT. 

Qui  que  vous  soyez,  chrétiens,  qui  êtes  appele's 
par  le  Saint-Esprit  à  la  conduite  des  âmes  que  le 
Fils  de  Dieu  a  rachetées ,  ne  vous  proposez  pas  de 
suivre  les  règles  de  la  politique  du  monde.  Songez 
que  votre  modèle  est  au  ciel ,  et  que  le  premier  di- 
'  recteur  des  âmes ,  celui  dont  vous  devez  imiter 
l'exemple,  c'est  ce  Dieu  même  que  nous  adorons. 
Or  ce  directeur  souverain  des  âmes  ne  se  contente 
pas  de  répandre  des  lumières  dans  l'esprit,  il  en  veut 
au  cœur.  Quand  il  veut  faire  sentir  son  pouvoir  aux 
créatures  inanimées,  il  ne  consulte  pas  leurs  dispo- 
sitions; mais  il  les  contraint  et  les  force.  Il  n'y  a  que 
le  cœur  humain,  qu'il  semble  ne  régir  pas  tant  par 
puissance,  qu'il  le  ménage  par  art,  qu'il  le  conduit 


DE    SAIKÏ    FRANÇOIS    DE    SALES.  4^ 

par  industrie,  et  qu'il  l'engage  par  douceur.  Les 
directeurs  des  consciences  doivent  agir  par  la  même 
voie,  et  cette  douceur  chrétienne  est  le  principal 
instrument  de  la  conduite  des  âmes;  parce  qu'ils 
doivent  amener  à  Dieu  des  victimes  volontaires,  et 
lui  former  des  enfans  et  non  des  esclaves. 

Pour  avoir  une  belle  ide'e  de  cette  douceur  évan- 
gélique ,  ce  seroit  assez ,  ce  me  semble ,  de  contem- 
pler le  visage  de  François  de  Sales.  Toutefois,  pour 
remonter  jusqu'au  principe ,  allons  chercher,  jusque 
dans  son  cœur,  la  source  de  cette  douceur  attirante, 
qui  n'est  autre  que  la  charité.  Ceux  qui  ont  le  plus 
pratiqué  et  le  mieux  connu  ce  grand  homme,  nous 
assurent  qu'il  étoit  enclin  à  la  colère;  c'est-à-dire, 
qu'il  étoit  du  tempérament  qui  est  le  plus  opposé 
à  la  douceur.  Mais  il  faut  ici  admirer  ce  que  fait  la 
chanté  dans  les  cœurs  ,  et  de  quelle  manière  elle  les 
change  ;  et  tout  ensemble  vous  découvrir  ce  que 
c'est  que  la  douceur  chrétienne,   qui  semble  être 
la  vertu  particulière  de  notre  illustre  prélat.  Pour 
bien  entendre  ces  choses,  il  faut  remarquer,  s'il 
vous   plaît  ,   que  le   plus  grand  changement   que 
la  nature  fasse  dans  les  hommes,  c'est  lorsqu'elle 
leur  donne  des  enfans  :  c'est  alors  que  les  humeurs 
les  plus  aigres  et  les  plus  indifférentes  conçoivent 
une  nouvelle  tendresse  ,  et  ressentent  des  empresse- 
mens  qui  leur  étoient  auparavant  inconnus.  Il  n'y 
a  personne  qui  n'ait  observé  les  inclinations  extraor- 
dinaires qui  naissent  tout-à-coup  dans  le  cœur  des 
mères  et  des  nourrices  qui  sont  comme  de  secondes, 
mères.  Or,  j'ai  appris  de  saint  Augustin ,  que  «  la  cha- 


46  PANÉGYRIQUE 

»  rite  est  une  mère,  et  que  la  charité  est  une  nour- 
»  rice  »  :  Charitas  nutrix  (0,  charitas  mater  est  (2). 
En  effet,  nous  lisons  dans  les  Ecritures ,  que  la  cha- 
rité a  des  enfans  :  elle  a  des  entrailles ,  où  elle  les 
porte  ;  elle  a  des  mamelles  qu'elle  leur  présente  ; 
elle  a  un  lait  qu'elle  leur  donne.  Il  ne  faut  donc 
pas  s'étonner ,  si  elle  change  ceux  qu'elle  possède , 
et  surtout  les  conducteurs  des  âmes;  ni  si  elle  adou- 
cit leur  humeur,  en  leur  inspirant . dans  le  cœur 
des  sentimens  maternels. 

C'est,  mes  Sœurs,  cette  onction  de  la  charité 
qui  a  changé  votre  bienheureux  père  ;  c'est  cette 
huile  vraiment  céleste,  c'est  ce  baume  spirituel  qui 
a  calmé  ces  esprits  chauds  et  remuans  ,  qui  exci- 
toient  en  lui  la  colère  ;  par  où  vous  devez  mainte- 
nant connoître  ce  que  c'est  que  la  douceur  chré- 
tienne. Ce  n'est  pas  autre  chose,  mes  Sœurs,  que  la 
fleur  de  la  charité ,  qui ,  ayant  rempli  le  dedans , 
répand  ensuite  sur  l'extérieur  une  grâce  simple  et 
sans  fard ,  et  un  air  de  cordialité  tempéré ,  qui  ne 
respire  qu'une  affection  toute  sainte  :  c'est  par-là  que 
François  de  Sales  commençoit  à  gagner  les  cœurs. 

Mais  la  douceur  chrétienne  n'agit  pas  seulement 
sur  le  visage  ;  elle  porte  avec  soi ,  dans  l'intérieur  , 
ces  trois  vertus  principales  qui  la  composent ,  la  pa- 
tience ,  la  compassion ,  la  condescendance  :  vertus 
absolument  nécessaires  à  ceux  qui  dirigent  les  âmes  ; 
la  patience ,  pour  supporter  les  défauts  ;  la  com- 
passion ,  pour   les  plaindre  ;  la  condescendance , 

t     (0  De  catech.  rud.  cap.xv,  n.  a3;  tom.  vit  col.  279.  —  {?)  Ad 
Marcel.  Ep.  <:xxxix,  n.  3;  tom.  11,  col.  4a  1. 


DE    SAINT     FRANÇOIS    DE    SALES.  47 

pour  les  guérir.  La  conduite  des  âmes  est  une  agri- 
culture spirituelle;  et  j'apprends  de  l'apôtre  saint 
Jacques,  que  la  vertu  des  laboureurs,  c'est  la  pa- 
tience :  «  Voilà,  dit-il,  que  le  laboureur  attend  le 
»  fruit  de  la  terre,  supportant  patiemment  toutes 
»  choses  »  :  Ecce  agricola  expeclat  pretiosum  fruc- 
tum  terrœ  ,  patienter  ferens  (0. 

Et  en  effet,  chre'tiens,  pour  dompter,  si  je  puis 
parler  de  la  sorte  ,  la  dureté  de  la  terre  ,  surmonter 
l'inégalité  des  saisons,  et  supporter,  sans  relâche, 
l'assiduité  d'un  si  long  travail ,  qu'y  a-t-il  de  plus 
nécessaire  que  la  patience  ?  Mais  vous  en  avez  d'au- 
tant plus  besoin ,  ô  laboureurs  spirituels  ,  que  le 
grain  que  vous  semez  est  plus  délicat  et  plus  pré- 
cieux ;  le  champ  que  vous   cultivez ,  plus  stérile  ; 
les  fruits  que  vous   attendez ,  ordinairement  plus 
tardifs;  et  les  vicissitudes,  que  vous  craignez,  sans 
comparaison  plus  dangereuses.  Pour  vaincre  ces  dif- 
ficultés, il  faut  une  patience  invincible,  telle  qu'étoit 
celle  de  François  de  Sales.  Bien  loin  de  se  dégoûter , 
ou  de  relâcher  son  application,  quand  la  terre, 
qu'il  cultivoit ,  ne  lui  donnoit  pas  des  fruits  assez 
tôt;  il  augmentoit  son  ardeur,  quand  elle  ne  lui 
produisoit  que  des  épines.  On  a  vu  des  hommes  in- 
grats ,  auxquels  il  avoit  donné  tant  de  veilles ,  pour 
les  conduire  par  la  droite  voie,  qui,  au  lieu  de  re- 
connoître  ses  soins,  s'emportoient  jusqu'à  cet  excès 
de  lui  faire  mille  reproches  outrageux.  C'étoit  un 
sourd  qui  n'entendoit  pas ,  et  un  muet  qui  ne  par- 
loit  pas  :  Ego  autem  tanquam  surdus  non  audiebam , 

0)  Jae.  v.  7. 


48  PANÉGYRIQUE 

et  sicut  mutus  non  aperiens  os  suwn  (0.  Il  louoit 
Dieu  dans  son  cœur  ,  de  lui  faire  naître  cette  oc- 
casion de  fléchir,  par  sa  patience,  ceux  qui  résis- 
toient  à  ses  bons  conseils.  Quelque  étrange  que  fût 
leur  emportement ,  il  ne  lui  est  jamais  arrive'  de  se 
plaindre  d'eux  ;  mais  il  n'a  jamais  cessé  de  les  plaindre 
eux-mêmes;  et  c'est  le  second  sentiment  d'un  bon 
directeur. 

Vous  le  savez ,  ô  pécheurs ,  lépreux  spirituels  que 
la  Providence  divine  adressoit  à  cet  Elisée ,  vous 
particulièrement ,  pauvres  dévoyés  de  ce  grand  dio- 
cèse de  Genève ,  et  vous ,  pasteurs  des  troupeaux 
errans,  ministres  d'iniquité,  qui  corrompez  les  fon- 
taines de  Jacob ,  et  tâchez  de  détourner  ses  eaux 
vives  sur  une  terre  étrangère  :  lorsque  votre  bon- 
heur vous  a  fait  tomber  entre  les  mains  de  ce  pasteur 
charitable,  vous  avez  expérimenté  quelles  étoient 
ses  compassions. 

Et  certainement,  chrétiens,  il  n'est  rien  de  plus 
efficace,  pour  toucher  les  cœurs  ,  que  cette  sincère 
démonstration  d'une  charité  compatissante.  La  com- 
passion, va  bien  plus  au  cœur,  lorsqu'elle  montre 
le  désir  de  sauver;  et  les  larmes  du  père  affligé,  qui 
déplore  les  erreurs  de  son  prodigue,  lui  font  bien 
mieux  sentir  son  égarement ,  que  les  discours  sub- 
tils et  étudiés  ,  par  lesquels  il  auroit  pu  le  con- 
vaincre. C'est  ce  quifaisoit  dire  à-saint  Augustin  (2), 
qu'il  falloit  rappeler  les  hérétiques ,  plutôt  par  des 
témoignages  de  charité,  que  par  des  contentions 

(0  Ps.  xxxyh.  i4 —  W  In  Joan.  Tract,  vi ,  n.   i5 ;  tom.  m,  part. 
h,  col.  337. 

échauffées. 


DE    SAINT    FRANÇOIS    DE    SALES.  4<) 

échauffées.  La  raison  en  est  e'vidente  t  c'est  que 
l'ardeur  de  celui  qui  dispute  peut  naître  du  de'sir 
de  vaincre  :  la  compassion  est  plus  agréable ,  qui 
montre  le  désir  de  sauver.  Un  homme  peut  s'aigrir 
contre  vous,  quand  vous  choquez  ses  pensées;  mais 
il  vous  sera  toujours  obligé  que  vous  désiriez  soft 
salut  :  il  craint  de  servir  de  trophée  à  votre  orgueil  ; 
mais  il  ne  se  fâche  jamais  d'être  l'objet  de  votre 
charité.  Entrez  par  cet  abord  favorable  ;  n'attaquez 
pas  cette  place  du  côté  de  cette  éminence,  où  la 
présomption  se  retranche;  ce  ne  sont  que  des  hau- 
teurs immenses ,  et  des  précipices  escarpés  et  rui- 
neux :  approchez  par  l'endroit  le  plus  accessible  ; 
et  par  ce  cœur,  qui  s'ouvre  à  vous,  tâchez  de  ga- 
gner l'esprit  qui  s'éloigne. 

Jamais  homme  n'a  mieux  pratiqué  cette  ruse  in- 
nocente, et  cette  salutaire  intelligence,  que  le  saint 
évêque  dont  nous  parlons.  11  ne  lui  étoit  pas  diffi- 
cile de  persuader  aux  pécheurs ,  et  particulièrement 
aux  hérétiques  qui  conversoient  avec  lui ,  combien 
il  déploroit  leur  misère  :  c'est  pourquoi  aussitôt  ils 
étoient  touchés;  et  il  leur  sembloit  entendre  une 
voix  secrète ,  qui  leur  disoit  dans  le  fond  du  cœur 
ces  paroles  de  saint  Augustin  :  Venij  columba  te 
vocat,  gemendo  te  vocat  (0  :  pécheurs,  courez  à 
la  pénitence;  hérétiques,  venez  à  l'Eglise;  celui  qui 
vous  appelle,  c'est  la  douceur  même;  ce  n'est  pas 
un  oiseau  sauvage ,  qui  vous  étourdisse  par  ses  cris 
importuns ,  ou  qui  vous  déchire  par  ses  ongles  ;  c'est 
une  colombe,  qui  gémit  pour  vous,  et  qui  tâche  de 

W  In  Joan.  Tract,  vi,  n.  i5;  tom,  m,  part,  n,  col.  33j. 
BOSSUET.   XVI.  4 


5o  PANÉGYRIQUE 

vous  attirer,  en  gémissant,  par  l'effort  d'une  com- 
passion plus  que  paternelle  :  Veni ,  columbà  te  vo- 
cal, gemendo  te  vocat.  Un  homme  si  tendre ,  met 
Sœurs,  et  si  charitable,  sans  doute  n'avoit  pas  de 
peine  à  se  rabaisser  par  une  miséricordieuse  condes- 
cendance ,  qui  est  la  troisième  partie  de  la  douceur 
chrétienne,  et  la  qualité  la  plus  nécessaire  à  un 
fidèle  conducteur  des  âmes  :  condescendance,  mes 
Sœurs,  que  l'onction  de  la  charité  produit  dans  les 
cœurs  ;  et  voici  en  quelle  manière. 

Je  vous  parlois  tout  à  l'heure  de  ces  changemens 
merveilleux,  que  fait  dans  les  cœurs  l'amour  des  en- 
fans,  entre  lesquels  le  plus  remarquable  est  d'ap- 
prendre à  se  rabaisser.  Car  voyez  cette  mère  et  cette 
nourrice,  ou  ce  père  même,  si  vous  voulez,  comme 
il  se  rapetisse  avec  cet  enfant ,  si  je  puis  parler  de 
la  sorte.  Il  vient  du  palais ,  dit  saint  Augustin  (0  p 
où  il  a  prononcé  des  arrêts,  où  il  a  fait  retentir 
tout  le  barreau  du  bruit  de  son  éloquence  :  retourné 
dans  son  domestique,  parmi  ses  enfans,  il  vous  pa- 
roît  un  autre  homme  :  ce  ton  de  voix  magnifique  a 
dégénéré,  et  s'est  changé  en  un  bégaiement;  ce  vi- 
sage ,  naguère  si  grave ,  a  pris  tout-à-coup  un  air  en- 
fantin ;  une  troupe  d'enfans  l'environne ,  auxquels  il 
est  ravi  de  céder;  et  ils  o*t  tant  de  pouvoir  sur  ses  vo- 
lontés, qu'il  ne  peut  leur  rien  refuser  que  ce  qui  leur 
nuit.  Puisque  l'amour  des  enfans  produit  ces  effets  , 
il  faut  bien  que  la  charité  chrétienne ,  qui  donne  des 
sentimens  maternels,  particulièrement  aux  pasteurs 
des  âmes,  inspire  en  même  temps  la  condescen- 

(0  In  Jean.  Tract,  vu,  n.  32  j  lom.  lit,  part,  n,  col.  35a, 


ME    SAINT    FRANÇOIS    DE    SALES.  5l 

dance  :  elle  accorde  tout ,  excepté  ce  qui  est  con- 
traire au  salut.  Vous  le  savez ,  ô  grand  Paul ,  qui 
êtes  descendu  tant  de  fois  du  troisième  ciel ,  pour 
bégayer  avec  les  enfans  ;  qui  paroissiez  vous-même , 
parmi  les  fidèles,  ainsi  qu'un  enfant:  Facti  sumus 
parvuli  in  medio  vestrûm  (0;  petit  avec  les  petits, 
gentil  avec  les  gentils ,  infirme  avec  les  infirmes , 
tout  à  tous  ;  afin  de  les  sauver  tous. 

Que  dirai-je  maintenant  de  saint  François  de  Sales? 
[  Ce  sera,  mes  Frères,  vous  représenter  au  naturel 
les  saints  artifices  de  sa  charitable  condescendance 
pour  les  âmes ,  que  de  vous  exposer  ici  les  vrais  ca- 
ractères de  la  charité  pastorale ,  que  saint  Augustin 
nous  a  si  tendrement  exprimés.  ]  «  La  charité,  nous 
»  dit-il,  enfante  les  uns,  s'afï'oiblit  avec  les  autres; 
j)  elle  a  soin  d'édifier  ceux-ci,  elle  craint  de  blesser 
•à  ceux-là;  elle  s'abaisse  vers  les  uns,  elle  s'élève  vers 
»  les  autres  :  douce  pour  certains,  sévère  à  quel- 
»  ques-uns,  ennemie  de  personne,  elle  se  montre 
i>  la  mère  de  tous  ;  elle  couvre  de  ses  plumes  molles 
»  ses  tendres  poussins  ;  elle  appelle  d'une  voix  pres- 
»  santé  ceux  qui  se  plaignent;  et  les  superbes,  qui 
»  refusent  de  se  rendre  sous  ses  ailes  caressantes , 
»  deviennent  la  proie  des  oiseaux  voraces  »  :  Ipsa 
charitas  alios  parturil ,  cum  aliis  injirmatur  ;  alios 
curai  œdificare ,  alios   contremiscit  ojfendere  ;  ad 
alios  se  inclinât,  ad  alios  se  erigit;  aliis  blanda  , 
aliis  severa;  nulli  inimica ,  omnibus  mater  (2);.... 
languidulis  plumis  leneros  foetus  operit,  et  susur- 

(')  /.  Thess.  il.  7.  — (»)  S.  Aug.  de  cat.rud.  cap.  xv,  n.  a3  ;  tom. 
vi,  col.  279. 


52  PANÉGYRIQUE 

vantes  pullos  contracta  voce  advocat;  cujus  blandas 
alas  refugientes  superbi ,  prœda  Jîunt  alitibus  (0. 
Elle  s'élève  contre  les  uns  sans  s'emporter,  et  s'a- 
baisse devant  les  autres  sans  se  démettre  :  sévère  à 
ceux-là  sans  rigueur ,  et  douce  à  ceux-ci  sans  flat- 
terie :  elle  se  plaît  avec  les  forts  ;  mais  elle  les  quitte 
pour  courir  aux  besoins  des  foibles  (*). 

(*)  S.  Aug.  de  cat.  rud.  cap.  x ,  n.  i5  ;  tom.  vi,  col.  2j4- 

(*)  Bossuet  renvoie ,  pour  finir  son  sermon ,  au  Panégyrique  de 
saint  Thomas  de  Villeneuve,  que  toutes  nos  recherches  n'ont  pu 
nous  procurer.  (Edit.  de Deforis.) 


DE    SAINT    PIERRE    NOLASQUE.  53 


PANÉGYRIQUE 


SAINT  PIERRE  NOLASQUE. 


Avec  quel  zèle  saint  Pierre  Nolasque,  pour  imiter  et  honorer  la 
charité  du  divin  Sauveur,  a  consacré  au  soulagement  et  à  la  déli- 
vrance de  ses  frères  captifs,  ses  soins,  sa  personne  et  ses  disciples. 


Dédit  semetipsum  pro  nobis. 

77  s'est  donné  lui-même  pour  nous.  Tit.  II.  i4- 

(^4 'est  un  plus  grand  bonheur,  dit  le  Fils  de  Dieu, 
de  donner  que  de  recevoir.  Cette  parole  étoit  digne 
de  celui  qui  a  tout  donne'  jusqu'à  son  sang ,  et  qui 
se  seroit  épuise'  lui-même ,  si  ses  tre'sors  n'étoient  in- 
finis aussi  bien  que  ses  largesses.  Saint  Paul ,  qui  a 
recueilli  ce  beau  sentiment  de  la  bouche  de  notre 
Sauveur,  le  propose  à  tous  les  fidèles  pour  servir 
de  loi  à  leur  charité'.  Souvenez-vous.,  leur  dit-il, 
de  cette  parole  du  Seigneur  Je'sus,  qu'  «  Il  vaut 
»  mieux  donner  que  de  reoevoir  (0  »  ;  parce  que  le 
bien  que  vous  recevez  est  une  consolation  de  votre 
indigence,  et  celui  que  vous  répandez  est  la  marque 

(0  Au.  xx.  35. 


54  PANÉGYRIQUE 

d'une  plénitude  qui  s'étend  à  soulager  les  besoins 
des  autres. 

Jamais  il  n'y  a  eu  sur  la  terre  un  homme  plus  li- 
béral que  le  grand  saint  Pierre  Nblasque,  fondateur 
de  l'ordre  sacré  de  Notre-Dame  de  la  Merci ,  dont 
nous  honorons  aujourd'hui  la  bienheureuse  mé- 
moire; car  il  ne  s'est  rien  proposé  de  moins  que 
l'immense  profusion  d'un  Dieu,  qui  s'est  prodigué 
lui-même  ;  et  de  là  il  a  conçu  le  dessein  de  dévouer 
sa  personne ,  et  de  consacrer  tout  son  ordre  aux  né- 
cessités des  misérables. 

Tous  les  fidèles  serviteurs  de  Dieu  ont  imité  quel- 
ques traits  du  Sauveur  des  âmes  :  celui-ci  a  cette 
grâce  particulière ,  de  l'avoir  fidèlement  copié  dans 
le  caractère  par  lequel  il  est  établi  notre  rédemp- 
teur. Pour  entendre  un  si  grand  dessein  et  imiter  un 
si  grand  exemple ,  demandons  l'assistance,  etc.  Ave. 

La  manière  la  plus  excellente  d'honorer  les  choses 
divines,  c'est,  Messieurs,  de  les  imiter.  Dieu  nous 
ayant  fait  cet  honneur  de  nous  former  à  sa  ressem- 
blance,  le  plus  grand  hommage  que  nous  puissions 
rendre  à  la  souveraine  vérité  dé  Dieu,  c'est  de  nous 
conformer  à  ce  qu'il  est;  car  alors  nous  célébrons 
ses  grandeurs ,  non  point  par  nos  paroles ,  ni  par  nos 
pensées,  ni  par  quelques  sentimens  de  notre  cœur; 
mais,  ce  qui  est  bien  plus  relevé,  par  toute  la  suite 
de  nos  actions  et  par  tout  l'état  de  notre  personne. 

Nous  pouvons  donc  honorer  en  deux  façons  les 
mystères  de  Jésus-Christ ,  on  par  des  actes  particu- 
liers de  nos  volontés,  ou  par  tout  l'état  de  notre 
vie.  Nous  les  honorons  par  des  actes,  en  les  adorant 


DE    SAINT    PIERRE    NOLASQCE.  55 

par  foi,  en  les  ressentant  par  reconnoissance,  en 
nous  y  attachant  par  amour.  Mais  voici  que  je  vous 
montre  avec  l'apôtre  une  voie  bien  plus  excellente  : 
Excellentiorem  viam  vobis  demonstro  (0.  C'est 
d'honorer  ces  divins  mystères  par  quelque  chose  de 
plus  profond ,  en  nous  de'vouant  saintement  à  Dieu, 
non-seulement  pour  les  aimer  et  pour  les  connoître, 
mais  encore  pour  les  imiter,  pour  en  porter  sur 
nous-mêmes  l'impression  et  le  caractère,  pour  en 
recevoir  en  nous-mêmes  la  bénédiction  et  la  grâce. 

C'est  en  cette  sorte,  mes  Frères,  que  saint  Pierre 
Nolasque  a  été  choisi  pour  honorer  le  mystère  de  la 
Rédemption.  Il  l'a  honoré  véritablement ,  entrant 
dans  les  devoirs ,  dans  la  gratitude ,  dans  toutes  les 
dépendances  d'une  créature  rachetée.  Mais  afin  qu'il 
fût  lié  plus  intimement  à  la  grâce  de  ce  mystère,  il 
a  plu  au  Saint-Esprit  qu'il  se  dévouât  volontaire- 
ment à  l'imitation  de  cette  immense  charité,  par  la- 
quelle «  Jésus-Christ  a  donné  son  ame  pour  être , 
»  comme  il  le  dit  lui-même  {?} ,  la  rédemption  de 
»  plusieurs  ». 

S'il  y  a  quelque  chose  au  monde ,  quelque  servi- 
tude capable  de  représenter  à  nos  yeux  la  misère 
extrême  de  la  captivité  horrible  de  l'homme,  sous 
la  tyrannie  des  démons;  c'est  l'état  d'un  chrétien 
captif,  sous  la  tyrannie  des  Mahométans.  Car  et  le 
corps  et  l'esprit  y  souffrent  une  égale  violence,  et 
l'on  n'est  pas  moins  en  péril  de  son  salut  que  de  sa 
vie.  C'est  donc  au  soulagement  de  cet  état  misérable 
qu'est  appliqué  saint  Pierre  Nolasque ,  pour  honorer 
les  bontés  de  Jésus  délivrant  les  hommes  de  la  ty- 

(*)I.  Cor,  xii.  3o.  —  W  Matth.  xx.  28. 


56  PANÉGYRIQUE 

rannie  de  Satan.  Il  se  donne  de  tout  son  cœur  à  ces 
malheureux  esclaves ,  et  il  s'y  donne  dans  le  même 
esprit  que  Jésus  s'est  donné  aux  hommes  captifs , 
pour  les  affranchir  de  leur  servitude  :  Dédit  seme- 
tipsum  pro  nobis. 

Jésus-Christ  a  donné  aux  hommes  et  à  l'œuvre  de 
la  rédemption,  premièrement  ses  soins  paternels; 
secondement  sa  propre  personne;  troisièmement, 
ses  disciples.  Il  nous  a  donné  ses  soins,  parce  qu'il  a 
toujours  eu  l'esprit  occupé  de  la  pensée  de  notre 
salut  :  il  nous  a  donné  sa  propre  personne ,  parce 
qu'il  s'est  immolé  pour  nous  :  il  nous  a  donné  ses 
disciples,  qui  étant  la  plus  noble  partie  du  peuple 
qu'il  a  racheté,  est  appliquée  par  lui-même  et  en- 
tièrement dévouée  à  coopérer  par  sa  charité  à  la  dé- 
livrance de  tous  les  autres. 

C'est  ainsi  que  le  Fils  de  Dieu  a  consommé  l'œuvre 
de  notre  rédemption,  et  c'est  par  les  mêmes  voies 
que  le  saint  que  nous  révérons  a  imité  son  amour  et 
honoré  son  mystère.  Fidèle  imitateur  du  Sauveur 
des  âmes,  il  a  été  touché,  aussi  bien  que  lui,  des 
cruelles  extrémités  où  sont  réduits  les  captifs;  il  leur 
a  donné,  aussi  bien  que  lui,  premièrement  tous  ses 
soins,  secondement  toute  sa  personne,  troisièmement 
tous  ses  disciples  et  l'ordre  religieux  qu'il  a  établi 
dans  l'Eglise.  C'est  ce  que  nous  aurons  à  considérer 
dans  les  trois  points  de  ce  discours. 

PREMIER  POINT. 

L'une  des  raisons  principales  qui  a  rendu  les  in- 
fidèles si  fort  incrédules  au  mystère  du  Verbe  in- 
carné, c'est  qu'ils  n'ont  pu  se  persuader  que  Dieu 


DE    SAIJVT    PIERftE    NOLASQUE.  5t 

eut  tant  d'amour  pour  le  genre  humain  ,  que  les 
chrétiens  le  publioient.  Celse ,  dans  cet  écrit  si  en- 
venimé qu'il  a  fait  contre  l'Evangile  ,  auquel  le  docte 
Origène  a  si  fortement  répondu  (0,  se  moque  des 
chrétiens,  de  ce  qu'ils  osoient  présumer  que  Dieu 
même  étoit  descendu  du  ciel  pour  venir  à  leur  se- 
cours. Ils  trouvoient  indigne  de  Dieu  d'avoir  un  soin 
si  particulier  des  choses  humaines  ;  et  c'est  pourquoi 
l'Ecriture  sainte,  pour  établir  dans  les  cœurs  la 
croyance  d'un  si  grand  mystère,  ne  cesse  de  publier 
la  bonté  de  Dieu  et  son  amour  pour  les  hommes. 
C'est  aussi  ce  qui  a  obligé  l'apôtre  saint  Jean  à  con- 
fesser en  ces  termes  la  foi  de  la  rédemption  :  «  Pour 
»  nous,  nous  croyons,  dit-il  (2),  à  la  charité  que 
»  Dieu  a  eue  pour  les  hommes  ».  Voilà  une  belle 
profession  de  foi ,  et  conçue  d'une  façon  bien  singu- 
lière, mais  absolument  nécessaire  pour  combattre  et 
déraciner  l'incrédulité.  Car  c'est  de  même  que  s'il 
disoit  :  Les  Juifs  et  les  gentils  ne  veulent  pas  croire 
que  Dieu  ait  si  fort  aimé  la  nature  humaine,  que  de 
s'en  revêtir  pour  la  racheter.  Mais  pour  nous,  dit  ce 
saint  apôtre  ,  nous  n'ignorons  pas  ses  bontés  ;  et 
connoissant,  comme  nous  faisons,  ses  miséricordes 
et  ses  entrailles  paternelles,  nous  croyons  facilement 
cet  amour  immense  qu'il  a  témoigné  aux  hommes 
en  se  livrant  lui-même  pour  eux  :  Et  nos  cognovimus 
et  credidimus  charitati  quam  habet  Deus  in  nobis. 

Elevons  donc  nos  voix,  mes  Frères,  et  confessons 
hautement  que  nous  croyons  à  la  charité  que  le 
Fils  de  Dieu  a  eue  pour  nous.  Nous  croyons  qu'il 
s'est  fait  homme  pour  notre  salut  :   nous  croyons 

C1)  Orig.  cont,  Cels.  lib.  v,  lanu  iyp.  5;  8  et  seq.  —  (2)  /.  Joan.  iv,  1 6. 


58  PANÉGYRIQUE 

qu'il  n'a  vécu  sur  la  terre  que  pour  travailler  à  ce 
grand  ouvrage.  Il  nous  a  toujours  portés  dans  son 
cœur,  dans  sa  naissance  et  dans  sa  mort,  dans  son 
travail  et  dans  son  repos ,  dans  ses  conversations  et 
dans  ses  retraites,  dans  les  villes  et  dans  le  désert , 
dans  la  gloire  et  dans  les  opprobres ,  dans  ses  humi- 
liations et  dans  ses  miracles.  Il  n'a  rien  fait  que 
pour  nous  durant  tout  le  cours  de  sa  vie  mortelle  ; 
et  maintenant  qu'il  est  dans  le  ciel  à  la  droite  de  la 
majesté  de  Dieu  son  Père  dans  les  lieux  très-hauts  (0, 
il  ne  nous  a  pas  oubliés.  Au  contraire ,  dit  le  saint 
apôtre,  il  y  est  monté  pour  y  être  notre  avocat, 
notre  ambassadeur  et  notre  pontife  :  il  traite  nos 
affaires  auprès  de  son  Père;  «  toujours  vivant,  dit 
»  le  même  apôtre,  afin  d'intercéder  pour  nous  » j 
Semper  vivens  ad  inlerpellandum  pro  nobîs  (2)  : 
comme  s'il  n'avoit  ni  de  vie ,  ni  de  félicité ,  ni  de 
gloire  que  pour  l'avantage  et  le  bien  des  hommes. 
Ce  n'est  pas  assez ,  chrétiens  :  si  nous  croyons 
véritablement  que  Dieu  nous  a  aimés  avec  tant  d'ex- 
cès, il  faut  qu'un  si  grand  amour,  qui  s'est  étendu 
sur  nous  avec  tant  de  profusion  ,  nous  fasse  aussi  di- 
later nos  cœurs  sur  les  besoins  de  nos  frères.  «  Si 
»  Dieu,  dit  saint  Jean  (3),  nous  a  tant  aimés,  nous 
»  devons  nous  aimer  les  uns  les  autres  »  ;  nous  de- 
vons reconnoître  ses  soins  paternels,  en  nous  revê- 
tant à  son  exemple  de  soins  charitables  ;  et  nous  ne 
pouvons  mieux  confesser  la  miséricorde  que  nous 
recevons ,  qu'en  l'exerçant  sur  les  autres  en  simpli- 
cité de  cœur  :  Estole  miséricordes  (4). 

(0  Hebr.  i.  3.  —  CO  Ibid.  vu.  a5.  —  (3)  /.  Joan.  iv.  1 1.  —  CO  Luc. 
vi.  36. 


DE    SAINT    PIERRE    NOLASQUE.  5o, 

Le  saint  que  nous  honorons  étoit  pénétré  de  ces 
sentùnens.  11  avoit  toujours  devant  les  yeux  les  chari- 
tés infinies  d'un  Dieu  rédempteur;  et  pour  se  rendre 
semblable  à  lui,  il  se  laissoit  percer  par  les  mêmes 
traits;  il  avoit  sucé  cet  esprit  dans  les  plaies  de  Jésus- 
Christ,  dans  la  source  même  des  miséricordes.  Il 
pouvoit  dire  avec  Job  (0  que  «  la  tendresse,  la  com- 
»  passion ,  la  miséricorde  étoit  crue  avec  lui  dès  son 
3>  enfance  »  ;  et  c'étoit  par  de  telles  victimes  qu'il 
croyoit  devoir  honorer  les  bontés  inexprimables  d'un 
Dieu  rédempteur. 

Et  en  effet,  chrétiens,  pour  rendre  le  souverain 
culte  à  la  souveraine  majesté  de  Dieu  ,  il  me  semble 
que  nous  lui  devons  <leux  sortes  de  sacrifices.  Je 
remarque  dans  les  Ecritures  qu'il  y  a  un  sacrifice 
qui  tue ,  et  un  sacrifice  qui  donne  la  vie.  Le  sacri- 
fice qui  tue  est  assez  connu;  témoins  le  sang  de  tant 
de  victimes  et  le  massacre  de  tant  d'animaux.  Mais, 
outre  ce  sacrifice  qui  détruit,  je  vois  dans  les  saintes 
Lettres  un  sacrifice  qui  sauve  :  car,  comme  dit  le 
sage  Ecclésiastique ,  «  celu^-là  offre  un  sacrifice, 
»  qui  exerce  la  miséricorde  »  :  Qui  facit  miseri- 
cordiam  ,  offert  sacrijicium  (2).  D'où  vient  cette 
différence,  si  ce  n'est  que  l'un  de  ces  sacrifices  a  été 
divinement  établi  pour  honorer  la  bonté  de  Dieu, 
et  l'autre  pour  appaiser  sa  sainte  justice.  La  justice 
divine  poursuit  les  pécheurs  à  main  armée,  elle  lave 
ses  mains  dans  leur  sang,  elle  les  perd  et  les  exter- 
mine; elle  veut  qu'ils  soient  dissipés  devant  sa  face, 
comme  la  cire  fondue  devant  le  feu  :  Pereant  pec~ 
catores  à  facie  Dei  (5).   Au  contraire  ,  la  miséri- 

W  Job.  xxxi.  18.  —  (»)  Eccli.xxxy.  4.  —  (3)  Psal.  lxvii.  3. 


60  FANÉGYRIQUE 

corde,  toujours  douce,  toujours  bienfaisante,  ne 
veut  pas  que  personne  pe'risse  :  elle  attend  les  pé- 
cheurs avec  patience;  elle  pense,  dit  l'Ecriture, 
des  pense'es  de  paix  et  non  des  pensées  d'affliction  : 
Ego  cogito  cogilationes  pacis ,  et  non  afflictionis  (0. 

Voilà  une  grande  opposition  :  aussi  honore-t-on 
ces  deux  attributs  par  des  sacrifices  bien  opposés. 
A  cette  justice  rigoureuse  qui  tonne,  qui  fulmine, 
qui  rompt  et  qui  brise ,  qui  renverse  les  montagnes 
et  arrache  les  cèdres  du  Liban,  c'est-à-dire,  qui 
extermine  les  pécheurs  superbes,  il  lui  faut  des  sa- 
crifices sanglans  et  des  victimes  égorgées ,  pour  mar- 
quer la  peine  qui  est  due  au  crime.  Mais  pour  cette 
miséricorde  toujours  bienfaisante,  qui  guérit  ce  qui 
est  blessé,  qui  affermit  ce  qui  est  foible,  qui  vivifie 
ce  qui  est  mort ,  il  faut  présenter  en  sacrifice  non 
des  victimes  détruites ,  mais  des  victimes  conservées  ; 
c'est-à-dire,  des  pauvres  soulagés,  des  infirmes  sou- 
tenus ,  des  morts  ressuscites  dans  les  pécheurs"  con- 
vertis. Telles  sont  les  véritables  hosties  qui  honorent 
la  miséricorde  divine. 

Ainsi  saint  Pierre  Nolasque  étant  toujours  occupé 
des  soins,  des  compassions,  des  bontés  de  Jésus  pour 
le  genre  humain,  et  sentant  son  cœur  empressé 
dans  le  désir  de  les  reconnoître ,  il  s'écrie  avec  le 
Psalmiste  :  Quid  rétribuant  Domino  pro  omnibus 
quce  rétribua  mihi  (2)?  «  Que  rendrai-je  au  Seigneur 
»  pour  tous  les  biens  qu'il  m'a  faits  »  ,  et  à  toute  la 
nature  humaine  ?  Quelle  victime  ,  quel  sacrifice  lui 
offrirai-je  en  actions  de  grâces?  Ah  !  poursuit-il  avec 
le  prophète  ;  Caïicem  salularis  accipiam  (3)  :  «  Je 
C1)  Jeter»,  xxix.  i 1.  —  (a)  Psalm.  cxy.  3.  —  (3)  Ibid.  !\. 


DE    SAINT    PIERRE    N0LASQUE.  (5 1 

»  prendrai  le  calice  du  Sauveur  »  ,  je  boirai  le 
même  breuvage  que  Jésus  a  bu  ;  c'est-à-dire ,  je  me 
remplirai ,  je  m'enivrerai  de  sa  charité  par  laquelle 
il  a  tant  aimé  la  nature  humaine.  Je  dilaterai  mon 
cœur,  comme  il  a  dilaté  le  sien  ;  j'offrirai,  à  ce  Dieu 
amateur  et  conservateur  des  hommes ,  des  victimes 
qui  lui  plaisent,  des  hommes  sauvés  et  délivrés. 

Il  cherche  donc  dans  toute  l'Eglise  tous  les  in- 
firmes ,  tous  les  malheureux ,  résolu  de  leur  consa- 
crer ses  affections  et  ses  soins.  Dieu  lui  fait  arrêter 
les  yeux  sur  ces  misérables  captifs,  qui  gémissent 
sous  la  tyrannie  des  mahométans.  Il  voit  leur  corps 
dans  l'oppression,  leur  esprit  dans  l'angoisse,  leur 
cœur  dans  le  désespoir,  leur  foi  même  dans  un  péril 
«vident.  Il  offre  à  Dieu  leurs  cris,  leurs  gémissemens, 
les  larmes  de  leurs  amis ,  la  désolation  de  leur  fa- 
mille. Peut-être  ne  le  font- ils  pas,  peut-être  sont-ils 
de  ceux  qui  s'élèvent  contre  Dieu  même  sous  les 
coups  de  sa  main  puissante  ;  serviteurs  rebelles  et 
opiniâtres,  châtiés  et  non  corrigés,  frappés  et  non 
convertis,  abattus  et  non  humiliés,  atterrés,  comme 
dit  David ,  sans  être  touchés  de  componction  :  Dis- 
sipati  sunt,  non  compunclii1).  C'est  ce  qui  afflige  son 
cœur.  Quoiqu'il  pense  toujours  à  eux  avec  un  em- 
pressement charitable,  néanmoins  deux  fois  le  jour 
et  deux  fois  la  nuit  il  se  présente  pour  eux  devant 
la  face  de  Dieu,  et  cherche  auprès  d'un  Père  si  tendre 
les  moyens  de  soulager  ses  enfans  captifs. 

Mes  Frères,  cet  objet  lugubre  d'un  chiétien  cap- 
tif dans  les  prisons  des  mahométans ,  me  jette  dans 
une  profonde  considération  des  grands  et  épouvanta- 

(»)  Psalm.  xxxiv.  16. 


6?-  PANÉGYRIQUE 

bles  progrès  de  cette  religion  monstrueuse.  O  Dieu , 
que  le  genre  humain  est  cre'dule  aux  impostures  de 
Satan  !  O  que   l'esprit  de  séduction  et  d'erreur  a 
d'ascendant  sur  notre  raison  !  Que  nous  portons  en 
nous-mêmes,  au  fond  de  nos  cœurs,  une  étrange 
opposition  à  la  vérité,  dans  nos  aveuglemens,  dans 
nos  ignorances,  dans  nos  préoccupations  opiniâtres. 
Voyez  comme  l'ennemi  du  genre  humain  n'a  rien 
oublié  pour  nous  perdre ,  et  pour  nous  faire  embras- 
ser des  erreurs  damnables.  Avant  la  venue  du  Sau- 
veur, il  se  faisoit  adorer  par  toute  la  terre  sous  les 
noms  de  ces  fameuses  idoles,  devant  lesquelles  trem- 
bloient  tous  les  peuples;  il  travailloit  de  toute  sa 
force  à  étouffer  le  nom  du  vrai  Dieu.  Jésus-Christ  et 
ses  martyrs  l'ont  fait  retentir  si  haut,  depuis  le  levant 
jusqu'au  couchant,  qu'il  n'y  a  plus  moyen  de  l'é- 
teindre ni  de  l'obscurcir.  Les  peuples  qui  ne  le  con- 
noissoient  pas ,  y  sont  attirés  en  foule  par  la  croix 
de  Jésus-Christ;  et  voici  que  cet  ancien  imposteur, 
qui,  dès  l'origine  du  monde,  est  en  possession  de 
tromper  les  hommes,  ne  pouvant  plus  abolir  le  saint 
nom  de  Dieu, frémissant  contre  Jésus-Christ  qui  l'a 
fait  connoître  à  tout  l'univers ,  tourne  toute  sa  furie 
contre  lui  et  contre  son  Evangile  :  et  trouvant  en- 
core le  nom  de  Jésus  trop  bien  établi  dans  le  monde 
par  tant  de  martyrs  et  tant  de  miracles ,  il  lui  dé- 
clare la  guerre  en  faisant  semblant  de  le  révérer, 
et  il  inspire  à  Mahomet ,  en  l'appelant  un  prophète , 
de  faire  passer  sa  doctrine  pour  une  imposture  ;  et 
cette  religion  monstrueuse,  qui  se    dément   elle- 
même  ,  a  pour  toute  raison   son  ignorance ,  pour 
toute  persuasion  sa  violence  et  sa  tyrannie,  pour 


DE    SAINT    PIERRE    TfOLASQUE.  63 

tout  miracle  ses  armes ,  armes  redoutables  et  victo- 
rieuses, qui  font  trembler  le  monde,  et  rétablissent 
par  force  l'empire  de  Satan  dans  tout  l'univers. 

O  Jésus,  Seigneur  des  seigneurs,  arbitre  de  tous 
les  empires  et  Prince  des  rois  de  la  terre,  jusqu'à 
quand  endurerez-vous  que  votre  ennemi  déclaré, 
assis  sur  le  trône  du  grand  Constantin ,  soutienne 
avec  tant  d'arme'es  les  blasphèmes  de  son  Mahomet, 
abatte  votre  croix  sous  son  croissant ,  et  diminue 
tous  les  jours  la  chrétienté  par  des  armes  si  fortu- 
nées ?  Est-ce  que  vous  réservez  cette  redoutable 
puissance,  pour  faire  souiFrir  à  votre  Eglise  cette 
dernière  et  effroyable  persécution  que  vous  lui  avez 
dénoncée?  Est-ce  que,  pour  entretenir  votre  Eglise 
dans  le  mépris  des  grandeurs,  comme  elle  y  a  été 
élevée,  en  même  temps  que  vous  lui  donnez  la  gloire 
d'avoir  des  rois  pour  enfans ,  vous  abandonnez  d'un 
autre  côté  à  votre  ennemi  capital,  comme  un  présent 
de  peu  d'importance ,  le  plus  redoutable  empire  qui 
soit  éclairé  par  le  soleil?  Ou  bien  est-ce  qu'il  ne 
vous  plaît  pas  que  votre  Eglise,  nourrie  dans  les 
alarmes  ,  fortifiée  par  les  persécutions  et  par  les 
terreurs,  jouisse  dans  la  paix  même  d'une  tranquil- 
lité assurée?  Et  c'est  pour  cette  raison  que  vous  lui 
mettez,  comme  sur  sa  tête,  cette  puissance  redou- 
table qui  ne  cesse  de  la  menacer  de  la  dernière  dé- 
solation. 

En  effet ,  chrétiens ,  ça  été  le  conseil  de  Dieu  que 
l'Eglise  fût  établie  au  milieu  des  flots,  qui  frémissent 
impétueusement  autour  d'elle,  et  menacent  de  l'en- 
gloutir. C'est  pourquoi  saint  Augustin,  expliquant 
ces  paroles  du  sacré  Psalmiste  ,  Lœtenlur  insulœ 


64  PANÉGYRIQUE 

multœ  (0  ,  dit  que  ces  îles  vraiment  fortunées,  qui 
doivent  se  re'jouir  du  règne  de  Dieu,  sont  les  Eglises 
chre'tiennes,  environnées  de  toutes  parts  d'une  mer 
irritée,  qui  menace  de  les  engloutir  et  de  les  cou- 
vrir sous  ses  ondes.  Tel  est  le  conseil  de  Dieu;  et  je 
regarde  la  puissance  mahométane  comme  un  océan 
indomptable,  toujours  prêt  à  inonder  toute  l'Eglise, 
sa  furie  n'étant  arrêtée  que  par  des  digues  entr'ou- 
vertes;  ce  sont  les  puissances  chrétiennes,  toujours 
cruellement  divisées.  Et  n'étoient-ce  pas  ces  divisions 
qui  avoient  ouvert  autrefois  aux  sultans ,  successeurs 
de  Mahomet,  une  entrée  si  large,  que  du  temps 
de  Pierre  Nolasque  les  Espagnes  même  étoient  en- 
tièrement inondées? 

C'est  ce  qui  lui  perce  le  cœur.  Il  est  nuit  et  jour 
persécuté  des  cris  des  captifs;  il  faut  qu'il  coure  à 
leur  délivrance.  Ne  lui  dites  pas  que  la  noblesse  de 
son  extraction,  et  le  crédit  qu'il  a  auprès  du  roi 
d'Arragon  ,  dont  il  a  été  précepteur,  l'appelle  à  des 
emplois  plus  illustres  :  il  court  après  ses  captifs.  Il 
falloit  qu'il  descendît  de  bien  haut  à  l'humiliation 
d'un  emploi  si  bas,  selon  l'estime  du  monde,  pour 
mieux  imiter  celui  qui  est  descendu  du  ciel  en  la 
terre  :  imiter  un  Dieu  rédempteur,  c'est  toute  la 
gloire  qu'il  se  propose.  Par  mille  traverses,  par  mille 
périls  il  va  délivrer  ses  frères  :  content  de  tout  don- 
ner ,  de  tout  sacrifier ,  pourvu  qu'il  leur  procure  la 
liberté,  ou  du  moins  quelque  soulagement  à  leurs 
maux ,  pour  les  leur  rendre  plus  supportables.  Et 
pourrois-je  vous  exprimer  les  empressemens  de  sa 
sollicicude  pour  subvenir  à  leurs  besoins,  les  atten- 

(')  InPsal.  xcvi,  n.  4j  torn.  iv,  col.  io43. 

drissemens 


DE    SAINT    PIEUUE    HOLASQUE.  65 

drissemens  de  sa  charité  à  la  vue  de  leur  e'tat ,  tous 
les  efforts  de  son  zèle  en  faveur  de  ces  infortunés 
captifs?  Il  sent  toutes  leurs  peines,  il  est  pénétré  de 
leurs  dangers  ;  et  plus  prisonnier  qu'eux  tous ,  par 
ces  chaînes  invisibles  dont  la  charité  le  serre,  il 
porte  tout  le  poids  de  la  misère  de  chacun  de  ses 
frères,  il  s'en  voit  continuellement  pressé,  il  n'est 
occupé  qu'à  y  apporter  quelques  remèdes.  Qui 
souffre  dans  ces  noirs  cachots,  sans  qu'il  souffre  avec 
lui?  Qui  est  foible  au  milieu  de  tant  d'épreuves, 
sans  qu'il  s'efforce  de  le  soutenir?  Qui  est  scanda- 
lisé, sans  que  son  cœur  brûle  du  désir  de  le  re- 
lever (0? 

Tels  sont  les  sentimens  que  la  charité  forme  dans 
l'ame  de  Pierre  Nolasque,  telle  est  la  conduite  qu'elle 
lui  inspire.  Et  que  ne  produiroit-elle  pas  en  vous, 
si  vous  étiez  animés  du  même  esprit?  «  Revêtez-vous 
»  donc  comme  des  élus  de  Dieu,  saints  et  bien- 
»  aimés,  d'entrailles  de  miséricorde,  de  bonté,  d'hu- 
»  milité,  de  douceur,  de  patience  »,  afin  de  vous 
secourir  mutuellement  avec  tout  l'épanchement 
d'une  tendresse  vraiment  chrétienne  :  Induite  vos 
ergo  sicut  electi  Dei  _,  sancti  ,  et  dilecti  ,  viscera  mi- 
sericordiœ  ,  benignilatem ,  humilitatem  t  modestiam  , 
palientiam  (2). 

Dieu  commence ,  pour  vous  donner  l'exemple  ; 
imitez  sa  charité  si  prévenante,  si  bienfaisante  :  qu'il 
se  fasse  comme  un  combat  entre  nous  et  la  miséri- 
corde divine  ;  et  soyons  jaloux  de  ne  pas  nous  laisser 
vaincre  en  munificence.  Dieu  commence  par  nous 
enrichir  de  ses  biens ,  imitez-le  en  vous  prodiguant 

C1)  //.  Cor.  xi.  29.  — C2)  Coloss.  111.  12. 

BOSSUET.    XVI.  5 


66  PANÉGYRIQUE 

à  sa  gloire  et  au  salut  de  vos  frères.  «  Soyez  miséri- 
»  cordieux,  comme  votre  Père  céleste  est  miséricor- 
»  dieux  »  :  Estote  miséricordes  ,  sicut  Pater  vester 
cœleslis  misericors  est  (0.  C'est  alors  que  vous  rece- 
vrez au  centuple  tout  ce  que  vous  aurez  généreuse- 
ment donné.  Car  Dieu  revient  à  la  charge,  et  il  nous 
imite  à  son  tour  :  «  Bienheureux  ceux  qui  sont  mi- 
»  séricordieux ,  parce  qu'ils  obtiendront  eux-mêmes 
»  miséricorde  »  :  Beau  miséricordes  f  quoniam  ipsî 
misericordiam  consequentur  (2).  Par-là  il  se  fait  un 
ilux  et  reflux  de  miséricorde  :  Dieu  qui  aime  un  tel 
sacrifice,  multiplie  ses  dons.  Allant  ainsi  en  aug- 
mentant, après  avoir  donné  vos  soins,  vous  don- 
nerez à  la  fin  votre  propre  personne,  comme  saint 
Pierre  Nolasque» 

SECOND   POINT. 

Ce  fut,  Messieurs,  un  grand  spectacle,  lorsqu'on 
vit  sur  le  Calvaire  le  Fils  uniquement  agréable  se 
mettre  en  la  place  des  ennemis  ;  l'innocent ,  le  juste, 
la  sainteté  même  se  donner  en  échange  pour  les 
malfaiteurs  ;  celui  qui  étoit  infiniment  riche ,  se  cons- 
tituer caution,  et  se  livrer  tout  entier  pour  les  in- 
solvables. 

Vous  savez  assez ,  chrétiens ,  quelle  dette  le  genre 
humain  avoit  contractée  envers  Dieu  et  envers  sa 
sainte  justice.  Nous  sommes  naturellement  débiteurs 
à  ses  lois  suprêmes.  Et  qu'est-ce  que  nous  leur  de- 
vons? une  obéissance  fidèle.  Mais  lorsque  nous  man- 
quons volontairement  à  lui  payer  cette  dette,  nous 

W  Luc  vi.  36.  —  (*)  Matth.  v.  7. 


DE    SAINT    PIERRE    NOLÀSQUE.  67 

entrons  dans  une  autre  obligation  :  nous  devons 
notre  tête  à  ses  vengeances,  nous  ne  pouvons  plus 
le  payer  que  par  notre  mort  et  notre  supplice. 

En  vain  les  hommes ,  effrayés  par  le  sentiment  de 
leurs  crimes,   cherchent  des  victimes  et  des  holo- 
caustes pour  les  subroger  en  leur  place.  Dussent-ils 
massacrer  tous  leurs  troupeaux,  et  les  immoler  à 
Dieu  devant  ses  autels;  il  n'est  pas  possible  que  la 
vie  des  bëtes  paye  pour  la  vie  des  hommes.  La  com- 
pensation n'est  pas  suffisante  :  Impossibile  enim  est 
sanguine  taurorum  et  hircorum  auferri peccata  C1). 
De  sorte  que  ceux  qui  offroient  de  tels  sacrifices, 
faisoient  bien,  à  la  vérité,  une  reconnoissance  pu- 
blique de  ce  qu'ils  dévoient  à  la  justice  divine;  mais 
ils  n'avoient  pas  pour  cela  le  paiement  de  leurs  dettes. 
Il  falloit  qu'un  homme  payât  pour  les  hommes;  et 
c'est  pour  cela  qu'un  Dieu  s'est  fait  homme. 

Ce  Dieu-homme  ,  avide  de  nous  racheter ,  livre  à 
l'abandon  sa  propre  personne  à  la  justice  de  Dieu , 
à  l'injustice  des  hommes  ,  à  la  furie  des  démons. 
Dieu ,  les  hommes ,  les  démons  exercent  sur  lui  toute 
leur  puissance.  Il  s'engage,  il  se  prodigue  de  tous 
côtés  ;  et  il  ne  lui  importe  pas  comment  il  se  donne, 
pourvu  qu'il  paye  notre  prix,  et  qu'il  nous  rende 
notre  liberté  et  notre  franchise. 

Je  ne  puis  vous  dire ,  mes  Frères,  dans  quels  excès 
nous  doit  jeter  la  contemplation  de  ce  mystère. 
Jésus-Christ  se  donnant  pour  moi,  et  devenant  ma 
rançon,  m'apprend  deux  choses  contraires.  Il  m'ap- 
prend à  m'estimer ,  il  m'apprend  à  me  mépriser , 
l'un  et  l'autre  jusqu'à  l'infini.  Mon  cœur  incertain  et 

«  Heb.  x.  4. 


68  PANÉGYRIQUE 

irrésolu  ne  sait  à  quoi  se  déterminer,  au  milieu  de 
telles  contraintes.  M'estimerai- je,  me  mépriserai-je, 
ou  joindrai- je  l'un  et  l'autre  ensemble,  puisque  mon 
Sauveur  m'apprend  l'un  et  l'autre? 

Oui,  chrétiens,  mon  Sauveur  m'apprend  à  m'es- 
timer  jusqu'à  l'infini.  Caria  règle  d'estimer  les  choses, 
c'est  de  connoître  le  prix  qu'elles  Coûtent.  Ecoutez 
maintenant  l'apôtre  (0  ,  qui  vous  dit  que  vous  avez 
été  rachetés,  non  par  or  ni  par  argent,  ni  par  des 
richesses  corruptibles,  mais  par  le  sang  d'un  Dieu, 
par  la  personne  d'un  Dieu  immolé  pour  vous.  O  ame, 
dit  saint  Augustin  (2),  apprends  à  t'estimer  par  cette 
rançon,  voilà  le  prix  que  tu  vaux  :  O  anima  ,  érige 
te_,  tanli  vales.  O  homme  !  celui  qui  t'a  fait  s'est  livré 
pour  toi  y  celui  dont  la  sagesse  infinie  sait  donner  si 
justement  la  valeur  aux  choses,  a  mis  ton  ame  à  ce 
prix.  Qu'est-ce  donc  que  la  terre ,  qu'est-ce  que  le 
ciel,  qu'est-ce  que  toute  la  nature  ensemble  en  com- 
paraison de  ma  dignité? 

Mais  ce  qui  m'apprend  à  m'estimer,  m'apprend  à 
me  mépriser  jusqu'à  l'excès.  Car  quand  je  vois  un 
Dieu  qui  se  ravilit  jusqu'à  vouloir  se  donner  lui- 
même  pour  racheter  ses  esclaves  :  que  dis -je  ses 
esclaves?  cette  qualité  est  trop  honorable,  les  es- 
claves du  démon  et  du  Jjéché;  il  me  semble  qu'il  se 
rabaisse,  non  plus  jusqu'au  néant,  mais  infiniment 
au-dessous.  Et  en  effet ,  chrétiens ,  se  rendre  sem- 
blable aux  hommes  ,  c'est  se  ravaler  jusqu'au  néant; 
mais  se  livrer  pour  les  hommes,  mourir  pour  les 
hommes,  créature  si  vile  par  son  extraction  et  si  ravi- 
lie  par  son  crime ,  c'est  plus  que  s'anéantir;  puisque 

(0  I.  Petr.  i.  18 ,  19.  —  (,aJ  in  Psal.  en,  n.  6;  Loin,  iv,  col.  1 1 16. 


DE    SAINT    PIERRE    KOLASQUE.  69 

c'est  mettre  le  ne'ant  au-dessus  de  soi,  c'est  se  mé- 
priser pour  le  néant  même. 

Après  l'exemple  d'un  Dieu  ,  à  qui  l'excès  de  sa 
charité  rend  sa  propre  vie  méprisable  ,  pourvu  qu'il 
puisse  à  ce  prix  racheter  les  âmes ,  y  a-t-il  quelque 
esclave  assez  malheureux ,  pour  lequel  nous  devions 
craindre  de  nous  prodiguer?  Saint  Paul  aussi   re 
sait  j^us  que  faire  :  «  Je  donnerai  volontiers  por.r 
m  vous  tout  ce  que  j'ai  »  :  Ego  autem  impendam.  Ce 
n'est  pas  assez,  il  faut  inventer  un  terme  nouveau 
pour  exprimer  une  ardeur  nouvelle  :  et  superim- 
pendar  ipse  pro   animabus  vos  tris  (0  :  «  et  je  me 
»  donnerai  encore  moi-même  pour  le  salut  de  vos 
»  âmes  ».  Un  martyre,  c'est  la  privation  du  mar- 
tyre, le  vrai  néant.  C'est  ce  qui  touche  saint  Pierre 
Nolasque  ;  sa  personne  ne  lui  est  plus  rien ,  quand 
il  voit  un  Dieu  se  donner  lui-même  :  il  n'y  a  point 
de  cachots  dans  lesquels  il  n'aille  chercher  de  pauvres 
captifs,  pour  leur  rendre  leur  liberté  aux  dépens  de 
sa  propre  vie. 

Le  voyez- vous,  Messieurs,  traitant  avec  ce  bar- 
bare de  la  délivjjance  de  ce  chrétien.  S'il  manque 
quelque  chose  au  prix,  il  offre  un  supplément  ad- 
mirable :  il  est  prêt  à  donner  sa  propre  personne  ; 
il  consent  d'entrer  dans  la  même  prison ,  de  se  char- 
ger des  mêmes  fers,  de  subir  les  mêmes  travaux  et 
de  rendre  les  mêmes  services.  O  grâce  de  la  rédemp- 
tion ,  que  vous  opérez  dans  son  ame  !  Il  a  un  cœur 
de  Jésus ,  qui  n'a  ni  de  vie  ni  de  liberté  que  pour  la 
rédemption  de  ses  frères.  C'est  l'esprit  d'un  Dieu 
rédempteur  qui  le  rend  capable  de  ces  sentimens  : 
car  admirez  la  suite  de  cette  action.  Prisonnier  entre 

(0  //.  Cor.  xn.  l5. 


^O  PANÉGYRIQUE 

les  mains  des  pirates ,  pour  ses  frères  qu'il  a  déli- 
vrés, il  préfère  son  cachot  à  tous  les  palais,  et  ses 
chaînes  à  tous  les  trésors.  Il  n'y  a  rien  qui  puisse 
égaler  sa  joie  ;  et  je  ne  m'en  étonne  pas.  La  liberté 
plaît  à  la  nature,  la  captivité  à  la  grâce;  et  saint 
Pierre  Nolasque  goûte  l'une  et  l'autre ,  portant  en 
lui-même  la  captivité,  et  possédant  la  liberté  dans 
ses  frères ,  qu'il  a  heureusement  affranchis  d'un*  mi- 
sérable servitude.  Il  est  satisfait,  puisque  ses  frères 
le  sont;  et  pour  ce  qui  regarde  sa  liberté  propre,  il 
la  méprise  si  fort ,  qu'il  est  toujours  prêt  de  l'aban- 
donner pour  le  moindre  des  chrétiens  captifs,  ne 
désirant  d'être  libre  que  pour  s'engager  de  nouveau 
en  faveur  des  autres  esclaves.  Voyez  ce  que  lui  ap- 
prend un  Dieu  rédempteur.  On  veut  l'engager  à  la 
Cour  dans  les  liens  de  la  fortune  :  il  le  refuse ,  et 
il  court  pour  se  charger  d'autres  liens;  ce  sont  les 
liens  de  Jésus-Christ. 

Je  ne  sais  si  je  pourrai  vous  faire  comprendre  ce 
que  Dieu  me  met  dans  l'esprit ,  pour  exprimer  les 
transports  de  la  charité  de  ce  grand  homme.  11  me 
semble  en  vérité,  chrétiens,  qu'il  goûte  mieux  dans 
les  autres  la  douceur  de  la  liberté ,  qu'il  ne  le  feroit 
en  lui-même.  Car  le  plaisir  d'être  libre,  quand  il 
s'attache  à  nous-mêmes,  étant  un  fruit  de  notre 
amour-propre,  le  chrétien  doit  craindre  de  s'aban- 
donner à  cette  douceur  trop  sensible.  Quand  est-ce 
donc  qu'un  homme  de  Dieu  goûtera  le  plaisir  de  la 
liberté  dans  toute  son  étendue?  Quand  il  ne  la  goû- 
tera que  dans  ses  frères  affranchis.  Telles  sont  les 
délices  de  Pierre  Nolasque.  Pendant  qu'il  est  dans 
les  fers,  il  ressent  tout  le  plaisir  et  toute  la  joie  de 
ceux  qu'il  a  délivrés;  et  il  le  ressent  d'autant  plus, 


DE    SAINT    PI EB RE    NO-LA  S  QUE.  ~\ 

que  cette  joie  ne  le  flatte  qu'en  le  de'ponillant  de 
lui-même ,  pour  lui  faire  trouver  son  repos  dans  le 
repos  de  ses  frères. 

Telle  est  la  joie  du  Dieu  rédempteur.  Ecoutez  le 
divin  apôtre  :  Proposito  sibi  gaudio  sustinuit  cru- 
cem  (0  :  «  Il  a  enduré  la  croix  s'étant  proposé  une 
3>  grande  joie  ».  Quelle  joie  pouvoit  goûter  ce  divin 
Sauveur  dans  cette  langueur,  dans  cette  tristesse r 
dans  cet  ennui  accablant  dans  lequel  sa  sainte 
ame  étoit  abîmée?  Quelle  joie,  dis- je,  pouvoit- il 
goûter,  qui  ait  fait  dire  à  l'apôtre  :  Proposito  sibi 
gaudio  ?  Joie  divine ,  joie  toute  céleste  et  digne 
d'un  Dieu  sauveur,  la  joie  d'affranchir  les  hommes 
captifs  en  donnant  son  ame  pour  eux. 

Pour  tirer  quelque  utilité  d'un  si  grand  exemple, 
faisons  cette  observation,  que  nous  devons  honorer 
la  charité  d'un  Dieu  rédempteur  en  deux  manières 
différentes.  Nous  la  devons  honorer  par  une  géné- 
reuse indépendance,  nous  la  devons  honorer  par 
une  extrême  sujétion.  Car,  ainsi  que  nous  avons 
dit ,  un  Dieu  se  prodiguant  pour  les  âmes  nous  ap- 
prend également  à  nous  estimer  et  à  nous  mépri- 
ser nous-mêmes.  L'estime  que  nous  devons  avoir  de 
nous-mêmes  nous  rend  libres,  et  indépendans;  le 
mépris  que  nous  devons  faire  de  nous-mêmes  nous 
doit  rendre  esclaves  volontaires,  pour  honorer  la 
charité  de  celui  qui,  étant  libre  et  indépendant, 
s'est  assujetti  pour  notre  salut  à  des  extrémités  si 
cruelles. 

Saint  Paul  parle  ainsi  aux  fidèles  :  «  Vous  avez 
»  été  achetés  d'un  prix  infini,  ne  vous  rendez  pas  esr 

(*)  Hei.  x;i.  x. 


"J2  PANÉGYRIQUE 

»  claves  des  hommes  (0  ».  Rachetés  d'une  si  grande 
rançon,  ne  ravilissez  pas  votre  dignité'  :  vous  qu'un 
Dieu  a  daigné  payer  au  prix  de  son  sang  ,  ne  soyez 
pas  dépendans  des  hommes  mortels  ;  ne  prodiguez 
pas  une  liberté  qui  a  tant  coûté  à  votre  Sauveur. 
Tel  est  le  précepte  de  l'apôtre;  et  il  semble  que 
Pierre  Nolasque  agit  au  contraire;  et  je  tois  que 
pour  imiter  un  Dieu  rédempteur,  il  se  rend  esclave 
des  hommes,  et  des  hommes  ennemis  de  Dieu.  En- 
tendons le  sens  de  l'apôtre  :  •«  Vous  qui  êtes  rachetés 
»  par  un  si  grand  prix ,  ne  vous  rendez  pas ,  dit-il , 
»  serviteurs  des  hommes  ».  Ne  vous  rendez  pas  Jes 
esclaves  de  leurs  vanités,  mais  rendez-vous  esclaves 
de  leurs  besoins.  Ne  vous  rendez  pas  leurs  esclaves 
en  adhérant  à  leurs  erreurs ,  mais  leurs  esclaves  en 
soulageant  leurs  nécessités.  Ne  vous  rendez  pas  leurs 
esclaves  par  une  vaine  complaisance,  mais  rendez- 
vous  leurs  esclaves  par  une  charité  sincère  et  com- 
patissante :  Per  charitatem  servite  invicem  (2). 

Entrons  dans  le  détail  de  cette  morale.  Un  de 
vos  amis  vous  aborde ,  un  de  ces  amis  mondains  qui 
vous  aiment  pour  le  siècle  et  les  vanités  :  il  vous  veut 
donner  un  sage  conseil.  Comme  il  vous  honore  et 
qu'il  vous  estime,  il  désire  votre  avancement  :  c'est 
pourquoi  il  vous  exhorte  de  vous  embarquer  dans 
cette  intrigue,  peut-être  malicieuse;  d'engager  ce 
grand  dans  vos  intérêts,  peut-être  au  préjudice  de 
votre  conscience.  Prenez  garde  soigneusement,  et 
ne  vous  rendez  pas  esclaves  des  hommes.  Entrez  en 
considération  de  ce  que  vous  êtes,  pensez  ce  qu'un 
Dieu  a  donné  pour  vous.  Quand  on  vous  représente 

(')  /.  Cor.  vu.  23.  —  (»)'  Galat.  v.  i3- 


DE    SAINT    PIERRE    NOLÀSQUE.  ^  3 

ce  que  vous  valez,  pour  vous  engager  dans  des  des- 
seins ambitieux  :  vous  ne  me  connoissez  pas  tout 
entier,  je  vaux  infiniment  davantage  :  ne  vous  met" 
tez  pas  tout  seul  dans  la  balance,  pesez -vous,  dit 
saint  Augustin ,  avec  votre  prix  :  Appende  te  cum 
pretio  luo  (0;  et  si  vous  savez  estimer  votre  ame, 
vous  verrez  qu'aucune  chose  n'est  digne  de  vous, 
qui  ne  soit  digne  premièrement  de  Jésus  -  Christ 
même.  Vous  êtes  digne  de  cet  emploi ,  vous  dit-on  : 
mais  est-il  digne  de  ce  que  je  suis,  devez- vous  ré- 
pondre? Ne  soyons  donc  pas  si  vils  à  nous-mêmes, 
nous  qui  sommes  si  précieux  au  Dieu  rédempteur, 
que  nous  nous  rendions  esclaves  des  complaisances 
mondaines.  C'est  ainsi  que  nous  devons  estimer  notre 
ame,  pour  laquelle  Jésus-Christ  a  donné  la  sienne. 
Mais  apprenons  aussi  à  nous  mépriser,  et  à  dire 
avec  l'apôtre  :  «  Mon  amené  m'est  pas  précieuse  (2)  ». 
Si  nos  frères  ont  besoin  de  notre  secours,  quelque 
indignes  qu'ils  nous  paroissent  de  cette  assistance,  ne 
craignons  pas  de  nous  prodiguer  pour  les  secourir. 
Car  Jésus  n'a  pas  dédaigné  de  prodiguer  et  sa  vie,  et 
sa  divine  personne,  pour  le  salut  des  pécheurs.  Mé- 
prisons donc  saintement  notre  ame,  ayons-la  tou- 
jours en  nos  mains  pour  la  prodiguer  au  premier 
venu  :  Anima  mea  in  manibus  meis  semper  (3).  Q 
sainte  charité,  rendez-moi  captif  des  nécessités  des 
misérables;  disposez  en  leur  faveur,  non-seulement 
de  mes  biens ,  mais  de  ma  vie  et  de  ma  personne. 
C'est  ici  qu'il  faut  pratiquer  toutes  ces  contrariétés 

(0  Enar.  11 ,  in  Psal.  xxxn,  n.  !\  j  tom.  iv,  col.  189.  —  (»)  Act.  xx- 
24 —  l3)  Ps-  cxvni.  109. 


74  PANEGYRIQUE 

évangéliques,  de  perdre  son  ame  pour  la  conserver, 
de  la  gagner  en  la  prodiguant  ,  de  la  rendre  esti- 
mable par  le  mépris  même. 

Car  en  effet,  chrétiens,  quelle  gloire,  quelle  gran- 
deur, quelle  dignité  dans  ce  mépris  !  Saint  Pierre  No- 
lasque  ne  s'estime  rien ,  il  s'appelle  un  vrai  néant , 
et  préfère  la  liberté  du  moindre  esclave  à  la  sienne. 
Et  vous  voyez  qu'en  se  méprisant ,  il  participe  à  la 
dignité  du  Sauveur  des  âmes,  qui  s'est  montré  non- 
seulement  le  Sauveur,  mais  encore  le  maître  et  le 
Dieu  de  tous,  en  se  donnant  volontairement  pour 
tous. 

Ha  !  le  zèle  de  Dieu  me  presse.  Je  ne  veux  plus  que 
mon  ame  soit  à  moi-même.  Venez ,  pauvres;  venez, 
misérables,  faites  de  moi  ce  qu'il  vous  plaira  ;  je  suis 
à  vous,  je  suis  votre  esclave.  Ce  n'est  pas  moi,  Mes- 
sieurs ,  en  particulier  qui  vous  parle  ainsi  ;  mais  je 
vous  exprime ,  comme  je  peux ,  les  sentimens  d'un 
vrai  chrétien.  O  Dieu ,   qui  nous  donnera  que  des 
âmes  de  cette  sorte ,  libres  par  leur  servitude,  déga- 
gées et  indépendantes  par  leur  dépendance ,  tra- 
vaillent au  salut  des  hommes!  l'Eglise  auroit  bientôt 
conquis  tout  le  monde.  Car  telle  est  la  règle  de  l'E- 
vangile :  il  faut  que  nous  nous  donnions  à  ceux  que 
nous  voulons  gagner  à  Jésus-Christ.  Voulons  -  nous 
les  assujettir ,  il  faut  nous  assujettir  à  leur  service  ; 
et  nous  devons,  pour  ainsi  dire,  être  leur  conquête, 
pour  les*  rendre  capables  d'être  la  nôtre.  Pourquoi 
est-ce  qu'un  Paul,  un  Céphas,  un  Apollo  et  tant 
d'autres  ouvriers  fidèles  ont  conquis  tant  d'ames  à 
notre  Sauveur?  C'est  à  cause  qu'ils  se  donnoient 


DE    SAINT    HEÎIKEMOÙSQDE.  $5 

sans  retenue  aux  âmes  :  Omnia  vestra  sunt;  «  Tout 
»  est  à  vous ,  dit  l'apôtre  (0 ,  et  Paul,  et  Céphas,  et 
3)  Apollo  »  ;  tout  est  à  vous  encore  une  fois.  C'est 
pourquoi  tout  étoit  à  eux ,  parce  qu'ils  étoient  à  tous 
sans  réserve. 

Dieu  nous  a  fait  connoître,  en  la  vie  de  notre 
grand  saint ,  l'efficace  de  cette  charité  si  bienfaisante. 
On  a  vu  un  Mahométan,  astrologue,  médecin,  pa- 
rent du  roi  maure  d'Andalousie,  c'est-à-dire ,  si  nous 
l'entendons,  un  homme  dans  lequel  tout  combattoit 
contre  l'Evangile;  la  religion,  la  science,  la  curio- 
sité ,  la  fortune ,  qui  baissa  néanmoins  la  tête  sous  le 
joug  aimable  de  Jésus-Christ ,  convaincu  par  le  seul 
miracle  de  la  charité  de  saint  Pierre  Nolasque.  Il 
voyoit  un  homme  qui  se  donnoit  pour  des  inconnus; 
l'image  du  mystère  de  la  rédemption  lui  fit  adorer 
l'original  :  il  crut  à  la  charité  que  Dieu  a  eue  pour 
les  hommes ,  en  voyant  celle  que  ce  même  Dieu  ins- 
piroit  aux  hommes  pour  leurs  semblables.  Il  n'eut 
point  de  peine  à  comprendre,  que  ce  grand  œuvre 
de  la  rédemption ,  que  les  chrétiens  vantoient  avec 
tant  de  force,  étoit  réel  et  véritable;  puisque  l'esprit 
en  duroit  encore,  et  se  déclaroit  à  ses  yeux  avec  une 
telle  efficace  dans  cet  illustre  disciple  de  la  croix.  Il 
se  jette  donc  entre  ses  bras  ;  et  non  content  de  rece- 
voir de  lui  le  baptême,  il  lui  demande  l'habit  de  son 
ordre ,  avide  de  pratiquer  ce  qui  l'avoit  gagné  à 
l'Eglise  :  Si  comprehendam  in  quo  et  comprehensus 
sum  à  Christo  Jesu  (2).  Ha  !  si  l'on  voyoit  reluire  en 
l'Eglise  cette  charité  désintéressée,  toute  la  terre  se 
convertiroit.  Car  qu'y  auroit-il  de  plus  efficace, 

(0  /.  Cor.  ni.  23.  —  (»)  Phil.  m.  12. 


j6  PANÉGYRIQUE 

pour  faire  adorer  un  Dieu  se  livrant  pour  tous,  que 
d'imiter  son  exemple  ?  Hoc  enim  sentite  in  vobis 
quod  et  in  Christo  Jesu  (0  :  «  Soyez  dans  la  même 
»  disposition  où  a  été  Jésus -Christ  ».  Renonçons 
donc  à  nous-mêmes,  pour  gagner  nos  frères;  c'est  à 
quoi  nous  invite  saint  Pierre  Nolasque.  Il  y  invite 
les  autres  ;  mais ,  mes  Pères ,  il  vous  y  a  dévoués  : 
c'est  le  sujet  de  ma  troisième  partie. 

TROISIÈME  POINT. 

C'est  un  précepte  de  l'apôtre ,  de  ne  point  con- 
sidérer ce  qui  nous  touche,  mais  ce  qui  touche  les 
autres  :  Non  quœ  sua  sunl  singuli  considérantes,  sed 
ea  quœ  alioi'umi^).  C'est  la  perfection  de  la  charité, 
et  c'est  par-là  que  nous  nous  montrons  les  véritables 
disciples  de  celui  qui  a  méprisé  son  honneur,  qui  a 
oublié  sa  propre  personne ,  qui  a  donné  enfin  son 
ame  pour  nous. 

Ce  précepte  de  saint  Paul  prend  son  origine  de 
celui  de  Jésus-Christ  même.  Car  écoutez  comme  il 
parle  à  ses  saints  disciples  la  veille  de  sa  passion 
douloureuse  :  «  Je  vous  donne,  dit-il,  un  nouveau 
»  commandement,  qui  est  que  vous  vous  aimiez  les 
»  uns  les  autres  comme  je  vous  ai  aimés  »  :  Man- 
datum  novum  do  vobis ,  ut  diligalis.  invicem  sicut 
dilexi  vos  (5).  La  force  de  ce  précepte  est  dans  ces 
paroles ,  «  Comme  je  vous  ai  aimés  »  :  et  par-là  il 
faut  que  nous  entendions,  que  comme  il  nous  a 
aimés  jusqu'à  s'oublier  soi-même  pour  notre  salut; 
ainsi  pour  aimer  nos  frères  dans  la  perfection  qu'il 
désire,  nous  devons  regarder  avec  saint  Paul,  non 

(0  Plvl  n.  5.  —  {*)Il>id.  4.  —  P)  Joan.  xui.  34. 


DE    SAINT    PIERRE    3VOLASQUE.  77 

ce  qui  nous  touche  en  particulier,  mais  ce  qui  touche 
les  autres. 

N'est-ce  pas  pour  cette  raison  qu'il  nous  a  donné 
son  saint  corps ,  mémorial  éternel  de  la  charité  in- 
finie par  laquelle  il  s'est  donné  pour  notre  salut?  Il 
ne  nous  donne  son  corps  que  pour  nous  donner  son 
esprit;  car  c'est  lui  qui  nous  a  dit  que  «  c'est  l'esprit 
8  qui  vivifie ,  et  que  la  chair  par  elle-même  ne  pro- 
»  fite  pas  (0  ».  Il  nous  donne  son  corps,  afin  de 
nous  donner  son  esprit  :  et  quel  est  l'esprit  de  Jésus, 
sinon  cet  esprit  de  charité  pure,  toujours  prête  à 
renoncer  à  soi-même  7  pour  servir  aux  utilités  et  au 
salut  du  prochain?  Ainsi  ce  divin  Sauveur,  non 
content  d'avoir  pratiqué  cette  charité  excellente, 
de  se  donner  pour  ses  amis ,  nous  a  laissé  son  esprit, 
afin  que  nous  ne  soyons  plus  à  nous-mêmes,  mais  à 
ceux  qu'il  a  faits  nos  frères,  et  non-seulement  nos 
frères  ,  mais  nos  propres  membres. 

C'est  ici ,  mes  révérends  Pères ,  que  votre  saint 
patriarche  a  imité  parfaitement  son  divin  modèle. 
Car  après  avoir  pratiqué  dans  une  si  haute  perfec- 
tion celte  grande  charité  du  Sauveur  des  âmes,  il 
en  a  fait  votre  loi  et  la  règle  de  tout  son  ordre  ;  et 
il  vous  a  obligés ,  non-seulement  à  exposer  voire 
liberté,  mais  encore  à  l'engager  effectivement  pour 
délivrer  vos  frères  captifs.  Il  a  voulu  par-là  vous 
conduire  au  point  le  plus  éminent  de  la  vie  régulière 
et  religieuse. 

En  effet  ,  qu'ont  prétendu  les  auteurs  de  ces 
saintes  institutions,   sinon   de  conduire  leurs  dis- 

(,»)  Joan.  vi.  64. 


78  PANÉGYRIQUE 

ciples  à  l'entière  abne'gation  de  soi  -  même  ?  On  le 
peut  faire  de  deux  sortes.  On  renonce  premièrement 
à  soi-même,  en  mortifiant  ses  désirs  par  l'exercice 
de  la  pénitence.  Mais  on  y  renonce  secondement,  et 
d'une  manière  beaucoup  plus  parfaite,  par  la  pra- 
tique de  la  charité  fraternelle.  Votre  bienheureux 
Instituteur  n'a  pas  dédaigné  la  première  voie  :  la 
vie  qu'il  vous  a  prescrite ,  est  une  vie  pénitente  et 
mortifiée.  Mais  il  a  eu  encore  un  dessein  plus  noble, 
et  il  a  cru  qu'il  n'y  avoit  rien  de  plus  efficace  pour 
vous  détacher  de  vous-mêmes ,  que  de  vous  nourrir 
dans  cet  esprit  vraiment  saint  et  vraiment  chrétien, 
qui  fait  que  votre  vie ,  votre  liberté,  vos  personnes 
mêmes  sont  entièrement  dévouées  au  service  et  au 
salut  du  prochain. 

Voilà  une  méthode  admirable  de  surmonter  l'a- 
mour-propre  ;  car  la  nature  de  l'amour-propre,  c'est 
de  se  borner  en  soi-même,  de  se  nourrir  de  soi- 
même,  de  vivre  entièrement  pour  soi-même.  Voilà 
un  amour  captif,  qui  ne  sort  ni  ne  se  répand  au 
dehors.  Voulez-vous  vous  affranchir  de  sa  tyrannie? 
Dilatez-vous  :  Dilatamini  et  vos  (0.  Laissez  sortir 
ce  captif;  laissez  couler  sur  le  prochain  cet  amour 
que  vous  avez  pour  vous-mêmes;  aimez  vos  frères 
comme  vous-mêmes ,  selon  le  précepte  de  l'Evan- 
gile C2).  Ne  voyez-vous  pas,  chrétiens,  que  l'amour, 
auparavant  trop  captif,  commence  à  s'affranchir  en 
se  dilatant?  Ce  n'est  plus  un  amour-propre,  qui 
n'aime  rien  que  soi-même;  c'est  un  amour  de  so- 
ciété, qui  aime  le  prochain  comme  soi-même  j  et 

(»)//.  Cor.  yi.  i3.  —  (»)  Marc.  xn.  5t. 


DE    SAINT    PIERRE    NOLASQUE.  ng 

s'il  peut  aller  à  ce  point ,  que  de  l'aimer  plus  que 
soi-même ,  le  préfe'rer  à  soi  -  même  ,  procurer  son 
bien  et  son  avantage  aux  de'pens  de  sa  liberté  et  de 
sa  propre  personne  ,  comme  saint  Pierre  Nolasque 
l'a  pratiqué ,  et  comme  il  l'a  ordonné  à  ses  religieux  ; 
amour-propre,  tu  es  détruit  jusqu'à  la  racine;  un 
amour  divin  et  céleste  a  succédé  en  ta  place ,  qui 
nous  arrachant  à  nous-mêmes ,  fait  que  nous  nous 
retrouvons  plus  parfaitement  dans  l'amour  de  Jésus- 
Christ  notre  Sauveur,  et  dans  l'unité  de  ses  membres. 


80  PANÉGYRIQUE 


PANÉGYRIQUE 


SAINT  JOSEPH, 

PRÊCHE    DEVANT   LA   REINE    MERE,  en   l66o ,    datlS  l'EgllSC 

des  RR.  PP.  Feuillans. 

Trois  dépôts  confiés  à  saint  Joseph  par  la  Providence  divine ,  la 
virginité  de  Marie,  la  personne  de  Jésus-Christ,  le  secret  du  Père 
éternel  dans  l'incarnation  de  son  Fils.  Pureté  angélique,  fidélité 
persévérante  de  ses  soins,  amour  de  la  vie  cachée,  trois  vertus  en 
saint  Joseph  qui  répondent  aux  trois  dépôts  qui  lui  sont  commis ,  et 
qui  les  lui  font  garder  inviolablement. 


Depositum  custodi. 

Gardez  le  dépôt.  I.  Timoth.  vi.  20. 

Cu'est  une  opinion  reçue  et  un  sentiment  commun 
parmi  tous  les  hommes,  que  le  de'pôt  a  quelque 
chose  de  saint ,  et  que  nous  le  devons  conserver  à 
celui  qui  nous  le  confie,  non-seulement  par  fidélité, 
mais  encore  par  une  espèce  de  religion.  Aussi  appre- 
nons-nous du  grand  saint  Ambroise,  au  second  livre 
de  ses  Offices  (0,  que  c'étoit  une  pieuse  coutume 
établie  parmi  les  fidèles,  d'apporter  aux  évêques  et 
à  leur  clergé  ce  qu'ils  vouloient  garder  avec  plus  de 

(r)  Cap.  xxix,  lom.  11, col.  io5. 

soin. 


DE    SAINT    JOSEPH.  Si 

soin  ,  pour  le  mettre  auprès  des  autels  :  par  une 
sainte-  persuasion  qu'ils  avoient ,  qu'ils  ne  pouvoient 
mieux  placer  leurs  trésors  qu'où  Dieu  même  confie 
les  siens ,  c'est-à-dire ,  ses  sacrés  mystères.  Cette  cou- 
tume s'étoit  introduite  dans  l'Eglise  par  l'exemple 
de  la  Synagogue  ancienne.  Nous  lisons  dans  l'His- 
toire sainte ,  que  le  temple  auguste  de  Jérusalem 
étoit  le  lieu  du  dépôt  des  Juifs  ;  et  nous  apprenons 
des  auteurs  profanes  (0,  que  les  païens  faisoient  cet 
honneur  à  leurs  fausses  divinités,  de  mettre  leurs 
dépôts  dans  leurs  tempjies ,  et  de  les  confier  à  leurs 
prêtres  :  comme  si  la  nature  nous  enseignoit  que 
l'obligation  du  dépôt  ayant  quelque  chose  de  reli- 
gieux, il  ne  pouvoit  être  mieux  placé  que  dans  les 
lieux  où  l'on  révère  la  Divinité ,  et  entre  les  mains 
de  ceux  que  la  religion  consacre. 

Mais  s'il  y  eut  jamais  un  dépôt  qui  méritât  d'être 
appelé  saint,  et  d'être  ensuite  gardé  saintement, 
c'est  celui  dont  je  dois  parler  ,  et  que  la  providence 
du  Père  éternel  commet  à  la  foi  du  juste  Joseph  :  si 
bien  que  sa  maison  me  paroît  un  temple,  puisqu'un 
Dieu  y  daigne  habiter,  et  s'y  est  mis  lui-même  en 
dépôt;  et  Joseph  a  dû  être  consacré,  pour  garder 
ce  sacré  trésor.  En  effet  il  l'a  été,  chrétiens  :  son 
corps  l'a  été  par  la  continence ,  et  son  ame  par  tous 
les  dons  de  la  grâce. 

Madame, 

Comme  les  vertus  sont  modestes  et  élevées  dans  la 
retenue,  elles  ont  honte  de  se  montrer  elles-mêmes; 
et  elles  savent  que  ce  qui  les  rend  plus  recomman- 

(0  Herodian.  hist.  lib.  i. 

Bossuet.  XVI.  6 


82  PANÉGYRIQUE 

dables,  c'est  le  soin  qu'elles  prennent  de  se  cacher, 
de  peur  de  ternir,  par  l'ostentation  et  par  une  lu- 
mière emprunte'e ,  l'éclat  naturel  et  solide  que  leur 
donne  la  pudeur  qui  les  accompagne.  Il  n'y  a  que 
l'obéissance  dont  on  se  peut  glorifier  sans  crainte  : 
elle  est  la  seule  entre  les  vertus ,  que  Ton  ne  blâme 
point  de  se  produire,  et  dont  on  se  peut  vanter  har- 
diment, sans  que  la  modestie  en  soit  offensée.  C'est 
pour-  cette  raison ,  Madame ,  que  je  supplie  Votre 
Majesté  de  permettre  que  je  publie  hautement  les 
soumissions  que  je  rends  aux  commandemens  que 
j'ai  reçus  d'elle.  Il  lui  plaît  d'ouïr  de  ma  bouche  ce 
panégyrique  du  grand  saint  Joseph  :  elle  m'ordonne 
de  rappeler  en  mon  souvenir  des  idées  que  le  temps 
avoit  effacées.  J'y  aurois  de  la  répugnance,  si  je  ne 
croyois  manquer  de  respect  en  rougissant  de  dire 
ce  que  Votre  Majesté  veut  entendre.  Il  ne  faut  donc 
point  étudier  d'excuses;  il  ne  Éaut  point  se  plaindre 
du  peu  de  loisir,  ni  peser  soigneusement  les  motifs 
pour  lesquels  Votre  Majesté  me  donne  cet  ordre. 
L'obéissance  est  trop  curieuse ,  qui  cherche  les  causes 
du  commandement.  Il  ne  lui  appartient  pas  d'avoir 
des  yeux ,  si  ce  n'est  pour  considérer  son  devoir  : 
elle  doit  chérir  son  aveuglement ,  qui  la  fait  mar- 
cher avec  sûreté.  Votre  Majesté  verra  donc  Joseph 
dépositaire  du  Père  éternel  :  il  est  digne  de  ce  titre 
.  auguste,  auquel  il  s'est  préparé  par  tant  de  vertus. 
Mais  n'est-il  pas  juste ,  Madame,  qu'après  vous  avoir 
témoigné  mes  soumissions ,  je  demande  à  Dieu  cette 
fermeté  qu'il  promet  aux  prédicateurs  de  son  Evan- 
gile ,  et  qui,  bien  loin  de  se  rabaisser  devant  les  mo- 
narques du  monde,  y  doit  paroître  avec  plus  de  force  ? 
Je  m'adresse  à  vous,  divine  Marie,  pour  m'obte- 


DE    SAINT    JOSEPH.  83 

nir  de  Dieu  cette  grâce  :  j'espère  tout  de  votre  as- 
sistance ,  lorsque  je  dois  célébrer  la  gloire  de  votre 
Epoux.  O  Marie ,  vous  avez  vu  les  effets  de  la  grâce 
qui  l'a  rempli ,  et  j'ai  besoin  de  votre  secours  pour 
les  faire  entendre  à  ce  peuple.  Quand  est-ce  qu'on 
peut  espérer  de  vous  des  intercessions  plus  puis- 
santes ,  que  où  il  s'agit  du  pudique  Epoux  que  le 
Père  vous  a  choisi ,  pour  conserver  cette  pureté  qui 
vous  est  si  chère  et  si  précieuse?  Nous  recourons 
donc  à  vous,  ô  Marie  ,  en  vous  saluant  avec  l'ange, 
et  disant  :  Ave ,  Maria. 

Dans  le  dessein  que  je  me  propose  d'appuyer  les 
louanges  de  saint  Joseph,  non  point  sur  des  conjec- 
tures douteuses,  mais  sur  une  doctrine  solide  tirée 
des  Ecritures  divines  et  des  Pères  leurs  interprètes 
fidèles ,  je  ne  puis  rien  faire  de  plus  convenable  à 
la  solennité  de  cette  journée,  que  de  vous  repré- 
senter ce  grand  saint  comme  un  homme  que  Dieu 
choisit  parmi  tous  les  autres ,  pour  lui  mettre  en 
main  son  trésor ,  et  le  rendre  ici-bas  son  dépositaire. 
Je  prétends  vous  faire  voir  aujourd'hui,  que, comme 
rien  ne  lui  convient  mieux,  il  n'est  rien  aussi  qui 
soit  plus  illustre;  et  que  ce  beau  titre  de  dépositaire, 
nous  découvrant  les  conseils  de  Dieu  sur  ce  bien- 
heureux patriarche,  nous  montre  la  source  de  toutes 
ses  grâces ,  et  le  fondement  assuré  de  tous  ses  éloges. 

Et  premièrement,  chrétiens ,  il  m'est  aisé  de  vous 
faire  voir  combien  cette  qualité  lui  est  honorable. 
Car  si  le  nom  de  dépositaire  emporte  une  marque 
d'estime,  et  rend  témoignage  à  la  probité  ;  si,  pour 
confier  un  dépôt ,  nous  choisissons  ceux  de  nos  amis 


84  PANÉGYRIQUE 

dont  la  vertu  est  plus  reconnue ,  dont  la  fidélité  est 
plus  éprouvée,  enfin  les  plus  intimes,  les  plus.con- 
fidens  :  quelle  est  la  gloire  de  saint  Joseph,  que 
Dieu  fait  dépositaire ,  non-seulement  de  la  bienheu- 
reuse Marie,  que  sa  pureté  angélique  rend  si  agréa- 
ble à  ses  yeux  ;  mais  encore  de  son  propre  Fils,  qui 
est  l'unique  objet  de  ses  complaisances  et  Tunique 
espérance  de  notre  salut  :  de  sorte  qu'en  la  personne 
de  Jésus  -  Christ ,  saint  Joseph  est  établi  le  déposi- 
taire du  trésor  commun  de  Dieu  et  des  hommes. 
Quelle  éloquence  peut  égaler  la  grandeur  et  la  ma- 
jesté de  ce  titre  ? 

Si  donc,  fidèles,  ce  titre  est  si  glorieux  et  si  avan- 
tageux à  celui  dont  je  dois  faire  aujourd'hui  le  pa- 
négyrique ,  il  faut  que  je  pénètre  un  si  grand  mys- 
tère avec  le  secours  de  la  grâce  ;  et  que  recherchant 
dans  nos  Ecritures  ce  que  nous  y  lisons  de  Joseph , 
je  fasse  voir  que  tout  se  rapporte  à  cette  belle  qua- 
lité de  dépositaire.  En  effet  je  trouve  dans  les  Evan- 
giles trois  dépôts  confiés  au  juste  Joseph  par  la 
Providence  divine,  et  j'y  trouve  aussi  trois  vertus 
qui  éclatent  entre  les  autres,  et  qui  répondent  à 
ces  trois  dépôts  ;  c'est  ce  qu'il  nous  faut  expliquer 
par  ordre  :  suivez ,  s'il  vous  plaît ,  attentivement. 

Le  premier  de  tous  les  dépôts  qui  a  été  commis  à 
sa  foi,  (j'entends  le  premier  dans  l'ordre  des  temps) 
c'est  la  sainte  virginité  de  Marie  ,  qu'il  lui  doit  con- 
server entière  sous  le  voile  sacré  de  son  mariage , 
et  qu'il  a  toujours  saintement  gardée ,  ainsi  qu'un 
dépôt  sacré  qu'il  ne  lui  étoit  pas  permis  de  toucher. 
Voilà  quel  est  le  premier  dépôt.  Le  second  et  le 
plus  auguste ,  c'est  la  personne  de  Jésus-Christ ,  que 


DE    SAINT    JOSEPH.  85 

le  Père  céleste  dépose  en  ses  mains ,  afin  qu'il  serve 
de  père  à  ce  saint  Enfant  qui  n'en  peut  avoir  sur 
la  terre.  Vous  voyez  déjà,  chrétiens,  deux  grands 
et  deux  illustres  dépôts  confiés  aux  soins  de  Joseph . 
mais  j'en  remarque  encore  un  troisième,  que  vous 
trouverez  admirable,  si  je  puis  vous  l'expliquer  clai- 
rement. Pour  l'entendre,  il  faut  remarquer  que  le 
secret  est  comme  un  dépôt.  C'est  violer  la  sainteté 
du  dépôt,  que  de  trahir  le  secret  d'un  ami;  et  nous 
apprenons  par  les  lois ,  que  si  vous  divulguez  le  se- 
cret du  testament  que  je  vous  confie ,  je  puis  ensuite 
agir  contre  vous  comme  ayant  manqué  au  dépôt  : 
Déposai  actione  tecum  agi  posse ,  comme  parlent 
les  jurisconsultes.  Et  la  raison  en  est  évidente  ;  parce 
que  le  secret  est  comme  un  dépôt.  Par  où  vous  pou- 
vez comprendre  aisément  que  Joseph  est  dépositaire 
du  Père  éternel ,  parce  qu'il  lui  a  dit  son  secret. 
Quel  secret?  Secret  admirable,  c'est  l'incarnation 
de  son  Fils.  Car,  fidèles,  vous  n'ignorez  pas  que 
c'étoit  un  conseil  de  Dieu,  de  ne  pas  montrer  Jésus- 
Christ  au  monde ,  jusqu'à  ce  que  l'heure  en  fût  ar- 
rivée ;  et  saint  Joseph  a  été  choisi ,  non  -  seulement 
pour  le  conserver ,  mais  encore  pour  le  cacher.  Aussi 
lisons-nous  dans  Tévangéliste  (0,  qu'il  admiroit  avec 
Marie  tout  ce  qu'on  disoit  du  Sauveur  :  mais  nous 
ne  lisons  pas  qu'il  parlât;  parce  que  le  Père  éter- 
nel ,  en  lui  découvrant  le  mystère ,  lui  découvre  le 
tout  en  secret  et  sous  l'obligation  du  silence  ;  et  ce 
secret ,  c'est  un  troisième  dépôt  que  le  Père  ajoute 
aux  deux  autres,  selon  ce  que  dit  le  grand  saint 

(0  Luc.  ii.  33. 


85  PANÉGYRIQUE 

Bernard ,  que  Dieu  a  voulu  commettre  à  sa  foi  le 
secret  le  plus  sacré  de  son  cœur  :  Cui  tutb  commil- 
terct  secretissimum  atque  sacratissimum  sui  cordis 
arcanum  (0.  Que  vous  êtes  chéri  de  Dieu,  ô  in- 
comparable Joseph  ;  puisqu'il  vous  confie  ces  trois 
grands  dépôts,  la  virginité  de  Marie,  la  personne 
de  son  Fils  unique ,  le  secret  de  tout  son  mystère. 
Mais  ne  croyez  pas ,  chrétiens ,  qu'il  soit  mécon- 
noissant  de  ces  grâces.  Si  Dieu  l'honore  par  ces  trois 
dépôts ,  de  sa  part  il  présente  à  Dieu  le  sacrifice  de 
trois  vertus,  que  je  remarque  dans  l'Evangile.  Je  ne 
doute  pas  que  sa  vie  n'ait  été  ornée  de  toutes  les 
autres;  mais  voici  les  trois  principales  que  Dieu 
veut  que  nous  voyions  dans  son  Ecriture.  La  pre- 
mière ,  c'est  sa  pureté ,  qui  paroît  par  sa  continence 
dans  son  mariage;  la  seconde,  sa  fidélité;  la  troi- 
sième, son  humilité  et  l'amour  de  la  vie  cachée.  Qui 
ne  voit  la  pureté  de  Joseph  par  cette  sainte  société 
de  désirs  pudiques,  et  cette  admirable  correspon- 
dance avec  la  virginité  de  Marie  dans  leurs  noces 
spirituelles.  La  seconde ,  sa  fidélité  dans  les  soins  in- 
fatigables qu'il  a  de  Jésus ,  au  milieu  de  tant  de  tra- 
verses qui  suivent  partout  ce  divin  Enfant,  dès  le 
commencement  de  sa  vie.  La  troisième ,  son  humi- 
lité, en  ce  que  possédant  un  si  grand  trésor,  par  une 
grâce  extraordinaire  du  Père  éternel,  bien  loin  de 
se  vanter  de  ses  dons  ou  de  faire  connoître  ses 
avantages,  il  se  cache,  autant  qu'il  peut,  aux  yeux 
des  mortels,  jouissant  paisiblement  avec  Dieu  du 
mystère  qu'il  lui  révèle,  et  des  richesses  ii/finies 
qu'il  met  en  sa  garde.  Ah  !  que  je  découvre  ici  de 

(l)  Super  Missus  est,  7tom.  u,  n.  16 ;  tom.  1,  col.  7^. 


DE    SAINT    JOSEPH.  87 

grandeurs ,  et  que  j'y  de'couvre  d'instructions  im- 
portantes !  Que  je  vois  de  grandeurs  dans  ces  de'pôts , 
que  je  vois  d'exemples  dans  ces  vertus  ;  et  que  l'ex- 
plication d'un  si  beau  sujet  sera  glorieux  à  Joseph, 
et  fructueux  à  tous  les  fidèles  !  Mais  afin  de  ne  rien 
omettre  dans  une  matière  si  importante ,  entrons 
plus  avant  au  fond  du  mystère,  achevons  d'admirer 
les  desseins  de  Dieu  sur  l'incomparable  Joseph.  Après 
avoir  vu  les  dépôts  ,  après  avoir  vu  les  vertus ,  con- 
sidérons le  rapport  des  uns  et  des  autres ,  et  faisons 
le  partage  de  tout  ce  discours. 

Pour  garder  la  virginité  de  Marie  sous  le  voile  du 
mariage,  quelle  vertu  est  nécessaire  à  Joseph?  Une 
pureté  angélique,  qui  puisse  en  quelque  sorte  ré- 
pondre à  la  pureté  de  sa  chaste  Epouse.  Pour  con- 
server le  sauveur  Jésus  parmi  tant  de  persécutions 
qui  l'attaquent  dès  son  enfance,  quelle  vertu  de- 
manderons-nous? Une  fidélité  inviolable,  qui  ne 
puisse  être  ébranlée  par  aucuns  périls,  Enfin  pour 
garder  le  secret  qui  lui  a  été  confié ,  quelle  vertu 
y  emploiera- 1- il,  sinon  cette  humilité  admirable, 
qui  appréhende  les  yeux  des  hommes ,  qui  ne  veut 
pas  se  montrer  au  monde ,  mais  qui  aime  à  se  ca- 
cher avec  Jésus -Christ?  Déposition  cuslodi  :  O  Jo- 
seph ,  gardez  le  dépôt  ;  gardez  la  virginité  de  Marie  ; 
et  pour  la  garder  dans  le  mariage,  joignez -y  votre 
pureté.  Gardez  cette  vie  précieuse,  de  laquelle  dé- 
pend le  salut  des  hommes  ;  et  employez  à  la  con- 
server parmi  tant  de  difficultés,  la  fidélité  de  vos 
soins.  Gardez  le  secret  du  Père  éternel  :  il  veut  que 
son  Fils  soit  caché  au  monde  ;  servez-lui  d'un  voile 
sacré,  et  enveloppez -vous  avec  lui  dans  l'obscurité 
qui  le  couvre,  par  l'amour  de  la  vie  cachée.  C'est  ce 


88  PANÉGYRIQUE 

que  je  me  propose  de  vous  expliquer  avec  le  secours 
de  la  grâce. 

PREMIER   POINT. 

Pour  comprendre  solidement  combien  Dieu  ho- 
nore le  grand  saint  Joseph ,  lorsque  sa  providence 
de'pose  en  ses  mains  la  virginité  de  Marie ,  il  importe 
que  nous  entendions  avant  toutes  choses  combien 
cette  virginité  est  chérie  du  ciel,  combien  elle  est 
utile  à  la  terre  ;  et  ainsi  nous  jugerons  aisément  par 
la  qualité  du  dépôt,  de  la  dignité  du  dépositaire. 
Mettons  donc  cette  vérité  dans  son  jour;  et  faisons 
voir ,  par  les  saintes  Lettres ,  combien  la  virginité 
étoit  nécessaire  pour  attirer  Jésus-Christ  au  monde. 
Vous  n'ignorez  pas,  chrétiens,  que  e'étoit  un  con- 
seil de  la  Providence,  que  comme  Dieu  produit  son 
Fils  dans  l'éternité  par  une  génération  virginale, 
aussi  quand  il  naîtroit  dans  le  temps  il  sortît  d'une 
mère  vierge.  C'est  pourquoi  les  prophètes  avoient 
annoncé  qu'une  vierge  concevroit  un  fils  (0  :  nos 
pères  ont  vécu  dans  cette  espérance,  et  l'Evangile 
nous  en  a  fait  voir  le  bienheureux  accomplissement. 
Mais  s'il  est  permis  à  des  hommes  de  rechercher  les 
causes  d'un  si  grand  mystère  ,  il  me  semble  que  j'en 
découvre  une  très-considérable  ;  et  qu'examinant  la 
nature  de  la  sainte  virginité  selon  la  doctrine  des 
Pères,  j'y  remarque  une  secrète  vertu,  qui  oblige  en 
quelque  sorte  le  Fils  de  Dieu  à  venir  au  monde  par 
son  entremise.  > 

En  effet  demandons  aux  anciens  docteurs  de 
quelle  sorte  ils  nous  définissent  la  virginité  chré- 
tienne. Ils  nous  répondront  d'un  commun  accord , 
que  c'est  une  imitation  de  la  vie  des  anges;  qu'elle 

(0  Isai.  vu.  l4- 


DE    SAINT    JOSEPH.  89 

met  les  hommes  au  -  dessus  du  corps ,  par  le  mépris 
de  tous  ses  plaisirs;  et  qu'elle  élève  tellement  la 
chair,  qu'elle  l'égale  en  quelque  façon,  si  nous  l'o- 
sons dire ,  à  la  pureté  des  esprits.  Expliquez-le-nous, 
ô  grand  Augustin,  et  faites -nous  entendre  en  un 
mot  quelle  estime  vous  faites  des  vierges.  Voici  une 
belle  parole  :  Habent  aliquid  jain  non  carnis  in 
carnet).  Ils  ont,  dit-il,  en  la  chair  quelque  chose 
qui  n'est  pas  de  la  chair,  et  qui  tient  de  l'ange  plutôt 
que  de  l'homme  :  Habent  aliquid  jam  non  carnis  in 
carne.  Vous  voyez  donc  que,  selon  ce  Père,  la  vir- 
ginité est  comme  un  milieu  entre  les  esprits  et  les 
corps,  et  qu'elle  nous  fait  approcher  des  natures 
spirituelles:  et  de  là  il  est  aisé  de  comprendre  com- 
bien cette  vertu  devoit  avancer  le  mystère  de  l'incar- 
nation. Car  qu'est-ce  que  le  mystère  de  l'incarnation  ? 
C'est  l'union  très-étroite  de  Dieu  et  de  l'homme,  de  la 
divinité  avec  la  chair.  «  Le  Verbe  a  été  fait  chair  » , 
dit  l'évangéliste  02);  voilà  l'union,  voilà  le  mystère. 
Mais,  fidèles,  ne  semble-t-il  pas  qu'il  y  a  trop  de 
disproportion  entre  la  corruption  de  nos  corps  et  la 
beauté  immortelle  de  cet  esprit  pur;  et  ainsi  qu'il 
n'est  pas  possible  d'unir  des  natures  si  éloignées? 
C'est  aussi  pour  cette  raison  que  la  sainte  virginité 
se  met  entre  deux ,  pour  les  approcher  par  son  en- 
tremise. Et  en  effet ,  nous  voyons  que  la  lumière , 
lorsqu'elle  tombe  sur  les  corps  opaques,  ne  les  peut 
jamais  pénétrer,  parce  que  leur  obscurité  la  re- 
pousse ;  il  semble  au  contraire  qu'elle  s'en  retire  en 
réfléchissant  ses  rayons  :  mais  quand  elle  rencontre 
un  corps  transparent,  elle  y  entre,  elle  s'y  unit, 
parce  qu'elle  y  trouve  l'éclat  et  la  transparence  qui 

(•)  De  sancta  Virginît.  n.  ia;  tom.  vi,  col.  346.  —  W  Joan.  1.  \f\. 


90  PAKÉGÏfilQlE 

approche  de  sa  nature ,  et  tient  quelque  chose  de  la 
lumière.  Ainsi  nous  pouvons  dire,  fidèles,  que  la 
divinité  du  Verbe  éternel,  voulant  s'unir  à  un  corps 
mortel,  demandoit  la  bienheureuse  entremise  de  la 
sainte  virginité,  qui,  ayant  quelque  chose  de  spiri- 
tuel, a  pu  en  quelque  sorte  préparer  la  chair  à  être 
unie  à  cet  esprit  pur. 

Mais  de  peur  que  vous  ne  croyiez  que  je  parle 
ainsi  de  moi-même  ,  il  faut  que  vous  appreniez  cette 
vérité  d'un  célèbre  évêque  d'Orient  :  c'est  le  grand 
Grégoire  de  Nysse ,  dont  je  vous  rapporte  les  propres 
paroles,  tirées  fidèlement  de  son  texte.  C'est,  dit-il, 
la  virginité  qui  fait  que  Dieu  ne  refuse  pas  de  venir 
vivre  avec  les  hommes  :  c'est  elle  qui  donne  aux 
hommes  des  ailes  pour  prendre  leur  vol  du  côté  du 
ciel  ;  et  étant  le  lien  sacré  de  la  familiarité  de  l'homme 
avec  Dieu,  elle  accorde,  par  son  entremise,  des 
choses  si  éloignées  par  nature  :  Quœ  adeo  nalurd 
distant  >  ipsa  intercedens  sud  virtute  conciliât ,  ad- 
ducitque  in  concordiam  (0. 

Peut-on  confirmer  en  termes  plus  clairs  la  vérité 
que  je  prêche?  Et  par-là  ne  voyez-vous  pas,  et  la 
dignité  de  Marie,  et  celle  de  Joseph  son  fidèle  époux? 
Vous  voyez  la  dignité  de  Marie,  en  ce  que  sa  virgi- 
nité bienheureuse  a  été  choisie  dès»l'éternité  pour 
donner  Jésus-Christ  au  monde  ;  et  vous  voyez  la  di- 
gnité de  Joseph,  en  ce  que  cette  pureté  de  Marie 
qui  a  été  si  utile  à  notre  nature ,  a  été  confiée  à  ses 
soins ,  et  que  c'est  lui  qui  conserve  au  monde  une 
chose  si  nécessaire.  O  Joseph,  gardez  ce  dépôt  :  De- 
positum  custodi.  Gardez  chèrement  ce  sacré  dépôt 
de  la  pureté  de  Marie.  Puisqu'il  plaît  au  Père  éternel 

(')  De  Virginil.  cap.  n;tom.  iu,pag.  116. 


DE    SAINT    JOSEPH.  O,  I 

de  garder  la  virginité'  de  Marie  sous  le  voile  du  ma- 
riage, elle  ne  se  peut  plus  conserver  sans  vous;  et 
aussi  votre  pureté  est  devenue  en  quelque  sorte  né- 
cessaire au  monde,  par  la  charge  glorieuse  qui  lui 
est  donnée  de  garder  celle  de  Marie. 

C'est  ici  qu'il  faut  vous  représenter  un  spectacle 
qui  étonne  toute  la  nature;  je  veux  dire  ce  mariage 
céleste,  destiné  par  la  Providence  pour  protéger  la 
virginité,  et  donner  par  ce  moyen  Jésus-Christ  au 
monde.  Mais  qui  prendrai-je  pour  mon  conducteur 
dans  une  entreprise  si  difficile,  sinon  l'incomparable 
Augustin,  qui  traite  si  divinement  ce  mystère?  Ecou- 
tez ce  savant  évêque  (0  ,  et  suivez  exactement  sa 
pensée.  Il  remarque  avant  toutes  choses ,  qu'il  y  a 
trois  liens  dans  le  mariage.  Il  y  a  premièrement  le 
sacré  contrat  ,  par  lequel  ceux  que  l'on  unit  se 
donnent  entièrement  l'un  à  l'autre  :  il  y  a  seconde- 
ment l'amour  conjugal ,  par  lequel  ils  se  vouent  mu- 
tuellement un  cœur,  qui  n'est  plus  capable  de  se 
partager,  et  qui  ne  peut  brûler  d'autres  flammes  : 
il  y  a  enfin  les  enfans  qui  sont  un  troisième  lien  ; 
parce  que  l'amour  des  parens  venant,  pour  ainsi 
dire,  à  se  rencontrer  dans  ces  fruits  communs  de 
leur  mariage,  l'amour  se  lie  par  un  nœud  plus  ferme. 

Saint  Augustin  trouve  ces  trois  choses  dans  le 
mariage  de  saint  Joseph,  et  il  nous  montre  que  tout  y 
concourt  à  garder  la  virginité  (2). Il  y  trouve  premiè- 
rement le.  sacré  contrat ,  par  lequel  ils  se  sont  don- 
nés l'un  à  l'autre;  et  c'est  là  qu'il  faut  admirer  le 
triomphe  de  la  pureté  dans  la  vérité  de  ce  mariage. 

(')  De  Gènes,  ad  litt.  lib.  ix ,  cap.  vu ,  n.  i  a  ;  t.m,  part,  i .  col.  2^- 
— -  W  Contra  Julian.  lib.  v ,  cap.  xn  ,  n.  46 ;  tom.  x ,  col.  65i. 


9a  PANÉGYRIQUE 

Car  Marie  appartient  à  Joseph ,  et  Joseph  à  la  divine 
Marie;  si  bien  que  leur  mariage  est  très-véritable, 
parce  qu'ils  se  sont  donnés  l'un  à  l'autre.  Mais  de 
quelle  sorte  se  sont-ils  donnés?  Pureté,  voici  ton 
triomphe.  Ils  se  donnent  réciproquement  leur  vir- 
ginité, et  sur  cette  virginité  ils  se  cèdent  un  droit 
mutuel.  Quel  droit?  de  se  la  garder  l'un  à  l'autre. 
Oui,  Marie  a  droit  de  garder  la  virginité  de  Joseph, 
et  Joseph  a  droit  de  garder  la  virginité  de  Marie.  Ni 
l'un  ni  l'autre  n'en  peut  disposer,  et  toute  la  fidélité 
de  ce  mariage  consiste  à  garder  la  virginité.  Voilà 
les  promesses  qui  les  assemblent ,  voilà  le  traité  qui 
les  lie.  Ce  sont  deux  virginités  qui  s'unissent,  pour 
se  conserver  éternellement  l'une  l'autre  par  une 
chaste  correspondance  de  désirs  pudiques  ;  et  il  me 
semble  que  je  vois  deux  astres,  qui  n'entrent  en- 
semble en  conjonction ,  qu'à  cause  que  leurs  lumières 
s'allient.  Tel  est  le  nœud  de  ce  mariage,  d'autant 
plus  ferme,  dit  saint  Augustin  (0 ,  que  les  promesses 
qu'ils  se  sont  données  doivent  être  plus  inviolables , 
en  cela  même  qu'elles  sont  plus  saintes. 

Qui  pourroit  maintenant  vous  dire  quel  devoit 
être  l'amour  conjugal  de  .ces  bienheureux  mariés  ? 
Car,  ô  sainte  virginité,  vos  flammes  sont  d'autant 
plus  fortes  qu'elles  sont  plus  pures  et  plus  dégagées; 
et  le  feu  de  la  convoitise,  qui  est  allumé  dans  nos 
corps,  ne  peut  jamais  égaler  l'ardeur  des  chastes 
embrasemens  des  esprits ,  que  l'amour  de  la  pureté 
lie  ensemble.  Je  ne  chercherai  pas  des  raisonnemens 
pour  prouver  cette  vérité;  mais  je  l'établirai,  par 
un  grand  miracle  que  j'ai  lu  dans  saint  Grégoire  de 

(l)  De  Nupt.  et  Conçu/),  lib,  i,n.  12  ;  tom.  x,  col.  286. 


DE    SAINT    JOSEPH.  ()3 

Tours  (0,  au  premier  livre  de  son  histoire.  Le  récit 
vous  en  sera  agre'able ,  et  du  moins  il  relâchera  vos 
attentions.  Il  dit  que  deux  personnes  de  condition 
et  de  la  première  noblesse  d'Auvergne ,  ayant  vécu 
dans  le  mariage  avec  une  continence  parfaite,  pas- 
sèrent à  une  vie  plus  heureuse ,  et  que  leurs  corps 
furent  inhumés  en  deux  places  assez  éloignées.  Mais 
il  arriva  une  chose  étrange  :  ils  ne  purent  pas  de- 
meurer long-temps  dans  cette  dure  séparation  ;  et 
tout  le  monde  fut  étonné  qu'on  trouva  tout-à-coup 
leurs  tombeaux  unis,  sans  que  personne  y  eût  mis 
la  main.  Chrétiens,  que  signifie  ce  miracle?  Ne  vous 
semble-t-il  pas  que  ces  chastes  morts  se  plaignent  de  se 
voir  ainsi  éloignés? Ne  vous  semble-t-il  pas  qu'ils  nous 
disent  ;  car  permettez-moi  de  les  animer,  et  de  leur  prê- 
ter une  voix ,  puisque  Dieu  leur  donne  le  mouvement  ; 
ne  vous  semble-t-il  pas  qu'ils  vous  disent  :  Et  pourquoi 
a-t-on  voulu  nous  séparer?  Nous  avons  été  si  long- 
temps ensemble,  et  nous  y  avons  toujours  été  comme 
morts ,  parce  que  nous  avons  éteint  tout  le  senti- 
ment des  plaisirs  mortels;  et  étant  accoutumés  de- 
puis tant  d'années  à  être  ensemble  comme  des  morts, 
la  mort  ne  nous  doit  pas  désunir.  Aussi  Dieu  permit 
qu'ils  se  rapprochèrent,  pour  nous  montrer,  par 
cette  merveille,  que  ce  ne  sont  pas  les  plus  belles 
flammes  que  celles  où  la  convoitise  se  mêle  ;  mais 
que  deux  virginités,  bien  unies  par  un  mariage  spi- 
rituel,  en  produisent  de  bien  plus  fortes,  et  qui 
peuvent ,  ce  semble ,  se  conserver  sous  les  cendres 
même  delà  mort.  C'est  pourquoi  Grégoire  de  Tours, 
qui  nous  a  décrit  cette  histoire,  ajoute  que  les  peu- 

W  Histor.  Franc.  Lik.  i ,  n.  !\  a  ;  pag.  3 1  et  seq. 


94  PANÉGYRIQUE 

pies  de  cette  contrée  appeloient  ordinairement  ces 
sépulcres,  les  sépulcres  des  deux  amans;  comme  si 
ces  peuples  eussent  voulu  dire  que  c'étoient  de  vé- 
ritables amans,  parce  qu'ils  s'aimoient  par  l'esprit. 

Mais  où  est-ce  que  cet  amour  si  spirituel  s'est  ja- 
mais trouvé  si  parfait ,  que  dans  le  mariage  de  saint 
Joseph  ?  C'est  là  que  l'amour  étoit  tout  céleste  , 
puisque  toutes  ses  flammes  et  tous  ses  désirs  ne  ten- 
doient  qu'à  conserver  la  virginité;  et  il  est  aisé  de 
l'entendre.  Car  dites-nous ,  ô  divin  Joseph ,  qu'est-ce 
que  vous  aimez  en  Marie  ?  Ah  !  sans  doute ,  ce  n'étoit 
pas  la  beauté  mortelle ,  mais  cette  beauté  cachée 
et  intérieure ,  dont  la  sainte  virginité  faisoit  le  prin- 
cipal ornement.  C'étoit  donc  la  pureté  de  Marie 
qui  faisoit  le  chaste  objet  de  ses  feux  ;  et  plus  il  ai- 
moit  cette  pureté,  plus  il  la  vouloit  conserver ,  pre- 
mièrement en  sa  sainte  épouse,  et  secondement  en 
lui-même,  par  une  entière  unité  de  cœur  :  si  bien 
que  son  amour  conjugal,  se  détournant  du  cours  or- 
dinaire, se  donnoit  et  s'appliquoit  tout  entier  à  gar- 
der la  virginité  de  Marie.  O  amour  divin  et  spiri- 
tuel! Chrétiens,  n'admirez  -  vous  pas  comme  tout 
concourt  dans  ce  mariage  à  conserver  ce  sacré  dépôt  ? 
Leurs  promesses  sont  toutes  pures,  leur  amour  est 
tout  virginal  :  il  reste  maintenant  à  considérer  ce 
qu'il  y  a  de  plus  admirable  ;  c'est  le  fruit  sacré  de 
ce  mariage ,  je  veux  dire  le  sauveur  Jésus. 

Mais  il  me  semble  vous  voir  étonnés,  de  m'en- 
tendre  prêcher  si  assurément  que  Jésus  est  le  fruit 
de  ce  mariage.  Nous  comprenons  bien,  direz-vous, 
que  l'incomparable  Joseph  est  père  de  Jésus-Christ 
par  ses  soins  ;  mais  nous  savons  qu'il  n'a  point  de 


DE    SAINT    JOSEPH.  q5 

part  à  sa  bienheureuse  naissance.  Comment  donc 
nous  assurez -vous  que  Jésus  est  le  fruit  de  ce  ma- 
riage ?  Cela  peut-être  paroît  impossible  :  toutefois  si 
vous  rappelez  à  votre  mémoire  tant  de  vérités  im- 
portantes que  nous  avons,  ce  me  semble,  si  bien 
établies;  j'espère  que  vous  m'accorderez  aisément 
que  Jésus,  ce  bénit  enfant,  est  sorti,  en  quelque 
manière,  de  l'union  virginale  de  ces  deux  époux. 
Car,  fidèles,  n'avons -nous  pas  dit  que  c'est  la  vir- 
ginité de  Marie,  qui  a  attiré  Jésus -Christ  du  ciel? 
Jésus  n'est-il  pas  cette  fleur  sacrée  que  la  virginité 
a  poussée  ?  n'est  -  il  pas  le  fruit  bienheureux  que  la 
virginité  a  produit?  Oui,  certainement,  nous  dit 
saint  Fulgence  ,  «  il  est  le  fruit,  il  est  l'ornement, 
»  il  est  le  prix  et  la  récompense  de  la  sainte  virgi- 
»  nité  »  :  Sanclœ  virginitalis  fructus  ;  decus  et  mu- 
nus  (0.  C'est  à  cause  de  sa  pureté  que  Marie  a  plu 
au  Père  éternel  ;  c'est  à  cause  de  sa  pureté  que  le 
Saint-Esprit  se  répand  sur  elle,  et  recherche  ses 
embrassemens,  pour  la  remplir  d'un  germe  céleste. 
Et  par  conséquent,  ne  peut -on  pas  dire  que  c'est 
sa  pureté  qui  la  rend  féconde  ?  Que  si  c'est  sa  pu- 
reté qui  la  rend  féconde ,  je  ne  craindrai  plus  d'as- 
surer que  Joseph  a  part  à  ce  grand  miracle.  Car  si 
cette  pureté  angélique  est  le  bien  de  la  divine  Ma- 
rie ,  elle  est  le  dépôt  du  juste  Joseph.  ' 
Mais  je  passe  encore  plus  loin,  chrétiens;  permet- 
tez-moi de  quitter  mon  texte,  et  d'enchérir  sur  mes 
premières  pensées,  pour  vous  dire  que  la  pureté  de 
Marie  n'est  pas  seulement  le  dépôt ,  mais  encore  le 
bien  de  son  chaste  époux.  Elle  est  à  lui  par  son  ma- 

(0  Ad  Prob.  Epist.  m  ,n.6j  p.  i65. 


C)6  PANÉGYRIQUE 

riage,  elle  est  à  lui  par  les  chastes  soins  par  lesquels 
il  l'a  conservée.  O  fe'conde  virginité  !  si  vous  êtes 
le  bien  de  Marie,  vous  êtes  aussi  le  bien  de  Jo- 
seph. Marie  l'a  vouée ,  Joseph  la  conserve  ;  et  tous 
deux  la  présentent  au  Père  éternel,  comme  un  bien 
gardé  par  leurs  soins  communs.  Comme  donc  il  a 
tant  de  part  à  la  sainte  virginité  de  Marie,  il  en 
prend  aussi  au  fruit  qu'elle  porte  :  c'est  pourquoi 
Jésus  est  son  fils ,  non  pas  à  la  vérité  par  la  chair  ; 
mais  il  est  son  fils  par  l'esprit ,  à  cause  de  l'alliance 
virginale  qui  le  joint  avec  sa  mère.  Et  saint  Augus- 
tin l'a  dit  en  un  mot  :  Propter  quod  jidele  conju- 
gium  parentes  Christi  vocari  ambo  meruerunt  (0. 
O  mystère  de  pureté  !  ô  paternité  bienheureuse  !  ô 
lumières  incorruptibles,  qui  brillent  de  toutes  parts 
dans  ce  mariage  ! 

Chrétiens,  méditons  ces  choses,  appliquons-les- 
nous  à  nous-mêmes  :  tout  se  fait  ici  pour  l'amour 
de  nous;  tirons  donc  notre  instruction  de  ce  qui 
s'opère  pour  notre  salut.  Voyez  combien  chaste, 
combien  innocente  est  la  doctrine  du  christianisme. 
Jamais  ne  comprendrons-nous  quels  nous  sommes? 
Quelle  honte ,  que  nous  nous  souillions  tous  les 
jours  par  toute  sorte  d'impuretés ,  nous  qui  avons 
été  élevés  parmi  des  mystères  si  chastes  ?  Et  quand 
est-ce  que  nous  entendrons  quelle  est  la  dignité  de 
nos  corps  ,  depuis  que  le  Fils  de  «Dieu  en  a  pris  un 
semblable  ?  «  Que  la  chair  se  soit  jouée,  dit  Tertul- 
j)  lien  (2) ,  ou  plutôt  qu'elle  se  soit  corrompue ,  avant 
»  qu'elle  eût  été  recherchée  par  son  maître  ;  elle 
»  n'étoit  pas  digne  du  don  de  salut  ,  ni  propre  à 

G1)  De  Nupt.  et  Concup.  lib.  i,  ubi  suprà.  —  {'i)  De  Pudicit.n.6. 

»  l'office 


I 

DE    SAINT    JOSEPH.  CH 

»  l'office  de  la  sainteté.  Elle  e'toit  encore  en  Adam, 
»  tyrannise'e  par  ses  convoitises ,  suivant  les  beautés 
»  apparentes,  et  attachant  toujours  ses  yeux  à  la 
»  terre.  Elle  étoit  impure  et  souillée ,  parce  quelle 
»  n' étoit  pas  lavée  au  baptême.  Mais  depuis  qu'un 
»  Dieu ,  en  se  faisant  homme ,  n'a  pas  voulu  venir 
»  en  ce  monde,  si  la  sainte  virginité  ne  l'y  attiroit; 
»  depuis  que,  trouvant  au-dessous  de  lui-même  la 
»  sainteté  nuptiale,  il  a  voulu  avoir  une  Mère  vierge, 
»  et  qu'il  n'a  pas  cru  que  Joseph  fût  digne  de  prendre 
»  le  soin  de  sa  vie ,  s'il  ne  s'y  préparoit  par  la  conti- 
»  nence  ;  depuis  que ,  pour  laver  notre  chair ,  son 
»  sang  a  sanctifié  une  eau  salutaire ,  où  elle  peut 
»  laisser  toutes  les  ordures  de  sa  première  nativité; 
»  nous   devons  entendre,   fidèles,   que  depuis  ce 
»  temps-là  la  chair  est  toute  autre.  Ce  n'est  plus 
»  cette  chair  formée  de  la  boue,  et  engendrée  par  la 
»  convoitise;  c'est  une  chair  refaite  et  renouvelée 
»  par  une  eau  très -pure,  et  par  l'Esprit  saint». 
Donc ,  mes  Frères ,  respectons  nos  corps  qui  sont 
les    membres  de   Jésus  -  Christ ,    gardons  -  nous  de 
prostituer  à  l'impureté  cette  chair  que  le  baptême 
a  fait  vierge.  «  Possédons  nos  vaisseaux  en  honneur, 
»  et  non  pas  dans  ces  passions  ignominieuses  que 
»  notre  brutalité  nous  inspire,  comme  les  Gentils 
»  qui  n'ont  pas  de  Dieu.  Car  Dieu  ne  nous  appelle 
»  pas  à  l'impureté,  mais  à  la  sanctification  (0  »  en 
notre  Seigneur  Jésus-Christ.  Honorons  ,  par  la  con- 
tinence ,  cette  sainte  virginité  qui  nous  a  donné  le 
Sauveur,  qui  a  rendu  sa  Mère  féconde,  qui  a  fait 
que  Joseph  a  part  à  cette  fécondité  bienheureuse, 

(»)/•  Thess.  iv.  4,5,  7. 

BOSSUET.  XVI.  *-* 


g8  PANÉGYRIQUE 

et  l'élève,  si  je  l'ose  dire,  jusqu'à  être  le  père  de 
Jésus-Christ  même.  Mais,  fidèles,  après  avoir  vu 
qu'il  contribue,  en  quelque  façon,  à  la  naissance 
de  Jésus-Christ,  en  gardant  la  pureté  de  sa  sainte 
Mère  ;  voyons  maintenant  ses  soins  paternels ,  et 
admirons  la  fidélité  par  laquelle  il  conserve  ce  divin 
Enfant  que  le  Père  céleste  lui  a  confié;  c'est  ma 
seconde  partie. 

SECOND  POINT. 

Ce  n'est  pas  assez  au  Père  éternel  d'avoir  confié 
à  Joseph  la  virginité  de  Marie  :  il  lui  prépare  quel- 
que chose  de  plus  relevé;  et  après  avoir  commis  à 
sa  foi  cette  sainte  virginité  qui  doit  donner  Jésus- 
Christ  au  monde ,  comme  s'il  avoit  dessein  d'épui- 
ser sa  libéralité  infinie  en  faveur  de  ce  patriarche , 
il  va  mettre  en  ses  mains  Jésus -Christ  lui-même, 
et  il  veut  le  conserver  par  ses  soins.  Mais  si  nous 
pénétrons  le  secret,  si  nous  entrons  au  fond  du 
mystère,  c'est  là,  fidèles,  que  nous  trouverons  quel- 
que chose  de  si  glorieux  au  juste  Joseph,  que  nous 
ne  pourrons  jamais  assez  le  comprendre.  Car  Jésus, 
ce  divin  Enfant,  sur  lequel  Joseph  a  toujours  les 
yeux,  et  qui  fait  l'admirable  sujet  de  ses  saintes  in- 
quiétudes, est  né  sur  la  terre  comme  un  orphelin, 
et  il  n'a  point  de  père  en  ce  monde.  C'est  pourquoi 
saint  Paul  dit  qu'il  est  sans  père  :  Sine  pâtre  (0. 
Il  est  vrai  qu'il  en  a  un  dans  le  ciel  ;  mais  à  voir 
comme  il  l'abandonne ,  il  semble  que  ce  Père  ne  le 
connoît  plus.  Il  s'en  plaindra  un  jour  sur  la  croix, 
lorsque,  l'appelant  son  Dieu  et  non  pas  son  Père, 

W  Hebr.  vu.  3. 


DE    SAINT    JOSEPH.  qq 

El  pourquoi,  dira-t-il ,  ni abandonnez- vous  (0?  Mais 
ce  qu'il  a  dit  en  mourant ,  il  pouvoit  le  dire  dès  sa 
naissance  ;  puisque  dès  ce  premier  moment  son  Père 
l'expose  aux  persécutions,  et  commence  à  l'aban- 
donner aux  injures.  Tout  ce  qu'il  fait  en  faveur  de 
ce  Fils  unique ,  pour  montrer  qu'il  ne  l'oublie  pas , 
du  moins  ce  qui  paroît  à  nos  yeux,  c'est  de  le  mettre 
en  la  garde  d'un  homme  mortel,  qui  conduira  sa 
pénible  enfance  ;  et  Joseph  est  choisi  pour  ce  mi- 
nistère. Que  fera  ici  ce  saint  homme  ?  Qui  pourroit 
dire  avec  quelle  joie  il  reçoit  cet  abandonné,  et 
comme  il  s'offre  de  tout  son  cœur  pour  être  le  père 
de  cet  orphelin?  Depuis  ce  temps-là,  chrétiens,  il 
ne  vit  plus  que  pour  Jésus-Christ,  il  n'a  plus  de  soin 
que  pour  lui  ;  il  prend  lui-même  pour  ce  Dieu  un 
cœur  et  des  entrailles  de  père  ;  et  ce  qu'il  n'est  pas 
par  nature,  il  le  devient  par  affection. 

Mais  afin  que  vous  soyez  convaincus  de  la  vérité 
d'un  si  grand  mystère, .et  si  glorieux  à  Joseph,  il 
faut  vous  le  montrer  par  les  Ecritures,  et  pour  cela 
vous  exposer  une  belle  réflexion  de  saint  Chrysos- 
tôme.  Il  remarque  dans  l'Evangile  que  partout  Jo- 
seph y  paroît  en  père.  C'est  lui  qui  donne  le  nom  à 
Jésus,  comme  les  pères  le  donnoient  alors;  c'est  lui 
seul  que  l'ange  avertit  de  tous  les  périls  de  l'Enfant , 
et  c'est  à  lui  qu'il  annonce  le  temps  du  retour.  Jésus 
le  révère  et  lui  obéit  :  c'est  lui  qui  dirige  toute  sa 
conduite,  comme  en  ayant  le  soin  principal;  et  par- 
tout il  nous  est  montré  comme  père.  D'où  vient  cela, 
dit  saint  Chrysostôme?  en  voici  la  raison  véritable. 
C'est,  dit- il  (2),  que  Vétoit  un  conseil  de  Dieu,  de 

10  Malt,  xxvii  .  46.  —  W  In  Mallh,  hom.  IV,  ri  ,  6  ;  tom.  vu,  pag.  58. 


100  .  PANÉGYRIQUE 

donner  au  grand  saint  Joseph  tout  ce  qui  peut  appar- 
tenir à  Un  père  sans  blesser  la  virginité. 

Je  ne  sais  si  je  comprends  bien  toute  la  force  de 
cette  pensée  ;  mais  voici,  si  je  ne  me  trompe ,  ce  que 
veut  dire  ce  grand  évêque.  Et  premièrement  suppo- 
sons pour  certain  que  c'est  la  sainte  virginité  qui 
empêche  que  le  Fils  de  Dieu  ,  en  se  faisant  homme , 
ne  choisisse  un  père  mortel.  En  effet,  Jésus-Christ 
venant  sur  la  terre  pour  se  rendre  semblable  aux 
hommes,  comme  il  vouloit  bien  avoir  une  mère,  il 
ne  devoit  pas  refuser,  ce  semble,  d'avoir  un  père 
tout  ainsi  que  nous,  et  de  s'unir  encore  à  notre  na- 
ture par  le  nœud  de  cette  alliance.  Mais  la  sainte 
virginité  s'y  est  opposée,  parce  que  les  prophètes  lui 
avoient  promis  qu'un  jour  le  Sauveur  la  rendroit  fé- 
conde; et  puisqu'il  devoit  naître  d'une  vierge  mère, 
il  ne  pouvoit  avoir  de  père  que  Dieu.  C'est  par  con- 
séquent la  virginité  qui  empêche  la  paternité  de 
Joseph.  Mais  peut-elle  l'empêcher  jusqu'à  ce  point, 
que  Joseph  n'y  ait  plus  de  part,  et  qu'il  n'ait  aucune 
qualité  de  père? Nullement,  dit  saint  Chrysostôme; 
car  la  sainte  Virginité  ne  s'oppose  qu'aux  qualités 
qui  la  blessent  :  et  qui  ne  sait  qu'il  y  en  a  dans  le 
nom  de  père  qui  ne  choquent  pas  la  pudeur,  et 
qu'elle  peut  avouer  pour  siennes?  Ces  soins,  cette 
tendresse,  cette  affection,  cela  blesse-t-il  la  virgi- 
nité? Voyez  donc  le  secret  de  Dieu,  et  l'accommo- 
dement qu'il  invente  dans  ce  différend  mémorable 
entre  la  paternité  de  Joseph  et  la  pureté  virginale.  Il 
partage  la  paternité ,  et  il  veut  que  la  virginité  fasse 
le  partage.  Sainte  pureté,  lui  dit- il,  vos  droits  vous 
seront  conservés.  Il  y  a  quelque  chose  dans  le  nom 


DE   SAINT    JOSEPIT.  IOI 

de  père,  que  la  virginité  ne  peut  pas  souffrir;  vous 
ne  l'aurez  pas  ;  ô  Joseph.  Mais  tout  ce  qui  appar- 
tient à  un  père ,  sans  que  la  virginité'  soit  intéressée  ; 
voilà  ,  dit  il,  ce  que  je  vous  donne  :  Hoc  iibi  do  , 
quod  salvâ  virginitale  paternum  esse  potest.  Et  par 
conséquent,  chrétiens,  Marie  ne  concevra  pas  de 
Joseph,  parce  que  la  virginité  y  seroit  blessée;  mais 
Joseph  partagera  avec  Marie  ces  soins  ,  ces  veilles  , 
ces  inquiétudes,  par  lesquelles  elle  élèvera  ce  divin 
Enfant  ;  et  il  ressentira  pour  Jésus  cette  inclination 
naturelle  ,  toutes  ces  douces  émotions  ,  tous  ces 
tendres  empressemens  d'un  cœur  paternel. 

Mais  peut-être  vous  demanderez  où  il  prendra 
ce  cœur  paternel,  si  la  nature  ne  le  lui  donne  pas? 
Ces  inclinations  naturelles  peuvent-elles  s'acquérir 
par  choix;  et  l'art  peut -il  imiter  ce  que  la  nature 
éorit  dans  les  cœurs?  Si  donc  saint  Joseph  n'est  pas 
père,  comment  aura- 1- il  un  amour  de  père?  C'est 
ici  qu'il  nous  faut  entendre  que  la  puissance  divine 
agit  en  cette  œuvre.  C'est  par  un  effet  de  cette  puis- 
sance ,  que  saint  Joseph  a  un  cœur  de  père  ;  et  si  la 
nature  ne  le  donne  pas,  Dieu  lui  en  fait  un  de  sa 
propre  main.  Car  c'est  de  lui  dont  il  est  écrit  qu'il 
tourne  où  il  lui  plaît  les  inclinations.  Pour  l'entendre^ 
il  faut  remarquer  une  belle  théologie  que  le  Psal- 
miste  nous  a  enseignée,  lorsqu'il  dit  que  Dieu  forme 
en  particulier  tous  les  cœurs  des  hommes  :    Qui 
Jinxit  singillatim  corda  eorum  (0.  Ne  vous  persuadez 
pas ,  chrétiens ,  que  David  regarde  le  cœur  comme 
un  simple  organe  du  corps,  que  Dieu  forme  par  sa 
puissance  comme  toutes  les  autres  parties  qui  com- 
posent l'homme.  Il  veut  dire  quelque  chose  de  sin» 

\})Psal.  xxxn.  i5.  * 


103  PANÉGYRIQUE 

gulierril  considère  le  cœur  en  ce  lieu  comme  prin- 
cipe de  l'inclination,  et  il  le  regarde  dans  les  mains 
de  Dieu  comme  une  terre  molle  et  humide ,  qui  cède 
et  qui  obéit  aux  mains  du  potier ,  et  reçoit  de  lui  sa 
figure.  C'est  ainsi,  nous  dit  le  Psalmiste,  que  Dieu 
forme  en  particulier  tous  les  cœurs  des  hommes. 

Qu'est-ce  à  dire  en  particulier?  Il  fait  un  cœur  de 
chair  dans  les  uns ,  quand  il  les  amollit  par  la  cha- 
rité; un  cœur  endurci  dans  les  autres,  lorsque  reti- 
rant ses  lumières,  par  une  juste  punition  de  leurs 
crimes,  il  les  abandonne  au  sens  réprouvé.  Ne  fait-il 
pas  dans  tous  les  fidèles,  non  un  cœur  d'esclave, 
mais  un  cœur  d'enfant,  quand  il  envoie  en  eux  l'es- 
prit de  son  Fils?  Les  apôtres  trembloient  au  moindre 
péril;  mais  Dieu  leur  fait  un  cœur  tout  nouveau, 
et  leur  courage  devient  invincible.  Quels  étoient  les 
sentimens  de  Saùl  pendant  qu'il  paissoit  ses  trou- 
peaux? Ils  étoient  sans  doute  bas  et  populaires.  Mais 
Dieu,  en  le  mettant  sur  le  trône,  lui  change  le  cœur 
par  son  onction  :  Immutavit  Doininus  cor  Saiil  i.1)  > 
et  il  reconnoît  incontinent  qu'il  est  roi.  D'autre 
part,  les  Israélites  considéroient  ce  nouveau  mo- 
narque comme  un  homme  de  la  lie  du  peuple;  mais 
la  main  de  Dieu  leur  touchant  le  cœur ,  Quorum 
Deus  teligit  corda (2) ,  aussitôt  ils  le  voient  plus  grand , 
et  ils  se  sentent  émus,  en  le  regardant,  de  cette 
crainte  respectueuse  que  l'on  a  pour  ses  souverains  : 
c'est  que  Dieu  faisoit  en  eux  un  cœur  de  sujets. 

C'est  donc ,  fidèles ,  cette  même  main  qui  forme 
en  particulier  tous  les  cœurs  des  hommes ,  qui  fait 
un  cœur  de  père  en  Joseph,  et  un  cœur  de  fils  en 
Jésus.    C'est  pourquoi  Jésus  obéit ,  et  Joseph  ne 

(•)/.  lieg.x.o—  Wlbid.  26. 


DK    SAINT    JOSEPH.  Io3 

craint  pas  de  lui  commander.  Et  d'où  lui  vient  cette 
hardiesse  de  commander  à  son  Cre'ateur?  C'est  que 
le  vrai  Père  de  Jésus  -  Christ ,  ce  Dieu  qui  l'en- 
gendre dans  l'éternité ,  ayant  choisi  le  divin  Joseph 
pour  servir  de  père  au  milieu  des  temps  à  son  Fils 
unique  ,  a  fait,  en  quelque  sorte,  couler  en  son  sein 
quelque  rayon  ou  quelque  étincelle  de  cet  amour 
infini  qu'il  a  pour  son  Fils  :  c'est  ce  qui  lui  change 
le  cœur,  c'est  ce  qui  lui  donne  un  amour  de  père; 
si  bien  que  le  juste  Joseph ,  qui  sent  en  lui-même 
un  cœur  paternel,  formé  tout-à-coup  par  la  main 
de  Dieu,  sent  aussi  que  Dieu  lui  ordonne  d'user 
d'une  autorité  paternelle;  et  il  ose  bien  commander 
à  celui  qu'il  reconnoît  pour  son  maître. 

Et  après  cela ,  chrétiens ,  qu'est-il  nécessaire  que 
je  vous  explique  la  fidélité  de  Joseph  à  garder  ce 
sacré  dépôt?  Peut -il  manquer  de  fidélité  à  celui 
qu'il  reconnoît  pour  son  Fils  unique?  de  sorte  qu'il 
ne  seroit  pas  nécessaire  que  je  vous  parlasse  de  cette 
vertu ,  s'il  n'étoit  important  pour  votre  instruction 
que  vous  ne  perdiez  pas  un  si  bel  exemple?  Car  c'est 
ici  qu'il  nous  faut  apprendre ,  par  les  traverses  con- 
tinuelles qui  ont  exercé  saint  Joseph  depuis  que 
Jésus-Christ  est  mis  en  sa  garde ,  qu'on  ne  peut  con- 
server ce  dépôt  sans  peine,  et  que  pour  être  fidèle 
à  sa  grâce  ,  il  faut  se  préparer  à  souffrir.  Oui  certes, 
quand  Jésus  entre  quelque  part ,  il  y  entre  avec  sa 
croix,  il  y  porte  avec  lui  toutes  ses  épines,  et  il  en 
fait  part  à  tous  ceux  qu'il  aime.  Joseph  et  Marie 
étoient  pauvres;  mais  ils  n'avoient  pas  encore  été 
sans  maison,  ils  avoient  un  lieu  pour  se  retirer.  Aus- 
sitôt que  cet  enfant  vient  au  monde ,  on  ne  trouve 


I(>4  PANÉGYRIQUE 

point  de  maison  pour  eux ,  et  leur  retraite  est  dans 
une  e'table.  Qui  leur  procure  cette  disgrâce ,  sinon 
vCelui  dont  il  est  e'crit  (0  que  «  venant  en  son  propre 
»  bien ,  il  n'y  a  pas  été  reçu  par  les  siens  » ,  et  qu'il 
n'a  pas  de  gîte  assuré  où  il  puisse  reposer  sa  tête  (2)? 
Mais  n'est-ce  pas  assez  de  leur  indigence?  Pourquoi 
leur  attire-t-il  des  persécutions? Ils  vivoient  ensemble 
dans  leur  ménage,  pauvrement,  mais  avec  douceur, 
surmontant  leur  pauvreté  par  leur  patience  et  par 
leur  travail  assidu.  Mais  Jésus  ne  leur  permet  pas  ce 
repos  :  il  ne  vient  au  monde  que  pour  les  troubler , 
et  il  attire  tous  les  malheurs  avec  lui.  Hérode  ne 
peut  souffrir  que  cet  enfant  vive  :  la  bassesse  de  sa 
naissance  n'est  pas  capable  de  le  cacher  à  la  jalou- 
sie de  ce  tyran.  Le  ciel  lui-même  trahit  le  secret  :  il 
découvre  Jésus-Christ  par  une  étoile;  et  il  semble 
qu'il  ne  lui  amène  de  loin  des  adorateurs ,  que  pour 
lui  susciter  dans  son  pays  propre  un  persécuteur 
impitoyable. 

Que  fera  ici  saint  Joseph  ?  Représentez  -  vous , 
chrétiens,  ce  que  c'est  qu'un  pauvre  artisan,  qui 
n'a  point  d'autre  héritage  que  ses  mains ,  ni  d'autre 
fonds  que  sa  boutique ,  ni  d'autre  ressource  que  son 
/travail.  Il  est  contraint  d'aller  en  Egypte  ,  et  de 
souffrir  un  exil  fâcheux  ;  et  cela  pour  quelle  raison  ? 
Parce  qu'il  a  Jésus -Christ  avec  lui.  Cependant 
croyez-vous,  fidèles,  qu'il  se  plaigne  de  cet  enfant 
incommode ,  qui  le  tire  de  sa  patrie ,  et  qui  lui  est 
donné  pour  le  tourmenter?  Au  contraire,  ne  voyez- 
vous  pas  qu'il  s'estime  heureux  de  souffrir  en  sa  com- 
pagnie, et  que  toute  la  cause  de  son  déplaisir,  c'est 

W  Joan.  i.  il.  — -  (*)  Matlh.  vin.  20. 


DE    SAINT    JOSEPH.  1C>5 

le  péril  du  divin  Enfant  qui  lui  est  plus  cher  que  lui- 
même  ?  Mais  peut-être  a-t-il  sujet  d'esjpérer  de  voir 
bientôt  finir  ses  disgrâces?  Non,  fidèles,  il  ne  l'at- 
tend pas;  partout  on  lui  prédit  des  malheurs.  Siméon 
l'a  entretenu  des  étranges  contradictions  que  devoit 
souffrir  ce  cher  Fils  :  il  en  voit  déjà  le  commence- 
ment ,  et  il  passe  sa  vie  dans  de  continuelles  appré- 
hensions des  maux  qui  lui  sont  préparés. 

Est-ce  assez  pour  éprouver  sa  fidélité?  Chrétiens, 
ne  le  croyez  pas  ;  voici  encore  une  étrange  épreuve. 
Si  c'est  peu  des  hommes  pour  le  tourmenter ,  Jésus 
devient  lui-même  son  persécuteur  :  il  s'échappe 
adroitement  de  ses  mains ,  il  se  dérobe  à  sa  vigilance, 
et  il  demeure  trois  jours  perdu.  Qu'avez -vous  fait, 
fidèle  Joseph  ?  Qu'est  devenu  le  sacré  dépôt  que  le 
Père  céleste  vous  a  confié?  Ah  !  qui  pourroit  ici 
raconter  ses  plaintes?  Si  vous  n'avez  pas  encore 
entendu  la  paternité  de  Joseph ,  voyez  ses  larmes  , 
voyez  ses  douleurs,  et  reconnoissez  qu'il  est  père. 
Ses  regrets  le  font  bien  connoître,  et  Marie  a  raison 
de  dire  à  cette  rencontre  :  Pater  tuus  et  ego  dolentes 
quœrebamus  te{1):  «Votre  père  et  moi  vous  cher- 
»  chions  avec  une  extrême  douleur».  O  mon  fils, 
dit-elle  au  Sauveur,  je  ne  crains  pas  de  l'appeler  ici 
votre  père,  et  je  ne  prétends  pas  faire  tort  à  la  pu- 
reté de  votre  naissance.  Il  s'agit  de  soins  et  d'inquié- 
tudes; et  c'est  par-là  que  je  puis  dire  qu'il  est  votre 
père ,  puisqu'il  a  des  inquiétudes  vraiment  pater- 
nelles :  Ego  et  pater  tuus  ;  je  le  joins  avec  moi  par 
la  société  des  douleurs. 

Voyez  ,  fidèles  ,  par  quelles  souffrances   Jésus 
W  Luc  h.  48. 


I06  PANÉGYRIQUE 

éprouve  la  fidélité ,  et  comme  il  ne  veut  être  qu'avec 
ceux  qui  souffrent.  Ames  molles  et  voluptueuses  > 
cet  enfant  ne  veut  pas  être  avec  vous  ;  sa  pauvreté 
a  honte  de  votre  luxe;  et  sa  chair,  destinée  à  tant 
de  supplices ,  ne  peut  supporter  votre  extrême  déli- 
catesse- Il  cherche  ces  forts  et  ces  courageux  qui  ne 
refusent  pas  de  porter  sa  croix ,  qui  ne  rougissent 
pas  d'être  compagnons  de  son  indigence  et  de  sa  mi- 
sère. Je  vous  laisse  à  méditer  ces  vérités  saintes  ;  car 
pour  moi  je  ne  puis  vous  dire  tout  ce  que  je  pense 
sur  ce  beau  sujet.  Je  me  sens  appelé  ailleurs,  et  il 
faut  que  je  considère  le  secret  du  Père  éternel  confié 
à  l'humilité  de  Joseph  :  il  faut  que  nous  voyions  Jésus- 
Christ  caché ,  et  Joseph  caché  avec  lui ,  et  que  nous 
nous  excitions,  parce  bel  exemple,  à  l'amour  de  la 

vie  cachée. 

TROISIÈME  POINT. 

Que  dirai-je  ici,  chrétiens  ,  de  cet  homme  caché 
avec  Jésus  -  Christ  ?  Où  trouverai  -  je  des  lumières 
assez  pénétrantes ,  pour  percer  les  obscurités  qui 
enveloppent  la  vie  de  Joseph  ?  Et  quelle  entreprise* 
est  la  mienne ,  de  vouloir  exposer  au  jour  ce  que 
l'Ecriture  a  couvert  d'un  silence  mystérieux  ?  Si 
c'est  un  conseil  du  Père  éternel  que  son  Fils  soit 
caché  au  monde ,  et  que  Joseph  le  soit  avec  lui  ; 
adorons  les  secrets  de  sa  Providence,  sans  nous  mê- 
ler de  les  rechercher;  et  que  la  vie  cachée  de  Joseph 
soit  l'objet  de  notre  vénération ,  et  non  pas  la  ma- 
tière de  nos  discours.  Toutefois  il  en  faut  parler, 
puisque  je  sais  bien  que  je  l'ai  promis  ;  et  il  sera  utile 
au  salut  des  âmes  de  méditer  un  si  beau  sujet, 
puisque ,  si  je  n'ai  rien  à  dire  autre  chose ,  je  dirai 


DE    SAINT    JOSEPH.  IO} 

du  moins ,  chrétiens ,  que  Joseph  a  eu  cet  honneur 
d'être  tous  les  jours  avec  Jésus-Christ ,  qu'il  a  eu  avec 
Marie  la  plus  grande  part  à  ses  grâces;  que  néan- 
moins Joseph  a  été  caché,  que  sa  vie,  que  ses  actions, 
que  ses  vertus  étoient  inconnues.  Peut-être  appren- 
drons-nous, d'un  si  bel  exemple,  qu'on  peut  être 
grand  sans  éclat ,  qu'on  peut  être  bienheureux  sans 
bruit ,  qu'on  peut  avoir  la  vraie  gloire  sans  le  secours 
de  la  renommée,  par  le  seul  témoignage  de  sa  con- 
science :  Gloria  nostra  hœc  est,  testimonium  con- 
scientiœ  nostrœ  (0;  et  cette  pensée  nous  incitera  à 
mépriser  la  gloire  du  monde;  c'est  la  fin  que  je  me 
propose. 

Mais  pour  entendre  solidement  la  grandeur  et  la 
dignité  de  la  vie  cachée  de  Joseph,  remontons  jus- 
qu'au principe;  et  admirons,  avant  toutes  choses, 
la  variété  infinie  des  conseils  de  la  Providence  dans 
les  vocations  différentes.  Entre  toutes  les  vocations, 
j'en  remarque  deux ,  dans  les  Ecritures ,  qui  sem- 
blent directement  opposées  :  la  première ,  celle  des 
apôtres  ;  la  seconde ,  celle  de  Joseph.  Jésus  est  ré- 
vélé aux  apôtres,  Jésus  est  révélé  à  Joseph,  mais 
avec  des  conditions  bien  contraires.  Il  est  révélé 
aux  apôtres ,  pour  l'annoncer  par  tout  l'univers  ; 
il  est  révélé  à  Joseph  pour  le  taire  et  pour  le  cacher. 
Les  apôtres  sont  des  lumières ,  pour  faire  voir  Jé- 
sus-Christ au  monde;  Joseph  est  un  voile,  pour  le 
couvrir  ;  et  sous  ce  voile  mystérieux  on  nous  cache 
la  virginité  de  Marie ,  et  la  grandeur  du  Sauveur 
des  âmes.  Aussi  nous  lisons  dans  les  Ecritures,  que 
lorsqu'on  le  vouloit  mépriser,   «N'est-ce  pas  là, 

(»)//.  Cor.i.  12. 


108  PANÉGYRIQUE 

»  disoit-on ,  le  fils  de  Joseph  (0  »?  Si  bien  que  Je'sus , 
entre  les  mains  des  apôtres,  c'est  une  parole  qu'il 
faut  prêcher  :  Prœdicale  verburn  Evangelii  hujus  (2), 
«  Prêchez  la  parole  de  cet  Evangile  »  ;  et  Jésus  entre 
les  mains  de  Joseph,  c'est  une  parole  cachée,  Ver- 
burn absconditum  (3)  ;  et  il  n'est  pas  permis  de  la 
découvrir.  En  effet  voyez -en  la  suite.  Les  divins 
apôtres  prêchent  si  hautement  l'Evangile,  que  le 
bruit  de  leur  prédication  retentit  jusqu'au  ciel  :  et 
saint  Paul  a  bien  osé  dire  que  les  conseils  de  la  sa- 
gesse divine  sont  venus  à  la  connoissance  des  cé- 
lestes puissances  par  l'Eglise,  dit  cet  apôtre,  et  par 
le  ministère  des  prédicateurs ,  Per  Ecclesiam  (4)  j 
et  Joseph,  au  contraire ,  entendant  parler  des  mer- 
veilles de  Jésus-Christ,  il  écoute,  il  admire  et  se  tait. 
Que  veut  dire  cette  différence  ?  Dieu  est  -  il  con- 
traire à  lui-même  dans  ces  vocations  opposées?  Non, 
fidèles ,  ne  le  croyez  pas  :  toute  cette  diversité  tend 
à  enseigner  aux  enfans  de  Dieu  cette  vérité  impor- 
tante, que  toute  la  perfection  chrétienne  ne  con- 
siste qu'à  se  soumettre.  Celui  qui  glorifie  les  apôtres 
par  l'honneur  de  la  prédication  ,  glorifie  aussi  saint 
Joseph  par  l'humilité  du  silence  ;  et  par-là  nous  de- 
vons apprendre  que  la  gloire  des  chrétiens  n'est  pas 
dans  les  emplois  éclatans,  mais  à  faire  ce  que  Dieu 
veut.  Si  tous  ne  peuvent  pas  avoir  l'honneur  de  prê- 
cher Jésus-Christ ,  tous  peuvent  avoir  l'honneur  de 
lui  obéir  ;  et  c'est  la  gloire  de  saint  Joseph,  c'est  le 
solide  honneur  du  christianisme.  Ne  me  demandez 
donc  pas,  chrétiens,  ce  que  faisoit  saint  Joseph 

(0  Joan.  vi.  4^-  —  W  AcL  v.  ao.  —  (3)  Luc.  xyiii.  34 O'O  Eph. 

m.  io. 


DE    SAINT    JOSEPH»  IO9 

dans  sa  vie  cachée  ;  il  est  impossible  que  je  vous 
l'apprenne,  et  je  ne  puis  répondre  autre  chose  sinon 
ce  que  dit  le  divin  Psalmiste  :   «  Le  juste,  dit- il, 
»  qu'a-t-il  fait  »  ?  Justus  autem  quid  fecit  (0?  Ordi- 
nairement la  vie  des  pécheurs  fait  plus  de  bruit  que 
celle  des  justes  ;  parce  que  l'intérêt  et  les  passions , 
c'est  ce  qui  remue  tout  dans  le  monde.  Les  pécheurs, 
dit  David,  ont  tendu  leur  arc ,  ils  l'ont  lâché  contre 
les  justes,  ils  ont  détruit,  ils  ontrenversé,  on  neparle 
que  d'eux  dans  le  monde  :  Quoniam  quœ  perfecisti  , 
destruxerunti?).  Mais  le  juste,  ajoute-t-il,  qu'a-t-il 
fait?  Justus  autem  quid  fecit?  Il  veut  dire  qu'il  n'a 
rien  fait.  En  effet  il  n'a  rien  fait  pour  les  yeux  des 
hommes,  parce  qu'il  a  tout  fait  pour  les  yeux  de 
Dieu.  C'est  ainsi  que  vivoit  le  juste  Joseph.  Il  voyoit 
Jésus-Christ ,  et  il  se  taisoit  :  il  le  goûtoit ,  et  il  n'en 
parloit  point  ;  il  se  contentoit  de  Dieu  seul ,  sans 
partager  sa  gloire  avec  les  hommes.  11  accomplissoit 
sa  vocation  ;   parce  que ,  comme  les  apôtres  sont 
les  ministres  de  Jésus-Christ  découvert,  Joseph  étoit 
le  ministre  et  fé  compagnon  de  sa  vie  cachée. 

Mais,  chrétiens,  pourrons-nous  bien  dire  pour- 
quoi il  faut  que  Jésus  se  cache,  pourquoi  cette  splen- 
deur éternelle  de  la  face  du  Père  céleste  se  couvre 
d'une  obscurité  volontaire  durant  l'espace  de  trente 
années  ?  Ah  !  superbe  ,  l'ignore  -  tu  ;  homme  du 
monde,  ne  le  sais -tu  pas?  c'est  ton  orgueil  qui  en 
est  la  cause;  C'est  ton  vain  désir  deparoître,  c'est 
ton  ambition  infinie ,  et  cette  complaisance  crimi- 
.  nelle  qui  te  fait  honteusement  détourner  à  un  soin 

W  Psal,  x.  4,  —  W  lbid. 


IIO  PANÉGYRIQUE 

pernicieux  de  plaire  aux  hommes,  celui  qui  doit 
être  employé  à  plaire  à  ton  Dieu.  C'est  pour  cela 
que  Jésus  se  cache.  Il  voit  le  désordre  que  ce  vice 
produit  ;  il  voit  le  ravage  que  cette  passion  fait  dans 
les  esprits,  quelles  racines  elle  y  a  jetées,  et  com- 
bien elle  corrompt  toute  notre  vie  depuis  l'enfance 
jusqu'à  la  mort  :  il  voit  les  vertus  qu'elle  étouffe  par 
cette  crainte  lâche  et  honteuse  de  paroître  sage  et 
dévot  :  il  voit  les  crimes  qu'elle  fait  commettre ,  ou 
pour  s'accommoder  à  la  société  par  une  damnable 
complaisance,  ou  pour  satisfaire  l'ambition  à  la- 
quelle on  sacrifie  tout  dans  le  monde.  Mais ,  fidèles , 
ce  n'est  pas  tout  :  il  voit  que  ce  désir  de  paroître 
détruit  les  vertus  les  plus  éminentes,  en  leur  faisant 
prendre  le  change  ,  en  substituant  la  gloire  du 
monde  à  la  place  de  celle  du  ciel ,  en  nous  fai- 
sant faire  pour  l'amour  des  hommes  ce  qu'il  faut 
faire  pour  l'amour  de  Dieu.  Jésus -Christ  voit  tous 
ces  malheurs,  causés  par  le  désir  de  paroître;  et  il 
se  cache,  pour  nous  enseigner  à  mépriser  le  bruit 
et  l'éclat  du  monde.  Il  ne  croit  pas  que  sa  croix 
suffise  pour  dompter  cette  passion  furieuse;  il  choi- 
sit ,  s'il  se  peut ,  un  état  plus  bas ,  et  où  il  est  en 
quelque  sorte  plus  anéanti. 

Car  enfin  je  ne  craindrai  pas  de  le  dire  :  Mon 
Sauveur,  je  vous  connois  mieux  à  la  croix  et  dans 
la  honte  de  votre  supplice ,  que  je  ne  fais  dans  cette 
bassesse  et  dans  cette  vie  inconnue.  Quoique  votre 
corps  soit  tout  déchiré,  que  votre  face  soit  ensan- 
glantée, et  que,  bien  loin  de  paroître  Dieu,  vous 
n'ayez  pas  même  la  figure  d'homme  ;  toutefois  vous 


DE    SAINT    JOSEPH.  III 

ne  m'êtes  pas  si  caché,  et  je  vois,  au  travers  de  tant 
de  nuages,  quelque  rayon  de  votre  grandeur,  dans 
cette  constante  re'solution  par  laquelle  vous  sur- 
montez les  plus  grands  tourmens.  Votre  douleur  a 
de  la  dignité,  puisqu'elle  vous  fait  trouver  un  ado- 
rateur dans  l'un  des  compagnons  de  votre  supplice. 
Mais  ici  je  ne  vois  rien  que  de  bas;  et  dans  cet  état 
d'anéantissement,  un  ancien  a  raison  de  dire  que 
vous  êtes  injurieux  à  vous-même  :  Adultus  non  gestit 
agnosci,  sed  contumeliosus  insuper  sibi  est  (0.  Il  est 
injurieux  à  lui-même,  parce  qu'il  semble  qu'il  ne  fait 
rien,  et  qu'il  est  inutile  au  monde.  Mais  il  ne  refuse 
pas  cette  ignominie,  il  veut  bien  que  cette  injure  soit 
ajoutée  à  toutes  les  autres  qu'il  a  souffertes,  pourvu 
qu'en  se  cachant  avec  Joseph  et  avec  l'heureuse  Ma- 
rie, il  nous  apprenne,  par  ce  grand  exemple,  que 
s'il  se  produit  quelque  jour  au  monde  ,  ce  sera  par 
le  désir  de  nous  profiter  et  pour  obéir  à  son  Père  ; 
qu'en  effet  toute  la  grandeur  consiste  à  nous  con- 
former aux  ordres  de  Dieu  ,  de  quelque  sorte  qu'il 
lui  plaise  disposer  de  nous;  et  enfin  que  cette  obs- 
curité ,  que  nous  craignons  tant ,  est  si  illustre  et 
si  glorieuse ,  qu'elle  peut  être  choisie  même  par  un 
Dieu.  Voilà  ce  que  nous  enseigne  Jésus-Christ  caché 
avec  toute  son  humble  famille ,  avec  Marie  et  Jo- 
seph, qu'il  associe  à  l'obscurité  de  sa  vie,  à  cause 
qu'ils  lui  sont  très-chers.  Prenons-y  donc  part  avec 
eux,  et  cachons -nous  avec  Jésus- Christ. 

Chrétiens  ,  ne  savez-vous  pas  que  Jésus-Christ  est 
encore  caché  ?  Il  souffre  qu'on  blasphème  tous  les 
jours  son  nom ,  et  qu'on  se  moque  de  son  Evan- 

l>)  Tertul.  de  Patient,  n.  3. 


112  PANÉGYRIQUE 

gile  ,  parce  que  l'heure  de  sa  grande  gloire  n'est 
pas  arrivée.  Il  est  cache  avec  son  Père,   et  nous 
sommes  cachés  en  Dieu  avec  lui,  comme  parle  le 
divin  apôtre.  Puisque  nous  sommes  cachés  avec  lui, 
ce  n'est  pas  en  ce  lieu  d'exil  que  nous  devons  re- 
chercher la  gloire.  Mais  quand  Jésus  se  montrera 
en  sa  majesté ,  ce  sera  alors  le  temps  de  paroître  : 
Ciim  Christus  appartient ,  tune  et  simul  apparebi- 
miis  cum  Mo  in  gloria  (0.  O  Dieu  qu'il  fera  beau 
paroître  en  ce  jour ,  où  Jésus  nous  louera  devant 
ses  saints  anges ,  à  la  face  de  tout  l'univers ,  et  de- 
vant son  Père  céleste  !  Quelle  nuit ,  quelle  obscurité 
assez  longue  pourra  nous  mériter  cette  gloire  ?  Que 
les  hommes  se  taisent  de  nous  éternellement,  pourvu 
que  Jésus-Christ  en  parle  en  ce  jour.  Toutefois  crai- 
gnons, chrétiens,  craignons  cette  terrible  parole 
qu'il  a  prononcée  dans  son  Evangile  :  «  Vous  avez 
»  reçu  votre  récompense  (2)  ».  Vous  avez  voulu  la 
gloire  des  hommes  :  vous  l'avez  eue  ;  vous  êtes  payé  ; 
il  n'y  a  plus  rien  à  attendre.  O  envie  ingénieuse  de 
notre  ennemi,  qui  nous  donne  les  yeux  des  hommes, 
afin  de  nous  ôter  ceux  de  Dieu  ;  qui  par  une  recon- 
noissance  malicieuse  s'offre  à  récompenser  nos  ver- 
tus ,  de  peur  que  Dieu  ne  les  récompense  !  Malheu- 
reux ,  je  ne  veux  point  de  ta  gloire  :  ni  ton  éclat  ni 
ta  vaine  pompe  ne  peuvent  pas  payer  mes  travaux. 
J'attends  ma  couronne  d'une  main  plus  chère,  et 
ma  récompense  d'un  bras  plus  puissant.  Quand  Jé- 
sus paroîtra  en  sa  majesté,  c'est  alors,  c'est  alors 
que  je  veux  paroître. 

C'est  là,  fidèles,  que  vous  verrez  ce  que  je  ne 

(*)  Colos.  m.  4«  —  v»)  Malth.  vi.  2. 

puis 


DE    SAINT    JOSEPH.  I  I  3 

puis  vous  dire  aujourd'hui  :  vous  découvrirez  les 
merveilles  de  la  vie  cachée  de  Joseph  ;  vous  saurez 
ce  qu'il  a  fait  durant  tant  d'années ,  et  combien  il 
est  glorieux  de  se  cacher  avec  Jésus  -  Christ.  Ha  ! 
sans  doute ,  il  n'est  pas  de  ceux  qui  ont  reçu  leur 
récompense  en  ce  monde  :  c'est  pourquoi  il  paroîtra 
alors ,  parce  qu'il  n'a  pas  paru  ;  il  éclatera ,  parce 
qu'il  n'a  point  éclaté.  Dieu  réparera  l'obscurité  de 
sa  vie  ;  et  sa  gloire  sera  d'autant  plus  grande  , 
qu'elle  est  réservée  pour  la  vie  future. 

Aimons  donc  cette  vie  cachée ,  où  Jésus  s'est  en- 
veloppé avec  Joseph.  Qu'importe  que  les  hommes 
nous  voient  ?  Celui-là  est  follement  ambitieux  ,  à  qui 
les  yeux  de  Dieu  ne  suffisent  pas;  et  c'est  lui  faire 
trop  d'injure ,  que  de  ne  se  contenter  pas  de  l'avoir 
pour  spectateur.  Que  si  vous  êtes  dans  les  grandes 
charges,  et  dans  les  emplois  importans  ;  si  c'est  une 
nécessité  que  votre  vie  soit  toute  publique ,  méditez 
du   moins  sérieusement  que  vous  ferez  enfin   une 
mort  privée,  puisque  tous  ces  honneurs  ne  vous  sui- 
vront pas.  Que  le  bruit  que  les  hommes  font  autour 
de  vous*  ne  vous  empêche  pas  d'écouter  les  paroles 
du  Fils  de  Dieu.  Il  ne  dit  pas  :  Heureux  ceux  qu'on 
loue  ;  mais  il  dit  dans  son  Evangile  :   «  Heureux 
»  ceux  que  l'on  maudit  pour  l'amour  de  moi  (0  ». 
Tremblez  donc,  dans  cette  gloire  qui  vous  envi- 
ronne, de  ce  que  vous  n'êtes  pas  jugés  dignes  des 
opprobres  de  l'Evangile.  Mais  si  le  monde  nous  les 
refuse,  chrétiens,  faisons-nous-en  à  nous-mêmes; 
reprochons- nous  devant  Dieu  notre  ingratitude ,  et 

(0  Malth.  v.  1 1 . 

Bossuet.  XVI.  8 


Il4  PANÉGYRIQUE 

nos  vanités  ridicules  :  mettons -nous  à  nous-mêmes 
devant  notre  face  toute  la  honte  de  notre  vie  ;  soyons 
du  moins  obscurs  à  nos  yeux  ,  par  une  humble  con- 
fession de  nos  crimes;  et  participons  comme  nous 
pouvons  à  la  confusion  de  Jésus ,  afin  de  participer 
à  sa  gloire.  Amen. 

Madame, 

Cette  grandeur  qui  vous   environne,  empêche 
sans  doute  Votre  Majesté  de  pouvoir  goûter  avec 
Jésus-Christ  cette  obscurité  bienheureuse.  Votre  vie 
est  dans  la  lumière  ,  votre  piété  perce  les  nuages 
dans  lesquels  votre  humilité  veut  l'envelopper.  Les 
victoires  de  notre  grand  roi  relèvent  l'éclat  de  votre 
couronne;  et  ce  qui  surpasse  toutes  les  victoires, 
c'est  qu'on  ne  parle  plus  par  tonte  la  France  que 
de  cette  ardeur  toute  chrétienne  avec  laquelle  Votre 
Majesté  travaille  à  faire  descendre  la  paix  sur  la 
terre,  d'où  nos    crimes  l'ont   bannie  depuis   tant 
d'années,  et  à  rendre  le  calme  à  cet  Etat,  après  en 
avoir  soutenu  toutes  les  tempêtes  avec  une  résolu- 
tion si  constante.  Parmi  tant  de  gloire  et  tant  de 
grandeur,  quelle  part  peut  prendre  Votre  Majesté 
à  l'obscurité  de  Jésus-Christ,  et  aux  opprobres  de 
son  Evangile  ?  Puisque  le  monde  s'efforce  à  lui  don- 
ner des  louanges,  où  pourra-t-elle  trouver  de  l'hu- 
miliation, si  elle  ne  la  prend  d'elle-même.  C'est, 
Madame,  ce  qui  oblige  Votre  Majesté,  lorsqu'elle 
se  retire  avec  Dieu ,  de  se  dépouiller  à  ses  pieds  de 
toute  cette  magnificence  royale ,  qui  aussi  bien  s'é- 
vanouit devant  lui,  et  là  de  se  couvrir  humblement 


DE    SAIJVT    JOSEPH.  n5 

la  face  de  la  sainte  confusion  de  la  pénitence.  C'est 
trop  flatter  les  grands ,  que  de  leur  persuader  qu'ils 
sont  impeccables  :  au  contraire,  qui  ne  sait  pas  que 
leur  condition  e'minente  leur  apporte  ce  mal  néces- 
saire ,  que  leurs  fautes  ne  peuvent  presque  être  mé- 
diocres? C'est,  Madame,  dans  la  vue  de  tant  de 
périls,  que  Votre  Majesté  doit  s'humilier.  Tous  les 
peuples  loueront  sa  sage  conduite  dans  toute  l'éten- 
due de  leurs  cœurs;  elle  seule  s'accusera ,  elle  seule 
se  confondra  devant  Dieu,  et  participera  par  ce 
moyen  aux  opprobres  de  Jésus-Christ,  pour  parti- 
ciper à  sa  gloire,  que  je  lui  souhaite  éternelle.  Amen. 


Il6  II.6    PANÉGYRIQUE 


IIe  PANÉGYRIQUE 

DE 

SAINT  JOSEPH, 

PRÊCHÉ  DEVANT  LA  REINE. 

La  simplicité ,  le  détachement,  l'amour  de  la  vie  cachée,  trois 
Vertus  qui  forment  le  caractère  de  l'homme  de  bien ,  et  qui  rendent 
saint  Joseph  digne  de  louange. 


Quassivit  sibi  Deus  virum  juxta  cor  suum. 

Le  Seigneur  sJest  cherche'  un  homme  selon  son  cœur. 
I.  Reg.  xiii.  14. 

C<et  homme,  selon  le  cœur  de  Dieu,  ne  se  montre 
pas  au  dehors,  et  Dieu  ne  le  choisit  pas  sur  les  appa- 
rences, ni  sur  le  témoignage  de  la  voix  publique. 
Lorsqu'il  envoya  Samuel  dans  la  maison  de  Jessé , 
pour  y  trouver  David ,  le  premier  de  tous  qui  a  mé- 
rité cet  éloge;  ce  grand  homme,  que  Dieu  destinoit 
à  la  plus  auguste  couronne  du  monde ,  n'étoit  pas 
même  connu  dans  sa  famille.  On  présente ,  sans  son- 
ger à  lui ,  tous  ses  aînés  au  prophète  ;  mais  Dieu , 
qui  ne  juge  pas  à  la  manière  des  hommes,  Tavertis- 
soit  en  secret  de  ne  regarder  pas  à  leur  riche  taille, 


DE    SAINT    JOSEPH.  I  1 J 

ni  à  leur  contenance  hardie  :  si  bien  que  rejetant 
ceux  que  Ton  produisoit  dans  le  monde ,  il  fit  appro- 
cher celui  que  l'on  envoyoit  paître  les  troupeaux  ; 
et  versant  sur  sa  tête  l'onction  royale ,  il  laissa  ses 
parens  étonnés  d'avoir  si  peu  jusqu'alors  connu  ce 
fils,  que  Dieu  choisissoit  avec  un  avantage  si  extraor- 
dinaire. 

Une  semblable  conduite  de  la  Providence  divine 
me  fait  appliquer  aujourd'hui  à  Joseph,  le  fils  de 
David ,  ce  qui  a  été  dit  de  David  lui-même.  Le  temps 
étoit  arrivé  que  Dieu  cherchât  un  homme  selon  son 
cœur,  pour  déposer  en  ses  mains  ce  qu'il  avoit  de 
plus  cher  ;  je  veux  dire  la  personne  de  son  Fils  unique, 
l'intégrité  de  sa  sainte  mère,  le  salut  du  genre  hu- 
main, le  secret  le  plus  sacré  de  son  conseil ,  le  trésor 
du  ciel  et  de  la  terre.  Il  laisse  Jérusalem  et  les  autres 
villes  renommées  ;  il  s'arrête  sur  Nazareth  j  et  dans 
cette  bourgade  inconnue  il  va  choisir  encore  un 
homme  inconnu  ,  un  pauvre  artisan ,  Joseph  en  un 
mot,  pour  lui  confier  un  emploi ,  dont  les  anges  du 
premier  ordre  se  seroient  sentis  honorés;  afin,  Mes- 
sieurs ,  que  nous  entendions  que  l'homme  selon  le 
cœur  de  Dieu  doit  être  lui-même  cherché  dans  le 
cœur,  et  que  ce  sont  les  vertus  cachées  qui  le  rendent 
digne  de  cette  louange.  Comme  je  me  propose  au- 
jourd'hui de  traiter  ces  vertus  cachées,  c'est-à-dire, 
de  vous  découvrir  le  cœur  du  juste  Joseph ,  j'ai  be- 
soin plus  que  jamais,  chrétiens,  que  celui  qui  s'ap- 
pelle le  Dieu  de  nos  cœurs  (x)  m'éclaire  par  son 
Saint-Esprit.  Mais  quelle  injure  ferions -nous  à  la 
divine  Marie ,  si  ayant  accoutumé  en  d'autres  sujets 

(0  P&al.  lxxii.  26, 


Il8  ÏI.e    PANÉGYRIQUE 

de  lui  demander  son  secours,  maintenant  qu'il  s'agit 
de  son  saint  époux,  nous  ne  nous  efforcions  de  lui 
dire  avec  une  de'votion  particulière,  Ave. 

C'est  un  vice  ordinaire  aux  hommes ,  de  se  don- 
ner entièrement  au  dehors,  et  de  négliger  le  dedans  j 
de  travailler  à  la  montre  et  à  l'apparence,  et  de  mé- 
priser l'effectif  et  le  solide  ;  de  songer  souvent  quels 
ils  paroissent ,  et  de  ne  penser  point  quels  ils  doivent 
être.  C'est  pourquoi  les  vertus  qui  sont  estimées ,  ce 
sont  celles  qui  se  mêlent  d'affaires,  et  qui  entrent 
dans  le  commerce  des  hommes  :  au  contraire,  les 
vertus  cachées  et  intérieures ,  où  le  public  n'a  point 
de  part ,  où  tout  se  passe  entre  Dieu  et  l'homme , 
non- seulement  ne  sont  pas  suivies,  mais  ne  sont  pas 
même  entendues.  Et  toutefois ,  c'est  dans  ce  secret 
que  consiste  tout  le  mystère  de  la  vertu  véritable. 
En  vain  pensez -vous  former  un  bon  magistrat,  si 
vous  ne  faites  auparavant  un  homme  de  bien  :  en 
vain  vous  considérez  quelle  place  vous  pourrez  rem- 
plir dans  la  société  civile ,  si  vous  ne  méditez  aupa- 
ravant quel  homme  vous  êtes  en  particulier.  Si  la 
société  civile  élève  un  édifice,  l'architecte  fait  tailler 
premièrement  une  pierre ,  et  puis  on  la  pose  dans 
le  bâtiment.  Il  faut  composer  un  homme  en  lui- 
même  ,  avant  que  de  méditer  quel  rang  on  lui  don- 
nera parmi  les  autres  ;  et  si  l'on  ne  travaille  sur  ce 
fonds,  toutes  les  autres  vertus,  si  éclatantes  qu'elles 
puissent  être,  ne  seront  que  des  vertus  de  parade 
et  appliquées  par  le  dehors ,  qui  n'auront  point  de 
corps  ni  de  vérité.  Elles  pourront  nous  acquérir  de 
l'estime  et  rendre  nos  mœurs  agréables  ;  enfin  elles 


DE    SAINT    JOSEPH.  HQ 

pourront  nous  former  au  gré  et  selon  le  cœur  des 
hommes  ;  mais  il  n'y  a  que  les  vertus  particulières 
qui  aient  ce  droit  admirable ,  de  nous  composer  au 
gré  et  selon  le  cœur  de  Dieu. 

Ce  sont  ces  vertus  particulières,  c'est  cet  homme 
de  bien ,  cet  homme  au  gré  de  Dieu  et  selon  son 
cœur,  que  je  veux  vous  montrer  aujourd'hui  en  la 
personne  du  juste  Joseph.  Je  laisse  les  dons  et  les 
mystères  qui  pourroient  relever  son  panégyrique. 
Je  ne  vous  dis  plus,  chrétiens,  qu'il  est  le  dépositaire 
des  trésors  célestes ,  le  père  de  Jésus-Christ,  le  con- 
ducteur de  son  enfance,  le  protecteur  de  sa  vie, 
l'époux  et  le  gardien  de  sa  sainte  mère.  Je  veux  taire 
tout  ce  qui  éclate,  pour  faire  l'éloge  d'un  saint, 
dont  la  principale  grandeur  est  d'avoir  été  à  Dieu 
sans  éclat.  Les  vertus  mêmes  dont  je  parlerai  ne  sont 
ni  de  la  société  ni  du  commerce;  tout  est  renfermé 
dansle  secret  de  sa  conscience. La  simplicité,  lé  déta- 
chement, l'amour  de  la  vie  cachée  sont  donc  les  trois 
vertus  du  juste  Joseph,  que  j'ai  dessein  de  vous  pro- 
poser. Vous  me  paroissez  étonnés  de  voir  l'éloge  d'un 
si  grand  saint,  dont  la  vocation  est  si  haute,  réduit 
à  trois  vertus  si  communes  :  mais  sachez  qu'en  ces 
trois  vertus  consiste  le  caractère  de  cet  homme  de 
bien  dont  nous  parlons;  et  il  m'est  aisé  de  vous  faire 
voir  que  c'est  aussi  en  ces  trois  vertus  que  consiste 
le  caractère  du  juste  Joseph.  Car,  mes  Sœurs,  cet 
homme  de  bien,  que  nous  considérons,  pour  être 
selon  le  cœur  de  Dieu ,  il  faut  premièrement  qu'il  le 
cherche;  en  second  lieu,  qu'il  le  trouve;  en  troi- 
sième lieu  ,  qu'il  en  jouisse.  Quiconque  cherche 
Dieu ,  qu'il  cherche  en  simplicité  celui  qui  ne  peut 


120  II.e    PANÉGYRIQUE 

souffrir  ies  voies  détournées.  Quiconque  veut  trou- 
ver Dieu,  qu'il  se  détache  de  toutes  choses,  pour 
trouver  celui  qui  veut  être  lui  seul  tout  notre  bien. 
Quiconque  veut  jouir  de  Dieu,  qu'il  se  cache  et  qu'il 
se  retire,  pour  jouir  en  repos,  dans  la  solitude,  de 
celui  qui  ne  se  communique  point  parmi  le  trouble 
et  l'agitation  du  monde.  C'est  ce  qu'a  fait  notre  pa- 
triarche. Joseph  homme  simple ,  a  cherché  Dieu  ; 
Joseph  homme  détaché ,  a  trouvé  Dieu  ;  Joseph 
homme  retiré ,  a  joui  de  Dieu  :  c'est  le  partage  de 
ce  discours, 

PREMIER  POINT. 

Le  chemin  de  la  vertu  n'est  pas  de  ces  grandes 
routes  dans  lesquelles  on  peut  s'étendre  avec  liberté  : 
au  contraire ,  nous  apprenons  par  les  saintes  Lettres 
que  ce  n'est  qu'un  petit  sentier,  et  une  voie  étroite 
et  serrée,  et  tout  ensemble  extrêmement  droite  : 
Semita  justi  recta  est,  reclus  callis  justi  ad  ambu- 
landum  (0.  Par  où  nous  devons  apprendre  qu'il  faut 
y  marcher  en  simplicité  et  dans  une  grande  droi- 
ture. Si  peu  non-seulement  que  l'on  se  détourne , 
mais  même  que  l'on  chancelé  dans  cette  voie,  on 
tombe  dans  les  écueils  dont  elle  est  environnée  de 
part  et  d'autre.  C'est  pourquoi  le  Saint-Esprit 
voyant  ce  péril,  nous  avertit  si  souvent  de  marcher 
dans  la  voie  qu'il  nous  a  marquée,  sans  jamais  nous 
détourner  à  droite  ou  à  gauche  :  Non  declinabitis 
neaue  ad  dexteram  neaue  ad  sinistram  (2);  nous  en- 
seignant, par  cette  parole,  que  pour  tenir  cette 

(.')  Isai.  xxvi.  7.-— (*).Deut.  v.  3a.  xvn.   II.  Prov.  iv,  27.  Isa:. 

XXX.  'il. 


DE    SAINT    JOSEPH.  121 

voie,  il  faut  dresser  tellement  son  intention,  qu'on 
ne  lui  permette  jamais  de  se  relâcher  ni  de  faire  le 
moindre  pas  de  côté  ou  d'autre. 

C'est  ce  qui  s'appelle  dans  les  Ecritures  avoir  le 
cœur  droit  avec  Dieu ,  et  marcher  en  simplicité  de- 
vant sa  face.  C'est  le  seul  moyen  de  le  chercher,  et 
la  voie  unique  pour  aller  à  lui;  parce  que,  comme 
dit  le  Sage,  «  Dieu  conduit  le  juste  par  les  voies 
»  droites  »  ♦  Justum  deduxit  Dominus  per  vias  rec- 
las  (0.  Car  il  veut  qu'on  le  cherche  avec  grande 
ardeur  ;  et  ainsi  que  l'on  prenne  les  voies  les  plus 
courtes,  qui  sont  toujours  les  plus  droites  :  si  bien 
qu'il  ne  croit  pas  qu'on  le  cherche ,  lorsqu'on  ne 
marche  pas  droitement  à  lui.  C'est  pourquoi  il  ne 
veut  point  ceux  qui  s'arrêtent,  il  ne  veut  point  ceux 
qui  se  détournent ,  il  ne  veut  point  ceux  qui  se  par- 
tagent. Quiconque  prétend  partager  son  cœur  entre 
la  terre  et  le  ciel,  ne  donne  rien  au  ciel,  et  tout  à 
la  terre,  parce  que  la  terre  retient  ce  qu'il  lui  en- 
gage, et  que  le  ciel  n'accepte  pas  ce  qu'il  lui  offre. 

Vous  devez  entendre  par  ce  discours,  que  cette 
bienheureuse  simplicité  tant  vantée  dans  les  saintes 
Lettres ,  c'est  une  certaine  droiture  de  cœur  et  une 
pureté  d'intention  ;  et  l'acte  principal  de  cette  vertu, 
c'est  d'aller  à  Dieu  de  bonne  foi,  et  sans  s'en  imposer 
à  soi-même  :  acte  nécessaire  et  important,  qu'il  faut 
que. je  vous  explique.  Ne  vous  persuadez  pas,  chré- 
tiens ,  que  je  parle  ainsi  sans  raison  :  car  si  dans  la 
voie  de  la  vertu  il  y  en  a  qui  trompent  les  autres , 
beaucoup  aussi  se  trompent  eux  mêmes.  Ceux  qui  se 
partagent  entre  les  deux  voies,  qui  veulent  avoir  un 

(*)  Sap.  x.  io. 


122  II/    PANÉGYRIQUE 

pied  dans  l'une  et  dans  l'autre ,  qui  se  donnent  tel- 
lement à  Dieu  ,  qu'ils  ont  toujours  un  regard  au 
monde;  ceux-là  ne  marchent  point  en- simplicité, 
ni  devant  Dieu  ni  devant  les  hommes,  et  n'ont  point 
par  conséquent  de  vertu  solide.  Ils  ne  sont  pas  droits 
avec  les  hommes ,  parce  qu'ils  imposent  à  leur  vue 
par  l'image  d'une  piété  qui  ne  peut  être  que  con- 
trefaite, étant  altérée  par  le  mélange  :  ils  ne  sont 
pas  droits  devant  Dieu,  parce  que,  ribur  plaire  à 
ses  yeux,  il  ne  suffit  pas,  chrétiens,  de  produire  par 
étude  et  par  artifice  des  actes  de  vertu  empruntés, 
et  des  directions  d'intention  forcées. 

Un  homme  engagé  dans  l'amour  du  monde,  viole 
tous  les  jours  les  lois  les  plus  saintes  de  la  bonne 
foi,  ou  de  l'amitié,  ou  de  l'équité  naturelle,  que 
nous  devons  aux  plus  étrangers,  pour  satisfaire  à 
son  avarice.  Cependant  sur  une  certaine  inclination 
vague  et  générale,  qui  lui  reste  pour  la  vertu,  il 
s'imagine  être  homme  de  bien ,  et  il  en  veut  pro- 
duire des  actes  :  mais  quels  actes,  ô  Dieu  tout-puis- 
sant? Il  a  ouï  dire  à  ses  directeurs  ce  que  c'est  qu'un 
acte  de  détachement,  ou  un  acte  de  contrition  et 
de  repentance  :  il  tire  de  sa  mémoire  les  paroles  qui 
le  composent,  ou  l'image  des  sentimens  qui  le  for- 
ment. Il  les  applique  comme  il  peut  sur  sa  volonté; 
car  je  ne  puis  dire  autre  chose,  puisque  son  inten- 
tion y  est  opposée  :  et  il  s'imagine  être  vertueux; 
mais  il  se  trompe,  il  s'abuse,  il  se  joue  lui-même. 

Pour  se  rendre  agréable  à  Dieu ,  il  ne  suffit  pas , 
chrétiens,  de  tirer  par  artifice  des  actes  de  vertu 
forcés,  et  des  directions  d'intention  étudiées.  Les 
actes  de  piété  doivent  naître  du  fond  du  cœur,  et 


DE    SAINT    JOSEPH.  123 

non  pas  être  empruntés  de  l'esprit  ou  de  la  me'moire. 
Mais  ceux  qui  viennent  du  cœur,  ne  souffrent  point 
de  partage.  «  Nul  ne  peut  servir  deux  maîtres  (0  »  : 
Dieu  ne  peut  souffrir  cette  intention,  louche ,  si  je 
puis  parler  de  la  sorte,  qui  regarde  de  deux  côte's 
en  un  même  temps.  Les  regards,  ainsi  partagés, 
rendent  l'abord  d'un  homme  choquant  et  difforme; 
et  l'ame  se  défigure  elle-même ,  quand  elle  tourne 
en  deux  endroits  ses  intentions.  «  Il  faut,  dit  le  Fils 
»  de  Dieu  (2) ,  que  votre  œil  soit  simple  »  ;  c'est-à- 
dire,  que  votre  regard  soit  unique;  et  pour  parler 
encore  en  termes  plus  clairs ,  que  l'intention  pure  et 
dégagée  s'appliquant  toute  entière  à  la  même  fin  , 
le  cœur  prenne  sincèrement  et  de  bonne  foi  les  sen- 
timens  que  Dieu  veut.  Mais  ce  que  j'en  ai  dit  en 
général ,  se  connoîtra  mieux  dans  l'exemple. 

Dieu  a  ordonné  au  juste  Joseph  de  recevoir  la 
divine  Vierge  comme  son  Epouse  fidèle,  pendant 
que  sa  grossesse  semble  la  convaincre  ;  de  regarder 
comme  son  Fils  propre,  un  enfant  qui  ne  le  touche 
que  parce  qu'il  est  dans  sa  maison  ;  de  révérer 
comme  son  Dieu,  celui  auquel  il  est  obligé  de  servir 
de  protecteur  et  de  gardien.  Dans  ces  trois  choses, 
mes  Frères,  où  il  faut  prendre  des  sentimens  délicats, 
et  que  la  nature  ne  peut  pas  donner,  il  n'y  a  qu'une 
extrême  simplicité  qui  puisse  rendre  le  cœur  docile 
et  traitable.  Voyons  ce  que  fera  le  juste  Joseph. 
Nous  remarquerons,  en  son  lieu,  qu'à  l'égard  de  sa 
sainte  Epouse ,  jamais  le  soupçon  ne  fut  plus  mo- 
deste ,  ni  le  doute  plus  respectueux  :  mais  enfin  il 
étoit  si  juste ,  qu'il  ne  pouvoit  pas  se  désabuser  sans 

(»)  Malt.  vi.  24.  —  W  Luc.  xi.  34. 


1^4  II.e    PANÉGYRIQUE 

que  le  ciel  s'en  mêlât.  Aussi  un  ange  lui  déclare  , 
de  la  part  de  Dieu ,  quelle  a  conçu  de  son  Saint- 
Esprit  (0.  Si  son  intention  eût  été  moins  droite, 
s'il  n'eût  été  à  Dieu  qu'à  demi,  il  ne  se  seroit  pas 
rendu  tout-à-fait  ;  il  seroit  demeuré  au  fond  de  son 
ame  quelque  reste  de  soupçon  mal  guéri,  et  son 
affection  pour  la  sainte  Vierge  auroit  toujours  été 
douteuse  et  tremblante.  Mais  son  cœur,  qui  cherche 
Dieu  en  simplicité,  ne  sait  point  se  partager  avec 
Dieu  :  il  n'a  point  de  peine  à  connoître  que  la  vertu 
incorruptible  de  sa  sainte  Epouse  méritoit  le  témoi- 
gnage du  ciel.  Il  surpasse  la  foi  d'Abraham,  bien 
qu'il  nous  soif  donné  dans  les  Ecritures  (2)  comme 
le  modèle  de  la  foi  parfaite.  Abraham  est  loué  dans 
les  saintes  Lettres,  pour  avoir  cru  l'enfantement 
d'une  stérile  (3)  :  Joseph  a  cru  celui  d'une  vierge,  et 
il  a  reconnu  en  simplicité  ce  grand  et  impénétrable 
mystère  de  la  virginité  féconde. 

Mais  voici  quelque  chose  de  plus  admirable.  Dieu 
veut  que  vous  receviez  comme  votre  Fils  cet  enfant 
de  la  pureté  de  Marie.  Vous  ne  partagerez  pas  avec 
cette  Vierge  l'honneur  de  lui  donner  la  naissance, 
parce  que  la  virginité  y  seroit  blessée  ;  mais  vous  par- 
tagerez avec  elle  ces  soins,  ces  veilles,  ces  inquiétudes 
par  lesquelles  elle  élèvera  ce  cher  Fils  :  vous  tien- 
drez lieu  de  père  à  ce  saint  enfant ,  qui  n'en  a  point 
sur  la  terre;  et  quoique  vous  ne  le  soyez  pas  par  la 
nature,  il  faut  que  vous  lé  deveniez  par  l'affection. 
Mais  comment  s'accomplira  un  si  grand  ouvrage  ? 
Où  prendra-t-il  ce  cœur  paternel,  si  la  nature  ne 
le  lui  donne  pas?  Ces  inclinations  peuvent -elles 

(0  MatU  i.  ao.  —  W  Rom.  iv.  il  et  seq.  —  C3)  Gènes,  xv.  G. 


DE    SAINT    JOSEPH.  125 

s'acquérir  par  choix  ;  et  ne  craindrons-nous  pas  en 
ce  lieu  ces  mouvemens  empruntés  et  ces  affections 
artificielles ,  que  nous  venons  de  reprendre  tout-à~ 
l'heure?  Non ,  mes  Frères;  ne  le  craignons  pas.  Un 
cœur  qui  cherche  Dieu  en  simplicité,  est  une  terre 
molle  et  humide,  qui  reçoit  la  forme  qu'il  lui  veut 
donner  ;  ce  que  Dieu  veut  lui  passe  en  nature.  Si 
donc  c'est  la  volonté  du  Père  céleste  que  Joseph 
tienne  sa  place  en  ce  monde ,  et  qu'il  serve  de  père 
à  son  Fils ,  ils  ressentira ,  n'en  doutez  pas ,  pour 
ce  saint-et  divin  enfant,  cette  inclination  naturelle, 
toutes  ces  douces  émotions,  tous  ces  tendres  em- 
pressemens  d'un  cœur  paternel. 

En  effet,  durant  ces  trois  jours  que  le  Fils  de 
Dieu  s'étoit  dérobé ,  pour  demeurer  dans  le  temple 
avec  les  docteurs ,  il  est  aussi  touché  que  la  Mère 
même,  et  elle  le  sait  bien  reconnoître  :  Pater  tuus 
et  ego  dolentes  quœrebamus  te  (»);  «  Votre  père  et 
»  moi  étions  affligés  ».  Voyez  qu'elle  le  joint  avec 
elle  dans  la  société  des  douleurs.  Je  ne  crains  pas 
de  l'appeler  ici  votre  père ,  et  je  ne  prétends  pas 
faire  tort  à  la  pureté  de  votre  naissance  :  il  s'agit 
de  soins  et  d'inquiétudes;  et  c'est  par-là  que  je  puis 
dire  qu'il  est  votre  père,  puisqu'il  a  vraiment  des 
inquiétudes  paternelles.  Voyez,  Messieurs,  comme 
ce  saint  homme  prend  simplement ,  et  de  bonne 
foi ,  les  sentimens  que  Dieu  lui  ordonne.  Mais  ai- 
mant Jésus-Christ  comme  son  fils,  se  pourra-t-il 
faire,  mes  Sœurs,  qu'il  le  révère  comme  son  Dieu  ? 
Sans  doute ,  et  il  n'y  auroit  rien  de  plus  difficile ,  si 

W  Luc.  ii.  48. 


12.6  II.*    PANÉGYRIQUE 

la  sainte  simplicité  n'avoit  rendu  son  esprit  docile , 
pour  ce'der  sans  peine  aux  ordres  divins. 

Voici,  chrétiens,  le  dernier  effort  de  la  simpli- 
cité du  juste  Joseph,  dans  la  pureté  de  sa  foi.  Le 
grand  mystère  de  notre  foi ,  c'est  de  croire  un  Dieu 
dans  la  foiblesse.  Mais  afin  de  bien  comprendre , 
mes  Sœurs ,  combien  est  parfaite  la  foi  de  Joseph , 
il  faut,  s'il  vous  plaît,  remarquer  que  la  foiblesse 
de  Jésus-Christ  peut  être  considérée  en  deux  états  ; 
ou  comme  étant  soutenue  par  quelque  effet  de  puis- 
sance, ou  comme  étant  délaissée  et  abandonnée  à 
elle  -  même.  Dans  les  dernières  années  de  la  vie 
de  notre  Sauveur,  quoique  l'infirmité  de  sa  chair 
fût  visible  par  ses  souffrances,  sa  toute  -  puissance 
divine  ne  l'étoit  pas  moins  par  ses  miracles.  Il  est 
vrai  qu'il  paroissoit  homme  ;  mais  cet  homme  disoit 
des  choses  qu'aucun  homme  n'avoit  jamais  dites; 
mais  cet  homme  faisoit  des  choses  qu'aucun  homme 
n'avoit  jamais  faites.  Alors  la  foiblesse  étant  soute- 
nue ,  je  ne  m'étonne  pas  que  dans  cet  état  Jésus  ait 
attiré  des  adorateurs ,  les  marques  de  sa  puissance 
pouvant  donner  lieu  de  juger  que  l'infirmité  étoit 
volontaire  ;  et  la  foi  n'étoit  pas  d'un  si  grand  mérite. 
Mais  en  l'état  que  l'a  vu  Joseph ,  j'ai  quelque  peine 
à  comprendre  comment  il  a  cru  si  fidèlement;  parce 
que  jamais  la  foiblesse  n'a  paru  plus  abandonnée , 
non  pas  même ,  je  le  dis  sans  crainte,  dans  l'ignomi- 
nie de  la  croix.  Car  c'étoit  cette  heure  importante 
pour  laquelle  il  étoit  venu  :  son  Père  l'avoit  délaissé; 
il  étoit  d'accord  avec  lui  qu'il  le  délaisseroit  en  ce 
jour  :  lui-même  s'abandonnoit  volontairement  pour 
être  livré  aux  mains  des  bourreaux.  Si  durant  ces 


DE    SAINT    JOSEPH.  12^ 

jours  d'abandonnement  la  puissance  de  ses  ennemis 
a  été  fort  grande  ,  ils  ne  doivent  pas  s'en  glorifier; 
parce  que  les  ayant  renversé  d'abord  par  une  seule 
de  ses  paroles,  il  leur  a  bien  fait  connoître  qu'il  ne 
leur  ce'doit  que  par  une  foiblesse  volontaire  :  Non 
haberes  poteslatem  adversum  me  ullam ,  nisi  tibi 
datum  esset  desuper  (0  :  «  Vous  n'auriez  aucun 
»  pouvoir  sur  moi,  s'il  ne  vous  étoit  donné  d'en- 
»  haut  ».  Mais  en  l'état  dont  je  parle,  et  dans  le- 
quel le  voit  saint  Joseph,  la  foiblesse  est  d'autant 
plus  grande,  qu'elle  semble  en  quelque  sorte  forcée. 
Car  enfin,  mon  divin  Sauveur,  quelle  est  en  cette 
rencontre  la  conduite  de  votre  Père  céleste  ?  Il  veut 
sauver  les  Mages  qui  vous  sont  venus  adorer,  et  il 
les  fait  échapper  par  une  autre  voie.  Je  ne  l'invente 
pas ,  chrétiens ,  je  ne  fais  que  suivre  l'histoire  sainte. 
Il  veut  vous  sauver  vous-même,  et  il  semble  qu'il 
ait  peine  à  l'exécuter.  Un  ange  vient  du  ciel  éveil- 
ler, pour  ainsi  dire,  Joseph  en  sursaut ,  et  lui  dire 
comme  pressé  par  un  péril  imprévu  :  a  Fuyez  vite, 
»  partez  cette  nuit  avec  la  Mère  et  l'enfant ,  et  sau- 
»  vez-vous  en  Egypte  (*»)  ».  Fuyez  :  ô  quelle  parole  ! 
Encore  s'il  avoit  dit  :  Retirez-vous.  Mais,  fuyez  pen- 
dant la  nuit  :  ô  précaution  de  foiblesse  !  Quoi  donc  : 
le  Dieu  d'Israël  ne  se  sauve  qu'à  la  faveur  des  té- 
nèbres !  Et  qui  le  dit  ?  C'est  un  ange  qui  arrive  sou- 
dainement à  Joseph ,  comme  un  messager  effrayé  : 
«  de  sorte ,  dit  un  ancien  (3) ,  qu'il  semble  que  tout 
»  le  ciel  soit  alarmé,  et  que  la  terreur  s'y  soit  ré- 
»  pandue  avant  même  de  passer  à  la  terre  »  :   Ut 

(0  Joan.  xix.  II.  —  (*)  Matt.  n.   i3.  —  (3)  S.  Petr,  Chrysol. 
Serm.  cit. 


128  II.e    PANÉGYRIQUE 

'videatur  cœlum  timor  anle  tenuisse  quàm  terrain  * 
Mais  voyons  la  suite  de  cette  aventure.  Joseph  se 
sauve  en  Egypte,  et  le  même  ange  revient  à  lui  : 
«  Retourne,  dit-il  (0,  en  Judée;  car  ceux-là  sont 
»  morts ,  qui  cherchoient  l'ame  de  l'Enfant  ».  Et 
quoi,  s'ils  étoient  vivans,  un  Dieu  ne  seroit  pas 
en  sûreté  ?  O  foiblesse  délaissée  et  abandonnée  ! 
Voilà  l'état  du  divin  Jésus  ;  et  en  cet  état  saint  Jo- 
seph l'adore  avec  la  même  soumission  que  s'il  avoit 
vu  ses  plus  grands  miracles.  Il  reconnoît  le  mystère 
de  ce  miraculeux  délaissement  ;  il  sait  que  la  vertu 
de  la  foi,  c'est  de  soutenir  l'espérance  sans  aucun 
sujet  d'espérance  :  In  spem  contra  spem  (2).  Il  s'a- 
bandonne à  Dieu  en  simplicité ,  et  exécute ,  sans 
s'enquérir,  tout  ce  qu'il  commande.  En  effet,  l'o- 
béissance est  trop  curieuse ,  qui  examine  les  causes 
du  commandement  :  elle  ne  doit  avoir  des  yeux 
que  pour  considérer  son  devoir,  et  elle  doit  chérir 
son  aveuglement,  qui  la  fait  marcher  en  sûreté. 
Mais  cette  obéissance  de  saint  Joseph  venoit  de  ce 
qu'il  croyoit  en  simplicité,  et  que  son  esprit  ne  chan- 
celant pas  entre  la  raison  et  la  foi ,  suivoit  avec  une 
intention  droite  les  lumières  qui  venoient  d'en-haut. 
O  foi  vive,  ô  foi  simple  et  droite ,  que  le  Sauveur  a 
raison  de  dire  qu'il  ne  te  trouvera  plus  sur  la  terre  (3)  ! 
Car,  mes  Frères ,  comment  croyons-nous?  Qui  nous 
donnera  aujourd'hui  de  pénétrer  au  fond  de  nous- 
mêmes  ,  pour  voir  si  ces  actes  de  foi ,  que  nous  fai- 
sons quelquefois,  sont  véritablement  dans  le  cœur, 
ou  si  ce  n'est  pas  la  coutume  qui  les  y  amène  du 
dehors. 
(»)  Matt.  ii.  ao.  —  W  Rom.  iy.  18.  —  C3)  Luc.  xym.  8. 

Que 


DE    SAINT    JOSEPH*  I2() 

Que  si  nous  ne  pouvons  pas  lire  dans  nos  cœurs , 
interrogeons  nos  œuvres,  et  connoissons  notre  peu 
de  foi.  Une  marque  de  sa  foiblesse ,  c'est  que  nous 
n'osons  entreprendre  de  bâtir  dessus  ;  nous  n'osons 
nous  y  confier ,  ni  établir  sur  ce  fondement  l'espé- 
rance de  notre  bonheur.  Démentez-moi ,  Messieurs , 
si  je  ne  dis  pas  la  vérité.  Lorsque  nous  flottons  in- 
certains entre  la  vie  chrétienne  et  la  vie  du  monde, 
n'est-ce  pas  un  doute  secret  qui  nous  dit  dans  le 
fond  du  cœur  :  Mais  cette  immortalité  que  l'on  nous 
promet,  est-ce  une  chose  assurée;  et  n'est-ce  pas 
trop  hasarder  son  repos,  son  bonheur,  que  de  quit- 
ter ce  qu'on  voit,  pour  suivre  ce  qu'on  ne  voit  pas  ? 
Nous  ne  croyons  donc  pas  en  simplicité,  nous  ne 
sommes  pas  chrétiens  de  bonne  foi. 

Mais  je  croirois ,  direz-vous ,  si  je  voyois  un  ange 
comme  saint  Joseph.  O  homme,  désabusez  -  vous  : 
Jonas  a  disputé  contre  Dieu,  quoiqu'il  fût  instruit 
de  ses  volontés  par  une  vision  manifeste;  et  Job  a 
été  fidèle ,  quoiqu'il  n'eût  point  encore  été  confirmé 
par  des  apparitions  extraordinaires.  Ce  ne  sont  pas 
les  voies  extraordinaires  qui  font  fléchir  notre  cœur, 
mais  la  sainte  simplicité,  et  la  pureté  d'intention 
que  produit  la  charité  véritable,  qui  attache  aisé- 
ment notre  esprit  à  Dieu ,  en  le  détachant  des  créa- 
tures. C'est,  mes  Sœurs,  ce  détachement  qui  fera 
notre  seconde  partie. 

SECOND  POINT. 

Dieu  ,  qui  a  établi  son  Evangile  sur  des  contra- 
riétés mystérieuses ,  ne  se  donne  qu'à  ceux  qui  se 
contentent  de  lui,  et  se  détachent  des  autres  biens. 
Bossuet.  xvi.  9 


l3o  II. «    PANÉGYRIQUE 

Il  faut  qu'Abraham  quitte  sa  maison  et  tous  les  atta- 
chemensde  la  terre,  avant  que  Dieu  lui  dise  :  Je  suis 
ton  Dieu.  Il  faut  abandonner  tout  ce  qui  se  voit, 
pour  me'riter  ce  qui  ne  se  voit  pas ,  et  nul  ne  peut 
posséder  ce  grand  tout ,  s'il  n'est  au  monde  comme 
n'ayant  rien  :  Tanquam  nihil  habentes  (0.  Si  jamais 
il  y  eut  un  homme  à  qui  Dieu  se  soit  donné  de  bon 
cœur,  c'est  sans  doute  le  juste  Joseph,  qui  le  tient 
dans  sa  maison  et  entre  ses  mains,  et  à  qui  il  est  pré- 
sent à  toutes  les  heures  beaucoup  plus  dans  le  cœur 
que  devant  les  yeux.  Voilà  un  homme  qui  a  trouvé 
Dieu  d'une  façon  bien  particulière  :  aussi  s'est- il 
rendu  digne  d'un  si  grand  trésor  par  un  détache- 
ment sans  réserve  ,  puisqu'il  est  détaché  de  ses 
passions,  détaché  de  son  intérêt  et  de  son  propre 
repos. 

Deux  sortes  de  passions  ont  accoutumé  de  nous 
émouvoir,  je  veux  dire  les  passions  douces  et  les 
passions  violentes.  Desquelles  des  deux ,  mes  Sœurs , 
est-il  plus  difficile  de  se  rendre  maître?  il  n'est  pas 
aisé  de  le  décider.  J'ai  appris  du  grand  saint  Tho- 
mas que  celles-là  sont  à  craindre  par  la  durée, 
celles-ci  par  la  promptitude  et  par  l'impétuosité  de 
leur  mouvement  :  celles-là  nous  flattent,  celles-ci 
nous  poussent  par  force;  celles-là  nous  gagnent, 
celles  -  ci  nous  entraînent.  Mais ,  quoique  par  des 
voies  différentes,  les  unes  et  les  autres  renversent 
le  sens,  les  unes  et  les  autres  engagent  le  cœur.  O 
pauvre  cœur  humain,  de  combien  d'ennemis  es -tu 
la  proie?  de  combien  de  tempêtes  es-tu  le  jouet?  de 
combien  d'illusions  es-tu  le  théâtre  ? 

(»)  //.  Cor.  vi.  i». 


DE    SAINT    JOSEPH.  l3l 

Mais  apprenons,  chrétiens,  par  l'exemple  de  saint 
Joseph ,  à  vaincre  ces  douceurs  qui  nous  charment, 
et  ces  violences  qui  nous  emportent.  Voyez  comme 
il  est  détaché  de  ses  passions  ;  puisqu'il  a  pu  sur- 
monter sans  résistance,  parmi  les  douces  la  plus 
flatteuse ,  parmi  les  violentes  la  plus  farouche  ;  je 
veux  dire  l'amour  et  la  jalousie.  Son  épouse  est  sa 
sœur.  Il  n'est  touché,  si  je  le  puis  dire,  que  de  la 
virginité  de  Marie;  mais  il  l'aime  pour  la  conserver 
en  sa  chaste  épouse ,  et  ensuite  pour  l'imprimer  en 
soi-même  par  une  entière  unité  de  cœur.  La  fidélité 
de  ce  mariage  consiste  à  se  garder  l'un  à  l'autre  la 
parfaite  intégrité  qu'ils  se  sont  promise.  Voilà  les 
promesses  qui  les  assemblent,  voilà  le  traité  qui  les 
lie.  Ce  sont  deux  virginités  qui  s'unissent,  pour  se 
conserver  l'une  l'autre  éternellement  par  une  chaste 
correspondance  de  désirs  pudiques  ;  et  il  me  semble 
que  je  vois  deux  astres,  qui  n'entrent  ensemble  en 
conjonction  qu'à  cause  que  leurs  lumières  s'allient. 
Tel  est  le  nœud  de  ce  mariage ,  d'autant  plus  ferme , 
dit  saint  Augustin  (0,  que  les  promesses  qu'ils  se 
sont  données  doivent  être  plus  inviolables,  en  cela 
même  qu'elles  sont  plus  saintes. 

Mais  la  jalousie,  chrétiens,  a  pensé  rompre  le 
sacré  lien  de  cette  amitié  conjugale.  Joseph ,  encore 
ignorant  des  mystères  dont  sa  chère  -épouse  étoit 
rendue  digne  „  ne  sait  que  penser  de  sa  grossesse.  Je 
laisse  aux  peintres  et  aux  poètes  de  représenter  à 
vos  yeux  les  horreurs  de  la  jalousie ,  le  venin  de  ce 
serpent ,  et  les  cent  yeux  de  ce  monstre  :  il  me  suffit 
de  vous  dire  que  c'est  une  espèce  de  complication 

(0  De  nupt.  et  Concup.  Ub.  i,n.  12 ;  tom.  x,  col.  286. 


l3î  II/    PANÉGYRIQUE 

des  passions  les  plus  furieuses.  C'est  là  qu'un  amour 
outragé  pousse  la  douleur  jusqu'au  désespoir,  et  la 
haine  jusqu'à  la  furie;  et  c'est  peut-être  pour  cette 
raison  que  le  Saint-Esprit  nous  a  dit  :  Dura  sicut 
infernus  œmulatio  (0  ;  «  La  jalousie  est  dure  comme 
»  l'enfer  »  ,  parce  qu'elle  ramasse  en  effet  les  deux 
choses  les  plus  cruelles  que  l'enfer  ait,  la  rage  et  le 
désespoir.  •   - 

Mais  ce  monstre  si  furieux  ne  peut  rien  contre  le 
juste  Joseph.  Car  admirez  sa  modération  envers  sa 
sainte  et  divine  Epouse.  Il  sent  le  mal  tel,  qu'il  ne 
peut  la  défendre  ;  et  il  ne  veut  pas  la  condamner 
tout-à-fait.  Il  prend  un  conseil  tempéré.  Réduit  par 
l'autorité  de  la  loi  à  l'éloigner  de  sa  compagnie ,  il 
évite  du  moins  de  la  diffamer,  il  demeure  dans  les 
bornes  de  la  justice;  et  bien  loin  d'exiger  le  châti- 
ment, il  lui  épargne  même  la  honte.  Voilà  une  ré- 
solution bien  modérée  :  mais  encore  ne  presse-t-il 
pas  l'exécution.  Il  veut  attendre  la  nuit,  cette  sage 
conseillère  dans  nos  ennuis,  dans  nos  promptitudes, 
dans  nos  précipitations  dangereuses.  Et  en  effet , 
cette  nuit  lui  découvrira  le  mystère,  un  ange  vien- 
dra éclaircir  ses  doutes;  et  j'ose  dire,  Messieurs, 
que  Dieu  devoit  ce  secours  au  juste  Joseph.  Car, 
puisque  la  raison  humaine  soutenue  de  la  grâce 
s'étoit  élevée  à  son  plus  haut  point ,  il  falloit  que  le 
ciel  achevât  le  reste  ;  et  celui-là  étoit  digne  de  savoir 
la  vérité ,  qui ,  sans  l'avoir  reconnue ,  n'avoit  pas 
laissé  néanmoins  de  pratiquer  la  justice  :  Meritb 
responsum  subvenu  mox  divinum ,  oui  humano  dé- 
ficiente consilio  justitia  non  defecit  (2). 

(')  Cant.  vui.  6. . —  0»)  S.  Pelr.  Chrysol.  Serm.  clxxt. 


DE    SAINT    JOSEPH.  ID3 

Certainement  saint  Jean-Chrysostôme  a  raison 
d'admirer  ici  la  philosophie  de  Joseph  (0.  C'étoit, 
dit-il ,  un  grand  philosophe ,  parfaitement  détaché* 
de  ses  passions,  puisque  nous  lui  voyons  surmonter 
la  plus  tyrannique  de  toutes.  Combien  est  maître  de 
ses  mouvemens  un  homme,  qui  en  cet  état  est  ca- 
pable de  prendre  conseil ,  et  un  conseil  modéré  ;  et 
qui ,  l'ayant  pris  si  sage ,  peut  encore  en  suspendre 
l'exécution,  et  dormir,  parmi  ces  pensées,  d'un 
sommeil  tranquille  ?  Si  son  ame  n'eût  été  calme , 
croyez  que  les  lumières  d'en-haut  n'y  seroient  pas 
sitôt  descendues.  Il  est  donc  indubitable  ,  mes 
Frères,  qu'il  étoit  bien  détaché  de  ses  passions,  tant 
de  celles,  qui  charment  par  leur  douceur,  que  de 
celles  qui  entraînent  par  leur  violence. 

Plusieurs  jugeront  peut-être  qu'étant  si  détaché 
de  ses  passions ,  c'est  un  discours  superflu  de  vous 
dire  qu'il  l'est  aussi  de  ses  intérêts.  Mais  je  ne  sais 
pas,  chrétiens,  si  cette  conséquence  est  bien  assurée. 
Car  cet  attachement  à  notre  intérêt  est  plutôt  un 
vice  qu'une  passion;  parce  que  les  passions  ont  leur 
cours,  et  consistent  dans  une  certaine  ardeur  que 
les  emplois  changent,  que  l'ame  modère,  que  le 
temps  emporte,  qui  se  consume  enfin  elle-même  : 
au  lieu  que  l'attachement  à  l'intérêt  s'enracine  de 
plus  en  plus  par  le  temps  ;  parce  que  ,  dit  saint 
Thomas  (2) ,  venant  de  foiblesse ,  il  se  fortifie  tous 
les  jours  à  mesure  que  tout  le  reste  se  débilite  et 
s'épuise.  Mais  quoi  qu'il  en  soit,  chrétiens,  il  n'est 
rien  de  plus  dégagé  de  cet  intérêt  que  l'ame  du  juste 

(0  In  Malt.  Hom.  iv,  n.l\  5  tom.  vu ,  y.  5a.  —  (3)  3.  2.  qucest.  cxvm ,. 
art.  1 ,  ad  3. 


I  34-  II.'rAWÉG  TRIQUE 

Joseph.  Reprësentez-vous  un  pauvre  artisan  qui  n'a 
point  d'héritage  que  ses  mains,  point  de  fonds  que 
sa  boutique ,  point  de  ressource  que  son  travail  ; 
qui  donne  d'une  main  ce  qu'il  vient  de  recevoir  de 
l'autre  ,  et  se  voit  tous  les  jours  au  bout  de  son 
fonds;  obligé  néanmoins  à  de  grands  voyages,  qui 
lui  ôtent  toutes  ses  pratiques ,  (  car  il  faut  parler  de 
la  sorte  du  père  de  Jésus-Christ  )  sans  que  l'ange 
qu'on  lui  envoie  lui  dise  jamais  un  mot  de  sa  subsis- 
tance. Il  n'a  pas  eu.  honte  de  souffrir  ce  que  nous 
avons  honte  de  dire  :  humiliez-vous ,  ô  grandeurs 
humaines!  Il  va  néanmoins,  sans  s'inquiéter,  tou- 
jours errant,  toujours  vagabond,  seulement  parce 
qu'il  est  avec  Jésus-Christ;  trop  heureux  de  le  pos- 
séder à  ce  prix.  Il  s'estime  encore  trop  riche ,  et  il 
fait  tous  les  jours  de  nouveaux  efforts  pour  vider 
son  cœur,  afin  que  Dieu  y  étende  ses  possessions  et 
y  dilate  son  règne;  abondant,  parce  qu'il  n'a  rien; 
possédant  tout,  parce  que  tout  lui  manque;  heu- 
reux, tranquille,  assuré,  parce  qu'il  ne  rencontre 
ni  repos,  ni  demeure,  ni  consistance. 

C'est  ici  le  dernier  effet  du  détachement  de  Joseph, 
et  celui  que  nous  devons  remarquer  avec  une  ré- 
flexion plus  sérieuse.  Car  notre  vice  le  plus  commun 
et  le  plus  opposé  au  christianisme,  c'est  une  mal- 
heureuse inclination  de  nous  établir  sur  la  terre  ; 
au  lieu  que  nous  devons  toujours  avancer,  et  ne 
nous  arrêter  jamais  nulle  part.  Saint  Paul,  dans  la 
divine  Epître  aux  Hébreux,  nous  enseigne  que  Dieu 
nous  a  bâti  une  cité;  «  Et  c'est  pour  cela,  dit-il, 
»  qu'il  ne  rougit  pas  de  s'appeler  notre  Dieu  »  : 
Ideo  non  confundilur  Deus  vocari  Deus  eorum  : 


DE    SAINT    JOSEPn.  l35 

paravit  enim  Mis  civitatem  (0.  Et  en  effet,  chré- 
tiens, comme  le  nom  de  Dieu  est  un  nom  de  Père, 
ilauroit  honte,  avec  raison,  de  s'appeler  notre  Dieu , 
s'il  ne  pourvoyoit  à  nos  besoins.  Il  a  donc  songé,  ce 
bon  Père,  à  pourvoir  soigneusement  ses  enfans  :  il 
leur  a  préparé  une  cité  qui  a  des  fondemens,  dit 
saint  Paul  ,  Fundamenta  liabentem  civitatem  (2) , 
c'est-à-dire  ,  qui  est  solide  et  inébranlable.  S'il  a 
honte  de  n'y  pas  pourvoir,  quelle  honte  de  ne  l'ac- 
cepter pas  !  Quelle  injure  faites-vous  à  votre  patrie, 
si  vous  vous  trouvez  bien  dans  l'exil?  Quel  mépris 
faites-vous  de  Sion,  si  vous  êtes  à  votre  aise  clans 
Babyione  ?  Allez  et  marchez  toujours ,  et  n'ayez 
jamais  de  demeure  fixe.  C'est  ainsi  qu'a  vécu  le  juste 
Joseph.  À-t-il  jamais  goûté  un  moment  de  joie,  de- 
puis qu'il  a  eu  Jésus-Christ  en  garde  ?  Cet  enfant  ne 
laisse  pas  les  siens  en  repos  :  il  les  inquiète  toujours 
dans  ce  qu'ils  possèdent,  et  toujours  il  leur  suscite 
quelque  nouveau  trouble. 

Il  nous  veut  apprendre,  mes  Sœurs,  que  c'est  un 
conseil  de  la  miséricorde  de  mêler  de  l'amertume 
dans  toutes  nos  joies.  Car  nous  sommes  des  voya- 
geurs ,  exposés  pendant  le  voyage  à  l'intempérie  de 
l'air  et  à  l'irrégularité  des  saisons.  Parmi  les  fatigues 
d'un  si  long  voyage,  l'ame,  épuisée  par  le  travail, 
cherche  quelque  lieu  pour  se  délasser.  L'un  met  son 
divertissement  dans  un  emploi  ;  l'autre  a  sa  conso- 
lation dans  sa  femme ,  dans  son  mari ,  dans  sa  fa- 
mille ;  l'autre  son  espérance  en  son  fils.  Ainsi  chacun 
se  partage ,  et  cherche  quelque  appui  sur  la  terre. 
L'Evangile  ne  blâme  pas  ces  affections  :  mais  comme 

M  Hebr.  xx.  16.  —  W  Ibid.  10. 


l36  II. e    PANÉGYRIQUE 

le  cœur  humain  est  précipité  dans  ses  mouvemens, 
et  qu'il  lui  est  difficile  de  modérer  ses  désirs,  ce  qui 
lui  étoit  donné  pour  se  relâcher ,  peu  à  peu  il  s'y 
repose  et  enfin  il  s'y  attache.  Ce  n'étoit  qu'un  bâton, 
pour  le  soutenir  pendant  le  travail  du  voyage,  il  s'en 
fait  un  lit  pour  s'y  endormir  ;  et  il  demeure ,  il  s'ar- 
rête, il  ne  se  souvient  plus  de  Sion.  Universum  stra- 
tum  ejus  versasti  in  infîrmilate  ejus{1)  :  Dieu  lui 
renverse  ce  lit  où  il  s'endormoit  parmi  les  félicités 
temporelles  ;  et  par  une  plaie  salutaire,  il  fait  sentir 
à  ce  cœur  combien  ce  repos  étoit  dangereux.  Vivons 
donc  en  ce  monde  comme  détachés.  Si  nous  y 
sommes  comme  n'ayant  rien ,  nous  y  serons  en  effet 
comme  possesseurs  de  tout  :  si  nous  nous  détachons 
des  créatures,  nous  y  gagnerons  le  Créateur;  et  il 
ne  nous  restera  plus  que  de  nous  cacher  avec  Joseph, 
pour  en  jouir  dans  la  retraite  et  la  solitude  ;  c'est 
notre  dernière  partie. 

TROISIÈME  POINT. 

La  justice  chrétienne  est  une  affaire  particulière 
de  Dieu  avec  l'homme ,  et  de  l'homme  avec  Dieu  ; 
c'est  un  mystère  entre  eux  deux,  qu'on  profane 
quand  on  le  divulgue,  et  qui  ne  peut  être  caché 
avec  trop  de  religion  à  ceux  qui  ne  sont  pas  du 
secret.  C'est  pourquoi  le  Fils  de  Dieu  nous  ordonne, 
lorsque  nous  avons  dessein  de  prier,  et  le  même  doit 
s'entendre  de  toutes  les  vertus  chrétiennes,  il  nous 
ordonne,  dis-je,  de  nous  retirer  en  particulier,  et 
de  fermer  la  porte  sur  nous  (2).  «  Fermez,  dit-il,  la 
a  porte  sur  vous ,  et  célébrez  votre  mystère  avec  t 
(»)  Psal.  xl.  4.  —  W  Mail.  y\.  6. 


DE    SAINT    JOSEPH.  l3^ 

»  Dieu  tout  seul  ,  sans  y  admettre  personne  que 
»  ceux  qu'il  lui  plaira  d'appeler  »  :  *So/o  pectorîs 
conte.ntus  arcano  orationem  tuam  fac  esse  mjste- 
rium  (0.  Ainsi  la  vie  chrétienne  doit  être  une  vie 
cachée ,  et  le  chrétien  véritable  doit  désirer  ardem- 
ment de  demeurer  couvert  sous  l'aile  de  Dieu,  sans 
avoir  d'autre  spectateur. 

Mais  ici  toute  la  nature  réclame ,  et  ne  peut  souf- 
frir cette  obscurité,  dont  voici  la  raison ,  si  je  ne  me 
trompe  :  c'est  que  la  nature  répugne  à  la  mort  ;  et 
vivre  caché  et  inconnu,  c'est  être  comme  mort  dans 
l'esprit  des  hommes.  Car,  comme  la  vie  est  dans 
l'action  ,  celui  qui  cesse  d'agir  semble  avoir  aussi 
cessé  de  vivre.  Or  ,  mes  Sœurs ,  les  hommes  du 
monde,  accoutumés  au  tumulte  et  aux  empresse- 
mens ,  ne  savent  pas  ce  que  c'est  qu'une  action  pai- 
sible et  intérieure ,  et  ils  croient  qu'ils  n'agissent 
pas  s'ils  ne  s'agitent ,  et  qu'ils  ne  se  remuent  pas  s'ils 
ne  font  du  bruit;  de  sorte  qu'ils  considèrent  la  re- 
traite et  l'obscurité  comme  une  extinction  de  la  vie  : 
au  contraire ,  ils  mettent  tellement  la  vie  dans  cet 
éclat  du  monde,  et  dans  ce  bruit  tumultueux,  qu'ils 
osent  bien  se  persuader  qu'ils  ne  seront  pas  tout-à- 
fait  morts ,  tant  que  leur  nom  fera  du  bruit  sur  la 
terre.  C'est  pourquoi  la  réputation  leur  paroît 
comme  une  seconde  vie  :  ils  comptent  pour  beau- 
coup de  survivre  dans  la  mémoire  des  hommes  ;  et 
peu  s'en  faut  qu'ils  ne  croient  qu'ils  sortiront  en 
secret  de  leurs  tombeaux  pour  entendre  ce  qu'on 
dira  d'eux  :  tant  ils  sont  persuadés  que  vivre,  c'est 

(0  S.  Chrjsost.  in  Malt.  Hom.  xix  ,  n.  3;  lom.  vu,  pag.  3^8. 


l38  II. e    PANÉGYRIQUE 

faire  du  bruit,  et  remuer  encore  les  choses  humaines, 
parce  qu'ils  mettent  la  vie  dans  le  bruit.  Voilà  l'é- 
ternité que  promet  le  siècle,  éternité  par  les  titres, 
immortalité  par  la  renommée  :  Qualem  potest  prœs- 
tare  sœculum  de  titulis  œternilatem  ,  de  fama  im- 
mortalitatem  (i).  Vaine  et  fragile  immortalité,  mais 
dont  ces  anciens  conquérans  faisoient  tant  d'état. 
C'est  cette  fausse  imagination  qui  fait  que  l'obscurité 
semble  une  mort  aux  amateurs  du  monde ,  et  même, 
si  je  l'ose  dire,  quelque  chose  de  plus  dur  que  la 
mort;  puisque,  selon  leur  opinion,  vivre  caché  et 
inconnu  ,  c'est  s'ensevelir  tout  vivant,  et  s'enterrer, 
pour  ainsi  dire  ,  au  milieu  du  monde. 

Notre  Seigneur  Jésus- Christ  étant  venu  pour 
mourir  et  s'immoler,  il  a  voulu  mourir  et  s'immoler 
pour  nous  en  toutes  manières  :  de  sorte  qu'il  ne  s'est 
point  contenté,  mes  Sœurs,  de  mourir  de  la  mort 
naturelle  ,  ni  de  la  mort  la  plus  cruelle  et  la  plus 
violente  ;  mais  il  a  encore  voulu  y  ajouter  la  mort 
civile  et  politique.  Et  comme  cette  mort  civile  vient 
par  deux  moyens ,  ou  par  l'infamie ,  ou  par  l'oubli , 
il  a  voulu  subir  l'une  et  l'autre.  Victime  pour  l'or- 
gueil humain,  il  a  voulu  se  sacrifier  par  tous  les 
genres  d'humiliations;  et  il  a  donné  à  cette  mort 
d'oubli  les  trente  premières  années  de  sa  vie.  Pour 
mourir  avec  Jésus  -  Christ ,  il  nous  faut  mourir  de 
cette  mort ,  afin  de  pouvoir  dire  avec  saint  Paul  : 
Mihi  mundus  crucijlxus  est ,  et  ego  mundo  (2)  :  «  Le 
»  monde  est  crucifié  pour  moi,  et  je  suis  crucifie 
»  pour  le  monde  ». 

(*)  Tertul.  Scorp.  n.6.  —  (»)  Galvi.  i\. 


DE    SAINT    JOSEPH.  1  39 

Le  grand  pape  saint  Grégoire  donne  à  ce  passage 
de  l'apôtre  une  belle  interprétation  :  Le  monde , 
dit-il  (0,  est  mort  pour  nous,  quand  nous  le  quit- 
tons; mais,  ajoute-t-il,  ce  n'est  pas  assez  :  il  faut, 
pour  arriver  à  la  perfection  ,  que  nous  soyons  morts 
pour  lui  et  qu'il  nous  quitte;  c'est-à-dire,  que  nous 
devons  nous  mettre  en  tel  état  que  nous  ne  plaisions 
plus  au  monde,  qu'il  nous  tienne  pour  morts,  et 
qu'il  ne  nous  compte  plus  pour  être  de  ses  parties 
et  de  ses  intrigues,  ni  même  de  ses  entretiens  et  de 
ses  discours.  C'est  la  haute  perfection  du  christia- 
nisme ,  c'est  là  que  l'on  trouve  la  vie;  parce  que  l'on 
apprend  à  jouir  de  Dieu,  qui  n'habite  pas  dans  le 
tourbillon  ni  dans  le  tumulte  du  siècle,  mais  dans 
la  paix  de  la  solitude  et  de  la  retraite. 

Ainsi  étoit  mort  le  juste  Joseph  :  enseveli  avec 
Jésus-Christ  et  la  divine  Marie,  il  ne  s'ennuyoit  pas 
de  cette  mort,  qui  le  faisoit  vivre  avec  le  Sauveur. 
Au  contraire  ,  il  ne  craint  rien  tant ,  que  le  bruit 
et  la  vie  du  siècle  viennent  troubler  ou  interrompre 
ce  repos  caché  et  intérieur.  Mystère  admirable,  mes 
Sœurs  :  Joseph  a  dans  sa  maison  de  quoi  attirer  les 
yeux  de  toute  la  terre,  et  le  monde  ne  le  connoît 
pas  :  il  possède  un  Dieu-homme ,  et  il  n'en  dit  mot  : 
il  est  témoin  d'un  si  grand  mystère,  et  il  le  goûte 
en  secret  sans  le  divulguer.  Les  mages  et  les  pas- 
teurs viennent  adorer  Jésus-Christ,  Siméon  et  Anne 
publient  ses  grandeurs  :  nul  autre  ne  pouvoit  ren- 
dre meilleur  témoignage  du  mystère  de  Jésus-Christ , 
que  celui  qui  en  étoit  le  dépositaire ,  qui  savoit  le 

i1)  Mor.  in  Job,  lib.  v,  cap.  iiij  tom.  J,  col.  i^o. 


I4O  IL*    PANÉGYRIQUE 

miracle  de  sa  naissance ,  que  l'ange  avoit  si  bien  ins- 
truit de  sa  dignité  et  du  sujet  de  son  envoi.  Quel 
père  ne  parleroit  pas  d'un  fils  si  aimable  !  Et  ce- 
pendant l'ardeur  de  tant  d'ames  saintes  qui  s'épan- 
chent devant  lui  avec  tant  de  zèle,  pour  célébrer 
les  louanges  de  Jésus-Christ ,  n'est  pas  capable  d'ou- 
vrir sa  bouche  pour  leur  découvrir  le  secret  de  Dieu 
qui  lui  a  été  confié.  Erant  mirantes  ,  dit  l'Evangé- 
liste  (*)  :  ils  paroissoient  étonnés,  il  sembloit  qu'ils 
ne  savoient  rien  :  ils  écoutoient  parler  tous  les  au- 
tres, et  ils  gardoient  le  silence  avec  tant  de  religion, 
qu'on  dit  encore  dans  leur  ville ,  au  bout  de  trente 
ans  :  N'est-ce  pas  le  fils,  de  Joseph  (2)  ?  sans  qu'on 
ait  rien  appris  durant  tant  d'années  du  mystère  de 
sa  conception  virginale.  C'est  qu'ils  savoient  l'un  et 
l'autre,  que  pour  jouir  de  Dieu  en  vérité  ,  il  falloit 
se  faire  une  solitude  ;  qu'il  falloit  rappeler  en  soi- 
même  tant  de  désirs  qui  errent  deçà  et  delà ,  et  tant 
de  pensées  qui  s'égarent  ;  qu'il  falloit  se  retirer  avec 
Dieu ,  et  se  contenter  de  sa  vue. 

Mais,  chrétiens,  où  trouverons-nous  ces  hommes 
spirituels  et  intérieurs  dans  un  siècle  qui  donne  tout 
à  l'éclat  ?  Quand  je  considère  les  hommes ,  leurs  em- 
plois ,  leurs  occupations ,  leurs  empressemens ,  je 
trouve  tous  les  jours  plus  véritable  ce  qu'a  dit  saint 
Jean-Chrysostôme  (3),  que  si  nous  rentrons  en  nous- 
mêmes,  nous  trouverons  que  nos  actions  se  font 
toutes  par  des  vues  humaines.  Car,  pour  ne  point 
parler  en  ce  lieu  de  ces  âmes  prostituées,  qui  ne 

(»)  Luc.  H.  33.  —  (»)  Jçan.  vi.  4a-  —^)  In  Malt  Hom.  xix,  n.  i  j 
tom.  vu,  p.  244. 


DE    SAINT    JOSEPH.  1 4  I 

tâchent  que  de  plaire  au  monde,  combien  pour- 
rons-nous en  trouver  qui  ne  se  détournent  pas  de 
la  droite  voie ,  s'ils  rencontrent  en  leur  chemin  les 
puissances  ;  qui  ne  se  relâchent  du  moins ,  s'ils  ne 
se  ralentissent  pas  tout-à-fait  ;  qui  ne  tâchent  de  se 
ménager  entre  la  justice  et  la  faveur ,  entre  le  de- 
voir et  la  complaisance  ?  Combien  en  trouverons- 
nous  à  qui  le  préjugé  des  opinions,  la  tyrannie  de 
la  coutume,  la  crainte  de  choquer  le  monde,  ne 
fassent  pas  chercher  du   moins  des   tempéramens 
pour  accorder  Jésus -Christ  avec  Bélial,  et  l'Evan- 
gile avec  le  siècle  ?  Que  s'il  y  en  a  quelques-uns 
en  qui  les   égards  humains  n'étouffent  ni  ne  res- 
serrent les  sentimens  de  la  vertu,  y  en  aura-t-il 
quelqu'un  qui  ne  se  lasse  pas  d'attendre  sa  cou- 
ronne en  l'autre  vie,  et  qui  ne  veuille  pas  en  tirer 
toujours  quelque  fruit  par  avance ,  dans  les  louanges 
des  hommes?  C'est  la  peste  de  la  vertu  chrétienne. 
Et  comme  j'ai  l'honneur  de  parler  en  présence  d'une 
grande  reine,  qui  écoute  tous  les  jours  les  justes  ap- 
plaudissemens  de  ses  peuples ,  il  me  sera  permis  d'ap- 
puyer un  peu  sur  cette  morale. 

La  vertu  est  comme  une  plante  qui  peut  mourir 
en  deux  sortes;  quand  on  l'arrache,  ou  quand  on 
la  dessèche.  Il  viendra  un  ravage  d'eaux  qui  la  déra- 
cinera et  la  portera  par  terre;  ou  bien,  sans  y  em- 
ployer tant  de  violence  ,  il  arrivera  quelque  intem- 
périe qui  la  fera  sécher  sur  son  tronc  :  elle  paroîtra 
encore  vivante,  mais  elle  aura  cependant  la  mort 
dans  le  sein.  Il  en  est  de  même  de  la  vertu.  Vous 
aimez  l'équité  et  la  justice  :  quelque  grand  intérêt 


I/f2  II. *    PANÉGYRIQUE 

se  présente  à  vous,  ou  quelque  passion' violente  qui 
pousse  impe'tueusement  dans  votre  cœur  cet  amour 
que  vous  avez  pour  la  justice  :  s'il  se  laisse  emporter 
à  cette  tempête ,  ce  sera  un  ravage  d'eaux  qui  déra- 
cinera la  justice.  Vous  soupirez  quelque  temps  sur 
l'affoiblissement  que  vous  éprouvez  ;  mais  enfin  vous 
laissez  arracher  cet  amour  de  votre  cœur.  Tout  le 
monde  est  étonné  de  voir  que  vous  avez  perdu  la 
justice,  que  vous  cultiviez  avec  tant  de  soin. 

Mais  quand  vous  aurez  résisté  à  ces  efforts  violens , 
ne  prétendez  pas  pour  cela  de  l'avoir  sauvée ,  si  vous 
ne  la  gardez  d'un  autre  péril  ;  j'entends  celui  des 
louanges.  Le  vice  contraire  la  déracine  ,  l'amour 
des  louanges  la  dessèche.  Il  semble  qu'elle  se  tienne 
en  état;  elle  paroît  se  bien  soutenir;  et  elle  trompe , 
en  quelque  sorte,  les  yeux  des  hommes.  Mais  la  ra- 
cine est  séchée,  elle  ne  tire  plus  de  nourriture  ,  elle 
n'est  plus  bonne  que  pour  le  feu.  C'est  cette  herbe 
des  toits  dont  parle  David  ,  qui  se  sèche  d'elle-même 
avant  qu'on  l'arrache  :  Quod  priusquam  evellatur 
exaruit  (0.  Qu'il  seroit  à  désirer,  chrétiens,  qu'elle 
ne  fût  pas  née  dans  un  lieu  si  haut ,  et  qu'elle  durât 
plus  long -temps  dans  quelque  vallée  déserte  !  Qu'il 
seroit  à  désirer  ,  pour  cette  vertu ,  qu'elle  ne  fût 
pas  exposée  dans  une  place  si  éminente ,  et  qu'elle 
se  nourrît  dans  quelque  coin  par  l'humilité  chré- 
tienne ! 

Que  si  c'est  une  nécessité  qu'il  faille  mener  une 
vie  publique,  et  entendre  les  louanges  des  hommes, 
voici  ce  qu'il  faut  penser.  Quand  ce  que  l'on   dit 

(")  Ps.  cxxvm.  6. 


DE    SAINT    JOSEPH.  I/J.3 

n'est  pas  au  dedans,  craignons  un  plus  grand  juge- 
ment. Si  les  louanges  sont  véritables  ,  craignons 
de  perdre  notre  récompense.  Pour  éviter  ce  der- 
nier malheur  ,  Madame ,  voici  un  sage  conseil  que 
vous  donne  un  grand  pape;  c'est  saint  Grégoire  le 
Grand  (0,  il  mérite  que  Votre  Majesté  lui  donne 
audience.  Ne  cachez  jamais  la  vertu  comme  une 
chose  dont  vous  ayez  honte  :  il  faut  qu'elle  luise 
devant  les  hommes,  afin  qu'ils  glorifient  le  Père  cé- 
leste (5).  Elle  doit  luire  principalement  dans  la  per- 
sonne des  souverains;  afin  que  les  mœurs  dépravées 
soient  non  -  seulement  réprimées  par  l'autorité  de 
leurs  lois,  mais  encore  confondues  par  la  lumière  de 
leurs  exemples.  Mais  pour  dérober  quelque  chose 
aux  hommes,  je  propose  à  Votre  Majesté  un  artifice 
innocent.  Outre  les  vertus  qui  doivent  l'exemple , 
«  mettez  toujours  quelque  chose  dans  l'intérieur 
»  que  le  monde  ne  connoisse  pas  »  ;  faites-vous  un 
trésor  caché,  que  vous  réserviez  pour  les  yeux  de 
Dieu;  ou,  comme  dit  Tertullieh  :  Mentire  aliquid 
ex  his  quœ  intus  sunt ,  ut  soli  Deo  exhibeas  verita- 
tem  (3). 

Madame, 

Ce  sera  de  là  que  sortira  votre  grande  gloire.  Jo- 
seph a  mérité  les  plus  grands  honneurs ,  parce  qu'il 
n'a  jamais  été  touché  de  l'honneur  :  l'Eglise  n'a  rien 
de  plus  illustre,  parce  qu'elle  n'a  rien  de  plus  caché. 

(•)  Greg.  Mag,  Moral.  lib.  xxu,  cap.  vm  ;  tom.  I,  col.  707.  — 
W  Matth.  v.  16.  —  C3)  De  Vlrg.  veU  n.  16. 


ï44       u-e    PANÉGYRIQUE    DE    SAINT    JOSEPH. 

Je  rends  grâces  au  Roi  d'avoir  voulu  honorer  sa  sainte 
mémoire  avec  une  nouvelle  solennité.  Fasse  le  Dieu 
tout -puissant  que  toujours  il  révère  ainsi  la  vertu 
cachée  ;  mais  qu'il  ne  se  contente  pas  de  l'honorer 
dans  le  ciel,  qu'il  la  chérisse  aussi  sur  la  terre;  qu'à 
l'exemple  des  rois  pieux ,  il  aille  quelquefois  la  forcer 
dans  sa  retraite;  et  qu'il  puisse  bien  entendre  cette 
vérité,  que  la  vertu  qui  s'empresse  avec  plus  d'ar- 
deur à  paroître  au  grand  jour  que  fait  sa  présence, 
n'est  pas  toujours  le  plus  à  l'épreuve.  Si  Votre 
Majesté,  Madame,  lui  inspire  ces  sages  pensées, 
elle  aura  pour  sa  récompense  la  félicité  éternelle, 
que,  etc.  Amen. 


PANÉGYRIQUE 


PANÉGYRIQUE    DE    SAINT    BENOIT.  l45 


PANEGYRIQUE 


SAINT   BENOIT. 

Trois  états  et  comme  trois  lieux  où  nous  avons  coutume  de  nous 
arrêter  dans  le  voyage  de  cette  vie ,  et  qui  nous  empêchent  d'arriver 
à  notre  patrie.  Saint  Benoît  attentif,  dès  sa  jeunesse,  à  écouter  la 
voix  qui  lui  crioit  de  sortir  des  sens.  Sa  vie  admirable  dans  le  désert. 
Que  devons-nous  faire ,  à  son  imitation ,  lorsque  le  plaisir  des  sens 
commence  à  se  réveiller  en  nous.  Fin  et  avantages  de  la  loi  de  l'o- 
béissance prescrite  par  saint  Benoît  :  de  quelle  manière  ce  saint  l'a 
pratiquée.  Obligation  du  chrétien  de  toujours  avancer.  Attention 
qu'a  eue.saint  Benoît,  de  tenir  sans  cesse  ses  disciples  en  haleine. 
Motif  qui  doivent  porter,  même  les  plus  parfaits ,  à  opérer  leur  salut 
avec  crainte  et  tremblement. 


Egredere.  Sors.  Gen.  xn.  i. 

Le  croirez  -  vous ,  mes  Frères,  si  je  vous  le  dis, 
que  toute  la  doctrine  de  l'Evangile ,  toute  la  disci- 
pline chrétienne,  toute  la  perfection  de  la  vie  mo- 
nastique est  entièrement  renfermée  dans  cette  seule 
parole  :  Egredere;  Sors.  La  vie  du  chrétien  est  un 
long  et  infini  voyage,  durant  le  cours  duquel ,  quel- 
que plaisir  qui  nous  flatte ,  quelque  compagnie  qui 
nous  amuse,  quelque  ennui  qui  nous  prenne,  quel- 
que fatigue  qui  nous  accable  ;  aussitôt  que  nous  com- 
Bossuet.  xvi.  10 


I 46  PANÉGYRIQUE 

mençons  de  nous  reposer,  une  voix  divine  s'élève 
d'en-haut  qui  nous  dit  sans  cesse  et  sans  relâche: 
Egredere ,  Sors  -,  et  nous  ordonne  de  marcher  plus 
outre.  Telle  est  la  vie  chrétienne,  et  telle  est  par 
conséquent  la  vie  monastique.  Car  qu'est-ce  qu'un 
moine  véritable  et  un  moine  digne  de  ce  nom,  sinon 
un  parfait  chrétien?  Faisons  donc  voir  aujourd'hui, 
dans  le  Père  et  le  Législateur,  le  modèle  de  tous  les 
moines,  la  pratique  exacte  de  ce  beau  précepte  , 
après  avoir  imploré  le  secours  d'en-haut ,  etc. 

Dans  ce  grand  et  infini  voyage,  où  nous  devons 
marcher  sans  repos ,  et  nous  avancer  sans  relâche  ; 
je  remarque  trois  états  et  comme  trois  lieux ,  où. 
nous  avons  coutume  de  nous  arrêter.  Ou  bien  nous 
nous  arrêtons  dans  le  plaisir  des  sens,  ou  bien  dans 
la  satisfaction  de  notre  esprit  propre,  et  dans  l'exer- 
cice de  notre  liberté,  ou  bien  enfin  dans  la  vue  de 
noire  perfection.  Voilà  comme  trois  pays  étrangers 
dans  lesquels  nous  nous  arrêtons,  et  ensuite  nous 
n'arrivons  pas  en  notre  patrie. 

Maïs  pour  aller  à  la  source,  et  rendre  la  raison 
profonde  de  ces  trois  divers  égaremens ,  considérons 
tous  les  pas ,  et  remarquons  les  divers  progrès  que 
fait  l'ame  durant  ce  voyage.  Ou  nous  nous  arrê- 
tons au-dessous  de  nous,  ou  nous  nous  arrêtons  en 
nous-mêmes,  ou  nous  nous  arrêtons  au-dessus  de 
nous.  Lorsque  nous  nous  attachons  au  plaisir  des 
sens,  nous  nous  arrêtons  au-dessous  de  nous;  c'est 
le  premier  attrait  de  l'ame,  encore  ignorante,  lors- 
qu'elle commence  son  voyage.  Elle  trouve  premiè- 
rement en  son  chemin  cette  basse  région;  elle  y  voit 


DE    SAINT    BENOIT.  \^n 

des  fleuves  qui  coulent,  des  fleurs  qui  se  flétrissent 
du  matin  au  soir  ;  tout  y  passe  dans  une  grande  in- 
constance. Mais  dans  ces  fleuves  qui  s'écoulent,  elle 
trouve  de  quoi  rafraîchir  sa  soif;  elle  promène  ses 
désirs  errans  dans  cette  variété  d'objets  ;  et   quoi- 
qu'elle perde  toujours  ce  qu'elle  possède,  son  espé- 
rance flatteuse  ne  cesse  de  l'enchanter  de  telle  sorte, 
qu'elle  se  plaît  dans  cette  basse  région.  Egredere  ; 
Sors:  songe  que  tu  es  faite  à  l'image  de  Dieu;  rap- 
pelle ce  qu'il  y  a  en  toi  de  divin  et  d'immortel  :  veux- 
tu  être  toujours  captive  des  choses  inférieures  ?  Que 
si  elle  obéit  à  cette  voix,  en  sortant  de  ce  pays,  elle 
se  trouve  comme  dans  un  autre  ,  qui  n'est  pas  moins 
dangereux  pour  elle  ;  c'est  la  satisfaction  de  son  es- 
prit propre.  Nuls  attraits  que  ses  désirs ,  nulle  règle 
que  ses  humeurs,  nulle  conduite  que  ses  volontés. 
Elle  n'est  plus  au  -  dessous  d'elle  ;  elle  commence  à 
s'arrêter  en  elle-même  :  la  voilà  dans  des  objets  et 
dans  des  attaches ,  qui  sont  plus  convenables  à  sa 
dignité;  et  toutefois  l'oracle  la  presse,  et  lui  dit  en- 
core :  Egredere;  Sors.  Ame,  ne  sens-tu  pas,  par  je 
ne  sais  quoi  de  pressant  qui  te  pousse  au-dessus  de 
toi,  que  tu  n'es  pas  faije  pour  toi-même?  Un  bien 
infini  t'appelle  ;  Dieu  même  te  tend  les  bras  :  sors 
donc  de  cette  seconde  région ,  c'est-à-dire,  de  la  sa- 
tisfaction de  ton  esprit  propre. 

Ainsi ,  mes  Frères ,  elle  arrivera  à  ce  qu'il  y  a  de 
plus  relevé  et  de  plus  sublime ,  et  commencera  de 
s'unir  à  Dieu.  Et  alors  ne  lui  sera  -  t-il  pas  permis 
de  se  reposer?  Non  ;  il  n'y  a  rien  de  plus  dangereux  : 
car  c'est  là  qu'une  secrète  complaisance  fait  qu'on 
s'endort  dans  la  vue  de  sa  propre  perfection.  Tout 


l48  PANÉGYRIQUE 

est  calme,  tout  est  soumis;  toutes  les  passions  sont 
vaincues ,  toutes  les  humeurs  domptées  ;  l'esprit 
même ,  avec  sa  fierté  et  son  audace  naturelle ,  abattu 
et  mortifié  :  il  est  temps  de  se  reposer.  Non  ,  non  ; 
JEgredere;  Sors.  Il  nous  est  tellement  ordonné  de 
cheminer  sans  relâche,  qu'il  ne  nous  est  pas  même 
permis  de  nous  arrêter  en  Dieu  :  car  quoiqu'il  n'y 
ait  rien  au-dessus  de  lui  à  prétendre,  il  y  a  tous 
les  jours  à  faire  en  lui  de  nouveaux  progrès,  et  il 
découvre ,  pour  ainsi  dire,  tous  les  jours  à  notre  ar- 
deur de  nouvelles  infinités.  Ainsi  nous  renfermer 
dans  certaines  bornes,  c'est  entreprendre  de  resser- 
rer l'immensité  de  sa  nature. 

Allez  donc,  sans  vous  arrêter  jamais  ;  perdez  la 
vue  de  toute  la  perfection  que  vous  pouvez  avoir 
acquise  ;  marchez  de  vertus  en  vertus ,  si  vous  vou- 
lez être  dignes  de  voir  le  Dieu  des  dieux  en  Sion. 
Telle  est  la  vie  chrétienne  ;  telle  est  l'institution 
monastique ,  conformément  à  laquelle  nous  regar- 
derons saint  Benoît  dans  une  continuelle  sortie  de 
lui-même,  pour  se  perdre  saintement  en  Dieu.  Nous 
le  verrons  premièrement  sortir  des  plaisirs  des  sens , 
par  la  mortification  et  la  pénitence  :  secondement , 
de  la  satisfaction  de  l'esprit ,  par  l'amour  de  la  dis- 
cipline et  de  la  régularité  monastique  :  enfin  sortir 
de  la  vue  de  sa  propre  perfection,  par  une  parfaite 
humilité ,  et  un  ardent  désir  de  croître  ;  c'est  le  su- 
jet de  ce  discours. 

PREMIER  POINT. 

Nous  lisons  de  l'enfant  prodigue,  qu'en  sortant 
de  la  maison  paternelle,  il  fut  en  une  région  fort 


DE    SAIWT    BENOIT.  I^CV 

éloignée;  In  regionem  longinquam  (0.  C'est  l'image 
des  égaremens  de  notre  ame  ,  qui  s'étant  retirée  de 
Dieu ,  ô  qu'il  est  vrai  qu'elle  s'est  perdue  dans  une 
région  bien  éloignée ,  jusqu'à  être  captive  des  sens. 
Voyez  à  quelle  hauteur  elle  devoit  être  élevée. 
«  L'homme  avoit  été  fait  pour  être  spirituel,  même 
»  dans  la  chair  »  :  Qui  futurus  fuerat  etiam  carne 
spivitualis  {?).  Oui,  créature  chère,  homme  que  Dieu 
a  fait  à  sa  ressemblance,  tu  devois  être  spirituel  y 
même  dans  le  corps;  parce  que  ce  corps,  que  Dieu 
t'a  donné,  devoit  être  régi  par  l'esprit;  et  qui  ne 
sait  que  celui  qui  est  régi,  participe  en  quelque 
sorte  à  la  qualité  du  principe ,  qui  le  meut  et  qui 
le  gouverne,  par  l'impression  qu'il  en  reçoit?  Voilà 
[  l'heureuse  condition  ]  où  l'ame  étoit  établie. 

Mais,  ô  changement  déplorable;  la  chair  a  pris 
le  régime  ,  et  l'ame  est  devenue  tonte  corporelle  : 
Fieret  etiam  mente  carnalis  (3).  Car  qui  ne  voit  par 
expérience  que  la  raison ,  ministre  des  sens ,  et  ap- 
pliquée toute  entière  à  les  servir,  emploie  toute  son 
industrie  à  raffiner  leur  goût,  à  irriter  leur  appétit, 
à  leur  assaisonner  leurs  objets;  et  ne  se  peut  dé- 
prendre elle-même  de  ces  pensées  sensuelles  ?  Voilà 
l'extrémité;  voilà  l'exil  où  Tarne  a  été  reléguée. 
Peut -on  rien  imaginer  de  plus  déplorable?  Etre- 
dégradée  au  point  de  servir  à  celui  à  qui  Ton  devoit 
commander  avec  un  empire  souverain,  quoi  de  plus 
honteux  !  Mais  une  ame  faite  à  l'image  de  son  Dieu , 
si  noble  qu'elle  ne  peut  prétendre  à  rien  moins  qu'à 
la  possession  de  son  auteur,  s'avilir  jusqu'à  se  ré- 

(»)  Luc.  xv.  i3.  —  W  S.  Aug.  de  Civ.  Dei,  llh.  xiy,  cap.  xv  j 
tom.  vu,  col.  y}6.  —  C3)  Ibid. 


ÏOO  PANÉGYRIQUE 

duire  dans  la  dépendance  des  sens,  [pour  y  trou- 
ver son  bonheur  et  sa  perfection ,  quel  affreux 
esclavage!  qui  peut  concevoir  l'extrémité  de  sa 
misère  ?  ] 

Egredere  j,  egredere  :  Sors,  sors  d'une  si  infâme 
servitude  et  d'un  bannissement  si  honteux  :  retire- 
toi  de  ces  plaisirs  trompeurs  qui  ne  tendent  qu'à 
t'énerver  :  Caveatur  deleclalîo  j  cui  mentent  ener- 
uandam  non  oportet  dari  (0.  C'est  pour  Dieu  que  tu 
dois  conserver  toute  ta  force  ;  c'est  vers  lui  que  tu 
dois  tourner  toute  l'activité  de  tes  désirs ,  tout  l'em- 
pressement de  ton  amour,  et  ne  pas  te  répandre 
dans  de  vaines  délices ,  qui  ne  sont  propres  qu'à  t'é- 
puiser  :  Forlitudinem  suam  ad  te  custodiant  _,  nec 
eam  spargant  in  deliciosas  lassitudines  (2). 

Saint  Benoît  a  écouté  cette  voix  à  Rome,  parmi 
la  jeunesse  licencieuse.  Aussitôt  qu'il  fut  arrivé  à 
cet  âge  ardent ,  où  je  ne  sais  quoi  commence  à  se 
remuer  dans  le  cœur,  que  la  contagion  des  mauvais 
exemples  et  sa  propre  inquiétude  précipitent  à  toute 
sorte  d'excès;  aussitôt  il  se  sentit  obligé  à  prêter 
l'oreille  attentive  à  celui  qui  lui  disoit  ;  Egredere  ; 
Sors.  J'aurois  besoin  d'emprunter  ici  les  couleurs 
de  la  poésie ,  pour  vous  représenter  vivement  cette 
affreuse  solitude,  ce  désert  horrible  et  effroyable 
dans  lequel  il  se  retira.  Un  silence  affreux  et  ter- 
rible, qui  n'étoit  interrompu  que  par  les  cris  des 
bêtes  sauvages  ;  et  comme  si  ce  désert  épouvantable 
n'eût  pas  été  suffisant  pour  sa  retraite ,  au  milieu  de 
ces  vallons  inhabités  et  de  ces  roches  escarpées ,  il 

(05.  Aug.  Confess.  I.  x  jC.xxxm;  M,  col.  187.  —  (»)  Ib.  cxxxiv, 
col.  189. 


DE    SAINT    BENOIT.  l5t 

se  choisit  encore  un  trou  profond  ,  dont  les  bêtes 
mêmes  n'auroient  pu  qu'à  peine  faire  leur  tanière. 
C'est  là  que  se  cache  se  saint  jeune  homme,  ou 
plutôt,  c'est  là  qu'il  s'enterre  tout  vivant,  pour  y 
faire  mourir  tous  les  sens,  jusqu'aux  affections  les 
plus  naturelles. 

Sa  vie,  [toute  céleste,  1  élève  déjà  à  la  condition 
des  anges:  uniquement  occupé  de  la  prière,  et  de 
la  méditation  des  vérités  éternelles,  il  oublie  pres- 
que qu'il  a  un  corps  ,  et  semble  avoir  perdu  le 
sentiment  de  ses  besoins.  ]  Le  religieux  romain  le 
nourrit  du  reste  de  son  jeûne  (*).  [Ce  digne  confident 
se  dérobe  à  lui-même,  pour  sustenter  son  ami, 
une  partie  de  l'étroit  nécessaire  où  le  réduit  son 
abstinence.  ]  Ah  !  dans  les  superfluités  et  dans  l'a- 
bondance, nous  ne  trouvons  rien  pour  les  pauvres; 
et  celui-ci  dans  sa  pauvreté  ,  après  que  la  pénitence 
avoit  soigneusement  retranché  tout  ce  qu'elle  pou- 
voit ,  ne  laisse  pas  de  trouver  encore  de  quoi  nour- 
rir saint  Benoît  ;  et  tous  deux  vivent  ensemble  ,  non 
tant  d'un  même  repas  que  d'un  même  jeûne. 

C'est,  mes  Pères,  dans  cette  retraite,  et  parmi 
ces  austérités,  qu'il  méditoit  ces  belles  règles  de 
sobriété  qu'il  vous  a  données:  premièrement,  d'ôter 
à  la  nature  tout  le  superflu  :  secondement,  pour 
s'empêcher  de  prendre  du  goût  en  prenant,  le  néces- 
saire ,  rappeler  l'esprit  au  dedans  par  la  lecture  et 
la  méditation;  «  en  sorte  qu'on  paroisse  moins  sortir 
»  d'un  repas,  que  d'un  exercice  spirituel  »  :  Ut  non 

(*)  Bossuet  cite  ici,  et  plus  bas  encore,  un  autre  sermon  de  saint 
Benoît,  auquel  il  renvoie,  et  que  nous  ri  avons  pu  retrouver.  (Edit. 
de  Défont.  ) 


1  5  2  PANÉGYRIQUE 

tam  cœnam  cœnentj  quant  disciplinant  (*)  :  troisième- 
ment ,  d'être  sans  inquiétude  à  l'égard  de  ce  néces- 
saire ;  ne  donner  pas  cet  appui  aux  sens  ,  que  l'ali- 
ment nécessaire  leur  est  assuré  :  [  en  un  mot  n'avoir] 
aucune  prévoyance  humaine,  s'abandonner  entiè- 
rement à  la  Providence,  ne  pas  plus  craindre  la  faim 
que  les  autres  maux,  donner  aux  pauvres  tout  ce 
qui  reste. 

Mais  voyons  néanmoins  encore  comment  il  sor- 
tira de  l'amour  de  ces  infâmes  plaisirs,  dont  les  ar- 
deurs insensées  nous  poussent  à  des  excès  si  horribles. 
Saint  Grégoire  de  Nysse  a  remarqué  que  l'apôtre 
parle  différemment  de  cette  passion  et  des  autres, 
Il  veut  qu'on  fasse  tête  contre  tous  les  vices ,  et  il 
n'y  a  que  celui-ci  contre  lequel  il  ordonne  de  s'as- 
surer parla  fuite.  State  succincti  lumbos  vestros  (2); 
demeurez  ,  mettez- vous  en  défense,  faites  ferme. 
Mais  parlant  du  vice  d'impureté,  toute  l'espérance 
est  dans  la  fuite;  et  c'est  pourquoi  il  a  dit  :  Fugite 
fornicationem  (3).  Militare  prœceplum ,  dit  saint 
Grégoire  de  Nysse  (4)  :  tout  le  précepte  de  la  milice 
dans  cette  guerre ,  c'est  de  savoir  fuir  ;  parce  que 
tous  les  traits  donnent  dans  les  yeux,  et  par  les  yeux 
dans  le  cœur  ;  si  bien  que  le  salut  est  d'éviter  la  ren- 
contre, et  de  détourner  les  regards. 

Quel  autre  avoit  pratiqué  avec  plus  de  force  cette 
noble  et  généreuse  fuite  que  notre  saint?  Mais,  ô 
foiblesse  de  notre  nature,  qui  trouve  toujours  en 
elle-même  le  principe  de  sa  perte  !  Le  feu  infernal 
le  poursuit  jusque  dans  cette  grotte  affreuse  :  déjà 

(')  Tert.  Apolog.  n.  3g.  —  (>)  Ephes.  vi.  !<{,  —  (3)  /.  Cor.  vi.  18. 
—  (4)  Orat.  defng.  fornic.  tom.  u,  pu  g.  1 29. 


DE    SAIMT     liEMOrr.  I  53 

elle  lui  paroît  insupportable  ;  de'jà  il  regarde  le 
monde  d'un  œil  plus  riant.  [Près  de  succomber,  il 
a  recours  à  un  remède  inoui,  pour  émousser  l'aiguil- 
lon de  la  chair,  et  amortir  ce  feu  impur  dont  il  se  sent 
embrasé.  Animé  d'un  saint  transport,  il  se  jette  dans 
un  amas  d'épines;]  et  convertit,  par  cette  généreuse 
violence,  les  attraits  de  la  volupté  en  une  douleur 
vive , mais  salutaire  :  Koluptatem  traxit  in  doloremi1)* 
Le  sentiment  de  la  volupté  avoit  éveillé  tous  les  sens, 
pour  les  appeler  à  la  participation  de  ses  douceurs 
pernicieuses;  et,  pour  détourner  le  cours  de  ces 
ardeurs  sensuelles,  il  excite  le  sentiment  de  la  dou- 
leur, qui  éveille  tous  les  sens  d'une  autre  manière, 
pour  les  noyer  dans  l'amertume  :  Voluplatem  traxit 
in  dolorem  :  «  Il  tira  en  douleur  tout  le  sentiment  de 
a  la  volupté».  C'est  à  quoi  il  employa  ces  épines: 
elles  rappelèrent  en  son  souvenir,  et  l'ancienne  ma- 
lédiction de  notre  nature ,  et  les  supplices  que  le 
Sauveur  a  soufferts  pour  nos  voluptés  infâmes. 

C'est  ce  que  doit  faire  en  nous  le  plaisir  des  sens  : 
aussitôt  qu'il  commence  à  se  réveiller,  cette  dou- 
ceur trompeuse,  dont  il  nous  séduit,  nous  doit  rap- 
peler la  mémoire  de  ce  trouble,  de  cette  alarme, 
de  cette  amertume  ,  où  ces  excès  ont  plongé  la  sainte 
ame  de  notre  Sauveur.  Ne  croyons  pas  que  ce  com- 
bat nous  soit  inutile  ;  au  contraire ,  la  victoire  nous 
est  assurée.  Saint  Benoît,  par  ce  seul  effort,  a  vaincu 
pour  jamais  la  concupiscence  :  «  il  n'aura  plus  que 
»  de  légers  combats  à  soutenir  ;  non  que  sa  vertu  se 
»  soit  affoiblie;  mais  parce  que  ses  ennemis  sont 
»  terrassés,  et  que  le  nombre  en  est  diminué  »  : 

(0  S.  Gregor.  Mag.  Dialog.  lib.  II,  cap.  11;  loin,  il,  col.  21 3. 


lT)4  PANÉGYRIQUE 

Exercet  minora  ccrlamina ,  non  virtutum  diminu- 
tione ,  sed  hostium  (0.  (*)  Sortez  donc  du  plaisir  des 
sens;  mais  prenez  garde,  mes  Frères,  qu'en  sortant 
de  cet  embarras,  pour  aller  à  Dieu  librement,  vous 
ne  vous  arrêtiez  pas  en  chemin  ,  et  ne  soyez  pas 
retenus  par  la  satisfaction  de  l'esprit. 

SECOND   POINT. 

Saint  Augustin  nous  apprend  (2)  que  dans  cette 
grande  chute  de  notre  nature ,  l'homme ,  en  se  sé- 
parant de  Dieu,  tomba  premièrement  sur  soi-même. 
Il  n'en  est  pas  demeuré  là,  à  la  vérité;  et  s'étant 
brisé  par  l'effort  d'une  telle  chute ,  ses  désirs ,  qui 
étoient  réunis  en  Dieu,  mis  en  plusieurs  pièces  par 
cette  rupture,  furent  partagés  deçà  et  delà,  et  tom- 
bèrent impétueusement  dans  les  choses  inférieures. 
Mais  ils'  ne  furent  pas  précipités  tout-à-coup  à  ce 
bas  étage  ;  et  notre  esprit ,  détaché  de  Dieu ,  de- 
meura premièrement  arrêté  en  lui  -  même  par  la 
complaisance  à  ses  volontés ,  et  l'amour  de  sa  liberté 
déréglée. 

En  effet,  cet  amour  de  la  liberté  est  la  source  du 
premier  crime.  Un  saint  pape  nous  apprend,  que 
«  l'homme  a  été  déçu  par  sa  liberté  »  :  Sud  in  œter- 
num  libertate  deceplus  (3).  Il  a  été  trompé  par  sa 
liberté,  parce  qu'il  en  a  voulu  faire  une  indépen- 

(*)  S.  siugust.  cont.  Julian.  lib.  vi,  cap.  xvm,  n.  5G;  tom.  x,  col. 
6()/\. —  M  De  Civ.  Dei,  lib.  xiv  ,  cap.  iïft'j  tom.  vu,  col.  364-  — • 
(3)  Innocent,  i,  Epist.  xxiv,  ad  Conc.  Carth.  Lab.  tom.  h,  col.  ia85. 

(.*)  Le  prédicateur  nous  renvoie  au  troisième  point  d'un  panégy- 
rique de  saint  Thomas  crAquin ,  que  nous  n'avons  encore  pu  dé- 
couvrir. (  Edit.  de  Défovis.  ) 


*DE    SAINT    BENOIT.  I->*> 

dance  :  il  a  été  trompé  par  sa  liberté ,  parce  qu  il 
l'a  élevée  jusqu'à  l'audace  de  la  rébellion  :  il  a  été 
trompé  par  sa  liberté,  parce  qu'il  a  voulu  goûter  la 
fausse  douceur  de  faire  ce  que  nous  voulons,  au  pré- 
judice de  ce  que  Dieu  veut.  Tel  est  le  péché  du  pre- 
mier homme  ,  qui ,  ayant  passé  à  ses  descendans , 
tel  qu'il  a  été  dans  sa  source,  a  imprimé,  au  fond 
de  nos  cœurs,  une  liberté  indomptée  et  un  amour 
d'indépendance. 

Nous  nous  relevons  de  notre  chute  avec  le  même 
progrès  par  lequel  nous  sommes  tombés.  Comme 
donc ,  en  no$  retirant  de  Dieu ,  nous  nous  sommes 
arrêtés  en  nous-mêmes,  avant  que  de  nous  engager 
tout-à-fait  dans  les  choses  inférieures;  ainsi,  sortant 
de  ce  bas  étage,  nous  avons  beaucoup  à  craindre  de 
nous  arrêter  encore  à  nous-mêmes,  plutôt  que  de 
nous  réunir  tout-à-fait  à  Dieu.  C'est  à  quoi  s'est  op- 
posé le  grand  saint  Benoît,  lorsqu'il  vous  a  obligés 
si  exactement  à  la  loi  de  l'obéissance  (0.  [Il  la  fonde 
sur  les  motifs  les  plus  pressans;  la  nécessité  de  se 
quitter  soi-même  et  de  renoncer  à  sa  volonté  propre, 
pour  parvenir,  en  s'élevant  au-dessus  de  ses  désirs 
et  de  ses  cupidités,  à  se  fixer  pleinement  en  Dieu. 
Et  comme  il  suffit  de  se  réserver  une  partie  de  son 
propre  esprit ,  pour  le  recouvrer  tout  entier  et  s'y 
arrêter;  aussi  le  saint  législateur  veut-il  que  l'obéis- 
sance, qu'il  prescrit,  soit  prompte,  parfaite  et  sans 
bornes.  Il  va  jusqu'à  exiger  qu'on  ]  laisse  tous  les 
ouvrages  imparfaits;  afin  que  l'ouvrage  de  l'obéis- 
sance soit  parfaitement  accompli.  C'est  une  image 
de  la  souveraineté  de  Dieu ,  [  qui  demande  que  nous 

(')  JRcgul.  cap.  y. 


l56  PANÉGYRIQUE 

quittions  tout ,  au  moindre  signe  de  sa  volonté , 
pour]  honorer  la  dépendance  souveraine  où  sa  gran- 
deur et  sa  majesté  tiennent  toutes  choses.  Rien  donc 
de  plus  exact,  que  la  manière  dont  la  règle  de  saint 
Benoît  décrit  l'obéissance  ;  et  rien  de  plus  propre 
que  cette  juste  dépendance,  pour  dompter,  par  la 
discipline ,  cette  liberté  indomptable. 

[  Pratiquez  donc ,  mes  Pères ,  avec  joie ,  une  obéis- 
sance si  salutaire  et  si  glorieuse.]  Les  mondains  cou- 
rent à  la  servitude  par  la  liberté:  vous,  au  contraire, 
vous  parvenez  à  la  liberté  par  la  dépendance.  [Car, 
hélas!  plus  nous  suivons  nos  désirs  «ftréglés,  plus 
nous  devenons  captifs  ;  plus  nous  nous  conduisons 
par  notre  volonté  propre,  moins  nous  faisons  ce  que 
nous  voulons.]  «  Je  suis,  dit  saint  Augustin,  qui  l'a- 
»  voit  bien  éprouvé,  je  suis  parvenu  où  je  ne  vou- 
»  lois  pas,  en  obéissant  à  ma  volonté  »  :  Volens  qub 
nollem  perveneram(}) .  Voulez-vous  que  vos  passions 
soient  invincibles?  Qui  de  nous  n'espère  pas  de  les 
vaincre  un  jour?  Mais  en  les  autorisant  par  notre 
liberté  indocile ,  nous  les  mettons  en  état  de  ne  pou- 
voir plus  être  réprimées.  Vous  suivez  vos  inclina- 
tions ,  vous  faites  ce  que  vous  voulez  ;  vous  ne  pouvez 
plus  en  être  le  maître ,  vous  voilà  où  vous  ne  voulez 
pas  :  vous  vous  engagez  à  cet  amour,  vous  allez  où 
vous  voulez  ;  vous  ne  pouvez  plus  vous  en  dé- 
prendre; et  ces  chaînes,  que  vous  avez  vous-même 
forgées ,  [  vous  coûteront  plus  à  rompre ,  que  le  fer 
le  plus  dur.]  Vous  voilà  donc  où  vous  ne  voulez  pas  : 
ainsi  vous  arrivez  à  la  servitude  par  la  liberté. 

Prenez  une  voie  contraire;  allez  à  la  liberté  par 

f 

(0  Confes.  I.  vin,  cap.  v;  loin,  i,  col.  ifô. 


DE    SAINT    BENOIT.  l5} 

la  dépendance.  Qu'est-ce  que  la  liberté  des  enfans 
de  Dieu ,  sinon  une  dilatation  et  une  étendue  d'un 
cœur  qui  se  dégage  de  tout  le  fini  ?  Egredere  ;  par 
conséquent  coupez,  retranchez.  Notre  volonté  est 
finie  -,  et  tant  qu'elle  se  resserre  en  elle-même ,  elle 
se  donne  des  bornes.  Voulez-vous  être  libre  ?  déga- 
gez-vous ;  n'ayez  plus  de  volonté  que  celle  de  Dieu  : 
ainsi  vous  entrerez  dans  les  puissances  du  Seigneur; 
et  oubliant  votre  volonté  propre ,  vous  ne  vous  sou- 
viendrez plus  que  de  sa  justice. 

Mais  peut  -  être  que  vous  direz.  Comment  est-ce 
que  saint  Benoît  a  pratiqué  cette  obéissance,  lui 
qui  a  toujours  gouverné?  Et  moi  je  vous  répondrai 
qu'il  a  pratiqué  l'obéissance,  lorsque,  malgré  son 
humilité,  il  a  accepté  le  commandement.  Je  vous 
répondrai  encore  une  fois  qu'il  a  pratiqué  l'obéis- 
sance, lorsqu'il  s'est  laissé  forcer,  par  la  charité,  à 
quitter  la  paix  de  sa  retraite  :  enfin  je  vous  répon- 
drai qu'il  a  pratiqué  l'obéissance ,  lorsqu'il  a  exercé 
son  autorité. 

Quelle  est  la  supériorité  ecclésiastique  ?  Dans  le 
monde,  l'autorité  attire  à  soi  les  pensées  des  autres, 
captive  leurs  humeurs  sous  la  sienne.  Dans  les  supé- 
riorités ecclésiastiques,  on  doit  s'accommoder  aux 
humeurs  des  autres;  parce  qu'on  doit  rendre  l'obéis- 
sance non -seulement  ponctuelle,  mais  volontaire; 
parce  qu'on  doit  non-seulement  régir,  mais  guérir 
les  âmes;  non-seulement  les  conduire,  mais  les  sup- 
porter. Saint  Benoît  a  bien  entendu  cette  vérité, 
lorsqu'il  a  dit  ces  mots  touchant  l'abbé  :  «  Qu'il 
»  pense  combien  il  est  difficile  de  conduire  les  âmes, 
»  et  de  s'accommoder  aux  dispositions  de  chacun  »  ; 


1 58  PANÉGYRIQUE 

Quàm  arduum  sit  regere  animas,  et  mullorum  ser- 
vire  moribusi1).  Admirable  alliance!  régir  et  servir, 
telle  est  l'autorité  ecclésiastique.  Il  y  a  cette  diffé- 
rence entre  celui  qui  gouverne  et  celui  qui  obéit , 
que  celui  qui  obéit  ne  doit  obéir  qu'à  un  seul ,  et 
que  celui  qui  gouverne  obéit  à  tous  :  si  bien  que  sous 
le  nom  de  père,  sous  le  nom  de  supérieur  et  de 
maître  spirituel ,  il  est  effectivement  serviteur  de 
tous  ses  frères  :  Omnium  me  servum  fecii"3).  Ainsi 
celui  de  tous  dont  la  volonté  est  la  plus  captive, 
c'est  le  supérieur  :  car  il  ne  doit  jamais  agir  suivant 
son  inclination  ;  mais  selon  le  besoin  des  autres , 
«  employant ,  comme  saint  Benoît  le  lui  recom- 
»  mande,  tantôt  de  douces  insinuations,  tantôt  les 
»  remontrances  et  les  reproches,  d'autres  fois  les 
»  exhortations,  et  se  conformant  aux  qualités  et  aux 
»  dispositions  de  tous  ses  frères  »  :  Btandimentis , 
increpationibus  ,  suasionibus ,  omnibus  se  conformet 
et  aptet  (3).  Nul,  par  conséquent,  ne  doit  être  plus 
dénué  de  son  esprit  propre  et  de  sa  propre  volonté. 
[Pourquoi]  l'eau  [nous  est -elle  d'un  si  grand 
usage,  et  fournit -elle  tant  de  secours  à  la  vie,  si 
ce  n'est  parce  qu'étant  un  corps  fluide ,  elle  s'offre 
comme  d'elle-même  à  tous  nos  besoins ,  et  qu'elle 
se  communique ,  sans  qu'il  faille  faire  aucun  effort 
pour  en  jouir?  Au  contraire,  les  corps  solides,  qui 
ont  leur  figure  propre,  ne  savent  jamais  se  prêter 
à  nos  désirs  :  toujours  ils  opposent  une  résistance 
qu'on  ne  surmonte  qu'avec  peine  ;  et  plutôt  que  de 
céder  à  nos  volontés ,  ils  se  brisent ,  et  rompent  sou- 
vent les  instrumens  qui  servent  à  les  réduire.  ]  Ainsi 
(0  Reg.  cap.  h.  —  (*)  /.  Cor.  i\.  ig.  —  $)  lîeg.  cap.  u. 


DE    SAINT    BENOIT.  l5o, 

ceux  qui  ont  leur  volonté  ne  fle'cliissent  pas  facile- 
ment aux  besoins  des  autres  :  [  l'opiniâtre  attache- 
ment qu'ils  ont  à  leur  propre  sens  les  empêche  d'u- 
ser, dans  les  occasions,  d'une  sage  condescendance; 
et  par  cette  inflexibilité,  ils  arrachent,  ils  détruisent, 
au  lieu  de  planter  et  d'édifier.  ] 

[  Vous  voyez ,  mes  Pères  ,  combien  l'obéissance 
vous  doit  être  chère  et  précieuse ,  et  avec  quel  zèle 
vous  devez  vous  porter  à  la  rendre.  ]  C'est  la  guide 
des  mœurs,  le  rempart  de  l'humilité,  l'appui  de  la 
persévérance,  la  vie  de  l'esprit,  et  la  mort  assurée 
de  l'amour-propre.  Vous  avez ,  mes  Pères ,  un  exem- 
ple domestique  delà  vertu  de  l'obéissance.  [Le  jeune 
Placide,  tombé  dans  un  lac,  en  y  puisant  de  l'eau  , 
est  près  de  s'y  noyer,  lorsque  saint  Benoît  ordonne 
à  saint  Maur,  son  fidèle  disciple,  de  courir  promp- 
tement  pour  le  retirer.  Sur  la  parole  de  son  maître, 
Maur  part  sans  hésiter ,  sans  s'arrêter  aux  difficultés 
de  l'entreprise;  et  plein  de  confiance  dans  l'ordre 
qu'il  avoit  reçu,  il  marche  sur  les  eaux  avec  autant 
de  fermeté  que  sur  la  terre ,  et  retire  Placide  du 
gouffre  oùilalloit  être  abîmé.]  A  quoi  attribuerai-je 
un  si  grand  miracle ,  ou  à  la  force  de  l'obéissance  , 
ou  à  celle  du  commandement?  Grande  question ,  dit 
saint  Grégoire  (0 ,  entre  saint  Benoît  et  saint  Maur. 
Mais  disons,  pour  la  décider,  que  l'obéissance  porte 
grâce ,  pour  accomplir  l'effet  du  commandement  ; 
que  le  commandement  porte  grâce,  pour  donner 
efficace  à  l'obéissance. 

Marchez ,  mes  Pères ,  sur  les  flots  avec  le  secours 
de  l'obéissance;  vous  trouverez  de  la  consistance  au 

0)  Dialog.  lib,  ii,  cap.  vu  •  tom.  u, col.  ii5. 


l6o  PANÉGYRIQUE 

milieu  de  l'inconstance  des  choses  humaines.  Les 
flots  n'auront  point  de  force  pour  vous  abattre ,  ni 
les  abîmes  pour  vous  engloutir.  Vous  demeurerez 
immuables,  comme  si  tout  faisoit  ferme  sous  vos 
pieds,  et  vous  sortirez  victorieux.  Mais  quand  vous 
serez  arrivés  à  cette  perfection  éminente  de  renon- 
cer à  la  satisfaction  de  votre  esprit  propre,  ne  vous 
arrêtez  pas  en  si  beau  chemin  :  Egredere;  sortez , 
passez  outre. 

TROISIÈME  POINT. 

La  perfection  chrétienne  n'est  pas  dans  un  degré 
déterminé;  elle  consiste  à  croître  toujours.  Jésus- 
Christ  en  est  le  modèle  ;  c'est  lui  que  nous  devons 
suivre.  Jamais  nous  ne  pourrons ,  dans  cette  vie  , 
atteindre  à  l'éminence  de  sa  sainteté  :  par  consé- 
quent, il  faut  avancer  sans  cesse,  et  sans  se  relâcher 
jamais.  Egredere  _,  egredere:  quelque  part  où  vous 
soyez,  passez  outre;  oubliez  tout  ce  qui  est  derrière 
vous,  avancez -vous  infatigablement  vers  ce  qui  est 
devant  Vous,  et  courez  incessamment  au  terme  de 
la  carrière  où  vous  êtes  entrés  :  Quœ  quidem  retrb 
sunt  oblwiscens  ,  ad  ea  verb  quœ  sunt  priora  exten- 
dens  meipsum  ,  ad  destination  persequor  (0. 

En  effet,  le  voyage  chrétien  est  de  tendre  à  une 
charité  éminente  par  un  chemin  droit,  avec  un  poids 
d'une  pesanteur  infinie  qui  vous  traîne  en  bas.  Tel 
est  l'état  du  chrétien  :  il  faut  toujours  être  en  action , 
toujours  grimper,  toujours  faire  effort  :  car  dans  un 
chemin  si  droit,  avec  un  poids  si  pesant,  qui  ne 
court  pas,  retombe;  qui  languit,  meurt  bientôt; 

W  Phil.  m.  i3,  14. 

qui 


DE    SAINT    BENOIT.  l6l 

qui  ne  fait  pas  tout ,  ne  fait  rien  ;  qui  n'avance  pas  , 
recule  en  arrière. 

Aussi  saint  Benoît ,  après  avoir  mené  ses  disciples 
par  tous  les  sentiers  de  la  perfection ,  à  la  fin  il  les 
rappelle  au  premier  pas,  en  leur  faisant  sentir  que 
tout  ce  qu'il  leur  a  prescrit  n'est  encore  que  le  com- 
mencement d'une  vie  vraiment  chrétienne  et  reli- 
gieuse :  Ut  initium  aliquod  conversationis  nos  de- 
monstremus  habere  (0.  [Son  dessein  est  de]  les  tenir 
toujours  en  haleine,  et  de  les  empêcher  d'être  jamais 
satisfaits  d'eux-mêmes,  quelque  fidélité  qu'ils  puis- 
sent avoir  eue  pour  les  pratiques  de  leur  règle.  Ce 
ne  sera  jamais,  au  jugement  de  leur  père,  qu'un 
moyen,  qui  doit  les  conduire  à  quelque  chose  d'en- 
core plus  parfait.  «  Qui  que  vous  soyez,  leur  dit-il, 
»  qui  désirez  arriver  promptement  à  la  céleste  pa- 
»  trie ,  accomplissez ,  par  la  grâce  de  Jésus-Christ , 
»  cette  règle  comme  un  périt  commencement  de  la 
»  vie  monastique;  et  vous  vous  élèverez  enfin,  en  la 
»  pratiquant,  à  de  plus  grandes  choses:  vous  par- 
»  viendrez,  avec  le  secours  de  Dieu,  au  comble 
«  d'une  doctrine  toute  sainte  et  d'une  vertu  toute 
»  divine  »  :  Quisquis  igilur  ad  patriam  cœleslem 
festinas,  hanc  minimam  inchoalionis  régulant,  Deo 
adjuvante  ,  perjice;  et  tune  demum  ad  majora  doc- 
trinœ  virtutumque  culmina,  Deo  protegenle _,  per- 
venies  (2). 

Deux  raisons  [portoient  saint  Benoît  à  exciter  ainsi 
le  zèle  de  ses  enfans  ;  ]  l'une ,  que  si  l'on  croit  être  par- 

(»)  Reg.  c.  lxxiii.  — W  Ibid. 

BoSSUET.    XVI.  I  I 


l62  PANÉGYRIQUE 

venu  au  but,  sil'on  croit  avoir  fait  quelque  progrès ,  on 
se  relâche;  le  sommeil  nous  prend,  on  périt.  [Rien  de 
plus  funeste  que]  l'assoupissement  de  l'ame,  qui  croit 
être  avancée  dans  la  perfection.  Il  y  a  en  nous  une  par- 
tie languissante,  qui  est  toujours  prête  à  s'endormir, 
toujours  fatiguée,  toujours  accablée,  qui  ne  cherche 
qu'à  se  laisser  aller  au  repos.  L'esprit  veille  et  dis- 
pute contre  le  sommeil ,  selon  le  précepte  du  Sau- 
veur; Vigilatei1) .  La  chair,  cette  partie  languissante 
et  endormie,  lui  dit,  pour  l'inviter  au  repos  :  Tout 
est  calme,  tout  est  tranquille  ;  les  passions  sont  vain- 
cues ,  les  vents  sont  bridés  ,  toutes  les  tempêtes 
appaisées ,  le  ciel  est  serein ,  la  mer  est  unie ,  le  vais- 
seau s'avance  tout  seul  :  Ferunt  ipsa  œquora  clas- 
sent (2).  Voyez  comme  le  ciel  est  serein ,  les  vagues 
dociles;  ne  voulez -vous  pas  prendre  un  peu  de  re- 
pos ?  L'esprit  se  laisse  aller  et  sommeille  :  assuré  sur 
la  face  de  la  mer  calmée,  et  sur  la  protection  du 
ciel,  expérimentée  souvent,  il  lâche  le  gouvernail, 
et  laisse  aller  le  vaisseau  à  l'abandon  :  les  vents  se 
soulèvent,  il  est  submergé.  O  esprit,  qui  vous  êtes 
fié  vainement,  et  en  la  grâce  du  ciel,  et  au  calme 
trompeur  de  vos  passions,,  vous  servirez  d'exemple 
à  jamais  des  périls  où  jette  les  âmes  une  folle  et  té- 
méraire confiance  !  O  nimium  cœlo  et  pelago  confise 
sereno  (3)  ! 

L'autre  raison,  [qui  doit  engager  les  religieux  et 
les  chrétiens  à  se  hâter  de  toujours  avancer,  sans 
jamais  s'arrêter,  c'est  le  danger  de  se  laisser  sur- 
prendre par  les  artifices  et  les  flatteries  de  la  vanité: 

(*)  Matt.  xvi.  4i.—  W  Firgil.  JEnàd.  lib.  v.  — (3)  Ibid. 


DE    SAINT    BENOIT.  l63 

car  au  moment  où  le  chre'tien ,  content  de  lui-même , 
se  re'jouira  de  ses  progrès,  et  croira  pouvoir  se  re- 
poser, parce  qu'il  a  surmonté  tous  ses  vices;  l'or- 
gueil, ranimé  par  cette  vaine  complaisance,]  lèvera 
la  tête  ,  et  lui  dira  :  Je  vis  encore  ;  pourquoi  triom- 
phes-tu? et  «c'est  parce  que  tu  triomphes  que  je 
»  vis»:  Etideovivo,  quiatriumphas  (0.  [Que  celui 
donc  qui  veut  assurer  son  salut,  s'étudie  à  une] 
pratique  exacte  de  l'humilité,  en  se  transportant 
continuellement  hors  de  soi-même,  [par  un  mépris 
sincère  de  tout  ce  qu'il  est,  de  tout  ce  qu'il  a  fait, 
et  un  désir  persévérant  de  travailler  chaque  jour  à 
s'unir  plus  intimement  à  son  Dieu.]  C'est  dans  cette 
vue,  mes  Pères,  que  saint  Benoît,  votre  bienheureux 
législateur,  vous  ramène  toujours  au  commence- 
ment ,  jugeant  bien  que  la  vie  spirituelle  ne  peut 
subsister  sans  un  continuel  renouvellement  de  fer- 
veur. C'est  pour  cela  qu'il  appelle  l'accomplissement 
de  sa  règle  un  petit  commencement.  Car  parlons  en 
vérité  de  cette  règle;  et  pour  couronner  cette  humi- 
lité, qui  l'a  si  saintement  déprimée,  relevons-la  au- 
jourd'hui, et  célébrons  sa  grandeur  et  sa  perfection 
devant  l'Eglise  de  Dieu. 

Cette  règle ,  c'est  un  précis  du  christianisme ,  un 
docte  et  mystérieux  abrégé  de  toute  la  doctrine  de 
l'Evangile,  de  toutes  les  institutions  des  saints  Pères, 
de  tous  les  conseils  de  perfection.  Là  paroissent , 
avec  éminence,  la  prudence  et  la  simplicité,  l'hu- 
milité et  le  courage,  la  sévérité  et  la  douceur,  la 
liberté  et  la  dépendance.  Là ,  la  correction  a  toute 

(0  S.  Aug.  denat.  etgrat.  n.  35$  tom.  x,  col.  i4a. 


l64  PANÉGYRIQUE 

sa  fermeté;  la  condescendance,  tout  son  attrait;  le 
commandement ,  toute  sa  vigueur  ;  et  la  sujétion  , 
son  repos  ;  le  silence ,  sa  gravité  ;  et  la  parole ,  sa 
grâce  ;  la  force ,  son  exercice  ;  et  la  foiblesse  ,  son 
soutien  :  et  toutefois ,  mes  Pères  ,  il  l'appelle  un 
commencement ,  pour  vous  nourrir  toujours  dans 
la  crainte. 

Tremblez  ici,  chrétiens  :  ceux  qui  sont  dans  le 
port  frémissent ,  et  ceux  qui  sont  dans  les  tempêtes 
vivent  assurés  :  [ceux  qui  ont  renoncé  à  tout ,  à 
leurs  biens,  à  leur  liberté,  à  leur  volonté  même; 
qui  ont  embrassé  la  pénitence  la  plus  rigoureuse, 
qui  s'immolent  en  tant  de  manières  différentes ,  ne 
sont  pas  encore  contens ,  et  veulent  toujours  en  faire 
davantage.  Ils  gémissent  sur  le  passé,  ils  s'inquiètent 
sur  le  présent,  ils  prennent  des  mesures  efficaces, 
pour  se  montrer  à  l'avenir  plus  fervens  :  et  ces 
hommes ,  qui  passent  leurs  jours  dans  la  mollesse , 
les  plaisirs ,  l'oisiveté,  qui  ne  savent  ce  que  c'est  que 
de  contraindre  leurs  sens  et  leur  volonté ,  qui  ne 
font  aucun  effort  pour  briser  leurs  chaînes,  croiront 
pouvoir  être  tranquilles  sur  leur  état,  et  vivre  dans 
une  pleine  sécurité ,  au  milieu  de  tant  de  sujets  de 
trembler.]  O  que  ces  voies  sont  contraires!  ô  que 
les  uns  ou  les  autres  sont  insensés  !  Qui  jugera  ce 
différend  ?  qui  décidera  ce  doute  ?  qui  terminera  ce 
procès  ?  Chacun  a  pris  son  parti ,  et  s'est  intéressé 
dans  sa  propre  cause.  Jugez -nous,  sagesse;  tran- 
chez ,  par  voire  autorité  souveraine,  cette  question  : 
lesquels  sont  les  sages?  lesquels  sont  les  fous?  ou  si 
vous  ne  voulez  pas  nous  parler  vous-même,  faites 


DE    SAINT    BENOIT.  l65 

parler  votre  apôtre.  «  Opérez,  nous  dit-il,  votre 
»  salut  avec  crainte  et  tremblement  »  :  Cum  metu 
et  tremore  (»).  O  vous ,  qui  êtes  dans  la  voie  de  per- 
fection ,  ope'rez  votre  salut  avec  tremblement  ;  car 
c'est  Dieu  seul  qui  vous  tient.  Si  vous  le  quittez,  il 
vous  quitte  ;  si  vous  l'abandonnez ,  il  vous  aban- 
donne; si  vous  vous  relâchez,  il  vous  laisse  aller. 
Mais  s'il  vous  quitte,  vous  le  quittez  encore  plus;  et 
s'il  vous  abandonne,  vous  vous  éloignez  jusqu'à  l'in- 
fini; et  s'il  vous  laisse  aller,  vous  tombez  jusqu'au 
fond  du  précipice.  Que  si  ceux-là  vivent  en  crainte, 
qui  sont  dans  la  voie  de  perfection ,  combien  doivent 
être  saisis  de  frayeur  ceux  qui  s'abandonnent  aux 
vices  ? 

Egredere  ,egredere  :  Sortez  (*)  [donc,  mes  Frères 
sortez  de  tous  ces  objets  sensibles  qui  vous  séduisent; 
détachez-vous  de  ces  faux  plaisirs  qui  vous  captivent 
et  vous  dégradent.  Ne  vous  arrêtez  pas  davantage  à 
vous-mêmes;  parce  que  vous  vous  rendriez  cou- 
pables d'une  insigne  apostasie.  Vous  vous  devez  à 
un  Dieu  qui  vous  a  faits  pour  lui,  de  qui  vous  tenez 
tout ,  et  qui  peut  seul  satisfaire  l'avidité  de  vos  désirs. 
Mais  si  vous  voulez  le  posséder,  courez;  ne  mettez 
point  de  bornes  à  vos  efforts  pour  l'embrasser  :  car 
pour  peu  que  vous  vous  relâchiez  ,  il  vous  échappe. 
Aspirez  toujours  à  quelque  chose  de  plus  grand  et 
de  plus  parfait.  Regardez -vous  sans  cesse  comme 

(0  Philip,  il.  12. 

(*)  Bossuet  s'étoit  contenté ,  pour  indiquer  sa  péroraison,  d'écrire 
ces  mots  :  «  Récapitulation  de  tout  le  voyage  j  exhortation  à  l'amour 
»  de  la  patrie  » .  (  Edit.  de  Déforis.  ) 


l66  PANÉGYRIQUE 

des  voyageurs ,  qui  n'ont  point  ici-bas  de  cité  per- 
manente. Cherchez,  avec  un  empressement  toujours 
nouveau ,  celle  où  vous  devez  habiter  un  jour  ;  en- 
voyez-y d'avance  votre  cœur,  votre  amour,  tous 
vos  désirs ,  pour  en  prendre  possession ,  et  marchez 
d'un  pas  ferme  et  courageux  :  car  le  chemin  est 
étroit,  il  est  pénible;  il  faut  se  roidir  continuelle- 
ment pour  arriver  à  la  montagne  de  Sion ,  votre 
véritable  patrie,  où,  après  tous  les  périls  et  toutes 
les  fatigues  du  voyage,  vous  jouirez  d'un  repos  et 
d'une  paix  inaltérable ,  que  je  vous  souhaite.] 


DE  SAINT  FRANÇOIS  DE  PAULE.      l6n 


PANÉGYRIQUE 


DE 


SAINT  FRANÇOIS  DE  PAULE, 

Prêché  à  Paris ,  chez  les  RR.  PP.  Minimes  de  la  Place 
Royale,  en  i658. 

Séparation  du  monde,  union  intime  avec  Jésus-Christ,  droit  par- 
ticulier sur  les  biens  de  Dieu ,  trois  avantages  qu'a  donnés  à  Fran- 
çois de  Faule  l'intégrité  baptismale. 


Fili ,  tu  semper  mecum  es ,  et  omnia  mea  tua  sunt. 

Mon  Fils,  vous  êtes  toujours  avec  moi,  et  tout  ce  qui  est 
à  moi,  esta  vous.  Luc.  xv.  3i. 

i 

J  e  ne  pouvois  désirer ,  Messieurs,  une  rencontre  plus 
heureuse  ni  plus  favorable,  que  de  faire  ici  mon 
dernier  discours,  en  produisant  dans  cette  audience 
le  grand  et  admirable  saint  François  de  Paule.  L'a- 
dieu que  doivent  dire  aux  fidèles  les  prédicateurs  de 
l'Evangile ,  ne  doit  être  autre  chose  qu'un  pieux 
désir,  par  lequel  ils  tâchent  d'attirer  sur  eux  les 
bénédictions  célestes;  et  c'est  ce  que  fait  l'apôtre 
saint  Paul,  lorsque  se  séparant  des  Ephésiens,  il  les 
recommande  au  grand  Dieu ,  et  à  sa  grâce  toute- 


l68  PANÉGYRIQUE 

puissante  :  Et  nunc  commendo  vos  Deo ,  et  verbo 
gratiœ  ipsius  (x).  Je  ne  doute  pas,  chre'tiens,  que 
les  vœux  de  ce  saint  apôtre  n'aient  e'té  suivis  de 
l'exécution  ;  mais  ne  pouvant  pas  espe'rer  un  pareil 
effet  de  prières  comme  les  miennes,  ce  m'est  une 
consolation  particulière  de  vous  faire  paroître  saint 
François  de  Paule ,  pour  vous  be'nir  en  notre  Sei- 
gneur. Ce  sera  donc  ce  grand  patriarche  qui,  vous 
trouvant  assemblés  dans  une  Eglise  qui  porte  son 
nom,  étendra  aujourd'hui  les  mains  sur  vous;  ce 
sera  lui  qui  vous  obtiendra  les  grâces  du  ciel ,  et  qui , 
laissant  dans  vos  esprits  l'idée  de  sa  sainteté  et  la 
mémoire  de  ses  vertus,  confirmera  par  ses  beaux 
exemples  les  vérités  évangéliques  qui  vous  ont  été 
prêchées  durant  ce  carême.  Animé  de  cette  pensée, 
je  commencerai  ce  discours  avec  une  bonne  espé- 
rance; et  de  peur  qu'elle  ne  soit  vaine,  je  prie  Dieu 
de  la  confirmer  par  la  grâce  de  son  Saint-Esprit,  que 
je  lui  demande  humblement  par  l'intercession  de  la 
sainte  Vierge.  Ave. 

Ne  parlons  pas  toujours  du  pécheur  qui  fait  pé- 
nitence, ni  du  prodigue  qui  retourne  dans  la  mai- 
son paternelle.  Qu'on  n'entende  pas  toujours  dans 
les  chaires  la  joie  de  ce  père  miséricordieux ,  qui  a 
retrouvé  son  cadet  qu'il  avoit  perdu.  Cet  aîné  fidèle 
et  obéissant,  qui  est  toujours  demeuré  auprès  de  son 
père  avec  toutes  les  soumissions  d'un  bon  fils,  mé- 
rite bien  aussi  qu'on  loue  quelquefois  sa  persévé- 
rance. Il  ne  faut  pas  laisser  dans  l'oubli  cette  partie 
de  la  parabole  ;  et  l'innocence  toujours  conservée, 

(0  Act.  xx.  3  a. 


DE    SAINT    FRANÇOIS    DE    PAULE.  169 

telle  que  nous  la  voyons  en  François  de  Paule,  doit 
aussi  avoir  ses  panégyriques.  Il  est  vrai  que  l'Evan- 
gile semble  ne  retentir  de  toutes  parts  que  du  re- 
tour de  ce  prodigue:  il  occupe,  ce  semble,  tout 
l'esprit  du  père  ;  vous  diriez  qu'il  n'y  ait  que  lui 
qui  le  touche  au  cœur.  Toutefois  au  milieu  du  ra- 
vissement que  lui  donne  son  cadet  retrouvé,  il  dit 
deux  ou  trois  mots  à  l'aîné,  qui  lui  témoignent  une 
affection  bien  particulière  :  «Mon  fils,  vous  êtes 
»  toujours  avec  moi ,  et  tout  ce  qui  est  à  moi ,  est 
»  à  vous  »  ;  et ,  je  vous  prie ,  ne  vous  fâchez  pas  si  je 
laisse  aujourd'hui  épancher  ma  joie  sur  votre  frère 
que  j'avois  perdu ,  et  que  j'ai  retrouvé  contre  mon 
attente:  Filij  tu  semper  mecum  es;  c'est-à-dire,  si 
nous  l'entendons  :  Mon  fils ,  je  sais  bien  reconnoître 
votre  obéissance  toujours  constante ,  et  elle  m'ins- 
pire pour  vous  un  fond  d'amitié,  laquelle  ne  laisse 
pas  d'être  plus  forte ,  encore  que  vous  ne  la  voyiez 
pas  accompagnée  de  cette  émotion  sensible,  que 
me  donne  le  retour  inopiné  de  votre  frère  :  «  Vous 
»  êtes  toujours  avec  moi ,  et  tout  ce  qui  est  à  moi , 
»  est  à  vous;  nos  cœurs  et  nos  intérêts  ne  sont 
»  qu'un  »  :  Tu  semper  mecum  es ,  et  omnia  mea  tua 
sunt.  Voilà  une  parole  bien  tendre  :  cet  aîné  a  un 
beau  partage ,  et  garde  bien  sa  place  dans  le  cœur 
du  père. 

Cette  parole,  Messieurs,  se  traite  rarement  dans 
les  chaires,  parce  que  cette  fidélité  inviolable  ne  se 
trouve  guère  dans  les  mœurs.  Qui  de  nous  n'est  ja- 
mais sorti  de  la  maison  de  son  père  ?  Qui  de  nous 
n'a  pas  été  prodigue  ?  Qui  n'a  pas  dissipé  sa  subs- 
tance par  une  vie  déréglée  et  licencieuse?  Qui  n'a 


17°  PANÉGYRIQUE 

pas  repu  les  pourceaux,  c'est-à-dire,  ses  passions 
corrompues?  Puisqu'il  y  en  a  si  peu  dans  l'Eglise 
qui  aient  su  garder  sans  tache  l'intégrité  de  leur 
baptême  ,  il  est  beaucoup  plus  nécessaire  de  rappe- 
ler les  pécheurs,  que  de  parler  des  avantages  de 
l'innocence.  Et  toutefois ,  chrétiens ,  comme  l'Eglise 
nous  montre  aujourd'hui ,  en  la  personne  de  saint 
François  de  Paule,  une  sainteté  extraordinaire,  qui 
s'est  commencée  dès  l'enfance ,  et  qui  s'est  toujours 
augmentée  jusqu'à  son  extrême  vieillesse;  comme 
nous  voyons  en  ce  grand  homme  un  religieux  ac- 
compli ;  comme  nous  admirons ,  dans  sa  longue  vie , 
un  siècle  presque  tout  entier  d'une  piété  toujours 
également  soutenue  :  prodigues  que  nous  sommes , 
respectons  cet  aîné  toujours  fidèle ,  et  célébrons  les 
prérogatives  de  la  sainteté  baptismale,  si  soigneu- 
sement conservée,  ; 

Je  les  trouve  toutes  ramassées  dans  les  paroles  de 
mon  texte.  Etre  toujours  avec  Jésus- Christ  sur  sa 
croix  et. dans  ses  souffrances,  dans  le  mépris  du 
monde  et  des  vanités  ;  et  être  toujours  avec  Jésus- 
Christ  par  une  sainte  correspondance  de  charité,  et 
une  véritable  unité  de  cœur  :  voilà  deux  choses  qui 
sont  renfermées  dans  la  première  partie  de  mon 
texte  :  Fili ,  tu  semper  mecum  es  :  «  Mon  fils,  vous 
»  êtes  toujours  avec  moi».  Mais  il  ajoute,  pour 
comble  de  gloire  :  «  Et  tout  ce  qui  est  à  moi ,  est 
»  à  vous  »  :  Et  omnia  mea  tua  sunt;  c'est-à-dire, 
que  l'innocence  a  un  droit  acquis  sur  tous  les  biens 
de  son  Créateur.  Ce  sont,  mes  Frères.,  les  trois 
avantages  qu'a  donnés  à  François  de  Paule  l'inté- 
grité baptismale.  Nous  commençons  dans  le  saint 


DE    SAINT    FRANÇOIS    DE    PAULE.  ni 

baptême  à  être  avec  Je'sus-Christ  sur  la  croix  ,  parce 
que  nous  y  professons  le  me'pris  du  monde  :  saint 
François,  dès  son  enfance,  a  éternellement  rompu 
le  commerce  avec  lui  par  une  vie  pénitente  et  mor- 
tifiée. Nous  commençons  dans  le  saint  baptême  à 
nous  unir  à  Dieu  par  la  charité  :  il  n'a  jamais  cessé 
d'avancer  toujours  dans  cette  bienheureuse  commu- 
nication. Nous  acquérons  dans  le  saint  baptême  un 
droit  particulier  sur  les  biens  de  Dieu  :  et  saint  Fran- 
çois a  tellement  conservé,  et  même  encore  aug- 
menté ce  droit,  qu'on  l'a  vu  maître  de  soi-même 
et  de  toutes  choses  par  une  puissance  miraculeuse , 
que  Dieu  lui  avoit  donnée  presque  sur  toutes  les 
créatures.  Ces  trois  merveilleux  avantages  de  la 
sainteté  baptismale,  tous  ramassés  dans  mon  texte , 
et  dans  la  personne  de  François  de  Paule ,  feront  le 
partage  de  ce  discours,  et  le  sujet  de  vos  attentions. 

PREMIER  POINT. 

C'est  une  fausse  imagination  que  de  croire  que 
l'obligation  de  quitter  le  monde  ne  regarde  que  les 
cloîtres  et  les  monastères.  Ce  qu'a  dit  l'apôtre  saint 
Paul  (0,  que  nous  sommes  morts  et  ensevelis  avec 
Jésus-Christ,  étant  une  dépendance  de  notre  bap- 
tême ,  oblige  également  tous  les  fidèles ,  et  leur  im- 
pose une  nécessité  indispensable  de  rompre  tout 
commerce  avec  le  monde.  Et  en  effet,  Messieurs, 
les  liens  qui  nous  attachent  au  monde  se  formant  en 
nous  par  la  naissance ,  il  est  clair  qu'ils  se  doivent 
rompre  par  la  mort.  Les  morts  ne  sont  plus  de  rien , 
ils  n'ont  plus  de  part  à  la  société  humaine  :  c'est 

(l)Rom.  vi.  3,4, 


I72  PANÉGYRIQUE 

pourquoi  les  tombeaux  sont  appelés  des  solitudes  : 
vEdifîcant  sibi  solitudines  (0.  Si  donc  nous  sommes 
morts  en  Jésus-Christ  par  le  saint  baptême,  nous 
avons  par  conséquent  renoncé  au  monde. 

Le  grand  apôtre  saint  Paul  nous  a  expliqué  pro- 
fondément ce  que  c'est  que  cette  mort  spirituelle, 
lorsqu'il  a  parlé  en  ces  termes  :  «  Le  monde ,  dit-il , 
»  est  crucifié  pour  moi ,  et  moi  je  suis  crucifié  pour 
»  le  monde  »  :  Mihi  mundus  crucijîxus  est,  et  ego 
mundo  (2).  Le  docte  et  éloquent  saint  Jean-Chry- 
sostôme  fait  une  belle  réflexion  sur  ces  paroles  :  Ce 
n'est  pas  assez,  dit-il  (3) f  à  l'apôtre ,  que  le  chrétien 
soit  mort  au  monde;  mais  il  ajoute  encore,  il  faut 
que  le  monde  soit  mort  pour  le  chrétien  :  et  cela 
pour  nous  faire  entendre  que  le  commerce  est  rompu 
des  deux  côtés,  et  qu'il  n'y  a  plus  aucune  alliance. 
Car,  poursuit  ce  docte  interprète,  l'apôtre  considé- 
roit  que  non-seulement  les  vivans  ont  quelques  sen- 
timens  les  uns  pour  les  autres,  mais  qu'il  leur  reste 
encore  quelque  affection  pour  les  morts  :  ils  en  con- 
servent le  souvenir ,  ils  leur  rendent  quelques  hon- 
neurs, ne  seroit-ce  que  ceux  de  la  sépulture.  C'est 
pourquoi  l'apôtre  saint  Paul  ayant  entrepris  de  nous 
faire  entendre  jusqu'à  quelle  extrémité  le  fidèle  doit 
se  dégager  de  l'amour  du  monde  :  ce  n'est  pas  as- 
sez, nous  dit-il ,  que  le  commerce  soit  rompu  entre 
le  monde  et  le  chrétien,  comme  il  l'est  entre  les  vi- 
vans et  les  morts;  car  il  y  a  souvent  quelque  affec- 
tion des  vivans  aux  morts ,  qui  va  les  rechercher 
dans  le  tombeau  même.  11  faut  une  plus  grande 

(»)  Job.  m.  i4-  —  W  Galal.yi.  \t\.  —  (*)  De  Ccmpunct.  lib.  Il, 
n.  a  5  tom.  i,p.  »43- 


DE    SAINT    FRANÇOIS    DE    PATJLE.  1h3 

rupture  ;  et  afin  qu'il  n'y  reste  plus  aucune  alliance , 
tel  qu'est  un  mort  à  l'égard  d'un  mort,  tel  doit  être 
le  monde  et  le  chrétien  :  Mihi  mundus  crucijîxus 
est,  et  ego  mundo.   Où  va  cela ,  chrétiens ,   et  où 
nous  conduit  ce  raisonnement  ?  Il  faut  vous  en  don* 
ner,  en  peu  de  paroles,  une  idée  plus  particulière. 
Ce  qui  nous  fait  vivre  au  monde ,  c'est  l'inclination 
pour  le  monde  :  ce  qui  fait  vivre  le  monde  pour 
nous,  c'est  un  certain  éclat,  qui  nous  charme  dans 
les  biens  du  monde.  La  mort  éteint  les  inclinations, 
la  mort  ternit  le  lustre  de  toutes  choses  :  c'est  pour» 
quoi,  dit  saint  Paul,  je  suis  mort  au  monde  ;  je  n'ai 
plus  d'inclination  pour  le  monde  :  le  monde  est 
mort  pour  moi ,  il  n'a  plus  d'éclat  pour  mes  yeux. 
Comme  on  voit  dans  le  plus  beau  corps  du  monde, 
qu'aussitôt  que  lame  s'en  est  retirée ,  encore  que 
les  linéamens  soient  presque  les  mêmes  ,•  cette  fleur 
de  beauté  se  passe ,  et  cette  bonne  grâce  s'évanouit  : 
ainsi  le  monde  est  mort  pour  le  chrétien  ;  il  n'a  plus 
d'appas  qui  l'attirent,  ni  de  charmes  qui  touchent 
son  cœur.  Voilà  cette  mort  spirituelle,  qui  sépare 
le  monde  et  le  chrétien  :  telle  est  l'obligation  du 
baptême.   Mais  si  nous  avons  si  mal   observé  les 
promesses  que  nous  avons   faites ,  admirons  ,  du 
moins  aujourd'hui ,  la  sainte  obstination  de  saint 
François  de  Paule  à  combattre  la  nature  et  ses  sen- 
timens;  admirons  la  fidélité  inviolable  de  ce  grand 
homme ,  qui  a  été  envoyé  de  Dieu ,  pour  faire  revivre 
en  son  siècle  cet  esprit  de  mortification  et  de  péni- 
tence ,  c'est-à-dire,  le  véritable  esprit  du  christia- 
nisme ,  presque  entièrement  aboli  par  la  mollesse. 
Que  dirai- je  ici,  chrétiens,  et  par  où  commen- 


174  PANÉGYRIQUE 

cerai-je  l'éloge  de  sa  pénitence?  Qu'admirerai-je  le 
plus,  ou  qu'il  l'ait  sitôt  commencée,  ou  qu'il  l'ait 
fait  durer  si  long-temps  avec  une  pareille  vigueur  ? 
Sa  tendre  enfance  l'a  vu  naître  en  lui ,  sa  vieillesse 
la  plus  décrépite  ne  l'a  jamais  vu  relâchée.  Par  l'une 
de  ces  entreprises,  il  a  imité  Jean-Baptiste;  et  par 
l'autre ,  il  a  égalé  les  Paul ,  les  Antoine,  les  Hilarion. 
Vous  allez  voir ,  Messieurs  ,  en  ce  grand  homme  un 
terrible  renversement  de  la  nature;  et  afin  de  le  bien 
entendre,  représentez-vous  en  vous-mêmes  quelles 
sont  ordinairement  dans  tous  les  hommes  les  deux 
extrémités  de  la  vie  ;  je  veux  dire ,  l'enfance  et  la 
vieillesse.  Elles  ont  déjà  cela  de  commun,  que  la 
foiblesse  et  l'infirmité  sont  leur  partage.  L'enfance 
est  foible,  parce  qu'elle  ne  fait  que  commencer;  la 
vieillesse,  parce  qu'elle  approche  de  sa  ruine,  prête 
à  tomber  par  terre.  Dans  l'enfance,  le  corps  est 
semblable  à  un  bâtiment  encore  imparfait;  et  il  res- 
semble dans  la  vieillesse  à  un  édifice  caduc,  dont  les 
fondemens  sont  ébranlés.  Les  désirs  en  l'une  et  en 
l'autre  sont  proportionnés  à  leur  état.  Avec  le  même 
empressement  que  l'enfance  montre  pour  la  nour- 
riture, la  vieillesse  s'étudie  aux  précautions;  parce 
que  l'une  veut  acquérir  ce  qui  lui  manque,  et  l'autre 
retenir  ce  qui  lui  échappe.  Ainsi  l'une  demande  des 
secours  pour  s'avancer  à  sa  perfection,  et  l'autre 
cherche   des  appuis  pour  soutenir  sa  défaillance. 
C'est  pourquoi  elles  sont  toutes  deux  entièrement 
appliquées  à  ce  qui  touche  le  corps  ;  la  dernière , 
sollicitée  par  la  crainte;  et  la  première,  poussée 
par  un  secret  instinct  de  la  nature. 

François  de  Paulc ,  Messieurs,  est  un  homme  que 


DE    SAINT    FRANÇOIS"  DE    PATJLE.  1^5 

Dieu  a  voulu  envoyer  au  monde ,  pour  nous  mon- 
trer que  les  lois  de  la  nature  cèdent,  quand  il  lui 
plaît ,  aux  lois  de  la  grâce.  Nous  voyons  en   cet 
homme  admirable,  contre  tout  l'ordre  de  la  nature, 
un  enfant  qui  modère  ses  désirs,  un  vieillard  qui 
n'épargne  pas  son  peu  de  force.  C'est  ce  fils  fidèle 
et  persévérant,  qui  est  toujours  avec  Jésus-Christ. 
Jésus  a  toujours  été  dans  les  travaux  :  In  laboribus  à 
juventule  mea  (0;  il  a  toujours  été  sur  la  croix. 
François  de  Paule,  enfant,  commence  les  travaux 
de  sa  pénitence.  Il  n'avoit  que  six  ou  sept  ans,  que 
des  religieux  très-réformés  admiroient  sa  vie  austère 
et  mortifiée.  A  treize  ans,  il  quitte  le  monde  et  se 
jette  dans  un  désert,  de  peur  de  souiller  son  inno- 
cence par  la  contagion  du  siècle.  Grâce  du  baptême, 
mort  spirituelle ,  où  as-tu  jamais  paru  avec  plus  de 
force  ?  Cet  enfant  est  déjà  crucifié  au  monde ,  cet 
enfant  est  déjà  mort  au  monde ,  auquel  il  n'a  jamais 
commencé  de  vivre.  Cela  est  admirable,  sans  doute; 
mais  voici  qui  ne  l'est  pas  moins. 

A  quatre-vingt-onze  ans,  ni  ses  fatigues  conti- 
nuelles, ni  son  extrême  caducité,  ne  le  peuvent 
obliger  de  modérer  la  sévérité  de  sa  vie.  Il  fait  un 
carême  éternel;  et  dans  la  rigueur  de  son  jeûne,  un 
peu  de  pain  est  sa  nourriture ,  de  l'eau  toute  pure 
étanche  sa  soif:  à  ses  jours  de  réjouissance,  il  y  ajoute 
quelques  légumes  :  voilà  les  ragoûts  de  François  de 
Paule.  Au  milieu  de  cette  rigueur,  de  peur  de  man- 
ger pour  le  plaisir,  il  attend  toujours  la  dernière 
nécessité.  11  ne  songe  à  prendre  sa  réfection,  que 
lorsqu'il  sent  que  la  nuit  approche.    Après  avoir 

C1)  Ps.  lxxxvh.  16. 


1^6  PANÉGYRIQUE 

vaqué  tout  le  jour  au  service  de  son  Créateur ,  il 
croit  avoir  quelque  droit  de  penser  pourvoir  à  l'in- 
firmité  de  la  nature.  Il  traite  son  corps  comme  un 
mercenaire  ,  à  qui  il  donne  son  pain  quand  il  a 
achevé  sa  journée.  Par  une  nourriture  modique,  il 
se  prépare  à  un  sommeil  léger;  louant  la  munifi- 
cence divine ,  -de  ce  qu'elle  lui  apprend  si  bien  à  se 
contenter  de  peu.  Telle  est  la  conduite  de  saint 
François  en  santé  et  en  maladie  ;  tel  est  son  régime 
de  vivre.  Une  vigueur  spirituelle ,  qui  se  renouvelle 
et  se  fortifie  de  jour  en  jour,  ne  permet  pas  à  son 
ame  de  sentir  la  caducité  de  l'âge.  C'est  cette  jeu- 
nesse intérieure  qui  soutenoit  ses  membres  cassés, 
dans  sa  vieillesse  décrépite ,  et  lui  a  fait  continuer 
sa  pénitence  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie. 

Voici ,  mes  Frères ,  un  grand  exemple ,  pour  con- 
fondre notre  mollesse.  O  Dieu  de  mon  cœur,  quand 
je  considère  que  cet  homme  si  pur  et  si  innocent  $ 
cet  homme  qui  est  toujours  demeuré  dans  l'enfance 
et  la  simplicité  du  saint  baptême,  fait  une  pénitence 
si  rigoureuse;  je  frémis  jusqu'au  fond  del'ame,  et  les 
continuelles  mortifications  de  cet  innocent  me  font 
trembler  pour  les  criminels  qui  vivent  dans  les  dé- 
lices. Quand  nous  aurions  toujours  conservé  la  sain- 
teté baptismale,  la  seule  conformité  avec  Jésus-Christ 
nous  oblige  d'embrasser  sa  croix,  en  mortifiant  nos 
mauvais  désirs.  Mais  lorsque  nous  avons  été  assez 
malheureux  pour  perdre  la  sainteté  et  la  grâce  par 
quelque  faute  mortelle  ,  il  est  bien  aisé  de  juger 
combien  alors  cette  obligation  est  redoublée.  Car 
l'apôtre  saint  Paul  nous  enseigne,  que  quiconque 
déchoit  de  la  grâce ,  crucifie  de  nouveau  Jésus- 
Christ  , 


DE    SAINT    FRANÇOIS    DE    PAULE.  l~n 

Christ  (0,  qu'il  perce  encore  une  fois  ses  pieds  et  ses 
mains  ;  que  non-seulement  il  répand ,  mais  encore 
qu'il  foule  aux  pieds  son  sang  précieux  (2).  S'il  est 
ainsi ,  chrétiens  mes  frères ,  pour  réparer  cet  atten- 
tat par  lequel  nous  crucifions  Jésus  -  Christ ,  que 
pouvons-nous  faire  autre  chose,  sinon  de  nous  cru- 
cifier nous-mêmes,  et  de  venger  sur  nos  propres 
corps  l'injure  que  nous  avons  faite  à*  notre  Sau- 
veur? 

Tout  autant  que  nous  sommes  de  pécheurs ,  pre- 
nons aujourd'hui  ces  sentimens,  et  imprimons  vive- 
ment en  nos  esprits  cette  obligation  indispensable 
de  venger  Jésus-Christ  en  nous-mêmes.  Je  ne  vous 
demande  pas  pour  cela,  ni  des  jeûnes  continuels, 
ni  des  macérations  extraordinaires,  quoique,  hélas! 
quand  nous  le  ferions,  la  justice  divine  auroit  droit 
d'en  exiger  encore  beaucoup  davantage  :  mais  notre 
lâcheté  et  notre  foiblesse  ne  permettent  pas  seule- 
ment que  l'on  nous  propose  une  médecine  si  forte. 
Du  moins,  corrigeons  nos  mauvais  désirs;  du  moins, 
ne  pensons  jamais  à  nos  crimes,  sans  nous  affliger 
devant  Dieu  de  notre  prodigieuse  ingratitude.  Ne 
donnons  point  de  bornes  à  une  si  juste  douleur;  et 
songeons,  qu'étant  subrogée  à  une  peine  d'une  éter- 
nelle durée ,  elle  doit  imiter,  en  quelque  sorte ,  son 
intolérable  perpétuité:  faisons -la  donc  durer  du 
moins  jusqu'à  la  fin  de  notre  vie.  Heureux  ceux  que 
la  mort  vient  surprendre  dans  les  humbles  senti- 
mens de  la  pénitence.  Je  parle  mal,  chrétiens;  la 
mort  ne  les  surprend  pas.  La  mort,  pour  eux,  n'est 

W  Hebr.  vi.  6. — W  Ibid.  x.  29. 

BOSSUET.  XVI.  12 


1^8  PANÉGYRIQUE 

pas  une  mort;  elle  n'est  mort  que  pour  ceux  qui 
vivent  enivre's  de  l'amour  du  monde. 

Notre  incomparable  François  étoit  en  la  Cour  de 
Louis  XI,  où  l'on  voyoit  tous  les  jours  et  le  pouvoir 
de  la  mort ,  et  son  impuissance  :  son  pouvoir,  sur  ce 
grand  monarque;  son  impuissance,  sur  ce  pauvre 
hermite.  Louis,  resserré  dans  ses  forteresses,  et  envi- 
ronnéde  ses  gardes,  ne  sait  à  qui  confier  sa  vie;  et 
la  crainte  de  la  mort  le  saisit  de  telle  sorte ,  qu'elle 
lui  fait  méconnoître  ses  meilleurs  amis.  Vous  voyez 
un  prince ,  Messieurs,  que  la  mort  réduit  en  un  triste 
état  :  toujours  tremblant ,  toujours  inquiet ,  il  craint 
généralement  tout  ce  qui  l'approche;  et  il  n'est  pré- 
caution qu'il  ne  cherche  pour  se  garantir  de  cette 
ennemie,  qui  saura  bien  éluder  ses  soins  et  les  vains 
raffinemens  de  sa  politique. 

Regardez  maintenant  le  pauvre  François,  et  voyez 
si  elle  lui  fera  seulement  froncer  les  sourcils.  Il  la 
contemple  avec  un  visage  riant  :  elle  ne  lui  est  pas 
inconnue  ;  et  il  y  a  déjà  trop  long-temps  qu'il  s'est 
familiarisé  avec  elle,  pour  être  étonné  de  ses  appro- 
ches. La  mortification  l'a  accoutumé  à  la  mort  ;  les 
jeûnes  et  la  pénitence,  dit  Tertullien  (0,  la  lui  ont 
déjà  fait  voir  de  près ,  et  l'ont  souvent  avancé  dans 
son  voisinage  :  Sœpe  jejunans  ,  mortem  de  proximo 
novit.  Il  sortira  du  monde  plus  légèrement  :  il  s'est 
déjà  déchargé  lui-même  d'une  partie  de  son  corps , 
comme  d'un  empêchement  importun  à  l'ame  :  Prœ- 
misso  jam  sanguinis  succo  ,  tanquam  animœ  impe- 
dimento.  C'est  pourquoi,  sentant  approcher  la  mort, 

(0  DeJejun.  n.  12. 


DE    SAINT    FRANÇOIS    DE    PAULE.  179 

il  lui  tend  de  bon  cœur  les  bras;  il  lui  présente  avec 
joie  ce  qui  lui  reste  de  corps;  et  d'un  visage  riant 
il  lui  désigne  l'endroit  où  elle  doit  frapper  son  der- 
nier coup.  O  mort,  lui  dit-il,  quoique  le  monde  te 
nomme  cruelle  et  inexorable,  tu  ne  me  feras  au- 
cun mal ,  parce  que  tu  ne  m'ôteras  rien  de  ce  que 
j'aime.  Bien  loin  de  rompre  le  cours  de  mes  desseins, 
tu  ne  feras  qu'achever  l'ouvrage  que  j'ai  commencé, 
en  me  défaisant  de  toutes  les  choses  dont  je  tâche 
de  me  défaire  il  y  a  long-temps.  Tu  me  déchargeras 
de  ce  corps  :  O  mort,  je  t'en  remercie;  il  y  a  plus  de 
quatre-vingts  ans  que  je  travaille  moi-même  à  m'en 
décharger.  J'ai  professé,  dans  le  baptême,  que  ses 
désirs  ne  me  touchoient  pas  :  j'ai  tâché  de  les  couper 
pendant  tout  le  cours  de  ma  vie  :  ton  secours ,  ô 
mort,  m'étoit  nécessaire,  pour  en  arracher  la  racine; 
tu  ne  détruis  pas  ce  que  je  suis,  mais  tu  achèves  ce 
que  je  fais. 

Telle  est  la  force  de  la  pénitence.  Celui  qui  aime 
ses  exercices  a  toujours  son  ame  en  ses  mains,  et  est 
prêt  à  tout  moment  de  la  rendre.  L'admirable  Fran- 
çois de  Paule,  tout  rempli  de  ces  sentimens,  et  nourri 
dès  sa  tendre  enfance  sur  la  croix  de  notre  Sauveur, 
n'avoit  garde  de  craindre  la  mort.  Mais  nous  par- 
lons déjà  de  sa  mort ,  et  nous  ne  faisons  encore  que 
de  commencer  les  merveilles  de  sa  sainte  vie  :  l'or- 
dre des  choses  nous  y  a  conduits.  Mais  continuons 
la  suite  de  notre  dessein;  et  après  avoir  vu  notre 
grand  saint  François  uni  si  étroitement  avec  Jésus- 
Christ  dans  la  société  de  ses  souffrances,  voyons -le 
dans  la  bienheureuse  participation  de  sa  sainte  fa- 


l8o  PÀNÉGYllI^Ufc 

miliarité  :  Tu  semper  mecum  es  :  c'est  ma  seconde 

partie» 

SECOND   POINT. 

Sawt  Paul  écrivant  aux  Hébreux,  a  prononcé 
cette  sentence  dans  le  chapitre  vi  de  cette  épître  ad- 
mirable :  «  Il  est  impossible,  dit -il,  que  ceux  qui 
»  ont  reçu  une  fois  dans  le  saint  baptême  les  lu- 
»  mières  de  la  grâce ,  qui  ont  goûté  le  don  céleste, 
»  qui  ont  été  faits  participans  du  Saint-Esprit,  et 
»  sont  tombés  volontairement  de  cet  état  bienheu- 
»  reux,  soient  jamais  renouvelés  par  la  pénitence  »  : 
Impossibile  est  rursum  renovari  ad  pœnitentiam  ('). 
Je  m'éloignerois  de  la  vérité,  si  je  voulois  conclure 
de  ce  passage,  comme  faisoient  les  Novatiens,  que 
ceux  qui  sont  une  fois  déchus  de  la  grâce  n'y  peu- 
vent jamais  être  rétablis  :  mais  je  ne  croirai  pas  me 
tromper,  si  j'en  tire  cette  conséquence,  qu'il  y  a  je 
ne  sais  quoi  de  particulier  dans  l'intégrité  baptis- 
male, qu'on  ne  retrouve  jamais  quand  on  l'a  per- 
due :  Impossibile  est  rursum  renovari.  Rendez -lui 
sa  première  robe,  dit  ce  Père  miséricordieux,  par- 
lant du  prodigue  pénitent;  c'est-à-dire,  rendez-lui 
la  justice  dont  il  s'étoit  dépouillé  lui-même.  Cette 
robe  lui  est  rendue ,  je  le  confesse  :  qu'elle  est  belle 
et  resplendissante!  mais  elle  auroit  encore  un  écjat 
plus  grand,  si  elle  n'avoit  jamais  été  souillée.  Le 
père,  je  le  sais  bien^  reçoit  son  fils  dans  sa  maison, 
et  il  le  fait  rentrer  dans  ses  premiers  droits;  mais 
néanmoins  il  ne  lui  dit  pas ,  Mon  fils ,  tu  es  toujours 
avec  moi,  Fili,  tu  semper  mecum  es;  et  il  montre 

W  Hel.  ri.  4,6. 


DE    SAINT    FRANÇOIS    DE    PAULE.  l8l 

bien,  par  cette  parole,  que*cette  innocence  tou- 
jours entière,  cette  fidélité  jamais  violée,  sait  bien 
conserver  ses  avantages. 

En  quoi  consiste  ce  privilège?  C'est  ce  qu'il  est 
malaisé  d'entendre.  La  tendresse  extraordinaire  que 
Dieu  témoigne,  dans  son  Ecriture,  pour  les  pé- 
cheurs convertis  ,  semble  nous  obliger  de  croire 
qu'il  n'use  avec  eux  d'aucune  réserve.  Ne  peut-  on 
pas  même  juger  qu'il  les  préfère  aux  justes  en  quel- 
que façon,  puisqu'il  quitte  les  justes,  dit  l'Evan- 
gile (0,  pour  aller  chercher  les  pécheurs;  et  que, 
bien  loin  de  diminuer  pour  eux  son  affection,  il 
prend  plaisir  au  contraire  de  la  redoubler?  Et  tou- 
tefois ,  chrétiens ,  il  ne  nous  est  pas  permis  de  douter 
que  ce  Dieu,  qui  est  juste  dans  toutes  ses  œuvres, 
ne  sache  bien  garder  la  prérogative  qui  est  due  na- 
turellement à  l'innocence  :  et  lorsqu'il  semble  que 
les  saintes  Lettres  accordent  aux  pécheurs  convertis 
quelque  sorte  de  préférence ,  voici  en  quel  sens  il 
le  faut  entendre.  Cette  décision  est  tirée  du  grand 
saint  Thomas,  qui  faisant  la  comparaison  de  l'état 
du  juste  qui  persévère,  et  du  pécheur  qui  se  con- 
vertit, dit  qu'il  faut  considérer  en  l'un  ce  qu'il  a,  et 
en  l'autre  d'où,  il  est  sorti.  Après  cette  distinction,  il 
conclut  judicieusement  à  son  ordinaire,  que  Dieu 
conserve  au  juste  un  plus  grand  don,  et  qu'il  retire 
le  pécheur  d'un  plus  grand  mal  :  et  partant,  que  le 
juste  est  sans  doute  plus  avantagé,  si  l'on  a  égard  à 
son  mérite  ;  mais  que  le  pécheur  semblera  plus  fa- 
vorisé, si  l'on  regarde  son  indignité.  D'où  il  s'ensuit 
que  l'état  du  juste  est  toujours  absolument  le  meil- 

(0  Luc.  xv.  4' 


182  PANÉGYRIQUE 

leur;  et  par  conséquent  il  faut  croire  que  ces  mou- 
vemens  de  tendresse  ,  que  ressent  la  bonté  divine 
pour  les  pécheurs  convertis  ,  qui  sont  sa  nouvelle 
conquête,  n'ôtent  pas  la  prérogative  d'une  estime 
particulière  aux  justes,  qui  sont  ses  anciens  amis; 
et  qu'enfin  ce  chaste  amateur  de  la  sainteté  et  de 
l'innocence  trouve  je  ne  sais  quel  attrait  particu- 
lier dans  ces  âmes,  qui  n'ont  jamais  rejeté  sa  grâce, 
ni  affligé  son  esprit;  qui,  étant  toujours  fraîches  et 
toujours  nouvelles,  et  gardant  inviolablement  leur 
première  foi,  après  une  longue  suite  d'années,  pa- 
roissent  aussi  saintes  ,  aussi  innocentes ,  qu'elles 
sortirent  des  eaux  du  baptême  comme  a  fait,  par 
exemple,  saint  François  de  Paule. 

Quelles  douceurs,  quelle  affection  ,  quelle  fami- 
liarité particulière  Dieu  réserve  à  cesinnocens;  c'est 
un  secret  de  sa  grâce,  que  je  n'entreprends  pas  de 
pénétrer.  Je  sais  seulement  que  François  de  Paule , 
accoutumé  dès  sa  tendre  enfance  à»  communiquer 
avec  Dieu,  ne  pouvoit  plus  vivre  un  moment  sans 
lui.  Semblable  à  ces  amis  empressés,  qui  contractent 
une  habitude  si  forte  de  converser  librement  en- 
semble, que  la  moindre  séparation  ne  leur  paroît 
pas  supportable  :  ainsi  vivoit  saint  François  de 
Paule.  O  mon  Dieu,  disoit-il  avec  David,  du  plus 
loin  que  je  me  souvienne ,  et  presque  dès  le  ventre 
de  ma  mère,  vous  êtes  mon  Dieu  :  De  ventre  matris 
meœ  Deus  meus  es  tu,  ne  discesseris  à  me  (0.  Ja- 
mais mon  cœur  n'a  aimé  que  vous,  il  n'a  jamais 
brûlé  d'autres  flammes.  Eh  !  mon  Dieu ,  ne  me  quit- 
tez pas  :  Ne  discesseris  à  me.  Je  ne  puis  subsister 

(>)  Psal.  xxi.  ii,  12. 


DE    SAINT    FRANÇOIS    DE    PAUIE.  t83 

un  moment  sans  vous.  Son  cœur  étant  ainsi  dis- 
posé, c'étoit,  Messieurs,  lui  ôter  la  vie,  que  de  le 
tirer  de  sa  solitude.  En  effet ,  dit  le  dévot  saint  Ber- 
nard, c'est  une  espèce  de  mort  violente,  que  de  se 
sentir  arracher  de  la  douce  société  de  Jésus -Christ 
par  les  affaires  du  monde  :  Mori  videntur  sibi, ... . 
et  reverâ  moi  lis  species  est  à  contemplalione  can- 
didi  Jesu  ad  lias  tenebras  rursus  avelli  (0.  Jugez 
donc  des  douleurs  de  François  de  Paule ,  quand  il 
reçut  l'ordre  du  pape  d'aller  à  la  Cour  de  Louis  XI , 
qui  le  demandoit  avec  instance.  O  solitude,  ô  re- 
traite qu'on  le  force  d'abandonner  !  Combien  re- 
gretta-t-il  de  vous  perdre?  Mais  enfin  il  faut  obéir; 
et  je  vois  qu'il  vous  quitte,  bien  résolu  néanmoins 
de  se  faire  une  solitude  dans  le  tumulte ,  au  milieu 
de  tout  le  bruit  de  la  Cour  et  de  ses  empressemens 
éternels. 

C'est  ici  ;  c'est  ici ,  chrétiens ,  où  je  vous  prie  de 
vous  rendre  attentifs  à  ce  que  va  faire  François  de 
Paule.  Voici,  sans  doute,  son  plus  grand  miracle, 
d'avoir  été  si  solitaire  et  si  recueilli  au  milieu  des 
faveurs  des  rois  et  dans  les  applaudissemens  de  toute 
leur  Cour.  Je  ne  m'étonne  plus,  quand  je  lis  dans 
l'histoire  de  saint  François ,  qu'il  a  passé  au  milieu 
des  flammes  sans  en  avoir  été  offensé ,  ni  que  domp- 
tant la  fureur  de  ce  détroit  de  Sicile,  fameux  par 
tant  de  naufrages,  il  ait  trouvé,  sur  son  manteau, 
la  sûreté  que  les  plus  adroits  pilotes  ont  peine  à 
trouver  dans  leurs  grands  vaisseaux.  La  Cour  a  des 

(0  Tract.  dePass.  Dom.6ap.XKXii\  inAppend.  Op.  S.  Bernardi t 
tom.  ii,  col.  464. 


1 84  PANÉGYRIQUE 

flammes  plus  dévorantes ,  elle  a  des  écueils  plus  dan- 
gereux ;  et  bien  que  les  inventions  hardies  des  ex- 
pressions poétiques  n'aient  pu  nous  représenter  la 
mer  de  Sicile  aussi  horrible  que  la  nature  Ta  faite , 
la  Cour  a  des  vagues  plus  furieuses,  et  des  abîmes 
plus  creux,  et  des  tempêtes  plus  redoutables.  Comme 
c'est  de  la  Cour  que  dépendent  toutes  les  affaires ,  et 
que  c'est  là  aussi  qu'elles  aboutissent ,  l'ennemi  du 
genre  humain  y  jette  tous  ses  appas ,  y  étale  toute 
sa  pompe  :  là  est  l'empire  de  l'intérêt,  là  est  le 
théâtre  des  passions  :  là  elles  sont  les  plus  violentes, 
là  elles  sont  les  plus  déguisées. 

Voici  donc  François  de  Paule  dans  un  nouveau 
monde,  chéri  et  honoré  par  trois  de  nos  rois;  et 
après  cela  vous  ne  doutez  pas  que  toute  la  Cour  ne 
lui  applaudisse.  Tout  cela  ne  le  touche  pas  :  la  douce 
méditation  des  choses  divines  ,  et  cette  sainte  union 
avec  Jésus-Christ,  l'ont  désabusé  pour  jamais  de  tout 
ce  qui  éclate  dans  le  monde.  Doux  attraits  de  la 
Cour,  combien  avez -vous  corrompu  d'innocens? 
Combien  en  a-t-on  vu  qui  se  laissent  comme  entraî- 
ner à  la  Cour  par  force ,  sans  dessein  de  s'y  engager  ? 
Enfin  l'occasion  s'est  présentée  belle  ;  le  moment  fa- 
tal est  venu;  la  vague  les  a  poussés  et  les  a  empor- 
tés ,  ainsi  que  les  autres.  Ils  n'étoient  venus ,  di- 
soient-ils,  que  pour  être  spectateurs  de  la  comédie  : 
à  la  fin  ils  en  ont  trouvé  l'intrigue  si  belle,  qu'ils 
y  ont  voulu  jouer  leur  personnage.  Souvent  même 
l'on  s'est  servi  de  la  piété  pour  s'ouvrir  des  entrées 
favorables  ;  et  après  que  l'on  a  bu  de  cette  eau ,  l'ame 
est  toute  changée  par  une  espèce  d'enchantement. 


DE    SAINT    FRANÇOIS    DE    PAULE.  l85 

C'est  un  breuvage  charmé,  qui  enivre  les  plus  so- 
bres; et  la  plupart  de  ceux  qui  en  ont  goûté  ne 
peuvent  presque  plus  goûter  autre  chose. 

Cependant  l'admirable  saint  François  de  Paule 
est  solitaire  jusque  dans  la  Cour,  et  toujours  re- 
cueilli en  Dïeu  parmi  ce  tumulte  :'on  ne  peut  pres- 
que le  tirer  de  sa  cellule ,  où  cette  ame  pure  et 
innocente  embrasse  son  Dieu  en  secret.  L'heure  de 
manger  arrive  :  il  goûte  une  nourriture  plus  agréa- 
ble dans  les  douceurs  de  son  oraison.  La  nuit  l'invite 
au  repos  :  il  trouve  son  véritable  repos  à  répandre 
son  cœur  devant  Dieu.  Le  roi  le  demande  en  per- 
sonne avec  une  extrême  impatience  :  il  a  affaire  , 
il  ne  peut  quitter,  il  est  enfermé  avec  Dieu  dans  de 
secrètes  communications.  On  frappe  à  sa  porte  avec 
violence  :  l'amour  divin ,  qui  a  occupé  tous  ses  sens 
par  le  ravissement  de  l'esprit,  ne  lui  permet  pas 
d'entendre  autre  chose  que  ce  que  Dieu  lui  dit  au 
fond  de  son  cœur,  dans  un  saint  et  admirable  silence. 
O  homme  vraiment  uni  avec  Dieu ,  et  digne  d'en- 
tendre de  sa  bouche  :  Fili  ,  tu  semper  mecum  es, 
«  Mon  fils ,  vous  êtes  toujours  avec  moi  »  !  Il  est 
accoutumé  avec  Dieu ,  il  ne  connoît  que  lui  :  il  est 
né,  il  est  crû  sous  son  aile;  il  ne  peut  le  quitter  ni 
vivre  sans  lui  un  seul  moment,  privé  des  délices  de 
son  amour. 

Sainte  familiarité  avec  Jésus  -  Christ ,  oraison, 
prière,  méditation,  entretiens  sacrés  de  l'ame  avec 
Dieu,  que  ne  savons -nous  goûter  vos. douceurs  ! 
Pour  les  goûter ,  mes  Frères ,  il  faut  se  retirer  quel- 
quefois du  bruit  et  du  tumulte  du  inonde,  afin  d'é- 
couter Jésus  en  secret.  «  Il  est  malaisé,  dit  saint 


l86  PANÉGYRIQUE 

»  Augustin ,  de  trouver  Jésus-Christ  dans  le  grand 
»  monde  :  il  faut  pour  cela  une  solitude  »  :  Difficile 
est  in  turba  videre  Jesum  :  solitudo  quœdam  neces- 
saria  est  (0.  Faisons-nous  une  solitude  ;  rentrons  en 
nous-mêmes  pour  penser  à  Dieu  ;  ramassons  tout 
notre  esprit  en  cette  haute  partie  de 'notre  ame, 
pour  nous  exciter  à  louer  Dieu  ;  ne  permettons 
pas,  chrétiens,  qu'aucune  autre  pensée  nous  vienne 
troubler. 

Mais  que  les  hommes  du  monde  sont  éloignés  de 
ces  sentimens  !  Converser  avec  Dieu  leur  paroît  une 
rêverie  :  le  seul  mot  de  retraite  et  de  solitude  leur 
donne  un  ennui  qu'ils  ne  peuvent  vaincre.  Ils  passent 
éternellement  d'affaire  en  affaire ,  et  de  visite  en  vi- 
site ;  et  je  ne  m'en  étonne  pas,  dit  saint  Bernard  : 
ils  n'ont  pas  cette  oreille  intérieure  pour  écouter 
la  voix  de  Dieu  dans  leur  conscience,  ni  cette  bouche 
spirituelle  pour  lui  parler  secrètement  au  dedans 
du  cœur.  C'est  pourquoi  ils  cherchent  à  tromper  le 
temps  par  mille  sortes  d'occupations;  et  ne  sachant 
à  quoi  passer  les  heures  du  jour,  dont  la  lenteur 
leur  est  à  charge,  ils  charment  l'ennui  qui  les  ac- 
cable, par  des  amusemens  inutiles  :  Longiludinem 
lemporis  ,  quâ  gravanlur ,  inutilibus  confabulalioni- 
bus  expendere  satagunt  C*2).  Regardez   cet  homme 
d'intrigues,  environné  de  la  troupe  de  ses  cliens, 
qui  se  croit  honoré  par  l'assiduité  des  devoirs  qu'ils 
s'empressent  de  lui  rendre;  il  regarde  comme  une 
grande  peine  de  se  trouver  vis-à-vis  de  lui-même  : 

(*)  In  Joan.  tract,  xvn ,  n.  Il:  tom.  m,  part,  u,  col.  4»7-  — 
(»)  Tract,  de  Pass.  Dont.  c.  xxvu ,  in  stppend,  Oper.  S.  Bcrn.  tout. 
11 ,  col.  464. 


DE    SAINT    FRANÇOIS    DE    PAULE.  l8; 

Stipatus  clienlium  cuneis ,  frequentiore  comitalu  ojji- 
ciosi  asminis  hic  honestatus  ,  pœnam  putat  esse  chm 
solus  est  (0.  Toujours  ce  lui  est  un  supplice  que 
d'être  seul,  comme  si  ce  n'étoit  pas  assez  de  lui- 
même  pour  pouvoir  s'occuper  agréablement  dans 
l'affaire  de  son  salut.  Cependant  il  est  véritable ,  vous 
vous  fuyez  vous  -  même ,  vous  refusez  de  converser 
avec  vous  -  même ,  vous  cherchez  continuellement 
les  autres,  et  vous  ne  pouvez  vous  souffrir  vous- 
même.  Usquc  adeo  charus  .est  hic  mundus  homini- 
bus ,  ut  sibimetipsis  viluerinti'1).  «Ce  monde  tient  si 
»  fort  au  cœur  des  hommes,  qu'ils  se  dédaignent 
»  eux-mêmes»,  qu'ils  en  oublient  leurs  propres 
affaires.  Désabusez -vous,  ô  mortels!  Que  vous  ser- 
vent ces  liaisons  et  ces  nouvelles  intrigues  où  vous 
vous  jetez  tous  les  jours?  C'est  pour  vous  donner  du 
crédit ,  pour  avoir  de  l'autorité.  Mais  unissez -vous 
avec  Dieu ,  et  apprenez  de  François  de  Paule  que 
c'est  par-là  qu'on  peut  acquérir  la  véritable  puis- 
sance :  Omnia  mea  tua  sunt  :  c'est  ma  troisième 
partie. 

TROISIÈME  POINT. 

Nous  apprenons  de  Tertullien  que  l'hérétique 
Marcion  avoit  l'insolence  de  reprocher  hautement 
au  Dieu  d'Abraham  qu'il  ne  s'accordoit  pas  avec  lui- 
même.  Tantôt  il  paroissoit  dans  son  Ecriture  avec 
une  majesté  si  terrible,  qu'on  n'en  osoit  approcher 
sans  crainte;  et  tantôt  il  avoit,  dit-il,  des  foiblesses, 
des  facilite's,  de  bassesses  et  des  enfances  :  Pusilli- 

(*)  S.  Cyprian.  Ep.  ad  Donat.  p.  2.  —  (»J  S.  ^ugust.  Ep.  xlhi  , 
cap.  i,  tom.  ii,  col.  8g. 


l88  PANÉGYRIQUE 

tates  et  incongruentias  Dei  (0,  comme  il  avoit  l'au- 
dace de  s'exprimer,  jusqu'à  craindre  de  fâcher  ^loïse, 
et  à  le  prier  de  le  laisser  faire  :  Dimitte  me  ut  irasca- 
lur  furor  meus  (2)  :  «  Laisse-moi  lâcher  la  bride  à 
»  ma  colère  contre  ce  peuple  infidèle  ».  D'où  cet  hé- 
rétique concluoit,  que  le  Dieu  que  servoient  les 
Juifs  avoit  une  conduite  irrégulière,  qui  se  démen- 
toit  elle-même. 

Ce  quiservoitde  prétexte  à  cette  rêverie  sacrilège, 
c'est  en  effet,  Messieurs,  que  nous  voyons  dans  les 
saintes  Ecritures  que  Dieu  change  en  quelque  façon 
de 'conduite  selon  la  diversité  des  personnes.  Quand 
les  hommes  présument  d'eux-mêmes,  ou  qu'ils  man- 
quent à  la  soumission  qui  lui  est  due,  ou  qu'ils 
prennent  peu  de  soin  de  se  rendre  dignes  de  s'ap- 
procher de  Sa  Majesté,  il  ne  se  relâche  jamais  d'au- 
cun de  ses  droits ,  et  il  conserve  avec  eux  toute  sa 
grandeur.  Voyez  comme  il  traite  A.chab ,  comme  il 
se  plaît  à  l'humilier.  Au  contraire,  quand  on  obéit, 
et  que  l'on  agit  avec  lui  en  simplicité  de  cœur,  il 
se  dépouille  en  quelque  sorte  de  sa  puissance,  et  il 
n'y  a  aucune  partie  de  son  domaine ,  dont  il  ne 
mette  en  possession  ses  serviteurs.  «  Vive  le  Sei- 
»  gneur,  dit  Elie ,  en  la  présence  duquel  je  suis  :  il 
»  n'y  aura  ni  pluie  ni  rosée  que  par  mon  congé  »  : 
Vivil  Dominus ,  in  cujus  conspectu  sto  ,  si  eril  annis 
his  ros  etpluvia,  nisijuxta  oris  mei  verba  0).  Voilà 
un* homme  qui  paroîtbien  vindicatif,  et  cependant 
voyez-en  la  suite.  C'est  un  homme  qui  jure,  et  Dieu 
se  sent  lié  par  ce  serment;  et  pour  délivrer  la  parole 

(«)  Adv.  Marc.  lib.  Il,  n.  26,  37.—  (•)  Exod.  xxxu.  10.—  (*)  ///. 
Brg.  xvit.  T. 


I)E    SAINT    FKANÇOIS    DE    l'AULE.  189 

de  son  serviteur,  Confirmée  par  son  jurement,  il 
ferme  le  ciel  durant  trois  années  avec  une  rigueur 
inflexible.  * 

Que  veut  dire  ceci,  chrétiens,  si  ce  n'est,  comme 
dit  si  bien  saint  Augustin,  que  Dieu  se  fait  servir 
par  les  hommes,  et  qu'il  les  sert  aussi  réciproque- 
ment? Ses  fidèles  serviteurs  lui  disent  avec  le  Psal- 
miste  :  «  Nous  voilà  tout  prêts,  ô  Seigneur,  d'ac- 
»  complir  constamment  votre  volonté  »  :  Eccevcnio 
utfaciam,  Deus ,  voluntatem  tuam  (0.  Vous  voyez 
les  hommes  qui  servent  Dieu  ;  mais  écoutez  le  même 
Psalmiste  :  «  Dieu  fera  la  volonté  de  ceux  qui  le 
»  craignent  »  :  Voluntatem  timentium  se  faciet  ('■*). 
Voilà  Dieu  qui  leur  rend  le  change,  et  les  sert  aussi 
à  son  tour.  Vous  servez  Dieu,  Dieu  vous  sert;  vous 
faites  sa  volonté,  et  il  fait  la  vôtre  :  Si  ideo  times 
Deum  utfacias  ejus  voluntatem  ,  Me  quodam  modo 
ministrat  tibi }facit  voluntatem  tuam  (5).  Pour  nous 
apprendre,  chrétiens,  que  Dieu  est  un  ami  sincère, 
qui  n'a  rien  de  réservé  pour  les  siens,  et  qui,  étu- 
diant les  désirs  de  ceux  qui  le  craignent,  leur  per- 
met d'user  de  ses  biens  avec  une  espèce  d'empire  : 
Voluntatem  timentium  se  faciet. 

Mais  encore  que  cette  bonté  s'étende  générale- 
ment sur  tous  ses  amis,  c'est-à-dire,  sur  tous  les 
justes  ;  les  paroles  de  mon  texte  nous  font  bien  con- 
noître,  que  ces  justes  persévérans,  ces  enfans  qui 
n'ont  jamais  quitté  sa  maison  ,  ont  un  droit  tout 
particulier  de  disposer  des  biens  paternels  ;  et  c'est  à 
ceux-là  qu'il  dit  dans  son  Evangde  ces  paroles,  avec 

(0  Psal.  xxxix.  8,9.  —  (*)  Ps.  cxtiv.  '19.  —  C3)  Enar.  in  Psal. 
cxtiv,  n.  23  ;  tom.  tv,  col.  1624. 


igO  PANÉGYRIQUE 

un  sentiment  de  tendresse  extraordinaire  et  singu- 
lier :  «Mon  Fils,  vous  avez  toujours  été  avec  moi, 
»  et  tout  ce  qui  est  à  moi ,  est  à  vous  »  :  Fili,  tusem- 
per  mecum  es  ,  et  omnia  mea  tua  sunt.  Pourquoi  me 
reprochez -vous  que  je  ne  vous  donne  rien?  Usez 
vous-même  de  votre  droit,  et  disposez ,  comme 
maître,  de  tout  ce  qu'il  y  a  dans  ma  maison. 

C'est  donc  en  vertu  de  cette  innocence  et  de  cette 
parole  de  l'Evangile,  que  le  grand  saint  François 
de  Paule  n'a  jamais  cru  rien  d'impossible.  Cette  sainte 
familiarité  d'un  fils,  qui  sent  l'amour  de  son  père, 
lui  donnoit  la  confiance  de  tout  entreprendre  :  et 
un  pre'lat  de  la  Cour  de  Rome,  que  le  pape  lui  avoit 
envoyé  pour  l'examiner ,  lui  représentant  les  diffi- 
cultés de  l'établissement  de  son  ordre  si  austère,  si 
pénitent,  si  mortifié,  fut  ravi  en  admiration  d'en- 
tendre dire  à  notre  grand  saint,  avec  une  ferveur 
d'esprit  incroyable ,  que  tout  est  possible  quand  on 
aime  Dieu ,  et  qu'on  s'étudie  de  lui  plaire  ;  et  qu'a- 
lors les  créatures  les  plus  rebelles  sont  forcées ,  par 
une  secrète  vertu,  de  faire  la  volonté  de  celui  qui 
s'applique  à  faire  celle  de  son  Dieu.  Il  n'a  point  été 
trompé  dans  son  attente  :  son  ordre  fleurit  dans 
toute  l'Eglise  avec  cette  constante  régularité  qu'il 
avoit  si  bien  établie,  et  qui  se  soutient  sans  relâche- 
ment depuis  deux  cents  ans. 

Ce  n'est  pas  en  cette  seule  rencontre  que  Dieu  a 
fait  connoître  à  son  serviteur,  qu'il  écoutoit  ses  dé- 
sirs. Tous  les  peuples  où  il  a  passé  ont  ressenti  mille 
et  mille  fois  des  effets  considérables  de  ses  prières  ; 
et  quatre  de  nos  rois  successivement  lui  ont  rendu 
ce  glorieux  témoignage ,  que  dans  leurs  affaires  très- 


DE    SAINT    FRANÇOIS    DE    PAULE.  IQIy. 

importantes  ils  n'avoient  point  trouvé  de  secours 
plus  prompt ,  ni  de  protection  plus  assurée.  Presque 
toutes  les  créatures  ont  senti  cette  puissance  si  peu 
limitée,  que  Dieu  lui  donnoit  sur  ses  biens;  et  je  vous 
raconterois  avec  joie  les  miracles  presque  infinis  que 
Dieu  faisoit  par  son  ministère,  non-seulement  dans 
les  grands  besoins,  mais  encore,  s'il  se  peut  dire, 
sans  nécessité,  n'étoit  que  ce  détail  seroit  ennuyeux, 
et  apporteroit  peu  de  fruit.  Mais  comme  de  tels  mi- 
racles, qui  se  font  particulièrement  hors  des  grands 
besoins ,  sont  le  sujet  le  plus  ordinaire  de  la  raillerie 
des  incrédules;  il  faut,  qu'à  l'occasion  du  grand 
saint  François,  je  tâche  aujourd'hui  de  leur  appren- 
dre, par  une  doctrine  solide,  à  parler  plus  révé- 
remment  des  œuvres  de  Dieu.  Voici  donc  ce  que  j'ai 
vu  dans  les  saintes  Lettres  touchant  ces  sortes  de 
miracles. 

Je  trouve  deux  raisons  principales,  pour  lesquelles 
Dieu  étend  son  bras  à  des  opérations  miraculeuses  : 
la  première,  c'est  pour  montrer  sa  grandeur,  et 
convaincre  les  hommes  de  sa  puissance;  la  seconde, 
pour  faire  voir  sa  bonté,  et  combien  il  est  indulgent 
à  ses  serviteurs.  Or  je  remarque  cette  différence  dans 
ces  deux  espèces  de  miracles ,  que  lorsque  Dieu  veut 
faire  un  miracle  pour  montrer  seulement  sa  toute- 
puissance  ,  il  choisit  des  occasions  extraordinaires. 
Mais  quand  il  veut  faire  encore  sentir  sa  bonté,  il 
ne  néglige  pas  les  occasions  les  plus  communes.  Cela 
vient  de  la  différence  de  ces  deux  divins  attributs. 
La  toute-puissance  semble  surmonter  de  plus  grands 
obstacles;  la  bonté  descend  à  des  soins  plus  particu- 
liers. L'Ecriture  nous  le  fait  voir  en  deux  chapitres 


1Ç)2  PANÉGY1UQUE 

consécutifs  du  quatrième  livre  des  Rois.  Elisée  gué- 
rit Naaman  le  lépreux ,  capitaine  général  de  la  mi- 
lice du  roi  de  Syrie ,  et  chef  des  armées  de  tout  son 
royaume  :  voilà  une  occasion   extraordinaire,  où 
Dieu  veut  montrer  son  pouvoir  aux  nations  infi- 
dèles, cf  Qu'il  vienne  à  moi,  dit  Elisée, et  qu'il  sache 
»  que  Israël  n'est  point  sans  prophète  »  :  Veniat  ad 
me ,  et  sciât  esse  prophetam  in  Israël  (0.  Mais  au 
chapitre  suivant,  comme  les  enfans  des  prophètes 
travailloient  sur  le  bord  d'un  fleuve,  l'un  d'eux  laisse 
tomber  sa  coignée   dans  l'eau ,  et  aussitôt  crie  à 
Elisée  :  Heu!  heu!  heu!  Domine  mî  ,  et  hoc  ipsum 
mutub  acceperant  (2)  ;  «  Hélas  !  cette  coignée  n'étoit 
»  pas  à  moi;  je  l'avois   empruntée  ».   Et    encore 
qu'une  rencontre  si  peu  importante  semblât  ne  mé- 
riter pas  un  miracle ,  néanmoins  Dieu ,  qui  se  plaît 
à  faire  connoître  qu'il  aime  la  simplicité  de  ses  ser- 
viteurs ,  et  prévient  leurs  désirs  dans  les  moindres 
choses,  fit  nager  miraculeusement  ce  fer  sur  les  eaux, 
au  commandement  d'Elisée ,  et  le  rendit  à  celui  qui 
l'avoit  perdu.  Et  d'où  vient  cela,  chrétiens?  si  ce 
n'est  que  notre  grand  Dieu,  qui  n'est  pas  moins  bon 
que  puissant,  nous  montrant  sa  toute-puissance  dans 
les  entreprises  éclatantes,  veut  bien  aussi,  quand  il 
lui  plaît ,  montrer  dans  les  moindres  la  facilité  in- 
croyable avec  laquelle  il  s'abandonne  à  ses  servi- 
teurs ,  pour  justifier  cette  parole  :  Omnia  mea  tua 
sunt. 

Puisque  le  grand  saint  François  de  Paule  a  été 
choisi  de  Dieu  en  son  temps,  pour  faire  éclater  en  sa 
personne  cette  merveilleuse  communication  qu'il 

(0  IV-  Reg.  y.  8.  —  W  Ibid.  vi.  5. 

donne 


DE    SAINT    FRANÇOIS    DE    PAUtE.  ig3 

donne  de  sa  puissance  à  ses  bons  amis,  je  ne  m'é- 
tonne pas,  chrétiens,  si  les  fidèles  de  Jésus-Christ 
ont  eu  tant  de  confiance  en  lui  durant  sa  vie ,  ni  si 
elle  dure  encore ,  et  a  pris  de  nouvelles  forces  après 
sa  mort.  Je  ne  m'étonne  pas  de  voir  sa  mémoire  sin- 
gulièrement honorée  par  la  dévotion  publique,  son 
ordre  révéré  par  toute  l'Eglise ,  et  les  temples  qui 
portent  son  nom,  et  sont  consacrés  à  sa  mémoire, 
fréquentés  avec  grand  concours  par  tous  les  fidèles. 

Mais  ce  qui  m'étonne,  mes  Frères,  ce  que  je  ne 
puis  vous  dissimuler ,  ce  que  je  voudrois  pouvoir 
dire  avec  tant  de  force  que  les  cœurs  les  plus  durs 
en  fussent  touchés  ,  c'est  lorsqu'il  arrive  que  ces 
mêmes  temples,  où  la  mémoire  de  François  de  Paule, 
où  les  bons  exemples  de  ses  religieux ,  enfin ,  pour 
abréger  ce  discours,  où  toutes  choses  inspirent  la 
dévotion,  deviennent  le  théâtre  de  l'irrévérence  de 
quelques  particuliers  audacieux.  Je  n'accuse  pas 
tout  le  monde,  et  je  ne  doute  pas, au  contraire,  que 
cette  église  ne  soit  fréquentée  par  des  personnes 
d'une  piété  très-recommandable.  Mais  qui  pourroit 
souffrir  sans  douleur,  que  sa  sainteté  soit  déshonorée 
par  les  désordres  de  ceux,  qui,  ne  respectant  ni 
Dieu  ni  les  hommes ,  la  profanent  tous  les  jours  par 
leurs  insolences?  Que  s'il  y  avoit  dans  cet  auditoire 
quelques-uns  de  cette  troupe  scandaleuse,  permet- 
tez-moi de  leur  demander,  que  leur  a  fait  ce  saint 
lieu  qu'ils  choisissent  pour  le  profaner  par  leurs  pa- 
roles ,  par  leurs  actions ,  par  leurs  contenances  im- 
pies? Que  leur  ont  fait  ces  religieux,  vrais  enfans 
et  imitateurs  du  grand  saint  François  de  Paule?  et 
leur  vie  a-t-elle  mérité,  au  milieu  de  tant  de  travaux 

Bossdet.  xvi.  i3 


ig4  PANÉGYRIQUE 

que  leur  fait  subir  volontairement  leur  mortification 
et  leur  pénitence,  qu'on  leur  ajoute  encore  cette 
peine,  qui  est  la  seule  qui  les  afflige,  de  voir  mé- 
priser à  leurs  yeux  le  maître  qu'ils  servent. 

Mais  laissons  les  hommes  mortels,  et  parlons  des 
intérêts  du  Sauveur  des  âmes.  Que  leur  a  fait  Jésus- 
Christ  ,  qu'ils  viennent  outrager  jusque  dans  son 
temple?  Pendant  que  le  prêtre  est  saisi  de  crainte, 
dans   une   profonde    considération  des  sacremens 
dont  il  est  ministre  ;  pendant  que  le  Saint-Esprit 
descend  sur  l'autel  pour  y  opérer  les  sacrés  mys- 
tères ,  que  les  anges  les  révèrent ,  que  les  démons 
tremblent,  que  les  âmes  saintes  et  pieuses  de  nos 
frères  uui  sont  décédés  attendent  leur  soulagement 
des   saints  sacrifices ,    ces  impies   discourent  aussi 
librement,  que  si  tout  ce  mystère  étoit  une  fable. 
D'où  leur  vient  cette  hardiesse  devant  Jésus-Christ? 
Est-ce  qu'ils  ne  le  connoissent  pas,  parce  qu'il  se 
cache;  ou  qu'ils  le  méprisent,  parce  qu'il  se  tait? 
Vive  le  Seigneur  tout-puissant ,  en  la  présence  du- 
quel je  parle  :  ce  Dieu  qui  se  tait  maintenant,  ne  se 
taira  pas  toujours;  ce  Dieu  qui  se  tient  maintenant 
caché,  saura  bien  quelque  jour  paroître  pour  leur 
confusion  éternelle.   J'ai  cru  que  je  ne  devois  pas 
quitter  cette  chair,  sans  leur  donner  ce  charitable 
avertissement.  C'est  honorer  saint  François  de  Paule, 
que  de  travailler,  comme  nous  pouvons,  à  purger 
son  Eglise -de  ces  scandaleux  ;  et  je  les  exhorte,  en 
notre  Seigneur ,  de  profiter  de  cette  instruction , 
s'ils  ne  veulent  être  regardés  comme  des  profana- 
teurs publics  de  tous  les  mystères  du  christianisme. 
Mais  après  leur  avoir  parlé,  je  retourne  à  vous, 


DE    SAIST    FRANÇOIS    DE    PAULE.  ip,5 

chrétiens,  qui  venez  en  ce  temple  pour  adorer  Dieu , 
et  pour  y  e'couter  sa  sainte  parole.  Que  vous  dirai-je 
aujourd'hui,  et  par  où  conclurai-je  ce  dernier  dis- 
cours? Ce  sera  par  ces  beaux  mots  de  l'apôtre  :  Deus 
autem  spei  repleat  vos  gaudio  et  pace  in  credendo  ,  ut 
abundetis  in  spe  et  virtute  Spiritûs  sancti  (0  ;  «  Que 
»  le  Dieu  de  mon  espérance  vous  remplisse  de  joie 
»  et  de  paix,  en  croyant  à  la  parole  de  son  Evan- 
»  gile  ;  afin  que  vous  abondiez  en  espérance ,  et  en 
»  la  vertu  du  Saint-Esprit  ».  C'est  l'adieu  que  j'ai 
à  vous  dire  :  nos  remercîmens  sont  des  vœux;  nos 
adieux,  des  instructions  et  des  prières.  Que  ce  grand 
Dieu  de  notre  espérance,  pour  vous  récompenser 
de  l'attention  que  vous  avez  donnée  à  son  Evan- 
gile ,  vous  fasse  la  grâce  d'en  profiter.  C'est  ce  que 
je  demande  pour  vous  :  demandez  pour  moi  réci- 
proquement, que  je'puisse  tous  les  jours  apprendre 
à  traiter  saintement  et  fidèlement  la  parole  de  vé- 
rité ;  que  non-seulement  je  la  traite,  mais  que  je 
m'en  nourrisse  et  que  j'en  vive.  Je  vous  quitte  avec 
ce  mot  ;  et  ce  ne  sera  pas  néanmoins  sans  vous  avoir 
désiré  à  tous,  dans  toute  l'étendue  de  mon  cœur, 
la  félicité  éternelle,  au  nom  du  Père,  et  du  Fils, 
et  du  Saint-Esprit.  Amen. 

{l)Rom.  xv.  i3. 


I96  II. e    PANÉGYRIQUE 


IIe  PANEGYRIQUE 


DE 


SAINT   FRANÇOIS   DE   PAULE, 

PRÊCHÉ  A  METZ. 

Combien  la  pénitence  est  nécessaire  à  tous  les  chrétiens  :  quelle 
en  doit  être  l'étendue.  Avec  quel  courage  saint  François  Ta  prati- 
quée. Sa  conduite  admirable  à  la  Cour  de  Louis  XI.  Comment  Pa- 
mour  divin  étoit-il  le  principe  de  la  joie  quil  ressentoit  parmi  ses 
grandes  austérités.  Efficace  de  cet  amour  dans  nos  cœurs.  Exhorta- 
tion à  la  pénitence ,  pour  honorer  dignement  les  saiuts. 


Charitas  Christi  urget  nos. 

La  charité  de  Jésus-Christ  nous  presse.  II.  Cor.^T.  14. 

amendons  cet  honneur  à  l'humilité,  qu'elle  est  seule 
digne  de  louanges.  La  louange  en  cela  est  contraire 
aux  autres  choses  que  nous  estimons,  qu'elle  perd 
son  prix  étant  recherchée ,  et  que  sa  valeur  s'aug- 
mente quand  on  la  méprise.  Encore  que  les  philo- 
sophes fussent  des  animaux  de  gloire,  comme  les 
appelle  ïertullien  (0,  Philosophus  animal  gloriœ  , 
ils  ont  reconnu  la  vérité  de  ce  que  je  viens  de  vous 

(')  De  Anima,  n.  1. 


DE    SAINT    FRANÇOIS    DE    PAULE.  IQT 

dire;  et  voici  la  raison  qu'ils  en  ont  rendue  :  c'est 
que  la  gloire  n'a  point  de  corps,  sinon  en  tant 
qu'elle  est  attache'e  à  la  vertu ,  dont  elle  n'est  qu'une 
dépendance.  C'est  pourquoi,  disoient  -  ils ,  il  faut 
diriger  ses  intentions  à  la  vertu  seule  :  la  gloire, 
comme  un  de  ses  apanages,  la  doit  suivre  sans  qu'on 
y  pense.  Mais  la  religion  chrétienne  e'iève  bien  plus 
haut  nos  pensées  :  elle  nous  apprend  que  Dieu  est 
le  seul  qui  a  de  la  majesté  et  de  la  gloire,  et  par  con- 
séquent que  c'est  à  lui  seul  de  la  distribuer,  ainsi 
qu'il  lui  plaît ,  à  ses  créatures ,  selon  qu'elles  s'ap- 
prochent de  lui.  Or  encore  que  Dieu  soit  très-haut , 
il  est  néanmoins  inaccessible  aux  âmes  qui  veulent 
trop  s'élever,  et  on  ne  l'approche  qu'en  s'abaissant  : 
de  sorte  que  la  gloire  n'est  qu'une  ombre  et  un  fan- 
tôme, si  elle  n'est  soutenue  par  le  fondement  de 
l'humilité,  qui  attire  les  louanges  en  les  rejetant. 
De  là  vient  que  l'Eglise  dit  aujourd'hui  dans  la  col- 
lecte de  saint  François  :  «  O  Dieu,  qui  êtes  la.gloire 
»  des  humbles  »  :  Deus  _,  humilium  celsiludo.  C'est 
à  cette  gloire  solide  qu'il  faut  porter  notre  ambition. 
Monseigneur ,  la  gloire  du  monde  vous  doit  être 
devenue  en  quelque  façon  méprisable  par  votre 
propre  abondance.  Certes  notre  histoire  ne  se  taira 
pas  de  vos  fameuses  expéditions ,  et  la  postérité  la 
plus  éloignée  ne  pourra  lire  sans  étonnement  toutes 
les  merveilles  de  votre  vie.  Les  peuples,  que  vous 
conservez,  ne  perdront  jamais  la  mémoire  d'une  si 
heureuse  protection  :  ils  diront  à  leurs  descendans 
jusqu'aux  dernières  générations,  que  sous  le  grand 
maréchal  de  Schomberg ,  dans  le  dérèglement  des 
affaires ,  et  au  milieu  de  la  licence  des  armes,  ils  ont 


198  II. e    PANÉGYRIQUE 

commencé  à  jouir  du  calme  et  de  la  douceur  de  la 
paix. 

Madame ,  votre  pie'té,  votre  sage  conduite,  votre 
charité  si  sincère,  et  vos  autres  généreuses  inclina- 
tions auront  aussi  leur  part  dans  cet  applaudissement 
général  de  toutes  les  conditions  et  de  tous  les  âges  : 
mais  je  ne  craindrai  pas  de  vous  dire  que  cette  gloire 
est  bien  peu  de  chose,  si  vous  ne  l'appuyez  sur  l'hu- 
milité. 

Viendra,  viendra  le  temps,  Monseigneur,  que 
non-seulement  les  histoires,  et  les  marbres,  et  les 
trophées,  mais  encore  les  villes,  et  les  forteresses, 
et  les  peuples,  et  les  nations  seront  consumés  par  le 
même  feu  ;  et  alors  toute  la  gloire  des  hommes  s'éva- 
nouira en  fumée ,  si  elle  n'est  défendue  de  l'embra- 
sement général  par  l'humilité  chrétienne.  Alors  le 
sauveur  Jésus  descendra  en  sa  majesté;  et  assem- 
blant le  ciel  et  la  terre  pour  faire  l'éloge  de  ses  ser- 
viteurs ,  dans  une  telle  multitude  il  ne  choisira  , 
chrétiens,  ni  les  César,  ni  les  Alexandre  :  il  mettra 
en  une  place  éminente  les  plus  humbles,  les  plus 
inconnus.  Parce  que  le  pauvre  François  de  Paule 
s'est  humilié  en  ce  monde,  sa  vertu  sera  honorée 
d'un  panégyrique  éternel,  de  la  propre  bouche  du 
Fils  de  Dieu.  C'est  ce  qui  m'encourage,  mes  Frères, 
à  célébrer  aujourd'hui  ses  louanges  à  la  gloire  de 
notre  grand  Dieu,  et  pour  l'édification  de  nos  âmes. 
Bien  que  sa  vertu  soit  couronnée  dans  le  ciel ,  comme 
elle  a  été  exercée  sur  la  terre ,  il  est  juste  qu'elle  y 
reçoive  les  éloges  qui  lui  sont  dus.  Pour  cela  implo- 
rons la  grâce  de  Dieu,  par  l'entremise  de  celle  qui- 
a  été  l'exemplaire  des  humbles ,  et  qui  fut  élevée  à 


DE    SAINT    FKANÇOIS    DE    PAU  LE.  ï  99 

la  dignité  la  plus  haute  en  même  temps  qu'elle  s'a- 
baissa par  les  paroles  les  plus  soumises,  après  que 
l'ange  l'eut  saluée  en  ces  termes  :  Ave  ,  Maria. 

Si  nous  avons  jamais  bien  compris  ce  que  nous 
devenons  par  la  grâce  du  saint  baptême,  et  par  la 
profession  du  christianisme ,  nous  devons  avoir  en- 
tendu que  nous  sommes  des  hommes  nouveaux  et 
de  nouvelles  créatures  en  notre  Seigneur  Jésus- 
Christ.  C'est  pourquoi  l'apôtre  saint  Paul  nous 
exhorte  de  nous  renouveler  en  notre  ame,  et  de  ne 
marcher  plus  selon  le  vieil  homme,  mais  en  la  nou- 
veauté de  l'Esprit  de  Dieu  (0.  De  là  vient  que  le 
sauveur  Jésus  nous  est  donné  comme  un  nouvel 
homme,  et  comme  un  nouvel  Adam,  ainsi  que  l'ap- 
pelle le  même  saint  Paul  (2)  ;  et  c'est  lui  qui,  selon 
la  volonté  de  son  Père,  est  venu  dans  la  plénitude 
des  temps,  afin  de  nous  réformer  selon  les  premières 
idées  de  cet  excellent  ouvrier,  qui,  dans  l'origine 
des  choses,  nous  avoit  faits  à  sa  ressemblance.  Par 
conséquent,  comme  le  Fils  de  Dieu  est  lui-même  le 
nouvel  homme ,  personne  ne  peut  espérer  de  parti- 
ciper à  ses  grâces,  s'il  n'est  renouvelé  à  l'exemple 
de  notre  Seigneur;  qui  nous  est  proposé  comme 
l'auteur  de  notre  salut ,  et  comme  le  modèle  de 
notre  vie. 

Mais  d'autant  qu'il  étoit  impossible  que  cette  nou- 
veauté admirable  se  fît  en  nous  par  nos  propres 
forces,  Dieu  nous  a  donné  l'Esprit  de  son  Fils,  ainsi 
que  parle  l'apôtre  :  Misil Devis  Spiritum  Filii  sui(p); 
et  c'est  cet  Esprit  tout-puissant  qui,  venant  habiter 

W  Epftès.  îv.  71  et  seq.  —  W  /.  Cor.  xy.  45.  —  '■?}  Galat.  iv.  6. 


aOO  II.«    PANÉGYRIQUE 

dans  nos  âmes,  les  change  et  les  renouvelle,  for- 
mant en  nous  les  traits  naturels  et  une  vive  image 
de  notre  Seigneur  Jésus-Christ,  sur  lequel  nous  de- 
vons être  moule's.  Pour  cela  il  exerce  en  nos  cœurs 
deux  excellentes  opérations ,  qu'il  est  nécessaire  que 
vous  entendiez,  parce  que  c'est  sur  cette  doctrine 
que  tout  ce  discours  doit  être  fondé. 

Considérez  donc,  chrétiens,  que  l'homme,  dans 
sa  véritable  constitution,  ne  pouvant  avoir  d'autre 
appui  que  Dieu,  ne  pouvoit  se  retirer  aussi  de  lui 
qu'il  ne  fît  une  chute  effroyable  :  et  encore  que  par 
cette  chute  il  ait  été  précipité  au-dessous  de  toutes 
les  créatures,  toutefois,  dit  saint  Augustin  (0,  il 
tomba  premièrement  sur  soi-même  :  Primum  inci- 
ditinseipsum.  Que  veut  dire*ce  grand  personnage, 
que  l'homme  tomba  sur  soi-même?  Tombant  sur 
une  chose  qui  lui  est  si  proche  et  si  chère,  il  semble 
que  la  chute  n'en  soit  pas  extrêmement  dangereuse; 
et  néanmoins  cet  incomparable  docteur  prétend 
par-là  nous  représenter  une  grande  extrémité  de 
misère.  Pénétrons  sa  pensée ,  et  disons  que  l'homme 
par  ce  moyen,  devenu  amoureux  de  soi-même,  s'est 
jeté  dans  un  abîme  de  maux ,  courant  aveuglément 
après  ses  désirs ,  et  consumant  ses  forces  après  une 
vaine  idole  de  félicité,  qu'il  s'est  figurée  à  sa  fantaisie. 

Hé,  fidèles!  qu'est -il  nécessaire  d'employer  ici 
beaucoup  de  paroles,  pour  vous  faire  voir  que  c'est 
l'amour-propre  qui  fait  toutes  nos  actions?  ]N'est-ce 
pas  cet  amour  flatteur  qui  nous  cache  nos  défauts  à 
nous-mêmes ,  et  qui  ne  nous  montre  les  choses  que 
par  l'endroit  agréable  ?  Il  ne  nous  abandonne  pas 

(0  De  Triait,  lib.  xn,  cap.  xi,  n.  iG ;  tom.  vin ,  col.  jpo. 


.  DE    SAINT    FRANÇOIS    DE    TAULE.  301 

un  moment  :  et  de  même  que  si  vous  rompez  un 
miroir,  votre  visage  semble  en  quelque  sorte  se  mul- 
tiplier dans  toutes  les  parties  de  cette  glace  cassée  ; 
cependant  c'est  toujours  le  même  visage  :  ainsi  quoi- 
que notre  ame  s'étende  et  se  partage  en  beaucoup 
d'inclinations  différentes,  l'amour- propre  y  paroît 
partout.  Etant  la  racine  de  toutes  nos  passions,  il 
fait  couler  dans  toutes  les  branches  ses  vaines,  mais 
douces  complaisances  :  si  bien  que  l'homme  s'arrê- 
tant  en  soi-même,  ne  peut  plus  s'élever  à  son  Créa- 
teur. Et  qui  ne'voit  ici  un  désordre  tout  manifeste? 
Car  Dieu  étant  notre  lin  dernière,  en  cette  qua- 
lité notre  cœur  lui  doit  son  premier  tribut  :  et  ne 
savez-vous  pas  que  le  tribut  du  cœur  c'est  l'amour? 
Ainsi  nous  attribuons  à  nous-mêmes  les  droits  qui 
n'appartiennent  qu'à  Dieu  ;  nous  nous  faisons  notre 
fin  dernière  ;  nous  ne  songeons  qu'à  nous  plaire  en 
toutes  choses,  même  au  préjudice  de  la  loi  divine; 
et  par  divers  degrés,  nous  venons  à  ce  maudit 
amour  qui  règne  dans  les  enfans  du  siècle,  et  que 
saint  Augustin  définit  en  ces  termes  :  Amor  sut  us- 
que  ad  conte mptum  Dei  (J)  :  «  L'amour  de  soi- 
»  même  qui  passe  jusqu'au  mépris  de  Dieu  ».  C'est 
contre  cet  amour  criminel  que  le  Fils  de  Dieu  s'é- 
lève dans  son  Evangile,  le  condamnant  à  jamais  par 
cette  irrévocable  sentence  :  «  Qui  aime  son  ame,  la 
»  perd  ;  et  qui  l'abandonne,  la  sauve  »  :  Qui  amal 
animant  suam>  perdet  eam  ;  et  qui  odit  animant 
suam,  cuslodit  eam  02).  Voyant  que  c'est  l'amour- 
propre  qui  est  cause  de  tous  nos  crimes,  il  avertit 

(')  De  Civ.Dei,  lib.xiy,cap.xxvm;  tom.yu,  col.  378.  —  W  Joan. 
xu.  a5. 


202  II.'    PANÉGYRIQUE  • 

tous  Ceux  qui  veulent  se  ranger  sous  sa  discipline , 
que,  s'ils  ne  se  haïssent  eux-mêmes,  il  ne  les  peut 
recevoir  en  sa  compagnie  :  «  Celui  qui  ne  veut  pas 
»  renoncer  à  soi-même  pour  l'amour  de  moi,  n'est 
»  pas  digne  de  moi  (0  ».  De  cette  sorte,  il  nous  ar- 
rache à  nous-mêmes  par  une  espèce  de  violence  ;  et 
de'clarant  la  guerre  à  cet  amour-propre,  qui  s'élève 
en  nous  au  me'pris  de  Dieu ,  comme  disoit  tout-à- 
l'heure  le  saint  évêque  Augustin,  il  fait  succéder  en 
sa  place  l'amour  de  Dieu  jusqu'au  mépris  de  nous- 
mêmes  :  Amor  Dei  usque  ad  contemptum  sut ,  dit 
le  même  saint  Augustin  (2). 

Par-là  vous  voyez,  chrétiens,  les  deux  opérations 
de  l'Esprit  de  Dieu.  Car,  pour  nous  faire  la  guerre 
à  nous-mêmes,  ne  faut- il  pas  qu'il  y  ait  en  nous 
quelque  autre  chose  que  nous?  Et  comment  irons- 
nous  à  Dieu,  si  son  Saint-Esprit  ne  nous  y  élève? 
Par  conséquent ,  il  est  nécessaire  que  cet  Esprit 
tout-puissant  lève  le  charme  de  l'amour-propre,  et 
nous  détrompe  de  ses  illusions  :  et  puisque  faisant 
paroître  à  nos  yeux  un  rayon  de  cette  ravissante 
beauté,  qui  seule  est  capable  de  satisfaire  la  vaste 
capacité  de  nos  âmes ,  il  embrase  nos  cœurs  des 
flammes  de  sa  charité,  en  telle  sorte  que  l'homme, 
pressé  auparavant  de  l'amour  qu'il  avoit  pour  soi- 
même,  puisse  dire  avec  l'apôtre  saint  Paul  :  «  La 
»  charité  de  Jésus -Christ  nous  presse  »  :  Charitas 
Christi  urgel  nos.  Elle  nous  presse ,  nous  incitant 
contre  nous  ;  elle  nous  presse,  nous  portant  au- 
dessus  de  nous  ;  elle  nous  presse,  nous  détachant  de 
nous-mêmes;  elle  nous  presse,  nous  unissant  à  Dieu; 

Cr)  Mallh.  x.  38.  —  [*)S.Aug.  loco  mox  cit. 


DE    SAINT    FRANÇOIS    DE    PAULE.  2o3 

elle  nous  presse ,  non  moins  par  les  mouvemens  d'une 
sainte  haine,  que  parles  doux  transports  d'une  bien- 
heureuse dilection  :  Charilas  Christi  urget  nos. 

Voilà,  mes  Frères,  voilà  ce  que  le  Saint-Esprit 
opère  en  nos  cœurs,  et  voilà  le  précis  de  la  vie  de 
l'incomparable  François  de  Paule.  Vous  le  verrez  ce 
grand  personnage,  vous  le  verrez  avec  un  visage 
toujours  riant,  et  toujours  sévère.  Il  est  toujours  en 
guerre,  et  toujours  en  paix  :  toujours  en  guerre 
contre  soi-même,  par  les  austérités  de  la  pénitence; 
toujours  en  paix  avec  Dieu ,  par  les  embrassemens 
de  la  charité.  Il  épure  la  charité  par  la  pénitence; 
il  sanctifie  la  pénitence  par  la  charité.  Il  considère 
son  corps  comme  sa  prison ,  et  son  Dieu  comme  sa 
délivrance.  D'une  main ,  il  rompt  ses  liens  ;  et  de 
l'autre,  il  s'attache  à  l'objet  qui  lui  donne  la  li- 
berté. Sa  vie  est  un  sacrifice  continuel.  Il  détruit 
sa  chair  par  la  pénitence  ;  il  l'offre  et  la  consacre 
par  la  charité.  Mais  pourquoi  vous  tenir  si  long- 
temps dans  l'attente  d'un  si  beau  spectacle  ?  Fidèles , 
regardez  ce  combat  :  vous  verrez  l'admirable  Fran- 
çois de  Paule  combattant  l'amour-propre  par  l'a- 
mour de  Dieu.  Ce  vieillard  que  vous  voyez ,  c'est 
le  plus  zélé  ennemi  de  soi-même  ;  mais  c'est  aussi 
l'homme  le  plus  passionné  pour  la  gloire  de  son 
Créateur  :  c'est  le  sujet  de  tout  ce  discours. 

PREMIER  POINT. 

Si  dans  cette  première  partie  je  vous  annonce  une 
doctrine  sévère  ;  si  je  ne  vous  prêche  autre  chose 
que  les  rigueurs  de  la  pénitence  ;  fidèles ,  ne  vous 
en  étonnez  pas.  On  ne  peut  louer  un  grand  poli- 


2<>4  II.e    PANÉGYRIQUE 

tique ,  qu'on  ne  parle  de  ses  bons  conseils  ;  ni  faire 
l'éloge  d'un  capitaine  fameux,  sans  rapporter  ses 
conquêtes.  Partant,  que  les  chre'tiens  délicats,  qui 
aiment  qu'on  les  flatte  par  une  doctrine  lâche  et 
complaisante,  n'entendent  pas  les  louanges  du  grave 
et  austère  François  de  Paule.  Jamais  homme  n'a 
mieux  compris  ce  que  nous  enseigne  saint  Augus- 
tin (0  après  les  divines  Ecritures,  que  la  vie  chré- 
tienne est  une  pénitence  continuelle.  Certes,  dans 
le  bienheureux  état  de  la  justice  originelle,  ces  mots 
fâcheux  de  mortification  et  de  pénitence  n'étoient 
pas  encore  en  usage ,  et  n'avoient  point  d'accès 
dans  un  lieu  si  agréable  et  si  innocent.  L'homme 
alors,  tout  occupé  des  louanges  de  son  Dieu,  ne 
connoissoit  pas  les  gémissemens  :  Non  gemebal,  sed 
laudabat  (2).  Mais  depuis  que  par  son  orgueil  il  eut 
mérité  que  Dieu  le  chassât  de  ce  paradis  de  délices  ; 
depuis  que  cet  ange  vengeur,  avec  son  épée  fou- 
droyante, fut  établi  à  ses  portes  pour  lui  en  empê- 
cher les  approches ,  que  de  pleurs  et  que  de  regrets  ! 
Depuis  ce  temps -là,  chrétiens,  la  vie  humaine  a  été 
condamnée  à  des  gémissemens  éternels.  Race  mau- 
dite et  infortunée  d'un  misérable  proscrit  ,  nous 
n'avons  plus  à  espérer  de  salut ,  si  nous  ne  fléchis- 
sons par  nos  larmes  celui  que  nous  avons  irrité 
contre  nous  ;  et  parce  que  les  pleurs  ne  s'accordent 
pas  avec  les  plaisirs,  il  faut  nécessairement  que  nous 
confessions  que  nous  sommes  nés  pour  la  pénitence. 
C'est  ce  que  dit  le  grave  Tertullien  ,  dans  le  Traité 
si  saint  et  si  orthodoxe  qu'il  a  fait  de  cette  ma- 

(0  Serm.  cccli ,  n.  3  ;  tom.  v ,  col.  1 35a.  —  (*)  S.  stug.  in  Ps.  xxix , 
cnar.  ii  ,  n.  1 8  \  tom.  îv  ,  col.  i 4 i  • 


DE    SAINT    FRANÇOIS    DE    PAULE.  2o5 

tière  (x).  «  Pécheur  que  je  suis,  dit  ce  grand  per- 
»  sonnage,  et  né  seulement  pour  la  pénitence  »  : 
Peccator  omnium  notarum  cîim  sîm ,  nec  ulli  rei 
nisi  pœnitentiœ  natus  ;  «  Comment  est-ce  que  je  m'en 
»  tairai ,  puisqu'Adam  même ,  le  premier  auteur  et 
»  de  notre  vie  et  de  notre  crime,  restitué  en  son  para- 
»  dis  par  la  pénitence,  ne  cesse  de  la  publier  »  :  Super 
illa  tac  ère  nonpossum,  quam  ipse  quoque  ,  et  stirpis 
humance  et  offensœ  in  Deum  princeps  Adam ,  exo- 
mologesi  restitutus  in  paradisum  suum,  nontacet. 

C'est  pourquoi  le  Fils  de  Dieu,  venant  sur  la  terre 
afin  de  porter  nos  péchés,  s'est  dévoué  à  la  péni- 
tence ;  et  l'ayant*consommée  par  sa  mort,  il  nous  a 
laissé  la  même  pratique  :  et  c'est  à  quoi  nous  nous 
obligeons  très-étroitement  par  le  saint  baptême.  Le 
baptême,  n'en  doutez  pas,  est  un  sacrement  de  pé- 
nitence, parce  que  c'est  un  sacrement  de  mort  et 
de  sépulture.  L'apôtre  ne  dit-il  pas  aux  Romains, 
qu'autant  que  nous  sommes  de  baptisés,  noussommes 
baptisés  en  la  mort  de  Jésus,  et  que  nous  sommes 
ensevelis  avec  lui?  In  morte  Christi  baptizati  estis, 
consepulti eiper  baptismum  (2).  N'est-ce  pas  ce  que  nos 
pères  représentoient  par  cette  mystérieuse  manière 
d'administrer  le  baptême?  On  plongeoit  les  hommes 
tout  entiers,  et  on  les  ensevelissoit  sous  les  eaux.  Et 
comme  les  fidèles  les  voyoient  se  noyer,  pour  ainsi 
dire ,  dans  les  ondes  de  ce  bain  salutaire ,  ils  se  les 
représentoient  tout  changés  en  un  moment  par  la 
vertu  du  Saint-Esprit,  dont  ces  eaux  étoient  ani- 
mées :  comme  si  sortant  de  ce  monde  en  même 
temps  qu'ils  disparoissoient  à  leur  vue ,  ils  fussent 
(0  De  Pœnit.  n.  i a.  —  (*)  Rom.  y.-.  3 ,  4- 


20()  II.e    PANÉGYRIQUE 

allés  mourir  et  s'ensevelir  avec  le  Sauveur,  selon  la 
parole  du  saint  apôtre  :  ConsepuUi  eiper  baptismum. 
Rendez-vous  capables,  mes  Frères,  de  ces  anciens 
sentimens  de  l'Eglise  ,  et  ne  vous  e'tonnez  pas  si  Ton 
vous  parle  souvent  de  vous  mortifier  ;  puisque  le 
sacrement  par  lequel  vous  êtes  entrés  dans  l'Eglise , 
vous  a  initiés  tout  ensemble,  et  à  la  religion  chré- 
tienne, et  à  une  vie  pénitente. 

Mais  puisque  nous  sommes  sur  cette  matière  ,  et 
d'ailleurs  que  la  Providence  divine  semble  avoir 
suscité  saint  François  de  Paule,  afin  de  renouveler 
en  son  siècle  l'esprit  de  pénitence ,  presque  entière- 
ment éteint  par  la  mollesse  des  hommes;  il  sera,  ce 
me  semble,  à  propos,  avant  que  de  vous  raconter 
ses  austérités,  de  vous  dire  en  peu  de  mots  les  rai- 
sons qui  peuvent  l'avoir  obligé  à  une  manière  de 
vivre  si  laborieuse  ;  et  tout  ensemble  de  vous  faire 
voir  qu'un  chrétien  est  un  pénitent,  qui  ne  doit 
point  donner  d'autres  bornes  à  ses  mortifications , 
que  celles  qui  termineront  le  cours  de  sa  vie.  En 
"voici  la  raison  solide,  que  je  tire  de  saint  Augustin , 
dans  une  excellente  homélie  qu'il  a  faite  de  la  péni- 
tence (0.  H  y  a  deux  sortes  de  chrétiens  :  les  uns  ont 
perdu  la  candeur  de  l'innocence  baptismale,  et  les 
autres  l'ont  conservée;  quoiqu'à  notre  grande  honte, 
le  nombre  de  ces  derniers  soit  si  petit  dans  le  monde, 
qu'à  peine  doivent-ils  être  comptés.  Or  les  uns  et  le* 
autres  sont  obligés  à  la  pénitence  jusqu'au  dernier 
soupir  ;  et  partant ,  la  vie  chrétienne  est  une  péni- 
tence continuelle. 

Car,  pour  nous  autres  misérables  pécheurs,  qui 

(l)  Sam.  cccli,  n.  3  et  setj.  tom.  v,  col.  i35a. 


DE    SAIST    FRANÇOIS    DE    PAULE.  20T 

nous  sommes  dépouillés  de  Jésus-Christ  dont  nous 
avions  élé  revêtus  par  le  saint  baptême ,  et  qui ,  no- 
nobstant tant  de  confessions  réitérées,  retournons 
toujours  à  nos  mêmes  crimes,  quelles  larmes  assez 
amères ,  et  quelles  douleurs  assez  véhémentes  peu- 
vent égaler  notre  ingratitude?  N'avons -nous  pas 
juste  sujet  de  craindre  que  la  bonté  de  Dieu ,  si  in- 
dignement méprisée ,  ne  se  tourne  en  une  fureur 
implacable  ?  Que  si  sa  juste  vengeance  est  si  grande 
contre  les  Gentils ,  qui  ne  sont  jamais  entrés  dans 
son  alliance,  sa  colère  ne  sera-t-elle  pas  d'autant 
plus  redoutable  pour  nous,  qu'il  est  plus  sensible  à 
un  père  d'avoir  des  enfans  perfides,  que  d'avoir  de 
mauvais  serviteurs  ?  Donc  si  la  justice  divine  est  si 
fort  enflammée  contre  nous,  puisqu'il  est  impossible 
que  nous  lui  puissions  résister,  que  reste-t-il  à  faire 
autre  chose ,  sinon  de  prendre  son  parti  contre  nous- 
mêmes,  et  de  venger  par  nos  propres  mains  les  mys- 
tères de  Jésus  violés,  et  son  sang  profané,  et  son 
Saint-Esprit  affligé,  comme  parlent  les  Ecritures  ('), 
et  sa  Majesté  offensée?  C'est  ainsi,  c'est  ainsi,  chré- 
tiens, que  prenant  contre  nous  le  parti  de  la  justice 
divine,  nous  obligerons  sa  miséricorde  à  prendre 
notre  parti  contre  sa  justice.  Plus  nous  déplorerons 
la  misère  où  nous  sommes  tombés,  plus  nous  nous 
rapprocherons  du  bien  que  nous  avons  perdu  :  Dieu 
recevra  en  pitié  le  sacrifice  du  cœur  contrit ,  que 
nous  lui  offrirons  pour  la  satisfaction  de  nos  crimes 
et  sans  considérer  que  les  peines  que  nous  nous  im- 
posons ne  sont  pas  une  vengeance  proportionnée , 
ce  bon  père  regardera  seulement  qu'elle  est  volon- 
0)  Heb.  x.  39. 


208  II.e    PANÉGYRIQUE 

taire.  Ne  cessons  donc  jamais  de  répandre  des  larmes 
si  fructueuses  :  frustrons  l'attente  du  diable  par  la 
perséve'rance  de  notre  douleur,  qui  étant  subrogée 
en  la  place  d'un  tourment  d'une  éternelle  durée, 
doit  imiter  en  quelque  sorte  son  intolérable  perpé- 
tuité, en  s'étendant  du  moins  jusqu'à  notre  der- 
nière agonie. 

Mais  s'il  y  avoit  quelqu'un  dans  le  monde ,  qui  eût 
conservé  jusqu'à  cette  heure  la  grâce  du  saint  bap- 
tême, ô  Dieu,  le  rare  trésor  pour  l'Eglise  !  Toute- 
fois qu'il  ne  pense  pas  qu'il  soit  exempt  pour  cela 
de  la  loi  indispensable  de  la  pénitence.  Qui  ne  trem- 
bleroitpas,  chrétiens,  en  entendant  les  gémissemens 
des  âmes  les  plus  innocentes?  Plus  les  saints  s'avan- 
cent dans  la  vertu ,  plus  ils  déplorent  leurs  dérégle- 
mens,  non  par  une  humilité  contrefaite,  mais  par 
un  sentiment  véritable  de  leurs  propres  infirmités. 
En  voulez-vous  savoir  la  raison  ?  Voici  celle  de  saint 
Augustin  ,  prise  des  Ecritures  divines  ;  c'est  que  nous 
avons  un  ennemi  domestique  avec  lequel  si  nous 
sommes  en  paix,  nous  ne  sommes  point  en  paix 
avec  Dieu.  Et  par  combien  d'expériences  sensibles 
pourrois-je  vous  faire  voir,  que ,  depuis  notre  pre- 
mière enfance  jusqu'à  la  fin  de  nos  jours ,  nous  avons 
en  nous-mêmes  certaines  passions  malfaisantes,  et 
une  inclination  au  mal ,  que  l'apôtre  appelle  la  con- 
voitise (0,  qui  ne  nous  donne  aucun  relâche?  Il  est 
vrai  que  les  saints  la  surmontent  :  mais  bien  qu'elle 
soit  surmontée ,  elle  ne  laisse  pas  de  combattre. 
Dans  un  combat  si  long,  si  opiniâtre ,  l'ennemi  nous 
attaquant  de  si  près,  si  nous  donnons  des  coups, 

(')  Rom.  ru.  8. 

nous 


DE    SAINT    FRANÇOIS    DE    PAULE.  209 

nous  en  recevons  :  Percutimus  et  perculimur,  dit 
saint  Augustin  (0,  «  En  blessant,  nous  sommes 
»  blessés  »  ;  et  encore  que  dans  les  saints  ces  bles- 
sures soient  légères,  et  que  chacune  en  particulier 
n'ait  pas  assez  de  malignité  pour  leur  faire  perdre 
la  vie ,  elles  les  accableroient  par  leur  multitude , 
s'ils  n'y  remédioient  par  la  pénitence. 

Ha  !  quel  déplaisir  à  une  ame  vraiment  touchée 
de  l'amour  de  Dieu ,  de  sentir  tant  de  répugnance 
à  faire  ce  qu'elle  aime  le  mieux  ?  Combien  répand- 
elle  de  larmes,  agitée  en  elle-même  de  tant  de  di- 
verses affections  qui  la  sépareroient  de  son  Dieu,  si 
elle  se  laissoit  emporter  à  leur  violence?  C'est  ce 
qui  afflige  les  saints  ;  de  là  leurs  plaintes  et  leurs 
pénitences  ;  de  là  cette  sainte  haine  qu'ils  ont  pour 
eux-mêmes  ;  de  là  cette  guerre  cruelle  et  innocente 
qu'ils  se  déclarent.  Imaginez-vous,  chrétiens,  qu'un 
traître  ou  un  envieux  tâche  de  vous  animer  par  de 
faux  rapports  contre  vos  amis  les  plus  affidés.  Com- 
bien souffrez-vous  de  contrainte,  lorsque  vous  êtes 
en  sa  compagnie  ?  Avec  quels  yeux  le  regardez- 
vous,  ce  perfide,  ce  déloyal,,  qui  veut  vous  ravir  ce 
que  vous  avez  de  plus  cher?  Et  quels  sont  donc  les 
transports  des  amis  de  Dieu,  sentant  l'amour-propre 
en  eux-mêmes,  qui  par  toutes  sortes  de  flatteries  les 
sollicite  de  rompre  avec  Dieu?  Cette  seule  pensée 
leur  fait  horreur.  C'est  elle  qui  les  arme  contre  leur 
propre  chair  :  ils  deviennent  inventifs  à  se  tour- 
menter., 

Regardez ,  fidèles ,  regardez  le  grand  et  l'incom- 
parable François  de  Paule.  O  Dieu  éternel ,  que  di- 

(0  Serm.  CCCu,  n.  6  ;  tom.  v,  col.  i356. 

Bossuex.  XVI.  J/j. 


2IO  IL'    PANÉGYRIQUE 

rai-je  ,  et  par  où  entrerai-je  dans  l'éloge  de  sa  péni- 
tence ?  Qu'admirerai  -  je  le  plus,  ou  qu'il  l'ait  si  tôt 
commencée ,  ou  qu'il  l'ait  fait  durer  si  long-temps 
avec  une  pareille  vigueur?  Sa  tendre  enfance  l'a  vu 
naître ,  sa  vieillesse  la  plus  décrépite  ne  l'a  jamais 
vu  relâchée.  Par  l'une  de  ces  entreprises  il  a  imité 
Jean-Baptiste  ;  et  par  l'autre  il  a  égalé  les  Paul ,  les 
Antoine ,  les  Hilarion. 

Ce  vieillard  vénérable,  que  vous  voyez  marcher 
avec  une  contenance  si  grave  et  si  simple ,  soute- 
nant d'un  bâton  ses  membres  cassés  ;  il  y  a  soixante 
et  dix-neuf  ans  qu'il  fait  une  pénitence  sévère.  Dans 
sa  treizième  année  il  quitta  la  maison  paternelle;  il 
se  jeta  dès-lors  dans  la  solitude ,  il  embrassa  dès-lors 
les  austérités.  A  quatre-vingt-onze  ans,  ni  les  veilles, 
ni  les  fatigues ,  ni  l'extrême  caducité  ne  lui  ont  pu 
encore  faire  modérer  l'étroite  sévérité  de  sa  vie, 
que  Dieu  n'a  étendue  si  long-temps,  quafin  de  nous 
fairevoir  une  persévérance  incroyable.  Il  fait  un 
carême  éternel  ;  et  durant  ce  carême,  il  semble  qu'il 
ne  se  nourrisse  que  d'oraisons  et  de  jeûnes.  Un  peu 
de  pain  est  sa  nourriture ,  de  l'eau  toute  pure  étan- 
che  sa  soif  :  à  ses  jours  de  réjouissance ,  il  y  ajoute 
quelque  légume.  Voilà  les  ragoûts  de  François  de 
Paule.  En  santé  et  en  maladie ,  tel  est  son  régime 
de  vie  ;  et  dans  une  vie  si  austère ,  il  est  plus  con- 
tent que  les  rois.  Il  dit  qu'il  importe  peu  de  quoi 
on  sustente  ce  corps  mortel ,  que  la  foi  change  la 
nature  des  choses ,  que  Dieu  donne  telle  vertu  qu'il 
*hii  plaît  aux  nourritures  que  nous  prenons,  et  que 
pour  ceux  qui  mettent  leur  espérance  en  lui  seul , 
tout  est  bon ,  tout  est  salutaire  :  et  c'est:  pour  con- 


DE    SAINT    FRANÇOIS    DE    PAULE.  211 

fondre  ceux  qui ,  voulant  se  dispenser  de  la  morti- 
fication commune ,  se  figurent  de  vaines  appréhen- 
sions, afin  de  les  faire  servir  d'excuse  à  leur  délica- 
tesse affectée. 

Que  vous  dirai-je  ici  de  l'austérité  de  son  jeûne? 
Il  ne  songe  à  prendre  sa  réfection,  que  lorsqu'il 
sent  que  la  nuit  approche.  Après  avoir  vaqué  tout 
le  jour  au  service  de  son  Créateur,  il  croit  avoir 
quelque  droit  de  penser  à  l'infirmité  de  la  nature. 
Il  traite  son  corps  comme  un  mercenaire  à  qui  il 
donne  son  pain.  De  peur  de  manger  pour  le  plaisir, 
il  attend  la  dernière  nécessité  :  par  une' nourriture 
modique  il  se  prépare  à  un  sommeil  léger,  louant 
la  munificence  divine  de  ce  quelle  le  sustente  de  peu. 
Qu'est-il  nécessaire  de  vous  raconter  ses  autres 
austérités?  Sa  vie  est  égale  partout  ;  toutes  les  par- 
ties en  sont  réglées  par  la  discipline  de  la  péni- 
tence. Demandez-lui  la  raison  d'une  telle  sévérité? 
Il  vous  répondra  avec  l'apôtre  saint  Paul  (0  :  «  Ne 
»  pensez  pas,  mes  Frères,  que  je  travaille  en  vain  »  : 
Sic  curro  ,  non  quasi  in  incerlum.  Et  que  faites- 
vous  donc,  grand  François  de  Paule?  Ha!  dit -il, 
«  Je  châtie  mon  corps  »  :  Castigo  corpus  meum.  O 
le  soin  inutile,  diront  les  fols  amateurs  du  siècle! 
Mais  par  ce  moyen ,  dit  saint  Paul ,  et  après  lui 
notre  saint,  par  ce  moyen  «  Je  réduis  en  servitude 
»  ma  chair  »  :  In  servitutem  corpus  meum  redigo.  Et 
pourquoi  se  donner  tant  de  peines?  «  C'est  de  peur, 
»  dit-il,  qu'après  avoir  enseigné  les  autres,  moi- 
»  même  je  ne  sois  réprouvé  »  :  Ne  forte  cum  aliis 
prœdicaverim  >  ipse  reprobus  efficiar.  Je  me  per- 
(0  /.  Cor.  ix.  26,  27. 


212  II.e    PANÉGYRIQUE 

drois  par  l'amour  de  moi  -  même  ;  par  la  haine  de 
moi-même  je  me  veux  sauver  :  je  ne  prends  pas  ce 
que  le  monde  appelle  commodités ,  de  peur  que  par 
un  chemin  si  glissant  je  ne  tombe  insensiblement 
dans  les  voluptés.  Puisque  l'amour-propre  me  presse 
si  fort ,  je  veux  me  roidir  au  contraire  :  pressé  plus 
vivement  par  la  charité  de  Jésus-Christ,  de  crainte 
de  m'aimer  trop ,  je  me  persécute. 

C'est  ainsi  que  nos  pères  ont  été  nourris.  L'Eglise 
dès  son  berceau  a  eu  des  persécuteurs;  et  plusieurs 
siècles  se  sont  passés ,  pendant  lesquels  les  puissan- 
ces du  monde  faisoient ,  pour  ainsi  dire  ,  continuel- 
lement rejaillir  sur  elle  le  sang  de  ses  propres  en- 
fans.  Dieu  la  vouloit  élever  de  la  sorte,  dans  les 
hasards  et  dans  les  combats,  et  parmi  de  durs  exer- 
cices, de  peur  qu'efféminée  par  l'amour  des  plaisirs 
de  la  terre ,  elle  n'eût  pas  le  courage  assez  ferme , 
ni  digne  des  grandeurs  auxquelles  elle  étoit  appe- 
lée. Sectateurs  d'une  doctrine  établie  par  tant  de 
supplices,  s'il  étoit  coulé  en  nos  veines  une  goutte 
du  sang  de  nos  braves  et  invincibles  ancêtres,  nous 
ne  soupirerions  pas,  comme  nous  faisons,  après  ces 
molles  délices  qui  énervent  la  vigueur  de  notre  foi, 
et  font  tomber  par  terre  cette  première  générosité 
du  christianisme. 

Quelle  est  ici  votre  pensée ,  chrétiens  ?  Vous  dites 
que  ces  maximes  sont  extrêmement  rigoureuses.  Elles 
ne  m'étonnent  pas  moins  que  vous  :  toutefois  je  ne 
puis  vous  dissimuler  qu'elles  sont  extrêmement  chré- 
tiennes. Jésus,  notre  Sauveur,  dont  nous  faisons 
gloire  d'être  les  disciples,  après  nous  les  avoir  an- 
noncées ,  les  u  confirmées  par  sa  mort ,  et  nous 


DE    SAINT     T-RANÇOIS    DE    TAULE.  2l3 

les  a  laissées  par  son  testament.  Regardez  -  le  au 
jardin  des  Olives ,  c'est  une  pieuse  remarque  de 
saint  Augustin  ;  toutes  les  parties  de  son  corps 
furent  teintes  par  cette  myste'rieuse  sueur.  «  Que 
»  veut  dire  cela,  dit  saint  Augustin  (0?  C'est  qu'il 
»  avoit  dessein  de  nous  faire  voir  que  l'Eglise ,  qui 
»  est  son  corps ,  devoit  de  toutes  parts  dégoutter  de 
»  sang»  :  Quid  ostendebat,  quando  per  corpus  oran- 
lis  globi  sanguinis  deslillabanl *  nisi  quia  corpus 
ejus  j,  quod  est  Ecclesia  ,  martyrum  sanguine  jam 
fluebat  ? 

Vous  me  direz  peut-être,  que  les  persécutions 
sont  cessées.  Il  est  vrai ,  les  persécutions  sont  ces- 
sées, mais  les  martyres  ne  sont  pas  cessés.  Le  mar- 
tyre de  la  pénitence  est  inséparable  de  la  sainte 
Eglise.  Ce  martyre ,  à  la  vérité ,  n'a  pas  un  appareil 
si  terrible;  mais  ce  qui  semble  lui  manquer  du  côté 
de  la  violence ,  il  le  récompense  par  la  durée.  Pen- 
dant toute  l'étendue  des  siècles,  il  faut  que  l'Eglise 
dégoutte  de  sang;  si  ce  n'est  du  sang  que  répand  la 
tyrannie  ,  c'est  du  sang  que  verse  la  pénitence. 
«  Les  larmes,  selon  la  pensée  de  saint  Augustin  (2) , 
»  sont  le  sang  le  plus  pur  de  l'ame  »  :  Sanguis  animœ 
per  lacrymas  projluat.  C'est  ce  sang  qu'épanche  la 
pénitence.  Et  pourquoi  ne  comparerai-je  pas  la  pé- 
nitence au  martyre  ?  Autant  que  les  saints  retran- 
chent de  mauvais  désirs ,  ne  se  font-ils  pas  autant  de 
salutaires  blessures?  En  déracinant  l'amour-propre, 
ils  arrachent  comme  un  membre  du  cœur,  selon  le 
précepte  de  l'Evangile.  Car  l'amour-propre  ne  tient 

(*)  Enar.  in  Psal.  t,xxxv,  n.  1  j  loin.  1Y,  col.  902.  —  (2)  Serm. 
cccli,  n.  7;  tom.v,  col.  i356. 


2l4  H«c    PANÉGYRIQUE 

pas  moins  au  cœur,  que  les  membres  tiennent  au 
corps  :  c'est  le  vrai  sens  de  cette  parole  :  «  Si  votre 
»  main  droite  vous  scandalise,  coupez,  tranchez,  dit 
»  le  Fils  de  Dieu  »  :  Abscide  illami1).  C'esl-à-dire,  si 
nous  l'entendons,  qu'il  faut  porter  le  couteau  jus- 
qu'au cœur,  jusqu'aux  plus  intimes  inclinations.  L'a- 
pôtre a  prononcé  pour  tous  les  hommes  et  pour 
tous  les  temps ,  que  «  tous  ceux  qui  veulent  vivre 
»  pieusement  en  Je'sus -Christ,  souffriront  persécu- 
»  tion  »  :  Omnes  qui  pie  volunt  vivere  in  Christo 
Jesiij  persecutionem  patienlur  (2).  Ainsi,  au  défaut 
des  tyrans,  les  saints  se  persécutent  eux-mêmes; 
tant  il  est  nécessaire  que  l'Eglise  souffre.  Une  haine 
injuste  et  cruelle  animoit  les  empereurs  contre  les 
gens  de  bien  :  une  sainte  haine  anime  les  gens  de 
bien  contre  eux-mêmes. 

O  nouveau  genre  de  martyre,  où  le  martyr  pa- 
tient et  le  persécuteur  sont  également  agréables;  où 
Dieu,  d'une  même  main,  soutient  celui  qui  souffre, 
et  couronne  celui  qui  persécute.  C'est  le  martyre  de 
saint  François ,  c'est  où  il  a  paru  invincible  ;  et 
quoique  vous  l'ayez  déjà  vu  dans  ce  que  je  vous  ai 
rapporté  de  sa  vie ,  il  faut  encore  ajouter  un  trait  au 
tableau  que  j'ai  commencé  de  sa  pénitence,  et  puis 
nous  passerons  à  sa  charité. 

Je  dis  donc  qu'il  y  a  deux  choses  qui  composent 
la  pénitence  ;  la  mortification  du  corps  et  l'abaisse- 
ment de  l'esprit,  Caria  pénitence,  comme  je  l'ai 
touché  au  commencement  de  ce  discours,  est  un 
sacrifice  de  tout  l'homme,  qui,  se  jugeant  digne  du 
dernier  supplice ,  se  détruit  en  quelque  façon  de- 

(')  Marc.  ix.  4a. —  (')//.  Tint.  m.  la. 


DE    SAINT    FRANÇOIS    DE    PAULE.  2l5 

vant  Dieu.  Par  conséquent,  il  est  nécessaire,  afin 
que  le  sacrifice  soit  plein  et  entier,  de  dompter  et 
l'esprit  et  le  corps;  le  corps  par  les  mortifications, 
et  l'esprit  par  l'humilité'.  Et  d'autant  que  le  sacrifice 
est  plus  agréable,  lorsque  la  victime  est  plus  noble; 
il  ne  faut  point  douter  que  ce  ne  soit  une  action 
sans  comparaison  plus  excellente,  d'humilier  son 
esprit  devant  Dieu,  que  de  châtier  son  corps  pour 
l'amour  de  lui  :  de  sorte  que  l'humilité  est  la  partie 
la  plus  essentielle  de  la  pénitence  chrétienne.  C'est 
pourquoi  le  docte  Tertullien  donne  cette  belle  dé- 
finition à  la  pénitence  :  «  La  pénitence,  dit-il  (0, 
î)  c'est  la  science  d'humilier  l'homme  »  :  Proster- 
nendi  et  humilijlcandi  hominis  disciplina.  D'où  pas- 
sant plus  outre,  je  dis  que  si  la  vie  chrétienne  est 
une  pénitence  continuelle,  ainsi  que  nous  l'avons 
établi  par  la  doctrine  de  saint  Augustin;  ce  qui  fait 
le  vrai  pénitent,  c'est  ce  qui  fait  le  vrai  chrétien  ;  et 
partant  ,  c'est  en  l'humilité  que  consiste  la  souve- 
raine perfection  du  christianisme. 

Ainsi  ne  vous  persuadez  pas  avoir  vu  toute  la  pé- 
nitence de  François  de  FiVile ,  quand  je  vous  ai  fait 
contempler  ses  austérités  :  je  ne  vous  ai  encore  mon- 
tré que  l'écorce.  Tout  sec  et  exténué  qu'il  est  en  son 
corps  par  les  jeûnes  et  par  les  veilles ,  il  est  encore 
plus  mortifié  en  esprit.  Son  ame  est  en  quelque 
sorte  plus  exténuée  ;  elle  est  entièrement  vide  de 
ces  vaines  pensées  qui  nous  enflent.  Dans  une  pureté 
angélique  ,  dans  une  vertu  si  constante ,  si  con- 
sommée, il  se  compte  pour  un  serviteur  inutile,  il 
s'estime  le  moindre  de  tous  ses  frères.  Le  souverain 

(0  De  Pœnit.n.Q. 


ai6  ll.e    PANÉGYRIQUE 

pontife  lui  parle  de  le  faire  prêtre  :  François  de 
Paule  est  effrayé  du  seul  nom  de  prêtre.  Ha  !  faire 
prêtre  un  pécheur  comme  moi!  Cette  proposition 
le  fait  trembler  jusqu'au  fond  de  l'ame.  O  confusion 
de  notre  siècle  !  Des  hommes  tout  sensuels  comme 
nous ,  se  présentent  audacieusement  à  ce  redoutable 
ministère,  dont  le  seul  nom  épouvante  cet  ange  ter- 
restre !  Pour  les  honneurs  du  siècle,  jamais  homme 
les  a-t-il  plus  méprisés?  Il  ne  peut  seulement  com- 
prendre pour  quelle  raison  on  les  nomme  honneurs. 
O  Dieu,  quel  coup  de  tonnerre  fut-ce  pour  lui ,  lors- 
qu'on lui  apporta  la  nouvelle  que  le  roi  Louis  XI  le 
vouloit  avoir  à  sa  Cour;  que  le  pape  lui  ordonnoit 
d'y  aller,  et  auparavant  de  passer  à  Rome  !  Combien 
regretta-t-dl  la  douce  retraite  de  sa  solitude ,  et  la 
bienheureuse  obscurité  de  sa  vie!  Et  pourquoi,  di- 
soit-il ,  pourquoi  faut-il  que  ce  pauvre  hermite  soit 
connu  des  grands  de  la  terre?  Hé!  dans  quel  coin 
pourrai-je  dorénavant  me  cacher,  puisque  dans  les 
déserts  même  de  la  Calabre  je  suis  connu  par  un 
roi  de  France? 

C'est  ici,  chrétiens,  où  je  vous  prie  de  vous  ren- 
dre attentifs  à  ce  que  va  faire  François  de  Paule  : 
voici  le  plus  grand  miracle  de  ce   saint  homme. 
Certes  je  ne  m'étonne  plus  qu'il  ait  tant  de  fois  passé 
au  milieu  des  flammes ,  sans  en  avoir  été  offensé;  ni 
de  ce  que ,  domptant  la  fureur  de  ce  terrible  détroit 
de  Sicile,  fameux  par  tant  de  naufrages,  il  ait  trouvé 
sur  son  seul  manteau ,   l'assurance   que  les   plus 
adroits  nautonniers  ne  pouvoient  trouver  dans  leurs 
grands  navires.  La  Cour  qu'il  a  surmontée,  a  des 
flammes  plus  dévorantes,  elle  a  des  écueils  plus  dan- 


DE    SAINT    FRANÇOIS    DE    PAULE.  1 1 J 

gereux;  et  bien  que  les  inventions  hardies  de  l'ex- 
pression poétique  n'aient  pu  nous  représenter  la  mer 
de  Sicile ,  si  horrible  que  la  nature  l'a  faite ,  la  Cour 
a  des  vagues  plus  furieuses,  des  abîmes  plus  creux, 
et  des  tempêtes  plus  redoutables.  Comme  c'est  de 
la  Cour  que  dépendent  toutes  les  affaires ,  et  que 
c'est  aussi  là  qu'elles  aboutissent,  l'ennemi  du  genre 
humain  y  jette  tous  ses  appas ,  y  étalé  toute  sa 
pompe.  Là  est  l'empire  de  l'intérêt;  là  est  le  théâtre 
des  passions;  là  elles  se  montrent  les  plus  violentes; 
là  elles  sont  les  plus  déguisées.  Voici  donc  François 
de  Paule  dans  un  nouveau  monde.  Il  regarde  ce 
mouvement  ,  ces  révolutions  ,  cet  empressement 
éternel ,  et  uniquement  pour  des  biens  périssables , 
et  pour  une  fortune  qui  n'a  rien  de  plus  assuré  que 
sa  décadence  ;  il  croit  que  Dieu  ne  l'a  amené  en 
ce  lieu ,  que  pour  connoître  mieux  jusqu'où  se  peut 
porter  la  folie  des  hommes. 

A  Rome,  le  pape  lui  rend  des  honneurs  extraor- 
dinaires; tous  les  cardinaux  le  visitent.  En  France, 
trois  grands  rois  le  caressent;  et  après  cela,  je  vous 
laisse  à  penser  si  tout  le  monde  lui  applaudit.  A. 
peine  peut-il  comprendre  pourquoi  on  le  respecte 
si  fort.  Il  ne  s'élève  point  parmi  des  faveurs  si  ines- 
pérées; c'est  toujours  le  même  homme,  toujours 
humble,  toujours  soumis.  Il  parle  aux  grands  et  aux 
petits  avec  la  même  franchise ,  avec  la  même  liberté  : 
il  traite  avec  tous  indifféremment,  par  des  discours 
simples,  mais  bien  sensés,  qui  ne  tendent  qu'à  la 
gloire  de  Dieu,  et  au  salut  de  leurs  âmes.  O  person- 
nage vraiment  admirable!  Doux  attraits  de  la  Cour, 
combien  avez-vous  corrompu  d'innocens?  ceux  qui 


2l8  II. e    PANÉGYRIQUE 

vous  ont  goûtés  ne  peuvent  presque  goûter  autre 
chose.  Combien  avons-nous  vu  de  personnes,  je  dis 
même  des  personnes  pieuses,  qui  se  laissoient  comme 
entraîner  à  la  Cour,  sans  dessein  de  s'y  engager? 
Oh  non,  ils  se  donneront  bien  de  garde  de  se  lais- 
ser ainsi  captiver.  Enfin  l'occasion  s'est  présente'e 
belle ,  le  moment  fatal  est  ve nu  ,  la  vague  les  a  pous- 
sés, et  les  a  emportés  ainsi  que  les  autres.  Ils  n'é- 
toient  venus,  disoient-ils,  que  pour  être  spectateurs 
de  la  comédie  ;  à  la  lin ,  à  force  de  la  regarder ,  ils 
en  ont  trouvé  l'intrigue  si  belle ,  qu'ds  ont  voulu 
jouer  leur  personnage.  La  piété  même  s'y  glisse, 
souvent  elle  ouvre  des  entrées  favorables  ;  et  après 
que  l'on  a  bu  de  cette  eau ,  tout  le  monde  le  dit , 
les  histoires  le  publient ,  l'ame  est  toute  changée  par 
une  espèce  d'enchantement  :  c'est  un  breuvage 
charmé,  qui  enivre  les  plus  sobres. 

Cependant  l'incomparable  François  de  Paule  est 
solitaire  jusqucdansla  Coiir  :  rien  ne  l'ébranlé ,  rien 
ne  l'émeut;  il  ne  demande  rien ,  il  ne  s'empresse  de 
rien ,  non  pas  même  pour  l'établissement  de  son 
ordre  ;  il  s'en  remet  à  la  Providence.  Pour  lui,  il  ne 
fait  que  ce  qu'il  a  à  faire ,  d'instruire  ceux  que  Dieu 
lui  envoie,  et  d'édifier  l'Eglise  par  ses  bons  exem- 
ples. Je  pense  que  je  ne  dirai  rien  qui  soit  éloigné 
de  la  vérité,  si  je  dis  que  la  Cour  de  Louis  XI  devoit 
être  la  plus  raffinée  de  l'Europe  :  car  s'il  est  vrai  que 
l'humeur  du  prince  règle  les  passions  de  ses  courti- 
sans, sous  un  prince  si  rusé  tout  le  monde  raffinoit 
sans  doute  ;  c'étoit  la  manie  du  siècle,  c'étoit  la 
fantaisie  de  la  Cour.  François  de  Paule  regarde  leurs 
souplesses  avec  un  certain  mépris.  Pour  lui,  bien 


DE    SAINT    FRANÇOIS    DE    l'ABLE.  H.IQ 

qu'il  soit  obligé  de  converser  souvent  avec  eux  ,  il 
conserve  cette  bonté  si  franche  et  si  cordiale,  et 
cette  naïve  enfance  de  son  innocente  simplicité. 
Chacun  admire  une  si  grande  candeur ,  et  tout  le 
monde  demeure  d'accord  qu'elle  vaut  mieux  que 
toutes  les  finesses. 

Ici  il  me  vient  une  pensée  :  de  considérer  lequel 
a  l'ame  plus  grande  et  plus  royale,  de  Louis,  ou  de 
François  de  Paule.  Oui,  .j'ose  comparer  un  pauvre 
moine  avec  un  des  plus  grands  rois  et  des  plus  poli- 
tiques, qui  ait  jamais  porté  la  couronne;  et  sans 
délibérer  davantage ,  je  donne  la  préférence  à  l'hum- 
ble François.  En  quoi  mettons-nous  la  grandeur  de 
l'ame?  Est-ce  à  prendre  de  nobles  desseins  ?  Tous 
ceux  de  Louis  sont  enfermés  dans  la  terre  :  François 
ne  trouve  rien  qui  soit  digne  de  lui ,  que  le  ciel.  Louis, 
pour  exécuter  ce  qu'il  prétendoit,  cherchoit  mille 
pratiques  et  mille  détours;  et  avec  sa  puissance 
royale ,  il  ne  pouvoit  si  bien  nouer  ses  intrigues ,  que 
souvent  un  petit  ressort  venant  à  manquer,  toute 
l'entreprise  ne  fût  renversée.  François  se  propose  de 
plus  grands  desseins,  et  sans  aucun  détour,  y  va 
par  des  voies  très-courtes  et  très-assurées.  Louis, 
à  ce  que  remarque  l'histoire,  avec  tous  ses  impôts 
et  tous  ses  tributs ,  à  peine  a-t-il  assez  d'argent  dans 
ses  coffres,  pour  réparer  les  défauts  de  sa  politique. 
François  rachète  tousses  péchés,  François  gagne  le 
ciel  par  ses  larmes  et  par  de  pieux  désirs;  ce  sont 
ses  richesses  les  plus  précieuses,  et  il  en  a  dans  son 
cœur  un  trésor  immense ,  et  une  sourceinfinie.  Louis, 
en  une  infinité  de  rencontres ,  est  contraint  de  plier 
sous  les  coups  de  sa  mauvaise  fortune  :  et  la  fortune 


220  II. e    PANÉGYRIQUE 

et  le  monde  sont  au-dessous  de  François.  Enfin ,  pour 
vous  faire  voir  la  royauté  de  François,  considérez 
ce  prince  qui  tremble  dans  ses  forteresses,  et  au 
milieu  de  ses  gardes.  Il  sent  approcher  une  ennemie 
qui  tranchera  toutes  ses  espérances ,  et  néanmoins 
il  ne  peut  éviter  ses  attaques.  Fidèles,  vous  enten- 
dez bien  que  c'est  de  la  mort  dont  je  parle.  Regardez 
maintenant  le  pauvre  François ,  voyez ,  voyez  si  la 
mort  lui  fait  seulement  froncer  les  sourcils  :  il  la 
contemple  avec  un  visage  riant ,  il  lui  tend  de  bon 
cœur  les  mains ,  il  lui  montre  l'endroit  où  elle  doit 
frapper  ,  il  lui  présente  cette  pourriture  du  corps. 
O  mort,  lui  dit-il ,  quoique  le  monde  t'appelle 
cruelle,  tu  ne  me  feras  aucun  mal,  tu  ne  m'ôteras 
rien  de  ce  que  j'aime  :  tu  ne  rompras  pas  le  cours 
de  mes  desseins;  au  contraire,  tune  feras  qu'achever 
l'ouvrage  que  j'ai  commencé  ;  tu  me  déferas  tout-à- 
fait  des  choses  dont  il  y  a  si  long-temps  que  je  tâche 
de  me  dépouiller;  tu  me  délivreras  de  ce  corps.  O 
mort,  je  t'en  remercie  :  il  y  a  près  de  quatre-vingts 
ans  que  je  travaille  moi-même  à  m'en  décharger. 

O  fermeté  invincible  de  François  de  Paule  !  ô 
grande  ame  et  vraiment  royale  !  Que  les  rois  de  la 
terre  se  glorifient  dans  leur  vaine  magnificence  :  il 
n'y  a  point  de  royauté  pareille  à  celle  de  François 
de  Paule.  Il  règne  sur  ses  appétits  :  il  est  paisible, 
il  est  satisfait.  La  vie  la  plus  heureuse ,  est  celle  qui 
appréhende  le  moins  la  mort.  Et  qui  de  nous  aime 
si  fort  le  monde ,  qu'il  ne  désirât  plutôt  de  mourir 
comme  le  pauvre  François  de  Paule,  que  comme  le 
roi  Louis  XI?  Que  si  nous  voulons  mourir  comme 
lui ,  il  faudroit  vivre  aussi  comme  lui.  Sa  vie  a  donc 


DE    SAINT    FRANÇOIS    DE    PAULE.  221 

été  bienheureuse.  Il  est  vrai  qu'il  s'est  affligé  par  di- 
verses austérités  ;  mais  souffrant  pour  l'amour  de 
celui  qui  seul  avoit  gagné  ses  affections,  sa  charité 
charmoit  tous  ses  maux ,  elle  adoucissoit  toutes  ses 
douleurs.  O  puissance  de  la  charité!  direz -vous. 
Mais  le  voulez -vous  voir  par  l'exemple  de  saint 
François  ;  un  moment  d'audience  satisfera  ce  pieux 
désir. 

SECOND  POINT. 

Ne  vous  étonnez  pas,  chrétiens,  si  dans  une  vie 
si  dure,  si  laborieuse,  l'admirable  François  dePaule 
a  toujours  un  air  riant,  et  toujours  un  visage  con- 
tent. Il  aimoit,  et  c'est  tout  vous  dire;  parce  que, 
dit  saint  Augustin ,  «  celui  qui  aime ,  ne  travaille 
»  pas  »  :  Qui  amat,  non  laborati1).  Voyez  les  folles 
amours  du  siècle,  comme  elles  triomphent  parmi  les 
souffrances.  Or  la  charité  de  Jésus  venant  dune 
source  plus  haute,  est  aussi  plus  pressante  et  plus 
forte  :  Charitas  Christi  urget  nos.  Et  encore  que  son 
cours  soit  plus  réglé,  il  n'en  est  pas  moins  impé- 
tueux. Certes,  il  faut  l'avouer,  mes  chers  Frères,  à 
notre  grande  confusion,  que  nous  entendons  peu  ce 
que  l'on  nous  dit  de  son  énergie.  Le  langage  de 
l'amour  de  Dieu  nous  est  un  langage  barbare.  Les 
âmes  froides  et  languissantes ,  comme  les  nôtres ,  ne 
comprennent  pas  ces  discours,  qui  sont  pleins  d'une 
ardeur  si  divine  :  Non  capil  ignitum  eloquium  frigi- 
dum  pectusj  disoit  le  dévot  saint  Bernard  (2).  Si  je 
vous  dis  que  l'amour  de  Dieu  fait  oublier  toutes 

(0  In  Joan.  Tract,  xlviii,  n.   i  ;   tom.  m,  part,  il,  col.  6i4-  — 
M  In  Cant.  Serm.  lxxix,  n.  i  j  tom.  I,  col.  i544- 


222  II.e    PANÉGYRIQUE 

choses  aux  âmes  qui  en  sont  frappées  ;  si  je  vous  dis 
qu'en  étant  possédées ,  elles  en  perdent  le  soin  de 
leur  corps,  qu'elles  ne  songent  presque  plus  nia 
l'habiller,  ni  à  le  nourrir;  comme  peut-être  vous  ne 
ressentez  pas  ces  mouvemens  en  vous-mêmes,  vous 
prendrez  peut-être  ces  vérités  pour  des  rêveries 
agréables;  et  moi,  qui  suis  bien  éloigné  d'une  expé- 
rience si  sainte  ,  je  ne  pourrois  jamais  vous  parler 
des  doux  transports  de  la  charité,  si  je  n'empruntois 
les  sentimens  des  saints  Pères. 

Ecoutez  donc  le  grand  saint  Basile,  l'ornement  de 
l'Eglise  orientale,  le  rempart  de  la  foi  catholique 
contre  la  perfidie  arienne.  Voici  comme  parle  ce 
saint  évêque  :  «  Sitôt  que  quelque  rayon  de  cette 
»  première  beauté  commence  à  paroître  sur  nous, 
»  notre  esprit,  transporté  par  une  ravissante  dou- 
»  ceur,  perd  aussitôt  la  mémoire  de  toutes  ses 
»  autres  occupations  :  il  oublie  toutes  les  nécessités 
»  de  la  vie.  Nous  aimons  tellement  cet  amour  bien- 
»  heureux  et  céleste,  que  nous  ne  pouvons  plus  sen- 
»  tir  d'autres  flammes  ».  Fidèles,  que  veut-il  dire  , 
que  nous  aimons  cet  amour  tout  céleste?  Cœlestem 
illum  ac  planb  beatum  amantes  amorem  (0.  C'est 
par  l'amour  qu'on  aime  :  mais  comment  se*  peut-il 
faire  qu'on  aime  l'amour?  Ah  !  c'est  que  l'âme  fidèle, 
blessée  de  l'amour  de  son  Dieu,  aimant  elle  sent 
qu'elle  aime ,  elle  s'en  réjouit ,  elle  en  triomphe  de 
joie;  elle  commence  à  s'aimer  elle-même,  non  pas 
pour  elle-même,  mais  elle  s'aime  de  ce  qu'elle  aime 
Dieu  :  Cœlestem  illum  ac  plane  beatum  amantes  amo- 
rem. Et  cet  amour  lui  plaît  tellement,  qu'en  faisant 

(»)  In  Psal.  xliv ,  n.  6)tom.  i,p.  164. 


DE    SAINT    FRANÇOIS    DE    PAULE.  223 

toutes  ses  de'lices,  elle  regarde  tout  le  reste  avec  in- 
différence. C'est  ce  que  dit  le  tendre  et  affectueux 
saint  Bernard (0,  que  celui  qui  aime,  il  aime  :  Qui 
arnat,  amat.  Ce  n'est  pas,  ce  semble,  une  grande 
merveille.  Il  aime,  c'est-à-dire,  il  ne  sait  autre 
chose  qu'aimer;  il  aime,  et  c'est  tout,  si  vous  me 
permettez  cette  façon  de  parler  familière.  L'amour 
de  Dieu,  quand  il  est  dans  une  ame,  il  change  tout 
en  s  oi-même:  il  ne  souffre  ni  douleur,  ni  crainte,  ni 
espérance  que  celle  qu'il  donne. 

François  de  Paule ,  ô  l'ardent  amoureux  !  Il  est 
blessé ,  il  est  transporté,  on  ne  peut  le  tirer  de  sa 
chère  cellule,  parce  qu'il  y  embrasse  son  Dieu  en 
paix  et  en  solitude.  L'heure  de  manger  arrive  :  il  a 
une  nourriture  plus  agréable,  goûtant  les  douceurs 
de  la  charité.  La  nuit  l'invite  au  repos  :  il  trouve 
son  véritable  repos  dans  les  chastes  embrassemens 
de  son  Dieu.  Le  Roi  le  demande  avec  une  extrême 
impatience  :  il  a  affaire ,  il  ne  peut  quitter  ;  il  est 
renfermé  avec  Dieu  dans  de  secrètes  communica- 
tions. On  frappe  à  sa  porte  avec  violence  :  la  cha- 
rité, qui  a  occupé  tous  ses  sens  par  le  ravissement 
de  l'esprit,  ne  lui  permet  d'entendre  autre  chose, 
que  ce  que  Dieu  lui  dit  au  fond  de  son  cœur  dans 
un  saint  et  ineffable  silence.  C'est  qu'il  aime  son 
Dieu ,  et  qu'il  aime  tellement  cet  amour,  qu'il  veut 
le  voir  tout  seul  dans  son  cœur;  et  autant  qu'il  lui 
est  possible ,  il  en  chasse  tous  les  autres  mouvemens. 
Comme  chacun  parle  de  ce  qu'il  aime ,  et  que  l'ai- 
mable François  de  Paule  n'aime  que  ce  saint  et  di- 
vin amour,  aussi  ne  parle-t-il  d'autre  chose.  11  avoit 

W  In  Çant.  Serm.  Ufiun,  n.  3  j  lom.  i,  col.  x558. 


2»4  I1'e    PANÉGYRIQUE 

gravée  bien  profondément  au  fond  de  son  ame  cette 
belle  sentence  du  saint  apôtre  :  Omnia  vestra  in 
charitate  fiant  (0  :  «  Que  toutes  vos  actions  se  fas- 
»  sent  en  charité  ».  Allons  en  charité,  disoit-il ,  fai- 
sons par  charité  :  c'étoit  la  façon  de  parler  ordi- 
naire ,  que  ce  saint  homme  avoit  toujours  à  la 
bouche,  fidèle  interprète  du  cœur.  De  cette  sorte, 
tous  ses  discours  étoient  des  cantiques  de  l'amour 
divin,  qui  calmoient  tous  ses  mouvemens,  qui  en- 
flammoient  ses  pieux  désirs,  qui  charmoient  toutes 
les  douleurs  de  cette  vie  misérable. 

Mais  encore  est-il  nécessaire  que  je  tâche  de  vous 
faire  comprendre  la  force  de  cette  parole,  qui  étoit 
si  familière  au  saint  dont  nous  célébrons  les  louan- 
ges. Comprenez,  comprenez,  chrétiens,  combien 
doivent  être  divins  les  mouvemens  des  âmes  fidèles. 
L'antiquité  profane  consacroit  toutes  nos  affections, 
et  en  .faisoit  ses  divinités  ;  et  l'amour  avoit  ses  tem- 
ples dans  Rome,  pour  ne  pas  parler  en  ce  lieu  de 
ceux  de  la  peur,  et  des  autres  passions  plus  basses. 
Quand  ils  se  sentoient  possédés  de  quelque  mou- 
vement extraordinaire,  ils  croyoient  qu'il  venoit 
d'un  Dieu,  ou  bien  que  ce  désir  violent  étoit  lui- 
même  leur  Dieu  :  An  sua  cuique  Deus  fit  dira  cu- 
pido  (2)?  Permettez-moi  ce  petit  mot  d'un  auteur 
profane,  que  je  m'en  vais  tâcher  d'effacer  par  un 
passage  admirable  d'un  auteur  sacré.  Il  n'y  a  que 
les  chrétiens  qui  puissent  se  vanter  que  leur  amour 
est  un  Dieu.  «  Dieu  est  amour  ;  Dieu  est  charité  » , 
dit  le  bien-aimé  disciple  :  Deus  charitas  est  (5).  «  Et 

(»')/.  Cor.  xvi.  i4-  —  W  Vir%.  Mneid.lib.ix,v.  i85.  —  [3)I.Joan. 
iv.  16. 

»  puisque 


DE    SAINT    FRANÇOIS    DE    PAULE.  22  3 

»  puisque  Dieu  est  charité,  poursuit-il,  celui  qui 
:>  demeure  en  charité,  demeure  en  Dieu,  et  Dieu 
»  en  lui  »  :  Et  qui  manet  in  charitate ,  in  Deo  ma- 
net,  et  Deus  in  eo.  O  divine  théologie!  Compren- 
drons-nous bien  ce  mystère?  Oui,  certes,  nous  le 
comprendrons  avec  l'assistance  divine,  en  suivant 
les  vestiges  des  anciens  docteurs. 

Pour  cela,  élevez  vos  esprits  jusqu'aux  choses  les 
plus  hautes,  que  la  foi  chrétienne  nous  représente. 
Contemplez  dans  la  Trinité  adorable  le  Père  et  le 
Fils,  qui,  enflammés  l'un  pour  l'autre  par  le  même 
amour ,  produisent  un  torrent  de  flammes ,  un 
amour  personnel  et  subsistant,  que  l'Ecriture  ap- 
pelle le  Saint-Esprit  ;  amour  qui  est  commun  au 
Père  et  au  Fils ,  parce  qu'il  procède  du  Père  et  du 
Fils.  C'est  ce  Dieu  qui  est  charité ,  selon  que  dit 
l'apôtre  saint  Jean  :  Deus  charitas  est.  Car  de  même 
que  le  Fils  de  Dieu  procédant  par  intelligence,  il 
est  intelligence,  et  par  soi;  ainsi  le  Saint-Esprit 
procédant  par  amour,  est  amour.  C'est  pourquoi  le 
dévot  saint  Bernard  voulant  nous  exprimer  que  le 
Saint-Esprit  est  amour,  il  l'appelle  le  baiser  de  la 
bouche  de  Dieu  ,  un  fleuve  de  joie,  un  fleuve  de  vin 
pur,  un  fleuve  de  feu  céleste,  un  qui  vient  de  deux, 
qui  unit  les  deux ,  lien  vital  et  vivant  :  Unus  ex  duo- 
bus,  uniens  ambos,  vivijicum  gluten  (0.  En  quoi  il 
suit  la  profonde  théologie  de  son  maître  saint  Au- 
gustin, qui  appelle  le  Saint-Esprit  le  lien  commun 

(')  In  Cant.  Serm.  vm ,  n.  2  ;  tom.  1,  col.  Ia85.  In  Ascens.  Dom. 
Serm.v,  n.  i3;  tom.  1,  col.  926.  In  Fest.  Peut.  Serm.  ni,  n.  1  ; 
tom.  1,  col.  g33. 

BOSSUET.   XYI.  l5 


220*  II. e    PANÉGYRIQUE 

du  Père  et  du  Fils  C1)  :  et  de  là  vient  que  les  Pères 
l'ont  appelé  le  saint  comple'ment  de  la  Trinité  (2)  ; 
d'autant  que  l'union ,  c'est  ce  qui  achève  les  choses  : 
tout  est  accompli  quand  l'union  est  faite,  on  ne  peut 
plus  rien  ajouter.  * 

C'est  donc  ce  Dieu  charité,  qui  est  l'amour  du 
Père  et  du  Fils,   qui  descendant  en  nos  cœurs  y 
opère  la  charité.  «  Celui,  dit  saint  Augustin,  qui 
»  lie  la  société  du  Père  et  du  Fils ,  c'est  lui  qui  lie 
»  la  société  et  entre  nous,  et  avec  le  Père  et  le  Fils. 
»  Ils  nous  réduisent  en  un  par  le  Saint-Esprit,  qui 
»  est  commun  à  l'un  et  à  l'autre ,  qui  est  Dieu ,  et 
j)  amour  de  Dieu  »  :  Quod  ergo  commune  est  Patri 
et  Filio  s  per  hoc  nos  voluerunt  habere  communio- 
nem  et  inter  nos  et  secum ,  et  per  illud  donum  nos 
colligere  in  unum  quod  ambo  habent  unum ,  hoc  est, 
per  Spiritum  sanctum  Deum  et  donum  Dei  (3).  C'est 
donc  le  Saint-Esprit ,  qui  étant  dès  l'éternité  le  lien 
du  Père  et  du  Fils,  puis  se  communiquant  à  nous 
par  une  miséricordieuse  condescendance,  nous  at- 
tache premièrement  à  Dieu  par  un  pur  amour,  et 
par  le  même  nœud  nous  unit  les  uns  aux  autres. 
Telle  est  l'origine  de  la  charité ,  qui  est  la  chaîne 
qui  lie  toutes  choses  :  c'est  ce  Dieu  charité.  Il  n'est 
pas  plutôt  en  nos  âmes,  que  lui ,  qui  est  amour  et 
charité,  il  les  embrase  de  ses  feux,  il  y  coule  un 
amour  qui  lui  ressemble  en  quelque  sorte  :  à  cause 
qu'il  est  le  Dieu  charité ,  il  nous  donne  la  charité. 

W  S.  Aug.  Serm.  lxxi,  n.  18  ;  tom.  v  ,col.  $92.  Serm.  ccxm,  n.  6; 
tom.  v,  col.  94 1.  Enchir.  cap.  hv\ ,  n.  i5;  tom.  vi,  col.  317.-— 
(*)i£  Basil,  lib.  de  Spir.  sancto,  cap.  xvin,  n.  45 j  tom.  m,  p.  38. 
(3)  S.  Aug.  Serm.  lxxi,  n.  18  j  tom.  v,  col.  3g2. 


DE    SAINT    FRANÇOIS    DE    PAULE.  22T 

Remplis  de  cet  amour,  qui  procède  du  Père  et  du 
Fils,  nous  aimons  le  Père  et  le  Fils,  et  nous  aimons 
aussi  avec  le  Père  et  le  Fils  cet  amour  bienheureux 
qui  nous  fait  aimer  le  Père  et  le  Fils,  dit  saint  Au- 
gustin. Ne  vous  souvient-il  pas  de  ce  que  nous  di- 
sions tout-à-l'heure,  que  nous  aimions  l'amour? 
C'est  le  sens  profond  de  cette  parole  de  saint  Basile, 
que  nous  n'avions  pour  lors  que  le'gèrement  effleuré. 
Ce  baiser  divin ,  souvenez-vous  que  c'est  saint  Ber- 
nard qui  appelle  ainsi  le  Saint-Esprit,  ce  baiser 
mutuel  que  le  Père  et  le  Fils  se  donnent  dans  l'e'ter- 
nité,  et  qu'ils  nous  donnent  après  dans  le  temps, 
nous  nous  le  donnons  les  uns  aux  autres  par  un 
épanchement  d'amour.  C'est  en  cette  manière  que 
la  charité  passe  du  ciel  en  la  terre,  du  cœur  de  Dieu 
dans  le  cœur  de  l'homme,  où,  comme  dit  l'apô- 
tre (0,  «  elle  est  répandue  par  le  Saint-Esprit  qui 
»  nous  est  donné  ».  Par  où  vous  voyez  ces  deux 
choses,  que  le  Saint-Esprit  nous  est  donné;  et  que 
par  lui  la  charité  nous  est  donnée;  et  partant,  il  y 
a  en  nos  cœurs,  premièrement  la  charité  incréée, 
qui  est  le  Saint-Esprit,  et  après,  la  charité  créée, 
qui  nous  est  donnée  par  le  Saint-Esprit.  De  là  vient 
que  l'apôtre  saint  Jean ,  qui  a  dit  que  Dieu  est  cha- 
rité ,  dit  dans  le  même  endroit  que  la  charité  est  de 
Dieu  :  Charitas  ex  Deo  est  (2).  Car  le  Saint-Esprit 
n'est  pas  plutôt  dans  nos  âmes,  que,  les  embrasant 
de  ses  feux ,  il  y  coule  un  amour  qui  lui  est  en  quel- 
que sorte  semblable  :  étant  le  Dieu  charité,  il  y 
opère  la  charité.  C'est  pourquoi  l'apôtre  saint  Jean, 
considérant  le  ruisseau  dans  sa  source ,  et  la  source 

W  Rom.  v.  5.  —  (?)  /.  Joan.  ir.  7. 


228  II. C    PANÉGYRIQUE 

dans  le  ruisseau ,  prononce  cette  haute  parole  que 
«  Dieu  est  charité  »  ,  et  que ,  «  qui  demeure  en  cha- 
»  rite,  demeure  en  Dieu,  et  Dieu  en  lui  ». 

Que  dirai -je  maintenant  de  vous,  ô  admirable 
François  de  Paule,  qui  n'avez  que  la  charité  dans 
la  bouche,  parce  que  vous  n'avez  que  la  charité  dans 
le  cœur.  Je  ne  m'étonne  pas,  chrétiens,  de  ce  que  dit 
de  ce  saint  personnage  le  judicieux  Philippe  de  Co-r 
mines,  qui  l'avoit  vu  souvent  en  la  Cour  de  Louis  XI  : 
«  Je  ne  pense,  dit -il,  jamais  avoir  vu  homme  vi- 
»  vant  de  si  sainte  vie,  où  il  semblât  mieux  que 
5>  le  Saint-Esprit  parloit  par  sa  bouche  ».  C'est  que 
ses  paroles  et  son  action ,  étant  animées  par  la  cha- 
rité, sembloient  n'avoir  rien  de  mortel,  mais  fai- 
soient  éclater  tout  visiblement  l'opération  de  l'Esprit 
de  Dieu,  souverain  moteur  de  son  ame.  De  là  vient 
ce  que  remarque  le  même  auteur,  que  bien  qu'il  fût 
ignorant  et  sans  lettres,  il, parloit  si  bien  des  choses 
divines,  et  dans  un  sens  si  profond,  que  tout  le 
monde  en  étoit  étonné.  C'est  que  ce  maître  tout- 
puissant  l'enseignoit  par  son  onction.  Enfin,  c'étoit 
par  sa  charité  qu'il  sembloit  avoir  sur  toutes  les 
créatures  un  commandement  absolu  ;  parce  que , 
uni  à  Dieu  par  une  amitié  si  sincère,  il  étoit  comme 
un  Dieu  sur  la  terre  ,  selon  ce  que  dit  l'apôtre  saint 
Paul ,  que  «  qui  s'attache  à  Dieu  est  un  même  es- 
»  prit  avec  lui  »  :  Qui  autem  adhœrel  Domino,  unus 
spiritus  est  (0. 

C'est  une  chose  admirable ,  que  la  miséricorde  de 
notre  Dieu  ait  porté  cette  majesté  souveraine  à  se 
rabaisser  jusqu'à  nous,  non-seulement  par  une  ami- 

(0  /.  Cor.yu  17.  • 


DE    SAINT    FRANÇOIS    DE    PAULE.  22Q 

tié  cordiale  ,  mais  encore  quelquefois ,  si  je  l'ose 
dire,  par  une  étroite  familiarité.  «  Je  viens,  dit-il, 
a  frapper  à  la  porte  ;  si  quelqu'un  m'ouvre ,  j'entre- 
»  rai  avec  lui,  et  je  souperai  avec  lui,  et  lui  avec 
»  moi  »  :  Ecce  slo  ad  ostium  et  pulso  ;  si  quis  audierit 
vocem  meam  ,  et  aperuerit  mihi  januam ,  intrabo 
ad  illun\,  et  cœnabo  cutn  illo  _,  et  ipse  mecum  (0.  Se 
peut-il  rien  de  plus  libre?  François  de  Paule,  ce  bon 
ami,  étant  ainsi  familier  avec  Dieu  à  cause  de  son 
innocence,  il  disposoit  librement  des  biens  de  son 
Dieu,  qui  sembloit  lui  avoir  tout  mis  à  la  main. 
Aussi  certes ,  s'il  m'est  permis  de  parler  comme 
nous  parlons  dans  les  choses  humaines ,  ce  n'étoit 
pas  une  connoissance  d'un  jour.  Le  saint  homme 
François  de  Paule,  ayant  commencé  sa  retraite  à 
douze  ans,  et  ayant  toujours  donné  dès  sa  tendre 
enfance  des  marques  d'une  piété  extraordinaire ,  il 
y  a  grande  apparence  qu'il  a  toujours  conservé  l'in- 
tégrité baptismale;  et  ce  sont  ces  âmes  que  Dieu 
chérit,  ces  âmes  toujours  fraîches  et  toujours  nou- 
velles 5  qui,  gardant  inviolablement  leur  première 
fidélité,  après  une  longue  suite  d'années  paroissent 
telles  devant  sa  face,  aussi  saintes,  aussi  innocentes, 
qu'elles  sortirent  des  eaux  du  baptême.  Et  c'est, 
mes  Frères,  ce  qui  me  confond.  O  Dieu  de  mon 
cœur,  quand  je  considère  que  cette  ame  si  chaste,  si 
virginale ,  cette  ame  qui  est  toujours  demeurée  dans 
la  première  enfance  du  saint  baptême ,  fait  une  pé- 
nitence 8i  rigoureuse,  je  frémis  jusqu'au  fond  de 
l'ame.  Fidèles,  quelle  indignité!  Les  innocens  font 
pénitence ,  et  les  criminels  vivent  dans  les  délices. 

(')  Apocalyp-  m.  20.  * 


230  II.*    PANÉGYRIQUE 

O  sainte  pénitence  ,  autrefois  si  honorée  dans 
l'Eglise ,  en  quel  endroit  du  monde  t'es-tu  mainte- 
nant retirée?  Elle  n'a  plus  aucun  rang  dans  le  siècle  : 
rebutée  de  tout  le  monde,  elle  s'est  jetée  dans  les 
cloîtres;  et  néanmoins  ce  n'est  pas  là  qu'elle  est  le 
plus  nécessaire.  C'est  là  que  se  retirent  les  personnes 
les  plus  pures;  et  nous  qui  demeurons  dansj.es  atta- 
chemens  de  la  terre,  nous  que  les  vains  désirs  du 
siècle  embarrassent  en  tant  de  pratiques  criminelles, 
nous  nous  moquons  de  la  pénitence,  qui  est  le  seul 
remède  de  nos  désordres.  Consultons-nous  dans  nos 
consciences  :  sommes-nous  véritablement  chrétiens? 
Les  chrétiens  sont  les  enfans  de  Dieu,  et  les  enfans 
de  Dieu  sont  poussés  par  l'Esprit  de  Dieu  ;  et  ceux 
qui  sont  poussés  par  l'Esprit  de  Dieu,  la  charité  de 
Jésus  les  presse.  Hélas  !  oserions-nous  bien  dire  que 
l'amour  de  Jésus  nous  presse ,  nous  qui  n'avons 
d'empressement  que  pour  les  biens  de  la  terre ,  qui 
ne  donnons  pas  à  Dieu  un  moment  de  temps  bien 
entier?  Chauds  pour  les  intérêts  du  monde,  froids 
et  languissans  pour  le  service  du  sauveur  Jésus. 
Certes ,  si  nous  étions ,  je  ne  dis  pas  pressés,  nous 
n'en  sommes  plus  à  ces  termes ,  mais  si  nous  étions 
tant  soit  peu  émus  par  la  charité  de  Jésus ,  nous  ne 
ferions  pas  tant  de  résolutions  inutiles  :  le  saint  jour 
de  Pâque  ne  nous  verroit  pas  toujours  chargés  des 
mêmes  crimes,  dont  nous  nous  sommes  confessés 
les  années  passées.  Fidèles,  qui  vous  étonnez  de  tant 
de  fréquentes  rechutes,  ha  !  que  la  cause  en  est  bien 
visible!  Nous  ne  voulons  point  nous  faire  de  vio- 
lence ,  nous  voulons  trop  avoir  nos  commodités  ;  et 
les  commodités  nous  mènent  insensiblement  dans  les 


DE    SAINT    FRANÇOIS    DE    PAULE.  23l 

voluptés:  ainsi  accoutumés  à  une  vie  molle,  nous  ne 
pouvons  souffrir  le  joug  de  Jésus.  Nous  nous  impa- 
tientons contre  Dieu  des  moindres  disgrâces  qui 
nous  arrivent,  au  lieu  de  les  recevoir  de  sa  main 
pour  l'expiation  de  nos  fautes;  et  dans  une  si  grande 
délicatesse,  nous  pensons  pouvoir  honorer  tes  saints, 
nous  faisons  nos  dévotions  à  la  mémoire  de  François 
de  Paule.  Est-ce  honorer  les  saints,  que  de  con- 
damner leur  vie  par  une  vie  toute  opposée?  Est-ce 
honorer  les  saints ,  que  d'entendre  parler  de  leurs 
vertus  ,  et  n'être  pas  touchés  du  désir  de  les  imiter  ? 
Est-ce  honorer  les  saints,  que  de  regarder  le  chemin 
par  lequel  ils  sont  montés  dans  le  ciel,  et  de  prendre 
une  route  contraire  ? 

Figurez-vous,  mes  Frères,  que  le  vénérable  Fran- 
çois de  Paule  vous  paroît  aujourd'hui  sur  ces  ter- 
ribles autels ,  et  qu'avec  sa  gravité  et  sa  simplicité 
ordinaire  :  chrétiens,  vous  dit-il,  qu'êtes-vous  venus 
faire  en  ce  temple?  Ce  n'est  pas  pour  m'y  rendre 
vos  adorations  :  vous  savez  qu'elles  ne  sont  dues 
qu'à  Dieu  seul.  Vous  voulez  peut-être  que  je  m'in- 
téresse dans  vos  folles  prétentions.  Vous  me  deman- 
dez une  vie  aisée,  à  moi  qui  ai  mené  une  vie  tou- 
jours rigoureuse.  Je  présenterai  volontiers  vos  vœux 
à  notre  grand  Dieu,  au  nom  de  son  cher  Fils  Jésus- 
Christ  ,  pourvu  que  ce  soit  des  vœux  qui  paroissent 
dignes  de  chrétiens.  Mais  apprenez  de  moi ,  que  si 
vous  désirez  que  nous  autres  amis  de  Dieu  priions 
pour  vous  notre  commun  Maître,  il  veut  que  vous 
craigniez  ce  que  nous  avons  craint,  et  que  vous 
aimiez  ce  que  nous  avons  aimé  sur  la  terre.  En  vi- 
vant de  la  sorte ,  vous  nous  trouverez  de  vrais  frères 
et  de  charitables  intercesseurs. 


232     II. e  PANÉGYR.  DE  S.  FRANC.  t)E  PAULE. 

I 

Allons  donc  tous  ensemble,  fidèles,  allons  rendre 
les  vrais  honneurs  à  l'humble  François  de  Paule.  Je 
vous  ai  apporté  en  ce  lieu  des  reliques  de  ce  saint 
homme  :  l'odeur  qui  nous  reste  de  sa  sainteté,  et  la 
mémoire  de  ses  vertus ,  c'est  ce  qu'il  a  laissé  sur  la 
terre  de  meilleur  et  de  plus  utile  :  ce  sont  les  reliques 
de  son  ame.  Baisons  ces  précieuses  reliques,  "enchâs- 
sons-les dans  nos  cœurs  comme  dans  un  saint  reli- 
quaire. Ne  souhaitons  pas  une  vie  si  douce  ni  si  aisée; 
ne  soyons  pas  fâchés  quand  elle  sera  détrempée  de 
quelques  amertumes.  Le  soldat  est  trop  lâche,  qui 
veut  avoir  tous  ses  plaisirs  pendant  la  campagne  : 
le  laboureur  est  indigne  de  vivre  ,  qui  ne  veut  point 
travailler  avant  la  moisson.  Et  toi,  dit  Tertullien  (0, 
tu  es  trop  délicat  chrétien,  si  tu  désires  les  voluptés 
même  dans  le  siècle.  Notre  temps  de  délices  viendra; 
c'est  ici  le  temps  d'épreuve  et  de  pénitence.  Les  im- 
pies ont  leur  temps  dans  le  siècle,  parce  que  leur 
félicité  ne  peut  pas  être  éternelle  :  le  nôtre  est  dif- 
féré après  cette  vie ,  afin  qu'il  puisse  s'étendre  dans 
les  siècles  des  siècles.  Nous  devons  pleurer  ici-bas , 
pendant  qu'ils  se  réjouissent  :  quand  l'heure  de  notre 
triomphe  sera  venue,  ils  commenceront  à  pleurer. 
Gardons-nous  bien  de  rire  avec  eux,  de  peur  de 
pleurer  aussi  avec  eux  :  pleurons  plutôt  avec  les 
saints ,  afin  de  nous  réjouir  en  leur  compagnie.  Gé- 
missons en  ce  monde ,  comme  a  fait  le  pauvre  Fran- 
çois :  soyons  imitateurs  de  sa  pénitence,  et  nous 
serons  compagnons  de  sa  gloire.  Amen. 

(0  De  Spectac.  n.  28. 


PANÉGYRIQUE    DE    SAINT    PIERRE.  233 


PANÉGYRIQUE 


L'APOTRE  SAINT  PIERRE. 

Divers  états  de  son  amour  pour  Jésus-Christ.  Quelle  a  été  la  cause 
de  sa  chute ,  et  par  quels  degrés  son  amour  est  parvenu  au  comble 
de  la  perfection. 


Simon  Joannis,  amas  me?  Domine ,  tu  omnia  nosti,  tu  scis 
quia  amo  te. 

Simon ,  fils  de  Jean ,  m  aimes-tu  7  Seigneur,  vous  savez 
toutes  choses ,  et  vous  n'ignorez  pas  que  je  vous  aime. 
Joan.  xxi.  17. 

Cj'est  sans  doute,  mes  Frères,  un  spectacle  bien 
digne  de  notre  curiosité,  que  de  considérer  le  pro- 
grès de  l'amour  de  Dieu  dans  les  âmes.  Quel  agréable 
divertissement  ne  trouve-t  on  pas  à  contempler  de 
quelle  manière  les  ouvrages  de  la  nature  s'avancent 
à  leur  perfection ,  par  un  accroissement  insensible  ? 
Combien  ne  goûte-t-on  pas  de  plaisir  à  observer  le 
succès  des  arbres  qu'on  a  entés  dans  un  jardin,  l'ac- 
croissement des  blés,  le  cours  d'ui% l rivière.  On 
aime  à  voir ,  comment  d'une  petite  source  elle  va  se 
grossissant  peu  à  peu ,  jusqu'à  ce  qu'elle  se  décharge 
en  la  mer.  Ainsi  c'est  un  saint  et  innocent  plaisir  de 
remarquer  les  progrès  de  l'amour  de  Dieu  dans  les 
cœurs.  Examinons-les  en  saint  Pierre. 


»34  PANÉGYRIQUE 

Son  amour  a  été  premièrement  imparfait  ;  et  celui 
qu'il  ressentent  pour  le  Fils  de  Dieu,  tenoit  plus 
d'une  tendresse  naturelle,  que  de  la  charité  divine. 
De  là  vient  qu'il  étoit  foible,  languissant ,  et  n'avoit 
qu'une  ferveur  de  peu  de  durée.  Ce  qu'il  y  avoit  de 
plus  dangereux,  c'est  que  cette  ardeur  inconstante, 
qui  ne  le  rendoit  pas  ferme ,  le  faisoit  superbe  et 
présomptueux  :  voilà  le  premier  état  de  son  amour. 
Mais  le  foible  de  ce.t  amour  languissant  ayant  enfin 
paru  dans  sa  chute ,  cet  apôtre ,  se  défiant  de  soi- 
même  ,  se  releva  de  sa  ruine  ,  plus  fort  et  plus  vi- 
goureux par  l'humilité  qu'il  avoit  acquise  :  voilà  quel 
est  le  second  degré.  Et  enfin  cet  amour,  qui  s'étoit 
fortifié  par  la  pénitence,  fut  entièrement  perfec- 
tionné par  le  sacrifice  de  son  martyre.  C'est  ce  qu'il 
nous  faut  remarquer  en  la  personne  de  notre  apôtre, 
en  observant  avant  toutes  choses,  que  ce  triple  pro- 
grès nous  est  expliqué  dans  le  texte  de  notre  évangile. 

Car  n'est-ce  pas  pour  cette  raison  que  Jésus  de- 
mande trois  fois  à  saint  Pierre  :  «  Pierre,  m'aimes- 
»  tu  »?  Il  ne  se  contente  pas  de  sa  première  réponse  : 
«  Je  vous  aime,  dit-il,  Seigneur  ».  Mais  peut-être 
que  c'est  de  cet  amour  foible ,  dont  l'ardeur  indis- 
crète le  transportoit  avant  sa  chute  :  s'il  est  ainsi , 
ce  n'est  pas  assez.  De  là  vient  que  Jésus  réitère  la 
même  demande  ;  et  il  ne  se  contente  pas  que  Pierre 
lui  réponde  picore  de  même  :  car  il  ne  suffit  pas 
que  son  amour  soit  fortifié  par  la  pénitence,  il  faut 
qu'il  soit  consommé  par  le  martyre.  C'est  pourquoi 
il  le  presse  plus  vivement ,  et  le  disciple  lui  répond 
avec  une  ardeur  non  pareille  :  «  Vous  savez ,  Sei- 
»  gneur,  que  je  vous  aime  ».  Tellement  que  notre 
Sauveur ,  voyant  son  amour  élevé  au  plus  haut  de- 


DE    SAINT    PIERRE.  235 

gré  où  il  peut  monter  en  ce  monde ,  il  ne  l'inter- 
roge pas  davantage,  et  il  lui  dit  :  «  Suis-moi  ».  Et 
où?  à  la  croix  où  tu  seras  attaché  avec  moi  :  Ex> 
tendes  manns  tuas  (0  ;  marquant  par-là  le  dernier 
effort  que  peut  faire  la  charité.  Car  point  de  cha- 
rité plus  grande  ici -bas,  que  celle  qui  conduit  à 
donner  sa  vie  pour  Jésus-Christ  :  Majorent  charita- 
tem  nemo  habel  (2).  Ainsi  paroissent,  dans  notre 
Evangile,  ces  trois  états  de  l'amour  que  saint  Pierre 
a  ressenti*  pour  le  Fils  de  Dieu  :  et  suivant  les  traces 
de  l'Ecriture,  nous  vous  ferons  voir  aussi,  premiè- 
rement son  amour  imparfait  et  foible  par  le  mélange 
des  sentimens  de  la  chair;  secondement  son  amour 
épuré  et  fortifié  par  les  larmes  de  la  pénitence; 
troisièmement  son  amour  consommé  et  perfectionné 
par  la  gloire  du  martyre. 

PREMIER  POINT. 

Il  semble  que  ce  soit  faire  tort  à  l'amour  que  saint 
Pierre  avoit  pour  son  Maître,  que  de  dire  qu'il  ait 
été  imparfait.  Le  premier  pas  qu'il  fait,  c'est  de  quit- 
ter toutes  choses  pour  l'amour  de  lui  :  Ecce  nos  re- 
liquimus  omnia  (3).  Et  peut- il  témoigner  un  plus 
grand  amour,  que  lorsqu'il  lui  dit  avec  tant  de 
force  :  «  A  qui  irons-nous?  vous  avez  les  paroles  de 
»  la  vie  éternelle  »  :  Ad  quem  ibimus  ?  verba  vitce 
œlernœ  habes  (4).  Toutefois  son  amour  étoit  impar- 
fait; parce  qu'il  tenoit  beaucoup  plus  d'une  ten- 
dresse naturelle  qu'il  avoit  pour  Jésus-Christ,  que 

'(»)  Joan.  xxi.  18.  —  (a)  Ibid.  xv.  i3.  —  (3)  Malt.  xix.  37.  — 
(4)  Joan.  vi.  6g. 


^36  PANÉGYRIQUE 

d'une  chanté  véritable.  Pour  l'entendre ,  il  faut  re- 
marquer quelle  sorte  d'amour  Jésus-Christ  veut  que 
l'on  ait  pour  lui.  Il  ne  veut  pas  que  l'on  aime  sim- 
plement sa  gloire ,  mais  encore  son  abaissement  et 
sa  croix.  C'est  pourquoi  nous  voyons  en  plusieurs 
endroits,  que  lorsque  sa  grandeur  paroît  davantage, 
il  rappelle  aussitôt  les  esprits  au  souvenir  de  sa 
mort  :  Loquebantur  de  excessu  (0.  C'est  de  quoi  il 
entretenoit ,  à  sa  glorieuse  transfiguration ,  Moïse  et 
Elie  :  de  même,  en  plusieurs  endroits  de  l'Evangile 
on  voit  qu'il  a  un  soin  tout  particulier  de  ne  laisser 
jamais  perdre  de  vue  ses  souffrances  (2).  Ainsi  pour 
l'aimer  d'un  amour  parfait ,  il  faut  surmonter  cette 
tendresse  naturelle,  qui  voudroit  le  voir  toujours 
dans  la  gloire  ;  afin  de  prendre  un  amour  fort  et  vi- 
goureux ,  qui  puisse  le  suivre  dans  l'ignominie.  C'est 
ce  que  saint  Pierre  ne  pouvoit  pas  goûter.  Il  avoit  de 
la  charité;  mais  cette  charité  étoit  imparfaite  à  cause 
d'une  affection  plus  basse,  qui  se  mêloit  avec  elle.  C'est 
ce  que  nous  voyons  clairement  au  chap.  xvi  de  saint 
Matthieu. 

«  Vous  êtes  le  Christ,  le  Fils  du  Dieu  vivant, 
»  s'écrie  cet  apôtre  »  :  Tu  es  Christus ,  Filius  Dei 
vivi.  Il  dit  cela,  non-seulement  avec  beaucoup  de 
lumière ,  mais  avec  beaucoup  d'ardeur.  C'est  pour- 
quoi il  est  heureux,  Beatus  ,  parce  qu'il  avoit  la 
foi ,  et  la  foi  opérante  par  la  charité.  Cette  ardeur 
ne  tenoit  rien  de  la  terre;  la  chair  et  le  sang  n'y 
avoient  aucune  part  :  Caro  et  sanguis  non  revelavit 
tibi  (3).  Mais  voyons  ce  qui  suit  après. 

10  Luc.  ix.  3 1 .  —  (0  Voyez  le  Sermon  du  Nom  de  Je'sus ,  Vocabis 
nomenejus.  Tom.xi,  pag.  45o  et  jwV.  — (3)  Itfatl.  xvi.  17. 


DE    SAINT    PIEURE.  23t 

Jésus  -  Christ  voyant  sa  gloire  si  hautement  con- 
fesse'e  par  la  bouche  de  Pierre  ,  commence ,  selon 
son  style  ordinaire,  à  parler  de  ses  abaissemens. 
«  Dès-lors  il  déclara  à  ses  disciples ,  qu'il  falloit  qu'il 
»  souffrît  beaucoup  ,   et  qu'il  fût  mis  à   mort  »  : 
Exinde  cœpit  Jésus  oslendere  discipulis  suis  t  quo- 
niant  oporteret  eum  multa  pati ,  et  occidi  (').  Et 
aussitôt  ce  même  Pierre ,  qui  avoit  si  bien  reconnu 
la  vérité  en  confessant  la  grandeur  du  Sauveur  du 
monde ,  ne  la  peut  plus  souffrir  dans  ce  qu'il  déclare 
de  sa  bassesse.  «  Sur  quoi  Pierre  le  prenant  à  part , 
»  se  mit  à  le  reprendre  en  lui  disant  :  A  Dieu  ne 
»  plaise,  Seigneur,  cela  ne  vous  arrivera  pas  »  :  Cce- 
pit  increpare  illum  :  Absita  te.  Domine,  non  erit 
tibi  hoc  (2).  Ne  voyez -vous  pas,  chrétiens,  qu'il 
n'aime  pas  Jésus-Christ  comme  il  faut.  Il  ne  connoît 
pas  le  mystère  du  Verbe  fait  chair ,  c'est-à-dire ,  le 
mystère  d'un  Dieu  abaissé.  Il  confesse  avec  joie  ses 
grandeurs,  mais  il  ne   peut  supporter  ses  humi- 
liations :  de  sorte  qu'il  ne  l'aime  pas  comme  Sau- 
veur; puisque  ses  abaissemens  n'ont  pas  moins  de 
part  à  ce  grand  ouvrage,  que  sa  grandeur  divine  et 
infinie.  Quelle  est  la  cause  de  la  répugnance  qu'avoit 
cet  apôtre  à  reconnoître  ce  Dieu  abaissé  ?  C'étoit 
cette  tendresse  naturelle  qu'il  avoit  pour  le  Fils  de 
Dieu ,  par  laquelle  il  le  vouloit  voir  honoré  à  la  ma- 
nière que  les  hommes  le  désirent.  C'est  pourquoi  le 
Sauveur  lui  dit  :  «  Retire -toi  de  moi,  Satan,  tu 
»  m'es  à  scandale  ;  car  tu  n'as  pas  le  sentiment  des 
»  choses  divines,  mais  seulement  de  ce  qui  regarde 
»  les  hommes  (3)  ».  Voyez  l'opposition.  Là  il  dit  : 

(»)  Matt.xvi.2i.  —{*)Ibid.  22.  —  (3)  Ibid.  a3. 


238  PANÉGYRIQUE 

Barjona,  fils  de  la  colombe  :  ici,  Satan.  Là  il  dit  : 
Tu  es  une  pierre  sur  laquelle  je  veux  bâtir  :  ici,  Tu 
es  une  pierre  de  scandale  pour  faire  tomber.  Là , 
Caro  et  sanguis  non  revelavit  tibi ,  sed  Pater  meus  : 
ici  à  l'opposite ,  Non  sapis  ea  quœ  Dei  sunt  3  sed  ea 
quœ  hominum.  D'où  vient  qu'il  lui  parle  si  diffé- 
remment, sinon  à  cause  de  ce  mélange  qui  rend  sa 
charité  imparfaite?  Il  a  de  la  charité  :  Caro  et  san- 
guis non  revelavit:  il  a  un  amour  naturel  qui  ne 
veut  que  de  la  gloire ,  et  fuit  les  humiliations  :  Non 
sapis  quœ  Dei  sunt.  C'est  pourquoi ,  quand  on  prend 
son  maître,  il  frappe  de  son  épée,  ne  pouvant  souf- 
frir cet  affront.  Aussi  Jésus-Christ  lui  dit  (0  :  «  Quoi, 
«  je  ne  boirai  pas  le  calice  que  mon  Père  m'a  donné 
»  à  boire  »  ?  Calicem  quem  dédit  mihi  Pater,  non 
bibam  illum? 

C'est  ce  mélange  d'amour  naturel,  qui  rendoit  sa 
charité  lente  ;  car  cet  amour  l'embarrasse,  quoiqu'il 
semble  aller  à  la  même  fin.  Comme  si  vous  liez  deux 
hommes  ensemble ,  dont  l'un  soit  agile  et  l'autre  pe- 
sant ,  et  qu'en  même  temps  vous  leur  ordonniez  de 
courir  dans  la  même  voie  :  quoiqu'ils  aillent  au  même 
but,  néanmoins  ils  s'embarrassent  l'un  l'autre;  et 
pendant  que  le  plus  dispos  veut  aller  avec  diligence, 
retenu  et  accablé  par  la  pesanteur  de  l'autre,  sou- 
vent il  ne  peut  plus  avancer,  souvent  même  il 
tombe,  et  ne  se  relève  qu'à  peine.  Ainsi  en  est -il 
de  ces  deux  amours.  Tous  deux,  ce  semble,  vont  à 
Jésus-Christ.  Celui-là ,  divin  et  céleste ,  l'aime  d'un 
amour  que  la  chair  et  le  sang  ne  peuvent  inspirer; 
et  l'autre  est  porté  pour  lui  de  cette  tendresse  natu- 

W/oan.  xvm.  il 


DE    SAINT    PIERRE.  2  3o 

relie ,  que  nous  vous  avons  tant  de  fois  décrite.  Le 
premier  est  lié  avec  le  dernier;  et  étant  enveloppé 
avec  lui,  non-seulemeut  il  est  retardé,  mais  encore 
porté  par  terre  par  la  pesanteur  qui  l'arrête. 

C'est  pourquoi  vousvoyez  l'amour  de  saint  Pierre, 
toujours  chancelant,  toujours  variable.  Il  voit  son 
Maître,  et  il  se  jette  dans  les  eaux  pour  venir  à  lui; 
mais  un  moment  après  il  a  peur,  et  mérite  que  Jésus 
lui  dise  :  Modicœfidei ,  quare  d'ubitasli{l)1  «  Homme 
»  de  peu  de  foi ,  pourquoi  as-tu  douté  »  ?  Quand  le 
Sauveur  lui  prédit  sa  chute ,  il  se  laisse  si  fort  trans- 
porter par  la  chaleur  de  son  amour  indiscret ,  qu'il 
donne  le  démenti  à  son  Maître  ;  mais  attaqué  par  une 
servante,  il  le  renie  avec  jurement.  Qui  est  cause  de 
cette  chute ,  sinon  sa  témérité  ?  Et  qui  l'a  rendu  témé- 
raire ,  sinon  cet  amour  naturel  qu'il  sentoit  pour  le 
Fils  de  Dieu  ?  il  s'imaginoit  qu'il  étoit  ferme ,  parce 
qu'il  expérimentoit  qu'il  étoit  ardent  ;  et  il  ne  con- 
sidéroit  pas  que  la  fermeté  vient  de  la  grâce ,  et  non 
pas  des  efforts  de  la  nature  :  tellement  qu'étant  tout 
ensemble  et  foible  et  présomptueux  ;  déçu  par  son 
propre  amour,  il  promet  beaucoup;  et  surpris  par 
sa  foiblesse ,  il  n'accomplit  rien  :  au  contraire ,  il 
renie  son  Maître;  et  pendant  que  la  lâcheté  des 
autres  fait  qu'ils  évitent  la  honte  de  le  renier  par 
celle  de  leur  fuite  ,  le  courage  foible  de  saint  Pierre 
fait  qu'il  le  suit ,  pour  le  lui  faire  quitter  plus  hon- 
teusement :  de  sorte  qu'il  semble  que  son  amour  ne 
l'engage  à  un  plus  grand  combat,  que  pour  le  faire 
tomber  d'une  manière  plus  ignominieuse. 

Ainsi  se  séduisent  eux-mêmes ,  ceux  qui  n'aiment 

W  Matl.  xiv.  3i. 


24°  PANÉGYRIQUE 

pas  Jésus-Christ  selon  les  sentimens  qu'il  demande  , 
c'est-à-dire ,  qui  n'aiment  pas  sa  croix ,  qui  atten- 
dent de  lui  des  prospérités  temporelles,  qui  le  louent 
quand  ils  sont  contens,  qui  l'abandonnent  sur  la 
croix  et  dans  les  douleurs.  Leur  amour  ne  vient  pas 
de  la  charité  qui  ne  cherche  que  Dieu ,  mais  d'une 
complaisance  qu'ils  ont  pour  eux-mêmes  :  c'est  pour- 
quoi ils  sont  téméraires  ;  parce  que  la  nature  est 
toujours  orgueilleuse ,  comme  la  charité  est  toujours 
modeste.  Voilà  les  causes  de  la  langueur  et  ensuite 
de  la  chute  de  notre  apôtre  :  mais  voyons  son  amour 
épuré  et  fortifié  par  les  larmes  de  la  pénitence. 

SECOND   POINT. 

Saint  Augustin  nous  apprend  (0  qu'il  est  utile 
aux  superbes  de  tomber;  parce  que  leur  chute  leur 
ouvre  les  yeux ,  qu'ils  avoient  aveuglés  par  leur 
amour-propre.  C'est  ce  que  nous  voyons  en  la  per- 
sonne de  notre  apôtre.  Il  a  vu  que  son  amour  l'a- 
voit  trompé.  11  se  figuroit  qu'il  étoit  ferme ,  parce 
qu'il  se  sentoit  ardent ,  et  il  se  fioit  sur  cette  ardeur  : 
mais  ayant  reconnu  par  expérience  que  cette  ar- 
deur n'étoit  pas  constante ,  tant  que  la  nature  s'en 
mêloit ,  il  a  purifié  son  cœur  pour  n'y  laisser  brûler 
que  la  charité  toute  seule.  Et  la  raison  en  est  évi- 
dente :  car  de  même  que  dans  la  comparaison  que 
j'ai  déjà  faite  d'un  homme  dispos,  qui  court  dans 
la  même  carrière  avec  un  autre  pesant  et  tardif, 
l'expérience  ayant  appris  au  premier  que  le  second 
l'empêche  et  le  fait  tomber,  l'oblige  aussi  à  rompre 
les  liens  qui  l'attachoient  avec  lui  :  ainsi  l'apôtre 

(0  De  Cifit.  Dei,  lib.  xiv,  cap.  xin  j  fom.vu,  col.  366. 

saint 


DE    SAINT    PIERRE.  24t 

saint  Pierre  ayant  reconnu  que  le  mélange  des  sen- 
timens  naturels  rendoit  sa  charité  moins  active ,  et 
enfin  en  avoit  éteint  toute  la  lumière,  il  a  séparé 
bien  loin  toutes  ces  affections  qui  venoient  du  fond 
de  la  nature,  pour  laisser  aller  la  charité  toute 
seule.  Que  me  sert ,  disoit-il  en  pleurant  amèrement 
sa  chute  honteuse,  que  me  sert  cette  ardeur  indis- 
crète, à  laquelle  je  me  suis  laissé  séduire?  Il  faut 
éteindre  ce  feu  volage,  qui  s'exhale  par  son  propre 
effort ,  et  se  consume  par  sa  propre    violence ,  et 
ne  laisser  agir  en  mon  ame  que  celui  de  la  charité, 
qui  s'accroît  continuellement  par  son  exercice.  C'est 
ce  qui  lui  fait  dire ,  aussi  bien  qu'à  son  collègue  saint 
Paul  :  «  Si  nous  avons  connu  Jésus- Christ  selon  la 
«  chair,  maintenant  nous  ne  le  connoissons  plus  de 
»  cette  sorte  »  :  Et  si  cognovimus  secundiim  carnem 
Christum,  sed  nuncjam  non  novimus  (*).  La  chair, 
qui  se  plaît  dans  la  pompe  du  monde ,  ne  veut  voir 
Jésus-Christ  que  dans  sa  gloire,  et  ne  peut  supporter 
son  ignominie.  Mais  la  charité  ne  l'aime  pas  moins 
sur  le  Calvaire  que  sur  le  Thabor  ;  et  je  devois  avoir 
dit  du  premier  ce  que  j'ai  dit  autrefois  de  l'autre  :  Il 
«  nous  est  bon  d'être  ici  »  :  Bonum  est  nos  hïc  esse  i°-).  ■ 
Voilà  donc  saint  Pierre  changé,  et  sa  chute  l'a 
rendu  savant.  Car  sachant  qu'un  empire  très-noble 
et  très-souverain  étoit  préparé  à  notre  Sauveur,  il 
ne  pouvoit  comprendre  qu'il  le  pût  jamais  conserver 
au  milieu  des  ignominies ,  auxquelles  il  disoit  si  sou- 
vent lui-même  que  sa  sainte  humanité  étoit  desti- 
née :  si  bien  que  ne  pouvant  concilier  ces  deux  vé- 
rités, le  désir  ardent  qu'il  avoit  de  voir  Jésus-Christ 

M  //.  Cor.  v.  16. —  0)  Matlh.  XVU.  4- 

BOSSUET.    XVI.  l6 


242  PANÉGYRIQUE 

régnant,  l'empêchoit  de  reconnoître  Jésus- Christ 
souffrant.  Mais  sa  chute  l'a  désabusé  de  cette  er- 
reur :  car  dans  la  chaleur  de  son  crime,  ayant 
senti  son  cœur  amolli  par  un  seul  regard  de  son  maî- 
tre ,  il  est  convaincu  par  sa  propre  expérience  qu'il 
n'a  rien  perdu  de  sa  puissance,  pour  être  entre  les 
mains  des  bourreaux.  Il  voit  ce  Jésus  méprisé,  ce 
Jésus  abandonné  aux  soldats ,  régner  en  victorieux 
sur  les  cœurs  les  plus  endurcis.  Il  croyoit  qu'il  per- 
droit  son  empire  parmi  les  supplices  ;  et  il  sent  par 
expérience  que  jamais  il  n'a  régné  plus  absolument. 
Ses  yeux  ,  quoique  déjà  tout  meurtris  ,  ne  laissent 
pas  ,  par  un  seul  regard,  de  faire  couler  des  larmes 
amères.  Ainsi,  persuadé  par  sa  chute,  et  par  les 
larmes  de  sa  pénitence,  que  le  royaume  de  Jésus- 
Christ  se  conserve  et  s'établit  par  sa  croix ,  il  purifie 
son  amour  par  cette  pensée  ;  et  lui ,  qui  avoit  tant 
de  répugnance  à  considérer  Jésus-Christ  en  croix, 
reconnoît ,  avec  une  fermeté  incroyable ,  que  son 
règne  et  son  pouvoir  est  en  la  croix.  «  Que  toute  la 
»  maison  d'Israël  sache  donc  très  -  certainement , 
»  que  Dieu  a  fait  Seigneur  et  Christ  ce  Jésus  que  vous 
»  avez  crucifié  »  :  Certissime  sciât  ergo  omnis  do- 
mus  Israël,  quia  et  Dominum  eum  et  Christum 
fecit  Deus ,  hune  Jesum  quem  vos  interemistis  C1). 
Voilà  donc  saint  Pierre  changé,  le  voilà  fortifié 
par  la  pénitence.  Son  amour  n'est  plus  foible,  parce 
qu'il  n'est  plus  présomptueux  ;  et  il  n'est  plus  pré- 
somptueux, parce  que  ce  n'est  plus  un  amour  mêlé 
des  inclinations  naturelles,  mais  une  charité  toute 
pure,  laquelle,  comme  dit  saint  Paul  (2),  n'est  ja- 

(')  Act.  u.  36.  —  M  /•  Cor.  xiu.  4,  5. 


DE    SAINT    PIERRE.  2^3 

mais  superbe  ni  ambitieuse.  Cet  amour  imparfait  et 
son  orgueil  tout  ensemble  ont  été'  brisés  par  sa  chute  ; 
et  étant  devenu  humble,  il  devient  ensuite  invincible. 
Il  n'avoit  pas  eu  la  force  de  résister  à  une  servante , 
et  le  voilà  qui  tient  tête  à  tous  les  magistrats  de 
Jérusalem.  Là,  il  n'ose  pas  confesser  son  maître;  ici, 
il  répond  constamment  que  non-seulement  il  ne 
veut  pas,  mais  encore  qu'il  ne  peut  pas  refuser  sa 
voix  pour  rendre  témoignage  à  ses  vérités  :  Non  pos- 
sumus  (*).  Comme  un  soldat,  qui  dans  le  commen- 
cement du  combat  ayant  été  surpris  par  la  crainte, 
se  seroit  abandonné  à  la  fuite  ,  tout-à-coup  rougis- 
sant de  sa  foiblesse,  et  piqué  d'une  noble  honte  et 
d'une  juste  indignation  contre  son  courage  qui  lui  a 
manqué,  revient  à  la  mêlée  fortifié  par  sa  défaite; 
et  pour  réparer  sa  première  faute ,  il  se  jette  où  le 
péril  est  le  plus  certain.  Ainsi  l'apôtre  saint  Pierre , 
[profondément  humilié  de  sa  chute,  et  pénétré  de 
la  plus  vive  douleur  de  son  infidélité  envers  son  di- 
vin Maître ,  ne  craint  pas  de  s'exposer  à  tous  les  effets 
de  la  haine  et  de  la  fureur  des  Juifs,  pour  lui  témoi- 
gner la  sincérité  de  son  repentir ,  et  lui  prouver  l'ar- 
deur de  son  zèle.  ]  Apprenons  donc  que  la  pénitence 
nous  doit  donner  de  nouvelles  forces  pour  combattre 
le  péché,  et  faire  régner  Jésus-Christ  sur  nos  cœurs. 
C'est  par-là  que  nous  montrerons  la  vérité  de  notre 
douleur,  et  que  notre  amour  allant  toujours  se  per- 
fectionnant parmi  nos  victoires  et  nos  sacrifices, 
pourra  être  enfin  à  jamais  affermi,  comme  celui  du 
saint  apôtre,  par  le  dernier  effort  d'une  charité  in- 
surmontable. 

(0  Act.  IV.  20. 


244  PANÉGYRIQUE 

TROISIÈME  POINT. 

Petre ,  amas  me?  «  Pierre,  m'aimezWous  »?  Jé- 
sus-Christ l'interroge  trois  fois ,  pour  montrer  que 
la  charité  est  une  dette  qui  ne  peut  jamais  être  en- 
tièrement acquittée ,  et  que  ce  divin  Maître  ne  laisse 
pas  d'exiger  dans  le  temps  même  que  l'on  la  paye , 
parce  que  cette  dette  est  de  nature  qu'elle  s'accroît 
en  la  payant.  Pierre  depuis  le  moment  de  sa  conver- 
sion, pour  acquitter  dignement 'cette  dette,  n'a 
cessé  de  croître  dans  l'amour  de  son  divin  Maître  ; 
et  son  amour,  par  ces  différens  progrès ,  est  enfin 
parvenu  à  un  degré  si  éminent,  qu'il  ne  sauroit  at- 
teindre ici-bas  à  une  plus  haute  perfection. 

C'est  à  cette  heure  que  notre  apôtre  est  fondé 
plus  que  jamais  à  répondre  au  divin.  Sauveur  : 
«  Vous  savez  que  je  vous  aime  »  ;  puisque  son  amour, 
mis  à  la  plus  grande  épreuve  que  l'homme  puisse  por- 
ter, triomphe  des  tourmens  et  de  la  mort  même.  Ni 
l'attache  à  la  vie ,  ni  l'opprobre  d'un  supplice  ignomi- 
nieux, ni  la  douleur  d'un  martyre  cruel  et  long,  ne 
peuvent  ralentir  son  ardeur.  Que  dis-je  ?  ils  ne  ser- 
vent qu'à  l'animer  de  plus  en  plus,  par  le  désir  dont 
son  cœur  est  possédé  de  se  sacrifier  pour  celui  qu'il 
aime  si  fortement  :  et  loin  de  trouver  rien  de  trop 
pénible  dans  l'amertume  de  ses  souffrances  ,  il  veut 
encore  y  ajouter  de  son  propre  mouvement  une 
circonstance  non  moins  dure,  pour  exprimer  plus 
vivement  les  sentimens  de  son  profond  abaissement 
devant  son  Maître ,  pour  lui  faire  comme  une  der- 
nière amende  honorable  de  ses  infidélités  passées , 
et  l'adorer  dans  le  plus  parfait  anéantissement  de 


DE    SAINT    PIERRE.  zfâ 

lui-même.  Tant  il  est  vrai  que  l'amour  de  saint 
Pierre  est  à  présent  aussi  fort  que  la  mort ,  que  son 
zèle  est  inflexible  comme  l'enfer,  que  ses  lampes 
sont  des  lampes  de  feu,  que  sa  flamme  est  toute  di- 
vine; et  que,  s'il  a  succombé  autrefois  à  la  plus 
foible  épreuve ,  désormais  les  grandes  eaux  ne  pour- 
ront l'éteindre ,  et  les  fleuves  de  toutes  les  tentations 
réunies  n'auront  point  la  force  de  l'étouffer  (0. 

Quel  contraste,  mes  Frères,  entre  nous  et  ce 
grand  apôtre!  Si  Jésus -Christ  nous  demandoit, 
ainsi  qu'à  lui  :  «  M'aimez-vous  »  ?  Amas  me?  Qui 
répondra  :  Seigneur,  je  vous  aime?  Tous  le  diront; 
mais  prenons  garde.  L'hypocrisie  le  dit;  mais  c'est 
une  feinte.  La  présomption  le  dit;  mais  c'est  une 
illusion.  L'amour  du  monde  le  dit;  mais  c'est  un 
intérêt,  qui  n'aime  Jésus-Christ  que  pour  être  heu- 
reux sur  la  terre.  Qui  sont  ceux  qui  le  disent  véri- 
tablement? Ceux  qui  l'aiment  jusque  sur  la  croix  ; 
ceux  qui  sont  prêts  à  tout  perdre  pour  lui  demeu- 
rer fidèles,  à  tout  souffrir  pour  être  consommés  dans 
son  amour. 

(»)  Cant.  vin.  6,  7. 


2j6  panégyrique 


PANEGYRIQUE 


DE 


L'APOTRE  SAINT  PAUL. 

Comment  le  grand  apôtre  dans  ses  prédications ,  dans  ses  com- 
bats ,  dans  le  gouvernement  ecclésiastique  est-il  toujours  foible  ,  et 
triomphe-t-il  de  tous  les  obstacles  par  ses  foiblesses  mêmes. 


Placeo  mihi  in  infirmitatibus  meis  :  cùm  enim  infirmor , 
tune  potens  sum. 

Je  ne  me  plais  que  dans  mes  foiblesses  :  car  lorsque  je 
me  sens  foible,  c'est  alors  que  je  suis  puissant.  II.  Cor. 
XII.  10. 

Dans  le  dessein  que  je  me  propose  de  faire  aujour- 
d'hui le  panégyrique  du  plus  illustre  des  prédica- 
teurs, et  du  plus  zélé  des  apôtres,  je  ne  puis  vous 
dissimuler  que  je  me  sens  moi-même  étonné  de  la 
grandeur  de  mon  entreprise.  Quand  je  rappelle  à 
mon  souvenir  tant  de  peuples  que  Paul  a  conquis, 
tant  de  travaux  qu'il  a  surmontés,  tant  de  mystères 
qu'il  a  découverts,  tant  d'exemples  qu'il  nous  a  lais- 
sés d'une  charité  consommée ,  ce  sujet  me  paroît  si 
vaste ,  si  relevé ,  si  majestueux ,  que  mon  esprit  se 
trouvant  surpris ,  ne  sait  ni  où  s'arrêter  dans  cette 


DE    SAINT    PAUL.  2^."] 

étendue,  ni  que  tenter  dans  cette  hauteur,  ni  que 
choisir  dans  cette  abondance  ;  et  j'ose  bien  me  per- 
suader qu'un  ange  même  ne  sufiiroit  pas,  pour  louer 
cet  homme  du  troisième  ciel. 

Mais,  ce  qui  m'étonne  le  plus,  c'est  que  cet  amour 
mêlé  de  respect  que  je  sens  pour  le  divin  Paul,  et 
duquel  j'espérois  de  nouvelles  forces  dans  un  ou- 
vrage qui  tend  à  sa  gloire,  s'est  tourné  ici  contre 
moi,  et  a  confondu  long-temps  mes  pensées  ;  parce 
que,  dans  la  haute  idée  que  j'avois  conçue  de  l'apô- 
tre, je  ne  pouvois  rien  dire  qui  lui  fût  égal ,  et  il  ne 
me  permettoit  rien  qui  fût  au-dessous. 

Que  me  reste-t-il  donc ,  chrétiens,  après  vous  avoir 
confessé  ma  foiblesse  et  mon  impuissance ,  sinon  de 
recourir  à  celui  qui  a  inspiré  à  saint  Paul  les  paroles 
que  j'ai  rapportées?  Chrn  injîrmor,  tune polens  sum, 
«  Je  suis  puissant ,  lorsque  je  suis  foible  ».  Après  ces 
beaux  mots  de  mon  grand  apôtre,  il  ne  m'est  plus 
permis  de  me  plaindre;  et  je  ne  crains  pas  de  dire 
avec  lui,  que  «  je  me  plais  dans  cette  foiblesse  » , 
qui  me  promet  un  secours  divin  :  Placeo  mihi  in 
infirmitatibus.  Mais  pour  obtenir  cette  grâce,  il  nous 
faut  encore  recourir  à  celle  dans  laquelle  le  mystère 
ne  s'est  accompli  qu'après  qu'elle  a  reconnu  qu'il 
passoit  ses  forces  ;  c'est  la  bienheureuse  Marie,  que 
nous  saluerons  en  disant,  Ave. 

Parmi  tant  d'actions  glorieuses  ,  et  tant  de  choses 
extraordinaires  qui  se  présentent  ensemble  à  ma 
vue,  quand  je  considère  l'histoire  de  l'incomparable 
docteur  des  Gentils,  ne  vous  étonnez  pas,  chrétiens, 
si  laissant  à  part  ses  miracles  et  ses  hautes  révéla- 


248  PANÉGYRIQUE 

tions,  et  cette  sagesse  toute  divine  et  vraiment  digne 
du  troisième  ciel ,  qui  paroît  dans  ses  écrits  admi- 
rables, et  tant  d'autres  sujets  illustres  qui  rempli- 
roient  d'abord  vos  esprits  de  nobles  et  magnifiques 
idées,  je  me  réduis  à  vous  faire  voir  les  infirmités  de 
ce  grand  apôtre ,  et  si  c'est  sur  ce  seul  objet  que  je 
vous  prie  d'arrêter  vos  yeux.  Ce  qui  m'a  porté  à  ce 
choix,  c'est  que ,  devant  vous  prêcher  saint  Paul,  je 
me  suis  senti  obligé  d'entrer  dans  l'esprit  de  saint 
Paul  lui-même,  et  de  prendre  ses  sentimens.  C'est 
pourquoi  l'ayant  entendu  nous  prêcher  avec  tant  de 
zèle,  qu'il  ne  se  glorifie  que  dans  ses  foiblesses,  et 
que  ses  infirmités  font  sa  force  :  Ciim  enim  injirmor, 
tune  potens  sum ,  je  suis  les  mouvemens  qu'il  m'ins- 
pire, et  je  médite  son  panégyrique,  en  tâchant  de 
vous  faire  voir  ces  foiblesses  toute-puissantes,  par 
lesquelles  il  a  établi  l'Eglise,  renversé  la  sagesse  hu- 
maine, et  captivé  tout  entendement  sous  l'obéis- 
sance de  Jésus-Christ. 

Entrons  donc,  avant  toutes  choses,  dans  le  sens 
de  cette  parole,  et  examinons  les  raisons  pour  les- 
quelles le  divin  Paul  ne  se  croit  fort  que  dans  sa 
foiblesse  :  c'est  ce  qu'il  m'est  aisé  de  vous  faire  en- 
tendre. Il  se  souvenoit,  chrétiens,  de  son  Dieu 
anéanti  pour  l'amour  des  hommes  :  il  savoit  que  si 
ce  grand  monde,  et  ce  qu'il  enferme  en  son  vaste 
sein ,  est  l'ouvrage  de  sa  puissance ,  il  avoit  fait  un 
monde  nouveau ,  un  monde  racheté  par  son  sang  , 
et  régénéré  par  sa  mort,  c'est-à-dire,  sa  sainte 
Eglise,  qui  est  l'œuvre  de  sa  foiblesse.  C'est  ce  que 
regarde  saint  Paul;  et  après  ces  grandes  pensées,  il 
jette  aussitôt  les  yeux  sur  lui  -  même.  C'est  là  qu'il 


DE    SAINT    PAUL.  2^() 

admire  sa  vocation  :  il  se  voit  choisi  dès  l'éternité , 
pour  être  le  prédicateur  des  Gentils  ;  et  comme 
l'Eglise  doit  être  formée  de  ces  nations  infidèles , 
dont  il  est  ordonné  l'apôtre,  il  s'ensuit  manifeste- 
ment qu'il  est  le  principal  coopérateur  de  la  grâce 
de  Jésus-Christ  dans  l'établissement  de  l'Eglise. 

Quels  seront  ses  sentimens,  chrétiens  ,  dans  une 
entreprise  si  haute ,  où  la  Providence  l'appelle , 
l'exécutera-t-il  par  la  force?  Mais,  outre  que  la 
sienne  n'y  peut  pas  suffire ,  le  Saint-Esprit  lui  a  fait 
connoître  que  la  volonté  du  Père  céleste  c'est  que 
cet  ouvrage  divin  soit  soutenu  par  l'infirmité:  «  Dieu, 
»  dit-il  (0,  a  choisi  ce  qui  est  infirme ,  pour  détruire 
»  ce  qui  est  puissant  ».  Par  conséquent ,  que  lui 
reste-t-il,  sinon  de  consacrer  au  Sauveur  une  fai- 
blesse soumise  et  obéissante ,  et  de  confesser  son  in- 
firmité ;  afin  d'être  le  digne  ministre  de  ce  Dieu,  qui 
étant  si  fort  par  nature,  s'est  fait  infirme  pour  notre 
salut  ?  Voilà  donc  la  raison  solide  pour  laquelle  il 
se  considère  comme  un  instrument  inutile,  qui  n'a 
de  vertu  ni  de  force  qu'à  cause  de  la  main  qui  l'em- 
ploie; et  c'est  pour  cela,  chrétiens,  qu'il  triomphe 
dans  son  impuissance ,  et  qu'en  avouant  qu'il  est 
foible,  il  ose  dire  qu'il  est  tout-puissant  :  Cum  enim 
injirmor,  tune  polens  sum. 

Mais,  pour  nous  convaincre  par  expérience  de  la 
vérité  qu'il  nous  prêche  ,  il  faut  voir  ce  grand  homme 
dans  trois  fonctions  importantes  du  ministère  qui 
lui  est  commis.  Car  ce  n'est  pas  mon  dessein ,  Mes- 
sieurs, de  considérer  aujourd'hui  saint  Paul  dans  sa 
vie  particulière  :  je  me  propose  de  le  regarder  dans 

W  /.  Cor.  i.  27. 


■iSo  PANÉGYRIQUE 

les  emplois  de  l'apostolat ,  et  je  les  réduis  à  trois 
chefs;  la  prédication,  les  combats,  le  gouvernement 
ecclésiastique. 

Entendez  ceci,  chrétiens,  et  voyez  la  liaison  né- 
cessaire de  ces  trois  obligations  dont  le  charge  son 
apostolat.  Car  il  falloit  premièrement  établir  l'E- 
glise ,  et  c'est  ce  qu'a  fait  la  prédication  :  mais  d'au- 
tant que  cette  Eglise  naissante  devoit  être  dès  son 
berceau  attaquée  par  toute  la  terre,  en  même  temps 
qu'on  l'établissoit,  il  falloit  se  préparer  à  combattre; 
et  parce  qu'un  si  grand  établissement  se  dissiperoit 
de  lui-même,  si  les  esprits  n'étoient  bien  conduits, 
après  avoir  si  bien  soutenu  l'Eglise  contre  ceux  qui 
l'attaquoient  au  dehors,  il  falloit  la  maintenir  au 
dedans  par  le  bon  ordre  de  la  discipline.  De  sorte 
que  la  prédication  devoit  précéder ,  parce  que  la  foi 
commence  par  l'ouïe  :  après ,  les  combats  dévoient 
suivre  ;  car  aussitôt  que  l'Evangile  parut  les  persé- 
cutions s'élevèrent  :  enfin  le  gouvernement  ecclésias- 
tique devoit  assurer  les  conquêtes ,  en  tenant  les 
peuples  conquis  dans  l'obéissance  par  une  police 
toute  divine. 

C'est ,  mes  Frères ,  à  ces  trois  choses  que  se  rap- 
portent tous  les  travaux  de  l'apôtre  ;  et  nous  le  pou- 
vons aisément  connoître  par  le  récit  qu'il  en  fait 
lui-même  dans  ce  merveilleux  chapitre  onzième  de 
la  seconde  aux  Corinthiens.  Il  raconte  premièrement 
ses  fatigues  et  ses  voyages  laborieux  :  et  n'est-ce  pas 
la  prédication  qui  les  lui  faisoit  entreprendre,  pour 
porter  par  toute  la  terre  l'Evangile  du  Fils  de  Dieu? 
Il  raconte  aussi  ses  périls,  et  tant  de  cruelles  persé- 
cutions qui  ont  éprouvé  sa  constance  ;  et  voilà  quels 


DE    SAINT    PAUL.  25l 

sont  ses  combats.  Enfin  ,  il  ajoute  à  toutes  ses  peines 
les  inquiétudes  qui  le  travailloient  dans  le  soin  de 
conduire  toutes  les  églises  :  Sollicitude*  omnium 
ecclesiarum  (')  ;  et  c'est  ce  qui  regarde  le  gouver- 
nement. 

Ainsi,  vous  voyez  en  peu  de  paroles  tout  ce  qui 
occupe  l'esprit  de  saint  Paul  :  il  prêche,  il  combat , 
il  gouverne;  et,  Messieurs,  le  pourrez- vous  croire? 
il  est  foible  dans  tous  ces  emplois.  Et  premièrement, 
il  est  assuré  que  saint  Paul  est  foible  en  prêchant , 
puisque  sa  prédication  n'est  pas  appuyée,  ni  sur  la 
force  de  l'éloquence,  ni  sur  ces  doctes  raisonnemens 
que  la  philosophie  a  rendus  plausibles  :  Non  in  per- 
suasibilibus  humance  sapientiœ  verbis  (2).  Seconde- 
mental  n'est  pas  moins  clair  qu'il  est  foible  dans  les 
combats;  puisque,  lorsque  tout  le  monde  l'attaque,  il 
ne  résiste  à  ses  ennemis  qu'en  s'abandonnant  à  leur 
violence  :  Facti sumus  sicut  oves  occisionis  (^)  :  il  est 
donc  foible  en  ces  deux  états.  Mais  peut-être  que 
parmi  ses  frères,  où  la  grâce  de  l'apostolat  et  l'au- 
torité du  gouvernement  lui  donnent  un  rang  si  con- 
sidérable, ce  grand  homme  paroîtra  plus  fort?  Non , 
fidèles,  ne  le  croyez  pas  :  c'est  là  que  vous  le  verrez 
plus  infirme.  Il  se  souvient  qu'il  est  le  disciple  de 
celui  qui  a  dit  dans  son  Evangile,  qu'il  n'est  pas  venu 
pour  être  servi,  mais  afin  de  servir  lui-même  (4)  : 
c'est  pourquoi  il  ne  gouverne  pas  les  fidèles,  en  leur 
faisant  supporter  le  joug  d'une  autorité  superbe  et 
impérieuse;  mais  il  les  gouverne  parla  charité,  en 
se  faisant  infirme  avec  eux  :  Factus  sum  infirmis  in- 
jirmus;  et  se  rendant  serviteur  de  tous  :   Omnium 

M  //.  Cor.  xi.  28.  —  (»)  /.  Cor.  11.  4.  —  (3)  Rom.  vin.   36.  ~ 
(4)  Malt.  xx.  28. 


25ï  PANÉGYRIQUE 

me  servumfeci  (0.  Il  est  donc  infirme  partout ,  soit 
qu'il  prêche,  soit  qu'il  combatte,  soit  qu'il  gouverne 
le  peuple  de  Dieu  par  l'autorité  de  l'apostolat;  et 
ce  qui  est  de  plus  admirable,  c'est  qu'au  milieu  de 
tant  de  foiblesse ,  il  nous  dit  d'un  ton  de  victorieux, 
qu'il  est  fort ,  qu'il  est  puissant ,  qu'il  est  invincible  : 
Cuin  enim  injîrmor,  tune  potens  sum. 

Ah  !  mes  Frères,  ne  voyez-vous  pas  la  raison  qui 
lui  donne  cette  hardiesse?  C'est  qu'il  sent  qu'il  est 
le  ministre  de  ce  Dieu ,  qui  se  faisant  foible  n'a  pas 
perdu  sa  toute-puissance.  Plein  de  cette  haute  pen- 
sée, il  voit  sa  foiblesse  au-dessus  de  tout.  Il  croit 
que  ses  prédications  persuaderont ,  parce  qu'elles 
n'ont  point  de  force  pour  persuader  ;  il  croit  qu'il 
surmontera  dans  tous  les  combats  ,  parce  qu'il 
n'a  point  d'armes  pour  se  défendre  ;  il  croit  qu'il 
pourra  tout  suf  ses  frères  dans  l'ordre  du.  gouver- 
nement ecclésiastique,  parce  qu'il  s'abaissera  à  leurs 
pieds,  et  se  rendra  l'esclave  de  tous  par  la  servitude 
de  la  charité.  Tant  il  est  vrai  que  dans  toutes  choses 
il  est  puissant  en  ce  qu'il  est  foible,  puisqu'il  met  la 
force  de  persuader  dans  la  simplicité  du  discours , 
puisqu'il  n'espère  vaincre  qu'en  souffrant,  puisqu'il 
fonde  sur  sa  servitude  toute  l'autorité  de  son  minis- 
tère. Voilà,  Messieurs,  trois  infirmités,  dans  les- 
quelles je  prétends  montrer  la  puissance  du  divin 
apôtre  :  soyez,  s'il  vous  plaît,  attentifs,  et  considé- 
rez dans  ce  premier  point  la  foiblesse  victorieuse  de 
ses  prédications  toutes  simples. 

PREMIER  POINT. 

Je  ne  puis  assez  exprimer  combien  grand,  com- 

'.»)/.  Cor,  ix.  19,  as. 


DE    SAINT    l'ACL.  253 

bien  admirable  est  le  spectacle  que  je  vous  prépare 
dans  cette  première  partie.  Car  ce  que  les  plus 
grands  hommes  de  l'antiquité  ont  souvent  désiré  de 
voir,  c'est  ce  que  je  dois  vous  représenter;  saint  Paul 
prêchant  Jésus-Christ  au  monde,  et  convertissant 
les  cœurs  endurcis  par  ses  divines  prédications.  Mais 
n'attendez  pas,  chrétiens,  de  ce  céleste  prédicateur, 
ni  la  pompe  ni  les  ornemens  dont  se  pare  l'éloquence 
humaine.  Il  est  trop  grave  et  trop  sérieux  pour 
rechercher  ces  délicatesses;  ou,  pour  dire  quelque 
chose  de  plus  chrétien  et  de  plus  digne  du  grand 
apôtre,  il  est  trop  passionnément  amoureux  des  glo- 
rieuses bassesses  du  christianisme ,  pour  vouloir  cor- 
rompre par  les  vanités  de  l'éloquence  séculière  la 
vénérable  simplicité  de  l'Evangile  de  Jésus-Christ. 
Mais,  afin  que  vous  compreniez  quel  est  donc  ce 
prédicateur ,  destiné  par  la  Providence  pour  con- 
fondre la  sagesse  humaine,  écoutez  la  description 
que  j'en  ai  tirée  de  lui-même  dans  la  première  aux 
Corinthiens. 

Trois  choses  contribuent  ordinairement  à  rendre 
un  orateur  agréable  et  efficace  ;  la  personne  de  celui 
qui  parle,  la  beauté  des  choses  qu'il  traite,  la  ma- 
nière ingénieuse  dont  il  les  explique;  et  la  raison 
en  est  évidente.  Car  l'estime  de  l'orateur  prépare 
une  attention  favorable  ,  les  belles  choses  nour- 
rissent l'esprit ,  et  l'adresse  de  les  expliquer  d'une 
manière  qui  plaise  les  fait  doucement  entrer  dans  le 
cœur.  Mais  de  la  manière  que  se  représente  le  pré- 
dicateur dont  je  parle,  il  est  bien  aisé  de  juger  qu'il 
n'a  aucun  de  ces  avantages. 

Et  premièrement ,  chrétiens ,  si  vous  regardez  son 


254  PANÉGYRIQUE 

extérieur,  il  avoue  lui-même  que  sa  mine  n'est  point 
relevée  :  Prœsenlia  corporis  infirma  (»);  et  si  vous 
considérez  sa  condition,  il  est  pauvre,  il  est  mépri- 
sable ,  et  réduit  à  gagner  sa  vie  par  l'exercice  d'un 
art  mécanique.  De  là  vient  qu'il  dit  aux  Corinthiens  : 
«  J'ai  été  au  milieu  de  vous  avec  beaucoup  de  crainte 
»  et  d'infirmité  (2)  »  :  d'où  il  est  aisé  de  comprendre 
combien  sa  personne  étoit  méprisable.  Chrétiens , 
quel  prédicateur  pour  convertir  tant  de  nations  ! 

Mais  peut-être  que  sa  doctrine  sera  si  plausible  et 
si  belle,  qu'elle  donnera  du  crédit  à  cet  homme  si 
méprisé.  Non ,  il  n'en  est  pas  de  la  sorte  :  «  Il  ne 
3)  sait ,  dit-il ,  autre  chose  que  son  maître  crucifié  »  : 
Nonjudicavi  me  scire  aliquid  inter  vos ,  nisiJesum 
Chrîstum  ,  et  hune  crucifixum  (3)  :  c'est-à-dire ,  qu'il 
ne  sait  rien  que  ce  qui  choque ,  que  ce  qui  scanda- 
lise ,  que  ce  qui  paroît  folie  et  extravagance.  Com- 
ment donc  peut-il  espérer  que  ses  auditeurs  soient 
persuadés?  Mais,  grand  Paul,  si  la  doctrine  que 
vous  annoncez  est  si  étrange  et  si  difficile,  cherchez 
du  moins  des  termes  polis ,  couvrez  des  fleurs  de  la 
rhétorique  cette  face  hideuse  de  votre  Evangile,  et 
adoucissez  son  austérité  par  les  charmes  de  votre 
éloquence.  A  Dieu  ne  plaise  ,  répond  ce  grand 
homme,  que  je  mêle  la  sagesse  humaine  à  la  sagesse 
du  Fils  de  Dieu  :  c'est  la  volonté  de  mon  maître  que 
mes  paroles  ne  soient  pas  moins  rudes  que  ma  doc- 
trine paroît  incroyable  :  Non  in  persuasibilibus  hu- 
mance  sapientiœ  <verbis  (4).  C'est  ici  qu'il  nous  faut 
entendre  les  secrets  de  la  Providence.  Elevons  nos 
esprits,  Messieurs,  et  considérons  les  raisons  pour 

(0  //.  Cor.  x.  io W  /•  Cor.  h.  3.  —  (»)  Ibid.  2. —  (4)  Ibid.  4. 


DE    SAINT    PADL.  255 

lesquelles  le  Père  céleste  a  choisi  ce  prédicateur 
sans  éloquence  et  sans  agrément,  pour  porter  par 
toute  la  terre,  aux  Romains,  aux  Grecs,  aux  Bar- 
bares ,  aux  petits ,  aux  grands ,  aux  rois  mêmes  l'E- 
vangile de  Jésus-Christ. 

Pour  pénétrer  un  si  grand  mystère,  écoutez  le 
grand  Paul  lui-même,  qui,  ayant  représenté  aux 
Corinthiens  combien  ses  prédications  avoient  été 
simples,  en  rend  cette  raison  admirable  :  c'est,  dit-il, 
que  «  nous  vous  prêchons  une  sagesse  qui  est  ca- 
»  chée ,  que  les  princes  de  ce  monde  n'ont  pas  re- 
»  connue  »  :  Sapienliam  quœ  abscondita  est  (0'. 
Quelle  est  cette  sagesse  cachée? Chrétiens,  c'est  Jésus- 
Christ  même.  Il  est  la  sagesse  du  Père;  mais  il  est 
une  sagesse  incarnée,  qui,  s'étant  couverte  volon- 
tairement de  l'infirmité  de  la  chair ,  s'est  cachée  aux 
grands  de  la  terre  par  l'obscurité  de  ce  voile.  C'est 
donc  une  sagesse  cachée;  et  c'est  sur  cela  que  s'ap- 
puie le  raisonnement  de  l'apôtre.  Ne  vous  étonnez 
pas,  nous  dit-il,  si  prêchant  une  sagesse  cachée, 
mes  discours  ne  sont  point  ornés  des  lumières  de 
l'éloquence.  Cette  merveilleuse  foiblesse,  qui  accom- 
pagne la  prédication  ,  est  une  suite  de  l'abaissement 
par  lequel  mon  Sauveur  s'est  anéanti  ;  et  comme  il 
a  été  humble  en  sa  personne,  il  veut  l'être  encore 
dans  son  Evangile. 

Admirable  pensée  de  l'apôtre,  et  digne  certaine- 
ment d'être  méditée.  Mettons-la  donc  dans  un  plus 
grand  jour,  et  supposons  avant  toutes  choses  que 
le  Fils  éternel  de  Dieu  avoit  résolu  de  paroître  aux 
hommes  en   deux  différentes  manières.  Première- 

(0  /.  Cor.  n.  7. 


256  PANÉGYRIQUE 

ment ,  il  devoit  paroître  dans  la  vérité  de  sa  chair  : 
secondement,  il  devoit  paroître  dans  la  vérité  de  sa 
parole.  Car,  comme  il  étoit  le  Sauveur  de  tous ,  il 
devoit  se  montrer  à  tous.  Par  conséquent,  il  ne 
suffit  pas  qu'il  paroisse  en  un  coin  du  monde  :  il  faut 
qu'il  se  montre  par  tous  les  endroits  où  la  volonté 
de  son  Père  lui  a  préparé  des  fidèles  :  si  bien  que  ce 
même  Jésus ,  qui  n'a  paru  que  dans  la  Judée  par  la 
vérité  de  sa  chair ,  sera  porté  par  toute  la  terre  par 
la  vérité  de  sa  parole. 

C'est  pourquoi  le  grand  Origène  n'a  pas  craint 
de  nous  assurer  que  la  parole  de  l'Evangile  est  une 
espèce  de  second  corps  que  le  Sauveur  a  pris  pour 
notre  salut.  Partis  quem  Dominus  corpus  suum  esse 
dicit,  verbum  est  nutritorium  animarum  C1).  Qu'est- 
ce  à  dire  ceci,  chrétiens;  et  quelle  ressemblance  a- 
t-il  pu  trouver  entre  le  corps  de  notre  Sauveur  et 
la  parole  de  son  Evangile  ?  Voici  le  fond  de  cette 
pensée  :  c'est  que  la  sagesse  éternelle ,  qui  est  en- 
gendrée dans  le  sein  du  Père,  s'est  rendue  sensible 
en  deux  sortes.  Elle  s'est  rendue  sensible  en  la  chair 
qu'elle  a  prise  au  sein  de  Marie  ;  et  elle  se  rend  en- 
core sensible  par  les  Ecritures  divines  et  par  la  pa- 
role de  l'Evangile  :  tellement  que  nous  pouvons  dire 
que  cette  parole  et  ces  Ecritures  sont  comme  un 
second  corps  qu'elle  prend ,  pour  paroître  encore  à 
nos  yeux.  C'est  là  en  effet  que  nous  la  voyons  :  ce 
Jésus,  qui  a  conversé  avec  les  apôtres,  vit  encore 
pour  nous  dans  son  Evangile  ;  et  il  y  répand  encore  , 
pour  notre  salut ,  la  parole  de  vie  éternelle. 

Après  cette  belle  doctrine ,  il  est  bien  aisé  de  com- 

(0  In  Matt.  Commentai:  n.  85  j  tom.  ni ,  p.  898. 

prendre 


DE    SAINT    PAUL.  25*7 

prendre  que  la  prédication  des  apôtres ,  soit  qu'elle 
sorte  toute  vivante  de  la  bouche  de  ces  grands 
hommes,  soit  qu'elle  coule  dans  leurs  e'crits,  pour 
y  être  portée  aux  âges  suivans ,  ne  doit  rien  avoir 
qui  éclate.  Car,  mes  Frères,  n'entendez-vous  pas , 
selon  la  pensée  de  saint  Paul,  que  ce  Jésus,  qui  nous 
doit  paroître  et  dans  sa  chair  et  dans  sa  parole,  veut 
être  humble  dans  l'une  et  dans  l'autre. 

De  là  ce  rapport  admirable  entre  la  personne  de 
Jésus- Christ  et  la  parole  qu'il  a  inspirée.  Lac  est 
credentibus  ,  cibus  est  intelligentibus.  La  chair  qu'il 
a  prise  a  été  infirme ,  la  parole  qui  le  prêche  est 
simple  :  nous  adorons  en  notre  Sauveur  la  bassesse 
mêlée  avec  la  grandeur.  Il  en  est  ainsi  de  son  Ecri- 
ture, tout  y  est  grand  ,  et  tout  y  est  bas;  tout  y  est 
riche,  et  tout  y  est  pauvre;  et  en  l'Evangile,  comme 
en  Jésus-Christ ,  ce  que  l'on  voit  est  foible  ,  et  ce 
que  l'on  croit  est  divin.  Il  y  a  des  lumières  dans  l'un 
et  dans  l'autre;  mais  ces  lumières  dans  l'un  et  dans 
l'autre  sont  enveloppées  de  nuages  :  en  Jésus,  par 
l'infirmité  de  la  chair;  et  en  l'Ecriture  divine,  par 
la  simplicité  de  la  lettre.  C'est  ainsi  que  Jésus  veut 
être  prêché,  et  il  dédaigne  pour  sa  parole  aussi 
bien  que  pour  sa  personne,  tout  ce  que  les  hommes 
admirent. 

N'attendez  donc  pas  de  l'apôtre ,  ni  qu'il  vienne 
flatteries  oreilles  par  des  cadences  harmonieuses, 
ni  qu'il  veuille  charmer  les  esprits  par  de  vaines  cu- 
riosités. Ecoutez  ce  qu'il  dit  lui-même  :  «  Nousprê- 
»  chons  une  sagesse  cachée  ;  nous  prêchons  un  Dieu 
»  crucifié  ».  Ne  cherchons  pas  de  vains  ornemens  à 
ce  Dieu ,  qui  rejette  tout  l'éclat  du  monde.  Si  notre 
Bossuet.  xvi.  n 


2^8  PANÉGYRIQUE 

simplicité  déplaît  aux  superbes ,  qu'ils  sachent  que 
nous  voulons  leur  déplaire,  que  Jésus -Christ  dé- 
daigne leur  faste  insolent,  et  qu'il  ne  veut  être 
connu  que  des  humbles.  Abaissons-nous  donc  à  ces 
humbles-,  faisons- leur  des  prédications,  dont  la 
bassesse  tienne  quelque  chose  de  l'humiliation  de  la 
croix,  et  qui  soient  dignes  de  ce  Dieu  qui  ne  veut 
vaincre  que  par  la  foiblesse. 

C'est  pour  ces  solides  raisons  que  saint  Paul  re- 
jette tous  les  artifices  de  la  rhétorique.  Son  discours, 
bien  loin  de  couler  avec  cette  douceur  agréable, 
avec  cette  égalité  tempérée  que  nous  admirons  dans 
les  orateurs,  paroît  inégal  et  sans  suite  à  ceux  qui 
ne  l'ont  pas  assez  pénétré  ;  et  les  délicats  de  la  terre, 
qui  ont,  disent-ils,  les  oreilles  fines,  sont  offensés 
de  la  dureté  de  son  style  irrégulier.  Mais,  mes 
Frères ,  n'en  rougissons  pas.  Le  discours  de  l'apôtre 
est  simple,  mais  ses  pensées  sont  toutes  divines.  S'il 
ignore  la  rhétorique,  s'il  méprise  la  philosophie, 
Jésus-Christ  lui  tient  lieu  de  tout  ;  et  son  nom  qu'il 
a  toujours  à  la  bouche,  ses  mystères  qu'il  traite  si 
divinement,  rendront  sa  simplicité  toute-puissante. 
Il  ira ,  cet  ignorant  dans  l'art  de  bien  dire ,  avec  cette 
locution  rude,  avec  cette  phrase  qui  sent  l'étranger, 
il  ira  en  dette  Grèce  polie ,  la  mère  des  philosophes 
et  des  orateurs;  et  malgré  la  résistance  du  monde, 
il  y  établira  plus  d'Eglises ,  que  Platon  n'y  a  gagné 
de  disciples  par  cette  éloquence  qu'on  a  crue  divine. 
Il  prêchera  Jésus  dans  Athènes,  et  le  plus  savant  de 
ses  sénateurs  passera  de  l'Aréopage  en  l'école  de  ce 
barbare.  Il  poussera  encore  plus  loin  ses  conquêtes; 
il  abattra  aux  pieds  du  Sauveur  la  majesté  des  fais- 


DE    SAINT    PAUL.  2%q 

ceaux  romains  en  la  personne  d'un  proconsul,  et 
il  fera  trembler  dans  leurs  tribunaux  les  juges  de- 
vant lesquels  on  le  cite.  Rome  même  entendra  sa 
voix  ;  et  un  jour  cette  ville  maîtresse  se  tiendra  bien 
plus  honorée  d'une  lettre  du  style  de  Paul,  adressée 
à  ses  citoyens,  que  de  tant  de  fameuses  harangues 
qu'elle  a  entendues  de  son  Cicéron. 

Et  d'où  vient  cela,  chrétiens?  C'est  que  Paul  a 
des  moyens  pour  persuader  que  la  Grèce  n'enseigne 
pas ,  et  que  Rome  n'a  pas  appris.  Une  puissance 
surnaturelle ,  qui  se  plaît  de  relever  ce  que  les  su- 
perbes méprisent,  s'est  répandue  et  mêlée  dans  l'au- 
guste simplicité  de  ses  paroles.  Delà  vient  que  nous 
admirons  dans  ses  admirables  Epîtres  une  certaine 
vertu  plus  qu'humaine,  qui  persuade  contre  les 
règles,  ou  plutôt,  qui  ne  persuade  pas  tant,  qu'elle 
captive  les  entendemens  ;  qui  ne  flatte  pas  les 
oreilles ,  mais  qui  porte  ses  coups  droit  au  cœur. 
De  même  qu'on  voit  un  grand  fleuve  qui  retient  en- 
core ,  coulant  dans  la  plaine ,  cette  force  violente 
et  impétueuse,  qu'il  avoit  acquise  aux  montagnes 
d'où  il  tire  son  origine  ;  ainsi  cette  vertu  céleste ,  qui 
est  contenue  dans  les  Ecrits  de  saint  Paul,  même 
dans  cette  simplicité  de  style  conserve  toute  la  vi- 
gueur qu'elle  apporte  du  ciel,  d'où  elle  descend. 

C'est  par  cette  vertu  divine  que  la  simplicité  de 
l'apôtre  a  assujetti  toutes  choses.  Elle  a  renversé  les 
idoles,  établi  la  croix  de  Jésus,  persuadé  à  un  mil- 
lion d'hommes  de  mourir  pour  en  défendre  la 
gloire;  enfin,  dans  ses  admirables  Epîtres,  elle  a 
expliqué  de  si  grands  secrets,  qu'on  a  vu  les  plus 
sublimes  esprits,   après  s'être  exercés  long -temps 


260  PANÉGYllIQUE 

dans  les  plus  hautes  spéculations  où  pouvoit  aller 
la  philosophie,  descendre  de  cette  vaine  hauteur, 
où  ils  se  croyoient  élevés,  pour  apprendre  à  bé- 
gayer humblement  dans  l'école  de  Jésus-Christ,  sous 
la  discipline  de  Paul. 

Aimons  donc,  aimons,  chrétiens,  la  simplicité  de 
Jésus,  aimons  l'Evangile  avec  sa  bassesse,  aimons 
Paul  dans  son  style  rude ,  et  profitons  d'un  si  grand 
exemple.  Ne  regardons  pas  les  prédications  comme 
un   divertissement  de  l'esprit;  n'exigeons  pas    des 
prédicateurs  les  agrémens  de  la  rhétorique,  mais  la 
doctrine  des  Ecritures.  Que  si  notre  délicatesse,  si 
notre  dégoût  les  contraint  à  chercher  des  ornemens 
étrangers,  pour  nous  attirer  par  quelque  moyen  à 
l'Evangile  du  sauveur  Jésus;  distinguons  l'assaison- 
nement ,  de  la  nourriture  solide.  Au  milieu  des  dis- 
cours qui  plaisent,  ne  jugeons  rien  de  digne  de  nous 
que  les  enseignemens  qui  édifient;  et  accoutumons- 
nous  tellement  à  aimer  Jésus-Christ  tout  seul  dans 
la  pureté  naturelle  de  ses  vérités  toutes  saintes ,  que 
nous  voyions  encore  régner  dans  l'Eglise  cette  pre- 
mière simplicité,  qui  a  fait  dire  au  divin  apôtre  : 
Chm  injîrmor  j  tune  potens  sum  :  «  Je  suis  puissant, 
»  parce  que  je  suis  foible  »  ;  mes  discours  sont  forts, 
parce  qu'ils  sont  simples;  c'est  leur  simplicité  inno- 
cente qui  a  confondu  la  sagesse  humaine.  Mais,  grand 
Paul,  ce  n'est  pas  assez  :  la  puissance  vient  au  se- 
cours de  la  fausse  sagesse  ;  je  vois  les  persécuteurs 
qui  s'élèvent.  Après  avoir  fait  des  discours,  où  votre 
simplicité  persuade ,  il  faut  vous  préparer  aux  com- 
bats, où  votre  foiblesse  triomphe;  c'est  ma  seconde 
partie. 


DE    SAINT    PAUL.  %6l 

SECOND    POINT. 

C'est  donc  un  décret  de  la  Providence,  que 
pour  annoncer  Je'sus- Christ  les  paroles  ne  suffisent 
pas  :  il  faut  quelque  chose  de  plus  violent  pour  per- 
suader le  monde  endurci.  Il  faut  lui  parler  par  des 
plaies,  il  faut  l'émouvoir  par  du  sang;  et  c'est  à 
force  de  souffrir ,  c'est  par  les  supplices  que  la  reli- 
gion chrétienne  doit  vaincre  sa  dureté  obstinée. 
C'est ,  Messieurs ,  cette  vérité ,  c  est  cette  force 
persuasive  du  sang  épanché  pour  le  Fils  de  Dieu , 
qu'il  faut  maintenant  vous  faire  comprendre  par 
l'exemple  du  divin  apôtre;  mais  pour  cela,  remon- 
tons à  la  source. 

Je  suppose  donc,  chrétiens,  qu'encore  que  la 
parole  du  Sauveur  des  âmes  ait  une  efficace  divine, 
toutefois  sa  force  de  persuader  consiste  principale- 
ment en  son  sang  ;  et  vous  le  pouvez  aisément  com- 
prendre par  l'histoire  de  son  Evangile.  Car  qui  ne 
sait  que  le  Fils  de  Dieu ,  tant  qu'il  a  prêché  sur  la 
terre,  a  toujours  eu  peu  de  sectateurs,  et  que  ce 
n'est  que  depuis  sa  mort  que  les  peuples  ont  couru 
à  ce  divin  Maître?  Quel  est,  Messieurs,  ce  nouveau 
miracle  ?  Méprisé  et  abandonné  pendant  tout  le 
cours  de  sa  vie ,  il  commence  à  régner  après  qu'il 
,est  mort.  Ses  paroles  toutes  divines,  qui  dévoient 
lui  attirer  les  respects  des  hommes ,  le  font  attacher 
à  un  bois  infâme;  et  l'ignominie  de  ce  bois,  qui 
devoit  couvrir  ses  disciples  d'une  confusion  éter- 
nelle, fait  adorer  par  tout  l'univers  les  vérités  de 
son  Evangile.  N'est-ce  pas  pour  nous  faire  entendre 
que  sa  croix,  et  non  ses  paroles,  dévoient  émou- 


262  PANÉGYRIQUE 

voir  les  cœurs  endurcis  ;  et  que  sa  force  de  persua- 
der étoit  en  son  sang  répandu,  et  dans  ses  cruelles 
blessures  ? 

La  raison  d'un  si  grand  mystère  mériteroit  bien 
d'être  pénétre'e ,  si  le  sujet  que  j'ai  à  traiter  me  lais- 
soit  assez  de  loisir  pour  la  mettre  ici  dans  son  jour. 
Disons  seulement  en  peu  de  paroles ,  que  le  Fils  de 
Dieu  s'étoit  incarné,  afin  de  porter  sa  parole  en 
deux  endroits  différens  :  il  devoit  parler  à  la  terre , 
et  il  devoit  encore  parler  au  ciel.  Il  devoit  parler  à 
la  terre  par  ses  divines  prédications  ;  mais  il  avoit  aussi 
à  parlerait  ciel  parl'efFusion  de  son  sang ,  qui  devoit 
fléchir  sa  rigueur ,  en  expiant  les  péchés  du  monde. 
C'est  pourquoi  l'apôtre  saint  Paul  dit  que  «  le  sang  du 
»  sauveur  Jésus  crie  bien  mieux  que  celui  d'Abel  »  : 
Melius  clamantem  quam  Abel{1)  ;  parce  que  le  sang 
d'Abel  demande-  vengeance ,  et  le  sang  de  notre 
Sauveur  fait  descendre  la  miséricorde.  Jésus-Christ 
devoit  donc  parler  à  son  Père,  aussi  bien  qu'aux 
hommes;  au  ciel,  aussi  bien  qu'à  la  terre. 

Mais  il  faut  remarquer  ici  un  secret  de  la  Provi- 
dence :  c'est  que  c'étoit  au  ciel  qu'il  falloit  parler , 
afin  que  la  terre  fût  persuadée.  Et  cela,  pour  quelle 
raison?  c'est  que  la  grâce  divine,  qui  devoit  amollir 
les  cœurs ,  devoit  être  envoyée  du  ciel.  Par  exem- 
ple,  vous  avez  beau  semer  votre  grain  sur  cette 
terre  toute  desséchée;  vous  recueillerez  peu  de  fruit, 
si  la  pluie  du  ciel  ne  la  rend  féconde.  Il  en  est  à  peu 
près  de  même  dans  la  vérité  que  je  vous  explique. 
Lorsque  mon  Sauveur  a  parlé  aux  hommes,  il  a 
seulement  semé  sur  la  terre,  et  cette  terre  ingrate 

(')  Ileb.  xn.  *4- 


DE    SAINT    PAUL.  263 

et  stérile  lui  a  donné  peu  de  sectateurs  :  il  faut  donc 
maintenant  qu'il  parle  à  son  Père;  il  faut  que  se 
tournant  du  côté  du  ciel,  il  y  porte  la  voix  de  son 
sang.  C'est  alors,  Messieurs,  c'est  alors  que  la  grâce 
tombant  avec  abondance,  notre  terre  donnera  son 
fruit  :  alors  le  ciel"  appaisé  persuadera  aisément  les 
hommes  ;  et  la  parole  qu'il  a  semée  fructifiera  par 
tout  l'univers.  De  là  vient  qu'il  a  dit  lui-même: 
Quand  j'aurai  été  élevé  de  terre,  quand  j'aurai  été 
mis  en  croix,  quand  j'aurai  répandu  mon  sang,  je 
tirerai  à  moi  toutes  choses  :  Omnia  traham  ad  meip- 
sum  (0;  nous  montrant,  par  cette  parole,  que  sa 
force  étoit  en  sa  croix,  et  que  son  sang  lui  devoit 
attirer  le  monde. 

Cette  vérité  étant  supposée,  je  ne, m'étonne  pas, 
chrétiens ,  que  l'Eglise  soit  établie  par  le  moyen  des 
persécutions.  Donnez  du  sang,  bienheureux  apôtre; 
votre  Maître  lui  donnera  une  voix  capable  d'émou- 
voir le  ciel  et  la  terre.  Puisqu'il  vous  a  enseigné  que 
sa  force  consiste  en  sa  croix ,  portez-la  par  toute  la 
terre,  cette  croix  victorieuse  et  toute- puissante; 
mais  ne  la  portez  pas  imprimée  sur  des  marbres 
inanimés,  ni  sur  des  métaux  insensibles;  portez -la 
sur  votre  corps  même,  et  abandonnez -le  aux  ty- 
rans ,  afin  que  leur  fureur  y  puisse  graver  une  image 
vive  et  naturelle  de  Jésus-Christ  crucifié. 

C'est  ce  qu'il  va  bientôt  entreprendre  :  il  ira  par 
toute  la  terre.  Chrétiens,  pour  quelle  raison  ?  c'est 
afin,  nous  dit- il  lui-même,  «  c'est  afin  de  porter 
»  partout  la  mort  et  la  croix  de  Jésus  imprimée  en 
»  son  propre  corps  »  :  Morlificationem  Jesu  in  cor- 

(*)  Joan.  xii.  3a. 


264  PANÉGYRIQUE 

pore  nostro  circumferentes  (0;  et  c'est  peut-être 
pour  cette  raison  qu'il  a  dit  ces  belles  paroles,  écri- 
vant aux  Colossiens  :  Adimpleo  ea  quœ  désuni  pas- 
siohum  Christi  (2)  :  «  Je  veux  ,  dit  ^  il,  accomplir  ce 
»  qui  manque  aux  souffrances  de  Jésus  -  Christ  ». 
Que  nous  dites-vous ,  ô  grand  Paul  ?  Peut-il  donc 
manquer  quelque  chose  au  prix  et  à  la  valeur  infi- 
nie des  souffrances  de  votre  Maître?  Non,  ce  n'est 
pas  là  sa  pensée.  Ce  grand  homme  n'ignore  pas  que 
rien  ne  manque  à  leur  dignité;  mais  ce  qui  leur 
manque,  dit-il,  c'est  que  Jésus  n'a  souffert  qu'en 
Jérusalem  ;  et  comme  sa  force  est  toute  en  sa  croix , 
il  faut  qu'il  souffre  par  tout  le  monde ,  afin  d'attirer 
tout  le  monde.  C'est  ce  que  l'apôtre  vouloit  accom- 
plir. Les  Juifs  ont  vu  la  croix  de  son  Maître  ;  il  la 
veut  montrer  aux  Gentils,  dont  il  est  le  prédicateur. 
Il  va  donc  dans  cette  pensée,  du  levant  jusqu'au 
couchant,  de  Jérusalem  jusqu'à  Rome,  portant  par- 
tout sur  lui-même  la  croix  de  Jésus,  et  accomplis- 
sant ses  souffrances;  trouvant  partout  de  nouveaux 
supplices,  faisant  partout  de  nouveaux  fidèles,  et 
remplissant  tant  de  nations  de  son  sang  et  de  l'E- 
vangile. 

Mais  je  ne  croirois  pas,  chrétiens ,  m'être  acquitté 
de  ce  que  je  dois  à  la  gloire  de  ce  grand  apôtre,  si 
parmi  tant  de  grands  exemples  que  nous  donne  sa 
belle  vie,  je  ne  choisissois  quelque  action  illustre, 
où.  vous  puissiez  voir  en  particulier  combien  ses 
souffrances  sont  persuasives.  Considérez  donc  ce 
grand  homme  fouetté  àPhilippes  par  main  de  bour- 
reau (3),  pour  y  avoir  prêché  Jésus-Christ,  puis  jeté 

(0  //.  Cor.  iv.  io.  — .  W  Colos.  i.  24.  —  {})  Act.  xvi.  a3  et  seq* 


DE    SAINT    PAUL.  265 

dans  l'obscurité  d'un  cachot,  ayant  les  pieds  serrés 
dans  du  bois  qui  étoit  entr'ouvert  par  force,  et  les 
pressoit  ensuite  avec  violence  ;  qui  cependant  triom- 
phant de  joie  de  sentir  si  vivement  en  lui-même  la 
sanglante  impression  de  la  croix ,  avec  Silas  son  cher 
compagnon  rompoit  le  silence  de  la  nuit ,  en  offrant 
à  Dieu  ,  dune  ame  contente ,  des  louanges  pour  ses 
supplices,  des  actions  de  grâces  pour  ses  blessures. 
Voilà  comme  il  porte  la  croix  du  Sauveur;  et  aussi 
dans  ce  même  temps,  le  Sauveur  lui  veut  faire  voir 
une  merveilleuse  représentation  de  ce  qui  s'est  fait 
à  la  sienne.  Là  du  sang,  et  ici  du  sang;  là,  Messieurs, 
«  la  terre  a  tremblé  (0  »,  et  ici  elle  tremble  encore  : 
Terrœ  motus  factus  est  magnus  02)  :  là  les  tombeaux 
ont  été  ouverts,  qui  sont  comme  les  prisons  des  morts, 
et  des  morts  sont  ressuscites  (3)  ;  ici  les  prisons  sont 
ouvertes,  qui  sont  les  tombeaux  obscurs  des  hommes 
vivans  :  Aperta  sunt  omnia  oslia  (4)  :  et  pour  ache- 
ver cette  ressemblance ,  là  celui  qui  garde  la  croix 
du  Sauveur  le  reconnoît  pour  le  Fils  de  Dieu  ,  Vere 
Filius  Dei  erat  iste  (5)  ;  et  ici  celui  qui  garde  saint 
Paul  se  jette  aussitôt  à  ses  pieds  :  Produit  ad pedesfi), 
et  se  soumet  à  son  Evangile/  Que  ferai- je,  dit -il, 
pour  être  sauvé?  Quid  me  oporlet  facere 3  ut  salvus 
Jîam  (7)  ?  11  lave  premièrement  les  plaies  de  l'apôtre  : 
l'apôtre  après  lavera  les  siennes  par  la  grâce  du  saint 
baptême;  et  ce  bienheureux  geôlier  se  prépare  à 
cette  eau  céleste,  en  essuyant  le  sang  de  l'apôtre, 

(>)  Matt.  xxvii.  5i .  —  00  Act.  xvi.  26.  —  l.3)  Malt.  xxvn.  5a.  — 

(4)  Act.  xvi.  26 C5)  Malt,  xxvii.  54-  ■*■  t6;  Act,  xvi.  29.  — 

(7)  Ibid.  3o. 


266  PANÉGYillQTJE 

qui  lui  inspire  l'amour  de  la  croix  et  l'esprit  du 
christianisme. 

Vous  voyez  déjà,  chrétiens,  ce  que  peut  la  croix 
de  Jésus,  imprimée  sur  le  corps  de  Paul;  mais  re- 
nouvelez vos  attentions  pour  voir  la  suite  de  celte 
aventure ,  qui  vous  le  montrera  d'une  manière  bien 
plus  admirable.  Que  fera  le  divin  apôtre ,  sortant 
des  prisons  de  Philippes?  Qu'il  vous  le  dise  de  sa 
propre  bouche,  dans  une  lettre  qu'il  a  écrite  aux 
habitans  de  Thessalonique  :  «  Vous  savez ,  leur  dit- 
»  il,  mes  Frères,  quelle  a  été  notre  entrée  chez 
»  vous ,  et  qu'elle  n'a  pas  été  inutile  »  :  Quia  non 
inanis  fuit  00 .  Pour  quelle  raison,  chrétiens,  son 
abord  à  Thessalonique  n'a-t-ilpas  été  inutile?  Vous 
serez  surpris  de  l'apprendre  :  «C'est,  dit-il,  qu'ayant 
»  été  tourmentés  et  traités  indignement  à  Philippes, 
»  cela  nous  a  donné  l'assurance  de  vous  annoncer 
»  l'Evangile  »  :  Sed  ante  passi j  et  contumeliis  af- 
fectif sic  ut  scitis  ,  in  Philippis  _,  fduciam  habuimus 
in  Deo  nostrOj  loqui  ad  vos  Evangelium  Dei  (2). 

Quand  je  considère ,  Messieurs ,  ces  paroles  du 
divin  apôtre,  j'avoue  que  je  ne  suis  plus  à  moi-même, 
et  je  ne  puis  assez  admirer  l'esprit  céleste  qui  le  pos- 
sédoit.  Car  quel  est  le  victorieux ,  dont  le  cœur  puisse 
être  autant  excité  par  l'image  glorieuse  et  tranquille 
de  la  victoire  tout  nouvellement  remportée,  que 
le  grand  Paul  est  encouragé  par  le  souvenir  des 
souffrances  dont  il  porte  encore  les  marques,  dont 
il  sent  encore  les  vives  atteintes?  Son  entrée  sera 
fructueuse ,  parce  qu'elle  est  précédée  par  de  grands 

(0  /.  Thess.  ii.  !.—(■)  Ibid.  a. 


DE    SAINT    PAUL.  067 

tourmens  ;  il  prêchera  avec  confiance ,  parce  qu'il  a 
beaucoup  endure';  et  si  nous  savons  pénétrer  tout 
le  sens  de  cette  parole ,  nous  devons  croire  que  le 
grand  apôtre  sortant  des  prisons  de  Philippes ,  ex- 
hortait par  cette  pensée  les  compagnons  de  son  mi- 
nistère :  Allons,  mes  Frères,  à Thessalonique  ;  notre 
entrée  n'y  sera  pas  inutile ,  puisque  nous  avons  déjà 
tant  souffert;  nous  avons  assez  répandu  de  sang, 
pour  oser  entreprendre  quelque  grand  dessein.  Al- 
lons donc  en  cette  ville  célèbre  ;  faisons-y  profiter  ce 
sang  répandu  ;  portons-y  la  croix  de  Jésus ,  récem- 
ment imprimée  sur  nous  par  nos  plaies  encore  toutes 
fraîches  ;  et  que  ces  nouvelles  blessures  donnent  au 
Sauveur  de  nouveaux  disciples.  Il  y  vole  dans  cette 
espérance ,  et  son  attente  n'est  pas  frustrée. 

Mais  pourquoi  m'arrêter ,  Messieurs ,  à  vous  ra- 
conter le  fruit  qu'il  a  fait  dans  la  ville  de  Thessalo- 
nique?  Il  en  est  de  même  de  toutes  les  autres  qu'il 
éclaire  par  sa  doctrine ,  et  qu'il  attire  par  ses  souf- 
frances. Il  court  ainsi  par  toute  la  terre,  portant 
partout  la  croix  de  Jésus;  toujours  menacé,  tou- 
jours poursuivi  avec  une  fureur  implacable  ;  sans  re- 
pos durant  trente  années ,  il  passe  d'un  travail  à  un 
autre,  et  trouve  partout  de  nouveaux  périls;  des 
naufrages  dans  ses  voyages  de  mer ,  des  embûches 
dans  ceux  de  terre  ;  de  la  haine  parmi  les  Gentils , 
de  la  rage  parmi  les  Juifs  ;  des  calomniateurs  dans 
tous  les  tribunaux,  des  supplices  dans  toutes  les 
villes;  dans  l'Eglise  même  et  dans  sa  maison  des  faux 
frères  qui  le  trahissent  :  tantôt  lapidé  et  laissé  pour 
mort ,  tantôt  battu  outrageusement  et  presque  dé- 
chiré par  le  peuple;  il  meurt  tous  les  jours  pour  le 


368  PANÉGYRIQUE 

Fils  de  Dieu,  Quotidie  moriori*);  et  il  marque  l'ordre 
de  ses  voyages  par  les  traces  du  sang  qu'il  répand, 
et  par  les  peuples  qu'il  convertit  ;  car  il  joint  tou- 
jours l'un  et  l'autre  :  si  bien  que  nous  lui  pouvons 
appliquer  ces  beaux  mots  de  Tertullien  :  «  Ses  bles- 
»  sures  font  ses  conquêtes  ;  il  ne  reçoit  pas  plutôt 
»  une  plaie,  qu'il  la  couvre  par  une  couronne;  aussi- 
»  tôt  qu'il  verse  du  sang,  il  acquiert  de  nouvelles 
»  palmes;  il  remporte  plus  de  victoires  qu'il  ne 
»  souffre  de  violences  »  :  Corona  premit  vulnera, 
palmâ  sanguinem  obscurcit ,  plus  vicloriarum  est 
cfuàm  injuriarum  (2). 

C'est  pourquoi  le  sauveur  Jésus  voulant  encore 
abattre  à  ses  pieds  l'impérieuse  majesté  de  Rome,  il 
y  conduit  enfin  le  divin  apôtre ,  comme  le  plus  il- 
lustre de  ses  capitaines.  Mais ,  mes  Frères ,  il  faut 
plus  de  sang  pour  fonder  cette  illustre  Eglise,  qui 
doit  être  la  mère  des  autres  :  saint  Paul  y  donnera 
tout  le  sien  ;  aussi  y  trouvera-t-il  un  persécuteur  qui 
ne  le  sait  pas  répandre  à  demi,  je  veux  dire  le  cruel 
Néron ,  qui  ajoutera  le  comble  à  ses  crimes ,  en  fai- 
sant mourir  cet  apôtre. 

Vous  raconterai-je ,  Messieurs,  combien  son  sang 
se  multipliera,  quelle  suite  de  chrétiens  sa  fécon- 
dité fera  naître,  combien  il  animera  de  martyrs,  et 
avec  quelle  force  il  affermira  cet  empire  spirituel , 
qui  se  doit  établir  à  Rome,  plus  illustre  que  celui 
des  Césars?  Mais  quand  est-ce  que  j'achèverai,  si 
j'entreprends  de  vous  rapporter  toutes  les  grandeurs 
de  l'apôtre?  J'en  ai  dit  assez,  chrétiens,  pour  nous 
inspirer  l'amour  de  la  croix,  si  notre  extrême  déli- 

(»)  /.  Car.  xv.  3i.  —  W  Scorp.  n.  6. 


DE    SAINT    PAUL.  269 

catesse  ne  nous  la  rendoit  odieuse.  O  croix,  qui 
donnez  la  victoire  à  Paul,  et  dont  la  foiblesse  le 
rend  tout-puissant,  notre  siècle  délicieux  ne  peut 
souffrir  votre  dureté  !  Personne  ne  veut  dire  avec 
l'apôtre  :  «  Je  ne  me  plais  que  dans  mes  souffrances, 
»  et  je  ne  suis  fort  que  dans  mes  foiblesses  ».  Nous 
voulons  être  puissans  dans  le  monde,  c'est  pour- 
quoi nous  sommes  foibles  selon  Jésus-Christ  ;  et  l'a- 
mour de  la  croix  de  Jésus  étant  éteint  parmi  les 
fidèles,  toute  la  force  chrétienne  s'est  évanouie.  Mais, 
mes  Frères ,  je  ne  puis  vous  dire  ce  que  je  pense  sur  ce 
beau  sujet.  Le  grand  Paul  me  rappelle  encore  :  après 
avoir  vu  les  foiblesses  que  la  croix  lui  a  fait  sentir, 
il  faut  achever  ce  discours ,  en  considérant  les  infir- 
mités que  la  charité  lui  inspire  dans  le  gouverne- 
ment ecclésiastique. 

TROISIÈME  POINT. 

Le  pourrez-vous  croire ,  Messieurs ,  que  l'Eglise 
de  Jésus  -  Christ  se  gouverne  par  la  foiblesse  ;  que 
l'autorité  des  pasteurs  soit  appuyée  sur  l'infirmité; 
que  le  grand  apôtre  saint  Paul,  qui  commande  avec 
tant  d'empire ,  qui  menace  si  hautement  les  opiniâ- 
tres ,  qui  juge  souverainement  les  pécheurs ,  enfin 
qui  fait  valoir  avec  tant  de  force  la  dignité  de  son 
ministère,  soit  infirme  parmi  les  fidèles,  et  que  ce 
soit  une  divine  foiblesse  qui  le  rende  puissant  dans 
l'Eglise  ?  Cela  vous  paroît  peut-être  incroyable  ;  ce- 
pendant c'est  une  doctrine  que  lui-même  nous  a  ensei- 
gnée, et  qu'il  faut  vous  expliquer  en  peu  de  paroles. 

Pour  cela  vous  devez  entendre  que  l'empire  spi- 
rituel, que  le  Fils  de  Dieu  donne  à  son  Eglise,  n'est 


1^0  PANÉGYRIQUE 

pas  semblable  à  celui  des  rois.  Il  n'a  pas  cette  ma- 
jesté terrible  ;  il  n'a  pas  ce  faste  dédaigneux,  ni  ce 
superbe  esprit  de  grandeur  dont  sont  enflés  les 
princes  du  monde.  «  Les  rois  des  nations  les  domi- 
»  nent,  dit  le  Fils  de  Dieu  dans  son  Evangile  (0, 
»  mais  il  n'en  est  pas  ainsi  parmi  vous,  où  le  plus 
»  grand  doit  être  le  moindre,  et  où  le  premier  est 
»  le  serviteur  ». 

Le  fondement  de  cette  doctrine,  c'est  que  cet  em- 
pire divin  est  fondé  sur  la  charité.  Car,  mes  Frères, 
cette  charité  peut  prendre  toutes  sortes  de  formes. 
C'est  elle  qui  commande  dans  les  pasteurs ,  c'est  elle 
qui  obéit  dans  les  peuples  :  mais  soit  qu'elle  com- 
mande ,  soit  qu'elle  obéisse ,  elle  retient  toujours  ses 
qualités  propres;  elle  demeure  toujours  charité, 
toujours  douce,  toujours  patiente ,  toujours  tendre 
et  compatissante,  jamais  fière  ni  ambitieuse. 

Le  gouvernement  ecclésiastique,  qui  est  appuyé 
sur  la  charité,  n'a  donc  rien  d'altier  ni  de  violent  : 
son  commandement  est  modeste,  son  autorité  est 
douce  et  paisible.  Ce  n'est  pas  une  domination  qu'elle 
exerce  :  Dominantur,  vos  aulem  non  sic  ;  c'est  un 
ministère  dont  elle  s'acquitte;  c'est  une  économie 
qu'elle  ménage  par  la  sage  dispensation  de  la  cha- 
rité fraternelle. 

Mais  cette  charité  ecclésiastique,  qui  conduit  le 
peuple  de  Dieu,  passe  encore  beaucoup  plus  loin. 
Au  lieu  de  s'élever  orgueilleusement  pour  faire  va- 
loir son  autorité ,  elle  croit  que  pour  gouverner  il 
faut  qu'elle  s'abaisse ,  qu'elle  s'affoiblisse ,  qu'elle  se 
rende  infirme  elle-même,  afin  de  porter  les  infirmes. 

{*)  Luc.  XXII.  a5,  26. 


DE    SAINT    PAUL.  2]  l 

Car  Jésus-Christ,  son  original,  en  venant  régner  sur 
les  hommes,  a  voulu  prendre  leurs  infirmités  :  ainsi 
les  apôtres,  ainsi  les  pasteurs  doivent  se  revêtir  des 
foiblesses  des  troupeaux  commis  à  leur  vigilance  ; 
afin  que  de  même  que  le  Fils  de  Dieu  est  un  pontife 
compatissant,  qui  ressent  nos  infirmités,  ainsi  les 
pasteurs  du  peuple  fidèle  sentent  les  foiblesses  de 
leurs  frères,  et  portent  leurs  infirmités  en  les  par- 
tageant. C'est  pourquoi  le  divin  apôtre,  plein  de 
cet  esprit  ecclésiastique,  croit  établir  son  autorité 
en  se  faisant  infirme  aux  infirmes,  et  se  rendant  ser- 
viteur de  tous  (0. 

Mais  voulez-vous  voir,  chrétiens,  dans  un  exemple 
particulier,  jusqu'à  quel  point  cet  homme  admirable 
ressent  les  infirmités  de  ses  frères?  Représentez-vous 
ses  fatigues,  ses  voyages,  ses  inquiétudes,  ses  peines 
pour  résister  à  tant  d'ennemis,  ses  soins  pour  ensei- 
gner tant  de  peuples,  ses  veilles  pour  gouverner  tant 
d'Eglises  :  cependant  accablé  de  tous  ces  travaux,  il 
s'impose  encore  lui-même  la  nécessité  de  gagner  sa 
vie  à  la  sueur  de  son  corps  :  Opérantes  manibus 
nostris  (a). 

Que  l'ancienne  Rome  ne  me  vante  plus  ses  dicta- 
teurs pris  à  la  charrue ,  qui  ne  quittoient  leur  com- 
mandement que  pour  retourner  à  leur  labourage  : 
je  vois  quelque  chose  de  plus  merveilleux  en  la  per- 
sonne de  mon  grand  apôtre,  qui,  même  au  milieu 
de  ses  fonctions,  non  moins  augustes  que  labo- 
rieuses, renonce  volontairement  aux  droits  de  sa 
charge  ;  et  refusant  de  tous  les  fidèles  la  paye  hono- 
rable qui  étoit  si  bien  due  à  son  ministère,  ne  veut 

(•)  1.  Cor.  ix.  22.—  (»)  /.  Cor.  rv.  ia. 


2^2  PANÉGYRIQUE 

tirer  que  de  ses  propres  mains  ce  qui  est  nécessaire 
pour  sa  subsistance. 

Cela,  mes  Frères,  venoit  d'un  esprit  infiniment 
au-dessus  du  monde  ;  mais  vous  l'admirerez  beau- 
coup davantage ,  si  vous  pénétrez  le  motif  de  cette 
action  glorieuse.  Ecoutez  donc  ces  belles  paroles  de 
l'admirable  saint  Augustin,  par  lesquelles  il  entre  si 
bien  dans  les  sentimens  du  grand  Paul  :  Infirmorum 
periculis,  nefalsis  suspicionibus  agàati  odissent  quasi 
vénale  Evangelium  ,  tanquam  paternis  maternisque 
<visceribus  iremefactm  hocfecit  (0.  Qui  vous  oblige, 
ô  divin  apôtre,  à  travailler  ainsi  de  vos  mains? 
«  C'est  à  cause,  dit  saint  Augustin,  qu'ayant  une 
»  tendresse  plus  que  maternelle  pour  les  peuples 
»  qui  lui  sont  commis,  il  tremble  pour  les  périls 
»  des  infirmes,  qui,  agités  par  de  faux  soupçons, 
»  pourroient  peut-être  haïr  l'Evangile ,  en  s'imagi- 
»  nant  que  l'apôtre  le  prêchoit  pour  son  intérêt  ». 
Quelle  charité  de  saint  Paul?  Ce  qu'il  craint,  ce 
n'est  qu'un  soupçon,  et  un  soupçon  mal  fondé,  et 
un  soupçon  qu'il  eût  démenti  par  toute  la  suite  de 
sa  vie  céleste,  si  épurée  des  sentimens  de  la  terre  : 
toutefois  ce  soupçon  fait  trembler  l'apôtre,  il  dé- 
chire ses  entrailles  plus  que  maternelles  ;  ce  grand 
homme,  pour  éviter  ce  soupçon,  veut  bien  veiller 
nuit  et  jour,  et  ajouter  le  travail  des  mains  à  toutes 
ses  autres  fatigues. 

Qui  pourroit  donc  assez  expliquer  combien  vive- 
ment il  sentoit  toutes  les  infirmités  dés  fidèles?  Celui 
qui  trembloit  pour  un  seul  soupçon ,  et  qu'une  om- 
bre de  mal  épouvantoit,  en  quel  état  étoit-il,  mes 

(')  De  opère  Monach.  n.  1 3  5  tom.  vi ,  col.  485. 

Frères, 


DE    SAINT    PAUL.  2t3 

Frères,  quelle  étoit  son  inquiétude,  quand  il  voyoit 
des  maux  véritables,  des  scandales  parmi  les  fidèles, 
des  péchés  publics  ou  particuliers  ?  Que  ne  puis-je 
entrer  dans  ce  cœur  tout  ardent  des  flammes  de  la 
charité  fraternelle,  pour  y  voir  de  quel  sentiment  le 
grand  Paul  disoit  ces  beaux  mots  :  «  Qui  est  infirme 
»  parmi  les  fidèles ,  sans  que  je  sois  infirme  avec  lui  ? 
»  Et  qui  peut  les  scandaliser,  sans  que  je  sois  moi- 
»  même  brûlé  de  douleur  »  ?  Quis  infirmatur ,  et 
ego  non  injirmor?  Quis  scandalizatur,  et  ego  non 
uror  (0? 

Arrêtons  ici,  chrétiens,  et  que  là  méditation  d'un 
si  grand  exemple  fasse  le  fruit  de  tout  ce  discours. 
Car  quelle  ame  de  fer  et  de  bronze  ne  se  sentiroit 
attendrie  par  les  saintes  infirmités  que  la  charité 
inspire  à  l'apôtre?  Voyoit-il  un  membre  affligé?  il 
ressentoit  toute  sa  douleur.  Voyoit-il  des  simples  et 
des  ignorans?  il  descendoit  du  troisième  ciel  pour 
leur  donner  un  lait  maternel,  et  bégayer  avec  ces 
enfans.  Voyoit-il  des  pécheurs  touchés?  le  saint 
apôtre  pleuroit  avec  eux,  pour  participer  à  leur  pé- 
nitence. En  voyoit-il  d'endurcis?  il  pleuroit  encore 
leur  aveuglement.  Partout  où  l'on  frappoit  un  fidèle, 
il  se  sentoit  aussitôt  frappé;  et  la  douleur  passant 
jusqu'à  lui  par  la  sainte  correspondance  de  la  cha- 
rité fraternelle,  il  s'écrioit  aussitôt,  comme  blessé 
et  ensanglanté  :  Quis  infirmatur,  et  ego  non  injir- 
mor? «  Qui  est  infirme,  sans  que  je  le  sois?  Je  suis 
»  brûlé  intérieurement,  quand  quelqu'un  est  scan- 
»  dalisé  ».  Si  bien  qu'en  considérant  ce  saint  homme, 
répandant  ses  lumières  par  toute  l'Eglise,  recevant 

(0  II.  Cor.  xi.  29. 

BOSSUET.    XVI.  l8 


2^4  PANÉGYRIQUE 

de  tous  côtes  des  atteintes  de  tous  les  membres  afiii- 
gés,  je  me  le  représente  souvent  comme  le  cœur  de 
ce  corps  mystique  ;  et  de  même  que  tous  les  mem- 
bres, comme  ils  tirent  du  cœur  toute  leur  vertu, 
lui  font  aussi  promptement  sentir  par  une  secrète 
communication  tous  les  maux  dont  ils  sont  attaqués, 
comme  s'ils  vouloient  l'avertir  de  l'assistance  dont  ils 
ont  besoin  ;  ainsi  tous  les  maux  qui  sont  dans  l'Eglise 
se  réfléchissent  sur  le  saint  apôtre,  pour  solliciter 
sa  charité  attendrie  d'aller  au  secours  des  infirmes  : 
Quis  infirmatur  et  ego  non  injîrmor  ? 

Mais  je  passe  encore  plus  loin ,  et  j'apprends  de 
saint  Chrysostôme,  qu'il  n'est  pas  seulement  le  cœur 
de  l'Eglise,  «  mais  qu'il  s'afflige  pour  tous  les  mem- 
»  bres,  comme  si  lui  seul  étoit  toute  l'Eglise  »  : 
Tanquam  ipse  unwersa  orbis  Ecclesia  esset ,  sic  pro 
membris  singulis  discruciabatur  (0.  Que  ne  me 
reste-t-il  assez  de  loisir  pour  entrer  au  fond  de  cette 
pensée ,  et  pour  vous  montrer,  chrétiens ,  cette  éten- 
due de  la  charité,  qui  ne  permet  pas  à  saint  Paul 
de  se  resserrer  en  lui-même,  qui  le  répand  dans 
toute  l'Eglise,  qui  le  mêle  avec  tous  les  membres, 
qui  fait  qu'il  vit  et  qu'il  souffre  en  eux  :  Tanquam 
ipse  unwersa  orbis  Ecclesia  esset ,  sic  pro  membris 
singulis  discruciabatur.  C'est  là,  c'est  là,  si  nous 
l'entendons,  le  comble  des  infirmités  de  l'apôtre. 

Grand  Paul ,  permettez-moi  de  le  dire,  j'ai  médité 
toute  votre  vie,  j'ai  considéré  vos  infirmités  au  mi- 
lieu des  persécutions  ;  mais  je  ne  craindrai  pas  d'as- 
surer qu'elles  ne  sont  pas  comparables  à  celles  qui 
sont  attirées  sur  vous  parla  charité  fraternelle.  Dans 

(»)  In  Episl.  u  ad  Cor.  Hom.  xxv,  n.  2  ;  tom.  x,  />.  Gi  i . 


DE    SAINT    PAUL»  3^5 

Vos  persécutions  vous  ne  portiez  que  vos  propres 
foiblesses,  ici  vous  êtes  chargé  de  celles  des  autres  : 
dans  vos  persécutions  vous  souffriez  par  vos  enne- 
mis, ici  vous  souffrez  par  vos  frères,  dont  tous  les 
besoins  et  tous  les  périls  ne  vous  laissent  pas  respi- 
rer :  dans  vos  persécutions  votre  charité  vous  forti- 
fioit  et  vous  soutenoit  contre  les  attaques,  ici  c'est 
votre  charité  qui  vous  accable  :  dans  vos  persécu- 
tions vous  ne  pouviez  être  combattu  que  d'un  seul 
endroit,  dans  un  même  temps,  ici  tout  le  monde 
ensemble  vient  fondre  sur  vous,  et  vous  devez  en 
soutenir  le  faix. 

C'est  donc  ici  l'accomplissement  de  toutes  ces  di- 
vines foiblesses  dont  l'apôtre  se  glorifie ,  et  c'est  ici 
qu'il  s'écrie  avec  plus  de  joie  :  Citm  infirmor  _,  tuno 
potens  sum  :  «  Je  ne  suis  puissant  que  dans  ma  foi- 
»  blesse  ».  Car  quelle  est  la  force  de  Paul,  qui  se 
fait  infirme  volontairement  afin  de  porter  les  in- 
firmes; qui  partage  avec  eux  leurs  infirmités,  afin 
de  les  aider  à  les  soutenir  ;  qui  s'abaisse  jusqu'à  terre 
par  la  charité ,  pour  les  mettre  sur  ses  épaules  et  les 
élever  avec  lui  au  ciel  ;  qui  se  fait  esclave  d'eux  tous, 
pour  les  gagner  tous  à  son  Maître?  N'est-ce  pas- là 
gouverner  l'Eglise  d'une  manière  digne  d'un  apôtre? 
N'est-ce  pas  imiter  Jésus-Christ  lui-même ,  dont  le 
trouble  nous  affermit,  et  dont  les  infirmités  nous 
guérissent  ? 

Ne  voulez-vous  pas ,  chrétiens ,  imiter  un  si  grand 
exemple?  Que  d'infirmes  à  supporter,  que  d'igno- 
rans  à  instruire,  que  de  pauvres  à  soulager  dans 
l'Eglise  !  Mon  Frère ,  excitez  votre  zèle  :  cet  homme 
qui  vous  hait  depuis  tant  d'années,  c'est  un  infirme 


276  PANÉGYRIQUE 

qu'il  vous  faut  guérir.  Mais  sa  haine  est  invétérée  : 
donc  son  infirmité  est  plus  dangereuse.  Mais  il  vous 
a,  dites-vous,  maltraité  souvent  par  des  injures  et 
par  des  outrages  :  soutenez  son  infirmité,  tout  le 
mal  est  tombé  sur  lui  :  ayez  pitié  du  mal  qu'il  s'est 
fait,  et  oubliez  celui  qu'il  a  voulu  vous  faire.  Courez 
à  ce  pécheur  endurci  ;  réchauffez  et  rallumez  sa 
charité  éteinte  ;  tendez-lui  les  bras ,  ouvrez-lui  le 
cœur ,  tâchez  de  gagner  votre  frère. 

Mais  jetez  encore  les  yeux  sur  les  nécessités  tem- 
porelles de  tant  de  pauvres  qui  crient  après  vous. 
Ne  semble -t-il  pas  que  la  Providence  ait  voulu  les 
unir  ensemble  dans  cet  hôpital  merveilleux ,  afin 
que  leur  voix  fût  plus  forte ,  et  qu'ils  pussent  plus 
aisément  émouvoir  vos  cœurs?  Ne  voulez-vous  pas 
les  entendre,  et  vous  joindre  à  tant  d'ames  saintes, 
qui ,  conduites  par  vos  pasteurs ,  courent  au  soula- 
gement de  ces  misérables.  Allez  à  ces  infirmes ,  mes 
Frères,  faites-vous  infirmes  avec  eux;  sentez  en  vous- 
mêmes  leurs  infirmités,  et  participez  à  leur  misère. 
Souffrez  premièrement  avec  eux  ;  et  ensuite  soula- 
gez-vous avec  eux ,  en  répandant  abondamment  vos 
aumônes.  Portez  ces  foibles  et  ces  impuissans  ;  et  ces 
foibles  et  ces  impuissaus  vous  porteront  après  jus- 
qu'au ciel.  Amen. 


DE    SAIJVT    PAUL.  277 

PRÉCIS  D'UN  PANÉGYRIQUE 

BU  MÊME  APÔTRE. 

Son  amour  pour  la  vérité ,  pour  les  souffrances  et  pour  l'Eglise- 


Charitas  Christi  urget  nos. 

La  charité  de  Jésus-Christ  nous  presse.  II.  Cor.  v.  i4« 

-Lja  charité  est  une  huile  qui  remplit  le  cœur,  et  un 
feu  qui  le  presse.  C'est  cet  effort  de  la  charité  pres- 
sante que  je  veux  considérer.  Ave. 

Charitas  Christi  urget  nos  :  œstimantes  hoc  ,  quo- 
niam  si  unus  pro  omnibus  mortuus  est,  ergo  omnes 
mortui  sunt  :  et  pro  omnibus  mortuus  est  Christus  ; 
ut  et  qui  vivunt, jam  non  sibi  vivant,  sed  ei  qui  pro 
ipsis  mortuus  est  et  resurrexit  (0.  «  La  charité  de 
j)  Jésus-Christ  nous  presse  :  considérant  que  si  un 
j>  seul  est  mort  pour  tous,  donc  tous  sont  morts;  et 
»  que  Jésus-Christ  est  mort  pour  tous ,  afin  que 
»  ceux  qui  vivent  ne  vivent  plus  pour  eux-mêmes, 
»  mais  pour  celui  qui  est  mort  et  ressuscité  pour 
»  eux  ».  La  vue  de  Jésus -Christ  mort  doit  donc 
nous  inspirer  le  désir  de  lui  rendre  autant  de  vies 

C«)/i.  Cor.  v.  i4,i5. 


2^8  PANÉGY1UQUE 

qu'il  y  a  de  cœurs ,  en  ne  vivant  plus  que  pour  lui. 
Aussi  saint  Basile ,  parlant  de  saint  Paul  sur  ce  pas- 
sage, dit  qu'il  étoit  insensé  d'une  folie  d'amour,  vi- 
vant d'une  vie  d'amour  pour  celui  qui  l'avoit  gagné. 

Mais  qu'est-ce  que  vivre  pour  Jésus-Christ  ?  c'est 
aimer  ce  qu'il  aimoit,  et  renfermer,  par  une  par- 
faite conformité,  ses  affections  dans  les  objets  qui 
lui  ont  gagné  le  cœur,  détruisant  en  nous  toute 
autre  chose. 

Or  nous  pouvons  déterminer  trois  choses  que  Jésus 
a  aimées.  Il  a  aimé  sa  vérité;  il  a  aimé  sa  croix;  il  a 
aimé  son  Eglise.  Il  est  venu  pour  prêcher  les  hommes  ; 
c'est  pourquoi  il  a  aimé  la  vérité  :  il  est  venu  pour 
racheter  les  hommes;  c'est  pourquoi  il  a  aimé  sa 
croix  :  il  est  venu  pour  sanctifier  les  hommes  par 
l'application  de  son  sang;  c'est  pourquoi  il  a  aimé 
son  Eglise, 

Paul  a  vécu  pour  Jésus,  et  aimé  ce  que  Jésus  aime. 
Il  a  aimé  la  vérité,  et  il  en  a  fait  tout  son  emploi  ;  il 
a  aimé  la  croix,  et  il  en  a  fait  toutes  ses  délices;  il  a 
aimé  l'Eglise,  et  il  en  a  fait  l'objet  de  ses  complai- 
sances et  l'unique  sujet  de  tous  ses  travaux. 

Jésus  a  aimé  la  vérité.  Engendré  par  la  connois- 
sance  de  la  vérité,  vérité  lui-même,  principe  avec  le 
Père  de  l'Esprit  qui  est  appelé  l'Esprit  de  vérité, 
parce  qu'il  procède  de  l'amour  d'icelle,  la  charité 
a  pressé  Jésus  de  sortir  du  sein  de  son  Père ,  pour 
manifester  la  vérité,  pour  la  rendre  sensible  et  pal- 
pable :  Unigenitus  Filius ,  qui  est  in  sinu  Patris  _, 
ipse  enarravit  (0 .  Quiconque  aime  la  vérité  la  veut 
publier ,  et  la  veut  faire  régner.  «  La  vérité  est  une 

W  Joan.i,  i8. 


DE    SAINT    PAUL.  S^Q 

»  vierge,  mais  sa  pudeur  est  de  n'être  pas  de'cou- 
»  verte  »  :  Nihil  veritas  erubescil ,  nisi  solummodo 
abscondi  (0.  Quand  on  est  animé  de  son  amour,  on 
est  pressé  de  la  publier  :  Charitas  Christi  urget  nos. 

PREMIER  POINT. 

Paul  ayant  connu  la  vérité,  il  ne  va  point  aux 
apôtres  qui  la  savoient ,  mais  il  la  prêche  en  Arabie, 
à  Damas,  montrant  que  celui-ci  étoit  Jésus.  Voyez 
comme  il  est  pressé  de  la  découvrir  :  Incitabatur 
spirîtus  ejus  in  ipso ,  videns  idololatriœ  deditam 
civilatem  (2).  «  Il  se  sentoit  ému  au  dedans  de  lui- 
»  même  ,  en  voyant  que  cette  ville  étoit  livrée  à 
»  l'idolâtrie  ».  Mais  Paul  montre  la  vérité  toute 
nue,  sans  fard,  sans  aucuns  de  ces  ornemens  d'une 
sagesse  mondaine  :  il  la  prêche  avec  une  éloquence 
qui  tire  sa  force  de  sa  simplicité  toute  céleste. 

Pour  prêcher  la  vérité  avec  autorité,  il  la  prêche 
dans  un  esprit  d'indépendance  ;  et  pour  cela  il  ne 
veut  rien  tirer  de  personne  :  il  impose  à  ses  propres 
mains  la  charge  de  lui  fournir  tout  ce  qui  lui  est 
nécessaire.  Et  en  effet,  pour  prêcher  la  vérité,  il 
faut  un  cœur  de  roi,  une  grandeur  d'ame  royale  : 
Ego  auteni  conslitutus  sum  Rex  ab  eo  super  Sion 
montent  sanctuni  ejus,  prœdicans  prœceptum  ejus  fi). 
«  J'ai  été  établi  roi  sur  Sion ,  sa  montagne  sainte  , 
»  afin  d'annoncer  ses  ordonnances  »  :  et  si  cette 
noble  fonction  ne  demande  pas  qu'on  soit  roi  par 
l'autorité  du  commandement ,  du  moins  exige-t-elle 
qu'on  soit  roi  par  indépendance.    C'est  pourquoi 

(0  TcrlulL  adv.  Valentin.  n.  3.—  W  Act.  xvn.  16.  —  C3)  Ps.  n.  6. 


280  PANÉGYRIQUE 

saint  Paul  se  rend  indépendant  de  tout  ;  et  s'etant 
mis  en  état  de  n'avoir  besoin  de  rien  (0,  «  il  va  re- 
»  prenant  tout  homme  à  temps  et  à  contre-temps  »  : 
Corripientes  omnem  hominem...  opportune  ,  impor- 
tune (2).  Il  s'étoit  mis  en  état  de  ne  se  réjouir  du 
bien  qu'on  lui  faisoit,  que  pour  l'amour  de  ceux 
qui  le  faisoient  (3). 

. 

SECOND  POINT. 

Jésus  a  aimé  la  croix,  et  a  toujours  témoigné 
une  grande  avidité  pour  les  souffrances.  Paul  aimoit 
la  croix  pour  se  conformer  à  Jésus,  et  pour  faire 
régner  Jésus.  Aussi  ce  sont  ses  souffrances  qui  ou- 
vrent la  porte  à  l'Evangile ,  dans  les  différens  lieux 
où  il  prêche  (4).  Les  momens  de  souffrances  sont  des 
momens  précieux.  Dans  les  autres  occasions,  la 
bouche  seule  loue  :  parmi  les  souffrances,  et  tout  le 
corps  affligé ,  et  tout  le  cœur  abattu  sous  la  main  de 
Dieu,  et  tout  l'esprit  assujetti  aux  lois  de  sa  volonté, 
se  tournent  en  langues  pour  célébrer  la  grandeur 
de  sa  souveraineté  absolue,  et  sa  miséricorde  et  sa 
justice. 

TROISIÈME  POINT. 

Qui  peut  dire  combien  saint  Paul  a  aimé  l'Eglise  ? 
Trois  choses  nous  montrent  assez  à  quel  haut  degré 
son  amour  pour  l'Eglise  étoit  porté  :  l'empressement 
de  la  charité  de  l'apôtre  pour  ses  frères,  la  tendresse 
de  sa  charité  pour  chacun  d'eux ,  l'étendue  de  sa  cha- 

(')  Coloss.  i.  a8.  —  W  //.  Tim.  iv.  a.  —  (3) Philem.  7.—  (4) /.  Thess. 
11.  1 ,  a. 


DE    SAINT    PAUL.  28l 

rite  pour  tous  les  membres  qui  composent  l'Eglise. 
Ainsi  c'est  avec  grande  raison  que  saint  Chrysostôme, 
frappé  du  zèle  étonnant  de  l'apôtre  et  de  son  im- 
mense charité ,  dit  que  Paul  par  sa  grande  sensibi- 
lité sur  les  intérêts  de  l'Eglise ,  en  étoit  non-seule- 
ment le  cœur,  Cor  Ecclesiœ .,  mais  qu'il  s'affectoit 
aussi  vivement  sur  les  biens  et  les  maux  de  tout  le 
corps ,  que  s'il  eût  été  l'Eglise  entière  :  Quasi  ipse 
universa  esset  orbis  Ecclesia. 


282  PANÉGYRIQUE 


PANÉGYRIQUE 


DE 


SAINT  VICTOR, 

Prononcé  à  Paris,  dans  l'Abbaye  de  ce  nom,  en  1657. 

Mépris  des  idoles ,  conversion  de  ses  propres  gardes ,  effusion  de 
son  sang  ;  trois  manières  dont  saint  Victor  fait  triompher  Jésus- 
Christ.  Comment  nous  devons  l'imiter. 


Haec  est  Victoria  qua;  vincit  mundum,  fides  nostra. 

La  victoire  qui  surmonte  le  monde,  c'est  notre  foi.  I.  Joan. 

v.4. 

(^)uawd  je  considère ,  Messieurs ,  tant  de  sortes  de 
cruautés  qu'on  a  exercées  sur  les  chrétiens ,  pendant 
l'espace  de  quatre  cents  ans ,  avec  une  fureur  impla- 
cable, je  médite  souvent  en  moi-même  pour  quelle 
cause  il  a  plu  à  Dieu ,  qui  pouvoit  choisir  des  moyens 
plus  doux ,  qu'il  en  ait  coûté  tant  de  sang  pour  éta- 
blir son  Eglise.  En  effet ,  si  nous  consultons  la  foi- 
blesse  humaine,  il  est  malaisé  de  comprendre  com- 
ment il  a  pu  se  résoudre  à  souffrir  qu'on  lui  immolât 
tant  de  martyrs,  lui  qui  avoit  rejeté  dans  sa  nou- 
velle alliance  les  sacrifices  sanglans  ;  et  après  avoir 
épargné  le  sang  des  taureaux  et  des  boucs,  il  yNa 


DE    SAINT    VICTOR.  ^83 

sujet  de  s'étonner  qu'il  se  soit  plu ,  durant  tant  de 
siècles ,  à  voir  verser  celui  des  hommes ,  et  encore 
celui  de  ses  serviteurs,  par  tant  d'étranges  supplices. 
Et  toutefois,  chrétiens,  tel  a  été  le  conseil  de  sa 
Providence;  et  je  ne  crains  point  de  vous  assurer 
que  c'est  un  conseil  de  miséricorde.  Dieu  ne  se  plaît 
pas  dans  le  sang,  mais  il  se  plaît  dans  le  spectacle 
de  la  patience.  Dieu  n'aime  pas  la  cruauté ,  mais  il 
aime  une  vertu  éprouvée;  et  s'il  la  fait  passer  par 
un  examen  laborieux,  c'est  qu'il  sait  qu'il  a  le  pou- 
voir de  la  récompenser  selon  ses  mérites.  Si  saint 
Victor  avoit  moins  souffert ,  sa  foi  n'auroit  pas  mon- 
tré toute  sa  vigueur  ;  et  si  les  tyrans  l'avoient  épar- 
gné, ils  lui  auroient  envié  ses  couronnes.  Dieu  nous 
propose  le  ciel  comme  une  place  qu'il  veut  qu'on 
lui  enlève  et  qu'on  emporte  de  force  ;  afin  que  non 
contens  du  salut ,  nous  aspirions  encore  à  la  gloire , 
et  qu'étant  non  -  seulement  échappés  des  mains  de 
nos  ennemis  ,  mais  encore  ayant  surmonté  toute 
leur  puissance ,  nous  puissions  dire  avec  l'apôtre  : 
Hœc  est  Victoria  quœ  vincit  mundum  ,  Jidcs  nostra. 
Pour  prendre  ces  sentimens  généreux  s'il  ne  fal- 
loit  que  de  grands  exemples,  j'espérerois  quelque 
effet  extraordinaire  de  celui  de  l'invincible  Victor, 
dont  la  constance  s'est  signalée  par  un  martyre  si 
mémorable  :  mais  comme  ces  nobles  désirs  ne  nais- 
sent pas  de  nous-mêmes,  recourons  à  celui  qui  les 
inspire,  et  demandons -lui  son  Esprit  par  l'inter- 
cession de  la  sainte  Vierge.  Ave. 

Comme  c'est  le  dessein  du  Fils  de  Dieu  de  n'avoir 
dans  sa  compagnie  que  des  esprits  courageux ,  il  ne 


284  PANÉGYRIQUE 

leur  propose  aussi  que  de  grands  objets  et  des  es- 
pérances glorieuses  ;  il  ne  leur  parle  que  de  victoires  : 
partout  il  ne  leur  promet  que  des  couronnes ,  et 
toujours  il  les  entretient  de  fortes  pensées.  Entre 
tous  les  fidèles  de  Jésus-Christ ,  ceux  qui  se  sont  le 
plus  remplis  de  ces  sentimens ,  ce  sont  les  bienheu- 
reux martyrs,  que  nous  pouvons  appeler  les  vrais 
conquérans  et  les  vrais  triomphateurs  de  l'Eglise. 
Encore  que  leurs  victoires  aient  des  circonstances 
sans  nombre  qui  en  relèvent  l'éclat-,  néanmoins  la 
gloire  qu'ils  se  sont  acquise ,  dépend  principalement 
de  trois  choses,  dont  la  première  est  la  cause  de 
leur  martyre ,  la  seconde  le  fruit ,  la  troisième  la 
perfection.  La  cause  de  leur  martyre ,  c'a  été  le  mé- 
pris des  idoles.  Le  fruit  de  leurs  souffrances  et  de 
leur  martyre,  c'a  été  la  conversion  des  peuples;  et 
enfin  ce  qui  en  a  fait  la  perfection ,  c'est  qu'ils  ne 
se  sont  pas  épargnés  eux-mêmes ,  et  qu'ils  ont  si- 
gnalé leur  fidélité  par  l'effusion  de  leur  sang.  Voilà 
ce  que  j'appelle  la  perfection,  suivant  cette  parole 
de  l'Evangile  :  «  Il  n'y  a  point  de  charité  plus  grande, 
»  que  de  donner  sa  vie  pour  ceux  qu'on  aime  »  : 
Majorent  charitalem  nemo  habet ,  ut  animam  suam 
ponat  quis  pro  amicis  suis  (0. 

C'est,  ce  me  semble ,  de  ces  trois  chefs  que  se  doit 
tirer  principalement  la  gloire  des  saints  martyrs ,  et 
c'est  aussi  sur  ce  fondement  que  je  prétends  appuyer, 
Messieurs,  celle  de  l'invincible  Victor,  patron  de 
Cette  célèbre  abbaye.  Il  fut  produit  devant  les  idoles 
par  l'ordre  des  juges  romains,  afin  qu'il  leur  offrît 
de  l'encens;  et  non  content  de  le  refuser  avec  une 

{l)Joan.  xv.  i3. 


DE    SAINT    VICTOR.  285 

fermeté  inébranlable ,  d'un  coup  de  pied  qu'il  leur 
donne  il  les  renverse  par  terre.   C'est  pour  cette 
cause  qu'il  a  endure  de  si  cruels  supplices.  Mais 
c'est  peu  pour  le  Dieu  vivant  qu'on  ait  fait  tomber 
à  ses  pieds  des  idoles  muettes  et  inanimées,  c'est 
une  trop  foible  victoire  ;  ce  qui  le  touche  le  plus , 
c'est  que  les  hommes,  ses  vives  images,  sur  lesquels 
il  a  empreint  les  traits  de  sa  face,  adorent  ces  images 
mortes,  par  lesquelles  une  ignorance  grossière  a 
entrepris  de  figurer  sa  divinité.  Victor  généreux , 
Victor  après  avoir  détruit  ces  vains  simulacres,  tra- 
vaille à  lui  gagner  les  hommes,  ses  vivantes  images: 
Victor  s'y  applique  de  toute  sa  force;  et  j'apprends  de 
l'historien  de  sa  vie,  que  pendant  qu'il  a  été  prison- 
nier, il  a  heureusement  converti  ses  gardes,  il  a  fidèle- 
ment confirmé  ses  frères.  Peut-il  mieux  servir  Dieu  et 
avec  plus  de  fruit,  que  de  travailler  si  utilement  à 
retenir  ses  troupes  dans  la  discipline,  et  même  à  les 
fortifier  de  nouveaux  soldats,  pendant  que  la  puis- 
sance ennemie  tâche  de  les  dissiper  par  la  crainte? 
C'est  le  fruit  de  cet  illustre  martyre  ;  mais  ce  qui  en 
a  fait  la  perfection ,  c'est  que  l'invincible  Victor , 
non  content  d'avoir  si  bien  conduit  au  combat  la 
milice  du  Fils  de  Dieu ,  a  encore  payé  de  sa  per- 
sonne, en  mourant  pour  l'amour  de  lui  dans  des  tour- 
mens  sans  exemple,  et  lui  a  sacrifié  sa  vie.  C'est  ainsi 
qu'il  a  surmonté  le  monde  ;  et  ce  qu'il  prétend  par 
cette  victoire,  c'est  de  faire  triompher  Jésus-Christ. 
En  effet,  vous  triomphez,  ô  Jésus,  et  Victor  fait 
éclater  aujourd'hui  votre  souveraine  puissance  sur 
les  fausses  divinités,  sur  vos  élus,  sur  lui-même  :  sur 
les  fausses  divinités,  en  les  détruisant  devant  vous; 


286  PANÉGYRIQUE 

sur  ceux  que  vous  avez  choisis,  en  les  affermissant 
dans  votre  service;  et  enfin  sur  lui-même,  en  s'im- 
molant  tout  entier  à  votre  gloire.  C'est  ce  qu'a  fait 
le  grand  saint  Victor,  c'est  ce  qui  doit  aujourd'hui 
vous  servir  d'exemple  ;  et  Dieu  veuille  que  je  vous 
propose  avec  tant  de  force  les  victoires  de  ce  saint 
martyr,  que  vous  soyez  enflammés  de  la  même  ar- 
deur de  vaincre  le  monde. 

PREMIER  POINT. 

Quel  est  ce  concours  de  peuple  que  je  vois  fondre 
de  toutes  parts  en  la  place  publique  de  Marseille  ? 
Quel  spectacle  les  y  attire  ?  quelle  nouveauté  les  y 
mène?  Mais  quel  est  cet  homme  intrépide  que  je 
vois  devant  cette  idole,  et  que  l'on  presse,  par  tant 
de  menaces,  de  lui  présenter  de  l'encens,  sans  pou- 
voir fléchir  sa  constance  ni  ébranler  sa  résolution? 
Sans  doute,  c'est  cet  illustre  Victor,  la  fleur  de  la 
noblesse  de  Marseille ,  qui ,  étant  pressé  de  se  dé- 
clarer sur  le  sujet  de  la  religion ,  a  confessé  haute- 
ment la  foi  chrétienne  en  présence  de  toute  l'armée, 
dans  laquelle  il  avoit  servi  avec  tant  de  gloire ,  et  a 
renoncé  volontairement  à  l'épée ,  au  baudrier  et  aux 
autres  marques  de  la  milice ,  si  considérables  par 
tout  l'empire ,  si  convenables  à  sa  condition ,  pour 
porter  les  caractères  de  Jésus-Christ,  c'est-à-dire, 
des  chaînes  aux  pieds  et  aux  mains ,  et  des  blessures 
dans  tout  le  corps  déchiré  cruellement  par  mille 
supplices.  Car  depuis  ce  jour  glorieux,  auquel  notre 
invincible  martyr  préféra  les  opprobres  de  Jésus- 
Christ  aux  honneurs  de  la  milice  romaine,  on  n'a 
cessé  de  le  tourmenter  par  des  cruautés  inouïes,  sans 


DE    SAINT    VICTOR.  287 

lui  donner  aucun  relâche ,  et  on  lui  prépare  encore 
de  plus  grands  tourmens. 

Mais  avant  que  de  l'exposer  aux  nouvelles  peines 
qu'une  fureur  inventive  a  imaginées,  les  magistrats 
résolurent  de  lui  présenter  publiquement  la  statue 
de  leur  Jupiter.  Ils  espéroient,  Messieurs,  que  son 
corps  étant  épuisé  par  les  souffrances  passées,  et 
son  esprit  troublé  par  la  crainte  des  maux  à  venir  r 
dont  l'on  exposoit  à  ses  yeux  le  grand  et  terrible 
appareil,  la  foiblesse  humaine  abattue,  pour  dé- 
tourner l'effort  de  cette  tempête,  laisseroit  enfin 
échapper  quelque  petit  signe  d'adoration.  C'en  étoit 
assez  pour  les  satisfaire;  et  ils  avoient  raison  de  se 
contenter  des  plus  légères  grimaces  ,  sachant  bien 
qu'un  homme  qui  peut  se  résoudre  à  n'être  chrétien 
qu'à  demi,  cesse  entièrement  de  l'être,  et  que  le 
cœur  ne  se  pouvant  partager  entre  la  vérité  et  l'er- 
reur ,  toute  la  foi  est  renversée  par  la  moindre  dé- 
monstration d'infidélité. 

Voilà  donc  notre  saint  martyr  devant  l'idole  de  ce 
Jupiter,  père  prétendu  des  dieux  et  des  hommes.  Tout 
le  peuple  se  prosterne  à  terre  ;  et  cette  multitude  aveu- 
gle, qui  ne  craint  pas  les  coups  de  la  main  de  Dieu, 
tremble  devant  l'ouvrage  de  la  main  des  hommes. 
Grand  et  admirable  Victor,  quelles  furent  alors  vos 
pensées?  telles  que  le  Saint-Esprit  nous  les  représente 
dans  le  cœur  du  divin  apôtre  :  Incitabatur  spiritus  ej'us 
in  ipso,  videns  idololatriœ  deditam  civitatemi1).  «  Son 
»  esprit  étoit  pressé  et  violenté  en  lui-même,  voyant 
»  cette  multitude  idolâtre  »  :  ce  spectacle  lui  étoit  plus 
W  Act.  xvu.  16. 


288  PANÉGYRIQUE 

dur  que  tous  ses  supplices.  Tantôt  il  levoit  lés  yeux 
au  ciel;  tantôt  il  les  jetoit  sur  ce  peuple,  avec  une 
tendre  compassion  de  son  aveuglement  déplorable. 
Sont-ce  là,  disoit-il,  ô  Dieu  vivant,  sont-ce  là  les 
dieux  que  l'on  vous  oppose?  Quoi!  est-il  possible 
qu'on  se  persuade  que  je  puisse  abaisser  devant  cette 
idole  ce  corps  qui  est  destiné  pour  être  votre  victime, 
et  que  vous  avez  déjà  consacré  par  tant  de  souf- 
frances? Là,  plein  de  zèle  et  de  jalousie  pour  la 
gloire  du  Dieu  des  armées;  et  saintement  indigné 
qu'on  le  crût  capable  d'une  lâcheté  si  honteuse,  il 
tourne  sur  cette  idole  un  regard  sévère ,  et  d'un  coup 
de  pied  il  la  renverse  devant  tout  ce  peuple  qui  se 
prosternoit  à  ses  pieds  :  il  la  brise ,  il  la  foule  aux 
pieds,  et  il  surmonte  le  monde  en  détruisant  les  di- 
vinités qu'il  élève  contre  le  vrai  Dieu ,  qui  a  fait  le 
ciel  et  la  terre.  Une  voix  retentit  de  toutes  parts  : 
Qu'on  venge  l'injure  des  dieux  immortels.  Mais  pen- 
dant que  les  juges  irrités  exercent  leur  esprit  cruel 
à  inventer  de  nouveaux  supplices ,  et  que  Victor 
attend  d'un  visage  égal  la  fin  de  leurs  délibérations 
tragiques,  rentrons  en  nous-mêmes,  Messieurs,  et 
tirons  quelque  instruction  de  cet  acte  de  piété  hé- 
roïque. 

Ne  nous  persuadons  pas  que  l'idolâtrie  soit  dé- 
truite, sous  prétexte  que  nous  ne  voyons  plus  parmi 
nous  ces  idoles  grossières  et  matérielles ,  que  l'anti- 
quité aveugle  adoroit.  Il  y  a  une  idolâtrie  spiri- 
tuelle, qui  règne  encore  par  toute  la  terre.  Il  y  a 
des  idoles  cachées,  que  nous  adçrons  en  secret  au 
fond  de  nos  cœurs  ;  et  ce  que  saint  Paul  a  dit  de 

l'avarice , 


DE    SAINT    VICTOIl.  •  ^89 

l'avarice  (0,  que  c'étoit  un  culte  d'idoles,  se  doit 
dire  de  la  même  sorte  de  tous  les  autres  péchés  qui 
nous  captivent  sous  leur  tyrannie.  De  là  vient  ce 
beau  mot  de  Tertullien,  «  que  le  crime  de  l'idolâ- 
»  trie  est  tout  le  sujet  du  jugement  »  :  Tota  causa 
judicii,  idololatria  (2).  Quoi  donc,  est-il  véritable 
que  Dieu  ne  jugera  que  les  idolâtres?  et  tous  les 
autres  pécheurs  jouiront- ils  de  l'impunité?  Chré- 
tiens, ne  le  croyez  pas  :  ce  n'est  pas  le  dessein  de 
ce  grand  homme,  d'autoriser  tous  les  autres  crimes; 
mais  c'est  qu'il  prétend  qu'en  l'idolâtrie  tous  les 
autres  sont  condamnés  ;   mais  c'est  qu'il  estime  que 
l'idolâtrie  se  trouve  dans  tous  les  crimes,  qu'elle 
est  comme  un  crime  universel,  dont  tous  les  autres 
ne  sont  que  des  dépendances»  Il  est  ainsi,  chrétiens  : 
nous  sommes  des  idolâtres ,  lorsque  nous  servons  à 
nos  convoitises.  Humilions-nous  devant  notre  Dieu 
d'être  coupables  de  ce  crime  énorme;   et  afin  de 
bien  comprendre  cette  vérité,  qui  nous  doit  couvrir 
de  confusion,  faisons  une  réflexion  sérieuse  sur  les 
causes  et  sur  les  effets  de  l'idolâtrie  :  par-là  nous 
reconnoîtrons  aisément  qu'il  y  en  a  bien  peu  parmi 
nous  qui  soient  tout-à-fait  exempts  de  ce  crime. 

Le  principe  de  l'idolâtrie ,  ce  qui  l'a  fait  régner 
dans  le  genre  humain ,  c'est  que  nous  nous  sommes 
éloignés  de  Dieu,  et  attachés  à  nous-mêmes;  et  si 
nous  savons  entendre  aujourd'hui  ce  que  fait  en  nous 
cet  éloignement,  et  ce  qu'y  produit  cette  attache, 
nous  aurons  découvert  la  cause  évidente  de  tous  les 
égaremens  des  idolâtres.  Quand  je  dis  que  nous  nous 
sommes  éloignés  de  Dieu,  je  ne  prétends  pas,  chré- 

(0  Ephes.  v.  5.  —  (»)  De  Idolol.  n.  i. 

BOSSUET.  XVT.  19 


290  PANÉGYRIQUE 

tiens,  que  nous  en  ayons  perdu  toute  idée.  11  est 
vrai  que  si  l'homme  avoit  pu  éteindre  toute  la  con- 
noissance  de  Dieu,  la  malignité  de  son  cœur  l'an- 
roit  porté  à  cet  excès.  Mais  Dieu  ne  l'a  pas  permis  : 
il  se  montre  à  nos  esprits  par  trop  d'endroits,  il 
se  grave  en  trop  de  manières  dans  nos  cœurs  :  Non 
sine  testimonio  semetipsum  reliquit  (0.  L'homme, 
qui  ne  veut  pas  le  connoître,  ne  peut  le  méconnoî- 
tre  entièrement;  et  cet  étrange  combat  de  Dieu 
qui  s'approche  de  l'homme ,  de  l'homme  qui  s'éloi- 
gne de  Dieu ,  a  produit  ce  monstrueux  assemblage 
que  nous  remarquons  dans  l'idolâtrie.  C'est  Dieu,  et 
ce  n'est  pas  Dieu  qu'on  adore  :  c'est  le  nom  de  Dieu 
qu'on  emploie;  mais  on  en  détruit  la  grandeur, 
«  en  communiquant  à  la  créature  ce  nom  incom- 
»  municable  » ,  Incommunicabile  nomen  (2)  ;  mais 
on  en  perd  toute  l'énergie ,  en  répandant  sur  plu- 
sieurs ce  qui  n'a  de  majesté  qu'en  l'unité  seule. 

D'où  est  venu  ce  dessein  à  l'homme,  sinon  de 
l'instinct  du  serpent  trompeur,  qui  a  dit  à  nos  pre- 
miers pères  :  «  Vous  serez  comme  des  dieux  (3)  »  ? 
Saint  Basile  de  Séleucie  dit ,  que  proférant  ces  pa- 
roles il  jetoit  dès  l'origine  du  monde  les  fondemens 
de  l'idolâtrie  (4).  Car  dès-lors  il  commençoit  d'ins- 
pirer à  l'homme  le  désir  d'attribuer  à  d'autres  sujets 
ce  qui  étoit  incommunicable,  et  l'audace  de  multi- 
plier ce  qui  devoit  être  toujours  unique.  Fous  serez; 
voilà  cette  injuste  communication;  des  dieux;  voilà 
cette  multiplication  injurieuse  ;  tout  cela  pour  avilir 
la  divinité.Car  comme  nul  autre  que  Dieu  ne  peut 

\})Act.  xiv.  16.  —  (»)  Sap.xw.  ai. —  (3)  Gènes.  111.  5.—^)  Oral. 
m.  Biblioth.  Patr.  Lugd.  tom.  vm,  p.  43a. 


DE    SAINT    VICTOR.  2QI 

soutenir  ce  grand  nom;  le  communiquer,  c'est  le 
de'truire  :  et  comme  toute  sa  force  est  dans  l'unité  ; 
le  multiplier  ,  c'est  l'anéantir.  C'est  à  quoi  tendoit 
l'impiété  par  tant  de  divisions  et  tant  de  partages, 
de  tourner  enfin  le  nom  de  Dieu  en  dérision,  ce  nom 
auguste ,  si  redoutable.  C'est  pourquoi,  après  avoir 
divisé  la  divinité,  premièrement  par  ses  attributs, 
secondement  par  ses  fonctions,  ensuite  par  les  élé- 
menset  les  autres  parties  du  monde,  dont  l'on  a  fait 
un  partage  entre  les  aînés  et  les  cadets,  comme  d'une 
terre  ou  d'un  héritage ,  on  en  est  venu  à  la  fin  à  une 
multiplication  sans  ordre  et  sans  bornes,  jusqu'à 
reléguer  plusieurs  dieux  aux  foyers  et  aux  cuisines; 
on  en  a  mis  trois  à  la  seule  porte.  Aussi  saint  Au- 
gustin reproche-t-il  aux  païens ,  «  qu'au  lieu  qu'il 
»  n'y  a  qu'un  portier  dans  une  maison,  et  qu'il 
»  suffit  parce  que  c'est  un  homme  ;  les  hommes  ont 
»  voulu  qu'il  y  eût  trois  dieux  »  :  Unum  quisque 
domui  suce  ponit  ostiarium ;  et  quia  homo  est,  om- 
nino  sujjîcit:  très  deos  isli  posuerunti1).  A  quel  des- 
s  sein  tant  de  dieux,  sinon  pour  dégrader  ce  grand 
nom,  et  en  avilir  la  majesté?  Ainsi  vous  voyez,  chré- 
tiens, que  l'homme  s'étant  éloigné  de  Dieu,  ce  qu'il 
n'a  pu  entièrement  abolir ,  je  veux  dire  son  nom  et 
saconnoissance,  il  l'a  obscurci  par  Y  erreur,  il  l'a  cor- 
rompu par  le  mélange,  il  l'a  anéanti  par  le  partage. 
Mais  passons  encore  plus  loin,  et  remarquons 
maintenant  que  ce  qui  l'a  poussé  à  ces  erreurs ,  c'est 
un  désir  caché  qu'il  a  dans  le  cœur  de  se  déifier  soi- 
même.  Car  depuis  qu'il  eut  avalé  ce  poison  subtil 
de  la  flatterie  infernale  :  «  Vous  serez  comme  des 

(0  De  Cà'it.  Dei,  Ub.  îv,  cap.  vnij  tom.  vu,  col.  g%. 


igi  PANÉGYRIQUE 

»  dieux  »  ;  s'il  avoit  pu  ouvertement  se  déclarer 
Dieu ,  son  orgueil  se  seroit  emporté  jusqu'à  cet  ex- 
cès. Mais  se  dire  Dieu ,  chrétiens ,  et  cependant  se 
sentir  mortel,  l'arrogance  la  plus  aveugle  en  auroit 
eu  honte.  Et  de  là  vient ,  Messieurs ,  je  vous  prie  d'ob- 
server ceci  en  passant,  que  nous  lisons  dans  l'histoire 
sainte  (0  que  le  roi  Nabuchodonosor,  exigeant  de 
son  peuple  les  honneurs  divins ,  n'osa  les  demander 
pour  sa  personne ,  et  ordonna  qu'on  les  rendît  à  sa 
statue.  Quel  privilège  avoit  cette  image ,  pour  méri- 
ter l'adoration  plutôt  que  l'original  ?  Nul  sans  doute  ; 
mais  il  agissoit  ainsi  par  un  certain  sentiment  que 
cette  présence  d'un  homme  mortel,  incapable  de 
soutenir  les  honneurs  divins,  démentiroit  trop  visi- 
blement sa  prétention  extravagante.  L'homme  donc 
étant  empêché  par  sa  misérable  mortalité,  convic- 
tion trop  manifeste  de  sa  foiblesse ,  de  se  porter  lui- 
même  pour  Dieu ,  et  tâchant  néanmoins ,  autant 
qu'il  pouvoit ,  d'attacher  la  divinité  à  soi-même ,  il 
lui  a  donné  premièrement  une  forme  humaine  ;  en- 
suite il  a  adoré  ses  propres  ouvrages  ;  après  il  a  fait 
des  dieux  de  ses  passions  ;  il  en  a  fait  même  de  ses 
vices.  Enfin  ne  pouvant  s'égaler  à  Dieu,  il  a  voulu 
mettre  Dieu  au-dessous  de  lui;  il  a  prodigué  le  nom 
de  Dieu,  jusqu'à  le  donner  aux  animaux  et  aux  plus 
indignes  reptiles.  Et  cela,  pour  quelle  raison?  sinon 
pour  secouer  le  joug  de  son  souverain  ;  afin  que  la  ma- 
jesté de  Dieu  étant  si  étrangement  avilie,  et  l'homme 
n'ayant  plus  devant  les  y  eux  ni  l'autorité  de  son  nom, 
ni  les  conduites  de  sa  providence ,  ni  la  crainte  de  ses 
jugemens,  n'eût  plus  d'autre  règle  que  sa  volonté, 

{>)  Dan.  ni.  S. 


DE    SA.1NT    VICTOR.  2()3 

plus  d'autres  guides  que  ses  passions,  et  enfin  plus 
d'autres  dieux  que  lui-même  :  c'est  à  quoi  aboutis- 
soient  à  la  fin  toutes  les  inventions  de  l'idolâtrie. 

C'est  ce  qui  a  porté  le  grand  saint  Victor  à  ren- 
verser avec  tant  de  zèle  les  idoles  ,  par  lesquelles  les 
hommes  ingrats  tâchoient  de  renverser  le  trône  de 
Dieu ,  pour  n'adorer  que  leurs  fantaisies.  Mais  re- 
venez ,  illustre  martyr  :  d'autres  idoles  se  sont  éle- 
vées, d'autres  idolâtres  remplissent  la  terre;  et  sous 
la  profession  du  christianisme,  ils  présentent  de  l'en- 
cens dans  leur  conscience  à  de  fausses  divinités.  Et 
certainement,  chrétiens,  s'il  est  vrai ,  comme  je  l'ai 
dit ,  que  l'aliénation  d'avec  Dieu  et  l'attachement  à. 
nous-mêmes  sont  la  cause  de  l'idolâtrie;  si  d'ailleurs 
nous  reconnoissons*en  nous  ces  deux  vices,  et  si  for- 
tement enracinés,  comment  pouvons-nous  nous  per- 
suader que  nous  soyons  exempts  de  ce  crime,  dont 
nous  portons  la  source  en  nous-mêmes?  Non  ,  non  , 
mes  Frères ,  ne  le  croyons  pas  :  l'idolâtrie  n'est  pas 
renversée,  elle  n'a  fait  que  changer  de  forme,  elle 
a  pris  seulement  un  autre  visage. 

Cœur  humain,  abîme  infini,  qui  dans  tes  pro- 
fondes retraites  caches  tant  de  pensées  différentes, 
qui  s'échappent  souvent  à  tes  propres  yeux  ;  si  tu 
veux  savoir  ce  que  tu  adores  et  à  qui  tu  présentes 
de  l'encens,  regarde  seulement  où  vont  tes  désirs; 
car  c'est  là  l'encens  que  Dieu  veut,  c'est  le  seul  par- 
fum qui  lui  plaît.  Où  vont-ils  donc  ces  désirs?  De 
quel  côté  prennent-ils  leur  cours?  Où  se  tourne  leur 
mouvement?  Tu  le  sais,  je  n'ose  le  dire;  mais  de 
quelque  côté  qu'ils  se  portent,  sache  que  c'est  là  ta 
divinité  :  Dieu  n'a  plus  que  le  nom  de  Dieu  ;  cette 


2h4  PANÉGYRIQUE 

créature  en  reçoit  l'hommage ,  puisqu'elle  emporte 
l'amour  que  Dieu  demande.  Mais  comme  nous  avons 
vu  dans  l'idolâtrie ,  que  l'homme ,  s'étant  une  fois 
donné  la  licence  de  se  faire  des  dieux  à  sa  mode, 
les  a  multipliés  sans  aucune  mesure,  il  nous  en  ar- 
rive tous  les  jours  de  même  :  car  quiconque  s'éloigne 
de  Dieu,  l'indigence  de  la  créature  l'obligeant  à  par- 
tager sans  fin  ses  affections ,  il  ne  se  contente  pas 
d'une  seule  idole.  Où  l'on  a  trouvé  le  plaisir,  on  n'y 
trouve  pas  la  fortune;  ce  qui  satisfait  l'avarice  ne 
contente  pas  la  vanité  :  l'homme  a  des  besoins  infinis; 
et  chaque  créature  étant  bornée,  ce  que  l'une  ne 
donne  pas  il  faut  nécessairement  l'emprunter  de 
l'autre.  Autant  d'appuis  que  nous  y  cherchons,  au- 
tant nous  faisons-nous  de  maîtres  ;  et  ces  maîtres  que 
nous  mettons  sur  nos  têtes,  craindrons-nous  de  les 
appeler  nos  divinités?  Et  ne  sont-ils  pas  plus  que  nos 
dieux,  si  je  puis  parler  de  la  sorte,  puisque  nous  les 
préférons  à  Dieu  même  ? 

Mais  pour  nous  convaincre ,  Messieurs ,  d'une 
idolâtrie  plus  criminelle,  considérons,  je  vous  prie, 
quelle  idée  nous  avons  de  Dieu.  Qui  de  nous  ne  lui 
donne  pas  une  forme  et  une  nature  étrangère  ? 
Lorsque  ayant  le  cœur  éloigné  de  lui ,  nous  croyons 
néanmoins  l'honorer  par  certaines  prières  réglées , 
que  nous  faisons  passer  sur  le  bord  des  lèvres  par 
un  murmure  inutile;  et  celui  qui  croit  l'appaiser  en 
lui  présentant  par  aumônes  quelque  partie  de  ses 
rapines;  et  celui  qui,  observant  dans  sa  sainte  loi 
ce  qu'il  trouve  de  plus  conforme  à  son  humeur, 
croit  par-là  s'acquérir  le  droit  de  mépriser  impu- 
nément tout  le  reste  ;  et  celui  qui  multipliant  tous 


DE    SAINT    VICTOR.  2C)5 

les  jours  ses  crimes  ,  sans  prendre  aucun  soin  de  se 
convertir,  ne  parle  que  de  pardon,  et  ne  prêche 
que  miséricorde  :  en  vérité,  Messieurs,  se  figure-t-il 
Dieu  tel  qu'il  est  ?  Eh  quoi  !  le  Dieu  des  chrétiens 
est-ce  un  Dieu  qui  se  paye  de  vaines  grimaces,  ou 
qui  se  laisse  corrompre  par  les  présens,  ou  qui  souffre 
qu'on  se  partage  entre  lui  et  le  monde,  ou  qui  se 
dépouille  de  sa  justice,  pour  laisser  gouverner  le 
monde  par  une  bonté  insensible  et  déraisonnable, 
sous  laquelle  les  péchés  seroient  impunis?  Est-ce  là 
le  Dieu  des  chrétiens  ?  N'est-ce  pas  plutôt  une  idole 
formée  à  plaisir  et  au  gré  de  nos  passions  ? 

Et  d'où  est  né  en  nous  ce  dessein  de  faire  Dieu  à 
notre  mode,  sinon  de  ce  vieux  levain  de  l'idolâtrie, 
qui  faisoit  crier  autrefois  à  ce  peuple  :  «  Faites-nous, 
»  faites-nous  des  dieux  »  ?  Fac  nobis  deos  (0.  Et 
pourquoi  voulons  -  nous  faire  des  dieux  à  plaisir , 
sinon  pour  dépouiller  la  divinité  des  attributs  qui 
nous  choquent,  qui  contraignent  la  liberté,  ou 
plutôt  la  licence  immodérée  que  nous  donnons  à 
nos  passions?  Si  bien  que  nous  ne  défigurons  la  di- 
vinité, qu'afin  que  le  péché  triomphe  à  son  aise,  et 
que  nous  ne  connoissions  plus  d'autres  dieux  que 
nos  vices ,  et  nos  fantaisies ,  et  nos  inclinations  cor- 
rompues. Dans  un  aveuglement  si  étrange,  combien 
faudroit-il  de  Viclors,  pour  briser  toutes  les  idoles 
par  lesquelles  nous  excitons  Dieu  à  jalousie?  Chré- 
tiens, que  chacun  détruise  les  siennes  :  soit  que  ce 
soit  Vénus  et  l'impureté,  soit  que  ce  soit  Mammonc 
et  l'avarice,  donnons-leur  un  coup  de  pied  généreux 
qui  les  abatte  devant  Jésus-Christ  ;  car  à  quoi  nous 

(')  Exod.  xxxu.  i. 


296  PANÉGYRIQUE 

auroit  servi  de  baiser  ce  pied  vénérable,  sacré  dépôt 
de  cette  maison  ? 

O  pied  de  l'illustre  Victor,  c'est  par  vos  coups 
puissans  que  l'idole  est  tombée  par  terre.  Ce  tyran, 
qui  vous  a  coupé ,  a  cru  vous  immoler  à  son  Jupiter; 
mais  il  vous  a  consacré  à  Jésus-Christ,  et  n'a  fait  que 
signaler  votre  victoire.  C'est  l'honneur  de  saint  Vic- 
tor, qu'il  lui  ait  coûté  du  sang  pour  faire  triompher 
Jésus-Christ  ;  et  il  falloit  pour  sa  gloire  qu'en  ren- 
versant un  faux  dieu,  il  offrît  un  sacrifice  au  véri- 
table. Mes  Frères ,  imitons  cet  exemple  :  mais  por- 
tons encore  plus  loin  notre  zèle  ;  et  après  avoir  appris 
de  Victor  à  détruire  les  ennemis  de  Jésus-Christ, 
apprenons  encore  du  même  martyr  à  lui  conserver 
ses  serviteurs.  Il  a  fait  l'un  et  l'autre  avec  courage  : 
il  a  renversé  par  terre  les  ennemis  du  Fils  de  Dieu  ; 
voyons  maintenant  comment  il  travaille  à  lui  con- 
server ses  serviteurs  :  c'est  ma  seconde  partie. 

SECOND  POIN.T. 

C'est  un  secret  de  Dieu  de  savoir  joindre  ensem- 
ble l'affranchissement  et  la  servitude  ;  et  saint  Paul 
nous  l'a  expliqué  en  la  première  Epître  aux  Corin- 
thiens ,  lorsqu'il  a  dit  ces  belles  paroles  :  «  Le  fidèle 
»  qui  est  libre,  est  serviteur  de  Jésus-Christ  »  :  Qui 
in  Domino  vocatus  est  servus ,  libertus  est  Domini  : 
similiter  qui  liber  vocatus  est,  servus  est  Chris ti  (0. 
Ce  tempérament  merveilleux,  qu'apporte  le  saint 
apôtre  à  la  liberté  par  la  contrainte,  à  la  contrainte 
par  la  liberté,  est  plein  d'une  sage  conduite,  et 

(>)/.  Cor.  vu.  aa. 


DE    SAINT    VICTOR.  297 

digne  de  l'Esprit  de  Dieu.  Celui  qui  est  libre,  Mes- 
sieurs ,  a  bqgoin  qu'on  le  modère  et  qu'on  le  réprime  ; 
et  celui  qui  est  dans  la  servitude  a  besoin  qu'on  le 
soutienne  et  qu'on  le  relève.  Saint  Paul  a  fait  l'un 
et  l'autre,  en  disant  à  l'affranchi  qu'il  est  serviteur, 
et  au  serviteur  qu'il  est  affranchi.  Par  la  première 
de  ces  paroles  il  donne  comme  un  contre -poids  à 
la  liberté,  de  peur  qu'elle  ne  s'emporte  :  il  semble, 
par  la  seconde,  qu'il  lâche  la  main  à  la  contrainte, 
de  peur  qu'elle  ne  se  laisse  accabler  ;  et  il  nous  ap- 
prend par  toutes  les  deux  cette  vérité  importante , 
que  le  chrétien  doit  mêler  dans  toutes  ses  actions  et 
la  liberté  et  la  contrainte.  Jamais  tant  de  liberté, 
que  nous  n'y  donnions  toujours  quelques  bornes  qui 
nous  contraignent  ;  et  jamais  tant  de  contrainte,  que 
nous  ne  nous  sachions  toujours  conserver  une  sainte 
liberté  d'esprit,  et  joindre  par  ce  moyen  la  liberté 
et  la  servitude. 

Mais  cette  liberté  et  cette  contrainte,  qui  se 
trouvent  jointes  selon  l'esprit  dans  tous  les  véritables 
enfans  de  Dieu,  il  a  plu  à  la  Providence  qu'elles 
fussent  unies  en  notre  martyr ,  même  selon  le  corps , 
et  en  le  prenant  à  la  lettre.  Son  historien  nous  ap- 
prend une  particularité  remarquable  ;  c'est  qu'ayant 
été  arrêté  par  l'ordre  de  l'empereur  pour  la  cause 
de  l'Evangile,  il  demeuroit  captif  durant  tout  le 
jour;  et  qu'un  ange  le  délivrait  toutes  les  nuits: 
tellement  que  nous  pouvons  dire  qu'il  étoit  prison- 
nier et  libre.  Mais  ce  qui  fait  le  plus  à  notre  sujet, 
c'est  que  dans  l'un  et  dans  l'autre  de  ces  deux  états , 
il  travailloit  toujours  au  salut  des  âmes  ;  puisqu'ainsi 
que  nous  lisons  dans  Ja  même  histoire,  étant  ren- 


298  PANÉGYRIQUE 

fermé  dans  la  prison  il  convertissent  ses  propres 
gardes ,  «  et  qu'il  n'usoit  de  sa  liberté  que  pour  af- 
»  fermir  en  Jésus- Christ  l'esprit  de  ses  frères  »  :  Ut 
Christianorum  paventia  corda  conjîrmaret. 

Durant  le  temps  des  persécutions ,  deux  spectacles 
de  piété  édifioient  les  hommes  et  les  anges  ;  les  chré- 
tiens en  prison ,  et  les  chrétiens  en  liberté,  qui  sem- 
bloient  en  quelque  sorte  disputer  ensemble  à  qui 
glorifieroit  le  mieux  Jésus  -  Christ ,  quoique  par  des 
voies  diflérentes;  et  il  faut  que  je  vous  donne  en  peu 
de  paroles  une  description  de  leurs  exercices  :  mon 
sujet  en  sera  éclairci,  et  votre  piété  édifiée.  Faisons 
donc,  avant  toutes  choses,  la  peinture  d'un  chrétien 
en  prison.  O  Dieu ,  que  son  visage  est  égal  et  que 
son  action  est  hardie  !  mais  que  cette  hardiesse  est 
modeste,  mais  que  cette  modestie  est  généreuse  !  et 
qu'il  est  aisé  de  le  distinguer  de  ceux  que  leurs 
crimes  ont  mis  dans  les  fers;  qu'il  sent  bien  qu'il 
souffre  pour  la  bonne  cause,  et  que  la  sérénité  de 
ses  regards  rend  un  illustre  témoignage  à  son  inno- 
cence !  Bien  loin  de  se  plaindre  de  sa  prison ,  il  re- 
garde le  monde  au  contraire  comme  une  prison  vé- 
ritable. Non,  il  n'en  connoît  point  de  plus  obscure, 
puisque  tant  de  sortes  d'erreurs  y  éteignent  la  lu- 
mière de  la  vérité;  ni  qui  contienne  plus  de  crimi- 
nels, puisqu'il  y  en  a  presque  autant  que  d'hommes; 
ni  de  fers  plus  durs  que  les  siens ,  puisque  les  âmes 
mêmes  en  sont  enchaînées;  ni  de  cachot  plus  rempli 
d'ordures,  par  l'infection  de  tant  de  péchés.  Per- 
suadé de  cette  pensée ,  «  il  croit  que  ceux  qui  l'ar- 
»  radient  du  milieu  du  monde,  en  pensant  le  rendre 
»  captif  le  tirent  d'une  captivité  plus  insupportable, 


DE    SAINT    VICTOR.  2QC) 

j)  et  ne  le  jettent  pas  tant  en  prison  qu'ils  ne  l'en  dé- 
»  livrent  réellement  »  :  Si  recogitemus  ipsum  ma- 
gis  mundum  carcerem  esse ,  exisse  vos  e  carcere  > 
quam  in  carcerem  introisse  intelligemus  (0. 

Ainsi  dans  ces  prisons  bienheureuses  dans  les- 
quelles les  saints  martyrs  étoient  renfermés,  ni  les 
plaintes,  ni  les  murmures,  ni  l'impatience,  n'y  pa- 
roissoient  pas  :  elles  devenoient  des  temples  sacrés , 
qui  résonnoient  nuit  et  jour  de  pieux  cantiques. 
Leurs  gardes  en  étoient  émus;  et  il  arrivoit,  pour 
l'ordinaire,  qu'en  gardant  les  martyrs  ils  devenoient 
chrétiens.  Celui  qui  gardoit  saint  Paul  et  Silas  fut 
baptisé  par  l'apôtre  (2)  :  les  gardes  de  notre  saint  se 
donnèrent  à  Jésus-Christ  par  son  entremise.  C'est 
ainsi  que  ces  bienheureux  prisonniers  avoient  ac- 
coutumé de  gagner  leurs  gardes;  et  à  peine  en 
pouvoit-on  trouver  d'assez  durs  pour  être  à  l'épreuve 
.  de  cette  corruption  innocente.  Mais  s'ils  travail- 
loient  à  gagner  leurs  gardes,  ce  n'étoit  pas  pour 
forcer  leurs  prisons  ;  ils  ne  tâchoient ,  au  contraire , 
de  les  attirer ,  que  pour  les  rendre  prisonniers  avec 
eux,  et  en  faire  des  compagnons  de  leurs  chaînes. 
Longin,  Alexandre  et  Félicien  ,  qui  étoient  les  gar- 
des de  saint  Victor,  les  portèrent  avec  lui,  et  sont 
arrivés  devant  lui  à  la  couronne  du  martyre.  O 
gloire  de  nos  prisonniers ,  qui ,  tout  chargés  qu'ils 
étoient  de  fers  ,  se  rendoient  maîtres  de  leurs  pro- 
pres gardes,  pour  en  faire  des  victimes  de  Jésus- 
Christ!  Voilà ,  Messieurs,  en  peu  de  paroles,  la  pre- 
mière partie  du  tableau;  tels  étoient  les  chrétiens 
en  prison. 

(0  Terlul.  ad  Mart.  n.  2 W  Act.  x\i.  33. 


300  PANÉGYRIQUE 

Mais  jetez  maintenant  les  yeux  sur  ceux  que  la 
fureur  publique  avoit  épargnés  :  voici  quels  étoient 
leurs  sentimens.  Ils  avoient  honte  de  leur  liberté,  et 
se  la  reprochoient  à  eux-mêmes  :  mais  ils  entroient 
fortement  dans  cette  pensée,  que  Dieu  ne  les  ayant 
pas  jugés  dignes  de  la  glorieuse  qualité  de  ses  pri- 
sonniers, il  ne  leur  laissoit  leur  liberté  que  pour  ser- 
vir ses  martyrs.  Prenez ,  mes  Frères ,  ces  sentimens 
que  doit  vous  inspirer  l'esprit  du  christianisme,  et 
faites  avec  moi  cette  réflexion  importante.  Dieu  fait 
un  partage  dans  son  Eglise  :  quelques-uns  de  ses 
fidèles  sont  dans  les  souffrances  ;  les  autres  par  sa 
volonté  vivent  à  leur  aise.  Ce  partage  n'est  pas  sans 
raison ,  et  voici  sans  doute  le  dessein  de  Dieu.  Vous 
qu'il  exerce  par  les  afflictions  ,  c'est  qu'il  veut  vous 
faire  porter  ses  marques;  vous  qu'il  laisse  dans  l'a- 
bondance ,  c'est  qu'il  vous  réserve  pour  servir  les 
autres.  Donc ,  ô  riches ,  ô  puissans  du  siècle ,  tirez 
cette  conséquence  ,  que  si ,  selon  l'ordre  des  lois  du 
monde,  les  pauvres  semblent  n'être  nés  que  pour 
vous  servir;  selon  les  lois  du  christianisme  vous  êtes 
nés  pour  servir  les  pauvres ,  et  soulager  leurs  néces- 
sités. 

C'est  ce  que  croyoient  nos  ancêtres ,  ces  premiers 
fidèles  ;  et  c'est  pourquoi ,  comme  j'ai  dit ,  ceux  qui 
étoient  libres  pensoient  n'avoir  cette  liberté  que 
pour  servir  leurs  frères  captifs,  et  ils  leur  en  consa- 
croient  tout  l'usage.  C'est  pourquoi,  Messieurs,  les 
prisons  publiques  étoient  le  commun  rendez- vous 
de  tous  les  fidèles;  nul  obstacle,  nulle  appréhension, 
nulle  raison  humaine  ne  les  arrêtoit  :  ils  y  venoient 
admirer  ces  braves  soldats ,  l'élite  de  l'armée  chic- 


DE    SAINT    VICTOR.  3oi 

tienne  ;  et  les  regardant  avec  foi  comme  destinés  au 
martyre,  Martyres  désignait (0 ,  ils  les  voyoient 
tout  resplendissans  de  l'éclat  de  cette  couronne  qui 
pendoit  déjà  sur  leurs  têtes ,  et  qui  alloit  bientôt  y 
être  appliquée.  Ils  les  servoient  humblement  dans 
cette  pensée  ;  ils  les  encourageoient  avec  respect  ; 
ils  pourvoy oient  à  tous  leurs  besoins  avec  uu  telle 
profusion,  que  souvent  même  les  infidèles,  chose 
que  vous  jugerez  incroyable,  et  néanmoins  très- 
bien  avérée,   souvent,  dis -je,  les  infidèles  se  mê- 
loient  avec  les  martyrs ,  pour  pouvoir  goûter  avec 
eux  les  fruits  de  la  charité  chrétienne  :  tant  la  cha- 
rité étoit  abondante,  qu'elle  faisoit  trouver  des  dé- 
lices même  dans  l'horreur  des  prisons. 

Voilà ,  mes  Frères ,  les  saints  emplois  qui  parta- 
geoient  les  fidèles  durant  le  temps  des  persécutions. 
Que  vous  étiez  heureuse ,  ô  sainte  Eglise ,  de  voir 
deux  si  beaux  spectacles  !  les  uns  souffroient  pour  la 
foi ,  les  autres  compatissoient  par  la  charité  :  les  uns 
exerçoient  la  patience,  et  les  autres  la  miséricorde  j 
dignes  certainement  les  uns  et  les  autres  d'une 
louange  immortelle.  Car  à  qui  donnerons-nous  l'a- 
vantage ?  Le  travail  des  uns  est  plus  glorieux ,  la 
fonction  des  autres  est  plus  étendue  :  ceux-là  com- 
battent les  ennemis,  ceux-ci  soutiennent  les  com- 
battans  mêmes.  Mais  que  sert  de  prononcer  ici  sur 
ce  doute,  puisque  ces  deux  emplois  diflerens,  que 
Dieu  partage  entre  ses  élus ,  il  lui  a  plu  de  les  réu- 
nir en  la  personne  de  notre  martyr?  11  est  prisonnier 
et  libre ,  et  il  plaît  à  notre  Sauveur  qu'il  remporte 
la  gloire  de  ces  deux  états.  Victor  désire  ardemment 

(')  Tertul.  ad  Mort.  n.  i. 


302  PANÉGYRIQUE 

l'honneur  de  porter  les  marques  de  Jésus -Christ. 
Voilà  des  chaînes,  voilà  des  cachots,  voilà  une  som- 
bre prison  :  c'est  de  quoi  imprimer  sur  son  corps 
les  caractères  du  Fils  de  Dieu ,  et  les  livrées  de  sa 
glorieuse  servitude.  Mais  Victor ,  accablé  de  fers ,  ne 
peut  avoir  la  gloire  d'animer  ses  frères.  Allez ,  anges 
du  Seigneur,  et  délivrez-le  toutes  les  nuits,  pour 
exercer  cette  fonction  qu'il  a  coutume  de  remplir 
avec  tant  de  fruit  :  faites  tomber  ces  fers  de  ses  mains  ; 
ôtez-lui  ces  chaînes  pesantes ,  qu'il  se  tient  heureux 
de  porter  pour  la  gloire  de  l'Evangile.  Ah  !  qu'il  les 
quitte  à  regret  ces  chaînes  chéries  et  bien-aimées  ! 
Mais  c'est  pour  les  reprendre  bientôt.  Mais  c'est  trop 
de  les  perdre  un  moment;  n'importe,  Victor  obéit; 
Quoiqu'il  chérisse  sa  prison ,  il  est  prêt  de  la  quitter 
au  premier  ordre,  il  n'a  d'attachement  qu'à  la  vo- 
lonté de  son  Maître  :  il  est  ce  chrétien  généreux 
dont  parle  Tertullien  (0  :  Christianus  eliam  extra 
carcerem  sœculo  renuntiavit  _,  in  carcere  etiam  car- 
ceri  :  «  Le  chrétien  ,  même  hors  de  la  prison  ,  re- 
»  nonce  au  siècle  ;  et  en  prison ,  il  renonce  à  la  pri- 
»  son  même  ». 

Vous  jugerez  peut  -  être  que  ce  n'est  pas  une 
grande  épreuve ,  de  renoncer  à  une  prison  ;  mais 
les  saints  martyrs  ont  d'autres  pensées  ,  et  ils  trou- 
vent si  honorable  d'être  prisonniers  de  Jésus-Christ , 
qu'ils  ne  se  peuvent  dépouiller  sans  peine  de  cette 
marque  de  leur  servitude.  Ce  qui  console  Victor, 
c'est  qu'il  ne  sort  de  ses  fers  que  pour  consoler  les 
fidèles,  pour  rassurer  leurs  esprits  flottans,  pour 
les  animer  au  martyre.  C'est  à  quoi  il  passe  les 

(»)  Ad  Mart.  n.  i. 


DE    SAINT    VICTOR.  3û3 

nuits  avec  une  ardeur  infatigable  ;  et  après  un  si 
utile  travail ,  il  vient  avec  joie  reprendre  ses  chaî- 
nes, il  vient  se  reposer  dans  sa  prison,  et  il  se  charge 
de  nouveau  de  ce  poids  aimable  que  la  foi  de  Jésus- 
Christ  lui  impose. 

Mes  Frères,  voilà  notre  exemple,  telle  doit  être 
la  liberté  du  christianisme.  Qui  nous  donnera,  ô 
Jésus  ,  que  nous  nous  rendions  nous-mêmes  captifs 
par  l'amour  de  la  sainte  retraite,  et  que  jamais  nous 
ne  soyons  libres  que  pour  courir  aux  offices  de  la 
charité?  Heureux  mille  et  mille  fois  celui  qui  ne 
trouve  l'usage  de  sa  liberté,  que  lorsque  la  charité 
l'appelle!  Mais  si  nous  voulons  garder  de  la  liberté 
pour  les  affaires  du  monde,  gardons-en  aussi  pour 
celles  de  Dieu,  et  n'en  perdons  pas  un  si  saint  usage. 
O  mains  engourdies  de  l'avare,   que  ne  rompez- 
vous  ces  liens  de  l'avarice,  qui  vous  empêchent  de 
vous  ouvrir  sur  les  misères  du  pauvre  !  Que  ne  bri- 
sez-vous ces  liens  qui  ne  vous  permettent  pas  d'aller 
au  secours,  ou  de  l'innocent  qu'on  opprime,  qu'une 
seule  de  vos  paroles  pourroit  soutenir;  ou  du  pri- 
sonnier qui  languit,  et  que  vos  soins  pourroient  dé- 
livrer; ou  de  cette  pauvre  famille  qui  se  désespère, 
et  qui  subsisteroit  largement  du  moindre  retranche- 
ment de  votre  luxe!  Employez,  Messieurs,  votre 
liberté  dans  ces  usages  chrétiens  ;  consacrez-la  au 
service  des  pauvres  membres  de  Jésus-Christ.  Ainsi 
en  prenant  part  à  la  croix  des  autres ,  vous  vous 
élèverez  à  la  fin  à  cette  grande  perfection  du  chris- 
tianisme, qui  consiste  à  s'immoler  soi-même  :  c'est 
ce  qui  nous  reste  à  considérer  dans  le  martyre  de 
saint  Victor. 


3o4  PANÉGYRIQUE 

TROISIÈME  POINT. 

Pour  tirer  de  l'utilité  de  cette  dernière  partie,  où 
je  dois  vous  représenter  le  martyre  de  saint  Victor, 
je  vous  demande,  mes  Frères,  que  vous  n'arrêtiez 
pas  seulement  la  vue  sur  tant  de  peines  qu'il  a  en- 
durées ;  mais  que ,  remontant  en  esprit  à  ces  pre- 
miers temps  où  la  foi  s'établissoit  par  tant  de  mar- 
tyres, vous  vous  mettiez  vous-mêmes  à  l'épreuve 
touchant  l'amour  de  la  croix ,  qui  est  la  marque  es- 
sentielle du  chrétien.  Trois  circonstances  principales 
rendoient  la  persécution  épouvantable.  Première- 
ment on  méprisoit  les  chrétiens  ;  secondement  on 
les  haïssoit ,  Eritis  odio  omnibus  CO;  enfin  la  haine 
passoit  jusqu'à  la  fureur  :  parce  qu'on  les  méprisoit, 
on  les  condamnoit  sans  procédures;  parce  qu'on  les 
haïssoit ,  on  les  faisoit  souffrir  sans  modération  ; 
parce  que  la  haine  alloit  jusqu'à  la  fureur,  on  pous- 
soit  la  violence  jusqu'au-delà  de  la  mort.  Ainsi  la 
vengeance  publique  n'ayant  ni  formalité  dans  son 
exercice,  ni  mesure  dans  sa  cruauté,  ni  bornes 
dans  sa  durée,  nos  pères  enétoient  réduits  aux  der- 
nières extrémités.  Mais  pesons  plus  exactement  ces 
trois  circonstances  pour  la  gloire  de  notre  martyr, 
et  la  conviction  de  notre  lâcheté. 

J'ai  dit  premièrement,  chrétiens,  qu'on  ne  gar- 
doit  avec  nos  ancêtres  aucune  formalité  de  justice, 
parce  qu'on  les  tenoit  pour  des  personnes  viles,  dont 
le  sang  n'étoit  d'aucun  prix.  «  G'étoit  la  balayure 
»  du  monde  »  :  Omnium  peripsema  (2)  :  ce  qui  a 

(')  Matth.  x.  23.  —  W  /•  Cor.  iv.  l3. 

fait 


DE    SAINT    VICTOR.  3o5 

fait  dire  à  Tertullien  :  Christiani  ,  destination  mortî 
genus  C1).  Savez-vous  ce  que  c'est  que  les  chrétiens? 
C'est,  dit-il,  «  un  genre  d'hommes  destiné  à  la  mort  ». 
Remarquez  qu'il  né  dit  pas  condamné,  mais  destiné 
à  la  mort  ;  parce  qu'on  ne  les  condamnoit  pas  par 
les  formes,  mais  plutôt  qu'on  les  regardoit  comme 
dévoués  au  dernier  supplice  par  le  seul  préjugé 
d'un  nom  odieux  ;  Oves  occisionis,  comme  dit  l'apô- 
tre (2),  «  des  brebis  de  sacrifices,  des  agneaux  de 
»  boucherie  »  >  dont  on  versoit  le  sang  sans  façon  et 
sans  procédures.  Si  le  Tibre  s'étoit  débordé,  si  la 
pluie  cessoit  d'arroser  la  terre,  si  les  Barbares  avoient 
ravagé  quelque  partie  de  l'empire,  les  chrétiens  en 
répondoient  de  leurs  têtes  :  il  avoit  passé  en  pro- 
verbe :  Cœlum  sletit,  causa  christiani  (3).  Pauvres 
chrétiens  innocensj  on  ne  sait  que  vous  imputer, 
parce  que  vous  ne  vous  mêlez  de  rien  dans  le  monde  ; 
et  on  vous  accuse  de  renverser  tous  les  élémens,  et 
de  troubler  tout  l'ordre  de  la  nature;  et  sur  cela  on 
vous  expose  aux  bêtes  farouches ,  parce  qu'il  a  plu 
au  peuple  romain  de  crier  dans  l'amphithéâtre  : 
Chrislianos  ad  leones  (4)  :  «  Qu'on  donne  les  chré- 
»  tiens  aux  lions  ».  Il  falloit  cette  victime  aux  dieux 
immortels,  et  ce  divertissement  au  peuple  irrité, 
peut-être  pour  le  délasser  des  sanglans  spectacles 
des  gladiateurs  par  quelque  objet  plus  agréable. 
Quoi  donc,  sans  formalité  immoler  une  si  grande 
multitude  ?  De  quoi  parlez  -  vous  ?  de  formalité  ? 
Cela  est  bon  pour  les  voleurs  et  les  meurtriers  j 

(')  De  Spectac.  n.  i.  —  (ÏÏJRom,  vm.  36.  —  (3)  Apolog.  n.  /jo»-— 
(4)  Ibid. 

BoSSUET.  XVI.  20 


3o6  PANÉGYRIQUE 

mais  il  n'en  faut  pas  pour  les  chrétiens,  âmes  viles 
et  me'prisables ,  dont  on  ne  peut  assez  prodiguer  le 
sang.  ' 

Victor,  généreux  Victor,  quoi,  ce  sang  illustre, 
qui  coule  en  vos  veines,  sera-t-il  donc  répandu  avec 
moins  de  forme  que  celui  du  dernier  esclave  ?  Oui , 
Messieurs,  pour  professer  le  christianisme ,  il  falloit 
avaler  toute  cette  honte  ;  mais  voici  quelque  chose 
de  bien  plus  terrible.  Ordinairement  ceux  que  l'on 
méprise ,  on  ne  les  juge  pas  dignes  de  colère  ;  et  ce 
foudre  de  l'indignation  ne  frappe  que  sur  les  lieux 
élevés.  C'est  pourquoi  David  disoit  à  Saiil  :  Qui 
poursuivez- vous,  ô  roi  d'Israël?  contre  qui  vous  ir- 
ritez-vous? «  Quoi,  un  si  grand  roi  contre  un  ver 
»  de  terre  »  ?  Canem  mortuumpersequeris  etpulicem 
unum  (0.  Il  né  trouve  rien  de  plus  efficace  pour  se 
mettre  à  couvert  de  la  colère  de  ce  prince ,  que  de 
se  représenter  comme  un  objet  tout-à-fait  mépri- 
sable :  et  en  effet  on  se  défend  de  la  fureur  des 
grands  par  la  bassesse  de  sa  condition.  Les  chrétiens 
toutefois,  bien  qu'ils  soient  le  rebut  du  monde,  n'en 
sont  pas  moins  le  sujet,  non-seulement  de  la  haine, 
mais  encore  de  l'indignation  publique  ;  et  malgré 
ce  mépris  qu'on  a  pour  eux,  ils  ne  peuvent  obtenir 
qu'on  les  néglige.  Tout  le  monde  est  armé  contre 
leur  faiblesse;  et  voici  un  effet  étrange  de  cette  co- 
lère furieuse.  Dans  les  crimes  les  plus  atroces  les  lois 
ont  ordonné  de  la  qualité  du  supplice,  il  n'est  pas 
permis  de  passer  outre  :  elles  ont  bien  voulu  donner 
des  bornes  même  à  la  justice,  de  peur  de  lâcher  la 
bride  à  la  cruauté.  Il  n'y  avoit  que  les  chrétiens  sur 

(>)  /.  Fieg.  xxiv.  i5. 


DE    SAINT    VICTOR.  3()^ 

lesquels  on  n'appréhendoit  point  de  faillir,  si  ce 
n'est  en  les  épargnant  :  «  il  leur  falloit  arracher  la 
»  vie  par  toutes  les  inventions  d'une  cruauté  raffi- 
»  née  »  :  Per  atrociora  gênera  pœnarum ,  dit  le 
grave  Tertullien  (0. 

Car  considérez,  je  vous  prie,  ce  qu'on  n'a  pas 
inventé  contre  saint  Victor.  On  a  soigneusement  ra- 
massé contre  lui  seul  tout  ce  qu'il  y  a  de  force  dans 
les  hommes,  dans  les  animaux,  dans  les  machines 
les  plus  violentes.  Qu'on  l'attache  sur  le  chevalet, 
et  qu'il  lasse  durant  trois  jours  des  bourreaux  qui 
s'épuisent  en  le  flagellant;  qu'un  cheval  fougueux  et 
indompté  le  traîne  à  sa  queue  par  toute  la  ville  ou 
dans  les  revues  de  l'armée ,  au  milieu  de  laquelle  il 
a  paru  si  souvent  avec  tant  d'éclat  ;  qu'il  laisse  par 
toutes  les  rues  non-seulement  des  ruisseaux  de  sang, 
mais  même  des  lambeaux  de  sa  chair  :  encore  n'est- 
ce  pas  assez  pour  assouvir  la  haine  de  ses  tyrans. 
Que  veut -on  faire  de  cette  meule?  Quel  monstre 
veut-on  écraser  et  réduire  en  poudre?  Quoi,  c'est 
l'innocent  Victor  qu'on  veut  accabler  de  ce  poids, 
qu'on  veut  mettre  en  pièces  parce  mouvement!  Eh! 
il  ne  faut  pas  tant  de  force  contre  un  corps  humain, 
que  la  nature  a  fait  si  tendre  et  si  aisé  à  dissoudre. 
Mais  la  haine  aveugle  des  infidèles  ne  pouvoit  rien 
inventer  d'assez  horrible  ;  et  la  foi  ardente  des  chré- 
tiens ne  pouvoit  rien  trouver  d'assez  dur.  Invente 
encore,  s'il  est  possible,  quelque  machine  inconnue, 
6  cruauté  ingénieuse!  si  tu  ne  peux  abattre  Victor 
par  la  violence,  tâche  de  l'étonner  par  l'horreur  de 
tes  supplices.  Il  est  prêt  à  en  supporter  tout  l'eifort  ; 

(0  De  Resur.  Carn.  n.  8. 


3û8  PANÉGYRIQUE 

sa  patience  surmontera  toutes  tes  attaques.  «  Il  ne 
»  reçoit  aucune  blessure,  qu'il  ne  couvre  par  une 
»  couronne;  il  ne  verse  pas  une  goutte  de  sang,  qui 
»  ne  lui  mérite  de  nouvelles  palmes;  il  remporte 
»  plus  de  victoires ,  qu'il  ne  souffre  de  violences  »  : 
Coronâ  premil  vulnera  ,  palmâ  sanguinem  obscu- 
rcit ,  plus  victoriarum  est  quàm  injuriarum  (0.  Mais 
enfin  la  matière  manque  :  quoique  le  courage  ne 
diminue  pas,  il  faut  que  le  corps  tombe  sous  les  der- 
niers coups.  Que  fera  la  rage  des  persécuteurs  ?  Ce 
qu'elle  a  fait  aux  autres  martyrs,  dont  elle  poursui- 
voit  les  corps  mutilés  jusque  dans  le  sein  de  la  mort, 
jusque  dans  l'asile  de  la  sépulture.  Elle  en  use  de^ 
même  contre  notre  saint  ;  et  lui  enviant  jusqu'à  un 
tombeau ,  elle  le  fait  jeter  au  fond  de  la  mer  :  mais 
par  l'ordre  du  Tout-puissant ,  la  mer  officieuse  rend 
ce  dépôt  à  la  terre ,  et  la  terre  nous  a  conservé  ses 
os,  afin  qu'en  baisant  ces  saintes  reliques  nous  y 
pussions  puiser  l'amour  des  souffrances  :  car  c'est  ce 
qu'il  faut  apprendre  des  saints  martyrs;  c'est  le  fruit 
qu'il  faut  remporter  des  discours  que  l'on  consacre 
à  leur  gloire. 

Mais,  ô  croix,  ô  tourmens,  ô  souffrances,  les 
chrétiens  prêchent  et  publient  que  vous  faites  toute 
la  gloire  du  christianisme  :  les  chrétiens  vous  révè- 
rent dans  les  saints  martyrs ,  les  chrétiens  vous 
louent  dans  les  autres  ;  et  par  une  lâcheté  sans 
égale,  aucun  ne  vous  veut  pour  soi-même  :  et  toute- 
fois il  est  véritable  que  les  souffrances  font  les  chré- 
tiens, et  qu'on  les  reconnoît  à  cette  épreuve.  N'al- 
léguons pas  ici  l'Ecriture  sainte,  dont  presque  toutes 

(»)  Tertul.Scorp.n.6. 


DE    SAINT    VICTOR.  3oO, 

les  lignes  nous  enseignent  cette  doctrine  ;  laissons 
tant  de  raisons  excellentes ,  que  les  saints  Pères  nous 
en  ont  données  :  convainquons-nous  par  expérience 
de  cette  vérité  fondamentale.  Quand  est  -  ce  que 
l'Eglise  a  eu  des  enfans  dignes  d'elle ,  et  a  porté  des 
chrétiens  dignes  de  ce  nom?  C'est  lorsqu'elle  étoit 
persécutée  ;  c'est  lorsqu'elle  lisoit  à  tous  les  poteaux 
des  sentences  épouvantables  ,  prononcées  contre 
elle  ;  qu'elle  voyoit  dans  tous  les  gibets  et  dans 
toutes  les  places  publiques,  de  ses  enfans  immolés 
pour  la  gloire  de  l'Evangile. 

Durant  ce  temps,  Messieurs,  il  y  avoitdes  chré- 
tiens sur  la  terre  ;  il  y  avoit  de  ces  hommes  forts , 
qui  étant  nourris  dans  les  proscriptions  et  dans  les 
alarmes  continuelles,  s'étoient fait  une  glorieuse  ha- 
bitude de  souffrir  pour  l'amour  de  Dieu.  Ils  croyoient 
que  c'étoit  trop  de  délicatesse,  que  de  rechercher  le 
plaisir  et  en  ce  monde  et  en  l'autre  :  regardant  la 
terre  comme  un  exil ,  ils  jugeoient  qu'ils  n'y  avoient 
point  de  plus  grande  affaire  que  d'en  sortir  au  plu- 
tôt. Alors  la  piété  étoit  sincère,  parce  qu'elle  n'étoit 
pas  encore  devenue  un  art  :  elle  n'avoit  pas  encore  ap- 
pris le  secret  de  s'accommoder  au  monde,  et  de  servir 
aux  négoces  des  ténèbres.  Simple  et  innocente  qu'elle 
étoit ,  elle  ne  regardoit  que  le  ciel,  auquel  elle  prou- 
yoit  sa  fidélité  par  une  longue  patience.  Telsétoient 
les  chrétiens  de  ces  premiers  temps;  les  voilà  dans 
leur  pureté,  tels  que  les  engendroit  le  sang  des  mar- 
tyrs, tels  que  les  formoient  les  persécutions.  Main- 
tenant la  paix  est  venue,  et  la  discipline  s'est  re- 
lâchée :  le  nombre  des  fidèles  s'est  augmenté,  et 
l'ardeur  de  la  foi  s'est  ralentie;  et,  comme  disoit 


3lO  PANÉGYRIQUE 

éloquemmentun  ancien ,  «  l'on  t'a  vue  ,  ô  Eglise  ca- 
»  tholique  ,  affaiblie  par  ta  fécondité ,  diminuée  par 
»  ton  accroissement,  et  presque  abattue  par  tes  pro- 
»  près  forces  »  :  Factaquees ,  Ecclesia  ,profectu  tuœ 
fœcunditatis  injirmior ,  atque  accessu  relabens  _,  et 
quasi  viribus  minus  valida  (0.  D'où,  vient  cet  abat- 
tement des  courages  ?  C'est  qu'ils  ne  sont  plus  exer- 
cés par  les  persécutions.  Le  monde  est  entré  dans 
l'Eglise ,  on  a  voulu  joindre  Jésus-Christ  avec  Bélial  ; 
et  de  cet  indigne  mélange ,  quelle  race  enfin  nous 
est  née  ?  Une  race  mêlée  et  corrompue  ,  des  demi- 
chrétiens,  des  chrétiens  mondains  eï  séculiers,  une 
piété  bâtarde  et  falsifiée,  qui  est  toute  dans  les  dis- 
cours et  dans  un  extérieur  contrefait. 

O  piété  à  la  mode ,  que  je  me  moque  de  tes  van- 
teries ,  et  des  discours  étudiés  que  tu  débites  à  ton 
aise  pendant  que  le  monde  te  rit!  Viens  que  je  te 
mette  à  l'épreuve.  Voici  une  tempête  qui  s'élève  , 
voici  une  perte  de  biens,  une  insulte ,  une  contra" 
riété,  une  maladie  :  tu  te  laisses  aller  aux  murmu- 
res ,  pauvre  piété  déconcertée;  tu  ne  peux  plus  te 
soutenir,  piété  sans  force  et  sans  fondement.  Vas,  tu 
n'étois  qu'un  vain  simulacre  de  la  piété  chrétienne; 
tu  n'étois  qu'un  faux  or  qui  brille  au  soleil ,  mais 
qui  ne  dure  pas  dans  le  feu,  mais  qui  s'évanouit  dans 
le  creuset.  La  vertu  chrétienne  n'est  pas  faite  de  la 
sorte  :  dirait  tanquam  testa  virtus  mea  (2).  Elle  res- 
semble à  la  terre  d'argile  ,  qui  est  toujours  molle  et 
sans  consistance,  jusqu'à  ce  que  le  feu  la  cuise  et  la 
rende  ferme  :  Aruit  tanquam  testa  virtus  mea.  Et 
s'il  est  ainsi,  chrétiens;  si  les  souffrances  sont  néces- 

(')  Salvian.  adv.  Avar.  lib.  i,  pag.  218. — tyPsal.  XXI.  16. 


DE    SAINT    VICTOR.  3ll 

saires  pour  soutenir  l'esprit  du  christianisme  ,  Sei- 
gneur, rendez-nous  les  tyrans,  rendez-nous  lesDo- 
mitiens  et  les  Nérons. 

Mais  mode'rons  notre  zèle,  et  ne  faisons  point  de 
vœux  indiscrets;  n'envions  pas  à  nos  princes  le  bon- 
heur d'être  chrétiens,  et  ne  demandons  pas  des  per- 
sécutions que  notre  lâcheté  ne  pourroit  souffrir. 
Sans  ramener  les  roues  et  les  chevalets ,  sur  lesquels 
on  étendoit  nos  ancêtres,  la  matière  ne  manquera 
pas  à  la  patience.  La  nature  a  assez  d'infirmités,  le 
monde  a  assez  d'injustice ,  sa  faveur  assez  d'incons- 
tance; il  y  a  assez  de  bizarrerie  dans  le  jugement  des 
hommes ,  et  assez  d'inégalité  dans  leurs  humeurs 
contrariantes.  Apprenons  à  goûter  ces  amertumes  ; 
et  quelque  sorte  d'afflictions  que  Dieu  nous  envoie, 
profitons  de  ces  occasions  précieuses ,  et  ménageons,- 
en  avec  soin  tous  les  momens. 

Le  ferons -nous,  mes  Frères,  le  ferons- nous? 
Nous  réjouirons-nous  dans  les  opprobres?  nous  plai- 
rons-nous dans  les  contrariétés?  Ah  !  nous  sommes 
trop  délicats,  et  noire  courage  est  trop  mou.  Nous 
aimerons  toujours  les  plaisirs  ,  nous  ne  pouvons  du- 
rer un  moment  avec  Jésus-Christ  sur  la  croix.  Mais, 
mes  Frères,  s'il  est  ainsi,  pourquoi  baisons-nous  les 
os  des  martyrs?  pourquoi  célébrons-nous  leur  nais- 
sance? pourquoi  écoutons-nous  leurs  éloges  ?  Quoi , 
serons-nous  seulement  spectateurs  oisifs  ?  quoi,  ver- 
rons-nous le  grand  saint  Victor  boire  à  longs  traits 
ce  calice  amer  de  sa  passion  ,  que  le  Fils  de  Dieu  lui 
a  mis  en  main  ;  et  nous  croirons  que  cet  exemple  ne 
nous  regarde  point,  et  nous  n'en  avalerons  pas  une  ' 
seule  goutte  ,  comme  si  nous  n'étions  pas  enfans  de 


3l2  PANÉGYRIQUE    DE    SAINT    VICTOR. 

la  croix?  Ah!  mes  Frères,  gardez -vous  d'une  si 
grande  insensibilité.  Montrez  que  vous  croyez  ces 
paroles  :  «  Bienheureux  ceux  qui  souffrent  persécu- 
»  tion  (T)  »  ;  et  ces  autres  non  moins  convaincantes: 
«  Celui  qui  ne  se  hait  pas  soi-même,  et  qui  ne  porte 
»  pas  sa  croix  tous  les  Jours,  n'est  pas  digne  de 
»  moi  (2)  ». 

Ah  !  nous  les  croyons,  ô  sauveur  Jésus  :  c'est  vous 
qui  les  avez  proférées.  Mais  si  vous  les  croyez ,  nous 
dit-il,  prouvez -le  -  moi  par  vos  œuvres.  Ce  sont  les 
souffrances ,  ce  sont  les  combats ,  c'est  la  peine,  c'est 
le  grand  travail,  qui  justifient  la  sincérité  de  la  foi. 
Seigneur ,  tout  ce  que  vous  exigez  de  nous  est  l'é- 
quité même  :  donnez-nous  la  grâce  de  l'accomplir  ; 
car  en  vain  entreprendrions- nous  par  nos  propres 
forces  de  l'exécuter  :  bientôt  nos  efforts  impuissans 
ne  nouslaisseroient  que  la  confusion  de  notre  superbe 
témérité.  Soutenez  donc,  ô  Dieu  tout -puissant , 
notre  foiblesse  par  votre  Esprit  saint!  Faites -nous 
des  chrétiens  véritables ,  c'est-à-dire ,  des  chrétiens 
amis  de  la  croix  :  accordez-nous  cette  grâce  par  les 
exemples  et  par  les  prières  de  Victor  votre  servi- 
teur ,  dont  nous  honorons  la  mémoire  ;  afin  que  l'i- 
mitation de  sa  patience  nous  mène  à  la  participa- 
tion de  sa  couronne.  Amen. 

i   (0  Matlh.  v,  io.  —  W  Ibid.  x.  38. 


POUR    LA    FÊTE    DE    SAINT    JACQUES.  3l3 

PRÉCIS  D'UN  PANÉGYRIQUE 

POUR  LA  FÊTE  DE  S.  JACQUES. 

Désir  ambitieux  des  deux  frères.  Nature  de  leur  erreur  :  comment 
Jésus  -  Christ  la  corrige ,  et  leur  accorde  l'effet  de  leur  demande. 
Avec  quelle  fidélité  nous  devons  boire  son  calice. 


Die  ut  sedeant  hi  duo  filii  mei,  unus  ad  dexteram  tuam , 
et  unus  ad  sinistram  in  regno  tuo. 

Dites  que  mes  deux  fils  soient  assis  dans  votre  royaume, 
l'un  à  votre  droite,  et  Vautre  à  votre  gauche.  Matth. 
xx.  ai. 

JM  ous  voyons  trois  choses  dans  l'Evangile  :  pre- 
mièrement leur  ambition  réprimée  :  Nescitis  quid 
petatis  (i)  :  «  Vous  ne  savez  ce  que  vous  demandez  »  : 
secondement  leur  ignorance  instruite  :  Potestis  bi- 
bere  calicem?  «Pouvez -vous  boire  le  calice  que  je 
»  dois  boire  »  ?  troisièmement  leur  fidélité  prophé- 
tisée :  Calicem  quidem  meum  bibetis  (2)  :  «  Vous 
»  boirez,  il  est  vrai,  mon  calice  ». 

PREMIER  POINT. 

Il  est  assez  ordinaire  aux  hommes  de  ne  savoir  ce 
qu'ils  demandent,  parce  qu'ils  ont  des  désirs  qui 

M  Matth.  xx.  22.  —  (»)  Ibid.  a3. 


3l4  POUR    LA    FETE 

sont  des  désirs  de  malades,  inspirés  par  la  fièvre, 
c'est-à-dire,  par  les  passions;  et  d'autres  ont  des  dé- 
sirs d'enfans,  inspirés  par  l'imprudence.  Il  semble 
que  celui  de  ces  deux  apôtres  n'est  pas  de  cette  na- 
ture :  ils  veulent  être  auprès  de  Jésus-Christ,  com- 
pagnons de  sa  gloire  et  de  son  triomphe;  cela  est 
fort  désirable,  l'ambition  n'est  pas  excessive.  11  veut 
que  nous  régnions  avec  lui;  et  lui,  qui  nous  promet 
de  nous  placer  jusque  dans  son  trône  ,  ne  doit  pas 
trouver  mauvais  que  l'on  souhaite  d'être  à  ses  côtés  : 
néanmoins  il  leur  répond  :  ce  Vous  ne  savez  ce  que 
»  vous  demandez  »  :  JYescitis  quidpetatis. 

Pour  découvrir  leur  erreur ,  il  faut  savoir  que  les 
hommes  peuvent  se  tromper  doublement;  ou  en  dé- 
sirant comme  bien  ce  qui  ne  l'est  pas ,  ou  en  désirant 
un  bien  véritable,  sans  considérer  assez  en  quoi  il 
consiste,  ni  les  moyens  pour  y  arriver.  L'erreur  des 
apôtres  ne  gît  pas  dans  la  première  de  ces  fausses 
idées  :  ce  qu'ils  désirent  est  un  fort  grand  bien , 
puisqu'ils  souhaitent  d'être  assis  auprès  de  la  per- 
sonne du  Sauveur  des  âmes  :  mais  ils  le  désirent 
avec  un  empressement  trop  humain;  et  c'est  là  la 
nature  de  leur  erreur,  causée  par  l'ambition  qui  les 
anime.  Ils  s'étoient  imaginés  Jésus- Christ  dans  un 
trône,  et  ils  souhaitoient  d'être  à  ses  côtés;  non  pas 
pour  avoir  le  bonheur  d'être  avec  lui ,  mais  pour  se 
montrer  aux  autres  dans  cet  état  de  magnificence 
mondaine  :  tant  il  est  vrai  qu'on  peut  chercher  Jé- 
sus-Christ, même  avec  une  intention  mauvaise ,  pour 
paroître  devant  les  hommes,  afin  qu'il  fasse  notre 
fortune.    Il   veut  qu'on   l'aime    nu   et  dépouillé  % 


DE    SAINT    JACQUES.  3  1  5 

pauvre  et  infirme,  et  non  -  seulement  glorieux  et 
magnifique.  Les  apôtres  avoient  tout  quitté  pour  lui , 
et  néanmoins  ils  ne  le  cherchoient  pas  comme  il 
faut,  parce  qu'ils  ne  le  cherchoient  pas  seul.  Voilà 
leur  erreur  découverte ,  et  leur  ambition  réprimée  : 
voyons  maintenant  dans  le  second  point  leur  igno- 
rance instruite. 

SECOND  POINT. 

Il  semble  quelquefo  is  que  le  Fils  de  Dieu  ne  ré- 
ponde pas  à  propos  aux  questions  qu'on  lui  fait.  Ses 
apôtres  disputent  en  Ire  eux  pour  savoir  quel  est  le 
plus  grand  :  Quis  videretur  esse  major  (Oj  et  Jésus- 
Christ  leur  présente  un  enfant ,  et  leur  dit  :  «  Si 
»  vous  ne  devenez  comme  de  petits  enfans,  vous 
»  n'entrerez  pas  dans  le  royaume  des  cieux  »  :  Nisi 
efficiamini  sicut  parvuli ,  non  intrabitis  in  rcgnum 
cœlorum  (2).  Si  donc  le  divin  Sauveur  en  quelques 
occasions  ne  satisfait  pas  directement  aux  demandes 
qui  lui  sont  faites,  il  nous  avertit  alors  de  chercher 
la  raison  dans  le  fond  de  la  réponse.  Ainsi  en  ce 
lieu  on  lui  parle  de  gloire ,  et  il  répond  en  repré- 
sentant l'ignominie  qu'il  doit  souffrir  :  c'est  qu'il  va 
à  la  source  de  l'erreur.  Les  deux  disciples  s'étoient 
figurés  qu'à  cause  qu'ils  touchoient  de  plus  près  au 
Fils  de  Dieu  par  l'alliance  du  sang,  ils  dévoient 
aussi  avoir  les  premières  places  dans  son  royaume  : 
c'est  pourquoi,  pour  les  désabuser,  il  les  rappelle 
à  sa  croix  :  Potestis  bibere  calicem?  Et  pour  bien 
entendre  cette  réponse,  il  faut  savoir,  qu'au  liou 

(l)  Luc  xxu.  24.  — W  Multh.  xvhi.  4- 


3l6  POUR    LA    FÊTE 

que  les  rois  de  la  terre  tirent  le  titre  de  leur  royauté 
de  leur  origine  et  de  leur  naissance,  Je'sus  -  Christ 
tire  le  sien  de  sa  mort.  Sa  naissance  est  royale ,  il 
est  le  fils  et  l'héritier  de  David  ;  et  néanmoins  il  ne 
veut  être  roi  que  par  sa  mort.  Le  titre  de  sa  royauté 
est  sur  sa  croix  :  il  ne  confesse  qu'il  est  roi  qu'étant 
près  de  mourir.  C'est  donc  comme  s'il  disoit  à  ses 
disciples  :  Ne  prétendez  pas  aux  premiers  honneurs, 
parce  que  vous  me  touchez  par  la  naissance  :  voyez 
si  vous  avez  le  courage  de  m'approcher  par  la  mort. 
Celui  qui  touche  le  plus  à  ma  croix ,  c'est  celui  à 
qui  je  donne  la  première  place  ;  non  pour  le  sang 
qu'il  a  reçu  dans  sa  naissance ,  mais  pour  celui  qu'il 
répandra  pour  moi  dans  sa  mort  :  voilà  le  bonheur 
des  chrétiens.  S'ils  ne  peuvent  toucher  Jésus-Christ 
par  la  naissance,  ils  le  peuvent  par  la  mort,  et 
c'est  là  la  gloire  qu'ils  doivent  envier. 

TROISIÈME  POINT. 

L-es  disciples  acceptent  ce  parti  :  «  Nous  pouvons, 
»  disent-ils,  boire  votre  calice  »  ,  Possumus  (0  ;  et 
Jésus- Christ  leur  prédit  qu'ils  le  boiront.  Leur  pro- 
messe n'est  pas  téméraire  :  mais  admirons  la  dis- 
pensation  de  la  grâce  dans  le  martyre  de  ces  deux 
frères.  Ils  demandoient  deux  places  singulières  dans 
la  gloire  ;  il  leur  donne  deux  places  singulières  dans 
sa  croix.  Quant  à  la  gloire ,  «  ce  n'est  pas  à  moi  à 
»  vous  la  donner  »  :  Non  est  meum  dare  vobis  ;  je 
ne  suis  distributeur  que  des  croix  ;  je  ne  puis  vous 
donner  que  le  calice  de  ma  passion  ;  mais  dans  l'ordre 
des  souffrances,  comme  vous  êtes  mes  favoris,  vous 

(»)  Matth.  xx.  aa. 


DE    SAINT    JACQUES.  3  1 7 

aurez  deux  places  singulières.  L'un  mourra  le  pre- 
mier ,  et  l'autre  le  dernier  de  tous  mes  apôtres  ;  l'un 
souffrira  plus  de  violence,  mais  la  perse'cution  plus 
lente  de  l'autre  éprouvera  plus  long-temps  sa  perse'* 
vérance.  Jacques  a  l'avantage,  en  ce  qu'il  boit  le  ca- 
lice jusqu'à  la  dernière  goutte.  Jean  le  porte  sur  le 
bord  des  lèvres  :  prêt  à  boire  on  le  lui  ravit ,  pour 
le  faire  souffrir  plus  long-temps. 

Apprenons  par  cet  exemple  à  boire  le  calice  de 
notre  Sauveur,  selon  qu'il  lui  plaît  de  le  pre'parer. 
Il  nous  arrive  une  affliction ,  c'est  le  calice  que  Dieu 
nous  présente  :  il  est  amer,  mais  il  est  salutaire.  On 
nous  fait  une  injure  :  ne  regardons  pas  celui  qui  nous 
déchire  ;  que  la  foi  nous  fasse  apercevoir  la  main  de 
Jésus-Christ,  invisiblement  étendue  pour  nous  pré- 
senter ce  breuvage.  Figurons -nous  qu'il  nous  dit: 
Poteslis  bibere  ?  «  Avez-vous  le  courage  de  le  boire  »  ? 
Mais  avez-vous  la  hardiesse  ,  ou  serez- vous  assez  lâ- 
ches de  le  refuser  de  ma  main  ,  d'une  main  si  chère  ? 
Une  médecine  amère  devient  douce  en  quelque  fa- 
çon, quand  un  ami ,  un  époux  ,  etc.  la  présente  : 
vous  la  buvez  volontiers,  malgré  la  répugnance  de 
la  nature.  Quoi,  Jésus-Christ  vous  la  présente,  et 
votre  main  tremble ,  votre  cœur  se  soulève  !  vous 
voudriez  répandre  par  la  vengeance  la  moitié^  de 
son  amertume  sur  votre  ennemi,  sur  celui  qui  vous 
a  fait  tort  !  ce  n'est  pas  là  ce  que  Jésus-Christ  de- 
mande. Pouvez-vous  boire  ,  dit-il,  ce  calice  des  mau- 
vais traitemens ,  qu'on  vous  fera  boire  ?  Potestis  bi- 
bere? Et  non  pas:  Pouvez-vous  renverser,  sur  la 
tête  de  l'injuste  qui  vous  vexe ,  ce  calice  de  la  colère 


3l8  TOUR    LA    FÊTE    DE    SAINT    JACQUES. 

qui  vous  anime  ?  La  véritable  force ,  c'est  de  boire 
tout  jusqu'à  la  dernière  goutte.  Disons  donc  avec 
les  apôtres  ,  Possumus  ;  mais  voyons  Jésus  -  Christ 
qui  a  tout  bu  comme  il  l'avoit  promis  :  Quem  ego 
bibiturus  sum.  Et  quoiqu'il  fût  tout -puissant  pour 
l'éloigner  de  lui,  il  n'a  usé  de  son  autorité  que  pour 
réprimer  celui  qui ,  par  l'affection  toute  humaine 
qu'il  lui  portoit,  vouloit  l'empêcher  de  le  boire  : 
Calicem  quem  dédit  mihi  Pater  ,  non  vis  ut  bibam 
ïllum  (0  ? 


(»)  Joan.XYiu.  11. 


-».^/»'»^%<^flW» 


PANÉGYRIQUE    DE    SAINT    BERNARD.  3l9 

PANÉGYRIQUE 

DE 

SAINT   BERNARD, 

PRÊCHÉ  A  METZ. 


La  vie  chrétienne  et  la  vie  apostolique  de  saint  Bernard,  fondées 
Tune  et  l'autre  sur  la  vie  de  Jésus-Christ  crucifié. 


Non  enim  judicavi  me  scire  aliquid  inter  vos,  nisi  Jesum 
Christian ,  et  hune  crucifixum. 

Je  11  ai  pas  estimé  que  je  susse  aucune  chose  parmi  vous  , 
si  ce  nest   Jésus-  Christ ,  et   Jésus -Christ   crucifié. 
\        I.  Corinth.  il.  2. 

JM  os  Eglises  de  France  ont  introduit  dans  le  dernier 
siècle  une  pieuse  coutume ,  de  commencer  les  pré- 
dications en  invoquant  l'assistance  divine  par  les  in- 
tercessions de  la  bienheureuse  Marie.  Comme  nos 
adversaires  ne  pouvoient  souffrir  l'honneur  si  légi- 
time que  nous  rendons  à  la  sainte  Vierge ,  comme 
ils  le  blâmoient  par  des  invectives  aussi  sanglantes 
qu'elles  étoient  injustes  et  téméraires ,  l'Eglise  a  cru 
qu'il  étoit  à  propos  de  résister  à  leur  audacieuse 
entreprise  ,  et  de  recommander  d'autant  plus  cette 


320  PANÉGYRIQUE 

dévotion  aux  fidèles,  que  l'hérésie  s'y  opposoit  avec 
plus  de  fureur.  Et  parce  que  nous  n'avons  rien  de 
plus  vénérable  que  la  prédication  du  saint  Evangile, 
c'est  là  qu'elle  invite  tous  ses  enfans  à  implorer  les 
oraisons  de  Marie,  qu'elle  reconnoît  leur  être  si 
profitables. 

Mais  il  y  a ,  ce  me  semble  ,  une  autre  raison  plus 
particulière  de  cette  sainte  cérémonie  :  c'est  que  le 
devoir  des  prédicateurs  est  d'engendrer  Jésus-Christ 
dans  les  âmes.   «  Mes  petits  enfans,   dit  l'apôtre, 
»  pour  lesquels  je  suis  encore  dans  les  douleurs  de 
»  l'enfantement,  jusqu'à  ce  que  Jésus -Christ  soit 
»  formé  en  vous  (0  ».  Vous  voyez  qu'il  enfante  et 
qu'il  engendre  Jésus-Christ  dans  les  âmes  :  ainsi  il 
y  a  quelque  convenance  entre  les  prédicateurs  de  la 
parole  divine ,  et  la  sainte  Mère  de  Dieu.  C'est  pour- 
quoi le  grand  saint  Grégoire  ne  craint  pas  d'appeler 
mères  de  Jésus- Christ,  ceux  qui  sont  appelés  à  ce 
glorieux  ministère  (2).  De  là  vient  que  l'Eglise  s'est 
persuadée  aisément  que  vous,  ô  très-heureuse  Marie, 
bénite  entre  toutes  les  femmes ,  vous  qui  avez  été 
prédestinée  dès  l'éternité  pour  engendrer  selon  la 
chair  le  Fils  du  Très-haut,  vous  aideriez  volontiers 
de  vos  pieuses  intercessions  ceux  qui  le  doivent  en- 
gendrer en  esprit  dans  les  cœurs  de  tous  les  fidèles. 
Mais  dans  quelle  prédication  doit-on  plus  espérer 
de  votre  secours,  que  dans  celle  que  ce  peuple  at- 
tend aujourd'hui,  où  nous  avons  à  louer  la  grâce  et 
la  miséricorde  divine  dans  la  sainteté  du  dévot  Ber- 
nard ,  de  Bernard  le  plus  fidèle  et  le  plus  chaste  de 

(')  Galat.  iy.  19.  —  (»)  In  £vang.  lib.  1,  Hom.  ni,  n.  2  ;  tom.  1 , 
col.  i444- 

VOS 


DE    SAINT    BERNARD.  321 

vos  enfans  ;  celui  de  tous  les  hommes  qui  a  le  plus 
honoré  votre  maternité  glorieuse ,  qui  a  le  mieux 
imité  votre  pureté  angélique,  qui  a  cru  devoir  à  vos 
soins  et  à  votre  charité  maternelle  l'influence  con- 
tinuelle des  grâces  qu'il  recevoit  de  votre  cher  Fils? 
Aidez-nous  donc  par  vos  saintes  prières ,  ô  très-bé- 
nite  Marie,  aidez -nous  à  louer  l'ouvrage  de  vos 
prières  :  pour  cela  nous  nous  jetons  à  vos  pieds  , 
vous  saluant  et  vous  disant  avec  l'ange ,  Ave. 

Parmi  les  divers  ornemens  du  pontife  de  la  loi 
ancienne ,  celui  qui  me  semble  le  plus  remarquable, 
c'est  ce  mystérieux  pectoral ,  sur  lequel ,  selon  l'E- 
criture ,  il  portoit  gravé  ces  mots,  Urim  et  Tu- 
mim  (0,  c'est-à-dire,  vérité  et  doctrine;  ou,  comme 
l'entendent  d'autres  interprètes,  lumière  et  perfec- 
tion. Je  sais  que  cela  est  écrit  pour  nous  faire  voir 
quelles  doivent  être  les  qualités  des  ministres  des 
choses  sacrées  ;  et  qu'encore  que  leurs  habillemens 
magnifiques  semblent  les  renoue  assez  remarquables, 
ce  n'est  pas  là  toutefois  ce  qui  les  doit  discerner  du 
peuple  ;  mais  que  la  vraie  marque  sacerdotale  ,  le 
vrai  ornement  du  grand-prêtre,  c'est  la  doctrine  et 
la  vérité  :  c'est  ce  qui  nous  est  représenté  en  ce  lieu. 

Mais  si  nous  portons  plus  loin  nos  pensées,  si 
dans  le  pontife  du  vieux  Testament,  qui  n'avoit  que 
des  ombres  et  des  figures ,  nous  considérons  Jésus- 
Christ,  qui  est  la  fin  de  la  loi  et  le  pontife  de  la  nou- 
velle alliance ,  nous  y  trouverons  quelque  chose  de 
plus  merveilleux.  Chrétiens,  c'est  ce  saint  pontife, 
c'est  ce  grand  sacrificateur  qui  porte  véritablement 

C1)  Levit.  vin.  8. 

Bossuet.  xvi.  ai 


3'22  PANÉGYRIQUE 

sur  lui-même  la  doctrine ,  la  perfection  et  la  vérité*  ; 
non  point  sur  des  pierres  précieuses,  ni  dans  des  ca- 
ractères gravés,  comme  faisoientles  enfans  d'Aaron, 
mais  dans  ses  actions  irrépréhensibles  ,  et  dans  sa 
conduite  toute  divine. 

Pour  comprendre  cette  vérité  nécessaire  à  l'in- 
telligence de  notre  texte,  remettez,  s'il  vous  plaît , 
en  votre  mémoire ,  que  Jésus-  Christ ,  notre  Maître , 
est  le  Fils  de  Dieu.  Vous  êtes  trop  bien  instruits  pour 
ignorer  que  Dieu  n'engendre  pas  à  la  façon  ordi- 
naire ,  et  que  cette  génération  n'a  rien  de  matériel 
ni  de  corruptible.  Dieu  est  esprit,  fidèles,  et  ne  vit 
que  de  raison  et  d'intelligence  ;  de  là  vient  aussi  qu'il 
engendre  par  son  intelligence  et  par  sa  raison  :  de 
sorte  que  le  Fils  de  Dieu  est  le  fruit  d'une  connois- 
sance  très-pure,  et  qui,  dans  une  simplicité  incom- 
préhensible, ne  laisse  pas  d'être  infiniment  étendue. 
Etant  le  fruit  de  la  raison  et  de  l'intelligence  divine, 
il  est  lui-même  raison  et  intelligence  ;  et  c'est  pour- 
quoi l'Ecriture  l'appelle  la  parole  et  la  sagesse  du 
Père. 

Et  d'autant  qu'il  ne  se  peut  faire  que  Dieu  agisse 
autrement  que  par  sa  raison  et  par  sa  sagesse,  de 
là  vient  que  nous  voyons  dans  les  saintes  Lettres 
que  Dieu  a  tout  fait  par  son  Verbe,  qui  est  son 
Fils  :  Omnia  per  ipsum  facta  sunt  ^);  par  ce  son 
Verbe  est  sa  raison  et  sa  lumière.  C'est  pourquoi 
cette  grande  machine  du  monde  est  un  ouvrage  si 
bien  entendu ,  et  fait  reluire  de  toutes  parts  un  ordre 
si  admirable  avec  une  excellente  raison.  11  ne  se 
peut  que  la  disposition  n  en  soit  belle ,  et  tous  les 

(')  Joan.  i.  3. 


DE    SAINT    BliRNARD.  3a3 

mouvemens  raisonnables  ;  parce  qu'ils  viennent  d'une 
idée  très-sage,  et  d'une  science  très-assure'e ,  et  d'une 
raison  souveraine ,  qui  est  le  Verbe  et  le  Fils  de  Dieu , 
par  qui  toutes  choses  ont  été'  faites,  par  qui  elles 
sont  disposées  et  régies. 

Or,  fidèles,  ce  Verbe  divin,  après  avoir  fait  écla- 
ter sa  sagesse  dans  la  structure  et  le  gouvernement 
de  cet  univers,  parce  que,  comme  dit  l'apôtre  saint 
Jean,  par  lui  toutes  choses  ont  été  faites;  touché 
d'un  amour  incroyable  pour  notre  nature,  il  nous 
le  manifeste  encore  d'une  façon  tout  ensemble  plus 
familière  et  plus  excellente  dans  un  ouvrage  plus 
divin,  et  qui  ne  laisse  pas  toutefois  de  nous  toucher 
aussi  de  bien  plus  près.  Comment  cela,  direz-vous? 
Ah  !  voici  le  grand  conseil  de  notre  bon  Dieu ,  et  la 
grande  consolation  des  fidèles  :  c'est  que  ce  Verbe 
éternel,  comme  vous  savez,  s'est  fait  homme  dans  la 
plénitude  des  temps;  il  s'est  uni  à  notre  nature,  il 
a  pris  l'humanité  dans  les  entrailles  de  la  bienheu- 
reuse Marie  ;  et  c'est  cette  miraculeuse  union  qui 
nous  a  donné  Jésus-Christ,  Dieu  et  homme,  notre 
maître  et  notre  sauveur. 

Par  conse'quent  la  sainte  humanité  de  Jésus  étant 
unie  au  Verbe  divin ,  elle  est  régie  et  gouvernée  par 
le  même  Verbe.  Car,  de  même  que  la  raison  hu- 
maine gouverne  les  appétits  du  corps  qui  lui  est 
uni ,  tellement  que  la  partie  même  inférieure  par- 
ticipe en  quelque  sorte  à  la  raison ,  en  tant  qu'elle 
s'y  soumet  et  lui  obéit  :  de  même  le  Verbe  divin 
gouverne  l'humanité  dont  il  s'est  revêtu  ;  et  comme 
il  l'a  rendue  sienne  d'une  façon  extraordinaire,  il 


3s4  PANÉGYRIQUE 

la  régit  aussi,  il  la  meut  et  il  l'anime  avec  un  soin 
et  dune  manière  ineffable  ;  si  bien  que  toutes  les 
actions  de  cette  nature  humaine,  que  le  Verbe  divin 
s'est  approprie'e ,  sont  toutes  pleines  de  cette  sagesse 
incréée,  qui  est  le  Fils  de  Dieu,  et  sont  dignes  du 
Verbe  éternel  auquel  elle  est  divinement  unie ,  et 
par  lequel  elle  est  singulièrement  gouvernée.  De  là 
vient  que  les  anciens  Pères,  parlant  des  actions  de 
cet  homme-Dieu ,  les  ont  appelées  opérations  théan- 
driques,  c'est-à-dire,  opérations  mêlées  du  divin  et 
de  l'humain ,  opérations  divines  et  humaines  tout 
ensemble;  humaines  par  leur  nature,  divines  par 
leur  principe  :  d'autant  que  le  Dieu  Verbe  s'étant 
rendu  propre  la  sainte  humanité  de  Jésus,  il  en 
considère  les  actions  comme  siennes,  et  ne  cesse 
d'y  faire  couler  une  influence  toute  divine  de  grâces 
et  de  sagesse ,  qui  les  anime,  et  qui  les  relève  au-delà 
de  ce  que  nous  pouvons  concevoir. 

Notre  doctrine  étant  ainsi  supposée,  il  ne  nous 
sera  pas  difficile  de  l'appliquer  aux  paroles  du  saint 
apôtre,  qui  servent  de  fondement  à  tout  ce  discours. 
Je  dis  donc  que  l'humanité  de  Jésus  touchant  de  si 
près  au  Verbe  divin,  et  lui  appartenant  par  une  es- 
pèce d'union  si  intime ,  il  étoit  obligé ,  pour  l'inté- 
rêt de  sa  gloire ,  de  la  conduire  par  sa  sagesse  :  d'où 
il  résulte  que  toutes  les  actions  de  Jésus  venoient 
d'un  principe  divin ,  et  d'un  fond  de  sagesse  infinie. 
Partant,  si  nous  voulons  reconnoître  quelle  estime 
nous  devons  faire  des  choses  qui  se  présentent  à 
nous,  nous  n'avons  qu'à  considérer  le  choix  ou  le 
mépris  qu'en  a  fait  le  sauveur  Jésus  pendant  qu'il  a 


DE    SAINT    BERNARD.  320 

vécu  sur  la  terre.  Comme  il  est  la  parole  substan- 
tielle du  Père,  toutes  ses  actions  parlent,  et  toutes 
ses  œuvres  instruisent.     * 

On  nous  a  toujours  fait  entendre  que  la  meilleure 
façon  d'enseigner,  c'est  de  faire.  L'action  en  effet  a 
je  ne  sais  quoi  de  plus  vif  et  de  plus  pressant  que 
les  paroles  les  plus  éloquentes.  C'est  aussi  pour  cela 
que  le  Fils  de  Dieu,  ce  divin  précepteur  que  Dieu 
nous  a  envoyé  du  ciel ,  a  choisi  cette  noble  manière 
de  nous  enseigner  par  ses  actions;  et  cette  instruc- 
tion est  d'autant  plus  persuasive  et  plus  forte,  qu'é- 
tant réglée  par  la  sagesse  même  de  Dieu,  nous 
sommes  assurés  qu'il  ne  peut  manquer.  Bonté  in- 
croyable de  notre  Dieu  !  Voyant  que  nous  étions 
contraints  d'aller  puiser  en  divers  endroits  les 
ondes  salutaires  de  la  vérité,  non  sans  un  grand 
travail  et  un  péril  éminent  de  nous  égarer  dans  une 
recherche  si  difficile ,  il  nous  a  proposé  son  cher 
Fils,  dans  lequel  il  a  ramassé  toutes  les  vérités  qui 
nous  sont  utiles,  comme  dans  un  saint  et  mysté- 
rieux abrégé  ;  et  ayant  pitié  de  nos  ignorances  et  de 
nos  irrésolutions,  il  a  tellement  disposé  sa  vie,  que 
par  elle  toutes  les  choses  nécessaires  pour  la  con- 
duite des  mœurs  sont  très- évidemment  décidées  : 
d'où  vient  que  l'apôtre  saint  Paul  nous  assure  qu'«  en 
»  Jésus -Christ  sont  cachés  tous  les  trésors  de  la 
»  science  et  de  la  sagesse  »  :  In  quo  sunt  omnes  the- 
sauri  sapienliœ  et  scientiœ  absconditi  (0.  C'est  pour- 
quoi, dit  le  même  saint  Paul  (2) ,  je  ne  cherche  pas  la 
bonne  doctrine  dans  les  écrits  curieux,  ni  dans  les 
raisonnemens  incertains  des  philosophes  et  des  ora- 

CO  Coloss.  ii.  3.  —  W  /.  Co/v ii.  i  etscq. 


326  PANÉGYRIQUE 

teurs  enflés  de  leur  vaine  éloquence  ;  seulement 
j'étudie  le  sauveur  Jésus,  et  en  lui  je  vois  toutes 
choses.  De  cette  sorte,  fidèles,  Jésus  n'est  pas  seule- 
ment notre  maître,  mais  il  est  encore  l'objet  de  nos 
connoissances  :  il  n'est  pas  seulement  la  lumière 
qui  nous  guide  à  la  vérité,  mais  il  est  lui-même  la 
vérité  dont  nous  désirons  la  science  ;  et  c'est  pour- 
quoi nous  sommes  appelés  chrétiens ,  non-seulement 
parce  que  nous  professons  de  ne  suivre  point  d'autre 
maître  que  Jésus -Christ,  mais  encore  parce  que 
nous  faisons  gloire  de  ne  savoir  autre  chose  que  Jé- 
sus-Christ. Et  certes,  ce  seroit  en  vain  que  nous 
rechercherions  d'autres  instructions,  puisque  par  le 
Verbe  fait  homme  la  science  elle  -  même  nous  a 
parlé \  et  que  la  sagesse,  pour  nous  enseigner,  a 
fait  devant  nous  ce  qu'il  falloit -faire,  et  que  la  vé- 
rité même  s'est  manifestée  à  nos  esprits,  et  s'est 
rendue  sensible  à  nos  yeux. 

Voilà  de  quelle  sorte  Jésus-Christ,  notre  grand 
pontife ,  a  porté  sur  lui-même  la  doctrine  et  la  vé- 
rité. Mais  d'autant  que  c'est  à  la  croix  qu'il  a  parti- 
culièrement exercé  sa  charge  de  souverain  prêtre , 
c'est  là,  c'est  là,  mes  Frères,  que,  malgré  la  fureur 
de  ses  ennemis  et  la  honte  de  sa  nudité  ignomi- 
nieuse ,  il  nous  a  paru  le  mieux  revêtu  de  ces  beaux 
ornemens  de  doctrine  et  de  vérité.  Jésus  étoit  le  livre 
où  Dieu  a  écrit  notre  instruction  ;  mais  c'est  à  la 
croix  que  ce  grand  livre  s'est  le  mieux  ouvert ,  par 
ses  bras  étendus,  et  par  ses  cruelles  blessures,  et  par 
sa  chair  percée  de  toutes  parts  :  car,  après  une  si 
belle  leçon ,  que  nous  reste-t-il  à  apprendre  ?  Fi- 
dèles, ce  qui  nous  abuse,  ce  qui  nous  empêche  de 


DE    SAINT    BERNAKD.  3a} 

reconnoître  le  souverain  bien  ,  qui  est  la  seule 
science  profitable ,  c'est  l'attachement  et  l'aveugle 
estime  que  nous  avons  pour  les  biens  sensibles.  C'est 
ce  qui  a  obligé  le  sauveur  Jésus  à  choisir  volontaire- 
ment les  injures ,  les  tourmens  et  la  mort.  Bien  plus, 
il  a  choisi  de  toutes  les  injures  les  plus  sensibles ,  et 
de  tous  les  supplices  le  plus  infâme ,  et  de  toutes  les 
morts  la  plus  douloureuse  ;  afin  de  nous  faire  voir 
combien  sont  méprisables  les  choses  que  les  mortels 
abusés  appellent  des  biens,  et  qu'en  quelque  ex- 
trémité de  misère,  de  pauvreté,  de  douleurs  que 
l'homme  puisse  être  réduit ,  il  sera  toujours  puis- 
sant, abondant,  bienheureux,  pourvu  que  Dieu  lui 
demeure.  # 

Ce  sont  ces  vérités,  chrétiens,  que  le  grand  pon- 
tife Jésus  nous  montre  écrites  sur  son  corps  déchiré, 
et  c'est  ce  qu'il  nous  crie  par  autant  de  bouches  qu'il 
a  de  plaies  :  de  sorte  que  sa  croix  n'est  pas  seule- 
ment le  sanctuaire  d'un  pontife  et  l'autel  d'une  vic- 
time ,  mais  la  chaire  d'un  maître  et  le  trône  d'un 
législateur.  De  là  vient  que  l'apôtre  saint  Paul,  après 
avoir  dit  qu'il  ne  sait  autre  chose  que  Jésus-Christ , 
ajoute  aussitôt,  et  Jésus-Christ  crucifié;  parce  que 
sijces  vérités  chrétiennes  nous  sont  montrées  dans  la 
vie  de  Jésus ,  nous  les  lisons  encore  bien  plus  effica- 
cement dans  sa  mort ,  scellées  et  confirmées  par  son 
sang  :  tellement  que  Jésus  crucifié,  qui  a  été  le  scan- 
dale du  monde,  et  qui  a  paru  ignorance  et  folie 
aux  philosophes  du  siècle ,  pour  confondre  l'arro- 
gance humaine  est  devenu  le  plus  haut  point  de  notre 
sagesse. 

Ah  !  que  l'admirable  Bernard  s'étoit  avancé  dans 


328  PANÉGYRIQUE 

cette  sagesse!  Il  étoit  toujours  au  pied  de  la  croix r 
lisant,  contemplant  et  étudiant  ce  grand  livre.  Ce 
livre  fut  son  premier  alphabet  dans  sa  tendre  en- 
fance :  ce  même  livre  fut  tout  son  conseil  dans  sa 
sage  et  vénérable  vieillesse.  Il  en  baisoit  les  sacrés 
caractères  ;  je  veux  dire ,  ces  aimables  blessures , 
qu'il  considéroit  comme  étant  encore  toutes  fraîches 
et  toutes  vermeilles,  et  teintes  de  ce  sang  précieux 
qui  est  notre  prix  et  notre  breuvage.  Il  disoit  avec 
l'apôtre  saint  Paul  (*1:  Que  les  sages  du  monde  se 
glorifient ,  les  uns  de  la  connoissance  des  astres ,  et 
les  autres  des  élémens  ;  ceux-là  de  l'histoire  an- 
cienne et  moderne ,  et  ceux-ci  de  la  politique  ;  qu'ils 
se  vantent ,  tant  qu'il  leur  plaira ,  de  leurs  inutiles 
curiosités  :  pour  moi ,  si  Dieu  permet  que  je  sache 
Jésus  crucifié,  ma  science  sera  parfaite ,  et  mes  dé- 
sirs seront  accomplis.  C'est  tout  ce  que  savoit  saint 
Bernard  ;  et  comme  l'on,  ne  prêche  que  ce  que  l'on 
sait,  lui,  qui  ne  savoit  que  la  croix,  ne  prêchoit 
aussi  que,  la  croix. 

La  science  de  la  croix  fait  les  chrétiens  ;  la  prédi- 
cation de  la  croix  produit  les  apôtres  :  c'est  pour- 
quoi saint  Paul,  qui  se  glorifie  de  ne  savoir  que 
Jésus  crucifié,  publie  ailleurs  hautement  qu'il  ce 
prêche  que  Jésus  crucifié  (2).  Ainsi  faisoit  le  dévot 
saint  Bernard.  Je  vous  le  ferai  voir  en  particulier  et 
dans  sa  cellule  étudiant  la  croix  de  Jésus ,  afin  que 
vous  respectiez  la  vertu  de  ce  bon  et  parfait  chré- 
tien ;  mais  après,  je  vous  le  représenterai  dans  les 
chaires  et  dans  les  fonctions  ecclésiastiques,  prê- 
chant et  annonçant  la  croix  de  Jésus,  afin  que  vous 

(')  /.  Cor.  i.  ao.  —  W  lbid.  aî. 


DE    SAINT    BERNARD.  3'2() 

glorifiiez  Dieu  qui  nous  a  envoyé  cet  apôtre.  Vous 
verrez  donc,  mes  Frères,  la  vie  chrétienne  et  la  vie 
apostolique  de  saint  Bernard ,  fondées  l'une  et  l'au- 
tre sur  la  science  de  notre  Maître  crucifié  :  c'est 
le  sujet  de  cet  entretien.  Il  est  simple,  je  vous  l'a- 
voue; mais  je  bénirai  cette  simplicité,  si,  dans  la 
croix  de  Jésus,  je  puis  vous  montrer  l'origine  des 
admirables  qualités  du  pieux  Bernard  :  c'est  ce  que 
j'attends  de  la  grâce  du  Saint-Esprit,  si  vous  vous 
rendez*soumis  et  attentifs  à  sa  sainte  parole.  Com- 
mençons avec  l'assistance  divine ,  et  entrons  dans  la 
première  partie. 

PREMIER  POINT. 

Si  j'ai  été  assez  heureux  pour  vous  faire  entendre 
ce  que  je  viens  de  vous  dire,  vous  devez  avoir  re- 
marqué que  le  Sauveur,  pendu  à  la  croix,  nous  en- 
seigne le  mépris  du  monde  d'une  manière  très-puis- 
sante et  très-efficace.  Car  si  Jésus  crucifié  est  le  Fils 
et  les  délices  du  Père,  s'il  est  son  unique  et  son 
bien-aimé,  et  le  seul  objet  de  sa  complaisance;  si 
d'ailleurs,  selon  notre  façon  de  juger  des  choses,  il 
est  de  tous  les  mortels  le  plus  abandonné  et  le  plus 
misérable;  le  plus  grand  selon  Dieu,  et  le  plus  mé- 
prisable selon  les  hommes  :  qui  ne  voit  combien 
nous  sommes  trompés  dans  l'estime  que  nous  faisons 
des  biens  et  des  maux  ;  et  que  les  choses  qui  ont 
parmi  nous  l'applaudissement  et  la  vogue,  sont  les 
dernières  et  les  plus  abjectes  :  et  c'est  ce  qui  inspire , 
jusqu'au  fond  de  l'ame,  le  mépris  du  monde  et  des 
vanités  à  ceux  qui  sont  savans  dans  la  croix  du  sau- 
veur Jésus,  où  la  pompe  et  les  fausses  voluptés  de  la 


33o  PANÉGYRIQUE 

terre  ont  e'te'  éternellement  condamnées.  C'est  pour- 
quoi l'apôtre  saint  Paul,  considérant  Jésus-Christ 
sur  ce  bois  infâme,  Ah  !  dit-il,  «  je  suis  crucifié  avec 
»  mon  bon  maître  ».  Je  le  vois,  je  le  vois  sur  la 
croix,  dépouillé  de  tous  les  biens  que  nous  estimons, 
accablé  à  l'extrémité  de  tout  ce  qui  nous  afflige  et 
qui  nous  effraie.  Moi  qui  le  crois  la  sagesse  même, 
jl'estime  ce  qu'il  estime  ;  et  dédaignant  ce  qu'il  a  dé- 
daigné, je  me  crucifie  avec  lui,  et  rejette  de  tout 
mon  cœur  les  choses  qu'il  a  rejetées  :  Chris  lo  con- 
Jixus  sum  cruci  (0. 

Tel  est  le  sentiment  d'un  vrai  chrétien;  mais  que 
cette  vérité  est  dure  à  nos  sens  !  Qui  la  pourra  com- 
prendre, fidèles,  si  Jésus  même  ne  l'imprime  en  nos 
cœurs?  C'est  ainsi  qu'il  se  plaît  à  nous  commander 
des  choses  auxquelles  toute  la  nature  répugne,  afin 
de  faire  éclater  sa  puissance  dans  notre  foiblesse  :  et 
pour  animer  nos  courages,  il  nous  propose  des  per- 
sonnes choisies ,  à  qui  sa  grâce  a  rendu  aisé  ce  qui 
nous  paroissoit  impossible.  Or ,  parmi  les  hommes 
illustres  dont  l'exemple  enflamme  nos  espérances, 
et  confond  notre  lâcheté,  il  faut  avouer  que  l'admi- 
rable Bernard  tient  un  rang  très-considérable.  Un 
gentilhomme,  d'une  race  illustre ,  qui  voit  sa  maison 
en  crédit ,  et  ses  proches  dans  les  emplois  importans; 
à  qui  sa  naissance,  son  esprit,  ses  richesses  promet- 
tent une  belle  fortune,  à  l'âge  de  vingt- deux  ans 
renoncer  au  monde  avec  autant  de  détachement  que 
le  fit  saint  Bernard,  vous  semble-t-il,  chrétiens, 
que  ce  soit  un  effet  médiocre  de  la  toute- puissance 
divine?  S'il  l'eût  fait  dans  un  âge  plus  avancé,  peut- 

0)  Galat.  m  19. 


DE    SAINT    BERNARD.  33l 

être  que  le  dégoût ,  l'embarras ,  les  ennuis  et  les 
inquie'tudes  qui  se  rencontrent  dans  les  affaires, 
l'auroient  pu  porter  à  ce  changement.  S'il  eût  pris 
cette  résolution  dans  une  jeunesse  plus  tendre,  la 
victoire  eût  été  médiocre  dans  un  temps  où  à  peine 
nous  nous  sentons,  et  où  les  passions  ne  sont  pas 
encore  nées.  Mais  Dieu  a  choisi  saint  Bernard ,  afin 
de  nous  faire  paroi tre  le  triomphe  de  la  croix  sur 
les  vanités,  dans  les  circonstances  les  plus  remar- 
quables que  nous. ayons  jamais  vues  en  aucune  his- 
toire. 

Vous  dirai-je  en  ce  lieu  ce  que  c'est  qu'un  jeune 
homme  de  vingt -deux  ans?  Quelle  ardeur,  quelle 
impatience,  quelle  impétuosité  de  désirs!  Cette  force, 
cette  vigueur,  ce  sang  chaud  et  bouillant,  semblable 
à  un  vin  fumeux,  ne  leur  permet  rien  de  rassis  ni 
de  modéré.  Dans  les  âges  suivans  on  commence  à 
prendre  son  pli ,  les  passions  s'appliquent  à  quelques 
objets ,  et  alors  celle  qui  domine  ralentit  du  moins 
la  fureur  des  autres  :  au  lieu  que  cette  verte  jeu- 
nesse n'ayant  rien  encore  de  fixe  ni  d'arrêté,  en  cela 
même  qu'elle  n'a  point  de  passion  dominante  par- 
dessus les  autres,  elle  est  emportée,  elle  est  agitée 
tour  à  tour  de  toutes  les  tempêtes  des  passions,  avec 
une  incroyable  violence.  Là  les  folles  amours  ;  là  le 
hixe,  l'ambition  et  le  vain  désir  de  paroître  exer- 
cent leur  empire  sans  résistance.  Tout  s'y  fait  par 
une  chaleur  inconsidérée  ;  et  comment  accoutumer 
à  la  règle ,  à  la  solitude ,  à  la  discipline ,  cet  âge  qui 
ne  se  plaît  que  dans  le  mouvement  et  dans  le  désor- 
dre ,  qui  n'est  presque  jamais  dans  une  action  com- 
posée ,  «  et  qui  n'a  honte  que  de  la  modération  et 


332  PANÉGYRIQUE 

»  de  la  pudeur»?  Etpudet  non  esse  impudentem (0. 

Certes ,  quand  nous  nous  voyons  penchans  sur  le 
retour  de  notre  âge ,  que  nous  comptons  déjà  une 
longue  suite  de  nos  ans  écoulés,  que  nos  forces  se 
diminuent,  et  que  le  passé  occupant  la  partie  la  plus 
considérable  de  notre  vie ,  nous  ne  tenons  plus  au 
monde  que  par  un  avenir  incertain  :  ah  !  le  présent 
ne  nous  touche  plus  guère.  Mais  la  jeunesse  qui  ne 
songe  pas  que  rien  lui  soit  encore  échappé,  qui  sent 
sa  vigueur  entière  et  présente,  ne  songe  aussi  qu'au 
présent,  et  y  attache  toutes  ses  pensées.  Dites-moi, 
je  vous  prie ,  celui  qui  croit  avoir  le  présent  telle- 
ment à  soi ,  quand  est-ce  qu'il  s'adonnera  aux  pen- 
sées sérieuses  de  l'avenir?  Quelle  apparence  de  quit- 
ter le  monde ,  dans  un  âge  où  il  ne  se  présente  rien 
que  de  plaisant?  Nous  voyons  toutes  choses  selon  la 
disposition  où  nous  sommes  :  de  sorte  que  la  jeunesse, 
qui  semble  n'être  formée  que  pour  la  joie  et  pour  les 
plaisirs,  ah  !  elle  ne  trouve  rien  de  fâcheux;  tout  lui 
rit,  tout  lui  applaudit.  Elle  n'a  point  encore  d'expé- 
rience des  maux  du  monde ,  ni  des  traverses  qui  nous 
arrivent  :  de  là  vient  qu  elle  s'imagine  qu'il  n'y  a 
point  de  dégoût,  de  disgrâce  pour  elle.  Gomme  elle 
se  sent  forte  et  vigoureuse,  elle  bannit  la  crainte, 
et  tend  les  voiles  de  toutes  parts  à  l'espérance  qui 
l'enfle  et  qui  la  conduit. 

Vous  le  savez,  fidèles,  de  toutes  les  passions  la 
plus  charmante,  c'est  l'espérance.  C'-est  elle  qui  nous 
entretient  et  qui  nous  nourrit,  qui  adoucit  toutes 
les  amertumes  de  la  vie  ;  et  souvent  nous  quitterions 
des  biens  effectifs ,  plutôt  que  de  renoncer  à  nos  es- 

(*)  S.  Aug.  Confess.  Ub.  n ,  cap.  ix  ;  tom.  i,  col.  88. 


DE    SAINT    BERNARD.  333 

pérances.  Mais  la  jeunesse  téméraire  et  malavisée, 
qui  présume  toujours  beaucoup  à  cause  qu'elle  a 
peu  expérimenté,  ne  voyant  point  de  difficulté  dans 
les  choses ,  c'est  là  que  l'espérance  est  là  plus  véhé- 
mente et  la  plus  hardie  :  si  bien  que  les  jeunes  gens, 
enivrés  de  leurs  espérances,  croient  tenir  tout  ce 
qu'ils  poursuivent;  toutes  leurs  imaginations  leur 
paroissent  des  réalités.  Ravis  d'une  certaine  douceur 
de  leurs  prétentions  infinies,  ils  s'imagineroient  per- 
dre infiniment ,  s'ils  se  départoient  de  leurs  grands 
desseins;  surtout  les  personnes  de  condition,  qui, 
étant  élevées  dans  un  certain  esprit  de  grandeur,  et 
bâtissant  toujours  sur  les  honneurs  de  leur  maison 
et  de  leurs  ancêtres ,  se  persuadent  facilement  qu'il 
n'y  a  rien  à  quoi  ils  ne  puissent  prétendre. 

Figurez -vous  maintenant  le  jeune  Bernard, 
nourri  en  homme  de  condition,  qui  avoit  la  civilité 
comme  naturelle ,  l'esprit  poli  par  les  bonnes  lettres, 
la  représentation  belle  et  aimable ,  l'humeur  accom- 
modante ,  les  mœurs  douces  et  agréables  :  ah  !  que 
de  puissans  liens  pour  demeurer  attaché  à  la  terre  ! 
Chacun  pousse  de  telles  personnes  :  on  les  vante, 
on  les  loue  -,  on  pense  leur  donner  du  courage ,  et  on 
leur  inspire  l'ambition.  Je  sais  que  sa  pieuse  mère 
l'entretenoit  souvent  du  mépris  du  monde;  mais, 
disons  la  vérité ,  cet  âge  ordinairement  indiscret  n'est 
pas  capable  de  ces  bons  conseils.  Les  avis  de  leurs 
compagnons  et  de  leurs  égaux,  qui  ne  croient  rien 
de  si  sage  qu'eux,  l'emportent  par-dessus  ceux  des 
parens. 

Triomphez ,  Seigneur ,  triomphez  de  tous  les  at- 
traits de  ce  monde  trompeur;  et  faites  voir  au  jeune 


334  PANÉGYRIQUE 

Bernard,  comme  vous  le  fîtes  voir  à  saint  PauKO, 
ce  qu'il  faut  qu'il  endure  pour  votre  service.  Déjà 
vous  lui  avez  inspiré,  avec  une  tendre  dévotion 
pour  Marie,  un  généreux  amour  de  la  pureté  :  déjà 
il  a  méprisé  des  caresses  les  plus  dangereuses,  dans 
des  rencontres  que  l'honnêteté  ne  me  permet  pas 
de  dire  en  cette  audience  :  déjà  votre  grâce  lui  a 
fait  chercher  un  bain  et  un  rafraîchissement  salutaire 
dans  les  neiges  et  dans  les  étangs  glacés ,  où  son  in- 
tégrité attaquée  s'est  fait  un  rempart  contre  les 
molles  délices  du  siècle.  Son  regard  imprime  de  la 
modestie  :  il  retient  jusqu'à  ses  yeux ,  parce  qu'il  a 
appris  de  votre  Evangile  (2)  et  de  votre  apôtre  @), 
qu'il  y  a  des  yeux  adultères.  Dans  un  courage  qui 
passe  l'homme,  on  lui  voit  peintes  sur  le  visage  la 
honte  et  la  retenue  d'une  fille  honnête  et  pudique. 
Mais ,  Seigneur ,  achevez  en  la  personne  de  ce  saint 
jeune  homme  le  grand  ouvrage  de  votre  grâce. 

El  en  effet,  le  voyez-vous,  chrétiens,  comme  il 
est  rêveur  et  pensif;  de  quelle  sorte  il  fuit  le  grand 
monde,  devenu  extraordinairement  amoureux  du 
secret  et  de  la  solitude?  Là  il  s'entretient  doucement 
de  telles  ou  de  semblables  pensées  :  Bernard ,  que 
prétends-tu  dans  le  monde?  Y  vois-tu  quelque  chose 
qui  te  satisfasse?  Les  fausses  voluptés,  après  lesquelles 
les  mot-tels  ignorans  courent  d'une  telle  fureur , 
qu'ont -elles  après  tout,  qu'une  illusion  de  peu  de 
durée?  Sitôt  que  cette  première  ardeur,  qui  leur 
donne  tout  leur  agrément,  a  été  un  peu  ralentie 
par  le  temps ,  leurs  plus  violens  sectateurs  s'étonnent 
le  plus  souvent  de  s'être  si  fort  travaillés  pour  rien. 

(0  Ad.  ix.  16.  —  W  Matt.  v.  a8.  — C3)  //.  Petr.  h.  i\. 


DE    SAINT    BERNARD.  335 

L'âge  et  l'expérience  nous  font  voir  combien  sont 
vaines  les  choses  que  nous  avions  le  plus  désirées  : 
et  encore  ces  plaisirs  tels  quels,  combien  sont-ils 
rares  dans  la  vie?  Quelle  joie  peut-on  ressentir,  où 
la  douleur  ne  se  jette  comme  à  la  traverse  ?  Et  s'il 
nous  falloit  retrancher  de  nos  jours  tous  ceux  que 
nous  avons  mal  passés,  même  selon  les  maximes  du 
monde,  pourrions -nous  bien  trouver  en  toute  la 
vie  de  quoi  faire  trois  ou  quatre  mois?  Mais  accor- 
dons aux  fols  amateurs  du  siècle ,  que  ce  qu'ils  ai- 
ment est  considérable  :  combien  dure  cette  félicité? 
Elle  fuit,  elle  fuit  comme  un  fantôme,  qui,  nous 
ayant  donné  quelque  espèce  de  contentement  pen- 
dant qu'il  demeure  avec  nous ,  ne  nous  laisse  en 
nous  quittant  que  du  trouble. 

Bernard ,  Bernard ,  disoit-il ,  cette  verte  jeunesse 
ne  durera  pas  toujours  :  cette  heure  fatale  viendra , 
qui  tranchera  toutes  les  espérances  trompeuses  par 
une  irrévocable  sentence  :  la  vie  nous  manquera, 
comme  un  faux  ami,  au  milieu  de  nos  entreprises. 
Là  tous  nos  beaux  desseins  tomberont  par  terre  ;  là 
s'évanouiront  toutes  nos  pepsées.  Les  riches  de  la 
terre,  qui  durant  cette  vie  jouissant  de  la  tromperie 
d'un  songe  agréable  s'imaginent  avoir  de   grands 
biens,  s'éveillant  tout-à-coup  dans  ce  grand  jour 
de  l'éternité ,  seront  tout  étonnés  de  se  trouver  les 
mains  vides.  La  mort,  cette  fatale  ennemie,  en- 
traînera avec  elle  tous  nos  plaisirs  et  tous  nos  hon- 
neurs dans  l'oubli  et  dans  le  néant.  Hélas  !  on  ne 
parle  que  de  passer  le  temps.  Le  temps  passe  en 
effet ,  et  nous  passons  avec  lui  ;  et  ce  qui  passe  à 
mon  égard,  par  le  moyen  du  temps  qui  s'écoule, 


336  PANÉGYRIQUE 

entre  dans  l'éternité  qui  ne  passe  pas  ;  et  tout  se 
ramasse  dans  le  trésor  de  la  science  divine  qui  sub- 
siste toujours.  O  Dieu  éternel ,  quel  sera  notre 
étonnement  lorsque  le  juge  sévère,  qui  préside  dans 
l'autre  siècle ,  où  celui-ci  nous  conduit  malgré  nous, 
nous  représentant  en  un  instant  toute  notre  vie , 
nous  dira  d'une  voix  terrible  :  Insensés  que  vous 
êtes,  qui  avez  tant  estimé  les  plaisirs  qui  passent,  et 
qui  n'avez  pas  considéré  la  suite  qui  ne  passe  pas  ! 

Allons,  concluoit  Bernard;  et  puisque  notre  vie 
est  toujours  emportée  par  le  temps  qui  ne  cesse  de 
nous  échapper ,  tâchons  d'y  attacher  quelque  chose 
qui  nous  demeure  :  puis  retournant  à  son  grand 
livre,  qu'il  étudioit  continuellement  avec  une  dou- 
ceur incroyable,  je  veux  dire,  à  la  croix  de  Jésus, 
il  se  rassasioit  de  son  sang,  et  avec  cette  divine  li- 
queur il  humoit  le  mépris  du  monde.  Je  viens,  di- 
soit-il,  ô  mon  Maître,  je  viens  me  crucifier  avec 
vous.  Je  vois  que  ces  yeux  si  doux,  dont  un  seul 
regard  a  fait  fondre  saint  Pierre  en  larmes ,  ne  ren- 
dent plus  de  lumières  :  je  tiendrai  les  miens  fermés 
à  jamais  à  la  pompe  du  siècle;  ils  n'auront  plus  de 
lumières  pour  les  vanités.  Cette  bouche  divine,  de 
laquelle  découloient  des  fleuves  de  cette  eau  vive , 
qui  rejaillit  jusqu'à  la  vie  éternelle ,  je  vois  que  la 
mort  l'a  fermée  :  je  condamnerai  la  mienne  au  si- 
lence ,  et  ne  l'ouvrirai  que  pour  confesser  mes  pé- 
chés et  votre  miséricorde.  Mon  cœur  sera  de  glace 

o 

pour  les  vains  plaisirs  ;  et  comme  je  ne  vois  sur  tout 
votre  corps  aucune  partie  entière ,  je  veux  porter  de 
tous  côtés  sur  moi-même  les  marques  de  vos  souf- 
frances ,  -afin  d'être  un  jour  entièrement  revêtu  de 

votre 


DE    SAINT    EEJUVARD.  33^   - 

votre  glorieuse  résurrection.  Enfin  je  me  jetterai  à 
corps  perdu  sur  vous,  ô  aimable  mort,  et  je  mour- 
rai avec  vous;  je  m'envelopperai  avec  vous  dans 
votre  drap  mortuaire  :  aussi  bien  j'apprends  de  l'a- 
pôtre (0  que  nous  sommes  ensevelis  avec  vous  dans 
le  saint  baptême. 

Ainsi  le  pieux  Bernard  s'enflamme  au  mépris  du 
monde  ,  comme  il  est  aisé  de  le  recueillir  de  ses 
livres.  Il  ne  songe  plus  qu'à  chercher  un  lieu  de 
retraite  et  de  pénitence  :  mais  comme  il  ne  désire 
que  la  rigueur  et  l'humilité,  il  ne  se  jette  point  dans 
ces  fameux  monastères,  que  leur  réputation  ou  leur 
abondance  rend  illustres  par  toute  la  terre.  En  ce 
temps-là  un  petit  nombre  de  religieux  vivoient  à  Cî- 
teaux  sous  l'abbé  Etienne.  L'austérité  qui  s'y  prati- 
quoit,  les  empêchoit  de  s'attirer  des  imitateurs  : 
mais  autant  que  leur  vie  étoit  inconnue  aux  hommes, 
autant  elle  étoit  en  admiration  devant  les  saints 
anges.  Ils  ne  se  relâchoient  pas  pour  cela ,  jugeant 
plus  à  propos  de  persister  dans  leur  institut  pour 
l'amour  de  Dieu  ,  que  d'y  rien  changer  pour  l'amour 
des  hommes.  Cette  abbaye,  maintenant  si  célèbre, 
étoit  pour  lors  inconnue  et  sans  nom.  Le  bienheu- 
reux Bernard,  à  qui  le  voisinage  donnoit  quelque 
connoissance  de  la  vertu  de  ces  saints  personnages, 
embrasse  leur  règle  et  leur  discipline ,  ravi  d'avoir 
trouvé  tout  ensemble  la  sainteté  de  vie,  l'extrême 
rigueur  de  la  pénitence  et  l'obscurité.  Là  il  com- 
mença de  vivre  de  telle  sorte,  qu'il  fut  bientôt  en 
admiration,  même  à  ces  anges  terrestres;  et  comme 
ils  le  voyoient  toujours  croître  en  vertu ,  il  ne  fut 

C1)  ColosSk  II.   12. 

BOSSUET.   XVI.  22 


338  PANÉGYRIQUE 

pas  long-temps  parmi  eux ,  que  tout  jeune  qu'il  étoit 
alors  ils  le  jugèreot  capable  de  former  les  autres.  Je 
laisse  les  actions  éclatantes  de  ce  grand  homme  ;  et 
pour  la  confusion  de  notre  mollesse ,  à  la  louange 
de  la  grâce  de  Dieu,  je  vous  ferai  un  tableau  de  sa 
pénitence ,  tiré  de  ses  paroles  et  de  ses  écrits. 

Il  avoit  accoutumé  de  dire  qu'un  novice,  entrant 
dans  le  monastère ,  devoit  laisser  son  corps  à  la 
porte-,  et  le  saint  homme  en  usoit  ainsi  (0.  Ses  sens 
étoient  tellement  mortifiés ,  qu'il  ne  voyoit  plus  ce 
qui  se  présentoit  à  ses  yeux.  La  longue  habitude  de 
mépriser  le  plaisir  du  goût  avoit  éteint  en  lui  toute 
la  pointe  de  la  saveur.  Il  mangeoit  de  toutes  choses 
sans  choix  ;  il  buvoit  de  l'eau  ou  de  l'huile  indiffé- 
remment, selon  qu'il  les  avoit  à  la  main.  A  ceux  qui 
s'effrayoient  de  la  solitude,  il  leur  représentoit  l'hor- 
reur des  ténèbres  extérieures  et  ce  grincement  de 
dents  éternel.  Si  quelqu'un  trouvoit  trop  rude  ce 
long  et  horrible  silence,  il  les  avertissoit  que,  s'ils 
considéroient  attentivement  l'examen  rigoureux  que 
le  grand  Juge  fera  des  paroles,  ils  n'auroient  pas 
beaucoup  de  peine  à  se  taire.  Il  avoit  peu  de  soin  de 
la  santé  de  son  corps,  et  blâmoit  fort  en  ce  point  la 
grande  délicatesse  des  hommes  qui  voudroient  se 
rendre  immortels,  tant  le  désir  qu'ils  ont  de  la  vie 
est  désordonné  :  pour  lui ,  il  mettoit  ses  infirmités 
parmi  les  exercices  de  la  pénitence.  Pour  contre- 
carrer la  mollesse  du  monde,  il  choisissoit  d'ordi- 
naire pour  sa  demeure,  un  air  humide  et  malsain, 
afin  d'être  non  tant  malade  que  foible;  et  il  estimoit 
qu'un  religieux  étoit  sain  ,  quand  il  se  portoit  assez 

(0  ViuS.Bern.  lib.  i,  cap.iY,  n.  20;  tom.  u,  coït  1070. 


DE    SÀIKT    BEÏÏNAED.  33g 

Lien  pour  chanter  et  psalmodier.  Epicure  nous  ap- 
prend, disoit-il,  à  nourrir  le  corps  parmi  les  plai- 
sirs, et  Hippocrate  promet  de  le  conserver  en  bonne 
santé:  pour  moi,  je  suis  disciple  de  Jésus-Christ, 
qui  m'enseigne  à  mépriser  l'un  et  l'autre.  Il  vouloit 
que  les  moines  excitassent  l'appétit  de  manger,  non 
par  les  viandes,  mais  par  les  jeûnes;  non  par  la 
délicatesse  de  la  table,  mais  par  le  travail  des  mains. 
Le  pain  dont  il  usoit  étoit  si  amer ,  que  l'on  voyoit 
bien  que  sa  plus  grande  appréhension  étoit  de  don- 
ner quelque  contentement  à  son  corps  :  cependant 
pour  n'être  pas  tout-à-fait  dégoûté  de  son  pain  d'a- 
voine et  de  ses  légumes,  il  attendoit  que  la  faim  les 
rendît  un  peu  supportables.  Il  couchoit  sur  la  dure; 
mais  pour  y  dormir,  disoit-il,  il  attiroit  le  sommeil 
par  les  veilles ,  par  la  psalmodie  de  la  nuit ,  et  par  le 
travail  de  la  journée  :  de  sorte  que  dans  cet  homme 
les  fonctions  même  naturelles  étoient  exercées,  non 
tant  par  la  nature  que  par  la  vertu.  Quel  homme  a 
jamais  pu  dire  avec  plus  juste  raison  ce  que  disoit 
l'apôtre  saint  Paul  (0  :  «  Le  monde  m'est  crucifié, 
»  et  moi  je  suis  crucifié  au  monde  »  ?  Mihi  mundus 
crucifixus  est ,  et  ego  mundo. 

Ah  !  que  l'admirable  saint  Chrysostôme  fait  une 
excellente  réflexion  sur  ces  beaux  mots  de  saint 
Paul!  Ce  ne  lui  étoit  pas  assez,  remarque  ce  saint 
évêque  (2),  d'avoir  dit  que  le  monde  étoit  mort  pour 
lui,  il  faut  qu'il  ajoute  que  lui-même  est  mort  au 
monde.  Certes,  poursuit  ce  savant  interprète,  l'a- 
pôtre considéroit  que  non-seulement  les  vivans  ont 
quelques  sentimens  les  uns  pour  les  autres,  mais 

(*)  Calât,  vi.  i4-  —  W  De  Compunct.  lib.  n,  n.  3  ;  lom.  itp.  i!±i. 


34©  PANÉGYRIQUE 

qu'il  leur  reste  encore  quelque  affection  poor  les 
morts  ;  qu'ils  en  conservent  le  souvenir,  et  rendent 
du  moins  à  leurs  corps  les  honneurs  de  la  se'pulture. 
Tellement. que  saint  Paul,  pour  nous  faire  entendre 
jusqu'à  quelle  extrémité'  le  fidèle  doit  se  de'gager  des 
plaisirs  du  siècle;  ce  n'est  pas  assez,  dit-il,  que  le 
commerce  soit  rompu  entre  le  monde  et  le  chré- 
tien ,  comme  il  l'est  entre  les  vivans  et  les  morts;  car 
il  peut  y  rester  quelque  petite  alliance  :  mais  tel 
qu'est  un  mort  à  l'égard  d'un  mort ,  tels  doivent  être 
l'un  à  l'autre  le  monde  et  le  chrétien. 

O  terrible  raisonnement  pour  nous  autres  lâches 
et  efféminés,  et  qui  ne  sommes  chrétiens  que  de 
nom  :  mais  le  grand  saint  Bernard  l'avoit  fortement 
gravé  en  son  cœur.  Car  ce  qui  nous  fait  vivre  au 
monde ,  c'est  l'inclination  pour  le  monde  :  ce  qui 
fait  vivre  le  monde  pour  nous,  c'est  un  certain  éclat 
qui  nous  charme  dans  les  biens  sensibles.  La  mort 
éteint  les  inclinations,  la  mort  tefnit  le  lustre  de 
toutes  choses.  Voyez  le  plus  beau  corps  du  monde  : 
sitôt  que  l'ame  s'est  retirée ,  bien  que  les  linéamens 
soient  presque  les  mêmes,  cette  fleur  de  beauté  s'ef- 
face ,  et  cette  bonne  grâce  s'évanouit.  Ainsi  le  monde 
n'ayant  plus  d'appas  pour  Bernard  ,  et  Bernard 
n'ayant  plus  aucun  sentiment  pour  le  monde ,  le 
monde  est  mort  pour  lui ,  et  lui  il  est  mort  au  monde. 

Chrétiens,  quel  sacrifice  le  pieux  Bernard  offre 
à  Dieu  par  ses  continuelles  mortifications  !  Son  corps 
est  une  victime  que  la  charité  lui  consacre  :  en  l'im- 
molant elle  le  conserve,  afin  de  le  pouvoir  toujours 
immoler.  Que  peut-il  présenter  de  plus  agréable  au 
sauveur  Jésus,  qu'une  ame  dégoûtée  de  toute  autre 


DE    SAINT    BERNARD.  34 1 

chose  que  de  Jésus  même;  qui  se  plaît  si  fort  en  Jé- 
sus, qu'elle  craint  de  se  plaire  en  autre  chose  qu'en 
lui  ;  qui  veut  être  toujours  affligée ,  jusqu'à  ce  qu'elle 
le  possède  parfaitement?  Pour  Jésus  le  pieux  Ber- 
nard se  dépouille  de  toutes  choses,  et  même,  si  je 
l'ose  dire,  pour  Jésus  il  se  dépouille  de  ses  bonnes 
œuvres. 

Et  en  effet,  fidèles,  comme  les  bonnes  œuvres 
n'ont  de  mérite  qu'autant  qu'elles  viennent  de  Jé- 
sus-Christ; elles  perdent  leur  prix,  sitôt  que  nous 
nous  les  attribuons  à  nous-mêmes.  Il  les  faut  rendre 
à  celui  qui  les  donne;  et  c'est  encore  ce  que  l'hum- 
ble Bernard  avoit  appris  au  pied  de  la  croix.  Com- 
bien belle,  combien  chrétienne  fut  cette  parole  de 
l'humble  Bernard,  lorsqu'étant  entré  dans  de  vives 
appréhensions  du  terrible  jugement  de  Dieu  :  Je 
sais,  je  sais,  dit-  il  (0,  que  je  ne  mérite  point  le 
royaume  des  bienheureux;  mais  Jésus  mon  Sauveur 
le  possède  par  deux  raisons  :  il  lui  appartient  par 
nature  et  par  ses  travaux,  comme  son  héritage  et 
comme  sa  conquête.  Ce  bon  Maître  se  contente  du 
premier  titre,  et  me  cède  libéralement  le  second. 
O  sentence  digne  d'un  chrétien!  Non,  vous  ne  se- 
rez pas  confondu,  ô  pieux  Bernard,  puisque  vous 
appuyez  votre  espérance  sur  le  fondement  de  la 
croix. 

Mais,  ô  Dieu!  comment  ne  tremblons-nous  pas, 
misérables  pécheurs  que  nous  sommes,  entendant 
une  telle  parole?  Bernard,  consommé  en  vertus,  croit 
n'avoir  rien  fait  pour  le  ciel;  et  nous,  nous  présu- 
mons de  nous-mêmes,  nous  croyons  avoir  beaucoup. 

C1)  VU.  S.  Bern.  liù.  i,  cap.  jui,  lom.  h.  col,  l<)84- 


3/f2  PANÉGYRIQUE  / 

fait,  quand  nous  nous  sommes  légèrement  acquit- 
tés de  quelque  petit  devoir  d'une  dévotion  superfi- 
cielle. Cependant,  ô  douleur!  l'amour  du  monde 
règne  en  nos  cœurs,  le  seul  mot  de  mortification 
nous  fait  horreur.  C'est  en  vain  que  la  justice  di- 
vine nous  frappe ,  et  nous  menace  encore  de  plus 
grands  malheurs ,  nous  ne  laissons  pas  de  courir 
après  les  plaisirs,  comme  s'il  nous  étoit  possible 
d'être  heureux  en  ce  monde  et  en  l'autre.  Mes  Frères, 
que  pensez-vous  faire,  quand  vous  louez  les  vertus 
du  grand  saint  Bernard?  En  faisant  son  éloge,  ne 
prononcez-vous  pas  votre  condamnation? 

Certes,  il  n'avoit  pas  un  cûrps  de  fer  ni  d'airain  : 
il  étoit  sensible  aux  douleurs,  et  d'une  complexion 
délicate  ;  pour  nous  apprendre  que  ce  n'est  pas  le 
corps  qui  nous  manque ,  mais  plutôt  le  courage  et 
la  foi.  Pour  condamner  tous  les  âges  en  sa  personne, 
Dieu  a  voulu  que  sa  pénitence  commençât  dès  sa 
tendre  jeunesse,  et  que  sa  vieillesse  la  plus  décré- 
pite jamais  ne  la  vît  relâchée.  Vous  vous  excusez 
sur  vos  grands  emplois  :  Bernard  étoit  accablé  des 
affaires,  non-seulement  de  son  ordre,  mais  presque 
de  toute  l'Eglise.  Il  prêchoit,  il  écrivoit,  il  traitoit 
les  affaires  des  papes  et  des  évêques,  des  rois  et  des 
princes  :  il  négocioit  pour  les  grands  et  pour  les  pe- 
tits, ouvrant  à  tout  le  monde  les  entrailles  de  sa  cha- 
rité; et  parmi  tant  de  diverses  occupations,  il  ne 
modéroit  point  ses  austérités;  afin  que  la  mollesse 
de  toutes  les  conditions  et  de  tous  les  âges  fût  éter- 
nellement condamnée  par  l'exemple  de  ce  saint 
homme. 

Vous  me  direz  peut-être  qu'il  n'est  pas  nécessaire 


DE    SAINT    BERNARD.  34$ 

que  tout  le  monde  vive  comme  lui.  Mais  du  moins 
faut-il  considérer,  chrétiens,  qu'entre  les  disciples 
du  même  Evangile  il  doit  y  avoir  quelque  res- 
semblance. Si  nous  prétendons  au  même  para- 
dis où  Bernard  est  maintenant  glorieux ,  comment 
se  peut-il  faire  qu'il  y  ait  une  telle  inégalité, *une 
telle  contrariété  entre  ses  actions  et  les  nôtres  ? 
Par  des  routes  si  opposées,  espérons -nous  parvenir 
à  la  même  fin,  et  arriver  par  les  voluptés  où  il  a 
cru  ne  pouvoir  atteindre  que  par  les  souffrances  ï 
Si  nous  n'aspirons  pas  à  cette  éminente  perfection , 
du  moins  devrions -nous  imiter  quelque  chose  de 
sa  pénitence.  Mais  nous  nous  donnons  tout  entiers 
aux  folles  joies  de  ce  monde;  nous  aimons  les  plai- 
sirs et  la  bonne  chère ,  la  vie  commode  et  volup- 
tueuse ;  et  après  cela  nous  voulons  encore  être  appe- 
lés chrétiens.  N'appréhendons-nous  pas  cette  terrible 
sentence  du  Fils  de  Dieu  :  «  Malheur  à  vous  qui  riez, 
»  car  vous  pleurerez  (0  »? 

Et  comment  ne  comprenons-nous  pas  que  la  croix 
de  Jésus  doit  être  gravée  jusqu'au  plus  profond  de 
nos  âmes,  si  nous  voulons  être  chrétiens?  C'est  pour- 
quoi l'apôtre  nous  dit  que  nous  sommes  morts,  et 
que  notre  vie  est  cachée,  et  que  nous  sommes  ense- 
velis avec  Jésus -Christ  (2).  Nous  entendons  peu  ce 
qu'on  nous  veut  dire  ,  si ,  lorsqu'on  ne  nous  parle 
que  de  mort  et  de  sépulture,  nous  ne  concevons 
pas  que  le  Fils  de.  Dieu  ne  se  contente  pas  de  nous 
demander  un  changement  médiocre.  Il  faut  se  chan- 
ger jusqu'au  fond;  et  pour  faire  ce  changement,  ne 
nous  persuadons  pas,   chrétiens,  qu'une  diligence 

l1)  Luc.  vi.  a5.  —  M  Coloss.  m.  3. 


344  PANÉGYRIQUE 

ordinaire  suffise.  Cependant  l'affaire  de  notre  salut 
est  toujours  la  plus  ne'gligée.  Toutes  les  autres  choses 
nous  pressent  et  nous  embarrassent  :  il  n'y  a  que 
pour  le  salut  que  nous  sommes  froids  et  languissans; 
et  toutefois  le  Sauveur  nous  dit  que  le  royaume  des 
cieux  ne  peut  être  pris  que  de  force,  et  qu'il  n'y  a 
que  les  violens  qui  l'emportent  (0.  O  Dieu  éternel, 
s'il  faut  de  la  force,  s'il  faut  de  la  violence,  quelle 
espérance  y  a-t-il  pour  nous  dans  ce  bienheureux 
héritage  ?  Mais  je  vous  laisse  sur  cette  pensée  ;  car  je 
me  sens  trop  foible  et  trop  languissant  pour  vous  en 
représenter  l'importance ,  et  il  faudroit  pour  cela 
que  j'eusse  quelque  étincelle  de  ce  zèle  apostolique 
de  saint  Bernard,  que  nous  allons  considérer  un 
moment  dans  la  seconde  partie. 

SECOND  POINT. 

Ce  qui  me  reste  à  vous  dire  de  saint  Bernard  est 
si  grand  et  si  admirable,  que  plusieurs  discours  ne 
suffiroient  pas  à  vous  le  faire  considérer  comme  il 
faut.  Toutefois,  puisque  je  vous  ai  promis  de  vous 
représenter  ce  saint  homme  dans  les  emplois  publics 
et  apostoliques,  disons -en  quelque  chose  briève- 
ment ,  de  peur  que  votre  dévotion  ne  soit  frustrée 
d'une  attente  si  douce.  Voulez-vous  que  nous  voyions 
le  commencement  de  l'apostolat  de  saint  Bernard  ? 
Ce  fut  sur  sa  famille  qu'il  répandit  ses  premières  lu- 
mières, commençant,  dès  sa  tendre  jeunesse,  à  prê- 
cher la  croix  de  Jésus  à  ses  oncles  et  à  ses  frères,  aux 
amis,  aux  voisins,  à  tous  ceux  qui  fréquentoient  la 
maison  de  son  père.  Dès-lors  il  leur  parloit  de  l'éter- 

(')  Matt.  xi.  i  a. 


DE    SAINT    BERNARD.  3-J.5 

nîté  avec  une  telle  énergie,  qu'il  leur  laissoit  je  ne 
sais  quoi  dans  l'ame ,  qui  ne  leur  permettait  pas  de 
se  plaire  au  monde.  Son  bon  oncle  Gaudri,  homme 
très-conside'rable  dans  le  pays,  fut  le  premier  dis- 
ciple de  ce  cher  neveu.  Ses  aînés,  ses  cadets,  tous 
se  rangeoient  sous  sa  discipline  -,  et  Dieu  voulut  que 
tous  ses  frères ,  après  avoir  résisté  quelque  temps , 
vinssent  à  lui  l'un  après  l'autre  dans  les  momens 
marqués  par  sa  providence.  Gui ,  l'aîné  de  cette 
maison ,  quitta  tous  les  emplois  militaires  et  les  dou- 
ceurs de  son  nouveau  mariage.  Tous  ensemble  ils 
renoncèrent  aux  charges  qu'ils  avoient ,  ou  qu'ils 
prétendoient  dans  la  guerre  ;  et  côs  braves,  ces»gé- 
néreux  militaires,  accoutumés  au  commandement 
et  à  ce  noble  tumulte  des  armes,  ne  dédaignent,  ni 
le  silence,  ni  la  bassesse ,  ni  l'oisiveté  de  Cîteaux,  si 
saintement  occupée.  Ils  vont  commencer  de  plus 
beaux  combats,  où  la  mort  même  donne  la  victoire. 
Ces  quatre  frères  alloient  ainsi ,  disant  au  monde 
le  dernier  adieu ,  accompagnés  de  plusieurs  gentils- 
hommes, que  Bernard,  ce  jeune  pêcheur,  avoit  pris 
dans  les  filets  de  Jésus.  Nivard,  le  dernier  de  tous, 
qu'ils  laissoient  avec  leur  bon  père  pour  être  le  sup- 
port de  sa  caduque  vieillesse,  les  étant  venus  em- 
brasser :  Vous  aurez,  lui  disoient-ils,  tous  nos  biens. 
Cet  enfant,  inspiré  de  Dieu,  leur  fit  cette  belle  ré- 
ponse :  Eh  quoi  donc,  vous  prenez  le  ciel  et  vous 
me  laissez  la  terre  (0  !  De  cette  sorte ,  il  se  plaignoit 
doucement  qu'ils  le  partageoient  un  peu  trop  en  ca- 
det ;  et  cette  sainte  pensée  lit  une  telle  impression 
sur  son  ame ,  qu'ayant  demeuré  quelque  temps  dans 

(')  Vil.  Bern.  lib.  i ,  cap.  m  ;  loin.  Il,  col.  10G9. 


34^  PANÉGYRIQUE 

le  monde ,  il  obtint  son  congé  de  son  père ,  pour 
s'aller  mettre  en  possession  du  même  héritage  que 
ses  chers  frères,  non  pour  le  partager,  mais  pour  en 
jouir  en  commun  avec  eux. 

Que  reste-t-il  au  pieux  Bernard  pour  voir  toute 
sa  famille  conquise  au  Sauveur?  Il  avoit  encore  une 
sœur,  qui,  profitant  de  la  piété  de  ses  frères,  vivoit 
dans  le  luxe  et  dans  la  grandeur.  Elle  les  vint  un 
jour  visiter,  brillante  de  pierreries,  avec  une  mine 
hautaine  et  un  équipage  superbe.  Jamais  elle  ne  put 
obtenir  la  satisfaction  de  les  voir,  jusqu'à  ce  qu'elle 
eût  protesté  qu'elle  suivroit  leurs  bonnes  instruc- 
tions. Alors  le  vénérable  Bernard  s'approcha  :  Et 
pourquoi,  lui  dit-il  (0,  veniez-vous  troubler  le  repos 
de  ce  monastère,  et  porter  la  pompe  du  diable  jus- 
que dans  la  maison  de  Dieu?  Quelle  honte  de  vous 
parer  du  patrimoine  des  pauvres?  11  lui  fit  entendre 
qu'elle  avoit  grand  tort  d'orner  ainsi  de  la  pour- 
riture ;  c'est  ainsi  qu'il  appeloit  notre  corps.  Ce 
corps  en  effet,  chrétiens,  n'est  qu'une  masse  de  boue, 
que  l'on  pare  d'un  léger  ornement  à  cause  de  l'ame 
qui  y  demeure.  Car  de  même  que  si  un  roi  étoit  con- 
traint par  quelque  accident  de  loger  en  une  cabane, 
on  tâcheroit  de  l'orner,  et  l'on  y  verroit  quelque 
petit  rayon  de  la  magnificence  royale  :  mais  c'est 
toujours  une  maison  de  village,  à  qui  cet  honneur 
passager,  dont  elle  seroit  bientôt  dépouillée,  ne 
fait  point  perdre  sa  qualité.  Ainsi  cette  ordure  de 
notre  corps  est  revêtue  de  quelque  vain  éclat,  en 
faveur  de  l'ame  qui  doit  y  habiter  quelque  temps: 
toutefois  c'est  toujours  de  l'ordure,  qui,  au  bout 

(l)  Vil.  Bern.  lib.  i,  cap.  vi,  col.  ioj5. 


DE    SAINT    BERNARD.  347 

d'un  terme  Lien  court,  retombera  dans  la  première 
bassesse  de  sa  naturelle  corruption.  Avoir  tant  de 
soin  de  si  peu  de  chose,  et  ne'gliger  pour  elle  cette 
ame  faite  à  l'image  de  Dieu,  d'une  nature  immor- 
telle et  divine  ,  n'est-ce  pas  une  extrême  fureur? 
Ah  !  la  sœur  du  pieux  Bernard  est  touchée  au  vif 
de  cette  pensée  :  elle  court  aussitôt  aux  jeûnes,  à 
la  retraite,  au  sac,  au  monastère,  à  la  pénitence. 
Cette  femme  orgueilleuse ,  domptée  par  une  parole 
de  saint  Bernard  ,  suit  l'étendard  de  Jésus  avec  une 
fermeté  invincible. 

Mais  comment  vous  ferai-je  voir  le  comble  de  la 
joie  du  saint  homme,  et  sa  dernière  conquête  dans 
sa  famille?  Son  bon  père,  le  vieux  Tesselin ,  qui 
étoit  seul  demeuré  dans  le  monde,  vient  rejoindre 
ses  enfans  à  Clairvaux.  O  Dieu  éternel,  quelle  joie  ! 
quelles  larmes  du  père  et  du  fils  !  Il  n'est  pas  croya- 
ble avec  quelle  constance  ce  bon  homme  avoit  perdu 
ses  enfans,  l'honneur  de  sa  maison,  et  le  support  de 
son  âge  caduc.  Par  leur  retraite  il  voyoit  son  nom 
éteint  sur  la  terre  ;  mais  il  se  réjouissoit  que  sa 
sainte  famille  alloit  s'éterniser  dans  le  ciel  :  et  voici 
que  touché  de  l'Esprit  de  Dieu ,  afin  que  toute  la 
maison  lui  fût  consacrée,  ce  bon  vieillard,  sur  le 
déclin  de  sa  vie,  devient  enfant  en  notre  Seigneur 
Jésus-Christ  sous  la  conduite  de  son  cher  fils,  qu'il 
reconnoît  désormais  pour  son  père.  N'épargnez  pas 
vos  soins ,  ô  parens ,  à  élever  en  la  crainte  de  Dieu  les 
enfans  que  Dieu  vous  a  confiés  :  vous  ne  savez  pas 
quelle  récompense  cette  bonté  infinie  vous  réserve. 
Ce  pieux  Tesselin ,  qui  avoit  si  bien  nourri  les  siens 
dans  la  piété,  en  reçoit  sur  la  fin  de  ses  jours  une 


348  PANÉGYRIQUE 

bénédiction  abondante  ;  puisque ,  par  le  moyen  de 
son  fils,  après  une  longue  vie  il  meurt  dans  une  bonne 
espérance,  et,  si  je  l'ose  dire,  dans  la  paix  et  dans 
les  embrassemens  du  Sauveur.  Ainsi  vous  voyez  que 
le  grand  saint  Bernard  est  l'apôtre  de  sa  famille. 

Voulez-vous  que  je  passe  plus  outre ,  et  que  je 
vous  fasse  voir  comme  il  prêche  la  croix  dans  son 
monastère?  Combien  de  sortes  de  gensyenoient,  de 
tous  les  endroits  de  la  terre  ,  faire  pénitence  sous 
sa  discipline  !  Il  avoit  ordinairement  sept  cents  anges, 
j'appelle  ainsi  ces  hommes  célestes ,  qui  servoient 
Dieu  avec  lui  à  Clairvaux,  si  recueillis,  si  mortifiés, 
que  le  vénérable  Guillaume  ,  abbé  de  saint  Thierry, 
nous  rapporte  que  lorsqu'il  entroit  dans  cette  ab- 
baye, voyant  cet  ordre,  ce  silence,  cette  retenue, 
il  n'étoit  pas  moins  saisi  de  respect  que  s'il  eût  ap- 
proché de  nos  redoutables  autels.  Bernard,  qui  par 
ses  divines  prédications  les  accoutumoit  à  la  dou- 
ceur de  la  croix ,  les  faisoit  vivre  de  telle  manière, 
qu'ils  ne  savoient  non  plus  de  nouvelles  du  monde, 
que  si  un  océan  immense  les  en  eût  séparés  de  bien 
loin  :  au  reste ,  si  ardens  dans  leurs  exercices ,  si 
exacts  dans  leur  pénitence,  si  rigoureux  à  eux- 
mêmes  ,  qu'il  étoit  aisé  de  juger  qu'ils  ne  songeoient 
pas  à  vivre,  mais  à  mourir.  Cette  société  de  péni- 
tence les  unissoit  entre  eux  comme  frères,  avec  saint 
Bernard  comme  avec  un  bon  père ,  et  saint  Bernard 
avec  eux  comme  avec  ses  enfans  bien-aimés,  dans 
une  si  parfaite  et  si  cordiale  correspondance,  qu'il 
ne  se  voyoit  point  dans  le  monde  une  image  plus 
achevée  de  l'ancienne  Eglise,  qui  n'avoit  qu'une? 
ame  et  qu'un  cœur. 


DE    SAINT    BEÎINÀÏID.  3$g 

Quelle  douleur  à  cet  homme  de  Dieti^,  quand  il 
lui  falloit  quitter  ses  enfans,  qu'il  aimoit  si  tendre- 
ment dans  les  entrailles  de  Je'sus-Christ  !  Mais  Dieu , 
qui  l'avoit  sépare  dès  le  ventre  de  sa  mère  pour  re- 
nouveler en  son  temps  l'esprit  et  la  prédication  des 
apôtres,  le  tiroit  de  sa  solitude  pour  le  salut  des 
âmes  qu'il  vouloit  sauver  par  son  ministère.  C'est 
ici ,  c'est  ici ,  chrétiens ,  où  il  paroissoit  véritable- 
ment un  apôtre.  Les  apôtres  alloient  par   toute  la 
terre,  portant  l'Evangile  de  Jésus-Christ  jusque  dans 
les  nations  les  plus  reculées  :  et  quelle  partie  du 
monde  n'a  pas  été  éclairée  de  la  prédication  de  Ber- 
nard? Les  apôtres  fondoient  les  Eglises  :  et  dans  ce 
grand  schisme  de  Pierre  Léon  combien  d'Eglises  re- 
belles ,  combien  de  troupeaux  séparés  Bernard  a-t-il 
ramenés   à  l'unité    catholique,    se   rendant    ainsi 
comme  le  second -fondateur  des  Eglises?  L'apôtre 
compte  parmi  les  fonctions  de  l'apostolat  le  soin  de 
toutes  les  Eglises  (0  :  et  le  pieux  Bernard  ne  régis- 
soit-il  pas  presque  toutes  les  Eglises  par  les  salu- 
taires conseils  qu'on  lui  demandoit  de  toutes  les 
parties  de  la  terre  ?  Il  sembloit  que  Dieu  ne  vouloit 
pas  l'attacher  à  aucune  Egilse  en  particulier,  afin, 
qu'il  fût  le  père  commun  de  toutes. 

Les  signes  et  les  prodiges  suivoient  la  prédication 
des  apôtres:  que  de  prophéties,  que  de  guérisons, 
que  d'événemens  extraordinaires  et  surnaturels  ont 
confirmé  les  prédications  de  saint  Bernard  !  Saint 
Paul  se  glorifie  qu'il  prêchoit,  non  point  avec  une 
éloquence  affectée ,  ni  par  des  discours  de  flatterie 
efc  de  complaisance  (2),  mais  seulement  qu'il  ornoit 
W  //.  Cor.  xu-  28.  —  0»)  Ibid.  1.  12. 


35o  PANÉGYRIQUE 

ses  sermons  de  la  simplicité  et  de  la  vérité  :  qu'y  a- 
t-il  de  plus  ferme  et  de  plus  pénétrant  que  la  sim- 
plicité de  Bernard,  qui  captive  tout  entendement 
au  service  de  la  foi  de  Jésus  ?  Lorsque  les  apôtres 
prêchoient  Jésus-Christ ,  une  ardeur  céleste  les  trans- 
portons, et  paroissoit  tout  visiblement  dans  la  véhé- 
mence de  leur  action  ;  ce  qui  fait  dire  à  l'apôtre 
saint  Paul  qu'il  agissoit  hardiment  en  notre  Sei- 
gneur (0,  et  que  sa  prédication  étoit  accompagnée 
de  la  démonstration  de  l'Esprit  (2).  Ainsi  paroissoit 
le  zélé  Bernard,  qui,  prêchant  aux  Allemands  dans 
une  langue  qui  leur  étoit  inconnue,  ne  laissoit  pas 
de  les  émouvoir,  à  cause  qu'il  leur parloit  comme 
un  homme  venu  du  ciel ,  jaloux  de  l'honneur  de 
Jésus. 

Une  des  choses  qui  étoit  autant  admirable  dans 
les  apôtres,  c'étoit  de  voir  en  «des  personnes,  si 
viles  en  apparence,  cette  autorité  magistrale,  cette 
censure  généreuse  qu'ils  exerçoient  sur  les  mœurs , 
cette  puissance  dont  ils  usoient  pour  édifier ,  non 
pour  détruire.  C'est  pourquoi  l'apôtre,  formant 
Timothée  au  ministère  de  la  parole  :  «  Prends  garde, 
»  lui  dit-il,  que  personne  ne  te  méprise  »  :  Nemo  te 
contemnat  (5).  Dieu  avoit  imprimé  sur  le  front  du 
vénérable  Bernard  une  majesté  si  terrible  pour  les 
impies,  qu'enfin  ils  étoient  contraints  de  fléchir; 
témoins  ce  violent  prince  d'Aquitaine  et  tant  d'au- 
tres, dont  ses  seules  paroles  ont  souvent  désarmé 
la  fureur. 

Mais  ce  qui  étoit  de  plus  divin  dans  les  saints 
apôtres,  c'étoit  cette  charité  pour  ceux  qu'ils  prê- 

(«)  /.  Thess.  h.  a —  W  /.  Cor.  n.  4 W  /.  Tim.  iv.  ia. 


DE    SAINT    BERNARD.  35l 

choient.  Ils  étoient  pères  pour  la  conduite,  et  mères 
pour  la  tendresse,  et  nourrices  pour  la  douceur  : 
saint  Paul  prend  toutes  ces  qualite's.  Ils  reprenoient, 
ils  avertissoient  opportune'ment,  importune'ment, 
tantôt  avec  une  sincère  douceur,  tantôt  avec  une 
sainte  colère,  avec  des  larmes,  avec  des  reproches  : 
ils  prenoient  mille  formes  différentes,  et  toujours  la 
même  charité  dominoit  ;  ils  bégayoient  avec  les  en- 
fans  ,  ils  parloient  avec  les  hommes.  Juif  aux  Juifs, 
Gentil  aux  Gentils,  «  tout  à  tous,  disoit  l'apôtre 
»  saint  Paul,  afin  de  les  gagner  tous  »  :  Omnibus 
omnia  factus  sum ,  ul  omîtes  facerem  salvos  (0. 
Voyez  les  écrits  de  l'admirable  Bernard ,  vous  y 
verrez  les  mêmes  mouvemens  et  la  même  charité 
apostolique.  Quel  homme  a  compati  avec  plus  de 
tendresse  aux  foibles,  et  aux  misérables,  et  aux 
ignorans  ?  Il  ne  dédaignoit  ni  les  plus  pauvres  ni  les 
plus  abjects.  Quel  autre  a  repris  plus  hardiment  les 
mœurs  dépravées  de  son  siècle  ?  Il  n'épargnoit  ni  les 
princes,  ni  les  potentats,  ni  les  évêques,  ni  les  car- 
dinaux, ni  les  papes.  Autant  qu'il  respectoit  leur 
degré ,  autant  a-t-il  quelquefois  repris  leur  personne, 
avec  un  si  juste  tempérament  de  charité,  que  sans 
être  ni  lâche,  ni  emporté,  il  avoit  toute  la  douceur 
de  la  complaisance  et  toute  la  vigueur  d'une  liberté 
vraiment  chrétienne. 

Bel  exemple  pour  les  réformateurs  de  ces  der- 
niers siècles  !  Si  leur  arrogance  insupportable  et 
trop  visible  leur  eût  permis  de  traiter  les  choses  avec 
une  pareille  modération,  ils  auroient  blâmé  les  mau« 
vaises  mœurs  sans  rompre  la  communion ,  et  ré- 

W  /.  Cor.  IX.  22. 


352  PANÉGYRIQUE 

primé  les  vices  sans  violer  l'autorité  légitime.  Mais 
le  nom  de  chef  de  parti  les  a  trop  flattés  :  poussés 
d'un  vain  désir  de  paroître  ,  leur  éloquence  s'est 
débordée  en  invectives  sanglantes  ;  elle  n'a  que  du 
fiel  et  de  la  colère.  Ils  n'ont  pas  été  vigoureux ,  mais 
fiers  ,  emportés  et  méprisans  :  de  là  vient  qu'ils  ont 
fait  le  schisme,  et  n'ont  pas  apporté  la  réformation. 
Il  falloit  pour  un  tel  dessein ,  le  courage  et  l'humi- 
lité de  Bernard.  Il  étoit  vénérable  à  tous  ,  à  cause 
qu'on  le  voyoit  et  libre  et  modeste,  également  ferme 
et  respectueux  ;  c'est  ce  qui  lui  donnoit  une  si  grande 
autorité  dans  le  monde.  S'élevoit-il  quelque  schisme 
ou  quelque  doctrine  suspecte?  les  évêques  déféroient 
tout  à  l'autorité  de  Bernard.  Y  avoit-il  des  querelles 
parmi  les  princes  ?  Bernard  étoit  aussitôt  le  média- 
teur. 

Puissante  ville  de  Metz,  son  entremise  t'a  été  au- 
trefois extrêmement  favorable.  O  belle  et  noble  cité! 
il  y  a  long-temps  que  tu  as  été  enviée.  Ta  situation 
trop  importante  t'a  presque  toujours  exposée  en 
proie  :  souvent  tu  as  été  réduite  à  la  dernière  extré- 
mité de  misères;  mais  Dieu  de  temps  en  temps  t'a 
envoyé  de  bons  protecteurs.  Les  princes  tes  voisins 
avoient  conjuré  ta  ruine;  tes  bons  citoyens  avoient 
été  défaits  dans  un  grande  bataille  (*);  tes  ennemis 
étoient  enflés  de  leur  bon  succès,  et  toi  enflammée 

(*)  Ce  fut  en  ii  53  que  se  donna  cette  bataille.  Les  Messins  indi- 
gnés des  ravages  que  commetloient  sur  leur  territoire  les  seigneurs 
voisins,  dont  le  chef  étoit  Renaud  II,  comte  de  Bar,  sortirent  à 
leur  rencontre.  Le  combat  se  livra  à  Thyrcy ,  prés  de  Pont-à-Mous- 
son.  Les  habitans  de  Metz,  quoique  plus  nombreux,  furent  défaits, 
et  il  en  périt  environ  deux  mille  qui  furent  tués  ou  noyés  dans  la 
Moselle. 

du 


.DE    SAINT    BERNARD.  353 

dii  désir  dé  vengeance  :  tout  se  préparent  à  une 
guerre  cruelle ,  si  le  bon  Hillin ,  archevêque  de 
Trêves ,  n'eût  cherché  un  charitable  pacificateur.  Ce 
fut  le  pieux  Bernard ,  qui ,  épuisé  de  forces  par  ses 
longues  austérités  et  ses  travaux  sans  nombre,  at- 
tendoit  la  dernière  heure  à  Clairvaux.  Mais  quelle 
foiblesse  eût  été  capable  de  ralentir  l'ardeur  de  sa 
charité?  Il  surmonte  la  maladie  pour  se  rendre 
piromptement  dans  tes  murs;  mais  il  ne  pouvoit  sur- 
monter l'animosité  des.  esprits  extraordinairement 
échauffés.  Chacun  couroit  aux  armes  avec  une  fu- 
reur incroyable:  les  armées  étoienten  vue,  et  prêtes 
de  donner.  La  charité,  qui  ne  se  désespère  jamais, 
presse  le  vénérable  Bernard  :  il  parle,  il  prie,  il 
conjure  qu'on  épargne  le  sang  chrétien  et  le  prix 
du  sang  de  Jésus.  Ces  âmes  de  fer  se  laissent  fléchir  ; 
les  ennemis  deviennent  des  frères;  tous  détestent 
leur  aveugle  fureur  ,  et  d'un  commun  accord  ils 
vénèrent  l'auteur  d'un  si  grand  miracle. 

O  ville  si  fidèle  et  si  bonne,  ne  veux -tu  pas  ho- 
norer ton  libérateur?  Mais,  fidèles,  quels  honneurs 
lui  pourrons- nous  rendre?  Certes,  on  ne  sauroit 
honorer  les  saints ,  sinon  en  imitant  leurs  vertus  : 
sans  cela  nos  louanges  leur  sont  à  charge,  et  nous 
sont  pernicieuses  à  nous-mêmes.  Fidèles,  que  pen- 
sons-nous faire,  quand  nous  louons  les  vertus  du 
grand  saint  Bernard  ? 

O  Dieu  de  nos  cœurs,  quelle  indignité!  Cet  inno- 
cent a  fait  une  pénitence  si  longue,  et  nous  crimi- 
nels, nous  ne  voulons  pas  la  faire.  La  pénitence 
autrefois  tenoit  un  grand  rang  dans  l'Eglise  :  je  ne 
sais  dans  quel  coin  du  monde  elle  s'est  maintenant 
Bossijet.  xvi.  •  2 3 


354  PANÉGYRIQUE 

retirée.  Autrefois  ceux  qui  scandalisoient  l'Eglise 
par  leurs  désordres  étoient  tenus  comme  des  Gentils 
et  des  Publicains  :  maintenant  tout  le  monde  leur 
applaudit.  On  ne  les  eût  autrefois  reçus  à  la  com- 
munion des  mystères  qu'après  une  longue  satisfaction 
et  une  grande  épreuve  de  pénitence  :  maintenant  ils 
entrent  jusqu'au  sanctuaire.  Autrefois  ceux  qui  par 
des  péchés  mortels  avoient  foulé  aux  pieds  le  sang 
de  Jésus,  n'osoient  même  regarder  les  autels  où  on 
le  distribue  aux  fidèles ,  si  auparavant  ils  ne  s'étoient 
purgés  par  des  larmes,  par  des  jeûnes  et  par  des 
aumônes.  Ils  croyoient  être  obligés  de  venger  eux- 
mêmes  leur  ingratitude,  de  peur  que  Dieu  ne  la 
vengeât  dans  son  implacable  fureur  :  après  avoir 
pris  des  plaisirs  illicites ,  ils  ne  pensoient  pas  pouvoir 
obtenir  miséricorde,  s'ils  ne  se  privoient  de  ceux 
qui  nous  sont  permis. 

Ainsi  vivoient  nos  pères  dans  le  temps  où  la  piété 
florissoit  dans  l'Eglise  de  Dieu.  Pensons -nous  que 
les  flammes  de  l'enfer  aient  perdu  depuis  ce  temps-là 
leur  intolérable  ardeur,  à  cause  que  notre  froideur 
a  contraint  l'Eglise  de  relâcher  l'ancienne  rigueur 
de  sa  discipline ,  à  cause  que  la  vigueur  ecclésias- 
tique est  énervée  :  pensons-nous  que  ce  Dieu  jaloux, 
qui  punit  si  rudement  les  péchés  ,  en  soit  pour  cela 
moins  sévère,  ou  qu'il  nous  soit  plus  doux,  parce 
que  les  iniquités  se  sont  augmentées?  Vous  voyez 
combien  ce  sentiment  seroit  ridicule.  Toutefois, 
comme  si  nous  en  étions  persuadés  ,  au  lieu  de  son- 
ger à  la  pénitence,  nous  ne  songeons  à  autre  chose 
qu'à  nous  enrichir.  C'est  déjà  une  dangereuse  pen- 
sée; car  l'apôtre  avertit  Timothée,  «  que  le  désir 


UE    SAINT    BERNARD.  355 

»  des  richesses  est  la  racine  de  tous  les  maux  »  : 
Radix  omnium  malorum  est  cupiditas  (0  :  encore 
songeons-nous  à  nous  enrichir  par  des  voies  injustes, 
par  des  rapines,  par  des  usures,  par  des  voleries. 
Nous  n'avons  pas  un  cœur  de  chre'tiens ,  parce  qu'il 
est  dur  à  la  misère  des  pauvres.  Notre  charité  est 
languissante,  et  nos   haines   sont   irréconciliables. 
C'est  en  vain  que  la  justice  divine  nous  frappe  et 
nous   menace  encore  de  plusieurs  malheurs  :  nous 
ne  laissons  pas  de  nous  donner  toujours  tout  entiers 
aux  folles  joies  de  ce  monde.  Le  seul  mot  de  morti- 
fication nous  fait  horreur  :  nous  aimons  la  débauche, 
la  bonne  chère,  la  vie  commode  et  voluptueuse;  et 
après  cela  nous  voulons  encore  être  appelés  chré- 
tiens. Nous  n'appréhendons  pas  cette  terrible  sen- 
tence du  Fils  de  Dieu  :  «  Malheur  à  vous  qui  riez , 
»  car  vous  pleurerez  (2)  »  ;  et  cette  autre  :  «  Le  ris 
»  est  mêlé  de  douleur,  et  les  pleurs  suivent  la  joie 
»  de  bien  près  (5)  »  ;  et  celle-ci  :  «  Ils  passent  leur 
»  vie  dans  les  biens,  et  en  un  moment  ils  descen- 
»  dront  dans  les  enfers  (4)  ». 

Retournons  donc  ,  fidèles,  retournons  à  Dieu  de 
tout  notre  cœur.  La  pénitence  n'est  amère  que  pour 
un  temps  ;  après ,  toute  son  amertume  se  tourne  en 
une  incroyable  douceur.  Elle  mortifie  les  appétits 
déréglés,  elle  fait  goûter  les  plaisirs  célestes,  elle 
donne  une  bonne  espérance ,  elle  ouvre  les  portes 
du  ciel.  On  attend  la  miséricorde  divine  avec  une 
grande  consolation,  quand  on  tâche  de  tout  son 
pouvoir  d'appaiser  la  justice  par  la  pénitence. 

(«)  /.  Timolh.  vi.  io.  —  (>)  Luc.  yi.  2$.  — \?)  Prov.  xiv.  i3. — 
(4)  Job.  xxi   i3. 


356  PANÉGYRIQUE 

O  pieux  Bernard,  ô  saint  pénitent,  impétrez-nous 
par  vos  saintes  intercessions  les  larmes  de  la  péni- 
tence, qui  vous  donnoient  une  si  sainte  joie;  et  afin 
quelle  soit  renouvelée  dans  le  monde,  priez  Dieu 
qu'il  enflamme  les  prédicateurs  de  l'esprit  aposto- 
lique qui  vous  animoit.  Nous  vous  demandons  en- 
core votre  secours  et  votre  médiation  au  milieu  des 
troubles  qui  nous  agitent.  O  vous,  qui  avez  tant  de 
fois  désarmé  les  princes  qui  se  préparoient  à  la 
guerre ,  vous  voyez  que  depuis  tant  d'années  tous 
les  fleuves  sont  teints,  et  que  toutes  les  campagnes 
fument  de  toutes  parts  du  sang  chrétien  !  Les  chré- 
tiens ,  qui  devroient  être  des  enfans  de  paix ,  sont 
devenus  des  loups  insatiables  de  sang.  La  fraternité 
chrétienne  est  rompue  ;  et  ce  qui  est  de  plus  pitoya- 
ble ,  c'est  que  la  licence  des  armes  ne  cesse  d'enri- 
chir l'enfer.  Priez  Dieu  qu'il  nous  donne  la  paix, 
qu'il  donne  le  repos  à  cette  ville  que  vous  avez  au- 
trefois chérie  ;  ou  que  s'il  est  écrit  dans  le  livre  de 
ses  décrets  éternels  que  nous  ne  puissions  voir  la 
paix  en  ce  monde ,  qu'il  nous  la  donne  à  la  fin  dans 
le  ciel  par  notre  Seigneur  Jésus-Christ.  Amen. 


DE    SAINT    GORGOIf.  35' 


PANÉGYRIQUE 


SAINT    GORGON, 


PRECHE  A  METZ. 

Générosité  du  saint  martyr  dans  l'échange  qu'il  fait  des  gran- 
deurs humaines  dont  il  pouvoit  jouir,  pour  le  mépris  et  le3  humi- 
liations attachés  au  nom  chrétien.  Son  courage  invincible  au  milieu 
des  plus  cruels  supplices.  Sentimens  dont  il  étoil  animé.  Gomment 
nous  devons  imiter  sa  foi. 


Quorum iiitueotes  exitum  conversationis,  imitamini  fidem. 

En  regardant  la  fin  de  leur  conversation ,  imitez  leur  foi. 
Heb.  xiik  7. 

Après  que  les  bienheureux  martyrs  avoient  rendu 
lame,  les  fidèles  avoient  soin  de  ramasser,  au  péril 
de  leur  vie,  ce  qui  restoit  de  leurs  corps;  et  l'Eglise 
conservoit  si  chèrement  ce  sacré  dépôt ,  que  les  ty- 
rans, pour  leur  ôter  les  honneurs  qu'on  leur  rendoit, 
étoient  contraints  de  faire  jeter  dans  la  rivière  leurs 
saintes  reliques  :  que  si  elle  pouvoit  les  dérober  à 
cette  dernière  cruauté,  elle  célébroit  leurs  funérailles 
avec  des  cantiques  d'actions  de  grâces,  élevant  au 
ciel  son  cœur  et  ses  yeux  pour  louer  Dieu  de  les 


358  PANÉGYRIQUE 

avoir  rendus  dignes  d'un  si  grand  honneur.  Au 
reste,  elle  ne  vouloit  point  qu'on  appelât  des  tom- 
beaux les  lieux  où  elle  renfermoit  leur  sainte  dé- 
pouille :  elle  les  nommoit  d'un  nom  plus  auguste, 
les  mémoires  des  martyrs.  Et  si  les  tombeaux  des 
hommes  ordinaires  sont  des  marques  qu'ils  ont  suc- 
combé aux  attaques  de  la  mort  :  elle  témoignoit  au 
contraire  que  les  tombeaux  des  martyrs  étoient  des 
trophées  qu'elle  érigeoit  à  leur  nom ,  pour  être  un 
monument  éternel  de  la  victoire  qu'ils  ont  rempor- 
tée glorieusement  sur  la  mort. 

Mais  parmi  tout  cela  les  chrétiens  ne  croyoient 
point  leur  pouvoir  rendre  de  plus  grands  respects , 
qu'en  se  les  proposant  pour  exemple.  Tout  ainsi, 
dit  saint  Basile  (T),  que  les  abeilles  sortent  de  leur 
ruche  quand  elles  voient  le  beau  temps;  et  parcou- 
rant les  fleurs  de  quelque  belle  campagne ,  s'en  re- 
tournent chargées  de  cette  douce  liqueur  que  le 
ciel  y  verse  tous  les  matins  avec  la  rosée  :  de  même 
aux  jours  illustres  par  la  solennité  des  martyrs,  nous 
accourons  en  foule  à  leurs  mémoires ,  pour  y  re- 
cueillir comme  un  don  céleste  l'exemple  de  leurs 
vertus. 

Voilà ,  Messieurs ,  ce  qui  nous  assemble  aujour- 
d'hui. Saint  Gorgon  en  mourant  a  laissé  une  cer- 
taine odeur  de  sainteté,  que  l'Eglise  ne  manque 
point  de  rafraîchir  tous  les  ans  :  c'est  là  sans  doute 
ce  qui  nous  en  est  demeuré  de  meilleur.  Nous  ne 
pouvons  pas  appeler  ces  précieux  restes  les  reliques 
de  son  corps;  mais  nous  ne  rtous  éloignerons  pas 
delà  raison,  quand  nous  les  nommerons  les  reliques 

(0 Homil. xviii,  n.  i  ;  tom.  n,p.  t/\i. 


DE    SAINT    GOUGON.  3."() 

de  sa  sainteté.  Conservez-les  dans  vos  cœurs  comme 
dans  un  saint  reliquaire ,  et  faites  en  sorte  que  toutes 
vos  affections  s'en  ressentent.  Quelle  joie  vous  sera-ce , 
lorsque  vous  ressusciterez  avec  saint  Gorgon  ,  de 
reconnoître  en  cette  bienheureuse  entrevue  les  en- 
droits de  son  corps  que  vous  aurez  baisés  sur  la 
terre,  et  les  vertus  que  vous  y  aurez  imitées?  Je 
n'ai  que  faire  de  vous  demander  ni  silence ,  ni  at- 
tention :  vous  devez  le  silence  à  la  majesté  de  ce 
lieu;  vous  devez  vos  attentions  au  récit  d'une  his- 
toire si  mémorable,  que  je  vous  ferai  simplement  et 
brièvement. 

Monseigneur  (*), 

Si  nous  ne  devions  ce  jour  tout  entier  à  la  gloire 
de  saint  Gorgon ,  ou  si  jétois  en  un  lieu  où  je  pusse 
vous  témoigner  la  joie  que  toute  la  ville  a  reçue  de 
votre  arrivée ,  je  vous  dépeindrois  si  bien  et  avec  tant 
de  naïveté  les  sentimens  de  ce  peuple  qu'il  a  plu  à 
Dieu  de  commettre  à  votre  garde,  que  mes  audi- 
teurs ne  pourroient  s'empêcher  de  donner  sur  ce 
sujet  à  mon  discours  une  approbation  publique.  Mais 
outre  que  votre  vertu  a  paru  suffisamment  par  vos 
grands  emplois ,  et  que  votre  science  a  été  assez  re- 
connue dans  la  plus  célèbre  compagnie  de  savans 
qui  soit  dans  le  monde;  la  dignité  de  cette  chaire, 
ce  temple  auguste  que  Dieu  remplit  de  sa  gloire, 
ces  sacrés  autels  où  l'on  va  célébrer  le  saint  sacri- 
fice ,  demandent  de  moi  une  telle  retenue,  qu'il  faut 
que  je  m'abstienne  de   dire  la  vérité,  pour  qu'il 

(*)  Le  maréchal  de  Schomberg. 


3ÔO  PANÉGYRIQUE 

ne  paroisse  dans  mon  discours  aucune  apparence 
de  flatterie.  Seulement  je  vous  dirai  que  l'honneur 
impre'vu  de  votre  présence ,  est  pour  moi  une  ren- 
contre si  favorable  que  je  ne  puis  vous  en  dissimuler 
mon  ressentiment,  yous  venez  d'entendre  le  sujet 
que  je  dois  traiter  devant  vous  :  plus  il  est  impor- 
tant ,  plus  j'ai  besoin  des  lumières  d'en-haut  pour  le 
faire  dignement ,  et  d'une  manière  qui  puisse  tour- 
ner à  l'édification  de  cet  auditoire.  Prosternons- 
nous  tous  ensemble  devant  le  trône  de  Dieu ,  pour 
lui  demander  sa  grâce  ;  et  si  nous  n'osons  approcher 
une  grandeur  si  terrible ,  la  sainte  Vierge ,  que  nous 
allons  saluer  par  les  paroles  de  l'ange ,  aura  assez  de 
bonté  pour  se  rendre  notre  avocate  auprès  de  son 
Fils.  Ave. 

Ce  n'est  pas  sans  raison  que  l'apôtre  nous  exhorte 
à  être  toujours  sous  les  armes  (0,  puisque  nous  ap- 
prenons par  les  oracles  divins  que  notre  vie  est  une 
guerre  continuelle  (2).  L'Esprit  de  Dieu,  que  nous 
avons  reçu  par  le  saint  baptême ,  remplit  nos  âmes 
de  l'idée  du  souverain  bien,  pour  nous  faire  regarder 
avec  mépris  les  mouvemens  éternels  qui  agitent  la 
vie  humaine.  Mais  vous  le  savez ,  Messieurs ,  il  n'y 
a  point  de  grande  entreprise  qui  ne  trouve  de  grands 
obstacles,  Le  monde  entier  s'efforce  de  combattre  ce 
dessein  :  i\  est  tout  en  armes  pour  en  empêcher 
l'exécution  :  jédverswn  nos  orr\nis  mundus  armatur. 
Il  orne  de  faux  appas  toutes  les  créatures  qu'il  com- 
prend dans  son  enceinte,  pour  tâcher  de  nous  sur- 
prendre par  ce  vain  éclat.  Que  si  nous  sommes  assez 

(') Eplies.  vi.  il.  —  (2)  Job.  vu.  i. 


1  DE    SAINT    GORGOIÎ.  36l 

généreux  pour  dédaigner  ses  faveurs ,  il  nous  repré- 
sente un  grand  appareil  de  peines  et  de  supplices , 
pour  nous  émouvoir;  tellement  qu'il  faut  que  le  ser- 
viteur de  Dieu  soit  également  sans  crainte  et  sans 
espérance  en  la  terre,  qu'il  se  rende  de  tous  côtés 
immobile  et  inexorable. 

Voilà  donc  les  deux  batteries  que  le  monde  dresse 
contre  nous.  Il  veut  l'emporter  de  gré  ou  de  force  : 
s'il  ne  peut  se  faire  aimer ,  il  tâche  de  se  faire  crain- 
dre ;  et  quoiqu'il  semble  que  la  crainte  doive  avoir 
un  effet  plus  prompt ,  j'estime  néanmoins  que  les 
complaisances  du  momie  sont  pour  nous  plus  dan- 
gereuses, parce  que  nous  nous  trouvons  portés  d'in- 
clination à  nous  y  laisser  entraîner;  ce  qu'il  nous 
sera  facile  de  conclure,  si  nous  comprenons  la  diffé- 
rence de  l'amour  et  de  la  crainte ,  que  saint  Augus- 
tin nous  représente  si  doctement  en  divers  lieux  (0. 

Toute  la  force  de  la  crainte  consiste  à  retenir  ou 
à  troubler  l'aine  ;  mais  il  n'est  pas  possible  qu'elle 
en  change  jamais  les  dispositions.  Rencontrez-vous, 
par  exemple,  des  voleurs  qui  vous  voient  en  état 
de  leur  résister;  ou  ils  se  retirent;  ou  s'ils  vous  abor- 
dent, c'est  avec  beaucoup  de  civilité.  Us  n'en  sont 
pas  pour  cela  ni  moins  voleurs,  ni  moins  avides  de 
carnage  et  de  larcins;  mais  la  crainte  les  oblige  à 
dissimuler.  Vous  voyez  donc  bien  qu'elle  réprime  les 
sentimens  de  lame ,  mais  qu'elle  ne  les  détruit  pas. 
L'amour  seul  peut  opérer  ce  changement  :  c'est  lui 
qui,  pour  ainsi  dire ,  tient  la  clef  de  l'ame,  qui  l'ouvre 
et  qui  la  dilate  pour  y  faire  entrer  les  objets.  Os  nos- 
trum  palet  ad  vos .,  o  Corinlhii ,  cor  nostrum  dilata-* 

(')  Sam.  clxxix,  n.  10;  tom.v,  çol.  853. 


362  PANÉGYRIQUE 

tum  est  :  «  L'amour  que  j'ai  pour  vous,  ô  Corin- 
»  thiens ,  ouvre  ma  bouche  et  mon  cœur  »  ,  dit  le 
grand  apôtre  (0  ,  qui  veut  leur  te'moigner  la  ten- 
dresse de  son  affection.  Et  c'est  pour  cela  que,  selon 
la  doctrine  du  même  apôtre  ,  la  loi  ancienne  qui 
e'toit  une  loi  de  crainte,  «  a  été  écrite  au  dehors  sur 
»  des  tables  de  pierre  »  :  Forinsecus  in  tabulis  lapi- 
deis;  parce  que  la  crainte  ne  pe'nètre  pas  jusqu'au 
fond  de  l'ame  pour  la  transformer  :  au  lieu  que  la 
loi  nouvelle,  qui  est  gravée  dans  le  fond  du  cœur, 
In  tabulis  cordis  carnalibus  02),  opère  en  elle  sa 
conversion ,  parce  que  c'est  la  loi  d'amour.  D'où  l'on 
voit  qu'il  est  bien  plus  difficile  de  vaincre  un  mau- 
vais amour  qu'une  mauvaise  crainte  ;  attendu  que 
l'amour  tenant  dans  l'ame  la  place  principale ,  il  faut , 
pour  le  chasser,  produire  une  plus  grande  révolu- 
tion :  et  partant,  ceux  que  le  monde  a  gagnés  par 
inclination  sont  bien  plus  captifs  que  ceux  qu'il  abat 
par  la  frayeur  des  supplices.  D'après  ces  observations, 
vous  pouvez  connoître  quelle  est  la  nature  de  la 
guerre  que  le  monde  vous  a  déclarée ,  et  combien 
il  faut  que  le  soldat  de  Jésus -Christ  soit  armé  de 
tous  côtés.  Car  du  reste ,  il  importe  peu  à  la  gloire 
de  saint  Gorgon  de  savoir  laquelle  des  deux  entre- 
prises est  la  plus  difficile ,  puisqu'il  a  également 
triomphé  du  monde  en  l'une  et  en  l'autre  :  c'est  le 
partage  Je  mon  discours. 

Vous  le  concevrez  encore  davantage,  en  considé- 
rant, Messieurs,  ce  qui  a  animé  les  puissances  de  la 
terre  contre  les  défenseurs  de  la  foi.  Ces  âmes  hé- 
roïques n'ont  pu  plaire  au  monde ,  et  le  monde  ne 
W  //.  Cor.  vm  i .  —  W  Ibid.  m.  3. 


DE    SAINT    CORGON.  363 

leur  a  pu  plaire  :  voilà  la  cause  de  leurs  contrariétés. 
Le  monde  ne  leur  a  pas  plu;  c'est  pourquoi  ils  l'ont 
méprisé  :  ils  n'ont  pas  plu  au  monde  ;  de  là  vient  que 
le  monde  a  pris  plaisir  d'affliger  ce  qui  n'étoit  pas  à 
lui  ;  et  le  tout  est  arrivé  par  un  ordre  secret  de  la 
Providence,  afin  d'accomplir  cette  parole  mémo- 
rable de  notre  divin  Sauveur  :  «  Je  ne  suis  pas  venu 
»  pour  donner  la  paix ,  mais  pour  allumer  la  guerre  »  : 
Non  veni  pacem  mittere  ,  sed  gladium  (0. 

Vous  voyez  bien  par-là  en  quoi  consiste  le  cou- 
rage d'un  véritable  martyr.  Je  vous  ai  promis  de 
vous  en  faire  voir  une  idée  excellente  en  la  personne 
de  notre  saint  :  c'est  ce  que  je  ferai ,  s'il  plaît  à  Dieu, 
dans  la  suite  de  ce  discours.  Je  vais  tâcher  de  vous 
mettre  devant  les  yeux  le  portrait  d'une  ame  hé- 
roïque et  d'un  courage  inflexible ,  que  l'espoir  des 
grandeurs  n'a  point  amolli,  que  la  crainte  des  sup- 
plices n'a  point  ébranlé.  Plaise  seulement  à  cet  es- 
prit, qui  souffle  où  il  veut ,  de  graver  dans  nos  cœurs 
l'image  de  tant  de  vertus;  afin  que  nous  tous,  qui 
sommes  assemblés  dans  ce  temple  au  nom  du  Sei- 
gneur, nous  soyons  tellement  animés  d'un  si  bel 
exemple,  que  nous  ne  vivions  et  ne  respirions  plus 
que  pour  Jésus-Christ. 

PREMIER  POINT. 

Saint  Gorgon  vivoit  à  la  Cour  des  empereurs  Dio- 
clétien  et  Maximien,  et  avoit  une  charge  très-con- 
sidérable dans  leur  maison.  Chacun  sait  combien 
l'on  estime  ces  sortes  d'emplois  chez  les  princes ,  et 
combien  les  font  valoir  ceux  qui  les  possèdent.  Qui- 
to Mail.  x.  34. 


364  PANÉGYRIQUE 

conque  a  tant  soit  peu  lu  l'Histoire  romaine,  y  a  pu 
remarquer  quel  crédit  les  empereurs  don  noient  or- 
dinairement à  leurs  domestiques ,  que  leurs  offices 
appeloient  plus  souvent  près  de  leurs  personnes. 
Mais  sans  m'amuser  à  des  conjectures,  je  n'ai  qu'à 
vous  produire  le  témoignage  d'Eusèbe,  évêque  de 
Césarée,  qui  a  vécu  dans  le  siècle  de  notre  saint  ; 
personnage  grave  et  recommandable  à  jamais,  pour 
nous  avoir  donné  en  si  beau  style  l'histoire  des  pre- 
miers temps  de  l'Eglise.  Voici  donc  ce  qu'il  dit  de 
saint  Gorgon  et  des  compagnons  de  son  martyre. 
Ils  étoient  montés  au  suprême  degré  d'honneur  au- 
près de  leurs  maîtres ,  et  leur  étoient  aussi  chers  que 
s'ils  eussent  été  leurs  enfans.  Certes,  il  ne  pouvoit 
nous  représenter  d'une  manière  plus  sensible  ,  le 
crédit  singulier  dont  ils  jouissoient  à  la  Cour  impé- 
riale. Remarquez  bien  que  ces  paroles  nous  font 
entendre,   non  -  seulement   qu'ils  étoient  en   très- 
grande  faveur  auprès  de  leurs  maîtres ,  que  les  em- 
pereurs avoient  de  grands  desseins  pour  les  avancer; 
mais  encore  qu'ils  avoient  pour  eux  une  tendresse 
très-particulière  ,  que  notre  historien  n'a  pu  expri- 
mer qu'en  disant  qu'ils  les  aimoient  comme  leurs 
propres  enfans  :   lis  œqiïe  ac  germani  fdii  chari 
eranti1).  Mais  ce  n'est  pas  mon  dessein  de  vous  exa- 
gérer beaucoup  leur  pouvoir  :  je  vous  prie  seulement 
de  considérer  quelle  étoit  l'opposition  de  ces  deux 
qualités ,  de  favoris  des  empereurs  et  de  disciples  de 
Jésus -Christ.  L'une  les  faisoit  respecter  partout  où 
s'étendait  l'empire  romain,  c'est-à-dire,  par  tout  le 
monde  :  l'autre  les  exposoit  à  la  risée ,  à  la  haine , 

(*)  Histor.  Eccles.  lib.  vm,  cap.  Yi]p-  2y6. 


DE    SAINT    G  OR  G  ON.  365 

aux  exécrations  de  toute  la  terre.  Et  pour  vous  faire 
concevoir  combien  cette  haine  étoit  alors  violente  et 
aveugle,  il  est  à  propos  de  vous  dépeindre  quelle 
étoit  l'estime  que  Ton  avoit  en  ces  temps  du  chris- 
tianisme :  par-là  vous  connoîtrez  mieux  jusqu'à  quel 
point  Gorgon  a  méprisé  les  honneurs  du  monde. 

Les  chrétiens  étoient  à  tout  l'univers  un  objet  de 
mépris  et  de  raillerie  :  chacun  les  fouloit  aux  pieds, 
et  les  rejetoit  «  comme  les  ordures  et  les  excrémens 
w  de  la  terre  »  ,  Tanquam  purgamenta  hujus  muncli, 
ainsi  que  parle  l'apôtre  (0.  On  eût  dit  que  les  pri- 
sons n'étoient  faites  que  pour  eux  :  aussi  étoient- 
elles  tellement  remplies  de  ces  innocens  coupables, 
qu'il  ne  restoit  plus  de  place  dans  les  cachots  pour 
les  malfaiteurs.  Dans  les  crimes  les  plus  énormes  les 
lois  ont  ordonné  de  la  qualité  du  supplice;  il  n'est 
pas  permis  de  l'étendre  au-delà  de  ce  qu'elles  pres- 
crivent. C'est  ainsi  qu'elles  ont  voulu  donner  des 
bornes  même  à  la  justice ,  de  peur  de  lâcher  la  bride 
à  la  cruauté.  Les  chrétiens  seuls  étoient  une  espèce 
de  criminels ,  à  l'égard  desquels  on  n'appréhendoit 
d'excéder  qu'en  les  épargnant  :  il  falloit  donner 
toute  licence  à  la  barbarie,  et  leur  arracher  la  vie 
par  tout  ce  qu'une  ingénieuse  cruauté  peut  inventer 
de  plus  inhumain,  Per  atrociora  ingénia pœnarum , 
dit  le  grave  Tertullien  (2).  Quelle  fureur!  mais  ce 
n'est  encore  rien.  Donner  un  chrétien  aux  bêtes  fa- 
rouches, c'étoit  le  divertissement  ordinaire  du  peuple 
romain ,  quand  il  étoit  las  des  sanglans  spectacles 
des  gladiateurs  ;  de  là  ces  clameurs  si  cruelles ,  dont 
on  a  ouï  si  souvent  résonner  les  amphithéâtres  : 

(*)  /.  Cor.  IV.  1 3.  —  W  De  Resurr.  carn.  n,  8. 


366  PANÉGYRIQUE 

Christiani  ad  bestias  j  Chris tiani  ad  bestias  :  «  Que 
»  Ton  donne  les  chrétiens  aux  bêtes  farouches  ». 
Après  cela  est-il  étonnant  qu'on  n'observât  contre 
eux  ni  formes  ni  procédures?  Cela  étoit  bon  pour 
les  voleurs  et  les  meurtriers  ;  mais  pour  les  chré- 
tiens, ils  ne  méritoient  pas  qu'on  prît  tant  de  pré- 
cautions. Aussi  les  traînoit-on  aux  gibets,  comme 
on  mène  de  pauvres  agneaux  à  la  boucherie,  sans 
qu'ils  ouvrissent  la  bouche  ni  aux  plaintes  ni  aux 
murmures.  Et  qu'auroient-ils  dit,  pour  leur  justifi- 
cation ,  qui  pût  être  écouté  ?  G'étoient  des  inces- 
tueux ,  des  magiciens  ,  des  parricides  ,  qui  man- 
geoient  leurs  propres  enfans  dans  des  sacrifices 
nocturnes.  S'il  se  trouvoit  quelqu'un  qui  voulût  les 
défendre  de  ces  horribles  reproches ,  c'étoit  en  les 
faisant  passer  pour  de  pauvres  insensés,  pour  des 
esprits  foibles  qui  s'amusoient  à  de  vaines  supersti- 
tions :  de  sorte  qu'on  ne  les  excusoit  qu'en  les  char- 
geant de  nouvelles  calomnies.  Et  voilà ,  Messieurs , 
sans  feinte  et  sans  exagération  quelle  étoit  l'estime 
que  l'on  avoit  dans  le  monde  des  premiers  chré- 
tiens. 

Ne  vous  en  étonnez  pas,  mes  Frères  :  Jésus-Christ 
devoit  être  tout  ensemble  un  signe  de  paix  et  un 
signe  de  contradiction.  La  vérité  étoit  étrangère  en 
ce  monde  ;  il  n'est  pas  surprenant  qu'elle  n'y  trouvât 
point  d'appui.  Mais  voyez  par-là  ce  que  le  zèle  du 
christianisme  a  fait  quitter  à  Gorgon,  et  ce  qu'il  lui 
a  fait  embrasser.  Combien  ces  reproches  et  cette  igno- 
minie doivent  -  ils  être  insupportables  aux  âmes  les 
plus  communes,  et  bien  plus  encore  aux  hommes 
généreux,  nourris  comme  notre  saint  dans  la  Cour 


DE    SAINT    GORGON.  36*7 

et  dans  le  grand  monde,  qui  peuvent  espérer  d'y 
faire  une  si  belle  fortune?  En  vérité,  Messieurs, 
n'eussions-nous  pas  craint  de  choquer  l'empereur,  et 
de  faire  tort  à  notre  réputation  ?  Grâces  à  la  Provi- 
dence divine ,  qui  nous  a  fait  naître  dans  un  siècle 
et  dans  un  royaume  où  le  nom  de  chrétien  est  une 
qualité  honorable.  Le  peu  de  soin  que  nous  avons 
de  la  gloire  de  notre  Maître,  cette  lâcheté  qui  nous 
fait  abandonner  chaque  jour  son  service  pour  de  si 
légères  considérations,  la  honte  que  nous  avons  de 
remplir  les  obligations  que  la  religion  nous  impose, 
nous  fait  assez  connoître  que  nous  sommes  redeva- 
bles aux  circonstances  où  nous  sommes  nés,  de  ce 
que  nous  ne  rougissons  pas  du  christianisme.  Ah  !  si 
nous  eussions  vécu  dans  ces  premiers  temps ,  où 
être  chrétien  c'étoit  un  crime  d'Etat,  nous  eussions 
bien  épargné  aux  tyrans  la  peine  de  nous  tour- 
menter. 

Car  enfin,  que  peut-on  présumer  autre  chose  des 
déréglemens  de  notre  vie,  sinon  que  nous  eussions 
sans  peine  renoncé  au  nom  de  chrétien;  puisque 
nous  ne  craignons  point  de  renoncer  pour  si  peu 
de  chose  aux  plus  saints  devoirs  du  christianisme?  Je 
tremble  pour  moi,  quand  je  considère  à  combien 
peu  il  tient  que  nous  ne  devenions  infidèles.  Ah! 
race  de  tant  de  millions  de  martyrs ,  qui  nous  ont 
engendrés  en  Jésus-Christ  par  leur  sang,  jamais  la 
vertu  de  ceux  qui  nous  ont  précédés  dans  la  foi  ne 
réveillera-t-elle  en  nos  cœurs  les  mouvemens  géné- 
reux du  christianisme?  Jusqu'à  quand  porterons- 
nous  en  vain  le  titre  de  chrétiens ,  pour  faire  blas- 
phémer par  les  impies  le  saint  nom  de  Dieu  qui  a 


368  PANÉGYRIQUE 

été  invoqué  sur  nous?  Que  notre  esprit j  que  nos 
mœurs  sont  opposés  à  ceux  des  saints  martyrs,  qui 
faisant  profession  du  christianisme,  dans  un  temps 
où  il  étoit  odieux  à  toute  la  terre,  l'ont  rendu  illus- 
tre par  la  gloire  de  leurs  belles  actions  !  Et  nous  qui 
l'avons  embrassé  depuis  qu'il  est  devenu  vénérable 
parmi  tous  les  peuples,  nous  à  qui  il  seroit  si  facile 
de  suivre  ses  préceptes,  de  régler  notre  conduite  sur 
ses  maximes ,  nous  ne  cessons  de  le  déshonorer  par 
nos  dissolutions.  Obseci^o  vos ,  Fratres  ,  per  miseri- 
cordiam  Dei,  ut  digne  ambuletis  vocatione  quâ  vo- 
cati  estis  (0  :  «  Je  vous  conjure,  mes  Frères,  par  les 
»  entrailles  de  la  miséricorde  de  Dieu ,  de  vous  con- 
»  duire  d'une  manière  convenable  à  votre  vocation  ». 
Relevons  un  peu  notre  courage,  osons  du  moins 
mépriser  les  faveurs  du  monde,  puisque  nous  ne 
sommes  plus  obligés  de  passer  par  l'épreuve  des 
tourmens. 

Saint  Gorgon  n'a  pas  été  traité  avec  tant  d'indul- 
gence. Qu'il  lui  en  a  coûté  pour  conserver  le  don 
de  la  foi  qu'il  avoit  reçu  !  il  n'a  pas  suffi  qu'il  mé- 
prisât les  grandeurs  humaines.  L'empereur,  indigné 
de  sa  fermeté,  sut  se  venger  cruellement  de  l'injure 
que  l'indifférence  du  saint  martyr  sembloit  faire  à 
l'amitié  dont  il  l'avoit  honoré.  Outre  la  haine  qu'il 
avoit  généralement  pour  tous  les  chrétiens,  haine 
si  violente  qu'il  quitta  l'Empire,  désespéré  de  n'en 
pouvoir  éteindre  la  race  ;  il  étoit  encore  rongé  d'un 
secret  dépit  d»'avoir  nourri  en  sa  maison  un  ennemi 
de  l'Empire,  et  même  de  lui  avoir  donné  part  en  sa 
confiance.  11  se  promet  donc  d'en  faire  un  exemple , 

(»)  Eph.es.  iy.  i, 

qui 


DE    SAINT    GOKGON.  36g 

qui  pourra  inspirer  de  la  terreur  aux  plus  déter- 
minés; et  voici  par  où  il  commence  l'exécution  de 
son  dessein.  D'abord  il  commande  au  saint  martyr 
de  sacrifier  aux  idoles  :  mais  Gorgon  le  refuse  gé- 
ne'reusement ,  disant  qu'il  n'a  garde  de  rendre  cet 
honneur  à  un  métal  insensible;  qu'il  avoit  appris 
dans  l'école  de  Jésus-Christ  à  adorer  en  esprit  et  en 
vérité  un  seul  Dieu ,  créateur  du  ciel  et  de  la  terre , 
dont  la  beauté  pure  ne  pouvoit  être  vue  par  ces 
yeux  mortels,  ni  représentée  sur  une  matière  vile 
et  fragile.  Le  peuple  ignorant ,  à  qui  Dieu  n'avoit 
point  fait  entendre  dans  le  cœur  ces  vérités  pré- 
cieuses, prit  pour  un  blasphème  cette  céleste  phi- 
losophie ,  et  s'écria  qu'il  falloit  punir  l'ennemi  des 
dieux.  Aussitôt  on  le  dépouille ,  on  l'élève  avec  des 
cordes  pour  le  faire  voir  à  toute  la  ville,  qui  étoit 
accourue  à  ce  spectacle;  on  le  bat  ensuite  de  verges 
si  cruellement,  qu'en  peu  de  temps  il  ne  resta  plus 
sur  son  corps  aucune  partie  entière.  Déjà  le  sang 
ruisseloit  de  tous  côtés  sur  la  face  des  bourreaux  : 
«  Les  nerfs  etlesosétoientdécouverts;etlapeau  étant 
j)  toute  déchirée,  ce  n'étoit  plus  ses  membres,  mais 
»  ses  plaies  que  Ton  tourmentoit  »  :  Ruplâ  compage 
viscerum ,  torquebanlur  in  servo  Dei  nonjam  mem- 
bra,  sed  vulnera  (0.  Cependant  Gorgon,  glorieux 
de  confesser  par  tant  de  bouches  la  vérité,  se  réjouit 
avec  l'apôtre  de  voir  qu'il  n'y  a  aucun  endroit  sur 
son  corps  où  la  passion  de  son  Maître  crucifié  ne  soit 
imprimée  (2).  Et  en  effet,  il  étoit  de  tous  côtés  telle- 
ment meurtri ,  la  douleur  l'avoit  réduit  dans  un  état 

(0  S.  Cfprian.  ad  Martyr,  et  Confess.  Epist.  vm  ;  pag.  16.  —• 
(*)  GalaWi.  17. 

BOSSUET.  XVI.  24 


3^0  PANÉGYRIQUE 

si  pitoyable,  qu'on  ne  pouvoit  lui  donner  un  plus 
grand  soulagement ,  que  de  le  laisser  ainsi  suspendu 
dans  le  lieu  de  son  supplice.  O  funeste  extrémité!  et 
néanmoins  on  lui  refuse  ce  cruel  adoucissement.  Le 
tyran  ordonne  qu'on  le  descende  ;  et  ce  pauvre  corps 
tout  déchiré,  à  qui  les  plus  doux  onguens  eussent 
causé  des  douleurs  insupportables ,  est  frotté  de  sel 
et  de  vinaigre.  Il  reçoit  ce  nouveau  supplice  comme 
une  nouvelle  grâce  que  Dieu  lui  faisoit ,  pour  accom- 
plir en  sa  personne,  aussi  bien  qu'en  Jésus -Christ, 
cette  prophétie  du  Psalmiste  :  Super  dolorem  vulne- 
rum  meorum  addiderunt  (0  :  «  Ils  ont  ajouté  d'autres 
»  tourmens  à  la  douleur  de  mes  plaies  ». 

Mais  ce  n'est  pas  tout  :  la  cruauté ,  furieuse  de  son 
impuissance,  cherche  quelques  autres  supplices  pour 
l'abattre  ;  et  si  elle  ne  peut  le  vaincre  par  la  gran- 
deur des  tourmens,  elle  tâche  au  moins  de  l'éton- 
ner par  la  nouveauté  de  ses  inventions.  Ce  sel  et  ce 
vinaigre  n'ont  fait,  pour  ainsi  dire,  que  lui  éveiller 
l'appétit  :  il  lui  faut  pour  le  rassasier  quelque  assai- 
sonnement plus  barbare.  Le  tyran  fait  coucher  le 
saint  martyr  sur  un  gril  de  fer,  déjà  tout  rouge 
par  la  véhémence  de  la  chaleur,  qui  aussitôt  rétrécit 
ses  nerfs  dépouillés,  avecnine  douleur  que  je  ne  puis 
vous  exprimer.  Quel  horrible  spectacle  !  Gorgon 
étendu  sur  un  lit  de  charbons  ardens,  son  corps 
fondant  de  tous  côtés  par  la  force  du  feu,  et  nour- 
rissant de  ses  entrailles  la  flamme  qui  le  dévoroit. 
Autour  de  lui  s'élevoit  une  vapeur  noire,  produite 
par  l'exhalaison  des  graisses  de  sa  chair,  qui  le  suf- 
foquoit,  et  que  le  tyran  humait  pour  assouvir  sa 

v1)  Psal.  lxviii.  27. 


DE    SAINT    GORGON.  3^1 

fureur  insatiable.  Mais  enfin  rebuté  de  la  constance 
du  saint  martyr,  et  ne  pouvant  plus  ni  supporter 
ses  reproches,  ni  écouter  les  louanges  qu'il  donnoit 
à  Jésus-Christ  d'une  voix  mourante,  il  lui  fit  promp- 
tement  arracher  les  restes  d'une  vie  qui  s'éteignoit. 
C'est  ainsi  qu'en  achevant  de  rompre  ses  liens,  il  lui 
procura  une  parfaite  délivrance ,  et  envoya  sa  belle 
ame  jouir  à  jamais  des  embrassemens  de  son  bien- 
aimé.  Voilà ,  Messieurs ,  quelle  a  été  la  fin  de  notre 
martyr,  qui  a  méprisé  le  monde  dans  ses  promesses 
et  dans  ses  menaces,  dans  ses  délices  et  dans  ses 
tourmens ,  laissant  par  sa  mort  un  reproche  éternel 
à  la  mollesse  et  au  peu  de  foi  de  ces  derniers  siècles. 
Après  cela,  puis-je  mieux  faire  que  de  conclure, 
comme  j'ai  commencé ,  par  les  paroles  de  l'apôtre  : 
«  Imitez  la  foi  de  ce  généreux  martyr,  dont  vous 
m  venez  d'admirer  la  fin  glorieuse  »  :  Quorum  in- 
tuenles  exilum,  imilamini  Jidem.  A£ous  avez  vu  en 
esprit  quelle  a  été  la  constance  de  Gorgon ,  sa  fidé- 
lité jusqu'à  la  mort,  dont  il  a  goûté  à  longs  traits 
toute  l'amertume  :  que  reste-t-il  maintenant,  si  ce 
n'est  que  vous  imitiez  sa  foi,  cette  foi  ardente  qui 
lui  a  fait  préférer  à  tous  les  honneurs  l'opprobre  de 
Jésus-Christ,  et  qui  a  rendu  son  esprit  ferme  et  iné- 
branlable ,  pendant  que  son  corps  s'en  alloit  pièce 
à  pièce  comme  une  vieille  masure? 

SECOND   POINT. 

Si ,  après  avoir  vu  quelles  impressions  la  douleur 
a  fait  sur  son  corps ,  une  louable  curiosité  vous  porte 
à  savoir  ce  que  Dieu  opéroit  invisiblement  dans  son 
ame,  et  d'où  lui  venoit  parmi  une  telle  agitation 


3^2  PANÉGYRIQUE 

une  si  grande  tranquillité  :  en  un  mot,  si  vous  dé- 
sirez  connoître  quelles  étoient  les  pensées  dont  s'en- 
tretenoit  un  chrétien  souffrant,  je  vous  les  exposerai 
en  peu  de  mots  pour  votre  édification  ;  et  je  tâche- 
rai ,  avec  la  lumière  de  l'Esprit  saint ,  de  pénétrer 
dans  le  cœur  du  saint  martyr,  pour  vous  découvrir 
tous  les  sentimens  dont  il  étoit  animé  parmi  des 
tourmens  si  excessifs. 

Les  martyrs,  mes  Frères,  étoient  bien  éloignés 
des  dispositions  de  ces  âmes  basses ,  qui  se  croient  à 
l'instant  délaissées  de  Dieu ,  aussitôt  qu'elles  ressen- 
tent quelque  affliction.  Rien  au  contraire  n'affer- 
missoit  si  bien  leur  espérance  que  la  considération 
de  leurs  supplices  :  car  «  la  tribulation  produit  la 
»  souffrance ,  et  la  souffrance  fait  l'épreuve  »,  comme 
dit  l'apôtre  (0.  Or  il  est  évident  que  quand  on  prend 
quelqu'un  pour  le  mettre  à  l'épreuve,  c'est  une 
marque  que  l'on  a  dessein  de  s'en  servir.  Ainsi  les 
martyrs,  que  Dieu  avoit  instruits  du  secret  de  sa 
conduite ,  se  persuadoient ,  par  une  confiance  très- 
salutaire,  que  Dieu  les  réservoit  à  quelque  chose  de 
grand,  puisqu'il  vouloit  bien  avoir  la  bonté  de  les 
éprouver  :  et  c'est ,  à  mon  avis ,  la  raison  pour  la- 
quelle l'apôtre  ajoute ,  «  que  l'épreuve  produit  l'es- 
»  pérance  »  :  Probalio  verb  spem. 

Saint  Cyprien,  dans  le  livre  qu'il  a  fait  de  l'Exhor- 
tation des  martyrs,  nous  en  fournit  encore  cette 
belle  raison.  Notre  Sauveur,  dit-il  (2),  prophétise, 
en  plusieurs  endroits,  que  la  vie  de  ceux  qui  écou- 
teront sa  parole  sera  continuellement  traversée  ; 
mais  aussi  il  leur  promet ,  après  leurs  travaux ,  un 

Ç«)  Rom.  v.  41-  —  W  De  Exhort.  Martyr,  p.  a63. 


DE    SAINT    G0RG0N.  3^3 

soulagement  éternel.  Et  voyez  comment  le  Saint- 
Esprit  se  sert  de  toutes  choses,  pour  relever  nos 
courages.  C'est  pourquoi  le  saint  martyr  fait  enten- 
dre à  ses  frères ,  par  un  discours  digne  de  lui ,  que 
Dieu ,  dont  on  ne  peut  compter  les  miséricordes 
n'est  pas  moins  fidèle  dans  les  biens  qu'il  promet 
que  dans  les  maux  qu'il  annonce,  et  que  l'accom- 
plissement de  la  moitié  de  la  prophétie  leur  est  un 
témoignage  indubitable  de  la  vérité  de  l'autre.  Aussi 
prenoient-ils  leur  disgrâce  présente  pour  un  gage 
certain  de  leur  future  félicité  ;  et  mesurant  leurs 
consolations  à  venir  sur  leurs  peines  présentes,  ils 
croyoient  qu'elles  ne  leur  étoient  pas  tant  envoyées 
pour  les  tourmenter  dans  le  temps,  que  pour  leur 
donnerde  nouvelles  assurances  d'un  bonheur  sansfin. 

Ces  pensées  ne  sont-elles  pas  pleines  d'une  grande 
consolation?  Mais  leur  esprit,  nourri  depuis  long- 
temps de  la  parole  divine,  en  concevoit  encore  de 
bien  plus  sublimes.  Comme  ils  ne  jugeoient  pas  des 
choses  par  l'extérieur,  ils  considéroient  que  l'homme 
n'étoitpas  ce  qu'il  nous  paroît;  mais  que  Dieu,  pour 
le  former,  avoit  fait  sortir  de  sa  bouche  un  esprit  de 
vie,  qu'il  avoit  caché  comme  un  trésor  céleste  dans 
cette  masse  du  corps  ;  que  cet  esprit ,  quoiqu'il  fût 
d'une  race  divine,  comme  le  dit  si  bien  l'apôtre  au 
milieu  de  l'Aréopage  (0,  quoiqu'il  portât  imprimé 
sur  soi  l'image  de  son  Créateur,  étoit  néanmoins  ac- 
cablé d'un  amas  de  pourriture ,  où  il  contractoit  par 
nécessité  quelque  chose  de  mortel  et  de  terrestre , 
dégénérant  de  la  pureté  de  son  origine.  Dans  cette 
pensée ,  ils  croyoient  que  les  tourmens  ne  faisoient 

0)  Act.  xvii.  29. 


3^4  PANÉGYRIQUE 

qu'en  détacher  ce  qu'il  y  avoit  d'étranger,  «  tout 
»  ainsi  que  le  feu  sépare  de  l'or  ce  qui  s'y  mêle  d'im- 
»  pur  »  :  Tanquam  aurum  injornace  (0.  En  effet, 
on  eût  dit ,  à  les  voir,  qu'à  mesure  qu'on  leur  em- 
portait quelque  lambeau  de  leur  chair,  leur  ame 
s'en  seroit  trouvée  beaucoup  allégée ,  comme  si  on 
les  eût  déchargés  d'un  pesant  fardeau  ;  et  ils  espé- 
roient  ,  qu'à  force  d'arracher  leur  chair  pièce  à 
pièce,  elle  resteroit  toute  pure  et  toute  céleste,  et 
en  cet  état  seroit  présentée  au  nom  de  Jésus-Christ 
devant  le  trône  de  Dieu. 

Dans  ces  considérations  vous  les  eussiez  vus,  d'un 
cœur  brûlant  de  charité  s'animer  eux-mêmes  contre 
leurs  supplices.  Tantôt  ils  se  plaignoient  de  ce  qu'ils 
étoient  trop  lents ,  ne  souhaitant  rien  tant  que  de 
voir  bientôt  abattue  cette  masure  ruineuse  de  leur 
corps ,  qui  les  séparoit  de  leur  maître ,  et  s'écriant 
avec  l'apôtre  :  «  Je  désire  d'être  dégagé  des  liens  du 
»  corps ,  pour  vivre  avec  Jésus-Christ  »  :  Cupio  dis- 
solvij  et  esse  cum  Christo  02).  Tantôt  ravis  d'une 
certaine  douceur,  que  ressentent  les  grands  courages 
lorsqu'il  s'agit  de  souffrir  pour  ce  qu'ils  aiment,  ils  se 
réjouissoient  de  se  voir  enveloppés  d'une  chair  mor- 
telle, qui  pût  fournir  matière  à  la  cruauté  des  bour- 
reaux. De  telles  et  semblables  réflexions  consolaient 
les  martyrs,  en  attendant  avec  patience  qu'il  plût  à 
Dieu  de  les  appeler  à  lui  ;  et  saint  Gorgon  sut  si  bien 
prendre  ces  sentimens  de  ceux  qui  l'avoient  précédé, 
qu'il  devint  lui-même  pour  la  postérité  un  exemple 
digne  d'être  proposé  à  la  piété  des  fidèles. 

C'est  vous  particulièrement,  Messieurs,  que  cet 

(>)%mh,6.  —  WPhil  i.  a 3, 


DE    SAINT    GORGON.  3^ 

exemple  regarde  ,  puisque  vous  avez  pris  saint  Gor- 
gon  pour  votre  patron.  Vous  n'êtes  pas  obligés  de 
souffrir  les  mêmes  peines;  mais  comme  vous  parti- 
cipez à  la  même  foi,  vous  devez  entrer  dans  les 
mêmes  sentimens.  11  faut  que  votre  paroisse,  illustre 
par  tant  de  titres ,  mais  surtout  pour  être  sous  la 
protection  d'un  si  grand  martyr,  se  rende  encore 
plus  recommandable  en  imitant  sa  foi,  après  avoir 
considéré  sa  mort  si  attentivement. 

Or  il  en  est  des  martyrs  comme  d'un  excellent 
original,  dont  chaque  peintre  cherche  à  copier  quel- 
ques traits  pour  embellir  son  ouvrage.  Nous  voyons 
dans  leurs  actions  la  vie  de  notre  Sauveur  si  bien 
exprime'e ,  qu'il  n'y  a  presque  rien  qui  ne  nous  y 
doive  servir  d'exemple  :  mais  dans  un  si  grand  éclat 
de  vertus,  il  nous  faut  choisir  celles  qui  nous  sont 
plus  nécessaires  selon  les  occurrences  où  nous  nous 
trouvons. 

Martyr  et  témoin,  c'est  la  même  chose.  On  appelle 
martyrs  de  Jésus-Christ  ceux  qui ,  souffrant  pour  la 
foi,  en  ont  témoigné  la  vérité  par  leur  patience,  et 
l'ont  scellée  de  leur  sang.  Maintenant  il  n'y  a  plus 
de  tyrans  qui  nous  persécutent  ;  mais  nous  sommes 
instruits  par  l'Evangile  que  Dieu,  qui  est  notre  père, 
distribue  à  ses  enfans  les  biens  et  les  maux  selon  les 
conseils  de  sa  providence  (0.  Ainsi  quand  nqus  som- 
mes affligés,  si  nous  prenons  nos  afflictions  de  la  main 
de  Dieu  avec  humilité,  ne  déclarons-nous  pas  par 
cette  soumission ,  qu'il  y  a  une  intelligence  première 
et  universelle,  qui  par  des  raisons  secrètes,  mais 
équitables,  nous  rend  ici-bas  heureux  ou  malheu-» 

l1)  Matt.  v,  \$. 


'à"j6  PANÉGYRIQUE 

reux?  Et  n'est-ce  pas  alors  nous  montrer  les  témoins 
ou  les  martyrs  de  la  Providence? 

Nous  vivons,  Messieurs,  dans  un  temps  et  dans 
une  ville  où  nous  avons  sujet  de  mériter  cet  honneur. 
11  y  a  près  de  vingt  ans  qu'elle  porte  presque  tout  le 
fardeau  de  la  guerre  :  sa  situation  trop  importante 
semble  ne  lui  avoir  servi  que  pour  l'exposer  en  proie 
à  tous  ceux  quil'avoisinent  :  Diripuerunt  eam  omnes 
transeuntes  viami1)  ;  et  comme  si  ce  n'étoit  pas  assez 
de  tant  de  misères ,  Dieu ,  cette  année  ayant  trompé 
l'espérance  de  nos  moissons,  a  frappé  la  terre  de  sté- 
rilité :  car  il  ne  faut  point  douter  que  tous  ces  maux 
ne  soient  arrivés  par  son  ordre.  Il  punit  par  la  guerre 
celle  que  nous  lui  faisons  tous  les  jours.  La  terre  par 
son  commandement  nous  refuse  le  fruit  de  nos  tra- 
vaux; parce  que  nos  âmes  ne  lui  en  rapportent 
aucun,  quoiqu'il  les  ait  si  soigneusement  cultivées. 
Ah!  Messieurs,  humilions-nous  sous  la  puissante 
main  de  Dieu,  de  peur  qu'après  avoir  tout  perdu, 
nous  ne  perdions  encore  le  fruit  de  l'affliction  que 
nos  calamités  nous  causent ,  au  lieu  de  la  faire  pro- 
fiter à  notre  salut. 

Il  ne  faut  point  nous  flatter  :  nous  voyons  assez 
de  personnes  qui  plaignent  les  malheurs  du  temps; 
mais  qui  sont  ceux  qui  travaillent  sérieusement  à 
faire  cesser  la  vraie  cause  de  tous  ces  maux  ?  Le  ciel 
ne  nous  a  fait  encore  que  les  premières  menaces;  et 
déjà  le  pauvre  tâche  d'amasser  de  quoi  vivre  par  des 
tromperies,  se  défiant  de  la  Providence,  pendant 
que  le  riche  prépare  ses  greniers  pour  engloutir  la 
nourriture  du  pauvre ,  qu'il  lui  fera  acheter  bien 

10  Ps.  Lxxxvur.  4a. 


DE    SAINT    GORGON.  3~7 

cher  en  son  extrême  indigence.  Les  plus  sages  pen- 
sent à  pourvoir  à  la  nécessité  du  pays  :  leur  zèle  est 
louable  ;  mais  nous  n'avançons  rien  par  ces  soins. 
S'il  est  vrai  que  Dieu  soit  irrité  contre  nous,  comme 
il  nous  le  fait  paroître  par  les  fléaux  qu'il  nous  en- 
voie ,  pensons-nous  pouvoir  arrêter  le  torrent  de  sa 
colère  par  de  vaines  précautions?  Si  tu  montes  jus- 
qu'au ciel,  dit  le  Seigneur  (0,  je  t'en  saurai  bien 
tirer,  et  ma  colère  t'ira  trouver  jusqu'au  plus  pro- 
fond des  abîmes.  Il  faut  aller  à  la  source  du  mal, 
puisque  aussi  bien  nos  prévoyances  toujours  incer- 
taines ne  peuvent  rien  contre  ses  ordres  inévitables. 

Mais  si,  reconnoissant  nos  péchés,  nous  confes- 
sons qu'ils  ont  justement  attiré  son  indignation  sur 
nos  têtes ,  qu'attendons-nous  à  faire  pénitence  ?  Que 
ne  prévenons-nous  sa  fureur  par  un  sacrifice  de  lar- 
mes? que  ne  mettons -nous  fin  au  long  désordre 
de  notre  vie?  que  ne  rachetons- nous  nos  ini- 
quités par  nos  aumônes,  ouvrant  nos  cœurs  sur  la 
misère  du  pauvre?  Ah  !  Seigneur  j  nous  vous  avons 
grandement  offensé,  nous  ne  sommes  pas  dignes 
d'être  appelés  vos  enfans  :  détournez  votre  colère 
de  dessus  nous ,  de  peur  que  nous  ne"  disparaissions 
de  devant  votre  face  ,  comme  la  poudre  qui  est  em- 
portée par  un  tourbillon.  Nous  vous  en  prions  par 
Jésus-Christ  votre  Fils,  qui  s'est  offert  pour  nous  en 
odeur  de  suavité. 

C'est  ainsi,  Messieurs,  qu'il  nous  faut  fléchir  sa 

miséricorde  :   c'est  par-là  qu'il  nous  faut  obtenir 

cette  paix  que  nous  attendons  il  y  a  si  long-temps. 

Il  semble  à  tout  moment  que  Dieu  veuille  nous  la 

M  Abd.  4. 


3^8  PANÉGYRIQUE 

donner;  et  si  elle  a  été  retardée,  n'attribuons  ce 
délai  à  aucune  raison  humaine  :  c'est  lui  qui  attend 
de  nous  que  nous  commencions  de  bonne  foi  à  sa- 
tisfaire à  sa  justice.  La  paix  qu'il  nous  prépare  semble 
être  prête  à  descendre  vers  nous;  on  diroit  qu'il  dis- 
pose toutes  choses  à  son  établissement  :  arrachons- 
la-lui  par  la  ferveur  de  nos  prières  ;  et  surtout ,  si 
nous  voulons  qu'il  nous  fasse  miséricorde,  ayons 
compassion  de  nos  pauvres  frères ,  que  la  misère  du 
temps  réduira  peut-être  à  d'étranges  extrémités. 
Ainsi  puissions-nous  recevoir  abondamment  les  fa- 
veurs du  ciel ,  et  mériter  que  Dieu  rende  le  premier 
lustre  à  cette  ville,  autrefois  si  florissante,  qu'il  ré- 
tablisse les  campagnes  désolées,  qu'il  fasse  revivre 
partout  aux  environs  le  repos  et  la  douceur  d'une 
paix  bien  affermie.  Mais  ne  bornonspas  là  nos  vœux; 
et  pour  voir  régner  une  concorde  éternelle  entre 
ses  citoyens ,  désirons  qu'il  ramène  h  l'union  de  la 
sainte  Eglise  ceux  qui  s'en  sont  séparés  par  le  pré^ 
texte  d'une  réformation  illusoire  ;  afin  que  les  forces 
du  christianisme  étant  réunies,  nous  chantions  d'une 
même  voix  les  grandeurs  de  notre  Dieu ,  et  les  bon- 
tés de  notre  Sauveur  Jésus-Christ,  par  qui  nous  es» 
pérons  triompher  à  jamais  de  tous  nos  ennemis,  et 
jouir  du  repos  éternel  qui  nous  est  promis.  Amen% 


DE    SAINT'    G0RG0N.  3^9 


PRECIS 

D'UN  AUTRE  PANÉGYRIQUE 

DU  MÊME  SAINT. 

L'heure  du  sacrifice ,  le  temps  le  plus  propre  pour  célébrer  les 
louanges  d'un  martyr.  Avec  quelle  constance  saint  Gorgon  a  sur- 
monté les  caresses  et  les  menaces  du  monde.  Vains  efforts  du  tyrau 
contre  lui  :  grands  biens  qu'il  lui  a  procurés. 


Omne  quod  natum  est  ex  Deo,  vincit  mundum;  et  haec 
est  Victoria  quas  vincit  mundum ,  (ides  nostra. 

Tout  ce  qui  est  ne'  de  Dieu ,  surmonte  le  monde}  et  la 
victoire  qui  surmonte  le  monde,  c'est  notre  foi.  I.    Joan. 

v.4. 

Il  n'est  point  de  temps  ni  d'heure  plus  propre  à 
faire  l'éloge  des  saints  martyrs,  que  celui  du  sacri- 
fice adorable  pour  lequel  vous  êtes  ici  assemblés. 
C'est ,  mes  Frères ,  de  ce  sacrifice  que  les  martyrs 
ont  tiré  toute  leur  force,  et  c'est  aussi  dans  ce  sacri- 
fice qu'ils  ont  pris  leur  instruction,  C'est  la  nour- 
riture céleste  que  l'on  nous  donne  à  ces  saints 
autels,  qui  les  a  affermis  et  fortifiés  contre  toutes  les 
terreurs  du  monde  ;  et  le  sang  que  l'on  y  reçoit,  les 


380  PANÉGYRIQUE 

a  animés  à  verser  le  leur  pour  la  gloire  de  l'Evan- 
gile. Et  n'est-ce  pas  dans  ce  sacrifice  que  voyant 
Jésus- Christ  s'offrir  à  son  Père,  ils  ont  appris 
à  s'offrir  eux-mêmes  en  Jésus- Christ  et  par  Jésus- 
Christ?  et  cette  innocente  victime,  qui  s'immole 
tous  les  jours  pour  nous,  leur  a  inspiré  le  dessein  de 
s'immoler  pour  l'amour  de  lui.  Saint  Ambroise , 
après  avoir  découvert  les  corps  dçs  martyrs  de 
Milan,  les  mit  dans  les  mêmes  autels  sur  lesquels 
il  célébroit  le  saint  sacrifice;  et  il  en  rend  cette  rai- 
son à  son  peuple  :  Succédant ,  dit  ce  grand  évêque 
avec  son  éloquence  ordinaire  (0 ,  succédant  victimœ 
triumphales  in  locum  ubi  Christus  hostia  est  :  «  Il 
»  est  juste,  il  est  raisonnable  que  ces  triomphantes 
»  victimes  soient  placées  dans  le  même  lieu,  où. 
»  Jésus-Christ  est  immolé  tous  les  jours  »  ;  et  si  ce 
sont  des  victimes ,  on  ne  peut  les  mettre  que  sur  les 
autels. 

Ne  croyez  donc  pas ,  chrétiens ,  que  l'action  du 
sacrifice  soit  interrompue  par  les  discours  que  j'ai 
à  vous  faire  du  martyre  de  saint  Gorgon.  Vous  quit- 
tez un  sacrifice  pour  un  sacrifice  :  c'est  un  sacrifice 
mystique  que  la  foi  nous  fait  voir  sur  ces  saints  au- 
tels; et  c'est  aussi  un  sacrifice  que  je  dois  vous  re- 
présenter en  cette  chaire.  Jésus-Christ  est  immolé 
dans  l'un  et  dans  l'autre  :  là  il  est  mystiquement 
immolé  sous  les  espèces  sanctifiées  ;  et  ici  il  sera  im- 
molé en  la  personne  d'un  de  ses  martyrs  :  là  il  re- 
nouvelle le  souvenir  de  sa  passion  douloureuse;  ici 
il  accomplit  en  ses  membres  ce  qui  manquoit  à  sa 
passion,  comme  parle  le  divin  apôtre  (2).  L'un  et 

(•)  Episl.  xxn,  7£.  i3  5  lom.  h,  co/.  877.  —  »  Coloss.  1.  i\. 


DE    SAINT    GORGON.  38l 

l'autre  de  ces  sacrifices  se  fait  par  l'opération  de 
l'Esprit  de  Dieu  ;  et  pour  profiter  de  l'un  et  de  l'au- 
tre ,  nous  avons  besoin  de  sa  grâce ,  que  je  lui  de- 
mande humblement  par  les  prières  de  la  sainte 
Vierge.  Ave. 

Pour  entrer  d'abord  en  matière,  je  suppose  que 
vous  savez  que  nous  sommes  enrôlés  par  le  saint  bap- 
tême dans  une  milice  spirituelle,  en  laquelle  nous 
avons  le  monde  à  combattre.  Cette  vérité  est  connue  ; 
mais  il  importe  que  vous  remarquiez  que  cette  admi- 
rable milice  a  ceci  de  singulier ,  que  le  prince  qui 
nous  fait  combattre  sous  ses  glorieux  étendards,  vous 
entendez  bien,  chrétiens,  que  c'est  Jésus  le  Sauveur 
des  âmes,  nous  ordonne  non-seulement  de  combat- 
tre ,  mais  encore  nous  commande  de  vaincre.  La 
raison  en  est  évidente;  car  dans  les  guerres  que  font 
les  hommes,  tout  l'événement  ne  dépend  pas  du 
courage  ni  de  la  résolution  des  soldats  :  je  veux  dire 
qu'on  n'emporte  pas  tout  ce  qu'on  attaque  avec  vi- 
gueur. Quelquefois  la  nature  des  lieux,  qui  souvent 
sont  inaccessibles  ;  quelquefois  les  hasards  divers , 
qui  se  rencontrent  dans  les  combats,  rendent  inu- 
tiles les  efforts  des  assaillans;  quelquefois  même 
la  résistance  est  si  opiniâtre,  que  l'attaque  la  plus 
hardie  n'est  pas  capable  de  la  surmonter  :  de  là  vient 
que  le  général  ne  répond  pas  toujours  des  événemens; 
et  enfin  toutes  les  histoires  sont  pleines  de  ces  braves 
infortunés,  qui  ont  eu  la  gloire  de  bien  combattre 
sans  avoir  le  plaisir  de  triompher;  qui  ont  rem- 
porté de  la  bataille  la  réputation  de  bons  soldats , 
sans  avoir  pu  obtenir  le  titre  de  victorieux. 


38a  PANÉGYRIQUE 

Mais  il  n'en  est  pas  de  la  sorte  dans  les  guerres 
que  nous  faisons  sous  Jésus-Christ  notre  capitaine. 
Les  armes  qu'on  nous  donne  sont  invincibles  :  le 
seul  nom  de  notre  Sauveur,  sous  lequel  nous  avons 
l'honneur  de  combattre,  met  nos  ennemis  en  dé- 
sordre ;  tellement  que,  si  le  courage  ne  nous  manque 
pas ,  l'événement  n'est  pas  incertain  ni  la  victoire 
douteuse.  C'est  pourquoi  je  vous  disois,  chrétiens, 
et  j'avois  raison  de  le  dire  >  que  dans  la  milice  où. 
nous  servons,  dans  l'armée  où  nous  sommes  enrôlés, 
il  n'y  a  pas  seulement  ordre  de  combattre,  mais  en- 
core que  nous  sommes  obligés  de  vaincre;  et  vous 
le  pouvez  avoir  remarqué  par  les  paroles  que  j'ai 
alléguées  du  disciple  bien-aimé  de  notre  Sauveur  : 
Omne  quod  ncetwn  est  ex  Deo ,  vincit  mundum  : 
«  Tout  ce  qui  est  né  de  Dieu,  surmonte  le  monde  ». 
Où  est  l'armée  où  l'on  puisse  dire  que  tous  les  com- 
battans  sont  victorieux  ?  Ici  vous  voyez  comme  il 
parle  :  «  Tout  ce  qui  est  né  de  Dieu  » ,  tout  ce  qui 
est  enrôlé  par  le  baptême ,  Quod  natum  est  ex  Deo, 
ce  sont  autant  de  victorieux.  Cette  milice  remporte 
nécessairement  la  victoire  ;  et  s'il  y  a  des  vaincus  > 
c'est  qu'ils  n'ont  pas  voulu  combattre ,  c'est  que  ce 
sont  des  déserteurs.  Il  est  écrit  dans  les  prophètes  : 
Electi  mei  non  laborabunt  frustra  (0  :  «  Mes  élus 
»  ne  travailleront  point  en  vain  »  ;  c'est-à-dire  que 
dans  cette  armée  il  n'y  a  point  de  vertus  malheu- 
reuses; la  valeur  n'a  jamais  de  mauvais  succès,  et 
tous  ceux  qui  combattent  bien,  seront  infaillible- 
ment couronnés  :  Omne  quod  natum  est  ex  Deo, 
vincit  mundum. 

(»)  Isai.  ixy.  a3. 


DE    SAIN*    GOKCOÎf.  383 

Venez  donc ,  venez  ,  chrétiens ,  à  cette  glorieuse 
milice.  Il  y  a  des  travaux  à  souffrir ,  mais  aussi  la 
victoire  est  indubitable  :  ayez  la  résolution  de  com- 
battre, vous  aurez  l'assurance  de  vaincre.  Que  si  les 
paroles  ne  suffisent  pas ,  s'il  faut  des  exemples  pour 
vous  animer  ;  en  voici  un  illustre  que*  je  vous  pré- 
sente dans  le  martyre  du  grand  saint  Gorgon.  Oui, 
mes  Frères ,  il  a  combattu  ;  c'est  pourquoi  il  a  triom- 
phé. Vous  lui  verrez  surmonter  le  monde ,  c'est-à- 
dire,  dit  saint  Augustin  (0 ,  toutes  ses  erreurs,  toutes 
ses  terreurs ,  et  les  attraits  de  ses  fausses  amours  : 
c'est  ma  première  partie.  Mais ,  mes  Frères  ,  ce  n'est 
pas  assez  que  vous  lui  voyiez  répandre  son  sang;  il 
faut  que  ce  sang  échauffe  le  nôtre;  il  faut  que  ses 
bienheureuses  blessures  que  l'amour  de  Jésus-Christ 
a  ouvertes,  fassent  impression  sur  nos  cœurs  :  il  y 
auroit  pour  nous  trop  de  honte  d'être  lâches  et  inu- 
tiles spectateurs  de  cette  glorieuse  bataille.  Jetons- 
nous  ,  mes  Frères,  dans  cette  mêlée,  fortifions-nous 
parles  mêmes  armes,  soutenons  le  même  combat; 
et  nous  remporterons  la  même  victoire,  et  nous 
chanterons  tous  ensemble  :  Et  hcec  est  'Victoria  quce 
vincit  mundum  :  «  Et  la  victoire  qui  surmonte  le 
»  monde,  c'est  notre  foi  ». 

Ce  n'est  pas  à  moi ,  chrétiens ,  à  entreprendre  de 
vous  faire  voir  quelle  est  la  gloire  des  saints  martyrs; 
il  faut  que  j'emprunte  les  sentimens  du  plus  illuminé 
de  tous  les  docteurs  :  vous  sentez  que  je  veux  nom- 
mer saint  Augustin.  Ce  grand  homme ,  pour  nous 
faire  entendre  combien  la  grâce  de  Jésus-Christ  est 
puissante  dans  les  saints  martyrs  ,  se  sert  de  cette 

W  De  Corrept.  et  Grat.  cap.  mi  ,  n.  35  j  tom.  x,  col.  769. 


384  PANÉGYRIQUE 

belle  pense'e  :  d'un  côté,  il  nous  montre  Adam 
dans  le  repos  du  paradis;  de  l'autre,  il  représente 
un  martyr  au  milieu  des  roues  et  des  chevalets ,  et 
de  tout  l'appareil  horrible  des  tourmens  dont  on  le 
menace.  Trouvez  bon ,  je  vous  prie,  mes  Frères , 
que  j'expose*ici  à  vos  yeux  ces  deux  objets  différens. 
Dans  Adam  la  charité  règne  comme  une  souveraine 
paisible,  sans  aucune  résistance  des  passions;  dans 
le  martyr  la  charité  règne,  mais  elle  est  troublée 
par  les  passions ,  et  chargée  du  poids  d'un  corps  cor- 
ruptible :  elle  règne  sur  les  passions,  comme  une 
reine  à  la  vérité,  mais  sur  des  sujets  rebelles,  et  qui 
ne  portent  le  joug  qu'à  regret.  Adam  est  dans  les 
délices  :  on  en  offre  aussi  aux  martyrs  ;  mais  avec 
cette  différence,  que  les  délices  dont  jouit  Adam, 
sont  pour  l'inviter  à  bien  vivre ,  et  les  plaisirs  qu'on 
offre  au  martyr  lui  sont  présentés  pour  l'en  dé- 
tourner. Dieu  promet  des  biens  à  Adam,  et  il  en 
promet  au  martyr;  mais  Adam  tient  déjà  ce  que 
Dieu  promet,  et  le  martyr  n'a  que  l'espérance,  et 
cependant  il  gémit  parmi  les  douleurs.  Adam  n'a 
rien  à  craindre,  sinon  de  pécher  :  le  martyr  a  tout 
à  craindre,  s'il  ne  pèche  pas.  Dieu  dit  à  Adam  :  Tu 
mourras,  si  tu  pèches;  et  d'autre  part  il  dit  au  mar- 
tyr :  Meurs,  afin  que  tu  ne  pèches  pas;  mais  meurs 
cruellement,  inhumainement.  A  Adam  :  La  mort 
sera  la  punition  de  ton  manquement  de  persévé- 
rance; à  celui-ci  :  Ta  persévérance  sera  suivie  d'une 
mort  cruelle.  On  retient  celui-là  comme  par  force  : 
on  précipite  celui-ci  avec  violence.  Cependant,  ô 
merveille!  dit  saint  Augustin  (0,  ah!   c'est  notre 

W  Loeo  suprà  cit. 

malheur 


DE    SAINT    GOllGON.  385 

malheur  :  «  Au  milieu  d'une  si  grande  félicité,  avec 
»  une  facilité  si  étonnante  de  ne  point  pécher,  Adam 
»  ne  demeure  point  ferme  dans  son  devoir  »  :  Won 
stelit  in  tantâ  felicitate ,  in  tantd  non  peccandi  fa- 
cilitate ;  et  le  martyr,  quoique  le  monde  le  flatte 
d'abord,    le  menace,  frémisse  ensuite,   écume  de 
rage ,  tonnant  avec  fureur  contre  lui,  il  rejette  tout 
ce  qui  attire ,  méprise  tout  ce  qui  menace ,  surmonte 
tout  ce  qui  tourmente.  D'une  main  il  repousse  ceux 
qui  le  flattent ,  qui  l'embrassent  et  qui  le  caressent  ; 
de  l'autre  il  soutient  les  efforts  de  ceux  qui  lui  arra- 
chent, pour  ainsi  dire,  la  vie  goutte  à  goutte.  O  Jé- 
sus, Dieu  infirme,  c'est  votre  ouvrage.  Il  est  bien 
vrai,  6  divin  Sauveur,  que  vous  nous  avez  réparés 
avec  une  grâce  bien  plus  abondante,  que  vous  ne 
nous  aviez  établis.  Le  fort  abandonne  l'immortalité; 
le  foible  supporte  constamment  la  mort  :  la  puis- 
sance succombe,  et  l'infirmité  est  victorieuse  :  Virtus 
in  infirmitate  perjîcitur  (ï).  Plus  de  force ,  plus  d'in- 
firmité; plus  de  gloire  et  plus  de  bassesse,  c'est  le 
mystère  de  Jésus -Christ  fait  chair  :  la  force  éclate 
dans  la  foiblesse  :  Unde  hoc,  nisi  donante  Mo  a  quo 
mise rie ordiam  consecuti  sunt  ut  jideles  essent  (2)  ? 
«  D'où  cela  vient-il ,  si  ce  n'est  de  celui  qui  ne  leur 
»  a  pas  donné  un  esprit  de  crainte  pour  céder  aux 
»  persécuteurs,  mais  de  force,  de  dilection,  de  so- 
»  briété;  sobriété,  pour  s'abstenir  des  douceurs; 
»  force,  pour  ne  pas  s'effrayer  des  menaces;  cha- 
»  rite,  pour  supporter  les  tourmens  »,  plutôt  que 
de  se  séparer  de  Jésus  -  Christ ,  et  pour  dire  avec 

(•)  //.  Cor.  xn.  9.  — •  (»)  S.  Aug.  ubi  suprà. 

Bossuet.  xvi.  a5 


386  PANÉGYRIQUE 

l'apôtre  :    Quis    ergo    nos    separabit  à   charitaie 
Chris ti  (0? 

N'est  ce  pas,  mes  Frères,  cet  esprit  qui  a  agi  dans 
saint  Gorgon  ?  Il  faut  que  je  vous  le  représente 
dans  la  Cour  des  empereurs.  Vous  savez  quel  crédit 
avoient  auprès  d'eux  les  domestiques  qui  les  appro- 
choient,  la  confiance  dont  ils  les  honoroient,  les 
biens  dont  ils  les  combloient ,  l'influence  qu'ils 
avoient  dans  toutes  les  affaires  :  de  là  cette  magni- 
ficence qui  les  environnoit,  que  Jésus-Christ  avoit 
en  vue ,  lorsqu'il  a  dit  :  «  Ce  sont  ceux  qui  habitent 
»  les  palais  des  rois,  qui  sont  vêtus  mollement  »  : 
Ecce  qui  mollibus  vestiunlur  _,  in  domibus  regum 
sunt  (2).  Et  par  ces  paroles  le  divin  Sauveur  nous 
retrace  tout  le  luxe,  la  mollesse,  les  délices  des 
Cours.  Or  on  sait  combien  la  Cour  des  empereurs 
romains  étoit  superbe  et  fastueuse.  Quel  devoit  donc 
être  l'éclat  de  leurs  favoris,  et  en  particulier  de 
saint  Gorgon?  Car  Eusèbe  de  Césarée,  qui  a  vécu 
dans  son  siècle,  dit  de  lui  et  des  compagnons  de  son 
martyre,  que  l'empereur  les  aimoit  comme  ses  pro- 
pres enfans  :  JEque  ac  germani  jilii  chari  eranl  (3)  y 
et  qu'ils  étoient  montés  au  suprême  degré  des  hon- 
neurs. Avoir  de  si  belles*  espérances,  et  cependant 
vouloir  être,  quoi?  le  plus  misérable  des  hommes, 
en  un  mot ,  chrétien  ;  il  faut  certes  que  la  vue  d'un 
objet  bien  effrayant  ait  fait  de  vives  et  fortes  im- 
pressions sur  un  cœur.  Quels  étoient  alors  les  chré- 
tiens ,  et  à  quoi  s'exposoient-ils  ?  Au  mépris  et  à  la 

(.0  Rom.  vin.  35.  — W  Matt.  xu  6.  —  (3)  Histor.  Eccles.  lib.  vin, 
cap.  vi ;  p.  296. 


DE    SAINT    GORGON.  887 

haine,  qui  étoient  l'un  et  l'autre  portés  aux  der- 
nières extrémités.  Lequel  des  deux  est  le  plus  sen- 
sible ?  Il  y  en  a  que  le  mépris  met  à  couvert  de  la 
haine ,  et  l'on  hait  bien  souvent  ce  qu'on  craint ,  et 
ce  qu'on  craint  on  ne  le  méprise  pas.  Mais  tout 
s'unissoit  contre  les  chrétiens ,  le  mépris  et  la  haine. 
Ceux  qui  les  excusoient,  les  faisoient  passer  pour  des 
esprits  foibles,  superstitieux,  indignes  de  tous  les 
honneurs,  qu'il  falloit  déclarer  infâmes.  La  haine 
succédant  au  mépris,  éclatoit  par  la  manière  dont 
on  les  menoit  au  supplice ,  sans  garder  aucune 
forme ,  ni  suivre  aucune  procédure.  Cela  étoit  bon 
pour  les  voleurs  et  pour  les  meurtriers  ;  mais  pour 
les  chrétiens,  on  les  conduisoit  aux  gibets  comme 
on  meneroit  des  agneaux  à  la  boucherie.  Chrétien  , 
homme  de  néant,  tu  ne  mérites  aucun  égard  ;  et  ton 
sang,  aussi  vil  que  celui  des  animaux,  doit  être  ré- 
pandu avec  aussi  peu  de  ménagement.  Ainsi ,  dans 
l'excès  de  fureur  dont  les  esprits  étoient  animés 
contre  eux,  on  les  poursuivoit  de  toutes  parts;  et 
les  prisons  étoient  tellement  pleines  de  martyrs, 
qu'il  n'y  avoit  plus  de  place  pour  les  malfaiteurs  ('). 
S'il  y  avoit  quelque  bataille  perdue,  s'il  arrivoit 
quelque  inondation,  ou  quelque  sécheresse,  on  les 
chargeoit  de  la  haine  de  toutes  les  calamités  pu- 
bliques. Chrétiens  innocens,  on  vous  maudit,  et 
vous  bénissez  ;  vous  souffrez  §ans  révolte ,  et  même 
sans  murmure  :  vous  ne  faites  point  de  bruit  sur  la 
terre  ;  on  vous  accuse  de  remuer  tous  les  élémens, 
et  de  troubler  l'ordre  de  la  nature.  Tel  étoit  l'effet 
de  la  haine  qu'on  portoit  au  nom  chrétien. 

W  TertuL  adNat.  lib.  i,  n.  9. 


388  PANÉGY1UQ.UE 

A  quoi  donc  pensoit  saint  Gorgon,  de  descendre 
d'une  si  haute  faveur  à  une  telle  bassesse  ?  Considéré 
d'abord  par  tout  l'Empire,  il  consent  de  devenir 
l'exécration  de  tout  l'Empire  :  Hœc  est  Victoria  quœ 
vincil  mundum.  Et  quel  courage  ne  falloit  -  il  pas , 
pour  exécuter  cette  généreuse  résolution  sous  Dio- 
clétien,  où  la  persécution  étoit  la  plus  furieuse  ;  où. 
le  diable ,  sentant  approcher  peut-être  la  gloire  que 
Dieu  vouloit  donner   à  l'Eglise   sous   l'empire  de 
Constantin ,  vomissoit  tout  son  venin  et  toute  sa  rage 
contre  elle,  et  faisoit  ses  derniers  efforts  pour  la 
renverser?  Dioclétien  s'en  vantoit,  et  se  glorifioit 
d'avoir  de  tous  côtés  dévoilé  et  confondu  la  supersti- 
tion des  chrétiens  :  Superstitione  Christianorum  uni- 
que détecta.  Vraie  marque  de  sa  fureur,  et  en  même 
temps  marque  sensible  de  son  impuissance  :  Et  hœc 
est  Victoria  quœ  vincil  mundum.  Saint  Gorgon  lui 
résiste  ;  et  le  tyran ,  pour  l'abattre,  fait  exercer  sur 
son  corps  toute  la  violence  que  la  cruauté  la  plus 
barbare  peut  inspirer.  Ah  !  qui  viendra  essuyer  ce 
sang  dont  il  est  couvert ,  et  laver  ces  blessures  que 
le  saint  martyr  endure  pour  Jésus -Christ?  Saint 
Paul  en  avoit  reçu ,  et  le  geôlier  même  de  la  prison 
où  il  est  renfermé  lave  ses  plaies  avec  un  grand  res- 
pect :  mais  ici  les  tyrans  ne  permettent  pas  qu'on 
procure  le  moindre  adoucissement  à  saint  Gorgon; 
et  son  pauvre  corps  écorché,  à  qui  les  ongucns  les 
plus  doux,  les  plus  innocens,  auroient  causé  d'in- 
supportables douleurs,  est  frotté  de  sel  et  de  vi- 
naigre. 

C'est  ainsi  qu'il  devient  conforme  à  son  modèle, 
qui  fait  deux  plaintes  sur  les  traitemens  qu'il  souffre 


DE    SAINT    GOKGOK.  38o, 

dans  sa  passion.  His plagatus  sum  (0  »  :  Voilà  les 
»  blessures  que  j'ai  reçues  »  :  mais  «  ils  ont  encore 
»  ajouté  de  nouvelles  cruautés  aux  premières  dou- 
»  leurs  de  mes  plaies  »  :  Super  dolorem  vulnerum 
meorum  addiderunl  (2).  Ils  m'ont  mis  une  couronne 
d'épines  ;  voilà  le  sang  qui  en  coule  :  His  plagatus 
sum;  mais  ils  l'ont  enfoncée  par  des  coups  de  cannes  : 
Super  dolorem  vulnerum  meorum  addiderunt.  Ils 
m'ont  dépouillé  pour  me  déchirer  de  coups  de  fouet  : 
His  plagatus  sum;  mais  ils  m'ont  remis  mes  habits, 
et  me  les  ôtant  de  nouveau  pour  m'attacher  nu  à 
la  croix,  ils  ont  rouvert  toutes  mes  blessures  :  Su- 
per dolorem  vulnerum  meorum  addiderunt.  Ils  ont 
percé  mes  mains  et  mes  pieds  ;  et  ayant  épuisé  mes 
veines  de  sang,  la  sécheresse  de  mes  entrailles  me 
causoit  une  soif  ardente  qui  me  dévoroit  la  poitrine  ; 
voilà  le  mal  qu'ils  m'ont  fait  :  His  plagatus  sum.  Mais 
lorsque  je  leur  ai  demandé  à  boire  avec  un  grand 
cri,  ils  m'ont  abreuvé  en  ma  soif  de  fiejpet  de  vinai- 
gre :  Super  dolorem  vulnerum  meorum  addiderunt. 
C'est  ce  que  peut  dire  saint  Gorgon  :  ils  ont  déchiré 
ma  peau,  ils  ont  dépouillé  tous  mes  nerfs  :  ils  ont 
entr'ouvert  mes  entrailles  :  His  plagatus  sum.  Mais 
après  cette  cruauté,  ils  ont  frotté  ma  chair  écoichée 
avec  du  vinaigre  et  du  sel,  pour  aigrir  la  douleur  de 
mes  plaies  :  Super  dolorem  vulnerum  meorum  addi- 
derunt. 

Mais  ils  ont  encore  passé  bien  plus  loin,  et  leur 
brutalité  n'est  pas  assouvie.  Ils  couchent  le  saint 
martyr  sur  un  gril  de  fer,  devenu  tout  rouge  par  la 
violence  de  la  chaleur  ;  ô  spectacle  horrible  1  et  ce- 

Cl)  Zach.  xm.  6.  —  ('•)  Ps.  Lxvm.  27. 


3gO  PANÉGYRIQUE 

pendant ,  au  milieu  de  ces  exhalaisons  infectes  qui 
sortoient  de  la  graisse  de  son  corps  rôti,  Gorgon  ne 
cessoit  de  louer  Jésus-Christ.  Les  prières  qu'il  faisoit 
monter  au  ciel  changeoient  cette  fumée  noire  en  en- 
cens :  Et  hœc  est  vicloria  quœ  vincit  mundum. 

Mais  en  quoi  a  nui  à  saint  Gorgon  tout  le  mal 
qu'il  a  souffert?  «  Tout  ce  temps  de  peines  et  de 
»  souffrances  est  passé  comme  un  songe  »  :  Transie- 
runt  tempora  laboriosa ;  temps  de  fatigues,  temps 
de  travail,  qui  l'a  conduit  au  véritable  repos,  à  la 
paix  parfaite  ;  et  c'est  ce  que  le  prophète  roi  ex- 
prime si  bien  par  ces  paroles ,  qu'il  a  dites  au  nom 
de  tous  les  martyrs  :  «  Nous  avons  passé  par  l'eau 
»  et  par  le  feu  ;  mais  vous  nous  avez  fait  entrer  dans 
»  un  lieu  de  rafraîchissement  »  :  Transwimus  per 
ignem  et  aquam  ,  et  eduxisti  nos  in  refrigerium  ('). 
Dieu  a  essuyé  tous  les  pleurs  :  il  a  ordonné  à  saint 
Gorgon  de  se  reposer  de  tous  ses  travaux.  On  a  cru 
lui  ôter  touJ|son  bien  et  même  la  vie  ;  et  on  ne  lui  ôte 
que  la  mortalité:  Uhi  est,  mors,  vicloria  tua  (2)? 
«  O  mort,  où  est  ta  victoire  »  ?  Tu  n'as  ôté  au  saint 
martyr  que  des  choses  superflues;  car  tout  ce  qui 
n'est  pas  nécessaire  est  superflu.   «  Or  une  seule 
»  chose  est  néces  aire  »  :  Porrb  unum  est  necessa- 
rium  (3).   Dieu  est  cet  unique  nécessaire;  tout  le 
reste  est  superflu.  Les  honneurs  sont-ils  nécessaires? 
Combien  d'hommes  vivent  en  repos,  quoique  oubliés 
du  monde.  Tout  cela  est  hors  de  nous,  et  par  consé- 
quent ne  peut  contribuer  à  notre  félicité.  11  en  est 
de  même  des  richesses,  qui  ne  sauroient  remplir 
notre  cœur;  et  c'est  pourquoi  «  ayant  de  quoi  nous 

(')  Psal.  vxv.  ia.  —  00/  Cor.  xv.  55.  —  (3)  Luc.  s.  \i. 


DE    SAINT    GORGON.  3()I 

»  nourrir  et  nous  vêtir,  nous  devons  être  contens  »  i 
Habentes  victum  et  vestilum,  conlenti  sumus  (0. 
Tout  le  reste  est  superflu  ;  la  santé,  «  la  vie  même, 
»  qui  doit  être  regardée  comme  un  bien  superflu 
»  par  celui  qui  considère  la  vie  éternelle  qui  lui  est 
»  promise  »  :  Ipsa  vila,  cogilanlibus  œternam  vi- 
tam,  inter  superflua  reputanda  est  (2)  ;  elle  ne  nous 
est  utile,  qu'autant  que  nous  l'avons  prodiguée  pour 
Dieu.  Ainsi  tout  ce  qu'on  ravit  à  saint  Gorgon  lui 
étoit  superflu  ,  puisqu' étant  dépouillé  de  toutes  ces 
choses,  il  se  trouve  bienheureux.  Qu'a  donc  fait  le 
tyran  par  tous  les  efforts  de  sa  cruauté?  «  En  vain 
»  sa  langue  a-t-elle  concerté  les  moyens  de  nuire, 
»  et  a-t-elle  voulu,  par  ses  tromperies,  trancher 
»  comme  un  rasoir  bien  affilé  »  :  Sicut  novacula 
acutafecisti  dolum  (3).  Que  de  peines  on  prend  pour 
aiguiser  un  rasoir,  que  de  soins  pour  l'affiler  :  com- 
bien de  fois  le  faut-il  passer  sur  la  pierre  ?  Ce  n'est 
au  reste  que  pour  raser  du  poil,  c'est-à-dire  un  ex- 
crément inutile.  Que  ne  font  pas  les  méchans  ?  en 
combien  de  soins  sont -ils  partagés  pour  dresser  des 
embûches  à  l'homme  de  bien  ?  Que  n'a  pas  fait  le 
tyran  pour  abattre  notre  martyr  ?  Il  se  travailloit  à 
trouver  de  nouveaux  artifices  pour  le  séduire,  de 
nouveaux  supplices  pour  l'épouvanter.  Quid  factu- 
rus  justo,  nisi  superflua  rasurus  (4)  ?  Mais  que  fera- 
t-il  contre  le  juste?  il  ne  lui  a  rien  ôté  que  de  super- 
flu. Qu'est-ce  que  l'ame  a  besoin  d'un  corps  qui  la 
charge  et  la  rend  pesante?  La  mort  ne  lui  a  rien 
ôté  que  la  mortalité  :  et  ceux  qui  ont  voulu  conser- 

W  /.  Tim.  vi.  8.  —  00  S.  Aug.Serm.  vnu,  n.  i4;  tom.  v,  col.  363. 
— W Psal.  tii ,  4>  — "  W) S.  Aug.Enar.  in Ps.  zi,n.g ±tom.  iVyCol. 48a. 


892    PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  GORGON. 

ver  la  vie  l'ont  perdue;  et  ils  vivent  les  misérables, 
ils  vivent  pour  souffrir  éternellement.  Parce  que 
saint  Gorgon  l'a  prodiguée ,  il  l'a  mise  entre  les  mains 
de  Dieu,  où  rien  ne  se  perd,  et  il  la  conservera  pour 
jamais. 

Ainsi  le  moyen  de  surmonter  le  monde ,  c'est  de 
tout  abandonner  à  Dieu  :  autrement  tout  périt  et 
tout  passe  avec  le  monde  qui  passe  lui-même ,  et  en- 
veloppe tout  dans  sa  ruine  :  c'est  pourquoi  il  faut 
tout  donner  à  Dieu.  Saint  Paul  possédé  de  cette  pen- 
sée disoit  :  «  Je  donnerai  tout  »  :  Ego  autem  impen- 
dam.  Ce  n'est  pas  assez  ;  aussi  ajoute-t-il  :  «  Et  je  me 
»  livrerai  moi-même  pour  le  salut  de  vos  âmes  »  : 
Superimpendar  ipse  pro  animabus  vestris  (0. 

W//.  Cor.  xii.  i5. 


%■».-».•»  ^^^/m/v*  1  -v 


FOUR  LA  FETE  DES  SS.  ANGES  GARDIENS.     3g3 


SERMON 


POUR    LA    FETE 

DES  SAINTS  ANGES  GARDIENS. 

Bienheureuse  société  que  nous  avons  avec  les  saints  anges.  Ca- 
ractère particulier  de  leur  charité  envers  les  hommes,  dans  le  com- 
merce qu'ils  ont  avec  eux.  Miséricordieuse  condescendance  que 
cette  charité  leur  inspire.  Quelle  marque  de  reconnoissance  nous 
leur  devons.  Témoignage  qu'ils  rendront  contre  nous  au  dernier 
jour,  et  vengeance  qu'ils  exerceront  sur  nous  ,  si  nous  n'avons  pas 
profité  de  leurs  bons  offices. 


Ainen  dico  vobis ,  videbitis  cœlum  apertum,  et  angelôs 
Dei  ascendentes  et  descendentes. 

Je  vous  dis  en  vérité,  vous  verrez  les  deux  ouverts ,  et 
les  anges  de  Dieu  montans  et  descendans.  Paroles  du 
Fils  de  Dieu  àlNJalhanaël;  en  S.  Jean,  ch.i,  jr.  5i. 

Il  paroît  par  les  saintes  Lettres  que  Satan  et  ses 
anges  montent  et  descendent.  «  Ils  montent,  dit 
»  saint  Bernard  (0,  par  l'orgueil,  et  ils  descendent 
»  contre  nous  par  l'envie  »  :  Ascendit  studio  vani- 
tatis  ,  descendit  livore  malignitatis.  Ils  ont  entrepris 
de  monter ,  lorsqu'ils  ont  suivi  celui  qui  a  dit  :  As- 
cendam,  «  Je  m' élèverai  et  je  me  rendrai  e'gal  au  Très- 
»  haut  ».  Mais  leur  audace  étant  repousse'e ,  ils  sont 

(')  In  Psal.  Qui  habitat,  Serin,  xu,  n.  a  ;  tout,  i,  col.  36 1 . 


3g4  POUR    LA    FETE 

descendus,  chrétiens,  pleins  de  rage  et  de  désespoir, 
comme  dit  saint  Jean  dans  l'Apocalypse  :  «  O  terre, 
»  ô  mer,  malheur  à  vous,  parce  que  le  diable  des- 
»  cend  à  vous,  plein  d'une  grande  colère  »  :  Vœ 
terrce  ,  et  mari,  quia  descendit  diabolus  ad  vos ,  ha- 
bens  iratn  magnarn  (T).  Ainsi  son  élévation  présomp- 
tueuse est  suivie  d'une  descente  cruelle;  et  quoique 
Dieu  l'ait  banni  de  devant  sa  face,  n'ose-t-il  pas  en- 
core s'y  présenter  pour  se  rendre  notre  accusateur , 
selon  ce  qu'écrit  le  même  apôtre  ?  N'est-ce  pas  pour 
cela  qu'il  est  appelé  l'accusateur  des  fidèles,  qui  les 
accuse  nuit  et  jour  en  la  présence  de  Dieu  1  Accu- 
sator  fratrum  noslrorum ,  qui  accusabat  illos  die  ac 
nocte  (2).  Et  en  effet,  ne  lisons -nous  pas  qu'il  s'est 
trouvé  avec  les  saints  anges  pour  accuser  le  fidèle 
Job?  Adfuit  cum  Mis  êtiam  Satan  (3).  Mais  étant 
monté  devant  Dieu  pour  le  calomnier  avec  artifice, 
il  est  aussi  bientôt  descendu  pour  le  persécuter  avec 
fureur  :  tellement  que  toute  sa  vie,  c'est  un  mou- 
vement éternel,  par  lequel  il  monte  et  descend, 
méditant  toujours  en  lui-même  le  dessein  de  notre 
ruine. 

Que  si  cet  esprit  malfaisant  se  remue  continuelle- 
ment avec  ses  complices  pour  persécuter  les  fidèles  ; 
chrétiens,  les  saints  anges  ne  sont  pas  oisifs,  et  ils 
se  remuent  pour  les  secourir  :  c'est  pourquoi  vous 
les  voyez  monter  et  descendre  :  Ascendentes  et  des- 
cendentcs  ;  et  j'espère  vous  faire  voir  aisément  que 
tout  cela  se  fait  pour  notre  salut,  après  que  nous 
aurons  imploré  l'assistance  du  Saint-Esprit  par  l'in- 
tercession de  la  sainte  Vierge.  Ave. 
,(»)  Apoc.  xn.  xa.  —  W  lbid.  10.  —  C3)  Job,  i.  6, 


DES    SAINTS    ANGES    GARDIENS-  3<)5 

Si  vous  n'avez  pas  assez  entendu  la  dignité  de 
notre  nature,  et  la  grandeur  de  nos  espérances, 
vous  le  pourrez  connoître  aisément  par  la  sainte  so- 
lennité que  nous  célébrons  en  cette  journée.  C'est 
ici  qu'il  vous  faut  apprendre ,  par  la  sainte  société 
que  nous  avons  avec  les  saints  anges,  que  notre 
origine  est  céleste,  que  l'homme  n'est  pas  ce  que 
nous  voyons;  et  que  ces  membres,  que  cette  figure, 
et  enfin  tout  l'extérieur  de  ce  corps  mortel  nous  le 
cache,  plutôt  qu'il  ne  nous  le  montre.  Car  puisque 
nous  voyons  ces  esprits  bienheureux  destinés  à  notre 
conduite,  venir  converser  avec  les  hommes,  et  se 
faire  leurs  compagnons  et  leurs  frères;  puisque  l'a- 
mour chaste  qu'ils  ont"pour  les  hommes  leur  fait 
quitter  le  ciel  pour  la  terre ,  et  trouver  leur  para- 
dis parmi  nous,  ne  devons -nous  pas  reconnoître 
qu'il  y  a  quelque  chose  en  l'homme  qui  l'approche 
de  ces  esprits  immortels ,  et  qui  est  capable  de  les 
inviter  à  se  réjouir  de  notre  alliance?  C'est  ce  que  le 
grand  Augustin  nous  explique  admirablement  par 
cette  excellente  doctrine  (0,  sur  laquelle  j'établirai 
ce  discours  :  c'est  qu'encore  que  les  saints  anges 
soient  si  fort  au-dessus  de  nous  par  leur  dignité  na- 
turelle ,  il  ne  laisse  pas  d'être  véritable  que  nous 
sommes  égaux  en  ce  point ,  que  ce  qui  rend  les  anges 
heureux  fait  aussi  le  bonheur  des  hommes;  que  nous 
buvons  les  uns  et  les  autres  à  la  même  fontaine  de 
vie ,  qui  n'est  autre  que  la  vérité  éternelle  ;  et  que 
nous  pouvons  tous  chanter  ensemble ,  par  un  admi- 
rable concert,  ce  verset  du  divin  Psalmiste  :  Mihi 

(0  In  Joan.  Tract,  xxm,  n.  5;  tom.  m,  part.  Il,  col.  474- 


3()6  POUR    LA    FÊTE 

aulem  adhœrere  Deo  bonum  est  (0  :  «  Tout  mon 
»  bien ,  c'est  d'être  uni  à  mon  Dieu  »  par  de  chastes 
embrassemens ,  et  de  mettre  en  lui  mon  repos. 

Sur  ce  fondement,  chrétiens,  il  est  bien  aisé  d'é- 
tablir la  société  de  l'homme  et  de  l'ange  .  car  c'est 
une  loi  immuable,  que  les  esprits  qui  s'unissent  à 
Dieu  se  trouvent  en  même  temps  tous  unis  ensemble. 
Ceux  qui  puisent  dans  les  ruisseaux ,  et  qui  aiment 
les  créatures,  se  partagent  en  des  soins  contraires, 
et  divisent  leurs  affections.  Mais  ceux  qui  vont  à  la 
source  même,  au  principe  de  tous  les  êtres,  c'est- 
à-dire  au  souverain  bien,  se  trouvant  tous  en  cette 
unité,  et  se  rassemblant  à  ce  centre ,  ils  y  prennent 
un  esprit  de  paix  et  un  saint  amour  les  uns  pour 
les  autres;  tellement  que  toute  leur  joie,  c'est  d'être 
associés  éternellement  dans  la  possession  de  leur 
commun  bien  :  ce  qui  fait,  dit  saint  Augustin ,  qu'ils 
font  tous  ensemble  un  même  royaume  et  une  même 
cité  de  Dieu  :  Habent  et  cum  Mo  oui  adhœrent  et 
inler  se  societalem  sanctam ,  suntque  una  civitas 
Deii"2).  D'où  il  est  aisé  de  conclure  que  les  hommes, 
non  moins  que  les  anges,  étant  faits  pour  jouir  de 
Dieu,  ils  ne  composent  les  uns  et  les  autres  qu'un 
même  peuple  et  un  même  empire,  où  l'on  adore  le 
même  prince ,  où  l'on  est  régi  par  la  même  loi  ;  je 
veux  dire  par  la  charité,  qui  est  la  loi  des  esprits 
célestes,  et  la  loi  des  hommes  mortels;  et  qui,  se  ré- 
pandant du  ciel  en  la  terre,  fait  une  même  société 
des  habitans  de  l'un  et  de  l'autre.  C'est,  mes  Frères, 

(0  Psal.  lxxii.  28.  — W  S.  Aug.  de  Civit.  Dei,  lib.  xil,  cap.  ix  j 
tom.  vu ,  col.  3o8. 


DES    SAINTS    ANGES    GARDIENS.  3()7 

de  cette  alliance  que  j'espère  vous  entretenir,  et 
vous  en  montrer  les  secrets  dans  le  texte  de  mon 
Evangile. 

Car  quel  est  ce  nouveau  spectacle  que  le  Sauveur 
nous  y  représente?  D'où  vient  que  les  cieux  sont  ou- 
verts ?  et  que  veulent  dire  ces  anges  qui  montent  et 
descendent  d'un  vol  si  léger,  delà  terre  au  ciel,  du 
ciel  en  la  terre?  Chrétiens,  ne  voyez-vous  pas  que 
ces  esprits  pacifiques  viennent  rétablir  le  commerce 
que  les  hommes  avoient  rompu ,  en  prenant  le  parti 
rebelle  de  leurs  séditieux   compagnons.   La  terre 
n'est  plus  ennemie  du  ciel;   le  ciel  n'est  plus  con- 
traire à  la  terre  :  le  passage  de  l'un  à  l'autre  est  tout 
couvert  d'esprits  bienheureux ,  dont  la  charité  offi- 
cieuse entretient  une  parfaite  communication  entre 
ce  lieu  de  pèlerinage  et  notre  céleste  patrie. 

C'est ,  Messieurs ,  pour  cette  raison  que  vous  les 
voyez  monter  et  descendre  :  Ascendentes  et  descen- 
dentes.  Ils  descendent  de  Dieu  aux  hommes,  ils  re- 
montent des  hommes  à  Dieu;  parce  que  la  sainte 
alliance  qu'ils  ont  renouvelée  avec  nous,  les  charge 
d'une  double  ambassade.  Ils  sont  les  ambassadeurs 
de  Dieu  vers  les  hommes,  ils  sont  les  ambassadeurs 
des  hommes  vers  Dieu.  Quelle  merveille,   nous  dit 
saint  Bernard.'  Chrétiens,  le  pourrez-vous  croire? 
Ils  ne  sont  pas  seulement  les  anges  de  Dieu,  mais 
encore  les  anges  des  hommes  :  lllos  utique  spirilus 
lam  felices  ,  et  tuos  ad  nos  ,  et  nostros  ad  te  angelos 
facisi1).  «  Oui,  Seigneur,  nous  dit  ce  saint  homme, 
»  ils  sont  vos  anges,  et  ils  sont  les  nôtres  ».  Anges, 
c'est-à-dire ,   envoyés  :  ils  sont  donc  les  anges   de 

(0  In  Ps.  Qui  habitat.  Senti,  su,  n.  3  j  tom.  i,  col.  8G2. 


398  POUR    LA    FÊTE 

Dieu,  parce  qu'il  nous  les  envoie  pour  nous  assister  ; 
et  ils  sont  les  anges  des  hommes,  parce  que  nous  les 
lui  renvoyons  pour  l'appaiser.  Ils  viennent  à  nous 
chargés  de  ses  dons  ;  ils  retournent  chargés  de  nos 
vœux  :  ils  descendent  pour  nous  conduire;  ils  re- 
montent pour  portera  Dieu  nos  désirs  et  nos  bonnes 
œuvres.  Tel  est  l'emploi  et  le  ministère  de  ces  bien- 
heureux gardiens  :  c'est  ce  qui  les  fait  monter  et 
descendre  :  Ascendentes  et  descendentes.  Vous  voyez 
en  ce  mouvement  la  double  assistance  que  nous  re- 
cevons par  leur  entremise;  et  vous  voyez  les  deux 
points  qui  partageront  ce  discours.  Dans  le  texte 
que  j'ai  rapporté,  la  descente  est  précédée  par  l'élé- 
vation; mais  permettez- moi,  chrétiens,  que  pour 
suivre  l'ordre  du  raisonnement,  je  laisse  un  peu  l'or- 
dre des  paroles ,  et  que  je  parle  avant  toutes  choses 
de  leur  descente  mystérieuse. 

PREMIER  POINT. 

Il  ne  suffit  pas,  chrétiens,  que  nous  remarquions 
aujourd'hui  que  les  anges  descendent  du  ciel  en  la 
terre  :  si  vous  n'entendez  rien  par  ce  mouvement, 
sinon  qu'ils  passent  d'un  lieu  à  un  autre ,  vous  n'avez 
pas  encore  compris  le  mystère.  Il  faut  élever  nos 
pensées  plus  haut ,  et  concevoir  dans  cette  descente 
le  caractère  particulier  de  la  charité  des  saints  anges, 
qui  la  rend  différente  de  celle  des  hommes.  Je  m'ex- 
plique, et  je  dis,  Messieurs,  qu'encore  que  la  cha- 
rité soit  la  même  dans  les  anges  et  dans  les  hommes, 
qu'elle  soit  dans  tous  les  deux  de  même  nature, 
qu'elle  dépende  d'un  même  principe  ;  toutefois  elle 
agit  en  eux  par  deux  mouvemens  opposés.   Elle 


DES    SAINTS    ANGES    GARDIENS.  3f)Ç) 

élève  les  hommes  mortels  de  la  terre  au  ciel ,  de  la 
cre'ature  au  Créateur;  ail  contraire,  elle  pousse  les 
esprits  célestes  du  ciel  en  la  terre  ,  et  du  Créateur 
à  la  créature.  La  charité  nous  fait  monter,  la  cha- 
rité les  fait  descendre  :  chrétiens ,  c'est  un  grand 
mystère,  que  vous  comprendrez  aisément,  si  vous 
savez  faire  la  distinction  de  l'état  des  uns  et  des 
autres. 

Où  sommes-nous,  et  où  sont  les  anges?  Quelle 
est  notre  vie,  et  quelle  est  la  leur?  Misérables  bannis, 
enfans  d'Eve ,  nous  sommes  ici  relégués  bien  loin  au 
séjour  de  misère  et  de  corruption  :  pour  eux  ils  se 
reposent  dans  la  patrie ,  à  la  source  même  du  bien, 
dans  le  centre  même  du  repos  qu'ils  possèdent  par 
la  claire  vue.  Nous  pleurons  et  nous  soupirons  sur 
les  fleuves  de  Babylone  :  ils  boivent  à  longs  traits  les 
eaux  toujours  vives  de  ce  fleuve  qui  réjouit  la  cité 
de  Dieu. 

Etant  donc  dans  des  états  si  divers,  que  ferons- 
nous  les  uns  et  les  autres?  Les  hommes  demeure- 
ront-ils liés  aux  biens  périssables  dont  ils  sont  envi- 
ronnés ;  et  les  anges  seront-ils  toujours  occupés  de 
leur  paix  et  de  leur  repos ,  sans  penser  à  secourir 
ceux  qui  travaillent  ?  Non ,  mes  Frères,  il  n'en  est 
pas  ainsi  :  la  charité  ne  le  permet  pas.  Elle  nous 
fait  monter,  elle  fait  descendre  les  anges  :  elle  nous 
trouve  au  milieu  des  biens  corruptibles,  elle  trouve 
les  esprits  célestes  unis  immuablement  au  bien  éter- 
nel :  elle  se  met  entre  deux ,  et  tend  la  main  aux 
uns  et  aux  autres.  Elle  nous  dit  au  fond  de  nos  cœurs  : 
Vous  qui  êtes  parmi  les  créatures ,  gardéz-vous  bien 
de  vous  arrêter  aux  créatures  ;  mais  dans  cette  bas- 


4ûO  POUR    LA    FETE 

sesse  où  vous  êtes,  faites  qu'elles  vous  conduisent  au 
Créateur  :  vous  qui  êtes  au  bord  des  ruisseaux ,  ap- 
prenez à  remonter  à  la  source.  Elle  dit  aux  anges 
célestes:  Vous  qui  jouissez  du  Créateur,  jetez  aussi 
les  yeux  sur  ses  créatures  :  vous  qui  êtes  à  la  source, 
ne  dédaignez  pas  les  ruisseaux.  Ainsi  vous  voyez, 
chrétiens,  qu'une  même  charité,  qui  remplit  les 
anges  et  les  hommes ,  meut  différemment  les  uns  et 
les  autres. 

Ce  que  voient  les  hommes  mortels ,  doit  leur  faire 
chercher  ce  qu'ils  ne  voient  pas  ;  tel  doit  être  le  pro- 
grès de  leur  charité.  C'est  pourquoi  l'apôtre  saint 
Jean ,  le  disciple  chéri  de  notre  Sauveur ,  le  doc- 
teur de  la  charité ,  a  dit  ces  beaux  mots  :  «  Celui 
»  qui  n'aime  pas  son  frère  qu'il  voit ,  comment  pour- 
»  ra-t-il  aimer  Dieu  qu'il  ne  voit  pas  »  ?  Qui  non  di- 
ligit  fralrem  suum  quem  videt ,  Deum  quem  non 
<videt  quomodo  potest  diligere  (0  ?  Par  où  il  avertit 
l'ame  chrétienne,  que  le  mouvement  naturel  que  le 
saint  amour  lui  doit  inspirer ,  c'est  de  s'exercer  sur 
ce  qu'elle  voit ,  pour  tendre  à  ce  que  les  sens  ne 
pénètrent  pas.  Aussi  est-ce  pour  cela  que  nous  avons 
dit ,  que  son  propre  c'est  de  s'élever  :  Ascensiones 
in  corde  suo  disposuit  (2).  Comme  elle  se  trouve  en 
bas,  mais  se  dispose  toujours  à  monter  plus  haut, 
elle  regarde  la  terre  non  pas  comme  un  siège  pour 
se  reposer ,  mais  comme  un  marche -pied  pour  s'avan- 
cer, Scabellum  pedum  tuorum  (3j.  Le  degré  pour 
aller  au  trône ,  ce  n'est  pas  le  siège ,  c'est  le  marche- 
pied. Elevez-vous  sur  le  marche-pied ,  et  tâchez  d'ar- 
river au  trône.  Il  n'en  est  pas  ainsi  des  saints  anges  : 

(0  /.  Joan.  iv.  20.  —  W  Ps.  UUUHU.  6.  —  (3)  Ps .  cix.  a. 

unis 


Ï5ES    SAINTS    ANGES    GARDIENS.  4°* 

unis  à  la  source  du  bien  et  du  beau,  comme  nous 
avons  déjà  dit,  ils  ne  peuvent  pas  s'e'lever,  parce 
qu'il  n'y  a  rien  au-dessus  de  ce  qu'ils  possèdent. 
Mais  la  charité  officieuse  qui  nous  fait  monter  pour 
aller  à  eux ,  les  rabaisse  aussi  pour  venir  jusqu'à  nous 
par  une  miséricordieuse  condescendance  ;  et  voilà 
quelle  est  la  descente  dont  il  est  parlé  dans  notre 
Evangile. 

Réjouissons -nous,  chrétiens,   de  cette  descente 
bienheureuse,   qui  unit  le  ciel  et  la  terre,  et  fait 
entrer  les  esprits  célestes  dans  une  sainte  société 
avec  les  hommes.  O  bonheur!  ô  miséricorde!  Car, 
mes  Frères,  qui  le  pourroit  croire,  qUe  ces  intelli- 
gences sublimes  ne  dédaignent  pas  de  pauvres  mor- 
tels ;  qu'étant  au  séjour  de  la  félicité  et  au  centre 
même  du  repos,  elles  veulent  bien  se  mêler  parmi 
nos  continuelles   agitations,  et  lier  une  amitié  si 
étroite  avec  des  créatures  si  foibles ,  et  si  peu  pro- 
portionnées à  leur  naturelle   grandeur?  O  Dieu, 
que  peuvent-elles  trouver  en  ce  monde,  que  peut 
produire  cette  terre  ingrate  qui  soit  capable ,<d'y  at- 
tirer ces  glorieux  citoyens  du  paradis  ?  Chrétiens , 
ne  l'ai-je  pas  dit  ?  c'est  la  charité  qui  les  pousse  ; 
mais  encore  n'est-ce  pas  assez.  Qui  ne  sait  que  la 
charité  est  la  fin  générale  de  leurs  actions?  Il  nous 
faut  descendre  au  détail  des  motifs  particuliers  qui 
les  pressent  de  quitter  le  ciel  pour  la  terre. 

Pour  bien  entendre  cette  vérité,  ce  seroit  peut- 
être  assez  de  vous  dire  que  telle  est  la  volonté  de 
leur  Créateur;  et  que  c'est  l'unique  raison  que  dé- 
sirent de  si  fidèles  ministres  :  car  ils  savent  que  la 
créature  étant  faite  par  la  seule  volonté  de  son  Créa- 
Bossuet.  xvi.  26 


4-02  POUR    LA    FÊTE 

teur,  elle  doit  vivre  toujours  souple,  et  toujours 
soumise  à  cette  volonté  souveraine.  On  pourroit 
encore  ajouter,  que  la  subordination  des  natures 
créées  demande  que  ce  monde  sensible  et  inférieur 
soit  régi  par  le  supérieur  et  intelligible,  et  la  nature 
corporelle  par  la  spirituelle.  Que  si  on  vouloit  pé- 
nétrer plus  loin,  il  seroit  aisé  de  vous  faire  voir  que 
les  hommes  étant  destinés  pour  réparer  les  ruines 
que  l'orgueil  de  Satan  a  faites  dans  le  ciel,  c'est  une 
sage  dispensation  d'envoyer  les  anges  à  notre  se- 
cours; afin  qu'ils  travaillent  eux-mêmes  aux  recrues 
de  leurs  légions ,  en  ramassant  cette  nouvelle  milice 
qui  doit  rendre  leurs  troupes  complètes.  Tous  ces 
raisonnemens  sont  solides  et  très-bien  appuyés  sur 
les  Ecritures;  mais  je  laisserai  à  l'école  cette  belle 
théologie ,  pour  m'atlacher  à  une  doctrine  qui  me 
semble  plus  capable  de  toucher  les  cœurs. 

Je  dis  donc,  et  je  vous  prie  de  le  bien  entendre , 
que  ce  qui  attire  les  anges,  ce  qui  les  fait' descendre 
du  ciel  en  la  terre ,  c'est  le  désir  d'y  exercer  la  mi- 
sériconde.  Car  ils  savent,  ces  esprits  célestes,  que 
sous  un  Dieu  si  bon  et  si  biehfaisant,  dont  les  mi- 
séricordes n'ont  point  de  bornes,  dont  les  infinies 
misérations  éclatent  magnifiquement  par -dessus 
tous  ses  autres  ouvrages(0;  ils  savent,  dis-je,  que 
sous  ce  Dieu ,  il  n'y  a  rien  de  plus  grand  ni  de  plus 
illustre  que  de  secourir  les  misérables.  Que  feront- 
ils,  qu'entreprendront-ils?  Ils  n'en  trouvent  point 
dans  le  ciel,  ils  en  viennent  chercher  sur  la  terre. 
Là  ils  ne  voient  que  des  bienheureux  :  ils  quittent 
ce  lieu  de  bonheur ,  afin  de  rencontrer  des  affligés. 
Apprenez  ici,  chrétiens,  de  quel  prix  sont  les  œu- 

(')  Ps.  cxuv.  9. 


DES    SAINTS    ANGES    GARDIENS.  4°^ 

vres  de  miséricorde.  Il  manque,  ce  semble,  quelque 
chose  au  ciel ,  parce  qu'on  ne  peut  pas  les  y  prati- 
quer. Encore  qu'on  y  voie  Dieu  face  à  face ,  encore 
qu'il  y  enivre  les  esprits  célestes  du  torrent  de  ses 
voluptés;  toutefois  leur  félicité  n'est  pas  accomplie, 
parce  qu'il  n'y  a  point  de  pauvres  que  l'on  assiste , 
point  d'affligés  que  l'on  console,  point  de  foibles 
que  l'on  soutienne,  enfin  point  de  misérables  que 
l'on  soulage.  Mais  ils  ne  découvrent  autre  chose  en 
ce  lieu  d'exil;  c'est  pourquoi  vous  les  voyez  accou- 
rir en  foule.  Ils  pressent  les  cieux  de  s'ouvrir,  et 
ils  descendent  impétueusement  du  ciel  en  la  terre  : 
Videbitis  cœlos  apertos  ;  tant  ils  trouvent  de  con- 
tentement à  exercer  les  œuvres  de  miséricorde.  Ha  î 
mes  Frères,  le  grand  exemple  pour  nous,  qui 
sommes  au  milieu  des  maux,  dans  le  pays  propre 
de  la  misère  ! 

Mais  disons  encore,  mes  Frères,  pour  consoler 
ceux  qui  s'y  appliquent,  disons  et  tâchons  de  le 
bien  entendre,  quels  charmes,  quel  agrément  et 
quelle  douceur  trouvent  ces  esprits  bienheureux  à 
se  mêler  parmi  nos  faiblesses,  et  à  prendre  part 
dans  nos  peines.  Il  en  faut  aujourd'hui  expliquer  la 
cause  ;  et  la  voici ,  si  je  ne  me  trompe ,  autant  qu'il 
est  permis  à  des  hommes  de  pénétrer  de  si  hauts 
mystères.  C'est  qu'ils  voient  face  à  face  et  à  décou- 
vert cette  bonté  infinie  de  Dieu(0;  ils  voient  ces 
entrailles  de  miséricorde  et  cet  amour  paternel  par 
lequel  il  embrasse  ses  créatures;  ils  voient  que  de 
tous  les  titres  augustes  qu'il  se  donne  lui-même  dans 
ses  Ecritures ,  c'est  celui  de  bon  et  de  charitable , 

(')  Marc.  x.  18. 


4<>4  POUR    LA    F&TE 

de  père  de  miséricorde,  et  de  Dieu  de  toute  conso- 
lation (0  dont  il  se  glorifie  davantage.  Us  sont  ravis 
en  admiration,  chrétiens,  de  cette  bonté  infinie  et  in- 
finiment gratuite,  par  laquelle  il  délivre  les  hommes 
pécheurs  de  la  damnation  qu'ils  ont  méritée.  Mais 
en  considérant  ce  qu'il  donne  aux  autres,  ils  savent 
bien  reconnoître  ce  qu'ils  doivent  en  particulier  à 
cette  bonté.  Ils  se  considèrent  eux-mêmes  comme 
des  ouvrages  de  grâce ,  comme  des  miracles  de  mi- 
séricorde :  car  n'est-ce  pas  la  bonté  de  Dieu  qui  les 
a  tirés  du  néant,  «  qui  les  a  remplis  de  lumière 
»  dès  l'instant  qu'il  les  a  formés  »  ?  Simul  ut  facli 
sunt,  lux  facli  sunt  (2)  ;  «  et  qui  en  créant  leur  na- 
»  ture  leur  a  en  même  temps  accordé  sa  grâce  »  ? 
Simul  in  eis  et  condens  naturam  ,  et  largiens  gra- 
iiam  (3).  N'est-ce  pas  Dieu  qui  les  a  créés  avec  l'a- 
mour chaste ,  par  lequel  ils  se  sont  attachés  à  lui  ; 
qui  les  a  faits ,  et  les  a  faits  bons  ;  qui  étant  l'auteur 
de  leur  être,  l'est  aussi  de  leur  sainteté,  et  consé- 
quemment  de  leur  béatitude?  Ils  doivent  donc  aussi 
bien  que  nous,  ils  doivent  tout  ce  qu'ils  sont  à  la 
grâce  et  à  la  miséricorde  divine.  Elle  se  montre  dif- 
féremment en  eux  et  en  nous;  mais  toujours,  dit 
saint  Fulgence(4),  c'est  la  même  grâce  :  Una  est  in 
ulroque  gratia  operata.  «Elle  nous  a  relevés,  mais 
j)  elle  a  empêché  leur  chute  »  :  in  illo ,  ne  caderet; 
in  hoc,  utsurgeret  :  «  elle  nous  a  guéris  de  nos  bles- 
»  sures;  en  eux  elle  a  prévenu  le  coup»  :  in  illo , 
ne  vulnerarelur  ;  in  isto ,  ut  sanaretur  :  «  elle  a  re- 

(»)  27.  Cor.  i.  3.  —  M  S.  Aug.  de  (Sivit.  Dei ,  lib.  xi ,  cap.  xi  ;  tom. 
y u,  col.  ïfli.  —  WIbid.  lib.  xu,vap.  ix;  col.  3o8.  — <  (4)  Ad  Tra* 
simund.  lib.  n,  cap.  m,p> 90. 


des  saints  Anges  gardiens.  4°5 

»  medié  à  nos  maladies;  elle  n'a  pas  permis  qu'ils 
»  fussent  malades  »  :  ab  hoc  injirmitatem  repulit; 
illum  infirmari  non  sivit.  Reconnoissez  donc,  ô 
saints  anges,  que  vous  devez  tout,  aussi  bien  que 
nous  ,  à  la  miséricorde  divine. 

Ils  le  reconnoissent,  mes  Frères  ;  et  c'est  aussi 
pour  cette  raison ,  que  désirant  honorer  la  miséri- 
corde qui  a  été  exercée  sur  eux ,  ils  s'empressent  de 
l'exercer  sur  les  autres  :  car  le  meilleur  moyen  de 
la  reconnoître ,  chrétiens ,  c'est  de  l'imiter ,  et  d'ou- 
vrir nos  mains  sur  nos  frères,  comme  nous  voyons 
les  siennes  ouvertes  sur  nous  :  Estole  miséricordes  > 
sicut  Pater  vester  misericors  esti*)  :  «  Soyez,  dit- 
»  il ,  miséricordieux ,  comme  votre  Père  céleste  est 
»  miséricordieux  ;  Revêtez-vous  comme  des  élus  de 
»  Dieu,  saints  et  bien-aimés,  d'entrailles  de  miséri- 
»  corde  »  :  Induite  vos,  sicut  electi  Dei ,  sancti  et  di- 
lecti,  viscera  misericordicei"2).  Imitez  ce  que  vous 
recevez,  et  prenez  plaisir  de  donner  en  actions  de 
grâces  de  ce  qu'on  vous  donne.  Celui-là  ne  sent 
pas  un  bienfait,  qui  ne  sait  ce  que  c'est  que  de  bien 
faire  ;  et  il  méprise  la  miséricorde ,  puisqu'il  n'a  pas 
soin  de  la  pratiquer.  C'est  pourquoi  les  anges  cé- 
lestes, de  peur  d'être  ingrats  envers  le  Créateur, 
aiment  à  être  bienfaisans  envers  ses  créatures.  La 
miséricorde  qu'ils  font,  glorifie  celle  qu'ils  reçoivent: 
ils  savent,  je  vous  prie,  remarquez  ceci,  que  Dieu 
exige  deux  sacrifices ,  l'un  pour  honorer  sa  miséri- 
corde ,  et  l'autre  pour  reconnoître  sa  justice  :  l'un 
détruit,  et  l'autre  conserve;  l'un  est  un  sacrifice  qui 

W  Z,uc  vi.  36.  —  W  Coloss.  in.  12* 


4©6  POUR    LA    FETE 

tue ,  l'autre  un  sacrifice  qui  sauve  :  Quifacit  mise* 
ricordiam  3  offert  sacrijîciumi1). 

D'où  vient  cette  diversité  ?  Elle  dépend  de  la  dif- 
férence de  ces  deux  divins  attributs.  La  justice 
divine  poursuit  les  pécheurs  :  elle  lave  ses  mains 
dans  leur  sang,  elle  les  perd,  elle  les  dissipe  :  Pe- 
reant  peccalores  a  facie  Deiip-).  Au  contraire,  la 
miséricorde  ne  veut  pas  que  personne  périsse  :  Non 
<vult  perire  quemquam'^).  «  Elle  pense  des  pensées 
»  de  paix ,  et  non  pas  des  pensées  de  destruction  »  : 
Ego  cogito  super  vos  cogitationes  pacis  ,  et  non  a  f- 
fliclionis (4) .  Que  ces  deux  attributs  sont  opposés! 
Aussi ,  Messieurs ,  les  honore-t-on  par  des  sacrifices 
divers.  A  cette  justice  qui  rompt  et  qui  brise,  qui 
renverse  les  montagnes  et  arrache  les  cèdres  du 
Liban,  c'est-à-dire,  qui  extermine  les  pécheurs  su- 
perbes, il  lui  faut  des  sacrifices  sanglans  et  des  vic- 
times égorgées ,  pour  marquer  la  peine  qui  est  due 
au  crime.  Mais  pour  cette  miséricorde  toujours  bien- 
faisante, qui  guérit  ce  qui  est  blessé,  qui  affermit 
ce  qui  est foible ,  et  qui  vivifie  ce  qui  est  mort,  elle 
veut  qu'on  lui  offre  en  sacrifice  ,  non  des  victimes 
détruites,  mais  des  victimes  conservées,  c'est-à- 
dire  ,  des  pauvres  soulagés ,  des  infirmes  soutenus , 
des  morts  ressuscites,  c'est-à-dire,  des  pécheurs 
convertis.  Tels  sont,  mes  Frères,  les  sacrifices  qui 
honorent  la  miséricorde  divine  :  c'est  ainsi  qu'elle 
veut  être  reconnue. 

Venez  donc,  anges  célestes,  honorer  cette  bonté 

(0  Eccli.  xxxv.  5.  —  W  Ps.  lxvii.  3.  —  (3)  //.  Peu:  ni.  9.  — 
(4)  Jer.  xxix.  1 1 . 


DES    SAINTS    ANGES    GARDIENS.  4°7 

souveraine  :  venez  tous  ensemble  chercher  sur  la 
terre  les  victimes  qu'elle  demande  ;  vous  ne  les  pou- 
vez trouver  dans  le  ciel.  «  On  n'y  peut  exercer  de 
a  miséricorde  ,  parce  qu'il  n'y  a  point  de  misères  »  : 
Jbi  nulla  miseria  estj  in  qua  fiât  misericordia  (0. 
Peut-on  consoler  les  affligés ,  où  toutes  les  larmes 
sont  essuyées  ?  peut-on  secourir  ceux  qui  travaillent, 
où  tous  les  travaux  sont  finis?  peut-on  visiter  les 
prisonniers,  où  tout  le  monde  jouit  de  la  liberté? 
peut-on  recueillir  les  étrangers,  où  nul  n'est  reçu 
que  les  citoyens  ?  Ici  toutes  les  misères  abondent  ; 
c'est  leur  pays,  c'est  leur  lieu  natal.  O,  mes  Frères, 
la  riche  moisson  pour  ces  esprits  bienfaisans ,  qui 
cherchent  à  exercer  la  miséricorde  î  II  n'y  a  que  des 
misérables ,  parce  qu'il  n'y  a  que  des  hommes.  Tous 
les  hommes  sont  des  prisonniers,  chargés  des  liens 
de  ce  corps  mortel  :  esprits  purs,  esprits  dégagés, 
aidez-les  à  porter  ce  pesant  fardeau  ;  et  soutenez 
l'ame  qui  doit  tendre  au  ciel,  contre  le  poids  de  la 
chair  qui  l'entraîne  en  terre.  Tous  les  hommes  sont 
des  ignora ns,  qui  marchent  dans  les  ténèbres  :  esprits 
qui  voyez  la  lumière  pure ,  dissipez  les  nuages  qui 
nous  environnent.  Tous  les  hommes  sont  attirés  par 
les  biens  sensibles  :  vous  qui  buvez  à  la  source  même 
des  voluptés  chastes  et  intellectuelles,  rafraîchissez 
notre  sécheresse  par  quelques  gouttes  de  cette  cé- 
leste rosée.  Tous  les  hommes  ont  au  fond  de  leurs 
âmes  un  malheureux  germe  d'envie,  toujours  fécond 
en  procès,  en  querelles,  en  murmures,  en  médi- 
sances, en  divisions  :  esprits  charitables,  esprits  pa- 
cifiques ,  calmez  la  tempête  de  nos  colères,  adou- 

(0  S.  Aug.  Enar.  in  Ps.  cxlviii  ,  n.  8  j  torn.  iv ,  col.  1676. 


4o8  POUR    LA    TETE 

cissez  l'aigreur  de  nos  haines,  soyez  des  médiateurs 
invisibles ,  pour  re'concilier  en  notre  Seigneur  nos 
cœurs  ulcérés. 

Mais,  mes  Frères,  quand  aurai-je  fait,  si  j'entre- 
prends de  vous  raconter  tout  ce  que  font  ces  esprits 
célestes ,  qui  descendent  pour  notre  secours  ?  Ils 
s'intéressent  à  tous  nos  besoins  ;  ils  ressentent  toutes 
nos  nécessités  :  à  toute  heure  et  à  tous  momens  ils 
se  tiennent  prêts  pour  nous  assister;  gardiens  tou- 
jours fervens  et  infatigables  ;  sentinelles  qui  veillent 
toujours,  qui  sont  en  garde  autour  de  nous  nuit  et 
jour,  sans  se  relâcher  un  instant  du  soin  qu'ils  pren- 
nent de  notre  salut.  Heureux  mille  et  mille  fois,  d'a- 
voir toujours  à  nos  côtés  de  si  puissans  protecteurs  ! 

Mais  quelles  actions  de  grâces  leur  rendrons-nom, 
et  comment  reconnoîtrons-nous  leurs  soins  assidus? 
Combien  s'empresse  le  jeune  Tobie  à  remercier  le 
saint  ange  qui  l'avoit  conduit  durant  son  voyage  (0? 
Ceux-ci  nous  gardent  toute  notre  vie.  Ces  princes 
de  la  Cour  céleste ,  non  contens  de  devenir  compa- 
gnons des  hommes ,  se  rendent  leurs  ministres  et 
leurs  serviteurs ,  depuis  leur  naissance  jusqu'à  leur 
mort  j  et  ils  ne  rougissent  pas  d'être  ingrats  d'une 
telle  miséricorde.  A  Dieu  ne  plaise  que  nous  le 
soyons  :  chrétiens,  étudions  -  nous  à  récompenser 
leurs  services.  Ha  î  qu'il  est  aisé  de  les  contenter  ! 
Ils  descendent  pour  notre  salut  du  ciel  en  la  terre  : 
savez-vous  ce  qu'ils  demandent  en  reconnoissance  ? 
qu'ils  ne  soient  pas  venus  inutilement,  que  nous  ne 
les  déshonorions  pas  en  les  renvoyant  les  mains 
vides.  Ils  sont  venus  à  nous ,  pleins  des  dons  célestes 

ff)  Tob.  xu.  a  et  seq. 


DES    SAINTS    ANGES    GARDIENS.  4°9 

dont  ils  ont  enrichi  nos  âmes  :  ils  demandent  pour 
récompense  que  nous  les  chargions  de  nos  prières  , 
et  qu'ils  puissent  présenter  à  Dieu  quelque  fruit  des 
grâces  qu'il  nous  a  distribuées  par  leur  entremise. 
O  les  amis  désintéressés  ,  amis  commodes  et  offi- 
cieux,  qui  se  croient  payés  de  tous  leurs  bienfaits, 
quand  on  leur  donne  de  nouveaux  sujets  d'exercer 
leur  miséricorde  !  Ils  sont  descendus  pour  l'amour 
de  nous  :  chrétiens,  les  voilà  prêts,  ils  s'en  retour- 
nent pour  notre  service  :  après  nous  avoir  apporté 
des  grâces ,  ils  s'offrent  encore  à  porter  nos  vœux 
pour  nous  en  attirer  de  nouvelles.  Usez,  mes  Frères, 
de  leur  amitié  :  il  faut,  s'il  se  peut,  vous  y  obliger 
par  cette  seconde  partie. 

SECOND   POINT. 

Encore  que  vous  voyiez  remonter  au  ciel  vos 
fidèles  et  bien -aimés  gardiens,  n'appréhendez  pas 
qu'ils  vous  abandonnent.  Ils  peuvent  changer  de 
lieu ,  mais  ils  ne  changent  pas  de  pensée  ;  et  comme 
ils  quittent  le  ciel  sans  perdre  leur  gloire,  ils  quit- 
tent la  terre  sans  perdre  leurs  soins.  Quoiqu'ils 
descendent  du  ciel,  lieu  de  félicité,  ils  ne  laissent 
pas  de  la  conserver  :  autrement,  nous  dit  saint  Gré- 
goire ,  «  pourroient-ils  illuminer  les  aveugles,  si 
»  eux  -  mêmes  perdoient  leur  lumière  »  ?  Foniem 
lucis  ,  quem  egredientes  perderent ,  cœcis  nullatenus 
propinarent  (').  Ainsi  lorsqu'ils  marchent  à  notre 
secours,  lorsqu'ils  viennent  combattre  pour  nous, 
leur  béatitude  les  suit  partout  ;  et  c'est  peut-être  en 

(0  Moral,  in  Job,  lib.  n ,  cap.  m  ;  tom.  i,  col.  3g, 


4ÏO  POUR    LA.    FETE 

vue  d'un  si  grand  mystère ,  que  De'bora  glorifiant 
Dieu  de  la  victoire  qu'il  lui  a  donnée ,  dit  ces  mots 
au  livre  des  Juges  :  Stellœ  manentes  in  ordine  suo 
aduersks  Sisaram  pugnaverunt  (0  :  «  Les  étoiles  de- 
»  meurant  en  leur  ordre  ont  combattu  pour  nous 
»  contre  Sisara  »  ;  c'est-à-dire,  les  anges  qui  brillent 
au  ciel  comme  des  étoiles  pleines  d'une  lumière  di- 
vine, ont  combattu  pour  nous  contre  Sisara,  contre 
l'ancien  ennemi  du  peuple  de  Dieu  :  Adversus  Sisa- 
ram pugnaverunt.  Mais  en  s'avançant  pour  nous 
secourir,  ils  sont  demeurés  en  leur  ordre  :  Manen- 
tes in  ordine  suo  ;  et  ils  n'ont  pas  quitté  la  place  que 
leurs  mérites  leur  ont  acquise  dans  la  béatitude 
éternelle.  Concluez  de  là,  chrétiens,  qu'ils  appor- 
tent, venant  sur  la  terre,  la  gloire  dont  ils  jouissent 
au  ciel;  et  qu'ils  portent  avec  eux,  retournant  au 
ciel,  les  mêmes  soins  qu'ils  ont  sur  la  terre.  Ils  y 
vont  traiter  nos  affaires,  ils  y  vont  représenter  nos 
nécessités,  ils  y  portent  nos  prières  et  nos  orai- 
sons. 

Pour  quelle  raison  a-t-il  plu  à  Dieu  qu'elles  lui 
soient  présentées  par  le  ministère  des  anges  ?  C'est 
un  secret  de  sa  providence,  que  je  n'entreprends 
pas  de  vous  expliquer  ;  mais  il  me  suffit  de  vous  as- 
surer qu'il  n'est  rien  de  mieux  fondé  sur  les  Ecri- 
tures. Et  afin  que  vous  entendiez  combien  cette 
entremise  des  esprits  célestes  est  utile  pour  notre 
salut,  je  vous  dirai  seulement  ce  mot;  c'est  qu'en- 
core que  les  oraisons  soient  d'une  telle  nature  qu'elles 
s'élèvent  tout  droit  au  ciel ,  ainsi  qu'un  encens  agréa- 
ble que  le  feu  de  l'amour  divin  fait  monter  en  haut  ; 

(')  Judic.  v.  20. 


DES    SAINTS    ANGES    GARDIENS.  411 

néanmoins  le  poids  de  ce  corps  mortel  leur  apporte 
beaucoup  de  retardement.  Trouvez  bon  ici ,  chré- 
tiens ,  que  j'appelle  le  témoignage  de  vos  consciences. 
Quand  vous  offrez  à  Dieu  vos  prières,  quelle  peine 
d'élever  à  lui  vos  esprits  :  au  milieu  de  quelles  tem- 
pêtes formez -Vous  vos  vœux?  Combien  de  vaines 
imaginations ,  combien  de  pensées  vagues  et  désor- 
données, combien  de  soins  temporels  qui  se  jettent 
continuellement  à  la  traverse,  pour  en  interrompre 
le  cours  ?  Etant  donc  ainsi  empêchées ,  croyez-vous 
qu'elles  puissent  s'élever  au  ciel ,  et  que  cette  prière 
foible  et  languissante,  qui,  parmi  tant  d'embarras 
qui  l'arrêtent,  à  peine  a  pu  sortir  de  vos  cœurs, 
ait  la  force  de  percer  les  nues  et  de  pénétrer  jusqu'au 
haut  des  cieux?  Chrétiens,  qui  pourroit  le  croire? 
Sans  doute  elles  retomberoient  de  leur  propre  poids, 
si  la  bonté  de  Dieu  n'y  avoit  pourvu.  Je  sais  bien  que 
Jésus-Christ,  au  nom  duquel  nous  les  présentons, 
les  fait  accepter.  Mais  il  a  envoyé  son  ange,  que 
Tertullien  appelle  l'ange  d'oraison  00  i  c'est  pour- 
quoi Raphaël  disoit  à  Tobie  :  «  J'ai  offert  à  Dieu  tes 
»  prières  »  :  Obtuli  orationem  tuani  Domino  (2).  Cet 
ange  vient  recueillir  nos  prières,  et  «  elles  montent, 
»  dit  saint  Jean  (3),  de  la  main  de  l'ange  jusqu'à  la 
»  face  de  Dieu  »  :  Et  ascendil  fumus  incensorum  de 
orationibus  sanctorum  de  manu  angeli  coram  Deo. 
Voyez  comme  elles  montent  de  la  main  de  l'ange  : 
admirez  combien  il  leur  sert  d'être  présentées  d'une 
main  si  pure.  Elles  montent  de  la  main  de  l'ange  , 
parce  que  cet  ange,  se  joignant  à  nous,  et  aidant 
par  son  secours  nos  foibles  prières ,  leur  prête  ses 
(0  De  Orat.  n.  1 2.  —  (a)  Tob.  xu.  12.  —  (3)  Apoc.  vm.  l\. 


4l2  POUR    LÀ    FÊTE 

ailes  pour  les  élever,  sa  force  pour  les  soutenir,  sa 
ferveur  pour  les  animer. 

Que  nous  sommes  heureux,  mes  Frères,  d'avoir 
des  amis  si  officieux ,  des  intercesseurs  si  fidèles ,  des 
interprètes  si  charitables  !  Mais  ils  ne  se  contentent 
pas  de  porter  nos  vœux;  ils  offrent  nos  aumônes  et 
nos  bonnes  œuvres  :  ils  recueillent  jusqu'à  nos  désirs; 
ils  font  valoir  devant  Dieu  jusqu'à  nos  pensées.  Sur- 
tout qui  pourroit  assez  exprimer  combien  abondante 
est  leur  joie,  quand  ils  peuvent  présenter  à  Dieu, 
ou  les  larmes  des  pénitens,  ou  les  travaux  soufferts 
pour  l'amour  de  lui  en  humilité  et  en  patience? 
Car  pour  les  larmes  des  pénitens,  chrétiens,  que 
puis-je  dire  de  l'estime  qu'ils  font  d'un  si  beau  pré- 
sent? Comme  ils  savent  que  la  conversion  des  hommes 
pécheurs  fait  la  fête  et  la  joie  des  esprits  célestes, 
ils  assemblent  leurs  saints  compagnons  ;  ils  leur  ra- 
content les  heureux  succès  de  leurs  soins  et  de  leurs 
conseils.  Enfin  ce  rebelle  endurci  a  rendu  les  armes, 
cette  tête  superbe  s'est  humiliée,  ces  épaules  indomp- 
tables ont  subi  le  joug,  cet  aveugle  a  ouvert  les  yeux 
et  déplore  les  erreurs  de  sa  vie  passée  :  il  a  rompu 
ces  liens  trop  doux  qui  tenoient  son  ame  captive , 
il  renonce  à  tous  ces  trésors  amassés  par  tant  de 
rapines;  les  pleurs  du  pupille  ont  percé  son  cœur, 
il  se  résoud  de  faire  justice  à  la  veuve  qu'il  a  op- 
primée. Là-dessus  il  s'élève  un  cri  d'allégresse  parmi 
les  esprits  bienheureux;  le  ciel  retentit  de  leur  joie, 
et  de  l'admirable  cantique  par  lequel  ils  glorifient 
Dieu  dans  la  conversion  des  pécheurs. 

«  Prends  courage,  ame  pénitente,  considère  at- 
»  tentivement  en  quel  Heu  l'on  se  réjouit  de  ta  con- 


DES    SAIHTS    ANGES    GARDIENS.  4J3 

»  version  »  :  Heus  lu  peccalor ,  bono  animo  sis  > 
vides  ubide  tuo  reditu  gaudealur  (0.  Et  pour  vous 
qui  vivez  dans  les  afflictions,  ou  qui  languissez  dans 
les  maladies ,  si  vous  souffrez  vos  maux  avec  patience, 
en  be'nissant  la  main  qui  vous  frappe,  quoique  vous 
soyez  peut-être  le  rebut  du  monde,  re'jouissez-vous 
en  notre  Seigneur  de  ce  que  vous  avez  un  ange  qui 
tient  compte  de  vos  travaux.  Mon  cher  Frère,  jeté 
le  veux  dire  pour  te  consoler,  il  regarde  avec  res- 
pect tes  douleurs ,  comme  de  sacrés  caractères  qui 
te  rendent  semblable  à  un  Dieu  souffrant.  Je  dis 
quelque  chose  de  plus,  il  les  regarde  avec  jalousie; 
et  afin  de  le  bien  entendre ,  remarquez,  s'il  vous 
plaît ,  Messieurs ,  que  ce  corps  qui  nous  accable  de 
maux ,  nous  donne  cet  avantage  au-dessus  des  anges, 
de  pouvoir  souffrir  pour  l'amour  de  Dieu,  de  pou- 
voir représenter  en  notre  corps  glorieux  la  vie  glo- 
rieuse de  Jésus ,  en  notre  corps  mortel  et  passible 
la  vie  souffrante  du  même  Jésus  :  Ut  vila  Jesu  ma- 
nifesletur  in  carne  noslra  mortali  (2).  Ces  esprits  im- 
mortels peuvent  être  compagnons  de  la  gloire  de 
notre  Seigneur ,  mais  ils  ne  peuvent  pas  avoir  cet 
honneur  ,  d'être  les  compagnons  de  ses  souffrances. 
Ils  peuvent  bien  paroître  devant  Dieu  avec  des  cœurs 
tout  brûlans  d'une  charité  éternelle  ;  mais  leur  na- 
ture impassible  ne  leur  permet  pas  de  signaler  la 
constance  d  un  amour  fidèle,  par  cette  généreuse 
épreuve  des  afflictions. 

Si  vous  consultez  votre  sens,  vous  me  répondrez 
peut-être  aussitôt,  que  ces  esprits  bienheureux  ne 
doivent  pas  nous  envier  ce  triste  avantage.  Mais  eux 

(•)  Tertull.  de  Poenitent.  n.  8.  —  (»)  //.  Cor.  iy.  1 1. 


4ï4  POUR    EA    FETE 

qui  jugent  des  choses  par  d'autres  principes ,  eux  qui 
savent  qu'un  Dieu  immuable  est  descendu  du  ciel 
en  la  terre,  et  s'est  revêtu  d'une  chair  mortelle,  seu- 
lement pour  pouvoir  souffrir  j  ha!  ils  connoissent  par- 
là  le  prix  des  souffrances  ;  et  si  la  charité  le  pouvoit 
permettre,  ils  verroient  en  nous  avec  jalousie  ces 
caractères  sacrés,  qui  nous  rendent  semblables  à 
un  Dieu  souffrant.  Et  voyez  combien  ils  estiment 
l'honneur  qu'il  y  a  de  porter  la  croix.  Ils  ne  peuvent 
présenter  à  Dieu  leurs  propres  souffrances ,  ils  em- 
pruntent les  nôtres  pour  les  lui  offrir  :  s'il  ne  leur 
est  pas  permis  de  souffrir,  ils  exaltent  du  moins  ceux 
qui  souffrent.  Et  je  lis  avec  joie  dans  Origène  la  belle 
description  qu'il  nous  fait  des  enfans  de  Dieu ,  as- 
semblés autour  de  son  trône,  où  ils  louent  les  com- 
bats de  Job,  où  ils  admirent  le  courage  de  Job,  où 
ils  publient  la  constance  et  la  foi  de  Job,  toujours 
ferme  et  inviolable  dans  les  ruines  de  sa  fortune  et 
de  sa  santé  :  Venientes  ante  Dcum  attestati  sunt  to~ 
lerantiœ  j  Jidei  j  constantiœ  atque  dilectionis  pleni- 
tudini  (0.  Et  d'où  vient  qu'ils  prennent  plaisir  à  ren- 
dre à  Job  ce  beau  témoignage  ?  C'est  qu'ils  estiment 
ce  saint  homme  heureux  dé  signaler  sa  fidélité  par 
cette  épreuve  :  ils  voient  qu'ils  ne  peuvent  pas  avoir 
cet  honneur,  ils  se  satisfont  en  le  louant,  ils  sui- 
vent la  pompe  du  triomphe,  et  prennent  part  à 
l'honneur  du  combat  en  chantant  la  vaillance  du 
victorieux. 

Je  vous  dis  ces  choses ,  afin ,  mes  Frères ,  que 
vous  appreniez  à  goûter  les  choses  célestes.  Vous 
croyez  n'être  associés  qu'avec  les  hommes;  vous  ne 

{*)  Anonymi  in  Job,  lib.  h  5  apud  Origen.  tom.  u,  pag.  878. 


DES    SAINTS    ANGES    GARDIENS.  4*^ 

pensez  qu'à  les  satisfaire,  comme  si  les  anges  ne  vous 
touchoient  pas.  Chrétiens,  désabusez-vous  :  il  y  a 
un  peuple  invisible  qui  vous  est  uni  par  la  charité. 
«  Vous  vous  êtes  approchés  de  la  montagne  de  Sion, 
»  de  la  ville  du  Dieu  vivant ,  de  la  Jérusalem  céleste, 
»  d'une  troupe  innombrable  d'anges  »  :  Accessistis 
ad  Sion  montent ,  Jérusalem  cœlestem ,  et  multo- 
rum  millium  angelorum  frequentiam  (0.  Un  de  leur 
compagnie  bienheureuse  est  attaché  spécialement 
à  votre  conduite  ;  mais  tous  prennent  part  à  vos  in- 
térêts plus  que  vos  parens  les  plus  tendres,  plus 
que  vos  amis  les  plus  confidens.  Rendez -vous  di- 
gnes de  leur  amitié,  et  songez  à  ménager  leur  es- 
time. Que  si  leurs  bienfaits  ne  vous  touchent  pas, 
si  vous  êtes  insensibles  à  leurs  bons  offices ,  appré- 
hendez du  moins  leur  indignation ,  et  craignez  la 
juste  colère  par  laquelle  ils  puniront  votre  ingrati- 
tude. 

Sachez  donc,  et  je  finis  en  vous  le  disant,  sachez 
que  ces  mêmes  habitans  du  ciel,  que  vous  avez  vu 
y  porter  nos  vœux,  sont  aussi  obligés  d'y  porter 
nos  crimes  :  c'est  la  doctrine  de  l'Ecriture ,  c'est 
la  tradition  des  saints  Pères.  Ce  sont  eux  qui  se- 
ront un  jour  produits  contre  nous,  comme  des  té- 
moins irréprochables  ;  ce  sont  eux  qui  nous  seront 
confrontés  pour  convaincre  notre  perfidie.  On  ou- 
vrira les  livres,  nous  dit  l'Ecriture  (2),  on  nous 
montrera  les  saints  anges,  et  on  lira  dans  leur  esprit 
et  dans  leur  mémoire,  comme  dans  des  registres  vi- 
vans,  un  journal  exact  de  nos  actions  et  de  notre 
vie  criminelle.  C'est  saint  Augustin  qui  le  dit,  «  que 

(0  Heb.  xii.  22.  —  W  Apoc.  xx.  12. 


4l6  POUR    LA    FETE 

»  nos  crimes  sont  écrits,  comme  dans  un  livre,  dans 
»  la  connoissance  des  esprits  célestes  qui  sont  des- 
»  tinés  à  punir  les  crimes  »  :  Realus  tanquam  in  chi- 
rographo  scriptus ,  in  notitia  spiritualium  potesta- 
tum ,  per  quas  pœna  exigitur  peccalorum  (0.  Jugez, 
jugez ,  mes  Frères ,  combien  nos  crimes  paroîtront 
horribles,  lorsque  l'on  découvrira  d'une  même  vue, 
et  la  honte  de  notre  vie ,  et  la  beauté  incorruptible 
de  ces  esprits  purs,  qui  nous  reprochant  leurs  soins 
assidus,  feront  éclater  avec  tant  de  force  l'énormité 
de  nos  crimes ,  que  non-seulement  le  ciel  et  la  terre 
s'irriteront  contre  nous,  mais  encore  que  nous  ne 
pourrons  plus  nous  souffrir  nous  -  mêmes  :  c'est  ce 
que  j'ai  tiré  de  saint  Augustin. 

Pensez ,  mes  Frères ,  à  vos  consciences ,  rappelez- 
en  votre  mémoire  vos  dangereux  commerces,  et 
écoutez  Tertullien  qui  vous  dit  :  «  Prenez  garde  que 
»  ces  lettres  que  vous  avez  écrites,  ne  soient  pro- 
»  duites  un  jour  contre  vous ,  signées  et  paraphées 
»  de  la  main  des  anges  »  :  Ne  illœ  litterœ  négatrices 
in  die  judicii  adversus  vos  proferanlur  ,  signatœ. 
signis  non  jam  advocatorum  sed  angelorum  (a).  On 
paraphe  les  écritures ,  de  peur  qu'on  ne  puisse  en 
supposer  d'autres  :  mais  au  jugement  du  grand  Dieu 
vivant ,  telles  surprises  ne  sont  pas  à  craindre.  Pour- 
quoi donc  ce  paraphe  de  la  main  des  anges,  sinon 
pour  confondre  les  hommes  ingrats  ? 

Quoi,  vous  aussi,  mon  gardien  fidèle,  quoi,  vous 
prenez  aussi  parti  contre  moi  !  Là  leur  ame  éperdue 
et  désespérée  sentira  l'abandonnement  où  elle  est, 

(»)  Cont.Julian.  lib.  vi,  c.  xix,  n.  6a  j  lom.  x,  col.  C98.  — >  (*)  De 
IdoloL  n.  a3. 

•  en 


DES    SAINTS    ANGES    GARDIEKS.  4J7 

en  voyant  ses  meilleurs  amis  s'élever  contre  elle. 
Que  si  vous  doutez,  chrétiens,  que  ces  gardiens 
charitables  puissent  devenir  vos  perse'cuteurs  ;  ou- 
vrez les  yeux,  et  reconnoissez  que  votre  péché  a 
tourné  à  votre  perte  tout  ce  qui  vous  étoit  donné 
pour  votre  salut.  Un  Sauveur  devient  un  juge  in- 
flexible ;  son  sang ,  répandu  pour  votre  pardon , 
crie  vengeance  contre  vos  crimes.  Les  sacremens, 
ces  sources  de  grâces,  sont  changés  pour  vous  en 
des  sources  de  malédiction.  Le  corps  de  Jésus-Christ, 
la  viande  d'immortalité,  porte  la  damnation  dans 
vos  entrailles  ;  et  si  telle  est  la  malignité  de  votre 
péché,  qu'elle  change  en  venin  mortel  et  en  peste 
les  remèdes  les  plus  salutaires,  ne  vous  étonnpz  pas 
si  je  dis  que  les  anges  vos  gardiens  deviendront  vos 
persécuteurs  et  vos  ennemis  implacables. 

Ce  n'est  pas  que  je  ne  confesse  qu'ils  ont  compas- 
sion des  pécheurs  ;  mais  cela  va  à  certaines  bornes , 
hors  desquelles  la  miséricorde  se  tourne  en  fureur. 
Ils  ne  voient  jamais  une  ame  tombée,  qu'ils  ne  son- 
gent à  la  relever.  Je  les  entends  concerter  ensemble 
les  moyens  de  la  soulager ,  au  chapitre  li  de  Jéré- 
mie.  Babylone  s'est  enivrée  ,  disent-ils  :  cette  ame  a 
bu  les  plaisirs  du  siècle;  et  la  tête  lui  ayant  tourné, 
elle  est  tombée  d'une  grande  chute ,  elle  s'est  blessée 
dangereusement  :  Cecidit,  et  conlrila  est.  Aussitôt 
ils  ajoutent  :   «  Courons  aux  remèdes,  étanchez  le 
»  sang,  donnez  des  onguens  pour  fermer  ses  plaies  »  : 
Tollite  résinant  ad  dolorern  ejus ,  si  forte  sanetur  (0. 
Admirez  leur  empressement  pour  nous  secourir  : 
mais  si  nous  méprisons  les  remèdes ,  si  nous  les  ren- 

(*)  Jerem.  li.  S. 
BOSSUET.    XVI.  27 


4l8  POUR    LA    FETE 

dons  inutiles  par  notre  mauvais  régime,  nous  les 
verrons  bientôt  changer  de  langage. 

Ecoutez  la  suite  de  leurs  discours  :  «  Nous  avons 
»  traité  Babylone,  et  tous  nos  remèdes  n'ont  pas 
»  profité  »  :  Curauimus  Babjlonem,  et  non  est  sa- 
nata  C1).  Représentez-vous,  chrétiens,  des  médecins 
assemblés,  qui  consultent  sur  l'état  d'un  homme 
frappé  d'une  maladie  périlleuse.  La  famille  pâle  et 
tremblante  attend  le  résultat  de  leur  conférence  : 
cependant  ils  pèsent  entre  eux  les  fâcheux  symp- 
tômes qu'on  a  remarqués  ,  et  les  remèdes  appliqués 
inutilement,  pour  résoudre  s'ils  tenteront  quelque 
chose  encore ,  ou  s'ils  abandonneront  le  malade  dé- 
sespéré. Mais  pendant  que  l'on  consulte  de  la  vie 
mortelle,  peut-être,  mes  Frères,  qu'en  ce  même 
temps  des  médecins  invisibles  consultent  d'une  ma- 
ladie bien  plus  importante  :  c'est  de  la  maladie  mor- 
telle de  l'ame.  Nous  l'avons  traitée  avec  tout  notre 
art ,  disent-ils,  et  nous  n'avons  pas  oublié  nps  secrets 
les  plus  efficaces  :  tout  a  réussi  contre  nos  pensées  ; 
et  telle  est  sa  dépravation,  qu'elle  s'est  empilée 
parmi  nos  remèdes  :  Derelinquamus  eam  ,  et  eamus 
unusquisque  in  terram  suam  C2)  :  «  Laissons-la ,  aban- 
»  donnons-la.  Ne  voyez -vous  pas  sur  ce  front  le 
»  caractère  d'un  réprouvé  :  son  procès  lui  est  fait 
»  au  ciel  »  :  Pervenit  usque  ad  cœlos  judicium  ej'us. 
Ses  crimes  ont  percé  les  nues,  leur  cri  a  pénétré 
jusque  devant  Dieu  ;  et  la  miséricorde  divine  accu- 
sée de  le  soutenir  trop  long-temps,  se  justifie  envers 
la  justice  en  le  livrant  en  ses  mains  :  c'est  pourquoi 
les  anges  laissent  cette  ame  :  Derelinquamus  eam, 

(>>  Jerem.  li.  9.  — 00  Ibid. 


DES    SAINTS    ANGES    GARDIENS.  4^9 

Ils  la  laissent  en  proie  aux  démons,  et  leur  patience 
épuisée  est  contrainte  enfin  de  l'abandonner.  Non 
contens  de  l'abandonner,  ils  sollicitent  la  juste  ven- 
geance des  crimes  qu'elle  a  commis  :  «  Aiguisez  vos 
»  flèches ,  remplissez  votre  carquois  »  :  Acuité  sa- 
gittas  j  impiété  pharetras  (0  :  «  Voici  la  vengeance 
»  du  Seigneur,  et  il  vengera  aujourd'hui  la  profa- 
»  nation  de  son  temple  »  :  Quoniam  ultio  Domini 
est ,  ultio  templi  sui. 

Ainsi,  mes  Frères,  nos  saints  anges  gardiens  ne 
pouvant  plus  supporter  nos  crimes  en  poursuivent 
enfin  la  vengeance.  Quand  arrivera  ce  funeste  jour? 
C'est  un  secret  de  la  Providence  ;  et  plût  à  Dieu, 
chrétiens ,  qu'il  n'arrivât  jamais  pour  nous.  Ne  con- 
traignons pas  ces  esprits  célestes  de  forcer  leur  na- 
turel bienfaisant,  et  de  devenir  des  anges  extermi- 
nateurs, et  non  plus  des  protecteurs  et  des  gardiens. 
N'éteignons  pas  cette  charité  si  tendre,  si  vigilante, 
si  officieuse  ;  et  si  nous  les  avons  affligés  par  notre 
long  endurcissement ,  réjouissons-les  par  nos  péni- 
tences. Oui,  mes  Frères,  faisons  ainsi,  renouvelons- 
nous  dans  ce  nouveau  temple.  Les  saints  anges,  aux- 
quels on  l'élève,  y  habiteront  volontiers,  si  nous 
commençons  aujourd'hui  à  le  sanctifier  par  nos  con- 
versions. Il  nous  faut  quelque  victime  pour  consa- 
crer cette  Eglise.  Quel  sera  cet  heureux  pécheur, 
qui  deviendra  la  première  hostie  immolée  à  Dieu 
dans  ce  temple  abattu  et  relevé,  devant  ces  autels? 
Mais ,  ô  Dieu ,  seroit-il  en  cette  audience  ?  N'y  a-t-il 
point  ici  quelque  ame  attendrie,  qui  commence  à 
se  déplaire  en  soi-même,  à  se  lasser  de  ses  excès  et 

(')  Jerem.  M.  1 1 . 


420       POUR  LA  FÊTE  DES  SAINTS  ANGES  GARDIENS. 

de  ses  débauches ,  et  que  les  soins  des  saints  anges 
gardiens  aient  invitée  de  les  reconnoître  ?  O  ame, 
quelle  que  tu  sois,  je  te  cherche,  je  ne  te  vois  pas; 
mais  tu  sens  en  ta  conscience  si  Dieu  a  aujourd'hui 
parlé  à  ton  cœur.  Ne  rejette  point  sa  voix  qui  t'ap- 
pelle,  laisse-toi  toucher  par  sa  grâce  :  hâle-toi  de 
remplir  de  joie  cette  troupe  invisible  qui  nous  en- 
vironne, qui  s'estimera  bienheureuse,  si  elle  peut 
aujourd'hui  rapporter  au  ciel  que  la  première  solen- 
nité célébrée  dans  leur  nouveau  temple  a  été  mémo- 
rable éternellement  par  la  conversion  d'un  pécheur. 
Mais  que  dis-je  d'un  pécheur?  Mes  Frères,  si  nous 
savions  qu'il  yen  eût  un,  qui  de  nous  ne  voudroit 
pas  l'être?  Pressons -nous  de  mériter  un  si  grand 
honneur;  et  fasse  par  ce  moyen  la  bonté  divine, 
qu'en  cherchant  un  pécheur  qui  se  convertisse,  nous 
en  puissions  aujourd'hui  rencontrer  plusieurs  qui 
s'abaissent  par  la  pénitence ,  pour  être  relevés  par 
la  grâce ,  et  couronnés  enfin  par  la  gloire.  Amen. 


PANÉGYRIQUE  DE  SAINT  FRANÇOIS  d' ASSISE.        42* 


PANÉGYRIQUE 


SAINT  FRANÇOIS  D'ASSISE. 

Polie  sublime  et  céleste  de  saint  François ,  qui  lui  fait  établir  ses 
richesses  dans  la  pauvreté ,  ses  délices  dans  les  souffrances ,  et  sa 
gloire  dans  la  bassesse. 


Si  quis  videtur  inter  vos  sapiens  esse  in  hoc  saeculo,  stul- 
tus  fiât  ut  sit  sapiens. 

S' il  y  a  quelqu'un  parmi  vous  qui.  paroisse  sage  selon  le 
siècle ,  qu'il  devienne  fou  afin  d'être  sage.  I.  Cor.  m.  18. 

JLje  sauveur  Jésus,  chrétiens,  a  donné  un  ample 
sujet  de  discourir,  mais  d'une  manière  bien  diffé- 
rente, à  quatre  sortes  de  personnes,  aux  Juifs,  aux 
Gentils,  aux  hérétiques  et  aux  fidèles.  Les  Juifs,  qui 
étoient  préoccupés  de  cette  opinion  si  mal  fondée, 
que  le  Messie  viendront  au  monde  avec  une  pompe 
royale ,  prévenus  de  cette  fausse  croyanoe ,  se  sont 
approchés  du  Sauveur  ;  ils  ont  vu  qu'il  étoit  réduit 
dans  un  entier  dépouillement  de  tout  ce  qui  peut 
frapper  les  sens ,  un  homme  pauvre,  un  homme  sans 
faste  et  sans  éclat  ;  ils  l'ont  méprisé  :  «  Jésus  leur  a 
»  été  un  scandale  »  :  Judœis  quidem  scandaïum,  dit 
le  grand  apôtre  (0.  Les  Gentils  d'autre  part,  qui  se 

M  /.  Cor.  i.  a3. 


t^'l'î.  rANÉGYUIQtJE 

croy oient  les  auteurs  et  les  maîtres  de  la  bonne  phi- 
losophie, et  qui  depuis  plusieurs  siècles  avoient  vu 
briller  au  milieu  d'eux  les  esprits  les  plus  célèbres  du 
monde,  ont  voulu  examiner  Je'sus  -  Christ  selon  les 
maximes  reçues  parmi  les  savans  de  la  terre  ;  mais 
aussitôt  qu'ils  ont  ouï  parler  d'un  Dieu  fait  homme, 
qui  avoit  ve'cu  misérablement,  qui  étoit  mort  atta- 
ché à  une  croix ,  ils  en  ont  fait  un  sujet  de  risée  : 
«  Jqsus  a  été  pour  eux  une  folie  »  :  Gentibus  autem 
slultitiam,  poursuit  saint  Paul. 

Après  eux  sont  venus  d'autres  hommes,  que  l'on 
appeloit  dans  l'Eglise  Manichéens  et  Marcionites, 
tous  feignans  d'être  chrétiens;  qui,  trop  émus  des 
invectives  sanglantes  des  Gentils  contre  le  Fils'  de 
Dieu,  l'ont  voulu  mettre  à  couvert  des  moqueries 
de  ces  idolâtres,  mais  d'une  manière  tout-à-fait  con- 
traire aux  desseins  de  la  bonté  divine  sur  nous.  Ces 
foiblesses  de  notre  Dieu,  Pusillitates  Dei ,  comme 
les  appeloit  un  ancien  (0,  leur  ont  semblé  trop  hon- 
teuses pour  les  avouer  franchement  :  au  lieu  que  les 
Gentils  les  exagéroient  pour  en  faire  une  pièce  de 
raillerie,  ceux-ci  au  contraire  tâchoient  de  les  dis- 
simuler, travaillant  vainement  à  diminuer  quelque 
chose  des  opprobres  de  l'Evangile,  si  utiles  pour 
notre  salut.  Ils  ont  cru ,  avec  les  Gentils  et  les  Juifs, 
qu'il  étoit  indigne  d'un  Dieu  de  prendre  une  chair 
comme  la  nôtre,  et  de  se  soumettre  à  tant  de  souf- 
frances ;  et  pour  excuser  ces  bassesses,  ils  ont  sou- 
tenu que  son  corps  étoit  imaginaire,  et  par  consé- 
quent que  sa  nativité,  et  ensuite  sa  passion  et  sa 
mort  étoient  fantastiques  et  illusoires  :  en  un  mot, 

(')  Terlul.  adi-ers.  Marcion.  lib.  n,  n.  27. 


DE    SAINT    FRANÇOIS    D'ASSISE.  {±1$ 

à  les  en  croire,  toute  sa  vie  n'étoit  qu'une  représen- 
tation sans  réalite'.  Sans  doute  les  vérités  de  Jésus 
ont  été  un  scandale  à  ces  hérétiques,  puisqu'ils  ont 
fait  un  fantôme  du  sujet  de  notre  espérance  :  ils  ont 
voulu  être  trop  sages,  et  par  ce  moyen  ont  détruit, 
selon  leur  pouvoir,  le  déshonneur  nécessaire  de 
notre  foi  :  Necessarium  dedecus  Jidei j  dit  le  grave 
Tertullien  (0. 

Mais  les  vrais  serviteurs  de  Jésus- Christ  n'ont 
point  eu  de  ces  délicatesses,  ni  de  ces  vaines  com- 
plaisances. Ils  se  sont  bien  gardés  de  croire  les  choses 
à  demi ,  ni  de  rougir  de  l'ignominie  de  leur  maître  : 
ils  n'ont  point  craint  de  faire  éclater  par  toute  la 
terre  le  scandale  et  la  folie  de  la  croix  dans  toute 
leur  étendue  :  ils  ont  prédit  aux  Gentils  que  cette 
folie  détruiroit  leur  sagesse.  Et  quant  à  ces  grandes 
absurdités  que  les  païens  trouvoient  dans  notre  doc- 
trine, nos  Pères  ont  répondu  que  les  vérités  évan- 
géliques  leur  sembloient  d'autant  plus  croyables, 
que  selon  la  philosophie  humaine  elles  paroissoient 
tout-à-fait  impossibles  :  Prorsus  credibile  est,  quia 
ineplum  est  ;....  certain  est,  quia  impossibile  est, 
disoit  autrefois  Tertullien  00.  Ainsi  notre  foi  se  plaît 
d'étourdir  la  sagesse  humaine  par  des  propositions 
hardies,  où  elle  ne  peut  rien  comprendre. 

Depuis  ce  temps-là,  mes  Frères,  la  folie  est  de- 
venue une  qualité  honorable  ;  et  l'apôtre  saint  Paul 
a  publié,  de  la  part  de  Dieu,  cet  édit  que  j'ai  ré- 
cité dans  mon  texte  :  «  Si  quelqu'un  veut  être  sage, 
»  il  faut  nécessairement  qu'il  soit  fou  »  :  Stultusjiat , 
ut  sit  sapiens.  C'est  pourquoi  ne  vous  étonnez  pas  si 

(0  De  came  Chr.  n.  5.  —  V»)  Ibid. 


4^4  PÀJVÉGYRIQTJE 

ayant  entrepris  aujourd'hui  le  panégyrique  de  saint 
François,  je  ne  fais  autre  chose  que  vous  montrer 
sa  folie ,  beaucoup  plus  estimable  que  toute  la  pru- 
dence du  monde.  Mais  d'autant  que  la  première  et 
la  plus  grande  folie,  c'est-à-dire,  la  plus  haute  et  la 
plus  divine  sagesse  que  l'Evangile  nous  prêche,  c'est 
l'incarnation  du  Sauveur;  il  ne  sera  pas  hors  de 
propos,  pour  prendre  déjà  quelque  idée  de  ce  que 
j'ai  à  vous  dire ,  que  vous  fassiez  réflexion  sur  cet 
auguste  mystère ,  pendant  que  nous  réciterons  les 
paroles  que  lange  adressa  à  Marie ,  lorsqu'il  lui  en 
apporta  les  nouvelles.  Implorons  donc  l'assistance  du 
Saint-Esprit  par  l'intercession  de  la  sainte  Vierge. 
Ave. 

Cette  orgueilleuse  sagesse  du  siècle ,  qui ,  ne  pou- 
vant comprendre  la  justice  des  voies  de  Dieu,  em- 
ploie toutes  seslausses  lumières  à  les  contredire , 
se  trouve  merveilleusement  confondue  par  la  doc- 
trine de  l'Evangile,  et  par  les  très -saints  mystères 
du  sauveur  Jésus.  Déjà  la  toute -puissance  divine 
avoit  commencé  à  lui  faire  sentir  sa  foiblesse  dès 
l'origine  de  l'univers ,  en  lui  proposant  des  énigmes 
indissolubles  dans  tous  les  ordres  des  créatures, 
et  lui  présentant  le  monde  comme  un  sujet  éter- 
nel de  questions  inutiles,  qui  ne  seront  jamais 
terminées  par  aucunes  décisions.  Et  certes,  il  étoit 
vraisemblable  que  ces  grands  et  impénétrables  se- 
crets ,  qui  bornent  et  resserrent  si  fort  les  connois- 
sances  de  l'esprit  humain,  donneroient  en  même 
temps  des  limites  à  son  orgueil.  Toutefois  à  notre 
malheur,  il  n'en  est  pas  arrivé  de  la  sorte,  et  en 


DE    SAINT    FRANÇOIS    d'àSSISE.  42^ 

voici  la  cause  qui  me  semble  la  plus  apparente  : 
c'est  que  la  raison  humaine ,  toujours  téméraire  et 
présomptueuse,  ayant  entrevu  quelque  petit  jour 
dans  les  ouvrages  de  la  nature,  s'est  imaginée  dé- 
couvrir quelque  grande  et  merveilleuse  lumière  ;  au 
lieu  d'adorer  son  Créateur ,  elle  s'est  admirée  elle- 
même.  L'orgueil,  comme  vous  savez,  chrétiens,  a 
cela  de  propre,  qu'il  prend  son  accroissement  de 
lui-même,  'si  petits  que  puissent  être  ses  coramen- 
cemens,  parce  qu'il  enchérit  toujours  sur  ses  pre- 
mières complaisances  par  ses  flatteuses  réflexions. 

Ainsi  l'homme  s'étant  trop  plu  dans  ses  belles 
conceptions,  s'est  persuadé  que  tout  l'ordre  du 
monde  devoit  aller  selon  ses  maximes.  Il  s'est  enfin 
lassé  de  suivre  la  conduite  que  Dieu  lui  avoit  pres- 
crite, afin  de  le  ramener  à  lui  comme  à  son  prin- 
cipe. Au  contraire ,  il  a  voulu  que  la  divinité  se 
réglât  selon  ses  idées  :  il  s'est  fait  des  dieux  à  sa 
mode,  il  a  adoré  ses  ouvrages  et  ses  fantaisies;  et 
s'étant  évanoui,  comme  dit  l'apôtre  (0,  dans  l'incer- 
titude de  ses  pensées,  lorsqu'il  a  cru  se  voir  élevé 
au  comble  de  la  sagesse,  il  s'est  précipité  dans  une 
extrême  folie  :  Dicentes  enim  se  esse  sapientes,  stulti 
facti  sunt  (2). 

C'est  pourquoi  cette  sagesse  éternelle  qui  prend 
plaisir  de  guérir  ou  de  confondre  la  sagesse  humaine, 
s'est  sentie  obligée  de  former  de  nouveaux  desseins 
et  de  commencer  un  nouvel  ordre  de  choses  par 
notre  Seigneur  Jésus -Christ;  et  admirez,  s'il  vous 
plaît,  la  profondeur  de  ses  jugemens.  Dans  le  pre- 
mier ouvrage  que  Dieu  nous  avoit  proposé,  qui  est 

(')  Rom    i.  ai.  —  (a)  Ibicl.  22. 


4*2(>  Î>A.NÉGYRIQUE 

cette  belle  fabrique  du  monde,  notre  esprit  y  voyoit 
d'abord  des  traits  de  sagesse  infinie.  Dans  le  second 
ouvrage ,  qui  comprend  la  doctrine  et  la  vie  de  notre 
Maître  crucifié,  il  n'y  découvre  au  premier  aspect 
que  folie  et  extravagance.  Dans  le  premier  nous  vous 
disions  tout-à-1'heure  que  la  raison  humaine  y  avoit 
compris  quelque  chose  ;  et  en  étant  devenue  inso- 
lente, elle  n'a  pas  voulu  reconnoître  celui  qui  lui 
donnoit  ses  lumières.  Dans  le  second  dessein,  qui 
est  d'une  toute  autre  excellence,  toutes  ses  connois- 
sances  se  perdent,  elle  ne  sait  du  tout  où  se  prendre; 
et  par-là  il  faudra  nécessairement ,  ou  bien  qu'elle 
se  soumette  à  une  raison  plus  haute,  ou  bien  qu'elle 
soit  confondue  :  et  de  façon  ou  d'autre,  la  victoire 
demeurera  à  la  sagesse  divine. 

Et  c'est  ce  que  nous  apprenons  par  ce  docte  rai- 
sonnement de  l'apôtre.  Notre  Dieu,  dit  ce  grand 
personnage,  avoit  introduit  l'homme  dans  ce  bel 
édifice  du  monde,  afin  qu'en  admirant  l'artifice,  il 
en  adorât  l'architecte.  Cependant  l'homme  ne  s'est 
pas  servi  de  la  sagesse  que  Dieu  lui  donnoit,  pour 
reconnoître  son  Créateur  par  les  ouvrages  de  sa  sa- 
gesse, ainsi  que  l'apôtre  nous  le  déclare  :  Quia  in 
Dei  sapientia  non  cognovit  mundus  per  sapientiam 
Deum  (').  Et  bien  qu'en  arrivera-t-il ,  saint  apôtre? 
Pour  cela ,  continue-t-il ,  Dieu  a  posé  cette  loi  éter- 
nelle, que  dorénavant  les  croyans  ne  pussent  être 
sauvés  que  par  la  folie  de  la  prédication  :  Placuit 
Deo  per  stullitiam  prœdicationis  salvos  facere  cre- 
dentes  (2).  A.  quoi  te  résoudras-tu  donc ,  ô  aveugle 
raison  humaine  ?  Te  voilà  vivement  pressée  par  cette 

MLCor.  i.  ai.  —  W/foi. 


DE    SAINT     FRANÇOIS    ^ASSISE.  427 

sagesse  profonde ,  qui  paroît  à  tes  yeux  sous  une  fo- 
lie apparente.  Je  te  vois,  ce  me  semble,  réduite  à 
de  merveilleuses  extrémités ,  parce  que  de  côté  ou 
d'autre  la  folie  t'est  inévitable  :  car  dans  la  croix  de 
notre  Seigneur,  et  dans  toute  la  conduite  de  l'Evan- 
gile ,  les  pensées  de  Dieu  et  les  tiennes  sont  opposées 
entre  elles  avec  une  telle  contrariété,  qui  si  les  unes 
sont  sages ,  il  faut  par  nécessité  que  les  autres  soient 
extravagantes. 

Que  ferons-nous  ici,  chrétiens?  Si  nous  cédons  à 
l'Evangile ,  toutes  les  maximes  de  prudence  humaine 
nous  déclarent  fous  et  de  la  plus  haute  folie.  Si  nous 
osons  accuser  de  folie  la  sagesse  incompréhensible 
de  Dieu,  il  faudra  que  nous  soyons  nous-mêmes  des 
furieux  et  des  démons.  Ah!  plutôt  démentons  toutes 
nos  maximes,  désavouons  toutes  nos  conséquences, 
plions  sous  le  joug  de  la  foi  ;  et  dépouillant  cette  fausse 
sagesse ,  dont  nous  sommes  vainement  enflés ,  deve- 
nons heureusement  insensés  pour  l'amour  de  notre 
Sauveur,  qui,  étant  la  sagesse  du  Père,  n'a  pas  dédai- 
gné de  passer  pour  fou  en  ce  monde ,  afin  de  nous 
enseigner  une  prudence  céleste  :  en  un  mot,  s'il  y  a 
quelqu'un  parmi  nous  qui  prétende  à  la  véritable 
sagesse,  qu'il  soit  fou  afin  d'être  sage  :  Slullusjial, 
ut  sit  sapiens ,  dit  le  grand  apôtre. 

La  voilà,  la  voilà  ,  chrétiens,  cette  illustre,  cette 
généreuse ,  cette  sage  et  triomphante  folie  du  chris- 
tianisme, qui  dompte  tout  ce  qui  s'oppose  à  la 
science  de  Dieu ,  qui  rend  humble  ou  qui  renverse 
invinciblement  la  raison  humaine,  et  toujours  en 
remporte  une  glorieuse  victoire.  La  voilà  cette  belle 
folie,  qui  doit  être  le  seul  ornement  du  panégyrique 


4**8  PANÉGYRIQUE 

de  saint  François,  selon  que  je  vous  l'ai  promis,  et 
qui  fera  aujourd'hui  son  éloge.  Pour  cela ,  vous  re- 
marquerez, s'il  vous  plaît,  qu'il  y  a  une  convenance 
nécessaire  entre  les  mœurs  des  chrétiens  et  la  doc- 
trine du  christianisme.  Cette  folie  apparente,  qui  est 
dans  la  parole  du  Fils  de  Dieu ,  doit  passer  par  imi- 
tation dans  la  vie  de  ses  serviteurs.  Ils  sont  un  Evan- 
gile vivant  :  l'Evangile  qui  est  écrit  dans  nos  livres, 
et  celui  que  le  Saint-Esprit  daigne  écrire  dans  l'ame 
des  saints,  que  l'on  peut  lire  dans  leurs  actions 
comme  dans  de  beaux  caractères ,  déplaisent  éga- 
lement à  la  fausse  prudence  du  monde. 

Figurez  vous  donc  que  François  ayant  considéré 
ces  grands  et  vastes  chemins  du  monde,  qui  mènent 
à  la  perdition ,  s'est  résolu  de  suivre  des  routes  en- 
tièrement opposées.  Le  plus  ordinaire  conseil  que 
nous  donne  la  sagesse  humaine,  c'est  d'amasser  beau- 
coup de  richesses,  de  faire  valoir  ses  biens,  d'en 
acquérir  de  nouveaux  :  c'est  à  quoi  on  rêve  dans 
tous  les  cabinets ,  c'est  de  quoi  on  s'entretient  dans 
toutes  les  compagnies,  c'est  le  sujet  le  plus  ordi- 
naire de  toutes  les  délibérations.  Il  y  a  pourtant 
d'autres  personnes  qui  se  croient  plus  raffinées,  qui 
vous  diront  que  ces  richesses  sont  des  biens  étran- 
gers à  la  nature,  qu'il  vaut  bien  mieux  jouir  de  la 
douceur  de  la  vie ,  et  tempérer  par  les  voluptés  ses 
amertumes  continuelles;  c'est  une  autre  espèce  de 
sages.  Mais  encore  y  en  a-t-il  d'autres ,  qui  repren- 
dront peut  -  être  ces  sectateurs  trop  ardens  des  ri- 
chesses et  des  délices.  Pour  nous,  diront-ils,  nous 
faisons  profession  d'honneur,  nous  ne  recherchons 
rien  avec  tant  de  soin  que  la  réputation  et  la  gloire. 


DE    SAINT    FRANÇOIS    D'ASSISE.  429 

Si  vous  pénétrez  dans  leurs  consciences,  vous  trou- 
verez qu'ils  s'estiment  les  seuls  honnêtes  gens  dans 
le  monde  :  ils  consument  leur  esprit  de  veilles  et 
d'inquiétudes  pour  acquérir  du  crédit,  pour  être 
élevés  aux  honneurs.  Ce  sont ,  à  mon  avis ,  les  trois 
choses  qui  font  toutes  les  affaires  du  monde,  qui 
nouent  toutes  les  intrigues ,  qui  enflamment  toutes 
les  passions,  qui  causent  tous  les  empressemens. 

Ah!  que  notre  admirable  François  a  bien  reconnu 
l'illusion  de  tous  ces  biens  imaginaires  !  Il  dit  que  les 
richesses  captivent  le  cœur,  que  les  honneurs  l'em- 
portent, <jue  les  plaisirs  l'amollissent;  que  pour  lui, 
il  veut  établir  ses  richesses  dans  la  pauvreté,  ses  dé- 
lices dans  les  souffrances ,  et  sa  gloire  dans  la  bas- 
sesse. O  ignorance  !  ô  folie  !  Hé  Dieu ,  que  pense- 
t-il  faire?  O.le  plus  insensé  des  hommes  selon  la  sa- 
gesse du  siècle,  mais  le  plus  sage,  le  plus  intelligent, 
le  plus  avisé  selon  la  sagesse  de  Dieu  !  C'est  ce  que 
je  tâcherai  de  vous  faire  'voir  dans  la  suite  de  ce  dis- 


cours. 


PREMIER  POINT. 


Quand  je  me  suis  proposé  de  vous  entretenir  au- 
jourd'hui des  trois  victoires  de  saint  François  sur  les 
richesses  du  monde.,  sur  ses  plaisirs  et  sur  ses  hon- 
neurs, je  m'étois  persuadé  que  je  pourrois  les  repré- 
senter les  unes  après  les  autres;  mais  je  vois  bien 
maintenant  que  c'est  une  entreprise  impossible,  et 
qu'ayant  à  commencer  par  la  profession  généreuse 
qu'il  a  faite  de  la  pauvreté,  je  suis  obligé  de  vous 
dire  que,  par  cette  seule  résolution,  il  s'est  mis  in- 
finiment au-dessus  des  honneurs  et  des  opprobres , 


43û  PANÉGYRIQUE 

des  incommodités  et  des  agrémens,  et  de  tout  ce 
que  l'on  appelle  bien  et  mal  dans  le  monde  :  car 
enfin  ce  seroit  mal  connoître  la  nature  de  la  pau- 
vreté, que  de  la  considérer  comme  un  mal  séparé 
des  autres.  Je  pense  pour  moi ,  chrétiens ,  que  lors- 
qu'on a  inventé  ce  nom,  on  a  voulu  exprimer,  non 
point  un  mal  particulier ,  mais  un  abîme  de  tous  les 
maux,  et  l'assemblage  de  toutes  les  misères  qui  affli- 
gent la  vie  humaine.  Et  certes ,  j'oserois  quasi  assu- 
rer que  c'est  quelque  mauvais  démon,  qui,  voulant 
rendre  la  pauvreté  tout  -  à  -  fait  insupportable ,  a 
trouvé  le  moyen  d'attacher  aux  richesses  tout  ce 
qu'il  y  a  d'honorable  et  de  plaisant  dans  le  monde  : 
c'est  pourquoi  notre  langage  ordinaire  les  nomme 
biens  d'un  nom  général ,  parce  qu'elles  sont  l'instru- 
ment commun  pour  acquérir  tous  les  autres.  De 
sorte  que  nous  pourrions  au  contraire  appeler  la 
pauvreté  un  mal  général;  parce  que  les  richesses 
ayant  tiré  de  leur  côté  la  joie ,  l'affluence,  l'applau- 
dissement ,  la  faveur ,  il  ne  reste  à  la  pauvreté  que 
la  tristesse  et  le  désespoir,  et  l'extrême  nécessité; 
et  ce  qui  est  plus  insupportable,  le  mépris  et  la 
servitude  :  et  c'est  ce  qui  fait  dire  au  sage  que  «  la 
»  pauvreté  entroit  en  une  maison  tout  ainsi  qu'un 
»  soldat  armé  »  :  Pauperies  quasi  vir  armatus  (0. 
L'étrange -comparaison  ! 

Vous  dirai-je  ici,  chrétiens,  combien  est  effroya- 
ble en  une  pauvre  maison  une  garnison  de  soldats  ' 
Plût  à  Dieu  que  vous  fussiez  en  état  de  l'apprendre 
seulement  de  ma  bouche.  Mais,  hélas  !  nos  campagnes 
désertes,  et  nos  bourgs  misérablement  désolés,  nous 

(•)  Prof.  VI.  II. 


DE    SAINT    FRANÇOIS    D'ASSISE.  $3l 

disent  assez  que  c'est  cette  seule  terreur  qui  a  dissipé 
deçà  et  delà  tous  leurs  habitans.  Jugez,  jugez  par-là 
combien  la  pauvreté  est  terrible  ;  puisque  la  guerre, 
l'horreur  du  genre  humain,  le  monstre  le  plus  cruel 
que  l'enfer  ait  jamais  vomi  pour  la  ruine  des  hommes  , 
n'a  presque  rien  de  plus  effroyable  que  cette  déso- 
lation, cette  indigence,  cette  pauvreté  qu'elle  traîne 
nécessairement  avec  elle.  Mais  du  moins  n'est-ce 
pas  assez  que  la  pauvreté  soit  accablée  de  tant  de 
douleurs ,  sans  qu'on  la  charge  encore  d'opprobre 
et  d'ignominie?  Les  fièvres,  les  maladies,  qui  sont 
presque  nos  plus  grands  maux ,  encore  ont-elles  cela 
de  bon  qu'elles  ne  font  de  honte  à  personne.  Dans 
toutes  les  autres  disgrâces,  nous  voyons  que  chacun 
prend  plaisir  de  conter  ses  maux  et  ses  infortunes  : 
la  seule  pauvreté  a  cela  de  commun  avec  le  vice, 
qu'elle  nous  fait  rougir  ;  de  même  que  si  être  pau- 
vre, c'étoit  être  extrêmement  criminel. 

En  effet,  combien  y  a-t-il  de  personnes  qui  se 
privent  des  contentemens,  et  même  des  nécessités 
de  la  vie,  afin  de  soutenir  une  pauvreté  honorable? 
Combien  d'autres  en  voyons-nous  qui  se  font  effec- 
tivement pauvres ,  tâchant  de  satisfaire  à  je  ne  sais 
quel  point  d'honneur,  par  une  dépense  qui  les  con- 
sume ?  Et  d'où  vient  cela  ,  chrétiens,  sinon  que  dans 
l'estime  des  hommes ,  qui  dit  pauvre ,  dit  le  rebut 
du  monde?  Pour  cela,  le  prophète  David,  après 
avoir  décrit  les  diverses  misères  des  pauvres,  con- 
clut enfin  par  cette  excellente  parole  qu'il  adresse  à 
Dieu  :  Tibi  derelictus  est  pauperi.1)  :  «  Seigneur, 
»  dit-il,  on  vous  abandonne  le  pauvre  »  ;  et  voyons- 

(«)  Psal.  ix.  35. 


432  PANÉGYRIQUE 

nous  rien  de  plus  commun  dans  le  monde?  Quand 
les  pauvres  s'adressent  à  nous  ,  afin  que  nous  sou- 
lagions leurs  nécessités ,  n'est-il  pas  vrai  que  la  faveur 
la  plus  ordinaire  que  nous  leur  faisons,  c'est  de  sou- 
haiter que  Dieu  les  assiste.  Dieu  soit  à  votre  aide , 
leur  disons-nous  ;  mais  de  contribuer  de  notre  part 
quelque  chose  pour  les  secourir,  c'est  la  moindre 
de  nos  pensées.  Nous  nous*  en  déchargeons  sur  la 
miséricorde  divine ,  ne  considérant  pas  que  c'est  par 
nos  mains  et  par  notre  ministère ,  que  Dieu  a  résolu 
de  leur  faire  cette  miséricorde  que  nous  leur  sou- 
haitons :  tant  il  est  vrai  que  personne  ne  se  met  en 
peine  des  pauvres.  Chacun  s'inquiète,  chacun  s'em- 
presse à  servir  les  grands,  et  il  n'y  a  que  Dieu  seul 
à  qui  les  pauvres  ne  soient  point  à  charge  :  Tibi 
derelictus  est. 

Cela  étant  ainsi,  comme  l'expérience  nous  le  fait 
voir,  quand  un  homme  accommodé  dans  le  siècle, 
comme  saint  François,  prend  la  résolution  de  se 
plaire  dans  les  bassesses  de  la  pauvreté,  ne  faut-il 
pas  que  ce  soit  une  ame  extrêmement  touchée  du 
mépris  de  tous  ces  biens  imaginaires,  qui  remportent 
parmi  nous  un  si  grand  applaudissement  ?  Le  voyez- 
vous,  chrétiens;  François,  ce  riche  marchand  d'As- 
sise ,  que  son  père  a  envoyé  à  Rome  pour  les  affaires 
de  son  négoce ,  le  voyez-vous  qui  s'entretient  avec 
un  pauvre  au  milieu  des  rues  ?  Hé  Dieu ,  qu'a  de 
commun  le  négoce  avec  cette  sorte  de  gens?  Quel 
marché  veut -il  faire  avec  ce  pauvre  homme?  Ah  ! 
l'admirable  trafic,  le  riche  et  précieux  échange!  il 
veut  avoir  l'habit  de  ce  pauvre ,  et  pour  cela  il  lui 
donne  le  sien;  et  après,  ravi  d'avoir  fait  un  si  bel 

échange , 


DE    SAINT    FRANÇOIS    D'ASSISE.  ^'63 

échange ,  d'un  habit  honnête  contre  un  autre  tout 
déchiré ,  il  paroît  tout  joyeux  habillé  en  pauvre , 
pendant  que  le  pauvre  a  peine  à  se  reconnoître  sous 
son  habit  de  bourgeois. 

Jésus ,  mon  Sauveur  ,  qui  dites  que  l'on  vous 
habille  quand  on  couvre  la  nudité  de  vos  pauvres , 
pourrois-je  bien  ici  exprimer  combien  cette  action 
vous  fut  agréable?  L'histoire  ecclésiastique  m'ap- 
prend que  saint  Martin  ,  votre   serviteur  ,  ayant 
donné  la  moitié  de  son  manteau  à  un  pauvre  qui 
lui  demandoit  l'aumône,  vous  lui  apparûtes  la  nuit 
dans  une  vision  merveilleuse ,  paré  superbement  de 
cette  moitié  de  manteau ,  vous  glorifiant  en  la  pré- 
sence de  vos  saints  anges  que  Martin ,  encore  caté- 
chumène, vous  avoit  donné  cet  habit.  Me  permet- 
trez-vous ,  ô  mon  maître,  une  parole  familière,  que 
j'ose  ici  avancer  ensuite  de  ce  que  vous  dites  vous- 
,même?  S'il  est  vrai  que  vous  estimiez  qu'on  vous 
donne  lorsqu'on  fait  largesse  à  vos  pauvres (0 ,  com- 
bien vous  glorifierez  -  vous  du  don  que  vous  fait 
François?  Ce  n'est  pas  de  son  manteau  seulement 
qu'il  se  dépouille  pour  l'amour  de  vous  :   il  veut 
vous  revêtir  tout  entier  ;  il  vous  fait  présent  d'un 
habit  complet.  Bien  plus,  ayant  appris  de  votre 
Evangile  que,  lorsque  vous  étiez  sur  la  terre,  vous 
vous  étiez  toujours  plu  dans  la  pauvreté  ;  non  eon- 
tent  de  vous  avoir  habillé,  il  semble  vous  demander 
à  son  tour  que  vous  l'habilliez  à  votre  façon  :  il  se 
couvre  d'un  habit  de  pauvre ,  afin  d'être  semblable 
à  vous. 

Et  dans  ce  merveilleux  appareil,  d'autant  plus 

(»)  Matth.  xxv.  36.  # 

BOSSUET.  XVI.  28 


434  PANÉGYRIQUE 

magnifique  qu'il  étoit  abject,  suivons-le,  s'il  vous 
plaît,  mes  chers  Frères,  nous  verrons  une  action 
qui  sans  doute  sera  surprenante.  Il  s'en  va  à  l'Eglise 
de  Dieu,  à  la  me'moire  des  apôtres  saint  Pierre  et 
saint  Paul,  ces  deux  pauvres  illustres  qui  ont  vu 
les  empereurs  prosternés  devant  leurs  tombeaux  : 
là,  sans  considérer  qu'il  pourvoit  être  aisément  con- 
nu ,  et  vous  savez  que  le  commerce  donne  toujours 
beaucoup  d'habitudes,  il  se  mêle  parmi  les  pauvres 
qu'il  sait  être  les  frères  et  les  bien-aimés  du  Sauveur; 
il  fait  son  apprentissage  de  cette  pauvreté  généreuse 
à  laquelle  mon  maître  l'appelle  ;  il  goûte  à  longs 
traits  la  honte  et  l'ignominie  qui  lui  a  été  si  agréable  ; 
il  se  durcit  le  front  contre  cette  molle  et  lâche  pu- 
deur du  siècle ,  qui  ne  peut  souffrir  les  opprobres , 
bien  qu'ils  aient  été  consacrés  en  la  personne  du  Fils 
de  Dieu.  Ha ,  qu'il  commence  bien  à  faire  profession 
de  la  folie  de  la  croix,  et  de  la  pauvreté  évangé- 
lique  ! 

Mais  avant  que  de  passer  outre  à  ses  autres  actions, 
fidèles,  il  est  nécessaire,  afin  que  nous  en  connois- 
sions  mieux  le  prix,  que  nous  tâchions  de  nous  dé- 
tromper de  cette  folle  admiration  des  richesses  , 
dans  laquelle  on  nous  a  élevés  :  il  faut  que  je  vous 
fasse  voir  ,  par  des  raisonnemens  invincibles ,  les 
grandeurs  de  la  pauvreté  selon  les  maximes  de  l'E- 
vangile ;  d'où  il  vous  sera  aisé  de  conclure  combien 
est  injuste  le  mépris  des  pauvres,  que  je  vous  repré- 
sentais tout-à- l'heure.  Mais  afin  de  le  faire  avec  plus 
de  fruit,  laissons,  laissons,  s'il  vous  plaît,  aux  ora- 
teurs du  monde  la  pompe  et  la  majesté  du  style  pa- 
négyrique. Ils  ne  se  mettent  point  en  peine  que 
l'on  les  entende,  pourvu  qu'ils  reconnoissent  que 


DE    SAINT    FRANÇOIS    d'àSSISE.  435 

l'on  les  admire.  Pour  nous  qui  sommes  ici  dans  la 
chaire  du  sauveur  Jésus,  ornons  notre  discours  de 
la  simplicité  de  son  Evangile,  et  repaissons  nos  âmes 
de  vérités  solides  et  intelligibles. 

Je  dis  donc,  ô  riches  du  siècle,  que  vous  avez 
tort  de  traiter  les  pauvres  avec  un  mépris  si  inju- 
rieux :  afin  que  vous  le  sachiez,  si  nous  voulions 
monter  à  l'origine  des  choses  ,  nous  trouverions 
peut-être  qu'ils  n'auroient  pas  moins  de  droit  que 
vous  aux  biens  que  vous  possédez.  La  nature,  ou 
plutôt,  pour  parler  plus  chrétiennement,  Dieu,  le 
Père  commun  des  hommes  a  donné  dès  le  commen- 
cement un  droit  égal  à  tous  ses  enfans  sur  toutes  les 
choses  dont  ils  ont  besoin  pour  la  conservation  de 
leur  vie.  Aucun  de  nous  ne  se  peut  vanter  d'être  plus 
avantagé  que  les  autres  par  la  nature;  mais  l'in- 
satiable désir  d'amasser  n'a  pas  permis  que  cette 
belle  fraternité  pût  durer  long-temps  dans  le  monde. 
Il  a  fallu  venir  au  partage  et  à  la  propriété ,  qui  a 
produit  toutes  les  querelles  et  tous  les  procès  :  de  là 
est  né  ce  mot  de  mien  et  de  tien ,  cette  parole  si 
froide,  dit  l'admirable  saint  Jean-Chrysostôme  (0  j 
de  là  cette  grande  diversité  de  conditions ,  les  uns 
vivant  dans  l'affluence  de  toutes  choses,  les  autres 
languissant  dans  une  extrême  indigence.  C'est  pour- 
quoi plusieurs  des  saints  Pères  ayant  eu  égard ,  et  à 
l'origine  des  choses ,  et  à  cette  libéralité  générale  de 
la  nature  envers  tous  les  hommes,  n'ont  pas  fait  de 
difficulté  d'assurer  que  c'étoit  en  quelque  sorte  frus- 
trer les  pauvres  de  leur  propre  bien ,  que  de  leur 
dénier  celui  qui  nous  est  superflu. 

(')  Hom.  de  S.  Philog.  n.  1 ;  tom.  J,p.  493. 


436  PANÉGYRIQUE 

Je  ne  veux  pas  dire  par^là,  mes  Frères,  que  vous 
ne  soyez  que  les  dispensateurs  des  richesses  que  vous 
avez  ;  ce  n'est  pas  ce  que  je  prétends.  Car  ce  partage 
de  biens  s'étant  fait  d'un  commun  consentement  de 
toutes  les  nations ,  et  ayant  été  autorisé  par  la  loi 
divine,  vous  êtes  les  maîtres  et  les  propriétaires  de 
la  portion  qui  vous  est  échue  :  mais  sachez  que  si 
vous  en  êtes  les  véritables  propriétaires  selon  la  jus- 
tice des  hommes,  vous  ne  devez  vous  considérer  que 
comme  dispensateurs  devant  la  justice  de  Dieu,  qui 
vous  en  fera  rendre  compte.  Ne  vous  persuadez  pas 
qu'il  ait  abandonné  le  soin  des  pauvres  :  encore  que 
vous  les  voyiez  destitués  de  toutes  choses ,  gardez- 
vous  bien  de  croire  qu'ils  aient  tout-à-fait  perdu  ce 
droit  si  naturel  qu'ils  ont,  de  prendre  dans  la  masse 
commune  tout  ce  qui  leur  est  nécessaire.  Non,  non, 
ô  riches  du  siècle,  ce  n'est  pas  pour  vous  seuls  que 
Dieu  fait  lever  son  soleil ,  ni  qu'il  arrose  la  terre  , 
ni  qu'il  fait  profiter  dans  son  sein  une  si  grande  di- 
versité de  semences  :  les  pauvres  y  ont  leur  part 
aussi  bien  que  vous.  J'avoue  que  Dieu  ne  leur  a 
donné  aucun  fonds  en  propriété;  mais  il  leur  a  assi- 
gné leur  subsistance  sur  les  biens  que  vous  possédez, 
tout  autant  que  vous  êtes  de  riches.  Ce  n'est  pas 
qu'il  n'eût  bien  le  moyen  de  les  entretenir  d'une 
autre  manière ,  lui  sous  le  règne  duquel  les  animaux, 
même  les  plus  vils,  ne  manquent  d'aucunes  des  choses 
convenables  à  leur  subsistance  :  ni  sa  main  n'est 
point  raccourcie ,  ni  ses  trésors  ne  sont  point  épuisés  ; 
mais  il  a  voulu  que  vous  eussiez  l'honneur  de  faire 
vivre  vos  semblables.  Quelle  gloire  en  vérité,  chré- 
tiens ,  si  nous  la  savions  bien  comprendre  !  Par  con- 


DE    SAINT    FRANÇOIS    b'à.SSISE.  £3j 

séquent,  bien  loin  de  mépriser  les  pauvres,  vous  les 
devriez  respecter ,  les  considérant  comme  des  per- 
sonnes que  Dieu  vous  adresse  et  vous  recommande. 
Car  enfin  méprisez-les,  traitez-les  indignement 
tant  qu'il  vous  plaira ,  il  faut  néanmoins  qu'ils  vivent 
à  vos  dépens,  si  vous  ne  voulez  encourir  l'indigna- 
tion de  celui ,  qui ,  parmi  ces  noms  si  augustes  d'Eter- 
nel et  de  Dieu  des  armées ,  se  glorifie  encore  de  se 
dire  le  père  des  pauvres.  Vive  Dieu,  dit  le  Seigneur, 
c'est  jurer  par  moi-même  ,  le  ciel  et  la  terre,  et 
tout  ce  qu'ils  enferment,  est  à  moi  :  vous  êtes  obligés 
de  me  rendre  la  redevance  de  tous  les  biens  que 
vous  possédez.  Mais  certes  pour  moi,  je  n'ai  que 
faire  ni  de  vos  offrandes  ni  de  vos  richesses  :  je  suis 
votre  Dieu ,  et  n'ai  pas  besoin  de  vos  biens.  Je  ne 
peux  souffrir  de  nécessite  qu'en  la  personne  des  pau- 
vres, que  j'avoue  pour  mes  enfans;  c'est  à  eux  que 
j'ordonne  que  vous  payiez  fidèlement  le  tribut  que 
vous  me  devez.  Voyez  -vous ,  mes  Frères  ;  ces  pau- 
vres, que  vous  méprisez  tant,  Dieu  les  établit  ses 
trésoriers  et  ses  receveurs  généraux  :  il  veut  que  l'on 
consigne  en  leurs  mains  tout  l'argent  qui  doit  en- 
trer dans  ses  coffres.  Il  ne  leur  donne  ici-bas  aucun 
droit  qu'ils  puissent  exiger  par  une  justice  étroite  ; 
mais  il  leur  permet  de  lever  sur  tous  ceux  qu'il  a 
enrichis  un  impôt  volontaire,  non  par  contrainte, 
mais  par  charité.  Que  si  on  les  refuse ,  si  on  les  mal- 
traite, il  n'entend  pas  qu'ils  portent  leur  plainte 
par-devant  des  juges  mortels  ;  lui-même  il  écoutera 
leurs  cris  du  plus  haut  des  cieux  :  comme  ce  qui  est 
dû  aux  pauvres,  ce  sont  ses  propres  deniers ,  il  en 


438  PANÉGYRIQUE 

a  réservé  la  connoissance  à  son  tribunal.  C'est  moi 
qui  les  vengerai,  dit-il  :  je  ferai  miséricorde  à  qui 
leur  fera  miséricorde,  je  serai  impitoyable  à  qui 
sera  impitoyable  pour  eux.  Merveilleuse  dignité  des 
pauvres  !  la  grâce ,  la  miséricorde ,  le  pardon  est  en- 
tre leurs  mains  ;  et  il  y  a  des  personnes  assez  insen- 
sées pour  les  mépriser  :  mais  encore  n'est-ce  pas  là 
par  où  saint  François  les  considère  le  plus. 

Ce  petit  enfant  de  Bethléem ,  c'est  ainsi  qu'il  ap- 
pelle mon  Maître,  ce  Jésus  «  qui  étant  si  riche  s'est 
»  fait  pauvre  pour  l'amour  de  nous ,  afin  de  nous 
»  enrichir  par  son  indigence  » ,  comme  dit  l'apôtre 
saint  Paul  (0;  ce  roi  pauvre,  qui  venant  au  monde 
n'y  trouve  point  d'habit  plus  digne  de  sa  grandeur 
que  celui  de  la  pauvreté,  c'est  là  ce  qui  touche  son 
ame.  Ma  chère  pauvreté,  disoit-il,  si  basse  que  soit 
ton  extraction,  selon  le  jugement  des  hommes,  je 
ne  puis  que  je  ne  t'estime ,  depuis  que  mon  Maître 
t'a  épousée.  Et  certes ,  il  avoit  raison  ,  chrétiens.  Si 
un  roi  épouse  une  fille  de  basse  extraction,  elle 
devient  reine  :  on  en  murmure  quelque  temps; 
mais  enfin  on  la  reconnoît  :  elle  est  ennoblie  par  le 
mariage  du  prince;  sa  noblesse  passe  à  sa  maison, 
ses  parens  ordinairement  sont  appelés  aux  plus 
belles  charges,  et  ses  enfans  sont  les  héritiers  du 
royaume.  Ainsi  après  que  le  Fils  de  Dieu  a  épousé 
la  pauvreté ,  bien  qu'on  y  résiste ,  bien  qu'on  en 
murmure ,  elle  est  noble  et  considérable  par  cette 
alliance.  Les  pauvres,  depuis  ce  temps-là,  sont  les 
confidens  du  Sauveur,  et  les  premiers  ministres  de 

(')  //.  Cor.  vm.  9. 


,       DE    SAINT    FRANÇOIS    d'ASSISE.  4^9 

ce  royaume  spirituel,  qu'il  est  venu  établir  sur  la 
terre.  Jésus  même,  dans  cet  admirable  discours 
qu'il  fait  à  un  grand  auditoire  sur  cette  mystérieuse 
montagne,  ne  daignant  parler  aux  riches ,  sinon  pour 
foudroyer  leur  orgueil,  adresse  la  parole  aux  pau- 
vres, ses  bons  amis,  et  leur  dit  avec  une  incroyable 
consolation  de  son  ame  :  «  O  pauvres,  que  vous  êtes 
»  heureux,  parce  qu'à  vous  appartient  le  royaume 
>j  de  Dieu  »  :  Beati  pauperes  3  quia  vestrutn  est  reg- 
num  Dei  (0. 

Heureux  donc  mille  et  mille  fois  le  pauvre  Fran- 
çois, le  plus  ardent,  le  plus  transporté,  et,  si  j'ose 
parler  de  la  sorte,  le  plus  désespéré  amateur  de  la 
pauvreté  qui  ait  peut-être  été  dans  l'Eglise.  Avec 
quel  excès  de  zèle  ne  l'a-t-il  point  embrassée  ?  Com- 
bien belle,  combien  généreuse ,  combien  digne  d'être 
consacrée  à  la  mémoire  éternelle  de  la  postérité , 
fut  cette  réponse  qu'il  fit  à  son  père ,  lorsqu'il  le 
pressoit,  en  présence  de  l'évêque  d'Assise,  de  renon- 
cer à  ses  biens  ?  Il  accusoit  son  fils  d'être  le  plus  ex- 
cessif en  dépense,  qui  fût  dans  tout  le  pays.  Il  ne 
sauroit ,  disoit  -  il ,  refuser  un  pauvre  :  il  ne  peut 
souffrir  qu'il  y  ait  dans  la  ville  des  familles  nécessi- 
teuses. Il  vend  toutes  mes  marchandises,  et  leur  en  dis- 
tribue le  prix.  Et  en  effet ,  chrétiens,  à  voir  comme 
François  en  usoit,  on  eût  dit  qu'il  avoit  engagé  son 
bien  aux  paxwres  de  la  province;  et  que  l'aumône 
qu'il  leur  faisoit  étoit  moins  un  bienfait  qu'une  dette. 
Et  parce  que  tout  son  patrimoine  ne  pouvoit  suffire 
à  payer  ces  dettes  infinies  d'une  charité  immense  et 
sans  bornes ,  son  père  soutenoit  qu'il  étoit  obligé  à 

t1)  Luo.  VI.  20.  '     . 


44°  Ï>ÀNÉGYRIQTJÈ 

faire  cession  de  biens  ;  d'autant  plus  ,  disoit-il,  qu'il 
étoit  incorrigible ,  et  qu'il  n'y  avoit  aucune  appa- 
rence qu'il  devînt  meilleur  ménager. 

Que  répondra  François  à  des  accusations  si  pres- 
santes, faites  avec  toute  la  véhémence  de  l'autorité 
paternelle?  O  Dieu  éternel,  que  vous  inspirez  de 
belles  réponses  à  vos  serviteurs ,  quand  ils  se  laissent 
conduire  à  votre  Esprit  saint  !  Tenez,  dit  François, 
animé  d'un  instinct  céleste,  tenez,  ô  mon  père,  je 
vous  donne  plus  que  vous  ne  voulez  ;  et  dans  le  même 
moment,  jetant  à  ses  pieds  ses  habits  :  Jusqu'ici, 
poursuit-il ,  je  vous  avois  appelé  mon  père  ;  mainte- 
nant que  je  n'attendrai  plus  aucun  bien  de  vous,  j'en 
dirai  plus  hardiment ,  et  avec  une  confiance  plus 
pleine,  Notre  Père  qui  êtes  aux  cieux.  Quelle  élo- 
quence assez  forte ,  quels  raisonneniens  assez  magni- 
fiques pourroient  ici  égaler  la  majesté  de  cette  pa- 
role? O  la  belle  banqueroute  que  fait  aujourd'hui 
ce  marchand  !  O  homme,  non  tant  incapable  d'avoir 
des  richesses ,  que  digne  de  n'en  avoir  pas ,  digne 
d'être  écrit  dans  le  livre  des  pauvres  évangéliques, 
et  de  vivre  dorénavant  sur  le  fonds  de  la  Provi- 
dence !  Enfin  il  a  rencontré  cette  pauvreté  si  ardem- 
ment désirée  ,  en  laquelle  il  avoit  mis  son  trésor  : 
plus  on  lui  ôte,  plus  on  l'enrichit.  Que  l'on  a  bien 
fait  de  le  dépouiller  entièrement  de  ses  biens ,  puis- 
qu'aussi  bien  on  vouloit  lui  ravir  ce  qu'il  estimoit  de 
plus  beau  dans  toutes  ces  possessions,  qui  étoit  le 
pouvoir  de  les  répandre  abondamment  sur  les  pau- 
vres. Il  a  trouvé  un  Père  qui  ne  l'empêchera  pas  de 
donner ,  ni  ce  qu'il  gagnera  par  le  travail  de  ses 
mains,  ni  ce  qu'il  pourra  obtenir  de  la  charité  des 


DE    SAINT    FRANÇOIS    d'aSSISE.  44* 

fidèles.  Heureux ,  de  n'avoir  plus  rien  dans  le  siècle, 
son  habit  même  lui  venant  d'aumône!  Heureux,  de 
n'avoir  d'autre  bien  que  Dieu ,  de  n'attendre  rien 
que  de  lui ,  de  ne  recevoir  rien  que  pour  l'amour  de 
lui  !  Grâce  à  la  miséricorde  divine ,  il  n'a  plus  au- 
cune affaire  que  de  servir  Dieu  :  toute  sa  nourriture 
est  de  faire  sa  volonté.  Que  son  état  est  différent  de 
celui  des  riches  !  Vous  le  verrez  dans  ma  seconde 
partie. 

SECOND  POINT. 

Quand  je  vous  considère ,  ô  riches  du  siècle,  vous 
me  semblez  bien  pauvres  en  comparaison  de  François. 
Vous  ne  sauriez  avoir  tant  de  richesses,  que  vos  pas-: 
sion  déréglées  n'en  consument  encore  davantage.  Il 
vous  en  faut  pour  la  nécessité,  pour  la  vanité,  pour 
le  luxe ,  pour  les  plaisirs ,  pour  la  pompe ,  pour  la 
parade ,  pour  mille  superfluités.  François ,  au  con- 
traire, ne  sauroit  avoir  ni  un  habillement  si  sordide, 
ni  une  nourriture  si  modique,  qu'il  ne  soit  parfai- 
tement satisfait;  tout  prêt  même  à  mourir  de  faim, 
si  telle  est  la  volonté  de  son  Père.  Il  s'en  va  tantôt 
dans  une  sombre  forêt ,  tantôt  sur  le  haut  d'une  mon- 
tagne, admirant  les  ouvrages  de  Dieu,  invitant  toutes 
les  créatures  à  le  louer  et  à  le  bénir ,  leur  prêtant 
pour  cela  son  intelligence  et  sa  voix,  passant  les 
jours  et  les  nuits  à  prononcer,  à  méditer,  à  goûter 
cette  pieuse  parole  :  «  Notre  Père ,  qui  êtes  aux 
»  cieux  »  :  et  cette  autre  :  «  Mon  Dieu  et  mon  tout  » , 
qu'il  avoit  sans  cesse  à  la  bouche  :  Deus  meus  et  ont- 
nia.  Il  court  par  toutes  les  villes,  par  toutes  les  bour- 
gades,  par  tous  les  hameaux  :  il  lève  hautement 


442  PANÉGYRIQUE 

l'étendard  de  la  pauvreté';  il  commence  à  exercer 
un  nouveau  genre  de  négoce ,  il  établit  le  plus  beau 
et  le  plus  riche  commerce,  dont  on  se  puisse  jamais 
aviser.  O  vous,  disoit-il,  vous  qui  désirez  acquérir 
cette  perle  unique  de  l'Evangile  ,  venez,  associons- 
nous,  afin  de  trafiquer  dans  le  ciel  :  vendez  tous  vos 
biens,  donnez  tout  aux  pauvres;  venez  avec  moi, 
libres  de  tous  soins  séculiers  ;  venez,  nous  ferons  pé- 
nitence ;  venez ,  nous  louerons  et  servirons  notre  Dieu 
en  simplicité  et  en  pauvreté. 

O  sainte  compagnie,  qui  commencez  à  vous  as- 
sembler sous  la  conduite  de  saint  Frauçois,  puissiez- 
vous,  en  vous  étendant  de  toutes  parts,  inspirer  à 
tous  les  hommes  du  monde  un  généreux  mépris  des 
richesses ,  et  porter  tous  les  peuples  à  l'exercice  de 
la  pénitence.  Mais  que  prétendez-vous  faire  avec 
ces  habits  d'une  forme  si  singulière,  si  pesans  en  été, 
si  peu  propres  à  vous  garantir  des  rigueurs  du  froid? 
Pourquoi  n'avez-vous  plus  d'égard  à  la  nécessité  ou 
à  la  foiblesse  de  la  chair  ?  Fidèles,  le  pauvre  François, 
qui  leur  a  donné  ce  conseil,  ne  comprend  pas  ce 
discours:  il  est  prévenu  d'autres  maximes  plus  mâles 
et  plus  élevées.  Il  se  souvient  de  ces  feuilles  de  figuier 
qui  couvrirent,  dans  le  paradis,  la  nudité  de  nos 
premiers  parens,  sitôt  que  leur  désobéissance  la 
leur  eut  fait  connoître.  Il  songe  que  l'homme  a  été 
,  nu,  tant  qu'il  a  été  innocent;  et  par  conséquent 
que  ce  n'est  pas  la  nécessité,  mais  le  péché  et  la 
honte  qui  ont  fait  les  premiers  habits.  Que  si  c'est  le 
péché  qui  a  habillé  la  nature  corrompue,  il  juge 
qu'il  sera  bienséant  que  la  pénitence  l'habille,  après 
qu'elle  a  été  réparée. 


DE    SAINT    FRANÇOIS    d'aSSISE.  44"^ 

Mais  pourquoi  vous  exténuez -vous  par  tant  de 
jeûnes?  Pourquoi  vous  consumez -vous  par  tant  de 
veilles?  Pourquoi  vous  jetez -vous  sur  ces  neiges? 
Pourquoi  vois-je  ce  cilice  inse'parable  de  votre  corps, 
que  l'on  pourroit  prendre  pour  une  autre  peau  qui 
se  seroit  formée  sur  la  première?  Répondez,  Fran- 
çois, répondez  :  vos  sentimens  sont  si  chrétiens, 
que  je  croirois  diminuer  quelque  chose  de  leur  gé- 
nérosité ,  si  je  ne  vous  les  faisois  exposer  à  vous- 
même.  Qui  êtes-vous,  dira-t-il,  vous  qui  me  faites 
cette  question  ?  Ignorez  -  vous  que  le  nom  de  chré- 
tien signifie  un  homme  souffrant?  Ne  vous  souve- 
nez-vous pas  de  ces  deux  braves  athlètes,  Paul  et 
Barnabe,  qui  alloient  confirmant  et  consolant  les 
Eglises?  Et  que  leur  disoient-ils  pour  les  consoler? 
«  Qu'il  falloit  par  de  longs  travaux,  et  une  grande 
»  suite  de  tribulations,  parvenir  au  royaume  des 
»  cieux  »  :  Quia  per  multas  angustias  et  tribula- 
tiones  oportet  pervenire  ad  regnum  Dei  (0.  Sachez, 
poursuivra-t-il ,  et  pardonnez-moi,  chrétiens,  si  je 
prends  plaisir  aujourd'hui  à  vous  faire  parler  si 
souvent  ce  merveilleux  personnage  :  sachez  donc, 
dira-t-il,  que  nous  autres  chrétiens  «  nous  avons 
»  un  corps  et  une  arae  qui  doivent  être  exposés  à 
»  toute  sorte  d'incommodités  »  :  Ipsam  animam , 
ipsumque  corpus  expositum  omnibus  ad  injuriant 
gerimus  (2).  Et  c'est  ainsi  que  pour  suivre  le  com- 
mandement de  l'apôtre  (3) ,  afin  de  ne  point  courir 
en  vain,  «  je  travaille  à  dompter  mon  corps,  et  à 
»  réduire  en  servitude  l'appétit  de  ces  voluptés, 

(')  Act.  xiv.  21.  —  (•)  Tertull.  de  Patient,  n.  8.  —  C3)/-  Cor.  ix. 
26,  27. 


444  PANÉGYRIQUE 

»  qui ,  par  leur  délicatesse ,  rendent  molle  et  effé- 
»  minée  cette  mâle  vertu  de  la  foi  »  :  Discutiendœ 
sunt  deliciœ,  quarum  mollitiâ  etfluxu  ûdei  virtus 
ejfeminari  potest  (0.  Après  tout ,  «  quelles  plus 
»  grandes  délices  à  un  chrétien ,  que  le  dégoût  des 
»  délices  »  ?  Quœ  major  voluptas  ,  quàm  fastidium 
ipsius  voluptatis  (2)  ?  «  Quoi,  ne  pourrons -nous 
»  pas  vivre  sans  plaisir ,  nous  qui  devons  mourir 
»  avec  plaisir  »  ?  Non  possumus  vivere  sine  volup- 
tate,  qui  mori  cum  voluptale  debemus  (3)?  Ce  sont 
les  paroles  du  grave  Tertullien ,  qu'il  prêtera  vo- 
lontiers aux  sentimens  de  François,  si  dignes  de 
cette  première  vigueur  et  fermeté  des  mœurs  chré- 
tiennes.    - 

Sévère,  mais  évangélique  doctrine  -,  dures ,  mais 
indubitables  vérités  ,  qui  faites  frémir  tous  nos 
sens,  et  paroissez  si  folles  à  notre  aveugle  sagesse  : 
c'est  vous  qui  avez  rendu  l'inimitable  François 
si  heureusement  insensé  ;  c'est  vous  qui  l'avez  en- 
flammé d'un  violent  désir  du  martyre,  qui  lui  fait 
chercher  de  toutes  parts  quelque  infidèle  qui  ait 
soif  de  son  sang.  Et  certes  il  est  véritable ,  encore 
que  tous  nos  sens  y  répugnent,  qu'un  chrétien,  qui 
est  blessé  de  l'amour  de  notre  Sauveur,  n'a  pas  de 
plus  grand  plaisir  que  de  répandre  son  sang  pour 
lui.  C'est  là,  peut-être,  le  seul  avantage  que  nous 
pouvons  remporter  sur  les  anges.  Ils  peuvent  bien 
être  les  compagnons  de  la  gloire  de  notre  Seigneur  ; 
mais  ils  ne  peuvent  pas  être  les  compagnons  de  sa 
mort.  Ces  bienheureuses  intelligences  peuvent  bien 

(0  Tertul.  de  Cullufemin.  n.  i3.  —  W  Idem,  de  Spect.  n.  29.  — 
(3)  Ibid.  n.  38. 


DE    SAINT    FRANÇOIS    D'ASSISE.  44^ 

paroître  devant  la  face  de  Dieu,  comme  des  vic- 
times brûlantes  d'une  charité  éternelle  ;  mais  leur 
nature  impassible  ne  leur  permet  pas  de  faire  une 
généreuse  épreuve  de  leur  affection  parmi  les  souf- 
frances, et  de  recevoir  cet  honneur,  si  doux  à  celui 
qui  aime ,  d'aimer  jusqu'à  mourir,  et  même  de  mou- 
rir par  amour.  Pour  nous,  au  contraire,  nous  jouis- 
sons de  ce  précieux  avantage  ;  car  des  deux  sortes 
de  vies  qu'il  a  plu  à  Dieu  nous  donner,  l'une,  im- 
mortelle et  incorruptible ,  fera  durer  notre  amour 
éternellement  dans  le  ciel  ;  et  pour  l'autre,  qui  est 
périssable,  nous  la  lui  pouvons  immoler  pour  signa- 
ler cet  amour  sur  la  terre.  Et  c'est ,  comme  je  vous 
disois  tout -à- l'heure,  ce  qui  peut  arriver  de  plus 
doux  à  une  ame  vraiment  percée  des  traits  de  l'a- 
mour divin. 

Ne  voyez-vous  pas ,  chrétiens ,  que  le  sauveur  Jé- 
sus durant  le  cours  de  sa  vie  mortelle,  n'a  point  eu 
de  plus  délicieuse  pensée,  que  celle  qui  lui  repré- 
sentoitla  mort  qu'il  devoit  endurer  pour  l'amour  de 
nous?  Et  d'où  lui  venoit  ce  goût,  ce  plaisir  ineffable 
qu'il  ressentoit  dans  la  considération  de  maux  si  pé- 
nibles et  si  étranges?  C'est  parce  qu'il  nous  aimoit 
d'une  charité  immense,  dont  nous  ne  saurions  ja- 
mais nous  former  qu'une  très  foible  idée.  C'est  pour- 
quoi il  brûle  d'impatience  de  voir  bientôt  luire  au 
monde  cette  pâque  si  mémorable  (0,  qu'il  devoit 
sanctifier  par  sa  mort.  Il  soupire  sans  cesse  après 
ce  baptême  de  sang  (2) ,  et  après  cette  heure  der- 
nière ,  qu'il  appeloit  aussi  son  heure  par  excel- 
lence^), comme  étant  celle  où  son  amour  devoit 

(*)  Luc.  xxii.  i5.  —  00  Luc.  xii.  5o.  —  (3)  Joan.  xm.  i. 


446  PANÉGYRIQUE 

triompher.  Lorsque  Jean-Baptiste,  son  saint  précur- 
seur, voit  reposer  le  Saint-Esprit  sur  sa  tête  (0 ,  que 
le  ciel  s'entrouvre  sur  lui,  que  le  Père  le  recon- 
noît  publiquement  pour  son  Fils  ;  ce  n'est  pas  là , 
chrétiens,  ce  qu'il  appelle  son  heure.  Cette  heure, 
qui  est  la  sienne,  selon  sa  façon  de  parler  ordinaire, 
et  selon  la  phrase  de  l'Ecriture ,  c'est  celle  à  la- 
quelle, portant  nos  iniquités  sur  le  bois,  il  se  doit 
immoler  pour  nous  par  un  sacrifice  de  charité. 

Que  si  le  Créateur  trouve  une  joie  si  parfaite  à 
mourir  pour  sa  créature ,  quel  contentement  doit 
éprouver  la  créature  de  mourir  pour  son  Créateur? 
Et  c'est  ici  où  l'ame  fidèle  ressent  de  merveilleux 
transports  dans  la  contemplation  de  notre  Maître  cru- 
cifié. Ce  sang  précieux,  qui  ruisselle  de  toutes  parts 
de  ses  veines  cruellement  déchirées ,  devient  pour  elle 
comme  un  fleuve  de  flammes ,  qui  l'embrase  d'une 
ardeur  invincible  de  se  consumer  pour  lui.  Et  pour- 
rions-nous voir  notre  brave  et  victorieux  capitaine 
verser  son  sang  pour  notre  salut  avec  une  si  grande 
joie,  sans  que  le  nôtre  s'échauffât  en  nous-mêmes 
parce  spectacle  d'amour?  Les  médecins  nous  ap- 
prennent que  ce  sont  certains  esprits  chauds,  et  par 
conséquent  actifs  et  vigoureux,  qui,  se  mêlant  parmi 
notre  sang,  le  font  sortir  ordinairement  avec  une 
grande  impétuosité,  sitôt  que  la  veine  est  ouverte. 
Ah!  que  le  sang  de  Jésus-Christ,  qui  est  coulé  dans 
nos  veines  par  la  vertu  de  ses  sacremens ,  anime  le 
sang  des  martyrs  d'une  sainte  et  divine  chaleur,  qui 
le  fait  jaillir  d'ici-bas  jusque  sur  le  trône  de  Dieu, 
lorsqu'une  épée  infidèle  l'épanché  pour  la  confes- 

{})Matt,  m.  i6,  17. 


DE    SAINT    FRANÇOIS    d'àSSISE.  447 

sion  de  la  foi  !  Regardez  ces  bienheureux  soldats  du 
Sauveur,  avec  quelle  contenance  ils  alloient  se  pré- 
senter au  supplice.  Une  sainte  et  divine  joie  e'clatoit 
dans  leurs  yeux  et  sur  leurs  visages,  par  je  ne  sais 
quelle  ardeur  plus  qu'humaine,  qui  étonnoit  tous 
les  spectateurs.  C'est  qu'ils  considéroient  en  esprit 
ces  torrens  du  sang  de  Je'sus,  qui  se  de'bordoient  sur 
leurs  âmes  par  une  inondation  merveilleuse. 

Je  ne  m'étonne  donc  plus  si  l'incomparable  Fran- 
çois désire  si  ardemment  le  martyre,  lui  qui  ne  per- 
doit  jamais  de  vue  le  Sauveur  attaché  a  la  croix ,  et 
qui  attiroit  continuellement ,  de  ses  adorables  bles- 
sures, cette  eau  céleste  de  l'amour  de  Dieu,  qui 
jaillit  jusqu'à  la  vie  éternelle.  Enivré  de  ce  divin 
breuvage ,  il  court  au  martyre  comme  un  insensé  : 
ni  les  fleuves,  ni  les  montagnes,  ni  les  vastes  espaces 
des  mers  ne  peuvent  arrêter  son  ardeur.  Il  passe  en 
Asie,  en  Afrique,  partout  où  il  pense  que  la  haine  soit 
la  plus  échauffée  contre  le  nom  de  Jésus.  Il  prêche 
hautement  à  ces  peuples  la  gloire  de  l'Evangile  :  il 
découvre  les  impostures  de  Mahomet ,  leur  faux  pro- 
phète. Quoi,  ces  reproches  si  véhémens  n'animent 
pas  ces  barbares  contre  le  généreux  François?  Au 
contraire  ils  admirent  son  zèle  infatigable,  sa  fer- 
meté invincible,  ce  prodigieux  mépris  de  toutes  les 
choses  du  monde  :  ils  lui  rendent  mille  sortes  d'hon- 
neurs, François,  indigné  de  se  voir  ainsi  respecté 
par  les  ennemis  de  son  maître ,  recommence  ses  in- 
vectives contre  leur  religion  monstrueuse  :  mais 
étrange  et  merveilleuse  insensibilité!  ils  ne  lui  té- 
moignent pas  moins  de  déférence  ;  et  le  brave  athlète 
de  Jésus-Christ  voyant  qu'il  ne  pouvoit  mériter  qu'ils 


448  VAWÉGYRIQUE 

lui  donnassent  la  mort  :  Sortons  d'ici,  mon  frère , 
disoit-il  à  son  compagnon  ;  fuyons,  fuyons  bien  loin 
de  ces  barbares  trop  humains  pour  nous,  puisque 
nous  ne  les  pouvons  obliger  ni  à  adorer  notre  maî- 
tre ,  ni  à  nous  persécuter,  nous  qui  sommes  ses  ser- 
viteurs. O  Dieu ,  quand  mériterons-nous  le  triomphe 
du  martyre,  si  nous  trouvons  des  honneurs,  même 
parmi  les  peuples  les  plus  infidèles  !  Puisque  Dieu 
ne  nous  juge  pas  dignes  de  la  grâce  du  martyre,  ni 
de  participer  à  ses  glorieux  opprobres  ;  allons-nous- 
en,  mon  Frère,  allons  achever  notre  vie  dans  le 
martyre  de  la  pénitence ,  ou  cherchons  quelque  en- 
droit de  la  terre ,  où  nous  puissions  boire  à  longs 
traits  l'ignominie  de  la  croix. 

Ce  seroit  en  cet  endroit ,  chrétiens  ,  qu'il  se- 
roit  beau  de  vous  représenter  le  dernier  trait  de 
folie  du  sage  et  admirable  François.  Que  vous  seriez 
ravis ,  de  lui  voir  établir  sa  gloire  sur  le  mépris  des 
honneurs!  Quelles  louanges  ne  donneriez-vous  pas 
à  la  naïve  enfance  de  son  innocente  simplicité  ;  et  à 
cette  humilité  si  profonde,  par  laquelle  il  se  consi- 
déroit  comme  le  plus  grand  des  pécheurs  ;  et  à  cette 
confiance  fidèle ,  qui  lui  faisoit  fonder  tout  l'appui 
de  son  espérance  sur  les  mérites  du  Fils  de  Dieu;  et 
à  cette  crainte  si  humble  qu'il  avoit ,  de  faire  pa- 
roître  ces  sacrés  caractères  de  la  passion  du  Sau- 
veur, que  Jésus  crucifié,  par  une  miséricorde  inef- 
fable ,  avoit  imprimés  sur  sa  chair  ?  Mais  combien 
seriez-vous  étonnés ,  quand  je  vous  dirois  que  Fran- 
çois ,  François ,  cet  admirable  personnage ,  qui  a 
mené  une  vie  plus  angélique  qu'humaine ,  refuse  la 
sainte  prêtrise ,  estimant  cette  dignité  trop  pesante 

pour 


de  saint  François  d'assise.  449 

pour  ses  épaules?  Hélas!   quelque  imparfaits  que 
nous  soyons ,  nous  y  courons  souvent  sans  y  être 
appelés,  avec  une  hardiesse,  une  précipitation  qui 
fait  frémir  la  religion  :  téméraires,  qui  ne  compre- 
nons pas  la  hauteur  des  mystères  de  Dieu,  et  la 
vertu  qu'ils  exigent  dans  ceux  qui  prétendent  en 
être  les  dispensateurs.  Et  François  au  contraire, 
cet  ange  terrestre,  après  tant  d'actions  héroïques, 
et  un  si  long  exercice    d'une  vertu  consommée , 
bien  que  tout  l'ordre  ecclésiastique  lui  tende  les 
bras  comme  à  un  homme  qui  devoit  être  un  de  ses 
plus  beaux  luminaires,  tremble  et  frémit  au  seul 
nom  de  prêtre,  et  n'ose,  malgré  la  vocation  la  plus 
légitime,  regarder  que  de  loin  une  dignité  si  redou- 
table. Mais  certes,  si  je  commençois  à  vous  raconter 
ces    merveilles,  j'entreprendrois  un  nouveau   dis- 
cours; et  sur  la  fin  de  ma  course,  je  m'ouvrirois 
une  carrière  immense.  Puis  donc  que  nous  faisons 
dans  l'Eglise  les  panégyriques  des  saints,    moins 
pour  célébrer  leurs  vertus ,  qui  sont  déjà  couron- 
nées, que  pour  nous  en  proposer  l'exemple,  il  vaut 
mieux  que  nous  retranchions  quelque    chose   des 
éloges  de  saint  François,  afin  de  nous  réserver  plus 
de  temps  pour  tirer  quelque  utilité  jje  sa  vie. 

Que  choisirons-nous,  chrétiens,  dans  les  actions 
de  saint  François,  pour  y  trouver  notre  instruction? 
Ce  seroit  peut-être  une  entreprise  trop  téméraire , 
que  de  rechercher  curieusement  celle  de  ses  vertus 
qui  seroit  la  plus  éminente  :  il  n'appartient  qu'à 
celui  qui  les  donne,  d'en  faire  l'estimation.  Que 
chacun  prenne  donc  pour  soi  ce  qu'il  sent  en  sa 
conscience  lui  devoir  être  le  plus  utile;  et  moi, 
Bossuet.  xvi.  29 


45o  PANÉGYRIQUE 

pour  l'édification  de  l'Eglise,  je  vous  proposerai  ce 
qui  me  semble  le  plus  profitable  au  salut  de  tous  : 
et  je  ne  sais  quel  sentiment  me  dit  au  fond  de  mon 
cœur,  que  ce  doit  être  le  mépris  des  richesses,  aux- 
quelles il  est  tout  visible  que  nous  sommes  trop 
attachés.  L'apôtre,  parlant  à  Timothée^ instruit  en 
sa  personne  les  prédicateurs  comment  ils  doivent 
exhorter  les  riches.  «  Commandez,  dit- il ,  aux  riches 
»  du  siècle ,  qu'ils  se  gardent  d'être  hautains ,  et  de 
»  mettre  leur  espérance  dans  l'incertitude  des  ri- 
»  chesses  »  :  Divitibus  hujiis  sœculi  prcecipe  non  su- 
blime sapere ,  neque sperare  in  incerto  diwitiarwni1). 
C'est  ce  que  dit  l'apôtre  saint  Paul ,  où  il  touche 
fort  à  propos  les  deux  principales  maladies  des  ri- 
ches :  la  première,  ce  grand  attachement  à  leurs 
biens j  la  seconde,  cette  grande  estime  qu'ils  font 
ordinairement  de  leurs  personnes,  parce  qu'ils  voient 
que  leurs  richesses  les  mettent  en  considération  dans 
le  monde. 

Or,  mes  Frères,  quand  je  ne  ferois  ici  que  le  per- 
sonnage d'un  philosophe,  je  ne  manquerois  pas  de 
raisons,  pour  vous  faire  voir  que  c'est  une  grande 
folie  de  faire  tant  d'état  de  ces  biçns  qui  nous  peu- 
vent être  ravis  par  une  infinité  d'accidens  ,  et  dont 
la  mort  enfin  nous  dépouillera  sans  ressource,  après 
que  nous  aurons  pris  beaucoup  de  peine  à  les  sauver 
des  autres  embûches  que  leur  dressera  la  fortune. 
Que  si  la  philosophie  a  si  bien  reconnu  la  vanité 
des  richesses,  nous  autres  chrétiens  combien  les  de- 
vons-nous mépriser;  nous,  dis- je,  qui  établissons 
ce  mépris,  non  sur  des  raisonnemens  humains,  mais 
(*)/.  Tint,  vu  17, 


DE    SAINT    FRANÇOIS    D'ASSISE.  4-5l 

sur  des  vérités  que  le  Fils  du  Père  éternel  a  scellées 
et  confirmées  par  son  sang  ?  S'il  est  donc  vrai  que 
l'héritage  céleste ,  que  Dieu  nous  a  préparé  par  son 
Fils  unique,  soit  l'unique  objet  de  nos  espérances, 
nous  ne  a"evons  par  conséquent  estimer  les  choses, 
que  selon  qu'elles  nous  y  conduisent,  et  nous  devons 
détester  au  contraire  tout  ce  qui  s'oppose  à  un  si 
grand  bonheur.  Mais  de  tous  les  obstacles  que  le 
diable  met  à  notre  salut,  il  n'y  en  a  aucun  ni  plus 
grand  ni  plus  redoutable  que  les  richesses.  Pour- 
quoi? Je  n'en  alléguerai  aucune  raison,  je  me  con- 
tenterai d'employer  un  mot  de  notre  Sauveur,  plus 
puissant  que  toutes  les  raisons.  Il  est  rapporté  par 
trois  évangélistes,  mais  particulièrement  par  saint 
Marc ,  avec  une  merveilleuse  énergie. 

Mes  enfansbien-aimés,  dit  notre  Maître  à  ses  chers 
disciples,  après  lesavoir  long-temps  regardés,  afin 
de  leur  faire  entendre  que  ce  qu'il  avoit  à  leur  en- 
seigner étoit  d'une  importance  extraordinaire  :  «  Mes 
»  enfans  bien-aimés,  ô  qu'il  est  difficile  que  les  riches 
»  puissent  être  sauvés  !  Je  vous  dis  en  vérité ,  qu'il 
»  est  plus  aisé  de  faire  passer  un  câble  ou  un  cha- 
»  meau  par  l'ouverture  d'une  aiguille (0  ».  Ne  vous 
étonnez  pas  de  cette  façon  de  parler,  qui  nous 
paroît  extraordinaire.  G'étoit  un  proverbe  parmi  les 
Hébreux ,  par  lequel  ils  exprimoient  ordinairement 
les  choses  qu'ils  croyoient  impossibles  ;  comme  qui 
diroit  parmi  nous,  Plutôt  le  ciel  tomberoit,  ou 
quelque  autre  semblable  expression.  Mais  ce  n'est 
pas  là  où  il  faut  s'arrêter  :  voyez ,  voyez  seule- 
ment en  quel  rang  le  Sauveur  a  mis  le  salut  des 

(')  Marc.  x.  24. 


4^2  PANÉGYRIQUE 

riches.  Vous  me  direz  peut-être  que  c'est  une  exa- 
gération :  sans  doute  vous  vous  flatterez  de  cette 
pensée;  et  moi  je  soutiens  au  contraire,  qu'il  faut 
entendre  cette  parole  à  la  lettre.  J'espère  vous  le 
prouver  par  la  suite  de  l'évangile  :  rendez -vous 
attentifs;  c'est  le  Sauveur  qui  parle,  il  est  questioa 
d'entendre  sa  parole ,  qui  est  la  vie  éternelle. 

Quand  vin  homme  parle  avec  exagération ,  cela 
se  remarque  ordinairement  à  son  action ,  à  sa  con- 
tenance ,  et  surtout  au  sentiment  que  son  discours 
imprime  sur  l'esprit  de  ses  auditeurs.  Par  exemple, 
s'il  m'étoit  arrivé  de  dire  quelque  chose  de  cette 
sorte ,  vous  le  connoîtriez  beaucoup  mieux ,  et  vous 
en  seriez  meilleurs  juges  que  ceux  qui  ne  m'ont  pas 
entendu  :  rien  de  plus  constant  que  cette  vérité. 
Or  qui  sont  ceux  qui  ont  écouté  le  Sauveur?  Ce  sont 
les  bienheureux  apôtres.  Quel  sentiment  ont-ils  eu 
de  son  discours?  Ont- ils  cru  que  cette  sentence  fût 
prononcée  avec  exagération?  Jugez-en  vous-mêmes 
par  leur  étonnement  et  par  leur  réponse.  A  ces 
paroles  du  Sauveur,  ditl'évangéliste,  ils  demeurent 
entièrement  interdits,  admirant  sans  doute  la  vé- 
hémence extraordinaire  avec  laquelle  leur  Maître 
avoit  avancé  cette  terrible  proposition.  Faisant  en- 
suite réflexion  en  eux-mêmes  sur  l'amour  désor- 
donné des  richesses,  qui  règne  presque  partout,  ils 
se  disent  les  uns  aux  autres  :  «  Et  qui  pourra  donc 
»  être  sauvé»  ?  Et  quis  potest  salvus  JieriWl  Ha, 
qu'il  est  bien  visible,  par  cette  réponse, qu'ils  avoient 
pris  à  la  lettre  cette  parole  du  Fils  de  Dieu;  car  il 
est  très-certain  qu'une  exagération  ne  les  auroit  pas 

(0  Jil arc.  x.  26. 


DE    SAINT    FRANÇOIS    D'ASSISE.  4^3 

si  fort  émus.  Mais  Jésus  n'en  demeure  pas  là;  au 
contraire,  les  voyant  étonnés,  bien  loin  de  leur 
lever  ce  scrupule,  comme  les  riches  le  souhaite- 
roient,  il  appuie  encore  davantage.  Vous  dites,  ô 
mes  disciples ,  que  si  cela  est  ainsi ,  le  salut  est  donc 
impossible  :  aussi  est-il  impossible  aux  hommes, 
mais  à  Dieu  il  n'est  pas  impossible;  et  il  en  ajoute 
la  raison,  parce  que,  dit-il,  tout  est  possible  à  Dieu. 
Que  vous  dirai-je  ici ,  chrétiens  ?  Il  pourvoit  sem- 
bler d'abord  que  le  Fils  de  Dieu  se  seroit  beaucoup 
relâché  de  sa  première  rigueur.  Mais  certes,  ce 
seroit  mal  entendre  la  force  de  ses  paroles;  expli- 
quons-les par  d'autres  endroits.  Je  remarque,  dan9 
les  Ecritures,  que  cette  façon  de  parler  n'y  est  ja- 
mais employée  que  dans  une  prodigieuse  et  invin- 
cible difficulté.  C'est  alors  en  effet,  quand  toutes 
les  raisons  humaines  défaillent,  qu'il  semble  abso- 
lument nécessaire  d'alléguer,  pour  dernière  raison, 
la  toute- puissance  divine.  C'est  ce  que  l'ange  pra- 
tique à  l'égard  de  la  sainte  Vierge ,  lorsque  lui  vou- 
lant faire  entendre  qu'elle  pourroit  enfanter  et 
demeurer  vierge,  il  lui  apporte  l'exemple  d'une  sté- 
rile qui  a  conçu;  parce  qu'enfin ,  poursuit-il,  devant 
Dieu  rien  n'est  impossible.  Faites  comparaison  de 
ces  choses.  Une  vierge  peut  concevoir,  une  stérile 
peut  enfanter,  un  riche  peut  être  sauvé;  ce  sont 
trois  miracles  dont  les  saintes  Lettres  ne  nous  ren- 
dent point  d'autre  raison  ,  sinon  que  Dieu  est  tout- 
puissant.  Donc  il  est  vrai,  6  riche  du  siècle,  que  ton 
salut  n'est  point  un  ouvrage  médiocre  ;  donc  il  se- 
rait impossible ,  si  Dieu  n'étoit  pas  tout-puissant  ; 
donc  cette  difficulté  passe  de  bien  loin  nos  pensées, 


4 54  PANÉGYRIQUE 

puisqu'il  faut,  pour  la  surmonter,  une  puissance  in- 
finie. \ 

Et  ne  me  dites  pas  que  cette  parole  ne  vous  touche 
point ,  parce  que  peut-être  vous  n'êtes  pas  riches. 
Si  vous  n'êtes  pas.  riches,  vous  avez  envie  de  le 
devenir;  et  ces  malédictions  des  richesses  doivent 
tomber ,  non  tant  sur  les  riches ,  que  sur  ceux  qui 
désirent  de  l'être.  C'est  de  ceux-là  que  l'apôtre 
prononce  (0 ,  qu'ils  s'engagent  dans  le  piège  du 
diable,  et  dans  beaucoup  de  mauvais  désirs,  qui 
précipitent  l'homme  dans  la  perdition.  Le  Fils  de 
Dieu,  dans  le  texte  que  je  vous  citois  tout-à-1'heure , 
ne  parle  pas  seulement  des  riches ,  mais  de  ceux 
«  qui  se  fient  aux  richesses  »  :  Confidentes  in  pecu- 
niis.  Or  le  désir  et  l'espérance  étant  inséparables, 
il  est  impossible  de  les  désirer  sans  y  mettre  son 
espérance. 

Vous  raconterai-je  ici  tous  les  maux  que  ce  mau- 
dit désir  des  richesses  a  apportés  au  genre  humain  ? 
Les  fraudes,  les  voleries,  les  usures,  les  injustices, 
les  oppressions,  les  inimitiés,  les  parjures,  les  per- 
fidies, c'est  le  désir  des  richesses  qui  les  a  ordinai- 
rement amenés  sur  la  terre.  Aussi  l'apôtre  a-  t-il 
raison  de  dire,  que  «le  désir  des  richesses  est  la 
u  racine  de  tous  les  maux  »  :  Radix  omnium  malo- 
rum  est  cupiditas  (2).  Pourquoi  l'avaricieux ,  met- 
tant sa  joie  et  son  espérance  dans  quelque  mauvaise 
année  et  dans  la  disette  publique,  prépare  et  agran- 
dit-il ses  greniers,  afin  d'y  engloutir  toute  la  subs- 
tance du  pauvre,  qu'il  lui  fera  acheter  au  prix  de 
son  sang,  lorsqu'il  sera  réduit  aux  abois?  Pourquoi 

(*)  /.  Tim.  vi.  9.  —  W  Ibid.  1  o.      « 


DE    SAINT    FRANÇOIS    d'àSSISE.  /{.55 

le  marchand  trompeur  prononce-t>il  plus  de  men- 
songes ,  plus  de  faux  sermens  qu'il  ne  débile  de  mar- 
chandises ?  Pourquoi  le  laboureur  impatient  mau- 
dit-il si  souvent  son  travail  et  la  Providence  divine? 
Pourquoi  le  soldat  impitoyable  exerce-t-il  une  rapine 
si  cruelle?  Pourquoi  le  juge  corrompu  vend  et  livre- 
t-il  son  ame  à  Satan  ?  N'est-ce  pas  le  désir  des  ri- 
chesses ? 

Mais  surtout  que  ceux  qui  les  possèdent  veillent 
soigneusement  à  leur  ame  :  elles  ont  des  liens  invi- 
sibles, dont  nos  cœurs  ne  se  peuvent  déprendre.  Là 
où  est  notre  trésor,  là  est  notre  cœur  :  or  un  cœur 
qui  aime  autre  chose  que  Dieu  ne  peut  être  capable 
d'aimer  Dieu.  «  O  si  nous  aimions  Dieu  comme  il 
j>  faut ,  dit  l'admirable  saint  Augustin ,  nous  n'ai- 
»  merions  point  du  tout  l'argent  »  :  O  si  Deum  di- 
gne amemus ,  nummos  omnino  non  amabimus  (0. 
Partant,  si  nous  aimons  l'argent ,  il  sera  impossible 
que  nous  aimions  Dieu. 

Tirez  maintenant  cette  conséquence  :  les  hommes 
qui  ont  beaucoup  de  richesses,  il  est  presque  im- 
possible qu'ils  ne  les  aiment-,  quand  ils  le  voudroient 
nier,  cela  paroît  trop  évidemment  par  la  crainte 
qu'ils  ont  de  les  perdre.  Qui  aime  si  fort  les  ri- 
chesses ,  il  est  impossible  qu'il  aime  Dieu  :  qui  n'aime 
pas  Dieu,  il  est  impossible  qu'il  soit  sauvé.  «  O  Dieu , 
»  qu'il  est  difficile  que  ceux  qui  ont  de  grands  biens  , 
»  parviennent  au  royaume  du  ciel  »  !  Quàm  diffi- 
cile qui  pecunias  possidentj  possunt  pervenire  ad 
regnum  Dei  ! 

Si  les  richesses  sont  donc  si  dangereuses,  avisez, 

[})  In  Joan.  Tract.  xl,  n.  léÇtom.  ni,  part,  n,  col.  569. 


456  PÀNÉGYKIQtJB 

mes  Frères,  à  ce  que  vous  en  devez  faire.  Dieu  ne 
vous  les  a  pas  données  pour  les  enfermer  dans  des 
coffres,  ni  pour  les  employer  à  tant  de  dépenses 
superflues ,  pour  ne  pas  dire  pernicieuses.  Elles  vous 
sont  données  pour  sustenter  Jésus-Christ,  qui  lan» 
guit  en  la  personne  des  pauvres  :  elles  vous  sont 
données  pour  racheter  vos  iniquités  ,  et  pour  amas- 
ser des  trésors  éternels.  Jetez,  jetez  les  yeux  sur  tant 
de  familles  nécessiteuses,  qui  n'osent  vous  exposer 
leur  misère  ;  sur  les  vierges  de  Jésus ,  que  l'on  voit 
presque  défaillir  dans  leurs  cloîtres,  faute  de  moyens 
pour  subsister  ;  sur  tant  de  pauvres  religieux,  qui, 
sous  une  mine  riante,  cachent  souvent  une  grande 
indigence.  Un  peu  de  courage,  mes  Frères,  faites 
quelques  efforts  pour  l'amour  de  Dieu.  Voyez  avec 
quelle  abondance  il  a  élargi  ses  mains  sur  nous  par 
la  fertilité  de  cette  année  :  élargissons  les  nôtres, 
sur  les  misères  de  nos  pauvres  frères  ;  que  personne 
ne  s'en  dispense.  Ne  vous  excusez  pas  sur  la  modi- 
cité de  vos  facultés  :  Jésus  mettra  en  ligne  de  compte , 
jusqu'au  moindre  présent  que  vous  lui  ferez  avec  un 
cœur  plein  de  charité  :  un  verre  d'eau  même  offert 
dans  cet  esprit,  peut  vous  mériter  la  vie  éternelle. 

C'est  ainsi  que  les  biens ,  qui  sont  ordinairement 
un  poison ,  se  convertiront  pour  vous  en  remède 
salutaire.  Loin  de  perdre  vos  richesses  en  les  distri- 
buant ,  vous  les  posséderez  d'autant  plus  sûrement , 
que  vous  les  aurez  plus  saintement  prodiguées.  Les 
pauvres  vous  les  rendront  d'une  qualité  bien  plus 
excellente  ;  car  elles  changent  de  nature  en  leurs 
mains.  Dans  les  vôtres  elles  sont  périssables  :  elles 
deviennent  incorruptibles,  sitôt  qu'elles  ont  passé 


DE    SAINT    FRANÇOIS    ©'ASSISE.  4^7 

dans  les  leurs.  Ils  sont  plus  puissans  que  les  rois.  Les 
rois,  par  leurs  édits,  donnent  quelque  prix  aux 
monnoies  :  les  pauvres  les  rehaussent  de  prix  jusqu'à 
une  valeur  infinie,  sitôt  qu'ils  y  appliquent  leur 
marque.  Faites -vous  donc  des  tre'sors  qui  ne  pé- 
rissent jamais  :  thésaurisez,  pour  le  siècle  futur, 
un  trésor  inépuisable  :  mettez  vos  richesses  à  cou- 
vert dans  le  ciel  contre  les  guerres,  contre  les  ra- 
pines, contre  toute  sorte  d'événemens  ;  déposez-les 
entre  les  mains  de  Dieu.  Faites -vous,  par  vos  au- 
mônes ,  de  bons  amis  sur  la  terre ,  qui  vous  rece- 
vront, après  votre  mort,  dans  ces  éternels  taberna- 
cles, où  le  Père,  le  Fils  et  le  Saint-Esprit,  seul 
Dieu  vivant  et  immortel,  est  glorifié  dans  tous  les 
siècles  des  siècles.  Amen. 


458  PANÉGYRIQUE 


AUTRE  EXORDE 

SUR    LE    MÊME    SUJET. 


Si  quis  videtur  inter  vos  sapiens  esse  in  hoc  saeculo,  stul- 
tus  fiât  ut  sit  sapiens. 

S'il y  a  quelqu'un  parmi  vous  qui  paroisse  sage  selon  le 
siècle,  qu'il  devienne/ou ,  afin  d'être  sage.  I.  Cor.  m.  18. 

\Jue  pensez -vous,  mes  révérends  Pères,  que  je 
veuille  faire  aujourd'hui  dans  cette  chaire  sacrée? 
Vous  avez  assemblé  vos  amis  et  vos  illustres  protec- 
teurs, pour  rendre  leurs  respects  à  votre  saint  pa- 
triarche ;  et  moi  je  ne  prétends  autre  chose  que  de 
le  faire  passer  pour  un  insensé  :  je  ne  veux  racon- 
ter que  ses  folies  ;  c'est  l'éloge  que  je  lui  destine , 
c'est  le  panégyrique  que  je  lui  prépare.  David  ayant 
fait  le  fou,  en  présence  du  roi  Achis  (0,  ce  prince 
le  fit  éloigner.  Mais  l'insensé  que  je  vous  présente 
mérite  qu'on  le  regarde  ;  et  David  lui-même  ayant 
prononcé  :  «  Bienheureux  celui  qui  ne  regarde  pas 
»  les  folies  trompeuses  »  :  Qui  non  respexil  in  vani- 
tates  et  insanias  falsas  (2),  a  reconnu  tacitement 
qu'il  y  avoit  une  folie  sublime  et  céleste ,  qui  avoit 
son  fond  dans  la  vérité.  C'est  de  cette  divine  folie 

(0  /.  Reg.  xxi.  i4-  —  v1)  Ps.  xxxix.  5. 


DE    SAINT    FRANÇOIS    D'ASSISE.  4^9 

que  François  étoit  possédé;  c'est  celle  que  je  dois 
aujourd'hui  vous  représenter.  Donnez -moi  pour 
cela,  ô  divin  Esprit,  non  des  pensées  délicates,  ni 
un  raisonnement  suivi ,  mais  de  saints  égaremens  et 
une  sage  extravagance,  etc. 

«  Le  monde  avec  la  sagesse  humaine  n'ayant  pas 
»  connu  Dieu  par  les  ouvrages  de  sa  sagesse ,  il  a 
»  plu  à  Dieu  de  sauver ,  par  la  folie  de  la  prédica- 
»  tion ,  ceux  qui  croiroient  en  lui  »  :  In  Dei  sapien- 
tia  non  cognovit  mundus  per  sapientiam  Deum;  pla- 
cuit  Deo  per  stultitiam  prœdicationis  salvos  facere 
credentes  (0.  Dieu  donc  indigné  contre  la  raison 
humaine,  qui  ne  l'avoit  pas  voulu  connoître  parles 
ouvrages  de  sa  sagesse  ,  ne  veut  plus  désormais  qu'il 
y  ait  de  salut  pour  elle  que  par  la  folie.  Ainsi  deux 
desseins  et  deux  ouvrages  de  Dieu  forment  toute  la 
suite  de  son  œuvre  dans  le  monde.  Ces  deux  ou- 
vrages semblent  diamétralement  opposés  entre  eux  ; 
car  l'un  est  un  ouvrage  de  sagesse ,  l'autre  un  ou- 
vrage de  folie.  L'univers  est  celui  de  la  sagesse.  Y 
a-t-il  rien  de  mieux  entendu  que  cet  édifice ,  rien 
de  mieux  pourvu  que  cette  famille ,  rien  de  mieux 
gouverné  que  cet  empire  ?  Dieu  avoit  dessein  de  sa- 
tisfaire la  raison  humaine;  mais  elle  l'a  méprisé,  elle 
a  méconnu  son  auteur.  Vive  Dieu,  dit  le  Seigneur, 
je  ne  songerai  jamais  à  la  satisfaire  ;  mais  «  je  m'ap- 
»  pliquerai  à  la  perdre  et  à  la  confondre  »  :  Perdant 
sapientiam  sapientiam  (2).  Et  de  là  ce  second  ou- 
vrage ,  qui  est  la  réparation  par  la  folie  de  la  croix  : 
c'est  pourquoi  il  ne  garde  plus  aucune  m'esure  ;  et 

(*)  /.  Cor.  1.  21.  —  Wlbid.  19. 


46©  PANEGYRIQUE 

en  voici  la  raison.  Dans  le  premier  ouvrage ,  Dieu1 
se  contentoit  de  se  montrer  ;  et  pour  cela  la  pro- 
portion y  étoit  nécessaire,  comme  devant  être  une 
image  de  sa  sagesse  et  de  sa  beauté  immortelle  :  c'est 
pourquoi  «  tout  y  est  avec  mesure  ,  avec  nombre  , 
»  avec  poids  »  :  Orrmia  in  numéro,  pondère  et  men- 
sura  (*).  Il  a  étendu  son  cordeau  ,  -dit  l'Ecriture  (2)  ; 
il  a  pris  au  juste  ses  alignemens  pour  composer , 
pour  ordonner,  pour  placer  tous  les  élémens.  Ici, 
non  content  de  se  montrer,  il  veut  s'unir  à  sa  créa- 
ture, c'est-à-dire,  l'infini  avec  le  fini.  Il  n'y  a  plus 
de  proportion  ni  de  mesure  à  garder  :  il  ne  s'avance 
plus  que  par  des  démarches  insensées  ;  il  saute  les 
montagnes  et  les  collines ,  du  ciel  à  le  crèche ,  de 
la  crèche  par  divers  bonds  sur  la  croix ,  de  la  croix 
au  tombeau  et  au  fond  des  enfers ,  et  de  là  au  plus 
haut  des  deux.  Tout  est  sans  ordre,  tout  est  sans 
mesure. 

Par  les  mêmes  démarches  que  l'infini  s'est  joint  au 
fini,  par  les  mêmes  le  fini  doit  s'élever  à  l'infini  :  il 
doit  se  libérer  et  s'affranchir  tle  toutes  les  règles  de 
prudence  qui  le  resserrent  en  lui-même  ,  afin  de  se 
perdre  dans  l'infini  ;  et  cette  perte  dans  l'infini,  parce 
qu'elle  met  au-dessus  de  toutes  les  règles,  paroît  un 
égarement.  Telle  est  la  folie  de  François. 

La  perte  de  la  raison  fait  perdre  trois  choses.  Pre- 
mièrement, les  insensés  perdent  les  biens  :  ils  n'en 
connoissent  plus  la  valeur  ;  ils  les  répandent,  ils  les 
prodiguent.  Secondement ,  ils  perdent  la  honte  : 
louanges  ou  opprobres,  tout  leur  est  égal;  ils  s'ex,- 

(0  Sap.  xi.  ai.  — (*)  Job.  xxxvin.  5. 


DE    SAINT    FRANÇOIS    ^ASSISE.  %6t 

posent  sans  en  être  e'mus  à  la  dérision  publique. 
Troisièmement ,  ils  se  perdent  eux  -  mêmes  :  ils  ne 
connoissent  pas  l'inégalité  des  saisons,  ni  les  excès 
du  froid  et  du  chaud  ;  ils  lie  craignent  pas  les  périls 
et  s'y  jettent  à  l'abandon  avec  joie.  François  a  perdu 
la  raison ,  non  point  par  foiblesse,  mais  il  l'a  perdue 
heureusement  dans  les  ténèbres  de  la  foi  :  ensuite  il 
a  perdu  les  biens,  la  honte  et  soi-même.  Non -seu- 
lement il  néglige  les  biens ,  mais  il  a  une  avidité  de 
les  perdre;  non-seulement  il  méprise  les  opprobres , 
mais  il  ambitionne  d'en  être  couvert;  non-seulement 
il  s'expose  aux  périls ,  mais  il  les  recherche  et  les 
poursuit.  O  le  plus  insensé  des  hommes,  selon  les 
maximes  du  monde;  mais  le  plus  sage ,  le  plus  pru- 
dent ,  le  plus  avisé  selon  les  maximes  du  ciel  ! 

L'ame  qui  possède  Dieu ,  ne  veut  que  lui.  «  J'en- 
»  trerai  dans  les  puissances  du  Seigneur  :  Seigneur, 
»  je  ne  nie  souviendrai  que  de  ^otre  justice  »  :  In- 
troibo  in  potentias  Domini  :  Domine ,  memorabor 
juslitiœ  tuœ  solius  (0.  Quand  on  veut  entrer  dans 
les  grandeurs  et  dans  les  puissances  du  monde,  on 
tombe  nécessairement  dans  la  multiplicité  des  dé- 
sirs; mais  quand  on  pénètre  dans  les  puissances  du 
Seigneur,  aussitôt  on  oublie  tout  le  reste,  on  ne 
s'occupe  que  des  moyens  de  croître  dans  la  justice, 
pour  s'assurer  la  possession  d'un  si  grand  bien  :  Do- 
mine, memorabor  justitiœ  tuœ  solius.  C'est  ce  que 
l'Evangile  confirme,  en  nous  exhortant  à  chercher 
d'abord  le  royaume  de  Dieu  et  sa  justice  :  Qucerite 
primhm  regnum  Dei  etjustitiam  ejus  (2).  Le  règne, 
W  Ps.  ixx.  16.  —  (»)  Malt.  ti.  33. 


4^2  PANÉGYRIQUE 

c'est  potentias  Domini;  c'est  pourquoi  on  travaille  à 
acquérir  la  justice  pour  y  parvenir  :  Memorabor 
justitice  tuce  soîius. 

Ce  n'est  pas  ici  le  temps  des  honneurs  :  il  faut 
porter  la  confusion  d'avoir  me'prise'  notre  roi.  Nous 
avons  dégradé  Dieu  et  sa  royauté  :  Jésus-Christ  n'est 
plus  notre  roi  ;  nous  avons  transgressé  ses  lois,  violé 
son  autorité,  foulé  aux  pieds  sa  majesté  sainte  :  c'est 
pourquoi  il  n'a  plus  de  couronne  qu'une  couronne 
d'épines  ;  et  sa  royauté  devient  le  jouet  des  sol- 
dats, etc. 


1  ^  v\  ^v-t  t-v% 


DE    SAINTE    THÉRÈSE.  £63 


PANEGYRIQUE 


DE 


SAINTE    THÉRÈSE, 

PRÊCHÉ    DEVANT     LA    REINE    MERE,    EN     l656. 

Trois  actions  de  la  charité,  l'espérance,  les  désirs  ardens,  les 
souffrances ,  par  lesquelles  sainte  Thérèse ,  enflammée  de  l'amour  de 
son  Dieu ,  s'efforce  de  s'unir  à  lui  en  rompant  tous  ses  liens. 


Nostra  autem  conversatio  in  cœlis  est. 

Noire  société  est  dans  les  cieux.  Philipp.  m.  20. 

JL/ieu  a  tant  d'amour  pour  les  hommes,  et  sa  na- 
ture est  si  libérale ,  qu'on  peut  dire  qu'il  semble  qu'il 
se  fasse  quelque  violence  quand  il  retient  pour  un 
temps  ses  bienfaits ,  et  qu'il  les  empêche  de  couler 
sur  nous  avec  une  entière  profusion.  C'est  ce  que 
vous  pouvez  aisément  comprendre  ,  par  le  texte  que 
j'ai  rapporte'  de  l'incomparable  docteur  des  Gentils. 
Car  encore  qu'il  ait  plu  au  Père  céleste  de  ne  rece- 
voir ses  fidèles  en  son  éternel  sanctuaire,  qu'après 
qu'ils  auront  fini  cette  vie  ;  néanmoins  il  semble  qu'il 
se  repente  de  les  avoir  remis  à  un  si  long  terme , 
puisque  le  grand  Paul  nous  enseigne  qu'il  leur  ouvre 


464  PANÉGYRIQUE 

son  paradis  par  avance  :  et  comme  s'il  ne  pouvoit 
arrêter  le  cours  de  sa  munificence  infinie,  il  laisse 
quelquefois  tomber  sur  leurs  âmes  tant  de  lumières 
et  tant  de  douceurs ,  et  il  les  élève  de  telle  sorte  par 
la  grâce  de  son  Saint-Esprit,  qu'étant  encore  dans 
ce  corps  mortel,  ils  peuvent  dire  avec  l'apôtre  que 
«  leur  demeure  est  au  ciel ,  et  leur  société  avec  les 
»  anges  »  :  Nosira  aulem  conversalio  in  cœlis  est. 

C'est  ce  que  j'espère  vous  faire  paroître  en  la  vie 
de  sainte  Thérèse  ;  et  c'est ,  Madame ,  à  ce  grand 
spectacle  que  l'Eglise  invite  Votre  Majesté.  Elle 
verra  une  créature  qui  a  vécu  sur  la  terre,  comme  si 
elle  eût  été  dans  le  ciel  ;  et  qui  étant  composée  de 
matière,  ne  s'est  guère  moins  appliquée  à  Dieu,  que 
ces  pures  intelligences  qui  brillent  toujours  devant 
lui  par  la  lumière  d'une  charité  éternelle ,  et  chan- 
tent perpétuellement  ses  louanges.  Mais  avant  que 
de  traiter  de  si  grands  secrets,  allons  tous  ensemble 
puiser  des  lumières  dans  la  source  de  la  vérité  ; 
prions  la  sainte  Vierge  de  nous  y  conduire  ;  et  pour 
apprendre  à  louer  un  ange  terrestre,  joignons-nous 
avec  un  ange  du  ciel.  Ave. 

Vous  avez  écouté,  mes  Frères,  ce  que  nous  a  dit 
le  divin  apôtre,  qu'encore  que  nous  vivions  sur  la 
terre  dans  la  compagnie  des  hommes  mortels ,  néan- 
moins il  ne  laisse  pas  d'être  véritable  que  «  notre 
»  demeure  est  au  ciel  » ,  et  notre  société  avec  les 
anges  :  Nostra  autem  conversalio  in  cœlis  est.  C'est 
une  vérité  importante,  pleine  de  consolation  pour 
tous  les  fidèles  ;  et  comme  je  me  propose  aujourd'hui 
de  vous  en  montrer  la  pratique  dans  la  vie  admi- 
ra ble 


DE    SAINTE    THÉRÈSE.  4^5 

rable  de  sainte  Thérèse,  je  tâcherai  avant  toutes 
choses  de  rechercher  jusqu'au  principe  cette  excel- 
lente doctrine.  Et  pour  cela  je  vous  prie  d'entendre, 
qu'encore  que  l'Eglise  qui  règne  au  ciel ,  et  celle 
qui  gémit  sur  la  terre,  semblent  être  entièrement 
séparées;  il  y  a  néanmoins  un  lien  sacré  par  lequel 
elles  sont  unies.  Ce  lien,  Messieurs,  c'est  la  charité, 
qui  se  trouve  dans  ce  lieu  d'exil  aussi  bien  que  dans 
la  céleste  patrie  ;  qui  réjouit  les  saints  qui  triom- 
phent, et  anime  ceux  qui  combattent;  qui,  se  ré- 
pandant du  ciel  en  la  terre,  et  des  anges  sur  les 
mortels ,  fait  que  la  terre  devient  un  ciel ,  et  que  les 
hommes  deviennent  des  anges. 

Car  ô  sainte  Jérusalem,  heureuse  Eglise  des  pre- 
miers nés  dont  les  noms  sont  écrits  au  ciel ,  quoique 
l'Eglise  votre  chère  sœur,  qui  vit  et  qui  combat 
sur  la  terre ,  n'ose  pas  se  comparer  à  vous ,  elle  ne 
laisse  pas  d'assurer  qu'un  saint  amour  vous  unit  en- 
semble. Il  est  vrai  qu'elle  cherche ,  et  que  vous  pos- 
sédez ;  qu'elle  travaille ,  et  que  vous  vous  reposez  ; 
qu'elle  espère,  et  que  vous  jouissez.  Mais  parmi  tant 
de  différences ,  par  lesquelles  vous  êtes  si  fort  éloi- 
gnées, il  y  a  du  moins  ceci  de  commun,  que  ce 
qu'aiment  les  esprits  bienheureux ,  c'est  ce  qu'ai- 
ment aussi  les  hommes  mortels.  Jésus  est  leur  vie, 
Jésus  est  la  nôtre  ;  et  parmi  leurs  chants  d'allé- 
gresse et  nos  tristes  gémissemens ,  on  entend  réson- 
ner partout  ces  paroles  du  sacré  Psalmiste  :  Mihi 
autem  adhcerere  Deo  bonum  est  :  «  Mon  bien  est  de 
»  nïunir  à  Dieu  ».  C'est  ce  que  disent  les  saints  dans 
le  ciel ,  c'est  ce  que  les  fidèles  répondent  en  terre  : 
si  bien  que  s'unissant  saintement  avec  ces  esprits  im- 

BOSSUET.    XVI.  3o 


466  PANÉGYRIQUE 

mortels  ;  par  cet  admirable  cantique  que  l'amour  de 
Dieu  leur  inspire,  ils  se  mêlent  dès  cette  vie  à  la 
troupe  des  bienheureux,  et  ils  peuvent  dire  avec 
l'apôtre  :  «  Notre  conversation  est  dans  les  cieux  »  : 
Nostra  conversatio  in  cœlîs  est.  Telle  est  la  force 
de  la  charité ,  qu'elle  fait  que  le  saint  apôtre  ne 
craint  pas  de  nous  établir  dans  le  paradis,  même 
durant  ce  pèlerinage ,  et  ose  bien  placer  des  mortels 
dans  le  séjour  d'immortalité.  Car  il  faut  ici  remar- 
quer une  merveilleuse  doctrine,  qui  fera  le  sujet  de 
tout  ce  discours;  c'est,  mes  Frères,  que  cet  Esprit 
saint,  qui  est  l'auteur  de  la  charité,  qui  la  fait  des- 
cendre du  ciel  en  la  terre,  a  voulu  aussi  lui  donner 
des  ailes  pour  retourner  au  lieu  de  son  origine. 

En  effet,  il  est  véritable,  le  mouvement  de  la 
charité,  c'est  de  tendre  toujours  aux  choses  célestes  : 
ni  le  poids  de  ce  corps  mortel ,  ni  les  liens  de  la 
chair  et  du  sang ,  ne  sont  pas  capables  de  la  retenir; 
elle  a  trop  de  moyens  de  s'en  détacher  et  de  s'élever 
au-dessus.  Elle  a  premièrement  l'espérance,  elle  a 
secondement  des  désirs  ardens,  elle  a  troisièmement 
l'amour  des  souffrances.  «  Mais  qui  pourra  entendre 
»  ces  choses  »?  Quis  sapiens,  et  intelliget  hœc  (0? 
Qui  pourra  comprendre  ces  trois  mouvemens,  par 
lesquels  une  arae  enflammée  et  touchée  de  l'amour 
de  Dieu  se  déprend  de  ce  corps  de  mort  ?  Elle  se 
voit  au  milieu  des  biens  périssables ,  mais  elle  passe 
bientôt  au-dessus  par  la  force  de  son  espérance  : 
«  espérance  si  ferme  et  si  vigoureuse ,  qu'elle  s'a- 
»  vance,  dit  saint  Paul  (2),  au  dedans  du  voile  »  : 
Spem  incedentem  usque  ad  interiora  velaminis;  c'est- 
(0  Osée.  xiv.  10.  —  W  Hebr.yi.  ig. 


DE    SAINTE    THÉRÈSE.  4^7 

à-dire,  qu'elle  perce  les  cieux  pour  pénétrer  jusqu'au 
sanctuaire ,  où  «  Jésus  notre  avant-coureur  est  entré 
»  pour  nous  »  :  Prœcursor  pro  nobis  inlroivit  Jésus  (0. 
Voyez ,  mes  Frères ,  le  vol  de  cette  ame  que  l'a- 
mour de  Dieu  a  blessée  :  elle  est  déjà  au  ciel  par  son 
espérance;  mais  hélas!  elle  n'y  est  pas  encore  en  ef- 
fet, les  liens  de  ce  corps  l'arrêtent.  C'est  alors  que 
la  charité  lui  inspire  des  désirs  pressans,  par  lesquels 
elle  s'efforce  de  rompre  ses  chaînes ,  en  disant  avec 
saint  Paul  :  Cupio  dissolvi,  et  esse  cum  Christo  (2)  : 
«  Ha,  que  ne  suis-je  bientôt  délivrée,  afin  d'être  avec 
»  Jésus-Christ  »  !  Ce  n'est  pas  assez  des  désirs  ;  et  la 
charité  qui  les  pousse,  étant  irritée  contre  cette 
chair  qui  la  tient  si  long-temps  captive,  semble  la 
vouloir  détruire  elle-même  par  un  généreux  amour 
des  souffrances.  C'est  par  ces  trois  divins  mouve- 
mens ,  que  Thérèse  s'élève  au-dessus  du  monde.  Ils 
sont  grands,  ils  sont  relevés;  et  peut-être  auriez- 
vous  peine  de  les  retenir,  ou  d'en  bien  comprendre 
la  connexion,  si  je  ne  les  répétois  encore  une  fois 
en  les  appliquant  à  notre  sainte.  Enflammée  de  l'a- 
mour de  Dieu ,  elle  le  cherche  par  son  espérance  ; 
c'est  le  premier  pas  qu'elle  fait  :  que  si  l'espérance 
est  trop  lente ,  elle  y  court ,  elle  s'y  élance  par  des 
désirs  ardens  et  impétueux  ;  tel  est  son  second  mou- 
vement :  et  enfin  son  dernier  effort ,  c'est  que  les 
désirs  ne  suffisant  pas  pour  briser  les  liens  de  sa 
chair  mortelle ,  elle  lui  livre  une  sainte  guerre;  elle 
tâche,  ce  semble,  de  s'en  décharger  par  de  lon- 
gues mortifications,  et  par   de  continuelles  souf- 
frances ,  afin  qu'étant  libre  et  dégagée ,  et  ne  tenant 

W  Hebr.  vi.  20.  —  (*)  Phil.  1.  a3. 


468  PANÉGYRIQUE 

presque  plus  au  corps ,  elle  puisse  dire  avec  vérité' 
ces  paroles  du  saint  apôtre  :  Nostra  aulem  conver- 
satio  in  cœlis  est  :  «  Notre  conversation  est  dans  les 
»  cieux  ».  Ce  sont,  Messieurs,  ces  trois  actions  de 
la  charité  de  Thérèse ,  qui  partageront  ce  discours. 
Je  commence  à  vous  faire  voir  quelle  est  la  force  de 
son  espérance.  Vous  comprenez  bien ,  je  m'assure , 
que ,  dans  une  matière  si  haute ,  j'ai  besoin  d'une 
attention  fort  exacte  :  mais  il  ne  faut  rren  méditer 
de  bas ,  quand  on  parle  de  sainte  Thérèse,  et  qu'on 
a  l'honneur^  Madame ,  d'entretenir  Votre  Majesté. 

PREMIER  POINT. 

L'espérance  que  je  vous  prêche ,  celle  que  le  Fils 
de  Dieu  nous  enseigne ,  et  qui  élève  si  fort  l'ame  de 
Thérèse ,  n'est  pas  semblable  à  ces  espérances  par 
lesquelles  le  monde  trompeur  surprend  l'impru- 
dence des  hommes ,  ou  abuse  leur  crédulité.  L'espé- 
rance ,  dont  le  monde  parle ,  n'est  autre  chose ,  à  le 
bien  entendre ,  qu'une  illusion  agréable  ;  et  ce  phi- 
losophe l'avoit  bien  compris  ,  lorsque  ses  amis  le 
priant  de  leur  définir  l'espérance,  il  leur  répondit 
en  un  mot;  «  C'est  un  songe  de  personnes  qui  veil- 
»  lent  »  :  Somnium  vigilantiumi1).  Considérez  en  ef- 
fet, Messieurs,  ce  que  c'est  qu'un  homme  enflé  d'espé- 
rance. A  quels  honneurs  n'aspire-t-il  pas*?  quels  em- 
plois ,  quelles  dignités  ne  se  donne  - 1  -  il  pas  à  lui- 
même?  Il  nage  déjà  parmi  les  délices,  et  il  admire 
sa  grandeur  future.  Rien  ne  lui  paroît  impossible  : 
mais  lorsque,  s'avançant  ardemment  dans  la  carrière 
qu'il  s'est  proposée ,  il  voit  naître  de  toutes  parts  des 

(0  Apud  S.  Basil.  £pist.  xiv,  n.  i  j  tom.  ni,  p.  $3. 


DE    SAINTE    THÉRÈSE.  4^9 

difficultés  qui  l'arrêtent  à  chaque  pas  ;  lorsque  la 
vie  lui  manque ,  comme  un  faux  ami ,  au  milieu  de 
ses  entreprises ,  ou  que ,  forcé  par  la  rencontre  des 
choses ,  il  revient  à  son  sens  rassis ,  et  ne  trouve  rien 
en  ses  mains  de  toute  cette  haute  fortune  ,*  dont  il 
embrassoit  une  vaine  image;  que  peut-il  juger  de 
lui-même,  sinon  qu'une  espérance  trompeuse  le 
faisoit  jouir  pour  un  temps  de  la  douceur  d'un  songe 
agréable  ?,  et  ensuite  ne  doit-il  pas  dire ,  selon  la  pen- 
sée de  ce  philosophe,  que  l'espérance  peut  être  ap- 
pelée «  La  rêverie  d'un  homme  qui  veille  »  :  Som- 
nium  vigilantium.  Mais,  o  espérance  du  siècle, 
source  infinie  de  soins  inutiles  et  de  folles  préten- 
tions, vieille  idole  de  toutes  les  cours,  dont  tout  le 
monde  se  moque,  et  que  tout  le  monde  poursuit,  ce 
n'est  pas  de  toi  que  je  parle  ;  l'espérance  des  enfans 
de  Dieu,  que  je  dois  aujourd'hui  prêcher,  et  que 
nous  devons  tous  admirer  en  sainte  Thérèse,  nra 
rien  de  commun  avec  tes  erreurs. 

Apprenez  aujourd'hui ,  mes  Frères ,  à  remarquer 
la  différence  de  l'une  et  de  l'autre,  afin  que  vous 
puissiez  dire  avec  connoissance  :  «  Ah  !  vraiment  il 
»  est  meilleur  d'espérer  en  Dieu ,  que  de  se  confier 
»  aux  grands  de  la  terre  »  !  Bonwn  est  confidere  in 
Domino  s  quam  conjidere  in  homine  (T).  Mais  péné- 
trons profondément  cette  vérité,  et  disons,  s'il  se 
peut,  en  peu  de  paroles,  que  cette  différence  con- 
siste en  ce  point,  que  l'espérance  du  monde  laisse  la 
possession  toujours  incertaine,  et  encore  beaucoup 
éloignée  ;  au  lieu  que  l'espérance  des  enfans  de 
Dieu  est  si  ferme  et  si  immuable,  que  je  ne  crains 

(«)  Ps.  cxvu.  8. 


47°  PANÉGYRIQUE 

point  de  vous  assurer  qu'elle  nous  met  par  avance 
en  possession  du  bonheur  que  l'on  nous  propose, 
et  qu'elle  fait  un  commencement  de  la  jouissance. 
Prouvons-le  solidement  par  les  Ecritures;  et  parmi 
un  nombre  infini  d'exemples  par  lesquels  elles  nous 
confirment  cette  vérité,  je  vous  prie  d'en  remar- 
quer seulement  un  seul  qui  n'est  ignoré  de  personne. 

Dieu  avoit  promis  Jésus-Christ  au  monde;  etlsaïe 
voyant  en  esprit  cette  grande  et  mémorable  journée 
en  laquelle  devoit  naître  son  libérateur ,  il  s'écrie , 
transporté  de  joie  :  «  Un  petit  enfant  nous  est  né, 
»  un  fils  nous  est  donné  »  :  Parwulus  natus  est  rco- 
bis ,  et  jïlius  datus  est  nobis  (0.  Chrétiens,  il  écri~ 
voit  cette  prophétie  plusieurs  siècles  avant  sa  nais- 
sance; néanmoins  il  le  voit  déjà,  il  soutient  qu'il 
nous  est  donné ,  seulement  à  cause  qu'il  sait  qu'il 
nous  est  promis,  et  que,  comme  dit  le  grand  Augus- 
tin, «toutes  les  choses  que  Dieu  a  promises,  selon 
»  l'ordre  de  ses  conseils ,  sont  déjà  en  quelque  sorte 
»  accomplies,  parce  qu'elles  sont  assurées  »  :  Quœ 
ventura  erant,  jain  in  Dei  prœdestinatione  velut 
factaera.nl,  quia  certa  erant  (2).  Vous  voyez  par-là, 
chrétiens ,  que ,  selon  les  Ecritures  sacrées,  la  pro- 
messe que  Dieu  nous  donne,  à  cause  de  sa  certi- 
tude, est  infaillible. 

Notre  incomparable  Thérèse  a  imité  ce  divin  pro- 
phète. Se  sentant  appelée,  par  la  Providence,  à  pro- 
curer la  réformation  de  l'ordre  ancien  du  Carmel , 
si  renommé  par  toute  l'Eglise  ;  elle  croit  déjà  l'ou- 
vrage achevé,  parce  que  c'est  Dieu  qui  lui  a  ordonné 

(')  Isai.  ix.  6.  — <  W  De  Civit.  Dei,  lib.  xvn,  cap.  xvm  ;  tom.  vu, 
col.  48 1. 


DE    SAINTE    THÉRÈSE.  4<?  l 

de  l'entreprendre.  C'est  un  miracle  incroyable  de 
voir  comment  cette  fille  a  bâti  ses  monastères.  Re- 
présentez-vous une  femme,  qui,  pauvre  et  destituée 
de  tout  secours,  a  pu  bâtir  tous  les  monastères  dans 
lesquels  elle  a  fait  revivre  une  si  parfaite  régularité  : 
elle  n'avoit  ni  fonds  pour  leur  subsistance ,  ni  crédit 
pour  en  avancer  l'établissement.  Toutes  les  puis- 
sances s'unissoient  contre  elle,  j'entends  et  les  ec- 
clésiastiques et  les  séculières,  avec  une  telle  opi- 
niâtreté, qu'elle  paroissoit  invincible.  Toutes  les 
personnes  zélées  que  Dieu  employoit  à  cette  œuvre, 
et  même  ses  serviteurs  les  plus  fidèles ,  désespéroient 
du  succès,  et  le  disoient  ouvertement  à  la  sainte 
mère.  Elle  seule  demeure  constante  dans  la  ruine 
apparente  de  tous  ses  desseins  ;  aussi  ferme  que  le 
fidèle  Abraham,  «  elle  fortifie  son  espérance  contre 
»  toute  espérance  »  ,  In  spem  contra  spem ,  dit  le 
grand  apôtre  (0;  c'est-à-dire,  qu'où  manquoit  l'es- 
pérance humaine ,  accablée  sous  les  ruines  de  son 
entreprise,  là  une  espérance  divine  commençoit  à 
lever  la  tête  au  milieu  de  tant  de  débris.  Animée 
de  cette  espérance,  lorsque  tout  l'édifice  sembloit 
abattu ,  elle  le  croyoit  déjà  établi.  Et  cela  pour 
quelle  raison,  si  ce  n'est  qu'il  est  bon  d'espérer  en 
Dieu  ,  et  non  pas  d'espérer  aux  hommes  ;  parce 
qu'ainsi  que  je  l'ai  déjà  dit ,  l'espérance  que  l'on  a 
aux  hommes  ne  nous  montre  que  de  fort  loin  la 
possession,  n'est  qu'un  amusement  inutile  qui  subs- 
titue un  fantôme  au  lieu  de  la  chose  ;  et  au  contraire 
l'espérance  que  l'on  met  en  Dieu  est  un  commence- 
ment de  la  jouissance. 

(')  Rom  iv.  i3. 


472  PANÉGYRIQUE 

Mais,  mes  Frères,  ce  n'est  pas  assez  d'avoir  e'tabli 
cette  vérité  sur  des  exemples  si  clairs  :  afin  que  vous 
soyez  convaincus  combien  il  est  beau  d'espérer  en 
Dieu,  il  faut  vous  montrer  la  raison  de  cette  excel- 
lente doctrine.  Je  vous  prie  de  vous  y  rendre  atten- 
tifs, elle  est  tirée  d'un  très -haut  principe;  c'est 
l'immobilité  des  conseils  de  Dieu ,  et  sa  consistance 
toujours  immuable.  «  Je  suis  Dieu  ,  dit  le  Seigneur, 
»  et  je  ne  change  jamais  (0  »  ;  et  de  là  s'ensuit  une 
conséquence ,  que  je  ne  puis  vous  exprimer  mieux 
que  par  ces  beaux  mots  de  Tertullien ,  qui  sont  tous 
faits  pour  notre  sujet.  «  Il  est  digne  de  Dieu,  dit-il, 
»  de  tenir  pour  fait  tout  ce  qu'il  ordonne,  soit  pour 
»  le  présent,  soit  pour  le  futur;  parce  que  son  éter- 
»  nité,  qui  l'élève  au-dessus  des  temps,  le  rend  maî- 
»  tre  absolu  de  l'un  et  de  l'autre  »  :  Divinitati  com- 
petit,  quœcumque  decreveril ,  utperfecta  reputare  ; 
quia  non  sit  apud  illam  différentiel  temporis ,  apud 
quant  uniformem  statum  temporum  dirigit  œternitas 
ipsa  (2). 

Voilà,  Messieurs,  de  grandes  paroles,  que  nous 
trouverons  pleines  d'un  sens  admirable ,  si  nous  le 
savons  bien  développer.  Il  veut  dire  qu'il  y  a  grande 
différence  entre  les  promesses  des  hommes  et  les 
promesses  de  Dieu.  Quand  vous  promettez,  ô  mor- 
tels ,  de  quelque  crédit  que  vous  vous  vantiez ,  et 
fussiez-vous ,  s'il  se  peut,  plus  grands  que  les  rois 
dont  la  puissance  fait  trembler  le  monde ,  l'événe- 
ment est  toujours  douteux  ;  parce  que  toutes  vos 
promesses  ne  regardent  que  l'avenir,  et  cet  avenir 
n'est  pas  en  vos  mains  :  un  nuage  épais  le  couvre  à 

(*)  Malach.  m.  6.  —  \?)Adv.  Marcion.  lib.  m ,  n.  S. 


DE    SAINTE    THÉRÈSE.  ^'d 

vos  yeux,  et  vous  en  ôte  la  connoissance.  C'est  pour- 
quoi l'espérance  humaine  ,  chancelante ,  timide , 
douteuse,  sans  appui  et  sans  fondement,  ne  peut 
mettre  l'esprit  en  repos ,  parce  qu'elle  le  tient  tou- 
jours en  suspens  sur  un  avenir  incertain.  Mais  ce 
grand  Dieu ,  ce  grand  roi  des  siècles ,  dont  nous  lè- 
verons les  promesses,  étant  éternel,  immuable,  seul 
arbitre  de  tous  les  temps,  il  les  a  toujours  présens  à 
ses  yeux ,  et  lui  seul  en  a  mesuré  le  cours.  Comme 
donc  le  temps  à  venir  n'est  pas  moins  à  lui  que  le 
présent,  il  s'ensuit  que  ce  qu'il  promet  n'est  pas 
moins  certain  que  ce  qu'il  donne.  Le  ciel  et  la  terre 
passeront,  mais  ses  paroles  ne  passeront  pas(Oj  et 
puisqu'il  se  trouve  toujours  véritable  ,  soit  qu'il 
donne ,  soit  qu'il  promette ,  le  chrétien  ne  se  trouve 
pas  moins  assuré  lorsqu'il  espère,  que  lorsqu'il  jouit. 

Et  c'est  à  quoi  regarde  le  divin  apôtre ,  lorsqu'il 
dit  que  notre  demeure  est  aux  cieux.  Eveillez-vous, 
mortels  misérables ,  ne  vous  imaginez  pas  être  en 
terre;  croyez  que  votre  demeure  est  au  ciel,  où 
vous  êtes  transportés  par  votre  espérance.  Vous  en 
êtes  éloignés  par  votre  nature  :  «  Mais  il  vous  a 
»  tendu  sa  main  du  plus  haut  des  cieux  »  :  Misit 
manum  suam  de  cœlo  ;  c'est-à-dire,  il  vous  a  donné 
sa  promesse  par  laquelle  il  vous  invite  à  sa  gloire. 
Non -seulement  il  a  promis,  mais  encore  il  a  juré, 
dit  l'apôtre,  «  et  il  a  juré  par  lui-même  »  :  Juravit 
per  semetipsum  (2)  ;  «  et  pour  faire  connoître  aux 
»  hommes  la  résolution  immuable  de  son  conseil 
»  éternel,  il  a  pris  sa  vérité  à  témoin  que  le  ciel  est 
»  notre  héritage  »  :  Volens  oslendere  pollicitationis 

(0  Mail.  xxiv.  —  (»)  Hcb.  vi.  i3. 


474  PANÉGYRIQUE 

hœredibus  immobilitatem  consilii  sut ,  interposuit 
jusjurandum  (0.  Après  cette  promesse  fidèle,  après 
ce  serment  inviolable  par  lequel  Dieu  s'engage  à 
nous ,  le  chrétien  peut-il  être  en  doute  ?  Non ,  mes 
Frères,  je  ne  le  crois  pas.  Une  promesse  si  sûre,  si 
bien  confirmée ,  me  vaut  un  commencement  de 
l'exécution  ;  et  si  la  promesse  divine  est  un  com- 
mencement de  l'exécution,  n'ai-je  pas  eu  raison  de 
vous  dire  que  l'espérance,  qui  s'y  attache,  est  un 
commencement  de  la  jouissance  ?  C'est  pourquoi 
l'apôtre  saint  Paul  dit ,  «  qu'elle  est  l'ancre  de  notre 
»  ame  »  :  Quant  sicul  anchoram  habemus  animas 
tutam  et  firmam  (a).  Qu'est-ce  à  dire  que  l'espé- 
rance est  l'ancre  de  l'ame  ?  Représentez -vous  un 
navire,  qui ,  loin  du  rivage  et  du  port,  vogue  dans 
une  mer  inconnue.  Si  la  tempête  l'agite ,  si  les  nuages 
couvrent  le  soleil ,  alors  le  pilote  incertain  craignant 
que  la  violence  des  vents  et  des  flots  irrités  ne  le 
pousse  contre  des  écueils,  commande  aussitôt  que 
l'on  jette  l'ancre  ;  et  cette  a*ncre  lui  fait  trouver  la 
consistance  parmi  les  flots ,  de  peur  que  le  vaisseau  ne 
soit  emporté  :  la  terre  au  milieu  des  ondes  est  comme 
un  port  parmi  les  orages. 

C'est  ainsi ,  ô  enfans  de  Dieu  ;  et  pour  retourner 
à  notre  sujet  après  cette  digression  nécessaire ,  c'est 
ainsi,  divine  Thérèse,  que  votre  ame  s'établit  au 
ciel.  Battue  de  l'orage  et  des  vents,  qui  agitent  la 
vie  humaine  comme  un  océan  plein  d'écueils,  et  ne 
pouvant  encore  arriver  au  ciel,  vous  y  jetez  cette 
ancre  sacrée,  je  veux  dire,  votre  espérance,  par 
laquelle  étant  attachée  dans  cette  bienheureuse  terre 
{?)Heb.  vi.  17.  —  W  Ibid.  19. 


DE    SAINTE    THÉRÈSE.  l^]  5 

des  vivans,  vous  trouvez  la  patrie  même  dans  l'exil, 
la  consistance  dans  l'agitation ,  la  tranquillité  dans 
la  tourmente  ;   et  mêlée  avec  les  esprits  célestes , 
auxquels  votre   esprit  est  uni,   vous  pouvez  dire 
avec  l'apôtre  :  Nostra  autem  conuersatio  in  cœlis 
est  :  «  Notre  conversation  est  aux  cieux  ».  Ne  parlez 
donc  plus  à  Thérèse  de  toutes  les  prétentions  de  la 
terre.  Accoutumée  à  une  autre  vie,  elle  n'entend 
plus  ce  langage  ;  et  son  ame ,  élevée  au  ciel  par  la 
force  de  son  espérance ,  n'a  plus  de  goût  ni  de  sen- 
timent que  pour  les  chastes  voluptés  des  anges.  Que 
le  monde  s'irrite  contre  elle ,  qu'il  contredise  ses 
pieux  desseins ,    qu'il  la  déchire  par  ses  calomnies, 
qu'on  la  traîne  à  l'inquisition  comme  une  femme 
qui  donne  la  vogue  à  des  visions  dangereuses  ;  qu'elle 
entende  même  les  prédicateurs  tonner  pudiquement 
contre  sa  conduite ,  car  cela  lui  est  arrivé ,  sa  com- 
pagne en  tremblant  d'effroi;  et  figurez-vous,  chré- 
tiens ,  quelle  devoit  être  son  émotion ,  se  voyant 
ainsi  attaquée  dans  une  célèbre  audience  :  toutefois 
elle  ne  sent  pas  cet  orage;  toutes  ces  ondes,  qui 
tombent  sur  elle ,  ne  sont  pas  capables  de  l'ébran- 
ler. Son  esprit  demeure  tranquille ,  comme  dans  une 
grande  bonace ,  au  milieu  de  cette  tempête  ;  et  cela 
pour  quelle  raison  ?  parce  qu'il  est  solidement  établi 
sur  cette  ancre  immobile  de  son  espérance. 

Chrétiens,  profitons  de  ce  grand  exemple.  Parmi 
tous  les  troubles  qui  nous  tourmentent ,  parmi  tant 
de  différentes  agitations,  dans  les  morts  cruelles 
et  précipitées  de  nos  proches  et  de  nos  amis ,  jetons 
au  ciel  cette  ancre  sacrée ,  je  veux  dire  notre  espé- 
rance. Ha ,  si  nous  étions  appuyés  sur  cette  espé- 


47$  PANÉGYRIQUE 

rance  immuable ,  les  maladies ,  les  pertes  de  biens 
et  les  afflictions  ne  seroient  pas  capables  de  nous 
submerger.  Toutes  ces  ondes  qui  tombent  sur  nous, 
feroient  flotter  légèrement  ce  vaisseau  fragile  ;  mais 
elles  ne  pourroient  pas  l'emporter  bien  loin ,  parce 
qu'il  seroit  appuyé  sur  cette  ancre  de  l'espérance. 

Et  vous,  princes  et  grands  de  la  terre,  pourquoi 
offrez-vous  à  Thérèse  des  richesses  ?  Ecoutez  comme 
elle  parle  à  ces  saintes  filles ,  qu'une  commune  es- 
pérance unit  avec  elle  :  Soyons  pauvres,  mes  chères 
Sœurs,  soyons  pauvres  dans  nos  maisons  et  dans  nos 
habits.  Elle  ne  veut  rien  dans  ses  monastères  qui  ne 
sente  la  pauvreté  de  Jésus  ;  elle  veut  toujours  être 
pauvre ,  parce  que  ce  n'est  pas  ici  le  temps  de  jouir, 
mais  c'est  seulement  le  temps  d'espérer.  Soyons  chré- 
tiennes, n^es  Sœurs,  leur  dit-elle.  Elle  craint  de  rien 
posséder,  sachant  que  le  vrai  chrétien  ne  possède  pas, 
mais  qu'il  cherche  ;  qu'il  ne  s'arrête  pas ,  mais  qu'il 
passe  comme  un  voyageur  pressé  ;  qu'il  ne  bâtit  pas 
sur  la  terre, parce  que  sa  cité  n'est  pas  de  ce  monde, 
et  qu'une  loi  bienheureuse  lui  est  imposée  de  ne  se 
réjouir  que  par  espérance  :  Spe  gaudentes  (0. 

Mais,  chrétiens,  si  vous  voulez  voir  jusqu'où  la 
sainte  espérance  a  élevé  l'ame  de  Thérèse ,  méditez 
ce  sacré  cantique  que  l'amour  divin  lui  met  à  la 
bouche.  Je  vis,  dit-elle,  sans  vivre  en  moi;  et  j'es- 
père une  vie  si  haute,  que  je  meurs  de  ne  mourir 
pas.  Qu'entends -je  et  que  dites-vous ,  divine  Thé- 
rèse? Je  vis,  dit -elle,  sans  vivre  en  moi.  Si  vous 
n'êtes  plus  en  vous-même ,  quelle  force  vous  a  en- 
levée, sinon  celle  de  votre  espérance?  O  transports 

W  Rom.  xii.  la. 


DE    SAINTE    THÉHÈSE.  \  477 

inconnus  au  monde,  mais  que  Dieu  fait  sentir  aux 
saints  avec  des  douceurs  ravissantes  !  Thérèse  n'est 
donc  plus  sur  la  terre  ;  elle  vit  avec  les  anges  ;  elle 
croit  être  avec  son  Epoux.  Et  ne  vous  en  étonnez 
pas  :  l'espérance  a  pu  faire  un  si  grand  miracle. 
Car,  comme  les  personnes  agiles,  pourvu  qu'elles 
puissent  appuyer  la  main ,  porteront  après  aisément 
le  corps  *,  ainsi  l'espérance ,  qui  est  la  main  de  l'ame , 
par  laquelle  elle  s'étend  aux  objets,  sitôt  qu'elle  s'est 
appuyée  sur  Dieu,  elle  est  si  forte  et  si  vigoureuse, 
qu'elle  y  enlève  après  l'ame  toute  entière.  Vivez 
donc  heureuse,  ô  Thérèse,  vivez  avec  cet  Epoux  cé- 
leste, qui  seul  a  pu  gagner  votre  cœur.  Si  vous  ne, 
pouvez  encore  le  joindre,  envoyez  votre  espérance 
après  lui  ;  et  enrichie  par  cette  espérance ,  mépri- 
sez hardiment  tous  les  biens  du  monde.  Car  quelle 
possession  se  peut  égaler  à  une  espérance  si  belle, 
et  quels  biens  présens  ne  céderoient  pas  à  ce  bien- 
heureux avenir! 

Où  courez-vous,  mortels  abusés,  et  pourquoi  al- 
lez-vous errans  de  vanités  en  vanités,  toujours  atti- 
rés et  toujours  trompés  par  des  espérances  nouvelles? 
Si  vous  recherchez  des  biens  effectifs  ,  pourquoi 
poursuivez-vous  ceux  du  monde,  qui  passent  légè- 
rement comme  un  songe  ?  Et  si  vous  vous  repaissez 
d'espérances,  que  n'en  choisissez -vous  qui  soient 
assurées?  Dieu  vous  promet  :  pourquoi  doutez-vous? 
Dieu  vous  parle  :  que  ne  suivez-vous?  Il  vaut  mieux 
espérer  de  lui ,  que  de  recevoir  les  faveurs  des  autres  ; 
et  les  biens  qu'il  promet  sont  plus  assurés  que  tous 
ceux  que  le  monde  donne.  Espérez  donc  avec  Thé- 
rèse ;  et  pour  voir  manifestement  combien  est  grand 


4^8  PANÉGYRIQUE 

le  bien  quelle  cherche ,  regardez  de  quelle  ardeur 
elle  y  court,  et  par  quels  de'sirs  elle  s'y  élance;  c'est 
ma  seconde  partie. 


SECOND  POINT. 


C'est  une  loi  de  la  Providence ,  que  la  jouissance 
succède  aux  désirs;  et  le  chrétien  ne  mérite  pas 
de  se  réjouir  dans  le  ciel ,  s'il  n'a  auparavant  ap- 
pris à  gémir  dans  ce  lieu  de  pèlerinage.  Car  pour 
être  vrai  chrétien,  il  faut  «sentir  qu'on  est  voyageur; 
et  vous  m'avouerez  aisément  que  celui-là  ne  le  con- 
noît  pas,  qui  ne  soupire  point  après  sa  patrie.  C'est 
.pourquoi  saint  Augustin  a  dit  ces  beaux  mots  qui 
méritent  bien  d'être  médités  :  Qui  non  gémit  pere- 
grinus  ,  non  gaudebit  civis  (0  :  «  Celui  qui  ne  gémit 
»  pas  comme  voyageur,  ne  se  réjouira  pas  comme 
»  citoyen  »  ;  c'est-à-dire,  si  nous  l'entendons,  il  ne 
sera  jamais  habitant  du  ciel,  parce  qu'il  a  voulu 
l'être  de  la  terre;  puisqu'il  refuse  le  travail  du 
voyage ,  il  n'aura  pas  le  repos  de  la  patrie  ;  et  s'ar- 
rêtant  oh  il  faut  marcher,  il  n'arrivera  pas  où  il  faut 
parvenir  :  Qui  non  gémit  pevegrinus  ,  non  gaudebit 
civis.  Ceux  au  contraire  qui  déploreront  leur  exil, 
seront  habitans  du  ciel  ;  parce  qu'ils  ne  veulent  pas 
l'être  de  ce  monde,  et  qu'ils  tendent  par  de  saints 
désirs  à  la  Jérusalem  bienheureuse.  Il  faut  donc, 
mes  Frères ,  que  nous  gémissions.  C'est  à  vous ,  heu- 
reux citoyens  de  la  céleste  Jérusalem ,  c'est  à  vous 
qu'appartient  la  joie;  mais  pendant  que  nous  lan- 
guissons en  ce  lieu  d'exil,  les  pleurs  et  les  désirs 
font  notre  partage.  Et  David  a  exprimé  nos  vrais 

C1)  Enar.  in  Psal.  cxlviii,  n.  \ ;  tom.  îv,  col.  1675. 


DE    SAINTE    THÉRÈSE.  479 

sentimens,  quand  il  a  chanté  d'une  voix  plaintive  : 
Super flumina  Babylonis  illic  sedimus  }  et  jlevimus  , 
dum  record aremur  Sion  (0  :  «  Assis  sur  les  fleuves 
»  de  Babylone,  nous  avons  gémi  et  pleuré,  en 
»  nous  souvenant  de  Sion  ». 

Remarquez  ici,  chrétiens,  les  deux  causes  de  la 
douleur  que  ressent  une  ame  pieuse ,  qui  attend  avec 
l'apôtre  l'adoption  des  enfans  de  Dieu  (2).  Pour  quelle 
cause  soupirez-vous  donc,  ame  sainte,  ame  gémis- 
sante ;  et  quel  est  le  sujet  de  vos  plaintes  ?  Le  pro- 
phète en  rapporte  deux;  c'est  le  souvenir  de  Sion, 
et  les  fleuves  de  Babylone.  Pourquoi  ne  voulez- vous 
pas  qu'elle  pleure,  éloignée  de  ce  qu'elle  cherche, 
et  exposée  au  milieu  de  ce  qu'elle  fuit  ?  Elle  aime 
la  paix  de  Sion ,  et  elle  se  sent  reléguée  dans  les 
troubles  de  Babylone ,  où  elle  ne  voit  que  des  eaux 
courantes  ;  c'est-à-dire ,  des  plaisirs  qui  passent  :  Su- 
per flumina  Babylonis.  Et  pendant  qu'elle  ne  voit 
rien  qui  ne  passe,  elle  se  souvient  de  Sion,  de  cette 
Jérusalem  bienheureuse ,  où  toutes  choses  sont  per- 
manentes. Ainsi,  dans  la  diversité  de  ces  deux  ob- 
jets, elle  ne  sait  ce  qui  l'afflige  le  plus,  de  Babylone 
où  elle  se  voit,  ou  de  Sion  d'où  elle  est  bannie  ;  et 
c'est  pour  cela  que  sainte  Thérèse  ne  peut  modérer 
ses  douleurs. 

Que  dirai-je  ici,  chrétiens?  Qui  me  donnera  des 
paroles ,  pour  vous  exprimer  dignement  la  divine 
ardeur  qui  la  presse  ?  Mais  quand  je  pourrois  la  re- 
présenter aussi  forte  et  aussi  fervente  qu'elle  est  dans 
le  cœur  de  Thérèse,  qui  comprendra  ce  que  j'ai  à 
dire  ?  et  nos  esprits  attachés  à  la  terre,  entendront- 
(')  Ps.  cxxxvi.  i.  —  (*)  Rom.  vin.  a3. 


48o  PANÉGYRIQUE 

ils  ces  transports  célestes  ?  Disons  néanmoins ,  comme 
nous  pourrons,  ce  que  son  histoire  raconte  ;  disons 
que  l'admirable  Thérèse,  nuit  et  jour,  sans  aucun 
repos  ni  trêve ,  soupiroit  après  son  divin  Epoux  ; 
disons  que  son  amour  s'augmentant  toujours,  elle 
ne  pouvoit  plus  supporter  la  vie,  qu'elle  déchiroit 
sa  poitrine  par  des  cris  et  par  des  sanglots-,  et  que 
cette  douleur  l'agitoit  de  sorte ,  qu'il  sembloit  à  cha- 
que moment  qu'elle  alloit  rendre  les  derniers  soupirs. 

Je  vous  vois  étonnés  ,  fidèles  :  l'amour  aveugle  des 
biens  périssables  ne  vous  permet  pas  de  comprendre 
de  quelle  sorte  ces  beaux  mouvemens  peuvent  être 
formés  dans  les  cœurs.  Mais  quittez  cet  étonnement. 
Il  faut,  s'il  se  peut,  vous  le  faire  entendre,  en  vous 
décrivant  en  un  mot  quelle  est  la  force  de  la  charité, 
en  vous  le  montrant  par  les  Ecritures. 

Sachez  donc  que  c'est  la  charité  qui  presse  Thé- 
rèse; charité  toujours  vive,  toujours  agissante,  qui 
pousse  sans  relâche  du  côté  du  ciel  les  âmes  qu'elle 
a  blessées,  et  qu'elle  ne  cesse  de  travailler  par  de 
saintes  inquiétudes,  jusqu'à  ce  qu'elles  y  soient  éta- 
blies. C'est  pourquoi  le  grand  Paul  en  étant  rempli, 
jeûne  continuellement  :  il  pleure ,  il  soupire ,  il  se 
plaint  en  lui-même  ,  il  est  pressé  et  violenté,  il  souf- 
fre des  douleurs  pareilles  à  celles  de  l'enfantement, 
et  son  ame  ne  cherche  qu'à  sortir  du  corps  :  Infelijc 
ego  homo  ,  quis  me  liberabit  de  corpore  mortis  hu- 
jits  (*).  «  Malheureux  homme  que  je  suis,  qui  me 
»  délivrera  de  ce  corps  de  mort  »  ?  Quelle  est  la  cause 
de  ces  transports?  C'est  la  charité  qui  le  presse; 
c'est  ce  feu  divin  et  céleste,  qui,  détenu  contre  sa 

10  Boni.  vu.  34. 

nature 


DE    SAINTE    THÉRÈSE.  ^S  l 

nature  dans  un  corps  mortel ,  tâche  de  s'ouvrir  par 
force  un  passage  ;  et  frappant  de  toutes  parts  avec 
violence,  par  des  désirs  ardens  et  impétueux,  il 
ébranle  tous  les  fondemens  de  la  prison  qui  l'enserre. 
De  là  ces  pleurs,  de  là  ces  sanglots ,  de  là  ces  douleurs 
excessives,  qui  mettroient  sans  doute  Thérèse  au 
tombeau,  si  Dieu,  par  un  secret  de  sa  providence, 
ne  la  vouloit  conserver  encore  pour  la  rendre  plus 
digne  de  son  amour. 

Et  c'est  ici  qu'il  faut  vous  représenter  un  nouveau 
genre  de  martyre  que  la  charité  fait  souffrir  à  l'in- 
comparable Thérèse.  Dieu  l'attire,  et  Dieu  la  re- 
tient. Il  lui  ordonne  de  courir  au  ciel,  et  il  veut 
qu'elle  demeure  en  la  terre  :  d'un  côté  il  lui  dé- 
couvre d'une  même  vue  toutes  les  misères  de  cet 
exil ,  tous  les  charmes  et  tous  les  attraits  de  sa  vi- 
sion bienheureuse ,  non  point  dans  l'obscurité  des 
discours  humains,  mais  dans  la  lumière  claire  et 
pénétrante  de  sa  vérité  infinie.  Mais  comme  elle 
pense  se  jeter  à  lui,  charmée  de  ses  beautés  immor- 
telles ;  aussitôt  il  lui  fait  connoître  qu'il  la  veut  en- 
core retenir  au  monde.  Qu'est  -  ce  à  dire  ceci ,  ô 
grand  Dieu?  Est-il  digne  de  votre  bonté,  de  tour- 
menter ainsi  un  cœur  qui  vous  aime?  Si  vous  inspi- 
rez ces  désirs ,  pourquoi  refusez  -  vous  de  les  satis- 
faire? Ou  ne  la  tirez  pas  avec  tant  de  force,  ou 
permettez-lui  de  vous  suivre.  Ne  voyez -vous  pas, 
ô  Epoux  céleste,  qu'elle  ne  sait  à  quoi  arrêter  son 
choix?  Vous  l'appelez,  vous  la  repoussez;  si  bien 
que,  pendant  qu'elle  court  à  vous,  elle  se  déchire 
elle-même  ;  et  son  ame  ensanglantée  par  la  violence 
de  ces  mouvemens  opposés  que  vous  la  forcez  de 
Bossuet.  xvi.  3i 


482  PANÉGYRIQUE 

souffrir ,  ne  trouve  plus  de  consolation.  En  cet  état , 
où  Vous  la  mettez,  n'a-t-elle  pas  raison  de  vous 
dire  :  Quare  posuisti  me  contrarium  tibi  ( J  )  ?  Dans 
les  de'sirs  que  vous  m'inspirez,  c'est  vous  qui  me 
rendez  contraire  à  vous-même.  Ou  qu'une  autre 
main  l'attire ,  ou  qu'une  autre  main  la  retienne. 

O  merveille  des  desseins  de  Dieu  !  ô  conduite  im- 
pénétrable de  ses  jugemens  dans  l'opération  de  sa 
grâce  !  Quis  loquetur  potentiels  Domini,  auditas  fa- 
ciet  omnes  laudes  ejus  C2)?  Qui  nous  expliquera  ce 
mystère  ?  Qui  nous  dira  les  moyens  setrets  par  les- 
quels le  Saint-Esprit  purifie  les  cœurs?  Il  sait  bien 
que  dans  ces  combats,  dans  ces  mystérieuses  con- 
trariétés ,  il  s'allume  un  feu  dans  les  âmes  qui  les 
rend  tous  les  jours  plus  pures.  Il  fait  naître  de  saints 
désirs  ;  et  il  se  plaît  de  les  enflammer ,  en  différant 
de  les  satisfaire.  Il  se  plaît  à  regarder  du  plus  haut 
des  cieux  que  Thérèse  meurt  tous  les  jours,  parce 
qu'elle  ne  peut  pas  mourir  une  fois  :  Quotidie  mo- 
rior  (3) ,  dit  le  saint  apôtre  ;  et  il  reçoit  tous  les 
jours  mille  sacrifices,  en  retardant  le  dernier.  Mais 
je  passe  encore  plus  loin  :  pourrai -je  bien  dire  ce 
que  je  pense  ?  Il  voit  que ,  par  un  secret  merveilleux , 
elle  se  détache  d'autant  plus  du  corps,  qu'elle  a 
plus  de  peine  à  s'en  détacher  ;  et  que  dans  l'effort 
qu'elle  fait  pour  s'en  séparer  toute  entière ,  elle  le 
fuit  d'autant  plus  qu'elle  s'y  sent  plus  long-temps  et 
plus  violemment  retenue.  C'est  pourquoi,  si  la  vio- 
lence de  ses  désirs  ne  peut  rompre  les  liens  du  corps, 
ils  en  éteignent  tous  les  sentimens ,  ils  en  mortifient 
tous  les  appétits  :  elle  ne  vit  plus  pour  la  chair,  et 

V)Job.  vu.  20.  —  W  Ps.  cv.  2.  —  (3)  /.  Cor.  xr.  3 1. 


DE    SAINTE    THÉRÈSE.  4$3 

enfin  elle  devient  tous  les  jours,  et  plus  libre,  et 
plus  dégagée  par  cette  perpétuelle  agitation ,  comme 
un  oiseau  qui  battant  des  ailes  secoue  l'humidité 
qui  les  rend  pesantes,  ou  dissipe  le  froid  qui  les  en- 
gourdit ;  si  bien  que ,  portée  par  ces  saints  désirs , 
elle  paroît  détachée  du  corps  pour  vivre  et  conver- 
ser avec  les  anges  :  Nostra  conversatio  in  cœlis  est. 
Heureuses  mille  et  mille  fois  les  âmes  qui  désirent 
ainsi  Jésus-Christ  !  Mais  cependant  ses  ardeurs  s'aug- 
mentent, et  ce  feu  si  vif  et  si  agissant  ne  peut  plus 
être  retenu  sous  la  cendre  d'une  chair  mortelle.  Cette 
divine  maladie  d'amour  prenant  tous  les  jours  de 
nouvelles  forces,  elle  ne  peut  plus  supporter  la  vie. 
Chaste  Epoux  qui  l'avez  blessée ,  que  tardez-vous  à 
la  mettre  au  ciel ,  où  elle  s'élève  par  de  saints  désirs , 
et  où  elle  semble  déjà  transportée  par  la  meilleure 
partie  d'elle-même?  ou,  s'il  vous  plaît  qu'elle  vive 
encore,  quel  remède  trouverez- vous  à  ses  peines? 
La  mort?  mais  il  vous  plaît  de  la  différer,  pour 
élever  sa  perfection  à  l'état  glorieux  et  suréminent 
que  votre  providence  a  marqué  pour  elle.  L'espé- 
rance ?  mais  elle  la  tue  ;  parce  qu'en  lui  disant  qu'elle 
vous  verra ,  elle  lui  dit  aussi  dans  le  même  temps 
qu'elle  n'est  pas  encore  avec  vous.  Que  ferez-vous 
donc,  ô  Sauveur,  et  de  quoi  soutiendrez-vous  votre 
amante ,  dont  le  cœur  languit  après  vous?  Chrétiens, 
il  sait  le  secret  de  lui  faire  trouver  du  goût  dans  la 
vie.  Quel  secret?  secret  merveilleux.  Il  lui  enverra 
des  afflictions;  il  éprouvera  son  amour  par  de  con- 
tinuelles souffrances  :  secret  étrange ,  selon  le  monde; 
mais  sage ,  admirable ,  infaillible ,  selon  les  maximes 
de  l'Evangile.  C'est  par  où  je  m'en  vais  conclure. 


484  PANÉGYRIQUE 

TROISIÈME  POINT. 

La  langueur  de  sainte  Thérèse  ne  peut  donc  plus 
être  soutenue  que  par  das  souffrances  ;  et  dans  l'en- 
nui qu'elle  a  de  la  vie ,  elle  ne  trouve  point  de  con- 
solation que  de  dire  continuellement  à  son  Dieu  : 
Seigneur,  «  Ou  souffrir,  ou  mourir  »  :  Aut  pati  , 
mit  mori.  11  est  digne  de  votre  audience  de  com- 
prendre solidement  toute  la  force  de  cette  parole  ; 
et ,  quand  je  vous  en  aurai  découvert  le  sens ,  vous 
confesserez  avec  moi  qu'elle  enferme  comme  en 
abrégé  toute  la  doctrine  du  Fils  de  Dieu ,  et  tout 
l'esprit  du  christianisme.  Mais  observez  avant  toutes 
choses  la  merveilleuse  contrariété  des  inclinations 
naturelles ,  et  de  celles  que  la  grâce  inspire. 

La  première  inclination  que  la  nature  nous  donne, 
c'est  sans  doute  l'amour  de  la  vie  ;  la  seconde  qui  la 
suit  de  près,  ou  qui  peut-être  est  encore  plus  forte, 
c'est  l'amour  des  plaisirs  du  monde ,  sans  lesquels  la 
vie  seroit  ennuyeuse.  Car,  mes  Frères,  il  est  véri- 
table; quelque  amour  que  nous  ayons  pour  la  vie, 
nous  ne  la  pourrions  supporter  si  elle  n'avoit  des 
contentemens,  et  jugez-en  par  expérience.  Combien 
longues,  combien  ennuyeuses  vous  paroissent  ces 
tristes  journées  que  vous  passez  sans  aucun  plaisir 
de  conversation  ou  de  jeu,  ou  de  quelque  autre  di- 
vertissement? Ne  vous  semble-t-il  pas  alors,  si  je 
puis  parler  de  la  sorte ,  que  les  jours  sont  durs  et 
pesans ,  Pondus  ttiei;  c'est  ce  qui  s'appelle  le  poids 
du  jour  :  c'est  pourquoi  ils  vous  sont  à  charge,  et 
vous  ne  pouvez  supporter  ce  poids.  Au  contraire  est- 
il  rien  qui  aille  plus  vite;  ni  qui  s'écoule,  s'échappe 


\ 


DE    SAINTE    THÉRÈSE.  4^5 

et  vole  plus  légèrement ,  que  le  temps  passé  parmi 
les  délices  ?  De  là  vient  que  ce  roi  mourant ,  auquel 
Isaïe  rendit  la  santé ,  se  plaint  qu'on  tranche  le  cours 
de  sa  vie ,  lorsqu'il  ne  faisoit  que  la  commencer  : 
Dum  adhuc  ordirer ,  succidit  me  :  de  mane  usque 
ad  vesperam  finies  me  (0  :  «  Je  finis  lorsque  je  com- 
»  mence ,  et  ma  vie  s'est  achevée  du  matin  au  soir  » . 
Que  veut  dire  ce  prince  malade?  Il  avoit  près  de 
quarante  ans  ;  cependant  il  s'imagine  qu'il  ne  fait 
que  de  naître,  et  il  ne  compte  encore  qu'un  jour 
de  son  âge  :  c'est  que  sa  vie  passée  dans  le  luxe , 
dans  le  plaisir  du  commandement  et  dans  une  abon- 
dance royale  ,  ne  lui  faisoit  presque  point  sentir  sa 
durée ,  tant  elle  couloit  doucement.  Je  vous  parle 
ici,  chrétiens,  dans  le  sentiment  desfhommes  du 
monde,  qui  ne  vivent  que  pour  les  plaisirs;  et  c'est 
afin  que  vous  compreniez  quel  étrange  renverse- 
ment des  inclinations  naturelles,  apporte  l'esprit  du 
christianisme  dans  les  âmes  qui  en  sont  remplies;  et 
voyez-le  par  l'exemple  de  sainte  Thérèse. 

Les  afflictions,  les  douleurs  aiguës,  ce  cruel  amas 
de  maux  et  de  peines  sous  lequel  elle  paroît  accablée, 
et  qui  pourroit  contraindre  les  plus  patiens  à  ap- 
peler la  mort  au  secours;  c'est  ce  qui  lui  fait  désirer 
de  vivre  :  et  au  lieu  que  la  vie  est  amère  aux  autres, 
si  elle  n'est  adoucie  par  les  voluptés  ;  elle  n'est  amère 
à  Thérèse  que  lorsqu'elle  y  jouit  de  quelque  repos. 
Qui  lui  donne  ces  désirs  étranges?  D'où  luiviennent 
ces  inclinations  si  contraires  à  la  nature  ?  En  voici 
la  raison  solide  :  c'est  qu'il  n'est  rien  de  plus  oppose 
que  de  vivre  selon  la  nature ,  et  de  vivre  selon  la 

(«)/*.  XXX VIII.  12. 


486  PANÉGYRIQUE 

grâce:  c'est,  comme  dit  l'apôtre  saint  Paul  (0  , 
qu'elle  n'a  pas  reçu  l'esprit  de^e  monde,  mais" un 
esprit  victorieux  du  monde  :  c'est  que ,  pleine  de 
Jésus-Christ ,  elle  veut  vivre  selon  Je'sus-Christ.  Ce 
Jésus,  ce  divin  Sauveur  n'a  vécu  que  pour  endurer; 
et  il  m'est  aisé  de  vous  faire  voir,  par  les  Ecritures 
divines ,  qu'il  n'a  voulu  étendre  sa  vie  qu'autant  de 
temps  qu'il  falloit  souffrir.  Entendez  donc  encore 
cette  vérité,  par  laquelle  j'achèverai  ce  discours,  et 
qui  en  fera  tout  le  fruit. 

Je  ne  m'étonne  pas ,  chrétiens ,  que  Jésus  ait  voulu 
mourir  :  il  devoit  ce  sacrifice  à  son  Père ,  pour  appai- 
ser  sa  juste  fureur  et  le  rendre  propice  aux  hommes. 
Mais  qu'étoit-il  nécessaire  qu'il  passât  ses  jours,  et 
ensuite  qu'il  )ps  finît  parmi  tant  de  maux?  C'est  pour 
la  raison  que  j'ai  dite.  Etant  l'homme  de  douleurs, 
comme  l'appeloit  le  prophète  (2) ,  il  n'a  voulu  vivre 
que  pour  endurer  ;  ou,  pour  le  dire  plus  fortement 
par  un  beau  mot  de  Tertullien,  il  a  voulu  se  rassa- 
sier, avant  que  de  mourir,  par  la  volupté  de  la  pa- 
tience :  Saginari voluptate  patientiœ  discessurus  vo- 
lebat  (5).  Voilà  une  étrange  façon  de  parler.  Ne  di- 
riez-vous  pas,  chrétiens,  que ,  selon  le  sentiment  de  ce 
Père,  toute  la  vie  du  Sauveur  étoit  un  festin ,  dont 
tous  les  mets  étoient  des  tourmens?  Festin  étrange, 
selon  le  siècle;  mais  que  Jésus  a  jugé  digne  de  son 
goût.  Sa  mort  suffisoitpour  notre  salut;  mais  sa  mort 
ne  suffisoit  pas  à  ce  merveilleux  appétit  qu'il  avoit  de 
souffrir  pour  nous.  Il  a  fallu  y  joindre  les  fouets,  et 
cette  sanglante  couronne  qui  perce  sa  tête,  et  tout 
ce   cruel  appareil  de  supplices  épouvantables  :  et 

W  /.  Cor.  il.  13.  —  W  Isai.  un.  3.  —  l3)  De  Patient,  n.  3. 


DE    SAINTE    THÉRÈSE.  4^7 

cela  pour  quelle  raison?  C'est  que  ne  vivant  que 
pour  endurer ,  «  il  vouloit  se  rassasier,  avant  que  de 
»  mourir ,  de  la  volupté  de  souffrir  pour  nous  »  : 
Saginari  voluptate  patienliœ  discessurus  volebat. 

Mais  pour  vous  convaincre  plus  clairement  de  la 
vérité  que  je  prêche,  regardez  ce  que  fait  Jésus  à  la 
croix.  Ce  Dieu  avide  de  souffrir  pour  l'homme,  tout 
épuisé,  tout  mourant  qu'il  est,  considère  que  les 
prophéties  lui  promettent  encore  un  breuvage  amer 
dans  sa  soif:  il  le  demande  avec  un  grand  cri;  et 
après  cette  aigreur  et  cette  amertume  dont  le  Juif 
impitoyable  arrose  sa  langue,  que  fait-il?  Il  me  sem- 
ble qu'il  se  tourne  du  côté  du  ciel.  Et  bien,  dit-il, 
ô  mon  Père,  ai-je  bu  tout  le  calice  que  votre  pro- 
vidence m'avoit  préparé?  ou  bien,  reste-t-il  quelque 
peine  qu'il  soit  nécessaire  que  j'endure  encore? 
Donnez,  je  suis  prêt,  ô  mon  Dieu  :  Paralum  cor 
meum ,  Deus  ,  paratum  cor  meum  (0.  Je  veux  boire 
tout  le  calice  de  ma  passion,  et  je  n'en  veux  pas 
perdre  une  seule  goutte.  Là  voyant  dans  ses  décrets 
éternels  qu'il  n'y  a  plus  rien  à  souffrir  pour  lui  :  Ah! 
dit-il,  c'en  est  fait,  «  tout  est  consommé  »,  Con- 
summatum  est  (2)  :  sortons,  il  n'y  a  plus  rien  à  faire 
en  ce  monde;  et  aussitôt  il  rendit  son  ame  à  son 
Père.  Et  par-là  ne  paroît-il  pas,  chrétiens,  qu'il  ne 
vit  que  pour  endurer,  puisque,  lorsqu'il  aperçoit  la 
fin  des  souffrances  ,  il  s'écrie  :  Tout  est  achevé,  et 
qu'il  ne  veut  plus  prolonger  sa  vie. 

Tel  est  l'esprit  du  sauveur  Jésus ,  et  c'est  lui  qui 
l'a  répandu  sur  Thérèse  sa  pudique  épouse.  Elle  veut 
aussi  souffrir  ou  mourir;  et  son  amour  ne  peut  en- 

(')  Psdl.  cvn.  2.  —'(a)  Joan.  xix.  3o. 


488  PANÉGYRIQUE 

durer  qu'aucune  cause  retarde  sa  mort,  sinon  celle 
qui  a  différé  la  mort  du  Sauveur.  Chrétiens,  échauf- 
fons nos  cœurs  par  la  vue  de  ce  grand  exemple,  et 
apprenons  de  sainte  Thérèse  qu'il  nous  faut  néces- 
sairement souffrir  ou  mourir.  Et  un  chrétien  en  peut- 
il  douter?  Si  nous  sommes  de  vrais  chrétiens,  ne 
devons-nous  pas  désirer  d'être  toujours  avec  Jésus- 
Christ?  Or,  mes  Frères,  où  le  trouve-t-on  cet  ai- 
mable Sauveur  de  nos  âmes?  En  quel  lieu  peut-on 
l'embrasser?  On  ne  le  trouve  qu'en  ces  deux  lieux; 
dans  sa  gloire  ou  dans  ses  supplices,  sur  son  trône 
ou  bjen  sur  sa  croix.  Nous  devons  donc,  pour  être 
avec  lui,  ou  bien  l'embrasser  dans  son  trône,  et  c'est 
ce  que  nous  donne  la  mort  ;  ou  bien  nous  unir  à  sa 
croix,  et  c'est  ce  que  nous  avons  parles  souffrances; 
tellement  qu'il  faut  souffrir  ou  mourir,  afin  de  ne 
quitter  jamais  le  Sauveur.  Et  quand  Thérèse  fait 
cette  prière  :  Que  je  souffre  ou  bien  que  je  meure, 
c'est  de  même  que  si  elle  eût  dit  :  A  quelque  prix 
que  ce  soit,  je  veux  être  avec  Jésus-Christ.  S'il  ne 
m'est  pas  encore  permis  de  l'accompagner  dans  sa 
gloire,  je  le  suivrai  du  moins  parmi  ses  souffrances; 
afin  que  n'ayant  pas  le  bonheur  de  le  contempler 
assis  dans  son  trône,  j'aie  du  moins  la  consolation 
de  l'embrasser  pendu  à  sa  croix. 

Souffrons  donc,  souffrons,  chrétiens,  ce  qu'il 
plaît  à  Dieu  de  nous  envoyer,  les  afflictions  et  les 
maladies,  les  misères  et  la  pauvreté,  les  injures  et 
les  calomnies;  tâchons  de  porter  d'un  courage  ferme 
telle  partie  de  sa  croix  dont  il  lui  plaira  de  nous 
honorer.  Quoique  tous  nos  sens  y  répugnent,  il  est 
doux  de  souffrir  avec  Jésus-Christ ,  puique  ces  souf- 


DE    SAINTE    THÉRÈSE.  4$9 

frances  nous  font  espérer  la  société  de  sa  gloire  ;  et 
cette  pensée  doit  fortifier  ceux  qui  vivent  dans  la 
douleur  et  l'affliction. 

Mais  pour  vous,  fortunés  du  siècle,  à  qui  la  fa- 
veur, les  richesses,  le  crédit  et  l'autorité  fait  trou- 
ver la  vie  si  commode,  et  qui,  dans  cet  état  paisible, 
semblez  être  exempts  des  misères  qui  affligent  les 
autres  hommes,  que  vous  dirai- je  aujourd'hui,  et 
quelle  croix  vous  laisserai-je  en  partage?  Je  pourrois 
vous  représenter  que  peut-être  ces  beaux  jours 
passeront  bien  vite ,  que  la  fortune  n'est  pas  si 
constante  qu'on  ne  voie  aisément  finir  ses  faveurs, 
ni  la  vie  si  abondante  en  plaisirs  qu'elle  n'en  soit 
bientôt  épuisée.  Mais  avant  ces  grands  changemens,. 
au  milieu  des  prospérités ,  que  ferez-vous,  que  souf- 
frirez-vous  pour  porter  la  croix  de  Jésus?  Aban- 
donner les  richesses,  macérer  le  corps?  Non,  je  ne 
vous  dis  pas,  chrétiens,  que  vflus  abandonniez  vos 
richesses,  ni  que  vous  macériez  vos  corps  par  de  lon- 
gues mortifications  :  heureux  ceux  qui  le  peuvent 
faire  dans  l'esprit  de  la  pénitence;  mais  tout  le 
monde  n'a  pas  ce  courage.  Jetez,  jetez  seulement 
les  yeux  sur  les  pauvres  membres  de  Jésus-Christ, 
qui  étant  accablés  de  maux  ne  trouvent  point  de 
consolation.  Souffrez  en  eux,  soiffir.ez  avec  eux, 
descendez  à  leur  misère  par  la  compassion ,  char- 
gez-vous volontairement  d'une  partie  des  maux 
qu'ils  endurent;  et  leur  prêtant  vos  mains  charita- 
bles, aidez-leur  à  porter  la  croix,  sous  la  pesanteur 
de  laquelle  vous  les  voyez  suer  et  gémir.  Prosternez- 
vous  humblement  aux  pieds  de  ce  Dieu  crucifié, 
dites-lui ,  honteux  et  confus  :  Puisque  vous  ne  m'a- 


4qo  panégyrique 

vez  point  jugé  digne  de  me  faire  part  de  votre  croix, 
permettez  du  moins,  ô  Sauveur,  que  j'emprunte 
celle  des  autres,  et  que  je  la  puisse  porter  avec  eux: 
donnez-moi  un  cœur  tendre,  un  cœur  fraternel  ; 
un  cœur  véritablement  chrétien ,  par  lequel  je  puisse 
sentir  leurs  douleurs ,  et  participer  du  moins  de  la 
sorte  aux  bénédictions  de  ceux  qui  souffrent. 

Madame, 

Permettez-moi  de  vous  dire,  avec  le  respect  d'un 
sujet  et  la  liberté  d'un  prédicateur ,  que  cette  ins- 
truction salutaire  regarde  principalement  Votre  Ma- 
jesté. Nous  répandons  tous  les  jours  des  vœux  pour 
sa  gloire  et  pour  sa  grandeur  :  nous  prions  Dieu , 
avec  tout  le  zèle  que  notre  devoir  nous  peut  inspi- 
rer, que  sa  main  ne  se  lasse  pas  de  verser  ses  bien- 
faits sur  elle;  et  afin  que  votre  joie  soit  pleine  et 
entière,  qu'il  fasse  que  ce  grand  Roi  votre  fils,  à 
mesure  qu'il  s'avance  en  âge,  devienne  tous  les 
jours  plus  cher  à  ses  peuples ,  et  plus  redoutable  à 
ses  ennemis.  Mais  parmi  tant  de  prospérités ,  nous 
ne  croyons  pas  être  criminels,  si  nous  lui  souhai- 
tons aussi  des  douleurs.  J'entends,  Madame,  ces 
douleurs  si  saintes ,  qui  saisissent  les  cœurs  chrétiens' 
à- la  vue  des  afflictions,  et  leur  font  sentir  les  mi- 
sères des  pauvres  membres  du  Fils  de  Dieu.  Votre 
Majesté  les  ressent,  Madame;  toute  la  France  a  vu 
des  marques  de  cette  bonté  qui  lui  est  si  naturelle. 
Mais ,  Madame ,  ce  n'est  pas  assez  ;  tâchez  d'aug- 
menter tous  les  jours  ces  pieuses  inquiétudes  qui 
travaillent  Votre  Majesté  en  faveur  des  misérables. 
i 


DE    SAINTE    THÉRÈSE.  4<)  * 

Dans  ce  secret,  dans  cette  retraite  où  les  heures 
vous  semblent  si  douces,  parce  que  vous  les  passez 
avec  Dieu,  affligez -vous  devant  lui  des  longues 
souffrances  de  la  chrétienté  désolée,  et  surtout  des 
peuples  qui  vous  sont  soumis  ;  et  pendant  que  vous 
formez  de  saintes  résolutions  d'y  apporter  le  sou- 
lagement que  les  affaires  pourront  permettre;  pen- 
dant que  notre  victorieux  monarque  avance  tous 
les  jours  l'ouvrage  de  la  paix  par  ses  victoires  et  par 
cette  vie  agissante  à  laquelle  il  s'accoutume  dès  sa 
jeunesse  :  attirez-la  du  ciel  par  vos  vœux;  et  pour 
récompense  de  ces  douleurs  que  la  charité  vous 
inspirera ,  puissiez- vous  jamais  n'en  ressentir  d'au- 
tres, et  après  une  longue  vie  recevoir  enfin  de  la 
main  de  Dieu  une  couronne  plus  glorieuse  que  celle 
qui  environne  votre  front  auguste.  Faites  ainsi,  grand 
Dieu,  à  cause  de  votre  bonté  et  de  votre  miséricorde 
infinie.  Amen. 


IIE.E 


m, 


Nous  prions  Dieu ,  avec  tout  le  zèle  que  l'amour 
et  le  devoir  nous  peut  inspirer,  que,  multipliant 
ses  victoires,  il  égale  votre  renommée  à  celle  des 
plus  fameux  conquérans.  Mais  parmi  toutes  ces  pros- 
pérités ,  nous  ne  croyons  pas  être  criminels  si  nous 
lui  souhaitons  aussi  des  douleurs  :  j'entends,  Sire, 
ces  saintes  douleurs  qui  saisissent  les  cœurs  chrétiens 
à  la  vue  des  afflictions ,  et  qui  leur  fait  sentir  les  mi- 
sères des  pauvres  membres  de  Jésus-Christ.  Sire,  ces 

(*)  Bossuet  adressa  ce  discours  au  Roi ,  dans  une  autre  occasion 
où  il  prêcha  ce  sermon  eu  sa  présence.  (  Edit.  de  Deforis.  ) 


4g2  PANÉGYRIQUE 

douleurs  sont  dignes  des  rois  ;  et  s'ils  sont  le  cœur 
des  royaumes  qu'ils  animent  par  leur  influence ,  il 
est  juste  que,  comme  le  cœur,  ils  ressentent  aussi 
les  impressions  des  maux  qu'endurent  les  autres  par- 
ties. Votre  Majesté  les  ressent,  Sire;  elle  fait  la 
guerre  dans  cet  esprit ,  elle  étend  bien  loin  ses  con- 
quêtes, elle  s'accoutume  dès  sa  jeunesse  à  cette  vie 
agissante  pour  assurer  la  tranquillité  publique  :  elle 
sent  et  elle  plaint  les  maux  de  ses  peuples ,  elle  ne 
respire  qu'à  les  soulager.  Pour  récompense  de  ces 
douleurs  que  sa  bonté  lui  fait  pressentir,  puisse-t- 
elle  jamais  n'en  éprouver  d'autres  ;  et  après  une 
longue  vie  recevoir  enfin  de  la  main  de  Dieu  une 
couronne  plus  glorieuse  que  celle  qui  environne 
son  front  auguste. 


DE    SAINTE    CATHERINE.  4<)3 


PANÉGYRIQUE 


DE 


SAINTE    CATHERINE  C% 

Abus  que  les  hommes  font  de  la  science.  La  bonne  vie,  l'édifica- 
tion des  âmes ,  le  triomphe  de  la  vérité  ,  fin  à  laquelle  doit  être  rap- 
portée toute  la  science  du  christianisme. 


Dédit  illi  scientiam  sanctorum. 

//  lui  a  donné  la  science  des  saints.  Sap.  x.  10. 

XLncoue  que  l'ennemi  de  notre  salut  ne  se  désiste 
jamais  de  la  folle  et  téméraire  entreprise  de  renver- 
ser l'Eglise  de  Dieu ,  toutefois  nous  voyons  par  les 
Ecritures  qu'il  n'agit  pas  toujours  par  la  force  ou- 
verte. Souvent  il  paroît  en  tyran ,  il  persécute  les 
fidèles;  mais  souvent,  dit  saint  Augustin  (0,  il  fait 
le  docteur ,  et  il  se  mêle  de  les  enseigner  :  de  sorte 
qu'il  ne  suffit  pas  que  Dieu  ait  opposé  à  ses  violences 

(*)  Quoique  la  Légende  de  sainte  Caiherine  qu'a  suivie  Bossuet 
dans  ce  discours,  n'ait  point  d'authenticité,  comme  les  critiques  en 
conviennent ,  cela  ne  nuit  en  rien  à  la  solidité  des  instructions  que 
le  prédicateur  en  a  tirées.  (  Edit.  de  Versailles.  )  •    . 

(0  JEnar.  in  Psal.  xxxix,  n.  1 5  tom.  iv,  col.  3a6. 


I 


494  PANÉGYRIQUE 

la  victorieuse  armée  des  martyrs ,  dont  le  courage 
invincible  a  épuisé  la  cruauté  de  tous  les  supplices; 
mais  il  est  également  nécessaire  qu'il  éclaire  aussi  des 
docteurs,  pour  combattre  les  dangereuses  maximes 
par  lesquelles  son  ennemi  tâche  de  corrompre  la 
simplicité  de  la  foi ,  et  de  détruire  la  vérité  de  son 
Evangile. 

C'est  un  grand  miracle,  Messieurs,  qu'une  fille  de 
dix-huit  ans  ait  osé  marcher  sous  les  étendards  de 
cette  armée  laborieuse  et  entreprenante,  dont  la 
discipline  est  si  dure ,  qu'elle  ne  doit  l'emporter  sur 
ses  ennemis  qu'en  les  lassant  par  sa  patience  :  mais 
je  ne  crains  point  d'assurer  que  c'est  quelque  chose 
encore  de  plus  admirable,  qu'elle  tienne  rang  parmi 
les  docteurs  ;  et  que  Dieu  unissant  en  elle ,  si  je  puis 
parler  de  la  sorte ,  toute  la  force  de  son  Saint-Es- 
prit ,  elle  ait  été  aussi  éclairée  pour  annoncer  la  vé- 
rité ,  qu'elle  a  paru  déterminée  à  mourir  pour  elle. 
Un  tel  prodige ,  Messieurs ,  n'est  pas  proposé  en  vain 
à  l'Eglise  ;  et  nous  en  tirerons  de  grandes  lumières 
pour  la  conduite  de  notre  vie,  si  Dieu,  fléchi  par  la 
sainte  Vierge  dont  nous  implorons  le  secours ,  daigne 
diriger  nos  pensées,  et  bénir  nos  intentions.  Disons 
donc  avant  toutes  choses ,  Ave. 

Je  n'ignore  pas  ,  chrétiens  ,  que  la  science  ne 
soit  un  présent  du  ciel ,  et  qu'elle  n'apporte  au 
monde  de  grands  avantages  :  je  SïTis  qu'elle  est  la 
lumière  de  l'entendement,  la  guide  de  la  volonté, 
la  nourrice  de  la  vertu,  l'ame  de  la  vérité,  la  com- 
pagne de  la  sagesse ,  la  mère  des  bons  conseils  ;  en 
un  mot  l'ame  de  l'esprit ,  et  la  maîtresse  de  la  vie 


DE    SAINTE    CATHERINE.  4y5 

humaine.  Mais  comme  il  est  naturel  à  l'homme  de 
corrompre  les  meilleures  choses,  cette  science  qui  a 
mérité  de  si  grands  éloges,  se  gâte  le  plus  souvent 
en  nos  mains  par  l'usage  que  nous  en  faisons.  C'est 
elle  qui  s'est  élevée  contre  la  science  de  Dieu  ;  c'est 
elle  qui,  promettant  de  nous  éclaircir,nous  aveugle 
plutôt  par  l'orgueil  ;  c'est  elle  qui  nous  fait  adorer 
nos  propres  pensées  sous  le  nom  auguste  de  la  vé- 
rité; qui,  sous  prétexte  de  nourrir  l'esprit,  étouffe 
les  bonnes  affections ,  et  enfin  qui  fait  succéder  à  la 
recherche  du  bien  véritable ,  une  curiosité  vague  et 
infinie,  source  inépuisable  d'erreurs  et  d'égaremens 
très-pernicieux. 

Mais  je  n'aurois  jamais  fait ,  Messieurs ,  si  je  vou- 
lois  raconter  les  maux  que  fait  naître  l'amour  des 
sciences ,  et  vous  dire  tous  les  périls  dans  lesquels  il 
engage  les  enfans  d'Adam,  qu'un  aveugle  désir  de 
savoir  a  rendu  avec  sa  race  justement  maudite ,  le 
jouet  de  la  vanité,  aussi  bien  que  le  théâtre  de  la 
misère.  Un  docteur  inspiré  de  Dieu,  et  qui  a  puisé  sa 
science  dans  l'oraison,  en  réduit  tous  les  abus  à  trois 
chefs.  Trois  sortes  d'hommes,  dit  saint  Bernard  (0, 
recherchent  la  science  désordonnément.  «  11  y  en  a 
»  qui  veulent  savoir,  mais  seulement  pour  savoir; 
»  et  c'est  une  mauvaise  curiosité  »  :  Quidam  scire 
volunl  j  ut  sciant  ;  et  turpis  curiositas  est.  «  Il  y  en 
»  a  qui  veulent  savoir ,  mais  qui  se  proposent  pour 
»  but  de  leurs  grandes  et  vastes  connoi  sances,  de 
»  se  faire  connoître  eux-mêmes,  et  de  se  rendre  cé- 
»  lèbres  ;  et  c'est  une  vanité  dangereuse  »  :  Quidam 
scire  volunt ,  ut  sciantur  ipsi  ;  et  turpis  vanitas  est. 
C1)  In  Canl.  Serm.  xxxvi,  n.  3  ;  tom.i,  col.  i^oo. 


4g6  PANÉGYRIQUE 

«  Enfin  il  y  en  a  qui  veulent  savoir;  mais  qui  ne 
»  désirent  avoir  de  science  que  pour  en  faire  trafic , 
»  et  pour  amasser  des  richesses;  et  c'est  une  hon- 
»  teuse  avarice  »  :  Quidam  scire  volunt  t  ut  scien- 
tiam  suam  vendant;  et  turpis  quœstus  est.  Il  y  en  a 
donc,  comme  vous  voyez,  à  qui  la  science  ne  sert 
que  d'un  vain  spectacle;  d'autres  à  qui  elle  sert 
pour  la  montre  et  pour  l'appareil  ;  d'autres  à  qui 
elle  ne  sert  que  pour  le  trafic,  si  je  puis  parler  de 
la  sorte.  Tous  trois  corrompent  la  science,  tous  trois 
sont  corrompus  par  la  science.  La  science  étant 
regardée  en  ces  trois  manières ,  qu'est  -  ce  autre 
chose,  mes  Frères,  «  qu'une  très  -  mauvaise  occu- 
»  pation  qui  travaille  les  enfans  des  hommes  »  , 
comme  parle  l'Ecclésias te?  Pessimam  hanc  occupa- 
tionem  dédit  Deus  Jiliis  hominum .,  ut  occuparentur 
in  ea  (0. 

Curieux  ,  qui  vous  repaissez  d'une  spéculation 
stérile  et  oisive ,  sachez  que  cette  vive  lumière ,  qui 
vous  charme  dans  la  science,  ne  lui  est  pas  donnée 
seulement  pour  réjouir  votre  vue ,  mais  pour  con- 
duire vos  pas,  et  régler  vos  volontés.  Eprits  vains, 
qui  faites  trophée  de  votre  doctrine  avec  tant  de 
pompe,  pour  attirer  des  louanges,  sachez  que  ce 
talent  glorieux  ne  vous  a  pas  été  confié  pour  vous 
faire  valoir  vous-mêmes ,  mais  pour  faire  triompher 
la  vérité.  Ames  lâches  et  intéressées,  qui  n'employez 
la  science  que  pour  gagner  les  biens  de  la  terre, 
méditez  sérieusement  qu'un  trésor  si  divin  n'est  pas 
fait  pour  cet  indigne  trafic  ;  et  que  s'il  entre  dans  le 
commerce ,  c'est  d'une  manière  plus  haute ,  et  pour 

WJEccles.i.  i3. 

une 


DE   SAINTE    CATHERINE.  497 

une  fin  plus  sublime,  c'est-à-dire,  pour  négocier  le 
salut  des  âmes.  C'est  ainsi  que  la  glorieuse  sainte 
Catherine ,  que  nous  honorons ,  a  usé  de  ce  don  du 
ciel.  Elle  a  contemplé  au  dedans  la  lumière  de  la 
science ,  non  pour  contenter  son  esprit ,  mais  pour 
diriger  ses  affections  :  elle  l'a  répandue  au  dehors 
au  milieu  des  philosophes  et  des  grands  du  monde , 
non  pour  établir  sa  réputation  ,  mais  pour  faire 
triompher  l'Evangile  :  enfin  elle  l'a  fait  profiter,  et 
l'a  mise  dans  le  commerce,  non  pour  acquérir  des 
biens  temporels,  mais  pour  gagner  des  âmes  à  Jésus- 
Christ  :  c'est  par  où  je  me  propose  de  vous  faire  en- 
tendre qu'elle  possède  la  science  des  saints,  et  c'est 
tout  le  sujet  de  ce  discours. 

PREMIER  POINT. 

Je  ne  suis  pas  fort  surpris  que  les  sciences  pro- 
fanessoient  considérées  comme  un  divertissement  de 
l'esprit  :  elles  ont  si  peu  de  solidité,  que  l'on  peut, 
sans  grande  injure,  n'en  faire  qu'un  jeu.  Mais  que 
l'on  regarde  Jésus-Christ  comme  un  sujet  de  recher- 
ches curieuses,  et  que  tant  d'hommes  se  persuadent 
d'être  bien  savans  dans  les  mystères  de  son  royaume, 
quand  ils  ont  trouvé  dans  son  Evangile  de  quoi  exer- 
cer leur  esprit  par  des  questions  délicates,  ou  de  quoi 
l'amuser  par  des  méditations  agréables  ;  c'est  ce  qui 
ne  se  peut  souffrir  à  des  chrétiens.  Parce  que  Jésus- 
Christ  est  une  lumière ,  ils  s'imaginent  peut-être  qu'il 
suffit  de  la  contempler  et  de  se  réjouir  à  sa  vue  ;  mais 
ils  devroient  penser  au  contraire  que  cette  lumière 
n'éclaire  que  ceux  qui  la  suivent ,  et  non  simplement 
ceux  qui  la  regardent.  «  Qui  me  suit,  nous  dit -il, 
Bossuet.  XVI.  32 


4t)S  PANÉGYRIQUE 

»  et  non  qui  me  voit ,  ne  marche  point  dans  les  ténè- 
»  bres  »  :  Qui  sequilur  me  >  non  ambulat  in  lene- 
bris  (*).  Par  où  il  nous  fait  entendre  que  qui  le  voit 
sans  le  suivre ,  n'en  marche  pas  moins  dans  la  nuit  et 
dans  les  ombres  de  la  mort.  Ainsi  «  celui  qui  se  vante 
»  de  le  connoître,  et  qui  ne  garde  pas  ses  comman- 
»  démens,  est  un  menteur,  dit  saint  Jean,  et  la  vé- 
»  rite  n'est  pas  en  lui  »  :  Qui  dicit  se  nosse  Deum  , 
et  mandata  ej'us  non  custodit,  mendax  est,  et  in  hoc 
veritas  non  est  (2).  Pourquoi  ne  connoît-il  point  Jé- 
sus-Christ? parce  qu'il  ne  le  connoît  point  tel  qu'il 
est  :  je  veux  dire  qu'il  le  connoît  comme  la  vérité  ; 
mais  il  ne  le  connoît  pas  comme  la  voie  ;  et  Jésus- 
Christ,  comme  vous  savez,  est  l'un  et  l'autre.  «  Je 
»  suis,  dit -il,  la  voie  et  la  vérité  »  :  Ego  sum  via  et 
veritas  (3)  ;  vérité  qui  doit  être  méditée  par  une  sé- 
rieuse contemplation  ;  mais  voie  où  il  faut  entrer  par 
de  pieuses  pratiques  (*). 

(*)  Cela  paroît  par  une  telle  distinction,  que  nous  appre^ 
nons  de  l'Evangile.  Il  y  a  le  temps  de  voir  :  alors  l'esprit 
sera  satisfait  dans  toutes  ses  curiosités  raisonnables.  «  Nous 
»  v  errons  face  à  face  »  :  F-acie  adfaciem.  Maintenant  ce 
n'est  pas  le  temps,  «  nous  ne  voyons  qu'en  énigme  »  :  Spe~ 
culum  in  enigmate  (4).  Ainsi  il  ne  faut  pas  penser  en  cette 
vie  à  repaître  la  curiosité  et  le  désir  de  savoir  :  c'est  pour- 
quoi, «  heureux  ceux  qui  ont  le  cœur  pur  :  parce  qu'ils  ver- 
»  r ont  Dieu»  :  Beati  mundo  corde,  quoniam  Deum  vide- 
bunl  (5).  Videbunt ,  ils  verront.  Alors  ce  sera  le  temps  de 
satisfaire  l'esprit  ;  maintenant  c'est  le  temps  de  purifier  le 
cœur.  Aussi  voyons-nous  que  le  Fils  de  Dieu  nous  a  donné 
des  lumières,  non  autant  qu'il  en  faut  pour  nous  satisfaire, 

(•)  Joan.  vin.  12.  —  (')  /•  Joan.  n.  4«  —  W  Joan.  xiv.  6. — 
('0  /.  Cor.  xm.  12.  —  W  Malth.  y.  8. 


DE    SAINTE    CATHERINE.  499 

C'est  donc  une  maxime  infaillible ,  que  la  science 
du  christianisme  tend  à  la  pratique  et  l'action ,  et 

mais  autant  qu'il  en  faut  pour  nous  conduire.  Quand  au 
milieu  de  la  nuit  on  présente  une  lampe  à  un  homme,  ce 
n'est  pas  pour  réjouir  sa  vue  par  la  heauté  de  la  lumière  : 
le  jour  est  destiné  pour  cela.  Alors  on  voit  le  soleil  qui 
anime  toutes  les  couleurs,  et  qui  réjouit  par  une  lumière 
vive  et  éclatante  toute  la  face  de  la  nature.  Cette  petite 
lumière  qu'on  vous  met  en  attendant  devant  les  yeux , 
n'est  destinée  que  pour  vous  conduire.  Ainsi  en  a-t-on  fait 
aux  hommes  ;  et  ce  n'est  pas  moi  qui  le  dis,  c'est  l'Ecriture 
elle-même  qui  compare  la  saine  doctrine  «  à  une  lampe 
»  allumée  pendant  la  nuit  »  :  Quasi  lucernts  lucenli  in  ca~ 
liginoso  loco  (*)•  Voici  le  temps  de  l' obscurité  :  ténèbres 
de  toutes  parts.  Cependant  de  peur  que  nous  ne  nous  heur- 
tions, «Dieu  allume  devant  nos  yeux  un  petit  luminaire  »  : 
Luminare  minus ,  ut  prœessel  nocti  (2).  Il  y  a  le  grand  lu- 
minaire qui  préside  au  jour  ;  c'est  la  lumière  de  gloire  que 
nous  verrons.  Il  en  faut  maintenant  un  moindre  pour  pré- 
sider à  la  nuit;  c'est  la  doctrine  de  l'Evangile  au  milieu 
des  ténèbres  qui  nous  environnent.  «  Un  petit  rayon  de 
»  clarté  nous  trace  un  sentier  étroit  par  où  nous  pouvons 
»  marcher  sûrement ,  jusqu'à  ce  que  le  jour  arrive ,  et  que 
»  le  soleil  se  lève  en  nos  cœurs  »  :  Lucerna  in  caliginoso 
loco,  donec  dies  îllucescat ,  et  lucifer  oriatur  in  cordibus 
nostris.  Ne  vous  arrêtez  pas  à  cette  lumière ,  seulement 
pour  la  contempler.  Si  vous  voulez  jouir  pleinement  du 
spectacle  de  la  lumière ,  attendez  le  jour  ;  cependant  mar- 
chez et  avancez  à  la  faveur  de  cette  lumière ,  qui  vous  est 
donnée  pour  vous  conduire  :  Inspice  et  fac  secuhdùnt 
exemplar  quod  tibi  in  monte  monstratum  est  (3).  Le  flam-  # 
beau  allumé  devant  vous,  a  delà  lumière;  mais  il  a  encore 
plus  d'ardeur.  Jésus -Christ  dit  de  saint  Jean  ,  qui  a  com- 
mencé à  faire  briller  la  lumière  de  l'Evangile  et  la  science 
(0  //.  Petr.  i.  19.  —  (»)  Gènes.  1.  16.  —  C3)  Exod.  xxv.  t\o. 


DOO  PANÉGYRIQUE 

qu'elle  n'illumine  que  pour  échauffer  la  connois- 
sance,  que  pour  exciter  les  affections.  Mais  nous 
l'entendrons  beaucoup  mieux,  si  nous  réduisons  les 
choses  au  premier  principe  et  à  la  source  de  cette 
science.  Cette  source,  ce  premier  principe  de  la 
science  des  saints ,  c'est  la  foi ,  de  laquelle  il  nous 
importe  aujourd'hui  de  bien  entendre  la  nature , 
afin  de  connoître  aussi  son  usage  et  celui  de  toutes 
les  connoissances  qui  en  dépendent. 

Pour  cela  nous  remarquerons  que  toute  la  vie 
chrétienne  nous  étant  représentée  dans  les  Ecritures 
comme  un  édifice  spirituel ,  ces  mêmes  Ecritures 

du  salut  (0,  ces  paroles  importantes  :  Ille  erat  lucerna 
ardens  et  lucens;  et  voluislis  ad  horam  exultare  in  luce 
ejus  (2).  Voilà  nos  curieux  qui  veulent  se  réjouir  à  la  lu- 
mière. Pourquoi  divisent-ils  le  flambeau ,  en  admirant  son 
éclat,  et  méprisant  son  ardeur?  il  falloit  joindre  l'un  à 
l'autre,  et  se  laisser  plutôt  embraser:  car  encore  que  ce 
flambeau  ait  de  la  lumière,  il  a  beaucoup  plus  d'ardeur. 
La  lumière  est  comme  cachée ,  Thesauri  scienliœ  abscon- 
ditiQ)  ;  l'ardeur  de  la  charité  s'y  découvre  de  toutes  parts: 
Afparuit  humanitas  et  benignitas  (4).  Jésus -Christ  nous 
montre  quelque  étincelle  de  lalumièredjs  vérité  à  travers 
des  nuages  et  des  paraboles  :  il  n'y  a  que  la  charité  qui  est 
étalée  à  découvert.  Pour  la  première  quelques  paroles  ; 
pour  lî seconde  tout  son  sang.  Pourquoi,  sinon  pour  nous 
faire  entendre  qu'il  veut  luire,  mais  qu'il  veut  encore  plus 
échauffer  et  embraser  les  cœurs  par  son  saint  amour  ? 

Bossuet  a  supprimé  ce  morceau  ,  en  revoyant  son  discours. 
Nous  l'avons  laissé  en  note,  parce  qu'il  y  renvoie  dans  le  Panégy- 
rique de  saint  François  de  Sales  ,  comme  on  l'a  remarqué  ci-dessus. 
(  Edit.  de  Versailles.  ) 

(0  Luc.  i.  77.  —  «  Joan.  v.  35.  -  (3)  Coloss.  ir.  3.  —  (4)  TiU 
ni.  î 


DK    SAINTE    CATHERINE.  5oi 

nous  disent  aussi  que  la  foi  en  est  le  fondement. 
Saint  Pierre  ne  paroît  dans  l'Evangile  comme  le  fon- 
dement de  l'Eglise,  qu'à  cause  qu'en  reconnoissant 
Jésus-Christ ,  il  a  posé  la  première  pierre ,  et  établi 
le  fondement  de  la  foi.  L'apôtre  enseigne  aux  Co- 
lossiens,  que  «  nous  sommes  fondés  sur  la  foi,  et  que 
»  c'est  la  fermeté  de  ce  fondement  qui  nous  rend 
»  immobiles  et  inébranlables  dans  l'espérance  de 
»  l'Evangile  »  :  In  Jide  fundati,  et  stabiles  ,  et  im- 
mobiles a  spe  Evangeliii1).  Et  ensuite  le  même  saint 
Paul  définit  la  foi,  «  l'appui  et  le  fondement  des 
»  choses  qu'il  faut  espérer  (2)  ».  C'est  pourquoi  le 
saint  concile  de  Trente,  suivant  les  traces  de  cette 
doctrine ,  nous  décrit  aussi  la  foi  en  ces  termes  :  Hu~ 
manœ  salutis  inilium,  fundamenlum  et  radix  totius 
justificationis  (3)  :  «  Le  commencement  du  salut  de 
»  l'homme,  la  racine  et  le  fondement  de  toute  la 
»  justice  chrétienne  ». 

Cette  qualité  de  fondement,  attribuée  à  la  foi 
par  le  Saint-Esprit,  met,  ce  me  semble,  dans  un 
grand  jour  la  vérité  que  j'annonce  ;  et  il  est  mainte- 
nant bien  aisé  d'entendre  que  la  foi  n'est  pas  desti- 
née pour  attirer  des  regards  curieux ,  mais  pour  fon- 
der une  conduite  constante  et  réglée.  Car  qui  ne 
sait,  chrétiens,  qu'on  ne  cherche  pas  la  curiosité 
dans  le  fondement  que  l'on  cache  en  terre,  mais  la 
solidité  et  la  consistance.  Ainsi  la  foi  chrétienne 
n'est  pas  un  spectacle  pour  les  yeux,  mais  un  appui 
pour  les  mœurs.  Ce  fondement  est  mis  dans  l'obs- 
curité ;  mais  ce  fondement  est  établi  avec  certitude. 
Telle  est  la  nature  de  la  foi ,  laquelle ,  comme  vous 

W  Coloss.  I.  a3.—  (»)  Heb.  xi.  i -  —  ^3)  Sess.  v\,cap.  8. 


502  PANÉGYRIQUE 

voyez ,  ne  pouvant  avoir  .l'évidence  qui  satisfait  la 
curiosité,  mais  seulement  la  fermeté  et  la  certitude 
capable  de  soutenir  la  conduite ,  il  est  aisé  de  com- 
prendre qu'elle  déploie  toute  sa  vertu  à  nous  appli- 
quer à  l'action,  et  non  à  nous  arrêter  à  la  connois- 
sance. 

Sainte  Catherine,  Messieurs,  surmontant  par  la 
grandeur  de  son  génie  la  foiblesse  ordinaire  de  son 
sexe ,  avoit.  appris ,  dès  sa  tendre  enfance ,  toutes  les 
sciences  curieuses  qui  peuvent  ou  égayer,  ou  polir, 
ou  enfin  illuminer  un  esprit  bien  fait.  Mais  le  maître 
qui  l'enseignoit  au  dedans ,  avoit  rempli  son  esprit 
de  connoissances  bien  plus  pénétrantes.  Aussi  le 
chaste  amour  qu'elle  avoit  pour  elles ,  l' avoit  telle- 
ment touchée ,  que ,  méprisant  tout  le  reste ,  elle 
rappeloit  de  toutes  parts  ses  autres  pensées  pour  les 
réduire  à  la  foi,  pour  les  appuyer  sur  ce  fondement, 
pour  ensuite  les  appliquer  de  toute  sa  force  aux 
saintes  et  bienheureuses  pratiques  de  la  piété  chré- 
tienne. 

Si  je  ne  me  trompe,  Messieurs,  souvent  elle  mé- 
ditoit  ce  raisonnement,  et  je  ne  me  trompe  pas; 
car  quiconque  est  rempli  de  l'esprit  de  Dieu,  s'il 
ne  le  fait  pas  dans  la  même  forme  que  j'ai  dessein 
de  le  proposer ,  il  ne  laisse  pas  toutefois  d'être  per- 
suadé de  son  efficace.  Voici  donc  le  raisonnement 
de  la  sainte  que  nous  honorons ,  ou  plutôt  le  raison- 
nement du  vrai  chrétien,  que  chacun  de  nous  doit 
faire  en  soi-même  :  J'ai  cru  à  la  parole  du  Fils  de 
Dieu  ;  j'ai  reçu  la  doctrine  de  son  Evangile  ;  j'ai  posé 
par  ce  moyen  un  bon  fondement,  fondement  assuré 
et  inébranlable ,  contre  lequel  les  portes  de  l'enfer  ne 


DE    SAINTE    CATHERINE.  5o3 

prévaudront  pas  :  c'est  le  fondement  de  la  foi,  capable 
de  soutenir  immuablement  la  conduite  de  la  vie  pré- 
sente, et  l'espérance  de  la  vie  future.  Mais  qui  dit  fon- 
dement, dit  le  commencement  de  quelque  édifice;  et 
qui  dit  fondement,  dit  le  soutien  de  quelque  chose. 
Que  si  la  foi  n'est  encore  qu'un  commencement,  il  faut 
donc  achever  l'ouvrage;  et  si  la  foi  doit  être  un  sou- 
tien, c'est  une  nécessité  de  bâtir  dessus.  Notre  sainte 
voit  si  clairement  dans  une  lumière  céleste  cette  con- 
séquence importante,  qu'elle  n'a  point  de  repos  jus- 
qu'à ce  qu'elle  ait  bâti  sur  la  foi,  et  réduit  sa  con- 
noissance  en  pratique.  Mais  un  commencement  aussi 
beau  qu'est  celui  de  la  foi  en  notre  Seigneur,  de- 
mande pour  y  répondre,  un  bâtiment  magnifique; 
et  un  soutien  aussi  ferme ,  aussi  solide,  attend  quel- 
que structure  hardie,  et  quelque  miracle  d'archi- 
tecture ,  si  je  puis  parler  de  la  sorte.  Remplie  de 
cette  pensée,  elle  ne  médite  plus  rien  qui  soit  ordi- 
naire; elle  n'a  plus  dans  l'esprit  que  des  choses  qui 
surpassent  toute  la  nature  ;  le  martyre ,  la  virginité  : 
celui-là  capable  de  nous  faire  vaincre  toute  la  fu- 
reur des  démons  ,  de  nous  élever  au  -  dessus  de  la 
violence  des  hommes;  celle-ci  donnée  pour  nous 
égaler  à  la  pureté  des  esprits  célestes. 

Et  plût  à  Dieu,  chrétiens,  que  nous  eussions  au- 
jourd'hui compris,  à  l'exemple  de  cette  sainte,  que 
quelque  grande  que  soit  la  foi,  quelque  lumineuse 
que  soit  la  science  qui  est  appuyée  sur  ces  prin- 
cipes, tout  cela  n'est  encore  qu'un  commencement 
de  l'œuvre  qui  se  prépare.  Peut-être  que  nous,  rou- 
girions de  nous  arrêter  dès  le  premier  pas,  et  que 
nous  craindrions  de  nous  attirer  ce  reproche  de 


5û4  PANÉGYRIQUE 

l'Evangile  :  Hic  homo  cœpit  œdijicare  (0;  voilà  cet 
homme  inconsidéré,  ce  fou,  cet  insensé,  qui  fait 
un  grand  amas  de  matériaux,  et  qui  ayant  posé  tous 
les  fondemens  d'un  édifice  superbe  et  royal ,  tout  d'un 
coup  a  quitté  l'ouvrage ,  et  laissé  tous  ses  desseins 
imparfaits.  Quelle  légèreté  ou  quelle  imprudence  ! 
Mais  pensons  à  nous,  chrétiens  :  c'est  nous-mêmes 
qui  sommes  cet  homme  insensé.  Nous  avons  com- 
mencé un  grand  bâtiment ,  nous  avons  déjà  établi  la 
foi  qui  en  est  le  fondement  immuable,  qui  rend 
présentes  les  choses  qu'on  espère  :  Sperandarum 
substantia  rerum ,  dit  l'apôtre  C2).  Pour  poser  ce 
fondement  de  la  foi,  quel  effort  a-t-il  fallu  faire? 
Le  fonds  destiné  pour  le  bâtiment  étoit  plus  mouvant 
que  le  sable  :  car  est-il  rien  de  moins  fixe  que  l'es- 
prit humain,  toujours  variable  en  ses  pensées,  vague 
en  ses  désirs ,  chancelant  dans  ses  résolutions  ?  Il  a 
fallu  raffermir  :  que  de  miracles,  que  de  souffrances, 
que  de  prophéties ,  que  d'enseignemens ,  que  d'ins- 
pirations, que  de  grâces  ont  été  nécessaires  pour 
servir  d'appui!  Il  y  avoit  d'un  côté  des  hauteurs  su- 
perbes qui  s'élevoient  contre  Dieu ,  l'opiniâtreté  et 
la  présomption;  il  a  fallu  les  abattre  et  les  aplanir  : 
de  l'autre ,  des  précipices  affreux ,  l'erreur ,  l'igno- 
rance ,  l'irrésolution  qui  menaçoient  de  ruine  ;  il  a 
fallu  les  combler.  Enfin  que  n'a-t-il  pas  fallu  entre- 
prendre, pour  poser  ce  fondement  de  la  foi?  Et 
après  de  si  grands  efforts  et  tant  de  préparatifs  ex- 
traordinaires, on  abandonne  toute  l'entreprise,  et 
on  met  des  fondemens  sur  lesquels  on  ne  bâtit  rien  ; 
^eut-on  voir  une  pareille  folie?  Insensés,  ne  vo}rons- 

{*)  Luc.  xiv.  3o.  —  (*)  Hebr.  xi.  i. 


DE    SAINTE    CATHERINE.  5o5 

nous  pas  que  ce  fondement  attend  l'édifice,  que  ce 
commencement  de  la  foi  demande  sa  perfection  par 
la  bonne  vie,  et  que  ces  murailles  à  demi  élevées, 
qui  se  ruinent  parce  qu'on  néglige  de  les  achever, 
rendent  hautement  témoignage  contre  notre  folle 
et  téméraire  conduite?  Hic  homo  cœpit  œdijîcare , 
et  non  potuit  consummare. 

Mais  poussons  encore  plus  loin ,  et  par  le  même 
principe ,  disons ,  insistons  toujours  :  Quelles  choses 
devons-nous  bâtir  sur  ce  fondement  de  la  foi?  Quelles 
autres  choses?  Messieurs,  il  est  bien  aisé  de  l'enten- 
dre; des  choses  proportionnées  au  fondement  même, 
des  œuvres  dignes  de  la  foi  que  nous  professons.  Car 
un  architecte  avisé,  qui  conduit  son  entreprise  avec 
art ,  proportionne  de  telle  sorte  le  fondement  avec 
l'édifice ,  qu'on  mesure  et  qu'on  découvre  déjà  l'é- 
tendue, l'ordre,  les  hauteurs  de  tout  le  palais,  en 
voyant  la  profondeur,  les  alignemens,  la  solidité 
des  fondations.  Ne  doutez  pas  qu'il  n'en  soit  de 
même,  Messieurs,  de  l'édifice  dont  nous  parlons, 
qui  est  la  vie  chrétienne  et  spirituelle.  Que  cet  édi- 
fice est  bien  entendu  !  Que  l'architecte  est  habile, 
qui  en  a  posé  le  fondement  !  Mais  de  peur  que  vous 
en  doutiez,  écoutez  l'apôtre  saint  Paul  :  «  J'ai,  dit-il, 
«  établi  le  fondement,  ainsi  qu'un  sage  architecte  »  : 
Ut  sapiens  architeclus  fundamentnm  posui  (0.  Mais 
peut-être  s'est-il  trompé.  A  Dieu  ne  plaise,  Messieurs; 
car  il  n'agit  pas,  dit-il,  de  lui-même  :  «  il  agit  selon 
»  la  grâce  qui  lui  est  donnée  »;  il  bâtit  suivant  les 
lumières  qu'il  a  reçues  :  Secundum  gratiam  quœ  data 
est  mihi.  Il  a  donc  gardé  toutes  les  mesures  ;  et  il 

(0  /.  Cor.  m.  10. 


5û6  PANÉGYRIQUE 

ne  pouvoit  se  tromper ,  parce  qu'il  ne  faisoit  que 
suivre  le  plan  qui  lui  avoit  e'té  envoyé  d'en-haut  : 
Secundum  gratiam  quœ  data  est  mihi.  Que  s'il  a 
conduit  toute  l'entreprise  suivant  les  instructions  et 
les  règles  d'une  architecture  céleste,  qui  doute  qu'il 
n'ait  gardé  toutes  les  mesures  ;  et  ainsi  que  le  bâti- 
ment et  l'ordre  de  l'édifice  ne  doivent  répondre  au 
fondement  qu'a  posé  ce  sage  entrepreneur  ? 

C'est  pour  cela  ,  chrétiens ,  qu'il  n'y  a  rien  de 
plus  grand,  ni  de  plus  magnifique  que  cet  édifice, 
parce  qu'il  n'y  a  rien  de  plus  précieux,  ni  de  plus 
solide  que  ce  fondement.  Car  dites-nous,  ô  grand 
Paul,  quel  fondement  avez -vous  posé?  N'enten- 
dez -  vous  pas  sa  réponse  ?  «  On  ne  peut  point , 
3)  dit-il,  poser  d'autre  fondement,  sinon  celui  que  j'ai 
»  mis,  qui  est  Jésus -Christ  »  ?  Fundamentum  aliud 
nemo  potest  ponere  prœler  id  quod  positum  esty 
quod  est  Christus  Jésus  (0.  O  le  merveilleux  fon- 
dement ,  qui  est  établi  en  nous  par  la  foi  !  et  que 
saint  Paul  a  raison  de  nous  avertir  de  prendre  garde 
avec  soin  à  ce  que  nous  aurons  à  bâtir  dessus  !  Unus- 
quisque  videat  quomodo  supercedijicet  (2).  Certai- 
nement, chrétiens,  sur  un  fondement  si  divin,  il 
ne  faut  rien  élever  qui  ne  soit  auguste  :  si  bien  que 
toute  la  science  des  saints  consiste  à  connoître  ce 
fondement ,  et  toute  la  pratique  de  la  sainteté  à  sa- 
voir ériger  dessus  des  choses  qui  lui  conviennent, 
des  œuvres  qui  sentent  son  esprit,  des  mœurs  tirées 
sur  ses  exemples ,  une  vie  toute  formée  sur  ses  pré- 
ceptes, sur  sa  doctrine. 

Ainsi  sainte  Catherine  ayant  établi  ce  fondement, 

(>)  /.  Cor.  m.  n.  —  {*) lbi<I.  10. 


DE    SAINTE    CATHERINE.  5o-J 

plus  elle  en  connoissoit  la  dignité  par  la  science  des 
saints ,  plus  elle  s'étudioit  a  bâtir  dessus  un  édifice 
proportionné;  et  il  est  aisé  de  l'entendre.  Un  Dieu 
s'est  humilié  et  anéanti;  voilà,  Messieurs,  le  fonde- 
ment. Qu'est-ce  que  notre  sainte  a  bâti  dessus?  Un 
mépris  de  son  rang  et  de  sa  noblesse  ,  pour  se  cou- 
vrir toute  entière  des  opprobres  de  Jésus-Christ,  et 
de  la  glorieuse  infamie  de  son  Evangile.  Un  Dieu 
est  né  d'une  Vierge  :  voilà  le  fondement  du  christia- 
nisme ;  et  Catherine  érige  dessus ,  quoi  ?  l'amour  im- 
mortel et  incorruptible  de  la  pureté  virginale.  Un 
Dieu  a  comparu,  dit  le  saint  apôtre  (0,  devant  le 
tribunal  de  Ponce-Pilate ,  pour  y  rendre  un  témoi- 
gnage fidèle  :  voilà  le  fondement  de  la  foi,  et  je  vois 
sainte  Catherine  ,  qui,  pour  bâtir  sur  ce  fondement, 
marche  au  trône  des  empereurs ,  pour  y  rendre  un 
témoignage  semblable ,  et  y  soutient  invinciblement 
la  vérité  de  l'Evangile.  Si  Jésus  est  étendu  sur  la  croix, 
Catherine  se  présente  aussi  pour  être  éteadue  sur  une 
roue  :  si  Jésus  donne  tout  son  sang ,  Catherine  lui 
rend  tout  le  sien  :  et  enfin ,  en  toute  manière ,  il  n'y 
a  rien  de  plus  convenable  que  ce  fondement  et  cet 
édifice. 

Chrétiens ,  il  est  véritable  :  le  même  fondement  est 
posé  en  nous  par  la  grâce  du  saint  baptême,  et  par 
la  profession  du  christianisme.  Mais  que  l'édifice  est 
différent ,  que  le  reste  de  la  structure  est  dissem- 
blable !  Est-ce  vous,  ô  divin  Jésus,  qui  êtes  le  fon- 
dement de  notre  foi?  Pourquoi  donc  ce  mélange 
indigne  de  nos  désirs  criminels  avec  ce  divin  fon- 
dement ?  O  foi  et  science  des  chrétiens  !  O  vie  et 
pratique  des  chrétiens!  Est-il  rien  de  plus  opposé, 

W7.  Tim.  vi.  j3. 


5o8  PANÉGYRIQUE 

ni  de  plus  discordant  que  vous  êtes?  Voyez  la  bizar- 
rerie. Un  fondement  d'or  et  de  pierres  précieuses  : 
un  bâtiment  de  bois  et  de  paille.  Je  parle  avec  l'a- 
pôtre (0,   qui  nous  représente  par-là  les  péchés, 
matière  vraiment  combustible ,  et  propre  à  exciter 
et  entretenir  le  feu  de  la  vengeance  divine.  O  foi, 
que  vous  êtes  pure  !  O  vie,  que  vous  êtes  corrompue  ! 
Quels  yeux  ne  seroient  pas  choqués  d'une  si  haute 
inégalité,  si  on  la  regardoit  avec  attention  ?  et  faut-il  N 
autre  chose  que  la  sainteté  de  ce  fondement ,  pour 
convaincre  l'extravagance  criminelle  de  ceux  qui  ont 
élevé  cet  édifice  ? 

Eveillons -nous  donc,  chrétiens;  et  que  ce  mé- 
lange prodigieux  de  Jésus-Christ  et  du  monde,  com- 
mençant à  offenser  notre  vue ,  nous  presse  à  nous 
accorder  avec  nos  propres  connoissances.  Car  com- 
ment nous  pouvons -nous  supporter  nous-mêmes  , 
en  croyant  de  si  grands  mystères,  et  les  déshonorant 
tout  ensemble  par  un  mépris  si  outrageux?   «  Ne 
»  porterons -nous  donc  le  nom  de  chrétiens,   que 
»  pour  déshonorer  Jésus -Christ  »  ?  Dicuntur  chris- 
tiani ad  conlumeliam  Christii^).  Quelle  crainte  vous 
peut  empêcher  de  bâtir  sur  ces  fondemens  ?  Ce  qu'on 
vous  prêche  est  grand,  je  le  sais  :  se  haïr  soi-même, 
dompter  ses  passions,  se  contraindre,  se  mortifier, 
vaincre  ses   plaisirs,  mépriser  non  -  seulement  ses 
biens ,  mais  sa  vie  pour  la  gloire  de  Jésus  -  Christ  ; 
j'avoue  que  l'entreprise  est  hardie  :  mais  voyez  aussi, 
chrétiens,  combien  ce  fondement  est  inébranlable. 
Quoi  !    vous  n'appuyez    dessus    qu'en    tremblant , 
comme  s'il  étoit  douteux  et  mal  affermi  :  vous  mar- 
chez dessus  d'un  pas  incertain ,  vous  n'osez  y  mettre 

(*)  I.  Cor.  ni.  ia.  —  (*)  Salv.  de  Gub.  Det,  lib.  vm,  n.  i. 


DE    SAINTE    CATHERINE.  5oO 

qu'un  pied ,  et  tenez  l'autre  pose'  sur  la  terre,  comme 
si  elle  e'toit  plus  ferme.  Et  pourquoi  chancelez-vous 
si  long-temps  entre  Je'sus-Christ  et  le  monde?  Que 
vous  sert  de  connoître  les  vérités  saintes,  si  vous 
n'allez  point  après  la  lumière  qu'elles  allument  de- 
vant vos  yeux? 

O  Jésus,  ô  divin  Jésus,  nous  allons  changer  au- 
jourd'hui par  votre  grâce  une  conduite  si  déréglée  ; 
nous  ne  voulons  plus  de  lumières  que  pour  les  ré- 
duire en  pratique.  Nous  ne  désirons  de  croître  en 
science,  que  pour  nous  affermir  dans  la  piété  :  nous 
ferons  céder  au  désir  de  faire,  la  curiosité  de  con- 
noître ;  et  nous  fortifierons  notre  volonté  par  la 
modération  de  notre  esprit.  Ainsi  ayant  appris  sain- 
tement à  profiter  au  dedans  de  notre  science ,  nous 
pourrons  la  produire  ensuite  dans  le  même  esprit 
que  notre  sainte,  pour  glorifier  la  vérité  par  un 
témoignage  fidèle  :  c'est  ma  seconde  partie. 

SECOND   POINT. 

La  vérité  est  un  bien  commun  :  quiconque  la 
possède ,  la  doit  à  ses  frères ,  selon  les  occasions  que 
Dieu  lui  présente  :  et  «  quiconque  se  veut  rendre 
»  propre  ce  bien  public  de  la  nature  raisonnable, 
»  mérite  bien  de  le  perdre ,  et  d'être  réduit ,  dit 
»  saint  Augustin,  à  ce  qui  est  véritablement  le  propre 
»  de  l'esprit  de  l'homme,  c'est-à-dire,  le  mensonge 
»  et  l'erreur»  :  Quisquis  suumvult  esse  quod  omnium 
est,  à  commune  propellitur  ad  sua  ,  id  est,  a  veritate 
ad  mendacium  (*). 

Parce  principe,  Messieurs,  celui  que  Dieu  a  ho- 

(*)  Confess.  lib.  xn,  cap.  xxy,  tom.  i,  col.  221. 


5lO  rANÉGYRIQUE 

noré  du  don  de  science  est  oblige'  d'éclairer  les 
autres.  Mais  comme  en  faisant  connoître  la  vérité, 
il  se  fait  paroître  lui-même,  et  que  ceux  qui  sont 
instruits  par  son  entremise,  lui  rendent  ordinaire- 
ment des  louanges ,  comme  une  juste  reconnoissance 
d'un  si  grand  bienfait  ;  il  est  à  craindre  qu'il  ne  se 
corrompe  par  les  marques  de  la  faveur  publique,  et 
qu'il  ne  perde  sa  récompense  par  un  désir  empressé 
de  la  recevoir. 

Que  si  les  têtes  les  plus  fortes  sont  souvent  émues 
d'un  encens  si  délicat  et  si  pénétrant,  combien  plus 
celle  d'une  jeune  fille ,  en  qui  l'opinion  de  science 
est  d'autant  plus  applaudie ,  qu'elle  est  plus  extraor- 
dinaire en  son  sexe  ?  C'est  ici  le  miracle  de  la  main 
de  Dieu  dans  la  sainte  que  nous  honorons  ;  et 
quoique  ce  soit  un  grand  prodige  de  voir  Catherine 
savante ,  c'est  encore  quelque  chose  de  plus  surpre- 
nant de  voir  Catherine  modeste ,  et  ne  se  servir  de 
cette  science  que  pour  faire  régner  Jésus -Christ. 

Les  dames  modestes  et  chrétiennes  voudront  bien 
entendre  en  ce  lieu  les  vérités  de  leur  sexe.  Leur 
plus  grand  malheur,  chrétiens,  c'est  qu'ordinaire- 
ment le  désir  de  plaire  est  leur  passion  dominante; 
et  comme  pour  le  malheur  des  hommes,  elles  n'y 
réussissent  que  trop  facilement,  il  ne  faut  pas  s'éton- 
ner si  leur  vanité  est  souvent  extrême ,  étant  nourrie 
et  fortifiée  par  une  complaisance  presque  univer- 
selle. Qui  ne  voit  avec  quelle  pompe  elles  étalent 
cette  beauté  qui  ne  fait  que  colorer  la  superficie? 
Que  si  elles  se  sentent  dans  l'esprit  quelques  avan- 
tages plus  considérables,  combien  les  voit -on  em- 
pressées à  les  faire  éclater  dans  leurs  entretiens  ?  et 


DE    SAINTE    CATHERINE.  5ll 

quel  paroît  leur  triomphe ,  lorsqu'elles  s'imaginent 
charmer  tout  le  monde?  C'est  la  raison  principale 
pour  laquelle ,  si  je  ne  me  trompe ,  on  les  exclut  des 
sciences  ;  parce  que  quand  elles  pourroient  les  ac- 
quérir ,  elles  auroient  trop  de  peine  à  les  porter  : 
de  sorte  que  si  on  leur  défend  cette  application,  ce 
n'est  pas  tant,  à  mon  avis ,  dans  la  crainte  d'engager 
leur  esprit  à  une  entreprise  trop  haute,  que  dans 
celle  d'exposer  leur  humilité  à  une  épreuve  trop 
dangereuse. 

Pour  guérir  en  elles  cette  maladie,  l'Eglise  leur 
propose  sainte  Catherine  au  milieu  d'une  assemblée 
de  philosophes ,  également  victorieuse  de  leurs  flat- 
teries et  de  leurs  vaines  subtilités,  et  se  démêlant 
d'une  même  force  des  pièges  qu'ils  tendent  à  son  es- 
prit ,  et  des  embûches  qu'ils  dressent  à  sa  modestie  : 
ui  laqueo  linguœ  iniquœ,  et  à  labiis  operanlium  men- 
dacium  (0.  C'est  qu'elle  sait,  chrétiens,  que  ce  beau 
talent  de  science  ne  lui  a  pas  été  confié  pour  en  tirer 
avantage  ;  et  lors  même  que  Dieu  nous  le  donne  r 
qu'il  n'est  pas  à  nous ,  pour  deux  raisons.  Premiè- 
rement il  n'est  pas  à  nous ,  non  plus  que  les  autres 
dons  de  la  grâce ,  parce  qu'il  nous  est  élargi  d'en^ 
haut.  Mais  outre  cette  raison  générale,  qui  est  que 
ce  don  ne  vient  pas  en  nous  de  nous-mêmes,  il  a 
ceci  de  particulier,  qu'il  ne  nous  est  pas  donné  pour 
nous-mêmes.  Car  la  théologie  n'ignore  pas,  et  je  le 
dirai  en  passant,  que  la  science  n'est  pas  de  ces 
grâces  qui  nous  rendent  plus  agréables  à  la  divine 
Majesté;  mais  de  cette  autre  espèce  de  grâces  qui 
sont  communiquées  pour  le  bien  des  autres,  tel 

W  Ecclî.  u.  3. 


5l2  PANÉGYRIQUE 

qu'est,  comme  chacun  sait,  le  don  des  miracles. 
Comme  donc  nous  ne  sommes  pas  plus  saints  ni  plus 
justes  pour  être  éclairés  par  la  science,  je  ne  crains 
point  de  vous  dire  que  ce  n'est  pas  un  avantage  par- 
ticulier :  car  c'est  une  espèce  de  trésor  public,  au- 
quel ceux  qui  le  possèdent  peuvent  bien  prendre 
leur  part  pour  leur  instruction ,  comme  les  autres 
enfans  de  l'Eglise  ;  mais  dont  ils  ne  peuvent  se  don- 
ner la  gloire,  non  plus  que  s'attribuer  la  propriété, 
sans  une  espèce  de  vol  sacrilège.  Car  si  l'on  nous 
défend  de  nous  glorifier  de  ce  qui  nous  est  donné 
pour  nous-mêmes,  combien  moins  le  devons -noug 
faire  de  ce  qui  nous  est  donné  pour  les  autres ,  pour 
toute  l'Eglise. 

Ainsi  la  science  chrétienne  ne  se  doit  jamais  pro- 
duire au  dehors,  pour  se  faire  admirer  elle-même. 
Elle  a  un  plus  digne  office,  dont  elle  se  doit  tenir 
assez  glorieuse,  c'est  de  faire  paroître  Jésus-Christ; 
et  la  raison  en  est  évidente.  Quand  on  présente  au 
miroir  quelque  beau  visage,  dites-le-moi,  chrétiens, 
n'est-ce  pas  pour  faire  paroître,  non  la  glace,  mais  le 
visage?  et  tout  l'honneur  du  miroir,  si  je  puis  par- 
ler de  la  sorte ,  n'est  que  dans  une  fidèle  représen- 
tation. La  science  du  christianisme,  qu'est-ce  autre 
chose  qu'un  miroir  fidèle  et  céleste,  dans  lequel 
Jésus  -  Christ  se  représente  ?  Quand  Jésus  -  Christ 
donne  à  ses  fidèles  la  science  de  ses  vérités,  que 
fait-il  autre  chose  en  eux ,  sinon  de  poser  dans  leur 
esprit  un  miroir  céleste  de  ses  propres  perfections  ? 
Ne  vous  persuadez  pas,  ô  vous  qui  êtes  ornés  de 
cette  science,  que  vous  deviez  la  faire  paroître  avec 
soin,  mais  seulement  Jésus-Christ ,  dont  elle  montre 

au 


DE    SAINTE    CATHERINE.  5l3 

au  naturel  les  perfections.  C'est  pourquoi,  dit  le  saint 
apôtre ,  nous  ne  nous  prêchons  pas  nous  -  mêmes , 
mais  Je'sus- Christ  notre  Seigneur:  nous  ne  mon- 
trons le  miroir,  que  pour  faire  voir  le  visage;  nous 
ne  produisons  la  science,  que  pour  faire  connoître 
Jésus-Christ.  Il  est  vrai  qu'il  a  plu  à  Dieu  de  répandre 
sur  nous  ses  lumières  :  «  le  même  Dieu  qui  a  com- 
»  mandé  que  la  lumière  sortît  des  ténèbres ,  a  fait 
»  luire  sa  clarté  dans  nos  cœurs  »  :  Qui  dixit  de  te- 
nebris  lumen  splendescere ,  ipse  illuxit  in  cordibus 
nostris  (0.  Mais  ce  n'est  pas  pour  nous  donner  un 
vain  éclat,  à  nous  qui  n'étions  que  ténèbres;  c'est 
qu'il  a  voulu  imprimer  dans  la  science  qu'il  nous  a 
donnée,  comme  dans  une  glace  unie,  l'image  de  son 
Fils  notre  Sauveur ,  afin  que  tout  le  monde  admirât 
sa  face ,  et  fût  ravi  de  ses  beautés  immortelles  :  Ipse 
illuxit  in  cordibus  nostris  ,  ad  illuminationem  scien- 
lice  claritatis  Dei  infacie  Christi  Jesu* 

Catherine ,  voyant  reluire  en  son  ame  l'image  de 
la  vérité  dans  celle  de  Jésus-Christ ,  la  trouve  si  belle 
et  si  accomplie ,  qu'elle  veut  l'exposer  dans  le  plus 
grand  jour  :  elle  n'emploie  sa  science  que  pour 
faire  connoître  la  vérité  ;  mais  afin  qu'elle  paroisse 
comme  triomphante,  elle  met  à  ses  pieds  la  philoso- 
phie, qui  est  son  ennemie  capitale.  Pour  confondre 
la  philosophie ,  elle  s'éloit  instruite  de  tous  ses  dé- 
tours; et  afin  d'assurer  le  triomphe  de  la  vérité  sur 
cette  rivale,  elle  fait  deux  choses  admirables;  elle  la 
désarme  et  la  dépouille.  Elle  la  désarme,  comment  ? 
Elle  détruit  les  erreurs  qu'elle  a  établies  ;  c'est  ainsi 
qu'elle  la  désarme.  Elle  la  dépouille,  en  quelle  ma- 

(')  //.  Cor.  iv.  6. 

Bossuet.  xvi.  33 


5l4  PANÉGYRIQUE 

nière?  Elle  lui  ôte  les  vérités  qu'elle  a  usurpées; 
c'est  ainsi  qu'elle  la  dépouille.  Voici,  Messieurs,  un 
beau  combat,  et  qui  mérite  vos  attentions. 

Encore  que  les  philosophes  soient  les  protecteurs 
de  l'erreur,  toutefois  ils  ont  découvert  quelques 
rayons  de  la  vérité.  «  Quelquefois ,  dit  Tertullien  , 
»  ils  ont  frappé  à  sa  porte  »  :  Veritatis  fores  pui- 
sant (0.  S'ils  ne  sont  pas  entrés  dans  son  sanctuaire, 
s'ils  n'ont  pas  eu  le  bonheur  de  la  voir  et  de  l'adorer 
dans  son  temple,  ils  se  sont  quelquefois  présentés  à  ses 
portiques ,  et  lui  ont  rendu  de  loin  quelque  hommage. 
Suit  que  dans  ce  grand  débris  des  connoissances  hu- 
maines ,  Dieu  en  ait  voulu  conserver  quelque  petit 
reste,  comme  des  vestiges  de  notre  première  institu- 
tion; soit,  comme  dit  Tertullien ,  que  «  cette  longue 
»  et  terrible  tempête  d'opinions  et  d'erreurs  les  ait 
»  quelquefois  jetés  au  port  par  aventure,  et  par  un 
»  heureux  égarement  »  :  Nonnumquam  et  in  pro- 
cella,  confusis  vestigiis  cœli  etjreli,  aliquis  portus 
offenditur,  prospéra  errore  (2)  ;  soit  que  la  Provi- 
dence divine  ait  voulu  faire  éclater  sur  eux  quelque 
rayon  de  lumière  pour  la  conviction  de  leurs  erreurs  : 
il  est  assuré,  chrétiens,  qu'au  milieu  de  tant  de  té- 
nèbres, ils  ont  entrevu  quelque  jour,  et  reconnu 
confusément  quelques  vérités.  Mais  le  grand  Paul 
leur  reproche  qu'ils  les  ont  injustement  détenues 
captives  (3)  ;  et  en  voici  la  raison.  C'est  qu'ils  voy  oient 
le  principe ,  et  ils  ne  vouloient  pas  ouvrir  les  yeux 
pour  en  reconnoître  les  conséquences  nécessaires. 
Parexemple ,  l'ordre  visible  du  monde  leur  décou- 
vrons manifestement  les  invisibles  perfections  de  son 
Créateur  ;  et  quoique  la  suite  de  cette  doctrine  fût 

(')  De  testim.  anim.  n.  z.  —  (a;  De  Avima,  n.  a.  •—  (3;  Aom.  1. 18. 


DE    SAINTE    CATHERINE.  5l5 

de  lui  rendre  l'hommage  qu'une  telle  Majesté  exige 
de  nous,  ils  refusoient  de  servir  celui  qu'ils  recon- 
noissoient  pour  leur  souverain.  Ainsi  la  vérité  gé- 
missoit  captive  sous  une  telle  contrainte ,  et  souffroit 
violence  en  eux ,  parce  qu'elle  n'agissoit  pas  dans 
toute  sa  force  :  de  sorte  qu'il  la  falloit  délivrer  du 
pouvoir  de  ces  violens  usurpateurs,  et  la  remettre , 
comme  une  vierge  honnête  et  pudique  ,  entre  les 
mains  du  christianisme,  qui  seul  la  conserve  dans 
sa  pureté. 

C'est  ce  que  fait  aujourd'hui  sainte  Catherine  :  elle 
fait  paroître  Jésus-Christ  avec  tant  d'éclat ,  que  les 
erreurs  que  soutenoit  la  philosophie  sont  dissipées 
par  sa  présence  ;  et  les  vérités  qu'elle  avoit  enlevées 
violemment ,  viennent  se  rendre  à  lui  comme  à  leur 
maître ,  ou  plutôt  se  réunir  en  lui  comme  dans  leur 
centre  :  ainsi  la  philosophie  est  forcée  de  rendre  les 
armes.  Mais  quoiqu'elle  soit  vaincue  et  persuadée, 
elle  a  peine  à  déposer  son  premier  orgueil ,  et  elle  pa- 
roît  encore  étonnée  d'être  devenue  chrétienne.  Mais 
enfin  les  raisonnemens  de  Catherine  l'amènent  cap- 
tive au  pied  de  la  croix  :  elle  ne  rougit  plus  de  ses  fers; 
au  contraire  elle  s'en  trouve  honorée,  et  il  semble 
qu'elle  prend  plaisir  de  céder  à  une  sagesse  plus  haute. 
Apprenons  d'un   si  saint  exemple  à  rendre  té- 
moignage à  la  vérité ,  à  la  faire  triompher  du  monde, 
à  faire  servir  toutes  nos  lumières  à  un  si  juste  devoir 
qu'elle  nous  impose.  O  sainte  vérité ,  je  vous  dois 
trois  sortes  de  témoignages  :  je  vous  dois  le  témoi- 
gnage de  ma  parole  ;  je  vous  dois  le  témoignage  de 
ma  vie  ',  je  vous  dois  le  témoignage  de  mon  sang.  Je 
vous  dois  le  témoignage  de  ma  parole  :  ô  vérité,  vous 


5l6  PANÉGYRIQUE 

étiez  cachée  dans  le  sein  du  Père  éternel ,  et  vous 
avez  daigné,  par  miséricorde,  vous  manifestera  nos 
yeux.  Pour  honorer  cette  charitable  manifestation, 
je  vous  dois  manifester  au  dehors  par  le  témoignage 
de  ma  parole.  Périssent  tous  mes  discours,  disoit  le 
prophète  (0,  et  que  ma  langue  soit  éternellement 
attachée  à  mon  palais ,  si  je  t'oublie  jamais ,  ô  vé- 
rité ,  et  si  je  ne  te  rends  témoignage. 

Mais,  chrétiens,  il  ne  suffit  pas  de  lui  donner  celui 
de  la  voix,  qui  n'est  qu'un  son  inutile;  et  notre 
zèle  est  trop  languissant,  s'il  ne  consacre  que  des 
paroles  à  la  vérité,  qui  ne  peut  être  assez  honorée 
que  par  des  effets  dignes  d'elle.  Car  sa  solidité  im^- 
muable  n'est  pas  suffisamment  reconnue  par  nos 
discours ,  qui  ne  sont  que  des  ombres  de  nos  pen- 
sées; et  il  faut  qu'elle  soit  gravée  en  nos  mœurs  par 
des  marques  effectives  de  notre  affection.  Ne  donner 
que  la  parole  à  la  vérité,  c'est  donner  l'ombre  pour 
le  corps  ,  et  une  image  imparfaite  pour  l'original. 
Il  faut  honorer  la  vérité  par  la  vérité,  en  la  faisant 
paroître  en  nous-mêmes  par  des  effets  dignes  d'elle. 

Mais  outre  le  témoignage  des  œuvres,  nous  de- 
vons encore  à  la  vérité  le  témoignage  du  sang.  Car 
la  vérité  c'est  Dieu  même  :  il  lui  faut  un  sacrifice 
complet,  pour  lui  rendre  tout  le  culte  qui  lui  est  dû, 
et  pour  honorer  dignement  l'éternelle  consistance 
de  sa  vérité.  Nous  devons  nous  préparer  tous  les 
jours  à  nous  détruire  pour  elle,  si  jamais  elle  exige 
de  nous  ce  service.  Ainsi  a  fait  Catherine ,  qui , 
étant  remplie  si  abondamment  de  la  science  des 
saints ,  pour  en  rendre  ses  actions  de  grâce  à  la  vé- 
(')  Ps.  cxxxvi.  6. 


DE    SAINTE    CATHERINE.  5  I  7 

rite,  l'a  glorifiée  devant  tout  le  monde  par  le  témoi- 
gnage de  sa  parole ,  qu'elle  a  soutenu  par  celui  de 
sa  vie  :  et  enfin  scellé  et  confirmé  par  celui  de  son 
sang  :  de  sorte  qu'il  ne  faut  pas  s'étonner  si  une 
science ,  si  bien  employée  au  service  de  la  vérité ,  a 
fait  un  si  grand  profit  dans  ce  commerce  spirituel , 
et  a  gagné  tant  d'ames  à  Jésus-Christ  ;  c'est  ce  qui 
me  reste  à  vous  expliquer  dans  la  troisième  partie. 

TROISIÈME  POINT. 

C'est  un  indigne  spectacle  ,  que  de  voir  les  dons 
de  l'esprit  servir  aux  intérêts  temporels.  Je  ne  vois 
rien  de  plus  servile  que  ces  âmes  basses,  qui  regret- 
tent toutes  leurs  veilles,  qui  murmurent  contre  leur 
science,  et  l'appellent  stérile  et  infructueuse,  quand 
elle  ne  fait  pas  leur  fortune.  Mais  que  les  sciences 
humaines  s'oublient  de  leur  dignité,  jusqu'à  n'avoir 
plus  d'usage  que  dans  le  commerce;  ce  n'est  pas 
à  moi,  chrétiens,  de  le  déplorer  dans  cette  chaire. 
Faut-il,  sainte  fille  du  ciel,  source  des  conseils  désin- 
téressés ,  auguste  science  du  christianisme ,  faut-il 
que  je  vous  voie  en  nos  jours  si  indignement  ravilie, 
que  de  vous  rendre  esclave  de  l'avarice?  Un  tel  op- 
probre, Messieurs,  que  font  à  Jésus-Christ  et  à 
l'Evangile  les  ouvriers  mercenaires,  mérite  bien, 
ce  me  semble ,  que  nous  établissions  ici  des  maximes 
fortes  ,  pour  épurer  les  intentions;  et  la  science  de 
notre  sainte,  consacrée  uniquement  au  salut  des 
âmes,  nous  en  donnera  l'ouverture. 

Vous  croirez  aisément,  Messieurs,  que  les  lu- 
mières de  son  esprit  et  la  vaste  étendue  de  ses  con- 
noissances ,  soutenue  de  l'éclat  d'une  jeunesse  flo- 


5l8  PANÉGYRIQUE 

rissante  et  de  l'appui  d'une  race  illustre  dont  elle 
étoit  l'ornement,  lui  donnoient  de  grands  avantages 
pour  s'établir  dans  le  monde.  En  effet,  ses  historiens 
nous  apprennent  que  l'empereur  et  toute  sa  Cour 
l'avoient  regardée  comme  la  merveille  de  son  siècle. 
Mais  elle  n'a  garde  de  rabaisser  les  lumières  de 
l'Esprit  de  Dieu,  jusqu'à  les  faire  servir  à  la  fortune, 
surtout  dans  une  Cour  infidèle  :  elle  fait  valoir  ce 
talent  dans  un  commerce  plus  haut  ;  elle  l'emploie 
à  négocier  le  salut  des  âmes. 

Et  en  effet,  chrétiens,  ce  glorieux  talent  de  science 
est  destiné  sans  doute  pour  quelque  commerce.  Jé- 
sus-Christ en  le  confiant  à  ses  serviteurs,  «  Négo- 
»  ciez ,  leur  a-t-il  dit ,  jusqu'à  ce  que  je  vienne  »  : 
Negotiamini  donec  venio  (0.  Mais  c'est  un  commerce 
divin ,  où  le  monde  ne  peut  avoir  part,  et  deux  rai- 
sons invincibles  nous  le  persuadent.  La  première  se 
tire  de  la  dignité  de  ce  céleste  dépôt;  la  seconde, 
de  celui  qui  nous  l'a  commis,  et  qui  s'en  est  toujours 
réservé  le  fonds.  Mettons  ces  deux  raisons  dans  un 
plus  grand  jour;  et  premièrement,  chrétiens,  pour 
apprendre  à  n'avilir  pas  le  talent  de  la  science  chré- 
tienne ,  considérons  sa  valeur  et  sa  dignité. 

La  matière  dont  est  composée  cette  céleste  mon- 
noie  ,  c'est  l'Evangile  et  tous  ses  mystères.  Mais 
quelle  image  admirable  y  vois-je  empreinte  ?  Cujus 
est  imago  hœc  (2)  ?  Je  lai  déjà  dit,  chrétiens,  l'image 
qui  est  imprimée  sur  notre  science,  c'est  l'image  de 
Jésus-Christ,  roi  des  rois.  O  que  la  marque  d'un  si 
grand  prince  rehausse  le  prix  de  ce  talent; -et  que  sa 
valeur  est  inestimable  ! 

(')  Luc.  xix.  l3.  —  (a)  Matth.  xxii.  20. 


DE    SAINTE    CATHERINE.  5l() 

Que  faites-vous,  âmes  mercenaires,  lorsque  vous 
n'avez  autre  but  que  d'en  trafiquer  avec  le  monde, 
pour  acque'rir  des  biens  temporels?  Le  commerce  se 
fait  par  échange;  rechange  est  fondé  sur  l'égalité: 
quelle  égalité  trouvez-vous  entre  la  science  de  Dieu, 
qui  comprend  en  elle-même  les  trésors  célestes,  et 
ces  malheureux  avantages  dont  la  fortune  dispose  ? 

Le  premier  homme,  Messieurs,  qui  a  osé  mettre 
de  l'égalité  entre  des  choses  aussi  dissemblables  que 
l'argent  et  les  dons» de  Dieu,  c'est  cet  infâme  Simon 
le  Magicien ,  qui  a  mérité  pour  ce  crime  la  malédic- 
tion des  apôtres,  et  ensuite  est  devenu  l'exécration 
de  tous  les  siècles  suivans.  Mais  je  ne  crains  point 
d'assurer  que  ceux  qui  ne  s'étudient  à  la  science 
ecclésiastique ,  que  pour  entrer  dans  les  bénéfices , 
ou  pour  ménager  par  quelque  autre  voie  leurs  inté- 
rêts temporels,  marchent  sur  les  pas  de  ee  magicien, 
et  attirent  sur  eux  ,  comme  un  coup  de  foudre , 
cette  imprécation  apostolique  :  Pecunia  tecum  sit  in 
perditionem  (0  :  «  Que  ton  argent,  malheureux, 
»  soit  avec  toi  en  perdition  ». 

Dirai-je  ici  ce  que  je  pense?  Ils  s'accordent  avec 
Simon,  en  égalant  les  choses  divines  aux  biens  pé- 
rissables :  mais  il  y  a  cette  différence  honteuse  pour 
ceux  dont  je  parle ,  que  dans  le  marché  de  Simon  , 
l'argent  est  le  prix  qu'il  offre,  la  grâce  du  Saint- 
Esprit  le  bien  qu'il  veut  acquérir;  et  que  ceux-ci 
renversent  l'ordre  du  contrat ,  pour  le  rendre  plus 
profane  et  plus  mercenaire.  Ils  prodiguent  et  pros- 
tituent le  présent  du  ciel ,  pour  avoir  les  biens  de  la 
terre.  Simon  donnoit  son  argent  pour  le  don  de 

W  Act.  vin.  20. 


520  PANÉGYRIQUE 

Dieu  ;  et  ceux-ci  dispensent  le  don  de  Dieu  pour 
mériter  de  l'argent.  Quelle  indignité  !  Si  bien  qu'au 
lieu  que  saint  Pierre  reproche  à  Simon  ,  «  qu'il 
>)  avoit  voulu  acquérir  le  don  de  Dieu  par  argent  »  : 
Donum  Dei  existimasti  pecunid  possideri  (0  ;  nous 
pouvons  dire  de  ceux-ci ,  qu'ils  veulent  acquérir  de 
l'argent  par  le  don  de  Dieu  :  en  quoi  ils  seroient 
sans  comparaison  plus  lâches  et  plus  criminels  que 
Simon ,  n'étoit  qu'il  a  joint  l'un  et  l'autre  crime ,  et 
que  les  Pères  ont  sagement  remarqué  (2) ,  que  sans 
doute  il  ne  voulait  acheter  que  dans  le  dessein  de 
vendre. 

Certainement,  chrétiens,  ceux  qui  profanent  ainsi 
la  science  du  christianisme  n'en  connoissent  pas  le 
mérite;  autrement  ils  rougirofent  de  la  ravilir  par 
un  usage  si  bas  :  aussi  voyons-nous  ordinairement 
que  ces  ouvriers  mercenaires  altèrent  et  falsifient 
par  un  mélange  étranger  cette  divine  monnoie.  Ils 
lie  débitent  point  ces  maximes  pures  qui  enseignent 
à  mépriser,  et  non  à  ménager  les  biens  de  la  terre. 
La  science  qu'ils  étudient  n'est  pas  la  science  de 
Dieu ,  victorieuse  du  siècle  et  de  ses  convoitises  ; 
mais  une  science  flatteuse  et  accommodante,  propre 
aux  négoces  du  monde ,  et  non  au  sacré  commerce 
du  ciel  :  Et  in  avarilid  fictis  verbis  de  vobis  nego- 
tiabunlur  (3)  :  «  L'avarice  les  portera  à  vous  séduire 
»  par  des  paroles  artificieuses,  pour  faire  de  vous 
»  une  espèce  de  trafic  », 

Que  si  nous  méditons  saintement  la  pure  science 
du  christianisme,  mettons-la  aussi  à  son  droit  usage, 

(»)  Act.  vin.  20.  —  W S.  Aug.  in  Ps.  cxxx, n.  Sjtom.  iv ,  col.  1 463. 
—  C3)  IL  Par.  11.  3. 


DE    SAINTE    CATHERINE.  5si 

faisons  notre  gain  du  salut  des  âmes;  prenons  un 
noble  intérêt,  et  tâchons  de  profiter  dans  un  com- 
merce si  honorable.  Imitons  sainte  Catherine  qui 
fait  valoir  de  telle  sorte  ce  divin  talent,  que  les  cour- 
tisans et  les  philosophes,  ses  amis  et  ses  ennemis, 
enfin  tous  ceux  qui  l'approchent,  et  même  l'impé- 
ratrice ,  sont  poussés  d'un  désir  ardent  de  se  donner 
à  Jésus-Christ. 

C'est  ainsi  qu'il  falloit  user  de  cet  admirable  trésor, 
qui  avoit  été  commis  à  sa  foi.  Car  pour  venir ,  chré- 
tiens, à  la  seconde  raison  que  j'ai  promis  de  vous 
proposer,  et  avec  laquelle  je  m'en  vais  conclure, 
la  science  du  christianisme  est  un  bien  qui  n'est  pas 
à  nous.  Jésus-Christ,  en  le  mettant  en  nos  mains, 
s'en  est  réservé  le  fonds  :  nous  l'avons  de  lui  par  em- 
prunt, ou  plutôt  il  nous  l'a  confié  ,  ainsi  qu'un  dé- 
pôt duquel  nous  devons  un  jour  lui  rendre  raison  : 
Negotiamini  dum  venio  :  «  Négociez,  je  vous  le 
»  permets  »  ;  mais  sachez  que  je  viendrai  vous  de- 
mander compte  de  toute  votre  administration,  et 
de  l'emploi  que  vous  aurez  fait  de  mon  bien. 

S'il  est  ainsi ,  chrétiens ,  ne  disposons  pas  de  ce 
bien  comme  si  nous  en  étions  les  propriétaires.  Il 
est ,  ce  me  semble ,  assez  équitable  que  si  nous  em- 
ployons le  bien  d'autrui,  ce  soit  dans  quelque  com- 
merce dans  lequel  le  maître  puisse  prendre  part. 
Et  quelle  part  donnerez-vous  au  divin  Sauveur  dans 
ces  terres,  dans  ces  revenus,  dans  ces  bénéfices  que 
vous  accumulez  sans  mesure?  «  Ne  savez-vous  pas 
»  qu'il  est  notre  Dieu,  et  qu'il  n'a  pas  besoin  de  nos 
»  biens  a  ?  Deus  meus  es  tu,  quoniam  bonorum  nieo- 


522  PANÉGYRIQUE 

rum  non  eges  (*).  Mais  s'il  n'a  pas  besoin  de  nos  biens, 
j'ose  dire  qu'il  a  besoin  de  nos  âmes.  C'est  pour  ces 
âmes  chéries  qu'il  descendra  bientôt  du  ciel  sur  la 
terre  :  pour  trouver  ces  âmes  perdues  et  égarées 
comme  des  brebis,  il  a  couru  tous  les  déserts;  pour 
les  réunir  au  troupeau  sacré,  il  les  a  portées  sur  ses 
épaules;  pour  les  laver  de  leurs  taches,  il  a  versé  tout 
son  sang;  pour  les  guérir  de  leurs  maladies,  il  a  ré- 
pandu l'onction  de  son  Saint-Esprit;  pour  les  nour- 
rir et  les  fortifier ,  il  leur  a  donné  son  propre  corps. 
Par  conséquent,  mes  Frères ,  c'est  dans  ce  com- 
merce des  âmes  qu'il  faut  faire  profiter  ses  dons  ;  et 
quand  viendra  le  temps  de  rendre  les  comptes,  ce 
grand  économe  ne  rougira  pas  de  partager  avec  vous 
un  profit  si  honorable.  Il  recevra  de  votre  main  ces 
âmes  que  vous  lui  aurez  amenées;  et  de  sa  part, 
pour  reconnoître  un  si  beau  travail  :  Venez,  dira-t- 
il,  serviteur  fidèle,  qui  avez  fait  valoir  mon  dépôt 
en  mon  esprit  et  selon  mes  ordres,  il  est  temps  que 
vous  receviez  votre  récompense  (*). 

(*)  C'est  pour  ce  négoce  céleste  que  cette  maison  est 
établie:  on  leur  apprend  la  science,  non  pour  retentir  dans 
un  barreau;  c'est  la  science  ecclésiastique,  destinée  pour 
négocier  le  salut  des  âmes.  C'est  pourquoi  on  les  choisit 
dès  cet  âge  tendre ,  pour  prévenir  le  cours  de  la  corrup- 
tion du  siècle,  et  donner,  s'il  se  peut,  aux  autels  des  mi- 
nistres innocens.  O  innocence,  que  tu  aurois  de  vertu  dans 
les  fonctions  sacerdotales,  que  de  bénédictions  et  de  grâces! 
Mais  où  te  trouvera -t- on  sur  la  terre?  On  travaille  du 
moins  en  cette  maison  à  te  conserver  des  vaisseaux  sans 

<»)  Ps.  xv.  a. 


DE    SAINTE    CATHERINE.  523 

Quelle  sera  la  proportion  de  cette  glorieuse  ré- 
compense ?  Le  prophète  Daniel  nous  le  fait  enten- 
dre: Qui  docti fuerint  j,  fulgebunt  quasi  splendor  jîr- 
mamenti-  et  qui  ad  justitiam  erudiunt  multos  ,  quasi 
slellœ  in  perpétuas  œternitates  00  Vé  Ceux,  dit- il, 
»  qui  auront  appris  des  autres  la  sainte  doctrine, 
»  brilleront  comme  la  splendeur  du  firmament;  et 
»  ceux  qui  l'auront  enseignée,  paroîtront  comme  des 
»  étoiles  durant  toute  l'éternité  ».  Où  vous  voyez, 

tache  ;  c'a  toujours  été  l'esprit  de  l'Eglise.  «  On  les  doit 
»  retenir  sous  la  discipline,  les  instruire  par  la  doctrine 
»  ecclésiastique»,  Ut  ecclesiasticis  utilitatibus  pareantty. 
Quelles  sont  ces  utilités  ecclésiastiques?  Ce  n'est  pas  d'aug- 
menter les  fermes,  ni  d'accroître  le  revenu  de  l'Eglise; 
mais  c'est  afin  de  gagner  les  aines.  C'est  dans  ce  dessein 
qu'on  les  élève  comme  de  jeunes  plantes,  et  qu'on  les  fait 
instruire  dans  cette  maison.  Que  reste -t- il  maintenant, 
Messieurs,  sinon  que  pendant  que  la  science,  comme  un 
soleil ,  fera  mûrir  les  fruits ,  vous  arrosiez  la  racine  ?  La 
science  éclaire  par  en -haut  la  partie  qui  regarde  le  ciel;  il 
reste  que  vous  donniez  la  nourriture  à  celle  qui  est  enga- 
gée dans  la  terre.  Cette  eau  salutaire  de  vos  aumônes ,  en 
passant  par  ces  plantes  que  l'on  vous  cultive ,  se  tournera 
en  fruits  de  vie ,  pour  leur  profit  particulier ,  pour  celui 
de  toute  l'Eglise  au  service  de  laquelle  on  les  destine ,  et 
enfin ,  Messieurs,  pour  le  vôtre ,  en  vous  amassant  dans  le 
ciel  des  couronnes  d'immortalité,  que  je  vous  souhaite. 
Amen. 

On  voit  que  ce  morceau  a  été  ajouté  par  le  prédicateur,  pour 
appliquer  son  discours  à  la  circonstance  d'un  autre  lieu  où  il  devoit 
le  prêcher.  (  Edit.  de  Déforis.  ) 

C1)  Dan.  xir.  3.  —  (»)  Concil.  Aquisgr.  cap.  cxxxv  ;  upud.  Labl. 
tom.  vu ,  col.  1 400. 


5a4  -  PANÉGYRIQUE 

chrétiens,  par  quelle  sage  disposition  de  la  justice 
divine  ,  ceux  qui  ont  reçu  d'ailleurs  leurs  instruc- 
tions, sont  compare's  au  firmament  qui  luit  seule- 
ment par  re'flexion  de  la  lumière  des  astres  ;  mais 
que  ceux  qui  ont  éclairé  l'Eglise  par  la  doctrine  de 
vérité,  sont  eux-mêmes  des  astres  brillans,  et  sources 
d'une  lumière  vive  et  immortelle. 

Ainsi  sainte  Catherine  réjouit  par  un  double 
éclat  la  céleste  Jérusalem.  Elle  est  toute  lumineuse 
pour  avoir  appris  humblement,  et  fidèlement  pra- 
tiqué ce  qu'on  enseigne  de  plus  excellent  dans  l'é- 
cole de  Jésus  -  Christ  :  mais  cet  éclat  est  relevé  au 
centuple ,  parce  qu'elle  a  répandu  bien  loin  les  lu- 
mières de  la  science  de  Dieu ,  et  qu'elle  a  fait  luire 
sur  plusieurs  âmes  les  vérités  éternelles. 

Ne  croyez  pas ,  chrétiens ,  que  ceux  qui  ont  reçu 
dans  l'Eglise  le  ministère  d'enseigner  les  autres, 
soient  les  seuls  à  prétendre  à  cette  récompense ,  que 
même  une  fille  a  pu  mériter.  Tous  les  fidèles  de  Jé- 
sus-Christ doivent  espérer  cette  gloire,  parce  que 
tous  doivent  travailler  à  s'édifier  mutuellement  par 
de  saintes  instructions.  C'est  pourquoi  l'apôtre  saint  ' 
Paul  avertit  en  général  les  enfans  de  Dieu,  qu'ils 
doivent  assaisonner  leurs  discours  du  sel  de  la  sa- 
gesse divine  :  Sermo  vester  semper  in  gratid  sale 
sii  conditus  j  ut  sciatis  quomodo  oporteat  vos  uni- 
cuique  respondere  (0  :  «  Que  votre  entretien  soit 
»  toujours  édifiant  et  assaisonné  du  sel  de  la  sa- 
»  gesse  ;  en  sorte  que  vous  sachiez  comment  vous 
»  devez  répondre  à  chaque  personne  ».  O  que  ces 

(>)  Coloss.  iv.  6. 


DE    SAINTE    CATHERINE.  52'5 

conversations  sont  remplies  de  grâce  ,  et  que  ce  sel 
a  de  force  pour  faire  prendre  goût  à  la  vérité  !  Lors- 
qu'on entend  les  prédicateurs ,  je  ne  sais  quelle  ac- 
coutumance malheureuse  de  recevoir  par  leur  en- 
tremise la  parole  de  l'Evangile,  fait  qu'on  l'écoute 
de  leur  bouche  plus  nonchalamment.  On  s'attend 
qu'ils  reprendront  les  mauvaises  mœurs ,  on  dit  qu'ils 
le  font  d'office;  et  l'esprit  humain  indocile  y  fait 
moins  de  réflexion.  Mais  quand  un  homme  que  l'on 
croit  du  monde,  simplement  et  sans  affectation, 
propose  de  bonne  foi  ce  qu'il  sent  de  Dieu  en  lui- 
même  ;  quand  il  ferme  la  bouche  à  un  libertin  qui 
fait  vanité  du  vice,  ou  qui  raille  impudemment 
des  choses  sacrées  ,  encore  une  fois ,  chrétiens , 
qu'une  telle  conversation ,  assaisonnée  de  ce  sel  de 
grâce ,  a  de  force  pour  exciter  l'appétit ,  et  réveiller 
le  goût  des  biens  éternels  ? 

Donc,  mes  Frères,  que  tout  le  monde  prêche 
l'Evangile  dans  sa  famille ,  parmi  ses  amis ,  dans  les 
conversations  et  les  compagnies  ;  que  chacun  em- 
ploie toutes  ses  lumières  pour  gagner  les  âmes  que 
le  monde  engage,  pour  fairet régner  sur  la  terre  la 
sainte  vérité  de  Dieu,  que  le  monde  tâche  de  ban- 
nir par  ses  illusions.  Si  l'erreur,  si  l'impiété,  si  tous 
les  vices  ont  leurs  défenseurs  ;  ô  sainte  vérité  !  serez- 
vous  abandonnée  de  ceux  qui  vous  servent  ?  Quoi , 
ceux  mêmes  qui  font  profession  d'être  vos  amis  , 
n'oseront-ils  parler  pour  votre  gloire  ?  Parlons ,  mes 
Frères,  parlons  hautement  pour  une  cause  si  juste  ; 
résistons  à  l'iniquité,  qui,  ne  se  contentant  plus 
qu'on  la  souffre,  ose  encore  exiger  qu'on  lui  applau- 


5a6  PANÉGYRIQUE 

disse.  Parlons  souvent  de  nos  espérances,  de  la  douce 
tranquillité  d'une  ame  fidèle,  des  ennuis  dévorans 
de  la  vie  présente,  de  la  paix  qui  nous  attend  en  la 
vie  future.  Ainsi  la  vérité  éternelle  que  nous  aurons 
glorifiée  par  nos  discours,  nous  glorifiera  par  ses 
récompenses ,  dans  la  sainte  société  que  je  vous 
souhaite  aux  siècles  des  siècles  avec  le  Père ,  le  Fils 
et  le  Saint-Esprit.  Amen. 


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DE    SAINT    ANDRÉ,    APOTRE.  52^ 

PANÉGYRIQUE 

DE  SAINT  ANDRÉ,  APÔTRE, 

Prêché  aux  Carmélites  du  faubourg  S.  Jacques. 

Conduite  étonnante  de  Jésus -Christ  dans  la  formation  de  son 
Eglise  j  combien  inconcevable  et  divine  l'entreprise  des  apôtres 
Triste  état  de  la  religion  parmi  nous  ;  misérables  dispositions  des 
chrétiens  de  nos  temps. 


Venite  post  rue,  et  faciam  vos  fieri  piscatores  hominum. 

Venez  après  moi,  et  je  vous  ferai  devenir  des  pécheurs 
d'hommes.  Matth.  iv.  19. 

PREMIER  POINT. 

J  ésus  va  commencer  ses  conquêtes  :  il  a  déjà  prêché 
son  Evangile .;  déjà  les  troupes  se  pressent  pour  écou- 
ter sa  parole.  Personne  ne  s'est  encore  attaché  à  lui; 
et  parmi  tant  d'écoutans ,  il  n'a  pas  encore  gagné  un 
seul  disciple  :  aussi  ne  reçoit-il  pas  indifféremment 
tous  ceux  qui  se  présentent  pour  le  suivre.  Il  y  en 
a  qu'il  rebute ,  il  y  en  a  qu'il  éprouve ,  il  y  en  a  qu'il 
diffère.  Il  a  ses  temps  destinés,  il  a  ses  personnes 
choisies.  Il  jette  ses  filets  ;  il  tend  ses  rets  sur  cette 
mer  du  siècle,  mer  immense,  mer  profonde,  mer 


528  PANÉGYRIQUE 

orageuse  et  éternellement  agitée.  Il  veut  prendre 
des  hommes  dans  le  monde  ;  mais  quoique  cette 
eau  soit  trouble,  il  n'y  pêche  pas  à  l'aveugle  :  il  sait 
ceux  qui  sont  à  lui;  et  il  regarde,  il  considère,  il 
choisit.  C'est  aujourd'hui  le  choix  d'importance;  car 
il  va  prendre  ceux  par  qui  il  a  résolu  de  prendre 
les  autres  ;  enfin  il  va  choisir  ses  apôtres. 

Les  hommes  jettent  leurs  filets  de  tous  côtés  ;  ils 
amassent  toutes  sortes  de  poissons,  bons  et  mauvais 
dans  les  filets  de  l'Eglise,  selon  la  parole  de  l'Evan- 
gile. Jésus  choisit;  mais  puisqu'il  a  le  choix  des  per- 
sonnes, peut-être  commencera -t- il  ses  conquêtes 
par  quelque  prince  de  la  Synagogue ,  par  quelque 
prêtre,  par  quelque  pontife,  ou  par  quelque  célè- 
bre docteur  de  la  loi ,  pour  donner  réputation  à  sa 
mission  et  à  sa  conduite.  Nullement.  Ecoutez,  mes 
Frères  :  «  Jésus  marchoit  le  long  de  la  mer  de  Ga- 
»  lilée.  Il  vit  deux  pêcheurs,  Simon  et  André  son 
»  frère,  et  il  leur  dit  :  Venez  après  moi,  et  je  vous 
»  ferai  devenir  des  pêcheurs  d'hommes  ». 

Voilà  ceux  qui  doivent  accomplir  les  prophéties, 
dispenser  la  grâce,  annoncer  la  nouvelle  alliance, 
faire  triompher  la  croix.  Est-ce  qu'il  ne  veut  point 
des  grands  de  la  terre,  ni  des  riches ,  ni  des  nobles, 
ni  des  puissans,  ni  même- des  doctes,  des  orateurs  et 
des  philosophes  ?  Il  n'en  est  pas  ainsi.  Voyez  les  âges 
suivans.  Les  grands  viendront  en  foule  se  joindre  à 
l'humble  troupeau  du  sauveur  Jésus.  Les  empereurs 
et  les  rois  abaisseront  leur  tête  superbe  pour  porter 
le  joug.  On  verra  les  faisceaux  romains  abattus  de- 
vant la  croix  de  Jésus.  Les  Juifs  feront  la  loi  aux 

Romains  : 


DE    SAINT    ANDRÉ,    APOTRE.  !)2g 

Romains,:  ils  recevront  dans  leurs  Etats  des  lois 
étrangères,  qui  y  seront  plus  fortes  que  les  leurs 
propres  :  ils  verront  sans  jalousie  un  empire  s'élever 
au  milieu  de  leur  empire ,  des  lois  au  -  dessus  des 
leurs;  un  empire  s'élever  au-dessus  du  leur,  non 
pour  le  détruire,  mais  au  contraire  pour  l'affermir. 
Les  orateurs  viendront ,  et  on  leur  verra  préférer  la 
simplicité  de  l'Evangile  et  ce  langage  mystique ,  à 
cette  magnificence  de  leurs  discours  vainement  pom- 
peux. Ces  esprits  polis  de  Rome  et  d'Athènes,  vien- 
dront apprendre  à  parler  dans  les  écrits  des  bar- 
bares. Les  philosophes  se  rendront  aussi  ;  et  après 
s'être  long-temps  débattus  et  tourmentés,  ils  don- 
neront enfin  dans  les  filets  de  nos  célestes  pêcheurs , 
où  étant  pris  heureusement ,  ils  quitteront  les  rets 
de  leurs  vaines  et  dangereuses  subtilités ,  où  ils  tâ- 
choient  de  prendre  les  âmes  ignorantes  et  curieuses. 
Ils  apprendront,  non  à  raisonner,  mais  à  croire 
et  à  trouver  la  lumière  dans  une  intelligence  cap- 
tivée. 

Jésus  ne  rebute  donc  point  les  grands,  ni  les 
puissans  ,  ni  les  sages  :  «  il  ne  les  rejette  pas,  mais 
»  il  les  diffère  »  :  Differanlur  isti  sapej^bi ,  aliquâ 
soliditate  sanandi  sunt  (0 .  Les  grands  veulent  que 
leur  puissance  donne  le  branle  aux  affaires  ;  les 
sages,  que  leurs  raisonnemens  gagnent  les  esprits. 
Dieu  veut  déraciner  leur  orgueil,  Dieu  veut  gué- 
rir leur  enflure.  Ils  viendront  en  leur  temps,  quand 
tout  sera  accompli ,  quand  l'Eglise  sera  établie  , 
quand  l'univers  aura  vu ,  et  qu'il  sera  bien  cons- 
tant que  l'ouvrage  aura  été  achevé  sans  eux;  quand 

(')  Aug.  Serm.  lxxxvii,  «.12;  tom.v,  col.  468. 

BOSSUET.   XVI.  34 


53o  PANÉGYRIQUE 

ils  auront  appris  3  ne  plus  partager  la  gloire  de 
Dieu,  à  descendre  de  cette  hauteur,  à  quitter  dans 
l'Eglise  au  pied  de  la  croix  cette  primauté  qu'ils 
affectent  ;  quand  ils  se  réputeront  les  derniers  de 
tous;  les  premiers  partout,  mais  les  derniers  dans 
l'Eglise;  ceux  que  leur  propre  grandeur  éloigne  le 
plus  du  ciel,  ceux  que  leurs  pe'rils  et  leurs  tenta- 
tions approchent  le  plus  près  de  l'abîme.  Etes -vous 
ceux,  ô  grands,  ô  doctes,  que  la  religion  estime  les 
plus  heureux,  dont  elle  estime  l'état  le  meilleur? 
Non;  mais  au  contraire,  ceux  pour  qui  elle  trem- 
ble, ceux  qu'elle  doit  d'autant  plus  humilier  pour 
les  guérir  et  les  sauver,  que  tout  contribue  davan- 
tage à  les  élever  et  à  les  perdre.  Ainsi  votre  besoin  , 
et  la  gloire  du  Tout-puissant ,  exigent  que  vous  soyez 
d'abord  rebutés  dans  l'exécution  de  ses  hauts  des- 
seins, pour  vous  apprendre  à  concevoir  de  vous- 
mêmes  le  juste  mépris  que  vous  méritez. 

En  attendant ,  venez ,  ô  pécheurs;  venez,  saint 
couple  de  frères,  André  et  Simon;  vous  n'êtes  rien, 
vous  n'avez  rien  :  «  Il  n'y  a  rien  en  vous  qui  mérite 
»  d'être  recherché,  il  y  a  seulement  une  vaste  capa- 
»  cité  à  remplir  »  :  Nihilest  quod  in  te  expetatur,  sed 
est  quod  in  te  impleatur  (0.  Vous  êtes  vides  de  tout, 
et  vous  êtes  principalement  vides  de  vous-mêmes  : 
«  venez  recevoir ,  venez  vous  remplir  à  cette  source 
»  infinie  »  :  Tarn  largo  fonti  vas  inane  admovendum 
est.  Les  autres  se  réjouissent  d'avoir  attiré  à  leur 
parti  les  grands  et  les  doctes;  Jésus  d'y  avoir  attiré 
les  petits  et  les  simples  :  Confiteor  tibi,  Pater,  Do- 
mine cœli  et  terras  ,  quia  abscondisti  hœc  à  sapienti- 
(«)  S.  Aug.  Senti,  ixxxvu ,  n.   12  ;  tom.  y ,  col.  468. 


DE    SAINT    ANDRÉ,     APOTRE.  53 1 

bus  et  prudentibus ,  et  revelasti  ea  parvulis  (0»  «  Je 
»  vous  bénis,  mon  Père,  Seigneur  du  ciel  et  de  la 
»  terre,  de  ce  que  vous  avez  caché  ces  choses  aux 
»  sages  et  aux  prudens ,  et  de  ce  que  vous  les  avez 
»  révélées  aux  plus  simples  ». 

Et  quel  a  été  le  motif  d'une  conduite  qui  blesse 
si  fort  nos  idées?  C'est  afin  que  le  faste  des  hommes 
soit  humilié,  et  que  toute  langue  confesse  que  vrai- 
ment c'est  Dieu  seul  qui  a  fait  l'ouvrage.  Jésus,  con- 
sidérant ce  grand  dessein  de  la  sagesse  de  son  Père , 
tressaillit  de  joie  par  un  mouvement  du  Saint-Es- 
prit :  In  ipsa  hora  exultavit  Spiritu  sanclo  (2).  C'est 
quelque  chose  de  grand ,  que  ce  qui  a  donné  tant 
de  joie  au  Seigneur  Jésus.  «  Considérez,  mes  Frères  , 
»  qui  sont  ceux  d'entre  vous  qui  ont  été  appelés  à 
»  la  foi  ;  et  voyez  qu'il  y  en  a  peu  de  sages  selon  la 
»  chair,  peu  de  puissans  et  peu   de  nobles.  Mais 
»  Dieu  a  choisi  ce  qu'il  y  a  d'insensé  selon  le  monde, 
»  pour  confondre  ce  qu'il  y  a  de  fort.  Il  a  choisi  ce 
»  qu'il  y  a  de  vil  et  de  méprisable  selon  le  monde, 
»  et  qui  n'est  rien ,  pour  détruire  ce  qui  est  grand , 
»  afin  que  nul  homme  ne  se  glorifie  devant  lui  (5)  »é 
Rien  sans  doute  n'étoit  plus  propre  à  fa\re  éclater 
la  grandeur  de  Dieu  et  son  indépendance,  qu'un 
pareil  choix.  A  lui  seul  il  appartient  de  se  choisir 
pour  ses  œuvres  des  instrumens ,  qui ,  loin  d'y  pa- 
roître  propres,  semblent  n'être  capables  que  d'en 
empêcher  le  succès  ;  parce  que  c'est  lui  qui  leur 
donne  toute  la  vertu  qui  peut  les  rendre  efficaces. 
Il  est  bon ,  pour  qu'on  ne  puisse  douter  qu'il  a  fait 
tout  lui  seul ,  qu'il  s'associe  des  coopérateurs  qui , 
en  eux-mêmes,  soient  absolument  ineptes  aux  grands 

(0  Matth.  xi.  a5 >>»)  Luc.  x.  91.  —  C3)  /.  Cor.  i.  26. 


532  PANÉGYRIQUE 

desseins  qu'il  veut  accomplir  par  leur  ministère. 
Et  comme  autrefois ,  entre  les  mains  des  soldats  de 
Géde'on ,  de  foibles  vases  d'argile  cachoient  la  lu- 
mière qui  devoit  jeter  l'épouvante  dans  le  camp  des 
Madianites  :  ici  de  même  ces  tre'sors  de  sagesse,  que 
Dieu  a  voulu  faire  e'clater  dans  le  monde  pour  le 
salut  des  uns  et  la  confusion  des  autres,  sont  portés 
dans  des  vaisseaux  très-fragiles  (0  ;  afin  que  la  gran- 
deur de  la  puissance  qui  est  en  eux  soit  reconnue 
venir  de  Dieu ,  et  non  de  ces  foibles  instrumens,  et 
qu'ainsi  tout  concoure  à  démontrer  la  vérité  de 
l'Evangile. 

Et  d'abord  admirez,  mes  Frères,  les  circonstances 
frappantes  que  Dieu  choisit  pour  former  son  Eglise. 
Comme  il  avoit  différé  jusqu'à  la  dernière  extrémité 
l'exécution  du  commencement  de  sa  promesse,  de 
même  ici  il  en  prolonge  le  plein  accomplissement 
jusqu'au  moment  où  tout  doit  paroître  sans  res- 
source. Abraham  et  Sara  se  trouvent  stériles,  lors- 
que Dieu  leur  annonce  qu'ils  auront  un  fils  :  il  at- 
tend la  vieillesse  décrépite,  devenue  stérile  par 
nature,  épuisée  par  l'âge,  pour  leur  découvrir  ses 
desseins.  C'est  alors  qu'il  envoie  son  ange,  qui  les 
assure  de  sa  part  que  dans  un  certain  temps  Sara 
concevra.  Sara  se  prend  à  rire  ;  tant  elle  est  mer- 
veilleusement surprise  de  la  nouvelle  qu'on  lui  dé- 
clare. Dieu,  par  cette  conduite,  veut  faire  voir  que 
cette  race  promise  est  son  propre  ouvrage.  Il  a  suivi 
le  même  plan  dans  l'établissement  de  son  Eglise.  Il 
laisse  tout  tomber,  jusqu'à  l'espérance  :  Speraba- 
mus  (2)  ;  «  Nous  espérions»,  disent  ses  disciples  de- 

(')  //.  Cor.  iv.  7.  —  (»)  Luc.  xxiy.  ai. 


DE    SAINT    ANDRÉ,    APOTRE.  533 

puis  sa  mort.  Quand  Dieu  veut  faire  voir  qu'un 
ouvrage  est  tout  de  sa  main ,  il  re'dnit  tout  à  l'im- 
puissance et  au  desespoir  ;  puis  il  agit.  Sperabamus  : 
C'en  est  fait ,  notre  espe'rance  est  tombée  et  enseve- 
lie avec  lui  dans  le  tombeau.  Après  la  mort  de  Jé- 
sus-Christ, ils  retournent  à  la  pêche  :  jamais  ils  ne 
s'y  étoient  livrés  durant  sa  vie  ;  ils  espéroient  tou- 
jours, Sperabamus.  C'est  Pierre  qui  en  fait  la  pro- 
position :  Kado  piscari;  venimus  et  nos  tecum  (0  : 
.Retournons  aux  poissons,  laissons  les  hommes.  Voilà 
le  fondement  qui  abandonne  l'édifice,  le  capitaine 
qui  quitte  l'armée  :  Pierre,  le  chef  des  apôtres,  va 
reprendre  son  premier  métier,  et  les  filets^ et  le  ba- 
teau qu'il  avoit  quittés.  Evangile,  que  deviendrez- 
vous?  Pêche  spirituelle,  vous  ne  serez  plus.  Mais 
dans  ce  moment  Jésus  vient  :  il  ranime  la  foi  pres- 
que éteinte  de  ses  disciples  abattus  ;  il  leur  com- 
mande de  reprendre  le  ministère  qu'il  leur  a  con- 
fié, et  les  rappelle  au  soin  de  ses  brebis  dispersées  : 
Pasce  oves  meas.  C'en  est  assez  pour  leur  rendre 
la  paix,  et  relever  leur  courager.  Rassurés  désor- 
mais par  sa  parole,  fortifiés  par  son  esprit,  rien  ne 
les  étonnera ,  rien  ne  sera  capable  de  les  troubler  : 
ni  le  sentiment  de  leur  foiblesse ,  ni  la  vue  des  obs- 
tacles, ni  la  grandeur  du  projet,  ni  le  défaut  des 
ressources  humaines,  rien  ne  sauroit  les  ébranler 
dans  la  résolution  d'exécuter  tout  ce  que  leur  Maître 
leur  a  prescrit.  Armés  d'une  ferme  confiance  dans  le 
secours  qui  leur  est  promis ,  loin  d'hésiter,  ils  s'affer- 
missent par  les  oppositions  mêmes  qu'ils  éprouvent  ; 
loin  de  craindre,  ils  ressentent  une  joie  indicible  au 

(0  Joan.  xx.  3. 


534  l'AKÉGYRIQUE 

milieu  des  menaces  et  des  mauvais  traitemens ,  que 
la  seule  idée  du  dessein  qu'ils  ont  formé  leur  attire  ; 
et  déjà  espérant  contre  toute  espérance ,  ils  se  regar- 
dent comme  assurés  de  la  révolution  qu'ils  méditent. 
Quel  étrange  changement  dans  ces  esprits  grossiers  ! 
Quelle  folle  présomption ,  ou  quelle  sublime  et  cé- 
leste inspiration  les  anime! 

En  effet ,  considérez,  je  vous  prie,  l'entreprise  de 
ces  pêcheurs.  Jamais  prince,  jamais  empire,  jamais 
république  n'a  conçu  un  dessein  si  haut.  Sans  au- 
cune apparence  de  secours  humain ,  ils  partagent 
le  monde  entre  eux  pour  le  conquérir.  Ils  se  sont 
mis  dans  l'esprit  de  changer  par  tout  l'univers  les 
religions  établies,  et  les  fausses  et  la  véritable,  et 
parmi  les  Gentils  et  parmi  les  Juifs.  Ils  veulent  éta- 
blir un  nouveau  culte,  un  nouveau  sacrifice,  une 
loi  nouvelle;  parce  que,  disent-ils,  un  homme  qu'on 
a  crucifié  en  Jérusalem  l'a  enseigné  de  la  sorte.  Cet 
homme  est  ressuscité,  il  est  monté  aux  cieux  où  il  est 
le  Tout-puissant.  Nulle  grâce  que  par  ses  mains, 
nul  accès  à  Dieu  qu'en  son  nom.  En  sa  croix  est  éta- 
blie la  gloire  de  Dieu  ;  en  sa  mort ,  le  salut  et  la  vie 
des  hommes. 

Mais  voyons  par  quels  artifices  ils  se  concilie- 
ront les  esprits.  Venez,  disent -ils,  servir  Jésus- 
Christ  :  quiconque  se  donne  à  lui ,  sera  heureux 
quand  il  sera  mort  :  en  attendant,  il  faudra  souffrir 
les  dernières  extrémités.  Voilà  leur  doctrine  et  voilà 
leurs  preuves  ;  voilà  leur  fin ,  voilà  leurs  moyens. 

Dans  une  si  étrange  entreprise ,  je  ne  dis  pas , 
avoir  réussi  comme  ils  ont  fait ,  mais  avoir  osé  espé- 
rer, c'est  une  marque  invincible  de  la  vérité.  JX  n'y 


DE    SAINT    ANDRÉ,    APOTRE.  53l> 

a  que  la  vérité  ou  la  vraisemblance  qui  puisse  faire 
espérer  les  hommes.  Qu'un  homme  soit  avisé,  qu'il 
soit  téméraire,  s'il  espère,  il  n'y  a  point  de  milieu  : 
ou  la  vérité  le  presse,  ou  la  vraisemblance  le  flatte; 
ou  la  force  de  celle-là  le  convainc ,  ou  l'apparence 
de  celle-ci  le  trompe.  Ici  tout  ce  qui  se  voit,  étonne  ; 
tout  ce  qui  se  prévoit ,  est  contraire ,  tout  ce  qui 
est  humain ,  est  impossible.  Donc ,  où  il  n'y  a  nulle 
vraisemblance  ,  il  faut,  conclure  nécessairement  que 
c'est  la  seule  vérité  qui  soutient  l'ouvrage.  Que  le 
monde  se  moque  tant  qu'il  voudra  :  encore  faut-il 
que  la  plus  forte  persuasion  qui  ait  jamais  paru  sur 
la  terre,  et  dans  la  chose  la  plus  incroyable,  et 
parmi  les  épreuves  les  plus  difficiles,  et  dans  les 
hommes  les  plus  incrédules  et  les  plus  timides,  dont 
le  plus  hardi  a  renié  lâchement  son  maître,  ait  une 
cause  apparente.  La  feinte  ne  va  pas  si  loin ,  la  sur- 
prise ne  dure  pas  si  long-temps,  la  folie  n'est  pas  si 
réglée.    • 

Car  enfin,  poussons  à  bout  le  raisonnement  des 
incrédules  et  des  libertins.  Qu'est-ce  qu'ils  veulent 
penser  de  nos  saints  pêcheurs  ?  Quoi ,  qu'ils  avoient 
inventé  une  belle  fable,  qu'ils  se  plaisoient  d'an- 
noncer au  monde  ?  mais  ils  l'auroient  faite  plus  vrai- 
semblable. Que  c'éloient  des  insensés  et  des  imbé- 
cilles,  qui  ne  s'entendoient  pas  eux-mêmes?  mais 
leur  vie,  mais  leurs  écrits,  mais  leurs  lois  et  la  sainte 
discipline  qu'ils  ont  établie,  et  enfin  l'événement 
même,  prouvent  le  contraire.  C'est  une  chose  inouie, 
ou  que  la  finesse  invente  si  mal ,  ou  que  la  folie  exé- 
cute si  heux-eusement  :  ni  le  projet  n'annonce  des 
hommes  rusés,  ni  le  succès  des  hommes  dépourvus 


536  PANÉGYRIQUE 

de  sens.  Ce  ne  sont  pas  ici  des  hommes  prévenus, 
qui  meurent  pour  des  sentimens  qu'ils  ont  sucés  avec 
le  lait.  Ce  ne  sont  pas  ici  des  spéculatifs  et  des  cu- 
rieux, qui  ayant  rêvé  dans  leur  cabinet  sur  des 
choses  imperceptibles,  sur  des  mystères  éloignés  des 
sens,  font  leurs  idoles  de  leurs  opinions,  et  les  dé- 
fendent jusqu'à  mourir.  Ceux-ci  ne  nous  disent  pas  : 
]\Tous  avons  pensé,  nous  avons  médité,  nous  avons 
conclu.  Leurs  pensées  pourroient  être  fausses ,  leurs 
méditations  mal  fondées,  leurs  conséquences  mal 
prises  et  défectueuses.  Ils  nous  disent  :  Nous  avons 
vu,  nous  avons  ouï,  nous  avons  touché  de  nos  mains, 
et  souvent,  et  long-temps,  et  plusieurs  ensemble, 
ce  Jésus-Christ  ressuscité  des  morts.  S'ils  disent  la 
vérité,  que  reste-t-ii  à  répondre?  S'ils  inventent, 
que  prétendent-ils?  Quel  avantage,  quelle  récom- 
pense, quel  prix  de  tous  leurs  travaux?  S'ils  atten- 
doient  quelque  chose,  c'étoit  ou  dans  cette  vie,  ou 
après  leur  mort.  D'espérer  pendant  cette  Vie,  ni  la 
haine,  ni  la  puissance,  ni  le  nombre  de  leurs  en- 
nemis, ni  leur  propre  foiblesse  ne  le  souffre  pas.  Les 
voilà  donc  réduits  aux  siècles  futurs;  et  alors,  ou 
ils  attendent  de  Dieu  la  félicité  de  leurs  âmes,  ou 
ils  attendent  des  hommes  la  gloire  et  l'immortalité 
de  leur  nom.  S'ils  attendent  la  félicité  que  promet 
le  Dieu  véritable ,  il  est  clair  qu'ils  ne  pensent  pas  à 
tromper  le  monde  ;  et  si  le  monde  veut  s'imaginer 
que  le  désir  de  se  signaler  dans  l'histoire ,  ait  été 
flatter  ces  esprits  grossiers  jusque  dans  leurs  bateaux 
de  pêcheurs ,  je  dirai  seulement  ce  mot  :  Si  un  Pierre , 
si  un  André ,  si  un  Jean  ,  parmi  tant  d'opprobres  et 
tant  de  persécutions,  ont  pu  prévoir  de  si  loin  la 


DE    SAINT    ANDRÉ,    APOTRE.  53; 

gloire  du  christianisme,  et  celle  que  nous  leur  don- 
nons ,  je  ne  veux  rien  de  plus  fort  pour  convaincre 
tous  les  esprits  raisonnables  que  c'étaient  des  hommes 
divins,  auxquels  et  l'Esprit  de  Dieu ,  et  la  force  tou- 
jours invincible  de  la  vérité,  faisoient  voir  ^ans  l'ex- 
trémité de  l'oppression ,  la  victoire  très  -  assurée  de 
la  bonne  cause. 

Voilà  ce  que  fait  voir  la  vocation  des  pêcheurs  : 
elle  montre  que  l'Eglise  est  un  édifice  tiré  du  néant, 
une  création,  l'œuvre  d'une  main  toute -puissante. 
Voyez  la  structure,  rien  de  plus  grand  :  le  fonde- 
ment ,  c'est  le  néant  même  :  Vocal  ea  quœ  non 
sunt  (0.  Si  le  néant  y  paroît ,  c'est  donc  une  véritable 
création  :  on  y  voit  quelques  parties  brutes,  pour 
montrer  ce  que  l'art  a  opéré.  Si  c'est  Dieu  ,  bâtis- 
sons dessus,  ne  craignons  pas.  Laissons-nous  pren- 
dre ;  et  tant  de  fois  pris  par  les  vanités ,  laissons- 
nous  prendre  une  fois  à  ces  pêcheurs  d'hommes  et 
aux  filets  de  l'Evangile,  «qui  ne  tuent  point  ce 
»  qu'ils  prennent,  mais  qui  le  conservent;  qui  font 
»  passer  à  la  lumière  ceux  qu'ils  tirent  du  fond  de 
»  l'abîme,  et  transportent  de  la  terre  au  ciel  ceux 
»  qui  s'agitent  dans  cette  fange  »  :  Apostolica  ins- 
trumenta piscandi  retia  sunt,  quœ  non  captos  peri- 
munt ,  sed  reservant  ;  et  de  profundo  ad  lumen  ex- 
trahunl ,  fluctuantes  de  infîmis  ad  superna  tradu- 
cunt  (a). 

Laissons-nous  tirer  de  cette  mer ,  dont  la  face  est 
toujours  changeante,  qui  cède  à  tout  vent,  et  qui 
est  toujours  agitée  de  quelque  tempête.  Ecoutez 
ce  grand  bruit  du  monde,  ce  tumulte,  ce  trouble 

{')  R0m.1v.  17.  —  »  S.  Ambr.  lib.  iv,  in  Luc.  n.  73  ;  iom.  1,  col.  J  35^. 


538  1>A  NÉGYHIQUE 

éternel;  voyez  ce  mouvement ,  cette  agitation ,  ces 
flots  vainement  émus  qui  crèvent  tout-à-coup,  et 
ne  laissent  que  de  l'écume.  Ces  ondes  impétueuses 
qui  se  roulent  les  unes  contre  les  autres,  qui  s'en- 
tre-choquent  avec  grand  éclat,  et  s'effacent  mu- 
tuellement, sont  une  vive  image  du  monde  et  des 
passions,  qui  causent  toutes  les  agitations  de  la  vie 
humaine;  «  où  les  hommes,  comme  des  poissons, 
»  se  dévorent  mutuellement  »  :  Ubi  se  invicem  ho- 
mmes quasi  pisces  dévorant  (0.  Voyez  encore  ces- 
grands  poissons ,  ces  monstres  marins ,  qui  fendent 
les  eaux  avec  grand  tumulte ,  et  il  ne  reste  à  la 
fin  aucun  vestige  de  leur  passage.  Ainsi  passent 
dans  le  monde  ces  grandes  puissances,  qui  font  si 
grand  bruit ,  qui  paroissent  avec  tant  d'ostentation. 
Ont-elles  passé?  il  n'y  paroît  plus;  tout  est  effacé, 
et  il  n'en  reste  aucune  apparence. 

Il  vaut  donc  beaucoup  mieux  être  enfermé  dans 
ces  rets  qui  nous  conduiront  au  rivage ,  que  de  na- 
ger et  se  perdre  dans  une  eau  si  vaste,  en  se  flattant 
d'une  fausse  image  de  liberté.  La  parole  est  le  rets 
qui  prend  les  âmes.  Mais  on  travaille  vainement , 
si  Jésus -Christ  ne  parle  pas  :  In  verbo  tuo  laxabo 
rete  :  «  Sur  votre  parole ,  Seigneur ,  je  jetterai  le 
»  filet  ».  C'est  ce  qui  donne  efficace. 

Saintes  Filles,  vous  êtes  renfermées  dans  ce  filet  : 
la  parole  qui  vous  a  prises,  c'est  cet  oracle  sj  tou~ 
chant  de  la  vérité  :  Quid  prodest  ho  mini  si  munduni 
universum  lucrelur ,  animœ  vero  suai  detrimentum 
paXiatur  (2)  ?  «  Que  sert  à  l'homme  de  gagner  le 
»  monde  entier,  s'il  perd  son  ame  »  ?  Dès -lors  pé- 
(■)  Aug.  Serm.  ccui,  n.  a  ;  tom.  v,  ml,  iolk).  —  '<?)  Matt.  xvi.  26. 


DE    SAINT    ANDRÉ,    APOT11E.  53g 

nétrées,  par  l'efficace  de  cette  parole,  du  néant  et 
des  dangers  d'un  monde  trompeur ,  vous  avez  voulu 
donner  toutes  vos  affections  à  ces  biens  ve'ritables , 
seuls  dignes  d'attirer  vos  cœurs  ;  et  pour  vous  mettre 
plus  en  état  de  .les  acquérir ,  vous  vous  êtes  em- 
pressées de  vous  séparer  de  tous  les  objets  qui  au- 
roient  pu,  par  des  illusions  funestes,  égarer  vos 
désirs ,  et  détourner  votre  application  de  cet  unique 
nécessaire.  Persévérez  dans  ces  bienheureux  filets 
qui  vous  ont  mises  à  couvert  des  périls  de  cette  mer 
orageuse,  et  gardez-vous  d'imiter  ceux  qui,  par  les 
différentes  ouvertures  qu'ils  ont  cherché  dans  leur 
inquiétude  à  faire  aux  rets  salutaires  qui  les"  enser- 
roient ,  n'ont  travaillé  qu'à  se  procurer  une  liberté, 
plus  déplorable  que  le  plus  honteux  esclavage. 

SECOND  POINT. 

Saint,  André  est  un  des  plus  illustres  de  ces  divins 
pêcheurs ,  et  l'un  de  ceux  à  qui  Dieu  a  donné  le 
plus  grand  succès  dans  cette  pêche  mystérieuse. 
C'est  lui  qui  a  pris  son  frère  Simon ,  le  prince  de 
tous  les  pêcheurs  spirituels  :  Veni  et  vide  (0.  C'est 
ce  qui  donne  lieu  à  Hésychius ,  prêtre  de  Jérusa- 
lem, de  lui  donner  cet  éloge  (2)  :  André,  le  premier 
né  des  apôtres ,  la  colonne  premièrement  établie , 
Pierre  devant  Pierre ,  fondement  du  fondement 
même,  qui  a  appelé  avant  qu'on  l'appelât,  qui 
amène  des  disciples  à  Jésus  avant  que  d'y  avoir  été 
amené  lui-même.  «  Il  rend  ainsi  au  Verbe  ceux  qu'il 
»  prend  par  sa  parole  »  :  Quos  inverbo  capit,  Verbo 

WJoan.  i.  46.  —  W  Bibl.  JPhot.  Cod.  269. 


5/f6  PANÉGYRIQUE 

reddit  (0.  Car  toute  la  gloire  des  conquêtes  des  apô- 
tres est  due  à  Jésus- Christ  :  c'est  en  s'appuyant  sur 
ses  promesses  qu'ils  les  entreprennent  :  In  verbo 
tuo  laxabo  rete  (2).  «  Aussi  ne  sommes -nous  pas 
»  appelés  pétriens,  mais  chrétiens  »  ,  Non  petria- 
nos ,  sed  christianos  :  «  et  ce  n'est  pas  Paul  qui  a 
»  été  crucifié  pour  nous  »  :  Nufnquid  Paulus  cruci- 
fixas  est  pro  vobis  (3)  ? 

Bientôt  André,  rempli  de  ces  sentimens,  sou- 
mettra à  son  Maître  avec  un  zèle  infatigable  et  un 
courage  invincible ,  l'Epire ,  l' Achaïe  ,  la  Thrace  , 
la  Scythie ,  peuples  barbares  et  presque  sauvages , 
«  libres  par  leur  indocile  fierté  ,  par  leur  hu- 
»  meur  rustique  et  farouche  »  :  Omnes  iïlœ  fero- 
ciâ  liberœ  génies.  Tous  ces  succès  sont  l'effet  de 
l'ordre  que  Jésus-Christ  leur  a  donné  à  tous  :  Laxate 
relia;  «  Jetez  vos  filets  ».  Dès  que  les  apôtres  se  sont 
mis  en  devoir  de  l'exécuter,  la  foule  des  peuples 
et  des  nations  convertis  se  trouve  prise  dans  la 
parole. 

Si  nous  voulons  considérer  avec  attention  toutes 
les  circonstances  de  la  pêche  miraculeuse  des  apô- 
tres, nous  y  verrons  toute  l'histoire  de  l'Eglise,  figu- 
rée avec  les  traits  les  plus  frappa ns.  Il  y  entre  des 
esprits  inquiets  et  impatiens;  ils  ne  peuvent  se  don- 
ner de  bornes,  ni  renfermer  leur  esprit  dans  l'obéis- 
sance :  Rumpebatur  autem  rete  eorum  (4).  La  curio- 
sité les  agite,  l'inquiétude  les  pousse,  l'orgueil  les 
emporte  :  ils  rompent  les  rets ,  ils  échappent ,  ils 
font  des  schismes  et  des  hérésies  :  ils  s'égarent  dans 

(0  S.Ainbr.  in  Luc.  lib.  iv ,  n.  78  5  tom.  1 ,  col.  i355.  —  W  Luc.  V. 
5.  —  (?)  I.  Cor.  i.  i3.—  (4;  Luc.  v.  6. 


DE    SAINT    ANDRÉ,    APOTRE.  54 1 

des  questions  infinies,  ils  se  perdent  dans  l'abîme 
des  opinions  humaines.  Toutes  les  hérésies,  pour 
mettre  la  raison  un  peu  plus  au  large,  se  font  des 
ouvertures  par  des  interprétations  violentes  :  elles 
ne  veulent  rien  qui  captive.  Dans  les  mystères,  il 
faut  souvent  dire  qu'on  n'entend  pas  ;  il  faut  renon- 
cer à  la  raison  et  au  sens.  L'esprit  libre  et  curieux 
ne  peut  s'y  résoudre;  il  veut  tout  entendre,  l'Eu- 
charistie ,  les  paroles  de  l'Evangile.  C'est  un  filet  où 
l'esprit  est  arrêté.  On  force  un  passage ,  on  cherche 
à  s'échapper  à  travers  les  mauvaises  défaites  que  sug- 
gère une  orgueilleuse  raison.  Pour  nous,  demeu- 
rons dans  l'Eglise,  heureusement  captivés  dans  ses 
liens.  Il  y  en  demeure  des  mauvais ,  mais  il  n'en  sort 
aucun  des  bons. 

Mais  voici  un  autre  inconvénient.  «  La  multitude 
»  est  si  grande ,  que  la  nacelle  surchargée  est  prête 
»  à  couler  à  fond  »  :  Impleverunt  ambas  naviculas, 
itautpenh  mergerenturi1)  :  figure  bien  sensible  de  ce 
qui  devoit  se  passer  dans  l'Eglise,  où  le  grand  nom- 
bre de  ceux»  qui  entroient  dans  la  nacelle ,  a  tant 
de  fois  fait  craindre  qu'elle  ne  fût  submergée  par 
son  propre  poids  :  Sed  mihi  cumulus  iste  suspectus 
est,  ne  plenitudine  sui  naves  pêne  mergantur  (2). 
Mais  ce  n'est  pas  encore  tout  ;  et  ici  le  danger  n'est 
pas  moins  redoutable  que  tous  les  périls  déjà  cou- 
rus. «  Pierre  est  agité  d'une  nouvelle  sollicitude;  sa 
»  proie  même ,  qu'il  a  tirée  à  terre  avec  tant  d'ef- 
»  forts ,  lui  devient  suspecte;  et  il  a  besoin  d'un  sage 
»  discernement  pour  n'être  pas  trompé  dans  son 
»  abondance  »  :  Ecce  alia  sollicitudo  Pétri,  cuijam 

(0  Luc.  y    7.  —  00  S.  Amb.  in  Luc.  lib.  iv,  n.  77  ;  col.  i354. 


£>42  PANÉGYRIQUE 

sua  prœda  suspecta  esli1).  Image  vive  de  la  conduite 
que  les  pêcheurs  spirituels  ont  dû  tenir  à  l'égard 
de  tous  ces  poissons  mystérieux  qui  tomboient  dans 
leurs  filets.  Faute  de  cette  sage  défiance  et  de  ces 
précautions  salutaires,  l'Eglise  s'est  accrue,  et  la 
discipline  s'est  relâchée  ;  le  nombre  des  fidèles  s'est 
augmenté,  et  l'ardeur  de  la  foi  s'est  ralentie  :  Nescio 
quomodo  pugnante  contra  temetipsam  tuâ  felicitate  , 
quantum  tibi  auclum  est  populorum  ,  tantumpene  vi- 
tiorum;  quantum  tibi  copiœ  accessit,  tanlum  disci- 
plina? recessit; factaque  es  _,  Ecclesia,  profectu 

tuœ  fœcunditatis  injirmior,  et  quasi  minus  valida  (2). 
Elle  est  déchue  par  son  progrès,  et  abattue  par  ses 
propres  forces.    . 

L'Eglise  n'est  faite  que  pour  les  saints.  Aussi  les 
enfans  de  Dieu  y  sont  appelés,  et  y  accourent  de 
toutes  parts.  Tous  ceux  qui  sont  du  nombre,  y  sont 
entrés  :  «  mais  combien  en  est-il  entré  par-dessus  le 
»  nombre  »  ?  Multiplicati  sunt  super  numerum  (3). 
Combien  parmi  nous,  qui  néanmoins  ne  sont  point 
des  nôtres  ?  Les  enfans  d'iniquité  qui  l'accablent ,  la 
foule  des  méchans  qui  l'opprime ,  ne  sont  dans  l'E- 
glise que  pour  l'exercer.  Les  vices  ont  pénétré  jusque 
dans  le  cœur  de  l'Eglise;  et  ceux  qui  ne  dévoient  pas 
même  y  être  nommés,  y  paroissent  hautement  la  tête 
levée  :  Maledictum  ,  et  mendacium ,  et  adulterium 
inundaverunl  (4).  Les  scandales  se  sont  élevés,  et  l'ini- 
quité étant  entrée  comme  un  torrent ,  elle  a  ren- 
versé la  discipline.  Il  n'y  a  plus  de  correction ,  il  n'y 
a  plus  de  censure.  On  ne  peut  plus ,  dit  saint  Ber- 

(0  S.  Ambr.  in  Luc.  lié.  iv ,  n.  785  col.   i355.  —  M  Salvian.  adv. 
'Avar.  lib.  1  ;  pag.  a  18.  —  C3)  Psal.  xxxix,  6.  —  {fi)  Osée.  iy.  a. 


DE    SAINT    ANDRÉ,    APOTRE.  543 

nard  (0, noter  les  médians,  tant  le  nombre  en  est  im- 
mense; on  ne  peut  plus  les  éviter,  tant  leurs  emplois 
sont  nécessaires  ;  on  ne.  peut  plus  les  réprimer  ni  les 
corriger,  tant  leur  crédit  et  leur  autorité  est  redou- 
table. 

Dans  cette  foule ,  les  bons  sont  cachés  ;  souvent 
ils  habitent  dans  quelque  coin  écarté ,  dans  quelque 
vallée  déserte  :  ils  soupirent  en  secret ,  et  se  livrent 
aux  saints  gémissemens  de  la  pénitence.  Combien  de 
saints  pénitens?  Hélas!  «  A  peine  dans  un  si  grand 
»  amas  de  pailles  aperçoit -on  quelques  grains  de 
»  froment  »  :  Vix  ibi  apparent  grana  frumenti  in 
tant  mullo  numéro  palearum  (2).  Les  uns  paroissent, 
les  autres  sont  cachés,  selon  qu'il  plaît  au  Père  cé- 
leste, ou  de  les  sanctifier  par  l'obscurité,  ou  de  les 
produire  pour  le  bon  exemple. 

Mais  dans  cette  étrange  confusion,  et  au  milieu 
de  tant  de  désordres,  souvent  la  foi  chancelle,  les 
foibles  se  scandalisent,  l'impiété  triomphe;  et  l'on 
est  tenté  de  croire  que  la  piété  n'est  qu'un  nom,  et 
la  vertu  chrétienne  qu'une  feinte  de  l'hypocrisie. 
Rassurez -vous  cependant,  et  ne  vous  laissez  pas 
ébranler  par  la  multitude  des  mauvais  exemples. 
Voulez -vous  trouver  des  hommes  sincèrement  ver- 
tueux, et  vraiment  chrétiens,  qui  vous  consolent 
dans  ce  dérèglement  presque  universel  ?  «  Soyez 
»  vous-mêmes  ce  que  vous  désireriez  voir  dans  les 
»  autres;  et  vous  en  trouverez  sûrement,  ou  qui 
»  vous  ressembleront ,  ou  qui  vous  imiteront  »  :  Es- 
tote  taies  ,  et  invenietis  taies. 

(•)  In  Cant.  Serm.  xxxm,  n.  16;  tom.  1,  col.  lïtfS.  —  (a)  S.  dLug. 
Serm.  cclii,  ».  4  J  tom.  v ,  col.  io/Jo. 


544  PANÉGYRIQUE 

TROISIÈME  POINT. 

L'Eglise  parle  à  ses  enfans  :  ils  doivent  l'e'couter 
avec  un  respect  qui  prouve  leur  soumission,  et  lui 
obéir  avec  une  promptitude  qui  témoigne  leur  fidé- 
lité et  leur  confiance.  Dieu  parle  aussi ,  et  à  sa  pa- 
role tout  se  fait  dans  la  nature  comme  il  l'ordonne. 
Si  les  créatures  inanimées ,  ou  sans  raison ,  lui  obéis- 
sent avec  tant  de  dépendance  ;  nous ,  qui  sommes 
doués  d'intelligence,  lui  devons-nous  moins  de  do- 
cilité quand  il  parle  ?  Et  en  effet,  la  liberté  ne  nous 
est  pas  donnée  pour  hésiter,  ni  pour  disputer  contre 
lui  :  elle  nous  donne  le  volontaire,  pour  distinguer 
notre  obéissance  de  celle  des  créatures  inanimées 
ou  sans  raison  :  mais  quel  que  soit  notre  avantage  sur 
elles ,  ce  n'est  pas  pour  nous  dispenser  de  rendre  à 
Dieu  la  déférence  qui  lui  est, due.  Le  même  droit  qu'il 
a  sur  les  autres  êtres,  subsiste  à  notre  égard  ;  et  il 
nous  impose  la  même  obligation  de  lui  obéir  ponc- 
tuellement et  dans  l'instant  même.  S'il  nous  laisse 
notre  choix,  t'est  non  pour  affbiblir  son  empire, 
mais  pour  rendre  notre  sujétion  plus  honorable. 

Ceux  qui  sont  accoutumés  au  commandement, 
sentent  mieux  que  les  autres  combien  cette  obéis- 
sance est  juste  et  légitime,  combien  elle  est  douce 
et  aimable.  Que  sert  donc  de  la  refuser  ou  de  la  con- 
tester? Les  hommes  peuvent  bien  trouver  moyen  de 
se  soustraire  à  l'empire  de  leurs  semblables;  mais 
Dieu  a  cela  par  nature,  que  rien  ne  lui  résiste.  Si  la 
volonté  rebelle  prétend  échapper  à  sa  domination  ; 
en  s'en  retirant  d'un  côté,  elle  y  retombe  d'un  autre 
avec  toute  l'impétuosité  des  efforts  qu'elle  avoit  faits 

pour 


DE    SAINT    ANDRÉ,     APOTRE.  545 

pour  s'en  affranchir.  Ainsi  tout  invite ,  tout  presse 
l'homme  de  se  soumettre  à  son  Dieu ,  et  de  lui  obéir 
sans  contradiction  et  sans  de'lai. 

Quand  on  hésite  ou  qu'on  diffère,  il  se  tient  pour 
méprisé  et  refusé  tout-à-fait.  Lorsque  la  vocation  est 
claire  et  certaine ,  qui  est  capable  d'hésiter  un  mo- 
ment ,  est  capable  de  manquer  tout-à-fait  ;  qui  peut 
retarder  un  jour,  peut  passer  toute  sa  vie  :  nos  pas- 
sions et  nos  affaires  ne  nous  demandent  jamais  qu'un 
délai.  C'est  pour  Dieu  une  insupportable  lenteur 
que  d'aller  seulement  dire  adieu  aux  siens,  que  d'al- 
ler rendre  à  son  propre  père  les  honneurs  de  la  sé- 
pulture. Il  faudra  voir  le  testament,  l'exécuter,  le 
contester  :  d'une  affaire  il  en  naît  une  autre,  et  un 
moment  de  remise  attire  quelquefois  la  vie  toute  en- 
tière; c'est  pourquoi  il  faut  tout  quitter  en  entrant 
au  service  de  Dieu  (0.  Puisqu'il  faudra  nécessaire- 
ment couper  quelque  part,  coupez  dès  l'abord,  tran- 
chez au  commencement ,  afin  d'être  plutôt  à  celui 
à  qui  vous  voulez  être  pour  toujours. 

Et  combien  n'est -on  pas  dédommagé  de  ces  sa- 
crifices? et  quelle  confiance  ne  donnent -ils  pas  aux 
âmes ,  pour  oser  tout  espérer  de  la  bonté  d'un  Dieu 
si  généreux  et  si  magnifique?  Voyez  les  apôtres,  ils 
n'ont  quitté  qu'un  art  méprisable  :  Pierre  en  dit-il 
avec  moins  de  force  :  «  Nous  avons  tout  quitté  »  ? 
Reliquimus  omnia  (2).  Des  filets  :  voilà  le  présent 
qu'ils  suspendent  à  ses  autels;  voilà  les  armes ,  voilà 
le  trophée  qu'ils  érigent  à  sa  victoire.  Qu'il  y  a  plai- 
sir de  servir  celui  qui  fait  justice  au  cœur,  et  qui 

(»)  S.  Chrysost.  in  Matth.  Homil.  xxvu  ;  tom.  yn  ,  p.  33o.  — < 
(>)  Matt.  xix.  27. 

Bossuet.  XVI.  35 


5/f6  PANÉGYRIQUE 

pèse  l'affection  ;  qui  vent  à  la  vérité  nous  faire  ache- 
ter son  royaume ,  mais  aussi  qui  a  la  bonté  de  se 
contenter  de  ce  que  nous  avons  entre  les  mains  ! 
Car  il  met  son  royaume  à  tout  prix ,  et  il  le  donne 
pour  tout  ce  que  nous  pouvons  lui  offrir  :  Tantîtm 
valet  quantum  habes.  «  Rien  qui  soit  à  plus  vil 
»  prix ,  quand  on  l'achète  ;  rien  qui  soit  plus  pré- 
»  cieux,  quand  on  le  possède  »  :  Quid  vilius,  cum 
emilur  ;  quid  car ius  ,  cum  possidetur  (0? 

Mais  ce  n'est  pas  assez  de  tout  quitter ,  parens , 
amis,  biens,  repos,  liberté:  il  faut  encore  suivre  Je» 
sus-Christ,  porter  sa  croix  après  lui  en  marchant 
sur  ses  traces ,  en  imitant  ses  exemples,  et  se  renon- 
cer ainsi  soi-même  tous  les  jours  de  sa  vie.  Cepen- 
dant qu'il  est  difficile ,  quand  tout  est  heureux , 
quand  tout  nous  favorise,  de  résister  à  ces  attraits 
séduisans  d'un  monde  qui  nous  amollit  et  nous  cor- 
rompt en  nous  flattant!  A  qui  persuadera-t-on  de 
fuir  la  gloire ,  de  mépriser  les  honneurs ,  de  redou- 
ter les  richesses,  lorsqu'ils  semblent  se  présenter 
comme  d'eux-mêmes,  et  venir,  pour  ainsi  dire,  nous 
chercher  dans  notre  obscurité  ?  Qui  peut  compren- 
dre qu'il  faille  se  mortifier  dans  le  sein  de  l'abon- 
dance ;  faire  violence  à  ses  désirs,  lorsque  tout  con- 
court à  les  satisfaire  ;  devenir  à  soi-même  son  pro- 
pre bourreau,  si  les  contradictions  du  dehors  ne 
nous  en  tiennent  lieu;  et  savoir  se  livrer  à  tous  les 
genres  de  souffrances,  pour  mener  une  vie  vraiment 
pénitente  et  crucifiée?  Et  toutefois  y  a-t-il  une  autre 
manière  de  se  rendre  semblable  à  Jésus  -  Christ ,  et 
de  porter  fidèlement  sa  croix  avec  lui  ? 

(")  S.  Gregor.  in  Ev.  Hom.  y,  n.  2,  3 ;  tom.  î,  col.  i/\5i. 


DE    SAINT    ANDRÉ,    APOTRE.  5^7 

«  O  croix  aimable,  ô  croix  si  ardemment  de'sire'e, 
»  et  enfin  trouvée  si  heureusement  !  puissé-je  ne 
»  jamais  te  quitter,  te  demeurer  tendrement  et 
»  constamment  attache',  afin  que  celui  qui  en  mou- 
»  rant  entre  tes  bras ,  par  toi  m'a  racheté ,  par  toi 
»  aussi  me  reçoive  et  me  possède  éternellement  dans 
»  son  amour  »  :  Ut  per  te  me  recipiat,  qui  per  te 
moricns  me  redemit.  Tels  sont  les  sentimens  dont 
doivent  être  animés  tous  ceux  qui  veulent  sincère- 
ment appartenir  à  Jésus-Christ  :  point  d'autre  moyen 
de  se  montrer  ses  véritables  disciples. 

Quand  est-ce  que  l'Eglise  a  vu  des  chrétiens 
dignes  de  ce  nom  ?  C'est  lorsqu'elle  étoit  persécutée, 
lorsqu'elle  lisoit  à  tous  les  poteaux  des  sentences 
épouvantables  contre  ses  enfans ,  et  qu'elle  les  voyoit 
à  tous  les  gibets,  et  dans  toutes  les  places  publiques 
immolés  pour  la  gloire  de  l'Evangile.  Durant  ce 
temps,  mes  Sœurs,  il  y  a  voit  de  chrétiens  sur  la  terre  ; 
il  y  avoit  de  ces  hommes  forts,  qui,  nourris  dans 
les  proscriptions  et  dans  les  alarmes  continuelles, 
s'étoient  fait  une  glorieuse  habitude  de  souffrir  pour 
l'amour  de  Dieu.  Ils  croyoient  que  c'étoit  trop  de 
délicatesse  à  des  disciples  de  la  croix ,  que  de  re- 
chercher le  plaisir  et  en  ce  monde  et  en  l'autre. 
Comme  la  terre  leur  étoit  un  exil,  ils  n'estimoient 
rien  de  meilleur  pour  eux  que  d'en  sortir  au  plutôt. 
Alors  la  piété  étoit  sincère ,  parce  qu'elle  n'étoit  pas 
encore  devenue  un  art  :  elle  n'avoit  pas  encore  ap- 
pris le  secret  de  s'accommoder  au  monde ,  ni  de  ser- 
vir au  négoce  des  ténèbres.  Simple  et  innocente 
qu'elle  étoit,  elle  ne  regardoit  que  le  ciel,  auquel 
elle  prouvoit  sa  fidélité  par  une  longue  patience. 


548  PANÉGYRIQUE 

Tels  étoient  les  chrétiens  de  ces  premiers  temps  :  les 
voilà  dans  leur  pureté'  ,  tels  que  les  engendroit  le 
sang  des  martyrs,  tels  que  les  formoient  les  persé- 
cutions. 

Maintenant  une  longue  paix  a  corrompu  ces  cou- 
rages mâles ,  et  on  les  a  vus  ramollis  depuis  qu'ils 
n'ont  plus  été  exercés.  Le  monde  est  entré  dans 
l'Eglise.  On  a  voulu  joindre  Jésus-Christ  avecBélial; 
et  de  cet  indigne  mélange  quelle  race  enfin  nous  est 
née?  Une  race  mêlée  et  corrompue,  des  demi-chré- 
tiens, des  chrétiens  mondains  et  séculiers,  une  piété 
bâtarde  et  falsifiée ,  qui  est  toute  dans  les  discours 
et  dans  un  extérieur  contrefait.  O  piété  à  la  mode , 
que  je  me  ris  de  tes  vanteries,  et  des  discours  étu- 
diés que  tu  débites  à  ton  aise  pendant  que  le  monde 
te  rit  !  viens  que  je  te  mette  à  l'épreuve.  Voici  une 
tempête  qui  s'élève  ;  voici  une  perte  de  biens ,  une 
insulte,  une  disgrâce,  une  maladie.  Quoi,  tu  te 
laisses  aller  au  murmure,  ô  vertu  contrefaite  et  dé- 
concertée !  Tu  ne  peux  plus  te  soutenir ,  piété  sans 
force  et  sans  fondement!  Vas,  tu  n'étois  qu'un  vain 
simulacre  de  la  piété  chrétienne  ;  tir  n'étois  qu'un 
faux  or  qui  brille  au  soleil ,  mais  qui  ne  dure  pas 
dans  le  feu ,  mais  qui  s'évanouit  dans  le  creuset.  La 
piété  chrétienne  n'est  pas  faite  de  la  sorte  :  le  feu 
l'épure  et  l'affermit.  Ah!  s'il  est  ainsi,  chrétiens,  si 
les  souffrances  sont  nécessaires  pour  soutenir  l'es- 
prit du  christianisme  ;  Seigneur,  rendez- nous  les 
tyrans;  rendez-nous  les  Domitiens  et  les  Nérons. 

Mais  modérons  notre  zèle ,  et  ne  faisons  point  de 
vœux  indiscrets  :  n'envions  pas  à  nos  princes  le  bon- 
heur d'être  chrétiens ,  et  ne  demandons  pas  des  per- 


DE    SAINT    ANDRÉ,    Al'OTFiE.  549 

séditions,  que  notre  lâcheté  ne  pourroit  souffrir. 
Sans  ramener  les  roues  et  les  chevalets  sur  lesquels 
on  étendoit  nos  ancêtres  ,  la  matière  ne  manquera 
pas  à  la  patience.  La  nature  a  assez  d'infirmités ,  les 
affaires  assez  d'épines,  les  hommes  assez  d'injustice, 
leurs  jugemens  assez  de  bizarreries,  leurs  humeurs 
assez  d'importunes  inégalités  ;  le  monde  assez  d'em- 
barras, ses  faveurs  assez  d'inconstance,  ses  engage- 
mens  les  plus  doux  assez  de  captivités.  Que  si  tout 
nous  prospère,  si  tout  nous  rit,  c'est  à  nous  à  nous 
rendre  nous-mêmes  nos  persécuteurs,  à  nous  con- 
trarier nous-mêmes. 

Pour  mener  une  vie  chrétienne ,  il  faut  sans  cesse 
combattre  son  cœur,  craindre  ce  qui  nous  attire, 
pardonner  ce  qui  nous  irrite,  rejeter  souvent  ce 
qui  nous  avance,  et  nous  opposer  nous-mêmes  aux 
accroissemens  de  notre  fortune.  O  qu'il  est  difficile, 
pendant  que  le  monde  nous  accorde  tout ,  de  se  re- 
fuser quelque  chose  !  Qui ,  ayant  en  sa  possession 
une  personne  très-accomplie,  qu'il  auroit  aimée  , 
vivroit  avec  elle  comme  avec  sa  sœur ,  s'éleveroit  au- 
dessus  de  tous  les  sentimensde  l'humanité?  C'est  une 
aussi  forte  résolution,  dit  saint  Chrysostôme  (0  , 
de  ne  pas  laisser  corrompre  son  cœur  par  les  gran- 
deurs et  les  biens  qu'on  possède.  Ah!  qu'il  faut 
alors  de  courage  pour  renoncer  à  ses  inclinations , 
et  s'empêcher  de  goûter  et  d'aimer  ce  que  la  nature 
trouve  si  doux  et  si  aimable  !  Sans  cesse  obligé 
d'être  aux  prises  avec  soi-même ,  pour  s'arracher  de 
vive  force  à  des  objets  auxquels  tout  le  poids  du 
cœur  nous  entraîne  ;  combien  ne  s'y  sent-on  pas  plus 

0)  In  Matt.  HoAi.  xi,  n.  4  5  loin,  vu,  pag.  442- 


55o  PANÉGYRIQUE 

fortement  incliné,  lorsque  tout  ce  qui  nous  envi- 
ronne nous  invite  et  nous  presse  de  satisfaire  à  nos 
désirs  ?  C'est  dans  une  si  critique  situation  qu'il  faut 
vraiment,  pour  se  conserver  pur,  se  rendre  en 
quelque  sorte  cruel  à  soi-même,  en  se  privant  d'au- 
tant plus  des  vains  plaisirs  que  la  chair  recherche, 
qu'on  a  plus  de  moyen  de  se  les  procurer.  Si  l'esprit 
veut  alors  acquérir  une  noble  liberté,  qu'il  tienne 
les  sens  dans  une  sage  contrainte ,  de  peur  d'en  être 
bientôt  maîtrisé;  et  que  saintement  sévère  à  lui- 
même  ,  sévère  à  son  corps,  il  tende,  par  une  bien- 
heureuse mortification  de  tous  les  retours  de  l'amour- 
propre  et  toutes  les  affections  charnelles ,  à  se  dé- 
gager de  plus  en  plus  de  tout  ce  qui  l'empêche  de 
retourner  à  son  principe.  Peu  à  peu  il  trouvera  dans 
les  austérités  de  la  pénitence ,  dans  les  humiliations 
de  la  croix ,  plus  de  délices  et  de  consolations,  que 
les  amateurs  du  monde  ne  sauroient  en  goûter  dans 
toutes  les  folles  joies  qu'il  leur  procure,  et  dans 
tous  les  contentemens  de  leur  orgueil.  C'est  ainsi 
que,  par  les  différens  progrès  du  détachement  et 
de  la  pénitence ,  nous  parvenons  à  être  réellement 
martyrs  de  nous-mêmes,  nous  devenons  des  victimes 
d'autant  plus  propres  à  être  consommées  en  Jésus- 
Christ  ,  qu'elles  sont  plus  volontaires.  Nouveau  genre 
de  martyre,  où  le  persécuteur  et  le  patient  sont  éga- 
lement agréables,  où  Dieu  d'une  même  main  anime 
celui  qui  souffre,  et  couronne  celui  qui  persécute. 
Saintes  Filles ,  vous  connoissez  ce  genre  de  mar- 
tyre, et  depuis  long-temps  vous  l'exercez  sur  vous- 
mêmes  avec  un  zèle  digne  de  la  foi  qui  vous  anime. 
Peu  contentes  de  vous  être  dépouillées,  par  un  gé- 


DE    SAINT    ANDRÉ,    APOTRE.  55l 

nerenx  renoncement  que  la  grâce  vous  a  inspiré,  de 
tous  les  objets  capables  de  vous  affadir,  vous  avez  en- 
core voulu  déclarer  une  guerre  continuelle  à  toutes 
les  affections  ,  à  tous  les  sentimens  d'une  nature 
toujours  inge'nieuse  à  rechercher  ce  qui  peut  la  satis- 
faire ;  et  dans  la  crainte  de  céder  à  ses  erapressemens, 
vous  avez  mieux  aimé  lui  refuser  sans  danger  ce  qui 
pourroit  lui  être  permis,  que  de  vous  exposer  à 
vous  laisser  entraîner  au-delà  des  bornes,  en  lui 
donnant  tout  ce  que  vous  pouviez  absolument  lui 
accorder.  Persévérez,  mes  Sœurs,  dans  cette  glo- 
rieuse milice,  qui  vous  apprendra  à  mourir  chaque 
jour  à  ce  que  vous  avez  de  plus  intime,  et  qui,  vous 
détachant  de  plus  en  plus  de  la  chair,  vous  élèvera 
par  une  sainte  mortification  de  l'esprit,  jusqu'à  Dieu, 
pour  trouver  en  lui  cette  paix  que  le  monde  ne  con- 
noît  pas,  ces  délices  que  les  sens  nesauroient  goûter, 
et  ce  parfait  bonheur  réservé  aux  âmes  vraiment 
chrétiennes,  que  je  vous  souhaite. 


552  PANÉGYRIQUE 


PANEGYRIQUE 


DE 


SAINT    JEAN,  APOTRE. 

Tendresse  particulière  de  Jésus  pour  saint  Jean.  Trois  présen» 
inestimables  qu'il  lui  fait,  dans  les  trois  états  divers  par  lesquels  ce 
divin  Sauveur  a  passé  pendant  les  jours  de  sa  mortalité.  Comment 
le  disciple  bien-aimé  répond  à  l'amour  de  son  divin  maître  pour  lui. 


Ego  dilecto  meo ,  et  ad  me  conversio  ejus. 

Je  suis  à  mon  bien-aimé,  et  la  pente  de  son  cœur  est  tour- 
née vers  moi.  Cant.  vu.  10. 

Il  est  superflu,  chrétiens,  de  faire  aujourd'hui  le  pa- 
négyrique du  disciple  bien-aimé  de  notre  Sauveur. 
C'est  assez  de  dire  en  un  mot  qu'il  étoit  le  favori 
de  Jésus,  et  le  plus  chéri  de  tous  les  apôtres.  Saint 
Augustin  dit  très-doctement  que  «  l'ouvrage  est  par- 
»  fait,  lorsqu'il  plaît  à  son  ouvrier  »  :  Hoc  estper- 
fectum  quod  artijîci  suo  placet  (0;  et  il  me  semble 
que  nous  le  connoissons  par  expérience.  Quand  nous 
voyons  un  excellent  peintre  qui  travaille  à  faire  un 
tableau ,  tant  qu'il  tient  son  pinceau  en  main ,  que 

(»)  De  Gènes,  contra  Manich.  lib.  i,   Cap.  vin  ;  n.  i3j  lom.  i, 
col.  65o. 


DE  SAINT  JEAN,  APOTRE.         553 

tantôt  il  efface  un  trait ,  et  tantôt  il  en  tire  un  autre, 
son  ouvrage  ne  lui  plaît  pas ,  il  n'a  pas  rempli  toute 
son  idée,  et  le  portrait  n'est  pas  achevé  :  mais  sitôt 
qu'ayant  fini  tous  ses  traits  et  relevé  toutes  ses  cou- 
leurs, il  commence  à  exposer  sa  peinture  en  vue, 
c'est  alors  que  son  esprit  est  content,  et  que  tout 
est  ajusté  aux  règles  de  l'art  ;  l'ouvrage  est  parfait , 
parce  qu'il  plaît  à  son  ouvrier,  et  qu'il  a  fait  ce 
qu'il  vouloit  faire  :  Hoc  est  perfectum  quod  artijici 
suo  placet.  Ne  doutez  donc  pas,  chrétiens,  de  la 
grande  perfection  de  saint  Jean,  puisqu'il  plaît  si 
fort  à  son  ouvrier;  et  croyez  que  Jésus-Christ,  créa- 
teur des  cœurs,  qui  les  crée,  comme  dit  saint  Paul  (0, 
dans  les  bonnes  œuvres,  l'a  fait  tel  qu'il  falloit  qu'il 
fût  pour  être  l'objet  de  ses  complaisances.  Ainsi  je 
pourrois  conclure  ce  panégyrique  après  cette  seule 
parole,  si  votre  instruction ,  chrétiens,  ne  désiroit 
de  moi  un  plus  long  discours. 

Sainte  et  bienheureuse  Marie  ,  impétrez-nous  les 
lumières  de  l'Esprit  de  Dieu ,  pour  parler  de  Jean 
votre  second  fils.  Que  votre  pudeur  n'en  rougisse 
pas;  votre  virginité  n'y  est  point  blessée.  C'est  Jésus- 
Christ  qui  vous  l'a  donné,  et  qui  a  voulu  vous  an- 
noncer lui-même  que  vous  seriez  la  mère  de  son 
bien-aimé.  Qui  doute  que  vous  n'ayez  cru  à  la  parole 
de  votre  Dieu,  vous  qui  avez  été  si  humblement  sou- 
mise à  celle  qui  vous  fut  portée  par  son  ange,  qui 
vous  salua  de  sa  part,  en  disant  :  Ave. 

Je  remarque  dans  les  saintes  Lettres  trois  états 
divers  dans  lesquels  a  passé  le  sauveur  Jésus  pendant 

(')  Ephes.  ii.  10. 


554  PA2VÉGYÏIIQUE 

les  jours  de  sa  chair  ,  et  le  cours  de  son  pèlerinage. 
Le  premier,  a  été  sa  vie  ;  le  second,  a  été  sa  mort; 
le  troisième  a  été  mêlé  de  mort  et  de  vie,  où  Jésus 
n'a  été  ni  mort  ni  vivant ,  ou  plutôt  il  y  a  été  tout  en- 
semble et  mort  et  vivant;  et  c'est  l'état  où  il  se  trou- 
voit  dans  la  célébration  de  sa  sainte  cène ,  lorsque 
mangeant  avec  ses  disciples,  il  leur  montroit  qu'il 
étoit  en  vie;  et  voulant  être  mangé  par  ses  disciples, 
ainsi  qu'une  victime  immolée  ,   il    leur  paroissoit 
comme  mort.  Consacrant  lui-même  son  corps  et  son 
sang,  il  faisoit  voir  qu'il  étoit  vivant;  et  divisant 
mystiquement  son  corps  de  son  sang ,  il  se  couvroit 
des  signes  de  mort ,  et  se  dévouoit  à  la  croix  par 
une  destination  particulière.  Dans  ces  trois  états, 
chrétiens,  il  m'est  aisé  de  vous  faire  voir  que  Jean 
a  toujours  été  le  fidèle  et  le  bien-aimé  du  Sauveur. 
Tant  qu'il  vécut  avec  les  hommes ,  nul  n'eut  plus  de 
part  en  sa  confiance  ;  quand  il  rendit  son  ame  à  son 
Père ,  aucun  des  siens  ne  reçut  de  lui  des  marques 
d'un  amour  plus  tendre  ;  quand  il  donna  son  corps 
à  ses  disciples,  ils  virent  tous  la  place  honorable 
qu'il  lui  fit  prendre  près  de  sa  personne  dans  cette 
sainte  cérémonie. 

Mais  ce  qui  me  fait  connoître  plus  sensiblement  la 
forte  pente  du  cœur  de  Jésus  sur  le  disciple  dont 
nous  parlons,  ce  sont  trois  présens  qu'il  lui  fait  dans 
ces  trois  états  admirables  où  nous  le  voyons  dans 
son  Evangile.  Je  trouve  en  effet,  chrétiens,  qu'en 
sa  vie  il  lui  donne  sa  croix  ;  à  sa  mort,  il  lui  donne 
sa  mère;  à  sa  cène,  il  lui  donne  son  cœur.  Que  dé- 
sire un  ami  vivant ,  sinon  de  s'unir  avec  ceux  qu'il 
aime  dans  la  société  des  mêmes  emplois  ?  et  l'amitié 


DE   SAINT   JEAN,    APOTTIE.  555 

a-t-elle  rien  de  plus  doux  que  cette  aimable  associa- 
tion? L'emploi  de  Je'sus  e'toit  de  souffrir  ;  c'est  ce 
que  son  Père  lui  a  prescrit,  et  la  commission  qu'il 
lui  a  donnée.  C'est  pourquoi  il  unit  saint  Jean  à  sa 
vie  laborieuse  et  crucifiée,  en  lui  prédisant  de  bonne 
heure  les  souffrances  qu'il  lui*  destine  :  «  Vous  boi- 
»  rez,  dit-il  (x),  mon  calice,  et  vous  serez  baptisé 
»  de  mon  baptême  ».  Voilà  le  présent  qu'il  lui  fait 
pendant  le  cours  de  sa  vie.  Quelle  marque  nous 
peut  donner  un  ami  mourant  que  notre  amitié  lui 
est  précieuse,  sinon  lorsqu'il  témoigne  un  ardent 
désir  de  se  conserver  notre  cœur ,  même  après  sa 
mort ,  et  de  vivre  dans  notre  mémoire?  C'est  ce  qu'a 
fait  Jésus-Christ  en  faveur  de  Jean  d'une  manière  si 
avantageuse,  qu'il  n'est  pas  possible  d'y  rien  ajouter; 
puisqu'il  lui  donne  sa  divine  Mère,  c'est-à-dire,  ce 
qu'il  a  de  plus  cher  au  monde  :  «  Fils,  dit-il  (2), 
»  voilà  votre  Mère  ».  Mais  ce  qui  montre  le  plus  son 
amour,  c'est  le  beau  présent  qu'il  lui  fait  au  sacré 
banquet  de  l'eucharistie,  où  son  amitié  n'étant  pas 
contente  de  lui  donner  comme  aux  autres  sa  chair 
et  son  sang  pour  en  faire  un  même  corps  avec  lui, 
il  le  prend  entre  ses  bras,  il  l'approche  de  sa  poi- 
trine ;  et  comme  s'il  ne  suffisoit  pas  de  l'avoir  gra- 
tifié de  tant  de  dons ,  il  le  met  en  possession  de  la 
source  même  de  toutes  ses  libéralités,  c'est-à-dire, 
de  son  propre  cœur ,  sur  lequel  il  lui  ordonne  de 
se  reposer  comme  sur  une  place  qui  lui  est  acquise. 
O  disciple  vraiment  heureux  !  à  qui  Jésus-Christ  a 
donné  sa  croix ,  pour  l'associer  à  sa  vie  souffrante  ; 
à  qui  Jésus-Christ  a  donné  sa  Mère,  pour  vivre  éter- 

(0  Marc.  x.  3g.  —  W  Joan.  xix.  27. 


556  PANÉGYRIQUE 

nellement  dans  son  souvenir;  à  qui  Jésus-Christ  a 
donné  son  cœur,  pour  n'être  plus  avec  lui  qu'une 
même  chose.  Que  reste-t-il,  ô  cher  favori,  sinon  que 
vous  acceptiez  ces  présens  avec  le  respect  qui  est  dû 
à  l'amour  de  votre  bon  Maître? 

Voyez ,  chrétiens ,  comme  il  les  accepte.  Il  accepte 
la  croix  du  Sauveur,  lorsque  Jésus-Christ  la  lui  pro- 
posant, Pourrez-vous  bien  ,  dit-il,  boire  ce  calice? 
Je  le  puis,  lui  répond  saint  Jean,  et  il  l'embrasse 
de  toute  son  ame  :  Possumus  (0.  Il  accepte  la  sainte 
Vierge  avec  une  joie  merveilleuse.  Il  nous  rapporte 
lui-même  qu'aussitôt  que  Jésus -Christ  la  lui  eut 
donnée,  il  la  considéra  comme  son  bien  propre  : 
Accepit  eam  discipulus  in  sua  (a).  Il  accepte  sur- 
tout le  cœur  de  Jésus  avec  une  tendresse  incroyable, 
lorsqu'il  se  repose  dessus  doucement  et  tranquille- 
ment ,  pour  marquer  une  jouissance  paisible  et  une 
possession  assurée.  O  mystère  de  charité  !  O  présens 
divins  et  sacrés!  Qui  me  donnera  des  paroles  assez 
tendres  et  affectueuses ,  pour  vous  expliquer  à  ce 
peuple  ?  C'est  néanmoins  ce  qu'il  nous  faut  faire  avec 
le  secours  de  la  grâce. 

PREMIER  POINT. 

Ne  vous  persuadez  pas ,  chrétiens ,  que  l'amitié 
de  notre  Sauveur  soit  de  ces  amitiés  délicates,  qui 
n'ont  que  des  douceurs  et  des  complaisances ,  et  qui 
n'ont  pas  assez  de  résolution  pour  voir  un  courage 
fortifié  par  les  maux  et  exercé  par  les  souffrances. 
Celle  que  le  Fils  de  Dieu  a  pour  nous  est  d'une  na- 
ture bien  différente  :  elle  veut  nous  durcir  aux  tra- 

(»)  Marc.  x.  3g.  —  \*)Joan.  Xix.  07. 


DE    SAINT    JEAN,    APOTRE.  55y 

vaux,  et   nous  accoutumer  à  la  guerre;  elle   est 
tendre ,  mais  elle  n'est  pas  molle  ;  elle  est  ardente , 
mais  elle  n'est  pas  foible;  elle  est  douce,  mais  elle 
n'est  pas  flatteuse.   Oui  certainement,    chrétiens, 
quand  Je'sus  entre  quelque  part,  il  y  entre  avec  sa 
croix,  il  y  porte  avec  lui  toutes  ses  e'pines,  et  il  en 
fait  part  à  tous   ceux  qu'il   aime.   Comme    notre 
apôtre  est  son  bien-aimé,  il  lui  fait  présent  de  sa 
croix  ;  et  de  cette  même  main ,  dont  il  a  tant  de  fois 
serré  la  tête  de  Jean  sur  sa  bienheureuse  poitrine 
avec  une  tendresse  incroyable ,  il  lui  présente  ce  ca- 
lice amer,  plein  de  souffrances  et  d'afflictions,  qu'il 
lui  ordonne   de   boire  tout  plein ,  et    d'en  avaler 
jusqu'àja  lie  :   Calicem  quidem  meum  bibetîs  (0. 
Avouez  la  vérité,  chrétiens,  vous  n'ambitionnez 
guère  un  tel  présent,  vous  n'en  comprenez  pas  le 
prix.  Mais  s'il  reste  encore  en  vos  âmes  quelque 
teinture  de  votre  baptême ,  que  les  délices  du  monde 
n'aient  pas  effacée,  vous  serez  bientôt  convaincus 
de  la  nécessité  de  ce  don ,  en  écoutant  prêcher  Jé- 
sus-Christ ,  dont  je  vous  rapporterai  les  paroles  sans 
aucun  raisonnement  recherché,  mais  dans  la  même 
simplicité  dans  laquelle  elles  sont  sorties  de  sa  sainte 
et  divine  bouche. 

Notre  Seigneur  Jésus  avoit  deux  choses  à  donner 
aux  hommes ,  sa  croix  et  son  trône ,  sa  servitude  et 
son  règne,  son  obéissance  jusqu'à  la  mort  et  son 
exaltation  jusqu'à  la  gloire.  Quand  il  est  venu  sur 
la  terre  ,  il  a  proposé  l'un  et  l'autre  ;  c'étoit  l'a- 
brégé de  sa  commission  ,  c'étoit  tout  le  sujet  de 
son  ambassade  :  Complacuit  dare  vobis  regnum  (2)  : 
«  Il  a  plu  au  Père  de  vous  donner  son  royaume  »  : 
(0  Matt.  xx.  a3.  —  (*)  Luc.  xn.  a3. 


558  PANÉGYRIQUE 

Non  veni  pacem  mittere ,  sed  gladium  :  «  Je  ne 
»  suis  pas  venu  apporter  la  paix ,  mais  le  glaive»  : 
Sicut  oves  in  niedio  luporum  (0  :  «  Allez  comme 
»  des  brebis  au  milieu  des  loups  ».  Ses  disciples, 
encore  grossiers  et  charnels ,  ne  vouloient  point 
comprendre  sa  croix,  et  ils  ne  l'importunoient  que 
de  son  royaume;  et  lui,  de'sirant  les  accoutumer 
aux  mystères  de  son  Evangile,  il  ne  leur  dit  or- 
dinairement qu'un  mot  du  royaume,  et  il  revient 
toujours  à  la  croix.  C'est  ce  qui  doit  nous  montrer 
qu'il  faut  partager  nos  affections  entre  sa  croix  et 
son  trône,  ou  plutôt,  puisque  ces  deux  choses  sont 
si  bien  liées  ,  qu'il  faut  réunir  nos  affections  dans  la 
poursuite  de  l'un  et  de  l'autre. 

O  Jean,  bien-aimé  de  Jésus,  venez  apprendre  de 
lui  cette  vérité.  11  l'a  déjà  plusieurs  fois  prêchée  à 
tous  les  apôtres  vos  compagnons;  mais  vous,  qui 
êtes  le  favori,  approchez  -  vous  avec  votre  frère,  et 
il  vous  l'enseignera  en  particulier.  Votre  mère  lui 
dit  :  «  Commandez  que  mes  deux  fils  soient  assis  à 
»  votre  droite  dans  votre  royaume  »  :  Die  utsedeant 
ki  duo  jïlii  mei  «  Pouvez  -  vous ,  leur  répondez- 
»  vous ,  boire  le  calice  que  je  dois  boire  »  ?  Potesiis 
bibere  calicem  quem  ego  bibiturus  sum  (2)  ?  Mon 
Sauveur,  permettez-moi  de  le  dire,  vous  ne  répon- 
dez pas  à  propos.  On  parle  de  gloire ,  vous  d'igno- 
minie. Il  répond  à  propos  ;  mais  ils  ne  demandent 
pas  à  propos  :  Nescitis  quid  petatis  :  «  Vous  ne  savez 
»  ce  que  vous  demandez  ».  Prenez  la  croix  ,  et  vous 
aurez  le  royaume  :  il  est  caché  sous  cette  amer- 
tume. Attends  à  la  croix,  tu  y  verras  les  titres  de 
ma  royauté.  «  Ce  n'est  pas  à  moi  à  vous  donner  ce 

(0  Malt.  x.  3/, ,  16.  —  W  Ibid.  xx.  ai. 


DE    SAINT    JEAN,    APOTRE.  5^9 

»  que  vous  demandez  »  :  Non  est  meum  dare  vo  • 
bis  :  c'est  à  vous  à  le  prendre ,  selon  la  part  que 
vous  voudrez  avoir  aux  souffrances.  Cela  demeure 
gravé  dans  le  cœur  de  Jean.  Il  ne  songe  plus  au 
royaume ,  qu'il  ne  songe  à  la  croix  avant  toutes 
choses  ;  et  c'est  ce  qu'il  nous  représente  admirable- 
ment dans  son  Apocalypse.  «  Moi  Jean,  nous  dit-il, 
»  qui  suis  votre  frère ,  et  qui  ai  part  à  la  tribula- 
»  tion  ,  au  royaume  et  à  la  patience  de  Jésus-Christ , 
»  j'ai  été  dans  l'île  nommée  Patmos  pour  la  parole 
»  du  Seigneur,  et  pour  le  témoignage  que  j'ai  rendu 
»  à  Jésus -Christ;  et  je  fus  ravi  en  esprit  »  :  Ego 
Joannes  f rater  v ester  ,  et  socius  in  tribulatione ,  et 
regno ,  et  patientia ,  fui  in  insula  quœ  appellatur 
Patmos  j  propter  verbum  Dei,  et  testimonium  Jesu: 
fui  in  spiritu  (0.  Pourquoi  fait-il  cette  observation  : 
J'ai  vu  en  esprit  le  Fils  de  l'homme  en  son  trône , 
j'ai  ouï  le  cantique  de  ses  louanges  ?  pourquoi?  Parce 
que  j'ai  été  banni  dans  une  île  :  Fui  in  insula.  Je 
croyois  autrefois  qu'on  ne  pouvoit  voir  Jésus-Christ 
régnant ,  à  moins  que  d'être  assis  à  sa  droite  et  re- 
vêtu de  sa  gloire  ;  mais  il  m'a  fait  connoître  qu'on 
ne  le  voit  jamais  mieux  que  dans  les  souffrances. 
L'affliction  m'a  dessillé  les  yeux ,  le  vent  de  la  per- 
sécution a  dissipé  les  nuages  de  mon  esprit ,  et  a 
ouvert  le  passage  à  la  lumière.  Mais  voyez  encore 
plus  précisément  :  Ego  Joannes  ,  socius  in  tribu- 
latione et  regno.  Il  parle  du  royaume  ;  mais  il 
parle  auparavant  de  la  croix  :  il  mettoit  autrefois 
le  royaume  devant  la  croix  ;  maintenant  il  met  la 
croix  la  première  ;  et  après  avoir  nommé  le  royaume, 

WApoc  1.9,  10. 


56*0  PANÉGYRIQUE 

il  revient  incontinent  aux  souffrances  :  et  patientia. 
Il  craint  de  s'arrêter  trop  à  la  gloire,  comme  il  avoit 
fait  autrefois. 

Mais  voyons  quelle  a  été  sa  croix.  Il  semble  que 
c'est  celui  de  tous  les  disciples  qui  a  eu  la  plus  lé- 
gère. Pour  nous  détromper ,  expliquons  quelle  a 
été  sa  croix ,  et  nous  verrons  qu'en  effet  elle  a  été 
la  plus  grande  de  toutes  dans  l'intérieur.  Apprenez 
le. mystère,  et  considérez  les  deux  croix  de  notre 
Sauveur.  L'une  se  voit  au  Calvaire ,  et  elle  paroît 
la  plus  douloureuse  ;  l'autre  est  celle  qu'il  a  portée 
durant  tout  le  cours  de  sa  vie,  c'est  la  plus  pénible. 
Dès  le  commencement ,  il  se  destine  pour  être  la 
victime  du  genre  humain.  Il  devoit  offrir  deux  sa- 
crifices. Le  dernier  sacrifice  s'est  opéré  à  l'autel  de 
la  croix  :  mais  il  falloit  qu'il  accomplît  le  sacrifice , 
qui  étoit  appelé  Juge  sacrificium  (0 ,  dont  son  cœur 
étoit  l'autel  et  le  temple.  O  cœur  toujours  mourant, 
toujours  percé  de  coups,  brûlant  d'impatience  de 
souffrir ,  qui  ne  respiroit  que  l'immolation  !  Ne 
croyez  donc  pas  que  sa  passion  soit  son  sacrifice  le 
plus  douloureux.  Sa  passion  le  console  :  il  a  une  soif 
ardente  qui  le  brûle  et  qui  le  consume,  sa  passion 
le  rafraîchira  ;  et  c'est  peut-être  une  des  raisons  pour 
laquelle  il  l'appelle  une  coupe  qu'il  a  à  boire,  parce 
qu'elle  doit  rafraîchir  l'ardeur  de  sa  soif.  En  effet 
quand  il  parle  de  cette  dernière  croix ,  «  C'est  à 
»  présent,  s'écrie- t- il,  que  le  Fils  de  l'homme  est 
»  glorifié  »  :  N une  clarifie atus  est  (2).  C'est  ainsi  qu'il 
s'exprime  après  la  dernière  pâque,  sitôt  que  Judas 
fut  sorti  du  cénacle.  Mais  s'agit-il  de  l'autre  croix, 

(')  Dan.  vin.  1 1 ,  ia,  i3.  —  (»)  Joan.  XIII.  3i. 

c'est 


DE    SAINT    JEAN,    APOTRE.  56l 

c'est  alors  qu'il  se  sent  vivement  pressé  dans  l'attente 
de  l'accomplissement  de  ce  baptême  :  Baplismo  ha- 
beo  baptizari ,  et  quomodo  coarctor  (0?  L'un  le 
dilate  :  Nunc  clarificatus  est;  l'autre  le  presse  t 
Coarctor.  Lequel  est-ce  qui  fait  sa  vraie  croix  ?  celui 
qui  le  presse  et  qui  lui  fait  violence,  ou  celui  qui 
relâche  la  force  du  mal  ? 

C'est  cette  première  croix ,  si  pressante  et  si  dou- 
loureuse ,  que  Jésus  -  Christ  veut  donner  à  Jean. 
Pierre  lui  demandoit  :  «  Seigneur,  que  destinez- 
»  vous*  à  celui-ci  »  ?  Domine,  hic  autem  quid  (2)  ? 
Vous  m'avez  dit  quelle  sera  ma  croix,  quelle  part 
y  donnerez-vous  à  celui-ci  ?  Ne  vous  en  mettez  point 
en  peine.  La  croix  que  je  veux  qu'il  porte  ne  frap- 
pera pas  les  sens  :  je  me  réserve  de  la  lui  imprimer 
moi-même  :  elle  sera  principalement  au  fond  de  son 
ame  ;  ce  sera  moi  qui  y  mettrai  la  main ,  et  je  saurai 
bien  la  rendre  pesante.  Et  pour  le  rendre  capable 
de  la  soutenir  avec  un  courage  vraiment  héroïque, 
il  lui  inspira  l'amour  des  souffrances.  Tout  homme 
que  Jésus-Christ  aime  ,  il  attire  tellement  son  cœur 
après  lui ,  qu'il  ne  souhaite  rien  avec  plus  d'ardeur 
que  de  voir  abattre  son  corps,  comme  une  vieille 
masure  qui  le  sépare  de  Jésus  -  Christ.  Mais  quel 
autre  avoit  plus  d'ardeur  pour  la  croix ,  que  Jean , 
qui  avoit  humé  ce  désir  aux  plaies  mêmes  de  Jésus- 
Christ  ,  qui  avoit  vu  sortir  de  son  côté  l'eau  vive  de 
la  félicité,  mais  mêlée  avec  le  sang  des  souffrances  ? 
Il  est  donc  embrasé  du  désir  du  martyre  :  et  cepen- 
dant ,  ô  Sauveur ,  quels  supplices  lui  donnerez-vous? 
un  exil.  O  cruauté  lente  et  timide  de  Domitien  î 

W  Luc.  xn.  5o.  —  (a)  Joan.  xxi.  ai. 

Bossuet.  XVI.  36 


562  PANÉGYRIQUE 

Faut-il  que  tu  ne  sois  trop  humain  que  pour  moi , 
et  que  tu  n'aies  pas  soif  de  mon  sang?  Mais  peut- 
être  qu'il  sera  bientôt  répandu.  On  lui  prépare  de 
l'huile  bouillante,  pour  le  faire  mourir  dans  ce  bain 
brûlant.  Vous  voilà  enfin ,  ô  croix  de  Jésus,  que  je 
souhaite  si  vivement.  Il  s'élance  dans  cet  étang  d'huile 
fumante  et  bouillante ,  avec  la  même  promptitude 
que,  dans  les  ardeurs  de  l'été,  on  se  jette  dans  le 
bain  pour  se  rafraîchir.  Mais ,  ô  surprise  fâcheuse 
et  cruelle  !  tout  d'un  coup  elle  se  change  en  rosée. 
Bien -aimé  de  mon  cœur,  est-ce  là  l'amoitr  que 
vous  me  portez?  Si  vous  ne  voulez  pas  me  donner 
Ja  mort ,  pourquoi  forcez-vous  la  nature  de  se  re- 
fuser à  mes  empressemens?  O  bourreaux,  apportez 
du  feu ,  réchauffez  votre  huile  inopinément  refroidie. 
Mais  ces  cris  sont  inutiles.  Jésus  -  Christ  veut  pro- 
longer sa  vie,  parce  qu'il  veut  encore  aggraver  sa 
croix.  Il  faut  vivre  jusqu'à  une  vieillesse  décrépite  : 
il  faut  qu'il  voie  passer  devant  lui  tous  ses  frères  les 
saints  apôtres ,  et  qu'il  survive  presque  à  tous  les  en- 
fans  qu'il  a  engendrés  à  notre  Seigneur. 

De  quoi  le  consolerez-vous,  ô  Sauveur  des  âmes? 
Ne  voyez-vous  pas  qu'il  meurt  tous  les  jours,  parce 
qu'il  ne  peut  mourir  une  fois.  Hélas  !  il  semble  qu'il 
n'a  plus  qu'un  souffle.  Ce  vieillard  n'est  plus  que 
cendres;  et  sous  cette  cendre  vous  voulez  cacher  un 
grand  feu.  Ecoutez  comme  il  crie  :  «  Mes  bien  -  ai- 
»  mes,  nous  sommes  dès  à  présent  enfans  de  Dieu; 
»  mais  ce  que  nous  serons  un  jour  ne  paroît  pas 
»  encore  »  :  Dilectissimi ,  mine  filii  Dei  sumus  ,  et 
nondum  apparuil  qu'ai  erimus  C1).  De  quoi  le  conso- 
(0  /.  Joan.  m.  a. 


DE  SAINT  JEAN,  APOTRE.         563 

Ierez-vous  ?  sera-ce  par  les  visions  dont  vous  le  gra- 
tifierez ?  Mais  c'est  ce  qui  augmente  l'ardeur  de  ses 
de'sirs.  Il  voit  couler  ce  fleuve  qui  re'jouit  la  cité 
de  Dieu ,  la  Jérusalem  céleste.  Que  sert  de  lui  mon- 
trer la  fontaine,  pour  ne  lui  donner  qu'une  goutte 
à  boire  ?  Ce  rayon  lui  fait  désirer  le  grand  jour  ;  et 
cette  goutte  que  vous  laissez  tomber  sur  lui,  lui  fait 
avoir  soif  de  la  source.  Ecoutez  comme  il  crie  dans 
l'Apocalypse  :  Et  spiritus  et  sponsa  dicunt,  Veni: 
«  L'esprit  et  l'épouse  disent,  Venez  ».  Que  lui  ré- 
pond le  divin  Epoux  ?  «  Oui ,  je  viens  bientôt  »  : 
Etiam  venio  cilb  (').  «  O  instant  trop  long  »  !  O  mo- 
dicum  longum  (2)  !  Il  redouble  ses  gémissemens  et 
ses  cris  :  «  Venez,  Seigneur  Jésus  »  :  Veni,  Domine 
Jesu.  O  divin  Sauveur,  quel  supplice!  votre  amour 
est  trop  sévère  pour  lui.  Je  sais  que  dans  la  croix 
que  vous  lui  donnez ,  «  il  y  a  une  douleur  qui  con- 
»  sole  »  ,  Ipse  consolatur  dolor  (3)  f  et  que  le  calice 
de  votre  passion  que  vous  lui  faites  boire  à  longs 
traits,  tout  amer  qu'il  est  à  nos  sens,  a  ses  douceurs 
pour  l'esprit,  quand  une  foi  vive  l'a  persuadé  des 
maximes  de  l'Evangile.  Mais  j'ose  dire ,  ô  divin  Sau- 
veur, que  cette  manière  douce  et  affectueuse,  avec 
laquelle  vous  avez  traité  saint  Jean  votre  bien-aimé 
disciple,  et  ces  caresses  mystérieuses  dont  il  vous 
a  plu  l'honorer ,  exigeoient  en  quelque  sorte  de  vous 
quelque  marque  plus  sensible  de  la  tendresse  de 
votre  cœur ,  et  que  vous  lui  deviez  des  consolations 
qui  fussent  plus  approchantes  de  cette  familiarité 

(»)  Apocal.  xxii.  17 ,  20.  —  M  S.  August.  in  Joan.  Tract,  ci ,  «.  6  j 
tom.  i\\,  pari,  h ,  col.  ^53.  —  (3)  S.  August.  Epist.  xxvh,  n.  i  j  tom. 
ii  ,  col.  4?. 


564  PANÉGYRIQUE 

bienheureuse  que  vous  avez  voulu  lui  permettre. 
C'est  aussi  ce  que  nous  verrons  au  Calvaire  dans  le 
beau  présent  qu'il  lui  fait ,  et  dans  le  dernier  adieu 
qu'il  lui  dit. 

SECOND  POINT. 

Certainement  ,  chrétiens ,  l'amitié  ne  peut  jamais 
être  véritable,  qu'elle  ne  se  montre  bientôt  toute 
entière;  et  elle  n'a  jamais  plus  de  peine  que  lors- 
qu'elle se  voit  cachée.  Toutefois  il  faut  avouer  que 
dans  le  temps  qu'il  faut  dire  adieu ,  la  douleur  que 
la  séparation  lui  fait  ressentir,  lui  donne  je  ne  sais 
quoi  de  si  vif  et  de  si  pressant ,  pour  se  faire  voir 
dans  son  naturel ,  que  jamais  elle  ne  se  découvre 
avec  plus  de  force.  C'est  pourquoi  les  derniers  adieux 
que  l'on  dit  aux  personnes  que  l'on  a  aimées  saisissent 
de  pitié  les  cœurs  les  plus  durs  :  chacun  .tâche  dans 
ces  rencontres  de  laisser  des  marques  de  son  souve- 
nir. Nous  voyons  en  effet  tous  les  testamens  remplis 
de  clauses  de  cette  nature;  comme  si  l'amour  qui  ne 
se  nourrit  ordinairement  que  par  la  présence,  voyant 
approcher  le  moment  fatal  de  la  dernière  sépara- 
tion,  et  craignant  par -là  sa  perte  totale  en  même 
temps  qu'il  se  voit  privé  de  la  conversation  et  de  la 
vue ,  ramassoit  tout  ce  qui  lui  reste  de  force  pour 
vivre  et  durer  du  moins  dans  le  souvenir. 

Ne  croyez  pas  que  notre  Sauveur  ait  oublié  son 
amour  en  cette  occasion.  «  Ayant  aimé  les  siens ,  il 
»  les  a  aimés  jusqu'à  la  fin  (0  »;  et  puisqu'il  ne  meurt 
que  par  son  amour,  il  n'est  jamais  plus  puissant 
qu'à  sa  mort.  C'est  aussi  sans  doute  pour  cette  rai» 

(')  Joan.  xiii.  I. 


DE    SAINT    JEAN,    APOTRE.  565 

son ,  qu'il  amène  au  pied  de  sa  croix  les  deux  per- 
sonnes qu'il  chérit  le  plus ,  c'est-à-dire,  Marie  sa  di- 
vine mère,  et  Jean  son  fidèle  et  son  bon  ami,  qui,  re- 
mis de  ses  premières  terreurs ,  vient  recueillir  les  der- 
niers soupirs  de  son  Maître  mourant  pour  notre  salut. 

Car  je  vous  demande,  mes  Frères,  pourquoi  ap- 
peler la  très-sainte  Vierge  à  ce  spectacle  d'inhuma- 
nité? Est-ce  pour  lui  percer  le  cœur,  et  lui  déchirer 
les  entrailles  ?  Faut-il  que  ses  yeux  maternels  soient 
frappés  de  ce  triste  objet,  et  qu'elle  voie  couler 
devant  elle,  par  tant  de  cruelles  blessures,  un  sang 
qui  lui  est  si  cher?  Pourquoi  le  plus  chéri  de  tousses 
disciples  est-il  le  seul  témoin  de  ses  souffrances?  Avec 
quels  yeux  verra-t-il  cette  poitrine  sacrée ,  sur  la- 
quelle il  se  reposoit  il  y  a  deux  jours,  pousser  les 
derniers  sanglots  parmi  des  douleurs  infinies?  Quel 
plaisir  au  Sauveur ,  de  contempler  ce  favori  bien- 
aimé,  saisi  par  la  vue  de  tant  de  tourmens  ;  et  par  la 
mémoire  encore  toute  fraîche  de  tant  de  caresses  ré- 
centes, mourir  de  langueur  au  pied  de  sa  croix? 
S'il  l'aime  si  chèrement,  que  ne  lui  épargne-t-il 
cette  affliction  ?  et  n'y  a-^t-il  pas  de  la  dureté  de  lui 
refuser  cette  grâce?  Chrétiens,  ne  le  croyez  pas,  et 
comprenez  le  dessein  du  Sauveur  des  aines.  11  faut 
que  Marie  et  saint  Jean  assistent  à  la  mort  de  Jésus, 
pour  y  recevoir  ensemble,  avec  la  tendresse  du 
dernier  adieu,  les  présens  qu'il  a  à  leur  faire,  afin 
de  signaler  en  expirant  l'excès  de  son  affection. 

Mais  que  leur  donnera-t-il ,  nu ,  dépouillé  comme 
il  est?  Les  soldats  avares  et  impitoyables  ont  partagé 
jusqu'à  ses  habits,  et  joué  sa  tunique  mystérieuse  :  il 
n'a  pas  de  quoi  se  faire  enterrer.  Son  corps  même 


566  PANÉGYRIQUE 

n'est  plus  à  lui  :  il  est  la  victime  de  tous  les  pécheurs; 
il  n'y  a  goutte  de  son  sang  qui  ne  soit  due  à  la  jus- 
tice de  Dieu  son  Père.  Pauvre  esclave,  qui  n'a  plus 
rien  en  son  pouvoir  dont  il  puisse  disposer  par  son 
testament!  Il  a  perdu  jusqu'à  son  Père,  auquel  il 
s'est  glorifié  tant  de  fois  d'être  si  étroitement  uni. 
C'est  son  Dieu ,  ce  n'est  plus  son  Père.  Au  lieu  de 
dire  comme  auparavant  :  «  Tout  ce  qui  est  à  vous 
»  est  à  moi  »,  il  ne  lui  demande  plus  qu'un  regard, 
Respice  in  me  ;  et  il  ne  peut  l'obtenir,  et  il  s'en  voit 
abandonné  :  Quare  me  dereliquisti  (0?  Ainsi,  de 
quelque  côté  qu'il  tourne  les  yeux,  il  ne  voit  plus 
rien  qui  lui  appartienne.  Je  me  trompe,  il  voit  Ma- 
rie et  saint  Jean  :  tout  le  reste  des  siens  l'ont  aban- 
donné, et  ils  sont,  là  pour  lui  dire  :  Nous  sommes  à 
vous.  Voilà  tout  le  bien  qui  lui  reste ,  et  dont  il  peut 
disposer  par  son  testament.  Mais  c'est  à  eux  qu'il 
faut  donner,  et  non  pas  les  donner  eux-mêmes.  O 
amour  ingénieux  de  mon  Maître  !  Il  faut  leur  don- 
ner, il  faut  les  donner.  Il  faut  donner  Marie  au  dis- 
ciple ,  et  le  disciple  à  la  divine  Marie.  Ego  dilecto 
meo,  dit-il  :  mon  Maître,  je  suis  à  vous,  usez  de  moi 
comme  il  vous  plaira.  Voyez  la  suite  :  Et  ad  me  con- 
versio  ejus  O2)  :  «  Fils,  dit -il,  voilà  votre  mère  ».  O 
Jean,  je  vous  donne  Marie,  et  je  vous  donne  en  même 
temps  à  Marie.  Marie  est  à  saint  Jean,  saint  Jean  à 
Marie.  Vous  devez  vous  rendre  heureux  l'un  et  l'au- 
tre par  une  mutuelle  possession.  Ce  ne  vous  est  pas 
un  moindre  avantage  d'être  donnés  que  de  recevoir; 
et  je  ne  vous  enrichis  pas  plus  par  le  don  que  je  vous 
fais,  que  par  celui  que  je  fais  de  vous. 

(0  Matt.  xxvn.  46.  —  (*)  Canl.  vu.  io. 


DE  SAINT  JEAN,  APOTRE.    f  567 

Mais,  mes  Frères,  entrons  plus  profondément 
dans  cet  admirable  mystère;  recherchons ,  par  les 
Ecritures,  quelle  est  cette  seconde  naissance  qui 
fait  saint  Jean  le  fils  de  Marie ,  quelle  est  cette  nou- 
velle fécondité  qui  rend  Marie  mère  de  saint  Jean  ; 
et  développons  les  secrets  d'une  belle  théologie,  qui 
mettra  cette  vérité  dans  son  jour.  Saint  Paul  parlant 
de  notre  Sauveur  après  l'infamie  de  sa  mort  et  la 
gloire  de  sa  résurrection,  en  a  dit  ces  belles  pa- 
roles (0  :  «  Nous  ne  connoissons  plus  maintenant 
»  personne  selon  la  chair;  et  si  nous  avons  connu 
»  autrefois  Jésus-Christ  selon  la  chair,  maintenant 
»  qu'il  est  mort  et  ressuscité ,  nous  ne  le  connois- 
»  sons  plus  de  la  sorte  ».  Que  veut  dire  cette  pa- 
role ,  et  quel  est  le  sens  de  l'apôtre?  Veut-il  dire  que 
le  Fils  de  Dieu  s'est  dépouillé ,  en  mourant ,  de  sa 
chair  humaine,  et  qu'il  ne  l'a  point  reprise  en  sa 
glorieuse  résurrection?  Non,  mes  Frères,  à  Dieu  ne 
plaise.  Il  faut  trouver  un  autre  sens  à  cette  belle 
parole  du  divin  apôtre,  qui  nous  ouvre  l'intelligence 
de  ses  sentimens.  Ne  le  cherchez  pas,  le  voici  :  il 
veut  dire  que  le  Fils  de  Dieu ,  dans  la  gloire  de  sa 
résurrection  ,  a  bien  la  vérité  de  la  chair,  mais  qu'il 
n'en  a  plus  les  infirmités  ;  et  pour  toucher  encore 
plus  le  fond  de  cette  excellente  doctrine,  enten- 
dons que  rhomme-Dieu,  Jésus -Christ,  a  eu  deux 
naissances  et  deux  vies ,  qui  sont  infiniment  diffé- 
rentes. 

La  première  de  ces  naissances  l'a  tiré  du  sein  de 
Marie  ,  la  seconde  l'a  fait  sortir  du  sein  du  tombeau. 
En  la  première  il  est  né  de  l'Esprit  de  Dieu ,  mais 

W  //.  Cor.  y.  16. 


568  PANÉGYRIQUE 

par  une  mère  mortelle,  et  de  là  il  en  a  tiré  la  mor- 
talité'. Mais  en  sa  seconde  naissance,  nul  n'y  a  part 
que  son  Père  céleste  ;  c'est  pourquoi  il  n'y  a  plus 
rien  que  de  glorieux.  Il  étoit  de  sa  providence  d'ac- 
commoder ses  sentimens  à  ces  deux  manières  de  vie 
si  contraires  :  de  là  vient  que  dans  la  première  il 
n'a  pas  jugé  indignes  de  lui  les  sentimens  de  foiblesse 
humaine  ;  mais  dans  sa  bienheureuse  résurrection  il 
n'y  a  plus  rien  que  de  grand ,  et  tous  ses  sentimens 
sont  d'un  Dieu  qui  répand  sur  l'humanité  qu'il  a 
prise,  tout  ce  que  la  divinité  a  de  plus  auguste.  Jé- 
sus ,  en  conversant  parmi  les  mortels ,  a  eu  faim ,  a 
eu  soif  :  il  a  été  quelquefois  saisi  par  la  crainte ,  tou- 
ché par  la  douleur  :  la  pitié  a  serré  son  cœur ,  elle 
a  ému  et  altéré  son  sang,  elle  lui  a  fait  répandre 
des  larmes.  Je  ne  m'en  étonne  pas,  chrétiens  :  c'é- 
taient les  jours  de  son  humiliation,  qu'il  devoit  pas- 
ser dans  l'infirmité.  Mais  durant  les  jours  de  sa  gloire 
et  de  son  immortalité,  après  sa  seconde  naissance 
par  laquelle  son  Père  l'a  ressuscité  pour  le  faire  as- 
seoir à  sa  droite ,  les  infirmités  sont  bannies  ;  et  la 
toute  -  puissance  divine  déployant  sur  lui  sa  vertu  , 
a  dissipé  toutes  ses  foiblesses.  Il  commence  à  agir 
tout-à-fait  en  Dieu  :  la  manière  en  est  incompréhen- 
sible ,  et  tout  ce  qu'il  est  permis  aux  mortels  de  dire 
d'un  mystère  si  haut,  c'est  qu'il  n'y  faut  plus  rien 
concevoir  de  ce  que  le  sens  humain  peut  imaginer; 
si  bien  qu'il  ne  nous  reste  plus  que  de  nous  écrier 
hardiment  avec  l'incomparable  docteur  des  Gentils, 
que  si  nous  avons  connu  Jésus- Christ  selon  sa  nais- 
sance mortelle  dans  les  sentimens*  de  la  chair,  nunc 
jam  non  novimus  :  maintenant  qu'il  est  glorieux  et 


DE    SAINT    JEAN,    APOTRE.  56o, 

ressuscité,  nous  ne  le  connoissons  plus  delà  sorte; 
et  tout  ce  que  nous  y  concevons  est  divin. 

Selon  cette  doctrine  du  divin  apôtre,  je  ne  crain- 
drai pas  d'assurer  que  Jésus-Christ  ressuscité  regarde 
Marie  d'une  autre  manière,  que  ne  faisoit  pas  Jé- 
sus-Christ mortel.  Car,  mes  Frères,  sa  mortalité  l'a 
fait  naître  dans  la  dépendance  de  celle  qui  lui  a 
donné  la  vie  :  «  Il  lui  étoit  soumis  et  obéissant  », 
dit  l'évangélisteCO.  Tout  Dieu  qu'étoit  Jésus,  l'amour 
qu'il  avoit  pour  sa  sainte  mère  étoit  mêlé  sans  doute 
de  cette  crainte  filiale  et  respectueuse  que  les  enfans 
bien  nés  ne  perdent  jamais.  Il  étoit  accompagné  de 
toutes  ces  douces  émotions,  de  toutes  ces  inquié- 
tudes aimables,  qu'une  affection  sincère  imprime 
toujours  dans  les  cœurs  des  hommes  mortels  :  tout 
cela  étoit  bienséant  durant  les  jours  de  foiblesse. 
Mais  enfin  voilà  Jésus  en  la  croix  :  le  temps  de  mor- 
talité va  passer.  Il  va  commencer  désormais  à  aimer 
Marie  d'une  autre  manière  :  son  amour  ne  sera  pas 
moins  ardent;  et  tant  que  Jésus-Christ  sera  homme, 
il  n'oubliera  jamais  cette  Vierge  Mère.  Mais  après 
sa  bienheureuse  résurrection ,.  il  faut  bien  qu'U 
prenne  un  amour  convenable  à  l'état  de  sa  gloire. 

Que  deviendront  donc,  chrétiens,  ces  respects, 
cette  déférence,  cette  complaisance  obligeante,  ces 
soins  si  particuliers ,  ces  douces  inquiétudes  qui  ac- 
compagnoient  son  amour?  Mourront-ils  avec  Jésus- 
Christ?  et  Marie  en  sera-t-elle  à  jamais  privée? 
Chrétiens ,  sa  bonté  ne  le  permet  pas.  Puisqu'il  va 
entrer  par  sa  mort  en  un  état  glorieux ,  où  il  ne  les 
peut  plus  retenir ,  il  les  fait  passer  en  saint  Jean ,  et 

(0  Luc.  u.  5i. 


5nO  PANÉGYRIQUE 

il  entreprend  de  les  faire  revivre  dans  le  cœur  de  ce 
bien-aimé.  Et  n'est-ce  pas  ce  que  veut  dire  le  grand 
saint  Paulin  par  ces  e'loquentes  paroles  (0  :  Jam 
scilicct  ab  hurnana  fragilitate ,  qud  erat  nalus  ex 
fœmina,  per  crucis  mortem  demigrans  in  asternila- 
tem  Dei  j  ut  esset  in  gloria  Dei  Patris  ,  delegat  ho- 
mini  jura  pietatis  humanœ  :  «  Etant  prêt  de  passer, 
»  par  la  mort  de  la  croix,  de  l'infirmité  humaine  à 
»  la  gloire  et  à  l'éternité  de  son  Père ,  il  laisse  à  un 
»  homme  mortel  les  sentimens  de  la  piété  humaine  ». 
Tout  ce  que  son  amour  avoit  de  tendre  et  de  respec- 
tueux pour  sa  sainte  Mère  vivra  maintenant  dans 
le  cœur  de  Jean  :  c'est  lui  qui  sera  le  fils  de  Marie; 
et  pour  établir  entre  eux  éternellement  cette  al- 
liance mystérieuse,  il  leur  parle  du  haut  de  sa  croix, 
non  point  avec  une  action  tremblante  comme  un 
patient  prêt  à  rendre  l'ame,  «  mais  avec  toute  la 
»  force  d'un  homme  vivant,  et  toute  la  fermeté  d'un 
»  Dieu  qui  doit  ressusciter  »  :  Plenâvirlute  viventis  et 
constantiâ  resurrecluri  (2).  Lui  qui  tourne  les  cœurs 
ainsi  qu'il  lui  plaît,  et  dont  la  parole  est  toute-puis- 
sante ,  opère  en  eux  tout  ce  qu'il  leur  dit ,  et  fait 
Marie  mère  de  Jean  ,  et  Jean  fils  de  Marie. 

Car,  qui  pourroit  assez  exprimer  quelle  fut  la 
force  de  cette  parole  sur  l'esprit  de  l'un  et  de  l'au- 
tre ?  Ils  gémissoient  au  pied  de  la  croix,  toutes  les 
plaies  de  Jésus-Christ  déchiroient  leurs  âmes ,  et  la 
vivacité  de  la  douleur  les  avoit  presque  rendus  in- 
sensibles. Mais  lorsqu'ils  entendirent  cette  voix  mou- 
rante du  dernier  adieu  de  Jésus,  leurs  sentimens 
furent  réveillés  par  cette  nouvelle  blessure;  toutes 

(0  Epist.  t,  n.  17.  —  (»)  IbiJ. 


DE    SAINT    JEAN,    APOTRE.  5^1 

les  entrailles  de  Marie  furent  renversées,  et  il  n'y 
eut  goutte  de  sang  dans  le  cœur  de  Jean,  qui  ne  fut 
aussitôt  émue.  Cette  parole  entra  donc  au  fond  de 
leurs  âmes,  ainsi  qu'un  glaive  tranchant;  elles  en 
furent  percées  et  ensanglantées  avec  une  douleur 
incroyable  :  mais  aussi  leur  falloit-il  faire  cette  vio- 
lence, il  falloit  de  cette  sorte  entrouvrir  leur  cœur, 
afin ,  si  je  puis  parler  de  la  sorte ,  d'enter  en  l'un  le 
respect  d'un  fils ,  et  dans  l'autre  la  tendresse  d'une 
bonne  mère. 

Voilà  donc  Marie  mère  de  saint  Jean.  Quoique 
son  amour  maternel  accoutumé  d'embrasser  un  Dieu, 
ait  peine  à  se  terminer  sur  un  homme,  et  qu'une 
telle  inégalité  semble  plutôt  lui  reprocher  son  mal- 
heur ,  que  la  récompenser  de  sa  perte  ;  toutefois  la 
parole  de  son  Fils  la  presse  ;  l'amour  que  le  Sauveur 
a  eu  pour  saint  Jean  l'a  rendu  un  autre  lui-même, 
et  fait  qu'elle  ne  croit  pas  se  tromper  quand  elle 
cherche  Jésus-Christ  en  lui.  Grand  et  incomparable 
avantage  de  ce  disciple  chéri  !  Car  de  quels  dons 
l'aura  orné  le  Sauveur,  pour  le  rendre  digne  de 
remplir  sa  place  ?  Si  l'amour  qu'il  a  pour  la  sainte 
Vierge  l'oblige  à  lui  laisser  son  portrait  en  se  re- 
tirant de  sa  vue,  ne  doit-il  pas  lui  avoir  donné  une 
image  vive  et  naturelle?  Quel  doit  donc  être  le 
grand  saint  Jean ,  destiné  à  demeurer  sur  la  terre 
pour  y  être  la  représentation  du  Fils  de  Dieu  après 
sa  mort,  et  une  représentation  si  parfaite,  qu'elle 
puisse  charmer  la  douleur,  et  tromper,  s'il  se  peut, 
l'amour  de  sa  sainte  mère  par  la  naïveté  de  la  res- 
semblance? 

D'ailleurs  quelle  abondance  de  grâces  attiroit  sur 


572  PANÉGYRIQUE 

lui  tous  les  jours  l'amour  maternel  de  Marie,  et  le 
désir  qu'elle  avoit  conçu  de  former  en  lui  Jésus- 
Christ?  Combien  s'échauffoient  tous  les  jours  les  ar- 
deurs de  sa  charité,  par  la  chaste  communication 
de  celles  qui  brûloient  le  cœur  de  Marie  ?  Et  à  quelle 
perfection  s'avançoit  sa  chasteté  virginale,  qui  étoit 
sans  cesse  épurée  par  les  regards  modestes  de  la  sainte 
Vierge  ,  et  par  sa  conversation  angélique  ? 

Apprenons  de  là ,  chrétiens ,  quelle  e^t  la  force 
de  la  pureté.  C'est  elle  qui  mérite  à  saint  Jean  la 
familiarité  du  Sauveur;  c'est  elle  qui  le  rend  digne 
d'hériter  de  son  amour  pour  Marie,  de  succéder  en 
sa  place ,  d'être  honoré  de  sa  ressemblance.  C'est 
elle  qui  lui  fait  tomber  Marie  en  partage,  et  lui 
donne  une  mère  vierge  :  elle  fait  quelque  chose  de 
plus,  elle  lui  ouvre  le  cœur  de  Jésus,  et  lui  en  assure 
la  possession. 

TROISIÈME  POINT. 

Je  l'ai  déjà  dit ,  chrétiens ,  il  ne  suffit  pas  au  Sau- 
veur de  répandre  ses  dons  sur  saint  Jean  ;  il  veut 
lui  donner  jusqu'à  la  source.  Tous  les  dons  viennent 
de  l'amour  ;  il  lui  a  donné  son  amour.  C'est  au 
cœur  que  l'amour  prend  son  origine;  il  lui  donne 
encore  le  cœur ,  et  le  met  en  possession  du  fonds 
dont  il  lui  a  déjà  donné  tous  les  fruits.  Viens ,  dit-il, 
ô  mon  cher  disciple,  je  t'ai  choisi  devant  tous  les 
temps  pour  être  le  docteur  de  Ja  charité  ;  viens  la 
boire  jusque  dans  sa  source,  viens  y  prendre  ces  pa- 
roles pleines  d'onction  par  lesquelles  tu  attendriras 
mes  fidèles  :  approche  de  ce  cœur  qui  ne  respire  que 
l'amour  des  hommes;  et  pour  mieux  parler  de  mon 


DE    SAINT    JEAN,    APOTRE.  5^3 

amour,  viens  sentir  de  près  les  ardeurs  qui  me 
consument. 

Je  ne  m'étendrai  pas  à  vous  raconter  les  avantages 
de  saint  Jean.  Mais,  Jean,  puisque  vous  en  êtes  le 
maître,  ouvrez-nous  ce  cœur  de  Jésus,  faites-nous- 
en  remarquer  tous  les  mouvemens,  que.  la  seule 
charité  excite.  C'est  ce  qu'il  a  fait  dans  tous  ses  écrits  : 
tous  les  écrits  de  saint  Jean  ne  tendent  qu'à  expliquer 
le  cœur  de  Jésus.  En  ce  cœur  est  l'abrégé  de  tous 
les  mystères  du  christianisme  :  mystères  de  charité 
dont  l'origine  est  au  cœur;  un  cœur,  s'il  se  peut 
dire,  tout  pétri  d'amour;  toutes  les  palpitations, 
tous  les  battemens  de  ce  cœur ,  c'est  la  charité  qui 
les  produit.  Voulez-vous  voir  saint  Jean  vous  mon- 
trer tous  les  secrets  de  ce  cœur  ?  Il  remonte  «  jus- 
»  qu'au  principe»,  In  principio  (0.  C'est  pour 
venir  à  ce  terme ,  Et  habitavit  (?) ,  «  Jl  a  habité 
»  parmi  nous  ».  Qui  l'a  fait  ainsi  habiter  avec  nous? 
l'amour.  «  C'est  ainsi  que  Dieu  a  aimé  le  monde  »  : 
Sic  Deus  dilexit  mundum  (3).  C'est  donc  l'amour 
qui  l'a  fait  descendre,  pour  se  revêtir  de  la  nature 
humaine.  Mais  quel  cœur  aura-t-il  donné  à  cette 
nature  humaine,  sinon  un  cœur  tout  pétri  d'amour? 

C'est  Dieu  qui  fait  tous  les  cœurs,  ainsi  qu'il  lui 
plaît.  «  Le  cœur  du  roi  est  dans  sa  main  »  comme 
celui  de  tous  les  autres  :  Cor  régis  in  manu  Dei 
est  (4).  Régis  ,  du  roi  Sauveur.  Quel  autre  cœur  a 
été  plus  dans  la  main  de  Dieu  ?  C'étoit  le  cœur  d'un 
Dieu,  qui  régloit  de  près,  dont  il  conduisoit  tous 
les  mouvemens.  Qu'aura  donc  fait  le  Verbe  divin , 
en  se  faisant  homme,  sinon  de  se  former  un  cœur 

(0  Joan,  i.  i .  —  W  Ibiâ.  1 4 —  (3)  Ibid.  m.  1 6.  —  (4)  Prov.  xxi.  T. 


5^4  PANÉGYRIQUE 

sur  lequel  il  imprimât  cette  charité  infinie  qui  l'o- 

bligeoit  à  venir  au  monde?   Donnez-  moi  tout  ce 

qu'il  y  a  de  tendre,  tout  ce  qu'il  y  a  de  doux  et 

d'humain  :  il  faut  faire  un  Sauveur  qui  ne  puisse 

souffrir  les  misères ,  sans  être  saisi  de  douleur  ;  qui , 

voyant  les  brebis  perdues,  ne  puisse  supporter  leur 

égarement.  Il  lui  faut  un  amour  qui  le  fasse  courir 

au  péril  de  sa  vie ,  qui  lui  fasse  baisser  les  épaules 

pour  charger  dessus  sa  brebis  perdue ,  qui  lui  fasse 

crier  :  «  Si  quelqu'un  a  soif,  qu'il  vienne  à  moi  »  : 

Si  quis  sitil  j  veniat  ad  me  (0.  «  Venez  à  moi ,  vous 

»  tous  qui  êtes  fatigués  »  :  Venite  ad  me,  omnes  qui 

laboratis  (2).  Venez,  pécheurs,  c'est  vous   que  je 

cherche.  Enfin  il  lui  faut  un  cœur,  qui  lui  fasse 

dire  :   «  Je  donne  ma  vie  parce  que  je  le  veux  »  : 

Ego  pono  eam  à  meipso  (3).   C'est  moi  qui  ai  un 

cœur  amoureux ,  qui  dévoue  mon  corps  et  mon  ame 

à  toutes  sortes  de  tourmens. 

Voilà,  mes  Frères,  quel  est  le  cœur  de  Jésus, 
voilà  quel  est  le  mystère  du  christianisme.  C'est  pour- 
quoi l'abrégé  de  la  foi  est  renfermé  dans  ces  pa- 
roles :  «  Pour  nous ,  nous  avons  cru  à  l'amour  que 
»  Dieu  a  pour  nous  »  :  Nos  credidimus  charitati  quam 
habet  Deus  in  nobis  (4).  Voilà  la  profession  de  saint 
Jean.  Pourquoi  le  Juif  ne  croit-il  pas  à  notre  Evan- 
gile? Il  reconnoît  la  puissance;  mais  il  ne  veut  pas 
croire  à  l'amour  :  il  ne  peut  se  persuader  que  Dieu 
nous  ait  assez  aimés,  pour  nous  donner  son  Fils. 
Pour  moi ,  je  crois  à  sa  charité  ;  et  c'est  tout  dire. 
Il  s'est  fait  homme,  je  le  crois  ;  il  est  mort  pour  nous, 

(0  Joan.  yii.  37.  —WMatt.  xi.  28.  — (3)/oa«.x.  18.  —  (4)  /.  Joan. 
iv.  16. 


DE    SAINT    JEAN,    APOTRE.  5^5 

je  le  crois  ;  il  aime,  et  qui  aime  fait  tout  :  Credidi- 
mus  charitati  ejiis. 

Mais  si  nous  y  croyons,  il  faut  l'imiter.  Ce  cœur 
de  Jésus  embrasse  tous  les  fidèles  :  c'est  là  où  nous 
sommes  tous  réunis,  «  pour  être  consommés  dans 
»  l'unité  »  :  Ut  sint  consummati  in  unum  (0.  C'est  le 
cœur  qui  parloit ,  lorsqu'il  disoit  :  «  Mon  Père ,  je 
»  veux  que  là  où  je  suis ,  mes  disciples  y  soient  aussi 
»  avec  moi  »  :  J^olo  ut  ubi  sum  ego  ,  et  illi  sint  me- 
cum  (2).  Il  ne  distrait  personne ,  il  appelle  tous  ses 
enfans,  et  nous  devons  nous  aimer  «  Dans  les  en- 
»  trailles  de  la  charité  de  ce  divin  Sauveur  » ,  In 
visceribus  Jesu  Christi  (3).  Ayons  donc  un  cœur  de 
Jésus -Christ,  un  cœur  étendu,  qui  n'exclue  per- 
sonne de  son  amour.  C'est  de  cet  amour  réciproque 
qu'il  se  formera  une  chaîne  de  charité,  qui  s'étendra 
du  cœur  de  Jésus  dans  tous  les  autres ,  pour  les  lier 
et  les  unir  inviolablement  :  ne  la  rompons  pas;  ne 
refusons  à  aucun  de  nos  frères  d'entrer  dans  cette 
sainte  union  de  la  charité  de  Jésus  -  Christ.  Il  y  a 
place  pour  tout  le  monde.  Usons  sans  envie  des 
biens  qu'elle  nous  procure  :  nous  ne  les  perdons  pas 
en  les  communiquant  aux  autres;  mais  nous  les  pos- 
sédons d'autant  plus  sûrement  :  ils  se  multiplient 
pour  nous  avec  d'autant  plus  d'abondance,  que  nous 
désirons  plus  généreusement  les  partager  avec  nos 
frères.  Et  pourquoi  veux  -  tu  arracher  ton  frère  de 
ce  cœur  de  Jésus-Christ  ?  Il  ne  souffre  point  de  sépa- 
ration :  il  te  vomira  toi  -  même.  Il  supporte  toutes 
les   infirmités,    pourvu  que  la  charité  dont  nous 

(0  Joan.  xyii.  a3.  —  (»J  Ibid.  a4-  —  C3)  Philip,  i.  8. 


5^6  PANÉGYRIQUE 

sommes  animés  les  couvre.  Aimons -nous  donc  dans 
le  cœur  de  Jésus.  «  Dieu  est  charité;  et  qui  persé- 
»  vère  dans  la  charité ,  demeure  en  Dieu ,  et  Dieu 
»  en  lui  (0  »»  Ah!  qui  me  donnera  des  amis  que  j'aime 
véritablement  par  la  charité?  Lorsque  je  répands 
en  eux  mon  cœur,  je  le  répands  en  Dieu  qui  est 
charité.  «  Ce  n'est  pas  à  un  homme  que  je  me  con- 
»  fie ,  mais  à  celui  en  qui  il  demeure,  pour  être  tel  ; 
»  et  dans  ma  juste  confiance,  je  ne  crains  point  ces 
»  résolutions  si  changeantes  de  l'inconstance  hu- 
»  maine  »  :  Non  homini  commitlo ,  sed  illi  in  quo 
manet  ut  talis  sil.  Nec  in  mea  securilate  crastinum 
illud  humance  cogitationis  incerlum  omnino  for- 
mido.C 'est  ainsi  que  s'aiment  les  bienheureux  esprits. 

L'amour,  qui  les  unit  intimement  entre  eux,  s'é- 
chauffe de  plus  en  plus  dans  ces  mutuels  embrasse- 
mens  de  leurs  cœurs.  Ils  s'aiment  en  Dieu,  qui  est 
le  centre  de  leur  union  ;  ils  s'aiment  pour  Dieu  qui 
est  tout  leur  bien.  Ils  aiment  Dieu  dans  chacun  de 
leurs  concitoyens ,  qu'ils  savent  n'être  grands  que 
par  lui  ;  et  vivement  sensibles  au  bonheur  de  leurs 
frères,  ils  se  trouvent  heureux  de  jouir  en  eux  et  par 
eux  des  avantages  qu'ils  n'auroient  pas  eux-mêmes  : 
ou  plutôt,  ils  ont  tout;  la  charité  leur  approprie 
l'universalité  des  dons  de  tout  le  corps;  parce  qu'elle 
les  consomme  dans  cette  unité  sainte ,  qui,  les  ab- 
sorbant en  Dieu ,  les  met  en  possession  des  biens  de 
toute  la  cité  céleste. 

Voulons-nous  donc,  mes  Frères,  participer  ici- 
bas  à  la  béatitude  céleste?  Aimons-nous;  que  la  cha- 

(»)  /.  Joan.  iy.  16. 

rite 


DE    SAINT    JEAN,    APOTRE.  5 7 -J 

rite  fraternelle  remplisse  nos  cœurs;  elle  nous  fera 
goûter  dans  la  douceur  de  son  action ,  ces  délices 
inexprimables  qui  font  le  bonheur  des  saints;  elle 
enrichira  notre  pauvreté,  en  nous  rendant  tous  les 
biens  communs;  et  ne  formant  de  nous  tous  qu'un 
cœur  et  qu'une  ame,  elle  commencera  en  nous  cette 
unité  divine  qui  doit  faire  notre  éternel  bonheur,  et 
qui  sera  parfaite  en  nous,  lorsque  l'amour  ayant  en- 
tièrement transformé  toutes  nos  puissances,  Dieu 
sera  tout  en  tous. 


BoSSUET.  XVT.  ^7 


5^8  PANÉGYRIQUE 


PANÉGYRIQUE 


DE 


SAINT  THOMAS  DE  CANTORBÉRY, 

Prononcé  dans  l'église  de  saint  Thomas  du  Louvre, 
en  1668. 


Motifs  de  la  résistance  de  saint  Thomas  à  l'égard  de  son  prince. 
Sa  conduite  toujours  sage,  toujours  respectueuse  au  milieu  des  vio- 
lentes persécutions  qu'il  a  à  souffrir.  Succès  de  ses  combats  pour  la 
discipline.  Admirable  changement  que  produit  sa  mort  dans  ses 
ennemis  ;  zèle  qu'elle  inspire  à  ses  frères.  Usage  que  les  ecclésias- 
tiques doivent  faire  de  leurs  privilèges,  de  leurs  biens  et  de  leur 
autorité,  pour  ne  pas  exposer  l'Eglise  aux  blasphèmes  des  libertins. 


In  morte  mirabilia  operatus  est. 

Il  a  fait  des  choses  merveilleuses  dans  sa  mort.  Eccli. 
ZLVIII.  i5. 

JLes  mystères  de  Jésus -Christ  sont  une  chute  con- 
tinuelle; et  tant  qu'il  a  vu  devant  soi  quelque  nou- 
velle bassesse ,  il  n'a  jamais  cessé  de  descendre.  Il  se 
compare  lui-même  dans  son  Evangile  à  un  grain  de 
froment  qui  tombe  (0;  et  en  effet,  il  est  allé  toujours 
tombant,  premièrement  du  ciel  en  la  terre,  de  son 

(0  Joan.  xii.  34. 


DE    SAINT    THOMAS    DE    CANTORBÉUY.  5^9 

trône  dans  une  crèche  :  de  là  par  plusieurs  degrés 
il  est  tombe'  jusqu'à  l'ignominie  du  supplice,  jusqu'à 
l'obscurité  du  tombeau ,  jusqu'à  la  profondeur  de 
l'enfer.  Mais  comme  il  ne  pouvoit  tomber  plus  bas, 
c'étoit  là  aussi  le  terme  fatal  de  ses  chutes  mysté- 
rieuses; et  ce  cours  d'abaissemens  étant  rempli, 
c'est  de  là  qu'il  a  commencé  de  se  relever  couronné 
d'honneur  et  de  gloire. 

Ce  que  notre  chef  a  fait  une  fois  en  sa  personne 
sacrée,  tous  les  jours  il  l'accomplit  dans  ses  mem- 
bres; et  le  martyr  que  nous  honorons,  nous  en  est 
un  illustre  exemple.  Saint  Thomas ,  archevêque  de 
Cantorbéry ,  s'étant  trouvé  engagé,  pour  les  intérêts 
de  l'Eglise ,  dans  de  longs  et  fâcheux  démêlés  avec 
un  grand  roi ,  avec  Henri  II ,  roi  d'Angleterre ,  on 
l'a  vu  tomber  peu  à  peu  de  la  faveur  à  la  disgrâce , 
de  la  disgrâce  au  bannissement,  du  bannissement  à 
une  espèce  de  proscription,  et  enfin  à  une  mort 
violente.  Mais  la  Providence  divine,  ayant  lâché  la 
main  jusqu'à  ce  terme,  a  fait  commencer  de  là  son 
élévation.  Elle  a  honoré  de  miracles  le  tombeau  de 
cet  illustre  martyr  ;  elle  a  mené  à  ses  cendres  un  roi 
pénitent  ;  elle  a  conservé  les  droits  de  l'Eglise  par  le 
sang  de  ce  saint  évêque ,  persécuté  injustement  pour 
sa  cause ,  et  tirant  sa  gloire  de  ses  souffrances.  Elle 
m'a  donné  lieu  de  dire  de  lui  ce  que  l'Ecclésiastique 
a  dit  d'Elisée ,  «  que  sa  mort  a  opéré  des  miracles  »  : 
In  morte  mirabilia  operalus  est.  Mais  afin  de  vous 
découvrir  toutes  ces  merveilles ,  demandons  l'assis- 
tance du  Saint-Esprit  par  l'entremise  de  Marie.  Ave. 

C'est  une  loi  établie,  que  l'Eglise  ne  peut  jouir 


5oO  PiMÉGYUIQCE 

d'aucun  avantage  qui  ne  lui  coule  la  mort  de  ses 
enfans;  et  que,  pour  affermir  ses  droits,  il  faut 
qu'elle  répande  du  sang.  Son  Epoux  l'a  rachetée 
par  le  sang  qu'il  a  versé  pour  elle  ,  et  il  veut  qu'elle 
achète  par  un  prix  semblable  les  grâces  qu'il  lui 
accorde.  C'est  par  le  sang  des  martyrs  qu'elle  a 
étendu  ses  conquêtes  bien  loin  au-delà  de  l'empire 
Romain  ;  son  sang  lui  a  procuré  et  la  paix  dont  elle 
a  joui  sous  les  empereurs  chrétiens,  et  la  victoire 
qu'elle  a  remportée  sur  les  empereurs  infidèles.  Il 
paroît  donc  qu'elle  devoit  du  sang  à  l'affermissement 
de  son  autorité,  comme  elle  en  avoit  donné  à  l'éta- 
blissement de  sa  doctrine  ;  et  ainsi  la  discipline ,  aussi 
bien  que  la  foi  de  l'Eglise ,  a  dû  avoir  des  martyrs. 

C'est  pour  cette  cause,  Messieurs,  que  votre  glo- 
rieux patron  a  donné  sa  vie.  Nous  avons  honoré  ces 
derniers  jours  le  premier  martyr  de  la  foi  :  aujour- 
d'hui nous  célébrons  le  triomphe  du  premier  martyr 
de  la  discipline;  et  afin  que  tout  le  monde  com- 
prenne combien  ce  martyre  a  été  semblable  à  ceux 
que  nous  ont  fait  voir  les  anciennes  persécutions,  je 
m'attacherai  à  vous  montrer  que  la  mort  de  notre 
saint  archevêque  a  opéré  les  mêmes  merveilles  dans 
la  cause  de  la  discipline,  que  celle  des  autres  mar- 
tyrs a  autrefois  opérées  lorsqu'il  s'agissoit  de  la 
croyance. 

En  effet ,  pour  ne  pas  vous  laisser  long-temps  en 
suspens ,  comme  les  martyrs  qui  ont  combattu  pour 
la  foi ,  ont  affermi ,  par  le  témoignage  de  leur  sang , 
cette  foi  que  les  tyrans  vouloient  abolir  ;  calmé  par 
leur  patience  la  haine  publique ,  qu'on  vouloit  ex- 
citer contre  eux  en  les  traitant  comme  des  scélérats  ; 


DE  SAINT  THOMAS  DE  CANTORBÉRY.     58l 

confirmé  par  leur  constance  invincible  les  fidèles, 
qu'on  avoit  dessein  d'effrayer  par  le  terrible  spec- 
tacle de  tant  de  supplices  ;  en  sorte  que ,  profitant 
des  persécutions,  ils  les  ont  fait  servir  contre  leur 
nature  à  l'établissement  de  leur  foi ,  à  la  conversion 
de  leurs  ennemis,  à  l'instruction  et  à  l'affermisse- 
ment de  leurs  frères  :  ainsi  vous  verrez  bientôt , 
chrétiens,  que  des  effets  tout  semblables  ont  suivi 
la  mort  du  grand  archevêque  de  Cantorbéry  ;  et  la 
suite  de  cet  entretien  vous  fera  paroître ,  que  le  sang 
de  ce  nouveau  martyr  de  la  discipline  a  affermi 
l'autorité  ecclésiastique,  qui  étoit  violemment  op- 
primée ;  que  sa  mort  a  converti  les  cœurs  indociles 
des  ennemis  de  la  discipline  de  l'Eglise  ;  enfin 
qu'elle  a  échauffé  le  zèle  de  ceux  qui  sont  préposés 
pour  en  être  les  défenseurs.  Voilà  ce  que  j'ai  dessein 
de  vous  faire  entendre  dans  les  trois  parties  de  ce 
discours. 

PREMIER  POINT. 

Pour  bien  entendre  le  sujet  des  fameux  combats 
du  grand  saint  Thomas  de  Cantorbéry  pour  l'hon- 
neur de  l'Eglise  et  du  sacerdoce,  il  faut  considérer 
avant  toutes  choses  quelques  vérités  importantes, 
qui  regardent  l'état  de  l'Eglise  :  ce  qu'elle  est,  ce 
qui  lui  est  dû ,  et  ce  qu'elle  doit  ;  quels  droits  elle 
a  sur  la  terre,  et  quels  moyens  lui  sont  donnés  pour 
s'y  maintenir.  Je  sais  que  cette  matière  est  fort  éten- 
due, et  pleine  de  questions  épineuses  :  mais  comme 
la  décision  de  ces  doutes  dépend  d'un  ou  deux  prin- 
cipes ,  j'espère  qu'en  laissant  un  grand  embarras  de 
difficultés  fort  enveloppées ,  je  pourrai  vous  dire  en 


582  PANÉGYRIQUE 

peu  de  paroles  ce  qui  est  essentiel  et  fondamental , 
et  absolument  nécessaire  pour  connoître  l'e'tat  de 
la  cause  pour  laquelle  saint  Thomas  a  donné  sa  vie. 
J'avance  donc  deux  vérités  qui  expliquent  parfaite- 
ment, si  je  ne  me  trompe,  l'état  de  l'Eglise  sur  la 
terre.  Je  dis  qu'elle  y  est  comme  une  étrangère,  et 
qu'elle  y  est  toutefois  revêtue  d'un  caractère  royal , 
par  la  souveraineté  toute  divine  et  toute  spirituelle 
qu'elle  y  exerce.  Ces  deux  vérités  éclaircies  nous 
donneront  par  ordre  la  résolution  des  difficultés  que 
j'ai  proposées. 

Et  premièrement,  l'Eglise  est  dans  le  monde  comme 
une  étrangère  :  cette  qualité  fait  sa  gloire.  Elle 
montre  sa  dignité  et  son  origine  céleste ,  lorsqu'elle 
dédaigne  d'habiter  la  terre  :  elle  ne  s'y  arrête  donc 
pas,  mais  elle  y  passe;  elle  ne  s'y  habitue  pas,  mais 
elle  y  voyage.  Ce  qu'elle  appréhende  le  plus ,  c'est 
que  ses  enfans  s'y  naturalisent ,  et  qu'ils  ne  fassent 
leur  principal  établissement  où  ils  ne  doivent  avoir 
qu'un  lieu  de  passage.  Mais  nous  comprendrons  plus 
facilement  cette  qualité  d'étrangère ,  si  nous  faisons 
en  un  mot  la  comparaison  de  l'Eglise  de  Jésus  -  Christ 
avec  la  Synagogue  ancienne. 

Il  n'y  a  personne  qui  n'ait  remarqué  que  les  livres 
sacrés  de  Moïse,  outre  les  préceptes  de  religion, 
sont  pleins  de  lois  politiques,  et  qui  regardent  le 
gouvernement  d'un  Etat.  Ce  sage  législateur  or- 
donne du  commerce  et  de  la  police,  des  successions 
et  des  héritages,  de  la  justice  et  de  la  guerre,  et 
enfin  de  toutes  les  choses  qui  peuvent  maintenir  un 
çmpire.  Mais  le  prince  du  nouveau  peuple,  le  légis- 
lateur de  l'Eglise,  a  pris  une  conduite  opposée.  Il 


DE  SAINT  THOMAS  DE  CANTORBÉRY.    583 

laisse  faire  aux  princes  du  monde  l'établissement 
des  lois  politiques  ;  et  toutes  celles  qu'il  nous  donne , 
et  qui  sont  écrites  dans  son  Evangile ,  ne  regardent 
que  la  vie  future.  D'où  vient  cette  différence  entre 
l'ancien  et  le  nouveau  peuple  ?  si  ce  n'est  que  la  Sy- 
nagogue devant  avoir  sa  demeure ,  et  faire  son  séjour 
sur  la  terre,  il  falloit  lui  donner  des  lois  pour  y 
établir  son  gouvernement;  au  lieu  que  l'Eglise  de 
Jésus-Christ ,  voyageant  comme  une  étrangère  parmi 
tous  les  peuples  du  inonde,  elle  n'a  point  de  lois 
particulières  touchant  la  société  politique  ;  et  il  suffit 
de  lui  dire  généralement  ce  qu'on  dit  aux  étrangers 
et  aux  voyageurs,  qu'en  ce  qui  regarde  le  gouver- 
nement, elle  suive  les  lois  du  pays  où  elle  fera  son 
pèlerinage,  et  qu'elle  en  révère  les  princes  et  les 
magistrats  :  Omnis  anima  polestatibus  sublimioribus 
subdita  sit  (0.  C'est  le  seul  commandement  politique 
que  le  nouveau  Testament  nous  donne. 

Cette  vérité  étant  supposée ,  si  vous  me  demandez  , 
chrétiens,  quels  sont  les  droits  de  l'Eglise ,  qu'atten- 
dez-vous que  je  vous  réponde,  sinon  qu'elle  a  sans 
doute  de  grands  avantages  et  des  prétentions  glo- 
rieuses; mais  que  celui  dont  elle  attend  tout,  ayant 
dit  que  son  royaume  n'est  pas  de  ce  monde  (2) , 
tout  le  droit  qu'elle  peut  avoir  d'elle-même  sur  la 
terre ,  c'est  qu'on  lui  laisse  ,  pour  ainsi  dire ,  passer 
son  chemin  et  achever  son  voyage  en  paix?  Telle- 
ment que  rien  ne  lui  convient  mieux  ,  à  elle  et  à  ses 
enfans,  que  ces  mots  de  Tertullien  :  «Toute  notre 
»  affaire  en  ce  monde ,  c'est  d'en  sortir  au  plutôt  »  : 

(0  Rom.  xiii.  i.  —  (*)  Joan.  xviu.  36. 


584  PANÉGYRIQUE 

JSihil  nostrâ  refert  in   hoc  œuo ,  nisi  de  eu  quant 
celer iler  excéder e  (0.       * 

Mais  peut-être  que  vous  penserez  que  je  repré- 
sente l'Eglise  comme  une  étrangère  trop  foible ,  et 
que  je  la  laisse  sans  autorité  et  sans  fonction  sur  la 
terre ,  enfin  trop  nue  et  trop  désarmée  au  milieu  de 
tant  de  puissances  ennemies  de  sa  doctrine,  ou  ja- 
louses de  sa  grandeur.  Non,  mes  Frères,  il  n'en  est 
pas  ainsi.  Elle  ne  voyage  pas  sans  sujet  dans  ce 
monde  :  elle  y  est  envoyée  par  un  ordre  suprême, 
pour  y  recueillir  les  enfans  de  Dieu,  et  rassembler 
ses  élus  dispersés  aux  quatre  vents.  Elle  a  charge  de 
les  tirer  du  monde  ;  mais  il  faut  qu'elle  les  vienne 
chercher  dans  le  monde  :  et  en  attendant,  chrétiens, 
qu'elle  les  présente  à  Dieu ,  maintenant  qu'elle 
voyage  avec  eux  et  qu'elle  les  tient  sous  son  aile, 
n'est-il  pas  juste  qu'elle  les  gouverne,  qu'elle  dirige 
leurs  pas  incertains,  et  qu'elle  conduise  leur  pèle- 
rinage? C'est  pourquoi  elle  a  sa  puissance,  elle  a  ses 
lois  et  sa  police  spirituelle,  elle  a  ses  ministres  et  ses 
magistrats,  par  lesquels  elle  exerce,  dit  Tertullien, 
«  une  divine  censure  contre  tous  les  crimes  »  :  Ex- 
hortationes  j.  castigaliones  ,  et  censura  divinai"1). 
Malheur  à  ceux  qui  la  troublent ,  ou  qui  se  mêlent 
dans  cette  céleste  administration ,  ou  qui  osent  en 
usurper  la  moindre  partie.  C'est  une  injustice  inouïe 
de  vouloir  profiter  des  dépouilles  de  cette  épouse 
du  Roi  des  rois,  à  cause  seulement  qu'elle  est  étran- 
gère ,  et  qu'elle  n'est  pas  armée.  Son  Dieu  prendra 
en  main  sa  querelle ,  et  sera  un  rude  vengeur  contre 

[*)  Afjoiog.  n.  4i.  —  W  ibid.  n.  3g. 


DE    SAINT    THOMAS    DE    C  ANTOttBÉR  Y.  585 

ceux  qui  oseront  porter  leurs  mains  sacrilèges  sur 
l'arche  de  son  alliance.  Mais  laissons  ces  re'flexions , 
et  avançons  dans  notre  sujet. 

Jusqu'ici  l'Eglise  n'a  aucun  droit  qui  relève  de  la 
puissance  des  hommes,  elle  ne  tient  rien  que  de  son 
Epoux.  Mais  les  rois  du  monde  ont  fait  leur  devoir; 
et  pendant  que  cette  illustre  étrangère  voyageoit 
dans  leurs  Etats,  ils  lui  ont  accordé  de  grands  pri- 
vilèges, ils  ont  signalé  leur  zèle  envers  elle  par  des 
présens  magnifiques.  Elle  n'est  pas  ingrate  de  leurs 
bienfaits,  elle  s'en  glorifie  par  toute  la  terre.  Mais 
elle  ne  craint  point  de  leur  dire  que ,  parmi  leurs 
plus  grandes  libéralités,  ils  reçoivent  plus  qu'ils  ne 
donnent;  et  enfin,  pour  nous  expliquer  nettement, 
qu'il  y  a  plus  de  justice  que  de  grâce  dans  les  privi- 
lèges qu'ils  lui  accordent.  Car,  pour  ne  pas  raconter 
ici  les  avantages  spirituels  que  l'Eglise  leur  commu- 
nique, pouvoient-ils  refuser  de  lui  .faire  part  de 
quelques  honneurs  de  leur  royaume,  qu'elle  prend 
tant  de  soin  de  leur  conserver?  Ils  régnent  sur  les 
corps  par  la  force,  et  peut-être  sur  les  cœurs  par 
l'inclination  ou  par  les  bienfaits.  L'Eglise  leur  a  ou- 
vert une  place  plus  sûre  et  plus  vénérable  :  elle  leur 
a  fait  un  trône  dans  les  consciences,  en  présence  et 
sous  les  yeux  de  Dieu  même  :  elle  a  fait  un  des  arti- 
cles de  sa  foi  de  la  sûreté  de  leurs  personnes  sacrées, 
et  une  partie  de  sa  religion  de  l'obéissance  qui  leur 
est  due.  Elle  va  étouffer  dans  le  fond  des  cœurs , 
non-seulement  les  premières  pensées  de  rébellion, 
mais  encore  les  moindres  murmures  ;  et  pour  ôter 
tout  prétexte  de  soulèvement  contre  les  puissances 
légitimes,  elle  a  enseigné  constamment,  et  par  sa 


586  PANÉGYRIQUE 

doctrine  et  par  ses  exemples ,  qu'il  en  faut  tout  souf- 
frir, jusqu'à  l'injustice,  par  laquelle  s'exerce  secrète- 
ment la  justice  même  de  Dieu.  Après  des  services  si 
importans,  si  on  lui  accorde  des  privile'ges,  n'est-ce 
pas  une  récompense  qui  lui  est  bien  due?  et  les  pos- 
sédant à  ce  titre,  peut-on  concevoir  le  dessein  de 
les  lui  ravir  sans  une  extrême  injustice? 

Cependant  Henri  second,  roi  d'Angleterre,  se 
déclare  l'ennemi  de  l'Eglise.  Il  l'attaque  au  spiri- 
tuel et  au  temporel  ;  en  ce  qu'elle  tient  de  Dieu ,  et 
en  ce  qu'elle  tient  des  hommes  :  il  usurpe  ouverte- 
ment sa  puissance.  Il  met  la  main  dans  son  trésor , 
qui»  enferme  la  subsistance  des  pauvres.  Il  flétrit 
l'honneur  de  ses  ministres  par  l'abrogation  de  leurs 
privilèges,  et  opprime  leur  liberté  par  des  lois  qui 
lui  sont  contraires.  Prince  téméraire  et  mal  avisé, 
que  ne  peut -il  découvrir  de  loin  les  renversemens 
étranges  que  fera  un  jour  dans  son  Etat  le  mépris  de 
l'autorité  ecclésiastique ,  et  les  excès  inouis  où  les 
peuples  seront  emportés,  quand  ils  auront  secoué 
ce  joug  nécessaire.  Mais  rien  ne  peut  arrêter  ses 
emportemens.  Les  mauvais  conseils  ont  prévalu,  et 
c'est  en  vain  que  l'on  s'y  oppose  :  il  a  tout  fait  fléchir 
à  sa  volonté,  et  il  n'y  a  plus  que  le  saint  archevêque 
de  Cantorbéry  qu'il  n'a  pu  encore ,  ni  corrompre 
par  ses  caresses ,  ni  abattre  par  ses  menaces. 

A  la  vérité  il  met  sa  constance  à  des  épreuves  bien 
dures.  Qu'on  le  dépouille,  qu'on  le  déshonore, 
qu'on  le  bannisse,  il  s'en  réjouit  :  mais  pourquoi 
ruiner  les  siens  ?  C'est  ce  qui  lui  perce  le  cœur.  Il  n'y 
a  rien  de  plus  insensible,  ni  de  plus  sensible  tout  à 
la  fois  que  la  charité  véritable.  Insensible  à  ses  pro- 


DE    SAINT    THOMAS    DE    CANTORBÉRY.  S87 

près  maux,  et  en  cela  directement  contraire  à  l'a- 
mour-propre,  elle  a  une  extrême  sensibilité  pour 
les  maux  des  autres.  Aussi  le  grand  apôtre ,  très-peu 
touché  de  tout  ce  qui  le  regardoit,  disoitaux  fidèles  : 
«  J'ai  appris  à  me  contenter  de  l'état  où  je  me 
»  trouve  :  je  sais  vivre  pauvrement,  je  sais  vivre 
»  dans  l'abondance  ;  j'ai  été  instruit  en  toutes  choses 
»  et  en  toutes  rencontres  à  être  bien  traité  et  à  souf- 
»  frir  la  faim ,  à  être  dans  l'abondance  et  à  être  dans 
«  l'indigence  »  :  Scio  ethumiliari ,  scio  et  abundare; 
ubique  et  in  omnibus  institulus  sum,  et  saliari  et  esu- 
rire ,  et  abundare  etpenuriam  patii1).  Et  cependant 
cet  homme  tout  céleste,  si  indifférent,  si  dur  pour 
lui-même,  ressent  le  contre-coup  de  tous  les  maux, 
de  toutes  les  peines  que  peut  souffrir  le  moindre 
des  fidèles.  «  Qui  est  foible ,  s'écrie-t-il ,  sans  que  je 
»  le  sois  avec  lui?  Qui  est  scandalisé  sans  que  je 
»  brûle»?  Quis  injîrmalur j  et  ego  non  infirmor? 
Quis  scandalizatur,  et  ego  non  wror(2)?  Sa  tendresse 
pour  ses  frères  est  si  grande,  qu'il  ne  peut  les  voir 
dans  les  larmes  et  dans  l'affliction ,  qu'il  n'en  soit 
pénétré  d'une  vive  douleur  :  «  Que  faites-vous  de 
»  pleurer  ainsi ,  et  de  me  briser  le  cœur  »  ?  Quid 
facitis Jlentes  ,  et  affligentes  (*)  cor  meum  ?  C'est  en 
vain  que  vous  me  fendez  le  cœur  par  vos  larmes  : 
v  car  pour  moi  je  suis  tout  prêt  de  souffrir  non-seu- 
»  lement  les  chaînes,  mais  la  mort  même  pour  le 
»  nom  du  Seigneur  Jésus  »  :  Ego  enim  non  soluni 
alligari  ,  sed  et  mori  paratus  swn  (3).  Ce  cœur  de 
diamant,  qui  semble  défier  le  ciel,  et  la  terre,   et 

0)  Philipp.  iv.  12.  — W  //.  Cer.  xi.  39.  •—  (3)  Ad.  xxi.  i3. 
C*)  Grec,  comminuentes ,  conterentes. 


588  PANÉGYRIQUE 

l'enfer  de  l'émouvoir,  peut  souffrir  la  mort  et  les 
plus  dures  extrémités;  il  ne  peut  souffrir  les  larmes 
de  ses  frères.  Combien  a  dû  être  touché  saint  Tho- 
mas, de  voir  les  siens  affligés  et  persécutés  à  son 
occasion?  Il  se  souvient  de  Jésus,  qui  n'est  pas  plu- 
tôt né,  qu'il  attire  des  persécutions  à  ses  parens , 
qui  sont  contraints  de  quitter  leur  maison  pour  l'a- 
mour de  lui.  Il  a  reçu  sa  loi  d'en -haut,  et  ne  peut 
rien  faire  pour  les  siens,  sinon  de  leur  souhaiter 
qu'ayant  part  aux  persécutions  ils  aient  part  à  la 
grâce. 

Le  prophète  Zacharie  semble  avoir  voulu  nous 
représenter  l'immuable  et  éternelle  concorde  qui 
doit  être  entre  l'empire  et  le  sacerdoce.  «  Celui-là  , 
«  dit-il  parlant  du  prince,  sera  revêtu  de  gloire, 
»  il  sera  assis  et  dominera  sur  son  trône  ;  et  le  pon- 
»  tife  sera  aussi  sur  son  trône,  et  il  y  aura  un  conseil 
»  de  paix  entre  ces  deux  »  :  Ipse  portabit  gloriam, 
et  sedebit ,  et  dominabitur  super  solio  suo  ;  et  erit 
sacerdos  super  solio  suo  >  et  consilium  pacis  erit 
inter  illos  duos  (0.  Vous  voyez  que  la  gloire,  et 
l'éclat,  et  l'autorité  dominante  sont  dans  le  trône 
royal.  Mais  quoique  le  Fils  de  Dieu  ait  enseigné  à 
ses  ministres  qu'ils  ne  doivent  pas  dominer  à  la  ma- 
nière du  monde,  le  sacerdoce  néanmoins  ne  laisse 
pas  d'avoir  son  trône  :  car  le  prophète  en  établit 
deux;  il  reconnoît  deux  puissances,  qui  sont,  comme 
vous  voyez ,  plutôt  unies  que  subordonnées  :  Consi- 
lium pacis  inter  illos  (2)  ;  et  le  genre  humain  se  re- 
pose à  l'ombre  de  cette  concorde. 

Saint  Thomas  a  souvent  représenté  au  roi  d'An- 
es Zacliar.  ri.  1 3.  —  (»)  Matth.  xx.  a5,  26. 


DE    SAINT    THOMAS    DE    CÀNTOR15ÉRY.  58q 

gleterre,  par  des  lettres  pleines  d'une  force,  d'une 
douceur  et  d'une  modestie  apostolique,  que  ces 
puissances  doivent  concourir  et  se  prêter  la  main 
mutuellement,  et  non  se  regarder  avec  jalousie  ; 
puisqu'elles  ont  des  fins  si  diverses ,  quelles  ne  peu- 
vent se  choquer  sans  quitter  leur  route  et  sortir  de 
leurs  limites.  Il  soutient  ces  charitables  avertisse- 
mens  avec  toute  l'autorité  que  pouvoit  donner,  non- 
seulement  la  sainteté  de  son  caractère ,  mais  la 
sainteté  de  sa  vie,  qui  ét'oit  l'exemple  et  l'admiration 
de  tout  l'univers. 

Notre  France  l'avoit  connue,  puisque,  lorsqu'il 
fut  exilé,  elle  lui  avoit  ouvert  les  bras-,  et  le  roi 
Louis  VII ,  témoin  oculaire  des  vertus  apostoliques 
de  ce  grand  homme,  a  toujours  constamment  favo- 
risé, et  sa  personne,  et  la  cause  qu'il  défendoit, 
par  toutes  sortes  de  bons  offices.  Rendons  ici  témoi- 
gnage à  l'incomparable  piété  de  nos   monarques 
très-chrétiens.  Gomme  ils  ont  vu  que  Jésus- Christ 
ne   règne  pas,  si  son  Eglise  n'est  autorisée,  leur 
propre  autorité  ne  leur  a  pas  été  plus  chère  que 
l'autorité  de  l'Eglise.  Cette  puissance  royale,  qui 
doit  donner  le  branle  dans  les  autres  choses ,  n'a  ja- 
mais jugé  indigne  d'elle  de  ne  faire  que  seconder  dans 
les  affaires  spirituelles-,  et  un  roi  de  France, empe- 
reur, n'a   pas  cru  se   rabaisser,  lorsque  écrivant 
aux  évêques ,  il  les  assure  de  sa  protection  dans  les 
fonctions  de  leur  ministère  ;  afin ,  dit  ce  grand  roi , 
que  notre  puissance  royale  servant,  comme  il  est 
convenable,  k  ce  que  demande  votre  autorité,  vous 
puissiez  exécuter  vos  décrets  :   Ut  nostm  auxili» 


590  PANÉGYRIQUE 

suffulti,  quod  vestra  auctoritas  exposciL,  famu- 
lanle  ,  ut  decet ,  polestate  nostrâ  ,  perficere  va- 
leatis  (r). 

Telles  sont  les  maximes  saintes  et  durables  de  la 
monarchie  très-chrétienne;  et  plût  à  Dieu  que  le 
roi  d'Angleterre  eût  suivi  les  sentimens ,  et  imité  les 
exemples  de  ses  augustes  voisins  !  Saint  Thomas  ne 
se  verroit  pas  réduit  à  la  dure  nécessité  de  s'opposer 
à  son  prince.  Mais  comme  ce  monarque  se  rend 
inflexible ,  l'Eglise  opprimée  est  contrainte  de  re- 
courir aux  derniers  efforts.  Vous  attendez  peut-être 
des  foudres  et  des  anathêmes.  Mais  quoique  Henri 
les  eût  mérités,  Thomas,  aussi  modéré  que  vigou- 
reux ,  ne  fulmine  pas  aisément  contre  une  tête 
royale.  Voici  ces  derniers  efforts  dont  je  veux  parler  : 
le  saint  archevêque  offre  à  Dieu  sa  vie  ;  et  sachant 
que  l'Eglise  n'est  jamais  plus  forte ,  que  lorsqu'elle 
parle  par  la  voix  du  sang ,  il  revient  d'un  long  exil 
avec  un  esprit  de  martyr ,  préparé  aux  violences 
d'un  roi  implacable  et  de  toute  sa  Cour  irritée. 

Saint  Ambroise  a  remarqué  (2) ,  dès  son  temps , 
que  les  hommes  apostoliques,  qui  entreprennent 
d'un  grand  courage  les  œuvres  de  piété  et  la  cen- 
sure des  vices,  sont  assez  souvent  traversés  par  des 
raisons  politiques.  Car  comme  les  pécheurs  ne  peu- 
vent souffrir  ceux  qui  viennent  les  troubler  dans 
leur  faux  repos  ;  et  comme  le  monde  n'a  rien  tant  à 
cœur  que  de  voir  l'Eglise  sans  force  et  la  piété  sans 
défense ,  il  se  plaît  de  lui  opposer  ce  qu'il  a  de  plus 

(»)  Ludovic.  Pius,  Cap.  an.  823,  cap.  iv;  tom.  I,  pag.  634-  *- 
(')  Serin,  contra  luxent,  n.  3o  5  tom.  11,  col.  872. 


DE    SAINT    THOMAS    DE    CANTORÏÏÉRY.  5ui 

redoutable  ,  c'est-à-dire  le  nom  de  César  et  les  inté- 
rêts de  l'Etat.  Ainsi  quand  Néhémias  relevoit  les 
tours  abattues  et  les  murailles  désolées  de  Jérusa- 
lem, les  ministres  du  roi  de  Perse  publioient  partout 
qu'il  méditoit  un  dessein  de  rébellion (0;  et  comme 
le  moindre  soupçon  d'infidélité  attire  des  difficultés 
infinies,  ils  tâchoient  de  ralentir  l'ardeur  de  son 
zèle  par  cette  vaine  terreur.  Quoique  le  saint  arche- 
vêque n'élevât  ni  des  tours  ni  des  forteresses,  et  qu'il 
songeât  seulement  à  réparer  les  ruines  d'une  Jérusa- 
lem spirituelle;  toutefois  il  fut  exposé  aux  mêmes 
reproches.  Henri  déjà  prévenu  et  irrité  parles  faux 
rapports,  témoigna  ,  avec  une  aigreur  extrême ,  que 
la  vie  de  ce  prélat  lui  étoit  à  charge.  Que  de  mains 
furent  armées  contre  lui  par  cette  parole  ! 

Chrétiens,  soyez  attentifs  :  s'il  y  eut  jamais  un 
martyre  qui  ressembla  parfaitement  à  un  sacrifice , 
c'est  celui  que  je  dois  vous  représenter.  Voyez  les 
préparatifs  :  l'évêque  est  à  l'église  avec  son  clergé ,  et 
ils  sont  déjà  revêtus.  Il  ne  faut  pas  chercher  bien  loin 
la  victime  :  le  saint  pontife  est  préparé,  et  c'est  la 
victime  que  Dieu  a  choisie.  Ainsi  tout  est  prêt  pour 
le  sacrifice ,  et  je  vois  entrer  dans  l'église  ceux  qui 
doivent  donner  le  coup.  Le  saint  homme  va  au- 
devant  d'eux  à  l'imitation  de  Jésus-Christ  ;  et  pour 
imiter  en  tout  ce  divin  modèle,  il  défend  à  son 
clergé  toute  résistance ,  et  se  contente  de  demander 
sûreté  pour  les  siens.  «  Si  c'est  moi  que  vous  cher- 
»  chez ,  laissez ,  dit  Jésus  (2),  retirer  ceux-ci».  Ces 
choses  étant  accomplies,  et  l'heure  du  sacrifice  étant 

(>)  //.  Esdr.  vi.  6 ,  7.  —  W  Joan.  xfiu.  8. 


5()2  PANÉGYRIQUE 

arrivée,  voyez  comme  saint  Thomas  en  commence 
la  cérémonie.  Victime  et  pontife  tout  ensemble,  il 
présente  sa  tête,  et  fait  sa  prière.  Voici  les  vœux  so- 
lennels et  les  paroles  mystiques  de  ce  sacrifice  : 
Et  ego  pro  Deo  mori  paratus  sum ,  et  pro  asser- 
tione  justitice ,  et  pro  Ecclesice  libertale;  dummodo 
effusione  sanguinis  mei  pacem  et  libertalem  conse- 
qualur  :  «  Je  suis  prêt  à  mourir,  dit- il,  pour  la  cause 
»  de  Dieu  et  de  son  Eglise  ;  et  toute  la  grâce  que  je 
»  demande,  c'est  que  mon  sang  lui  rende  la  paix 
»  et  la  liberté  qu'on  lui  veut  ravir  ».  Il  se  prosterne 
devant  Dieu;  et  comme  dans  le  sacrifice  solennel 
nous  appelons  les  saints  pour  être  nos  intercesseurs, 
il  n'omet  pas  une  partie  si  considérable  de  cette 
cérémonie  sacrée  :  il  appelle  les  saints  martyrs  et 
la  sainte  Vierge  au  secours  de  l'Eglise  opprimée; 
il  ne  parle  que  de  l'Eglise;  il  n'a  que  l'Eglise  dans 
le  cœur  et  dans  la  bouche;  et  abattu  par  le  coup, 
sa  langue  froide  et  inanimée  semble  encore  nommer 
l'Eglise. 

Mais  voici  un  nouveau  spectacle.  Après  qu'on  a 
dépouillé  le  saint  martyr,  on  découvre  un  autre 
martyre  non  moins  admirable,  qui  est  le  martyre 
de  sa  pénitence,  un  cilice  affreux  tout  plein  de  ver- 
mine. Ah  !  ne  méprisons  point  cette  peinture,  et  ne 
craignons  point  de  remuer  ces  ordures  si  précieuses. 
Ce  cilice  lui  perce  la  peau ,  et  il  est  si  attaché  à  sa 
peau,  qu'il  semble  qu'il  soit  une  autre  peau  autour 
de  son  corps.  On  voit  que  ce  saint  a  été  martyr 
durant  tout  le  cours  de  sa  vie  ;  et  on  ne  s'étonne 
plus  de  ce  qu'il  est  mort  avec  tant  de  force,  mais 

de 


DE    SAINT    THOMAS    DE    CANTORBÉRY.  5g3 

de  ce  qu'il  a  pu  vivre  au  milieu  de  telles  souffrances. 
O  digne  défenseur  de  l'Eglise!  Voilà  les  hommes 
qui  méritent  de  parler  pour  elle,  et  de  combattre 
pour  ses  intérêts  :  aussi  sa  victoire  est-elle  assurée.. 
Les  lois  qui  l'oppriment  vont  être  abolies;  et  ce 
que  le  saint  archevêque  n'a  pas  obtenu  vivant,  il 
l'accomplira  -par  sa  mort. 

Le  ciel  se  déclare  manifestement.  Pendant  que 
les  politiques  raffinent  et  raisonnent  à  leur  mode , 
Dieu  parle  par  des  miracles  si  visibles  et  si  fréquens, 
que  les  rois  mêmes  et  les  plus  grands  rois  ;  oui,  mes 
Frères,  nos  rois  très-chrétiens  passent  les  mers  pour 
aller  honorer  ses  saintes  reliques.  Louis  le  Jeune  va 
en  personne  lui  demander  la  guérison  de  son  fils 
aîné  ,  attaqué  d'une  maladie  mortelle.  Nous  devons 
Philippe-Auguste  au  grand  saint  Thomas,  nous  lui 
devons  saint  Louis,  nous  lui  devons  tous  nos  rois  et 
toute  la  famille  royale  qu'il  a  sauvée  dans  sa  tige. 
Voyez,  mes  Frères,  quels  défenseurs  trouve  l'Eglise 
dans  sa  foiblesse,  et  combien  elle  a  raison  de  dire 
avec  l'apôtre  :  Cum  injirmor  ,  tune polens  sum  (0.  Ce 
sont  ces  bienheureuses  foiblesses  qui  lui  donnent 
cet  invincible  secours ,  et  qui  arment  en  sa  faveur 
les  plus  valeureux  soldats  et  les  plus  puissans  conqué- 
rans  du  monde ,  je  veux  dire,  les  saints  martyrs.  Qui- 
conque ne  ménage  pas  l'autorité  de  l'Eglise,  qu'il 
craigne  ce  sang  précieux  des  martyrs,  qui  la  con- 
sacre et  qui  la  protège.  Pour  avoir  violé  ses  droits  7 
Henri  est  mal  assuré  dans  son  trône;  sa  couronne 
est  ébranlée  sur  sa  tête,  son  sceptre  ne  tient  pas 

(»)//,  Cor.  xii.  10. 

Bosse  ET.  XVI.  38 


5g4  panégyrique 

dans  ses  mains.  Dieu  permet  que  tous  ses  voisins  se 
liguent,  que  tous  ses  sujets  se  re'voltent  et  oublient 
leur  devoir;  que  son  propre  fils  oublie  sa  naissance , 
et  se  mette  à  la  tête  de  ses  ennemis.  Déjà  la  vengeance 
du  ciel  commence  à  le  presser  de  toutes  parts;  mais 
c'est  une  vengeance  miséricordieuse,  qui  ne  l'abat 
que  pour  le  rendre  humble,  et  pour  faire  d'un  roi 
pécheur  un  roi  pénitent  :  c'est  la  seconde  merveille 
qu'a  opérée  la  mort  du  saint  archevêque  :  In  morte 
mirabilia  operatus  est. 

SECOND   POINT. 

Dans  ce  démêlé  célèbre  où  les  intérêts  de  l'Eglise 
ont  engagé  saint  Thomas  contre  un  grand  monar- 
que ,  je  me  sens  obligé  de  vous  avertir  qu'il  ne  lui 
a  pas  résisté  en  rebelle  et  dans  un  esprit  de  faction  : 
il  a  joint  la  fermeté  avec  le  respect.  S'il  a  toujours 
songé  qu'il  étoit  évêque ,  il  n'a  jamais  oublié  qu'il 
étoit  sujet;  et  la  charité  pastorale  animoit  de  telle 
sorte  toute  sa  conduite  ,  qu'il  ne  s'est  opposé  au  pé- 
cheur que  dans  le  dessein  de  sauver  le  roi. 

Il  ne  doit  pas  être  nouveau  aux  chrétiens  d'avoir 
à  se  défendre  des  grands  de  la  terre;  et  c'est  une 
des  premières  leçons  que  Jésus-Christ  a  données  à 
ses  saints  apôtres.  Mais  encore  que  cette  instruction 
nous  prépare  principalement  contre  les  rois  infidèles, 
plusieurs  exemples  illustres  ,  et  entre  autres  celui 
du  grand  saint  Thomas,  nous  font  voir  assez  claire- 
ment, que  l'Eglise  a  souvent  besoin  de  rappeler 
toute  sa  vigueur  au  milieu  de  sa  paix  et  de  son  triom- 
phe. Combien  ces  occasions  sont  fortes  et  dange- 


DE    SAINT    THOMAS    DE    CANTORBÉRY.  5q5 

reuses,  vous  le  comprendrez  aisément,  si  vous  me 
permettez,  chrétiens,  de  vous  représenter  comme 
en  deux  tableaux  les  deux  temps  et  les  deux  états 
du  christianisme;  l'Empire  ennemi  de  l'Eglise,  et 
l'Empire  réconcilié  avec  l'Eglise. 

Durant  le  temps  de  l'inimitié,  il  y  avoit  entre  l'un 
et  l'autre  une  entière  séparation.  L'Eglise  n'avoit  que 
le  ciel,  et  l'Empire  n'avoit  que  la  terre  :  les  charges  , 
les  dignités ,  les  magistratures ,  c'est  ce  qui ,  selon 
le  langage  de  l'Eglise ,  s'appeloit  le  siècle  auquel  elle 
obligeoit  ses  enfans  de  renoncer.  C'étoit  une  espèce 
de  désertion  que  d'aspirer  aux  honneurs  du  monde; 
et  les  sages  ne  pensoient  pas  qu'un  chrétien  de  la 
bonne  marque  pût  devenir  magistrat.  Quand  cela 
fut  permis  à  certaines  conditions  au  premier  concile 
d'Arles,  dans  les  premières  années  du  grand  Cons- 
tantin, les  termes  mêmes  de   la  permission  mar- 
quoient  toujours  quelque  répugnance  :  Ad  prœsi- 
dalum  prosilire  (0,   par  un  mot  qui  vouloit  dire 
qu'on  s'égaroit  hors  des  bornes ,  qu'on  s'échappoit , 
qu'on  sortoit  des  lignes.  Ce  n'est  pas  que  les  fidèles 
ne  sussent  que  les  puissances  de  l'Etat  étoient  légi- 
times, puisque  même  saint  Paul  leur  avoit  appris 
qu'elles  étoient  ordonnées  de  Dieu  02).  Mais ,  dans 
cette  première  ferveur,  l'Eglise  respiroit  tellement 
le  ciel,  qu'elle  ne  vouloit  rien  voir  dans  les  siens 
qui  ne  fût  céleste;  et  elle  étoit  encore  tellement  rem- 
plie de  la  simplicité  presque  rustique  de  ses  saints 
et  divins  pêcheurs  ,  qu'elle  ne   pouvoit   accoutu- 

(0  Concïl.  Ardai.  i,  Can.  vu.  Lab.tom.  n,  col  14a7.--W.R07w. 
XIII.  1. 


5()6  PANÉGYRIQUE 

mer  ses  yeux  à  la  pompe  et  aux  grandeurs  de  la 
terre. 

Il  faut  vous  dire ,  Messieurs ,  l'opinion  qu'on  avoit 
en  ce  temps-là  des  empereurs,  sur  le  sujet  de  la  re- 
ligion. On  ne  considéroit  pas  seulement  qu'ils  étoient 
ennemis  de  l'Eglise  ;  mais  Tertullien  a  bien  osé  dire 
qu'ils  n' étoient  pas  capables  d'y  être  reçus  :  vous  al- 
lez être  étonnés  de  la  liberté  de  cette  parole.  «  Les 
»  Césars,  dit-il,  seroient  chrétiens,  si  le  siècle  qui 
»  nous  persécute  se  pouvoit  passer  des  Césars,  ou 
»  s'ils  pouvoient  être  Césars  et  chrétiens  tout  ensem- 
»  ble  »  :  Ccesares  credidissent  super  Christo  ,  si  aut 
Cœsares  non  essenlsœculo  necessarii;  aut  si  et  chris- 
tiani  potuis sent  esse  et  Cœsares  (0.  Voilà,  direz-vous, 
de  ces  excès  de  Tertullien.  Et  quoi  donc,  n'avons- 
nous  pas  vu  les  Césars  obéir  enfin  à  l'Evangile,  et 
abaisser  leur  majesté  au  pied  de  la  croix?  Il  est  vrai  ; 
mais  il  faut  savoir  distinguer  les  temps.  Durant  les 
temps  des  combats,  qui  dévoient  engendrer  les  mar- 
tyrs, les  Césars  étoient  nécessaires  au  siècle,  le  parti 
contraire  à  l'Eglise  les  devoit  avoir  à  sa  tête  ;  et  Ter- 
tullien a  raison  de  dire  que  le  nom  d'empereur  et 
de  César,  qui,  selon  les  occultes  dispositions  de  la 
Providence,  étoit  un  nom  de  majesté,  étoit  incom- 
patible avec  le  nom  de  chrétien ,  qui  devoit  être 
alors  un  nom  d'opprobre.  Les  fidèles  de  ces  temps-là, 
regardant  les  empereurs  de  la  sorte ,  n'avoient  garde 
de  corrompre  leur  simplicité  à  la  Cour  :  il  ne  falloit 
pas  craindre  que  les  faveurs  des  empereurs  fussent 
capables  de  les  tenter;  et  leurs  mains,  qu'ils  voy oient 
(•)  Apolog.  h.  ai. 


DE    SAINT    THOMAS    DE     CAKTORBÉRY.  697 

trempées  et  encore  toutes  dégouttantes  du  sang  des 
martyrs ,  leur  rendoient  leurs  offres  et  leurs  présens 
non-seulement  suspects,  mais  odieux.  Pour  ce  qui 
regardoit  leurs  menaces  ,  il  falloit  à  la  vérité  beau- 
coup de  vigueur  pour  n'en  être  pas  ému  ;  mais  ils 
avoient  du  moins  cet  avantage,  qu'une  guerre  si  dé- 
clarée les  déterminoit  à  la  résistance,  et  qu'il  n'y 
avoit  pas  à  délibérer  si  on  s'opposeroit  à  une  puis- 
sance qu'on  voyoit  si  ouvertement  armée  contre  l'E- 
vangile. 

Mais  après  la  paix  de  l'Eglise,  après  que  l'Empire 
s'est  uni  avec  elle,  les  choses  peu  à  peu  ont  été  chan- 
gées. Comme  le  monde  a  paru  ami ,  les  fidèles  n'ont 
plus  refusé  ses  présens.  Ces  chrétiens  sauvages  et 
durs ,  qui  ne  pouvoient  s'apprivoiser  avec  la  Cour, 
ont  commencé  à  la  trouver  belle;  et  la  voyant  de- 
venue chrétienne ,  ils  ont  appris  à  en  briguer  les  fa- 
veurs. Ainsi  les  douceurs  de  la  paix  ont  amolli  ces 
courages  mâles,  que  l'exercice  de  la  guerre  ren- 
doit  invincibles  ;  l'ambition ,  la  flatterie  ?  l'amour 
des  grandeurs  se  coulant  insensiblement  dans  l'Eglise 
ont  énervé  peu  à  peu  cette  vigueur  ancienne,  même 
dans  l'ordre  ecclésiastique  qui  en  étoil  le  plus  ferme 
appui;  et,  comme  dit  saint  Grégoire  (0 ,  on  a  cher- 
ché l'honneur  du  siècle  dans  une  puissance  que  Dieu 
avoit  établie  pour  l'anéantir. 

Dans  cet  état  du  christianisme ,  s'il  arrive  qu'un 
roi  chrétien,  comme  Henri  d'Angleterre,  entre- 
prenne contre  l'Eglise,  ne  faudra-t-il  pas,  pour  lui 
résister,  une  résolution  extraordinaire?  Combien  a 

(')  Pastor.  part,  l,  cap.  tiu,  tom.  u  ,  col.  9. 


SgS  PANÉGYRIQUE 

désiré  notre  saint  prélat  ,  puisqu'il  plaisoit  à  Dieu 
qu'il  souffrît  persécution  pour  la  justice ,  que  Dieu 
lui  envoyât  un  Néron ,  ou  quelque  monstre  sem- 
blable pour  persécuteur  ?  Il  n'eût  pas  eu  à  combattre 
tant  de  fortes  considérations  qui  le  retenoient  con- 
tre un  roi,  enfant  de  l'Eglise,  son  maître,  son  bien- 
faiteur,  dont  il  avoit  élé  le  premier  ministre.  De 
plus,  un  ennemi  déclaré,  à  qui  le  prétexte  du  nom 
chrétien  n'auroit  pas  donné  le  moyen  de  tromper 
les  évêques  par  de  belles  apparences,  auroit-il  pu 
détacher  tous  ses  frères  les  évêques,  pour  le  laisser 
seul  et  abandonné  dans  la  défense  de  la  bonne  cause  ? 
Voici  donc  une  nouvelle  espèce  de  persécution,  qui 
s'élève  contre  saint  Thomas;  persécution  formida- 
ble ,  à  qui  la  puissance  royale  donne  de  la  force ,  à 
qui  la  profession  du  christianisme  donne  le  moyen 
d'employer  la  ruse.  N'est-ce  pas  en  de  pareilles  ren- 
contres que  la  justice  a  besoin  d'être  soutenue  avec 
toute  la  vigueur  ecclésiastique  ;  d'autant  plus  qu'il 
ne  suffit  pas  de  résister  seulement  à  ce  roi  superbe; 
mais  il  faut  encore  tâcher  de  l'abattre ,  mais  de  l'a- 
battre pour  son  salut  par  l'humilité  de  la  pénitence. 
Notre  saint  évêque  n'ignore  pas  qu'il  n'est  rien 
de  plus  utile  aux  pécheurs ,  que  de  trouver  des  obs- 
tacles à  leurs  desseins  criminels.  Il  ne  cède  donc  pas 
à  l'iniquité ,  sous  prétexte  qu'elle  est  armée  et  sou- 
tenue d'une  main  royale  :  au  contraire,  lui  voyant 
prendre  son  cours  d'un  lieu  éminent ,  d'où  elle  peut 
se  répandre  avec  plus  de  force,  il  se  croit  plus  obligé 
de  s'élever  contre ,  comme  une  digue  que  l'on  élève 
à  mesure  que  l'on  voit  les  ondes  enflées.  Ainsi  le  dé- 


DE    SAINT    THOMAS    DE    CAJVTOP.BÉHY.  599 

sir  de  sauver  le  roi  l'oblige  à  lui  re'sister  de  toute  sa 
force.  Mais  que  dis- je,  de  toute  sa  force?  Est-il  donc 
permis  à  un  sujet  d'avoir  de  la  force  contre  son  prince  ; 
et  pensant  en  faire  un  généreux,  n'en  ferons -nous 
point  un  rebelle?  Non,  mes  Frères,  ne  craignez  rien , 
ni  de  la  conduite  de  saint  Thomas ,  ni  de  la  simplicité 
de  mes  expressions.  Selon  le  langage  eccle'siastique,  la 
force  a  une  autre  signification  que  dans  le  langage  du 
monde.  La  force ,  selon  le  monde,  s'étend  jusqu'à  en- 
treprendre; la  force,  selon  l'Eglise,  ne  va  pas  plus 
loin  que  de  tout  souffrir  :  voilà  les  bornes  qui  lui 
sont  prescrites.  Ecoutez  l'apôtre  saint  Paul  -.Nondiijn 
usque  ad  sanguinem  restitistis  (0  ;  comme  s'il  disoit  : 
Vous  n'avez  pas  tenu  jusqu'au  bout,  parce  que  vous 
ne  vous  êtes  pas  défendus  jusqu'au  sang.  Il  ne  dit 
pas,  jusqu'à  attaquer,  jusqu'à  verser  le  sang  de  vos 
enriemis,  mais  jusqu'à  répandre  le  vôtre. 

Au  reste  saint  Thomas  n'abuse  pas  de  ces  maximes 
vigoureuses.  Il  ne  prend  pas  par  fierté  ces  armes 
apostoliques,  pour  se  faire  valoir  dans  le  monde  : 
il  s'en  sert  comme  d'un  bouclier  nécessaire  dans 
l'extrême  besoin  de  l'Eglise.  La  force  du  saint  évêque 
ne  dépend  donc  pas  du  concours  de  ses  amis  ,  ni 
d'une  intrigue  finement  menée.  Il  ne  sait  point  éta- 
ler au  monde  sa  patience  pour  rendre  son  persécu- 
teur plus  odieux ,  ni  faire  jouer  de  secrets  ressorts 
pour  soulever  les  esprits.  Il  n'a  pour  lui  que  les 
prières  des  pauvres ,  les  gémissemens  des  veuves  et 
des  orphelins.  Voilà,  disoit  saint  Ambroise  (2),  les 
défenseurs  des  évoques  ;  voilà  leurs  gardes,  voilà  leur 

(')  Heb.  xii.  4-  —  W  Serm.  contra  Auxent.  n.  33 ;  tom.  u,col.  873. 


600  PANÉGYRIQUE 

armée.  Il  est  fort ,  parce  qu'il  a  un  esprit  également 
incapable  et  de  crainte  et  de  murmure.  Il  peut  dire 
véritablement  à  Henri,  roi  d'Angleterre,  ce  que  di- 
soit  Tertullien  ,  au  nom  de  toute  l'Eglise ,  à  un  ma- 
gistrat de  l'Empire ,  grand  persécuteur  de  l'Eglise  : 
Non  le  lerremus  ,  qui  nec  timemus  (0.  Apprends  à 
connoître  quels  nous  sommes,  et  vois  quel  homme 
c'est  qu'un  chrétien  :  «  Nous  ne  pensons  pas  à  te 
»  faire  peur,  et  nous  sommes  incapables  de  te  crain- 
»  dre  ».  Nous  ne  sommes  ni  redoutables  ni  lâches  : 
nous  ne  sommes  pas  redoutables,  parce  que  nous  ne 
savons  pas  cabaler;  et  nous  ne  sommes  pas  lâches, 
parce  que  nous  savons  mourir. 

C'est  ce  que  semble  dire  le  grand  saint  Thomas, 
et  c'est  par  ce  sentiment  qu'il  unit  ensemble  les  de- 
voirs de  l'épiscopat  avec  ceux  de  la  sujétion.  Non  te 
terremus  ;  voilà  le  sujet  toujours  soumis  et  respec- 
tueux :  Qui  nec  timemus  ;  voilà  l'évêque  toujours 
ferme  et  inébranlable.  Non  te  terremus  ;  je  ne  mé- 
dite rien  contre  l'Etat:  Qui  nec  timemus;  je  suis 
prêt  à  tout  souffrir  pour  l'Eglise.  J'ai  donc  eu  raison 
de  vous  dire  qu'il  résiste  de  toute  sa  force;  mais 
cette  force  n'est  point  rebelle,  parce  que  cette  force 
c'est  sa  patience.  Encore  n'étale-t-il  pas  au  monde 
cette  patience  avec  une  contenance  fïère  et  un  air 
de  dédain,  pour  rendre  son  persécuteur  odieux  :  au 
contraire  ,  sa  modestie  est  connue  de  tous,  selon  le 
précepte  de  l'apôtre  (2).  C'est  par -là  qu'il  espère 
convertir  le  roi  :  il  se  propose  de  l'appaiser,  du 
moins  en  lassant  sa  fureur.  Il  ne  désire  que  de  souf- 

(J)  AdScapul.  n.  4-  *—  W  Philip,  iv.  5. 


DE    SAINT    THOMAS    DE    CANTORBÉRY.  6oi 

frir ,  afin  que  sa  vengeance  épuise'e  se  tourne  à  de 
meilleurs  sentimens.  Quoiqu'il  voie  que  ses  biens 
ravis,  sa  réputation  déchirée,  les  fatigues  d'un  long 
exil,  l'injuste  persécution  de  tous  les  siens  ,  n'aient 
pu  assouvir  sa  colère ,  il  sait  ce  que  peut  le  sang 
d'un  martyr;  et  le  sien  est  tout  prêt  à  couler,  pour 
amollir  le  cœur  de  son  prince.  Il  n'a  pas  été  trompé 
dans  son  espérance  :  le  sang  de  ce  martyr,  le  sacri- 
fice sanglant  de  Thomas,  a  produit  un  autre  sacri- 
fice, sacrifice  d'humilité  et  de  pénitence;  il  a  amené 
à  Dieu  une  autre  victime,  victime  royale  et  cou- 
ronnée. 

Je  vous  ai  représenté  l'appareil  du  premier  sa- 
crifice :  que  celui-ci  est  digne  encore  de  vos  atten- 
tions! Là,  un  évêque  à  la  tête  de  son  clergé;  et  ici, 
un  roi  environné  de  toute  sa  Cour  :  là,  un  évêque 
nous  a  paru  revêtu  de  ses  ornemens  ;  ici ,  nous  voyons 
un  roi  humblement  dépouillé  des  siens:  là,  vous 
avez  vu  des  épées  tirées,  qui  sont  les  armes  de  la 
cruauté;  ici,  une  discipline  et  une  haire,  qui  sont 
les  inslrumens  de  la  pénitence.  Dans  le  premier  sa- 
crifice ,  si  vous  avez  eu  de  l'admiration  pour  le  cou- 
rage ,  vous  avez  eu  de  l'horreur  pour  le  sacrilège  : 
ici,  tout  est  plein  de  consolation.  La  victime  est 
frappée;  mais  c'est  la  contrition  qui  perce  son  cœur  : 
la  victime  est  abattue;  mais  c'est  l'humilité  qui  la 
renverse.  Le  sang  qui  est  répandu ,  ce  sont  les  larmes 
de  la  pénitence,  Quidam  sanguis  animée  (0  :  l'au- 
tel du  sacrifice,  c'est  le  tombeau  même  du  saint 
martyr.  Le  roi  se  prosterne  devant  ce  tombeau ,  il 

(0  S.  ^4ug.  Serm.  cccli  ,  n.  7;  tom.  v,  col.  i356. 


602  PANÉGYRIQUE 

fait  une  humble  réparation  aux  cendres  du  grand 
saint  Thomas ,  il  honore  ces  cendres ,  il  baise  ces 
cendres,  il  arrose  ces  cendres  de  larmes,  il  mêle  ses 
larmes  au  sang  du  martyr,  il  sanctifie  ces  larmes 
par  la  société  de  ce  sang;  et  ce  sang  qui  crioit  ven- 
geance ,  appaisé  par  ces  larmes  d'un  roi  pénitent , 
demande  protection  pour  sa  couronne.  11  affermit 
son  trône  ébranlé,  il  relève  le  courage  de  ses  ser- 
viteurs ,  il  met  le  roi  d'Ecosse ,  son  plus  grand  en- 
nemi ,  entre  ses  mains ,  il  fait  rentrer  son  fils  dans 
son  devoir  qu'il  avoit  oublié;  enfin,  en  un  même 
jour,  il  rend  la  concorde  à  sa  maison,  la  tranquil- 
lité à  son  Etat,  et  le  repos  à  sa  conscience.  Voilà 
ce  qu'a  fait  la  mort  de  Thomas ,  voilà  la  seconde 
merveille  qu'elle  a  opérée ,  la  conversion  des  per- 
sécuteurs :  la  dernière  dépend  en  partie  de  nous; 
c'est,  mes  Frères,  que  notre  zèle  pour  la  sainte 
Eglise  soit  autant  échauffé ,  comme  il  est  instruit 
par  l'exemple  de  ce  grand  homme. 

TROISIÈME  POINT. 

A  la  mort  de  Thomas,  le  clergé  d'Angleterre 
commença  à  reprendre  cœur  :  le  sang  de  ce  martyr 
ranima  et  réunit  tous  les  esprits,  pour  soutenir, 
par  un  saint  concours  ,  les  intérêts  de  l'Eglise.  Ap- 
prenons aussi  à  l'aimer  et  à  être  jaloux  de  sa  gloire. 
Mais ,  Messieurs ,  ce  n'est  pas  assez  que  nous  appre- 
nions du  grand  saint  Thomas  à  conserver  soigneu- 
sement son  autorité  et  ses  droits  :  il  faut  qu'il  nous 
montre  à  en  bien  user,  chacun  selon  le  degré  où 


DE    SAINT    THOMAS    DE    CANTORBÉRT.  6o3 

Dieu  l'a  établi  dans  le  ministère  ;  et  vous  ne  pouvez 
ignorer  quel  doit  être  ce  bon  usage  que  je  vous  de- 
mande ,  si  vous  écoutez  un  peu  la  voix  de  ce  sang. 
Car  considérons  seulement  pour  quelle  cause  il  est 
répandu,  et  d'où  vient  que  toute  l'Eglise  célèbre 
avec  tant  de  dévotion  le  martyre  de  saint  Thomas. 
C'est  qu'on  vouloit  lui  ravir  ses  privilèges ,  usurper 
sa  puissance ,  envahir  ses  biens  ;  et  ce  grand  arche- 
vêque y  a  résisté. 

Mais  si  l'on  ne  se  sert  de  ces  privilèges  que  pour 
s'élever  orgueilleusement  au-dessus  des  autres;  si 
l'on  n'use  de  cette  puissance,  que  pour  faire  les 
grands  dans  le  siècle;  si  l'on  n'emploie  ces  richesses, 
que  pour  contenter  de  mauvais  désirs,  ou  pour  se 
faire  considérer  par  une  pompe  mondaine;  est-ce 
là  de  quoi  faire  un  martyr  ?  Etoit  -  ce  là  un  digne 
sujet  pour  donner  du  sang,  et  pour  troubler  tout 
un  grand  royaume  ?  N'est-ce  pas  pour  faire  dire  aux 
politiques  impies,  que  saint  Thomas  a  été  le  martyr 
de  l'avarice  ou  de  l'ambition  du  clergé  ;  et  que  nous 
consacrons  sa  mémoire ,  parce  qu'il  nous  a  soute- 
nus dans  des  intérêts  temporels? 

Voilà ,  direz-vous ,  un  discours  d'impie  ;  voilà  un 
raisonnement  digne  d'un  hérétique  ou  d'un  libertin. 
Je  le  confesse,  Messieurs;  mais  répondons  à  cet  hé- 
rétique ,  fermons  la  bouche  à  ce  libertin ,  justifions 
le  martyre  du  grand  saint  Thomas  de  Cantorbéry  : 
il  ne  sera  pas  difficile.  Nous  dirons  que  si  le  clergé 
a  des  privilèges ,  c'est  afin  que  la  religion  soit  hono- 
rée; que  s'il  possède  des  biens,  c'est  pour  l'exercice 
des  saints  ministères,  pour  la  décoration  des  autels, 


6o4  PANÉGYRIQUE 

et  pour  la  subsistance  des  pauvres;  que  s'il  a  de 
l'autorité' ,  c'est  afin  qu'elle  serve  de  frein  à  la  li- 
cence, de  barrière  à  l'iniquité,  d'appui  à  la  disci- 
pline. Nous  ajouterons  qu'il  est  peut-être  à  propos 
que  le  clergé  ait  quelque  force  même  dans  le  siècle, 
quelque  éclat  même  temporel  quoique  modéré,  afin 
de  combattre  le  monde  par  ses  propres  armes,  pour 
attirer  ou  réprimer  les  âmes  infirmes  par  les  choses 
qui  ont  coutume  de  les  frapper.  Cet  éclat,  ces  se- 
cours, ces  soutiens  externes  de  l'Eglise,  empêchent 
peut-être  le  monde  de  l'attaquer,  pour  ainsi  dire, 
dans  ses  propres  biens ,  dans  cette  divine  puissance , 
dans  le  cœur  même  de  la  religion  ;  et  ce  sont ,  si 
vous  voulez,  comme  les  dehors  de  cette  sainte  Sion, 
de  cette  belle  forteresse  de  David  ,  qu'il  ne  faut  point 
laisser  prendre  ni  abandonner,  et  moins  encore  li- 
vrer à  ses  ennemis.  D'ailleurs,  comme  le  monde 
gagne  insensiblement,  quand  saint  Thomas  n'auroit 
fait  qu'arrêter  un  peu  son  progrès ,  le  dessein  en  est 
toujours  glorieux.  Voilà  une  défense  invincible,  et 
sans  doute  on  ne  pouvoit  pas  répandre  son  sang 
pour  une  cause  plus  juste. 

Mais  si  le  monde  nous  presse  encore ,  s'il  convainc 
un  si  grand  nombre  d'ecclésiastiques  de  faire  servir 
ces  droits  à  l'orgueil ,  cette  puissance  à  la  tyrannie, 
ces  richesses  à  la  vanité  ou  à  l'avarice;  si  cette  apo- 
logie et  notre  défense  n'est  que  dans  notre  bouche 
et  dans  nos  discours,  et  non  dans  nos  mœurs  et  dans 
notre  vie  :  ne  dira-t-on  pas  qu'à  la  vérité  notre  ori- 
gine étoit  sainte ,  mais  que  nous  nous  sommes  dé- 
mentis nous-mêmes;  que  nous  avons  tourné  en 


DE  SAINT  THOMAS  DE  C  ANTOR  BÉR  Y.     6o5 

mondanité  la  simplicité  de  nos  pères,  et  que  nous 
couvrons  du  prétexte  de  la  religion  nos  passions 
particulières?  N'est-ce  pas  déshonorer  le  sang  du 
grand  saint  Thomas ,  faire  servir  son  martyre  à  nos 
intérêts,  et  exposer  aux  dérisions  injustes  de  nos 
ennemis  la  cause  si  juste  et  si  glorieuse  pour  laquelle 
il  a  immolé  sa  vie? 

Fasse  donc  ce  divin  Sauveur,  qui  a  établi  le  clergé 
pour  être  la  lumière  du  monde ,  que  tous  ceux  qui 
sont  appelés  aux  honneurs  ecclésiastiques,  en  quel- 
que degré  du  saint  ministère  qu'ils  aient  été  établis, 
emploient  si  utilement  leur  autorité ,  qu'on  loue  à 
jamais  le  grand  saint  Thomas  de  l'avoir  si  bien 
défendue;  qu'ils  dispensent  si  saintement,  si  chaste- 
ment les  biens  de  l'Eglise ,  que  l'on  voie  par  expé- 
rience la  raison  qu'il  y  avoit  de  les  conserver  par  un 
sang  si  pur  et  si  précieux.  Qu'ils  maintiennent  la 
dignité  de  l'ordre  sacré  par  le  mépris  des  grandeurs 
du  monde ,  et  non  pour  la  recherche  de  ses  hon- 
neurs ;  par  l'exemple  de  leur  modestie ,  plutôt  que 
par  les  marques  de  la  vanité;  par  la  mortification 
et  la  pénitence ,  plutôt  que  par  l'abondance  et  la 
délicatesse  des  enfans  du  siècle  :  que  leur  vie  soit 
l'édification  des  peuples;  leur  parole,  l'instruction 
des  simples  ;  leur  doctrine ,  la  lumière  des  dévoyés  ; 
leur  vigueur  et  leur  fermeté  ,  la  confusion  des 
pécheurs  ;  leur  charité ,  l'asile  des  pauvres  ;  leur 
puissance  le  soutien  des  foibles;  leur  maison,  la 
retraite  des  affligés  ;  leur  vigilance ,  le  salut  de 
tous.  Ainsi  nous  réveillerons  dans  l'esprit  de  tous 
les  fidèles  cette  ancienne  vénération  pour  le  sa- 


606    TANÉGYR.  DE  S.  THOMAS  DE  CANTOUBÉRT. 

cerdoce  ;  nous  irons  tous  ensemble  ,  nous  et  les 
peuples  que  nous  enseignons,  recevoir  avec  saint 
Thomas  la  couronne  d'immortalité  qui  nous  est  pro- 
mise. Au  nom  du  Père,  et  du  Fils,  et  du  Saint- 
Esprit.  Amen. 


FIN    DU    TOME    SEIZIEME. 


TABLE 

DU  TOME  SEIZIÈME. 


Panégyrique  de  saint  Sulpice  ,  prêché  devant  la  Reine 
mère.  —  Trois  grâces  dans  l'Eglise ,  pour  surmonter 
le  monde  et  ses  vanités  :  ces  trois  grâces  réunies  en 
saint  Sulpice.  Innocence  de  sa  vie  à  la  Cour  :  ses  vertus 
dans  l'épiscopat  :  sa  retraite  avant  sa  mort,  pour  ré- 
gler ses  comptes  avec  la  justice  divine.  Excellentes  le- 
çons qu'il  fournit,  dans  ces  différens  états,  aux  ecclé- 
siastiques et  à  tous  les  chrétiens.  Page  3 

Panégyrique  de  saint  François  de  Sales.  —  La  science 
de  saint  François  de  Sales,  lumineuse,  mais  beaucoup 
plus  ardente.  Avec  quel  fruit  il  a  travaillé  à  l'édifica- 
tion de  l'Eglise.  Son  éloignement  pour  tous  les  objets 
de  l'ambition:  bel  exemple  de  sa  modération.  Douceur 
extrême  ,  qu'il  témoignoit  aux  âmes  qu'il  conduisoit. 
Cette  douceur  absolument  nécessaire  aux  directeurs: 
trois  vertus  principales  qu'elle  produit.  Combien  le 
saint  prélat  les  possédoit  éminemment.  29 

Panégyrique  de  saint  Pierre  Nolasque.  —  Avec  quel 
zèle  saint  Pierre  Nolasque  ,  pour  imiter  et  honorer  la 
charité  du  divin  Sauveur ,  a  consacré  au  soulagement 
et  à  la  délivrance  de  ses  frères  captifs ,  ses  soins ,  sa  per- 
sonne et  ses  disciples.  53 
Panégyrique  de  saint  Joseph  ,  prêché  devant  la  Reine 
mère,  en  1660  ,  dans  l'église  des  RR.  PP.  Feuillans.  — 
Trois  dépôts  confiés  à  saint  Joseph  par  la  Providence 
.    divine,  la  virginité  de  Marie,  la  personne  de  Jésus- 


6o8  TABLE. 

Christ,  le  secret  du  Père  éternel  dans  l'incarnation  de 
son  Fils.  Pureté  angélique ,  fidélité  persévérante  de  ses 
soins,  amour  de  la  vie  cachée,  trois  vertus  en  saint  Jo- 
seph qui  répondent  aux  trois  dépôts  qui  lui  sont  com- 
mis ,  et  qui  les  lui  font  garder  inviolablement.  Page  80 
II.e  Panégyrique  de  saint  Joseph  ,  prêché  devant  la 
Reine,  —r  La  simplicité ,  le  détachement ,  l'amour  de  la 
vie  cachée ,  trois  vertus  qui  forment  le  caractère  de 
l'homme  de  bien ,  et  qui  rendent  saint  Joseph  digne  de 
louange.  j  rf 

Panégyrique  de  saint  Benoit.  —  Trois  états  et  comme 
trois  lieux  où  nous  avons  coutume  de  nous  arrêter  dans 
le  voyage  de  cette  vie ,  et  qui  nous  empêchent  d'arri- 
ver à  notre  patrie.  Saint  Benoît  attentif,  dès  sa  jeunesse 
à  écouter  la  voix  qui  lui  crioit  de  sortir  des  sens.  Sa  vie 
admirable  dans  le  désert.  Que  devons  -  nous  faire  à  son 
imitation ,  lorsque  le  plaisir  des  sens  commence  à  se  ré- 
veiller en  nous.  Fin  et  avantages  de  la  loi  de  l'obéissance 
prescrite  par  saint  Benoît  :  de  quelle  manière  ce  saint  l'a 
pratiquée.  Obligation  du  chrétien  de  toujours  avancer. 
Attention  qu'a  eue  saint  Benoît ,  de  tenir  sans  cesse  ses 
disciples  en  haleine.  Motifs  qui  doivent  porter,  même 
les  plus  parfaits ,  à  opérer  leur  salut  avec  crainte  et 
tremblement.  i45 

Panégyrique  de  saint  François  de  Paule  ,  prêché  à 
Paris ,  chez  les  RR.  PP.  Minimes  de  la  Place  Royale  ,  en 
1 658.  — Séparation  du  monde, union  intime  avec  Jésus- 
Christ  ,  droit  particulier  sur  les  biens  de  Dieu ,  trois 
avantages  qu'a  donnés  à  François  de  Paule  l'intégrité 
baptismale.  167 

ÏI.e  Panégyrique  de  sAint  François  de  Paule,  prêché 
à  Metz.  —  Combien  la  pénitence  est  nécessaire  à  tous 
les  chrétiens ,  quelle  en  doit  être  l'étendue.  Avec  quel 
courage  saint  François  l'a  pratiquée.  Sa  conduite  admi- 
rable à  la  Cour  de  Louis  XI.  Comment  l'amour  divin 

étoit-il 


TABLE.  6o() 

étoit-il  le  principe  de  la  joie  qu'il  ressentoit  parmi  ses 
grandes  austérités.  Efficace  de  cet  amour  dans  nos  cœurs. 
Exhortation  à  la  pénitence,  pour  honorer  dignement 
les  saints.  Page  196 

Panégyrique  de  l'apôtre  saint  Pierre.  — Divers  états 
de  son  amour  pour  Jésus  -  Christ.  Quelle  a  été  la  cause 
de  sa  chute,  et  par  quels  degrés  son  amour  est  parvenu 
au  comble  de  la  perfection.  233 

Panégyrique  de  l'apôtre  saint  Paul.  —  Comment  le 
grand  apôtre  dans  ses  prédications,  dans  ses  combats, 
dans  le  gouvernement  ecclésiastique  est -il  toujours 
foible,  et  triomphe-t-il  de  tous  les  obstacles  par  ses  foi- 
blesses  mêmes.  246 

Précis  d'un  Pane'gyrique  du  même  apôtre.  —  Son  amour 
pour  la  vérité,  pour  les  souffrances  et  pour  l'Eglise.  277 

Panégyrique  de  saint  Victor,  prononcé  à  Paris,  dans 
l'abbaye  de  ce  nom,  en  1637.  —  Mépris  des  idoles,  con- 
version de  ses  propres  gardes,  effusion  de  son  sang  ;  trois 
manières  dont  saint  Victor  fait  triompher  Jésus-Christ. 
Comment  nous  devons  l'imiter.  282 

Précis  d'un  Panégyrique  pour  la  fête  de  saint  Jacques. 
—  Désir  ambitieux  des  deux  frères.  Nature  de  leur  er- 
reur :  comment  Jésus-Christ  la  corrige ,  et  leur  accorde 
l'effet  de  leur  demande.  Avec  quelle  fidélité  nous  de- 
vons boire  son  calice.  3i3 

Panégyrique  de  saint  Bernard  ,  prêché  à  Metz.  —  La 
vie  chrétienne  et  la  vie  apostolique  de  saint  Bernard  , 
fondées  l'une  et  l'autre  sur  la  vie  de  Jésus  -  Christ  cru- 
cifié. 319 

Panégyrique  de  saint  Gorgon  ,  prêché  à  Metz.  —  Gé- 
nérosité du  saint  martyr  dans  l'échange  qu'il  fait  des 
grandeurs  humaines  dont  il  pouvoit  jouir,  pour  le  mé- 
pris et  les  humiliations  attachés  au  nom  chrétien.  Son 
courage  invincible  au  milieu  des  plus  cruels  supplices. 
Sentimens  dont  il  étoit  animé.  Comment  nous  devons 
imiter  sa  foi.  357 

Bossuet.  xvi.  39 


6lO  TABLE. 

Précis  d'un  autre  Panégyrique  du  même  saint.  —  L'heure 
du  sacrifice,  le  temps  le  plus  propre  pour  ce'lébrer  les 
louanges  d'un  martyr.  Avec  quelle  constance  saint  Gor- 
gon  a  surmonte'  les  caresses  et  les  menaces  du  monde. 
Vains  efforts  du  tyran  contre  lui  :  grands  biens  qu'il  lu£ 
a  procure's.  Page  379 

Sermon  pour  la  fête  des  saints  Anges  gardiens.  — 
Bienheureuse  société  que  nous  avons  avec  les  saints 
anges.  Caractère  particulier  de  leur  charité  envers  les 
hommes,  dans  le  commerce  qu'ils  ont  aveceoix.  Miséri- 
cordieuse condescendance  que  cette  charité  leur  inspire. 
Quelle  marque  de  reconnoissance  nous  leur  devons.  Té- 
moignage qu'ils  rendront  contre  nous  au  dernier  jour 
et  vengeance  qu'ils  exerceront  sur  nous,  si  nous  n'avons 
pas  profité  de  leurs  bons  offices.  393 

Panégyrique  de  saint  François  d'Assise.  —  Folie  su- 
blime et  céleste  de  saint  François ,  qui  lui  fait  établir 
ses  richesses  dans  la  pauvreté ,  ses  délices  dans  les 
souffrances  ,  et  sa  gloire  dans  la  bassesse.  42  * 

Autre Exorde  sur  le  même  sujet.  4^8 

Panégyrique  de  sainte  Thérèse  ,  prêché  devant  la  Reine 
mère,  en  i658.  —  Trois  actions  de  la  charité,  l'espé- 
rance ,  les  désirs  ardens,  les  souffrances,  par  lesquelles 
sainte  Thérèse  enflammée  de  l'amour  de  son  Dieu  , 
s'efforce  de  s'unir  à  lui  en  rompant  tous  ses  liens.      4^3 

Panégyrique  de  sainte  Catherine.  —  Abus  que  les 
hommes  font  de  la  science.  La  bonne  vie ,  l'édification 
des  âmes ,  le  triomphe  de  la  vérité ,  fin  à  laquelle  doit 
être  rapportée  toute  la  science  du  christianisme.      49^ 

Panégyrique  de  saint  André  ,  apôtre  ,  prêché  aux 
Carmélites  du  faubourg  Saint- Jacques.  —  Conduite 
étonnante  de  Jésus -Christ  dans  la  formation  de  son 
Eglise  ;  combien  inconcevable  et  divine  l'entreprise  des 
apôtres.  Triste  état  de  la  religion  parmi  nous  ;  misé- 
rables dispositions  des  ^chrétiens  de  nos  temps.  5.17 

Panégyrique  de  saint  Jean  ,  apôtre.  —  Tendresse  par- 


TABLE.  6ll 

ticulière  de  Jésus  pour  saint  Jean.  Trois  présens  ines- 
timables qu'il  lui  fait ,  dans  les  trois  états  divers  par 
lesquels  ce  divin  Sauveur  a  passé  pendant  les  jours  de 
sa  mortalité.  Comment  le  disciple  bien -aimé  répond  à 
l'amour  de  son  divin  maître  pour  lui.  Page  55a 

Panégyrique  de  saint  Thomas  de  Cantorbe'ry  ,  pro- 
noncé dans  l'église  de  saint  Thomas  du  Louvre,  en 
1668.  —  Motifs  de  la  résistance  de  saint  Thomas  à  l'é- 
gard de  son  prince.  Sa  conduite  toujours  sage ,  toujours 
respectueuse  au  milieu  des  violentes  persécutions  qu'il  a 
à  souffrir.  Succès  de  ses  combats  pour  la  discipline.  Ad- 
mirable changement  que  produit  sa  mort  dans  ses  enne- 
mis ;  zèle  qu'elle  inspire  à  ses  frères.  Usage  que  les  ecclé- 
siastiques doivent  faire  de  leurs  privilèges,  de  leurs 
biens  et  de  leur  autorité ,  pour  ne  pas  exposer  l'Eglise 
aux  blasphèmes  des  libertins.  578 


FIN  DE   LA    TABLE  DU   TOME  SEIZIEME. 


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1725 

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1815 

t.16 


Bossuet,  Jacques  Bénigne 
Oeuvres 


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