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OEUVRES
DE BOSSUET
TOME XVI.
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xàiweiu^s
A VERSAILLES,
LEBEL , Éditeur , imprimeur du Roi et de TEvêché,
rue Satory, n.° iaa.
A PARIS,
LE NORMANT, imprimeur-libraire, rue de Seine, n.» 8j
PILLET , imprimeur-libraire, rue Christine , n.« 5 ;
BRUNOT LABBE, libraire, quai des Augustins, u.°33j
BLAISE , libraire , quai des Augustins , n.° 61 ;
CHEZ / LE CLÈRE , libraire , quai des Augustins , n. ° 35 ;
BOSSANGE et MASSON, imprimeurs -libraires, rue
de Tournon ;
RENOUARD, libraire, rue Saint- André-des- Arts ;
TREUTTEL et VURTS , libraires , rue de Bourbon j
FOUCAULT, libraire, rue des Noyers, n.° 37;
AUDOT, libraire, rue des Mathurins- Saint -Jacques,
ET A BRUXELLES,
\ LE CHARLIER , libraire.
OEUVRES
DE BOSSUET,
ÉVÊQUE DE MEAUX,
REVUES SUR LES MANUSCRITS ORIGINAUX,
ET LES ÉDITIONS LES PLUS CORRECTES.
TOME XVI.
A VERSAILLES,
DE L'IMPRIMERIE DE J. A. LEBEL,
IMPRIMEUR DU ROI.
I8l6.
'/1/6-
PANÉGYRIQUES.
BOSSUET. XVI.
PANÉGYRIQUE
DE
SAINT SULPICE,
PRÊCHÉ DEVANT LA REINE MÈRE.
Trois grâces dans l'Eglise, pour surmonter le monde et ses vani-
tés : ces trois grâces réunies en saint Sulpice. Innocence de sa vie
à la Cour : ses vertus dans l'épiscopat : sa retraite avant sa mort,
pour régler ses comptes avec la justice divine. Excellentes leçons
qu'il fournit , dans ces différens états , aux ecclésiastiques et à tous
les chrétiens.
Nos autem non spiritum hujus mundi accepimus , sed
spiritum qui ex Deo est ; ut sciamus quae à Deo donata
sunt nobis.
Pour nous , nous n avons pas reçu l'esprit de ce monde ,
mais un esprit qui vient de Dieu, pour connoître les
choses qiiil nous a données. I. Cor. n. 12.
Ithaque compagnie a ses lois, ses coutumes, ses
maximes et son esprit ; et lorsque nos emplois ou
nos dignités nous donnent place dans quelque corps,
aussitôt on nous avertit de prendre l'esprit de la
compagnie, dans laquelle nous sommes entrés. Cette
grande socie'té, que l'Ecriture appelle le monde, a
son esprit qui lui est propre; et c'est ce que l'apôtre
saint Paul appelle, dans notre texte, l'esprit du
4 PANÉGYRIQUE
monde. Mais comme la grâce du christianisme est
répandue en nos cœurs, pour nous séparer du monde
et nous dépouiller de son esprit} un autre esprit
nous est donné, d'autres maximes nous sont pro-
posées : et c'est pourquoi le même saint Paul , par-
lant de la société des enfans de Dieu, a dit ces belles
paroles : « Nous n'avons pas reçu l'esprit de ce
» monde ; mais un esprit qui est de Dieu, pour con-
» noître les dons de sa grâce » : Ut sciamus quœ h
Deo donala sunt nobis.
Si le saint que nous honorons, et dont je dois
prononcer l'éloge , avoit eu l'esprit de ce monde ,
il auroit été rempli des idées du monde , et il auroit
marché comme les autres, dans la grande voie , cou-
rant après les délices et les vanités : mais étant plein
au contraire de l'Esprit de Dieu , il a connu parfai-
tement les biens qu'il nous donne; un trésor qui
ne se perd pas , une vie qui ne finit pas , l'héritage
de Jésus-Christ , la communication de sa gloire , la
société de son trône. Ces grandes et nobles idées ,
ayant effacé de son cœur les idées du monde, la
Cour ne Ta point corrompu par ses faveurs, ni en-
gagé par ses attraits, ni trompé par ses espérances;
et il nous enseigne , par ses saints exemples, à nous
défaire entièrement de l'esprit du monde, pour re-
cevoir l'esprit du christianisme. Venez donc ap-
prendre aujourd'hui , [ de ce grand serviteur de
Dieu , le mépris que vous devez faire du monde, de
ses plaisirs et de toutes ses vanités. ]
Jésus - Christ , ce glorieux conquérant, a eu à
combattre le ciel, la terre et les enfers; je veux dire,
la justice de Dieu, la rage et la furie des démons,
DE SAINT SULPICE. 5
des persécutions inouies de la part du monde : tou-
jours grand, toujours invincible, il a triomphé dans
tous ces combats; tout l'univers publie ses victoires.
Mais celle dont il se glorifie avec plus de magnifi-
cence, c'est celle qu'il a gagnée sur le monde ; et je
ne lis rien dans son Evangile , qu'il ait dit avec plus
de force , que cette belle parole : « Prenez courage,
» j'ai vaincu le monde » : Confidite , ego vici mun-
dwn (0.
Il l'a vaincu en effet , lorsque , crucifié sur le
Calvaire, il a couvert, pour ainsi dire, la face du
monde de toute l'horreur de sa croix, de toute
l'ignominie de son supplice. Non content de l'avoir
vaincu par lui-même, il le surmonte tous les jours
par ses serviteurs. Il est sorti de ses plaies un esprit
victorieux du inonde, qui animant le corps de l'E-
glise, la rend saintement féconde, pour engendrer
tous les jours une race spirituelle , née pour triom-
pher glorieusement de la pompe , des vanités et des
délices mondaines.
Cette grâce victorieuse des attraits du monde,
n'agit pas de la même sorte dans tous les fidèles. 11
y a de saints solitaires, qui se sont tout-à-fait retirés
du monde; il y en a d'autres, non moins illustres,
lesquels, y vivant sans en être, l'ont, pour ainsi
dire , vaincu dans son propre champ de bataille.
Ceux-là, entièrement détachés, semblent désormais
n'user plus du monde ; ceux-ci , non moins géné-
reux , en usent comme n'en usant pas, selon le pré-
cepte de l'apôtre (2) : ceux-là, s'en arrachant tout-
à-coup, n'ont plus rien à démêler avec lui; ceux-ci
(l) Joan. xvi. 33. — W /. Cor. vu. 3i.
6 PANÉGYRIQUE
sont toujours aux mains, et gagnent de jour en jour,
par un long combat, ce que les autres emportent
tout à une fois par la seule fuite : car ici la fuite
même est une victoire ; parce qu'elle ne vient ni de
surprise ni de lâcheté , mais d'une ardeur de cou-
rage , qui rompt ses liens , force sa prison , et assure
sa liberté' par une retraite glorieuse.
Ce n'est pas assez , chrétiens , et il y a dans l'Eglise
une grâce plus excellente; je veux dire, une force
céleste et divine, qui nous fait non-seulement sur-
monter le monde, par la fuite ou par le combat,
mais qui en doit inspirer le mépris aux autres. C'est
la grâce de l'ordre ecclésiastique : car comme on
voit dans le monde une efficace d'erreur, qui fait
passer de l'un à l'autre, par une espèce de conta-
gion, l'amour des vanités de la terre; il a plu au
Saint-Esprit de mettre dans ses ministres une efficace
de sa vérité , pour détacher tous les cœurs de l'esprit
du monde , pour prévenir la contagion qui empoi-
sonne les âmes, et rompre les enchantemens , par
lesquels il les tient captives.
Voilà donc trois grâces qui sont dans l'Eglise ,
pour surmonter le monde et ses vanités ; la première ,
de s'en séparer tout-à-fait, et de s'éloigner de son
commerce; la seconde, de s'y conserver sans cor-
ruption, et de résister à ses attraits; la troisième,
plus éminente , est d'en imprimer le dégoût aux
autres, et d'en empêcher la contagion. Ces trois
grâces sont dans l'Eglise ; mais il est rare de les voir
unies dans une même personne , et c'est ce qui me
fait admirer la vie du grand saint Sulpice. Il l'a
commencée à la Cour, il l'a finie dans la solitude : le
DE SAINT SULPICE. J
milieu en a été occupé dans les fonctions ecclésias-
tiques. Courtisan, il a vécu dans le monde sans être
pris de ses charmes : éveque, il en a détaché ses
frères : solitaire , il a désiré de finir ses jours dans
une entière retraite. Ainsi successivement, dans les
trois états de sa vie , nous lui verrons surmonter le
monde , de toutes les manières dont on le peut
vaincre : car il s'est opposé généreusement à ses fa-
veurs dans la Cour , au cours de sa malignité dan&
l'épiscopat, à la douceur de son commerce dans la
solitude : trois points de ce discours.
PREMIER POINT.
Quoiqtte les hommes soient partagés en tant de
conditions différentes ; toutefois , selon l'Ecriture , il
n'y a que deux genres d'hommes , dont les uns
composent le monde, et les autres la société des en-
fans de Dieu. Cette solennelle division est venue,
dit saint Augustin (0, de ce que l'homme n'a que
deux parties principales; la partie animale, et la
raisonnable : et c'est par-là que nous distinguons
deux espèces d'hommes, parce que les uns suivent
la chair, et les autres sont gouvernés par l'esprit.
Ces deux races d'hommes ont paru d'abord en fi-
gure , dès l'origine des siècles, en la personne et dans
la famille de Caïn et de Seth ; les enfans de celui-ci
étant toujours appelés les enfans de Dieu , et au
contraire ceux de Caïn étant nommés constamment
les enfans des hommes , afin que nous distinguions
qu'il y en a qui vivent comme nés de Dieu , selon
(^ De «V. Dei, lib. xiv , c. iv 5 tom. vu. col. 353.
8 PANÉGYRIQUE
les mouvemens de l'esprit , et les autres comme ne's
des hommes, selon les inclinations de la nature.
De là ces deux cite's renommées, dont il est parlé
si souvent dans les saintes Lettres; Babylone char-
nelle et terrestre; Jérusalem divine et spirituelle,
dont l'une est posée sur les fleuves, c'est-à-dire, dans
une éternelle agitation ; Super aquas multas , dit
l'Apocalypse (0 : ce qui a fait dire au Psalmiste :
« Assis sur les fleuves de Babylone (2) » ; et l'autre
est bâtie sur une montagne; c'est-à-dire, dans une
consistance immuable. C'est pourquoi le même a
chanté : « Celui qui se confie en Dieu est comme la
» montagne de Sion ; celui qui habite en Jérusalem
» ne sera jamais ébranlé » : Qui confidunt in Domino
sicut mons Sion (3). Or, encore que ces deux cités
soient mêlées de corps, elles sont, dit saint Augus-
tin (4) , infiniment éloignées d'esprit et de mœurs :
ce qui nous est encore représenté dès le commen-
cement des choses , en ce que les enfans de Éieu
s'étant alliés, par les mariages, avec la race des
hommes; ayant trouvé, dit l'Ecriture (5), leurs filles
belles, ayant aimé leurs plaisirs et leurs vanités;
Dieu, irrité de cette alliance, résolut, en sa juste
indignation, d'ensevelir tout le monde dans le dé-
luge : afin que nous entendions que les véritables
enfans de Dieu doivent fuir entièrement le commerce
et l'alliance du monde; de peur de communiquer,
comme dit l'apôtre (6), à ses œuvres infructueuses.
C'est pourquoi le sauveur Jésus, « l'IUuminateur
(») Apoc.xvu. i. — (») Ps. cxxxvi. i. — (*) Ps. cxxiv. i. — (4) .De
catech. rud. cap. xix, n. 3i ; loin, vi, col. a83. — (3) Gènes, vi. a. —
(6) Ephes. v. il.
DE SAINT SULl'ICE. C)
» des antiquités » , Illuminator anliquitalum (T) ,
parlant de ses véritables disciples, dont les noms
sont écrits au ciel : « Ils ne sont pas du monde ,
» dit-il (?) , comme je ne suis pas du monde » ; et
quiconque veut être du monde, il s'exclut volontai-
rement de la société de ses prières , et de la com-
munion de son sacrifice, Jésus-Christ ayant dit dé-
cisivement : « Je ne prie pas pour le monde (3) ».
J'ai dit ces choses, mes Frères, afin que vous con-
noissiez, que ce n'est pas une obligation particulière
des religieux de mépriser le monde; mais que la
nécessité de s'en séparer est la première , la plus gé-
nérale, la plus ancienne obligation de tous les enfans
de Dieu.
Si nous en croyons l'Evangile, rien de plus op-
posé que Jésus-Christ et le monde; et de ce monde,
Messieurs , la partie la plus éclatante , et par consé-
quent la plus dangereuse , chacun sait assez que
c'est la Cour. Comme elle est le principe et le centre
de toutes les affaires du monde , l'ennemi du genre
humain y jette tous ses appâts , y étale toute sa
pompe.
Saint Sulpice, nourri à la Cour dès sa jeunesse,
[ triompha, par un miracle singulier de la grâce,
de ses artifices et de sa séduction. Il sut vivre sans
ambition au milieu des honneurs qui l'environnoient;
sans volupté parmi tous les plaisirs qui le sollici-
toient; sans partialité, malgré tous les intérêts qui
divisent d'ordinaire les courtisans ; sans avarice ,
quoiqu'il ne vît que des hommes occupés à tout atti-
(') Tertul. adv. Marc. lib. iv , n. 4o. — W Joan. xvn. 16. —
V)MJ.Q.
IO PANÉGYRIQUE
rer à eux, soigneux de tout ménager, pour parvenir
au terme de leurs espérances. Tant de périls ne ser-
virent qu'à faire mieux éclater l'innocence de Sul-
pice : la candeur de ses mœurs, sa simplicité, sa
modestie , sa douceur , forcèrent de le respecter dans
un lieu où ces vertus trouvent si peu d'accès , et où.
tous les vices opposés régnent souverainement. Un
si bel exemple fit impression ; et l'on vit , par les
conversions extraordinaires qu'il produisit, combien
la vertu pure et sincère a d'empire sur les cœurs les
moins disposés à l'embrasser. ]
Sulpice , chaste dans un âge, [où la pureté fait les
plus tristes naufrages ; après avoir résisté à toutes
les caresses du monde , voulut , pour affermir da-
vantage sa vertu contre les écueils quelle avoit à
craindre , sceller ses résolutions par des engagemens,
qui ne pussent lui permettre d'écouter aucune es-
pèce de proposition. Il fit donc vœu de virginité;
et déjà irréprochable dans toute sa conduite , il se
montra encore plus sévère, et porta les précautions
jusqu'à la dernière délicatesse. }
O sainte chasteté , fleur de la vertu , ornement
immortelles corps mortels, marque assurée d'une
ame bien faite , protectrice de la sainteté et de la
foi mutuelle dans les mariages , fidèle dépositaire de
la pureté du sang des races , et qui seul en sais con-
server la trace ! quoique tu sois si nécessaire au
genre humain , où te trouve-t-on sur la terre ? O
grand opprobre de nos mœurs ! l'un des sexes a
honte de te conserver; et celui auquel il pourroit
sembler que tu es échue en partage , ne se pique
guère moins de te perdre dans les autres, que de te
DE SAINT SULPICE. II
conserver en soi-même. Confessez-vous à Dieu de-
vant ces autels , vaines et superbes beautés , dont la
chasteté n'est qu'orgueil ou affectation et grimace ;
quel est votre sentiment , lorsque vous vous étalez
avec tant de pompe, pour attirer les regards? dites-
moi seulement ce mot ? Quels regards désirez- vous
attirer? sont -ce des regards indifférens? Ah ! quel
miracle, que saint Sulpice, jeune et agréable , n'ait
jamais été pris dans ces pièges : sachant qu'il ne de-
voit l'amour qu'à son Dieu, jamais il n'a souillé dans
son cœur la source de l'amour. Ange visible, [tandis
que son cœur brûloit du feu céleste de la charité,
son corps , embrasé de cette divine flamme , se con-
sumoit tout entier au service de son Dieu, dans les
exercices de la piété chrétienne et les austérités de
la pénitence. ] Ses autres vertus n'étoient pas de ces
vertus du monde et de commerce , ajustées non point
à la règle , elle seroit trop austère ; mais à l'opinion
et à l'humeur des hommes : ce sont là les vertus des
sages mondains , ou plutôt c'est le masque spécieux
sous lequel ils cachent leurs vices.
[Que la vertu de Sulpice avoit des caractères
biens différens ! Parce qu'elle étoit chrétienne et
véritable, elle étoit sévère et constante, fermement
attachée aux règles, incapable de s'en détourner
pour quelque prétexte que ce pût être.] Sa bonne
foi [dans les affaires ne reçut jamais la moindre
atteinte;] sa probité, [supérieure à toutes les vues
d'intérêt, demeura toujours inaltérable;] sa justice
[ne connut aucune de ces préférences, que sug-i
gèrent la cupidité ou le respect humain ; ] sa can-
deur [ne permettoit pas même de suspecter sa sin-
12 PANÉGYRIQUE
cérité;]et son innocence, [qui s'affermissoit de
plus en plus, par tous les moyens qui auroient pu
l'alFoibiir, embellissoit toutes ses autres vertus. Le
plus beau et le plus grand encore , c'est qu'au milieu
de tant de faveurs et de considérations, que lui
procuroit son me'rite, il savoit toujours conserver
une] admirable mode'ration. Mais peut-être ne du-
rera-t-elle que jusqu'à ce qu'elle ait gagné le dessus:
car le génie de l'ambition , c'est d'être tremblante
et souple lorsqu'elle a des prétentions ; et quand
elle est parvenue à ses fins, la faveur la rend auda-
cieuse et insupportable : Pavida ciim quœrit , audax
cum pervenerit (0. Un habile courtisan disoit autre-
fois, qu'il ne pouvoit souffrir à la Cour l'insolence
et les outrages des favoris, et encore moins, disoit-il,
leurs civilités superbes et dédaigneuses, leurs grâces
trop engageantes, leur amitié tyrannique, qui de-
mande , d'un homme libre , une dépendance servile :
Contumeliosam hwnanitatem (2).
Sulpice, toujours modéré, sut se tenir dans les
bornes que l'humilité chrétienne lui prescrivoit.
Pour se détromper du monde , il alloit se rassasier
de la vue des opprobres de Jésus-Christ dans les hô-
pitaux et dans les prisons. [Il voyoit une] image
de la grandeur de Dieu dans le prince, [et il trou-
voit une] image de la bassesse de Jésus-Christ et de
ses humiliations dans les pauvres. Le favori de Clo-
taire aux pieds d'un pauvre ulcéré, adorant Jésus-
Christ sous des haillons , et expiant la contagion des
grandeurs du monde ; quel beau spectacle ! Mais il
(') S. Grtg. M. Past.part. i, cap. ix; lorn. il, col. y. — (2) Senec.
Epist. iv.
DE SAINT SULP1CE. l3
evitoit , le plus qu'il étoit possible , les regards des
hommes, et ne cherchoit qu'à leur cacher [ ses bonnes
œuvres; bien éloigné d'imiter] ces vertus trompeuses,
qui se rendent elles-mêmes captives des yeux qu'elles
veulent captiver. [C'est ainsi que Sulpice a su se
conserver pur et sans tache, au milieu de toutes les
faveursles plus capables d'amollir un cœur tendre,
et de lui inspirer l'amour du monde. 11 a vaincu le
monde dans sa partie la plus séduisante et la plus
redoutable : voyons comment après en avoir triom-
phé lui-même , il va travailler à détruire son empire
dans les autres.]
SECOND POINT.
La grâce du baptême porte une efficace , pour
nous détacher du inonde; la grâce de l'ordination
porte une efficace divine, pour imprimer ce déta-
chement dans tous les cœurs.
Le royaume de Jésus-Christ n'est pas de ce monde.
Il y a guerre déclarée entre Jésus-Christ et le monde,
une inimitié immortelle : le monde le veut détruire,
et il veut détruire le monde. Ceux qu'il établit ses
ministres doivent donc entrer dans ses intérêts : s'il
y a en eux quelque puissance , c'est pour détruire
la puissance qui lui est contraire. Ainsi toute la
puissance ecclésiastique est destinée à abattre les
hauteurs du monde : Ad deprimendam altitudinem
sœculi hujus.
On reçoit le Saint-Esprit dans le baptême dans
une certaine mesure ; mais on en reçoit la plénitude
dans l'ordination sacrée, et c'est ce que signifie l'im-
position des mains de l'évêque : car, comme dit un
l4 PANÉGYRIQUE
ancien écrivain(0, ce que fait le pontife mu de Dieu,
animé de Dieu , c'est l'image de ce que Dieu fait
d'une manière plus forte et plus pénétrante. L'évêque
ouvre les mains sur nos têtes ; Dieu verse , à pleines
mains , dans les âmes la plénitude de son Saint-Es-
prit. C'est ce qui fait dire à un saint pape : « La plé-
» nitude de l'Esprit saint opère dans l'ordination
» sacrée » : Plenitudo Spiritûs in sacris ordinationi-
bus operaturi?). Le Saint-Esprit dans le baptême
nous dépouille de l'esprit du monde : Non enim spi-
ritum hujus mundiaccepimus. La plénitude du Saint-
Esprit doit faire dans l'ordination quelque chose de
beaucoup plus fort : elle doit se répandre bien loin
au dehors, pour détruire, dans tous les cœurs, l'es-
prit et l'amour du monde. Animons-nous, mes Frères;
c'est assez pour nous d'être chrétiens, trop d'hon-
neur de porter ce beau caractère : Propter nos nihil
suffîcientius est. Si donc nous sommes ecclésiastiques,
c'est sans doute pour le bien des autres.
Que n'a pas entrepris le grand saint Sulpice, pour
détruire le règne du monde ? Mais c'est peu de dire
qu'il a entrepris : ses soins paternels opéroient sans
cesse de nouvelles conversions. Il y avoit dans ses
paroles et dans sa conduite une certaine vertu oc-
culte, mais toute-puissante, qui inspiroit le dégoût
du monde. Nous lisons dans l'histoire de sa vie, que,
durant son épiscopat , tous les déserts à l'entour de
Bourges étoient peuplés de saints solitaires. Il consa-
croit tous les jours à Dieu des vierges sacrées ; [ il
apprenoit aux familles à user de ce monde , comme
(») Dionys. de Ecoles. Hierar. c. v , pag. 127 et seq.-—(?) Inno-
cent. 1 , ad Alex. Jip.TL.xiy, pag. 853. Epist. Rom. Pont.
DE SAINT SULPICE. l5
n'en usant pas ; et partout il i épandoit un esprit de
détachement , qui portoit les cœurs à ne soupirer
qu'après les biens célestes. ]
D'où lui venoit ce bonheur, cette bénédiction ,
cette grâce , d'inspirer si puissamment le mépris du
monde ? Qu'y avoit-il dans sa vie et dans sa personne ,
qui fût capable d'opérer de si merveilleux change-
mens ? C'est ce qu'il faut tâcher d'expliquer en fa-
veur de tant de saints ecclésiastiques, qui remplissent
ce séminaire et cette audience. Deux choses produi-
soient un si grand effet; la simplicité ecclésiastique,
qui condamnoit souverainement la somptuosité, les
délices, les superfluités du monde; un gémissement
paternel sur les âmes , qui étoient captives de ses
vanités.
La simplicité ecclésiastique, c'est un dépouille-
ment intérieur, qui, par une sainte circoncision,
opère au dehors un retranchement effectif de toutes
superfluités. En quoi le monde paroît-il grand? dans
ses superfluités : de grands palais, de riches habits,
une longue suite de domestiques. L'homme si petit
par lui-même, si resserré en lui-même, s'imagine
qu'il s'agrandit , et qu'il se dilate, en amassant autour
de soi des choses qui lui sont étrangères. Le vulgaire
est étonné de cette pompe, et ne manque pas de
s'écrier : Voilà les grands, voilà les heureux. C'est
ainsi que la puissance du monde tâche de faire voir
que ses biens sont grands. Une autre puissance est
établie , pour faire voir qu'il n'est rien ; c'est la puis-
sance ecclésiastique.
Toutes nos actions , jusqu'aux moindres gestes du
corps , jusqu'au moindre et plus délicat mouvement
l6 PANÉGYRIQUE.
des yeux, doivent ressentir le me'pris du monde. Si
la vanité' change tout, le visage , le regard, le son de
la voix; car tout devient instrument de la vanité :
ainsi la simplicité doit tout régler ; mais qu'elle ne
soit jamais affectée , parce qu'elle ne seroit plus sim-
plicité. Entreprenons , Messieurs , de faire voir à tous
les hommes , que le monde n'a rien de solide ni de
désirable; et pour cela [imitons] la frugalité, la mo-
destie et la simplicité du grand saint Sulpice. « Ayant
» donc de quoi nous nourrir et de quoi nous cou-
» vrir, nous devons être contens » : Ilabentes ali- f
menta et quibus tegamur3 his conlenti simus (0. Que
nous servent ces cheveux coupés, si nous nourris-
sons au dedans tant de désirs superflus, pour ne pas
dire pernicieux? [ Saint Sulpice nous a appris, par
son exemple , à faire sur nous-mêmes de continuels
efforts, pour les retrancher jusqu'à la racine.]
[ Sa vie, toute ecclésiastique, annonçoit un pas-
teur entièrement mort aux choses du siècle , uni-
quement dévoué aux intérêts de Jésus-Christ et au
salut des âmes. Loin de profiter des moyens que lui
fournissoit sa place , pour se procurer plus d'ai-
sances, de commodités et d'éclat extérieur, il jugea
au contraire , que sa charge lui imposoit une nou-
velle obligation de faire chaque jour, dans sa vie,
de plus grands retranchemens. Déjà, n'étant qu'abbé
de la chapelle du roi Clotaire second , il n'avoit
voulu retenir, pour sa subsistance et celle des clercs
qu'il gouvernoit, que le tiers des appointemens que
le roi lui donnoit , et il distribuoit le reste aux
pauvres. Mais lorsqu'il fut élevé sur le siège de
(«) /. Timol. vi. 8.
Bourges,
DE SAINT SfLPICE. IJ
Bourges, il crut encore devoir augmenter sa péni-
tence, redoubler ses austérités, et pratiquer un dé-
tachement plus universel. Rien de plus frugal que
sa table; on n'y donnoit rien à la sensualité et au
plaisir : rien de plus modeste que ses habits ou ses
meubles ; tout y ressentoit la pauvreté de Jésus-
Christ : rien enfin de plus simple que toute sa con-
duite, de plus affable que sa personne. Sa bonté,
pleine de tendresse, le lit regarder comme le père
de son peuple; et sa douceur, toujours égale, lui
mérita le surnom de Débonnaire. Qu'il étoit éloigné
de vouloir en imposer à ses peuples par la magnifi-
cence de ses équipages et la pompe de son cortège !
Ministre de la loi de charité, il vouloit inspirer
l'amour et non la terreur; et pour y réussir, il lui
suffisoit de se montrer avec l'appareil de ses vertus.
Aussi les pauvres formoient-ils tout son train; et à
l'exemple d'un grand évêque , « il mettoit toute sa
» sûreté dans le secours de leurs prières » : Habeo
defensionem , sed in orationibus pauperum. « Ces
» aveugles , pouvoit-il dire avec saint Ambroise ,
» ces boiteux, ces infirmes, ces vieillards, qui me
» suivent et m'accompagnent, sont plus capables de
» me défendre, que les soldats les plus braves et les
n plus aguerris » : Cœci Mi et claudi, débiles et
séries^ robuslis bellatoribus forliores sunti1).
C'est ainsi, chrétiens, que Sulpice travailloit à
retracer dans toute sa vie les mœurs apostoliques, et
à fournir, à tous les siècles suivans, un modèle ac-
compli de toutes les vertus, qui doivent orner un
ministre de Jésus-Christ. O que la frugalité de ce
C1) S.-dmbr. Serm. cont.Aux. n. 33 ; tom. n, col. 873.
BosSUET. XVI. 2
l8 PANÉGYRIQUE
digne pasteur condamnera d'ecclésiastiques , qui
prétendent se distinguer par ces profusions splen-
dides, ces délicatesses recherchées de leur table,
dont la religion rougit pour eux ! Comment le faste
de leur ameublement somptueux pourra-t-il soute-
nir le parallèle de la modestie évangélique de ce
saint évêque? L'aimable simplicité de ses manières
ne suffit-elle pas pour confondre à jamais ces su-
perbes hauteurs, que des vicaires de l'humilité et de
la servitude de Jésus-Christ affectent à l'égard des
peuples qui leur sont confiés; le dirai-je, à l'égard
même de leurs coopérateurs ? Ont-ils donc oublié
avec quelle force le souverain Pasteur leur interdit
l'esprit de domination , et combien il leur recom-
mande la douceur et la condescendance, dont il
leur a donné de si grands exemples?
Mais que prétendent les ecclésiastiques, qui loin
d'imiter le zèle de saint Sulpice , pour ruiner l'esprit
du monde, semblent au contraire, par une vie toute
profane, n'être appliqués qu'à le faire vivre, l'étendre
et l'affermir ? Croient-ils que , par des mœurs si op-
posées à celles de nos pères, ils se rendront plus
recommandables dans le monde , qu'ils cultivent
avec tant de soin? Mais ce monde même, dont ils
veulent se montrer amis, et obtenir la considéra-
tion, les méprise souverainement, parce qu'il sait
quelle doit être la vie d'un ministre des autels ; et
aveugles qu'ils sont, ils ne voient pas qu'il ne fait
effort, pour les entraîner dans ses mœurs dépravées,
qu'afin de les avilir et les dégrader, et de faire re-
jaillir ensuite, sur la religion qu'ils doivent maintenir,
l'opprobre dont il les aura couverts. S'ils veulent
DE SAINT SULPICE. 1Q
donc vraiment se distinguer, qu'ils pensent sérieuse-
ment à se se'parer de la multitude , par la sainteté
d'une vie, qui les élève autant au-dessus du commun
des hommes, qu'ils leur sont supérieurs par l'émi-
nence de leur caractère. ] « Car la dignité sacer-
» dotale exige, de ceux qui en sont revêtus, une
» gravité de mœurs peu commune , une vie sérieuse
» et appliquée , une vertu toute singulière » : Sà-
briam a turbis gravitatem , seriam vilam, singûlare
pondus j dignitas sibi vindicat sacerdotalis (0. Sont-
ils jaloux de soutenir en eux l'autorité du sacerdoce?
qu'ils pensent à l'assurer par le mérite de leur foi et
la sainteté de leur vie : Dignitatis suce auctoritatem
jidei et vitce merilis quœrant (2). [ Mais que jamais
ils ne se fassent assez d'illusion, pour croire se rendre
vénérables par une pompe extérieure , qui ne peut
qu'éblouir les yeux des ignorans, et qui leur attire
une amère critique de la part de ceux qui réflé-
chissent.] « Le vrai ecclésiastique s'étudie à prouver
» sa profession par son habit , sa démarche et toute
» sa conduite : il n'a garde de chercher à se donner
» un faux éclat par des ornemens empruntés » : Cle-
ricus professionem suam , et in habitu , et in incessu
probet, et nec vestibus , nec calceamentis decorem
qucerat (3).
[Voilà les leçons que les Pères et les conciles ont
données aux ecclésiastiques, ou plutôt ils n'ont fait
que renouveler celles que Jésus -Christ lui-même
leur avoit laissées dans ses exemples. Qu'il nous ex-
(') S. Ambr. ad Jren. Epist. xxvni, n. a 5 loin. 11, col. 902.—
(*) Conc. Carlhag. iv , cap. xv. Lab. Concil. tom. 11, col. 1201. —
(3) lbid. c. xlv , col. I20/(.
20 PANÉGYRIQUE
prime admirablement ] la simplicité de sa vie, lors-
qu'il nous dit : « Les renards ont des tanières, et les
» oiseaux du ciel ont des nids et des retraites ; mais
» le Fils de l'homme n'a pas où reposer sa tête » !
V ulpes foveas habent, et volucres cœli nîdos; Filius
aulem hominis non habetubi caput reclineti1). [Son
dessein , en nous tenant ce discours, n'est pas d'exci-
ter en nous ] des sentimens de pitié [ sur un e'tat ,
qui paroît à la nature si digne de compassion : mais
il veut nous ] donner du courage, [ et nous inspirer
un généreux détachement de tout ce qui peut pa-
roître le plus nécessaire ; parce que la foi d'un mi-
nistre de Jésus-Christ ne connoît d'autre nécessité,
que celle de tout sacrifier pour son Dieu et le salut
des âmes.]
[Telles sont les dispositions avec lesquelles on doit
entrer dans le sacerdoce de Jésus-Christ, pour con-
tinuer son œuvre 5] et malheur à ceux, qui , poussés
du désir de s'élever, cherchent, dans l'honneur atta-
ché au sacerdoce , un moyen de se procurer les
avantages du monde , qu'il avoit pour objet de dé-
truire : Mundi lucrum quœritur sub ejus honoris
specie , quo mundi destrui lucra debuerunt (2).
[ Au reste je ne prétends pas , mes Frères, qu'on
refuse aux prêtres l'honneur qui leur est dû par tant
de titres. Si dans l'ancienne loi , l'ordre sacerdotal .
étoit si fort distingué, et jouissoit des plus grandes
prérogatives ; il convient que dans là nouvelle, dont
le sacerdoce est autant au-dessus de celui d'A.aron,
que la vérité l'emporte sur la figure , l'honneur rendu
(•) Mail. vin. 20. «-*(») S. Gregor. Mag. Past. 1 , part. cap. viiij
loin. 11 , col. 9.
DE SAINT SULPICE. 21
aux prêtres réponde à l'excellence de leur dignité,
et à l'éminence du pontife qu'ils représentent sur la
terre. ] Il faut honorer ses ministres, pour l'amour
de celui qui a dit : « Qui vous reçoit me reçoit (0 ».
[ Mais plus les peuples leur témoignent de vénéra-
tion et de déférence, moins aussi doivent-ils faire
paroître d'empressement, pour recevoir ces marques
de distinction ; et ils ne sauroient trop craindre
de les aimer et de s'en réjouir. Pour éviter cette fu-
neste disposition , ] la simplicité ecclésiastique suit
cette belle règle ecclésiastique : « elle se montre
» un exemple de patience et d'humilité, en rece-
» vant toujours moins qu'on ne lui offre-, mais quoi-
» qu'elle n'accepte jamais le tout, elle a la prudence
» de ne point tout refuser » : Seipsum prœbeat pa-
tienlice atque humilitalis exemplum , minus sibi as-
sumendo quant offertur ; sed tamen ab eis qui se ho-
norant nec totum nec nihil accipiendo (a). Il ne faut
pas recevoir tout ce qu'on nous offre, de peur qu'il
ne paroisse que nous nous repaissons de cette fu-
mée; il ne faut pas le rejeter tout-à-fait, à cause de
ceux à qui on ne pourroit se rendre utile, si l'on ne
jouissoit de quelque considération : Propter illos
accipiatur quibus consulere non potesl, si nimid de-^
jectione vi'lescal.
[Mais après avoir imité le saint dépouillement
de Sulpice, à l'égard de toutes les vanités du siècle,
il faut encore entrer dans son esprit de ] gémisse-
ment [sur les âmes qui en sont malheureusement
(») Malth. x. 40. — (») S. August. ad Aurel. EpUt. xxn, n. 7;
tom. 11 , col. 29. ^
22 PANÉGYRIQUE
captives. ] L'état de l'Eglise, durant cette vie , c'est
un état de désolation, parce que c'est un état de
viduité : Non possunt jilii sponsi lugere , quamdiu
cum Mis est sponsus (0. Elle est séparée de son cher
Epoux, et elle ne peut se consoler d'avoir perdu
plus de la moitié d'elle-même. Cet état de désola-
tion et de viduité de l'Eglise doit paroître princi-
palement dans l'ordre ecclésiastique. Le sacerdoce
est un état de pénitence, pour ceux qui ne font pas
pénitence ; les prêtres doivent les pleurer , avec
saint Paul , d'un cœur pénétré de la plus vive doiv-
leur : Lugeam multos qui non egerunt pœniten-
tiam (2). [ Car il ne faut pas s'imaginer qu'il suffise
de se conduire d'une manière irréprochable, de
donner à tous des exemples de toutes les vertus : Le
prêtre vraiment digne de ce nom] « non-seulement
» ne commet aucun crime , mais il déplore encore
» et travaille à expier ceux des autres , comme s'ils lui
» étoient personnels » : Nulla illicita perpétrât , sed
prerpetrata ab aliis , ut propria déplorai (3). Aussi les
joies dissolues du monde portoient-elles un contre-
coup de tristesse sur le cœur de saint Sulpice : car
il écoutoit ces paroles comme un tonnerre : « Mal-
» heur à vous qui riez maintenant; parce que vous
» serez réduits aux pleurs et aux larmes » : Vas vobis
qui ridetis nunc ; quia liigebilis eljlebitis (4). Il s'ef-
frayoit pour son peuple; et tachoit, par ses dis-
cours, non d'exciter ses acclamations, mais de lui
inspirer les sentimens d'une componction salutaire:
(•) Matt. ix. i5.~ f')//. Cor. BU. ai.— • (3) & Greg. Mag. Past.
part, i , cap. x ; loni. u , col. i o. — (4) Luc. vi. a5.
DE SAINT StILPICE. 2 3
Docenle te in ecclesia , non clamor populi , sed ge~
milus suscitelur (0.
Jésus - Christ , mes Frères , en choisissant ses mi-
nistres , leur dit encore , comme à saint Pierre :
« M'aimes-tu? pais mon troupeau ». En effet, « il
» ne confieroit pas des brebis si tendrement aimées à
» celui qui ne l'aimeroit pas » : Neque enùn non
amanti commilteret tant amatas. Cet amour [ étoit
la vraie ] source des larmes de saint Sulpice ; [ et
comme il aimoit sans mesure, ses larmes, sur les
désordres de son peuple, ne pouvoient jamais tarir. ]
Jésus-Christ, gémissant pour nous, [dans les jours
de sa vie mortelle , présentoit à ce saint évêque un
modèle , qui pressoit son cœur de soupirer sans cesse
pour ses frères. Il savoit que ce divin" Sauveur, inca-
pable de gémir depuis qu'il est entré dans sa gloire,
a spécialement établi les prêtres , pour le suppléer
dans cette fonction : aussi travailloit-il à perpétuer,
parle mouvement du même Esprit, les gémissemens
ineffables du Pontife céleste. ] Ses prières [ étoient
continuelles, animées de cet esprit de ferveur et de
persévérance, qui force la résistance même du ciel. ]
« Il avoit éprouvé, par sa propre expérience, qu'il
» pouvoit obtenir du Seigneur tout ce qu'il lui de-
5) manderoit » : Orationis usu et expérimente jam
didicit , quod obtinere à Domino quœ poposcerit
possit (2). Il l'avoit expérimenté, priant en faveur
du roi, réduit à l'extrémité ; puisqu'il l'avoit em-
porté contre Dieu : [ et s'il avoit tant de crédit pour
la conservation et le rétablissement de la vie corpo-
(') S. Hieron. ad IVcpot. Episl. xxxiv; tom. iv, col. 263. —
W S. Greg. Mag. Past. part. 1, cap. X5 tom. 11 , col. 10.
24 PANÉGYRIQUE
relie, ] combien plus en devoit-il avoir pour le sou-
tien , et le renouvellement de la vie spirituelle ?
Mais quel e'toit son gémissement sur les ecclé-
siastiques mondains , [ qui , par l'indécence de leur
conduite , avilissent le saint ministère dont ils sont
revêtus. Hélas! mes Frères, si le cœur sacerdotal
de saint Sulpice étoit si vivement touché, d'en voir
dans ces heureux temps, qui ne cherchoient , dans
l'honneur du sacerdoce, destiné à la ruine du monde,
qu'un moyen de s'y avancer et d'y faire fortune;
quels seroient ses larmes et ses sanglots aujourd'hui ,
où l'on en voit si peu , qui entrent dans le ministère,
avec un désir sincère de s'y consacrer entièrement
au service de l'Eglise, et de se sacrifier pour Jésus-
Christ?] Oui , nous devons le dire avec douleur et con-
fusion ; « ceux qui semblent porter la croix , la por-
» tent de manière qu'ils ont plus de part à sa gloire,
» que de société avec ses souffran ces » : Hi qui pu-
tantur crucem portare j, sic portant j ut plus habeanl
in crucis nomine dignitatis > quàm in passione sup-
pliciii1). [ Ils ignorent sans doute pourquoi ils sont
prêtres; ils ne veulent pas entendre qu'ils n'ont été
admis au sacerdoce de Jésus- Christ , que pour con-
sommer l'œuvre de son immolation. Mais que feront-
ils, lorsque ce grand Pontife, prêtre et victime, pa-
roîtra, et cherchera, pour les associer à sa gloire,
des ministres, qui, à l'innocence et à la pureté des
mœurs, aient joint une mortification générale, une
entière séparation de toutes les vanités et de tous les
plaisirs du monde?] S'ils avoient de la foi, pour-
roient-ils y songer sans sécher d'effroi ?
(') Salvian- de Gub. Dei libr'. m, n. 3 ; p. 48.
DE SAINT STJLP1CE. 25
Saint Sulpice, touché de cette pensée, se retire,
pour régler ses comptes avec la justice divine. Il
connoît la charge d'un évêque ; il sait « que tous
» doivent comparoître devant le tribunal de Jésus-
» Christ , afin que chacun reçoive ce qui est dû aux
j) bonnes ou mauvaises actions qu'il aura faites, pen-
» dant qu'il étoit revêtu de son corps » : Ut référât
unusquisque propria corporis , prout gessit (0. .« Si
» le compte est si exact de ce qu'on fait en son
» propre corps, ô combien est -il redoutable de ce
» qu'on fait dans le corps de Jésus - Christ , qui est
» son Eglise » ? Si reddenda est ratio de his quœ
quisque gessit in corpore suo , quidjiet de his quœ
quisque gessit in corpore Christi (2)? Il ne se repose
pas sur sa vocation si sainte, si canonique; il sait
que Judas a été élu par Jésus-Christ même, et que
cependant, par son avarice, il a perdu la grâce de
l'apostolat.
Justice de Dieu , que vous êtes exacte ! vous comp-
tez tous les pas, vous mettez en la balance tous les
grains de sable. Il se retire donc, pour se préparer
à la mort, pour méditer la sévérité de la justice de
Dieu. Il récompense un verre d'eau ; mais il pèse une
parole oiseuse, particulièrement dans les prêtres,
où tout, jusqu'aux moindres actions, doit être une
source de grâces. Tout ce que nous donnons au
monde, ce sont des larcins que nous faisons aux
âmes fidèles.
À quoi pensons-nous, chrétiens ? que ne nous re-
tirons-nous, pour nous préparer à ce dernier jour?
(*) //. Cor. v. 10. — (2) Serin, ad Cler. in conc. Hem. in Ap. op.
S. Bern. tom. ît, col. 735.
àê PAMÉGÏRIQCE
N'avons- nous pas appris de l'apôtre, que nous
sommes tous ajourne's, pour comparoître personnel-
lement devant le tribunal de Jésus-Christ ? Quelle
sera cette surprise , combien étrange et combien
terrible; lorsque ces saintes vérités, auxquelles les
pécheurs ne pensoient jamais, ou qu'ils laissoient
inutiles et négligées dans un coin de leur mémoire,
leur paroîtront tout d'un coup, pour les condam-
ner? Aigre, inexorable, inflexible, armée de re-
proches amers, te trouverons - nous toujours, ô
vérité persécutante ? Oui, mes Frères, ils la trou-
veront : spectacle horrible à leurs yeux, poids in-
tolérable sur leurs consciences , flamme dévorante
dans leurs entrailles. [ Pour qu'elle nous soit alors
favorable, il faut ] se retirer quelque temps; afin
d'écouter ses conseils, avant que d'être convaincus
par son témoignage, jugés par ses règles, condam-
nés par ses arrêts et par ses sentences suprêmes.
Accoutumons -nous aux yeux et à la présence de
notre juge ; [ prévenons cette ] solitude effroyable ,
où l'ame se trouvera réduite devant Jésus- Christ,
[ lorsqu'elle sera citée à son tribunal ] pour lui rendre
compte. Le remède le plus efficace, c'est une douce
solitude devant lui-même, pour lui préparer ses
comptes. Attendre à la mort, combien dangereux!
c'est le coup du souverain : Dieu presse trop vio-
lemment.
Mais cette solitude est ennuyeuse, [et qui peut
se résoudre à s'y enfoncer?] « O que le père .du
» mensonge, ce malicieux imposteur, nous trompe
» subtilement, pour empêcher que nos cœurs, avides
» de joie , ne fassent le discernement des véritables
DE SAINT STJLPICE. 2")
» sujets de se réjouir » : Heu, quam subtiliter nos
ille decipiendi artifex fallit , ut non discernamus ,
gaudendi avidi , unde venus gaudeamus (0 ! [ C'est
dans la solitude, que l'ame, dégagée des objets sen-
sibles qui la tyrannisent , délivrée du tumulte des
affaires qui l'accablent , peut commencer à goûter ,
dans un doux repos , les joies solides et des plaisirs
capables de la contenter. Là , occupée à se purifier
des souillures qu'elle a pu contracter dans le com-
merce du monde; plus elle devient pure et déta-
chée, plus elle est en état de puiser à la source de
ces voluptés célestes, qui l'élèvent, la transportent
et l'ennoblissent, en l'attachant à l'auteur de tout
bien.] Tous les autres divertissemens [ne sont rien
qu'un] charme de notre chagrin, qu'un amusement
d'un cœur enivré. Vous sentez-vous dans ce tumulte,
dans ce bruit, dans cette dissipation , dans cette sor-
tie de vous-même? Avec quelle joie, dit David,
« votre serviteur a trouvé son cœur, pour vous
» adresser sa prière » : Inuenit seivus luus cor suum,
ut oraret te oralione hdc('2).
Mais l'on craint de passer pour un homme inu-
tile , et de rendre sa vie méprisable : Sed ignavam
infamabis. Il faut faire quelque figure dans le monde ;
[y devenir important, nécessaire; servir l'Etat et la
patrie : Patrice et imperio t reique -vwendum est (5).
x\insi le temps s'écoule sans s'en apercevoir. Sous
ces spécieux prétextes, on contracte chaque jour de
nouveaux engagemens avec le monde, loin de rompre
les anciens. L'unique nécessaire est le seul négligé :
(') Julian. Pom. de vitâ contempl. lib. n , c. xm ; int. oper.
S. Prosp. — (*) //. fieg. vu. 27. — (A Tertul. de Pallio, n. 5.
28 PANÉGYRIQUE
tous les bons mouvemens, qui nous portoient à nous
en occuper , se dissipent ; et enfin , après avoir été
le jouet du temps , du monde et de soi-même, on
est surpris de se voir arrivé , sans préparation , aux
portes de l'éternité. ]
Madame, Votre Majesté doit penser sérieusement
à ce dernier jour. Nous n'osons y jeter les yeux ',
cette pensée nous effraie, et fait horreur, à tous vos
sujets, qui vous regardent comme leur mère, aussi
bien que comme celle de notre Monarque. Mais,
Madame, autant qu'elle nous fait horreur, autant
Votre Majesté se la doit rendre ordinaire et familière.
Puisse Votre Majesté être tellement occupée de Dieu,
avoir le cœur tellement percé de la crainte de ses
jugemens, l'âme si vivement pénétrée de l'exactitude
et des rigueurs de sa justice, qu elle se mette en état
de rendre bon compte d'une si grande puissance , et
de tout le bien qu'elle peut faire , et encore de tout
le mal qu'elle peut , ou empêcher par autorité, ou
modérer par conseils, ou détourner par prudence :
c'est ce que Dieu demande de vous. Ah! si les vœux
que je lui fais pour votre salut sont reçus devant sa
face, cette salutaire pensée jettera Votre Majesté
dans une humiliation si profonde , que méprisant
autant sa grandeur royale, que nous sommes obli-
gés de la révérer , elle fera sa plus chère occupation
du soin de mériter , dans le ciel , une couronne im-
mortelle.
DE SAINT FRANÇOIS DE SALES. 29
PANÉGYRIQUE
SAINT FRANÇOIS DE SALES.
La science de saint François de Sales, lumineuse, mais beaucoup
plus ardente. Avec quel fruit il a travaillé à l'édification de l'Eglise-
Son éloignement pour tous les objets de l'ambition : bel exemple
de sa modération. Douceur extrême , qu'il témoignoit aux âmes
qu'il conduisoit. Cette douceur absolument nécessaire aux direc-
teurs : trois vertus principales qu'elle produit. Combien le saint
prélat les possédoit éminemment.
Ille erat lucerna ardens et lucens.
Il étoit une lampe ardente et luisante. Joan. v. 35.
JLaissons un spectacle de cruauté (*), pour arrêter
notre vue sur l'image de la douceur même : laissons
des petits enfans, qui emportent la couronne des
hommes, pour admirer un homme qui a l'inno-
(*) Bossuet a prononcé ce panégyrique , dans un couvent de la
Visitation, avant que saint François de Sales eût été canonisé, et
par conséquent avant que sa fête eût été fixée au 29 janvier. Il le
prêcha le jour des saints Innocens, qui est le jour de la mort de ce
saint évêque : c'est ce qui explique le commencement de l'exorde,
qui paroîtroit singulier si l'on ignoroit cette circonstance. ( Edit. de
Versailles. )
3o PANÉGYRIQUE
cence et la simplicité des enfans : laissons des mères
désolées, qui ne veulent point recevoir de consola-
tion dans la perte qu'elles font de leurs fils, pour
contempler un père toujours constant, quia amené
lui-même ses filles à Dieu , afin de les immoler de
ses propres mains, par la mortification religieuse.
Il n'est pas malaisé, ce semble, de louer un père si
vénérable devant des filles si respectueuses; puis-
qu'elles ont le cœur si bien préparé à écouter ses
louanges : mais à le considérer par un autre endroit,
cette entreprise est fort haute ; parce qu'étant si
justement prévenues d'une estime extraordinaire de
ses vertus, il n'est rien de plus difficile , que de sa-
tisfaire à leur piété, remplir leurs justes désirs, et
égaler leurs grandes idées. C'est ce qui me fait dé-
sirer, mes Sœurs, pour votre entière satisfaction,
que l'éloge de ce grand homme eût déjà été fait en
ce lieu auguste, où se prononcent les oracles du
christianisme. Mais en attendant ce glorieux jour,
trop éloigné pour nos vœux, qui ouvrira la bouche
des prédicateurs, pour faire retentir-, par toutes les
chaires, les mérites incomparables de François de
Sales, votre très-saint instituteur; nous pouvons
nous entretenir en particulier de ses admirables ver-
tus, et honorer, avec ses enfans, sa bienheureuse
mémoire, qui est plus douce à tous les fidèles qu'une
composition de parfums, comme parle l'Ecriture
sainte (0. Commençons donc, chères âmes, cette
sainte conversation avec la bénédiction du ciel; et
pour implorer son secours, employons les prières
de la sainte Vierge, en disant , Ave.
(0 .Ecc/t. XLIX. I.
DE SAINT FRANÇOIS DE SALES. ' 3l
Il y a assez de fausses lumières, qui ne veulent
briller dans le monde, que pour attirer l'admiration
par la surprise des yeux. Il est assez naturel aux
hommes de vouloir s'élever aux lieux e'minens , pour
étaler de loin, avec pompe, l'e'clat d'une superbe
grandeur. Ce vice, si commun dans le monde, est
entré bien avant dans l'Eglise , et a gagné jusqu'aux
autels. Beaucoup veulent monter dans les chaires,
pour y charmer les esprits par leur science et l'éclat
de leurs pensées délicates ; mais peu s'étudient ,
comme il faut , à se rendre capables d'échauffer les
cœurs par des sentimens de piété. Beaucoup s'em-
pressent, avec ardeur, de paroître dans les grandes
places, pour luire sur le chandelier (0; peu s'ap-
pliquent sérieusement à jeter , dans les âmes , ce feu
céleste que Jésus a apporté sur la terre.
François de Sales , mes Sœurs , votre saint et ad-
mirable instituteur, n'a pas été de ces faux luisans,
qui n'attirent que des regards curieux et des accla-
mations inutiles. Il avoit appris de l'Evangile, que
les amis de l'Epoux et les ministres de sa sainte
Eglise, dévoient être ardens et luisans; qu'ils dé-
voient non-seulement éclairer, mais encore échauffer
la maison de Dieu : Ille erat lucerna ardens et lu-
cens. C'est ce qu'il a fidèlement accompli, durant
tout le cours de sa vie; et il ne sera pas malaisé de
vous le faire connoître fort évidemment , par cette
réflexion.
Trois choses principalement lui ont donné beau-
coup d'éclat dans le monde ; la science , comme
docteur et prédicateur ; l'autorité, comme évêque;
(*) Luc. xn. 4g-
3^ PANÉGYRIQUE
la conduite , comme directeur des âmes. La science
Fa rendu un flambeau, capable d'illuminer les fidèles;
la dignité épiscopale a mis ce flambeau sur le chan-
delier, pour éclairer toute l'Eglise; et le soin de la
direction a appliqué cette lumière bénigne à la con-
duite des particuliers. Vous voyez combien reluit
ce flambeau sacré ; admirez maintenant comme il
échauffe. Sa science, pleine d'onction, attendrit les
cœurs; sa modestie, dans l'autorité, enflamme les
hommes à la vertu; sa douceur, dans la direction,
les gagne à l'amour de notre Seigneur. Voilà donc
un flambeau ardent et luisant : si sa science reluit ,
parce qu'elle est claire , elle échauffe en même temps,
parce qu'elle est tendre et affective ; s'il brille aux
yeux des hommes par l'éclat de sa dignité, il les
édifie, les excite, les enflamme tout ensemble par
l'exemple de sa modération. Enfin, si ceux qu'il di-
rige se trouvent éclairés fort heureusement par ses
sages et salutaires conseils , ils se sentent aussi vive-
ment touchés par sa charmante douceur; et c'est ce
que je me propose de vous expliquer dans les trois
parties de ce discours.
PREMIER POINT.
Plusieurs considèrent Jésus-Christ comme un sujet
de recherches curieuses, et pensent être savans dans
son Ecriture, quand ils y ont rencontré, ou des
questions inutiles, ou des rêveries agréables. Fran-
çois de Sales, mes Sœurs, a cherché une science
qui tendît à la piété ; et afin que vous entendiez dans
le fond, et de quelle sorte Jésus-Christ veut être
connu , remontez avec moi jusqu'au principe.
Il
DE SAINT FliANÇOIS DE SALES. 33
Il y a deux temps à distinguer, qui comprennent
tout le mystère du christianisme : il y a le temps
des énigmes , et ensuite le temps de la claire vue; le
temps de l'obscurité, et après, celui des lumières :
enfin le temps de croire, et le temps de voir. Cette
distinction étant supposée , tirons maintenant cette
conséquence. Dans le temps de la claire vue, c'est
alors que les esprits seront satisfaits par la manifes-
tation de la vérité ; car « nous verrons Dieu face à
» face » : Videbimus facie ad faciem (0 : et là,
découvrant, sans aucun nuage, la vérité dans sa
source , nous trouverons de quoi contenter toutes
nos curiosités raisonnables. Maintenant quelle est
notre connoissance ? connoissance obscure et enve-
loppée , qui nous fait entrevoir de loin quelques
rayons de lumière , à travers mille nuages épais ;
connoissance par conséquent , qui n'a pas été desti-
née pour nous satisfaire, mais pour nous conduire ,
et qui est plutôt pour le cœur que pour l'esprit. Et
c'est ce qui a fait dire au divin Sauveur : Beali
mundo corde t quoniam ipsi Deum videbunt ('■*) :
« Bienheureux ceux qui ont le cœur pur , parce
» qu'ils verront Dieu ». Videbunt ; ils verront un
jour, et alors ce sera le temps de satisfaire l'esprit ;
maintenant c'est le temps de travailler pour le cœur,
en le purifiant par le saint amour ; et ce doit être
tout l'objet de notre science.
Approfondissons davantage cette matière impor-
tante, et apprenons, par les saintes Lettres, quelle
est la science de cette vie. L'apôtre saint Pierre la
compare à un flambeau allumé parmi les ténèbres;
(') /. Cor. XIH. 12. — W Matt. V. 8.
Bosse ET. XVI. 3
34 PANÉGYRIQUE
Lucernce ardenli in caliginoso loco (0. Traduisons
mot à mot ces belles paroles : « C'est une lampe
» allumée dans un lieu obscur». [Plus la nuit,
qui nous environne est obscure, plus il est néces-
saire que la lumière, qui nous éclaire , soit vive,
pour en pénétrer les ténèbres : mais plus les diffi-
cultés du chemin sont grandes, plus il faut de cou-
rage pour les surmonter, plus nous avons besoin
d'être animés par l'éclat de la lumière qui nous di-
rige : ] c'est pourquoi si ce flambeau a de la lumière,
il doit avoir encore beaucoup plus d'ardeur, parce
qu'elle doit attirer (*).
C'est pourquoi notre saint évêque a étudié, dans
l'Evangile de Jésus- Christ, une science lumineuse,
à la vérité, mais encore beaucoup plus ardente;
et aussi quoiqu'il sût convaincre , il savoit bien mieux
convertir. Le grand cardinal du Perron en a rendu
un beau témoignage. Ce rare et admirable génie ,
dont les ouvrages, presque divins, sont le plus
ferme rempart de l'Eglise contre les hérétiques mo-
dernes, a dit, plusieurs fois, qu'il convaincroit bien
les errans ; mais que si l'on vouloit qu'ils se conver-
tissent, il falloit les conduire à notre prélat. Et en
effet , il n'est pas croyable combien de brebis erran-
tes il a ramenées au troupeau : c'est que sa science ,
pleine d'onction , ne brilloit que pour échauffer.
Des traits de flammes sortoient de sa bouche, qui
alloient pénétrer dans le fond des cœurs. Il savoit
(») //. Pelr. i. 19.
(*) Voyez le morceau qui est en note , au commencement du pre-
mier point du Panégyrique de sa in te Catherine à la lin de ce volume.
Bossuet y renvoie dans son manuscrit.
DE SAINT FRANÇOIS DE SALES. 35
que la chaleur entre bien plus avant que la lu-
mière : celle-ci ne fait qu'effleurer et dorer légère-
ment la surface; la chaleur pénètre jusqu'aux en-
trailles, pour en tirer des fruits merveilleux, et y
produire des richesses inestimables. C'est cette bé-
nigne chaleur, qui donnoit une efficace si extraor-
dinaire à ses divines prédications, que dans un pays
fort peuplé de son diocèse , où il n'y avoit que cent
catholiques quand il commença de prêcher, à peine
y restoit-il autant d'hérétiques, quand il y eut ré-
pandu cette lumière ardente de l'Evangile.
Mais ne vous persuadez pas qu'il n'ait "converti
que les hérétiques; cette science ardente et luisante
agissoit encore bien plus fortement sur les domes-
tiques de la foi. Je trouve , dans ces derniers siècles,
deux hommes d'une sainteté extraordinaire, saint
Charles Borromée et François de Sales. Leurs talens
étoient différens, et leurs conduites diveises; car
chacun a reçu son don par la distribution de l'Es-
prit : mais tous deux ont travaillé avec même fruit
à l'édification de l'Eglise , quoique par des voies
différentes. Saint Charles a réveillé, dans le clergé,
cet esprit de piété ecclésiastique. L'illustre François
de Sales a rétabli la dévotion parmi les peuples.
Avant saint Charles Borromée , il sembloit que l'ordre
ecclésiastique avoit oublié sa vocation , tant il avoit
corrompu ses voies; et l'on peut dire, mes Sœurs,
qu'avant votre saint instituteur, l'esprit de dévotion
n'étoit presque plus connu parmi les gens du siècle.
On reléguoit dans les cloîtres la vie intérieure et
spirituelle , et on la croyoit trop sauvage pour pa-
36 PANÉGYRIQUE
roître dans la Cour et dans le grand monde. Fran-
çois de Sales a été choisi pour l'aller chercher dans
sa retraite, et pour désabuser les esprits de cette
créance pernicieuse. Il a ramené la dévotion au
milieu du monde ; mais ne croyez pas qu'il l'ait dé-
guisée , pour la rendre plus agréable aux yeux des
mondains : il l'amène dans son habit naturel , avec
^sa croix, avec ses épines, avec son détachement et
ses souffrances. En l'état que la produit ce digne
prélat, et dans lequel elle nous paroît en son Intro-
duction à la vie dévote, le religieux le plus austère
la peut reconnoître ; et le courtisan le plus dégoûté,
s'il ne lui donne pas son affection , ne peut lui refu-
ser son estime. .
Et certainement, chrétiens, c'est une erreur into-
lérable, qui a préoccupé les esprits, qu'on ne peut
être dévot dans le monde. Ceux qui se plaignent
sans cesse, que l'on n'y peut pas faire son salut, dé-
mentent Jésus-Christ et son Evangile. Jésus- Christ
s'est déclaré le Sauveur de tous ; et par-là il nous
fait connoître qu'il n'y a aucune condition qu'il n'ait
consacrée, et à laquelle il n'ait ouvert le chemin du
ciel. Car, comme dit excellemment saint Jean-Chry-
sostôme C1), la doctrine de l'Evangile est bien peu
puissante , si elle ne peut policer les villes, régler les
sociétés et le commerce des hommes. Si pour vivre
chrétiennement, il faut quitter sa famille et la société
du genre humain, pour habiter les déserts et les
lieux cachés et inaccessibles, les Empires seront ren-
versés et les villes abandonnées. Ce n'est pas le des-
(0 In Ep. ad Rom. Hom. xxvi, n. 4j tom. ix,pag. 717.
DE SAINT FRANÇOIS DE SALES. 3t
sein du Fils de Dieu : au contraire il commande aux
siens de luire devant les hommes (0. Il n'a pas dit
dans les bois, dans les solitudes, dans les montagnes
seules et inhabitées; il a dit dans les villes et parmi
les hommes : c'est là que leur lumière doit luire ,
afin que l'on glorifie leur Père céleste. Louons donc
ceux qui se retirent; mais ne de'courageons pas ceux
qui demeurent : s'ils ne suivent pas la vertu , qu'ils
n'en accusent que leur lâcheté, et non leurs em-
plois, ni le monde, ni les attraits de la Cour, ni les
occupations de la vie civile. ,
Mais que dis -je ici, chrétiens? les hommes abu-
seront de cette doctrine , et en prendront un pré-
texte pour s'engager dans l'amour du monde. Que
dirons-nous donc, mes Frères, et où nous tourne-
rons-nous désormais, si on change en venin tous
nos discours ? Prêchons qu'on ne peut se sauver dans
le monde, nous désespérons nos auditeurs; disons,
comme il est vrai , qu'on s'y peut sauver, ils pren-
nent occasion de s'y embarquer trop avant. O mon-
dains, ne vous trompez pas, et entendez ce que
nous prêchons. Nous disons qu'on peut se sauver
dans le monde, mais pourvu qu'on y vive dans un
esprit de détachement ; qu'on se peut sauver dans
les grands emplois, mais pourvu qu'on les exerce
avec justice ; qu'on se peut sauver parmi les ri-
chesses, mais pourvu qu'on les dispense avec cha-
rité ; enfin qu'on se peut sauver dans les dignités ,
mais pourvu qu'on en use avec cette modération ,
dont notre saint prélat nous donnera un illustre
exemple dans notre seconde partie.
(') Malt.x. 16.
38 PANÉGYRIQUE
SECOND POINT.
De toutes les passions humaines, la plus fière dans
ses pensées, et la plus emporte'e dans ses désirs;
mais la plus souple dans sa conduite , et la plus ca-
che'e dans ses desseins, c'est l'ambition. Saint Gré-
goire nous a représenté son vrai caractère , lors-
qu'il a dit ces mots , dans son Pastoral , qui est un
chef-d'œuvre de prudence, et le plus accompli de
ses ouvrages: «L'ambition, dit ce grand pontife (0,
» est timide quand elle cherche ; superbe et auda-
» cieuse, quand elle a trouvé » : Pavida chm quœritj
audax chm pervenerit. Il ne pouvoit pas mieux nous
décrire le naturel étrange de l'ambition , que par
l'union monstrueuse de ces deux qualités opposées,
la timidité et l'audace. Comme la dernière lui est
naturelle , et lui vient de son propre fonds; aussi la
fait- elle paroître dans toute sa force, quand elle a
sa liberté toute entière : Audax chm pervenerit.
Mais en attendant , chrétiens , qu'elle soit arrivée
au* but, elle se resserre en elle-même, elle contraint
ses inclinations : Timida chm quœrit. Et voici la
raison qui l'y oblige : c'est , comme dit saint Jean-
Chrysostôme (2) , que les hommes sont naturelle-
ment d'une humeur fâcheuse et contrariante; Con-
lenliosum hominum genus . Soit que le venin de l'en-
vie les empêche de voir le progrès des autres d'un
œil équitable ; soit qu'en traversant leurs desseins ,
une imagination de puissance, qu'ils exercent, leur
fasse ressentir un plaisir secret et malin; soit que
(*) Past. part, i, cap. ix ; tom. n, col. 9. — (2) In Epist. ad Philip.
Hom. vu, n. 5; tom. xi, p. 252.
DE SAINT FRANÇOIS DE SALES. 6g
quelque autre inclination malfaisante les oblige à
s'opposer les uns aux autres, toujours est- il vrai de
dire , que l'ardeur d'une poursuite trop ouverte ,
nous attire infailliblement des concurrens et des
opposans. C'est pourquoi l'ambition raffinée s'avance
d'un pas timide; et tâchant de se cacher sous son
contraire, pour être mieux de'guise'e, elle se montre
au public sous le visage de la retenue.
Voyez cet ambitieux, voyez Simon le Magicien
devant les apôtres (0, comme il est rampant à leurs
pieds, comme il leur parle d'une voix tremblante.
Le même, quand il aura acquis du cre'dit, en impo-
sant aux peuples et aux empereurs par ses charmes
et par ses prestiges ; à quel excès d'arrogance ne se
laissera-t-il pas emporter, et combien travaillera-t-il ,
pour abattre ces mêmes apôtres, devant lesquels il
paroissoit si bassement respectueux.
Mais je ne m'étonne pas, chrétiens, que l'ambition
se cache aux autres, puisqu'elle ne se découvre pas
à elle-même. Ne voyons-nous pas tous les jours que
cet ambitieux ne se connoît pas, et qu'il ne sent
pas l'ardeur qui le presse et le brûle ? Dans les pre-
mières démarches de sa fortune naissante, il ne son-
geait qu'à se tirer de la boue ; après, il a eu dessein
de servir l'Eglise, dans quelque emploi honorable;
là d'autres désirs se sont découverts, que son cœur
ne lui avoit pas encore expliqués : c'est que ce feu ,
qui se prenoit par le bas, ne regardoit pas encore
le sommet du toit : il gagne de degré en degré où sa
matière l'attire , et ne remarque sa force qu'en s'éle-
vant. Tel est le naturel des ambitieux, qui s'efforcent
W Act.yiu. 19,24»
4-0 PAJVÉGYR1QUE
de persuader, et aux autres, et à eux-mêmes, qu'ils
n'ont que des sentimens modestes. Mais quelque
profonds que soient les abîmes où ils tâchent de nous
receler leurs vastes prétentions ; quand ils seront
établis dans les dignite's, leur gloire, trop long-
temps cachée, se produira malgré eux, par ces deux
effets qui ne laissent pas de s'accorder, encore que
d'abord ils semblent contraires : l'un est de mépri-
ser ce qu'ils sont; l'autre, de le faire valoir avec
excès.
Oui, je dis qu'ils méprisent ce qu'ils sont, puisque
leur esprit n'en est pas content; qu'ils se plaignent
sans cesse de leur mauvaise fortune, et qu'ils pensent
n'avoir rien fait. Leur vertu , à leur avis , mériteroit
un plus grand théâtre ; leur grand génie se trouve à
l'étroit dans un emploi si borné : cette pourpre ne
leur paroît pas assez brillante; et il faudroit, pour
les satisfaire , qu'elle jetât plus de feu. Dans ces
hautes prétentions , ils comptent pour rien tout ce
qu'ils possèdent. Mais voyez l'égarement de leur
ambition : pendant qu'ils méprisent eux-mêmes les
honneurs dont ils sont revêtus , ils veulent que tout
le monde les considère comme quelque chose d'au-
guste ; et si peu qu'on ose entreprendre de toucher
ce point délicat, vous n'entendrez sortir de leur
bouche que des paroles d'autorité, pour marquer
leur grandeur et leur puissance. Ainsi ce superbe
Aman , tant de fois cité dans les chaires , comme le
modèle d'une ambition démesurée , quoiqu'il veuille
que toute la terre adore sa puissance prodigieuse, il
la méprise lui-même en son cœur; et il s'imagine
n'avoir rien gagné, quand il regarde l'accroissement
DE SAINT FRANÇOIS DE SALES. 41
qui lui manque encore : Hœc ciim omnia habeam,
nihil me habere puto (*). Tant l'ambition est injuste,
ou de ne se contenter pas de ce quelle veut que le
monde admire, ou d'exiger qu'on respecte tant ce
qui n'est pas capable de la satisfaire.
Ceux qui s'abandonnent , mes Sœurs , à ces sen-
timens déréglés , peuvent bien luire et briller dans
le monde par des dignités éminentes; mais ils ne
luisent que pour le scandale, et ne sont pas capables
d'enflammer les cœurs au mépris des vanités de la
terre , et à l'amour de la modestie chrétienne. C'est,
mes Sœurs , notre saint évêque qui a été véritable-
ment une lumière ardente et luisante, lui qui, étant
établi dans le premier ordre de la dignité ecclésias-
tique , s'est également éloigné de ces deux effets or-
dinaires de l'ambition ; de vouloir s'élever plus haut,
ou de maintenir avec faste l'autorité de son rang,
par un dédain fastueux. Pour l'élever à l'épiscopat,
il a voit été nécessaire de forcer son humilité par un
commandement absolu. Il remplit si dignement cette
place , qu'il n'y avoit aucun prélat dans l'Eglise ,
que la réputation publique jugeât si digne des pre-
miers sièges. Ce n'étoit pas seulement la renommée,
dont le suffrage ordinairement n'est pas de grand
poids. Le roi Henri le Grand le pressa souvent d'ac-
cepter les premières prélatures de ce royaume ; et
sous le règne de son fils , un grand cardinal , qui
étoit chef de ses conseils , le vouloit faire son coad-
juteur dans l'évêché de Paris, avec des avantages
extraordinaires. Il étoit tellement respecté dans
Rome , qu'il eût pu facilement s'élever jusqu'à la
C1) Esth. t. 1 3.
4a PANÉGYRIQUE
pourpre sacrée , si peu qu'il eût pris de soin de s'at-
tirer cet honneur. Parmi ces ouvertures favorables ,
il nous eût été impossible de comprendre quel étoit
son détachement , si la Providence divine n'eût per-
mis , pour notre instruction , qu'il s'en soit lui-même
expliqué à une personne confidente , comme s'il eût
été à l'article de la mort , où. tout le monde ne pa-
roît que fumée.
Que je vous demande ici, chrétiens : Baltasar,
ce grand roi des Assyriens , à la veille de cette nuit
fatale en laquelle Daniel lui prédit, de la part de
Dieu , la fin de sa vie , et la translation de son trône,
étoit-il encore charmé de cette pompe royale , dans
les approches de la dernière heure? Au contraire,
ne vous semble-t-il pas qu'il voyoit son sceptre lui
tomber des mains , sa pourpre pâlir sur ses épaules,
et l'éclat de sa couronne se ternir visiblement sur sa
tête parmi les ombres de la mort, qui commençoient
à l'environner? Pourroit-on encore se glorifier de la
beauté d'un vaisseau , étant tout près de l'écueil ,
contre lequel on sauroit qu'il se va briser ? Ces
aveugles adorateurs de la fortune estiment-ils beau-
coup leur grandeur, quand ils voient que, dans un
moment , toute leur gloire passera à leur nom , tous
leurs titres à leur tombeau , et peut-être leurs di-
gnités à leurs ennemis, du moins à des indhTérens?
Alors , alors , mes Frères , toutes leurs vanités seront
confondues; et, s'il leur reste encore quelque lu-
mière, ils seront contraints d'avouer, que tout ce
qui passe est bien méprisable. Mais ces sentimens
forcés leur apporteront peu d'utilité : au contraire
ce sera peut-être leur condamnation, qu'il ait fallu
DE SAINT FRANÇOIS DE SALES. 4^
appeler la mort au secours, pour les contraindre,
eux où il semble que rien ne vive que l'ambition ,
de reconnoître des vérités si constantes.
François de Sales, mes Sœurs, n'attend pas cette
extrémité , pour éteindre en son cœur tout l'amour
du monde : dans la plus grande vigueur de son âge ,
au milieu de l'applaudissement et de la faveur, il le
considère des mêmes yeux qu'il feroit en ce dernier
jour, où périssent toutes nos pensées; et il ne songe
non plus à s'avancer, que s'il étoit un homme mou-
rant. Et certainement, chrétiens, il n'est pas seule-
ment un homme mourant; mais il est en effet de ces
heureux morts , dont la vie est cachée en Dieu , et
qui s'ensevelissent tout vivans avec Jésus-Christ. Que
s'il est si sage et si tempéré à l'égard des dignités
qu'il n'a pas , il use , dans le même esprit , de
la puissance qui lui est confiée. Il en donna un
illustre exemple, lorsque son Introduction à la vie
dévote, ce chef-d'œuvre de piété et de prudence,
ce trésor de sages conseils, ce livre qui conduit tant
d'ames à Dieu, dans lequel tous les esprits purs
viennent goûter avec joie les saintes douceurs de la
dévotion, fut déchiré publiquement, jusque dans
les chaires évangéliques, avec toute l'amertume et
l'emportement que peut inspirer un zèle indiscret,
pour ne pas dire malin. Si notre saint évêque se fût
élevé contre ces prédicateurs téméraires, il auroit
trouvé assez de prétextes de couvrir son ressentiment
de l'intérêt de l'épiscopat , qui étoit violé en sa per-
sonne, et dont l'honneur, disoit un ancien (r), éta-
blit la paix de l'Eglise. Mais il pensa, chrétiens,
(0 Tertul.de Bapt. n. 17.
44 PANÉGYRIQUE
que si c'étoit une plaie à l'Eglise de voir qu'un
évêque fût outragé, elle seroit bien plus grande en-
core de voir qu'un évèque fût en colère, parût ému
en sa propre cause, et animé dans ses intérêts. Ce
grand homme se persuada que l'injure, que l'on fai-
soit à sa dignité, seroit bien mieux réparée par
l'exemple de sa modestie, que parle châtiment de
ses envieux : c'est pourquoi on ne vit ni censures,
ni apologie, ni réponse; il dissimula cet affront. 11
en parle comme en passant en un endroit de ses
œuvres, en des termes si modérés, que nous ne pour-
rions jamais nous imaginer l'atrocité de l'injure, si
la mémoire n'en étoit encore toute récente. [ Mais si
sa modération nous charme , sa douceur dans la
conduite des âmes ne sera pas moins touchante ;
c'est ma troisième partie. ]
TROISIÈME POINT.
Qui que vous soyez, chrétiens, qui êtes appele's
par le Saint-Esprit à la conduite des âmes que le
Fils de Dieu a rachetées , ne vous proposez pas de
suivre les règles de la politique du monde. Songez
que votre modèle est au ciel , et que le premier di-
' recteur des âmes , celui dont vous devez imiter
l'exemple, c'est ce Dieu même que nous adorons.
Or ce directeur souverain des âmes ne se contente
pas de répandre des lumières dans l'esprit, il en veut
au cœur. Quand il veut faire sentir son pouvoir aux
créatures inanimées, il ne consulte pas leurs dispo-
sitions; mais il les contraint et les force. Il n'y a que
le cœur humain, qu'il semble ne régir pas tant par
puissance, qu'il le ménage par art, qu'il le conduit
DE SAIKÏ FRANÇOIS DE SALES. 4^
par industrie, et qu'il l'engage par douceur. Les
directeurs des consciences doivent agir par la même
voie, et cette douceur chrétienne est le principal
instrument de la conduite des âmes; parce qu'ils
doivent amener à Dieu des victimes volontaires, et
lui former des enfans et non des esclaves.
Pour avoir une belle ide'e de cette douceur évan-
gélique , ce seroit assez , ce me semble , de contem-
pler le visage de François de Sales. Toutefois, pour
remonter jusqu'au principe , allons chercher, jusque
dans son cœur, la source de cette douceur attirante,
qui n'est autre que la charité. Ceux qui ont le plus
pratiqué et le mieux connu ce grand homme, nous
assurent qu'il étoit enclin à la colère; c'est-à-dire,
qu'il étoit du tempérament qui est le plus opposé
à la douceur. Mais il faut ici admirer ce que fait la
chanté dans les cœurs , et de quelle manière elle les
change ; et tout ensemble vous découvrir ce que
c'est que la douceur chrétienne, qui semble être
la vertu particulière de notre illustre prélat. Pour
bien entendre ces choses, il faut remarquer, s'il
vous plaît , que le plus grand changement que
la nature fasse dans les hommes, c'est lorsqu'elle
leur donne des enfans : c'est alors que les humeurs
les plus aigres et les plus indifférentes conçoivent
une nouvelle tendresse , et ressentent des empresse-
mens qui leur étoient auparavant inconnus. Il n'y
a personne qui n'ait observé les inclinations extraor-
dinaires qui naissent tout-à-coup dans le cœur des
mères et des nourrices qui sont comme de secondes,
mères. Or, j'ai appris de saint Augustin , que « la cha-
46 PANÉGYRIQUE
» rite est une mère, et que la charité est une nour-
» rice » : Charitas nutrix (0, charitas mater est (2).
En effet, nous lisons dans les Ecritures , que la cha-
rité a des enfans : elle a des entrailles , où elle les
porte ; elle a des mamelles qu'elle leur présente ;
elle a un lait qu'elle leur donne. Il ne faut donc
pas s'étonner , si elle change ceux qu'elle possède ,
et surtout les conducteurs des âmes; ni si elle adou-
cit leur humeur, en leur inspirant . dans le cœur
des sentimens maternels.
C'est, mes Sœurs, cette onction de la charité
qui a changé votre bienheureux père ; c'est cette
huile vraiment céleste, c'est ce baume spirituel qui
a calmé ces esprits chauds et remuans , qui exci-
toient en lui la colère ; par où vous devez mainte-
nant connoître ce que c'est que la douceur chré-
tienne. Ce n'est pas autre chose, mes Sœurs, que la
fleur de la charité , qui , ayant rempli le dedans ,
répand ensuite sur l'extérieur une grâce simple et
sans fard , et un air de cordialité tempéré , qui ne
respire qu'une affection toute sainte : c'est par-là que
François de Sales commençoit à gagner les cœurs.
Mais la douceur chrétienne n'agit pas seulement
sur le visage ; elle porte avec soi , dans l'intérieur ,
ces trois vertus principales qui la composent , la pa-
tience , la compassion , la condescendance : vertus
absolument nécessaires à ceux qui dirigent les âmes ;
la patience , pour supporter les défauts ; la com-
passion , pour les plaindre ; la condescendance ,
t (0 De catech. rud. cap.xv, n. a3; tom. vit col. 279. — {?) Ad
Marcel. Ep. <:xxxix, n. 3; tom. 11, col. 4a 1.
DE SAINT FRANÇOIS DE SALES. 47
pour les guérir. La conduite des âmes est une agri-
culture spirituelle; et j'apprends de l'apôtre saint
Jacques, que la vertu des laboureurs, c'est la pa-
tience : « Voilà, dit-il, que le laboureur attend le
» fruit de la terre, supportant patiemment toutes
» choses » : Ecce agricola expeclat pretiosum fruc-
tum terrœ , patienter ferens (0.
Et en effet, chre'tiens, pour dompter, si je puis
parler de la sorte , la dureté de la terre , surmonter
l'inégalité des saisons, et supporter, sans relâche,
l'assiduité d'un si long travail , qu'y a-t-il de plus
nécessaire que la patience ? Mais vous en avez d'au-
tant plus besoin , ô laboureurs spirituels , que le
grain que vous semez est plus délicat et plus pré-
cieux ; le champ que vous cultivez , plus stérile ;
les fruits que vous attendez , ordinairement plus
tardifs; et les vicissitudes, que vous craignez, sans
comparaison plus dangereuses. Pour vaincre ces dif-
ficultés, il faut une patience invincible, telle qu'étoit
celle de François de Sales. Bien loin de se dégoûter ,
ou de relâcher son application, quand la terre,
qu'il cultivoit , ne lui donnoit pas des fruits assez
tôt; il augmentoit son ardeur, quand elle ne lui
produisoit que des épines. On a vu des hommes in-
grats , auxquels il avoit donné tant de veilles , pour
les conduire par la droite voie, qui, au lieu de re-
connoître ses soins, s'emportoient jusqu'à cet excès
de lui faire mille reproches outrageux. C'étoit un
sourd qui n'entendoit pas , et un muet qui ne par-
loit pas : Ego autem tanquam surdus non audiebam ,
0) Jae. v. 7.
48 PANÉGYRIQUE
et sicut mutus non aperiens os suwn (0. Il louoit
Dieu dans son cœur , de lui faire naître cette oc-
casion de fléchir, par sa patience, ceux qui résis-
toient à ses bons conseils. Quelque étrange que fût
leur emportement , il ne lui est jamais arrive' de se
plaindre d'eux ; mais il n'a jamais cessé de les plaindre
eux-mêmes; et c'est le second sentiment d'un bon
directeur.
Vous le savez , ô pécheurs , lépreux spirituels que
la Providence divine adressoit à cet Elisée , vous
particulièrement , pauvres dévoyés de ce grand dio-
cèse de Genève , et vous , pasteurs des troupeaux
errans, ministres d'iniquité, qui corrompez les fon-
taines de Jacob , et tâchez de détourner ses eaux
vives sur une terre étrangère : lorsque votre bon-
heur vous a fait tomber entre les mains de ce pasteur
charitable, vous avez expérimenté quelles étoient
ses compassions.
Et certainement, chrétiens, il n'est rien de plus
efficace, pour toucher les cœurs , que cette sincère
démonstration d'une charité compatissante. La com-
passion, va bien plus au cœur, lorsqu'elle montre
le désir de sauver; et les larmes du père affligé, qui
déplore les erreurs de son prodigue, lui font bien
mieux sentir son égarement , que les discours sub-
tils et étudiés , par lesquels il auroit pu le con-
vaincre. C'est ce quifaisoit dire à-saint Augustin (2),
qu'il falloit rappeler les hérétiques , plutôt par des
témoignages de charité, que par des contentions
(0 Ps. xxxyh. i4 — W In Joan. Tract, vi , n. i5 ; tom. m, part.
h, col. 337.
échauffées.
DE SAINT FRANÇOIS DE SALES. 4<)
échauffées. La raison en est e'vidente t c'est que
l'ardeur de celui qui dispute peut naître du de'sir
de vaincre : la compassion est plus agréable , qui
montre le désir de sauver. Un homme peut s'aigrir
contre vous, quand vous choquez ses pensées; mais
il vous sera toujours obligé que vous désiriez soft
salut : il craint de servir de trophée à votre orgueil ;
mais il ne se fâche jamais d'être l'objet de votre
charité. Entrez par cet abord favorable ; n'attaquez
pas cette place du côté de cette éminence, où la
présomption se retranche; ce ne sont que des hau-
teurs immenses , et des précipices escarpés et rui-
neux : approchez par l'endroit le plus accessible ;
et par ce cœur, qui s'ouvre à vous, tâchez de ga-
gner l'esprit qui s'éloigne.
Jamais homme n'a mieux pratiqué cette ruse in-
nocente, et cette salutaire intelligence, que le saint
évêque dont nous parlons. 11 ne lui étoit pas diffi-
cile de persuader aux pécheurs , et particulièrement
aux hérétiques qui conversoient avec lui , combien
il déploroit leur misère : c'est pourquoi aussitôt ils
étoient touchés; et il leur sembloit entendre une
voix secrète , qui leur disoit dans le fond du cœur
ces paroles de saint Augustin : Venij columba te
vocat, gemendo te vocat (0 : pécheurs, courez à
la pénitence; hérétiques, venez à l'Eglise; celui qui
vous appelle, c'est la douceur même; ce n'est pas
un oiseau sauvage , qui vous étourdisse par ses cris
importuns , ou qui vous déchire par ses ongles ; c'est
une colombe, qui gémit pour vous, et qui tâche de
W In Joan. Tract, vi, n. i5; tom, m, part, n, col. 33j.
BOSSUET. XVI. 4
5o PANÉGYRIQUE
vous attirer, en gémissant, par l'effort d'une com-
passion plus que paternelle : Veni , columbà te vo-
cal, gemendo te vocat. Un homme si tendre , met
Sœurs, et si charitable, sans doute n'avoit pas de
peine à se rabaisser par une miséricordieuse condes-
cendance , qui est la troisième partie de la douceur
chrétienne, et la qualité la plus nécessaire à un
fidèle conducteur des âmes : condescendance, mes
Sœurs, que l'onction de la charité produit dans les
cœurs ; et voici en quelle manière.
Je vous parlois tout à l'heure de ces changemens
merveilleux, que fait dans les cœurs l'amour des en-
fans, entre lesquels le plus remarquable est d'ap-
prendre à se rabaisser. Car voyez cette mère et cette
nourrice, ou ce père même, si vous voulez, comme
il se rapetisse avec cet enfant , si je puis parler de
la sorte. Il vient du palais , dit saint Augustin (0 p
où il a prononcé des arrêts, où il a fait retentir
tout le barreau du bruit de son éloquence : retourné
dans son domestique, parmi ses enfans, il vous pa-
roît un autre homme : ce ton de voix magnifique a
dégénéré, et s'est changé en un bégaiement; ce vi-
sage , naguère si grave , a pris tout-à-coup un air en-
fantin ; une troupe d'enfans l'environne , auxquels il
est ravi de céder; et ils o*t tant de pouvoir sur ses vo-
lontés, qu'il ne peut leur rien refuser que ce qui leur
nuit. Puisque l'amour des enfans produit ces effets ,
il faut bien que la charité chrétienne , qui donne des
sentimens maternels, particulièrement aux pasteurs
des âmes, inspire en même temps la condescen-
(0 In Jean. Tract, vu, n. 32 j lom. lit, part, n, col. 35a,
ME SAINT FRANÇOIS DE SALES. 5l
dance : elle accorde tout , excepté ce qui est con-
traire au salut. Vous le savez , ô grand Paul , qui
êtes descendu tant de fois du troisième ciel , pour
bégayer avec les enfans ; qui paroissiez vous-même ,
parmi les fidèles, ainsi qu'un enfant: Facti sumus
parvuli in medio vestrûm (0; petit avec les petits,
gentil avec les gentils , infirme avec les infirmes ,
tout à tous ; afin de les sauver tous.
Que dirai-je maintenant de saint François de Sales?
[ Ce sera, mes Frères, vous représenter au naturel
les saints artifices de sa charitable condescendance
pour les âmes , que de vous exposer ici les vrais ca-
ractères de la charité pastorale , que saint Augustin
nous a si tendrement exprimés. ] « La charité, nous
» dit-il, enfante les uns, s'afï'oiblit avec les autres;
j) elle a soin d'édifier ceux-ci, elle craint de blesser
•à ceux-là; elle s'abaisse vers les uns, elle s'élève vers
» les autres : douce pour certains, sévère à quel-
» ques-uns, ennemie de personne, elle se montre
i> la mère de tous ; elle couvre de ses plumes molles
» ses tendres poussins ; elle appelle d'une voix pres-
» santé ceux qui se plaignent; et les superbes, qui
» refusent de se rendre sous ses ailes caressantes ,
» deviennent la proie des oiseaux voraces » : Ipsa
charitas alios parturil , cum aliis injirmatur ; alios
curai œdificare , alios contremiscit ojfendere ; ad
alios se inclinât, ad alios se erigit; aliis blanda ,
aliis severa; nulli inimica , omnibus mater (2);....
languidulis plumis leneros foetus operit, et susur-
(') /. Thess. il. 7. — (») S. Aug. de cat.rud. cap. xv, n. a3 ; tom.
vi, col. 279.
52 PANÉGYRIQUE
vantes pullos contracta voce advocat; cujus blandas
alas refugientes superbi , prœda Jîunt alitibus (0.
Elle s'élève contre les uns sans s'emporter, et s'a-
baisse devant les autres sans se démettre : sévère à
ceux-là sans rigueur , et douce à ceux-ci sans flat-
terie : elle se plaît avec les forts ; mais elle les quitte
pour courir aux besoins des foibles (*).
(*) S. Aug. de cat. rud. cap. x , n. i5 ; tom. vi, col. 2j4-
(*) Bossuet renvoie , pour finir son sermon , au Panégyrique de
saint Thomas de Villeneuve, que toutes nos recherches n'ont pu
nous procurer. (Edit. de Deforis.)
DE SAINT PIERRE NOLASQUE. 53
PANÉGYRIQUE
SAINT PIERRE NOLASQUE.
Avec quel zèle saint Pierre Nolasque, pour imiter et honorer la
charité du divin Sauveur, a consacré au soulagement et à la déli-
vrance de ses frères captifs, ses soins, sa personne et ses disciples.
Dédit semetipsum pro nobis.
77 s'est donné lui-même pour nous. Tit. II. i4-
(^4 'est un plus grand bonheur, dit le Fils de Dieu,
de donner que de recevoir. Cette parole étoit digne
de celui qui a tout donne' jusqu'à son sang , et qui
se seroit épuise' lui-même , si ses tre'sors n'étoient in-
finis aussi bien que ses largesses. Saint Paul , qui a
recueilli ce beau sentiment de la bouche de notre
Sauveur, le propose à tous les fidèles pour servir
de loi à leur charité'. Souvenez-vous., leur dit-il,
de cette parole du Seigneur Je'sus, qu' « Il vaut
» mieux donner que de reoevoir (0 » ; parce que le
bien que vous recevez est une consolation de votre
indigence, et celui que vous répandez est la marque
(0 Au. xx. 35.
54 PANÉGYRIQUE
d'une plénitude qui s'étend à soulager les besoins
des autres.
Jamais il n'y a eu sur la terre un homme plus li-
béral que le grand saint Pierre Nblasque, fondateur
de l'ordre sacré de Notre-Dame de la Merci , dont
nous honorons aujourd'hui la bienheureuse mé-
moire; car il ne s'est rien proposé de moins que
l'immense profusion d'un Dieu, qui s'est prodigué
lui-même ; et de là il a conçu le dessein de dévouer
sa personne , et de consacrer tout son ordre aux né-
cessités des misérables.
Tous les fidèles serviteurs de Dieu ont imité quel-
ques traits du Sauveur des âmes : celui-ci a cette
grâce particulière , de l'avoir fidèlement copié dans
le caractère par lequel il est établi notre rédemp-
teur. Pour entendre un si grand dessein et imiter un
si grand exemple , demandons l'assistance, etc. Ave.
La manière la plus excellente d'honorer les choses
divines, c'est, Messieurs, de les imiter. Dieu nous
ayant fait cet honneur de nous former à sa ressem-
blance, le plus grand hommage que nous puissions
rendre à la souveraine vérité dé Dieu, c'est de nous
conformer à ce qu'il est; car alors nous célébrons
ses grandeurs , non point par nos paroles , ni par nos
pensées, ni par quelques sentimens de notre cœur;
mais, ce qui est bien plus relevé, par toute la suite
de nos actions et par tout l'état de notre personne.
Nous pouvons donc honorer en deux façons les
mystères de Jésus-Christ , on par des actes particu-
liers de nos volontés, ou par tout l'état de notre
vie. Nous les honorons par des actes, en les adorant
DE SAINT PIERRE NOLASQCE. 55
par foi, en les ressentant par reconnoissance, en
nous y attachant par amour. Mais voici que je vous
montre avec l'apôtre une voie bien plus excellente :
Excellentiorem viam vobis demonstro (0. C'est
d'honorer ces divins mystères par quelque chose de
plus profond , en nous de'vouant saintement à Dieu,
non-seulement pour les aimer et pour les connoître,
mais encore pour les imiter, pour en porter sur
nous-mêmes l'impression et le caractère, pour en
recevoir en nous-mêmes la bénédiction et la grâce.
C'est en cette sorte, mes Frères, que saint Pierre
Nolasque a été choisi pour honorer le mystère de la
Rédemption. Il l'a honoré véritablement , entrant
dans les devoirs , dans la gratitude , dans toutes les
dépendances d'une créature rachetée. Mais afin qu'il
fût lié plus intimement à la grâce de ce mystère, il
a plu au Saint-Esprit qu'il se dévouât volontaire-
ment à l'imitation de cette immense charité, par la-
quelle « Jésus-Christ a donné son ame pour être ,
» comme il le dit lui-même {?} , la rédemption de
» plusieurs ».
S'il y a quelque chose au monde , quelque servi-
tude capable de représenter à nos yeux la misère
extrême de la captivité horrible de l'homme, sous
la tyrannie des démons; c'est l'état d'un chrétien
captif, sous la tyrannie des Mahométans. Car et le
corps et l'esprit y souffrent une égale violence, et
l'on n'est pas moins en péril de son salut que de sa
vie. C'est donc au soulagement de cet état misérable
qu'est appliqué saint Pierre Nolasque , pour honorer
les bontés de Jésus délivrant les hommes de la ty-
(*)I. Cor, xii. 3o. — W Matth. xx. 28.
56 PANÉGYRIQUE
rannie de Satan. Il se donne de tout son cœur à ces
malheureux esclaves , et il s'y donne dans le même
esprit que Jésus s'est donné aux hommes captifs ,
pour les affranchir de leur servitude : Dédit seme-
tipsum pro nobis.
Jésus-Christ a donné aux hommes et à l'œuvre de
la rédemption, premièrement ses soins paternels;
secondement sa propre personne; troisièmement,
ses disciples. Il nous a donné ses soins, parce qu'il a
toujours eu l'esprit occupé de la pensée de notre
salut : il nous a donné sa propre personne , parce
qu'il s'est immolé pour nous : il nous a donné ses
disciples, qui étant la plus noble partie du peuple
qu'il a racheté, est appliquée par lui-même et en-
tièrement dévouée à coopérer par sa charité à la dé-
livrance de tous les autres.
C'est ainsi que le Fils de Dieu a consommé l'œuvre
de notre rédemption, et c'est par les mêmes voies
que le saint que nous révérons a imité son amour et
honoré son mystère. Fidèle imitateur du Sauveur
des âmes, il a été touché, aussi bien que lui, des
cruelles extrémités où sont réduits les captifs; il leur
a donné, aussi bien que lui, premièrement tous ses
soins, secondement toute sa personne, troisièmement
tous ses disciples et l'ordre religieux qu'il a établi
dans l'Eglise. C'est ce que nous aurons à considérer
dans les trois points de ce discours.
PREMIER POINT.
L'une des raisons principales qui a rendu les in-
fidèles si fort incrédules au mystère du Verbe in-
carné, c'est qu'ils n'ont pu se persuader que Dieu
DE SAIJVT PIERftE NOLASQUE. 5t
eut tant d'amour pour le genre humain , que les
chrétiens le publioient. Celse , dans cet écrit si en-
venimé qu'il a fait contre l'Evangile , auquel le docte
Origène a si fortement répondu (0, se moque des
chrétiens, de ce qu'ils osoient présumer que Dieu
même étoit descendu du ciel pour venir à leur se-
cours. Ils trouvoient indigne de Dieu d'avoir un soin
si particulier des choses humaines ; et c'est pourquoi
l'Ecriture sainte, pour établir dans les cœurs la
croyance d'un si grand mystère, ne cesse de publier
la bonté de Dieu et son amour pour les hommes.
C'est aussi ce qui a obligé l'apôtre saint Jean à con-
fesser en ces termes la foi de la rédemption : « Pour
» nous, nous croyons, dit-il (2), à la charité que
» Dieu a eue pour les hommes ». Voilà une belle
profession de foi , et conçue d'une façon bien singu-
lière, mais absolument nécessaire pour combattre et
déraciner l'incrédulité. Car c'est de même que s'il
disoit : Les Juifs et les gentils ne veulent pas croire
que Dieu ait si fort aimé la nature humaine, que de
s'en revêtir pour la racheter. Mais pour nous, dit ce
saint apôtre , nous n'ignorons pas ses bontés ; et
connoissant, comme nous faisons, ses miséricordes
et ses entrailles paternelles, nous croyons facilement
cet amour immense qu'il a témoigné aux hommes
en se livrant lui-même pour eux : Et nos cognovimus
et credidimus charitati quam habet Deus in nobis.
Elevons donc nos voix, mes Frères, et confessons
hautement que nous croyons à la charité que le
Fils de Dieu a eue pour nous. Nous croyons qu'il
s'est fait homme pour notre salut : nous croyons
C1) Orig. cont, Cels. lib. v, lanu iyp. 5; 8 et seq. — (2) /. Joan. iv, 1 6.
58 PANÉGYRIQUE
qu'il n'a vécu sur la terre que pour travailler à ce
grand ouvrage. Il nous a toujours portés dans son
cœur, dans sa naissance et dans sa mort, dans son
travail et dans son repos , dans ses conversations et
dans ses retraites, dans les villes et dans le désert ,
dans la gloire et dans les opprobres , dans ses humi-
liations et dans ses miracles. Il n'a rien fait que
pour nous durant tout le cours de sa vie mortelle ;
et maintenant qu'il est dans le ciel à la droite de la
majesté de Dieu son Père dans les lieux très-hauts (0,
il ne nous a pas oubliés. Au contraire , dit le saint
apôtre, il y est monté pour y être notre avocat,
notre ambassadeur et notre pontife : il traite nos
affaires auprès de son Père; « toujours vivant, dit
» le même apôtre, afin d'intercéder pour nous » j
Semper vivens ad inlerpellandum pro nobîs (2) :
comme s'il n'avoit ni de vie , ni de félicité , ni de
gloire que pour l'avantage et le bien des hommes.
Ce n'est pas assez , chrétiens : si nous croyons
véritablement que Dieu nous a aimés avec tant d'ex-
cès, il faut qu'un si grand amour, qui s'est étendu
sur nous avec tant de profusion , nous fasse aussi di-
later nos cœurs sur les besoins de nos frères. « Si
» Dieu, dit saint Jean (3), nous a tant aimés, nous
» devons nous aimer les uns les autres » ; nous de-
vons reconnoître ses soins paternels, en nous revê-
tant à son exemple de soins charitables ; et nous ne
pouvons mieux confesser la miséricorde que nous
recevons , qu'en l'exerçant sur les autres en simpli-
cité de cœur : Estole miséricordes (4).
(0 Hebr. i. 3. — CO Ibid. vu. a5. — (3) /. Joan. iv. 1 1. — CO Luc.
vi. 36.
DE SAINT PIERRE NOLASQUE. 5o,
Le saint que nous honorons étoit pénétré de ces
sentùnens. 11 avoit toujours devant les yeux les chari-
tés infinies d'un Dieu rédempteur; et pour se rendre
semblable à lui, il se laissoit percer par les mêmes
traits; il avoit sucé cet esprit dans les plaies de Jésus-
Christ, dans la source même des miséricordes. Il
pouvoit dire avec Job (0 que « la tendresse, la com-
» passion , la miséricorde étoit crue avec lui dès son
3> enfance » ; et c'étoit par de telles victimes qu'il
croyoit devoir honorer les bontés inexprimables d'un
Dieu rédempteur.
Et en effet, chrétiens, pour rendre le souverain
culte à la souveraine majesté de Dieu , il me semble
que nous lui devons <leux sortes de sacrifices. Je
remarque dans les Ecritures qu'il y a un sacrifice
qui tue , et un sacrifice qui donne la vie. Le sacri-
fice qui tue est assez connu; témoins le sang de tant
de victimes et le massacre de tant d'animaux. Mais,
outre ce sacrifice qui détruit, je vois dans les saintes
Lettres un sacrifice qui sauve : car, comme dit le
sage Ecclésiastique , « celu^-là offre un sacrifice,
» qui exerce la miséricorde » : Qui facit miseri-
cordiam , offert sacrijicium (2). D'où vient cette
différence, si ce n'est que l'un de ces sacrifices a été
divinement établi pour honorer la bonté de Dieu,
et l'autre pour appaiser sa sainte justice. La justice
divine poursuit les pécheurs à main armée, elle lave
ses mains dans leur sang, elle les perd et les exter-
mine; elle veut qu'ils soient dissipés devant sa face,
comme la cire fondue devant le feu : Pereant pec~
catores à facie Dei (5). Au contraire , la miséri-
W Job. xxxi. 18. — (») Eccli.xxxy. 4. — (3) Psal. lxvii. 3.
60 FANÉGYRIQUE
corde, toujours douce, toujours bienfaisante, ne
veut pas que personne pe'risse : elle attend les pé-
cheurs avec patience; elle pense, dit l'Ecriture,
des pense'es de paix et non des pensées d'affliction :
Ego cogito cogilationes pacis , et non afflictionis (0.
Voilà une grande opposition : aussi honore-t-on
ces deux attributs par des sacrifices bien opposés.
A cette justice rigoureuse qui tonne, qui fulmine,
qui rompt et qui brise , qui renverse les montagnes
et arrache les cèdres du Liban, c'est-à-dire, qui
extermine les pécheurs superbes, il lui faut des sa-
crifices sanglans et des victimes égorgées , pour mar-
quer la peine qui est due au crime. Mais pour cette
miséricorde toujours bienfaisante, qui guérit ce qui
est blessé, qui affermit ce qui est foible, qui vivifie
ce qui est mort , il faut présenter en sacrifice non
des victimes détruites , mais des victimes conservées ;
c'est-à-dire, des pauvres soulagés, des infirmes sou-
tenus , des morts ressuscites dans les pécheurs" con-
vertis. Telles sont les véritables hosties qui honorent
la miséricorde divine.
Ainsi saint Pierre Nolasque étant toujours occupé
des soins, des compassions, des bontés de Jésus pour
le genre humain, et sentant son cœur empressé
dans le désir de les reconnoître , il s'écrie avec le
Psalmiste : Quid rétribuant Domino pro omnibus
quce rétribua mihi (2)? « Que rendrai-je au Seigneur
» pour tous les biens qu'il m'a faits » , et à toute la
nature humaine ? Quelle victime , quel sacrifice lui
offrirai-je en actions de grâces? Ah ! poursuit-il avec
le prophète ; Caïicem salularis accipiam (3) : « Je
C1) Jeter», xxix. i 1. — (a) Psalm. cxy. 3. — (3) Ibid. !\.
DE SAINT PIERRE N0LASQUE. (5 1
» prendrai le calice du Sauveur » , je boirai le
même breuvage que Jésus a bu ; c'est-à-dire , je me
remplirai , je m'enivrerai de sa charité par laquelle
il a tant aimé la nature humaine. Je dilaterai mon
cœur, comme il a dilaté le sien ; j'offrirai, à ce Dieu
amateur et conservateur des hommes , des victimes
qui lui plaisent, des hommes sauvés et délivrés.
Il cherche donc dans toute l'Eglise tous les in-
firmes , tous les malheureux , résolu de leur consa-
crer ses affections et ses soins. Dieu lui fait arrêter
les yeux sur ces misérables captifs, qui gémissent
sous la tyrannie des mahométans. Il voit leur corps
dans l'oppression, leur esprit dans l'angoisse, leur
cœur dans le désespoir, leur foi même dans un péril
«vident. Il offre à Dieu leurs cris, leurs gémissemens,
les larmes de leurs amis , la désolation de leur fa-
mille. Peut-être ne le font- ils pas, peut-être sont-ils
de ceux qui s'élèvent contre Dieu même sous les
coups de sa main puissante ; serviteurs rebelles et
opiniâtres, châtiés et non corrigés, frappés et non
convertis, abattus et non humiliés, atterrés, comme
dit David , sans être touchés de componction : Dis-
sipati sunt, non compunclii1). C'est ce qui afflige son
cœur. Quoiqu'il pense toujours à eux avec un em-
pressement charitable, néanmoins deux fois le jour
et deux fois la nuit il se présente pour eux devant
la face de Dieu, et cherche auprès d'un Père si tendre
les moyens de soulager ses enfans captifs.
Mes Frères, cet objet lugubre d'un chiétien cap-
tif dans les prisons des mahométans , me jette dans
une profonde considération des grands et épouvanta-
(») Psalm. xxxiv. 16.
6?- PANÉGYRIQUE
bles progrès de cette religion monstrueuse. O Dieu ,
que le genre humain est cre'dule aux impostures de
Satan ! O que l'esprit de séduction et d'erreur a
d'ascendant sur notre raison ! Que nous portons en
nous-mêmes, au fond de nos cœurs, une étrange
opposition à la vérité, dans nos aveuglemens, dans
nos ignorances, dans nos préoccupations opiniâtres.
Voyez comme l'ennemi du genre humain n'a rien
oublié pour nous perdre , et pour nous faire embras-
ser des erreurs damnables. Avant la venue du Sau-
veur, il se faisoit adorer par toute la terre sous les
noms de ces fameuses idoles, devant lesquelles trem-
bloient tous les peuples; il travailloit de toute sa
force à étouffer le nom du vrai Dieu. Jésus-Christ et
ses martyrs l'ont fait retentir si haut, depuis le levant
jusqu'au couchant, qu'il n'y a plus moyen de l'é-
teindre ni de l'obscurcir. Les peuples qui ne le con-
noissoient pas , y sont attirés en foule par la croix
de Jésus-Christ; et voici que cet ancien imposteur,
qui, dès l'origine du monde, est en possession de
tromper les hommes, ne pouvant plus abolir le saint
nom de Dieu, frémissant contre Jésus-Christ qui l'a
fait connoître à tout l'univers , tourne toute sa furie
contre lui et contre son Evangile : et trouvant en-
core le nom de Jésus trop bien établi dans le monde
par tant de martyrs et tant de miracles , il lui dé-
clare la guerre en faisant semblant de le révérer,
et il inspire à Mahomet , en l'appelant un prophète ,
de faire passer sa doctrine pour une imposture ; et
cette religion monstrueuse, qui se dément elle-
même , a pour toute raison son ignorance , pour
toute persuasion sa violence et sa tyrannie, pour
DE SAINT PIERRE TfOLASQUE. 63
tout miracle ses armes , armes redoutables et victo-
rieuses, qui font trembler le monde, et rétablissent
par force l'empire de Satan dans tout l'univers.
O Jésus, Seigneur des seigneurs, arbitre de tous
les empires et Prince des rois de la terre, jusqu'à
quand endurerez-vous que votre ennemi déclaré,
assis sur le trône du grand Constantin , soutienne
avec tant d'arme'es les blasphèmes de son Mahomet,
abatte votre croix sous son croissant , et diminue
tous les jours la chrétienté par des armes si fortu-
nées ? Est-ce que vous réservez cette redoutable
puissance, pour faire souiFrir à votre Eglise cette
dernière et effroyable persécution que vous lui avez
dénoncée? Est-ce que, pour entretenir votre Eglise
dans le mépris des grandeurs, comme elle y a été
élevée, en même temps que vous lui donnez la gloire
d'avoir des rois pour enfans , vous abandonnez d'un
autre côté à votre ennemi capital, comme un présent
de peu d'importance , le plus redoutable empire qui
soit éclairé par le soleil? Ou bien est-ce qu'il ne
vous plaît pas que votre Eglise, nourrie dans les
alarmes , fortifiée par les persécutions et par les
terreurs, jouisse dans la paix même d'une tranquil-
lité assurée? Et c'est pour cette raison que vous lui
mettez, comme sur sa tête, cette puissance redou-
table qui ne cesse de la menacer de la dernière dé-
solation.
En effet , chrétiens , ça été le conseil de Dieu que
l'Eglise fût établie au milieu des flots, qui frémissent
impétueusement autour d'elle, et menacent de l'en-
gloutir. C'est pourquoi saint Augustin, expliquant
ces paroles du sacré Psalmiste , Lœtenlur insulœ
64 PANÉGYRIQUE
multœ (0 , dit que ces îles vraiment fortunées, qui
doivent se re'jouir du règne de Dieu, sont les Eglises
chre'tiennes, environnées de toutes parts d'une mer
irritée, qui menace de les engloutir et de les cou-
vrir sous ses ondes. Tel est le conseil de Dieu; et je
regarde la puissance mahométane comme un océan
indomptable, toujours prêt à inonder toute l'Eglise,
sa furie n'étant arrêtée que par des digues entr'ou-
vertes; ce sont les puissances chrétiennes, toujours
cruellement divisées. Et n'étoient-ce pas ces divisions
qui avoient ouvert autrefois aux sultans , successeurs
de Mahomet, une entrée si large, que du temps
de Pierre Nolasque les Espagnes même étoient en-
tièrement inondées?
C'est ce qui lui perce le cœur. Il est nuit et jour
persécuté des cris des captifs; il faut qu'il coure à
leur délivrance. Ne lui dites pas que la noblesse de
son extraction, et le crédit qu'il a auprès du roi
d'Arragon , dont il a été précepteur, l'appelle à des
emplois plus illustres : il court après ses captifs. Il
falloit qu'il descendît de bien haut à l'humiliation
d'un emploi si bas, selon l'estime du monde, pour
mieux imiter celui qui est descendu du ciel en la
terre : imiter un Dieu rédempteur, c'est toute la
gloire qu'il se propose. Par mille traverses, par mille
périls il va délivrer ses frères : content de tout don-
ner , de tout sacrifier , pourvu qu'il leur procure la
liberté, ou du moins quelque soulagement à leurs
maux , pour les leur rendre plus supportables. Et
pourrois-je vous exprimer les empressemens de sa
sollicicude pour subvenir à leurs besoins, les atten-
(') InPsal. xcvi, n. 4j torn. iv, col. io43.
drissemens
DE SAINT PIEUUE HOLASQUE. 65
drissemens de sa charité à la vue de leur e'tat , tous
les efforts de son zèle en faveur de ces infortunés
captifs? Il sent toutes leurs peines, il est pénétré de
leurs dangers ; et plus prisonnier qu'eux tous , par
ces chaînes invisibles dont la charité le serre, il
porte tout le poids de la misère de chacun de ses
frères, il s'en voit continuellement pressé, il n'est
occupé qu'à y apporter quelques remèdes. Qui
souffre dans ces noirs cachots, sans qu'il souffre avec
lui? Qui est foible au milieu de tant d'épreuves,
sans qu'il s'efforce de le soutenir? Qui est scanda-
lisé, sans que son cœur brûle du désir de le re-
lever (0?
Tels sont les sentimens que la charité forme dans
l'ame de Pierre Nolasque, telle est la conduite qu'elle
lui inspire. Et que ne produiroit-elle pas en vous,
si vous étiez animés du même esprit? « Revêtez-vous
» donc comme des élus de Dieu, saints et bien-
» aimés, d'entrailles de miséricorde, de bonté, d'hu-
» milité, de douceur, de patience », afin de vous
secourir mutuellement avec tout l'épanchement
d'une tendresse vraiment chrétienne : Induite vos
ergo sicut electi Dei _, sancti , et dilecti , viscera mi-
sericordiœ , benignilatem , humilitatem t modestiam ,
palientiam (2).
Dieu commence , pour vous donner l'exemple ;
imitez sa charité si prévenante, si bienfaisante : qu'il
se fasse comme un combat entre nous et la miséri-
corde divine ; et soyons jaloux de ne pas nous laisser
vaincre en munificence. Dieu commence par nous
enrichir de ses biens , imitez-le en vous prodiguant
C1) //. Cor. xi. 29. — C2) Coloss. 111. 12.
BOSSUET. XVI. 5
66 PANÉGYRIQUE
à sa gloire et au salut de vos frères. « Soyez miséri-
» cordieux, comme votre Père céleste est miséricor-
» dieux » : Estote miséricordes , sicut Pater vester
cœleslis misericors est (0. C'est alors que vous rece-
vrez au centuple tout ce que vous aurez généreuse-
ment donné. Car Dieu revient à la charge, et il nous
imite à son tour : « Bienheureux ceux qui sont mi-
» séricordieux , parce qu'ils obtiendront eux-mêmes
» miséricorde » : Beau miséricordes f quoniam ipsî
misericordiam consequentur (2). Par-là il se fait un
ilux et reflux de miséricorde : Dieu qui aime un tel
sacrifice, multiplie ses dons. Allant ainsi en aug-
mentant, après avoir donné vos soins, vous don-
nerez à la fin votre propre personne, comme saint
Pierre Nolasque»
SECOND POINT.
Ce fut, Messieurs, un grand spectacle, lorsqu'on
vit sur le Calvaire le Fils uniquement agréable se
mettre en la place des ennemis ; l'innocent , le juste,
la sainteté même se donner en échange pour les
malfaiteurs ; celui qui étoit infiniment riche , se cons-
tituer caution, et se livrer tout entier pour les in-
solvables.
Vous savez assez , chrétiens , quelle dette le genre
humain avoit contractée envers Dieu et envers sa
sainte justice. Nous sommes naturellement débiteurs
à ses lois suprêmes. Et qu'est-ce que nous leur de-
vons? une obéissance fidèle. Mais lorsque nous man-
quons volontairement à lui payer cette dette, nous
W Luc vi. 36. — (*) Matth. v. 7.
DE SAINT PIERRE NOLÀSQUE. 67
entrons dans une autre obligation : nous devons
notre tête à ses vengeances, nous ne pouvons plus
le payer que par notre mort et notre supplice.
En vain les hommes , effrayés par le sentiment de
leurs crimes, cherchent des victimes et des holo-
caustes pour les subroger en leur place. Dussent-ils
massacrer tous leurs troupeaux, et les immoler à
Dieu devant ses autels; il n'est pas possible que la
vie des bëtes paye pour la vie des hommes. La com-
pensation n'est pas suffisante : Impossibile enim est
sanguine taurorum et hircorum auferri peccata C1).
De sorte que ceux qui offroient de tels sacrifices,
faisoient bien, à la vérité, une reconnoissance pu-
blique de ce qu'ils dévoient à la justice divine; mais
ils n'avoient pas pour cela le paiement de leurs dettes.
Il falloit qu'un homme payât pour les hommes; et
c'est pour cela qu'un Dieu s'est fait homme.
Ce Dieu-homme , avide de nous racheter , livre à
l'abandon sa propre personne à la justice de Dieu ,
à l'injustice des hommes , à la furie des démons.
Dieu , les hommes , les démons exercent sur lui toute
leur puissance. Il s'engage, il se prodigue de tous
côtés ; et il ne lui importe pas comment il se donne,
pourvu qu'il paye notre prix, et qu'il nous rende
notre liberté et notre franchise.
Je ne puis vous dire , mes Frères, dans quels excès
nous doit jeter la contemplation de ce mystère.
Jésus-Christ se donnant pour moi, et devenant ma
rançon, m'apprend deux choses contraires. Il m'ap-
prend à m'estimer , il m'apprend à me mépriser ,
l'un et l'autre jusqu'à l'infini. Mon cœur incertain et
« Heb. x. 4.
68 PANÉGYRIQUE
irrésolu ne sait à quoi se déterminer, au milieu de
telles contraintes. M'estimerai- je, me mépriserai-je,
ou joindrai- je l'un et l'autre ensemble, puisque mon
Sauveur m'apprend l'un et l'autre?
Oui, chrétiens, mon Sauveur m'apprend à m'es-
timer jusqu'à l'infini. Caria règle d'estimer les choses,
c'est de connoître le prix qu'elles Coûtent. Ecoutez
maintenant l'apôtre (0 , qui vous dit que vous avez
été rachetés, non par or ni par argent, ni par des
richesses corruptibles, mais par le sang d'un Dieu,
par la personne d'un Dieu immolé pour vous. O ame,
dit saint Augustin (2), apprends à t'estimer par cette
rançon, voilà le prix que tu vaux : O anima , érige
te_, tanli vales. O homme ! celui qui t'a fait s'est livré
pour toi y celui dont la sagesse infinie sait donner si
justement la valeur aux choses, a mis ton ame à ce
prix. Qu'est-ce donc que la terre , qu'est-ce que le
ciel, qu'est-ce que toute la nature ensemble en com-
paraison de ma dignité?
Mais ce qui m'apprend à m'estimer, m'apprend à
me mépriser jusqu'à l'excès. Car quand je vois un
Dieu qui se ravilit jusqu'à vouloir se donner lui-
même pour racheter ses esclaves : que dis -je ses
esclaves? cette qualité est trop honorable, les es-
claves du démon et du Jjéché; il me semble qu'il se
rabaisse, non plus jusqu'au néant, mais infiniment
au-dessous. Et en effet , chrétiens , se rendre sem-
blable aux hommes , c'est se ravaler jusqu'au néant;
mais se livrer pour les hommes, mourir pour les
hommes, créature si vile par son extraction et si ravi-
lie par son crime , c'est plus que s'anéantir; puisque
(0 I. Petr. i. 18 , 19. — (,aJ in Psal. en, n. 6; Loin, iv, col. 1 1 16.
DE SAINT PIERRE KOLASQUE. 69
c'est mettre le ne'ant au-dessus de soi, c'est se mé-
priser pour le néant même.
Après l'exemple d'un Dieu , à qui l'excès de sa
charité rend sa propre vie méprisable , pourvu qu'il
puisse à ce prix racheter les âmes , y a-t-il quelque
esclave assez malheureux , pour lequel nous devions
craindre de nous prodiguer? Saint Paul aussi re
sait j^us que faire : « Je donnerai volontiers por.r
m vous tout ce que j'ai » : Ego autem impendam. Ce
n'est pas assez, il faut inventer un terme nouveau
pour exprimer une ardeur nouvelle : et superim-
pendar ipse pro animabus vos tris (0 : « et je me
» donnerai encore moi-même pour le salut de vos
» âmes ». Un martyre, c'est la privation du mar-
tyre, le vrai néant. C'est ce qui touche saint Pierre
Nolasque ; sa personne ne lui est plus rien , quand
il voit un Dieu se donner lui-même : il n'y a point
de cachots dans lesquels il n'aille chercher de pauvres
captifs, pour leur rendre leur liberté aux dépens de
sa propre vie.
Le voyez- vous, Messieurs, traitant avec ce bar-
bare de la délivjjance de ce chrétien. S'il manque
quelque chose au prix, il offre un supplément ad-
mirable : il est prêt à donner sa propre personne ;
il consent d'entrer dans la même prison , de se char-
ger des mêmes fers, de subir les mêmes travaux et
de rendre les mêmes services. O grâce de la rédemp-
tion , que vous opérez dans son ame ! Il a un cœur
de Jésus , qui n'a ni de vie ni de liberté que pour la
rédemption de ses frères. C'est l'esprit d'un Dieu
rédempteur qui le rend capable de ces sentimens :
car admirez la suite de cette action. Prisonnier entre
(0 //. Cor. xn. l5.
^O PANÉGYRIQUE
les mains des pirates , pour ses frères qu'il a déli-
vrés, il préfère son cachot à tous les palais, et ses
chaînes à tous les trésors. Il n'y a rien qui puisse
égaler sa joie ; et je ne m'en étonne pas. La liberté
plaît à la nature, la captivité à la grâce; et saint
Pierre Nolasque goûte l'une et l'autre , portant en
lui-même la captivité, et possédant la liberté dans
ses frères , qu'il a heureusement affranchis d'un* mi-
sérable servitude. Il est satisfait, puisque ses frères
le sont; et pour ce qui regarde sa liberté propre, il
la méprise si fort , qu'il est toujours prêt de l'aban-
donner pour le moindre des chrétiens captifs, ne
désirant d'être libre que pour s'engager de nouveau
en faveur des autres esclaves. Voyez ce que lui ap-
prend un Dieu rédempteur. On veut l'engager à la
Cour dans les liens de la fortune : il le refuse , et
il court pour se charger d'autres liens; ce sont les
liens de Jésus-Christ.
Je ne sais si je pourrai vous faire comprendre ce
que Dieu me met dans l'esprit , pour exprimer les
transports de la charité de ce grand homme. 11 me
semble en vérité, chrétiens, qu'il goûte mieux dans
les autres la douceur de la liberté , qu'il ne le feroit
en lui-même. Car le plaisir d'être libre, quand il
s'attache à nous-mêmes, étant un fruit de notre
amour-propre, le chrétien doit craindre de s'aban-
donner à cette douceur trop sensible. Quand est-ce
donc qu'un homme de Dieu goûtera le plaisir de la
liberté dans toute son étendue? Quand il ne la goû-
tera que dans ses frères affranchis. Telles sont les
délices de Pierre Nolasque. Pendant qu'il est dans
les fers, il ressent tout le plaisir et toute la joie de
ceux qu'il a délivrés; et il le ressent d'autant plus,
DE SAINT PI EB RE NO-LA S QUE. ~\
que cette joie ne le flatte qu'en le de'ponillant de
lui-même , pour lui faire trouver son repos dans le
repos de ses frères.
Telle est la joie du Dieu rédempteur. Ecoutez le
divin apôtre : Proposito sibi gaudio sustinuit cru-
cem (0 : « Il a enduré la croix s'étant proposé une
3> grande joie ». Quelle joie pouvoit goûter ce divin
Sauveur dans cette langueur, dans cette tristesse r
dans cet ennui accablant dans lequel sa sainte
ame étoit abîmée? Quelle joie, dis- je, pouvoit- il
goûter, qui ait fait dire à l'apôtre : Proposito sibi
gaudio ? Joie divine , joie toute céleste et digne
d'un Dieu sauveur, la joie d'affranchir les hommes
captifs en donnant son ame pour eux.
Pour tirer quelque utilité d'un si grand exemple,
faisons cette observation, que nous devons honorer
la charité d'un Dieu rédempteur en deux manières
différentes. Nous la devons honorer par une géné-
reuse indépendance, nous la devons honorer par
une extrême sujétion. Car, ainsi que nous avons
dit , un Dieu se prodiguant pour les âmes nous ap-
prend également à nous estimer et à nous mépri-
ser nous-mêmes. L'estime que nous devons avoir de
nous-mêmes nous rend libres, et indépendans; le
mépris que nous devons faire de nous-mêmes nous
doit rendre esclaves volontaires, pour honorer la
charité de celui qui, étant libre et indépendant,
s'est assujetti pour notre salut à des extrémités si
cruelles.
Saint Paul parle ainsi aux fidèles : « Vous avez
» été achetés d'un prix infini, ne vous rendez pas esr
(*) Hei. x;i. x.
"J2 PANÉGYRIQUE
» claves des hommes (0 ». Rachetés d'une si grande
rançon, ne ravilissez pas votre dignité' : vous qu'un
Dieu a daigné payer au prix de son sang , ne soyez
pas dépendans des hommes mortels ; ne prodiguez
pas une liberté qui a tant coûté à votre Sauveur.
Tel est le précepte de l'apôtre; et il semble que
Pierre Nolasque agit au contraire; et je tois que
pour imiter un Dieu rédempteur, il se rend esclave
des hommes, et des hommes ennemis de Dieu. En-
tendons le sens de l'apôtre : •« Vous qui êtes rachetés
» par un si grand prix , ne vous rendez pas , dit-il ,
» serviteurs des hommes ». Ne vous rendez pas Jes
esclaves de leurs vanités, mais rendez-vous esclaves
de leurs besoins. Ne vous rendez pas leurs esclaves
en adhérant à leurs erreurs , mais leurs esclaves en
soulageant leurs nécessités. Ne vous rendez pas leurs
esclaves par une vaine complaisance, mais rendez-
vous leurs esclaves par une charité sincère et com-
patissante : Per charitatem servite invicem (2).
Entrons dans le détail de cette morale. Un de
vos amis vous aborde , un de ces amis mondains qui
vous aiment pour le siècle et les vanités : il vous veut
donner un sage conseil. Comme il vous honore et
qu'il vous estime, il désire votre avancement : c'est
pourquoi il vous exhorte de vous embarquer dans
cette intrigue, peut-être malicieuse; d'engager ce
grand dans vos intérêts, peut-être au préjudice de
votre conscience. Prenez garde soigneusement, et
ne vous rendez pas esclaves des hommes. Entrez en
considération de ce que vous êtes, pensez ce qu'un
Dieu a donné pour vous. Quand on vous représente
(') /. Cor. vu. 23. — (»)' Galat. v. i3-
DE SAINT PIERRE NOLÀSQUE. ^ 3
ce que vous valez, pour vous engager dans des des-
seins ambitieux : vous ne me connoissez pas tout
entier, je vaux infiniment davantage : ne vous met"
tez pas tout seul dans la balance, pesez -vous, dit
saint Augustin , avec votre prix : Appende te cum
pretio luo (0; et si vous savez estimer votre ame,
vous verrez qu'aucune chose n'est digne de vous,
qui ne soit digne premièrement de Jésus - Christ
même. Vous êtes digne de cet emploi , vous dit-on :
mais est-il digne de ce que je suis, devez- vous ré-
pondre? Ne soyons donc pas si vils à nous-mêmes,
nous qui sommes si précieux au Dieu rédempteur,
que nous nous rendions esclaves des complaisances
mondaines. C'est ainsi que nous devons estimer notre
ame, pour laquelle Jésus-Christ a donné la sienne.
Mais apprenons aussi à nous mépriser, et à dire
avec l'apôtre : « Mon amené m'est pas précieuse (2) ».
Si nos frères ont besoin de notre secours, quelque
indignes qu'ils nous paroissent de cette assistance, ne
craignons pas de nous prodiguer pour les secourir.
Car Jésus n'a pas dédaigné de prodiguer et sa vie, et
sa divine personne, pour le salut des pécheurs. Mé-
prisons donc saintement notre ame, ayons-la tou-
jours en nos mains pour la prodiguer au premier
venu : Anima mea in manibus meis semper (3). Q
sainte charité, rendez-moi captif des nécessités des
misérables; disposez en leur faveur, non-seulement
de mes biens , mais de ma vie et de ma personne.
C'est ici qu'il faut pratiquer toutes ces contrariétés
(0 Enar. 11 , in Psal. xxxn, n. !\ j tom. iv, col. 189. — (») Act. xx-
24 — l3) Ps- cxvni. 109.
74 PANEGYRIQUE
évangéliques, de perdre son ame pour la conserver,
de la gagner en la prodiguant , de la rendre esti-
mable par le mépris même.
Car en effet, chrétiens, quelle gloire, quelle gran-
deur, quelle dignité dans ce mépris ! Saint Pierre No-
lasque ne s'estime rien , il s'appelle un vrai néant ,
et préfère la liberté du moindre esclave à la sienne.
Et vous voyez qu'en se méprisant , il participe à la
dignité du Sauveur des âmes, qui s'est montré non-
seulement le Sauveur, mais encore le maître et le
Dieu de tous, en se donnant volontairement pour
tous.
Ha ! le zèle de Dieu me presse. Je ne veux plus que
mon ame soit à moi-même. Venez , pauvres; venez,
misérables, faites de moi ce qu'il vous plaira ; je suis
à vous, je suis votre esclave. Ce n'est pas moi, Mes-
sieurs , en particulier qui vous parle ainsi ; mais je
vous exprime , comme je peux , les sentimens d'un
vrai chrétien. O Dieu , qui nous donnera que des
âmes de cette sorte , libres par leur servitude, déga-
gées et indépendantes par leur dépendance , tra-
vaillent au salut des hommes! l'Eglise auroit bientôt
conquis tout le monde. Car telle est la règle de l'E-
vangile : il faut que nous nous donnions à ceux que
nous voulons gagner à Jésus-Christ. Voulons - nous
les assujettir , il faut nous assujettir à leur service ;
et nous devons, pour ainsi dire, être leur conquête,
pour les* rendre capables d'être la nôtre. Pourquoi
est-ce qu'un Paul, un Céphas, un Apollo et tant
d'autres ouvriers fidèles ont conquis tant d'ames à
notre Sauveur? C'est à cause qu'ils se donnoient
DE SAINT HEÎIKEMOÙSQDE. $5
sans retenue aux âmes : Omnia vestra sunt; « Tout
» est à vous , dit l'apôtre (0 , et Paul, et Céphas, et
3) Apollo » ; tout est à vous encore une fois. C'est
pourquoi tout étoit à eux , parce qu'ils étoient à tous
sans réserve.
Dieu nous a fait connoître, en la vie de notre
grand saint , l'efficace de cette charité si bienfaisante.
On a vu un Mahométan, astrologue, médecin, pa-
rent du roi maure d'Andalousie, c'est-à-dire , si nous
l'entendons, un homme dans lequel tout combattoit
contre l'Evangile; la religion, la science, la curio-
sité , la fortune , qui baissa néanmoins la tête sous le
joug aimable de Jésus-Christ , convaincu par le seul
miracle de la charité de saint Pierre Nolasque. Il
voyoit un homme qui se donnoit pour des inconnus;
l'image du mystère de la rédemption lui fit adorer
l'original : il crut à la charité que Dieu a eue pour
les hommes , en voyant celle que ce même Dieu ins-
piroit aux hommes pour leurs semblables. Il n'eut
point de peine à comprendre, que ce grand œuvre
de la rédemption , que les chrétiens vantoient avec
tant de force, étoit réel et véritable; puisque l'esprit
en duroit encore, et se déclaroit à ses yeux avec une
telle efficace dans cet illustre disciple de la croix. Il
se jette donc entre ses bras ; et non content de rece-
voir de lui le baptême, il lui demande l'habit de son
ordre , avide de pratiquer ce qui l'avoit gagné à
l'Eglise : Si comprehendam in quo et comprehensus
sum à Christo Jesu (2). Ha ! si l'on voyoit reluire en
l'Eglise cette charité désintéressée, toute la terre se
convertiroit. Car qu'y auroit-il de plus efficace,
(0 /. Cor. ni. 23. — (») Phil. m. 12.
j6 PANÉGYRIQUE
pour faire adorer un Dieu se livrant pour tous, que
d'imiter son exemple ? Hoc enim sentite in vobis
quod et in Christo Jesu (0 : « Soyez dans la même
» disposition où a été Jésus -Christ ». Renonçons
donc à nous-mêmes, pour gagner nos frères; c'est à
quoi nous invite saint Pierre Nolasque. Il y invite
les autres ; mais , mes Pères , il vous y a dévoués :
c'est le sujet de ma troisième partie.
TROISIÈME POINT.
C'est un précepte de l'apôtre , de ne point con-
sidérer ce qui nous touche, mais ce qui touche les
autres : Non quœ sua sunl singuli considérantes, sed
ea quœ alioi'umi^). C'est la perfection de la charité,
et c'est par-là que nous nous montrons les véritables
disciples de celui qui a méprisé son honneur, qui a
oublié sa propre personne , qui a donné enfin son
ame pour nous.
Ce précepte de saint Paul prend son origine de
celui de Jésus-Christ même. Car écoutez comme il
parle à ses saints disciples la veille de sa passion
douloureuse : « Je vous donne, dit-il, un nouveau
» commandement, qui est que vous vous aimiez les
» uns les autres comme je vous ai aimés » : Man-
datum novum do vobis , ut diligalis. invicem sicut
dilexi vos (5). La force de ce précepte est dans ces
paroles , « Comme je vous ai aimés » : et par-là il
faut que nous entendions, que comme il nous a
aimés jusqu'à s'oublier soi-même pour notre salut;
ainsi pour aimer nos frères dans la perfection qu'il
désire, nous devons regarder avec saint Paul, non
(0 Plvl n. 5. — {*)Il>id. 4. — P) Joan. xui. 34.
DE SAINT PIERRE 3VOLASQUE. 77
ce qui nous touche en particulier, mais ce qui touche
les autres.
N'est-ce pas pour cette raison qu'il nous a donné
son saint corps , mémorial éternel de la charité in-
finie par laquelle il s'est donné pour notre salut? Il
ne nous donne son corps que pour nous donner son
esprit; car c'est lui qui nous a dit que « c'est l'esprit
8 qui vivifie , et que la chair par elle-même ne pro-
» fite pas (0 ». Il nous donne son corps, afin de
nous donner son esprit : et quel est l'esprit de Jésus,
sinon cet esprit de charité pure, toujours prête à
renoncer à soi-même 7 pour servir aux utilités et au
salut du prochain? Ainsi ce divin Sauveur, non
content d'avoir pratiqué cette charité excellente,
de se donner pour ses amis , nous a laissé son esprit,
afin que nous ne soyons plus à nous-mêmes, mais à
ceux qu'il a faits nos frères, et non-seulement nos
frères , mais nos propres membres.
C'est ici , mes révérends Pères , que votre saint
patriarche a imité parfaitement son divin modèle.
Car après avoir pratiqué dans une si haute perfec-
tion celte grande charité du Sauveur des âmes, il
en a fait votre loi et la règle de tout son ordre ; et
il vous a obligés , non-seulement à exposer voire
liberté, mais encore à l'engager effectivement pour
délivrer vos frères captifs. Il a voulu par-là vous
conduire au point le plus éminent de la vie régulière
et religieuse.
En effet , qu'ont prétendu les auteurs de ces
saintes institutions, sinon de conduire leurs dis-
(,») Joan. vi. 64.
78 PANÉGYRIQUE
ciples à l'entière abne'gation de soi - même ? On le
peut faire de deux sortes. On renonce premièrement
à soi-même, en mortifiant ses désirs par l'exercice
de la pénitence. Mais on y renonce secondement, et
d'une manière beaucoup plus parfaite, par la pra-
tique de la charité fraternelle. Votre bienheureux
Instituteur n'a pas dédaigné la première voie : la
vie qu'il vous a prescrite , est une vie pénitente et
mortifiée. Mais il a eu encore un dessein plus noble,
et il a cru qu'il n'y avoit rien de plus efficace pour
vous détacher de vous-mêmes , que de vous nourrir
dans cet esprit vraiment saint et vraiment chrétien,
qui fait que votre vie , votre liberté, vos personnes
mêmes sont entièrement dévouées au service et au
salut du prochain.
Voilà une méthode admirable de surmonter l'a-
mour-propre ; car la nature de l'amour-propre, c'est
de se borner en soi-même, de se nourrir de soi-
même, de vivre entièrement pour soi-même. Voilà
un amour captif, qui ne sort ni ne se répand au
dehors. Voulez-vous vous affranchir de sa tyrannie?
Dilatez-vous : Dilatamini et vos (0. Laissez sortir
ce captif; laissez couler sur le prochain cet amour
que vous avez pour vous-mêmes; aimez vos frères
comme vous-mêmes , selon le précepte de l'Evan-
gile C2). Ne voyez-vous pas, chrétiens, que l'amour,
auparavant trop captif, commence à s'affranchir en
se dilatant? Ce n'est plus un amour-propre, qui
n'aime rien que soi-même; c'est un amour de so-
ciété, qui aime le prochain comme soi-même j et
(»)//. Cor. yi. i3. — (») Marc. xn. 5t.
DE SAINT PIERRE NOLASQUE. ng
s'il peut aller à ce point , que de l'aimer plus que
soi-même , le préfe'rer à soi - même , procurer son
bien et son avantage aux de'pens de sa liberté et de
sa propre personne , comme saint Pierre Nolasque
l'a pratiqué , et comme il l'a ordonné à ses religieux ;
amour-propre, tu es détruit jusqu'à la racine; un
amour divin et céleste a succédé en ta place , qui
nous arrachant à nous-mêmes , fait que nous nous
retrouvons plus parfaitement dans l'amour de Jésus-
Christ notre Sauveur, et dans l'unité de ses membres.
80 PANÉGYRIQUE
PANÉGYRIQUE
SAINT JOSEPH,
PRÊCHE DEVANT LA REINE MERE, en l66o , datlS l'EgllSC
des RR. PP. Feuillans.
Trois dépôts confiés à saint Joseph par la Providence divine , la
virginité de Marie, la personne de Jésus-Christ, le secret du Père
éternel dans l'incarnation de son Fils. Pureté angélique, fidélité
persévérante de ses soins, amour de la vie cachée, trois vertus en
saint Joseph qui répondent aux trois dépôts qui lui sont commis , et
qui les lui font garder inviolablement.
Depositum custodi.
Gardez le dépôt. I. Timoth. vi. 20.
Cu'est une opinion reçue et un sentiment commun
parmi tous les hommes, que le de'pôt a quelque
chose de saint , et que nous le devons conserver à
celui qui nous le confie, non-seulement par fidélité,
mais encore par une espèce de religion. Aussi appre-
nons-nous du grand saint Ambroise, au second livre
de ses Offices (0, que c'étoit une pieuse coutume
établie parmi les fidèles, d'apporter aux évêques et
à leur clergé ce qu'ils vouloient garder avec plus de
(r) Cap. xxix, lom. 11, col. io5.
soin.
DE SAINT JOSEPH. Si
soin , pour le mettre auprès des autels : par une
sainte- persuasion qu'ils avoient , qu'ils ne pouvoient
mieux placer leurs trésors qu'où Dieu même confie
les siens , c'est-à-dire , ses sacrés mystères. Cette cou-
tume s'étoit introduite dans l'Eglise par l'exemple
de la Synagogue ancienne. Nous lisons dans l'His-
toire sainte , que le temple auguste de Jérusalem
étoit le lieu du dépôt des Juifs ; et nous apprenons
des auteurs profanes (0, que les païens faisoient cet
honneur à leurs fausses divinités, de mettre leurs
dépôts dans leurs tempjies , et de les confier à leurs
prêtres : comme si la nature nous enseignoit que
l'obligation du dépôt ayant quelque chose de reli-
gieux, il ne pouvoit être mieux placé que dans les
lieux où l'on révère la Divinité , et entre les mains
de ceux que la religion consacre.
Mais s'il y eut jamais un dépôt qui méritât d'être
appelé saint, et d'être ensuite gardé saintement,
c'est celui dont je dois parler , et que la providence
du Père éternel commet à la foi du juste Joseph : si
bien que sa maison me paroît un temple, puisqu'un
Dieu y daigne habiter, et s'y est mis lui-même en
dépôt; et Joseph a dû être consacré, pour garder
ce sacré trésor. En effet il l'a été, chrétiens : son
corps l'a été par la continence , et son ame par tous
les dons de la grâce.
Madame,
Comme les vertus sont modestes et élevées dans la
retenue, elles ont honte de se montrer elles-mêmes;
et elles savent que ce qui les rend plus recomman-
(0 Herodian. hist. lib. i.
Bossuet. XVI. 6
82 PANÉGYRIQUE
dables, c'est le soin qu'elles prennent de se cacher,
de peur de ternir, par l'ostentation et par une lu-
mière emprunte'e , l'éclat naturel et solide que leur
donne la pudeur qui les accompagne. Il n'y a que
l'obéissance dont on se peut glorifier sans crainte :
elle est la seule entre les vertus , que Ton ne blâme
point de se produire, et dont on se peut vanter har-
diment, sans que la modestie en soit offensée. C'est
pour- cette raison , Madame , que je supplie Votre
Majesté de permettre que je publie hautement les
soumissions que je rends aux commandemens que
j'ai reçus d'elle. Il lui plaît d'ouïr de ma bouche ce
panégyrique du grand saint Joseph : elle m'ordonne
de rappeler en mon souvenir des idées que le temps
avoit effacées. J'y aurois de la répugnance, si je ne
croyois manquer de respect en rougissant de dire
ce que Votre Majesté veut entendre. Il ne faut donc
point étudier d'excuses; il ne Éaut point se plaindre
du peu de loisir, ni peser soigneusement les motifs
pour lesquels Votre Majesté me donne cet ordre.
L'obéissance est trop curieuse , qui cherche les causes
du commandement. Il ne lui appartient pas d'avoir
des yeux , si ce n'est pour considérer son devoir :
elle doit chérir son aveuglement , qui la fait mar-
cher avec sûreté. Votre Majesté verra donc Joseph
dépositaire du Père éternel : il est digne de ce titre
. auguste, auquel il s'est préparé par tant de vertus.
Mais n'est-il pas juste , Madame, qu'après vous avoir
témoigné mes soumissions , je demande à Dieu cette
fermeté qu'il promet aux prédicateurs de son Evan-
gile , et qui, bien loin de se rabaisser devant les mo-
narques du monde, y doit paroître avec plus de force ?
Je m'adresse à vous, divine Marie, pour m'obte-
DE SAINT JOSEPH. 83
nir de Dieu cette grâce : j'espère tout de votre as-
sistance , lorsque je dois célébrer la gloire de votre
Epoux. O Marie , vous avez vu les effets de la grâce
qui l'a rempli , et j'ai besoin de votre secours pour
les faire entendre à ce peuple. Quand est-ce qu'on
peut espérer de vous des intercessions plus puis-
santes , que où il s'agit du pudique Epoux que le
Père vous a choisi , pour conserver cette pureté qui
vous est si chère et si précieuse? Nous recourons
donc à vous, ô Marie , en vous saluant avec l'ange,
et disant : Ave , Maria.
Dans le dessein que je me propose d'appuyer les
louanges de saint Joseph, non point sur des conjec-
tures douteuses, mais sur une doctrine solide tirée
des Ecritures divines et des Pères leurs interprètes
fidèles , je ne puis rien faire de plus convenable à
la solennité de cette journée, que de vous repré-
senter ce grand saint comme un homme que Dieu
choisit parmi tous les autres , pour lui mettre en
main son trésor , et le rendre ici-bas son dépositaire.
Je prétends vous faire voir aujourd'hui, que, comme
rien ne lui convient mieux, il n'est rien aussi qui
soit plus illustre; et que ce beau titre de dépositaire,
nous découvrant les conseils de Dieu sur ce bien-
heureux patriarche, nous montre la source de toutes
ses grâces , et le fondement assuré de tous ses éloges.
Et premièrement, chrétiens , il m'est aisé de vous
faire voir combien cette qualité lui est honorable.
Car si le nom de dépositaire emporte une marque
d'estime, et rend témoignage à la probité ; si, pour
confier un dépôt , nous choisissons ceux de nos amis
84 PANÉGYRIQUE
dont la vertu est plus reconnue , dont la fidélité est
plus éprouvée, enfin les plus intimes, les plus.con-
fidens : quelle est la gloire de saint Joseph, que
Dieu fait dépositaire , non-seulement de la bienheu-
reuse Marie, que sa pureté angélique rend si agréa-
ble à ses yeux ; mais encore de son propre Fils, qui
est l'unique objet de ses complaisances et Tunique
espérance de notre salut : de sorte qu'en la personne
de Jésus - Christ , saint Joseph est établi le déposi-
taire du trésor commun de Dieu et des hommes.
Quelle éloquence peut égaler la grandeur et la ma-
jesté de ce titre ?
Si donc, fidèles, ce titre est si glorieux et si avan-
tageux à celui dont je dois faire aujourd'hui le pa-
négyrique , il faut que je pénètre un si grand mys-
tère avec le secours de la grâce ; et que recherchant
dans nos Ecritures ce que nous y lisons de Joseph ,
je fasse voir que tout se rapporte à cette belle qua-
lité de dépositaire. En effet je trouve dans les Evan-
giles trois dépôts confiés au juste Joseph par la
Providence divine, et j'y trouve aussi trois vertus
qui éclatent entre les autres, et qui répondent à
ces trois dépôts ; c'est ce qu'il nous faut expliquer
par ordre : suivez , s'il vous plaît , attentivement.
Le premier de tous les dépôts qui a été commis à
sa foi, (j'entends le premier dans l'ordre des temps)
c'est la sainte virginité de Marie , qu'il lui doit con-
server entière sous le voile sacré de son mariage ,
et qu'il a toujours saintement gardée , ainsi qu'un
dépôt sacré qu'il ne lui étoit pas permis de toucher.
Voilà quel est le premier dépôt. Le second et le
plus auguste , c'est la personne de Jésus-Christ , que
DE SAINT JOSEPH. 85
le Père céleste dépose en ses mains , afin qu'il serve
de père à ce saint Enfant qui n'en peut avoir sur
la terre. Vous voyez déjà, chrétiens, deux grands
et deux illustres dépôts confiés aux soins de Joseph .
mais j'en remarque encore un troisième, que vous
trouverez admirable, si je puis vous l'expliquer clai-
rement. Pour l'entendre, il faut remarquer que le
secret est comme un dépôt. C'est violer la sainteté
du dépôt, que de trahir le secret d'un ami; et nous
apprenons par les lois , que si vous divulguez le se-
cret du testament que je vous confie , je puis ensuite
agir contre vous comme ayant manqué au dépôt :
Déposai actione tecum agi posse , comme parlent
les jurisconsultes. Et la raison en est évidente ; parce
que le secret est comme un dépôt. Par où vous pou-
vez comprendre aisément que Joseph est dépositaire
du Père éternel , parce qu'il lui a dit son secret.
Quel secret? Secret admirable, c'est l'incarnation
de son Fils. Car, fidèles, vous n'ignorez pas que
c'étoit un conseil de Dieu, de ne pas montrer Jésus-
Christ au monde , jusqu'à ce que l'heure en fût ar-
rivée ; et saint Joseph a été choisi , non - seulement
pour le conserver , mais encore pour le cacher. Aussi
lisons-nous dans Tévangéliste (0, qu'il admiroit avec
Marie tout ce qu'on disoit du Sauveur : mais nous
ne lisons pas qu'il parlât; parce que le Père éter-
nel , en lui découvrant le mystère , lui découvre le
tout en secret et sous l'obligation du silence ; et ce
secret , c'est un troisième dépôt que le Père ajoute
aux deux autres, selon ce que dit le grand saint
(0 Luc. ii. 33.
85 PANÉGYRIQUE
Bernard , que Dieu a voulu commettre à sa foi le
secret le plus sacré de son cœur : Cui tutb commil-
terct secretissimum atque sacratissimum sui cordis
arcanum (0. Que vous êtes chéri de Dieu, ô in-
comparable Joseph ; puisqu'il vous confie ces trois
grands dépôts, la virginité de Marie, la personne
de son Fils unique , le secret de tout son mystère.
Mais ne croyez pas , chrétiens , qu'il soit mécon-
noissant de ces grâces. Si Dieu l'honore par ces trois
dépôts , de sa part il présente à Dieu le sacrifice de
trois vertus, que je remarque dans l'Evangile. Je ne
doute pas que sa vie n'ait été ornée de toutes les
autres; mais voici les trois principales que Dieu
veut que nous voyions dans son Ecriture. La pre-
mière , c'est sa pureté , qui paroît par sa continence
dans son mariage; la seconde, sa fidélité; la troi-
sième, son humilité et l'amour de la vie cachée. Qui
ne voit la pureté de Joseph par cette sainte société
de désirs pudiques, et cette admirable correspon-
dance avec la virginité de Marie dans leurs noces
spirituelles. La seconde , sa fidélité dans les soins in-
fatigables qu'il a de Jésus , au milieu de tant de tra-
verses qui suivent partout ce divin Enfant, dès le
commencement de sa vie. La troisième , son humi-
lité, en ce que possédant un si grand trésor, par une
grâce extraordinaire du Père éternel, bien loin de
se vanter de ses dons ou de faire connoître ses
avantages, il se cache, autant qu'il peut, aux yeux
des mortels, jouissant paisiblement avec Dieu du
mystère qu'il lui révèle, et des richesses ii/finies
qu'il met en sa garde. Ah ! que je découvre ici de
(l) Super Missus est, 7tom. u, n. 16 ; tom. 1, col. 7^.
DE SAINT JOSEPH. 87
grandeurs , et que j'y de'couvre d'instructions im-
portantes ! Que je vois de grandeurs dans ces de'pôts ,
que je vois d'exemples dans ces vertus ; et que l'ex-
plication d'un si beau sujet sera glorieux à Joseph,
et fructueux à tous les fidèles ! Mais afin de ne rien
omettre dans une matière si importante , entrons
plus avant au fond du mystère, achevons d'admirer
les desseins de Dieu sur l'incomparable Joseph. Après
avoir vu les dépôts , après avoir vu les vertus , con-
sidérons le rapport des uns et des autres , et faisons
le partage de tout ce discours.
Pour garder la virginité de Marie sous le voile du
mariage, quelle vertu est nécessaire à Joseph? Une
pureté angélique, qui puisse en quelque sorte ré-
pondre à la pureté de sa chaste Epouse. Pour con-
server le sauveur Jésus parmi tant de persécutions
qui l'attaquent dès son enfance, quelle vertu de-
manderons-nous? Une fidélité inviolable, qui ne
puisse être ébranlée par aucuns périls, Enfin pour
garder le secret qui lui a été confié , quelle vertu
y emploiera- 1- il, sinon cette humilité admirable,
qui appréhende les yeux des hommes , qui ne veut
pas se montrer au monde , mais qui aime à se ca-
cher avec Jésus -Christ? Déposition cuslodi : O Jo-
seph , gardez le dépôt ; gardez la virginité de Marie ;
et pour la garder dans le mariage, joignez -y votre
pureté. Gardez cette vie précieuse, de laquelle dé-
pend le salut des hommes ; et employez à la con-
server parmi tant de difficultés, la fidélité de vos
soins. Gardez le secret du Père éternel : il veut que
son Fils soit caché au monde ; servez-lui d'un voile
sacré, et enveloppez -vous avec lui dans l'obscurité
qui le couvre, par l'amour de la vie cachée. C'est ce
88 PANÉGYRIQUE
que je me propose de vous expliquer avec le secours
de la grâce.
PREMIER POINT.
Pour comprendre solidement combien Dieu ho-
nore le grand saint Joseph , lorsque sa providence
de'pose en ses mains la virginité de Marie , il importe
que nous entendions avant toutes choses combien
cette virginité est chérie du ciel, combien elle est
utile à la terre ; et ainsi nous jugerons aisément par
la qualité du dépôt, de la dignité du dépositaire.
Mettons donc cette vérité dans son jour; et faisons
voir , par les saintes Lettres , combien la virginité
étoit nécessaire pour attirer Jésus-Christ au monde.
Vous n'ignorez pas, chrétiens, que e'étoit un con-
seil de la Providence, que comme Dieu produit son
Fils dans l'éternité par une génération virginale,
aussi quand il naîtroit dans le temps il sortît d'une
mère vierge. C'est pourquoi les prophètes avoient
annoncé qu'une vierge concevroit un fils (0 : nos
pères ont vécu dans cette espérance, et l'Evangile
nous en a fait voir le bienheureux accomplissement.
Mais s'il est permis à des hommes de rechercher les
causes d'un si grand mystère , il me semble que j'en
découvre une très-considérable ; et qu'examinant la
nature de la sainte virginité selon la doctrine des
Pères, j'y remarque une secrète vertu, qui oblige en
quelque sorte le Fils de Dieu à venir au monde par
son entremise. >
En effet demandons aux anciens docteurs de
quelle sorte ils nous définissent la virginité chré-
tienne. Ils nous répondront d'un commun accord ,
que c'est une imitation de la vie des anges; qu'elle
(0 Isai. vu. l4-
DE SAINT JOSEPH. 89
met les hommes au - dessus du corps , par le mépris
de tous ses plaisirs; et qu'elle élève tellement la
chair, qu'elle l'égale en quelque façon, si nous l'o-
sons dire , à la pureté des esprits. Expliquez-le-nous,
ô grand Augustin, et faites -nous entendre en un
mot quelle estime vous faites des vierges. Voici une
belle parole : Habent aliquid jain non carnis in
carnet). Ils ont, dit-il, en la chair quelque chose
qui n'est pas de la chair, et qui tient de l'ange plutôt
que de l'homme : Habent aliquid jam non carnis in
carne. Vous voyez donc que, selon ce Père, la vir-
ginité est comme un milieu entre les esprits et les
corps, et qu'elle nous fait approcher des natures
spirituelles: et de là il est aisé de comprendre com-
bien cette vertu devoit avancer le mystère de l'incar-
nation. Car qu'est-ce que le mystère de l'incarnation ?
C'est l'union très-étroite de Dieu et de l'homme, de la
divinité avec la chair. « Le Verbe a été fait chair » ,
dit l'évangéliste 02); voilà l'union, voilà le mystère.
Mais, fidèles, ne semble-t-il pas qu'il y a trop de
disproportion entre la corruption de nos corps et la
beauté immortelle de cet esprit pur; et ainsi qu'il
n'est pas possible d'unir des natures si éloignées?
C'est aussi pour cette raison que la sainte virginité
se met entre deux , pour les approcher par son en-
tremise. Et en effet , nous voyons que la lumière ,
lorsqu'elle tombe sur les corps opaques, ne les peut
jamais pénétrer, parce que leur obscurité la re-
pousse ; il semble au contraire qu'elle s'en retire en
réfléchissant ses rayons : mais quand elle rencontre
un corps transparent, elle y entre, elle s'y unit,
parce qu'elle y trouve l'éclat et la transparence qui
(•) De sancta Virginît. n. ia; tom. vi, col. 346. — W Joan. 1. \f\.
90 PAKÉGÏfilQlE
approche de sa nature , et tient quelque chose de la
lumière. Ainsi nous pouvons dire, fidèles, que la
divinité du Verbe éternel, voulant s'unir à un corps
mortel, demandoit la bienheureuse entremise de la
sainte virginité, qui, ayant quelque chose de spiri-
tuel, a pu en quelque sorte préparer la chair à être
unie à cet esprit pur.
Mais de peur que vous ne croyiez que je parle
ainsi de moi-même , il faut que vous appreniez cette
vérité d'un célèbre évêque d'Orient : c'est le grand
Grégoire de Nysse , dont je vous rapporte les propres
paroles, tirées fidèlement de son texte. C'est, dit-il,
la virginité qui fait que Dieu ne refuse pas de venir
vivre avec les hommes : c'est elle qui donne aux
hommes des ailes pour prendre leur vol du côté du
ciel ; et étant le lien sacré de la familiarité de l'homme
avec Dieu, elle accorde, par son entremise, des
choses si éloignées par nature : Quœ adeo nalurd
distant > ipsa intercedens sud virtute conciliât , ad-
ducitque in concordiam (0.
Peut-on confirmer en termes plus clairs la vérité
que je prêche? Et par-là ne voyez-vous pas, et la
dignité de Marie, et celle de Joseph son fidèle époux?
Vous voyez la dignité de Marie, en ce que sa virgi-
nité bienheureuse a été choisie dès»l'éternité pour
donner Jésus-Christ au monde ; et vous voyez la di-
gnité de Joseph, en ce que cette pureté de Marie
qui a été si utile à notre nature , a été confiée à ses
soins , et que c'est lui qui conserve au monde une
chose si nécessaire. O Joseph, gardez ce dépôt : De-
positum custodi. Gardez chèrement ce sacré dépôt
de la pureté de Marie. Puisqu'il plaît au Père éternel
(') De Virginil. cap. n;tom. iu,pag. 116.
DE SAINT JOSEPH. O, I
de garder la virginité' de Marie sous le voile du ma-
riage, elle ne se peut plus conserver sans vous; et
aussi votre pureté est devenue en quelque sorte né-
cessaire au monde, par la charge glorieuse qui lui
est donnée de garder celle de Marie.
C'est ici qu'il faut vous représenter un spectacle
qui étonne toute la nature; je veux dire ce mariage
céleste, destiné par la Providence pour protéger la
virginité, et donner par ce moyen Jésus-Christ au
monde. Mais qui prendrai-je pour mon conducteur
dans une entreprise si difficile, sinon l'incomparable
Augustin, qui traite si divinement ce mystère? Ecou-
tez ce savant évêque (0 , et suivez exactement sa
pensée. Il remarque avant toutes choses , qu'il y a
trois liens dans le mariage. Il y a premièrement le
sacré contrat , par lequel ceux que l'on unit se
donnent entièrement l'un à l'autre : il y a seconde-
ment l'amour conjugal , par lequel ils se vouent mu-
tuellement un cœur, qui n'est plus capable de se
partager, et qui ne peut brûler d'autres flammes :
il y a enfin les enfans qui sont un troisième lien ;
parce que l'amour des parens venant, pour ainsi
dire, à se rencontrer dans ces fruits communs de
leur mariage, l'amour se lie par un nœud plus ferme.
Saint Augustin trouve ces trois choses dans le
mariage de saint Joseph, et il nous montre que tout y
concourt à garder la virginité (2). Il y trouve premiè-
rement le. sacré contrat , par lequel ils se sont don-
nés l'un à l'autre; et c'est là qu'il faut admirer le
triomphe de la pureté dans la vérité de ce mariage.
(') De Gènes, ad litt. lib. ix , cap. vu , n. i a ; t.m, part, i . col. 2^-
— - W Contra Julian. lib. v , cap. xn , n. 46 ; tom. x , col. 65i.
9a PANÉGYRIQUE
Car Marie appartient à Joseph , et Joseph à la divine
Marie; si bien que leur mariage est très-véritable,
parce qu'ils se sont donnés l'un à l'autre. Mais de
quelle sorte se sont-ils donnés? Pureté, voici ton
triomphe. Ils se donnent réciproquement leur vir-
ginité, et sur cette virginité ils se cèdent un droit
mutuel. Quel droit? de se la garder l'un à l'autre.
Oui, Marie a droit de garder la virginité de Joseph,
et Joseph a droit de garder la virginité de Marie. Ni
l'un ni l'autre n'en peut disposer, et toute la fidélité
de ce mariage consiste à garder la virginité. Voilà
les promesses qui les assemblent , voilà le traité qui
les lie. Ce sont deux virginités qui s'unissent, pour
se conserver éternellement l'une l'autre par une
chaste correspondance de désirs pudiques ; et il me
semble que je vois deux astres, qui n'entrent en-
semble en conjonction , qu'à cause que leurs lumières
s'allient. Tel est le nœud de ce mariage, d'autant
plus ferme, dit saint Augustin (0 , que les promesses
qu'ils se sont données doivent être plus inviolables ,
en cela même qu'elles sont plus saintes.
Qui pourroit maintenant vous dire quel devoit
être l'amour conjugal de .ces bienheureux mariés ?
Car, ô sainte virginité, vos flammes sont d'autant
plus fortes qu'elles sont plus pures et plus dégagées;
et le feu de la convoitise, qui est allumé dans nos
corps, ne peut jamais égaler l'ardeur des chastes
embrasemens des esprits , que l'amour de la pureté
lie ensemble. Je ne chercherai pas des raisonnemens
pour prouver cette vérité; mais je l'établirai, par
un grand miracle que j'ai lu dans saint Grégoire de
(l) De Nupt. et Conçu/), lib, i,n. 12 ; tom. x, col. 286.
DE SAINT JOSEPH. ()3
Tours (0, au premier livre de son histoire. Le récit
vous en sera agre'able , et du moins il relâchera vos
attentions. Il dit que deux personnes de condition
et de la première noblesse d'Auvergne , ayant vécu
dans le mariage avec une continence parfaite, pas-
sèrent à une vie plus heureuse , et que leurs corps
furent inhumés en deux places assez éloignées. Mais
il arriva une chose étrange : ils ne purent pas de-
meurer long-temps dans cette dure séparation ; et
tout le monde fut étonné qu'on trouva tout-à-coup
leurs tombeaux unis, sans que personne y eût mis
la main. Chrétiens, que signifie ce miracle? Ne vous
semble-t-il pas que ces chastes morts se plaignent de se
voir ainsi éloignés? Ne vous semble-t-il pas qu'ils nous
disent ; car permettez-moi de les animer, et de leur prê-
ter une voix , puisque Dieu leur donne le mouvement ;
ne vous semble-t-il pas qu'ils vous disent : Et pourquoi
a-t-on voulu nous séparer? Nous avons été si long-
temps ensemble, et nous y avons toujours été comme
morts , parce que nous avons éteint tout le senti-
ment des plaisirs mortels; et étant accoutumés de-
puis tant d'années à être ensemble comme des morts,
la mort ne nous doit pas désunir. Aussi Dieu permit
qu'ils se rapprochèrent, pour nous montrer, par
cette merveille, que ce ne sont pas les plus belles
flammes que celles où la convoitise se mêle ; mais
que deux virginités, bien unies par un mariage spi-
rituel, en produisent de bien plus fortes, et qui
peuvent , ce semble , se conserver sous les cendres
même delà mort. C'est pourquoi Grégoire de Tours,
qui nous a décrit cette histoire, ajoute que les peu-
W Histor. Franc. Lik. i , n. !\ a ; pag. 3 1 et seq.
94 PANÉGYRIQUE
pies de cette contrée appeloient ordinairement ces
sépulcres, les sépulcres des deux amans; comme si
ces peuples eussent voulu dire que c'étoient de vé-
ritables amans, parce qu'ils s'aimoient par l'esprit.
Mais où est-ce que cet amour si spirituel s'est ja-
mais trouvé si parfait , que dans le mariage de saint
Joseph ? C'est là que l'amour étoit tout céleste ,
puisque toutes ses flammes et tous ses désirs ne ten-
doient qu'à conserver la virginité; et il est aisé de
l'entendre. Car dites-nous , ô divin Joseph , qu'est-ce
que vous aimez en Marie ? Ah ! sans doute , ce n'étoit
pas la beauté mortelle , mais cette beauté cachée
et intérieure , dont la sainte virginité faisoit le prin-
cipal ornement. C'étoit donc la pureté de Marie
qui faisoit le chaste objet de ses feux ; et plus il ai-
moit cette pureté, plus il la vouloit conserver , pre-
mièrement en sa sainte épouse, et secondement en
lui-même, par une entière unité de cœur : si bien
que son amour conjugal, se détournant du cours or-
dinaire, se donnoit et s'appliquoit tout entier à gar-
der la virginité de Marie. O amour divin et spiri-
tuel! Chrétiens, n'admirez - vous pas comme tout
concourt dans ce mariage à conserver ce sacré dépôt ?
Leurs promesses sont toutes pures, leur amour est
tout virginal : il reste maintenant à considérer ce
qu'il y a de plus admirable ; c'est le fruit sacré de
ce mariage , je veux dire le sauveur Jésus.
Mais il me semble vous voir étonnés, de m'en-
tendre prêcher si assurément que Jésus est le fruit
de ce mariage. Nous comprenons bien, direz-vous,
que l'incomparable Joseph est père de Jésus-Christ
par ses soins ; mais nous savons qu'il n'a point de
DE SAINT JOSEPH. q5
part à sa bienheureuse naissance. Comment donc
nous assurez -vous que Jésus est le fruit de ce ma-
riage ? Cela peut-être paroît impossible : toutefois si
vous rappelez à votre mémoire tant de vérités im-
portantes que nous avons, ce me semble, si bien
établies; j'espère que vous m'accorderez aisément
que Jésus, ce bénit enfant, est sorti, en quelque
manière, de l'union virginale de ces deux époux.
Car, fidèles, n'avons -nous pas dit que c'est la vir-
ginité de Marie, qui a attiré Jésus -Christ du ciel?
Jésus n'est-il pas cette fleur sacrée que la virginité
a poussée ? n'est - il pas le fruit bienheureux que la
virginité a produit? Oui, certainement, nous dit
saint Fulgence , « il est le fruit, il est l'ornement,
» il est le prix et la récompense de la sainte virgi-
» nité » : Sanclœ virginitalis fructus ; decus et mu-
nus (0. C'est à cause de sa pureté que Marie a plu
au Père éternel ; c'est à cause de sa pureté que le
Saint-Esprit se répand sur elle, et recherche ses
embrassemens, pour la remplir d'un germe céleste.
Et par conséquent, ne peut -on pas dire que c'est
sa pureté qui la rend féconde ? Que si c'est sa pu-
reté qui la rend féconde , je ne craindrai plus d'as-
surer que Joseph a part à ce grand miracle. Car si
cette pureté angélique est le bien de la divine Ma-
rie , elle est le dépôt du juste Joseph. '
Mais je passe encore plus loin, chrétiens; permet-
tez-moi de quitter mon texte, et d'enchérir sur mes
premières pensées, pour vous dire que la pureté de
Marie n'est pas seulement le dépôt , mais encore le
bien de son chaste époux. Elle est à lui par son ma-
(0 Ad Prob. Epist. m ,n.6j p. i65.
C)6 PANÉGYRIQUE
riage, elle est à lui par les chastes soins par lesquels
il l'a conservée. O fe'conde virginité ! si vous êtes
le bien de Marie, vous êtes aussi le bien de Jo-
seph. Marie l'a vouée , Joseph la conserve ; et tous
deux la présentent au Père éternel, comme un bien
gardé par leurs soins communs. Comme donc il a
tant de part à la sainte virginité de Marie, il en
prend aussi au fruit qu'elle porte : c'est pourquoi
Jésus est son fils , non pas à la vérité par la chair ;
mais il est son fils par l'esprit , à cause de l'alliance
virginale qui le joint avec sa mère. Et saint Augus-
tin l'a dit en un mot : Propter quod jidele conju-
gium parentes Christi vocari ambo meruerunt (0.
O mystère de pureté ! ô paternité bienheureuse ! ô
lumières incorruptibles, qui brillent de toutes parts
dans ce mariage !
Chrétiens, méditons ces choses, appliquons-les-
nous à nous-mêmes : tout se fait ici pour l'amour
de nous; tirons donc notre instruction de ce qui
s'opère pour notre salut. Voyez combien chaste,
combien innocente est la doctrine du christianisme.
Jamais ne comprendrons-nous quels nous sommes?
Quelle honte , que nous nous souillions tous les
jours par toute sorte d'impuretés , nous qui avons
été élevés parmi des mystères si chastes ? Et quand
est-ce que nous entendrons quelle est la dignité de
nos corps , depuis que le Fils de «Dieu en a pris un
semblable ? « Que la chair se soit jouée, dit Tertul-
j) lien (2) , ou plutôt qu'elle se soit corrompue , avant
» qu'elle eût été recherchée par son maître ; elle
» n'étoit pas digne du don de salut , ni propre à
G1) De Nupt. et Concup. lib. i, ubi suprà. — {'i) De Pudicit.n.6.
» l'office
I
DE SAINT JOSEPH. CH
» l'office de la sainteté. Elle e'toit encore en Adam,
» tyrannise'e par ses convoitises , suivant les beautés
» apparentes, et attachant toujours ses yeux à la
» terre. Elle étoit impure et souillée , parce quelle
» n' étoit pas lavée au baptême. Mais depuis qu'un
» Dieu , en se faisant homme , n'a pas voulu venir
» en ce monde, si la sainte virginité ne l'y attiroit;
» depuis que, trouvant au-dessous de lui-même la
» sainteté nuptiale, il a voulu avoir une Mère vierge,
» et qu'il n'a pas cru que Joseph fût digne de prendre
» le soin de sa vie , s'il ne s'y préparoit par la conti-
» nence ; depuis que , pour laver notre chair , son
» sang a sanctifié une eau salutaire , où elle peut
» laisser toutes les ordures de sa première nativité;
» nous devons entendre, fidèles, que depuis ce
» temps-là la chair est toute autre. Ce n'est plus
» cette chair formée de la boue, et engendrée par la
» convoitise; c'est une chair refaite et renouvelée
» par une eau très -pure, et par l'Esprit saint».
Donc , mes Frères , respectons nos corps qui sont
les membres de Jésus - Christ , gardons - nous de
prostituer à l'impureté cette chair que le baptême
a fait vierge. « Possédons nos vaisseaux en honneur,
» et non pas dans ces passions ignominieuses que
» notre brutalité nous inspire, comme les Gentils
» qui n'ont pas de Dieu. Car Dieu ne nous appelle
» pas à l'impureté, mais à la sanctification (0 » en
notre Seigneur Jésus-Christ. Honorons , par la con-
tinence , cette sainte virginité qui nous a donné le
Sauveur, qui a rendu sa Mère féconde, qui a fait
que Joseph a part à cette fécondité bienheureuse,
(»)/• Thess. iv. 4,5, 7.
BOSSUET. XVI. *-*
g8 PANÉGYRIQUE
et l'élève, si je l'ose dire, jusqu'à être le père de
Jésus-Christ même. Mais, fidèles, après avoir vu
qu'il contribue, en quelque façon, à la naissance
de Jésus-Christ, en gardant la pureté de sa sainte
Mère ; voyons maintenant ses soins paternels , et
admirons la fidélité par laquelle il conserve ce divin
Enfant que le Père céleste lui a confié; c'est ma
seconde partie.
SECOND POINT.
Ce n'est pas assez au Père éternel d'avoir confié
à Joseph la virginité de Marie : il lui prépare quel-
que chose de plus relevé; et après avoir commis à
sa foi cette sainte virginité qui doit donner Jésus-
Christ au monde , comme s'il avoit dessein d'épui-
ser sa libéralité infinie en faveur de ce patriarche ,
il va mettre en ses mains Jésus -Christ lui-même,
et il veut le conserver par ses soins. Mais si nous
pénétrons le secret, si nous entrons au fond du
mystère, c'est là, fidèles, que nous trouverons quel-
que chose de si glorieux au juste Joseph, que nous
ne pourrons jamais assez le comprendre. Car Jésus,
ce divin Enfant, sur lequel Joseph a toujours les
yeux, et qui fait l'admirable sujet de ses saintes in-
quiétudes, est né sur la terre comme un orphelin,
et il n'a point de père en ce monde. C'est pourquoi
saint Paul dit qu'il est sans père : Sine pâtre (0.
Il est vrai qu'il en a un dans le ciel ; mais à voir
comme il l'abandonne , il semble que ce Père ne le
connoît plus. Il s'en plaindra un jour sur la croix,
lorsque, l'appelant son Dieu et non pas son Père,
W Hebr. vu. 3.
DE SAINT JOSEPH. qq
El pourquoi, dira-t-il , ni abandonnez- vous (0? Mais
ce qu'il a dit en mourant , il pouvoit le dire dès sa
naissance ; puisque dès ce premier moment son Père
l'expose aux persécutions, et commence à l'aban-
donner aux injures. Tout ce qu'il fait en faveur de
ce Fils unique , pour montrer qu'il ne l'oublie pas ,
du moins ce qui paroît à nos yeux, c'est de le mettre
en la garde d'un homme mortel, qui conduira sa
pénible enfance ; et Joseph est choisi pour ce mi-
nistère. Que fera ici ce saint homme ? Qui pourroit
dire avec quelle joie il reçoit cet abandonné, et
comme il s'offre de tout son cœur pour être le père
de cet orphelin? Depuis ce temps-là, chrétiens, il
ne vit plus que pour Jésus-Christ, il n'a plus de soin
que pour lui ; il prend lui-même pour ce Dieu un
cœur et des entrailles de père ; et ce qu'il n'est pas
par nature, il le devient par affection.
Mais afin que vous soyez convaincus de la vérité
d'un si grand mystère, .et si glorieux à Joseph, il
faut vous le montrer par les Ecritures, et pour cela
vous exposer une belle réflexion de saint Chrysos-
tôme. Il remarque dans l'Evangile que partout Jo-
seph y paroît en père. C'est lui qui donne le nom à
Jésus, comme les pères le donnoient alors; c'est lui
seul que l'ange avertit de tous les périls de l'Enfant ,
et c'est à lui qu'il annonce le temps du retour. Jésus
le révère et lui obéit : c'est lui qui dirige toute sa
conduite, comme en ayant le soin principal; et par-
tout il nous est montré comme père. D'où vient cela,
dit saint Chrysostôme? en voici la raison véritable.
C'est, dit- il (2), que Vétoit un conseil de Dieu, de
10 Malt, xxvii . 46. — W In Mallh, hom. IV, ri , 6 ; tom. vu, pag. 58.
100 . PANÉGYRIQUE
donner au grand saint Joseph tout ce qui peut appar-
tenir à Un père sans blesser la virginité.
Je ne sais si je comprends bien toute la force de
cette pensée ; mais voici, si je ne me trompe , ce que
veut dire ce grand évêque. Et premièrement suppo-
sons pour certain que c'est la sainte virginité qui
empêche que le Fils de Dieu , en se faisant homme ,
ne choisisse un père mortel. En effet, Jésus-Christ
venant sur la terre pour se rendre semblable aux
hommes, comme il vouloit bien avoir une mère, il
ne devoit pas refuser, ce semble, d'avoir un père
tout ainsi que nous, et de s'unir encore à notre na-
ture par le nœud de cette alliance. Mais la sainte
virginité s'y est opposée, parce que les prophètes lui
avoient promis qu'un jour le Sauveur la rendroit fé-
conde; et puisqu'il devoit naître d'une vierge mère,
il ne pouvoit avoir de père que Dieu. C'est par con-
séquent la virginité qui empêche la paternité de
Joseph. Mais peut-elle l'empêcher jusqu'à ce point,
que Joseph n'y ait plus de part, et qu'il n'ait aucune
qualité de père? Nullement, dit saint Chrysostôme;
car la sainte Virginité ne s'oppose qu'aux qualités
qui la blessent : et qui ne sait qu'il y en a dans le
nom de père qui ne choquent pas la pudeur, et
qu'elle peut avouer pour siennes? Ces soins, cette
tendresse, cette affection, cela blesse-t-il la virgi-
nité? Voyez donc le secret de Dieu, et l'accommo-
dement qu'il invente dans ce différend mémorable
entre la paternité de Joseph et la pureté virginale. Il
partage la paternité , et il veut que la virginité fasse
le partage. Sainte pureté, lui dit- il, vos droits vous
seront conservés. Il y a quelque chose dans le nom
DE SAINT JOSEPIT. IOI
de père, que la virginité ne peut pas souffrir; vous
ne l'aurez pas ; ô Joseph. Mais tout ce qui appar-
tient à un père , sans que la virginité' soit intéressée ;
voilà , dit il, ce que je vous donne : Hoc iibi do ,
quod salvâ virginitale paternum esse potest. Et par
conséquent, chrétiens, Marie ne concevra pas de
Joseph, parce que la virginité y seroit blessée; mais
Joseph partagera avec Marie ces soins , ces veilles ,
ces inquiétudes, par lesquelles elle élèvera ce divin
Enfant ; et il ressentira pour Jésus cette inclination
naturelle , toutes ces douces émotions , tous ces
tendres empressemens d'un cœur paternel.
Mais peut-être vous demanderez où il prendra
ce cœur paternel, si la nature ne le lui donne pas?
Ces inclinations naturelles peuvent-elles s'acquérir
par choix; et l'art peut -il imiter ce que la nature
éorit dans les cœurs? Si donc saint Joseph n'est pas
père, comment aura- 1- il un amour de père? C'est
ici qu'il nous faut entendre que la puissance divine
agit en cette œuvre. C'est par un effet de cette puis-
sance , que saint Joseph a un cœur de père ; et si la
nature ne le donne pas, Dieu lui en fait un de sa
propre main. Car c'est de lui dont il est écrit qu'il
tourne où il lui plaît les inclinations. Pour l'entendre^
il faut remarquer une belle théologie que le Psal-
miste nous a enseignée, lorsqu'il dit que Dieu forme
en particulier tous les cœurs des hommes : Qui
Jinxit singillatim corda eorum (0. Ne vous persuadez
pas , chrétiens , que David regarde le cœur comme
un simple organe du corps, que Dieu forme par sa
puissance comme toutes les autres parties qui com-
posent l'homme. Il veut dire quelque chose de sin»
\})Psal. xxxn. i5. *
103 PANÉGYRIQUE
gulierril considère le cœur en ce lieu comme prin-
cipe de l'inclination, et il le regarde dans les mains
de Dieu comme une terre molle et humide , qui cède
et qui obéit aux mains du potier , et reçoit de lui sa
figure. C'est ainsi, nous dit le Psalmiste, que Dieu
forme en particulier tous les cœurs des hommes.
Qu'est-ce à dire en particulier? Il fait un cœur de
chair dans les uns , quand il les amollit par la cha-
rité; un cœur endurci dans les autres, lorsque reti-
rant ses lumières, par une juste punition de leurs
crimes, il les abandonne au sens réprouvé. Ne fait-il
pas dans tous les fidèles, non un cœur d'esclave,
mais un cœur d'enfant, quand il envoie en eux l'es-
prit de son Fils? Les apôtres trembloient au moindre
péril; mais Dieu leur fait un cœur tout nouveau,
et leur courage devient invincible. Quels étoient les
sentimens de Saùl pendant qu'il paissoit ses trou-
peaux? Ils étoient sans doute bas et populaires. Mais
Dieu, en le mettant sur le trône, lui change le cœur
par son onction : Immutavit Doininus cor Saiil i.1) >
et il reconnoît incontinent qu'il est roi. D'autre
part, les Israélites considéroient ce nouveau mo-
narque comme un homme de la lie du peuple; mais
la main de Dieu leur touchant le cœur , Quorum
Deus teligit corda (2) , aussitôt ils le voient plus grand ,
et ils se sentent émus, en le regardant, de cette
crainte respectueuse que l'on a pour ses souverains :
c'est que Dieu faisoit en eux un cœur de sujets.
C'est donc , fidèles , cette même main qui forme
en particulier tous les cœurs des hommes , qui fait
un cœur de père en Joseph, et un cœur de fils en
Jésus. C'est pourquoi Jésus obéit , et Joseph ne
(•)/. lieg.x.o— Wlbid. 26.
DK SAINT JOSEPH. Io3
craint pas de lui commander. Et d'où lui vient cette
hardiesse de commander à son Cre'ateur? C'est que
le vrai Père de Jésus - Christ , ce Dieu qui l'en-
gendre dans l'éternité , ayant choisi le divin Joseph
pour servir de père au milieu des temps à son Fils
unique , a fait, en quelque sorte, couler en son sein
quelque rayon ou quelque étincelle de cet amour
infini qu'il a pour son Fils : c'est ce qui lui change
le cœur, c'est ce qui lui donne un amour de père;
si bien que le juste Joseph , qui sent en lui-même
un cœur paternel, formé tout-à-coup par la main
de Dieu, sent aussi que Dieu lui ordonne d'user
d'une autorité paternelle; et il ose bien commander
à celui qu'il reconnoît pour son maître.
Et après cela , chrétiens , qu'est-il nécessaire que
je vous explique la fidélité de Joseph à garder ce
sacré dépôt? Peut -il manquer de fidélité à celui
qu'il reconnoît pour son Fils unique? de sorte qu'il
ne seroit pas nécessaire que je vous parlasse de cette
vertu , s'il n'étoit important pour votre instruction
que vous ne perdiez pas un si bel exemple? Car c'est
ici qu'il nous faut apprendre , par les traverses con-
tinuelles qui ont exercé saint Joseph depuis que
Jésus-Christ est mis en sa garde , qu'on ne peut con-
server ce dépôt sans peine, et que pour être fidèle
à sa grâce , il faut se préparer à souffrir. Oui certes,
quand Jésus entre quelque part , il y entre avec sa
croix, il y porte avec lui toutes ses épines, et il en
fait part à tous ceux qu'il aime. Joseph et Marie
étoient pauvres; mais ils n'avoient pas encore été
sans maison, ils avoient un lieu pour se retirer. Aus-
sitôt que cet enfant vient au monde , on ne trouve
I(>4 PANÉGYRIQUE
point de maison pour eux , et leur retraite est dans
une e'table. Qui leur procure cette disgrâce , sinon
vCelui dont il est e'crit (0 que « venant en son propre
» bien , il n'y a pas été reçu par les siens » , et qu'il
n'a pas de gîte assuré où il puisse reposer sa tête (2)?
Mais n'est-ce pas assez de leur indigence? Pourquoi
leur attire-t-il des persécutions? Ils vivoient ensemble
dans leur ménage, pauvrement, mais avec douceur,
surmontant leur pauvreté par leur patience et par
leur travail assidu. Mais Jésus ne leur permet pas ce
repos : il ne vient au monde que pour les troubler ,
et il attire tous les malheurs avec lui. Hérode ne
peut souffrir que cet enfant vive : la bassesse de sa
naissance n'est pas capable de le cacher à la jalou-
sie de ce tyran. Le ciel lui-même trahit le secret : il
découvre Jésus-Christ par une étoile; et il semble
qu'il ne lui amène de loin des adorateurs , que pour
lui susciter dans son pays propre un persécuteur
impitoyable.
Que fera ici saint Joseph ? Représentez - vous ,
chrétiens, ce que c'est qu'un pauvre artisan, qui
n'a point d'autre héritage que ses mains , ni d'autre
fonds que sa boutique , ni d'autre ressource que son
/travail. Il est contraint d'aller en Egypte , et de
souffrir un exil fâcheux ; et cela pour quelle raison ?
Parce qu'il a Jésus -Christ avec lui. Cependant
croyez-vous, fidèles, qu'il se plaigne de cet enfant
incommode , qui le tire de sa patrie , et qui lui est
donné pour le tourmenter? Au contraire, ne voyez-
vous pas qu'il s'estime heureux de souffrir en sa com-
pagnie, et que toute la cause de son déplaisir, c'est
W Joan. i. il. — - (*) Matlh. vin. 20.
DE SAINT JOSEPH. 1C>5
le péril du divin Enfant qui lui est plus cher que lui-
même ? Mais peut-être a-t-il sujet d'esjpérer de voir
bientôt finir ses disgrâces? Non, fidèles, il ne l'at-
tend pas; partout on lui prédit des malheurs. Siméon
l'a entretenu des étranges contradictions que devoit
souffrir ce cher Fils : il en voit déjà le commence-
ment , et il passe sa vie dans de continuelles appré-
hensions des maux qui lui sont préparés.
Est-ce assez pour éprouver sa fidélité? Chrétiens,
ne le croyez pas ; voici encore une étrange épreuve.
Si c'est peu des hommes pour le tourmenter , Jésus
devient lui-même son persécuteur : il s'échappe
adroitement de ses mains , il se dérobe à sa vigilance,
et il demeure trois jours perdu. Qu'avez -vous fait,
fidèle Joseph ? Qu'est devenu le sacré dépôt que le
Père céleste vous a confié? Ah ! qui pourroit ici
raconter ses plaintes? Si vous n'avez pas encore
entendu la paternité de Joseph , voyez ses larmes ,
voyez ses douleurs, et reconnoissez qu'il est père.
Ses regrets le font bien connoître, et Marie a raison
de dire à cette rencontre : Pater tuus et ego dolentes
quœrebamus te{1): «Votre père et moi vous cher-
» chions avec une extrême douleur». O mon fils,
dit-elle au Sauveur, je ne crains pas de l'appeler ici
votre père, et je ne prétends pas faire tort à la pu-
reté de votre naissance. Il s'agit de soins et d'inquié-
tudes; et c'est par-là que je puis dire qu'il est votre
père , puisqu'il a des inquiétudes vraiment pater-
nelles : Ego et pater tuus ; je le joins avec moi par
la société des douleurs.
Voyez , fidèles , par quelles souffrances Jésus
W Luc h. 48.
I06 PANÉGYRIQUE
éprouve la fidélité , et comme il ne veut être qu'avec
ceux qui souffrent. Ames molles et voluptueuses >
cet enfant ne veut pas être avec vous ; sa pauvreté
a honte de votre luxe; et sa chair, destinée à tant
de supplices , ne peut supporter votre extrême déli-
catesse- Il cherche ces forts et ces courageux qui ne
refusent pas de porter sa croix , qui ne rougissent
pas d'être compagnons de son indigence et de sa mi-
sère. Je vous laisse à méditer ces vérités saintes ; car
pour moi je ne puis vous dire tout ce que je pense
sur ce beau sujet. Je me sens appelé ailleurs, et il
faut que je considère le secret du Père éternel confié
à l'humilité de Joseph : il faut que nous voyions Jésus-
Christ caché , et Joseph caché avec lui , et que nous
nous excitions, parce bel exemple, à l'amour de la
vie cachée.
TROISIÈME POINT.
Que dirai-je ici, chrétiens , de cet homme caché
avec Jésus - Christ ? Où trouverai - je des lumières
assez pénétrantes , pour percer les obscurités qui
enveloppent la vie de Joseph ? Et quelle entreprise*
est la mienne , de vouloir exposer au jour ce que
l'Ecriture a couvert d'un silence mystérieux ? Si
c'est un conseil du Père éternel que son Fils soit
caché au monde , et que Joseph le soit avec lui ;
adorons les secrets de sa Providence, sans nous mê-
ler de les rechercher; et que la vie cachée de Joseph
soit l'objet de notre vénération , et non pas la ma-
tière de nos discours. Toutefois il en faut parler,
puisque je sais bien que je l'ai promis ; et il sera utile
au salut des âmes de méditer un si beau sujet,
puisque , si je n'ai rien à dire autre chose , je dirai
DE SAINT JOSEPH. IO}
du moins , chrétiens , que Joseph a eu cet honneur
d'être tous les jours avec Jésus-Christ , qu'il a eu avec
Marie la plus grande part à ses grâces; que néan-
moins Joseph a été caché, que sa vie, que ses actions,
que ses vertus étoient inconnues. Peut-être appren-
drons-nous, d'un si bel exemple, qu'on peut être
grand sans éclat , qu'on peut être bienheureux sans
bruit , qu'on peut avoir la vraie gloire sans le secours
de la renommée, par le seul témoignage de sa con-
science : Gloria nostra hœc est, testimonium con-
scientiœ nostrœ (0; et cette pensée nous incitera à
mépriser la gloire du monde; c'est la fin que je me
propose.
Mais pour entendre solidement la grandeur et la
dignité de la vie cachée de Joseph, remontons jus-
qu'au principe; et admirons, avant toutes choses,
la variété infinie des conseils de la Providence dans
les vocations différentes. Entre toutes les vocations,
j'en remarque deux , dans les Ecritures , qui sem-
blent directement opposées : la première , celle des
apôtres ; la seconde , celle de Joseph. Jésus est ré-
vélé aux apôtres, Jésus est révélé à Joseph, mais
avec des conditions bien contraires. Il est révélé
aux apôtres , pour l'annoncer par tout l'univers ;
il est révélé à Joseph pour le taire et pour le cacher.
Les apôtres sont des lumières , pour faire voir Jé-
sus-Christ au monde; Joseph est un voile, pour le
couvrir ; et sous ce voile mystérieux on nous cache
la virginité de Marie , et la grandeur du Sauveur
des âmes. Aussi nous lisons dans les Ecritures, que
lorsqu'on le vouloit mépriser, «N'est-ce pas là,
(»)//. Cor.i. 12.
108 PANÉGYRIQUE
» disoit-on , le fils de Joseph (0 »? Si bien que Je'sus ,
entre les mains des apôtres, c'est une parole qu'il
faut prêcher : Prœdicale verburn Evangelii hujus (2),
« Prêchez la parole de cet Evangile » ; et Jésus entre
les mains de Joseph, c'est une parole cachée, Ver-
burn absconditum (3) ; et il n'est pas permis de la
découvrir. En effet voyez -en la suite. Les divins
apôtres prêchent si hautement l'Evangile, que le
bruit de leur prédication retentit jusqu'au ciel : et
saint Paul a bien osé dire que les conseils de la sa-
gesse divine sont venus à la connoissance des cé-
lestes puissances par l'Eglise, dit cet apôtre, et par
le ministère des prédicateurs , Per Ecclesiam (4) j
et Joseph, au contraire , entendant parler des mer-
veilles de Jésus-Christ, il écoute, il admire et se tait.
Que veut dire cette différence ? Dieu est - il con-
traire à lui-même dans ces vocations opposées? Non,
fidèles , ne le croyez pas : toute cette diversité tend
à enseigner aux enfans de Dieu cette vérité impor-
tante, que toute la perfection chrétienne ne con-
siste qu'à se soumettre. Celui qui glorifie les apôtres
par l'honneur de la prédication , glorifie aussi saint
Joseph par l'humilité du silence ; et par-là nous de-
vons apprendre que la gloire des chrétiens n'est pas
dans les emplois éclatans, mais à faire ce que Dieu
veut. Si tous ne peuvent pas avoir l'honneur de prê-
cher Jésus-Christ , tous peuvent avoir l'honneur de
lui obéir ; et c'est la gloire de saint Joseph, c'est le
solide honneur du christianisme. Ne me demandez
donc pas, chrétiens, ce que faisoit saint Joseph
(0 Joan. vi. 4^- — W AcL v. ao. — (3) Luc. xyiii. 34 O'O Eph.
m. io.
DE SAINT JOSEPH» IO9
dans sa vie cachée ; il est impossible que je vous
l'apprenne, et je ne puis répondre autre chose sinon
ce que dit le divin Psalmiste : « Le juste, dit- il,
» qu'a-t-il fait » ? Justus autem quid fecit (0? Ordi-
nairement la vie des pécheurs fait plus de bruit que
celle des justes ; parce que l'intérêt et les passions ,
c'est ce qui remue tout dans le monde. Les pécheurs,
dit David, ont tendu leur arc , ils l'ont lâché contre
les justes, ils ont détruit, ils ontrenversé, on neparle
que d'eux dans le monde : Quoniam quœ perfecisti ,
destruxerunti?). Mais le juste, ajoute-t-il, qu'a-t-il
fait? Justus autem quid fecit? Il veut dire qu'il n'a
rien fait. En effet il n'a rien fait pour les yeux des
hommes, parce qu'il a tout fait pour les yeux de
Dieu. C'est ainsi que vivoit le juste Joseph. Il voyoit
Jésus-Christ , et il se taisoit : il le goûtoit , et il n'en
parloit point ; il se contentoit de Dieu seul , sans
partager sa gloire avec les hommes. 11 accomplissoit
sa vocation ; parce que , comme les apôtres sont
les ministres de Jésus-Christ découvert, Joseph étoit
le ministre et fé compagnon de sa vie cachée.
Mais, chrétiens, pourrons-nous bien dire pour-
quoi il faut que Jésus se cache, pourquoi cette splen-
deur éternelle de la face du Père céleste se couvre
d'une obscurité volontaire durant l'espace de trente
années ? Ah ! superbe , l'ignore - tu ; homme du
monde, ne le sais -tu pas? c'est ton orgueil qui en
est la cause; C'est ton vain désir deparoître, c'est
ton ambition infinie , et cette complaisance crimi-
. nelle qui te fait honteusement détourner à un soin
W Psal, x. 4, — W lbid.
IIO PANÉGYRIQUE
pernicieux de plaire aux hommes, celui qui doit
être employé à plaire à ton Dieu. C'est pour cela
que Jésus se cache. Il voit le désordre que ce vice
produit ; il voit le ravage que cette passion fait dans
les esprits, quelles racines elle y a jetées, et com-
bien elle corrompt toute notre vie depuis l'enfance
jusqu'à la mort : il voit les vertus qu'elle étouffe par
cette crainte lâche et honteuse de paroître sage et
dévot : il voit les crimes qu'elle fait commettre , ou
pour s'accommoder à la société par une damnable
complaisance, ou pour satisfaire l'ambition à la-
quelle on sacrifie tout dans le monde. Mais , fidèles ,
ce n'est pas tout : il voit que ce désir de paroître
détruit les vertus les plus éminentes, en leur faisant
prendre le change , en substituant la gloire du
monde à la place de celle du ciel , en nous fai-
sant faire pour l'amour des hommes ce qu'il faut
faire pour l'amour de Dieu. Jésus -Christ voit tous
ces malheurs, causés par le désir de paroître; et il
se cache, pour nous enseigner à mépriser le bruit
et l'éclat du monde. Il ne croit pas que sa croix
suffise pour dompter cette passion furieuse; il choi-
sit , s'il se peut , un état plus bas , et où il est en
quelque sorte plus anéanti.
Car enfin je ne craindrai pas de le dire : Mon
Sauveur, je vous connois mieux à la croix et dans
la honte de votre supplice , que je ne fais dans cette
bassesse et dans cette vie inconnue. Quoique votre
corps soit tout déchiré, que votre face soit ensan-
glantée, et que, bien loin de paroître Dieu, vous
n'ayez pas même la figure d'homme ; toutefois vous
DE SAINT JOSEPH. III
ne m'êtes pas si caché, et je vois, au travers de tant
de nuages, quelque rayon de votre grandeur, dans
cette constante re'solution par laquelle vous sur-
montez les plus grands tourmens. Votre douleur a
de la dignité, puisqu'elle vous fait trouver un ado-
rateur dans l'un des compagnons de votre supplice.
Mais ici je ne vois rien que de bas; et dans cet état
d'anéantissement, un ancien a raison de dire que
vous êtes injurieux à vous-même : Adultus non gestit
agnosci, sed contumeliosus insuper sibi est (0. Il est
injurieux à lui-même, parce qu'il semble qu'il ne fait
rien, et qu'il est inutile au monde. Mais il ne refuse
pas cette ignominie, il veut bien que cette injure soit
ajoutée à toutes les autres qu'il a souffertes, pourvu
qu'en se cachant avec Joseph et avec l'heureuse Ma-
rie, il nous apprenne, par ce grand exemple, que
s'il se produit quelque jour au monde , ce sera par
le désir de nous profiter et pour obéir à son Père ;
qu'en effet toute la grandeur consiste à nous con-
former aux ordres de Dieu , de quelque sorte qu'il
lui plaise disposer de nous; et enfin que cette obs-
curité , que nous craignons tant , est si illustre et
si glorieuse , qu'elle peut être choisie même par un
Dieu. Voilà ce que nous enseigne Jésus-Christ caché
avec toute son humble famille , avec Marie et Jo-
seph, qu'il associe à l'obscurité de sa vie, à cause
qu'ils lui sont très-chers. Prenons-y donc part avec
eux, et cachons -nous avec Jésus- Christ.
Chrétiens , ne savez-vous pas que Jésus-Christ est
encore caché ? Il souffre qu'on blasphème tous les
jours son nom , et qu'on se moque de son Evan-
l>) Tertul. de Patient, n. 3.
112 PANÉGYRIQUE
gile , parce que l'heure de sa grande gloire n'est
pas arrivée. Il est cache avec son Père, et nous
sommes cachés en Dieu avec lui, comme parle le
divin apôtre. Puisque nous sommes cachés avec lui,
ce n'est pas en ce lieu d'exil que nous devons re-
chercher la gloire. Mais quand Jésus se montrera
en sa majesté , ce sera alors le temps de paroître :
Ciim Christus appartient , tune et simul apparebi-
miis cum Mo in gloria (0. O Dieu qu'il fera beau
paroître en ce jour , où Jésus nous louera devant
ses saints anges , à la face de tout l'univers , et de-
vant son Père céleste ! Quelle nuit , quelle obscurité
assez longue pourra nous mériter cette gloire ? Que
les hommes se taisent de nous éternellement, pourvu
que Jésus-Christ en parle en ce jour. Toutefois crai-
gnons, chrétiens, craignons cette terrible parole
qu'il a prononcée dans son Evangile : « Vous avez
» reçu votre récompense (2) ». Vous avez voulu la
gloire des hommes : vous l'avez eue ; vous êtes payé ;
il n'y a plus rien à attendre. O envie ingénieuse de
notre ennemi, qui nous donne les yeux des hommes,
afin de nous ôter ceux de Dieu ; qui par une recon-
noissance malicieuse s'offre à récompenser nos ver-
tus , de peur que Dieu ne les récompense ! Malheu-
reux , je ne veux point de ta gloire : ni ton éclat ni
ta vaine pompe ne peuvent pas payer mes travaux.
J'attends ma couronne d'une main plus chère, et
ma récompense d'un bras plus puissant. Quand Jé-
sus paroîtra en sa majesté, c'est alors, c'est alors
que je veux paroître.
C'est là, fidèles, que vous verrez ce que je ne
(*) Colos. m. 4« — v») Malth. vi. 2.
puis
DE SAINT JOSEPH. I I 3
puis vous dire aujourd'hui : vous découvrirez les
merveilles de la vie cachée de Joseph ; vous saurez
ce qu'il a fait durant tant d'années , et combien il
est glorieux de se cacher avec Jésus - Christ. Ha !
sans doute , il n'est pas de ceux qui ont reçu leur
récompense en ce monde : c'est pourquoi il paroîtra
alors , parce qu'il n'a pas paru ; il éclatera , parce
qu'il n'a point éclaté. Dieu réparera l'obscurité de
sa vie ; et sa gloire sera d'autant plus grande ,
qu'elle est réservée pour la vie future.
Aimons donc cette vie cachée , où Jésus s'est en-
veloppé avec Joseph. Qu'importe que les hommes
nous voient ? Celui-là est follement ambitieux , à qui
les yeux de Dieu ne suffisent pas; et c'est lui faire
trop d'injure , que de ne se contenter pas de l'avoir
pour spectateur. Que si vous êtes dans les grandes
charges, et dans les emplois importans ; si c'est une
nécessité que votre vie soit toute publique , méditez
du moins sérieusement que vous ferez enfin une
mort privée, puisque tous ces honneurs ne vous sui-
vront pas. Que le bruit que les hommes font autour
de vous* ne vous empêche pas d'écouter les paroles
du Fils de Dieu. Il ne dit pas : Heureux ceux qu'on
loue ; mais il dit dans son Evangile : « Heureux
» ceux que l'on maudit pour l'amour de moi (0 ».
Tremblez donc, dans cette gloire qui vous envi-
ronne, de ce que vous n'êtes pas jugés dignes des
opprobres de l'Evangile. Mais si le monde nous les
refuse, chrétiens, faisons-nous-en à nous-mêmes;
reprochons- nous devant Dieu notre ingratitude , et
(0 Malth. v. 1 1 .
Bossuet. XVI. 8
Il4 PANÉGYRIQUE
nos vanités ridicules : mettons -nous à nous-mêmes
devant notre face toute la honte de notre vie ; soyons
du moins obscurs à nos yeux , par une humble con-
fession de nos crimes; et participons comme nous
pouvons à la confusion de Jésus , afin de participer
à sa gloire. Amen.
Madame,
Cette grandeur qui vous environne, empêche
sans doute Votre Majesté de pouvoir goûter avec
Jésus-Christ cette obscurité bienheureuse. Votre vie
est dans la lumière , votre piété perce les nuages
dans lesquels votre humilité veut l'envelopper. Les
victoires de notre grand roi relèvent l'éclat de votre
couronne; et ce qui surpasse toutes les victoires,
c'est qu'on ne parle plus par tonte la France que
de cette ardeur toute chrétienne avec laquelle Votre
Majesté travaille à faire descendre la paix sur la
terre, d'où nos crimes l'ont bannie depuis tant
d'années, et à rendre le calme à cet Etat, après en
avoir soutenu toutes les tempêtes avec une résolu-
tion si constante. Parmi tant de gloire et tant de
grandeur, quelle part peut prendre Votre Majesté
à l'obscurité de Jésus-Christ, et aux opprobres de
son Evangile ? Puisque le monde s'efforce à lui don-
ner des louanges, où pourra-t-elle trouver de l'hu-
miliation, si elle ne la prend d'elle-même. C'est,
Madame, ce qui oblige Votre Majesté, lorsqu'elle
se retire avec Dieu , de se dépouiller à ses pieds de
toute cette magnificence royale , qui aussi bien s'é-
vanouit devant lui, et là de se couvrir humblement
DE SAIJVT JOSEPH. n5
la face de la sainte confusion de la pénitence. C'est
trop flatter les grands , que de leur persuader qu'ils
sont impeccables : au contraire, qui ne sait pas que
leur condition e'minente leur apporte ce mal néces-
saire , que leurs fautes ne peuvent presque être mé-
diocres? C'est, Madame, dans la vue de tant de
périls, que Votre Majesté doit s'humilier. Tous les
peuples loueront sa sage conduite dans toute l'éten-
due de leurs cœurs; elle seule s'accusera , elle seule
se confondra devant Dieu, et participera par ce
moyen aux opprobres de Jésus-Christ, pour parti-
ciper à sa gloire, que je lui souhaite éternelle. Amen.
Il6 II.6 PANÉGYRIQUE
IIe PANÉGYRIQUE
DE
SAINT JOSEPH,
PRÊCHÉ DEVANT LA REINE.
La simplicité , le détachement, l'amour de la vie cachée, trois
Vertus qui forment le caractère de l'homme de bien , et qui rendent
saint Joseph digne de louange.
Quassivit sibi Deus virum juxta cor suum.
Le Seigneur sJest cherche' un homme selon son cœur.
I. Reg. xiii. 14.
C<et homme, selon le cœur de Dieu, ne se montre
pas au dehors, et Dieu ne le choisit pas sur les appa-
rences, ni sur le témoignage de la voix publique.
Lorsqu'il envoya Samuel dans la maison de Jessé ,
pour y trouver David , le premier de tous qui a mé-
rité cet éloge; ce grand homme, que Dieu destinoit
à la plus auguste couronne du monde , n'étoit pas
même connu dans sa famille. On présente , sans son-
ger à lui , tous ses aînés au prophète ; mais Dieu ,
qui ne juge pas à la manière des hommes, Tavertis-
soit en secret de ne regarder pas à leur riche taille,
DE SAINT JOSEPH. I 1 J
ni à leur contenance hardie : si bien que rejetant
ceux que Ton produisoit dans le monde , il fit appro-
cher celui que l'on envoyoit paître les troupeaux ;
et versant sur sa tête l'onction royale , il laissa ses
parens étonnés d'avoir si peu jusqu'alors connu ce
fils, que Dieu choisissoit avec un avantage si extraor-
dinaire.
Une semblable conduite de la Providence divine
me fait appliquer aujourd'hui à Joseph, le fils de
David , ce qui a été dit de David lui-même. Le temps
étoit arrivé que Dieu cherchât un homme selon son
cœur, pour déposer en ses mains ce qu'il avoit de
plus cher ; je veux dire la personne de son Fils unique,
l'intégrité de sa sainte mère, le salut du genre hu-
main, le secret le plus sacré de son conseil , le trésor
du ciel et de la terre. Il laisse Jérusalem et les autres
villes renommées ; il s'arrête sur Nazareth j et dans
cette bourgade inconnue il va choisir encore un
homme inconnu , un pauvre artisan , Joseph en un
mot, pour lui confier un emploi , dont les anges du
premier ordre se seroient sentis honorés; afin, Mes-
sieurs , que nous entendions que l'homme selon le
cœur de Dieu doit être lui-même cherché dans le
cœur, et que ce sont les vertus cachées qui le rendent
digne de cette louange. Comme je me propose au-
jourd'hui de traiter ces vertus cachées, c'est-à-dire,
de vous découvrir le cœur du juste Joseph , j'ai be-
soin plus que jamais, chrétiens, que celui qui s'ap-
pelle le Dieu de nos cœurs (x) m'éclaire par son
Saint-Esprit. Mais quelle injure ferions -nous à la
divine Marie , si ayant accoutumé en d'autres sujets
(0 P&al. lxxii. 26,
Il8 ÏI.e PANÉGYRIQUE
de lui demander son secours, maintenant qu'il s'agit
de son saint époux, nous ne nous efforcions de lui
dire avec une de'votion particulière, Ave.
C'est un vice ordinaire aux hommes , de se don-
ner entièrement au dehors, et de négliger le dedans j
de travailler à la montre et à l'apparence, et de mé-
priser l'effectif et le solide ; de songer souvent quels
ils paroissent , et de ne penser point quels ils doivent
être. C'est pourquoi les vertus qui sont estimées , ce
sont celles qui se mêlent d'affaires, et qui entrent
dans le commerce des hommes : au contraire, les
vertus cachées et intérieures , où le public n'a point
de part , où tout se passe entre Dieu et l'homme ,
non- seulement ne sont pas suivies, mais ne sont pas
même entendues. Et toutefois , c'est dans ce secret
que consiste tout le mystère de la vertu véritable.
En vain pensez -vous former un bon magistrat, si
vous ne faites auparavant un homme de bien : en
vain vous considérez quelle place vous pourrez rem-
plir dans la société civile , si vous ne méditez aupa-
ravant quel homme vous êtes en particulier. Si la
société civile élève un édifice, l'architecte fait tailler
premièrement une pierre , et puis on la pose dans
le bâtiment. Il faut composer un homme en lui-
même , avant que de méditer quel rang on lui don-
nera parmi les autres ; et si l'on ne travaille sur ce
fonds, toutes les autres vertus, si éclatantes qu'elles
puissent être, ne seront que des vertus de parade
et appliquées par le dehors , qui n'auront point de
corps ni de vérité. Elles pourront nous acquérir de
l'estime et rendre nos mœurs agréables ; enfin elles
DE SAINT JOSEPH. HQ
pourront nous former au gré et selon le cœur des
hommes ; mais il n'y a que les vertus particulières
qui aient ce droit admirable , de nous composer au
gré et selon le cœur de Dieu.
Ce sont ces vertus particulières, c'est cet homme
de bien , cet homme au gré de Dieu et selon son
cœur, que je veux vous montrer aujourd'hui en la
personne du juste Joseph. Je laisse les dons et les
mystères qui pourroient relever son panégyrique.
Je ne vous dis plus, chrétiens, qu'il est le dépositaire
des trésors célestes , le père de Jésus-Christ, le con-
ducteur de son enfance, le protecteur de sa vie,
l'époux et le gardien de sa sainte mère. Je veux taire
tout ce qui éclate, pour faire l'éloge d'un saint,
dont la principale grandeur est d'avoir été à Dieu
sans éclat. Les vertus mêmes dont je parlerai ne sont
ni de la société ni du commerce; tout est renfermé
dansle secret de sa conscience. La simplicité, lé déta-
chement, l'amour de la vie cachée sont donc les trois
vertus du juste Joseph, que j'ai dessein de vous pro-
poser. Vous me paroissez étonnés de voir l'éloge d'un
si grand saint, dont la vocation est si haute, réduit
à trois vertus si communes : mais sachez qu'en ces
trois vertus consiste le caractère de cet homme de
bien dont nous parlons; et il m'est aisé de vous faire
voir que c'est aussi en ces trois vertus que consiste
le caractère du juste Joseph. Car, mes Sœurs, cet
homme de bien, que nous considérons, pour être
selon le cœur de Dieu , il faut premièrement qu'il le
cherche; en second lieu, qu'il le trouve; en troi-
sième lieu , qu'il en jouisse. Quiconque cherche
Dieu , qu'il cherche en simplicité celui qui ne peut
120 II.e PANÉGYRIQUE
souffrir ies voies détournées. Quiconque veut trou-
ver Dieu, qu'il se détache de toutes choses, pour
trouver celui qui veut être lui seul tout notre bien.
Quiconque veut jouir de Dieu, qu'il se cache et qu'il
se retire, pour jouir en repos, dans la solitude, de
celui qui ne se communique point parmi le trouble
et l'agitation du monde. C'est ce qu'a fait notre pa-
triarche. Joseph homme simple , a cherché Dieu ;
Joseph homme détaché , a trouvé Dieu ; Joseph
homme retiré , a joui de Dieu : c'est le partage de
ce discours,
PREMIER POINT.
Le chemin de la vertu n'est pas de ces grandes
routes dans lesquelles on peut s'étendre avec liberté :
au contraire , nous apprenons par les saintes Lettres
que ce n'est qu'un petit sentier, et une voie étroite
et serrée, et tout ensemble extrêmement droite :
Semita justi recta est, reclus callis justi ad ambu-
landum (0. Par où nous devons apprendre qu'il faut
y marcher en simplicité et dans une grande droi-
ture. Si peu non-seulement que l'on se détourne ,
mais même que l'on chancelé dans cette voie, on
tombe dans les écueils dont elle est environnée de
part et d'autre. C'est pourquoi le Saint-Esprit
voyant ce péril, nous avertit si souvent de marcher
dans la voie qu'il nous a marquée, sans jamais nous
détourner à droite ou à gauche : Non declinabitis
neaue ad dexteram neaue ad sinistram (2); nous en-
seignant, par cette parole, que pour tenir cette
(.') Isai. xxvi. 7.-— (*).Deut. v. 3a. xvn. II. Prov. iv, 27. Isa:.
XXX. 'il.
DE SAINT JOSEPH. 121
voie, il faut dresser tellement son intention, qu'on
ne lui permette jamais de se relâcher ni de faire le
moindre pas de côté ou d'autre.
C'est ce qui s'appelle dans les Ecritures avoir le
cœur droit avec Dieu , et marcher en simplicité de-
vant sa face. C'est le seul moyen de le chercher, et
la voie unique pour aller à lui; parce que, comme
dit le Sage, « Dieu conduit le juste par les voies
» droites » ♦ Justum deduxit Dominus per vias rec-
las (0. Car il veut qu'on le cherche avec grande
ardeur ; et ainsi que l'on prenne les voies les plus
courtes, qui sont toujours les plus droites : si bien
qu'il ne croit pas qu'on le cherche , lorsqu'on ne
marche pas droitement à lui. C'est pourquoi il ne
veut point ceux qui s'arrêtent, il ne veut point ceux
qui se détournent , il ne veut point ceux qui se par-
tagent. Quiconque prétend partager son cœur entre
la terre et le ciel, ne donne rien au ciel, et tout à
la terre, parce que la terre retient ce qu'il lui en-
gage, et que le ciel n'accepte pas ce qu'il lui offre.
Vous devez entendre par ce discours, que cette
bienheureuse simplicité tant vantée dans les saintes
Lettres , c'est une certaine droiture de cœur et une
pureté d'intention ; et l'acte principal de cette vertu,
c'est d'aller à Dieu de bonne foi, et sans s'en imposer
à soi-même : acte nécessaire et important, qu'il faut
que. je vous explique. Ne vous persuadez pas, chré-
tiens , que je parle ainsi sans raison : car si dans la
voie de la vertu il y en a qui trompent les autres ,
beaucoup aussi se trompent eux mêmes. Ceux qui se
partagent entre les deux voies, qui veulent avoir un
(*) Sap. x. io.
122 II/ PANÉGYRIQUE
pied dans l'une et dans l'autre , qui se donnent tel-
lement à Dieu , qu'ils ont toujours un regard au
monde; ceux-là ne marchent point en- simplicité,
ni devant Dieu ni devant les hommes, et n'ont point
par conséquent de vertu solide. Ils ne sont pas droits
avec les hommes , parce qu'ils imposent à leur vue
par l'image d'une piété qui ne peut être que con-
trefaite, étant altérée par le mélange : ils ne sont
pas droits devant Dieu, parce que, ribur plaire à
ses yeux, il ne suffit pas, chrétiens, de produire par
étude et par artifice des actes de vertu empruntés,
et des directions d'intention forcées.
Un homme engagé dans l'amour du monde, viole
tous les jours les lois les plus saintes de la bonne
foi, ou de l'amitié, ou de l'équité naturelle, que
nous devons aux plus étrangers, pour satisfaire à
son avarice. Cependant sur une certaine inclination
vague et générale, qui lui reste pour la vertu, il
s'imagine être homme de bien , et il en veut pro-
duire des actes : mais quels actes, ô Dieu tout-puis-
sant? Il a ouï dire à ses directeurs ce que c'est qu'un
acte de détachement, ou un acte de contrition et
de repentance : il tire de sa mémoire les paroles qui
le composent, ou l'image des sentimens qui le for-
ment. Il les applique comme il peut sur sa volonté;
car je ne puis dire autre chose, puisque son inten-
tion y est opposée : et il s'imagine être vertueux;
mais il se trompe, il s'abuse, il se joue lui-même.
Pour se rendre agréable à Dieu , il ne suffit pas ,
chrétiens, de tirer par artifice des actes de vertu
forcés, et des directions d'intention étudiées. Les
actes de piété doivent naître du fond du cœur, et
DE SAINT JOSEPH. 123
non pas être empruntés de l'esprit ou de la me'moire.
Mais ceux qui viennent du cœur, ne souffrent point
de partage. « Nul ne peut servir deux maîtres (0 » :
Dieu ne peut souffrir cette intention, louche , si je
puis parler de la sorte, qui regarde de deux côte's
en un même temps. Les regards, ainsi partagés,
rendent l'abord d'un homme choquant et difforme;
et l'ame se défigure elle-même , quand elle tourne
en deux endroits ses intentions. « Il faut, dit le Fils
» de Dieu (2) , que votre œil soit simple » ; c'est-à-
dire, que votre regard soit unique; et pour parler
encore en termes plus clairs , que l'intention pure et
dégagée s'appliquant toute entière à la même fin ,
le cœur prenne sincèrement et de bonne foi les sen-
timens que Dieu veut. Mais ce que j'en ai dit en
général , se connoîtra mieux dans l'exemple.
Dieu a ordonné au juste Joseph de recevoir la
divine Vierge comme son Epouse fidèle, pendant
que sa grossesse semble la convaincre ; de regarder
comme son Fils propre, un enfant qui ne le touche
que parce qu'il est dans sa maison ; de révérer
comme son Dieu, celui auquel il est obligé de servir
de protecteur et de gardien. Dans ces trois choses,
mes Frères, où il faut prendre des sentimens délicats,
et que la nature ne peut pas donner, il n'y a qu'une
extrême simplicité qui puisse rendre le cœur docile
et traitable. Voyons ce que fera le juste Joseph.
Nous remarquerons, en son lieu, qu'à l'égard de sa
sainte Epouse , jamais le soupçon ne fut plus mo-
deste , ni le doute plus respectueux : mais enfin il
étoit si juste , qu'il ne pouvoit pas se désabuser sans
(») Malt. vi. 24. — W Luc. xi. 34.
1^4 II.e PANÉGYRIQUE
que le ciel s'en mêlât. Aussi un ange lui déclare ,
de la part de Dieu , quelle a conçu de son Saint-
Esprit (0. Si son intention eût été moins droite,
s'il n'eût été à Dieu qu'à demi, il ne se seroit pas
rendu tout-à-fait ; il seroit demeuré au fond de son
ame quelque reste de soupçon mal guéri, et son
affection pour la sainte Vierge auroit toujours été
douteuse et tremblante. Mais son cœur, qui cherche
Dieu en simplicité, ne sait point se partager avec
Dieu : il n'a point de peine à connoître que la vertu
incorruptible de sa sainte Epouse méritoit le témoi-
gnage du ciel. Il surpasse la foi d'Abraham, bien
qu'il nous soif donné dans les Ecritures (2) comme
le modèle de la foi parfaite. Abraham est loué dans
les saintes Lettres, pour avoir cru l'enfantement
d'une stérile (3) : Joseph a cru celui d'une vierge, et
il a reconnu en simplicité ce grand et impénétrable
mystère de la virginité féconde.
Mais voici quelque chose de plus admirable. Dieu
veut que vous receviez comme votre Fils cet enfant
de la pureté de Marie. Vous ne partagerez pas avec
cette Vierge l'honneur de lui donner la naissance,
parce que la virginité y seroit blessée ; mais vous par-
tagerez avec elle ces soins, ces veilles, ces inquiétudes
par lesquelles elle élèvera ce cher Fils : vous tien-
drez lieu de père à ce saint enfant , qui n'en a point
sur la terre; et quoique vous ne le soyez pas par la
nature, il faut que vous lé deveniez par l'affection.
Mais comment s'accomplira un si grand ouvrage ?
Où prendra-t-il ce cœur paternel, si la nature ne
le lui donne pas? Ces inclinations peuvent -elles
(0 MatU i. ao. — W Rom. iv. il et seq. — C3) Gènes, xv. G.
DE SAINT JOSEPH. 125
s'acquérir par choix ; et ne craindrons-nous pas en
ce lieu ces mouvemens empruntés et ces affections
artificielles , que nous venons de reprendre tout-à~
l'heure? Non , mes Frères; ne le craignons pas. Un
cœur qui cherche Dieu en simplicité, est une terre
molle et humide, qui reçoit la forme qu'il lui veut
donner ; ce que Dieu veut lui passe en nature. Si
donc c'est la volonté du Père céleste que Joseph
tienne sa place en ce monde , et qu'il serve de père
à son Fils , ils ressentira , n'en doutez pas , pour
ce saint-et divin enfant, cette inclination naturelle,
toutes ces douces émotions, tous ces tendres em-
pressemens d'un cœur paternel.
En effet, durant ces trois jours que le Fils de
Dieu s'étoit dérobé , pour demeurer dans le temple
avec les docteurs , il est aussi touché que la Mère
même, et elle le sait bien reconnoître : Pater tuus
et ego dolentes quœrebamus te (»); « Votre père et
» moi étions affligés ». Voyez qu'elle le joint avec
elle dans la société des douleurs. Je ne crains pas
de l'appeler ici votre père , et je ne prétends pas
faire tort à la pureté de votre naissance : il s'agit
de soins et d'inquiétudes; et c'est par-là que je puis
dire qu'il est votre père, puisqu'il a vraiment des
inquiétudes paternelles. Voyez, Messieurs, comme
ce saint homme prend simplement , et de bonne
foi , les sentimens que Dieu lui ordonne. Mais ai-
mant Jésus-Christ comme son fils, se pourra-t-il
faire, mes Sœurs, qu'il le révère comme son Dieu ?
Sans doute , et il n'y auroit rien de plus difficile , si
W Luc. ii. 48.
12.6 II.* PANÉGYRIQUE
la sainte simplicité n'avoit rendu son esprit docile ,
pour ce'der sans peine aux ordres divins.
Voici, chrétiens, le dernier effort de la simpli-
cité du juste Joseph, dans la pureté de sa foi. Le
grand mystère de notre foi , c'est de croire un Dieu
dans la foiblesse. Mais afin de bien comprendre ,
mes Sœurs , combien est parfaite la foi de Joseph ,
il faut, s'il vous plaît, remarquer que la foiblesse
de Jésus-Christ peut être considérée en deux états ;
ou comme étant soutenue par quelque effet de puis-
sance, ou comme étant délaissée et abandonnée à
elle - même. Dans les dernières années de la vie
de notre Sauveur, quoique l'infirmité de sa chair
fût visible par ses souffrances, sa toute - puissance
divine ne l'étoit pas moins par ses miracles. Il est
vrai qu'il paroissoit homme ; mais cet homme disoit
des choses qu'aucun homme n'avoit jamais dites;
mais cet homme faisoit des choses qu'aucun homme
n'avoit jamais faites. Alors la foiblesse étant soute-
nue , je ne m'étonne pas que dans cet état Jésus ait
attiré des adorateurs , les marques de sa puissance
pouvant donner lieu de juger que l'infirmité étoit
volontaire ; et la foi n'étoit pas d'un si grand mérite.
Mais en l'état que l'a vu Joseph , j'ai quelque peine
à comprendre comment il a cru si fidèlement; parce
que jamais la foiblesse n'a paru plus abandonnée ,
non pas même , je le dis sans crainte, dans l'ignomi-
nie de la croix. Car c'étoit cette heure importante
pour laquelle il étoit venu : son Père l'avoit délaissé;
il étoit d'accord avec lui qu'il le délaisseroit en ce
jour : lui-même s'abandonnoit volontairement pour
être livré aux mains des bourreaux. Si durant ces
DE SAINT JOSEPH. 12^
jours d'abandonnement la puissance de ses ennemis
a été fort grande , ils ne doivent pas s'en glorifier;
parce que les ayant renversé d'abord par une seule
de ses paroles, il leur a bien fait connoître qu'il ne
leur ce'doit que par une foiblesse volontaire : Non
haberes poteslatem adversum me ullam , nisi tibi
datum esset desuper (0 : « Vous n'auriez aucun
» pouvoir sur moi, s'il ne vous étoit donné d'en-
» haut ». Mais en l'état dont je parle, et dans le-
quel le voit saint Joseph, la foiblesse est d'autant
plus grande, qu'elle semble en quelque sorte forcée.
Car enfin, mon divin Sauveur, quelle est en cette
rencontre la conduite de votre Père céleste ? Il veut
sauver les Mages qui vous sont venus adorer, et il
les fait échapper par une autre voie. Je ne l'invente
pas , chrétiens , je ne fais que suivre l'histoire sainte.
Il veut vous sauver vous-même, et il semble qu'il
ait peine à l'exécuter. Un ange vient du ciel éveil-
ler, pour ainsi dire, Joseph en sursaut , et lui dire
comme pressé par un péril imprévu : a Fuyez vite,
» partez cette nuit avec la Mère et l'enfant , et sau-
» vez-vous en Egypte (*») ». Fuyez : ô quelle parole !
Encore s'il avoit dit : Retirez-vous. Mais, fuyez pen-
dant la nuit : ô précaution de foiblesse ! Quoi donc :
le Dieu d'Israël ne se sauve qu'à la faveur des té-
nèbres ! Et qui le dit ? C'est un ange qui arrive sou-
dainement à Joseph , comme un messager effrayé :
« de sorte , dit un ancien (3) , qu'il semble que tout
» le ciel soit alarmé, et que la terreur s'y soit ré-
» pandue avant même de passer à la terre » : Ut
(0 Joan. xix. II. — (*) Matt. n. i3. — (3) S. Petr, Chrysol.
Serm. cit.
128 II.e PANÉGYRIQUE
'videatur cœlum timor anle tenuisse quàm terrain *
Mais voyons la suite de cette aventure. Joseph se
sauve en Egypte, et le même ange revient à lui :
« Retourne, dit-il (0, en Judée; car ceux-là sont
» morts , qui cherchoient l'ame de l'Enfant ». Et
quoi, s'ils étoient vivans, un Dieu ne seroit pas
en sûreté ? O foiblesse délaissée et abandonnée !
Voilà l'état du divin Jésus ; et en cet état saint Jo-
seph l'adore avec la même soumission que s'il avoit
vu ses plus grands miracles. Il reconnoît le mystère
de ce miraculeux délaissement ; il sait que la vertu
de la foi, c'est de soutenir l'espérance sans aucun
sujet d'espérance : In spem contra spem (2). Il s'a-
bandonne à Dieu en simplicité , et exécute , sans
s'enquérir, tout ce qu'il commande. En effet, l'o-
béissance est trop curieuse , qui examine les causes
du commandement : elle ne doit avoir des yeux
que pour considérer son devoir, et elle doit chérir
son aveuglement, qui la fait marcher en sûreté.
Mais cette obéissance de saint Joseph venoit de ce
qu'il croyoit en simplicité, et que son esprit ne chan-
celant pas entre la raison et la foi , suivoit avec une
intention droite les lumières qui venoient d'en-haut.
O foi vive, ô foi simple et droite , que le Sauveur a
raison de dire qu'il ne te trouvera plus sur la terre (3) !
Car, mes Frères , comment croyons-nous? Qui nous
donnera aujourd'hui de pénétrer au fond de nous-
mêmes , pour voir si ces actes de foi , que nous fai-
sons quelquefois, sont véritablement dans le cœur,
ou si ce n'est pas la coutume qui les y amène du
dehors.
(») Matt. ii. ao. — W Rom. iy. 18. — C3) Luc. xym. 8.
Que
DE SAINT JOSEPH* I2()
Que si nous ne pouvons pas lire dans nos cœurs ,
interrogeons nos œuvres, et connoissons notre peu
de foi. Une marque de sa foiblesse , c'est que nous
n'osons entreprendre de bâtir dessus ; nous n'osons
nous y confier , ni établir sur ce fondement l'espé-
rance de notre bonheur. Démentez-moi , Messieurs ,
si je ne dis pas la vérité. Lorsque nous flottons in-
certains entre la vie chrétienne et la vie du monde,
n'est-ce pas un doute secret qui nous dit dans le
fond du cœur : Mais cette immortalité que l'on nous
promet, est-ce une chose assurée; et n'est-ce pas
trop hasarder son repos, son bonheur, que de quit-
ter ce qu'on voit, pour suivre ce qu'on ne voit pas ?
Nous ne croyons donc pas en simplicité, nous ne
sommes pas chrétiens de bonne foi.
Mais je croirois , direz-vous , si je voyois un ange
comme saint Joseph. O homme, désabusez - vous :
Jonas a disputé contre Dieu, quoiqu'il fût instruit
de ses volontés par une vision manifeste; et Job a
été fidèle , quoiqu'il n'eût point encore été confirmé
par des apparitions extraordinaires. Ce ne sont pas
les voies extraordinaires qui font fléchir notre cœur,
mais la sainte simplicité, et la pureté d'intention
que produit la charité véritable, qui attache aisé-
ment notre esprit à Dieu , en le détachant des créa-
tures. C'est, mes Sœurs, ce détachement qui fera
notre seconde partie.
SECOND POINT.
Dieu , qui a établi son Evangile sur des contra-
riétés mystérieuses , ne se donne qu'à ceux qui se
contentent de lui, et se détachent des autres biens.
Bossuet. xvi. 9
l3o II. « PANÉGYRIQUE
Il faut qu'Abraham quitte sa maison et tous les atta-
chemensde la terre, avant que Dieu lui dise : Je suis
ton Dieu. Il faut abandonner tout ce qui se voit,
pour me'riter ce qui ne se voit pas , et nul ne peut
posséder ce grand tout , s'il n'est au monde comme
n'ayant rien : Tanquam nihil habentes (0. Si jamais
il y eut un homme à qui Dieu se soit donné de bon
cœur, c'est sans doute le juste Joseph, qui le tient
dans sa maison et entre ses mains, et à qui il est pré-
sent à toutes les heures beaucoup plus dans le cœur
que devant les yeux. Voilà un homme qui a trouvé
Dieu d'une façon bien particulière : aussi s'est- il
rendu digne d'un si grand trésor par un détache-
ment sans réserve , puisqu'il est détaché de ses
passions, détaché de son intérêt et de son propre
repos.
Deux sortes de passions ont accoutumé de nous
émouvoir, je veux dire les passions douces et les
passions violentes. Desquelles des deux , mes Sœurs ,
est-il plus difficile de se rendre maître? il n'est pas
aisé de le décider. J'ai appris du grand saint Tho-
mas que celles-là sont à craindre par la durée,
celles-ci par la promptitude et par l'impétuosité de
leur mouvement : celles-là nous flattent, celles-ci
nous poussent par force; celles-là nous gagnent,
celles - ci nous entraînent. Mais , quoique par des
voies différentes, les unes et les autres renversent
le sens, les unes et les autres engagent le cœur. O
pauvre cœur humain, de combien d'ennemis es -tu
la proie? de combien de tempêtes es-tu le jouet? de
combien d'illusions es-tu le théâtre ?
(») //. Cor. vi. i».
DE SAINT JOSEPH. l3l
Mais apprenons, chrétiens, par l'exemple de saint
Joseph , à vaincre ces douceurs qui nous charment,
et ces violences qui nous emportent. Voyez comme
il est détaché de ses passions ; puisqu'il a pu sur-
monter sans résistance, parmi les douces la plus
flatteuse , parmi les violentes la plus farouche ; je
veux dire l'amour et la jalousie. Son épouse est sa
sœur. Il n'est touché, si je le puis dire, que de la
virginité de Marie; mais il l'aime pour la conserver
en sa chaste épouse , et ensuite pour l'imprimer en
soi-même par une entière unité de cœur. La fidélité
de ce mariage consiste à se garder l'un à l'autre la
parfaite intégrité qu'ils se sont promise. Voilà les
promesses qui les assemblent, voilà le traité qui les
lie. Ce sont deux virginités qui s'unissent, pour se
conserver l'une l'autre éternellement par une chaste
correspondance de désirs pudiques ; et il me semble
que je vois deux astres, qui n'entrent ensemble en
conjonction qu'à cause que leurs lumières s'allient.
Tel est le nœud de ce mariage , d'autant plus ferme ,
dit saint Augustin (0, que les promesses qu'ils se
sont données doivent être plus inviolables, en cela
même qu'elles sont plus saintes.
Mais la jalousie, chrétiens, a pensé rompre le
sacré lien de cette amitié conjugale. Joseph , encore
ignorant des mystères dont sa chère -épouse étoit
rendue digne „ ne sait que penser de sa grossesse. Je
laisse aux peintres et aux poètes de représenter à
vos yeux les horreurs de la jalousie , le venin de ce
serpent , et les cent yeux de ce monstre : il me suffit
de vous dire que c'est une espèce de complication
(0 De nupt. et Concup. Ub. i,n. 12 ; tom. x, col. 286.
l3î II/ PANÉGYRIQUE
des passions les plus furieuses. C'est là qu'un amour
outragé pousse la douleur jusqu'au désespoir, et la
haine jusqu'à la furie; et c'est peut-être pour cette
raison que le Saint-Esprit nous a dit : Dura sicut
infernus œmulatio (0 ; « La jalousie est dure comme
» l'enfer » , parce qu'elle ramasse en effet les deux
choses les plus cruelles que l'enfer ait, la rage et le
désespoir. • -
Mais ce monstre si furieux ne peut rien contre le
juste Joseph. Car admirez sa modération envers sa
sainte et divine Epouse. Il sent le mal tel, qu'il ne
peut la défendre ; et il ne veut pas la condamner
tout-à-fait. Il prend un conseil tempéré. Réduit par
l'autorité de la loi à l'éloigner de sa compagnie , il
évite du moins de la diffamer, il demeure dans les
bornes de la justice; et bien loin d'exiger le châti-
ment, il lui épargne même la honte. Voilà une ré-
solution bien modérée : mais encore ne presse-t-il
pas l'exécution. Il veut attendre la nuit, cette sage
conseillère dans nos ennuis, dans nos promptitudes,
dans nos précipitations dangereuses. Et en effet ,
cette nuit lui découvrira le mystère, un ange vien-
dra éclaircir ses doutes; et j'ose dire, Messieurs,
que Dieu devoit ce secours au juste Joseph. Car,
puisque la raison humaine soutenue de la grâce
s'étoit élevée à son plus haut point , il falloit que le
ciel achevât le reste ; et celui-là étoit digne de savoir
la vérité , qui , sans l'avoir reconnue , n'avoit pas
laissé néanmoins de pratiquer la justice : Meritb
responsum subvenu mox divinum , oui humano dé-
ficiente consilio justitia non defecit (2).
(') Cant. vui. 6. . — 0») S. Pelr. Chrysol. Serm. clxxt.
DE SAINT JOSEPH. ID3
Certainement saint Jean-Chrysostôme a raison
d'admirer ici la philosophie de Joseph (0. C'étoit,
dit-il , un grand philosophe , parfaitement détaché*
de ses passions, puisque nous lui voyons surmonter
la plus tyrannique de toutes. Combien est maître de
ses mouvemens un homme, qui en cet état est ca-
pable de prendre conseil , et un conseil modéré ; et
qui , l'ayant pris si sage , peut encore en suspendre
l'exécution, et dormir, parmi ces pensées, d'un
sommeil tranquille ? Si son ame n'eût été calme ,
croyez que les lumières d'en-haut n'y seroient pas
sitôt descendues. Il est donc indubitable , mes
Frères, qu'il étoit bien détaché de ses passions, tant
de celles, qui charment par leur douceur, que de
celles qui entraînent par leur violence.
Plusieurs jugeront peut-être qu'étant si détaché
de ses passions , c'est un discours superflu de vous
dire qu'il l'est aussi de ses intérêts. Mais je ne sais
pas, chrétiens, si cette conséquence est bien assurée.
Car cet attachement à notre intérêt est plutôt un
vice qu'une passion; parce que les passions ont leur
cours, et consistent dans une certaine ardeur que
les emplois changent, que l'ame modère, que le
temps emporte, qui se consume enfin elle-même :
au lieu que l'attachement à l'intérêt s'enracine de
plus en plus par le temps ; parce que , dit saint
Thomas (2) , venant de foiblesse , il se fortifie tous
les jours à mesure que tout le reste se débilite et
s'épuise. Mais quoi qu'il en soit, chrétiens, il n'est
rien de plus dégagé de cet intérêt que l'ame du juste
(0 In Malt. Hom. iv, n.l\ 5 tom. vu , y. 5a. — (3) 3. 2. qucest. cxvm ,.
art. 1 , ad 3.
I 34- II.'rAWÉG TRIQUE
Joseph. Reprësentez-vous un pauvre artisan qui n'a
point d'héritage que ses mains, point de fonds que
sa boutique , point de ressource que son travail ;
qui donne d'une main ce qu'il vient de recevoir de
l'autre , et se voit tous les jours au bout de son
fonds; obligé néanmoins à de grands voyages, qui
lui ôtent toutes ses pratiques , ( car il faut parler de
la sorte du père de Jésus-Christ ) sans que l'ange
qu'on lui envoie lui dise jamais un mot de sa subsis-
tance. Il n'a pas eu. honte de souffrir ce que nous
avons honte de dire : humiliez-vous , ô grandeurs
humaines! Il va néanmoins, sans s'inquiéter, tou-
jours errant, toujours vagabond, seulement parce
qu'il est avec Jésus-Christ; trop heureux de le pos-
séder à ce prix. Il s'estime encore trop riche , et il
fait tous les jours de nouveaux efforts pour vider
son cœur, afin que Dieu y étende ses possessions et
y dilate son règne; abondant, parce qu'il n'a rien;
possédant tout, parce que tout lui manque; heu-
reux, tranquille, assuré, parce qu'il ne rencontre
ni repos, ni demeure, ni consistance.
C'est ici le dernier effet du détachement de Joseph,
et celui que nous devons remarquer avec une ré-
flexion plus sérieuse. Car notre vice le plus commun
et le plus opposé au christianisme, c'est une mal-
heureuse inclination de nous établir sur la terre ;
au lieu que nous devons toujours avancer, et ne
nous arrêter jamais nulle part. Saint Paul, dans la
divine Epître aux Hébreux, nous enseigne que Dieu
nous a bâti une cité; « Et c'est pour cela, dit-il,
» qu'il ne rougit pas de s'appeler notre Dieu » :
Ideo non confundilur Deus vocari Deus eorum :
DE SAINT JOSEPn. l35
paravit enim Mis civitatem (0. Et en effet, chré-
tiens, comme le nom de Dieu est un nom de Père,
ilauroit honte, avec raison, de s'appeler notre Dieu ,
s'il ne pourvoyoit à nos besoins. Il a donc songé, ce
bon Père, à pourvoir soigneusement ses enfans : il
leur a préparé une cité qui a des fondemens, dit
saint Paul , Fundamenta liabentem civitatem (2) ,
c'est-à-dire , qui est solide et inébranlable. S'il a
honte de n'y pas pourvoir, quelle honte de ne l'ac-
cepter pas ! Quelle injure faites-vous à votre patrie,
si vous vous trouvez bien dans l'exil? Quel mépris
faites-vous de Sion, si vous êtes à votre aise clans
Babyione ? Allez et marchez toujours , et n'ayez
jamais de demeure fixe. C'est ainsi qu'a vécu le juste
Joseph. À-t-il jamais goûté un moment de joie, de-
puis qu'il a eu Jésus-Christ en garde ? Cet enfant ne
laisse pas les siens en repos : il les inquiète toujours
dans ce qu'ils possèdent, et toujours il leur suscite
quelque nouveau trouble.
Il nous veut apprendre, mes Sœurs, que c'est un
conseil de la miséricorde de mêler de l'amertume
dans toutes nos joies. Car nous sommes des voya-
geurs , exposés pendant le voyage à l'intempérie de
l'air et à l'irrégularité des saisons. Parmi les fatigues
d'un si long voyage, l'ame, épuisée par le travail,
cherche quelque lieu pour se délasser. L'un met son
divertissement dans un emploi ; l'autre a sa conso-
lation dans sa femme , dans son mari , dans sa fa-
mille ; l'autre son espérance en son fils. Ainsi chacun
se partage , et cherche quelque appui sur la terre.
L'Evangile ne blâme pas ces affections : mais comme
M Hebr. xx. 16. — W Ibid. 10.
l36 II. e PANÉGYRIQUE
le cœur humain est précipité dans ses mouvemens,
et qu'il lui est difficile de modérer ses désirs, ce qui
lui étoit donné pour se relâcher , peu à peu il s'y
repose et enfin il s'y attache. Ce n'étoit qu'un bâton,
pour le soutenir pendant le travail du voyage, il s'en
fait un lit pour s'y endormir ; et il demeure , il s'ar-
rête, il ne se souvient plus de Sion. Universum stra-
tum ejus versasti in infîrmilate ejus{1) : Dieu lui
renverse ce lit où il s'endormoit parmi les félicités
temporelles ; et par une plaie salutaire, il fait sentir
à ce cœur combien ce repos étoit dangereux. Vivons
donc en ce monde comme détachés. Si nous y
sommes comme n'ayant rien , nous y serons en effet
comme possesseurs de tout : si nous nous détachons
des créatures, nous y gagnerons le Créateur; et il
ne nous restera plus que de nous cacher avec Joseph,
pour en jouir dans la retraite et la solitude ; c'est
notre dernière partie.
TROISIÈME POINT.
La justice chrétienne est une affaire particulière
de Dieu avec l'homme , et de l'homme avec Dieu ;
c'est un mystère entre eux deux, qu'on profane
quand on le divulgue, et qui ne peut être caché
avec trop de religion à ceux qui ne sont pas du
secret. C'est pourquoi le Fils de Dieu nous ordonne,
lorsque nous avons dessein de prier, et le même doit
s'entendre de toutes les vertus chrétiennes, il nous
ordonne, dis-je, de nous retirer en particulier, et
de fermer la porte sur nous (2). « Fermez, dit-il, la
a porte sur vous , et célébrez votre mystère avec t
(») Psal. xl. 4. — W Mail. y\. 6.
DE SAINT JOSEPH. l3^
» Dieu tout seul , sans y admettre personne que
» ceux qu'il lui plaira d'appeler » : *So/o pectorîs
conte.ntus arcano orationem tuam fac esse mjste-
rium (0. Ainsi la vie chrétienne doit être une vie
cachée , et le chrétien véritable doit désirer ardem-
ment de demeurer couvert sous l'aile de Dieu, sans
avoir d'autre spectateur.
Mais ici toute la nature réclame , et ne peut souf-
frir cette obscurité, dont voici la raison , si je ne me
trompe : c'est que la nature répugne à la mort ; et
vivre caché et inconnu, c'est être comme mort dans
l'esprit des hommes. Car, comme la vie est dans
l'action , celui qui cesse d'agir semble avoir aussi
cessé de vivre. Or , mes Sœurs , les hommes du
monde, accoutumés au tumulte et aux empresse-
mens , ne savent pas ce que c'est qu'une action pai-
sible et intérieure , et ils croient qu'ils n'agissent
pas s'ils ne s'agitent , et qu'ils ne se remuent pas s'ils
ne font du bruit; de sorte qu'ils considèrent la re-
traite et l'obscurité comme une extinction de la vie :
au contraire , ils mettent tellement la vie dans cet
éclat du monde, et dans ce bruit tumultueux, qu'ils
osent bien se persuader qu'ils ne seront pas tout-à-
fait morts , tant que leur nom fera du bruit sur la
terre. C'est pourquoi la réputation leur paroît
comme une seconde vie : ils comptent pour beau-
coup de survivre dans la mémoire des hommes ; et
peu s'en faut qu'ils ne croient qu'ils sortiront en
secret de leurs tombeaux pour entendre ce qu'on
dira d'eux : tant ils sont persuadés que vivre, c'est
(0 S. Chrjsost. in Malt. Hom. xix , n. 3; lom. vu, pag. 3^8.
l38 II. e PANÉGYRIQUE
faire du bruit, et remuer encore les choses humaines,
parce qu'ils mettent la vie dans le bruit. Voilà l'é-
ternité que promet le siècle, éternité par les titres,
immortalité par la renommée : Qualem potest prœs-
tare sœculum de titulis œternilatem , de fama im-
mortalitatem (i). Vaine et fragile immortalité, mais
dont ces anciens conquérans faisoient tant d'état.
C'est cette fausse imagination qui fait que l'obscurité
semble une mort aux amateurs du monde , et même,
si je l'ose dire, quelque chose de plus dur que la
mort; puisque, selon leur opinion, vivre caché et
inconnu , c'est s'ensevelir tout vivant, et s'enterrer,
pour ainsi dire , au milieu du monde.
Notre Seigneur Jésus- Christ étant venu pour
mourir et s'immoler, il a voulu mourir et s'immoler
pour nous en toutes manières : de sorte qu'il ne s'est
point contenté, mes Sœurs, de mourir de la mort
naturelle , ni de la mort la plus cruelle et la plus
violente ; mais il a encore voulu y ajouter la mort
civile et politique. Et comme cette mort civile vient
par deux moyens , ou par l'infamie , ou par l'oubli ,
il a voulu subir l'une et l'autre. Victime pour l'or-
gueil humain, il a voulu se sacrifier par tous les
genres d'humiliations; et il a donné à cette mort
d'oubli les trente premières années de sa vie. Pour
mourir avec Jésus - Christ , il nous faut mourir de
cette mort , afin de pouvoir dire avec saint Paul :
Mihi mundus crucijlxus est , et ego mundo (2) : « Le
» monde est crucifié pour moi, et je suis crucifie
» pour le monde ».
(*) Tertul. Scorp. n.6. — (») Galvi. i\.
DE SAINT JOSEPH. 1 39
Le grand pape saint Grégoire donne à ce passage
de l'apôtre une belle interprétation : Le monde ,
dit-il (0, est mort pour nous, quand nous le quit-
tons; mais, ajoute-t-il, ce n'est pas assez : il faut,
pour arriver à la perfection , que nous soyons morts
pour lui et qu'il nous quitte; c'est-à-dire, que nous
devons nous mettre en tel état que nous ne plaisions
plus au monde, qu'il nous tienne pour morts, et
qu'il ne nous compte plus pour être de ses parties
et de ses intrigues, ni même de ses entretiens et de
ses discours. C'est la haute perfection du christia-
nisme , c'est là que l'on trouve la vie; parce que l'on
apprend à jouir de Dieu, qui n'habite pas dans le
tourbillon ni dans le tumulte du siècle, mais dans
la paix de la solitude et de la retraite.
Ainsi étoit mort le juste Joseph : enseveli avec
Jésus-Christ et la divine Marie, il ne s'ennuyoit pas
de cette mort, qui le faisoit vivre avec le Sauveur.
Au contraire , il ne craint rien tant , que le bruit
et la vie du siècle viennent troubler ou interrompre
ce repos caché et intérieur. Mystère admirable, mes
Sœurs : Joseph a dans sa maison de quoi attirer les
yeux de toute la terre, et le monde ne le connoît
pas : il possède un Dieu-homme , et il n'en dit mot :
il est témoin d'un si grand mystère, et il le goûte
en secret sans le divulguer. Les mages et les pas-
teurs viennent adorer Jésus-Christ, Siméon et Anne
publient ses grandeurs : nul autre ne pouvoit ren-
dre meilleur témoignage du mystère de Jésus-Christ ,
que celui qui en étoit le dépositaire , qui savoit le
i1) Mor. in Job, lib. v, cap. iiij tom. J, col. i^o.
I4O IL* PANÉGYRIQUE
miracle de sa naissance , que l'ange avoit si bien ins-
truit de sa dignité et du sujet de son envoi. Quel
père ne parleroit pas d'un fils si aimable ! Et ce-
pendant l'ardeur de tant d'ames saintes qui s'épan-
chent devant lui avec tant de zèle, pour célébrer
les louanges de Jésus-Christ , n'est pas capable d'ou-
vrir sa bouche pour leur découvrir le secret de Dieu
qui lui a été confié. Erant mirantes , dit l'Evangé-
liste (*) : ils paroissoient étonnés, il sembloit qu'ils
ne savoient rien : ils écoutoient parler tous les au-
tres, et ils gardoient le silence avec tant de religion,
qu'on dit encore dans leur ville , au bout de trente
ans : N'est-ce pas le fils, de Joseph (2) ? sans qu'on
ait rien appris durant tant d'années du mystère de
sa conception virginale. C'est qu'ils savoient l'un et
l'autre, que pour jouir de Dieu en vérité , il falloit
se faire une solitude ; qu'il falloit rappeler en soi-
même tant de désirs qui errent deçà et delà , et tant
de pensées qui s'égarent ; qu'il falloit se retirer avec
Dieu , et se contenter de sa vue.
Mais, chrétiens, où trouverons-nous ces hommes
spirituels et intérieurs dans un siècle qui donne tout
à l'éclat ? Quand je considère les hommes , leurs em-
plois , leurs occupations , leurs empressemens , je
trouve tous les jours plus véritable ce qu'a dit saint
Jean-Chrysostôme (3), que si nous rentrons en nous-
mêmes, nous trouverons que nos actions se font
toutes par des vues humaines. Car, pour ne point
parler en ce lieu de ces âmes prostituées, qui ne
(») Luc. H. 33. — (») Jçan. vi. 4a- —^) In Malt Hom. xix, n. i j
tom. vu, p. 244.
DE SAINT JOSEPH. 1 4 I
tâchent que de plaire au monde, combien pour-
rons-nous en trouver qui ne se détournent pas de
la droite voie , s'ils rencontrent en leur chemin les
puissances ; qui ne se relâchent du moins , s'ils ne
se ralentissent pas tout-à-fait ; qui ne tâchent de se
ménager entre la justice et la faveur , entre le de-
voir et la complaisance ? Combien en trouverons-
nous à qui le préjugé des opinions, la tyrannie de
la coutume, la crainte de choquer le monde, ne
fassent pas chercher du moins des tempéramens
pour accorder Jésus -Christ avec Bélial, et l'Evan-
gile avec le siècle ? Que s'il y en a quelques-uns
en qui les égards humains n'étouffent ni ne res-
serrent les sentimens de la vertu, y en aura-t-il
quelqu'un qui ne se lasse pas d'attendre sa cou-
ronne en l'autre vie, et qui ne veuille pas en tirer
toujours quelque fruit par avance , dans les louanges
des hommes? C'est la peste de la vertu chrétienne.
Et comme j'ai l'honneur de parler en présence d'une
grande reine, qui écoute tous les jours les justes ap-
plaudissemens de ses peuples , il me sera permis d'ap-
puyer un peu sur cette morale.
La vertu est comme une plante qui peut mourir
en deux sortes; quand on l'arrache, ou quand on
la dessèche. Il viendra un ravage d'eaux qui la déra-
cinera et la portera par terre; ou bien, sans y em-
ployer tant de violence , il arrivera quelque intem-
périe qui la fera sécher sur son tronc : elle paroîtra
encore vivante, mais elle aura cependant la mort
dans le sein. Il en est de même de la vertu. Vous
aimez l'équité et la justice : quelque grand intérêt
I/f2 II. * PANÉGYRIQUE
se présente à vous, ou quelque passion' violente qui
pousse impe'tueusement dans votre cœur cet amour
que vous avez pour la justice : s'il se laisse emporter
à cette tempête , ce sera un ravage d'eaux qui déra-
cinera la justice. Vous soupirez quelque temps sur
l'affoiblissement que vous éprouvez ; mais enfin vous
laissez arracher cet amour de votre cœur. Tout le
monde est étonné de voir que vous avez perdu la
justice, que vous cultiviez avec tant de soin.
Mais quand vous aurez résisté à ces efforts violens ,
ne prétendez pas pour cela de l'avoir sauvée , si vous
ne la gardez d'un autre péril ; j'entends celui des
louanges. Le vice contraire la déracine , l'amour
des louanges la dessèche. Il semble qu'elle se tienne
en état; elle paroît se bien soutenir; et elle trompe ,
en quelque sorte, les yeux des hommes. Mais la ra-
cine est séchée, elle ne tire plus de nourriture , elle
n'est plus bonne que pour le feu. C'est cette herbe
des toits dont parle David , qui se sèche d'elle-même
avant qu'on l'arrache : Quod priusquam evellatur
exaruit (0. Qu'il seroit à désirer, chrétiens, qu'elle
ne fût pas née dans un lieu si haut , et qu'elle durât
plus long -temps dans quelque vallée déserte ! Qu'il
seroit à désirer , pour cette vertu , qu'elle ne fût
pas exposée dans une place si éminente , et qu'elle
se nourrît dans quelque coin par l'humilité chré-
tienne !
Que si c'est une nécessité qu'il faille mener une
vie publique, et entendre les louanges des hommes,
voici ce qu'il faut penser. Quand ce que l'on dit
(") Ps. cxxvm. 6.
DE SAINT JOSEPH. I/J.3
n'est pas au dedans, craignons un plus grand juge-
ment. Si les louanges sont véritables , craignons
de perdre notre récompense. Pour éviter ce der-
nier malheur , Madame , voici un sage conseil que
vous donne un grand pape; c'est saint Grégoire le
Grand (0, il mérite que Votre Majesté lui donne
audience. Ne cachez jamais la vertu comme une
chose dont vous ayez honte : il faut qu'elle luise
devant les hommes, afin qu'ils glorifient le Père cé-
leste (5). Elle doit luire principalement dans la per-
sonne des souverains; afin que les mœurs dépravées
soient non - seulement réprimées par l'autorité de
leurs lois, mais encore confondues par la lumière de
leurs exemples. Mais pour dérober quelque chose
aux hommes, je propose à Votre Majesté un artifice
innocent. Outre les vertus qui doivent l'exemple ,
« mettez toujours quelque chose dans l'intérieur
» que le monde ne connoisse pas » ; faites-vous un
trésor caché, que vous réserviez pour les yeux de
Dieu; ou, comme dit Tertullieh : Mentire aliquid
ex his quœ intus sunt , ut soli Deo exhibeas verita-
tem (3).
Madame,
Ce sera de là que sortira votre grande gloire. Jo-
seph a mérité les plus grands honneurs , parce qu'il
n'a jamais été touché de l'honneur : l'Eglise n'a rien
de plus illustre, parce qu'elle n'a rien de plus caché.
(•) Greg. Mag, Moral. lib. xxu, cap. vm ; tom. I, col. 707. —
W Matth. v. 16. — C3) De Vlrg. veU n. 16.
ï44 u-e PANÉGYRIQUE DE SAINT JOSEPH.
Je rends grâces au Roi d'avoir voulu honorer sa sainte
mémoire avec une nouvelle solennité. Fasse le Dieu
tout -puissant que toujours il révère ainsi la vertu
cachée ; mais qu'il ne se contente pas de l'honorer
dans le ciel, qu'il la chérisse aussi sur la terre; qu'à
l'exemple des rois pieux , il aille quelquefois la forcer
dans sa retraite; et qu'il puisse bien entendre cette
vérité, que la vertu qui s'empresse avec plus d'ar-
deur à paroître au grand jour que fait sa présence,
n'est pas toujours le plus à l'épreuve. Si Votre
Majesté, Madame, lui inspire ces sages pensées,
elle aura pour sa récompense la félicité éternelle,
que, etc. Amen.
PANÉGYRIQUE
PANÉGYRIQUE DE SAINT BENOIT. l45
PANEGYRIQUE
SAINT BENOIT.
Trois états et comme trois lieux où nous avons coutume de nous
arrêter dans le voyage de cette vie , et qui nous empêchent d'arriver
à notre patrie. Saint Benoît attentif, dès sa jeunesse, à écouter la
voix qui lui crioit de sortir des sens. Sa vie admirable dans le désert.
Que devons-nous faire , à son imitation , lorsque le plaisir des sens
commence à se réveiller en nous. Fin et avantages de la loi de l'o-
béissance prescrite par saint Benoît : de quelle manière ce saint l'a
pratiquée. Obligation du chrétien de toujours avancer. Attention
qu'a eue.saint Benoît, de tenir sans cesse ses disciples en haleine.
Motif qui doivent porter, même les plus parfaits , à opérer leur salut
avec crainte et tremblement.
Egredere. Sors. Gen. xn. i.
Le croirez - vous , mes Frères, si je vous le dis,
que toute la doctrine de l'Evangile , toute la disci-
pline chrétienne, toute la perfection de la vie mo-
nastique est entièrement renfermée dans cette seule
parole : Egredere; Sors. La vie du chrétien est un
long et infini voyage, durant le cours duquel , quel-
que plaisir qui nous flatte , quelque compagnie qui
nous amuse, quelque ennui qui nous prenne, quel-
que fatigue qui nous accable ; aussitôt que nous com-
Bossuet. xvi. 10
I 46 PANÉGYRIQUE
mençons de nous reposer, une voix divine s'élève
d'en-haut qui nous dit sans cesse et sans relâche:
Egredere , Sors -, et nous ordonne de marcher plus
outre. Telle est la vie chrétienne, et telle est par
conséquent la vie monastique. Car qu'est-ce qu'un
moine véritable et un moine digne de ce nom, sinon
un parfait chrétien? Faisons donc voir aujourd'hui,
dans le Père et le Législateur, le modèle de tous les
moines, la pratique exacte de ce beau précepte ,
après avoir imploré le secours d'en-haut , etc.
Dans ce grand et infini voyage, où nous devons
marcher sans repos , et nous avancer sans relâche ;
je remarque trois états et comme trois lieux , où.
nous avons coutume de nous arrêter. Ou bien nous
nous arrêtons dans le plaisir des sens, ou bien dans
la satisfaction de notre esprit propre, et dans l'exer-
cice de notre liberté, ou bien enfin dans la vue de
noire perfection. Voilà comme trois pays étrangers
dans lesquels nous nous arrêtons, et ensuite nous
n'arrivons pas en notre patrie.
Maïs pour aller à la source, et rendre la raison
profonde de ces trois divers égaremens , considérons
tous les pas , et remarquons les divers progrès que
fait l'ame durant ce voyage. Ou nous nous arrê-
tons au-dessous de nous, ou nous nous arrêtons en
nous-mêmes, ou nous nous arrêtons au-dessus de
nous. Lorsque nous nous attachons au plaisir des
sens, nous nous arrêtons au-dessous de nous; c'est
le premier attrait de l'ame, encore ignorante, lors-
qu'elle commence son voyage. Elle trouve premiè-
rement en son chemin cette basse région; elle y voit
DE SAINT BENOIT. \^n
des fleuves qui coulent, des fleurs qui se flétrissent
du matin au soir ; tout y passe dans une grande in-
constance. Mais dans ces fleuves qui s'écoulent, elle
trouve de quoi rafraîchir sa soif; elle promène ses
désirs errans dans cette variété d'objets ; et quoi-
qu'elle perde toujours ce qu'elle possède, son espé-
rance flatteuse ne cesse de l'enchanter de telle sorte,
qu'elle se plaît dans cette basse région. Egredere ;
Sors: songe que tu es faite à l'image de Dieu; rap-
pelle ce qu'il y a en toi de divin et d'immortel : veux-
tu être toujours captive des choses inférieures ? Que
si elle obéit à cette voix, en sortant de ce pays, elle
se trouve comme dans un autre , qui n'est pas moins
dangereux pour elle ; c'est la satisfaction de son es-
prit propre. Nuls attraits que ses désirs , nulle règle
que ses humeurs, nulle conduite que ses volontés.
Elle n'est plus au - dessous d'elle ; elle commence à
s'arrêter en elle-même : la voilà dans des objets et
dans des attaches , qui sont plus convenables à sa
dignité; et toutefois l'oracle la presse, et lui dit en-
core : Egredere; Sors. Ame, ne sens-tu pas, par je
ne sais quoi de pressant qui te pousse au-dessus de
toi, que tu n'es pas faije pour toi-même? Un bien
infini t'appelle ; Dieu même te tend les bras : sors
donc de cette seconde région , c'est-à-dire, de la sa-
tisfaction de ton esprit propre.
Ainsi , mes Frères , elle arrivera à ce qu'il y a de
plus relevé et de plus sublime , et commencera de
s'unir à Dieu. Et alors ne lui sera - t-il pas permis
de se reposer? Non ; il n'y a rien de plus dangereux :
car c'est là qu'une secrète complaisance fait qu'on
s'endort dans la vue de sa propre perfection. Tout
l48 PANÉGYRIQUE
est calme, tout est soumis; toutes les passions sont
vaincues , toutes les humeurs domptées ; l'esprit
même , avec sa fierté et son audace naturelle , abattu
et mortifié : il est temps de se reposer. Non , non ;
JEgredere; Sors. Il nous est tellement ordonné de
cheminer sans relâche, qu'il ne nous est pas même
permis de nous arrêter en Dieu : car quoiqu'il n'y
ait rien au-dessus de lui à prétendre, il y a tous
les jours à faire en lui de nouveaux progrès, et il
découvre , pour ainsi dire, tous les jours à notre ar-
deur de nouvelles infinités. Ainsi nous renfermer
dans certaines bornes, c'est entreprendre de resser-
rer l'immensité de sa nature.
Allez donc, sans vous arrêter jamais ; perdez la
vue de toute la perfection que vous pouvez avoir
acquise ; marchez de vertus en vertus , si vous vou-
lez être dignes de voir le Dieu des dieux en Sion.
Telle est la vie chrétienne ; telle est l'institution
monastique , conformément à laquelle nous regar-
derons saint Benoît dans une continuelle sortie de
lui-même, pour se perdre saintement en Dieu. Nous
le verrons premièrement sortir des plaisirs des sens ,
par la mortification et la pénitence : secondement ,
de la satisfaction de l'esprit , par l'amour de la dis-
cipline et de la régularité monastique : enfin sortir
de la vue de sa propre perfection, par une parfaite
humilité , et un ardent désir de croître ; c'est le su-
jet de ce discours.
PREMIER POINT.
Nous lisons de l'enfant prodigue, qu'en sortant
de la maison paternelle, il fut en une région fort
DE SAIWT BENOIT. I^CV
éloignée; In regionem longinquam (0. C'est l'image
des égaremens de notre ame , qui s'étant retirée de
Dieu , ô qu'il est vrai qu'elle s'est perdue dans une
région bien éloignée , jusqu'à être captive des sens.
Voyez à quelle hauteur elle devoit être élevée.
« L'homme avoit été fait pour être spirituel, même
» dans la chair » : Qui futurus fuerat etiam carne
spivitualis {?). Oui, créature chère, homme que Dieu
a fait à sa ressemblance, tu devois être spirituel y
même dans le corps; parce que ce corps, que Dieu
t'a donné, devoit être régi par l'esprit; et qui ne
sait que celui qui est régi, participe en quelque
sorte à la qualité du principe , qui le meut et qui
le gouverne, par l'impression qu'il en reçoit? Voilà
[ l'heureuse condition ] où l'ame étoit établie.
Mais, ô changement déplorable; la chair a pris
le régime , et l'ame est devenue tonte corporelle :
Fieret etiam mente carnalis (3). Car qui ne voit par
expérience que la raison , ministre des sens , et ap-
pliquée toute entière à les servir, emploie toute son
industrie à raffiner leur goût, à irriter leur appétit,
à leur assaisonner leurs objets; et ne se peut dé-
prendre elle-même de ces pensées sensuelles ? Voilà
l'extrémité; voilà l'exil où Tarne a été reléguée.
Peut -on rien imaginer de plus déplorable? Etre-
dégradée au point de servir à celui à qui Ton devoit
commander avec un empire souverain, quoi de plus
honteux ! Mais une ame faite à l'image de son Dieu ,
si noble qu'elle ne peut prétendre à rien moins qu'à
la possession de son auteur, s'avilir jusqu'à se ré-
(») Luc. xv. i3. — W S. Aug. de Civ. Dei, llh. xiy, cap. xv j
tom. vu, col. y}6. — C3) Ibid.
ÏOO PANÉGYRIQUE
duire dans la dépendance des sens, [pour y trou-
ver son bonheur et sa perfection , quel affreux
esclavage! qui peut concevoir l'extrémité de sa
misère ? ]
Egredere j, egredere : Sors, sors d'une si infâme
servitude et d'un bannissement si honteux : retire-
toi de ces plaisirs trompeurs qui ne tendent qu'à
t'énerver : Caveatur deleclalîo j cui mentent ener-
uandam non oportet dari (0. C'est pour Dieu que tu
dois conserver toute ta force ; c'est vers lui que tu
dois tourner toute l'activité de tes désirs , tout l'em-
pressement de ton amour, et ne pas te répandre
dans de vaines délices , qui ne sont propres qu'à t'é-
puiser : Forlitudinem suam ad te custodiant _, nec
eam spargant in deliciosas lassitudines (2).
Saint Benoît a écouté cette voix à Rome, parmi
la jeunesse licencieuse. Aussitôt qu'il fut arrivé à
cet âge ardent , où je ne sais quoi commence à se
remuer dans le cœur, que la contagion des mauvais
exemples et sa propre inquiétude précipitent à toute
sorte d'excès; aussitôt il se sentit obligé à prêter
l'oreille attentive à celui qui lui disoit ; Egredere ;
Sors. J'aurois besoin d'emprunter ici les couleurs
de la poésie , pour vous représenter vivement cette
affreuse solitude, ce désert horrible et effroyable
dans lequel il se retira. Un silence affreux et ter-
rible, qui n'étoit interrompu que par les cris des
bêtes sauvages ; et comme si ce désert épouvantable
n'eût pas été suffisant pour sa retraite , au milieu de
ces vallons inhabités et de ces roches escarpées , il
(05. Aug. Confess. I. x jC.xxxm; M, col. 187. — (») Ib. cxxxiv,
col. 189.
DE SAINT BENOIT. l5t
se choisit encore un trou profond , dont les bêtes
mêmes n'auroient pu qu'à peine faire leur tanière.
C'est là que se cache se saint jeune homme, ou
plutôt, c'est là qu'il s'enterre tout vivant, pour y
faire mourir tous les sens, jusqu'aux affections les
plus naturelles.
Sa vie, [toute céleste, 1 élève déjà à la condition
des anges: uniquement occupé de la prière, et de
la méditation des vérités éternelles, il oublie pres-
que qu'il a un corps , et semble avoir perdu le
sentiment de ses besoins. ] Le religieux romain le
nourrit du reste de son jeûne (*). [Ce digne confident
se dérobe à lui-même, pour sustenter son ami,
une partie de l'étroit nécessaire où le réduit son
abstinence. ] Ah ! dans les superfluités et dans l'a-
bondance, nous ne trouvons rien pour les pauvres;
et celui-ci dans sa pauvreté , après que la pénitence
avoit soigneusement retranché tout ce qu'elle pou-
voit , ne laisse pas de trouver encore de quoi nour-
rir saint Benoît ; et tous deux vivent ensemble , non
tant d'un même repas que d'un même jeûne.
C'est, mes Pères, dans cette retraite, et parmi
ces austérités, qu'il méditoit ces belles règles de
sobriété qu'il vous a données: premièrement, d'ôter
à la nature tout le superflu : secondement, pour
s'empêcher de prendre du goût en prenant, le néces-
saire , rappeler l'esprit au dedans par la lecture et
la méditation; « en sorte qu'on paroisse moins sortir
» d'un repas, que d'un exercice spirituel » : Ut non
(*) Bossuet cite ici, et plus bas encore, un autre sermon de saint
Benoît, auquel il renvoie, et que nous ri avons pu retrouver. (Edit.
de Défont. )
1 5 2 PANÉGYRIQUE
tam cœnam cœnentj quant disciplinant (*) : troisième-
ment , d'être sans inquiétude à l'égard de ce néces-
saire ; ne donner pas cet appui aux sens , que l'ali-
ment nécessaire leur est assuré : [ en un mot n'avoir]
aucune prévoyance humaine, s'abandonner entiè-
rement à la Providence, ne pas plus craindre la faim
que les autres maux, donner aux pauvres tout ce
qui reste.
Mais voyons néanmoins encore comment il sor-
tira de l'amour de ces infâmes plaisirs, dont les ar-
deurs insensées nous poussent à des excès si horribles.
Saint Grégoire de Nysse a remarqué que l'apôtre
parle différemment de cette passion et des autres,
Il veut qu'on fasse tête contre tous les vices , et il
n'y a que celui-ci contre lequel il ordonne de s'as-
surer parla fuite. State succincti lumbos vestros (2);
demeurez , mettez- vous en défense, faites ferme.
Mais parlant du vice d'impureté, toute l'espérance
est dans la fuite; et c'est pourquoi il a dit : Fugite
fornicationem (3). Militare prœceplum , dit saint
Grégoire de Nysse (4) : tout le précepte de la milice
dans cette guerre , c'est de savoir fuir ; parce que
tous les traits donnent dans les yeux, et par les yeux
dans le cœur ; si bien que le salut est d'éviter la ren-
contre, et de détourner les regards.
Quel autre avoit pratiqué avec plus de force cette
noble et généreuse fuite que notre saint? Mais, ô
foiblesse de notre nature, qui trouve toujours en
elle-même le principe de sa perte ! Le feu infernal
le poursuit jusque dans cette grotte affreuse : déjà
(') Tert. Apolog. n. 3g. — (>) Ephes. vi. !<{, — (3) /. Cor. vi. 18.
— (4) Orat. defng. fornic. tom. u, pu g. 1 29.
DE SAIMT liEMOrr. I 53
elle lui paroît insupportable ; de'jà il regarde le
monde d'un œil plus riant. [Près de succomber, il
a recours à un remède inoui, pour émousser l'aiguil-
lon de la chair, et amortir ce feu impur dont il se sent
embrasé. Animé d'un saint transport, il se jette dans
un amas d'épines;] et convertit, par cette généreuse
violence, les attraits de la volupté en une douleur
vive , mais salutaire : Koluptatem traxit in doloremi1)*
Le sentiment de la volupté avoit éveillé tous les sens,
pour les appeler à la participation de ses douceurs
pernicieuses; et, pour détourner le cours de ces
ardeurs sensuelles, il excite le sentiment de la dou-
leur, qui éveille tous les sens d'une autre manière,
pour les noyer dans l'amertume : Voluplatem traxit
in dolorem : « Il tira en douleur tout le sentiment de
a la volupté». C'est à quoi il employa ces épines:
elles rappelèrent en son souvenir, et l'ancienne ma-
lédiction de notre nature , et les supplices que le
Sauveur a soufferts pour nos voluptés infâmes.
C'est ce que doit faire en nous le plaisir des sens :
aussitôt qu'il commence à se réveiller, cette dou-
ceur trompeuse, dont il nous séduit, nous doit rap-
peler la mémoire de ce trouble, de cette alarme,
de cette amertume , où ces excès ont plongé la sainte
ame de notre Sauveur. Ne croyons pas que ce com-
bat nous soit inutile ; au contraire , la victoire nous
est assurée. Saint Benoît, par ce seul effort, a vaincu
pour jamais la concupiscence : « il n'aura plus que
» de légers combats à soutenir ; non que sa vertu se
» soit affoiblie; mais parce que ses ennemis sont
» terrassés, et que le nombre en est diminué » :
(0 S. Gregor. Mag. Dialog. lib. II, cap. 11; loin, il, col. 21 3.
lT)4 PANÉGYRIQUE
Exercet minora ccrlamina , non virtutum diminu-
tione , sed hostium (0. (*) Sortez donc du plaisir des
sens; mais prenez garde, mes Frères, qu'en sortant
de cet embarras, pour aller à Dieu librement, vous
ne vous arrêtiez pas en chemin , et ne soyez pas
retenus par la satisfaction de l'esprit.
SECOND POINT.
Saint Augustin nous apprend (2) que dans cette
grande chute de notre nature , l'homme , en se sé-
parant de Dieu, tomba premièrement sur soi-même.
Il n'en est pas demeuré là, à la vérité; et s'étant
brisé par l'effort d'une telle chute , ses désirs , qui
étoient réunis en Dieu, mis en plusieurs pièces par
cette rupture, furent partagés deçà et delà, et tom-
bèrent impétueusement dans les choses inférieures.
Mais ils' ne furent pas précipités tout-à-coup à ce
bas étage ; et notre esprit , détaché de Dieu , de-
meura premièrement arrêté en lui - même par la
complaisance à ses volontés , et l'amour de sa liberté
déréglée.
En effet, cet amour de la liberté est la source du
premier crime. Un saint pape nous apprend, que
« l'homme a été déçu par sa liberté » : Sud in œter-
num libertate deceplus (3). Il a été trompé par sa
liberté, parce qu'il en a voulu faire une indépen-
(*) S. siugust. cont. Julian. lib. vi, cap. xvm, n. 5G; tom. x, col.
6()/\. — M De Civ. Dei, lib. xiv , cap. iïft'j tom. vu, col. 364- — •
(3) Innocent, i, Epist. xxiv, ad Conc. Carth. Lab. tom. h, col. ia85.
(.*) Le prédicateur nous renvoie au troisième point d'un panégy-
rique de saint Thomas crAquin , que nous n'avons encore pu dé-
couvrir. ( Edit. de Défovis. )
*DE SAINT BENOIT. I->*>
dance : il a été trompé par sa liberté , parce qu il
l'a élevée jusqu'à l'audace de la rébellion : il a été
trompé par sa liberté, parce qu'il a voulu goûter la
fausse douceur de faire ce que nous voulons, au pré-
judice de ce que Dieu veut. Tel est le péché du pre-
mier homme , qui , ayant passé à ses descendans ,
tel qu'il a été dans sa source, a imprimé, au fond
de nos cœurs, une liberté indomptée et un amour
d'indépendance.
Nous nous relevons de notre chute avec le même
progrès par lequel nous sommes tombés. Comme
donc , en no$ retirant de Dieu , nous nous sommes
arrêtés en nous-mêmes, avant que de nous engager
tout-à-fait dans les choses inférieures; ainsi, sortant
de ce bas étage, nous avons beaucoup à craindre de
nous arrêter encore à nous-mêmes, plutôt que de
nous réunir tout-à-fait à Dieu. C'est à quoi s'est op-
posé le grand saint Benoît, lorsqu'il vous a obligés
si exactement à la loi de l'obéissance (0. [Il la fonde
sur les motifs les plus pressans; la nécessité de se
quitter soi-même et de renoncer à sa volonté propre,
pour parvenir, en s'élevant au-dessus de ses désirs
et de ses cupidités, à se fixer pleinement en Dieu.
Et comme il suffit de se réserver une partie de son
propre esprit , pour le recouvrer tout entier et s'y
arrêter; aussi le saint législateur veut-il que l'obéis-
sance, qu'il prescrit, soit prompte, parfaite et sans
bornes. Il va jusqu'à exiger qu'on ] laisse tous les
ouvrages imparfaits; afin que l'ouvrage de l'obéis-
sance soit parfaitement accompli. C'est une image
de la souveraineté de Dieu , [ qui demande que nous
(') JRcgul. cap. y.
l56 PANÉGYRIQUE
quittions tout , au moindre signe de sa volonté ,
pour] honorer la dépendance souveraine où sa gran-
deur et sa majesté tiennent toutes choses. Rien donc
de plus exact, que la manière dont la règle de saint
Benoît décrit l'obéissance ; et rien de plus propre
que cette juste dépendance, pour dompter, par la
discipline , cette liberté indomptable.
[ Pratiquez donc , mes Pères , avec joie , une obéis-
sance si salutaire et si glorieuse.] Les mondains cou-
rent à la servitude par la liberté: vous, au contraire,
vous parvenez à la liberté par la dépendance. [Car,
hélas! plus nous suivons nos désirs «ftréglés, plus
nous devenons captifs ; plus nous nous conduisons
par notre volonté propre, moins nous faisons ce que
nous voulons.] « Je suis, dit saint Augustin, qui l'a-
» voit bien éprouvé, je suis parvenu où je ne vou-
» lois pas, en obéissant à ma volonté » : Volens qub
nollem perveneram(}) . Voulez-vous que vos passions
soient invincibles? Qui de nous n'espère pas de les
vaincre un jour? Mais en les autorisant par notre
liberté indocile , nous les mettons en état de ne pou-
voir plus être réprimées. Vous suivez vos inclina-
tions , vous faites ce que vous voulez ; vous ne pouvez
plus en être le maître , vous voilà où vous ne voulez
pas : vous vous engagez à cet amour, vous allez où
vous voulez ; vous ne pouvez plus vous en dé-
prendre; et ces chaînes, que vous avez vous-même
forgées , [ vous coûteront plus à rompre , que le fer
le plus dur.] Vous voilà donc où vous ne voulez pas :
ainsi vous arrivez à la servitude par la liberté.
Prenez une voie contraire; allez à la liberté par
f
(0 Confes. I. vin, cap. v; loin, i, col. ifô.
DE SAINT BENOIT. l5}
la dépendance. Qu'est-ce que la liberté des enfans
de Dieu , sinon une dilatation et une étendue d'un
cœur qui se dégage de tout le fini ? Egredere ; par
conséquent coupez, retranchez. Notre volonté est
finie -, et tant qu'elle se resserre en elle-même , elle
se donne des bornes. Voulez-vous être libre ? déga-
gez-vous ; n'ayez plus de volonté que celle de Dieu :
ainsi vous entrerez dans les puissances du Seigneur;
et oubliant votre volonté propre , vous ne vous sou-
viendrez plus que de sa justice.
Mais peut - être que vous direz. Comment est-ce
que saint Benoît a pratiqué cette obéissance, lui
qui a toujours gouverné? Et moi je vous répondrai
qu'il a pratiqué l'obéissance, lorsque, malgré son
humilité, il a accepté le commandement. Je vous
répondrai encore une fois qu'il a pratiqué l'obéis-
sance, lorsqu'il s'est laissé forcer, par la charité, à
quitter la paix de sa retraite : enfin je vous répon-
drai qu'il a pratiqué l'obéissance , lorsqu'il a exercé
son autorité.
Quelle est la supériorité ecclésiastique ? Dans le
monde, l'autorité attire à soi les pensées des autres,
captive leurs humeurs sous la sienne. Dans les supé-
riorités ecclésiastiques, on doit s'accommoder aux
humeurs des autres; parce qu'on doit rendre l'obéis-
sance non -seulement ponctuelle, mais volontaire;
parce qu'on doit non-seulement régir, mais guérir
les âmes; non-seulement les conduire, mais les sup-
porter. Saint Benoît a bien entendu cette vérité,
lorsqu'il a dit ces mots touchant l'abbé : « Qu'il
» pense combien il est difficile de conduire les âmes,
» et de s'accommoder aux dispositions de chacun » ;
1 58 PANÉGYRIQUE
Quàm arduum sit regere animas, et mullorum ser-
vire moribusi1). Admirable alliance! régir et servir,
telle est l'autorité ecclésiastique. Il y a cette diffé-
rence entre celui qui gouverne et celui qui obéit ,
que celui qui obéit ne doit obéir qu'à un seul , et
que celui qui gouverne obéit à tous : si bien que sous
le nom de père, sous le nom de supérieur et de
maître spirituel , il est effectivement serviteur de
tous ses frères : Omnium me servum fecii"3). Ainsi
celui de tous dont la volonté est la plus captive,
c'est le supérieur : car il ne doit jamais agir suivant
son inclination ; mais selon le besoin des autres ,
« employant , comme saint Benoît le lui recom-
» mande, tantôt de douces insinuations, tantôt les
» remontrances et les reproches, d'autres fois les
» exhortations, et se conformant aux qualités et aux
» dispositions de tous ses frères » : Btandimentis ,
increpationibus , suasionibus , omnibus se conformet
et aptet (3). Nul, par conséquent, ne doit être plus
dénué de son esprit propre et de sa propre volonté.
[Pourquoi] l'eau [nous est -elle d'un si grand
usage, et fournit -elle tant de secours à la vie, si
ce n'est parce qu'étant un corps fluide , elle s'offre
comme d'elle-même à tous nos besoins , et qu'elle
se communique , sans qu'il faille faire aucun effort
pour en jouir? Au contraire, les corps solides, qui
ont leur figure propre, ne savent jamais se prêter
à nos désirs : toujours ils opposent une résistance
qu'on ne surmonte qu'avec peine ; et plutôt que de
céder à nos volontés , ils se brisent , et rompent sou-
vent les instrumens qui servent à les réduire. ] Ainsi
(0 Reg. cap. h. — (*) /. Cor. i\. ig. — $) lîeg. cap. u.
DE SAINT BENOIT. l5o,
ceux qui ont leur volonté ne fle'cliissent pas facile-
ment aux besoins des autres : [ l'opiniâtre attache-
ment qu'ils ont à leur propre sens les empêche d'u-
ser, dans les occasions, d'une sage condescendance;
et par cette inflexibilité, ils arrachent, ils détruisent,
au lieu de planter et d'édifier. ]
[ Vous voyez , mes Pères , combien l'obéissance
vous doit être chère et précieuse , et avec quel zèle
vous devez vous porter à la rendre. ] C'est la guide
des mœurs, le rempart de l'humilité, l'appui de la
persévérance, la vie de l'esprit, et la mort assurée
de l'amour-propre. Vous avez , mes Pères , un exem-
ple domestique delà vertu de l'obéissance. [Le jeune
Placide, tombé dans un lac, en y puisant de l'eau ,
est près de s'y noyer, lorsque saint Benoît ordonne
à saint Maur, son fidèle disciple, de courir promp-
tement pour le retirer. Sur la parole de son maître,
Maur part sans hésiter , sans s'arrêter aux difficultés
de l'entreprise; et plein de confiance dans l'ordre
qu'il avoit reçu, il marche sur les eaux avec autant
de fermeté que sur la terre , et retire Placide du
gouffre oùilalloit être abîmé.] A quoi attribuerai-je
un si grand miracle , ou à la force de l'obéissance ,
ou à celle du commandement? Grande question , dit
saint Grégoire (0 , entre saint Benoît et saint Maur.
Mais disons, pour la décider, que l'obéissance porte
grâce , pour accomplir l'effet du commandement ;
que le commandement porte grâce, pour donner
efficace à l'obéissance.
Marchez , mes Pères , sur les flots avec le secours
de l'obéissance; vous trouverez de la consistance au
0) Dialog. lib, ii, cap. vu • tom. u, col. ii5.
l6o PANÉGYRIQUE
milieu de l'inconstance des choses humaines. Les
flots n'auront point de force pour vous abattre , ni
les abîmes pour vous engloutir. Vous demeurerez
immuables, comme si tout faisoit ferme sous vos
pieds, et vous sortirez victorieux. Mais quand vous
serez arrivés à cette perfection éminente de renon-
cer à la satisfaction de votre esprit propre, ne vous
arrêtez pas en si beau chemin : Egredere; sortez ,
passez outre.
TROISIÈME POINT.
La perfection chrétienne n'est pas dans un degré
déterminé; elle consiste à croître toujours. Jésus-
Christ en est le modèle ; c'est lui que nous devons
suivre. Jamais nous ne pourrons , dans cette vie ,
atteindre à l'éminence de sa sainteté : par consé-
quent, il faut avancer sans cesse, et sans se relâcher
jamais. Egredere _, egredere: quelque part où vous
soyez, passez outre; oubliez tout ce qui est derrière
vous, avancez -vous infatigablement vers ce qui est
devant Vous, et courez incessamment au terme de
la carrière où vous êtes entrés : Quœ quidem retrb
sunt oblwiscens , ad ea verb quœ sunt priora exten-
dens meipsum , ad destination persequor (0.
En effet, le voyage chrétien est de tendre à une
charité éminente par un chemin droit, avec un poids
d'une pesanteur infinie qui vous traîne en bas. Tel
est l'état du chrétien : il faut toujours être en action ,
toujours grimper, toujours faire effort : car dans un
chemin si droit, avec un poids si pesant, qui ne
court pas, retombe; qui languit, meurt bientôt;
W Phil. m. i3, 14.
qui
DE SAINT BENOIT. l6l
qui ne fait pas tout , ne fait rien ; qui n'avance pas ,
recule en arrière.
Aussi saint Benoît , après avoir mené ses disciples
par tous les sentiers de la perfection , à la fin il les
rappelle au premier pas, en leur faisant sentir que
tout ce qu'il leur a prescrit n'est encore que le com-
mencement d'une vie vraiment chrétienne et reli-
gieuse : Ut initium aliquod conversationis nos de-
monstremus habere (0. [Son dessein est de] les tenir
toujours en haleine, et de les empêcher d'être jamais
satisfaits d'eux-mêmes, quelque fidélité qu'ils puis-
sent avoir eue pour les pratiques de leur règle. Ce
ne sera jamais, au jugement de leur père, qu'un
moyen, qui doit les conduire à quelque chose d'en-
core plus parfait. « Qui que vous soyez, leur dit-il,
» qui désirez arriver promptement à la céleste pa-
» trie , accomplissez , par la grâce de Jésus-Christ ,
» cette règle comme un périt commencement de la
» vie monastique; et vous vous élèverez enfin, en la
» pratiquant, à de plus grandes choses: vous par-
» viendrez, avec le secours de Dieu, au comble
« d'une doctrine toute sainte et d'une vertu toute
» divine » : Quisquis igilur ad patriam cœleslem
festinas, hanc minimam inchoalionis régulant, Deo
adjuvante , perjice; et tune demum ad majora doc-
trinœ virtutumque culmina, Deo protegenle _, per-
venies (2).
Deux raisons [portoient saint Benoît à exciter ainsi
le zèle de ses enfans ; ] l'une , que si l'on croit être par-
(») Reg. c. lxxiii. — W Ibid.
BoSSUET. XVI. I I
l62 PANÉGYRIQUE
venu au but, sil'on croit avoir fait quelque progrès , on
se relâche; le sommeil nous prend, on périt. [Rien de
plus funeste que] l'assoupissement de l'ame, qui croit
être avancée dans la perfection. Il y a en nous une par-
tie languissante, qui est toujours prête à s'endormir,
toujours fatiguée, toujours accablée, qui ne cherche
qu'à se laisser aller au repos. L'esprit veille et dis-
pute contre le sommeil , selon le précepte du Sau-
veur; Vigilatei1) . La chair, cette partie languissante
et endormie, lui dit, pour l'inviter au repos : Tout
est calme, tout est tranquille ; les passions sont vain-
cues , les vents sont bridés , toutes les tempêtes
appaisées , le ciel est serein , la mer est unie , le vais-
seau s'avance tout seul : Ferunt ipsa œquora clas-
sent (2). Voyez comme le ciel est serein , les vagues
dociles; ne voulez -vous pas prendre un peu de re-
pos ? L'esprit se laisse aller et sommeille : assuré sur
la face de la mer calmée, et sur la protection du
ciel, expérimentée souvent, il lâche le gouvernail,
et laisse aller le vaisseau à l'abandon : les vents se
soulèvent, il est submergé. O esprit, qui vous êtes
fié vainement, et en la grâce du ciel, et au calme
trompeur de vos passions,, vous servirez d'exemple
à jamais des périls où jette les âmes une folle et té-
méraire confiance ! O nimium cœlo et pelago confise
sereno (3) !
L'autre raison, [qui doit engager les religieux et
les chrétiens à se hâter de toujours avancer, sans
jamais s'arrêter, c'est le danger de se laisser sur-
prendre par les artifices et les flatteries de la vanité:
(*) Matt. xvi. 4i.— W Firgil. JEnàd. lib. v. — (3) Ibid.
DE SAINT BENOIT. l63
car au moment où le chre'tien , content de lui-même ,
se re'jouira de ses progrès, et croira pouvoir se re-
poser, parce qu'il a surmonté tous ses vices; l'or-
gueil, ranimé par cette vaine complaisance,] lèvera
la tête , et lui dira : Je vis encore ; pourquoi triom-
phes-tu? et «c'est parce que tu triomphes que je
» vis»: Etideovivo, quiatriumphas (0. [Que celui
donc qui veut assurer son salut, s'étudie à une]
pratique exacte de l'humilité, en se transportant
continuellement hors de soi-même, [par un mépris
sincère de tout ce qu'il est, de tout ce qu'il a fait,
et un désir persévérant de travailler chaque jour à
s'unir plus intimement à son Dieu.] C'est dans cette
vue, mes Pères, que saint Benoît, votre bienheureux
législateur, vous ramène toujours au commence-
ment , jugeant bien que la vie spirituelle ne peut
subsister sans un continuel renouvellement de fer-
veur. C'est pour cela qu'il appelle l'accomplissement
de sa règle un petit commencement. Car parlons en
vérité de cette règle; et pour couronner cette humi-
lité, qui l'a si saintement déprimée, relevons-la au-
jourd'hui, et célébrons sa grandeur et sa perfection
devant l'Eglise de Dieu.
Cette règle , c'est un précis du christianisme , un
docte et mystérieux abrégé de toute la doctrine de
l'Evangile, de toutes les institutions des saints Pères,
de tous les conseils de perfection. Là paroissent ,
avec éminence, la prudence et la simplicité, l'hu-
milité et le courage, la sévérité et la douceur, la
liberté et la dépendance. Là , la correction a toute
(0 S. Aug. denat. etgrat. n. 35$ tom. x, col. i4a.
l64 PANÉGYRIQUE
sa fermeté; la condescendance, tout son attrait; le
commandement , toute sa vigueur ; et la sujétion ,
son repos ; le silence , sa gravité ; et la parole , sa
grâce ; la force , son exercice ; et la foiblesse , son
soutien : et toutefois , mes Pères , il l'appelle un
commencement , pour vous nourrir toujours dans
la crainte.
Tremblez ici, chrétiens : ceux qui sont dans le
port frémissent , et ceux qui sont dans les tempêtes
vivent assurés : [ceux qui ont renoncé à tout , à
leurs biens, à leur liberté, à leur volonté même;
qui ont embrassé la pénitence la plus rigoureuse,
qui s'immolent en tant de manières différentes , ne
sont pas encore contens , et veulent toujours en faire
davantage. Ils gémissent sur le passé, ils s'inquiètent
sur le présent, ils prennent des mesures efficaces,
pour se montrer à l'avenir plus fervens : et ces
hommes , qui passent leurs jours dans la mollesse ,
les plaisirs , l'oisiveté, qui ne savent ce que c'est que
de contraindre leurs sens et leur volonté , qui ne
font aucun effort pour briser leurs chaînes, croiront
pouvoir être tranquilles sur leur état, et vivre dans
une pleine sécurité , au milieu de tant de sujets de
trembler.] O que ces voies sont contraires! ô que
les uns ou les autres sont insensés ! Qui jugera ce
différend ? qui décidera ce doute ? qui terminera ce
procès ? Chacun a pris son parti , et s'est intéressé
dans sa propre cause. Jugez -nous, sagesse; tran-
chez , par voire autorité souveraine, cette question :
lesquels sont les sages? lesquels sont les fous? ou si
vous ne voulez pas nous parler vous-même, faites
DE SAINT BENOIT. l65
parler votre apôtre. « Opérez, nous dit-il, votre
» salut avec crainte et tremblement » : Cum metu
et tremore (»). O vous , qui êtes dans la voie de per-
fection , ope'rez votre salut avec tremblement ; car
c'est Dieu seul qui vous tient. Si vous le quittez, il
vous quitte ; si vous l'abandonnez , il vous aban-
donne; si vous vous relâchez, il vous laisse aller.
Mais s'il vous quitte, vous le quittez encore plus; et
s'il vous abandonne, vous vous éloignez jusqu'à l'in-
fini; et s'il vous laisse aller, vous tombez jusqu'au
fond du précipice. Que si ceux-là vivent en crainte,
qui sont dans la voie de perfection , combien doivent
être saisis de frayeur ceux qui s'abandonnent aux
vices ?
Egredere ,egredere : Sortez (*) [donc, mes Frères
sortez de tous ces objets sensibles qui vous séduisent;
détachez-vous de ces faux plaisirs qui vous captivent
et vous dégradent. Ne vous arrêtez pas davantage à
vous-mêmes; parce que vous vous rendriez cou-
pables d'une insigne apostasie. Vous vous devez à
un Dieu qui vous a faits pour lui, de qui vous tenez
tout , et qui peut seul satisfaire l'avidité de vos désirs.
Mais si vous voulez le posséder, courez; ne mettez
point de bornes à vos efforts pour l'embrasser : car
pour peu que vous vous relâchiez , il vous échappe.
Aspirez toujours à quelque chose de plus grand et
de plus parfait. Regardez -vous sans cesse comme
(0 Philip, il. 12.
(*) Bossuet s'étoit contenté , pour indiquer sa péroraison, d'écrire
ces mots : « Récapitulation de tout le voyage j exhortation à l'amour
» de la patrie » . ( Edit. de Déforis. )
l66 PANÉGYRIQUE
des voyageurs , qui n'ont point ici-bas de cité per-
manente. Cherchez, avec un empressement toujours
nouveau , celle où vous devez habiter un jour ; en-
voyez-y d'avance votre cœur, votre amour, tous
vos désirs , pour en prendre possession , et marchez
d'un pas ferme et courageux : car le chemin est
étroit, il est pénible; il faut se roidir continuelle-
ment pour arriver à la montagne de Sion , votre
véritable patrie, où, après tous les périls et toutes
les fatigues du voyage, vous jouirez d'un repos et
d'une paix inaltérable , que je vous souhaite.]
DE SAINT FRANÇOIS DE PAULE. l6n
PANÉGYRIQUE
DE
SAINT FRANÇOIS DE PAULE,
Prêché à Paris , chez les RR. PP. Minimes de la Place
Royale, en i658.
Séparation du monde, union intime avec Jésus-Christ, droit par-
ticulier sur les biens de Dieu , trois avantages qu'a donnés à Fran-
çois de Faule l'intégrité baptismale.
Fili , tu semper mecum es , et omnia mea tua sunt.
Mon Fils, vous êtes toujours avec moi, et tout ce qui est
à moi, esta vous. Luc. xv. 3i.
i
J e ne pouvois désirer , Messieurs, une rencontre plus
heureuse ni plus favorable, que de faire ici mon
dernier discours, en produisant dans cette audience
le grand et admirable saint François de Paule. L'a-
dieu que doivent dire aux fidèles les prédicateurs de
l'Evangile , ne doit être autre chose qu'un pieux
désir, par lequel ils tâchent d'attirer sur eux les
bénédictions célestes; et c'est ce que fait l'apôtre
saint Paul, lorsque se séparant des Ephésiens, il les
recommande au grand Dieu , et à sa grâce toute-
l68 PANÉGYRIQUE
puissante : Et nunc commendo vos Deo , et verbo
gratiœ ipsius (x). Je ne doute pas, chre'tiens, que
les vœux de ce saint apôtre n'aient e'té suivis de
l'exécution ; mais ne pouvant pas espe'rer un pareil
effet de prières comme les miennes, ce m'est une
consolation particulière de vous faire paroître saint
François de Paule , pour vous be'nir en notre Sei-
gneur. Ce sera donc ce grand patriarche qui, vous
trouvant assemblés dans une Eglise qui porte son
nom, étendra aujourd'hui les mains sur vous; ce
sera lui qui vous obtiendra les grâces du ciel , et qui ,
laissant dans vos esprits l'idée de sa sainteté et la
mémoire de ses vertus, confirmera par ses beaux
exemples les vérités évangéliques qui vous ont été
prêchées durant ce carême. Animé de cette pensée,
je commencerai ce discours avec une bonne espé-
rance; et de peur qu'elle ne soit vaine, je prie Dieu
de la confirmer par la grâce de son Saint-Esprit, que
je lui demande humblement par l'intercession de la
sainte Vierge. Ave.
Ne parlons pas toujours du pécheur qui fait pé-
nitence, ni du prodigue qui retourne dans la mai-
son paternelle. Qu'on n'entende pas toujours dans
les chaires la joie de ce père miséricordieux , qui a
retrouvé son cadet qu'il avoit perdu. Cet aîné fidèle
et obéissant, qui est toujours demeuré auprès de son
père avec toutes les soumissions d'un bon fils, mé-
rite bien aussi qu'on loue quelquefois sa persévé-
rance. Il ne faut pas laisser dans l'oubli cette partie
de la parabole ; et l'innocence toujours conservée,
(0 Act. xx. 3 a.
DE SAINT FRANÇOIS DE PAULE. 169
telle que nous la voyons en François de Paule, doit
aussi avoir ses panégyriques. Il est vrai que l'Evan-
gile semble ne retentir de toutes parts que du re-
tour de ce prodigue: il occupe, ce semble, tout
l'esprit du père ; vous diriez qu'il n'y ait que lui
qui le touche au cœur. Toutefois au milieu du ra-
vissement que lui donne son cadet retrouvé, il dit
deux ou trois mots à l'aîné, qui lui témoignent une
affection bien particulière : «Mon fils, vous êtes
» toujours avec moi , et tout ce qui est à moi , est
» à vous » ; et , je vous prie , ne vous fâchez pas si je
laisse aujourd'hui épancher ma joie sur votre frère
que j'avois perdu , et que j'ai retrouvé contre mon
attente: Filij tu semper mecum es; c'est-à-dire, si
nous l'entendons : Mon fils , je sais bien reconnoître
votre obéissance toujours constante , et elle m'ins-
pire pour vous un fond d'amitié, laquelle ne laisse
pas d'être plus forte , encore que vous ne la voyiez
pas accompagnée de cette émotion sensible, que
me donne le retour inopiné de votre frère : « Vous
» êtes toujours avec moi , et tout ce qui est à moi ,
» est à vous; nos cœurs et nos intérêts ne sont
» qu'un » : Tu semper mecum es , et omnia mea tua
sunt. Voilà une parole bien tendre : cet aîné a un
beau partage , et garde bien sa place dans le cœur
du père.
Cette parole, Messieurs, se traite rarement dans
les chaires, parce que cette fidélité inviolable ne se
trouve guère dans les mœurs. Qui de nous n'est ja-
mais sorti de la maison de son père ? Qui de nous
n'a pas été prodigue ? Qui n'a pas dissipé sa subs-
tance par une vie déréglée et licencieuse? Qui n'a
17° PANÉGYRIQUE
pas repu les pourceaux, c'est-à-dire, ses passions
corrompues? Puisqu'il y en a si peu dans l'Eglise
qui aient su garder sans tache l'intégrité de leur
baptême , il est beaucoup plus nécessaire de rappe-
ler les pécheurs, que de parler des avantages de
l'innocence. Et toutefois , chrétiens , comme l'Eglise
nous montre aujourd'hui , en la personne de saint
François de Paule, une sainteté extraordinaire, qui
s'est commencée dès l'enfance , et qui s'est toujours
augmentée jusqu'à son extrême vieillesse; comme
nous voyons en ce grand homme un religieux ac-
compli ; comme nous admirons , dans sa longue vie ,
un siècle presque tout entier d'une piété toujours
également soutenue : prodigues que nous sommes ,
respectons cet aîné toujours fidèle , et célébrons les
prérogatives de la sainteté baptismale, si soigneu-
sement conservée, ;
Je les trouve toutes ramassées dans les paroles de
mon texte. Etre toujours avec Jésus- Christ sur sa
croix et. dans ses souffrances, dans le mépris du
monde et des vanités ; et être toujours avec Jésus-
Christ par une sainte correspondance de charité, et
une véritable unité de cœur : voilà deux choses qui
sont renfermées dans la première partie de mon
texte : Fili , tu semper mecum es : « Mon fils, vous
» êtes toujours avec moi». Mais il ajoute, pour
comble de gloire : « Et tout ce qui est à moi , est
» à vous » : Et omnia mea tua sunt; c'est-à-dire,
que l'innocence a un droit acquis sur tous les biens
de son Créateur. Ce sont, mes Frères., les trois
avantages qu'a donnés à François de Paule l'inté-
grité baptismale. Nous commençons dans le saint
DE SAINT FRANÇOIS DE PAULE. ni
baptême à être avec Je'sus-Christ sur la croix , parce
que nous y professons le me'pris du monde : saint
François, dès son enfance, a éternellement rompu
le commerce avec lui par une vie pénitente et mor-
tifiée. Nous commençons dans le saint baptême à
nous unir à Dieu par la charité : il n'a jamais cessé
d'avancer toujours dans cette bienheureuse commu-
nication. Nous acquérons dans le saint baptême un
droit particulier sur les biens de Dieu : et saint Fran-
çois a tellement conservé, et même encore aug-
menté ce droit, qu'on l'a vu maître de soi-même
et de toutes choses par une puissance miraculeuse ,
que Dieu lui avoit donnée presque sur toutes les
créatures. Ces trois merveilleux avantages de la
sainteté baptismale, tous ramassés dans mon texte ,
et dans la personne de François de Paule , feront le
partage de ce discours, et le sujet de vos attentions.
PREMIER POINT.
C'est une fausse imagination que de croire que
l'obligation de quitter le monde ne regarde que les
cloîtres et les monastères. Ce qu'a dit l'apôtre saint
Paul (0, que nous sommes morts et ensevelis avec
Jésus-Christ, étant une dépendance de notre bap-
tême , oblige également tous les fidèles , et leur im-
pose une nécessité indispensable de rompre tout
commerce avec le monde. Et en effet, Messieurs,
les liens qui nous attachent au monde se formant en
nous par la naissance , il est clair qu'ils se doivent
rompre par la mort. Les morts ne sont plus de rien ,
ils n'ont plus de part à la société humaine : c'est
(l)Rom. vi. 3,4,
I72 PANÉGYRIQUE
pourquoi les tombeaux sont appelés des solitudes :
vEdifîcant sibi solitudines (0. Si donc nous sommes
morts en Jésus-Christ par le saint baptême, nous
avons par conséquent renoncé au monde.
Le grand apôtre saint Paul nous a expliqué pro-
fondément ce que c'est que cette mort spirituelle,
lorsqu'il a parlé en ces termes : « Le monde , dit-il ,
» est crucifié pour moi , et moi je suis crucifié pour
» le monde » : Mihi mundus crucijîxus est, et ego
mundo (2). Le docte et éloquent saint Jean-Chry-
sostôme fait une belle réflexion sur ces paroles : Ce
n'est pas assez, dit-il (3) f à l'apôtre , que le chrétien
soit mort au monde; mais il ajoute encore, il faut
que le monde soit mort pour le chrétien : et cela
pour nous faire entendre que le commerce est rompu
des deux côtés, et qu'il n'y a plus aucune alliance.
Car, poursuit ce docte interprète, l'apôtre considé-
roit que non-seulement les vivans ont quelques sen-
timens les uns pour les autres, mais qu'il leur reste
encore quelque affection pour les morts : ils en con-
servent le souvenir , ils leur rendent quelques hon-
neurs, ne seroit-ce que ceux de la sépulture. C'est
pourquoi l'apôtre saint Paul ayant entrepris de nous
faire entendre jusqu'à quelle extrémité le fidèle doit
se dégager de l'amour du monde : ce n'est pas as-
sez, nous dit-il , que le commerce soit rompu entre
le monde et le chrétien, comme il l'est entre les vi-
vans et les morts; car il y a souvent quelque affec-
tion des vivans aux morts , qui va les rechercher
dans le tombeau même. 11 faut une plus grande
(») Job. m. i4- — W Galal.yi. \t\. — (*) De Ccmpunct. lib. Il,
n. a 5 tom. i,p. »43-
DE SAINT FRANÇOIS DE PATJLE. 1h3
rupture ; et afin qu'il n'y reste plus aucune alliance ,
tel qu'est un mort à l'égard d'un mort, tel doit être
le monde et le chrétien : Mihi mundus crucijîxus
est, et ego mundo. Où va cela , chrétiens , et où
nous conduit ce raisonnement ? Il faut vous en don*
ner, en peu de paroles, une idée plus particulière.
Ce qui nous fait vivre au monde , c'est l'inclination
pour le monde : ce qui fait vivre le monde pour
nous, c'est un certain éclat, qui nous charme dans
les biens du monde. La mort éteint les inclinations,
la mort ternit le lustre de toutes choses : c'est pour»
quoi, dit saint Paul, je suis mort au monde ; je n'ai
plus d'inclination pour le monde : le monde est
mort pour moi , il n'a plus d'éclat pour mes yeux.
Comme on voit dans le plus beau corps du monde,
qu'aussitôt que lame s'en est retirée , encore que
les linéamens soient presque les mêmes ,• cette fleur
de beauté se passe , et cette bonne grâce s'évanouit :
ainsi le monde est mort pour le chrétien ; il n'a plus
d'appas qui l'attirent, ni de charmes qui touchent
son cœur. Voilà cette mort spirituelle, qui sépare
le monde et le chrétien : telle est l'obligation du
baptême. Mais si nous avons si mal observé les
promesses que nous avons faites , admirons , du
moins aujourd'hui , la sainte obstination de saint
François de Paule à combattre la nature et ses sen-
timens; admirons la fidélité inviolable de ce grand
homme , qui a été envoyé de Dieu , pour faire revivre
en son siècle cet esprit de mortification et de péni-
tence , c'est-à-dire, le véritable esprit du christia-
nisme , presque entièrement aboli par la mollesse.
Que dirai- je ici, chrétiens, et par où commen-
174 PANÉGYRIQUE
cerai-je l'éloge de sa pénitence? Qu'admirerai-je le
plus, ou qu'il l'ait sitôt commencée, ou qu'il l'ait
fait durer si long-temps avec une pareille vigueur ?
Sa tendre enfance l'a vu naître en lui , sa vieillesse
la plus décrépite ne l'a jamais vu relâchée. Par l'une
de ces entreprises, il a imité Jean-Baptiste; et par
l'autre , il a égalé les Paul , les Antoine, les Hilarion.
Vous allez voir , Messieurs , en ce grand homme un
terrible renversement de la nature; et afin de le bien
entendre, représentez-vous en vous-mêmes quelles
sont ordinairement dans tous les hommes les deux
extrémités de la vie ; je veux dire , l'enfance et la
vieillesse. Elles ont déjà cela de commun, que la
foiblesse et l'infirmité sont leur partage. L'enfance
est foible, parce qu'elle ne fait que commencer; la
vieillesse, parce qu'elle approche de sa ruine, prête
à tomber par terre. Dans l'enfance, le corps est
semblable à un bâtiment encore imparfait; et il res-
semble dans la vieillesse à un édifice caduc, dont les
fondemens sont ébranlés. Les désirs en l'une et en
l'autre sont proportionnés à leur état. Avec le même
empressement que l'enfance montre pour la nour-
riture, la vieillesse s'étudie aux précautions; parce
que l'une veut acquérir ce qui lui manque, et l'autre
retenir ce qui lui échappe. Ainsi l'une demande des
secours pour s'avancer à sa perfection, et l'autre
cherche des appuis pour soutenir sa défaillance.
C'est pourquoi elles sont toutes deux entièrement
appliquées à ce qui touche le corps ; la dernière ,
sollicitée par la crainte; et la première, poussée
par un secret instinct de la nature.
François de Paulc , Messieurs, est un homme que
DE SAINT FRANÇOIS" DE PATJLE. 1^5
Dieu a voulu envoyer au monde , pour nous mon-
trer que les lois de la nature cèdent, quand il lui
plaît , aux lois de la grâce. Nous voyons en cet
homme admirable, contre tout l'ordre de la nature,
un enfant qui modère ses désirs, un vieillard qui
n'épargne pas son peu de force. C'est ce fils fidèle
et persévérant, qui est toujours avec Jésus-Christ.
Jésus a toujours été dans les travaux : In laboribus à
juventule mea (0; il a toujours été sur la croix.
François de Paule, enfant, commence les travaux
de sa pénitence. Il n'avoit que six ou sept ans, que
des religieux très-réformés admiroient sa vie austère
et mortifiée. A treize ans, il quitte le monde et se
jette dans un désert, de peur de souiller son inno-
cence par la contagion du siècle. Grâce du baptême,
mort spirituelle , où as-tu jamais paru avec plus de
force ? Cet enfant est déjà crucifié au monde , cet
enfant est déjà mort au monde , auquel il n'a jamais
commencé de vivre. Cela est admirable, sans doute;
mais voici qui ne l'est pas moins.
A quatre-vingt-onze ans, ni ses fatigues conti-
nuelles, ni son extrême caducité, ne le peuvent
obliger de modérer la sévérité de sa vie. Il fait un
carême éternel; et dans la rigueur de son jeûne, un
peu de pain est sa nourriture , de l'eau toute pure
étanche sa soif: à ses jours de réjouissance, il y ajoute
quelques légumes : voilà les ragoûts de François de
Paule. Au milieu de cette rigueur, de peur de man-
ger pour le plaisir, il attend toujours la dernière
nécessité. 11 ne songe à prendre sa réfection, que
lorsqu'il sent que la nuit approche. Après avoir
C1) Ps. lxxxvh. 16.
1^6 PANÉGYRIQUE
vaqué tout le jour au service de son Créateur , il
croit avoir quelque droit de penser pourvoir à l'in-
firmité de la nature. Il traite son corps comme un
mercenaire , à qui il donne son pain quand il a
achevé sa journée. Par une nourriture modique, il
se prépare à un sommeil léger; louant la munifi-
cence divine , -de ce qu'elle lui apprend si bien à se
contenter de peu. Telle est la conduite de saint
François en santé et en maladie ; tel est son régime
de vivre. Une vigueur spirituelle , qui se renouvelle
et se fortifie de jour en jour, ne permet pas à son
ame de sentir la caducité de l'âge. C'est cette jeu-
nesse intérieure qui soutenoit ses membres cassés,
dans sa vieillesse décrépite , et lui a fait continuer
sa pénitence jusqu'à la fin de sa vie.
Voici , mes Frères , un grand exemple , pour con-
fondre notre mollesse. O Dieu de mon cœur, quand
je considère que cet homme si pur et si innocent $
cet homme qui est toujours demeuré dans l'enfance
et la simplicité du saint baptême, fait une pénitence
si rigoureuse; je frémis jusqu'au fond del'ame, et les
continuelles mortifications de cet innocent me font
trembler pour les criminels qui vivent dans les dé-
lices. Quand nous aurions toujours conservé la sain-
teté baptismale, la seule conformité avec Jésus-Christ
nous oblige d'embrasser sa croix, en mortifiant nos
mauvais désirs. Mais lorsque nous avons été assez
malheureux pour perdre la sainteté et la grâce par
quelque faute mortelle , il est bien aisé de juger
combien alors cette obligation est redoublée. Car
l'apôtre saint Paul nous enseigne, que quiconque
déchoit de la grâce , crucifie de nouveau Jésus-
Christ ,
DE SAINT FRANÇOIS DE PAULE. l~n
Christ (0, qu'il perce encore une fois ses pieds et ses
mains ; que non-seulement il répand , mais encore
qu'il foule aux pieds son sang précieux (2). S'il est
ainsi , chrétiens mes frères , pour réparer cet atten-
tat par lequel nous crucifions Jésus - Christ , que
pouvons-nous faire autre chose, sinon de nous cru-
cifier nous-mêmes, et de venger sur nos propres
corps l'injure que nous avons faite à* notre Sau-
veur?
Tout autant que nous sommes de pécheurs , pre-
nons aujourd'hui ces sentimens, et imprimons vive-
ment en nos esprits cette obligation indispensable
de venger Jésus-Christ en nous-mêmes. Je ne vous
demande pas pour cela, ni des jeûnes continuels,
ni des macérations extraordinaires, quoique, hélas!
quand nous le ferions, la justice divine auroit droit
d'en exiger encore beaucoup davantage : mais notre
lâcheté et notre foiblesse ne permettent pas seule-
ment que l'on nous propose une médecine si forte.
Du moins, corrigeons nos mauvais désirs; du moins,
ne pensons jamais à nos crimes, sans nous affliger
devant Dieu de notre prodigieuse ingratitude. Ne
donnons point de bornes à une si juste douleur; et
songeons, qu'étant subrogée à une peine d'une éter-
nelle durée , elle doit imiter, en quelque sorte , son
intolérable perpétuité: faisons -la donc durer du
moins jusqu'à la fin de notre vie. Heureux ceux que
la mort vient surprendre dans les humbles senti-
mens de la pénitence. Je parle mal, chrétiens; la
mort ne les surprend pas. La mort, pour eux, n'est
W Hebr. vi. 6. — W Ibid. x. 29.
BOSSUET. XVI. 12
1^8 PANÉGYRIQUE
pas une mort; elle n'est mort que pour ceux qui
vivent enivre's de l'amour du monde.
Notre incomparable François étoit en la Cour de
Louis XI, où l'on voyoit tous les jours et le pouvoir
de la mort , et son impuissance : son pouvoir, sur ce
grand monarque; son impuissance, sur ce pauvre
hermite. Louis, resserré dans ses forteresses, et envi-
ronnéde ses gardes, ne sait à qui confier sa vie; et
la crainte de la mort le saisit de telle sorte , qu'elle
lui fait méconnoître ses meilleurs amis. Vous voyez
un prince , Messieurs, que la mort réduit en un triste
état : toujours tremblant , toujours inquiet , il craint
généralement tout ce qui l'approche; et il n'est pré-
caution qu'il ne cherche pour se garantir de cette
ennemie, qui saura bien éluder ses soins et les vains
raffinemens de sa politique.
Regardez maintenant le pauvre François, et voyez
si elle lui fera seulement froncer les sourcils. Il la
contemple avec un visage riant : elle ne lui est pas
inconnue ; et il y a déjà trop long-temps qu'il s'est
familiarisé avec elle, pour être étonné de ses appro-
ches. La mortification l'a accoutumé à la mort ; les
jeûnes et la pénitence, dit Tertullien (0, la lui ont
déjà fait voir de près , et l'ont souvent avancé dans
son voisinage : Sœpe jejunans , mortem de proximo
novit. Il sortira du monde plus légèrement : il s'est
déjà déchargé lui-même d'une partie de son corps ,
comme d'un empêchement importun à l'ame : Prœ-
misso jam sanguinis succo , tanquam animœ impe-
dimento. C'est pourquoi, sentant approcher la mort,
(0 DeJejun. n. 12.
DE SAINT FRANÇOIS DE PAULE. 179
il lui tend de bon cœur les bras; il lui présente avec
joie ce qui lui reste de corps; et d'un visage riant
il lui désigne l'endroit où elle doit frapper son der-
nier coup. O mort, lui dit-il, quoique le monde te
nomme cruelle et inexorable, tu ne me feras au-
cun mal , parce que tu ne m'ôteras rien de ce que
j'aime. Bien loin de rompre le cours de mes desseins,
tu ne feras qu'achever l'ouvrage que j'ai commencé,
en me défaisant de toutes les choses dont je tâche
de me défaire il y a long-temps. Tu me déchargeras
de ce corps : O mort, je t'en remercie; il y a plus de
quatre-vingts ans que je travaille moi-même à m'en
décharger. J'ai professé, dans le baptême, que ses
désirs ne me touchoient pas : j'ai tâché de les couper
pendant tout le cours de ma vie : ton secours , ô
mort, m'étoit nécessaire, pour en arracher la racine;
tu ne détruis pas ce que je suis, mais tu achèves ce
que je fais.
Telle est la force de la pénitence. Celui qui aime
ses exercices a toujours son ame en ses mains, et est
prêt à tout moment de la rendre. L'admirable Fran-
çois de Paule, tout rempli de ces sentimens, et nourri
dès sa tendre enfance sur la croix de notre Sauveur,
n'avoit garde de craindre la mort. Mais nous par-
lons déjà de sa mort , et nous ne faisons encore que
de commencer les merveilles de sa sainte vie : l'or-
dre des choses nous y a conduits. Mais continuons
la suite de notre dessein; et après avoir vu notre
grand saint François uni si étroitement avec Jésus-
Christ dans la société de ses souffrances, voyons -le
dans la bienheureuse participation de sa sainte fa-
l8o PÀNÉGYllI^Ufc
miliarité : Tu semper mecum es : c'est ma seconde
partie»
SECOND POINT.
Sawt Paul écrivant aux Hébreux, a prononcé
cette sentence dans le chapitre vi de cette épître ad-
mirable : « Il est impossible, dit -il, que ceux qui
» ont reçu une fois dans le saint baptême les lu-
» mières de la grâce , qui ont goûté le don céleste,
» qui ont été faits participans du Saint-Esprit, et
» sont tombés volontairement de cet état bienheu-
» reux, soient jamais renouvelés par la pénitence » :
Impossibile est rursum renovari ad pœnitentiam (').
Je m'éloignerois de la vérité, si je voulois conclure
de ce passage, comme faisoient les Novatiens, que
ceux qui sont une fois déchus de la grâce n'y peu-
vent jamais être rétablis : mais je ne croirai pas me
tromper, si j'en tire cette conséquence, qu'il y a je
ne sais quoi de particulier dans l'intégrité baptis-
male, qu'on ne retrouve jamais quand on l'a per-
due : Impossibile est rursum renovari. Rendez -lui
sa première robe, dit ce Père miséricordieux, par-
lant du prodigue pénitent; c'est-à-dire, rendez-lui
la justice dont il s'étoit dépouillé lui-même. Cette
robe lui est rendue , je le confesse : qu'elle est belle
et resplendissante! mais elle auroit encore un écjat
plus grand, si elle n'avoit jamais été souillée. Le
père, je le sais bien^ reçoit son fils dans sa maison,
et il le fait rentrer dans ses premiers droits; mais
néanmoins il ne lui dit pas , Mon fils , tu es toujours
avec moi, Fili, tu semper mecum es; et il montre
W Hel. ri. 4,6.
DE SAINT FRANÇOIS DE PAULE. l8l
bien, par cette parole, que*cette innocence tou-
jours entière, cette fidélité jamais violée, sait bien
conserver ses avantages.
En quoi consiste ce privilège? C'est ce qu'il est
malaisé d'entendre. La tendresse extraordinaire que
Dieu témoigne, dans son Ecriture, pour les pé-
cheurs convertis , semble nous obliger de croire
qu'il n'use avec eux d'aucune réserve. Ne peut- on
pas même juger qu'il les préfère aux justes en quel-
que façon, puisqu'il quitte les justes, dit l'Evan-
gile (0, pour aller chercher les pécheurs; et que,
bien loin de diminuer pour eux son affection, il
prend plaisir au contraire de la redoubler? Et tou-
tefois , chrétiens , il ne nous est pas permis de douter
que ce Dieu, qui est juste dans toutes ses œuvres,
ne sache bien garder la prérogative qui est due na-
turellement à l'innocence : et lorsqu'il semble que
les saintes Lettres accordent aux pécheurs convertis
quelque sorte de préférence , voici en quel sens il
le faut entendre. Cette décision est tirée du grand
saint Thomas, qui faisant la comparaison de l'état
du juste qui persévère, et du pécheur qui se con-
vertit, dit qu'il faut considérer en l'un ce qu'il a, et
en l'autre d'où, il est sorti. Après cette distinction, il
conclut judicieusement à son ordinaire, que Dieu
conserve au juste un plus grand don, et qu'il retire
le pécheur d'un plus grand mal : et partant, que le
juste est sans doute plus avantagé, si l'on a égard à
son mérite ; mais que le pécheur semblera plus fa-
vorisé, si l'on regarde son indignité. D'où il s'ensuit
que l'état du juste est toujours absolument le meil-
(0 Luc. xv. 4'
182 PANÉGYRIQUE
leur; et par conséquent il faut croire que ces mou-
vemens de tendresse , que ressent la bonté divine
pour les pécheurs convertis , qui sont sa nouvelle
conquête, n'ôtent pas la prérogative d'une estime
particulière aux justes, qui sont ses anciens amis;
et qu'enfin ce chaste amateur de la sainteté et de
l'innocence trouve je ne sais quel attrait particu-
lier dans ces âmes, qui n'ont jamais rejeté sa grâce,
ni affligé son esprit; qui, étant toujours fraîches et
toujours nouvelles, et gardant inviolablement leur
première foi, après une longue suite d'années, pa-
roissent aussi saintes , aussi innocentes , qu'elles
sortirent des eaux du baptême comme a fait, par
exemple, saint François de Paule.
Quelles douceurs, quelle affection , quelle fami-
liarité particulière Dieu réserve à cesinnocens; c'est
un secret de sa grâce, que je n'entreprends pas de
pénétrer. Je sais seulement que François de Paule ,
accoutumé dès sa tendre enfance à» communiquer
avec Dieu, ne pouvoit plus vivre un moment sans
lui. Semblable à ces amis empressés, qui contractent
une habitude si forte de converser librement en-
semble, que la moindre séparation ne leur paroît
pas supportable : ainsi vivoit saint François de
Paule. O mon Dieu, disoit-il avec David, du plus
loin que je me souvienne , et presque dès le ventre
de ma mère, vous êtes mon Dieu : De ventre matris
meœ Deus meus es tu, ne discesseris à me (0. Ja-
mais mon cœur n'a aimé que vous, il n'a jamais
brûlé d'autres flammes. Eh ! mon Dieu , ne me quit-
tez pas : Ne discesseris à me. Je ne puis subsister
(>) Psal. xxi. ii, 12.
DE SAINT FRANÇOIS DE PAUIE. t83
un moment sans vous. Son cœur étant ainsi dis-
posé, c'étoit, Messieurs, lui ôter la vie, que de le
tirer de sa solitude. En effet , dit le dévot saint Ber-
nard, c'est une espèce de mort violente, que de se
sentir arracher de la douce société de Jésus -Christ
par les affaires du monde : Mori videntur sibi, ... .
et reverâ moi lis species est à contemplalione can-
didi Jesu ad lias tenebras rursus avelli (0. Jugez
donc des douleurs de François de Paule , quand il
reçut l'ordre du pape d'aller à la Cour de Louis XI ,
qui le demandoit avec instance. O solitude, ô re-
traite qu'on le force d'abandonner ! Combien re-
gretta-t-il de vous perdre? Mais enfin il faut obéir;
et je vois qu'il vous quitte, bien résolu néanmoins
de se faire une solitude dans le tumulte , au milieu
de tout le bruit de la Cour et de ses empressemens
éternels.
C'est ici ; c'est ici , chrétiens , où je vous prie de
vous rendre attentifs à ce que va faire François de
Paule. Voici, sans doute, son plus grand miracle,
d'avoir été si solitaire et si recueilli au milieu des
faveurs des rois et dans les applaudissemens de toute
leur Cour. Je ne m'étonne plus, quand je lis dans
l'histoire de saint François , qu'il a passé au milieu
des flammes sans en avoir été offensé , ni que domp-
tant la fureur de ce détroit de Sicile, fameux par
tant de naufrages, il ait trouvé, sur son manteau,
la sûreté que les plus adroits pilotes ont peine à
trouver dans leurs grands vaisseaux. La Cour a des
(0 Tract. dePass. Dom.6ap.XKXii\ inAppend. Op. S. Bernardi t
tom. ii, col. 464.
1 84 PANÉGYRIQUE
flammes plus dévorantes , elle a des écueils plus dan-
gereux ; et bien que les inventions hardies des ex-
pressions poétiques n'aient pu nous représenter la
mer de Sicile aussi horrible que la nature Ta faite ,
la Cour a des vagues plus furieuses, et des abîmes
plus creux, et des tempêtes plus redoutables. Comme
c'est de la Cour que dépendent toutes les affaires , et
que c'est là aussi qu'elles aboutissent , l'ennemi du
genre humain y jette tous ses appas , y étale toute
sa pompe : là est l'empire de l'intérêt, là est le
théâtre des passions : là elles sont les plus violentes,
là elles sont les plus déguisées.
Voici donc François de Paule dans un nouveau
monde, chéri et honoré par trois de nos rois; et
après cela vous ne doutez pas que toute la Cour ne
lui applaudisse. Tout cela ne le touche pas : la douce
méditation des choses divines , et cette sainte union
avec Jésus-Christ, l'ont désabusé pour jamais de tout
ce qui éclate dans le monde. Doux attraits de la
Cour, combien avez -vous corrompu d'innocens?
Combien en a-t-on vu qui se laissent comme entraî-
ner à la Cour par force , sans dessein de s'y engager ?
Enfin l'occasion s'est présentée belle ; le moment fa-
tal est venu; la vague les a poussés et les a empor-
tés , ainsi que les autres. Ils n'étoient venus , di-
soient-ils, que pour être spectateurs de la comédie :
à la fin ils en ont trouvé l'intrigue si belle, qu'ils
y ont voulu jouer leur personnage. Souvent même
l'on s'est servi de la piété pour s'ouvrir des entrées
favorables ; et après que l'on a bu de cette eau , l'ame
est toute changée par une espèce d'enchantement.
DE SAINT FRANÇOIS DE PAULE. l85
C'est un breuvage charmé, qui enivre les plus so-
bres; et la plupart de ceux qui en ont goûté ne
peuvent presque plus goûter autre chose.
Cependant l'admirable saint François de Paule
est solitaire jusque dans la Cour, et toujours re-
cueilli en Dïeu parmi ce tumulte :'on ne peut pres-
que le tirer de sa cellule , où cette ame pure et
innocente embrasse son Dieu en secret. L'heure de
manger arrive : il goûte une nourriture plus agréa-
ble dans les douceurs de son oraison. La nuit l'invite
au repos : il trouve son véritable repos à répandre
son cœur devant Dieu. Le roi le demande en per-
sonne avec une extrême impatience : il a affaire ,
il ne peut quitter, il est enfermé avec Dieu dans de
secrètes communications. On frappe à sa porte avec
violence : l'amour divin , qui a occupé tous ses sens
par le ravissement de l'esprit, ne lui permet pas
d'entendre autre chose que ce que Dieu lui dit au
fond de son cœur, dans un saint et admirable silence.
O homme vraiment uni avec Dieu , et digne d'en-
tendre de sa bouche : Fili , tu semper mecum es,
« Mon fils , vous êtes toujours avec moi » ! Il est
accoutumé avec Dieu , il ne connoît que lui : il est
né, il est crû sous son aile; il ne peut le quitter ni
vivre sans lui un seul moment, privé des délices de
son amour.
Sainte familiarité avec Jésus - Christ , oraison,
prière, méditation, entretiens sacrés de l'ame avec
Dieu, que ne savons -nous goûter vos. douceurs !
Pour les goûter , mes Frères , il faut se retirer quel-
quefois du bruit et du tumulte du inonde, afin d'é-
couter Jésus en secret. « Il est malaisé, dit saint
l86 PANÉGYRIQUE
» Augustin , de trouver Jésus-Christ dans le grand
» monde : il faut pour cela une solitude » : Difficile
est in turba videre Jesum : solitudo quœdam neces-
saria est (0. Faisons-nous une solitude ; rentrons en
nous-mêmes pour penser à Dieu ; ramassons tout
notre esprit en cette haute partie de 'notre ame,
pour nous exciter à louer Dieu ; ne permettons
pas, chrétiens, qu'aucune autre pensée nous vienne
troubler.
Mais que les hommes du monde sont éloignés de
ces sentimens ! Converser avec Dieu leur paroît une
rêverie : le seul mot de retraite et de solitude leur
donne un ennui qu'ils ne peuvent vaincre. Ils passent
éternellement d'affaire en affaire , et de visite en vi-
site ; et je ne m'en étonne pas, dit saint Bernard :
ils n'ont pas cette oreille intérieure pour écouter
la voix de Dieu dans leur conscience, ni cette bouche
spirituelle pour lui parler secrètement au dedans
du cœur. C'est pourquoi ils cherchent à tromper le
temps par mille sortes d'occupations; et ne sachant
à quoi passer les heures du jour, dont la lenteur
leur est à charge, ils charment l'ennui qui les ac-
cable, par des amusemens inutiles : Longiludinem
lemporis , quâ gravanlur , inutilibus confabulalioni-
bus expendere satagunt C*2). Regardez cet homme
d'intrigues, environné de la troupe de ses cliens,
qui se croit honoré par l'assiduité des devoirs qu'ils
s'empressent de lui rendre; il regarde comme une
grande peine de se trouver vis-à-vis de lui-même :
(*) In Joan. tract, xvn , n. Il: tom. m, part, u, col. 4»7- —
(») Tract, de Pass. Dont. c. xxvu , in stppend, Oper. S. Bcrn. tout.
11 , col. 464.
DE SAINT FRANÇOIS DE PAULE. l8;
Stipatus clienlium cuneis , frequentiore comitalu ojji-
ciosi asminis hic honestatus , pœnam putat esse chm
solus est (0. Toujours ce lui est un supplice que
d'être seul, comme si ce n'étoit pas assez de lui-
même pour pouvoir s'occuper agréablement dans
l'affaire de son salut. Cependant il est véritable , vous
vous fuyez vous - même , vous refusez de converser
avec vous - même , vous cherchez continuellement
les autres, et vous ne pouvez vous souffrir vous-
même. Usquc adeo charus .est hic mundus homini-
bus , ut sibimetipsis viluerinti'1). «Ce monde tient si
» fort au cœur des hommes, qu'ils se dédaignent
» eux-mêmes», qu'ils en oublient leurs propres
affaires. Désabusez -vous, ô mortels! Que vous ser-
vent ces liaisons et ces nouvelles intrigues où vous
vous jetez tous les jours? C'est pour vous donner du
crédit , pour avoir de l'autorité. Mais unissez -vous
avec Dieu , et apprenez de François de Paule que
c'est par-là qu'on peut acquérir la véritable puis-
sance : Omnia mea tua sunt : c'est ma troisième
partie.
TROISIÈME POINT.
Nous apprenons de Tertullien que l'hérétique
Marcion avoit l'insolence de reprocher hautement
au Dieu d'Abraham qu'il ne s'accordoit pas avec lui-
même. Tantôt il paroissoit dans son Ecriture avec
une majesté si terrible, qu'on n'en osoit approcher
sans crainte; et tantôt il avoit, dit-il, des foiblesses,
des facilite's, de bassesses et des enfances : Pusilli-
(*) S. Cyprian. Ep. ad Donat. p. 2. — (»J S. ^ugust. Ep. xlhi ,
cap. i, tom. ii, col. 8g.
l88 PANÉGYRIQUE
tates et incongruentias Dei (0, comme il avoit l'au-
dace de s'exprimer, jusqu'à craindre de fâcher ^loïse,
et à le prier de le laisser faire : Dimitte me ut irasca-
lur furor meus (2) : « Laisse-moi lâcher la bride à
» ma colère contre ce peuple infidèle ». D'où cet hé-
rétique concluoit, que le Dieu que servoient les
Juifs avoit une conduite irrégulière, qui se démen-
toit elle-même.
Ce quiservoitde prétexte à cette rêverie sacrilège,
c'est en effet, Messieurs, que nous voyons dans les
saintes Ecritures que Dieu change en quelque façon
de 'conduite selon la diversité des personnes. Quand
les hommes présument d'eux-mêmes, ou qu'ils man-
quent à la soumission qui lui est due, ou qu'ils
prennent peu de soin de se rendre dignes de s'ap-
procher de Sa Majesté, il ne se relâche jamais d'au-
cun de ses droits , et il conserve avec eux toute sa
grandeur. Voyez comme il traite A.chab , comme il
se plaît à l'humilier. Au contraire, quand on obéit,
et que l'on agit avec lui en simplicité de cœur, il
se dépouille en quelque sorte de sa puissance, et il
n'y a aucune partie de son domaine , dont il ne
mette en possession ses serviteurs. « Vive le Sei-
» gneur, dit Elie , en la présence duquel je suis : il
» n'y aura ni pluie ni rosée que par mon congé » :
Vivil Dominus , in cujus conspectu sto , si eril annis
his ros etpluvia, nisijuxta oris mei verba 0). Voilà
un* homme qui paroîtbien vindicatif, et cependant
voyez-en la suite. C'est un homme qui jure, et Dieu
se sent lié par ce serment; et pour délivrer la parole
(«) Adv. Marc. lib. Il, n. 26, 37.— (•) Exod. xxxu. 10.— (*) ///.
Brg. xvit. T.
I)E SAINT FKANÇOIS DE l'AULE. 189
de son serviteur, Confirmée par son jurement, il
ferme le ciel durant trois années avec une rigueur
inflexible. *
Que veut dire ceci, chrétiens, si ce n'est, comme
dit si bien saint Augustin, que Dieu se fait servir
par les hommes, et qu'il les sert aussi réciproque-
ment? Ses fidèles serviteurs lui disent avec le Psal-
miste : « Nous voilà tout prêts, ô Seigneur, d'ac-
» complir constamment votre volonté » : Eccevcnio
utfaciam, Deus , voluntatem tuam (0. Vous voyez
les hommes qui servent Dieu ; mais écoutez le même
Psalmiste : « Dieu fera la volonté de ceux qui le
» craignent » : Voluntatem timentium se faciet ('■*).
Voilà Dieu qui leur rend le change, et les sert aussi
à son tour. Vous servez Dieu, Dieu vous sert; vous
faites sa volonté, et il fait la vôtre : Si ideo times
Deum utfacias ejus voluntatem , Me quodam modo
ministrat tibi }facit voluntatem tuam (5). Pour nous
apprendre, chrétiens, que Dieu est un ami sincère,
qui n'a rien de réservé pour les siens, et qui, étu-
diant les désirs de ceux qui le craignent, leur per-
met d'user de ses biens avec une espèce d'empire :
Voluntatem timentium se faciet.
Mais encore que cette bonté s'étende générale-
ment sur tous ses amis, c'est-à-dire, sur tous les
justes ; les paroles de mon texte nous font bien con-
noître, que ces justes persévérans, ces enfans qui
n'ont jamais quitté sa maison , ont un droit tout
particulier de disposer des biens paternels ; et c'est à
ceux-là qu'il dit dans son Evangde ces paroles, avec
(0 Psal. xxxix. 8,9. — (*) Ps. cxtiv. '19. — C3) Enar. in Psal.
cxtiv, n. 23 ; tom. tv, col. 1624.
igO PANÉGYRIQUE
un sentiment de tendresse extraordinaire et singu-
lier : «Mon Fils, vous avez toujours été avec moi,
» et tout ce qui est à moi , est à vous » : Fili, tusem-
per mecum es , et omnia mea tua sunt. Pourquoi me
reprochez -vous que je ne vous donne rien? Usez
vous-même de votre droit, et disposez , comme
maître, de tout ce qu'il y a dans ma maison.
C'est donc en vertu de cette innocence et de cette
parole de l'Evangile, que le grand saint François
de Paule n'a jamais cru rien d'impossible. Cette sainte
familiarité d'un fils, qui sent l'amour de son père,
lui donnoit la confiance de tout entreprendre : et
un pre'lat de la Cour de Rome, que le pape lui avoit
envoyé pour l'examiner , lui représentant les diffi-
cultés de l'établissement de son ordre si austère, si
pénitent, si mortifié, fut ravi en admiration d'en-
tendre dire à notre grand saint, avec une ferveur
d'esprit incroyable , que tout est possible quand on
aime Dieu , et qu'on s'étudie de lui plaire ; et qu'a-
lors les créatures les plus rebelles sont forcées , par
une secrète vertu, de faire la volonté de celui qui
s'applique à faire celle de son Dieu. Il n'a point été
trompé dans son attente : son ordre fleurit dans
toute l'Eglise avec cette constante régularité qu'il
avoit si bien établie, et qui se soutient sans relâche-
ment depuis deux cents ans.
Ce n'est pas en cette seule rencontre que Dieu a
fait connoître à son serviteur, qu'il écoutoit ses dé-
sirs. Tous les peuples où il a passé ont ressenti mille
et mille fois des effets considérables de ses prières ;
et quatre de nos rois successivement lui ont rendu
ce glorieux témoignage , que dans leurs affaires très-
DE SAINT FRANÇOIS DE PAULE. IQIy.
importantes ils n'avoient point trouvé de secours
plus prompt , ni de protection plus assurée. Presque
toutes les créatures ont senti cette puissance si peu
limitée, que Dieu lui donnoit sur ses biens; et je vous
raconterois avec joie les miracles presque infinis que
Dieu faisoit par son ministère, non-seulement dans
les grands besoins, mais encore, s'il se peut dire,
sans nécessité, n'étoit que ce détail seroit ennuyeux,
et apporteroit peu de fruit. Mais comme de tels mi-
racles, qui se font particulièrement hors des grands
besoins , sont le sujet le plus ordinaire de la raillerie
des incrédules; il faut, qu'à l'occasion du grand
saint François, je tâche aujourd'hui de leur appren-
dre, par une doctrine solide, à parler plus révé-
remment des œuvres de Dieu. Voici donc ce que j'ai
vu dans les saintes Lettres touchant ces sortes de
miracles.
Je trouve deux raisons principales, pour lesquelles
Dieu étend son bras à des opérations miraculeuses :
la première, c'est pour montrer sa grandeur, et
convaincre les hommes de sa puissance; la seconde,
pour faire voir sa bonté, et combien il est indulgent
à ses serviteurs. Or je remarque cette différence dans
ces deux espèces de miracles , que lorsque Dieu veut
faire un miracle pour montrer seulement sa toute-
puissance , il choisit des occasions extraordinaires.
Mais quand il veut faire encore sentir sa bonté, il
ne néglige pas les occasions les plus communes. Cela
vient de la différence de ces deux divins attributs.
La toute-puissance semble surmonter de plus grands
obstacles; la bonté descend à des soins plus particu-
liers. L'Ecriture nous le fait voir en deux chapitres
1Ç)2 PANÉGY1UQUE
consécutifs du quatrième livre des Rois. Elisée gué-
rit Naaman le lépreux , capitaine général de la mi-
lice du roi de Syrie , et chef des armées de tout son
royaume : voilà une occasion extraordinaire, où
Dieu veut montrer son pouvoir aux nations infi-
dèles, cf Qu'il vienne à moi, dit Elisée, et qu'il sache
» que Israël n'est point sans prophète » : Veniat ad
me , et sciât esse prophetam in Israël (0. Mais au
chapitre suivant, comme les enfans des prophètes
travailloient sur le bord d'un fleuve, l'un d'eux laisse
tomber sa coignée dans l'eau , et aussitôt crie à
Elisée : Heu! heu! heu! Domine mî , et hoc ipsum
mutub acceperant (2) ; « Hélas ! cette coignée n'étoit
» pas à moi; je l'avois empruntée ». Et encore
qu'une rencontre si peu importante semblât ne mé-
riter pas un miracle , néanmoins Dieu , qui se plaît
à faire connoître qu'il aime la simplicité de ses ser-
viteurs , et prévient leurs désirs dans les moindres
choses, fit nager miraculeusement ce fer sur les eaux,
au commandement d'Elisée , et le rendit à celui qui
l'avoit perdu. Et d'où vient cela, chrétiens? si ce
n'est que notre grand Dieu, qui n'est pas moins bon
que puissant, nous montrant sa toute-puissance dans
les entreprises éclatantes, veut bien aussi, quand il
lui plaît , montrer dans les moindres la facilité in-
croyable avec laquelle il s'abandonne à ses servi-
teurs , pour justifier cette parole : Omnia mea tua
sunt.
Puisque le grand saint François de Paule a été
choisi de Dieu en son temps, pour faire éclater en sa
personne cette merveilleuse communication qu'il
(0 IV- Reg. y. 8. — W Ibid. vi. 5.
donne
DE SAINT FRANÇOIS DE PAUtE. ig3
donne de sa puissance à ses bons amis, je ne m'é-
tonne pas, chrétiens, si les fidèles de Jésus-Christ
ont eu tant de confiance en lui durant sa vie , ni si
elle dure encore , et a pris de nouvelles forces après
sa mort. Je ne m'étonne pas de voir sa mémoire sin-
gulièrement honorée par la dévotion publique, son
ordre révéré par toute l'Eglise , et les temples qui
portent son nom, et sont consacrés à sa mémoire,
fréquentés avec grand concours par tous les fidèles.
Mais ce qui m'étonne, mes Frères, ce que je ne
puis vous dissimuler , ce que je voudrois pouvoir
dire avec tant de force que les cœurs les plus durs
en fussent touchés , c'est lorsqu'il arrive que ces
mêmes temples, où la mémoire de François de Paule,
où les bons exemples de ses religieux , enfin , pour
abréger ce discours, où toutes choses inspirent la
dévotion, deviennent le théâtre de l'irrévérence de
quelques particuliers audacieux. Je n'accuse pas
tout le monde, et je ne doute pas, au contraire, que
cette église ne soit fréquentée par des personnes
d'une piété très-recommandable. Mais qui pourroit
souffrir sans douleur, que sa sainteté soit déshonorée
par les désordres de ceux, qui, ne respectant ni
Dieu ni les hommes , la profanent tous les jours par
leurs insolences? Que s'il y avoit dans cet auditoire
quelques-uns de cette troupe scandaleuse, permet-
tez-moi de leur demander, que leur a fait ce saint
lieu qu'ils choisissent pour le profaner par leurs pa-
roles , par leurs actions , par leurs contenances im-
pies? Que leur ont fait ces religieux, vrais enfans
et imitateurs du grand saint François de Paule? et
leur vie a-t-elle mérité, au milieu de tant de travaux
Bossdet. xvi. i3
ig4 PANÉGYRIQUE
que leur fait subir volontairement leur mortification
et leur pénitence, qu'on leur ajoute encore cette
peine, qui est la seule qui les afflige, de voir mé-
priser à leurs yeux le maître qu'ils servent.
Mais laissons les hommes mortels, et parlons des
intérêts du Sauveur des âmes. Que leur a fait Jésus-
Christ , qu'ils viennent outrager jusque dans son
temple? Pendant que le prêtre est saisi de crainte,
dans une profonde considération des sacremens
dont il est ministre ; pendant que le Saint-Esprit
descend sur l'autel pour y opérer les sacrés mys-
tères , que les anges les révèrent , que les démons
tremblent, que les âmes saintes et pieuses de nos
frères uui sont décédés attendent leur soulagement
des saints sacrifices , ces impies discourent aussi
librement, que si tout ce mystère étoit une fable.
D'où leur vient cette hardiesse devant Jésus-Christ?
Est-ce qu'ils ne le connoissent pas, parce qu'il se
cache; ou qu'ils le méprisent, parce qu'il se tait?
Vive le Seigneur tout-puissant , en la présence du-
quel je parle : ce Dieu qui se tait maintenant, ne se
taira pas toujours; ce Dieu qui se tient maintenant
caché, saura bien quelque jour paroître pour leur
confusion éternelle. J'ai cru que je ne devois pas
quitter cette chair, sans leur donner ce charitable
avertissement. C'est honorer saint François de Paule,
que de travailler, comme nous pouvons, à purger
son Eglise -de ces scandaleux ; et je les exhorte, en
notre Seigneur , de profiter de cette instruction ,
s'ils ne veulent être regardés comme des profana-
teurs publics de tous les mystères du christianisme.
Mais après leur avoir parlé, je retourne à vous,
DE SAIST FRANÇOIS DE PAULE. ip,5
chrétiens, qui venez en ce temple pour adorer Dieu ,
et pour y e'couter sa sainte parole. Que vous dirai-je
aujourd'hui, et par où conclurai-je ce dernier dis-
cours? Ce sera par ces beaux mots de l'apôtre : Deus
autem spei repleat vos gaudio et pace in credendo , ut
abundetis in spe et virtute Spiritûs sancti (0 ; « Que
» le Dieu de mon espérance vous remplisse de joie
» et de paix, en croyant à la parole de son Evan-
» gile ; afin que vous abondiez en espérance , et en
» la vertu du Saint-Esprit ». C'est l'adieu que j'ai
à vous dire : nos remercîmens sont des vœux; nos
adieux, des instructions et des prières. Que ce grand
Dieu de notre espérance, pour vous récompenser
de l'attention que vous avez donnée à son Evan-
gile , vous fasse la grâce d'en profiter. C'est ce que
je demande pour vous : demandez pour moi réci-
proquement, que je'puisse tous les jours apprendre
à traiter saintement et fidèlement la parole de vé-
rité ; que non-seulement je la traite, mais que je
m'en nourrisse et que j'en vive. Je vous quitte avec
ce mot ; et ce ne sera pas néanmoins sans vous avoir
désiré à tous, dans toute l'étendue de mon cœur,
la félicité éternelle, au nom du Père, et du Fils,
et du Saint-Esprit. Amen.
{l)Rom. xv. i3.
I96 II. e PANÉGYRIQUE
IIe PANEGYRIQUE
DE
SAINT FRANÇOIS DE PAULE,
PRÊCHÉ A METZ.
Combien la pénitence est nécessaire à tous les chrétiens : quelle
en doit être l'étendue. Avec quel courage saint François Ta prati-
quée. Sa conduite admirable à la Cour de Louis XI. Comment Pa-
mour divin étoit-il le principe de la joie quil ressentoit parmi ses
grandes austérités. Efficace de cet amour dans nos cœurs. Exhorta-
tion à la pénitence , pour honorer dignement les saiuts.
Charitas Christi urget nos.
La charité de Jésus-Christ nous presse. II. Cor.^T. 14.
amendons cet honneur à l'humilité, qu'elle est seule
digne de louanges. La louange en cela est contraire
aux autres choses que nous estimons, qu'elle perd
son prix étant recherchée , et que sa valeur s'aug-
mente quand on la méprise. Encore que les philo-
sophes fussent des animaux de gloire, comme les
appelle ïertullien (0, Philosophus animal gloriœ ,
ils ont reconnu la vérité de ce que je viens de vous
(') De Anima, n. 1.
DE SAINT FRANÇOIS DE PAULE. IQT
dire; et voici la raison qu'ils en ont rendue : c'est
que la gloire n'a point de corps, sinon en tant
qu'elle est attache'e à la vertu , dont elle n'est qu'une
dépendance. C'est pourquoi, disoient - ils , il faut
diriger ses intentions à la vertu seule : la gloire,
comme un de ses apanages, la doit suivre sans qu'on
y pense. Mais la religion chrétienne e'iève bien plus
haut nos pensées : elle nous apprend que Dieu est
le seul qui a de la majesté et de la gloire, et par con-
séquent que c'est à lui seul de la distribuer, ainsi
qu'il lui plaît , à ses créatures , selon qu'elles s'ap-
prochent de lui. Or encore que Dieu soit très-haut ,
il est néanmoins inaccessible aux âmes qui veulent
trop s'élever, et on ne l'approche qu'en s'abaissant :
de sorte que la gloire n'est qu'une ombre et un fan-
tôme, si elle n'est soutenue par le fondement de
l'humilité, qui attire les louanges en les rejetant.
De là vient que l'Eglise dit aujourd'hui dans la col-
lecte de saint François : « O Dieu, qui êtes la.gloire
» des humbles » : Deus _, humilium celsiludo. C'est
à cette gloire solide qu'il faut porter notre ambition.
Monseigneur , la gloire du monde vous doit être
devenue en quelque façon méprisable par votre
propre abondance. Certes notre histoire ne se taira
pas de vos fameuses expéditions , et la postérité la
plus éloignée ne pourra lire sans étonnement toutes
les merveilles de votre vie. Les peuples, que vous
conservez, ne perdront jamais la mémoire d'une si
heureuse protection : ils diront à leurs descendans
jusqu'aux dernières générations, que sous le grand
maréchal de Schomberg , dans le dérèglement des
affaires , et au milieu de la licence des armes, ils ont
198 II. e PANÉGYRIQUE
commencé à jouir du calme et de la douceur de la
paix.
Madame , votre pie'té, votre sage conduite, votre
charité si sincère, et vos autres généreuses inclina-
tions auront aussi leur part dans cet applaudissement
général de toutes les conditions et de tous les âges :
mais je ne craindrai pas de vous dire que cette gloire
est bien peu de chose, si vous ne l'appuyez sur l'hu-
milité.
Viendra, viendra le temps, Monseigneur, que
non-seulement les histoires, et les marbres, et les
trophées, mais encore les villes, et les forteresses,
et les peuples, et les nations seront consumés par le
même feu ; et alors toute la gloire des hommes s'éva-
nouira en fumée , si elle n'est défendue de l'embra-
sement général par l'humilité chrétienne. Alors le
sauveur Jésus descendra en sa majesté; et assem-
blant le ciel et la terre pour faire l'éloge de ses ser-
viteurs , dans une telle multitude il ne choisira ,
chrétiens, ni les César, ni les Alexandre : il mettra
en une place éminente les plus humbles, les plus
inconnus. Parce que le pauvre François de Paule
s'est humilié en ce monde, sa vertu sera honorée
d'un panégyrique éternel, de la propre bouche du
Fils de Dieu. C'est ce qui m'encourage, mes Frères,
à célébrer aujourd'hui ses louanges à la gloire de
notre grand Dieu, et pour l'édification de nos âmes.
Bien que sa vertu soit couronnée dans le ciel , comme
elle a été exercée sur la terre , il est juste qu'elle y
reçoive les éloges qui lui sont dus. Pour cela implo-
rons la grâce de Dieu, par l'entremise de celle qui-
a été l'exemplaire des humbles , et qui fut élevée à
DE SAINT FKANÇOIS DE PAU LE. ï 99
la dignité la plus haute en même temps qu'elle s'a-
baissa par les paroles les plus soumises, après que
l'ange l'eut saluée en ces termes : Ave , Maria.
Si nous avons jamais bien compris ce que nous
devenons par la grâce du saint baptême, et par la
profession du christianisme , nous devons avoir en-
tendu que nous sommes des hommes nouveaux et
de nouvelles créatures en notre Seigneur Jésus-
Christ. C'est pourquoi l'apôtre saint Paul nous
exhorte de nous renouveler en notre ame, et de ne
marcher plus selon le vieil homme, mais en la nou-
veauté de l'Esprit de Dieu (0. De là vient que le
sauveur Jésus nous est donné comme un nouvel
homme, et comme un nouvel Adam, ainsi que l'ap-
pelle le même saint Paul (2) ; et c'est lui qui, selon
la volonté de son Père, est venu dans la plénitude
des temps, afin de nous réformer selon les premières
idées de cet excellent ouvrier, qui, dans l'origine
des choses, nous avoit faits à sa ressemblance. Par
conséquent, comme le Fils de Dieu est lui-même le
nouvel homme , personne ne peut espérer de parti-
ciper à ses grâces, s'il n'est renouvelé à l'exemple
de notre Seigneur; qui nous est proposé comme
l'auteur de notre salut , et comme le modèle de
notre vie.
Mais d'autant qu'il étoit impossible que cette nou-
veauté admirable se fît en nous par nos propres
forces, Dieu nous a donné l'Esprit de son Fils, ainsi
que parle l'apôtre : Misil Devis Spiritum Filii sui(p);
et c'est cet Esprit tout-puissant qui, venant habiter
W Epftès. îv. 71 et seq. — W /. Cor. xy. 45. — '■?} Galat. iv. 6.
aOO II.« PANÉGYRIQUE
dans nos âmes, les change et les renouvelle, for-
mant en nous les traits naturels et une vive image
de notre Seigneur Jésus-Christ, sur lequel nous de-
vons être moule's. Pour cela il exerce en nos cœurs
deux excellentes opérations , qu'il est nécessaire que
vous entendiez, parce que c'est sur cette doctrine
que tout ce discours doit être fondé.
Considérez donc, chrétiens, que l'homme, dans
sa véritable constitution, ne pouvant avoir d'autre
appui que Dieu, ne pouvoit se retirer aussi de lui
qu'il ne fît une chute effroyable : et encore que par
cette chute il ait été précipité au-dessous de toutes
les créatures, toutefois, dit saint Augustin (0, il
tomba premièrement sur soi-même : Primum inci-
ditinseipsum. Que veut dire*ce grand personnage,
que l'homme tomba sur soi-même? Tombant sur
une chose qui lui est si proche et si chère, il semble
que la chute n'en soit pas extrêmement dangereuse;
et néanmoins cet incomparable docteur prétend
par-là nous représenter une grande extrémité de
misère. Pénétrons sa pensée , et disons que l'homme
par ce moyen, devenu amoureux de soi-même, s'est
jeté dans un abîme de maux , courant aveuglément
après ses désirs , et consumant ses forces après une
vaine idole de félicité, qu'il s'est figurée à sa fantaisie.
Hé, fidèles! qu'est -il nécessaire d'employer ici
beaucoup de paroles, pour vous faire voir que c'est
l'amour-propre qui fait toutes nos actions? ]N'est-ce
pas cet amour flatteur qui nous cache nos défauts à
nous-mêmes , et qui ne nous montre les choses que
par l'endroit agréable ? Il ne nous abandonne pas
(0 De Triait, lib. xn, cap. xi, n. iG ; tom. vin , col. jpo.
. DE SAINT FRANÇOIS DE TAULE. 301
un moment : et de même que si vous rompez un
miroir, votre visage semble en quelque sorte se mul-
tiplier dans toutes les parties de cette glace cassée ;
cependant c'est toujours le même visage : ainsi quoi-
que notre ame s'étende et se partage en beaucoup
d'inclinations différentes, l'amour- propre y paroît
partout. Etant la racine de toutes nos passions, il
fait couler dans toutes les branches ses vaines, mais
douces complaisances : si bien que l'homme s'arrê-
tant en soi-même, ne peut plus s'élever à son Créa-
teur. Et qui ne'voit ici un désordre tout manifeste?
Car Dieu étant notre lin dernière, en cette qua-
lité notre cœur lui doit son premier tribut : et ne
savez-vous pas que le tribut du cœur c'est l'amour?
Ainsi nous attribuons à nous-mêmes les droits qui
n'appartiennent qu'à Dieu ; nous nous faisons notre
fin dernière ; nous ne songeons qu'à nous plaire en
toutes choses, même au préjudice de la loi divine;
et par divers degrés, nous venons à ce maudit
amour qui règne dans les enfans du siècle, et que
saint Augustin définit en ces termes : Amor sut us-
que ad conte mptum Dei (J) : « L'amour de soi-
» même qui passe jusqu'au mépris de Dieu ». C'est
contre cet amour criminel que le Fils de Dieu s'é-
lève dans son Evangile, le condamnant à jamais par
cette irrévocable sentence : « Qui aime son ame, la
» perd ; et qui l'abandonne, la sauve » : Qui amal
animant suam> perdet eam ; et qui odit animant
suam, cuslodit eam 02). Voyant que c'est l'amour-
propre qui est cause de tous nos crimes, il avertit
(') De Civ.Dei, lib.xiy,cap.xxvm; tom.yu, col. 378. — W Joan.
xu. a5.
202 II.' PANÉGYRIQUE •
tous Ceux qui veulent se ranger sous sa discipline ,
que, s'ils ne se haïssent eux-mêmes, il ne les peut
recevoir en sa compagnie : « Celui qui ne veut pas
» renoncer à soi-même pour l'amour de moi, n'est
» pas digne de moi (0 ». De cette sorte, il nous ar-
rache à nous-mêmes par une espèce de violence ; et
de'clarant la guerre à cet amour-propre, qui s'élève
en nous au me'pris de Dieu , comme disoit tout-à-
l'heure le saint évêque Augustin, il fait succéder en
sa place l'amour de Dieu jusqu'au mépris de nous-
mêmes : Amor Dei usque ad contemptum sut , dit
le même saint Augustin (2).
Par-là vous voyez, chrétiens, les deux opérations
de l'Esprit de Dieu. Car, pour nous faire la guerre
à nous-mêmes, ne faut- il pas qu'il y ait en nous
quelque autre chose que nous? Et comment irons-
nous à Dieu, si son Saint-Esprit ne nous y élève?
Par conséquent , il est nécessaire que cet Esprit
tout-puissant lève le charme de l'amour-propre, et
nous détrompe de ses illusions : et puisque faisant
paroître à nos yeux un rayon de cette ravissante
beauté, qui seule est capable de satisfaire la vaste
capacité de nos âmes , il embrase nos cœurs des
flammes de sa charité, en telle sorte que l'homme,
pressé auparavant de l'amour qu'il avoit pour soi-
même, puisse dire avec l'apôtre saint Paul : « La
» charité de Jésus -Christ nous presse » : Charitas
Christi urgel nos. Elle nous presse , nous incitant
contre nous ; elle nous presse, nous portant au-
dessus de nous ; elle nous presse, nous détachant de
nous-mêmes; elle nous presse, nous unissant à Dieu;
Cr) Mallh. x. 38. — [*)S.Aug. loco mox cit.
DE SAINT FRANÇOIS DE PAULE. 2o3
elle nous presse , non moins par les mouvemens d'une
sainte haine, que parles doux transports d'une bien-
heureuse dilection : Charilas Christi urget nos.
Voilà, mes Frères, voilà ce que le Saint-Esprit
opère en nos cœurs, et voilà le précis de la vie de
l'incomparable François de Paule. Vous le verrez ce
grand personnage, vous le verrez avec un visage
toujours riant, et toujours sévère. Il est toujours en
guerre, et toujours en paix : toujours en guerre
contre soi-même, par les austérités de la pénitence;
toujours en paix avec Dieu , par les embrassemens
de la charité. Il épure la charité par la pénitence;
il sanctifie la pénitence par la charité. Il considère
son corps comme sa prison , et son Dieu comme sa
délivrance. D'une main , il rompt ses liens ; et de
l'autre, il s'attache à l'objet qui lui donne la li-
berté. Sa vie est un sacrifice continuel. Il détruit
sa chair par la pénitence ; il l'offre et la consacre
par la charité. Mais pourquoi vous tenir si long-
temps dans l'attente d'un si beau spectacle ? Fidèles ,
regardez ce combat : vous verrez l'admirable Fran-
çois de Paule combattant l'amour-propre par l'a-
mour de Dieu. Ce vieillard que vous voyez , c'est
le plus zélé ennemi de soi-même ; mais c'est aussi
l'homme le plus passionné pour la gloire de son
Créateur : c'est le sujet de tout ce discours.
PREMIER POINT.
Si dans cette première partie je vous annonce une
doctrine sévère ; si je ne vous prêche autre chose
que les rigueurs de la pénitence ; fidèles , ne vous
en étonnez pas. On ne peut louer un grand poli-
2<>4 II.e PANÉGYRIQUE
tique , qu'on ne parle de ses bons conseils ; ni faire
l'éloge d'un capitaine fameux, sans rapporter ses
conquêtes. Partant, que les chre'tiens délicats, qui
aiment qu'on les flatte par une doctrine lâche et
complaisante, n'entendent pas les louanges du grave
et austère François de Paule. Jamais homme n'a
mieux compris ce que nous enseigne saint Augus-
tin (0 après les divines Ecritures, que la vie chré-
tienne est une pénitence continuelle. Certes, dans
le bienheureux état de la justice originelle, ces mots
fâcheux de mortification et de pénitence n'étoient
pas encore en usage , et n'avoient point d'accès
dans un lieu si agréable et si innocent. L'homme
alors, tout occupé des louanges de son Dieu, ne
connoissoit pas les gémissemens : Non gemebal, sed
laudabat (2). Mais depuis que par son orgueil il eut
mérité que Dieu le chassât de ce paradis de délices ;
depuis que cet ange vengeur, avec son épée fou-
droyante, fut établi à ses portes pour lui en empê-
cher les approches , que de pleurs et que de regrets !
Depuis ce temps -là, chrétiens, la vie humaine a été
condamnée à des gémissemens éternels. Race mau-
dite et infortunée d'un misérable proscrit , nous
n'avons plus à espérer de salut , si nous ne fléchis-
sons par nos larmes celui que nous avons irrité
contre nous ; et parce que les pleurs ne s'accordent
pas avec les plaisirs, il faut nécessairement que nous
confessions que nous sommes nés pour la pénitence.
C'est ce que dit le grave Tertullien , dans le Traité
si saint et si orthodoxe qu'il a fait de cette ma-
(0 Serm. cccli , n. 3 ; tom. v , col. 1 35a. — (*) S. stug. in Ps. xxix ,
cnar. ii , n. 1 8 \ tom. îv , col. i 4 i •
DE SAINT FRANÇOIS DE PAULE. 2o5
tière (x). « Pécheur que je suis, dit ce grand per-
» sonnage, et né seulement pour la pénitence » :
Peccator omnium notarum cîim sîm , nec ulli rei
nisi pœnitentiœ natus ; « Comment est-ce que je m'en
» tairai , puisqu'Adam même , le premier auteur et
» de notre vie et de notre crime, restitué en son para-
» dis par la pénitence, ne cesse de la publier » : Super
illa tac ère nonpossum, quam ipse quoque , et stirpis
humance et offensœ in Deum princeps Adam , exo-
mologesi restitutus in paradisum suum, nontacet.
C'est pourquoi le Fils de Dieu, venant sur la terre
afin de porter nos péchés, s'est dévoué à la péni-
tence ; et l'ayant*consommée par sa mort, il nous a
laissé la même pratique : et c'est à quoi nous nous
obligeons très-étroitement par le saint baptême. Le
baptême, n'en doutez pas, est un sacrement de pé-
nitence, parce que c'est un sacrement de mort et
de sépulture. L'apôtre ne dit-il pas aux Romains,
qu'autant que nous sommes de baptisés, noussommes
baptisés en la mort de Jésus, et que nous sommes
ensevelis avec lui? In morte Christi baptizati estis,
consepulti eiper baptismum (2). N'est-ce pas ce que nos
pères représentoient par cette mystérieuse manière
d'administrer le baptême? On plongeoit les hommes
tout entiers, et on les ensevelissoit sous les eaux. Et
comme les fidèles les voyoient se noyer, pour ainsi
dire , dans les ondes de ce bain salutaire , ils se les
représentoient tout changés en un moment par la
vertu du Saint-Esprit, dont ces eaux étoient ani-
mées : comme si sortant de ce monde en même
temps qu'ils disparoissoient à leur vue , ils fussent
(0 De Pœnit. n. i a. — (*) Rom. y.-. 3 , 4-
20() II.e PANÉGYRIQUE
allés mourir et s'ensevelir avec le Sauveur, selon la
parole du saint apôtre : ConsepuUi eiper baptismum.
Rendez-vous capables, mes Frères, de ces anciens
sentimens de l'Eglise , et ne vous e'tonnez pas si Ton
vous parle souvent de vous mortifier ; puisque le
sacrement par lequel vous êtes entrés dans l'Eglise ,
vous a initiés tout ensemble, et à la religion chré-
tienne, et à une vie pénitente.
Mais puisque nous sommes sur cette matière , et
d'ailleurs que la Providence divine semble avoir
suscité saint François de Paule, afin de renouveler
en son siècle l'esprit de pénitence , presque entière-
ment éteint par la mollesse des hommes; il sera, ce
me semble, à propos, avant que de vous raconter
ses austérités, de vous dire en peu de mots les rai-
sons qui peuvent l'avoir obligé à une manière de
vivre si laborieuse ; et tout ensemble de vous faire
voir qu'un chrétien est un pénitent, qui ne doit
point donner d'autres bornes à ses mortifications ,
que celles qui termineront le cours de sa vie. En
"voici la raison solide, que je tire de saint Augustin ,
dans une excellente homélie qu'il a faite de la péni-
tence (0. H y a deux sortes de chrétiens : les uns ont
perdu la candeur de l'innocence baptismale, et les
autres l'ont conservée; quoiqu'à notre grande honte,
le nombre de ces derniers soit si petit dans le monde,
qu'à peine doivent-ils être comptés. Or les uns et le*
autres sont obligés à la pénitence jusqu'au dernier
soupir ; et partant , la vie chrétienne est une péni-
tence continuelle.
Car, pour nous autres misérables pécheurs, qui
(l) Sam. cccli, n. 3 et setj. tom. v, col. i35a.
DE SAIST FRANÇOIS DE PAULE. 20T
nous sommes dépouillés de Jésus-Christ dont nous
avions élé revêtus par le saint baptême , et qui , no-
nobstant tant de confessions réitérées, retournons
toujours à nos mêmes crimes, quelles larmes assez
amères , et quelles douleurs assez véhémentes peu-
vent égaler notre ingratitude? N'avons -nous pas
juste sujet de craindre que la bonté de Dieu , si in-
dignement méprisée , ne se tourne en une fureur
implacable ? Que si sa juste vengeance est si grande
contre les Gentils , qui ne sont jamais entrés dans
son alliance, sa colère ne sera-t-elle pas d'autant
plus redoutable pour nous, qu'il est plus sensible à
un père d'avoir des enfans perfides, que d'avoir de
mauvais serviteurs ? Donc si la justice divine est si
fort enflammée contre nous, puisqu'il est impossible
que nous lui puissions résister, que reste-t-il à faire
autre chose , sinon de prendre son parti contre nous-
mêmes, et de venger par nos propres mains les mys-
tères de Jésus violés, et son sang profané, et son
Saint-Esprit affligé, comme parlent les Ecritures ('),
et sa Majesté offensée? C'est ainsi, c'est ainsi, chré-
tiens, que prenant contre nous le parti de la justice
divine, nous obligerons sa miséricorde à prendre
notre parti contre sa justice. Plus nous déplorerons
la misère où nous sommes tombés, plus nous nous
rapprocherons du bien que nous avons perdu : Dieu
recevra en pitié le sacrifice du cœur contrit , que
nous lui offrirons pour la satisfaction de nos crimes
et sans considérer que les peines que nous nous im-
posons ne sont pas une vengeance proportionnée ,
ce bon père regardera seulement qu'elle est volon-
0) Heb. x. 39.
208 II.e PANÉGYRIQUE
taire. Ne cessons donc jamais de répandre des larmes
si fructueuses : frustrons l'attente du diable par la
perséve'rance de notre douleur, qui étant subrogée
en la place d'un tourment d'une éternelle durée,
doit imiter en quelque sorte son intolérable perpé-
tuité, en s'étendant du moins jusqu'à notre der-
nière agonie.
Mais s'il y avoit quelqu'un dans le monde , qui eût
conservé jusqu'à cette heure la grâce du saint bap-
tême, ô Dieu, le rare trésor pour l'Eglise ! Toute-
fois qu'il ne pense pas qu'il soit exempt pour cela
de la loi indispensable de la pénitence. Qui ne trem-
bleroitpas, chrétiens, en entendant les gémissemens
des âmes les plus innocentes? Plus les saints s'avan-
cent dans la vertu , plus ils déplorent leurs dérégle-
mens, non par une humilité contrefaite, mais par
un sentiment véritable de leurs propres infirmités.
En voulez-vous savoir la raison ? Voici celle de saint
Augustin , prise des Ecritures divines ; c'est que nous
avons un ennemi domestique avec lequel si nous
sommes en paix, nous ne sommes point en paix
avec Dieu. Et par combien d'expériences sensibles
pourrois-je vous faire voir, que , depuis notre pre-
mière enfance jusqu'à la fin de nos jours , nous avons
en nous-mêmes certaines passions malfaisantes, et
une inclination au mal , que l'apôtre appelle la con-
voitise (0, qui ne nous donne aucun relâche? Il est
vrai que les saints la surmontent : mais bien qu'elle
soit surmontée , elle ne laisse pas de combattre.
Dans un combat si long, si opiniâtre , l'ennemi nous
attaquant de si près, si nous donnons des coups,
(') Rom. ru. 8.
nous
DE SAINT FRANÇOIS DE PAULE. 209
nous en recevons : Percutimus et perculimur, dit
saint Augustin (0, « En blessant, nous sommes
» blessés » ; et encore que dans les saints ces bles-
sures soient légères, et que chacune en particulier
n'ait pas assez de malignité pour leur faire perdre
la vie , elles les accableroient par leur multitude ,
s'ils n'y remédioient par la pénitence.
Ha ! quel déplaisir à une ame vraiment touchée
de l'amour de Dieu , de sentir tant de répugnance
à faire ce qu'elle aime le mieux ? Combien répand-
elle de larmes, agitée en elle-même de tant de di-
verses affections qui la sépareroient de son Dieu, si
elle se laissoit emporter à leur violence? C'est ce
qui afflige les saints ; de là leurs plaintes et leurs
pénitences ; de là cette sainte haine qu'ils ont pour
eux-mêmes ; de là cette guerre cruelle et innocente
qu'ils se déclarent. Imaginez-vous, chrétiens, qu'un
traître ou un envieux tâche de vous animer par de
faux rapports contre vos amis les plus affidés. Com-
bien souffrez-vous de contrainte, lorsque vous êtes
en sa compagnie ? Avec quels yeux le regardez-
vous, ce perfide, ce déloyal,, qui veut vous ravir ce
que vous avez de plus cher? Et quels sont donc les
transports des amis de Dieu, sentant l'amour-propre
en eux-mêmes, qui par toutes sortes de flatteries les
sollicite de rompre avec Dieu? Cette seule pensée
leur fait horreur. C'est elle qui les arme contre leur
propre chair : ils deviennent inventifs à se tour-
menter.,
Regardez , fidèles , regardez le grand et l'incom-
parable François de Paule. O Dieu éternel , que di-
(0 Serm. CCCu, n. 6 ; tom. v, col. i356.
Bossuex. XVI. J/j.
2IO IL' PANÉGYRIQUE
rai-je , et par où entrerai-je dans l'éloge de sa péni-
tence ? Qu'admirerai - je le plus, ou qu'il l'ait si tôt
commencée , ou qu'il l'ait fait durer si long-temps
avec une pareille vigueur? Sa tendre enfance l'a vu
naître , sa vieillesse la plus décrépite ne l'a jamais
vu relâchée. Par l'une de ces entreprises il a imité
Jean-Baptiste ; et par l'autre il a égalé les Paul , les
Antoine , les Hilarion.
Ce vieillard vénérable, que vous voyez marcher
avec une contenance si grave et si simple , soute-
nant d'un bâton ses membres cassés ; il y a soixante
et dix-neuf ans qu'il fait une pénitence sévère. Dans
sa treizième année il quitta la maison paternelle; il
se jeta dès-lors dans la solitude , il embrassa dès-lors
les austérités. A quatre-vingt-onze ans, ni les veilles,
ni les fatigues , ni l'extrême caducité ne lui ont pu
encore faire modérer l'étroite sévérité de sa vie,
que Dieu n'a étendue si long-temps, quafin de nous
fairevoir une persévérance incroyable. Il fait un
carême éternel ; et durant ce carême, il semble qu'il
ne se nourrisse que d'oraisons et de jeûnes. Un peu
de pain est sa nourriture , de l'eau toute pure étan-
che sa soif : à ses jours de réjouissance , il y ajoute
quelque légume. Voilà les ragoûts de François de
Paule. En santé et en maladie , tel est son régime
de vie ; et dans une vie si austère , il est plus con-
tent que les rois. Il dit qu'il importe peu de quoi
on sustente ce corps mortel , que la foi change la
nature des choses , que Dieu donne telle vertu qu'il
*hii plaît aux nourritures que nous prenons, et que
pour ceux qui mettent leur espérance en lui seul ,
tout est bon , tout est salutaire : et c'est: pour con-
DE SAINT FRANÇOIS DE PAULE. 211
fondre ceux qui , voulant se dispenser de la morti-
fication commune , se figurent de vaines appréhen-
sions, afin de les faire servir d'excuse à leur délica-
tesse affectée.
Que vous dirai-je ici de l'austérité de son jeûne?
Il ne songe à prendre sa réfection, que lorsqu'il
sent que la nuit approche. Après avoir vaqué tout
le jour au service de son Créateur, il croit avoir
quelque droit de penser à l'infirmité de la nature.
Il traite son corps comme un mercenaire à qui il
donne son pain. De peur de manger pour le plaisir,
il attend la dernière nécessité : par une' nourriture
modique il se prépare à un sommeil léger, louant
la munificence divine de ce quelle le sustente de peu.
Qu'est-il nécessaire de vous raconter ses autres
austérités? Sa vie est égale partout ; toutes les par-
ties en sont réglées par la discipline de la péni-
tence. Demandez-lui la raison d'une telle sévérité?
Il vous répondra avec l'apôtre saint Paul (0 : « Ne
» pensez pas, mes Frères, que je travaille en vain » :
Sic curro , non quasi in incerlum. Et que faites-
vous donc, grand François de Paule? Ha! dit -il,
« Je châtie mon corps » : Castigo corpus meum. O
le soin inutile, diront les fols amateurs du siècle!
Mais par ce moyen , dit saint Paul , et après lui
notre saint, par ce moyen « Je réduis en servitude
» ma chair » : In servitutem corpus meum redigo. Et
pourquoi se donner tant de peines? « C'est de peur,
» dit-il, qu'après avoir enseigné les autres, moi-
» même je ne sois réprouvé » : Ne forte cum aliis
prœdicaverim > ipse reprobus efficiar. Je me per-
(0 /. Cor. ix. 26, 27.
212 II.e PANÉGYRIQUE
drois par l'amour de moi - même ; par la haine de
moi-même je me veux sauver : je ne prends pas ce
que le monde appelle commodités , de peur que par
un chemin si glissant je ne tombe insensiblement
dans les voluptés. Puisque l'amour-propre me presse
si fort , je veux me roidir au contraire : pressé plus
vivement par la charité de Jésus-Christ, de crainte
de m'aimer trop , je me persécute.
C'est ainsi que nos pères ont été nourris. L'Eglise
dès son berceau a eu des persécuteurs; et plusieurs
siècles se sont passés , pendant lesquels les puissan-
ces du monde faisoient , pour ainsi dire , continuel-
lement rejaillir sur elle le sang de ses propres en-
fans. Dieu la vouloit élever de la sorte, dans les
hasards et dans les combats, et parmi de durs exer-
cices, de peur qu'efféminée par l'amour des plaisirs
de la terre , elle n'eût pas le courage assez ferme ,
ni digne des grandeurs auxquelles elle étoit appe-
lée. Sectateurs d'une doctrine établie par tant de
supplices, s'il étoit coulé en nos veines une goutte
du sang de nos braves et invincibles ancêtres, nous
ne soupirerions pas, comme nous faisons, après ces
molles délices qui énervent la vigueur de notre foi,
et font tomber par terre cette première générosité
du christianisme.
Quelle est ici votre pensée , chrétiens ? Vous dites
que ces maximes sont extrêmement rigoureuses. Elles
ne m'étonnent pas moins que vous : toutefois je ne
puis vous dissimuler qu'elles sont extrêmement chré-
tiennes. Jésus, notre Sauveur, dont nous faisons
gloire d'être les disciples, après nous les avoir an-
noncées , les u confirmées par sa mort , et nous
DE SAINT T-RANÇOIS DE TAULE. 2l3
les a laissées par son testament. Regardez - le au
jardin des Olives , c'est une pieuse remarque de
saint Augustin ; toutes les parties de son corps
furent teintes par cette myste'rieuse sueur. « Que
» veut dire cela, dit saint Augustin (0? C'est qu'il
» avoit dessein de nous faire voir que l'Eglise , qui
» est son corps , devoit de toutes parts dégoutter de
» sang» : Quid ostendebat, quando per corpus oran-
lis globi sanguinis deslillabanl * nisi quia corpus
ejus j, quod est Ecclesia , martyrum sanguine jam
fluebat ?
Vous me direz peut-être, que les persécutions
sont cessées. Il est vrai , les persécutions sont ces-
sées, mais les martyres ne sont pas cessés. Le mar-
tyre de la pénitence est inséparable de la sainte
Eglise. Ce martyre , à la vérité , n'a pas un appareil
si terrible; mais ce qui semble lui manquer du côté
de la violence , il le récompense par la durée. Pen-
dant toute l'étendue des siècles, il faut que l'Eglise
dégoutte de sang; si ce n'est du sang que répand la
tyrannie , c'est du sang que verse la pénitence.
« Les larmes, selon la pensée de saint Augustin (2) ,
» sont le sang le plus pur de l'ame » : Sanguis animœ
per lacrymas projluat. C'est ce sang qu'épanche la
pénitence. Et pourquoi ne comparerai-je pas la pé-
nitence au martyre ? Autant que les saints retran-
chent de mauvais désirs , ne se font-ils pas autant de
salutaires blessures? En déracinant l'amour-propre,
ils arrachent comme un membre du cœur, selon le
précepte de l'Evangile. Car l'amour-propre ne tient
(*) Enar. in Psal. t,xxxv, n. 1 j loin. 1Y, col. 902. — (2) Serm.
cccli, n. 7; tom.v, col. i356.
2l4 H«c PANÉGYRIQUE
pas moins au cœur, que les membres tiennent au
corps : c'est le vrai sens de cette parole : « Si votre
» main droite vous scandalise, coupez, tranchez, dit
» le Fils de Dieu » : Abscide illami1). C'esl-à-dire, si
nous l'entendons, qu'il faut porter le couteau jus-
qu'au cœur, jusqu'aux plus intimes inclinations. L'a-
pôtre a prononcé pour tous les hommes et pour
tous les temps , que « tous ceux qui veulent vivre
» pieusement en Je'sus -Christ, souffriront persécu-
» tion » : Omnes qui pie volunt vivere in Christo
Jesiij persecutionem patienlur (2). Ainsi, au défaut
des tyrans, les saints se persécutent eux-mêmes;
tant il est nécessaire que l'Eglise souffre. Une haine
injuste et cruelle animoit les empereurs contre les
gens de bien : une sainte haine anime les gens de
bien contre eux-mêmes.
O nouveau genre de martyre, où le martyr pa-
tient et le persécuteur sont également agréables; où
Dieu, d'une même main, soutient celui qui souffre,
et couronne celui qui persécute. C'est le martyre de
saint François , c'est où il a paru invincible ; et
quoique vous l'ayez déjà vu dans ce que je vous ai
rapporté de sa vie , il faut encore ajouter un trait au
tableau que j'ai commencé de sa pénitence, et puis
nous passerons à sa charité.
Je dis donc qu'il y a deux choses qui composent
la pénitence ; la mortification du corps et l'abaisse-
ment de l'esprit, Caria pénitence, comme je l'ai
touché au commencement de ce discours, est un
sacrifice de tout l'homme, qui, se jugeant digne du
dernier supplice , se détruit en quelque façon de-
(') Marc. ix. 4a. — (')//. Tint. m. la.
DE SAINT FRANÇOIS DE PAULE. 2l5
vant Dieu. Par conséquent, il est nécessaire, afin
que le sacrifice soit plein et entier, de dompter et
l'esprit et le corps; le corps par les mortifications,
et l'esprit par l'humilité'. Et d'autant que le sacrifice
est plus agréable, lorsque la victime est plus noble;
il ne faut point douter que ce ne soit une action
sans comparaison plus excellente, d'humilier son
esprit devant Dieu, que de châtier son corps pour
l'amour de lui : de sorte que l'humilité est la partie
la plus essentielle de la pénitence chrétienne. C'est
pourquoi le docte Tertullien donne cette belle dé-
finition à la pénitence : « La pénitence, dit-il (0,
î) c'est la science d'humilier l'homme » : Proster-
nendi et humilijlcandi hominis disciplina. D'où pas-
sant plus outre, je dis que si la vie chrétienne est
une pénitence continuelle, ainsi que nous l'avons
établi par la doctrine de saint Augustin; ce qui fait
le vrai pénitent, c'est ce qui fait le vrai chrétien ; et
partant , c'est en l'humilité que consiste la souve-
raine perfection du christianisme.
Ainsi ne vous persuadez pas avoir vu toute la pé-
nitence de François de FiVile , quand je vous ai fait
contempler ses austérités : je ne vous ai encore mon-
tré que l'écorce. Tout sec et exténué qu'il est en son
corps par les jeûnes et par les veilles , il est encore
plus mortifié en esprit. Son ame est en quelque
sorte plus exténuée ; elle est entièrement vide de
ces vaines pensées qui nous enflent. Dans une pureté
angélique , dans une vertu si constante , si con-
sommée, il se compte pour un serviteur inutile, il
s'estime le moindre de tous ses frères. Le souverain
(0 De Pœnit.n.Q.
ai6 ll.e PANÉGYRIQUE
pontife lui parle de le faire prêtre : François de
Paule est effrayé du seul nom de prêtre. Ha ! faire
prêtre un pécheur comme moi! Cette proposition
le fait trembler jusqu'au fond de l'ame. O confusion
de notre siècle ! Des hommes tout sensuels comme
nous , se présentent audacieusement à ce redoutable
ministère, dont le seul nom épouvante cet ange ter-
restre ! Pour les honneurs du siècle, jamais homme
les a-t-il plus méprisés? Il ne peut seulement com-
prendre pour quelle raison on les nomme honneurs.
O Dieu, quel coup de tonnerre fut-ce pour lui , lors-
qu'on lui apporta la nouvelle que le roi Louis XI le
vouloit avoir à sa Cour; que le pape lui ordonnoit
d'y aller, et auparavant de passer à Rome ! Combien
regretta-t-dl la douce retraite de sa solitude , et la
bienheureuse obscurité de sa vie! Et pourquoi, di-
soit-il , pourquoi faut-il que ce pauvre hermite soit
connu des grands de la terre? Hé! dans quel coin
pourrai-je dorénavant me cacher, puisque dans les
déserts même de la Calabre je suis connu par un
roi de France?
C'est ici, chrétiens, où je vous prie de vous ren-
dre attentifs à ce que va faire François de Paule :
voici le plus grand miracle de ce saint homme.
Certes je ne m'étonne plus qu'il ait tant de fois passé
au milieu des flammes , sans en avoir été offensé; ni
de ce que , domptant la fureur de ce terrible détroit
de Sicile, fameux par tant de naufrages, il ait trouvé
sur son seul manteau , l'assurance que les plus
adroits nautonniers ne pouvoient trouver dans leurs
grands navires. La Cour qu'il a surmontée, a des
flammes plus dévorantes, elle a des écueils plus dan-
DE SAINT FRANÇOIS DE PAULE. 1 1 J
gereux; et bien que les inventions hardies de l'ex-
pression poétique n'aient pu nous représenter la mer
de Sicile , si horrible que la nature l'a faite , la Cour
a des vagues plus furieuses, des abîmes plus creux,
et des tempêtes plus redoutables. Comme c'est de
la Cour que dépendent toutes les affaires , et que
c'est aussi là qu'elles aboutissent, l'ennemi du genre
humain y jette tous ses appas , y étalé toute sa
pompe. Là est l'empire de l'intérêt; là est le théâtre
des passions; là elles se montrent les plus violentes;
là elles sont les plus déguisées. Voici donc François
de Paule dans un nouveau monde. Il regarde ce
mouvement , ces révolutions , cet empressement
éternel , et uniquement pour des biens périssables ,
et pour une fortune qui n'a rien de plus assuré que
sa décadence ; il croit que Dieu ne l'a amené en
ce lieu , que pour connoître mieux jusqu'où se peut
porter la folie des hommes.
A Rome, le pape lui rend des honneurs extraor-
dinaires; tous les cardinaux le visitent. En France,
trois grands rois le caressent; et après cela, je vous
laisse à penser si tout le monde lui applaudit. A.
peine peut-il comprendre pourquoi on le respecte
si fort. Il ne s'élève point parmi des faveurs si ines-
pérées; c'est toujours le même homme, toujours
humble, toujours soumis. Il parle aux grands et aux
petits avec la même franchise , avec la même liberté :
il traite avec tous indifféremment, par des discours
simples, mais bien sensés, qui ne tendent qu'à la
gloire de Dieu, et au salut de leurs âmes. O person-
nage vraiment admirable! Doux attraits de la Cour,
combien avez-vous corrompu d'innocens? ceux qui
2l8 II. e PANÉGYRIQUE
vous ont goûtés ne peuvent presque goûter autre
chose. Combien avons-nous vu de personnes, je dis
même des personnes pieuses, qui se laissoient comme
entraîner à la Cour, sans dessein de s'y engager?
Oh non, ils se donneront bien de garde de se lais-
ser ainsi captiver. Enfin l'occasion s'est présente'e
belle , le moment fatal est ve nu , la vague les a pous-
sés, et les a emportés ainsi que les autres. Ils n'é-
toient venus, disoient-ils, que pour être spectateurs
de la comédie ; à la lin , à force de la regarder , ils
en ont trouvé l'intrigue si belle , qu'ds ont voulu
jouer leur personnage. La piété même s'y glisse,
souvent elle ouvre des entrées favorables ; et après
que l'on a bu de cette eau , tout le monde le dit ,
les histoires le publient , l'ame est toute changée par
une espèce d'enchantement : c'est un breuvage
charmé, qui enivre les plus sobres.
Cependant l'incomparable François de Paule est
solitaire jusqucdansla Coiir : rien ne l'ébranlé , rien
ne l'émeut; il ne demande rien , il ne s'empresse de
rien , non pas même pour l'établissement de son
ordre ; il s'en remet à la Providence. Pour lui, il ne
fait que ce qu'il a à faire , d'instruire ceux que Dieu
lui envoie, et d'édifier l'Eglise par ses bons exem-
ples. Je pense que je ne dirai rien qui soit éloigné
de la vérité, si je dis que la Cour de Louis XI devoit
être la plus raffinée de l'Europe : car s'il est vrai que
l'humeur du prince règle les passions de ses courti-
sans, sous un prince si rusé tout le monde raffinoit
sans doute ; c'étoit la manie du siècle, c'étoit la
fantaisie de la Cour. François de Paule regarde leurs
souplesses avec un certain mépris. Pour lui, bien
DE SAINT FRANÇOIS DE l'ABLE. H.IQ
qu'il soit obligé de converser souvent avec eux , il
conserve cette bonté si franche et si cordiale, et
cette naïve enfance de son innocente simplicité.
Chacun admire une si grande candeur , et tout le
monde demeure d'accord qu'elle vaut mieux que
toutes les finesses.
Ici il me vient une pensée : de considérer lequel
a l'ame plus grande et plus royale, de Louis, ou de
François de Paule. Oui, .j'ose comparer un pauvre
moine avec un des plus grands rois et des plus poli-
tiques, qui ait jamais porté la couronne; et sans
délibérer davantage , je donne la préférence à l'hum-
ble François. En quoi mettons-nous la grandeur de
l'ame? Est-ce à prendre de nobles desseins ? Tous
ceux de Louis sont enfermés dans la terre : François
ne trouve rien qui soit digne de lui , que le ciel. Louis,
pour exécuter ce qu'il prétendoit, cherchoit mille
pratiques et mille détours; et avec sa puissance
royale , il ne pouvoit si bien nouer ses intrigues , que
souvent un petit ressort venant à manquer, toute
l'entreprise ne fût renversée. François se propose de
plus grands desseins, et sans aucun détour, y va
par des voies très-courtes et très-assurées. Louis,
à ce que remarque l'histoire, avec tous ses impôts
et tous ses tributs , à peine a-t-il assez d'argent dans
ses coffres, pour réparer les défauts de sa politique.
François rachète tousses péchés, François gagne le
ciel par ses larmes et par de pieux désirs; ce sont
ses richesses les plus précieuses, et il en a dans son
cœur un trésor immense , et une sourceinfinie. Louis,
en une infinité de rencontres , est contraint de plier
sous les coups de sa mauvaise fortune : et la fortune
220 II. e PANÉGYRIQUE
et le monde sont au-dessous de François. Enfin , pour
vous faire voir la royauté de François, considérez
ce prince qui tremble dans ses forteresses, et au
milieu de ses gardes. Il sent approcher une ennemie
qui tranchera toutes ses espérances , et néanmoins
il ne peut éviter ses attaques. Fidèles, vous enten-
dez bien que c'est de la mort dont je parle. Regardez
maintenant le pauvre François , voyez , voyez si la
mort lui fait seulement froncer les sourcils : il la
contemple avec un visage riant , il lui tend de bon
cœur les mains , il lui montre l'endroit où elle doit
frapper , il lui présente cette pourriture du corps.
O mort, lui dit-il , quoique le monde t'appelle
cruelle, tu ne me feras aucun mal, tu ne m'ôteras
rien de ce que j'aime : tu ne rompras pas le cours
de mes desseins; au contraire, tune feras qu'achever
l'ouvrage que j'ai commencé ; tu me déferas tout-à-
fait des choses dont il y a si long-temps que je tâche
de me dépouiller; tu me délivreras de ce corps. O
mort, je t'en remercie : il y a près de quatre-vingts
ans que je travaille moi-même à m'en décharger.
O fermeté invincible de François de Paule ! ô
grande ame et vraiment royale ! Que les rois de la
terre se glorifient dans leur vaine magnificence : il
n'y a point de royauté pareille à celle de François
de Paule. Il règne sur ses appétits : il est paisible,
il est satisfait. La vie la plus heureuse , est celle qui
appréhende le moins la mort. Et qui de nous aime
si fort le monde , qu'il ne désirât plutôt de mourir
comme le pauvre François de Paule, que comme le
roi Louis XI? Que si nous voulons mourir comme
lui , il faudroit vivre aussi comme lui. Sa vie a donc
DE SAINT FRANÇOIS DE PAULE. 221
été bienheureuse. Il est vrai qu'il s'est affligé par di-
verses austérités ; mais souffrant pour l'amour de
celui qui seul avoit gagné ses affections, sa charité
charmoit tous ses maux , elle adoucissoit toutes ses
douleurs. O puissance de la charité! direz -vous.
Mais le voulez -vous voir par l'exemple de saint
François ; un moment d'audience satisfera ce pieux
désir.
SECOND POINT.
Ne vous étonnez pas, chrétiens, si dans une vie
si dure, si laborieuse, l'admirable François dePaule
a toujours un air riant, et toujours un visage con-
tent. Il aimoit, et c'est tout vous dire; parce que,
dit saint Augustin , « celui qui aime , ne travaille
» pas » : Qui amat, non laborati1). Voyez les folles
amours du siècle, comme elles triomphent parmi les
souffrances. Or la charité de Jésus venant dune
source plus haute, est aussi plus pressante et plus
forte : Charitas Christi urget nos. Et encore que son
cours soit plus réglé, il n'en est pas moins impé-
tueux. Certes, il faut l'avouer, mes chers Frères, à
notre grande confusion, que nous entendons peu ce
que l'on nous dit de son énergie. Le langage de
l'amour de Dieu nous est un langage barbare. Les
âmes froides et languissantes , comme les nôtres , ne
comprennent pas ces discours, qui sont pleins d'une
ardeur si divine : Non capil ignitum eloquium frigi-
dum pectusj disoit le dévot saint Bernard (2). Si je
vous dis que l'amour de Dieu fait oublier toutes
(0 In Joan. Tract, xlviii, n. i ; tom. m, part, il, col. 6i4- —
M In Cant. Serm. lxxix, n. i j tom. I, col. i544-
222 II.e PANÉGYRIQUE
choses aux âmes qui en sont frappées ; si je vous dis
qu'en étant possédées , elles en perdent le soin de
leur corps, qu'elles ne songent presque plus nia
l'habiller, ni à le nourrir; comme peut-être vous ne
ressentez pas ces mouvemens en vous-mêmes, vous
prendrez peut-être ces vérités pour des rêveries
agréables; et moi, qui suis bien éloigné d'une expé-
rience si sainte , je ne pourrois jamais vous parler
des doux transports de la charité, si je n'empruntois
les sentimens des saints Pères.
Ecoutez donc le grand saint Basile, l'ornement de
l'Eglise orientale, le rempart de la foi catholique
contre la perfidie arienne. Voici comme parle ce
saint évêque : « Sitôt que quelque rayon de cette
» première beauté commence à paroître sur nous,
» notre esprit, transporté par une ravissante dou-
» ceur, perd aussitôt la mémoire de toutes ses
» autres occupations : il oublie toutes les nécessités
» de la vie. Nous aimons tellement cet amour bien-
» heureux et céleste, que nous ne pouvons plus sen-
» tir d'autres flammes ». Fidèles, que veut-il dire ,
que nous aimons cet amour tout céleste? Cœlestem
illum ac planb beatum amantes amorem (0. C'est
par l'amour qu'on aime : mais comment se* peut-il
faire qu'on aime l'amour? Ah ! c'est que l'âme fidèle,
blessée de l'amour de son Dieu, aimant elle sent
qu'elle aime , elle s'en réjouit , elle en triomphe de
joie; elle commence à s'aimer elle-même, non pas
pour elle-même, mais elle s'aime de ce qu'elle aime
Dieu : Cœlestem illum ac plane beatum amantes amo-
rem. Et cet amour lui plaît tellement, qu'en faisant
(») In Psal. xliv , n. 6)tom. i,p. 164.
DE SAINT FRANÇOIS DE PAULE. 223
toutes ses de'lices, elle regarde tout le reste avec in-
différence. C'est ce que dit le tendre et affectueux
saint Bernard (0, que celui qui aime, il aime : Qui
arnat, amat. Ce n'est pas, ce semble, une grande
merveille. Il aime, c'est-à-dire, il ne sait autre
chose qu'aimer; il aime, et c'est tout, si vous me
permettez cette façon de parler familière. L'amour
de Dieu, quand il est dans une ame, il change tout
en s oi-même: il ne souffre ni douleur, ni crainte, ni
espérance que celle qu'il donne.
François de Paule , ô l'ardent amoureux ! Il est
blessé , il est transporté, on ne peut le tirer de sa
chère cellule, parce qu'il y embrasse son Dieu en
paix et en solitude. L'heure de manger arrive : il a
une nourriture plus agréable, goûtant les douceurs
de la charité. La nuit l'invite au repos : il trouve
son véritable repos dans les chastes embrassemens
de son Dieu. Le Roi le demande avec une extrême
impatience : il a affaire , il ne peut quitter ; il est
renfermé avec Dieu dans de secrètes communica-
tions. On frappe à sa porte avec violence : la cha-
rité, qui a occupé tous ses sens par le ravissement
de l'esprit, ne lui permet d'entendre autre chose,
que ce que Dieu lui dit au fond de son cœur dans
un saint et ineffable silence. C'est qu'il aime son
Dieu , et qu'il aime tellement cet amour, qu'il veut
le voir tout seul dans son cœur; et autant qu'il lui
est possible , il en chasse tous les autres mouvemens.
Comme chacun parle de ce qu'il aime , et que l'ai-
mable François de Paule n'aime que ce saint et di-
vin amour, aussi ne parle-t-il d'autre chose. 11 avoit
W In Çant. Serm. Ufiun, n. 3 j lom. i, col. x558.
2»4 I1'e PANÉGYRIQUE
gravée bien profondément au fond de son ame cette
belle sentence du saint apôtre : Omnia vestra in
charitate fiant (0 : « Que toutes vos actions se fas-
» sent en charité ». Allons en charité, disoit-il , fai-
sons par charité : c'étoit la façon de parler ordi-
naire , que ce saint homme avoit toujours à la
bouche, fidèle interprète du cœur. De cette sorte,
tous ses discours étoient des cantiques de l'amour
divin, qui calmoient tous ses mouvemens, qui en-
flammoient ses pieux désirs, qui charmoient toutes
les douleurs de cette vie misérable.
Mais encore est-il nécessaire que je tâche de vous
faire comprendre la force de cette parole, qui étoit
si familière au saint dont nous célébrons les louan-
ges. Comprenez, comprenez, chrétiens, combien
doivent être divins les mouvemens des âmes fidèles.
L'antiquité profane consacroit toutes nos affections,
et en .faisoit ses divinités ; et l'amour avoit ses tem-
ples dans Rome, pour ne pas parler en ce lieu de
ceux de la peur, et des autres passions plus basses.
Quand ils se sentoient possédés de quelque mou-
vement extraordinaire, ils croyoient qu'il venoit
d'un Dieu, ou bien que ce désir violent étoit lui-
même leur Dieu : An sua cuique Deus fit dira cu-
pido (2)? Permettez-moi ce petit mot d'un auteur
profane, que je m'en vais tâcher d'effacer par un
passage admirable d'un auteur sacré. Il n'y a que
les chrétiens qui puissent se vanter que leur amour
est un Dieu. « Dieu est amour ; Dieu est charité » ,
dit le bien-aimé disciple : Deus charitas est (5). « Et
(»')/. Cor. xvi. i4- — W Vir%. Mneid.lib.ix,v. i85. — [3)I.Joan.
iv. 16.
» puisque
DE SAINT FRANÇOIS DE PAULE. 22 3
» puisque Dieu est charité, poursuit-il, celui qui
:> demeure en charité, demeure en Dieu, et Dieu
» en lui » : Et qui manet in charitate , in Deo ma-
net, et Deus in eo. O divine théologie! Compren-
drons-nous bien ce mystère? Oui, certes, nous le
comprendrons avec l'assistance divine, en suivant
les vestiges des anciens docteurs.
Pour cela, élevez vos esprits jusqu'aux choses les
plus hautes, que la foi chrétienne nous représente.
Contemplez dans la Trinité adorable le Père et le
Fils, qui, enflammés l'un pour l'autre par le même
amour , produisent un torrent de flammes , un
amour personnel et subsistant, que l'Ecriture ap-
pelle le Saint-Esprit ; amour qui est commun au
Père et au Fils , parce qu'il procède du Père et du
Fils. C'est ce Dieu qui est charité , selon que dit
l'apôtre saint Jean : Deus charitas est. Car de même
que le Fils de Dieu procédant par intelligence, il
est intelligence, et par soi; ainsi le Saint-Esprit
procédant par amour, est amour. C'est pourquoi le
dévot saint Bernard voulant nous exprimer que le
Saint-Esprit est amour, il l'appelle le baiser de la
bouche de Dieu , un fleuve de joie, un fleuve de vin
pur, un fleuve de feu céleste, un qui vient de deux,
qui unit les deux , lien vital et vivant : Unus ex duo-
bus, uniens ambos, vivijicum gluten (0. En quoi il
suit la profonde théologie de son maître saint Au-
gustin, qui appelle le Saint-Esprit le lien commun
(') In Cant. Serm. vm , n. 2 ; tom. 1, col. Ia85. In Ascens. Dom.
Serm.v, n. i3; tom. 1, col. 926. In Fest. Peut. Serm. ni, n. 1 ;
tom. 1, col. g33.
BOSSUET. XYI. l5
220* II. e PANÉGYRIQUE
du Père et du Fils C1) : et de là vient que les Pères
l'ont appelé le saint comple'ment de la Trinité (2) ;
d'autant que l'union , c'est ce qui achève les choses :
tout est accompli quand l'union est faite, on ne peut
plus rien ajouter. *
C'est donc ce Dieu charité, qui est l'amour du
Père et du Fils, qui descendant en nos cœurs y
opère la charité. « Celui, dit saint Augustin, qui
» lie la société du Père et du Fils , c'est lui qui lie
» la société et entre nous, et avec le Père et le Fils.
» Ils nous réduisent en un par le Saint-Esprit, qui
» est commun à l'un et à l'autre , qui est Dieu , et
j) amour de Dieu » : Quod ergo commune est Patri
et Filio s per hoc nos voluerunt habere communio-
nem et inter nos et secum , et per illud donum nos
colligere in unum quod ambo habent unum , hoc est,
per Spiritum sanctum Deum et donum Dei (3). C'est
donc le Saint-Esprit , qui étant dès l'éternité le lien
du Père et du Fils, puis se communiquant à nous
par une miséricordieuse condescendance, nous at-
tache premièrement à Dieu par un pur amour, et
par le même nœud nous unit les uns aux autres.
Telle est l'origine de la charité , qui est la chaîne
qui lie toutes choses : c'est ce Dieu charité. Il n'est
pas plutôt en nos âmes, que lui , qui est amour et
charité, il les embrase de ses feux, il y coule un
amour qui lui ressemble en quelque sorte : à cause
qu'il est le Dieu charité , il nous donne la charité.
W S. Aug. Serm. lxxi, n. 18 ; tom. v ,col. $92. Serm. ccxm, n. 6;
tom. v, col. 94 1. Enchir. cap. hv\ , n. i5; tom. vi, col. 317.-—
(*)i£ Basil, lib. de Spir. sancto, cap. xvin, n. 45 j tom. m, p. 38.
(3) S. Aug. Serm. lxxi, n. 18 j tom. v, col. 3g2.
DE SAINT FRANÇOIS DE PAULE. 22T
Remplis de cet amour, qui procède du Père et du
Fils, nous aimons le Père et le Fils, et nous aimons
aussi avec le Père et le Fils cet amour bienheureux
qui nous fait aimer le Père et le Fils, dit saint Au-
gustin. Ne vous souvient-il pas de ce que nous di-
sions tout-à-l'heure, que nous aimions l'amour?
C'est le sens profond de cette parole de saint Basile,
que nous n'avions pour lors que le'gèrement effleuré.
Ce baiser divin , souvenez-vous que c'est saint Ber-
nard qui appelle ainsi le Saint-Esprit, ce baiser
mutuel que le Père et le Fils se donnent dans l'e'ter-
nité, et qu'ils nous donnent après dans le temps,
nous nous le donnons les uns aux autres par un
épanchement d'amour. C'est en cette manière que
la charité passe du ciel en la terre, du cœur de Dieu
dans le cœur de l'homme, où, comme dit l'apô-
tre (0, « elle est répandue par le Saint-Esprit qui
» nous est donné ». Par où vous voyez ces deux
choses, que le Saint-Esprit nous est donné; et que
par lui la charité nous est donnée; et partant, il y
a en nos cœurs, premièrement la charité incréée,
qui est le Saint-Esprit, et après, la charité créée,
qui nous est donnée par le Saint-Esprit. De là vient
que l'apôtre saint Jean , qui a dit que Dieu est cha-
rité , dit dans le même endroit que la charité est de
Dieu : Charitas ex Deo est (2). Car le Saint-Esprit
n'est pas plutôt dans nos âmes, que, les embrasant
de ses feux , il y coule un amour qui lui est en quel-
que sorte semblable : étant le Dieu charité, il y
opère la charité. C'est pourquoi l'apôtre saint Jean,
considérant le ruisseau dans sa source , et la source
W Rom. v. 5. — (?) /. Joan. ir. 7.
228 II. C PANÉGYRIQUE
dans le ruisseau , prononce cette haute parole que
« Dieu est charité » , et que , « qui demeure en cha-
» rite, demeure en Dieu, et Dieu en lui ».
Que dirai -je maintenant de vous, ô admirable
François de Paule, qui n'avez que la charité dans
la bouche, parce que vous n'avez que la charité dans
le cœur. Je ne m'étonne pas, chrétiens, de ce que dit
de ce saint personnage le judicieux Philippe de Co-r
mines, qui l'avoit vu souvent en la Cour de Louis XI :
« Je ne pense, dit -il, jamais avoir vu homme vi-
» vant de si sainte vie, où il semblât mieux que
5> le Saint-Esprit parloit par sa bouche ». C'est que
ses paroles et son action , étant animées par la cha-
rité, sembloient n'avoir rien de mortel, mais fai-
soient éclater tout visiblement l'opération de l'Esprit
de Dieu, souverain moteur de son ame. De là vient
ce que remarque le même auteur, que bien qu'il fût
ignorant et sans lettres, il, parloit si bien des choses
divines, et dans un sens si profond, que tout le
monde en étoit étonné. C'est que ce maître tout-
puissant l'enseignoit par son onction. Enfin, c'étoit
par sa charité qu'il sembloit avoir sur toutes les
créatures un commandement absolu ; parce que ,
uni à Dieu par une amitié si sincère, il étoit comme
un Dieu sur la terre , selon ce que dit l'apôtre saint
Paul , que « qui s'attache à Dieu est un même es-
» prit avec lui » : Qui autem adhœrel Domino, unus
spiritus est (0.
C'est une chose admirable , que la miséricorde de
notre Dieu ait porté cette majesté souveraine à se
rabaisser jusqu'à nous, non-seulement par une ami-
(0 /. Cor.yu 17. •
DE SAINT FRANÇOIS DE PAULE. 22Q
tié cordiale , mais encore quelquefois , si je l'ose
dire, par une étroite familiarité. « Je viens, dit-il,
a frapper à la porte ; si quelqu'un m'ouvre , j'entre-
» rai avec lui, et je souperai avec lui, et lui avec
» moi » : Ecce slo ad ostium et pulso ; si quis audierit
vocem meam , et aperuerit mihi januam , intrabo
ad illun\, et cœnabo cutn illo _, et ipse mecum (0. Se
peut-il rien de plus libre? François de Paule, ce bon
ami, étant ainsi familier avec Dieu à cause de son
innocence, il disposoit librement des biens de son
Dieu, qui sembloit lui avoir tout mis à la main.
Aussi certes , s'il m'est permis de parler comme
nous parlons dans les choses humaines , ce n'étoit
pas une connoissance d'un jour. Le saint homme
François de Paule, ayant commencé sa retraite à
douze ans, et ayant toujours donné dès sa tendre
enfance des marques d'une piété extraordinaire , il
y a grande apparence qu'il a toujours conservé l'in-
tégrité baptismale; et ce sont ces âmes que Dieu
chérit, ces âmes toujours fraîches et toujours nou-
velles 5 qui, gardant inviolablement leur première
fidélité, après une longue suite d'années paroissent
telles devant sa face, aussi saintes, aussi innocentes,
qu'elles sortirent des eaux du baptême. Et c'est,
mes Frères, ce qui me confond. O Dieu de mon
cœur, quand je considère que cette ame si chaste, si
virginale , cette ame qui est toujours demeurée dans
la première enfance du saint baptême , fait une pé-
nitence 8i rigoureuse, je frémis jusqu'au fond de
l'ame. Fidèles, quelle indignité! Les innocens font
pénitence , et les criminels vivent dans les délices.
(') Apocalyp- m. 20. *
230 II.* PANÉGYRIQUE
O sainte pénitence , autrefois si honorée dans
l'Eglise , en quel endroit du monde t'es-tu mainte-
nant retirée? Elle n'a plus aucun rang dans le siècle :
rebutée de tout le monde, elle s'est jetée dans les
cloîtres; et néanmoins ce n'est pas là qu'elle est le
plus nécessaire. C'est là que se retirent les personnes
les plus pures; et nous qui demeurons dansj.es atta-
chemens de la terre, nous que les vains désirs du
siècle embarrassent en tant de pratiques criminelles,
nous nous moquons de la pénitence, qui est le seul
remède de nos désordres. Consultons-nous dans nos
consciences : sommes-nous véritablement chrétiens?
Les chrétiens sont les enfans de Dieu, et les enfans
de Dieu sont poussés par l'Esprit de Dieu ; et ceux
qui sont poussés par l'Esprit de Dieu, la charité de
Jésus les presse. Hélas ! oserions-nous bien dire que
l'amour de Jésus nous presse , nous qui n'avons
d'empressement que pour les biens de la terre , qui
ne donnons pas à Dieu un moment de temps bien
entier? Chauds pour les intérêts du monde, froids
et languissans pour le service du sauveur Jésus.
Certes , si nous étions , je ne dis pas pressés, nous
n'en sommes plus à ces termes , mais si nous étions
tant soit peu émus par la charité de Jésus , nous ne
ferions pas tant de résolutions inutiles : le saint jour
de Pâque ne nous verroit pas toujours chargés des
mêmes crimes, dont nous nous sommes confessés
les années passées. Fidèles, qui vous étonnez de tant
de fréquentes rechutes, ha ! que la cause en est bien
visible! Nous ne voulons point nous faire de vio-
lence , nous voulons trop avoir nos commodités ; et
les commodités nous mènent insensiblement dans les
DE SAINT FRANÇOIS DE PAULE. 23l
voluptés: ainsi accoutumés à une vie molle, nous ne
pouvons souffrir le joug de Jésus. Nous nous impa-
tientons contre Dieu des moindres disgrâces qui
nous arrivent, au lieu de les recevoir de sa main
pour l'expiation de nos fautes; et dans une si grande
délicatesse, nous pensons pouvoir honorer tes saints,
nous faisons nos dévotions à la mémoire de François
de Paule. Est-ce honorer les saints, que de con-
damner leur vie par une vie toute opposée? Est-ce
honorer les saints , que d'entendre parler de leurs
vertus , et n'être pas touchés du désir de les imiter ?
Est-ce honorer les saints, que de regarder le chemin
par lequel ils sont montés dans le ciel, et de prendre
une route contraire ?
Figurez-vous, mes Frères, que le vénérable Fran-
çois de Paule vous paroît aujourd'hui sur ces ter-
ribles autels , et qu'avec sa gravité et sa simplicité
ordinaire : chrétiens, vous dit-il, qu'êtes-vous venus
faire en ce temple? Ce n'est pas pour m'y rendre
vos adorations : vous savez qu'elles ne sont dues
qu'à Dieu seul. Vous voulez peut-être que je m'in-
téresse dans vos folles prétentions. Vous me deman-
dez une vie aisée, à moi qui ai mené une vie tou-
jours rigoureuse. Je présenterai volontiers vos vœux
à notre grand Dieu, au nom de son cher Fils Jésus-
Christ , pourvu que ce soit des vœux qui paroissent
dignes de chrétiens. Mais apprenez de moi , que si
vous désirez que nous autres amis de Dieu priions
pour vous notre commun Maître, il veut que vous
craigniez ce que nous avons craint, et que vous
aimiez ce que nous avons aimé sur la terre. En vi-
vant de la sorte , vous nous trouverez de vrais frères
et de charitables intercesseurs.
232 II. e PANÉGYR. DE S. FRANC. t)E PAULE.
I
Allons donc tous ensemble, fidèles, allons rendre
les vrais honneurs à l'humble François de Paule. Je
vous ai apporté en ce lieu des reliques de ce saint
homme : l'odeur qui nous reste de sa sainteté, et la
mémoire de ses vertus , c'est ce qu'il a laissé sur la
terre de meilleur et de plus utile : ce sont les reliques
de son ame. Baisons ces précieuses reliques, "enchâs-
sons-les dans nos cœurs comme dans un saint reli-
quaire. Ne souhaitons pas une vie si douce ni si aisée;
ne soyons pas fâchés quand elle sera détrempée de
quelques amertumes. Le soldat est trop lâche, qui
veut avoir tous ses plaisirs pendant la campagne :
le laboureur est indigne de vivre , qui ne veut point
travailler avant la moisson. Et toi, dit Tertullien (0,
tu es trop délicat chrétien, si tu désires les voluptés
même dans le siècle. Notre temps de délices viendra;
c'est ici le temps d'épreuve et de pénitence. Les im-
pies ont leur temps dans le siècle, parce que leur
félicité ne peut pas être éternelle : le nôtre est dif-
féré après cette vie , afin qu'il puisse s'étendre dans
les siècles des siècles. Nous devons pleurer ici-bas ,
pendant qu'ils se réjouissent : quand l'heure de notre
triomphe sera venue, ils commenceront à pleurer.
Gardons-nous bien de rire avec eux, de peur de
pleurer aussi avec eux : pleurons plutôt avec les
saints , afin de nous réjouir en leur compagnie. Gé-
missons en ce monde , comme a fait le pauvre Fran-
çois : soyons imitateurs de sa pénitence, et nous
serons compagnons de sa gloire. Amen.
(0 De Spectac. n. 28.
PANÉGYRIQUE DE SAINT PIERRE. 233
PANÉGYRIQUE
L'APOTRE SAINT PIERRE.
Divers états de son amour pour Jésus-Christ. Quelle a été la cause
de sa chute , et par quels degrés son amour est parvenu au comble
de la perfection.
Simon Joannis, amas me? Domine , tu omnia nosti, tu scis
quia amo te.
Simon , fils de Jean , m aimes-tu 7 Seigneur, vous savez
toutes choses , et vous n'ignorez pas que je vous aime.
Joan. xxi. 17.
Cj'est sans doute, mes Frères, un spectacle bien
digne de notre curiosité, que de considérer le pro-
grès de l'amour de Dieu dans les âmes. Quel agréable
divertissement ne trouve-t on pas à contempler de
quelle manière les ouvrages de la nature s'avancent
à leur perfection , par un accroissement insensible ?
Combien ne goûte-t-on pas de plaisir à observer le
succès des arbres qu'on a entés dans un jardin, l'ac-
croissement des blés, le cours d'ui% l rivière. On
aime à voir , comment d'une petite source elle va se
grossissant peu à peu , jusqu'à ce qu'elle se décharge
en la mer. Ainsi c'est un saint et innocent plaisir de
remarquer les progrès de l'amour de Dieu dans les
cœurs. Examinons-les en saint Pierre.
»34 PANÉGYRIQUE
Son amour a été premièrement imparfait ; et celui
qu'il ressentent pour le Fils de Dieu, tenoit plus
d'une tendresse naturelle, que de la charité divine.
De là vient qu'il étoit foible, languissant , et n'avoit
qu'une ferveur de peu de durée. Ce qu'il y avoit de
plus dangereux, c'est que cette ardeur inconstante,
qui ne le rendoit pas ferme , le faisoit superbe et
présomptueux : voilà le premier état de son amour.
Mais le foible de ce.t amour languissant ayant enfin
paru dans sa chute , cet apôtre , se défiant de soi-
même , se releva de sa ruine , plus fort et plus vi-
goureux par l'humilité qu'il avoit acquise : voilà quel
est le second degré. Et enfin cet amour, qui s'étoit
fortifié par la pénitence, fut entièrement perfec-
tionné par le sacrifice de son martyre. C'est ce qu'il
nous faut remarquer en la personne de notre apôtre,
en observant avant toutes choses, que ce triple pro-
grès nous est expliqué dans le texte de notre évangile.
Car n'est-ce pas pour cette raison que Jésus de-
mande trois fois à saint Pierre : « Pierre, m'aimes-
» tu »? Il ne se contente pas de sa première réponse :
« Je vous aime, dit-il, Seigneur ». Mais peut-être
que c'est de cet amour foible , dont l'ardeur indis-
crète le transportoit avant sa chute : s'il est ainsi ,
ce n'est pas assez. De là vient que Jésus réitère la
même demande ; et il ne se contente pas que Pierre
lui réponde picore de même : car il ne suffit pas
que son amour soit fortifié par la pénitence, il faut
qu'il soit consommé par le martyre. C'est pourquoi
il le presse plus vivement , et le disciple lui répond
avec une ardeur non pareille : « Vous savez , Sei-
» gneur, que je vous aime ». Tellement que notre
Sauveur , voyant son amour élevé au plus haut de-
DE SAINT PIERRE. 235
gré où il peut monter en ce monde , il ne l'inter-
roge pas davantage, et il lui dit : « Suis-moi ». Et
où? à la croix où tu seras attaché avec moi : Ex>
tendes manns tuas (0 ; marquant par-là le dernier
effort que peut faire la charité. Car point de cha-
rité plus grande ici -bas, que celle qui conduit à
donner sa vie pour Jésus-Christ : Majorent charita-
tem nemo habel (2). Ainsi paroissent, dans notre
Evangile, ces trois états de l'amour que saint Pierre
a ressenti* pour le Fils de Dieu : et suivant les traces
de l'Ecriture, nous vous ferons voir aussi, premiè-
rement son amour imparfait et foible par le mélange
des sentimens de la chair; secondement son amour
épuré et fortifié par les larmes de la pénitence;
troisièmement son amour consommé et perfectionné
par la gloire du martyre.
PREMIER POINT.
Il semble que ce soit faire tort à l'amour que saint
Pierre avoit pour son Maître, que de dire qu'il ait
été imparfait. Le premier pas qu'il fait, c'est de quit-
ter toutes choses pour l'amour de lui : Ecce nos re-
liquimus omnia (3). Et peut- il témoigner un plus
grand amour, que lorsqu'il lui dit avec tant de
force : « A qui irons-nous? vous avez les paroles de
» la vie éternelle » : Ad quem ibimus ? verba vitce
œlernœ habes (4). Toutefois son amour étoit impar-
fait; parce qu'il tenoit beaucoup plus d'une ten-
dresse naturelle qu'il avoit pour Jésus-Christ, que
'(») Joan. xxi. 18. — (a) Ibid. xv. i3. — (3) Malt. xix. 37. —
(4) Joan. vi. 6g.
^36 PANÉGYRIQUE
d'une chanté véritable. Pour l'entendre , il faut re-
marquer quelle sorte d'amour Jésus-Christ veut que
l'on ait pour lui. Il ne veut pas que l'on aime sim-
plement sa gloire , mais encore son abaissement et
sa croix. C'est pourquoi nous voyons en plusieurs
endroits, que lorsque sa grandeur paroît davantage,
il rappelle aussitôt les esprits au souvenir de sa
mort : Loquebantur de excessu (0. C'est de quoi il
entretenoit , à sa glorieuse transfiguration , Moïse et
Elie : de même, en plusieurs endroits de l'Evangile
on voit qu'il a un soin tout particulier de ne laisser
jamais perdre de vue ses souffrances (2). Ainsi pour
l'aimer d'un amour parfait , il faut surmonter cette
tendresse naturelle, qui voudroit le voir toujours
dans la gloire ; afin de prendre un amour fort et vi-
goureux , qui puisse le suivre dans l'ignominie. C'est
ce que saint Pierre ne pouvoit pas goûter. Il avoit de
la charité; mais cette charité étoit imparfaite à cause
d'une affection plus basse, qui se mêloit avec elle. C'est
ce que nous voyons clairement au chap. xvi de saint
Matthieu.
« Vous êtes le Christ, le Fils du Dieu vivant,
» s'écrie cet apôtre » : Tu es Christus , Filius Dei
vivi. Il dit cela, non-seulement avec beaucoup de
lumière , mais avec beaucoup d'ardeur. C'est pour-
quoi il est heureux, Beatus , parce qu'il avoit la
foi , et la foi opérante par la charité. Cette ardeur
ne tenoit rien de la terre; la chair et le sang n'y
avoient aucune part : Caro et sanguis non revelavit
tibi (3). Mais voyons ce qui suit après.
10 Luc. ix. 3 1 . — (0 Voyez le Sermon du Nom de Je'sus , Vocabis
nomenejus. Tom.xi, pag. 45o et jwV. — (3) Itfatl. xvi. 17.
DE SAINT PIEURE. 23t
Jésus - Christ voyant sa gloire si hautement con-
fesse'e par la bouche de Pierre , commence , selon
son style ordinaire, à parler de ses abaissemens.
« Dès-lors il déclara à ses disciples , qu'il falloit qu'il
» souffrît beaucoup , et qu'il fût mis à mort » :
Exinde cœpit Jésus oslendere discipulis suis t quo-
niant oporteret eum multa pati , et occidi ('). Et
aussitôt ce même Pierre , qui avoit si bien reconnu
la vérité en confessant la grandeur du Sauveur du
monde , ne la peut plus souffrir dans ce qu'il déclare
de sa bassesse. « Sur quoi Pierre le prenant à part ,
» se mit à le reprendre en lui disant : A Dieu ne
» plaise, Seigneur, cela ne vous arrivera pas » : Cce-
pit increpare illum : Absita te. Domine, non erit
tibi hoc (2). Ne voyez -vous pas, chrétiens, qu'il
n'aime pas Jésus-Christ comme il faut. Il ne connoît
pas le mystère du Verbe fait chair , c'est-à-dire , le
mystère d'un Dieu abaissé. Il confesse avec joie ses
grandeurs, mais il ne peut supporter ses humi-
liations : de sorte qu'il ne l'aime pas comme Sau-
veur; puisque ses abaissemens n'ont pas moins de
part à ce grand ouvrage, que sa grandeur divine et
infinie. Quelle est la cause de la répugnance qu'avoit
cet apôtre à reconnoître ce Dieu abaissé ? C'étoit
cette tendresse naturelle qu'il avoit pour le Fils de
Dieu , par laquelle il le vouloit voir honoré à la ma-
nière que les hommes le désirent. C'est pourquoi le
Sauveur lui dit : « Retire -toi de moi, Satan, tu
» m'es à scandale ; car tu n'as pas le sentiment des
» choses divines, mais seulement de ce qui regarde
» les hommes (3) ». Voyez l'opposition. Là il dit :
(») Matt.xvi.2i. —{*)Ibid. 22. — (3) Ibid. a3.
238 PANÉGYRIQUE
Barjona, fils de la colombe : ici, Satan. Là il dit :
Tu es une pierre sur laquelle je veux bâtir : ici, Tu
es une pierre de scandale pour faire tomber. Là ,
Caro et sanguis non revelavit tibi , sed Pater meus :
ici à l'opposite , Non sapis ea quœ Dei sunt 3 sed ea
quœ hominum. D'où vient qu'il lui parle si diffé-
remment, sinon à cause de ce mélange qui rend sa
charité imparfaite? Il a de la charité : Caro et san-
guis non revelavit: il a un amour naturel qui ne
veut que de la gloire , et fuit les humiliations : Non
sapis quœ Dei sunt. C'est pourquoi , quand on prend
son maître, il frappe de son épée, ne pouvant souf-
frir cet affront. Aussi Jésus-Christ lui dit (0 : « Quoi,
« je ne boirai pas le calice que mon Père m'a donné
» à boire » ? Calicem quem dédit mihi Pater, non
bibam illum?
C'est ce mélange d'amour naturel, qui rendoit sa
charité lente ; car cet amour l'embarrasse, quoiqu'il
semble aller à la même fin. Comme si vous liez deux
hommes ensemble , dont l'un soit agile et l'autre pe-
sant , et qu'en même temps vous leur ordonniez de
courir dans la même voie : quoiqu'ils aillent au même
but, néanmoins ils s'embarrassent l'un l'autre; et
pendant que le plus dispos veut aller avec diligence,
retenu et accablé par la pesanteur de l'autre, sou-
vent il ne peut plus avancer, souvent même il
tombe, et ne se relève qu'à peine. Ainsi en est -il
de ces deux amours. Tous deux, ce semble, vont à
Jésus-Christ. Celui-là , divin et céleste , l'aime d'un
amour que la chair et le sang ne peuvent inspirer;
et l'autre est porté pour lui de cette tendresse natu-
W/oan. xvm. il
DE SAINT PIERRE. 2 3o
relie , que nous vous avons tant de fois décrite. Le
premier est lié avec le dernier; et étant enveloppé
avec lui, non-seulemeut il est retardé, mais encore
porté par terre par la pesanteur qui l'arrête.
C'est pourquoi vousvoyez l'amour de saint Pierre,
toujours chancelant, toujours variable. Il voit son
Maître, et il se jette dans les eaux pour venir à lui;
mais un moment après il a peur, et mérite que Jésus
lui dise : Modicœfidei , quare d'ubitasli{l)1 « Homme
» de peu de foi , pourquoi as-tu douté » ? Quand le
Sauveur lui prédit sa chute , il se laisse si fort trans-
porter par la chaleur de son amour indiscret , qu'il
donne le démenti à son Maître ; mais attaqué par une
servante, il le renie avec jurement. Qui est cause de
cette chute , sinon sa témérité ? Et qui l'a rendu témé-
raire , sinon cet amour naturel qu'il sentoit pour le
Fils de Dieu ? il s'imaginoit qu'il étoit ferme , parce
qu'il expérimentoit qu'il étoit ardent ; et il ne con-
sidéroit pas que la fermeté vient de la grâce , et non
pas des efforts de la nature : tellement qu'étant tout
ensemble et foible et présomptueux ; déçu par son
propre amour, il promet beaucoup; et surpris par
sa foiblesse , il n'accomplit rien : au contraire , il
renie son Maître; et pendant que la lâcheté des
autres fait qu'ils évitent la honte de le renier par
celle de leur fuite , le courage foible de saint Pierre
fait qu'il le suit , pour le lui faire quitter plus hon-
teusement : de sorte qu'il semble que son amour ne
l'engage à un plus grand combat, que pour le faire
tomber d'une manière plus ignominieuse.
Ainsi se séduisent eux-mêmes , ceux qui n'aiment
W Matl. xiv. 3i.
24° PANÉGYRIQUE
pas Jésus-Christ selon les sentimens qu'il demande ,
c'est-à-dire , qui n'aiment pas sa croix , qui atten-
dent de lui des prospérités temporelles, qui le louent
quand ils sont contens, qui l'abandonnent sur la
croix et dans les douleurs. Leur amour ne vient pas
de la charité qui ne cherche que Dieu , mais d'une
complaisance qu'ils ont pour eux-mêmes : c'est pour-
quoi ils sont téméraires ; parce que la nature est
toujours orgueilleuse , comme la charité est toujours
modeste. Voilà les causes de la langueur et ensuite
de la chute de notre apôtre : mais voyons son amour
épuré et fortifié par les larmes de la pénitence.
SECOND POINT.
Saint Augustin nous apprend (0 qu'il est utile
aux superbes de tomber; parce que leur chute leur
ouvre les yeux , qu'ils avoient aveuglés par leur
amour-propre. C'est ce que nous voyons en la per-
sonne de notre apôtre. Il a vu que son amour l'a-
voit trompé. 11 se figuroit qu'il étoit ferme , parce
qu'il se sentoit ardent , et il se fioit sur cette ardeur :
mais ayant reconnu par expérience que cette ar-
deur n'étoit pas constante , tant que la nature s'en
mêloit , il a purifié son cœur pour n'y laisser brûler
que la charité toute seule. Et la raison en est évi-
dente : car de même que dans la comparaison que
j'ai déjà faite d'un homme dispos, qui court dans
la même carrière avec un autre pesant et tardif,
l'expérience ayant appris au premier que le second
l'empêche et le fait tomber, l'oblige aussi à rompre
les liens qui l'attachoient avec lui : ainsi l'apôtre
(0 De Cifit. Dei, lib. xiv, cap. xin j fom.vu, col. 366.
saint
DE SAINT PIERRE. 24t
saint Pierre ayant reconnu que le mélange des sen-
timens naturels rendoit sa charité moins active , et
enfin en avoit éteint toute la lumière, il a séparé
bien loin toutes ces affections qui venoient du fond
de la nature, pour laisser aller la charité toute
seule. Que me sert , disoit-il en pleurant amèrement
sa chute honteuse, que me sert cette ardeur indis-
crète, à laquelle je me suis laissé séduire? Il faut
éteindre ce feu volage, qui s'exhale par son propre
effort , et se consume par sa propre violence , et
ne laisser agir en mon ame que celui de la charité,
qui s'accroît continuellement par son exercice. C'est
ce qui lui fait dire , aussi bien qu'à son collègue saint
Paul : « Si nous avons connu Jésus- Christ selon la
« chair, maintenant nous ne le connoissons plus de
» cette sorte » : Et si cognovimus secundiim carnem
Christum, sed nuncjam non novimus (*). La chair,
qui se plaît dans la pompe du monde , ne veut voir
Jésus-Christ que dans sa gloire, et ne peut supporter
son ignominie. Mais la charité ne l'aime pas moins
sur le Calvaire que sur le Thabor ; et je devois avoir
dit du premier ce que j'ai dit autrefois de l'autre : Il
« nous est bon d'être ici » : Bonum est nos hïc esse i°-). ■
Voilà donc saint Pierre changé, et sa chute l'a
rendu savant. Car sachant qu'un empire très-noble
et très-souverain étoit préparé à notre Sauveur, il
ne pouvoit comprendre qu'il le pût jamais conserver
au milieu des ignominies , auxquelles il disoit si sou-
vent lui-même que sa sainte humanité étoit desti-
née : si bien que ne pouvant concilier ces deux vé-
rités, le désir ardent qu'il avoit de voir Jésus-Christ
M //. Cor. v. 16. — 0) Matlh. XVU. 4-
BOSSUET. XVI. l6
242 PANÉGYRIQUE
régnant, l'empêchoit de reconnoître Jésus- Christ
souffrant. Mais sa chute l'a désabusé de cette er-
reur : car dans la chaleur de son crime, ayant
senti son cœur amolli par un seul regard de son maî-
tre , il est convaincu par sa propre expérience qu'il
n'a rien perdu de sa puissance, pour être entre les
mains des bourreaux. Il voit ce Jésus méprisé, ce
Jésus abandonné aux soldats , régner en victorieux
sur les cœurs les plus endurcis. Il croyoit qu'il per-
droit son empire parmi les supplices ; et il sent par
expérience que jamais il n'a régné plus absolument.
Ses yeux , quoique déjà tout meurtris , ne laissent
pas , par un seul regard, de faire couler des larmes
amères. Ainsi, persuadé par sa chute, et par les
larmes de sa pénitence, que le royaume de Jésus-
Christ se conserve et s'établit par sa croix , il purifie
son amour par cette pensée ; et lui , qui avoit tant
de répugnance à considérer Jésus-Christ en croix,
reconnoît , avec une fermeté incroyable , que son
règne et son pouvoir est en la croix. « Que toute la
» maison d'Israël sache donc très - certainement ,
» que Dieu a fait Seigneur et Christ ce Jésus que vous
» avez crucifié » : Certissime sciât ergo omnis do-
mus Israël, quia et Dominum eum et Christum
fecit Deus , hune Jesum quem vos interemistis C1).
Voilà donc saint Pierre changé, le voilà fortifié
par la pénitence. Son amour n'est plus foible, parce
qu'il n'est plus présomptueux ; et il n'est plus pré-
somptueux, parce que ce n'est plus un amour mêlé
des inclinations naturelles, mais une charité toute
pure, laquelle, comme dit saint Paul (2), n'est ja-
(') Act. u. 36. — M /• Cor. xiu. 4, 5.
DE SAINT PIERRE. 2^3
mais superbe ni ambitieuse. Cet amour imparfait et
son orgueil tout ensemble ont été' brisés par sa chute ;
et étant devenu humble, il devient ensuite invincible.
Il n'avoit pas eu la force de résister à une servante ,
et le voilà qui tient tête à tous les magistrats de
Jérusalem. Là, il n'ose pas confesser son maître; ici,
il répond constamment que non-seulement il ne
veut pas, mais encore qu'il ne peut pas refuser sa
voix pour rendre témoignage à ses vérités : Non pos-
sumus (*). Comme un soldat, qui dans le commen-
cement du combat ayant été surpris par la crainte,
se seroit abandonné à la fuite , tout-à-coup rougis-
sant de sa foiblesse, et piqué d'une noble honte et
d'une juste indignation contre son courage qui lui a
manqué, revient à la mêlée fortifié par sa défaite;
et pour réparer sa première faute , il se jette où le
péril est le plus certain. Ainsi l'apôtre saint Pierre ,
[profondément humilié de sa chute, et pénétré de
la plus vive douleur de son infidélité envers son di-
vin Maître , ne craint pas de s'exposer à tous les effets
de la haine et de la fureur des Juifs, pour lui témoi-
gner la sincérité de son repentir , et lui prouver l'ar-
deur de son zèle. ] Apprenons donc que la pénitence
nous doit donner de nouvelles forces pour combattre
le péché, et faire régner Jésus-Christ sur nos cœurs.
C'est par-là que nous montrerons la vérité de notre
douleur, et que notre amour allant toujours se per-
fectionnant parmi nos victoires et nos sacrifices,
pourra être enfin à jamais affermi, comme celui du
saint apôtre, par le dernier effort d'une charité in-
surmontable.
(0 Act. IV. 20.
244 PANÉGYRIQUE
TROISIÈME POINT.
Petre , amas me? « Pierre, m'aimezWous »? Jé-
sus-Christ l'interroge trois fois , pour montrer que
la charité est une dette qui ne peut jamais être en-
tièrement acquittée , et que ce divin Maître ne laisse
pas d'exiger dans le temps même que l'on la paye ,
parce que cette dette est de nature qu'elle s'accroît
en la payant. Pierre depuis le moment de sa conver-
sion, pour acquitter dignement 'cette dette, n'a
cessé de croître dans l'amour de son divin Maître ;
et son amour, par ces différens progrès , est enfin
parvenu à un degré si éminent, qu'il ne sauroit at-
teindre ici-bas à une plus haute perfection.
C'est à cette heure que notre apôtre est fondé
plus que jamais à répondre au divin. Sauveur :
« Vous savez que je vous aime » ; puisque son amour,
mis à la plus grande épreuve que l'homme puisse por-
ter, triomphe des tourmens et de la mort même. Ni
l'attache à la vie , ni l'opprobre d'un supplice ignomi-
nieux, ni la douleur d'un martyre cruel et long, ne
peuvent ralentir son ardeur. Que dis-je ? ils ne ser-
vent qu'à l'animer de plus en plus, par le désir dont
son cœur est possédé de se sacrifier pour celui qu'il
aime si fortement : et loin de trouver rien de trop
pénible dans l'amertume de ses souffrances , il veut
encore y ajouter de son propre mouvement une
circonstance non moins dure, pour exprimer plus
vivement les sentimens de son profond abaissement
devant son Maître , pour lui faire comme une der-
nière amende honorable de ses infidélités passées ,
et l'adorer dans le plus parfait anéantissement de
DE SAINT PIERRE. zfâ
lui-même. Tant il est vrai que l'amour de saint
Pierre est à présent aussi fort que la mort , que son
zèle est inflexible comme l'enfer, que ses lampes
sont des lampes de feu, que sa flamme est toute di-
vine; et que, s'il a succombé autrefois à la plus
foible épreuve , désormais les grandes eaux ne pour-
ront l'éteindre , et les fleuves de toutes les tentations
réunies n'auront point la force de l'étouffer (0.
Quel contraste, mes Frères, entre nous et ce
grand apôtre! Si Jésus -Christ nous demandoit,
ainsi qu'à lui : « M'aimez-vous » ? Amas me? Qui
répondra : Seigneur, je vous aime? Tous le diront;
mais prenons garde. L'hypocrisie le dit; mais c'est
une feinte. La présomption le dit; mais c'est une
illusion. L'amour du monde le dit; mais c'est un
intérêt, qui n'aime Jésus-Christ que pour être heu-
reux sur la terre. Qui sont ceux qui le disent véri-
tablement? Ceux qui l'aiment jusque sur la croix ;
ceux qui sont prêts à tout perdre pour lui demeu-
rer fidèles, à tout souffrir pour être consommés dans
son amour.
(») Cant. vin. 6, 7.
2j6 panégyrique
PANEGYRIQUE
DE
L'APOTRE SAINT PAUL.
Comment le grand apôtre dans ses prédications , dans ses com-
bats , dans le gouvernement ecclésiastique est-il toujours foible , et
triomphe-t-il de tous les obstacles par ses foiblesses mêmes.
Placeo mihi in infirmitatibus meis : cùm enim infirmor ,
tune potens sum.
Je ne me plais que dans mes foiblesses : car lorsque je
me sens foible, c'est alors que je suis puissant. II. Cor.
XII. 10.
Dans le dessein que je me propose de faire aujour-
d'hui le panégyrique du plus illustre des prédica-
teurs, et du plus zélé des apôtres, je ne puis vous
dissimuler que je me sens moi-même étonné de la
grandeur de mon entreprise. Quand je rappelle à
mon souvenir tant de peuples que Paul a conquis,
tant de travaux qu'il a surmontés, tant de mystères
qu'il a découverts, tant d'exemples qu'il nous a lais-
sés d'une charité consommée , ce sujet me paroît si
vaste , si relevé , si majestueux , que mon esprit se
trouvant surpris , ne sait ni où s'arrêter dans cette
DE SAINT PAUL. 2^."]
étendue, ni que tenter dans cette hauteur, ni que
choisir dans cette abondance ; et j'ose bien me per-
suader qu'un ange même ne sufiiroit pas, pour louer
cet homme du troisième ciel.
Mais, ce qui m'étonne le plus, c'est que cet amour
mêlé de respect que je sens pour le divin Paul, et
duquel j'espérois de nouvelles forces dans un ou-
vrage qui tend à sa gloire, s'est tourné ici contre
moi, et a confondu long-temps mes pensées ; parce
que, dans la haute idée que j'avois conçue de l'apô-
tre, je ne pouvois rien dire qui lui fût égal , et il ne
me permettoit rien qui fût au-dessous.
Que me reste-t-il donc , chrétiens, après vous avoir
confessé ma foiblesse et mon impuissance , sinon de
recourir à celui qui a inspiré à saint Paul les paroles
que j'ai rapportées? Chrn injîrmor, tune polens sum,
« Je suis puissant , lorsque je suis foible ». Après ces
beaux mots de mon grand apôtre, il ne m'est plus
permis de me plaindre; et je ne crains pas de dire
avec lui, que « je me plais dans cette foiblesse » ,
qui me promet un secours divin : Placeo mihi in
infirmitatibus. Mais pour obtenir cette grâce, il nous
faut encore recourir à celle dans laquelle le mystère
ne s'est accompli qu'après qu'elle a reconnu qu'il
passoit ses forces ; c'est la bienheureuse Marie, que
nous saluerons en disant, Ave.
Parmi tant d'actions glorieuses , et tant de choses
extraordinaires qui se présentent ensemble à ma
vue, quand je considère l'histoire de l'incomparable
docteur des Gentils, ne vous étonnez pas, chrétiens,
si laissant à part ses miracles et ses hautes révéla-
248 PANÉGYRIQUE
tions, et cette sagesse toute divine et vraiment digne
du troisième ciel , qui paroît dans ses écrits admi-
rables, et tant d'autres sujets illustres qui rempli-
roient d'abord vos esprits de nobles et magnifiques
idées, je me réduis à vous faire voir les infirmités de
ce grand apôtre , et si c'est sur ce seul objet que je
vous prie d'arrêter vos yeux. Ce qui m'a porté à ce
choix, c'est que , devant vous prêcher saint Paul, je
me suis senti obligé d'entrer dans l'esprit de saint
Paul lui-même, et de prendre ses sentimens. C'est
pourquoi l'ayant entendu nous prêcher avec tant de
zèle, qu'il ne se glorifie que dans ses foiblesses, et
que ses infirmités font sa force : Ciim enim injirmor,
tune potens sum , je suis les mouvemens qu'il m'ins-
pire, et je médite son panégyrique, en tâchant de
vous faire voir ces foiblesses toute-puissantes, par
lesquelles il a établi l'Eglise, renversé la sagesse hu-
maine, et captivé tout entendement sous l'obéis-
sance de Jésus-Christ.
Entrons donc, avant toutes choses, dans le sens
de cette parole, et examinons les raisons pour les-
quelles le divin Paul ne se croit fort que dans sa
foiblesse : c'est ce qu'il m'est aisé de vous faire en-
tendre. Il se souvenoit, chrétiens, de son Dieu
anéanti pour l'amour des hommes : il savoit que si
ce grand monde, et ce qu'il enferme en son vaste
sein , est l'ouvrage de sa puissance , il avoit fait un
monde nouveau , un monde racheté par son sang ,
et régénéré par sa mort, c'est-à-dire, sa sainte
Eglise, qui est l'œuvre de sa foiblesse. C'est ce que
regarde saint Paul; et après ces grandes pensées, il
jette aussitôt les yeux sur lui - même. C'est là qu'il
DE SAINT PAUL. 2^()
admire sa vocation : il se voit choisi dès l'éternité ,
pour être le prédicateur des Gentils ; et comme
l'Eglise doit être formée de ces nations infidèles ,
dont il est ordonné l'apôtre, il s'ensuit manifeste-
ment qu'il est le principal coopérateur de la grâce
de Jésus-Christ dans l'établissement de l'Eglise.
Quels seront ses sentimens, chrétiens , dans une
entreprise si haute , où la Providence l'appelle ,
l'exécutera-t-il par la force? Mais, outre que la
sienne n'y peut pas suffire , le Saint-Esprit lui a fait
connoître que la volonté du Père céleste c'est que
cet ouvrage divin soit soutenu par l'infirmité: « Dieu,
» dit-il (0, a choisi ce qui est infirme , pour détruire
» ce qui est puissant ». Par conséquent , que lui
reste-t-il, sinon de consacrer au Sauveur une fai-
blesse soumise et obéissante , et de confesser son in-
firmité ; afin d'être le digne ministre de ce Dieu, qui
étant si fort par nature, s'est fait infirme pour notre
salut ? Voilà donc la raison solide pour laquelle il
se considère comme un instrument inutile, qui n'a
de vertu ni de force qu'à cause de la main qui l'em-
ploie; et c'est pour cela, chrétiens, qu'il triomphe
dans son impuissance , et qu'en avouant qu'il est
foible, il ose dire qu'il est tout-puissant : Cum enim
injirmor, tune polens sum.
Mais, pour nous convaincre par expérience de la
vérité qu'il nous prêche , il faut voir ce grand homme
dans trois fonctions importantes du ministère qui
lui est commis. Car ce n'est pas mon dessein , Mes-
sieurs, de considérer aujourd'hui saint Paul dans sa
vie particulière : je me propose de le regarder dans
W /. Cor. i. 27.
■iSo PANÉGYRIQUE
les emplois de l'apostolat , et je les réduis à trois
chefs; la prédication, les combats, le gouvernement
ecclésiastique.
Entendez ceci, chrétiens, et voyez la liaison né-
cessaire de ces trois obligations dont le charge son
apostolat. Car il falloit premièrement établir l'E-
glise , et c'est ce qu'a fait la prédication : mais d'au-
tant que cette Eglise naissante devoit être dès son
berceau attaquée par toute la terre, en même temps
qu'on l'établissoit, il falloit se préparer à combattre;
et parce qu'un si grand établissement se dissiperoit
de lui-même, si les esprits n'étoient bien conduits,
après avoir si bien soutenu l'Eglise contre ceux qui
l'attaquoient au dehors, il falloit la maintenir au
dedans par le bon ordre de la discipline. De sorte
que la prédication devoit précéder , parce que la foi
commence par l'ouïe : après , les combats dévoient
suivre ; car aussitôt que l'Evangile parut les persé-
cutions s'élevèrent : enfin le gouvernement ecclésias-
tique devoit assurer les conquêtes , en tenant les
peuples conquis dans l'obéissance par une police
toute divine.
C'est , mes Frères , à ces trois choses que se rap-
portent tous les travaux de l'apôtre ; et nous le pou-
vons aisément connoître par le récit qu'il en fait
lui-même dans ce merveilleux chapitre onzième de
la seconde aux Corinthiens. Il raconte premièrement
ses fatigues et ses voyages laborieux : et n'est-ce pas
la prédication qui les lui faisoit entreprendre, pour
porter par toute la terre l'Evangile du Fils de Dieu?
Il raconte aussi ses périls, et tant de cruelles persé-
cutions qui ont éprouvé sa constance ; et voilà quels
DE SAINT PAUL. 25l
sont ses combats. Enfin , il ajoute à toutes ses peines
les inquiétudes qui le travailloient dans le soin de
conduire toutes les églises : Sollicitude* omnium
ecclesiarum (') ; et c'est ce qui regarde le gouver-
nement.
Ainsi, vous voyez en peu de paroles tout ce qui
occupe l'esprit de saint Paul : il prêche, il combat ,
il gouverne; et, Messieurs, le pourrez- vous croire?
il est foible dans tous ces emplois. Et premièrement,
il est assuré que saint Paul est foible en prêchant ,
puisque sa prédication n'est pas appuyée, ni sur la
force de l'éloquence, ni sur ces doctes raisonnemens
que la philosophie a rendus plausibles : Non in per-
suasibilibus humance sapientiœ verbis (2). Seconde-
mental n'est pas moins clair qu'il est foible dans les
combats; puisque, lorsque tout le monde l'attaque, il
ne résiste à ses ennemis qu'en s'abandonnant à leur
violence : Facti sumus sicut oves occisionis (^) : il est
donc foible en ces deux états. Mais peut-être que
parmi ses frères, où la grâce de l'apostolat et l'au-
torité du gouvernement lui donnent un rang si con-
sidérable, ce grand homme paroîtra plus fort? Non ,
fidèles, ne le croyez pas : c'est là que vous le verrez
plus infirme. Il se souvient qu'il est le disciple de
celui qui a dit dans son Evangile, qu'il n'est pas venu
pour être servi, mais afin de servir lui-même (4) :
c'est pourquoi il ne gouverne pas les fidèles, en leur
faisant supporter le joug d'une autorité superbe et
impérieuse; mais il les gouverne parla charité, en
se faisant infirme avec eux : Factus sum infirmis in-
jirmus; et se rendant serviteur de tous : Omnium
M //. Cor. xi. 28. — (») /. Cor. 11. 4. — (3) Rom. vin. 36. ~
(4) Malt. xx. 28.
25ï PANÉGYRIQUE
me servumfeci (0. Il est donc infirme partout , soit
qu'il prêche, soit qu'il combatte, soit qu'il gouverne
le peuple de Dieu par l'autorité de l'apostolat; et
ce qui est de plus admirable, c'est qu'au milieu de
tant de foiblesse , il nous dit d'un ton de victorieux,
qu'il est fort , qu'il est puissant , qu'il est invincible :
Cuin enim injîrmor, tune potens sum.
Ah ! mes Frères, ne voyez-vous pas la raison qui
lui donne cette hardiesse? C'est qu'il sent qu'il est
le ministre de ce Dieu , qui se faisant foible n'a pas
perdu sa toute-puissance. Plein de cette haute pen-
sée, il voit sa foiblesse au-dessus de tout. Il croit
que ses prédications persuaderont , parce qu'elles
n'ont point de force pour persuader ; il croit qu'il
surmontera dans tous les combats , parce qu'il
n'a point d'armes pour se défendre ; il croit qu'il
pourra tout suf ses frères dans l'ordre du. gouver-
nement ecclésiastique, parce qu'il s'abaissera à leurs
pieds, et se rendra l'esclave de tous par la servitude
de la charité. Tant il est vrai que dans toutes choses
il est puissant en ce qu'il est foible, puisqu'il met la
force de persuader dans la simplicité du discours ,
puisqu'il n'espère vaincre qu'en souffrant, puisqu'il
fonde sur sa servitude toute l'autorité de son minis-
tère. Voilà, Messieurs, trois infirmités, dans les-
quelles je prétends montrer la puissance du divin
apôtre : soyez, s'il vous plaît, attentifs, et considé-
rez dans ce premier point la foiblesse victorieuse de
ses prédications toutes simples.
PREMIER POINT.
Je ne puis assez exprimer combien grand, com-
'.»)/. Cor, ix. 19, as.
DE SAINT l'ACL. 253
bien admirable est le spectacle que je vous prépare
dans cette première partie. Car ce que les plus
grands hommes de l'antiquité ont souvent désiré de
voir, c'est ce que je dois vous représenter; saint Paul
prêchant Jésus-Christ au monde, et convertissant
les cœurs endurcis par ses divines prédications. Mais
n'attendez pas, chrétiens, de ce céleste prédicateur,
ni la pompe ni les ornemens dont se pare l'éloquence
humaine. Il est trop grave et trop sérieux pour
rechercher ces délicatesses; ou, pour dire quelque
chose de plus chrétien et de plus digne du grand
apôtre, il est trop passionnément amoureux des glo-
rieuses bassesses du christianisme , pour vouloir cor-
rompre par les vanités de l'éloquence séculière la
vénérable simplicité de l'Evangile de Jésus-Christ.
Mais, afin que vous compreniez quel est donc ce
prédicateur , destiné par la Providence pour con-
fondre la sagesse humaine, écoutez la description
que j'en ai tirée de lui-même dans la première aux
Corinthiens.
Trois choses contribuent ordinairement à rendre
un orateur agréable et efficace ; la personne de celui
qui parle, la beauté des choses qu'il traite, la ma-
nière ingénieuse dont il les explique; et la raison
en est évidente. Car l'estime de l'orateur prépare
une attention favorable , les belles choses nour-
rissent l'esprit , et l'adresse de les expliquer d'une
manière qui plaise les fait doucement entrer dans le
cœur. Mais de la manière que se représente le pré-
dicateur dont je parle, il est bien aisé de juger qu'il
n'a aucun de ces avantages.
Et premièrement , chrétiens , si vous regardez son
254 PANÉGYRIQUE
extérieur, il avoue lui-même que sa mine n'est point
relevée : Prœsenlia corporis infirma (»); et si vous
considérez sa condition, il est pauvre, il est mépri-
sable , et réduit à gagner sa vie par l'exercice d'un
art mécanique. De là vient qu'il dit aux Corinthiens :
« J'ai été au milieu de vous avec beaucoup de crainte
» et d'infirmité (2) » : d'où il est aisé de comprendre
combien sa personne étoit méprisable. Chrétiens ,
quel prédicateur pour convertir tant de nations !
Mais peut-être que sa doctrine sera si plausible et
si belle, qu'elle donnera du crédit à cet homme si
méprisé. Non , il n'en est pas de la sorte : « Il ne
3) sait , dit-il , autre chose que son maître crucifié » :
Nonjudicavi me scire aliquid inter vos , nisiJesum
Chrîstum , et hune crucifixum (3) : c'est-à-dire , qu'il
ne sait rien que ce qui choque , que ce qui scanda-
lise , que ce qui paroît folie et extravagance. Com-
ment donc peut-il espérer que ses auditeurs soient
persuadés? Mais, grand Paul, si la doctrine que
vous annoncez est si étrange et si difficile, cherchez
du moins des termes polis , couvrez des fleurs de la
rhétorique cette face hideuse de votre Evangile, et
adoucissez son austérité par les charmes de votre
éloquence. A Dieu ne plaise , répond ce grand
homme, que je mêle la sagesse humaine à la sagesse
du Fils de Dieu : c'est la volonté de mon maître que
mes paroles ne soient pas moins rudes que ma doc-
trine paroît incroyable : Non in persuasibilibus hu-
mance sapientiœ <verbis (4). C'est ici qu'il nous faut
entendre les secrets de la Providence. Elevons nos
esprits, Messieurs, et considérons les raisons pour
(0 //. Cor. x. io W /• Cor. h. 3. — (») Ibid. 2. — (4) Ibid. 4.
DE SAINT PADL. 255
lesquelles le Père céleste a choisi ce prédicateur
sans éloquence et sans agrément, pour porter par
toute la terre, aux Romains, aux Grecs, aux Bar-
bares , aux petits , aux grands , aux rois mêmes l'E-
vangile de Jésus-Christ.
Pour pénétrer un si grand mystère, écoutez le
grand Paul lui-même, qui, ayant représenté aux
Corinthiens combien ses prédications avoient été
simples, en rend cette raison admirable : c'est, dit-il,
que « nous vous prêchons une sagesse qui est ca-
» chée , que les princes de ce monde n'ont pas re-
» connue » : Sapienliam quœ abscondita est (0'.
Quelle est cette sagesse cachée? Chrétiens, c'est Jésus-
Christ même. Il est la sagesse du Père; mais il est
une sagesse incarnée, qui, s'étant couverte volon-
tairement de l'infirmité de la chair , s'est cachée aux
grands de la terre par l'obscurité de ce voile. C'est
donc une sagesse cachée; et c'est sur cela que s'ap-
puie le raisonnement de l'apôtre. Ne vous étonnez
pas, nous dit-il, si prêchant une sagesse cachée,
mes discours ne sont point ornés des lumières de
l'éloquence. Cette merveilleuse foiblesse, qui accom-
pagne la prédication , est une suite de l'abaissement
par lequel mon Sauveur s'est anéanti ; et comme il
a été humble en sa personne, il veut l'être encore
dans son Evangile.
Admirable pensée de l'apôtre, et digne certaine-
ment d'être méditée. Mettons-la donc dans un plus
grand jour, et supposons avant toutes choses que
le Fils éternel de Dieu avoit résolu de paroître aux
hommes en deux différentes manières. Première-
(0 /. Cor. n. 7.
256 PANÉGYRIQUE
ment , il devoit paroître dans la vérité de sa chair :
secondement, il devoit paroître dans la vérité de sa
parole. Car, comme il étoit le Sauveur de tous , il
devoit se montrer à tous. Par conséquent, il ne
suffit pas qu'il paroisse en un coin du monde : il faut
qu'il se montre par tous les endroits où la volonté
de son Père lui a préparé des fidèles : si bien que ce
même Jésus , qui n'a paru que dans la Judée par la
vérité de sa chair , sera porté par toute la terre par
la vérité de sa parole.
C'est pourquoi le grand Origène n'a pas craint
de nous assurer que la parole de l'Evangile est une
espèce de second corps que le Sauveur a pris pour
notre salut. Partis quem Dominus corpus suum esse
dicit, verbum est nutritorium animarum C1). Qu'est-
ce à dire ceci, chrétiens; et quelle ressemblance a-
t-il pu trouver entre le corps de notre Sauveur et
la parole de son Evangile ? Voici le fond de cette
pensée : c'est que la sagesse éternelle , qui est en-
gendrée dans le sein du Père, s'est rendue sensible
en deux sortes. Elle s'est rendue sensible en la chair
qu'elle a prise au sein de Marie ; et elle se rend en-
core sensible par les Ecritures divines et par la pa-
role de l'Evangile : tellement que nous pouvons dire
que cette parole et ces Ecritures sont comme un
second corps qu'elle prend , pour paroître encore à
nos yeux. C'est là en effet que nous la voyons : ce
Jésus, qui a conversé avec les apôtres, vit encore
pour nous dans son Evangile ; et il y répand encore ,
pour notre salut , la parole de vie éternelle.
Après cette belle doctrine , il est bien aisé de com-
(0 In Matt. Commentai: n. 85 j tom. ni , p. 898.
prendre
DE SAINT PAUL. 25*7
prendre que la prédication des apôtres , soit qu'elle
sorte toute vivante de la bouche de ces grands
hommes, soit qu'elle coule dans leurs e'crits, pour
y être portée aux âges suivans , ne doit rien avoir
qui éclate. Car, mes Frères, n'entendez-vous pas ,
selon la pensée de saint Paul, que ce Jésus, qui nous
doit paroître et dans sa chair et dans sa parole, veut
être humble dans l'une et dans l'autre.
De là ce rapport admirable entre la personne de
Jésus- Christ et la parole qu'il a inspirée. Lac est
credentibus , cibus est intelligentibus. La chair qu'il
a prise a été infirme , la parole qui le prêche est
simple : nous adorons en notre Sauveur la bassesse
mêlée avec la grandeur. Il en est ainsi de son Ecri-
ture, tout y est grand , et tout y est bas; tout y est
riche, et tout y est pauvre; et en l'Evangile, comme
en Jésus-Christ , ce que l'on voit est foible , et ce
que l'on croit est divin. Il y a des lumières dans l'un
et dans l'autre; mais ces lumières dans l'un et dans
l'autre sont enveloppées de nuages : en Jésus, par
l'infirmité de la chair; et en l'Ecriture divine, par
la simplicité de la lettre. C'est ainsi que Jésus veut
être prêché, et il dédaigne pour sa parole aussi
bien que pour sa personne, tout ce que les hommes
admirent.
N'attendez donc pas de l'apôtre , ni qu'il vienne
flatteries oreilles par des cadences harmonieuses,
ni qu'il veuille charmer les esprits par de vaines cu-
riosités. Ecoutez ce qu'il dit lui-même : « Nousprê-
» chons une sagesse cachée ; nous prêchons un Dieu
» crucifié ». Ne cherchons pas de vains ornemens à
ce Dieu , qui rejette tout l'éclat du monde. Si notre
Bossuet. xvi. n
2^8 PANÉGYRIQUE
simplicité déplaît aux superbes , qu'ils sachent que
nous voulons leur déplaire, que Jésus -Christ dé-
daigne leur faste insolent, et qu'il ne veut être
connu que des humbles. Abaissons-nous donc à ces
humbles-, faisons- leur des prédications, dont la
bassesse tienne quelque chose de l'humiliation de la
croix, et qui soient dignes de ce Dieu qui ne veut
vaincre que par la foiblesse.
C'est pour ces solides raisons que saint Paul re-
jette tous les artifices de la rhétorique. Son discours,
bien loin de couler avec cette douceur agréable,
avec cette égalité tempérée que nous admirons dans
les orateurs, paroît inégal et sans suite à ceux qui
ne l'ont pas assez pénétré ; et les délicats de la terre,
qui ont, disent-ils, les oreilles fines, sont offensés
de la dureté de son style irrégulier. Mais, mes
Frères , n'en rougissons pas. Le discours de l'apôtre
est simple, mais ses pensées sont toutes divines. S'il
ignore la rhétorique, s'il méprise la philosophie,
Jésus-Christ lui tient lieu de tout ; et son nom qu'il
a toujours à la bouche, ses mystères qu'il traite si
divinement, rendront sa simplicité toute-puissante.
Il ira , cet ignorant dans l'art de bien dire , avec cette
locution rude, avec cette phrase qui sent l'étranger,
il ira en dette Grèce polie , la mère des philosophes
et des orateurs; et malgré la résistance du monde,
il y établira plus d'Eglises , que Platon n'y a gagné
de disciples par cette éloquence qu'on a crue divine.
Il prêchera Jésus dans Athènes, et le plus savant de
ses sénateurs passera de l'Aréopage en l'école de ce
barbare. Il poussera encore plus loin ses conquêtes;
il abattra aux pieds du Sauveur la majesté des fais-
DE SAINT PAUL. 2%q
ceaux romains en la personne d'un proconsul, et
il fera trembler dans leurs tribunaux les juges de-
vant lesquels on le cite. Rome même entendra sa
voix ; et un jour cette ville maîtresse se tiendra bien
plus honorée d'une lettre du style de Paul, adressée
à ses citoyens, que de tant de fameuses harangues
qu'elle a entendues de son Cicéron.
Et d'où vient cela, chrétiens? C'est que Paul a
des moyens pour persuader que la Grèce n'enseigne
pas , et que Rome n'a pas appris. Une puissance
surnaturelle , qui se plaît de relever ce que les su-
perbes méprisent, s'est répandue et mêlée dans l'au-
guste simplicité de ses paroles. Delà vient que nous
admirons dans ses admirables Epîtres une certaine
vertu plus qu'humaine, qui persuade contre les
règles, ou plutôt, qui ne persuade pas tant, qu'elle
captive les entendemens ; qui ne flatte pas les
oreilles , mais qui porte ses coups droit au cœur.
De même qu'on voit un grand fleuve qui retient en-
core , coulant dans la plaine , cette force violente
et impétueuse, qu'il avoit acquise aux montagnes
d'où il tire son origine ; ainsi cette vertu céleste , qui
est contenue dans les Ecrits de saint Paul, même
dans cette simplicité de style conserve toute la vi-
gueur qu'elle apporte du ciel, d'où elle descend.
C'est par cette vertu divine que la simplicité de
l'apôtre a assujetti toutes choses. Elle a renversé les
idoles, établi la croix de Jésus, persuadé à un mil-
lion d'hommes de mourir pour en défendre la
gloire; enfin, dans ses admirables Epîtres, elle a
expliqué de si grands secrets, qu'on a vu les plus
sublimes esprits, après s'être exercés long -temps
260 PANÉGYllIQUE
dans les plus hautes spéculations où pouvoit aller
la philosophie, descendre de cette vaine hauteur,
où ils se croyoient élevés, pour apprendre à bé-
gayer humblement dans l'école de Jésus-Christ, sous
la discipline de Paul.
Aimons donc, aimons, chrétiens, la simplicité de
Jésus, aimons l'Evangile avec sa bassesse, aimons
Paul dans son style rude , et profitons d'un si grand
exemple. Ne regardons pas les prédications comme
un divertissement de l'esprit; n'exigeons pas des
prédicateurs les agrémens de la rhétorique, mais la
doctrine des Ecritures. Que si notre délicatesse, si
notre dégoût les contraint à chercher des ornemens
étrangers, pour nous attirer par quelque moyen à
l'Evangile du sauveur Jésus; distinguons l'assaison-
nement , de la nourriture solide. Au milieu des dis-
cours qui plaisent, ne jugeons rien de digne de nous
que les enseignemens qui édifient; et accoutumons-
nous tellement à aimer Jésus-Christ tout seul dans
la pureté naturelle de ses vérités toutes saintes , que
nous voyions encore régner dans l'Eglise cette pre-
mière simplicité, qui a fait dire au divin apôtre :
Chm injîrmor j tune potens sum : « Je suis puissant,
» parce que je suis foible » ; mes discours sont forts,
parce qu'ils sont simples; c'est leur simplicité inno-
cente qui a confondu la sagesse humaine. Mais, grand
Paul, ce n'est pas assez : la puissance vient au se-
cours de la fausse sagesse ; je vois les persécuteurs
qui s'élèvent. Après avoir fait des discours, où votre
simplicité persuade , il faut vous préparer aux com-
bats, où votre foiblesse triomphe; c'est ma seconde
partie.
DE SAINT PAUL. %6l
SECOND POINT.
C'est donc un décret de la Providence, que
pour annoncer Je'sus- Christ les paroles ne suffisent
pas : il faut quelque chose de plus violent pour per-
suader le monde endurci. Il faut lui parler par des
plaies, il faut l'émouvoir par du sang; et c'est à
force de souffrir , c'est par les supplices que la reli-
gion chrétienne doit vaincre sa dureté obstinée.
C'est , Messieurs , cette vérité , c est cette force
persuasive du sang épanché pour le Fils de Dieu ,
qu'il faut maintenant vous faire comprendre par
l'exemple du divin apôtre; mais pour cela, remon-
tons à la source.
Je suppose donc, chrétiens, qu'encore que la
parole du Sauveur des âmes ait une efficace divine,
toutefois sa force de persuader consiste principale-
ment en son sang ; et vous le pouvez aisément com-
prendre par l'histoire de son Evangile. Car qui ne
sait que le Fils de Dieu , tant qu'il a prêché sur la
terre, a toujours eu peu de sectateurs, et que ce
n'est que depuis sa mort que les peuples ont couru
à ce divin Maître? Quel est, Messieurs, ce nouveau
miracle ? Méprisé et abandonné pendant tout le
cours de sa vie , il commence à régner après qu'il
,est mort. Ses paroles toutes divines, qui dévoient
lui attirer les respects des hommes , le font attacher
à un bois infâme; et l'ignominie de ce bois, qui
devoit couvrir ses disciples d'une confusion éter-
nelle, fait adorer par tout l'univers les vérités de
son Evangile. N'est-ce pas pour nous faire entendre
que sa croix, et non ses paroles, dévoient émou-
262 PANÉGYRIQUE
voir les cœurs endurcis ; et que sa force de persua-
der étoit en son sang répandu, et dans ses cruelles
blessures ?
La raison d'un si grand mystère mériteroit bien
d'être pénétre'e , si le sujet que j'ai à traiter me lais-
soit assez de loisir pour la mettre ici dans son jour.
Disons seulement en peu de paroles , que le Fils de
Dieu s'étoit incarné, afin de porter sa parole en
deux endroits différens : il devoit parler à la terre ,
et il devoit encore parler au ciel. Il devoit parler à
la terre par ses divines prédications ; mais il avoit aussi
à parlerait ciel parl'efFusion de son sang , qui devoit
fléchir sa rigueur , en expiant les péchés du monde.
C'est pourquoi l'apôtre saint Paul dit que « le sang du
» sauveur Jésus crie bien mieux que celui d'Abel » :
Melius clamantem quam Abel{1) ; parce que le sang
d'Abel demande- vengeance , et le sang de notre
Sauveur fait descendre la miséricorde. Jésus-Christ
devoit donc parler à son Père, aussi bien qu'aux
hommes; au ciel, aussi bien qu'à la terre.
Mais il faut remarquer ici un secret de la Provi-
dence : c'est que c'étoit au ciel qu'il falloit parler ,
afin que la terre fût persuadée. Et cela, pour quelle
raison? c'est que la grâce divine, qui devoit amollir
les cœurs , devoit être envoyée du ciel. Par exem-
ple, vous avez beau semer votre grain sur cette
terre toute desséchée; vous recueillerez peu de fruit,
si la pluie du ciel ne la rend féconde. Il en est à peu
près de même dans la vérité que je vous explique.
Lorsque mon Sauveur a parlé aux hommes, il a
seulement semé sur la terre, et cette terre ingrate
(') Ileb. xn. *4-
DE SAINT PAUL. 263
et stérile lui a donné peu de sectateurs : il faut donc
maintenant qu'il parle à son Père; il faut que se
tournant du côté du ciel, il y porte la voix de son
sang. C'est alors, Messieurs, c'est alors que la grâce
tombant avec abondance, notre terre donnera son
fruit : alors le ciel" appaisé persuadera aisément les
hommes ; et la parole qu'il a semée fructifiera par
tout l'univers. De là vient qu'il a dit lui-même:
Quand j'aurai été élevé de terre, quand j'aurai été
mis en croix, quand j'aurai répandu mon sang, je
tirerai à moi toutes choses : Omnia traham ad meip-
sum (0; nous montrant, par cette parole, que sa
force étoit en sa croix, et que son sang lui devoit
attirer le monde.
Cette vérité étant supposée, je ne, m'étonne pas,
chrétiens , que l'Eglise soit établie par le moyen des
persécutions. Donnez du sang, bienheureux apôtre;
votre Maître lui donnera une voix capable d'émou-
voir le ciel et la terre. Puisqu'il vous a enseigné que
sa force consiste en sa croix , portez-la par toute la
terre, cette croix victorieuse et toute- puissante;
mais ne la portez pas imprimée sur des marbres
inanimés, ni sur des métaux insensibles; portez -la
sur votre corps même, et abandonnez -le aux ty-
rans , afin que leur fureur y puisse graver une image
vive et naturelle de Jésus-Christ crucifié.
C'est ce qu'il va bientôt entreprendre : il ira par
toute la terre. Chrétiens, pour quelle raison ? c'est
afin, nous dit- il lui-même, « c'est afin de porter
» partout la mort et la croix de Jésus imprimée en
» son propre corps » : Morlificationem Jesu in cor-
(*) Joan. xii. 3a.
264 PANÉGYRIQUE
pore nostro circumferentes (0; et c'est peut-être
pour cette raison qu'il a dit ces belles paroles, écri-
vant aux Colossiens : Adimpleo ea quœ désuni pas-
siohum Christi (2) : « Je veux , dit ^ il, accomplir ce
» qui manque aux souffrances de Jésus - Christ ».
Que nous dites-vous , ô grand Paul ? Peut-il donc
manquer quelque chose au prix et à la valeur infi-
nie des souffrances de votre Maître? Non, ce n'est
pas là sa pensée. Ce grand homme n'ignore pas que
rien ne manque à leur dignité; mais ce qui leur
manque, dit-il, c'est que Jésus n'a souffert qu'en
Jérusalem ; et comme sa force est toute en sa croix ,
il faut qu'il souffre par tout le monde , afin d'attirer
tout le monde. C'est ce que l'apôtre vouloit accom-
plir. Les Juifs ont vu la croix de son Maître ; il la
veut montrer aux Gentils, dont il est le prédicateur.
Il va donc dans cette pensée, du levant jusqu'au
couchant, de Jérusalem jusqu'à Rome, portant par-
tout sur lui-même la croix de Jésus, et accomplis-
sant ses souffrances; trouvant partout de nouveaux
supplices, faisant partout de nouveaux fidèles, et
remplissant tant de nations de son sang et de l'E-
vangile.
Mais je ne croirois pas, chrétiens , m'être acquitté
de ce que je dois à la gloire de ce grand apôtre, si
parmi tant de grands exemples que nous donne sa
belle vie, je ne choisissois quelque action illustre,
où. vous puissiez voir en particulier combien ses
souffrances sont persuasives. Considérez donc ce
grand homme fouetté àPhilippes par main de bour-
reau (3), pour y avoir prêché Jésus-Christ, puis jeté
(0 //. Cor. iv. io. — . W Colos. i. 24. — {}) Act. xvi. a3 et seq*
DE SAINT PAUL. 265
dans l'obscurité d'un cachot, ayant les pieds serrés
dans du bois qui étoit entr'ouvert par force, et les
pressoit ensuite avec violence ; qui cependant triom-
phant de joie de sentir si vivement en lui-même la
sanglante impression de la croix , avec Silas son cher
compagnon rompoit le silence de la nuit , en offrant
à Dieu , dune ame contente , des louanges pour ses
supplices, des actions de grâces pour ses blessures.
Voilà comme il porte la croix du Sauveur; et aussi
dans ce même temps, le Sauveur lui veut faire voir
une merveilleuse représentation de ce qui s'est fait
à la sienne. Là du sang, et ici du sang; là, Messieurs,
« la terre a tremblé (0 », et ici elle tremble encore :
Terrœ motus factus est magnus 02) : là les tombeaux
ont été ouverts, qui sont comme les prisons des morts,
et des morts sont ressuscites (3) ; ici les prisons sont
ouvertes, qui sont les tombeaux obscurs des hommes
vivans : Aperta sunt omnia oslia (4) : et pour ache-
ver cette ressemblance , là celui qui garde la croix
du Sauveur le reconnoît pour le Fils de Dieu , Vere
Filius Dei erat iste (5) ; et ici celui qui garde saint
Paul se jette aussitôt à ses pieds : Produit ad pedesfi),
et se soumet à son Evangile/ Que ferai- je, dit -il,
pour être sauvé? Quid me oporlet facere 3 ut salvus
Jîam (7) ? 11 lave premièrement les plaies de l'apôtre :
l'apôtre après lavera les siennes par la grâce du saint
baptême; et ce bienheureux geôlier se prépare à
cette eau céleste, en essuyant le sang de l'apôtre,
(>) Matt. xxvii. 5i . — 00 Act. xvi. 26. — l.3) Malt. xxvn. 5a. —
(4) Act. xvi. 26 C5) Malt, xxvii. 54- ■*■ t6; Act, xvi. 29. —
(7) Ibid. 3o.
266 PANÉGYillQTJE
qui lui inspire l'amour de la croix et l'esprit du
christianisme.
Vous voyez déjà, chrétiens, ce que peut la croix
de Jésus, imprimée sur le corps de Paul; mais re-
nouvelez vos attentions pour voir la suite de celte
aventure , qui vous le montrera d'une manière bien
plus admirable. Que fera le divin apôtre , sortant
des prisons de Philippes? Qu'il vous le dise de sa
propre bouche, dans une lettre qu'il a écrite aux
habitans de Thessalonique : « Vous savez , leur dit-
» il, mes Frères, quelle a été notre entrée chez
» vous , et qu'elle n'a pas été inutile » : Quia non
inanis fuit 00 . Pour quelle raison, chrétiens, son
abord à Thessalonique n'a-t-ilpas été inutile? Vous
serez surpris de l'apprendre : «C'est, dit-il, qu'ayant
» été tourmentés et traités indignement à Philippes,
» cela nous a donné l'assurance de vous annoncer
» l'Evangile » : Sed ante passi j et contumeliis af-
fectif sic ut scitis , in Philippis _, fduciam habuimus
in Deo nostrOj loqui ad vos Evangelium Dei (2).
Quand je considère , Messieurs , ces paroles du
divin apôtre, j'avoue que je ne suis plus à moi-même,
et je ne puis assez admirer l'esprit céleste qui le pos-
sédoit. Car quel est le victorieux , dont le cœur puisse
être autant excité par l'image glorieuse et tranquille
de la victoire tout nouvellement remportée, que
le grand Paul est encouragé par le souvenir des
souffrances dont il porte encore les marques, dont
il sent encore les vives atteintes? Son entrée sera
fructueuse , parce qu'elle est précédée par de grands
(0 /. Thess. ii. !.—(■) Ibid. a.
DE SAINT PAUL. 067
tourmens ; il prêchera avec confiance , parce qu'il a
beaucoup endure'; et si nous savons pénétrer tout
le sens de cette parole , nous devons croire que le
grand apôtre sortant des prisons de Philippes , ex-
hortait par cette pensée les compagnons de son mi-
nistère : Allons, mes Frères, à Thessalonique ; notre
entrée n'y sera pas inutile , puisque nous avons déjà
tant souffert; nous avons assez répandu de sang,
pour oser entreprendre quelque grand dessein. Al-
lons donc en cette ville célèbre ; faisons-y profiter ce
sang répandu ; portons-y la croix de Jésus , récem-
ment imprimée sur nous par nos plaies encore toutes
fraîches ; et que ces nouvelles blessures donnent au
Sauveur de nouveaux disciples. Il y vole dans cette
espérance , et son attente n'est pas frustrée.
Mais pourquoi m'arrêter , Messieurs , à vous ra-
conter le fruit qu'il a fait dans la ville de Thessalo-
nique? Il en est de même de toutes les autres qu'il
éclaire par sa doctrine , et qu'il attire par ses souf-
frances. Il court ainsi par toute la terre, portant
partout la croix de Jésus; toujours menacé, tou-
jours poursuivi avec une fureur implacable ; sans re-
pos durant trente années , il passe d'un travail à un
autre, et trouve partout de nouveaux périls; des
naufrages dans ses voyages de mer , des embûches
dans ceux de terre ; de la haine parmi les Gentils ,
de la rage parmi les Juifs ; des calomniateurs dans
tous les tribunaux, des supplices dans toutes les
villes; dans l'Eglise même et dans sa maison des faux
frères qui le trahissent : tantôt lapidé et laissé pour
mort , tantôt battu outrageusement et presque dé-
chiré par le peuple; il meurt tous les jours pour le
368 PANÉGYRIQUE
Fils de Dieu, Quotidie moriori*); et il marque l'ordre
de ses voyages par les traces du sang qu'il répand,
et par les peuples qu'il convertit ; car il joint tou-
jours l'un et l'autre : si bien que nous lui pouvons
appliquer ces beaux mots de Tertullien : « Ses bles-
» sures font ses conquêtes ; il ne reçoit pas plutôt
» une plaie, qu'il la couvre par une couronne; aussi-
» tôt qu'il verse du sang, il acquiert de nouvelles
» palmes; il remporte plus de victoires qu'il ne
» souffre de violences » : Corona premit vulnera,
palmâ sanguinem obscurcit , plus vicloriarum est
cfuàm injuriarum (2).
C'est pourquoi le sauveur Jésus voulant encore
abattre à ses pieds l'impérieuse majesté de Rome, il
y conduit enfin le divin apôtre , comme le plus il-
lustre de ses capitaines. Mais , mes Frères , il faut
plus de sang pour fonder cette illustre Eglise, qui
doit être la mère des autres : saint Paul y donnera
tout le sien ; aussi y trouvera-t-il un persécuteur qui
ne le sait pas répandre à demi, je veux dire le cruel
Néron , qui ajoutera le comble à ses crimes , en fai-
sant mourir cet apôtre.
Vous raconterai-je , Messieurs, combien son sang
se multipliera, quelle suite de chrétiens sa fécon-
dité fera naître, combien il animera de martyrs, et
avec quelle force il affermira cet empire spirituel ,
qui se doit établir à Rome, plus illustre que celui
des Césars? Mais quand est-ce que j'achèverai, si
j'entreprends de vous rapporter toutes les grandeurs
de l'apôtre? J'en ai dit assez, chrétiens, pour nous
inspirer l'amour de la croix, si notre extrême déli-
(») /. Car. xv. 3i. — W Scorp. n. 6.
DE SAINT PAUL. 269
catesse ne nous la rendoit odieuse. O croix, qui
donnez la victoire à Paul, et dont la foiblesse le
rend tout-puissant, notre siècle délicieux ne peut
souffrir votre dureté ! Personne ne veut dire avec
l'apôtre : « Je ne me plais que dans mes souffrances,
» et je ne suis fort que dans mes foiblesses ». Nous
voulons être puissans dans le monde, c'est pour-
quoi nous sommes foibles selon Jésus-Christ ; et l'a-
mour de la croix de Jésus étant éteint parmi les
fidèles, toute la force chrétienne s'est évanouie. Mais,
mes Frères , je ne puis vous dire ce que je pense sur ce
beau sujet. Le grand Paul me rappelle encore : après
avoir vu les foiblesses que la croix lui a fait sentir,
il faut achever ce discours , en considérant les infir-
mités que la charité lui inspire dans le gouverne-
ment ecclésiastique.
TROISIÈME POINT.
Le pourrez-vous croire , Messieurs , que l'Eglise
de Jésus - Christ se gouverne par la foiblesse ; que
l'autorité des pasteurs soit appuyée sur l'infirmité;
que le grand apôtre saint Paul, qui commande avec
tant d'empire , qui menace si hautement les opiniâ-
tres , qui juge souverainement les pécheurs , enfin
qui fait valoir avec tant de force la dignité de son
ministère, soit infirme parmi les fidèles, et que ce
soit une divine foiblesse qui le rende puissant dans
l'Eglise ? Cela vous paroît peut-être incroyable ; ce-
pendant c'est une doctrine que lui-même nous a ensei-
gnée, et qu'il faut vous expliquer en peu de paroles.
Pour cela vous devez entendre que l'empire spi-
rituel, que le Fils de Dieu donne à son Eglise, n'est
1^0 PANÉGYRIQUE
pas semblable à celui des rois. Il n'a pas cette ma-
jesté terrible ; il n'a pas ce faste dédaigneux, ni ce
superbe esprit de grandeur dont sont enflés les
princes du monde. « Les rois des nations les domi-
» nent, dit le Fils de Dieu dans son Evangile (0,
» mais il n'en est pas ainsi parmi vous, où le plus
» grand doit être le moindre, et où le premier est
» le serviteur ».
Le fondement de cette doctrine, c'est que cet em-
pire divin est fondé sur la charité. Car, mes Frères,
cette charité peut prendre toutes sortes de formes.
C'est elle qui commande dans les pasteurs , c'est elle
qui obéit dans les peuples : mais soit qu'elle com-
mande , soit qu'elle obéisse , elle retient toujours ses
qualités propres; elle demeure toujours charité,
toujours douce, toujours patiente , toujours tendre
et compatissante, jamais fière ni ambitieuse.
Le gouvernement ecclésiastique, qui est appuyé
sur la charité, n'a donc rien d'altier ni de violent :
son commandement est modeste, son autorité est
douce et paisible. Ce n'est pas une domination qu'elle
exerce : Dominantur, vos aulem non sic ; c'est un
ministère dont elle s'acquitte; c'est une économie
qu'elle ménage par la sage dispensation de la cha-
rité fraternelle.
Mais cette charité ecclésiastique, qui conduit le
peuple de Dieu, passe encore beaucoup plus loin.
Au lieu de s'élever orgueilleusement pour faire va-
loir son autorité , elle croit que pour gouverner il
faut qu'elle s'abaisse , qu'elle s'affoiblisse , qu'elle se
rende infirme elle-même, afin de porter les infirmes.
{*) Luc. XXII. a5, 26.
DE SAINT PAUL. 2] l
Car Jésus-Christ, son original, en venant régner sur
les hommes, a voulu prendre leurs infirmités : ainsi
les apôtres, ainsi les pasteurs doivent se revêtir des
foiblesses des troupeaux commis à leur vigilance ;
afin que de même que le Fils de Dieu est un pontife
compatissant, qui ressent nos infirmités, ainsi les
pasteurs du peuple fidèle sentent les foiblesses de
leurs frères, et portent leurs infirmités en les par-
tageant. C'est pourquoi le divin apôtre, plein de
cet esprit ecclésiastique, croit établir son autorité
en se faisant infirme aux infirmes, et se rendant ser-
viteur de tous (0.
Mais voulez-vous voir, chrétiens, dans un exemple
particulier, jusqu'à quel point cet homme admirable
ressent les infirmités de ses frères? Représentez-vous
ses fatigues, ses voyages, ses inquiétudes, ses peines
pour résister à tant d'ennemis, ses soins pour ensei-
gner tant de peuples, ses veilles pour gouverner tant
d'Eglises : cependant accablé de tous ces travaux, il
s'impose encore lui-même la nécessité de gagner sa
vie à la sueur de son corps : Opérantes manibus
nostris (a).
Que l'ancienne Rome ne me vante plus ses dicta-
teurs pris à la charrue , qui ne quittoient leur com-
mandement que pour retourner à leur labourage :
je vois quelque chose de plus merveilleux en la per-
sonne de mon grand apôtre, qui, même au milieu
de ses fonctions, non moins augustes que labo-
rieuses, renonce volontairement aux droits de sa
charge ; et refusant de tous les fidèles la paye hono-
rable qui étoit si bien due à son ministère, ne veut
(•) 1. Cor. ix. 22.— (») /. Cor. rv. ia.
2^2 PANÉGYRIQUE
tirer que de ses propres mains ce qui est nécessaire
pour sa subsistance.
Cela, mes Frères, venoit d'un esprit infiniment
au-dessus du monde ; mais vous l'admirerez beau-
coup davantage , si vous pénétrez le motif de cette
action glorieuse. Ecoutez donc ces belles paroles de
l'admirable saint Augustin, par lesquelles il entre si
bien dans les sentimens du grand Paul : Infirmorum
periculis, nefalsis suspicionibus agàati odissent quasi
vénale Evangelium , tanquam paternis maternisque
<visceribus iremefactm hocfecit (0. Qui vous oblige,
ô divin apôtre, à travailler ainsi de vos mains?
« C'est à cause, dit saint Augustin, qu'ayant une
» tendresse plus que maternelle pour les peuples
» qui lui sont commis, il tremble pour les périls
» des infirmes, qui, agités par de faux soupçons,
» pourroient peut-être haïr l'Evangile , en s'imagi-
» nant que l'apôtre le prêchoit pour son intérêt ».
Quelle charité de saint Paul? Ce qu'il craint, ce
n'est qu'un soupçon, et un soupçon mal fondé, et
un soupçon qu'il eût démenti par toute la suite de
sa vie céleste, si épurée des sentimens de la terre :
toutefois ce soupçon fait trembler l'apôtre, il dé-
chire ses entrailles plus que maternelles ; ce grand
homme, pour éviter ce soupçon, veut bien veiller
nuit et jour, et ajouter le travail des mains à toutes
ses autres fatigues.
Qui pourroit donc assez expliquer combien vive-
ment il sentoit toutes les infirmités dés fidèles? Celui
qui trembloit pour un seul soupçon , et qu'une om-
bre de mal épouvantoit, en quel état étoit-il, mes
(') De opère Monach. n. 1 3 5 tom. vi , col. 485.
Frères,
DE SAINT PAUL. 2t3
Frères, quelle étoit son inquiétude, quand il voyoit
des maux véritables, des scandales parmi les fidèles,
des péchés publics ou particuliers ? Que ne puis-je
entrer dans ce cœur tout ardent des flammes de la
charité fraternelle, pour y voir de quel sentiment le
grand Paul disoit ces beaux mots : « Qui est infirme
» parmi les fidèles , sans que je sois infirme avec lui ?
» Et qui peut les scandaliser, sans que je sois moi-
» même brûlé de douleur » ? Quis infirmatur , et
ego non injirmor? Quis scandalizatur, et ego non
uror (0?
Arrêtons ici, chrétiens, et que là méditation d'un
si grand exemple fasse le fruit de tout ce discours.
Car quelle ame de fer et de bronze ne se sentiroit
attendrie par les saintes infirmités que la charité
inspire à l'apôtre? Voyoit-il un membre affligé? il
ressentoit toute sa douleur. Voyoit-il des simples et
des ignorans? il descendoit du troisième ciel pour
leur donner un lait maternel, et bégayer avec ces
enfans. Voyoit-il des pécheurs touchés? le saint
apôtre pleuroit avec eux, pour participer à leur pé-
nitence. En voyoit-il d'endurcis? il pleuroit encore
leur aveuglement. Partout où l'on frappoit un fidèle,
il se sentoit aussitôt frappé; et la douleur passant
jusqu'à lui par la sainte correspondance de la cha-
rité fraternelle, il s'écrioit aussitôt, comme blessé
et ensanglanté : Quis infirmatur, et ego non injir-
mor? « Qui est infirme, sans que je le sois? Je suis
» brûlé intérieurement, quand quelqu'un est scan-
» dalisé ». Si bien qu'en considérant ce saint homme,
répandant ses lumières par toute l'Eglise, recevant
(0 II. Cor. xi. 29.
BOSSUET. XVI. l8
2^4 PANÉGYRIQUE
de tous côtes des atteintes de tous les membres afiii-
gés, je me le représente souvent comme le cœur de
ce corps mystique ; et de même que tous les mem-
bres, comme ils tirent du cœur toute leur vertu,
lui font aussi promptement sentir par une secrète
communication tous les maux dont ils sont attaqués,
comme s'ils vouloient l'avertir de l'assistance dont ils
ont besoin ; ainsi tous les maux qui sont dans l'Eglise
se réfléchissent sur le saint apôtre, pour solliciter
sa charité attendrie d'aller au secours des infirmes :
Quis infirmatur et ego non injîrmor ?
Mais je passe encore plus loin , et j'apprends de
saint Chrysostôme, qu'il n'est pas seulement le cœur
de l'Eglise, « mais qu'il s'afflige pour tous les mem-
» bres, comme si lui seul étoit toute l'Eglise » :
Tanquam ipse unwersa orbis Ecclesia esset , sic pro
membris singulis discruciabatur (0. Que ne me
reste-t-il assez de loisir pour entrer au fond de cette
pensée , et pour vous montrer, chrétiens , cette éten-
due de la charité, qui ne permet pas à saint Paul
de se resserrer en lui-même, qui le répand dans
toute l'Eglise, qui le mêle avec tous les membres,
qui fait qu'il vit et qu'il souffre en eux : Tanquam
ipse unwersa orbis Ecclesia esset , sic pro membris
singulis discruciabatur. C'est là, c'est là, si nous
l'entendons, le comble des infirmités de l'apôtre.
Grand Paul , permettez-moi de le dire, j'ai médité
toute votre vie, j'ai considéré vos infirmités au mi-
lieu des persécutions ; mais je ne craindrai pas d'as-
surer qu'elles ne sont pas comparables à celles qui
sont attirées sur vous parla charité fraternelle. Dans
(») In Episl. u ad Cor. Hom. xxv, n. 2 ; tom. x, />. Gi i .
DE SAINT PAUL» 3^5
Vos persécutions vous ne portiez que vos propres
foiblesses, ici vous êtes chargé de celles des autres :
dans vos persécutions vous souffriez par vos enne-
mis, ici vous souffrez par vos frères, dont tous les
besoins et tous les périls ne vous laissent pas respi-
rer : dans vos persécutions votre charité vous forti-
fioit et vous soutenoit contre les attaques, ici c'est
votre charité qui vous accable : dans vos persécu-
tions vous ne pouviez être combattu que d'un seul
endroit, dans un même temps, ici tout le monde
ensemble vient fondre sur vous, et vous devez en
soutenir le faix.
C'est donc ici l'accomplissement de toutes ces di-
vines foiblesses dont l'apôtre se glorifie , et c'est ici
qu'il s'écrie avec plus de joie : Citm infirmor _, tuno
potens sum : « Je ne suis puissant que dans ma foi-
» blesse ». Car quelle est la force de Paul, qui se
fait infirme volontairement afin de porter les in-
firmes; qui partage avec eux leurs infirmités, afin
de les aider à les soutenir ; qui s'abaisse jusqu'à terre
par la charité , pour les mettre sur ses épaules et les
élever avec lui au ciel ; qui se fait esclave d'eux tous,
pour les gagner tous à son Maître? N'est-ce pas- là
gouverner l'Eglise d'une manière digne d'un apôtre?
N'est-ce pas imiter Jésus-Christ lui-même , dont le
trouble nous affermit, et dont les infirmités nous
guérissent ?
Ne voulez-vous pas , chrétiens , imiter un si grand
exemple? Que d'infirmes à supporter, que d'igno-
rans à instruire, que de pauvres à soulager dans
l'Eglise ! Mon Frère , excitez votre zèle : cet homme
qui vous hait depuis tant d'années, c'est un infirme
276 PANÉGYRIQUE
qu'il vous faut guérir. Mais sa haine est invétérée :
donc son infirmité est plus dangereuse. Mais il vous
a, dites-vous, maltraité souvent par des injures et
par des outrages : soutenez son infirmité, tout le
mal est tombé sur lui : ayez pitié du mal qu'il s'est
fait, et oubliez celui qu'il a voulu vous faire. Courez
à ce pécheur endurci ; réchauffez et rallumez sa
charité éteinte ; tendez-lui les bras , ouvrez-lui le
cœur , tâchez de gagner votre frère.
Mais jetez encore les yeux sur les nécessités tem-
porelles de tant de pauvres qui crient après vous.
Ne semble -t-il pas que la Providence ait voulu les
unir ensemble dans cet hôpital merveilleux , afin
que leur voix fût plus forte , et qu'ils pussent plus
aisément émouvoir vos cœurs? Ne voulez-vous pas
les entendre, et vous joindre à tant d'ames saintes,
qui , conduites par vos pasteurs , courent au soula-
gement de ces misérables. Allez à ces infirmes , mes
Frères, faites-vous infirmes avec eux; sentez en vous-
mêmes leurs infirmités, et participez à leur misère.
Souffrez premièrement avec eux ; et ensuite soula-
gez-vous avec eux , en répandant abondamment vos
aumônes. Portez ces foibles et ces impuissans ; et ces
foibles et ces impuissaus vous porteront après jus-
qu'au ciel. Amen.
DE SAIJVT PAUL. 277
PRÉCIS D'UN PANÉGYRIQUE
BU MÊME APÔTRE.
Son amour pour la vérité , pour les souffrances et pour l'Eglise-
Charitas Christi urget nos.
La charité de Jésus-Christ nous presse. II. Cor. v. i4«
-Lja charité est une huile qui remplit le cœur, et un
feu qui le presse. C'est cet effort de la charité pres-
sante que je veux considérer. Ave.
Charitas Christi urget nos : œstimantes hoc , quo-
niam si unus pro omnibus mortuus est, ergo omnes
mortui sunt : et pro omnibus mortuus est Christus ;
ut et qui vivunt, jam non sibi vivant, sed ei qui pro
ipsis mortuus est et resurrexit (0. « La charité de
j) Jésus-Christ nous presse : considérant que si un
j> seul est mort pour tous, donc tous sont morts; et
» que Jésus-Christ est mort pour tous , afin que
» ceux qui vivent ne vivent plus pour eux-mêmes,
» mais pour celui qui est mort et ressuscité pour
» eux ». La vue de Jésus -Christ mort doit donc
nous inspirer le désir de lui rendre autant de vies
C«)/i. Cor. v. i4,i5.
2^8 PANÉGY1UQUE
qu'il y a de cœurs , en ne vivant plus que pour lui.
Aussi saint Basile , parlant de saint Paul sur ce pas-
sage, dit qu'il étoit insensé d'une folie d'amour, vi-
vant d'une vie d'amour pour celui qui l'avoit gagné.
Mais qu'est-ce que vivre pour Jésus-Christ ? c'est
aimer ce qu'il aimoit, et renfermer, par une par-
faite conformité, ses affections dans les objets qui
lui ont gagné le cœur, détruisant en nous toute
autre chose.
Or nous pouvons déterminer trois choses que Jésus
a aimées. Il a aimé sa vérité; il a aimé sa croix; il a
aimé son Eglise. Il est venu pour prêcher les hommes ;
c'est pourquoi il a aimé la vérité : il est venu pour
racheter les hommes; c'est pourquoi il a aimé sa
croix : il est venu pour sanctifier les hommes par
l'application de son sang; c'est pourquoi il a aimé
son Eglise,
Paul a vécu pour Jésus, et aimé ce que Jésus aime.
Il a aimé la vérité, et il en a fait tout son emploi ; il
a aimé la croix, et il en a fait toutes ses délices; il a
aimé l'Eglise, et il en a fait l'objet de ses complai-
sances et l'unique sujet de tous ses travaux.
Jésus a aimé la vérité. Engendré par la connois-
sance de la vérité, vérité lui-même, principe avec le
Père de l'Esprit qui est appelé l'Esprit de vérité,
parce qu'il procède de l'amour d'icelle, la charité
a pressé Jésus de sortir du sein de son Père , pour
manifester la vérité, pour la rendre sensible et pal-
pable : Unigenitus Filius , qui est in sinu Patris _,
ipse enarravit (0 . Quiconque aime la vérité la veut
publier , et la veut faire régner. « La vérité est une
W Joan.i, i8.
DE SAINT PAUL. S^Q
» vierge, mais sa pudeur est de n'être pas de'cou-
» verte » : Nihil veritas erubescil , nisi solummodo
abscondi (0. Quand on est animé de son amour, on
est pressé de la publier : Charitas Christi urget nos.
PREMIER POINT.
Paul ayant connu la vérité, il ne va point aux
apôtres qui la savoient , mais il la prêche en Arabie,
à Damas, montrant que celui-ci étoit Jésus. Voyez
comme il est pressé de la découvrir : Incitabatur
spirîtus ejus in ipso , videns idololatriœ deditam
civilatem (2). « Il se sentoit ému au dedans de lui-
» même , en voyant que cette ville étoit livrée à
» l'idolâtrie ». Mais Paul montre la vérité toute
nue, sans fard, sans aucuns de ces ornemens d'une
sagesse mondaine : il la prêche avec une éloquence
qui tire sa force de sa simplicité toute céleste.
Pour prêcher la vérité avec autorité, il la prêche
dans un esprit d'indépendance ; et pour cela il ne
veut rien tirer de personne : il impose à ses propres
mains la charge de lui fournir tout ce qui lui est
nécessaire. Et en effet, pour prêcher la vérité, il
faut un cœur de roi, une grandeur d'ame royale :
Ego auteni conslitutus sum Rex ab eo super Sion
montent sanctuni ejus, prœdicans prœceptum ejus fi).
« J'ai été établi roi sur Sion , sa montagne sainte ,
» afin d'annoncer ses ordonnances » : et si cette
noble fonction ne demande pas qu'on soit roi par
l'autorité du commandement , du moins exige-t-elle
qu'on soit roi par indépendance. C'est pourquoi
(0 TcrlulL adv. Valentin. n. 3.— W Act. xvn. 16. — C3) Ps. n. 6.
280 PANÉGYRIQUE
saint Paul se rend indépendant de tout ; et s'etant
mis en état de n'avoir besoin de rien (0, « il va re-
» prenant tout homme à temps et à contre-temps » :
Corripientes omnem hominem... opportune , impor-
tune (2). Il s'étoit mis en état de ne se réjouir du
bien qu'on lui faisoit, que pour l'amour de ceux
qui le faisoient (3).
.
SECOND POINT.
Jésus a aimé la croix, et a toujours témoigné
une grande avidité pour les souffrances. Paul aimoit
la croix pour se conformer à Jésus, et pour faire
régner Jésus. Aussi ce sont ses souffrances qui ou-
vrent la porte à l'Evangile , dans les différens lieux
où il prêche (4). Les momens de souffrances sont des
momens précieux. Dans les autres occasions, la
bouche seule loue : parmi les souffrances, et tout le
corps affligé , et tout le cœur abattu sous la main de
Dieu, et tout l'esprit assujetti aux lois de sa volonté,
se tournent en langues pour célébrer la grandeur
de sa souveraineté absolue, et sa miséricorde et sa
justice.
TROISIÈME POINT.
Qui peut dire combien saint Paul a aimé l'Eglise ?
Trois choses nous montrent assez à quel haut degré
son amour pour l'Eglise étoit porté : l'empressement
de la charité de l'apôtre pour ses frères, la tendresse
de sa charité pour chacun d'eux , l'étendue de sa cha-
(') Coloss. i. a8. — W //. Tim. iv. a. — (3) Philem. 7.— (4) /. Thess.
11. 1 , a.
DE SAINT PAUL. 28l
rite pour tous les membres qui composent l'Eglise.
Ainsi c'est avec grande raison que saint Chrysostôme,
frappé du zèle étonnant de l'apôtre et de son im-
mense charité , dit que Paul par sa grande sensibi-
lité sur les intérêts de l'Eglise , en étoit non-seule-
ment le cœur, Cor Ecclesiœ ., mais qu'il s'affectoit
aussi vivement sur les biens et les maux de tout le
corps , que s'il eût été l'Eglise entière : Quasi ipse
universa esset orbis Ecclesia.
282 PANÉGYRIQUE
PANÉGYRIQUE
DE
SAINT VICTOR,
Prononcé à Paris, dans l'Abbaye de ce nom, en 1657.
Mépris des idoles , conversion de ses propres gardes , effusion de
son sang ; trois manières dont saint Victor fait triompher Jésus-
Christ. Comment nous devons l'imiter.
Haec est Victoria qua; vincit mundum, fides nostra.
La victoire qui surmonte le monde, c'est notre foi. I. Joan.
v.4.
(^)uawd je considère , Messieurs , tant de sortes de
cruautés qu'on a exercées sur les chrétiens , pendant
l'espace de quatre cents ans , avec une fureur impla-
cable, je médite souvent en moi-même pour quelle
cause il a plu à Dieu , qui pouvoit choisir des moyens
plus doux , qu'il en ait coûté tant de sang pour éta-
blir son Eglise. En effet , si nous consultons la foi-
blesse humaine, il est malaisé de comprendre com-
ment il a pu se résoudre à souffrir qu'on lui immolât
tant de martyrs, lui qui avoit rejeté dans sa nou-
velle alliance les sacrifices sanglans ; et après avoir
épargné le sang des taureaux et des boucs, il yNa
DE SAINT VICTOR. ^83
sujet de s'étonner qu'il se soit plu , durant tant de
siècles , à voir verser celui des hommes , et encore
celui de ses serviteurs, par tant d'étranges supplices.
Et toutefois, chrétiens, tel a été le conseil de sa
Providence; et je ne crains point de vous assurer
que c'est un conseil de miséricorde. Dieu ne se plaît
pas dans le sang, mais il se plaît dans le spectacle
de la patience. Dieu n'aime pas la cruauté , mais il
aime une vertu éprouvée; et s'il la fait passer par
un examen laborieux, c'est qu'il sait qu'il a le pou-
voir de la récompenser selon ses mérites. Si saint
Victor avoit moins souffert , sa foi n'auroit pas mon-
tré toute sa vigueur ; et si les tyrans l'avoient épar-
gné, ils lui auroient envié ses couronnes. Dieu nous
propose le ciel comme une place qu'il veut qu'on
lui enlève et qu'on emporte de force ; afin que non
contens du salut , nous aspirions encore à la gloire ,
et qu'étant non - seulement échappés des mains de
nos ennemis , mais encore ayant surmonté toute
leur puissance , nous puissions dire avec l'apôtre :
Hœc est Victoria quœ vincit mundum , Jidcs nostra.
Pour prendre ces sentimens généreux s'il ne fal-
loit que de grands exemples, j'espérerois quelque
effet extraordinaire de celui de l'invincible Victor,
dont la constance s'est signalée par un martyre si
mémorable : mais comme ces nobles désirs ne nais-
sent pas de nous-mêmes, recourons à celui qui les
inspire, et demandons -lui son Esprit par l'inter-
cession de la sainte Vierge. Ave.
Comme c'est le dessein du Fils de Dieu de n'avoir
dans sa compagnie que des esprits courageux , il ne
284 PANÉGYRIQUE
leur propose aussi que de grands objets et des es-
pérances glorieuses ; il ne leur parle que de victoires :
partout il ne leur promet que des couronnes , et
toujours il les entretient de fortes pensées. Entre
tous les fidèles de Jésus-Christ , ceux qui se sont le
plus remplis de ces sentimens , ce sont les bienheu-
reux martyrs, que nous pouvons appeler les vrais
conquérans et les vrais triomphateurs de l'Eglise.
Encore que leurs victoires aient des circonstances
sans nombre qui en relèvent l'éclat-, néanmoins la
gloire qu'ils se sont acquise , dépend principalement
de trois choses, dont la première est la cause de
leur martyre , la seconde le fruit , la troisième la
perfection. La cause de leur martyre , c'a été le mé-
pris des idoles. Le fruit de leurs souffrances et de
leur martyre, c'a été la conversion des peuples; et
enfin ce qui en a fait la perfection , c'est qu'ils ne
se sont pas épargnés eux-mêmes , et qu'ils ont si-
gnalé leur fidélité par l'effusion de leur sang. Voilà
ce que j'appelle la perfection, suivant cette parole
de l'Evangile : « Il n'y a point de charité plus grande,
» que de donner sa vie pour ceux qu'on aime » :
Majorent charitalem nemo habet , ut animam suam
ponat quis pro amicis suis (0.
C'est, ce me semble , de ces trois chefs que se doit
tirer principalement la gloire des saints martyrs , et
c'est aussi sur ce fondement que je prétends appuyer,
Messieurs, celle de l'invincible Victor, patron de
Cette célèbre abbaye. Il fut produit devant les idoles
par l'ordre des juges romains, afin qu'il leur offrît
de l'encens; et non content de le refuser avec une
{l)Joan. xv. i3.
DE SAINT VICTOR. 285
fermeté inébranlable , d'un coup de pied qu'il leur
donne il les renverse par terre. C'est pour cette
cause qu'il a endure de si cruels supplices. Mais
c'est peu pour le Dieu vivant qu'on ait fait tomber
à ses pieds des idoles muettes et inanimées, c'est
une trop foible victoire ; ce qui le touche le plus ,
c'est que les hommes, ses vives images, sur lesquels
il a empreint les traits de sa face, adorent ces images
mortes, par lesquelles une ignorance grossière a
entrepris de figurer sa divinité. Victor généreux ,
Victor après avoir détruit ces vains simulacres, tra-
vaille à lui gagner les hommes, ses vivantes images:
Victor s'y applique de toute sa force; et j'apprends de
l'historien de sa vie, que pendant qu'il a été prison-
nier, il a heureusement converti ses gardes, il a fidèle-
ment confirmé ses frères. Peut-il mieux servir Dieu et
avec plus de fruit, que de travailler si utilement à
retenir ses troupes dans la discipline, et même à les
fortifier de nouveaux soldats, pendant que la puis-
sance ennemie tâche de les dissiper par la crainte?
C'est le fruit de cet illustre martyre ; mais ce qui en
a fait la perfection , c'est que l'invincible Victor ,
non content d'avoir si bien conduit au combat la
milice du Fils de Dieu , a encore payé de sa per-
sonne, en mourant pour l'amour de lui dans des tour-
mens sans exemple, et lui a sacrifié sa vie. C'est ainsi
qu'il a surmonté le monde ; et ce qu'il prétend par
cette victoire, c'est de faire triompher Jésus-Christ.
En effet, vous triomphez, ô Jésus, et Victor fait
éclater aujourd'hui votre souveraine puissance sur
les fausses divinités, sur vos élus, sur lui-même : sur
les fausses divinités, en les détruisant devant vous;
286 PANÉGYRIQUE
sur ceux que vous avez choisis, en les affermissant
dans votre service; et enfin sur lui-même, en s'im-
molant tout entier à votre gloire. C'est ce qu'a fait
le grand saint Victor, c'est ce qui doit aujourd'hui
vous servir d'exemple ; et Dieu veuille que je vous
propose avec tant de force les victoires de ce saint
martyr, que vous soyez enflammés de la même ar-
deur de vaincre le monde.
PREMIER POINT.
Quel est ce concours de peuple que je vois fondre
de toutes parts en la place publique de Marseille ?
Quel spectacle les y attire ? quelle nouveauté les y
mène? Mais quel est cet homme intrépide que je
vois devant cette idole, et que l'on presse, par tant
de menaces, de lui présenter de l'encens, sans pou-
voir fléchir sa constance ni ébranler sa résolution?
Sans doute, c'est cet illustre Victor, la fleur de la
noblesse de Marseille , qui , étant pressé de se dé-
clarer sur le sujet de la religion , a confessé haute-
ment la foi chrétienne en présence de toute l'armée,
dans laquelle il avoit servi avec tant de gloire , et a
renoncé volontairement à l'épée , au baudrier et aux
autres marques de la milice , si considérables par
tout l'empire , si convenables à sa condition , pour
porter les caractères de Jésus-Christ, c'est-à-dire,
des chaînes aux pieds et aux mains , et des blessures
dans tout le corps déchiré cruellement par mille
supplices. Car depuis ce jour glorieux, auquel notre
invincible martyr préféra les opprobres de Jésus-
Christ aux honneurs de la milice romaine, on n'a
cessé de le tourmenter par des cruautés inouïes, sans
DE SAINT VICTOR. 287
lui donner aucun relâche , et on lui prépare encore
de plus grands tourmens.
Mais avant que de l'exposer aux nouvelles peines
qu'une fureur inventive a imaginées, les magistrats
résolurent de lui présenter publiquement la statue
de leur Jupiter. Ils espéroient, Messieurs, que son
corps étant épuisé par les souffrances passées, et
son esprit troublé par la crainte des maux à venir r
dont l'on exposoit à ses yeux le grand et terrible
appareil, la foiblesse humaine abattue, pour dé-
tourner l'effort de cette tempête, laisseroit enfin
échapper quelque petit signe d'adoration. C'en étoit
assez pour les satisfaire; et ils avoient raison de se
contenter des plus légères grimaces , sachant bien
qu'un homme qui peut se résoudre à n'être chrétien
qu'à demi, cesse entièrement de l'être, et que le
cœur ne se pouvant partager entre la vérité et l'er-
reur , toute la foi est renversée par la moindre dé-
monstration d'infidélité.
Voilà donc notre saint martyr devant l'idole de ce
Jupiter, père prétendu des dieux et des hommes. Tout
le peuple se prosterne à terre ; et cette multitude aveu-
gle, qui ne craint pas les coups de la main de Dieu,
tremble devant l'ouvrage de la main des hommes.
Grand et admirable Victor, quelles furent alors vos
pensées? telles que le Saint-Esprit nous les représente
dans le cœur du divin apôtre : Incitabatur spiritus ej'us
in ipso, videns idololatriœ deditam civitatemi1). « Son
» esprit étoit pressé et violenté en lui-même, voyant
» cette multitude idolâtre » : ce spectacle lui étoit plus
W Act. xvu. 16.
288 PANÉGYRIQUE
dur que tous ses supplices. Tantôt il levoit lés yeux
au ciel; tantôt il les jetoit sur ce peuple, avec une
tendre compassion de son aveuglement déplorable.
Sont-ce là, disoit-il, ô Dieu vivant, sont-ce là les
dieux que l'on vous oppose? Quoi! est-il possible
qu'on se persuade que je puisse abaisser devant cette
idole ce corps qui est destiné pour être votre victime,
et que vous avez déjà consacré par tant de souf-
frances? Là, plein de zèle et de jalousie pour la
gloire du Dieu des armées; et saintement indigné
qu'on le crût capable d'une lâcheté si honteuse, il
tourne sur cette idole un regard sévère , et d'un coup
de pied il la renverse devant tout ce peuple qui se
prosternoit à ses pieds : il la brise , il la foule aux
pieds, et il surmonte le monde en détruisant les di-
vinités qu'il élève contre le vrai Dieu , qui a fait le
ciel et la terre. Une voix retentit de toutes parts :
Qu'on venge l'injure des dieux immortels. Mais pen-
dant que les juges irrités exercent leur esprit cruel
à inventer de nouveaux supplices , et que Victor
attend d'un visage égal la fin de leurs délibérations
tragiques, rentrons en nous-mêmes, Messieurs, et
tirons quelque instruction de cet acte de piété hé-
roïque.
Ne nous persuadons pas que l'idolâtrie soit dé-
truite, sous prétexte que nous ne voyons plus parmi
nous ces idoles grossières et matérielles , que l'anti-
quité aveugle adoroit. Il y a une idolâtrie spiri-
tuelle, qui règne encore par toute la terre. Il y a
des idoles cachées, que nous adçrons en secret au
fond de nos cœurs ; et ce que saint Paul a dit de
l'avarice ,
DE SAINT VICTOIl. • ^89
l'avarice (0, que c'étoit un culte d'idoles, se doit
dire de la même sorte de tous les autres péchés qui
nous captivent sous leur tyrannie. De là vient ce
beau mot de Tertullien, « que le crime de l'idolâ-
» trie est tout le sujet du jugement » : Tota causa
judicii, idololatria (2). Quoi donc, est-il véritable
que Dieu ne jugera que les idolâtres? et tous les
autres pécheurs jouiront- ils de l'impunité? Chré-
tiens, ne le croyez pas : ce n'est pas le dessein de
ce grand homme, d'autoriser tous les autres crimes;
mais c'est qu'il prétend qu'en l'idolâtrie tous les
autres sont condamnés ; mais c'est qu'il estime que
l'idolâtrie se trouve dans tous les crimes, qu'elle
est comme un crime universel, dont tous les autres
ne sont que des dépendances» Il est ainsi, chrétiens :
nous sommes des idolâtres , lorsque nous servons à
nos convoitises. Humilions-nous devant notre Dieu
d'être coupables de ce crime énorme; et afin de
bien comprendre cette vérité, qui nous doit couvrir
de confusion, faisons une réflexion sérieuse sur les
causes et sur les effets de l'idolâtrie : par-là nous
reconnoîtrons aisément qu'il y en a bien peu parmi
nous qui soient tout-à-fait exempts de ce crime.
Le principe de l'idolâtrie , ce qui l'a fait régner
dans le genre humain , c'est que nous nous sommes
éloignés de Dieu, et attachés à nous-mêmes; et si
nous savons entendre aujourd'hui ce que fait en nous
cet éloignement, et ce qu'y produit cette attache,
nous aurons découvert la cause évidente de tous les
égaremens des idolâtres. Quand je dis que nous nous
sommes éloignés de Dieu, je ne prétends pas, chré-
(0 Ephes. v. 5. — (») De Idolol. n. i.
BOSSUET. XVT. 19
290 PANÉGYRIQUE
tiens, que nous en ayons perdu toute idée. 11 est
vrai que si l'homme avoit pu éteindre toute la con-
noissance de Dieu, la malignité de son cœur l'an-
roit porté à cet excès. Mais Dieu ne l'a pas permis :
il se montre à nos esprits par trop d'endroits, il
se grave en trop de manières dans nos cœurs : Non
sine testimonio semetipsum reliquit (0. L'homme,
qui ne veut pas le connoître, ne peut le méconnoî-
tre entièrement; et cet étrange combat de Dieu
qui s'approche de l'homme , de l'homme qui s'éloi-
gne de Dieu , a produit ce monstrueux assemblage
que nous remarquons dans l'idolâtrie. C'est Dieu, et
ce n'est pas Dieu qu'on adore : c'est le nom de Dieu
qu'on emploie; mais on en détruit la grandeur,
« en communiquant à la créature ce nom incom-
» municable » , Incommunicabile nomen (2) ; mais
on en perd toute l'énergie , en répandant sur plu-
sieurs ce qui n'a de majesté qu'en l'unité seule.
D'où est venu ce dessein à l'homme, sinon de
l'instinct du serpent trompeur, qui a dit à nos pre-
miers pères : « Vous serez comme des dieux (3) » ?
Saint Basile de Séleucie dit , que proférant ces pa-
roles il jetoit dès l'origine du monde les fondemens
de l'idolâtrie (4). Car dès-lors il commençoit d'ins-
pirer à l'homme le désir d'attribuer à d'autres sujets
ce qui étoit incommunicable, et l'audace de multi-
plier ce qui devoit être toujours unique. Fous serez;
voilà cette injuste communication; des dieux; voilà
cette multiplication injurieuse ; tout cela pour avilir
la divinité.Car comme nul autre que Dieu ne peut
\})Act. xiv. 16. — (») Sap.xw. ai. — (3) Gènes. 111. 5.—^) Oral.
m. Biblioth. Patr. Lugd. tom. vm, p. 43a.
DE SAINT VICTOR. 2QI
soutenir ce grand nom; le communiquer, c'est le
de'truire : et comme toute sa force est dans l'unité ;
le multiplier , c'est l'anéantir. C'est à quoi tendoit
l'impiété par tant de divisions et tant de partages,
de tourner enfin le nom de Dieu en dérision, ce nom
auguste , si redoutable. C'est pourquoi, après avoir
divisé la divinité, premièrement par ses attributs,
secondement par ses fonctions, ensuite par les élé-
menset les autres parties du monde, dont l'on a fait
un partage entre les aînés et les cadets, comme d'une
terre ou d'un héritage , on en est venu à la fin à une
multiplication sans ordre et sans bornes, jusqu'à
reléguer plusieurs dieux aux foyers et aux cuisines;
on en a mis trois à la seule porte. Aussi saint Au-
gustin reproche-t-il aux païens , « qu'au lieu qu'il
» n'y a qu'un portier dans une maison, et qu'il
» suffit parce que c'est un homme ; les hommes ont
» voulu qu'il y eût trois dieux » : Unum quisque
domui suce ponit ostiarium ; et quia homo est, om-
nino sujjîcit: très deos isli posuerunti1). A quel des-
s sein tant de dieux, sinon pour dégrader ce grand
nom, et en avilir la majesté? Ainsi vous voyez, chré-
tiens, que l'homme s'étant éloigné de Dieu, ce qu'il
n'a pu entièrement abolir , je veux dire son nom et
saconnoissance, il l'a obscurci par Y erreur, il l'a cor-
rompu par le mélange, il l'a anéanti par le partage.
Mais passons encore plus loin, et remarquons
maintenant que ce qui l'a poussé à ces erreurs , c'est
un désir caché qu'il a dans le cœur de se déifier soi-
même. Car depuis qu'il eut avalé ce poison subtil
de la flatterie infernale : « Vous serez comme des
(0 De Cà'it. Dei, Ub. îv, cap. vnij tom. vu, col. g%.
igi PANÉGYRIQUE
» dieux » ; s'il avoit pu ouvertement se déclarer
Dieu , son orgueil se seroit emporté jusqu'à cet ex-
cès. Mais se dire Dieu , chrétiens , et cependant se
sentir mortel, l'arrogance la plus aveugle en auroit
eu honte. Et de là vient , Messieurs , je vous prie d'ob-
server ceci en passant, que nous lisons dans l'histoire
sainte (0 que le roi Nabuchodonosor, exigeant de
son peuple les honneurs divins , n'osa les demander
pour sa personne , et ordonna qu'on les rendît à sa
statue. Quel privilège avoit cette image , pour méri-
ter l'adoration plutôt que l'original ? Nul sans doute ;
mais il agissoit ainsi par un certain sentiment que
cette présence d'un homme mortel, incapable de
soutenir les honneurs divins, démentiroit trop visi-
blement sa prétention extravagante. L'homme donc
étant empêché par sa misérable mortalité, convic-
tion trop manifeste de sa foiblesse , de se porter lui-
même pour Dieu , et tâchant néanmoins , autant
qu'il pouvoit , d'attacher la divinité à soi-même , il
lui a donné premièrement une forme humaine ; en-
suite il a adoré ses propres ouvrages ; après il a fait
des dieux de ses passions ; il en a fait même de ses
vices. Enfin ne pouvant s'égaler à Dieu, il a voulu
mettre Dieu au-dessous de lui; il a prodigué le nom
de Dieu, jusqu'à le donner aux animaux et aux plus
indignes reptiles. Et cela, pour quelle raison? sinon
pour secouer le joug de son souverain ; afin que la ma-
jesté de Dieu étant si étrangement avilie, et l'homme
n'ayant plus devant les y eux ni l'autorité de son nom,
ni les conduites de sa providence , ni la crainte de ses
jugemens, n'eût plus d'autre règle que sa volonté,
{>) Dan. ni. S.
DE SA.1NT VICTOR. 2()3
plus d'autres guides que ses passions, et enfin plus
d'autres dieux que lui-même : c'est à quoi aboutis-
soient à la fin toutes les inventions de l'idolâtrie.
C'est ce qui a porté le grand saint Victor à ren-
verser avec tant de zèle les idoles , par lesquelles les
hommes ingrats tâchoient de renverser le trône de
Dieu , pour n'adorer que leurs fantaisies. Mais re-
venez , illustre martyr : d'autres idoles se sont éle-
vées, d'autres idolâtres remplissent la terre; et sous
la profession du christianisme, ils présentent de l'en-
cens dans leur conscience à de fausses divinités. Et
certainement, chrétiens, s'il est vrai , comme je l'ai
dit , que l'aliénation d'avec Dieu et l'attachement à.
nous-mêmes sont la cause de l'idolâtrie; si d'ailleurs
nous reconnoissons*en nous ces deux vices, et si for-
tement enracinés, comment pouvons-nous nous per-
suader que nous soyons exempts de ce crime, dont
nous portons la source en nous-mêmes? Non , non ,
mes Frères , ne le croyons pas : l'idolâtrie n'est pas
renversée, elle n'a fait que changer de forme, elle
a pris seulement un autre visage.
Cœur humain, abîme infini, qui dans tes pro-
fondes retraites caches tant de pensées différentes,
qui s'échappent souvent à tes propres yeux ; si tu
veux savoir ce que tu adores et à qui tu présentes
de l'encens, regarde seulement où vont tes désirs;
car c'est là l'encens que Dieu veut, c'est le seul par-
fum qui lui plaît. Où vont-ils donc ces désirs? De
quel côté prennent-ils leur cours? Où se tourne leur
mouvement? Tu le sais, je n'ose le dire; mais de
quelque côté qu'ils se portent, sache que c'est là ta
divinité : Dieu n'a plus que le nom de Dieu ; cette
2h4 PANÉGYRIQUE
créature en reçoit l'hommage , puisqu'elle emporte
l'amour que Dieu demande. Mais comme nous avons
vu dans l'idolâtrie , que l'homme , s'étant une fois
donné la licence de se faire des dieux à sa mode,
les a multipliés sans aucune mesure, il nous en ar-
rive tous les jours de même : car quiconque s'éloigne
de Dieu, l'indigence de la créature l'obligeant à par-
tager sans fin ses affections , il ne se contente pas
d'une seule idole. Où l'on a trouvé le plaisir, on n'y
trouve pas la fortune; ce qui satisfait l'avarice ne
contente pas la vanité : l'homme a des besoins infinis;
et chaque créature étant bornée, ce que l'une ne
donne pas il faut nécessairement l'emprunter de
l'autre. Autant d'appuis que nous y cherchons, au-
tant nous faisons-nous de maîtres ; et ces maîtres que
nous mettons sur nos têtes, craindrons-nous de les
appeler nos divinités? Et ne sont-ils pas plus que nos
dieux, si je puis parler de la sorte, puisque nous les
préférons à Dieu même ?
Mais pour nous convaincre , Messieurs , d'une
idolâtrie plus criminelle, considérons, je vous prie,
quelle idée nous avons de Dieu. Qui de nous ne lui
donne pas une forme et une nature étrangère ?
Lorsque ayant le cœur éloigné de lui , nous croyons
néanmoins l'honorer par certaines prières réglées ,
que nous faisons passer sur le bord des lèvres par
un murmure inutile; et celui qui croit l'appaiser en
lui présentant par aumônes quelque partie de ses
rapines; et celui qui, observant dans sa sainte loi
ce qu'il trouve de plus conforme à son humeur,
croit par-là s'acquérir le droit de mépriser impu-
nément tout le reste ; et celui qui multipliant tous
DE SAINT VICTOR. 2C)5
les jours ses crimes , sans prendre aucun soin de se
convertir, ne parle que de pardon, et ne prêche
que miséricorde : en vérité, Messieurs, se figure-t-il
Dieu tel qu'il est ? Eh quoi ! le Dieu des chrétiens
est-ce un Dieu qui se paye de vaines grimaces, ou
qui se laisse corrompre par les présens, ou qui souffre
qu'on se partage entre lui et le monde, ou qui se
dépouille de sa justice, pour laisser gouverner le
monde par une bonté insensible et déraisonnable,
sous laquelle les péchés seroient impunis? Est-ce là
le Dieu des chrétiens ? N'est-ce pas plutôt une idole
formée à plaisir et au gré de nos passions ?
Et d'où est né en nous ce dessein de faire Dieu à
notre mode, sinon de ce vieux levain de l'idolâtrie,
qui faisoit crier autrefois à ce peuple : « Faites-nous,
» faites-nous des dieux » ? Fac nobis deos (0. Et
pourquoi voulons - nous faire des dieux à plaisir ,
sinon pour dépouiller la divinité des attributs qui
nous choquent, qui contraignent la liberté, ou
plutôt la licence immodérée que nous donnons à
nos passions? Si bien que nous ne défigurons la di-
vinité, qu'afin que le péché triomphe à son aise, et
que nous ne connoissions plus d'autres dieux que
nos vices , et nos fantaisies , et nos inclinations cor-
rompues. Dans un aveuglement si étrange, combien
faudroit-il de Viclors, pour briser toutes les idoles
par lesquelles nous excitons Dieu à jalousie? Chré-
tiens, que chacun détruise les siennes : soit que ce
soit Vénus et l'impureté, soit que ce soit Mammonc
et l'avarice, donnons-leur un coup de pied généreux
qui les abatte devant Jésus-Christ ; car à quoi nous
(') Exod. xxxu. i.
296 PANÉGYRIQUE
auroit servi de baiser ce pied vénérable, sacré dépôt
de cette maison ?
O pied de l'illustre Victor, c'est par vos coups
puissans que l'idole est tombée par terre. Ce tyran,
qui vous a coupé , a cru vous immoler à son Jupiter;
mais il vous a consacré à Jésus-Christ, et n'a fait que
signaler votre victoire. C'est l'honneur de saint Vic-
tor, qu'il lui ait coûté du sang pour faire triompher
Jésus-Christ ; et il falloit pour sa gloire qu'en ren-
versant un faux dieu, il offrît un sacrifice au véri-
table. Mes Frères , imitons cet exemple : mais por-
tons encore plus loin notre zèle ; et après avoir appris
de Victor à détruire les ennemis de Jésus-Christ,
apprenons encore du même martyr à lui conserver
ses serviteurs. Il a fait l'un et l'autre avec courage :
il a renversé par terre les ennemis du Fils de Dieu ;
voyons maintenant comment il travaille à lui con-
server ses serviteurs : c'est ma seconde partie.
SECOND POIN.T.
C'est un secret de Dieu de savoir joindre ensem-
ble l'affranchissement et la servitude ; et saint Paul
nous l'a expliqué en la première Epître aux Corin-
thiens , lorsqu'il a dit ces belles paroles : « Le fidèle
» qui est libre, est serviteur de Jésus-Christ » : Qui
in Domino vocatus est servus , libertus est Domini :
similiter qui liber vocatus est, servus est Chris ti (0.
Ce tempérament merveilleux, qu'apporte le saint
apôtre à la liberté par la contrainte, à la contrainte
par la liberté, est plein d'une sage conduite, et
(>)/. Cor. vu. aa.
DE SAINT VICTOR. 297
digne de l'Esprit de Dieu. Celui qui est libre, Mes-
sieurs , a bqgoin qu'on le modère et qu'on le réprime ;
et celui qui est dans la servitude a besoin qu'on le
soutienne et qu'on le relève. Saint Paul a fait l'un
et l'autre, en disant à l'affranchi qu'il est serviteur,
et au serviteur qu'il est affranchi. Par la première
de ces paroles il donne comme un contre -poids à
la liberté, de peur qu'elle ne s'emporte : il semble,
par la seconde, qu'il lâche la main à la contrainte,
de peur qu'elle ne se laisse accabler ; et il nous ap-
prend par toutes les deux cette vérité importante ,
que le chrétien doit mêler dans toutes ses actions et
la liberté et la contrainte. Jamais tant de liberté,
que nous n'y donnions toujours quelques bornes qui
nous contraignent ; et jamais tant de contrainte, que
nous ne nous sachions toujours conserver une sainte
liberté d'esprit, et joindre par ce moyen la liberté
et la servitude.
Mais cette liberté et cette contrainte, qui se
trouvent jointes selon l'esprit dans tous les véritables
enfans de Dieu, il a plu à la Providence qu'elles
fussent unies en notre martyr , même selon le corps ,
et en le prenant à la lettre. Son historien nous ap-
prend une particularité remarquable ; c'est qu'ayant
été arrêté par l'ordre de l'empereur pour la cause
de l'Evangile, il demeuroit captif durant tout le
jour; et qu'un ange le délivrait toutes les nuits:
tellement que nous pouvons dire qu'il étoit prison-
nier et libre. Mais ce qui fait le plus à notre sujet,
c'est que dans l'un et dans l'autre de ces deux états ,
il travailloit toujours au salut des âmes ; puisqu'ainsi
que nous lisons dans Ja même histoire, étant ren-
298 PANÉGYRIQUE
fermé dans la prison il convertissent ses propres
gardes , « et qu'il n'usoit de sa liberté que pour af-
» fermir en Jésus- Christ l'esprit de ses frères » : Ut
Christianorum paventia corda conjîrmaret.
Durant le temps des persécutions , deux spectacles
de piété édifioient les hommes et les anges ; les chré-
tiens en prison , et les chrétiens en liberté, qui sem-
bloient en quelque sorte disputer ensemble à qui
glorifieroit le mieux Jésus - Christ , quoique par des
voies diflérentes; et il faut que je vous donne en peu
de paroles une description de leurs exercices : mon
sujet en sera éclairci, et votre piété édifiée. Faisons
donc, avant toutes choses, la peinture d'un chrétien
en prison. O Dieu , que son visage est égal et que
son action est hardie ! mais que cette hardiesse est
modeste, mais que cette modestie est généreuse ! et
qu'il est aisé de le distinguer de ceux que leurs
crimes ont mis dans les fers; qu'il sent bien qu'il
souffre pour la bonne cause, et que la sérénité de
ses regards rend un illustre témoignage à son inno-
cence ! Bien loin de se plaindre de sa prison , il re-
garde le monde au contraire comme une prison vé-
ritable. Non, il n'en connoît point de plus obscure,
puisque tant de sortes d'erreurs y éteignent la lu-
mière de la vérité; ni qui contienne plus de crimi-
nels, puisqu'il y en a presque autant que d'hommes;
ni de fers plus durs que les siens , puisque les âmes
mêmes en sont enchaînées; ni de cachot plus rempli
d'ordures, par l'infection de tant de péchés. Per-
suadé de cette pensée , « il croit que ceux qui l'ar-
» radient du milieu du monde, en pensant le rendre
» captif le tirent d'une captivité plus insupportable,
DE SAINT VICTOR. 2QC)
j) et ne le jettent pas tant en prison qu'ils ne l'en dé-
» livrent réellement » : Si recogitemus ipsum ma-
gis mundum carcerem esse , exisse vos e carcere >
quam in carcerem introisse intelligemus (0.
Ainsi dans ces prisons bienheureuses dans les-
quelles les saints martyrs étoient renfermés, ni les
plaintes, ni les murmures, ni l'impatience, n'y pa-
roissoient pas : elles devenoient des temples sacrés ,
qui résonnoient nuit et jour de pieux cantiques.
Leurs gardes en étoient émus; et il arrivoit, pour
l'ordinaire, qu'en gardant les martyrs ils devenoient
chrétiens. Celui qui gardoit saint Paul et Silas fut
baptisé par l'apôtre (2) : les gardes de notre saint se
donnèrent à Jésus-Christ par son entremise. C'est
ainsi que ces bienheureux prisonniers avoient ac-
coutumé de gagner leurs gardes; et à peine en
pouvoit-on trouver d'assez durs pour être à l'épreuve
. de cette corruption innocente. Mais s'ils travail-
loient à gagner leurs gardes, ce n'étoit pas pour
forcer leurs prisons ; ils ne tâchoient , au contraire ,
de les attirer , que pour les rendre prisonniers avec
eux, et en faire des compagnons de leurs chaînes.
Longin, Alexandre et Félicien , qui étoient les gar-
des de saint Victor, les portèrent avec lui, et sont
arrivés devant lui à la couronne du martyre. O
gloire de nos prisonniers , qui , tout chargés qu'ils
étoient de fers , se rendoient maîtres de leurs pro-
pres gardes, pour en faire des victimes de Jésus-
Christ! Voilà , Messieurs, en peu de paroles, la pre-
mière partie du tableau; tels étoient les chrétiens
en prison.
(0 Terlul. ad Mart. n. 2 W Act. x\i. 33.
300 PANÉGYRIQUE
Mais jetez maintenant les yeux sur ceux que la
fureur publique avoit épargnés : voici quels étoient
leurs sentimens. Ils avoient honte de leur liberté, et
se la reprochoient à eux-mêmes : mais ils entroient
fortement dans cette pensée, que Dieu ne les ayant
pas jugés dignes de la glorieuse qualité de ses pri-
sonniers, il ne leur laissoit leur liberté que pour ser-
vir ses martyrs. Prenez , mes Frères , ces sentimens
que doit vous inspirer l'esprit du christianisme, et
faites avec moi cette réflexion importante. Dieu fait
un partage dans son Eglise : quelques-uns de ses
fidèles sont dans les souffrances ; les autres par sa
volonté vivent à leur aise. Ce partage n'est pas sans
raison , et voici sans doute le dessein de Dieu. Vous
qu'il exerce par les afflictions , c'est qu'il veut vous
faire porter ses marques; vous qu'il laisse dans l'a-
bondance , c'est qu'il vous réserve pour servir les
autres. Donc , ô riches , ô puissans du siècle , tirez
cette conséquence , que si , selon l'ordre des lois du
monde, les pauvres semblent n'être nés que pour
vous servir; selon les lois du christianisme vous êtes
nés pour servir les pauvres , et soulager leurs néces-
sités.
C'est ce que croyoient nos ancêtres , ces premiers
fidèles ; et c'est pourquoi , comme j'ai dit , ceux qui
étoient libres pensoient n'avoir cette liberté que
pour servir leurs frères captifs, et ils leur en consa-
croient tout l'usage. C'est pourquoi, Messieurs, les
prisons publiques étoient le commun rendez- vous
de tous les fidèles; nul obstacle, nulle appréhension,
nulle raison humaine ne les arrêtoit : ils y venoient
admirer ces braves soldats , l'élite de l'armée chic-
DE SAINT VICTOR. 3oi
tienne ; et les regardant avec foi comme destinés au
martyre, Martyres désignait (0 , ils les voyoient
tout resplendissans de l'éclat de cette couronne qui
pendoit déjà sur leurs têtes , et qui alloit bientôt y
être appliquée. Ils les servoient humblement dans
cette pensée ; ils les encourageoient avec respect ;
ils pourvoy oient à tous leurs besoins avec uu telle
profusion, que souvent même les infidèles, chose
que vous jugerez incroyable, et néanmoins très-
bien avérée, souvent, dis -je, les infidèles se mê-
loient avec les martyrs , pour pouvoir goûter avec
eux les fruits de la charité chrétienne : tant la cha-
rité étoit abondante, qu'elle faisoit trouver des dé-
lices même dans l'horreur des prisons.
Voilà , mes Frères , les saints emplois qui parta-
geoient les fidèles durant le temps des persécutions.
Que vous étiez heureuse , ô sainte Eglise , de voir
deux si beaux spectacles ! les uns souffroient pour la
foi , les autres compatissoient par la charité : les uns
exerçoient la patience, et les autres la miséricorde j
dignes certainement les uns et les autres d'une
louange immortelle. Car à qui donnerons-nous l'a-
vantage ? Le travail des uns est plus glorieux , la
fonction des autres est plus étendue : ceux-là com-
battent les ennemis, ceux-ci soutiennent les com-
battans mêmes. Mais que sert de prononcer ici sur
ce doute, puisque ces deux emplois diflerens, que
Dieu partage entre ses élus , il lui a plu de les réu-
nir en la personne de notre martyr? 11 est prisonnier
et libre , et il plaît à notre Sauveur qu'il remporte
la gloire de ces deux états. Victor désire ardemment
(') Tertul. ad Mort. n. i.
302 PANÉGYRIQUE
l'honneur de porter les marques de Jésus -Christ.
Voilà des chaînes, voilà des cachots, voilà une som-
bre prison : c'est de quoi imprimer sur son corps
les caractères du Fils de Dieu , et les livrées de sa
glorieuse servitude. Mais Victor , accablé de fers , ne
peut avoir la gloire d'animer ses frères. Allez , anges
du Seigneur, et délivrez-le toutes les nuits, pour
exercer cette fonction qu'il a coutume de remplir
avec tant de fruit : faites tomber ces fers de ses mains ;
ôtez-lui ces chaînes pesantes , qu'il se tient heureux
de porter pour la gloire de l'Evangile. Ah ! qu'il les
quitte à regret ces chaînes chéries et bien-aimées !
Mais c'est pour les reprendre bientôt. Mais c'est trop
de les perdre un moment; n'importe, Victor obéit;
Quoiqu'il chérisse sa prison , il est prêt de la quitter
au premier ordre, il n'a d'attachement qu'à la vo-
lonté de son Maître : il est ce chrétien généreux
dont parle Tertullien (0 : Christianus eliam extra
carcerem sœculo renuntiavit _, in carcere etiam car-
ceri : « Le chrétien , même hors de la prison , re-
» nonce au siècle ; et en prison , il renonce à la pri-
» son même ».
Vous jugerez peut - être que ce n'est pas une
grande épreuve , de renoncer à une prison ; mais
les saints martyrs ont d'autres pensées , et ils trou-
vent si honorable d'être prisonniers de Jésus-Christ ,
qu'ils ne se peuvent dépouiller sans peine de cette
marque de leur servitude. Ce qui console Victor,
c'est qu'il ne sort de ses fers que pour consoler les
fidèles, pour rassurer leurs esprits flottans, pour
les animer au martyre. C'est à quoi il passe les
(») Ad Mart. n. i.
DE SAINT VICTOR. 3û3
nuits avec une ardeur infatigable ; et après un si
utile travail , il vient avec joie reprendre ses chaî-
nes, il vient se reposer dans sa prison, et il se charge
de nouveau de ce poids aimable que la foi de Jésus-
Christ lui impose.
Mes Frères, voilà notre exemple, telle doit être
la liberté du christianisme. Qui nous donnera, ô
Jésus , que nous nous rendions nous-mêmes captifs
par l'amour de la sainte retraite, et que jamais nous
ne soyons libres que pour courir aux offices de la
charité? Heureux mille et mille fois celui qui ne
trouve l'usage de sa liberté, que lorsque la charité
l'appelle! Mais si nous voulons garder de la liberté
pour les affaires du monde, gardons-en aussi pour
celles de Dieu, et n'en perdons pas un si saint usage.
O mains engourdies de l'avare, que ne rompez-
vous ces liens de l'avarice, qui vous empêchent de
vous ouvrir sur les misères du pauvre ! Que ne bri-
sez-vous ces liens qui ne vous permettent pas d'aller
au secours, ou de l'innocent qu'on opprime, qu'une
seule de vos paroles pourroit soutenir; ou du pri-
sonnier qui languit, et que vos soins pourroient dé-
livrer; ou de cette pauvre famille qui se désespère,
et qui subsisteroit largement du moindre retranche-
ment de votre luxe! Employez, Messieurs, votre
liberté dans ces usages chrétiens ; consacrez-la au
service des pauvres membres de Jésus-Christ. Ainsi
en prenant part à la croix des autres , vous vous
élèverez à la fin à cette grande perfection du chris-
tianisme, qui consiste à s'immoler soi-même : c'est
ce qui nous reste à considérer dans le martyre de
saint Victor.
3o4 PANÉGYRIQUE
TROISIÈME POINT.
Pour tirer de l'utilité de cette dernière partie, où
je dois vous représenter le martyre de saint Victor,
je vous demande, mes Frères, que vous n'arrêtiez
pas seulement la vue sur tant de peines qu'il a en-
durées ; mais que , remontant en esprit à ces pre-
miers temps où la foi s'établissoit par tant de mar-
tyres, vous vous mettiez vous-mêmes à l'épreuve
touchant l'amour de la croix , qui est la marque es-
sentielle du chrétien. Trois circonstances principales
rendoient la persécution épouvantable. Première-
ment on méprisoit les chrétiens ; secondement on
les haïssoit , Eritis odio omnibus CO; enfin la haine
passoit jusqu'à la fureur : parce qu'on les méprisoit,
on les condamnoit sans procédures; parce qu'on les
haïssoit , on les faisoit souffrir sans modération ;
parce que la haine alloit jusqu'à la fureur, on pous-
soit la violence jusqu'au-delà de la mort. Ainsi la
vengeance publique n'ayant ni formalité dans son
exercice, ni mesure dans sa cruauté, ni bornes
dans sa durée, nos pères enétoient réduits aux der-
nières extrémités. Mais pesons plus exactement ces
trois circonstances pour la gloire de notre martyr,
et la conviction de notre lâcheté.
J'ai dit premièrement, chrétiens, qu'on ne gar-
doit avec nos ancêtres aucune formalité de justice,
parce qu'on les tenoit pour des personnes viles, dont
le sang n'étoit d'aucun prix. « G'étoit la balayure
» du monde » : Omnium peripsema (2) : ce qui a
(') Matth. x. 23. — W /• Cor. iv. l3.
fait
DE SAINT VICTOR. 3o5
fait dire à Tertullien : Christiani , destination mortî
genus C1). Savez-vous ce que c'est que les chrétiens?
C'est, dit-il, « un genre d'hommes destiné à la mort ».
Remarquez qu'il né dit pas condamné, mais destiné
à la mort ; parce qu'on ne les condamnoit pas par
les formes, mais plutôt qu'on les regardoit comme
dévoués au dernier supplice par le seul préjugé
d'un nom odieux ; Oves occisionis, comme dit l'apô-
tre (2), « des brebis de sacrifices, des agneaux de
» boucherie » > dont on versoit le sang sans façon et
sans procédures. Si le Tibre s'étoit débordé, si la
pluie cessoit d'arroser la terre, si les Barbares avoient
ravagé quelque partie de l'empire, les chrétiens en
répondoient de leurs têtes : il avoit passé en pro-
verbe : Cœlum sletit, causa christiani (3). Pauvres
chrétiens innocensj on ne sait que vous imputer,
parce que vous ne vous mêlez de rien dans le monde ;
et on vous accuse de renverser tous les élémens, et
de troubler tout l'ordre de la nature; et sur cela on
vous expose aux bêtes farouches , parce qu'il a plu
au peuple romain de crier dans l'amphithéâtre :
Chrislianos ad leones (4) : « Qu'on donne les chré-
» tiens aux lions ». Il falloit cette victime aux dieux
immortels, et ce divertissement au peuple irrité,
peut-être pour le délasser des sanglans spectacles
des gladiateurs par quelque objet plus agréable.
Quoi donc, sans formalité immoler une si grande
multitude ? De quoi parlez - vous ? de formalité ?
Cela est bon pour les voleurs et les meurtriers j
(') De Spectac. n. i. — (ÏÏJRom, vm. 36. — (3) Apolog. n. /jo»-—
(4) Ibid.
BoSSUET. XVI. 20
3o6 PANÉGYRIQUE
mais il n'en faut pas pour les chrétiens, âmes viles
et me'prisables , dont on ne peut assez prodiguer le
sang. '
Victor, généreux Victor, quoi, ce sang illustre,
qui coule en vos veines, sera-t-il donc répandu avec
moins de forme que celui du dernier esclave ? Oui ,
Messieurs, pour professer le christianisme , il falloit
avaler toute cette honte ; mais voici quelque chose
de bien plus terrible. Ordinairement ceux que l'on
méprise , on ne les juge pas dignes de colère ; et ce
foudre de l'indignation ne frappe que sur les lieux
élevés. C'est pourquoi David disoit à Saiil : Qui
poursuivez- vous, ô roi d'Israël? contre qui vous ir-
ritez-vous? « Quoi, un si grand roi contre un ver
» de terre » ? Canem mortuumpersequeris etpulicem
unum (0. Il né trouve rien de plus efficace pour se
mettre à couvert de la colère de ce prince , que de
se représenter comme un objet tout-à-fait mépri-
sable : et en effet on se défend de la fureur des
grands par la bassesse de sa condition. Les chrétiens
toutefois, bien qu'ils soient le rebut du monde, n'en
sont pas moins le sujet, non-seulement de la haine,
mais encore de l'indignation publique ; et malgré
ce mépris qu'on a pour eux, ils ne peuvent obtenir
qu'on les néglige. Tout le monde est armé contre
leur faiblesse; et voici un effet étrange de cette co-
lère furieuse. Dans les crimes les plus atroces les lois
ont ordonné de la qualité du supplice, il n'est pas
permis de passer outre : elles ont bien voulu donner
des bornes même à la justice, de peur de lâcher la
bride à la cruauté. Il n'y avoit que les chrétiens sur
(>) /. Fieg. xxiv. i5.
DE SAINT VICTOR. 3()^
lesquels on n'appréhendoit point de faillir, si ce
n'est en les épargnant : « il leur falloit arracher la
» vie par toutes les inventions d'une cruauté raffi-
» née » : Per atrociora gênera pœnarum , dit le
grave Tertullien (0.
Car considérez, je vous prie, ce qu'on n'a pas
inventé contre saint Victor. On a soigneusement ra-
massé contre lui seul tout ce qu'il y a de force dans
les hommes, dans les animaux, dans les machines
les plus violentes. Qu'on l'attache sur le chevalet,
et qu'il lasse durant trois jours des bourreaux qui
s'épuisent en le flagellant; qu'un cheval fougueux et
indompté le traîne à sa queue par toute la ville ou
dans les revues de l'armée , au milieu de laquelle il
a paru si souvent avec tant d'éclat ; qu'il laisse par
toutes les rues non-seulement des ruisseaux de sang,
mais même des lambeaux de sa chair : encore n'est-
ce pas assez pour assouvir la haine de ses tyrans.
Que veut -on faire de cette meule? Quel monstre
veut-on écraser et réduire en poudre? Quoi, c'est
l'innocent Victor qu'on veut accabler de ce poids,
qu'on veut mettre en pièces parce mouvement! Eh!
il ne faut pas tant de force contre un corps humain,
que la nature a fait si tendre et si aisé à dissoudre.
Mais la haine aveugle des infidèles ne pouvoit rien
inventer d'assez horrible ; et la foi ardente des chré-
tiens ne pouvoit rien trouver d'assez dur. Invente
encore, s'il est possible, quelque machine inconnue,
6 cruauté ingénieuse! si tu ne peux abattre Victor
par la violence, tâche de l'étonner par l'horreur de
tes supplices. Il est prêt à en supporter tout l'eifort ;
(0 De Resur. Carn. n. 8.
3û8 PANÉGYRIQUE
sa patience surmontera toutes tes attaques. « Il ne
» reçoit aucune blessure, qu'il ne couvre par une
» couronne; il ne verse pas une goutte de sang, qui
» ne lui mérite de nouvelles palmes; il remporte
» plus de victoires , qu'il ne souffre de violences » :
Coronâ premil vulnera , palmâ sanguinem obscu-
rcit , plus victoriarum est quàm injuriarum (0. Mais
enfin la matière manque : quoique le courage ne
diminue pas, il faut que le corps tombe sous les der-
niers coups. Que fera la rage des persécuteurs ? Ce
qu'elle a fait aux autres martyrs, dont elle poursui-
voit les corps mutilés jusque dans le sein de la mort,
jusque dans l'asile de la sépulture. Elle en use de^
même contre notre saint ; et lui enviant jusqu'à un
tombeau , elle le fait jeter au fond de la mer : mais
par l'ordre du Tout-puissant , la mer officieuse rend
ce dépôt à la terre , et la terre nous a conservé ses
os, afin qu'en baisant ces saintes reliques nous y
pussions puiser l'amour des souffrances : car c'est ce
qu'il faut apprendre des saints martyrs; c'est le fruit
qu'il faut remporter des discours que l'on consacre
à leur gloire.
Mais, ô croix, ô tourmens, ô souffrances, les
chrétiens prêchent et publient que vous faites toute
la gloire du christianisme : les chrétiens vous révè-
rent dans les saints martyrs , les chrétiens vous
louent dans les autres ; et par une lâcheté sans
égale, aucun ne vous veut pour soi-même : et toute-
fois il est véritable que les souffrances font les chré-
tiens, et qu'on les reconnoît à cette épreuve. N'al-
léguons pas ici l'Ecriture sainte, dont presque toutes
(») Tertul.Scorp.n.6.
DE SAINT VICTOR. 3oO,
les lignes nous enseignent cette doctrine ; laissons
tant de raisons excellentes , que les saints Pères nous
en ont données : convainquons-nous par expérience
de cette vérité fondamentale. Quand est - ce que
l'Eglise a eu des enfans dignes d'elle , et a porté des
chrétiens dignes de ce nom? C'est lorsqu'elle étoit
persécutée ; c'est lorsqu'elle lisoit à tous les poteaux
des sentences épouvantables , prononcées contre
elle ; qu'elle voyoit dans tous les gibets et dans
toutes les places publiques, de ses enfans immolés
pour la gloire de l'Evangile.
Durant ce temps, Messieurs, il y avoitdes chré-
tiens sur la terre ; il y avoit de ces hommes forts ,
qui étant nourris dans les proscriptions et dans les
alarmes continuelles, s'étoient fait une glorieuse ha-
bitude de souffrir pour l'amour de Dieu. Ils croyoient
que c'étoit trop de délicatesse, que de rechercher le
plaisir et en ce monde et en l'autre : regardant la
terre comme un exil , ils jugeoient qu'ils n'y avoient
point de plus grande affaire que d'en sortir au plu-
tôt. Alors la piété étoit sincère, parce qu'elle n'étoit
pas encore devenue un art : elle n'avoit pas encore ap-
pris le secret de s'accommoder au monde, et de servir
aux négoces des ténèbres. Simple et innocente qu'elle
étoit , elle ne regardoit que le ciel, auquel elle prou-
yoit sa fidélité par une longue patience. Telsétoient
les chrétiens de ces premiers temps; les voilà dans
leur pureté, tels que les engendroit le sang des mar-
tyrs, tels que les formoient les persécutions. Main-
tenant la paix est venue, et la discipline s'est re-
lâchée : le nombre des fidèles s'est augmenté, et
l'ardeur de la foi s'est ralentie; et, comme disoit
3lO PANÉGYRIQUE
éloquemmentun ancien , « l'on t'a vue , ô Eglise ca-
» tholique , affaiblie par ta fécondité , diminuée par
» ton accroissement, et presque abattue par tes pro-
» près forces » : Factaquees , Ecclesia ,profectu tuœ
fœcunditatis injirmior , atque accessu relabens _, et
quasi viribus minus valida (0. D'où, vient cet abat-
tement des courages ? C'est qu'ils ne sont plus exer-
cés par les persécutions. Le monde est entré dans
l'Eglise , on a voulu joindre Jésus-Christ avec Bélial ;
et de cet indigne mélange , quelle race enfin nous
est née ? Une race mêlée et corrompue , des demi-
chrétiens, des chrétiens mondains eï séculiers, une
piété bâtarde et falsifiée, qui est toute dans les dis-
cours et dans un extérieur contrefait.
O piété à la mode , que je me moque de tes van-
teries , et des discours étudiés que tu débites à ton
aise pendant que le monde te rit! Viens que je te
mette à l'épreuve. Voici une tempête qui s'élève ,
voici une perte de biens, une insulte , une contra"
riété, une maladie : tu te laisses aller aux murmu-
res , pauvre piété déconcertée; tu ne peux plus te
soutenir, piété sans force et sans fondement. Vas, tu
n'étois qu'un vain simulacre de la piété chrétienne;
tu n'étois qu'un faux or qui brille au soleil , mais
qui ne dure pas dans le feu, mais qui s'évanouit dans
le creuset. La vertu chrétienne n'est pas faite de la
sorte : dirait tanquam testa virtus mea (2). Elle res-
semble à la terre d'argile , qui est toujours molle et
sans consistance, jusqu'à ce que le feu la cuise et la
rende ferme : Aruit tanquam testa virtus mea. Et
s'il est ainsi, chrétiens; si les souffrances sont néces-
(') Salvian. adv. Avar. lib. i, pag. 218. — tyPsal. XXI. 16.
DE SAINT VICTOR. 3ll
saires pour soutenir l'esprit du christianisme , Sei-
gneur, rendez-nous les tyrans, rendez-nous lesDo-
mitiens et les Nérons.
Mais mode'rons notre zèle, et ne faisons point de
vœux indiscrets; n'envions pas à nos princes le bon-
heur d'être chrétiens, et ne demandons pas des per-
sécutions que notre lâcheté ne pourroit souffrir.
Sans ramener les roues et les chevalets , sur lesquels
on étendoit nos ancêtres, la matière ne manquera
pas à la patience. La nature a assez d'infirmités, le
monde a assez d'injustice , sa faveur assez d'incons-
tance; il y a assez de bizarrerie dans le jugement des
hommes , et assez d'inégalité dans leurs humeurs
contrariantes. Apprenons à goûter ces amertumes ;
et quelque sorte d'afflictions que Dieu nous envoie,
profitons de ces occasions précieuses , et ménageons,-
en avec soin tous les momens.
Le ferons -nous, mes Frères, le ferons- nous?
Nous réjouirons-nous dans les opprobres? nous plai-
rons-nous dans les contrariétés? Ah ! nous sommes
trop délicats, et noire courage est trop mou. Nous
aimerons toujours les plaisirs , nous ne pouvons du-
rer un moment avec Jésus-Christ sur la croix. Mais,
mes Frères, s'il est ainsi, pourquoi baisons-nous les
os des martyrs? pourquoi célébrons-nous leur nais-
sance? pourquoi écoutons-nous leurs éloges ? Quoi ,
serons-nous seulement spectateurs oisifs ? quoi, ver-
rons-nous le grand saint Victor boire à longs traits
ce calice amer de sa passion , que le Fils de Dieu lui
a mis en main ; et nous croirons que cet exemple ne
nous regarde point, et nous n'en avalerons pas une '
seule goutte , comme si nous n'étions pas enfans de
3l2 PANÉGYRIQUE DE SAINT VICTOR.
la croix? Ah! mes Frères, gardez -vous d'une si
grande insensibilité. Montrez que vous croyez ces
paroles : « Bienheureux ceux qui souffrent persécu-
» tion (T) » ; et ces autres non moins convaincantes:
« Celui qui ne se hait pas soi-même, et qui ne porte
» pas sa croix tous les Jours, n'est pas digne de
» moi (2) ».
Ah ! nous les croyons, ô sauveur Jésus : c'est vous
qui les avez proférées. Mais si vous les croyez , nous
dit-il, prouvez -le - moi par vos œuvres. Ce sont les
souffrances , ce sont les combats , c'est la peine, c'est
le grand travail, qui justifient la sincérité de la foi.
Seigneur , tout ce que vous exigez de nous est l'é-
quité même : donnez-nous la grâce de l'accomplir ;
car en vain entreprendrions- nous par nos propres
forces de l'exécuter : bientôt nos efforts impuissans
ne nouslaisseroient que la confusion de notre superbe
témérité. Soutenez donc, ô Dieu tout -puissant ,
notre foiblesse par votre Esprit saint! Faites -nous
des chrétiens véritables , c'est-à-dire , des chrétiens
amis de la croix : accordez-nous cette grâce par les
exemples et par les prières de Victor votre servi-
teur , dont nous honorons la mémoire ; afin que l'i-
mitation de sa patience nous mène à la participa-
tion de sa couronne. Amen.
i (0 Matlh. v, io. — W Ibid. x. 38.
POUR LA FÊTE DE SAINT JACQUES. 3l3
PRÉCIS D'UN PANÉGYRIQUE
POUR LA FÊTE DE S. JACQUES.
Désir ambitieux des deux frères. Nature de leur erreur : comment
Jésus - Christ la corrige , et leur accorde l'effet de leur demande.
Avec quelle fidélité nous devons boire son calice.
Die ut sedeant hi duo filii mei, unus ad dexteram tuam ,
et unus ad sinistram in regno tuo.
Dites que mes deux fils soient assis dans votre royaume,
l'un à votre droite, et Vautre à votre gauche. Matth.
xx. ai.
JM ous voyons trois choses dans l'Evangile : pre-
mièrement leur ambition réprimée : Nescitis quid
petatis (i) : « Vous ne savez ce que vous demandez » :
secondement leur ignorance instruite : Potestis bi-
bere calicem? «Pouvez -vous boire le calice que je
» dois boire » ? troisièmement leur fidélité prophé-
tisée : Calicem quidem meum bibetis (2) : « Vous
» boirez, il est vrai, mon calice ».
PREMIER POINT.
Il est assez ordinaire aux hommes de ne savoir ce
qu'ils demandent, parce qu'ils ont des désirs qui
M Matth. xx. 22. — (») Ibid. a3.
3l4 POUR LA FETE
sont des désirs de malades, inspirés par la fièvre,
c'est-à-dire, par les passions; et d'autres ont des dé-
sirs d'enfans, inspirés par l'imprudence. Il semble
que celui de ces deux apôtres n'est pas de cette na-
ture : ils veulent être auprès de Jésus-Christ, com-
pagnons de sa gloire et de son triomphe; cela est
fort désirable, l'ambition n'est pas excessive. 11 veut
que nous régnions avec lui; et lui, qui nous promet
de nous placer jusque dans son trône , ne doit pas
trouver mauvais que l'on souhaite d'être à ses côtés :
néanmoins il leur répond : ce Vous ne savez ce que
» vous demandez » : JYescitis quidpetatis.
Pour découvrir leur erreur , il faut savoir que les
hommes peuvent se tromper doublement; ou en dé-
sirant comme bien ce qui ne l'est pas , ou en désirant
un bien véritable, sans considérer assez en quoi il
consiste, ni les moyens pour y arriver. L'erreur des
apôtres ne gît pas dans la première de ces fausses
idées : ce qu'ils désirent est un fort grand bien ,
puisqu'ils souhaitent d'être assis auprès de la per-
sonne du Sauveur des âmes : mais ils le désirent
avec un empressement trop humain; et c'est là la
nature de leur erreur, causée par l'ambition qui les
anime. Ils s'étoient imaginés Jésus- Christ dans un
trône, et ils souhaitoient d'être à ses côtés; non pas
pour avoir le bonheur d'être avec lui , mais pour se
montrer aux autres dans cet état de magnificence
mondaine : tant il est vrai qu'on peut chercher Jé-
sus-Christ, même avec une intention mauvaise , pour
paroître devant les hommes, afin qu'il fasse notre
fortune. Il veut qu'on l'aime nu et dépouillé %
DE SAINT JACQUES. 3 1 5
pauvre et infirme, et non - seulement glorieux et
magnifique. Les apôtres avoient tout quitté pour lui ,
et néanmoins ils ne le cherchoient pas comme il
faut, parce qu'ils ne le cherchoient pas seul. Voilà
leur erreur découverte , et leur ambition réprimée :
voyons maintenant dans le second point leur igno-
rance instruite.
SECOND POINT.
Il semble quelquefo is que le Fils de Dieu ne ré-
ponde pas à propos aux questions qu'on lui fait. Ses
apôtres disputent en Ire eux pour savoir quel est le
plus grand : Quis videretur esse major (Oj et Jésus-
Christ leur présente un enfant , et leur dit : « Si
» vous ne devenez comme de petits enfans, vous
» n'entrerez pas dans le royaume des cieux » : Nisi
efficiamini sicut parvuli , non intrabitis in rcgnum
cœlorum (2). Si donc le divin Sauveur en quelques
occasions ne satisfait pas directement aux demandes
qui lui sont faites, il nous avertit alors de chercher
la raison dans le fond de la réponse. Ainsi en ce
lieu on lui parle de gloire , et il répond en repré-
sentant l'ignominie qu'il doit souffrir : c'est qu'il va
à la source de l'erreur. Les deux disciples s'étoient
figurés qu'à cause qu'ils touchoient de plus près au
Fils de Dieu par l'alliance du sang, ils dévoient
aussi avoir les premières places dans son royaume :
c'est pourquoi, pour les désabuser, il les rappelle
à sa croix : Potestis bibere calicem? Et pour bien
entendre cette réponse, il faut savoir, qu'au liou
(l) Luc xxu. 24. — W Multh. xvhi. 4-
3l6 POUR LA FÊTE
que les rois de la terre tirent le titre de leur royauté
de leur origine et de leur naissance, Je'sus - Christ
tire le sien de sa mort. Sa naissance est royale , il
est le fils et l'héritier de David ; et néanmoins il ne
veut être roi que par sa mort. Le titre de sa royauté
est sur sa croix : il ne confesse qu'il est roi qu'étant
près de mourir. C'est donc comme s'il disoit à ses
disciples : Ne prétendez pas aux premiers honneurs,
parce que vous me touchez par la naissance : voyez
si vous avez le courage de m'approcher par la mort.
Celui qui touche le plus à ma croix , c'est celui à
qui je donne la première place ; non pour le sang
qu'il a reçu dans sa naissance , mais pour celui qu'il
répandra pour moi dans sa mort : voilà le bonheur
des chrétiens. S'ils ne peuvent toucher Jésus-Christ
par la naissance, ils le peuvent par la mort, et
c'est là la gloire qu'ils doivent envier.
TROISIÈME POINT.
L-es disciples acceptent ce parti : « Nous pouvons,
» disent-ils, boire votre calice » , Possumus (0 ; et
Jésus- Christ leur prédit qu'ils le boiront. Leur pro-
messe n'est pas téméraire : mais admirons la dis-
pensation de la grâce dans le martyre de ces deux
frères. Ils demandoient deux places singulières dans
la gloire ; il leur donne deux places singulières dans
sa croix. Quant à la gloire , « ce n'est pas à moi à
» vous la donner » : Non est meum dare vobis ; je
ne suis distributeur que des croix ; je ne puis vous
donner que le calice de ma passion ; mais dans l'ordre
des souffrances, comme vous êtes mes favoris, vous
(») Matth. xx. aa.
DE SAINT JACQUES. 3 1 7
aurez deux places singulières. L'un mourra le pre-
mier , et l'autre le dernier de tous mes apôtres ; l'un
souffrira plus de violence, mais la perse'cution plus
lente de l'autre éprouvera plus long-temps sa perse'*
vérance. Jacques a l'avantage, en ce qu'il boit le ca-
lice jusqu'à la dernière goutte. Jean le porte sur le
bord des lèvres : prêt à boire on le lui ravit , pour
le faire souffrir plus long-temps.
Apprenons par cet exemple à boire le calice de
notre Sauveur, selon qu'il lui plaît de le pre'parer.
Il nous arrive une affliction , c'est le calice que Dieu
nous présente : il est amer, mais il est salutaire. On
nous fait une injure : ne regardons pas celui qui nous
déchire ; que la foi nous fasse apercevoir la main de
Jésus-Christ, invisiblement étendue pour nous pré-
senter ce breuvage. Figurons -nous qu'il nous dit:
Poteslis bibere ? « Avez-vous le courage de le boire » ?
Mais avez-vous la hardiesse , ou serez- vous assez lâ-
ches de le refuser de ma main , d'une main si chère ?
Une médecine amère devient douce en quelque fa-
çon, quand un ami , un époux , etc. la présente :
vous la buvez volontiers, malgré la répugnance de
la nature. Quoi, Jésus-Christ vous la présente, et
votre main tremble , votre cœur se soulève ! vous
voudriez répandre par la vengeance la moitié^ de
son amertume sur votre ennemi, sur celui qui vous
a fait tort ! ce n'est pas là ce que Jésus-Christ de-
mande. Pouvez-vous boire , dit-il, ce calice des mau-
vais traitemens , qu'on vous fera boire ? Potestis bi-
bere? Et non pas: Pouvez-vous renverser, sur la
tête de l'injuste qui vous vexe , ce calice de la colère
3l8 TOUR LA FÊTE DE SAINT JACQUES.
qui vous anime ? La véritable force , c'est de boire
tout jusqu'à la dernière goutte. Disons donc avec
les apôtres , Possumus ; mais voyons Jésus - Christ
qui a tout bu comme il l'avoit promis : Quem ego
bibiturus sum. Et quoiqu'il fût tout -puissant pour
l'éloigner de lui, il n'a usé de son autorité que pour
réprimer celui qui , par l'affection toute humaine
qu'il lui portoit, vouloit l'empêcher de le boire :
Calicem quem dédit mihi Pater , non vis ut bibam
ïllum (0 ?
(») Joan.XYiu. 11.
-».^/»'»^%<^flW»
PANÉGYRIQUE DE SAINT BERNARD. 3l9
PANÉGYRIQUE
DE
SAINT BERNARD,
PRÊCHÉ A METZ.
La vie chrétienne et la vie apostolique de saint Bernard, fondées
Tune et l'autre sur la vie de Jésus-Christ crucifié.
Non enim judicavi me scire aliquid inter vos, nisi Jesum
Christian , et hune crucifixum.
Je 11 ai pas estimé que je susse aucune chose parmi vous ,
si ce nest Jésus- Christ , et Jésus -Christ crucifié.
\ I. Corinth. il. 2.
JM os Eglises de France ont introduit dans le dernier
siècle une pieuse coutume , de commencer les pré-
dications en invoquant l'assistance divine par les in-
tercessions de la bienheureuse Marie. Comme nos
adversaires ne pouvoient souffrir l'honneur si légi-
time que nous rendons à la sainte Vierge , comme
ils le blâmoient par des invectives aussi sanglantes
qu'elles étoient injustes et téméraires , l'Eglise a cru
qu'il étoit à propos de résister à leur audacieuse
entreprise , et de recommander d'autant plus cette
320 PANÉGYRIQUE
dévotion aux fidèles, que l'hérésie s'y opposoit avec
plus de fureur. Et parce que nous n'avons rien de
plus vénérable que la prédication du saint Evangile,
c'est là qu'elle invite tous ses enfans à implorer les
oraisons de Marie, qu'elle reconnoît leur être si
profitables.
Mais il y a , ce me semble , une autre raison plus
particulière de cette sainte cérémonie : c'est que le
devoir des prédicateurs est d'engendrer Jésus-Christ
dans les âmes. « Mes petits enfans, dit l'apôtre,
» pour lesquels je suis encore dans les douleurs de
» l'enfantement, jusqu'à ce que Jésus -Christ soit
» formé en vous (0 ». Vous voyez qu'il enfante et
qu'il engendre Jésus-Christ dans les âmes : ainsi il
y a quelque convenance entre les prédicateurs de la
parole divine , et la sainte Mère de Dieu. C'est pour-
quoi le grand saint Grégoire ne craint pas d'appeler
mères de Jésus- Christ, ceux qui sont appelés à ce
glorieux ministère (2). De là vient que l'Eglise s'est
persuadée aisément que vous, ô très-heureuse Marie,
bénite entre toutes les femmes , vous qui avez été
prédestinée dès l'éternité pour engendrer selon la
chair le Fils du Très-haut, vous aideriez volontiers
de vos pieuses intercessions ceux qui le doivent en-
gendrer en esprit dans les cœurs de tous les fidèles.
Mais dans quelle prédication doit-on plus espérer
de votre secours, que dans celle que ce peuple at-
tend aujourd'hui, où nous avons à louer la grâce et
la miséricorde divine dans la sainteté du dévot Ber-
nard , de Bernard le plus fidèle et le plus chaste de
(') Galat. iy. 19. — (») In £vang. lib. 1, Hom. ni, n. 2 ; tom. 1 ,
col. i444-
VOS
DE SAINT BERNARD. 321
vos enfans ; celui de tous les hommes qui a le plus
honoré votre maternité glorieuse , qui a le mieux
imité votre pureté angélique, qui a cru devoir à vos
soins et à votre charité maternelle l'influence con-
tinuelle des grâces qu'il recevoit de votre cher Fils?
Aidez-nous donc par vos saintes prières , ô très-bé-
nite Marie, aidez -nous à louer l'ouvrage de vos
prières : pour cela nous nous jetons à vos pieds ,
vous saluant et vous disant avec l'ange , Ave.
Parmi les divers ornemens du pontife de la loi
ancienne , celui qui me semble le plus remarquable,
c'est ce mystérieux pectoral , sur lequel , selon l'E-
criture , il portoit gravé ces mots, Urim et Tu-
mim (0, c'est-à-dire, vérité et doctrine; ou, comme
l'entendent d'autres interprètes, lumière et perfec-
tion. Je sais que cela est écrit pour nous faire voir
quelles doivent être les qualités des ministres des
choses sacrées ; et qu'encore que leurs habillemens
magnifiques semblent les renoue assez remarquables,
ce n'est pas là toutefois ce qui les doit discerner du
peuple ; mais que la vraie marque sacerdotale , le
vrai ornement du grand-prêtre, c'est la doctrine et
la vérité : c'est ce qui nous est représenté en ce lieu.
Mais si nous portons plus loin nos pensées, si
dans le pontife du vieux Testament, qui n'avoit que
des ombres et des figures , nous considérons Jésus-
Christ, qui est la fin de la loi et le pontife de la nou-
velle alliance , nous y trouverons quelque chose de
plus merveilleux. Chrétiens, c'est ce saint pontife,
c'est ce grand sacrificateur qui porte véritablement
C1) Levit. vin. 8.
Bossuet. xvi. ai
3'22 PANÉGYRIQUE
sur lui-même la doctrine , la perfection et la vérité* ;
non point sur des pierres précieuses, ni dans des ca-
ractères gravés, comme faisoientles enfans d'Aaron,
mais dans ses actions irrépréhensibles , et dans sa
conduite toute divine.
Pour comprendre cette vérité nécessaire à l'in-
telligence de notre texte, remettez, s'il vous plaît ,
en votre mémoire , que Jésus- Christ , notre Maître ,
est le Fils de Dieu. Vous êtes trop bien instruits pour
ignorer que Dieu n'engendre pas à la façon ordi-
naire , et que cette génération n'a rien de matériel
ni de corruptible. Dieu est esprit, fidèles, et ne vit
que de raison et d'intelligence ; de là vient aussi qu'il
engendre par son intelligence et par sa raison : de
sorte que le Fils de Dieu est le fruit d'une connois-
sance très-pure, et qui, dans une simplicité incom-
préhensible, ne laisse pas d'être infiniment étendue.
Etant le fruit de la raison et de l'intelligence divine,
il est lui-même raison et intelligence ; et c'est pour-
quoi l'Ecriture l'appelle la parole et la sagesse du
Père.
Et d'autant qu'il ne se peut faire que Dieu agisse
autrement que par sa raison et par sa sagesse, de
là vient que nous voyons dans les saintes Lettres
que Dieu a tout fait par son Verbe, qui est son
Fils : Omnia per ipsum facta sunt ^); par ce son
Verbe est sa raison et sa lumière. C'est pourquoi
cette grande machine du monde est un ouvrage si
bien entendu , et fait reluire de toutes parts un ordre
si admirable avec une excellente raison. 11 ne se
peut que la disposition n en soit belle , et tous les
(') Joan. i. 3.
DE SAINT BliRNARD. 3a3
mouvemens raisonnables ; parce qu'ils viennent d'une
idée très-sage, et d'une science très-assure'e , et d'une
raison souveraine , qui est le Verbe et le Fils de Dieu ,
par qui toutes choses ont été' faites, par qui elles
sont disposées et régies.
Or, fidèles, ce Verbe divin, après avoir fait écla-
ter sa sagesse dans la structure et le gouvernement
de cet univers, parce que, comme dit l'apôtre saint
Jean, par lui toutes choses ont été faites; touché
d'un amour incroyable pour notre nature, il nous
le manifeste encore d'une façon tout ensemble plus
familière et plus excellente dans un ouvrage plus
divin, et qui ne laisse pas toutefois de nous toucher
aussi de bien plus près. Comment cela, direz-vous?
Ah ! voici le grand conseil de notre bon Dieu , et la
grande consolation des fidèles : c'est que ce Verbe
éternel, comme vous savez, s'est fait homme dans la
plénitude des temps; il s'est uni à notre nature, il
a pris l'humanité dans les entrailles de la bienheu-
reuse Marie ; et c'est cette miraculeuse union qui
nous a donné Jésus-Christ, Dieu et homme, notre
maître et notre sauveur.
Par conse'quent la sainte humanité de Jésus étant
unie au Verbe divin , elle est régie et gouvernée par
le même Verbe. Car, de même que la raison hu-
maine gouverne les appétits du corps qui lui est
uni , tellement que la partie même inférieure par-
ticipe en quelque sorte à la raison , en tant qu'elle
s'y soumet et lui obéit : de même le Verbe divin
gouverne l'humanité dont il s'est revêtu ; et comme
il l'a rendue sienne d'une façon extraordinaire, il
3s4 PANÉGYRIQUE
la régit aussi, il la meut et il l'anime avec un soin
et dune manière ineffable ; si bien que toutes les
actions de cette nature humaine, que le Verbe divin
s'est approprie'e , sont toutes pleines de cette sagesse
incréée, qui est le Fils de Dieu, et sont dignes du
Verbe éternel auquel elle est divinement unie , et
par lequel elle est singulièrement gouvernée. De là
vient que les anciens Pères, parlant des actions de
cet homme-Dieu , les ont appelées opérations théan-
driques, c'est-à-dire, opérations mêlées du divin et
de l'humain , opérations divines et humaines tout
ensemble; humaines par leur nature, divines par
leur principe : d'autant que le Dieu Verbe s'étant
rendu propre la sainte humanité de Jésus, il en
considère les actions comme siennes, et ne cesse
d'y faire couler une influence toute divine de grâces
et de sagesse , qui les anime, et qui les relève au-delà
de ce que nous pouvons concevoir.
Notre doctrine étant ainsi supposée, il ne nous
sera pas difficile de l'appliquer aux paroles du saint
apôtre, qui servent de fondement à tout ce discours.
Je dis donc que l'humanité de Jésus touchant de si
près au Verbe divin, et lui appartenant par une es-
pèce d'union si intime , il étoit obligé , pour l'inté-
rêt de sa gloire , de la conduire par sa sagesse : d'où
il résulte que toutes les actions de Jésus venoient
d'un principe divin , et d'un fond de sagesse infinie.
Partant, si nous voulons reconnoître quelle estime
nous devons faire des choses qui se présentent à
nous, nous n'avons qu'à considérer le choix ou le
mépris qu'en a fait le sauveur Jésus pendant qu'il a
DE SAINT BERNARD. 320
vécu sur la terre. Comme il est la parole substan-
tielle du Père, toutes ses actions parlent, et toutes
ses œuvres instruisent. *
On nous a toujours fait entendre que la meilleure
façon d'enseigner, c'est de faire. L'action en effet a
je ne sais quoi de plus vif et de plus pressant que
les paroles les plus éloquentes. C'est aussi pour cela
que le Fils de Dieu, ce divin précepteur que Dieu
nous a envoyé du ciel , a choisi cette noble manière
de nous enseigner par ses actions; et cette instruc-
tion est d'autant plus persuasive et plus forte, qu'é-
tant réglée par la sagesse même de Dieu, nous
sommes assurés qu'il ne peut manquer. Bonté in-
croyable de notre Dieu ! Voyant que nous étions
contraints d'aller puiser en divers endroits les
ondes salutaires de la vérité, non sans un grand
travail et un péril éminent de nous égarer dans une
recherche si difficile , il nous a proposé son cher
Fils, dans lequel il a ramassé toutes les vérités qui
nous sont utiles, comme dans un saint et mysté-
rieux abrégé ; et ayant pitié de nos ignorances et de
nos irrésolutions, il a tellement disposé sa vie, que
par elle toutes les choses nécessaires pour la con-
duite des mœurs sont très- évidemment décidées :
d'où vient que l'apôtre saint Paul nous assure qu'« en
» Jésus -Christ sont cachés tous les trésors de la
» science et de la sagesse » : In quo sunt omnes the-
sauri sapienliœ et scientiœ absconditi (0. C'est pour-
quoi, dit le même saint Paul (2) , je ne cherche pas la
bonne doctrine dans les écrits curieux, ni dans les
raisonnemens incertains des philosophes et des ora-
CO Coloss. ii. 3. — W /. Co/v ii. i etscq.
326 PANÉGYRIQUE
teurs enflés de leur vaine éloquence ; seulement
j'étudie le sauveur Jésus, et en lui je vois toutes
choses. De cette sorte, fidèles, Jésus n'est pas seule-
ment notre maître, mais il est encore l'objet de nos
connoissances : il n'est pas seulement la lumière
qui nous guide à la vérité, mais il est lui-même la
vérité dont nous désirons la science ; et c'est pour-
quoi nous sommes appelés chrétiens , non-seulement
parce que nous professons de ne suivre point d'autre
maître que Jésus -Christ, mais encore parce que
nous faisons gloire de ne savoir autre chose que Jé-
sus-Christ. Et certes, ce seroit en vain que nous
rechercherions d'autres instructions, puisque par le
Verbe fait homme la science elle - même nous a
parlé \ et que la sagesse, pour nous enseigner, a
fait devant nous ce qu'il falloit -faire, et que la vé-
rité même s'est manifestée à nos esprits, et s'est
rendue sensible à nos yeux.
Voilà de quelle sorte Jésus-Christ, notre grand
pontife , a porté sur lui-même la doctrine et la vé-
rité. Mais d'autant que c'est à la croix qu'il a parti-
culièrement exercé sa charge de souverain prêtre ,
c'est là, c'est là, mes Frères, que, malgré la fureur
de ses ennemis et la honte de sa nudité ignomi-
nieuse , il nous a paru le mieux revêtu de ces beaux
ornemens de doctrine et de vérité. Jésus étoit le livre
où Dieu a écrit notre instruction ; mais c'est à la
croix que ce grand livre s'est le mieux ouvert , par
ses bras étendus, et par ses cruelles blessures, et par
sa chair percée de toutes parts : car, après une si
belle leçon , que nous reste-t-il à apprendre ? Fi-
dèles, ce qui nous abuse, ce qui nous empêche de
DE SAINT BERNAKD. 3a}
reconnoître le souverain bien , qui est la seule
science profitable , c'est l'attachement et l'aveugle
estime que nous avons pour les biens sensibles. C'est
ce qui a obligé le sauveur Jésus à choisir volontaire-
ment les injures , les tourmens et la mort. Bien plus,
il a choisi de toutes les injures les plus sensibles , et
de tous les supplices le plus infâme , et de toutes les
morts la plus douloureuse ; afin de nous faire voir
combien sont méprisables les choses que les mortels
abusés appellent des biens, et qu'en quelque ex-
trémité de misère, de pauvreté, de douleurs que
l'homme puisse être réduit , il sera toujours puis-
sant, abondant, bienheureux, pourvu que Dieu lui
demeure. #
Ce sont ces vérités, chrétiens, que le grand pon-
tife Jésus nous montre écrites sur son corps déchiré,
et c'est ce qu'il nous crie par autant de bouches qu'il
a de plaies : de sorte que sa croix n'est pas seule-
ment le sanctuaire d'un pontife et l'autel d'une vic-
time , mais la chaire d'un maître et le trône d'un
législateur. De là vient que l'apôtre saint Paul, après
avoir dit qu'il ne sait autre chose que Jésus-Christ ,
ajoute aussitôt, et Jésus-Christ crucifié; parce que
sijces vérités chrétiennes nous sont montrées dans la
vie de Jésus , nous les lisons encore bien plus effica-
cement dans sa mort , scellées et confirmées par son
sang : tellement que Jésus crucifié, qui a été le scan-
dale du monde, et qui a paru ignorance et folie
aux philosophes du siècle , pour confondre l'arro-
gance humaine est devenu le plus haut point de notre
sagesse.
Ah ! que l'admirable Bernard s'étoit avancé dans
328 PANÉGYRIQUE
cette sagesse! Il étoit toujours au pied de la croix r
lisant, contemplant et étudiant ce grand livre. Ce
livre fut son premier alphabet dans sa tendre en-
fance : ce même livre fut tout son conseil dans sa
sage et vénérable vieillesse. Il en baisoit les sacrés
caractères ; je veux dire , ces aimables blessures ,
qu'il considéroit comme étant encore toutes fraîches
et toutes vermeilles, et teintes de ce sang précieux
qui est notre prix et notre breuvage. Il disoit avec
l'apôtre saint Paul (*1: Que les sages du monde se
glorifient , les uns de la connoissance des astres , et
les autres des élémens ; ceux-là de l'histoire an-
cienne et moderne , et ceux-ci de la politique ; qu'ils
se vantent , tant qu'il leur plaira , de leurs inutiles
curiosités : pour moi , si Dieu permet que je sache
Jésus crucifié, ma science sera parfaite , et mes dé-
sirs seront accomplis. C'est tout ce que savoit saint
Bernard ; et comme l'on, ne prêche que ce que l'on
sait, lui, qui ne savoit que la croix, ne prêchoit
aussi que, la croix.
La science de la croix fait les chrétiens ; la prédi-
cation de la croix produit les apôtres : c'est pour-
quoi saint Paul, qui se glorifie de ne savoir que
Jésus crucifié, publie ailleurs hautement qu'il ce
prêche que Jésus crucifié (2). Ainsi faisoit le dévot
saint Bernard. Je vous le ferai voir en particulier et
dans sa cellule étudiant la croix de Jésus , afin que
vous respectiez la vertu de ce bon et parfait chré-
tien ; mais après, je vous le représenterai dans les
chaires et dans les fonctions ecclésiastiques, prê-
chant et annonçant la croix de Jésus, afin que vous
(') /. Cor. i. ao. — W lbid. aî.
DE SAINT BERNARD. 3'2()
glorifiiez Dieu qui nous a envoyé cet apôtre. Vous
verrez donc, mes Frères, la vie chrétienne et la vie
apostolique de saint Bernard , fondées l'une et l'au-
tre sur la science de notre Maître crucifié : c'est
le sujet de cet entretien. Il est simple, je vous l'a-
voue; mais je bénirai cette simplicité, si, dans la
croix de Jésus, je puis vous montrer l'origine des
admirables qualités du pieux Bernard : c'est ce que
j'attends de la grâce du Saint-Esprit, si vous vous
rendez*soumis et attentifs à sa sainte parole. Com-
mençons avec l'assistance divine , et entrons dans la
première partie.
PREMIER POINT.
Si j'ai été assez heureux pour vous faire entendre
ce que je viens de vous dire, vous devez avoir re-
marqué que le Sauveur, pendu à la croix, nous en-
seigne le mépris du monde d'une manière très-puis-
sante et très-efficace. Car si Jésus crucifié est le Fils
et les délices du Père, s'il est son unique et son
bien-aimé, et le seul objet de sa complaisance; si
d'ailleurs, selon notre façon de juger des choses, il
est de tous les mortels le plus abandonné et le plus
misérable; le plus grand selon Dieu, et le plus mé-
prisable selon les hommes : qui ne voit combien
nous sommes trompés dans l'estime que nous faisons
des biens et des maux ; et que les choses qui ont
parmi nous l'applaudissement et la vogue, sont les
dernières et les plus abjectes : et c'est ce qui inspire ,
jusqu'au fond de l'ame, le mépris du monde et des
vanités à ceux qui sont savans dans la croix du sau-
veur Jésus, où la pompe et les fausses voluptés de la
33o PANÉGYRIQUE
terre ont e'te' éternellement condamnées. C'est pour-
quoi l'apôtre saint Paul, considérant Jésus-Christ
sur ce bois infâme, Ah ! dit-il, « je suis crucifié avec
» mon bon maître ». Je le vois, je le vois sur la
croix, dépouillé de tous les biens que nous estimons,
accablé à l'extrémité de tout ce qui nous afflige et
qui nous effraie. Moi qui le crois la sagesse même,
jl'estime ce qu'il estime ; et dédaignant ce qu'il a dé-
daigné, je me crucifie avec lui, et rejette de tout
mon cœur les choses qu'il a rejetées : Chris lo con-
Jixus sum cruci (0.
Tel est le sentiment d'un vrai chrétien; mais que
cette vérité est dure à nos sens ! Qui la pourra com-
prendre, fidèles, si Jésus même ne l'imprime en nos
cœurs? C'est ainsi qu'il se plaît à nous commander
des choses auxquelles toute la nature répugne, afin
de faire éclater sa puissance dans notre foiblesse : et
pour animer nos courages, il nous propose des per-
sonnes choisies , à qui sa grâce a rendu aisé ce qui
nous paroissoit impossible. Or , parmi les hommes
illustres dont l'exemple enflamme nos espérances,
et confond notre lâcheté, il faut avouer que l'admi-
rable Bernard tient un rang très-considérable. Un
gentilhomme, d'une race illustre , qui voit sa maison
en crédit , et ses proches dans les emplois importans;
à qui sa naissance, son esprit, ses richesses promet-
tent une belle fortune, à l'âge de vingt- deux ans
renoncer au monde avec autant de détachement que
le fit saint Bernard, vous semble-t-il, chrétiens,
que ce soit un effet médiocre de la toute- puissance
divine? S'il l'eût fait dans un âge plus avancé, peut-
0) Galat. m 19.
DE SAINT BERNARD. 33l
être que le dégoût , l'embarras , les ennuis et les
inquie'tudes qui se rencontrent dans les affaires,
l'auroient pu porter à ce changement. S'il eût pris
cette résolution dans une jeunesse plus tendre, la
victoire eût été médiocre dans un temps où à peine
nous nous sentons, et où les passions ne sont pas
encore nées. Mais Dieu a choisi saint Bernard , afin
de nous faire paroi tre le triomphe de la croix sur
les vanités, dans les circonstances les plus remar-
quables que nous. ayons jamais vues en aucune his-
toire.
Vous dirai-je en ce lieu ce que c'est qu'un jeune
homme de vingt -deux ans? Quelle ardeur, quelle
impatience, quelle impétuosité de désirs! Cette force,
cette vigueur, ce sang chaud et bouillant, semblable
à un vin fumeux, ne leur permet rien de rassis ni
de modéré. Dans les âges suivans on commence à
prendre son pli , les passions s'appliquent à quelques
objets , et alors celle qui domine ralentit du moins
la fureur des autres : au lieu que cette verte jeu-
nesse n'ayant rien encore de fixe ni d'arrêté, en cela
même qu'elle n'a point de passion dominante par-
dessus les autres, elle est emportée, elle est agitée
tour à tour de toutes les tempêtes des passions, avec
une incroyable violence. Là les folles amours ; là le
hixe, l'ambition et le vain désir de paroître exer-
cent leur empire sans résistance. Tout s'y fait par
une chaleur inconsidérée ; et comment accoutumer
à la règle , à la solitude , à la discipline , cet âge qui
ne se plaît que dans le mouvement et dans le désor-
dre , qui n'est presque jamais dans une action com-
posée , « et qui n'a honte que de la modération et
332 PANÉGYRIQUE
» de la pudeur»? Etpudet non esse impudentem (0.
Certes , quand nous nous voyons penchans sur le
retour de notre âge , que nous comptons déjà une
longue suite de nos ans écoulés, que nos forces se
diminuent, et que le passé occupant la partie la plus
considérable de notre vie , nous ne tenons plus au
monde que par un avenir incertain : ah ! le présent
ne nous touche plus guère. Mais la jeunesse qui ne
songe pas que rien lui soit encore échappé, qui sent
sa vigueur entière et présente, ne songe aussi qu'au
présent, et y attache toutes ses pensées. Dites-moi,
je vous prie , celui qui croit avoir le présent telle-
ment à soi , quand est-ce qu'il s'adonnera aux pen-
sées sérieuses de l'avenir? Quelle apparence de quit-
ter le monde , dans un âge où il ne se présente rien
que de plaisant? Nous voyons toutes choses selon la
disposition où nous sommes : de sorte que la jeunesse,
qui semble n'être formée que pour la joie et pour les
plaisirs, ah ! elle ne trouve rien de fâcheux; tout lui
rit, tout lui applaudit. Elle n'a point encore d'expé-
rience des maux du monde , ni des traverses qui nous
arrivent : de là vient qu elle s'imagine qu'il n'y a
point de dégoût, de disgrâce pour elle. Gomme elle
se sent forte et vigoureuse, elle bannit la crainte,
et tend les voiles de toutes parts à l'espérance qui
l'enfle et qui la conduit.
Vous le savez, fidèles, de toutes les passions la
plus charmante, c'est l'espérance. C'-est elle qui nous
entretient et qui nous nourrit, qui adoucit toutes
les amertumes de la vie ; et souvent nous quitterions
des biens effectifs , plutôt que de renoncer à nos es-
(*) S. Aug. Confess. Ub. n , cap. ix ; tom. i, col. 88.
DE SAINT BERNARD. 333
pérances. Mais la jeunesse téméraire et malavisée,
qui présume toujours beaucoup à cause qu'elle a
peu expérimenté, ne voyant point de difficulté dans
les choses , c'est là que l'espérance est là plus véhé-
mente et la plus hardie : si bien que les jeunes gens,
enivrés de leurs espérances, croient tenir tout ce
qu'ils poursuivent; toutes leurs imaginations leur
paroissent des réalités. Ravis d'une certaine douceur
de leurs prétentions infinies, ils s'imagineroient per-
dre infiniment , s'ils se départoient de leurs grands
desseins; surtout les personnes de condition, qui,
étant élevées dans un certain esprit de grandeur, et
bâtissant toujours sur les honneurs de leur maison
et de leurs ancêtres , se persuadent facilement qu'il
n'y a rien à quoi ils ne puissent prétendre.
Figurez -vous maintenant le jeune Bernard,
nourri en homme de condition, qui avoit la civilité
comme naturelle , l'esprit poli par les bonnes lettres,
la représentation belle et aimable , l'humeur accom-
modante , les mœurs douces et agréables : ah ! que
de puissans liens pour demeurer attaché à la terre !
Chacun pousse de telles personnes : on les vante,
on les loue -, on pense leur donner du courage , et on
leur inspire l'ambition. Je sais que sa pieuse mère
l'entretenoit souvent du mépris du monde; mais,
disons la vérité , cet âge ordinairement indiscret n'est
pas capable de ces bons conseils. Les avis de leurs
compagnons et de leurs égaux, qui ne croient rien
de si sage qu'eux, l'emportent par-dessus ceux des
parens.
Triomphez , Seigneur , triomphez de tous les at-
traits de ce monde trompeur; et faites voir au jeune
334 PANÉGYRIQUE
Bernard, comme vous le fîtes voir à saint PauKO,
ce qu'il faut qu'il endure pour votre service. Déjà
vous lui avez inspiré, avec une tendre dévotion
pour Marie, un généreux amour de la pureté : déjà
il a méprisé des caresses les plus dangereuses, dans
des rencontres que l'honnêteté ne me permet pas
de dire en cette audience : déjà votre grâce lui a
fait chercher un bain et un rafraîchissement salutaire
dans les neiges et dans les étangs glacés , où son in-
tégrité attaquée s'est fait un rempart contre les
molles délices du siècle. Son regard imprime de la
modestie : il retient jusqu'à ses yeux , parce qu'il a
appris de votre Evangile (2) et de votre apôtre @),
qu'il y a des yeux adultères. Dans un courage qui
passe l'homme, on lui voit peintes sur le visage la
honte et la retenue d'une fille honnête et pudique.
Mais , Seigneur , achevez en la personne de ce saint
jeune homme le grand ouvrage de votre grâce.
El en effet, le voyez-vous, chrétiens, comme il
est rêveur et pensif; de quelle sorte il fuit le grand
monde, devenu extraordinairement amoureux du
secret et de la solitude? Là il s'entretient doucement
de telles ou de semblables pensées : Bernard , que
prétends-tu dans le monde? Y vois-tu quelque chose
qui te satisfasse? Les fausses voluptés, après lesquelles
les mot-tels ignorans courent d'une telle fureur ,
qu'ont -elles après tout, qu'une illusion de peu de
durée? Sitôt que cette première ardeur, qui leur
donne tout leur agrément, a été un peu ralentie
par le temps , leurs plus violens sectateurs s'étonnent
le plus souvent de s'être si fort travaillés pour rien.
(0 Ad. ix. 16. — W Matt. v. a8. — C3) //. Petr. h. i\.
DE SAINT BERNARD. 335
L'âge et l'expérience nous font voir combien sont
vaines les choses que nous avions le plus désirées :
et encore ces plaisirs tels quels, combien sont-ils
rares dans la vie? Quelle joie peut-on ressentir, où
la douleur ne se jette comme à la traverse ? Et s'il
nous falloit retrancher de nos jours tous ceux que
nous avons mal passés, même selon les maximes du
monde, pourrions -nous bien trouver en toute la
vie de quoi faire trois ou quatre mois? Mais accor-
dons aux fols amateurs du siècle , que ce qu'ils ai-
ment est considérable : combien dure cette félicité?
Elle fuit, elle fuit comme un fantôme, qui, nous
ayant donné quelque espèce de contentement pen-
dant qu'il demeure avec nous , ne nous laisse en
nous quittant que du trouble.
Bernard , Bernard , disoit-il , cette verte jeunesse
ne durera pas toujours : cette heure fatale viendra ,
qui tranchera toutes les espérances trompeuses par
une irrévocable sentence : la vie nous manquera,
comme un faux ami, au milieu de nos entreprises.
Là tous nos beaux desseins tomberont par terre ; là
s'évanouiront toutes nos pepsées. Les riches de la
terre, qui durant cette vie jouissant de la tromperie
d'un songe agréable s'imaginent avoir de grands
biens, s'éveillant tout-à-coup dans ce grand jour
de l'éternité , seront tout étonnés de se trouver les
mains vides. La mort, cette fatale ennemie, en-
traînera avec elle tous nos plaisirs et tous nos hon-
neurs dans l'oubli et dans le néant. Hélas ! on ne
parle que de passer le temps. Le temps passe en
effet , et nous passons avec lui ; et ce qui passe à
mon égard, par le moyen du temps qui s'écoule,
336 PANÉGYRIQUE
entre dans l'éternité qui ne passe pas ; et tout se
ramasse dans le trésor de la science divine qui sub-
siste toujours. O Dieu éternel , quel sera notre
étonnement lorsque le juge sévère, qui préside dans
l'autre siècle , où celui-ci nous conduit malgré nous,
nous représentant en un instant toute notre vie ,
nous dira d'une voix terrible : Insensés que vous
êtes, qui avez tant estimé les plaisirs qui passent, et
qui n'avez pas considéré la suite qui ne passe pas !
Allons, concluoit Bernard; et puisque notre vie
est toujours emportée par le temps qui ne cesse de
nous échapper , tâchons d'y attacher quelque chose
qui nous demeure : puis retournant à son grand
livre, qu'il étudioit continuellement avec une dou-
ceur incroyable, je veux dire, à la croix de Jésus,
il se rassasioit de son sang, et avec cette divine li-
queur il humoit le mépris du monde. Je viens, di-
soit-il, ô mon Maître, je viens me crucifier avec
vous. Je vois que ces yeux si doux, dont un seul
regard a fait fondre saint Pierre en larmes , ne ren-
dent plus de lumières : je tiendrai les miens fermés
à jamais à la pompe du siècle; ils n'auront plus de
lumières pour les vanités. Cette bouche divine, de
laquelle découloient des fleuves de cette eau vive ,
qui rejaillit jusqu'à la vie éternelle , je vois que la
mort l'a fermée : je condamnerai la mienne au si-
lence , et ne l'ouvrirai que pour confesser mes pé-
chés et votre miséricorde. Mon cœur sera de glace
o
pour les vains plaisirs ; et comme je ne vois sur tout
votre corps aucune partie entière , je veux porter de
tous côtés sur moi-même les marques de vos souf-
frances , -afin d'être un jour entièrement revêtu de
votre
DE SAINT EEJUVARD. 33^ -
votre glorieuse résurrection. Enfin je me jetterai à
corps perdu sur vous, ô aimable mort, et je mour-
rai avec vous; je m'envelopperai avec vous dans
votre drap mortuaire : aussi bien j'apprends de l'a-
pôtre (0 que nous sommes ensevelis avec vous dans
le saint baptême.
Ainsi le pieux Bernard s'enflamme au mépris du
monde , comme il est aisé de le recueillir de ses
livres. Il ne songe plus qu'à chercher un lieu de
retraite et de pénitence : mais comme il ne désire
que la rigueur et l'humilité, il ne se jette point dans
ces fameux monastères, que leur réputation ou leur
abondance rend illustres par toute la terre. En ce
temps-là un petit nombre de religieux vivoient à Cî-
teaux sous l'abbé Etienne. L'austérité qui s'y prati-
quoit, les empêchoit de s'attirer des imitateurs :
mais autant que leur vie étoit inconnue aux hommes,
autant elle étoit en admiration devant les saints
anges. Ils ne se relâchoient pas pour cela , jugeant
plus à propos de persister dans leur institut pour
l'amour de Dieu , que d'y rien changer pour l'amour
des hommes. Cette abbaye, maintenant si célèbre,
étoit pour lors inconnue et sans nom. Le bienheu-
reux Bernard, à qui le voisinage donnoit quelque
connoissance de la vertu de ces saints personnages,
embrasse leur règle et leur discipline , ravi d'avoir
trouvé tout ensemble la sainteté de vie, l'extrême
rigueur de la pénitence et l'obscurité. Là il com-
mença de vivre de telle sorte, qu'il fut bientôt en
admiration, même à ces anges terrestres; et comme
ils le voyoient toujours croître en vertu , il ne fut
C1) ColosSk II. 12.
BOSSUET. XVI. 22
338 PANÉGYRIQUE
pas long-temps parmi eux , que tout jeune qu'il étoit
alors ils le jugèreot capable de former les autres. Je
laisse les actions éclatantes de ce grand homme ; et
pour la confusion de notre mollesse , à la louange
de la grâce de Dieu, je vous ferai un tableau de sa
pénitence , tiré de ses paroles et de ses écrits.
Il avoit accoutumé de dire qu'un novice, entrant
dans le monastère , devoit laisser son corps à la
porte-, et le saint homme en usoit ainsi (0. Ses sens
étoient tellement mortifiés , qu'il ne voyoit plus ce
qui se présentoit à ses yeux. La longue habitude de
mépriser le plaisir du goût avoit éteint en lui toute
la pointe de la saveur. Il mangeoit de toutes choses
sans choix ; il buvoit de l'eau ou de l'huile indiffé-
remment, selon qu'il les avoit à la main. A ceux qui
s'effrayoient de la solitude, il leur représentoit l'hor-
reur des ténèbres extérieures et ce grincement de
dents éternel. Si quelqu'un trouvoit trop rude ce
long et horrible silence, il les avertissoit que, s'ils
considéroient attentivement l'examen rigoureux que
le grand Juge fera des paroles, ils n'auroient pas
beaucoup de peine à se taire. Il avoit peu de soin de
la santé de son corps, et blâmoit fort en ce point la
grande délicatesse des hommes qui voudroient se
rendre immortels, tant le désir qu'ils ont de la vie
est désordonné : pour lui , il mettoit ses infirmités
parmi les exercices de la pénitence. Pour contre-
carrer la mollesse du monde, il choisissoit d'ordi-
naire pour sa demeure, un air humide et malsain,
afin d'être non tant malade que foible; et il estimoit
qu'un religieux étoit sain , quand il se portoit assez
(0 ViuS.Bern. lib. i, cap.iY, n. 20; tom. u, coït 1070.
DE SÀIKT BEÏÏNAED. 33g
Lien pour chanter et psalmodier. Epicure nous ap-
prend, disoit-il, à nourrir le corps parmi les plai-
sirs, et Hippocrate promet de le conserver en bonne
santé: pour moi, je suis disciple de Jésus-Christ,
qui m'enseigne à mépriser l'un et l'autre. Il vouloit
que les moines excitassent l'appétit de manger, non
par les viandes, mais par les jeûnes; non par la
délicatesse de la table, mais par le travail des mains.
Le pain dont il usoit étoit si amer , que l'on voyoit
bien que sa plus grande appréhension étoit de don-
ner quelque contentement à son corps : cependant
pour n'être pas tout-à-fait dégoûté de son pain d'a-
voine et de ses légumes, il attendoit que la faim les
rendît un peu supportables. Il couchoit sur la dure;
mais pour y dormir, disoit-il, il attiroit le sommeil
par les veilles , par la psalmodie de la nuit , et par le
travail de la journée : de sorte que dans cet homme
les fonctions même naturelles étoient exercées, non
tant par la nature que par la vertu. Quel homme a
jamais pu dire avec plus juste raison ce que disoit
l'apôtre saint Paul (0 : « Le monde m'est crucifié,
» et moi je suis crucifié au monde » ? Mihi mundus
crucifixus est , et ego mundo.
Ah ! que l'admirable saint Chrysostôme fait une
excellente réflexion sur ces beaux mots de saint
Paul! Ce ne lui étoit pas assez, remarque ce saint
évêque (2), d'avoir dit que le monde étoit mort pour
lui, il faut qu'il ajoute que lui-même est mort au
monde. Certes, poursuit ce savant interprète, l'a-
pôtre considéroit que non-seulement les vivans ont
quelques sentimens les uns pour les autres, mais
(*) Calât, vi. i4- — W De Compunct. lib. n, n. 3 ; lom. itp. i!±i.
34© PANÉGYRIQUE
qu'il leur reste encore quelque affection poor les
morts ; qu'ils en conservent le souvenir, et rendent
du moins à leurs corps les honneurs de la se'pulture.
Tellement. que saint Paul, pour nous faire entendre
jusqu'à quelle extrémité' le fidèle doit se de'gager des
plaisirs du siècle; ce n'est pas assez, dit-il, que le
commerce soit rompu entre le monde et le chré-
tien , comme il l'est entre les vivans et les morts; car
il peut y rester quelque petite alliance : mais tel
qu'est un mort à l'égard d'un mort , tels doivent être
l'un à l'autre le monde et le chrétien.
O terrible raisonnement pour nous autres lâches
et efféminés, et qui ne sommes chrétiens que de
nom : mais le grand saint Bernard l'avoit fortement
gravé en son cœur. Car ce qui nous fait vivre au
monde , c'est l'inclination pour le monde : ce qui
fait vivre le monde pour nous, c'est un certain éclat
qui nous charme dans les biens sensibles. La mort
éteint les inclinations, la mort tefnit le lustre de
toutes choses. Voyez le plus beau corps du monde :
sitôt que l'ame s'est retirée , bien que les linéamens
soient presque les mêmes, cette fleur de beauté s'ef-
face , et cette bonne grâce s'évanouit. Ainsi le monde
n'ayant plus d'appas pour Bernard , et Bernard
n'ayant plus aucun sentiment pour le monde , le
monde est mort pour lui , et lui il est mort au monde.
Chrétiens, quel sacrifice le pieux Bernard offre
à Dieu par ses continuelles mortifications ! Son corps
est une victime que la charité lui consacre : en l'im-
molant elle le conserve, afin de le pouvoir toujours
immoler. Que peut-il présenter de plus agréable au
sauveur Jésus, qu'une ame dégoûtée de toute autre
DE SAINT BERNARD. 34 1
chose que de Jésus même; qui se plaît si fort en Jé-
sus, qu'elle craint de se plaire en autre chose qu'en
lui ; qui veut être toujours affligée , jusqu'à ce qu'elle
le possède parfaitement? Pour Jésus le pieux Ber-
nard se dépouille de toutes choses, et même, si je
l'ose dire, pour Jésus il se dépouille de ses bonnes
œuvres.
Et en effet, fidèles, comme les bonnes œuvres
n'ont de mérite qu'autant qu'elles viennent de Jé-
sus-Christ; elles perdent leur prix, sitôt que nous
nous les attribuons à nous-mêmes. Il les faut rendre
à celui qui les donne; et c'est encore ce que l'hum-
ble Bernard avoit appris au pied de la croix. Com-
bien belle, combien chrétienne fut cette parole de
l'humble Bernard, lorsqu'étant entré dans de vives
appréhensions du terrible jugement de Dieu : Je
sais, je sais, dit- il (0, que je ne mérite point le
royaume des bienheureux; mais Jésus mon Sauveur
le possède par deux raisons : il lui appartient par
nature et par ses travaux, comme son héritage et
comme sa conquête. Ce bon Maître se contente du
premier titre, et me cède libéralement le second.
O sentence digne d'un chrétien! Non, vous ne se-
rez pas confondu, ô pieux Bernard, puisque vous
appuyez votre espérance sur le fondement de la
croix.
Mais, ô Dieu! comment ne tremblons-nous pas,
misérables pécheurs que nous sommes, entendant
une telle parole? Bernard, consommé en vertus, croit
n'avoir rien fait pour le ciel; et nous, nous présu-
mons de nous-mêmes, nous croyons avoir beaucoup.
C1) VU. S. Bern. liù. i, cap. jui, lom. h. col, l<)84-
3/f2 PANÉGYRIQUE /
fait, quand nous nous sommes légèrement acquit-
tés de quelque petit devoir d'une dévotion superfi-
cielle. Cependant, ô douleur! l'amour du monde
règne en nos cœurs, le seul mot de mortification
nous fait horreur. C'est en vain que la justice di-
vine nous frappe , et nous menace encore de plus
grands malheurs , nous ne laissons pas de courir
après les plaisirs, comme s'il nous étoit possible
d'être heureux en ce monde et en l'autre. Mes Frères,
que pensez-vous faire, quand vous louez les vertus
du grand saint Bernard? En faisant son éloge, ne
prononcez-vous pas votre condamnation?
Certes, il n'avoit pas un cûrps de fer ni d'airain :
il étoit sensible aux douleurs, et d'une complexion
délicate ; pour nous apprendre que ce n'est pas le
corps qui nous manque , mais plutôt le courage et
la foi. Pour condamner tous les âges en sa personne,
Dieu a voulu que sa pénitence commençât dès sa
tendre jeunesse, et que sa vieillesse la plus décré-
pite jamais ne la vît relâchée. Vous vous excusez
sur vos grands emplois : Bernard étoit accablé des
affaires, non-seulement de son ordre, mais presque
de toute l'Eglise. Il prêchoit, il écrivoit, il traitoit
les affaires des papes et des évêques, des rois et des
princes : il négocioit pour les grands et pour les pe-
tits, ouvrant à tout le monde les entrailles de sa cha-
rité; et parmi tant de diverses occupations, il ne
modéroit point ses austérités; afin que la mollesse
de toutes les conditions et de tous les âges fût éter-
nellement condamnée par l'exemple de ce saint
homme.
Vous me direz peut-être qu'il n'est pas nécessaire
DE SAINT BERNARD. 34$
que tout le monde vive comme lui. Mais du moins
faut-il considérer, chrétiens, qu'entre les disciples
du même Evangile il doit y avoir quelque res-
semblance. Si nous prétendons au même para-
dis où Bernard est maintenant glorieux , comment
se peut-il faire qu'il y ait une telle inégalité, *une
telle contrariété entre ses actions et les nôtres ?
Par des routes si opposées, espérons -nous parvenir
à la même fin, et arriver par les voluptés où il a
cru ne pouvoir atteindre que par les souffrances ï
Si nous n'aspirons pas à cette éminente perfection ,
du moins devrions -nous imiter quelque chose de
sa pénitence. Mais nous nous donnons tout entiers
aux folles joies de ce monde; nous aimons les plai-
sirs et la bonne chère , la vie commode et volup-
tueuse ; et après cela nous voulons encore être appe-
lés chrétiens. N'appréhendons-nous pas cette terrible
sentence du Fils de Dieu : « Malheur à vous qui riez,
» car vous pleurerez (0 »?
Et comment ne comprenons-nous pas que la croix
de Jésus doit être gravée jusqu'au plus profond de
nos âmes, si nous voulons être chrétiens? C'est pour-
quoi l'apôtre nous dit que nous sommes morts, et
que notre vie est cachée, et que nous sommes ense-
velis avec Jésus -Christ (2). Nous entendons peu ce
qu'on nous veut dire , si , lorsqu'on ne nous parle
que de mort et de sépulture, nous ne concevons
pas que le Fils de. Dieu ne se contente pas de nous
demander un changement médiocre. Il faut se chan-
ger jusqu'au fond; et pour faire ce changement, ne
nous persuadons pas, chrétiens, qu'une diligence
l1) Luc. vi. a5. — M Coloss. m. 3.
344 PANÉGYRIQUE
ordinaire suffise. Cependant l'affaire de notre salut
est toujours la plus ne'gligée. Toutes les autres choses
nous pressent et nous embarrassent : il n'y a que
pour le salut que nous sommes froids et languissans;
et toutefois le Sauveur nous dit que le royaume des
cieux ne peut être pris que de force, et qu'il n'y a
que les violens qui l'emportent (0. O Dieu éternel,
s'il faut de la force, s'il faut de la violence, quelle
espérance y a-t-il pour nous dans ce bienheureux
héritage ? Mais je vous laisse sur cette pensée ; car je
me sens trop foible et trop languissant pour vous en
représenter l'importance , et il faudroit pour cela
que j'eusse quelque étincelle de ce zèle apostolique
de saint Bernard, que nous allons considérer un
moment dans la seconde partie.
SECOND POINT.
Ce qui me reste à vous dire de saint Bernard est
si grand et si admirable, que plusieurs discours ne
suffiroient pas à vous le faire considérer comme il
faut. Toutefois, puisque je vous ai promis de vous
représenter ce saint homme dans les emplois publics
et apostoliques, disons -en quelque chose briève-
ment , de peur que votre dévotion ne soit frustrée
d'une attente si douce. Voulez-vous que nous voyions
le commencement de l'apostolat de saint Bernard ?
Ce fut sur sa famille qu'il répandit ses premières lu-
mières, commençant, dès sa tendre jeunesse, à prê-
cher la croix de Jésus à ses oncles et à ses frères, aux
amis, aux voisins, à tous ceux qui fréquentoient la
maison de son père. Dès-lors il leur parloit de l'éter-
(') Matt. xi. i a.
DE SAINT BERNARD. 3-J.5
nîté avec une telle énergie, qu'il leur laissoit je ne
sais quoi dans l'ame , qui ne leur permettait pas de
se plaire au monde. Son bon oncle Gaudri, homme
très-conside'rable dans le pays, fut le premier dis-
ciple de ce cher neveu. Ses aînés, ses cadets, tous
se rangeoient sous sa discipline -, et Dieu voulut que
tous ses frères , après avoir résisté quelque temps ,
vinssent à lui l'un après l'autre dans les momens
marqués par sa providence. Gui , l'aîné de cette
maison , quitta tous les emplois militaires et les dou-
ceurs de son nouveau mariage. Tous ensemble ils
renoncèrent aux charges qu'ils avoient , ou qu'ils
prétendoient dans la guerre ; et côs braves, ces»gé-
néreux militaires, accoutumés au commandement
et à ce noble tumulte des armes, ne dédaignent, ni
le silence, ni la bassesse , ni l'oisiveté de Cîteaux, si
saintement occupée. Ils vont commencer de plus
beaux combats, où la mort même donne la victoire.
Ces quatre frères alloient ainsi , disant au monde
le dernier adieu , accompagnés de plusieurs gentils-
hommes, que Bernard, ce jeune pêcheur, avoit pris
dans les filets de Jésus. Nivard, le dernier de tous,
qu'ils laissoient avec leur bon père pour être le sup-
port de sa caduque vieillesse, les étant venus em-
brasser : Vous aurez, lui disoient-ils, tous nos biens.
Cet enfant, inspiré de Dieu, leur fit cette belle ré-
ponse : Eh quoi donc, vous prenez le ciel et vous
me laissez la terre (0 ! De cette sorte , il se plaignoit
doucement qu'ils le partageoient un peu trop en ca-
det ; et cette sainte pensée lit une telle impression
sur son ame , qu'ayant demeuré quelque temps dans
(') Vil. Bern. lib. i , cap. m ; loin. Il, col. 10G9.
34^ PANÉGYRIQUE
le monde , il obtint son congé de son père , pour
s'aller mettre en possession du même héritage que
ses chers frères, non pour le partager, mais pour en
jouir en commun avec eux.
Que reste-t-il au pieux Bernard pour voir toute
sa famille conquise au Sauveur? Il avoit encore une
sœur, qui, profitant de la piété de ses frères, vivoit
dans le luxe et dans la grandeur. Elle les vint un
jour visiter, brillante de pierreries, avec une mine
hautaine et un équipage superbe. Jamais elle ne put
obtenir la satisfaction de les voir, jusqu'à ce qu'elle
eût protesté qu'elle suivroit leurs bonnes instruc-
tions. Alors le vénérable Bernard s'approcha : Et
pourquoi, lui dit-il (0, veniez-vous troubler le repos
de ce monastère, et porter la pompe du diable jus-
que dans la maison de Dieu? Quelle honte de vous
parer du patrimoine des pauvres? 11 lui fit entendre
qu'elle avoit grand tort d'orner ainsi de la pour-
riture ; c'est ainsi qu'il appeloit notre corps. Ce
corps en effet, chrétiens, n'est qu'une masse de boue,
que l'on pare d'un léger ornement à cause de l'ame
qui y demeure. Car de même que si un roi étoit con-
traint par quelque accident de loger en une cabane,
on tâcheroit de l'orner, et l'on y verroit quelque
petit rayon de la magnificence royale : mais c'est
toujours une maison de village, à qui cet honneur
passager, dont elle seroit bientôt dépouillée, ne
fait point perdre sa qualité. Ainsi cette ordure de
notre corps est revêtue de quelque vain éclat, en
faveur de l'ame qui doit y habiter quelque temps:
toutefois c'est toujours de l'ordure, qui, au bout
(l) Vil. Bern. lib. i, cap. vi, col. ioj5.
DE SAINT BERNARD. 347
d'un terme Lien court, retombera dans la première
bassesse de sa naturelle corruption. Avoir tant de
soin de si peu de chose, et ne'gliger pour elle cette
ame faite à l'image de Dieu, d'une nature immor-
telle et divine , n'est-ce pas une extrême fureur?
Ah ! la sœur du pieux Bernard est touchée au vif
de cette pensée : elle court aussitôt aux jeûnes, à
la retraite, au sac, au monastère, à la pénitence.
Cette femme orgueilleuse , domptée par une parole
de saint Bernard , suit l'étendard de Jésus avec une
fermeté invincible.
Mais comment vous ferai-je voir le comble de la
joie du saint homme, et sa dernière conquête dans
sa famille? Son bon père, le vieux Tesselin , qui
étoit seul demeuré dans le monde, vient rejoindre
ses enfans à Clairvaux. O Dieu éternel, quelle joie !
quelles larmes du père et du fils ! Il n'est pas croya-
ble avec quelle constance ce bon homme avoit perdu
ses enfans, l'honneur de sa maison, et le support de
son âge caduc. Par leur retraite il voyoit son nom
éteint sur la terre ; mais il se réjouissoit que sa
sainte famille alloit s'éterniser dans le ciel : et voici
que touché de l'Esprit de Dieu , afin que toute la
maison lui fût consacrée, ce bon vieillard, sur le
déclin de sa vie, devient enfant en notre Seigneur
Jésus-Christ sous la conduite de son cher fils, qu'il
reconnoît désormais pour son père. N'épargnez pas
vos soins , ô parens , à élever en la crainte de Dieu les
enfans que Dieu vous a confiés : vous ne savez pas
quelle récompense cette bonté infinie vous réserve.
Ce pieux Tesselin , qui avoit si bien nourri les siens
dans la piété, en reçoit sur la fin de ses jours une
348 PANÉGYRIQUE
bénédiction abondante ; puisque , par le moyen de
son fils, après une longue vie il meurt dans une bonne
espérance, et, si je l'ose dire, dans la paix et dans
les embrassemens du Sauveur. Ainsi vous voyez que
le grand saint Bernard est l'apôtre de sa famille.
Voulez-vous que je passe plus outre , et que je
vous fasse voir comme il prêche la croix dans son
monastère? Combien de sortes de gensyenoient, de
tous les endroits de la terre , faire pénitence sous
sa discipline ! Il avoit ordinairement sept cents anges,
j'appelle ainsi ces hommes célestes , qui servoient
Dieu avec lui à Clairvaux, si recueillis, si mortifiés,
que le vénérable Guillaume , abbé de saint Thierry,
nous rapporte que lorsqu'il entroit dans cette ab-
baye, voyant cet ordre, ce silence, cette retenue,
il n'étoit pas moins saisi de respect que s'il eût ap-
proché de nos redoutables autels. Bernard, qui par
ses divines prédications les accoutumoit à la dou-
ceur de la croix , les faisoit vivre de telle manière,
qu'ils ne savoient non plus de nouvelles du monde,
que si un océan immense les en eût séparés de bien
loin : au reste , si ardens dans leurs exercices , si
exacts dans leur pénitence, si rigoureux à eux-
mêmes , qu'il étoit aisé de juger qu'ils ne songeoient
pas à vivre, mais à mourir. Cette société de péni-
tence les unissoit entre eux comme frères, avec saint
Bernard comme avec un bon père , et saint Bernard
avec eux comme avec ses enfans bien-aimés, dans
une si parfaite et si cordiale correspondance, qu'il
ne se voyoit point dans le monde une image plus
achevée de l'ancienne Eglise, qui n'avoit qu'une?
ame et qu'un cœur.
DE SAINT BEÎINÀÏID. 3$g
Quelle douleur à cet homme de Dieti^, quand il
lui falloit quitter ses enfans, qu'il aimoit si tendre-
ment dans les entrailles de Je'sus-Christ ! Mais Dieu ,
qui l'avoit sépare dès le ventre de sa mère pour re-
nouveler en son temps l'esprit et la prédication des
apôtres, le tiroit de sa solitude pour le salut des
âmes qu'il vouloit sauver par son ministère. C'est
ici , c'est ici , chrétiens , où il paroissoit véritable-
ment un apôtre. Les apôtres alloient par toute la
terre, portant l'Evangile de Jésus-Christ jusque dans
les nations les plus reculées : et quelle partie du
monde n'a pas été éclairée de la prédication de Ber-
nard? Les apôtres fondoient les Eglises : et dans ce
grand schisme de Pierre Léon combien d'Eglises re-
belles , combien de troupeaux séparés Bernard a-t-il
ramenés à l'unité catholique, se rendant ainsi
comme le second -fondateur des Eglises? L'apôtre
compte parmi les fonctions de l'apostolat le soin de
toutes les Eglises (0 : et le pieux Bernard ne régis-
soit-il pas presque toutes les Eglises par les salu-
taires conseils qu'on lui demandoit de toutes les
parties de la terre ? Il sembloit que Dieu ne vouloit
pas l'attacher à aucune Egilse en particulier, afin,
qu'il fût le père commun de toutes.
Les signes et les prodiges suivoient la prédication
des apôtres: que de prophéties, que de guérisons,
que d'événemens extraordinaires et surnaturels ont
confirmé les prédications de saint Bernard ! Saint
Paul se glorifie qu'il prêchoit, non point avec une
éloquence affectée , ni par des discours de flatterie
efc de complaisance (2), mais seulement qu'il ornoit
W //. Cor. xu- 28. — 0») Ibid. 1. 12.
35o PANÉGYRIQUE
ses sermons de la simplicité et de la vérité : qu'y a-
t-il de plus ferme et de plus pénétrant que la sim-
plicité de Bernard, qui captive tout entendement
au service de la foi de Jésus ? Lorsque les apôtres
prêchoient Jésus-Christ , une ardeur céleste les trans-
portons, et paroissoit tout visiblement dans la véhé-
mence de leur action ; ce qui fait dire à l'apôtre
saint Paul qu'il agissoit hardiment en notre Sei-
gneur (0, et que sa prédication étoit accompagnée
de la démonstration de l'Esprit (2). Ainsi paroissoit
le zélé Bernard, qui, prêchant aux Allemands dans
une langue qui leur étoit inconnue, ne laissoit pas
de les émouvoir, à cause qu'il leur parloit comme
un homme venu du ciel , jaloux de l'honneur de
Jésus.
Une des choses qui étoit autant admirable dans
les apôtres, c'étoit de voir en «des personnes, si
viles en apparence, cette autorité magistrale, cette
censure généreuse qu'ils exerçoient sur les mœurs ,
cette puissance dont ils usoient pour édifier , non
pour détruire. C'est pourquoi l'apôtre, formant
Timothée au ministère de la parole : « Prends garde,
» lui dit-il, que personne ne te méprise » : Nemo te
contemnat (5). Dieu avoit imprimé sur le front du
vénérable Bernard une majesté si terrible pour les
impies, qu'enfin ils étoient contraints de fléchir;
témoins ce violent prince d'Aquitaine et tant d'au-
tres, dont ses seules paroles ont souvent désarmé
la fureur.
Mais ce qui étoit de plus divin dans les saints
apôtres, c'étoit cette charité pour ceux qu'ils prê-
(«) /. Thess. h. a — W /. Cor. n. 4 W /. Tim. iv. ia.
DE SAINT BERNARD. 35l
choient. Ils étoient pères pour la conduite, et mères
pour la tendresse, et nourrices pour la douceur :
saint Paul prend toutes ces qualite's. Ils reprenoient,
ils avertissoient opportune'ment, importune'ment,
tantôt avec une sincère douceur, tantôt avec une
sainte colère, avec des larmes, avec des reproches :
ils prenoient mille formes différentes, et toujours la
même charité dominoit ; ils bégayoient avec les en-
fans , ils parloient avec les hommes. Juif aux Juifs,
Gentil aux Gentils, « tout à tous, disoit l'apôtre
» saint Paul, afin de les gagner tous » : Omnibus
omnia factus sum , ul omîtes facerem salvos (0.
Voyez les écrits de l'admirable Bernard , vous y
verrez les mêmes mouvemens et la même charité
apostolique. Quel homme a compati avec plus de
tendresse aux foibles, et aux misérables, et aux
ignorans ? Il ne dédaignoit ni les plus pauvres ni les
plus abjects. Quel autre a repris plus hardiment les
mœurs dépravées de son siècle ? Il n'épargnoit ni les
princes, ni les potentats, ni les évêques, ni les car-
dinaux, ni les papes. Autant qu'il respectoit leur
degré , autant a-t-il quelquefois repris leur personne,
avec un si juste tempérament de charité, que sans
être ni lâche, ni emporté, il avoit toute la douceur
de la complaisance et toute la vigueur d'une liberté
vraiment chrétienne.
Bel exemple pour les réformateurs de ces der-
niers siècles ! Si leur arrogance insupportable et
trop visible leur eût permis de traiter les choses avec
une pareille modération, ils auroient blâmé les mau«
vaises mœurs sans rompre la communion , et ré-
W /. Cor. IX. 22.
352 PANÉGYRIQUE
primé les vices sans violer l'autorité légitime. Mais
le nom de chef de parti les a trop flattés : poussés
d'un vain désir de paroître , leur éloquence s'est
débordée en invectives sanglantes ; elle n'a que du
fiel et de la colère. Ils n'ont pas été vigoureux , mais
fiers , emportés et méprisans : de là vient qu'ils ont
fait le schisme, et n'ont pas apporté la réformation.
Il falloit pour un tel dessein , le courage et l'humi-
lité de Bernard. Il étoit vénérable à tous , à cause
qu'on le voyoit et libre et modeste, également ferme
et respectueux ; c'est ce qui lui donnoit une si grande
autorité dans le monde. S'élevoit-il quelque schisme
ou quelque doctrine suspecte? les évêques déféroient
tout à l'autorité de Bernard. Y avoit-il des querelles
parmi les princes ? Bernard étoit aussitôt le média-
teur.
Puissante ville de Metz, son entremise t'a été au-
trefois extrêmement favorable. O belle et noble cité!
il y a long-temps que tu as été enviée. Ta situation
trop importante t'a presque toujours exposée en
proie : souvent tu as été réduite à la dernière extré-
mité de misères; mais Dieu de temps en temps t'a
envoyé de bons protecteurs. Les princes tes voisins
avoient conjuré ta ruine; tes bons citoyens avoient
été défaits dans un grande bataille (*); tes ennemis
étoient enflés de leur bon succès, et toi enflammée
(*) Ce fut en ii 53 que se donna cette bataille. Les Messins indi-
gnés des ravages que commetloient sur leur territoire les seigneurs
voisins, dont le chef étoit Renaud II, comte de Bar, sortirent à
leur rencontre. Le combat se livra à Thyrcy , prés de Pont-à-Mous-
son. Les habitans de Metz, quoique plus nombreux, furent défaits,
et il en périt environ deux mille qui furent tués ou noyés dans la
Moselle.
du
.DE SAINT BERNARD. 353
dii désir dé vengeance : tout se préparent à une
guerre cruelle , si le bon Hillin , archevêque de
Trêves , n'eût cherché un charitable pacificateur. Ce
fut le pieux Bernard , qui , épuisé de forces par ses
longues austérités et ses travaux sans nombre, at-
tendoit la dernière heure à Clairvaux. Mais quelle
foiblesse eût été capable de ralentir l'ardeur de sa
charité? Il surmonte la maladie pour se rendre
piromptement dans tes murs; mais il ne pouvoit sur-
monter l'animosité des. esprits extraordinairement
échauffés. Chacun couroit aux armes avec une fu-
reur incroyable: les armées étoienten vue, et prêtes
de donner. La charité, qui ne se désespère jamais,
presse le vénérable Bernard : il parle, il prie, il
conjure qu'on épargne le sang chrétien et le prix
du sang de Jésus. Ces âmes de fer se laissent fléchir ;
les ennemis deviennent des frères; tous détestent
leur aveugle fureur , et d'un commun accord ils
vénèrent l'auteur d'un si grand miracle.
O ville si fidèle et si bonne, ne veux -tu pas ho-
norer ton libérateur? Mais, fidèles, quels honneurs
lui pourrons- nous rendre? Certes, on ne sauroit
honorer les saints , sinon en imitant leurs vertus :
sans cela nos louanges leur sont à charge, et nous
sont pernicieuses à nous-mêmes. Fidèles, que pen-
sons-nous faire, quand nous louons les vertus du
grand saint Bernard ?
O Dieu de nos cœurs, quelle indignité! Cet inno-
cent a fait une pénitence si longue, et nous crimi-
nels, nous ne voulons pas la faire. La pénitence
autrefois tenoit un grand rang dans l'Eglise : je ne
sais dans quel coin du monde elle s'est maintenant
Bossijet. xvi. • 2 3
354 PANÉGYRIQUE
retirée. Autrefois ceux qui scandalisoient l'Eglise
par leurs désordres étoient tenus comme des Gentils
et des Publicains : maintenant tout le monde leur
applaudit. On ne les eût autrefois reçus à la com-
munion des mystères qu'après une longue satisfaction
et une grande épreuve de pénitence : maintenant ils
entrent jusqu'au sanctuaire. Autrefois ceux qui par
des péchés mortels avoient foulé aux pieds le sang
de Jésus, n'osoient même regarder les autels où on
le distribue aux fidèles , si auparavant ils ne s'étoient
purgés par des larmes, par des jeûnes et par des
aumônes. Ils croyoient être obligés de venger eux-
mêmes leur ingratitude, de peur que Dieu ne la
vengeât dans son implacable fureur : après avoir
pris des plaisirs illicites , ils ne pensoient pas pouvoir
obtenir miséricorde, s'ils ne se privoient de ceux
qui nous sont permis.
Ainsi vivoient nos pères dans le temps où la piété
florissoit dans l'Eglise de Dieu. Pensons -nous que
les flammes de l'enfer aient perdu depuis ce temps-là
leur intolérable ardeur, à cause que notre froideur
a contraint l'Eglise de relâcher l'ancienne rigueur
de sa discipline , à cause que la vigueur ecclésias-
tique est énervée : pensons-nous que ce Dieu jaloux,
qui punit si rudement les péchés , en soit pour cela
moins sévère, ou qu'il nous soit plus doux, parce
que les iniquités se sont augmentées? Vous voyez
combien ce sentiment seroit ridicule. Toutefois,
comme si nous en étions persuadés , au lieu de son-
ger à la pénitence, nous ne songeons à autre chose
qu'à nous enrichir. C'est déjà une dangereuse pen-
sée; car l'apôtre avertit Timothée, « que le désir
UE SAINT BERNARD. 355
» des richesses est la racine de tous les maux » :
Radix omnium malorum est cupiditas (0 : encore
songeons-nous à nous enrichir par des voies injustes,
par des rapines, par des usures, par des voleries.
Nous n'avons pas un cœur de chre'tiens , parce qu'il
est dur à la misère des pauvres. Notre charité est
languissante, et nos haines sont irréconciliables.
C'est en vain que la justice divine nous frappe et
nous menace encore de plusieurs malheurs : nous
ne laissons pas de nous donner toujours tout entiers
aux folles joies de ce monde. Le seul mot de morti-
fication nous fait horreur : nous aimons la débauche,
la bonne chère, la vie commode et voluptueuse; et
après cela nous voulons encore être appelés chré-
tiens. Nous n'appréhendons pas cette terrible sen-
tence du Fils de Dieu : « Malheur à vous qui riez ,
» car vous pleurerez (2) » ; et cette autre : « Le ris
» est mêlé de douleur, et les pleurs suivent la joie
» de bien près (5) » ; et celle-ci : « Ils passent leur
» vie dans les biens, et en un moment ils descen-
» dront dans les enfers (4) ».
Retournons donc , fidèles, retournons à Dieu de
tout notre cœur. La pénitence n'est amère que pour
un temps ; après , toute son amertume se tourne en
une incroyable douceur. Elle mortifie les appétits
déréglés, elle fait goûter les plaisirs célestes, elle
donne une bonne espérance , elle ouvre les portes
du ciel. On attend la miséricorde divine avec une
grande consolation, quand on tâche de tout son
pouvoir d'appaiser la justice par la pénitence.
(«) /. Timolh. vi. io. — (>) Luc. yi. 2$. — \?) Prov. xiv. i3. —
(4) Job. xxi i3.
356 PANÉGYRIQUE
O pieux Bernard, ô saint pénitent, impétrez-nous
par vos saintes intercessions les larmes de la péni-
tence, qui vous donnoient une si sainte joie; et afin
quelle soit renouvelée dans le monde, priez Dieu
qu'il enflamme les prédicateurs de l'esprit aposto-
lique qui vous animoit. Nous vous demandons en-
core votre secours et votre médiation au milieu des
troubles qui nous agitent. O vous, qui avez tant de
fois désarmé les princes qui se préparoient à la
guerre , vous voyez que depuis tant d'années tous
les fleuves sont teints, et que toutes les campagnes
fument de toutes parts du sang chrétien ! Les chré-
tiens , qui devroient être des enfans de paix , sont
devenus des loups insatiables de sang. La fraternité
chrétienne est rompue ; et ce qui est de plus pitoya-
ble , c'est que la licence des armes ne cesse d'enri-
chir l'enfer. Priez Dieu qu'il nous donne la paix,
qu'il donne le repos à cette ville que vous avez au-
trefois chérie ; ou que s'il est écrit dans le livre de
ses décrets éternels que nous ne puissions voir la
paix en ce monde , qu'il nous la donne à la fin dans
le ciel par notre Seigneur Jésus-Christ. Amen.
DE SAINT GORGOIf. 35'
PANÉGYRIQUE
SAINT GORGON,
PRECHE A METZ.
Générosité du saint martyr dans l'échange qu'il fait des gran-
deurs humaines dont il pouvoit jouir, pour le mépris et le3 humi-
liations attachés au nom chrétien. Son courage invincible au milieu
des plus cruels supplices. Sentimens dont il étoil animé. Gomment
nous devons imiter sa foi.
Quorum iiitueotes exitum conversationis, imitamini fidem.
En regardant la fin de leur conversation , imitez leur foi.
Heb. xiik 7.
Après que les bienheureux martyrs avoient rendu
lame, les fidèles avoient soin de ramasser, au péril
de leur vie, ce qui restoit de leurs corps; et l'Eglise
conservoit si chèrement ce sacré dépôt , que les ty-
rans, pour leur ôter les honneurs qu'on leur rendoit,
étoient contraints de faire jeter dans la rivière leurs
saintes reliques : que si elle pouvoit les dérober à
cette dernière cruauté, elle célébroit leurs funérailles
avec des cantiques d'actions de grâces, élevant au
ciel son cœur et ses yeux pour louer Dieu de les
358 PANÉGYRIQUE
avoir rendus dignes d'un si grand honneur. Au
reste, elle ne vouloit point qu'on appelât des tom-
beaux les lieux où elle renfermoit leur sainte dé-
pouille : elle les nommoit d'un nom plus auguste,
les mémoires des martyrs. Et si les tombeaux des
hommes ordinaires sont des marques qu'ils ont suc-
combé aux attaques de la mort : elle témoignoit au
contraire que les tombeaux des martyrs étoient des
trophées qu'elle érigeoit à leur nom , pour être un
monument éternel de la victoire qu'ils ont rempor-
tée glorieusement sur la mort.
Mais parmi tout cela les chrétiens ne croyoient
point leur pouvoir rendre de plus grands respects ,
qu'en se les proposant pour exemple. Tout ainsi,
dit saint Basile (T), que les abeilles sortent de leur
ruche quand elles voient le beau temps; et parcou-
rant les fleurs de quelque belle campagne , s'en re-
tournent chargées de cette douce liqueur que le
ciel y verse tous les matins avec la rosée : de même
aux jours illustres par la solennité des martyrs, nous
accourons en foule à leurs mémoires , pour y re-
cueillir comme un don céleste l'exemple de leurs
vertus.
Voilà , Messieurs , ce qui nous assemble aujour-
d'hui. Saint Gorgon en mourant a laissé une cer-
taine odeur de sainteté, que l'Eglise ne manque
point de rafraîchir tous les ans : c'est là sans doute
ce qui nous en est demeuré de meilleur. Nous ne
pouvons pas appeler ces précieux restes les reliques
de son corps; mais nous ne rtous éloignerons pas
delà raison, quand nous les nommerons les reliques
(0 Homil. xviii, n. i ; tom. n,p. t/\i.
DE SAINT GOUGON. 3."()
de sa sainteté. Conservez-les dans vos cœurs comme
dans un saint reliquaire , et faites en sorte que toutes
vos affections s'en ressentent. Quelle joie vous sera-ce ,
lorsque vous ressusciterez avec saint Gorgon , de
reconnoître en cette bienheureuse entrevue les en-
droits de son corps que vous aurez baisés sur la
terre, et les vertus que vous y aurez imitées? Je
n'ai que faire de vous demander ni silence , ni at-
tention : vous devez le silence à la majesté de ce
lieu; vous devez vos attentions au récit d'une his-
toire si mémorable, que je vous ferai simplement et
brièvement.
Monseigneur (*),
Si nous ne devions ce jour tout entier à la gloire
de saint Gorgon , ou si jétois en un lieu où je pusse
vous témoigner la joie que toute la ville a reçue de
votre arrivée , je vous dépeindrois si bien et avec tant
de naïveté les sentimens de ce peuple qu'il a plu à
Dieu de commettre à votre garde, que mes audi-
teurs ne pourroient s'empêcher de donner sur ce
sujet à mon discours une approbation publique. Mais
outre que votre vertu a paru suffisamment par vos
grands emplois , et que votre science a été assez re-
connue dans la plus célèbre compagnie de savans
qui soit dans le monde; la dignité de cette chaire,
ce temple auguste que Dieu remplit de sa gloire,
ces sacrés autels où l'on va célébrer le saint sacri-
fice , demandent de moi une telle retenue, qu'il faut
que je m'abstienne de dire la vérité, pour qu'il
(*) Le maréchal de Schomberg.
3ÔO PANÉGYRIQUE
ne paroisse dans mon discours aucune apparence
de flatterie. Seulement je vous dirai que l'honneur
impre'vu de votre présence , est pour moi une ren-
contre si favorable que je ne puis vous en dissimuler
mon ressentiment, yous venez d'entendre le sujet
que je dois traiter devant vous : plus il est impor-
tant , plus j'ai besoin des lumières d'en-haut pour le
faire dignement , et d'une manière qui puisse tour-
ner à l'édification de cet auditoire. Prosternons-
nous tous ensemble devant le trône de Dieu , pour
lui demander sa grâce ; et si nous n'osons approcher
une grandeur si terrible , la sainte Vierge , que nous
allons saluer par les paroles de l'ange , aura assez de
bonté pour se rendre notre avocate auprès de son
Fils. Ave.
Ce n'est pas sans raison que l'apôtre nous exhorte
à être toujours sous les armes (0, puisque nous ap-
prenons par les oracles divins que notre vie est une
guerre continuelle (2). L'Esprit de Dieu, que nous
avons reçu par le saint baptême , remplit nos âmes
de l'idée du souverain bien, pour nous faire regarder
avec mépris les mouvemens éternels qui agitent la
vie humaine. Mais vous le savez , Messieurs , il n'y
a point de grande entreprise qui ne trouve de grands
obstacles, Le monde entier s'efforce de combattre ce
dessein : i\ est tout en armes pour en empêcher
l'exécution : jédverswn nos orr\nis mundus armatur.
Il orne de faux appas toutes les créatures qu'il com-
prend dans son enceinte, pour tâcher de nous sur-
prendre par ce vain éclat. Que si nous sommes assez
(') Eplies. vi. il. — (2) Job. vu. i.
1 DE SAINT GORGOIÎ. 36l
généreux pour dédaigner ses faveurs , il nous repré-
sente un grand appareil de peines et de supplices ,
pour nous émouvoir; tellement qu'il faut que le ser-
viteur de Dieu soit également sans crainte et sans
espérance en la terre, qu'il se rende de tous côtés
immobile et inexorable.
Voilà donc les deux batteries que le monde dresse
contre nous. Il veut l'emporter de gré ou de force :
s'il ne peut se faire aimer , il tâche de se faire crain-
dre ; et quoiqu'il semble que la crainte doive avoir
un effet plus prompt , j'estime néanmoins que les
complaisances du momie sont pour nous plus dan-
gereuses, parce que nous nous trouvons portés d'in-
clination à nous y laisser entraîner; ce qu'il nous
sera facile de conclure, si nous comprenons la diffé-
rence de l'amour et de la crainte , que saint Augus-
tin nous représente si doctement en divers lieux (0.
Toute la force de la crainte consiste à retenir ou
à troubler l'aine ; mais il n'est pas possible qu'elle
en change jamais les dispositions. Rencontrez-vous,
par exemple, des voleurs qui vous voient en état
de leur résister; ou ils se retirent; ou s'ils vous abor-
dent, c'est avec beaucoup de civilité. Us n'en sont
pas pour cela ni moins voleurs, ni moins avides de
carnage et de larcins; mais la crainte les oblige à
dissimuler. Vous voyez donc bien qu'elle réprime les
sentimens de lame , mais qu'elle ne les détruit pas.
L'amour seul peut opérer ce changement : c'est lui
qui, pour ainsi dire , tient la clef de l'ame, qui l'ouvre
et qui la dilate pour y faire entrer les objets. Os nos-
trum palet ad vos ., o Corinlhii , cor nostrum dilata-*
(') Sam. clxxix, n. 10; tom.v, çol. 853.
362 PANÉGYRIQUE
tum est : « L'amour que j'ai pour vous, ô Corin-
» thiens , ouvre ma bouche et mon cœur » , dit le
grand apôtre (0 , qui veut leur te'moigner la ten-
dresse de son affection. Et c'est pour cela que, selon
la doctrine du même apôtre , la loi ancienne qui
e'toit une loi de crainte, « a été écrite au dehors sur
» des tables de pierre » : Forinsecus in tabulis lapi-
deis; parce que la crainte ne pe'nètre pas jusqu'au
fond de l'ame pour la transformer : au lieu que la
loi nouvelle, qui est gravée dans le fond du cœur,
In tabulis cordis carnalibus 02), opère en elle sa
conversion , parce que c'est la loi d'amour. D'où l'on
voit qu'il est bien plus difficile de vaincre un mau-
vais amour qu'une mauvaise crainte ; attendu que
l'amour tenant dans l'ame la place principale , il faut ,
pour le chasser, produire une plus grande révolu-
tion : et partant, ceux que le monde a gagnés par
inclination sont bien plus captifs que ceux qu'il abat
par la frayeur des supplices. D'après ces observations,
vous pouvez connoître quelle est la nature de la
guerre que le monde vous a déclarée , et combien
il faut que le soldat de Jésus -Christ soit armé de
tous côtés. Car du reste , il importe peu à la gloire
de saint Gorgon de savoir laquelle des deux entre-
prises est la plus difficile , puisqu'il a également
triomphé du monde en l'une et en l'autre : c'est le
partage Je mon discours.
Vous le concevrez encore davantage, en considé-
rant, Messieurs, ce qui a animé les puissances de la
terre contre les défenseurs de la foi. Ces âmes hé-
roïques n'ont pu plaire au monde , et le monde ne
W //. Cor. vm i . — W Ibid. m. 3.
DE SAINT CORGON. 363
leur a pu plaire : voilà la cause de leurs contrariétés.
Le monde ne leur a pas plu; c'est pourquoi ils l'ont
méprisé : ils n'ont pas plu au monde ; de là vient que
le monde a pris plaisir d'affliger ce qui n'étoit pas à
lui ; et le tout est arrivé par un ordre secret de la
Providence, afin d'accomplir cette parole mémo-
rable de notre divin Sauveur : « Je ne suis pas venu
» pour donner la paix , mais pour allumer la guerre » :
Non veni pacem mittere , sed gladium (0.
Vous voyez bien par-là en quoi consiste le cou-
rage d'un véritable martyr. Je vous ai promis de
vous en faire voir une idée excellente en la personne
de notre saint : c'est ce que je ferai , s'il plaît à Dieu,
dans la suite de ce discours. Je vais tâcher de vous
mettre devant les yeux le portrait d'une ame hé-
roïque et d'un courage inflexible , que l'espoir des
grandeurs n'a point amolli, que la crainte des sup-
plices n'a point ébranlé. Plaise seulement à cet es-
prit, qui souffle où il veut , de graver dans nos cœurs
l'image de tant de vertus; afin que nous tous, qui
sommes assemblés dans ce temple au nom du Sei-
gneur, nous soyons tellement animés d'un si bel
exemple, que nous ne vivions et ne respirions plus
que pour Jésus-Christ.
PREMIER POINT.
Saint Gorgon vivoit à la Cour des empereurs Dio-
clétien et Maximien, et avoit une charge très-con-
sidérable dans leur maison. Chacun sait combien
l'on estime ces sortes d'emplois chez les princes , et
combien les font valoir ceux qui les possèdent. Qui-
to Mail. x. 34.
364 PANÉGYRIQUE
conque a tant soit peu lu l'Histoire romaine, y a pu
remarquer quel crédit les empereurs don noient or-
dinairement à leurs domestiques , que leurs offices
appeloient plus souvent près de leurs personnes.
Mais sans m'amuser à des conjectures, je n'ai qu'à
vous produire le témoignage d'Eusèbe, évêque de
Césarée, qui a vécu dans le siècle de notre saint ;
personnage grave et recommandable à jamais, pour
nous avoir donné en si beau style l'histoire des pre-
miers temps de l'Eglise. Voici donc ce qu'il dit de
saint Gorgon et des compagnons de son martyre.
Ils étoient montés au suprême degré d'honneur au-
près de leurs maîtres , et leur étoient aussi chers que
s'ils eussent été leurs enfans. Certes, il ne pouvoit
nous représenter d'une manière plus sensible , le
crédit singulier dont ils jouissoient à la Cour impé-
riale. Remarquez bien que ces paroles nous font
entendre, non - seulement qu'ils étoient en très-
grande faveur auprès de leurs maîtres , que les em-
pereurs avoient de grands desseins pour les avancer;
mais encore qu'ils avoient pour eux une tendresse
très-particulière , que notre historien n'a pu expri-
mer qu'en disant qu'ils les aimoient comme leurs
propres enfans : lis œqiïe ac germani fdii chari
eranti1). Mais ce n'est pas mon dessein de vous exa-
gérer beaucoup leur pouvoir : je vous prie seulement
de considérer quelle étoit l'opposition de ces deux
qualités , de favoris des empereurs et de disciples de
Jésus -Christ. L'une les faisoit respecter partout où
s'étendait l'empire romain, c'est-à-dire, par tout le
monde : l'autre les exposoit à la risée , à la haine ,
(*) Histor. Eccles. lib. vm, cap. Yi]p- 2y6.
DE SAINT G OR G ON. 365
aux exécrations de toute la terre. Et pour vous faire
concevoir combien cette haine étoit alors violente et
aveugle, il est à propos de vous dépeindre quelle
étoit l'estime que Ton avoit en ces temps du chris-
tianisme : par-là vous connoîtrez mieux jusqu'à quel
point Gorgon a méprisé les honneurs du monde.
Les chrétiens étoient à tout l'univers un objet de
mépris et de raillerie : chacun les fouloit aux pieds,
et les rejetoit « comme les ordures et les excrémens
w de la terre » , Tanquam purgamenta hujus muncli,
ainsi que parle l'apôtre (0. On eût dit que les pri-
sons n'étoient faites que pour eux : aussi étoient-
elles tellement remplies de ces innocens coupables,
qu'il ne restoit plus de place dans les cachots pour
les malfaiteurs. Dans les crimes les plus énormes les
lois ont ordonné de la qualité du supplice; il n'est
pas permis de l'étendre au-delà de ce qu'elles pres-
crivent. C'est ainsi qu'elles ont voulu donner des
bornes même à la justice , de peur de lâcher la bride
à la cruauté. Les chrétiens seuls étoient une espèce
de criminels , à l'égard desquels on n'appréhendoit
d'excéder qu'en les épargnant : il falloit donner
toute licence à la barbarie, et leur arracher la vie
par tout ce qu'une ingénieuse cruauté peut inventer
de plus inhumain, Per atrociora ingénia pœnarum ,
dit le grave Tertullien (2). Quelle fureur! mais ce
n'est encore rien. Donner un chrétien aux bêtes fa-
rouches, c'étoit le divertissement ordinaire du peuple
romain , quand il étoit las des sanglans spectacles
des gladiateurs ; de là ces clameurs si cruelles , dont
on a ouï si souvent résonner les amphithéâtres :
(*) /. Cor. IV. 1 3. — W De Resurr. carn. n, 8.
366 PANÉGYRIQUE
Christiani ad bestias j Chris tiani ad bestias : « Que
» Ton donne les chrétiens aux bêtes farouches ».
Après cela est-il étonnant qu'on n'observât contre
eux ni formes ni procédures? Cela étoit bon pour
les voleurs et les meurtriers ; mais pour les chré-
tiens, ils ne méritoient pas qu'on prît tant de pré-
cautions. Aussi les traînoit-on aux gibets, comme
on mène de pauvres agneaux à la boucherie, sans
qu'ils ouvrissent la bouche ni aux plaintes ni aux
murmures. Et qu'auroient-ils dit, pour leur justifi-
cation , qui pût être écouté ? G'étoient des inces-
tueux , des magiciens , des parricides , qui man-
geoient leurs propres enfans dans des sacrifices
nocturnes. S'il se trouvoit quelqu'un qui voulût les
défendre de ces horribles reproches , c'étoit en les
faisant passer pour de pauvres insensés, pour des
esprits foibles qui s'amusoient à de vaines supersti-
tions : de sorte qu'on ne les excusoit qu'en les char-
geant de nouvelles calomnies. Et voilà , Messieurs ,
sans feinte et sans exagération quelle étoit l'estime
que l'on avoit dans le monde des premiers chré-
tiens.
Ne vous en étonnez pas, mes Frères : Jésus-Christ
devoit être tout ensemble un signe de paix et un
signe de contradiction. La vérité étoit étrangère en
ce monde ; il n'est pas surprenant qu'elle n'y trouvât
point d'appui. Mais voyez par-là ce que le zèle du
christianisme a fait quitter à Gorgon, et ce qu'il lui
a fait embrasser. Combien ces reproches et cette igno-
minie doivent - ils être insupportables aux âmes les
plus communes, et bien plus encore aux hommes
généreux, nourris comme notre saint dans la Cour
DE SAINT GORGON. 36*7
et dans le grand monde, qui peuvent espérer d'y
faire une si belle fortune? En vérité, Messieurs,
n'eussions-nous pas craint de choquer l'empereur, et
de faire tort à notre réputation ? Grâces à la Provi-
dence divine , qui nous a fait naître dans un siècle
et dans un royaume où le nom de chrétien est une
qualité honorable. Le peu de soin que nous avons
de la gloire de notre Maître, cette lâcheté qui nous
fait abandonner chaque jour son service pour de si
légères considérations, la honte que nous avons de
remplir les obligations que la religion nous impose,
nous fait assez connoître que nous sommes redeva-
bles aux circonstances où nous sommes nés, de ce
que nous ne rougissons pas du christianisme. Ah ! si
nous eussions vécu dans ces premiers temps , où
être chrétien c'étoit un crime d'Etat, nous eussions
bien épargné aux tyrans la peine de nous tour-
menter.
Car enfin, que peut-on présumer autre chose des
déréglemens de notre vie, sinon que nous eussions
sans peine renoncé au nom de chrétien; puisque
nous ne craignons point de renoncer pour si peu
de chose aux plus saints devoirs du christianisme? Je
tremble pour moi, quand je considère à combien
peu il tient que nous ne devenions infidèles. Ah!
race de tant de millions de martyrs , qui nous ont
engendrés en Jésus-Christ par leur sang, jamais la
vertu de ceux qui nous ont précédés dans la foi ne
réveillera-t-elle en nos cœurs les mouvemens géné-
reux du christianisme? Jusqu'à quand porterons-
nous en vain le titre de chrétiens , pour faire blas-
phémer par les impies le saint nom de Dieu qui a
368 PANÉGYRIQUE
été invoqué sur nous? Que notre esprit j que nos
mœurs sont opposés à ceux des saints martyrs, qui
faisant profession du christianisme, dans un temps
où il étoit odieux à toute la terre, l'ont rendu illus-
tre par la gloire de leurs belles actions ! Et nous qui
l'avons embrassé depuis qu'il est devenu vénérable
parmi tous les peuples, nous à qui il seroit si facile
de suivre ses préceptes, de régler notre conduite sur
ses maximes , nous ne cessons de le déshonorer par
nos dissolutions. Obseci^o vos , Fratres , per miseri-
cordiam Dei, ut digne ambuletis vocatione quâ vo-
cati estis (0 : « Je vous conjure, mes Frères, par les
» entrailles de la miséricorde de Dieu , de vous con-
» duire d'une manière convenable à votre vocation ».
Relevons un peu notre courage, osons du moins
mépriser les faveurs du monde, puisque nous ne
sommes plus obligés de passer par l'épreuve des
tourmens.
Saint Gorgon n'a pas été traité avec tant d'indul-
gence. Qu'il lui en a coûté pour conserver le don
de la foi qu'il avoit reçu ! il n'a pas suffi qu'il mé-
prisât les grandeurs humaines. L'empereur, indigné
de sa fermeté, sut se venger cruellement de l'injure
que l'indifférence du saint martyr sembloit faire à
l'amitié dont il l'avoit honoré. Outre la haine qu'il
avoit généralement pour tous les chrétiens, haine
si violente qu'il quitta l'Empire, désespéré de n'en
pouvoir éteindre la race ; il étoit encore rongé d'un
secret dépit d»'avoir nourri en sa maison un ennemi
de l'Empire, et même de lui avoir donné part en sa
confiance. 11 se promet donc d'en faire un exemple ,
(») Eph.es. iy. i,
qui
DE SAINT GOKGON. 36g
qui pourra inspirer de la terreur aux plus déter-
minés; et voici par où il commence l'exécution de
son dessein. D'abord il commande au saint martyr
de sacrifier aux idoles : mais Gorgon le refuse gé-
ne'reusement , disant qu'il n'a garde de rendre cet
honneur à un métal insensible; qu'il avoit appris
dans l'école de Jésus-Christ à adorer en esprit et en
vérité un seul Dieu , créateur du ciel et de la terre ,
dont la beauté pure ne pouvoit être vue par ces
yeux mortels, ni représentée sur une matière vile
et fragile. Le peuple ignorant , à qui Dieu n'avoit
point fait entendre dans le cœur ces vérités pré-
cieuses, prit pour un blasphème cette céleste phi-
losophie , et s'écria qu'il falloit punir l'ennemi des
dieux. Aussitôt on le dépouille , on l'élève avec des
cordes pour le faire voir à toute la ville, qui étoit
accourue à ce spectacle; on le bat ensuite de verges
si cruellement, qu'en peu de temps il ne resta plus
sur son corps aucune partie entière. Déjà le sang
ruisseloit de tous côtés sur la face des bourreaux :
« Les nerfs etlesosétoientdécouverts;etlapeau étant
j) toute déchirée, ce n'étoit plus ses membres, mais
» ses plaies que Ton tourmentoit » : Ruplâ compage
viscerum , torquebanlur in servo Dei nonjam mem-
bra, sed vulnera (0. Cependant Gorgon, glorieux
de confesser par tant de bouches la vérité, se réjouit
avec l'apôtre de voir qu'il n'y a aucun endroit sur
son corps où la passion de son Maître crucifié ne soit
imprimée (2). Et en effet, il étoit de tous côtés telle-
ment meurtri , la douleur l'avoit réduit dans un état
(0 S. Cfprian. ad Martyr, et Confess. Epist. vm ; pag. 16. —•
(*) GalaWi. 17.
BOSSUET. XVI. 24
3^0 PANÉGYRIQUE
si pitoyable, qu'on ne pouvoit lui donner un plus
grand soulagement , que de le laisser ainsi suspendu
dans le lieu de son supplice. O funeste extrémité! et
néanmoins on lui refuse ce cruel adoucissement. Le
tyran ordonne qu'on le descende ; et ce pauvre corps
tout déchiré, à qui les plus doux onguens eussent
causé des douleurs insupportables , est frotté de sel
et de vinaigre. Il reçoit ce nouveau supplice comme
une nouvelle grâce que Dieu lui faisoit , pour accom-
plir en sa personne, aussi bien qu'en Jésus -Christ,
cette prophétie du Psalmiste : Super dolorem vulne-
rum meorum addiderunt (0 : « Ils ont ajouté d'autres
» tourmens à la douleur de mes plaies ».
Mais ce n'est pas tout : la cruauté , furieuse de son
impuissance, cherche quelques autres supplices pour
l'abattre ; et si elle ne peut le vaincre par la gran-
deur des tourmens, elle tâche au moins de l'éton-
ner par la nouveauté de ses inventions. Ce sel et ce
vinaigre n'ont fait, pour ainsi dire, que lui éveiller
l'appétit : il lui faut pour le rassasier quelque assai-
sonnement plus barbare. Le tyran fait coucher le
saint martyr sur un gril de fer, déjà tout rouge
par la véhémence de la chaleur, qui aussitôt rétrécit
ses nerfs dépouillés, avecnine douleur que je ne puis
vous exprimer. Quel horrible spectacle ! Gorgon
étendu sur un lit de charbons ardens, son corps
fondant de tous côtés par la force du feu, et nour-
rissant de ses entrailles la flamme qui le dévoroit.
Autour de lui s'élevoit une vapeur noire, produite
par l'exhalaison des graisses de sa chair, qui le suf-
foquoit, et que le tyran humait pour assouvir sa
v1) Psal. lxviii. 27.
DE SAINT GORGON. 3^1
fureur insatiable. Mais enfin rebuté de la constance
du saint martyr, et ne pouvant plus ni supporter
ses reproches, ni écouter les louanges qu'il donnoit
à Jésus-Christ d'une voix mourante, il lui fit promp-
tement arracher les restes d'une vie qui s'éteignoit.
C'est ainsi qu'en achevant de rompre ses liens, il lui
procura une parfaite délivrance , et envoya sa belle
ame jouir à jamais des embrassemens de son bien-
aimé. Voilà , Messieurs , quelle a été la fin de notre
martyr, qui a méprisé le monde dans ses promesses
et dans ses menaces, dans ses délices et dans ses
tourmens , laissant par sa mort un reproche éternel
à la mollesse et au peu de foi de ces derniers siècles.
Après cela, puis-je mieux faire que de conclure,
comme j'ai commencé , par les paroles de l'apôtre :
« Imitez la foi de ce généreux martyr, dont vous
m venez d'admirer la fin glorieuse » : Quorum in-
tuenles exilum, imilamini Jidem. A£ous avez vu en
esprit quelle a été la constance de Gorgon , sa fidé-
lité jusqu'à la mort, dont il a goûté à longs traits
toute l'amertume : que reste-t-il maintenant, si ce
n'est que vous imitiez sa foi, cette foi ardente qui
lui a fait préférer à tous les honneurs l'opprobre de
Jésus-Christ, et qui a rendu son esprit ferme et iné-
branlable , pendant que son corps s'en alloit pièce
à pièce comme une vieille masure?
SECOND POINT.
Si , après avoir vu quelles impressions la douleur
a fait sur son corps , une louable curiosité vous porte
à savoir ce que Dieu opéroit invisiblement dans son
ame, et d'où lui venoit parmi une telle agitation
3^2 PANÉGYRIQUE
une si grande tranquillité : en un mot, si vous dé-
sirez connoître quelles étoient les pensées dont s'en-
tretenoit un chrétien souffrant, je vous les exposerai
en peu de mots pour votre édification ; et je tâche-
rai , avec la lumière de l'Esprit saint , de pénétrer
dans le cœur du saint martyr, pour vous découvrir
tous les sentimens dont il étoit animé parmi des
tourmens si excessifs.
Les martyrs, mes Frères, étoient bien éloignés
des dispositions de ces âmes basses , qui se croient à
l'instant délaissées de Dieu , aussitôt qu'elles ressen-
tent quelque affliction. Rien au contraire n'affer-
missoit si bien leur espérance que la considération
de leurs supplices : car « la tribulation produit la
» souffrance , et la souffrance fait l'épreuve », comme
dit l'apôtre (0. Or il est évident que quand on prend
quelqu'un pour le mettre à l'épreuve, c'est une
marque que l'on a dessein de s'en servir. Ainsi les
martyrs, que Dieu avoit instruits du secret de sa
conduite , se persuadoient , par une confiance très-
salutaire, que Dieu les réservoit à quelque chose de
grand, puisqu'il vouloit bien avoir la bonté de les
éprouver : et c'est , à mon avis , la raison pour la-
quelle l'apôtre ajoute , « que l'épreuve produit l'es-
» pérance » : Probalio verb spem.
Saint Cyprien, dans le livre qu'il a fait de l'Exhor-
tation des martyrs, nous en fournit encore cette
belle raison. Notre Sauveur, dit-il (2), prophétise,
en plusieurs endroits, que la vie de ceux qui écou-
teront sa parole sera continuellement traversée ;
mais aussi il leur promet , après leurs travaux , un
Ç«) Rom. v. 41- — W De Exhort. Martyr, p. a63.
DE SAINT G0RG0N. 3^3
soulagement éternel. Et voyez comment le Saint-
Esprit se sert de toutes choses, pour relever nos
courages. C'est pourquoi le saint martyr fait enten-
dre à ses frères , par un discours digne de lui , que
Dieu , dont on ne peut compter les miséricordes
n'est pas moins fidèle dans les biens qu'il promet
que dans les maux qu'il annonce, et que l'accom-
plissement de la moitié de la prophétie leur est un
témoignage indubitable de la vérité de l'autre. Aussi
prenoient-ils leur disgrâce présente pour un gage
certain de leur future félicité ; et mesurant leurs
consolations à venir sur leurs peines présentes, ils
croyoient qu'elles ne leur étoient pas tant envoyées
pour les tourmenter dans le temps, que pour leur
donnerde nouvelles assurances d'un bonheur sansfin.
Ces pensées ne sont-elles pas pleines d'une grande
consolation? Mais leur esprit, nourri depuis long-
temps de la parole divine, en concevoit encore de
bien plus sublimes. Comme ils ne jugeoient pas des
choses par l'extérieur, ils considéroient que l'homme
n'étoitpas ce qu'il nous paroît; mais que Dieu, pour
le former, avoit fait sortir de sa bouche un esprit de
vie, qu'il avoit caché comme un trésor céleste dans
cette masse du corps ; que cet esprit , quoiqu'il fût
d'une race divine, comme le dit si bien l'apôtre au
milieu de l'Aréopage (0, quoiqu'il portât imprimé
sur soi l'image de son Créateur, étoit néanmoins ac-
cablé d'un amas de pourriture , où il contractoit par
nécessité quelque chose de mortel et de terrestre ,
dégénérant de la pureté de son origine. Dans cette
pensée , ils croyoient que les tourmens ne faisoient
0) Act. xvii. 29.
3^4 PANÉGYRIQUE
qu'en détacher ce qu'il y avoit d'étranger, « tout
» ainsi que le feu sépare de l'or ce qui s'y mêle d'im-
» pur » : Tanquam aurum injornace (0. En effet,
on eût dit , à les voir, qu'à mesure qu'on leur em-
portait quelque lambeau de leur chair, leur ame
s'en seroit trouvée beaucoup allégée , comme si on
les eût déchargés d'un pesant fardeau ; et ils espé-
roient , qu'à force d'arracher leur chair pièce à
pièce, elle resteroit toute pure et toute céleste, et
en cet état seroit présentée au nom de Jésus-Christ
devant le trône de Dieu.
Dans ces considérations vous les eussiez vus, d'un
cœur brûlant de charité s'animer eux-mêmes contre
leurs supplices. Tantôt ils se plaignoient de ce qu'ils
étoient trop lents , ne souhaitant rien tant que de
voir bientôt abattue cette masure ruineuse de leur
corps , qui les séparoit de leur maître , et s'écriant
avec l'apôtre : « Je désire d'être dégagé des liens du
» corps , pour vivre avec Jésus-Christ » : Cupio dis-
solvij et esse cum Christo 02). Tantôt ravis d'une
certaine douceur, que ressentent les grands courages
lorsqu'il s'agit de souffrir pour ce qu'ils aiment, ils se
réjouissoient de se voir enveloppés d'une chair mor-
telle, qui pût fournir matière à la cruauté des bour-
reaux. De telles et semblables réflexions consolaient
les martyrs, en attendant avec patience qu'il plût à
Dieu de les appeler à lui ; et saint Gorgon sut si bien
prendre ces sentimens de ceux qui l'avoient précédé,
qu'il devint lui-même pour la postérité un exemple
digne d'être proposé à la piété des fidèles.
C'est vous particulièrement, Messieurs, que cet
(>)%mh,6. — WPhil i. a 3,
DE SAINT GORGON. 3^
exemple regarde , puisque vous avez pris saint Gor-
gon pour votre patron. Vous n'êtes pas obligés de
souffrir les mêmes peines; mais comme vous parti-
cipez à la même foi, vous devez entrer dans les
mêmes sentimens. 11 faut que votre paroisse, illustre
par tant de titres , mais surtout pour être sous la
protection d'un si grand martyr, se rende encore
plus recommandable en imitant sa foi, après avoir
considéré sa mort si attentivement.
Or il en est des martyrs comme d'un excellent
original, dont chaque peintre cherche à copier quel-
ques traits pour embellir son ouvrage. Nous voyons
dans leurs actions la vie de notre Sauveur si bien
exprime'e , qu'il n'y a presque rien qui ne nous y
doive servir d'exemple : mais dans un si grand éclat
de vertus, il nous faut choisir celles qui nous sont
plus nécessaires selon les occurrences où nous nous
trouvons.
Martyr et témoin, c'est la même chose. On appelle
martyrs de Jésus-Christ ceux qui , souffrant pour la
foi, en ont témoigné la vérité par leur patience, et
l'ont scellée de leur sang. Maintenant il n'y a plus
de tyrans qui nous persécutent ; mais nous sommes
instruits par l'Evangile que Dieu, qui est notre père,
distribue à ses enfans les biens et les maux selon les
conseils de sa providence (0. Ainsi quand nqus som-
mes affligés, si nous prenons nos afflictions de la main
de Dieu avec humilité, ne déclarons-nous pas par
cette soumission , qu'il y a une intelligence première
et universelle, qui par des raisons secrètes, mais
équitables, nous rend ici-bas heureux ou malheu-»
l1) Matt. v, \$.
'à"j6 PANÉGYRIQUE
reux? Et n'est-ce pas alors nous montrer les témoins
ou les martyrs de la Providence?
Nous vivons, Messieurs, dans un temps et dans
une ville où nous avons sujet de mériter cet honneur.
11 y a près de vingt ans qu'elle porte presque tout le
fardeau de la guerre : sa situation trop importante
semble ne lui avoir servi que pour l'exposer en proie
à tous ceux quil'avoisinent : Diripuerunt eam omnes
transeuntes viami1) ; et comme si ce n'étoit pas assez
de tant de misères , Dieu , cette année ayant trompé
l'espérance de nos moissons, a frappé la terre de sté-
rilité : car il ne faut point douter que tous ces maux
ne soient arrivés par son ordre. Il punit par la guerre
celle que nous lui faisons tous les jours. La terre par
son commandement nous refuse le fruit de nos tra-
vaux; parce que nos âmes ne lui en rapportent
aucun, quoiqu'il les ait si soigneusement cultivées.
Ah! Messieurs, humilions-nous sous la puissante
main de Dieu, de peur qu'après avoir tout perdu,
nous ne perdions encore le fruit de l'affliction que
nos calamités nous causent , au lieu de la faire pro-
fiter à notre salut.
Il ne faut point nous flatter : nous voyons assez
de personnes qui plaignent les malheurs du temps;
mais qui sont ceux qui travaillent sérieusement à
faire cesser la vraie cause de tous ces maux ? Le ciel
ne nous a fait encore que les premières menaces; et
déjà le pauvre tâche d'amasser de quoi vivre par des
tromperies, se défiant de la Providence, pendant
que le riche prépare ses greniers pour engloutir la
nourriture du pauvre , qu'il lui fera acheter bien
10 Ps. Lxxxvur. 4a.
DE SAINT GORGON. 3~7
cher en son extrême indigence. Les plus sages pen-
sent à pourvoir à la nécessité du pays : leur zèle est
louable ; mais nous n'avançons rien par ces soins.
S'il est vrai que Dieu soit irrité contre nous, comme
il nous le fait paroître par les fléaux qu'il nous en-
voie , pensons-nous pouvoir arrêter le torrent de sa
colère par de vaines précautions? Si tu montes jus-
qu'au ciel, dit le Seigneur (0, je t'en saurai bien
tirer, et ma colère t'ira trouver jusqu'au plus pro-
fond des abîmes. Il faut aller à la source du mal,
puisque aussi bien nos prévoyances toujours incer-
taines ne peuvent rien contre ses ordres inévitables.
Mais si, reconnoissant nos péchés, nous confes-
sons qu'ils ont justement attiré son indignation sur
nos têtes , qu'attendons-nous à faire pénitence ? Que
ne prévenons-nous sa fureur par un sacrifice de lar-
mes? que ne mettons -nous fin au long désordre
de notre vie? que ne rachetons- nous nos ini-
quités par nos aumônes, ouvrant nos cœurs sur la
misère du pauvre? Ah ! Seigneur j nous vous avons
grandement offensé, nous ne sommes pas dignes
d'être appelés vos enfans : détournez votre colère
de dessus nous , de peur que nous ne" disparaissions
de devant votre face , comme la poudre qui est em-
portée par un tourbillon. Nous vous en prions par
Jésus-Christ votre Fils, qui s'est offert pour nous en
odeur de suavité.
C'est ainsi, Messieurs, qu'il nous faut fléchir sa
miséricorde : c'est par-là qu'il nous faut obtenir
cette paix que nous attendons il y a si long-temps.
Il semble à tout moment que Dieu veuille nous la
M Abd. 4.
3^8 PANÉGYRIQUE
donner; et si elle a été retardée, n'attribuons ce
délai à aucune raison humaine : c'est lui qui attend
de nous que nous commencions de bonne foi à sa-
tisfaire à sa justice. La paix qu'il nous prépare semble
être prête à descendre vers nous; on diroit qu'il dis-
pose toutes choses à son établissement : arrachons-
la-lui par la ferveur de nos prières ; et surtout , si
nous voulons qu'il nous fasse miséricorde, ayons
compassion de nos pauvres frères , que la misère du
temps réduira peut-être à d'étranges extrémités.
Ainsi puissions-nous recevoir abondamment les fa-
veurs du ciel , et mériter que Dieu rende le premier
lustre à cette ville, autrefois si florissante, qu'il ré-
tablisse les campagnes désolées, qu'il fasse revivre
partout aux environs le repos et la douceur d'une
paix bien affermie. Mais ne bornonspas là nos vœux;
et pour voir régner une concorde éternelle entre
ses citoyens , désirons qu'il ramène h l'union de la
sainte Eglise ceux qui s'en sont séparés par le pré^
texte d'une réformation illusoire ; afin que les forces
du christianisme étant réunies, nous chantions d'une
même voix les grandeurs de notre Dieu , et les bon-
tés de notre Sauveur Jésus-Christ, par qui nous es»
pérons triompher à jamais de tous nos ennemis, et
jouir du repos éternel qui nous est promis. Amen%
DE SAINT' G0RG0N. 3^9
PRECIS
D'UN AUTRE PANÉGYRIQUE
DU MÊME SAINT.
L'heure du sacrifice , le temps le plus propre pour célébrer les
louanges d'un martyr. Avec quelle constance saint Gorgon a sur-
monté les caresses et les menaces du monde. Vains efforts du tyrau
contre lui : grands biens qu'il lui a procurés.
Omne quod natum est ex Deo, vincit mundum; et haec
est Victoria quas vincit mundum , (ides nostra.
Tout ce qui est ne' de Dieu , surmonte le monde} et la
victoire qui surmonte le monde, c'est notre foi. I. Joan.
v.4.
Il n'est point de temps ni d'heure plus propre à
faire l'éloge des saints martyrs, que celui du sacri-
fice adorable pour lequel vous êtes ici assemblés.
C'est , mes Frères , de ce sacrifice que les martyrs
ont tiré toute leur force, et c'est aussi dans ce sacri-
fice qu'ils ont pris leur instruction, C'est la nour-
riture céleste que l'on nous donne à ces saints
autels, qui les a affermis et fortifiés contre toutes les
terreurs du monde ; et le sang que l'on y reçoit, les
380 PANÉGYRIQUE
a animés à verser le leur pour la gloire de l'Evan-
gile. Et n'est-ce pas dans ce sacrifice que voyant
Jésus- Christ s'offrir à son Père, ils ont appris
à s'offrir eux-mêmes en Jésus- Christ et par Jésus-
Christ? et cette innocente victime, qui s'immole
tous les jours pour nous, leur a inspiré le dessein de
s'immoler pour l'amour de lui. Saint Ambroise ,
après avoir découvert les corps dçs martyrs de
Milan, les mit dans les mêmes autels sur lesquels
il célébroit le saint sacrifice; et il en rend cette rai-
son à son peuple : Succédant , dit ce grand évêque
avec son éloquence ordinaire (0 , succédant victimœ
triumphales in locum ubi Christus hostia est : « Il
» est juste, il est raisonnable que ces triomphantes
» victimes soient placées dans le même lieu, où.
» Jésus-Christ est immolé tous les jours » ; et si ce
sont des victimes , on ne peut les mettre que sur les
autels.
Ne croyez donc pas , chrétiens , que l'action du
sacrifice soit interrompue par les discours que j'ai
à vous faire du martyre de saint Gorgon. Vous quit-
tez un sacrifice pour un sacrifice : c'est un sacrifice
mystique que la foi nous fait voir sur ces saints au-
tels; et c'est aussi un sacrifice que je dois vous re-
présenter en cette chaire. Jésus-Christ est immolé
dans l'un et dans l'autre : là il est mystiquement
immolé sous les espèces sanctifiées ; et ici il sera im-
molé en la personne d'un de ses martyrs : là il re-
nouvelle le souvenir de sa passion douloureuse; ici
il accomplit en ses membres ce qui manquoit à sa
passion, comme parle le divin apôtre (2). L'un et
(•) Episl. xxn, 7£. i3 5 lom. h, co/. 877. — » Coloss. 1. i\.
DE SAINT GORGON. 38l
l'autre de ces sacrifices se fait par l'opération de
l'Esprit de Dieu ; et pour profiter de l'un et de l'au-
tre , nous avons besoin de sa grâce , que je lui de-
mande humblement par les prières de la sainte
Vierge. Ave.
Pour entrer d'abord en matière, je suppose que
vous savez que nous sommes enrôlés par le saint bap-
tême dans une milice spirituelle, en laquelle nous
avons le monde à combattre. Cette vérité est connue ;
mais il importe que vous remarquiez que cette admi-
rable milice a ceci de singulier , que le prince qui
nous fait combattre sous ses glorieux étendards, vous
entendez bien, chrétiens, que c'est Jésus le Sauveur
des âmes, nous ordonne non-seulement de combat-
tre , mais encore nous commande de vaincre. La
raison en est évidente; car dans les guerres que font
les hommes, tout l'événement ne dépend pas du
courage ni de la résolution des soldats : je veux dire
qu'on n'emporte pas tout ce qu'on attaque avec vi-
gueur. Quelquefois la nature des lieux, qui souvent
sont inaccessibles ; quelquefois les hasards divers ,
qui se rencontrent dans les combats, rendent inu-
tiles les efforts des assaillans; quelquefois même
la résistance est si opiniâtre, que l'attaque la plus
hardie n'est pas capable de la surmonter : de là vient
que le général ne répond pas toujours des événemens;
et enfin toutes les histoires sont pleines de ces braves
infortunés, qui ont eu la gloire de bien combattre
sans avoir le plaisir de triompher; qui ont rem-
porté de la bataille la réputation de bons soldats ,
sans avoir pu obtenir le titre de victorieux.
38a PANÉGYRIQUE
Mais il n'en est pas de la sorte dans les guerres
que nous faisons sous Jésus-Christ notre capitaine.
Les armes qu'on nous donne sont invincibles : le
seul nom de notre Sauveur, sous lequel nous avons
l'honneur de combattre, met nos ennemis en dé-
sordre ; tellement que, si le courage ne nous manque
pas , l'événement n'est pas incertain ni la victoire
douteuse. C'est pourquoi je vous disois, chrétiens,
et j'avois raison de le dire > que dans la milice où.
nous servons, dans l'armée où nous sommes enrôlés,
il n'y a pas seulement ordre de combattre, mais en-
core que nous sommes obligés de vaincre; et vous
le pouvez avoir remarqué par les paroles que j'ai
alléguées du disciple bien-aimé de notre Sauveur :
Omne quod ncetwn est ex Deo , vincit mundum :
« Tout ce qui est né de Dieu, surmonte le monde ».
Où est l'armée où l'on puisse dire que tous les com-
battans sont victorieux ? Ici vous voyez comme il
parle : « Tout ce qui est né de Dieu » , tout ce qui
est enrôlé par le baptême , Quod natum est ex Deo,
ce sont autant de victorieux. Cette milice remporte
nécessairement la victoire ; et s'il y a des vaincus >
c'est qu'ils n'ont pas voulu combattre , c'est que ce
sont des déserteurs. Il est écrit dans les prophètes :
Electi mei non laborabunt frustra (0 : « Mes élus
» ne travailleront point en vain » ; c'est-à-dire que
dans cette armée il n'y a point de vertus malheu-
reuses; la valeur n'a jamais de mauvais succès, et
tous ceux qui combattent bien, seront infaillible-
ment couronnés : Omne quod natum est ex Deo,
vincit mundum.
(») Isai. ixy. a3.
DE SAIN* GOKCOÎf. 383
Venez donc , venez , chrétiens , à cette glorieuse
milice. Il y a des travaux à souffrir , mais aussi la
victoire est indubitable : ayez la résolution de com-
battre, vous aurez l'assurance de vaincre. Que si les
paroles ne suffisent pas , s'il faut des exemples pour
vous animer ; en voici un illustre que* je vous pré-
sente dans le martyre du grand saint Gorgon. Oui,
mes Frères , il a combattu ; c'est pourquoi il a triom-
phé. Vous lui verrez surmonter le monde , c'est-à-
dire, dit saint Augustin (0 , toutes ses erreurs, toutes
ses terreurs , et les attraits de ses fausses amours :
c'est ma première partie. Mais , mes Frères , ce n'est
pas assez que vous lui voyiez répandre son sang; il
faut que ce sang échauffe le nôtre; il faut que ses
bienheureuses blessures que l'amour de Jésus-Christ
a ouvertes, fassent impression sur nos cœurs : il y
auroit pour nous trop de honte d'être lâches et inu-
tiles spectateurs de cette glorieuse bataille. Jetons-
nous , mes Frères, dans cette mêlée, fortifions-nous
parles mêmes armes, soutenons le même combat;
et nous remporterons la même victoire, et nous
chanterons tous ensemble : Et hcec est 'Victoria quce
vincit mundum : « Et la victoire qui surmonte le
» monde, c'est notre foi ».
Ce n'est pas à moi , chrétiens , à entreprendre de
vous faire voir quelle est la gloire des saints martyrs;
il faut que j'emprunte les sentimens du plus illuminé
de tous les docteurs : vous sentez que je veux nom-
mer saint Augustin. Ce grand homme , pour nous
faire entendre combien la grâce de Jésus-Christ est
puissante dans les saints martyrs , se sert de cette
W De Corrept. et Grat. cap. mi , n. 35 j tom. x, col. 769.
384 PANÉGYRIQUE
belle pense'e : d'un côté, il nous montre Adam
dans le repos du paradis; de l'autre, il représente
un martyr au milieu des roues et des chevalets , et
de tout l'appareil horrible des tourmens dont on le
menace. Trouvez bon , je vous prie, mes Frères ,
que j'expose*ici à vos yeux ces deux objets différens.
Dans Adam la charité règne comme une souveraine
paisible, sans aucune résistance des passions; dans
le martyr la charité règne, mais elle est troublée
par les passions , et chargée du poids d'un corps cor-
ruptible : elle règne sur les passions, comme une
reine à la vérité, mais sur des sujets rebelles, et qui
ne portent le joug qu'à regret. Adam est dans les
délices : on en offre aussi aux martyrs ; mais avec
cette différence, que les délices dont jouit Adam,
sont pour l'inviter à bien vivre , et les plaisirs qu'on
offre au martyr lui sont présentés pour l'en dé-
tourner. Dieu promet des biens à Adam, et il en
promet au martyr; mais Adam tient déjà ce que
Dieu promet, et le martyr n'a que l'espérance, et
cependant il gémit parmi les douleurs. Adam n'a
rien à craindre, sinon de pécher : le martyr a tout
à craindre, s'il ne pèche pas. Dieu dit à Adam : Tu
mourras, si tu pèches; et d'autre part il dit au mar-
tyr : Meurs, afin que tu ne pèches pas; mais meurs
cruellement, inhumainement. A Adam : La mort
sera la punition de ton manquement de persévé-
rance; à celui-ci : Ta persévérance sera suivie d'une
mort cruelle. On retient celui-là comme par force :
on précipite celui-ci avec violence. Cependant, ô
merveille! dit saint Augustin (0, ah! c'est notre
W Loeo suprà cit.
malheur
DE SAINT GOllGON. 385
malheur : « Au milieu d'une si grande félicité, avec
» une facilité si étonnante de ne point pécher, Adam
» ne demeure point ferme dans son devoir » : Won
stelit in tantâ felicitate , in tantd non peccandi fa-
cilitate ; et le martyr, quoique le monde le flatte
d'abord, le menace, frémisse ensuite, écume de
rage , tonnant avec fureur contre lui, il rejette tout
ce qui attire , méprise tout ce qui menace , surmonte
tout ce qui tourmente. D'une main il repousse ceux
qui le flattent , qui l'embrassent et qui le caressent ;
de l'autre il soutient les efforts de ceux qui lui arra-
chent, pour ainsi dire, la vie goutte à goutte. O Jé-
sus, Dieu infirme, c'est votre ouvrage. Il est bien
vrai, 6 divin Sauveur, que vous nous avez réparés
avec une grâce bien plus abondante, que vous ne
nous aviez établis. Le fort abandonne l'immortalité;
le foible supporte constamment la mort : la puis-
sance succombe, et l'infirmité est victorieuse : Virtus
in infirmitate perjîcitur (ï). Plus de force , plus d'in-
firmité; plus de gloire et plus de bassesse, c'est le
mystère de Jésus -Christ fait chair : la force éclate
dans la foiblesse : Unde hoc, nisi donante Mo a quo
mise rie ordiam consecuti sunt ut jideles essent (2) ?
« D'où cela vient-il , si ce n'est de celui qui ne leur
» a pas donné un esprit de crainte pour céder aux
» persécuteurs, mais de force, de dilection, de so-
» briété; sobriété, pour s'abstenir des douceurs;
» force, pour ne pas s'effrayer des menaces; cha-
» rite, pour supporter les tourmens », plutôt que
de se séparer de Jésus - Christ , et pour dire avec
(•) //. Cor. xn. 9. — • (») S. Aug. ubi suprà.
Bossuet. xvi. a5
386 PANÉGYRIQUE
l'apôtre : Quis ergo nos separabit à charitaie
Chris ti (0?
N'est ce pas, mes Frères, cet esprit qui a agi dans
saint Gorgon ? Il faut que je vous le représente
dans la Cour des empereurs. Vous savez quel crédit
avoient auprès d'eux les domestiques qui les appro-
choient, la confiance dont ils les honoroient, les
biens dont ils les combloient , l'influence qu'ils
avoient dans toutes les affaires : de là cette magni-
ficence qui les environnoit, que Jésus-Christ avoit
en vue , lorsqu'il a dit : « Ce sont ceux qui habitent
» les palais des rois, qui sont vêtus mollement » :
Ecce qui mollibus vestiunlur _, in domibus regum
sunt (2). Et par ces paroles le divin Sauveur nous
retrace tout le luxe, la mollesse, les délices des
Cours. Or on sait combien la Cour des empereurs
romains étoit superbe et fastueuse. Quel devoit donc
être l'éclat de leurs favoris, et en particulier de
saint Gorgon? Car Eusèbe de Césarée, qui a vécu
dans son siècle, dit de lui et des compagnons de son
martyre, que l'empereur les aimoit comme ses pro-
pres enfans : JEque ac germani jilii chari eranl (3) y
et qu'ils étoient montés au suprême degré des hon-
neurs. Avoir de si belles* espérances, et cependant
vouloir être, quoi? le plus misérable des hommes,
en un mot , chrétien ; il faut certes que la vue d'un
objet bien effrayant ait fait de vives et fortes im-
pressions sur un cœur. Quels étoient alors les chré-
tiens , et à quoi s'exposoient-ils ? Au mépris et à la
(.0 Rom. vin. 35. — W Matt. xu 6. — (3) Histor. Eccles. lib. vin,
cap. vi ; p. 296.
DE SAINT GORGON. 887
haine, qui étoient l'un et l'autre portés aux der-
nières extrémités. Lequel des deux est le plus sen-
sible ? Il y en a que le mépris met à couvert de la
haine , et l'on hait bien souvent ce qu'on craint , et
ce qu'on craint on ne le méprise pas. Mais tout
s'unissoit contre les chrétiens , le mépris et la haine.
Ceux qui les excusoient, les faisoient passer pour des
esprits foibles, superstitieux, indignes de tous les
honneurs, qu'il falloit déclarer infâmes. La haine
succédant au mépris, éclatoit par la manière dont
on les menoit au supplice , sans garder aucune
forme , ni suivre aucune procédure. Cela étoit bon
pour les voleurs et pour les meurtriers ; mais pour
les chrétiens, on les conduisoit aux gibets comme
on meneroit des agneaux à la boucherie. Chrétien ,
homme de néant, tu ne mérites aucun égard ; et ton
sang, aussi vil que celui des animaux, doit être ré-
pandu avec aussi peu de ménagement. Ainsi , dans
l'excès de fureur dont les esprits étoient animés
contre eux, on les poursuivoit de toutes parts; et
les prisons étoient tellement pleines de martyrs,
qu'il n'y avoit plus de place pour les malfaiteurs (').
S'il y avoit quelque bataille perdue, s'il arrivoit
quelque inondation, ou quelque sécheresse, on les
chargeoit de la haine de toutes les calamités pu-
bliques. Chrétiens innocens, on vous maudit, et
vous bénissez ; vous souffrez §ans révolte , et même
sans murmure : vous ne faites point de bruit sur la
terre ; on vous accuse de remuer tous les élémens,
et de troubler l'ordre de la nature. Tel étoit l'effet
de la haine qu'on portoit au nom chrétien.
W TertuL adNat. lib. i, n. 9.
388 PANÉGY1UQ.UE
A quoi donc pensoit saint Gorgon, de descendre
d'une si haute faveur à une telle bassesse ? Considéré
d'abord par tout l'Empire, il consent de devenir
l'exécration de tout l'Empire : Hœc est Victoria quœ
vincil mundum. Et quel courage ne falloit - il pas ,
pour exécuter cette généreuse résolution sous Dio-
clétien, où la persécution étoit la plus furieuse ; où.
le diable , sentant approcher peut-être la gloire que
Dieu vouloit donner à l'Eglise sous l'empire de
Constantin , vomissoit tout son venin et toute sa rage
contre elle, et faisoit ses derniers efforts pour la
renverser? Dioclétien s'en vantoit, et se glorifioit
d'avoir de tous côtés dévoilé et confondu la supersti-
tion des chrétiens : Superstitione Christianorum uni-
que détecta. Vraie marque de sa fureur, et en même
temps marque sensible de son impuissance : Et hœc
est Victoria quœ vincil mundum. Saint Gorgon lui
résiste ; et le tyran , pour l'abattre, fait exercer sur
son corps toute la violence que la cruauté la plus
barbare peut inspirer. Ah ! qui viendra essuyer ce
sang dont il est couvert , et laver ces blessures que
le saint martyr endure pour Jésus -Christ? Saint
Paul en avoit reçu , et le geôlier même de la prison
où il est renfermé lave ses plaies avec un grand res-
pect : mais ici les tyrans ne permettent pas qu'on
procure le moindre adoucissement à saint Gorgon;
et son pauvre corps écorché, à qui les ongucns les
plus doux, les plus innocens, auroient causé d'in-
supportables douleurs, est frotté de sel et de vi-
naigre.
C'est ainsi qu'il devient conforme à son modèle,
qui fait deux plaintes sur les traitemens qu'il souffre
DE SAINT GOKGOK. 38o,
dans sa passion. His plagatus sum (0 » : Voilà les
» blessures que j'ai reçues » : mais « ils ont encore
» ajouté de nouvelles cruautés aux premières dou-
» leurs de mes plaies » : Super dolorem vulnerum
meorum addiderunl (2). Ils m'ont mis une couronne
d'épines ; voilà le sang qui en coule : His plagatus
sum; mais ils l'ont enfoncée par des coups de cannes :
Super dolorem vulnerum meorum addiderunt. Ils
m'ont dépouillé pour me déchirer de coups de fouet :
His plagatus sum; mais ils m'ont remis mes habits,
et me les ôtant de nouveau pour m'attacher nu à
la croix, ils ont rouvert toutes mes blessures : Su-
per dolorem vulnerum meorum addiderunt. Ils ont
percé mes mains et mes pieds ; et ayant épuisé mes
veines de sang, la sécheresse de mes entrailles me
causoit une soif ardente qui me dévoroit la poitrine ;
voilà le mal qu'ils m'ont fait : His plagatus sum. Mais
lorsque je leur ai demandé à boire avec un grand
cri, ils m'ont abreuvé en ma soif de fiejpet de vinai-
gre : Super dolorem vulnerum meorum addiderunt.
C'est ce que peut dire saint Gorgon : ils ont déchiré
ma peau, ils ont dépouillé tous mes nerfs : ils ont
entr'ouvert mes entrailles : His plagatus sum. Mais
après cette cruauté, ils ont frotté ma chair écoichée
avec du vinaigre et du sel, pour aigrir la douleur de
mes plaies : Super dolorem vulnerum meorum addi-
derunt.
Mais ils ont encore passé bien plus loin, et leur
brutalité n'est pas assouvie. Ils couchent le saint
martyr sur un gril de fer, devenu tout rouge par la
violence de la chaleur ; ô spectacle horrible 1 et ce-
Cl) Zach. xm. 6. — ('•) Ps. Lxvm. 27.
3gO PANÉGYRIQUE
pendant , au milieu de ces exhalaisons infectes qui
sortoient de la graisse de son corps rôti, Gorgon ne
cessoit de louer Jésus-Christ. Les prières qu'il faisoit
monter au ciel changeoient cette fumée noire en en-
cens : Et hœc est vicloria quœ vincit mundum.
Mais en quoi a nui à saint Gorgon tout le mal
qu'il a souffert? « Tout ce temps de peines et de
» souffrances est passé comme un songe » : Transie-
runt tempora laboriosa ; temps de fatigues, temps
de travail, qui l'a conduit au véritable repos, à la
paix parfaite ; et c'est ce que le prophète roi ex-
prime si bien par ces paroles , qu'il a dites au nom
de tous les martyrs : « Nous avons passé par l'eau
» et par le feu ; mais vous nous avez fait entrer dans
» un lieu de rafraîchissement » : Transwimus per
ignem et aquam , et eduxisti nos in refrigerium (').
Dieu a essuyé tous les pleurs : il a ordonné à saint
Gorgon de se reposer de tous ses travaux. On a cru
lui ôter touJ|son bien et même la vie ; et on ne lui ôte
que la mortalité: Uhi est, mors, vicloria tua (2)?
« O mort, où est ta victoire » ? Tu n'as ôté au saint
martyr que des choses superflues; car tout ce qui
n'est pas nécessaire est superflu. « Or une seule
» chose est néces aire » : Porrb unum est necessa-
rium (3). Dieu est cet unique nécessaire; tout le
reste est superflu. Les honneurs sont-ils nécessaires?
Combien d'hommes vivent en repos, quoique oubliés
du monde. Tout cela est hors de nous, et par consé-
quent ne peut contribuer à notre félicité. 11 en est
de même des richesses, qui ne sauroient remplir
notre cœur; et c'est pourquoi « ayant de quoi nous
(') Psal. vxv. ia. — 00/ Cor. xv. 55. — (3) Luc. s. \i.
DE SAINT GORGON. 3()I
» nourrir et nous vêtir, nous devons être contens » i
Habentes victum et vestilum, conlenti sumus (0.
Tout le reste est superflu ; la santé, « la vie même,
» qui doit être regardée comme un bien superflu
» par celui qui considère la vie éternelle qui lui est
» promise » : Ipsa vila, cogilanlibus œternam vi-
tam, inter superflua reputanda est (2) ; elle ne nous
est utile, qu'autant que nous l'avons prodiguée pour
Dieu. Ainsi tout ce qu'on ravit à saint Gorgon lui
étoit superflu , puisqu' étant dépouillé de toutes ces
choses, il se trouve bienheureux. Qu'a donc fait le
tyran par tous les efforts de sa cruauté? « En vain
» sa langue a-t-elle concerté les moyens de nuire,
» et a-t-elle voulu, par ses tromperies, trancher
» comme un rasoir bien affilé » : Sicut novacula
acutafecisti dolum (3). Que de peines on prend pour
aiguiser un rasoir, que de soins pour l'affiler : com-
bien de fois le faut-il passer sur la pierre ? Ce n'est
au reste que pour raser du poil, c'est-à-dire un ex-
crément inutile. Que ne font pas les méchans ? en
combien de soins sont -ils partagés pour dresser des
embûches à l'homme de bien ? Que n'a pas fait le
tyran pour abattre notre martyr ? Il se travailloit à
trouver de nouveaux artifices pour le séduire, de
nouveaux supplices pour l'épouvanter. Quid factu-
rus justo, nisi superflua rasurus (4) ? Mais que fera-
t-il contre le juste? il ne lui a rien ôté que de super-
flu. Qu'est-ce que l'ame a besoin d'un corps qui la
charge et la rend pesante? La mort ne lui a rien
ôté que la mortalité : et ceux qui ont voulu conser-
W /. Tim. vi. 8. — 00 S. Aug.Serm. vnu, n. i4; tom. v, col. 363.
— W Psal. tii , 4> — " W) S. Aug.Enar. in Ps. zi,n.g ±tom. iVyCol. 48a.
892 PANÉGYRIQUE DE SAINT GORGON.
ver la vie l'ont perdue; et ils vivent les misérables,
ils vivent pour souffrir éternellement. Parce que
saint Gorgon l'a prodiguée , il l'a mise entre les mains
de Dieu, où rien ne se perd, et il la conservera pour
jamais.
Ainsi le moyen de surmonter le monde , c'est de
tout abandonner à Dieu : autrement tout périt et
tout passe avec le monde qui passe lui-même , et en-
veloppe tout dans sa ruine : c'est pourquoi il faut
tout donner à Dieu. Saint Paul possédé de cette pen-
sée disoit : « Je donnerai tout » : Ego autem impen-
dam. Ce n'est pas assez ; aussi ajoute-t-il : « Et je me
» livrerai moi-même pour le salut de vos âmes » :
Superimpendar ipse pro animabus vestris (0.
W//. Cor. xii. i5.
%■».-».•» ^^^/m/v* 1 -v
FOUR LA FETE DES SS. ANGES GARDIENS. 3g3
SERMON
POUR LA FETE
DES SAINTS ANGES GARDIENS.
Bienheureuse société que nous avons avec les saints anges. Ca-
ractère particulier de leur charité envers les hommes, dans le com-
merce qu'ils ont avec eux. Miséricordieuse condescendance que
cette charité leur inspire. Quelle marque de reconnoissance nous
leur devons. Témoignage qu'ils rendront contre nous au dernier
jour, et vengeance qu'ils exerceront sur nous , si nous n'avons pas
profité de leurs bons offices.
Ainen dico vobis , videbitis cœlum apertum, et angelôs
Dei ascendentes et descendentes.
Je vous dis en vérité, vous verrez les deux ouverts , et
les anges de Dieu montans et descendans. Paroles du
Fils de Dieu àlNJalhanaël; en S. Jean, ch.i, jr. 5i.
Il paroît par les saintes Lettres que Satan et ses
anges montent et descendent. « Ils montent, dit
» saint Bernard (0, par l'orgueil, et ils descendent
» contre nous par l'envie » : Ascendit studio vani-
tatis , descendit livore malignitatis. Ils ont entrepris
de monter , lorsqu'ils ont suivi celui qui a dit : As-
cendam, « Je m' élèverai et je me rendrai e'gal au Très-
» haut ». Mais leur audace étant repousse'e , ils sont
(') In Psal. Qui habitat, Serin, xu, n. a ; tout, i, col. 36 1 .
3g4 POUR LA FETE
descendus, chrétiens, pleins de rage et de désespoir,
comme dit saint Jean dans l'Apocalypse : « O terre,
» ô mer, malheur à vous, parce que le diable des-
» cend à vous, plein d'une grande colère » : Vœ
terrce , et mari, quia descendit diabolus ad vos , ha-
bens iratn magnarn (T). Ainsi son élévation présomp-
tueuse est suivie d'une descente cruelle; et quoique
Dieu l'ait banni de devant sa face, n'ose-t-il pas en-
core s'y présenter pour se rendre notre accusateur ,
selon ce qu'écrit le même apôtre ? N'est-ce pas pour
cela qu'il est appelé l'accusateur des fidèles, qui les
accuse nuit et jour en la présence de Dieu 1 Accu-
sator fratrum noslrorum , qui accusabat illos die ac
nocte (2). Et en effet, ne lisons -nous pas qu'il s'est
trouvé avec les saints anges pour accuser le fidèle
Job? Adfuit cum Mis êtiam Satan (3). Mais étant
monté devant Dieu pour le calomnier avec artifice,
il est aussi bientôt descendu pour le persécuter avec
fureur : tellement que toute sa vie, c'est un mou-
vement éternel, par lequel il monte et descend,
méditant toujours en lui-même le dessein de notre
ruine.
Que si cet esprit malfaisant se remue continuelle-
ment avec ses complices pour persécuter les fidèles ;
chrétiens, les saints anges ne sont pas oisifs, et ils
se remuent pour les secourir : c'est pourquoi vous
les voyez monter et descendre : Ascendentes et des-
cendentcs ; et j'espère vous faire voir aisément que
tout cela se fait pour notre salut, après que nous
aurons imploré l'assistance du Saint-Esprit par l'in-
tercession de la sainte Vierge. Ave.
,(») Apoc. xn. xa. — W lbid. 10. — C3) Job, i. 6,
DES SAINTS ANGES GARDIENS- 3<)5
Si vous n'avez pas assez entendu la dignité de
notre nature, et la grandeur de nos espérances,
vous le pourrez connoître aisément par la sainte so-
lennité que nous célébrons en cette journée. C'est
ici qu'il vous faut apprendre , par la sainte société
que nous avons avec les saints anges, que notre
origine est céleste, que l'homme n'est pas ce que
nous voyons; et que ces membres, que cette figure,
et enfin tout l'extérieur de ce corps mortel nous le
cache, plutôt qu'il ne nous le montre. Car puisque
nous voyons ces esprits bienheureux destinés à notre
conduite, venir converser avec les hommes, et se
faire leurs compagnons et leurs frères; puisque l'a-
mour chaste qu'ils ont"pour les hommes leur fait
quitter le ciel pour la terre , et trouver leur para-
dis parmi nous, ne devons -nous pas reconnoître
qu'il y a quelque chose en l'homme qui l'approche
de ces esprits immortels , et qui est capable de les
inviter à se réjouir de notre alliance? C'est ce que le
grand Augustin nous explique admirablement par
cette excellente doctrine (0, sur laquelle j'établirai
ce discours : c'est qu'encore que les saints anges
soient si fort au-dessus de nous par leur dignité na-
turelle , il ne laisse pas d'être véritable que nous
sommes égaux en ce point , que ce qui rend les anges
heureux fait aussi le bonheur des hommes; que nous
buvons les uns et les autres à la même fontaine de
vie , qui n'est autre que la vérité éternelle ; et que
nous pouvons tous chanter ensemble , par un admi-
rable concert, ce verset du divin Psalmiste : Mihi
(0 In Joan. Tract, xxm, n. 5; tom. m, part. Il, col. 474-
3()6 POUR LA FÊTE
aulem adhœrere Deo bonum est (0 : « Tout mon
» bien , c'est d'être uni à mon Dieu » par de chastes
embrassemens , et de mettre en lui mon repos.
Sur ce fondement, chrétiens, il est bien aisé d'é-
tablir la société de l'homme et de l'ange . car c'est
une loi immuable, que les esprits qui s'unissent à
Dieu se trouvent en même temps tous unis ensemble.
Ceux qui puisent dans les ruisseaux , et qui aiment
les créatures, se partagent en des soins contraires,
et divisent leurs affections. Mais ceux qui vont à la
source même, au principe de tous les êtres, c'est-
à-dire au souverain bien, se trouvant tous en cette
unité, et se rassemblant à ce centre , ils y prennent
un esprit de paix et un saint amour les uns pour
les autres; tellement que toute leur joie, c'est d'être
associés éternellement dans la possession de leur
commun bien : ce qui fait, dit saint Augustin , qu'ils
font tous ensemble un même royaume et une même
cité de Dieu : Habent et cum Mo oui adhœrent et
inler se societalem sanctam , suntque una civitas
Deii"2). D'où il est aisé de conclure que les hommes,
non moins que les anges, étant faits pour jouir de
Dieu, ils ne composent les uns et les autres qu'un
même peuple et un même empire, où l'on adore le
même prince , où l'on est régi par la même loi ; je
veux dire par la charité, qui est la loi des esprits
célestes, et la loi des hommes mortels; et qui, se ré-
pandant du ciel en la terre, fait une même société
des habitans de l'un et de l'autre. C'est, mes Frères,
(0 Psal. lxxii. 28. — W S. Aug. de Civit. Dei, lib. xil, cap. ix j
tom. vu , col. 3o8.
DES SAINTS ANGES GARDIENS. 3()7
de cette alliance que j'espère vous entretenir, et
vous en montrer les secrets dans le texte de mon
Evangile.
Car quel est ce nouveau spectacle que le Sauveur
nous y représente? D'où vient que les cieux sont ou-
verts ? et que veulent dire ces anges qui montent et
descendent d'un vol si léger, delà terre au ciel, du
ciel en la terre? Chrétiens, ne voyez-vous pas que
ces esprits pacifiques viennent rétablir le commerce
que les hommes avoient rompu , en prenant le parti
rebelle de leurs séditieux compagnons. La terre
n'est plus ennemie du ciel; le ciel n'est plus con-
traire à la terre : le passage de l'un à l'autre est tout
couvert d'esprits bienheureux , dont la charité offi-
cieuse entretient une parfaite communication entre
ce lieu de pèlerinage et notre céleste patrie.
C'est , Messieurs , pour cette raison que vous les
voyez monter et descendre : Ascendentes et descen-
dentes. Ils descendent de Dieu aux hommes, ils re-
montent des hommes à Dieu; parce que la sainte
alliance qu'ils ont renouvelée avec nous, les charge
d'une double ambassade. Ils sont les ambassadeurs
de Dieu vers les hommes, ils sont les ambassadeurs
des hommes vers Dieu. Quelle merveille, nous dit
saint Bernard.' Chrétiens, le pourrez-vous croire?
Ils ne sont pas seulement les anges de Dieu, mais
encore les anges des hommes : lllos utique spirilus
lam felices , et tuos ad nos , et nostros ad te angelos
facisi1). « Oui, Seigneur, nous dit ce saint homme,
» ils sont vos anges, et ils sont les nôtres ». Anges,
c'est-à-dire , envoyés : ils sont donc les anges de
(0 In Ps. Qui habitat. Senti, su, n. 3 j tom. i, col. 8G2.
398 POUR LA FÊTE
Dieu, parce qu'il nous les envoie pour nous assister ;
et ils sont les anges des hommes, parce que nous les
lui renvoyons pour l'appaiser. Ils viennent à nous
chargés de ses dons ; ils retournent chargés de nos
vœux : ils descendent pour nous conduire; ils re-
montent pour portera Dieu nos désirs et nos bonnes
œuvres. Tel est l'emploi et le ministère de ces bien-
heureux gardiens : c'est ce qui les fait monter et
descendre : Ascendentes et descendentes. Vous voyez
en ce mouvement la double assistance que nous re-
cevons par leur entremise; et vous voyez les deux
points qui partageront ce discours. Dans le texte
que j'ai rapporté, la descente est précédée par l'élé-
vation; mais permettez- moi, chrétiens, que pour
suivre l'ordre du raisonnement, je laisse un peu l'or-
dre des paroles , et que je parle avant toutes choses
de leur descente mystérieuse.
PREMIER POINT.
Il ne suffit pas, chrétiens, que nous remarquions
aujourd'hui que les anges descendent du ciel en la
terre : si vous n'entendez rien par ce mouvement,
sinon qu'ils passent d'un lieu à un autre , vous n'avez
pas encore compris le mystère. Il faut élever nos
pensées plus haut , et concevoir dans cette descente
le caractère particulier de la charité des saints anges,
qui la rend différente de celle des hommes. Je m'ex-
plique, et je dis, Messieurs, qu'encore que la cha-
rité soit la même dans les anges et dans les hommes,
qu'elle soit dans tous les deux de même nature,
qu'elle dépende d'un même principe ; toutefois elle
agit en eux par deux mouvemens opposés. Elle
DES SAINTS ANGES GARDIENS. 3f)Ç)
élève les hommes mortels de la terre au ciel , de la
cre'ature au Créateur; ail contraire, elle pousse les
esprits célestes du ciel en la terre , et du Créateur
à la créature. La charité nous fait monter, la cha-
rité les fait descendre : chrétiens , c'est un grand
mystère, que vous comprendrez aisément, si vous
savez faire la distinction de l'état des uns et des
autres.
Où sommes-nous, et où sont les anges? Quelle
est notre vie, et quelle est la leur? Misérables bannis,
enfans d'Eve , nous sommes ici relégués bien loin au
séjour de misère et de corruption : pour eux ils se
reposent dans la patrie , à la source même du bien,
dans le centre même du repos qu'ils possèdent par
la claire vue. Nous pleurons et nous soupirons sur
les fleuves de Babylone : ils boivent à longs traits les
eaux toujours vives de ce fleuve qui réjouit la cité
de Dieu.
Etant donc dans des états si divers, que ferons-
nous les uns et les autres? Les hommes demeure-
ront-ils liés aux biens périssables dont ils sont envi-
ronnés ; et les anges seront-ils toujours occupés de
leur paix et de leur repos , sans penser à secourir
ceux qui travaillent ? Non , mes Frères, il n'en est
pas ainsi : la charité ne le permet pas. Elle nous
fait monter, elle fait descendre les anges : elle nous
trouve au milieu des biens corruptibles, elle trouve
les esprits célestes unis immuablement au bien éter-
nel : elle se met entre deux , et tend la main aux
uns et aux autres. Elle nous dit au fond de nos cœurs :
Vous qui êtes parmi les créatures , gardéz-vous bien
de vous arrêter aux créatures ; mais dans cette bas-
4ûO POUR LA FETE
sesse où vous êtes, faites qu'elles vous conduisent au
Créateur : vous qui êtes au bord des ruisseaux , ap-
prenez à remonter à la source. Elle dit aux anges
célestes: Vous qui jouissez du Créateur, jetez aussi
les yeux sur ses créatures : vous qui êtes à la source,
ne dédaignez pas les ruisseaux. Ainsi vous voyez,
chrétiens, qu'une même charité, qui remplit les
anges et les hommes , meut différemment les uns et
les autres.
Ce que voient les hommes mortels , doit leur faire
chercher ce qu'ils ne voient pas ; tel doit être le pro-
grès de leur charité. C'est pourquoi l'apôtre saint
Jean , le disciple chéri de notre Sauveur , le doc-
teur de la charité , a dit ces beaux mots : « Celui
» qui n'aime pas son frère qu'il voit , comment pour-
» ra-t-il aimer Dieu qu'il ne voit pas » ? Qui non di-
ligit fralrem suum quem videt , Deum quem non
<videt quomodo potest diligere (0 ? Par où il avertit
l'ame chrétienne, que le mouvement naturel que le
saint amour lui doit inspirer , c'est de s'exercer sur
ce qu'elle voit , pour tendre à ce que les sens ne
pénètrent pas. Aussi est-ce pour cela que nous avons
dit , que son propre c'est de s'élever : Ascensiones
in corde suo disposuit (2). Comme elle se trouve en
bas, mais se dispose toujours à monter plus haut,
elle regarde la terre non pas comme un siège pour
se reposer , mais comme un marche -pied pour s'avan-
cer, Scabellum pedum tuorum (3j. Le degré pour
aller au trône , ce n'est pas le siège , c'est le marche-
pied. Elevez-vous sur le marche-pied , et tâchez d'ar-
river au trône. Il n'en est pas ainsi des saints anges :
(0 /. Joan. iv. 20. — W Ps. UUUHU. 6. — (3) Ps . cix. a.
unis
Ï5ES SAINTS ANGES GARDIENS. 4°*
unis à la source du bien et du beau, comme nous
avons déjà dit, ils ne peuvent pas s'e'lever, parce
qu'il n'y a rien au-dessus de ce qu'ils possèdent.
Mais la charité officieuse qui nous fait monter pour
aller à eux , les rabaisse aussi pour venir jusqu'à nous
par une miséricordieuse condescendance ; et voilà
quelle est la descente dont il est parlé dans notre
Evangile.
Réjouissons -nous, chrétiens, de cette descente
bienheureuse, qui unit le ciel et la terre, et fait
entrer les esprits célestes dans une sainte société
avec les hommes. O bonheur! ô miséricorde! Car,
mes Frères, qui le pourroit croire, qUe ces intelli-
gences sublimes ne dédaignent pas de pauvres mor-
tels ; qu'étant au séjour de la félicité et au centre
même du repos, elles veulent bien se mêler parmi
nos continuelles agitations, et lier une amitié si
étroite avec des créatures si foibles , et si peu pro-
portionnées à leur naturelle grandeur? O Dieu,
que peuvent-elles trouver en ce monde, que peut
produire cette terre ingrate qui soit capable ,<d'y at-
tirer ces glorieux citoyens du paradis ? Chrétiens ,
ne l'ai-je pas dit ? c'est la charité qui les pousse ;
mais encore n'est-ce pas assez. Qui ne sait que la
charité est la fin générale de leurs actions? Il nous
faut descendre au détail des motifs particuliers qui
les pressent de quitter le ciel pour la terre.
Pour bien entendre cette vérité, ce seroit peut-
être assez de vous dire que telle est la volonté de
leur Créateur; et que c'est l'unique raison que dé-
sirent de si fidèles ministres : car ils savent que la
créature étant faite par la seule volonté de son Créa-
Bossuet. xvi. 26
4-02 POUR LA FÊTE
teur, elle doit vivre toujours souple, et toujours
soumise à cette volonté souveraine. On pourroit
encore ajouter, que la subordination des natures
créées demande que ce monde sensible et inférieur
soit régi par le supérieur et intelligible, et la nature
corporelle par la spirituelle. Que si on vouloit pé-
nétrer plus loin, il seroit aisé de vous faire voir que
les hommes étant destinés pour réparer les ruines
que l'orgueil de Satan a faites dans le ciel, c'est une
sage dispensation d'envoyer les anges à notre se-
cours; afin qu'ils travaillent eux-mêmes aux recrues
de leurs légions , en ramassant cette nouvelle milice
qui doit rendre leurs troupes complètes. Tous ces
raisonnemens sont solides et très-bien appuyés sur
les Ecritures; mais je laisserai à l'école cette belle
théologie , pour m'atlacher à une doctrine qui me
semble plus capable de toucher les cœurs.
Je dis donc, et je vous prie de le bien entendre ,
que ce qui attire les anges, ce qui les fait' descendre
du ciel en la terre , c'est le désir d'y exercer la mi-
sériconde. Car ils savent, ces esprits célestes, que
sous un Dieu si bon et si biehfaisant, dont les mi-
séricordes n'ont point de bornes, dont les infinies
misérations éclatent magnifiquement par -dessus
tous ses autres ouvrages(0; ils savent, dis-je, que
sous ce Dieu , il n'y a rien de plus grand ni de plus
illustre que de secourir les misérables. Que feront-
ils, qu'entreprendront-ils? Ils n'en trouvent point
dans le ciel, ils en viennent chercher sur la terre.
Là ils ne voient que des bienheureux : ils quittent
ce lieu de bonheur , afin de rencontrer des affligés.
Apprenez ici, chrétiens, de quel prix sont les œu-
(') Ps. cxuv. 9.
DES SAINTS ANGES GARDIENS. 4°^
vres de miséricorde. Il manque, ce semble, quelque
chose au ciel , parce qu'on ne peut pas les y prati-
quer. Encore qu'on y voie Dieu face à face , encore
qu'il y enivre les esprits célestes du torrent de ses
voluptés; toutefois leur félicité n'est pas accomplie,
parce qu'il n'y a point de pauvres que l'on assiste ,
point d'affligés que l'on console, point de foibles
que l'on soutienne, enfin point de misérables que
l'on soulage. Mais ils ne découvrent autre chose en
ce lieu d'exil; c'est pourquoi vous les voyez accou-
rir en foule. Ils pressent les cieux de s'ouvrir, et
ils descendent impétueusement du ciel en la terre :
Videbitis cœlos apertos ; tant ils trouvent de con-
tentement à exercer les œuvres de miséricorde. Ha î
mes Frères, le grand exemple pour nous, qui
sommes au milieu des maux, dans le pays propre
de la misère !
Mais disons encore, mes Frères, pour consoler
ceux qui s'y appliquent, disons et tâchons de le
bien entendre, quels charmes, quel agrément et
quelle douceur trouvent ces esprits bienheureux à
se mêler parmi nos faiblesses, et à prendre part
dans nos peines. Il en faut aujourd'hui expliquer la
cause ; et la voici , si je ne me trompe , autant qu'il
est permis à des hommes de pénétrer de si hauts
mystères. C'est qu'ils voient face à face et à décou-
vert cette bonté infinie de Dieu(0; ils voient ces
entrailles de miséricorde et cet amour paternel par
lequel il embrasse ses créatures; ils voient que de
tous les titres augustes qu'il se donne lui-même dans
ses Ecritures , c'est celui de bon et de charitable ,
(') Marc. x. 18.
4<>4 POUR LA F&TE
de père de miséricorde, et de Dieu de toute conso-
lation (0 dont il se glorifie davantage. Us sont ravis
en admiration, chrétiens, de cette bonté infinie et in-
finiment gratuite, par laquelle il délivre les hommes
pécheurs de la damnation qu'ils ont méritée. Mais
en considérant ce qu'il donne aux autres, ils savent
bien reconnoître ce qu'ils doivent en particulier à
cette bonté. Ils se considèrent eux-mêmes comme
des ouvrages de grâce , comme des miracles de mi-
séricorde : car n'est-ce pas la bonté de Dieu qui les
a tirés du néant, « qui les a remplis de lumière
» dès l'instant qu'il les a formés » ? Simul ut facli
sunt, lux facli sunt (2) ; « et qui en créant leur na-
» ture leur a en même temps accordé sa grâce » ?
Simul in eis et condens naturam , et largiens gra-
iiam (3). N'est-ce pas Dieu qui les a créés avec l'a-
mour chaste , par lequel ils se sont attachés à lui ;
qui les a faits , et les a faits bons ; qui étant l'auteur
de leur être, l'est aussi de leur sainteté, et consé-
quemment de leur béatitude? Ils doivent donc aussi
bien que nous, ils doivent tout ce qu'ils sont à la
grâce et à la miséricorde divine. Elle se montre dif-
féremment en eux et en nous; mais toujours, dit
saint Fulgence(4), c'est la même grâce : Una est in
ulroque gratia operata. «Elle nous a relevés, mais
j) elle a empêché leur chute » : in illo , ne caderet;
in hoc, utsurgeret : « elle nous a guéris de nos bles-
» sures; en eux elle a prévenu le coup» : in illo ,
ne vulnerarelur ; in isto , ut sanaretur : « elle a re-
(») 27. Cor. i. 3. — M S. Aug. de (Sivit. Dei , lib. xi , cap. xi ; tom.
y u, col. ïfli. — WIbid. lib. xu,vap. ix; col. 3o8. — < (4) Ad Tra*
simund. lib. n, cap. m,p> 90.
des saints Anges gardiens. 4°5
» medié à nos maladies; elle n'a pas permis qu'ils
» fussent malades » : ab hoc injirmitatem repulit;
illum infirmari non sivit. Reconnoissez donc, ô
saints anges, que vous devez tout, aussi bien que
nous , à la miséricorde divine.
Ils le reconnoissent, mes Frères ; et c'est aussi
pour cette raison , que désirant honorer la miséri-
corde qui a été exercée sur eux , ils s'empressent de
l'exercer sur les autres : car le meilleur moyen de
la reconnoître , chrétiens , c'est de l'imiter , et d'ou-
vrir nos mains sur nos frères, comme nous voyons
les siennes ouvertes sur nous : Estole miséricordes >
sicut Pater vester misericors esti*) : « Soyez, dit-
» il , miséricordieux , comme votre Père céleste est
» miséricordieux ; Revêtez-vous comme des élus de
» Dieu, saints et bien-aimés, d'entrailles de miséri-
» corde » : Induite vos, sicut electi Dei , sancti et di-
lecti, viscera misericordicei"2). Imitez ce que vous
recevez, et prenez plaisir de donner en actions de
grâces de ce qu'on vous donne. Celui-là ne sent
pas un bienfait, qui ne sait ce que c'est que de bien
faire ; et il méprise la miséricorde , puisqu'il n'a pas
soin de la pratiquer. C'est pourquoi les anges cé-
lestes, de peur d'être ingrats envers le Créateur,
aiment à être bienfaisans envers ses créatures. La
miséricorde qu'ils font, glorifie celle qu'ils reçoivent:
ils savent, je vous prie, remarquez ceci, que Dieu
exige deux sacrifices , l'un pour honorer sa miséri-
corde , et l'autre pour reconnoître sa justice : l'un
détruit, et l'autre conserve; l'un est un sacrifice qui
W Z,uc vi. 36. — W Coloss. in. 12*
4©6 POUR LA FETE
tue , l'autre un sacrifice qui sauve : Quifacit mise*
ricordiam 3 offert sacrijîciumi1).
D'où vient cette diversité ? Elle dépend de la dif-
férence de ces deux divins attributs. La justice
divine poursuit les pécheurs : elle lave ses mains
dans leur sang, elle les perd, elle les dissipe : Pe-
reant peccalores a facie Deiip-). Au contraire, la
miséricorde ne veut pas que personne périsse : Non
<vult perire quemquam'^). « Elle pense des pensées
» de paix , et non pas des pensées de destruction » :
Ego cogito super vos cogitationes pacis , et non a f-
fliclionis (4) . Que ces deux attributs sont opposés!
Aussi , Messieurs , les honore-t-on par des sacrifices
divers. A cette justice qui rompt et qui brise, qui
renverse les montagnes et arrache les cèdres du
Liban, c'est-à-dire, qui extermine les pécheurs su-
perbes, il lui faut des sacrifices sanglans et des vic-
times égorgées , pour marquer la peine qui est due
au crime. Mais pour cette miséricorde toujours bien-
faisante, qui guérit ce qui est blessé, qui affermit
ce qui est foible , et qui vivifie ce qui est mort, elle
veut qu'on lui offre en sacrifice , non des victimes
détruites, mais des victimes conservées, c'est-à-
dire , des pauvres soulagés , des infirmes soutenus ,
des morts ressuscites, c'est-à-dire, des pécheurs
convertis. Tels sont, mes Frères, les sacrifices qui
honorent la miséricorde divine : c'est ainsi qu'elle
veut être reconnue.
Venez donc, anges célestes, honorer cette bonté
(0 Eccli. xxxv. 5. — W Ps. lxvii. 3. — (3) //. Peu: ni. 9. —
(4) Jer. xxix. 1 1 .
DES SAINTS ANGES GARDIENS. 4°7
souveraine : venez tous ensemble chercher sur la
terre les victimes qu'elle demande ; vous ne les pou-
vez trouver dans le ciel. « On n'y peut exercer de
a miséricorde , parce qu'il n'y a point de misères » :
Jbi nulla miseria estj in qua fiât misericordia (0.
Peut-on consoler les affligés , où toutes les larmes
sont essuyées ? peut-on secourir ceux qui travaillent,
où tous les travaux sont finis? peut-on visiter les
prisonniers, où tout le monde jouit de la liberté?
peut-on recueillir les étrangers, où nul n'est reçu
que les citoyens ? Ici toutes les misères abondent ;
c'est leur pays, c'est leur lieu natal. O, mes Frères,
la riche moisson pour ces esprits bienfaisans , qui
cherchent à exercer la miséricorde î II n'y a que des
misérables , parce qu'il n'y a que des hommes. Tous
les hommes sont des prisonniers, chargés des liens
de ce corps mortel : esprits purs, esprits dégagés,
aidez-les à porter ce pesant fardeau ; et soutenez
l'ame qui doit tendre au ciel, contre le poids de la
chair qui l'entraîne en terre. Tous les hommes sont
des ignora ns, qui marchent dans les ténèbres : esprits
qui voyez la lumière pure , dissipez les nuages qui
nous environnent. Tous les hommes sont attirés par
les biens sensibles : vous qui buvez à la source même
des voluptés chastes et intellectuelles, rafraîchissez
notre sécheresse par quelques gouttes de cette cé-
leste rosée. Tous les hommes ont au fond de leurs
âmes un malheureux germe d'envie, toujours fécond
en procès, en querelles, en murmures, en médi-
sances, en divisions : esprits charitables, esprits pa-
cifiques , calmez la tempête de nos colères, adou-
(0 S. Aug. Enar. in Ps. cxlviii , n. 8 j torn. iv , col. 1676.
4o8 POUR LA TETE
cissez l'aigreur de nos haines, soyez des médiateurs
invisibles , pour re'concilier en notre Seigneur nos
cœurs ulcérés.
Mais, mes Frères, quand aurai-je fait, si j'entre-
prends de vous raconter tout ce que font ces esprits
célestes , qui descendent pour notre secours ? Ils
s'intéressent à tous nos besoins ; ils ressentent toutes
nos nécessités : à toute heure et à tous momens ils
se tiennent prêts pour nous assister; gardiens tou-
jours fervens et infatigables ; sentinelles qui veillent
toujours, qui sont en garde autour de nous nuit et
jour, sans se relâcher un instant du soin qu'ils pren-
nent de notre salut. Heureux mille et mille fois, d'a-
voir toujours à nos côtés de si puissans protecteurs !
Mais quelles actions de grâces leur rendrons-nom,
et comment reconnoîtrons-nous leurs soins assidus?
Combien s'empresse le jeune Tobie à remercier le
saint ange qui l'avoit conduit durant son voyage (0?
Ceux-ci nous gardent toute notre vie. Ces princes
de la Cour céleste , non contens de devenir compa-
gnons des hommes , se rendent leurs ministres et
leurs serviteurs , depuis leur naissance jusqu'à leur
mort j et ils ne rougissent pas d'être ingrats d'une
telle miséricorde. A Dieu ne plaise que nous le
soyons : chrétiens, étudions - nous à récompenser
leurs services. Ha î qu'il est aisé de les contenter !
Ils descendent pour notre salut du ciel en la terre :
savez-vous ce qu'ils demandent en reconnoissance ?
qu'ils ne soient pas venus inutilement, que nous ne
les déshonorions pas en les renvoyant les mains
vides. Ils sont venus à nous , pleins des dons célestes
ff) Tob. xu. a et seq.
DES SAINTS ANGES GARDIENS. 4°9
dont ils ont enrichi nos âmes : ils demandent pour
récompense que nous les chargions de nos prières ,
et qu'ils puissent présenter à Dieu quelque fruit des
grâces qu'il nous a distribuées par leur entremise.
O les amis désintéressés , amis commodes et offi-
cieux, qui se croient payés de tous leurs bienfaits,
quand on leur donne de nouveaux sujets d'exercer
leur miséricorde ! Ils sont descendus pour l'amour
de nous : chrétiens, les voilà prêts, ils s'en retour-
nent pour notre service : après nous avoir apporté
des grâces , ils s'offrent encore à porter nos vœux
pour nous en attirer de nouvelles. Usez, mes Frères,
de leur amitié : il faut, s'il se peut, vous y obliger
par cette seconde partie.
SECOND POINT.
Encore que vous voyiez remonter au ciel vos
fidèles et bien -aimés gardiens, n'appréhendez pas
qu'ils vous abandonnent. Ils peuvent changer de
lieu , mais ils ne changent pas de pensée ; et comme
ils quittent le ciel sans perdre leur gloire, ils quit-
tent la terre sans perdre leurs soins. Quoiqu'ils
descendent du ciel, lieu de félicité, ils ne laissent
pas de la conserver : autrement, nous dit saint Gré-
goire , « pourroient-ils illuminer les aveugles, si
» eux - mêmes perdoient leur lumière » ? Foniem
lucis , quem egredientes perderent , cœcis nullatenus
propinarent ('). Ainsi lorsqu'ils marchent à notre
secours, lorsqu'ils viennent combattre pour nous,
leur béatitude les suit partout ; et c'est peut-être en
(0 Moral, in Job, lib. n , cap. m ; tom. i, col. 3g,
4ÏO POUR LA. FETE
vue d'un si grand mystère , que De'bora glorifiant
Dieu de la victoire qu'il lui a donnée , dit ces mots
au livre des Juges : Stellœ manentes in ordine suo
aduersks Sisaram pugnaverunt (0 : « Les étoiles de-
» meurant en leur ordre ont combattu pour nous
» contre Sisara » ; c'est-à-dire, les anges qui brillent
au ciel comme des étoiles pleines d'une lumière di-
vine, ont combattu pour nous contre Sisara, contre
l'ancien ennemi du peuple de Dieu : Adversus Sisa-
ram pugnaverunt. Mais en s'avançant pour nous
secourir, ils sont demeurés en leur ordre : Manen-
tes in ordine suo ; et ils n'ont pas quitté la place que
leurs mérites leur ont acquise dans la béatitude
éternelle. Concluez de là, chrétiens, qu'ils appor-
tent, venant sur la terre, la gloire dont ils jouissent
au ciel; et qu'ils portent avec eux, retournant au
ciel, les mêmes soins qu'ils ont sur la terre. Ils y
vont traiter nos affaires, ils y vont représenter nos
nécessités, ils y portent nos prières et nos orai-
sons.
Pour quelle raison a-t-il plu à Dieu qu'elles lui
soient présentées par le ministère des anges ? C'est
un secret de sa providence, que je n'entreprends
pas de vous expliquer ; mais il me suffit de vous as-
surer qu'il n'est rien de mieux fondé sur les Ecri-
tures. Et afin que vous entendiez combien cette
entremise des esprits célestes est utile pour notre
salut, je vous dirai seulement ce mot; c'est qu'en-
core que les oraisons soient d'une telle nature qu'elles
s'élèvent tout droit au ciel , ainsi qu'un encens agréa-
ble que le feu de l'amour divin fait monter en haut ;
(') Judic. v. 20.
DES SAINTS ANGES GARDIENS. 411
néanmoins le poids de ce corps mortel leur apporte
beaucoup de retardement. Trouvez bon ici , chré-
tiens , que j'appelle le témoignage de vos consciences.
Quand vous offrez à Dieu vos prières, quelle peine
d'élever à lui vos esprits : au milieu de quelles tem-
pêtes formez -Vous vos vœux? Combien de vaines
imaginations , combien de pensées vagues et désor-
données, combien de soins temporels qui se jettent
continuellement à la traverse, pour en interrompre
le cours ? Etant donc ainsi empêchées , croyez-vous
qu'elles puissent s'élever au ciel , et que cette prière
foible et languissante, qui, parmi tant d'embarras
qui l'arrêtent, à peine a pu sortir de vos cœurs,
ait la force de percer les nues et de pénétrer jusqu'au
haut des cieux? Chrétiens, qui pourroit le croire?
Sans doute elles retomberoient de leur propre poids,
si la bonté de Dieu n'y avoit pourvu. Je sais bien que
Jésus-Christ, au nom duquel nous les présentons,
les fait accepter. Mais il a envoyé son ange, que
Tertullien appelle l'ange d'oraison 00 i c'est pour-
quoi Raphaël disoit à Tobie : « J'ai offert à Dieu tes
» prières » : Obtuli orationem tuani Domino (2). Cet
ange vient recueillir nos prières, et « elles montent,
» dit saint Jean (3), de la main de l'ange jusqu'à la
» face de Dieu » : Et ascendil fumus incensorum de
orationibus sanctorum de manu angeli coram Deo.
Voyez comme elles montent de la main de l'ange :
admirez combien il leur sert d'être présentées d'une
main si pure. Elles montent de la main de l'ange ,
parce que cet ange, se joignant à nous, et aidant
par son secours nos foibles prières , leur prête ses
(0 De Orat. n. 1 2. — (a) Tob. xu. 12. — (3) Apoc. vm. l\.
4l2 POUR LÀ FÊTE
ailes pour les élever, sa force pour les soutenir, sa
ferveur pour les animer.
Que nous sommes heureux, mes Frères, d'avoir
des amis si officieux , des intercesseurs si fidèles , des
interprètes si charitables ! Mais ils ne se contentent
pas de porter nos vœux; ils offrent nos aumônes et
nos bonnes œuvres : ils recueillent jusqu'à nos désirs;
ils font valoir devant Dieu jusqu'à nos pensées. Sur-
tout qui pourroit assez exprimer combien abondante
est leur joie, quand ils peuvent présenter à Dieu,
ou les larmes des pénitens, ou les travaux soufferts
pour l'amour de lui en humilité et en patience?
Car pour les larmes des pénitens, chrétiens, que
puis-je dire de l'estime qu'ils font d'un si beau pré-
sent? Comme ils savent que la conversion des hommes
pécheurs fait la fête et la joie des esprits célestes,
ils assemblent leurs saints compagnons ; ils leur ra-
content les heureux succès de leurs soins et de leurs
conseils. Enfin ce rebelle endurci a rendu les armes,
cette tête superbe s'est humiliée, ces épaules indomp-
tables ont subi le joug, cet aveugle a ouvert les yeux
et déplore les erreurs de sa vie passée : il a rompu
ces liens trop doux qui tenoient son ame captive ,
il renonce à tous ces trésors amassés par tant de
rapines; les pleurs du pupille ont percé son cœur,
il se résoud de faire justice à la veuve qu'il a op-
primée. Là-dessus il s'élève un cri d'allégresse parmi
les esprits bienheureux; le ciel retentit de leur joie,
et de l'admirable cantique par lequel ils glorifient
Dieu dans la conversion des pécheurs.
« Prends courage, ame pénitente, considère at-
» tentivement en quel Heu l'on se réjouit de ta con-
DES SAIHTS ANGES GARDIENS. 4J3
» version » : Heus lu peccalor , bono animo sis >
vides ubide tuo reditu gaudealur (0. Et pour vous
qui vivez dans les afflictions, ou qui languissez dans
les maladies , si vous souffrez vos maux avec patience,
en be'nissant la main qui vous frappe, quoique vous
soyez peut-être le rebut du monde, re'jouissez-vous
en notre Seigneur de ce que vous avez un ange qui
tient compte de vos travaux. Mon cher Frère, jeté
le veux dire pour te consoler, il regarde avec res-
pect tes douleurs , comme de sacrés caractères qui
te rendent semblable à un Dieu souffrant. Je dis
quelque chose de plus, il les regarde avec jalousie;
et afin de le bien entendre , remarquez, s'il vous
plaît , Messieurs , que ce corps qui nous accable de
maux , nous donne cet avantage au-dessus des anges,
de pouvoir souffrir pour l'amour de Dieu, de pou-
voir représenter en notre corps glorieux la vie glo-
rieuse de Jésus , en notre corps mortel et passible
la vie souffrante du même Jésus : Ut vila Jesu ma-
nifesletur in carne noslra mortali (2). Ces esprits im-
mortels peuvent être compagnons de la gloire de
notre Seigneur , mais ils ne peuvent pas avoir cet
honneur , d'être les compagnons de ses souffrances.
Ils peuvent bien paroître devant Dieu avec des cœurs
tout brûlans d'une charité éternelle ; mais leur na-
ture impassible ne leur permet pas de signaler la
constance d un amour fidèle, par cette généreuse
épreuve des afflictions.
Si vous consultez votre sens, vous me répondrez
peut-être aussitôt, que ces esprits bienheureux ne
doivent pas nous envier ce triste avantage. Mais eux
(•) Tertull. de Poenitent. n. 8. — (») //. Cor. iy. 1 1.
4ï4 POUR EA FETE
qui jugent des choses par d'autres principes , eux qui
savent qu'un Dieu immuable est descendu du ciel
en la terre, et s'est revêtu d'une chair mortelle, seu-
lement pour pouvoir souffrir j ha! ils connoissent par-
là le prix des souffrances ; et si la charité le pouvoit
permettre, ils verroient en nous avec jalousie ces
caractères sacrés, qui nous rendent semblables à
un Dieu souffrant. Et voyez combien ils estiment
l'honneur qu'il y a de porter la croix. Ils ne peuvent
présenter à Dieu leurs propres souffrances , ils em-
pruntent les nôtres pour les lui offrir : s'il ne leur
est pas permis de souffrir, ils exaltent du moins ceux
qui souffrent. Et je lis avec joie dans Origène la belle
description qu'il nous fait des enfans de Dieu , as-
semblés autour de son trône, où ils louent les com-
bats de Job, où ils admirent le courage de Job, où
ils publient la constance et la foi de Job, toujours
ferme et inviolable dans les ruines de sa fortune et
de sa santé : Venientes ante Dcum attestati sunt to~
lerantiœ j Jidei j constantiœ atque dilectionis pleni-
tudini (0. Et d'où vient qu'ils prennent plaisir à ren-
dre à Job ce beau témoignage ? C'est qu'ils estiment
ce saint homme heureux dé signaler sa fidélité par
cette épreuve : ils voient qu'ils ne peuvent pas avoir
cet honneur, ils se satisfont en le louant, ils sui-
vent la pompe du triomphe, et prennent part à
l'honneur du combat en chantant la vaillance du
victorieux.
Je vous dis ces choses , afin , mes Frères , que
vous appreniez à goûter les choses célestes. Vous
croyez n'être associés qu'avec les hommes; vous ne
{*) Anonymi in Job, lib. h 5 apud Origen. tom. u, pag. 878.
DES SAINTS ANGES GARDIENS. 4*^
pensez qu'à les satisfaire, comme si les anges ne vous
touchoient pas. Chrétiens, désabusez-vous : il y a
un peuple invisible qui vous est uni par la charité.
« Vous vous êtes approchés de la montagne de Sion,
» de la ville du Dieu vivant , de la Jérusalem céleste,
» d'une troupe innombrable d'anges » : Accessistis
ad Sion montent , Jérusalem cœlestem , et multo-
rum millium angelorum frequentiam (0. Un de leur
compagnie bienheureuse est attaché spécialement
à votre conduite ; mais tous prennent part à vos in-
térêts plus que vos parens les plus tendres, plus
que vos amis les plus confidens. Rendez -vous di-
gnes de leur amitié, et songez à ménager leur es-
time. Que si leurs bienfaits ne vous touchent pas,
si vous êtes insensibles à leurs bons offices , appré-
hendez du moins leur indignation , et craignez la
juste colère par laquelle ils puniront votre ingrati-
tude.
Sachez donc, et je finis en vous le disant, sachez
que ces mêmes habitans du ciel, que vous avez vu
y porter nos vœux, sont aussi obligés d'y porter
nos crimes : c'est la doctrine de l'Ecriture , c'est
la tradition des saints Pères. Ce sont eux qui se-
ront un jour produits contre nous, comme des té-
moins irréprochables ; ce sont eux qui nous seront
confrontés pour convaincre notre perfidie. On ou-
vrira les livres, nous dit l'Ecriture (2), on nous
montrera les saints anges, et on lira dans leur esprit
et dans leur mémoire, comme dans des registres vi-
vans, un journal exact de nos actions et de notre
vie criminelle. C'est saint Augustin qui le dit, « que
(0 Heb. xii. 22. — W Apoc. xx. 12.
4l6 POUR LA FETE
» nos crimes sont écrits, comme dans un livre, dans
» la connoissance des esprits célestes qui sont des-
» tinés à punir les crimes » : Realus tanquam in chi-
rographo scriptus , in notitia spiritualium potesta-
tum , per quas pœna exigitur peccalorum (0. Jugez,
jugez , mes Frères , combien nos crimes paroîtront
horribles, lorsque l'on découvrira d'une même vue,
et la honte de notre vie , et la beauté incorruptible
de ces esprits purs, qui nous reprochant leurs soins
assidus, feront éclater avec tant de force l'énormité
de nos crimes , que non-seulement le ciel et la terre
s'irriteront contre nous, mais encore que nous ne
pourrons plus nous souffrir nous - mêmes : c'est ce
que j'ai tiré de saint Augustin.
Pensez , mes Frères , à vos consciences , rappelez-
en votre mémoire vos dangereux commerces, et
écoutez Tertullien qui vous dit : « Prenez garde que
» ces lettres que vous avez écrites, ne soient pro-
» duites un jour contre vous , signées et paraphées
» de la main des anges » : Ne illœ litterœ négatrices
in die judicii adversus vos proferanlur , signatœ.
signis non jam advocatorum sed angelorum (a). On
paraphe les écritures , de peur qu'on ne puisse en
supposer d'autres : mais au jugement du grand Dieu
vivant , telles surprises ne sont pas à craindre. Pour-
quoi donc ce paraphe de la main des anges, sinon
pour confondre les hommes ingrats ?
Quoi, vous aussi, mon gardien fidèle, quoi, vous
prenez aussi parti contre moi ! Là leur ame éperdue
et désespérée sentira l'abandonnement où elle est,
(») Cont.Julian. lib. vi, c. xix, n. 6a j lom. x, col. C98. — > (*) De
IdoloL n. a3.
• en
DES SAINTS ANGES GARDIEKS. 4J7
en voyant ses meilleurs amis s'élever contre elle.
Que si vous doutez, chrétiens, que ces gardiens
charitables puissent devenir vos perse'cuteurs ; ou-
vrez les yeux, et reconnoissez que votre péché a
tourné à votre perte tout ce qui vous étoit donné
pour votre salut. Un Sauveur devient un juge in-
flexible ; son sang , répandu pour votre pardon ,
crie vengeance contre vos crimes. Les sacremens,
ces sources de grâces, sont changés pour vous en
des sources de malédiction. Le corps de Jésus-Christ,
la viande d'immortalité, porte la damnation dans
vos entrailles ; et si telle est la malignité de votre
péché, qu'elle change en venin mortel et en peste
les remèdes les plus salutaires, ne vous étonnpz pas
si je dis que les anges vos gardiens deviendront vos
persécuteurs et vos ennemis implacables.
Ce n'est pas que je ne confesse qu'ils ont compas-
sion des pécheurs ; mais cela va à certaines bornes ,
hors desquelles la miséricorde se tourne en fureur.
Ils ne voient jamais une ame tombée, qu'ils ne son-
gent à la relever. Je les entends concerter ensemble
les moyens de la soulager , au chapitre li de Jéré-
mie. Babylone s'est enivrée , disent-ils : cette ame a
bu les plaisirs du siècle; et la tête lui ayant tourné,
elle est tombée d'une grande chute , elle s'est blessée
dangereusement : Cecidit, et conlrila est. Aussitôt
ils ajoutent : « Courons aux remèdes, étanchez le
» sang, donnez des onguens pour fermer ses plaies » :
Tollite résinant ad dolorern ejus , si forte sanetur (0.
Admirez leur empressement pour nous secourir :
mais si nous méprisons les remèdes , si nous les ren-
(*) Jerem. li. S.
BOSSUET. XVI. 27
4l8 POUR LA FETE
dons inutiles par notre mauvais régime, nous les
verrons bientôt changer de langage.
Ecoutez la suite de leurs discours : « Nous avons
» traité Babylone, et tous nos remèdes n'ont pas
» profité » : Curauimus Babjlonem, et non est sa-
nata C1). Représentez-vous, chrétiens, des médecins
assemblés, qui consultent sur l'état d'un homme
frappé d'une maladie périlleuse. La famille pâle et
tremblante attend le résultat de leur conférence :
cependant ils pèsent entre eux les fâcheux symp-
tômes qu'on a remarqués , et les remèdes appliqués
inutilement, pour résoudre s'ils tenteront quelque
chose encore , ou s'ils abandonneront le malade dé-
sespéré. Mais pendant que l'on consulte de la vie
mortelle, peut-être, mes Frères, qu'en ce même
temps des médecins invisibles consultent d'une ma-
ladie bien plus importante : c'est de la maladie mor-
telle de l'ame. Nous l'avons traitée avec tout notre
art , disent-ils, et nous n'avons pas oublié nps secrets
les plus efficaces : tout a réussi contre nos pensées ;
et telle est sa dépravation, qu'elle s'est empilée
parmi nos remèdes : Derelinquamus eam , et eamus
unusquisque in terram suam C2) : « Laissons-la , aban-
» donnons-la. Ne voyez -vous pas sur ce front le
» caractère d'un réprouvé : son procès lui est fait
» au ciel » : Pervenit usque ad cœlos judicium ej'us.
Ses crimes ont percé les nues, leur cri a pénétré
jusque devant Dieu ; et la miséricorde divine accu-
sée de le soutenir trop long-temps, se justifie envers
la justice en le livrant en ses mains : c'est pourquoi
les anges laissent cette ame : Derelinquamus eam,
(>> Jerem. li. 9. — 00 Ibid.
DES SAINTS ANGES GARDIENS. 4^9
Ils la laissent en proie aux démons, et leur patience
épuisée est contrainte enfin de l'abandonner. Non
contens de l'abandonner, ils sollicitent la juste ven-
geance des crimes qu'elle a commis : « Aiguisez vos
» flèches , remplissez votre carquois » : Acuité sa-
gittas j impiété pharetras (0 : « Voici la vengeance
» du Seigneur, et il vengera aujourd'hui la profa-
» nation de son temple » : Quoniam ultio Domini
est , ultio templi sui.
Ainsi, mes Frères, nos saints anges gardiens ne
pouvant plus supporter nos crimes en poursuivent
enfin la vengeance. Quand arrivera ce funeste jour?
C'est un secret de la Providence ; et plût à Dieu,
chrétiens , qu'il n'arrivât jamais pour nous. Ne con-
traignons pas ces esprits célestes de forcer leur na-
turel bienfaisant, et de devenir des anges extermi-
nateurs, et non plus des protecteurs et des gardiens.
N'éteignons pas cette charité si tendre, si vigilante,
si officieuse ; et si nous les avons affligés par notre
long endurcissement , réjouissons-les par nos péni-
tences. Oui, mes Frères, faisons ainsi, renouvelons-
nous dans ce nouveau temple. Les saints anges, aux-
quels on l'élève, y habiteront volontiers, si nous
commençons aujourd'hui à le sanctifier par nos con-
versions. Il nous faut quelque victime pour consa-
crer cette Eglise. Quel sera cet heureux pécheur,
qui deviendra la première hostie immolée à Dieu
dans ce temple abattu et relevé, devant ces autels?
Mais , ô Dieu , seroit-il en cette audience ? N'y a-t-il
point ici quelque ame attendrie, qui commence à
se déplaire en soi-même, à se lasser de ses excès et
(') Jerem. M. 1 1 .
420 POUR LA FÊTE DES SAINTS ANGES GARDIENS.
de ses débauches , et que les soins des saints anges
gardiens aient invitée de les reconnoître ? O ame,
quelle que tu sois, je te cherche, je ne te vois pas;
mais tu sens en ta conscience si Dieu a aujourd'hui
parlé à ton cœur. Ne rejette point sa voix qui t'ap-
pelle, laisse-toi toucher par sa grâce : hâle-toi de
remplir de joie cette troupe invisible qui nous en-
vironne, qui s'estimera bienheureuse, si elle peut
aujourd'hui rapporter au ciel que la première solen-
nité célébrée dans leur nouveau temple a été mémo-
rable éternellement par la conversion d'un pécheur.
Mais que dis-je d'un pécheur? Mes Frères, si nous
savions qu'il yen eût un, qui de nous ne voudroit
pas l'être? Pressons -nous de mériter un si grand
honneur; et fasse par ce moyen la bonté divine,
qu'en cherchant un pécheur qui se convertisse, nous
en puissions aujourd'hui rencontrer plusieurs qui
s'abaissent par la pénitence , pour être relevés par
la grâce , et couronnés enfin par la gloire. Amen.
PANÉGYRIQUE DE SAINT FRANÇOIS d' ASSISE. 42*
PANÉGYRIQUE
SAINT FRANÇOIS D'ASSISE.
Polie sublime et céleste de saint François , qui lui fait établir ses
richesses dans la pauvreté , ses délices dans les souffrances , et sa
gloire dans la bassesse.
Si quis videtur inter vos sapiens esse in hoc saeculo, stul-
tus fiât ut sit sapiens.
S' il y a quelqu'un parmi vous qui. paroisse sage selon le
siècle , qu'il devienne fou afin d'être sage. I. Cor. m. 18.
JLje sauveur Jésus, chrétiens, a donné un ample
sujet de discourir, mais d'une manière bien diffé-
rente, à quatre sortes de personnes, aux Juifs, aux
Gentils, aux hérétiques et aux fidèles. Les Juifs, qui
étoient préoccupés de cette opinion si mal fondée,
que le Messie viendront au monde avec une pompe
royale , prévenus de cette fausse croyanoe , se sont
approchés du Sauveur ; ils ont vu qu'il étoit réduit
dans un entier dépouillement de tout ce qui peut
frapper les sens , un homme pauvre, un homme sans
faste et sans éclat ; ils l'ont méprisé : « Jésus leur a
» été un scandale » : Judœis quidem scandaïum, dit
le grand apôtre (0. Les Gentils d'autre part, qui se
M /. Cor. i. a3.
t^'l'î. rANÉGYUIQtJE
croy oient les auteurs et les maîtres de la bonne phi-
losophie, et qui depuis plusieurs siècles avoient vu
briller au milieu d'eux les esprits les plus célèbres du
monde, ont voulu examiner Je'sus - Christ selon les
maximes reçues parmi les savans de la terre ; mais
aussitôt qu'ils ont ouï parler d'un Dieu fait homme,
qui avoit ve'cu misérablement, qui étoit mort atta-
ché à une croix , ils en ont fait un sujet de risée :
« Jqsus a été pour eux une folie » : Gentibus autem
slultitiam, poursuit saint Paul.
Après eux sont venus d'autres hommes, que l'on
appeloit dans l'Eglise Manichéens et Marcionites,
tous feignans d'être chrétiens; qui, trop émus des
invectives sanglantes des Gentils contre le Fils' de
Dieu, l'ont voulu mettre à couvert des moqueries
de ces idolâtres, mais d'une manière tout-à-fait con-
traire aux desseins de la bonté divine sur nous. Ces
foiblesses de notre Dieu, Pusillitates Dei , comme
les appeloit un ancien (0, leur ont semblé trop hon-
teuses pour les avouer franchement : au lieu que les
Gentils les exagéroient pour en faire une pièce de
raillerie, ceux-ci au contraire tâchoient de les dis-
simuler, travaillant vainement à diminuer quelque
chose des opprobres de l'Evangile, si utiles pour
notre salut. Ils ont cru , avec les Gentils et les Juifs,
qu'il étoit indigne d'un Dieu de prendre une chair
comme la nôtre, et de se soumettre à tant de souf-
frances ; et pour excuser ces bassesses, ils ont sou-
tenu que son corps étoit imaginaire, et par consé-
quent que sa nativité, et ensuite sa passion et sa
mort étoient fantastiques et illusoires : en un mot,
(') Terlul. adi-ers. Marcion. lib. n, n. 27.
DE SAINT FRANÇOIS D'ASSISE. {±1$
à les en croire, toute sa vie n'étoit qu'une représen-
tation sans réalite'. Sans doute les vérités de Jésus
ont été un scandale à ces hérétiques, puisqu'ils ont
fait un fantôme du sujet de notre espérance : ils ont
voulu être trop sages, et par ce moyen ont détruit,
selon leur pouvoir, le déshonneur nécessaire de
notre foi : Necessarium dedecus Jidei j dit le grave
Tertullien (0.
Mais les vrais serviteurs de Jésus- Christ n'ont
point eu de ces délicatesses, ni de ces vaines com-
plaisances. Ils se sont bien gardés de croire les choses
à demi , ni de rougir de l'ignominie de leur maître :
ils n'ont point craint de faire éclater par toute la
terre le scandale et la folie de la croix dans toute
leur étendue : ils ont prédit aux Gentils que cette
folie détruiroit leur sagesse. Et quant à ces grandes
absurdités que les païens trouvoient dans notre doc-
trine, nos Pères ont répondu que les vérités évan-
géliques leur sembloient d'autant plus croyables,
que selon la philosophie humaine elles paroissoient
tout-à-fait impossibles : Prorsus credibile est, quia
ineplum est ;.... certain est, quia impossibile est,
disoit autrefois Tertullien 00. Ainsi notre foi se plaît
d'étourdir la sagesse humaine par des propositions
hardies, où elle ne peut rien comprendre.
Depuis ce temps-là, mes Frères, la folie est de-
venue une qualité honorable ; et l'apôtre saint Paul
a publié, de la part de Dieu, cet édit que j'ai ré-
cité dans mon texte : « Si quelqu'un veut être sage,
» il faut nécessairement qu'il soit fou » : Stultusjiat ,
ut sit sapiens. C'est pourquoi ne vous étonnez pas si
(0 De came Chr. n. 5. — V») Ibid.
4^4 PÀJVÉGYRIQTJE
ayant entrepris aujourd'hui le panégyrique de saint
François, je ne fais autre chose que vous montrer
sa folie , beaucoup plus estimable que toute la pru-
dence du monde. Mais d'autant que la première et
la plus grande folie, c'est-à-dire, la plus haute et la
plus divine sagesse que l'Evangile nous prêche, c'est
l'incarnation du Sauveur; il ne sera pas hors de
propos, pour prendre déjà quelque idée de ce que
j'ai à vous dire , que vous fassiez réflexion sur cet
auguste mystère , pendant que nous réciterons les
paroles que lange adressa à Marie , lorsqu'il lui en
apporta les nouvelles. Implorons donc l'assistance du
Saint-Esprit par l'intercession de la sainte Vierge.
Ave.
Cette orgueilleuse sagesse du siècle , qui , ne pou-
vant comprendre la justice des voies de Dieu, em-
ploie toutes seslausses lumières à les contredire ,
se trouve merveilleusement confondue par la doc-
trine de l'Evangile, et par les très -saints mystères
du sauveur Jésus. Déjà la toute -puissance divine
avoit commencé à lui faire sentir sa foiblesse dès
l'origine de l'univers , en lui proposant des énigmes
indissolubles dans tous les ordres des créatures,
et lui présentant le monde comme un sujet éter-
nel de questions inutiles, qui ne seront jamais
terminées par aucunes décisions. Et certes, il étoit
vraisemblable que ces grands et impénétrables se-
crets , qui bornent et resserrent si fort les connois-
sances de l'esprit humain, donneroient en même
temps des limites à son orgueil. Toutefois à notre
malheur, il n'en est pas arrivé de la sorte, et en
DE SAINT FRANÇOIS d'àSSISE. 42^
voici la cause qui me semble la plus apparente :
c'est que la raison humaine , toujours téméraire et
présomptueuse, ayant entrevu quelque petit jour
dans les ouvrages de la nature, s'est imaginée dé-
couvrir quelque grande et merveilleuse lumière ; au
lieu d'adorer son Créateur , elle s'est admirée elle-
même. L'orgueil, comme vous savez, chrétiens, a
cela de propre, qu'il prend son accroissement de
lui-même, 'si petits que puissent être ses coramen-
cemens, parce qu'il enchérit toujours sur ses pre-
mières complaisances par ses flatteuses réflexions.
Ainsi l'homme s'étant trop plu dans ses belles
conceptions, s'est persuadé que tout l'ordre du
monde devoit aller selon ses maximes. Il s'est enfin
lassé de suivre la conduite que Dieu lui avoit pres-
crite, afin de le ramener à lui comme à son prin-
cipe. Au contraire , il a voulu que la divinité se
réglât selon ses idées : il s'est fait des dieux à sa
mode, il a adoré ses ouvrages et ses fantaisies; et
s'étant évanoui, comme dit l'apôtre (0, dans l'incer-
titude de ses pensées, lorsqu'il a cru se voir élevé
au comble de la sagesse, il s'est précipité dans une
extrême folie : Dicentes enim se esse sapientes, stulti
facti sunt (2).
C'est pourquoi cette sagesse éternelle qui prend
plaisir de guérir ou de confondre la sagesse humaine,
s'est sentie obligée de former de nouveaux desseins
et de commencer un nouvel ordre de choses par
notre Seigneur Jésus -Christ; et admirez, s'il vous
plaît, la profondeur de ses jugemens. Dans le pre-
mier ouvrage que Dieu nous avoit proposé, qui est
(') Rom i. ai. — (a) Ibicl. 22.
4*2(> Î>A.NÉGYRIQUE
cette belle fabrique du monde, notre esprit y voyoit
d'abord des traits de sagesse infinie. Dans le second
ouvrage , qui comprend la doctrine et la vie de notre
Maître crucifié, il n'y découvre au premier aspect
que folie et extravagance. Dans le premier nous vous
disions tout-à-1'heure que la raison humaine y avoit
compris quelque chose ; et en étant devenue inso-
lente, elle n'a pas voulu reconnoître celui qui lui
donnoit ses lumières. Dans le second dessein, qui
est d'une toute autre excellence, toutes ses connois-
sances se perdent, elle ne sait du tout où se prendre;
et par-là il faudra nécessairement , ou bien qu'elle
se soumette à une raison plus haute, ou bien qu'elle
soit confondue : et de façon ou d'autre, la victoire
demeurera à la sagesse divine.
Et c'est ce que nous apprenons par ce docte rai-
sonnement de l'apôtre. Notre Dieu, dit ce grand
personnage, avoit introduit l'homme dans ce bel
édifice du monde, afin qu'en admirant l'artifice, il
en adorât l'architecte. Cependant l'homme ne s'est
pas servi de la sagesse que Dieu lui donnoit, pour
reconnoître son Créateur par les ouvrages de sa sa-
gesse, ainsi que l'apôtre nous le déclare : Quia in
Dei sapientia non cognovit mundus per sapientiam
Deum ('). Et bien qu'en arrivera-t-il , saint apôtre?
Pour cela , continue-t-il , Dieu a posé cette loi éter-
nelle, que dorénavant les croyans ne pussent être
sauvés que par la folie de la prédication : Placuit
Deo per stullitiam prœdicationis salvos facere cre-
dentes (2). A. quoi te résoudras-tu donc , ô aveugle
raison humaine ? Te voilà vivement pressée par cette
MLCor. i. ai. — W/foi.
DE SAINT FRANÇOIS ^ASSISE. 427
sagesse profonde , qui paroît à tes yeux sous une fo-
lie apparente. Je te vois, ce me semble, réduite à
de merveilleuses extrémités , parce que de côté ou
d'autre la folie t'est inévitable : car dans la croix de
notre Seigneur, et dans toute la conduite de l'Evan-
gile , les pensées de Dieu et les tiennes sont opposées
entre elles avec une telle contrariété, qui si les unes
sont sages , il faut par nécessité que les autres soient
extravagantes.
Que ferons-nous ici, chrétiens? Si nous cédons à
l'Evangile , toutes les maximes de prudence humaine
nous déclarent fous et de la plus haute folie. Si nous
osons accuser de folie la sagesse incompréhensible
de Dieu, il faudra que nous soyons nous-mêmes des
furieux et des démons. Ah! plutôt démentons toutes
nos maximes, désavouons toutes nos conséquences,
plions sous le joug de la foi ; et dépouillant cette fausse
sagesse , dont nous sommes vainement enflés , deve-
nons heureusement insensés pour l'amour de notre
Sauveur, qui, étant la sagesse du Père, n'a pas dédai-
gné de passer pour fou en ce monde , afin de nous
enseigner une prudence céleste : en un mot, s'il y a
quelqu'un parmi nous qui prétende à la véritable
sagesse, qu'il soit fou afin d'être sage : Slullusjial,
ut sit sapiens , dit le grand apôtre.
La voilà, la voilà , chrétiens, cette illustre, cette
généreuse , cette sage et triomphante folie du chris-
tianisme, qui dompte tout ce qui s'oppose à la
science de Dieu , qui rend humble ou qui renverse
invinciblement la raison humaine, et toujours en
remporte une glorieuse victoire. La voilà cette belle
folie, qui doit être le seul ornement du panégyrique
4**8 PANÉGYRIQUE
de saint François, selon que je vous l'ai promis, et
qui fera aujourd'hui son éloge. Pour cela , vous re-
marquerez, s'il vous plaît, qu'il y a une convenance
nécessaire entre les mœurs des chrétiens et la doc-
trine du christianisme. Cette folie apparente, qui est
dans la parole du Fils de Dieu , doit passer par imi-
tation dans la vie de ses serviteurs. Ils sont un Evan-
gile vivant : l'Evangile qui est écrit dans nos livres,
et celui que le Saint-Esprit daigne écrire dans l'ame
des saints, que l'on peut lire dans leurs actions
comme dans de beaux caractères , déplaisent éga-
lement à la fausse prudence du monde.
Figurez vous donc que François ayant considéré
ces grands et vastes chemins du monde, qui mènent
à la perdition , s'est résolu de suivre des routes en-
tièrement opposées. Le plus ordinaire conseil que
nous donne la sagesse humaine, c'est d'amasser beau-
coup de richesses, de faire valoir ses biens, d'en
acquérir de nouveaux : c'est à quoi on rêve dans
tous les cabinets , c'est de quoi on s'entretient dans
toutes les compagnies, c'est le sujet le plus ordi-
naire de toutes les délibérations. Il y a pourtant
d'autres personnes qui se croient plus raffinées, qui
vous diront que ces richesses sont des biens étran-
gers à la nature, qu'il vaut bien mieux jouir de la
douceur de la vie , et tempérer par les voluptés ses
amertumes continuelles; c'est une autre espèce de
sages. Mais encore y en a-t-il d'autres , qui repren-
dront peut - être ces sectateurs trop ardens des ri-
chesses et des délices. Pour nous, diront-ils, nous
faisons profession d'honneur, nous ne recherchons
rien avec tant de soin que la réputation et la gloire.
DE SAINT FRANÇOIS D'ASSISE. 429
Si vous pénétrez dans leurs consciences, vous trou-
verez qu'ils s'estiment les seuls honnêtes gens dans
le monde : ils consument leur esprit de veilles et
d'inquiétudes pour acquérir du crédit, pour être
élevés aux honneurs. Ce sont , à mon avis , les trois
choses qui font toutes les affaires du monde, qui
nouent toutes les intrigues , qui enflamment toutes
les passions, qui causent tous les empressemens.
Ah! que notre admirable François a bien reconnu
l'illusion de tous ces biens imaginaires ! Il dit que les
richesses captivent le cœur, que les honneurs l'em-
portent, <jue les plaisirs l'amollissent; que pour lui,
il veut établir ses richesses dans la pauvreté, ses dé-
lices dans les souffrances , et sa gloire dans la bas-
sesse. O ignorance ! ô folie ! Hé Dieu , que pense-
t-il faire? O.le plus insensé des hommes selon la sa-
gesse du siècle, mais le plus sage, le plus intelligent,
le plus avisé selon la sagesse de Dieu ! C'est ce que
je tâcherai de vous faire 'voir dans la suite de ce dis-
cours.
PREMIER POINT.
Quand je me suis proposé de vous entretenir au-
jourd'hui des trois victoires de saint François sur les
richesses du monde., sur ses plaisirs et sur ses hon-
neurs, je m'étois persuadé que je pourrois les repré-
senter les unes après les autres; mais je vois bien
maintenant que c'est une entreprise impossible, et
qu'ayant à commencer par la profession généreuse
qu'il a faite de la pauvreté, je suis obligé de vous
dire que, par cette seule résolution, il s'est mis in-
finiment au-dessus des honneurs et des opprobres ,
43û PANÉGYRIQUE
des incommodités et des agrémens, et de tout ce
que l'on appelle bien et mal dans le monde : car
enfin ce seroit mal connoître la nature de la pau-
vreté, que de la considérer comme un mal séparé
des autres. Je pense pour moi , chrétiens , que lors-
qu'on a inventé ce nom, on a voulu exprimer, non
point un mal particulier , mais un abîme de tous les
maux, et l'assemblage de toutes les misères qui affli-
gent la vie humaine. Et certes , j'oserois quasi assu-
rer que c'est quelque mauvais démon, qui, voulant
rendre la pauvreté tout - à - fait insupportable , a
trouvé le moyen d'attacher aux richesses tout ce
qu'il y a d'honorable et de plaisant dans le monde :
c'est pourquoi notre langage ordinaire les nomme
biens d'un nom général , parce qu'elles sont l'instru-
ment commun pour acquérir tous les autres. De
sorte que nous pourrions au contraire appeler la
pauvreté un mal général; parce que les richesses
ayant tiré de leur côté la joie , l'affluence, l'applau-
dissement , la faveur , il ne reste à la pauvreté que
la tristesse et le désespoir, et l'extrême nécessité;
et ce qui est plus insupportable, le mépris et la
servitude : et c'est ce qui fait dire au sage que « la
» pauvreté entroit en une maison tout ainsi qu'un
» soldat armé » : Pauperies quasi vir armatus (0.
L'étrange -comparaison !
Vous dirai-je ici, chrétiens, combien est effroya-
ble en une pauvre maison une garnison de soldats '
Plût à Dieu que vous fussiez en état de l'apprendre
seulement de ma bouche. Mais, hélas ! nos campagnes
désertes, et nos bourgs misérablement désolés, nous
(•) Prof. VI. II.
DE SAINT FRANÇOIS D'ASSISE. $3l
disent assez que c'est cette seule terreur qui a dissipé
deçà et delà tous leurs habitans. Jugez, jugez par-là
combien la pauvreté est terrible ; puisque la guerre,
l'horreur du genre humain, le monstre le plus cruel
que l'enfer ait jamais vomi pour la ruine des hommes ,
n'a presque rien de plus effroyable que cette déso-
lation, cette indigence, cette pauvreté qu'elle traîne
nécessairement avec elle. Mais du moins n'est-ce
pas assez que la pauvreté soit accablée de tant de
douleurs , sans qu'on la charge encore d'opprobre
et d'ignominie? Les fièvres, les maladies, qui sont
presque nos plus grands maux , encore ont-elles cela
de bon qu'elles ne font de honte à personne. Dans
toutes les autres disgrâces, nous voyons que chacun
prend plaisir de conter ses maux et ses infortunes :
la seule pauvreté a cela de commun avec le vice,
qu'elle nous fait rougir ; de même que si être pau-
vre, c'étoit être extrêmement criminel.
En effet, combien y a-t-il de personnes qui se
privent des contentemens, et même des nécessités
de la vie, afin de soutenir une pauvreté honorable?
Combien d'autres en voyons-nous qui se font effec-
tivement pauvres , tâchant de satisfaire à je ne sais
quel point d'honneur, par une dépense qui les con-
sume ? Et d'où vient cela , chrétiens, sinon que dans
l'estime des hommes , qui dit pauvre , dit le rebut
du monde? Pour cela, le prophète David, après
avoir décrit les diverses misères des pauvres, con-
clut enfin par cette excellente parole qu'il adresse à
Dieu : Tibi derelictus est pauperi.1) : « Seigneur,
» dit-il, on vous abandonne le pauvre » ; et voyons-
(«) Psal. ix. 35.
432 PANÉGYRIQUE
nous rien de plus commun dans le monde? Quand
les pauvres s'adressent à nous , afin que nous sou-
lagions leurs nécessités , n'est-il pas vrai que la faveur
la plus ordinaire que nous leur faisons, c'est de sou-
haiter que Dieu les assiste. Dieu soit à votre aide ,
leur disons-nous ; mais de contribuer de notre part
quelque chose pour les secourir, c'est la moindre
de nos pensées. Nous nous* en déchargeons sur la
miséricorde divine , ne considérant pas que c'est par
nos mains et par notre ministère , que Dieu a résolu
de leur faire cette miséricorde que nous leur sou-
haitons : tant il est vrai que personne ne se met en
peine des pauvres. Chacun s'inquiète, chacun s'em-
presse à servir les grands, et il n'y a que Dieu seul
à qui les pauvres ne soient point à charge : Tibi
derelictus est.
Cela étant ainsi, comme l'expérience nous le fait
voir, quand un homme accommodé dans le siècle,
comme saint François, prend la résolution de se
plaire dans les bassesses de la pauvreté, ne faut-il
pas que ce soit une ame extrêmement touchée du
mépris de tous ces biens imaginaires, qui remportent
parmi nous un si grand applaudissement ? Le voyez-
vous, chrétiens; François, ce riche marchand d'As-
sise , que son père a envoyé à Rome pour les affaires
de son négoce , le voyez-vous qui s'entretient avec
un pauvre au milieu des rues ? Hé Dieu , qu'a de
commun le négoce avec cette sorte de gens? Quel
marché veut -il faire avec ce pauvre homme? Ah !
l'admirable trafic, le riche et précieux échange! il
veut avoir l'habit de ce pauvre , et pour cela il lui
donne le sien; et après, ravi d'avoir fait un si bel
échange ,
DE SAINT FRANÇOIS D'ASSISE. ^'63
échange , d'un habit honnête contre un autre tout
déchiré , il paroît tout joyeux habillé en pauvre ,
pendant que le pauvre a peine à se reconnoître sous
son habit de bourgeois.
Jésus , mon Sauveur , qui dites que l'on vous
habille quand on couvre la nudité de vos pauvres ,
pourrois-je bien ici exprimer combien cette action
vous fut agréable? L'histoire ecclésiastique m'ap-
prend que saint Martin , votre serviteur , ayant
donné la moitié de son manteau à un pauvre qui
lui demandoit l'aumône, vous lui apparûtes la nuit
dans une vision merveilleuse , paré superbement de
cette moitié de manteau , vous glorifiant en la pré-
sence de vos saints anges que Martin , encore caté-
chumène, vous avoit donné cet habit. Me permet-
trez-vous , ô mon maître, une parole familière, que
j'ose ici avancer ensuite de ce que vous dites vous-
,même? S'il est vrai que vous estimiez qu'on vous
donne lorsqu'on fait largesse à vos pauvres (0 , com-
bien vous glorifierez - vous du don que vous fait
François? Ce n'est pas de son manteau seulement
qu'il se dépouille pour l'amour de vous : il veut
vous revêtir tout entier ; il vous fait présent d'un
habit complet. Bien plus, ayant appris de votre
Evangile que, lorsque vous étiez sur la terre, vous
vous étiez toujours plu dans la pauvreté ; non eon-
tent de vous avoir habillé, il semble vous demander
à son tour que vous l'habilliez à votre façon : il se
couvre d'un habit de pauvre , afin d'être semblable
à vous.
Et dans ce merveilleux appareil, d'autant plus
(») Matth. xxv. 36. #
BOSSUET. XVI. 28
434 PANÉGYRIQUE
magnifique qu'il étoit abject, suivons-le, s'il vous
plaît, mes chers Frères, nous verrons une action
qui sans doute sera surprenante. Il s'en va à l'Eglise
de Dieu, à la me'moire des apôtres saint Pierre et
saint Paul, ces deux pauvres illustres qui ont vu
les empereurs prosternés devant leurs tombeaux :
là, sans considérer qu'il pourvoit être aisément con-
nu , et vous savez que le commerce donne toujours
beaucoup d'habitudes, il se mêle parmi les pauvres
qu'il sait être les frères et les bien-aimés du Sauveur;
il fait son apprentissage de cette pauvreté généreuse
à laquelle mon maître l'appelle ; il goûte à longs
traits la honte et l'ignominie qui lui a été si agréable ;
il se durcit le front contre cette molle et lâche pu-
deur du siècle , qui ne peut souffrir les opprobres ,
bien qu'ils aient été consacrés en la personne du Fils
de Dieu. Ha , qu'il commence bien à faire profession
de la folie de la croix, et de la pauvreté évangé-
lique !
Mais avant que de passer outre à ses autres actions,
fidèles, il est nécessaire, afin que nous en connois-
sions mieux le prix, que nous tâchions de nous dé-
tromper de cette folle admiration des richesses ,
dans laquelle on nous a élevés : il faut que je vous
fasse voir , par des raisonnemens invincibles , les
grandeurs de la pauvreté selon les maximes de l'E-
vangile ; d'où il vous sera aisé de conclure combien
est injuste le mépris des pauvres, que je vous repré-
sentais tout-à- l'heure. Mais afin de le faire avec plus
de fruit, laissons, laissons, s'il vous plaît, aux ora-
teurs du monde la pompe et la majesté du style pa-
négyrique. Ils ne se mettent point en peine que
l'on les entende, pourvu qu'ils reconnoissent que
DE SAINT FRANÇOIS d'àSSISE. 435
l'on les admire. Pour nous qui sommes ici dans la
chaire du sauveur Jésus, ornons notre discours de
la simplicité de son Evangile, et repaissons nos âmes
de vérités solides et intelligibles.
Je dis donc, ô riches du siècle, que vous avez
tort de traiter les pauvres avec un mépris si inju-
rieux : afin que vous le sachiez, si nous voulions
monter à l'origine des choses , nous trouverions
peut-être qu'ils n'auroient pas moins de droit que
vous aux biens que vous possédez. La nature, ou
plutôt, pour parler plus chrétiennement, Dieu, le
Père commun des hommes a donné dès le commen-
cement un droit égal à tous ses enfans sur toutes les
choses dont ils ont besoin pour la conservation de
leur vie. Aucun de nous ne se peut vanter d'être plus
avantagé que les autres par la nature; mais l'in-
satiable désir d'amasser n'a pas permis que cette
belle fraternité pût durer long-temps dans le monde.
Il a fallu venir au partage et à la propriété , qui a
produit toutes les querelles et tous les procès : de là
est né ce mot de mien et de tien , cette parole si
froide, dit l'admirable saint Jean-Chrysostôme (0 j
de là cette grande diversité de conditions , les uns
vivant dans l'affluence de toutes choses, les autres
languissant dans une extrême indigence. C'est pour-
quoi plusieurs des saints Pères ayant eu égard , et à
l'origine des choses , et à cette libéralité générale de
la nature envers tous les hommes, n'ont pas fait de
difficulté d'assurer que c'étoit en quelque sorte frus-
trer les pauvres de leur propre bien , que de leur
dénier celui qui nous est superflu.
(') Hom. de S. Philog. n. 1 ; tom. J,p. 493.
436 PANÉGYRIQUE
Je ne veux pas dire par^là, mes Frères, que vous
ne soyez que les dispensateurs des richesses que vous
avez ; ce n'est pas ce que je prétends. Car ce partage
de biens s'étant fait d'un commun consentement de
toutes les nations , et ayant été autorisé par la loi
divine, vous êtes les maîtres et les propriétaires de
la portion qui vous est échue : mais sachez que si
vous en êtes les véritables propriétaires selon la jus-
tice des hommes, vous ne devez vous considérer que
comme dispensateurs devant la justice de Dieu, qui
vous en fera rendre compte. Ne vous persuadez pas
qu'il ait abandonné le soin des pauvres : encore que
vous les voyiez destitués de toutes choses , gardez-
vous bien de croire qu'ils aient tout-à-fait perdu ce
droit si naturel qu'ils ont, de prendre dans la masse
commune tout ce qui leur est nécessaire. Non, non,
ô riches du siècle, ce n'est pas pour vous seuls que
Dieu fait lever son soleil , ni qu'il arrose la terre ,
ni qu'il fait profiter dans son sein une si grande di-
versité de semences : les pauvres y ont leur part
aussi bien que vous. J'avoue que Dieu ne leur a
donné aucun fonds en propriété; mais il leur a assi-
gné leur subsistance sur les biens que vous possédez,
tout autant que vous êtes de riches. Ce n'est pas
qu'il n'eût bien le moyen de les entretenir d'une
autre manière , lui sous le règne duquel les animaux,
même les plus vils, ne manquent d'aucunes des choses
convenables à leur subsistance : ni sa main n'est
point raccourcie , ni ses trésors ne sont point épuisés ;
mais il a voulu que vous eussiez l'honneur de faire
vivre vos semblables. Quelle gloire en vérité, chré-
tiens , si nous la savions bien comprendre ! Par con-
DE SAINT FRANÇOIS b'à.SSISE. £3j
séquent, bien loin de mépriser les pauvres, vous les
devriez respecter , les considérant comme des per-
sonnes que Dieu vous adresse et vous recommande.
Car enfin méprisez-les, traitez-les indignement
tant qu'il vous plaira , il faut néanmoins qu'ils vivent
à vos dépens, si vous ne voulez encourir l'indigna-
tion de celui , qui , parmi ces noms si augustes d'Eter-
nel et de Dieu des armées , se glorifie encore de se
dire le père des pauvres. Vive Dieu, dit le Seigneur,
c'est jurer par moi-même , le ciel et la terre, et
tout ce qu'ils enferment, est à moi : vous êtes obligés
de me rendre la redevance de tous les biens que
vous possédez. Mais certes pour moi, je n'ai que
faire ni de vos offrandes ni de vos richesses : je suis
votre Dieu , et n'ai pas besoin de vos biens. Je ne
peux souffrir de nécessite qu'en la personne des pau-
vres, que j'avoue pour mes enfans; c'est à eux que
j'ordonne que vous payiez fidèlement le tribut que
vous me devez. Voyez -vous , mes Frères ; ces pau-
vres, que vous méprisez tant, Dieu les établit ses
trésoriers et ses receveurs généraux : il veut que l'on
consigne en leurs mains tout l'argent qui doit en-
trer dans ses coffres. Il ne leur donne ici-bas aucun
droit qu'ils puissent exiger par une justice étroite ;
mais il leur permet de lever sur tous ceux qu'il a
enrichis un impôt volontaire, non par contrainte,
mais par charité. Que si on les refuse , si on les mal-
traite, il n'entend pas qu'ils portent leur plainte
par-devant des juges mortels ; lui-même il écoutera
leurs cris du plus haut des cieux : comme ce qui est
dû aux pauvres, ce sont ses propres deniers , il en
438 PANÉGYRIQUE
a réservé la connoissance à son tribunal. C'est moi
qui les vengerai, dit-il : je ferai miséricorde à qui
leur fera miséricorde, je serai impitoyable à qui
sera impitoyable pour eux. Merveilleuse dignité des
pauvres ! la grâce , la miséricorde , le pardon est en-
tre leurs mains ; et il y a des personnes assez insen-
sées pour les mépriser : mais encore n'est-ce pas là
par où saint François les considère le plus.
Ce petit enfant de Bethléem , c'est ainsi qu'il ap-
pelle mon Maître, ce Jésus « qui étant si riche s'est
» fait pauvre pour l'amour de nous , afin de nous
» enrichir par son indigence » , comme dit l'apôtre
saint Paul (0; ce roi pauvre, qui venant au monde
n'y trouve point d'habit plus digne de sa grandeur
que celui de la pauvreté, c'est là ce qui touche son
ame. Ma chère pauvreté, disoit-il, si basse que soit
ton extraction, selon le jugement des hommes, je
ne puis que je ne t'estime , depuis que mon Maître
t'a épousée. Et certes , il avoit raison , chrétiens. Si
un roi épouse une fille de basse extraction, elle
devient reine : on en murmure quelque temps;
mais enfin on la reconnoît : elle est ennoblie par le
mariage du prince; sa noblesse passe à sa maison,
ses parens ordinairement sont appelés aux plus
belles charges, et ses enfans sont les héritiers du
royaume. Ainsi après que le Fils de Dieu a épousé
la pauvreté , bien qu'on y résiste , bien qu'on en
murmure , elle est noble et considérable par cette
alliance. Les pauvres, depuis ce temps-là, sont les
confidens du Sauveur, et les premiers ministres de
(') //. Cor. vm. 9.
, DE SAINT FRANÇOIS d'ASSISE. 4^9
ce royaume spirituel, qu'il est venu établir sur la
terre. Jésus même, dans cet admirable discours
qu'il fait à un grand auditoire sur cette mystérieuse
montagne, ne daignant parler aux riches , sinon pour
foudroyer leur orgueil, adresse la parole aux pau-
vres, ses bons amis, et leur dit avec une incroyable
consolation de son ame : « O pauvres, que vous êtes
» heureux, parce qu'à vous appartient le royaume
>j de Dieu » : Beati pauperes 3 quia vestrutn est reg-
num Dei (0.
Heureux donc mille et mille fois le pauvre Fran-
çois, le plus ardent, le plus transporté, et, si j'ose
parler de la sorte, le plus désespéré amateur de la
pauvreté qui ait peut-être été dans l'Eglise. Avec
quel excès de zèle ne l'a-t-il point embrassée ? Com-
bien belle, combien généreuse , combien digne d'être
consacrée à la mémoire éternelle de la postérité ,
fut cette réponse qu'il fit à son père , lorsqu'il le
pressoit, en présence de l'évêque d'Assise, de renon-
cer à ses biens ? Il accusoit son fils d'être le plus ex-
cessif en dépense, qui fût dans tout le pays. Il ne
sauroit , disoit - il , refuser un pauvre : il ne peut
souffrir qu'il y ait dans la ville des familles nécessi-
teuses. Il vend toutes mes marchandises, et leur en dis-
tribue le prix. Et en effet , chrétiens, à voir comme
François en usoit, on eût dit qu'il avoit engagé son
bien aux paxwres de la province; et que l'aumône
qu'il leur faisoit étoit moins un bienfait qu'une dette.
Et parce que tout son patrimoine ne pouvoit suffire
à payer ces dettes infinies d'une charité immense et
sans bornes , son père soutenoit qu'il étoit obligé à
t1) Luo. VI. 20. ' .
44° Ï>ÀNÉGYRIQTJÈ
faire cession de biens ; d'autant plus , disoit-il, qu'il
étoit incorrigible , et qu'il n'y avoit aucune appa-
rence qu'il devînt meilleur ménager.
Que répondra François à des accusations si pres-
santes, faites avec toute la véhémence de l'autorité
paternelle? O Dieu éternel, que vous inspirez de
belles réponses à vos serviteurs , quand ils se laissent
conduire à votre Esprit saint ! Tenez, dit François,
animé d'un instinct céleste, tenez, ô mon père, je
vous donne plus que vous ne voulez ; et dans le même
moment, jetant à ses pieds ses habits : Jusqu'ici,
poursuit-il , je vous avois appelé mon père ; mainte-
nant que je n'attendrai plus aucun bien de vous, j'en
dirai plus hardiment , et avec une confiance plus
pleine, Notre Père qui êtes aux cieux. Quelle élo-
quence assez forte , quels raisonneniens assez magni-
fiques pourroient ici égaler la majesté de cette pa-
role? O la belle banqueroute que fait aujourd'hui
ce marchand ! O homme, non tant incapable d'avoir
des richesses , que digne de n'en avoir pas , digne
d'être écrit dans le livre des pauvres évangéliques,
et de vivre dorénavant sur le fonds de la Provi-
dence ! Enfin il a rencontré cette pauvreté si ardem-
ment désirée , en laquelle il avoit mis son trésor :
plus on lui ôte, plus on l'enrichit. Que l'on a bien
fait de le dépouiller entièrement de ses biens , puis-
qu'aussi bien on vouloit lui ravir ce qu'il estimoit de
plus beau dans toutes ces possessions, qui étoit le
pouvoir de les répandre abondamment sur les pau-
vres. Il a trouvé un Père qui ne l'empêchera pas de
donner , ni ce qu'il gagnera par le travail de ses
mains, ni ce qu'il pourra obtenir de la charité des
DE SAINT FRANÇOIS d'aSSISE. 44*
fidèles. Heureux , de n'avoir plus rien dans le siècle,
son habit même lui venant d'aumône! Heureux, de
n'avoir d'autre bien que Dieu , de n'attendre rien
que de lui , de ne recevoir rien que pour l'amour de
lui ! Grâce à la miséricorde divine , il n'a plus au-
cune affaire que de servir Dieu : toute sa nourriture
est de faire sa volonté. Que son état est différent de
celui des riches ! Vous le verrez dans ma seconde
partie.
SECOND POINT.
Quand je vous considère , ô riches du siècle, vous
me semblez bien pauvres en comparaison de François.
Vous ne sauriez avoir tant de richesses, que vos pas-:
sion déréglées n'en consument encore davantage. Il
vous en faut pour la nécessité, pour la vanité, pour
le luxe , pour les plaisirs , pour la pompe , pour la
parade , pour mille superfluités. François , au con-
traire, ne sauroit avoir ni un habillement si sordide,
ni une nourriture si modique, qu'il ne soit parfai-
tement satisfait; tout prêt même à mourir de faim,
si telle est la volonté de son Père. Il s'en va tantôt
dans une sombre forêt , tantôt sur le haut d'une mon-
tagne, admirant les ouvrages de Dieu, invitant toutes
les créatures à le louer et à le bénir , leur prêtant
pour cela son intelligence et sa voix, passant les
jours et les nuits à prononcer, à méditer, à goûter
cette pieuse parole : « Notre Père , qui êtes aux
» cieux » : et cette autre : « Mon Dieu et mon tout » ,
qu'il avoit sans cesse à la bouche : Deus meus et ont-
nia. Il court par toutes les villes, par toutes les bour-
gades, par tous les hameaux : il lève hautement
442 PANÉGYRIQUE
l'étendard de la pauvreté'; il commence à exercer
un nouveau genre de négoce , il établit le plus beau
et le plus riche commerce, dont on se puisse jamais
aviser. O vous, disoit-il, vous qui désirez acquérir
cette perle unique de l'Evangile , venez, associons-
nous, afin de trafiquer dans le ciel : vendez tous vos
biens, donnez tout aux pauvres; venez avec moi,
libres de tous soins séculiers ; venez, nous ferons pé-
nitence ; venez , nous louerons et servirons notre Dieu
en simplicité et en pauvreté.
O sainte compagnie, qui commencez à vous as-
sembler sous la conduite de saint Frauçois, puissiez-
vous, en vous étendant de toutes parts, inspirer à
tous les hommes du monde un généreux mépris des
richesses , et porter tous les peuples à l'exercice de
la pénitence. Mais que prétendez-vous faire avec
ces habits d'une forme si singulière, si pesans en été,
si peu propres à vous garantir des rigueurs du froid?
Pourquoi n'avez-vous plus d'égard à la nécessité ou
à la foiblesse de la chair ? Fidèles, le pauvre François,
qui leur a donné ce conseil, ne comprend pas ce
discours: il est prévenu d'autres maximes plus mâles
et plus élevées. Il se souvient de ces feuilles de figuier
qui couvrirent, dans le paradis, la nudité de nos
premiers parens, sitôt que leur désobéissance la
leur eut fait connoître. Il songe que l'homme a été
, nu, tant qu'il a été innocent; et par conséquent
que ce n'est pas la nécessité, mais le péché et la
honte qui ont fait les premiers habits. Que si c'est le
péché qui a habillé la nature corrompue, il juge
qu'il sera bienséant que la pénitence l'habille, après
qu'elle a été réparée.
DE SAINT FRANÇOIS d'aSSISE. 44"^
Mais pourquoi vous exténuez -vous par tant de
jeûnes? Pourquoi vous consumez -vous par tant de
veilles? Pourquoi vous jetez -vous sur ces neiges?
Pourquoi vois-je ce cilice inse'parable de votre corps,
que l'on pourroit prendre pour une autre peau qui
se seroit formée sur la première? Répondez, Fran-
çois, répondez : vos sentimens sont si chrétiens,
que je croirois diminuer quelque chose de leur gé-
nérosité , si je ne vous les faisois exposer à vous-
même. Qui êtes-vous, dira-t-il, vous qui me faites
cette question ? Ignorez - vous que le nom de chré-
tien signifie un homme souffrant? Ne vous souve-
nez-vous pas de ces deux braves athlètes, Paul et
Barnabe, qui alloient confirmant et consolant les
Eglises? Et que leur disoient-ils pour les consoler?
« Qu'il falloit par de longs travaux, et une grande
» suite de tribulations, parvenir au royaume des
» cieux » : Quia per multas angustias et tribula-
tiones oportet pervenire ad regnum Dei (0. Sachez,
poursuivra-t-il , et pardonnez-moi, chrétiens, si je
prends plaisir aujourd'hui à vous faire parler si
souvent ce merveilleux personnage : sachez donc,
dira-t-il, que nous autres chrétiens « nous avons
» un corps et une arae qui doivent être exposés à
» toute sorte d'incommodités » : Ipsam animam ,
ipsumque corpus expositum omnibus ad injuriant
gerimus (2). Et c'est ainsi que pour suivre le com-
mandement de l'apôtre (3) , afin de ne point courir
en vain, « je travaille à dompter mon corps, et à
» réduire en servitude l'appétit de ces voluptés,
(') Act. xiv. 21. — (•) Tertull. de Patient, n. 8. — C3)/- Cor. ix.
26, 27.
444 PANÉGYRIQUE
» qui , par leur délicatesse , rendent molle et effé-
» minée cette mâle vertu de la foi » : Discutiendœ
sunt deliciœ, quarum mollitiâ etfluxu ûdei virtus
ejfeminari potest (0. Après tout , « quelles plus
» grandes délices à un chrétien , que le dégoût des
» délices » ? Quœ major voluptas , quàm fastidium
ipsius voluptatis (2) ? « Quoi, ne pourrons -nous
» pas vivre sans plaisir , nous qui devons mourir
» avec plaisir » ? Non possumus vivere sine volup-
tate, qui mori cum voluptale debemus (3)? Ce sont
les paroles du grave Tertullien , qu'il prêtera vo-
lontiers aux sentimens de François, si dignes de
cette première vigueur et fermeté des mœurs chré-
tiennes. -
Sévère, mais évangélique doctrine -, dures , mais
indubitables vérités , qui faites frémir tous nos
sens, et paroissez si folles à notre aveugle sagesse :
c'est vous qui avez rendu l'inimitable François
si heureusement insensé ; c'est vous qui l'avez en-
flammé d'un violent désir du martyre, qui lui fait
chercher de toutes parts quelque infidèle qui ait
soif de son sang. Et certes il est véritable , encore
que tous nos sens y répugnent, qu'un chrétien, qui
est blessé de l'amour de notre Sauveur, n'a pas de
plus grand plaisir que de répandre son sang pour
lui. C'est là, peut-être, le seul avantage que nous
pouvons remporter sur les anges. Ils peuvent bien
être les compagnons de la gloire de notre Seigneur ;
mais ils ne peuvent pas être les compagnons de sa
mort. Ces bienheureuses intelligences peuvent bien
(0 Tertul. de Cullufemin. n. i3. — W Idem, de Spect. n. 29. —
(3) Ibid. n. 38.
DE SAINT FRANÇOIS D'ASSISE. 44^
paroître devant la face de Dieu, comme des vic-
times brûlantes d'une charité éternelle ; mais leur
nature impassible ne leur permet pas de faire une
généreuse épreuve de leur affection parmi les souf-
frances, et de recevoir cet honneur, si doux à celui
qui aime , d'aimer jusqu'à mourir, et même de mou-
rir par amour. Pour nous, au contraire, nous jouis-
sons de ce précieux avantage ; car des deux sortes
de vies qu'il a plu à Dieu nous donner, l'une, im-
mortelle et incorruptible , fera durer notre amour
éternellement dans le ciel ; et pour l'autre, qui est
périssable, nous la lui pouvons immoler pour signa-
ler cet amour sur la terre. Et c'est , comme je vous
disois tout -à- l'heure, ce qui peut arriver de plus
doux à une ame vraiment percée des traits de l'a-
mour divin.
Ne voyez-vous pas , chrétiens , que le sauveur Jé-
sus durant le cours de sa vie mortelle, n'a point eu
de plus délicieuse pensée, que celle qui lui repré-
sentoitla mort qu'il devoit endurer pour l'amour de
nous? Et d'où lui venoit ce goût, ce plaisir ineffable
qu'il ressentoit dans la considération de maux si pé-
nibles et si étranges? C'est parce qu'il nous aimoit
d'une charité immense, dont nous ne saurions ja-
mais nous former qu'une très foible idée. C'est pour-
quoi il brûle d'impatience de voir bientôt luire au
monde cette pâque si mémorable (0, qu'il devoit
sanctifier par sa mort. Il soupire sans cesse après
ce baptême de sang (2) , et après cette heure der-
nière , qu'il appeloit aussi son heure par excel-
lence^), comme étant celle où son amour devoit
(*) Luc. xxii. i5. — 00 Luc. xii. 5o. — (3) Joan. xm. i.
446 PANÉGYRIQUE
triompher. Lorsque Jean-Baptiste, son saint précur-
seur, voit reposer le Saint-Esprit sur sa tête (0 , que
le ciel s'entrouvre sur lui, que le Père le recon-
noît publiquement pour son Fils ; ce n'est pas là ,
chrétiens, ce qu'il appelle son heure. Cette heure,
qui est la sienne, selon sa façon de parler ordinaire,
et selon la phrase de l'Ecriture , c'est celle à la-
quelle, portant nos iniquités sur le bois, il se doit
immoler pour nous par un sacrifice de charité.
Que si le Créateur trouve une joie si parfaite à
mourir pour sa créature , quel contentement doit
éprouver la créature de mourir pour son Créateur?
Et c'est ici où l'ame fidèle ressent de merveilleux
transports dans la contemplation de notre Maître cru-
cifié. Ce sang précieux, qui ruisselle de toutes parts
de ses veines cruellement déchirées , devient pour elle
comme un fleuve de flammes , qui l'embrase d'une
ardeur invincible de se consumer pour lui. Et pour-
rions-nous voir notre brave et victorieux capitaine
verser son sang pour notre salut avec une si grande
joie, sans que le nôtre s'échauffât en nous-mêmes
parce spectacle d'amour? Les médecins nous ap-
prennent que ce sont certains esprits chauds, et par
conséquent actifs et vigoureux, qui, se mêlant parmi
notre sang, le font sortir ordinairement avec une
grande impétuosité, sitôt que la veine est ouverte.
Ah! que le sang de Jésus-Christ, qui est coulé dans
nos veines par la vertu de ses sacremens , anime le
sang des martyrs d'une sainte et divine chaleur, qui
le fait jaillir d'ici-bas jusque sur le trône de Dieu,
lorsqu'une épée infidèle l'épanché pour la confes-
{})Matt, m. i6, 17.
DE SAINT FRANÇOIS d'àSSISE. 447
sion de la foi ! Regardez ces bienheureux soldats du
Sauveur, avec quelle contenance ils alloient se pré-
senter au supplice. Une sainte et divine joie e'clatoit
dans leurs yeux et sur leurs visages, par je ne sais
quelle ardeur plus qu'humaine, qui étonnoit tous
les spectateurs. C'est qu'ils considéroient en esprit
ces torrens du sang de Je'sus, qui se de'bordoient sur
leurs âmes par une inondation merveilleuse.
Je ne m'étonne donc plus si l'incomparable Fran-
çois désire si ardemment le martyre, lui qui ne per-
doit jamais de vue le Sauveur attaché a la croix , et
qui attiroit continuellement , de ses adorables bles-
sures, cette eau céleste de l'amour de Dieu, qui
jaillit jusqu'à la vie éternelle. Enivré de ce divin
breuvage , il court au martyre comme un insensé :
ni les fleuves, ni les montagnes, ni les vastes espaces
des mers ne peuvent arrêter son ardeur. Il passe en
Asie, en Afrique, partout où il pense que la haine soit
la plus échauffée contre le nom de Jésus. Il prêche
hautement à ces peuples la gloire de l'Evangile : il
découvre les impostures de Mahomet , leur faux pro-
phète. Quoi, ces reproches si véhémens n'animent
pas ces barbares contre le généreux François? Au
contraire ils admirent son zèle infatigable, sa fer-
meté invincible, ce prodigieux mépris de toutes les
choses du monde : ils lui rendent mille sortes d'hon-
neurs, François, indigné de se voir ainsi respecté
par les ennemis de son maître , recommence ses in-
vectives contre leur religion monstrueuse : mais
étrange et merveilleuse insensibilité! ils ne lui té-
moignent pas moins de déférence ; et le brave athlète
de Jésus-Christ voyant qu'il ne pouvoit mériter qu'ils
448 VAWÉGYRIQUE
lui donnassent la mort : Sortons d'ici, mon frère ,
disoit-il à son compagnon ; fuyons, fuyons bien loin
de ces barbares trop humains pour nous, puisque
nous ne les pouvons obliger ni à adorer notre maî-
tre , ni à nous persécuter, nous qui sommes ses ser-
viteurs. O Dieu , quand mériterons-nous le triomphe
du martyre, si nous trouvons des honneurs, même
parmi les peuples les plus infidèles ! Puisque Dieu
ne nous juge pas dignes de la grâce du martyre, ni
de participer à ses glorieux opprobres ; allons-nous-
en, mon Frère, allons achever notre vie dans le
martyre de la pénitence , ou cherchons quelque en-
droit de la terre , où nous puissions boire à longs
traits l'ignominie de la croix.
Ce seroit en cet endroit , chrétiens , qu'il se-
roit beau de vous représenter le dernier trait de
folie du sage et admirable François. Que vous seriez
ravis , de lui voir établir sa gloire sur le mépris des
honneurs! Quelles louanges ne donneriez-vous pas
à la naïve enfance de son innocente simplicité ; et à
cette humilité si profonde, par laquelle il se consi-
déroit comme le plus grand des pécheurs ; et à cette
confiance fidèle , qui lui faisoit fonder tout l'appui
de son espérance sur les mérites du Fils de Dieu; et
à cette crainte si humble qu'il avoit , de faire pa-
roître ces sacrés caractères de la passion du Sau-
veur, que Jésus crucifié, par une miséricorde inef-
fable , avoit imprimés sur sa chair ? Mais combien
seriez-vous étonnés , quand je vous dirois que Fran-
çois , François , cet admirable personnage , qui a
mené une vie plus angélique qu'humaine , refuse la
sainte prêtrise , estimant cette dignité trop pesante
pour
de saint François d'assise. 449
pour ses épaules? Hélas! quelque imparfaits que
nous soyons , nous y courons souvent sans y être
appelés, avec une hardiesse, une précipitation qui
fait frémir la religion : téméraires, qui ne compre-
nons pas la hauteur des mystères de Dieu, et la
vertu qu'ils exigent dans ceux qui prétendent en
être les dispensateurs. Et François au contraire,
cet ange terrestre, après tant d'actions héroïques,
et un si long exercice d'une vertu consommée ,
bien que tout l'ordre ecclésiastique lui tende les
bras comme à un homme qui devoit être un de ses
plus beaux luminaires, tremble et frémit au seul
nom de prêtre, et n'ose, malgré la vocation la plus
légitime, regarder que de loin une dignité si redou-
table. Mais certes, si je commençois à vous raconter
ces merveilles, j'entreprendrois un nouveau dis-
cours; et sur la fin de ma course, je m'ouvrirois
une carrière immense. Puis donc que nous faisons
dans l'Eglise les panégyriques des saints, moins
pour célébrer leurs vertus , qui sont déjà couron-
nées, que pour nous en proposer l'exemple, il vaut
mieux que nous retranchions quelque chose des
éloges de saint François, afin de nous réserver plus
de temps pour tirer quelque utilité jje sa vie.
Que choisirons-nous, chrétiens, dans les actions
de saint François, pour y trouver notre instruction?
Ce seroit peut-être une entreprise trop téméraire ,
que de rechercher curieusement celle de ses vertus
qui seroit la plus éminente : il n'appartient qu'à
celui qui les donne, d'en faire l'estimation. Que
chacun prenne donc pour soi ce qu'il sent en sa
conscience lui devoir être le plus utile; et moi,
Bossuet. xvi. 29
45o PANÉGYRIQUE
pour l'édification de l'Eglise, je vous proposerai ce
qui me semble le plus profitable au salut de tous :
et je ne sais quel sentiment me dit au fond de mon
cœur, que ce doit être le mépris des richesses, aux-
quelles il est tout visible que nous sommes trop
attachés. L'apôtre, parlant à Timothée^ instruit en
sa personne les prédicateurs comment ils doivent
exhorter les riches. « Commandez, dit- il , aux riches
» du siècle , qu'ils se gardent d'être hautains , et de
» mettre leur espérance dans l'incertitude des ri-
» chesses » : Divitibus hujiis sœculi prcecipe non su-
blime sapere , neque sperare in incerto diwitiarwni1).
C'est ce que dit l'apôtre saint Paul , où il touche
fort à propos les deux principales maladies des ri-
ches : la première, ce grand attachement à leurs
biens j la seconde, cette grande estime qu'ils font
ordinairement de leurs personnes, parce qu'ils voient
que leurs richesses les mettent en considération dans
le monde.
Or, mes Frères, quand je ne ferois ici que le per-
sonnage d'un philosophe, je ne manquerois pas de
raisons, pour vous faire voir que c'est une grande
folie de faire tant d'état de ces biçns qui nous peu-
vent être ravis par une infinité d'accidens , et dont
la mort enfin nous dépouillera sans ressource, après
que nous aurons pris beaucoup de peine à les sauver
des autres embûches que leur dressera la fortune.
Que si la philosophie a si bien reconnu la vanité
des richesses, nous autres chrétiens combien les de-
vons-nous mépriser; nous, dis- je, qui établissons
ce mépris, non sur des raisonnemens humains, mais
(*)/. Tint, vu 17,
DE SAINT FRANÇOIS D'ASSISE. 4-5l
sur des vérités que le Fils du Père éternel a scellées
et confirmées par son sang ? S'il est donc vrai que
l'héritage céleste , que Dieu nous a préparé par son
Fils unique, soit l'unique objet de nos espérances,
nous ne a"evons par conséquent estimer les choses,
que selon qu'elles nous y conduisent, et nous devons
détester au contraire tout ce qui s'oppose à un si
grand bonheur. Mais de tous les obstacles que le
diable met à notre salut, il n'y en a aucun ni plus
grand ni plus redoutable que les richesses. Pour-
quoi? Je n'en alléguerai aucune raison, je me con-
tenterai d'employer un mot de notre Sauveur, plus
puissant que toutes les raisons. Il est rapporté par
trois évangélistes, mais particulièrement par saint
Marc , avec une merveilleuse énergie.
Mes enfansbien-aimés, dit notre Maître à ses chers
disciples, après lesavoir long-temps regardés, afin
de leur faire entendre que ce qu'il avoit à leur en-
seigner étoit d'une importance extraordinaire : « Mes
» enfans bien-aimés, ô qu'il est difficile que les riches
» puissent être sauvés ! Je vous dis en vérité , qu'il
» est plus aisé de faire passer un câble ou un cha-
» meau par l'ouverture d'une aiguille (0 ». Ne vous
étonnez pas de cette façon de parler, qui nous
paroît extraordinaire. G'étoit un proverbe parmi les
Hébreux , par lequel ils exprimoient ordinairement
les choses qu'ils croyoient impossibles ; comme qui
diroit parmi nous, Plutôt le ciel tomberoit, ou
quelque autre semblable expression. Mais ce n'est
pas là où il faut s'arrêter : voyez , voyez seule-
ment en quel rang le Sauveur a mis le salut des
(') Marc. x. 24.
4^2 PANÉGYRIQUE
riches. Vous me direz peut-être que c'est une exa-
gération : sans doute vous vous flatterez de cette
pensée; et moi je soutiens au contraire, qu'il faut
entendre cette parole à la lettre. J'espère vous le
prouver par la suite de l'évangile : rendez -vous
attentifs; c'est le Sauveur qui parle, il est questioa
d'entendre sa parole , qui est la vie éternelle.
Quand vin homme parle avec exagération , cela
se remarque ordinairement à son action , à sa con-
tenance , et surtout au sentiment que son discours
imprime sur l'esprit de ses auditeurs. Par exemple,
s'il m'étoit arrivé de dire quelque chose de cette
sorte , vous le connoîtriez beaucoup mieux , et vous
en seriez meilleurs juges que ceux qui ne m'ont pas
entendu : rien de plus constant que cette vérité.
Or qui sont ceux qui ont écouté le Sauveur? Ce sont
les bienheureux apôtres. Quel sentiment ont-ils eu
de son discours? Ont- ils cru que cette sentence fût
prononcée avec exagération? Jugez-en vous-mêmes
par leur étonnement et par leur réponse. A ces
paroles du Sauveur, ditl'évangéliste, ils demeurent
entièrement interdits, admirant sans doute la vé-
hémence extraordinaire avec laquelle leur Maître
avoit avancé cette terrible proposition. Faisant en-
suite réflexion en eux-mêmes sur l'amour désor-
donné des richesses, qui règne presque partout, ils
se disent les uns aux autres : « Et qui pourra donc
» être sauvé» ? Et quis potest salvus JieriWl Ha,
qu'il est bien visible, par cette réponse, qu'ils avoient
pris à la lettre cette parole du Fils de Dieu; car il
est très-certain qu'une exagération ne les auroit pas
(0 Jil arc. x. 26.
DE SAINT FRANÇOIS D'ASSISE. 4^3
si fort émus. Mais Jésus n'en demeure pas là; au
contraire, les voyant étonnés, bien loin de leur
lever ce scrupule, comme les riches le souhaite-
roient, il appuie encore davantage. Vous dites, ô
mes disciples , que si cela est ainsi , le salut est donc
impossible : aussi est-il impossible aux hommes,
mais à Dieu il n'est pas impossible; et il en ajoute
la raison, parce que, dit-il, tout est possible à Dieu.
Que vous dirai-je ici , chrétiens ? Il pourvoit sem-
bler d'abord que le Fils de Dieu se seroit beaucoup
relâché de sa première rigueur. Mais certes, ce
seroit mal entendre la force de ses paroles; expli-
quons-les par d'autres endroits. Je remarque, dan9
les Ecritures, que cette façon de parler n'y est ja-
mais employée que dans une prodigieuse et invin-
cible difficulté. C'est alors en effet, quand toutes
les raisons humaines défaillent, qu'il semble abso-
lument nécessaire d'alléguer, pour dernière raison,
la toute- puissance divine. C'est ce que l'ange pra-
tique à l'égard de la sainte Vierge , lorsque lui vou-
lant faire entendre qu'elle pourroit enfanter et
demeurer vierge, il lui apporte l'exemple d'une sté-
rile qui a conçu; parce qu'enfin , poursuit-il, devant
Dieu rien n'est impossible. Faites comparaison de
ces choses. Une vierge peut concevoir, une stérile
peut enfanter, un riche peut être sauvé; ce sont
trois miracles dont les saintes Lettres ne nous ren-
dent point d'autre raison , sinon que Dieu est tout-
puissant. Donc il est vrai, 6 riche du siècle, que ton
salut n'est point un ouvrage médiocre ; donc il se-
rait impossible , si Dieu n'étoit pas tout-puissant ;
donc cette difficulté passe de bien loin nos pensées,
4 54 PANÉGYRIQUE
puisqu'il faut, pour la surmonter, une puissance in-
finie. \
Et ne me dites pas que cette parole ne vous touche
point , parce que peut-être vous n'êtes pas riches.
Si vous n'êtes pas. riches, vous avez envie de le
devenir; et ces malédictions des richesses doivent
tomber , non tant sur les riches , que sur ceux qui
désirent de l'être. C'est de ceux-là que l'apôtre
prononce (0 , qu'ils s'engagent dans le piège du
diable, et dans beaucoup de mauvais désirs, qui
précipitent l'homme dans la perdition. Le Fils de
Dieu, dans le texte que je vous citois tout-à-1'heure ,
ne parle pas seulement des riches , mais de ceux
« qui se fient aux richesses » : Confidentes in pecu-
niis. Or le désir et l'espérance étant inséparables,
il est impossible de les désirer sans y mettre son
espérance.
Vous raconterai-je ici tous les maux que ce mau-
dit désir des richesses a apportés au genre humain ?
Les fraudes, les voleries, les usures, les injustices,
les oppressions, les inimitiés, les parjures, les per-
fidies, c'est le désir des richesses qui les a ordinai-
rement amenés sur la terre. Aussi l'apôtre a- t-il
raison de dire, que «le désir des richesses est la
u racine de tous les maux » : Radix omnium malo-
rum est cupiditas (2). Pourquoi l'avaricieux , met-
tant sa joie et son espérance dans quelque mauvaise
année et dans la disette publique, prépare et agran-
dit-il ses greniers, afin d'y engloutir toute la subs-
tance du pauvre, qu'il lui fera acheter au prix de
son sang, lorsqu'il sera réduit aux abois? Pourquoi
(*) /. Tim. vi. 9. — W Ibid. 1 o. «
DE SAINT FRANÇOIS d'àSSISE. /{.55
le marchand trompeur prononce-t>il plus de men-
songes , plus de faux sermens qu'il ne débile de mar-
chandises ? Pourquoi le laboureur impatient mau-
dit-il si souvent son travail et la Providence divine?
Pourquoi le soldat impitoyable exerce-t-il une rapine
si cruelle? Pourquoi le juge corrompu vend et livre-
t-il son ame à Satan ? N'est-ce pas le désir des ri-
chesses ?
Mais surtout que ceux qui les possèdent veillent
soigneusement à leur ame : elles ont des liens invi-
sibles, dont nos cœurs ne se peuvent déprendre. Là
où est notre trésor, là est notre cœur : or un cœur
qui aime autre chose que Dieu ne peut être capable
d'aimer Dieu. « O si nous aimions Dieu comme il
j> faut , dit l'admirable saint Augustin , nous n'ai-
» merions point du tout l'argent » : O si Deum di-
gne amemus , nummos omnino non amabimus (0.
Partant, si nous aimons l'argent , il sera impossible
que nous aimions Dieu.
Tirez maintenant cette conséquence : les hommes
qui ont beaucoup de richesses, il est presque im-
possible qu'ils ne les aiment-, quand ils le voudroient
nier, cela paroît trop évidemment par la crainte
qu'ils ont de les perdre. Qui aime si fort les ri-
chesses , il est impossible qu'il aime Dieu : qui n'aime
pas Dieu, il est impossible qu'il soit sauvé. « O Dieu ,
» qu'il est difficile que ceux qui ont de grands biens ,
» parviennent au royaume du ciel » ! Quàm diffi-
cile qui pecunias possidentj possunt pervenire ad
regnum Dei !
Si les richesses sont donc si dangereuses, avisez,
[}) In Joan. Tract. xl, n. léÇtom. ni, part, n, col. 569.
456 PÀNÉGYKIQtJB
mes Frères, à ce que vous en devez faire. Dieu ne
vous les a pas données pour les enfermer dans des
coffres, ni pour les employer à tant de dépenses
superflues , pour ne pas dire pernicieuses. Elles vous
sont données pour sustenter Jésus-Christ, qui lan»
guit en la personne des pauvres : elles vous sont
données pour racheter vos iniquités , et pour amas-
ser des trésors éternels. Jetez, jetez les yeux sur tant
de familles nécessiteuses, qui n'osent vous exposer
leur misère ; sur les vierges de Jésus , que l'on voit
presque défaillir dans leurs cloîtres, faute de moyens
pour subsister ; sur tant de pauvres religieux, qui,
sous une mine riante, cachent souvent une grande
indigence. Un peu de courage, mes Frères, faites
quelques efforts pour l'amour de Dieu. Voyez avec
quelle abondance il a élargi ses mains sur nous par
la fertilité de cette année : élargissons les nôtres,
sur les misères de nos pauvres frères ; que personne
ne s'en dispense. Ne vous excusez pas sur la modi-
cité de vos facultés : Jésus mettra en ligne de compte ,
jusqu'au moindre présent que vous lui ferez avec un
cœur plein de charité : un verre d'eau même offert
dans cet esprit, peut vous mériter la vie éternelle.
C'est ainsi que les biens , qui sont ordinairement
un poison , se convertiront pour vous en remède
salutaire. Loin de perdre vos richesses en les distri-
buant , vous les posséderez d'autant plus sûrement ,
que vous les aurez plus saintement prodiguées. Les
pauvres vous les rendront d'une qualité bien plus
excellente ; car elles changent de nature en leurs
mains. Dans les vôtres elles sont périssables : elles
deviennent incorruptibles, sitôt qu'elles ont passé
DE SAINT FRANÇOIS ©'ASSISE. 4^7
dans les leurs. Ils sont plus puissans que les rois. Les
rois, par leurs édits, donnent quelque prix aux
monnoies : les pauvres les rehaussent de prix jusqu'à
une valeur infinie, sitôt qu'ils y appliquent leur
marque. Faites -vous donc des tre'sors qui ne pé-
rissent jamais : thésaurisez, pour le siècle futur,
un trésor inépuisable : mettez vos richesses à cou-
vert dans le ciel contre les guerres, contre les ra-
pines, contre toute sorte d'événemens ; déposez-les
entre les mains de Dieu. Faites -vous, par vos au-
mônes , de bons amis sur la terre , qui vous rece-
vront, après votre mort, dans ces éternels taberna-
cles, où le Père, le Fils et le Saint-Esprit, seul
Dieu vivant et immortel, est glorifié dans tous les
siècles des siècles. Amen.
458 PANÉGYRIQUE
AUTRE EXORDE
SUR LE MÊME SUJET.
Si quis videtur inter vos sapiens esse in hoc saeculo, stul-
tus fiât ut sit sapiens.
S'il y a quelqu'un parmi vous qui paroisse sage selon le
siècle, qu'il devienne/ou , afin d'être sage. I. Cor. m. 18.
\Jue pensez -vous, mes révérends Pères, que je
veuille faire aujourd'hui dans cette chaire sacrée?
Vous avez assemblé vos amis et vos illustres protec-
teurs, pour rendre leurs respects à votre saint pa-
triarche ; et moi je ne prétends autre chose que de
le faire passer pour un insensé : je ne veux racon-
ter que ses folies ; c'est l'éloge que je lui destine ,
c'est le panégyrique que je lui prépare. David ayant
fait le fou, en présence du roi Achis (0, ce prince
le fit éloigner. Mais l'insensé que je vous présente
mérite qu'on le regarde ; et David lui-même ayant
prononcé : « Bienheureux celui qui ne regarde pas
» les folies trompeuses » : Qui non respexil in vani-
tates et insanias falsas (2), a reconnu tacitement
qu'il y avoit une folie sublime et céleste , qui avoit
son fond dans la vérité. C'est de cette divine folie
(0 /. Reg. xxi. i4- — v1) Ps. xxxix. 5.
DE SAINT FRANÇOIS D'ASSISE. 4^9
que François étoit possédé; c'est celle que je dois
aujourd'hui vous représenter. Donnez -moi pour
cela, ô divin Esprit, non des pensées délicates, ni
un raisonnement suivi , mais de saints égaremens et
une sage extravagance, etc.
« Le monde avec la sagesse humaine n'ayant pas
» connu Dieu par les ouvrages de sa sagesse , il a
» plu à Dieu de sauver , par la folie de la prédica-
» tion , ceux qui croiroient en lui » : In Dei sapien-
tia non cognovit mundus per sapientiam Deum; pla-
cuit Deo per stultitiam prœdicationis salvos facere
credentes (0. Dieu donc indigné contre la raison
humaine, qui ne l'avoit pas voulu connoître parles
ouvrages de sa sagesse , ne veut plus désormais qu'il
y ait de salut pour elle que par la folie. Ainsi deux
desseins et deux ouvrages de Dieu forment toute la
suite de son œuvre dans le monde. Ces deux ou-
vrages semblent diamétralement opposés entre eux ;
car l'un est un ouvrage de sagesse , l'autre un ou-
vrage de folie. L'univers est celui de la sagesse. Y
a-t-il rien de mieux entendu que cet édifice , rien
de mieux pourvu que cette famille , rien de mieux
gouverné que cet empire ? Dieu avoit dessein de sa-
tisfaire la raison humaine; mais elle l'a méprisé, elle
a méconnu son auteur. Vive Dieu, dit le Seigneur,
je ne songerai jamais à la satisfaire ; mais « je m'ap-
» pliquerai à la perdre et à la confondre » : Perdant
sapientiam sapientiam (2). Et de là ce second ou-
vrage , qui est la réparation par la folie de la croix :
c'est pourquoi il ne garde plus aucune m'esure ; et
(*) /. Cor. 1. 21. — Wlbid. 19.
46© PANEGYRIQUE
en voici la raison. Dans le premier ouvrage , Dieu1
se contentoit de se montrer ; et pour cela la pro-
portion y étoit nécessaire, comme devant être une
image de sa sagesse et de sa beauté immortelle : c'est
pourquoi « tout y est avec mesure , avec nombre ,
» avec poids » : Orrmia in numéro, pondère et men-
sura (*). Il a étendu son cordeau , -dit l'Ecriture (2) ;
il a pris au juste ses alignemens pour composer ,
pour ordonner, pour placer tous les élémens. Ici,
non content de se montrer, il veut s'unir à sa créa-
ture, c'est-à-dire, l'infini avec le fini. Il n'y a plus
de proportion ni de mesure à garder : il ne s'avance
plus que par des démarches insensées ; il saute les
montagnes et les collines , du ciel à le crèche , de
la crèche par divers bonds sur la croix , de la croix
au tombeau et au fond des enfers , et de là au plus
haut des deux. Tout est sans ordre, tout est sans
mesure.
Par les mêmes démarches que l'infini s'est joint au
fini, par les mêmes le fini doit s'élever à l'infini : il
doit se libérer et s'affranchir tle toutes les règles de
prudence qui le resserrent en lui-même , afin de se
perdre dans l'infini ; et cette perte dans l'infini, parce
qu'elle met au-dessus de toutes les règles, paroît un
égarement. Telle est la folie de François.
La perte de la raison fait perdre trois choses. Pre-
mièrement, les insensés perdent les biens : ils n'en
connoissent plus la valeur ; ils les répandent, ils les
prodiguent. Secondement , ils perdent la honte :
louanges ou opprobres, tout leur est égal; ils s'ex,-
(0 Sap. xi. ai. — (*) Job. xxxvin. 5.
DE SAINT FRANÇOIS ^ASSISE. %6t
posent sans en être e'mus à la dérision publique.
Troisièmement , ils se perdent eux - mêmes : ils ne
connoissent pas l'inégalité des saisons, ni les excès
du froid et du chaud ; ils lie craignent pas les périls
et s'y jettent à l'abandon avec joie. François a perdu
la raison , non point par foiblesse, mais il l'a perdue
heureusement dans les ténèbres de la foi : ensuite il
a perdu les biens, la honte et soi-même. Non -seu-
lement il néglige les biens , mais il a une avidité de
les perdre; non-seulement il méprise les opprobres ,
mais il ambitionne d'en être couvert; non-seulement
il s'expose aux périls , mais il les recherche et les
poursuit. O le plus insensé des hommes, selon les
maximes du monde; mais le plus sage , le plus pru-
dent , le plus avisé selon les maximes du ciel !
L'ame qui possède Dieu , ne veut que lui. « J'en-
» trerai dans les puissances du Seigneur : Seigneur,
» je ne nie souviendrai que de ^otre justice » : In-
troibo in potentias Domini : Domine , memorabor
juslitiœ tuœ solius (0. Quand on veut entrer dans
les grandeurs et dans les puissances du monde, on
tombe nécessairement dans la multiplicité des dé-
sirs; mais quand on pénètre dans les puissances du
Seigneur, aussitôt on oublie tout le reste, on ne
s'occupe que des moyens de croître dans la justice,
pour s'assurer la possession d'un si grand bien : Do-
mine, memorabor justitiœ tuœ solius. C'est ce que
l'Evangile confirme, en nous exhortant à chercher
d'abord le royaume de Dieu et sa justice : Qucerite
primhm regnum Dei etjustitiam ejus (2). Le règne,
W Ps. ixx. 16. — (») Malt. ti. 33.
4^2 PANÉGYRIQUE
c'est potentias Domini; c'est pourquoi on travaille à
acquérir la justice pour y parvenir : Memorabor
justitice tuce soîius.
Ce n'est pas ici le temps des honneurs : il faut
porter la confusion d'avoir me'prise' notre roi. Nous
avons dégradé Dieu et sa royauté : Jésus-Christ n'est
plus notre roi ; nous avons transgressé ses lois, violé
son autorité, foulé aux pieds sa majesté sainte : c'est
pourquoi il n'a plus de couronne qu'une couronne
d'épines ; et sa royauté devient le jouet des sol-
dats, etc.
1 ^ v\ ^v-t t-v%
DE SAINTE THÉRÈSE. £63
PANEGYRIQUE
DE
SAINTE THÉRÈSE,
PRÊCHÉ DEVANT LA REINE MERE, EN l656.
Trois actions de la charité, l'espérance, les désirs ardens, les
souffrances , par lesquelles sainte Thérèse , enflammée de l'amour de
son Dieu , s'efforce de s'unir à lui en rompant tous ses liens.
Nostra autem conversatio in cœlis est.
Noire société est dans les cieux. Philipp. m. 20.
JL/ieu a tant d'amour pour les hommes, et sa na-
ture est si libérale , qu'on peut dire qu'il semble qu'il
se fasse quelque violence quand il retient pour un
temps ses bienfaits , et qu'il les empêche de couler
sur nous avec une entière profusion. C'est ce que
vous pouvez aisément comprendre , par le texte que
j'ai rapporte' de l'incomparable docteur des Gentils.
Car encore qu'il ait plu au Père céleste de ne rece-
voir ses fidèles en son éternel sanctuaire, qu'après
qu'ils auront fini cette vie ; néanmoins il semble qu'il
se repente de les avoir remis à un si long terme ,
puisque le grand Paul nous enseigne qu'il leur ouvre
464 PANÉGYRIQUE
son paradis par avance : et comme s'il ne pouvoit
arrêter le cours de sa munificence infinie, il laisse
quelquefois tomber sur leurs âmes tant de lumières
et tant de douceurs , et il les élève de telle sorte par
la grâce de son Saint-Esprit, qu'étant encore dans
ce corps mortel, ils peuvent dire avec l'apôtre que
« leur demeure est au ciel , et leur société avec les
» anges » : Nosira aulem conversalio in cœlis est.
C'est ce que j'espère vous faire paroître en la vie
de sainte Thérèse ; et c'est , Madame , à ce grand
spectacle que l'Eglise invite Votre Majesté. Elle
verra une créature qui a vécu sur la terre, comme si
elle eût été dans le ciel ; et qui étant composée de
matière, ne s'est guère moins appliquée à Dieu, que
ces pures intelligences qui brillent toujours devant
lui par la lumière d'une charité éternelle , et chan-
tent perpétuellement ses louanges. Mais avant que
de traiter de si grands secrets, allons tous ensemble
puiser des lumières dans la source de la vérité ;
prions la sainte Vierge de nous y conduire ; et pour
apprendre à louer un ange terrestre, joignons-nous
avec un ange du ciel. Ave.
Vous avez écouté, mes Frères, ce que nous a dit
le divin apôtre, qu'encore que nous vivions sur la
terre dans la compagnie des hommes mortels , néan-
moins il ne laisse pas d'être véritable que « notre
» demeure est au ciel » , et notre société avec les
anges : Nostra autem conversalio in cœlis est. C'est
une vérité importante, pleine de consolation pour
tous les fidèles ; et comme je me propose aujourd'hui
de vous en montrer la pratique dans la vie admi-
ra ble
DE SAINTE THÉRÈSE. 4^5
rable de sainte Thérèse, je tâcherai avant toutes
choses de rechercher jusqu'au principe cette excel-
lente doctrine. Et pour cela je vous prie d'entendre,
qu'encore que l'Eglise qui règne au ciel , et celle
qui gémit sur la terre, semblent être entièrement
séparées; il y a néanmoins un lien sacré par lequel
elles sont unies. Ce lien, Messieurs, c'est la charité,
qui se trouve dans ce lieu d'exil aussi bien que dans
la céleste patrie ; qui réjouit les saints qui triom-
phent, et anime ceux qui combattent; qui, se ré-
pandant du ciel en la terre, et des anges sur les
mortels , fait que la terre devient un ciel , et que les
hommes deviennent des anges.
Car ô sainte Jérusalem, heureuse Eglise des pre-
miers nés dont les noms sont écrits au ciel , quoique
l'Eglise votre chère sœur, qui vit et qui combat
sur la terre , n'ose pas se comparer à vous , elle ne
laisse pas d'assurer qu'un saint amour vous unit en-
semble. Il est vrai qu'elle cherche , et que vous pos-
sédez ; qu'elle travaille , et que vous vous reposez ;
qu'elle espère, et que vous jouissez. Mais parmi tant
de différences , par lesquelles vous êtes si fort éloi-
gnées, il y a du moins ceci de commun, que ce
qu'aiment les esprits bienheureux , c'est ce qu'ai-
ment aussi les hommes mortels. Jésus est leur vie,
Jésus est la nôtre ; et parmi leurs chants d'allé-
gresse et nos tristes gémissemens , on entend réson-
ner partout ces paroles du sacré Psalmiste : Mihi
autem adhcerere Deo bonum est : « Mon bien est de
» nïunir à Dieu ». C'est ce que disent les saints dans
le ciel , c'est ce que les fidèles répondent en terre :
si bien que s'unissant saintement avec ces esprits im-
BOSSUET. XVI. 3o
466 PANÉGYRIQUE
mortels ; par cet admirable cantique que l'amour de
Dieu leur inspire, ils se mêlent dès cette vie à la
troupe des bienheureux, et ils peuvent dire avec
l'apôtre : « Notre conversation est dans les cieux » :
Nostra conversatio in cœlîs est. Telle est la force
de la charité , qu'elle fait que le saint apôtre ne
craint pas de nous établir dans le paradis, même
durant ce pèlerinage , et ose bien placer des mortels
dans le séjour d'immortalité. Car il faut ici remar-
quer une merveilleuse doctrine, qui fera le sujet de
tout ce discours; c'est, mes Frères, que cet Esprit
saint, qui est l'auteur de la charité, qui la fait des-
cendre du ciel en la terre, a voulu aussi lui donner
des ailes pour retourner au lieu de son origine.
En effet, il est véritable, le mouvement de la
charité, c'est de tendre toujours aux choses célestes :
ni le poids de ce corps mortel , ni les liens de la
chair et du sang , ne sont pas capables de la retenir;
elle a trop de moyens de s'en détacher et de s'élever
au-dessus. Elle a premièrement l'espérance, elle a
secondement des désirs ardens, elle a troisièmement
l'amour des souffrances. « Mais qui pourra entendre
» ces choses »? Quis sapiens, et intelliget hœc (0?
Qui pourra comprendre ces trois mouvemens, par
lesquels une arae enflammée et touchée de l'amour
de Dieu se déprend de ce corps de mort ? Elle se
voit au milieu des biens périssables , mais elle passe
bientôt au-dessus par la force de son espérance :
« espérance si ferme et si vigoureuse , qu'elle s'a-
» vance, dit saint Paul (2), au dedans du voile » :
Spem incedentem usque ad interiora velaminis; c'est-
(0 Osée. xiv. 10. — W Hebr.yi. ig.
DE SAINTE THÉRÈSE. 4^7
à-dire, qu'elle perce les cieux pour pénétrer jusqu'au
sanctuaire , où « Jésus notre avant-coureur est entré
» pour nous » : Prœcursor pro nobis inlroivit Jésus (0.
Voyez , mes Frères , le vol de cette ame que l'a-
mour de Dieu a blessée : elle est déjà au ciel par son
espérance; mais hélas! elle n'y est pas encore en ef-
fet, les liens de ce corps l'arrêtent. C'est alors que
la charité lui inspire des désirs pressans, par lesquels
elle s'efforce de rompre ses chaînes , en disant avec
saint Paul : Cupio dissolvi, et esse cum Christo (2) :
« Ha, que ne suis-je bientôt délivrée, afin d'être avec
» Jésus-Christ » ! Ce n'est pas assez des désirs ; et la
charité qui les pousse, étant irritée contre cette
chair qui la tient si long-temps captive, semble la
vouloir détruire elle-même par un généreux amour
des souffrances. C'est par ces trois divins mouve-
mens , que Thérèse s'élève au-dessus du monde. Ils
sont grands, ils sont relevés; et peut-être auriez-
vous peine de les retenir, ou d'en bien comprendre
la connexion, si je ne les répétois encore une fois
en les appliquant à notre sainte. Enflammée de l'a-
mour de Dieu , elle le cherche par son espérance ;
c'est le premier pas qu'elle fait : que si l'espérance
est trop lente , elle y court , elle s'y élance par des
désirs ardens et impétueux ; tel est son second mou-
vement : et enfin son dernier effort , c'est que les
désirs ne suffisant pas pour briser les liens de sa
chair mortelle , elle lui livre une sainte guerre; elle
tâche, ce semble, de s'en décharger par de lon-
gues mortifications, et par de continuelles souf-
frances , afin qu'étant libre et dégagée , et ne tenant
W Hebr. vi. 20. — (*) Phil. 1. a3.
468 PANÉGYRIQUE
presque plus au corps , elle puisse dire avec vérité'
ces paroles du saint apôtre : Nostra aulem conver-
satio in cœlis est : « Notre conversation est dans les
» cieux ». Ce sont, Messieurs, ces trois actions de
la charité de Thérèse , qui partageront ce discours.
Je commence à vous faire voir quelle est la force de
son espérance. Vous comprenez bien , je m'assure ,
que , dans une matière si haute , j'ai besoin d'une
attention fort exacte : mais il ne faut rren méditer
de bas , quand on parle de sainte Thérèse, et qu'on
a l'honneur^ Madame , d'entretenir Votre Majesté.
PREMIER POINT.
L'espérance que je vous prêche , celle que le Fils
de Dieu nous enseigne , et qui élève si fort l'ame de
Thérèse , n'est pas semblable à ces espérances par
lesquelles le monde trompeur surprend l'impru-
dence des hommes , ou abuse leur crédulité. L'espé-
rance , dont le monde parle , n'est autre chose , à le
bien entendre , qu'une illusion agréable ; et ce phi-
losophe l'avoit bien compris , lorsque ses amis le
priant de leur définir l'espérance, il leur répondit
en un mot; « C'est un songe de personnes qui veil-
» lent » : Somnium vigilantiumi1). Considérez en ef-
fet, Messieurs, ce que c'est qu'un homme enflé d'espé-
rance. A quels honneurs n'aspire-t-il pas*? quels em-
plois , quelles dignités ne se donne - 1 - il pas à lui-
même? Il nage déjà parmi les délices, et il admire
sa grandeur future. Rien ne lui paroît impossible :
mais lorsque, s'avançant ardemment dans la carrière
qu'il s'est proposée , il voit naître de toutes parts des
(0 Apud S. Basil. £pist. xiv, n. i j tom. ni, p. $3.
DE SAINTE THÉRÈSE. 4^9
difficultés qui l'arrêtent à chaque pas ; lorsque la
vie lui manque , comme un faux ami , au milieu de
ses entreprises , ou que , forcé par la rencontre des
choses , il revient à son sens rassis , et ne trouve rien
en ses mains de toute cette haute fortune ,* dont il
embrassoit une vaine image; que peut-il juger de
lui-même, sinon qu'une espérance trompeuse le
faisoit jouir pour un temps de la douceur d'un songe
agréable ?, et ensuite ne doit-il pas dire , selon la pen-
sée de ce philosophe, que l'espérance peut être ap-
pelée « La rêverie d'un homme qui veille » : Som-
nium vigilantium. Mais, o espérance du siècle,
source infinie de soins inutiles et de folles préten-
tions, vieille idole de toutes les cours, dont tout le
monde se moque, et que tout le monde poursuit, ce
n'est pas de toi que je parle ; l'espérance des enfans
de Dieu, que je dois aujourd'hui prêcher, et que
nous devons tous admirer en sainte Thérèse, nra
rien de commun avec tes erreurs.
Apprenez aujourd'hui , mes Frères , à remarquer
la différence de l'une et de l'autre, afin que vous
puissiez dire avec connoissance : « Ah ! vraiment il
» est meilleur d'espérer en Dieu , que de se confier
» aux grands de la terre » ! Bonwn est confidere in
Domino s quam conjidere in homine (T). Mais péné-
trons profondément cette vérité, et disons, s'il se
peut, en peu de paroles, que cette différence con-
siste en ce point, que l'espérance du monde laisse la
possession toujours incertaine, et encore beaucoup
éloignée ; au lieu que l'espérance des enfans de
Dieu est si ferme et si immuable, que je ne crains
(«) Ps. cxvu. 8.
47° PANÉGYRIQUE
point de vous assurer qu'elle nous met par avance
en possession du bonheur que l'on nous propose,
et qu'elle fait un commencement de la jouissance.
Prouvons-le solidement par les Ecritures; et parmi
un nombre infini d'exemples par lesquels elles nous
confirment cette vérité, je vous prie d'en remar-
quer seulement un seul qui n'est ignoré de personne.
Dieu avoit promis Jésus-Christ au monde; etlsaïe
voyant en esprit cette grande et mémorable journée
en laquelle devoit naître son libérateur , il s'écrie ,
transporté de joie : « Un petit enfant nous est né,
» un fils nous est donné » : Parwulus natus est rco-
bis , et jïlius datus est nobis (0. Chrétiens, il écri~
voit cette prophétie plusieurs siècles avant sa nais-
sance; néanmoins il le voit déjà, il soutient qu'il
nous est donné , seulement à cause qu'il sait qu'il
nous est promis, et que, comme dit le grand Augus-
tin, «toutes les choses que Dieu a promises, selon
» l'ordre de ses conseils , sont déjà en quelque sorte
» accomplies, parce qu'elles sont assurées » : Quœ
ventura erant, jain in Dei prœdestinatione velut
factaera.nl, quia certa erant (2). Vous voyez par-là,
chrétiens , que , selon les Ecritures sacrées, la pro-
messe que Dieu nous donne, à cause de sa certi-
tude, est infaillible.
Notre incomparable Thérèse a imité ce divin pro-
phète. Se sentant appelée, par la Providence, à pro-
curer la réformation de l'ordre ancien du Carmel ,
si renommé par toute l'Eglise ; elle croit déjà l'ou-
vrage achevé, parce que c'est Dieu qui lui a ordonné
(') Isai. ix. 6. — < W De Civit. Dei, lib. xvn, cap. xvm ; tom. vu,
col. 48 1.
DE SAINTE THÉRÈSE. 4<? l
de l'entreprendre. C'est un miracle incroyable de
voir comment cette fille a bâti ses monastères. Re-
présentez-vous une femme, qui, pauvre et destituée
de tout secours, a pu bâtir tous les monastères dans
lesquels elle a fait revivre une si parfaite régularité :
elle n'avoit ni fonds pour leur subsistance , ni crédit
pour en avancer l'établissement. Toutes les puis-
sances s'unissoient contre elle, j'entends et les ec-
clésiastiques et les séculières, avec une telle opi-
niâtreté, qu'elle paroissoit invincible. Toutes les
personnes zélées que Dieu employoit à cette œuvre,
et même ses serviteurs les plus fidèles , désespéroient
du succès, et le disoient ouvertement à la sainte
mère. Elle seule demeure constante dans la ruine
apparente de tous ses desseins ; aussi ferme que le
fidèle Abraham, « elle fortifie son espérance contre
» toute espérance » , In spem contra spem , dit le
grand apôtre (0; c'est-à-dire, qu'où manquoit l'es-
pérance humaine , accablée sous les ruines de son
entreprise, là une espérance divine commençoit à
lever la tête au milieu de tant de débris. Animée
de cette espérance, lorsque tout l'édifice sembloit
abattu , elle le croyoit déjà établi. Et cela pour
quelle raison, si ce n'est qu'il est bon d'espérer en
Dieu , et non pas d'espérer aux hommes ; parce
qu'ainsi que je l'ai déjà dit , l'espérance que l'on a
aux hommes ne nous montre que de fort loin la
possession, n'est qu'un amusement inutile qui subs-
titue un fantôme au lieu de la chose ; et au contraire
l'espérance que l'on met en Dieu est un commence-
ment de la jouissance.
(') Rom iv. i3.
472 PANÉGYRIQUE
Mais, mes Frères, ce n'est pas assez d'avoir e'tabli
cette vérité sur des exemples si clairs : afin que vous
soyez convaincus combien il est beau d'espérer en
Dieu, il faut vous montrer la raison de cette excel-
lente doctrine. Je vous prie de vous y rendre atten-
tifs, elle est tirée d'un très -haut principe; c'est
l'immobilité des conseils de Dieu , et sa consistance
toujours immuable. « Je suis Dieu , dit le Seigneur,
» et je ne change jamais (0 » ; et de là s'ensuit une
conséquence , que je ne puis vous exprimer mieux
que par ces beaux mots de Tertullien , qui sont tous
faits pour notre sujet. « Il est digne de Dieu, dit-il,
» de tenir pour fait tout ce qu'il ordonne, soit pour
» le présent, soit pour le futur; parce que son éter-
» nité, qui l'élève au-dessus des temps, le rend maî-
» tre absolu de l'un et de l'autre » : Divinitati com-
petit, quœcumque decreveril , utperfecta reputare ;
quia non sit apud illam différentiel temporis , apud
quant uniformem statum temporum dirigit œternitas
ipsa (2).
Voilà, Messieurs, de grandes paroles, que nous
trouverons pleines d'un sens admirable , si nous le
savons bien développer. Il veut dire qu'il y a grande
différence entre les promesses des hommes et les
promesses de Dieu. Quand vous promettez, ô mor-
tels , de quelque crédit que vous vous vantiez , et
fussiez-vous , s'il se peut, plus grands que les rois
dont la puissance fait trembler le monde , l'événe-
ment est toujours douteux ; parce que toutes vos
promesses ne regardent que l'avenir, et cet avenir
n'est pas en vos mains : un nuage épais le couvre à
(*) Malach. m. 6. — \?)Adv. Marcion. lib. m , n. S.
DE SAINTE THÉRÈSE. ^'d
vos yeux, et vous en ôte la connoissance. C'est pour-
quoi l'espérance humaine , chancelante , timide ,
douteuse, sans appui et sans fondement, ne peut
mettre l'esprit en repos , parce qu'elle le tient tou-
jours en suspens sur un avenir incertain. Mais ce
grand Dieu , ce grand roi des siècles , dont nous lè-
verons les promesses, étant éternel, immuable, seul
arbitre de tous les temps, il les a toujours présens à
ses yeux , et lui seul en a mesuré le cours. Comme
donc le temps à venir n'est pas moins à lui que le
présent, il s'ensuit que ce qu'il promet n'est pas
moins certain que ce qu'il donne. Le ciel et la terre
passeront, mais ses paroles ne passeront pas(Oj et
puisqu'il se trouve toujours véritable , soit qu'il
donne , soit qu'il promette , le chrétien ne se trouve
pas moins assuré lorsqu'il espère, que lorsqu'il jouit.
Et c'est à quoi regarde le divin apôtre , lorsqu'il
dit que notre demeure est aux cieux. Eveillez-vous,
mortels misérables , ne vous imaginez pas être en
terre; croyez que votre demeure est au ciel, où
vous êtes transportés par votre espérance. Vous en
êtes éloignés par votre nature : « Mais il vous a
» tendu sa main du plus haut des cieux » : Misit
manum suam de cœlo ; c'est-à-dire, il vous a donné
sa promesse par laquelle il vous invite à sa gloire.
Non -seulement il a promis, mais encore il a juré,
dit l'apôtre, « et il a juré par lui-même » : Juravit
per semetipsum (2) ; « et pour faire connoître aux
» hommes la résolution immuable de son conseil
» éternel, il a pris sa vérité à témoin que le ciel est
» notre héritage » : Volens oslendere pollicitationis
(0 Mail. xxiv. — (») Hcb. vi. i3.
474 PANÉGYRIQUE
hœredibus immobilitatem consilii sut , interposuit
jusjurandum (0. Après cette promesse fidèle, après
ce serment inviolable par lequel Dieu s'engage à
nous , le chrétien peut-il être en doute ? Non , mes
Frères, je ne le crois pas. Une promesse si sûre, si
bien confirmée , me vaut un commencement de
l'exécution ; et si la promesse divine est un com-
mencement de l'exécution, n'ai-je pas eu raison de
vous dire que l'espérance, qui s'y attache, est un
commencement de la jouissance ? C'est pourquoi
l'apôtre saint Paul dit , « qu'elle est l'ancre de notre
» ame » : Quant sicul anchoram habemus animas
tutam et firmam (a). Qu'est-ce à dire que l'espé-
rance est l'ancre de l'ame ? Représentez -vous un
navire, qui , loin du rivage et du port, vogue dans
une mer inconnue. Si la tempête l'agite , si les nuages
couvrent le soleil , alors le pilote incertain craignant
que la violence des vents et des flots irrités ne le
pousse contre des écueils, commande aussitôt que
l'on jette l'ancre ; et cette a*ncre lui fait trouver la
consistance parmi les flots , de peur que le vaisseau ne
soit emporté : la terre au milieu des ondes est comme
un port parmi les orages.
C'est ainsi , ô enfans de Dieu ; et pour retourner
à notre sujet après cette digression nécessaire , c'est
ainsi, divine Thérèse, que votre ame s'établit au
ciel. Battue de l'orage et des vents, qui agitent la
vie humaine comme un océan plein d'écueils, et ne
pouvant encore arriver au ciel, vous y jetez cette
ancre sacrée, je veux dire, votre espérance, par
laquelle étant attachée dans cette bienheureuse terre
{?)Heb. vi. 17. — W Ibid. 19.
DE SAINTE THÉRÈSE. l^] 5
des vivans, vous trouvez la patrie même dans l'exil,
la consistance dans l'agitation , la tranquillité dans
la tourmente ; et mêlée avec les esprits célestes ,
auxquels votre esprit est uni, vous pouvez dire
avec l'apôtre : Nostra autem conuersatio in cœlis
est : « Notre conversation est aux cieux ». Ne parlez
donc plus à Thérèse de toutes les prétentions de la
terre. Accoutumée à une autre vie, elle n'entend
plus ce langage ; et son ame , élevée au ciel par la
force de son espérance , n'a plus de goût ni de sen-
timent que pour les chastes voluptés des anges. Que
le monde s'irrite contre elle , qu'il contredise ses
pieux desseins , qu'il la déchire par ses calomnies,
qu'on la traîne à l'inquisition comme une femme
qui donne la vogue à des visions dangereuses ; qu'elle
entende même les prédicateurs tonner pudiquement
contre sa conduite , car cela lui est arrivé , sa com-
pagne en tremblant d'effroi; et figurez-vous, chré-
tiens , quelle devoit être son émotion , se voyant
ainsi attaquée dans une célèbre audience : toutefois
elle ne sent pas cet orage; toutes ces ondes, qui
tombent sur elle , ne sont pas capables de l'ébran-
ler. Son esprit demeure tranquille , comme dans une
grande bonace , au milieu de cette tempête ; et cela
pour quelle raison ? parce qu'il est solidement établi
sur cette ancre immobile de son espérance.
Chrétiens, profitons de ce grand exemple. Parmi
tous les troubles qui nous tourmentent , parmi tant
de différentes agitations, dans les morts cruelles
et précipitées de nos proches et de nos amis , jetons
au ciel cette ancre sacrée , je veux dire notre espé-
rance. Ha , si nous étions appuyés sur cette espé-
47$ PANÉGYRIQUE
rance immuable , les maladies , les pertes de biens
et les afflictions ne seroient pas capables de nous
submerger. Toutes ces ondes qui tombent sur nous,
feroient flotter légèrement ce vaisseau fragile ; mais
elles ne pourroient pas l'emporter bien loin , parce
qu'il seroit appuyé sur cette ancre de l'espérance.
Et vous, princes et grands de la terre, pourquoi
offrez-vous à Thérèse des richesses ? Ecoutez comme
elle parle à ces saintes filles , qu'une commune es-
pérance unit avec elle : Soyons pauvres, mes chères
Sœurs, soyons pauvres dans nos maisons et dans nos
habits. Elle ne veut rien dans ses monastères qui ne
sente la pauvreté de Jésus ; elle veut toujours être
pauvre , parce que ce n'est pas ici le temps de jouir,
mais c'est seulement le temps d'espérer. Soyons chré-
tiennes, n^es Sœurs, leur dit-elle. Elle craint de rien
posséder, sachant que le vrai chrétien ne possède pas,
mais qu'il cherche ; qu'il ne s'arrête pas , mais qu'il
passe comme un voyageur pressé ; qu'il ne bâtit pas
sur la terre, parce que sa cité n'est pas de ce monde,
et qu'une loi bienheureuse lui est imposée de ne se
réjouir que par espérance : Spe gaudentes (0.
Mais, chrétiens, si vous voulez voir jusqu'où la
sainte espérance a élevé l'ame de Thérèse , méditez
ce sacré cantique que l'amour divin lui met à la
bouche. Je vis, dit-elle, sans vivre en moi; et j'es-
père une vie si haute, que je meurs de ne mourir
pas. Qu'entends -je et que dites-vous , divine Thé-
rèse? Je vis, dit -elle, sans vivre en moi. Si vous
n'êtes plus en vous-même , quelle force vous a en-
levée, sinon celle de votre espérance? O transports
W Rom. xii. la.
DE SAINTE THÉHÈSE. \ 477
inconnus au monde, mais que Dieu fait sentir aux
saints avec des douceurs ravissantes ! Thérèse n'est
donc plus sur la terre ; elle vit avec les anges ; elle
croit être avec son Epoux. Et ne vous en étonnez
pas : l'espérance a pu faire un si grand miracle.
Car, comme les personnes agiles, pourvu qu'elles
puissent appuyer la main , porteront après aisément
le corps *, ainsi l'espérance , qui est la main de l'ame ,
par laquelle elle s'étend aux objets, sitôt qu'elle s'est
appuyée sur Dieu, elle est si forte et si vigoureuse,
qu'elle y enlève après l'ame toute entière. Vivez
donc heureuse, ô Thérèse, vivez avec cet Epoux cé-
leste, qui seul a pu gagner votre cœur. Si vous ne,
pouvez encore le joindre, envoyez votre espérance
après lui ; et enrichie par cette espérance , mépri-
sez hardiment tous les biens du monde. Car quelle
possession se peut égaler à une espérance si belle,
et quels biens présens ne céderoient pas à ce bien-
heureux avenir!
Où courez-vous, mortels abusés, et pourquoi al-
lez-vous errans de vanités en vanités, toujours atti-
rés et toujours trompés par des espérances nouvelles?
Si vous recherchez des biens effectifs , pourquoi
poursuivez-vous ceux du monde, qui passent légè-
rement comme un songe ? Et si vous vous repaissez
d'espérances, que n'en choisissez -vous qui soient
assurées? Dieu vous promet : pourquoi doutez-vous?
Dieu vous parle : que ne suivez-vous? Il vaut mieux
espérer de lui , que de recevoir les faveurs des autres ;
et les biens qu'il promet sont plus assurés que tous
ceux que le monde donne. Espérez donc avec Thé-
rèse ; et pour voir manifestement combien est grand
4^8 PANÉGYRIQUE
le bien quelle cherche , regardez de quelle ardeur
elle y court, et par quels de'sirs elle s'y élance; c'est
ma seconde partie.
SECOND POINT.
C'est une loi de la Providence , que la jouissance
succède aux désirs; et le chrétien ne mérite pas
de se réjouir dans le ciel , s'il n'a auparavant ap-
pris à gémir dans ce lieu de pèlerinage. Car pour
être vrai chrétien, il faut «sentir qu'on est voyageur;
et vous m'avouerez aisément que celui-là ne le con-
noît pas, qui ne soupire point après sa patrie. C'est
.pourquoi saint Augustin a dit ces beaux mots qui
méritent bien d'être médités : Qui non gémit pere-
grinus , non gaudebit civis (0 : « Celui qui ne gémit
» pas comme voyageur, ne se réjouira pas comme
» citoyen » ; c'est-à-dire, si nous l'entendons, il ne
sera jamais habitant du ciel, parce qu'il a voulu
l'être de la terre; puisqu'il refuse le travail du
voyage , il n'aura pas le repos de la patrie ; et s'ar-
rêtant oh il faut marcher, il n'arrivera pas où il faut
parvenir : Qui non gémit pevegrinus , non gaudebit
civis. Ceux au contraire qui déploreront leur exil,
seront habitans du ciel ; parce qu'ils ne veulent pas
l'être de ce monde, et qu'ils tendent par de saints
désirs à la Jérusalem bienheureuse. Il faut donc,
mes Frères , que nous gémissions. C'est à vous , heu-
reux citoyens de la céleste Jérusalem , c'est à vous
qu'appartient la joie; mais pendant que nous lan-
guissons en ce lieu d'exil, les pleurs et les désirs
font notre partage. Et David a exprimé nos vrais
C1) Enar. in Psal. cxlviii, n. \ ; tom. îv, col. 1675.
DE SAINTE THÉRÈSE. 479
sentimens, quand il a chanté d'une voix plaintive :
Super flumina Babylonis illic sedimus } et jlevimus ,
dum record aremur Sion (0 : « Assis sur les fleuves
» de Babylone, nous avons gémi et pleuré, en
» nous souvenant de Sion ».
Remarquez ici, chrétiens, les deux causes de la
douleur que ressent une ame pieuse , qui attend avec
l'apôtre l'adoption des enfans de Dieu (2). Pour quelle
cause soupirez-vous donc, ame sainte, ame gémis-
sante ; et quel est le sujet de vos plaintes ? Le pro-
phète en rapporte deux; c'est le souvenir de Sion,
et les fleuves de Babylone. Pourquoi ne voulez- vous
pas qu'elle pleure, éloignée de ce qu'elle cherche,
et exposée au milieu de ce qu'elle fuit ? Elle aime
la paix de Sion , et elle se sent reléguée dans les
troubles de Babylone , où elle ne voit que des eaux
courantes ; c'est-à-dire , des plaisirs qui passent : Su-
per flumina Babylonis. Et pendant qu'elle ne voit
rien qui ne passe, elle se souvient de Sion, de cette
Jérusalem bienheureuse , où toutes choses sont per-
manentes. Ainsi, dans la diversité de ces deux ob-
jets, elle ne sait ce qui l'afflige le plus, de Babylone
où elle se voit, ou de Sion d'où elle est bannie ; et
c'est pour cela que sainte Thérèse ne peut modérer
ses douleurs.
Que dirai-je ici, chrétiens? Qui me donnera des
paroles , pour vous exprimer dignement la divine
ardeur qui la presse ? Mais quand je pourrois la re-
présenter aussi forte et aussi fervente qu'elle est dans
le cœur de Thérèse, qui comprendra ce que j'ai à
dire ? et nos esprits attachés à la terre, entendront-
(') Ps. cxxxvi. i. — (*) Rom. vin. a3.
48o PANÉGYRIQUE
ils ces transports célestes ? Disons néanmoins , comme
nous pourrons, ce que son histoire raconte ; disons
que l'admirable Thérèse, nuit et jour, sans aucun
repos ni trêve , soupiroit après son divin Epoux ;
disons que son amour s'augmentant toujours, elle
ne pouvoit plus supporter la vie, qu'elle déchiroit
sa poitrine par des cris et par des sanglots-, et que
cette douleur l'agitoit de sorte , qu'il sembloit à cha-
que moment qu'elle alloit rendre les derniers soupirs.
Je vous vois étonnés , fidèles : l'amour aveugle des
biens périssables ne vous permet pas de comprendre
de quelle sorte ces beaux mouvemens peuvent être
formés dans les cœurs. Mais quittez cet étonnement.
Il faut, s'il se peut, vous le faire entendre, en vous
décrivant en un mot quelle est la force de la charité,
en vous le montrant par les Ecritures.
Sachez donc que c'est la charité qui presse Thé-
rèse; charité toujours vive, toujours agissante, qui
pousse sans relâche du côté du ciel les âmes qu'elle
a blessées, et qu'elle ne cesse de travailler par de
saintes inquiétudes, jusqu'à ce qu'elles y soient éta-
blies. C'est pourquoi le grand Paul en étant rempli,
jeûne continuellement : il pleure , il soupire , il se
plaint en lui-même , il est pressé et violenté, il souf-
fre des douleurs pareilles à celles de l'enfantement,
et son ame ne cherche qu'à sortir du corps : Infelijc
ego homo , quis me liberabit de corpore mortis hu-
jits (*). « Malheureux homme que je suis, qui me
» délivrera de ce corps de mort » ? Quelle est la cause
de ces transports? C'est la charité qui le presse;
c'est ce feu divin et céleste, qui, détenu contre sa
10 Boni. vu. 34.
nature
DE SAINTE THÉRÈSE. ^S l
nature dans un corps mortel , tâche de s'ouvrir par
force un passage ; et frappant de toutes parts avec
violence, par des désirs ardens et impétueux, il
ébranle tous les fondemens de la prison qui l'enserre.
De là ces pleurs, de là ces sanglots , de là ces douleurs
excessives, qui mettroient sans doute Thérèse au
tombeau, si Dieu, par un secret de sa providence,
ne la vouloit conserver encore pour la rendre plus
digne de son amour.
Et c'est ici qu'il faut vous représenter un nouveau
genre de martyre que la charité fait souffrir à l'in-
comparable Thérèse. Dieu l'attire, et Dieu la re-
tient. Il lui ordonne de courir au ciel, et il veut
qu'elle demeure en la terre : d'un côté il lui dé-
couvre d'une même vue toutes les misères de cet
exil , tous les charmes et tous les attraits de sa vi-
sion bienheureuse , non point dans l'obscurité des
discours humains, mais dans la lumière claire et
pénétrante de sa vérité infinie. Mais comme elle
pense se jeter à lui, charmée de ses beautés immor-
telles ; aussitôt il lui fait connoître qu'il la veut en-
core retenir au monde. Qu'est - ce à dire ceci , ô
grand Dieu? Est-il digne de votre bonté, de tour-
menter ainsi un cœur qui vous aime? Si vous inspi-
rez ces désirs , pourquoi refusez - vous de les satis-
faire? Ou ne la tirez pas avec tant de force, ou
permettez-lui de vous suivre. Ne voyez -vous pas,
ô Epoux céleste, qu'elle ne sait à quoi arrêter son
choix? Vous l'appelez, vous la repoussez; si bien
que, pendant qu'elle court à vous, elle se déchire
elle-même ; et son ame ensanglantée par la violence
de ces mouvemens opposés que vous la forcez de
Bossuet. xvi. 3i
482 PANÉGYRIQUE
souffrir , ne trouve plus de consolation. En cet état ,
où Vous la mettez, n'a-t-elle pas raison de vous
dire : Quare posuisti me contrarium tibi ( J ) ? Dans
les de'sirs que vous m'inspirez, c'est vous qui me
rendez contraire à vous-même. Ou qu'une autre
main l'attire , ou qu'une autre main la retienne.
O merveille des desseins de Dieu ! ô conduite im-
pénétrable de ses jugemens dans l'opération de sa
grâce ! Quis loquetur potentiels Domini, auditas fa-
ciet omnes laudes ejus C2)? Qui nous expliquera ce
mystère ? Qui nous dira les moyens setrets par les-
quels le Saint-Esprit purifie les cœurs? Il sait bien
que dans ces combats, dans ces mystérieuses con-
trariétés , il s'allume un feu dans les âmes qui les
rend tous les jours plus pures. Il fait naître de saints
désirs ; et il se plaît de les enflammer , en différant
de les satisfaire. Il se plaît à regarder du plus haut
des cieux que Thérèse meurt tous les jours, parce
qu'elle ne peut pas mourir une fois : Quotidie mo-
rior (3) , dit le saint apôtre ; et il reçoit tous les
jours mille sacrifices, en retardant le dernier. Mais
je passe encore plus loin : pourrai -je bien dire ce
que je pense ? Il voit que , par un secret merveilleux ,
elle se détache d'autant plus du corps, qu'elle a
plus de peine à s'en détacher ; et que dans l'effort
qu'elle fait pour s'en séparer toute entière , elle le
fuit d'autant plus qu'elle s'y sent plus long-temps et
plus violemment retenue. C'est pourquoi, si la vio-
lence de ses désirs ne peut rompre les liens du corps,
ils en éteignent tous les sentimens , ils en mortifient
tous les appétits : elle ne vit plus pour la chair, et
V)Job. vu. 20. — W Ps. cv. 2. — (3) /. Cor. xr. 3 1.
DE SAINTE THÉRÈSE. 4$3
enfin elle devient tous les jours, et plus libre, et
plus dégagée par cette perpétuelle agitation , comme
un oiseau qui battant des ailes secoue l'humidité
qui les rend pesantes, ou dissipe le froid qui les en-
gourdit ; si bien que , portée par ces saints désirs ,
elle paroît détachée du corps pour vivre et conver-
ser avec les anges : Nostra conversatio in cœlis est.
Heureuses mille et mille fois les âmes qui désirent
ainsi Jésus-Christ ! Mais cependant ses ardeurs s'aug-
mentent, et ce feu si vif et si agissant ne peut plus
être retenu sous la cendre d'une chair mortelle. Cette
divine maladie d'amour prenant tous les jours de
nouvelles forces, elle ne peut plus supporter la vie.
Chaste Epoux qui l'avez blessée , que tardez-vous à
la mettre au ciel , où elle s'élève par de saints désirs ,
et où elle semble déjà transportée par la meilleure
partie d'elle-même? ou, s'il vous plaît qu'elle vive
encore, quel remède trouverez- vous à ses peines?
La mort? mais il vous plaît de la différer, pour
élever sa perfection à l'état glorieux et suréminent
que votre providence a marqué pour elle. L'espé-
rance ? mais elle la tue ; parce qu'en lui disant qu'elle
vous verra , elle lui dit aussi dans le même temps
qu'elle n'est pas encore avec vous. Que ferez-vous
donc, ô Sauveur, et de quoi soutiendrez-vous votre
amante , dont le cœur languit après vous? Chrétiens,
il sait le secret de lui faire trouver du goût dans la
vie. Quel secret? secret merveilleux. Il lui enverra
des afflictions; il éprouvera son amour par de con-
tinuelles souffrances : secret étrange , selon le monde;
mais sage , admirable , infaillible , selon les maximes
de l'Evangile. C'est par où je m'en vais conclure.
484 PANÉGYRIQUE
TROISIÈME POINT.
La langueur de sainte Thérèse ne peut donc plus
être soutenue que par das souffrances ; et dans l'en-
nui qu'elle a de la vie , elle ne trouve point de con-
solation que de dire continuellement à son Dieu :
Seigneur, « Ou souffrir, ou mourir » : Aut pati ,
mit mori. 11 est digne de votre audience de com-
prendre solidement toute la force de cette parole ;
et , quand je vous en aurai découvert le sens , vous
confesserez avec moi qu'elle enferme comme en
abrégé toute la doctrine du Fils de Dieu , et tout
l'esprit du christianisme. Mais observez avant toutes
choses la merveilleuse contrariété des inclinations
naturelles , et de celles que la grâce inspire.
La première inclination que la nature nous donne,
c'est sans doute l'amour de la vie ; la seconde qui la
suit de près, ou qui peut-être est encore plus forte,
c'est l'amour des plaisirs du monde , sans lesquels la
vie seroit ennuyeuse. Car, mes Frères, il est véri-
table; quelque amour que nous ayons pour la vie,
nous ne la pourrions supporter si elle n'avoit des
contentemens, et jugez-en par expérience. Combien
longues, combien ennuyeuses vous paroissent ces
tristes journées que vous passez sans aucun plaisir
de conversation ou de jeu, ou de quelque autre di-
vertissement? Ne vous semble-t-il pas alors, si je
puis parler de la sorte , que les jours sont durs et
pesans , Pondus ttiei; c'est ce qui s'appelle le poids
du jour : c'est pourquoi ils vous sont à charge, et
vous ne pouvez supporter ce poids. Au contraire est-
il rien qui aille plus vite; ni qui s'écoule, s'échappe
\
DE SAINTE THÉRÈSE. 4^5
et vole plus légèrement , que le temps passé parmi
les délices ? De là vient que ce roi mourant , auquel
Isaïe rendit la santé , se plaint qu'on tranche le cours
de sa vie , lorsqu'il ne faisoit que la commencer :
Dum adhuc ordirer , succidit me : de mane usque
ad vesperam finies me (0 : « Je finis lorsque je com-
» mence , et ma vie s'est achevée du matin au soir » .
Que veut dire ce prince malade? Il avoit près de
quarante ans ; cependant il s'imagine qu'il ne fait
que de naître, et il ne compte encore qu'un jour
de son âge : c'est que sa vie passée dans le luxe ,
dans le plaisir du commandement et dans une abon-
dance royale , ne lui faisoit presque point sentir sa
durée , tant elle couloit doucement. Je vous parle
ici, chrétiens, dans le sentiment desfhommes du
monde, qui ne vivent que pour les plaisirs; et c'est
afin que vous compreniez quel étrange renverse-
ment des inclinations naturelles, apporte l'esprit du
christianisme dans les âmes qui en sont remplies; et
voyez-le par l'exemple de sainte Thérèse.
Les afflictions, les douleurs aiguës, ce cruel amas
de maux et de peines sous lequel elle paroît accablée,
et qui pourroit contraindre les plus patiens à ap-
peler la mort au secours; c'est ce qui lui fait désirer
de vivre : et au lieu que la vie est amère aux autres,
si elle n'est adoucie par les voluptés ; elle n'est amère
à Thérèse que lorsqu'elle y jouit de quelque repos.
Qui lui donne ces désirs étranges? D'où luiviennent
ces inclinations si contraires à la nature ? En voici
la raison solide : c'est qu'il n'est rien de plus oppose
que de vivre selon la nature , et de vivre selon la
(«)/*. XXX VIII. 12.
486 PANÉGYRIQUE
grâce: c'est, comme dit l'apôtre saint Paul (0 ,
qu'elle n'a pas reçu l'esprit de^e monde, mais" un
esprit victorieux du monde : c'est que , pleine de
Jésus-Christ , elle veut vivre selon Je'sus-Christ. Ce
Jésus, ce divin Sauveur n'a vécu que pour endurer;
et il m'est aisé de vous faire voir, par les Ecritures
divines , qu'il n'a voulu étendre sa vie qu'autant de
temps qu'il falloit souffrir. Entendez donc encore
cette vérité, par laquelle j'achèverai ce discours, et
qui en fera tout le fruit.
Je ne m'étonne pas , chrétiens , que Jésus ait voulu
mourir : il devoit ce sacrifice à son Père , pour appai-
ser sa juste fureur et le rendre propice aux hommes.
Mais qu'étoit-il nécessaire qu'il passât ses jours, et
ensuite qu'il )ps finît parmi tant de maux? C'est pour
la raison que j'ai dite. Etant l'homme de douleurs,
comme l'appeloit le prophète (2) , il n'a voulu vivre
que pour endurer ; ou, pour le dire plus fortement
par un beau mot de Tertullien, il a voulu se rassa-
sier, avant que de mourir, par la volupté de la pa-
tience : Saginari voluptate patientiœ discessurus vo-
lebat (5). Voilà une étrange façon de parler. Ne di-
riez-vous pas, chrétiens, que , selon le sentiment de ce
Père, toute la vie du Sauveur étoit un festin , dont
tous les mets étoient des tourmens? Festin étrange,
selon le siècle; mais que Jésus a jugé digne de son
goût. Sa mort suffisoitpour notre salut; mais sa mort
ne suffisoit pas à ce merveilleux appétit qu'il avoit de
souffrir pour nous. Il a fallu y joindre les fouets, et
cette sanglante couronne qui perce sa tête, et tout
ce cruel appareil de supplices épouvantables : et
W /. Cor. il. 13. — W Isai. un. 3. — l3) De Patient, n. 3.
DE SAINTE THÉRÈSE. 4^7
cela pour quelle raison? C'est que ne vivant que
pour endurer , « il vouloit se rassasier, avant que de
» mourir , de la volupté de souffrir pour nous » :
Saginari voluptate patienliœ discessurus volebat.
Mais pour vous convaincre plus clairement de la
vérité que je prêche, regardez ce que fait Jésus à la
croix. Ce Dieu avide de souffrir pour l'homme, tout
épuisé, tout mourant qu'il est, considère que les
prophéties lui promettent encore un breuvage amer
dans sa soif: il le demande avec un grand cri; et
après cette aigreur et cette amertume dont le Juif
impitoyable arrose sa langue, que fait-il? Il me sem-
ble qu'il se tourne du côté du ciel. Et bien, dit-il,
ô mon Père, ai-je bu tout le calice que votre pro-
vidence m'avoit préparé? ou bien, reste-t-il quelque
peine qu'il soit nécessaire que j'endure encore?
Donnez, je suis prêt, ô mon Dieu : Paralum cor
meum , Deus , paratum cor meum (0. Je veux boire
tout le calice de ma passion, et je n'en veux pas
perdre une seule goutte. Là voyant dans ses décrets
éternels qu'il n'y a plus rien à souffrir pour lui : Ah!
dit-il, c'en est fait, « tout est consommé », Con-
summatum est (2) : sortons, il n'y a plus rien à faire
en ce monde; et aussitôt il rendit son ame à son
Père. Et par-là ne paroît-il pas, chrétiens, qu'il ne
vit que pour endurer, puisque, lorsqu'il aperçoit la
fin des souffrances , il s'écrie : Tout est achevé, et
qu'il ne veut plus prolonger sa vie.
Tel est l'esprit du sauveur Jésus , et c'est lui qui
l'a répandu sur Thérèse sa pudique épouse. Elle veut
aussi souffrir ou mourir; et son amour ne peut en-
(') Psdl. cvn. 2. —'(a) Joan. xix. 3o.
488 PANÉGYRIQUE
durer qu'aucune cause retarde sa mort, sinon celle
qui a différé la mort du Sauveur. Chrétiens, échauf-
fons nos cœurs par la vue de ce grand exemple, et
apprenons de sainte Thérèse qu'il nous faut néces-
sairement souffrir ou mourir. Et un chrétien en peut-
il douter? Si nous sommes de vrais chrétiens, ne
devons-nous pas désirer d'être toujours avec Jésus-
Christ? Or, mes Frères, où le trouve-t-on cet ai-
mable Sauveur de nos âmes? En quel lieu peut-on
l'embrasser? On ne le trouve qu'en ces deux lieux;
dans sa gloire ou dans ses supplices, sur son trône
ou bjen sur sa croix. Nous devons donc, pour être
avec lui, ou bien l'embrasser dans son trône, et c'est
ce que nous donne la mort ; ou bien nous unir à sa
croix, et c'est ce que nous avons parles souffrances;
tellement qu'il faut souffrir ou mourir, afin de ne
quitter jamais le Sauveur. Et quand Thérèse fait
cette prière : Que je souffre ou bien que je meure,
c'est de même que si elle eût dit : A quelque prix
que ce soit, je veux être avec Jésus-Christ. S'il ne
m'est pas encore permis de l'accompagner dans sa
gloire, je le suivrai du moins parmi ses souffrances;
afin que n'ayant pas le bonheur de le contempler
assis dans son trône, j'aie du moins la consolation
de l'embrasser pendu à sa croix.
Souffrons donc, souffrons, chrétiens, ce qu'il
plaît à Dieu de nous envoyer, les afflictions et les
maladies, les misères et la pauvreté, les injures et
les calomnies; tâchons de porter d'un courage ferme
telle partie de sa croix dont il lui plaira de nous
honorer. Quoique tous nos sens y répugnent, il est
doux de souffrir avec Jésus-Christ , puique ces souf-
DE SAINTE THÉRÈSE. 4$9
frances nous font espérer la société de sa gloire ; et
cette pensée doit fortifier ceux qui vivent dans la
douleur et l'affliction.
Mais pour vous, fortunés du siècle, à qui la fa-
veur, les richesses, le crédit et l'autorité fait trou-
ver la vie si commode, et qui, dans cet état paisible,
semblez être exempts des misères qui affligent les
autres hommes, que vous dirai- je aujourd'hui, et
quelle croix vous laisserai-je en partage? Je pourrois
vous représenter que peut-être ces beaux jours
passeront bien vite , que la fortune n'est pas si
constante qu'on ne voie aisément finir ses faveurs,
ni la vie si abondante en plaisirs qu'elle n'en soit
bientôt épuisée. Mais avant ces grands changemens,.
au milieu des prospérités , que ferez-vous, que souf-
frirez-vous pour porter la croix de Jésus? Aban-
donner les richesses, macérer le corps? Non, je ne
vous dis pas, chrétiens, que vflus abandonniez vos
richesses, ni que vous macériez vos corps par de lon-
gues mortifications : heureux ceux qui le peuvent
faire dans l'esprit de la pénitence; mais tout le
monde n'a pas ce courage. Jetez, jetez seulement
les yeux sur les pauvres membres de Jésus-Christ,
qui étant accablés de maux ne trouvent point de
consolation. Souffrez en eux, soiffir.ez avec eux,
descendez à leur misère par la compassion , char-
gez-vous volontairement d'une partie des maux
qu'ils endurent; et leur prêtant vos mains charita-
bles, aidez-leur à porter la croix, sous la pesanteur
de laquelle vous les voyez suer et gémir. Prosternez-
vous humblement aux pieds de ce Dieu crucifié,
dites-lui , honteux et confus : Puisque vous ne m'a-
4qo panégyrique
vez point jugé digne de me faire part de votre croix,
permettez du moins, ô Sauveur, que j'emprunte
celle des autres, et que je la puisse porter avec eux:
donnez-moi un cœur tendre, un cœur fraternel ;
un cœur véritablement chrétien , par lequel je puisse
sentir leurs douleurs , et participer du moins de la
sorte aux bénédictions de ceux qui souffrent.
Madame,
Permettez-moi de vous dire, avec le respect d'un
sujet et la liberté d'un prédicateur , que cette ins-
truction salutaire regarde principalement Votre Ma-
jesté. Nous répandons tous les jours des vœux pour
sa gloire et pour sa grandeur : nous prions Dieu ,
avec tout le zèle que notre devoir nous peut inspi-
rer, que sa main ne se lasse pas de verser ses bien-
faits sur elle; et afin que votre joie soit pleine et
entière, qu'il fasse que ce grand Roi votre fils, à
mesure qu'il s'avance en âge, devienne tous les
jours plus cher à ses peuples , et plus redoutable à
ses ennemis. Mais parmi tant de prospérités , nous
ne croyons pas être criminels, si nous lui souhai-
tons aussi des douleurs. J'entends, Madame, ces
douleurs si saintes , qui saisissent les cœurs chrétiens'
à- la vue des afflictions, et leur font sentir les mi-
sères des pauvres membres du Fils de Dieu. Votre
Majesté les ressent, Madame; toute la France a vu
des marques de cette bonté qui lui est si naturelle.
Mais , Madame , ce n'est pas assez ; tâchez d'aug-
menter tous les jours ces pieuses inquiétudes qui
travaillent Votre Majesté en faveur des misérables.
i
DE SAINTE THÉRÈSE. 4<) *
Dans ce secret, dans cette retraite où les heures
vous semblent si douces, parce que vous les passez
avec Dieu, affligez -vous devant lui des longues
souffrances de la chrétienté désolée, et surtout des
peuples qui vous sont soumis ; et pendant que vous
formez de saintes résolutions d'y apporter le sou-
lagement que les affaires pourront permettre; pen-
dant que notre victorieux monarque avance tous
les jours l'ouvrage de la paix par ses victoires et par
cette vie agissante à laquelle il s'accoutume dès sa
jeunesse : attirez-la du ciel par vos vœux; et pour
récompense de ces douleurs que la charité vous
inspirera , puissiez- vous jamais n'en ressentir d'au-
tres, et après une longue vie recevoir enfin de la
main de Dieu une couronne plus glorieuse que celle
qui environne votre front auguste. Faites ainsi, grand
Dieu, à cause de votre bonté et de votre miséricorde
infinie. Amen.
IIE.E
m,
Nous prions Dieu , avec tout le zèle que l'amour
et le devoir nous peut inspirer, que, multipliant
ses victoires, il égale votre renommée à celle des
plus fameux conquérans. Mais parmi toutes ces pros-
pérités , nous ne croyons pas être criminels si nous
lui souhaitons aussi des douleurs : j'entends, Sire,
ces saintes douleurs qui saisissent les cœurs chrétiens
à la vue des afflictions , et qui leur fait sentir les mi-
sères des pauvres membres de Jésus-Christ. Sire, ces
(*) Bossuet adressa ce discours au Roi , dans une autre occasion
où il prêcha ce sermon eu sa présence. ( Edit. de Deforis. )
4g2 PANÉGYRIQUE
douleurs sont dignes des rois ; et s'ils sont le cœur
des royaumes qu'ils animent par leur influence , il
est juste que, comme le cœur, ils ressentent aussi
les impressions des maux qu'endurent les autres par-
ties. Votre Majesté les ressent, Sire; elle fait la
guerre dans cet esprit , elle étend bien loin ses con-
quêtes, elle s'accoutume dès sa jeunesse à cette vie
agissante pour assurer la tranquillité publique : elle
sent et elle plaint les maux de ses peuples , elle ne
respire qu'à les soulager. Pour récompense de ces
douleurs que sa bonté lui fait pressentir, puisse-t-
elle jamais n'en éprouver d'autres ; et après une
longue vie recevoir enfin de la main de Dieu une
couronne plus glorieuse que celle qui environne
son front auguste.
DE SAINTE CATHERINE. 4<)3
PANÉGYRIQUE
DE
SAINTE CATHERINE C%
Abus que les hommes font de la science. La bonne vie, l'édifica-
tion des âmes , le triomphe de la vérité , fin à laquelle doit être rap-
portée toute la science du christianisme.
Dédit illi scientiam sanctorum.
// lui a donné la science des saints. Sap. x. 10.
XLncoue que l'ennemi de notre salut ne se désiste
jamais de la folle et téméraire entreprise de renver-
ser l'Eglise de Dieu , toutefois nous voyons par les
Ecritures qu'il n'agit pas toujours par la force ou-
verte. Souvent il paroît en tyran , il persécute les
fidèles; mais souvent, dit saint Augustin (0, il fait
le docteur , et il se mêle de les enseigner : de sorte
qu'il ne suffit pas que Dieu ait opposé à ses violences
(*) Quoique la Légende de sainte Caiherine qu'a suivie Bossuet
dans ce discours, n'ait point d'authenticité, comme les critiques en
conviennent , cela ne nuit en rien à la solidité des instructions que
le prédicateur en a tirées. ( Edit. de Versailles. ) • .
(0 JEnar. in Psal. xxxix, n. 1 5 tom. iv, col. 3a6.
I
494 PANÉGYRIQUE
la victorieuse armée des martyrs , dont le courage
invincible a épuisé la cruauté de tous les supplices;
mais il est également nécessaire qu'il éclaire aussi des
docteurs, pour combattre les dangereuses maximes
par lesquelles son ennemi tâche de corrompre la
simplicité de la foi , et de détruire la vérité de son
Evangile.
C'est un grand miracle, Messieurs, qu'une fille de
dix-huit ans ait osé marcher sous les étendards de
cette armée laborieuse et entreprenante, dont la
discipline est si dure , qu'elle ne doit l'emporter sur
ses ennemis qu'en les lassant par sa patience : mais
je ne crains point d'assurer que c'est quelque chose
encore de plus admirable, qu'elle tienne rang parmi
les docteurs ; et que Dieu unissant en elle , si je puis
parler de la sorte , toute la force de son Saint-Es-
prit , elle ait été aussi éclairée pour annoncer la vé-
rité , qu'elle a paru déterminée à mourir pour elle.
Un tel prodige , Messieurs , n'est pas proposé en vain
à l'Eglise ; et nous en tirerons de grandes lumières
pour la conduite de notre vie, si Dieu, fléchi par la
sainte Vierge dont nous implorons le secours , daigne
diriger nos pensées, et bénir nos intentions. Disons
donc avant toutes choses , Ave.
Je n'ignore pas , chrétiens , que la science ne
soit un présent du ciel , et qu'elle n'apporte au
monde de grands avantages : je SïTis qu'elle est la
lumière de l'entendement, la guide de la volonté,
la nourrice de la vertu, l'ame de la vérité, la com-
pagne de la sagesse , la mère des bons conseils ; en
un mot l'ame de l'esprit , et la maîtresse de la vie
DE SAINTE CATHERINE. 4y5
humaine. Mais comme il est naturel à l'homme de
corrompre les meilleures choses, cette science qui a
mérité de si grands éloges, se gâte le plus souvent
en nos mains par l'usage que nous en faisons. C'est
elle qui s'est élevée contre la science de Dieu ; c'est
elle qui, promettant de nous éclaircir,nous aveugle
plutôt par l'orgueil ; c'est elle qui nous fait adorer
nos propres pensées sous le nom auguste de la vé-
rité; qui, sous prétexte de nourrir l'esprit, étouffe
les bonnes affections , et enfin qui fait succéder à la
recherche du bien véritable , une curiosité vague et
infinie, source inépuisable d'erreurs et d'égaremens
très-pernicieux.
Mais je n'aurois jamais fait , Messieurs , si je vou-
lois raconter les maux que fait naître l'amour des
sciences , et vous dire tous les périls dans lesquels il
engage les enfans d'Adam, qu'un aveugle désir de
savoir a rendu avec sa race justement maudite , le
jouet de la vanité, aussi bien que le théâtre de la
misère. Un docteur inspiré de Dieu, et qui a puisé sa
science dans l'oraison, en réduit tous les abus à trois
chefs. Trois sortes d'hommes, dit saint Bernard (0,
recherchent la science désordonnément. « 11 y en a
» qui veulent savoir, mais seulement pour savoir;
» et c'est une mauvaise curiosité » : Quidam scire
volunl j ut sciant ; et turpis curiositas est. « Il y en
» a qui veulent savoir , mais qui se proposent pour
» but de leurs grandes et vastes connoi sances, de
» se faire connoître eux-mêmes, et de se rendre cé-
» lèbres ; et c'est une vanité dangereuse » : Quidam
scire volunt , ut sciantur ipsi ; et turpis vanitas est.
C1) In Canl. Serm. xxxvi, n. 3 ; tom.i, col. i^oo.
4g6 PANÉGYRIQUE
« Enfin il y en a qui veulent savoir; mais qui ne
» désirent avoir de science que pour en faire trafic ,
» et pour amasser des richesses; et c'est une hon-
» teuse avarice » : Quidam scire volunt t ut scien-
tiam suam vendant; et turpis quœstus est. Il y en a
donc, comme vous voyez, à qui la science ne sert
que d'un vain spectacle; d'autres à qui elle sert
pour la montre et pour l'appareil ; d'autres à qui
elle ne sert que pour le trafic, si je puis parler de
la sorte. Tous trois corrompent la science, tous trois
sont corrompus par la science. La science étant
regardée en ces trois manières , qu'est - ce autre
chose, mes Frères, « qu'une très - mauvaise occu-
» pation qui travaille les enfans des hommes » ,
comme parle l'Ecclésias te? Pessimam hanc occupa-
tionem dédit Deus Jiliis hominum ., ut occuparentur
in ea (0.
Curieux , qui vous repaissez d'une spéculation
stérile et oisive , sachez que cette vive lumière , qui
vous charme dans la science, ne lui est pas donnée
seulement pour réjouir votre vue , mais pour con-
duire vos pas, et régler vos volontés. Eprits vains,
qui faites trophée de votre doctrine avec tant de
pompe, pour attirer des louanges, sachez que ce
talent glorieux ne vous a pas été confié pour vous
faire valoir vous-mêmes , mais pour faire triompher
la vérité. Ames lâches et intéressées, qui n'employez
la science que pour gagner les biens de la terre,
méditez sérieusement qu'un trésor si divin n'est pas
fait pour cet indigne trafic ; et que s'il entre dans le
commerce , c'est d'une manière plus haute , et pour
WJEccles.i. i3.
une
DE SAINTE CATHERINE. 497
une fin plus sublime, c'est-à-dire, pour négocier le
salut des âmes. C'est ainsi que la glorieuse sainte
Catherine , que nous honorons , a usé de ce don du
ciel. Elle a contemplé au dedans la lumière de la
science , non pour contenter son esprit , mais pour
diriger ses affections : elle l'a répandue au dehors
au milieu des philosophes et des grands du monde ,
non pour établir sa réputation , mais pour faire
triompher l'Evangile : enfin elle l'a fait profiter, et
l'a mise dans le commerce, non pour acquérir des
biens temporels, mais pour gagner des âmes à Jésus-
Christ : c'est par où je me propose de vous faire en-
tendre qu'elle possède la science des saints, et c'est
tout le sujet de ce discours.
PREMIER POINT.
Je ne suis pas fort surpris que les sciences pro-
fanessoient considérées comme un divertissement de
l'esprit : elles ont si peu de solidité, que l'on peut,
sans grande injure, n'en faire qu'un jeu. Mais que
l'on regarde Jésus-Christ comme un sujet de recher-
ches curieuses, et que tant d'hommes se persuadent
d'être bien savans dans les mystères de son royaume,
quand ils ont trouvé dans son Evangile de quoi exer-
cer leur esprit par des questions délicates, ou de quoi
l'amuser par des méditations agréables ; c'est ce qui
ne se peut souffrir à des chrétiens. Parce que Jésus-
Christ est une lumière , ils s'imaginent peut-être qu'il
suffit de la contempler et de se réjouir à sa vue ; mais
ils devroient penser au contraire que cette lumière
n'éclaire que ceux qui la suivent , et non simplement
ceux qui la regardent. « Qui me suit, nous dit -il,
Bossuet. XVI. 32
4t)S PANÉGYRIQUE
» et non qui me voit , ne marche point dans les ténè-
» bres » : Qui sequilur me > non ambulat in lene-
bris (*). Par où il nous fait entendre que qui le voit
sans le suivre , n'en marche pas moins dans la nuit et
dans les ombres de la mort. Ainsi « celui qui se vante
» de le connoître, et qui ne garde pas ses comman-
» démens, est un menteur, dit saint Jean, et la vé-
» rite n'est pas en lui » : Qui dicit se nosse Deum ,
et mandata ej'us non custodit, mendax est, et in hoc
veritas non est (2). Pourquoi ne connoît-il point Jé-
sus-Christ? parce qu'il ne le connoît point tel qu'il
est : je veux dire qu'il le connoît comme la vérité ;
mais il ne le connoît pas comme la voie ; et Jésus-
Christ, comme vous savez, est l'un et l'autre. « Je
» suis, dit -il, la voie et la vérité » : Ego sum via et
veritas (3) ; vérité qui doit être méditée par une sé-
rieuse contemplation ; mais voie où il faut entrer par
de pieuses pratiques (*).
(*) Cela paroît par une telle distinction, que nous appre^
nons de l'Evangile. Il y a le temps de voir : alors l'esprit
sera satisfait dans toutes ses curiosités raisonnables. « Nous
» v errons face à face » : F-acie adfaciem. Maintenant ce
n'est pas le temps, « nous ne voyons qu'en énigme » : Spe~
culum in enigmate (4). Ainsi il ne faut pas penser en cette
vie à repaître la curiosité et le désir de savoir : c'est pour-
quoi, « heureux ceux qui ont le cœur pur : parce qu'ils ver-
» r ont Dieu» : Beati mundo corde, quoniam Deum vide-
bunl (5). Videbunt , ils verront. Alors ce sera le temps de
satisfaire l'esprit ; maintenant c'est le temps de purifier le
cœur. Aussi voyons-nous que le Fils de Dieu nous a donné
des lumières, non autant qu'il en faut pour nous satisfaire,
(•) Joan. vin. 12. — (') /• Joan. n. 4« — W Joan. xiv. 6. —
('0 /. Cor. xm. 12. — W Malth. y. 8.
DE SAINTE CATHERINE. 499
C'est donc une maxime infaillible , que la science
du christianisme tend à la pratique et l'action , et
mais autant qu'il en faut pour nous conduire. Quand au
milieu de la nuit on présente une lampe à un homme, ce
n'est pas pour réjouir sa vue par la heauté de la lumière :
le jour est destiné pour cela. Alors on voit le soleil qui
anime toutes les couleurs, et qui réjouit par une lumière
vive et éclatante toute la face de la nature. Cette petite
lumière qu'on vous met en attendant devant les yeux ,
n'est destinée que pour vous conduire. Ainsi en a-t-on fait
aux hommes ; et ce n'est pas moi qui le dis, c'est l'Ecriture
elle-même qui compare la saine doctrine « à une lampe
» allumée pendant la nuit » : Quasi lucernts lucenli in ca~
liginoso loco (*)• Voici le temps de l' obscurité : ténèbres
de toutes parts. Cependant de peur que nous ne nous heur-
tions, «Dieu allume devant nos yeux un petit luminaire » :
Luminare minus , ut prœessel nocti (2). Il y a le grand lu-
minaire qui préside au jour ; c'est la lumière de gloire que
nous verrons. Il en faut maintenant un moindre pour pré-
sider à la nuit; c'est la doctrine de l'Evangile au milieu
des ténèbres qui nous environnent. « Un petit rayon de
» clarté nous trace un sentier étroit par où nous pouvons
» marcher sûrement , jusqu'à ce que le jour arrive , et que
» le soleil se lève en nos cœurs » : Lucerna in caliginoso
loco, donec dies îllucescat , et lucifer oriatur in cordibus
nostris. Ne vous arrêtez pas à cette lumière , seulement
pour la contempler. Si vous voulez jouir pleinement du
spectacle de la lumière , attendez le jour ; cependant mar-
chez et avancez à la faveur de cette lumière , qui vous est
donnée pour vous conduire : Inspice et fac secuhdùnt
exemplar quod tibi in monte monstratum est (3). Le flam- #
beau allumé devant vous, a delà lumière; mais il a encore
plus d'ardeur. Jésus -Christ dit de saint Jean , qui a com-
mencé à faire briller la lumière de l'Evangile et la science
(0 //. Petr. i. 19. — (») Gènes. 1. 16. — C3) Exod. xxv. t\o.
DOO PANÉGYRIQUE
qu'elle n'illumine que pour échauffer la connois-
sance, que pour exciter les affections. Mais nous
l'entendrons beaucoup mieux, si nous réduisons les
choses au premier principe et à la source de cette
science. Cette source, ce premier principe de la
science des saints , c'est la foi , de laquelle il nous
importe aujourd'hui de bien entendre la nature ,
afin de connoître aussi son usage et celui de toutes
les connoissances qui en dépendent.
Pour cela nous remarquerons que toute la vie
chrétienne nous étant représentée dans les Ecritures
comme un édifice spirituel , ces mêmes Ecritures
du salut (0, ces paroles importantes : Ille erat lucerna
ardens et lucens; et voluislis ad horam exultare in luce
ejus (2). Voilà nos curieux qui veulent se réjouir à la lu-
mière. Pourquoi divisent-ils le flambeau , en admirant son
éclat, et méprisant son ardeur? il falloit joindre l'un à
l'autre, et se laisser plutôt embraser: car encore que ce
flambeau ait de la lumière, il a beaucoup plus d'ardeur.
La lumière est comme cachée , Thesauri scienliœ abscon-
ditiQ) ; l'ardeur de la charité s'y découvre de toutes parts:
Afparuit humanitas et benignitas (4). Jésus -Christ nous
montre quelque étincelle de lalumièredjs vérité à travers
des nuages et des paraboles : il n'y a que la charité qui est
étalée à découvert. Pour la première quelques paroles ;
pour lî seconde tout son sang. Pourquoi, sinon pour nous
faire entendre qu'il veut luire, mais qu'il veut encore plus
échauffer et embraser les cœurs par son saint amour ?
Bossuet a supprimé ce morceau , en revoyant son discours.
Nous l'avons laissé en note, parce qu'il y renvoie dans le Panégy-
rique de saint François de Sales , comme on l'a remarqué ci-dessus.
( Edit. de Versailles. )
(0 Luc. i. 77. — « Joan. v. 35. - (3) Coloss. ir. 3. — (4) TiU
ni. î
DK SAINTE CATHERINE. 5oi
nous disent aussi que la foi en est le fondement.
Saint Pierre ne paroît dans l'Evangile comme le fon-
dement de l'Eglise, qu'à cause qu'en reconnoissant
Jésus-Christ , il a posé la première pierre , et établi
le fondement de la foi. L'apôtre enseigne aux Co-
lossiens, que « nous sommes fondés sur la foi, et que
» c'est la fermeté de ce fondement qui nous rend
» immobiles et inébranlables dans l'espérance de
» l'Evangile » : In Jide fundati, et stabiles , et im-
mobiles a spe Evangeliii1). Et ensuite le même saint
Paul définit la foi, « l'appui et le fondement des
» choses qu'il faut espérer (2) ». C'est pourquoi le
saint concile de Trente, suivant les traces de cette
doctrine , nous décrit aussi la foi en ces termes : Hu~
manœ salutis inilium, fundamenlum et radix totius
justificationis (3) : « Le commencement du salut de
» l'homme, la racine et le fondement de toute la
» justice chrétienne ».
Cette qualité de fondement, attribuée à la foi
par le Saint-Esprit, met, ce me semble, dans un
grand jour la vérité que j'annonce ; et il est mainte-
nant bien aisé d'entendre que la foi n'est pas desti-
née pour attirer des regards curieux , mais pour fon-
der une conduite constante et réglée. Car qui ne
sait, chrétiens, qu'on ne cherche pas la curiosité
dans le fondement que l'on cache en terre, mais la
solidité et la consistance. Ainsi la foi chrétienne
n'est pas un spectacle pour les yeux, mais un appui
pour les mœurs. Ce fondement est mis dans l'obs-
curité ; mais ce fondement est établi avec certitude.
Telle est la nature de la foi , laquelle , comme vous
W Coloss. I. a3.— (») Heb. xi. i - — ^3) Sess. v\,cap. 8.
502 PANÉGYRIQUE
voyez , ne pouvant avoir .l'évidence qui satisfait la
curiosité, mais seulement la fermeté et la certitude
capable de soutenir la conduite , il est aisé de com-
prendre qu'elle déploie toute sa vertu à nous appli-
quer à l'action, et non à nous arrêter à la connois-
sance.
Sainte Catherine, Messieurs, surmontant par la
grandeur de son génie la foiblesse ordinaire de son
sexe , avoit. appris , dès sa tendre enfance , toutes les
sciences curieuses qui peuvent ou égayer, ou polir,
ou enfin illuminer un esprit bien fait. Mais le maître
qui l'enseignoit au dedans , avoit rempli son esprit
de connoissances bien plus pénétrantes. Aussi le
chaste amour qu'elle avoit pour elles , l' avoit telle-
ment touchée , que , méprisant tout le reste , elle
rappeloit de toutes parts ses autres pensées pour les
réduire à la foi, pour les appuyer sur ce fondement,
pour ensuite les appliquer de toute sa force aux
saintes et bienheureuses pratiques de la piété chré-
tienne.
Si je ne me trompe, Messieurs, souvent elle mé-
ditoit ce raisonnement, et je ne me trompe pas;
car quiconque est rempli de l'esprit de Dieu, s'il
ne le fait pas dans la même forme que j'ai dessein
de le proposer , il ne laisse pas toutefois d'être per-
suadé de son efficace. Voici donc le raisonnement
de la sainte que nous honorons , ou plutôt le raison-
nement du vrai chrétien, que chacun de nous doit
faire en soi-même : J'ai cru à la parole du Fils de
Dieu ; j'ai reçu la doctrine de son Evangile ; j'ai posé
par ce moyen un bon fondement, fondement assuré
et inébranlable , contre lequel les portes de l'enfer ne
DE SAINTE CATHERINE. 5o3
prévaudront pas : c'est le fondement de la foi, capable
de soutenir immuablement la conduite de la vie pré-
sente, et l'espérance de la vie future. Mais qui dit fon-
dement, dit le commencement de quelque édifice; et
qui dit fondement, dit le soutien de quelque chose.
Que si la foi n'est encore qu'un commencement, il faut
donc achever l'ouvrage; et si la foi doit être un sou-
tien, c'est une nécessité de bâtir dessus. Notre sainte
voit si clairement dans une lumière céleste cette con-
séquence importante, qu'elle n'a point de repos jus-
qu'à ce qu'elle ait bâti sur la foi, et réduit sa con-
noissance en pratique. Mais un commencement aussi
beau qu'est celui de la foi en notre Seigneur, de-
mande pour y répondre, un bâtiment magnifique;
et un soutien aussi ferme , aussi solide, attend quel-
que structure hardie, et quelque miracle d'archi-
tecture , si je puis parler de la sorte. Remplie de
cette pensée, elle ne médite plus rien qui soit ordi-
naire; elle n'a plus dans l'esprit que des choses qui
surpassent toute la nature ; le martyre , la virginité :
celui-là capable de nous faire vaincre toute la fu-
reur des démons , de nous élever au - dessus de la
violence des hommes; celle-ci donnée pour nous
égaler à la pureté des esprits célestes.
Et plût à Dieu, chrétiens, que nous eussions au-
jourd'hui compris, à l'exemple de cette sainte, que
quelque grande que soit la foi, quelque lumineuse
que soit la science qui est appuyée sur ces prin-
cipes, tout cela n'est encore qu'un commencement
de l'œuvre qui se prépare. Peut-être que nous, rou-
girions de nous arrêter dès le premier pas, et que
nous craindrions de nous attirer ce reproche de
5û4 PANÉGYRIQUE
l'Evangile : Hic homo cœpit œdijicare (0; voilà cet
homme inconsidéré, ce fou, cet insensé, qui fait
un grand amas de matériaux, et qui ayant posé tous
les fondemens d'un édifice superbe et royal , tout d'un
coup a quitté l'ouvrage , et laissé tous ses desseins
imparfaits. Quelle légèreté ou quelle imprudence !
Mais pensons à nous, chrétiens : c'est nous-mêmes
qui sommes cet homme insensé. Nous avons com-
mencé un grand bâtiment , nous avons déjà établi la
foi qui en est le fondement immuable, qui rend
présentes les choses qu'on espère : Sperandarum
substantia rerum , dit l'apôtre C2). Pour poser ce
fondement de la foi, quel effort a-t-il fallu faire?
Le fonds destiné pour le bâtiment étoit plus mouvant
que le sable : car est-il rien de moins fixe que l'es-
prit humain, toujours variable en ses pensées, vague
en ses désirs , chancelant dans ses résolutions ? Il a
fallu raffermir : que de miracles, que de souffrances,
que de prophéties , que d'enseignemens , que d'ins-
pirations, que de grâces ont été nécessaires pour
servir d'appui! Il y avoit d'un côté des hauteurs su-
perbes qui s'élevoient contre Dieu , l'opiniâtreté et
la présomption; il a fallu les abattre et les aplanir :
de l'autre , des précipices affreux , l'erreur , l'igno-
rance , l'irrésolution qui menaçoient de ruine ; il a
fallu les combler. Enfin que n'a-t-il pas fallu entre-
prendre, pour poser ce fondement de la foi? Et
après de si grands efforts et tant de préparatifs ex-
traordinaires, on abandonne toute l'entreprise, et
on met des fondemens sur lesquels on ne bâtit rien ;
^eut-on voir une pareille folie? Insensés, ne vo}rons-
{*) Luc. xiv. 3o. — (*) Hebr. xi. i.
DE SAINTE CATHERINE. 5o5
nous pas que ce fondement attend l'édifice, que ce
commencement de la foi demande sa perfection par
la bonne vie, et que ces murailles à demi élevées,
qui se ruinent parce qu'on néglige de les achever,
rendent hautement témoignage contre notre folle
et téméraire conduite? Hic homo cœpit œdijîcare ,
et non potuit consummare.
Mais poussons encore plus loin , et par le même
principe , disons , insistons toujours : Quelles choses
devons-nous bâtir sur ce fondement de la foi? Quelles
autres choses? Messieurs, il est bien aisé de l'enten-
dre; des choses proportionnées au fondement même,
des œuvres dignes de la foi que nous professons. Car
un architecte avisé, qui conduit son entreprise avec
art , proportionne de telle sorte le fondement avec
l'édifice , qu'on mesure et qu'on découvre déjà l'é-
tendue, l'ordre, les hauteurs de tout le palais, en
voyant la profondeur, les alignemens, la solidité
des fondations. Ne doutez pas qu'il n'en soit de
même, Messieurs, de l'édifice dont nous parlons,
qui est la vie chrétienne et spirituelle. Que cet édi-
fice est bien entendu ! Que l'architecte est habile,
qui en a posé le fondement ! Mais de peur que vous
en doutiez, écoutez l'apôtre saint Paul : « J'ai, dit-il,
« établi le fondement, ainsi qu'un sage architecte » :
Ut sapiens architeclus fundamentnm posui (0. Mais
peut-être s'est-il trompé. A Dieu ne plaise, Messieurs;
car il n'agit pas, dit-il, de lui-même : « il agit selon
» la grâce qui lui est donnée »; il bâtit suivant les
lumières qu'il a reçues : Secundum gratiam quœ data
est mihi. Il a donc gardé toutes les mesures ; et il
(0 /. Cor. m. 10.
5û6 PANÉGYRIQUE
ne pouvoit se tromper , parce qu'il ne faisoit que
suivre le plan qui lui avoit e'té envoyé d'en-haut :
Secundum gratiam quœ data est mihi. Que s'il a
conduit toute l'entreprise suivant les instructions et
les règles d'une architecture céleste, qui doute qu'il
n'ait gardé toutes les mesures ; et ainsi que le bâti-
ment et l'ordre de l'édifice ne doivent répondre au
fondement qu'a posé ce sage entrepreneur ?
C'est pour cela , chrétiens , qu'il n'y a rien de
plus grand, ni de plus magnifique que cet édifice,
parce qu'il n'y a rien de plus précieux, ni de plus
solide que ce fondement. Car dites-nous, ô grand
Paul, quel fondement avez -vous posé? N'enten-
dez - vous pas sa réponse ? « On ne peut point ,
3) dit-il, poser d'autre fondement, sinon celui que j'ai
» mis, qui est Jésus -Christ » ? Fundamentum aliud
nemo potest ponere prœler id quod positum esty
quod est Christus Jésus (0. O le merveilleux fon-
dement , qui est établi en nous par la foi ! et que
saint Paul a raison de nous avertir de prendre garde
avec soin à ce que nous aurons à bâtir dessus ! Unus-
quisque videat quomodo supercedijicet (2). Certai-
nement, chrétiens, sur un fondement si divin, il
ne faut rien élever qui ne soit auguste : si bien que
toute la science des saints consiste à connoître ce
fondement , et toute la pratique de la sainteté à sa-
voir ériger dessus des choses qui lui conviennent,
des œuvres qui sentent son esprit, des mœurs tirées
sur ses exemples , une vie toute formée sur ses pré-
ceptes, sur sa doctrine.
Ainsi sainte Catherine ayant établi ce fondement,
(>) /. Cor. m. n. — {*) lbi<I. 10.
DE SAINTE CATHERINE. 5o-J
plus elle en connoissoit la dignité par la science des
saints , plus elle s'étudioit a bâtir dessus un édifice
proportionné; et il est aisé de l'entendre. Un Dieu
s'est humilié et anéanti; voilà, Messieurs, le fonde-
ment. Qu'est-ce que notre sainte a bâti dessus? Un
mépris de son rang et de sa noblesse , pour se cou-
vrir toute entière des opprobres de Jésus-Christ, et
de la glorieuse infamie de son Evangile. Un Dieu
est né d'une Vierge : voilà le fondement du christia-
nisme ; et Catherine érige dessus , quoi ? l'amour im-
mortel et incorruptible de la pureté virginale. Un
Dieu a comparu, dit le saint apôtre (0, devant le
tribunal de Ponce-Pilate , pour y rendre un témoi-
gnage fidèle : voilà le fondement de la foi, et je vois
sainte Catherine , qui, pour bâtir sur ce fondement,
marche au trône des empereurs , pour y rendre un
témoignage semblable , et y soutient invinciblement
la vérité de l'Evangile. Si Jésus est étendu sur la croix,
Catherine se présente aussi pour être éteadue sur une
roue : si Jésus donne tout son sang , Catherine lui
rend tout le sien : et enfin , en toute manière , il n'y
a rien de plus convenable que ce fondement et cet
édifice.
Chrétiens , il est véritable : le même fondement est
posé en nous par la grâce du saint baptême, et par
la profession du christianisme. Mais que l'édifice est
différent , que le reste de la structure est dissem-
blable ! Est-ce vous, ô divin Jésus, qui êtes le fon-
dement de notre foi? Pourquoi donc ce mélange
indigne de nos désirs criminels avec ce divin fon-
dement ? O foi et science des chrétiens ! O vie et
pratique des chrétiens! Est-il rien de plus opposé,
W7. Tim. vi. j3.
5o8 PANÉGYRIQUE
ni de plus discordant que vous êtes? Voyez la bizar-
rerie. Un fondement d'or et de pierres précieuses :
un bâtiment de bois et de paille. Je parle avec l'a-
pôtre (0, qui nous représente par-là les péchés,
matière vraiment combustible , et propre à exciter
et entretenir le feu de la vengeance divine. O foi,
que vous êtes pure ! O vie, que vous êtes corrompue !
Quels yeux ne seroient pas choqués d'une si haute
inégalité, si on la regardoit avec attention ? et faut-il N
autre chose que la sainteté de ce fondement , pour
convaincre l'extravagance criminelle de ceux qui ont
élevé cet édifice ?
Eveillons -nous donc, chrétiens; et que ce mé-
lange prodigieux de Jésus-Christ et du monde, com-
mençant à offenser notre vue , nous presse à nous
accorder avec nos propres connoissances. Car com-
ment nous pouvons -nous supporter nous-mêmes ,
en croyant de si grands mystères, et les déshonorant
tout ensemble par un mépris si outrageux? « Ne
» porterons -nous donc le nom de chrétiens, que
» pour déshonorer Jésus -Christ » ? Dicuntur chris-
tiani ad conlumeliam Christii^). Quelle crainte vous
peut empêcher de bâtir sur ces fondemens ? Ce qu'on
vous prêche est grand, je le sais : se haïr soi-même,
dompter ses passions, se contraindre, se mortifier,
vaincre ses plaisirs, mépriser non - seulement ses
biens , mais sa vie pour la gloire de Jésus - Christ ;
j'avoue que l'entreprise est hardie : mais voyez aussi,
chrétiens, combien ce fondement est inébranlable.
Quoi ! vous n'appuyez dessus qu'en tremblant ,
comme s'il étoit douteux et mal affermi : vous mar-
chez dessus d'un pas incertain , vous n'osez y mettre
(*) I. Cor. ni. ia. — (*) Salv. de Gub. Det, lib. vm, n. i.
DE SAINTE CATHERINE. 5oO
qu'un pied , et tenez l'autre pose' sur la terre, comme
si elle e'toit plus ferme. Et pourquoi chancelez-vous
si long-temps entre Je'sus-Christ et le monde? Que
vous sert de connoître les vérités saintes, si vous
n'allez point après la lumière qu'elles allument de-
vant vos yeux?
O Jésus, ô divin Jésus, nous allons changer au-
jourd'hui par votre grâce une conduite si déréglée ;
nous ne voulons plus de lumières que pour les ré-
duire en pratique. Nous ne désirons de croître en
science, que pour nous affermir dans la piété : nous
ferons céder au désir de faire, la curiosité de con-
noître ; et nous fortifierons notre volonté par la
modération de notre esprit. Ainsi ayant appris sain-
tement à profiter au dedans de notre science , nous
pourrons la produire ensuite dans le même esprit
que notre sainte, pour glorifier la vérité par un
témoignage fidèle : c'est ma seconde partie.
SECOND POINT.
La vérité est un bien commun : quiconque la
possède , la doit à ses frères , selon les occasions que
Dieu lui présente : et « quiconque se veut rendre
» propre ce bien public de la nature raisonnable,
» mérite bien de le perdre , et d'être réduit , dit
» saint Augustin, à ce qui est véritablement le propre
» de l'esprit de l'homme, c'est-à-dire, le mensonge
» et l'erreur» : Quisquis suumvult esse quod omnium
est, à commune propellitur ad sua , id est, a veritate
ad mendacium (*).
Parce principe, Messieurs, celui que Dieu a ho-
(*) Confess. lib. xn, cap. xxy, tom. i, col. 221.
5lO rANÉGYRIQUE
noré du don de science est oblige' d'éclairer les
autres. Mais comme en faisant connoître la vérité,
il se fait paroître lui-même, et que ceux qui sont
instruits par son entremise, lui rendent ordinaire-
ment des louanges , comme une juste reconnoissance
d'un si grand bienfait ; il est à craindre qu'il ne se
corrompe par les marques de la faveur publique, et
qu'il ne perde sa récompense par un désir empressé
de la recevoir.
Que si les têtes les plus fortes sont souvent émues
d'un encens si délicat et si pénétrant, combien plus
celle d'une jeune fille , en qui l'opinion de science
est d'autant plus applaudie , qu'elle est plus extraor-
dinaire en son sexe ? C'est ici le miracle de la main
de Dieu dans la sainte que nous honorons ; et
quoique ce soit un grand prodige de voir Catherine
savante , c'est encore quelque chose de plus surpre-
nant de voir Catherine modeste , et ne se servir de
cette science que pour faire régner Jésus -Christ.
Les dames modestes et chrétiennes voudront bien
entendre en ce lieu les vérités de leur sexe. Leur
plus grand malheur, chrétiens, c'est qu'ordinaire-
ment le désir de plaire est leur passion dominante;
et comme pour le malheur des hommes, elles n'y
réussissent que trop facilement, il ne faut pas s'éton-
ner si leur vanité est souvent extrême , étant nourrie
et fortifiée par une complaisance presque univer-
selle. Qui ne voit avec quelle pompe elles étalent
cette beauté qui ne fait que colorer la superficie?
Que si elles se sentent dans l'esprit quelques avan-
tages plus considérables, combien les voit -on em-
pressées à les faire éclater dans leurs entretiens ? et
DE SAINTE CATHERINE. 5ll
quel paroît leur triomphe , lorsqu'elles s'imaginent
charmer tout le monde? C'est la raison principale
pour laquelle , si je ne me trompe , on les exclut des
sciences ; parce que quand elles pourroient les ac-
quérir , elles auroient trop de peine à les porter :
de sorte que si on leur défend cette application, ce
n'est pas tant, à mon avis , dans la crainte d'engager
leur esprit à une entreprise trop haute, que dans
celle d'exposer leur humilité à une épreuve trop
dangereuse.
Pour guérir en elles cette maladie, l'Eglise leur
propose sainte Catherine au milieu d'une assemblée
de philosophes , également victorieuse de leurs flat-
teries et de leurs vaines subtilités, et se démêlant
d'une même force des pièges qu'ils tendent à son es-
prit , et des embûches qu'ils dressent à sa modestie :
ui laqueo linguœ iniquœ, et à labiis operanlium men-
dacium (0. C'est qu'elle sait, chrétiens, que ce beau
talent de science ne lui a pas été confié pour en tirer
avantage ; et lors même que Dieu nous le donne r
qu'il n'est pas à nous , pour deux raisons. Premiè-
rement il n'est pas à nous , non plus que les autres
dons de la grâce , parce qu'il nous est élargi d'en^
haut. Mais outre cette raison générale, qui est que
ce don ne vient pas en nous de nous-mêmes, il a
ceci de particulier, qu'il ne nous est pas donné pour
nous-mêmes. Car la théologie n'ignore pas, et je le
dirai en passant, que la science n'est pas de ces
grâces qui nous rendent plus agréables à la divine
Majesté; mais de cette autre espèce de grâces qui
sont communiquées pour le bien des autres, tel
W Ecclî. u. 3.
5l2 PANÉGYRIQUE
qu'est, comme chacun sait, le don des miracles.
Comme donc nous ne sommes pas plus saints ni plus
justes pour être éclairés par la science, je ne crains
point de vous dire que ce n'est pas un avantage par-
ticulier : car c'est une espèce de trésor public, au-
quel ceux qui le possèdent peuvent bien prendre
leur part pour leur instruction , comme les autres
enfans de l'Eglise ; mais dont ils ne peuvent se don-
ner la gloire, non plus que s'attribuer la propriété,
sans une espèce de vol sacrilège. Car si l'on nous
défend de nous glorifier de ce qui nous est donné
pour nous-mêmes, combien moins le devons -noug
faire de ce qui nous est donné pour les autres , pour
toute l'Eglise.
Ainsi la science chrétienne ne se doit jamais pro-
duire au dehors, pour se faire admirer elle-même.
Elle a un plus digne office, dont elle se doit tenir
assez glorieuse, c'est de faire paroître Jésus-Christ;
et la raison en est évidente. Quand on présente au
miroir quelque beau visage, dites-le-moi, chrétiens,
n'est-ce pas pour faire paroître, non la glace, mais le
visage? et tout l'honneur du miroir, si je puis par-
ler de la sorte , n'est que dans une fidèle représen-
tation. La science du christianisme, qu'est-ce autre
chose qu'un miroir fidèle et céleste, dans lequel
Jésus - Christ se représente ? Quand Jésus - Christ
donne à ses fidèles la science de ses vérités, que
fait-il autre chose en eux , sinon de poser dans leur
esprit un miroir céleste de ses propres perfections ?
Ne vous persuadez pas, ô vous qui êtes ornés de
cette science, que vous deviez la faire paroître avec
soin, mais seulement Jésus-Christ , dont elle montre
au
DE SAINTE CATHERINE. 5l3
au naturel les perfections. C'est pourquoi, dit le saint
apôtre , nous ne nous prêchons pas nous - mêmes ,
mais Je'sus- Christ notre Seigneur: nous ne mon-
trons le miroir, que pour faire voir le visage; nous
ne produisons la science, que pour faire connoître
Jésus-Christ. Il est vrai qu'il a plu à Dieu de répandre
sur nous ses lumières : « le même Dieu qui a com-
» mandé que la lumière sortît des ténèbres , a fait
» luire sa clarté dans nos cœurs » : Qui dixit de te-
nebris lumen splendescere , ipse illuxit in cordibus
nostris (0. Mais ce n'est pas pour nous donner un
vain éclat, à nous qui n'étions que ténèbres; c'est
qu'il a voulu imprimer dans la science qu'il nous a
donnée, comme dans une glace unie, l'image de son
Fils notre Sauveur , afin que tout le monde admirât
sa face , et fût ravi de ses beautés immortelles : Ipse
illuxit in cordibus nostris , ad illuminationem scien-
lice claritatis Dei infacie Christi Jesu*
Catherine , voyant reluire en son ame l'image de
la vérité dans celle de Jésus-Christ , la trouve si belle
et si accomplie , qu'elle veut l'exposer dans le plus
grand jour : elle n'emploie sa science que pour
faire connoître la vérité ; mais afin qu'elle paroisse
comme triomphante, elle met à ses pieds la philoso-
phie, qui est son ennemie capitale. Pour confondre
la philosophie , elle s'éloit instruite de tous ses dé-
tours; et afin d'assurer le triomphe de la vérité sur
cette rivale, elle fait deux choses admirables; elle la
désarme et la dépouille. Elle la désarme, comment ?
Elle détruit les erreurs qu'elle a établies ; c'est ainsi
qu'elle la désarme. Elle la dépouille, en quelle ma-
(') //. Cor. iv. 6.
Bossuet. xvi. 33
5l4 PANÉGYRIQUE
nière? Elle lui ôte les vérités qu'elle a usurpées;
c'est ainsi qu'elle la dépouille. Voici, Messieurs, un
beau combat, et qui mérite vos attentions.
Encore que les philosophes soient les protecteurs
de l'erreur, toutefois ils ont découvert quelques
rayons de la vérité. « Quelquefois , dit Tertullien ,
» ils ont frappé à sa porte » : Veritatis fores pui-
sant (0. S'ils ne sont pas entrés dans son sanctuaire,
s'ils n'ont pas eu le bonheur de la voir et de l'adorer
dans son temple, ils se sont quelquefois présentés à ses
portiques , et lui ont rendu de loin quelque hommage.
Suit que dans ce grand débris des connoissances hu-
maines , Dieu en ait voulu conserver quelque petit
reste, comme des vestiges de notre première institu-
tion; soit, comme dit Tertullien , que « cette longue
» et terrible tempête d'opinions et d'erreurs les ait
» quelquefois jetés au port par aventure, et par un
» heureux égarement » : Nonnumquam et in pro-
cella, confusis vestigiis cœli etjreli, aliquis portus
offenditur, prospéra errore (2) ; soit que la Provi-
dence divine ait voulu faire éclater sur eux quelque
rayon de lumière pour la conviction de leurs erreurs :
il est assuré, chrétiens, qu'au milieu de tant de té-
nèbres, ils ont entrevu quelque jour, et reconnu
confusément quelques vérités. Mais le grand Paul
leur reproche qu'ils les ont injustement détenues
captives (3) ; et en voici la raison. C'est qu'ils voy oient
le principe , et ils ne vouloient pas ouvrir les yeux
pour en reconnoître les conséquences nécessaires.
Parexemple , l'ordre visible du monde leur décou-
vrons manifestement les invisibles perfections de son
Créateur ; et quoique la suite de cette doctrine fût
(') De testim. anim. n. z. — (a; De Avima, n. a. •— (3; Aom. 1. 18.
DE SAINTE CATHERINE. 5l5
de lui rendre l'hommage qu'une telle Majesté exige
de nous, ils refusoient de servir celui qu'ils recon-
noissoient pour leur souverain. Ainsi la vérité gé-
missoit captive sous une telle contrainte , et souffroit
violence en eux , parce qu'elle n'agissoit pas dans
toute sa force : de sorte qu'il la falloit délivrer du
pouvoir de ces violens usurpateurs, et la remettre ,
comme une vierge honnête et pudique , entre les
mains du christianisme, qui seul la conserve dans
sa pureté.
C'est ce que fait aujourd'hui sainte Catherine : elle
fait paroître Jésus-Christ avec tant d'éclat , que les
erreurs que soutenoit la philosophie sont dissipées
par sa présence ; et les vérités qu'elle avoit enlevées
violemment , viennent se rendre à lui comme à leur
maître , ou plutôt se réunir en lui comme dans leur
centre : ainsi la philosophie est forcée de rendre les
armes. Mais quoiqu'elle soit vaincue et persuadée,
elle a peine à déposer son premier orgueil , et elle pa-
roît encore étonnée d'être devenue chrétienne. Mais
enfin les raisonnemens de Catherine l'amènent cap-
tive au pied de la croix : elle ne rougit plus de ses fers;
au contraire elle s'en trouve honorée, et il semble
qu'elle prend plaisir de céder à une sagesse plus haute.
Apprenons d'un si saint exemple à rendre té-
moignage à la vérité , à la faire triompher du monde,
à faire servir toutes nos lumières à un si juste devoir
qu'elle nous impose. O sainte vérité , je vous dois
trois sortes de témoignages : je vous dois le témoi-
gnage de ma parole ; je vous dois le témoignage de
ma vie ', je vous dois le témoignage de mon sang. Je
vous dois le témoignage de ma parole : ô vérité, vous
5l6 PANÉGYRIQUE
étiez cachée dans le sein du Père éternel , et vous
avez daigné, par miséricorde, vous manifestera nos
yeux. Pour honorer cette charitable manifestation,
je vous dois manifester au dehors par le témoignage
de ma parole. Périssent tous mes discours, disoit le
prophète (0, et que ma langue soit éternellement
attachée à mon palais , si je t'oublie jamais , ô vé-
rité , et si je ne te rends témoignage.
Mais, chrétiens, il ne suffit pas de lui donner celui
de la voix, qui n'est qu'un son inutile; et notre
zèle est trop languissant, s'il ne consacre que des
paroles à la vérité, qui ne peut être assez honorée
que par des effets dignes d'elle. Car sa solidité im^-
muable n'est pas suffisamment reconnue par nos
discours , qui ne sont que des ombres de nos pen-
sées; et il faut qu'elle soit gravée en nos mœurs par
des marques effectives de notre affection. Ne donner
que la parole à la vérité, c'est donner l'ombre pour
le corps , et une image imparfaite pour l'original.
Il faut honorer la vérité par la vérité, en la faisant
paroître en nous-mêmes par des effets dignes d'elle.
Mais outre le témoignage des œuvres, nous de-
vons encore à la vérité le témoignage du sang. Car
la vérité c'est Dieu même : il lui faut un sacrifice
complet, pour lui rendre tout le culte qui lui est dû,
et pour honorer dignement l'éternelle consistance
de sa vérité. Nous devons nous préparer tous les
jours à nous détruire pour elle, si jamais elle exige
de nous ce service. Ainsi a fait Catherine , qui ,
étant remplie si abondamment de la science des
saints , pour en rendre ses actions de grâce à la vé-
(') Ps. cxxxvi. 6.
DE SAINTE CATHERINE. 5 I 7
rite, l'a glorifiée devant tout le monde par le témoi-
gnage de sa parole , qu'elle a soutenu par celui de
sa vie : et enfin scellé et confirmé par celui de son
sang : de sorte qu'il ne faut pas s'étonner si une
science , si bien employée au service de la vérité , a
fait un si grand profit dans ce commerce spirituel ,
et a gagné tant d'ames à Jésus-Christ ; c'est ce qui
me reste à vous expliquer dans la troisième partie.
TROISIÈME POINT.
C'est un indigne spectacle , que de voir les dons
de l'esprit servir aux intérêts temporels. Je ne vois
rien de plus servile que ces âmes basses, qui regret-
tent toutes leurs veilles, qui murmurent contre leur
science, et l'appellent stérile et infructueuse, quand
elle ne fait pas leur fortune. Mais que les sciences
humaines s'oublient de leur dignité, jusqu'à n'avoir
plus d'usage que dans le commerce; ce n'est pas
à moi, chrétiens, de le déplorer dans cette chaire.
Faut-il, sainte fille du ciel, source des conseils désin-
téressés , auguste science du christianisme , faut-il
que je vous voie en nos jours si indignement ravilie,
que de vous rendre esclave de l'avarice? Un tel op-
probre, Messieurs, que font à Jésus-Christ et à
l'Evangile les ouvriers mercenaires, mérite bien,
ce me semble , que nous établissions ici des maximes
fortes , pour épurer les intentions; et la science de
notre sainte, consacrée uniquement au salut des
âmes, nous en donnera l'ouverture.
Vous croirez aisément, Messieurs, que les lu-
mières de son esprit et la vaste étendue de ses con-
noissances , soutenue de l'éclat d'une jeunesse flo-
5l8 PANÉGYRIQUE
rissante et de l'appui d'une race illustre dont elle
étoit l'ornement, lui donnoient de grands avantages
pour s'établir dans le monde. En effet, ses historiens
nous apprennent que l'empereur et toute sa Cour
l'avoient regardée comme la merveille de son siècle.
Mais elle n'a garde de rabaisser les lumières de
l'Esprit de Dieu, jusqu'à les faire servir à la fortune,
surtout dans une Cour infidèle : elle fait valoir ce
talent dans un commerce plus haut ; elle l'emploie
à négocier le salut des âmes.
Et en effet, chrétiens, ce glorieux talent de science
est destiné sans doute pour quelque commerce. Jé-
sus-Christ en le confiant à ses serviteurs, « Négo-
» ciez , leur a-t-il dit , jusqu'à ce que je vienne » :
Negotiamini donec venio (0. Mais c'est un commerce
divin , où le monde ne peut avoir part, et deux rai-
sons invincibles nous le persuadent. La première se
tire de la dignité de ce céleste dépôt; la seconde,
de celui qui nous l'a commis, et qui s'en est toujours
réservé le fonds. Mettons ces deux raisons dans un
plus grand jour; et premièrement, chrétiens, pour
apprendre à n'avilir pas le talent de la science chré-
tienne , considérons sa valeur et sa dignité.
La matière dont est composée cette céleste mon-
noie , c'est l'Evangile et tous ses mystères. Mais
quelle image admirable y vois-je empreinte ? Cujus
est imago hœc (2) ? Je lai déjà dit, chrétiens, l'image
qui est imprimée sur notre science, c'est l'image de
Jésus-Christ, roi des rois. O que la marque d'un si
grand prince rehausse le prix de ce talent; -et que sa
valeur est inestimable !
(') Luc. xix. l3. — (a) Matth. xxii. 20.
DE SAINTE CATHERINE. 5l()
Que faites-vous, âmes mercenaires, lorsque vous
n'avez autre but que d'en trafiquer avec le monde,
pour acque'rir des biens temporels? Le commerce se
fait par échange; rechange est fondé sur l'égalité:
quelle égalité trouvez-vous entre la science de Dieu,
qui comprend en elle-même les trésors célestes, et
ces malheureux avantages dont la fortune dispose ?
Le premier homme, Messieurs, qui a osé mettre
de l'égalité entre des choses aussi dissemblables que
l'argent et les dons» de Dieu, c'est cet infâme Simon
le Magicien , qui a mérité pour ce crime la malédic-
tion des apôtres, et ensuite est devenu l'exécration
de tous les siècles suivans. Mais je ne crains point
d'assurer que ceux qui ne s'étudient à la science
ecclésiastique , que pour entrer dans les bénéfices ,
ou pour ménager par quelque autre voie leurs inté-
rêts temporels, marchent sur les pas de ee magicien,
et attirent sur eux , comme un coup de foudre ,
cette imprécation apostolique : Pecunia tecum sit in
perditionem (0 : « Que ton argent, malheureux,
» soit avec toi en perdition ».
Dirai-je ici ce que je pense? Ils s'accordent avec
Simon, en égalant les choses divines aux biens pé-
rissables : mais il y a cette différence honteuse pour
ceux dont je parle , que dans le marché de Simon ,
l'argent est le prix qu'il offre, la grâce du Saint-
Esprit le bien qu'il veut acquérir; et que ceux-ci
renversent l'ordre du contrat , pour le rendre plus
profane et plus mercenaire. Ils prodiguent et pros-
tituent le présent du ciel , pour avoir les biens de la
terre. Simon donnoit son argent pour le don de
W Act. vin. 20.
520 PANÉGYRIQUE
Dieu ; et ceux-ci dispensent le don de Dieu pour
mériter de l'argent. Quelle indignité ! Si bien qu'au
lieu que saint Pierre reproche à Simon , « qu'il
>) avoit voulu acquérir le don de Dieu par argent » :
Donum Dei existimasti pecunid possideri (0 ; nous
pouvons dire de ceux-ci , qu'ils veulent acquérir de
l'argent par le don de Dieu : en quoi ils seroient
sans comparaison plus lâches et plus criminels que
Simon , n'étoit qu'il a joint l'un et l'autre crime , et
que les Pères ont sagement remarqué (2) , que sans
doute il ne voulait acheter que dans le dessein de
vendre.
Certainement, chrétiens, ceux qui profanent ainsi
la science du christianisme n'en connoissent pas le
mérite; autrement ils rougirofent de la ravilir par
un usage si bas : aussi voyons-nous ordinairement
que ces ouvriers mercenaires altèrent et falsifient
par un mélange étranger cette divine monnoie. Ils
lie débitent point ces maximes pures qui enseignent
à mépriser, et non à ménager les biens de la terre.
La science qu'ils étudient n'est pas la science de
Dieu , victorieuse du siècle et de ses convoitises ;
mais une science flatteuse et accommodante, propre
aux négoces du monde , et non au sacré commerce
du ciel : Et in avarilid fictis verbis de vobis nego-
tiabunlur (3) : « L'avarice les portera à vous séduire
» par des paroles artificieuses, pour faire de vous
» une espèce de trafic »,
Que si nous méditons saintement la pure science
du christianisme, mettons-la aussi à son droit usage,
(») Act. vin. 20. — W S. Aug. in Ps. cxxx, n. Sjtom. iv , col. 1 463.
— C3) IL Par. 11. 3.
DE SAINTE CATHERINE. 5si
faisons notre gain du salut des âmes; prenons un
noble intérêt, et tâchons de profiter dans un com-
merce si honorable. Imitons sainte Catherine qui
fait valoir de telle sorte ce divin talent, que les cour-
tisans et les philosophes, ses amis et ses ennemis,
enfin tous ceux qui l'approchent, et même l'impé-
ratrice , sont poussés d'un désir ardent de se donner
à Jésus-Christ.
C'est ainsi qu'il falloit user de cet admirable trésor,
qui avoit été commis à sa foi. Car pour venir , chré-
tiens, à la seconde raison que j'ai promis de vous
proposer, et avec laquelle je m'en vais conclure,
la science du christianisme est un bien qui n'est pas
à nous. Jésus-Christ, en le mettant en nos mains,
s'en est réservé le fonds : nous l'avons de lui par em-
prunt, ou plutôt il nous l'a confié , ainsi qu'un dé-
pôt duquel nous devons un jour lui rendre raison :
Negotiamini dum venio : « Négociez, je vous le
» permets » ; mais sachez que je viendrai vous de-
mander compte de toute votre administration, et
de l'emploi que vous aurez fait de mon bien.
S'il est ainsi , chrétiens , ne disposons pas de ce
bien comme si nous en étions les propriétaires. Il
est , ce me semble , assez équitable que si nous em-
ployons le bien d'autrui, ce soit dans quelque com-
merce dans lequel le maître puisse prendre part.
Et quelle part donnerez-vous au divin Sauveur dans
ces terres, dans ces revenus, dans ces bénéfices que
vous accumulez sans mesure? « Ne savez-vous pas
» qu'il est notre Dieu, et qu'il n'a pas besoin de nos
» biens a ? Deus meus es tu, quoniam bonorum nieo-
522 PANÉGYRIQUE
rum non eges (*). Mais s'il n'a pas besoin de nos biens,
j'ose dire qu'il a besoin de nos âmes. C'est pour ces
âmes chéries qu'il descendra bientôt du ciel sur la
terre : pour trouver ces âmes perdues et égarées
comme des brebis, il a couru tous les déserts; pour
les réunir au troupeau sacré, il les a portées sur ses
épaules; pour les laver de leurs taches, il a versé tout
son sang; pour les guérir de leurs maladies, il a ré-
pandu l'onction de son Saint-Esprit; pour les nour-
rir et les fortifier , il leur a donné son propre corps.
Par conséquent, mes Frères , c'est dans ce com-
merce des âmes qu'il faut faire profiter ses dons ; et
quand viendra le temps de rendre les comptes, ce
grand économe ne rougira pas de partager avec vous
un profit si honorable. Il recevra de votre main ces
âmes que vous lui aurez amenées; et de sa part,
pour reconnoître un si beau travail : Venez, dira-t-
il, serviteur fidèle, qui avez fait valoir mon dépôt
en mon esprit et selon mes ordres, il est temps que
vous receviez votre récompense (*).
(*) C'est pour ce négoce céleste que cette maison est
établie: on leur apprend la science, non pour retentir dans
un barreau; c'est la science ecclésiastique, destinée pour
négocier le salut des âmes. C'est pourquoi on les choisit
dès cet âge tendre , pour prévenir le cours de la corrup-
tion du siècle, et donner, s'il se peut, aux autels des mi-
nistres innocens. O innocence, que tu aurois de vertu dans
les fonctions sacerdotales, que de bénédictions et de grâces!
Mais où te trouvera -t- on sur la terre? On travaille du
moins en cette maison à te conserver des vaisseaux sans
<») Ps. xv. a.
DE SAINTE CATHERINE. 523
Quelle sera la proportion de cette glorieuse ré-
compense ? Le prophète Daniel nous le fait enten-
dre: Qui docti fuerint j, fulgebunt quasi splendor jîr-
mamenti- et qui ad justitiam erudiunt multos , quasi
slellœ in perpétuas œternitates 00 Vé Ceux, dit- il,
» qui auront appris des autres la sainte doctrine,
» brilleront comme la splendeur du firmament; et
» ceux qui l'auront enseignée, paroîtront comme des
» étoiles durant toute l'éternité ». Où vous voyez,
tache ; c'a toujours été l'esprit de l'Eglise. « On les doit
» retenir sous la discipline, les instruire par la doctrine
» ecclésiastique», Ut ecclesiasticis utilitatibus pareantty.
Quelles sont ces utilités ecclésiastiques? Ce n'est pas d'aug-
menter les fermes, ni d'accroître le revenu de l'Eglise;
mais c'est afin de gagner les aines. C'est dans ce dessein
qu'on les élève comme de jeunes plantes, et qu'on les fait
instruire dans cette maison. Que reste -t- il maintenant,
Messieurs, sinon que pendant que la science, comme un
soleil , fera mûrir les fruits , vous arrosiez la racine ? La
science éclaire par en -haut la partie qui regarde le ciel; il
reste que vous donniez la nourriture à celle qui est enga-
gée dans la terre. Cette eau salutaire de vos aumônes , en
passant par ces plantes que l'on vous cultive , se tournera
en fruits de vie , pour leur profit particulier , pour celui
de toute l'Eglise au service de laquelle on les destine , et
enfin , Messieurs, pour le vôtre , en vous amassant dans le
ciel des couronnes d'immortalité, que je vous souhaite.
Amen.
On voit que ce morceau a été ajouté par le prédicateur, pour
appliquer son discours à la circonstance d'un autre lieu où il devoit
le prêcher. ( Edit. de Déforis. )
C1) Dan. xir. 3. — (») Concil. Aquisgr. cap. cxxxv ; upud. Labl.
tom. vu , col. 1 400.
5a4 - PANÉGYRIQUE
chrétiens, par quelle sage disposition de la justice
divine , ceux qui ont reçu d'ailleurs leurs instruc-
tions, sont compare's au firmament qui luit seule-
ment par re'flexion de la lumière des astres ; mais
que ceux qui ont éclairé l'Eglise par la doctrine de
vérité, sont eux-mêmes des astres brillans, et sources
d'une lumière vive et immortelle.
Ainsi sainte Catherine réjouit par un double
éclat la céleste Jérusalem. Elle est toute lumineuse
pour avoir appris humblement, et fidèlement pra-
tiqué ce qu'on enseigne de plus excellent dans l'é-
cole de Jésus - Christ : mais cet éclat est relevé au
centuple , parce qu'elle a répandu bien loin les lu-
mières de la science de Dieu , et qu'elle a fait luire
sur plusieurs âmes les vérités éternelles.
Ne croyez pas , chrétiens , que ceux qui ont reçu
dans l'Eglise le ministère d'enseigner les autres,
soient les seuls à prétendre à cette récompense , que
même une fille a pu mériter. Tous les fidèles de Jé-
sus-Christ doivent espérer cette gloire, parce que
tous doivent travailler à s'édifier mutuellement par
de saintes instructions. C'est pourquoi l'apôtre saint '
Paul avertit en général les enfans de Dieu, qu'ils
doivent assaisonner leurs discours du sel de la sa-
gesse divine : Sermo vester semper in gratid sale
sii conditus j ut sciatis quomodo oporteat vos uni-
cuique respondere (0 : « Que votre entretien soit
» toujours édifiant et assaisonné du sel de la sa-
» gesse ; en sorte que vous sachiez comment vous
» devez répondre à chaque personne ». O que ces
(>) Coloss. iv. 6.
DE SAINTE CATHERINE. 52'5
conversations sont remplies de grâce , et que ce sel
a de force pour faire prendre goût à la vérité ! Lors-
qu'on entend les prédicateurs , je ne sais quelle ac-
coutumance malheureuse de recevoir par leur en-
tremise la parole de l'Evangile, fait qu'on l'écoute
de leur bouche plus nonchalamment. On s'attend
qu'ils reprendront les mauvaises mœurs , on dit qu'ils
le font d'office; et l'esprit humain indocile y fait
moins de réflexion. Mais quand un homme que l'on
croit du monde, simplement et sans affectation,
propose de bonne foi ce qu'il sent de Dieu en lui-
même ; quand il ferme la bouche à un libertin qui
fait vanité du vice, ou qui raille impudemment
des choses sacrées , encore une fois , chrétiens ,
qu'une telle conversation , assaisonnée de ce sel de
grâce , a de force pour exciter l'appétit , et réveiller
le goût des biens éternels ?
Donc, mes Frères, que tout le monde prêche
l'Evangile dans sa famille , parmi ses amis , dans les
conversations et les compagnies ; que chacun em-
ploie toutes ses lumières pour gagner les âmes que
le monde engage, pour fairet régner sur la terre la
sainte vérité de Dieu, que le monde tâche de ban-
nir par ses illusions. Si l'erreur, si l'impiété, si tous
les vices ont leurs défenseurs ; ô sainte vérité ! serez-
vous abandonnée de ceux qui vous servent ? Quoi ,
ceux mêmes qui font profession d'être vos amis ,
n'oseront-ils parler pour votre gloire ? Parlons , mes
Frères, parlons hautement pour une cause si juste ;
résistons à l'iniquité, qui, ne se contentant plus
qu'on la souffre, ose encore exiger qu'on lui applau-
5a6 PANÉGYRIQUE
disse. Parlons souvent de nos espérances, de la douce
tranquillité d'une ame fidèle, des ennuis dévorans
de la vie présente, de la paix qui nous attend en la
vie future. Ainsi la vérité éternelle que nous aurons
glorifiée par nos discours, nous glorifiera par ses
récompenses , dans la sainte société que je vous
souhaite aux siècles des siècles avec le Père , le Fils
et le Saint-Esprit. Amen.
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DE SAINT ANDRÉ, APOTRE. 52^
PANÉGYRIQUE
DE SAINT ANDRÉ, APÔTRE,
Prêché aux Carmélites du faubourg S. Jacques.
Conduite étonnante de Jésus -Christ dans la formation de son
Eglise j combien inconcevable et divine l'entreprise des apôtres
Triste état de la religion parmi nous ; misérables dispositions des
chrétiens de nos temps.
Venite post rue, et faciam vos fieri piscatores hominum.
Venez après moi, et je vous ferai devenir des pécheurs
d'hommes. Matth. iv. 19.
PREMIER POINT.
J ésus va commencer ses conquêtes : il a déjà prêché
son Evangile .; déjà les troupes se pressent pour écou-
ter sa parole. Personne ne s'est encore attaché à lui;
et parmi tant d'écoutans , il n'a pas encore gagné un
seul disciple : aussi ne reçoit-il pas indifféremment
tous ceux qui se présentent pour le suivre. Il y en
a qu'il rebute , il y en a qu'il éprouve , il y en a qu'il
diffère. Il a ses temps destinés, il a ses personnes
choisies. Il jette ses filets ; il tend ses rets sur cette
mer du siècle, mer immense, mer profonde, mer
528 PANÉGYRIQUE
orageuse et éternellement agitée. Il veut prendre
des hommes dans le monde ; mais quoique cette
eau soit trouble, il n'y pêche pas à l'aveugle : il sait
ceux qui sont à lui; et il regarde, il considère, il
choisit. C'est aujourd'hui le choix d'importance; car
il va prendre ceux par qui il a résolu de prendre
les autres ; enfin il va choisir ses apôtres.
Les hommes jettent leurs filets de tous côtés ; ils
amassent toutes sortes de poissons, bons et mauvais
dans les filets de l'Eglise, selon la parole de l'Evan-
gile. Jésus choisit; mais puisqu'il a le choix des per-
sonnes, peut-être commencera -t- il ses conquêtes
par quelque prince de la Synagogue , par quelque
prêtre, par quelque pontife, ou par quelque célè-
bre docteur de la loi , pour donner réputation à sa
mission et à sa conduite. Nullement. Ecoutez, mes
Frères : « Jésus marchoit le long de la mer de Ga-
» lilée. Il vit deux pêcheurs, Simon et André son
» frère, et il leur dit : Venez après moi, et je vous
» ferai devenir des pêcheurs d'hommes ».
Voilà ceux qui doivent accomplir les prophéties,
dispenser la grâce, annoncer la nouvelle alliance,
faire triompher la croix. Est-ce qu'il ne veut point
des grands de la terre, ni des riches , ni des nobles,
ni des puissans, ni même- des doctes, des orateurs et
des philosophes ? Il n'en est pas ainsi. Voyez les âges
suivans. Les grands viendront en foule se joindre à
l'humble troupeau du sauveur Jésus. Les empereurs
et les rois abaisseront leur tête superbe pour porter
le joug. On verra les faisceaux romains abattus de-
vant la croix de Jésus. Les Juifs feront la loi aux
Romains :
DE SAINT ANDRÉ, APOTRE. !)2g
Romains,: ils recevront dans leurs Etats des lois
étrangères, qui y seront plus fortes que les leurs
propres : ils verront sans jalousie un empire s'élever
au milieu de leur empire , des lois au - dessus des
leurs; un empire s'élever au-dessus du leur, non
pour le détruire, mais au contraire pour l'affermir.
Les orateurs viendront , et on leur verra préférer la
simplicité de l'Evangile et ce langage mystique , à
cette magnificence de leurs discours vainement pom-
peux. Ces esprits polis de Rome et d'Athènes, vien-
dront apprendre à parler dans les écrits des bar-
bares. Les philosophes se rendront aussi ; et après
s'être long-temps débattus et tourmentés, ils don-
neront enfin dans les filets de nos célestes pêcheurs ,
où étant pris heureusement , ils quitteront les rets
de leurs vaines et dangereuses subtilités , où ils tâ-
choient de prendre les âmes ignorantes et curieuses.
Ils apprendront, non à raisonner, mais à croire
et à trouver la lumière dans une intelligence cap-
tivée.
Jésus ne rebute donc point les grands, ni les
puissans , ni les sages : « il ne les rejette pas, mais
» il les diffère » : Differanlur isti sapej^bi , aliquâ
soliditate sanandi sunt (0 . Les grands veulent que
leur puissance donne le branle aux affaires ; les
sages, que leurs raisonnemens gagnent les esprits.
Dieu veut déraciner leur orgueil, Dieu veut gué-
rir leur enflure. Ils viendront en leur temps, quand
tout sera accompli , quand l'Eglise sera établie ,
quand l'univers aura vu , et qu'il sera bien cons-
tant que l'ouvrage aura été achevé sans eux; quand
(') Aug. Serm. lxxxvii, «.12; tom.v, col. 468.
BOSSUET. XVI. 34
53o PANÉGYRIQUE
ils auront appris 3 ne plus partager la gloire de
Dieu, à descendre de cette hauteur, à quitter dans
l'Eglise au pied de la croix cette primauté qu'ils
affectent ; quand ils se réputeront les derniers de
tous; les premiers partout, mais les derniers dans
l'Eglise; ceux que leur propre grandeur éloigne le
plus du ciel, ceux que leurs pe'rils et leurs tenta-
tions approchent le plus près de l'abîme. Etes -vous
ceux, ô grands, ô doctes, que la religion estime les
plus heureux, dont elle estime l'état le meilleur?
Non; mais au contraire, ceux pour qui elle trem-
ble, ceux qu'elle doit d'autant plus humilier pour
les guérir et les sauver, que tout contribue davan-
tage à les élever et à les perdre. Ainsi votre besoin ,
et la gloire du Tout-puissant , exigent que vous soyez
d'abord rebutés dans l'exécution de ses hauts des-
seins, pour vous apprendre à concevoir de vous-
mêmes le juste mépris que vous méritez.
En attendant , venez , ô pécheurs; venez, saint
couple de frères, André et Simon; vous n'êtes rien,
vous n'avez rien : « Il n'y a rien en vous qui mérite
» d'être recherché, il y a seulement une vaste capa-
» cité à remplir » : Nihilest quod in te expetatur, sed
est quod in te impleatur (0. Vous êtes vides de tout,
et vous êtes principalement vides de vous-mêmes :
« venez recevoir , venez vous remplir à cette source
» infinie » : Tarn largo fonti vas inane admovendum
est. Les autres se réjouissent d'avoir attiré à leur
parti les grands et les doctes; Jésus d'y avoir attiré
les petits et les simples : Confiteor tibi, Pater, Do-
mine cœli et terras , quia abscondisti hœc à sapienti-
(«) S. Aug. Senti, ixxxvu , n. 12 ; tom. y , col. 468.
DE SAINT ANDRÉ, APOTRE. 53 1
bus et prudentibus , et revelasti ea parvulis (0» « Je
» vous bénis, mon Père, Seigneur du ciel et de la
» terre, de ce que vous avez caché ces choses aux
» sages et aux prudens , et de ce que vous les avez
» révélées aux plus simples ».
Et quel a été le motif d'une conduite qui blesse
si fort nos idées? C'est afin que le faste des hommes
soit humilié, et que toute langue confesse que vrai-
ment c'est Dieu seul qui a fait l'ouvrage. Jésus, con-
sidérant ce grand dessein de la sagesse de son Père ,
tressaillit de joie par un mouvement du Saint-Es-
prit : In ipsa hora exultavit Spiritu sanclo (2). C'est
quelque chose de grand , que ce qui a donné tant
de joie au Seigneur Jésus. « Considérez, mes Frères ,
» qui sont ceux d'entre vous qui ont été appelés à
» la foi ; et voyez qu'il y en a peu de sages selon la
» chair, peu de puissans et peu de nobles. Mais
» Dieu a choisi ce qu'il y a d'insensé selon le monde,
» pour confondre ce qu'il y a de fort. Il a choisi ce
» qu'il y a de vil et de méprisable selon le monde,
» et qui n'est rien , pour détruire ce qui est grand ,
» afin que nul homme ne se glorifie devant lui (5) »é
Rien sans doute n'étoit plus propre à fa\re éclater
la grandeur de Dieu et son indépendance, qu'un
pareil choix. A lui seul il appartient de se choisir
pour ses œuvres des instrumens , qui , loin d'y pa-
roître propres, semblent n'être capables que d'en
empêcher le succès ; parce que c'est lui qui leur
donne toute la vertu qui peut les rendre efficaces.
Il est bon , pour qu'on ne puisse douter qu'il a fait
tout lui seul , qu'il s'associe des coopérateurs qui ,
en eux-mêmes, soient absolument ineptes aux grands
(0 Matth. xi. a5 >>») Luc. x. 91. — C3) /. Cor. i. 26.
532 PANÉGYRIQUE
desseins qu'il veut accomplir par leur ministère.
Et comme autrefois , entre les mains des soldats de
Géde'on , de foibles vases d'argile cachoient la lu-
mière qui devoit jeter l'épouvante dans le camp des
Madianites : ici de même ces tre'sors de sagesse, que
Dieu a voulu faire e'clater dans le monde pour le
salut des uns et la confusion des autres, sont portés
dans des vaisseaux très-fragiles (0 ; afin que la gran-
deur de la puissance qui est en eux soit reconnue
venir de Dieu , et non de ces foibles instrumens, et
qu'ainsi tout concoure à démontrer la vérité de
l'Evangile.
Et d'abord admirez, mes Frères, les circonstances
frappantes que Dieu choisit pour former son Eglise.
Comme il avoit différé jusqu'à la dernière extrémité
l'exécution du commencement de sa promesse, de
même ici il en prolonge le plein accomplissement
jusqu'au moment où tout doit paroître sans res-
source. Abraham et Sara se trouvent stériles, lors-
que Dieu leur annonce qu'ils auront un fils : il at-
tend la vieillesse décrépite, devenue stérile par
nature, épuisée par l'âge, pour leur découvrir ses
desseins. C'est alors qu'il envoie son ange, qui les
assure de sa part que dans un certain temps Sara
concevra. Sara se prend à rire ; tant elle est mer-
veilleusement surprise de la nouvelle qu'on lui dé-
clare. Dieu, par cette conduite, veut faire voir que
cette race promise est son propre ouvrage. Il a suivi
le même plan dans l'établissement de son Eglise. Il
laisse tout tomber, jusqu'à l'espérance : Speraba-
mus (2) ; « Nous espérions», disent ses disciples de-
(') //. Cor. iv. 7. — (») Luc. xxiy. ai.
DE SAINT ANDRÉ, APOTRE. 533
puis sa mort. Quand Dieu veut faire voir qu'un
ouvrage est tout de sa main , il re'dnit tout à l'im-
puissance et au desespoir ; puis il agit. Sperabamus :
C'en est fait , notre espe'rance est tombée et enseve-
lie avec lui dans le tombeau. Après la mort de Jé-
sus-Christ, ils retournent à la pêche : jamais ils ne
s'y étoient livrés durant sa vie ; ils espéroient tou-
jours, Sperabamus. C'est Pierre qui en fait la pro-
position : Kado piscari; venimus et nos tecum (0 :
.Retournons aux poissons, laissons les hommes. Voilà
le fondement qui abandonne l'édifice, le capitaine
qui quitte l'armée : Pierre, le chef des apôtres, va
reprendre son premier métier, et les filets^ et le ba-
teau qu'il avoit quittés. Evangile, que deviendrez-
vous? Pêche spirituelle, vous ne serez plus. Mais
dans ce moment Jésus vient : il ranime la foi pres-
que éteinte de ses disciples abattus ; il leur com-
mande de reprendre le ministère qu'il leur a con-
fié, et les rappelle au soin de ses brebis dispersées :
Pasce oves meas. C'en est assez pour leur rendre
la paix, et relever leur courager. Rassurés désor-
mais par sa parole, fortifiés par son esprit, rien ne
les étonnera , rien ne sera capable de les troubler :
ni le sentiment de leur foiblesse , ni la vue des obs-
tacles, ni la grandeur du projet, ni le défaut des
ressources humaines, rien ne sauroit les ébranler
dans la résolution d'exécuter tout ce que leur Maître
leur a prescrit. Armés d'une ferme confiance dans le
secours qui leur est promis , loin d'hésiter, ils s'affer-
missent par les oppositions mêmes qu'ils éprouvent ;
loin de craindre, ils ressentent une joie indicible au
(0 Joan. xx. 3.
534 l'AKÉGYRIQUE
milieu des menaces et des mauvais traitemens , que
la seule idée du dessein qu'ils ont formé leur attire ;
et déjà espérant contre toute espérance , ils se regar-
dent comme assurés de la révolution qu'ils méditent.
Quel étrange changement dans ces esprits grossiers !
Quelle folle présomption , ou quelle sublime et cé-
leste inspiration les anime!
En effet , considérez, je vous prie, l'entreprise de
ces pêcheurs. Jamais prince, jamais empire, jamais
république n'a conçu un dessein si haut. Sans au-
cune apparence de secours humain , ils partagent
le monde entre eux pour le conquérir. Ils se sont
mis dans l'esprit de changer par tout l'univers les
religions établies, et les fausses et la véritable, et
parmi les Gentils et parmi les Juifs. Ils veulent éta-
blir un nouveau culte, un nouveau sacrifice, une
loi nouvelle; parce que, disent-ils, un homme qu'on
a crucifié en Jérusalem l'a enseigné de la sorte. Cet
homme est ressuscité, il est monté aux cieux où il est
le Tout-puissant. Nulle grâce que par ses mains,
nul accès à Dieu qu'en son nom. En sa croix est éta-
blie la gloire de Dieu ; en sa mort , le salut et la vie
des hommes.
Mais voyons par quels artifices ils se concilie-
ront les esprits. Venez, disent -ils, servir Jésus-
Christ : quiconque se donne à lui , sera heureux
quand il sera mort : en attendant, il faudra souffrir
les dernières extrémités. Voilà leur doctrine et voilà
leurs preuves ; voilà leur fin , voilà leurs moyens.
Dans une si étrange entreprise , je ne dis pas ,
avoir réussi comme ils ont fait , mais avoir osé espé-
rer, c'est une marque invincible de la vérité. JX n'y
DE SAINT ANDRÉ, APOTRE. 53l>
a que la vérité ou la vraisemblance qui puisse faire
espérer les hommes. Qu'un homme soit avisé, qu'il
soit téméraire, s'il espère, il n'y a point de milieu :
ou la vérité le presse, ou la vraisemblance le flatte;
ou la force de celle-là le convainc , ou l'apparence
de celle-ci le trompe. Ici tout ce qui se voit, étonne ;
tout ce qui se prévoit , est contraire , tout ce qui
est humain , est impossible. Donc , où il n'y a nulle
vraisemblance , il faut, conclure nécessairement que
c'est la seule vérité qui soutient l'ouvrage. Que le
monde se moque tant qu'il voudra : encore faut-il
que la plus forte persuasion qui ait jamais paru sur
la terre, et dans la chose la plus incroyable, et
parmi les épreuves les plus difficiles, et dans les
hommes les plus incrédules et les plus timides, dont
le plus hardi a renié lâchement son maître, ait une
cause apparente. La feinte ne va pas si loin , la sur-
prise ne dure pas si long-temps, la folie n'est pas si
réglée. •
Car enfin, poussons à bout le raisonnement des
incrédules et des libertins. Qu'est-ce qu'ils veulent
penser de nos saints pêcheurs ? Quoi , qu'ils avoient
inventé une belle fable, qu'ils se plaisoient d'an-
noncer au monde ? mais ils l'auroient faite plus vrai-
semblable. Que c'éloient des insensés et des imbé-
cilles, qui ne s'entendoient pas eux-mêmes? mais
leur vie, mais leurs écrits, mais leurs lois et la sainte
discipline qu'ils ont établie, et enfin l'événement
même, prouvent le contraire. C'est une chose inouie,
ou que la finesse invente si mal , ou que la folie exé-
cute si heux-eusement : ni le projet n'annonce des
hommes rusés, ni le succès des hommes dépourvus
536 PANÉGYRIQUE
de sens. Ce ne sont pas ici des hommes prévenus,
qui meurent pour des sentimens qu'ils ont sucés avec
le lait. Ce ne sont pas ici des spéculatifs et des cu-
rieux, qui ayant rêvé dans leur cabinet sur des
choses imperceptibles, sur des mystères éloignés des
sens, font leurs idoles de leurs opinions, et les dé-
fendent jusqu'à mourir. Ceux-ci ne nous disent pas :
]\Tous avons pensé, nous avons médité, nous avons
conclu. Leurs pensées pourroient être fausses , leurs
méditations mal fondées, leurs conséquences mal
prises et défectueuses. Ils nous disent : Nous avons
vu, nous avons ouï, nous avons touché de nos mains,
et souvent, et long-temps, et plusieurs ensemble,
ce Jésus-Christ ressuscité des morts. S'ils disent la
vérité, que reste-t-ii à répondre? S'ils inventent,
que prétendent-ils? Quel avantage, quelle récom-
pense, quel prix de tous leurs travaux? S'ils atten-
doient quelque chose, c'étoit ou dans cette vie, ou
après leur mort. D'espérer pendant cette Vie, ni la
haine, ni la puissance, ni le nombre de leurs en-
nemis, ni leur propre foiblesse ne le souffre pas. Les
voilà donc réduits aux siècles futurs; et alors, ou
ils attendent de Dieu la félicité de leurs âmes, ou
ils attendent des hommes la gloire et l'immortalité
de leur nom. S'ils attendent la félicité que promet
le Dieu véritable , il est clair qu'ils ne pensent pas à
tromper le monde ; et si le monde veut s'imaginer
que le désir de se signaler dans l'histoire , ait été
flatter ces esprits grossiers jusque dans leurs bateaux
de pêcheurs , je dirai seulement ce mot : Si un Pierre ,
si un André , si un Jean , parmi tant d'opprobres et
tant de persécutions, ont pu prévoir de si loin la
DE SAINT ANDRÉ, APOTRE. 53;
gloire du christianisme, et celle que nous leur don-
nons , je ne veux rien de plus fort pour convaincre
tous les esprits raisonnables que c'étaient des hommes
divins, auxquels et l'Esprit de Dieu , et la force tou-
jours invincible de la vérité, faisoient voir ^ans l'ex-
trémité de l'oppression , la victoire très - assurée de
la bonne cause.
Voilà ce que fait voir la vocation des pêcheurs :
elle montre que l'Eglise est un édifice tiré du néant,
une création, l'œuvre d'une main toute -puissante.
Voyez la structure, rien de plus grand : le fonde-
ment , c'est le néant même : Vocal ea quœ non
sunt (0. Si le néant y paroît , c'est donc une véritable
création : on y voit quelques parties brutes, pour
montrer ce que l'art a opéré. Si c'est Dieu , bâtis-
sons dessus, ne craignons pas. Laissons-nous pren-
dre ; et tant de fois pris par les vanités , laissons-
nous prendre une fois à ces pêcheurs d'hommes et
aux filets de l'Evangile, «qui ne tuent point ce
» qu'ils prennent, mais qui le conservent; qui font
» passer à la lumière ceux qu'ils tirent du fond de
» l'abîme, et transportent de la terre au ciel ceux
» qui s'agitent dans cette fange » : Apostolica ins-
trumenta piscandi retia sunt, quœ non captos peri-
munt , sed reservant ; et de profundo ad lumen ex-
trahunl , fluctuantes de infîmis ad superna tradu-
cunt (a).
Laissons-nous tirer de cette mer , dont la face est
toujours changeante, qui cède à tout vent, et qui
est toujours agitée de quelque tempête. Ecoutez
ce grand bruit du monde, ce tumulte, ce trouble
{') R0m.1v. 17. — » S. Ambr. lib. iv, in Luc. n. 73 ; iom. 1, col. J 35^.
538 1>A NÉGYHIQUE
éternel; voyez ce mouvement , cette agitation , ces
flots vainement émus qui crèvent tout-à-coup, et
ne laissent que de l'écume. Ces ondes impétueuses
qui se roulent les unes contre les autres, qui s'en-
tre-choquent avec grand éclat, et s'effacent mu-
tuellement, sont une vive image du monde et des
passions, qui causent toutes les agitations de la vie
humaine; « où les hommes, comme des poissons,
» se dévorent mutuellement » : Ubi se invicem ho-
mmes quasi pisces dévorant (0. Voyez encore ces-
grands poissons , ces monstres marins , qui fendent
les eaux avec grand tumulte , et il ne reste à la
fin aucun vestige de leur passage. Ainsi passent
dans le monde ces grandes puissances, qui font si
grand bruit , qui paroissent avec tant d'ostentation.
Ont-elles passé? il n'y paroît plus; tout est effacé,
et il n'en reste aucune apparence.
Il vaut donc beaucoup mieux être enfermé dans
ces rets qui nous conduiront au rivage , que de na-
ger et se perdre dans une eau si vaste, en se flattant
d'une fausse image de liberté. La parole est le rets
qui prend les âmes. Mais on travaille vainement ,
si Jésus -Christ ne parle pas : In verbo tuo laxabo
rete : « Sur votre parole , Seigneur , je jetterai le
» filet ». C'est ce qui donne efficace.
Saintes Filles, vous êtes renfermées dans ce filet :
la parole qui vous a prises, c'est cet oracle sj tou~
chant de la vérité : Quid prodest ho mini si munduni
universum lucrelur , animœ vero suai detrimentum
paXiatur (2) ? « Que sert à l'homme de gagner le
» monde entier, s'il perd son ame » ? Dès -lors pé-
(■) Aug. Serm. ccui, n. a ; tom. v, ml, iolk). — '<?) Matt. xvi. 26.
DE SAINT ANDRÉ, APOT11E. 53g
nétrées, par l'efficace de cette parole, du néant et
des dangers d'un monde trompeur , vous avez voulu
donner toutes vos affections à ces biens ve'ritables ,
seuls dignes d'attirer vos cœurs ; et pour vous mettre
plus en état de .les acquérir , vous vous êtes em-
pressées de vous séparer de tous les objets qui au-
roient pu, par des illusions funestes, égarer vos
désirs , et détourner votre application de cet unique
nécessaire. Persévérez dans ces bienheureux filets
qui vous ont mises à couvert des périls de cette mer
orageuse, et gardez-vous d'imiter ceux qui, par les
différentes ouvertures qu'ils ont cherché dans leur
inquiétude à faire aux rets salutaires qui les" enser-
roient , n'ont travaillé qu'à se procurer une liberté,
plus déplorable que le plus honteux esclavage.
SECOND POINT.
Saint, André est un des plus illustres de ces divins
pêcheurs , et l'un de ceux à qui Dieu a donné le
plus grand succès dans cette pêche mystérieuse.
C'est lui qui a pris son frère Simon , le prince de
tous les pêcheurs spirituels : Veni et vide (0. C'est
ce qui donne lieu à Hésychius , prêtre de Jérusa-
lem, de lui donner cet éloge (2) : André, le premier
né des apôtres , la colonne premièrement établie ,
Pierre devant Pierre , fondement du fondement
même, qui a appelé avant qu'on l'appelât, qui
amène des disciples à Jésus avant que d'y avoir été
amené lui-même. « Il rend ainsi au Verbe ceux qu'il
» prend par sa parole » : Quos inverbo capit, Verbo
WJoan. i. 46. — W Bibl. JPhot. Cod. 269.
5/f6 PANÉGYRIQUE
reddit (0. Car toute la gloire des conquêtes des apô-
tres est due à Jésus- Christ : c'est en s'appuyant sur
ses promesses qu'ils les entreprennent : In verbo
tuo laxabo rete (2). « Aussi ne sommes -nous pas
» appelés pétriens, mais chrétiens » , Non petria-
nos , sed christianos : « et ce n'est pas Paul qui a
» été crucifié pour nous » : Nufnquid Paulus cruci-
fixas est pro vobis (3) ?
Bientôt André, rempli de ces sentimens, sou-
mettra à son Maître avec un zèle infatigable et un
courage invincible , l'Epire , l' Achaïe , la Thrace ,
la Scythie , peuples barbares et presque sauvages ,
« libres par leur indocile fierté , par leur hu-
» meur rustique et farouche » : Omnes iïlœ fero-
ciâ liberœ génies. Tous ces succès sont l'effet de
l'ordre que Jésus-Christ leur a donné à tous : Laxate
relia; « Jetez vos filets ». Dès que les apôtres se sont
mis en devoir de l'exécuter, la foule des peuples
et des nations convertis se trouve prise dans la
parole.
Si nous voulons considérer avec attention toutes
les circonstances de la pêche miraculeuse des apô-
tres, nous y verrons toute l'histoire de l'Eglise, figu-
rée avec les traits les plus frappa ns. Il y entre des
esprits inquiets et impatiens; ils ne peuvent se don-
ner de bornes, ni renfermer leur esprit dans l'obéis-
sance : Rumpebatur autem rete eorum (4). La curio-
sité les agite, l'inquiétude les pousse, l'orgueil les
emporte : ils rompent les rets , ils échappent , ils
font des schismes et des hérésies : ils s'égarent dans
(0 S.Ainbr. in Luc. lib. iv , n. 78 5 tom. 1 , col. i355. — W Luc. V.
5. — (?) I. Cor. i. i3.— (4; Luc. v. 6.
DE SAINT ANDRÉ, APOTRE. 54 1
des questions infinies, ils se perdent dans l'abîme
des opinions humaines. Toutes les hérésies, pour
mettre la raison un peu plus au large, se font des
ouvertures par des interprétations violentes : elles
ne veulent rien qui captive. Dans les mystères, il
faut souvent dire qu'on n'entend pas ; il faut renon-
cer à la raison et au sens. L'esprit libre et curieux
ne peut s'y résoudre; il veut tout entendre, l'Eu-
charistie , les paroles de l'Evangile. C'est un filet où
l'esprit est arrêté. On force un passage , on cherche
à s'échapper à travers les mauvaises défaites que sug-
gère une orgueilleuse raison. Pour nous, demeu-
rons dans l'Eglise, heureusement captivés dans ses
liens. Il y en demeure des mauvais , mais il n'en sort
aucun des bons.
Mais voici un autre inconvénient. « La multitude
» est si grande , que la nacelle surchargée est prête
» à couler à fond » : Impleverunt ambas naviculas,
itautpenh mergerenturi1) : figure bien sensible de ce
qui devoit se passer dans l'Eglise, où le grand nom-
bre de ceux» qui entroient dans la nacelle , a tant
de fois fait craindre qu'elle ne fût submergée par
son propre poids : Sed mihi cumulus iste suspectus
est, ne plenitudine sui naves pêne mergantur (2).
Mais ce n'est pas encore tout ; et ici le danger n'est
pas moins redoutable que tous les périls déjà cou-
rus. « Pierre est agité d'une nouvelle sollicitude; sa
» proie même , qu'il a tirée à terre avec tant d'ef-
» forts , lui devient suspecte; et il a besoin d'un sage
» discernement pour n'être pas trompé dans son
» abondance » : Ecce alia sollicitudo Pétri, cuijam
(0 Luc. y 7. — 00 S. Amb. in Luc. lib. iv, n. 77 ; col. i354.
£>42 PANÉGYRIQUE
sua prœda suspecta esli1). Image vive de la conduite
que les pêcheurs spirituels ont dû tenir à l'égard
de tous ces poissons mystérieux qui tomboient dans
leurs filets. Faute de cette sage défiance et de ces
précautions salutaires, l'Eglise s'est accrue, et la
discipline s'est relâchée ; le nombre des fidèles s'est
augmenté, et l'ardeur de la foi s'est ralentie : Nescio
quomodo pugnante contra temetipsam tuâ felicitate ,
quantum tibi auclum est populorum , tantumpene vi-
tiorum; quantum tibi copiœ accessit, tanlum disci-
plina? recessit; factaque es _, Ecclesia, profectu
tuœ fœcunditatis injirmior, et quasi minus valida (2).
Elle est déchue par son progrès, et abattue par ses
propres forces. .
L'Eglise n'est faite que pour les saints. Aussi les
enfans de Dieu y sont appelés, et y accourent de
toutes parts. Tous ceux qui sont du nombre, y sont
entrés : « mais combien en est-il entré par-dessus le
» nombre » ? Multiplicati sunt super numerum (3).
Combien parmi nous, qui néanmoins ne sont point
des nôtres ? Les enfans d'iniquité qui l'accablent , la
foule des méchans qui l'opprime , ne sont dans l'E-
glise que pour l'exercer. Les vices ont pénétré jusque
dans le cœur de l'Eglise; et ceux qui ne dévoient pas
même y être nommés, y paroissent hautement la tête
levée : Maledictum , et mendacium , et adulterium
inundaverunl (4). Les scandales se sont élevés, et l'ini-
quité étant entrée comme un torrent , elle a ren-
versé la discipline. Il n'y a plus de correction , il n'y
a plus de censure. On ne peut plus , dit saint Ber-
(0 S. Ambr. in Luc. lié. iv , n. 785 col. i355. — M Salvian. adv.
'Avar. lib. 1 ; pag. a 18. — C3) Psal. xxxix, 6. — {fi) Osée. iy. a.
DE SAINT ANDRÉ, APOTRE. 543
nard (0, noter les médians, tant le nombre en est im-
mense; on ne peut plus les éviter, tant leurs emplois
sont nécessaires ; on ne. peut plus les réprimer ni les
corriger, tant leur crédit et leur autorité est redou-
table.
Dans cette foule , les bons sont cachés ; souvent
ils habitent dans quelque coin écarté , dans quelque
vallée déserte : ils soupirent en secret , et se livrent
aux saints gémissemens de la pénitence. Combien de
saints pénitens? Hélas! « A peine dans un si grand
» amas de pailles aperçoit -on quelques grains de
» froment » : Vix ibi apparent grana frumenti in
tant mullo numéro palearum (2). Les uns paroissent,
les autres sont cachés, selon qu'il plaît au Père cé-
leste, ou de les sanctifier par l'obscurité, ou de les
produire pour le bon exemple.
Mais dans cette étrange confusion, et au milieu
de tant de désordres, souvent la foi chancelle, les
foibles se scandalisent, l'impiété triomphe; et l'on
est tenté de croire que la piété n'est qu'un nom, et
la vertu chrétienne qu'une feinte de l'hypocrisie.
Rassurez -vous cependant, et ne vous laissez pas
ébranler par la multitude des mauvais exemples.
Voulez -vous trouver des hommes sincèrement ver-
tueux, et vraiment chrétiens, qui vous consolent
dans ce dérèglement presque universel ? « Soyez
» vous-mêmes ce que vous désireriez voir dans les
» autres; et vous en trouverez sûrement, ou qui
» vous ressembleront , ou qui vous imiteront » : Es-
tote taies , et invenietis taies.
(•) In Cant. Serm. xxxm, n. 16; tom. 1, col. lïtfS. — (a) S. dLug.
Serm. cclii, ». 4 J tom. v , col. io/Jo.
544 PANÉGYRIQUE
TROISIÈME POINT.
L'Eglise parle à ses enfans : ils doivent l'e'couter
avec un respect qui prouve leur soumission, et lui
obéir avec une promptitude qui témoigne leur fidé-
lité et leur confiance. Dieu parle aussi , et à sa pa-
role tout se fait dans la nature comme il l'ordonne.
Si les créatures inanimées , ou sans raison , lui obéis-
sent avec tant de dépendance ; nous , qui sommes
doués d'intelligence, lui devons-nous moins de do-
cilité quand il parle ? Et en effet, la liberté ne nous
est pas donnée pour hésiter, ni pour disputer contre
lui : elle nous donne le volontaire, pour distinguer
notre obéissance de celle des créatures inanimées
ou sans raison : mais quel que soit notre avantage sur
elles , ce n'est pas pour nous dispenser de rendre à
Dieu la déférence qui lui est, due. Le même droit qu'il
a sur les autres êtres, subsiste à notre égard ; et il
nous impose la même obligation de lui obéir ponc-
tuellement et dans l'instant même. S'il nous laisse
notre choix, t'est non pour affbiblir son empire,
mais pour rendre notre sujétion plus honorable.
Ceux qui sont accoutumés au commandement,
sentent mieux que les autres combien cette obéis-
sance est juste et légitime, combien elle est douce
et aimable. Que sert donc de la refuser ou de la con-
tester? Les hommes peuvent bien trouver moyen de
se soustraire à l'empire de leurs semblables; mais
Dieu a cela par nature, que rien ne lui résiste. Si la
volonté rebelle prétend échapper à sa domination ;
en s'en retirant d'un côté, elle y retombe d'un autre
avec toute l'impétuosité des efforts qu'elle avoit faits
pour
DE SAINT ANDRÉ, APOTRE. 545
pour s'en affranchir. Ainsi tout invite , tout presse
l'homme de se soumettre à son Dieu , et de lui obéir
sans contradiction et sans de'lai.
Quand on hésite ou qu'on diffère, il se tient pour
méprisé et refusé tout-à-fait. Lorsque la vocation est
claire et certaine , qui est capable d'hésiter un mo-
ment , est capable de manquer tout-à-fait ; qui peut
retarder un jour, peut passer toute sa vie : nos pas-
sions et nos affaires ne nous demandent jamais qu'un
délai. C'est pour Dieu une insupportable lenteur
que d'aller seulement dire adieu aux siens, que d'al-
ler rendre à son propre père les honneurs de la sé-
pulture. Il faudra voir le testament, l'exécuter, le
contester : d'une affaire il en naît une autre, et un
moment de remise attire quelquefois la vie toute en-
tière; c'est pourquoi il faut tout quitter en entrant
au service de Dieu (0. Puisqu'il faudra nécessaire-
ment couper quelque part, coupez dès l'abord, tran-
chez au commencement , afin d'être plutôt à celui
à qui vous voulez être pour toujours.
Et combien n'est -on pas dédommagé de ces sa-
crifices? et quelle confiance ne donnent -ils pas aux
âmes , pour oser tout espérer de la bonté d'un Dieu
si généreux et si magnifique? Voyez les apôtres, ils
n'ont quitté qu'un art méprisable : Pierre en dit-il
avec moins de force : « Nous avons tout quitté » ?
Reliquimus omnia (2). Des filets : voilà le présent
qu'ils suspendent à ses autels; voilà les armes , voilà
le trophée qu'ils érigent à sa victoire. Qu'il y a plai-
sir de servir celui qui fait justice au cœur, et qui
(») S. Chrysost. in Matth. Homil. xxvu ; tom. yn , p. 33o. — <
(>) Matt. xix. 27.
Bossuet. XVI. 35
5/f6 PANÉGYRIQUE
pèse l'affection ; qui vent à la vérité nous faire ache-
ter son royaume , mais aussi qui a la bonté de se
contenter de ce que nous avons entre les mains !
Car il met son royaume à tout prix , et il le donne
pour tout ce que nous pouvons lui offrir : Tantîtm
valet quantum habes. « Rien qui soit à plus vil
» prix , quand on l'achète ; rien qui soit plus pré-
» cieux, quand on le possède » : Quid vilius, cum
emilur ; quid car ius , cum possidetur (0?
Mais ce n'est pas assez de tout quitter , parens ,
amis, biens, repos, liberté: il faut encore suivre Je»
sus-Christ, porter sa croix après lui en marchant
sur ses traces , en imitant ses exemples, et se renon-
cer ainsi soi-même tous les jours de sa vie. Cepen-
dant qu'il est difficile , quand tout est heureux ,
quand tout nous favorise, de résister à ces attraits
séduisans d'un monde qui nous amollit et nous cor-
rompt en nous flattant! A qui persuadera-t-on de
fuir la gloire , de mépriser les honneurs , de redou-
ter les richesses, lorsqu'ils semblent se présenter
comme d'eux-mêmes, et venir, pour ainsi dire, nous
chercher dans notre obscurité ? Qui peut compren-
dre qu'il faille se mortifier dans le sein de l'abon-
dance ; faire violence à ses désirs, lorsque tout con-
court à les satisfaire ; devenir à soi-même son pro-
pre bourreau, si les contradictions du dehors ne
nous en tiennent lieu; et savoir se livrer à tous les
genres de souffrances, pour mener une vie vraiment
pénitente et crucifiée? Et toutefois y a-t-il une autre
manière de se rendre semblable à Jésus - Christ , et
de porter fidèlement sa croix avec lui ?
(") S. Gregor. in Ev. Hom. y, n. 2, 3 ; tom. î, col. i/\5i.
DE SAINT ANDRÉ, APOTRE. 5^7
« O croix aimable, ô croix si ardemment de'sire'e,
» et enfin trouvée si heureusement ! puissé-je ne
» jamais te quitter, te demeurer tendrement et
» constamment attache', afin que celui qui en mou-
» rant entre tes bras , par toi m'a racheté , par toi
» aussi me reçoive et me possède éternellement dans
» son amour » : Ut per te me recipiat, qui per te
moricns me redemit. Tels sont les sentimens dont
doivent être animés tous ceux qui veulent sincère-
ment appartenir à Jésus-Christ : point d'autre moyen
de se montrer ses véritables disciples.
Quand est-ce que l'Eglise a vu des chrétiens
dignes de ce nom ? C'est lorsqu'elle étoit persécutée,
lorsqu'elle lisoit à tous les poteaux des sentences
épouvantables contre ses enfans , et qu'elle les voyoit
à tous les gibets, et dans toutes les places publiques
immolés pour la gloire de l'Evangile. Durant ce
temps, mes Sœurs, il y a voit de chrétiens sur la terre ;
il y avoit de ces hommes forts, qui, nourris dans
les proscriptions et dans les alarmes continuelles,
s'étoient fait une glorieuse habitude de souffrir pour
l'amour de Dieu. Ils croyoient que c'étoit trop de
délicatesse à des disciples de la croix , que de re-
chercher le plaisir et en ce monde et en l'autre.
Comme la terre leur étoit un exil, ils n'estimoient
rien de meilleur pour eux que d'en sortir au plutôt.
Alors la piété étoit sincère , parce qu'elle n'étoit pas
encore devenue un art : elle n'avoit pas encore ap-
pris le secret de s'accommoder au monde , ni de ser-
vir au négoce des ténèbres. Simple et innocente
qu'elle étoit, elle ne regardoit que le ciel, auquel
elle prouvoit sa fidélité par une longue patience.
548 PANÉGYRIQUE
Tels étoient les chrétiens de ces premiers temps : les
voilà dans leur pureté' , tels que les engendroit le
sang des martyrs, tels que les formoient les persé-
cutions.
Maintenant une longue paix a corrompu ces cou-
rages mâles , et on les a vus ramollis depuis qu'ils
n'ont plus été exercés. Le monde est entré dans
l'Eglise. On a voulu joindre Jésus-Christ avecBélial;
et de cet indigne mélange quelle race enfin nous est
née? Une race mêlée et corrompue, des demi-chré-
tiens, des chrétiens mondains et séculiers, une piété
bâtarde et falsifiée , qui est toute dans les discours
et dans un extérieur contrefait. O piété à la mode ,
que je me ris de tes vanteries, et des discours étu-
diés que tu débites à ton aise pendant que le monde
te rit ! viens que je te mette à l'épreuve. Voici une
tempête qui s'élève ; voici une perte de biens , une
insulte, une disgrâce, une maladie. Quoi, tu te
laisses aller au murmure, ô vertu contrefaite et dé-
concertée ! Tu ne peux plus te soutenir , piété sans
force et sans fondement! Vas, tu n'étois qu'un vain
simulacre de la piété chrétienne ; tir n'étois qu'un
faux or qui brille au soleil , mais qui ne dure pas
dans le feu , mais qui s'évanouit dans le creuset. La
piété chrétienne n'est pas faite de la sorte : le feu
l'épure et l'affermit. Ah! s'il est ainsi, chrétiens, si
les souffrances sont nécessaires pour soutenir l'es-
prit du christianisme ; Seigneur, rendez- nous les
tyrans; rendez-nous les Domitiens et les Nérons.
Mais modérons notre zèle , et ne faisons point de
vœux indiscrets : n'envions pas à nos princes le bon-
heur d'être chrétiens , et ne demandons pas des per-
DE SAINT ANDRÉ, Al'OTFiE. 549
séditions, que notre lâcheté ne pourroit souffrir.
Sans ramener les roues et les chevalets sur lesquels
on étendoit nos ancêtres , la matière ne manquera
pas à la patience. La nature a assez d'infirmités , les
affaires assez d'épines, les hommes assez d'injustice,
leurs jugemens assez de bizarreries, leurs humeurs
assez d'importunes inégalités ; le monde assez d'em-
barras, ses faveurs assez d'inconstance, ses engage-
mens les plus doux assez de captivités. Que si tout
nous prospère, si tout nous rit, c'est à nous à nous
rendre nous-mêmes nos persécuteurs, à nous con-
trarier nous-mêmes.
Pour mener une vie chrétienne , il faut sans cesse
combattre son cœur, craindre ce qui nous attire,
pardonner ce qui nous irrite, rejeter souvent ce
qui nous avance, et nous opposer nous-mêmes aux
accroissemens de notre fortune. O qu'il est difficile,
pendant que le monde nous accorde tout , de se re-
fuser quelque chose ! Qui , ayant en sa possession
une personne très-accomplie, qu'il auroit aimée ,
vivroit avec elle comme avec sa sœur , s'éleveroit au-
dessus de tous les sentimensde l'humanité? C'est une
aussi forte résolution, dit saint Chrysostôme (0 ,
de ne pas laisser corrompre son cœur par les gran-
deurs et les biens qu'on possède. Ah! qu'il faut
alors de courage pour renoncer à ses inclinations ,
et s'empêcher de goûter et d'aimer ce que la nature
trouve si doux et si aimable ! Sans cesse obligé
d'être aux prises avec soi-même , pour s'arracher de
vive force à des objets auxquels tout le poids du
cœur nous entraîne ; combien ne s'y sent-on pas plus
0) In Matt. HoAi. xi, n. 4 5 loin, vu, pag. 442-
55o PANÉGYRIQUE
fortement incliné, lorsque tout ce qui nous envi-
ronne nous invite et nous presse de satisfaire à nos
désirs ? C'est dans une si critique situation qu'il faut
vraiment, pour se conserver pur, se rendre en
quelque sorte cruel à soi-même, en se privant d'au-
tant plus des vains plaisirs que la chair recherche,
qu'on a plus de moyen de se les procurer. Si l'esprit
veut alors acquérir une noble liberté, qu'il tienne
les sens dans une sage contrainte , de peur d'en être
bientôt maîtrisé; et que saintement sévère à lui-
même , sévère à son corps, il tende, par une bien-
heureuse mortification de tous les retours de l'amour-
propre et toutes les affections charnelles , à se dé-
gager de plus en plus de tout ce qui l'empêche de
retourner à son principe. Peu à peu il trouvera dans
les austérités de la pénitence , dans les humiliations
de la croix , plus de délices et de consolations, que
les amateurs du monde ne sauroient en goûter dans
toutes les folles joies qu'il leur procure, et dans
tous les contentemens de leur orgueil. C'est ainsi
que, par les différens progrès du détachement et
de la pénitence , nous parvenons à être réellement
martyrs de nous-mêmes, nous devenons des victimes
d'autant plus propres à être consommées en Jésus-
Christ , qu'elles sont plus volontaires. Nouveau genre
de martyre, où le persécuteur et le patient sont éga-
lement agréables, où Dieu d'une même main anime
celui qui souffre, et couronne celui qui persécute.
Saintes Filles , vous connoissez ce genre de mar-
tyre, et depuis long-temps vous l'exercez sur vous-
mêmes avec un zèle digne de la foi qui vous anime.
Peu contentes de vous être dépouillées, par un gé-
DE SAINT ANDRÉ, APOTRE. 55l
nerenx renoncement que la grâce vous a inspiré, de
tous les objets capables de vous affadir, vous avez en-
core voulu déclarer une guerre continuelle à toutes
les affections , à tous les sentimens d'une nature
toujours inge'nieuse à rechercher ce qui peut la satis-
faire ; et dans la crainte de céder à ses erapressemens,
vous avez mieux aimé lui refuser sans danger ce qui
pourroit lui être permis, que de vous exposer à
vous laisser entraîner au-delà des bornes, en lui
donnant tout ce que vous pouviez absolument lui
accorder. Persévérez, mes Sœurs, dans cette glo-
rieuse milice, qui vous apprendra à mourir chaque
jour à ce que vous avez de plus intime, et qui, vous
détachant de plus en plus de la chair, vous élèvera
par une sainte mortification de l'esprit, jusqu'à Dieu,
pour trouver en lui cette paix que le monde ne con-
noît pas, ces délices que les sens nesauroient goûter,
et ce parfait bonheur réservé aux âmes vraiment
chrétiennes, que je vous souhaite.
552 PANÉGYRIQUE
PANEGYRIQUE
DE
SAINT JEAN, APOTRE.
Tendresse particulière de Jésus pour saint Jean. Trois présen»
inestimables qu'il lui fait, dans les trois états divers par lesquels ce
divin Sauveur a passé pendant les jours de sa mortalité. Comment
le disciple bien-aimé répond à l'amour de son divin maître pour lui.
Ego dilecto meo , et ad me conversio ejus.
Je suis à mon bien-aimé, et la pente de son cœur est tour-
née vers moi. Cant. vu. 10.
Il est superflu, chrétiens, de faire aujourd'hui le pa-
négyrique du disciple bien-aimé de notre Sauveur.
C'est assez de dire en un mot qu'il étoit le favori
de Jésus, et le plus chéri de tous les apôtres. Saint
Augustin dit très-doctement que « l'ouvrage est par-
» fait, lorsqu'il plaît à son ouvrier » : Hoc estper-
fectum quod artijîci suo placet (0; et il me semble
que nous le connoissons par expérience. Quand nous
voyons un excellent peintre qui travaille à faire un
tableau , tant qu'il tient son pinceau en main , que
(») De Gènes, contra Manich. lib. i, Cap. vin ; n. i3j lom. i,
col. 65o.
DE SAINT JEAN, APOTRE. 553
tantôt il efface un trait , et tantôt il en tire un autre,
son ouvrage ne lui plaît pas , il n'a pas rempli toute
son idée, et le portrait n'est pas achevé : mais sitôt
qu'ayant fini tous ses traits et relevé toutes ses cou-
leurs, il commence à exposer sa peinture en vue,
c'est alors que son esprit est content, et que tout
est ajusté aux règles de l'art ; l'ouvrage est parfait ,
parce qu'il plaît à son ouvrier, et qu'il a fait ce
qu'il vouloit faire : Hoc est perfectum quod artijici
suo placet. Ne doutez donc pas, chrétiens, de la
grande perfection de saint Jean, puisqu'il plaît si
fort à son ouvrier; et croyez que Jésus-Christ, créa-
teur des cœurs, qui les crée, comme dit saint Paul (0,
dans les bonnes œuvres, l'a fait tel qu'il falloit qu'il
fût pour être l'objet de ses complaisances. Ainsi je
pourrois conclure ce panégyrique après cette seule
parole, si votre instruction , chrétiens, ne désiroit
de moi un plus long discours.
Sainte et bienheureuse Marie , impétrez-nous les
lumières de l'Esprit de Dieu , pour parler de Jean
votre second fils. Que votre pudeur n'en rougisse
pas; votre virginité n'y est point blessée. C'est Jésus-
Christ qui vous l'a donné, et qui a voulu vous an-
noncer lui-même que vous seriez la mère de son
bien-aimé. Qui doute que vous n'ayez cru à la parole
de votre Dieu, vous qui avez été si humblement sou-
mise à celle qui vous fut portée par son ange, qui
vous salua de sa part, en disant : Ave.
Je remarque dans les saintes Lettres trois états
divers dans lesquels a passé le sauveur Jésus pendant
(') Ephes. ii. 10.
554 PA2VÉGYÏIIQUE
les jours de sa chair , et le cours de son pèlerinage.
Le premier, a été sa vie ; le second, a été sa mort;
le troisième a été mêlé de mort et de vie, où Jésus
n'a été ni mort ni vivant , ou plutôt il y a été tout en-
semble et mort et vivant; et c'est l'état où il se trou-
voit dans la célébration de sa sainte cène , lorsque
mangeant avec ses disciples, il leur montroit qu'il
étoit en vie; et voulant être mangé par ses disciples,
ainsi qu'une victime immolée , il leur paroissoit
comme mort. Consacrant lui-même son corps et son
sang, il faisoit voir qu'il étoit vivant; et divisant
mystiquement son corps de son sang , il se couvroit
des signes de mort , et se dévouoit à la croix par
une destination particulière. Dans ces trois états,
chrétiens, il m'est aisé de vous faire voir que Jean
a toujours été le fidèle et le bien-aimé du Sauveur.
Tant qu'il vécut avec les hommes , nul n'eut plus de
part en sa confiance ; quand il rendit son ame à son
Père , aucun des siens ne reçut de lui des marques
d'un amour plus tendre ; quand il donna son corps
à ses disciples, ils virent tous la place honorable
qu'il lui fit prendre près de sa personne dans cette
sainte cérémonie.
Mais ce qui me fait connoître plus sensiblement la
forte pente du cœur de Jésus sur le disciple dont
nous parlons, ce sont trois présens qu'il lui fait dans
ces trois états admirables où nous le voyons dans
son Evangile. Je trouve en effet, chrétiens, qu'en
sa vie il lui donne sa croix ; à sa mort, il lui donne
sa mère; à sa cène, il lui donne son cœur. Que dé-
sire un ami vivant , sinon de s'unir avec ceux qu'il
aime dans la société des mêmes emplois ? et l'amitié
DE SAINT JEAN, APOTTIE. 555
a-t-elle rien de plus doux que cette aimable associa-
tion? L'emploi de Je'sus e'toit de souffrir ; c'est ce
que son Père lui a prescrit, et la commission qu'il
lui a donnée. C'est pourquoi il unit saint Jean à sa
vie laborieuse et crucifiée, en lui prédisant de bonne
heure les souffrances qu'il lui* destine : « Vous boi-
» rez, dit-il (x), mon calice, et vous serez baptisé
» de mon baptême ». Voilà le présent qu'il lui fait
pendant le cours de sa vie. Quelle marque nous
peut donner un ami mourant que notre amitié lui
est précieuse, sinon lorsqu'il témoigne un ardent
désir de se conserver notre cœur , même après sa
mort , et de vivre dans notre mémoire? C'est ce qu'a
fait Jésus-Christ en faveur de Jean d'une manière si
avantageuse, qu'il n'est pas possible d'y rien ajouter;
puisqu'il lui donne sa divine Mère, c'est-à-dire, ce
qu'il a de plus cher au monde : « Fils, dit-il (2),
» voilà votre Mère ». Mais ce qui montre le plus son
amour, c'est le beau présent qu'il lui fait au sacré
banquet de l'eucharistie, où son amitié n'étant pas
contente de lui donner comme aux autres sa chair
et son sang pour en faire un même corps avec lui,
il le prend entre ses bras, il l'approche de sa poi-
trine ; et comme s'il ne suffisoit pas de l'avoir gra-
tifié de tant de dons , il le met en possession de la
source même de toutes ses libéralités, c'est-à-dire,
de son propre cœur , sur lequel il lui ordonne de
se reposer comme sur une place qui lui est acquise.
O disciple vraiment heureux ! à qui Jésus-Christ a
donné sa croix , pour l'associer à sa vie souffrante ;
à qui Jésus-Christ a donné sa Mère, pour vivre éter-
(0 Marc. x. 3g. — W Joan. xix. 27.
556 PANÉGYRIQUE
nellement dans son souvenir; à qui Jésus-Christ a
donné son cœur, pour n'être plus avec lui qu'une
même chose. Que reste-t-il, ô cher favori, sinon que
vous acceptiez ces présens avec le respect qui est dû
à l'amour de votre bon Maître?
Voyez , chrétiens , comme il les accepte. Il accepte
la croix du Sauveur, lorsque Jésus-Christ la lui pro-
posant, Pourrez-vous bien , dit-il, boire ce calice?
Je le puis, lui répond saint Jean, et il l'embrasse
de toute son ame : Possumus (0. Il accepte la sainte
Vierge avec une joie merveilleuse. Il nous rapporte
lui-même qu'aussitôt que Jésus -Christ la lui eut
donnée, il la considéra comme son bien propre :
Accepit eam discipulus in sua (a). Il accepte sur-
tout le cœur de Jésus avec une tendresse incroyable,
lorsqu'il se repose dessus doucement et tranquille-
ment , pour marquer une jouissance paisible et une
possession assurée. O mystère de charité ! O présens
divins et sacrés! Qui me donnera des paroles assez
tendres et affectueuses , pour vous expliquer à ce
peuple ? C'est néanmoins ce qu'il nous faut faire avec
le secours de la grâce.
PREMIER POINT.
Ne vous persuadez pas , chrétiens , que l'amitié
de notre Sauveur soit de ces amitiés délicates, qui
n'ont que des douceurs et des complaisances , et qui
n'ont pas assez de résolution pour voir un courage
fortifié par les maux et exercé par les souffrances.
Celle que le Fils de Dieu a pour nous est d'une na-
ture bien différente : elle veut nous durcir aux tra-
(») Marc. x. 3g. — \*)Joan. Xix. 07.
DE SAINT JEAN, APOTRE. 55y
vaux, et nous accoutumer à la guerre; elle est
tendre , mais elle n'est pas molle ; elle est ardente ,
mais elle n'est pas foible; elle est douce, mais elle
n'est pas flatteuse. Oui certainement, chrétiens,
quand Je'sus entre quelque part, il y entre avec sa
croix, il y porte avec lui toutes ses e'pines, et il en
fait part à tous ceux qu'il aime. Comme notre
apôtre est son bien-aimé, il lui fait présent de sa
croix ; et de cette même main , dont il a tant de fois
serré la tête de Jean sur sa bienheureuse poitrine
avec une tendresse incroyable , il lui présente ce ca-
lice amer, plein de souffrances et d'afflictions, qu'il
lui ordonne de boire tout plein , et d'en avaler
jusqu'àja lie : Calicem quidem meum bibetîs (0.
Avouez la vérité, chrétiens, vous n'ambitionnez
guère un tel présent, vous n'en comprenez pas le
prix. Mais s'il reste encore en vos âmes quelque
teinture de votre baptême , que les délices du monde
n'aient pas effacée, vous serez bientôt convaincus
de la nécessité de ce don , en écoutant prêcher Jé-
sus-Christ , dont je vous rapporterai les paroles sans
aucun raisonnement recherché, mais dans la même
simplicité dans laquelle elles sont sorties de sa sainte
et divine bouche.
Notre Seigneur Jésus avoit deux choses à donner
aux hommes , sa croix et son trône , sa servitude et
son règne, son obéissance jusqu'à la mort et son
exaltation jusqu'à la gloire. Quand il est venu sur
la terre , il a proposé l'un et l'autre ; c'étoit l'a-
brégé de sa commission , c'étoit tout le sujet de
son ambassade : Complacuit dare vobis regnum (2) :
« Il a plu au Père de vous donner son royaume » :
(0 Matt. xx. a3. — (*) Luc. xn. a3.
558 PANÉGYRIQUE
Non veni pacem mittere , sed gladium : « Je ne
» suis pas venu apporter la paix , mais le glaive» :
Sicut oves in niedio luporum (0 : « Allez comme
» des brebis au milieu des loups ». Ses disciples,
encore grossiers et charnels , ne vouloient point
comprendre sa croix, et ils ne l'importunoient que
de son royaume; et lui, de'sirant les accoutumer
aux mystères de son Evangile, il ne leur dit or-
dinairement qu'un mot du royaume, et il revient
toujours à la croix. C'est ce qui doit nous montrer
qu'il faut partager nos affections entre sa croix et
son trône, ou plutôt, puisque ces deux choses sont
si bien liées , qu'il faut réunir nos affections dans la
poursuite de l'un et de l'autre.
O Jean, bien-aimé de Jésus, venez apprendre de
lui cette vérité. 11 l'a déjà plusieurs fois prêchée à
tous les apôtres vos compagnons; mais vous, qui
êtes le favori, approchez - vous avec votre frère, et
il vous l'enseignera en particulier. Votre mère lui
dit : « Commandez que mes deux fils soient assis à
» votre droite dans votre royaume » : Die utsedeant
ki duo jïlii mei « Pouvez - vous , leur répondez-
» vous , boire le calice que je dois boire » ? Potesiis
bibere calicem quem ego bibiturus sum (2) ? Mon
Sauveur, permettez-moi de le dire, vous ne répon-
dez pas à propos. On parle de gloire , vous d'igno-
minie. Il répond à propos ; mais ils ne demandent
pas à propos : Nescitis quid petatis : « Vous ne savez
» ce que vous demandez ». Prenez la croix , et vous
aurez le royaume : il est caché sous cette amer-
tume. Attends à la croix, tu y verras les titres de
ma royauté. « Ce n'est pas à moi à vous donner ce
(0 Malt. x. 3/, , 16. — W Ibid. xx. ai.
DE SAINT JEAN, APOTRE. 5^9
» que vous demandez » : Non est meum dare vo •
bis : c'est à vous à le prendre , selon la part que
vous voudrez avoir aux souffrances. Cela demeure
gravé dans le cœur de Jean. Il ne songe plus au
royaume , qu'il ne songe à la croix avant toutes
choses ; et c'est ce qu'il nous représente admirable-
ment dans son Apocalypse. « Moi Jean, nous dit-il,
» qui suis votre frère , et qui ai part à la tribula-
» tion , au royaume et à la patience de Jésus-Christ ,
» j'ai été dans l'île nommée Patmos pour la parole
» du Seigneur, et pour le témoignage que j'ai rendu
» à Jésus -Christ; et je fus ravi en esprit » : Ego
Joannes f rater v ester , et socius in tribulatione , et
regno , et patientia , fui in insula quœ appellatur
Patmos j propter verbum Dei, et testimonium Jesu:
fui in spiritu (0. Pourquoi fait-il cette observation :
J'ai vu en esprit le Fils de l'homme en son trône ,
j'ai ouï le cantique de ses louanges ? pourquoi? Parce
que j'ai été banni dans une île : Fui in insula. Je
croyois autrefois qu'on ne pouvoit voir Jésus-Christ
régnant , à moins que d'être assis à sa droite et re-
vêtu de sa gloire ; mais il m'a fait connoître qu'on
ne le voit jamais mieux que dans les souffrances.
L'affliction m'a dessillé les yeux , le vent de la per-
sécution a dissipé les nuages de mon esprit , et a
ouvert le passage à la lumière. Mais voyez encore
plus précisément : Ego Joannes , socius in tribu-
latione et regno. Il parle du royaume ; mais il
parle auparavant de la croix : il mettoit autrefois
le royaume devant la croix ; maintenant il met la
croix la première ; et après avoir nommé le royaume,
WApoc 1.9, 10.
56*0 PANÉGYRIQUE
il revient incontinent aux souffrances : et patientia.
Il craint de s'arrêter trop à la gloire, comme il avoit
fait autrefois.
Mais voyons quelle a été sa croix. Il semble que
c'est celui de tous les disciples qui a eu la plus lé-
gère. Pour nous détromper , expliquons quelle a
été sa croix , et nous verrons qu'en effet elle a été
la plus grande de toutes dans l'intérieur. Apprenez
le. mystère, et considérez les deux croix de notre
Sauveur. L'une se voit au Calvaire , et elle paroît
la plus douloureuse ; l'autre est celle qu'il a portée
durant tout le cours de sa vie, c'est la plus pénible.
Dès le commencement , il se destine pour être la
victime du genre humain. Il devoit offrir deux sa-
crifices. Le dernier sacrifice s'est opéré à l'autel de
la croix : mais il falloit qu'il accomplît le sacrifice ,
qui étoit appelé Juge sacrificium (0 , dont son cœur
étoit l'autel et le temple. O cœur toujours mourant,
toujours percé de coups, brûlant d'impatience de
souffrir , qui ne respiroit que l'immolation ! Ne
croyez donc pas que sa passion soit son sacrifice le
plus douloureux. Sa passion le console : il a une soif
ardente qui le brûle et qui le consume, sa passion
le rafraîchira ; et c'est peut-être une des raisons pour
laquelle il l'appelle une coupe qu'il a à boire, parce
qu'elle doit rafraîchir l'ardeur de sa soif. En effet
quand il parle de cette dernière croix , « C'est à
» présent, s'écrie- t- il, que le Fils de l'homme est
» glorifié » : N une clarifie atus est (2). C'est ainsi qu'il
s'exprime après la dernière pâque, sitôt que Judas
fut sorti du cénacle. Mais s'agit-il de l'autre croix,
(') Dan. vin. 1 1 , ia, i3. — (») Joan. XIII. 3i.
c'est
DE SAINT JEAN, APOTRE. 56l
c'est alors qu'il se sent vivement pressé dans l'attente
de l'accomplissement de ce baptême : Baplismo ha-
beo baptizari , et quomodo coarctor (0? L'un le
dilate : Nunc clarificatus est; l'autre le presse t
Coarctor. Lequel est-ce qui fait sa vraie croix ? celui
qui le presse et qui lui fait violence, ou celui qui
relâche la force du mal ?
C'est cette première croix , si pressante et si dou-
loureuse , que Jésus - Christ veut donner à Jean.
Pierre lui demandoit : « Seigneur, que destinez-
» vous* à celui-ci » ? Domine, hic autem quid (2) ?
Vous m'avez dit quelle sera ma croix, quelle part
y donnerez-vous à celui-ci ? Ne vous en mettez point
en peine. La croix que je veux qu'il porte ne frap-
pera pas les sens : je me réserve de la lui imprimer
moi-même : elle sera principalement au fond de son
ame ; ce sera moi qui y mettrai la main , et je saurai
bien la rendre pesante. Et pour le rendre capable
de la soutenir avec un courage vraiment héroïque,
il lui inspira l'amour des souffrances. Tout homme
que Jésus-Christ aime , il attire tellement son cœur
après lui , qu'il ne souhaite rien avec plus d'ardeur
que de voir abattre son corps, comme une vieille
masure qui le sépare de Jésus - Christ. Mais quel
autre avoit plus d'ardeur pour la croix , que Jean ,
qui avoit humé ce désir aux plaies mêmes de Jésus-
Christ , qui avoit vu sortir de son côté l'eau vive de
la félicité, mais mêlée avec le sang des souffrances ?
Il est donc embrasé du désir du martyre : et cepen-
dant , ô Sauveur , quels supplices lui donnerez-vous?
un exil. O cruauté lente et timide de Domitien î
W Luc. xn. 5o. — (a) Joan. xxi. ai.
Bossuet. XVI. 36
562 PANÉGYRIQUE
Faut-il que tu ne sois trop humain que pour moi ,
et que tu n'aies pas soif de mon sang? Mais peut-
être qu'il sera bientôt répandu. On lui prépare de
l'huile bouillante, pour le faire mourir dans ce bain
brûlant. Vous voilà enfin , ô croix de Jésus, que je
souhaite si vivement. Il s'élance dans cet étang d'huile
fumante et bouillante , avec la même promptitude
que, dans les ardeurs de l'été, on se jette dans le
bain pour se rafraîchir. Mais , ô surprise fâcheuse
et cruelle ! tout d'un coup elle se change en rosée.
Bien -aimé de mon cœur, est-ce là l'amoitr que
vous me portez? Si vous ne voulez pas me donner
Ja mort , pourquoi forcez-vous la nature de se re-
fuser à mes empressemens? O bourreaux, apportez
du feu , réchauffez votre huile inopinément refroidie.
Mais ces cris sont inutiles. Jésus - Christ veut pro-
longer sa vie, parce qu'il veut encore aggraver sa
croix. Il faut vivre jusqu'à une vieillesse décrépite :
il faut qu'il voie passer devant lui tous ses frères les
saints apôtres , et qu'il survive presque à tous les en-
fans qu'il a engendrés à notre Seigneur.
De quoi le consolerez-vous, ô Sauveur des âmes?
Ne voyez-vous pas qu'il meurt tous les jours, parce
qu'il ne peut mourir une fois. Hélas ! il semble qu'il
n'a plus qu'un souffle. Ce vieillard n'est plus que
cendres; et sous cette cendre vous voulez cacher un
grand feu. Ecoutez comme il crie : « Mes bien - ai-
» mes, nous sommes dès à présent enfans de Dieu;
» mais ce que nous serons un jour ne paroît pas
» encore » : Dilectissimi , mine filii Dei sumus , et
nondum apparuil qu'ai erimus C1). De quoi le conso-
(0 /. Joan. m. a.
DE SAINT JEAN, APOTRE. 563
Ierez-vous ? sera-ce par les visions dont vous le gra-
tifierez ? Mais c'est ce qui augmente l'ardeur de ses
de'sirs. Il voit couler ce fleuve qui re'jouit la cité
de Dieu , la Jérusalem céleste. Que sert de lui mon-
trer la fontaine, pour ne lui donner qu'une goutte
à boire ? Ce rayon lui fait désirer le grand jour ; et
cette goutte que vous laissez tomber sur lui, lui fait
avoir soif de la source. Ecoutez comme il crie dans
l'Apocalypse : Et spiritus et sponsa dicunt, Veni:
« L'esprit et l'épouse disent, Venez ». Que lui ré-
pond le divin Epoux ? « Oui , je viens bientôt » :
Etiam venio cilb ('). « O instant trop long » ! O mo-
dicum longum (2) ! Il redouble ses gémissemens et
ses cris : « Venez, Seigneur Jésus » : Veni, Domine
Jesu. O divin Sauveur, quel supplice! votre amour
est trop sévère pour lui. Je sais que dans la croix
que vous lui donnez , « il y a une douleur qui con-
» sole » , Ipse consolatur dolor (3) f et que le calice
de votre passion que vous lui faites boire à longs
traits, tout amer qu'il est à nos sens, a ses douceurs
pour l'esprit, quand une foi vive l'a persuadé des
maximes de l'Evangile. Mais j'ose dire , ô divin Sau-
veur, que cette manière douce et affectueuse, avec
laquelle vous avez traité saint Jean votre bien-aimé
disciple, et ces caresses mystérieuses dont il vous
a plu l'honorer , exigeoient en quelque sorte de vous
quelque marque plus sensible de la tendresse de
votre cœur , et que vous lui deviez des consolations
qui fussent plus approchantes de cette familiarité
(») Apocal. xxii. 17 , 20. — M S. August. in Joan. Tract, ci , «. 6 j
tom. i\\, pari, h , col. ^53. — (3) S. August. Epist. xxvh, n. i j tom.
ii , col. 4?.
564 PANÉGYRIQUE
bienheureuse que vous avez voulu lui permettre.
C'est aussi ce que nous verrons au Calvaire dans le
beau présent qu'il lui fait , et dans le dernier adieu
qu'il lui dit.
SECOND POINT.
Certainement , chrétiens , l'amitié ne peut jamais
être véritable, qu'elle ne se montre bientôt toute
entière; et elle n'a jamais plus de peine que lors-
qu'elle se voit cachée. Toutefois il faut avouer que
dans le temps qu'il faut dire adieu , la douleur que
la séparation lui fait ressentir, lui donne je ne sais
quoi de si vif et de si pressant , pour se faire voir
dans son naturel , que jamais elle ne se découvre
avec plus de force. C'est pourquoi les derniers adieux
que l'on dit aux personnes que l'on a aimées saisissent
de pitié les cœurs les plus durs : chacun .tâche dans
ces rencontres de laisser des marques de son souve-
nir. Nous voyons en effet tous les testamens remplis
de clauses de cette nature; comme si l'amour qui ne
se nourrit ordinairement que par la présence, voyant
approcher le moment fatal de la dernière sépara-
tion, et craignant par -là sa perte totale en même
temps qu'il se voit privé de la conversation et de la
vue , ramassoit tout ce qui lui reste de force pour
vivre et durer du moins dans le souvenir.
Ne croyez pas que notre Sauveur ait oublié son
amour en cette occasion. « Ayant aimé les siens , il
» les a aimés jusqu'à la fin (0 »; et puisqu'il ne meurt
que par son amour, il n'est jamais plus puissant
qu'à sa mort. C'est aussi sans doute pour cette rai»
(') Joan. xiii. I.
DE SAINT JEAN, APOTRE. 565
son , qu'il amène au pied de sa croix les deux per-
sonnes qu'il chérit le plus , c'est-à-dire, Marie sa di-
vine mère, et Jean son fidèle et son bon ami, qui, re-
mis de ses premières terreurs , vient recueillir les der-
niers soupirs de son Maître mourant pour notre salut.
Car je vous demande, mes Frères, pourquoi ap-
peler la très-sainte Vierge à ce spectacle d'inhuma-
nité? Est-ce pour lui percer le cœur, et lui déchirer
les entrailles ? Faut-il que ses yeux maternels soient
frappés de ce triste objet, et qu'elle voie couler
devant elle, par tant de cruelles blessures, un sang
qui lui est si cher? Pourquoi le plus chéri de tousses
disciples est-il le seul témoin de ses souffrances? Avec
quels yeux verra-t-il cette poitrine sacrée , sur la-
quelle il se reposoit il y a deux jours, pousser les
derniers sanglots parmi des douleurs infinies? Quel
plaisir au Sauveur , de contempler ce favori bien-
aimé, saisi par la vue de tant de tourmens ; et par la
mémoire encore toute fraîche de tant de caresses ré-
centes, mourir de langueur au pied de sa croix?
S'il l'aime si chèrement, que ne lui épargne-t-il
cette affliction ? et n'y a-^t-il pas de la dureté de lui
refuser cette grâce? Chrétiens, ne le croyez pas, et
comprenez le dessein du Sauveur des aines. 11 faut
que Marie et saint Jean assistent à la mort de Jésus,
pour y recevoir ensemble, avec la tendresse du
dernier adieu, les présens qu'il a à leur faire, afin
de signaler en expirant l'excès de son affection.
Mais que leur donnera-t-il , nu , dépouillé comme
il est? Les soldats avares et impitoyables ont partagé
jusqu'à ses habits, et joué sa tunique mystérieuse : il
n'a pas de quoi se faire enterrer. Son corps même
566 PANÉGYRIQUE
n'est plus à lui : il est la victime de tous les pécheurs;
il n'y a goutte de son sang qui ne soit due à la jus-
tice de Dieu son Père. Pauvre esclave, qui n'a plus
rien en son pouvoir dont il puisse disposer par son
testament! Il a perdu jusqu'à son Père, auquel il
s'est glorifié tant de fois d'être si étroitement uni.
C'est son Dieu , ce n'est plus son Père. Au lieu de
dire comme auparavant : « Tout ce qui est à vous
» est à moi », il ne lui demande plus qu'un regard,
Respice in me ; et il ne peut l'obtenir, et il s'en voit
abandonné : Quare me dereliquisti (0? Ainsi, de
quelque côté qu'il tourne les yeux, il ne voit plus
rien qui lui appartienne. Je me trompe, il voit Ma-
rie et saint Jean : tout le reste des siens l'ont aban-
donné, et ils sont, là pour lui dire : Nous sommes à
vous. Voilà tout le bien qui lui reste , et dont il peut
disposer par son testament. Mais c'est à eux qu'il
faut donner, et non pas les donner eux-mêmes. O
amour ingénieux de mon Maître ! Il faut leur don-
ner, il faut les donner. Il faut donner Marie au dis-
ciple , et le disciple à la divine Marie. Ego dilecto
meo, dit-il : mon Maître, je suis à vous, usez de moi
comme il vous plaira. Voyez la suite : Et ad me con-
versio ejus O2) : « Fils, dit -il, voilà votre mère ». O
Jean, je vous donne Marie, et je vous donne en même
temps à Marie. Marie est à saint Jean, saint Jean à
Marie. Vous devez vous rendre heureux l'un et l'au-
tre par une mutuelle possession. Ce ne vous est pas
un moindre avantage d'être donnés que de recevoir;
et je ne vous enrichis pas plus par le don que je vous
fais, que par celui que je fais de vous.
(0 Matt. xxvn. 46. — (*) Canl. vu. io.
DE SAINT JEAN, APOTRE. f 567
Mais, mes Frères, entrons plus profondément
dans cet admirable mystère; recherchons , par les
Ecritures, quelle est cette seconde naissance qui
fait saint Jean le fils de Marie , quelle est cette nou-
velle fécondité qui rend Marie mère de saint Jean ;
et développons les secrets d'une belle théologie, qui
mettra cette vérité dans son jour. Saint Paul parlant
de notre Sauveur après l'infamie de sa mort et la
gloire de sa résurrection, en a dit ces belles pa-
roles (0 : « Nous ne connoissons plus maintenant
» personne selon la chair; et si nous avons connu
» autrefois Jésus-Christ selon la chair, maintenant
» qu'il est mort et ressuscité , nous ne le connois-
» sons plus de la sorte ». Que veut dire cette pa-
role , et quel est le sens de l'apôtre? Veut-il dire que
le Fils de Dieu s'est dépouillé , en mourant , de sa
chair humaine, et qu'il ne l'a point reprise en sa
glorieuse résurrection? Non, mes Frères, à Dieu ne
plaise. Il faut trouver un autre sens à cette belle
parole du divin apôtre, qui nous ouvre l'intelligence
de ses sentimens. Ne le cherchez pas, le voici : il
veut dire que le Fils de Dieu , dans la gloire de sa
résurrection , a bien la vérité de la chair, mais qu'il
n'en a plus les infirmités ; et pour toucher encore
plus le fond de cette excellente doctrine, enten-
dons que rhomme-Dieu, Jésus -Christ, a eu deux
naissances et deux vies , qui sont infiniment diffé-
rentes.
La première de ces naissances l'a tiré du sein de
Marie , la seconde l'a fait sortir du sein du tombeau.
En la première il est né de l'Esprit de Dieu , mais
W //. Cor. y. 16.
568 PANÉGYRIQUE
par une mère mortelle, et de là il en a tiré la mor-
talité'. Mais en sa seconde naissance, nul n'y a part
que son Père céleste ; c'est pourquoi il n'y a plus
rien que de glorieux. Il étoit de sa providence d'ac-
commoder ses sentimens à ces deux manières de vie
si contraires : de là vient que dans la première il
n'a pas jugé indignes de lui les sentimens de foiblesse
humaine ; mais dans sa bienheureuse résurrection il
n'y a plus rien que de grand , et tous ses sentimens
sont d'un Dieu qui répand sur l'humanité qu'il a
prise, tout ce que la divinité a de plus auguste. Jé-
sus , en conversant parmi les mortels , a eu faim , a
eu soif : il a été quelquefois saisi par la crainte , tou-
ché par la douleur : la pitié a serré son cœur , elle
a ému et altéré son sang, elle lui a fait répandre
des larmes. Je ne m'en étonne pas, chrétiens : c'é-
taient les jours de son humiliation, qu'il devoit pas-
ser dans l'infirmité. Mais durant les jours de sa gloire
et de son immortalité, après sa seconde naissance
par laquelle son Père l'a ressuscité pour le faire as-
seoir à sa droite , les infirmités sont bannies ; et la
toute - puissance divine déployant sur lui sa vertu ,
a dissipé toutes ses foiblesses. Il commence à agir
tout-à-fait en Dieu : la manière en est incompréhen-
sible , et tout ce qu'il est permis aux mortels de dire
d'un mystère si haut, c'est qu'il n'y faut plus rien
concevoir de ce que le sens humain peut imaginer;
si bien qu'il ne nous reste plus que de nous écrier
hardiment avec l'incomparable docteur des Gentils,
que si nous avons connu Jésus- Christ selon sa nais-
sance mortelle dans les sentimens* de la chair, nunc
jam non novimus : maintenant qu'il est glorieux et
DE SAINT JEAN, APOTRE. 56o,
ressuscité, nous ne le connoissons plus delà sorte;
et tout ce que nous y concevons est divin.
Selon cette doctrine du divin apôtre, je ne crain-
drai pas d'assurer que Jésus-Christ ressuscité regarde
Marie d'une autre manière, que ne faisoit pas Jé-
sus-Christ mortel. Car, mes Frères, sa mortalité l'a
fait naître dans la dépendance de celle qui lui a
donné la vie : « Il lui étoit soumis et obéissant »,
dit l'évangélisteCO. Tout Dieu qu'étoit Jésus, l'amour
qu'il avoit pour sa sainte mère étoit mêlé sans doute
de cette crainte filiale et respectueuse que les enfans
bien nés ne perdent jamais. Il étoit accompagné de
toutes ces douces émotions, de toutes ces inquié-
tudes aimables, qu'une affection sincère imprime
toujours dans les cœurs des hommes mortels : tout
cela étoit bienséant durant les jours de foiblesse.
Mais enfin voilà Jésus en la croix : le temps de mor-
talité va passer. Il va commencer désormais à aimer
Marie d'une autre manière : son amour ne sera pas
moins ardent; et tant que Jésus-Christ sera homme,
il n'oubliera jamais cette Vierge Mère. Mais après
sa bienheureuse résurrection ,. il faut bien qu'U
prenne un amour convenable à l'état de sa gloire.
Que deviendront donc, chrétiens, ces respects,
cette déférence, cette complaisance obligeante, ces
soins si particuliers , ces douces inquiétudes qui ac-
compagnoient son amour? Mourront-ils avec Jésus-
Christ? et Marie en sera-t-elle à jamais privée?
Chrétiens , sa bonté ne le permet pas. Puisqu'il va
entrer par sa mort en un état glorieux , où il ne les
peut plus retenir , il les fait passer en saint Jean , et
(0 Luc. u. 5i.
5nO PANÉGYRIQUE
il entreprend de les faire revivre dans le cœur de ce
bien-aimé. Et n'est-ce pas ce que veut dire le grand
saint Paulin par ces e'loquentes paroles (0 : Jam
scilicct ab hurnana fragilitate , qud erat nalus ex
fœmina, per crucis mortem demigrans in asternila-
tem Dei j ut esset in gloria Dei Patris , delegat ho-
mini jura pietatis humanœ : « Etant prêt de passer,
» par la mort de la croix, de l'infirmité humaine à
» la gloire et à l'éternité de son Père , il laisse à un
» homme mortel les sentimens de la piété humaine ».
Tout ce que son amour avoit de tendre et de respec-
tueux pour sa sainte Mère vivra maintenant dans
le cœur de Jean : c'est lui qui sera le fils de Marie;
et pour établir entre eux éternellement cette al-
liance mystérieuse, il leur parle du haut de sa croix,
non point avec une action tremblante comme un
patient prêt à rendre l'ame, « mais avec toute la
» force d'un homme vivant, et toute la fermeté d'un
» Dieu qui doit ressusciter » : Plenâvirlute viventis et
constantiâ resurrecluri (2). Lui qui tourne les cœurs
ainsi qu'il lui plaît, et dont la parole est toute-puis-
sante , opère en eux tout ce qu'il leur dit , et fait
Marie mère de Jean , et Jean fils de Marie.
Car, qui pourroit assez exprimer quelle fut la
force de cette parole sur l'esprit de l'un et de l'au-
tre ? Ils gémissoient au pied de la croix, toutes les
plaies de Jésus-Christ déchiroient leurs âmes , et la
vivacité de la douleur les avoit presque rendus in-
sensibles. Mais lorsqu'ils entendirent cette voix mou-
rante du dernier adieu de Jésus, leurs sentimens
furent réveillés par cette nouvelle blessure; toutes
(0 Epist. t, n. 17. — (») IbiJ.
DE SAINT JEAN, APOTRE. 5^1
les entrailles de Marie furent renversées, et il n'y
eut goutte de sang dans le cœur de Jean, qui ne fut
aussitôt émue. Cette parole entra donc au fond de
leurs âmes, ainsi qu'un glaive tranchant; elles en
furent percées et ensanglantées avec une douleur
incroyable : mais aussi leur falloit-il faire cette vio-
lence, il falloit de cette sorte entrouvrir leur cœur,
afin , si je puis parler de la sorte , d'enter en l'un le
respect d'un fils , et dans l'autre la tendresse d'une
bonne mère.
Voilà donc Marie mère de saint Jean. Quoique
son amour maternel accoutumé d'embrasser un Dieu,
ait peine à se terminer sur un homme, et qu'une
telle inégalité semble plutôt lui reprocher son mal-
heur , que la récompenser de sa perte ; toutefois la
parole de son Fils la presse ; l'amour que le Sauveur
a eu pour saint Jean l'a rendu un autre lui-même,
et fait qu'elle ne croit pas se tromper quand elle
cherche Jésus-Christ en lui. Grand et incomparable
avantage de ce disciple chéri ! Car de quels dons
l'aura orné le Sauveur, pour le rendre digne de
remplir sa place ? Si l'amour qu'il a pour la sainte
Vierge l'oblige à lui laisser son portrait en se re-
tirant de sa vue, ne doit-il pas lui avoir donné une
image vive et naturelle? Quel doit donc être le
grand saint Jean , destiné à demeurer sur la terre
pour y être la représentation du Fils de Dieu après
sa mort, et une représentation si parfaite, qu'elle
puisse charmer la douleur, et tromper, s'il se peut,
l'amour de sa sainte mère par la naïveté de la res-
semblance?
D'ailleurs quelle abondance de grâces attiroit sur
572 PANÉGYRIQUE
lui tous les jours l'amour maternel de Marie, et le
désir qu'elle avoit conçu de former en lui Jésus-
Christ? Combien s'échauffoient tous les jours les ar-
deurs de sa charité, par la chaste communication
de celles qui brûloient le cœur de Marie ? Et à quelle
perfection s'avançoit sa chasteté virginale, qui étoit
sans cesse épurée par les regards modestes de la sainte
Vierge , et par sa conversation angélique ?
Apprenons de là , chrétiens , quelle e^t la force
de la pureté. C'est elle qui mérite à saint Jean la
familiarité du Sauveur; c'est elle qui le rend digne
d'hériter de son amour pour Marie, de succéder en
sa place , d'être honoré de sa ressemblance. C'est
elle qui lui fait tomber Marie en partage, et lui
donne une mère vierge : elle fait quelque chose de
plus, elle lui ouvre le cœur de Jésus, et lui en assure
la possession.
TROISIÈME POINT.
Je l'ai déjà dit , chrétiens , il ne suffit pas au Sau-
veur de répandre ses dons sur saint Jean ; il veut
lui donner jusqu'à la source. Tous les dons viennent
de l'amour ; il lui a donné son amour. C'est au
cœur que l'amour prend son origine; il lui donne
encore le cœur , et le met en possession du fonds
dont il lui a déjà donné tous les fruits. Viens , dit-il,
ô mon cher disciple, je t'ai choisi devant tous les
temps pour être le docteur de Ja charité ; viens la
boire jusque dans sa source, viens y prendre ces pa-
roles pleines d'onction par lesquelles tu attendriras
mes fidèles : approche de ce cœur qui ne respire que
l'amour des hommes; et pour mieux parler de mon
DE SAINT JEAN, APOTRE. 5^3
amour, viens sentir de près les ardeurs qui me
consument.
Je ne m'étendrai pas à vous raconter les avantages
de saint Jean. Mais, Jean, puisque vous en êtes le
maître, ouvrez-nous ce cœur de Jésus, faites-nous-
en remarquer tous les mouvemens, que. la seule
charité excite. C'est ce qu'il a fait dans tous ses écrits :
tous les écrits de saint Jean ne tendent qu'à expliquer
le cœur de Jésus. En ce cœur est l'abrégé de tous
les mystères du christianisme : mystères de charité
dont l'origine est au cœur; un cœur, s'il se peut
dire, tout pétri d'amour; toutes les palpitations,
tous les battemens de ce cœur , c'est la charité qui
les produit. Voulez-vous voir saint Jean vous mon-
trer tous les secrets de ce cœur ? Il remonte « jus-
» qu'au principe», In principio (0. C'est pour
venir à ce terme , Et habitavit (?) , « Jl a habité
» parmi nous ». Qui l'a fait ainsi habiter avec nous?
l'amour. « C'est ainsi que Dieu a aimé le monde » :
Sic Deus dilexit mundum (3). C'est donc l'amour
qui l'a fait descendre, pour se revêtir de la nature
humaine. Mais quel cœur aura-t-il donné à cette
nature humaine, sinon un cœur tout pétri d'amour?
C'est Dieu qui fait tous les cœurs, ainsi qu'il lui
plaît. « Le cœur du roi est dans sa main » comme
celui de tous les autres : Cor régis in manu Dei
est (4). Régis , du roi Sauveur. Quel autre cœur a
été plus dans la main de Dieu ? C'étoit le cœur d'un
Dieu, qui régloit de près, dont il conduisoit tous
les mouvemens. Qu'aura donc fait le Verbe divin ,
en se faisant homme, sinon de se former un cœur
(0 Joan, i. i . — W Ibiâ. 1 4 — (3) Ibid. m. 1 6. — (4) Prov. xxi. T.
5^4 PANÉGYRIQUE
sur lequel il imprimât cette charité infinie qui l'o-
bligeoit à venir au monde? Donnez- moi tout ce
qu'il y a de tendre, tout ce qu'il y a de doux et
d'humain : il faut faire un Sauveur qui ne puisse
souffrir les misères , sans être saisi de douleur ; qui ,
voyant les brebis perdues, ne puisse supporter leur
égarement. Il lui faut un amour qui le fasse courir
au péril de sa vie , qui lui fasse baisser les épaules
pour charger dessus sa brebis perdue , qui lui fasse
crier : « Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi » :
Si quis sitil j veniat ad me (0. « Venez à moi , vous
» tous qui êtes fatigués » : Venite ad me, omnes qui
laboratis (2). Venez, pécheurs, c'est vous que je
cherche. Enfin il lui faut un cœur, qui lui fasse
dire : « Je donne ma vie parce que je le veux » :
Ego pono eam à meipso (3). C'est moi qui ai un
cœur amoureux , qui dévoue mon corps et mon ame
à toutes sortes de tourmens.
Voilà, mes Frères, quel est le cœur de Jésus,
voilà quel est le mystère du christianisme. C'est pour-
quoi l'abrégé de la foi est renfermé dans ces pa-
roles : « Pour nous , nous avons cru à l'amour que
» Dieu a pour nous » : Nos credidimus charitati quam
habet Deus in nobis (4). Voilà la profession de saint
Jean. Pourquoi le Juif ne croit-il pas à notre Evan-
gile? Il reconnoît la puissance; mais il ne veut pas
croire à l'amour : il ne peut se persuader que Dieu
nous ait assez aimés, pour nous donner son Fils.
Pour moi , je crois à sa charité ; et c'est tout dire.
Il s'est fait homme, je le crois ; il est mort pour nous,
(0 Joan. yii. 37. —WMatt. xi. 28. — (3)/oa«.x. 18. — (4) /. Joan.
iv. 16.
DE SAINT JEAN, APOTRE. 5^5
je le crois ; il aime, et qui aime fait tout : Credidi-
mus charitati ejiis.
Mais si nous y croyons, il faut l'imiter. Ce cœur
de Jésus embrasse tous les fidèles : c'est là où nous
sommes tous réunis, « pour être consommés dans
» l'unité » : Ut sint consummati in unum (0. C'est le
cœur qui parloit , lorsqu'il disoit : « Mon Père , je
» veux que là où je suis , mes disciples y soient aussi
» avec moi » : J^olo ut ubi sum ego , et illi sint me-
cum (2). Il ne distrait personne , il appelle tous ses
enfans, et nous devons nous aimer « Dans les en-
» trailles de la charité de ce divin Sauveur » , In
visceribus Jesu Christi (3). Ayons donc un cœur de
Jésus -Christ, un cœur étendu, qui n'exclue per-
sonne de son amour. C'est de cet amour réciproque
qu'il se formera une chaîne de charité, qui s'étendra
du cœur de Jésus dans tous les autres , pour les lier
et les unir inviolablement : ne la rompons pas; ne
refusons à aucun de nos frères d'entrer dans cette
sainte union de la charité de Jésus - Christ. Il y a
place pour tout le monde. Usons sans envie des
biens qu'elle nous procure : nous ne les perdons pas
en les communiquant aux autres; mais nous les pos-
sédons d'autant plus sûrement : ils se multiplient
pour nous avec d'autant plus d'abondance, que nous
désirons plus généreusement les partager avec nos
frères. Et pourquoi veux - tu arracher ton frère de
ce cœur de Jésus-Christ ? Il ne souffre point de sépa-
ration : il te vomira toi - même. Il supporte toutes
les infirmités, pourvu que la charité dont nous
(0 Joan. xyii. a3. — (»J Ibid. a4- — C3) Philip, i. 8.
5^6 PANÉGYRIQUE
sommes animés les couvre. Aimons -nous donc dans
le cœur de Jésus. « Dieu est charité; et qui persé-
» vère dans la charité , demeure en Dieu , et Dieu
» en lui (0 »» Ah! qui me donnera des amis que j'aime
véritablement par la charité? Lorsque je répands
en eux mon cœur, je le répands en Dieu qui est
charité. « Ce n'est pas à un homme que je me con-
» fie , mais à celui en qui il demeure, pour être tel ;
» et dans ma juste confiance, je ne crains point ces
» résolutions si changeantes de l'inconstance hu-
» maine » : Non homini commitlo , sed illi in quo
manet ut talis sil. Nec in mea securilate crastinum
illud humance cogitationis incerlum omnino for-
mido.C 'est ainsi que s'aiment les bienheureux esprits.
L'amour, qui les unit intimement entre eux, s'é-
chauffe de plus en plus dans ces mutuels embrasse-
mens de leurs cœurs. Ils s'aiment en Dieu, qui est
le centre de leur union ; ils s'aiment pour Dieu qui
est tout leur bien. Ils aiment Dieu dans chacun de
leurs concitoyens , qu'ils savent n'être grands que
par lui ; et vivement sensibles au bonheur de leurs
frères, ils se trouvent heureux de jouir en eux et par
eux des avantages qu'ils n'auroient pas eux-mêmes :
ou plutôt, ils ont tout; la charité leur approprie
l'universalité des dons de tout le corps; parce qu'elle
les consomme dans cette unité sainte , qui, les ab-
sorbant en Dieu , les met en possession des biens de
toute la cité céleste.
Voulons-nous donc, mes Frères, participer ici-
bas à la béatitude céleste? Aimons-nous; que la cha-
(») /. Joan. iy. 16.
rite
DE SAINT JEAN, APOTRE. 5 7 -J
rite fraternelle remplisse nos cœurs; elle nous fera
goûter dans la douceur de son action , ces délices
inexprimables qui font le bonheur des saints; elle
enrichira notre pauvreté, en nous rendant tous les
biens communs; et ne formant de nous tous qu'un
cœur et qu'une ame, elle commencera en nous cette
unité divine qui doit faire notre éternel bonheur, et
qui sera parfaite en nous, lorsque l'amour ayant en-
tièrement transformé toutes nos puissances, Dieu
sera tout en tous.
BoSSUET. XVT. ^7
5^8 PANÉGYRIQUE
PANÉGYRIQUE
DE
SAINT THOMAS DE CANTORBÉRY,
Prononcé dans l'église de saint Thomas du Louvre,
en 1668.
Motifs de la résistance de saint Thomas à l'égard de son prince.
Sa conduite toujours sage, toujours respectueuse au milieu des vio-
lentes persécutions qu'il a à souffrir. Succès de ses combats pour la
discipline. Admirable changement que produit sa mort dans ses
ennemis ; zèle qu'elle inspire à ses frères. Usage que les ecclésias-
tiques doivent faire de leurs privilèges, de leurs biens et de leur
autorité, pour ne pas exposer l'Eglise aux blasphèmes des libertins.
In morte mirabilia operatus est.
Il a fait des choses merveilleuses dans sa mort. Eccli.
ZLVIII. i5.
JLes mystères de Jésus -Christ sont une chute con-
tinuelle; et tant qu'il a vu devant soi quelque nou-
velle bassesse , il n'a jamais cessé de descendre. Il se
compare lui-même dans son Evangile à un grain de
froment qui tombe (0; et en effet, il est allé toujours
tombant, premièrement du ciel en la terre, de son
(0 Joan. xii. 34.
DE SAINT THOMAS DE CANTORBÉUY. 5^9
trône dans une crèche : de là par plusieurs degrés
il est tombe' jusqu'à l'ignominie du supplice, jusqu'à
l'obscurité du tombeau , jusqu'à la profondeur de
l'enfer. Mais comme il ne pouvoit tomber plus bas,
c'étoit là aussi le terme fatal de ses chutes mysté-
rieuses; et ce cours d'abaissemens étant rempli,
c'est de là qu'il a commencé de se relever couronné
d'honneur et de gloire.
Ce que notre chef a fait une fois en sa personne
sacrée, tous les jours il l'accomplit dans ses mem-
bres; et le martyr que nous honorons, nous en est
un illustre exemple. Saint Thomas , archevêque de
Cantorbéry , s'étant trouvé engagé, pour les intérêts
de l'Eglise , dans de longs et fâcheux démêlés avec
un grand roi , avec Henri II , roi d'Angleterre , on
l'a vu tomber peu à peu de la faveur à la disgrâce ,
de la disgrâce au bannissement, du bannissement à
une espèce de proscription, et enfin à une mort
violente. Mais la Providence divine, ayant lâché la
main jusqu'à ce terme, a fait commencer de là son
élévation. Elle a honoré de miracles le tombeau de
cet illustre martyr ; elle a mené à ses cendres un roi
pénitent ; elle a conservé les droits de l'Eglise par le
sang de ce saint évêque , persécuté injustement pour
sa cause , et tirant sa gloire de ses souffrances. Elle
m'a donné lieu de dire de lui ce que l'Ecclésiastique
a dit d'Elisée , « que sa mort a opéré des miracles » :
In morte mirabilia operalus est. Mais afin de vous
découvrir toutes ces merveilles , demandons l'assis-
tance du Saint-Esprit par l'entremise de Marie. Ave.
C'est une loi établie, que l'Eglise ne peut jouir
5oO PiMÉGYUIQCE
d'aucun avantage qui ne lui coule la mort de ses
enfans; et que, pour affermir ses droits, il faut
qu'elle répande du sang. Son Epoux l'a rachetée
par le sang qu'il a versé pour elle , et il veut qu'elle
achète par un prix semblable les grâces qu'il lui
accorde. C'est par le sang des martyrs qu'elle a
étendu ses conquêtes bien loin au-delà de l'empire
Romain ; son sang lui a procuré et la paix dont elle
a joui sous les empereurs chrétiens, et la victoire
qu'elle a remportée sur les empereurs infidèles. Il
paroît donc qu'elle devoit du sang à l'affermissement
de son autorité, comme elle en avoit donné à l'éta-
blissement de sa doctrine ; et ainsi la discipline , aussi
bien que la foi de l'Eglise , a dû avoir des martyrs.
C'est pour cette cause, Messieurs, que votre glo-
rieux patron a donné sa vie. Nous avons honoré ces
derniers jours le premier martyr de la foi : aujour-
d'hui nous célébrons le triomphe du premier martyr
de la discipline; et afin que tout le monde com-
prenne combien ce martyre a été semblable à ceux
que nous ont fait voir les anciennes persécutions, je
m'attacherai à vous montrer que la mort de notre
saint archevêque a opéré les mêmes merveilles dans
la cause de la discipline, que celle des autres mar-
tyrs a autrefois opérées lorsqu'il s'agissoit de la
croyance.
En effet , pour ne pas vous laisser long-temps en
suspens , comme les martyrs qui ont combattu pour
la foi , ont affermi , par le témoignage de leur sang ,
cette foi que les tyrans vouloient abolir ; calmé par
leur patience la haine publique , qu'on vouloit ex-
citer contre eux en les traitant comme des scélérats ;
DE SAINT THOMAS DE CANTORBÉRY. 58l
confirmé par leur constance invincible les fidèles,
qu'on avoit dessein d'effrayer par le terrible spec-
tacle de tant de supplices ; en sorte que , profitant
des persécutions, ils les ont fait servir contre leur
nature à l'établissement de leur foi , à la conversion
de leurs ennemis, à l'instruction et à l'affermisse-
ment de leurs frères : ainsi vous verrez bientôt ,
chrétiens, que des effets tout semblables ont suivi
la mort du grand archevêque de Cantorbéry ; et la
suite de cet entretien vous fera paroître , que le sang
de ce nouveau martyr de la discipline a affermi
l'autorité ecclésiastique, qui étoit violemment op-
primée ; que sa mort a converti les cœurs indociles
des ennemis de la discipline de l'Eglise ; enfin
qu'elle a échauffé le zèle de ceux qui sont préposés
pour en être les défenseurs. Voilà ce que j'ai dessein
de vous faire entendre dans les trois parties de ce
discours.
PREMIER POINT.
Pour bien entendre le sujet des fameux combats
du grand saint Thomas de Cantorbéry pour l'hon-
neur de l'Eglise et du sacerdoce, il faut considérer
avant toutes choses quelques vérités importantes,
qui regardent l'état de l'Eglise : ce qu'elle est, ce
qui lui est dû , et ce qu'elle doit ; quels droits elle
a sur la terre, et quels moyens lui sont donnés pour
s'y maintenir. Je sais que cette matière est fort éten-
due, et pleine de questions épineuses : mais comme
la décision de ces doutes dépend d'un ou deux prin-
cipes , j'espère qu'en laissant un grand embarras de
difficultés fort enveloppées , je pourrai vous dire en
582 PANÉGYRIQUE
peu de paroles ce qui est essentiel et fondamental ,
et absolument nécessaire pour connoître l'e'tat de
la cause pour laquelle saint Thomas a donné sa vie.
J'avance donc deux vérités qui expliquent parfaite-
ment, si je ne me trompe, l'état de l'Eglise sur la
terre. Je dis qu'elle y est comme une étrangère, et
qu'elle y est toutefois revêtue d'un caractère royal ,
par la souveraineté toute divine et toute spirituelle
qu'elle y exerce. Ces deux vérités éclaircies nous
donneront par ordre la résolution des difficultés que
j'ai proposées.
Et premièrement, l'Eglise est dans le monde comme
une étrangère : cette qualité fait sa gloire. Elle
montre sa dignité et son origine céleste , lorsqu'elle
dédaigne d'habiter la terre : elle ne s'y arrête donc
pas, mais elle y passe; elle ne s'y habitue pas, mais
elle y voyage. Ce qu'elle appréhende le plus , c'est
que ses enfans s'y naturalisent , et qu'ils ne fassent
leur principal établissement où ils ne doivent avoir
qu'un lieu de passage. Mais nous comprendrons plus
facilement cette qualité d'étrangère , si nous faisons
en un mot la comparaison de l'Eglise de Jésus - Christ
avec la Synagogue ancienne.
Il n'y a personne qui n'ait remarqué que les livres
sacrés de Moïse, outre les préceptes de religion,
sont pleins de lois politiques, et qui regardent le
gouvernement d'un Etat. Ce sage législateur or-
donne du commerce et de la police, des successions
et des héritages, de la justice et de la guerre, et
enfin de toutes les choses qui peuvent maintenir un
çmpire. Mais le prince du nouveau peuple, le légis-
lateur de l'Eglise, a pris une conduite opposée. Il
DE SAINT THOMAS DE CANTORBÉRY. 583
laisse faire aux princes du monde l'établissement
des lois politiques ; et toutes celles qu'il nous donne ,
et qui sont écrites dans son Evangile , ne regardent
que la vie future. D'où vient cette différence entre
l'ancien et le nouveau peuple ? si ce n'est que la Sy-
nagogue devant avoir sa demeure , et faire son séjour
sur la terre, il falloit lui donner des lois pour y
établir son gouvernement; au lieu que l'Eglise de
Jésus-Christ , voyageant comme une étrangère parmi
tous les peuples du inonde, elle n'a point de lois
particulières touchant la société politique ; et il suffit
de lui dire généralement ce qu'on dit aux étrangers
et aux voyageurs, qu'en ce qui regarde le gouver-
nement, elle suive les lois du pays où elle fera son
pèlerinage, et qu'elle en révère les princes et les
magistrats : Omnis anima polestatibus sublimioribus
subdita sit (0. C'est le seul commandement politique
que le nouveau Testament nous donne.
Cette vérité étant supposée , si vous me demandez ,
chrétiens, quels sont les droits de l'Eglise , qu'atten-
dez-vous que je vous réponde, sinon qu'elle a sans
doute de grands avantages et des prétentions glo-
rieuses; mais que celui dont elle attend tout, ayant
dit que son royaume n'est pas de ce monde (2) ,
tout le droit qu'elle peut avoir d'elle-même sur la
terre , c'est qu'on lui laisse , pour ainsi dire , passer
son chemin et achever son voyage en paix? Telle-
ment que rien ne lui convient mieux , à elle et à ses
enfans, que ces mots de Tertullien : «Toute notre
» affaire en ce monde , c'est d'en sortir au plutôt » :
(0 Rom. xiii. i. — (*) Joan. xviu. 36.
584 PANÉGYRIQUE
JSihil nostrâ refert in hoc œuo , nisi de eu quant
celer iler excéder e (0. *
Mais peut-être que vous penserez que je repré-
sente l'Eglise comme une étrangère trop foible , et
que je la laisse sans autorité et sans fonction sur la
terre , enfin trop nue et trop désarmée au milieu de
tant de puissances ennemies de sa doctrine, ou ja-
louses de sa grandeur. Non, mes Frères, il n'en est
pas ainsi. Elle ne voyage pas sans sujet dans ce
monde : elle y est envoyée par un ordre suprême,
pour y recueillir les enfans de Dieu, et rassembler
ses élus dispersés aux quatre vents. Elle a charge de
les tirer du monde ; mais il faut qu'elle les vienne
chercher dans le monde : et en attendant, chrétiens,
qu'elle les présente à Dieu , maintenant qu'elle
voyage avec eux et qu'elle les tient sous son aile,
n'est-il pas juste qu'elle les gouverne, qu'elle dirige
leurs pas incertains, et qu'elle conduise leur pèle-
rinage? C'est pourquoi elle a sa puissance, elle a ses
lois et sa police spirituelle, elle a ses ministres et ses
magistrats, par lesquels elle exerce, dit Tertullien,
« une divine censure contre tous les crimes » : Ex-
hortationes j. castigaliones , et censura divinai"1).
Malheur à ceux qui la troublent , ou qui se mêlent
dans cette céleste administration , ou qui osent en
usurper la moindre partie. C'est une injustice inouïe
de vouloir profiter des dépouilles de cette épouse
du Roi des rois, à cause seulement qu'elle est étran-
gère , et qu'elle n'est pas armée. Son Dieu prendra
en main sa querelle , et sera un rude vengeur contre
[*) Afjoiog. n. 4i. — W ibid. n. 3g.
DE SAINT THOMAS DE C ANTOttBÉR Y. 585
ceux qui oseront porter leurs mains sacrilèges sur
l'arche de son alliance. Mais laissons ces re'flexions ,
et avançons dans notre sujet.
Jusqu'ici l'Eglise n'a aucun droit qui relève de la
puissance des hommes, elle ne tient rien que de son
Epoux. Mais les rois du monde ont fait leur devoir;
et pendant que cette illustre étrangère voyageoit
dans leurs Etats, ils lui ont accordé de grands pri-
vilèges, ils ont signalé leur zèle envers elle par des
présens magnifiques. Elle n'est pas ingrate de leurs
bienfaits, elle s'en glorifie par toute la terre. Mais
elle ne craint point de leur dire que , parmi leurs
plus grandes libéralités, ils reçoivent plus qu'ils ne
donnent; et enfin, pour nous expliquer nettement,
qu'il y a plus de justice que de grâce dans les privi-
lèges qu'ils lui accordent. Car, pour ne pas raconter
ici les avantages spirituels que l'Eglise leur commu-
nique, pouvoient-ils refuser de lui .faire part de
quelques honneurs de leur royaume, qu'elle prend
tant de soin de leur conserver? Ils régnent sur les
corps par la force, et peut-être sur les cœurs par
l'inclination ou par les bienfaits. L'Eglise leur a ou-
vert une place plus sûre et plus vénérable : elle leur
a fait un trône dans les consciences, en présence et
sous les yeux de Dieu même : elle a fait un des arti-
cles de sa foi de la sûreté de leurs personnes sacrées,
et une partie de sa religion de l'obéissance qui leur
est due. Elle va étouffer dans le fond des cœurs ,
non-seulement les premières pensées de rébellion,
mais encore les moindres murmures ; et pour ôter
tout prétexte de soulèvement contre les puissances
légitimes, elle a enseigné constamment, et par sa
586 PANÉGYRIQUE
doctrine et par ses exemples , qu'il en faut tout souf-
frir, jusqu'à l'injustice, par laquelle s'exerce secrète-
ment la justice même de Dieu. Après des services si
importans, si on lui accorde des privile'ges, n'est-ce
pas une récompense qui lui est bien due? et les pos-
sédant à ce titre, peut-on concevoir le dessein de
les lui ravir sans une extrême injustice?
Cependant Henri second, roi d'Angleterre, se
déclare l'ennemi de l'Eglise. Il l'attaque au spiri-
tuel et au temporel ; en ce qu'elle tient de Dieu , et
en ce qu'elle tient des hommes : il usurpe ouverte-
ment sa puissance. Il met la main dans son trésor ,
qui» enferme la subsistance des pauvres. Il flétrit
l'honneur de ses ministres par l'abrogation de leurs
privilèges, et opprime leur liberté par des lois qui
lui sont contraires. Prince téméraire et mal avisé,
que ne peut -il découvrir de loin les renversemens
étranges que fera un jour dans son Etat le mépris de
l'autorité ecclésiastique , et les excès inouis où les
peuples seront emportés, quand ils auront secoué
ce joug nécessaire. Mais rien ne peut arrêter ses
emportemens. Les mauvais conseils ont prévalu, et
c'est en vain que l'on s'y oppose : il a tout fait fléchir
à sa volonté, et il n'y a plus que le saint archevêque
de Cantorbéry qu'il n'a pu encore , ni corrompre
par ses caresses , ni abattre par ses menaces.
A la vérité il met sa constance à des épreuves bien
dures. Qu'on le dépouille, qu'on le déshonore,
qu'on le bannisse, il s'en réjouit : mais pourquoi
ruiner les siens ? C'est ce qui lui perce le cœur. Il n'y
a rien de plus insensible, ni de plus sensible tout à
la fois que la charité véritable. Insensible à ses pro-
DE SAINT THOMAS DE CANTORBÉRY. S87
près maux, et en cela directement contraire à l'a-
mour-propre, elle a une extrême sensibilité pour
les maux des autres. Aussi le grand apôtre , très-peu
touché de tout ce qui le regardoit, disoitaux fidèles :
« J'ai appris à me contenter de l'état où je me
» trouve : je sais vivre pauvrement, je sais vivre
» dans l'abondance ; j'ai été instruit en toutes choses
» et en toutes rencontres à être bien traité et à souf-
» frir la faim , à être dans l'abondance et à être dans
« l'indigence » : Scio ethumiliari , scio et abundare;
ubique et in omnibus institulus sum, et saliari et esu-
rire , et abundare etpenuriam patii1). Et cependant
cet homme tout céleste, si indifférent, si dur pour
lui-même, ressent le contre-coup de tous les maux,
de toutes les peines que peut souffrir le moindre
des fidèles. « Qui est foible , s'écrie-t-il , sans que je
» le sois avec lui? Qui est scandalisé sans que je
» brûle»? Quis injîrmalur j et ego non infirmor?
Quis scandalizatur, et ego non wror(2)? Sa tendresse
pour ses frères est si grande, qu'il ne peut les voir
dans les larmes et dans l'affliction , qu'il n'en soit
pénétré d'une vive douleur : « Que faites-vous de
» pleurer ainsi , et de me briser le cœur » ? Quid
facitis Jlentes , et affligentes (*) cor meum ? C'est en
vain que vous me fendez le cœur par vos larmes :
v car pour moi je suis tout prêt de souffrir non-seu-
» lement les chaînes, mais la mort même pour le
» nom du Seigneur Jésus » : Ego enim non soluni
alligari , sed et mori paratus swn (3). Ce cœur de
diamant, qui semble défier le ciel, et la terre, et
0) Philipp. iv. 12. — W //. Cer. xi. 39. •— (3) Ad. xxi. i3.
C*) Grec, comminuentes , conterentes.
588 PANÉGYRIQUE
l'enfer de l'émouvoir, peut souffrir la mort et les
plus dures extrémités; il ne peut souffrir les larmes
de ses frères. Combien a dû être touché saint Tho-
mas, de voir les siens affligés et persécutés à son
occasion? Il se souvient de Jésus, qui n'est pas plu-
tôt né, qu'il attire des persécutions à ses parens ,
qui sont contraints de quitter leur maison pour l'a-
mour de lui. Il a reçu sa loi d'en -haut, et ne peut
rien faire pour les siens, sinon de leur souhaiter
qu'ayant part aux persécutions ils aient part à la
grâce.
Le prophète Zacharie semble avoir voulu nous
représenter l'immuable et éternelle concorde qui
doit être entre l'empire et le sacerdoce. « Celui-là ,
« dit-il parlant du prince, sera revêtu de gloire,
» il sera assis et dominera sur son trône ; et le pon-
» tife sera aussi sur son trône, et il y aura un conseil
» de paix entre ces deux » : Ipse portabit gloriam,
et sedebit , et dominabitur super solio suo ; et erit
sacerdos super solio suo > et consilium pacis erit
inter illos duos (0. Vous voyez que la gloire, et
l'éclat, et l'autorité dominante sont dans le trône
royal. Mais quoique le Fils de Dieu ait enseigné à
ses ministres qu'ils ne doivent pas dominer à la ma-
nière du monde, le sacerdoce néanmoins ne laisse
pas d'avoir son trône : car le prophète en établit
deux; il reconnoît deux puissances, qui sont, comme
vous voyez , plutôt unies que subordonnées : Consi-
lium pacis inter illos (2) ; et le genre humain se re-
pose à l'ombre de cette concorde.
Saint Thomas a souvent représenté au roi d'An-
es Zacliar. ri. 1 3. — (») Matth. xx. a5, 26.
DE SAINT THOMAS DE CÀNTOR15ÉRY. 58q
gleterre, par des lettres pleines d'une force, d'une
douceur et d'une modestie apostolique, que ces
puissances doivent concourir et se prêter la main
mutuellement, et non se regarder avec jalousie ;
puisqu'elles ont des fins si diverses , quelles ne peu-
vent se choquer sans quitter leur route et sortir de
leurs limites. Il soutient ces charitables avertisse-
mens avec toute l'autorité que pouvoit donner, non-
seulement la sainteté de son caractère , mais la
sainteté de sa vie, qui ét'oit l'exemple et l'admiration
de tout l'univers.
Notre France l'avoit connue, puisque, lorsqu'il
fut exilé, elle lui avoit ouvert les bras-, et le roi
Louis VII , témoin oculaire des vertus apostoliques
de ce grand homme, a toujours constamment favo-
risé, et sa personne, et la cause qu'il défendoit,
par toutes sortes de bons offices. Rendons ici témoi-
gnage à l'incomparable piété de nos monarques
très-chrétiens. Gomme ils ont vu que Jésus- Christ
ne règne pas, si son Eglise n'est autorisée, leur
propre autorité ne leur a pas été plus chère que
l'autorité de l'Eglise. Cette puissance royale, qui
doit donner le branle dans les autres choses , n'a ja-
mais jugé indigne d'elle de ne faire que seconder dans
les affaires spirituelles-, et un roi de France, empe-
reur, n'a pas cru se rabaisser, lorsque écrivant
aux évêques , il les assure de sa protection dans les
fonctions de leur ministère ; afin , dit ce grand roi ,
que notre puissance royale servant, comme il est
convenable, k ce que demande votre autorité, vous
puissiez exécuter vos décrets : Ut nostm auxili»
590 PANÉGYRIQUE
suffulti, quod vestra auctoritas exposciL, famu-
lanle , ut decet , polestate nostrâ , perficere va-
leatis (r).
Telles sont les maximes saintes et durables de la
monarchie très-chrétienne; et plût à Dieu que le
roi d'Angleterre eût suivi les sentimens , et imité les
exemples de ses augustes voisins ! Saint Thomas ne
se verroit pas réduit à la dure nécessité de s'opposer
à son prince. Mais comme ce monarque se rend
inflexible , l'Eglise opprimée est contrainte de re-
courir aux derniers efforts. Vous attendez peut-être
des foudres et des anathêmes. Mais quoique Henri
les eût mérités, Thomas, aussi modéré que vigou-
reux , ne fulmine pas aisément contre une tête
royale. Voici ces derniers efforts dont je veux parler :
le saint archevêque offre à Dieu sa vie ; et sachant
que l'Eglise n'est jamais plus forte , que lorsqu'elle
parle par la voix du sang , il revient d'un long exil
avec un esprit de martyr , préparé aux violences
d'un roi implacable et de toute sa Cour irritée.
Saint Ambroise a remarqué (2) , dès son temps ,
que les hommes apostoliques, qui entreprennent
d'un grand courage les œuvres de piété et la cen-
sure des vices, sont assez souvent traversés par des
raisons politiques. Car comme les pécheurs ne peu-
vent souffrir ceux qui viennent les troubler dans
leur faux repos ; et comme le monde n'a rien tant à
cœur que de voir l'Eglise sans force et la piété sans
défense , il se plaît de lui opposer ce qu'il a de plus
(») Ludovic. Pius, Cap. an. 823, cap. iv; tom. I, pag. 634- *-
(') Serin, contra luxent, n. 3o 5 tom. 11, col. 872.
DE SAINT THOMAS DE CANTORÏÏÉRY. 5ui
redoutable , c'est-à-dire le nom de César et les inté-
rêts de l'Etat. Ainsi quand Néhémias relevoit les
tours abattues et les murailles désolées de Jérusa-
lem, les ministres du roi de Perse publioient partout
qu'il méditoit un dessein de rébellion (0; et comme
le moindre soupçon d'infidélité attire des difficultés
infinies, ils tâchoient de ralentir l'ardeur de son
zèle par cette vaine terreur. Quoique le saint arche-
vêque n'élevât ni des tours ni des forteresses, et qu'il
songeât seulement à réparer les ruines d'une Jérusa-
lem spirituelle; toutefois il fut exposé aux mêmes
reproches. Henri déjà prévenu et irrité parles faux
rapports, témoigna , avec une aigreur extrême , que
la vie de ce prélat lui étoit à charge. Que de mains
furent armées contre lui par cette parole !
Chrétiens, soyez attentifs : s'il y eut jamais un
martyre qui ressembla parfaitement à un sacrifice ,
c'est celui que je dois vous représenter. Voyez les
préparatifs : l'évêque est à l'église avec son clergé , et
ils sont déjà revêtus. Il ne faut pas chercher bien loin
la victime : le saint pontife est préparé, et c'est la
victime que Dieu a choisie. Ainsi tout est prêt pour
le sacrifice , et je vois entrer dans l'église ceux qui
doivent donner le coup. Le saint homme va au-
devant d'eux à l'imitation de Jésus-Christ ; et pour
imiter en tout ce divin modèle, il défend à son
clergé toute résistance , et se contente de demander
sûreté pour les siens. « Si c'est moi que vous cher-
» chez , laissez , dit Jésus (2), retirer ceux-ci». Ces
choses étant accomplies, et l'heure du sacrifice étant
(>) //. Esdr. vi. 6 , 7. — W Joan. xfiu. 8.
5()2 PANÉGYRIQUE
arrivée, voyez comme saint Thomas en commence
la cérémonie. Victime et pontife tout ensemble, il
présente sa tête, et fait sa prière. Voici les vœux so-
lennels et les paroles mystiques de ce sacrifice :
Et ego pro Deo mori paratus sum , et pro asser-
tione justitice , et pro Ecclesice libertale; dummodo
effusione sanguinis mei pacem et libertalem conse-
qualur : « Je suis prêt à mourir, dit- il, pour la cause
» de Dieu et de son Eglise ; et toute la grâce que je
» demande, c'est que mon sang lui rende la paix
» et la liberté qu'on lui veut ravir ». Il se prosterne
devant Dieu; et comme dans le sacrifice solennel
nous appelons les saints pour être nos intercesseurs,
il n'omet pas une partie si considérable de cette
cérémonie sacrée : il appelle les saints martyrs et
la sainte Vierge au secours de l'Eglise opprimée;
il ne parle que de l'Eglise; il n'a que l'Eglise dans
le cœur et dans la bouche; et abattu par le coup,
sa langue froide et inanimée semble encore nommer
l'Eglise.
Mais voici un nouveau spectacle. Après qu'on a
dépouillé le saint martyr, on découvre un autre
martyre non moins admirable, qui est le martyre
de sa pénitence, un cilice affreux tout plein de ver-
mine. Ah ! ne méprisons point cette peinture, et ne
craignons point de remuer ces ordures si précieuses.
Ce cilice lui perce la peau , et il est si attaché à sa
peau, qu'il semble qu'il soit une autre peau autour
de son corps. On voit que ce saint a été martyr
durant tout le cours de sa vie ; et on ne s'étonne
plus de ce qu'il est mort avec tant de force, mais
de
DE SAINT THOMAS DE CANTORBÉRY. 5g3
de ce qu'il a pu vivre au milieu de telles souffrances.
O digne défenseur de l'Eglise! Voilà les hommes
qui méritent de parler pour elle, et de combattre
pour ses intérêts : aussi sa victoire est-elle assurée..
Les lois qui l'oppriment vont être abolies; et ce
que le saint archevêque n'a pas obtenu vivant, il
l'accomplira -par sa mort.
Le ciel se déclare manifestement. Pendant que
les politiques raffinent et raisonnent à leur mode ,
Dieu parle par des miracles si visibles et si fréquens,
que les rois mêmes et les plus grands rois ; oui, mes
Frères, nos rois très-chrétiens passent les mers pour
aller honorer ses saintes reliques. Louis le Jeune va
en personne lui demander la guérison de son fils
aîné , attaqué d'une maladie mortelle. Nous devons
Philippe-Auguste au grand saint Thomas, nous lui
devons saint Louis, nous lui devons tous nos rois et
toute la famille royale qu'il a sauvée dans sa tige.
Voyez, mes Frères, quels défenseurs trouve l'Eglise
dans sa foiblesse, et combien elle a raison de dire
avec l'apôtre : Cum injirmor , tune polens sum (0. Ce
sont ces bienheureuses foiblesses qui lui donnent
cet invincible secours , et qui arment en sa faveur
les plus valeureux soldats et les plus puissans conqué-
rans du monde , je veux dire, les saints martyrs. Qui-
conque ne ménage pas l'autorité de l'Eglise, qu'il
craigne ce sang précieux des martyrs, qui la con-
sacre et qui la protège. Pour avoir violé ses droits 7
Henri est mal assuré dans son trône; sa couronne
est ébranlée sur sa tête, son sceptre ne tient pas
(»)//, Cor. xii. 10.
Bosse ET. XVI. 38
5g4 panégyrique
dans ses mains. Dieu permet que tous ses voisins se
liguent, que tous ses sujets se re'voltent et oublient
leur devoir; que son propre fils oublie sa naissance ,
et se mette à la tête de ses ennemis. Déjà la vengeance
du ciel commence à le presser de toutes parts; mais
c'est une vengeance miséricordieuse, qui ne l'abat
que pour le rendre humble, et pour faire d'un roi
pécheur un roi pénitent : c'est la seconde merveille
qu'a opérée la mort du saint archevêque : In morte
mirabilia operatus est.
SECOND POINT.
Dans ce démêlé célèbre où les intérêts de l'Eglise
ont engagé saint Thomas contre un grand monar-
que , je me sens obligé de vous avertir qu'il ne lui
a pas résisté en rebelle et dans un esprit de faction :
il a joint la fermeté avec le respect. S'il a toujours
songé qu'il étoit évêque , il n'a jamais oublié qu'il
étoit sujet; et la charité pastorale animoit de telle
sorte toute sa conduite , qu'il ne s'est opposé au pé-
cheur que dans le dessein de sauver le roi.
Il ne doit pas être nouveau aux chrétiens d'avoir
à se défendre des grands de la terre; et c'est une
des premières leçons que Jésus-Christ a données à
ses saints apôtres. Mais encore que cette instruction
nous prépare principalement contre les rois infidèles,
plusieurs exemples illustres , et entre autres celui
du grand saint Thomas, nous font voir assez claire-
ment, que l'Eglise a souvent besoin de rappeler
toute sa vigueur au milieu de sa paix et de son triom-
phe. Combien ces occasions sont fortes et dange-
DE SAINT THOMAS DE CANTORBÉRY. 5q5
reuses, vous le comprendrez aisément, si vous me
permettez, chrétiens, de vous représenter comme
en deux tableaux les deux temps et les deux états
du christianisme; l'Empire ennemi de l'Eglise, et
l'Empire réconcilié avec l'Eglise.
Durant le temps de l'inimitié, il y avoit entre l'un
et l'autre une entière séparation. L'Eglise n'avoit que
le ciel, et l'Empire n'avoit que la terre : les charges ,
les dignités , les magistratures , c'est ce qui , selon
le langage de l'Eglise , s'appeloit le siècle auquel elle
obligeoit ses enfans de renoncer. C'étoit une espèce
de désertion que d'aspirer aux honneurs du monde;
et les sages ne pensoient pas qu'un chrétien de la
bonne marque pût devenir magistrat. Quand cela
fut permis à certaines conditions au premier concile
d'Arles, dans les premières années du grand Cons-
tantin, les termes mêmes de la permission mar-
quoient toujours quelque répugnance : Ad prœsi-
dalum prosilire (0, par un mot qui vouloit dire
qu'on s'égaroit hors des bornes , qu'on s'échappoit ,
qu'on sortoit des lignes. Ce n'est pas que les fidèles
ne sussent que les puissances de l'Etat étoient légi-
times, puisque même saint Paul leur avoit appris
qu'elles étoient ordonnées de Dieu 02). Mais , dans
cette première ferveur, l'Eglise respiroit tellement
le ciel, qu'elle ne vouloit rien voir dans les siens
qui ne fût céleste; et elle étoit encore tellement rem-
plie de la simplicité presque rustique de ses saints
et divins pêcheurs , qu'elle ne pouvoit accoutu-
(0 Concïl. Ardai. i, Can. vu. Lab.tom. n, col 14a7.--W.R07w.
XIII. 1.
5()6 PANÉGYRIQUE
mer ses yeux à la pompe et aux grandeurs de la
terre.
Il faut vous dire , Messieurs , l'opinion qu'on avoit
en ce temps-là des empereurs, sur le sujet de la re-
ligion. On ne considéroit pas seulement qu'ils étoient
ennemis de l'Eglise ; mais Tertullien a bien osé dire
qu'ils n' étoient pas capables d'y être reçus : vous al-
lez être étonnés de la liberté de cette parole. « Les
» Césars, dit-il, seroient chrétiens, si le siècle qui
» nous persécute se pouvoit passer des Césars, ou
» s'ils pouvoient être Césars et chrétiens tout ensem-
» ble » : Ccesares credidissent super Christo , si aut
Cœsares non essenlsœculo necessarii; aut si et chris-
tiani potuis sent esse et Cœsares (0. Voilà, direz-vous,
de ces excès de Tertullien. Et quoi donc, n'avons-
nous pas vu les Césars obéir enfin à l'Evangile, et
abaisser leur majesté au pied de la croix? Il est vrai ;
mais il faut savoir distinguer les temps. Durant les
temps des combats, qui dévoient engendrer les mar-
tyrs, les Césars étoient nécessaires au siècle, le parti
contraire à l'Eglise les devoit avoir à sa tête ; et Ter-
tullien a raison de dire que le nom d'empereur et
de César, qui, selon les occultes dispositions de la
Providence, étoit un nom de majesté, étoit incom-
patible avec le nom de chrétien , qui devoit être
alors un nom d'opprobre. Les fidèles de ces temps-là,
regardant les empereurs de la sorte , n'avoient garde
de corrompre leur simplicité à la Cour : il ne falloit
pas craindre que les faveurs des empereurs fussent
capables de les tenter; et leurs mains, qu'ils voy oient
(•) Apolog. h. ai.
DE SAINT THOMAS DE CAKTORBÉRY. 697
trempées et encore toutes dégouttantes du sang des
martyrs , leur rendoient leurs offres et leurs présens
non-seulement suspects, mais odieux. Pour ce qui
regardoit leurs menaces , il falloit à la vérité beau-
coup de vigueur pour n'en être pas ému ; mais ils
avoient du moins cet avantage, qu'une guerre si dé-
clarée les déterminoit à la résistance, et qu'il n'y
avoit pas à délibérer si on s'opposeroit à une puis-
sance qu'on voyoit si ouvertement armée contre l'E-
vangile.
Mais après la paix de l'Eglise, après que l'Empire
s'est uni avec elle, les choses peu à peu ont été chan-
gées. Comme le monde a paru ami , les fidèles n'ont
plus refusé ses présens. Ces chrétiens sauvages et
durs , qui ne pouvoient s'apprivoiser avec la Cour,
ont commencé à la trouver belle; et la voyant de-
venue chrétienne , ils ont appris à en briguer les fa-
veurs. Ainsi les douceurs de la paix ont amolli ces
courages mâles, que l'exercice de la guerre ren-
doit invincibles ; l'ambition , la flatterie ? l'amour
des grandeurs se coulant insensiblement dans l'Eglise
ont énervé peu à peu cette vigueur ancienne, même
dans l'ordre ecclésiastique qui en étoil le plus ferme
appui; et, comme dit saint Grégoire (0 , on a cher-
ché l'honneur du siècle dans une puissance que Dieu
avoit établie pour l'anéantir.
Dans cet état du christianisme , s'il arrive qu'un
roi chrétien, comme Henri d'Angleterre, entre-
prenne contre l'Eglise, ne faudra-t-il pas, pour lui
résister, une résolution extraordinaire? Combien a
(') Pastor. part, l, cap. tiu, tom. u , col. 9.
SgS PANÉGYRIQUE
désiré notre saint prélat , puisqu'il plaisoit à Dieu
qu'il souffrît persécution pour la justice , que Dieu
lui envoyât un Néron , ou quelque monstre sem-
blable pour persécuteur ? Il n'eût pas eu à combattre
tant de fortes considérations qui le retenoient con-
tre un roi, enfant de l'Eglise, son maître, son bien-
faiteur, dont il avoit élé le premier ministre. De
plus, un ennemi déclaré, à qui le prétexte du nom
chrétien n'auroit pas donné le moyen de tromper
les évêques par de belles apparences, auroit-il pu
détacher tous ses frères les évêques, pour le laisser
seul et abandonné dans la défense de la bonne cause ?
Voici donc une nouvelle espèce de persécution, qui
s'élève contre saint Thomas; persécution formida-
ble , à qui la puissance royale donne de la force , à
qui la profession du christianisme donne le moyen
d'employer la ruse. N'est-ce pas en de pareilles ren-
contres que la justice a besoin d'être soutenue avec
toute la vigueur ecclésiastique ; d'autant plus qu'il
ne suffit pas de résister seulement à ce roi superbe;
mais il faut encore tâcher de l'abattre , mais de l'a-
battre pour son salut par l'humilité de la pénitence.
Notre saint évêque n'ignore pas qu'il n'est rien
de plus utile aux pécheurs , que de trouver des obs-
tacles à leurs desseins criminels. Il ne cède donc pas
à l'iniquité , sous prétexte qu'elle est armée et sou-
tenue d'une main royale : au contraire, lui voyant
prendre son cours d'un lieu éminent , d'où elle peut
se répandre avec plus de force, il se croit plus obligé
de s'élever contre , comme une digue que l'on élève
à mesure que l'on voit les ondes enflées. Ainsi le dé-
DE SAINT THOMAS DE CAJVTOP.BÉHY. 599
sir de sauver le roi l'oblige à lui re'sister de toute sa
force. Mais que dis- je, de toute sa force? Est-il donc
permis à un sujet d'avoir de la force contre son prince ;
et pensant en faire un généreux, n'en ferons -nous
point un rebelle? Non, mes Frères, ne craignez rien ,
ni de la conduite de saint Thomas , ni de la simplicité
de mes expressions. Selon le langage eccle'siastique, la
force a une autre signification que dans le langage du
monde. La force , selon le monde, s'étend jusqu'à en-
treprendre; la force, selon l'Eglise, ne va pas plus
loin que de tout souffrir : voilà les bornes qui lui
sont prescrites. Ecoutez l'apôtre saint Paul -.Nondiijn
usque ad sanguinem restitistis (0 ; comme s'il disoit :
Vous n'avez pas tenu jusqu'au bout, parce que vous
ne vous êtes pas défendus jusqu'au sang. Il ne dit
pas, jusqu'à attaquer, jusqu'à verser le sang de vos
enriemis, mais jusqu'à répandre le vôtre.
Au reste saint Thomas n'abuse pas de ces maximes
vigoureuses. Il ne prend pas par fierté ces armes
apostoliques, pour se faire valoir dans le monde :
il s'en sert comme d'un bouclier nécessaire dans
l'extrême besoin de l'Eglise. La force du saint évêque
ne dépend donc pas du concours de ses amis , ni
d'une intrigue finement menée. Il ne sait point éta-
ler au monde sa patience pour rendre son persécu-
teur plus odieux , ni faire jouer de secrets ressorts
pour soulever les esprits. Il n'a pour lui que les
prières des pauvres , les gémissemens des veuves et
des orphelins. Voilà, disoit saint Ambroise (2), les
défenseurs des évoques ; voilà leurs gardes, voilà leur
(') Heb. xii. 4- — W Serm. contra Auxent. n. 33 ; tom. u,col. 873.
600 PANÉGYRIQUE
armée. Il est fort , parce qu'il a un esprit également
incapable et de crainte et de murmure. Il peut dire
véritablement à Henri, roi d'Angleterre, ce que di-
soit Tertullien , au nom de toute l'Eglise , à un ma-
gistrat de l'Empire , grand persécuteur de l'Eglise :
Non le lerremus , qui nec timemus (0. Apprends à
connoître quels nous sommes, et vois quel homme
c'est qu'un chrétien : « Nous ne pensons pas à te
» faire peur, et nous sommes incapables de te crain-
» dre ». Nous ne sommes ni redoutables ni lâches :
nous ne sommes pas redoutables, parce que nous ne
savons pas cabaler; et nous ne sommes pas lâches,
parce que nous savons mourir.
C'est ce que semble dire le grand saint Thomas,
et c'est par ce sentiment qu'il unit ensemble les de-
voirs de l'épiscopat avec ceux de la sujétion. Non te
terremus ; voilà le sujet toujours soumis et respec-
tueux : Qui nec timemus ; voilà l'évêque toujours
ferme et inébranlable. Non te terremus ; je ne mé-
dite rien contre l'Etat: Qui nec timemus; je suis
prêt à tout souffrir pour l'Eglise. J'ai donc eu raison
de vous dire qu'il résiste de toute sa force; mais
cette force n'est point rebelle, parce que cette force
c'est sa patience. Encore n'étale-t-il pas au monde
cette patience avec une contenance fïère et un air
de dédain, pour rendre son persécuteur odieux : au
contraire , sa modestie est connue de tous, selon le
précepte de l'apôtre (2). C'est par -là qu'il espère
convertir le roi : il se propose de l'appaiser, du
moins en lassant sa fureur. Il ne désire que de souf-
(J) AdScapul. n. 4- *— W Philip, iv. 5.
DE SAINT THOMAS DE CANTORBÉRY. 6oi
frir , afin que sa vengeance épuise'e se tourne à de
meilleurs sentimens. Quoiqu'il voie que ses biens
ravis, sa réputation déchirée, les fatigues d'un long
exil, l'injuste persécution de tous les siens , n'aient
pu assouvir sa colère , il sait ce que peut le sang
d'un martyr; et le sien est tout prêt à couler, pour
amollir le cœur de son prince. Il n'a pas été trompé
dans son espérance : le sang de ce martyr, le sacri-
fice sanglant de Thomas, a produit un autre sacri-
fice, sacrifice d'humilité et de pénitence; il a amené
à Dieu une autre victime, victime royale et cou-
ronnée.
Je vous ai représenté l'appareil du premier sa-
crifice : que celui-ci est digne encore de vos atten-
tions! Là, un évêque à la tête de son clergé; et ici,
un roi environné de toute sa Cour : là, un évêque
nous a paru revêtu de ses ornemens ; ici , nous voyons
un roi humblement dépouillé des siens: là, vous
avez vu des épées tirées, qui sont les armes de la
cruauté; ici, une discipline et une haire, qui sont
les inslrumens de la pénitence. Dans le premier sa-
crifice , si vous avez eu de l'admiration pour le cou-
rage , vous avez eu de l'horreur pour le sacrilège :
ici, tout est plein de consolation. La victime est
frappée; mais c'est la contrition qui perce son cœur :
la victime est abattue; mais c'est l'humilité qui la
renverse. Le sang qui est répandu , ce sont les larmes
de la pénitence, Quidam sanguis animée (0 : l'au-
tel du sacrifice, c'est le tombeau même du saint
martyr. Le roi se prosterne devant ce tombeau , il
(0 S. ^4ug. Serm. cccli , n. 7; tom. v, col. i356.
602 PANÉGYRIQUE
fait une humble réparation aux cendres du grand
saint Thomas , il honore ces cendres , il baise ces
cendres, il arrose ces cendres de larmes, il mêle ses
larmes au sang du martyr, il sanctifie ces larmes
par la société de ce sang; et ce sang qui crioit ven-
geance , appaisé par ces larmes d'un roi pénitent ,
demande protection pour sa couronne. 11 affermit
son trône ébranlé, il relève le courage de ses ser-
viteurs , il met le roi d'Ecosse , son plus grand en-
nemi , entre ses mains , il fait rentrer son fils dans
son devoir qu'il avoit oublié; enfin, en un même
jour, il rend la concorde à sa maison, la tranquil-
lité à son Etat, et le repos à sa conscience. Voilà
ce qu'a fait la mort de Thomas , voilà la seconde
merveille qu'elle a opérée , la conversion des per-
sécuteurs : la dernière dépend en partie de nous;
c'est, mes Frères, que notre zèle pour la sainte
Eglise soit autant échauffé , comme il est instruit
par l'exemple de ce grand homme.
TROISIÈME POINT.
A la mort de Thomas, le clergé d'Angleterre
commença à reprendre cœur : le sang de ce martyr
ranima et réunit tous les esprits, pour soutenir,
par un saint concours , les intérêts de l'Eglise. Ap-
prenons aussi à l'aimer et à être jaloux de sa gloire.
Mais , Messieurs , ce n'est pas assez que nous appre-
nions du grand saint Thomas à conserver soigneu-
sement son autorité et ses droits : il faut qu'il nous
montre à en bien user, chacun selon le degré où
DE SAINT THOMAS DE CANTORBÉRT. 6o3
Dieu l'a établi dans le ministère ; et vous ne pouvez
ignorer quel doit être ce bon usage que je vous de-
mande , si vous écoutez un peu la voix de ce sang.
Car considérons seulement pour quelle cause il est
répandu, et d'où vient que toute l'Eglise célèbre
avec tant de dévotion le martyre de saint Thomas.
C'est qu'on vouloit lui ravir ses privilèges , usurper
sa puissance , envahir ses biens ; et ce grand arche-
vêque y a résisté.
Mais si l'on ne se sert de ces privilèges que pour
s'élever orgueilleusement au-dessus des autres; si
l'on n'use de cette puissance, que pour faire les
grands dans le siècle; si l'on n'emploie ces richesses,
que pour contenter de mauvais désirs, ou pour se
faire considérer par une pompe mondaine; est-ce
là de quoi faire un martyr ? Etoit - ce là un digne
sujet pour donner du sang, et pour troubler tout
un grand royaume ? N'est-ce pas pour faire dire aux
politiques impies, que saint Thomas a été le martyr
de l'avarice ou de l'ambition du clergé ; et que nous
consacrons sa mémoire , parce qu'il nous a soute-
nus dans des intérêts temporels?
Voilà , direz-vous , un discours d'impie ; voilà un
raisonnement digne d'un hérétique ou d'un libertin.
Je le confesse, Messieurs; mais répondons à cet hé-
rétique , fermons la bouche à ce libertin , justifions
le martyre du grand saint Thomas de Cantorbéry :
il ne sera pas difficile. Nous dirons que si le clergé
a des privilèges , c'est afin que la religion soit hono-
rée; que s'il possède des biens, c'est pour l'exercice
des saints ministères, pour la décoration des autels,
6o4 PANÉGYRIQUE
et pour la subsistance des pauvres; que s'il a de
l'autorité' , c'est afin qu'elle serve de frein à la li-
cence, de barrière à l'iniquité, d'appui à la disci-
pline. Nous ajouterons qu'il est peut-être à propos
que le clergé ait quelque force même dans le siècle,
quelque éclat même temporel quoique modéré, afin
de combattre le monde par ses propres armes, pour
attirer ou réprimer les âmes infirmes par les choses
qui ont coutume de les frapper. Cet éclat, ces se-
cours, ces soutiens externes de l'Eglise, empêchent
peut-être le monde de l'attaquer, pour ainsi dire,
dans ses propres biens , dans cette divine puissance ,
dans le cœur même de la religion ; et ce sont , si
vous voulez, comme les dehors de cette sainte Sion,
de cette belle forteresse de David , qu'il ne faut point
laisser prendre ni abandonner, et moins encore li-
vrer à ses ennemis. D'ailleurs, comme le monde
gagne insensiblement, quand saint Thomas n'auroit
fait qu'arrêter un peu son progrès , le dessein en est
toujours glorieux. Voilà une défense invincible, et
sans doute on ne pouvoit pas répandre son sang
pour une cause plus juste.
Mais si le monde nous presse encore , s'il convainc
un si grand nombre d'ecclésiastiques de faire servir
ces droits à l'orgueil , cette puissance à la tyrannie,
ces richesses à la vanité ou à l'avarice; si cette apo-
logie et notre défense n'est que dans notre bouche
et dans nos discours, et non dans nos mœurs et dans
notre vie : ne dira-t-on pas qu'à la vérité notre ori-
gine étoit sainte , mais que nous nous sommes dé-
mentis nous-mêmes; que nous avons tourné en
DE SAINT THOMAS DE C ANTOR BÉR Y. 6o5
mondanité la simplicité de nos pères, et que nous
couvrons du prétexte de la religion nos passions
particulières? N'est-ce pas déshonorer le sang du
grand saint Thomas , faire servir son martyre à nos
intérêts, et exposer aux dérisions injustes de nos
ennemis la cause si juste et si glorieuse pour laquelle
il a immolé sa vie?
Fasse donc ce divin Sauveur, qui a établi le clergé
pour être la lumière du monde , que tous ceux qui
sont appelés aux honneurs ecclésiastiques, en quel-
que degré du saint ministère qu'ils aient été établis,
emploient si utilement leur autorité , qu'on loue à
jamais le grand saint Thomas de l'avoir si bien
défendue; qu'ils dispensent si saintement, si chaste-
ment les biens de l'Eglise , que l'on voie par expé-
rience la raison qu'il y avoit de les conserver par un
sang si pur et si précieux. Qu'ils maintiennent la
dignité de l'ordre sacré par le mépris des grandeurs
du monde , et non pour la recherche de ses hon-
neurs ; par l'exemple de leur modestie , plutôt que
par les marques de la vanité; par la mortification
et la pénitence , plutôt que par l'abondance et la
délicatesse des enfans du siècle : que leur vie soit
l'édification des peuples; leur parole, l'instruction
des simples ; leur doctrine , la lumière des dévoyés ;
leur vigueur et leur fermeté , la confusion des
pécheurs ; leur charité , l'asile des pauvres ; leur
puissance le soutien des foibles; leur maison, la
retraite des affligés ; leur vigilance , le salut de
tous. Ainsi nous réveillerons dans l'esprit de tous
les fidèles cette ancienne vénération pour le sa-
606 TANÉGYR. DE S. THOMAS DE CANTOUBÉRT.
cerdoce ; nous irons tous ensemble , nous et les
peuples que nous enseignons, recevoir avec saint
Thomas la couronne d'immortalité qui nous est pro-
mise. Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-
Esprit. Amen.
FIN DU TOME SEIZIEME.
TABLE
DU TOME SEIZIÈME.
Panégyrique de saint Sulpice , prêché devant la Reine
mère. — Trois grâces dans l'Eglise , pour surmonter
le monde et ses vanités : ces trois grâces réunies en
saint Sulpice. Innocence de sa vie à la Cour : ses vertus
dans l'épiscopat : sa retraite avant sa mort, pour ré-
gler ses comptes avec la justice divine. Excellentes le-
çons qu'il fournit, dans ces différens états, aux ecclé-
siastiques et à tous les chrétiens. Page 3
Panégyrique de saint François de Sales. — La science
de saint François de Sales, lumineuse, mais beaucoup
plus ardente. Avec quel fruit il a travaillé à l'édifica-
tion de l'Eglise. Son éloignement pour tous les objets
de l'ambition: bel exemple de sa modération. Douceur
extrême , qu'il témoignoit aux âmes qu'il conduisoit.
Cette douceur absolument nécessaire aux directeurs:
trois vertus principales qu'elle produit. Combien le
saint prélat les possédoit éminemment. 29
Panégyrique de saint Pierre Nolasque. — Avec quel
zèle saint Pierre Nolasque , pour imiter et honorer la
charité du divin Sauveur , a consacré au soulagement
et à la délivrance de ses frères captifs , ses soins , sa per-
sonne et ses disciples. 53
Panégyrique de saint Joseph , prêché devant la Reine
mère, en 1660 , dans l'église des RR. PP. Feuillans. —
Trois dépôts confiés à saint Joseph par la Providence
. divine, la virginité de Marie, la personne de Jésus-
6o8 TABLE.
Christ, le secret du Père éternel dans l'incarnation de
son Fils. Pureté angélique , fidélité persévérante de ses
soins, amour de la vie cachée, trois vertus en saint Jo-
seph qui répondent aux trois dépôts qui lui sont com-
mis , et qui les lui font garder inviolablement. Page 80
II.e Panégyrique de saint Joseph , prêché devant la
Reine, —r La simplicité , le détachement , l'amour de la
vie cachée , trois vertus qui forment le caractère de
l'homme de bien , et qui rendent saint Joseph digne de
louange. j rf
Panégyrique de saint Benoit. — Trois états et comme
trois lieux où nous avons coutume de nous arrêter dans
le voyage de cette vie , et qui nous empêchent d'arri-
ver à notre patrie. Saint Benoît attentif, dès sa jeunesse
à écouter la voix qui lui crioit de sortir des sens. Sa vie
admirable dans le désert. Que devons - nous faire à son
imitation , lorsque le plaisir des sens commence à se ré-
veiller en nous. Fin et avantages de la loi de l'obéissance
prescrite par saint Benoît : de quelle manière ce saint l'a
pratiquée. Obligation du chrétien de toujours avancer.
Attention qu'a eue saint Benoît , de tenir sans cesse ses
disciples en haleine. Motifs qui doivent porter, même
les plus parfaits , à opérer leur salut avec crainte et
tremblement. i45
Panégyrique de saint François de Paule , prêché à
Paris , chez les RR. PP. Minimes de la Place Royale , en
1 658. — Séparation du monde, union intime avec Jésus-
Christ , droit particulier sur les biens de Dieu , trois
avantages qu'a donnés à François de Paule l'intégrité
baptismale. 167
ÏI.e Panégyrique de sAint François de Paule, prêché
à Metz. — Combien la pénitence est nécessaire à tous
les chrétiens , quelle en doit être l'étendue. Avec quel
courage saint François l'a pratiquée. Sa conduite admi-
rable à la Cour de Louis XI. Comment l'amour divin
étoit-il
TABLE. 6o()
étoit-il le principe de la joie qu'il ressentoit parmi ses
grandes austérités. Efficace de cet amour dans nos cœurs.
Exhortation à la pénitence, pour honorer dignement
les saints. Page 196
Panégyrique de l'apôtre saint Pierre. — Divers états
de son amour pour Jésus - Christ. Quelle a été la cause
de sa chute, et par quels degrés son amour est parvenu
au comble de la perfection. 233
Panégyrique de l'apôtre saint Paul. — Comment le
grand apôtre dans ses prédications, dans ses combats,
dans le gouvernement ecclésiastique est -il toujours
foible, et triomphe-t-il de tous les obstacles par ses foi-
blesses mêmes. 246
Précis d'un Pane'gyrique du même apôtre. — Son amour
pour la vérité, pour les souffrances et pour l'Eglise. 277
Panégyrique de saint Victor, prononcé à Paris, dans
l'abbaye de ce nom, en 1637. — Mépris des idoles, con-
version de ses propres gardes, effusion de son sang ; trois
manières dont saint Victor fait triompher Jésus-Christ.
Comment nous devons l'imiter. 282
Précis d'un Panégyrique pour la fête de saint Jacques.
— Désir ambitieux des deux frères. Nature de leur er-
reur : comment Jésus-Christ la corrige , et leur accorde
l'effet de leur demande. Avec quelle fidélité nous de-
vons boire son calice. 3i3
Panégyrique de saint Bernard , prêché à Metz. — La
vie chrétienne et la vie apostolique de saint Bernard ,
fondées l'une et l'autre sur la vie de Jésus - Christ cru-
cifié. 319
Panégyrique de saint Gorgon , prêché à Metz. — Gé-
nérosité du saint martyr dans l'échange qu'il fait des
grandeurs humaines dont il pouvoit jouir, pour le mé-
pris et les humiliations attachés au nom chrétien. Son
courage invincible au milieu des plus cruels supplices.
Sentimens dont il étoit animé. Comment nous devons
imiter sa foi. 357
Bossuet. xvi. 39
6lO TABLE.
Précis d'un autre Panégyrique du même saint. — L'heure
du sacrifice, le temps le plus propre pour ce'lébrer les
louanges d'un martyr. Avec quelle constance saint Gor-
gon a surmonte' les caresses et les menaces du monde.
Vains efforts du tyran contre lui : grands biens qu'il lu£
a procure's. Page 379
Sermon pour la fête des saints Anges gardiens. —
Bienheureuse société que nous avons avec les saints
anges. Caractère particulier de leur charité envers les
hommes, dans le commerce qu'ils ont aveceoix. Miséri-
cordieuse condescendance que cette charité leur inspire.
Quelle marque de reconnoissance nous leur devons. Té-
moignage qu'ils rendront contre nous au dernier jour
et vengeance qu'ils exerceront sur nous, si nous n'avons
pas profité de leurs bons offices. 393
Panégyrique de saint François d'Assise. — Folie su-
blime et céleste de saint François , qui lui fait établir
ses richesses dans la pauvreté , ses délices dans les
souffrances , et sa gloire dans la bassesse. 42 *
Autre Exorde sur le même sujet. 4^8
Panégyrique de sainte Thérèse , prêché devant la Reine
mère, en i658. — Trois actions de la charité, l'espé-
rance , les désirs ardens, les souffrances, par lesquelles
sainte Thérèse enflammée de l'amour de son Dieu ,
s'efforce de s'unir à lui en rompant tous ses liens. 4^3
Panégyrique de sainte Catherine. — Abus que les
hommes font de la science. La bonne vie , l'édification
des âmes , le triomphe de la vérité , fin à laquelle doit
être rapportée toute la science du christianisme. 49^
Panégyrique de saint André , apôtre , prêché aux
Carmélites du faubourg Saint- Jacques. — Conduite
étonnante de Jésus -Christ dans la formation de son
Eglise ; combien inconcevable et divine l'entreprise des
apôtres. Triste état de la religion parmi nous ; misé-
rables dispositions des ^chrétiens de nos temps. 5.17
Panégyrique de saint Jean , apôtre. — Tendresse par-
TABLE. 6ll
ticulière de Jésus pour saint Jean. Trois présens ines-
timables qu'il lui fait , dans les trois états divers par
lesquels ce divin Sauveur a passé pendant les jours de
sa mortalité. Comment le disciple bien -aimé répond à
l'amour de son divin maître pour lui. Page 55a
Panégyrique de saint Thomas de Cantorbe'ry , pro-
noncé dans l'église de saint Thomas du Louvre, en
1668. — Motifs de la résistance de saint Thomas à l'é-
gard de son prince. Sa conduite toujours sage , toujours
respectueuse au milieu des violentes persécutions qu'il a
à souffrir. Succès de ses combats pour la discipline. Ad-
mirable changement que produit sa mort dans ses enne-
mis ; zèle qu'elle inspire à ses frères. Usage que les ecclé-
siastiques doivent faire de leurs privilèges, de leurs
biens et de leur autorité , pour ne pas exposer l'Eglise
aux blasphèmes des libertins. 578
FIN DE LA TABLE DU TOME SEIZIEME.
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1725
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1815
t.16
Bossuet, Jacques Bénigne
Oeuvres
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